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Full text of "Vie de Jésus"

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LIBRARY 
Connecticut  Agricultural  Collège 


Vol 


X^^S^^ 


Date 


_kd 


^ 


M- 


19    i 


3:j'^''y 


BOOK  232.9,R29  c.  1 
RENAN  #  VIE  DE  JESUS 


3  T1S3  ODObbSm  3 


HISTOIRE 


DES   ORIGINES 


DU   CHRISTIANISME 


LIVRE   PREMIER 


CHEZ    LES    MÊMES    ÉDITEURS 


ŒUVRES   COMPLÈTES   ■ 

D'ERNEST    RENAN 


FORMAT     IN-80 


HiSTOimî  GÉNÉRALB  DES  LANGUES  SÉMITIQUES.  —  3^  éditioH  vevue  et , 

augmenlée.  —  Imprimerie  impériale 1  volume. 

Études  d'histoire   religieuse.  —  6*  édition 1  volume. 

Essais  de   morale  et  de   critique.  —  2'  édition 1  volume. 

Le  livrk   de  Job,  traduit  de  l'hébreu,  avou  une  étude  sur  l'âge  et 

le  caractère  du  poëme.  —  2*  rllti^n 1  volume. 

Le  cantique  des   cantiques,   traduit  de  l'hébreu,  avec  une  étude 

sur  le  plan,  l'âge  et  le  caractère  du  poëme.  —  2^  édition.    .     1  volume. 

De  l'origine  du   langage.  —  3»  édition î  volume. 

AvERROÈs   ET  l'averroisme,  Gssai  historique.  —  2^  édition,  revue  et 

con-igée 1  volume. 

De  la  part  des  peuples  sémitiques  d.\ns  l'histoire  dk  la  civi- 
lisation. —  5e  édition Brochure. 

La   chaire    d'hédreu    au   collège   db    France,    explications  à  mes 

collègues.  —  5e  édition Brochure. 


lili'RIMEKlt;    L.    lOlNO.N    ET    C%  A    ^AINf-uERMAIN. 


VIE 


DE    JÉSUS 


PAR 


ERNEST    RENAN 


M  E  M  r5  n  K     h  E     I.    INSTITUT 

if      -. 
\     % 

DOUZIÈME     ÉDITION 


7        ? 


PARIS 

MICHEL  LÉVY  FRÈRES,  LIBRAIRES  ÉDITEURS 

RUE      VIVIENNE,      2      BIS,      ET      BOULEVARD      DES      ITALIEXS,       *5 

A   LA    LIBRA  IRIE  NOUVELLE 


1864 
Tous  droits  réservés 


X^S"i7 


A    L'AME    PURE 


DE    MA    SŒUR    HENRIETTE 


ORTE  A  BYBLOS,  LE  24  SEPTEMBRE  1861. 


Te  sonvicns-lu^  du  sein  de  Dieu  où  tu  reposes  j  de 
ces  longues  journées  de  Ghazir^  oii^  seul  avec  toi , 
J'écrivais  ces  pages  inspirées  par  les  lieux  que  nous 
avions  visités  ensemble?  Silencieuse  à  côté  de  moi ^  tu 
relisais  chaque  feuille  et  la  recopiais  sitôt  écrite^  pen- 
dant que  la  mer^  les  villages^  les  ravins,  les  montagnes 
se  déroulaient  à  nos  pieds.  Quand  l'accablante  lumière 
avait  fait  place  à  l'innombrable  armée  des  étoiles,  tes 
questions  fines  et  délicates ^   tes  doutes   discrets,  me 


ramenaient  à  V objet  sublime  de  nos  communes  pensées. 
Tu  me  dis  un  jour  que  ce  livre-ci  tu  l'aimerais^  d'abord 
parce  qu'il  avait  été  fait  avec  toi^  et  aussi  parce  qu'il 
te  plaisait.  Si  parfois  tu  craignais  pour  lui  les  étroits 
jugements  de  V  homme  frivole,  toujours  tu  fus  persuadée 
que  les  âmes  vraiment  religieuses  finiraient  par  s'y 
plaire.  Au  milieu  de  ces  douces  méditations,  la  mort 
nous  frappa  tous  les  deux  de  son  aile  ;  le  sommeil  de  la 
fièvre  nous  prit  à  la  même  heure  ,*  je  me  réveillai  seul  !.., 
Tu  dors  maintenant  dans  la  terre  d'Adonis,  près  de  la 
sainte  Byblos  et  des  eaux  sacrées  où  les  femmes  des 
mystères  antiques  venaient  mêler  leurs  larmes.  Révèle- 
moi ,  ô  bon  génie,  à  moi  que  tu  aimais,  ces  vérités  qui 
dominent  la  mort,  empêchent  de  la  craindre  et  la  font 
presque  aimer. 


INTRODUCTION 

ou   l'on   traite    principalement   des    sources 

DE    cette    histoire. 


Une  histoire  des  «  Origines  du  Christianisme  » 
devrait  embrasser  toute  la  période  obscure,  et,  si  j  )se 
le  dire,  souterraine,  qui  s'étend  depuis  les  premiers 
commencements  de  cette  religion  jusqu'au  moment 
où  son  existence  devient  un  fait  public,  notoire,  évi- 
dent aux  yeux  de  tous.  Une  telle  histoire  se  compo- 
serait de  quatre  livres.  Le  premier,  que  je  présente 
aujourd'hui  au  public,  traite  du  fait  même  qui  a  serv 
de  point  de  départ  au  culte  nouveau  ;  il  est  rempli 
tout  entier  par  la  personne  sublime  du  fondateur.  Le 
second  traiterait  des  apôtres  et  de  leurs  disciples  im- 


IV  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

médiats,  ou,  pour  mieux  dire,  des  révolutions  que 
subit  la  pensée  religieuse  dans  les  deux  premières 
générations  chrétiennes.  Je  l'arrêterais  vers  l'an  iOO, 
au  moment  oîi  les  derniers  amis  de  Jésus  sont 
morts,  et  où  tous  les  livres  du  Nouveau  Testament 
sont  à  peu  près  fixés  dans  la  forme  où  nous  les 
lisons.  Le  troisième  exposerait  l'état  du  christianisme 
sous  les  Antonins.  On  l'y  verrait  se  développer  len- 
tement et  soutenir  une  guerre  presque  permanente 
contre  l'empire,  lequel,  arrivé  à  ce  moment  au  plus 
haut  degré  de  la  perfection  administrative  et  gou- 
verné par  des  philosophes,  combat  dans  la  secte 
naissante  une  société  secrète  et  théocratique,  qui  le 
nie  obstinément  et  le  mine  sans  cesse.  Ce  livre 
contiendrait  toute  l'étendue  du  ii^  siècle.  Le  qua- 
trième livre,  enfin,  montrerait  les  progrès  décisifs 
que  fait  le  christianisme  à  partir  des  empereurs  sy- 
riens. On  y  verrait  la  savante  construction  des  Anto- 
nins crouler,  la  décadence  de  la  civilisation  antique 
devenir  irrévocable,  le  christianisme  profiter  de  sa 
ruine,  la  Syrie  conquérir  tout  l'Occident,  et  Jésus,  en 
compagnie  des  dieux  et  des  sages  divinisés  de  l'Asie, 
prendre  possession  d'une  société  à  laquelle  la  philo- 
sophie et  l'État  purement  civil  ne  suffisent  plus.  C'est 
alors  que  les  idées  religieuses  des  races  groupées 
autour   de   la   Méditerranée    se    modifient   profon- 


INTRODUCTION.  Y 

dément  ;  que  les  cultes  orientaux  prennent  partout 
le  dessus;  que  le  christianisme,  devenu  une  église 
très-nombreuse,  oublie  totalement  ses  rêves  millé- 
naires, brise  ses  dernières  attaches  avec  le  judaïsme 
et  passe  tout  entier  dans  le  monde  grec  et  laliri.  Les 
luttes  et  le  travail  littéraire  du  m'  siècle,  lesquels  se 
passent  déjà  au  grand  jour,  ne  seraient  exposés  qu'en 
traits  généraux.  Je  raconterais  encore  plus  sommai- 
rement les  persécutions  du  commencement  du  iv^  siè- 
cle, dernier  effort  de  l'empire  pour  revenir  à  ses 
vieux  principes  ,  lesquels  déniaient  à  l'association 
religieuse  toute  place  dans  l'État.  Enfin,  je  me  borne- 
rais à  pressentir  le  changement  de  politique  qui,  sous 
Constantin,  intervertit  les  rôles,  et  fait  du  mouvement 
religieux  le  plus  libre  et  le  plus  spontané  un  culte 
olïïciel,  assujetti  à  l'État  et  persécuteur  à  son  tour. 
Je  ne  sais  si  j'aurai  assez  de  vie  et  de  force  pour 
remplir  un  plan  aussi  vaste.  Je  serai  satisfait  si,  après 
avoir  écrit  la  vie  de  Jésus,  il  m'est  donné  de  raconter 
comme  je  l'entends  l'histoire  des  apôtres,  l'état  de 
la  conscience  chrétienne  durant  les  semaines  qui  sui- 
virent la  mori  de  Jésus,  la  formation  du  cycle  légen- 
daire de  la  résurrection,  les  premiers  actes  de  l'église 
de  Jérusalem,  la  vie  de  saint  Paul,  la  crise  du  temps 
de  Néron,  l'apparition  de  l'xApocalypse,  la  ruine  de 
Jérusalem,  la  fondation  des  chrétientés  hébraïques  de 


VI  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

la  Batanée,  la  rédaction  des  évangiles,  rorigine  des 
grandes  écoles  de  l'Asie- Mineure,  issues  de  Jean. 
Tout  pâlit  à  côté  de  ce  merveilleux  premier  siècle. 
Par  une  singularité  rare  en  l'histoire,  nous  voyons 
bien  mieux  ce  qui  s'est  passé  dans  le  monde  chrétien 
de  l'an  50  a  l'an  75,  que  de  l'an  100  à  l'an  150. 
■  Le  plan  suivi  pour  cette  histoire  a  empêché 
d'introduire  dans  le  texte  de  longues  dissertations 
critiques  sur  les  points  controversés.  Un  système 
continu  de  notes  met  le  lecteur  à  même  de  vérifier 
d'après  les  sources  toutes  les  propositions  du  texte. 
Dans  ces  notes,  on  s'est  borné  strictement  aux  cita- 
tions de  première  main,  je  veux  dire  à  l'indication 
des  passages  originaux  sur  lesquels  chaque  assertion 
ou  chaque  conjecture  s'appuie.  Je  sais  que  pour  les 
personnes  peu  initiées  à  ces  sortes  d'études,  bien 
d'autres  développements  eussent  été  nécessaires.  Mais 
je  n'ai  pas  l'habitude  de  refaire  ce  qui  est  fait  et  bien 
fait.  Pour  ne  citer  que  des  livres  écrits  en  français, 
les  personnes  qui  voudront  bien  se  procurer  les 
ouvrages  suivants  : 

Éludes  critiques  sur  l'Évangile  de  saint  Matthieu,  par 
M.  Albert  Réville,  pasteur  de  l'église  wallonne  de  Rotter- 
dam*. 

1 .  Leyde,Noothoven  van  Goor,  1 862.  Paris,  Cherbuliez.  Ouvrage 


INTRODUCTION.  vii 

Histoire  de  la  théologie  chrétienne  au  siècle  apostolique, 
Dar  M.  Reuss,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie  et  au  sé- 
minaire protestant  de  Strasbourg'. 

Des  doctrines  religieuses  des  Juifs  pendant  les  deux  siè- 
cles antérieurs  à  l'ère  chrétienne,  par  M.  Michel  Nicolas, 
professeur  à  la  Faculté  de  théologie  protestante  de  Mon- 
tauban  ^. 

Vie  de  Jésus,  par  le  D'  Strauss,  traduite  par  M.  Littré, 
membre  de  l'Institut  ^. 

Revue  de  théologie  et  de  philosophie  chrétienne,  publiée 
sous  la  direction  de  M.  Colani,  de  1850  à  1857.  —  Nou- 
velle Revue  de  théologie,  faisant  suite  à  la  précédente,  de- 
puis 1858  \ 

les  personnes,  dis-je,  qui  voudront  bien  consulter  ces 
excellents  écrits  %  y  trouveront  expliqués  une  foule 

couronné  par  la  société  de  La  Haye  pour  la  défense  de  la  religion 
chrétienne. 

1.  Strasbourg,  Treuttel  et  Wurtz.  2«  édition,  1860.  Paris,  Cher- 
buliez. 

2.  Paris,  Michel  Lévy  frères,  1860. 

3.  Paris,  Ladrange.  2«  édition,  IS^'G. 

4.  Strasbourg,  Treuttel  et  Wurtz.  Paris,  Gherbuliez. 

5.  Au  moment  où  ces  pages  s'impriment,  paraît  un  livre  que 
je  n'hésite  pas  à  joindre  aux  précédents,  quoique  je  n'aie  pu  le 
lire  avec  l'attention  qu'il  mérite:  Les  Évangiles,  par  M.  Gustave 
d'Eichthal.  Première  partie:  Exameyi  critique  cl  comparaiif  des 
trois  premiers  évangiles.  Paris,  Hachette,  '18o3, 


nu  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

de  points  sur  lesquels  j'ai  clù  être  très-succinct.  La 
critique  de  détail  des  textes  évangéliques,  en  parti- 
culier, a  été  faite  par  M.  Strauss  d'une  manière  qui 
laisse  peu  à  désirer.  Bien  que  M.  Strauss  se  soit 
trompé  dans  sa  théorie  sur  la  rédaction  des  évan- 
giles *,  et  que  son  livre  ait,  selon  moi,  le  tort  de  se 
tenir  beaucoup  trop  sur  le  terrain  théologique  et  trop 
peu  sur  le  terrain  historique  ^,  il  est  indispensable, 
pour  se  rendre  compte  des  motifs  qui  m'ont  guidé 
dans  une  foule  de  minuties,  de  suivre  la  discussion 
toujours  judicieuse,  quoique  parfois  un  peu  sub- 
tile, du  livre  si  bien  traduit  par  mon  savant  confrère, 
M.  Littré. 

Je  crois  n'avoir  négligé,  en  fait  de  témoignages 
anciens,  aucune  source  d'informations.  Cinq  grandes 

1.  Les  grands  résultats  obtenus  sur  ce  point  n'ont  été  acquis 
jjue  depuis  la  première  édition  de  l'ouvrage  de  M.  Strauss.  Le  sa- 
vant critique  y  a,  du  reste,  fait  droit  dans  ses  éditions  successives 
avec  beaucoup  de  bonne  foi. 

2.  Il  est  à  peine  besoin  de  rappeler  c^ue  pas  un  mot,  dans  le 
livre  de  M.  Strauss,  ne  justifie  l'étrange  et  absurde  calomnie  par 
laquelle  on  a  tenté  de  décréditer  auprès  des  personnes  superficielles 
un  livre  commode,  exact,  spirituel  et  consciencieux,  quoique  gâté 
dans  ses  parties  générales  par  un  système  exclusif.  Non-seulement 
M,  Strauss  n'a  jamais  nié  l'existence  de  Jésus,  mais  chaque  page 
de  son  livre  impli.jue  cette  existence.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que 
M.  Strauss  suppose  le  caractère  individuel  de  Jésus  plus  effacé  pour 
nous  qu'il  ne  l'est  peut-être  en  réalité. 


INTRODUCTION.  ix 

collections  d'écrits,  sans  parler  d'une  foule  d'autres 
données  éparses,  nous  restent  sur  Jésus  et  sur  le 
temps  où  il  vécut,  ce  sont  :  i"  les  évangiles  et  en 
général  les  écrits  du  Nouveau  Testament;  2°  les  com- 
positions dites  «  Apocryphes  de  l'Ancien  Testament;»: 
3°  les  ouvrages  de  Philon  ;  1°  ceux  de  Josèphe  ;  5*^  le 
Talmud.  Les  écrits  de  Philon  ont  l'inappréciable 
avantage  de  nous  montrer  les  pensées  qui  fermen- 
taient au  temps  de  Jésus  dans  les  âmes  occupées 
des  grandes  questions  religieuses.  Philon  vivait,  il  est 
vrai,  dans  une  tout  autre  province  du  judaïsme  que 
Jésus;  mais,  comme  lui,  il  était  très-dégagé  des  peti- 
tesses qui  régnaient  à  Jérusalem  ;  Philon  est  vrai- 
ment le  frère  aîné  de  Jésus.  Il  avait  soixante-deux  ans 
quand  le  prophète  de  Nazareth  était  au  plus  haut 
degré  de  son  activité,  et  il  lui  survécut  au  moins  dix 
années.  Quel  dommage  que  les  hasards  de  la  vie  ne 
l'aient  pas  conduit  en  Galilée!  Que  ne  nous  eùt-il 
pas  appris  ! 

Josèphe,  écrivant  surtout  pour  les  païens,  n'a 
pas  dans  son  style  la  même  sincérité.  Ses  courtes  no- 
tices sur  Jésus,  sur  Jean-Baptiste,  sur  Juda  le  Gau- 
lonite,  sont  sèches  et  sans  couleur.  On  sent  qu'il 
cherche  à  présenter  ces  mouvements  si  profondément 
juifs  de  caractère  et  d'esprit  sous  une  forme  qui  soit 
intelligible  aux  Grecs  et  aux  Rom.ains.  Je  crois  le 


X  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

passage  sur  Jésus  ^  authentique.  Il  est  parfaitement 
dans  le  goût  de  Josèphe,  et  si  cet  historien  a  fait 
mention  de  Jésus,  c'est  bien  comme  cela  qu'il  a  du 
■en  parler.  On  sent  seulement  qu'une  main  chrétienne 
a  retouché  le  morceau,  y  a  ajouté  quelques  mots  sans 
lesquels  il  eût  été  presque  blasphématoire-,  a  peut- 
être  retranché  ou  modifié  quelques  expressions  ^.  11 
faut  se  rappeler  que  la  fortune  littéraire  de  Josèphe 
se  fit  par  les  chrétiens,  lesquels  adoptèrent  ses  écrits 
comme  des  documents  essentiels  de  leur  histoire  sa- 
crée. Il  s'en  fit,  probablement  au  ii^  siècle,  une  édi- 
tion corrigée  selon  les  idées  chrétiennes  ^.  En  tout 
cas,  ce  qui  constitue  l'immense  intérêt  de  Josèphe 
pour  le  sujet  qui  nous  occupe,  ce  sont  les  vives 
lumières  qu'il  jette  sur  le  temps.  Grâce  à  lui,  Hé- 
rode,  Hérodiade,  Antipas,  Philippe,  Anne,  Caïphe, 
Pilate  sont  des  personnages  que  nous  touchons  du 


1.  Ant.,  XVIII,  III,  3. 

2.  «  S'il  est  permis  de  l'appeler  homme.  » 

3.  Au  lieu  de  xptoTÔç  out&ç  rv,  il  y  avait  sûrement  xokttoç  outc; 
tXî-ysTo.  Cf.  Ant.,XX,  IX,  i. 

4.  Eusèbe  {Hist.  eccl.,I,  11,  et  Démonslr.  évang.,  III,  5j  cite 
le  passage  sur  Jésus  comme  nous  le  lisons  maintenant  dans  Josè- 
phe. Origène  [Contre  Celse,  I,  47;  II,  13)  et  Eusèbe  (Hist.  eccL, 
II,  23)  citent  une  autre  interpolation  chrétienne,  laquelle  ne  se 
trouve  dans  aucun  des  manuscrits  de  Josèphe  qui  sont  parvenus 
jusqu'à  nous. 


INTRODUCTION.  xi 

doigt  et  que  nous  voyons  vivre  devant  nous  avec  une 
frappante  réalité. 

Les  Apocryphes  de  l'Ancien  Testament,  surtout  la 
partie  juive  des  vers  sibyllins  et  le  Livre  d'Hénoch, 
joints  au  Livre  de  Daniel,  qui  est,  lui  aussi,  un  véri- 
table apocryphe ,  ont  une  importance  capitale  pour 
l'histoire  du  développement  des  théories  messiani- 
ques et  pour  l'intelligence  des  conceptions  de  Jésus  sur 
le  royaume  de  Dieu.  Le  Livre  d'Hénoch,  en  particu- 
lier, lequel  était  fort  lu  dans  l'entourage  de  Jésus  ^, 
nous  donne  la  clef  de  l'expression  de  «  Fils  de 
l'homme  »  et  des  idées  qui  s'y  rattachaient.  L'âge 
de  ces  diiïérents  livres,  grâce  aux  travaux  de 
MM.  Alexandre,  Ewald,  Dillmann,  Reuss,  est  main- 
tenant hors  de  doute.  Tout  le  monde  est  d'accord 
pour  placer  la  rédaction  des  plus  importants  d'entre 
eux  au  II*  et  au  i"  siècle  avant  Jésus -Christ.  La 
date  du  Livre  de  Daniel  est  plus  certaine  encore. 
Le  caractère  des  deux  langues  dans  lesquelles  il  est 
écrit;  l'usage  de  mots  grecs;  l'annonce  claire,  déter- 
minée, datée,  d'événements  qui  vont  jusqu'au  temps 
d'Antiochus  Épiphane  ;  les  fausses  images  qui  y  sont 
tracées  de  la  vieille  Babylonie;  la  couleur  générale  du 
livre,  qui  ne  rappelle  en  rien  les  écrits  de  la  captivité, 

4.  Judae  Epist.,  14. 


xii  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

qui  répond  au  contraire  par  une  foule  d'analogies  aux 
croyances,  aux  mœurs,  au  tour  d'imagination  de 
l'époque  des  Séleucides;  le  tour  apocalyptique  dos 
visions  ;  la  place  du  livre  dans  le  canon  hébreu  hors 
de  la  série  des  prophètes  ;  l'omission  de  Daniel  dans 
les  panégyriques  du  chapitre  xlix  de  ï Ecclésiasti- 
que^ ou  son  rang  était  comme  indiqué;  bien  d'autres 
preuves  qui  ont  été  cent  fois  déduites  ,  ne  permet- 
tent pas  de  douter  que  le  Livre  de  Daniel  ne  soit  le 
fruit  de  la  grande  exaltation  produite  chez  les  Juifs 
pa*r  la  persécution  d'Antiochus.  Ce  n'est  pas  dans  la 
vieille  httérature  prophétique  qu'il  faut  classer  ce 
livre,  mais  bien  en  tête  de  la  littérature  apocalyp- 
tique, comme  premier  modèle  d'un  genre  de  compo- 
sition où  devaient  prendre  place  après  lui  les  divers 
poëmes  sibyllins,  le  Livre  d'Hénoch,  l'Apocalypse 
de  Jean,  l'Ascension  d'Isaïe,  le  quatrième  livre  d'Es- 
dras. 

Dans  l'histoire  des  origines  chrétiennes,  on  a  jus- 
qu'ici beaucoup  trop  négligé  le  Talmud.  Je  pense, 
avec  M.  Geiger,  que  la  vraie  notion  des  circonstances 
où  se  produisit  Jésus  doit  être  cherchée  dans  cette 
compilation  bizarre,  où  tant  de  précieux  renseigne- 
ments sont  mêlés  à  la  plus  insignifiante  scolastique. 
La  théologie  chrétienne  et  la  théologie  juive  ayant  suivi 
au  fond  deux  marches  itarallèles,  l'histoire  de  l'une 


INTRODUCTION.  xiii 

ne  peut  bien  être  comprise  sans  l'histoire  de  l'autre. 
D'innombrables  détails  matériels  des  évangiles  trou- 
vent, d'ailleurs,  leur  commentaire  dans  le  Talmud. 
Les  vastes  recueils  latins  de  Lightfoot,  de  Schœttgen, 
de  Buxtorf,  d'Otho,  contenaient  déjà  à  cet  égard  une 
foule  de  renseignements.  Je  me  suis  imposé  de  véri- 
fier dans  l'original  toutes  les  citations  que  j'ai  ad- 
mises, sans  en  excepter  une  seule.  La  collaboration 
que  m'a  prêtée  pour  cette  partie  de  mon  travail  un 
savant  Israélite,  M.  Neubauer,  très-versé  dans  la 
littérature  taîmudique,  m'a  permis  d'aller  plus  loin 
et  d'éclaircir  les  parties  les  plus  délicates  de  mon 
sujet  par  quelques  nouveaux  rapprochements.  La 
distinction  des  époques  est  ici  fort  importante, 
la  rédaction  du  Talmud  s'étendant  de  l'an  200  à 
l'an  500  à  peu  près.  Nous  y  avons  porté  autant  de 
discernement  qu'il  est  possible  dans  l'état  actuel  de 
ces  études.  Des  dates  si  récentes  exciteront  quelques 
craintes  chez  les  personnes  habituées  à  n'accorder 
de  valeur  à  un  document  que  pour  l'époque  même 
où  il  a  été  écrit.  Mais  de  tels  scrupules  seraient  ici 
déplacés.  L'enseignement  des  Juifs  depuis  l'époque 
asmonéenne  jusqu'au  ii«  siècle  fut  principalement 
oral.  Il  ne  faut  pas  juger  de  ces  sortes  d'états  intel- 
lectuels d'après  les  habitudes  d'un  temps  où  l'on 
écrit  beaucoup.   Les  Védas,  les  anciennes  poésies 


xtV  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

arabes  ont  été  conservés  de  mémoire  pendant  des 
siècles,  et  pourtant  ces  compositions  présentent  une 
formé  très-arrêtée,  très-délicate.  Dans  le  Talmud,  au 
contraire,  la  forme  n'a  aucun  prix.  Ajoutons  qu'avant 
la  Mischna  de  Juda  lé  Saint,  qui  a  fait  oublier  toutes 
les  autres,  il  y  eut  des  essais  de  rédaction,  dont  les 
commencements  remontent  peut-être  plus  haut  qu'on 
ne  le  suppose  communément.  Le  style  du  Talmud 
est  celui  de  notes  de  cours;  les  rédacteurs  ne  firent 
probablement  que  classer  sous  certains  titres  l'énorme 
fatras  d'écritures  qui  s'était  accumulé  dans  les  diffé- 
rentes écoles  durant  des  générations. 

11  nous  reste  à  parler  des  documents  qui,  se  pré- 
sentant comme  des  biographies  du  fondateur  du 
christianisme,  doivent  naturellement  tenir  la  première 
place  dans  une  vie  de  Jésus.  Un  traité  complet  sur  la 
rédaction  des  évangiles  serait  un  ouvrage  à  lui  seul. 
Grâce  aux  beaux  travaux  dont  cette  question  a  été  l'ob- 
iet  depuis  trente  ans,  un  problème  qu'on  eût  jugé  au- 
trefois inabordable  est  arrivé  à  une  solution  qui  assu- 
rément laisse  place  encore  à  bien  des  incertitudes, 
mais  qui  suffît  pleinement  aux  besoins  de  l'histoire. 
Nous  aurons  occasion  d'y  revenir  dans  notre  deuxième 
livre,  la  composition  des  évangiles  ayant  été  un  des 
faits  les  plus  importants  pour  l'avenir  du  christianisme 
qui  se  soient  passés  dans  la  seconde  moitié  du  premier 


INTRODUCTION.  XV 

siècle.  Nous  ne  toucherons  ici  qu'une  seule  face  du 
sujet,  celle  qui  est  indispensable  à  la  solidité  de  notre 
récit.  Laissant  de  côté  tout  ce  qui  appartient  au  ta- 
bleau des  temps  apostoliques,  nous  rechercherons 
seulement  dans  quelle  mesure  les  données  fournies 
par  les  évangiles  peuvent  être  employées  dans  une 
histoire  dressée  selon  des  principes  rationnels^? 

Que  les  évangiles  soient  en  partie  légendaires, 
c'est  ce  qui  est  évident,  puisqu'ils  sont  pleins  de  mi- 
racles et  de  surnaturel;  mais  il  y  a  légende  et 
légende.  Personne  ne  doute  des  principaux  traits  de 
la  vie  de  François  d'Assise,  quoique  le  surnaturel  s'y 
rencontre  à  chaque  pas.  Personne,  au  contraire, 
n'accorde  de  créance  à  la  «  Vie  d'Apollonius  de 
Tyane,))  parce  qu'elle  a  été  écrite  longtemps  après  le 
héros  et  dans  les  conditions  d'un  pur  roman.  A  quelle 
époque,  par  quelles  mains,  dans  quelles  conditions 
les  évangiles  ont-ils  été  rédigés?  Voilà  donc  la  ques- 
tion capitale  d'où  dépend  l'opinion  qu'il  faut  se  for- 
mer de  leur  crédibilité. 

On  sait  que  chacun  des  quatre  évangiles  porte  en 


4 .  Les  personnes  qui  souhaiteraient  de  plus  amples  développe- 
ments peuvent  lire,  *hutre  l'ouvrage  de  M.  Réville  précité,  les  tra- 
vaux de  MM.  Reuss  et  Scherer  dans  la  Revue  de  théologie,  t.  X, 
XI,  XV  ;  nouv.  série,  II,  lîï,  IV,  et  celui  de  M.  Nicolas  dans  la 
Revue  germanique,  sept,  et  déc.  1862,  avril  et  juio  1863. 


XVI  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

lôte  le  nom  d'un  personnage  connu  soit  dans  F  his- 
toire apostolique,  soit  dans  l'histoire  évangélique  elle- 
même.  Ces  quatre  personnages  ne  nous  sont  pas 
donnés  rigoureusement  comme  des  auteurs.  Les  for- 
mules «  selon  Matthieu,  »  «  selon  Marc,  »  «  selon 
Luc,  »  «  selon  Jean,  »  n'impliquent  pas  que,  dans  la 
plus  vieille  opinion,  ces  récits  eussent  été  écrits  d'un 
bout  à  l'autre  par  Matthieu,  par  Marc,  par  Luc,  par 
Jean  ^  ;  elles  signifient  seulement  que  c'étaient  là  les 
traditions  provenant  de  chacun  de  ces  apôtres  et  se 
couvrant  de  leur  autorité.  11  est  clair  que  si  ces 
titres  sont  exacts,  les  évangiles,  sans  cesser  d'être 
en  partie  légendaires,  prennent  une  haute  valeur, 
puisqu'ils  nous  font  remonter  au  demi-siècle  qui  sui- 
vit la  mort  de  Jésus,  et  même,  dans  deux  cas,  aux 
témoins  oculaires  de  ses  actions. 

Pour  Luc  d'abord,  le  doute  n'est  guère  possible. 
L'évangile  de  Luc  est  une  composition  régulière, 
fondée  sur  des  documents  antérieurs  2.  C'est  l'œuvre 
d'un  homme  qui  choisit,  élague,  combine.  L'auteur 
de  cet  évangile  est  certainement  le  même  que  celui 
des  Actes  des  Apôtres^.  Or,  l'auteur  des  Actes  est  un 


1.  C'est  ainsi  qu'on  disait  :  «  l'Évangile  selon   les  Hébreux, 
«  l'Évangile  selon  les  Égyptiens.  » 

2.  Luc,  I,  1-4. 

3.  Act.^  I,  1.  Gomp.  Luc,  i)  1-4. 


INTRODUCTION.  xvii 

compagnon  de  saint  Paiil^,  titre  qui  convient  parfai- 
tement à  Luc  2.  Je  sais  que  plus  d'une  objection  peut 
être  opposée  à  ce  raisonnement;  mais  une  chose  au 
moins  est  hors  de  doute,  c'est  que  l'auteur  du  troi- 
sième évangile  et  des  Actes  est  un  homme  de  la  se- 
conde génération  apostolique,  et  cela  suffit  à  notre 
objet.  La  date  de  cet  évangile  peut  d'ailleurs  être 
déterminée  avec  beaucoup  de  précision  par  des  consi- 
dérations tirées  du  livre  lui-même.  Le  chapitre  xxide 
Luc,  inséparable  du  reste  de  l'ouvrage,  a  été  écrit 
certainement  après  le  siège  de  Jérusalem,  mais  peu  de 
temps  après  ^.  Nous  sommes  donc  ici  sur  un  terrain 
solide  ;  car  il  s'agit  d'un  ouvrage  écrit  tout  entier  de  la 
même  main  et  de  la  plus  parfaite  unité. 

Les  évangiles  de  Matthieu  et  de  Marc  n'ont  pas,  à 
beaucoup  près,  le  même  cachet  individuel.  Ce  sont 
des  compositions  impersonnelles,  où  l'auteur  dispa- 
raît totalement.  Un  nom  propre  écrit  en  tête  de  ces 
sortes  d'ouvrages  ne  dit  pas  grand' chose.  Mais  si 
l'évangile  de  Luc  est  daté,  ceux  de  Matthieu  et  de 

1.  A  partir  de  XVI,  10,  l'auteur  se  donne  pour  témoin  ocu- 
laire. 

2.  II  Tim.,  IV,  M;  Pliilem.,  2i,  Col.,  iv,  14.  Le  nom  de  Lucas 
(contraction  de  Lucanus]  étant  fovt  rare,  on  n'a  pas  à  craindre  ici 
une  de  ces  homonymies  qui  jettent  tant  de  perplexités  dans  les 
questions  de  critique  relatives  au  Nouveau  Testament. 

3.  Versets  9,  20,  24,  28,  32.  Gomp.  xxii,  36. 


xvni  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Marc  le  sont  aussi  ;  car  il  est  certain  que  le  troisième 
évangile  est  postérieur  aux  deux  premiers,  et  offre  le 
caractère  d'une  rédaction  bien  plus  avancée.  Nous 
avons  d'ailleurs,  à  cet  égard,  un  témoignage  capital 
de  la  première  moitié  du  ii^  siècle.  Il  est  de  Papias, 
évêque  d'Hiérapolis,  homme  grave,  homme  de  tra- 
dition, qui  fut  attentif  toute  sa  vie  à  recueillir  ce 
qu'on  pouvait  savoir  de  la  personne  de  Jésus ^.  Après 
avoir  déclaré  qu'en  pareille  matière  il  préfère  la  tra- 
dition orale  aux  livres,  Papias  mentionne  deux  écrits 
sur  les  actes  et  les  paroles  du  Christ  :  l**  un  écrit 
de  Marc,  interprète  de  l'apôtre  Pierre,  écrit  court, 
incomplet ,  non  rangé  par  ordre  chronologique , 
comprenant  des  récits  et  des  discours  (Xe^OevTa  vi 
Tz^oijpivTa.) ,  composé  d'après  les  renseignements  et  les 
souvenirs  de  l'apôtre  Pierre;  2*^  un  recueil  de  sen- 
tences (Xoyta)  écrit  en  hébreu  ^  par  Matthieu,  «  et 
que  chacun  a  traduit  comme  il  a  pu.  »  Il  est  cer- 
tain que  ces  deux  descriptions  répondent  assez  bien  à 
la  physionomie  générale   des    deux   livres   appelés 


4.  Dans  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  III,  39.  On  ne  saurait  élever  un 
doute  quelconque  sur  l'authenticité  de  ce  passage.  Eusèbe,  en 
effet,  loin  d'exagérer  l'autorité  de  Papias,  est  embarrassé  de  sa 
naïveté,  de  son  millénarisme  grossier,  et  se  tire  d'affaire  en  le 
traitant  de  petit  esprit.  Gomp.  Irénée,  Adv.  hœr.,  Ul,  l 

2.  C'est-à-dire  en  dialecte  sémitique. 


INTRODUCTION.  xix 

maintenant  «  Évangile  selon  Matthieu,  »  «  Évangile 
selon  Marc,  »  le  premier  caractérisé  par  ses  longs 
discours,  le  second  surtout  anecdotique,  beaucoup 
plus  exact  que  le  premier  sur  les  petits  faits,  bret 
jusqu'à  la  sécheresse,  pauvre  en  discours,  assez  mal 
composé.  Que  ces  deux  ouvrages  tels  que  nous  les 
lisons  soient  absolument  semblables  à  ceux  que  lisait 
Papias,  cela  n'est  pas  soutenable  ;  d'abord,  parce  que 
l'écrit  de  Matthieu  pour  Papias  se  composait  unique- 
ment de  discours  en  hébreu,  dont  il  circulait  des  tra- 
ductions assez  diverses,  et  en  second  lieu,  parce  que 
l'écrit  de  Marc  et  celui  de  Matthieu  étaient  pour  lui 
profondément  distincts,  rédigés  sans  aucune  entente, 
et,  ce  semble,  dans  des  langues  différentes.  Or, 
dans  l'état  actuel  des  textes,  l'Evangile  selon  Mat- 
thieu et  l'Évangile  selon  Marc  offrent  des  parties  pa- 
rallèles si  longues  et  si  parfaitement  identiques  qu'il 
faut  supposer,  ou  que  le  rédacteur  définitif  du  premier 
avait  le  second  sous  les  yeux,  ou  que  le  rédacteur 
définitif  du  second  avait  le  premier  sous  les  yeux,  ou 
que  tous  deux  ont  copié  le  même  prototype.  Ce  qui 
paraît  le  plus  vraisemblable,  c'est  que,  ni  pour  Mat- 
thieu, ni  pour  Marc,  nous  n'avons  les  rédactions  tout 
à  fait  originales;  que  nos  deux  premiers  évangiles 
sont  déjà  des  arrangements,  où  l'on  a  cherché  à  rem- 
plir les  lacunes  d'un  texte  par  un  autre.  Chacun  vou- 


XX  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

lait,  en  effet,  posséder  un  exemplaire  complet.  Celui  qui 
n'avait  dans  son  exemplaire  que  des  discours  voulait 
avoir  des  récits,  et  réciproquement.  C'est  ainsi  que 
((  l'Évangile  selon  Matthieu  »  se  trouva  avoir  englobé 
presque  toutes  les  anecdotes  de  Marc,  et  que  «  l'Évan- 
gile selon  Marc  »  contient  aujourd'hui  une  foule  de 
traits  qui  viennent  des  Logia  de  Matthieu.  Chacun, 
d'ailleurs,  puisait  largement  dans  la  tradition  évan- 
gélique  se  continuant  autour  de  lui.  Cette  tradition 
est  si  loin  d'avoir  été  épuisée  par  les  évangiles  que 
les  Actes  des  apôtres  et  les  Pères  les  plus  anciens 
citent  plusieurs  paroles  de  Jésus  qui  paraissent  au- 
thentiques et  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  les  évan- 
giles que  nous  possédons. 

Il  importe  peu  à  notre  objet  actuel  de  pousser  plus 
loin  cette  délicate  analyse,  d'essayer  de  reconstruire 
en  quelque  sorte,  d'une  part,  les  Logia  originaux  de 
Matthieu;  de  l'autre,  le  récit  primitif  tel  qu'il  sortit  de 
la  plume  de  Marc.  Les  Logia  nous  sont  sans  doute 
représentés  par  les  grands  discours  de  Jésus  qui  rem- 
plissent une  partie  considérable  du  premier  évan- 
gile. Ces  discours  forment,  en  effet,  quand  on  les  dé- 
tache du  reste,  un  tout  assez  complet.  Quant  aux 
récits  du  premier  et.  du  deuxième  évangile ,  ils 
semblent  avoir  pour  base  un  document  commun  dont 
!■  texte  se  retrouve  tantôt   chez  l'un,  tantôt  chez 


INTRODUCTION.  xxi 

l'autre,  et  dont  le  deuxième  évangile,  tel  que  nous 
le  lisons  aujourd'hui,  n'est  qu'une  reproduction  peu 
modifiée.  En  d'autres  termes,  le  système  de  la  vie  de 
Jésus  chez  les  synoptiques  repose  sur  deux  documents 
originaux  :  1°  les  discours  de  Jésus  recueillis  par 
l'apôtre  Matthieu;  2"  le  recueil  d'anecdotes  et  de  ren- 
seignements personnels  que  Marc  écrivit  d'après  les 
souvenirs  de  Pierre.  On  peut  dire  que  nous  avons 
encore  ces  deux  documents,  mêlés  à  des  renseigne- 
ments d'autre  provenance,  dans  les  deux  premiers 
évangiles ,  qui  portent  non  sans  raison  le  nom 
d'  «  Évangile  selon  Matthieu  »  et  d'  a  Évangile  selon 
Marc.  )) 

Ce  qui  est  indubitable,  en  tous  cas,  c'est  que  de 
très-bonne  heure  on  mit  par  écrit  les  discours  de 
Jésus  en  langue  araméenne,  que  de  bonne  heure  aussi 
on  écrivit  ses  actions  remarquables.  Ce  n'étaient 
pas  Icà  des  textes  arrêtés  et  fixés  dogmatiquement. 
Outre  les  évangiles  qui  nous  sont  parvenus ,  il 
y  en  eut  une  foule  d'autres  prétendant  représen- 
ter la  tradition  des  témoins  oculaires^.  On  atta- 
chait peu  d'importance  à  ces  écrits,  et  les  conser- 
vateurs, tels  que  Papias,  y  préféraient  hautement  la 


1.  Luc,  I,  1-2;  Origèiie,  lioni.  in  Luc,  1,  init.;  syiiit  Jérôme, 
Comment,  in  Matlh.j  prol. 


XXII  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

tradition  orale^.  Gomme  on  croyait  encore  le  monde 
près  de  finir,  on  se  souciait  peu  de  composer  ôi'^ 
livres  pour  l'avenir;  il  s'agissait  seulement  de  gardei- 
en  son  cœur  l'image  vive  de  celui  qu'on  espérait 
bientôt  revoir  dans  les  nues.  De  là  le  peu  d'autorité 
dont  jouissent  durant  cent  cinquante  ans  les  textes 
évangéliques.  On  ne  se  faisait  nul  scrupule  d'y  insérer 
des  additions,  de  les  combiner  diversement,  de  les 
compléter  les  uns  par  les  autres.  Le  pauvre  homme 
qui  n'a  qu'un  livre  veut  qu'il  contienne  tout  ce  qui  lui 
va  au  cœur.  On  se  prêtait  ces  petits  livrets  ;  chacun 
transcrivait  à  la  marge  de  son  exemplaire  les  mots, 
les  paraboles  qu'il  trouvait  ailleurs  et  qui  le  tou- 
chaient 2.  La  plus  belle  chose  du  monde  est  ainsi 
sortie  d'une  élaboration  obscure  et  complètement 
populaire.  Aucune  rédaction  n'avait  de  valeur  abso- 
lue. Justin,  c|ui  fait  souvent  appel  à  ce  qu'il  nomme 
((  les  mémoires  des  apôtres^,  »  avait  sous  les  yeux  un 
état  des  documents  évangéliques  assez  différent  de 
celui  que  nous  avons;  en  tous  cas,  il  ne  se  donne 

'I.  Papias,  dans  Eusèbe,  //.  E.,  III,  39.  Comparez  \i2née,Adv. 
hœr.,  III,  II  et  m. 

2.  C'est  ainsi  que  le  beau  récit  Jean,\iii,  1-11  a  toujours  flotté 
sans  trouver  sa  place  fixe  dans  le  cadre  des  évcingiles  reçus. 

3.  Ta  àTToavrjU.&vsûaaTa  Twv  àTrcdrdXwv,  à  JcaXsÎTai  sùa-j'i'îXta.  Justin, 
ApoL,  I,  33,  66,  G7;  Dial.  cum  Tryph.,  10,  100,  101,  102,  103, 
104,105,  10G,  107. 


INTHODUCTION.  xxiu 

aucun  souci  de  les  alléguer  textuellement.  Les  cita- 
lions  évangéliques,  dans  les  écrits  pseudo-clémentins 
d'origine  ébionite,  présentent  le  même  caractère. 
L'esprit  était  tout;  la  lettre  n'était  rien.  C'est  quand  la 
tradition  s'affaiblit  dans  la  seconde  moitié  du  ii^  siècle 
que  les  textes  portant  des  noms  d'apôtres  prennent 
une  autorité  décisive  et  obtiennent  force  de  loi. 

Qui  ne  voit  le  prix  de  documents  ainsi  composés 
des  souvenirs  attendris,  des  récits  naïfs  des  deux  pre- 
mières générations  chrétiennes,  pleines  encore  de  la 
forte  impression  que  l'illustre  fondateur  avait  pro- 
duite, et  qui  semble  lui  avoir  longtemps  survécu? 
Ajoutons  que  les  évangiles  dont  il  s'agit  semblent 
provenir  de  celle  des  branches  de  la  famille  chré- 
tienne qui  touchait  le  plus  près  à  JéSus.  Le  dernier 
travail  de  rédaction ,  au  moins  du  texte  qui  porte 
le  nom  de  Matthieu,  paraît  avoir  été  fait  dans  l'un 
des  pays  situés  au  nord-est  de  la  Palestine,  tels 
que  la  Gaulonitide,  le  Hauran,  la  Batanée,  où  beau- 
coup de  chrétiens  se  réfugièrent  à  l'époque  de  la 
guerre  des  Romains ,  où  l'on  trouvait  encore  au 
II*  siècle  des  parents  de  Jésus  ^,  et  où  la  première 
direction  galiléenne  se  conserva  plus  longtemps 
qu'ailleurs. 

1.  Jules  Africain,  dans  Eusèbe,  fJisl.  eccL,  1,7. 


XXIV  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Jusqu'à  présent  nous  n'avons  parlé  que  des  trois 
évangiles  dits  synoptiques.  11  nous  reste  à  parler  du 
quatrième,  de  celui  qui  porte  le  nom  de  Jean.  Ici  les 
doutes  sont  beaucoup  plus  fondés,  et  la  question 
moins  près  d'une  solution.  Papias,  qui  se  rattachait 
à  l'école  de  Jean^  et  qui,  s'il  n'avait  pas  été  son  audi- 
teur, comme  le  veut  Irénée,  avait  beaucoup  fréquenté 
«^es  disciples  immédiats,  entre  autres  Aristion  et  celui 
qu'on  appelait  Preshyteros  Joannes^  Papias,  qui  avait 
recueilli  avec  passion  les  récits  oraux  de  cet  Aristion 
et  de  Preshyteros  Joannes^  ne  dit  pas  un  mot  d'une 
«Vie  de  Jésus»  écrite  par  Jean.  Si  une  telle  mention 
se  fût  trouvée  dans  son  ouvrage,  Eusèbe,  qui  relève 
chez  lui  tout  ce  qui  sert  à  l'histoire  littéraire  du  siècle 
apostolique,  en  eut  sans  aucun  doute  fait  la  remarque. 
Les  difficultés  intrinsèques  tirées  de  la  lecture  du 
quatrième  évangile  lui-même  ne  sont  pas  moins 
fortes.  Gomment,  à  côté  de  renseignements  précis  et 
qui  sentent  si  bien  le  témoin  oculaire,  trouve-t-on 
ces  discours  totalement  différents  de  ceux  de  Mat- 
thieu? Comment,  à  côté  d'un  plan  général  de  la  vie 
de  Jésus,  qui  paraît  bien  plus  satisfaisant  et  plus  exact 
que  celui  des  synoptiques,  ces  passages  singuliers  où 
l'on  sent  un  intérêt  dogmatique  propre  au  rédacteur, 
des  idées  fort  étrangères  à  Jésus,  et  parfois  des 
indices  qui  mettent  en   garde  contre  Ja  bonne  foi 


INTRODUCTION.  xxv 

du  narrateur?  Comment  enfin,  à  côté  des  vues  les 
plus  pures,  les  plus  justes,  les  plus  vraiment  évangé- 
liques,  ces  taches  où  l'on  aime  à  voir  des  interpola- 
tions d'un  ardent  sectaire?  Est-ce  bien  Jean,  fils 
de  Zébédée,  le  frère  de  Jacques  (dont  il  n'est  pas 
question  une  seule  fois  dans  le  quatrième  évangile) , 
qui  a  pu  écrire  en  grec  ces  leçons  de  métaphysique 
abstraite,  dont  ni  les  synoptiques  ni  le  Talmud  ne 
présentent  l'analogue?  Tout  cela  est  grave,  et,  pour 
moi,  je  n'ose  être  assuré  que  le  quatrième  évangile 
ait  été  écrit  tout  entier  de  la  plume  d'un  ancien  pê- 
cheur galiléen.  Mais  qu'en  somme  cet  évangile  soit 
sorti,  vers  la  fin  du  premier  siècle,  de  la  grande  école 
d'Asie -Mineure,  qui  se  rattachait  à  Jean,  qu'il  nous 
représente  une  version  de  la  vie  du  maître,  digne 
d'être  prise  en  haute  considération  et  souvent  d'être 
préférée,  c'est  ce  qui  est  démontré,  et  par  des 
témoignages  extérieur^  et  par  l'examen  du  docu- 
ment lui-même,  d'une  façon  qui  ne  laisse  rien  à 
désirer. 

Et  d'abord,  personne  ne  doute  que,  vers  l'an  150,  le 
quatrième  évangile  n'existât  et  ne  fut  attribué  à  Jean. 
Des  textes  formels  de  saint  Justin  ^,  d'Athénagore  -, 


i.  ApoL,  I,  32,  %\\Dial.  cim  Tryph.,  88. 
2.  Legaliopro  christ.^  10. 


xwi  ORIGINES   DU   CHUISTIAXISME. 

de  Tatien^,  de  Théophile  d'Antioche^,  d'Irénée*, 
montrent  dès  lors  cet  Évangile  mêlé  à  toutes  les  con- 
troverses et  servant  de  pierre  angulaire  au  dévelop- 
pement du  dogme.  Irénée  est  formel;  or,  Irénée 
sortait  de  l'école  de  Jean,  et,  entre  lui  et  l'apôtre, 
il  n'y  avait  que  Polycarpe.  Le  rôle  de  notre  évan- 
gile dans  le  gnosticisme,  et  en  particulier  dans  le 
système  de  Valentin  ^,  dans  le  montanisme^  et  dans 
la  querelle  des  quartodécimans^,  n'est  pas  moins  dé- 
cisif. L'école  de  Jean  est  celle  dont  on  aperçoit  le 
mieux  la  suite  durant  le  ii*  siècle  ;  or,  cette  école 
ne  s'explique  pas  si  l'on  ne  place  le  quatrième  évan- 
gile à  son  berceau  même.  Ajoutons  que  la  première 
épître  attribuée  à  saint  Jean  est  certainement  du 
même  auteur  que  le  quatrième  évangile^;  or,  l'épîtrc 
est  reconnue  comme  de  Jean  par  Polycarpe^,  Papias^, 
Irénée^o. 

4.  Adv.  Grœc,  5,  7.  Cf.  Eusèbe,  H.  E.,  IV,  29;  Théodoret, 
flœretic.  fabuL,  I,  20. 

2.  Ad  Autolycum,  II,  22. 

3.  Adv.  hœr.,  II,  xxii,  5;  III,  i.  Cf.  Eus.,  H.  E.,  V,  8. 

4.  Irénée,  Adv.  hœr.,\,  m,  6;  III,  xi,  7;  saint  Hippolyte,  P/w- 
losophumena,\l,  ii,  29  et  suiv. 

5.  Irénée,  Adv.  kœr.^  III,  xi,  9.  —  6.  Eusèbe,  Fis^ecc/.^V,  24. 

7.  I  Joann.,  i,  3,  5.   Les  doux  écrits  offrent  la  plus  complète 
identité  de  style,  les  mêmes  tours,  les  mêmes  expressions  favorites. 

8.  Epist.adPhilipp.J.—  'è.  Dans  Eusèbe, ^wf.  ecc/.  JII,  39. 
40.  Adv.  hœr.,  III,  xvi,  5,  8.  Cf.  Eu.^èbe,  Hisl.  eccl.,  V,  8. 


INTRODUCTION.  xxvii 

Mais  c'est  surtout  la  lecture  de  l'ouvrage  qui  est 
de  nature  à  faire  impression.  L'auteur  y  parle  tou- 
jours comme  témoin  oculaire  ;  il  veut  se  faire  passer 
pour  l'apôtre  Jean.  Si  donc  cet  ouvrage  n'est  pas 
réellement  de  l'apôtre,  il  faut  admettre  une  super- 
cherie que  l'auteur  s'avouait  à  lui-même.  Or,  quoi- 
que les  idées  du  temps  en  fait  de  bonne  foi  litté- 
raire différassent  essentiellement  des  nôtres,  on  n'a 
pas  d'exemple  dans  le  monde  apostolique  d'un  faux 
de  ce  genre.  Non-seulement,  du  reste,  l'auteur  veut 
se  faire  passer  pour  l'apôtre  Jean,  mais  on  voit  clai- 
rement qu'il  écrit  dans  l'intérêt  de  cet  apôtre.  A 
chaque  page  se  trahit  l'intention  de  fortifier  son 
autorité,  de  montrer  qu'il  a  été  le  préféré  de  Jésus  ^, 
que  dans  toutes  les  circonstances  solennelles  (à  la 
Gène,  au  Calvaire,  au  tombeau)  il  a  tenu  la  pre- 
mière place.  Les  relations,  en  somme  fraternelles, 
quoique  n'excluant  pas  une  certaine  rivalité,  de  l'au- 
leur  avec  Pierre  2,  sa  haine  au  contraire  contre 
Judas ^,  haine  antérieure  peut-être  à  la  trahison, 
semblent  percer  çà  et  là.  On  est  tenté  de  croire  que 
Jean,  dans  sa  vieillesse,  ayant  lu  les  récits  évangéli- 
ques  qui  circulaient,  d'une  part,  y  remarqua  diverses 

4.  XIII,  23;  XIX,  26;  xx,  2;xxi,  7,  20. 

2.  Jean,xviii,  15-16;  xx,  2-6;  xxi,  4o-10.  Cnnip.  i,  3o,  40,  41. 

3.  vi,  65;  XII,  6;  xui,  21  el  siiiv. 


XXVIII  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

inexactitudes  ^,  de  l'autre,  fut  froissé  de  voir  qu'on 
ne  lui  accordait  pas  dans  l'histoire  du  Christ  une 
assez  grande  place;  qu'alors  il  commença  à  dicter 
une  foule  de  choses  qu'il  savait  mieux  que  les  autres, 
avec  l'intention  de  montrer  que,  dans  beaucoup  de 
cas  où  on  ne  parlait  que  de  Pierre,  il  avait  figuré 
avec  et  avant  lui  -,  Déjà,  du  vivant  de  Jésus,  ces 
légers  sentiments  de  jalousie  s'étaient  trahis  entre  les 
fils  de  Zébédée  et  les  autres  disciples^.  Depuis  la 
mort  de  Jacques,  son  frère,'  Jean  restait  seul  héritier 
des  souvenirs  intimes  dont  ces  deux  apôtres,  de 
l'aveu  de  tous,  étaient  dépositaires.  De  là  sa  perpé- 
tuelle attention  à  rappeler  qu'il  est  le  dernier  sur- 
vivant des  témoins  oculaires  ^,  et  le  plaisir  qu'il  prend 
à  raconter  des  circonstances  que  lui  seul  pouvait 
connaître.  De  là,  tant  de  petits  traits  de  précision  qui 
semblent  comme  des  scolies  d'un  annotateur  :  «  Il 
était  six  heures;  »  «  il  était  nuit;  »  a  cet  homme  s'ap- 

i.  La  manière  dont  Aristion  ou  Presbyleros  Joannes  s'expri- 
mait sur  l'évangile  de  Marc  devant  Papias  (Eusèbe,  //.  E.,  III,  39) 
implique,  en  effet,  une  critique  bienveillante,  ou,  pour  mieux  dire, 
une  sorte  d'excuse,  qui  semble  supposer  que  les  disciples  de  Jean 
concevaient  sur  le  même  sujet  quelque  chose  de  mieux. 

2.  Comp.  Jean,  xviii,  loetsuiv.,  à  IMatth.,  xxvi,  58;  Jean,  xx. 
2-6,  à  Marc,  xvi,  7.  Voir  aussi  Jean,  xiii,  24-25. 

3.  Voir  ci-dessous,  p.  159. 

4.  I,  14;  XIX,  35;  xxi,  24  et  suiv.  Comp.  la  première  épitre  do 
saint  Jean,  i,  3,  5. 


INTRODUCTION.  \\n 

pelait  Malchus;  »  «  ils  avaient  allumé  un  réchaud, 
car  il  faisait  froid  ;  »  «  cette  tunique  était  sans 
couture.  »  De  là,  enfin,  le  désordre  de  la  rédaction, 
l'irrégularité  de  la  marche,  le  décousu  des  premier 
chapitres  ;  autant  de  traits  inexplicables  dans  la  sup 
position  QÙ  notre  évangile  ne  serait  qu'une  thèse  de 
théologie  sans  valeur  historique ,  et  qui ,  au  con- 
traire, se  comprennent  parfaitement,  si  l'on  y  voit, 
conformément  à  la  tradition,  des  souvenirs  de  vieil- 
lard, tantôt  d'une  prodigieuse  fraîcheur,  tantôt  ayant 
subi  d'étranges  altérations. 

Une  distinction  capitale,  en  effet,  doit  être  faite 
dans  l'évangile  de  Jean.  D'une  part,  cet  évangile 
nous  présente  un  canevas  de  la  vie  de  Jésus  qui  dif- 
fère considérablement  de  celui  des  synoptiques.  De 
l'autre,  il  met  dans  la  bouche  de  Jésus  des  discours 
dont  le  ton,  le  style,  les  allures,  les  doctrines  n'ont  rien 
de  commun  avec  les  Logia  rapportés  par  les  synop- 
tiques. Sous  ce  second  rapport,  la  différence  est  telle 
qu'il  faut  faire  son  choix  d'une  manière  tranchée.  Si 
Jésus  parlait  comme  le  veut  Matthieu,  il  n'a  pu  parler 
comme  le  veut  Jean.  Entre  les  deux  autorités,  aucun 
critique  n'a  hésité,  ni  n'hésitera.  A  mille  lieues  du  ton 
simple,  désintéressé,  impersonnel  des  synoptiques, 
l'évangile  de  Jean  montre  sans  cesse  les  préoccupa- 
tions de  l'apologiste,  les  arrière-pensées  du  sectaire, 


x\x  ORIGINES  DU  CHIUSTIANISME. 

l'intention  de  prouver  une  thèse  et  de  convaincre  des 
adversaires  ^.  Ce  n'est  pas  par  des  tirades  préten- 
tieuses, lourdes,  mal  écrites,  disant  peu  de  chose  au 
sens  moral,  que  Jésus  a  fondé  son  œuvre  divine. 
Quand  même  Papias  ne  nous  apprendrait  pas  que 
Matthieu  écrivit  les  sentences  de  Jésus  dans  leur  langue 
originale,  le  naturel,  l'ineffable  vérité,  le  charme  sans 
pareil  des  discours  synoptiques,  le  tour  profondément 
hébraïque  de  ces  discours,  les  analogies  qu'ils  pré- 
sentent avec  les  sentences  des  docteurs  juifs  du  même 
temps,  leur  parfaite  harmonie  avec  la  nature  de  la 
Galilée,  tous  ces  caractères,  si  on  les  rapproche  de  la 
gnose  obscure,  de  la  métaphysique  contournée  qui 
remplit  les  discours  de  Jean,  parleraient  assez  haut. 
Gela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y  ait  dans  les  discours  de 
Jean  d'admirables  éclairs,  des  traits  qui  viennent  vrai- 
ment de  Jésus  2.  Mais  le  ton  mystique  de  ces  dis- 
cours ne  répond  en  rien  au  caractère  de  l'éloquence 
de  Jésus  telle  qu'on  se  la  figure  d'après  les  synopti- 
ques. Un  nouvel  esprit  a  soufflé;  la  gnose  est  déjà 

i.  Voir,  par  exemple,  cliap.  ix  et  xi.  Remarquer  surtout  TefTet 
étrange  que  font  des  passages  comme  Jean^  xix,  35;  xx,  31  ;  xxi, 
'iO-23,  24-25,  quand  on  se  rappelle  l'absence  de  toute  réflpxion 
qui  di^tingue  les  synoptiques. 

2.  Par  oxemjile,  iv,  i  et  suiv.;  xv,  4  2  et  suiv.  Plusieurs  mois 
FHppelés  par  Jean  se  retrouvent  dans  les  synoptiques  (xii,  16; 
XV,  20). 


INTRODUCTION.  xxxi 

commencée  ;  l'ère  galiléenne  du  royaume  de  Dieu  est 
finie;  l'espérance  de  la  prochaine  venue  du  Christ 
s'éloigne;  on  entre  dans  les  aridités  de  la  métaphy- 
sique, dans  les  ténèbres  du  dogme  abstrait.  L'esprit 
de  Jésus  n'est  pas  là,  et  si  le  fils  de  Zébédée  a  vrai- 
ment tracé  ces  pages,  il  avait  certes  bien  oublié  en 
les  écrivant  le  lac  de  Génésareth  et  les  charmants  en- 
tretiens qu'il  avait  entendus  sur  ses  bords. 

Une  circonstance,  d'ailleurs,  qui  prouve  bien  que 
les  discours  rapportés  par  le  quatrième  évangile  ne 
sont  pas  des  pièces  historiques,  mais  des  compositions 
destinées  à  couvrir  de  l'autorité  de  Jésus  certaines 
doctrines  chères  au  rédacteur,  c'est  leur  parfaite 
harmonie  avec  l'état  intellectuel  de  l'Asie-Mineure  au 
moment  où  elles  furent  écrites.  L'Asie-Mineure  était 
alors  le  théâtre  d'un  étrange  mouvement  de  philosophie 
syncrétique  ;  tous  les  germes  du  gnosticisme  y  exis- 
taient déjà.  Jean  paraît  avoir  bu  à  ces  sources  étran- 
gères. Il  se  peut  qu'après  les  crises  de  l'an  68  (date 
de  l'Apocalypse)  et  de  l'an  70  (ruine  de  Jérusalem), 
le  vieil  apôtre,  à  l'âme  ardente  et  mobile,  désabusé 
de  la  croyance  à  une  prochaine  apparition  du  Fils  de 
l'homme  dans  les  nues,  ait  penché  vers  les  idées  qu'il 
trouvait  autour  de  lui,  et  dont  plusieurs  s'amalga- 
maient assez  bien  avec  certaines  doctrines  chrétien- 
nes. En  prêtant  ces  nouvelles  idées  à  Jésus,  il  ne 


KXxiï  ORIGINES  DU    CHRISTIANISME. 

fit  que  suivre  un  penchant  bien  naturel.  Nos  sou- 
venirs se  transforment  avec  tout  le  reste;  l'idéal 
d'une  personne  que  nous  avons  connue  change  avec 
nous^.  Considérant  Jésus  comme  l'incarnation  de  la 
vérité,  Jean  ne  pouvait  manquer  de  lui  attribuer  ce 
qu'il  était  arrivé  à  prendre  pour  la  vérité. 

S'il  faut  tout  dire,  nous  ajouterons  que  probable- 
ment Jean  lui-même  eut  en  cela  peu  de  part,  que 
ce  changement  se  fit  autour  de  lui  plutôt  que  par  lui. 
On  est  parfois  tenté  de  croire  que  des  notes  pré- 
cieuses, venant  de  l'apôtre,  ont  été  employées  par 
ses  disciples  dans  un  sens  fort  différent  de  l'es- 
prit évangélique  primitif.  En  effet,  certaines  parties 
du  quatrième  évangile  ont  été  ajoutées  après  coup  ; 
tel  est  le  xxi^  chapitre  tout  entier  2,  011  l'auteur 
semble  s'être  proposé  de  rendre  hommage  à  l'apôtre 
Pierre  après  sa  mort  et  de  répondre  aux  objections 
qu'on  allait  tirer  ou  qu'on  tirait  déjà  de  la  mort  .de 
Jean  lui-même  (v.  21-23).  Plusieurs  autres  endroits 
portent  la  trace  de  ratures  et  de  corrections  ^. 

Il  est  impossible,  à  distance,  d'avoir  le  mot  de  tous 

\.  C'est  ainsi  que  Napoléon  devint  un  libéral  dans  les  souvenirs 
de  ses  compagnons  d'exil,  quand  ceux-ci,  après  leur  retour,  se 
trouvèrent  jetés  au  milieu  de  la  société  politique  du  temps. 

2.  Les  versets  XX,  30-31,  forment  évidemment  l'ancienne  con- 
clusion. 

3.  VI,  ">   ">"> 


INTRODUCTION.  xxxiii 

ces  problèmes  singuliers,  et  sans  doute  bien  de^  sur- 
prises nous  seraient  réservées,  s'il  nous  était  donné 
de  pénétrer  dans  les  secrets  de  cette  mystérieuse 
école  d'Éphèse  qui,  plus  d'une  fois,  paraît  s'être 
complu  aux  voies  obscures.  Mais  une  expéi'ience 
capitale  est  celle-ci.  Toute  personne  qui  se  mettra 
à  écrire  la  vie  de  Jésus  sans  théorie  arrêtée  sur 
la  valeur  relative  des  évangiles ,  se  laissant  uni- 
quement guider  par  le  sentiment  du  sujet ,  sera 
ramenée  dans  une  foule  de  cas  à  préférer  la  nar- 
ration de  Jean  à  celle  des  synoptiques.  Les  derniers 
mois  de  la  vie  de  Jésus  en  particulier  ne  s'expli- 
quent que  par  Jean  ;  une  foule  de  traits  de  la  Pas- 
sion, inintelligibles  dans  les  synoptiques^,  reprennent 
dans  le  récit  du  quatrième  évangile  la  vraisemblance 
et  la  possibilité.  Tout  au  contraire,  j'ose  défier  qui 
que  ce  soit  de  composer  une  vie  de  Jésus  qui  ait 
un  sens  en  tenant  compte  des  discours  que  Jean 
prête  à  Jésus.  Cette  façon  de  se  prêcher  et  de  se 
démontrer  sans  cesse,  cette  perpétuelle  argumen- 
tation, cette  mise  en  scène  sans  naïveté,  ces  longs 
raisonnements  à  la  suite  de  chaque  miracle,  ces 
discours  raides  et  gauches,  dont  le  ton  est  si  sou- 

1.  Par  exemple,  ce  qui  concerne  l'annonce  delà  trahison  de 
Judas. 

G 


XXXIV  OniGIlNES  DU  CHRISTIANISME. 

vent  faux  et  inégal^,  ne  seraient  pas  soufferts  par  un 
homme  de  goût  à  côté  des  délicieuses  sentences  des 
synoptiques.  Ce  sont  ici,  évidemment,  des  pièces  ar- 
tificielles 2,  qui  nous  représentent  les  prédications  de 
Jésus,  comme  les  dialogues  de  Platon  nous  rendent 
les  entretiens  de  Socrate.  Ce  sont  en  quelque  sorte 
les  variations  d'un  musicien  improvisant  pour  son 
compte  sur  un  thème  donné.  Le  thème  peut  n'être  pas 
sans  quelque  authenticité;  mais  dans  l'exécution,  la 
fantaisie  de  l'artiste  se  donne  pleine  carrière.  On  sent 
le  procédé  factice,  la  rhétorique,  l'apprêt^.  Ajoutons 
que  le  vocabulaire  de  Jésus  ne  se  retrouve  pas  dans 
les  morceaux  dont  nous  parlons.  L'expression  de 
«  royaume  de  Dieu,  »  qui  était  si  familière  au  maître^, 
n'y  figure  qu'une  seule  fois  ^.  En  revanche,  le  style 
des  discours  prêtés  à  Jésus  par  le  quatrième  évan- 
gile offre  la  plus  complète  analogie  avec  celui  des 
épi  très  de  saint  Jean  ;  on  voit  qu'en  écrivant  les  dis- 
cours, l'auteur  suivait,    non  ses  souvenirs,   mais  le 

i.  Voir,  par  exemple,  11^  25;  m,  32-33,  et  les  longues  disputas 
des  ch.  vil,  VIII,  ix. 

2.  Souvent  on  sent  que  l'auteur  cherche  des  prétextes  pourpla- 
cer  des  discours  (ch.  m,  v,  vin,  xiii  el  suiv.). 

3.  Par  exemple,  chap.  xvii. 

4.  Outre  les  synoptiques,   les  Actes,  les  Épîtres  de  saint  Paul, 
l'Apocalypse  en  font  foi. 

5.  Jean,  m,  3,  5. 


INTRODUCTION.  txxv 

mouvement  assez  monotone  de  sa  propre  pensée. 
Toute  une  nouvelle  langue  mystique  s'y  déploie, 
langue  dont  les  synoptiques  n'ont  pas  la  moindre  idée 
(«  monde,  »  «  vérité,  »  «  vie,  »  «  lumière,  »  «  ténè- 
bres, »  etc.).  Si  Jésus  avait  jamais  parlé  dans  ce 
style,  qui  n'a  rien  d'hébreu,  rien  de  juif,  rien  de  tal- 
mudique,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  comment  un  seul 
de  ses  auditeurs  en  aurait-il  si  bien  gardé  le  secret? 
L'histoire  Httéraire  offre  du  reste  un  autre  exemple 
qui  présente  la  plus  grande  analogie  avec  le  phéno- 
mène historique  que  nous  venons  d'exposer,  et  qui  sert 
à  l'expliquer.  Socrate,  qui  comme  Jésus  n'écrivit  pas, 
nous  est  connu  par  deux  de  ses  disciples,  Xénophon 
et  Platon,  le  premier  répondant  par  sa  rédaction  lim- 
pide, transparente,  impersonnelle,  aux  synoptiques, 
le  second  rappelant  par  sa  vigoureuse  individualité 
l'auteur  du  quatrième  évangile.  Pour  exposer  l'ensei- 
gnement socratique,  faut-il  suivre  les  «  Dialogues  »  de 
Platon  ou  les  «  Entretiens  »  de  Xénophon  ?  Aucun  doute 
à  cet  égard  n'est  possible  ;  tout  le  monde  s'est  atta- 
ché aux  «  Entretiens  »  et  non  aux  «  Dialogues.»  Platon 
cependant  n'apprend-il  rien  sur  Socrate ?n  Serait- il 
d'une  bonne  critique,  en  écrivant  la  biographie  de  ce 
dernier,  de  négliger  les  «  Dialogues?  »  Qui  oserait  le 
soutenir?  1/ analogie,  d'ailleurs,  n'est  pas  complète, 
et  la  différence  est  en  faveur  du  quatrième  évangile. 


xixVi  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

C'est  l'auteur  de  cet  évangile,  en  eiïet,  qui  est  le 
meilleur  biographe,  comme  si  Platon,  tout  en  prêtant 
à  son  maître  des  discours  fictifs,  connaissait  sur  sa  vie 
des  choses  capitales  que  yXénophon  ignorât  tout  à  fait. 
Sans  nous  prononcer  sur  la  question  matérielle  de 
savoir  quelle  main  a  tracé  le  quatrième  évangile, 
et  tout  en  inclinant  à  croire  que  les  discours  au  moins 
ne  sont  pas  du  fils  de  Zcbédée,  nous  admettons  donc 
que  c'est  bien  là  «  l'Évangile  selon  Jean,  »  dans  le 
même  sens  que  le  premier  et  le  deuxième  évangile 
sont  bien  les  Evangiles  «  selon  Matthieu  »  et  «  selon 
Marc.  »  Le  canevas  historique  du  quatrième  évan- 
gile est  la  vie  de  Jésus  telle  qu'on  la  savait  dans 
l'école  de  Jean  ;  c'est  le  récit  qu'Aristion  et  Pres- 
byleros  Joannes  firent  à  Papias  sans  lui  dire  qu'il 
était  écrit,  ou  plutôt  n'attachant  aucune  importance 
à  cette  particularité.  J'ajoute  que,  dans  mon  opi- 
nion, cette  école  savait  mieux  les  circonstances  exté- 
rieures de  la  vie  du  fondateur  que  le  groupe  dont 
les  souvenirs  ont  constitué  les  évangiles  synoptiques. 
Elle  avait,  notamment  sur  les  séjours  de  Jésus  à 
Jérusalem,  des  données  que  les  autres  ne  possé- 
daient pas.  Les  affiliés  de  l'école  traitaient  Marc  de 
biographe  médiocre,  et  avaient  imaginé  un  système 
pour  expliquer  ses  lacunes^.    Certains  passages  de 

i.  Papias,  loc.  cil. 


IiNTRODUCTION.  xvxvii 

Luc,  OÙ  il  y  a  comme  un  écho  des  traditions  joiian- 
niques^,  prouvent  du  reste  que  ces  traditions  n'étaient 
pas  pour  le  reste  de  la  famille  chrétienne  quelque 
chose  de  tout  à  fait  inconnu. 

Ces  explications  seront  suffisantes,  je  pense,  pour 
qu'on  voie,  dans  la  suite  du  récit,  les  motifs  qui 
m'ont  déterminé  à  donner  la  préférence  à  tel  ou  tel 
des  quatre  guides  que  nous  avons  pour  la  vie  de  Jésus. 
En  somme,  j'admets  comme  authentiques  les  quatre 
évangiles  canoniques.  Tous,  selon  moi,  remontent  au 
premier  siècle,  et  ils  sont  à  peu  près  des  auteurs  à  qui 
on  les  attribue;  mais  leur  valeur  historique  est  fort 
diverse.  Matthieu  mérite  évidemment  une  confiance 
hors  ligne  pour  les  discours  ;  là  sont  les  Logia,  les  notes 
mêmes  prises  sur  le  souvenir  vif  et  net  de  l'enseigne- 
ment de  Jésus.  Une  espèce  d'éclat  à  la  fois  doux  et 
terrible,  une  force  divine,  si  j'ose  le  dire,  souligne  ces 
paroles,   les  détache  du  contexte  et  les  rend  pour  le 

\.  Ainsi,  le  pardon  de  la  femme  péclieresje,  la  connaissance 
qu'a  Luc  de  la  famille  de  Béthanie,  son  type  du  caractère  de 
Marthe  répondant  au  ^viyA>z\  de  Jean  (xii,  2),  le  trait  de  la  femme 
(pii  essuya  les  pieds  de  Jésus  avec  ses  cheveux,  une  notion  obscure 
des  voyages  de  Jésus  à  Jérusalem,  l'idée  qu'il  a  comparu  à  la 
Pasbion  devant  trois  autorités,  l'opinion  où  est  l'auteur  que  quel- 
ques disciples  assistaient  au  crucifiement,  la  cotinaissance  qu'il  a 
du  rôle  d'Anne  à  côté  de  Caïphe,  l'apparition  de  l'ynge  dans 
l'agonie  (comp.  Jeun,  xii,  28-29). 


XXXVIII  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

critique  facilement  reconnaissables.  La  personne  qui 
s'est  donné  la  tâche  de  faire  avec  l'histoire  évangélique 
une  composition  régulière,  possède  à  cet  égard  une 
excellente  pierre  de  touche.  Les  vraies  paroles  de  Jésus 
se  décèlent  pour  ainsi  dire  d'elles-mêmes;  dès  qu'on 
les  touche  dans  ce  chaos  de  traditions  d'authenticité 
inégale,  on  les  sent  vibrer;  elles  se  traduisent  comme 
spontanément,  et  viennent  d'elles-mêmes  se  placer 
dans  le  récit,  où  elles  gardent  un  relief  sans  pareil. 
Les  parties  narratives  groupées  dans  le  premier 
évangile  autour  de  ce  noyau  primitif  n'ont  pas  la 
même  autorité.  Il  s'y  trouve  beaucoup  de  légendes 
d'un  contour  assez  mou,  sorties  de  la  piété  de  la 
deuxième  génération  chrétienne  ^ .  L'évangile  de 
Marc  est  bien  plus  ferme,  plus  précis,  moins  chargé 
de  circonstances  tardivement  insérées.  C'est  celui 
des  trois  synoptiques  qui  est  resté  le  plus  ancien,  le 
plus  original,  celui  où  sont  venus  s'ajouter  le  moins 
d'éléments  postérieurs.  Les  détails  matériels  ont 
dans  Marc  une  netteté  qu'on  chercherait  vainement 
chez  les  autres  évangélistes.  Il  aime  à  rapporter 
certains  mots  de  Jésus    en   syro-chaldaïque  2.    U 

1.  Ch.  I  et  II  surtout.  Voir  aussi  xxvn,  3  et  suiv.,   19,   51-o3. 
60  :  XXVIII,  2  et  suiv.,  en  compaPfint  Marc. 

2.  V,  41  ;  VII,  34;  xv,  34.  Matthieu   n'ofl're  cette  particularité 
qu'une  fois  (xxvii,  46), 


INTRODUCTION.  xxxix 

est  plein  d'observations  minutieuses  venant  sans 
nul  doute  d'un  témoin  oculaire.  Rien  ne  s'oppose 
à  ce  que  ce  témoin  oculaire ,  qui  évidemment 
avait  suivi  Jésus,  qui  l'avait  aimé  et  regardé  de 
très-près,  qui  en  avait  conservé  une  vive  image, 
ne  soit  l'apôtre  Pierre  lui-même,  comme  le  veut 
Papias. 

Quant  à  l'ouvrage  de  Luc,  sa  valeur  historique  est 
sensiblement  plus  faible.  C'est  un  document  de  se- 
conde main.  La  narration  y  est  plus  mûrie.  Les  mots  de 
Jésus  y  sont  plus  réfléchis,  plus  composés.  Quelques 
sentences  sont  poussées  à  l'excès  et  faussées  ^.  Écri- 
vant hors  de  la  Palestine,  et  certainement  après  le 
siège  de  Jérusalem  ^,  l'auteur  indique  les  lieux  avec 
moins  de  rigueur  que  les  deux  autres  synoptiques  ; 
il  a  une  fausse  idée  du  temple,  qu'il  se  représente 
comme  un  oratoire,  où  l'on  va  faire  ses  dévotions^; 
il  émousse  les  détails  pour  tâcher  d'amener  une  con- 
cordance entre  les  diiTérents  récits^;  il  adoucit  les 
passages  qui  étaient  devenus  embarrassants  au  point 
de   vue  d'une  idée  plus  exaltée  de   la    divinité  de 

'I.  XIV,  26.  Les  règles  de  l'apostolat  (cli.  x)  y  ont  un  caractère 
particulier  d'exalUilion. 

2.  XIX,  41,43-44;  xxi,  9,  20;  xxin,  29. 

3.  11,  37;  xviii,  10  et  suiv.;  xxiv,  53. 

4.  Par  exemple,  iv,  16. 


XL  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

Jésus  '  ;  il  exagère  le  merveilleux  ^  ;  il  commet 
des  erreurs  de  chronologie  ^;  il  omet  les  gloses 
hébraïffues^^j  ne  cite  aucune  parole  de  Jésus  en  cette 
lajigue,  nomme  toutes  les  localités  par  leur  nom 
grec.  On  sent  l'écrivain  qui  compile,  l'homme  qui  n'a 
pas  vu  directement  les  témoins,  mais  qui  travaille 
sur  les  textes,  et  se  permet  de  fortes  violences 
pour  les  mettre  d'accord.  Luc  avait  probablement 
sous  les  yeux  le  recueil  biographique  de  Marc  et  les 
Logia  de  Matthieu.  Mais  il  les  traite  avec  beau- 
coup de  liberté;  tantôt  il  fond  ensemble  deux  anec- 
dotes ou  deux  paraboles  pour  en  faire  une  ^;  tan- 
tôt il  en  décompose  une  pour  en  faire  deux  ^.  Il 
interprète  les  documents  selon  son  sens  particulier; 
il  n'a  pas  l'impassibilité  absolue  de  Matthieu  et 
de  Marc.  On  peut  dire  certaines  choses  de  ses  goûts 
et  de  ses  tendances  particulières  :  c'est  un  dévot 
très-exact  ^;  il  tient  à  ce  que  Jésus  ait  accompli  tous 

1.  m,  23.  Il  omet  Mattli.,  xxiv,  36. 

2.  IV,  U;  XXII,  43,  44. 

3.  Par  exemple,   en   ce    qui   concerne   Quirinius,   Lysanias , 
Tlieudas. 

4.  Comp.  Luc,  I,  31,  à  MaLth.,  i,  21. 

5.  Par  exemple,  xix,  4  2-2T. 

6.  Ainsi,  le  repas  de  Bélhanie  lui  donne  deux  récits   (vu,  36- 
48,  et  X,  38-42. 

7.  XXIII,  56. 


INTRODUCTION.  xli 

les  rites  juifs  ^  ;  il  est  démocrate  et  ébionite  exalté, 
c'est-à-dire  très-opposé  à  la  propriété  et  persuadé 
que  la  revanche  des  pauvres  va  venir  2  ;  il  affectionne 
par-dessus  tout  les  anecdotes  mettant  en  relief  la 
conversion  des  pécheurs,  l'exaltation  des  humbles^; il 
modifie  souvent  les  anciennes  traditions  pour  leur  don- 
ner ce  tour  ^.  Il  admet  dans  ses  premières  pages  des 
légendes  sur  l'enfance  de  Jésus,  racontées  avec  ces 
longues  amplifications,  ces  cantiques,  ces  procédés 
de  convention  qui  forment  le  trait  essentiel  des  évan- 
giles apocryphes.  Enfin,  il  a  dans  le  récit  des  der- 
niers temps  de  Jésus  quelques  circonstances  pleines 
d'un  sentiment  tendre  et  certains  mots  de  Jésus  d'une 
délicieuse  beauté  %  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  les 
récits  plus  authentiques,  et  où  l'on  sent  le  travail  de 

i.  II,  21,  22,  39,  41,  42.  C'est  un  trait  ébionite.  Cf.  Philoso- 
phumench  VII,  vi,  34. 

2.  La  parabole  du  riche  et  de  Lazare.  Gomp.  vi,  20  et  suiv.;  2i 
et  suiv.;  xii,  13  et  suiv.;  xvi  entier;  xxu,  35;  Actes,  11,  4i-lo; 
V,  1  et  suiv. 

3.  La  Icmine  qui  oint  les  pieds,  Zacijée,  le  bon  larron,  la  para- 
bole du  pharisien  et  dupublicain,  Tenfant  prodigue. 

4.  Par  exemple,  la  femme  qui  oint  les  pieds  devient  cliez  lui 
une  péchere.-se  qui  se  convertit. 

5.  Jésus  pleurant  sur  Jérusalem,  la  sueur  de  sang,  la  rencoiiLio 
des  saintes  femmes,  le  bon  larron,  etc.  Le  mot  aux  femmes  de 
Jérusalem  (xxiii,  28-29)  ne  peut  guère  avoir  été  conçu  qu'après 
le  siéire  de  l'an  70. 


XLii  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

la  légende.  Luc  les  empruntait  probablement  à  un 
recueil  plus  récent,  où  l'on  visait  surtout  à  exciter 
des  sentiments  de  piété. 

Une  grande  réserve  était  naturellement  commandée 
en  présence  d'un  document  de  cette  nature.  11  eut  été 
aussi  peu  critique  de  le  négliger  que  de  l'employer  sans 
discernement.  Luc  a  eu  sous  les  yeux  des  originaux 
que  nous  n'avons  plus.  C'est  moins  un  évangéliste 
qu'un  biographe  de  Jésus,  un  «  harmoniste,»  un  correc- 
teur à  la  manière  de  Marcion  et  de  Tatien.  Mais  c'est 
un  biographe  du  premier  siècle,  un  artiste  divin  qui, 
indépendamment  des  renseignements  qu'il  a  puisés 
aux  sources  plus  anciennes,  nous  montre  le  caractère 
du  fondateur  avec  un  bonheur  de  trait,  une  inspiration 
d'ensemble,  un  relief  que  n'ont  pas  les  deux  autres 
synoptiques.  Son  évangile  est  celui  dont  la  lecture 
a  le  ptus  de  charme  ;  car  à  l'incomparable  beauté 
du  tond  commun,  il  ajoute  une  part  d'artifice  et 
de  composition  qui  augmente  singulièrement  l'effet 
du  portrait,  sans  nuire  gravement  à  sa  vérité. 

En  somme,  on  peut  dire  que  la  rédaction  synop- 
tique a  traversé  trois  degrés  :  1°  l'état  documentaire 
original  (>.oyia  de  Matthieu,  }.£/Ô£VTa  yi  Tz^cn-f^h-zct.  de 
Marc),  premières  rédactions  qui  n'existent  plus; 
S'*  l'état  de  simple  mélange,  où  les  documents  ori- 
ginaux sont  amalgamés  sans  aucun  effort  de  compo- 


INTRODUCTION.  xuii 

sition,  sans  qu'on  voie  percer  aucune  vue  personnelle 
de  la  part  des  auteurs  (  évangiles  actuels,  de  Mat- 
thieu et  de  Marc);  3°  l'état  de  combinaison  ou  de 
rédaction  voulue  et  réfléchie,  où  l'on  sent  l'effort 
pour  concilier  les  différentes  versions  (évangile  de 
Luc).  L'évangile  de  Jean,  comme  nous  l'avons  dit, 
forme  une  composition  d'un  autre  ordre  et  tout  à  fait 
à  part. 

On  remarquera  que  je  n'ai  fait  nul  usage  des  évan- 
giles apocryphes.  Ces  compositions  ne  doivent  être 
en  aucune  façon  mises  sur  le  même  pied  que  les 
évangiles  canoniques.  Ce  sont  de  plates  et  puériles 
amplifications,  ayant  les  canoniques  pour  base  et  n'y 
ajoutant  rien  qui  ait  du  prix.  Au  contraire,  j'ai  été 
fort  attentif  à  recueillir  les  lambeaux  conservés  par 
les  Pères  de  l'Église  d'anciens  évangiles  qui  existè- 
rent autrefois  parallèlement  aux  canoniques  et  qui  sont 
maintenant  perdus,  comme  l'Évangile  selon  les  Hé- 
breux, l'Évangile  selon  les  Égyptiens,  les  Évangiles 
dits  de  Justin,  de  Marcion,  de  Tatien.  Les  deux  pre- 
miers sont  surtout  importants  en  ce  qu'ils  étaient 
rédigés  en  araméen  comme  les  Logia  de  Matthieu, 
qu'ils  paraissent  avoir  constitué  une  variété  de  l'évan- 
gile de  cet  apôtre,  et  qu'ils  furent  l'évangile  des 
Ehionim,  c'est-à-dire  de  ces  petites  chrétientés  de 
Batanée  qui  gardèrent  l'usage  du   syro-chaldaïque, 


XLiv  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

et  qui  paraissent  à  quelques  égards  avoir  continué 
la  ligne  de  Jésus.  Mais  il  faut  avouer  que,  dans  l'état 
où  ils  nous  sont  arrivés,  ces  évangiles  sont  infé- 
rieurs, pour  l'autorité  critique,  à  la  rédaction  de 
l'évangile  de  Matthieu  que  nous  possédons. 
•  On  comprend  maintenant,  ce  semble,  le  genre  de 
valeur  historique  que  j'attribue  aux  évangiles.  Ce  ne 
sont  ni  des  biographies  à  la  façon  de  Suétone,  ni  des 
légendes  fictives  à  la  manière  de  Philostrate;  ce  sont 
des  biographies  légendaires.  Je  les  rapprocherais 
volontiers  des  légendes  de  Saints,  des  Vies  de  Plo- 
tin,  de  Proclus,  d'Isidore,  et  autres  écrits  du  même 
genre,  oii  la  vérité  historique  et  l'intention  de  pré- 
senter des  modèles  de  vertu  se  combinent  à  des 
degrés  divers.  L'inexactitude,  qui  est  un  des  traits 
de  toutes  les  compositions  populaires,  s'y  fait  parti- 
culièrement sentir.  Supposons  qu'il  y  a  dix  ou 
douze  ans,  trois  ou  quatre  vieux  soldats  de  l'em- 
pire se  fussent  mis  chacun  de  leur  côté  à  écrire  la  vie 
de  Napoléon  avec  leurs  souvenirs.  Il  est  clair  que 
leurs  récits  offriraient  de  nombreuses  erreurs  ,  de 
fortes  discordances.  L'un  d'eux  mettrait  Wagram 
avant  Marengo  ;  l'autre  écrirait  sans  hésiter  que 
Napoléon  chassa  des  Tuileries  le  gouvernement  de 
Robespierre;  un  troisième  omettrait  des  expéditions 
de  la  plus  haute  importance.  Mais  une  chose  résul- 


IxNTRODUCTION.  XLV 

terait  certainement  avec  un  haut  degré  de  vérité 
de  ces  naïfs  récits,  c'est  le  caractère  du  héros,  l'im- 
pression qu'il  faisait  autour  de  lui.  En  ce  sens,  de 
telles  histoires  populaires  vaudraient  mieux  qu'une 
histoire  solennelle  et  officielle.  On  en  peut  dire  autant 
des  évangiles.  Uniquement  attentifs  à  mettre  en  saillie 
l'excellence  du  maître,  ses  miracles,  son  enseigne- 
ment, les  évangéhstes  montrent  une  entière  indif- 
férence pour  tout  ce  qui  n'est  pas  l'esprit  même  de 
Jésus.  Les  contradictions  sur  les  temps,  les  lieux,  les 
personnes  étaient  regardées  comme  insignifiantes  ;  car, 
autant  on  prêtait  à  la  parole  de  Jésus  un  haut  degré 
d'inspiration,  autant  on  était  loin  d'accorder  cette 
inspiration  aux  rédacteurs.  Ceux-ci  ne  s'envisageaient 
que  comme  de  simples  scribes  et  ne  tenaient  qu'à 
une  seule  chose  :  ne  rien  omettre  de  ce  qu'ils  sa- 
vaient ^. 

Sans  contredit,  une  part  d'idées  préconçues  dut 
se  mêler  à  de  tels  souvenirs.  Plusieurs  récits,  surtout 
de  Luc,  sont  inventés  pour  faire  ressortir  vivement 
certains  traits  de  la  physionomie  de  Jésus.  Cette 
physionomie  elle-même  subissait  chaque  jour  des  alté- 
rations. Jésus  serait  un  phénomène  unique  dans 
'histoire  si,  avec  le  rôle  qu'il  joua,   il  n'avait  été 

4.  Voir  le  passage  précité  de  Papias. 


XLVi  ORIGINES  DtJ   CHRISTIANISME. 

bien  vite  transfiguré.  La  légende  d'Alexandre  était 
éclose  avant  que  la  génération  de  ses  compagnons 
d'armes  fût  éteinte  ;  celle  de  saint  François  d'Assise 
commença  de  son  vivant.  Un  rapide  travail  de  méta- 
morphose s'opéra  de  même,  dans  les  vingt  ou  trente 
années  qui  suivirent  la  mort  de  Jésus,  et  imposa  à  sa 
biographie  les  tours  absolus  d'une  légende  idéale.  La 
mort  perfectionne  l'homme  le  plus  parfait;  elle  le 
rend  sans  défaut  pour  ceux  qui  l'ont  aimé.  En  même 
temps,  d'ailleurs,  qu'on  voulait  peindre  le  maître,  on 
voulait  le  démontrer.  Beaucoup  d'anecdotes  étaient 
conçues  pour  prouver  qu'en  lui  les  prophéties  envi- 
sagées comme  messianiques  avaient  eu  leur  accom- 
plissement. Mais  ce  procédé,  dont  il  ne  faut  pas 
nier  l'importance,  ne  saurait  tout  expliquer.  Aucun 
ouvrage  juif  du  temps  ne  donne  une  série  de  pro- 
phéties exactement  libellées  que  le  Messie  dût  ac- 
complir. Plusieurs  des  allusions  messianiques  re- 
levées par  les  évangélistes  sont  si  subtiles ,  si 
détournées,  qu'on  ne  peut  croire  que  tout  cela 
répondît  à  une  doctrine  généralement  admise.  Tan- 
tôt l'on  raisonna  ainsi  :  «  Le  Messie  doit  faire 
telle  chose  ;  or  Jésus  est  le  Messie  ;  donc  Jésus  a 
fait  telle  chose.  »  Tantôt  l'on  raisonna  à  l'inverse  : 
'  «  Telle  chose  est  arrivée  à  Jésus  ;  or  Jésus  est  le 
Messie  \   donc  telle  chose  devait  arriver  au  Mes- 


Introduction.  xlvii 

sie  *.  »  Les  explications  trop  simples  sont  toujours 
fausses  quand  il  s'agit  d'analyser  le  tissu  de  ces  pro- 
fondes créations  du  sentiment  populaire,  qui  déjouent 
tous  les  systèmes  par  leur  richesse  et  leur  infinie 
variété. 

A  peine  est-il  besoin  de  dire  qu'avec  de  tels  docu- 
ments, pour  ne  donner  que  de  l'incontestable,  il 
faudrait  se  borner  aux  lignes  générales.  Dans  pres- 
que toutes  les  histoires  anciennes,  même  dans  celles 
qui  sont  bien  moins  légendaires  que  celles-ci,  le 
détail  prête  à  des  doutes  infinis.  Quand  nous  avons 
deux  récits  d'un  même  fait,  il  est  extrêmement  rare 
que  les  deux  récits  soient  d'accord.  N'est-ce  pas  une 
raison,  quand  on  n'en  a  qu'un  seul,  de  concevoir  bien 
des  perplexités?  On  peut  dire  que  parmi  les  anec- 
dotes, les  discours ,  les  mots  célèbres  rapportés  par 
les  historiens,  il  n'y  en  a  pas  un  de  rigoureusement 
authentique.  Y  avait-il  des  sténographes  pour  fixer 
ces  paroles  rapides?  Y  avait-il  un  annaliste  toujours 
présent  pour  noter  les  gestes,  les  allures,  les  senti- 
ments des  acteurs?  Qu'on  essaye  d'arriver  au  vrai 
sur  la  manière  dont  s'est  passé  tel  ou  tel  fait  contem- 
porain; on  n'y  réussira  pas.  Deux  récits  d'un  même 
événement  faits  par  des  témoins  oculaires  diffèrent 

4.  Voir,  par  exemple,  Jean,  xix,  23-24. 


XLViri  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

essentiellement.  Faut-il  pour  cela  renoncer  à  toute  la 
couleur  des  récits  et  se  borner  à  l'énoncé  des  faits 
d'ensemble?  Ce  serait  supprimer  l'histoire.  Certes, 
je  crois  bien  que,  si  l'on  excepte  certains  axiomes 
courts  et  presque  mnémoniques ,  aucun  des  discours 
rapportés  par  Matthieu  n'est  textuel  ;  à  peine  nos 
procès  verbaux  sténographiés  le  sont-ils.  J'admets 
volontiers  que  cet  admirable  récit  de  la  Passion 
renferme  une  foule  d'à  peu  près.  Ferait -on  ce- 
pendant l'histoire  de  Jésus  en  omettant  ces  pré- 
dications qui  nous  rendent  d'une  manière  si  vive 
la  physionomie  de  ses  discours,  et  en  se  bornant  à 
dire  avec  Josèphe  et  Tacite  «  qu'il  fut  mis  à  mort  par 
l'ordre  de  Pilate  à  l'instigation  des  prêtres?  »  Ce  serait 
là,  selon  moi,  un  genre  d'inexactitude  pire  que  celui- 
auquel  on  s'expose  en  admettant  les  détails  que  nous 
fournissent  les  textes.  Ces  détails  ne  sont  pas  vrais  à 
la  lettre;  mais  ils  sont  vrais  d'une  vérité  supérieure; 
ils  sont  plus  vrais  que  la  nue  vérité,  en  ce  sens  qu'ils 
sont  la  vérité  rendue  expressive  et  parlante,  élevée  à 
la  hauteur  d'une  idée. 

Je  prie  les  personnes  qui  trouveront  que  j'ai  ac- 
cordé une  confiance  exagérée  à  des  récits  en  grande 
partie  légendaires,  de  tenir  compte  de  l'observation 
que  je  viens  de  faire.  A  quoi  se  réduirait  la  vie 
d'Alexandre,  si  on  se  bornait  à  ce  qui  est  matérielle- 


INTRODUCTION.  xux 

ment  certain?  Les  traditions  même  en  partie  erronées 
renferment  une  portion  de  vérité  que  l'histoire  ne  peut 
négliger.  On  n'a  pas  reproché  à  M.  Sprenger  d'avoir, 
en  écrivant  la  vie  de  Mahomet,  tenu  grand  compte 
des  hadith  ou  traditions  orales  sur  le  prophète,  et 
d'avoir  souvent  prêté  textuellement  h  son  héros  des 
paroles  qui  ne  sont  connues  que  par  cette  source. 
Les  traditions  sur  Mahomet,  cependant,  n'ont  pas 
un  caractère  historique  supérieur  à  celui  des  discours 
et  des  récils  qui  composent  les  évangiles.  Elles  furent 
écrites  de  l'an  50  à  l'an  i/iO  de  l'hégire.  Quand  on 
écrira  l'histoire  des  écoles  juives  aux  siècles  qui  ont 
précédé  et  suivi  immédiatement  la  naissance  du  chris- 
tianisme, on  ne  se  fera  aucun  scrupule  de  prêter  àHil- 
lel,  à  Schammaï,  à  Gamaliel,  les  maximes  que  leur 
attribuent  la  Mischna  et  la  Gemara,  bien  que  ces 
grandes  compilations  aient  été  rédigées  plusieurs 
centaines  d'années  après  les  docteurs  dont  il  s'agit. 
•  Quant  aux  personnes  qui  croient,  au  contraire,  que 
l'histoire  doit  consister  à  reproduire  sans  interpré- 
tation les  documents  qui  nous  sont  parvenus,  je  les 
prie  d'observer  qu'en  un  teî  sujet  cela  n'est  pas 
loisible.  Les  quatre  principaux  documents  sont  en  fla- 
grante contradiction  l'un  avec  l'autre  ;  Josèphe  d'ail- 
leurs les  rectifie  quelquefois.  Il  faut  choisir.  Prétendre 
qu'un  événement  ne  peut  pas  s'être  passé  de  deux 

d 


L  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

manières  à  la  fois,  ni  d'une  façon  impossible,  n*est 
pas  imposer  à  l'histoire  une  philosophie  a  priori.  De 
ce  qu'on  possède  plusieurs  versions  différentes  d'un 
même  fait,  de  ce  que  la  crédulité  a  mêlé  à  toutes  ces 
versions  des  circonstances  fabuleuses ,  l'historien  ne 
doit  pas  conclure  que  le  fait  soit  faux  ;  mais  il  doit  en 
pareil  cas  se  tenir  en  garde,  discuter  les  textes  et 
procéder  par  induction.  Il  est  surtout  une  classe  de 
récits  à  propos  desquels  ce  principe  trouve  une  ap- 
plication nécessaire,  ce  sont  les  récits  surnaturels. 
Chercher  à  expliquer  ces  récits  ou  les  réduire  à  des 
légendes,  ce  n'est  pas  mutiler  les  faits  au  nom  de  la 
théorie;  c'est  partir  de  l'observation  même  des  faits. 
Aucun  des  miracles  dont  les  vieilles  histoires  sont 
remplies  ne  s'est  passé  dans  des  conditions  scienti- 
fiques. Une  observation  qui  n'a  pas  été  une  seule  fois 
démentie  nous  apprend  qu'il  n'arrive  de  miracles  que 
dans  les  temps  et  les  pays  où  l'on  y  croit,  devant 
des  personnes  disposées  à  y  croire.  Aucun  miracle  ne 
s'est  produit  devant  une  réunion  d'hommes  capables 
de  constater  le  caractère  miraculeux  d'un  fait.  Ni  les 
personnes  du  peuple,  ni  les  gens  du  monde  ne  sont 
compétents  pour  cela.  Il  y  faut  de  grandes  précau- 
tions et  une  longue  habitude  des  recherches  scienti- 
fiques. De  nos  jours,  n'a-t-on  pas  vu  presque  tous 
les  gens  du  monde  dupes  de  grossiers  prestiges  ou  de 


INTRODUCTION.  Li 

puériles  illusions?  Des  faits  merveilleux  attestés  par 
des  petites  villes*  tout  entières  sont  devenus,  grâce 
à  une  enquête  plus  sévère,  des  faits  condamna- 
bles*. S'il  est  avéré  qu'aucun  miracle  contemporain  ne 
supporte  la  discussion,  n'est-il  pas  probable  que  les 
miracles  du  passé,  qui  se  sont  tous  accomplis  dans 
des  réuîiions  populaires,  nous  offriraient  également, 
s'il  nous  était  possible  de  les  critiquer  en  détail,  leur 
part  d'illusion? 

Ce  n'est  donc  pas  au  nom  de  telle  ou  telle  philo- 
sophie, c'est  au  nom  d'une  constante  expérience,  que 
nous  bannissons  le  miracle  de  l'histoire.  Nous  ne 
disons  pas  :  «  Le  miracle  est  impossible  ;  »  nous  di- 
sons :  ((  Il  n'y  a  pas  eu  jusqu'ici  de  miracle  constaté.» 
Que  demain  un  thaumaturge  se  présente  avec  des 
garanties  assez  sérieuses  pour  être  discuté;  qu'il 
s'annonce  comme  pouvant,  je  suppose,  ressusciter  un 
mort;  que  ferait-on?  Une  commission  composée  de 
physiologistes,  de  physiciens,  de  chimistes,  de  per- 
sonnes exercées  à  la  critique  historique,  serait  nc:n- 
mée.  Cette  commission  choisirait  le  cadavre,  s'assu- 
rerait que  la  mort  est  bien  réelle,  désignerait  la  salle 
oii  devrait  se  faire  l'expérience,  réglerait  tout  le  sys- 
tème de  précautions  nécessaire  pour  ne  laisser  prise 

1.  Voir  la  Gazette  des  Trihiinaux,  10  sept,  et  11  nov.  4  851 , 
28  mai  1857. 


Lif  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

à  aucun  doute.  Si,  dans  de  telles  conditions,  la  ré- 
surrection s'opérait,  une  probabilité  presque  égale 
H  la  certitude  serait  acquise.  Cependant  comme  une 
expérience  doit  toujours  pouvoir  se  répeie/^  que  l'on 
doit  être  capable  de  refaire  ce  que  l'on  a  fait  une  fois, 
et  que  dans  l'ordre  du  miracle  il  ne  peut  être  question 
de  facile  ou  de  difficile,  le  thaumaturge  serait  invité  h 
reproduire  son  acte  merveilleux  dans  d'autres  cir- 
constances, sur  d'autres  cadavres,  dans  un  autre 
milieu.  Si  chaque  fois  le  miracle  réussissait,  deux 
choses  seraient  prouvées  :  Ve  première,  c'est  qu'il  ar- 
rive dans  le  monde  des  faits  ^surnaturels  ;  la  seconde, 
c'est  que  le  pouvoir  de  les  produire  appartient  ou  est 
délégué  à  certaines  personnes  Mais  qui  ne  voit  que 
jamais  miracle  ne  s'est  passé  dans  ces  conditions-là  ; 
que  toujours  jusqu'ici  le  thaumaturge  a  choisi  le  sujet 
de  l'expérience, choisi  le  milieu,  choisi  le  public;  que 
d'ailleurs  le  plus  souvent  c'est  le  peuple  lui-même  qui, 
pa.^'  suite  de  l'invincible  besoin  qu'il  a  de  voir  dans 
les  grands  événements  et  les  grands  hommes  quelque 
chose  de  divin,  crée  après  coup  les  légendes  merveil- 
leuses? Jusqu'à  nouvel  ordre,  nous  maintiendrons 
donc  ce  principe  de  critique  historique,  au' un  récit 
surnaturel  ne  peut  être  admis  comme  tel,  qu'il  im- 
plique toujours  crédulité  ou  imposture,  que  le  devoir 
de  l'historien  est  de  l'interpréter  et  de  rechercher 


INTRODUCTION.  uu 

quelle  part  de  vérité,   quelle  part  d'erreur  il  peut 
receler. 

Telles  sont  les  règles  qui  ont  été  suivies  dans  la 
composition  de  cet  écrit.  A  la  lecture  des  textes,  j'ai 
pu  joindre  une  grande  source  de  lumières,  la  vue  des 
lieux  où  se  sont  passés  les  événements.  La  mission 
scientifique  ayant  pour  objet  l'exploration  de  l'an- 
cienne Phénicie,  que  j'ai  dirigée  en  1860  et  1861 S 
m'amena  à  résider  sur  les  frontières  de  la  Galilée  et  à  y 
voyager  fréquemment  Vai  traversé  dans  tous  les  sens 
la  province  évangélique;  j'ai  visité  Jérusalem,  Hébron 
et  la  Samarie  ;  presque  aucune  localité  importante  de 
l'histoire  de  Jésus  ne  m'a  écliappé.  Toute  cette 
histoire  qui,  à  distance,  semble  flotter  dans  les  nuages 
d'un  monde  sans  réalité,  prit  ainsi  un  corps,  une 
solidité  qui  m'étonnèrent.  L'accord  frappant  des 
textes  et  des  lieux,  la  merveilleuse  harmonie  de  l'idéal 
évangélique  avec  le  paysage  qui  lui  servit  de  cadre 
furent  pour  moi  comme  ime  révélation.  J'eus  devant 
les  yeux  un  cinquième  évangile,  lacéré,  mais  lisible 
encore,  et  désormais,  à  travers  les  récits  de  Matthieu 
et  de  Marc,  au  lieu  d'un  être  abstrait,  qu'on  dirait 
n'avoir  jamais  existé,  je  vis  une  admirable  figure  hu- 
maine vivre,  se  mouvoir.  Pendant  l'été,   ayant  dû 

\.  Le  livre  où  seront  contenus  les  résultats  de  cette  mission  est 
sous  presse. 


LIT  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

monter  à  Ghazir,  dans  le  Liban,  pour  prendre  un  peu 
de  repos,  je  fixai  en  traits  rapides  l'image  qui  m'était 
apparue,  et  il  en  résulta  cette  histoire.  Quand  une 
cruelle  épreuve  vint  hâter  mon  départ,  je  n'avais  plus 
à  rédiger  que  quelques  pages.  Le  livre  a  été,  de  la 
sorte,  oomposé  tout  entier  fort  près  des  lieux  mêmes 
cil  Jésus  naquit  et  se  développa.  Depuis  mon  retour, 
j'ai  travaillé  sans  cesse  à  vérifier  et  à  contrôler  dans  le 
détail  l'ébauche  que  j'avais  écrite  à  la  hâte  dans  une 
cabane  maronite,  avec  cinq  ou  six  volumes  autour  de 
moi. 

Plusieurs  regretteront  peut-être  le  tour  biogra- 
phique qu'a  ainsi  pris  mon  ouvrage.  Quand  je  conçus 
pour  la  première  fois  une  histoire  des  origines  du 
christianisme,  ce  que  je  voulais  faire,  c'était  bien,  en 
efl'et,  une  histoire  de  doctrines,  où  les  hommes  n'au- 
raient eu  presque  aucune  part.  Jésus  eût  à  peine  été 
nommé  ;  on  se  fût  surtout  attaché  à  montrer  comment 
les  idées  qui  se  sont  produites  sous  son  nom  germè- 
rent et  couvrirent  le  monde.  Mais  j'ai  compris  depuis 
que  l'histoire  n'est  pas  un  simple  jeu  d'abstrac- 
tions, que  les  hommes  y  s'ont  plus  que  les  doctrines. 
Ce  n'est  pas  une  certaine  théorie  sur  la  justification  et 
la  rédemption  qui  a  fait  la  réforme  :  c'est  Luther,  c'est 
Calvin.  Le  parsisme,  l'hellénisme,  le  judaïsme  au- 
raient pu  se  combiner  sous  toutes  les  formes  ;  les  doc- 


INTRODUCTION.  Lv 

trines  de  la  résurrection  et  du  Verbe  auraient  pu  se 
développer  durant  des  siècles  sans  produire  ce  fait 
fécond,  unique,  grandiose,  qui  s'appelle  le  christia- 
nisme. Ce  fait  est  l'œuvre  de  Jésus,  de  saint  Paul,  de 
saint  Jean.  Faire  l'histoire  de  Jésus,  de  saint  Paul,  de 
saint  Jean,  c'est  faù-e  l'histoire  des  origines  du  chris- 
tianisme. Les  mouvements  antérieurs  n'appartiennent 
à  notre  sujet  qu'en  ce  qu'ils  servent  à  expliquer  ces 
hommes  extraordinaires,  lesquels  ne  peuvent  natu- 
rellement avoir  été  sans  lien  avec  ce  qui  les  a  pré- 
cédés. \ 
Dans  un  tel  effort  pour  faire  revivre  les  hautes 
âmes  du  passé,  une  part  de  divinution  et  de  conjec- 
ture doit  être  permise.  Une  grande  vie  est  un  tout 
organique  qui  ne  peut  se  rendre  par  la  simple  agglo- 
mération de  petits  faits.  Il  faut  qu'un  sentiment  pro- 
fond embrasse  l'ensemble  et  en  fasse  l'unité.  La  rai- 
son d'art  en  pareil  sujet  est  un  bon  guide;  le  tact 
exquis  d'un  Gœthe  trouverait  à  s'y  appliquer.  La 
condition  essentielle  des  créations  de  l'art  est  de  for- 
mer un  système  vivant  dont  toutes  les  parties  s'ap- 
pellent et  se  commandent.  Dans  les  histoires  du 
genre  de  celle-ci,  le  grand  signe  qu'on  tient  le  vrai 
est  d'avoir  réussi  à  combiner  les  textes  d'une  façon 
qui  constitue  un  récit  logique,  vraisemblable,  où  rien 
ne  détonne.  Les  lois  intimes  de  la  vie,  de  la  marche 


LVI  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

des  produits  organiques,  de  la  dégradation  des 
nuances,  doivent  être  à  chaque  instant  consultées  ; 
car  ce  qu'il  s'agit  de  retrouver  ici,  ce  n'est  pas  la 
circonstance  matérielle,  impossible  à  contrôler,  c'esl 
l'âme  même  de  l'histoire;  ce  qu'il  faut  rechercher, 
ce  n'est  pas  la  petite  certitude  des  minuties,  c'est  la 
justesse  du  sentiment  général,  la  vérité  de  la  couleur. 
Chaque  trait  qui  sort  des  règles  de  la  narration  clas- 
sique doit  avertir  de  prendre  garde  ;  car  le  fait  qu'il 
s'agit  de  raconter  a  été  vivant,  naturel,  harmonieux. 
Si  on  ne  réussit  pas  h  le  rendre  tel  par  le  récit,  c'est 
que  sûrement  on  n'est  pas  arrivé  à  le  bien  voir.  Suppo- 
sons qu'en  restaurant  la  Minerve  de  Phidias  selon  les 
textes,  on  produisît  un  ensemble  sec,  heurté,  arti- 
ficiel; que  faudrait-il  en  conclure?  Une  seule  chose  : 
c'est  que  les  textes  ont  besoin  de  l'interprétation 
du  goût,  qu'il  faut  les  solliciter  doucement  jusqu'à 
ce  qu'ils  arrivent  à  se  rapprocher  et  à  fournir  un 
ensemble  où  toutes  les  données  soient  heureusement 
fondues.  Serait-on  sûr  alors  d'avoir,  trait  pour  trait, 
la  statue  grecque?  Non;  mais  on  n'en  aurait  pas  du 
moins  la  caricature  :  on  aurait  l'esprit  général  de 
l'œuvre,  une  des  façonf5  dont  elle  a  pu  exister. 

Ce  sentiment  d'un  organisme  vivant,  on  n'a  pas 
hésité  à  le  prendre  pour  guide  dans  l'agencement 
général  du  récit.  La  lecture  des  évangiles  suffirait 


INTRODUCTION.  lvu 

pour  prouver  que  leurs  rédacteurs,  quoique  ayant 
dans  l'esprit  un  plan  très-juste  de  la  vie  de  Jésus, 
n'ont  pas  été  guidés  par  des  données  chronologiques 
bien  rigoureuses;  Papias;  d'ailleurs,  nous  l'apprend 
expressément^.  Les  expressions  :  «En  ce  temps-là... 
après  cela...  alors...  et  il  arriva  que...,  »  etc.,  sont  de 
simples  transitions  destinées  à  rattacher  les  uns  aux 
autres  les  différents  récits.  Laisser  tous  les  renseigne- 
ments fournis  par  les  évangiles  dans  le  désordre  où  la 
tradition  nous  les  donne,  ce  ne  serait  pas  plus  écrire 
l'histoire  de  Jésus  qu'on  n'écrirait  l'histoire  d'un  homme 
célèbre  en  donnant  pêle-mêle  les  lettres  et  les  anec- 
dotes de  sa  jeunesse,  de  sa  vieiLesse,  de  son  âge 
mur.  Le  Coran,  qui  nous  offre  aussi  dans  le  décousu 
le  plus  complet  les  pièces  des  différentes  époques  de 
la  vie  de  Mahomet,  a  livré  son  secret  à  une  critique 
ingénieuse  ;  on  a  découvert  d'une  manière  à  peu  près 
certaine  l'ordre  chronologique  où  ces  pièces  ont  été 
composées.  Un  tel  redressement  est  beaucoup  plus 
difficile  pour  l'Evangile,  la  vie  publique  de  Jésus  ayant 
été  plus  courte  et  moins  chargée  d'événements  que 
la  vie  du  fondateur  de  l'islam.  Cependant,  la  tentative 
de  trouver  un  fil  pour  se  guider  dans  ce  dédale  ne 
saurait  être  taxée  de  subtilité  gratuite.  Il  n'y  a  pas 

1.  Loc.  cit. 


LViîi  Or\IGINES  DU  CHRISTIANISME. 

grand  abus  d'hypothèse  à  supposer  qu'un  fondateur 
rehgieux  commence  par  se  rattacher  aux  aphorismes 
moraux  qui  sont  déjà  en  circulation  de  son  temps  et 
aux  pratiques  qui  ont  de  la  Vogue;  que,  plus  mûr  et 
entré  en  pleine  possession  de  sa  pensée,  il  se  com- 
plaît dans  un  genre  d'éloquence  calme,  poétique, 
éloigné  de  toute  controverse,  suave  et  libre  comme  le 
sentiment  pur;  qu'il  s'exalte  peu  à  peu,  s'anime  de- 
vant l'opposition,  finit  par  les  polémiques  et  les  fortes 
invectives.  Telles  sont  les  périodes  qu'on  distingue 
nettement  dans  le  Coran.  L'ordre  adopté  avec  un  tact 
extrêmement  fm  par  les  synoptiques  suppose  une 
marche  analogue.  Qu'on  lise  attentivement  Matthieu, 
on  trouvera  dans  la  distribution  des  discours  une  gra- 
dation fort  analogue  à  celle  que  nous  venons  d'indi- 
quer. On  observera,  d'ailleurs,  la  réserve  des  tours 
de  phrase  dont  nous  nous  servons  quand  il  s'agit 
d'exposer  le  progrès  des  idées  de  Jésus.  Le  lecteur 
peut,  s'il  le  préfère,  ne  voir  dans  les  divisions  adop- 
tées à  cet  égard  que  les  coupes  indispensables  à  l'ex- 
position méthodique  d'une  pensée  profonde  et  com- 
pliquée. 

Si  l'amour  d'un  sujet  peut  servir  à  en  donner  l'in- 
Selligence,  on  reconnaîtra  aussi,  j'espère,  que  cette 
condition  ne  m'a  pas  manqué.  Pour  faire  l'histoire 
d'une  religion,  il  est  nécessaire,  premièrement,  d'y 


INTRODUCTION.  ux 

avoir  cru  (sans  cela,  on  ne  saurait  comprendre  par  quoi 
elle  a  charmé  et  satisfait  la  conscience  humaine)  ; 
en  second  heu,  de  n'y  plus  croire  d'une  manière 
absolue  ;  car  la  foi  absolue  est  incompatible  avec 
l'histoire  sincère.  Mais  l'amour  va  sans  la  foi.  Pour 
ne  s'attacher  à  aucune  des  formes  qui  captivent  l'ado- 
ration des  hommes,  on  ne  renonce  pas  à  goûter  ce 
qu'elles  contiennent  de  bon  et  de  beau.  Aucune  appa- 
rition passagère  n'épuise  la  divinité;  Dieu  s'était  ré- 
vélé avant  Jésus,  Dieu  se  révélera  après  lui.  Profon- 
dément inégales  et  d'autant  plus  divines  qu'elles  sont 
plus  grandes,  plus  spontanées,  les  manifestations  du 
Dieu  caché  au  fond  de  la  conscience  humaine  sont 
toutes  du  même  ordre.  Jésus  ne  saurait  donc  appar- 
tenir uniquement  à  ceux  qui  se  disent  ses  disciples. 
11  est  l'honneur  commun  de  ce  qui  porte  un  cœur 
d'homme.  Sa  gloire  ne  consiste  pas  à  être  relégué 
hors  de  l'histoire;  on  lui  rend  un  culte  plus  vrai 
en  montrant  que  l'histoire  entière  est  incompréhen- 
sible sans  lui. 


VIE 


DE  JESUS 


CHAPITRE   PREMIER. 

PLACE    DE    JÉSUS     DANS     l'iIISTOIRE     DU     MONDE. 

L'événement  capital  de  l'histoire  du  monde  est 
la  révolution  par  laquelle  les  plus  nobles  portion? 
de  l'humanité  ont  passé  des  anciennes  religions  , 
comprises  sous  le  nom  vague  de  paganisme,  à  une 
religion  fondée  sur  l'unité  divine,  la  trinité,  l'in- 
carnation du  Fils  de  Dieu.  Cette  conversion  a  eu 
besoin  de  près  de  mille  ans  pour  se  faire.  La  religion 
nouvelle  avait  mis  elle-même  au  moins  trois  cents  ans 
à  se  former.  Mais  l'origine  de  la  révolution  dont  il 
s'agit  est  un  fait  qui  eut  lieu  sous  les  règnes  d'Au- 

1 


2  ORIGINES   DU   CIIRISTIAMSME. 

guste  et  de  Tibère.  Alors  vécut  une  personne  sup(> 
rieure  qui,  par  son  initiative  hardie  et  par  l'amour 
qu'elle  sut  inspirer,  créa  l'objet  et  posa  le  point  de 
départ  de  la  foi  future  de  l'humanité. 

L'homme,  dès  qu'il  se  distingua  de  ranimai,  fut 
religieux,  c'est-à-dire  qu'il  vit,  dans  la  nature,  quelque 
chose  au  delà  de  la  réalité,  et  pour  lui  quelque  chose 
au  delà  de  la  mort.  Ce  sentiment,  pendant  des  milliers 
d'années,  s'égara  de  la  manière  la  plus  étrange.  Chez 
beaucoup  de  races,  il  ne  dépassa  point  la  croyance 
aux  sorciers  sous  la  forme  grossière  où  nous  la  trou- 
vons encore  dans  certaines  parties  de  l'Océanie. 
Chez  quelques-unes,  le  sentiment  religieux  aboutit  aux 
honteuses  scènes  de  boucherie  qui  forment  le  carac- 
tère de  l'ancienne  religion  du  Mexique.  Chez  d'au- 
tres, en  Afrique  surtout,  il  arriva  au  pur  fétichisme, 
c'est-à-dire  à  l'adoration  d'un  objet  matériel,  auquel 
on  attribuait  des  pouvoirs  surnaturels.  Comme  l'in- 
stinct de  l'amour,  qui  par  moments  élève  l'homme 
le  plus  vulgaire  au-dessus  de  lui-même,  se  change 
parfois  en  perversion  et  en  férocité  ;  ainsi  cette 
divine  faculté  de  la  religion  put  longtemps  sembler 
un  chancre  qu'il  fallait  extirper  de  l'espèce  humaine, 
une  cause  d'erreurs  et  de  crimes  que  les  sages  de- 
vaient chercher  à  supprimer. 

Les  brillantes  civilisations  qui  se  dcveloppcrent  dos 


VIE   DE  JÉSUS.  :i 

une  antiquité  fort  reculée  en  Chine,  en  Babylonie,  en 
Egypte,  firent  faire  à  la  religion  certains  progrès.  La 
Chine  arriva  de  très-bonne  heure  à  une  sorte  de  bon 
sens  médiocre,  qui  lui  interdit  les  grands  égarements. 
Elle  ne  connut  ni  les  avantages,  ni  les  abus  du  génie 
religieux.  En  tout  cas,  elle  n'eut  par  ce  côté  aucune 
influence  sur  la  direction  du  grand  courant  de  l'hu- 
manité. Les  religions  de  la  Babylonie  et  de  la  Syrie 
ne  se  dégagèrent  jamais  d'un  fond  de  sensualité 
étrange;  ces  rehgions  restèrent,  jusqu'à  leur  extinc- 
tion au  iv^  et  au  v'  siècle  de  notre  ère,  des  écoles 
d'immoralité,  où  quelquefois  se  faisaient  jour,  par 
une  sorte  d'intuition  poétique,  de  pénétrantes  échap- 
pées sur  le  monde  divin.  L'Egypte,  à  travers  une 
sorte  de  fétichisme  apparent,  put  avoir  de  bonne 
heure  des  dogmics  métaphysiques  et  un  symbo- 
lisme relevé.  Mais  sans  doute  ces  interprétations 
d'une  théologie  raffinée  n'étaient  pas  primitives.  Ja- 
mais l'homme,  en  possession  d'une  idée  claire,  ne  s'est 
amusé  à  la  revêtir  de  symboles  :  c'est  le  plus  souvent 
à  la  suite  de  longues  réflexions,  et  par  l'impossibifité 
où  est  l'esprit  humain  de  se  résigner  à  l'absurde, 
qu'on  cherche  des  idées  sous  les  vieilles  images  mys- 
tiques dont  le  sens  est  perdu.  Ce  n'est  pas  de  l'Egypte, 
d'ailleurs,  qu'est  venue  la  foi  de  l'humanité.  Les  élé- 
ments qui,  dans  la  religion  d'un  chrétien,  viennent,  à 


4  or.ir.iNF.s  Dr  rnr.TSTiANiSME. 

travers  mille  transformations,  cV Egypte  et  de  Syrie 
sont  des  formes  extérieures  sans  beaucoup  de  consé- 
quence, ou  des  scories  telles  que  les  cultes  les  plus 
épurés  en  retiennent  toujours.  Le  grand  défaut  des 
religions  dont  nous  parlonsétait  leur  caractère  essen- 
tiellement superstitieux;  ce  qu'elles  jetèrent  dans 
le  monde,  ce  furent  des  millions  d'amulettes  et 
d'abraxas.  Aucune  grande  pensée  morale  ne  pouvait 
sortir  de  races  abaissées  par  un  despotisme  sécu- 
laire et  accoutumées  à  des  institutions  qui  enlevaient 
presque  tout  exercice  à  la  liberté  des  individus. 

La  poésie  de  Tâme,  la  foi,  la  liberté,  l'honnêteté, 
le  dévouement,  apparaissent  dans  le  monde  avec 
les  deux  grandes  races  qui,  en  un  sens,  ont  fait 
l'humanité,  je  veux  dire  la  race  ,  indo-européenne 
et  la  race  sémitique.  Les  premières  intuitions  reli- 
gieuses de  la  race  indo-européenne  furent  essentiel- 
lement naturalistes.  Mais  c'était  un  naturalisme  pro- 
fond et  moral,  un  embrassement  amoureux  de  la 
nature  par  l'homme,  une  poésie  déKcieuse,  pleine  du 
sentiment  de  l'infini,  le  principe  enfin  de  tout  ce  que 
le  génie  germanique  et  celtique,  de  ce  qu'un  Shak- 
speare,  de  ce  qu'un  Gœthe  devaient  exprimer  plus 
lard.  Ce  n'était  ni  de  la  religion,  ni  de  la  morale 
réfléchies  ;  c'était  de  la  mélancolie,  de  la  tendresse, 
de  l'imagination;  c'était  par-dessus  tout  du  sérieux, 


VIE   DE  JÉSUS.  5 

c'est-à-dire  la  condition  essentielle  de  la  morale  et  de 
la  religion.  La  foi  de  l'humanité  cependant  ne  pou- 
vait venir  de  là ,  parce  que  ces  vieux  cultes  avaient 
beaucoup  de  peine  à  se  détacher  du  polythéisme 
et  n'aboutissaient  pas  à  un  symbole  bien  clair. 
Le  brahmanisme  n'a  vécu  jusqu'à  nos  jours  que 
grâce  au  privilège  étonnant  de  conservation  que 
l'Inde  semble  posséder.  Le  bouddhisme  échoua  dans 
toutes  ses  tentatives  vers  l'ouest.  Le  druidisme 
resta  une  forme  exclusivement  nationale  et  sans  por- 
tée universelle.  Les  tentatives  grecques  de  réforme, 
l'orphisme,  les  mystères,  ne  suftlrent pas  pour  donner 
aux  âmes  un  aliment  solide.  La  Perse  seule  arriva  à  se 
faire  une  religion  dogmatique,  presque  monothéiste 
et  savamment  organisée  ;  mais  il  est  fort  possible  que 
cette  organisation  même  fût  une  imitation  ou  un  em- 
prunt. En  tout  cas,  la  Perse  n'a  pas  converti  le 
monde;  elle  s'est  convertie,  au  contraire,  quand  elle 
a  vu  paraître  sur  ses  frontières  le  drapeau  de  l'unité 
divine  proclamée  par  l'islam. 

C'est  la  race  sémitique^  qui  a  la  gloire  d'avoir  fait  la 
religion  de  l'humanité.  Bien  au  delà  des  confins  de 
rhistoire,  sous  sa  tente  restée  pure  des  désordres 

î.  Je  rappelle  que  ce  mot  désigne  simplement  ici  les  peuples 
qui  parlent  ou  ont  parlé  une  des  langues  qu'on  appelle  sémitiques. 
Une  telle  désignation  est  tout  à  fait  défectueuse;  mais  c'est  un  de 


t)  ORIGINES   DU    CMIIISTIAISISME. 

d'un  monde  déjà  corrompu,  le  patriarche  bédouin 
préparait  la  foi  du  monde.  Une  forte  antipathie  contre 
les  cultes  voluptueux  de  la  Syrie,  une  grande  sim- 
plicité de  rituel,  l'absence  complète  de  temples, 
l'idole  réduite  h  d'insignifiants  theraphim,  voilà  sa  su- 
périorité. Entre  toutes  les  tribus  des  Sémites  nomades, 
celle  des  Beni-Israël  était  marquée  déjà  peur  d'im- 
menses destinées.  D'antiques  rapports  avec  FÉgypte, 
d'où  résultèrent  peut-être  quelques  emprunts  pure- 
ment matériels,  ne  firent  qu'augmenter  leur  répul- 
sion pour  l'idolâtrie.  Une  «  Loi  »  ou  Thorax  très- 
anciennement  écrite  sur  des  tables  de  pierre,  et  qu'ils 
rapportaient  à  leur  grand  libérateur  Moïse,  était  déjà 
le  code  du  monothéisme  et  renfermait,  comparée  aux 
institutions  d'Egypte  et  de  Chaldée,  de  puissants 
germes  d'égalité  sociale  et  de  moralité.  Un  coffre  ou 
arche  portative,  ayant  des  deux  côtés  des  oreillettes 
pour  passer  des  leviers,  constituait  tout  leur  maté- 
riel religieux  ;  là  étaient  réunis  les  objets  sacrés 
de  la  nation,  ses  reliques,  ses  souvenirs,  le  «  livr^  » 
enfin ^,  journal  toujours  ouvert  de  la  tribu,  mais  où 
l'on  écrivait  très-discrètement.  La  famille  chargée  de 

ces  mots,  comme  «architecture  gothique,  »  «chiffres  arabes,  »  qu'il 
faut  conserver  pour  s'entendre,  môme  après  qu'on  a  démontré 
l'erreur  qu'ils  impliquent. 
4.  I  Sam.,  X,  25. 


VIE   DE  JESUS.  -  7 

tenir  les  leviers  et  de  veiller  sur  ces  archives  porta- 
tives, étant  près  du  livre  et  en  disposant,  prit  bien 
vite  de  l'inriportance.  De  là  cependant  ne  vint  pas 
l'institution  qui  décida  de  l'avenir;  le  prêtre  hébreu 
ne  diffère  pas  beaucoup  des  autres  prêtres  de  l'an- 
tiquité. Le  caractère  qui  distingue  essentiellement 
Israël  entre  les  peuples  théocratiques ,  c'est  que  le 
sacerdoce  y  a  toujours  été  subordonné  à  l'inspira- 
tion individuelle.  Outre  ses  prêtres,  chaque  tribu 
nomade  avait  son  nabi  ou  prophète,  sorte  d'oracle 
vivant  que  l'on  consultait  pour  la  solution  des  ques- 
tions obscures  qui  supposaient  un  haut  degré  de  clair- 
voyance. Les  nabis  d'Israël,  organisés  en  groupes  ou 
écoles,  eurent  une  grande  supériorité.  Défenseurs  de 
l'ancien  esprit  démocratique,  ennemis  des  riches, 
opposés  à  toute  organisation  politique  et  à  ce  qui  eût 
engagé  Israël  dans  les  voies  des  autres  nations,  ils 
furent  les  vrais  instruments  de  la  primauté  religieuse 
du  peuple  juif.  De  bonne  heure,  ils  annoncèrent  des 
espérances  illimitées,  et  quand  le  peuple,  en  partie 
victime  de  leurs  conseils  impolitiques,  eut  été  écrasé  par 
la  puissance  assyrienne,  ils  proclamèrent  qu'un  règne 
sans  bornes  lui  était  réservé,  qu'un  jour  Jérusalem  serait 
la  capitale  du  monde  entier  et  que  le  genre  humain 
se  ferait  juif.  Jérusalem  et  son  temple  leur  apparurent 
comme  une  ville  placée  sur  le  sommet  d'une  mon- 


8  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

tagne,  vers  laquelle  tous  les  peuples  devaient  accou- 
rir, comme  un  oracle  d'où  la  loi  universelle  devait 
sortir,  comme  le  centre  d'un  règne  idéal,  où  le 
genre  humain ,  pacifié  par  Israël ,  retrouverait  les 
joies  de  l'Eden  ^. 

Des  accents  inconnus  se  font  déjà  entendre  pour 
exalter  le  martyre  et  célébrer  la  puissance  de  «  l'homme 
de  douleur.  »  A  propos  de  cjuelqu'un  de  ces  sublimes 
patients  qui,  comme  Jérémie,  teignaient  de  leur 
sang  les  rues  de  Jérusalem ,  un  inspiré  fit  un  can- 
tique sur  les  souffrances  et  le  triomphe  du  <(  Servi- 
teur de  Dieu,  »  où  toute  la  force  prophétique  du 
génie  d'Israël  sembla  concentrée  2.  «  11  s'élevait 
comme  un  faible  arbuste,  comme  un  rejeton  qui 
monte  d'un  sol  aride;  il  n'avait  ni  grâce  ni  beauté. 
Accablé  d'opprobres,  délaisse  des  hommes,  tous  dé- 
tournaient de  lui  la  face  ;  couvert  d'ignominie ,  il 
comptait  pour  un  néant.  C'est  qu'il  s'est  chargé  de  nos 
souffrances;  c'est  qu'il  a  pris  sur  lui  nos  douleurs. 
Vous  l'eussiez  tenu  pour  un  homme  frappé  de  Dieu, 
touché  de  sa  main.  Ce  sont  nos  crimes  qui  l'ont  couvert 
de  blessures,  nos  iniquités  qui  l'ont  broyé  ;  le  châtiment 

i.  Isaïe,  II,  1-4,  et  surtout  les  chapitres  xl  et  suiv.,  lx  et 
suiv.;  Miellée,  iv,  i  et  suiv.  Il  faut  se  rappeler  que  la  seconde  par- 
tie du  livre  d'Isaïe,  a  partir  du  chapitre  xl,  n'est  pas  d'Isaïe. 

t.  Is.,  LU,  13  et  suiv.,  et  lui  entier. 


VIE  DE   JÉSUS.  9 

qui  nous  a  valu  le  pardon  a  pesé  sur  lui,  et  ses  meur- 
trissures ont  été  notre  guérison.  Nous  étions  comme 
un  troupeau  errant,  chacun  s'était  égaré,  et  Jéhovah 
a  déchargé  sur  lui  l'iniquité  de  tous.  Ecrasé,  humi- 
lié, il  n'a  pas  ouvert  la  bouche  ;  il  s'est  laissé  mener 
comme  un  agneau  à  l'immolation  ;  comme  une  breiois 
silencieuse  devant  celui  qui  la  tond,  il  n'a  pas  ouvert 
la  bouche.  Son  tombeau  passe  pour  celui  d'un  mé- 
chant, sa  mort  pour  celle  d'un  impie.  Mais  du  moment 
qu'il  aura  offert  sa  vie,  il  verra  naître  une  postérité 
nombreuse,  et  les  intérêts  de  Jéhovah  prospéreront 
dans  sa  main.  » 

De  profondes  modifications  s'opérèrent  en  même 
temps  dans  la  Thorcu  De  nouveaux  textes,  prétendant 
représenter  la  vraie  loi  de  Moïse,  tels  que  le  Deuté- 
ronome,  se  produisirent  et  inaugurèrent  en  réalité 
un  esprit  fort  différent  de  celui  des  vieux  nom^ades. 
Un  grand  fanatisme  fut  le  trait  dominant  de  cet  es- 
prit. Des  croyants  forcenés  provoquent  sans  cesse 
des  violences  contre  tout  ce  qui  s'écarte  du  culte 
de  Jéhovah  ;  un  code  de  sang ,  édictant  la  peine 
de  mort  pour  des  déhts  religieux,  réussit,  à  s'éta- 
blir. La  piété  amène  presque  toujours  de  singu- 
lières oppositions  de  véhémence  et  de  douceur.  Ce 
zèle,  inconnu  à  la  grossière  simplicité  du  temps  des 
Juges,  inspire  des  tons  de  prédication  émue  et  d'onc- 


10  oi;igim:s  du  chiustia.msme. 

tiun  lendre  que  le  monde  n'avait  pas  entendus  jus- 
que-là. Une  forte  tendance  vers  les  questions  sociales 
se  fait  déjà  sentir;  des  utopies,  des  rêves  de  société 
parfaite  prennent  place  dans  le  code.  Mélange  de  mo- 
rale patriarcale  et  de  dévotion  ardente,  d'intuitions 
primitives  et  de  raffinements  pieux  comme  ceux  qui 
remplissaient  l'âme  d'un  Ézéchias,  d'un  Josias,  d'un 
Jérémie,  le  Pentateuque  se  fixe  ainsi  dans  la  forme 
où  nous  le  voyons,  et  devient  pour  des  siècles  la  règle 
absolue  de  l'esprit  national. 

Ce  grand  livre  une  fois  créé,  l'histoire  du  peuple 
juif  se  déroule  avec  un  entraînement  irrésistible.  Les 
grands  empires  qui  se  succèdent  dans  l'Asie  occi- 
dentale, en  brisant  pour  lui  tout  espoir  d'un  royaume 
terrestre,  le  jettent  dans  les  rêves  religieux  avec  une 
sorte  de  passion  sombre.  Peu  s'oucieux  de  dynastie 
nationale  ou  d'indépendance  politique,  il  accepte  tous 
les  gouvernements  qui  le  laissent  pratiquer  libre- 
ment son  culte  et  suivre  ses  usages.  Israël  n'aura 
plus  désormais  d'autre  direction  que  celle  de  ses  en- 
thousiastes religieux,  d'autres  ennemis  que  ceux  de 
l'unité  divine,  d'autre  patrie  que  sa  Loi. 

Et  cette  Loi,  il  faut  bien  le  remarquer,  était  toute 
sociale  et  morale.  C'était  l'œuvre  d'hommes  pénétrés 
d'un  haut  idéal  de  la  vie  présente  et  croyant  avoir 
trouvé  les  meilleurs  moyens  pour  le  réahser.  La  con- 


VIE   DE  JESUS.  11 

viction  de  tous  est  que  la  Thora  bien  observée  ne 
peut  manquer  de  donner  la  parfaite  félicité .  Cette 
Thora  n'a  rien  de  commun  avec  les  «  Lois  »  grecques 
ou  romaines,  lesquelles,  ne  s'occupant  guère  que  du 
droit  abstrait,  entrent  peu  dans  les  questions  de  bon- 
heur et  de  moralité  privés.  On  sent  d'avance  que  les 
résultats  qui  en  sortiront  seront  d'ordre  social,  et  non 
d'ordre  politique,  que  l'œuvre  à  laquelle  ce  peuple 
travaille  est  un  royaume  de  Dieu,  non  une  république 
civile,  une  institution  universelle,  non  une  nationalité 
ou  une  patrie. 

A  travers  de  nombreuses  défaillances ,  L-raï'l 
soutint  admirablement  cette  vocation.  Une  série 
d'hommes  pieux,  Esdras,  Néhémie,  Onias,  les'Mac- 
chabées,  dévorés  du  zèle  de  la  Loi,  se  succèdent 
pour  la  défense  des  antiques  institutions.  L'idée 
qu'Israël  est  un  peuple  de  Saints,  une  tribu  choisie 
de  Dieu  et  liée  envers  lui  par  un  contrat,  prend  des 
racines  de  plus  en  plus  inébranlables.  Une  immense 
attente  remplit  les  âmes.  Toute  l'antiquité  indo-eu- 
ropéenne avait  placé  le  paradis  à  l'origine;  tous 
ses  poètes  avaient  pleuré  un  âge  d'or  évanoui. 
Israël  mettait  Tâge  d'or  dans  l'avenir.  L'éternelle 
poésie  des  âmes  religieuses,  les  Psaumes,  éclosent 
de  ce  piétisme  exalté ,  avec  leur  divine  et  m.é- 
lancolique  harmonie.  Israël  devient  vraiment  et  par 


12  ORIGIINES   DU   CHlllSTlANlSME. 

excellence  le  peuple  de  Dieu,  pendant  qu'autour  de 
lui  les  religions  païennes  se  réduisent  de  plus  en 
plus,  en  Perse  et  en  Babylonie,  à  un  charlatanisme 
officiel,  en  Egypte  et  en  Syrie,  à  une  grossière  idolâ- 
trie, dans  le  monde  grec  et  latin,  à  des  parades.  Ce 
que  les  martyrs  chrétiens  ont  fait  dans  les  premiers 
siècles  de  notre  ère,  ce  que  les  victimes  de  l'ortho- 
doxie persécutrice  ont  fait  dans  le  sein  même  du 
christianisme  jusqu'à  notre  temps,  les  Juifs  le  firent 
durant  les  deux  siècles  qui  précèdent  l'ère  chrétienne. 
Ils  furent  une  vivante  protestation  contre  la  super- 
stition et  le  matérialisme  religieux.  Un  mouvement 
d'idées  extraordinaire,  aboutissant  aux  résultats  les 
plus  opposés,  faisait  d'eux  à  cette  époque  le  peuple 
le  plus  frappant  et  le  plus  original  du  monde.  Leur 
dispersion  sur  tout  le  littoral  de  la  Méditerranée  et 
l'usage  de  la  langue  grecque,  qu'ils  adoptèi-ent  hors 
de  la  Palestine,  préparèrent  les  voies  à  une  propa- 
gande dont  les  sociétés  anciennes,  coupées  en  petites 
nationalités,  n'avaient  encore  offert  aucun  exemple. 

Jusqu'au  temps  des  Macchabées,  le  judaïsme, 
malgré  sa  persistance  à  annoncer  qu'il  serait  un  jour 
la  religion  du  genre  humain,  avait  eu  le  caractère 
de  tous  les  autres  cultes  de  l'antiquité  :  c'était  un  culte 
de  famille  et  de  tribu.  L'israélite  pensait  bien  que  son 
culte  était  le  meilleur,  et  oarlait  avec  mépris  des  dieux 


VIE    DR   JESUS.  13 

étrangers.  Mais  il  croyait  aussi  que  la  religion  du  vrai 
Dieu  n'était  faite  que  pour  lui  seul.  On  embrassait  le 
culte  de  Jétiovah  quand  on  entrait  dans  la  famille 
jiiive^  ;  voilà  tout.  Aucun  israélite  ne  songeait  à 
convertir  l'étranger  à  un  culte  qui  était  le  pa- 
Irimoine  des  fils  d'Abraham.  Le  développement  de 
l'esprit  piétiste,  depuis  Esdras  et  Néhémie,  amena 
une  conception  beaucoup  plus  ferme  et  plus  logique. 
Le  judaïsme  devint  la  vraie  religion  d'une  manière 
absolue;  on  accorda  à  qui  voulut  le  droit  d'y  en- 
trer 2  ;  bientôt  ce  fut  une  œuvre  pie  d'y  amener  le 
plus  de  monde  possible  ^.  Sans  doute,  le  sentiment 
délicat  qui  éleva  Jean -Baptiste,  Jésus,  saint  Paul, 
au-dessus  des  mesquines  idées  de  races  n'existait 
pas  encore;  par  une  étrange  contradiction,  ces  con- 
vertis (prosélytes)  étaient  peu  considérés  et  traités 
avec  dédain  ^.  Mais  l'idée  d'une  religion  exclu- 
sive, l'idée  qu'il  y  a  quelque  chose  au  monde  de 
supérieur  à  la  patrie,  au  sang,  aux  lois,  l'idée  qui 

4.  Rulh,  I,  16. 

2.  Esther,  ix,  27. 

3.  Matth.,  XXIII,  15;  Josèphe,  Vita,  23  ;  B.  J.,  Il,  xvii,  10;  VII, 
III,  3;  Ant.,  XX,  ii,  4;  Horat.,  Sat.  I,  iv,  143;  Juv.,  xiv,  96  et 
suiv.;  Tacite,  Ann.,  II,  85  ;  Ilist.,  Y,  5  ;  Dion  Cassius,  XXXVII,  1 7. 

4.  Mischna,  Schebiitj  x,  9;  Talmud  de  Babylone,  Niddali, 
fol.  13  6,  Jehamoth,  47  6;  Kidduschin,  70  b;  Midrasch,  Jalkut 
Rulh,  fol.  163  rf. 


14  OP.  I  CINES    DO  CHniSTIANISME. 

fei'a  les  apolres  et  les  martyrs,  était  fondée.  Une  pro^ 
fonde  pitié  pour  les  païens,  quelque  brillante  que 
soit  leur  fortune  mondaine,  est  désormais  le  senti- 
ment de  tout  juif  ^.  Par  un  cycle  de  légendes,  desti- 
nées à  fournir  des  modèles  d'inébranlable  fermeté 
(Daniel  et  ses  compagnons,  la  mère  des  Macchabées 
et  ses  sept  fils  2,  le  roman  de  l'Hippodrome  d'Alexan- 
dri-e^),  les  guides  du  peuple  cherchent  surtout  à  in- 
culquer cette  idée  que  la  vertu  consiste  dans  un 
attachement  fanatique  à  des  institutions  religieuses 
déterminées. 

Les  persécutions  d'Antiochus  Épiphane  firent  de 
cette  idée  une  passion,  presque  une  frénésie.  Ce 
fut  quelque  chose  de  très -analogue  à  ce  qui  se 
passa  sous  Néron,  deux  cent  trente  ans  plus  tard. 
La  rage  et  le  désespoir  jetèrent  les  croyants  dans 
le  monde  des  visions  et  des  rêves.  La  première 
apocalypse,  le  «  Livre  de  Daniel,  »  parut.  Ce  fut 
com^me  une  renaissance  du  prophétisme,  mais  sous 
une  forme  très  -  différente  de  l'ancienne  et  avec  un 
■sentiment  bien  plus  large  des  destinées  du  monde. 

i.  Letcre  apocryphe  de  Baruch,  dans  Fabricius,   Cod.  pseiid. 
V.  T.  11,  147  et  suiv. 

2.  11^  livre  des  Macchabées,  ch.  vu,  et  le  De  Maccabœis.  attri- 
bué à  Josèphe.  Cf.  ÉpUre  aux  Hébreux,  xi,  33  et  suiv. 

3.  III''  livre  (fipocr.)   des  Macchabées;  Rufîn,  Suppl.  ad  Jos., 
Contra  Apio)ie?n,  U,  b. 


VIE   DE   JÉSUS.  15 

Le  Livre  de  Daniel  donna  en  quelque  sorte  aux  espé- 
rances messianiques  leur  dernière  expression.  Le 
Messie  ne  fut  plus  un  roi  à  la  façon  de  David  et  de 
Salomon ,  un  Gyrus  théocrate  et  mosaïste  ;  ce  fut  un 
((  fils  de  l'homme  »  apparaissant  dans  la  nue  ^,  un  être 
surnaturel,  revêtu  de  l'apparence  humaine,  chargé 
de  juger  le  monde  et  de  présider  à  l'âge  d'or.  Peut- 
être  le  Sosiosch  de  la  Perse,  le  grand  prophète  avenir, 
chargé  de  préparer  le  règne  d'Ormuzd,  donna-t-il 
quelques  traits  à  ce  nauvel  idéal  2.  L'auteur  inconnu. 
du  Livre  de  Daniel  eut,  en  tout  cas,  une  influence 
décisive  sur  l'événement  religieux  qui  allait  trans- 
former le  monde.  Il  fournit  la  mise  en  scène  et  les 
termes  techniques  du  nouveau  messianisme ,  et  on 
peut  lui  appliciuer  ce  que  Jésus  disait  de  Jean-Bap- 
tiste :  Jusqu'à  lui,  les  prophètes;  à  partir  de  lui,  le 
royaume  de  Dieu. 

11  ne  faut  pas  croire  cependant  que  ce  mouvement, 
si  profondément  religieux  et  passionné,  eût  pour  mo- 
bile des  dogmes  particuliers,  comme  cela  a  eu  lieu 
dans  toutes   les  luttes  qui   ont  éclaté  au   sein  du 

1 .  VII,  1 3  et  suiv. 

2.  Vendidad,  xix,  18,  19;  Mlnokhired,  passage  publié  dans 
la  Zeilschrifl  der  deiUschen  morgenlàndischen  Gesellschafl, 
î,  263;  Boundehesch,  xxxi.  Le  manque  de  chronologie  certaine 
pour  les  textes  zends  et  pehlvis  laisse  planer  beaucoup  de  doute 
sur  ces  rapprocliements  entre  les  croyances  juives  et  persanes. 


IG  ORIGTNKS    1)11    C  [F  T.l  STl  AN  ISM  E. 

christianisme.  Le  juif  de  civile  époque  était  aussi 
peu  théologien  que  possible/ 11  ne  spéculait  pas 
sur  l'essence  de  la  divinité;  les  croyances  sur  les 
anges,  sur  les  fins  de  l'homme,  sur  les  hypostases 
divines,  dont  le  premier  germe  se  laissait  déjà  entre- 
voir, étaient  des  croyances  libres,  des  méditations 
auxquelles  chacun  se  livrait  selon  la  tournure  de  son 
esprit,  mais  dont  une  foule  de  gens  n'avaient  pas 
entendu  parler.  C'étaient  même  les  plus  orthodoxes 
qui  restaient  en  dehors  de  toutes  ces  imaginations 
particulières  ,  et  s'en  tenaient  à  la  simplicité  du 
mosaïsme./ Aucun  pouvoir  dogmatique  analogue  à 
celui  que  le  christianisme  orthodoxe  a  déféré  h 
l'Église  n'existait  alors.  Ce  n'est  qu'à  partir  du 
iif  siècle,  quand  le  christianisme  est  tombé  entre 
les  mains  de  races  raisonneuses,  folles  de  dialec- 
tique et  de  métaphysique ,  que  commence  cette 
fièvre  de  définitions ,  qui  fait  de  l'histoire  de  l'Église 
l'histoire  d'une  immense  controverse.  On  disputait 
aussi  chez  les  Juifs  ;  des  écoles  ardentes  apportaient 
à  presque  toutes  les  questions  qui  s'agitaient  des  so- 
lutions opposées  ;  mais  dans  ces  luttes ,  dont  le  Tal- 
mud  nous  a  conservé  les  principaux  détails,  il  n'y  a 
pas  un  seul  mot  de  théologie  spéculative.  Observer 
et  maintenir  la  loi,  parce  que  la  loi  est  juste,  et  que, 
bien  observée,  elle  donne  le  bonheur,  voilà  tout  le 


VIE   DE  JESUS.  n 

j{KJaï>mo.  Nul  credo,  nul  symbole  théorique.  Un  dis- 
ciple de  la  philosophie  arabe  la  plus  hardie,  Moïse 
Maimonide,  a  pu  devenir  l'oracle  de  la  synagogue, 
parce  qu'il  a  été  un  canoniste  très-exercé. 

Les  règnes  des  derniers  Asmonéens  et  celui 
d'Hérode  virent  l'exaltation  grandir  encore.  Ils 
furent  remplis  par  une  série  non  interrompue  de 
mouvements  religieux.  A  mesure  que  le  pouvoir  se 
sécularisait  et  passait  en  des  mains  incrédules,  le 
peuple  juif  vivait  de  moins  en  moins  pour  la  terre 
et  se  laissait  de  plus  en  plus  absorber  par  le  travail 
étrange  qui  s'opérait  en  son  sein.  Le  monde,  distrait 
par  d'autres  spectacles,  n'a  nulle  connaissance  de 
ce  qui  se  passe  en  ce  coin  oublié  de  l'Orient.  Les 
âmes  au  courant  de  leur  siècle  sont  pourtant  mieux 
avisées.  Le  tendre  et  clairvoyant  Virgile  semble 
répondre,  comme  par  un  écho  secret,  au  second 
Isaïe;  la  naissance  d'un  enfant  le  jette  dans  des 
rêves  de  palingénésie  universelle  *.  Ces  rêves  étaient 
ordinaires  et  formaient  comme  un  genre  de  littéra- 
ture, que  l'on  couvrait  du  nom  des  Sibylles.  La  for- 
mation toute  récente  de  l'Empire  exaltait  les  imagina- 

4.  Egl.  IV,  Le  Camœiim  carmen  (v.  4)  était  une  sorte  d'apoca- 
lypse sibylline,  empreinte  de  la  philo-sopliie  de  Thistoire  familière 
à  l'Orient.  Voir  Servius  sur  ce  vers,  et  Carmina  sibyllina,  III, 
û='-8I7.  Cf.  Tac,  Ilist.jY,  13. 

2 


18  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

lions;  la  grande  ère  de  paix  où  l'on  entrait  et  celte 
impression  de  sensibilité  mélancolique  qu'éprouvent 
les  âmes  après  les  langues  périodes  de  révolution, 
faisaient  naître  de  toute  part  des  espérances  illimitées. 

En  Judée,  l'attente  était  à  son  comble.  De  saintes 
personnes,  parmi  lesquelles  on  cite  un  vieux  Siméon, 
auquel  la  légende  fait  tenir  Jésus  dans  ses  bras, 
Anne,  fille  de  Phanuel,  considérée  comme  prophé- 
tesse^,  passaient  leur  vie  autour  du  temple,  jeûnant, 
priant,  pour  qu'il  plût  à  Dieu  de  ne  pas  les  retirer  du 
monde  sans  avoir  vu  l'accomplissement  des  espé- 
rances d'Israël.  On  sent  une  puissante  incubation, 
l'approche  de  quelque  chose  d'inconnu. 

Ce  mélange  confus  de  claires  vues  et  de  songes, 
cette  alternative  de  déceptions  et  d'espérances,  ces 
aspirations  sans  cesse  refoulées  par  une  odieuse  réa- 
lité, trouvèrent  enfin  leur  interprète  dans  l'homme 
incomparable  auquel  la  conscience  universelle  a  dé- 
cerné le  titre  de  Fils  de  Dieu,  et  cela  avec  justice, 
puisqu'il  a  fait  faire  à  la  religion  un  pas  auquel  nul 
autre  ne  peut  et  probablement  ne  pourra  jamais  être 
comparé. 

4.  Luc,  II,  25  etsuiv. 


CHAPITRE   IL 


ENFANCE    ET    JEUNESSE    DE    JESLS.     SES     PHEMIEnES 
IMPRESSIONS. 


Jésus  naquit  à  Nazareth*,  petite  ville  de  Galilée, 
qui  n'eut  avant  lui  aucune  célébrité 2.  Toute  sa  vie 
il  fut  désigné  du  nom  de  «  Nazaréen  ^,  »  et  ce 
n'est  que  par  un  détour  assez  embarrassé^  qu'on  réus- 
sit, dans  sa  légende,  à  le  faire  naître  à  Bethléhem. 

4.  Matth.,  XIII,  54  etsuiv.;  Marc,vi,  1  et  suiv.;  Jean,  I,  45-46. 

2.  Elle  n'est  nommée  ni  dans  les  écrits  de  l'Ancien  Testament, 
ni  dans  Josèplie,  ni  dans  le  Talmud. 

3.  Marc,  i,  24;  Luc,  xviii,  37;  Jean,  xix,  19;  Act.  11,  22; 
III,  6.  De  là  le  nom  de  Nazaréens,  longtemps  appliqué  aux  clirc- 
tiens,  et  qui  les  désigne  encore  dans  tous  les  pays  musulmans. 

4.  Le  recensement  opéré  par  Quirinius,  auquel  la  légende  rat- 
tache le  voyage  de  Bethléhem,  est  postérieur  d'au  moins  dix  ans  à 
l'année  oii,  selon  Luc  et  Matthieu,  Jésus  serait  né.  Les  deux  évan- 
gélistes,  en  effet,  font  naître  Jésus  sous  le  règne  d'Hérode (Matth. 
II,  1,  19,  22;  Luc,  i,  5).  Or,  le  recensement  de  Quirinius  n'eut 
lieu  qu'après  la  déposition  d'Archélaiis,  c'est-à-dire  dix  ans  après 
la  mort  d'Hérode,  l'an  37  de  l'ère  d'Actium  (Josèphe,  Ant.,  XVll, 
xiu,  5;  XVIII,  I,  1;  11,  1).  L'inscription  par  laquelle  on  préten- 


20  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Nous  verrons  plus  tard  ^  le  motif  de  cette  supposi- 
tion, et  comment  elle  était  la  conséquence  obligée 
du  rôle  messianique  prêté  à  Jésus  2.  On  ignore  la 
date  précise  de  sa  naissance.  Elle  eut  lieu  sous  le 
règne  d'Auguste,  vers  l'an  750  de  Rome,  probable- 

dait  autrefois  établir  que  Quirinius  fit  deux  recensements  est  re- 
connue pour  fausse  (V.  Orell i, //zsc?\  lat.,  n"623,  et  le  supplément 
de  Henzen,  à  ce  numéro;  Borghesi,  Fastes  consulaires  [encore 
inédits],  à  l'année  742).  Le  recensement  en  tout  cas  ne  se  serait 
appliqué  qu'aux  parties  réduites  en  province  romaine,  et  non  aux 
tétrarchies.  Les  textes  par  lesquels  on  cherche  à  prouver  que 
quelques-unes  des  opérations  de  statistique  et  de  cadastre  ordon- 
nées par  Auguste  durent  s'étendre  au  domaine  des  Hérodes,  ou 
n'impliquent  pas  ce  qu'on  leur  fait  dire,  ou  sont  d'auteurs  chré- 
tiens, qui  ont  emprunté  cette  donnée  à  l'Évangile  de  Luc.  Ce  qui 
prouve  bien,  d'ailleurs,  que  le  voyage  de  la  famille  de  Jésus  à 
Bethléhem  n'a  rien  d'historique ,  c'est  le  motif  qu'on  lui  attribue. 
Jésus  n'était  pas  de  la  famille  de  David  (v.  ci-dessous,  p.  237-238), 
et,  en  eût-il  été,  on  ne  concevrait  pas  encore  que  ses  parents 
eussent  été  forcés,  pour  une  opération  purement  cadastrale  et  finan- 
cière, de  venir  s'inscrire  au  lieu  d'où  leurs  ancêtres  étaient  sortis 
depuis  mille  ans.  En  leur  imposant  unetelle  obligation,  l'autorité  ro- 
maineaurait  sanctionné  des  prétentions  pour  elle  pleines  de  menaces. 

4.Ch.  XIV. 

2.  Matth  ,  II,  1  et  suiv.  ;  Luc,  11,  1  et  suiv.  L'omission  de  ce 
récit  dans  Marc,  et  les  deux  passages  parallèles,  Matth,  xiii,  54,  et 
Marc,  VI,  1 ,  où  Nazareth  figure  comme  «la  patrie  w  de  Jésus,  prou- 
vent qu'une  telle  légende  manquait  dans  le  texte  primitif  qui  a 
fourni  le  canevas  narratif  des  évangiles  actuels  de  Matthieu  et  de 
Marc.  C'est  devant  des  objections  souvent  répétées  qu'on  aura  ajouté, 
en  tête  de  l'évangile  de  Malthieu,  des  réserves  dont  la  contradic- 


VIE  DE  JÉSUS.  21 

ment  quelques  années  avant  l'an  1  de  l'ère  que  tous 
les  peuples  civilisés  font  dater  du  jour  oii  il  naquit^. 

Le  nom  de  Jésus^  qui  lui  fut  donné,  est  une  altéra- 
tion de  Josiié,  C'était  un  nom  fort  commun;  mais 
naturellement  on  y  chercha  plus  tard  des  mystères 
et  une  allusion  à  son  rôle  de  Sauveur 2.  Peut-être 
lui-même,  comme  tous  les  mystiques,  s'exaltait-il 
à  ce  propos.  Il  est  ainsi  plus  d'une  grande  voca- 
tion dans  l'histoire  dont  un  nom  donné  sans  arrière- 
pensée  à  un  enfant  a  été  l'occasion.  Les  natures 
ardentes  ne  se  résignent  jamais  à  voir  un  hasard  dans 
ce  qui  les  concerne.  Tout  pour  elle  a  été  réglé  par 
Dieu,  et  elles  voient  un  signe  de  la  volonté  supé- 
rieure dans  les  circonstances  les  plus  insignifiantes. 

La  population  de  Galilée  était  fort  mêlée,  comme 

tion  avec  le  reste  du  texte  n'était  pas  assez  flagrante  pour  qu'on 
se  soit  cru  obligé  de  corriger  les  endroits  qui  avaient  d'abord  été 
écrits  à  un  tout  autre  point  de  vue.  Luc,  au  contraire  (iv,  '16), 
écrivant  avec  réflexion,  a  employé,  pour  être  conséquent,  une  ex- 
[)ression  plus  adoucie.  Quant  à  Jean,  il  ne  sait  rien  du  voyage  de 
Bethléhem  ;  pour  lui,  Jésus  est  simplement  «  de  Nazareth  »  ou  «  Ga- 
iiléen,  »  dans  deux  circonstances  oij  il  eût  été  de  la  plus  haute 
importance  de  rappeler  sa  naissance  à  Bethléhem  (i,  45-46;  vu, 
41-42). 

■1 .  On  sait  que  le  calcul  qui  sert  de  base  à  l'ère  vulgaire  a  é(é 
f>iit  au  VI*  siècle  par  Denys  le  Petit.  Ce  calcul  implique  certaines 
données  purement  hypothétiques, 

■2.  Miillh.,  I,  21  ;  Luc,  i,  31. 


22  OniGIiNES   DU    CHRISTI AMSME. 

le  nom  même  du  pays^  l'indiquait.  Cette  province 
comptait  parmi  ses  habitants,  au  temps  de  Jésus, 
beaucoup  de  non-Juifs  (Phéniciens,  Syriens,  Arabes 
et  même  Grecs 2).  Les  conversions  au  judaïsme 
n'étaient  point  rares  dans  ces  sortes  de  pays  mixtes. 
Il  est  donc  impossible  de  soulever  ici  aucune  question 
de  race  et  de  rechercher  quel  sang  coulait  dans  les 
veines  de  celui  qui  a  le  plus  contribué  à  effacer  dans 
l'humanité  les  distinctions  de  sang. 

Il  sortit  des  rangs  du  peuple^.  Son  père  Joseph 
et  sa  mère  Marie  étaient  des  gens  de  médiocre  con- 
dition, des  artisans  vivant  de  leur  travail^,  dans  cet 
état  si  commun  en  Orient,  qui  n'est  ni  l'aisance  ni  la 
misère.  L'extrême  simplicité  de  la  vie  dans  de  telles 
contrées,  en  écartant  le  besoin  de  confortable,  rend 
le  privilège  du  riche  presque  inutile,  et  fait  de  tout 
le  monde  des  pauvres  volontaires.  D'un  autre  côté,  le 
manque  total  de  goût  pour  les  arts  et  pour  ce  qui 
contribue  à  l'élégance  de  la  vie  matérielle,  donne  h 
la  maison  de  celui  qui  ne  manque  de  rien  un  aspect 
de  dénûment.  A  part  quelque  chose  de  sordide  et  de 

4.  Gelil  haggoyim,  «  cercle  des  Gentils.  » 

2.  Strabon,  XVI,   11,  35;  Jos.,   Vita,  12. 

3.  On  expliquera  plus  tard  (ch.  xiv)  l'origine  des  généalogies 
destinées  à  le  rattacher  à  la  race  de  David.  Les  Ébionim  les  suppri- 
maient (Epiph.,  Adv.  hœr.j,  xxx,  14). 

4.  Matth.,  xiii,  55;  Marc,  vi,  3;  Jean,  vi,  42. 


VIE   DE  JESUS.  23 

repoussant  que  l'islamisme  porte  partout  avec  lui,  la 
ville  de  Nazareth,  au  temps  de  Jésus,  ne  différait  peut- 
^Ire  pas  beaucoup  de  ce  qu'elle  est  aujourd'hui^.  Les 
rues  où  il  joua  enfant,  nous  les  voyons  dans  ces  sen- 
tiers pierreux  ou  ces  petits  carrefours  qui  séparent  les 
cases.  La  maison  de  Joseph  ressembla  beaucoup  sans 
doute  à  ces  pauvres  boutiques,  éclairées  par  la  porte, 
servant  à  la  fois  d'établi,  de  cuisine,  de  chambre  à 
coucher,  ayant  pour  ameublement  une  natte,  quel- 
ques coussins  à  terre,  un  ou  deux  vases  d'argile  et 
un  coffre  peint. 

La  famille,  qu'elle  provînt  d'un  ou  de  plusieurs 
mariages,  était  assez  nombreuse.  Jésus  avait  des 
frères  et  des  sœurs 2,  dont  il  semble  avoir  été  l'aîné^. 
Tous  sont  restés  obscurs;  car  il  paraît  que  les  quatre 
personnages  qui  sont  donnés  comme  ses  frères,  et 
parmi  lesquels  un  au  moins,  Jacques,  est  arrivé  à 
une  grande  importance  dans  les  premières  années  du 

4.  L'aspect  grossier  des  ruines  qui  couvrent  la  Palestine  prouve 
que  les  villes  qui  ne  furent  pas  reconstruites  à  la  manière  romaine 
étaient  fort  mal  bâties.  Quant  à  la  forme  des  maisons,  elle  est, 
en  Syrie,  si  simple  et  si  impérieusement  commandée  par  le  climat, 
qu'elle  n'a  jamais  dû  changer. 

2.  Matth.,  XII,  46  et  suiv.;  xiii,  55  et  suiv.  ;  Marc,  m,  31  et 
suiv.  ;  VI,  3;  Luc,  viii,  49  et  suiv.;  Jean,  11,  42;  vu,  3,  5,  4  0; 
/le/..  1,4  4. 

3.  Mallh.,  I,  23. 


2i  ORIGIINES   DU   CHRISTIANISME. 

développement  du  christianisme,  étaient  ses  cousin  f 
germains.  Marie,  en  effet,  avait  une  sœur  nommer 
aussi  Marie '^,  qui  épousa  un  certain  Alphée  ou  Cleo - 
plias  (ces  deux  noms  paraissent  désigner  une  même 
personne^),  et  fut  mère  de  plusieurs  fils  qui  jouèrent 
un  rôle  considérable  parmi  les  premiers  disciples  de 
Jésus.  Ces  cousins  germains,  qui  adhérèrent  au  jeune 
maître,  pendant  que  ses  vrais  frères  lui  faisaient  de 
l'opposition^,  prirent  le  titre  de  «frères  du  Seigneur^.» 
Les   vrais   frères    de  Jésus   n'eurent  d'importance, 

4.  Ces  deux  sœurs  portant  le  même  nom  sont  un  fait  singulier. 
11  y  a  là  probablement  quelque  inexactitude,  venant  de  l'habitude 
de  donner  presque  indistinctement  aux  Galiléennes  le  nom  de  Marie. 

2.  Ils  ne  sont  pas  étymologiquement  identiques.  ÀXcçaïc;  est  la 
transcription  du  nom  syro-chaldaïque  Halphaï;  K'jm-ôl;  ou  KXc'J-aç 
estune  forme  écourtée  de  KXsoTrarpo;.  Mais  il  pouvait  y  avoir  sub- 
stitution artificielle  de  l'un  à  l'autre,  de  même  que  les  Joseph  se 
faisaient  appeler  «  Hégésippe  «  ,  les  Eliakim  «  Alcimus  » ,  etc.       ' 

3.  Jean,  vu,  3  et  suiv. 

4.  En  effet,  les  quatre  personnages  qui  sont  donnés  (Matth., 
xHi,  55;  Marc,  vi,  3)  comme  fils  de  Marie,  mère  de  Jésus:  Jacob, 
Joseph  ou  José,  Simon  et  Jude,  se  retrouvent  ou  à  peu  près  comme 
fils  de  Marie  et  de  Cléophas  (Matth.,  xxvii,  56;  Marc,  xv,  40; 
Gai.,  I,  19;  Epist.  Jac,  i,  \  ;  Epist.  Judœ,  \  ;  Euseb.,  Chron. 
ad  ann.  R.  dcccx;  Hist.  eccL,  III,  11,  32;  Constit.  Apost.,  VU, 
4G).  L'hypothèse  que  nous  proposons  lève  seule  l'énorme  difficulté 
que  l'on  trouve  à  supposer  deux  sœurs  ayant  chacune  trois  ou 
quatre  fils  portant  les  mêmes  noms,  et  à  admettre  que  Jacques 
et  Simon,  les  deux  premiers  évêques  de  Jérusalem,  qualifiés  de 
«  frères  du  Seigneur,  »  aient  été  de  vrais  frères  de  Jésus,  qui  au- 


VIE  DE  JÉSUS.  25 

ainsi  que  leur  mère,  qu'après  sa  morf^.  Même  alois 
ils  ne  paraissent  pas  avoir  égalé  en  considération, 
leurs  cousins,  dont  la  conversion  avait  été  plus  spon- 
tanée et  dont  le  caractère  paraît  avoir  eu  plus  d'ori- 
ginalité. Leur  nom  était  inconnu,  à  tel  point  que  quand 
l'évangéliste  met  dans  la  bouche  des  gens  de  Naza- 
reth rénumération  des  frères  selon  la  nature,  ce  sont 
les  noms  des  fils  de^  Gléophas  qui  se  présentent  à 
lui  tout  d'abord.  / 

Ses  sœurs  se  marièrent  à  Nazareth  2,  et  il  y  passa 
les  années  de  sa  première  jeunesse.  Nazareth  était 
une  petite  ville,  située  dans  un  pli  de  terrain  lar- 
gement ouvert  au  sommet  du  groupe  de  montagnes 
qui  fermée  au  nord  la  plaine  d'Esdrelon.  La  popula- 
tion est  maintenant  de  trois  à  quatre  mille  âmes,  et 

raient  commencé  par  lui  être  hostiles,  puis  se  seraient  convertis. 
L'évangéliste,  entendant  appeler  ces  quatre  fils  de  Gléophas  «frères 
du  Seigneur,  »  aura  mis,  par  erreur,  leur  nom  au  passade  Matth., 
XIII,  00  =  Marc,  vi,  3,  à  la  place  des  noms  des  vrais  frères,  restés 
toujours  obscurs.  On  s'explique  de  la  sorte  comment  le  caractère 
des  personnages  appelés  «  frères  du  Seigneur,  »  de  Jacques  i)ar 
exemple,  est  si  différent  de  celui  des  vrais  frères  de  Jésus,  tel 
qu'on  le  voit  se  dessiner  dans  Jean,  vu,  3  etsuiv.  L'expression  de 
«  frère  du  Seigneur  »  constitua  évidemment,  dans  l'Eglise  pri- 
mitive, une  espèce  d'ordre  parallèle  à  celui  des  apôtres.  Voir 
surtout  I  Co)\,  IX,  5. 

1.  Acl.,  I,  14. 

2.  Marc,  vi,  3. 


2G  OnUilNES    DU   CHRISTIANISME. 

^  elle  peut  n'avoir  pas  beaucoup  varié ^.  Le  froid  y 
est  vif  en  hiver  et  le  climat  fort  salubre.  La  ville, 
comme  à  cette  époque  toutes  les  bourgades  juives,  était 
un  amas  de  cases  bâties  sans  style,  et  devait  présen- 
ter cet  aspect  sec  et  pauvre  qu'offrent  les  villages  dans 
les  pays  sémitiques.  Les  maisons,  à  ce  qu'il  semble, 
ne  différaient  pas  beaucoup  de  ces  cubes  de  pierre, 
sans  élégance  extérieure  ni  intérieure,  qui  couvrent 
aujourd'hui  les  parties  les  plus  riches  du  Liban,  et 
qui,  mêlés  aux  vignes  et  aux  figuiers,  ne  laissent  pas 
d'être  fort  agréables.  Les  environs,  d'ailleurs,  sont 
charmants,  et  nul  endroit  du  monde  ne  fut  si  bien 
fait  pour  les  rêves  de  l'absolu  bonheur.  Même  de  nos 
jours,  Nazareth  est  encore  un  délicieux  séjour,  le 
seul  endroit  peut-être  de  la  Palestine  où  l'âme  se 
sente  un  peu  soulagée  du  fardeau  qui  l'oppresse 
au  milieu  de  cette  désolation  sans  égale.  La  po- 
pulation est  aimable  et  souriante;  les  jardins  sont 
frais  et  verts.  Anlonin  Martyr,  à  la  fin  du  vi^  siècle, 
fait  un  tableau  enchanteur  de  la  fertilité  des  envi- 
rons, qu'il  compare  au  paradis-.  Quelques  vallées 
du    côté    de'  l'ouest  justifient  pleinement   sa   des- 

1.  Selon  Josèphe  [B.  J.  III,  m,  2)^  le  plus  petit  bourg  de  Gali- 
lée avait  plus  de  cinq  mille  habitants.  H  y  a  là  probablement  de 
l'exagération. 

2.  Iliner.,  §  5. 


VfE   DE  JESUS.  27 

cription.  La  fontaine,  où  se  concentraient  autrefois  la 
vie  et  la  gaie'é  de  la  petite  ville  est  détruite;  ses  ca- 
naux crevassés  ne  donnent  plus  qu'une  eau  trouble. 
Mais  la  beauté  des  femmes  qui  s'y  rassemblent  le 
soir,  cette  beauté  qui  était  déjà  remarquée  auvi'  siè- 
cle et  où  l'on  voyait  un  don  de  la  Vierge  Marie  ^, 
s'est  conservée  d'une  manière  frappante.  C'est  le  type  ' 
syrien  dans  toute  sa  grâce  pleine  de  langueur.  Nul 
doute  que  Marie  n'ait  été  là  presque  tous  les  jours, 
et  n'ait  pris  rang,  l'urne  sur  l'épaule,  dans  la  file 
de  ses  compatriotes  restées  obscures.  x\ntonin  Martyr 
remarque  que  les  femmes  juives,  ailleurs  dédaigneuses 
pour  les  chrétiens,  sont  ici  pleines  d'affabilité.  Au- 
jourd'hui encore,  les  haines  religieuses  sont  à  Naza- 
reth moins  vives  qu'ailleurs. 

L'horizon  de  la  ville  est  étroit,  mais  si  l'on  monte 
quelque  peu  et  que  l'on  atteigne  le  plateau  fouetté 
d'une  brise  perpétuelle  qui  domine  les  plus  hautes 
maisons,  la  perspective  est  splendide.  A  l'ouest,  se 
déploient  les  belles  lignes  du  Garmel,  terminées  par 
une  pointe  abrupte  qui  semble  se  plonger  dans  la 
mer.  Puis  se  déroulent  le  double  sommet  qui  domine 
Mageddo,  les  montagnes  du  pays  de  Sichem  avec 
leurs   lieux   saints  de   l'âge    patriarcal,    les  monts 

I.  Anlonin  Marlvr,  endroit  cité. 


28  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Gelboé,  le  petit  groupe  pittoresque  auquel  se  ratta- 
chent les  souvenirs  gracieux  ou  terribles  de  Sulem 
et  d'Endor,  le  Thabor  avec  sa  belle  forme  arrondie, 
que  l'antiquité  comparait  à  un  sein.  Par  une  dépres- 
sion entre  la  montagne  de  Sulem  et  le  Thabor,  s'en- 
trevoient la  vallée  du  Jourdain  et  les  hautes  plaines 
de  la  Pérée ,  qui  forment  du  côté  de  l'est  une 
ligne  continue.  Au  nord,  les  montagnes  de  Safed, 
en  s'inclinant  vers  la  mer,  dissimulent  Saint-Jean- 
d'Acre,  mais  laissent  se  dessiner  aux  yeux  le  golfe 
de  Khaïfa.  Tel  fut  l'horizon  de  Jésus.  Ce  cercle  en- 
chanté, berceau  du  royaume  de  Dieu,  lui  représenta 
le  monde  durant  des  années.  Sa  vie  même  sortit  peu 
des  limites  familières  à  son  enfance.  Car  au  delà,  du 
côté  du  nord,  l'on  entrevoit  presque  sur  les  flancs 
de  l'Hermon,  Césarée  de  Philippe,  sa  pointe  la  plus 
avancée  dans  le  monde  des  Gentils,  et  du  côté  du 
sud,  on  pressent,  derrière  ces  montagnes  déjà  moins 
riantes  de  la  Samarie,  la  triste  Judée,  desséchée 
comme  par  un  vent  brûlant  d'abstraction  et  de  mort. 
Si  jamais  le  monde  resté  chrétien,  mais  arrivé  à 
une  notion  meilleure  de  ce  qui  constitue  le  respect 
des  origines,  veut  remplacer  par  d'authentiques  lieux 
saints  les  sanctuaires  apocryphes  et  mesquins  où 
s'attachait  la  piété  des  âges  grossiers,  c'est  sur  cette 
hauteur  de  Nazareth  qu'il  bâtira  son  temple.  Là,  au 


VIE   DE  JÉSUS.  29 

point  d'apparition  du  christianisme  et  au  centre 
d'action  de  son  fondateur,  devrait  s'élever  la  grande 
église  où  tous  les  chrétiens  pourraient  prier.  Là 
aussi,  sur  cette  terre  où  dorment  le  charpentier  Joseph 
et  des  milliers  de  Nazaréens  oubliés,  qui  n'ont  pas 
franchi  l'horizon  de  leur  vallée,  le  philosophe  serait 
mieux  placé  qu'en  aucun  lieu  du  monde  pour  con- 
templer le  cours  des  choses  humaines,  se  consoler 
de  leur  contingence,  se  rassurer  sur  le  but  divin  que 
le  monde  poursuit  à  travers  d'innombrables  défail- 
lances et  nonobstant  l'universelle  vanité. 


CHAPITRE    IIL 


ÉDUCATION   DE  JÉSUS. 


Celte  nature  à  la  fois  riante  et  grandiose  fut  toute 
l'éducation  de  Jésus.  Il  apprit  à  lire  et  à  écrire  ^,  sans 
doute  selon  la  méthode  de  l'Orient ,  consistant  à 
mettre  entre  les  mains  de  l'enfant  un  livre  qu'il  répète 
en  cadence  avec  ses  petits  camarades,  jusqu'à  ce  qu'il 
le  sache  par  cœur  2.  Il  est  douteux  pourtant  qu'il 
comprît  bien  les  écrits  hébreux  dans  leur  langue 
originale.  Les  biographes  les  lui  font  citer  d'après  des 
traductions  en  langue  araméenne^;  ses  principes 
d'exégèse,  autant  que  nous  pouvons  nous  les  figurer 
par  ceux  de  ses  disciples,  ressemblaient  beaucoup  à 
ceux  qui  avaient  cours  alors  et  qui  font  l'esprit  des 
Targums  et  des  Midraschim^ , 

Le  maître  d'école  dans  les  petites  villes  juives 

1.  Jean,  vin,  6.  / 

2.  Testant,  des  douze  Pair.  Lévi,  6. 

3.  ÏMaUh.,  XXVII,  46;  Marc,  xv,  34. 

4.  Traductions  et  commentaires  juifs,  de  l'époquo  talmudique. 


VIE   DE  JESUS.  31 

était  le  Iiazzan  ou  lecteur  des  synagogues *.  Jésus 
fréquenta  peu  les  écoles  plus  relevées  des  scribes  ou 
soferim  (Nazareth  n'en  avait  peut-être  pas),  et  il 
n'eut  aucun  de  ces  titres  qui  donnent  aux  yeux  du 
vulgaire  les  droits  du  savoir  2.  Ce  serait  une  grande 
erreur  cependant  de  s'imaginer  que  Jésus  fut  ce  que 
nous  appelons  un  ignorant.  L'éducation  scolaire  trace 
chez  nous  une  distinction  profonde,  sous  le  rapport 
de  la  valeur  personnelle,  entre  ceux  qui  l'ont  reçue  et 
ceux  qui  en  sont. dépourvus.  Il  n'en  était  pas  de 
même  en  Orient  ni  en  général  dans  la  bonne  anti- 
quité. L'état  de  grossièreté  où  reste,  chez  nous,  par 
suite  de  notre  vie  isolée  et  tout  individuelle,  celui  qui 
n'a  pas  été  aux  écoles  est  inconnu  dans  ces  sociétés, 
où  la  culture  morale  et  surtout  l'esprit  général  du 
temps  se  transmettent  par  le  contact  perpétuel  des 
hommes.  L'Arabe,  qui  n'a  eu  aucun  maître,  est  souvent 
néanmoins  très -distingué  ;  car  la  tente  est  une  sorte 
d'école  toujours  ouverte,  où,  de  la  rencontre  des 
gens  bien  élevés,  naît  un  grand  mouvement  intellec- 
tuel et  même  littéraire.  La  délicatesse  des  manières 
et  la  finesse  de  l'esprit  n'ont  rien  de  commun  en 
Orient  avec  ce  que  nous  appelons  éducation.  Ce  sont 
les  hommes  d'éuole    au  contraire  qui  passent  pour 

4.  iMischna,  Schnhhath,  i,  3. 

2.  Maith.,  XIII,  54  etsiiiv.;  Jr:in,  \  n,  15. 


32  ORIGINES   DU    CÏIRTSTI A  NTSMF. 

pédants  et  mal  élevés.  Dans  cet  état  social,  l'igno- 
rance, qui  chez  nous  condamne  l'homme  à  un  rani?" 
inférieur,  est  la  condition  des  grandes  choses  et  d»^. 
la  grande  originalité. 

Il  n'est  pas  probable  qu'il  ait  su  le  grec.  Cette 
langue  était  peu  répandue  en  Judée  hors  des  classes 
qui  participaient  au  gouvernement  et  des  villes  habi- 
tées par  les  païens,  comme  Césarée^.  L'idiome  propre 
de  Jésus  était  le  dialecte  syriaque  mêlé  d'hébreu  qu'on 
parlait  alors  en  Palestine  2.  A  plus  forte  raison  n'eut-il 
aucune  connaissance  de  la  culture  grecque.  Cette  cul- 

i.  Misclma,  Schekalim,  m,  2;  Talmud  de  Jérusalem,  Me- 
gilla,  halaca  xi  ;  Sola,  vu,  \  ;  Talmud  de  Babylone,  Baba  Kama, 
83  a\  Megilla,  8  b  et  suiv. 

2.  Matth.,  XXVII,  46;  Marc,  m,  47;  v,  41;  vu,  34;  xiv,  36; 
XV,  34.  L'expression  r  TTàrcic;  owvr,,  dans  les  écrivains  de  ce  temps, 
désigne  toujours  le  dialecte  sémitique  qu'on  parlait  en  Palestine 
(II  Macch.,  VII,  21,  27;  xii,  ^l\Actes,w\,  37,  40  ;  xxii,  2;xxvi, 
44;  Josèphe,  ^?i^^ XVIII,  vi,  10;  XX,  sub  fin.;  D.  J.  proœm.  1 , 
V,  VI,  3;  Y,  IX,  2;  Vï,  11,  1  ;  Contre  Apion,  I,  9;  De  Macch.,  12, 
16).  Nous  montrerons  plus  tard  que  quelques-uns  des  documents 
qui  servirent  de  base  aux  Évangiles  synoptiques  ont  été  écrits  en  ce 
dialecte  sémitique.  Il  en  fut  de  même  pour  plusieurs  apocryphes 
(IV'^  livre  des  Macch.,  xvi,  ad  calcem,  etc.).  Enfin,  la  chrétienté 
directement  issue  du  premier  mouvement  galiléen  (Nazaréens,  Ébio- 
nim,  etc.),  laquelle  se  continua  longtemps  dans  la  Batanée  et  le 
lïauran,  parlait  un  dialecte  sémitique  (Eusèbe,  De  situ  et  nomin. 
loc.  hehr.,  au  mot  XwSâ;  Epiph.,  Adv.  hœr.,  xxix,  7,  9;  x\x, 
3;  S.  Jérôme,  In  MaltJi.,  xii,  13;  Dlal.  adv.  Pelag.,  III,  2). 


VIE  DE  JESUS.  33 

ture  était  proscrite  par  les  docteurs  palestiniens,  qui 
enveloppaient  dans  une  même  malédiction  «  celui  qui 
élève  des  porcs  et  celui  qui  apprend  à  son  fils  la 
science  grecque^.  »  En  tout  cas  elle  n'avait  pas  péné- 
tré dans  les  petites  villes  comme  Nazareth.  Nonobs- 
tant l'anathème  des  docteurs,  il  est  vrai,  quelques 
Juifs  avaient  déjà  embrassé  la  culture  hellénique. 
Sans  parler  de  l'école  juive  d'Egypte,  où  les  ten- 
tatives pour  amalgamer  l'hellénisme  et  le  judaïsme 
se  continuaient  depuis  près  de  deux  cents  ans,  un 
juif,  Nicolas  de  Damas,  était  devenu,  dans  ce  temps 
même,  l'un  des  hommes  les  plus  distingués ,  les  plus 
instruits,  les  plus  considérés  de  son  siècle.  Bientôt  Jo- 
sèphe  devait  fournir  un  autre  exemple  de  juif  com- 
plètement hellénisé.  Mais  Nicolas  n'avait  de  juif  que 
le  sang  ;  Josèphe  déclare  avoir  été  parmi  ses  contem- 
porains une  exception  -,  et  toute  l'école  schismatique 
d'Egypte  s'était  détachée  de  Jérusalem  à  tel  point  qu'on 
n'en  trouve  pas  le  moindre  souvenir  dans  le  Talmudni 
dans  la  tradition  juive.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'à  Jérusalem  le  grec  était  très-peu  étudié,  que  les 
études  grecques  étaient  considérées  comme  dange- 

\.  Misclma,  Sanhédrin,  xi,  1  ;  Talmud  de  Babylone,  Baba 
Kama,  82  h  et  83  a;Sota,  49,  a  ei  b  ;  Menachoth,  64  b;  Comp. 
IIMacch.,  IV,  10  et  suiv, 

2.  Jos.,  Ant.,  XX,  XI,  2. 

3 


34  ORIGINES  DO  CHRISTIANISME. 

reuses  et  même  serviles,  qu'on  les  déclarait  bonnes 
tout  au  plus  pour  les  femmes  en  guise  de  parure^. 
L'étude  seule  de  la  Loi  passait  pour  libérale  et  digne  d'un 
homme  sérieux  2.  Interrogé  sur  le  moment  où  il  con- 
venait d'enseigner  aux  enfants  u  la  sagesse  grecque,» 
un  savant  rabbin  avait  répondu  :  «  A  l'heure  qui  n'est 
ni  le  jour  ni  la  nuit,  puisqu'il  est  écrit  de  la  Loi  : 
Tu  l'étudieras  jour  et  nuit^.  » 

Ni  directement  ni  indirectement,  aucun  élément 
de  culture  hellénique  ne  parvint  donc  jusqu'à  Jésus. 
Il  ne  connut  rien  hors  du  judaïsme,  son  esprit  con- 
serva cette  franche  naïveté  qu'affaiblit  toujours  une 
culture  étendue  et  variée.  Dans  le  sein  même  du 
judaïsme,  il  resta  étranger  à  beaucoup  d'efforts 
souvent  parallèles  aux  siens.  D'une  part,  l'ascétisme 
des  Esséniens  ou  Thérapeutes^,  de  l'autre,  les  beaux 
essais  de  philosophie  religieuse  tentés  par  l'école  juive 
d'Alexandrie,  et  dont  Philon,  son  contemporain,  était 
l'ingénieux  interprète,  lui  furent  inconnus.  Les  fré- 

1 .  Talmud  de  Jérusalem,  Péah^  i,  i . 

2.  Jos.  Ant.,  loc.  cit.;  Orig.,  Contra  Celsufn^  II,  34. 

3.  Talmud  de  Jérusalem,  PéaK  1,  'I;  Talmud  de  Babylone,  Me- 
nachoth,  99  b. 

4.  Les  Thérapeutes  de  Philon  sont  une  branche  d'Esséniens. 
Leur  nom  même  paraît  n'être  qu'une  traduction  grecque  de  celui 
des  Esséniens  (Ècaaloi,  asaya,  «médecins»).  Cf.  Philon,  De 
Vita  contempL,  init. 


VIE  DE  JÉSUS.  âS 

quentes  ressemblances  qu'on  trouve  entre  lui  et  Phi- 
Ion  ,  ces  excellentes  maximes  d'amour  de  Dieu ,  de 
charité,  de  repos  en  Dieu^,  qui  font  comme  un  écho 
entre  l'Evangile  et  les  écrits  de  l'illustre  penseur 
alexandrin,  viennent  des  communes  tendances  que  les 
besoins  du  temps  inspiraient  à  tous  les  esprits  élevés 
Heureusement  pour  lui,  il  ne  connut  pas  davantage 
la  scolastique  bizarre  qui  s'enseignait  à  Jérusalem 
et  qui  devait  bientôt  constituer  le  Talmud.  Si  quel- 
ques pharisiens  l'avaient  déjà  apportée  en  Galilée, 
il  ne  les  fréquenta  pas,  et  quand  il  toucha  plus 
tard  cette  casuistique  niaise,  elle  ne  lui  inspira  que 
le  dégoût.  On  peut  supposer  cependant  que  les 
principes  de  Hillel  ne  lui  furent  pas  inconnus.  Hillel, 
cinquante  ans  avant  lui,  avait  prononcé  des  apho- 
rismes  qui  avaient  avec  les  siens  beaucoup  d'analogie. 
Par  sa  pauvreté  humblement  supportée,  par  la  dou- 
ceur de  son  caractère,  par  l'opposition  qu'il  faisait  aux 
hypocrites  et  aux  prêtres,  Hillel  fut  le  vrai  maître 
de  Jésus  2,  s'il  est  permis  de  parler  de  maître,  quand 
il  s'agit  d'une  si  haute  originalité. 

4.  Voir  surtout  les  traités  Quîs  rerum  clivinarum  hœres  sit  et 
De  PhilaJilhropia  de  Philon. 

2.  Pirké  Aboth,  ch.  i  et  ii  ;  Talm.  de  Jérus.,  Pesachim,  vi,  1  ; 
Talm.  de  Bab.,  Pesachim,  66  a;  Schabbalh,  30  b  et  31  a;  Joma, 
35  6. 


36  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

La  lecture  des  livres  de  l'Ancien  Testament  fit 
sur  lui  beaucoup  plus  d'impression.  Le  Canon  des 
livres  saints  se  composait  de  deux  parties  princi- 
pales, la  Loi,  c'est-à-dire  le  Pentateuque,  et  les 
Prophètes,  tels  que  nous  les  possédons  aujourd'hui. 
Une  vaste  exégèse  allégorique  s'appliquait  à  tous 
ces  livres  et  cherchait  à  en  tirer  ce  qui  n'y  est  pas, 
mais  ce  qui  répondait  aux  aspirations  du  temps.  La 
Loi,  qui  représentait,  non  les  anciennes  lois  du  pays, 
mais  bien  les  utopies,  les  lois  factices  et  les  fraudes 
pieuses  du  temps  des  rois  piétistes,  était  devenue,  de- 
^  puis  que  la  nation  ne  se  gouvernait  plus  elle-même, 
un  thème  inépuisable  de  subtiles  interprétations.  Quant 
aux  prophètes  et  aux  psaumes,  on  était  persuadé  que 
presque  tous  les  traits  un  peu  mystérieux  de  ces 
livres  se  rapportaient  au  Messie,  et  l'on  y  cher- 
chait d'avance  le  type  de  celui  qui  devait  réaliser 
les  espérances  de  la  nation.  Jésus  partageait  le 
goût  de  tout  le  monde  pour  ces  interprétations  allé- 
goriques. Mais  la  vraie  poésie  de  la  Bible ,  qui 
échappait  aux  puérils  exégètes  de  Jérusalem,  se 
révélait  pleinement  à  son  beau  génie.  La  Loi  ne 
paraît  pas  avoir  eu  pour  lui  beaucoup  de  charme  ;  il 
crut  pouvoir  mieux  faire.  Mais  la  poésie  religieuse 
des  psaumes  se  trouva  dans  un  merveilleux  accord 
avec  son  âme  lyrique  ;  ils  restèrent  toute  sa  vie  son 


VIE  DE  JESUS.  3Î 

aliment  et  son  soutien.  Les  prophètes,  Isaïe  en  par- 
ticulier et  son  continuateur  du  temps  de  la  captivité, 
avec  leurs  brillants  rêves  d'avenir,  leur  impétueuse 
éloquence,  leurs  invectives  entremêlées  de  tableaux 
enchanteurs,  furent  ses  véritables  maîtres.  Il  lut 
aussi  sans  doute  plusieurs  des  ouvrages  apocryphes, 
c'est-à-dire  de  ces  écrits  assez  modernes,  dont  les 
auteurs,  pour  se  donner  une  autorité  qu'on  n'accordait 
plus  qu'aux  écrits  très-anciens,  se  couvraient  du 
nom  de  prophètes  et  de  patriarches.  Un  de  ces 
livres  surtout  le  frappa;  c'est  le  livre  de  Daniel.  Ce 
livre,  composé  par  un  Juif  exalté  du  temps  d'Antio- 
chus  Épiphane,  et  mis  par  lui  sous  le  couvert  d'un 
ancien  sage^,  était  le  résumé  de  l'esprit  des  derniers 
temps.  Son  auteur,  vrai  créateur  de  la  philosophie 
de  l'histoire,  avait  pour  la  première  fois  osé  ne  voir 
dans  le  mouvement  du  monde  et  la  succession  des 
empires  qu'une  fonction  subordonnée  aux  destinées  du 
peuple  juif.  Jésus  fut  pénétré  de  bonne  heure  de  ces 
hautes  espérances.  Peut-être  lut-il  aussi  les  livres 
d'Hénoch,  alors  révérés  à  l'égal  des  livres  saints 2,  et 


4.  La  légende  de  Daniel  était  déjà  formée  au  vii«  siècle  avant 
J.-G.  (Ézéchiel,  xiv,  14  et  suiv.;  xxviii,  3).  Plus  tard,  on 
supposa  qu'il  avait  vécu  au  temps  de  la  captivité  de  Baby- 
lone. 

2.  Epist.  Judœ,  14  et  suiv,;  lî  Pétri,  ii,  4,  M;  Teslam.  des 


3a  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

les  autres  écrits  du  même  genre,  qui  entretenaient  un 
si  grand  mouvement  dans  l'imagination  populaire. 
L'avènement  du  Messie  avec  ses  gloires  et  ses  ter- 
reurs, les  nations  s'écroulant  les  unes  sur  les  autres, 
le  cataclysme  du  ciel  et  de  la  terre  furent  l'aliment 
familier  de  son  imagination,  et  comme  ces  révolutions 
étaient  censées  prochaines,  qu'une  foule  de  personnes 
cherchaient  à  en  supputer  les  temps ,  l'ordre  sur- 
naturel où  nous  transportent  de  telles  visions  lui 
parut  tout  d'abord  parfaitement  naturel  et  simple. 

Qu'il  n'eût  aucune  connaissance  de  l'état  général 
du  monde,  c'est  ce  qui  résulte  de  chaque  trait 
de  ses  discours  les  plus  authentiques.  La  terre  lui 
paraît  encore  divisée  en  royaumes  qui  se  font  la 
guerre;  il  semble  ignorer  la  «  paix  romaine,  »  et 
l'état  nouveau  de  société  qu'inaugurait  son  siècle. 
Il  n'eut  aucune  idée  précise  de  la  puissance  romaine; 
le  nom  de  «  César  »  seul  parvint  jusqu'à  lui.  Il  vit 
bâtir,  en  Galilée  ou  aux  environs,  Tibériade,  Ju- 
liade ,  Diocésarée,  Césarée ,  ouvrages  pompeux  des 

douze  Pair.,  Siméon,  5;  Lévi,  14,  16;  Juda,  18;  Zab.  3;  Dan,  5; 
Nephtali,  4.  Le  «Livre  d'Hénoch  »  forme  encore  une  partie  inté- 
grante de  la  Bible  éthiopienne.  Tel  que  nous  le  connaissons  par  la 
version  éthiopienne,  il  est  composé  de  pièces  de  différentes  dates, 
dont  les  plus  anciennes  sont  de  l'an  130  ou  150  avant  J.-G. 
Quelques-unes  de  ces  pièces  ont  de  l'analogie  avec  les  discours 
de  Jésus.  Comparez  les  ch.  xcvi-xcix  à  Luc,  vi,  24  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  39 

Hérodes,  qui  cherchaient,  par  ces  constructions  ma- 
gnifiques, à  prouver  leur  admiration  pour  la  civi- 
lisation romaine  et  leur  dévouement  envers  les  mem- 
bres de  la  famille  d'Auguste,  dont  les  noms,  par 
un  caprice  du  sort,  servent  aujourd'hui,  bizarre- 
ment altérés,  à  désigner  de  misérables  hameaux 
de  Bédouins.  Il  vit  aussi  probablement  Sébaste, 
œuvre  d'Hérode  le  Grand,  ville  de  parade,  dont 
les  ruines  feraient  croire  qu'elle  a  été  apportée  là 
toute  faite,  comme  une  machine  qu'il  n'y  avait  plus 
[ju'à  monter  sur  place.  Cette  architecture  d'osten- 
tation, arrivée  en  Judée  par  chargements,  ces  cen- 
taines de  colonnes,  toutes  du  mêmie  diamètre,  orne- 
ment de  quelque  insipide  «  rue  de  Rivoli,  »  voilà  ce 
qu'il  appelait  «  les  royaumes  du  monde  et  toute  leur 
gloire.  ))  Mais  ce  luxe  de  commande,  cet  art  adminis- 
tratif et  officiel  lui  déplaisaient.  Ce  qu'il  aimait,  c'é- 
taient ses  villages  galiléens ,  mélanges  confus  de  ca- 
banes, d'aires  et  de  pressoirs  taillés  dans  le  roc,  de 
puits,  de  tombeaux,  de  figuiers,  d'oliviers.  Il  resta 
toujours  près  de  la  nature.  La  cour  des  rois  lui  appa- 
raît comme  un  lieu  où  les  gens  ont  de  beaux  habits  ^. 
Les  charmantes  impossibilités  dont  fourmillent  ses 
paraboles,  quand  il   met   en  scène  les  rois  et  les 

L  Matth.,  XI,  8. 


40  ORIGINES.  DU   CHRISTIANISME. 

puissants^,  prouvent  qu'il  ne  conçut  jamais  la  so- 
ciété aristocratique  que  comme  un  jeune  villageois 
qui  voit  le  monde  à  travers  le  prisme  de  sa  naïveté. 
Encore  moins  connut-il  l'idée  nouvelle,  créée  par 
la  science  grecque,  base  de  toute  philosophie  et  que 
la  science  moderne  a  hautement  confirmée,  l'exclusion 
des  forces  surnaturelles  auxquelles  la  naïve  croyance 
des  vieux  âges  attribuait  le  gouvernement  de  l'uni- 
vers. Près  d'un  siècle  avant  lui,  Lucrèce  avait  exprimé 
d'une  façon  admirable  l'inflexibilité  du  régime  gé- 
néral de  la  nature.  La  négation  du  miracle,  cette  idée 
que  tout  se  produit  dans  le  monde  par  des  lois  où 
l'intervention  personnelle  d'êtres  supérieurs  n'a  au- 
cune part ,  était  de  droit  commun  dans  les  grandes 
écoles  de  tous'  les  pays  qui  avaient  reçu  la  science 
grecque.  Peut-être  même  Babylone  et  la  Perse  n'y 
étaient-elles  pas  étrangères .  Jésus  ne  sut  rien  de  ce 
progrès.  Quoique  né  à  une  époque  oîi  le  principe  de 
la  science  positive  était  déjà  proclamé,  il  vécut  en 
plein  surnaturel.  Jamais  peut-être  les  Juifs  n'avaient 
été  plus  possédés  de  la  soif  du  merveilleux.  Philon , 
qui  vivait  dans  un  grand  centre  intellectuel,  et  qui 
avait  reçu  une  éducation  très-complète,  ne  possède 
qu'une  science  chimérique  et  de  mauvais  aloi. 

4.  Yoir,  par  exemple.  Matth.,  xxii,  2  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  41 

Jésus  ne  différait  en  rien  sur  ce  point  de  ses 
compatriotes.  11  croyait  au  diable,  qu'il  envisageait 
comme  une  sorte  de  génie  du  mal  ^ ,  et  il  s'imagi- 
nait, avec  tout  le  monde,  que  les  maladies  ner- 
veuses étaient  l'effet  de  démons,  qui  s'emparaient 
du  patient  et  l'agitaient.  Le  merveilleux  n'était  pas 
pour  lui  l'exceptionnel;  c'était  l'état  normal.  La 
notion  du  surnaturel,  avec  ses  impossibilités,  n'ap- 
paraît que  le  jour  où  naît  la  science  expérimentale 
de  la  nature.  L'homme  étranger  à  toute  idée  de 
physique,  qui  croit  qu'en  priant  il  change  la  mar- 
che des  nuages,  arrête  la  maladie  et  la  mort  même, 
ne  trouve  dans  le  miracle  rien  d'extraordinaire,  puis- 
que le  cours  entier  des  choses  est  pour  lui  le  résultat 
de  volontés  libres  de  la  divinité.  Cet  état  intellectuer 
fut  toujours  celui  de  Jésus.  Mais  dans  sa  grande  âme, 
une  telle  croyance  produisait  des  effets  tout  opposés 
à  ceux  où  arrivait  le  vulgaire.  Chez  le  vulgaire,  la 
foi  à  l'action  particulière  de  Dieu  amenait  une  cré- 
dulité niaise  et  des  duperies  de  charlatans.  Chez  lui, 
elle  tenait  à  une  notion  profonde  des  rapports  fami- 
liers de  l'homme  avec  Dieu  et  à  une  croyance  exa- 
gérée dans  le  pouvoir  de  l'homme;  belles  erreurs 
qui  furent  le  principe  de  sa  force  ;  car  si  elles  de- 

^.  Matth.,  VI,  13. 


42  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

vaient  un  jour  le  mettre  en  défaut  aux  yeux  du  phy- 
sicien et  du  chimiste,  elles  lui  donnaient  sur  son 
temps  une  force  dont  aucun  individu  n*a  disposé 
avant  lui  ni  depuis. 

De  bonne  heure,  son  caractère  à  part  se  révéla.  La 
légende  se  plaît  à  le  montrer  dès  son  enfance  en  ré- 
volte contre  l'autorité  paternelle  et  sortant  des  voies 
communes  pour  suivre  sa  vocation  ^.  Il  est  siÀr,  au 
moins,  que  les  relations  de  parenté  furent  peu  de  chose 
pour  lui.  Sa  famille  ne  semble  pas  l'avoir  aimé  2,  et, 
par  moments,  on  le  trouve  dur  pour  elle  ^.  Jésus, 
comme  tous  les  hommes  exclusivement  préoccupés 
d'une  idée,  arrivait  à  tenir  peu  de  compte  des  liens 
du  sang.  Le  lien  de  l'idée  est  le  seul  que  ces  sortes 
de  natures  reconnaissent  :  «  Voilà  ma  mère  et  mes 
frères,  disait-il  en  étendant  la  main  vers  ses  dis- 
ciples; celui  qui  fait  la  volonté  de  mon  Père,  voilà 
mon  frère  et  ma  sœur.  »  Les  simples  gens  ne  l'en- 
tendaient pas  ainsi,  et  un  jour  une  femme,  passant 
près  de  lui,  s'écria,  dit-on  :  «  Heureux  le  ventre  qui 

^ .  Luc,  II,  42  et  suiv.  Les  évangiles  apocryphes  sont  pleks  de 
pareilles  histoires  poussées  au  grotesque. 

2.  Matth.,  XIII,  57;  Marc,  vi,  4  ;  Jean,  vu,  3  et  suiv.  Voyez 
ci-dessous,  p.  153,  note  6. 

3.  Matth.,  xii,  48;  Marc,  m,  33;  Luc,  viii,  21;  Jean,  n,  4; 
Évang.  selon  les  Hébreux,  dans  saint  Jérôme,  Dial.  adv.  Pelag., 


VIE  DE  JESUS.  43 

t*a  porté  et  les  seins  que  tu  as  sucés  !  »  —  «  Heureux 
plutôt,  répondit-il  ^,  celui  qui  écoute  la  parole  de  Dieu 
et  qui  la  met  en  pratique  !  »  Bientôt ,  dans  sa  hardie 
révolte  contre  la  nature,  il  devait  aller  plus  loin  en- 
core, et  nous  le  verrons  foulant  aux  pieds  tout  ce  qui 
est  de  l'homme,  le  sang,  l'amour,  la  patrie,  ne  gar- 
der d'àme  et  de  cœur  que  pour  l'idée  qui  se  présen- 
tait à  lui  comme  la  forme  absolue  du  bien  et  du  vrai. 

4.  Luc,  XI,  27  et  suiv. 


CHAPITRE  IV, 


ORDRE    d'idées    AD    SEIN    DUQUEL    SE    DÉVELOPPA    JÉSUS. 


Gomme  la  terre  refroidie  ne  permet  plus  de  com- 
prendre les  phénomènes  de  la  création  primitive, 
parce  que  le  feu  qui  la  pénétrait  s'est  éteint;  ainsi 
les  explications  réfléchies  ont  toujours  quelque  chose 
d'insuffisant,  quand  il  s'agit  d'appliquer  nos  timides 
procédés  d'induction  aux  révolutions  des  époques  créa- 
trices qui  ont  décidé  du  sort  de  l'humanité.  Jésus 
vécut  à  un  de  ces  moments  où  la  partie  de  la  vie 
publique  se  joue  avec  franchise ,  où  l'enjeu  de  l'ac- 
tivité humaine  est  poussé  au  centuple.  Tout  grand 
rôle,  alors,  entraîne  la  mort  ;  car  de  tels  mouvements 
supposent  une  liberté  et  une  absence  de  mesures 
préventives  qui  ne  peuvent  aller  sans  de  terribles 
contre-poids.  Maintenant,  l'homme  risque  peu  et 
gagne  peu.  Aux  époques  héroïques  de  l'activité  hu- 


VIE  DE   JESUS.  45 

maine,  l'homme  risque  tout  et  gagne  tout.  Les  bons 
et  les  méchants,  ou  du  moins  ceux  qui  se  croient  et 
que  l'on  croit  tels,  forment  des  armées  opposées. 
On  arrive  par  l'échafaud  à  l'apothéose  ;  les  caractères 
ont  des  traits  accusés,  qui  les  gravent  comme  des 
types  éternels  dans  la  mémoire  des  hommes.  En  de- 
hors de  la  Révolution  française,  aucun  milieu  his- 
torique ne  fut  aussi  propre  que  celui  où  se  forma 
Jésus  à  développer  ces  forces  cachées  que  l'humanité 
tient  comme  en  réserve,  et  qu'elle  ne  laisse  voir  qu'à 
'  ses  jours  de  fièvre  et  de  péril. 

Si  le  gouvernement  du  monde  était  un  problème 
spéculatif,    et  que   le  plus    grand   philosophe   fût 
l'homme  le  mieux   désigné   pour  dire  à  ses  sem- 
blables ce  qu'ils  doivent  croire,  c'est  du  calme  et  de 
la  réflexion  que  sortiraient  ces  grandes  règles  mo- 
rales et  dogmatiques  qu'on  appelle  des  religions. 
Mais   il  n'en  est  pas  de  la  sorte.   Si  l'on  excepte 
Çakya-Mouni,  les  grands  fondateurs  religieux  n'ont 
pas  été    des   métaphysiciens.    Le  bouddhisme   lui- 
-même.^qui  est  bien  sorti  de  la  pensée  pure,  a  con- 
^quis  une  moitié  de  l'Asie  pour  des  motifs  tout  poli- 
'  tiques  et  moraux.   Quant  aux  religions  sémitiques , 
elles  sont  aussi  peu  philosophiques  qu'il  est  possible. 
Moïse  et  Mahomet  n'ont  pas  été  des  spéculatifs  :  ce 
furent  des  hommes  d'action.  C'est  en  proposant  l'ac- 


46  ÔHÎGINES   DU   CHRISTIANISME. 

tion  à  leurs  compatriotes,  à  leurs  contemporains, 
qu*ils  ont  dominé  l'humanité.  Jésus,  de  même,  ne  fut 
pas  un  théologien ,  un  philosophe  ayant  un  système 
plus  ou  moins  bien  composé.  Pour  être  disciple  de 
Jésus ,  il  ne  fallait  signer  aucun  formulaire ,  ni  pro- 
noncer aucune  profession  de  foi;  il  ne  fallait  qu'une 
seule  chose,  s'attacher  à  lui,  l'aimer.  Il  ne  disputa 
jamais  sur  Dieu,  car  il  le  sentait  directement  en  lui. 
L'écueil  des  subtilités  métaphysiques,  contre  lequel 
le  christianisme  alla  heurter  dès  le  iii^  siècle,  ne  fut 
nullement  posé  par  le  fondateur.  Jésus  n'eut  ni  dog- 
mes, ni  système,  mais  une  résolution  personnelle 
fixe,  qui,  ayant  dépassé  en  intensité  toute  autre  vo- 
lonté créée,  dirige  encore  à  l'heure  qu'il  est  les  des- 
tinées de  l'humanité. 

Le  peuple  juif  a  eu  l'avantage,  depuis  la  captivité 
de  Babylone  jusqu'au  moyen  âge,  d'être  toujours 
dans  une  situation  très-tendue.  Voilà  pourquoi  les 
dépositaires  de  l'esprit  de  la  nation ,  durant  ce 
long  période,  semblent  écrire  sous  l'action  d'une 
fièvre  intense,  qui  les  met  sans  cesse  au-dessus 
et  au-dessous  de  la  raison,  rarement  dans  sa  moyenne 
voie.  Jamais  l'homme  n'avait  saisi  le  problème  de 
l'avenir  et  de  sa  destinée  avec  un  courage  plus  dé- 
sespéré, plus  décidé  à  se  porter  aux*  extrêmes.  Ne 
séparant  pas  le  sort  de  l'humanité  de  celui  de  leur 


VIE  DE  JÉSUS.  47 

petite  race,  les  penseurs  juifs  sont  les  premiers  qui 
aient  eu  souci  d'une  théorie  générale  de  la  marche  de 
notre  espèce.  La  Grèce,  toujours  renfermée  en  elle- 
même,  et  uniquement  attentive  à  ses  querelles  de 
petites  villes,  a  eu  des  historiens  admirables;  mais 
avant  l'époque  romaine,  on  chercherait  vainement 
chez  elle  un  système  général  de  philosophie  de  l'his- 
toire ,  embrassant  toute  l'humanité.  Le  juif ,  au 
contraire,  grâce  à  une  espèce  de  sens  prophétique 
qui  rend  par  moments  le  sémite  merveilleusement 
apte  à  voir  les  grandes  lignes  de  l'avenir,  a  fait 
entrer  l'histoire  dans  la  religion.  Peut-être  doit-il 
un  peu  de  cet  esprit  à  la  Perse.  La  Perse,  depuis 
une  époque  ancienne,  conçut  l'histoire  du  monde 
comme  une  série  d'évolutions,  à  chacune  desquelles 
préside  un  prophète.  Chaque  prophète  a  son  hazar, 
ou  règne  de  mille  ans  (chiliasme) ,  et  de  ces  âges  suc- 
cessifs, analogues  aux  millions  de  siècles  dévolus  à 
chaque  bouddha  de  l'Inde,  se  compose  la  trame  des 
événements  qui  préparent  le  règne  d'Ormuzd.  A 
la  fm  des  temps,  quand  le  cercle  des  chiliasmes  sera 
épuisé,  viendra  le  paradis  définitif.  Les  hommes 
alors  vivront  heureux;  la  terre  sera  comme  une 
plaine;  il  n'y  aura  qu'une  langue,  une  loi  et  un 
gouvernement  pour  tous  les  hommes.  Mais  cet  avè- 
nement sera  précédé  de  terribles  calamités.  Dahak 


48  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

(le  Satan  de  la  Perse). rompra  les  fers  qui  l'enchaî- 
nent et  s'abattra  sur  le  monde.  Deux  prophètes  vien- 
dront consoler  les  hommes  et  préparer  le  grand  avè- 
nement *.  Ces  idées  couraient  le  monde  et  péné- 
traient jusqu'à  Rome,  où  elles  inspiraient  un  cycle 
de  poëmes  prophétiques,  dont  les  idées  fondamentales 
étaient  la  division  de  l'histoire  de  l'humanité  en  pé- 
riodes, la  succession  des  dieux  répondant  à  ces  pé- 
riodes ,  un  complet  renouvellement  du  monde ,  et 
l'avènement  final  d'un  âge  d'or^.  Le  livre  de  Da- 
niel ,  le  livre  d'Hénoch ,  certaines  parties  des  livres 
sibylHns^,  sont  l'expression  juive  de  la  même  théorie. 
Certes  il  s'en  faut  que  ces  pensées  fussent  celles  de 
tous.  Elles  ne  furent  d'abord  embrassées  que  par 
quelques  personnes  à  l'imagination  vive  et  portées 
vers  les  doctrines  étrangères.  L'auteur  étroit  et  sec 
du  livre  d'Esther  n'a  jamais  pensé  au  reste  du  monde 
que  pour  le  dédaigner  et  lui  vouloir  du  mal  ^.  L'épi- 
curien désabusé  qui  a  écrit  l'Ecclésiaste  pense  si 

1.  Yaçna,  xiii,  24;  Théopompe,  dans  Plut.,  De  Iside  et  Osi- 
nde,  §  47;  Minokhired,  i^dissage  publié  dans  la  Zeitschrift  der 
deutschen  morgenlœndischen  Gesellschaftj  I,  p.  263. 

2.  Yirg. ,  Égl.  iv;  Servius,  sur  le  v.  4  de  cette  églogue;  Nigi- 
dius,  cité  par  Servius,  sur  le  v.  10. 

3.  Livreur,  97-817. 

4.  VI,  13;  VII,  10;  viii,  7,  11-17;  ix,  1-22;  et  dans  les  parties 
apocryphes:  ix,  10-11;  xiv,  13  et  suiv.;  xvi,  20,  24, 


VIE  .DE  JÉSUS.  49 

peu  à  l'avenir  qu'il  trouve  même  inutile  de  travailler 
pour  ses  enfants;  aux  yeux  de  ce  célibataire  égoïste, 
le  dernier  mot  de  la  sagesse  est  de  placer  son 
bien  à  fonds  perdu ^.  Mais  les  grandes  choses  dans 
un  peuple  se  font  d'ordinaire  par  la  minorité.  Avec 
ses  énormes  défauts,  dur,  égoïste,  moqueur,  cruel, 
étroit,  subtil,  sophiste,  le  peuple  juif  est  cependant 
l'auteur  du  plus  beau  mouvement  d'enthousiasme 
désintéressé  dont  parle  l'histoire.  L'opposition  fait 
toujours  la  gloire  d'un  pays.  Les  plus  grands  hommes 
d'une  nation  sont  ceux  qu'elle  met  à  mort.  So- 
crate  a  fait  la  gloire  d'Athènes,  qui  n'a  pas  jugé 
pouvoir  vivre  avec  lui.  Spinoza  est  le  plus  grand 
des  juifs  modernes,  et  la  synagogue  l'a  exclu  avec 
ignominie.  Jésus  a  été  la  gloire  du  peuple  d'Israël, 
qui  l'a  crucifié. 

Un  gigantesque  rêve  poursuivait  depuis  des  siècles 
le  peuple  juif,  et  le  rajeunissait  sans  cesse  dans  sa 
décrépitude.  Étrangère  à  la  théorie  des  récompenses 
individuelles,  que  la  Grèce  a  répandue  sous  le  nom 
d'immortalité  de  l'âme,  la  Judée  avait  concentré  sur 
son  avenir  national  toute  sa  puissance  d'amour  et  de 
désir.  Elle  crut  avoir  les  promesses  divines  d'un 
avenir  sans  bornes,  et  comme^l'amère  réalité  qui,  à 

1.  Eccl.,i,  H;  II,  IG,  48-24;  m.  19-22;  iv,  8,  13-16;  v,  17- 
18;  VI,  3,  6;  viii,  15;  ix,  9,  10. 

4 


50  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

partir  du  ix^  siècle  avant  notre  ère,  donnait  de  plus 
en  plus  le  royaume  du  monde  à  la  force,  refoulait 
brutalement  ces  aspirations,  elle  se  rejeta  sur  les 
alliances  d'idées  les  plus  impossibles,  essaya  les  volte- 
faces  les  plus  étranges.  Avant  la  captivité,  quand  tout 
l'avenir  terrestre  de  la  nation  se  fut  évanoui  par  la 
séparation  des  tribus  du  nord,  on  rêva  la  restaura- 
tion de  la  maison  de  David,  la  réconciliation  des  deux 
fractions  du  peuple,  le  triomphe  de  la  théocratie  et 
du  culte  de  Jéhovah  sur  les  cultes  idolâtres.  A 
l'époque  de  la  captivité,  un  poëte  plein  d'harmonie 
vit  la  splendeur  d'une  Jérusalem  future,  dont  les 
peuples  et  les  îles  lointaines  seraient  tributaires,  sous 
des  couleurs  si  douces,-  qu'on  eût  dit  qu'un  rayon  des 
regards  de  Jésus  l'eût  pénétré  à  une  distance  de  six 
siècles^. 

La  victoire  de  Cyrus  sembla  quelque  temps  réaliser 
tout  ce  qu'on  avait  espéré.  Les  graves  disciples  de 
l'Avesta  et  les  adorateurs  de  Jéhovah  se  crurent 
frères.  La  Perse  était  arrivée,  en  bannissant  les  dévas 
multiples  et  en  les  transformant  en  démons  (divs) ,  à 
tirer  des  vieilles  imaginations  ariennes,  essentielle- 
ment naturalistes,  une  sorte  de  monothéisme.  Le  ton 
prophétique  de  plusieurs  des  enseignements  de  l'Iran 
avait  beaucoup  d'analogie  avec  certaines  composi- 

1.  Isaïe,  Lx,  etc. 


VIE  DE  JÉSUS.  51 

tions  d'Osée  et  d'Isaïe.  Israël  se  reposa  sous  les 

Achéménides  ^,  et,  sous  Xerxès  (Assuérus),  se  fit 
redouter  des  Iraniens  eux-mêmes.  Mais  l'entrée  triom- 
phante et  souvent  brutale  de  la  civilisation  grecque 
et  romaine  en  Asie  le  rejeta  dans  ses  rêves.  Plus  que 
jamais,  il  invoqua  le  Messie  comme  juge  et  vengeur 
des  peuples.  Il  lui  fallut  un  renouvellement  complet, 
une  révolution  prenant  le  globe  à  ses  racines  et 
l'ébranlant  de  fond  en  comble,  pour  satisfaire  l'énorme 
besoin  de  vengeance  qu'excitaient  chez  lui  le  senti- 
ment de  sa  supériorité  et  la  vue  de  ses  humiliations 2. 
Si  Israël  avait  eu  la  doctrine,  dite  spiritualiste,  qui 
coupe  l'homme  en  deux  parts,  le  corps  et  l'âme,  et 
trouve  tout  naturel  que,  pendant  que  le  corps  pourrit, 
l'âme  survive,  cet  accès  de  rage  et  d'énergique  pro- 
testation n'aurait  pas  eu  sa  raison  d'être.  Mais  une 
telle  doctrine,  sortie  de  la  philosophie  grecque,  n'était 
pas  dans  les  traditions  de  l'esprit  juif.  Les  anciens  écrits 
hébreux  ne  renferment  aucune  trace  de  rémunérations 
ou  de  peines  futures.  Tandis  que  l'idée  de  la  solidarité 
de  la  tribu  exista,  il  était  naturel  qu'on  ne  songeât  pas  à 
une  stricte  rétribution  selon  les  mérites  de  chacun.  Tant 

4.  Tout  le  livre  d'Esther  respire  un  grand  attachement  à  cette 
dynastie. 

2.  Lettre  apocryphe  de  Baruch,  dans  Fabricius,  Cod.  pseud, 
F.  T.,  II,  p.  147  etsuiv. 


52  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

pis  pour  l'homme  pieux  qui  tombait  à  une  époque  d'im- 
piété; il  subissait  comme  les  autres  les  malheurs  pu- 
blics, suite  de  l'impiété  générale.  Cette  doctrine,  léguée 
parles  sages  de  l'époque  patriarcale,  aboutissait  chaque 
jour  à  d'insoutenables  contradictions.  T>éjk  du  temps 
de  Job,  elle  était  fort  ébranlée  ;  les  vieillards  de  Thé- 
man  qui  la  professaient  étaient  des  hommes  arriérés, 
et  le  jeune  Elihu,  qui  intervient  pour  les  combattre, 
ose  émettre  dès  son  premier  mot  cette  pensée  essen- 
tiellement révolutionnaire  :  la  sagesse  n'est  plus  dans 
les  vieillards^!  Avec  les  complications  que  le  monde 
avait  prises  depuis  Alexandre,  le  vieux  principe  thé- 
manite  et  mosaïste  devenait  plus  intolérable  encore 2. 
Jamais  Israël  n'avait  été  plus  fidèle  à  la  Loi,  et  pour- 
tant on  avait  subi  l'atroce  persécution  d'Antiochus. 
Il  n'y  avait  qu'un  rhéteur,  habitué  à  répéter  de 
vieilles  phrases  dénuées  de  sens,  pour  oser  pré- 
tendre que  ces  malheurs  venaient  des  infidélités  du 
peuple^.  Quoi  !  ces  victimes  qui  meurent  pour  leur  foi, 
ces  héroïques  Macchabées,  cette  mère  avec  ses  sept 

4.  Job,  XXXIII,  9.  . 

2.  Il  est  cependant  remarquable  que  Jésus,  fils  de  Sirach,  s'y 
tient  strictement  (xvii,  26-28;  xxii,  10-11;  xxx,  4  et  suiv.;  xli, 
1-2;  XLiv,  9).  L'auteur  de  la  Sagesse  est  d'un  sentiment  tout 
opposé  (iv,  1,  texte  grec). 

3.  Esth.,  XIV,  6-7  (apocr.);  Épîire  apocryphe  de  Baruch  (Fabri- 
cius,  Cod.  pseud,  V,  T,  II,  p.  147  et  sulv.). 


VIE  DE  JÉSUS.  53 

fils,  Jéhovah  les  oubliera  éternellement,  les  abandon- 
nera à  la  pourriture  de  la  fosse  ^?  Un  sadducéen 
incrédule  et  mondain  pouvait  bien  ne  pas  reculer 
devant  une  telle  conséquence  ;  un  sage  consommé, 
tel  qu'Antigone  de  Soco  2,  pouvait  bien  soutenir  qu'il 
ne  faut  pas  pratiquer  la  vertu  comme  l'esclave  en 
vue  de  la  récompense,  qu'il  faut  être  vertueux  sans 
espoir.  Mais  la  masse  de  la  nation  ne  pouvait  se 
contenter  de  cela.  Les  uns,  se  rattachant  au  prin- 
cipe de  l'immortalité  philosophique,  se  représen- 
tèrent les  justes  vivant  dans  la  mémoire  de  Dieu, 
glorieux  à  jamais  dans  le  souvenir  des  hommes, 
jugeant  l'impie  qui  les  a  persécutés  ^.  «  Ils  vivent 
aux  yeux  de  Dieu;...  ils  sont  connus  de  Dieu^,  » 
voilà  leur  récompense.  D'autres,  les  Pharisiens  sur- 
tout, eurent  recours  au  dogme  de  la  résurrection^. 
Les  justes  revivront  pour  participer  au  règne  mes- 

1.  II  Macch.,  VII. 

2.  Pirké  AbotK  i,  3. 

3.  Sagesse,  ch.  ii-vi;  Derationis  imperio,  attribué  à  Josèphe, 
8, 13,  16,  18.  Encore  faut-il  remarquer  que  l'auteur  de  ce  dernier 
traité  ne  fait  valoir  qu'en  seconde  ligne  le  motif  de  rémunération 
personnelle.  Le  principal  mobile  des  martyrs  est  l'amour  pur  de  la 
Loi,  l'avantage  que  leur  mort  procurera  au  peuple  et  la  gloire  qui 
s'attachera  à  leur  nom.  Comp.  Sagesse ^  iv,  1  et  suiv. ,  Eccli,, 
ch.  XLiv  et  suiv.  ;  Jos.  B.  J.,  II,  viii,  10;  III,  viii,  5. 

4.  Sagesse,  iv,  1  ;  De  rat.  iinp.,  16,  18. 

5.  U  Macch. f  VII,  9,  14;  xii,  43-44. 


54  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

sianique.  Ils  revivront  dans  leur  chair,  et  pour  un 
monde  dont  ils  seront  les  rois  et  les  juges  ;  ils  assis- 
teront au  triomphe  de  leurs  idées  et  à  l'humiliation 
dé  leurs  ennemis. 

On  ne  trouve  ichez  l'ancien  peuple  d'Israël  que  des 
traces  tout  à  fait  indécises  de  ce  dogme  fondamental. 
Le  Sadducéen,  qui  n'y  croyait  pas,  était,  en  réalité, 
fidèle  à  la  vieille  doctrine  juive  ;  c*était  le  pharisien, 
partisan  de  la  résurrection,  qui  était  le  novateur. 
Mais  en  religion,  c'est  toujours  le  parti  ardent  qui 
innove  ;  c'est  lui  qui  marche,  c'est  lui  qui  tire  les 
conséquences.  La  résurrection,  idée  totalement  dif- 
férente de  l'immortalité  de  l'âme,  sortait  d'ailleurs 
très-naturellement  des  doctrines  antérieures  et  de 
la  situation  du  peuple.  Peut-être  la  Perse  en  four- 
nit-elle aussi  quelques  éléments'^.  En  tout  cas,  se  com- 
binant avec  la  croyance  au  Messie  et  avec  la  doctrine 
d'un  prochain  renouvellement  de  toute  chose,  elle 
forma  ces  théories  apocalyptiques  qui,  sans  être  des 
articles  de  foi  (le  sanhédrin  orthodoxe  de  Jérusa- 
lem ne  semble  pas  les  avoir  adoptées) ,  couraient 
dans  toutes  les  imaginations  et  produisaient  d'un 
bout  à  l'autre  du  monde  juif  une  fermentation  ex- 

i.  Théopompe,  dans  Diog.Laert.,  Proœm.,  9.—  Boundehesch, 
c.  XXXI.  Les  traces  du  dogme  de  la  résurrection  dans  l'Avesta  sont 
fort  douteuses. 


VIE  DE   JÉSUS.  55 

trême.  L'absence  totale  de  rigueur  dogmatique  fai- 
sait que  des  notions  fort  contradictoires  pouvaient 
être  admises  à  la  fois,  même  sur  un  point  aussi 
capital.  Tantôt  le  juste  devait  attendre  la  résurrec- 
tion^; tantôt  il  était  reçu  dès  le  moment  de  sa  mort 
dans  le  sein  d'Abraham  2.  Tantôt  la  résurrection 
était  générale^,  tantôt  réservée  aux  seuls  fidèles^. 
Tantôt  elle  supposait  une  terre  renouvelée  et  une 
nouvelle  Jérusalem  ;  tantôt  elle  impliquait  un  anéan- 
tissement préalable  de  l'univers. 

Jésus,  dès  qu'il  eut  une  pensée,  entra  dans  la 
brûlante  atmosphère  que  créaient  en  Palestine  les 
idées  que  nous  venons  d'exposer.  Ces  idées  ne  s'en- 
seignaient à  aucune  école;  mais  elles  étaient  dans 
l'air,  et  son  âme  en  fut  de  bonne  heure  pénétrée. 
Nos  hésitations,  nos  doutes  ne  l'atteignirent  jamais. 
Ce  sommet  de  la  montagne  de  Nazareth,  où  nul 
homme  moderne  ne  peut  s'asseoir  sans  un  sentiment 
inquiet  sur  sa  destinée,  peut-être  frivole,  Jésus  s'y 
est  assis  vingt  fois  sans  un  doute.  Délivré  de 
l'égoïsme,  source  de  nos  tristesses,  qui  nous  fait 
rechercher  avec  âpre  té  un  intérêt  d'outre-tombe  à 

1.  Jean,  xi,  24. 

^.  Luc,  XVI,  22.  Cf.  De7^atio}iis  i?np.j\3,  16,  1* 

3.  Dan.,  xii,  2. 

4.  //  Maçoh.  vu,  1 4. 


56  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

la  Y^rtu,  il  ne  pensa  qu'à  son  œuvre,  à  sa  race, 
à  l'humanité.  Ces  montagnes,  cette  mer,  ce  ciel 
d'azur,  ces  hautes  plaines  à  l'horizon,  furent  pour  lui 
non  la  vision  mélancolique  d'une  âmô  qui  interroge  la 
nature  sur  son  sort,  mais  le  symbole  certain,  l'ombre 
transparente  d'un  monde  invisible  et  d'un  ciel  nouveau.' 
11  n'attacha  jamais  beaucoup  d'importance  aux 
événements  politiques  de  son  temps,  et  il  en  était 
probablement  mal  informé.  La  dynastie  des  Hérodes 
vivait  dans  un  monde  si  différent  du  sien,  qu'il  ne 
la  connut  sans  doute  que  de  nom.  Le  grand  Hérode 
mourut  vers  l'année  même  où  il  naquit,  laissant  des 
souvenirs  impérissables,  des  monuments  qui  devaient 
forcer  la  postérité  la  plus  malveillante  d'associer  son 
nom  à  celui  de  Salomon,  et  néanmoins  une  œuvre 
inachevée,  impossible  à  continuer.  Ambitieux  pro- 
fane, égaré  dans  un  dédale  de  luttes  religieuses,  cet 
astucieux Iduméen  eut  l'avantage  que  donnent  le  sang- 
froid  et  la  raison ,  dénués  de  moralité ,  au  milieu  de 
fanatiques  passionnés.  Mais  son  idée  d'un  royaume 
profane  d'Israël,  lors  même  qu'elle  n'eût  pas  été  un 
anachronisme  dans  l'état  du  monde  où  il  la  conçut, 
aurait  -échoué,  comme  le  projet  semblable  que  forma 
Salomon,  contre  les  difficultés  venant  du  caractère 
même  de  la  liation.  Sçs  trois  fils  ne  furent  que  des 
lieutenants  des  Romains,  analogues  aux  radjas  de 


VIE  DE  JÉSUS.  57 

rinde  sous  la  domination  anglaise.  Antipater  ou  Anti- 
pas,  tétrarque  de  la  Galilée  et  de  la  Pérée,  dont  Jésus 
fut  le  sujet  durant  toute  sa  vie,  était  un  prince  pares- 
seux et  nul  ^,  favori  et  adulateur  de  Tibère  2,  trop 
souvent  égaré  par  l'influence  mauvaise  de  sa  seconde 
femme  Hérodiade^.  Philippe,  tétrarque  de  la  Gauloni- 
tide  et  de  la  Batanée,  sur  les  terres  duquel  Jésus  fit  de 
fréquents  voyages,  était  un  beaucoup  meilleur  souve- 
rain^. Quant  à'Archélaûs,  ethnarque  de  Jérusalem, 
Jésus  ne  put  le  connaître.  Il  avait  environ  dix  ans 
quand  cet  homme  faible  et  sans  caractère,  parfois  vio- 
lent, fut  déposé  par  Auguste  ^.  La  dernière  trace 
d'autonomie  fut  de  la  sorte  perdue  pour  Jérusalem. 
Réunie  à  la  Samarie  et  à  l'Idumée,  la  Judée  forma  une 
sorte  d'annexé  de  la  province  de  Syrie,  où  le  sénateur 
Publius  Sulpicius  Quirinius,  personnage  consulaire  fort 
connu *5,  était  légat  impérial.  Une  série  de  procurateurs 

1.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  V,  1;  vu,  1  et  2;  Luc,  m,  19. 

2.  Jos.,  AnL,  XVIIÏ,  ii,  3;  iv,  5;  v,  1. 

3.  Ibid.,  XVlIf,  VII,  2. 

4.  Ibid.,  XVIII,  IV,  6. 

5.  Ibid.,  XVII,  XII,  2,  et  B.  J.,  II,  vu,  3. 

6.  Orelli,  Inscr.  lat.,  n°  3693;  HaiiZQïi^  Suppl.,  n°  7041  ;  Fasii 
prœnestini,  au  6  mars  et  au  28  avril  (dans  le  Corpus  inscr.  lai  , 
I,  314,  317);  Borghesi,  Fastes  consulaires  [encore  inédits],  à 
l'année  742;  R.  Bergmann,  De  inscr.  lat.  ad  P.  S.  Quirinium^  ul 
videlar,  referenda  (Berlin,  1851).  Cf.  Tac,  Ann.,  II,  30;  IIl,  48; 
Strabou,  XII,  VI,  5. 


58  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

romains,  subordonnés  pour  les  grandes  questions  au 
légat  impérial  de  Syrie,  Coponius,  Marcus  Ambivius, 
Annius  Rufus,  Valérius  Gratus,  et  enfin  (  l'an  26  de 
notre  ère) ,  Pontius  Pilatus,  s'y  succèdent^,  sans  cesse 
occupés  à  éteindre  le  volcan  qui  faisait  éruption  sous 
leurs  pieds. 

De  continuelles  séditions  excitées  par  les  zélateurs 
du  mosaïsme  ne  cessèrent  en  effet,  durant  tout  ce 
temps,  d'agiter  Jérusalem 2.  La  mort  des  séditieux 
était  assurée  ;  mais  la  mort ,  quand  il  s'agissait  de 
l'intégrité  de  la  Loi,  était  recherchée  avec  avidité. 
Renverser  les  aigles,  détruire  les  ouvrages  d'art  éle- 
vés par  les  Hérodes,  et  où  les  règlements  mosaïques 
n'étaient  pas  toujours  respectés^,  s'insurger  contre 
les  écussons  votifs  dressés  par  les  procurateurs,  et  dont 
les  inscriptions  paraissaient  entachées  d'idolâtrie^, 
étaient  de  perpétuelles  tentations  pour  des  fanatiques 
parvenus  à  ce  degré  d'exaltation  qui  ôte  tout  soin 
de  la  vie.  Juda,  fils  de  Sariphée,  Mathias,  fils  de 
Margaloth,  deux  docteurs  de  la  loi  fort  célèbres, 
formèrent  ainsi  un  parti  d'agression  hardie  contre 
l'ordre  établi,  qui  se  continua  après  leur  supplice^. 

i.  Jos.,  A7it.,l  xvin. 

2.  Jos.,  AiiL,  les  livres  XVII  et  XVIII  entiers,  et  D.  J.,  liv.  I  et  II. 

3.  Jos.,  Ant.,  XV,  X,  4.  Gomp.  Livre  d'Hénoch,  xcvii,  13-14. 

4.  Philon,  Leg.  adCaïum,  §  38. 

.5.  Jos.,  Ant.,  XVII,  VI,  2  et  suiv.  B.  J.,  I,  xxxiii,  3  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  S9 

Les  Samaritains  étaient  agités  de  mouvements  du  même 
genre*.  Il  semble  que  la  Loi  n'eût  jamais  compté  plus  de 
sectateurs  passionnés  qu'au  moment  où  vivait  déjà  celui 
qui,  de  la  pleine  autorité  de  son  génie  et  de  sa  grande 
âme,  allait  l'abroger.  Les  «  Zélotes  »  (Kenaïm)  ou 
«  Sicaires,  »  assassins  pieux,  qui  s'imposaient  pour 
tâche  de  tuer  quiconque  manquait  devant  eux  à  la 
Loi,  commençaient  à  paraître  2.  Des  représentants 
d'un  tout  autre  esprit,  des  thaumaturges,  considérés 
comme  des  espèces  de  personnes  divines,  trouvaient 
créance,  par  suite  du  besoin  impérieux  que  le  siècle 
éprouvait  de  surnaturel  et  de  divin  ^. 

Un  mouvement  qui  eut  beaucoup  plus  d'influence 
sur  Jésus  fut  celui  de  Juda  le  Gaulonite  ou  le  Gali- 
léen.  Dé  toutes  les  sujétions  auxquelles  étaient  expo- 
sés les  pays  nouvellement  conquis  par  Rome,  le  cens 
était  la  plus  impopulaire^.  Cette  mesure,  qui  étonne 
toujours  les  peuples  peu  habitués  aux  charges  des  gran- 
des administrations  centrales,  était  particulièrement 
odieuse  aux  Juifs.   Déjà,  sous  David,  nous  voyons 

4.  Jos.,  ^7z^.^  XVIII,  IV,  1  et  suiv. 

2.  Mischna,  Sanhédrin,  ix,  6  ;  Jean,  xvi,  2  ;  Jos.,  B.  J.,  livre  IV 
et  suiv. 

3.  Act.^  viii,  9.  Le  verset  11  laisse  supposer  que  Simon  le  Ma- 
gicien était  déjà  célèbre  au  temps  de  Jésus. 

4.  Discours  de  Claude,  à  Lyon,  tab.  11,  sub  fin.  De  Boissieu, 
huer.  ant.  de  Lyon,  p.  136. 


60  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

un  recensement  provoquer  de  violentes  récriminations 
et  les  menaces  des  prophètes^.  Le  cens,  en  effet, 
était  la  base  de  l'impôt;  or  l'impôt,  dans  les  idées  de 
la  pure  théocratie,  était  presque  une  impiété.  Dieu 
étant  le  seul  maître  que  l'homme  doive  reconnaître, 
payer  la  dîme  à  un  souverain  profane,  c'est  en  quelque 
sorte  le  mettre  à  la  place  de  Dieu.  Complètement 
étrangère  à  l'idée  de  l'État,  la  théocratie  juive  ne 
faisait  en  cela  que  tirer  sa  dernière  conséquence,  ki 
négation  de  la  société  civile  et  de  tout  gouvernement. 
L'argent  des  caisses  publiques  passait  pour  de  l'argent 
volé2.  Le  recensement  ordonné  paj*  Quirinius  (an  6  de 
l'ère  chrétienne)  réveilla  puissamment  ces  idées  et 
causa  une  grande  fermentation.  Un  mouvement  éclata 
dans  les  provinces  du  nord.  Un  certain  Juda,  de  la 
ville  de  Gamala,  sur  la  rive  orientale  du  lac  de  Tibé- 
riade,  et  un  pharisien  nommé  Sadok  se  firent,  en  niant 
la  légitimité  de  l'impôt,  une  école  nombreuse,  qui 
aboutit  bientôt  à  une  révolte  ouverte  ^.  Les  maximes 
fondamentales  de  l'école  étaient  qu'on  ne  doit  appeler 


1.  II  Sam.,  XXIV. 

2.  Talmudde  Babylone,  Baba  Kmna,  113  a;  Schabbath,  33  b. 

3.  Jos.,  A?U.,  XVIII,  I,  1  et  6;  5.  J.,  II,  viii,  1;  Act.,  v,  37. 
Avant  Juda  le  Gaulonite,  les  Actes  placent  un  autre  agitateur, 
Theudas  ;  mais  c'est  là  un  anachronisme  :  le  mouvement  de  Tl^eudas 
eut  lieu  l'an  44  de  l'ère  chrétienne  (Jos.,  Ant.j  XX,  v,  1), 


VIE  DE  JÉSUS.  Gl 

personne  «  maître,  »  ce  titre  appartenant  à  Dieu  seul, 
et  que  la  liberté  vaut  mieux  que  la  vie.  Juda  avait  sans 
doute  bien  d'autres  principes,  que  Josèphe,  toujours 
attentif  à  ne  pas  compromettre  ses  coreligionnaires, 
passe  à  dessein  sous  silence;  car  on  ne  comprendrait 
pas  que  pour. une  idée  aussi  simple,  l'historien  juif 
lui  donnât  une  place  parmi  les  philosophes  de  sa 
nation  et  le  regardât  comme  le  fondateur  d'une  qua- 
trième école,  parallèle  à  celles  des  Pharisiens,  des 
Sadducéens,  des  Esséniens.  Juda  fut  évidemment  le 
chef  d'une  secte  galiléenne,  préoccupée  de  messia- 
nisme, et  qui  aboutit  à  un  mouvement  politique.  Le 
procurateur  Coponius  écrasa  la  sédition  du  Gaulo- 
nite;  mais  l'école  subsista  et  conserva  ses  chefs.  Sous 
la  conduite  de  Menahem,  fils  du  fondateur,  et  d'un 
certain  Éléazar,  son  parent,  on  la  retrouve  fort  active 
dans  les  dernières  luttes  des  Juifs  contre  les  Romains*. 
Jésus  vit  peut-être  ce  Juda,  qui  conçut  la  révolution 
juive  d'une  façon  si  différente  de  la  sienne  ;  il  connut 
en  tout  cas  son  école,  et  ce  fut  probablement  par 
réaction  contre  son  erreur  qu'il  prononça  l'axiome 
sur  le  denier  de  César.  Le  sage  Jésus,  éloigné  de 
toute  sédition,  profita  de  la  faute  de  son  devancier, 
et  rêva  un  autre  royaume  et  une  autre  délivrance, 

4.  Jos.,  B.  J.,  II,  XVII,  8  cl  suiv. 


62  •    ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

La  Galilée  était  de  la  sorte  une  vaste  fournaise, 
où  s'agitaient  en  ébullition  les  éléments  les  plus 
divers^.  Un  mépris  extraordinaire  de  la  vie,  ou  pour 
mieux  dire  une  sorte  d'appétit  de  la  mort  fut  la  con- 
séquence de  ces  agitations  2.  L'expérience  ne  compte 
pour  rien  dans  les  grands  mouvements  fanatiques. 
L'Algérie,  aux  premiers  temps  de  l'occupation  fran- 
çaise, voyait  se  lever,  chaque  printemps,  des  inspi- 
rés, qui  se  déclaraient  invulnérables  et  envoyés  de 
Dieu  pour  chasser  les  infidèles;  l'année  suivante,  leur 
mort  était  oubliée,  et  leur  successeur  ne  trouvait  pas 
une  moindre  foi.  Très-dure  par  un  côté,  la  domina- 
tion romaine,  peu  tracassière  encore,  permettait 
beaucoup  de  liberté.  Ces  grandes  dominations  bru- 
tales, terribles  dans  la  répression,  n'étaient  pas  soup- 
çonneuses comme  le  sont  les  puissances  qui  ont  un 
dogme  à  garder.  Elles  laissaient  tout  faire  jusqu'au 
jour  où  elles  croyaient  devoir  sévir.  Dans  sa  carrière 
vagabonde,  on  ne  voit  pas  que  Jésus  ait  été  une  seule 
fois  gêné  par  la  police.  Une  telle  liberté,  et  par-dessus 
tout  le  bonheur  qu'avait  la  Galilée  d'être  beaucoup 
moins  resserrée  dans  les  liens  du  pédantisme  phari- 

1.  Luc,  XIII,  i.  Le  mouvement  galiléen  de  Juda,  fils  d'Ézéchiaç, 
ne  paraît  pas  avoir  eu  un  caractère  religieux;  peut-être,  cependant, 
ce  caractère  a-t-il  été  dissimulé  par  Josèphe  (Ant.,  XVII,  x,  5). 

t.  Jos.,  Ant.,  XVI,  VI,  2,  3;  XVIII,  i,  4. 


VIE  DE  JESUS.  63 

saïque,  donnaient  à  cette  contrée  une  vraie  supériorité 
sur  Jérusalem.  La  révolution,  ou  en  d'autres  termes  le 
messianisme,  y  faisait  travailler  toutes  les  têtes.  On 
se  croyait  à  la  veille  de  voir  apparaître  la  grande  ré- 
novation ;  l'Écriture  torturée  en  des  sens  divers  servait 
d'aliment  aux  plus  colossales  espérances.  A  chaque 
ligne  des  simples  écrits  de  l'Ancien  Testament,  on 
voyait  l'assurance  et  en  quelque  sorte  le  programme 
du  règne  futur  qui  devait  apporter  la  paix  aux  justes 
et  sceller  à  jamais  l'œuvre  de  Dieu. 

De  tout  temps,  cette  division  en  deux  parties  oppo- 
sées d'intérêt  et  d'esprit  avait  été  pour  la  nation  hé- 
braïque un  principe  de  fécondité  dans  l'ordre  moral. 
Tout  peuple  appelé  à  de  hautes  destinées  doit  être 
un  petit  monde  complet,  renfermant  dans  son  sein  les 
pôles  opposés.  La  Grèce  offrait  à  quelques  lieues  de 
distance  Sparte  et  Athènes,  les  deux  antipodes  pour  un 
observateur  superficiel,  en  réalité  sœurs  rivales,  néces- 
saires Tune  à  l'autre.  11  en  fut  de  même  de  la  Judée. 
Moins  brillant  en  un  sens  que  le  développement 
de  Jérusalem,  celui  du  nord  fut  en  somme  bien  plus 
fécond;  les  œuvres  les  plus  vivantes  du  peuple  juif 
étaient  toujours  venues  de  là.  Une  absence  complète 
du  sentiment  de  la  nature,  aboutissant  à  quelque 
chose  de  sec,  d'étroit,  de  farouche,  a  frappé  toutes 
les  œuvres  purement  hiérosolymites   d'un  caractère 


C4  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

grandiose,  mais  triste,  aride  et  repoussant.  Avec  ses 
docteurs  solennels,  ses  insipides  canonistes,  ses  dé- 
vots hypocrites  et  atrabilaires,  Jérusalem  n'eût  pas 
conquis  l'humanité.  Le  nord  a  donné  au  monde  la 
naïve  Sulamite,  l'humble  Chananéenne,  la  passionnée 
Madeleine,  le  bon  nourricier  Joseph,  la  Vierge  Ma- 
rie. Le  nord  seul  a  fait  le  christianisme  ;  Jérusalem, 
au  contraire,  est  la  vraie  patrie  du  judaïsme  obstiné 
qui,  fondé  par  les  pharisiens,  fixé  par  le  Talmud,  a 
traversé  le  moyen  âge  et  est  venu  jusqu'à  nous. 

Une  nature  ravissante  contribuait  à  former  cet  esprit 
beaucoup  moins  austère,  moins  âprement  mono- 
théiste, M  j'ose  le  dire,  qui  imprimait  à  tous  les  rêves 
de  la  Galilée  un  tour  idyllique  et  charmant.  Le 
plus  triste  pays  du  monde  est  peut-être  la  région 
voisine  de  Jérusalem.  La  Galilée,  au  contraire,  était 
un  pays  très-vert,  très-ombragé,  très-souriant,  le  vrai 
pays  du  Cantique  des  cantiques  et  des  chansons  du 
bien-aimé^.  Pendant  les  deux  mois  de  mars  et  d'avril, 

\.  Jos.  B.  J.,  III,  III,  i.  L'horrible  état  où  le  pays  est  réduit, 
surtout  près  du  lac  de  Tibériade,  ne  doit  pas  faire  illusion.  Ce? 
pays,  maintenant  brûlés,  ont  été  autrefois  des  paradis  terrestres.  Lei 
bains  de  Tibériade,  qui  sont  aujourd'hui  un  affreux  séjour,  ont  éld 
autrefois  le  plus  bel  endroit  de  la  Galilée  (Jos.,  Ant.,  XVIII,  ii,  3). 
Josèphe  [Bell.  Jud.,  III,  x,  8)  vante  les  beaux  arbres  de  la  plaine 
de  Génésareth,  oij  il  n'y  en  a  plus  un  seul.  Antonin  Martyr,  vers 
l'an  600 ,  cinquante  ans  par  conséquent  avant  l'invasion  musul- 


VIE    DE    JESUS.  65 

la  campagne  est  un  tapis  de  fleurs,  d'une  fran- 
chise de  couleurs  incomparable.  Les  animaux  y 
sont  petits,  mais  d'une  douceur  extrêmcc  Des  tour- 
terelles sveltes  et  vives,  des  merles  bleus  si  légers 
qu'ils  posent  sur  une  herbe  sans  la  faire  plier,  des 
alouettes  huppées,  qui  viennent  presque  se  mettre 
sous  les  pieds  du  voyageur,  de  petites  tortues  de 
ruisseaux,  dont  l'œil  est  vif  et  doux,  des  cigognes  h 
l'air  pudique  et  grave,  dépouillant  toute  timidité,  se 
laissent  approcher  de  très-près  par  l'homme  et  sem- 
blent l'appeler.  En  aucun  pays  du  monde,  les  mon- 
tagnes ne  se  déploient  avec  plus  d'harmonie  et 
n'inspirent  de  plus  hautes  pensées.  Jésus  semble  les 
avoir  particulièrement  aimées.  Les  actes  les  plus 
importants  de  sa  carrière  divine  se  passent  sur  les 
montagnes;  c'est  là  qu'il  était  le  mieux  inspiré^; 
c'est  là  qu'il  avait  avec  les  anciens  prophètes  de 
secrets  entretiens,  et  qu'il  se  montrait  aux  yeux  de 
ses  disciples  déjà  transfiguré  2. 

Ce  joli  pays,  devenu  aujourd'hui,  par  suite  de 
l'énorme  appauvrissement  que  l'islamisme  a  opéré 
dans  la  vie  humaine,   si  morne,  si  navrant,  mais 

mane,  trouve  encore  la  Galilée  couverte  de  plantations  délicieuses, 
et  compare  sa  fertilité  à  celle  de  l'Egypte  {Itin.y  §  5). 

4.  Matth.,  V,  1;  xiv,  23;  Luc,  vi,  12. 

?.  Matth.,  XVII,  1  et  suiv.;  Marc,ix,  let  suiv.;Luc,ix,28etsuiv. 

5 


66  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

OÙ  tout  ce  que  l'homme  n'a  pu  détruire  respire 
encore  l'abandon,  la  douceur,  la  tendresse,  surabon- 
dait, à  l'époque  de  Jésus,  de  bien-être  et  de  gaieté. 
Les  Galiléens  passaient  pour  énergiques,  braves 
et  laborieux  ^.  Si  l'on  excepte  Tibériade ,  bâtie 
par  Antipas  en  l'honneur  de  Tibère  (vers  l'an  15) 
dans  le  style  romain  ^,  la  Galilée  n'avait  pas  de 
grandes  villes.  Le  pays  était  néanmoins  fort  peuplé, 
couvert  de  petites  villes  et  de  gros  villages,  cultivé 
avec  art  dans  toutes  ses  parties  ^.  Aux  ruines  qui 
restent  de  son  ancienne  splendeur,  on  sent  un  peuple 
agricole,  nullement  doué  pour  l'art,  peu  soucieux 
de  luxe,  indifférent  aux  beautés  de  la  forme,  exclu- 
sivement idéaliste.  La  campagne  abondait  en  eaux, 
fraîches  et  en  fruits;  les  grosses  fermes  étaient 
ombragées  de  vignes  et  de  figuiers;  les  jardins 
étaient  des  massifs  de  pommiers,  de  noyers,  de  gre- 
nadiers \  Le  vin  était  excellent,  s'il  en  faut  juger 

\.  Jos.,  B.  J.,  III,  III,  2. 

2.  Jos.,  Ant.,  XVIIÎ,  II,  2;  B.  J.,  Il,  ix,  4;  Vita,  12,  43,  64. 

3.  Jos.,  B.  J.,  III,  m,  2. 

4.  On  peut  se  les  figurer  d'après  quelques  enclos  des  environs 
de  Nazareth.  Cf.  Cant.  Cant.,  ii,  3,  5,  43;  iv,  43;  vi,  6,  4  0; 
VII,  8,  42;  VIII,  2,  5;  Anton.  Martyr,  /.  c.  L'aspect  des  grandes 
métairies  s'est  encore  bien  conservé  dans  le  sud  du  pays  de  Tyr 
(ancienne  tribu  d'Aser).  La  trace  de  la  vieille  agriculture  palesti- 
nienne, avec  ses  ustensiles  taillés  dans  le  roc  (aires,  pressoirs, 
silos,  auges,  meules,  etc.),  se  retrouve  du  reste  à  chaque  pas. 


VIE  DE  JESUS.  67 

par  celui  que  les  juifs  recueillent  encore  à  Safed,  et 
on  en  buvait  beaucoup^.  Cette  vie  contente  et  facile- 
ment satisfaite  n'aboutissait  pas  à  l'épais  matéria- 
lisme de  notre  paysan ,  à  la  grosse  joie  d'une  Nor- 
mandie plantureuse,  à  la  pesante  gaieté  des  Fla^ 
mands.  Elle  se  spiritualisait  en  rêves  éthérés,  en  une 
sorte  de  mysticisme  poétique  confondant  le  ciel  et  la 
terre.  Laissez  l'austère  Jean-Baptiste  dans  son  désert 
de  Judée,  prêcher  la  pénitence,  tonner  sans  cesse, 
vivre  de  sauterelles  en  compagnie  des  chacals.  Pour- 
quoi les  compagnons  de  l'époux  jeûneraient- ils 
pendant  que  l'époux  est  avec  eux?  La  joie  fera  par- 
tie du  royaume  de  Dieu.  N'est-elle  pas  la  fille 
des  humbles  de  cœur,  des  hommes  de  bonne  vo- 
lonté ? 

Toute  l'histoire  du  christianisme  naissant  est 
devenue  de  la  sorte  une  délicieuse  pastorale.  Un 
Messie  aux  repas  de  noces,  la  courtisane  et  le  bon 
Zachée  appelés  à  ses  festins,  les  fondateurs  du 
royaume  du  ciel  comme  un  cortège  de  paranymphes  : 
voilà  ce  que  la  Galilée  a  osé,  ce  qu'elle  a  fait 
accepter.  La  Grèce  a  tracé  de  la  vie  humaine  par  la 
sculpture  et  la  poésie  des  tableaux  charmants,  mais 
toujours  sans  fonds  fuyants  ni  horizons  lointains.  Ici 

\.  Malth.,   IX,   17,   XI,  49;  Marc,  ii,  22;  Luc,  v,  37;  vu,  3i: 
Jean,  ii,  3  et  suiv. 


'68  ORIGINES   DU   GIIUISTIANISME. 

manquent  le  marbre,  les  ouvriers  excellents,  la  langue 
exquise  et  raffinée.  Mais  la  Galilée  a  créé  à  l'état 
d'imagination  populaire  le  plus  sublime  idéal;  car 
derrière  son  idylle  s'agite  le  sort  de  l'humanité,  et  la 
lumière  qui  éclaire  son  tableau  est  le  soleil  du  royaume 
de  Dieu. 

Jésus  vivait  et  grandissait  dans  ce  milieu  enivrant. 
Dès  son  enfance ,  il  fit  presque  annuellement  le 
voyage  de  Jérusalem  pour  les  fêtes  ^.  Le  pèlerinage 
était  pour  les  Juifs  provinciaux  une  solennité  pleine 
de  douceur.  Des  séries  entières  de  psaumes  étaient 
consacrées  à  chanter  le  bonheur  de  cheminer  ainsi 
en  famille  2,  durant  plusieurs  jours,  au  printemps, 
à  travers  les  collines  et  les  vallées  ,  tous  ayant 
en  perspective  les  splendeurs  de  Jérusalem ,  les 
terreurs  des  parvis  sacrés,  la  joie  pour  des  frères  de 
demeurer  ensemble  ^.  La  route  que  Jésus  suivait 
d'ordinaire  dans  ces  voyages  était  celle  que  l'on  suit 
aujourd'hui,  par  Ginaea  et  Sichem^.  De  Sichem  à 

< .  Luc,  II,  41 . 

2.  Luc,  II,  42-44. 

3.  Voir  surtout  ps.  lxxxiv,  cxxii,  cxxxiii  (Vulg.  Lxxxiii,  cxxi, 

ex  XXII  j. 

4.  Luc,  IX,  51-53;  xvii,  M;  Jean,  iv,  4;  Jos.,  Aîit.j  XX,  vi,  i; 
B.  J.j  II,  XII,  3  ;  Vilaj  52.  Souvent,  cependant,  les  pèlerins 
venaient  par  la  Pérée  pour  éviter  la  Samarie,  où  ils  couraient  des 
dangers.  Matth.,  xix,  1;  Marc,  x,  1, 


VIE  DE  JÉSUS.  69 

Jérusalem  elle  est  fort  sévère.  Mais  le  voisinage  des 
vieux  sanctuaires  de  Silo,  de  Béthel,  près  desquels 
on  passe,  tient  l'âme  en  éveil.  Ain-el-Haramié ,  la 
dernière  étape  ^,  est  un  lieu  mélancolique  et  char- 
mant, et  peu  d'impressions  égalent  celle  qu'on 
éprouve  en  s'y  établissant  pour  le  campement  du 
soir.  La  vallée  est  étroite  et  sombre  ;  une  eau  noire 
sort  des  rochers  percés  de  tombeaux,  qui  en  forment 
les  parois.  C'est,  je  crois,  la  «  Vallée  des  pleurs,  »  ou 
des  eaux  suintantes,  chantée  comme  une  des  stations  du 
chemin  dans  le  délicieux  psaume  lxxxiv^,  et  devenue, 
pour  le  mysticisme  doux  et  triste  du  moyen  âge, 
l'emblème  de  la  vie.  Le  lendemain,  de  bonne  heure, 
on  sera  à  Jérusalem  ;  une  telle  attente,  aujourd'hui 
encore,  soutient  la  caravane,  rend  la  soirée  courte  et 
le  sommeil  léger. 

Ces  voyages,  où  la  nation  réunie  se  communiquait 
ses  idées,  et  qui  étaient  presque  toujours  des  foyers  de 
grande  agitation,  mettaient  Jésus  en  contact  avec  l'âme 
de  son  peuple,  et  sans  doute  lui  inspiraient  déjà  une  vive 
antipathie  pour  les  défauts  des  représentants  officiels 
du  judaïsme.  On  veut  que  de  bonne  heure  le  désert  ait 

•1.  Selon  Josèphe  {Vita,  52),  la  route  était  de  trois  jours.  Mais 
l'étape  de  Sichem  à  Jérusalem  devait  d'ordinaire  être  coupée  en 
deux. 

%.  Lxxxui  selon  la  Vulgate,  v,  7, 


70  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

été  pour  lui  une  autre  école  et  qu'il  y  ait  fait  de  longs 
séjours  ^.  Mais  le  Dieu  qu'il  trouvait  là  n'était  pas  le 
sien.  C'était  tout  au  plus  le  Dieu  de  Job,  sévère  et 
terrible,  qui  ne  rend  raison  à  personne.  Parfois  c'était 
Satan  qui  venait  le  tenter.  Il  retournait  alors  dans  sa 
chère  Galilée,  et  retrouvait  son  Père  céleste,  au  mi- 
lieu des  vertes  collines  et  des  claires  fontaines, 
parmi  les  troupes  d'enfants  et  de  femmes  qui,  l'âmc^. 
joyeuse  et  le  cantique  des  anges  dans  le  cœur,  atten- 
daient le  salut  d'Israël. 

1.  Luc,  IV,  42;  v,  46. 


CHAPITRE   V. 


PREMIERS    APHORISMES    DE    JESUS.  —  SES    IDEES    D'DN    DIED    PER] 
ET    D'DNE    religion    PURE.—   PREMIERS    DISCIPLES. 


Joseph  mourut  avant  que  son  fils  fût  arrivé  à  aucun 
rôle  public.  Marie  resta  de  la  sorte  le  chef  de  la 
famille,  et  c'est  ce  qui  explique  pourquoi  son  fils, 
quand  on  voulait  le  distinguer  de  ses  nombreux  homo- 
nymes, était  le  plus  souvent  appelé  «fils  de  Marie^.» 
11  semble  que,  devenue  par  la  mort  de  son  mari 
étrangère  à  Nazareth,  elle  se  retira  à  Gana  2,  dont 
elle  pouvait  être  originaire.  Gana  ^  était  une  pe- 
tite ville  à  deux  heures  ou  deux  heures  et  demie 

i.  C'est  l'expression  de  Marc,  vi,  3.  Cf.  Matth.,  xiii,  53.  Marc 
ne  connaît  pas  Joseph  ;  Jean  et  Luc,  au  contraire,  préfèrent  l'ex- 
pression «fils  de  Joseph.  »  Luc,  m,  23  ;  iv,  22  ;  Jean,  i,  45  ;  iv,  42. 

2.  Jean,  11,  1;  iv,  46.  Jean  seul  est  renseigné  sur  ce  point. 

3.  J'admets  comme  probable  le  sentiment  qui  identifie  Cana  de 
Galilée  avec  Kana  el-Djélil.  On  peut  cependant  faire  valoir  des 
arguments  pour  Kefr-Kenna^  à  une  heure  ou  une  heure  et  de- 
mie N.-N.-E.  de  Nazareth. 


72  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

de  Nazareth,  au  pied  des  montagnes  qui  bornent  au 
nord  la  plaine  d'Asochis  *.  La  vue,  mo:ns  grandiose 
qu'à  Nazareth,  s'étend  sur  "oute  la  pUine  et  est 
bornée  de  la  manière  la  pl\  ,^  pittoresque  par  les 
montagnes  de  Nazareth  et  les  collines  de  Séphoris. 
Jésus  paraît  avoir  fait  quelque  '  emps  sa  résidence  en 
ce  lieu.  Là  se  passa  probablei  v^ent  une  partie  de  sa 
jeunesse  et  eurent  lieu  ses  preiaiers  éclats  2. 

Il  exerçait  le  métier  de  son  père,  qui  était  celui  de 
charpentier  ^.  Ce  n'était  pas  là  une  circonstance 
humiliante  ou  fâcheuse.  La  coutume  juive  exigeait 
que  l'homme  voué  aux  travaux  intellectuels  apprît  un 
état.  Les  docteurs  les  plus  célèbres  avaient  des  mé- 
tiers^; c'est  ainsi  que  saint  Paul,  dont  l'éducation 
avait  été  si  soignée,  était  fabricant  de  tentes^.  Jésus 
ne  se  maria  point.  Toute  sa  puissance  d'aimer  se 
porta  sur  ce  qu'il  considérait  comme  sa  vocation 
céleste.  Le  sentiment  extrêmement  délicat  qu'on 
remarque  en  lui  pour  les  femmes^  ne  se  sépara 

1 .  Maintenant  el-Buttauf, 

2.  Jean,  11,  11  ;  iv,  46.  Un  ou  deux  disciples  étaient  de  Cana. 
Jean,  XXI,  2;  Matth.,  x,  4;  Marc,  m,  18. 

3.  Marc,  vi,  3;  Justin,  DiaL  ciim  Tryph.,  88. 

4.  Par  exemple,  «  Rabbi  lobanan  le  Cordonnier,  Rabbi  Isaac 
le  Forgeron.  » 

5.  Act.,  xviii,  3. 

ê.  Voir  ci-dessous,  p.  151-152. 


VIE  DE  JESUS.  73 

point  db^  dévouement  exclusif  qu'il  avait  pour  son 
idée.  Il  traita  en  sœurs,  comme  François  d'Assise  et 
François  de  Sales,  les  femmes  qui  s'éprenaient  de  la 
même  œus^re  que  lui;  il  eut  ses  sainte  Glaire,  ses 
Françoise  db  Chantai.  Seulement  il  est  probable  que 
colles-ci  aimaient  plus  lui  que  l'œuvre;  il  fut  sans 
doute  plus  aimé  qu'il  n'aima.  Ainsi  qu'il  arrive  sou- 
vent dans  les  natures  très-élevées,  la  tendresse  du 
cœur  se  transforma  chez  lui  en  douceur  infinie,  en 
vague  poésie,  e^  charme  universel.  Ses  relations  in- 
times et  libres ,  mais  d'un  ordre  tout  moral,  avec 
des  femmes  d'une  conduite  équivoque  s'expliquent  de 
même  par  la  passion  qui  l'attachait  à  la  gloire  de  son 
^  Père,  et  lui  inspirait  une  sorte  de  jalousie  pour 
toutes  les  belles  créatures  qui  pouvaient  y  servir^. 
Quelle  fut  la  marche  de  la  pensée  de  Jésus  durant 
cette  période  obscure  de  sa  vie  ?  Par  quelles  médita- 
tions débuta-t-il  dans  la  carrière  prophétique  ?  On 
l'ignore,  son  histoire  nous  étant  parvenue  à  l'état  de 
récits  épars  et  sans  chronologie  exacte.  Mais  le 
développement  des  produits  vivants  est  partout  le 
même,  et  il  n'est  pas  douteux  que  la  croissance  d'une 
personnalité  aussi  puissante  que  celle  de  Jésus  n'ait 
obéi  à  des  lois  très-rigoureuses.  Une  haute  notion  de  la 

1.  Luc,  VII,  37  et  suiv-i  Jean,  iv,  7  et  swv.;  viii,  3  et  suiv. 


74  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

divinité,  qu'il  ne  dut  pas  au  judaïsme,  et  qui  semble 
avoir  été  de  toutes  pièces  la  création  de  sa  grande 
âme,  fut  en  quelque  sorte  le  principe  de  sa  force. 
C'est  ici  qu'il  faut  le  plus  renoncer  aux  idées 
qui  nous  sont  familières  et  à  ces  discussions  où 
B'usent  les  petits  esprits.  Pour  bien  comprendre  la 
nuance  de  la  piété  de  Jésus,  il  faut  faire  abstrac- 
tion de  ce  qui  s*est  placé  entre  l'Évangile  et  nous. 
Déisme  et  panthéisme  sont  devenus  les  deux  pôles  de 
la  théologie.  Les  chétives  discussions  de  la  scolas- 
tique,  la  sécheresse  d'esprit  de  Descartes,  l'irréligion 
profonde  du  xviii'  siècle,  en  rapetissant  Dieu,  et  en 
le  limitant  en  quelque  sorte  par  l'exclusion  de  tout  ce 
qui  n'est  pas  lui,  ont  étouffé  au  sein  du  rationalisme 
modçrne  tout  sentiment  fécond  de  la  divinité.  Si 
Dieu,  en  effet,  est  un  être  déterminé  hors  de 
nous,  la  personne  qui  croit  avoir  des  rapports  parti- 
culiers avec  Dieu  est  un  «  visionnaire,  »  et  comme 
les  sciences  physiques  et  physiologiques  nous  ont 
montré  que  toute  vision  surnaturelle  est  une  illu- 
sion, le  déiste  un  peu  conséquent  se  trouve  dans 
l'impossibilité  de  comprendre  les  grandes  croyances 
du  passé.  Le  pa.nthéisme,  d'un  autre  côté,  en  suppri- 
mant la  personnalité  divine,  est  aussi  loin  qu'il  se  peut 
du  Dieu  vivant  des  religions  anciennes.  Les  hommes 
qui  ont  le  plus  hautement  compris  Dieu,  Çakya-Mouni, 


VIE   DE  JÉSUS.  75 

Platon,  saint  Paul,  saint  François  d'Assise,  saint  Au- 
gustin, à  quelques  heures  de  sa  mobile  vie,  étaient-ils 
déistes  ou  panthéistes?  Une  telle  question  n'a  pas  de 
sens.  Les  preuves  physiques  et  métaphysiques  de 
l'existence  de  Dieu  les  eussent  laissés  indilTérents.  Ils 
sentaient  le  divin  en  eux-mêmes. — Au  premier  rang  de 
cette  grande  famille  des  vrais  fils  de  Dieu,  il  faut  pla- 
cer Jésus.  Jésus  n'a  pas  de  visions  ;  Dieu  ne  lui  parle 
pas  comme  à  quelqu'un  hors  de  lui  ;  Dieu  est  en  lui  ; 
il  se  sent  avec  Dieu,  et  il  tire  de  son  cœur  ce  qu'il 
dit  de  son  Père.  11  vit  au  sein  de  Dieu  par  une  com- 
munication de  tous  les  instants;  il  ne  le  voit  pas,  mais 
il  l'entend,  sans  qu'il  ait  besoin  de  tonnerre  et  de 
buisson  ardent  comme  Moïse,  de  tempête  révélatrice 
comme  Job,  d'oracle  comme  les  vieux  sages  grecs, 
de  génie  familier  comme  Socrate,  d'ange  Gabriel 
comme  Mahomet.  L'imagination  et  l'hallucination 
d'une  sainte  Thérèse,  par  exemple,  ne  sont  ici  pour 
rien.  L'ivresse  du  soufi  se  proclamant  identique  à 
Dieu  est  aussi  tout  autre  chose.  Jésus  n'énonce  pas 
un  moment  l'idée  sacrilège  qu'il  soit  Dieu.  Il  se  croit 
en  rapport  direct  avec  Dieu,  il  se  croit  fils  de  Dieu. 
La  plus  haute  conscience  de  Dieu  qui  ait  existé  au 
sein  de  l'humanité  a  été  celle  de  Jésus. 

On  comprend,  d'un  autre  côté,  que  Jésus,  partant 
d'une  telle  disposition  d'âme,  ne  sera  nullement  un 


76  ORIGINES   DU    GIIUISTIANISME. 

philosophe  spéculatif  comme  Çakya-Mouni.  Rien 
n'est  plus  loin  de  la  théologie  scolastique  que  l'Évan- 
gile ^  Les  spéculations  des  Pores  grecs  sur  l'essence 
divine  viennent  d'un  tout  autre  esprit.  Dieu  conçu 
immédiatement  comme  Père,  voilà  toute  la  théologie 
de  Jésus.  Et  cela  n'était  pas  chez  lui' un  principe 
théorique,  une  doctrine  plus  ou  moins  prouvée  et 
qu'il  cherchait  à  inculquer  aux  autres.  Il  ne  faisait 
à  ses  disciples  aucun  raisonnement 2;  il  n'exigeait 
d'eux  aucun  effort  d'attention.  Il  ne  prêchait  pas 
ses  opinions,  il  se  prêchait  lui-même.  Souvent  des 
âmes  très-grandes  et  très-désintéressées  présentent, 
associé  à  beaucoup  d'élévation,  ce  caractère  de  per- 
pétuelle attention  à  elles-mêmes  et  d'extrême  suscep- 
tibilité personnelle,  qui  en  général  est  le  propre  des 
femmes^.  Leur  persuasion  que  Dieu  est  en  elles  et 
s'occupe  perpétuellement  d'elles  est  si  forte  qu'elles 
ne  craignent  nullement  de  s'imposer  aux  autres  ;  notre 
réserve,  notre  respect  de  l'opinion  d' autrui,  qui  est 

i .  Les  discours  que  le  quatrième  évangile  prête  à  Jésus  ren- 
ferment déjà  un  germe  de  théologie.  Mais  ces  discours  étant  en 
tontradiction  absolue  avec  ceux  des  évangiles  synoptiques,  les- 
quels représentent  sans  aucun  doute  les  Logia  primitifs,  ils  doivent 
compter  pour  des  documents  de  l'histoire  apostolique,  et  non  pour 
des  éléments  de  la  vie  de  Jésus. 

2.  Voir  Matth.,  ix,  9,  et  les  autres  récits  analogues,  ^ 

3.  Voir,  par  exemple,  Jean,  xxi,  15  et  suiv. 


•    VIE  DE  JÉSUS.  17 

une  partie  de  notre  impuissance,  ne  saurait  être  leur 
fait.  Cette  personnalité  exaltée  n'est  pas  l'égoïsme; 
car  cle  tels  hommes ,  possédés  de  leur  idée,  donnent 
leur  vie  de  grand  cœur  pour  sceller  leur  œuvre  :  c'est 
l'identification  du  moi  avec  l'objet  qu'il  a  embrassé, 
poussée  à  sa  dernière  limite.  C'est  l'orgueil  pour 
ceux  qui  ne  voient  dans  l'apparition  nouvelle  que  la 
fantaisie  personnelle  du  fondateur;  c'est  le  doigt  de 
Dieu  pour  ceux  qui  voient  le  résultat.  Le  fou  côtoie 
ici  l'homme  inspiré;  seulement  le  fou  ne  réussit  jamais. 
Il  n'a  pas  été  donné  jusqu'ici  à  l'égarement  d'esprit 
d'agir  d'une  façon  sérieuse  sur  la  marche  de  l'humanité. 
Jésus  n'arriva  pas  sans  doute  du  premier  coup  à 
cette  haute  affirmation  de  lui-même.  Mais  il  est  pro- 
bable que,  dès  ses  premiers  pas,  il  s'envisagea  avec 
Dieu  dans  la  relation  d'un  fils  avec  son  père.  Là  est 
son  grand  acte  d'originalité;  en  cela  il  n'est  nullement 
de  sa  race^.  Ni  le  juif,  ni  le  musulman  n'ont  compris 
cette  délicieuse  théologie  d'amour.  Le  Dieu  de  Jésus 
n'est  pas  ce  maître  fatal  qui  nous  tue  quand  il  lui  plaît, 
nous  damne  quand  il  lui  plaît,  nous  sauve  quand  il 
lui  plaît.  Le  Dieu  de  Jésus  est  Notre  Père.  On  l'en- 

\.  La  belle  âme  de  Pliilon  se  rencontra  ici,  comme  sur  tant 
d'autres  points,  avec  celle  de  Jésus.  De  confus,  ling.,  §  14;  De 
migr.  Abr.,  %  \\  De  somniis^  II,  §  4î  ;  De  agric.  Noëj  §  1 2 ;  Dô 
mutalione  nominiwij  §  4.  Mais  Philon  est  à  peine  juif  d'esprit. 


Î8  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

tend  en  écoutant  un  souffle  léger  qui  crie  en  nous, 
«  Père  *.  »  Le  Dieu  de  Jésus  n'est  pas  le  despote  partial 
qui  a  choisi  Israël  pour  son  peuple  et  le  protège 
envers  et  contre  tous.  C'est  le  Dieu  de  l'humanité. 
Jésus  ne  sera  pas  un  patriote  comme  les  Macchabées, 
un  théocrate  comme  Juda  Je  Gaulonite.  S'élevant 
hardiment  au-dessus  des  préjugés  de  sa  nation,  il 
établira  l'universelle  paternité  de  Dieu.  Le  Gaulonite 
soutenait  qu'il  faut  mourir  plutôt  que  de  donner  à 
un  autre  qu'à  Dieu  le  nom  de  «  maître  ;  »  Jésus  laisse  ce 
nom  à  qui  veut  le  prendre,  et  réserve  pour  Dieu  un 
titre  plus  doux.  Accordant  aux  puissants  de  la  terre, 
pour  lui  représentants  de  la  force,  un  respect  plein 
d'ironie,  il  fonde  la  consolation  suprême,  le  recours 
au  Père  que  chacun  a  dans  le  ciel,  le' vrai  royaume 
de  Dieu  que  chacun  porte  en  son  cœur. 

Ce  nom  de  «  royaume  de  Dieu  »  ou  de  «  royaume 
du  ciel  2  ))  fut  le  terme  favori  de  Jésus  pour  exprimer 
la  révolution  qu'il  apportait  en  ce  monde*.  Comme 

4 .  Saint  Paul,  ad  GalataSj  iv,  6. 

2.  Le  mot  «  ciel,  »  dans  la  langue  rabbinique  de  ce  temps,  est 
synonyme  du  nom  de  «  Dieu,  »  qu'on  évitait  de  prononcer. 
Comp.  Matth.,  xxi,  25;  Luc,  xv,  18;  xx,  4. 

3.  Cette  expression  revient  à  chaque  page  des  évangiles  synop- 
tiques, des  Actes  des  Apôtres,  de  saint  Paul.  Si  elle  ne  paraît  qu'une 
fois  en  saint  Jean  (m,  3  et  5),  c'est  que  les  discours  rapportés  par  le 
quatrième  évangile  sont  loin  de  représenter  la  parole  vraie  de  Jésus. 


VIE  DE  JÉSUS.  79 

presque  tous  les  termes  messianiques,  il  venait  du 
Livre  de  Daniel.  Selon  l'auteur  de  ce  livre  extra- 
ordinaire, aux  quatre  empires  profanes,  destinés  à 
crouler,  succédera  un  cinquième  empire,  qui  sera 
celui  des  Saints  et  qui  durera  éternellement^.  Ce 
règne  de  Dieu  sur  la  terre  prêtait  naturellement 
aux  interprétations  les  plus  diverses.  Pour  la  théo- 
logie juive,  le  «  royaume  de  Dieu  »  n'est  le  plus 
souvent  que  le  judaïsme  lui-même,  la  vraie  reli- 
gion, le  culte  monothéiste,  la  piété^.  Dans  les  der- 
niers temps  de  sa  vie,  Jésus  crut  que  ce  règne  allait 
se  réaliser  matériellement  par  un  brusque  renouvelle- 
ment du  monde.  Mais  sans  doute  ce  ne  fut  pas  là  sa 
première  pensée^.  La  morale  admirable  qu'il  tire  de 
la  notion  du  Dieu  père  n'est  pas  celle  d'enthousiastes 
qui  croient  le  monde  près  de  finir  et  qui  se  préparent 
par  l'ascétisme  à  une  catastrophe  chimérique;  c'est 
celle  d'un  monde  qui  veut  vivre  et  qui  a  vécu.  «  Le 
royaume  de  Dieu  est  au  dedans  de  vous,  »  disait-il 
à  ceux  qui  cherchaient  avec  subtilité  des  signes  exté- 


1.  Dan.,  11,44;  vu,  13,  14,  22,  27. 

2.  Mischna,  Berakolhj  ii,  1,3;  Talmudde  Jérusalem,  ^eraA'of/i^ 
II,  2;  Kidduschin,  i,  2;  Talm.  de  Bab.,  Berakoth,  15  a;  Me- 
killa,  42  b  ;  Siphra,  170  b.  L'expression  revient  souvent  dans  les 
Midrasctiim. 

3.  Matth.,  VI,  33;  xii,  28;  xix,  12;  Marc,  xii,  34;  Luc,  xii,31. 


80  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

rieurs^.  La  conception  réaliste  de  l'avènement  divin  n'a 
été  qu'un  nuage,  une  erreur  passagère  que  là  mort  a  fait 
oublier.  Le  Jésus  qui  a  fondé  le  vrai  royaume  de  Dieu, 
le  royaume  des  doux  et  des  humbles,  voilà  le  Jésus  des 
premiers  jours^,  jours  chastes  et  sans  mélange  où  la  voix 
de  son  Père  retentissait  en  son  sein  avec  un  timbre  plus 
pur.  Il  y  eut  alors  quelques  mois,  une  année  peut-être, 
0(1  Dieu  habita  vraiment  sur  la  terre.  La  voix  du  jeune 
charpentier  prit  tout  à  coup  une  douceur  extraordi- 
naire. Un  charme  infini  s'exhalait  de  sa  personne,  et 
ceux  qui  l'avaient  vu  jusque-là  ne  le  reconnaissaient 
plus^.  Il  n'avait  pas  encore  de  disciples,  et  le  groupe 
qui  se  pressait  autour  de  lui  n'était  ni  une  secte,  ni 
une  école  ;  mais  on  y  sentait  déjà  un  esprit  commun, 
quelque  chose  de  pénétrant  et  de  doux.  Son  caractère 
aimable,  et  sans  doute  une  de  ces  ravissantes  figures^ 
qui  apparaissent  quelquefois  dans  la  race  juive, 
faisaient  autour  de  lui  comme  un  cercle  de  fasci- 
nation auquel  presque  personne,  au  milieu  de  ces 

1.  Luc,  XVII,  20-21. 

2.  La  grande  théorie  de  l'apocalypse  du  Fils  de  l'homme  est  en 
effet  réservée,  dans  les  synoptiques,  pour  les  chapitres  qui  pré- 
cèdent le  récit  de  la  passion.  Les  premières  prédications,  surtout 
dans  Matthieu,  sont  toutes  morales. 

3.  Matth.,  XIII,  54  et  suiv.;  Marc,  vi,  2  et  suiv.;  Jean,  vi,  i-Z. 

4.  La  tradition  sur  la  laideur  de  Jésus  (Justin,  Dial.  cum 
Tryph.,  85,  88,  100)  vient  du  désir  de  voir  réalisé  en  lui  un  trai/ 
prétendu  messianique  (Js.,  lui,  2). 


VIE   DE  JÉSUS.  81 

populations  bienveillantes  et^ naïves,  ne  savait  échap- 
per. 

Le  paradis  eût  été,  en  effet,  transporté  sur  la  terre, 
si  les  idées  du  jeune  maître  n'eussent  dépassé  de 
beaucoup  ce  niveau  de  médiocre  bonté  au  delà  du- 
quel on  n'a  pu  jusqu'ici  élever  l'espèce  humaine.  La 
fraternité  des  hommes,  fils  de  Dieu,  et  les  consé- 
quences morales  qui  en  résultent  étaient  déduites  avec 
un  sentiment  exquis.  Comme  tous  les  rabbis  du  temps, 
Jésus,  peu  porté  vers  les  raisonnements  suivis,  ren- 
fermait sa  doctrine  dans  des  aphorismes  concis  et 
d'une  forme  expressive,  parfois  énigmatique  et  bi- 
zarre*. Quelques-unes  de  ces  maximes  venaient 
des  hvres  de  l'Ancien  Testament.  D'autres  étaient 
des  pensées  de  sages  plus  modernes ,  surtout 
d' Antigone  de  Soco ,  de  Jésus  fils  de  Sirach ,  et  de 
Hillel,  qui  étaient  arrivées  jusqu'à  lui,  non  par 
suite  d'études  savantes,  mais  comme  des  proverbes 
souvent  répétés.  La  synagogue  était  riche  en  maxi- 
mes très-heureusement  exprimées,  qui  formaient  une 
sorte   de   littérature   proverbiale    courante  2.    Jésus 


i.  Les  Logia  de  saint  Matthieu  réunissent  plusieurs  de  ces 
axiomes  ensemble,  pour  en  former  de  grands  discours.  Mais  la 
forme  fragmentaire  se  fait  sentir  à  travers  les  sutures. 

2.  Les  sentences  des  docteurs  juifs  du  temps  sont  recueillies 
dans  le  petit  livre  intitulé  :  Pirké  Ahoth, 


82  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

adopta  presque  tout  cet  enseignement  oral,  maïs  en 
le  pénétrant  d'un  esprit  supérieur  ^.  Enchérissant 
d'ordinaire  sur  les  devoirs  tracés  par  la  Loi  et  les 
anciens,  il  voulait  la  perfection.  Toutes  les  vertus 
d'humilité,  de  pardon,  de  charité,  d'abnégation, 
de  dureté  pour  soi-même,  vertus  qu'on  a  nom.mées 
à  bon  droit  chrétiennes,  si  l'on  veut  dire  par  là 
qu'elles  ont  été  vraiment  préchées  par  le  Christ, 
étaient  en  germe  dans  ce  premier  enseignement. 
Pour  la  justice,  il  se  contentait  de  répéter  l'axiome 
répandu  :  ((  Ne  fais  pas  à  autrui  ce  que  tu  ne  vou- 
drais pas  qu'on  te  fît  à  toi-même  2.  »  Mais  cette 
vieille  sagesse,  encore  assez  égoïste,  ne  lui  suffisait 
pas.  Il  allait  aux  excès  : 

((  Si  quelqu'un   te  frappe    sur  la    joue   droite, 
présente -lui   l'autre.   Si  quelqu'un  te  fait  un  pro- 

4.  Les  rapprochements  seront  faits  ci -dessous,  au  fur  et  à 
mesure  qu'ils  se  présenteront.  On  a  parfois  supposé  que ,  la 
rédaction  du  Talmud  étant  postérieure  à  celle  des  Évangiles,  des 
emprunts  ont  pu  être  faits  par  les  compilateurs  juifs  à  la  morale 
chrétienne.  Mais  cela  est  inadmissible;  un  mur  de  séparation 
existait  entre  l'église  et  la  synagogue.  La  littérature  chrétienne 
et  la  littérature  juive  n'ont  eu  avant  le  xiu''  siècle  presque 
aucune  influence  l'une  sur  l'autre. 

2.  Matth.,  VII,  12:  Luc,  vi,  31.  Cet  axiome  est  déjà  dans  le 
livre  de  Tobie,  iv,  16.  Hillel  s'en  servait  habituellemeat  (Talm. 
de  Bab.,  Schabbath,  31  a),  et  déclarait  comme  Jésus  que  c'était 
là  l'abrégé  de  la  Loi.         . 


VIE  DE  JÉSUS.  8â 

ces  pour  ta  tunique,  abandonne-lui  ton  manteau^.  » 

«  Si  ton  œil  droit  te  scandalise,  arrache-le  et  jette- 
le  loin  de  toi  2.  » 

«  Aimez  vos  ennemis,  faites  du  bien  h  ceux  qui 
vous  haïssent  ;  priez  pour  ceux  qui  vous  persécu- 
tent^. » 

«  Ne  jugez  pas,  et  vous  ne  serez  point  jugé^.  Par- 
donnez, et  on  vous  pardonnera^.  Soyez  miséricordieux 
comme  votre  Père  céleste  est  miséricordieux  ^.  Don- 
ner vaut  mieux  que  recevoir^.  » 

«  Celui  qui  s'humilie  sera  élevé;  celui  qui  s'élève 
sera  humilié  s.  » 

Sur  l'aumône,  la  pitié,  les  bonnes  œuvres,  la  dou- 
ceur, le  goût  de  la  paix,  le  complet  désintéressement 

^.  Matth.,  V,  39  et  suiv.;  Luc,  vi,  29.  Comparez  Jérémie,  La- 
ment.j  m,  30. 

2.  Matth.,  V,  29-30;  xviii,  9;  Marc,  ix,  46. 

3.  Matth.,  V,  44;  Luc,  vi,  27.  Comparez  Talmud  de  Babylone, 
Schabbath,  88  b  ;  Joma,  23  a. 

4.  Matth.,  VII,  \\  Luc,  vi,  37.  Comparez  Talmud  de  Babylone, 
Kethubotlh  105  6. 

5.  Luc,  VI,  37.  Comparez Levi7.^  XIX,  18;  Prov.,xsL,  'i^;  Ecclé- 
siastique,, XXVIII,  1  et  suiv. 

6.  Luc,  VI,  36;  Siphré,  51  b  (Sultzbach,  1802). 

7.  Parole  rapportée  dans  les  ActeSj  xx,  35. 

8.  Matth.,  xxiii,  12;  Luc,  xiv,  11;xviii,  14.  Les  sentences  rap- 
portées par  samt  Jérôme  d'après  1'  «  Évangile  selon  les  Hébreux  » 
(Gomment,  in  Epist.  ad  Ephes.,  v,  4;  in  Ezech.,  xviii;  Dial,  adv. 
Pelag,,\\l,t)^  sont  empreintes  du  même  esprit. 


84  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

du  cœur,  il  avait  peu  de  chose  à  ajouter  à  la  doc- 
trine de  la  synagogue  ^.  Mais  il  y  mettait  un  accent 
plein  d'onction,  qui  rendait  nouveaux  des  aphorismes 
trouvés  depuis  longtemps.  La  morale  ne  se  compose 
pas  de  principes  plus  ou  moins  bien  exprimés.  La 
poésie  du  précepte,  qui  le  fait  aimer,  est  plus  que  I3 
précepte  lui-même,  pris  comme  une  vérité  abstraite. 
Or,  on  ne  peut  nier  que  ces  maximes  empruntées  par 
Jésus  à  ses  devanciers  ne  fassent  dans  l'Évangile  un 
tout  autre  effet  que  dans  l'ancienne  Loi,  dans  le 
Pirké  Aboth  ou  dans  le  Talmud.  Ce  n'est  pas  l'an- 
cienne Loi,  ce  n'est  pas  le  Talmud  qui  ont  conquis  et 
changé  le  monde.  Peu  originale  en  elle-même,  si  l'on 
veut  dire  par  là  qu'on  pourrait  avec  des  maximes  plus 
anciennes  la  recomposer  presque  tout  entière,  la  mo- 
rale évangélique  n'en  reste  pas  moins  la  plus  haute 
création  qui  soit  sortie  de  la  conscience  humaine,  le 
plus  beau  code  de  la  vie  parfaite  qu'aucun  moraliste 
ait  tracé. 

Il  ne  parlait  pas  contre  la  loi  mosaïque,  mais  il  est 
clair  qu'il  en  voyait  l'insuffisance,  et  il  le  laissait  en- 
tendre. Il  répétait  sans  cesse  qu'il  faut  faire  plus 


1.  Deulêr.,  xxiv,  xxv,  xxvi,  etc.;  Is.,  lviii,  7;  Prov.,  xix, 
M\  Pirké  Ahoth,  i  ;  Talmud  de  Jérusalem,  Peah,  i,  i  ;  Talmud 
de  Babylone,  Schabhath,  63  a. 


I 


VIE  DE  JESUS.  85 

que  les  anciens  sages  n'avaient  dit*.  Il  défendait  la 
moindre  parole  dure  2,  il  interdisait  le  divorce  ^  et 
tout  serment  ^ ,  il  blâmait  le  talion  ^ ,  il  condamnait 
l'usure^,  il  trouvait  le  désir  voluptueux  aussi  criminel 
que  l'adultère  7.  Il  voulait  un  pardon  universel  des 
injures^.  Le  motif  dont  il  appuyait  ces  maximes  de 
haute  charité  était  toujours  le  même  :  «  ...  Pour  que 
vous  soyez  les  fils  de  votre  Père  céleste,  qui  fait  le- 
ver son  soleil  sur  les  bons  et  sur  les  méchants.  Si  vous 
n'aimez,  ajoutait-il,  que  ceux  qui  vous  aiment,  quel 
mérite  avez -vous?  Les  publicains  le  font  bien.  Si 
vous  ne  saluez  que  vos  frères,  qu'est-ce  que  cela? 
Les  païens  le  font  bien.  Soyez  parfaits,  comme  votre 
Père  céleste  est  parfait^.  » 

Un  culte  pur,  une  religion  sans  prêtres  et  sans  pra- 
tiques extérieures,  reposant  toute  sur  les  sentiments  du 

^.  Matth.,  V,  20  et  suiv. 

2.  Matlh.,  V,  22. 

3.  MaLth.,  V,  31  et  suiv.  Comparez  Talmud  de  Babylone,  San- 
hédrin, 22  a. 

4.  MatLh.,  V,  33  et  suiv. 

5.  Matth.,  V,  38  et  suiv. 

6.  Matth.,  v,  42.  LaLoi  l'interdisait  aussi  (Z)ez^^er.^ XV,  7-8),  mais 
moins  formellement,  et  l'usage  l'autorisait  (Luc,  vu,  41  et  suiv.). 

?.  iMatlh.,  XXVII,  28.  Comparez  Talmud,  Masséket  Kalla  (édit. 
Fiiith,  1793),  fol.  34  b. 

8.  Matth.,  V,  23  et  suiv. 

9.  Matth.,  V,  4o  et  suiv.  Ccnparez  LévU,..  xi,  44:  ^ix.  t. 


86  ORIGINES  DU   CIHUSTIANISME. 

cœur,  sur  l'imitation  de  Dieu  ^,  sur  le  rapport  immé- 
diat de  la  conscience  avec  le  Père  céleste,  étaient  la 
suite  de  ces  principes.  Jésus  ne  recula  jamais  devant 
cette  hardie  conséquence,  qui  faisait  de  lui,  dans  le  sein 
du  judaïsme,  un  révolutionnaire  au  premier  chef.  Pour- 
quoi des  intermédiaires  entre  l'homme  et  son  Père? 
Dieu  ne  voyant  que  le  cœur,  à  quoi  bon  ces  purifica- 
tions, ces  pratiques  qui  n'atteignent  que  le  corps 2? 
La  tradition  même,  chose  si  sainte  pour  le  juif, 
n'est  rien,  comparée  au  sentiment  pur^.  L'hypocri- 
sie des  pharisiens,  qui  en  priant  tournaient  la  tête 
pour  voir  si  on  les  regardait,  qui  faisaient  leurs 
aumônes  avec  fracas,  et  mettaient  sur  leurs  habits 
des  signes  qui  les  faisaient  reconnaître  pour  per- 
sonnes pieuses,  toutes  ces  simagrées  de  la  fausse  dé- 
votion le  révoltaient.  «Ils  ont  reçu. leur  récompense, 
disait-il;  pour  toi,  quand  tu  fais  l'aumône,  que  ta 
main  gauche  ne  sache  pas  ce  que  fait  ta  droite,  afin 
que  ton  aumône  reste  dans  le  secret,  et  alors  ton 
Père,  qui  voit  dans  le  secret,  te  la  rendra'^.  Et 
quand  tu  pries,    n'imite    pas    les   hypocrites,   qui 

1.  Comparez  Philon,  De  migr.  Abr.,  §  23  et  24;  De  vita  con- 
templativa,  en  entier. 

2.  JMatth.,  XV,  11  et  suiv.;  Marc,  vu,  6  et  suiv* 

3.  Marc,  vu,  6  et  suiv. 

4.  Mattlu,  vi^   I  et  suiv.   Comparez   Ecclésiastique,  xvii,  48; 
XXIX,  45;  Talm.  de  Bab.,  Chagigaj  5  a;  Baba Bathra^  9  b. 


VIE  DE  JESUS.  87 

aiment  à  faire  leur  oraison  debout  dans  les  syna- 
gogues et  au  coin  des  places,  afin  d'être  vus  des 
hommes.  Je  dis  en  vérité  qu'ils  reçoivent  leur  ré- 
compense. Pour  toi,  si  tu  veux  prier,  entre  dans 
ton  cabinet,  et  ayant  fermé  la  porte,  prie  ton  Père, 
qui  est  dans  le  secret  ;  et  ton  Père ,  qui  voit  dans  le 
secret,  t'exaucera.  Et,  quand  tu  pries,  ne  fais  pas  de 
longs  discours  comme  les  païens,  qui  s'imaginent 
devoir  être  exaucés  à  force  de  paroles.  Dieu  ton 
Père  sait  de  quoi  tu  as  besoin ,  avant  que  tu  le  lui 
demandes^.  » 

Il  n'affectait  nul  signe  extérieur  d'ascétisme,  se 
contentant  de  prier  ou  plutôt  de  méditer  sur  les  mon- 
tagnes et  dans  les  lieux  solitaires,  où  toujours  l'homme 
a  cherché  Dieu  2.  Cette  haute  notion  des  rapports  de 
l'homme  avec  Dieu,  dont  si  peu  d'âmes,  même  après 
lui ,  devaient  être  capables ,  se  résumait  en  une 
prière,  qu'il  enseignait  dès  lors  à  ses  disciples^  : 

(i  Notre  Père  qui  es  au  ciel,  que  ton  nom  soit 
sanctifié;  que  ton  règne  arrive;  que  ta  volonté  soit 
faite  sur  la  terre  comme  au  ciel.  Donne-nous  aujour- 
d'hui notre  pain  de  chaque  jour.  Pardonne-nous  nos 
offenses,   comme  nous  pardonnons  à  ceux  qui  nous 

4.  Malth.,  VI,  5-8. 

2.  Matth.,  XIV,  23;  Luc,  iv,  4^;  v,  16;  vi,  12. 

3.  MatLh.,  VI,  9  et  suivi  Luc,  xi,  2  et  suiv. 


88  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

ont  offensés.  Épargne-nous  les  épreuves;  délivre- 
nous  du  Méchant  ^.  »  Il  insistait  particulièrement 
sur  cette  pensée  que  le  Père  céleste  sait  mieux  que 
nous  ce  qu'il  nous  faut,  et  qu'on  lui  fait  presque  in- 
jure en  lui  demandant  telle  ou  telle  chose  déterminée^. 
Jésus  ne  faisait  en  ceci  que  tirer  les  conséquences 
des  grands  principes  que  le  judaïsme  avait  posés, 
mais  que  les  classes  officielles  de  la  nation  tendaient 
de  plus  en  plus  à  méconnaîtra.  La  prière  grecque  et 
romaine  fut  presque  toujours  un  verbiage  plein  d'é- 
goïsme.  Jamais  prêtre  païen  n'avait  dit  au  fidèle  : 
«  Si,  en  apportant  ton  offrande  à  l'autel,  tu  te  sou- 
viens que  ton  frère  a  quelque  chose  contre  toi,  laisse- 
là  ton  offrande  devant  l'autel,  et  va  premièrement  te 
réconcilier  avec  ton  frère;  après  cela  viens  et  fais 
ton  offrande ^  »  Seuls  dans  l'antiquité,  les  prophètes 
juifs,  Isaïe  surtout,  dans  leur  antipathie  contre  le 
sacerdoce,  avaient  entrevu  la  vraie  nature  du  culte 
que  l'homme  doit  à  Dieu,  a  Que  m'importe  la  multi- 
tude de  vos  victimes?  J'en  suis  rassasié;  la  graisse  de 
vos  béliers  me  soulève  le  cœur;  votre  encens  m'im- 
portune; car  vos  mains  sont  pleines  de  sang.  Pu- 
rifiez vos  pensées;  cessez  de  mal  faire,   apprenez  le 

\.  C'est-à-dire  du  démon. 

2.  Luc,  XI,  5  et  suiv. 

3.  Matth.,  V,  23-24. 


VIE  DE  JÉSUS.  S9 

bien,  cherchez  la  justice,  et  venez  alors ^.  »  Dans 
les  derniers  temps ,  quelques  docteurs ,  Siméon  le 
Juste^,  Jésus,  fils  deSirach^,  HilleM,  touchèrent 
presque  le  but,  et  déclarèrent  que  l'abrégé  de  la  Loi 
était  la  justice.  Philon,  dans  le  monde  judéo-égyp- 
tien ,  arrivait  en  même  temps  que  Jésus  à  des  idées 
d'une  haute  sainteté  morale ,  dont  la  conséquence 
était  le  peu  de  souci  des  pratiques  légales^.  Sche- 
maïa  et  Abtalion,  plus  d'une  fois,  se  montrèrent  aussi 
des  casuistes  fort  libéraux^.  Rabbi  lohanan  allait  bien- 
tôt mettre  les  œuvres  de  miséricorde  au-dessus  de 
l'étude  même  de  la  Loi  '  !  Jésus  seul,  néanmoins,  dit 
la  chose  d'une  manière  efficace.  Jamais  on  n'a  été 
moins  prêtre  que  ne  le  fut  Jésus,  jamais  plus  en- 
nemi des  formes  qui  étouffent  la  religion  sous  pré- 
texte de  la  protéger.  Par  là ,  nous  sommes  tous  ses 

4.  Isaïe,  I,  11  et  suiv.  Comparez  ibid.,  lviii  entier;  Osée,  vi, 
6;  Malachie,  i,  10  et  suiv. 

2.  Pirké  Aboth,  i,  2. 

3.  Ecclésiastique,  xxxv,  1  et  suiv. 

4.  Talm.  de  Jérus.,   Pesachim,  vi,  1  ;  Talm.  de  Bab.,   mémo 
traité,  66  a;  Schabbath,  31  a. 

5.  Quod  Deus  immut.,  §  1  et  2  ;  Z)e  Abrahamo,  §  22  ;  Quis  re- 
vwn  divin,  hœres,  §  13  et  suiv.,  55,  58  et  suiv.;  De  profil  gis  j 

7  et  8;  Quod  otnnis  probus  liber j  en  entier;  De  vita  conte m- 
plativa,  en  entier. 

6.  Talm.  de  Bab.,  Pesachim,  67  b. 

7.  Talmud  de  Jérusalem,  Péah,  i,  1. 


90  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

disciples  et  ses  continuateurs;  par  là,  il  a  posé  une 
pierre  éternelle,  fondement  de  la  vraie  religion,  et, 
si  la  religion  est  la  chose  essentielle  de  l'humanité  , 
par  là  il  a  mérité  le  rang  divin  qu'on  lui  a  décerné. 
Une  idée  absolument  neuve,  l'idée  d'un  culte  fondé 
sur  la  pureté  du  cœur  et  sur  la  fraternité  humaine, 
faisait  par  lui  son  entrée  dans  le  monde,  idée  telle- 
ment élevée  que  l'église  chrétienne  devait  sur  ce  point 
trahir  complètement  ses  intentions,  et  que,  de  nos 
jours,  quelques  âmes  seulement  sont  capables  de  s'y 
prêter. 

Un  sentiment  exquis  de  la  nature  lui  fournissait  à 
chaque  instant  des  images  expressives.  Quelquefois 
une  finesse  remarquable,  ce  que  nous  appelons  de 
l'esprit,  relevait  ses  aphorismes  ;  d'autres  fois,  leur 
forme  vive  tenait  à  l'heureux  emploi  de  proverbes  popu- 
laires. «  Gomment  peux-tu  dire  à  ton  frère  :  Permets 
que  j'ôte  cette  paille  de  ton  œil,  toi  qui  as  une  poutre 
dans  le  tien?  Hypocrite  !  ôte  d'abord  la  poutre  dô 
ton  œil,  et  alors  tu  penseras  à  ôter  la  paille  de  l'œil 
de  ton  frère  ^.  » 

Ces  leçons ,  longtemps  renfermées  dans  le  cœur 
(lu  jeune  maître,  groupaient  déjà  quelques  initiés. 
L'esprit  du  temps  était  aux  petites  églises  ;  c'était  le 

4.  Matlh.,  VII,  4-5.  Comparez  Talmud  de  Babylone,  Baba 
nalhrUj  15  6;  Erachiih  ^  6  b. 


VIE  DE  JËSUS.  91 

moment  des  Esséniens  ou  Thérapeutes.  Des  rabbis 
ayant  chacun  leur  enseignement,  Schemaïa,  Abta- 
lion,  Hillel,  Schammaï,  Juda  le  Gaulonite,  Gamaliel, 
tant  d'autres  dont  les  maximes  ont  composé  le  Tal- 
mud^,  apparaissaient  de  toutes  parts.  On  écri- 
vait très-peu  ;  les  docteurs  juifs  de  ce  temps  ne  fai- 
saient pas  de  livres  :  tout  se  passait  en  conversations 
et  en  leçons  publiques,  auxquelles  on  cherchait  à 
donner  un  tour  facile  à  retenir  2.  Le  jour  où  le  jeune 
charpentier  de  Nazareth  commença  à  produire  au  de- 
hors ces  maximes,  pour  la  plupart  déjà  répandues, 
mais  qui,  grâce  à  lui,  devaient  régénérer  le  monde,  ce 
ne  fut  donc  pas  un  événement.  C'était  un  rabbi  de  plus 
(il  est  vrai,  le  plus  charmant  de  tous) ,  et  autour  de 
lui  quelques  jeunes  gens  avides  de  l'entendre  et  cher- 
chant l'inconnu.  L'inattention  des  hommes  veut  du 
temps  pour  être  forcée.  Il  n'y  avait  pas  encore  de 
chrétiens;  le  vrai  christianisme  cependant  était  fondé, 
et  jamais  sans  doute  il  ne  fut  plus  parfait  qu'à  ce  pre- 
mioi;  moment.  Jésus  n'y  ajoutera  plus  rien  de  durable. 
Que  dis-je?  En  un  sens,  il  le  compromettra;  car 
toute  idée  pour  réussir  a  besoin  de  faire  des  sacri- 
fices ;  on  ne  sort  jamais  immaculé  de  la  lutte  de  la  vie. 

1.  Voir  surtout  Pirké  Aboth,  ch.  i. 

2.  LeTalmud,  résumé  de  ce  vaste  mouvement  d'écoles,  ne  com- 
mença guère  à  être  écrit  qu'au  deuxième  siècle  de  notre  ère. 


92  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Concevoir  le  bien,  en  effet,  ne  suffit  pas  ;  il  faut 
le  faire  réussir  parmi  les  hommes.  Pour  cela  des 
voies  moins  pures  sont  nécessaires.  Certes ,  si 
l'Évangile  se  bornait  à  quelques  chapitres  de  Mat- 
thieu et  de  Luc,  il  serait  plus  parfait  et  ne  prêterait  pas 
maintenant  à  tant  d'objections;  mais  sans  miracles 
eut-il  converti  le  monde?  Si  Jésus  fût  mort  au  mo- 
ment où  nous  sommes  arrivés  de  sa  carrière,  il  n'y 
aurait  pas  dans  sa  vie  telle  page  qui  nous  blesse; 
mais,  plus  grand  aux  yeux  de  Dieu,  il  fût  resté 
ignoré  des  hommes  ;  il  serait  perdu  dans  la  foule 
des  grandes  âmes  inconnues ,  les  meilleures  de 
toutes  ;  la  vérité  n'eût  pas  été  promulguée,  et  le 
monde  n'eût  pas  profité  de  l'immense  supériorité 
morale  que  son  Père  lui  avait  départie.  Jésus,  fils 
de  Sirach,  et  Hillel  avaient  émis  des  aphorismes 
presque  aussi  élevés  que  ceux  de  Jésus.  Hillel  cepen- 
dant ne  passera  jamais  pour  le  vrai  fondateur  du 
christianisme.  Dans  la  morale,  comme  dans  l'art, 
dire  n'est  rien ,  faire  est  tout.  L'idée  qui  se  cache 
sous  un  tableau  de  Raphaël  est  peu  de  chose;  c'est 
le  tableau  seul  qui  compte.  De  même,  en  morale, 
la  vérité  ne  prend  quelque  valeur  que  si  elle  passe 
à  l'état  de  sentiment,  et  elle  n'atteint  tout  son  prix 
que  quand  elle  se  réalise  dans  le  monde  à  l'état 
de  fait.    Des  hommes  d'une   médiocre  moralité  ont 


VIE  DE  JÉSUS.  «,3 

écrit  de  fort  bonnes  maximes.  Des,  hommes  très- 
vertueux,  d'un  autre  côté,  n'ont  rien  fait  pour  con- 
tinuer dans  le  monde  la  tradition  de  la  vertu.  La 
palme  est  à  celui  qui  a  été  puissant  en  paroles  et  en 
œuvres,  qui  a  senti  le  bien,  et  au  prix  de  son  sang 
l'a  fait  triompher.  Jésus,  à  ce  double  point  de  vue, 
est  sans  égal  ;  sa  gloire  reste  entière  et  sera  toujours 
renouvelée. 


CHAPITRE  VI. 


JEAN-BAPTISTE. —  VOYAGE    DE    JÉSUS     VERS    JEAN    ET    SON    Sl^JODR 
AU    DÉSERT    DE    JUDÉE.  —  IL    ADOPTE    LE    BAPTÊME    DE    JEAN. 


Un  homme  extraordinaire,  dont  le  rôle,  faute  de 
documents,  reste  pour  nous  en  partie  énigmatique,  ap- 
parut vers  ce  temps  et  eut  certainement  des  relations 
avec  Jésus.  Ces  relations  tendirent  plutôt  à  faire  dévier 
de  sa  voie  le  jeune  prophète  de  Nazareth  ;  mais  elles 
lui  suggérèrent  plusieurs  accessoires  importants  de 
son  institution  religieuse,  et  en  tout  cas  elles  four- 
nirent à  ses  disciples  une  très-forte  autorité  pour  re- 
commander leur  maître  aux  yeux  d'une  certaine  classe 
de  Juifs. 

Vers  l'an  28  de  notre  ère  (quinzième  année  du 
règne  de  Tibère) ,  se  répandit  dans  toute  la  Palestine 
la  réputation  d'un  certain  lohanan  ou  Jean,  jeune 
ascète  plein  de  fougue  et  de  passion.  Jean  était  de 


VIE  DE  JÉSUS.  95 

race  sacerdotale*  et  né,  ce  semble,  à  Jutta  près  d'Hé- 
bron  ou  à  Hébron  même  2.  Hébron,  la  ville  patriarcale 
par  excellence,  située  à  deux  pas  du  désert  de  Judée 
et  à  quelques  heures  du  grand  désert  d'Arabie,  était 
dès  cette  époque  ce  qu'elle  est  encore  aujourd'hui, 
un  des  boulevards  de  l'esprit  sémitique  dans  sa  forme 
la  plus  austère.  Dès  son  enfance,  Jean  fut  Nazir^ 
c'est-à-dire  assujetti  par  vœu  à  certaines  abstinences  ^. 
Le  désert  dont  il  était  pour  ainsi  dire  environné  l'at- 
tira de  bonne  heure  ^.  Il  y  menait  la  vie  d'un  yogui 
de  l'Inde,  vêtu  de  peaux  ou  d'étoffes  de  poil  de  cha- 
meau, n'ayant  pour  aliments  que  des  sauterelles  et 
du  miel  sauvage  ^.  Un  certain  nombre  de  disciples 
s'étaient  groupés  autour  de  lui,  partageant  sa  vie 
et  méditant  ^sa  sévère  parole.  On  se  serait  cru 
transporté  aux  bords  du  Gange,  si  des  traits  particu- 

1.  Luc,  I,  5;  passage  de  l'évangile  des  Ébionim ,  conservé  par 
Épiphane  (Adv.  hœr.,  xxx,  13). 

2.  Luc,  i,  39.  On  a  proposé,  non  sans  vraisemblance,  de  voir 
dans  «  la  ville  de  Juda  »  nommée  en  cet  endroit  de  Luc  la  ville 
de  Jwf fa  (Josué,  xv,  55;  xxi,  4  6).  Robinson  {Biblical  Researches, 
I,  494;  II,  206)  a  retrouvé  cette  Jwifa  portant  encore  le  même  nom, 
à  deux  petites  heures  au  sud  d'Hébron. 

3.  Luc,  I,  15. 

4.  Luc,  I,  80. 

5.  Matth.,  III,  4;  Marc,  i,  6;  fragm.  de  l'évang.  des  Ébionim, 
dans  Épiph.,  Adv.  hœr.,  xxx,  13. 


96  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

liers  n'eussent  révélé  en  ce  solitaire  le  dernier  des- 
cendant des  grands  prophètes  d'Israël. 

Depuis  que  la  nation  juive  s'était  prise  avec  une 
sorte  de  désespoir  à  réfléchir  sur  sa  destinée,  l'ima- 
gination du  peuple  s'était  reportée  avec  beaucoup 
de  complaisance  vers  les  anciens  prophètes.  Or, 
de  tous  les  personnages  du  passé,  dont  le  sou- 
venir venait  comme  les  songes  d'une  nuit  troublée 
réveiller  et  agiter  le  peuple,  le  plus  grand  était 
Élie.  Ce  géant  des  prophètes ,  en  son  âpre  solitude 
du  Carmel,  partageant  la  vie  des  bêtes  sauvages, 
demeurant  dans  le  creux  des  rochers,  d'où  il  sor- 
tait comme  un  foudre  pour  faire  et  défaire  les  rois, 
était  devenu,  par  des  transformations  successives,  une 
sorte  d'être  surhumain,  tantôt  visible,  tantôt  invisible, 
et  qui  n'avait  pas  goûté  la  mort.  On  croyait  généra- 
lement qu'Élie  allait  revenir  et  restaurer  Israël  *.  La 
vie  austère  qu'il  avait  menée,  les  souvenirs  terribles 
qu'il  avait  laissés,  et  sous  l'impression  desquels  l'Orient 
vit  encore 2,  cette  sombre  image  qui,  jusqu'à  nos  jours, 

4.  Malachie,  m,  23-24  (iv,  5-6  selon  la  Vulg.);  Ecclésiastique, 
XLviii,  10;  Matth.,  xvi,  44;  xvii,  10  et  suiv.;  Marc,  vi,  15;  viii, 
28;  IX,  10  et  suiv.;  Luc,  ix,  8,  19;  Jean,  i,  21,  25. 

2.  Le  féroce  Abdallah,  pacha  de  Saint-Jean-d'Acre,  pensa  mou- 
rir de  frayeur  pour  l'avoir  vu  en  rêve,  dressé  debout  sur  sa 
montagne.  Dans  les  tableaux  des  églises  chrétiennes,  on  le  voit 
entouré  de  têtes  coupées;  les  musulmans  ont  peur  de  lui. 


VIE   DE   JESUS.  97 

fait  trembler  et  tue,  toute  cette  mythologie,  pleine 
de  vengeance  et  de  terreurs,  frappaient  vivement  les 
esprits  et  marquaient,  en  quelque  sorte,  d'un  signe  de 
naissance  tous  les  enfantements  populaires.  Quiconque 
aspirait  à  une  grande  action  sur  le  peuple  devait 
imiter  Éiie,  et  comme  la  vie  solitaire  avait  été  le  trait 
essentiel  de  ce  prophète,  on  s'habitua  à  envisager 
((  l'homme  de  Dieu  ))  comme  un  ermite.  On  s'ima- 
gina que  tous  les  saints  personnages  avaient  eu  leurs 
jours  de  pénitence,  de  vie  agreste,  d'austérités^. 
La  retraite  au  désert  devint  ainsi  la  condition  et  le 
prélude  des  hautes  destinées. 

Nul  doute  que  cette  pensée  d'imitation  n'ait  beau- 
coup préoccupé  Jean-.  La  vie  anachorétique,  si  op- 
posée à  l'esprit  de  l'ancien  peuple  juif,  et  avec  laquelle 
les  vœux  dans  le  genre  de  ceux  des  Nazirs  et  des 
Réchabites  n'avaient  aucun  rapport,  faisait  de  toutes 
parts  invasion  en  Judée.  Les  Esséniens  ou  Théra- 
peutes étaient  groupés  près  du  pays  de  Jean,  sur 
les  bords  orientaux  de  la  mer  Morte  ^.  On  s'imagi- 
nait que  les  chefs  de  sectes  devaient  être  des  soli- 
taires, ayant  leurs  règles  et  leurs  instituts  propres, 
comme  des  fondateurs  d'ordres  religieux.  Les  maî- 

1.  Ascension  d'Jsaïe,  ii,  9-11. 

2.  I.uc,  I,  17. 

o.  Pline,   llisL  nul.,  \,   17;  Epiph.,  Adi).  hœr.,  xix,  1  et  2. 

7 


98  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

très  des  jeunes  gens  étaient  aussi  parfois  des  espères 
d'anachorètes^  assez  ressemblants  aux  gourous  -  du 
brahmanisme.  De  fait,  n'y  avait-il  point  en  cela  une 
influence  éloignée  des  mounis  de  l'Inde  ?  Quelques- 
uns  de  ces  moines  bouddhistes  vagabonds,  qui  cou- 
raient le  monde,  comme  plus  tard  les  premiers 
Franciscains,  prêchant  de  leur  extérieur  édifiant  et 
convertissant  des  gens  qui  ne  savaient  pas  leur  langue, 
n'avaient-ils  point  tourné  leurs  pas  du  côté  de  la 
Judée,  de  même  que  certainement  ils  l'avaient  fait  du 
côté  de  la  Syrie  et  de  Babylone  ^?  C'est  ce  que  l'on 
ignore.  Babylone  était  devenue  depuis  quelque  temps 
un  vrai  foyer  de  bouddhisme;  Boudasp  (Bodhisattva) 
était  réputé  un  sage  Ghaldéen  et  le  fondateur  du 
sabisme.  Le  sabisme  lui-même,  qu'était-il  ?  Ce  que 
son  étymologie  indique  ^  :  le  baptisnie  lui-même,  c'est- 
à-dire  la  religion  des  baptêmes  multipliés,  la  souche 
de  la  secte  encore  existante  qu'on  appelle  «  chrétiens 
de  Saint-Jean  »  ou  Mendaïtes,  et  que  les  Arabes  ap- 
pellent ei-Moglasila^  «  les  baptistes^.  »    11  est  fort 

1.  Josèphe,  Vila^  2. 

2.  Précepteurs  spirituels, 

3.  J'ai  développé   ce  point  ail.eurs   {Hist.  génér.  des  langues 
iémiliques,  ÏII,  iv,  \  ;  Journ.  Asiat.,  février-mars  ISyli). 

4.  Le  verbe  araméen  scba,    origine  du  nom  des  Sdhiriis,  (nI 
synonyme  de  Pa-t^i^^o. 

B.  J'ai  traité  de  ceci  plus  au  long  dans  le  Journal  Asiali<jue, 


VIE   DE  JÉSUS.  99 

dilTicile  de  démêler  ces  vagues  analogies.  Les  sectes 
flottantes  entre  le  judaïsme,  le  christianisme,  le  bap- 
tisme  et  le  sabisme,  que  l'on  trouve  dans  la  région 
au  delà  du  Jom^dain  durant  les  premiers  siècles  de 
notre  ère^,  présentent  à  la  critique,  par  suite  de  la 
confusion  des  notices  qui  nous  en  sont  parvenues,  le 
problème  le  plus  singulier.  On  peut  croire,  en  tout 
cas,  que  plusieurs  des  pratiques  extérieures  de  Jean, 
des  Esséniens^  et  des  précepteurs  spirituels  juifs 
de  ce  temps  venaient  d'une  influence  récente  du 
haut  Orient.  La  pratique  fondamentale  qui  donnait 
à  la  secte  de  Jean  son  caractère,  et  qui  lui  a  valu  son 
nom,  a  toujours  eu  son  centre  dans  la  basse  Ghaldée 
et  y  constitue  une  religion  qui  s'est  perpétuée  jusqu'à 
nos  jours. 

Cette  pratique  était  le  baptême   ou  la  totale  im- 
mersion.  Les  ablutions   étaient  déjà  familières   aux 

nov.-déc.  1853  el  aoùt-sept.  1855.  Il  est  remarquable  que  h? 
Elchasaïtes,  secte  sabienne  ou  baptiste,  habitaient  le  même  pay& 
que  les  Esséniens  (  le  bord  oriental  de  la  mer  Morte)  et  furent 
confondus  avec  eux  (Épipb.,  Aclv.  Iiœr.,  xix,  1,  2,  4;  xxx,  16, 
17;  LUI,  1  et  2;  Philo  s  op  Immena,  IX,  m,  15  et  16;  X,  xx, 
29). 

1 .  Voir  les  notices  d'Épiphane  sur  les  Esséniens,  les  Héméro- 
baptistes,  les  Nazaréens,  les  Ossènes,  les  Nazoréens,  les  Ébionites, 
Ips  Sampséens  [Adv.  hœr.j  liv.  I  et  II),  et  celles  de  l'autour  d<^s 
Philosophumena  sur  lesEIchasaïtes  (liv.  Ia  et  X]. 
.  2.  Epipli.,  Adv.  hœr.j  xix,  xxx,  lui. 


100  ORIGINES  DU    CliniSTIANISME. 

Juifs,  comme  à  toutes  les  religions  de  l'Orienta. 
Les  Esséuiens  leur  avaient  donné  une  extension  par- 
ticulière 2.  Le  baptême  était  devenu  une  cérémonie 
ordinaire  de  l'introduction  des  prosélytes  dans  le  sein 
de  la  religion  juive,  une  sorte  d'initiation  ^.  Jamais 
pourtant,  avant  notre  baptiste,  on  n'avait  donné  à 
l'immersion  cette  impor lance  ni  cette  forme.  Jean 
avait  fixé  le  théâtre  de  son  activité  dans  la  partie  du 
désert  de  Judée  qui  avoisine  la  mer  Morte  ^.  Aux 
époques  où  il  administrait  le  baptême,  il  se  trans- 
portait aux  bords  du  Jourdain  ^,  soit  à  Béthanie  ou 
Béthabara  ^,  sur  la  rive  orientale,  probablement  vis- 
à-vis  de  Jéricho,  soit  à  l'endroit  nommé  J^non  ou 
((  les  Fontaines^,  »  près  de   Salim,    où  il  y  avait 

1.  Marc,  VII,  4;  Jos.,  A7U.^  XYIII,  v,  2;  Justin,  Dial.  cum 
Tryph.^  17,  29,  80;  Epiph.,  .4c^tJ.  Aœr.^xvii. 

2.  Jos.,  B.  J.,  II,  Mil,  5,  7,  9,  13. 

3.  Mischna,  Pesachim,  viii,  8  ;  Talmud  de  Babylone,  Jeba- 
molh,  46  b;  Kerithuth,  9  a;  Ahoda  Zara,  57  a;  Masséket  Gé- 
rm  (édit.  Kirchheim,  I80I),  p.  38-40. 

4.  Matth.,  III,  4;  Marc,  i,  4. 

5.  Luc,  m,  3. 

6.  Jean,  i,  28;  m,  26.  Tous  les  manuscrits  portent  Béthanie; 
mais,  comme  on  ne  connaît  pas  de  Béthanie  en  ces  parages,  Ori- 
gène  [Comment,  in  Joami.,  YI,  24)  a  proposé  de  substituer  Betlm- 
bara,  et  sa  correction  a  été  assez  généralement  acceptée.  Les  deux 
mots  ont,  du  reste,  des  significations  analogues  et  semblent  indi- 
quer un  endroit  où  il  y  avait  un  bac  pour  passer  la  rivière. 

7.  ^£non  est  le  j^luriel  clialdéen  xEnawan,  «  fontuines.  » 


VIE  DE  JESUS.  101 

beaucoup  d'eau^.  Là  des  foules  considérables,  surtout 
de  la  tribu  de  Juda,  accouraient  vers  lui  et  se 
faisaient  baptiser  2.  En  quelques  mois,  il  devint  ainsi 
un  des  hommes  les  plus  influents  de  la  Judée,  et  tout 
le  monde  dut  compter  avec  lui. 

Le  peuple  le  tenait  pour  un  prophète^,  et  plusieurs 
s'imaginaient  que  c'était  Élie  ressuscité^.  La  croyance 
à  ces  résurrections  était  fort  répandue^;  on  pensait 
que  Dieu  allait  susciter  de  leurs  tombeaux  quelques- 
uns  des  anciens  prophètes  pour  servir  de  guides  à 
Israël  vers  sa  destinée  finale^.  D'autres  tenaient  Jean 

4.  Jean,  m,  23.  La  situation  de  cette  localité  est  douteuse.  La 
circonstance  relevée  par  l'évangéliste  ferait  croire  qu'elle  n'étjiit 
pas  très-voisine  du  Jourdain.  Cependant  les  synoptiques  sont  con- 
stants pour  placer  toute  la  scène  des  baptêmes  de  Jean  sur  le 
bord  de  ce  fleuve  (Matth.,  m,  6;  Marc,  i,  5;  Luc,  in,  3).  Le  rap- 
prochement des  versets  22  et  23  du  chapitre  m  de  Jean,  et  des  ver- 
sets 3  et  4  du  chapitre  iv  du  même  évangile,  porterait  d'ailleurs  à 
croire  que  Salim  était  en  Judée,  et  par  conséquent  dans  l'oasis  de 
Jéricho,  près  de  l'embouchure  du  Jourdain,  puisqu'on  trouverait 
cjifTicilement,  dans  le  reste  de  la  tribu  de  Juda,  un  seul  bassin 
naturel  qui  puisse  prêter  à  la  totale  immersion  d'une  personne. 
Saint  Jérôme  veut  placer  Salim  beaucoup  plus  au  nord,  près  de 
lîeth-Schéan  ou  Scythopolis.  Mais  Robinson  {Bibl.  Res.,  III,  333) 
n'a  pu  rien  trouver  sur  les  lieux  qui  justifiât  cette  allégation. 

2.  Marc,  i,  5  ;  Josèphe,  Ant.,  XVIII,  v,  2. 

3.  Matth.,  XIV,  0;  XXI,  26. 

4.  Matth.,  XI,  14;  Marc,  vi,  Ld;  Jean,  i,  21. 

5.  Matlh.,  XIV,  2;  Luc,  ix,  8. 

0.  V.  ci-dessus,  p.  06,  notel.  *. 


102  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

pour  ie  Messie  lui-même,  quoiqu'il  n'élevât  pas  une 
telle  prétention  ^.  Les  prêtres  et  les  scribes,  opposés 
h  cette  renaissance  du  prophétisme,  et  toujours  enne- 
mis des  enthousiastes,  le  méprisaient.  Mais  la  po- 
pularité du  baptiste  s'imposait  à  eux,  et  ils  n'osaient 
parler  contre  lui 2.  C'était  une  victoire  que  le  senti- 
ment de  la  foule  remportait  sur  l'aristocratie  sacer- 
dotale. Quand  on  obligeait  les  chefs  des  prêtres  h 
s'expliquer  nettement  sur  ce  point,  on  les  embarras- 
sait fort  ^. 

Le  baptême  n'était  du  reste  pour  Jean  qu'un  signe 
destiné  à  faire  impression  et  à  préparer  les  esprits  à 
quelque  grand  mouvement.  Nul  doute  qu'il  ne  fut 
possédé  au  plus  haut  degré  de  l'espérance  messia- 
nique, et  que  son  action  principale  ne  fut  en  ce  sens. 
«  Faites  pénitence,  disait-il,  car  le  royaume  de  Dieu 
approche^.  »  Il  annonçait  une  «grande  colère,  »  c'est- 
à-dire  de  terribles  catastrophes  qui  allaient  venir  5,  et 
déclarait  que  la  cognée  était  déjà  à  la  racine  de 
l'arbre,  que  l'arbre  serait  bientôt  jeté  au  feu.  1] 
représentait  son  Messie  un  van  à  la  main,  recueillant 


1.  Luc,  III,  15  et  suiv.;  Jeaîi,  i,  20. 

2.  Matth.,  XXI,  25  et  suiv.;  Luc,  vu,  30. 

3.  Matth.,  loc.  cit. 

4.  Matth.,  III,  2. 

5.  Matth.,  III,  7. 


VIE   DE   JESUS.  103 

le  bon  grain,  et  brûlant  la  paille.  La  pénitence,  dont 
le  baptême  était  la  figure,  l'aumône,  l'amendement 
des  mœurs  ^,  étaient  pour  Jean  les  grands  moyens  de 
préparation  aux  événements  prochains.  On  ne  sait 
pas  exactement  sous  quel  jour  il  concevait  ces  évé- 
nements. Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  prêchait  avec 
beaucoup  de  force  contreles  mêmes  adversaires  que 
Jésus,  contre  les  prêtres  riches,  les  pharisiens,  les 
docteurs,  le  judaïsme  officiel  en  un  mot,  et  que,  comme 
Jésus,  il  était  surtout  accueilli  par  les  classes  mépri- 
sées 2.  Il  réduisait  à  rien  le  titre  de  fils  d'Abraham, 
et  disait  que  Dieu  pourrait  faire  des  fils  d'Abraham 
avec  les  pierres  du  chemin  ^.  Il  ne  semble  pas  qu'il 
possédât  même  en  germe  la  grande  idée  qui  a  fait  le 
triomphe  de  Jésus,  l'idée  d'une  religion  pure;  mais 
il  servait  puissamment  cette  idée  en  substituant  un 
j-ite  privé  aux  cérémonies  légales,  pour  lesquelles 
il  fallait  des  prêtres,  à  peu  près  comme  les  Fla- 
gellants du  moyen  âge  ont  été  des  précurseurs  de 
la  Réforme,  en  enlevant  le  monopole  des  sacrements 
et  de  l'absolution  au  clergé  officiel.  Le  ton  général 
de  ses  sermons  était  sévère  et  dur.  Les  expressions 
dont  il  se  servait  contre  ses  adversaires  paraissent 

1.  Luc,  m,  11-14;  Josèphe,  Ant.j  XVIII,  v,  2. 

2.  MciUh.,  XXI,  32;  Luc,  m,  12-14. 

3.  Matih.,  m,  9. 


lOi  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

avoir  été  des  plus  violentes'^.  C'était  une  rude  et 
continuelle  invective.  Il  est  probable  qu'il  ne  resta 
pas  étranger  à  la  politique.  Josèphe,  qui  le  toucha 
presque  par  son  maître  Banou,  le  laisse  entendre  à 
mots  couverts  -,  et  la  catastrophe  qui  mit  fin  à  ses 
jours  semble  le  supposer.  Ses  disciples  menaient 
une  vie  fort  austère^,  jeûnaient  fréquemment  et 
affectaient  un  air  triste  et  soucieux.  On  voit  poindre 
par  moments  la  communauté  des  biens  et  cette 
pensée  que  le  riche  est  obligé  de  partager  ce 
qu'il  a^.  Le  pauvre  apparaît  déjà  comme  celui  qui 
doit  bénéficier  en  première  ligne  du  royaume  de 
Dieu. 

Quoique  le  centre  d'action  de  Jean  fut  la  Judée, 
sa  renommée  pénétra  vite  en  Galilée  et  arriva  jus- 
qu'à Jésus,  qui  avait  déjà  formé  autour  de  lui  par 
ses  premiers  discours  un  petit  cercle  d'auditeurs. 
Jouissant  encore  de  peu  d'autorité,   et  sans  doute 

1.  Mdtth.,  III,  7;  Luc,  m,  7. 

2.  A7it.j  XVin,  V,  2.  Il  faut  observer  que,  quand  Jpsèphe  expose 
les  doctrines  secrètes  et  plus  ou  moins  séditieuses  de  ses  compa- 
triotes, il  efface  tout  ce  qui  a  trait  aux  croyances  messianiques,  et 
répand  sur  ces  doctrines,  pour  ne  pas  faire  ombrage  aux  Ro- 
mains, un  vernis  de  banalité,  qui  fait  ressembler  tous  les  chefs  de 
sectes  juives  à  des  professeurs  de  morale  ou  à  des  stoïciens. 

3.  Matth.,  IX,  U. 

4.  Luc»  m,  11. 


VIE  DE   JÉSUS.  105 

aussi  poussé  par  le  désir  de  voir  un  maître  dont  les 
enseignements  avaient  beaucoup  de  rapports  avec  ses 
propres  idées,  Jésus  quitta  la  Galilée  et  se  rendit  avec 
sa  petite  école  auprès  de  Jean^.  Les  nouveaux  venus  se 
firent  baptiser  comme  tout  le  monde.  Jean  accueillit 
très -bien  cet  essaim  de  disciples  galiléens,  et  ne 
trouva  pas  mauvais  qu'ils  restassent  distincts  des 
siens.  Les  deux  maîtres  étaient  jeunes;  ils  avaient 
beaucoup  d'idées  communes  ;  ils  s'aimèrent  et  lut- 
tèrent devant  le  public  de  prévenances  réciproques. 
Un  tel  fait  surprend  au  premier  coup  d'œil  dans 
Jean-Baptiste,  et  on  est  porté  à  le  révoquer  en  doute. 

1.  Matth.,  III,  '13  et  suiv.;  3Iarc,  i,  9  et  suiv.;  Luc,  m,  21  et 
suiv.;  Jean,  i,  29  et  suiv.;  m,  22  et  suiv.  Les  synoptiques  font 
venir  Jésus  vers  Jean,  avant  qu'il  eût  joué  de  rôle  public.  Mais 
s'il  est  vrai,  comme  ils  le  disent,  que  Jean  reconnut  tout  d'abord 
Jésus  et  lui  fit  grand  accueil,  il  faut  supposer  que  Jésus  était  déjà 
un  maître  assez  renommé.  Le  quatrième  évangéliste  amène  deux 
fois  Jésus  vers  Jean,  une  première  fois  encore  obscur,  une  deuxième 
fois  avec  une  troupe  de  disciples.  Sans  toucher  ici  la  question 
des  itinéraires  précis  de  Jésus  (  question  insoluble  vu  les  contra- 
dictions des  documents  et  le  peu  de  souci  qu'eurent  les  évan- 
gélistes  d'être  exacts  en  pareille  matière),  sans  nier  que  Jésus  ait 
pu  faire  un  voyage  auprès  de  Jean  au  temps  où  il  n'avait  pas  encoie 
de  notoriété,  nous  adoptons  la  donnée  fournie  par  le  quatrième 
évangile  (m,  22  et  suiv.),  à  savoir  que  Jésus,  avant  de  se  mettre 
à  baptiser  comme  Jean,  avait  une  école  formée.  Il  faut  se  rappe- 
ler, du  reste,  que  les  premières  pages  du  quatrième  évangile  sont 
des  notes  mises  bout  à  bout,  sans  ordre  chronologique  rigoureux. 


106  OHIGINES   DU   GHKISTIANISME. 

J/humi!ité  n'a  jamais  été  le  trait  des  fortes  âmes  juives. 
Il  semble  qu'un  caractère  aussi  roide,  une  sorte  de 
Lamennais  toujours  irrité,  devait  être  fort  colère  et 
ne  souffrir  ni  rivalité  ni  demi-adhésion.  Mais  cette  ma- 
nière de  concevoir  les  choses  repose  sur  une  fausse 
conception  de  la  personne  de  Jean.  On  se  le  repré-' 
sente  comme  un  vieillard;  il  était  au  contraire  de 
môme  âge  que  Jésus  ^,  et  très-jeune  selon  les  idées  du 
temps.  11  ne  fut  pas,  dans  l'ordre  de  l'esprit,  le  père  de 
Jésus,  mais  bien  son  frère.  Les  deux  jeunes  enthou- 
siastes, pleins  des  mêmes  espérances  et  des  mêmes 
haines,  ont  bien  pu  faire  cause  commune  et  s'ap- 
puyer réciproquement.  Certes  un  vieux  maître  voyant 
un  homme  sans  célébrité  venir  vers  lui  et  garder 
à  son  égard  des  allures  d'indépendance,  se  fut  ré- 
volté ;  on  n'a  guère  d'exemples  d'un  chef  d'école 
accueillant  avec  empressement  celui  qui  va  lui  succé- 
der. Mais  la  jeunesse  est  capable  de  toutes  les  abné- 
gations, et  il  est  permis  d'admettre  que  Jean,  ayant 
reconnu  dans  Jésus  un  esprit  analogue  au  sien,  l'ac- 
cepta sans  arrière-pensée  personnelle.  Ces  bonnes  re- 
lations devinrent  ensuite  le  point  de  départ  de  tout  un 
système  développé  par  les  évangélistes,et  qui  consista 
à  donner  pour  première  base  à  la  mission  divine  de 

1.  Luc,  I,  bien  que  tous  les  détails  du  récit,  notamment  ce  qui 
coiicoine  la  parenté  de  Jenn  avec  Jcsusi  soient  légendaires. 


VIE   DE  JÉSUS.  107 

Jésus  rattestation  de  Jean.  Tel  était  le  degré  d'auto- 
rité conquis  par  le  baptiste  qu'on  ne  croyait  pou- 
voir trouver  au  monde  un  meilleur  garant.  Mais,  loin 
que  le  baptiste  ait  abdiqué  devant  Jésus,  Jésus,  pen- 
dant tout  le  temps  qu'il  passa  près  de  lui,  ie  reconnut 
pour  supérieur  et  ne  développa  son  propre  génie  que 
timidement. 

11  semble  en  effet  que,  malgré  sa  profonde  origi- 
nalité, Jésus,  durant  quelques  semaines  au  moins,  fut 
l'imitateur  de  Jean.  Sa  voie  était  encore  obscure  de- 
vant lui.  A  toutes  les  époques,  d'ailleurs,  Jésus 
céda  beaucoup  à  l'opinion,  et  adopta  bien  des  choses 
qui  n'étaient  pas  dans  sa  direction,  ou  dont  il  se 
souciait  assez  peu,  par  l'unique  raison  qu'elles  étaient 
populaires;  seulement,  ces  accessoires  ne  nuisirent 
jamais  à  sa  pensée  principale  et  y  furent  toujours 
subordonnés.  Le  baptême  avait  été  mis  par  Jean  en 
très-grande  faveur  ;  il  se  crut  obligé  de  faire  comme 
lui:  il  baptisa,  et  ses  disciples  baptisèrent  aussi^.  Sans 
doute  ils  accompagnaient  le  baptême  de  prédications 
analogues  à  celles  de  Jean.  Le  Jourdain  se  couvrit 
ainsi  de  tous  les  côtés  de  baptistes,  dont  les  discours 
avaient  plus  ou  moins  de  succès.  L'élève  égala  bien- 

1.  Jean,  m,  5J2-26;  iv,  1-2.  La  parenthèse  du  verset  2  paraît 
être  une  glose  ajoutée,  ou  peut-être  un  scrupule  tardif  de  Jean  se 
corrigeant  lui-mùmo. 


108  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

tôt  le  maître,  et  son  baptême  fat  fort  recherché.  11' y 
eut  à  ce  sujet  quelque  jalousie  entre  les  disciples^; 
les  élèves  de  Jean  vinrent  se  plaindre  à  lui  des  suc- 
cès croissants  du  jeune  galiléen ,  dont  le  baptême 
allait  bientôt,  selon  eux,  supplanter  le  sien.  Mais  les 
deux  maîtres  restèrent  supérieurs  à  ces  petitesses.  La 
supériorité  de  Jean  était  d'ailleurs  trop  incontestée 
pour  que  Jésus,  encore  peu  connu,  songeât  à  la  com- 
battre. Il  voulait  seulement  grandir  à  son  ombre,  et 
se  croyait  obligé,  pour  gagner  la  foule,  d'employer 
les  moyens  extérieurs  qui  avaient  valu  à  Jean  de 
si  étonnants  succès.  Quand  il  recommença  à  prê- 
cher après  l'arrestation  de  Jean,  les  premiers  mots 
qu'on  lui  met  à  la  bouche  ne  sont  que  la  répétition 
d'une  des  phrases  familières  au  baptiste-.  Plusieurs 
autres  expressions  de  Jean  se  retrouvent  textuel- 
lement dans  ses  discours  ^.  Les  deux  écoles  parais- 
sent avoir  vécu  longtemps  en  bonne  intelligence^, 
et  après  la  mort  de  Jean ,  Jésus ,  comme  confrère 
affidé,  fut  un  des  premiers  averti  de  cet  événe- 
ment^. 


i.  Joaii,  m,  2G;  iv,  1. 

2.  Matlh.,  m,  2;  iv,  17. 

3.  Matlh.,  iiT,  7;  xii,  34;  \xiii,  33. 

4.  Matlh.,  XI,  2-13. 

5.  Matlh.,  XIV,  12. 


VIE   DE   JÉSUS.  101) 

Jean,  en  eiïet,  fut  bientôt  arrêté  dans  sa  carrière 
prophétique.  Comme  les  anciens  prophètes  juifs,  il 
était,  au  plus  haut  degré,  frondeur  des  puissances 
établies  '^.  La  vivacité  extrême  avec  laquelle  il  s'ex- 
primait sur  leur  compte  ne  pouvait  manquer  de  lui 
susciter  des  embarras.  En  Judée,  Jean  ne  paraît  pas 
avoir  été  inquiété  par  Pilate;  mais  dans  la  Pérée,  au 
delà  du  Jourdain,  il  tombait  sur  les  terres  d'Antipas. 
Ce  tyran  s'inquiéta  du  levain  politique  mal  dissimulé 
dans  les  prédications  de  Jean.  Les  grandes  réunions 
d'hommes  formées  par  l'enthousiasme  religieux  et 
patriotique  autour  du  baptiste  avaient  quelque  chose 
de  suspect  2.  Un  grief  tout  personnel  vint,  d'ailleurs, 
s'ajouter  à  ces  motifs  d'État  et  rendit  inévitable  la 
perte  de  l'austère  censeur. 

Un  des  caractères  le  plus  fortement  marqués  de 
cette  tragique  famille  des  Hérodes ,  était  Hérodiade, 
petite-fille  d'Hérode  le  Grand.  Violente,  ambitieuse, 
passionnée,  elle  détestait  le  judaïsme  et  méprisait  ses 
lois  ^.  Elle  avait  été  mariée ,  probablement  malgré 
elle,  à  son  oncle  Hérode,  fils  de  Mariamne  ^,  qu'Hé- 

■  i.  Luc,  III,  i9. 

2.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  V,  2. 

3.  Jos.,  A?U.,  XVIII,  V,  4. 

4.  MaUhicu  (xiv,  3,  dans  le  texte  grec)  et  Marc  (vi,  17)  veulent 
que  ce  soit  Pliilippe;  mais  c'est  là  certainement  une  inadvertance 


110  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

rode  le  Graïul  avait  déshérité  '  et  qui  n'eut  jamais 
de  rôle  public.  La  position  inférieure  de  son  mari,  à 
regard  des  autres  personnes  de  sa  famille,  ne  lui 
laissait  aucun  repos  ;  elle  voulait  être  souveraine  à 
tout  prix  2.  Antipas  fut  l'instrument  dont  elle  se  ser- 
vit. Cet  homme  faible  étant  devenu  éperdument  amou- 
reux  d'elle,  lui  promit  de  l'épouser  et  de  répudier  sa 
première  femme,  fille  de  Hâreth,  roi  de  Petra  et  émir 
des  tribus  voisines  de  la  Pérée.  La  princesse  arabe 
ayant  eu  vent  de  ce  projet,  résolut  de  fuir.  Dissimu- 
lant son  dessein,  elle  feignit  de  vouloir  faire  un  voyage 
à  Machéro,  sur  lei  terres  de  son  père,  et  s'y  fit  con- 
duire par  les  officiers  d' Antipas  ^. 

Makaur  ^  ou  Machéro  était  une  forteresse  colossale 
bâtie  par  Alexandre  Jannée,  puis  relevée  par  Hérode, 
dans  un  des  ouadis  les  plus  abrupts  à  l'orient  de  la 
mer  Morte  ^ .    C'était  un  pays    sauvage,  étrange, 


(voir  Josèphe,  Atit.j  XVIII,  v,  1  et  4).  La  femme  de  Philippe  était 
Salomé,  fille  d'Hérodindo. 
4.  Jos.,  Aïit.,X\U,  IV,  2, 

2.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  VII,  i,  2;  i?.  J.,  II,  ix,  6. 

3.  Jos.,  ^nL,  XVIII,  V,  1. 

4.  Cette  forme  se  trouve  dans  le  Talmud  de  Jérusalem  {Sche- 
biit,  IX,  2)  et  dans  les  Targums  de  Jonathan  et  de  Jérusalem 
[Nombres,  xxii,  35). 

o.  Aujourd'hui  Mkaur,  dans  le  oundi  Zerka  Main.  Cet  endroit  n'a 
pas  été  visité  depuis  Seefzen. 


VIE  DE  JESUS.  411 

rempli  de  légendes  bizarres  et  qu*on  croyait  hanté 
des  démons*.  La  forteresse  était  juste  à  la  limite  des 
états  de  Hâreth  et  d'Antipas.  A  ce  moment-là,  elle 
était  en  la  possession  de  Hâreth  2.  Celui-ci  averti  avait 
tout  fait  préparer  pour  la  fuite  de  sa  fille,  qui  de  tribu 
en  tribu  fut  reconduite  à  Pétra.     ' 

L'union  presque  incestueuse  *  d'Antipas  et  d'Hé- 
rodiade  s'accomplit  alors.  Les  lois  juives  sur  le  ma- 
Tiage  étaient  sans  cesse  une  pierre  de  scandale  entre 
l'irréligieuse  famille  des  Hérodes  et  les  Juifs  sévères^. 
Les  membres  de  cette  dynastie  nombreuse  et  assez 
isolée  étant  réduits  à  se  marier  entre  eux,  il  en  résul- 
tait de  fréquentes  violations  des  empêchements  établis 
par  la  Loi.  Jean  fut  l'écho  du  sentiment  général  en 
blâmant  énergiquement  Antipas  ^.  C'était  plus  qu'il 
n'en  fallait  pour  décider  celui-ci  à  donner  suite  à  ses 
soupçons.  Il  fit  arrêter  le  baptiste  et  donna  ordre  de 
l'enfermer  dans  la  forteresse  de  Machéro,  dont  il 
s'était  probablement  emparé  après  le  départ  de  la 
fille  de  Hâreth  ^ 


\ .  Josèphe,  De  bell.  Jud.,  VII,  vi,  1  et  suiv. 

2.  Jos.,  ylw^.XVIII,  V,  i. 

3.  Lévitique,  xviii,  4  6. 

4.  Jos.,  Ant.,  XV,  VII,  10. 

Yi.  M;it.llî.,  XIV,  4;  Marr,  vi,  IS;  Lur,  m,  49. 
6.  Jus.,  AiU.,  XVIII,  V,  2. 


112  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

Plus  timide  que  cruel  ^  Antipas  ne  désirait  pas 
le  mettre  à  mort.  Selon  certains  bruits,  il  craignait 
une  sédition  populaire'^.  Selon  une  autre  version -, 
il  aurait  pris  plaisir  à  écouter  le  prisonnier,  et  ces 
entretiens  l'auraient  jeté  dans  de  grandes  perplexi- 
tés. Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  que  la  déten- 
tion se  prolongea  et  que  Jean  conserva  du  fond 
de  sa  prison  une  action  étendue.  Il  correspondait 
avec  ses  disciples,  et  nous  le  retrouverons  encore 
en  rapport  avec  Jésus.  Sa  foi  dans  la  prochaine  ve- 
nue du  Messie  ne  fit  que  s'affermir;  il  suivait  avec 
attention  les  mouvements  du  dehors,  et  cherchait 
à  y  découvrir  les  signes  favorables  à  l'accomplisse- 
ment des  espérances   dont   il    se  nourrissait. 

1.  Mdllh.,  \iv,  3. 

2.  Marc,  vi,  20.  Je  lis  r,-of£i,  et  non  sroîei. 


CHAPITRE   VII. 


DÉVELOPPEMENT    DES    IDÉES    DE    JÉS1 
SUR    LE    ROYAUME    DE    DIEU. 


Jusqu'à  rarrestation  de  Jean,  que  nous  plaçons  par 
approximation  dans  l'été  de  l'an  29,  Jésus  ne  quitta 
pas  les  environs  de  la  mer  Morte  et  du  Jourdain. 
Le  séjour  au  désert  de  Judée  était  généralement 
considéré  comme  la  préparation  des  grandes  choses, 
comme  une  sorte  de  «  retraite  »  avant  les  actes 
publics.  Jésus  s'y  soumit  à  l'exemple  des  autres  et 
passa  quarante  jours  sans  autre  compagnie  que  les 
bêtes  sauvages,  pratiquant  un  jeûne  rigoureux. 
L'imagination  des  disciples  s'exerça  beaucoup  sur 
ce  séjour.  Le  désert  était,  dans  les  croyances  popu- 
laires, la  demeure  des  démons  ^.  Il  existe  au  monde 

4 .  Tobie,  viii,  3  ;  Luc,  xi,  24. 


414  ORIGINES   DU  CHRISTIAISISME. 

peu  de  régions  plus  désolées,  plus  abandonnées  de 
Dieu,  plus  fermées  à  la  vie  que  la  pente  rocailleuse 
qui  forme  le  bord  occidental  de  la  mer  Morte.  Or 
crut  que  pendant  le  temps  qu'il  passa  dans  cet  affreux 
pays  5  il  avait  traversé  de  terribles  épreuves ,  que 
Satan  l'avait  effrayé  de  ses  illusions  ou  bercé  de  sé- 
duisantes promesses,  qu'ensuite  les  anges  pour  le 
récompenser  de  sa  victoire  étaient  venus  le  servir^. 
Ce  fut  probablement  en  sortant  du  désert  que  Jé- 
sus apprit  l'arrestation  de  Jean-Baptiste.  Il  n'avait 
plus  de  raisons  désormais  de  prolonger  son  séjour 
dans  un  pays  qui  lui  était  à  demi  étranger.  Peut-être 
craignait-il  aussi  d'être  enveloppé  dans  les  sévérités 
qu'on  déployait  à  l'égard  de  Jean,  et  ne  voulait-il  pas 
s'exposer,  en  un  temps  où ,  vu  le  peu  de  célébrité 
qu'il  avait,  sa  mort  ne  pouvait  servir  en  rien  au 
progrès  de  ses  idées.  Il  regagna  la  Galilée^,  sa 
vraie  patrie,  mûri  par  une  importante  expérience  et 
ayant  puisé  dans  le  contact  avec  un  grand  homme, 

4.  Matth.,  IV,  1  et  suiv.;  Marc,  i,  12-13;  Luc,  iv,  1  et  suiv. 
Certes,  l'analogie  frappante  que  ces  récits  offrent  avec  des  légendes 
analogues  du  Vendidad  ffar^r.  xix)  et  du  Lalitavistara  (ch.  xvii, 
xviii,  xxi)  porterait  à  n'y  voir  qu'un  mythe.  Mais  le  récit  maigre 
el  concis  de  Marc,  qui  représente  ici  évidemment  la  rédaction  pri- 
mitive, suppose  un  fait  réel,  qui  plus  tard  a  fourni  le  thème  de  dé- 
veloppements légendaires. 

2.  Matth.,  IV,  12;  Marc,  i,  14;  Luc,  iv,  14;  Jean,  iv,  3. 


VIE   DE   JESUS.  115 

fort  différent  de  lui,  le  sentiment  de  sa  propre  origi- 
nalité. 

En  somme,  l'influence  de  Jean  avait  été  plus  fâ- 
cheuse qu'utile  à  Jésus.  Elle  fut  un  arrêt  dans  son 
développement  ;  tout  porte  à  croire  qu'il  avait,  quand 
il  descendit  vers  le  Jourdain,  des  idées  supérieures 
à  celles  de  Jean ,  et  que  ce  fut  par  une  sorte  de 
concession  qu'il  inclina  un  moment  vers  le  baptisme. 
Peut-être  si  le  baptiste,  à  l'autorité  duquel  il  lui  aurait 
été  difficile  de  se  soustraire,  fût  resté  libre,  n'eût-il 
pas  su  rejeter  le  joug  des  rites  et  des  pratiques 
extérieures,  et  alors  sans  doute  il  fût  resté  un  sec- 
taire juif  inconnu;  car  le  monde  n'eût  pas  abandonné 
des  pratiques  pour  d'autres.  C'est  par  l'attraii 
d'une  religion  dégagée  de  toute  forme  extérieure 
que  le  christianisme  a  séduit  les  âmes  élevées.  Le 
baptiste  une  fois  emprisonné,  son  école  fut  fort 
amoindrie,  et  Jésus  se  trouva  rendu  à  son  propre 
mouvement.  La  seule  chose  qu'il  dut  à  Jean,  ce  furent 
en  quelque  sorte  des  leçons  de  prédication  et  d'ac- 
tion populaire.  Dès  ce  moment,  en  effet,  il  prêche 
avec  beaucoup  plus  de  force  et  s'impose  à  la  foule 
avec  autorité^. 

Il  semble  aussi  que  son  séjour  près  de  Jean,  moins 

4.  Matth.,  vn,  29;  Marc,  i,  22;  Luc,  iv,  32. 


116  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

par  Faction  du  baptiste  que  par  la  marche  naturelle 
de  sa  propre  pensée,  mûrit  beaucoup  ses  idées  sur 
«  le  royaume  du  ciel.  »  Son  mot  d'ordre  désor- 
mais, c'est  la  «  bonne  nouvelle,  »  l'annonce  que  le 
règne  de  Dieu  est  proche  ^.  Jésus  ne  sera  plus  seu- 
lement un  délicieux  moraliste,  aspirant  à  renfer- 
mer en  quelques  aphorismes  vifs  et  courts  des 
leçons  sublimes;  c'est  le  révolutionnaire  transcen- 
dant, qui  essaye  de  renouveler  le  monde  par  ses 
bases  mêmes  et  de  fonder  sur  terre  l'idéal  qu'il  a 
conçu.  «  Attendre  le  royaume  de  Dieu  »  sera  syno- 
nyme d'être  disciple  de  Jésus  ^.  Ce  mot  de  «  royaume 
de  Dieu  »  ou  de  «  royaume  du  ciel,  »  ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  dit^,  était  depuis  longtemps  familier 
aux  Juifs.  Mais  Jésus  lui  donnait  un  sens  moral, 
une  portée  sociale  que  l'auteur  même  du  Livre  de 
Daniel,  dans  son  enthousiasme  apocalyptique  avait 
à  peine  osé  entrevoir. 

Dans  le  monde  tel  qu'il  est,  c'est  le  mal  qui  règne. 
Satan  est  le  «  roi  de  ce  monde  ^,  »  et  tout  lui  obéit. 
Les  rois  tuent  les  prophètes.  Les  prêtres  et  les  doc- 


<.  Marc,  I,  U-'î8. 

2.  Marc,  xv,  43. 

3.  Voir  ci-dessus,  p.  78-79. 

4.  Jean,  xii,  31  ;  xiv,  30  ;  xvi,  11.  Comp.  //  Cor.,  iv,  4;  Ephes., 
Il,  â. 


VIE  DE  JÉSUS.  .  117 

teurs  ne  font  pas  ce  qu'ils  ordonnent  aux  autres  de 
faire.  Les  justes  sont  persécutés,  et  l'unique  partage 
des  bons  est  de  pleurer.  Le  «  monde  »  est  de  la  sorte 
l'ennemi  de  Dieu  et  de  ses  saints^;  mais  Dieu  se 
réveillera  et  vengera  ses  saints.  Le  jour  est  proche; 
car  l'abomination  est  à  son  comble.  Le  règne  du  bien 
aura  son  tour. 

L'avènement  de  ce  règne  du  bien  sera  une  grande 
révolution  subite.  Le  monde  semblera  renversé;  l'état 
actuel  étant  mauvais,  pour  se  représenter  l'avenir,  il 
suffit  de  concevoir  à  peu  près  le  contraire  de  ce  qui 
existe.  Les  premiers  seront  les  derniers  2.  Un  ordre 
nouveau  gouvernera  l'humanité.  Maintenant  le  bien 
et  le  mal  sont  mêlés  comme  l'ivraie  et  le  bon  grain 
dans  un  champ.  Le  maître  les  laisse  croître  ensemble  ; 
mais  l'heure  de  la  séparation  violente  arrivera^.  Le 
Royaume  de  Dieu  sera  comme  un  grand  coup  de 
filet,  qui  amène  du  bon  et  du  mauvais  poisson;  on  met 
le  bon  dans  des  jarres,  et  on  se  débarrasse  du  reste  ^. 
Le  germe  de  cette  grande  révolution  sera  d'abord 


1.  Jean,  i,  10;  vu,  7;  xiv,  17,  22,  27;  xv,  18  et  suiv.;  xvi,  8, 
50,  33;  XVII,  9,  14,  16,  25.  Cette  nuance  du  mot  «monde  »  est 
surtout  caractérisée  dans  les  écrits  de  Paul  et  de  Jean. 

2.  Matth.,  XIX,  30;  xx,  16-  Marc,  x,  31;  Luc,  xiii,  30. 

3.  Matth.,  xiii,  24  et  suiv. 

4.  Matlb.,  xm,  47  et  suiv. 


418  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

méconnaissable.  Il  sera  comme  le  grain  de  £>énevé, 
qui  est  la  plus  petite  des  semences,  mais  qui,  jeté  en 
terre,  devient  un  arbre  sous  le  feuillage  duquel  les 
oiseaux  viennent  se  reposer  ^  ;  ou  bien  il  sera  comme 
le  levain  qui,  déposé  dans  la  pâte,  la  fait  fermenter 
tout  entière 2.  Une  série  de  paraboles,  souvent  ob- 
scures, était  destinée  à  exprimer  les  surprises  de 
cet  avènement  soudain,  ses  apparentes  injustices,  son 
caractère  inévitable  et  définitif  ^. 

Qui  établira  ce  règne  de  Dieu?  Rappeions-nous  que 
la  première  pensée  de  Jésus,  pensée  tellement  pro- 
fonde chez  lui  qu'ellç  n'eut  probablement  pas  d'ori- 
gine et  tenait  aux  racines  mêmes  de  son  être,  fut 
qu'il  était  le  fils  de  Dieu,  l'intime  de  son  Père, 
l'exécuteur  de  ses  volontés.  La  réponse  de  Jésus 
à  une  telle  question  ne  pouvait  donc  être  douteuse. 
La  persuasion  qu'il  ferait  régner  Dieu  s'empara 
de  son  esprit  d'une  manière  absolue.  Il  s'envisagea 
comme  l'universel  réformateur.  Le  ciel,  la  terre, 
la  nature  tout  entière,  la  folie,  la  maladie  et  la  mort 
ne  sont  que  des  instruments  pour  lui.   Dans   son 

4.  Matlh.,  XIII,  31  et  suiv.;  Marc,  iv,  31  et  suiv.;  Luc,  xiii,  19 
et  suiv. 

2.  Matlh.,  XIII,  33;  Luc,  xiii,  21. 

3.  Matth.,  XIII  entier;  xviii,  23  et  suiv.;  xx,  i  et  suiv.;  Luc, 
xiii,  48  et  suiv. 


ME  DZ  JLSUS.  119 

accès  de  volonté  héroïque ,  il  se  croit  tout-puis- 
sant. Si  la  terre  ne  se  prête  pas  à  cette  transfor- 
mation suprême,  la  terre  sera  broyée,  purifiée  par 
la  flamme  et  le  souffle  de  Dieu.  Un  ciel  nouveau 
sera  créé,  et  le  monde  entier  sera  peuplé  d'anges  de 
Dieu^ 

Une  révolution  radicale  2,  embrassant  jusqu'à  la 
nature  elle-même,  telle  fut  donc  la  pensée  fondamen- 
tale de  Jésus.  Dès  lors,  sans  doute,  il  avait  renoncé  à 
la  politique  ;  l'exemple  de  Juda  le  Gaulonite  lui  avait 
montré  l'inutilité  des  séditions  populaires.  Jamais  il 
ne  songea  à  se  révolter  contre  les  Romains  et  les  té- 
trarques.  Le  principe  effréné  et  anarchique  du  Gau- 
lonite n'était  pas  le  sien.  Sa  soumission  aux  pouvoirs 
établis,  dérisoire  au  fond,  était  complète  dans  la 
forme.  Il  payait  le  tribut  à  César  pour  ne  pas  scanda- 
liser. La  liberté  et  le  droit  ne  sont  pas  de  ce  monde  ; 
pourquoi  troubler  sa  vie  par  de  vaines  susceptibilités? 
Méprisant  la  terre,  convaincu  que  le  monde  présen* 
ne  mérite  pas  qu'on  s'en  soucie,  il  se  réfugiait  dans 
son  royaume  idéal  ;  il  fondait  cette  grande  doctrine 
du  dédain  transcendant^,  vraie  doctrine  de  la  liberté 
des  âmes,  qui  seule  donne  la  paix.  Mais  il  n'avait  pas 

4.  Matth.,  xxir,  30. 

2.  À-oy.araaraffi;  TrâvTtov.  Acf.j  III,  21 

3.  Matth.,  xviï,  23-26;  xxii,  16-22, 


120  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

dit  encore  :  «  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  » 
Bien  des  ténèbres  se  mêlaient  à  ses  vues  les  plus 
droites.  Parfois  des  tentations  étranges  traversaient 
son  esprit.  Dans  le  désert  de  Judée,  Satan  lui  avait 
proposé  les  royaumes  de  la  terre.  Ne  connaissant  pas 
la  force  de  l'empire  romain,  il  pouvait,  avec  le  fond 
d'enthousiasme  qu'il  y  avait  en  Judée  et  qui  aboutit 
bientôt  après  à  une  si  terrible  résistance  militaire, 
il  pouvait,  dis-je,  espérer  de  fonder  un  royaume  par 
l'audace  et  le  nombre  de  ses  partisans.  Plusieurs 
fois  peut-être  se  posa  pour  lui  la  question  suprême  : 
Le  royaume  de  Dieu  se  réalisera-t-il  par  la  force  ou 
par  la  douceur,  par  la  révolte  ou  par  la  patience?  Un 
jour,  dit-on,  les  simples  gens  de  Galilée  voulurent 
l'enlever  et  le  faire  roi^.  Jésus  è'enfuit  dans  la  mon- 
tagne et  y  resta  quelque  temps  seul.  Sa  belle  nature 
le  préserva  de  l'erreur  qui  eût  fait  de  lui  un  agitateur 
ou  un  chef  de  rebelles,  un  Theudas  ou  un  Barkokeba. 
La  révolution  qu'il  voulut  faire  fut  toujours  une 
révoTution  morale;  mais  il  n'en  était  pas  encore 
arrivé  à  se  fier  pour  l'exécution  aux  anges  et  à  la 
trompette  finale.  C'est  sur  les  hommes  et  par  les 
hommes  eux-mêmes  qu'il  voulait  agir.  Un  visionnaire 
qui  n'aurait  eu  d'autre  idée  que  la  proximité  du  ju- 

4.  Jean,  vi,  15. 


VIE  DE  JÉSUS.  121 

gement  dernier  n'eût  pas  eu  ce  soin  pour  l'améliora- 
tien  de  l'homme,  et  n'eût  pas  fondé  le  plus  bel  ensei- 
gnement moral  que  l'humanité  ait  reçu.  Beaucoup  de 
vague  restait  sans  doute  dans  sa  pensée,  et  un  noble 
sentiment,  bien  plus  qu'un  dessein  arrêté,  le  poussait 
à  l'œuvre  sublime  qui  s'est  réalisée  par  lui,  bien  que 
d'une  manière  fort  différente  de  celle  qu'il  imaginait. 
C'est  bien  le  royaume  de  Dieu,  en  effet,  je  veux 
dire  le  royaume  de  l'esprit,  qu'il  fondait^  et  si  Jésus, 
du  sein  de  son  Père,  voit  son  œuvre  fructifier  dans 
l'histoire,  il  peut  bien  dire  avec  vérité  :  Voilà  ce  que 
j'ai  voulu.  Ce  que  Jésus  a  fondé,  ce  qui  restera  éter- 
nellement de  lui,  abstraction  faite  des  imperfections 
qui  se  mêlent  à  toute  chose  réalisée  par  l'humanité, 
c'est  la  doctrine  de  la  liberté  des  âmes.  Déjà  la 
Grèce  avait  eu  sur  ce  sujet  de  belles  pensées^.  Plu- 
sieurs stoïciens  avaient  trouvé  moyen  d'être  libres 
sous  un  tyran.  Mais,  en  général,  le  monde  ancien 
s'était  figuré  la  liberté  comme  attachée  à  certaines 
formes  politiques;  les  libéraux  s'étaient  appelés  Ilar- 
modius  et  Aristogiton,  Brutus  et  Cassius.  Le  chrélicn 
véritable  est  bien  plus  dégagé  de  toute  chaîne  ;  il  est 
ici-bas  un  exilé;  que  lui  importe  le  maître  passager 
de  cette  terre,  qui  n'est  pas  sa  patrie?  La  liberté  pour 

1.  V.  Stobée,  Florilegiiwij  ch.  lxii,  lxxvii,  lxxxvi  etsuiv. 


122  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

lui,  c*est  la  vérité^.  Jésus  ne  savait  pas  assez  l'his- 
toire pour  comprendre  combien  une  telle  doctrine 
venait  juste  à  son  point,  au  moment  oii  finissait  la 
liberté  républicaine  et  où  les  petites  constitutions 
municipales  de  l'antiquité  expiraient  dans  l'unité 
de  l'empire  romain.  Mais  son  bon  sens  admirable  et 
l'instinct  vraiment  prophétique  qu'il  avait  de  sa  mis- 
sion le  guidèrent  ici  avec  une  merveilleuse  sûreté.  Par 
ce  mot:  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César  et  à  Dieu 
ce  qui  est  à  Dieu,  »  il  a  créé  quelque  chose  d'étranger 
à  la  politique,  un  refuge  pour  les  âmes  au  milieu  de 
l'empire  de  la  force  brutale.  Assurément,  une  telle 
doctrine  avait  ses  dangers.  Établir  en  principe  que 
le  signe  pour  reconnaître  le  pouvoir  légitime  est 
de  regarder  la  monnaie,  proclamer  que  l'homme 
parfait  paye  l'impôt  par  dédain  et  sans  discuter, 
c'était  détruire  la  république  à  la  façon  ancienne  et 
favoriser  toutes  les  tyrannies.  Le  christianisme,  en 
ce  sens,  a  beaucoup  contribué  à  affaibhr  le  senti- 
ment des  devoirs  du  citoyen  et  à  livrer  le  monde 
au  pouvoir  absolu  des  faits  accomplis.  Mais,  en  con- 
stituant une  immense  association  libre,  qui,  durant 
trois  cents  ans,  sut  se  passer  de  politique,  le  chris- 
tianisme  compensa  amplement   le   tort  qu'il  a  fait 

*,  Jean,  viii,  32  et  suiv. 


VIE   DE  JÉSUS.  123 

aux  vertus  civiques.  Le  pouvoir  de  l'État  a  été  borné 
aux  choses  de  la  terre;  l'esprit  a  été  affranchi,  ou  du 
moins  le  faisceau  terrible  de  l'omnipotence  romaine 
%  été  brisé  pour  jamais. 

L'homme  surtout  préoccupé  des  devoirs  de  la  vie 
publique  ne  pardonne  pas  aux  autres  de  mettre 
quelque  chose  au-dessus  de  ses  querelles  de  parti. 
Il  blâme  surtout  ceux  qui  subordonnent  aux  questions 
sociales  les  questions  politiques  et  professent  pour 
celles-ci  une  sorte  d'indifférence.  Il  a  raison  en  un 
sens,  car  toute  direction  exclusive  est  préjudiciable  au 
bon  gouvernement  des  choses  humaines.  Mais  quel 
progrès  les  partis  ont- ils  fait  faire  à  la  moralité 
générale  de  notre  espèce?  Si  Jésus,  au  lieu  de  fon- 
der son  royaume  céleste,  était  parti  pour  Rome, 
s'était  usé  à  conspirer  contre  Tibère,  ou  à  regretter 
Germanicus,  que  serait  devenu  le  monde?  Répu- 
blicain austère,  patriote  zélé,  il  n'eût  pas  arrêté  le 
grand  courant  des  affaires  de  son  siècle,  tandis  qu'en 
déclarant  la  politique  insignifiante ,  il  a  révélé  au 
monde  cette  vérité  que  la  patrie  n'est  pas  tout,  et 
que  l'homme  est  antérieur  et  supérieur  au  citoyen. 

Nos  principes  de  science  positive  sont  blessés  de 
la  part  de  rêves  que  renfermait  le  programme  de 
Jésus.  Nous  savons  l'histoire  de  la  terre;  les  révolu- 
tions cosmiques  du  genre  de  celle  qu'attendait  Jésus 


124  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

ne  se  produisent  que  par  des  causes  géologiques 
ou  astronomiques,  dont  on  n'a  jamais  constaté  le 
lien  avec  les  choses  morales.  Mais,  pour  être  juste 
envers  les  grands  créateurs,  il  ne  faut  pas  s'arrêter 
aux  préjugés  qu'ils  ont  pu  partager.  Colomb  a  dé- 
couvert l'Amérique  en  partant  d'idées  fort  erronées  ; 
Newton  croyait  sa  folle  explication  de  l'Apocalypse 
aussi  certaine  que  son  système  du  monde.  Mettra- 
t-on  tel  homme  médiocre  de  notre  temps  au-des- 
sus d'un  François  d'Assise,  d'un  saint  Bernard, 
d'une  Jeanne  d'Arc,  d'un  Luther,  parce  qu'il  est 
exempt  des  erreurs  que  ces  derniers  ont  profes- 
sées? Voudrait-on  mesurer  les  hommes  à  la  rectitude 
de  leurs  idées  en  physique  et  à  la  connaissance  plus 
ou  moins  exacte  qu'ils  possèdent  du  vrai  système  du 
monde?  Comprenons  mieux  la  position  de  Jésus  et 
ce  qui  fit  sa  force.  Le  déisme  du  xviii^  siècle  et  un 
certain  protestantisme  nous  ont  habitués  à  ne  consi- 
dérer le  fondateur  de  la  foi  chrétienne  que  comme  un 
grand  moraliste,  un  bienfaiteur  de  l'humanité.  Nous 
ne  voyons  plus  dans  l'Évangile  que  de  bonnes  maximes; 
nous  jetons  un  voile  prudent  sur  l'étrange  état  intel- 
lectuel où  il  est  né.  Il  y  a  des  personnes  qui  regret- 
tent aussi  que  la  Révolution  française  soit  sortie  plus 
d'une  fois  des  principes  et  qu'elle  n'ait  pas  été  faite 
par  des  hommes  sages  et  modérés.  N'imposons  pas 


VIE   DE  JÉSUS.  125 

nos  petits  programmes  de  bourgeois  sensés  à  ces 
mouvements  extraordinaires  si  fort  au-dessus  de  notre 
taille.  Continuons  d'admirer  la  «  morale  de  l'Évan- 
gile; »  supprimons  dans  nos  instructions  religieuses 
la  chimère  qui  en  fut  l'âme  ;  mais  ne  croyons 
pas  qu'avec  les  simples  idées  de  bonheur  ou  de  mo- 
ralité individuelle  on  remue  le  monde.  L'idée  de 
Jésus  fut  bien  plus  profonde;  ce  fut  l'idée  la  plus 
révolutionnaire  qui  soit  jamais  éclose  dans  un  cerveau 
humain;  elle  doit  être  prise  dans  son  ensemble,  et 
non  avec  ces  suppressions  timides  qui  en  retranchent 
justement  ce  qui  l'a  rendue  efficace  pour  la  régénéra- 
tion de  l'humanité. 

Au  fond,  l'idéal  est  toujours  une  utopie.  Quand 
nous  voulons  aujourd'hui  représenter  le  Christ  de  la 
conscience  moderne,  le  consolateur,  le  ju^e  des  temps 
nouveaux,  que  faisons-nous?  Ce  que  fit  Jésus  lui- 
même  il  y  a  1830  ans.  Nous  supposons  les  condi- 
tions du  monde  réel  tout  autres  qu'elles  ne  sont;  nous 
représentons  un  libérateur  moral  brisant  sans  armes 
les  fers  du  nègre,  améliorant  la  condition  du  prolé- 
taire, délivrant  les  nations  opprimées.  Nous  oublions 
que  cela  suppose  le  monde  renversé,  le  climat  de  la 
Virginie  et  celui  du  Congo  modifiés,  le  sang  et  la  race 
de  millions  d'hommes  changés,  nos  complications 
sociales  ramenées  à  une  simplicité  chimérique?  les 


126  ORIGINES   DU  CIIRTSTIANISME. 

stratifications  politiques  de  l'Europe  dérangées  de 
leur  ordre  naturel.  La  «  réforme  de  toutes  choses^)) 
voulue  par  Jésus  n'était  pas  plus  difficile.  Cette 
terre  nouvelle ,  ce  ciel  nouveau ,  cette  Jérusalem 
nouvelle  qui  descend  du  ciel,  ce  cri  :  «  Voilà  qco 
je  refais  tout  à  neuf^!  »  sont  les  traits  communs 
des  réformateurs.  Toujours  le  contraste  de  l'idéal 
avec  la  triste  réalité  produira  dans  l'humanité  ces 
révoltes  contre  la  froide  raison  que  les  esprits  mé- 
diocres taxent  de  folie,  jusqu'au  jour  où  elles  triom- 
phent et  où  ceux  qui  les  ont  combattues  sont  les 
premiers  à  en  reconnaître  la  haute  raison. 

Qu'il  y  eût  une  contradiction  entre  la  croyance 
d'une  fin  prochaine  du  monde  et  la  morale  habituelle 
de  Jésus,  conçue  en  vue  d'un  état  stable  de  l'huma- 
nité, assez  analogue  à  celui  qui  existe  en  effet, 
c'est  ce  qu'on  n'essayera  pas  de  nier^.  Ce  fut  juste- 
ment cette  contradiction  qui  assura  la  fortune  de  son 
œuvre.  Le  millénaire  seul  n'aurait  rien  fait  de  du- 
rable ;  le  moraliste  seul  n'aurait  rien  fait  de  puissant 

^.  AcL,  ni,  21. 

2.  ApocaL,  XXI,  1 ,  2,  5. 

3.  Les  sectes  millénaires  de  l'Angleterre  présentent  le  même 
contraste,  je  veux  dire  la  croyance  à  une  prochaine  fin  du  monde, 
et  néanmoins  beaucoup  de  bon  sens  dans  la  pratique  de  la  vie, 
une  entente  extraordinaire  des  affaires  commerciales  et  de  l'in- 
dustrie. 


VIE  DE  JESUS.  127 

Le  millénarisme  donna  l'impulsion,  la  morale  assura 
l'avenir.  Par  là,  le  christianisme  -  réunit  les  deux 
conditions  des  grands  succès  en  ce  monde,  un  point 
de  départ  révolutionnaire  et  la  possibilité  de  vivre. 
Tout  ce  qui  est  fait  pour  réussir  doit  répondre  à  ces 
deux  besoins;  car  le  monde  veut  à  la  fois  changer 
et  durer.  Jésus,  en  même  temps  qu'il  annonçait  un 
bouleversement  sans  égal  dans  les  choses  humaines, 
proclamait  les  principes  sur  lesquels  la  société  re- 
pose depuis  dix-huit  cents  ans. 

Ce  qui  distingue,  en  effet,  Jésus  des  agitateurs  de 
son  temps  et  de  ceux  de  tous  les  siècles,  c'est  son 
parfait  idéalisme.  Jésus,  à  quelques  égards,  est  un 
anarchiste,  car  il  n'a  aucune  idée  du  gouvernement 
civil.  Ce  gouvernement  lui  semble  purement  et  sim- 
plement un  abus.  Il  en  parle  en  termes  vagues  et  à 
la  façon  d'une  personne  du  peuple  qui  n'a  aucune 
idée  de  politique.  Tout  magistrat  Ini  paraît  un  en- 
nemi naturel  des  hommes  de  Dieu  ;  il  annonce  à  ses 
disciples  des  démêlés  avec  la  police,  sans  songer  un 
moment  qu'il  y  ait  là  matière  à  rougir^.  Mais  jamais 
la  tentative  de  se  substituer  aux  puissants  et  aux  riches 
ne  se  montre  chez  lui.  Il  veut  anéantir  la  richesse  et  le 
pouvoir,   mais  non  s'en   emparer.  Il   prédit  à  ses 

4.  Matth.,  X,  17-18;  Luc,  xii,  11. 


128  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

disciples  des  persécutions  et  des  supplices  ^  ;  mais  pas 
une  seule  fois  la  pensée  d'une  résistance  armée  ne 
se  laisse  entrevoir.  L'idée  qu'on  est  tout-puissant  par 
la  souffrance  et  la  résignation,  qu'on  triomphe  de  la 
force  par  la  pureté  du  cœur,  est  bien  une  idée  propre 
de  Jésus.  Jésus  n'est  pas  un  spiritualiste ;  car  tout 
aboutit  pour  lui  à  une  réalisation  palpable;  il  n'a  pas 
la  moindre  notion  d'une  âme  séparée  du  corps.  Mais 
c'est  un  idéaliste  accompli,  la  matière  n'étant  pour  lui 
que  le  signe  de  l'idée,  et  le  réel  l'expression  vivante 
de  ce  qui  ne  paraît  pas. 

A  qui  s'adresser,  sur  qui  compter  pour  fonder  le 
règne  de  Dieu?  La  pensée  de  Jésus  en  ceci  n'hésita 
jamais.  Ce  qui  est  haut  pour  les  hommes  est  en  abo- 
mination aux  yeux  de  Dieu  2.  Les  fondateurs  du 
royaume  de  Dieu  seront  les  simples.  Pas  de  riches, 
pas  de  docteurs,  pas  de  prêtres;  des  femmes,  des 
hommes  du  peuple,  des  humbles,  des  petits^.  Le 
grand  signe  du  Messie,  c'est  «  la  bonne  nouvelle 
annoncée  aux  pauvres^.  »  La   nature   idyllique   et 

4.  Matth.,  V,  10  et  suiv.  ;  x  entier;  Luc,  vi,  22  et  suiv.;  Jean, 
XV,  4  8  et  suiv.;  xvi,  2  et  suiv.,  20,  33  ;  xvii,  14. 

2.  Luc,  XVI,  13. 

3.  Matth.,  V,  3,  10;  xviii,  3;  xix,  14,  23-24;  xxi,  3<  ;  xxn,  2 
et  suiv.;  Marc,  x,  14-15,  23-23;  Luc,  iv,  18  et  suiv.;  vi,  50;  xviii, 
16-17,  24-23. 

4.  Matth.,  xi^  5. 


VIE   DE  JÉSUS.  129 

douce  de  Jésus  reprenait  ici  le  dessus.  Une  immense 
révolution  sociale,  où  les  rangs  seront  interver- 
tis, où  tout  ce  qui  est  officiel  en  ce  monde  sera 
humilié,  voilà  son  rêve.  Le  monde  ne  le  croira  pas; 
le  monde  le  tuera.  Mais  ses  disciples  ne  seront  pas 
du  monde^.  Ils  seront  un  petit  troupeau  d'humbles 
et  de  simples,  qui  vaincra  par  son  humilité  même. 
Le  sentiment  qui  a  fait  de  a  mondain»  l'antithèse  de 
«  chrétien  »  a,  dans  les  pensées  du  maître,  sa  pleine 
justification  2. 

1.  Jean,  xv,  19;  xvii,  14,  16. 

2.  Voir  surtout  le  chapitre  xvii  de  saint  Jean,  exprimant,  sinon 
un  discours  réel  tenu  par  Jésus,  du  moins  un  sentiment  qui  était 
très-profond  chez  ses  disciples  et  qui  sûrement  venait  de  lui. 


CHAPITRE    VUI. 


JESUS     A     CAPHARNAIIUU. 


Obsédé  d'une  idée  de  plus  en  plus  impérieuse  et 
exclusive,  Jésus  marchera  désormais  avec  une  sorte 
d'impassibilité  fatale  dans  la  voie  que  lui  avaient 
tracée  son  étonnant  génie  et  les  circonstances  ex- 
traordinaires où  il  vivait.  Jusque-là  il  n'avait  fait 
que  communiquer  ses  pensées  à  quelques  personnes 
secrètement  attirées  vers  lui;  désormais  son  ensei- 
gnement devient  public  et  suivi.  Il  avait  à  peu  près 
trente  ans^.  Le  petit  groupe  d'auditeurs  qui  l'avait 
accompagné  près  de  Jean-Baptiste  s'était  grossi  sans 
doute,  et  peut-être  quelques  disciples  de  Jean  s'étaient- 
/Is  joints  à  lui  2.  C'est  avec  ce  premier  noyau  d'Église 
qu'il  annonce  hardiment,   dès  son  retour  en  Gali- 

i.  Luc,  III,  23;  évangile  des  Ebionim,  dans  Epiph.jAdv.  hœr, 
XXX,  13. 
2.  Jean,  i,  37  et  suiv. 


VIE  DE   JÉSUS.  131 

lée,  la  ((  bonne  nouvelle  du  royaume  de  Dieu.  »  Ce 
royaume  allait  venir,  et  c'était  lui,  Jésus,  qui  était 
ce  «  Fils  de  l'homme  »  que  Daniel  en  sa  vision  avait 
aperçu  comme  l'appariteur  divin  de  la  dernière  et 
suprême  révélation. 

Il  faut  se  rappeler  que,  dans  les  idées  juives,  anti- 
pathiques à  l'art  et  à  la  mythologie,  la  simple  forme 
de  l'homme  avait  une  supériorité  sur  celle  des  chérubs 
et  des  animaux  fantastiques  que  l'imagination  du 
peuple,  depuis  qu'elle  avait  subi  l'influence  de  l'As- 
syrie, supposait  rangés  autour  de  la  divine  ma- 
jesté. Déjà  dans  Ézéchiel  ^,  l'être  assis  sur  le  trône 
suprême,  bien  au-dessus  des  monstres  du  char 
mystérieux,  le  grand  révélateur  des  visions  prophé- 
tiques a  la  figure  d'un  homme.  Dans  le  Livre  de 
Daniel,  au  milieu  de  la  vision  des  empires  repré- 
sentés par  des  animaux,  au  moment  où  la  séance 
du  grand  jugement  commence  et  où  les  livres  sont 
ouverts,  un  être  «  semblable  à  un  fils  de  l'homme  » 
s'avance  vers  l'Ancien  des  jours,  qui  lui  confère  le 
pouvoir  de  juger  le  monde,  et  de  le  gouverner  pour 
l'éternité^.  Fils  de  r homme  est  dans  les  langues 
sémitiques,  surtout  dans  les  dialectes  araméens,  un 
simple  synonyme  d'homme.  Mais  ce  passage  capital  de 

1.  I,  o,  ^20  et  suiv. 

2.  Daniel,  vu,  13-14.  Comp.  viii,  15j  x,  40. 


132  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Daniel  frappa  les  esprits;  le  mot  de  fils  de  l'homme 
devint,  au  moins  dans  certaines  écoles  ^,  un  des  titres 
du  Messie  envisagé  comme  juge  du  monde  et  comme 
roi  de  l'ère  nouvelle  qui  allait  s'ouvrir  2.  L'applica- 
tion que  s'en  faisait  Jésus  à  lui-même  était  donc  la 
proclamation  de  sa  messianité  et  l'affirmation  de  la 
prochaine  catastrophe  où  il  devait  figurer  en  juge, 
revêtu  des  pleins  pouvoirs  que  lui  avait  délégués 
l'Ancien  des  jours ^. 

Le  succès  de  la  parole  du  nouveau  prophète  fut 
cette  fois  décisif.  Un  groupe  d'hommes  et  de  femmes, 
tous  caractérisés  par  un  même  esprit  de  candeur  ju- 
vénile et  de  naïve  innocence,  adhérèrent  à  lui  et  lui 
dirent  :  «  Tu  es  le  Messie.  »  Gomme  le  Messie  devait 
être  fils  de  David ,  on  lui  décernait  naturellement  ce 
titre,  qui  était  synonyme  du  premier.  Jésus  se  lelais- 
sait  donner  avec  plaisir,  quoiqu'il  lui  causât  quelque 

^.  Dans  Jean,  xii,  34,  les  Juifs  ne  paraissent  pas  au  courant  du 
sens  de  ce  mot. 

2.  Livre  d'Hénoch,  xlvi,  1,2,  3  ;  xlviii,  2,  3  ;  lxii,  9,  ^  4;  lxx,  1 
(division  de  Dillmann);  Matth.,  x,  23;  xiii,  41;  xvi,  27-28;  xix, 
28;  XXIV,  27,  30,  37,  39,  44;  xxv,  31;  xxvi,  64;  Marc,  xiii,  26; 
XIV,  62;  Luc,  xii,  40;  xvii,  24,  26,  30;  xxi,  27,  36;  xxii,  69; 
Actes,  VII,  55.  Mais  le  passage  le  plus  significatif  est  :  Jean,  v,  27, 
rapproché  d'Apoc,  i,  13;  xi>^,  14.  L'expression  «  Fils  de  la 
femme  »  pour  le  Messie  se  trouve  une  fois  dans  le  livre  d'Hénoch, 

LXII,  5. 

3.  Jean,  v,  22,  27.  , 


VIE   DE  JESUS.  133 

embarras,  sa  naissance  étant  toute  populaire.  Pour 
lui ,  le  titre  qu'il  préférait  était  celui  de  «  Fils  de 
l'homme,  »  titre  humble  en  apparence,  mais  qui  se 
rattachait  directement  aux  espérances  messianiques. 
C'est  par  ce  mot  qu'il  se  désignait^,  si  bien  que 
dans  sa  bouche,  u  le  Fils  de  l'homme  »  était  syno- 
nyme du  pronom  «  je,  »  dont  il  évitait  de  se  ser- 
vir. Mais  on  ne  l'apostrophait  jamais  ainsi,  sans  doute 
parce  que  le  nom  dont  il  s'agit  ne  devait  pleinement 
lui  convenir  qu'au  jour  de  sa  future  apparition. 

Le  centre  d'action  de  Jésus,  à  cette  époque  de  sa 
vie,  fut  la  petite  ville  de  Capharnahum,  située  sur  le 
bord  du  lac  de  Génésareth»  Le  nom  de  Capharnahum, 
où  entre  le  mot  caphar^  «  village  » ,  semble  désigner 
une  bourgade  à  l'ancienne  manière,  par  opposition  aux 
grandes  villes  bâties  selon  la  mode  romaine ,  comme 
Tibériade^.  Ce  nom  avait  si  peu  de  notoriété,  que  Jo- 
sèphe,  à  un  endroit  de  ses  écrits^,  le  prend  pour  le 
nom  d'une  fontaine,  la  fontaine  ayant  plus  de  célé- 
brité que  le  village  situé  près  d'elle.  Comme  Naza- 

1.  Ce  titre  revient  quatre-vingt-trois  fois  dans  les  Évangiles,  et 
toujours  dans  les  discours  de  Jésus. 

2.  II  ost  vrai  que  Tell-Hum,  qu'on  identifie  d'ordinaire  avec 
Capharnahum,  offre  des  restes  d'assez  beaux  monuments.  Mais, 
outre  que  cette  identification  est  douteuse,  lesdits  monuments 
peuvent  être  du  ii«  et  du  iii«  siècle  après  J.-G. 

3.  D.  J.,  m,  X,  8, 


Î34  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

reth,  Capharnahum  était  sans  passé,  et  n'avait 
en  rien  participé  au  mouvement  profane  favorisé 
par  les  Hérodes.  Jésus  s'attacha  beaucoup  à  cette 
ville  et  s'en  fit  comme  une  seconde  patrie  ^.  Peu 
après  son  retour,  il  avait  dirigé  sur  Nazareth  une  ten- 
tative qui  n'eut  aucun  succès  2.  Il  n'y  put  faire  aucun 
miracle,  selon  la  naïve  remarque  d'un  de  ses  biogra- 
phes ^.  La  connaissance  qu'on  avait  de  sa  famille, 
laquelle  était  peu  considérable,  nuisait  trop  à  son 
autorité.  On  ne  pouvait  regarder  comme  le  fils  de 
David  celui  dont  on  voyait  tous  les  jours  le  frère, 
la  sœur,  le  beau- frère.  Il  est  remarquable,  du 
reste,  que  sa  famille  lui  fit  une  assez  vive  opposi- 
tion ,  et  refusa  nettement  de  croire  à  sa  mission  ^. 
Les  Nazaréens,  bien  plus  violents,  voulurent,  dit-on, 
le  tuer  en  le  précipitant  d'un  sommet  escarpé^.  Jésus 
remarqua  avec  esprit  que  cette  aventure  lui  était  com- 
mune avec  tous  les  grands  hommes,  et  il  se  fit  Fap- 

1.  Matth.,  IX,  1;  Marc,  11,  1. 

2.  Matth.,  XIII,  54  et  suiv.;  Marc,  vi,  1  et  suiv.  ;  Luc,  iv,  16  et 
tjiv.,  23-24;  Jean,  iv,  44. 

3.  Marc,  vi,  5.  Cf.  Matth.,  xii,  58;  Luc,  iv,  23. 

4.  Matth.,  xiii,  57;  Marc,  vi,  4  ;  Jean,  vu,  3  et  suiv. 

5.  Luc,  IV,  29.  Probablement  il  s'agit  ici  du  rocher  à  pic  qui 
est  très-près  de  Nazareth,  au-dessus  de  l'église  actuelle  des  Ma- 
ronites, et  non  du  prétendu  J/o?^^  de  la  PrécipitaUon,  à  une 
heure  de  Nazareth.  V.  Robinson,  II,  335  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  135 

plication  du  proverbe  :  «  Nul  n'est  prophète  en  son 
pays.  » 

Cet  échec  fut  loin  de  le  décourager.  Il  revint  à 
Gapharnahum  ^,  où  il  trouvait  des  dispositions  beau- 
coup meilleures,  et  de  là  il  organisa  une  série  de 
missions  sur  les  petites  villes  environnantes.  Les  po- 
pulations de  ce  beau  et  fertile  pays  n'étaient  guère 
réunies  que  le  samedi.  Ce  fut  le  jour  qu'il  choisit 
pour  ses  enseignements.  Chaque  ville  avait  alors  sa 
synagogue  ou  lieu  de  séance.  C'était  une  salle  rec- 
tangulaire, assez  petite,  avec  un  portique,  que  l'on 
décorait  des  ordres  grecs.  Les  Juifs,  n'ayant  pas 
d'architecture  propre,  n'ont  jamais  tenu  à  donner  à 
ces  édifices  un  style  original.  Les  restes  de  plusieurs 
anciennes  synagogues  existent  encore  en  Galilée  2. 
Elles  sont  toutes  construites  en  grands  et  bons  ma- 
tériaux ;  mais  leur  style  est  assez  mesquin  par  suite 
de  cette  profusion  d'ornements  végétaux,  de  rin- 
ceaux, de  torsades,  qui  caractérise  les  monuments 
juifs  ^.    A  l'intérieur,   il  y  avait  des   bancs,   une 

4.  Matth.,  IV,  13;  Luc,  iv,  31. 

2.  A  Tell-Hum,  à  Irbid  (Arbela),  à  Meiron  (Mero) ,  à  Jisch 
(Giscala),  à  Easyoun,  à  Nabartein,  deux  à  Kefr-Bereim. 

3.  Je  n'ose  encore  me  prononcer  sur  l'âge  de  ces  monuments,  ni 
par  conséquent  affirmer  que  Jésus  ait  enseigné  dans  aucun  d'eux. 
Quel  intérêt  n'aurait  pas,  dans  une  telle  hypothèse,  la  synagogue 
de  Tell-Hum  !  La  grande  synagogue  de  Kefr-Bereim  me  semble 


136  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

chaire  pour  la  lecture  publique,  une  armoire  pour 
renfermer  les  rouleaux  sacrés^.  Ces  édifices,  qui 
n'avaient  rien  du  temple ,  étaient  le  centre  de 
toute  la  vie  juive.  On  s'y  réunissait  le  jour  du  sab- 
bat pour  la  prière  et  pour  la  lecture  de  la  Loi  ef 
des  Prophètes.  Comme  le  judaïsme,  hors  de  Jérusa- 
lem, n'avait  pas  de  clergé  proprement  dit,  le  pre- 
mier venu  se  levait,  faisait  les  lectures  du  jour  (pa~ 
rascha  et  haphtara),  et  y  ajoutait  un  midrasch  ou 
commentaire  tout  personnel,  où  il  exposait  ses  pro- 
pres idées-.  C'était  l'origine  de  «  l'homélie,  »  dont  nous 
trouvons  le  modèle  accompli  dans  les  petits  traités 
de  Philon.  On  avait  le  droit  de  faire  des  objections 
et  des  questions  au  lecteur;  de  la  sorte,  la  réunion 
dégénérait  vite  en  une  sorte  d'assemblée  libre.  Elle 

la  plus  ancienne  de  toutes.  Elle  est  d'un  style  assez  pur.  CeDe 
de  Kasyoun  porte  une  inscription  grecque  du  temps  de  Septime 
Sévère.  La  grande  importance  que  prit  le  judaïsme  dans  la  haute 
Galilée  après  la  guerre  des  Romains  permet  de  croire  que  plu- 
sieurs de  ces  édifices  ne  remontent  qu'au  iii«  siècle,  époque  oii 
Tibériade  devint  une  sorte  de  capitale  du  judaïsme. 

4.  //  Esdr.j  VIII,  4;  Matth.,  xxiii,  6  ;  Epist.Jac.,ii,  3;  Mischna, 
Megilla,  m,  \  ;  Rosch  hasschana^  iv,  7,  etc.  Voir  surtout  la  cu- 
rieuse description  de  la  synagogue  d'Alexandrie  dans  le  Talm.ud 
de  Babylone,  Sukka,  51  b. 

2.  Philon,  cité  dans  Eusèbe,  Prœp.  evang.,  VIII,  7,  et  Quod 
omnis  probiis  liber j  §  42;  Luc,  iv,  16;  Act.^  xiii,  15;  xv,  21; 
Wischna,  Megilla^  m,  4  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  137 

avait  un  président^,  des  «  anciens  2,  »  un  hazzauy 
lecteur  attitré  ou  appariteur  ^ ,  des  «  envoyés  ^,  » 
sortes  de  secrétaires  ou  de  messagers  qui  faisaient 
la  correspondance  d'une  synagogue  à  l'autre,  un 
schammasch  ou  sacristain  ^.  Les  synagogues  étaient 
ainsi  de  vraies  petites  républiques  indépendantes; 
elles  avaient  une  juridiction  étendue.  Comme  toutes 
les  corporations  municipales  jusqu'à  une  époque 
avancée  de  l'empire  romain,  elles  faisaient  des  dé- 
crets honorifiques  ^,  votaient  des  résolutions  ayant 
force  de  loi  pour  la  communauté,  prononçaient  des 
peines  corporelles  dont  l'exécuteur  ordinaire  était 
le  hazzan"^. 

Avec  l'extrême  activité  d'esprit  qui  a  toujours  ca- 

4 .    'Ap/_i(j'jva'yw'^c;. 

2.  [îpeaêÔTspct. 

3.  iV/ifÉrri;. 

4.  'AîTCG-oXci  ou  ay^EÀci. 

5.  Atâxovo?.  Marc,  v,  22,  35  et  suiv.;  Luc,  iv,  20;  vu,  3;  viii, 
41,  49;  XIII,  14;  ^c^.^xiii,  i5;  xviii,  8,  17;  Apoc.^u^  1;  Miscbna, 
Joma,  VII,  1  ;  Rosch  hasschana,  iv,  9;  Talm.  de  Jérus.,  Sanhé- 
drin, I,  7;  Epiph.,  Adv.  hœr.,  xxx,  4,  11. 

6  Inscription  de  Bérénice,  dans  le  Cor;?2^s  itiscr.  grœc.n"  5361; 
inscription  de  Kasyoun,  dans  la  Mission  de  Phénicie,  livre  IV 
[sous  presse]. 

7.  Matth.,  V,  25;  x,  17;  xxiii,  34;  Marc,  xiii,  9;  Luc,  xii,  11; 
xxi,  12;  Act.,  xxii,  19;  xxvi,  11;  IlCor.,  xi,  24;  Mischna,  Mac- 
coth,  ui,  12-  Talmud  de  Babyl.,  Megillaj  1  b;  Epiph.,  Adv.  hœr,, 
xxx,  M. 


138  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

ractérisé  les  Juifs,  une  telle  institution,  malgré  les 
rigueurs  arbitraires  qu'elle  comportait,  ne  pouvait 
manquer  de  donner  lieu  à  des  discussions  très-ani- 
mées. Grâce  aux  synagogues,  le  judaïsme  put  tra- 
verser intact  dix-huit  siècles  de  persécution.  C'étaient 
comme  autant  de  petits  mondes  à  part,  où  l'esprit 
national  se  conservait,  et  qui  offraient  aux  luttes  in- 
testines des  champs  tout  préparés.  11  s'y  dépen- 
sait une  somme  énorme  de  passion.  Les  querelles 
de  préséance  y  étaient  vives.  Avoir  un  fauteuil 
d'honneur  au  premier  rang  était  la  récompense  d'une 
haute  piété,  ou  le  privilège  de  la  richesse  qu'on  en- 
viait le  plus^.  D'un  autre  côté,  la  liberté,  laissée  à  qui 
la  voulait  prendre,  de  s'instituer  lecteur  et  commen- 
tateur du  texte  sacré  donnait  des  facilités  merveil- 
leuses pour  la  propagation  des  nouveautés.  Ce  fut  là 
une  des  grandes  forces  de  Jésus  et  le  moyen  le  plus 
habituel  qu'il  employa  pour  fonder  son  enseignement 
doctrinal 2.  Il  entrait  dans  la  synagogue,  se  levait 
pour  lire;  le  hazzan  lui  tendait  le  livre,  il  le  dérou- 
lait, et  lisant  la  parascha  ou  la  haphtara  du  jour ,  il 
tirait  de  cette  lecture  quelque  développement  con- 

1.  Matth.,  xxiii,  6;  Epist.  Jac,  ii,  3;   Taîm.  de  Bab.,  Sukka, 
51  l. 

2.  Matth.,  IV,  23;  ix,  35;  Marc,  i,  21,  39;  vi,  2;  Luc,   iv,   15, 
16,  31,  44;  XIII,  10;  Jean,  xvm,  20. 


VIE  DE  JÉSUS.  139 

forme  à  ses  idées  ^.  Comme  il  y  avait  peu  de  phari- 
siens en  Galilée,  la  discussion  contre  lui  ne  prenait 
pas  ce  degré  de  vivacité  et  ce  ton  d'acrimonie  qui,  à 
Jérusalem,  l'eussent  arrêté  court  dès  ses  premiers  pas. 
Ces  bons  Galiléens  n'avaient  jamais  entendu  une  pa- 
role aussi  accommodée  à  leur  imagination  riante  2.  On 
l'admirait,  on  le  choyait,  on  trouvait  qu'il  parlait 
bien  et  que  ses  raisons  étaient  convaincantes.  Les 
objections  les  plus  difficiles,  il  les  résolvait  avec  as- 
surance; le  charme  de  sa  parole  et  de  sa  personne 
captivait  ces  populations  encore  jeunes,  que  le  pé- 
dantisme  des  docteurs  n'avait  pas  desséchées. 

L'autorité  du  jeune  maître  allait  ainsi  tous  les  jours 
grandissant,  et,  naturellement,  plus  on  croyait  en 
lui,  plus  il  croyait  en  lui-même.  Son  action  était  fort 
restreinte.  Elle  était  toute  bornée  au  bassin  du  lac 
de  Tibériade,  et  même  dans  ce  bassin  elle  avait  une 
région  préférée.  Le  lac  a  cinq  ou  six  lieues  de  long 
sur  trois  ou  quatre  de  large;  quoique  offrant  l'appa- 
rence d'un  ovale  assez  régulier,  il  forme,  à  partir  de 
Tibériade  jusqu'à  rentrée  du  Jourdain^  une  sorte  de 
golfe,  dont  la  courbe  mesure  environ  trois  lieues. 
Voilà  le  champ  où  la  semence  de  Jésus  trouva  enfin 
la  terre  bien  préparée.  Parcourons-le  pas  à  pas,  en 

1.  Luc,  IV,  16  et  suiv.  Comp.  Mischna,  Jomaj  vu,  1. 

2.  Matth.,  vu,  28;  xiii,  54-  Marc,  i,  22j  vi,  1;  Luc,  iv,  22,  32. 


140  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

essayant  de  soulever  le  manteau  de  sécheresse  et  de 
deuil  dont  l'a  couvert  le  démon  de  l'islam. 

En  sortant  de  Tibériade ,  ce  sont  d'abord  des  ro- 
chers escarpés,  une  montagne  qui  semble  s'écrouler 
dans  la  mer.  Puis  les  montagnes  s'écartent;  une 
plaine  [El-Ghoueir)  s'ouvre  presque  au  niveau  du 
lac.  C'est  un  délicieux  bosquet  de  haute  verdure, 
sillonné  par  d'abondantes  eaux  qui  sortent  en  partie 
d'un  grand  bassin  rond,  de  construction  antique 
[A'in-Medawara).  A  l'entrée  de  cette  plaine,  qui  est 
le  pays  de  Génésareth  proprement  dit,  se  trouve  le 
misérable  village  de  MedjdeL  A  l'autre  extrémité  de 
la  plaine  (toujours  en  suivant  la  mer) ,  on  rencontre 
un  emplacement  de  ville  (Khan-Minyeh),  de  très- 
belles  eaux  (Aïn-et-Tin) ,  un  joli  chemin,  étroit  et 
profond,  taillé  dans  le  roc,  que  certainement  Jésus  a 
souvent  suivi,  et  qui  sert  de  passage  entre  la  plaine 
de  Génésareth  et  le  talus  septentrional  du  lac.  A  un 
quart  d'heure  de  là,  on  traverse  une  petite  rivière 
d'eau  salée  (Ain-Tabiga) ,  sortant  de  terre  par  plu- 
sieurs larges  sources  à  quelques  pas  du  lac,  et  s'y 
jetant  au  milieu  d'un  épais  fourré  de  verdure.  Enfin. 
à  quarante  minutes  plus  loin,  sur  la  pente  aride  qui 
s'étend  d'Aïn-Tabiga  à  l'embouchure  du  Jourdain, 
on  trouve  quelques  huttes  et  un  ensemble  de  ruines 
assez  monumentales,  nommés  Tell-Hum. 


VIE   DE   JESUS.  141 

Cinq  petites  villes,  dont  l'humanité  parlera  éter- 
nellement autant  que  de  Rome  et  d'Athènes,  étaient, 
du  temps  de  Jésus,  disséminées  dans  l'espace  qui 
s'étend  du  village  de  Medjdel  à  Tell-Hum.  De  ces 
cinq  villes,  Magdala,  Dalmanutha,  Capharnahum, 
Bethsaïde ,  Chorazin  ^ ,  la  première  seule  se  laisse 
retrouver  aujourd'hui  avec  certitude.  L'affreux  village 
de  Medjdel  a  sans  doute  conservé  le  nom  et  la  place 
de  la  bourgade  qui  donna  à  Jésus  sa  plus  fidèle 
amie  2.  Dalmanutha  était  probablement  près  de  là  s. 
Il  n'est  pas  impossible. que  Chorazin  fût  un  peu  dans 
les  terres,  du  côté  du  nord  ^.  Quant  à  Bethsaïde  et 
Capharnahum,  c'est  en  vérité  presque  au  hasard 
qu'on  les  place  à  Tell-Hum,  à  Aïn-et-Tin,  à  Khan- 
Minyeh,  à  Aïn-Medawara  \  On  dirait  qu'en  topogra- 

1 .  L'antique  Kinnéreth  avait  disparu  ou  changé  de  nom. 

2.  On  sait  en  effet  qu'elle  était  très-voisine  de  Tibériade.  Tal- 
mud  de  Jérusalem,  Maasaroth,  m,  1  ;  Schebiit,  ix,  1;  Erubin^w,  7. 

3.  Marc,  viii,  10.  Gomp.  Matth.,  xv,  39. 

4.  A  l'endroit  nommé  Khorazi  ou  Bir-Kérazeh,  au-dessus  de 
Tell-Hum. 

5.  L'ancienne  hypothèse  qui  identifiait  Tell-Hum  avec  Caphar- 
nahum, bien  que  fortement  attaquée  depuis  quelques  années,  con- 
serve encore  de  nombreux  défenseurs.  Le  meilleur  argument  qu'on 
puisse  faire  valoir  en  sa  faveur  est  le  nom  même  de  Tell-Hum,  Tell 
entrant  dans  le  nom  de  beaucoup  de  villages  et  ayant  pu  remplacer 
Caphar,  Impossible,  d'un  autre  côté,  de  trouver  près  de  Tell-Hum 
■une  fontaine  répondant  à  ce  que  dit  Josèphe  {B.  J.,  HI,  x,  8).  Cette 
fontaine  de  Capharnahum  semble  bien  être  Aïn-Medawara;  mais 


142  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

phie,  comme  en  histoire,  un  dessein  profond  ait  voulu 
cacher  les  traces  du  grand  fondateur.  Il  est  douteux 
qu'on  arrive  jamais,  sur  ce  sol  profondément  dévasté, 
à  fixer  les  places  où  l'humanité  voudrait  venir  baiser 
l'empreinte  de  ses  pieds. 

Le  lac,  l'horizon,  les  arbustes,  les  fleurs,  voilà 
donc  tout  ce  qui  reste  du  petit  canton  de  trois  ou 
quatre  lieues  où  Jésus  fonda  son  œuvre  divine.  Les 
arbres  ont  totalement  disparu.  Dans  ce  pays,  où  la 
végétation  était  autrefois  si  brillante  que  Josèphe  y 
voyait  une  sorte  de  miracle, —  la  nature,  suivant  lui, 
s'étant  plu  à  rapprocher  ici  côte  à  côte  les  plantes 
des  pays  froids,  les  productions  des  zones  brû- 
lantes, les  arbres  des  climats  moyens,  chargés  toute 
Tannée  de  fleurs  et  de  fruits  ^  ;  —  dans  ce  pays,  dis-je, 
on  calcule  maintenant  un  jour  d'avance  l'endroit  où 
l'on  trouvera  le  lendemain  un  peu  d'ombre  pour  son 
repas.  Le  lac  est  devenu  désert.  Une  seule  barque, 
dans  le  plus  misérable  état,  sillonne  aujourd'hui  ces 

Aïn-Medawara  est  à  une  demi-heure  du  lac,  tandis  que  Capharna- 
hum  était  une  ville  de  pêcheurs  sur  le  bord  même  de  la  mer  (Matth., 
IV,  13;  Jean,  vi,  17).  Les  difficultés  pour  Bethsaïde  sont  plus 
grandes  encore  ;  car  Thypothèse,  assez  généralement  admise,  de 
deux  Bethsaïdes,  l'une  sur  la  rive  occidentale,  l'autre  sur  la 
rive  orientale  du  lac,  et  à  deux  ou  trois  lieues  l'une  de  l'autre,  a 
quelque  chose  de  singulier. 
1.  B.  J.,  m,  X,  8. 


VIE  DE  JÉSUS.  143 

flots  jadis  si  riches  de  vie  et  de  joie.  Mais  les  eaux 
sont  toujours  légères  et  transparentes^.  La  grève, 
composée  de  rochers  ou  de  galets,  est  bien  celle 
d'une  petite  mer,  non  celle  d'un  étang,  comme  les 
bords*  du  lac  Huleh.  Elle  est  nette,  propre,  sans 
vase ,  toujours  battue  au  même  endroit  par  le  léger 
mouvement  des  flots.  De  petits  promontoires,  cou- 
verts de  lauriers  roses,  de  tamaris  et  de  câpriers 
épineux,  s'y  dessinent;  à  deux  endroits  surtout,  à  la 
sortie  du  Jourdain ,  près  de  Tarichée ,  et  au  bord  de 
la  plaine  de  Génésareth,  il  y  a  d'enivrants  par- 
terres, où  les  vagues  viennent  s'éteindre  en  des  mas- 
sifs de  gazon  et  de  fleurs.  Le  ruisseau  d'Aïn-Tabiga 
fait'  un  petit  estuaire ,  plein  de  jolis  coquillages. 
Des  nuées  d'oiseaux  nageurs  couvrent  le  lac.  L'ho- 
rizon est  éblouissant  de  lumière.  Les  eaux,  d'un  azur 
céleste,  profondément  encaissées  entre  des  roches 
brûlantes,  semblent,  quand  on  les  regarde  du  haut 
des  montagnes  de  Safed,  occuper  le  fond  d'une  coupe 
d'or.  Au  nord,  les  ravins  neigeux  de  l'Hermon  se  dé- 
coupent en  lignes  blanches  sur  le  ciel;  à  l'ouest,  les 
hauts  plateaux  ondulés  de  la  Gaulonitide  et  de  la 
Pérée,  absolument  arides  et  revêtus  par  le  soleil  d'une 
sorte  d'atmosphère  veloutée,  forment  une  montagne 

1.  B.  J.,  III,  X,  7;  Jacques  de  Vitri,   dans  le  Gesla  Dei  per 
Francos,  l,  4  075. 


144  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

compacte,  ou  pour  mieux  dire  une  longue  terrasse 
très-élevée,  qui,  depuis  Gésarée  de  Philippe,  court 
indéfiniment  vers  le  sud. 

La  chaleur  sur  les  bords  est  maintenant  très- 
pesante.  Le  lac  occupe  une  dépression  de  deux  cents 
mètres  au-dessous  du  niveau  de  la  Méditerranée  ^, 
et  participe  ainsi  des  conditions  torrides  de  la  mer 
Morte  2.  Une  végétation  abondante  tempérait  autre- 
fois ces  ardeurs  excessives  ;  on  comprendrait  diffici- 
lement qu'une  fournaise  comme  est  aujourd'hui  tout 
le  bassin  du  lac,  à  partir  du  mois  de  mai,  eût  jamais 
été  le  théâtre  d'une  prodigieuse  activité.  Josèphe,  d'ail- 
leurs, trouve  le  pays  fort  tempéré^.  Sans  doute  il  y 
a  eu  ici,  comme  dans  la  campagne  de  Rome,  quelque 
changement  de  climat ,  amené  par  des  causes  histo- 
riques. C'est  l'islamisme,  et  surtout  la  réaction  mu- 
sulmane contre  les  croisades,  qui  ont  desséché,  à  la 
façon  d'un  vent  de  mort,  le  canton  préféré  de  Jésus.  La 
belle  terre  de  Génésareth  ne  se  doutait  pas  que  sous 
le  front  de  ce  pacifique  promeneur  s'agitaient  ses 


1.  C'est  l'évaluation  du  capitaine  Lynch  (dans  Ritter,  Erd" 
kunde,  XV,  1""^  part.,  p.  xx).  Elle  concorde  à  peu  près  avec  celle 
de  M.  de  Bertou  [Bulletiîi  de  la  Soc.  de  géogr.,  %"  série,  XII, 
p.  146). 

2.  La  dépression  de  la  mer  Morte  est  du  double. 

3.  B.  J.,  III,  X,  7  et  8. 


VIE   DE  JÉSUS.  145 

destinées.  Dangereux  compatriote,  Jésus  a  été  fatal 
au  pays  qui  eut  le  redoutable  honneur  de  le  porter. 
Devenue  pour  tous  un  objet  d'amour  ou  de  haine,  * 
convoitée  par  deux  fanatismes  rivaux ,  la  Galilée  de- 
vait, pour  prix  de  sa  gloire,  se  changer  en  désert. 
Mais  qui  voudrait  dire  que  Jésus  eût  été  plus  heu- 
reux, s'il  eût  vécu  un  plein  âge  d'homme,  obscur  en 
son  village?  Et  ces  ingrats  INazaréens,  qui  penserait 
à  eux,  si,  au  risque  de  compromettre  l'avenir  de  leur 
bourgade,  un  des  leurs  n'eût  reconnu  son  Père  et  ne. 
se  fût  proclamé  fils  de  Dieu? 

Quatre  ou  cinq  gros  villages,  situés  à  une  demi- 
heure  l'un  de  l'autre,  voilà  donc  le  petit  monde  de 
Jésus  à  l'époque  où  nous  sommes.  Il  ne  semble  pas 
être  jamais  entré  à  Tibériade,  ville  toute  profane, 
peuplée  en  grande  partie  de  païens  et  résidence 
habituelle  d'Antipas  ^.  Quelquefois,  cependant,  il 
s'écartait  de  sa  région  favorite.  11  allait  en  barque 
sur  la  rive  orientale,  à  Gergésa  par  exemple  2.  Vers 

1.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  II,  3;  Vita,  12,  13,  64. 

2.  J'adople  l'opinion  de  M.  Thomson  [The  Land  and  the  Book, 
11,34  et  suiv.),  d'après  laquelle  la  Gergésa  de  Matthieu  (  viii,  28), 
identique  h  la  ville  chananéenne  de  Girgasch  [Gen.,  x,  16;  xv, 
21;  Deut.,  vu,  1  ;  Josué,  xxiv,  11),  serait  remplacement  nommé 
maintenant  Kersa  ou  Gersa,  sur  la  rive  orientale,  à  peu  près 
vis-à-vis  de,Magdala.  Marc  (v,  \)  et  Luc  (viii,  26)  nommeat 
Gadara  ou  Gerasa  au  lieu  ds  Gergésa.  Gerasa  est  une  leçon 

10 


146  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

le  nord,  on  le  voit  à  Panéas  ou  Césarée  de  Philippe^, 
au  pied  de  l'Hermon.  Une  fois,  enfin,  il  fait  une 
course  du  côté  de  Tyr  et  de  Sidon^,  pays  qui  devait 
être  alors  merveilleusement  florissant.  Dans  toutes  ces 
contrées,  il  était  en  plein  paganisme^.  A  Césarée,  il  vit 
la  célèbre  grotte  du  Panium,  où  l'on  plaçait  la  source 
du  Jourdain,  et  que  la  croyance  populaire  entourait 
d'étranges  légendes^;  il  put  admirer  le  temple  de 
marbre  qu'Hérode  fit  élever  près  de  là  en  l'honneur 
d'Auguste^  ;  il  s'arrêta  probablement  devant  les  nom- 
breuses statues  votives  à  Pan,  aux  Nymphes,  à 
l'Écho  de  la  grotte,  que  la  piété  entassait  déjà  en 
ce  bel  endroit^.   Un   juif  évhémériste-,   habitué  à 

impossible,  les  évangélistes  nous  apprenant  que  la  ville  en  ques- 
tion était  près  du  lac  et  vis-à-vis  de  la  Galilée.  Quant  à  Gadare, 
aujourd'hui  Om-Keis,  à  une  heure  et  demie  du  lac  et  du  Jour- 
dain, les  circonstances  locales  données  par  Marc  et  Luc  n'y  con- 
viennent guère.  On  comprend  d'ailleurs  que  Gergesa  soit  devenue 
Gerasa,  nom  bien  plus  connu,  et  que  les  impossibilités  topogra- 
phiques qu'offrait  cette  dernière  lecture  aient  fait  adopter  Gadara. 
Cf.  Orig.,  Comment,  in  Joann.^Yl,  24;  X,10;Eusèbe  et  saint  Jé- 
rôme, De  situ  et  nomin.  loc.  hebr.,  aux  mots  rep^ecâ,  Tep-j-aasi. 

1.  Matth.,  XVI,  43;  Marc,  viii,  27. 

2.  Matth.,  XV,  21;  Marc,  vu,  24,  31. 

3.  Jos.,  Vita,  13. 

4.  Jos.,  Ant.,  XV,  X,  3  ;  B.  J.,  I,  xxi,  3  ;  III,  x,  7  ;  Benjamin  de 
Tudèle,  p.  46,  édit.  Asher. 

5.  Jos.,  Ant.,  XV,  X,  3. 

6.  Corpus,  inscr.  gr.,  n°»  4537.  4538,  4538  b,  4539. 


VÎE  DE  JESUS.  44? 

prendre  les  dieux  étrangers  pour  des  hommes  divi- 
nisés ou  pour  des  démons,  devait  considérer  toutes 
ces  représentations  figurées  comme  des  idoles.  Les 
séductions  des  cultes  naturalistes,  qui  enivraient  les 
races  plus  sensitives,  le  laissèrent  froid.  Il  n*eut  sans 
doute  aucune  connaissance  de  ce  que  le  vieux  Sanc- 
tuaire de  Melkarth,  à  Tyr,  pouvait  renfermer  en- 
core d'un  culte  primitif  plus  ou  moins  analogue  à 
celui  des  Juifs^.  Le  paganisme,  qui,  en  Phénicie,  avait 
élevé  sur  chaque  colline  un  temple  et  un  bois  sacré, 
tout  cet  aspect  de  grande  industrie  et  de  richesse 
profane  2,  durent  peu  lui  sourire.  Le  monothéisme 
enlève  toute  aptitude  à  comprendre  les  religions 
païennes;  le  musulman  jeté  dans  les  pays  polythéistes 
semble  n'avoir  pas  d'yeux.  Jésus  sans  contredit  n'ap- 
prit rien  dans  ces  voyages.  Il  revenait  toujours  à  sa 
rive  bien-aimée  de  Génésareth.  Le  centre  de  ses 
pensées  était  là  ;  là  il  trouvait  foi  et  amour. 

1.  Lucianus  (ut  fertur),  De  dea  syria,  3. 

2.  Les  traces  de  la  riche  civilisation  païenne  de  ce  temps 
couvrent  encore  tout  le  Beied-Bescharrah,  et  surtout  les  mon- 
tagnes qui  forment  le  massif  du  cap  Blanc  et  du  cap  Nakoura. 


*^'. 


CHAPITRE   IX, 


LES    DISCIPLES    DE    JÉSUS. 


Dans  ce  paradis  terrestre,  que  les  grandes  révo- 
lutions de  l'histoire  avaient  jusque-là  peu  atteint, 
vivait  une  population  en  parfaite  harmonie  avec  le  pays 
lui-même,  active,  honnête,  pleine  d'un  sentiment  gai 
et  tendre  de  la  vie.  Le  lac  de  Tibériade  est  un  des 
bassins  d'eau  les  plus  poissonneux  du  monde '^; 
des  pêcheries  très -fructueuses  s'étaient  établies, 
surtout  à  Bethsaïde,  à  Gapharnahum,  et  avaient 
produit  une  certaine  aisance.  Ces  familles  de  pê- 
cheurs formaient  une  société  douce  et  paisible, 
s'étendant  par  de  nombreux  liens  de  parenté  dans 
tout  le  canton  du  lac  que  nous  avons  décrit.  Leur 
vie  peu  occupée  laissait  toute  liberté   à  leur  ima- 

1.  Matth.,  IV,  4  8;  Luc,  v,  44  et  suiv.;  Jean,  i,  44;  xxi,  1  et 
suiv.;  Jos.,  B.  J.,  III,  x,  7;  Jacques  de  Vitri,  dans  le  Gesta  Dei 
per  Francos,  I,  p.  4  075. 


VIE  DE  JESUS.  149 

gination.  Les  idées  sur  le  royaume  de  Dieu  trou- 
vaient, dans  ces  petits  comités  de  bonnes  gens,  pluâ 
de  créance  que  partout  ailleurs.  Rien  de  ce  qu'on 
appelle  civilisation ,  dans  le  sens  grec  et  mondain, 
n'avait  pénétré  parmi  eux.  Ce  n'était  pas  notre 
sérieux  germanique  et  celtique  ;  mais,  bien  que  sou- 
vent peut-être  la  bonté  fût  chez  eux  superficielle  et 
sans  profondeur,  leurs  mœurs  étaient  tranquilles,  et 
ils  avaient  quelque  chose  d'intelligent  et  de  fin. 
On  peut  se  les  figurer  comme  assez  analogues 
aux  meilleures  populations  du  Liban,  mais  avec  le 
don  que  n'ont  pas  celles-ci  de  fournir  des  grands 
hommes.  Jésus  rencontra  là  sa  vraie  famille.  Il 
s'y  installa  comme  un  des  leurs  ;  Gapharnahum 
devint  «  sa  ville  ^  » ,  et  au  milieu  du  petit  cercle  qui 
l'adorait,  il  oublia  ses  frères  sceptiques,  l'ingrate 
Nazareth  et  sa  moqueuse  incrédulité. 

Une  maison  surtout,  à  Gapharnahum,  lui  offrit  un 
asile  agréable  et  des  disciples  dévoués.  C'était  celle 
de  deux  frères,  tous  deux  fils  d'un  certain  Jonas,  qui 
probablement  était  mort  à  l'époque  oii  Jésus  vint  se 
fixer  sur  les  bords  du  lac.  Ces  deux  frères  étaient 
Simon,  surnommé  Céphas  ou  Pierre^  et  André.  Nés  à 
Bethsaïde  ^,  ils  se  trouvaient  établis  à  CapharnahuiD 

1.  Matth.,  IX,  I;  Marc,  ii,  1-2, 

2.  Jean,  i,  44. 


150  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

quand  Jésus  commença  sa  vie  publique.  Pierre 
était  marié  et  avait  des  enfants;  sa  belle-mère  de- 
meurait chez  lui  ^.  Jésus  aimait  cette  maison  et  y 
demeurait  habituellement  2.  André  paraît  avoir  été 
disciple  de  Jean -Baptiste  ,  et  Jésus  l'avait  peut- 
être  connu  sur  les  bords  du  Jourdain  ^.  Les  deux 
frères  continuèrent  toujours,  même  à  l'époque  où  il 
semble  qu'ils  devaient  être  le  plus  occupés  de  leur 
maître,  à  exercer  le  métier  de  pêcheurs  ^.  Jésus,  qui 
aimait  à  jouer  sur  les  mots,  disait  parfois  qu'il  ferait 
d'eux  des  pêcheurs  d'hommes  ^.  En  effet,  parmi  tous 
ses  disciples,  il  n'en  eut  pas  de  plus  fidèlement  atta- 
chés. 

Une  autre  famille,  celle  de  Zabdia  ou  Zébédée, 
pêcheur  aisé  et  patron  de  plusieurs  barques  ^,  offrit 
à  Jésus  un  accueil  empressé.  Zébédée  avait  deux 
fils,  Jacques  qui  était  l'aîné,  et  un  jeune  fils,  Jean, 
qui  plus  tard  fut  appelé  à  jouer  un  rôle  si  décisif 
dans  l'histoire  du  christianisme  naissant.  Tous  deux 

i.  Matth.,  VIII,  14;  Marc,  i,  30;  Luc,  iv,  38;  I Cor.,  ix,  5; 
I  Petr.,  V,  13;  Clém.  Alex.,  Strom.,  III,  6;  VII,  14;  Pseudo- 
Clem.,i?ecop'W.,YII,  25;  Eusèbe,  H.  E.,  III,  30. 

2.  Matth.,  VIII,  14  ;  xvii,  24;  Marc,  I,  29-31  ;  Luc,  iv,  38. 

3.  Jean,  i,  40  et  suiv. 

4.  Matth.,  IV,  18;  Marc,  i,  16;  Luc,  v,  3;  Jean,  xxi,  3, 

5.  Matth.,  IV,  19;  Marc,  i,  17;  Luc,  v,  10. 

0,  Marc,  I,  20;  ï^uc,  v,  10;  viu,  3;  Jean,  xix,  27. 


VIE  DE  JÉSUS.  151 

étaient  disciples  zélés.  Salomé,  femme  de  Zébédée, 
fut  aussi  fort  attachée  à  Jésus  et  l'accompagna  jus- 
qu'à la  mort^. 

Les  femmes ,  en  effet ,  l'accu.eillaient  avec  empres- 
sement. Il  avait  avec  elles  ces  manières  réservées 
qui  rendent  possible  une  fort  douce  union  d'idées 
entre  les  deux  sexes.  La  séparation  des  hommes  et 
des  femmes,  qui  a  empêché  chez  les  peuples  sémi- 
tiques tout  développement  délicat ,  était  sans  doute , 
alors  comme  de  nos  jours,  beaucoup  moins  rigou- 
reuse dans  les  campagnes  et  les  villages  que  dans 
les  grandes  villes.  Trois  ou  quatre  galiléennes  dé- 
vouées accompagnaient  toujours  le  jeune  maître  et 
se  disputaient  le  plaisir  de  l'écouter  et  de  le  soigner 
tour  à  tour  2.  Elles  apportaient  dans  la  secte  nouvelle 
un  élément  d'enthousiasme  et  de  merveilleux,  dont 
on  saisit  déjà  l'importance.  L'une  d'elles,  Marie  de 
Magdala,  qui  a  rendu  si  célèbre  dans  le  monde  le 
nom  de  sa  pauvre  bourgade,  paraît  avoir  été  une 
personne  fort  exaltée.  Selon  le  langage  du  temps, 
elle  avait  été  possédée  de  sept  démons  ^,  c'est- 
à-dire  qu'elle  avait  été  atfectée  de  maladies  nerveuses 

1.  Matth.,  XXVII,  56;  Marc,  xv,  40;  xvi,  1. 
'1.  MaUh.,  xxvii,  55-56;   Marc,  xv,   40-41;  Luc,   viii,  2-3; 
xxiii,  49. 
3.  Marc,  xvi,  9  ;  Luc,  vui,  2;  Cf.  Tqbie^  ni,  85  v|,  H, 


152  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

et  en  apparence  inexplicables.  Jésus,  par  sa  beauté 
pure  et  douce,  calma  cette  organisation  troublée. 
La  Magdaléenne  lui  fut  fidèle  jusqu'au  Golgotha, 
et  joua  le  surlendemain  de  sa  mort  un  rôle  de 
premier  ordre  ;  car  elle  fut  l'organe  principal  par 
lequel  s'établit  la  foi  à  la  résurrection,  ainsi  que 
nous  le  verrons  plus  tard.  Jeanne,  femme  de  Rhouza, 
l'un  des  intendants  d'Antipas,  Susanne  et  d'autres 
restées  inconnues  le  suivaient  sans  cesse  et  le  ser- 
vaient ^.  Quelques-unes  étaient  riches,  et  mettaient 
par  leur  fortune  le  jeune  prophète  en  position  de 
vivre  sans  exercer  le  métier  qu'il  avait  professé 
jusqu'alors  2. 

Plusieurs  encore  le  suivaient  habituellement  et  le 
reconnaissaient  pour  leur  maître  :  un  certain  Philippe 
de  Bethsaïde,  Nathanaël,  fils  de  Tolmaï  ou  Ptolémée, 
de  Cana,  peut-être  disciple  de  la  première  époque^; 
Matthieu,  probablement  celui-là  même  qui  fut  le 
Xénophon  du  christianisme  naissant.  Il  avait  été  pu- 
blicain,  et  comme  tel  il  maniait  sans  doute  le  kalam 
plus  facilement  que  les  autres.  Peut-être  songeait-il 


4.  Luc,  VIII,  3;  XXIV,  10. 

2.  Luc,  VIII,  3. 

3.  Jean,  i,  44  et  suiv.;  xxi,  2.  J'admets  l'identification  de  Na- 
thanaël et  de  l'apôtre  qui  figure  dans  les  listes  sous  le  nom  do 
Bar-Tholomé, 


VIE  DE  JÉSUS.  153 

dès  lors  à  écrire  ces  Logia  ^,  qui  sont  la  base  de 
ce  que  nous  savons  des  enseignements  de  Jésus. 
On  nomme  aussi  parmi  les  disciples  Thomas,  on 
Didyme^,  qui  douta  quelquefois,  mais  qui  paraît 
avoir  été  un  homm.e  de  cœur  et  de  généreux  entraî- 
nements ^  ;  un  Lebbée  ou  Taddée  ;  un  Simon  le  Zé- 
lote  ^,  peut-être  disciple  de  Juda  le  Gaulonite, 
appartenant  à  ce  parti  des  Kenaim^  dès  lors  exis- 
tant, et  qui  devait  bientôt  jouer  un  si  grand  rôle 
dans  les  mouvements  du  peuple  juif;  enfin  Judas 
fils  de  Simon,  de  la  ville  de  Kerioth,  qui  fit  excep- 
tion dans  l'essaim  fidèle  et  s'attira  un  si  épouvantable 
renom.  C'était  le  seul  qui  ne  fût  pas  Galiléen  ; 
Kerioth  était  une  ville  de  l'extrême  sud  de  la  tribu 
de  Juda  5,  à  une  journée  au  delà  d'Hébron. 

Nous  avons  vu  que  la  famille  de  Jésus  était  en  gé- 
néral peu  portée  vers  lui^.  Cependant' Jacques  et  Jude, 
ses  cousins  par  Marie  Cléophas,  faisaient  dès  lors  partie 


4.  Papias,  dans  Eusèbe,  Hist,  eccL,  III,  39. 

2.  Ce  second  nom  est  la  traduction  grecque  du  premier. 

3.  Jean,  xi,  16;  xx,  24  et  suiv. 

4.  Matth.,  X,  4;  Marc,  m,  18;  Luc,  vi,  15;  Act.,  i,  13;  Évan- 
gile des  Ébionim,  dans  Épiphane,  Adv.  hœr.,  xxx,  13. 

5.  Aujourd'hui  Kuryétein  ou  Kereitein. 

6.  La  circonstance  rapportée  dans  Jean,  xix,  23-27,  semble  sup- 
poser qu'à  aucune  époque  de  la  vie  publique  de  Jésus,  ses  propres 
frères  ne  se  rapprochèrent  de  lui. 


454  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

des  disciples,  et  Marie  Gléophas  elle-même  fut  du 
nombre  des  compagnes  qui  le  suivirent  au  Calvaire*. 
A  cette  époque,  on  ne  voit  pas  auprès  de  lui  sa  mère. 
C'est  seulement  après  la  mort  de  Jésus  que  Marie 
acquiert  une  grande  considération  ^  et  que  les  dis- 
ciples cherchent  à  se  l'attacher  ^.  C'est  alors  aussi 
que  les  membres  de  la  famille  du  fondateur,  sous 
le  titre  de  «  frères  du  Seigneur,  »  forment  un  groupe 
influent,  qui  fut  longtemps  à  la  tête  de  l'église  de.Jé- 
rusalem^,  et  qui  après  le  sac  de  la  ville  se  réfugia  en 
Batanée  ^.  Le  seul  fait  de  l'avoir  approché  devenait 
un  avantage  décisif,  de  la  même  manière  qu'après 
la  mort  de  Mahomet,  les  femmes  et  les  filles  du  pro- 
phète, qui  n'avaient  pas  eu  d'importance  de  son 
vivant,  furent  de  grandes  autorités. 

Dans  cette  foule  amie,  Jésus  avait  évidemment  des 
préférences  et  en  quelque  sorte  un  cercle  plus  étroit. 
Les  deux  fils  de  Zébédée,  Jacques  et  Jean,  paraissent 
en  avoir  fait  partie  en  première  ligne.  Ils  étaient 
pleins  de  feu  et  de  passion.  Jésus  les  avait  surnommés 


i.  Matth.,  XXVII,  56;  Marc,  xv,  40;  Jean,  xix,  25. 

2.  Act.,  I,  4  4.  Comp.  Luc,  i,   28;  ii,  35,  impliquant  déjà  un 
grand  respect  pour  Marie. 

3.  Jean,  xix,  25  et  suiv. 

4.  W  ci-dessus,  p.  24-25,  note. 

5.  Jules  Africain,  dans  Eusèbe,  //,  E.,  I,  7. 


VIE  DE  JÉSUS.  155 

avec  esprit  «  Fils  du  tonnerre,  )>  à  cause  de  leur  zèle 
excessif,  qui,  s'il  eût  disposé  de  la  foudre,  en  eût 
trop  souvent  fait  usage  ^.  Jean,  surtout,  paraît  avoir 
été  avec  Jésus  sur  le  pied  d'une  certaine  familiarité. 
Peut-être  ce  disciple,  qui  devait  plus  tard  écrire  ses 
souvenirs  d'une  façon  où  l'intérêt  personnel  ne  se 
dissimule  pas  assez,  a-t-il  exagéré  l'affection  de 
cœur  que  son  maître  lui  aurait  portée  2.  Ce  qui  est 
plus  significatif,  c'est  que,  dans  les  évangiles  sy- 
noptiques, Simon  Barjona  ou  Pierre,  Jacques,  fils 
de  Zébédée,  et  Jean,  son  frère,  forment  une  sorte 
de  comité  intime  que  Jésus  appelle  à  certains  mo- 
ments où  il  se  défie  de  la  foi  et  de  l'intelligence  des 
autres  ^.  Il  semble  d'ailleurs  qu'ils  étaient  tous  les 
trois  associés  dans  leurs  pêcheries  ^,  L'affection  de 
Jésus  pour  Pierre  était  profonde.  Le  caractère  de  ce 
dernier,  droit,  sincère,  plein  de  premier  mouvement, 

1.  Marc,  III,  17;  ix,  37  et  suiv.  ;  x,  35  et  suiv.;  Luc,  ix,  49  et 
suiv.,  54  et  suiv. 

2.  Jean,  xiii,  23;  xviii,  15  et  suiv.;  xix,  26-27;  xx,  2,  4;  xxi, 
7,  20  et  suiv. 

3.  Matth.,  xvii,  1;  xxvi,37;  Marc,  v,  37;  ix,  1:  xiii,  3;  xiv,33; 
Luc,  IX,  28.  L'idée  que  Jésus  avait  communiqué  à  ces  trois  disciples 
une  gnose  ou  doctrine  secrète  fut  de  très-bonne  heure  répandue. 
Il  est  singulier  que  Jean,  dans  son  évangile,  ne  mentionne  pas  une 
fois  Jacques,  son  frère. 

4.  Matth.,  IV,  18-^2;  Luc,  v,  10;  Jean,  xxj,  3  et  suiv» 


156  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

plaisait  à  Jésus,  qui  parfois  se  laissait  aller  à  sou- 
rire de  ses  façons  décidées.  Pierre,  peu  mystique, 
communiquait  au  maître  ses  doutes  naïfs,  ses  répu- 
gnances, ses  faiblesses  tout  humaines  ^,  avec  une 
franchise  honnête  qui  rappelle  celle  de  Joinville  près 
de  saint  Louis.  Jésus  le  reprenait  d'une  façon  ami- 
cale, pleine  de  confiance  et  d'estime.  Quant  à  Jean, 
sa  jeunesse  ^,  son  exquise  tendresse  de  cœur  ^  et 
son  imagination  vive  ^  devaient  avoir  beaucoup  de 
charme.  La  personnalité  de  cet  homme  extraordi- 
naire ,  qui  a  imprimé  un  détour  si  vigoureux  au 
christianisme  naissant,  ne  se  développa  que  plus 
tard.  Vieux ,  il  écrivit  sur  son  maître  cet  évangile 
bizarre  ^  qui  renferme  de  si  précieux  renseignements, 
mais  où,  selon  nous,  le  caractère  de  Jésus  est  faussé 
sur  beaucoup  de  points.  La  nature  de  Jean  était  trop 
puissante  et  trop  profonde  pour  qu'il  pût  se  plier  au 

\.  Matlh.,  XIV,  28;  xvi,  22;  Marc,  viii,  32  et  suiv. 

2.  Il  paraît  avoir  vécu  jusque  vers  l'an  100.  Voir  son  évangile, 
XXI,  15-23,  et  les  anciennes  autorités  recueillies  par  Eusèbe, 
H.  E.,  m,  20,  23. 

3.  Voir  les  épîtres  qui  lui  sont  attribuées,  et  qui  sont  sûrement 
du  môme  auteur  que  le  quatrième  évangile. 

4.  Nous  n'entendons  pas  toutefois  décider  si  l'Apocalypse  est 
de  lui. 

5.  La  tradition  commune  me  semble  sur  ce  point  sufîQsamment 
justifiée.  Il  est,  du  reste,  évident  que  l'école  de  Jean  retoucha  son 
évangile  après  lui  (voir  tout  le  çhap.  xxi). 


VIE  DE  JÉSUS.  157 

ton  impersonnel  des  premiers  évangélistes.  11  fut  le 
biographe  de  Jésus  comme  Platon  l'a  été  de  Socrate. 
Habitué  à  remuer  ses  souvenirs  avec  Tinquiétude 
fébrile  d'une  âme  exaltée,  il  transforma  son  maître 
en  voulant  le  peindre,  et  parfois  il  laisse  soupçon- 
ner (à  moins  que  d'autres  mains  n'aient  altéré  son 
œuvre)  qu'une  parfaite  bonne  foi  ne  fut  pas  tou- 
jours dans  la  composition  de  cet  écrit  singulier  sa 
règle  et  sa  loi. 

Aucune  hiérarchie  proprement  dite  n'existait  dans 
la  secte  naissante.  Tous  devaient  s'appeler  «  frères,  » 
et  Jésus  proscrivait  absolument  les  titres  de  supério- 
rité, tels  que  rabbij,  a  maître,  père,  »  lui  seul  étant 
maître,  et  Dieu  seul  étant  père.  Le  plus  grand  devait 
être  le  serviteur  des  autres^.  Cependant  Simon  Bar- 
jona  se  distingue,  entre  ses  égaux,  par  un  degré  tout 
particulier  d'importance.  Jésus  demeurait  chez  lui  et 
enseignait  dans  sa  barque^;  sa  maison  était  le  centre 
de  la  prédication  évangélique.  Dans  le  public,  on  le 
regardait  comme  le  chef  de  la  troupe,  et  c'est  à  lui 
que  les  préposés  aux  péages  s'adressent  pour  faire 
acquitter  les  droits  dus  par  la  communauté^.    Le 

4.  Matth.,  xviii,  4;  xx.  25-26;  xxiii,  8-12;  Marc,  ix,  34;  x, 
42-46. 

2.  Luc,  V,  3. 

3.  Matth,,  XVII,  23. 


15g  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

premier,  Simon  avait  reconnu  Jésus  pour  le  Messie*. 
Dans  un  moment  d'impopularité,  Jésus  demandant  h 
ses  disciples  :  «  Et  vous  aussi,  voulez-vous  vous  en 
aller  ?  »  Simon  répondit  :  «  A  qui  irions-nous ,  Sei- 
gneur? Tu  as  les  paroles  de  la  vie  éternelle  2.  »  Jésus  à 
diverses  reprises  lui  déféra  dans  son  église  une  cer- 
taine primauté  ^,  et  lui  donna  le  surnom  syriaque  de 
Képlia  (pierre),  voulant  signifier  par  là  qu'il  faisait 
de  lui  la  pierre  angulaire  de  l'édifice  ^  Un  mo- 
ment ,  même ,  il  semble  lui  promettre  «  les  clefs  du 
royaume  du  ciel,  »  et  lui  accorder  le  droit  de  pro- 
noncer sur  la  terre  des  décisions  toujours  ratifiées 
dans  l'éternité  ^. 

Nul  doute  que  cette  primauté  de  Pierre  n'ait  excité 
un  peu  de  jalousie.  La  jalousie  s'allumait  surtout  en 
vue  de  l'avenir,  en  vue  de  ce  royaume  de  Dieu, 
oîi  tous  les  disciples  seraient  assis  sur  des  trônes, 
à  la  droite  et  à  la  gauche  du  maître,  pour  juger 
les  douze  tribus  d'Israël^.  On    se   demandait  qui 

4.  Matth.,  XVI,  16-17. 

2.  Jean,  vi,  68-70. 

3.  Matth.,  X,  2;  Luc,  xxii,  32;  Jean,xxi,  15  etsuiv.;  ^c^.i,  11, 
V,  etc.;Ga^,  I,  18;  11,  7-8. 

4.  Matth.,  XVI,  18;  Jean,  i,  42. 

5.  Matth.,  XVI,  19.  Ailleurs,  il  est  vrai  (Matth.,  xviii,  18),  le 
même  pouvoir  est  accordé  à  tous  les  apôtres. 

6.  Matth.,  xviii,  1  et  suiv.;  Marc,  ix,  33;  Luc,  ix,  46,  xxii,  30. 


VIE  DE  JÉSUS.  \m 

serait  alors  le  plus  près  du  Fils  de  Thomme ,  figu- 
rant en  quelque  sorte  comme  son  premier  ministre 
et  son  assesseur.  Les  deux  fils  de  Zébédée  aspi- 
raient à  ce  rang.  Préoccupés  d'une  telle  pensée, 
ils  mirent  en  avant  leur  mère,  Salomé,  qui  un  jour 
prit  Jésus  à  part  et  sollicita  de  lui  les  deux  places 
d'honneur  pour  ses  fils  ^.  Jésus  écarta  la  demande 
par  son  principe  habituel  que  celui  qui  s'exalte  sera 
humilié,  et  que  le  royaume  des  cieux  appartiendra 
aux  petits.  Cela  fit  quelque  bruit  dans  la  communauté  ; 
il  y  eut  un  grand  mécontentement  contre  Jacques  et 
Jean  2.  La  même  rivalité  semble  poindre  dans  l'évan- 
gile de  Jean,  où  l'on  voit  le  narrateur  déclarer  sans 
cesse  qu'il  a  été  le  «  disciple  chéri  »  auquel  le  maître 
en  mourant  a  confié  sa  mère,  et  chercher  systémati- 
quement à  se  placer  près  de  Simon  Pierre,  parfois  à 
se  mettre  avant  lui,  dans  des  circonstances  importantes 
où  les  évangélistes  plus  anciens  l'avaient  omis  ^. 

Parmi  les  personnages  qui  précèdent,  tous  ceux 
dont  on  sait  quelque  chose  avaient  commencé  par 
être  pêcheurs.  En  tout  cas,  aucun  d'eux  n'apparte- 
nait à  une  classe  sociale  élevée.  Seul,  Matthieu,  ou 

4 .  Matth.,  XX,  20  et  suiv.;  Marc,  x,  35  et  suiv. 

2.  Marc,  x,  41. 

3.  Jean,  xviii,  15  et  suiv.;  xix,  26-27;  xx,  2  et  suiv.;  xxi,  7,  21. 
Comp.  I,  35  et  suiv.,  où  le  disciple  innomé  est  probablement  Jean. 


160  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Lévi,  fils  d'Alphée^,  avait  été  publicain.  Mais  ceux 
à  qui  on  donnait  ce  nom  en  Judée  n'étaient  pas  les 
fermiers  généraux,  hommes  d'un  rang  élevé  (tou- 
jours chevaliers  romains)  qu'on  appelait  à  Rome 
publicani  2.  C'étaient  les  agents  de  ces  fermiers  gé- 
néraux, des  employés  de  bas  étage,  de  simples 
douaniers.  La  grande  route  d'Acre  à  Damas,  l'une 
des  plus  anciennes  routes  du  monde,  qui  traversait 
la  Galilée  en  touchant  le  lac  ^,  y  multipliait  fort  ces 
sortes  d'employés.  Capharnahum,  qui  était  peut-être 
sur  la  voie,  en  possédait  un  nombreux  personnel^. 

4.  Matth.,  IX,  9;  X,  3;  Marc,  11,  14;  m,  18;  Luc,  v,  27;  vi,  15; 
Act.,  I,  13.  Évangile  des  Ébionim,  dans  Épiph.,  Aclv.  hœr.^  xxx, 
13.  Il  faut  supposer,  quelque  bizarre  que  cela  puisse  paraître,  que 
ces  deux  noms  ont  été  portés  par  le  même  personnage.  Le  récit 
Matth.,  IX,  9,  conçu  d'après  le  modèle  ordinaire  des  légendes  de 
vocations  d'apôtre,  a,  il  est  vrai,  quelque  chose  de  vague,  et  n'a 
certainement  pas  été  écrit  par  Tapôtre  môme  dont  il  y  est  ques- 
tion. Mais  il  faut  se  rappeler  que,  dans  l'évangile  actuel  de  Mat- 
thieu, la  seule  partie  qui  soit  de  l'apôtre,  ce  sont  les  Discours  de 
Jésus.  Voir  Papias,  dans  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  III,  39. 

2.  Cicéron,  De  pr ovine,  consular.,  5;  Pro  PlanciOj^\  Tac, 
Ann.,  IV,  6  ;  Pline,  Hist.  nat.,  XII,  32  ;  Appien,  Bell,  civ.,  II,  13. 

3.  Elle  est  restée  célèbre,  jusqu'au  temps  des  croisades,  sous  le 
•nom  de  Via  maris.  Cf.  Isaïe,  ix,  1  ;  Matth.,  iv,  13-15;  Tobie,  i, 
1 .  Je  pense  que  le  chemin  taillé  dans  le  roc,  près  d'Aïn-et-Tin, 
en  faisait  partie,  et  que  la  route  se  dirigeait  de  là  vers  le  PojU 
des  filles  de  Jacob^  tout  comme  aujourd'hui.  Une  partie  de  la 
route  d'Aïn-et-Tin  à  ce  pcnt  est  de  construction  antique. 

4.  Matth.  IX,  9  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  161 

Cette  profession  n'est  jamais  populaire;  mais  chez 
les  Juifs  elle  passait  pour  tout  à  fait  criminelle. 
L'impôt,  nouveau  pour  eux,  était  le  signe  de  leur 
vassalité;  une  école,  celle  de  Juda  le  Gaulonite,  sou- 
tenait que  le  payer  était  un  acte  de  paganisme.  Aussi 
les  douaniers  étaient-ils  abhorrés  des  zélateurs  de  la 
loi.  On  ne  les  nommait  qu'en  compagnie  des  assas- 
sins, des  voleurs  de  grand  chemin,  des  gens  de  vie 
infâme^.  Les  juifs  qui  acceptaient  de  telles  fonctions 
étaient  excommuniés  et  devenaient  inhabiles  à  tester; 
leur  caisse  était  maudite,  et  les  casuistes  défendaieni; 
d'aller  y  changer  de  l'argent  2.  Ces  pauvres  gens, 
mis  au  ban  de  la  société,  se  voyaient  entre  eux.  Jé- 
sus accepta  un  dîner  que  lui  offrit  Lévi,  et  où  il  y 
avait,  selon  le  langage  du  temps,  «  beaucoup  de 
douaniers  et  de  pécheurs.  »  Ce  fut  un  grand  scan- 
dale ^.  Dans  ces  maisons  mal  famées,  on  risquait 
de  rencontrer  de  la  mauvaise  société.  Nous  le  ver- 
rons souvent  ain^i ,  peu  soucieux  de  choquer  les 
préjugés  des  gens  bien  pensants ,   chercher  h  re- 

i|.  Matlh.,  V,  46-47  ;  ix,  40,  11  ;  xi,  19;  xviii,  17;  xxi,  31-3^  ; 
Marc,  li,  15-46;  Luc,  v,  30;  vu,  34;  xv,  1  ;  xviii,  14  ;  xix,  7; 
Lucien,  Necy ornant, ,  11;  Dio  Chrysost.,  orat.  iv,  p.  85;  orat. 
XIV,  p.  269  (edit.  Emperius);  Mischna,  Nedarim^  m,  4. 

t.  Mischna,  Baba  Kama,  x,  4  ;  Talmud  de  Jérusalem,  Demain 
n,  3;  Talmud  de  Bab.,  Sanhédrm.  25  b. 

3.  Luc,  V,  29  et  suiv. 

11 


1G2  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

lever  les  classes  humiliées  par  les  orthodoxes,  et 
s'exposer  de  la  sorte  aux  plus  vifs  reproches  des 
dévots. 

Ces  nombreuses  conquêtes,  Jésus  les  devait  au 
charme  infini  de  sa  personne  et  de  sa  parole.  Un 
mot  pénétrant,  un  regard  tombant  sur  une  conscience 
naïve,  qui  n'avait  besoin  que  d'être  éveillée,  lui  fai- 
saient un  ardent  disciple.  Quelquefois  Jésus  usait 
d'un  artifice  innocent,  qu'employa  aussi  Jeanne  d'Arc. 
Il  affectait  de  savoir  sur  celui  qu'il  voulait  gagner 
quelque  chose  d'intime,  ou  bien  il  lui  rappelait  une 
circonstance  chère  à  son  cœur.  C'est  ainsi  qu'il  tou- 
cha Nathanaël^,  Pierre 2,  la  Samaritaine^.  Dissimu- 
lant la  vraie  cause  de  sa  force,  je  veux  dire  sa 
supériorité  sur  ce  qui  l'entourait ,  il  laissait  croire, 
pour  satisfaire  les  idées  du  temps,  idées  qui  d'ail- 
leurs étaient  pleinement  les  siennes ,  qu'une  révé- 
lation d'en  haut  lui  découvrait  les  secrets  et  lui 
ouvrait  les  cœurs.  Tous  pensaient  qu'il  vivait  dans 
une  sphère  supérieure  à  celle  de  l'humanité.  On 
disait  qu'il  conversait  sur  les  montagnes  avec  Moïse 
et  Élie^;  on  croyait  que,  dans  ses  moments  de  soli- 

1 .  Jean,  i,  48  et  suiv. 

2.  Jean,  i,  42. 

3.  Jean,  iv,  17  et  suiv. 

4.  Matth.,  XVII,  3  ;  Marc,  ix,  3  ;  Luc,  ix,  30-31. 


VIE  DE   JESUS.  163 

tude,  les  anges  venaient  lui  rendre  leurs  hommages, 
et  établissaient  un  commerce  surnaturel  entre  lui  et 
le  ciel  ^. 

1.  Matth.,  IV,  il;  Marc,  i,  13. 


CHAPITRE  X. 


PRÉDICATIONS      DU      LAC. 


Tel  était  le  groupe  qui,  sur  les  bords  du  lac  de 
Tibériade,  se  pressait  autour  de  Jésus.  L'aristocratie  y 
était  représentée  par  un  douanier  et  par  la  femme  d'un 
régisseur.  Le  reste  se  composait  de  pêcheurs  et  de  sim- 
ples gens.  Leur  ignorance  était  extrême  ;  ils  avaient 
l'esprit  faible,  ils  croyaient  aux  spectres  et  aux  es- 
prits^. Pas  un  élément  de  culture  hellénique  n'avait 
pénétré  dans  ce  premier  cénacle;  l'instruction  juive 
y  était  aussi  fort  incomplète  ;  mais  le  cœur  et  la 
bonne  volonté  y  débordaient.  Le  beau  climat  de  la 
Galilée  faisait  de  l'existence  de  ces  honnêtes  pê- 
cheurs un  perpétuel  enchantement.  Ils  préludaient 
vraiment  au  royaume  de  Dieu,  simples,  bons,  heu- 
reux,  bercés  doucement  sur  leur  délicieuse  petite 

4.  Matth.,  XIV,  26  ;  Marc,  vl  49;  Luc,  xxiv,  39;  Jean,  vi,  19. 


VIE   DE  JÉSUS.  165 

mer,  ou  dormant  le  soir  sur  ses  bords.  On  ne  se 
figure  pas  l'enivrement  d'une  vie  qui  s'écoule  ainsi 
à  la  face  du  ciel,  la  flamme  douce  et  forte  que  donne 
ce  perpétuel  contact  avec  la  nature,  les  songes  de 
ces  nuits  passées  à  la  clarté  des  étoiles,  sous  un 
dôme  d'azur  d'une  profondeur  sans  fin.  Ce  fut  durant 
une  telle  nuit  que  Jacob,  la  tête  appuyée  sur  une 
pierre,  vit  dans  les  astres  la  promesse  d'une  pos- 
térité innombrable ,  et  l'échelle  mystérieuse  par 
laquelle  les  Elohim  allaient  et  venaient  du  ciel  à  la 
terre.  A  l'époque  de  Jésus,  le  ciel  n'était  pas  fermé, 
ni  la  terre  refroidie.  La  nue  s'ouvrait  encore  sur  le 
fils  de  l'homme  ;  les  anges  montaient  et  descendaient 
sur  sa  tête^;  les  visions  du  royaume  de  Dieu  étaient 
partout;  car  l'homme  les  portait  en  son  cœur.  L'œil 
clair  et  doux  de  ces  âmes  simples  contemplait  l'uni- 
vers en  sa  source  idéale  ;  le  monde  dévoilait  peut- 
être  son  secret  à  la  conscience  divinement  lucide  de 
ces  enfants  heureux,  à  qui  la  pureté  de  leur  cœur 
mérita  un  jour  de  voir  Dieu. 

Jésus  vivait  avec  ses  disciples  presqiie  toujours  en 
plein  air.  Tantôt,  il  montait  dans  vune  barque,  et  en- 
seignait ses  auditeurs  pressés  sur  le  rivage  2.  Tantôt, 
il  s'asseyait  sur  les  montagnes  qui  bordent  le  lac,  où 

1.  Jean,  i,  SI. 

2.  Malth.,  XIII,  1-2  ;  Marc,  m,  9;  iv,  !  ;  Luc,  v,  3. 


166  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

l'air  est  si  pur  et  l'horizon  si  lumineux.  La  troupe 
fidèle  allait  ainsi,  gaie  et  vagabonde ,  recueillant 
les  inspirations  du  maître  dans  leur  première  fleur. 
Un  doute  naïf  s'élevait  parfois,  une  question  douce- 
ment sceptique  :  Jésus,  d'un  sourire  ou  d'un  regard, 
faisait  taire  l'objection.  A  chaque  pas,  dans  le  nuage 
qui  passait,  le  grain  qui  germait,  l'épi  qui  jaunissait, 
on  voyait  le  signe  du  royaume  près  de  venir  ;  on  se 
croyait  à  la  veille  de  voir  Dieu,  d'être  les  maîtres 
du  monde;  les  pleurs  se  tournaient  en  joie;  c'était 
l'avènement  sur  terre  de  l'universelle  consolation  : 

((  Heureux,  disait  le  maître,  les  pauvres  en  esprit; 
car  c'est  à  eux  qu'appartient  le  royaume  des  cieux! 

{(  Heureux  ceux  qui  pleurent  ;  car  ils  seront  con- 
solés! 

((  Heureux  les  débonnaires  ;  car  ils  posséderont  la 
terre  ! 

((  Heureux  ceux  qui  ont  faim  et  soif  de  justice; 
car  ils  seront  rassasiés  ! 

((  Heureux  les  miséricordieux;  car  ils  obtiendront 
miséricorde  ! 

«  Heureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur;  car  ils  ver- 
ront Dieu  ! 

«  Heureux  les  pacifiques;  car  ils  seront  appelés 
enfants  de  Dieu! 

«  Heureux  ceux  qui  sont  persécutés  pour  la  jus- 


VIE  DE  JÉSUS.  107 

tice;  car  le  royaume  des  deux  est  à  eux!^  » 
Sa  prédication  était  suave  et  douce,  toute  pleine 
de  la  nature  et  du  parfum  des  champs.  Il  aimait  lec 
Heurs  et  en  prenait  ses  leçons  les  plus  charmantes. 
Les  oiseaux  du  ciel,  la  mer,  les  montagnes,  les  jeux 
des  enfants,  passaient  tour  à  tour  dans  ses  enseigne- 
ments. Son  style  n'avait  rien  de  la  période  grecque, 
mais  se  rapprochait  beaucoup  plus  du  tour  des  pa- 
rabolistes  hébreux,  et  surtout  des  sentences  des  doc- 
teurs juifs,  SCS  contemporains,  telles  que  nous  les 
lisons  dans  le  Pirké  Ahoth,  Ses  développements 
avaient  peu  d'étendue,  et  formaient  des  espèces  de 
surates  à  la  façon  du  Coran,  lesquelles  cousues  en- 
semble ont  composé  plus  tard  ces  longs  discours 
qui  furent  écrits  par  Matthieu 2.  Nulle  transition  ne 
liait  ces  pièces  diverses;  d'ordinaire  cependant  une 
même  inspiration  les  pénétrait  et  en  faisait  l'unité.  C'est 
surtout  dans  la  parabole  que  le  maître  excellait.  Rien 
dans  le  judaïsme  ne  lui  avait  donné  le  modèle  de  ce 
genre  délicieux^.  C'est  lui  qui  i'a  créé.  Il  est  vrai 

4.  Matth.,  V,  3-10;  Luc,  vi,  20-25. 

2.  C'est  ce  qu'on  appelait  les  ao'-^ix  xuptaxà.  Papias,  dans  Eusèbe, 
II.  E.,  m,  39. 

3.  L'apologue,  toi  que  nous  le  trouvons  Juges,  ix,  8  et  suiv., 
II  Sam.,  XII,  '1  et  suiv.,  n'a  qu'une  ressemblance  de  forme  avec  la 
[>araboie  évangéiique.  La  proloude  originalité  de  celle-ci  est  dans* 
Id  sentiment  qui  la  reinplib. 


168  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

qu'on  trouve  dans  les  livres  bouddhiques  des  para- 
boles exactement  du  même  ton  et  de  la  même  facture 
que  les  paraboles  évangéliques^.  Mais  il  est  difficile 
d'admettre  qu'une  influence  bouddhique  se  soit  exer- 
cée en  ceci.  L'esprit  de  mansuétude  et  la  profondeur 
de  sentiment  qui  animèrent  également  le  christia- 
nisme naissant  et  le  bouddhisme,  suffisent  peut-être 
pour  expliquer  ces  analogies. 

Une  totale  indifférence  pour  la  vie  extérieure  et  pour 
le  vain  appareil  de  «  confortable  »  dont  nos  tristes  pays 
nous  font  une  nécessité,  était  la  conséquence  de  la  vie 
simple  et  douce  qu'on  menait  en  Galilée.  Les  climats 
froids,  en  obligeant  l'homme  à  une  lutte  perpétuelle 
contr.e  le  dehors,  font  attacher  beaucoup  de  prix  aux 
recherches  du  bien-être  et  du  luxe.  Au  contraire,  les 
pays  qui  éveillent  des  besoins  peu  nombreux  sont  les 
pays  de  l'idéalisme  et  de  la  poésie.  Les  accessoires 
de  la  vie  y  sont  insignifiants  auprès  du  plaisir  de 
vivre.  L'embellissement  de  la  maison  y  est  superflu  ; 
on  se  tient  le  moins  possible  enfermé.  L'alimentation 
forte  et  régulière  des  climats  peu  généreux  passerait 
pour  pesante  et  désagréable.  Et  quant  au  luxe  des 
vêtements,  comment  rivaliser  avec  celui  que  Dieu  a 
donné  à  la  terre  et  aux  oiseaux  du  ciel?  Le  tra- 
ie Voir  burlout  le  Lotus  de  ki  bonne  loi,  ch.  m  et  iv. 


VIE  DE  JÉSUS.  169 

vail,  dans  ces  sortes  de  climats ,  paraît  inutile  ;  ce 
qu'il  donne  ne  vaut  pas  ce  qu'il  coûte.  Les  ani- 
maux des  champs  sont  mieux  vêtus  que  l'homme  le 
plus  opulent,  et  ils  ne  font  rien.  Ce  mépris,  qui, 
lorsqu'il  n'a  pas  la  paresse  pour  cause,  sert  beau- 
coup à  l'élévation  des  âmes,  inspirait  à  Jésus  des 
apologues  charmants  :  «  N'enfouissez  pas  en  terre, 
disait-il,  des  trésors  que  les  vers  et  la  rouille  dé- 
vorent, que  les  larrons  découvrent  et  dérobent  ;  mais 
amassez-vous  des  trésors  dans  le  ciel,  où  il  n'y  a  ni 
vers,  ni  rouille,  ni  larrons.  Où  est  ton  trésor,  là  aussi 
est  ton  cœur^.  On  ne  peut  servir  deux  maîtres  ;  ou 
bien  on  hait  l'un  et  on  aime  l'autre,  ou  bien  on  s'at- 
tache à  l'un  et  on  délaisse  l'autre.  Vous  ne  pouvez 
servir  Dieu  et  Mamon^.  C'est  pourquoi  je  vous  le 
dis  :  Ne  soyez  pas  inquiets  de  l'aliment  que  vous 
aurez  pour  soutenir  votre  vie,  ni  des  vêtements  que 
vous  aurez  pour  couvrir  votre  corps.  La  vie  n'est-elle 
pas  plus  noble  que  l'aliment,  et  le  corps  plus  noble 
que  le  vêtement?  Regardez  les  oiseaux  du  ciel  : 
ils  ne  sèment  ni  ne  moissonnent;  ils  n'ont  ni  cellier 
ni  grenier,  et  votre  Père  céleste  les  nourrit.  N'êtes- 
vous  pas  fort  au-dessus  d'eux?  Quel  est  celui  d'entre 

4.  Comparez  Talm.  de  Bab.,  Baba  Balhraj  11  a. 
2.  Dieu  des  richesses  et  des  trésors  cachés,  sorte  de  Plutusdans 
la  mythologie  phénicienne  et  syrienne. 


170  ORIGINES  DU   GHRISTIAiNlSME. 

VOUS  qui,  à  force  de  soucis,  peut  ajouter  une  coudée 
à  sa  taille?  Et  quant  aux  habits,  pourquoi  vous  en 
mettre  en  peine?  Considérez  les  lis  des  champs;  ils 
ne  travaillent  ni  ne  filent.  Cependant,  je  vous  le  dis, 
Salomon  dans  toute  sa  gloire  n'était  pas  vêtu  comme 
l'un  d'eux.  Si  Dieu  prend  soin  de  vêtir  de  la  sorte 
une  herbe  des  champs,  qui  existe  aujourd'hui  et  qui 
demain  sera  jetée  au  feu,  que  ne  fera-t-il  point  pour 
vous,  gens  de  peu  de  foi?  Ne  dites  donc  pas  avec 
anxiété  :  Que  mangerons-nous  ?  que  boirons-nous? 
de  quoi  serons-nous  vêtus?  Ce  sont  les  païens  qui  se 
préoccupent  de  toutes  ces  choses.  Votre  Père  cé- 
leste sait  que  vous  en  avez  besoin.  Mais  cherchez 
premièrement  la  justice  et  le  royaume  de  Dieu^,  et 
tout  le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît.  Ne  vous 
souciez  pas  de  demain;  demain  se  souciera  de  lui- 
même.  A  chaque  jour  suffit  sa  peine  2.  » 

Ce  sentiment  essentiellement  galiléen  eut  sur  la 
destinée  de  la  secte  naissante  une  influence  décisive. 
La  troupe  heureuse,  se  reposant  sur  le  Père  céleste 
pour  la  satisfaction  de  ses  besoins,  avait  pour  pre- 
mière règle  de  regarder  les  soucis  de  la  vie  comme 

4.  J'adopte  ici  la  leçon  de  Lachinann  et  Tischendorf. 

2.  Matth.,  VI,  19-21,  24-34.  Luc,  xii,  22-31,  33-34  ;  xvi,  13. 
Comparez  les  préceptes  Luc,  x,  7-8,  pleins  du  môme  sentiment 
niiiT,  et  Talmud  Ue  Uabyloue,  SoLa^  48  b. 


VIE   DE  JÉSUS.  171 

un  mal  qui  étouffe  en  l'homme  le  germe  de  tout  bien  ^. 
Chaque  jour  elle  demandait  à  Dieu  le  pain  du  lende- 
main^.  A  quoi  bon  thésauriser?  Le  royaume  de  Dieu  va 
venir,  a  Vendez  ce  que  vous  possédez  et  donnez -le 
en  aumône,  disait  le  maître.  Faites-vous  au  ciel  des 
sacs  qui  ne  vieillissent  pas,  des  trésors  qui  ne  se  dis- 
sipent pas  ^.  »  Entasser  des  économies  pour  des  héri- 
tiers qu'on  ne  verra  jamais,  quoi  de  plus  insensé  ^  ? 
Comme  exemple  de  la  folie  humaine ,  Jésus  aimait  à 
citer  le  cas  d'un  homme  qui,  après  avoir  élargi  ses 
greniers  et  s'être  amassé  du  bien  pour  de  longues 
années,  mourut  avant  d'en  avoir  joui^î  Le  brigan- 
dage ,  qui  était  très-enraciné  en  Galilée  ^,  donnait 
beaucoup  de  force  à  cette  manière  de  voir.  Le  pauvre, 
qui  n'en  souffrait  pas,  devait  se  regarder  comme  le 
favori  de  Dieu,  tandis  que  le  riche,  ayant  une  pos- 
session peu  sûre,  était  le  vrai  déshérité.  Dans  nos 
sociétés  établies  sur  une  idée  très -rigoureuse  de  la 
propriété ,  la  position  du  pauvre  est  horrible  ;  il  n'a 
pas  à  la  lettre  sa  place  au  soleil.  Il  n'y  a  de  fleurs, 
d'herbe,  d'ombrage  que  pourcelui  qui  possède  la  terre. 

L  Matth.,  XIII,  22;  Marc,  iv,  49;  Luc,  vin,  14. 

2.  Matlh.,  VI,  il;  Luc,  xi,  3,  C'est  le  sens  du  mut  £77io6(jiiî. 

3.  Luc,  XII,  33-34. 

4.  Luc,  XII,  20.  , 

5.  Luc,  XII,  16  et  suiv. 

6.  Jos,  Ant.j  XVII,  X,  4  et  suiv.;  Vitaj  11,  etc 


172  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

En  Orient,  ce  sont  là  des  dons  de  Dieu,  qui  n'ap- 
partiennent à  personne.  Le  propriétaire  n'a  qu'un 
mince  privilège;  la  nature  est  le  patrimoine  de  tous. 

Le  christianisme  naissant,  du  reste,  ne  faisait  en 
ceci  que  suivre  la  trace  des  Esséniens  ou  Théra- 
peutes et  des  sectes  juives  fondées  sur  la  vie  cénobi- 
tique.  Un  élément  communiste  entrait  dans  toutes 
ces  sectes,  également  mal  vues  des  Pharisiens  et 
des  Sadducéens.  Le  messianisme,  tout  politique  chez 
les  Juifs  orthodoxes,  devenait  chez  elles  tout  social. 
Par  une  existence  douce,  réglée,  contemplative, 
laissant  sa  part  à  la  liberté  de  l'individu,  ces  pe- 
tites églises  croyaient  inaugurer  sur  la  terre  le 
royaume  céleste.  Des  utopies  de  vie  bienheureuse, 
fondées  sur  la  fraternité  des  hommes  et  le  culte  pur 
du  vrai  Dieu,  préoccupaient  les  âmes  élevées  et  pro- 
duisaient de  toutes  parts  des  essais  hardis,  sincères, 
mais  de  peu  d'avenir. 

Jésus,  dont  les  rapports  avec  les  Esséniens  sont 
très-difficiles  à,  préciser  (les  ressemblances,  en  his- 
toire, n'impliquant  pas  toujours  des  rapports),  était 
ici  certainement  leur  frère.  La  communauté  des 
biens  fut  quelque  temps  de  règle  dans  la  société  nou- 
velle^. L'avarice  était  le  péché  capital  2;  or  il  faut 

4.  AcL,  IV,  32,  34-37;  v,  1  et  suiv. 
2.  MaUh.j  xiii,  22  i  Luc,  xii,  15  et  suiv. 


VIE   DE  JESUS.  173 

bien  remarquer  que  le  péché  «  d'avarice,  »  contre 
lequel  la  morale  chrétienne  a  été  si  sévère,  était 
alors  le  simple  attachement  à  la  propriété.  La  pre- 
mière condition  pour  être  disciple  de  Jésus  était 
de  réaliser  sa  fortune  et  d'en  donner  le  prix  aux 
pauvres.  Ceux  qui  reculaient  devant  cette  extrémité 
n'entraient  pas  dans  la  communauté^.  Jésus  ré-, 
pétait  souvent  que  celui  qui  a  trouvé  le  royaume 
de  Dieu  doit  l'acheter  au  prix  de  tous  ses  biens,  et 
qu'en  cela  il  fait  encore  un  marché  avantageux. 
«  L'homme  qui  a  découvert  l'existence  d'un  trésor 
dans  un  champ,  disait-il,  sans  perdre  un  instant, 
vend  ce  qu'il  possède  et  achète  le  champ.  Le  joail- 
lier qui  a  trouvé  une  perle  inestimable,  fait  argent 
de  tout  et  achète  la  perle  2.»  Hélas  !  les  inconvénients 
de  ce  régime  ne  tardèrent  pas  à  se  faire  sentir.  Il 
fallait  un  trésorier.  On  choisit  pour  cela  Juda  de 
Kerioth.  A  tort  ou  à  raison,  on  l'accusa  de  voler  la 
caisse  commune^;  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  fit 
une  mauvaise  fin. 

Quelquefois  le  maître,  plus  versé  dans  les  choses 
du  ciel  que  dans  celles  de  la  terre,  enseignait  une 

4.  Matth.,  XIX,  21  ;  Marc,  x,  21  et  suiv.,  29-30;  Luc,  xviii,  22- 
23,  28. 

2.  Matth.,  XIII,  44-46. 

3.  Jean,  xii,  6. 


iU  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

économie  politique  plus  singulière  encore.  Dans  une 
parabole  bizarre,  un  intendant  est  loué  pour  s'êtrs 
fait  des  amis  parmi  les  pauvres  aux  dépens  de  son 
maître,  afin  que  les  pauvres  à  leur  tour  l'introduisent 
dans  le  royaume  du  ciel.  Les  pauvres,  en  effet,  de- 
vant être  les  dispensateurs  de  ce  royaume,  n'y  re- 
cevront que  ceux  qui  leur  auront  donné.  Un  homme 
avisé,  songeant  à  l'avenir,  doit  donc  chercher  à  les 
gagner.  «  Les  Pharisiens,  qui  étaient  des  avares, 
dit  l'évangéliste,  entendaient  cela,  et  se  moquaient 
de  lui  * .  »  Entendirent  -  ils  aussi  la  redoutable 
parabole  que  voici?  «  Il  y  avait  un  homme  riche, 
qui  était  vêtu  de  pourpre  et  de  fm  lin,  et  qui  tous 
les  jours  faisait  bonne  chère.  Il  y  avait  aussi  un 
pauvre,  nommé  Lazare,  qui  était  couché  à  sa  porte, 
couvert  d'ulcères ,  désireux  de  se  rassasier  des 
miettes  qui  tombaient  de  la  table  du  riche.  Et  les 
chiens  venaient  lécher  ses  plaies  !  Or,  il  arriva  que 
le  pauvre  mourut,  et  qu'il  fut  porté  par  les  anges 
dans  le  sein  d'Abraham.  Le  riche  mourut  aussi  et 
fut  enterré  2.  Et  du  fond  de  l'enfer,  pendant  qu'il 
était  dans  les  tourments,  il  leva  les  yeux,  et  vit 
ie  loin  Abraham,  et  Lazare  dans  son  sein.  Et  s'é- 
criant,  il  dit  :  «  Père  Abraham,  aie  pitié  de  moi,  et 

4.  Luc,  XVI,  1-14. 
2.  Voir  le  texte  grec. 


VIE   DE  JÉSUS.  175 

«  envoie  Lazare,  afin  qu'il  trempe  dans  l'eau  le  bout 
«  de  son  doigt  et  qu'il  me  rafraîchisse  la  langue,  car 
«  je  souffre  cruellement  dans  cette  flamme.  »  Mais 
Abraham  lui  dit  :  «  Mon  fils,  songe  que  tu  as  eu  ta  part 
«  de  bien  pendant  la  vie,  et  Lazare  sa  part  de  mal. 
((  Maintenant  il  est  consolé,  et  tu  es  dans  les  tour- 
ce  ments^.  »  Quoi  de  plus  juste?  Plus  tard  on  appela 
cela  la  parabole  du  «  mauvais  riche.  »  Mais  c'est  pu- 
rement et  simplement  la  parabole  du  a  riche.  »  Il  est 
en  enfer  parce  qu'il  est  riche,  parce  qu'il  ne  donne 
pas  son  bien  aux  pauvres,  parce  qu'il  dîne  bien, 
tandis  que  d'autres  à  sa  porte  dînent  mal.  Enfin, 
dans  un  moment  où ,  moins  exagéré ,  Jésus  ne  pré- 
sente l'obligation  de  vendre  ses  biens  et  de  les  don- 
ner aux  pauvres  que  comme  un  conseil  de  perfec- 
tion, il  fait  encore  cette  déclaration  terrible  :  «  Il  est 
plus  facile  à  un  chameau  de  passer  par  le  trou  d'une 
aiguille  qu'à  un  riche  d'entrer  dans  le  royaume  de 
Dieu  -.  )) 


1.  Luc,  XVI,  19-25.  Luc,  je  le  sais,  a  une  tendance  communiste  / 
très-prononcée  (comparez  vi,   20-21,  25-26),  et  je  pense  qu'il  a 
exagéré  cette  nuance  de  l'enseignement  de  Jésus.  Mais  les  traits 

des  Ao'-^ta  de  Matthieu  sont  suffisamment  significatifs. 

2.  Matth.,  XIX,  24;  Marc,  x,  25;  Luc,  xviii,  25.  Cette  locution 
proverbiale  se  retrouve  dans  le  Talmud  (Bab.,  Berakoth,  55  b,  f/ 
Baba  metsia,  38  b)  et  dans  le  Coran  (Sur.,  vu,  38).  Origène  et  les 


176  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

Un  sentiment  d'une  admirable  profondeur  domina 
en  tout  ceci  Jésus,  ainsi  que  la  bande  de  joyeux  en- 
fants qui  l'accompagnaient,  et  fit  de  lui  pour  l'éternité 
le  vrai  créateur  de  la  paix  de  l'âme,  le  grand  conso- 
lateur de  la  vie.  En  dégageant  l'homme  de  ce  qu'il 
appelait  «  les  sollicitudes  de  ce  monde,  »  Jésus  put 
aller  à  l'excès  et  porter  atteinte  aux  conditions  es- 
sentielles de  la  société  humaine  ;  mais  il  fonda  ce 
haut  spiritualisme  qui  pendant  des  siècles  a  rempli 
les  âmes  de  joie  à  travers  cette  vallée  de  larmes. 
Il  vit  avec  une  parfaite  justesse  que  l'inattention  de 
l'homme,  son  manque  de  philosophie  et  de  mora- 
lité, viennent  le  plus  souvent  des  distractions  aux- 
quelles il  se  laisse  aller,  des  soucis  qui  l'assiègent  et 
que  la  civilisation  multiplie  outre  mesure^.  L'Évan- 
gile, de  la  sorte,  a  été  le  suprême  remède  aux  ennuis 
de  la  vie  vulgaire,  un  perpétuel  sursum  corda^  une 
puissante  distraction  aux  misérables  soins  de  la  terre, 
un  doux  appel  comme  celui  de  Jésus  à  l'oreille  de 
Marthe  :  «  Marthe,  Marthe,  tu  t'inquiètes  de  beau- 
coup de  choses  ;  or  une  seule  est  nécessaire.  »  Grâce 
à  Jésus,  l'existence  la  plus  terne,  la  plus  absorbée 
par  de  tristes  ou  humiliants  devoirs,  a  eu  son  échappée 

interprètes  grecs,  ignorant  le  proverbe  sémitique,  ont  cru  qu'il 
s'agissait  d'un  câble  (;câ|AiXo;). 
1.  Matth.,  XIII,  n. 


Vi£  DE  JÉSUS.  177 

sur  un  coin  du  ciel.  Dans  nos  civilisations  affairées, 
le  souvenir  de  la  vie  libre  de  Galilée  a  été  comme  le 
parfum  d'un  autre  monde,  comme  une  «rosée  de 
l'Hermon  ^  » ,  qui  a  empêché  la  sécheresse  et  la 
vulgarité  d'envahir  entièrement  le  champ  de  Dieu. 

4.  Ps.  GXXXUL  3. 


iS 


CHAPITRE  XL 


LE    ROYAUME    DE    DIEU    CONÇU    COMME    L'AVÉNEMENT 
DES    PAUVRES. 


Ces  maximes,  bonnes  pour  un  pays  où  la  vie  se 
nourrit  d'air  et  de  jour,  ce  communisme  délicat  d'une 
troupe  d'enfants  de  Dieu,  vivant  en  confiance  sur  le 
sein  de  leur  père,  pouvaient  convenir  à  une  secte 
naïve,  persuadée  à  chaque  instant  que  son  utopie  allait 
se  réaliser.  Mais  il  est  clair  qu'elles  ne  pouvaient  ral- 
lier l'ensemble  de  la  société.  Jésus  comprit  bien  vite, 
en  effet,  que  le  monde  officiel  de  son  temps  ne  se 
prêterait  nullement  à  son  royaume.  Il  en  prit  son 
parti  avec  une  hardiesse  extrême.  Laissant  là  tout  ce 
monde  au  cœur  sec  et  aux  étroits  préjugés,  il  se 
tourna  vers  les  simples.  Une  vaste  substitution  de  race 
aura  lieu.  Le  royaume  de  Dieu  est  fait  :  i°  pour  les 
enfants  et  pour  ceux  qui  leur  ressemblent  ;  2°  pour 


VIE  DE   JÉSUS.  179 

les  rebutés  de  ce  monde,  victimes  de  la  morgue  sot 
ciale ,  qui  repousse  l'homme  bon ,  mais  humble  ; 
8"  pour  les  hérétiques  et  schismatiques,  publicains, 
samaritains,  païens  de  Tyr  et  de  Sidon.  Une  parabole 
énergique  expliquait  cet  appel  au  peuple  et  le  légiti- 
mait ^  :  Un  roi  a  préparé  un  festin  de  noces  et  envoie 
ses  serviteurs  chercher  les  invités.  Chacun  s'excuse; 
quelques-uns  maltraitent  les  messagers.  Le  roi  alors 
prend  un  grand  parti.  Les  gens  comme  il  faut  n'ont 
pas  voulu  se  rendre  à  son  appel  ;  eh  bien  !  ce  seront 
les  preoiiers  venus,  des  gens  recueillis  sur  les  places 
et  les  carrefours,  des  pauvres,  des  mendiants,  des 
boiteux,  n'importe;  il  faut  remplir  la  salle,  «  et  je  vous 
le  jure,  dit  le  roi,  aucun  de  ceux  qui  étaient  invités 
ne  goûtera  mon  festin.  » 

Le  pur  ébionisme,  c'est-à-dire  la  doctrine  que  les 
pauvres  {éhionim)  seuls  seront  sauvés,  que  le  règne 
des  pauvres  va  venir,  fut  donc  la  doctrine  de  Jésus, 
(c  Malheur  à  vous ,  riches ,  disait-il ,  car  vous  avez 
votre  consolation  !  Malheur  à  vous  qui  êtes  maintenant 
rassasiés,  car  vous  aurez  faim.  Malheur  à  vous  qui 
Tiez  maintenant,  car  vous  gémirez  et  vous  pleurerez-.  » 
«  Quand  tu  fais  un  festin,  disait-il  encore,  n'invite  pas 

h.  Matth.,  XXII,  %  et  suiv.;  Luc,  xiv,  16  et  suiv.  Comp.  Matth., 
VIII,  11-1:2;  XXI,  33  et  suiv, 
2.  Luc,  VI,  24-25. 


180  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

tes  amis,  tes  parents,  tes  voisins  riches  ;  ils  te  réinvite- 
raient, et  tu  aurais  ta  récompense.  Mais  quand  tu  fais 
un  repas,  invite  les  pauvres,  les  infirmes,  les  boiteux, 
les  aveugles  ;  et  tant  mieux  pour  toi  s'ils  n'ont  rien 
à  te  rendre,  car  le  tout  te  sera  rendu  dans  la  résur- 
rection des  justes^.  »  C'est  peut-être  dans  un  sens 
analogue^  qu'il  répétait  souvent  :  «  Soyez  de  bons 
banquiers  2,  »  c'est-à-dire  :  Faites  de  bons  place- 
ments pour  le  royaume  de  Dieu,  en  donnant  vos 
biens  aux  pauvres,  conformément  au  vieux  proverbe  : 
«  Donner  au  pauvre,  c'est  prêter  à  Dieu^.  » 

Ce  n'était  pas  là,  du  reste,  un  fait  nouveau.  Le 
mouvement  démocratique  le  plus  exalté  dont  l'hu- 
manité ait  gardé  le  souvenir  (le  seul  aussi  qui  ait 
réussi,  car  seul  il  s'est  tenu  dans  le  domaine  de  Tidée 
pure) ,  agitait  depuis  longtemps  la  face  juive.  La  pensée 
que  Dieu  est  le  vengeur  du  pauvre  et  du  faible  contre 
le  riche  et  le  puissant  se  retrouve  à  chaque  page  des 
écrits  de  l'Ancien  Testament.  L'histoire  d'Israël  est  de 
toutes  les  histoires  celle  où  l'esprit  populaire  a  le  plus 
constamment  dominé.   Les  prophètes,  vrais  tribuns 

1.  Luc,  XIV,  12-14. 

2.  Mot  conservé  par  une  tradition  fort  ancienne  et  fort  suivie. 
Clément  d'Alex.,  Strom.,  I,  28.  On  le  retrouve  dans  Origène, 
dans  saint  Jérôme,  et  dans  un  grand  nombre  de  Pères  de  l'Église. 

3.  Prov.,  XIX,  17. 


VIE  DE  JÉSUS.  181 

et  en  un  sens  les  plus  hardis  tribuns,  avaient  tonné 
sans  cesse  contre  les  grands  et  établi  une  étroite  rela- 
tion d'une  part  entre  les  mots  de  «  riche,  impie,  vio- 
lent, méchant,  »  de  l'autre  entre  les  mots  de  «pauvre, 
doux,  humble,  pieux  ^.  »  Sous  les  Séleucides,  les 
aristocrates  ayant  presque  tous  apostasie  et  passé  à 
l'hellénisme,  ces  associations  d'idées  ne  firent  que  se 
fortifier.  Le  Livre  d'Hénoch  contient  des  malédictions 
plus  violentes  encore  que  celles  de  l'Évangile  contrôle 
monde,  les  riches,  les  puissants^.  Le  luxe  y  est  pré- 
senté comme  un  crime.  Le  «  Fils  de  l'homme,  » 
dans  cette  Apocalypse  bizarre,  détrône  les  rois, 
les  arrache  à  leur  vie  voluptueuse,  les  précipite  dans 
l'enfer  ^.  L'initiation  de  la  Judée  à  la  vie  profane, 
l'introduction  récente  d'un  élément  tout  mondain  de 
luxe  et  de  bien-être,  provoquaient  une  furieuse  réac- 
tion en  faveur  de  la  simplicité  patriarcale.  «  Malheur 
à  vous  qui  méprisez  la  masure  et  l'héritage  de  vos 
pères  !  Malheur  à  vous  qui  bâtissez  vos  palais  avec  la 
sueur  des  autres  !  Chacune  des  pierres,  chacune  des 
briques  qui  les  composent  est  un  péché  ^.  »  Le  nom 

L  VoirenparticulierAmos,  II,  6;  Is.,lxiii,  9;  Ps.  xxv,  9;xxxvii, 
M;  Lxix,  33,  et  en  général  les  dictionnaires  hébreux,  aux  mots  : 

.yn^  .D^SSin  .vxj::  .von  033?  ^^27  ibi  1^vn^î 

2.  Ch.  LXII,   LXIII,  XCVII,  C,  CIV. 

3.  Hénochj  ch.  xlvi,  4-8. 

4.  Hénoch,  xcix,  13,  14. 


182  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

de  ((  pauvre  »  (ébion)  était  devenu  synonyme  de 
((  saint,))  d'«ami  de  Dieu.))  C'était  le  nom  que  les  dis- 
ciples galiléens  de  Jésus  aimaient  à  se  donner;  ce  fut 
longtemps  le  nom  des  chrétiens  judaïsants  de  la  Ba- 
tanée  et  du  Hauran  (Nazaréens,  Hébreux),  restés 
fidèles  à  la  langue  comme  aux  enseignements  primi- 
tifs de  Jésus,  et  qui  se  vantaient  de  posséder  parmi 
eux  les  descendants  de  sa  famille^.  A  la  fm  du 
iV  siècle,  ces  bons  sectaires,  demeurés  en  dehors 
du  grand  courant  qui  avait  emporté  les  autres  églises, 
sont  traités  d'hérétiques  [Ebionites],  et  on  invente 
pour  expliquer  leur  nom  un  prétendu  hérésiarque 
Ebion^. 

On  entrevoit  sans  peine,  en  effet,  que  ce  goiit  exa- 
géré de  pauvreté  ne  pouvait  être  bien  durable.  C'était 
là  un  de  ces  éléments  d'utopie  comme  il  s'en  mêle 
toujours  aux  grandes  fondations,  et  dont  le  temps  fait 
justice.  Transporté  dans  le  large  milieu  de  la  société 

K .  Jules  Africain  dans  Eusèbe,  H.  E.j  I,  7  ;  Eus.,  De  situ  et  nom. 
loc.  hebr.,  aumotXwSâ;  Orig.,  Contre  Celse,  II,  i;  V,  61;  Epiph., 
Adv.  Iiœr.,  xxix,  7,  9  ;  xxx,  2,  18. 

2.  Voir  surtout  Origène^  Contre  Celse,  II,  i;  De  principiis, 
IV,  22.  Comparez  Épiph.,  Adv.  hœr.,  xxx,  17.  Irénée,  Origène, 
Eusèbe,  les  Constitutions  apostoliques,  ignorent  l'existence  d'un 
tel  personnage.  L'auteur  des  Philosophiimena  semble  hésiter  (VII, 
34  et  35;  X,  22  et  23).  C'est  par  Tertullien  et  surtout  par  Épiphane 
qu'a  été  répandue  la  lable  d'un  Ébion.  Du  reste,  tous  les  Pères 
sont  d'accord  sur  l'étymolooie  'Eêiwv  =  t^tw^o!;. 


VIE   DE  JESUS.  183 

humaine,  le  christianisme  devait  un  jour  très-facile- 
ment consentir  à  posséder  des  riches  dans  son  sein, 
de  même  que  le  bouddhisme,  exclusivement  monacal 
à  son  origine,  en  vint  très-vite,  dès  que  les  conver- 
sions se  multiplièrent,  à  admettre  des  laïques.  Mais 
on  garde  toujours  la  marque  de  ses  origines.  Bien 
que  vite  dépassé  et  oublié,  Vébionisme  laissa  dans 
toute  l'histoire  des  institutions  chrétiennes  un  levain 
qui  ne  se  perdit  pas.  La  collection  des  Logia  ou  dis- 
cours de  Jésus  se  forma  dans  le  milieu  ébionite  de  la 
Batanée^.  La  «  pauvreté»  resta  un  idéal  dont  la  vraie 
lignée  de  Jésus  ne  se  détacha  plus.  Ne  rien  posséder 
fut  le  véritable  état  évangélique;  la  mendicité  de- 
vint une  vertu,  un  état  saint.  Le  grand  mouvement 
ombrien  du  xiir  siècle,  qui  est,  entre  tous  les  es- 
sais de  fondation  religieuse,  celui  qui  ressemble  le 
plus  au  mouvement  galiléen,  se  passa  tout  entiçr  au 
nom  de  la  pauvreté.  François  d'Assise,  l'homme 
du  monde  qui,  par  son  exquisf^.  bonté,  sa  com- 
munion délicate,  fine  et  tendre  avec  la  vie  univer- 
selle, a  le  plus  ressemblé  à  Jésus,  fut  un  pauvre.  Les 
ordres  mendiants,  les  innombrables  sectes  commu- 
nistes du  moyen  âge  (Pauvres  de  Lyon,  Bégards, 
Bons-Hommes,  Fratricelles,  Humiliés,  Pauvres  évan- 

4 .  Épiph.,  Adv.  hœr.,  xix,  xxix  et  xxx,  surtout  xxix,  9. 


184  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

géliques,  etc.),  groupés  sous  la  bannière  de  «  l'Evan- 
gile Eternel,  »  prétendirent  être  et  furent  en  effet  les 
vrais  disciples  de  Jésus.  Mais  cette  fois  encore  les 
plus  impossibles  rêves  de  la  religion  nouvelle  furent 
féconds.  La  mendicité  pieuse,  qui  causé  à  nos  socié- 
tés industrielles  et  administratives  de  si  fortes  impa- 
tiences, fut,  à  son  jour  et  sous  le  ciel  qui  lui  convenait, 
pleine  de  charme.  Elle  offrit  à  une  foule  d'âmes  con- 
templatives et  douces  le  seul  état  qui  leur  convienne. 
Avoir  fait  de  la  pauvreté  un  objet  d'amour  et  de  dé- 
sir, avoir  élevé  le  mendiant  sur  l'autel  et  sanctifié 
l'habit  de  l'homme  du  peuple,  est  un  coup  de  maître 
dont  l'économie  politique  peut  n'être  pas  fort  tou- 
chée, mais  devant  lequel  le  vrai  moraliste  ne  peut 
rester  indifférent.  L'humanité,  pour  porter  son  far- 
deau, a  besoin  de  croire  qu'elle  n'est  pas  complète- 
ment payée  par  son  salaire.  Le  plus  grand  service 
qu'on  puisse  lui  rendre  est  de  lui  répéter  souvent 
qu'elle  ne  vit  pas  seulement  de  pain. 

Comme  tous  les  grands  hommes,  Jésus  avait  du 
goût  pour  le  peuple  et  se  sentait  à  l'aise  avec  lui. 
L'évangile  dans  sa  pensée  est  fait  pour  les  pauvres  ; 
c'est  à  eux  qu'il  apporte  la  bonne  nouvelle  du  sal^t^. 
Tous  les  dédaignés  du  judaïsme  orthodoxe  étaient  ses 

4.  Matth.,  XI,  5  ;  Luc,  vi,  tO-%'\. 


VIE  DE   JESUS.  185 

préférés.  L'amour  du  peuple,  la  pitié  pour  son  im- 
puissance, le  sentiment  du  chef  démocratique,  qui 
sent  vivre  en  lui  l'esprit  de  la  foule  et  se  reconnaît 
pour  son  interprète  naturel,  éclatent  à  chaque  instant 
dans  ses  actes  et  ses  discours^. 

La  troupe  élue  offrait  en  effet  un  caractère  fort 
mêlé  et  dont  les  rigoristes  devaient  être  très-surpris. 
Elle  comptait  dans  son  sein  des  gens  qu'un  juif  qui 
se  respectait  n'eût  pas  fréquentés  2.  Peut-être  Jésus 
trouvait-il  dans  cette  société  en  dehors  des  règles  com- 
munes plus  de  distinction  et  de  cœur  que  dans  une 
borurgeoisie  pédante,  formaliste,  orgueilleuse  de  son 
apparente  moralité.  Les  pharisiens,  exagérant  les 
prescriptions  mosaïques,  en  étaient  venus  à  se  croire 
souillés  par  le  contact  des  gens  moins  sévères  qu'eux  ; 
on  touchait  presque  pour  les  repas  aux  puériles  dis- 
tinctions des  castes  de  l'Inde.  Méprisant  ces  misé-, 
râbles  aberrations  du  sentiment  religieux,  Jésus  aimait 
à  dîner  chez  ceux  qui  en  étaient  les  victimes  ^  ;  on 
voyait  à  table  à  côté  de  lui  des  personnes  que  l'on 
disait  de  mauvaise  vie,  peut-être  pour  cela  seul,  il  est 
vrai,  qu'elles  ne  partageaient  pas  les  ridicules  des 
faux  dévots.  Les  pharisiens  et  les  docteurs  criaient 

1.  MaUh.,  IX,  36;  Marc,  vi,  34. 

2.  Matlh.,  IX,  10  et  suiv.;  Luc,  xv  entier. 

3.  MaUh.,  IX,  il;  Marc,  ii,  16;  Luc,  v,  30. 


186  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

au  scandale.  «  Voyez,  disaient-ils,  avec  quelles  gens 
il  mange  !  »  Jésus  avait  alors  de  fines  réponses,  qui 
exaspéraient  les  hypocrites  :  «  Ce  ne  sont  pas  les  gens 
bien  portants  qui  ont  besoin  de  médecin  ^  ;  »  ou  bien  : 
«  Le  berger  qui  a  perdu  une  brebis  sur  cent  laisse  les 
quatre-vingt-dix-neuf  autres  pour  courir  après  la  per- 
due, et,  quand  il  l'a  trouvée,  il  la  rapporte  avec  joie 
sur  ses  épaules^;  »  ou  bien  :  «  Le  fils  de  l'homme  est 
venu  sauver  ce  qui  était  perdu  ^  ;  »  ou  encore  :  «  Je  ne 
suis  pas  venu  appeler  les  justes,  mais  les  pécheurs^  ;  » 
enfin  cette  délicieuse  parabole  du  fils  prodigue,  où 
celui  qui  a  failli  est  présenté  comme  ayant  une  sorte 
de  privilège  d'amour  sur  celui  qui  a  toujours  été 
juste.  Des  femmes  faibles  ou  coupables,  surprises  de 
tant  de  charme,  et  goûtant  pour  la  première  fois  le 
contact  plein  d'attrait  de  la  vertu,  s'approchaient 
librement  de  lui.  On  s'étonnait  qu'il  ne  les  repoussât 
pas.  «  Oh  !  se  disaient  les  puritains,  cet  homme  n'est 
point  un  prophète;  car,  s'il  l'était,  il  s'apercevrait 
bien  que  la  femme  qui  le  touche  est  une  pécheresse.  » 
Jésus  répondait  par  la  parabole  d'un  créancier  qui  re- 
mit à  ses  débiteurs  des  dettes  inégales,  et  il  ne  crai- 

1.  Matlh.,  IX,  12. 

2.  Luc,  XV,  4  et  suiv. 

3.  Matlh.,  XVIII,  il  ;  Luc,  xix,  10, 

4.  iMalLh.,  IX,  13. 


VIE  DE  JÉSUS.  187 

giiait  pas  de  préférer  le  sort  de  celui  à,  qui  fut  re- 
mise la  dette  la  plus  forte  ^.  11  n'appréciait  les  états 
de  l'âme  qu'en  proportion  de  l'amour  qui  s'y  mêle. 
Des  femmes,  le  cœur  plein  de  larmes  et  disposées 
par  leurs  fautes  aux  sentiments  d'humilité,  étaient 
plus  près  de  son  royaume  que  les  natures  médiocres, 
lesquelles  ont  souvent  peu  de  mérite  à  n'avoir  point 
failli.  On  conçoit,  d'un  autre  côté,  que  ces  âmes 
tendres,  trouvant  dans  leur  conversion  à  la  secte  un 
moyen  de  réhabilitation  facile,  s'attachaient  à  lui  avec 
passion. 

Loin  qu'il  cherchât  à  adoucir  les  murmures  que 
soulevait  son  dédain  pour  les  susceptibilités  sociales 
du  temps,  il  semblait  prendre  plaisir  à  les  exciter. 
Jamais  on  n'avoua  plus  hautement  ce  mépris  du 
«  monde,  »  qui  est  la  condition  des  grandes  choses 
et  de  la  grande  originalité.  Il  ne  pardonnait  au  riche 
que  quand  le  riche,  par  suite  de  quelque  préjugé,  était 
mal  vu  de  la  société 2. 11  préférait  hautement  les  gens  de 

1.  Luc,  VII,  36  et  suiv.  Luc,  qui  aime  à  relever  tout  ce  qui  se 
rapporte  au  pardon  des  pécheiirs  (comp.  x,  30  et  suiv.  ;  xv  entier; 
XVII,  46  et  suiv.;  xix,  2  et  suiv.;  xxiii,  39-43),  a  composé  ce 
récit  avec  les  traits  d'une  autre  histoire,  celle  de  l'onction  des 
pieds,  qui  eut  lieu  à  Béthanie  quelques  jours  avant  la  mort  de 
Jésus.  Mais  le  pardon  de  la  pécheresse  était,  sans  contredit,  un 
des  traits  essentiels  de  la  vie  anecdotique  de  Jésus.  Cf.  Jean,  viii, 
3  et  suiv.;  Papias,  dans  Eusèbe,  llisl.  eccl.j  III,  39. 

2.  Luc,  xix,  2  et  suiv.. 


188  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

vie  équivoque  et  de  peu  de  considération  aux  notables 
orthodoxes.  «  Des  publicains  et  des  courtisanes,  leur 
disait-il,  vous  précéderont  dans  le  royaume  de  Dieu. 
Jean  est  venu;  des  publicains  et  des  courtisanes  ont 
cru  en  lui,  et  malgré  cela  vous  ne  vous. êtes  pas  con- 
vertis^. »  On  comprend  combien  le  reproche  de 
n'avoir  pas  suivi  le  bon  exemple  que  leur  donnaient 
des  filles  de  joie,  devait  être  sanglant  pour  des  gens 
faisant  profession  de  gravité  et  d'une  morale  rigide. 
Il  n'avait  aucune  affectation  extérieure,  ni  montre 
d'austérité.  Il  ne  fuyait  pas  la  joie,  il  allait  volon- 
tiers aux  divertissements  des  mariages.  Un  de  ses  mi- 
racles fut  fait  pour  égayer  une  noce  de  petite  ville. 
Les  noces  en  Orient  ont  lieu  le  soir.  Chacun  porte 
une  lampe  ;  les  lumières  qui  vont  et  viennent  font  un 
effet  fort  agréable.  Jésus  aimait  cet  aspect  gai  et 
animée  et  tirait  de  là  des  paraboles  2.  Quand  on 
comparait  une  telle  conduite  à  celle  de  Jean-Baptiste, 
on  était  scandalisé  ^.  Un  jour  que  les  disciples  de 
Jean  et  les  Pharisiens  observaient  le  jeûne  :  «  Gomment 
se  fait-il,  lui  dit-on,  que  tandis  que  les  disciples  de 
Jean  et  des  Pharisiens  jeûnent  et  prient,  les  tiens 
mangent  et  boivent?  »  —  «  Laissez-les,  dit  Jésus  ;  vou- 

4.  Watth.,  XXI,  31-32. 

2.  Matlh.,  XXV,  1  et,  suiv. 

3.  Marc,  II,  18;  Luc,  v,  33. 


VIE  DE   JÉSUS.  189 

lez-vous  faire  jeûner  les  paranymphes  de  l'époux, 
pendant  que  l'époux  est  avec  eux.  Des  jours  vien- 
dront où  l'époux  leur  sera  enlevé;  ils  jeûneront  alors^)) 
Sa  douce  gaieté  s'exprimait  sans  cesse  par  des  réflexions 
vives,  d'aimables  plaisanteries.  «A  qui,  disait-il,  sont 
semblables  les  hommes  de  cette  génération,  et  à  qui  les 
comparerai-je  ?  Ils  sont  semblables  aux  enfants  assis 
sur  les  places,  qui  disent  à  leurs  camarades  : 

Voici  que  nous  chantons, 
Et  vous  ne  dansez  pas. 
Voici  que  nous  pleurons, 
Et  vous  ne  pleurez  pas*. 

Jean  est  venu,  ne  mangeant  ni  ne  buvant,  et  vous 
dites  :  C'est  un  fou.  Le  Fils  de  l'homme  est  venu, 
vivant  comme  tout  le  monde,  et  vous  dites  :  C'est  un 
mangeur,  un  buveur  de  vin,  l'ami  des  douaniers  et 
des  pécheurs.  Vraiment,  je  vous  l'assure,  la  sagesse 
n'est  justifiée  que  par  ses  œuvres  ^.  » 

Il  parcourait  ainsi  la  Galilée  au  milieu  d'une  fête 

\.  Matth.,  IX,  14  etsuiv.;  Marc,  ii,  18  et  suiv.;  Luc,  v,  33  et 
suiv. 

2.  Allusion  à  quelque  jeu  d'enfant. 

3.  Matth.,  XI,  16  et  suiv.;  Luc,  vu,  34  et  suiv.  Proverbe  qui 
veut  dire  :  «  L'opinion  des  hommes  est  aveugle.  La  sagesse  des 
œuvres  de  Dieu  n'est  proclamée  que  par  ses  œuvres  elles-mêmes.» 
Je  lis  tp-^wv,  avec  le  manuscrit  B  du  Vatican,  et  non  ts'rvwv. 


190  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

perpétuelle.  Il  se  servait  d'une  mule,  monture  en 
Orient  si  bonne  et  si  sûre,  et  dont  le  giand  œil  noir, 
ombragé  de  longs  cils,  a  beaucoup  de  douceur.  Ses 
disciples  déployaient  quelquefois  autour  de  lui  une 
pompe  rustique,  dont  leurs  vêtements,  tenant  lieu  de 
tapis,  faisaient  les  frais.  Ils  les  mettaient  sur  la  mule 
qui  le  portait^  ou  les  étendaient  à  terre  sur  son  pas- 
sage *.  Quand  il  descendait  dans  une  maison,  c'était 
une  joie  et  une  bénédiction.  Il  s'arrêtait  dans  les 
bourgs  et  les  grosses  fermes,  où  il  recevait  une 
hospitalité  empressée.  En  Orient,  la  maison  où  des- 
cend un  étranger  devient  de  suite  un  lieu  public.  Tout 
le  village  s'y  rassemble;  les  enfants  y  font  invasion; 
les  valets  les  écartent;  ils  reviennent  toujours.  Jésus 
ne  pouvait  souffrir  qu'on  rudoyât  ces  naïfs  auditeurs  ; 
il  les  faisait  approcher  de  lui  et  les  embrassait  2.  Les 
mères,  encouragées  par  un  tel  accueil,  lui  apportaient 
leurs  nourrissons  pour  qu'il  les  touchât^.  Des  femmes 
venaient  verser  de  l'huile  sur  sa  tête  et  des  parfums 
sur  ses  pieds.  Ses  disciples  les  repoussaient  parfois 
comme  importunes;  mais^ Jésus,  qui  aimait  les  usages 
antiques  et  tout  ce  qui  indique  la  simplicité  du  cœur, 

4.  Matth.,  XXI,  7-8. 

2.  Matth.,  XIX,  13  et  suiv.;  Marc,  ix,  35;  x,  43  et  suiv.;  Luc, 
XVIII,  45-16. 

3.  Ibid, 


VIE  DE  JÉSUS.  191 

réparait  le  mal  fait  par  ses  amis  trop  zélés.  Il  proté- 
geait ceux  qui  voulaient  Thonorer^.  Aussi  les  enfants 
et  les  femm.es  l'adoraient.  Le  reproche  d'aliéner  de 
leur  famille  ces  êtres  délicats,  toujours  prompts  à 
être  séduits,  était  un  de  ceux  que  lui  adressaient  le 
plus  souvent  ses  ennemis  2. 

La  religion  naissante  fut  ainsi  à  beaucoup  d'égards 
un  mouvement  de  femmes  et  d'enfants.  Ces  derniers 
faisaient  autour  de  Jésus  comme  une  jeune  garde  pour 
l'inauguration  de  son  innocente  royauté ,  et  lui  décer- 
naient de  petites  ovations  auxquelles  il  se  plaisait 
fort,  l'appelant  «  fils  de  David,  »  criant //o^an/za^,  et 
portant  des  palmes  autour  de  lui.  Jésus,  comme  Sa- 
vonarole,  les  faisait  peut-être  servir  d'instruments 
à  des  missions  pieuses;  il  était  bien  aise  de  voir 
ces  jeun<^.s  apôtres,  qui  ne  le  compromettaient  pas, 
se  lancer  en  avant  et  lui  décerner  des  titres  qu'il 


i.  Matth.,  XXVI,  7  et  suiv.  ;  Marc,  xiv,  3  et  Fuiv.;  Luc,  vu,  37 
et  suiv. 

2.  Évangile  de  Marcion,  addition  au  v.  2  du  ch.  xxiii  de  Luc 
(Épiph.,  Adv.  Aœr.^  XLii,  il).  Si  les  retranchements  de  Marcion 
sont  sans  valeur  critique ,  il  n'en  est  pas  de  même  de  ses  additions 
quand  elles  peuvent  provenir,  non  d'un  parti  pris,  mais  de  l'état 
des  manuscrits  dont  il  se  servait. 

3.  Cri  qu'on  poussait  à  la  procession  de  la  fête  des  Tabernacles, 
en  agitant  les  palmes.  Mischna,SwÀ:Â:a,  m,  9.  Cet  usage  existe  en- 
core chez  les  Israélites, 


192  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

n'osait  prendre  lui-même.  Il  les  laissait  dire,  et  quand 
on  lui  demandait  s'il  entendait,  il  répondait  d'une 
façon  évasive  que  la  louange  qui  sort  de  jeunes 
lèvres  est  la  plus  agréable  à  Dieu  ^. 

Il  ne  perdait  aucune  occasion  de  répéter  que  les 
petits  sont  des  êtres  sacrés 2,  que  le  royaume  de  Dieu 
appartient  aux  enfants  ^,  qu'il  faut  devenir  enfant  pour 
y  entrer^,  qu'on  doit  le  recevoir  en  enfant^,  que  le 
Père  céleste  cache  ses  secrets  aux  sages  et  les  révèle 
aux  petits  ^.  L'idée  de  ses  disciples  se  confond 
presque  pour  lui  avec  celle  d'enfants  7.  Un  jour 
qu'ils  avaient  entre  eux  une  de  ces  querelles  de  pré- 
séance qui  n'étaient  point  rares,  Jésus  prit  un  enfant, 
le  mit  au  milieu  d'eux,  et  leur  dit  :  «  "Voilà  le  plus 
grand;  celui  qui  est  humble  comme  ce  petit  est  le 
plus  grand  dans  le  royaume  du  ciel  ^.  » 

C'était  l'enfance,  en  effet,  dans  sa  divine  sponta- 
néité, dans  ses  naïfs  éblouissements  de  joie,  qui  pre- 
nais possession  de  la  terre.  Tous  croyaient  à  chaque 

.  Matth.,  XXI,  45-i6. 

2.  Matth.,  XVIII,  5,  40,  44;  Luc,  xvii,  2. 

3.  Matth.,  XIX,  44;  Marc,  x,  14;  Luc,  xviii,  4  6. 

4.  Matth.,  XVIII,  4  et  suiv.;  Marc,  ix,  33  et  suiv.;  Luc,  ix,  46. 

5.  Marc,  x,  45. 

6.  Matth.,  XI,  23;  Luc,  x,  24. 

7.  Matth.,  X,  42;  XVIII,  5,  4  4;  Marc,  ix,  36;  Luc,  xvii,  2. 

8.  Matth.  xviii,  4;  Marc,  ix,  33-36;  Luc,  ix,  46-48. 


VIE  DE  JÉSUS.  193 

instant  que  le  royaume  tant  désiré  allait  poindre. 
Chacun  s'y  voyait  déjà  assis  sur  un  trône ^  à  côté  du 
maître.  On  s'y  partageait  les  places^;  on  cherchait  à 
supputer  les  jours.  Gela  s'appelait  la  «  Bonne 
Nouvelle  ;  »  la  doctrine  n'avait  pas  d'autre  nom. 
Un  vieux  mot,  «  paradis^  )>  que  l'hébreu,  comme 
toutes  les  langues  de  l'Orient ,  avait  emprunté 
à  la  Perse,  et  qui  désigna  d'abord  les  parcs  des  rois 
achéménides,  résumait  le  rêve  de  tous  :  un  jar- 
din délicieux  où  l'on  continuerait  à  jamais  la  vie 
charmante  que  l'on  menait  ici-bas^.  Combien  dura 
cet  enivrement  ?  On  l'ignore.  Nul ,  pendant  le 
cours  de  cette  magique  apparition,  ne  mesura  plus 
'e  temps  qu'on  ne  mesure  un  rêve.  La  durée  fut 
suspendue  ;  une  semaine  fut  comme  un  siècle. 
Mais  qu'il  ait  rempli  des  années  ou  des  mois,  le 
rêve  fut  si  beau  que  l'humanité  en  a  vécu  depuis,, 
et  que  notre  consolation  est  encore  d'en  recueillir  le 
parfum  affaibli.  Jamais  tant  de  joie  ne  souleva  la  poi- 
trine de  l'homme.  Un  moment,  dans  cet  effort,  le 
plus  vigoureux  qu'elle  ait  fait  pour  s'élever  au-dessus 
de  sa  planète,  l'humanité  oublia  le  poids  de  plomb 


4.  Luc,  XXII,  30. 

2.  Marc,  x,  37,4041. 

3.  Luc,  XXIII,  43;  II Cor.,  xii,4.  Comp.  Carm.  sibyll,  proœm., 
56;  Talm.  de  Bab.,  Chagiga,  U  6. 

13 


194  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

qui  l'attache  à  la  terre,  et  les  tristesses  de  la  vie 
d'ici-bas.  Heureux  qui  a  pu  voir  de  ses  yeux  cette 
éclosion  divine,  et  partager,  ne  fût-ce  qu'un  jour, 
cette  illusion  sans  pareille  !  Mais  plus  heureux  encore, 
nous  dirait  Jésus,  celui  qui,  dégagé  de  toute  illusion, 
reproduirait  en  lui-même  l'apparition  céleste,  et,  sans 
rêve  millénaire,  sans  paradis  chimérique,  sans  signes 
dans  le  ciel,  par  la  droiture  de  sa  volonté  et  la  poé- 
sie de  son  âme,  saurait  de  nouveau  créer  en  son 
cœur  le  vrai  royaume  de  Dieu  i 


CHAPITRE  Xll. 


'^       MBASSADE    DE    JEAN    PRISONNIER    VERS    JÉSUS. —  MORTDEJEAH. 
—  RAPPORTS    DE    SON    ÉCOLE    AVEC    CELLE    DE    JÉSUS. 


Pendant  que  la  joyeuse  Galilée  célébrait  dans  les 
fêtes  la  venue  du  bien-aimé,  le  triste  Jean,  dans  sa 
prison  de  Machéro,  s'exténuait  d'attente  et  de  désirs. 
Les  succès  du  jeune  maître  qu'il  avait  vu  quelques 
mois  auparavant  à  son  école  arrivèrent  jusqu'à  lui.  On 
disait  que  le  Messie  prédit  par  les  prophètes,  celui 
qui  devait  rétablir  le  royaume  d'Israël,  était  venu  et 
démontrait  sa  présence  en  Galilée  par  des  œuvres 
merveilleuses.  Jean  voulut  s'enquérir  de  la  vérité  de 
ce  bruit,  et  comme  il  communiquait  librement  avec 
ses  disciples,  il  en  choisit  deux  pour  aller  vers  Jésus 
en  Galilée  ^. 

Les  deux  disciples  trouvèrent  Jésus  au  comble  de 

4.  Matth.,  XI   %  et  suiv.  ;  Luc,  vu,  18  et  suiv. 


196  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

sa  réputation.  L'air  de  fête  qui  régnait  autour  de 
lui  les  surprit.  Accoutumés  aux  jeûnes,  à  la  prière 
obstinée,  à  une  vie  toute  d'aspirations,  ils  s'éton- 
nèrent de  se  voir  tout  à  coup  transportés  au  milieu 
des  joies  de  la  bienvenue  ^.  Ils  firent  part  à  Jésus 
de  leur  message  :  «  Es-tu  celui  qui  doit  venir?  De- 
vons-nous en  attendre  un  autre?  »  Jésus,  qui  dès  lors 
n'hésitait  plus  guère  sur  son  propre  rôle  de  messie, 
leur  énuméra  les  œuvres  qui  devaient  caractériser  la 
venue  du  royaume  de  Dieu,  la  guérison  des  malades, 
la  bonne  nouvelle  du  salut  prochain  annoncée  aux 
pauvres.  Il  faisait  toutes  ces  œuvres.  «  Heureux 
donc,  ajouta-t-il,  celui  qui  ne  doutera  pas  de  moi  !  » 
On  ignore  si  cette  réponse  trouva  Jean-Baptiste  vivant, 
ou  dans  quelle  disposition  elle  mit  l'austère  ascète. 
Mourut-il  consolé  et  sûr  que  celui  qu'il  avait  annoncé 
vivait  déjà,  ou  bien  conserva-t-il  des  doutes  sur  la 
mission  de  Jésus  ?  Rien  ne  nous  l'apprend.  En 
voyant  cependant  son  école  se  continuer  assez  long- 
temps encore  parallèlement  aux  églises  chrétiennes,  on 
est  porté  à  croire  que,  malgré  sa  considération  pour 
Jésus,  Jean  ne  l'envisagea  pas  comme  devant  réaliser 
les  promesses  divines.  La  mort  vint  du  reste  tran- 
cher ses  perplexités.  L'indomptable  liberté  du  solitaire 

4.  Malth.,  IX,  14  et  suiv. 


VIE   DE    JESUS.  197 

devait  couronner  sa  carrière  inquiète  et  tourmentée 
par  la  seule  fin  qui  fût  digne  d'elle. 

Les  dispositions  indulgentes  qu'Antipas  avait 
d'abord  montrées  pour  Jean  ne  purent  être  de  longue 
durée.  Dans  les  entretiens  que,  selon  la  tradition 
chrétienne,  Jean  aurait  eus  avec  le  tétrarque,  il  ne 
cessait  de  lui  répéter  que  son  mariage  était  illicite  et 
qu'il  devait  renvoyer  Hérodiade^.  On  s'imagine  faci- 
lement la  haine  que  la  petite-fille  d'Hérode  le  Grand 
dut  concevoir  contre  ce  conseiller  importun.  Elle 
n'attendait  plus  qu'une  occasion  pour  le  perdre. 

Sa  fille  Salomé,  née  de  son  premier  mariage,  et 
comme  elle  ambitieuse  et  dissolue,  entra  dans  ses 
desseins.  Cette  année  (probablement  l'an  30),  Anti- 
pas  se  trouva,  le  jour  anniversaire  de  sa  naissance,  à 
Machéro.  Hérdde  le  Grand  avait  fait  construire  dans 
l'intérieur  de  la  forteresse  un  palais  magnifique  2, 
où  le  tétrarque  résidait  fréquemment.  Il  y  donna 
un  grand  festin,  durant  lequel  Salomé  exécuta  une 
de  ces  danses  de  caractère  qu'on  ne  considère  pas 
en  Syrie  comme  messéantes  à  une  personne  distin- 
guée. Antipas  charmé  ayant  demandé  à  la  danseuse 
se  qu'elle  désirait,   celle-ci  répondit,  à  l'instigation 


•I.  Mijitlh.,  xîv,  4  et  suiv.;  Marc,  vi,  18  et  siiiv.;  Luc,  m,  19. 
2.  Jo?.,  De  Bellojud.jYll  vi,  2. 


498  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

de  sa  mère  :  «  La  tête  de  Jean  sur  ce  plateau  ^.  » 
Antipas  fut  mécontent;  mais  il  ne  voulut  pas  refuser. 
Un  garde  prit  le  plateau,  alla  couper  la  tête  du  pri- 
sonnier, et  l'apporta^. 

Les  disciples  du  baptiste  obtinrent  son  corps  et  k 
mirent  dans  un  tombeau.  Le  peuple  fut  très-mé- 
content. Six  ans  après,  Hâreth  ayant  attaqué  Anti- 
pas,  pour  reprendre  Mâché  ro  et  venger  le  déshon- 
neur de  sa  fille,  Antipas  fut  complètement  battu, 
et  l'on  regarda  généralement  sa  défaite  comme  une 
punition  du  meurtre  de  Jean  ^. 

La  nouvelle  de  cette  mort  fut  portée  à  Jésus  par 
des  disciples  mêmes  du  baptiste  ^.  La  dernière  dé- 
marche que  Jean  avait  faite  auprès  de  Jésus  avait 
achevé  d'établir  entre  les  deux  écoles  des  liens 
étroits.  Jésus,  craignant  de  la  part  d' Antipas  un  sur- 
croît de  mauvais  vouloir,  prit  quelques  précautions 
et  se  retira  au  désert^.  Beaucoup  de  monde  l'y  sui- 
vit. Grâce  à  une  extrême  frugalité ,  la  troupe  sainte  y 
vécut  ;  on   crut  naturellement  voir  en  cela  un  mi- 

4.  Plateaux  portatifs  sur  lesquels,  en  Orient,  on  sert  les  liqueurs 
et  les  mets. 

2.  Matth.,  XIV,  3  et  suiv.;  Marc,  vi,  14-29;  Jos.,  A7it.,  XVIII, 
V,  2. 

3.  Joséphe,  Ant.,  XVIir,  v,  1  et  2. 

4.  Matth.,  XIV,  12. 

5.  Matth.,  XIV,  '13, 


VIE  DE  JÉSUS.  109 

racle ^,  A  partir  de  ce  moment,  Jésus  ne  parla  plus 
de  Jean  qu'avec  un  redoublement  d'admiration.  Il 
déclarait  sans  hésiter  ^  qu'il  était  plus  qu'un  pro- 
phète, que  la  Loi  et  les  prophètes  anciens  n'avaient 
eu  de  force  que  jusqu'à  lui^,  qu'il  les  avait  abro- 
gés, mais  que  le  royaume  du  ciel  l'abrogerait  à  son 
tour.  Enfin,  il  lui  prêtait  dans  l'économie  du  mystère 
chrétien  une  place  à  part ,  qui  faisait  de  lui  le  trait 
d'union  entre  le  vieux  Testament  et  l'avènement  du 
règne  nouveau. 

Le  prophète  Malachie,  dont  l'opinion  en  ceci  fut 
vivement  relevée  ^ ,  avait  annoncé  avec  beaucoup  de 
force  un  précurseur  du  Messie,  qui  devait  préparer  les 
hommes  au  renouvellement  final,  un  messager  qui  vien- 
drait aplanir  les  voies  devant  l'élu  de  Dieu.  Ce  mes- 
sager n'était  autre  que  le  prophète  Élie,  lequel,  selon 
une  croyance  fort  répandue,  allait  bientôt  descendre  du 
ciel,  où  il  avait  été  enlevé,  pour  disposer  les  hommes 
par  la  pénitence  au  grand  avènement  et  réconcilier 
Dieu  avec  son  peuple  \  Quelquefois,  à  Élie  on  asso- 

4.  Matth.,  XIV,  15  etsuiv.;  Marc,  vi,  35  et  suiv.;  Luc,  ix,  il  et 
iv.;  Jean,  vi,  2  et  suiv. 

2.  Matth.,  XI,  7  et  suiv.;  Luc,  vu,  24  et  suiv. 

3.  Matth.,  XI,  iii  13;  Luc,  xvi,  '16. 

4.  Malachie, m  et  iv;  Ecclésiast.^XLWiu^  10.V.  ci-dessus,  eh. \.. 

5.  Matth.,  XI,  14;  xvii,  10;  Marc,  vi,  15;  vni,   28;  ix,  10  et 
suiv.;  Luc,  ix,  8,  19. 


200  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

ciait,  soit  le  patriarche  Hénoch,  auquel,  depuis  un  ou 
deux  siècles,  on  s'était  pris  à  attribuer  une  haute 
sainteté^,  soit  Jérémie^,  qu'on  envisageait  comme 
une  sorte  de  génie  protecteur  du  peuple,  toujours 
occupé  à  prier  pour  lui  devant  le  trône  de  Dieu  3. 
Cette  idée  de  deux  anciens  prophètes  devant  ressus- 
citer pour  servir  de  précurseurs  au  Messie  se  retrouve 
d'une  manière  si  frappante  dans  la  doctrine  des  Par- 
sis  qu'on  est  très-porté  à  croire  qu'elle  venait  de  ce 
côté  ^.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  faisait,  à  l'époque  de 
Jésus ,  partie  intégrante  des  théories  juives  sur  le 
Messie.  11  était  admis  que  l'apparition  de  «  deux 
témoins  fidèles,  »  vêtus  d'habits  de  pénitence,  serait 
le  préambule  du  grand  drame  qui  allait  se  dérouler, 
à  la  stupéfaction  de  l'univers  ^. 


!.  Ecclésiastique,  xliv,  16. 

2.  Matth.,  XVI,  14. 

3.  IIMacch.,  XV,  13  et  suiv. 

4.  Textes  cités  par  Anquetil-Duperron,  Zend-Avesta,  I,  2*  part., 
p.  46,  rectifiés  par  Spiegel,  dans laZe^7scAn7f  der  deutschen  mor- 
genlœndischen  Gesellschaft,  I,  261  et  suiv.;  extraits  du  Ja- 
masp-Namehj  dans  VAvesta  de  Spiegel,  I,  p.  34.  Aucun  des 
textes  parsis  qui  impliquent  vraiment  l'idée  de  prophètes  res- 
suscites et  précurseurs  n'est  ancien;  mais  les  idées  contenues  dans 
ces  textes  paraissent  bien  antérieures  à  l'époque  de  la  rédaction 
desdits  textes. 

§.  Apoc.j  \i,  3  et  suiVo 


VIE  DE  JÉSUS.  201 

On  comprend  qu'avec  ces  idées,  Jésus  et  ses 
disciples  ne  pouvaient  hésiter  sur  la  mission  de  Jean- 
Baptiste.  Quand  les  scribes  leur  faisaient  cette  ob- 
jection qu'il  ne  pouvait  encore  être  question  du  Mes- 
sie, puisque  Élie  n'était  pas  venu^,  ils  répondaient 
qu'Élie  était  venu,  que  Jean  était  Élie  ressuscité  ^. 
Par  son  genre  de  vie ,  par  son  opposition  aux  pou- 
voirs politiques  établis ,  Jean  rappelait  en  effet 
cette  figure  étrange  de  la  vieille  histoire  d'Israël*. 
Jésus  ne  tarissait  pas  sur  les  mérites  et  l'excellence 
de  son  précurseur.  Il  disait  que  parmi  les  enfants 
des  hommes  il  n'en  était  pas  né  de  plus  grand.  Il 
blâmait  énergiquement  les  pharisiens-  et  les  docteurs 
de  ne  pas  avoir  accepté  son  baptême,  et  de  ne  pas 
s'être  convertis  à  sa  voix ^. 

Les  disciples  de  Jésus  furent  fidèles  à  ces  principes 
du  maître.  Le  respect  de  Jean  fut  une  tradition  con- 
stante dans  la  première  génération  chrétienne  ^  On 
le  supposa  parent  de  Jésus  ^.  Pour  fonder  la  mission 
de  celui-ci  sur  un  témoignage  admis  de  tous ,   on 

4.  Marc,  ix,  10. 

2.  Matth.,  XI,  14;  xvii,  10-13;  Marc,  vi,  15;  ix,  10-12;  Luc, 
IX,  8;  Jean,  i,  21-25. 

3.  Luc,  I,  17. 

4.  Matth.,  XXI,  32;  Luc,  vu,  29-30 

5.  AcLjXix,  4. 

6.  Luc,  ï. 


202  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

raconta  que  Jean,  dès  la  première  vue  de  Jésus, 
le  proclama  Messie;  qu'il  se  reconnut  son  inférieur, 
indigne  de  délier  les  cordons  de  ses  souliers;  qu'il 
se  refusa  d'abord  à  le  baptiser  et  soutint  que  c'é- 
tait lui  qui  devait  l'être  par  Jésus  ^.  C'étaient  là  des 
exagérations,  que  réfutait  suffisamment  la  forme  du- 
bitative du  dernier  message  de  Jean  2.  Mais,  en  un 
sens  plus  général,  Jean  resta  dans  la  légende  chré- 
tienne ce  qu'il  fut  en  réa'ité^  l'austère  préparateur, 
le  triste  prédicateur  de  péailence  avant  les  joies  de 
rarrivée  de  l'époux,  le  prophète  qui  annonce  le 
royaume  de  Dieu  et  meurt  avant  de  le  voir.  Géant 
des  origines  chrétiennes,  ce  mangeur  de  sauterelles 
et  de  miel  sauvage,  cet  âpre  redresseur  de  torts,  fut 
l'absinthe  qui  prépara  les  lèvres  à  la  douceur  du 
royaume  de  Dieu.  Le  décollé  d'Hérodiade  ouvrit  l'ère 
des  martyrs  chrétiens;  il  fut  le  premier  témoin  de  la 
conscience  nouvelle.  Les  mondains,  qui  reconnurent 
en  lui  leur  véritable  ennemi,  ne  purent  permettre 
qu'il  vécut;  son  cadavre  mutilé,  étendu  sur  le  seuil 
du  christianisme,  traça  la  voie  sanglante  où  tant 
d'autres  devaient  passer  après  lui. 


1.  Matlh.,  III,  4  4  et  suiv.;  Luc,  m,  16;  Jean,  i,  15  et  suiv.;  v, 
32-33. 

2.  Matth.,  XI,  2  et  suiv.;  Luc^  vu,  18  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  -  703 

L'école  de  Jean  ne  mourut  pas  avec  son  fondateur. 
Elle  vécut  quelque  temps,  distincte  de  celle  de  Jésus, 
et  d'abord  en  bonne  intelligence  avec  elle.  Plusieurs 
années  après  la  mort  des  deux  maîtres,  on  se  faisait 
encore  baptiser  du  baptême  de  Jean.  Certaines  per- 
sonnes étaient  à  la  fois  des  deux  écoles;  par  exem- 
ple, le  célèbre  Apollos,  le  rival  de  saint  Paul  (vers 
Tan  50),  et  un  bon  nombre  de  chrétiens  d'Éphèse^. 
Josèphe  se  mit  (Tan  53)  à  l'école  d'un  ascète 
nommé  Banou^,  qui  offre  avec  Jean  -  Baptiste  la 
plus  grande  ressemblance,  et  qui  était  peut-être  de 
son  école.  Ce  Banou  ^  vivait  dans  le  désert,  vêtu 
de  feuilles  d'arbres;  il  ne  se  nourrissait  que  de 
plantes  ou  de  fruits  sauvages,  et  prenait  fréquem- 
ment pendantle  jour  et  pendant  la  nuit  des  baptêmes 
d'eau  froide  pour  se  purifier.  Jacques,  celui  qu'on 
appelait  le  «  frère  du  Seigneur  »  (il  y  a  peut-être  ici 
quelque  confusion  d'homonymes),  observait  un  ascé- 
tisme analogue^.  Plus  tard,  vers  l'an  80,  le  bap- 
tisme  fut  en  lutte  avec  le  christianisme ,  surtout  en 
Asie-Mineure.  Jean  l'Évangéliste  paraît  le- combattre 

4.  Act.^wm,  25;  xix,  1-5.  Cf.  Épiph.,  Adv.  hœi\,  xxx,  16. 

2.  Vita,  t. 

3.  Serait-ce  le  Bounaï  qui  est  compté  par  le  Talmud   (Bab., 
Sanhédrin,  43  a)  au  nombre  des  disciples  de  Jésus? 

4.  Hégésippe,  dans  Eusèbe,  H.  E.j  II,  23. 


204  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

d'une  façon  détournée^.  Un  des  poëmes  sibyllins ^ 
semble  provenir  de  cette  école.  Quant  aux  sectes 
d'Hémérobaptistes,  de  Baptistes,  d'Elchasaïtes  (5a- 
biens^  Mogtasila  des  écrivains  arabes^),  qui  remplis- 
sent au  second  siècle  la  Syrie,  la  Palestine,  la  Baby- 
lonie,  et  dont  les  restes  subsistent  encore  de  nos 
jours  chez  les  Mendaïtes,  dits  «  chrétiens  de  Saint- 
Jean,  »  elles  ont  la  même  origine  que  le  mouvement 
de  Jean-Baptiste,  plutôt  qu'elles  ne  sont  la  des- 
cendance authentique  de  Jean.  La  vraie  école  de 
celui-ci,  à  demi  fondue  avec  le  christianisme,  passa 
à  l'état  de  petite  hérésie  chrétienne  et  s'éteignit  obs- 
curément. Jean  avait  bien  vu  de  quel  côté  était 
l'avenir.  S'il  eût  cédé  à  une  rivalité  mesquine,  il  se- 
rait aujourd'hui  oublié  dans  la  foule  des  sectaires  de 
son  temps.  Par  l'abnégation,  il  est  arrivé  à  la  gloire 
et  à  une  position  unique  dans  le  panthéon  religieux 
de  l'humanité. 

4.  Évang.,  i,  26,  33;  iv,  2  ;  I  Épître,  v,  6.  Cf.  Act.,  x,  47. 

2.  Livre  IV.  Voir  surtout  v.  457  et  suiv. 

3.  Je  rappelle  que  Sahiens  est  l'équivalent  araméen  du  mot 
«  Baptistes.  »  Mogtasila  a  le  mfime  sens  en  arabe. 


CHAPITRE   XIII. 


J>REMIERF.S    TENTATIVES     SUR    JERUSALEM, 


Jésus,  presque  tous  les  ans,  allait  à  Jérusalem 
pour  la  fête  de  Pâques.  Le  détail  de  chacun  de  ces 
voyages  est  peu  connu  ;  car  les  synoptiques  n'en 
parlent  pas  ^,  et  les  notes  du  quatrième  évangile  sont 
ici  très-confuses  2.  C'est,  à  ce  qu'il  semble,  l'an  3i, 

4.  Ils  les  supposent  cependant  obscurément  (Matth.,  xxiii,  37; 
Luc,  XIII,  34).  Ils  connaissent  aussi  bien  que  Jean  la  relation  de 
Jésus  avec  Joseph  d'Arimathie.  Luc  même  (x,  38-42)  connaît  la 
famille  de  Béthanie.  Luc  (ix,  51-54)  a  un  sentiment  vague  du  sys- 
tème du  quatrième  évangile  sur  les  voyages  de  Jésus.  Plusieurs 
discours  contre  les  Pharisiens  et  les  Sadducéens,  placés  par  les 
synoptiques  en  Galilée,  n'ont  guère  de  sens  qu'à  Jérusalem.  Enfin, 
le  laps  de  huit  jours  est  beaucoup  trop  court  pour  expliquer  tout 
ce  qui  dut  se  passer  entre  l'arrivée  de  Jésus  dans  cette  ville  et  sa 
mort. 

2.  Deux  pèlerinages  sont  clairement  indiqués  (Jean,  ii,  13,  etv, 
4),  sans  parler  du  dernier  voyage  (vu,  10),  après  lequel  Jésus  ne 


206  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

et  certainement  après  la  mort  de  Jean,  qu'eut  lieu  le 
plus  important  des  séjours  de  Jésus  dans  la  capitale. 
Plusieurs  des  disciples  le  suivaient.  Quoique  Jésus 
attachât  dès  lors  peu  de  valeur  au  pèlerinage,  il  s'y 
prêtait  pour  ne  pas  blesser  l'opinion  juive,  avec 
laquelle  il  n'avait  pas  encore  rompu.  Ces  voyages, 
d'ailleurs,  étaient  essentiels  à  son  dessein;  car  il  sen- 
tait déjà  que,  pour  jouer  un  rôle  de  premier  ordre, 
il  fallait  sortir  de  Galilée,  et  attaquer  le  judaïsme 
dans   sa  place  forte,  qui  était  Jérusalem. 

La  petite  communauté  galiléenne  était  ici  fort  dé- 
paysée. Jérusalem  était  alors  à  peu  près  ce  qu'elle 
est  aujourd'hui,  une  ville  de  pédantisme,  d'acrimo- 
nie, de  disputes,  de  haines,  de  petitesse  d'esprit. 
Le  fanatisme  y  était  extrême  et  les  séditions  reli- 
gieuses très -fréquentes.  Les  pharisiens  y  domi- 
naient; l'étude  de  la  Loi,  poussée  aux  plus  insignifiantes 
minuties,  réduite  à  -des  questions  de  casuiste,  était 
l'unique  étude.  Cette  culture  exclusivement  théologi- 
que et  canonique  ne  contribuait  en  rien  à  polir  les 

retourna  plus  en  Galilée.  Le  premier  avait  eu  lieu  pendant  que 
Jean  baptisait  encore.  Il  appartiendrait,  par  conséquent,  à  lapâque 
de  l'an  29.  Mais  les  circonstances  données  comme  appartenant  à 
ce  voyage  sont  d'une  époque  plus  avancée  (comp.  surtout  Jean,  ii, 
4  4  et  suiv.,  et  Matth. ,  xxi,  1 2-1 3  ;  Marc,  xi,  1 5-1 7  ;  Luc,  xix,  43-46) . 
Il  y  a  évidemment  des  transpositions  de  dates  dans  ces  chapitres 
de  Jean,  ou  plutôt  il  a  mêlé  les  circonstances  de  divers  voyages. 


VIE  DE  JÉSUS.  20Î 

esprits.  C'était  quelque  chose  d'analogue  à  la  doc- 
trinre  stérile  du  faquih  musulman,  à  cette  science 
creuse  qui  s'agite  autour  d'une  mosquée ,  grande 
dépense  de  temps  et  de  dialectique  faite  en  pure 
perte,  et  sans  que  la  bonne  discipline  de  l'esprit 
en  profite.  L'éducation  théologique  du  clergé  mo- 
derne, quoique  très-sèche,  ne  peut  donner  aucune 
idée  de  cela  ;  car  la  Renaissance  a  introduit  dans  tous 
nos  enseignements,  même  les  plus  rebelles,  une  part 
de  belles-lettres  et  de  bonne  méthode,  qui  fait  que  la 
scolastique  a  pris  plus  ou  moins  une  teinte  d'hu- 
manités. La  science  du  docteur  juif,  du  sofer  ou 
scribe,  était  purement  barbare,  absurde  sans  compen- 
sation, dénuée  de  tout  élément  moral  ^,  Pour  comble 
de  malheur,  elle  remplissait  celui  qui  s'était  fatigué 
à  l'acquérir  d'un  ridicule  orgueil.  Fier  du  prétendu 
savoir  qui  lui  avait  coûté  tant  de  peine,  le  scribe  juif 
avait  pour  la  culture  grecque  le  même  dédain  que  le 
savant  musulman  a  de  nos  jours  pour  la  civilisation 
européenne,  et  que  le  vieux  théologien  catholique 
avait  pour  le  savoir  des  gens  du  monde.  Le  propre 
de  ces  cultures  scolastiques  est  de  fermer  l'esprit  à 
tout  ce  qui  est  délicat,  de  ne  laisser  d'estime  que 
pour  les  difficiles  enfantillages  où  l'on  a  usé  sa  vie 

\,  On  en  peut  juger  par  le  Talmud,  écho  de  la  scolastique  juive 
de  ce  temps. 


208  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

et  qu'on  envisage  comme  l'occupation  naturelle  des 
personnes  faisant  profession  de  gravité  ^. 

Ce  monde  odieux  ne  pouvait  manquer  de  peser 
fort  lourdement  sur  les  âmes  tendres  et  délicates 
du  nord.  Le  mépris  des  Hiérosolymites  pour  les 
Galiléens  rendait  la  séparation  encore  plus  pro- 
fonde. Dans  ce  beau  temple,  objet  de  tous  leurs 
désirs,  ils  ne  trouvaient  souvent  que  l'avanie.  Un 
verset  du  psaume  des  pèlerins  2,  «  J'ai  choisi  de  me 
tenir  à  la  porte  dans  la  maison  de  mon  Dieu,  »  sem- 
blait fait  exprès  pour  eux.  Un  sacerdoce  dédaigneux 
souriait  de  leur  naïve  dévotion,  à  peu  près  comme 
autrefois  en  Italie  le  clergé,  familiarisé  avec  les  sanc- 
tuaires, assistait  froid  et  presque  railleur  à  la  ferveur 
du  pèlerin  venu  de  loin.  Les  Galiléens  parlaient  un  pa- 
tois assez  corrompu  ;  leur  prononciation  était  vicieuse  ; 
ils  confondaient  les  diverses  aspirations,  ce  qui  ame- 
nait des  quiproquo  dont  on  riait  beaucoup^.  En  reli- 
gion, on  les  tenait  pour  ignorants  et  peu  orthodoxes^; 
l'expression  «  sot  Galiléen  »  était  devenue  pro- 
verbiale^. On  croyait  (non  sans  raison)  gue  le  sang 

4.  Jos.,  A7it.,  XX,  XI,  2. 

2.  Ps.  LXXXIV  (Yulg.  LXXXIIl],  11. 

3.  Matth.,xxvi,  73;  Marc,  xiv,  70;  Act.,  11,  7;  Talm.  de  Bab., 
Erubin,  53  a  et  suiv.;  Bereschith  rabba,  26  c. 

4.  Passage  du  traité  Erubin,  précité. 

5.  Erubiiij  loc.  cit.,  53  b. 


VIE  DE  JESUS.  ^9 

juif  était  chez  eux  très-mé langé,  et  il  passait  pour 
constant  que  la  Galilée  ne  pouvait  produire  un  pro- 
phète^. Placés  ainsi  aux  confins  du  judaïsme  et 
presque  en  dehors,  les  pauvres  Galiléens  n'avaient 
pour  relever  leurs  espérances  qu'un  passage  d'Isaïe 
assez  mal  interprété  ^  :  «  Terre  de  Zabulon  et  terre  de 
Nephtali,  Voie  de  la  mer^,  Galilée  des  gentils!  Le 
peuple  qui  marchait  dans  l'ombre  a  vu  une  grande 
lumière;  le  soleil  s'est  levé  pour  ceux  qui  étaient 
assis  dans  les  ténèbres.  »  La  renommée  de  la  ville 
natale  de  Jésus  était  particulièrement  mauvaise. 
C'était  un  proverbe  populaire  :  «  Peut-il  venir  quelque 
chose  de  bon  de  Nazareth^.» 

La  profonde  sécheresse  de  la  nature  aux  environs 
de  Jérusalem  devait  ajouter  au  déplaisir  de  Jésus. 
Les  vallées  y  sont  sans  eau  ;  le  sol ,  aride  et 
pierreux.  Quand  l'œil  plonge  dans  la  dépression  de 
la  mer  Morte,  la  vue  a  quelque  chose  de  saisis- 
sant; ailleurs  elle  est  monotone.  Seule,  la  col- 
line de  Mizpa,  avec  ses  souvenirs  de  la  plus  vieille 
histoire  d'Israël,  soutient  le  regard.  La  ville  pré- 
sentait,   du  temps  de  Jésus,   à  peu  près   la  même 


4.  Jean,  vu,  52. 

2.  IX,  i-2  ;  Matth.,  iv,  13  et  suiv. 

3.  Voir  ci-dessus,  p.  '160,  note  3. 

4.  Jean   i,  46. 

14 


210  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

assise  qu'aujourd'hui.  Elle  n'avait  guère  de  monu- 
ments anciens,  car  jusqu'aux  Asmonéens,  les  Juifs 
étaient  restés  étrangers  à  tous  les  arts  ;  Jean  Hyrcan 
avait  commencé  à  l'embellir,  et  Hérode  le  Grand  en 
avait  fait  une  des  plus  superbes  villes  de  l'Orient. 
Les  constructions  hérodiennes  le  disputent  aux  plus 
achevées  de  l'antiquité  par  leur  caractère  grandiose 
la  perfection  de  l'exécution,  la  beauté  des  maté- 
riaux ^.  Une  foule  de  superbes  tombeaux,  d'un  goût 
original,  s'élevaient  vers  le  même  temps  aux  envi- 
rons de  Jérusalem  2.  Le  style  de  ces  monuments 
était  le  style  grec,  mais  approprié  aux  usages  des 
Juifs,  et  considérablement  modifié  selon  leurs  prin- 
cipes. Les  ornements  de  sculpture  vivante,  que  les 
Hérodes  se  permettaient,  au  grand  mécontentement 
des  rigoristes,  en  étaient  bannis  et  remplacés  par 
une  décoration  végétale.  Le  goût  des  anciens  habi- 
tants de  la  Phénicie  et  de  la  Palestine  pour  les 
monuments  monohthes  taillés  sur  la  roche  vive, 
semblait  revivre  en  ces  singuliers  tombeaux  dé- 
coupés dans  le  rocher,  et  où  les  ordres  grecs  sont 

4.  Jos.,  Ant.,  XV,  viii-xi;  B.  J.,  V,  v,  6;  Marc,  xiii,  >I-2. 

2.  Tombeaux  dits  des  Juges,  des  Rois,  d'Absalom,  de  Za- 
charie,  de  Josaphat,  de  saint  Jacques.  Comparez  la  description 
du  tombeau  des  Macchabées  à  Modin  (I  Macch.,  xiii,  27  et 
suiv.). 


VIE  DE  JÉSUS.  211 

si  bizarrement  appliqués  à  une  architecture  de  tro- 
glodytes. Jésus ,  qui  envisageait  les  ouvrages  d'art 
comme  un  pompeux  étalage  de  vanité ,  voyait  tous 
ces  monuments  de  mauvais  œil^.  Son  spiritualisme 
absolu  et  son  opinion  arrêtée  que  la  figure  du  vieux 
monde  allait  passer  ne  lui  laissaient  de  goût  que  pour 
les  choses  du  cœur. 

Le  temple,  à  l'époque  de  Jésus,  était  tout  neuf,  et 
les  ouvrages  extérieurs  n'en  étaient  pas  complète- 
ment terminés.  Hérode  en  avait  fait  commencer 
la  reconstruction  l'an  20  ou  21  avant  l'ère  chré- 
tienne, pour  le  mettre  à  l'unisson  de  ses  autres 
édifices.  Le  vaisseau  du  temple  fut  achevé  en  dix- 
huit  mois,  les  portiques  en  huit  ans^  ;  mais  les  parties 
accessoires  se  continuèrent  lentement  et  ne  furent 
terminées  que  peu  de  temps  avant  la  prise  de  Jéru- 
salem ^.  Jésus  y  vit  probablement  travailler,  non 
sans  quelque  humeur  secrète.  Ces  -espérances  d'un 
long  avenir  étaient  comme  une  insulte  à  son  prochain 
avènement.  Plus  clairvoyant  que  les  incrédules  et 
les  fanatiques,  il  devinait    que  ces  superbes  con- 

4.  Matth.,  XXIII,  27,  29;  xxiv,  \  et  suiv.;  Marc,  xiii,  \  etsuiv.; 
Luc,  xix,  44  ;  xxi,  5  et  suiv.  Comparez  Livre  d'Hénoch^  xcvii, 
43-14;  Talmud  de  Babylone,  Schabhath,  33  6. 

2.  Jos.,  Ant.^yiN,  XI,  5,  6. 

3.  Ibid.,XX,  IX,  7;  Jean,  ii,  20. 


212  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

structions  étaient  appelées  à  une  courte  durée  *. 
Le  temple,  du  reste,  formait  un  ensemble  mer- 
veilleusement imposant ,  dont  le  haram  actuel  ^, 
malgré  sa  beauté,  peut  à  peine  donner  une  idée. 
Les  cours  et  les  portiques  environnants  servaient 
journellement  de  rendez-vous  à  une  foule  considé- 
rable, si  bien  que  ce  grand  espace  était  à  la  fois  le 
temple,  le  forum,  le  tribunal,  l'université.  Toutes  les 
discussions  religieuses  des  écoles  juives,  tout  l'en- 
seignement canonique,  les  procès  même  et  les  causes 
civiles,  toute  l'activité  de  la  nation,  en  un  mot,  était 
concentrée  là^.  C'était  un  perpétuel  cliquetis  d'argu- 
ments, un  champ  clos  de  disputes,  retentissant  de 
sophismes  et  de  questions  subtiles.  Le  temple  avait 
ainsi  beaucoup  d'analogie  avec  une  mosquée  mu- 
sulmane. Pleins  d'égards  à  cette  époque  pour  les 
religions  étrangères,  quand  elles  restaient  sur  leur 
propre  territoire^,  les  Romains  s'interdirent  l'entrée 

1.  Matth.,  XXIV,  2;  xxvi,  61  ;  xxvii,  40  ;  Marc,  xiii,  2  ;  xiv,  58  ; 
XV,  29;  Luc,  XXI,  6;  Jean,  ii,  19-20. 

2.  Nul  doute  que  le  temple  et  son  enceinte  n'occupassent  l'em- 
placement de  la  mosquée  d'Omar  et  du  haram^  ou  Cour  Sacrée, 
qui  environne  la  mosquée.  Le  terre-plein  du  haram  est,  dans 
quelques  parties,  notamment  à  l'endroit  où  les  Juifs  vont  pleu- 
rer, le  soubassement  même  du  temple  d'Hérode. 

3.  Luc,  II,  46  et  suiv.;  Mischna,  Sanhédrin ,  x,  2. 

4.  Suet.,  Aug.,  93. 


VIE  DE  JESUS.  213 

du  sanctaaire;  des  inscriptions  grecques  et  latines 
marquaient  le  point  jusqu'où  il  était  permis  aux  non- 
Juifs  de  s'avancer^.  Mais  la  tour  Antonia,  quartier  gé- 
néral de  la  force  romaine ,  dominait  toute  l'enceinte  et 
permettait  de  voir  ce  qui  s'y  passait-.  La  police 
du  temple  appartenait  aux  Juifs;  un  capitaine  du 
temple  en  avait  l'intendance,  faisait  ouvrir  et  fermer 
les  portes,  empêchait  qu'on  ne  traversât  l'enceinte  avec 
un  bâton  à  la  main,  avec  des  chaussures  poudreuses, 
en  portant  des  paquets  ou  pour  abréger  le  chemin^. 
On  veillait  surtout  scrupuleusement  à  ce  que  per- 
sonne n'entrât  à  l'état  d'impureté  légale  dans  les 
portiques  intérieurs.  Les  femmes  avaient  une  loge 
absolument  séparée. 

C'est  là  que  Jésus  passait  ses  journées,  durant  le 
temps  qu'il  restait  à  Jérusalem.  L'époque  des  fêtes 
amenait  dans  cette  ville  une  affluence  extraordinaire. 
Réunis  en  chambrées  de  dix  et  vingt  personnes, 
les  pèlerins  envahissaient  tout  et  vivaient  dans  cet 
entassement  désordonné  où  se  plaît  l'Orient^.  Jésus 

i.  Philo,  Legatio  ad  CaAiim,  §  31;  Jos.,  B.  J.,  V,  v,  2;   VI, 
II,   4;  Act.,  XXI,  28. 

2.  Des  traces  considérables  de  la  tour  Antonia  se  voient  encore 
dans  la  partie  septentrionale  du  haram. 

3.  Mischna,  Berakoth,  ix,  5;  Talm.  deBabyl.,  Jehamoth,  6  b; 
Marc,  XI,  16. 

4.  Jos.,  B.  J., II,  XIV,  3;  VL  ix,  3. Comp.  Ps,  cxxxiii  (  Vulg.  cxxxii) , 


214  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

se  perdait  dans  la  foule,  et  ses  pauvres  Galiléens 
groupés  autour  de  lui  faisaient  peu  d'effet.  Il  sentait 
probablement  qu'il  était  ici  dans  un  monde  hostile  et 
qui  ne  raccueillerait  qu'avec  dédain.  Tout  ce  qu'il 
voyait  l'indisposait.  Le  temple,  comme  en  général 
les  lieux  de  dévotion  très-fréquentés,  offrait  un  aspect 
peu  édifiant.  Le  service  du  culte  entraînait  une  foule 
de  détails  assez  repoussants,  surtout  des  opérations 
mercantiles,  par  suite  desquelles  de  vraies  boutiques 
s'étaient  établies  dans  l'enceinte  sacrée.  On  y  ven- 
dait des  bêtes  pour  les  sacrifices;  il  s'y  trguvait 
des  tables  pour  l'échange  de  la  monnaie  ;  par  mo- 
ments, on  se  serait  cru  dans  un  bazar.  Les  bas 
officiers  du  temple  remplissaient  sans  doute  leurs 
fonctions  avec  la  vulgarité  irréligieuse  des  sacris- 
tains de  tous  les  temps.  Cet  air  profane  et  distrait 
ians  le  maniement  des  choses  saintes  blessait  le 
sentiment  religieux  de  Jésus,  parfois  porté  jusqu'au 
scrupule^.  Il  disait  qu'on  avait  fait  de  la  maison  de 
prière  une  caverne  de  voleurs.  Un  jour  même, 
dit-on,  la  colère  l'emporta;  il  frappa  à  coups  de 
fouet  ces  ignobles  vendeurs  et  renversa  leurs  tables  2. 
En  général,  il  aimait  peu  le  temple.  Le  culte  qu'il 

1.  Marc,  XI,  46. 

2.  Matlh.,  XXI,  12  et  suiv.;  Marc,  xi,  15  etsuiv.;  Luc,  xix,  4b 
et  suiv.  ;  Jean,  11,  1 4  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  215 

avait  conçu  pour  son  Père,  n'avait  rien  à  faire  avec 
des  scènes  deboucherie.  Toutes  ces  vieilles  institutions 
juives  lui  déplaisaient,  et  il  souffrait  d'être  obligé  de 
s'y  conformer.  Aussi  le  temple  ou  son  emplacement 
n'inspirèrent-ils  de  sentiments  pieux,  dans  le  sein 
du  christianisme,  qu'aux  chrétiens  judaïsants.  Les 
vrais  hommes  nouveaux  eurent  en  aversion  cet 
antique  lieu  sacré.  Constantin  et  les  premiers  em- 
pereurs chrétiens  y  laissèrent  subsister  les  con- 
structijons  païennes  d'Adrien  ^.  Ce  furent  les  enne- 
mis du  christianisme,  comme  Julien,  qui  pensèrent 
h  cet  endroit  2.  Quand  Omar  entra  dans  Jérusa- 
lem, l'emplacement  du  temple  était  à  dessein  pollué 
en  haine  des  Juifs ^.  Ce  fut  l'islam,  c'est-à-dire  une 
sorte  de  résurrection  du  judaïsme  dans  sa  forme 
exclusivement  sémitique,  qui  lui  rendit  ses  honneurs. 
Ce  lieu  a  toujours  été  antichrétien. 

L'orgueil  des  Juifs  achevait  de  m.écontenter  Jésus, 
et  de  lui  rendre  le  séjour  de  Jérusalem  pénible.  A 
mesure  que  les  grandes  idées  d'Israël  mûrissaient, 
le  sacerdoce  s'abaissait.  L'institution  des  synagogues 
avait  donné  à  l'interprète  de  la  Loi,  au  docteur, 

1.  Ilin.  a  Burd/'g.  Hierus.j  p.  153  (édit.  Schott);  S.  Jérôme,  ïn 
Is.,  II,  8,  et  in  Matlh.,  xxiv,  15. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXIÎl,  i. 

8.  Eutychius,  Ann.,  11,  286  et  suiv.  (Oxford,  1659). 


216  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME.- 

une  grande  supériorité  sur  le  prêtre.  Il  n'y  avait  de 
prêtres  qu'à  Jérusalem,  et  là  même,  réduits  à  des 
fonctions  toutes  rituelles,  à  peu  près  comme  nos 
prêtres  de  paroisse  exclus  de  la  prédication ,  ils 
étaient  primés  par  l'orateur  de  la  synagogue,  le  ca- 
suiste,  le  sofer  ou  scribe,  tout  laïque  qu'était  ce  der- 
nier. Les  hommes  célèbres  du  Talmud  ne  sont  pas 
des  prêtres  ;  ce  sont  des  savants  selon  les  idées  du 
temps.  Le  haut  sacerdoce  de  Jérusalem  tenait,  il  est 
vrai,  un  rang  fort  élevé  dans  la  nation;  mais  il 
n'était  nullement  à  la  tête  du  mouvement  religieux.  Le 
souverain  pontife,  dont  la  dignité  avait  déjà  été  avilie 
par  Hérode^,  devenait  de  plus  en  plus  un  fonctionnaire 
romain^,  qu'on  révoquait  fréquemment  pour  rendre  la 
charge  profitable  à  plusieurs.  Opposés  aux  pharisiens, 
zélateurs  laïques  très-exaltés,  les  prêtres  étaient  pres- 
que tous  des  sadducéens,  c'est-à-dire  des  membres  de 
cette  aristocratie  incrédule  qui  s'était  formée  autour  du 
temple,  vivait  de  l'autel,  mais  en  voyait  la  vanité^. 
La  caste  sacerdotale  s'était  séparée  à  tel  point  du 
sentiment  national  et  de  la  grande  direction  religieuse 
'qui  entraînait  le  peuple,  que  le  nom  de  «  sadducéen  » 

h.  Jos.,  Ant.,  X7,  III,  1,3. 

2.  Jos.,  ^71^., XVIII,  II. 

3.  Act.,  IV,  1  et  suiv.;  v,    17;  Jos.,  Ant.,  XX,  ix,  1  ;  Pirké 
Aboth,  i,  1 0. 


VIE  DE  JESUS.  217 

(sadoki) ,  qui  désigna  d'abord  simplement  un  membre 
de  la  famille  sacerdotale  de  Sadok,  était  devenu  syno- 
nyme de  (( matérialiste  »  et  d'  «  épicurien.  » 

Un  élément  plus  mauvais  encore  était  venu,  depuis 
le  règne  d'Hérode  le  Grand,  corrompre  le  haut  sa- 
cerdoce. Hérode  s'étant  pris  d'amour  pour  Ma- 
riamne,  fille  d'un  certain  Simon,  fils  lui-même  de 
Boëthus  d'Alexandrie,  et  ayant  voulu  l'épouser  (vers 
l'an  28  avant  J.-C),  ne  vit  d'autre  moyen,  pour 
anoblir  son  beau-père  et  l'élever  jusqu'à  lui,  que 
de  le  faire  grand-prêtre.  Cette  famille  intrigante  resta 
maîtresse,  presque  sans  interruption,  du  souverain 
pontificat  pendant  trente  -  cinq  ans  ^.  Étroitement 
alliée  à  la  famille  régnante,  elle  ne  le  perdit  qu'après 
la  déposition  d'Archélaûs,  et  elle  le  recouvra  (l'an  42 
de  notre  ère)  après  qu' Hérode  Agrippa  eut  refait 
pour  quelque  temps  l'œuvre  d'Hérode  le  Grand.  Sous 
le  nom  de  Boè'thusim^,  se  forma  ainsi  une  nouvelle 
noblesse  sacerdotale,  très-mondaine,  très-peu  dévote, 
qui  se  fondit  à  peu  près  avec  les  Sadokites.  Les  Boc" 
thusim,  dans"  le  Talmud  et  les  écrits  rabbiniques,  sont 
présentés  comme  des  espèces  de  mécréants  et  toujours 

i.  Jos.,  Ant.,  XV,  IX,  3;  XVII,  vi,  4;  xiii,  1; XVIII,  i,  1;  ii,  1; 
XIX,  VI,  2  ;  VIII,  1 . 

2.  Ce  nom  ne  se  trouve  que  dans  les  documents  juifs.  Je  pense 
que  les  «  Hérodiens  »  de  l'Évangile  sont  les  Boëlhusim. 


218  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

rapprochés  des  Sadducéens^.  De  tout  cela  résulta  au- 
tour du  temple  une  sorte  de  cour  de  Rome,  vivant  de 
politique,  peu  portée  aux  excès  de  zèle,  les  redoutant 
même,  ne  voulant  pas  entendre  parler  de  saints  person- 
nages ni  de  novateurs,  car  elle  profitait  de  la  routine 
établie.  Ces  prêtres  épicuriens  n'avaient  pas  la  violence 
des  Pharisiens  ;  ils  ne  voulaient  que  le  repos  ;  c'étaient 
leur  insouciance  morale,  leur  froide  irréligion  qui 
révoltaient  Jésus.  Bien  que  très-différents,  les  prêtres 
et  les  Pharisiens  se  confondirent  ainsi  dans  ses  anti- 
pathies. Mais  étranger  et  sans  crédit,  il  dut  long- 
temps renfermer  son  mécontentement  en  lui-même 
et  ne  communiquer  ses  sentiments  qu'à  la  société 
intime  qui  l'accompagnait. 

i.  Traité  Aboth  Nathan,  5;  Soferim,  m,  hal.  5;  Mischna, 
MenachothjX,  3;  Talmud  de  Babylone,  Schabbath,  118  a.  Le 
nom  des  Boèthusim  s'échange  souvent  dans  les  livres  talmudiques 
avec  celui  des  Sadducéens  ou  avec  le  mot  Minim  (hérétiques). 
Comparez  Thosiphta  Joma^   i,  à  Talm.  de  Jérus.,  même  traité, 

I,  o,et  Talm.  de  Bab.,  même  traité,  19  b;  Thos.Sukka^iw,  à  Talm. 
de  Bab.,  même  traité,  43  b;  Thos.  ibid.,  plus  loin,  à  Talm.  de 
Bab.,  même  traité,  48  b;  Thos.  Rosch  hasschana,  i,  à  Mischna, 
même  traité,  ii,  1,  Talm.  de  Jérus.,  même  traité,  ii,  4,  et  Talm. 
de  Bab.,  même  traité,  22  b;  Thos.  Menachoth,  x,  à  Mischna,  même 
traité,  x,  3,  Talm.  de  Bab.,  même  traité,  65  a,  Mischna,  Chagiga, 

II,  4,  et  Megillath  Taanilh,  i  ;  Thos.  ladaim,  ii,  à  Talm.  de  Jé- 
rus., Baba  Bathra,  viii,  i,  Talm.  de  Bab.,  même  traité,  115  b^ 
et  Megillath  Taanith,  v. 


VIE  DE  JÉSUS.  219 

Avant  le  dernier  séjour,  de  beaucoup  le  plus  long 
de  tous  qu'il  fit  à  Jérusalem  et  qui  se  termina  par 
sa  mort,  Jésus  essaya  cependant  de  se  faire  écouter. 
Il  prêcha;  on  parla  de  lui;  on  s'entretint  de  certains 
actes  que  l'on  considérait  comme  miraculeux.  Mais 
de  tout  cela  ne  résulta  ni  une  église  établie  à  Jéru- 
salem, ni  un  groupe  de  disciples  hiérosolymites. 
Le  charmant  docteur,  qui  pardonnait  à  tous  pourvu 
qu'on  l'aimât,  ne  pouvait  trouver  beaucoup  d'écho 
dans  ce  sanctuaire  des  vaines  disputes  et  des  sacri- 
fices vieillis.  11  en  résulta  seulement  pour  lui  quel- 
ques bonnes  relations,  dont  plus  tard  il  recueillit 
les  fruits.  Il  ne  semble  pas  que  dès  lors  il  ait  fait 
la  connaissance  de  la  famille  de  Béthanie  qui  lui 
apporta,  au  milieu  des  épreuves  de  ses  derniers 
mois,  tant  de  consolations.  Mais  de  bonne  heure 
il  attira  l'attention  d'un  certain  Nicodème,  riche 
pharisien,  membre  du  sanhédrin  et  fort  considéré 
à  Jérusalem^.  Cet  homme,  qui  paraît  avoir  été  hon- 
nête et  de  bonne  foi,  se  sentit  attiré  vers  le  jeune 


4.  Il  semble  qu'il  est  question  de  lui  dans  le  Talmud.  Talm.  de 
Bab.,  Taanith,  20  a  ;  Gittin,  56  a;  Ketuboth,  66  6;  traité  Aboth 
Nathan,  vu;  Midrasch  rabba,  Eka,  64  a.  Le  passage  Taanith 
l'identifie  avec  Bounaï,  lequel^  d'après  Sanhédrin  (v.  ci-dessus^ 
p.  203,  note  3),  était  disciple  de  Jésus.  Mais  si  Bounaï  est  le  Banou 
de  Josèphe,  ce  rapprochement  est  sans  force. 


220  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Galiléen.  Ne  voulant  pas  se  compromettre,  il  vint  le 
voir  de  nuit  et  eut  avec  lui  une  longue  conversation  ^. 
Il  en  garda  sans  doute  une  impression  favorable,  car 
plus  tard  il  défendit  Jésus  contre  les  préventions 
de  ses  confrères  ^,  et,  à  la  mort  de  Jésus,  nous  le 
trouverons  entourant  de  soins  pieux  le  cadavre  du 
maître  ^.  Nicodème  ne  se  fit  pas  chrétien  ;  il  crut  de- 
voir à  sa  position  de  ne  pas  entrer  dans  un  mouvement 
révolutionnaire,  qui  ne  comptait  pas  encore  de  no- 
tables adhérents.  Mais  il  porta  évidemment  beaucoup 
d'amitié  à  Jésus  et  lui  rendit  des  services,  sans  pou- 
voir l'arracher  à  une  mort  dont  l'arrêt,  à  l'époque  où 
nous  sommes  arrivés,  était  déjà  comme  écrit. 

Quant  aux  docteurs  célèbres  du  temps,  Jésus  ne 
paraît  avoir  eu  de  rapports  avec  eux.  Hillel  et 
Schammaï  étaient  morts;  la  plus  grande  autorité  du 
temps  était  Gamaliel,  petit-fils  de  Hillel.  C'était  un 
esprit  libéral  et  un  homme  du  monde,  ouvert  aux 
études  profanes,  formé  à  la  tolérance  par  son  com- 
merce avec  la  haute  société^.  A  l'encontre  des  Pha- 
risiens très -sévères,  qui  'marchaient  voilés  ou  les 

i.  Jean,  m,  1  et  suiv.;  vu,  50.  On  est  certes  libre  de  croire  qua 
[e  texte  même  de  la  conversation  n'est  qu'une  création  de  Jean. 

2.  Jean,  vu,  50  et  suiv. 

3.  Jean,  xix,  39. 

4.  Mischna,  Baba  metsia^  y,  8;  Talm.  de  Bab.,  Solaj  49  6, 


VIE   DE   JESUS.  '22i 

yeux  fermés,  il  regardait  les  femmes,  même  les 
païennes^.  La  tradition  le  lui  pardonna,  comme 
d'avoir  su  le  grec,  parce  qu'il  approchait  de  la  cour-. 
Après  la  mort  de  Jésus,  il  exprima  sur  la  secte  nou- 
velle des  vues  très-modérées^.  Saint  Paul  sortit  de 
son  école  ^.  Mais  il  est  bien  probable  ijue  Jésus  n'y 
entra  jamais. 

Une  pensée  du  moins  que  Jésus  emporta  de  Jéru- 
salem, et  qui  dès  à  présent  paraît  chez  lui  enracinée, 
c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  pacte  possible  avec*  l'ancien 
culte  juif.  L'abolition  des  sacrifices  ~  qui  lui  avaient 
causé  tant  de  dégoût,  la  suppression  d'un  sacerdoce 
impie  et  hautain,  et  dans  un  sens  général  l'abroga- 
tion de  la  Loi  lui  parurent  d'une  absolue  nécessité.  A 
partir  de  ce  moment,  ce  n'est  plus  en  réformateur 
juif,  c'est  en  destructeur  du  judaïsme  qu'il  se  pose. 
Quelques  partisans  des  idées  messianiques  avaient  déjà 
admis  que  le  Messie  apporterait  une  loi  nouvelle,  qui 
serait  commune  à  toute  la  terre  ^.  Les  Esséniens,  qui 
étaient  à  peine  des  juifs,  paraissent  aussi  avoir  été 


4.  Talm.  de  Jérus.^  Berakolh,  ix,  2. 

2.  Passage  Sota,  précité,  et  Baba  Kamaj  83  a. 

3.  Àct.^  V,  34  et  suiv. 

4.  Act.j  XXII,  3. 

5.  Orac.  sib.,  1.  III,  573  et  suiv.;  715  et  suiv.;  756-58.  Com- 
parez le  Targum  de  Jonathan,  I^.,  xii,  3. 


222  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

indifférents  au  temple  et  aux  observances  mosaï- 
ques. Mais  ce  n'étaient  là  que  des  hardiesses  isolées 
ou  non  avouées.  Jésus  le  premier  osa  dire  qu'à  par- 
tir de  lui,  ou  plutôt  à  partir  de  Jean^,  la  Loi  n'existai! 
plus.  Si  quelquefois  il  usait  de  termes  plus  discrets  2, 
c'était  pour  ne  pas  choquer  trop  violemment  les  préju- 
gés reçus.  Quand  on  le  poussait  à  bout,  il  levait  tous 
les  voiles,  et  déclarait  que  la  Loi  n'avait- plus  aucune 
force.  11  usait  à  ce  sujet  de  comparaisons  énergi- 
ques :  «  On  ne  raccommode  pas,  disait-il,  du  vieux 
avec  du  neuf.  On  ne  met  pas  le  vin  nouveau  dans 
de  vieilles  outres  ^.  »  Voilà ,  dans  la  pratique  , 
son  acte  de  maître  et  de  créateur.  Ce  temple  exclut 
les  non-Juifs  de  son  enceinte  par  des  affiches  dédai- 
gneuses. Jésus  n'en  veut  pas.  Cette  Loi  étroite,  dure, 
sans  charité,  n'est  faite  que  pour  les  enfants  d'Abra- 
ham. Jésus  prétend  que  tout  homme  de  bonne  vo- 
lonté, tout  homme  qui  l'accueille  et  l'aime,  est  fils 
d'Abraham^.  L'orgueil  du  sang  lui  paraît  l'ennemi 

4.  Luc,  XVI,  16.  Le  passage  de  Matthieu,  xi,  i  21-1 3,  est  moins 
clair,  mais  ne  peut  avoir  d'autre  sens.  ^ 

2.  Matth.,  V,  17-18  (Cf.  Talm.  de  Bab.,  Schabbath,  116  b).  Ct 
passage  n'est  pas  en  contradiction  avec  ceux  où  l'abolition  de  la 
Loi  est  impliquée.  Il  signifie  seulement  qu'en  Jésus  toutes  les 
figures  de  l'Ancien  Testament  sont  accomplies.  Cf.  Luc,  xvi,  17, 

3.  Matth.,  IX,  16-17;  Luc,  v,  36  et 

4.  Luc,  XIX,  9. 


VIE   DE   JÉSUS.  223 

capital  qu'il  faut  combattre.  Jésus,  en  d'autres  termes, 
n'est  plus  juif.  Il  est  révolutionnaire  au  plus  haut 
degré;  il  appelle  tous  les  hommes  à  un  culte  fondé 
sur  leur  seule  qualité  d'enfants  de  Dieu.  Il  proclame 
les  droits  de  l'homme,  non  les  droits  du  juif;  la 
religion  de  l'homme,  non  la  religion  du  juif;  la  déli- 
vrance de  l'homme,  non  la  délivrance  du  juif^.  Ah! 
que  nous  sommes  loin  d'un  Judas  Gaulonite,  d'un 
Mathias  Margaloth,  prêchant  la  révolution  au  nom 
de  la  Loi  !  La  religion  de  l'humanité,  étaÎDlie  non  sur 
le  sang,  mais  sur  le  cœur,  est  fondée.  Moïse  est 
dépassé;  le  temple  n'a  plus  de  raison  d'être  et  est 
irrévocablement  condamné. 

^.  Matth.,  XXIV,  14;  xxviii,  19;  Marc,  xiii,  10;xvi,  15;  Luc, 
XXIV,  47. 


CHAPITRE  XIV, 


RAPPORTS  DE  JESUS  AVEC  LES  PAÏENS  ET  LES  SAMARITAINS. 


Conséquent  h  ces  principes ,  il  dédaignait  tout  ce 
qui  n'était  pas  la  religion  du  cœur.  Les  vaines  pra- 
tiques des  dévots^,  le  rigorisme  extérieur,  qui  se 
fie  pour  le  salut  à  des  simagrées,  l'avaient  pour 
mortel  ennemi.  Il  se  souciait  peu  du  jeûne  2.  Il 
préférait  le  pardon  d'une  injure  au  sacrifice^. 
L'amour  de  Dieu ,  la  charité ,  le  pardon  réciproque, 
voilà  toute  sa  loi^.  Rien  de  moins  sacerdotal.  Le 
prêtre,  par  état,  pousse  toujours  au  sacrifice  pu- 
blic, dont  il  est  le  ministre  obligé  ;  il  détourne 
de  la  prière  privée,   qui  est  un   moyen  de  se  pas- 

1.  Matlh.,  XV,  9. 

2.  Matth.,  IX,  14;  xi,  19, 

3.  Matth.,  V,  23  el  suiv.;  ix,  13  ;  xii,  7. 

4.  Matth.,  XXII,  37  et  suiv.;  Marc,  xii,  28  et  suiv.;  Luc,x,  25  el 
Ruiv. 


VIE   DE  JÉSUS.  223 

ser  de  lui.  On  chercherait  vainement  dans  l'Évan- 
gile une  pratique  religieuse  recommandée  par  Jésus. 
Le  baptême  n'a  pour  lui  qu'une  importance  secon- 
daire^; et  quant  à  la  prière,  il  ne  règle  rien,  sinon 
qu'elle  se  fasse  du  cœur.  Plusieurs,  comme  il  arrive 
toujours,  croyaient  remplacer  par  la  bonne  volonté 
des  âmes  faibles  le  vrai  amour  du  bien,  et  s'imagi- 
naient conquérir  le  royaume  du  ciel  en  lui  disant  : 
«  Rabbij,  rahhi ;  »  il  les  repoussait,  et  proclamait 
que  sa  religion,  c'est  de  bien  faire  2.  Souvent  il  citait 
le  passage  d'Isaïe  :  «  Ce  peuple  m'honore  des  lèvres, 
mais  son  cœur  est  loin  de  moi  ^.  » 

Le  sabbat  était  le  point  capital  sur  lequel  s'élevait 
l'édifice  des  scrupules  et  des  subtilités  pharisaïques. 
Cette  institution  antique  et  excellente  était  devenue 
un  prétexte  pour  de  misérables  disputes  de  casuistes 
et  une  source  de  croyances  superstitieuses  ^.  On 
croyait  que  la  nature  l'observait;  toutes  les  sour- 
ces intermittentes  passaient  pour  «  sabbatiques  ^.  » 

\.  Matth.,  m,  15;  I  Cor.,  i,  17. 

2.  Matth.,  VII,  21  ;  Luc,  vi,  46. 

3.  Matth.,  XV,  8;  Marc,  vu,  6.  Cf.  Isaïe,  xxix,  13. 

4.  Voir  surtout  le  traité  Schabbath  de  la  Mischna,  et  le  Livre 
des  Jubilés  (traduit  de  l'éthiopien  dans  les  Jalirbiicher  d'Ewald, 
années  2  et  3),  c.  l. 

5.  Jos.,  B.  J.,  YII,  v,  1;  Pline,  H.  N.,  XXXI,  18.  Cf.  Thom- 
son, The  Land  and  the  Book,  I,  406  et  suiv. 

15 


226  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

C'était  aussi  le  point  sur  lequel  Jésus  se  plaisait  le 
plus  à  défier  ses  adversaires*.  Il  violait  ouvertement 
le  sabbat,  et  ne  répondait  aux  reproches  qu'on  lui 
en  faisait  que  par  de  fines  railleries.  A  plus  forte 
raison  dédaignait  -  il  une  foule  d'observances  mo- 
dernes, que  la  tradition  avait  ajoutées  à  la  Loi, 
et  qui,  par  cela  même,  étaient  les  plus  chères  aux 
dévots.  Les  ablutions,  les  distinctions  trop  subtiles  des 
choses  pures  et  impures  le  trouvaient  sans  pitié  : 
((  Pouvez-vous  aussi,  leur  disait-il,  laver  votre  âme? 
Ce  n'est  pas  ce  que  l'homme  mange  qui  le  souille, 
mais  ce  qui  sort  de  son  cœur.  »  Les  pharisiens, 
propagateurs  de  ces  momeries ,  étaient  le  point 
de  mire  de  tous  ses  coups.  Il  les  accusait  d'en- 
chérir sur  la  Loi,  d'inventer  des  préceptes  impossibles 
pour  créer  aux  hommes  des  occasions  de  péché  : 
<(  Aveugles,  conducteurs  d'aveugles,  disait-il,  pre- 
nez garde  de  tomber  dans  la  fosse.  »  —  «  Race  de 
vipères,  ajoutait-il  en  secret,  ils  ne  parlent  que  du 
bien,  mais  au  dedans  ils  sont  mauvais;  ils  font 
mentir  le  proverbe  :  «  La  bouche  ne  verse  que  le 
trop-plein  du  cœur  2.  » 

4.  Matth.,  XII,  1-14;  Marc,  ii,  23-28;  Luc,  vi,  1-5;  xiii,  14  et 
suiv.;xiv,  1  et  suiv. 

2.  MaUh.,  XII,  34;  xv,  1  et  suiv.,  12  et  suiv.;  xxiii  entier; 
Marc,  VII,  1  et  suiv.,  15  et  suiv.;  Luc,  vi,  45;  xi,  39  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  227 

Il  ne  connaissait  pas  assez  les  gentils  pour  songer  à. 
fonder  sur  leur  conversion  quelque  chose  de  solide. 
La  Galilée  contenait  un  grand  nombre  de  païens, 
mais  non  à  ce  qu'il  semble,  un  culte  des  faux  dieux 
public  et  organisé  ^.  Jésus  put  voir  ce  culte  se  dé- 
ployer avec  toute  sa  splendeur  dans  le  pays  de  Tyr  et 
de  Sidon ,  à  Césarée  de  Philippe,  et  dans  la  Déca- 
pole^.  11  y  fit  peu  d'attention.  Jamais  on  ne  trouve 
chez  lui  ce  pédantisme  fatigant  des  Juifs  de  son 
temps,  ces  déclamations  contre  l'idolâtrie,  si  fami- 
lières à  ses  coreligionnaires  depuis  Alexandre,  et  qui 
remplissent  par  exemple  le  livre  de  la  «  Sagesse^.»  Ce 
qui  le  frappe  dans  les  païens,  ce  n'est  pas  leur  ido- 
lâtrie, c'est  leur  servilité^.  Le  jeune  démocrate  juif, 
frère  en  ceci  de  Judas  le  Gaulonite,  n'admettant  de 
maître  que  Dieu,  était  très-blessé  des  honneurs  dont 

i .  Je  crois  que  les  païens  de  Galilée  se  trouvaient  surtout  aux 
frontières,  à  Kadès,  par  exemple,  mais  que  le  cœur  même  du  pays, 
la  ville  deTibériade  exceptée,  était  tout  juif.  La  ligne  où  finissent 
les  ruines  de  temples  et  où  commencent  les  ruines  de  synagogues 
est  aujourd'hui  nettement  marquée  à  la  haute'ur  du  lac  Huleh 
(Samachonitis).  Les  traces  de  sculpture  païenne  qu'on  a  cru  trou- 
ver à  Tell-Hum  sont  douteuses.  La  côte,  en  particulier  la  ville 
d'Acre,  ne  faisaient  point  partie  de  la  Galilée. 

2.  Voir  ci-dessus,  p.  446-147. 

3.  Ghap.  xiii  et  suiv. 

4.  Matth.,  XX,  23  ;  Ma"^,  x,  42  ;  Luc,  xxii,  25, 


228  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

on  entourait  la  personne  des  souverains  et  des  titres 
souvent  mensongers  qu'on  leur  donnait.  A  cela  près, 
dans  la  plupart  des  cas  où  il  rencontre  des  païens,  il 
montre  pour  eux  une  grande  indulgence;  parfois  il 
affecte  de  concevoir  sur  eux  plus  d'espoir  que  sur  les 
Juifs  ^.  Le  royaume  de  Dieu  leur  sera  transféré. 
«  Quand  un  propriétaire  est  mécontent  de  ceux  à  qui 
il  a  loué  sa  vigne,  que  fait-il?  Il  la  loue  à  d'autres, 
qui  lui  rapportent  de  bons  fruits^.»  Jésus  devait  tenir 
d'autant  plu:s  à  cette  idée  que  la  conversion  des  gen- 
tils était,  selon  les  idées  juives,  un  des  sigjies  les 
plus  certains  de  la  venue  du  Messie  ^.  Dans  son 
royaume  de  Dieu,  il  fait  asseoir  au  festin,  à  côté 
d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob,  des  hommes  venus 
des  quatre  vents  du  ciel,  tandis  que  les  héritiers 
légitimes  du  royaume  sont  repousses^.  Souvent, 
il  est  vrai,  on  croit  trouver  dans  les  ordres  qu'il 
donne  à  ses  disciples  une  tendance  toute  contraire: 
il  semble  leur  recommander  de  ne  prêcher  le  sa- 


4.  Matth.,  VIII,  5etsuiv.;  xv,  22  et  suiv.;  Marc,  vu,  25etsuiv.; 
Luc,  IV,  25  et  suiv. 

2.  Matth.,  XXI,  41  ;  Marc,  xii,  9  ;  Luc,  xx,  16. 

3.  Is.,  II,  2  et  suiv.;  lx;  Amos,  ix,  11  et  suiv.;  Jérém.,  m,  17; 
Malach.,  i,  11  ;  Tohie^  xiii,  13  et  suiv.;  Orac.  sihyl.,\\\,l\^Qi 
suiv.  Gomp.  Matth.,  xxiv,  14;  Act.^  xv,  15  et  suiv. 

4.  Matth.,  viii,  11-12;  XXI,  33  et  suiv.;  xxii,  1  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  229 

lut  qu'aux  seuls  Juifs  orthodoxes*;  il  parle  des 
païens  d'une  manière  conforme  aux  préjugés  des 
Juifs  2.  Mais  il  faut  se  rappeler  que  les  disciples, 
dont  l'esprit  étroit  ne  se  prêtait  pas  h  cette  haute 
indifférence  pour  la  qualité  de  fils  d'Abraham,  ont  bien 
pu  faire  fléchir  dans  le  sens  de  leurs  propres  idées  les 
instructions  de  leur  maître.  En  outre,  il  est  fort  pos- 
sible que  Jésus  ait  varié  sur  ce  point,  de  même  que 
Mahomet  parle  des  Juifs,  dans  le  Coran,  tantôt  de  la 
façon  la  plus  honorable,  tantôt  avec  une  extrême 
dureté,  selon  qu'il  espère  ou  non  les  attirer  à  lui. 
La  tradition,  en  effet,  prête  à  Jésus  deux  règles  de 
prosélytisme  tout  à  fait  opposées  et  qu'il  a  pu  pra- 
tiquer tour  à  tour  :  «  Celui  qui  n'est  pas  contre  vous 
est  pour  vous  ;  »  —  «  Celui  qui  n'est  pas  avec  moi  est 
contre  moi^.  »  Une  lutte  passionnée  entraîne  presque 
nécessairement  ces  sortes  de  contradictions. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  compta  parmi  ses  dis- 
ciples plusieurs  des  gens  que  les  Juifs  appelaient  «Hel- 
lènes^. ))  Ce  mot  avait,  en  Palestine,  des  sens  fort  divers. 

^.  MaUh.,  VII,  6;  x,  o-6;  xv,  24;  xxi,  43. 

2.  Matth.,  V,  46  etsuiv.;  vi,7,  32;  xviii,  17;  Luc,  vi,  32etsuiv.; 
XII,  30. 

3.  Matth.,  xii,  30;  Marc,  ix,  39;  Luc,  ix,  50;  xi,  23. 

4.  Josèphe  le  dit  formellement  {Ant._,  XYIII,   m,  3).  Comp. 
Jean,  VII,  35;  xii,  20-21. 


230  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Il  désignait  tantôt  des  païens,  tantôt  des  Juifs  parlant 
grec  et  habitant  parmi  les  païens^,  tantôt  des  gens  d'ori- 
gine païenne  convertis  au  judaïsme  2.  C'est  probable- 
ment dans  cette  dernière  catégorie  d'Hellènes  que 
Jésus  trouva  de  la  sympathie^.  L'affiliation  au  ju- 
daïsme avait  beaucoup  de  degrés  ;  mais  les  prosé- 
lytes restaient  toujours  dans  un  état  d'infériorité  à 
l'égard  du  juif  de  naissance.  Ceux  dont  il  s'agit  ici 
étaient  appelés  «  prosélytes  de  la  porte  »  ou  «  gens 
craignant  Dieu,  »  et  assujettis  aux  préceptes  de  Noë, 
non  aux  préceptes  mosaïques^.  Cette  infériorité  même 
était  sans  doute  la  cause  qui  les  rapprochait  de  Jésus 
et  leur  valait  sa  faveur. 

Il  en  usait  de  même  avec  les  Samaritains.  Serrée 
comme  un  îlot  entre  les  deux  grandes  provinces  du 
judaïsme  (la  Judée  et  la  Galilée),  la  Samarie  for- 
mait en  Palestine  une  espèce  d'enclave,  où  se  conser- 
vait le  vieux  culte  du  Garizim,  frère  et  rival  de  celui 
de  Jérusalem.  Cette  pauvre  secte,  qui  n'avait  ni  le 
génie  ni  la  savante  organisation  du  judaïsme  propre- 

4.  Talm.  de  Jérus.,  Sota,  vu,  1. 
.  2.  Voir,  en  particulier,  Jean,   vu,  35;  xii,   20;  Act.,  xiv,  1  ; 
XVII,  4;  XVIII,  4;  xxi,  28. 

3.  Jean,  xii,  20;  Act.,  viii,  27. 

4.  Mischna,  Baba  metsia,  ix,  12;  Talm.  de  Bab.,  Sanh.,  56  h; 
.«4c^^viii,  27;  X,  2,  22,  35;  xiii,  16,  26,  43,  50;  xvi,  14;  xvii, 
4,  M\  XVIII,  7  ;  Galat.,  11,  3;  Jos.,  AnU,  XIV,  vu,  2. 


VIE  DE  JÉSUS.  231 

ment  dit,  était  traitée  par  les  Hiérosolymites  avec 
une  extrême  dureté^.  On  la  mettait  sur  la  même 
ligne  que  les  païens,  avec  un  degré  de  haine  de 
plus  2 .  Jésus ,  par  une  sorte  d'opposition ,  était 
bien  disposé  pour  elle.  Souvent  il  préfère  les  Sa- 
maritains aux  Juifs  orthodoxes.  Si,  dans  d'autres 
cas,  il  semble  défendre  à  ses  disciples  d'aller  les 
prêcher,  réservant  son  Évangile  pour  les  Israélites 
purs^,  c'est  là  encore,  sans  doute,  un  précepte  de 
circonstance,  auquel  les  apôtres  auront  donné  un  sens 
trop  absolu.  Quelquefois,  en  effet,  les  Samaritains  le 
recevaient  mal,  parce  qu'ils  le  supposaient  imbu  des 
préjugés  de  ses  coreligionnaires  ^  ;  de  la  même  façon 
que  de  nos  jours  l'Européen  libre  penseur  est  envisagé 
comme  un  ennemi  par  le  musulman,  qui  le  croit  tou- 
jours un  chrétien  fanatique.  Jésus  savait  se  mettre 
au-dessus  de  ces  malentendus  ^.  Il  eut  plusieurs  dis- 
ciples à  Sichem,  et  il  y  passa  au  moins  deux  jours  ^. 

^.  Ecclésiastique j  l,  27-28;  Jean,  viii,  48;  Jos.,  Ant.,  IX, 
XIV,  3  ;  XI,  VIII,  6  ;  XII,  v,  5;  Talm.  de  Jérus.,  Aboda  zara,  v,  4  ; 
Pesac/mUj,  i,  4 . 

2.  Matth.,  X,  5;  Luc,  xvii,  18.  Gomp.  Talm.  de  Bab.,  Cholin, 
6  a. 

3.  Matth.,  X,  5-G. 

4.  Luc,  IX,  53. 

5.  Luc,  IX,  56. 

6.  Jean,  iv,  39-43. 


232  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Dans  une  circonstance,  il  ne  rencontre  de  gratitude 
et  de  vraie  piété  que  chez  un  samaritain  ^.  Une  de 
ses  plus  belles  paraboles  est  celle  de  l'homme  blessé 
sur  la  route  de  Jéricho.  Un  prêtre  passe,  le  voit  et 
continue  son  chemin.  Un  lévite  passe  et  ne  s'arrête 
pas.  Un  samaritain  a  pitié  de  lui,  s'approche,  verse 
de  l'huile  dans  ses  plaies  et  les  bande  2.  Jésus  conclut 
de  là  que  la  vraie  fraternité  s'établit  entre  les  hommes 
par  la  charité,  non  par  la  foi  religieuse.  Le  «  pro- 
chain, ))  qui  dans  le  judaïsme  était  surtout  le  co- 
religionnaire, est  pour  lui  l'homme  qui  a  pitié  de 
son  semblable  sans  distinction  de  secte.  La  fraternité 
humaine  dans  le  sens  le  plus  large  sortait  à  pleins 
bords  de  tous  ses  enseignements. 

Ces  pensées,  qui  assiégeaient  Jésus  à  sa  sortie  de 
Jérusalem,  trouvèrent  leur  vive  expression  dans  une 
anecdote  qui  a  été  conservée  sur  son  retour.  La  route 
de  Jérusalem  en  Galilée  passe  à  une  demi-heure  de 
Sichem^,  devant  l'ouverture  de  la  vallée  dominée  par 
les  monts  Ebal  et  Garizim.  Cette  route  était  en 
général  évitée  par  les  pèlerins  juifs,  qui  aimaient 
mieux  dans  leurs  voyages  faire  le  long  détour  de 
la  Pérée  que  de  s'exposer  aux  avanies  des  Sama- 

4 .  Luc,  XVII,  1 6  et  suiv. 

2.  Luc,  X,  30  et  suiv. 

3.  Aujourd'hui  Naplouse. 


VIE  DE  JÉSUS.  233 

ritains  ou  de  leur  demander  quelque  chose.  Il  était 
défendu  de  manger  et  de  boire  avec  eux^;  c'était  un 
axiome  de  certains  casuistes  qu'  «  un  morceau  de  pain 
des  Samaritains  est  de  la  chair  de  porc  2.  »  Quand  on 
suivait  cette  route,  on  faisait  donc  ses  provisions 
d'avance  ;  encore  évitait-on  rarement  les  rixes  et  les 
mauvais  traitements  ^.  Jésus  ne  partageait  ni  ces 
scrupules  ni  ces  craintes.  Arrivé  dans  la  route,  au 
point  où  s'ouvre  sur  la  gauche  la  vallée  de  Sichem,  il 
se  trouva  fatigué,  et  s'arrêta  près  d'un  puits.  Les 
Samaritains  avaient,  alors  comme  aujourd'hui,  l'ha- 
bitude de  donner  à  toutes  les  localités  de  leur  vallée 
des  noms  tirés  des  souvenirs  patriarcaux;  ils  regar- 
daient ce  puits  comme  ayant  été  donné  par  Jacob  à 
Joseph  ;  c'était  probablement  celui-là  même  qui  s'ap- 
pelle encore  maintenant  Bir-Iakouh.  Les  disciples 
entrèrent  dans  la  vallée  et  allèrent  à  la  ville  acheter 
des  provisions;  Jésus  s'assit  sur  le  bord  du  puits, 
ayant  en  face  de  lui  le  Garizim. 

Il  était  environ  midi.  Une  femme  de  Sichem  vint 
puiser  de  l'eau.  Jésus  lui  demanda  à  boire,  ce  qui 
excita  chez  cette  femme  un  grand  étonnement,  les 
Juifs  s'interdisant  d'ordinaire  tout  commerce  avec  les 

1.  Luc,  IX,  53;  Jean,  iv,  9. 

2.  Mischna,  Schcbiitj  \m,  10. 

3.  Jos.,  Ant.,  XX,  V,  1  ;  5.  J.j  II,  xii,  3 ,  Vila,  5^, 


234  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

Samaritains.  Gagnée  par  l'entretien  de  Jésus,  la  femme 
reconnut  en  lui  un  prophète,  et,  s'attendant  à  des  re- 
proches sur  son  culte,  elle  prit  les  devants  :  «  Seigneur, 
dit-elle,  nos  pères  ont  adoré  sur  cette  montagne,  tan- 
dis que  vous  autres,  vous  dites  que  c'est  à  Jérusalem 
qu'il  faut  adorer.  —  Femme,  crois-moi,  lui  répondit 
Jésus,  l'heure  est  venue  où  l'on  n'adorera  plus  ni  sur 
cette  montagne  ni  à  Jérusalem ,  mais  où  les  vrais 
adorateurs  adoreront  le  Père  en  esprit  et  en  vérité^.  » 
Le  jour  où  il  prononça  cette  parole,  il  fut  vraiment 
fils  de  Dieu.  Il  dit  pour  la  première  fois  le  mot  sur 
lequel  reposera  l'édifice  de  la  religion  éternelle.  Il 
fonda  le  culte  pur,  sans  date,  sans  patrie,  celui  que 
pratiqueront  toutes  les  âmes  élevées  jusqu'à  la  fin 
des  temps.  Non-seulement  sa  religion,  ce  jour-là,  fut 
la  bonne  religion  de  l'humanité,  ce  fut  la  religion 
absolue;  et  si  d'autres  planètes  ont  des  habitants 
doués  de  raison  et  de  moralité,  leur  religion  ne  peut 
être  différente  de  celle  que  Jésus  a  proclamée  près  du 

4.  Jean,  iv,  21-23.  Le  v.  22,  au  moins  le  dernier  membre,  qui 
exprime  une  pensée  opposée  à  celle  des  versets  21  et  23 ,  paraît 
avoir  été  interpolé.  Il  ne  faut  pas  trop  insister  sur  la  réalité  histo- 
rique d'une  telle  conversation,  puisque  Jésus  ou  son  interlocutrice 
auraient  seuls  pu  la  raconter.  Mais  l'anecdote  du  chapitre  iv  de 
Jean  représente  certainement  une  des  pensées  les  plus  intimes  de 
Jésus,  et  la  plupart  des  circonstances  du  récit  ont  un  cachet  frap- 
pant de  vérité. 


VIE   DE  JÉSUS.  235 

puits  de  Jacob.  L'homme  n'a  pu  s'y  tenir;  car  on 
n'atteint  l'idéal  qu'un  moment.  Le  mot  de  Jésus  a 
été  un  éclair  dans  une  nuit  obscure;  il  a  fallu  dix- 
huit  cents  ans  pour  que  les  yeux  de  l'humanité  (que 
dis-je!  d'une  portion  infiniment  petite  de  l'humanité) 
s'y  soient  habitués.  Mais  l'éclair  deviendra  le  plein 
jour,  et,  après  avoir  parcouru  tous  les  cercles  d'er- 
reurs, l'humanité  reviendra  à  ce  mot-là,  comme  à 
l'expression  immortelle  de  sa  foi  et  *de  ses  espé- 
rances. 


CHAPITRE    XV. 


COMMENCEMENT    DE    LA    LÉGENDE    DE    Jl!SDS. 
IDÉE    qu'il     a    lui-même    DE    SON    P.ÔLE    SUr.NATUREL. 


Jésus  rentra  en  Galilée  ayant  complètement  perdu 
sa  foi  juive,  et  en  pleine  ardeur  révolutionnaire. 
Ses  idées  maintenant  s'expriment  avec  une  netteté 
parfaite.  Les  innocents  aphorismes  de  son  premier 
âge  prophétique,  en  partie  empruntés  aux  rabbis 
antérieurs,  les  belles  prédications  morales  de  sa 
seconde  période  aboutissent  à  une  politique  déci- 
dée. La  Loi  sera  abolie  ;   c'est  lui  qui  l'abolira*. 

4.  Les  hésitations  des  disciples  immédiats  de  Jésus,  dont  une 
fraction  considérable  resta  attachée  au  judaïsme,  pourraient  sou- 
lever ici  quelques  objections.  Mais  le  procès  de  Jésus  ne  laisse 
place  à  aucun  doute.  Nous  verrons  qu'il  y  fut  traité  comme  «  sé- 
ducteur. »  LeTalmud  donne  la  procédure  suivie  contre  lui  comme 
un  exemple  de  celle  qu'on  doit  suivre  contre  les  «  séducteurs,  » 
qui  cherchent  à  renverser  la  Loi  de  Moïse.  (Talm.  de  Jérus.,  Sari- 
hédririj  xiv,  16;  Talm.  de  Bab.,  Sanhédrin,  43  aj  67  a), 


VIE  DE  JÉSUS.  237 

Le  Messie  est  venu  ;  c'est  lui  qui  l'est.  Le  royaume 
de  Dieu  va  bientôt  se  révéler  ;  c'est  par  lui  qu'il  se 
révélera.  11  sait  bien  qu'il  sera  victime  de  sa  har- 
diesse ;  mais  le  royaume  de  Dieu  ne  peut  être  conquis 
sans  violence;  c'est  par  des  crises  et  des  déchire- 
ments qu'il  doit  s'établir  i.  Le  Fils  de  l'homme, 
après  sa  mort,  viendra  avec  gloire,  accompagné  de 
légions  d'anges,  et  ceux  qui  l'auront  repoussé  seront 
confondus. 

L'audace  d'une  telle  conception  ne  doit  pas  nous 
surprendre.  Jésus  s'envisageait  depuis  longtemps  avec 
Dieu  sur  le  pied  d'un  fils  avec  son  père.  Ce  qui  chez 
d'autres  serait  un  orgueil  insupportable,  ne  doit  pas 
chez  lui  être  traité  d'attentat. 

Le  titre  de  «  fils  de  David  »  fut  le  premier  qu'il 
accepta,  probablement  sans  tremper  dans  les  fraudes 
innocentes  par  lesquelles  on  chercha  à  le  lui  assurer. 
La  famille  de  David  était,  à  ce  qu'il  semble,  éteinte 
depuis  longtemps  2;  les  Asmonéens,  d'origine  sacer- 

4.  Matth.,  XI,  12;  Luc,  xvi,  16. 

2.  Il  est  vrai  que  certains  docteurs,  tels  que  Hillel,  Gamaliel, 
sont  donnés  comme  étant  de  la  race  de  David.  Mais  ce  sont  là  des 
allégations  très-douteuses.  Si  la  famille  de  David  formait  encore 
un  groupe  distinct  et  ayant  de  la  notoriété,  comment  se  fait-il 
qu'on  ne  la  voie  jamais  figurer,  à  côté  des  Sadokites,  des  Boë- 
thuses,  des  Asmonéeûs,  des  Hérodes,  dans  les  grandes  luttes  du 
temps? 


238  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

dotale,  ne  pouvaient  chercher  à  s'attribuer  une  telle 
descendance;  ni  Hérode,  ni  les  Romains  ne  songent 
un  moment  qu'il  existe  autour  d'eux  un  représentant 
quelconque  des  droits  de  l'antique  dynastie.  Mais 
depuis  la  fin  des  Asmonéens,  le  rêve  d'un  descendant 
inconnu  des  anciens  rois,  qui  vengerait  la  nation  de 
ses  ennemis,  travaillait  toutes  les  têtes.  La  croyance 
universelle  était  que  le  Messie  serait  fils  de  David  et 
naîtrait  comme  lui  à  Bethléhem  ^.  Le  sentiment  premier 
de  Jésus  n'était  pas  précisément  cela.  Le  souvenir  de 
David,  qui  préoccupait  la  masse  des  Juifs,  n'avait  rien 
de  commun  avec  son  règne  céleste.  Il  se  croyait  fils 
de  Dieu,  et  non  pas  fils  de  David.  Son  royaume  et  la 
délivrance  qu'il  méditait  étaient  d'un  tout  autre  ordre. 
Mais  l'opinion  ici  lui  fit  une  sorte  de  violence.  La 
conséquence  immédiate  de  cette  proposition  :  «  Jésus 
est  le  Messie,))  était  cette  autre  proposition  :  «Jésus  est 
fils  de  David.»  Il  se  laissa  donner  un  titre  sans  lequel 
il  ne  pouvait  espérer  aucun  succès.  Il  finit,  ce  semble, 
par  y  prendre  plaisir ,  car  il  faisait  de  la  meilleure 
grâce  les  miracles  qu'on  lui  demandait  en  l'interpel- 
lant ainsi  2.  Ici,  comme  dans  plusieurs  autres  circon- 

4.  Matth.,  II,  5-6;  xxii,  42;  Luc,  i,  32;  Jean,  vu,  41-42;  Act.j 
n,  30. 

2.  Matth.,  IX,  27;  xii,  23;  xv,  22;  xx  30-31  ;  Marc.  x.  47,  52; 
Luc,  xviii,  38. 


VIE  DE  JESUS.  239 

stances  de  sa  vie,  Jésus  se  plia  aux  idées  qui  avaient 
cours  de  son  temps,  bien  qu'elles  ne  fussent  pas  pré- 
cisément les  siennes.  Il  associait  à  son  dogme  du 
a  royaume  de  Dieu,  »  tout  ce  qui  échauffait  les  cœurs 
et  les  imaginations.  C'est  ainsi  que  nous  l'avons  vu 
adopter  le  baptême  de  Jean,  qui  pourtant  ne  devait 
pas  lui  importer  beaucoup. 

Une  grave  difficulté  se  présentait:  c'était  sa  nais- 
sance à  Nazareth,  qui  était  de  notoriété  publique. 
On  ne  sait  si  Jésus  lutta  contre  cette  objection. 
Peut-être  ne  se  présenta -t- elle  pas  en  Galilée,  où 
l'idée  que  le  ffls  de  David  devait  être  un  bethléhé- 
mite  était  moins  répandue.  Pour  le  galiléen  idéaliste, 
d'ailleurs,  le  titre  de  «  fils  de  David  »  était  suffisamment 
justifié,  si  celui  à  qui  on  le  décernait  relevait  la  gloire 
de  sa  race  et  ramenait  les  beaux  jours  d'Israël.  Au- 
torisa-t-il  par  son  silence  les  généalogies  fictives  que 
ses  partisans  imaginèrent  pour  prouver  sa  descen- 
dance royale^?  Sut-il  quelque  chose  des  légendes  in- 
ventées pour  le  faire  naître  à  Bethléhem,  et  en  parti- 
culier du  tour  par  lequel  on  rattacha  son  origine 
bethléhémite  au  recensement  qui  eut  lieu  par  l'ordre 
du  légat  impérial,   Quirinius^?   On  l'ignore.  L'in- 


4.  Matth.,  I,  i  et  suiv.;  Luc,  m,  23  et  suiv. 
2.  Matth.,  II,  1  et  suiv.;  Luc,  ii,  1  et  suiv. 


240  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

exactitude  et  les  contradictions  des  généalogies*  por- 
tent à  croire  qu'elles  furent  le  résultat  d'un  travail 
populaire  s'opérant  sur  divers  points,  et  qu'aucune 
d'elles  ne  fut  sanctionnée  par  Jésus  2.  Jamais  il  ne  se 
désigne  de  sa  propre  bouche  comme  fils  de  David. 
Ses  disciples,  bien  moins  éclairés  que  lui,  enchéris- 
saient parfois  sur  ce  qu'il  disait  de  lui-même;  le 
plus  souvent  il  n'avait  pas  connaissance  de  ces  exa- 
gérations. Ajoutons  que,  durant  les  trois  premiers 
siècles,  des  fractions  considérables  du  christianisme^ 
nièrent  obstinément  la  descendance  royale  de  Jésus 
et  l'authenticité  des  généalogies. 

Sa  légende  était  ainsi  le  fruit  d'une  grande  conspi- 
ration toute  spontanée  et  s'élaborait  autour  de  lui  de 

4.  Les  deux  généalogies  sont  tout  a  fait  discordantes  entre 
elles  et  peu  conformes  aux  listes  de  l'Ancien  Testament.  Le  récit  de 
Luc  sur  le  recensement  de  Quirinius  implique  un  anachronisme. 
Voir  ci*-dessus,  p.  49-20,  note.  Il  est  naturel,  du  reste,  que  la 
légende  se  soit  emparée  de  cette  circonstance.  Les  recensements 
frappaient  beaucoup  les  Juifs,  bouleversaient  leurs  idées  étroites, 
et  l'on  s'en  souvenait  longtemps.  Cf.  Act.j  v,  37. 

2.  Jules  Africain  (dans  Eusèbe,  H.  E.j  I,  7)  suppose  que  ce 
furent  les  parents  de  Jésus  qui,  réfugiés  en  Batanée,  essayèrent 
de  recomposer  les  généalogies. 

3.  Les  Ehionim,  les  «  Hébreux,  »  les  «  Nazaréens,  »  Tatien, 
Marcion.  Cf.  Épiph.,  Adv.  hœr.j  xxix,  9;  xxx,  3,  14;  xlvi,  I  ; 
Théodoret,  Hœret.  fab.,  I,  20;  Isidore  de  Péluse,  Epist.,  I,  371, 
ad  Pansophium. 


VIE  DE  JÉSUS.  241 

son  vivant.  Aucun  grand  événement  de  l'histoire  ne 
s'est  passé  sans  donner  lieu  à  un  cycle  de  fables, 
et  Jésus  n'eût  pu,  quand  il  l'eût  voulu,  couper  court 
à  ces  créations  populaires.  Peut-être  un  œil  sagace 
eût-il  su  reconnaître  dès  lors  le  germe  des  récits  qui 
devaient  lui  attribuer  une  naissance  surnaturelle,  soit 
en  vertu  de  cette  idée,  fort  répandue  dans  l'antiquité, 
que  l'homme  hors  ligne  ne  peut  être  né  des  relations 
ordinaires  des  deux  sexes  ;  soit  pour  répondre  à  un 
chapitre  mal  entendu  d'Isaïe^,  où  l'on  croyait  lire 
que  le  Messie  naîtrait  d'une  vierge;  soit  enfin  par 
suite  de  l'idée  que  le  «  Souffle  de  Dieu,  »  déjà  érigé 
en  hypostase  divine,  est  un  principe  de  fécondité  2. 
Déjà  peut-être  couraient  sur  son  enfance  plus  d'une 
anecdote  conçue  en  vue  de  montrer  dans  sa  bio- 
graphie l'accomplissement  de  l'idéal  messianique  ^, 
ou,  pour  mieux  dire,  des  prophéties  que  l'exégèse 
allégorique  du  temps  rapportait  au  Messie.  D'autres 
fois,  on  lui  créait  dès  le  berceau  des  relations  avec 
les  hommes  célèbres ,  Jean  -  Baptiste ,  Hérode  le 
Grand,  des  astrologues  chaldéens  qui,  dit-on,  firent 

L  Matth.,  I,  22-23. 

2.  Genèse,  i,  2.  Pour  l'idée  analogue  chez  les  Égyptiens,  voir 
1  érodote,  III,  28;  Pomp.  Mêla,  ï,  9;  Plutarque,  Quœst.  symp.. 
Mil,  I,  3;  De  Isid.  et  Osir.,  43. 

3.  Matth.,  I,  15,  23;  Is.,  vu,  U  et  suiv. 

16 


242  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

vers  ce  temps-là  un  voyage  à  Jérusalem*,  deux 
vieillards,  Siméon  et  Anne,  qui  avaient  laissé  des 
souvenirs  de  haute  sainteté  2.  Une  chronologie  assez 
lâche  présidait  à  ces  combinaisons,  fondées  pour  la 
plupart  sur  des  faits  réels  travestis  ^.  Mais  un  sin- 
gulier esprit  de  douceur  et  de  bonté,  un  sentimeni 
profondément  populaire,  pénétraient  toutes  ces  fables, 
et  en  faisaient  un  supplément  de  la  prédication  ^.  C'est 
surtout  après  la  mort  de  Jésus  que  de  tels  récits 
prirent  de  grands  développements;  on  peut  croire 
cependant  qu'ils  circulaient  déjà  de  son  vivant,  sans 
rencontrer  autre  chose  qu'une  pieuse  crédulité  et  une 
naïve  admiration. 

Que  jamais  Jésus  n'ait  songé  à  se  faire  passer  pour 
une  incarnation  de  Dieu  lui-même,  c'est  ce  dont  on 
ne  saurait  douter.  Une  telle  idée  était  profondément 
étrangère  à  Tesprit  juif;  il  n'y  en  a  nulle  trace  dans 
les  évangiles  synoptiques  ^  ;  on  ne  la  trouve  indiquée 
que  dans  des  parties  de  l'évangile  de  Jean  qui  ne 

4.  Matth.,  II,  i  et  suiv. 

2.  Luc,  II,  25  et  suiv. 

3.  Ainsi  la  légende  du  Massacre  des  Innocents  se  rapporte  pro- 
bablement à  quelque  et  uauté  exercée  par  Hérode  du  côté  de  Beth-  - 
léhem.  Comp.  Jos.,  Ant.,  XIV,  ix,  4. 

4.  Matth.,  i  et  II  ;  Luc,  i  et  11  ;  S.  Justin,  Dial.  ciim  Tryph.,  78, 
<06;  Protévang.  de  Jacques  (apocr.)^  18  et  suiv. 

5.  Certains  passages,  comme  Act.,  11, 22,  l'excluent  formellement. 


VIE  DE  JESUS.  243 

peuvent  être  acceptées  comme  un  écho  de  la  pen- 
sée de  Jésus.  Parfois  même  Jésus  semble  prendre 
des  précautions  pour  repousser  une  telle  doctrine^. 
L'accusation  de  se  faire  Dieu  ou  l'égal  de  Dieu  est 
présentée,  même  dans  l'évangile  de  Jean,  comme  une 
calomnie  des  Juifs  2.  Dans  ce  dernier  évangile,  il  se 
déclare  moindre  que  son  Père  ^.  Ailleurs,  il  avoue  que 
le  Père  ne  lui  a  pas  tout  révélé^.  11  se  croit  plus  qu'un 
homme  ordinaire,  mais  séparé  de  Dieu  par  une  distance 
infinie.  11  est  fils  de  Dieu  ;  mais  tous  les  hommes  le  sont 
ou  peuvent  le  devenir  à  des  degrés  divers  ^.  Tous, 
chaque  jour,  doivent  appeler  Dieu  leur  père;  tous 
les  ressuscites  seront  fils  de  Dieu^.  La  filiation  divine 
était  attribuée  dans  l'Ancien  Testament  à  des  êtres 
qu'on  ne  prétendait  nullement  égaler  à  Dieu''.  Le 
mot  «  fils  »    a,  dans  les  langues  sémitiques  et  dans 


4.  Matth.,  XIX,  17;  Marc,  x,  18;  Luc,  xviii,  19, 

2.  Jean,  v,  18  et-suiv.;  x,  33  et  suiv. 

3.  Jean,  xiv,  28. 

4.  Marc,  xiii,  35. 

5.  Matth.,  V,  9,  45;  Luc,  m,  38;  vi,  35;  xx,  36;  Jean,  i,  12- 
13;  X,  34-35.  Comp.  Act.,  xvii,  28-29;  Rom.,  viii,  14,  19,  21; 
IX,  26;  II  Cor.,  vi,  18;  Galat.,  m,  26,  et  dans  l'Ancien  Testa- 
ment, Deutér.j  xiv,  1,  et  surtout  Sagesse^  11,  13,  18. 

6.  Luc,  XX,  36. 

7.  Gen.,  vi,  2;  Job,  i,  6;  11,  1;  xxviii,  7;  Ps.  11,  7;  i.xxxii, 
6,  II  Sam.,  VII,  14. 


244  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

la  langue  du  Nouveau  Testament,  les  sens  les 
plus  larges^.  D'ailleurs,  l'idée  que  Jésus  se  fait.de 
l'homme  n'est  pas  cette  idée  humble,  qu'un  froid 
déisme  a  introduite.  Dans  sa  poétique  conception 
de  la  nature,  un  seul  souffle  pénètre  l'univers  :  le 
souffle  de  l'homme  est  celui  de  Dieu;  Dieu  habite 
en  l'homme,  vit  par  l'homme,  de  même  que  l'homme 
habite  en  Dieu,  vit  par  Dieu  ^.  L'idéalisme  transcen- 
dant de  Jésus  ne  lui  permit  jamais  d'avoir  une  notion 
bien  claire  de  sa  propre  personnalité.  Il  est  son  Père, 
son  Père  est  lui.  Il  vit  dans  ses  disciples;  il  est 
partout  avec  eux^;  ses  disciples  sont  un,  comme  lui 
et  son  Père  sont  un  ^.  L'idée  pour  lui  est  tout;  le 
corps,  qui  fait  la  distinction  des  personnes,  n'est  rien. 

4.  Le  fils  du  diable  (iMatth.,  xiii,  38;  Act.j  xiii,  iO);  les  fils 
de  ce  monde  (Marc,  m,  47;  Luc,  xvi,  8;  xx,  34);  les  fils  de  la 
lumière  (Luc,  xvi,  8  ;  Jean,  xii,  36)  ;  les  fils  de  la  résurrection 
(Luc,  XX,  36);  les  fils  du  royaume  (Matth.,  viii,  42;  xiii,  38); 
les  fils  de  l'époux  (Matth.,  ix,  45;  Marc,  ii,  49;  Luc,  [v,  34); 
les  fils  de  la  Géhenne  (Matth.,  xxiii,  45);  les  fils  de  la  paix 
(Luc,  X,  6),   etc.  Rappelons  que  le  Jupiter   du  paganisme   est 

warr.p  àvS"pô)v  -e  ôswv  te. 

2.  Comp.  Act.^  XVII,  28. 

3.  Matth.,  XVIII,  20;  xxviii,  20. 

4.  Jean,  x,  30;  xvii,  24.  Voir  en  général  les  derniers  discours 
de  Jean,  surtout  le  ch.  xvii,  qui  expriment  bien  un  côté  de  l'état 
psychologique  de  Jésus,  quoiqu'on  ne  puisse  les  envisager  comme 
de  vrais  documents  historiques. 


VIE  DE  JESUS.  245 

Le  titre  de  «  Fils  de  Dieu,  »  ou  simplement  de 
«  Fils  ^5  ))  devint  ainsi  pour  Jésus  un  titre  analogue  à 
«  Fils  de  l'homme  »  et,  comme  celui-ci,  synonyme 
de  «  Messie,  »  à  la  seule  différence  qu'il  s'appelait 
lui-même  «  Fils  de  l'homme  »  et  qu'il  ne  semble  pas 
avoir  fait  le  même  usage  du  mot  «  Fils  de  Dieu  ^,  » 
Le  titre  de  Fils  de  l'homme  exprimait  sa  qualité  de 
juge  ;  celui  de  Fils  de  Dieu  sa  participation  aux  des- 
seins suprêmes  et  sa  puissance.  Cette  puissance  n'a 
pas  de  limites.  Son  Père  lui  a  donné  tout  pouvoir.  Il 
a  le  droit  de  changer  même  le  sabbat^.  Nul  ne 
connaît  le  Père  que  par  lui^.  Le  Père  lui  a  exclusi- 
vement transmis  le  droit  de  juger  ^.  La  nature  lui 
obéit;  mais  elle  obéit  aussi  à  quiconque  croit  et  prie; 
la  foi  peut  tout^.  Il  faut  se  rappeler  que  nulle  idée  des 
lois  de  la  nature  ne  venait,  dans  son  esprit,  ni  dans 
celui  de  ses  auditeurs,  marquer  la  limite  de  l'impos- 
sible. Les  témoins  de  ses  miracles  remercient  Dieu 

1.  Les  passages  à  l'appui  de  cela  sont  trop  nombreux  pour  être 
rapportés  ici. 

2.  C'est  seulement  .dans  l'évangile  de  Jean  que  Jésus  se  sert  de 
l'expression  de  «  Fils  de  Dieu  »  ou  de  «  Fils  »  comme  synonyme 
du  pronom  je. 

3.  Mattb.,  XII,  8;  Luc,  vi,  5. 

4.  Matth.,  XI,  27. 

5.  Jean,  v,  22. 

6.  Matth.,  XVII,  18-19;  Luc,  xvii,  6, 


246  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

«  d'avoir  donné  de  tels  pouvoirs  aux  hommes*.  »  Il 
remet  les  péchés  2  ;  il  est  supérieur  à  David,  à  Abra- 
ham, à  Salomon,  aux  prophètes  ^  Nous  ne  savons 
sous  quelle  forme  ni  dans  quelle  mesure  ces  affirma- 
tions se  produisaient.  Jésus  ne  doit  pas  être  jugé  sur 
la  règle  de  nos  petites  convenances.  L'admiration  de 
ses  disciples  le  débordait  et  l'entraînait.  Il  est  évident 
que  le  titre  de  Rabbi^dont  il  s'était  d'abord  contenté, 
ne  lui  suffisait  plus  ;  le  titre  même  de  prophète  ou 
d'envoyé  de  Dieu  ne  répondait  plus  à  sa  pensée.  La 
position  qu'il  s'attribuait  était  celle  d'un  être  sur- 
humain ,  et  il  voulait  qu'on  le  regardât  comme  ayant 
avec  Dieu  un  rapport  plus  élevé  que  celui  des  autres 
hommes.  Mais  il  faut  remarquer  que  ces  mots  de 
((  surhumain  )>  et  de  «  surnaturel,  »  empruntés  à  notre 
théologie  mesquine.,  n'avaient  pas  de  sens  dans  la 
haute  conscience  religieuse  de  Jésus.  Pour  lui,  la  na- 
ture et  le  développement  de  l'humanité  n'étaient  pas 
des  règnes  limités  hors  de  Dieu,  de  chétives  réali- 
tés, assujetties  aux  lois  d'un  empirisme  désespé- 
rant. Il  n'y  avait  pas  pour  lui  de  surnaturel,  car  il  n'y 
avait  pas  de  nature.  Ivre  de  l'amour  infini,  il  oubliait 

4.  Matth.,  IX,  8. 

2.  Matth.,  IX,  2  et  suiv.  ;  Marc,  11,  5  et  suiv.;  Luc,  v,  20;  vu, 
47-48. 

3.  Matth.,  xiï,  41-42;  xxii,  43  et  suiv.;  Jean,  viii,  52  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  247 

la  lourde  chaîne  qui  tient  l'esprit  captif;  il  fran- 
chissait d'un  bond  l'abîme,  infranchissable  pour 
la  plupart,  que  la  médiocrité  des  facultés  humaines 
trace  entre  l'homme  et  Dieu, 

On  ne  saurait  méconnaître  dans  ces  atïirmations  de 
Jésus  le  germe  de  la  doctrine  qui  devait  plus  tard 
faire  de  lui  une  hypostase  divine^,  en  l'identifiant  avec 
le  Verbe,  ou  «Dieu  second^,»  ou  fils  aîné  de  Dieu^, 
ou  Ange  métatrône  ^,  que  la  théologie  juive  créait  d'un 
autre  côté  ^ .    Une  sorte   de  besoin  amenait  cette 

1.  Voir  surtout  Jean,  xiv  et  suiv.  Mais  il  est  douteux  que  nous 
ayons  là  l'enseignement  authentique  de  Jésus. 

2.  Philon.  cité  dans  Eusèbe,  Prœp.  Evang.,  VIÎ,  13. 

3.  Philon,  De  migr.  Abraham,  §  1;  Quod  Deus  iinmut.,  §  6  ; 
De  confus,  ling.,  §§  i4  et  28  ;  De  profugis,  §  ^0  ;  De  somniis,  I, 
§37;  De  agric.  Noë,  §  42;  Quis  reru7n  divin,  hœres,  §  25  et 
suiv.,  48  et  suiv.,  etc. 

4.  MêTâôpcvo;,  c'est-à-dire  partageant  le  trône  de  Dieu;  sorte  de 
secrétaire  divin,  tenant  le  registre  des  mérites  et  des  démérites  : 
Bereschiih  Rabba,  v,  6  c;  Talm.  de  Bab.,  Sanhédr.,  38  b  ;  Clia- 
giga,  15  a;  Targum  de  Jonathan,  Gcn.,  v,  24. 

5.  Cette  théorie  du  Ao-j'o;  ne  renferme  pas  d'éléments  grecs.  Les 
rapprochements  qu'on  en  a  faits  avec  YHonover  des  Parsis  sont 
aussi  sans  fondement.  Le  Mmokhired  ou  «  Intelligence  divine  » 
a  bien  de  l'analogie  avec  le  ao-^o;  juif.  (Voir  les  fragments  du  livre 
intitulé  MwoA'Ai'rcr/ dans  Spiegel,  Parsi-Grammatik,  p.  161-162.) 
Mais  le  développeniont  qu'a  pris  la  doctrine  du  Minokhired  chez 
les  Parsis  est  moderne  et  peut  impliquer  une  influence  étrangère. 
L'  «  Intelligence  divine»  {Mai-nju-Khralù)  figure  dans  les  livres 
zends  ;  mais  elle  n'y  sert  pas  de  buse  à  une  théorie;  elle  en*re  seu- 


2i8  ORIGINES    DU    CHRISTIANISME. 

théologie,  pour  corriger  l'extrême  rigueur  du  vieux 
monothéisme,  à  placer  auprès  de  Dieu  un  asses- 
seur, auquel  le  Père  éternel  est  censé  déléguer  le 
gouvernement  de  l'univers.  La  croyance  que  certains 
hommes  sont  des  incarnations  de  facultés  ou  de 
((  puissances  »  divines,  était  répandue  ;  les  Samari- 
tains possédaient  vers  le  même  temps  un  thauma- 
turge nommé  Simon,  qu'on  identifiait  avec  «  la  grande 
vertu  de  Dieu^.  »  Depuis  près  de  deux  siècles,  les 
esprits  spéculatifs  du  judaïsme  se  laissaient  aller  au 
penchant  de  faire  des  personnes  distinctes  avec  les 
attributs  divins  ou  avec  certaines  expressions  qu'on 
rapportait  à  la  divinité.  Ainsi  le  «  Souffle  de  Dieu,  » 
dont  il  est  souvent  question  dans  l'Ancien  Testament, 
est  considéré  comme  un  être  à  part,  1'  «  Esprit-Saint.  » 
De  même,  la  «  Sagesse  de  Dieu,  »  la  a  Parole  de  Dieu» 
deviennent  des  personnes  existantes  par  elles-m.êmes. 
C'était  le  germe  du  procédé  qui  a  engendré  les 
Sephiroth  de  la  Gabbale,  les  yEons  du  gnosticisme, 
les  hypostases  chrétiennes,  toute   cette  mythologie 

lement  dans  quelques  invocations.  Les  rapprochements  que  l'on  a 
essayés  entre  la  théorie  alexandrine  du  Verbe  et  certains  points  de 
la  théologie  égyptienne  peuvent  n'être  pas  sans  valeur.  Mais  rien 
n'indique  que,  dans  les  siècles  qui  précèdent  l'ère  chrétienne,  le 
judaïsme  palestinien  ait  tait  aucun  emprunt  à  l'Egypte, 
'K  Act.,  Yiii,  '10. 


VIE    DE    JÉSUS.  249 

sèche,  consistant  en  abstractions  personnifiées,  à  la- 
quelle le  monothéisme  est  obligé  de  recourir,  quand 
il  veut  introduire  en  Dieu  la  multiplicité. 

Jésus  paraît  être  resté  étranger  à  ces  raffine- 
ments de  théologie,  qui  devaient  bientôt  remplir  le 
monde  de  disputes  stériles.  La  théorie  métaphysique 
du  Verbe,  telle  qu'on  la  trouve  dans  les  écrits  de 
son  contemporain  Philon,  dans  les  Targums  chal- 
déens,  et  déjà  dans  le  livre  de  la  «  Sagesse  *,  »  ne  se 
laisse  entrevoir  ni  dans  les  Logia  de  Matthieu,  ni  en 
général  dans  les  synoptiques,  interprètes  si  authen- 
tiques des  paroles  de  Jésus.  La  doctrine  du  Verbe, 
en  effet,  n'avait  rien  de  commun  avec  le  messia- 
nisme. Le  Verbe  de  Philon  et  des  Targums  n'est 
nullement  le  Messie.  C'est  Jean  l'évangéliste  ou  son 
école  qui  plus  tard  cherchèrent  à  prouver  que  Jésus 
est  le  Verbe,  et  qui  créèrent  dans  ce  sens  toute 
une  nouvelle  théologie,  fort  différente  de  celle  du 
royaume  de  Dieu  -.  Le  rôle  essentiel  du  Verbe  est 

1.  IX,  1-2;  xvr,  12.  Comp.  vu,  12;  viii,  5  et  suiv.  ;  ix,  et  en 
général  ix-xi.  Ces  prosopopées  de  la  Sagesse  personnifiée  se  trou- 
vent dans  des  livres  bien  plus  anciens.  Prov.j  viii,  ix  ;  Jobj,  xxviii, 

2.  Jean,  Évang.,  i,  1-14  ;  I  Épître,  v,  7;  Apoc,  xix,  13.  On  re- 
marquera, du  reste,  que,  dans  l'évangile  de  Jean,  l'expression  de 
«  Verbe  »  ne  revient  pas  hors  du  prologue,  et  que  jamais  le  nar- 
rateur ne  la  place  dans  la  bouche  de  Jésus. 


250  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

celui  de  créateur  et  de  providence;  or  Jésus  ne  pré- 
tendit jamais  avoir  créé  le  monde,  ni  le  gouverner. 
Son  rôle  sera  de  le  juger,  de  le  renouveler.  La  qua- 
lité de  président  des  assises  finales  de  l'humanité, 
tel  est  l'attribut  essentiel  que  Jésus  s'attribue,  le 
rôle  que  tous  les  premiers  chrétiens  lui  prêtèrent  ^. 
Jusqu'au  grand  jour,  il  siège  à  la  droite  de  Dieu 
comme  son  Métatrône^  son  premier  ministre  et  son 
futur  vengeur  2.  Le  Christ  surhumain  des  absides 
byzantines,  assis  en  juge  du  monde,  au  milieu  des 
apôtres,  analogues  à  lui  et  supérieurs  aux  anges 
qui  ne  font  qu'assister  et  servir,  est  la  très-exacte 
représentation  figurée  de  cette  conception  du  «  Fils  de 
l'homme,  »  dont  nous  trouvons  les  premiers  traits 
déjà  si  fortement  indiqués  dans  le  Livre  de  Daniel. 

En  tout  cas,  la  rigueur  d'une  scolastique  réfléchie 
n'était  nullement  d'un  tel  monde.  Tout  l'ensemble 
d'idées  que  nous  venons  d'exposer  formait  dans  l'es- 
prit des  disciples  un  système  théologique  si  peu  ar- 
rêté que  le  Fils  de  Dieu,  cette  espèce  de  dédoublement 
de  la  divinité,  ils  le  font  agir  purement  en  homme.  Il 


\.  Act.,^,  42. 

2.  Matth.,  XXVI,  64;  Marc,  xvi,  19;  Lu.*,  xxii,  69;  Act.^wi, 
55;  Rom.,  viii,  34;  Ephés.,  i,  20;  Coloss.,  m,  1;  Hébr.,  i,  3,  13  ; 
VIII,  1;  x,  12;  xii,  2;  I  de  S.  Pierre,  m,  22.  V.  les  passages  pré- 
cités sur  le  rôle  du  Mélalrône  juif. 


VIE   DE  JÉSUS.  251 

est  tenté;  il  ignore  bien  des  choses;  il  se  corrige^; 
il  est  abattu,  découragé,  il  demande  à  son  Père  de 
lui  épargner  des .  épreuves;  il  est  soumis  à  Dieu, 
comme  un  fils  2.  Lui  qui  doit  juger  le  monde,  il  ne 
connaît  pas  le  jour  du  jugement^.  Il  prend  des  pré- 
cautions pour  sa  sûreté^.  Peu  après  sa  naissance,  on  est 
obligé  de  le  faire  disparaître  pour  éviter  des  hommes 
puissants  qui  voulaient  le  tuer^.  Dans  les  exorcismes, 
le  diable  le  chicane  et  ne  sort  pas  du  premier  coup^. 
Dans  ses  miracles,  on  sent  un  effort  pénible,  une  fatigue 
comme  si  quelque  chose  sortait  de  lui  ^.  Tout  cela 
est  simplement  le  fait  d'un  envoyé  de  Dieu,  d'un 
homme  protégé  et  favorisé  de  Dieu  ^.  Il  ne  faut 
demander  ici  n:'  logique,  ni  conséquence.  Le  besoin 
que  Jésus  avait  de  se  donner  du  crédit  et  l'enthou- 
siasme de  ses  disciples  entassaient  les  notions  con- 
tradictoires. Pour  les  messianistes  de  l'école  millé- 
naire, pour  les  lecteurs  acharnés  des  livres  de  Daniel 

4.  Matth.,  X,  V,  comparé  à  xxviii,  19. 

2.  Matlh.,  XXVI,  39;  Jean,  xii,  11. 

3.  Marc,  xiii,  32. 

4.  MaUlî.,  XII,  14-16;  xiv,  13;  Marc,  m,  6-7;  ix,  29-30;  Jean, 
VII,  1  et  suiv. 

5.  Matth.,  II,  20. 

6.  Matth.,  XVII,  20;  Marc,  ix,  25. 

7.  Luc,  VIII,  45-46;  Jean,  xi,  33,  38, 

8.  Ad.,  II,  22. 


252  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

et  d'Hénoch,  il  était  le  Fils  de  l'homme;  pour  les  juifs 
de  la  croyance  commune,  pour  les  lecteurs  d'Isaïe  et  de 
Michée,  il  était  le  Fils  de  David;  pour  les  affiliés,  il 
était  le  Fils  de  Dieu,  ou  simplement  le  Fils.  D'autres, 
sans  que  les  disciples  les  en  blâmassent,  le  prenaient 
pour  Jean-Baptiste  ressuscité,  pour  Élie,  pour  Jéré- 
mie,  conformément  à  la  croyance  populaire  que  les 
anciens  prophètes  allaient  se  réveiller  pour  préparer 
les  temps  du  Messie  ^. 

Une  conviction  absolue,  ou,  pour  mieux  dire,  l'en- 
thousiasme, qui  lui  ôtait  jusqu'à  la  possibilité  d'un 
doute,  couvrait  toutes  ces  hardiesses.  Nous  com- 
prenons peu,  avec  nos  natures  froides  et  timorées, 
une  telle  façon  d'être  possédé  par  l'idée  dont  on  se 
fait  l'apôtre.  Pour  nous,  races  profondément  sé- 
rieuses, la  conviction  signifie  la  sincérité  avec  soi- 
même.  Mais  la  sincérité  avec  soi-même  n'a  pas  beau- 
coup de  sens  chez  les  peuples  orientaux,  peu  habitués 
aux  délicatesses  de  l'esprit  critique.  Bonne  foi  et  impos- 
ture sont  des  mots  qui,  dans  notre  conscience  rigide, 
s'opposent  comme  deux  termes  inconciliables.  En 
Orient,  il  y  a  de  l'un  à  l'autre  mille  fuites  et  mille 
détours.  Les  auteurs  de  livres  apocryphes  (de  «  Da- 


4.  Matth.,  XIV,  2;  xvi,  14;  xvii,  3  et  &uiv.;   Marc,  vi,   14-lb; 
VIII,  ^8  ;  Luc,  IX,  8  et  suiv-,  19. 


VIE  DE   JESUS.  253 

niel  )),  d'  «  Hénoch,  »  par  exemple),  hommes  si  exal- 
tés, commettaient  pour  leur  cause,  et  bien  certai- 
nement sans  ombre  de  scrupule,  un  acte  que  nous 
appellerions  un  faux.  La  vérité  matérielle  a  très-peu 
de  prix  pour  l'oriental;  il  voit  tout  à  travers  ses  idées, 
ses  intérêts,  ses  passions. 

L'histoire  est  impossible,  si  l'on  n'admet  hautement 
qu'il  y  a  pour  la  sincérité  plusieurs  mesures.  Toutes 
les  grandes  choses  se  font  par  le  peuple;  or  on  ne 
conduit  le  peuple  qu'en  se  prêtant  à  ses  idées.  Le 
philosophe  qui,  sachant  cela,  s'isole  et  se  retranche 
dans  sa  noblesse,  est  hautement  louable.  Mais  celui 
qui  prend  l'humanité  avec  ses  illusions  et  cherche  à 
agir  sur  elle  et  avec  elle,  ne  saurait  être  blâmé.  César 
savait  fort  bien  qu'il  n'était  pas  fils  de  Vénus;  la 
France  ne  serait  pas  ce  qu'elle  est  si  l'on  n'avait  cru 
mille  ans  à  la  sainte  ampoule  de  Reims.  Il  nous  est 
facile  à  nous  autres,  impuissants  que  nous  sommes, 
d'appeler  cela  mensonge,  et,  fiers  de  notre  timide 
honnêteté,  de  traiter  avec  dédain  les  héros  qui  ont 
accepté  dans  d'autres  conditions  la  lutte  de  la 
vie.  Quand  nous  aurons  fait  avec  nos  scrupules  ce 
qu'ils  firent  avec  leurs  mensonges,  nous  aurons  le  droit 
d'être  pour  eux  sévères.  Au  moins  faut -il  distin- 
guer profondément  les  sociétés  comme  la  nôtre,  où 
tout  se  passe  au  plein  jour  de  la  réflexion,  des  socié- 


254  ORIGtNES  DU  CHRISTIANISME. 

tés  naïves  et  crédules,  où  sont  nées  les  croyances 
qui  ont  dominé  les  siècles.  11  n'est  pas  de  grande 
fondation  qui  ne  repose  sur  une  légende.  Le  seul 
coupable  en  pareil  cas,  c'est  l'humanité  qui  veut  être 
trompée. 


CHAPITRE  XVL 


MIRACLES. 


Deux  moyens  de  preuve,  les  miracles  et  Fac- 
2omplissement  des  prophéties ,  pouvaient  seuls , 
d'après  l'opinion  des  contemporains  de  Jésus,  établir 
une  mission  surnaturelle.  Jésus  et  surtout  ses  dis- 
ciples employèrent  ces  deux  procédés  de  démonstra- 
tion avec  une  parfaite  bonne  foi.  Depuis  longtemps 
Jésus  était  convaincu  que  les  prophètes  n'avaient 
écrit  qu'en  vue  de  lui.  Il  se  retrouvait  dans  leurs 
oracles  sacrés;  il  s'envisageait  comme  le  miroir  où 
tout  l'esprit  prophétique  d'Israël  avait  lu  l'avenir. 
L'école  chrétienne,  peut-être  du  vivant  même  de  son 
fondateur,  chercha  à  prouver  que  Jésus  répondait  par- 
faitement à  tout  ce  que  les  prophètes  avaient  prédit  du 
Messie^.  Dans  beaucoup  de  cas,  ces  rapprochements 

4.  Par  exemple,  Matth.,  i,  22;  ii,  5-6,  45,  48;  iv,  45. 


256  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

étaient  tout  extérieurs  et  sont  pour  nous  à  peine  sai- 
sissables.  C'étaient  le  plus  souvent  des  circonstances 
fortuites  ou  insignifiantes  de  la  vie  du  maître  qui  rap- 
pelaient aux  disciples  certains  passages  des  Psaumes 
et  des  prophètes,  où,  par  suite  de  leur  constante 
préoccupation,  ils  voyaient  des  images  de  lui  ^.  L'exé- 
gèse du  temps  consistait  ainsi  presque  toute  en  jeux 
de  mots,  en  citations  amenées  d'une  façon  artificielle 
et  arbitraire.  La  synagogue  n'avait  pas  une  liste 
officiellement  arrêtée  des  passages  qui  se  rapportaient 
au  règne  futur.  Les  applications  messianiques  étaient 
libres,  et  constituaient  des  artifices  de  style  bien  plu- 
tôt qu'une  sérieuse  argumentation. 

Quant  aux  miracles,  ils  passaient,  à  cette  époque, 
pour  la  marque  indispensable  du  divin  et  pour  le  signe 
des  vocations  prophétiques.  Les  légendes  d'Élie  et 
d'Elisée  en  étaient  pleines.  Il  était  reçu  que  le  Messie 
en  ferait  beaucoup  2.  A  quelques  lieues  de  Jésus,  à 
Samarie,  un  magicien  nommé  Simon  se  créait  par  ses 
prestiges  un  rôle  presque  divin  ^.  Plus  tard,  quand 
Dn  voulut  fonder  la  vogue  d'Apollonius  de  Tyane  et 

1.  Matth.,  I,  23;  iv,  6,  44;  xxvi,  31,  54,  56;  xxvii,  9,  35; 
Marc,  XIV,  27;  xv,  28;  Jean,  xii,  14-15;  xviii,  9;  xix,  19,  24, 
28,  36. 

2.  Jean,  vu,  34;  IVEsdras,  xiii,  50. 

3.  Act.,  VIII,  9  et  suiv. 


VIE  DE  JESUS.  257 

prouver  que  sa  vie  avait  été  le  voyage  d'un  dieu  sur 
la  terre,  on  ne  crut  pouvoir  y  réussir  qu'en  inventant 
pour  lui  un  vaste  cycle  de  miracles^.  Les  philosophes 
alexandrins  eux-mêmes,  Plotin  et  les  autres,  sont  cen- 
sés en  avoir  fait  2.  Jésus  dut  donc  choisir  entre  ces 
deux  partis,  ou  renoncer  à  sa  mission,  ou  devenir 
thaumaturge.  Il  faut  se  rappeler  que  toute  l'antiquité, 
à  l'exception  des  grandes  écoles  scientifiques  de  la 
Grèce  et  de  leurs  adeptes  romains,  admettait  le  mi- 
racle; que  Jésus,  non-seulement  y  croyait,  mais 
n'avait  pas  la  moindre  idée  d'un  ordre  naturel  réglé 
par  des  lois.  Ses  connaissances  sur  ce  point  n'étaient 
nullement  supérieures  à  celles  de  ses  contemporains. 
Bien  plus,  une  de  ses  opinions  le  plus  profondément 
enracinées  était  qu'avec  la  foi  et  la  prière  l'homme  a 
tout  pouvoir  sur  la  nature  ^.  La  faculté  de  faire  des 
miracles  passait  pour  une  licence  régulièrement  dé- 
partie par  Dieu  aux  hommes  ^,  et  n'avait  rien  qui 
surprît. 

La  différence  des  temps  a  changé  en  quelque 
chose  de  très-blessant  pour  nous  ce  qui  fit  la  puis- 

4.  Voir  sa  biographie  par  Philostrate. 

2.  Voir  les  Vies  des  sophistes,  par  Eunape  ;  la  Vie  de  Plotin, 
par  Porphyre  ;  celle  de  Proclus,  par  Marinus  ;  celle  d'Isidore  attri- 
buée à  Damascius. 

3.  Matth.,  XVII,  19;  XXI,  21-22;  Marc,  xi,  23-24, 

4.  Matth.,  IX,  8. 


258  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

sance  du  grand  fondateur,  et  si  jamais  le  culte  de  Jésus 
s'affaiblit  dans  l'humanité,  ce  sera  justement  à  cause 
des  actes  qui  ont  fait  croire  en  lui.  La  critique 
n'éprouve  devant  ces  sortes  de  phénomènes  histo- 
riques aucun  embarras.  Un  thaumaturge  de  nos  jours, 
à  moins  d'une  naïveté  extrême^  comme  cela  a  eu 
lieu  chez  certaines  stigmatisées  de  l'Allemagne,  est 
odieux  ;  car  il  fait  des  miracles  sans  y  croire  ;  il  est 
un  charlatan.  Mais  prenons  un  François  d'Assise,  la 
question  est  déjà  toute  changée  ;  le  cycle  miracu- 
leux de  la  naissance  de  l'ordre  de  saint  François, 
loin  de  nous  choquer,  nous  cause  un  véritable  plai- 
sir. Les  fondateurs  du  christianisme  vivaient  dans 
un  état  de  poétique  ignorance  au  moins  aussi  com- 
plet que  sainte  Glaire  et  les  très  socii.  Ils  trouvaient 
tout  simple  que  leur  maître  eût  des  entrevues  avec 
Moïse  et  Élie,  qu'il  commandât  aux  éléments,  qu'il 
guérît  les  malades.  11  faut  se  rappeler,  d'ailleurs, 
que  toute  idée  perd  quelque  chose  de  sa  pureté  dès 
qu'elle  aspire  à  se  réaliser.  On  ne  réussit  jamais  sans 
que  la  délicatesse  de  l'âme  éprouve  quelques  froisse- 
ments. Telle  est  la  faiblesse  de  l'esprit  humain  que 
les  meilleures  causes  ne  sont  gagnées  d'ordinaire  que 
par  de  mauvaises  raisons.  Les  démonstrations  des 
apologistes  primitifs  du  christianisme  reposent  sur  de 
très-pauvres  arguments.  Moïse,  Christophe  Colomb, 


VIE  DE  JÉSUS.  259 

Mahomet,  n'ont  triomphé  des  obstacles  qu'en  tenant 
compte  chaque  jour  de  la  faiblesse  des  hommes  et  en  ne 
donnant  pas  toujours  les  vraies  raisons  de  la  vérité.  11 
est  probable  que  l'entourage  de  Jésus  était  plus  frappé 
de  ses  miracles  que  de  ses  prédications  si  profondé- 
ment divines.  Ajoutons  que  sans  doute  la  renommée 
populaire,  avant  et  après  la  mort  de  Jésus,  exagéra 
énormément  le  nombre  de  faits  de  ce  genre.  Les 
types  des  miracles  évangéliques,  en  effet,  n'offrent 
pas  beaucoup  de  variété  ;  ils  se  répètent  les  uns  les 
autres  et  semblent  calqués  sur  un  très-petit  nombre 
de  modèles,  accommodés  au  goût  du  pays. 

Il  est  impossible,  parmi  les  récits  miraculeux  dont 
les  évangiles  renferm.ent  la  fatigante  énumération,  de 
distinguer  les  miracles  qui  ont  été  prêtés  à  Jésus  par 
l'opinion  de  ceux  où  il  a  consenti  à  jouer  un  rôle 
actif.  Il  est  impossible  surtout  de  savoir  si  les  circons- 
tances choquantes  d'efforts,  de  frémissements,  et 
autres  traits  sentant  la  jonglerie  ^,  sont  bien  histo- 
riques, ou  s'ils  sont  le  fruit  de  la  croyance  des 
rédacteurs,  fortement  préoccupés  de  théurgie,  et 
vivant,  sous  ce  rapport,  dans  un  monde  analogue  à 
celui  des  «  spirites»  de  nos  jours  2.  Presque  tous  les 

i.  Luc,  VIII,  45-46;  Jean,  xi,  33,  38. 

2.  Act.,  II,   21  et  suiv.;  iv,   31;  viii,  15  et  suiv.;   x,    44  et 
sniv.  Pendant  près  d'un  siècle,  les  apôtres  et  leurs  disciples  ne 


260  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

miracles  que  Jésus  crut  exécuter  paraissent  avoir  été 
des  miracles  de  guérison.  La  médecine  était  à  cette 
époque  en  Judée  ce  qu'elle  est  encore  aujourd'hui 
en  Orient ,  c'est-à-dire  nullement  scientifique,  abso- 
lument livrée  à  l'inspiration  individuelle.  La  médeciniî 
scientifique,  fondée  depuis  cinq  siècles  par  la  Grèce, 
était,  à  l'époque  de  Jésus,  inconnue  des  Juifs  de  Pa- 
lestine. Dans  un  tel  état  de  connaissances,  la  présence 
d'un  homme  supérieur,  traitant  le  malade  avec  dou- 
ceur, et  lui  donnant  par  quelques  signes  sensibles 
l'assurance  de  son  rétablissement,  est  souvent  un  re- 
mède décisif.  Qui  oserait  dire  que  dans  beaucoup  de 
cas,  et  en  dehors  des  lésions  tout  à  fait  caractérisées, 
le  contact  d'une  personne  exquise  ne  vaut  pas  les  res- 
sources de  la  pharmacie?  Le  plaisir  de  la  voir  guérit. 
Elle  donne  ce  qu'elle  peut,  un  sourire,  une  espé- 
rance, et  cela  n'est  pas:  vain. 

Jésus,  pas  plus  que  ses  compatriotes,  n'avait 
l'idée  d'une  science  médicale  rationnelle  ;  il  croyait 
avec  tout  le  monde  que  la  guérison  devait  s'opérer 
par  des  pratiques  religieuses,  et  une  telle  croyance 
était  parfaitement  conséquente.  Du  moment  qu'on 
regardait   la  maladie  comme  la  punition  d'un  pé- 

rèvent  que  miracles.  Voir  les  Actes j  les  écrits  de  S.  Paul,  les  ex- 
traits de  Papias,  dansEusèbe,  Hist.  eccL.Ul^  39,  etc.  Comp.  Marc, 
m,  io;  XVI,  17-18,  20. 


VIE  DE  JÉSUS.  201 

ché*,  OU  comme  le  fait  d'un  démon 2,  nullement 
comme  le  résultat  de  causes  physiques,  le  meilleur 
médecin  était  le  saint  homme,  qui  avait  du  pouvoir 
dans  l'ordre  surnaturel.  Guérir  était  considéré  comme 
une  chose  morale  ;  Jésus,  qui  sentait  sa  force  mo- 
rale, devait  se  croire  spécialement  doué  pour  guérir. 
Convaincu  que  l'attouchement  de  sa  robe  ^,  l'imposi- 
tion de  ses  mains '^,  faisaient  du  bien  aux  malades, 
il  aurait  été  dur,  s'il  avait  refusé  à  ceux  qui  souf- 
fraient un  soulagement  qu'il  était  en  son  pouvoir  de 
leur  accorder.  La  guérison  des  malades  était  con- 
sidérée comme  un  des  signes  du  royaume  de  Dieu, 
et  toujours  associée  à  l'émancipation  des  pauvres  ^. 
L'une  et  l'autre  étaient  les  signes  de  la  grande  révo- 
lution qui  devait  aboutir  au  redressement  de  toutes 
les  infirmités. 

Un  des  genres  de  guérison  que  Jésus  opère  le  plus 
souvent  est  l'exorcisme,  ou  l'expulsion  des  démons.' 
Une  facilité  étrange  à  croire  aux  démons  régnait 
dans  tous  les  esprits.  C'était  une  opinion  univer- 
selle, non-seulement  en  Judée,  mais  dans  le  monde 


^.  Jean,  v,  14;  ix,  1  et  suiv.,  34. 

2.  Matth.,  IX,  32-33;  xii,22;  Luc,  xiii,  M,  10. 

3.  Luc,  VIII,  45-46. 

4.  Luc,  IV,  40. 

5.  xMatth.,xi,  5    xv,  30-31  ;  Luc,  ix,  1-2,  6, 


262  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

entier,  que  les  démons  s'emparent  du  corps  de  cer- 
taines personnes  et  les  font  agir  contrairement  à  leur 
volonté.  Un  div  persan,  plusieurs  fois  nommé  dans 
TAvesta^,  Aeschma-daëva,  «  le  div  de  la  concupis- 
cence, »  adopté  par  les  Juifs  sous  le  nom  à'Asmodée'^, 
devint  la  cause  de  tous  les  troubles  hystériques  chez 
les  femmes  ^  L'épilepsie,  les  maladies  mentales  et 
nerveuses^,  où  le  patient  semble  ne  plus  s'apparte- 
nir, les  infirmités  dont  la  cause  n'est  pas  apparente, 
comme  la  surdité,  le  mutisme 5,  étaient  expliquées  de 
la  même  manière.  L'admirable  traité  «  De  la  maladie 
sacrée  »  d'Hippocrate,  qui  posa,  quatre  sièclesetdemi 
avant  Jésus,  les  vrais  principes  de  la  médecine  sur  ce 
sujet,  n'avait  point  bapni  du  monde  une  pareille  er- 
reur. On  supposait  qu'il  y  avait  des  procédés  plus 
ou  moins  efficaces  pour  chasser  les  démons;  l'état 
d'exorciste  était  une  profession  régulière  comme  celle  de 


\.  Vendidad,  xi,  26;  Yaçna,x,  18. 

2.  Tobie,  m,  8;  vi,  14;  Talm.  de  Bab.,  Gittin,  68  a. 

3.  Comp.  Marc,  xvi,  9;  Luc,  viii,  2;  Évangile  de  l'Enfance, 
16,  33;  Code  syrien,  publié  dans  les  Anecdola  syriaca  de 
ftl.  Land,  I,  p.  452. 

4.  Jos.,  Bell,  jud.,  VII,  vi,  3;  Lucien,  Philopseud.,  16;  Ph' 
lostrate,  Vie  d'ApolL,  îll,  38;  IV,  20;  Arétée,  De  causis  mor 
chron.,  1,  4. 

5.  Matth.,  IX,  33;  xii,  22;  Marc,  ix,  16,  24;  Luc,  Xi, 
14. 


VIE  DE   JÉSUS.  203 

médecin*.  Il  n'est  pas  douteux  que  Jésus  n'ait  eu  de 
son  vivant  la  réputation  de  posséder  les  derniers  se- 
crets de  cet  art  2.  11  y  avait  alors  beaucoup  de  fous  en 
Judée,  sans  doute  par  suite  de  la  grande  exaltation 
des  esprits.  Ces  fous,  qu'on  laissait  errer,  comme 
cela  a  lieu  encore  aujourd'hui  dans  les  mêmes  ré- 
gions, habitaient  les  grottes  sépulcrales  abandon- 
nées, retraite  ordinaire  des  vagabonds.  Jésus  avait 
beaucoup  de  prise  sur  ces  malheureux^.  On  racon- 
tait au  sujet  de  ses  cures  mille  histoires  singulières, 
où  toute  la  crédulité  du  temps  se  donnait  carrière. 
Mais  ici  encore  il  ne  faut  pas  s'exagérer  les  difficul- 
tés. Les  désordres  qu'on  expliquait  par  des  posses- 
sions étaient  souvent  fort  légers.  De  nos  jours,  en 
Syrie,  on  regarde  comme  fous  ou  possédés  d'un 
démon  (ces  deux  idées  n'en  font  qu'une,  medjnoun^) 
des  gens  qui  ont  seulement  quelque  bizarrerie.  Une 

i.  Tobie,  VIII,  2-3;  Matth.,  xii,  27;  Marc,  ix,  38;  AcL,  xix, 
13;  Josèphe,  ^?i^^  VIIl,  ii,  o;  Justin,  Dial.  cum  Tryphone,  85; 
Lucien,  Épigr.  xxiii  (xvii   Dindorf.) 

2.  Malth.,  XVII,  20;  Marc,  ix,  24  et  suiv. 

3.  Matth.,  VIII,  28;  ix,  34;  xii,  43  et  suiv.;  xvii,  14  et  suiv. 
20;  Marc,  v,  1  et  suiv.;  Luc,  viii,  27  et  suiv. 

4.  Cetle  phrase,  Dœmonium  habes  (Matth.,  xi,  18;  Luc,  vu, 
33  ;  Jean,  vu,  20,  viii,  48  et  suiv.;  x,  20  et  suiv.),  doit  :.e  traduire 
par  :  «Tu  os  fou,»  comme  on  diiait  en  arabe  :  Medjnoun  ente.  Le 
verbe  ^a-.aovàv  a  aussi,  dans  toute  l'antiquité  classique,  le  sens  de 
«  être  fou.  » 


2G4  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

douce  parole  suffît  souvent  dans  ce  cas  pour  chasser 
le  démon.  Tels  étaient  sans  doute  les  moyens  employés 
par  Jésus.  Qui  sait  si  sa  célébrité  comme  exorciste  ne 
se  répandit  pas  presque  à  son  insu?  Les  personnes  qui 
résident  en  Orient  sont  parfois  surprises  de  se  trouver, 
au  bout  de  quelque  temps,  en  possession  d'une  grande 
renommée  de  médecin,  de  sorcier,  de  découvreur  de 
trésors,  sans  qu'elles  puissent  se  rendre  bien  compte 
des  faitsqui  ont  donné  lieu  à  ces  bizarres  imaginations. 
Beaucoup  de  circonstances  d'ailleurs  semblent 
indiquer  que  Jésus  ne  fut  thaumaturge  que  tard  et 
à  contre -cœur.  Souvent  il  n'exécute  ses  miracles 
qu'après  s'être  fait  prier,  avec  une  sorte  de  mauvaise 
humeur  et  en  reprochant  à  ceux  qui  les  lui  deman- 
dent la  grossièreté  de  leur  esprit  ^.  Une  bizarrerie, 
en  apparence  inexplicable,  c'est  l'attention  qu'il  met 
à  faire  ses  miracles  en  cachette,  et  la  recommanda- 
tion qu'il  adresse  à  ceux  qu'il  guérit  de  n'en  rien 
dire  à  personne 2.  Quand  les  démons  veulent  le  pro- 
clamer fils  de  Dieu  ,  il  leur  défend  d'ouvrir  la 
bouché;  c'est  malgré   lui   qu'ils  le   reconnaissent^. 

I.  Matth.,  XII,  39;  xvi,  4;  xvii,  16;  Marc,  viii,  17  ot  suiv  , 
IX,    13;   Luc,   IX,   41. 

'i.  Matth.,  VIII,  4;  ix,  30-31  ;  xii,  16  et  suiv.;  Marc,  i,  ^^\  vi' 
?4  et  suiv.  ;  viii,  26. 

3.  Marc,  i,  24-25,  34;  m,  12;  Luc,  iv,  41. 


VIE  DE  JÉSUS.  265 

Ces  traits  sont  surtout  caractéristiques  dans  Marc, 
qui  est  par  excellence  l'évangéliste  des  miracles  et 
des  exorcismes.  Il  semble  que  le  disciple  qui  a 
fourni  les  renseignements  fondamentaux  de  cet  évan- 
gile importunait  Jésus  de  son  admiration  pour  les 
prodiges,  et  que  le  maître,  ennuyé  d'une  réputation 
qui  lui  pesait,  lui  ait  souvent  dit  :  «  N'en  parle 
point.  ))  Une  fois,  cette  discordance  aboutit  à  un 
éclat  singulier^,  à  un  accès  d'impatience,  où  perce  la 
fatigue  que  causaient  à  Jésus  ces  perpétuelles  de- 
mandes d'esprits  faibles.  On  dirait,  par  moments,  que 
le  rôle  de  thaumaturge  lui  est  désagréable,  et  qu'il 
cherche  à  donner  aussi  peu  de  publicité  que  possible 
aux  merveilles  qui  naissent  en  quelque  sorte  sous  ses 
pas.  Quand  ses  ennemis  lui  demandent  un  miracle, 
surtout  un  miracle  céleste,  un  météore,  il  refuse  ob- 
stinément^.  Il  est  donc  permis  de  croire  qu'on  lui 
imposa  sa  réputation  de  thaumaturge,  qu'il  n'y  résista 
pas  beaucoup,  mais  qu'il  ne  fit  rien  non  plus  pour  y 
aider,  et  qu'en  tout  cas,  il  sentait  la  vanité  de  l'opi- 
nion à  cet  égard. 

Ce  serait  manquer  à  la  bonne  méthode  historique 
que  d'écouter  trop  ici  nos  répugnances,  et,  pour 
nous  soustraire  aux  objections  qu'on  pourrait  être  tenté 

1.  Matth.,  Avii,  16;  Marc,  ix,  18;  Luc,  ix,  41. 

2.  Matth.,  XII,  38  etsuiv.j  xvi,  1  et  suiv.i  Marc,  viii,  II. 


266  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

d'élever  contre  le  caractère  de  Jésus,  de  supprimer  des 
faits  qui,  aux  yeux  de  ses  contemporains,  furent 
placés  sur  le  premier  plan^.  Il  serait  commode  de 
dire  que  ce  sont  là  des  additions' de  disciples  bien 
inférieurs  à  leur  maître,  qui,  ne  pouvant  concevoir  sa 
vraie  grandeur,  ont  cherché  à  le  relever  par  des 
prestiges  indignes  de  lui.  Mais  les  quatre  narrateurs 
de  la  vie  de  Jésus  sont  unanimes  pour  vanter  ses 
miracles;  l'un  d'eux,  Marc,  interprète  de  l'apôtre 
Pierre  2,  insiste  tellement  sur  ce  point  que,  si  Ton 
traçait  le  caractère  du  Christ  uniquement  d'après  son 
évangile,  on  se  le  représenterait  comme  un  exorciste 
en  possession  de  charmes  d'une  rare  efTicacité,  comme 
un  sorcier  très-puissant,  qui  fait  peur  et  dont  on  aime 
à  se  débarrasser^.  Nous  admettrons  donc  sans  hési- 
ter que  des  actes  qui  seraient  maintenant  considérés 
comme  des  traits  d'illusion  ou  de  folie  ont  tenu  une 
grande  place  dans  la  vie  de  Jésus.  Faut-il  sacrifier  à 
ce  côté  ingrat  le  côté  sublime  d'une  telle  vie?  Gardons- 

1.  Josèphe,  A7it.jXYUl,  m,  3. 

2.  Papias,  dans  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  III,  39. 

3.  Marc,  iv,  40;  v,  15,  47,  33,  36;  vi,  50;  x,  32.  Cf.  Matth., 
VIII,  27,34;  ix,  8;  xiv,  27;  xvii,  6-7;  xxviii,  5,  10;  Luc,  iv,  36; 
V,  17;  viii,  25,  35,  37;  ix,  34.  L'Évangile  apocryphedit  de  Tho- 
mas l'Israélite  porte  ce  trait  jusqu'à  la  plus  choquante  absurdité. 
Comparez  les  Miracles  de  V  enfance ,  dans  Thilo,  Cod.  apocr. 
N.  T.,  p.  ex,  note. 


VIK  DE  JFSUS.  ^267 

nous-en.  Un  simple  sorcier,  à  la  manière  de  Simon 
le  Magicien,  n'eut  pas  amené  une  révolution  morale 
comme  celle  que  Jésus  a  faite.  Si  le  thaumaturge  eût 
eiïacé  dans  Jésus  le  moraliste  et  le  réformateur  reli- 
gieux, il  fût  sorti  de  lui  une  école  de  théurgie ,  et 
non  le  christianisme. 

Le  problème,  d'ailleurs,  se  pose  de  la  même  ma- 
nière pour  tous  les  saints  et  les  fondateurs  religieux. 
Des  faits,  aujourd'hui  morbides,  tels  que  l'épilepsie, 
les  visions,  ont  été  autrefois  un  principe  de  force  et  de 
grandeur.  La  médecine  sait  dire  le  nom  de  la  mala- 
die qui  fit  la  fortune  de  Mahomet^.  Presque  jusqu'à 
nos  jours,  les  hommes  qui  ont  le  plus  fait  pour  le 
bien  de  leurs  semblables  (l'excellent  Vincent  de  Paul 
lui-même!)  ont  été,  qu'ils  l'aient  voulu  ou  non,  thau- 
maturges. Si  l'on  part  de  ce  principe  que  tout  per- 
sonnage historique  à  qui  l'on  attribue  des  actes  que 
nous  tenons  au  xix^  siècle  pour  peu  sensés  ou  char- 
latanesques  a  été  un  fou  ou  un  charla+an,  toute  cri- 
tique est  faussée.  L'école  d'Alexandrie  fut  une  noble 
école,  et  cependant  elle  se  livra  aux  pratiques  d'une 
théurgie  extravagante.  Socrate  et  Pascal  ne  furent  pas 
exempts  d'hallucinations.  Les  faits  doivent  s'expli- 
quer par  des  causes  qui  leur  soient  proportionnées. 

i .  Hysleria  muscularis  de  Schœnlein. 


268  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Les  faiblesses  de  l'esprit  humain  n'engendrent  que 
faiblesse  ;  les  grandes  choses  ont  toujours  de  grandes 
causes  dans  la  nature  de  l'homme,  bien  que  souvent 
elles  se  produisent  avec  un  cortège  de  petitesses  qui 
pour  les  esprits  superficiels  en  offusquent  la  gran- 
deur. 

Dans  un  sens,  général,  il  est  donc  vrai  de  dire 
que  Jésus  ne  fut  thaumaturge  et  exorciste  que  mal- 
gré lui.  Le  miracle  est  d'ordinaire  l'œuvre  du  public 
bien  plus  que  de  celui  à  qui  on  l'attribue.  Jésus 
se  fût  obstinément  refusé  à  faire  des  prodiges  que 
la  foule  en  eût  créé  pour  lui  ;  le  plus  grand  miracle 
eût  été  qu'il  n'en  fît  pas  ;  jamais  les  lois  de  l'histoire 
et  de  la  psychologie  populaire  n'eussent  subi  une  plus 
forte  dérogation.  Les  miracles  de  Jésus  furent  une 
violence  que  lui  fit  son  siècle,  une  concession  que 
lui  arracha  la  nécessité  passagère.  Aussi  l'exorciste 
et  le  thaumaturge  sont  tombés;  mais  le  réforma- 
teur religieux  vivra  éternellement. 

Même  ceux  qui  ne  croyaient  pas  en  lui  étaient 
frappés  de  ces  actes  et  cherchaient  à  en  être  témoins^ . 
Les  païens  et  les  gens  peu  initiés  éprouvaient  un  sen- 
timent de  crainte,  et  cherchaient  à  reconduire  de 
leur  canton 2.   Plusieurs  songeaient  peut-être  à  abu- 

1.  MaUh.,  XIV,  1  etsuiv.;  Marc,  vi,  14;  Luc,  ix,  7;  xxin,  8. 
%.  Malth.,  VIII,  3i;  Marc,  v,  ITj  \iiu  37. 


VIE  DE  JÉSUS.  209 

ser  de  son  nom  pour  des  mouvements  séditieux*. 
Mais  la  direction  toute  morale  et  nullement  politique 
du  caractère  de  Jésus  le  sauvait  de  ces  entraîne- 
ments. Son  royaume  à  lui  était  dans  le  cercle  d'en- 
fants qu'une  pareille  jeunesse  d'imagination  et  un 
même  avant-goût  du  ciel  avaient  groupés  et  rete- 
naient autour  de  lui. 

4.  Jean,  vi,  14-45. 


CHAPITRE    XVII. 


FORME     DÉFINITIVE    DES     IDÉES     DE    JÉSUS     SUR     LE     ROYAVMB 
DE    DIEU. 


Nous  supposons  que  cette  dernière  phase  de  l'acti- 
vité de  Jésus  dura  environ  dix-huit  mois,  depuis  son 
retour  du  pèlerinage  pour  la  Pâque  de  l'an  31  jusqu'à 
son  voyage  pour  la  fête  des  Tabernacles  de  l'an  32  *. 
Dans  cet  espace,  la  pensée  de  Jésus  ne  paraît  s'être 
enrichie  d'aucun  élément  nouveau  ;  mais  tout  ce  qui 
était  en  lui  se  développa  et  se  produisit  avec  un 
degré  toujours  croissant  de  puissance  et  d'audace. 

L'idée  fondamentale  de  Jésus  fut,  dès  son  premier 
jour,  l'établissement  du  royaume  de  Dieu.  Mais  ce 
royaume  de  Dieu,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit, 

1.  Jean,  v,  1;  vu,  2,  Nous  suivons  le  système  de  Jean,  d'api  es 
lequel  la  vie  publique  rie  Jésus  dura  trois  ans.  Les  synoptiques, 
au  contraire,  groupent  tous  les  laits  dans  un  cadre  d'un  an. 


VIE   DE  JÉSUS.  271 

Jésus  paraît  l'avoir  entendu  dans  des  sens  très- 
divers.  Par  moments,  on  le  prendrait  pour  un  chef 
démocratique,  voulant  tout  simplement  le  règne  des 
pauvres  et  des  déshérités.  D'autres  fois,  le  royaume 
de  Dieu  est  l'accomplissement  littéral  des  visions 
apocalyptiques  de  Daniel  et  d'Hénoch.  Souvent, 
enfin,  le  royaume  de  Dieu  est  le  royaume  des  âmes, 
et  la  délivrance  prochaine  est  la  délivrance  par  l'es- 
prit. La  révolution  voulue  par  Jésus  est  alors  celle 
qui  a  eu  lieu  en  réalité,  l'établissement  d'un  culte 
nouveau,  plus  pur  que  celui  de  Moïse.  —  Toutes 
ces  pensées  paraissent  avoir  existé  à  la  fois  dans 
la  conscience  de  Jésus.  La  première,  toutefois, 
celle  d'une  révolution  temporelle  ,  ne  paraît  pas 
l'avoir  beaucoup  arrêté.  Jésus  ne  regarda  jamais 
la  terre,  ni  les  riches  de  la  terre,  ni  le  pouvoir 
matériel  comme  valant  la  peine  qu'il  s'en  occu- 
pât. Il  n'eut  aucune  ambition  extérieure.  Quelque- 
fois, par  une  conséquence  naturelle,  sa  grande  im- 
portance religieuse  était  sur  le  point  de  se  changer 
en  importance  sociale.  Des  gens  venaient  lui  de- 
mander de  se  constituer  juge  et  arbitre  dans  des 
questions  d'intérêts.  Jésus  repoussait  ces  propositions 
avec  fierté,  presque  comme  des  injures^.  Plein  de 

4.  Luc,  XII,  13-14. 


272  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

son  idéal  céleste,  il  ne  sortit  jamais  de  sa  dédai- 
gneuse pauvreté.  Quant  aux  deux  autres  conceptions 
du  royaume  de  Dieu,  Jésus  paraît  toujours  les  avoir 
gardées  simultanément.  S'il  n'eût  été  qu'un  enthou- 
siaste, égaré  par  les  apocalypses  dont  se  nourris- 
sait rimagination  populaire,  il  fût  resté  un  sectaire 
obscur,  inférieur  à  ceux  dont  il  suivait  les  idées. 
S'il  n'eût  été  qu'un  puritain,  une  sorte  de  Ghan- 
ning  ou  de  «  Vicaire  Savoyard,  »  il  n'eût  obtenu 
sans  contredit  aucun  succès.  Les  deux  parties  de  son 
système,  ou,  pour  mieux  dire,  ses  deux  concep- 
tions du  royaume  de  Dieu  se  sont  appuyées  l'une 
l'autre ,  et  cet  appui  réciproque  a  fait  son  incom- 
parable succès.  Les  premiers  chrétiens  sont  des 
visionnaires,  vivant  dans  un  cercle  d'idées  que  nous 
qualifierions  de  rêveries;  mais  en  même  temps  ce 
sont  les  héros  de  la  guerre  sociale  qui  a  abouti  à 
l'affranchissement  de  la  conscience  et  à  l'établisse- 
ment d'une  religion  d'où  le  culte  pur,  annoncé  par  le 
fondateur,  finira  à  la  longue  par  sortir. 

Les  idées  apocalyptiques  de  Jésus,  dans  leur  forme 
la  plus  complète,  peuvent  se  résumer  ainsi  : 

L'ordre  actuel  de  l'humanité  touche  à  son  terme. 
Ce  terme  sera  une  immense  révolution,  «  une  an- 
goisse ))  semblable  aux  douleurs  de  l'enfantement; 
une  palingénésie  ou  «  renaissance  »  (selon  le  mot  de 


VIE  DE  JESUS.  273 

Jésus  lui-même  ^) ,  précédée  de  sombres  calamités 
et  annoncée  par  d'étranges  phénomènes  2.  Au  grand 
jour,  éclatera  dans  le  ciel  le  signe  du  Fils  de 
l'homme;  ce  sera  une  vision  bruyante  et  lumineuse 
comme  celle  du  Sinaï,  un  grand  orage  déchirant  la 
nue,  un  trait  de  feu  jaillissant  en  un  clin  d'œil  d'Orient 
en  Occident.  Le  Messie  apparaîtra  dans  les  nuages , 
revêtu  de  gloire  et  de  majesté,  au  son  des  trom- 
pettes, entouré  d'anges.  Ses  disciples  siégeront  à 
côté  de  lui  sur  des  trônes.  Les  morts  alors  ressusci- 
teront, et  le  Messie  procédera  au  jugement  ^. 

1.  Matth.,  XIX,  ^8. 

2.  Matth.,  XXIV,  3  et  suiv.  ;  Marc,  xiii,  4  et  suiv.;  Luc,  xvii,  22 
et  suiv.;  xxi,  7  et  suiv.  II  faut  remarquer  que  la  peinture  de 
la  fin  des  temps  prêtée  ici  à  Jésus  par  les  synoptiques  renferme 
beaucoup  de  traits  qui  se  rapportent  au  siège  de  Jérusalem.  Luc 
écrivait  quelque  temps  après  ce  siège  (xxi,  9,20,  24j.  La  rédaction 
de  Matthieu  au  contraire  (xxvi,  15,  16,  22,  29]  nous  reporte  exac- 
tement au  moment  du  siège  ou  très-peu  après.  Nul  doute,  cepen- 
dant, que  Jésus  n'annonçât  de  grandes  terreurs  comme  devant 
précéder  sa  réapparition.  Ces  terreurs  étaient  une  partie  intégrante 
de  toutes  les  apocalypses  juives.  HénocK  xcix-c,  cii,  cm  (divi- 
sion de  Dillmann);  Carm.  sihyll.,  III,  334  et  suiv.;  633  et  suiv.; 
IV,  168  et  suiv.;  V,  511  et  suiv.  Dans  Daniel  aussi,  le  règne  des 
Saints  ne  viendra  qu'après  que  la  désolation  aura  été  à  son  comble 
(vu,  25  et  suiv.  ;  viii,  23  et  suiv.;  ix,  26-27;  xii,  1). 

3.  Matth.,  XVI,  27;  xix,  28;  xx,  21  ;  xxiv,  30  et  suiv.;  xxv,  31 
et  suiv.;  xxvi,  64;  Marc,  xxv,  62;  Luc,  xxii,  30;  I  Cor.,  xv,  52  ; 
IThess.,  iv^  15  et  suiv. 

18 


274  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Dans  ce  jugement,  les  hommes  seront  partagés  en 
deux  catégories,  selon  leurs  œuvres^.  Les  anges  se- 
ront les  exécuteurs  de  la  sentence  2.  Les  élus  entre- 
ront dans  un  séjour  délicieux,  qui  leur  a  été  préparé 
depuis  le  commencement  du  monde  ^;  là  ils  s'assoi- 
ront, vêtus  de  lumière,  à  un  festin  présidé  par  Abra- 
ham^, les  patriarches  et  les  prophètes.  Ce  sera  le 
petit  nombre^.  Les  autres  iront  dans  la  Géhenne,  La 
Géhenne  était  la  vallée  occidentale  de  Jérusalem.  On 
y  avait  pratiqué  à  diverses  époques  le  culte  du  feu, 
et  l'endroit  était  devenu  une  sorte  de  cloaque.  La 
Géhenne  est  donc  dans  la  pensée  de  Jésus  une  vallée 
ténébreuse,  obscène,  pleine  de  feu.  Les  exclus  du 
royaume  y  seront  brûlés  et  rongés  par  les  vers,  en 
compagnie  de  Satan  et  de  ses  anges  rebelles^.  I^à,  il 
y  aura  des  pleurs  et  des  grincements  de  dents  ^.  Le 

i.  Matth.,  XIII,  38  et  suiv.  ;  xxv,  33. 

2.  Matth.,  XIII,  39,  41,  49. 

3.  Matth.,  xxv,  34.  Comp.  Jean,  xiv,  2. 

4.  Matth.,  VIII,  il;  xiii,  43;  xxvi,  29;  Luc,  xiii,  28;  xvi,  22; 
xxii,  30. 

5.  Luc,  XIII,  23  et  suiv. 

6.  Matth.,  xxv,  41.  L'idée  de  la  chute  des  anges,  si  développée 
dans  le  Livre  d'Hénoch,  était  universellement  admise  dans  le  cercle 
de  Jésus.  Épîfre  de  Jude,  6  et  suiv.;  II*  Ep.  attribuée  à  saint 
Pierre,  ii,  4,  11;  Apoc,  xu,  9;  Évang.  de  Jean,  viii,  44. 

7.  Matth.,  V,  22;  viii,  12;  x,  28;  xiii.  40,  42.  50:  xviii,  8; 
XXIV,  61  ;  xxv,  30;  Marc,  ix,  43,  etc. 


VIE  DR  JESUS.  275 

royaume  de  Dieu  sera  comme  une  salle  fermée,  lumi- 
neuse à  l'intérieur,  au  milieu  de  ce  monde  de  ténèbres 
et  de  tourments  ^. 

Ce  nouvel  ordre  de  choses  sera  éternel.  Le  paradis 
et  la  Géhenne  n'auront  pas  de  fin.  Un  abîme  infran- 
chissable les  sépare  l'un  de  l'autre  2.  Le  Fils  de 
l'homme,  assis  à  la  droite  de  Dieu,  présidera  à  cet 
état  définitif  du  monde  et  de  l'humanité^. 

Que  tout  cela  fut  pris  à  la  lettre  par  les  disciples  et 
par  le  maître  lui-même  à  certains  moments,  c'est  ce 
qui  éclate  dans  les  écrits  du  temps  avec  une  évidence 
absolue.  Si  la  première  génération  chrétienne  a  une 
croyance  profonde  et  constante,  c'est  que  le  monde  est 
sur  le  point  de  finira  et  que  la  grande  «  révélation ^ » 
du  Christ  va  bientôt  avoir  lieu.  Cette  vive  proclama- 
tion :  «  Le  temps  est  proche  ^  !  »  qui  ouvre  et  ferme 

1.  Malth.,viii,'12;  xxii,  13;  xxv,30.Comp.  Jos.,B./.^III,  viii,  5. 

2.  Luc,  XVI,  2B. 

3.  Marc,  m,  29;  Luc,  xxii,  69;  Act.j  vu,  55. 

4.  Act.,  II,  17;  III,  19  etsuiv.;  I  Cor.,  xv,  23-24,  52;  I  Thess., 
m,  13;  IV,  14  et  suiv.;  v,  23;  II  Thess.,  11,  8;  I  Tim.,  vi,  14; 
II  Tim.,  IV,  1  ;  Tit.,  11,  13;  Épître  de  Jacques,  v,  3,  8;  Épître  de 
Jude,  18  ;  II*  de  Pierre,  m  entier;  l'Apocalypse  tout  entière^  et  en 
particulier  i,  1;  11,  5,  16;  m,  11;  xi,  14;xxii,  6,  7, 12,  20.  Comp. 
IV*  livre  d'Esdras,  iv,  26. 

5.  Luc,  XVII,  30;  I  Cor.,  î,  7-8;  II  Thess.,  i,  7;  I  de  saint 
Pierre,  i,  7,  13;  Apoc.j  i,  1. 

6.  Apoc.j  i,  3;  XXII,  10. 


276  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

l'Apocalypse,  cet  appel  sans  cesse  répété:  «  Que  celui 
qui  a  des  oreilles  entende^  !  »  sont  les  cris  d'espé- 
rance et  de  ralliement  de  tout  l'âge  apostolique. 
Une  expression  syriaque  Maran  atha,  «  Notre-Sei- 
gneur  arrive  ^  !  »  devint  une  sorte  de  mot  de  passe 
que  les  croyants  se  disaient  entre  eux  pour  se  forti- 
fier dans  leur  foi  et  leurs  espérances.  L'Apocalypse, 
écrite  l'an  68  de  notre  ère  ^,  fixe  le  terme  à  trois  ans 
et  demi^.  L'  «  Ascension  d'Isaïe^  »  adopte  un  cal- 
cul fort  approchant  de  celui-ci. 
•  Jésus  n'alla  jamais  à  une  telle  précision.  Quand  on 
l'interrogeait  sur  le  temps  de  son  avènement,  il  refu- 
sait toujours  de  répondre;  une  fois  même  il  déclare 
que  la  date  de  ce  grand  jour  n'est  connue  que  du 
Père,  qui  ne  l'a  révélée  ni  aux  anges  ni  au  Fils  ^.  Il 
disait  que  le  moment  où  l'on  épiait  le  royaume  de 
Dieu  avec  une  curiosité  inquiète  était  justement  celui 

4.  Watth.,  XI,  15;  xiii,  9,  43;  Marc,  iv,  9,  23;  vu,  16;  Luc, 
VIII,  8;  XIV,  35;  Apoc,  ii,  7,  11,  27,  29;  m,  6,  13,  22; 
XIII,  9. 

2.  I  Cor.,  XVI,  22. 

3.  Apoc.^  XVII,  9  et  suiv.  Le  sixième  empereur  que  l'auteur 
donne  comme  régnant  est  Galba.  L'empereur  mort  qui  doit  revenir 
est  Néron,  dont  le  nom  est  donné  en  chiffres  (xiii,  18). 

4.  Apoc,  XI,  2,  3  ;  xii,  14.  Gomp.  Daniel,  vu,  25;  xii,  7. 

5.  Chap.  IV,  V.  12  et  14.  Comp.  Gedrenus,  p.  68  (Paris,  1647). 

6.  Matth.,  XXIV,  36;  Marc,  xiii,  32. 


VIE  DE  JÉSUS.  ITi 

OÙ  il  ne  viendrait  pas  ^.  Il  répétait  sans  cesse 
que  ce  serait  une  surprise  comme  du  temps  de 
Noé  et  de  Lot;  qu'il  fallait  se  tenir  sur  ses  gardes, 
toujours  prêt  à  partir;  que  chacun  devait  veiller  et 
tenir  sa  lampe  allumée  comme  pour  un  cortège  de 
noces,  qui  arrive  à  l' improviste 2;  que  le  Fils  de 
l'homme  viendrait  de  la  même  façon  qu'un  voleur,  à 
l'heure  où  l'on  ne  s'y  attendrait  pas  ^  ;  qu'il  apparaî- 
trait comme  un  éclair,  courant  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'horizon ^  Mais  ses  déclarations  sur  la  proximité  de  la 
catastrophe  ne  laissent  lieu  à  aucune  équivoque  ^.  «  La 
génération  présente,  disait-il,  ne  passera  pas  sans  que 
tout  cela  s'accomplisse.  Plusieurs  de  ceux  qui  sont 
ici  présents  ne  goûteront  pas  la  mort  sans  avoir  vu  le 
Fils  de  l'homme  venir  dans  sa  royauté  ^.  »  Il  reproche 
à  ceux  qui  ne  croient  pas  en  lui  de  ne  pas  savoir 
lire  les  pronostics  du  règne  futur.  «  Quand  vous 
voyez  le  rouge  du  soir,  disait-il,  vous  prévoyez  qu'il 

1  Luc,  XVII,  20.  Comp.  Talmud  de  Babyl.,  Sanhédrin^  97  a. 

2.  Matth.,  XXIV,  36  et  suiv.;  Marc,  xiii,  32  et  suiv.;  Luc,  xiFa 
35  et  suiv.;  xvii,  20  et  suiv. 

3.  Luc,  XII,  40;  II  Petr.,  m,  10. 

4.  Luc,  xvir,  24. 

5.  ûlatth.,  x,  23  ;  xxiv-xxv  entiers,  et  surtout  xxiv,  29,  34  ; 
Marc,  XIII,  30;  Luc,  xiii,  35;  xxi,  28  et  suiv. 

6.  Matth.,   XVI,  28;  xxiii,  36,  39;  xxiv,  34;   Marc,  vrii,  39; 
Luc,  IX,  27;  xxi,  32. 


278  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

fera  beau;  quand  vous  voyez  le  rouge  du  matin,  vous 
annoncez  la  tempête.  Comment,  vous  qui  jugez  la 
face  du  ciel,  ne  savez-vous  pas  reconnaître  les  signes 
du  temps  ^?))  Par  une  illusion  commune  à  tous  les 
grands  réformateurs,  Jésus  se  figurait  le  but  beau- 
coup plus  proche  qu'il  n'était  ;  il  ne  tenait  pas  compte 
de  la  lenteur  des  mouvements  de  l'humanité  ;  il 
s'imaginait  réaliser  en  un  jour  ce  qui,  dix-huit  cents 
ans  plus  tard,  ne  devait  pas  encore  être  achevé. 

Ces  déclarations  si  formelles  préoccupèrent  la  famille 
chrétienne  pendant  près  de  soixante-dix  ans.  Il  était 
admis  que  quelques-uns  des  disciples  verraient  le 
jour  de  la  révélation  finale  sans  mourir  aupara- 
vant. Jean  en  particulier  était  considéré  comme  étant 
de  ce  nombre  2.  Plusieurs  croyaient  qu'il  ne  mourrait 
jamais.  Peut-être  était-ce  là  une  opinion  tardive,  pro- 
duite vers  la  fin  du  premier  siècle  par  l'âge  avancé 
où  Jean  semble  être  parvenu,  cet  âge  ayant  donné 
occasion  de  croire  que  Dieu  voulait  le  garder  indéfini- 
ment jusqu'au  grand  jour^  afin  de  réaliser  la  parole 
de  Jésus.  Quoi  qu'il  en  soit,  à  sa  mort,  la  foi  de 
plusieurs  fut  ébranlée,  et  ses  disciples  donnèrent  à 
la  prédiction  du  Christ  un  sens  plus  adouci  ^. 

i.  Matth.,  XVI,  2-4;  Luc,  xii,  54-56. 

2.  Jean,  xxi,  22-23. 

3.  Jean,  xxi,  22-23.  Le  chapitre  xxi  du  quatrième  évangile 


VIE  DE  JESUS.  279 

En  même  temps  que  Jésus  admettait  pleinement 
les  croyances  apocalyptiques,  telles  qu'on  les  trouve 
dans  les  livres  juifs  apocryphes,  il  admettait  le  dogme 
qui  en  est  le  complément,  ou  plutôt  la  condition,  la 
résurrection  des  morts.  Cette  doctrine,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit^,  était  encore  assez  neuve  en  Israël;  une 
foule  de  gens  ne  la  connaissaient  pas,  ou  n'y  croyaient 
pas  2.  Elle  était  de  foi  pour  les  pharisiens  et  pour 
les  adeptes  fervents  des  croyances  messianiques  ^. 
Jésus  l'accepta  sans  réserve,  mais  toujours  dans  le 
sens  le  plus  idéaliste.  Plusieurs  se  figuraient  que, 
dans  le  monde  des  ressuscites,  on  mangerait,  on 
boirait,  on  se  marierait.  Jésus  admet  bien  dans  son 
royaume  une  pâque  nouvelle,  une  table  et  un  vin 
nouveau*;  mais  il  en  exclut  formellement  le  ma- 
riage. Les  Sadducéens  avaient  à  ce  sujet  un  argu- 
ment  grossier   en    apparence ,    mais  dans  le  fond 


est  une  addition,  coKime  le  prouve  la  clausule  finale  de  la  rédac- 
tion primitive,  qui  est  au  verset  31  du  chapitre  xx.  Mais  l'addition 
est  presque  contemporaine  de  la  publication  même  dudit  évan- 
gile. 

1.  Ci-dessus,  p.  54-55. 

2.  Marc,  ix,  9;  Luc,  xx,  27  et  suiv. 

3.  Dan.,  xii,  2  et  suiv.;  ÏI  Macch.,  cliap.  vu, entier;  xii, 
45-46;  XIV,  46;  ^c/.,xxiii,  6,  8  ;  Jos.,  A7it.,  XYIII,  i,  3;  5.  J.,  II, 
VIII,  i4;  m,  viii,  5. 

4.  Malth.,  XXVI,  29:  Luc,  xxii  30. 


-^80  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

assez  conforme  à  la  vieille  théologie.  On  se  sou- 
vient que,  selon  les  anciens  sages,  l'homme  ne 
se  survivait  que  dans  ses  enfants.  Le  code  mo- 
saïque avait  consacré  cette  théorie  patriarcale  par 
une  institution  bizarre,  le  lévirat.  Les  Sadducéens 
tiraient  de  là  des  conséquences  subtiles  contre  la  ré- 
surrection. Jésus  y  échappait  en  déclarant  formelle- 
ment que  dans  la  vie  éternelle  la  différence  de  sexe 
n'existerait  plus,  et  que  l'homme  serait  semblable 
aux  anges  ^.  Quelquefois  il  semble  ne  promettre  la 
résurrection  qu'aux  justes  2,  le  châtiment  des  impies 
consistant  à  mourir  tout  entiers  et  à  rester  dans  le 
néant  ^.  Plus  souvent,  cependant,  Jésus  veut  que  la 
résurrection  s'applique  aux  méchants  pour  leur  éter- 
nelle confusion^. 

Rien,  on  le  voit,  dans  toutes  ces  théories,  n'était 
absolument  nouveau.  Les  évangiles  et  les  écrits  des 
apôtres  ne  contiennent  guère,  en  fait  de  doctrines 
apocalyptiques,  que  ce  qui  se  trouve  déjà  dans«Da- 

1.  Matth,,  XXII,  24  et  suiv.;  Luc,  xx,  34-38;  Évangile  ébionite 
dit  «  des  Égyptiens,  »  dans  Clém.  d'Alex.,  Slrom.,  II,  9,  13; 
Clein.  Rom.,  Epist.  II,  12. 

2.  Luc,  XIV,. '14;  xx,  35-36.  C'est  aussi  l'opinion  de  saint  Paul  : 
I  Cor.,  XV,  23  et  suiv.;  I  Thess.,  iv,  12  et  suiv.  V.  ci-dessus, 
p.  55. 

3.  Gomp.  IV^  livre  d'Esdras,  ix,  22. 

4.  Matth.,  XXV,  32  et  suiv. 


VIE   DE  JÉSUS.  281 

niel  *,  »  «  Herioch  ^^  »  les  «  Oracles  Sibyllins^  »  d'origine 
juive.  Jésus  accepta  ces  idées ,  généralement  répan- 
dues chez  ses  contemporains.  Il  en  fit  le  point  d'ap- 
pui de  son  action,  ou,  pour  mieux  dire,  l'un  de  ses 
points  d'appui  ;  car  il  avait  un  sentiment  trop  pro- 
fond de  son  œuvre  véritable  pour  l'établir  uniquement 
sur  des  principes  aussi  fragiles,  aussi  exposés  à  re- 
cevoir des  faits  une  foudroyante  réfutation. 

Il  est  évident,  en  effet,  qu'une  telle  doctrine,  prise 
en  elle-même  d'une  façon  littérale,  n'avait  aucun 
avenir.  Le  monde,  s' obstinant  à  durer,  la  faisait  crou- 
ler. Un  âge  d'homme  tout  au  plus  lui  était  réservé. 
La  foi  de  la  première  génération  chrétienne  s'explique; 
mais  la  foi  de  la  seconde  génération  ne  s'explique 
plus.  Après  la  mort  de  Jean,  ou  du  dernier  survivant 
quel  qu'il  fût  du  groupe  qui  avait  vu  le  maître,  la  pa- 
role de  celui-ci  était  convaincue  de  mensonge  ^.  Si  la 
doctrine  de  Jésus  n'avait  été  que  la  croyance  à  une 
prochaine  fm  du  monde,  elle  dormirai  certainement 
aujourd'hui  dans  l'oubli.  Qu'est-ce  donc  qui  l'a  sau- 
vée? La  grande  largeur  des  conceptions  évangéliques, 

1 .  Voir  surtout  les  chapitres  ii,  vi-viii,  x-xiii. 

2.  Ch.  I,  XLv-Lii,  Lxii,  xciii,  9  et  suiv. 

3.  Liv.  III,  573  et  suiv.;  652  et  suiv.;  766  et  suiv.;  795  et  suiv. 

4.  Ces  angoisses  de  la  conscience  chrétienne  se  traduisent  avec 
naivelé  dans  la  ii«  épître  attriUuée  à  saint  Pierre,  m,  8  et  suiv. 


282  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

laquelle  a  permis  de  trouver  sous  le  même  symbole 
des  doctrines  appropriées  à  des  états  intellectuels  très- 
divers.  Le  monde  n'a  point  fini,  comme  Jésus  l'avait 
annoncé ,  comme  ses  disciples  le  croyaient.  Mais  il  a 
été  renouvelé,  et  en  un  sens  renouvelé  comme  Jésus 
le  voulait.  C'est  parce  qu'elle  était  à  double  face  que 
sa  pensée  a  été  féconde.  Sa  chimère  n'a  pas  eu  le 
sort  de  tant  d'autres  qui  ont  traversé  l'esprit  hu- 
main, parce  qu'elle  recelait  un  germe  de  vie  qui,  in- 
troduit, grâce  à  une  enveloppe  fabuleuse,  dans  le 
sein  de  l'humanité,  y  a  porté  des  fruits  éternels. 

Et  ne  dites  pas  que  c'est  là  une  interprétation 
bienveillante,  imaginée  pour  laver  l'honneur  de  notre 
grand  maître  du  cruel  démenti  infligé  à  ses  rêves  par 
la  réalité.  Non,  non.  Ce  vrai  royaume  de  Dieu,  ce 
royaume  de  l'esprit,  qui  fait  chacun  roi  et  prêtre  ;  ce 
royaume  qui,  comme  le  grain  de  sénevé,  est  devenu 
un  arbre  qui  ombrage  le  monde,  et  sous  les  rameaux 
duquel  les  oiseaux  ont  leur  nid,  Jésus  l'a  com- 
pris, l'a  voulu,  l'a  fondé.  A  côté  de  l'idée  fausse, 
froide,  impossible  d'un  avènement  de  parade,  il  a 
conçu  la  réelle  cité  de  Dieu,  la  «  palingénésie  »  véritable, 
le  Sermon  sur  la  montagne,  l'apothéose  du  faible,  l'a- 
mour du  peuple,  le  goût  du  pauvre,  la  réhabilitation 
de  tout  ce  qui  est  humble,  vrai  et  naïf.  Cette  réhabi- 
litation, il  l'a  rendue  en  artiste  incomparable  par  dei 


VIE   DE  JÉSUS.  283 

traits  qui  dureront  éternellement.  Chacun  de  nous 
lui  doit  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  lui.  Pardon- 
nons-lui son  espérance  d'une  apocalypse  vaine, 
d'une  venue  à  grand  triomphe  sur  les  nuées  du  ciel. 
Peut-être  était-ce  là  Terreur  des  autres  plutôt  que 
la  sienne,  et  s'il  est  vrai  que  lui-même  ait  partagé 
l'illusion  de  tous,  qu'importe,  puisque  son  rêve  l'a 
rendu  fort  contre  la  mort,  et  l'a  soutenu  dans  une 
lutte  à  laquelle  sans  cela  peut-être  il  eût  été  inégal  ? 
11  faut  donc  maintenir  plusieurs  sens  à  la  cité  divine 
conçue  par  Jésus.  Si  son  unique  pensée  eût  été  que  la 
fin  des  temps  était  proche  et  qu'il  fallait  s'y  préparer, 
il  n'eût  pas  dépassé  Jean-Baptiste.  Renoncer  à  un 
monde  près  de  crouler,  se  détacher  peu  à  peu  de  la 
vie  présente,  aspirer  au  règne  qui  allait  venir,  tel  eût 
été  le  dernier  mot  de  sa  prédication.  L'enseignement 
de  Jésus  eut  toujours  une  bien  plus  large  portée.  Il 
se  proposa  de  créer  un  état  nouveau  de  l'humanité,  et 
non  pas  seulement  de  préparer  la  fin  de  celui  qui 
existe.  Élie  ou  Jérémie,  reparaissant  pour  disposer  les 
hommes  aux  crises  suprêmes,  n'eussent  point  prêché 
comme  lui.  Cela  est  si  vrai  que  cette  morale  prétendue 
des  derniers  jours  s'est  trouvée  être  la  morale  éter- 
nelle, celle  qui  a  sauvé  Thumanité.  Jésus  lui-même, 
dans  beaucoup  de  cas,  se  sert  de  manières  de  parler 
qui  ne  rentrent  pas  du  tout  dans  la  théorie  apocalypti- 


•284  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

que.  Souvent  il  déclare  que  le  royaume  de  Dieu  est 
déjà  commencé,  que  tout  homme  le  porte  en  soi 
et  peut,  s'il  en  est  digne,  en  jouir,  que  ce  royaume 
chacun  le  crée  sans  bruit  par  la  vraie  conversion  du 
cœur^.  Le  royaume  de  Dieu  n'est  alors  que  le  bien  2, 
un  ordre  de  choses  meilleur  que  celui  qui  existe,  le 
règne  de  la  justice,  que  le  fidèle,  selon  sa  me- 
sure, doit  contribuer  à  fonder,  ou  encore  la  liberté 
de  l'âme,  quelque  chose  d'analogue  à  la  a  délivrance  » 
bouddhique,  fruit  du  détaclîement.  Ces  vérités,  qui 
sont  pour  nous  purement  abstraites,  étaient  pour  Jésus 
des  réalités  vivantes.  Tout  est  dans  sa  pensée  concret 
et  substantiel  :  Jésus  est  l'homme  qui  a  cru  le  plus 
énergiquement  à  la  réalité  de  l'idéal. 

En  acceptant  les  utopies  de  son  temps  et  de  sa 
race,  Jésus  sut  ainsi  en  faire  de  hautes  vérités,  grâce 
à  de  féconds  malentendus.  Son  royaume  de  Dieu, 
c'était  sans  doute  la  prochaine  apocalypse  qui  allait 
se  dérouler  dans  le  ciel.  Mais  c'était  encore,  et  pro- 
bablement c'était  surtout  le  royaume  de  l'âme,  créé 
par  la  liberté  et  par  le  sentiment  filial  que  l'homme 
vertueux  ressent  sur  le  sein  de  son  Père.  C'était  la  reli- 
gion pure,  sans  pratiques,  sans  temple,  sans  prêtre; 

■1.  Matth.,  VI,  10,  33;  Marc,  xii,  34;  Luc,  xi,  2;  xii,  31;  xvïi, 
20,  21  et  suiv. 
2,  Voir  surtout  More,  xii,  34. 


VIE   DE  JÉSUS.  285 

c'était  le  jugement  moral  du  monde  décerné  à  la  con- 
science de  l'homme  juste  et  au  bras  du  peuple.  Voilà 
ce  qui  était  fait  pour  vivre,  voilà  ce  qui  a  vécu. 
Quand,  au  bout  d'un  siècle  de  vaine  atteste,  l'espé- 
rance matérialiste  d'une  prochaine  fm  du  monde  s'est 
épuisée ,  le  vrai  royaume  de  Dieu  se  dégage.  De 
complaisantes  exphcations  jettent  un  voile  sur  le 
règne  réel  qui  ne  veut  pas  venir.  L'Apocalypse  de 
Jean,  le  premier  livre  canonique  du  Nouveau  Tes- 
tament^, étant  trop  formellement  entachée  de  l'idée 
d'une  catastrophe  immédiate,  est  rejetée  sur  un  se- 
cond plan,  tenue  pour  inintelligible,  torturée  de  mille 
manières  et  presque  repoussée.  Au  moins,  en  ajourne- 
t-on  l'accomplissement  à  un  avenir  indéfini.  Quelques 
pauvres  attardés  qui  gardent  encore,  en  pleine  époque 
réfléchie,  les  espérances  des  premiers  disciples  devien- 
nent des  hérétiques  (  Ebionites ,  Millénaires  ),  perdus 
dans  les  bas-fonds  du  christianisme.  L'humanité  avait 
passé  à  un  autre  royaume  de  Dieu.  La  part  de  vé- 
rité contenue  dans  la  pensée  de  Jésus  l'avait  emporté 
sur  la  chimère  qui  l'obscurcissait. 

Ne  méprisons  pas  cependant  cette  chimère,  qui  a 
été  l'écorce  grossière  de  la  bulbe  sacrée  dont  nous 
vivons.  Ce  fantastique  royaume  du  ciel,  cette  pour- 

i.  Justin,  Dial.  cum  Tryph.,  81. 


286  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

suite  sans  fin  d'une  cité  de  Dieu,  qui  a  toujours 
préoccupé  le  christianisme  dans  sa  longue  carrière, 
a  été  le  principe  du  grand  instinct  d'avenir  qui  a 
animé  tous  les  réformateurs,  disciples  obstinés  de 
l'Apocalypse,  depuis  Joachim  de  Flore  jusqu'au  sec- 
taire protestant  de  nos  jours.  Cet  effort  impuissant 
pour  fonder  une  société  parfaite  a  été  la  source  de  la 
tension  extraordinaire  qui  a  toujours  fait  du  vrai  chré- 
tien un  athlète  en  lutte  contre  le  présent.  L'idée  du 
«  royaume  de  Dieu  »  et  l'Apocalypse,  qui  en  est  la 
complète  image,  sont  ainsi,  en  un  sens,  l'expression 
la  plus  élevée  et  la  plus  poétique  du  progrès  hu- 
main. Certes,  il  devait  aussi  en  sortir  de  grands 
égarements.  Suspendue  comme  une  menace  perma- 
nente au-dessus  de  l'humanité,  la  fin  du  monde,  par 
les  effrois  périodiques  qu'elle  causa  durant  des  siècles, 
nuisit  beaucoup  à  tout  développement  profane.  La 
société  n'étant  plus  sûre  de  son  existence,  en  con- 
tracta une  sorte  de  tremblement  et  ces  habitudes 
de  basse  humilité,  qui  rendent  le  moyen  âge  si  infé- 
rieur aux  temps  antiques  et  aux  temps  modernes*.  Un 
profond  changement  s'était,  d'ailleurs,  opéré  dans  la 

4.  Voir,  pour  exemples,  le  prologue  de  Grégoire  de  Tours  à  son 
Histoire  ecclésiastique  des  Francs,  et  les  nombreux  actes  de 
la  première  moitié  du  moyen  âge  commençant  par  la  formule  «A 
l'approche  du  soir  du  monde...  » 


VIE  DE  JÉSUS.  287 

,manière  d'envisager  la  venue  du  Christ.  La  première 
fois  qu'on  annonça  à  T humanité  que  sa  planète  allait 
finir,  comme  l'enfant  qui  accueille  la  mort  avec  un 
sourire,  elle  éprouva  le  plus  vif  accès  de  joie  qu'elle 
eût  jamais  ressenti.  En  vieillissant,  le  monde  s'était 
attaché  à  la  vie.  Le  jour  de  grâce,  si  longtemps 
attendu  par  les  âmes  pures  de  Galilée,  était  devenu 
pour  ces  siècles  de  fer  un  jour  de  colère  :  Dies  irœ, 
dies  ^7/a/Mais,  au  sein  même  de  la  barbarie,  l'idée 
du  royaume  de  Dieu  resta  féconde.  Malgré  l'église 
féodale,  des  sectes,  des  ordres  religieux,  de  saints  per- 
sonnages continuèrent  de  protester,  au  nom  de  l'Évan- 
gile, contre  l'iniquité  du  monde.  De  nos  jours  même, 
jours  troublés  où  Jésus  n'a  pas  de  plus  authentiques 
continuateurs  que  ceux  qui  semblent  le  répudier,  les 
rêves  d'organisation  idéale  de  la  société,  qui  ont  tant 
d'analogie  avec  les  aspirations  des  sectes  chrétiennes 
primitives,  ne  sont  en  un  sens  que  l'épanouissement 
de  la  même  idée,  une  des  branches  de  cet  arbre 
immense  où  germe  toute  pensée  d'avenir,  et  dont 
ie  «  royaume  de  Dieu  »  sera  éternellement  la  tige  et 
ïa  racine.  Toutes  les  révolutions  sociales  de  l'huma- 
nité seront  entées  sur  ce  mot- là.  Mais  entachées 
d'un  grossier  matérialisme,  aspirant  à  l'impossible, 
c'est-à-dire  à  fonder  l'universel  bonheur  sur  des  me- 
sures politiques  et  économiques,  les  tentatives  «  so- 


288  ORIGINES  DU    CHRISTIANISME. 

cialistes  »  de  notre  temps  resteront  infécondes,  jus 
qu'à  ce  qu'elles  prennent  pour  règle  le  véritable  esprit 
de  Jésus,  je  veux  dire  Tidéalisme  absolu,  ce  principe 
que  pour  posséder  la  terre  il  faut  y  renoncer. 

Le  mot  de  «  royaume  de  Dieu  n  exprime,  d'un  autr 
côté,  avec  un  rare  bonheur,  le  besoin  qu'éprouve  l'âme 
d'un  supplément  de  destinée,  d'une  compensation  à 
la  vie  actuelle.  Ceux  qui  ne  se  plient  pas  à  concevoir 
l'homme  comme  un  composé  de  deux  substances, 
et  qui  trouvent  le  dogme  déiste  de  l'immortalité 
de  l'âme  en  contradiction  avec  la  physiologie,  aiment 
à  se  reposer  dans  l'espérance  d'une  réparation 
finale,  qui  sous  une  foraie  inconnue  satisfera  aux 
besoins  du  cœur  de  l'homme.  Qui  sait  si  le  dernier 
terme  du  progrès,  dans  des  millions  de  siècles, 
n'amènera  pas  la  conscience  absolue  de  l'univers,  et 
dans  cette  conscience  le  réveil  de  tout  ce  qui  a  vécu? 
Un  sommeil  d'un  million  d'années  n'est  pas  plus  long 
qu'un  sommeil  d'une  heure.  Saint  Paul,  en  cette  hy- 
pothèse, aurait  encore  eu  raison  de  dire  :  In  iciuoculi^! 
Il  est  sûr  que  l'humanité  morale  et  vertueuse  aura  sa 
revanche,  qu'un  jour  le  sentiment  de  l'honnête  pauvre 
homme  jugera  le  monde,  et  que  ce  jour-là  la  figure 
idéale  de  Jésus  sera  la  confusion  de  l'homme  frivole 

1.  I  Cor.,  XV,  52. 


VIE   DE   JESUS.  289 

qui  n*a  pas  cru  à  la  vertu,  de  l'homme  égoïste  qui  n'a 
pas  su  y  atteindre.  Le  mot  favori  de  Jésus  reste  donc 
plein  d'une  éternelle  beauté.  Une  sorte  de  divination 
grandiose  semble  l'avoir  tenu  dans  un  vague  sublime, 
embrassant  à  la  fois  divers  ordres  de  vérités. 


il) 


CHAPITRE  XVIII. 


NSTITUTIONS    1)E    JESUS. 


Ce  qui  prouve  bien,  du  reste,  que  Jésus  ne  s'ab- 
sorba jamais  entièrement  dans  ses  idées  apocalyp- 
tiques, c'est  qu'au  temps  même  où  il  en  était  le  plus 
préoccupé,  il  jette  avec  une  rare  sûreté  de  vues  les 
bases  d'une  église  destinée  à  durer.  Il  n'est  guère 
possible  de  douter  qu'il  n'ait  liii-méme  choisi  parmi 
ses  disciples  ceux  qu'on  appelait  par  excellence  les 
«  apôtres  »  ou  les  «  douze,  »  puisqu'au  lendemain 
de  sa  mort  on  les  trouve  formant  un  corps  et  rem- 
plissant par  élection  les  vides  qui  se  produisaient 
dans  leur  sein  ^.  C'étaient  les  deux  fils  de  Jonas, 
les  deux  fils  de  Zébédée,  Jacques,  fils  de  Cléo- 
phas,  Philippe,  Nathanaël  bar-Tolmaï,  Thomas,  Lévi, 
fils  d'Alphée  ou  Matthieu,  Simon  le  zélote,  Thad- 

4.  Act.j  I,  15  et  suiv.;  I  Cor.,  xv,  5;  Gai.,  i,  iO. 


VIE  DE  JESUS.  '  m 

dée  ou  Lebbée,  Juda  de  Kerioth  ^.  11  est  probable 
que  l'idée  des  douze  tribus  d'Israël  ne  fut  pas  étran- 
gère au  choix  de  ce  nombre  2.  Les  «  douze,  »  en  tout 
cas,  formaient  un  groupe  de  disciples  privilégiés,  où 
Pierre  gardait  sa  primauté  toute  fraternelle^,  et  au- 
quel Jésus  confia  le  soin  de  propager  son  œuvre. 
Rien  qui  sentît  le  collège  sacerdotal  régulièrement 
organisé  ;  les  listes  des  «  douze  »  qui  nous  ont  été 
conservées  présentent  beaucoup  d'incertitudes  et  de 
contradictions  ;  deux  ou  trois  de  ceux  qui  y  figurent 
restèrent  complètement  obscurs.  Deux  au  moins, 
Pierre  et  Philippe  ^,  étaient  mariés  et  avaient  des  en- 
fants. 

Jésus  gardait  évidemment  pour  les  douze  des  se- 
crets, qu'il  leur  défendait  de  communiquer  à  tous  ^. 
11  semble  parfois  que  son  plan  était  d'entourer  sa 
personne  de  quelque  mystère,  de  rejeter  les  grandes 
preuves  après  sa  mort,  de  ne  se  révéler  complète- 
ment qu'à  ses  disciples,  confiant  à  ceux-ci  le  soin 

4.  Matth.,  X,  2  et  suiv.;  Marc,  m,  4  6  et  suiv.;  Luc,  vi,  14  et 
suiv.;  Act.,  I,  13;  Papias,  dans  Eusèbe,  Hist.  eccL_,Uly  39. 

2.  Matth.,  XIX,  28;  Luc,  xxii,  30. 

3.  Act.,  I,  15;  II,  14;  V,  2-3,  29;  viii,  19;  xv,  7;  Gai.,  i,18. 

4.  Pour  Pierre,  voir  ci-dessus,  pr.  150;  pour  Philippe,  voir  Pa- 
pias, Polycrate  et  Clément  d'Alexandrie,  cités  par  Eusèbe,  Hist, 
eccL,  III,  30,  31,  39;  V,  24. 

5.  Matth.,  XVI,  20;  xvii,  9;  Marc,  viii,  30;  ix,  8. 


2«>2  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

de  le  démontrer  plus  tard  au  monde  ^.  «  Ce  que  je 
vous  dis  dans  l'ombre,  prêchez-le  au  grand  jour; 
ce  que  je  vous  dis  à  l'oreille,  proclamez-le  sur  les 
toits.  ))  Cela  lui  épargnait  les  déclarations  trop  pré- 
cises et  créait  une  sorte  d'intermédiaire  entre  l'opi- 
nion et  lui.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  avait 
pour  les  apôtres  des  enseignements  réservés,  et  qu'il 
leur  développait  plusieurs  paraboles,  dont  il  laissait  le 
sens  indécis  pour  le  vulgaire 2.  Un  tour  énigmatique 
et  un  peu  de  bizarrerie  dans  la  liaison  des  idées 
étaient  à  la  mode  dans  l'enseignement  des  docteurs, 
comme  on  le  voit  par  les  sentences  du  Pirké  Ahoth, 
Jésus  expliquait  à  ses  intimes  ce  que  ses  apophthegmes 
ou  ses  apologues  avaient  de  singulier,  et  dégageait 
pour  eux  son  enseignement  du  luxe  de  comparaisons 
qui  parfois  l'obscurcissait^.  Beaucoup  de  ces  explica- 
tions paraissent  avoir  été  soigneusement  conservées^. 
Dès  le  vivant  de  Jésus,  les  apôtres  prêchèrent  ^, 
mais  sans  jamais  beaucoup  s'écarter  de  lui.  Leur 
prédication,  du  reste,  se  bornait  à  annoncer  la  pro- 

1.  Matth.,  X,  26,  27;  Marc,  iv,  21  et  suiv.;  Luc,  viii,  M\  xii, 
2  et  suiv.;  Jean,  xiv,  22. 

2.  Matth.,  XIII,  40  et  suiv.,  34  et  suiv.;  Marc,  iv,  lOetsuiv.j 
33  et  suiv.;  Luc,  viii,  9  et  suiv.;  xii,  41. 

3.  Matth.,  xvi,  6  et  suiv.;  Marc,  vu,  17-23. 

4.  Matth.,  xiii,  18  et  suiv.;  Marc,  vu,  18  et  suiv. 

5.  Luc,  IX.  6. 


VIE   DE  JÉSUS.  293 

chaîne  venue  du  royaume  de  Dieu  ^.  Ils  allaient  de 
ville  en  ville,  recevant  l'hospitalité,  ou  pour  mieux 
dire  la  prenant  d'eux-mêmes  selon  l'usage.  L'hôte, 
en  Orient,  a  beaucoup  d'autorité  ;  il  est  supérieur 
au  maître  de  la  maison  ;  celui-ci  a  en  lui  la  plus 
grande  confiance.  Cette  prédication  du  foyer  est 
excellente  pour  la  propagation  des  doctrines  nouvelles. 
On  communique  le  trésor  caché;  on  paye  ainsi  ce 
que  l'on  reçoit;  la  politesse  et  les  bons  rapports 
y  aidant,  la  maison  est  touchée,  convertie.  Otez 
l'hospitalité  orientale,  la  propagation  du  christianisme 
serait  impossible  à  expliquer.  Jésus^  qui  tenait  fort 
aux  bonnes  vieilles  mœurs ,  engageait  les  disci- 
ples à  ne  se  faire  aucun  scrupule  de  profiter  de  cet 
ancien  droit  public,  probablement  déjà  aboli  dans  les 
grandes  villes  où  il  y  avait  des  hôtelleries  -.  «  L'ou- 
vrier, disait-il,  est  digne  de  son  salaire.  »  Une  fois 
installés  chez  quelqu'un,  ils  devaient  y  rester,  man- 
geant et  buvant  ce  qu'on  leur  offrait,  tant  que  du- 
rait leur  mission. 

Jésus  désirait  qu'à  son  exemple  les  messagers  de  la 
Donne  nouvelle  rendissent  leur  prédication  aim.able  pai 
des  manières  bienveillantes  et  polies.  Il  voulait  qu'en 

1.  Luc,  X,  11. 

2.  Le  mot  grec  Tvavr^.xcïov  a  passé  dans  toutes  les  langues  ôq 
rOrieiH  sémitique  pour  désigner  une  hct^Herie, 


294  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

entrant  dans  une  maison,  ils  lui  donnassent  le  selâm  ou 
souhait  de  bonheur.  Quelques-uns  hésitaient,  le  selâm 
étant  alors  comme  aujourd'hui,  en  Orient,  un  signe  de 
communion  religieuse,  qu'on  ne  hasarde  pas  avec  les 
personnes  d'une  foi  douteuse. .  «  Ne  craignez  rien, 
disait  Jésus  ;  si  personne  dans  la  maison  n'est  digne 
de  votre  5eMm^  il  reviendra  à  vous  ^.  »  Quelquefois,  en 
effet,  les  apôtres  du  royaume  de  Dieu  étaient  mal 
reçus,  et  venaient  se  plaindre  à  Jésus,  qui  cherchait 
d'ordinaire  à  les  calmer.  Quelques-uns,  persuadés  de 
la  toute-puissance  de  leur  maître,  étaient  blessés  de 
cette  longanimité.  Les  fils  de  Zébédée  voulaient  qu'il 
appelât  le  feu  du  ciel  sur  les  villes  inhospitalières  -. 
Jésus  accueillait  leurs  emportements  avec,  sa  fine  iro- 
nie, et  les  arrêtait  par  ce  mot  :  «  Je  ne  suis  pas  venu 
perdre  les  âmes,  mais  les  sauver.  » 

Il  cherchait  de  toute  manière  à  établir  en  principe 
que  ses  apôtres  c'était  lui-même  ^.  On  croyait  qu'il 
leur  avait  communiqué  ses  vertus  merveilleuses.  Ils 
chassaient  les  démons,  prophétisaient,  et  formaient 
une  école   d'exorcistes  renommés  ^ ,   bien  que  cer- 

\.  Matth.,  X,  11  et  suiv.  ;  Marc,  vi,  10  et  suiv.  ;  Luc,  x,  5  et 
suiv.  Gomp.  II*  épître  de  Jean,  10-11. 

2.  Luc,  IX,  52  et  suiv. 

3.  Matth.,  X,  40-42;  xxv,  35  et  suiv.;  Marc,  ix,  40;  Luc,  x,  16; 
Jean,  xiii,  20. 

4.  Matth.,  VII,  22;  X,  1;  Marc,  m,  15,  vi,  13;  Luc,  x,  17, 


VIE  DE  JÉSUS.  295 

tains  cas  fassent  au-dessus  de  leur  force  *.  Ils  fai- 
saient aussi  des  guérisons,  soit  par  l'imposition  des 
mains,  soit  par  l'onction  de  l'huile  2,  Tun  des  procédés 
fondamentaux  de  la  médecine  orientale.  Enfin,  comme 
les  psylles,  ils  pouvaient  manier  les  serpents  et  boire 
impunément  des  breuvages  mortels  ^.  A  mesure  qu'on 
s'éloigne  de  Jésus,  cette  théurgie  devient  de  plus 
en  plus  choquante.  Mais  il  n'est  pas  douteux  qu'elle 
ne  fût  de  droit  commun  dans  l'Église  primitive,  et 
qu'elle  ne  figurât  en  première  ligne  dans  l'attention 
des  contemporains  ^.  Des  charlatans,  comme  il  arrive 
d'ordinaire,  exploitèrent  ce  mouvement  de  crédulité 
populaire.  Dès  le  vivant  de  Jésus,  plusieurs,  sans 
être  ses  disciples,  chassaient  les  démons  en  son  nom. 
Les  vrais  disciples  en  étaient  fort  blessés  et  cher- 
chaient à  les  empêcher.  Jésus,  qui  voyait  en  cela  un 
hommage  à  sa  renommée,  ne  se  montrait  pas  pour 
eux  bien  sévère^.  11  faut  observer,  du  reste,  que  ces 
pouvoirs  étaient  en  quelque  sorte  passés  en  métier. 
Poussant  jusqu'au  bout  la  logique  de  l'absurde,  cer- 
taines gens  chassaient  les  démons  par  Béelzébub^, 

i.  Matth.,  XVII,  18  19. 

2.  Marc,  vi,  13  ;  xvi,  18;  Epist.  Jacobi,  v,  14. 

3.  Marc,  xvi,  18;  Luc,  x,  19. 
i.  Marc,  XVI,  20. 

ô.  Marc,  IX,  37-38;  Luc,  ix,  49-50. 

6.  Ancien  dieu  des  Philistins,  transformé  par  les  Juifs  en  démon. 


296  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

prince  des  démons.  On  se  figurait  que  ce  souverain 
des  légions  infernales  devait  avoir  toute  autorité  sur  ses 
subordonnés,  et  qu'en  agissant  par  lui  on  était  sur  de 
faire  fuir  l'esprit  intrus  ^.  Quelques-uns  cherchaient 
même  à  acheter  des  disciples  de  Jésus  le  secret  des 
pouvoirs  miraculeux  qui  leur  avaient  été  conférés  2. 

Un  germe  d'église  commençait  dès  lors  à  paraître. 
Cette  idée  féconde  du  pouvoir  des  hommes  réunis 
(ecclesia)  semble  bien  une  idée  de  Jésus.  Plein  de 
sa  doctrine  tout  idéaliste,  que  ce  qui  fait  la  présence 
des  âmes,  c'est  l'union  par  l'amour,  il  déclarait  que, 
tt)utes  les  fois  que  quelques  hommes  s'assembleraient 
en  son  nom,  il  serait  au  milieu  d'eux.  Il  confie  à 
l'Église  le  droit  de  lier  et  délier  (c'est-à-dire  de  rendre 
certaines  choses  licites  ou  illicites),  de  remettre  les 
péchés,  de  réprimander,  d'avertir  avec  autorité,  de 
prier  avec  certitude  d'être  exaucé  ^.  Il  est  possible 
que  beaucoup  de  ces  paroles  aient  été  prêtées  au 
maître,  afin  de  donner  une  base  à  l'autorité  collective 
par  laquelle  on  chercha  plus  tard  à  remplacer  la  sienne. 
En  tout  cas,  ce  ne  fut  qu'après  sa  mort  que  l'on  vit  se 
constituer  des  églises  particulières,  et  encore  cette  pre- 
mière constitution  se  fit-elle  purement  et  simplement  sur 

1 .  MaUh.,  XII,  24  et  suiv. 

2.  Act.j  VIII,  i8  et  suiv. 

3.  Matth.,  XVIII,  17  et  suiv.;  Jean,  xx,  23. 


VIE  DE  JÉSUS.  297 

le  modèle  des  synagogues.  Plusieurs  personnages  qui 
avaient  beaucoup  aimé  Jésus  et  fondé  sur  lui  de 
grandes  espérances,  comme  Joseph  d'Arimathie,  La- 
zare, Marie  de  Magdala,  Nicodème,  n'entrèrent  pas, 
ce  semble,  dans  ces  églises,  et  s'en  tinrent  au  souvenir 
tendre  ou  respectueux  qu'ils  avaient  gardé  de  lui. 

Du  reste,  nulle  trace,  dans  l'easeignement  de  Jésus, 
d'une  morale  appliquée  ni  d'un  droit  canonique  tant 
soit  peu  défini.  Une  seule  fois,  sur  le  mariage,  il  se 
prononce  avec  netteté  et  défend  le  divorce  ^.  Nulle 
théologie  non  plus,  nul  symbole.  A  peine  quelques 
vues  sur  le  Père,  le  Fils,  l'Esprit-,  dont  on  tirera  plus 
tard  la  Trinité  et  l'Incarnation,  mais  qui  restaient  en- 
core à  l'état  d'images  indéterminées.  Les  derniers  livres 
du  canon  juif  connaissent  déjà  le  Saint-Esprit,  sorte 
d'hypostase  divine,  quelquefois  identifiée  avec  la  Sa- 
gesse ou  le  Verbe  ^.  Jésus  insista  sur  ce  point  ^,  et 
annonça  à  ses  disciples  un  baptême  par  le  feu  et  l'es- 
prit ^,  bien  préférable  à  celui  de  Jean,  baptême  que 
ceux-ci  crurent  un  jour  recevoir,  après  la  mort  de 

1.  Matth.,  XIX,  3  et  suiv. 

2.  Matth.,  XXVIII,  19.  Gomp.  Matth.,  m,  16-17;  Jean,  xv,  26. 

3.  Sap.,  I,  7;  \ii,  7;  ix,  17;  xii,  1;  EccU.,  i,  9;  xv,  5;  xxiv, 
27;  xxxix,  8;  Judith,  xvi,  17. 

4.  Matth.,  X,  20;  Luc,  xii,  12;  xxiv,  49;  Jean,  xiv,  26;  xv,  26. 

5.  Matth.,  m,  11;  Marc,  i,  8;  Luc,  m,  16;  Jean,  i,  26;  m,  o; 
Aet.,  i,  5,  8;  X,  47. 


298  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Jésus,  sous  la  forme  d'un  grand  vent  et  de  mèches  de 
feu  ^.  L'Esprit  Saint  ainsi  envoyé  par  le  Père  leur 
enseignera  toute  vérité,  et  rendra  témoignage  à 
celles  que  Jésus  lui-même  a  promulguées  ^.  Jésus, 
pour  désigner  cet  Esprit,  se  servait  du  mot  Peraklil^ 
que  le  syro-chaldaïque  avait  emprunté  au  grec 
(  TuapazV/iToç  ),  et  qui  paraît  avoir  eu  dans  son  esprit 
la  nuance  d'  «  avocat  ^,  conseiller  ^,  »  et  parfois 
celle  d'  «  interprète  des  vérités  célestes,  »  de  «  doc- 
teur chargé  de  révéler  aux  hommes  les  mystères  encore 
cachés  ^.  »  Lui-même  s'envisage  pour  ses  disciples 
comme  un  peraklit  ^,  et  l'Esprit  qui  reviendra  après 
sa  mort  ne  fera  que  le  remplacer.  C'était  ici  une 
application  du  procédé  que  la  théologie  juive  et  la 
théologie  chrétienne  allaient  suivre  durant  des  siècles, 
et  qui  devait  produire  toute  une  série  d'assesseurs 
divins,  le  Métatrône,  le  Synadelphe  ou  Sandalphon, 
et  toutes  les  personnifications  de  la  Cabbale.  Seule- 
ment, dans  le  judaïsme,  ces  créations  devaient  rester 
des  spéculations  particulières  et  libres,  tandis  que 

1.  Act.,  II,  1-4;  XI,  45;  xix,  6.  Cf.  Jean,  vu,  39. 

2.  Jean,  xv,  26;  xvi,  13. 

3.  A  peraklit  on  opposait  kaligor  (x-aTTn-Ycpc!;),  «  l'accusateur.  » 

4.  Jean,  xiv,  16  ;  I  épître  de  Jean,  ii,  1. 

5.  Jean,  xiv,  26;  xv,   26;   xvi,  7  et  suiv.  Comp.   Philon,  De 
Miindi  opificio,  §  6. 

6.  Jean,  xiv,  4  6.  Comp.  l'épître  précitée,  /.  c. 


VIE  DE  JESUS.  299 

dans  le  christianisme,  à  partir  du  iv*  siècle ,  elles 
devaient  former  l'essence  même  de  l'orthodoxie  et  du 
dogme  universel. 

Inutile  de  faire  observer  combien  l'idée  d'un  livre 
religieux,  renfermant  un  code  et  des  articles  de  foi, 
était  éloignée  de  la  pensée  de  Jésus.  Non-seulement  il 
n'écrivit  pas,  mais  il  était  contraire  à  l'esprit  de  la 
secte  naissante  de  produire  des  livres  sacrés.  On  se 
croyait  à  la  veille  de  la  grande  catastrophe  finale.  Le 
Messie  venait  mettre  le  sceau  sur  la  Loi  et  les  pro- 
phètes, non  promulguer  des  textes  nouveaux.  Aussi,  à 
l'exception  de  l'Apocalypse,  qui  fut  en  un  sens  le  seul 
livre  révélé  du  christianisme  naissant,  tous  les  autres 
écrits  de  l'âge  apostolique  sont-ils  des  ouvrages  de  cir- 
constance, n'ayant  nullement  la  prétention  de  fournir 
un  ensemble  dogmatique  complet.  Les  évangiles 
eurent  d'abord  un  caractère  tout  privé  et  une  auto- 
rité  bien   moindre   que   la  tradition  ^. 

La  secte,  cependant,  n'avait-elle  pas  quelque  sa- 
crement, quelque  rite,  quelque  signe  de  ralliement? 
Elle  en  avait  un,  que  toutes  les  traditions  font  re- 
monter jusqu'à  Jésus.  Une  des  idées  favorites  du 
maître,  c'est  qu'il  était  le  pain  nouveau,  pain  très- 
supérieur  à  la  manne  et  dont  l'humanité  allait  vivre. 

i .  Papias,  dans  Eusèbe,  Hist.  eccl.j  III,  39. 


300  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Cette  idée,  germe  de  l'Eucharistie,  prenait  quelque- 
fois dans  sa  bouche  des  formes  singulièrement  con- 
crètes. Une  fois  surtout,  il  se  laissa  aller,  dans  la 
synagogue  de  Capharnahum,  à  un  mouvement  hardi, 
qui  lui  coûta  plusieurs  de  ses  disciples.  «  Oui,  oui, 
je  vous  le  dis,  ce  n'est  pas  Moïse,  c'est  mon  Père 
qui  vous  a  donné  le  pain  du  ciel  ^.  »  Et  il  ajou- 
tait :  «  C'est  moi  qui  suis  le  pain  de  vie  ;  celui  qui 
vient  à  moi  n'aura  jamais  faim,  et  celui  qui  croit  en 
moi  n'aura  jamais  soif  2.  »  Ces  paroles  excitèrent  un 
vif  murmure  :  «  Qu'entend-il ,  se  disait-on ,  par  ces 
mots  :  Je  suis  le  pain  de  vie?  N'est-ce  pas  là  Jésus, 
le  fils  de  Joseph,  dont  nous  connaissons  le  père  et  la 
mère?  Comment  peut-il  dire  qu'il  est  descendu  du 
ciel?  »  Et  Jésus  insistant  avec  plus  de  force  encore  : 
«Je  suis  le  pain  de  vie  ;  vos  pères  ont  mangé  la  manne 
dans  le  désert  et  sont  morts.  C'est  ici  le  pain  qui  est 
descendu  du  ciel,  afin  que  celui  qui  en  mange  ne 
meure  point.  Je  suis  le  pain  vivant;  si  quelqu'un 
mange  de  ce  pain,  il  vivra  éternellement  ;  et  le 
pain  que  je  donnerai,  c'est  ma  chair,  pour  la  vie 
du  monde  ^.  »  Le  scandale  fut  au  comble  :  «  Com- 

4 .  Jean,  vi,  32  et  suiv. 

2.  On  trouve  un   tour  analogue,   provoquant  un    malentendu 
semblable,  dans  Jean,  iv,  10  et  suiv. 

3.  Tous  ces  discours  portent  trop  fortement  l'empreinte  du  style 


VIE  DE  JESUS.  301 

ment  peut-il  donner  sa  chair  à  manger?  »  Jésus 
renchérissant  encore  :  «  Oui,  oui,  dit-il,  si  vous  ne 
mangez  la  chair  du  Fils  de  l'homme,  et  si  vous  ne 
buvez  son  sang,  vous  n'aurez  point  la  vie  en  vous. 
Celui  qui  mange  ma  chair  et  qui  boit  mon  sang  est 
en  possession  de  la  vie  éternelle,  et  je  le  ressusciterai 
au  dernier  jour.  Car  ma  chair  est  véritablement  une 
nourriture,  et  mon  sang  est  véritablement  un  breu- 
vage. Celui  qui  mange  ma  chair  et  qui  boit  mon  sang, 
demeure  en  moi,  et  moi  en  lui.  Comme  je  vis  par  le 
Père  qui  m'a  envoyé,  ainsi  celui  qui  me  mange  vit 
par  moi.  C'est  ici  le  pain  qui  est  descendu  du  ciel. 
Ce  pain  n'est  pas  comme  la  manne,  que  vos  pères  ont 
mangée  et  qui  ne  les  a  pas  empêchés  de  mourir; 
celui  qui  mangera  ce  pain  vivra  éternellement.  »  Une 
telle  obstination  dans  le  paradoxe  révolta  plusieurs 
disciples,  qui  cessèrent  de  le  fréquenter.  Jésus  ne  se 
rétracta  pas  ;  il  ajouta  seulement  :  «  C'est  l'esprit  qui 
vivifie.  La  chair  ne  sert  de  rien.  Les  paroles  que  je 
vous  dis  sont  esprit  et  vie.  »  Les  douze  restèrent 
fidèles,  malgré  cette  prédication  bizarre.  Ce  fut  pour 
Céphas  en  particulier  l'occasion  de  montrer  un  absolu 


propre  à  Jean  pour  qu'il  soit  permrs  de  les  croire  exacts.  L'anec- 
dote rapportée  au  chapitre  vi  du  quatrième  évangile  ne  saurait 
cependant  être  dénuée  de  réalité  historique. 


302  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

dévouement  et  de  proclamer  une  fois  de  plus  :  «  Tu 
es  le  Christ,  fils  de  Dieu.  » 

Il  est  probable  que  dès  lors,  dans  les  repas  com- 
muns de  la  secte,  s'était  établi  quelque  usage  au- 
quel se  rapportait  le  discours  si  mal  accueilli  par  les 
gens  de  Gapharnahum.  Mais  les  traditions  apostoli- 
ques à  ce  sujet  sont  fort  divergentes  et  probablement 
incomplètes  à  dessein.  Les  évangiles  synoptiques  sup- 
posent un  acte  sacramentel  unique,  ayant  servi  de 
base  au  rite  mystérieux,  et  ils  le  placent  à  la  dernière 
Cène.  Jean,  qui  justement  nous  a  conservé  l'incident 
de  la  synagogue  de  Capharnahum,  ne  parle  pas  d'un 
tel  acte,  quoiqu'il  raconte  la  dernière  Cène  fort  au 
long.  Ailleurs,  nous  voyons  Jésus  reconnu  à  la  frac- 
tion du  pain^,  comme  si  ce  geste  eût  été  pour  ceux 
qui  l'avaient  fréquenté  le  plus  caractéristique  de 
sa  personne.  Quand  il  fut  mort,  la  forme  sous 
laquelle  il  apparaissait  au  pieux  souvenir  de  ses  dis- 
ciples était  celle  de  président  d'un  banquet  mystique, 
tenant  le  pain,  le  bénissant,  le  rompant  et  le  pré- 
sentant aux  assistants  2.  U  est  probable  que  c'était 
là  une  de  ses  habitudes,  et  qu'à  ce  moment  il 
était  particulièrement  aimable  et  attendri.  Une   cir- 


1.  Luc,  XXIV,  30,35. 

2.  Luc,  l.  c.:  Jean^  xxi,  13, 


VIE  DE  JESUS.  303 

constance  matérielle,  la  présence  du  poisson  sur  la 
table  (indice  frappant  qui  prouve  que  le  rite  prit 
naissance  sur  le  bord  du  lac  de  Tibériade*),  fut 
elle-même  presque  sacramentelle  et  devint  une  partie 
nécessaire  des  images  qu'on  se  fit  du  festin  sacré  2. 
Les  repas  étaient  devenus  dans  la  communauté 
naissante  un  des  moments  les  plus  doux.  A  ce  mo- 
ment, on  se  rencontrait;  le  maître  parlait  à  chacun 
et  entretenait  une  conversation  pleine  de  gaieté  et  de 
charme.  Jésus  aimait  cet  instant  et  se  plaisait  à  voir 
sa  famille  spirituelle  ainsi  groupée  autour  de  lui^. 
La  participation  au  même  pain  était  considérée  comme 
une  sorte  de  communion,  de  lien  réciproque.  Le  maî- 
tre usait  à  cet  égard  de  termes  extrêmement  éner- 
giques, qui  furent  pris  plus  tard  avec  une  litté- 
ralité  effrénée.  Jésus  est  à  la  fois  très-idéaliste  dans 

1.  Comp.  Matth.,  VII,  10;  xiv,  'I7etsuiv.;xv,  34  et  suiv.;  Marc, 
VI,  38  et  suiv.;  Luc,  ix,  13  et  suiv.;  xi,  11;  xxtv,  42;  Jean,  vi,  9 
et  suiv.;  xxi,  9  et  suiv.  Le  bassin  du  lac  de  Tibériade  est  le  seul 
endroit  de  la  Palestine  où  le  poisson  forme  une  partie  considé- 
rable de  l'alimentation. 

2.  Jean,  xxi,  13;  Luc,  xxiv,  42-43.  Comparez  les  plus  vieilles 
représentations  de  la  Cène  rapportées  ou  rectifiées  par  M.  de  Rossi 
dans  sa  dissertation  sur  l'ixoY^  [Spicilegium  Solesmense  de  dom 
Pitra,  t.  III;  p.  568  et  suiv.).  L'intention  de  l'anagramme  que  ren- 
ferme le  mot  IX0Ï2  se  combina  probablement  avec  une  tradition 
plus  ancienne  sur  le  rôle  du  poisson  dans  les  repas  évangéliques. 

3.  Luc,  XXII,  15, 


304  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

les  conceptions  et  très-matérialiste  dans  l'expression. 
Voulant  rendre  celte  pensée  que  le  croyant  ne  vit  que 
de  lui,  que  tout  entier  (corps,  sang  et  âme)  il  était 
la  vie  du  vrai  fidèle,  il  disait  à  ses  disciples  :  «  Je 
suis  votre  nourriture,  »  phrase  qui,  tournée  en  style 
figuré,  devenait  :  «  Ma  chair  est  votre  pain,  mon  sang 
est  votre  breuvage.  »  Puis,  les  habitudes  de  lan- 
gage de  Jésus,  toujours  fortement  substantielles,  l'em- 
portaient plus  loin  encore.  A  table,  montrant  l'ali- 
ment, il  disait  :  «  Me  voici;  »  tenant  le  pain  :  «  Ceci 
est  mon  corps;  »  tenant  le  vin  ;  «  Ceci  est  mon  sang;  » 
toutes  manières  de  parler  qui  étaient  l'équivalent  de  : 
«  Je  suis  votre  nourriture.  » 

Ce  rite  mystérieux  obtint  du  vivant  de  Jésus 
une  grande  importance.  Il  était  probablement  établi 
assez  longtemps  avant  le  dernier  voyage  à  Jérusa- 
lem, et  il  fut  le  résultat  d'une  doctrine  générale 
bien  plus  que  d'un  acte  déterminé.  Après  la  mort 
de  Jésus,  il  devint  le  grand  symbole  de  la  commu- 
nion chrétienne^,  et  ce  fut  au  moment  le  plus  so- 
lennel de  la  vie  du  Sauveur  qu'on  en  rapporta 
l'établissement.  On  voulut  voir  dans  la  consécra- 
tion du  pain  et  du  vin  un  mémorial  d'adieu  que 
Jésus,   au  moment  de  quitter  la  vie,  aurait  laissé 


VIE  DE  JÉSUS.  305 

à  ses  disciples  ^ .  On  retrouva  Jésus  lui  -  même 
dans  ce  sacrement.  L'idée  toute  spirituelle  de  la 
présence  des  âmes,  qui  était  l'une  des  plus  fami- 
lières au  maître ,  qui  lui  faisait  dire ,  par  exemple, 
qu'il  était  de  sa  personne  au  milieu  de  ses  disciples  ^ 
quand  ils  étaient  réunis  en  son  nom,  rendait  cela 
facilement  admissible.  Jésus,  nous  l'avons  déjà  dit^, 
n'eut  jamais  une  notion  bien  arrêtée  de  ce  qui  fait 
l'individualité.  Au  degré  d'exaltation  où  il  était  par- 
venu, ridée  chez  lui  primait  tout  à  un  tel  point  que 
le  corps  ne  comptait  plus.  On  est  un  quand  on  s'aime, 
quand  on  vit  l'un  de  l'autre;  comment  lui  et  ses  dis- 
ciples n'eussent-ils  pas  été  un  ^  ?  Ses  disciples  adop- 
tèrent le  même  langage.  Ceux  qui,  durant  des  années, 
avaient  vécu  de  lui  le  virent  toujours  tenant  le  pain, 
puis  le  calice  «  entre  ses  mains  saintes  et  véné- 
rables %  »  et  s'offrant  lui-même  à  eux.  Ce  fut  lui 
que  Ton  mangea  et  que  l'on  but;  il  devint  la  vraie 
Pâque,  l'ancienne  ayant  été  abrogée  par  son  sang. 
Impossible  de  traduire  dans  notre  idiome  essentiel- 


i .  /  Cor.j  XI,  20  et  suiv. 

2.  Matth.,  XVIII,  20. 

3.  V.  ci-dessus,  p.  244. 

4.  Jean,  xii  entier. 

5.  Canon  des  Messes  grecques  et  de  la  Messe  latine  (fort  an^ 
cien).  ^ 


mî  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

lement  déterminé,  où  la  distinction  rigoureuse  du 
sens  propre  et  de  la  métaphore  doit  toujours  être 
faite,  des  habitudes  de  style  dont  le  caractère  essen- 
tiel est  de  prêter  à  la  métaphore,  ou  pour  mieux  dire 
à  l'idée,  une  pleine  réalité. 


CHAPITRE  XIX. 


PROGRESSION   CROISSANTE   D ' ENTHO  USI A SM T 
ET    d'exaltation. 


Il  est  clair  qu'une  telle  société  religieuse,  fondée 
uniquement  sur  l'attente  du  royaume  de  Dieu,  devait 
être  en  elle-même  fort  incomplète.  La  première  géné- 
ration chrétienne  vécut  tout,  entière  d'attente  et  de 
rêve.  A  la  veille  de  voir  finir  le  monde,  on  regar- 
dait comme  inutile  tout  ce  qui  ne  sert  qu'à  con- 
tinuer le  monde.  La  propriété  était  interdite^.  Tout 
ce  qui  attache  l'homme  à  la  terre,  tout  ce  qui  le 
détourne  du  ciel  devait  être  fui.  Quoique  plusieurs  dis- 
ciples fussent  mariés,  on  ne  se  mariait  plus,  ce  semble, 
dès  qu'on  entrait  dans  la  secte  -.  Le  célibat  était  hau- 
tement préféré;  dans  le  mariage  même,  la  continence 

^.  Luc,  XIV,  33;  Act._,  iv,  32  et  suiv.;  v,  1-11. 
2.  Matih.,  XIX,  10  et  suiv.,  Luc,  xvin,  29  et  suiv. 


308  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

était  recommandée  ^.  Un  moment,  le  maître  semble 
approuver  ceux  qui  se  mutileraient  en  vue  du  royaume 
de  Dieu  2.  11  était  en  cela  conséquent  avec  son  prin- 
cipe :  ((  Si  ta  main  ou  ton  pied  t'est  une  occasion  d  ^ 
péché,  coupe-les,  et  jette-les  loin  de  toi  ;  car  il  vaut 
mieux  que  tu  entres  boiteux  ou  manchot  dans  la  vie 
éternelle,  que  d'être  jeté  avec  tes  deux  pieds  et  tes 
deux  mains  dans  la  géhenne.  Si  ton  œil  t'est  une 
occasion  de  péché,  arrache-le  et  jette-le  loin  de  toi; 
car  il  vaut  mieux  entrer  borgne  dans  la  vie  éternelle 
que  d'avoir  ses  deux  yeux,  et  d'être  jeté  dans  la 
géhenne^.  »  La  cessation  de  la  génération  fut  souvent 
considérée  comme  le  signe  et  la  condition  du  royaume 
de  Dieu  ^. 

Jamais,  on  le  voit,  cette  Église  primitive  n'eût  formé 
une  société  durable,  sans  la  grande  variété  des  germes 
déposés  par  Jésus  dans  son  enseignement.  Il  faudra 
plus  d'un  siècle  encore  pour  que  la  vraie  Église 
chrétienne,  celle  qui  a  converti  le  monde,  se  dégage 
de  cette  petite  secte  des  «  saints  du  dernier  jour,  »  et 


^.  C'est  la  doctrine  constante  de  Paul.  Comp.  Apoc,  xiv,  4. 

2.  Matth.,  XIX,  12. 

3.  Matth.,  XVIII,  8-9.  Cf.  Talm.  de  ^dh^\.,Niddah,  13  h. 

4.  Matth.,  XXII,  30;  Marc,  xii,  25;  Luc,  xx,  35;  Évangil<^ 
ébionite  dit  «  des  Égyptiens,»  dansClém.  d'Alex.,  Slroni,,\l\^% 
43,  etClem.  Rom.,  Epist.  11,42. 


VIE  DE   JESUS.  309 

devienne  un  cadre  applicable  à  la  société  humaine  tout 
entière.  La  même  chose,  du  reste,  eut  lieu  dans  le 
bouddhisme,  qui  ne  fut  fondé  d'abord  que  pour  des 
moines.  La  même  chose  fût  arrivée  dans  l'ordre  de 
saint  François,  si  cet  ordre  avait  réussi  dans  sa 
prétention  de  devenir  la  règle  de  la  société  humaine 
tout  entière.  Nées  à  l'état  d'utopies,  réussissant  par 
leur  exagération  même,  les  grandes  fondations  dont 
nous  venons  de  parler  ne  remplirent  le  monde  qu'à 
condition  de  se  modifier  profondément  et  de  laisser 
tomber  leurs  excès.  Jésus  ne  dépassa  pas  cette  pre- 
mière période  toute  monacale,  où  l'on  croit  pouvoir 
impunément  tenter  l'impossible.  Il  ne  fit  aucune  con- 
cession à  la  nécessité.  Il  prêcha  hardiment  la  guerre 
à  la  nature,  la  totale  rupture  avec  le  sang.  «  En  vé- 
rité, je  vous  le  déclare,  disait-il,  quiconque  aura 
quitté  sa  maison,  sa  femme,  ses  frères,  ses  parents, 
ses  enfants ,  pour  le  royaume  de  Dieu ,  recevra  le 
centuple  en  ce  monde,  et,  dans  le  monde  à  venir,  la 
vie  éternelle  ^.  » 

Les  instructions  que  Jésus  est  censé  avoir  don- 
nées à  ses  disciples  respirent  la  même  exaltation-. 

\.  Luc,  XVIII,  29-30. 

2.  Matth.,  X  entier;  xxiv,  9;  Marc,  vi,  8  et  suiv.;  ix,  40;  xiii. 
9-13;  Luc,  IX,  3  et  suiv.;  x,  1  et  suiv.;  xii,  4  et  suiv.;  xxi,  47  ; 
Jean,  xv,  18  et  suiv.;  xvii,  14, 


310  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

Lui,  si  facile  pour  ceux  du  dehors,  lui  qui  se  contente 
parfois  de  demi-adhésions^,  est  pour  les  siens  d'une 
rigueur  extrême.  Il  ne  voulait  pas  d'à-peu-près.  On 
dirait  un  «  Ordre  »  constitué  par  les  règles  les  plus  aus- 
tères. Fidèle  à  sa  pensée  que  les  soucis  de  la  vie  trou- 
blent l'homme  et  l'abaissent,  Jésus  exige  de  ses  asso- 
ciés un  entier  détachement  de  la  terre,  un  dévouement 
absolu  à  son  œuvre.  Ils  ne  doivent  porter  avec  eux  ni 
argent,  ni  provisions  de  route,  pas  même  une  besace,  ni 
un  vêtement  de  rechange.  Ils  doivent  pratiquer  la  pau- 
vreté absolue,  vivre  d'aumônes  et  d'hospitalité.  «Ce 
que  vous  avez  reçu  gratuitement,  transmettez-le  gra- 
tuitement^,  »  disait-il  en  son  beau  langage.  Arrêtés, 
traduits  devant  les  juges,  qu'ils  ne  préparent  pas  leur 
défense;  l'avocat  céleste,  le  Peraklit,  leur  inspirera 
ce  qu'ils  doivent  dire.  Le  Père  leur  enverra  d'en  haut 
son  Esprit,  qui  deviendra  le  principe  de  tous  leurs 
actes,  le  directeur  de  leurs  pensées,  leur  guide  à 
travers  le  monde ^.  Chassés  d'une  ville,  qu'ils  se- 
couent sur  elle  la  poussière  de  leurs  souliers,  en  lui 
donnant  acte  toutefois,-  pour  qu'elle  ne  puisse  allé- 
guer son  ignorance,  de   la  proximité  du  royaume  de 

L  Marc,  ix,  38  et  suiv. 

2.  Matth.,  X,  8.  Comp.  Midrasch  lalkout,  Deutéi'on.,  sect.  824. 

3.  Matth.,  X,  20;   Jean,  xiv,  16  et  suiv.,    26;  xv,  26;  xvi,  7, 
43. 


VIE  DE  JÉSUS.  311 

Dieu.  «  Avant  que  vous  ayez  épuisé,  ajoutait-il, 
les  villes  d'Israël ,  le  Fils  de  l'homme  apparaîtra.  » 
Une  ardeur  étrange  anime  tous  ces  discours, 
qui  peuvent  être  en  partie  la  création  de  l'enthou- 
siasme des  disciples  ^ ,  mais  qui  même  en  ce  cas 
viennent  indirectement  de  Jésus,  puisqu'un  tel  en- 
thousiasme était  son  œuvre.  Jésus  annonce  à  ceux 
qui  veulent  le  suivre  de  grandes  persécutions  et  la 
haine  du  genre  humain.  Il  les  envoie  comme  des 
agneaux  au  milieu  des  loups.  Ils  seront  flagellés  dans 
les  synagogues,  traînés  en  prison.  Le  frère  sera  livré 
par  son  frère,  le  fils  par  son  père.  Quand  on  les  per- 
sécute dans  un  pays ,  qu'ils  fuient  dans  un  autre. 
«Le  disciple,  disait-il,  n'est  pas  plus  que  son  maître, 
ni  le  serviteur  plus  que  son  patron.  Ne  craignez  point 
ceux  qui  ôtent  la  vie  du  corps,  et  qui  ne  peuvent 
rien  sur  l'âme.  On  a  deux  passereaux  pour  une 
obole,  et  cependant  un  de  ces  oiseaux  ne  tombe  pas 
sans  la  permission  de  votre  Père.  Les  cheveux  de 
votre  tête  sont  comptés.  Ne  craignez  rien  ;  vous  va- 
lez beaucoup  de  passereaux-.  »  —  «  Quiconque, 
disait-il  encore,  me  confessera  devant  les  hommes, 
je  le  reconnaîtrai  devant  mon  Père;  mais  quiconque 

4.  Les  traits  3Iatlh.,  x,  38;  xvi,  24;  Marc,  viii,  34;  Luc,  xiv, 
27,  ne  peuvent  avoir  été  conçu.-  qu'après  la  mort  de  Jésus. 
2.  Matth.,  X,  24-31;  Luc,  xii,  4-7. . 


312  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

aura  rougi  de  moi  devant  les  hommes,  je  le  renierai 
devant  les  anges,  quand  je  viendrai  entouré  de  la 
gloire  de  mon  Père,  qui  est  aux  cieux^.  » 

Dans  ces  accès  de  rigueur,  il  allait  jusqu'à  sup- 
primer  la   chair.   Ses  exigences  n'avaient  plus  d( 
bornes.  Méprisant  les  saines  limites   de  la  natun 
de  l'homme ,   il  voulait  qu'on  n'existât  que  pour  lui, 
qu'on   n'aimât   que  lui  seul.  «  Si   quelqu'un  vient 
à  moi,  disait-il,  et  ne  hait  pas  son  père,  sa  mère,  sa 
femme,   ses  enfants,  ses  frères,  ses  sœurs,  et  même 
sa  propre  vie,  il  ne  peut  être  mon  disciple  2.  »  —  «  Si 
quelqu'un  ne  renonce  pas  à  tout  ce  qu'il  possède,  il 
ne  peut  être  mon  disciple^.  »  Quelque  chose  de  plue 
qu'humain  et  d'étrange  se  mêlait  alors  à  ses  paroles; 
c'était  comme  un  feu  dévorant  la  vie  à  sa  racine,  et 
réduisant  tout  à  un  affreux  désert.  Le  sentiment  âpre 
et'  triste  de  dégoût  pour  le  monde,  d'abnégation  ou- 
trée, qui  caractérise  la  perfection  chrétienne,  eut  pour 
fondateur,  non  le  fin  et  joyeux  moraliste  des  premiers 
jours,  mais  le  géant  sombre  qu'une  sorte  de  pressen- 
timent grandiose  jetait  deplusen  plus  hors  del'huma- 
nité.  On  dirait  que,  dans  ces  moments  de  guerre 

1 .  Matth.,  X,  32-33  ;  Marc,  viii,  38  ;  Luc,  ix,  26  ;  xii,  8-9. 

2.  Luc,  XIV,  26.  Il  faut  tenir  compte  ici  de  l'exagération  du 
style  de  Luc. 

3.  Luc.  XIV,  33. 


VIE  DE  JÉSUS.  313 

contre  les  besoins  les  plus  légitimes  du  cœur,  il 
avait  oublié  le  plaisir  de  vivre,  d'aimer,  de  voir, 
de  sentir.  Dépassant  toute,  mesure,  il  osait  dire  : 
((  Si  quelqu'un  veut  être  mon  disciple,  qu'il  re- 
nonce à  lui-même  et  me  suive  !  Celui  qui  aime  son 
père  et  sa  mère  plus  que  moi  n'est  pas  digne  de 
moi  ;  celui  qui  aime  son  fils  ou  sa  fille  plus  que  moi 
n'est  pas  digne  de  moi.  Tenir  à  la  vie,  c'est  se 
perdre  ;  sacrifier  sa  vie  pour  moi  et  pour  la  bonne  nou- 
velle, c'est  se  sauver.  Que  sert  à  un  homme  de  gagner 
le  monde  entier  et  de  se  perdre  lui-même  ^  ?  »  Deux 
anecdotes,  du  genre  de  celles  qu'il  ne  faut  pas  ac- 
cepter comme  historiques,  mais  qui  se  proposent 
de  rendre  un  trait  de  caractère  en  l'exagérant,  pei- 
gnaient bien  ce  défi  jeté  à  la  nature.  Il  dit  à  un  homme  : 
«  Suis-moi  !  »  —  «  Seigneur,  lui  répond  cet 
homme,  laisse-moi  d'abord  aller  ensevelir  mon  père.  » 
Jésus  reprend  :  «  Laisse  les  morts  ensevelir  leurs 
morts;  toi,  va  et  annonce  le  règne  de  Dieu.  »  — 
Un  autre  lui  dit  :  «  Je  te  suivrai,  Seigneur,  mais  per- 
mets-moi auparavant  d'aller  mettre  ordre  aux  affaires 
de  ma  maison.  »  Jésus  lui  répond  :  «  Celui  qui  met  la 
main  à  la  charrue  et  regarde  derrière  lui,  n'est  pas 


4.  Matth'.,  X,  37-39;  xvi,  24-23-,  Luc,  ix,  23-25;  xiv,  26-27; 
xvïi,  33;  Jean,  xu,  25, 


314  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

fait  pour  le  royaume  de  Dieu^.»  Une  assurance  extra- 
ordinaire, et  parfois  des  accents  de  singulière  douceur, 
renversant  toutes  nos  idées,  faisaient  passer  ces  exa- 
gérations. «  Venez  à  moi,  criait-il,  vous  tous  qui  êtes 
fatigués  et  chargés,  et  je  vous  soulagerai.  Prenez 
mon  joug  sur  vos  épaules;  apprenez  dé  moi  que  je 
suis  doux  et  humble  de. cœur,  et  vous  trouverez  le 
repos  de  vos  âmes;  car  mon  joug  est  doux,  et  mon 
fardeau  léger  2.  » 

Un  grand  danger  résultait  pour  l'avenir  de  cette 
moral.e  exaltée,  exprimée  dans  un  langage  hyper- 
bolique et  d'une  effrayante  énergie.  A  force  de  déta- 
cher l'homme  de  la  terre,  on  brisait  la  vie.  Le  chré- 
tien sera  loué  d'être  mauvais  fils,  mauvais  patriote, 
si  c'est  pour  le  Christ  qu'il  résiste  à  son  père  et 
combat  sa  patrie.  La  cité  antique,  la  république,  mère 
de  tous,  l'Etat,  loi  commune  de  tous,  sont  constitués 
en  hostilité  avec  le  royaume  de  Dieu.  Un  germe  fatal 
de  théocratie  est  introduit   dans  le  monde. 

Une  autre  conséquence  se  laisse  dès  à  présent  entre- 
voir. Transportée  dans  un  état  calme  et  au  sein  d'une 
société  rassurée  sur  sa  propre  durée,  cette  morale,  faite 
pour  un  moment  de  crise,  devait  sembler  impossible. 


1.  Matth.,  VIII,  21-22;  Luc,  ix,  59-62. 

2.  Matth.,  XI,  28-30. 


VIE  DE  JÉSUS.  315 

L'Évangile  était  ainsi  destiné  à  devenir  pour  les  chré- 
tiens une  utopie,  que  bien  peu  s'inquiéteraient  de  réa- 
liser. Ces  foudroyantes  maximes  devaient  dormir  pour 
le  grand  nombre  dans  un  profond  oubli ,  encouragé 
par  le  clergé  lui-même;  l'homme  évangélique  sera 
un  homme  dangereux.  De  tous  les  humains  le  plus 
intéressé,  le  plus  orgueilleux,  le  plus  dur,  le  plus  at- 
taché à  la  terre,  un  Louis  XIV,  par  exemple,  devait 
trouver  des  prêtres  pour  lui  persuader,  en  dépit  de 
l'Évangile,  qu'il  était  chrétien.  Mais  toujours  aussi  des 
Saints  devaient  se  rencontrer  pour  prendre  à  la  lettre 
les  sublimes  paradoxes  de  Jésus.  La  perfection  étant 
placée  en  dehors  des  conditions  ordinaires  de  la  so- 
ciété, la  vie  évangélique  complète  ne  pouvant  être 
menée  que  hors  du  monde,  le  principe  de  l'ascétisme  et 
de  l'état  monacal  était  posé.  Les  sociétés  chrétiennes  au- 
ront deux  règles  morales,  l'une  médiocrement  héroïque 
pour  le  commun  des  hommes,  l'autre  exaltée  jusqu'à 
l'excès  pour  l'homme  parfait;  et  l'homme  parfait,  ce 
sera  le  moine  assujetti  à  des  règles  qui  ont  la  préten- 
tion de  réaliser  l'idéal  évangélique.  Il  est  certain  que 
cet  idéal,  ne  fut-ce  que  par  l'obligation  du  célibat  et 
de  la  pauvreté,  ne  pouvait  être  de  droit  commun. 
Le  moine  est  ainsi,  en  un  sens,  le  seul  vrai  chrétien. 
Le  bon  sens  vulgaire  se  révolte  devant  ces  excès  ;  à 
l'en  croire,  l'impossible  est  le  signe  de  la  faiblesse  et 


316  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

de  Terreur.  Mais  le  bon  sens  vulgaire  est  un  mauvais 
juge  quand  il  s'agit  des  grandes  choses.  Pour  obte- 
nir moins  de  l'humanité,  il  faut  lui  demander  plus. 
LMmmense  progrès  moral  dû  à  l'Évangile  vient  de  ses 
exagérations.  C'est  par  là  qu'il  a  été,  comme  le  stoï- 
cisme, mais  avec  infiniment  plus  d'ampleur,  un 
argument  vivant  des  forces  divines  qui  sont  en 
r homme,  un  monument  élevé  à  la  puissance  de  la 
volonté. 

On  imagine  sans  peine  que  pour  Jésus,  à  l'heure 
où  nous  sommes  arrivés,  tout  ce  qui  n'était  pas  le 
royaume  de  Dieu  avait  absolument  disparu.  Il  était, 
si  on  peut  le  dire,  totalement  hors  de  la  nature  :  la 
famille,  l'amitié,  la  patrie,  n'avaient  plus  aucun 
sens  pour  lui.  Sans  doute,  il  avait  fait  dès  lors  le  sa- 
crifice de  sa  vie.  Parfois,  on  est  tenté  de  croire  que, 
voyant  dans  sa  propre  mort  un  moyen  de  fonder  son 
royaume,  il  conçut  de  propos  délibéré  le  dessein  de 
se  faire  tuer  ^.  D'autres  fois  (quoiqu'une  telle  pensée 
n'ait  été  érigée  en  dogme  que  plus  tard) ,  la  mort  se 
présente  à  lui  comme  un  sacrifice,  destiné  à  apaiser 
son  Père  et  à  sauver  les  hommes^.  Un  goût  singulier 
de  persécution  et  de  supplices^  le  pénétrait.  Son  sanrz 

à.  Matth.,  XVI,  21-23;  xvii,  12,  21-22. 

2.  Marc,  x,  45. 

3.  Luc,  vij  22  et  suiv.  .-»-:.■ 


VIE   DE  JESUS.  31? 

lui  paraissait  comme  l'eau  d'un  second  baptême  dont 
il  devait  être  baigné,  et  il  semblait  possédé  d'une 
hâte  étrange  d'aller  au-devant  de  ce  baptême  qui 
seul  pouvait  étancher  sa  soif  ^. 

La  grandeur  de  ses  vues  sur  l'avenir  était  par  mo- 
nents  surprenante.  Il  ne  se  dissimulait  pas  l'épouvan- 
lable  orage  qu'il  allait  soulever  dans  le  monde.  «  Vous 
croyez  peut-être,  disait-il  avec  hardiesse  et  beauté, 
que  je  suis  venu  apporter  la  paix  sur  la  terre;  non,  je 
suis  venu  y  jeter  le  glaive.  Dans  une  maison  de  cinq 
personnes,  trois  seront  contre  deux,  et  deux  contre 
trois.  Je  suis  venu  mettre  la  division  entre  le  fils  et  le 
père,  entre  la  fille  et  la  mère,  entre  la  bru  et  la  belle- 
mère.  Désormais  les  ennemis  de  chacun  seront  dans 
sa  maison  2.  »  —  «  Je  suis  venu  porter  le  feu  sur 
la  terre  ;  tant  mieux  si  elle  brûle  déjà  ^  !  »  — 
«  On  vous  chassera  des  synagogues,  disait-il  en- 
core, et  l'heure  viendra  où,  en  vous  tuant,  on  croira 
rendre  un  culte  à  Dieu^.  Si  le  monde  vous  hait,  sachez 
qu'il  m'a  haï  avant  vous.  Souvenez- vous  de  la  parole 
que  je  vous  ai  dite  :  Le  serviteur  n'est  pas  plus 

1.  Luc,  XII,  50. 

2.  Matth.,  X,   34-36;   Luc,  xii,  51-53.  Comparez  Michée,  vu, 
5-6. 

3.  Luc,  XII,  49.  Voir  le  texte  grec, 

4.  Jean,  xvi,  2. 


318  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

grand  que  son  maître.  S'ils  m'ont  persécuté,  ils  vous 
persécuteront^.  » 

Entraîné  par  cette  effrayante  progression  d'enthou- 
siasme, commandé  par  les  nécessités  d'une  prédication 
de  plus  en  plus  exaltée,  Jésus  n'était  plus  libre;  il  ap- 
partenait à  son  rôle  et  en  un  sens  à  l'humanité.  Parfois 
on  eût  dit  que  sa  raison  se  troublait.  11  avait  comme 
des  angoisses  et  des  agitations  intérieures  2.  La 
grande  vision  du  royaume  de  Dieu,  sans  cesse  flam- 
boyant devant  ses  yeux,  lui  donnait  le  vertige.  Ses 
amis  par  moments  le  crurent  fou  ^.  Ses  ennemis  le 
déclarèrent  possédé  ^.  Son  tempérament,  excessive- 
ment passionné,  le  portait  à  chaque  instant  hors  des 
bornes  de  la  nature  humaine.  Son  œuvre  n'étant  pas 
une  œuvre  de  raison,  et  se  jouant  de  toutes  les  clas- 
sifications de  l'esprit  humain,  ce  qu'il  exigeait  le  plus 
impérieusement,  c'était  la  ((foi^  »  Ce  mot  était  celui 
qui  se  répétait  le  plus  souvent  dans  le  petit  cénacle. 
C'est  le  mot  de  tous  les  mouvements  populaires. 
Il  est  clair  qu'aucun  de  ces  mouvements  ne  se 
itérait,  s'il  fallait  que  celui  qui  les  excite  gagnât  l'un 

4.  Jean,  xv,  4  8-20. 

2.  Jean,  xii,  27. 

3.  Marc,  m,  24  et  suiv. 

4.  Marc,  m,  22;  Jean,  vu,  20;  viii,  48  et  suiv.;  x,  20  et  suiv. 
6.  Matth.,  VIII,  40;  IX,  2,  22,  28-29 ;xvii,  49;  Jean,  vi,  29,  etc. 


VIE  DE  JÉSUS.  319 

après  l'autre  ses  disciples  par  de  bonnes  preuves, 
logiquement  déduites.  La  réflexion  n'amène  qu'au 
doute,  et  si  les  auteurs  de  la  Révolution  française, 
))ar  exemple,  eussent  dû  être  préalablement  con- 
vaincus par  des  méditations  suffisamment  longues, 
tous  fussent  arrivés  à  la  vieillesse  sans  rien  faire. 
Jésus,  de  même,  visait  moins  à  la  conviction  régu- 
lière qu'à  l'entraînement.  Pressant,  impératif,  il  ne 
souffrait  aucune  opposition  :  il  faut  se  convertir,  il  at- 
tend. Sa  douceur  naturelle  semblait  l'avoir  abandonné; 
il  était  quelquefois  rude  et  bizarre^.  Ses  disciples  par 
moments  ne  le  comprenaient  plus,  et  éprouvaient  de- 
vant lui  une  espèce  de  sentiment  de  crainte  2.  Quel- 
quefois sa  mauvaise  humeur  contre  toute  résistance 
l'entraînait  jusqu'à  des  actes  inexplicables  et  en 
apparence  absurdes  ^. 

•  Ce  n'est  pas  que  sa  vertu  baissât;  mais  sa  lutte 
au  nom  de  l'idéal  contre  la  réalité  devenait  insou- 
tenable. 11  se  meurtrissait  et  se  révoltait  au  contact 
de  la  terre.  L'obstacle  l'irritait.  Sa  notion  de  Fils  de 
Dieu  se  troublait  et  s'exagérait.  La  loi  fatale  qui 
condamne  l'idée  à  déchoir  dès  qu'elle  cherche  à  con- 

^.  Matih.,  XVII,  i6;  Marc^  m,  5;  ix,  18;  Luc,  viii,  45;  ix,  4i. 

2.  C'est  surtout  dans  Marc  que  ce  trait  est  sensible  :  iv,  40  ;  v, 
45;  IX,  31;  x,  32. 

3.  Marc,  xi,  12-14,  20  et  suiv. 


320  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

vertir  les  hommes,  s'appliquait  à  lui.  Les  hommes 
en  le  touchant  l'abaissaient  à  leur  niveau.  Le  ton 
qu'il  avait  pris  ne  pouvait  être  soutenu  plus  de  quel- 
ques mois  ;  il  était  temps  que  la  mort  vînt  dénouer 
une  situation  tendue  à  l'excès,  l'enlever  aux  impossi- 
bilités d'une  voie  sans  issue,  et,  en  le  délivrant 
d'une  épreuve  trop  prolongée,  l'introduire  désormais 
impeccable  dans  sa  céleste  sérénité. 


CHAPÏTRE  XX 


ni'POfîITION     CONTRE    JESUS, 


Durant  la  première  période  de  sa  carrière,  i! 
ne  semble  pas  que  Jésus  eût  rencontré  d'oppo- 
sition sérieuse.  Sa  prédication,  grâce  à  l'extrême 
liberté  dont  on  jouissait  en  Galilée  et  au  nombre 
des  maîtres  qui  s'élevaient  de  toutes  parts,  n'eut 
d'éclat  que  dans  un  cercle  de  personnes  assez  res- 
treint. Mais  depuis  que  Jésus  était  entré  dans  une 
voie  brillante  de  prodiges  et  de  succès  publics, 
l'orage  commença  à  gronder.  Plus  d'une  fois  il  dut  se 
cacher  et  fuir  ^.'  Antipas  cependant  ne  le  gêna  jamais, 
quoique  Jésus  s'exprimât  quelquefois  fort  sévèrement 
sur  son.  compte  2.  A  Tibériade,  sa  résidence  ordinaire, 

4.  MaUh.,  XII,  14-16;  Marc,  m,  7;  ix,  29-30. 
%.  Marc,  VIII,  13;  Luc,  xiii,  32. 

21 


322  ORIGINES   DU   CHllISTJ  ANISME. 

le  tétrarque  n'était  qu'à  une  ou  deux  lieues  du  canton 
choisi  par  Jésus  pour  le  centre  de  son  activité  ;  il  en- 
tendit parler  de  ses  miracles,  qu'il  prenait  sans 
doute  pour  des  tours  habiles,  et  il  désira  en  voir^ 
Les  incrédules  étaient  alors  fort  curieux  de  ces 
sortes  de  prestiges  2.  Avec  son  tact  ordinaire, 
Jésus  refusa.  Il  se  garda  bien  de  s'égarer  en  un 
monde  irréligieux,  qui  voulait  tirer  de  lui  un  vain 
amusement;  il  n'aspirait  à  gagner  que  le  peuple;  il- 
garda  pour  les  simples  des  moyens  bons  pour  eux 
seuls. 

Un  moment,  le  bruit  se  répandit  que  Jésus  n'était 
autre  que  Jean-Baptiste  ressuscité  d'entre  les  morts. 
Antipas  fut  soucieux  et  inquiet  ^  ;  il  employa  la  ruse 
pour  écarter  le  nouveau  prophète  de  ses  domaines. 
Des  pharisiens  ,  sous  apparence  d'intérêt  pour  Jésus, 
vinrent  lui  dire  qu' Antipas  voulait  le  faire  tuer.  Jésus, 
malgré  sa  grande  simplicité,  vit  le  piège  et  ne  partit 
pas  ^.  Ses  allures  toutes  pacifiques,  son  éloignement 
pour  l'agitation  populaire,  finirent  par  rassurer  le 
tétrarque  et  dissiper  le  danger. 

Il  s'en  faut  que  dans  toutes  les  villes  de  la  Galilée 

4.  Luc,  IX,  9;  xxiii,  8. 

2.  Lucius,  attribué  à  Lucien,  4. 

3.  Matth.,  XIV,  \  et  suiv.;Marc,  VI,  14etsuiv.;  Luc,  ix,  7et  suiv. 

4.  Luc,  XIII,  34  et  suiv. 


VIE   DE  JÉSUS.  323 

l'accueil  fait  à  la  nouvelle  doctrine  fût  également 
bienveillant.  Non-seulement  l'incrédule  Nazareth  con- 
tinuait à  repousser  celui  qui  devait  faire  sa  gloire; 
non-seulement  ses  frères  persistaient  à  ne  pas  croire 
en  lui^;  les  villes  du  lac  elles-mêmes,  en  général 
bienveillantes,  n'étaient  pas  toutes  converties.  Jésus 
se  plaint  souvent  de  l'incrédulité  et  de  la  dureté  de 
cœur  qu'il  rencontre,  et,  quoiqu'il  soit  naturel  de 
faire  en  de  tels  reproches  la  part  de  l'exagération  du 
prédicateur,  quoiqu  on  y  sente  cette  espèce  de  con- 
vicium  seculi  que  Jésus  affectionnait  à  l'imitation  de 
Jean-Baptiste  2,  il  est  clair  que  le  pays  était  loin  de 
convoler  tout  entier  au  royaume  de  Dieu.  «  Malheur 
à  toi,  Chorazinî  malheur  à  toi,  Bethsaïde!  s'écriait-il; 
car  si  Tyr  et  Sidon  eussent  vu  les  miracles  dont  vous 
avez  été  témoins,  il  y  a  longtemps  qu'elles  feraient 
pénitence  sous  le  cilice  et  sous  la  cendre.  Aussi  vous 
dis-je  qu'au  jour  du  jugement,  Tyr  et  Sidon  auront 
un  sort  plus  supportable  que  le  vôtre.  Et  toi,  Caphar- 
nahum,  qui  crois  t' élever  jusqu'au  ciel,  tu.  seras 
abaissée  jusqu'aux  enfers;  car  si  les  miracles  qui  ont 
été  faits  en  ton  sein  eussent  été  faits  àSodome,  Sodome 
existerait  encore  aujourd'hui.  C'est  pourquoi  je  te  dis 


1.  Jean,  vu,  5. 

S.  Matth.,  XII,  39,  45;  xui,  15;  xvi,  4;  Luc,  xi,  29. 


324  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

qu'au  jour  du  jugement  la  terre  de  Sodome  sera  trai- 
tée moins  rigoureusement  que  toi^.»  —  «  La  reine  do 
Saba  ,  ajoutait-il ,  se  lèvera  au  jour  du  jugement 
contre  les  hommes  de  cette  génération,  et  les  con- 
damnera, parce  qu'elle  est  venue  des  extrémités  du 
monde  pour  entendre  la  sagesse  de  Salomon  ;  or  il  y 
a  ici  plus  que  Salomon.  Les  Ninivites  s'élèveront  au 
jour  du  jugement  contre  cette  génération  et  la  con- 
damneront, parce  qu'ils  firent  pénitence  à  la  prédi- 
cation de  Jonas;  or  il  y  a  ici  plus  que  Jonas  -,  »  Sa 
vie  vagabonde,  d'abord  pour  lui  pleine  de  charme, 
commençait  aussi  à  lui  peser.  «Les  renards,  disait^l, 
ont  leurs  tanières  et  les  oiseaux  du  ciel  leurs  nids; 
mais  le  Fils  de  l'homme  n'a  pas  où  reposer  sa  tête^.  » 
L'amertume  et  le  reproche  se  faisaient  de  plus  en 
plus  jour  en  son  cœur.  11  accusait  les  incrédules  de 
se  refuser  à  l'évidence,  et  disait  que,  même  à  l'in- 
stant où  le  Fils  de  l'homme  apparaîtrait  dans  sa 
pompe  céleste,  il  y  aurait  encore  des  gens  Dour  douter 
de  lui  ^. 

Jésus,  en  effet,  ne  pouvait  accueillir  l'opposition 
avec  la  froideur  du  philosophe,  qui,   comprenant 

4.  Matth.,  XI,  21-24;  Luc,  x,  12-15. 

2.  MaUh.,  XII,  41-42;  Luc,  xi,  31-32. 

3.  Matth.,  VIII,  20;  Luc,  ix,  58. 

4.  Luc,  xviii,  8. 


VIE  DE  JÉSUS.  325 

la  raison  des  opinions  diverses  qui  se  partagent  le 
monde,  trouve  tout  simple  qu'on  ne  soit  pas  de  son 
avis.  Un  des  principaux  défauts  de  la  race  juive  est 
son  âpreté  dans  la  controverse,  et  le  ton  injurieux 
qu'elle  y  mêle  presque  toujours.  Il  n'y  eut  jamais 
dans  le  monde  de  querelles  aussi  vives  que  celles  des 
Juifs  entre  eux.  C'est  le  sentiment  de  la  nuance  qui 
fait  l'homme  poli  et  modéré.  Or  le  manque  de  nuances 
est  un  des  traits  les  plus  constants  de  l'esprit  sémi- 
tique. Les  œuvres  fines,  les  dialogues  de  Platon, 
par  exemple,  sont  tout  à  fait  étrangères  à  ces  peu- 
ples. Jésus,  qui  était  exempt  de  presque  tous  les  dé- 
fauts de  sa  race,  et  dont  la  qualité  dominante  était 
justement  une  délicatesse  infinie,  fut  amené  mal- 
gré lui  à  se  servir  dans  la  polémique  du  style  de 
tous  ^.  Comme  Jean  -  Baptiste  2,  il  employait  contre 
ses  adversaires  des  termes  très-durs.  D'une  man- 
suétude exquise  avec  les  simples,  il  s'aigrissait  de- 
vant l'incrédulité,  même  la  moins  agressive  ^.  Ce 
n'était  plus  ce  doux  maître  du  «  Discours  sur  la 
montagne,  »  n'ayant  encore  rencontré  ni  résistance 
ni  difficulté.  La  passion,  qui  était  au  fond  de  son 
caractère,    l'entraînait    aux   plus    vives    invectives. 

4.  Matth.,  XII,  34;  xv,  14;  xxiii,  33, 

2.  Matth.,  m,  7. 

3.  Matth.,  XII,  30;  Luc,  xxi,  23. 


326  ORIGIxNES  DU   CHRISTIANISME. 

Ce  mélange  singulier  ne  doit  pas  surprendre,  Un 
homme  de  nos  jours  a  présenté  le  même  contraste 
avec  une  rarç  vigueur,  c'est  M.  de  Lamennais. 
Dans  son  beau  livre  des  «  Paroles  d'un  croyant,  » 
la  colère  la  plus  effrénée  et  les  retours  les  plus 
suaves  alternent  comme  en  un  mirage.  Cet  homme, 
qui  était  dans  le  commerce  de  la  vie  d'une  grande 
bonté ,  devenait  intraitable  jusqu'à  la  fob'e  pour 
ceux  qui  ne  pensaient  pas  comme  lui.  Jésus,  de 
même,  s'appliquait  non  sans  raison  le  passage  du 
livre  d'Isaïe*  :  «  Il  ne  disputera  pas,  ne  criera  pas; 
on  n'entendra  point  sa  voix  dans  les  places;  il  ne 
rompra  pas  tout  à  fait  le  roseau  froissé,  et  il  n'étein- 
dra pas  le  lin  qui  fume  encore 2.  »  Et  pourtant  plusieurs 
des  recommandations  qu'il  adresse  à  ses  disciples  ren- 
ferment les  germes  d'un  vrai  fanatisme^,  germes  que 
le  moyen  âge  devait  développer  d'une  façon  cruelle. 
Faut-il  lui  en  faire  un  reproche  ?  Aucune  révolution  ne 
s'accomplit  sans  un  peu  de  rudesse.  Si  Luther,  si  les 
acteurs  de  la  Révolution  française  eussent  du  observer 
les  règles  de  la  politesse,  la  réforme  et  la  révolution 
ne  se  seraient  point  faites.  Félicitons-nous  de  même 
que  Jésus  n'ait  rencontré  aucune  loi  qui  punît  l'outrage 

-I.  xui,  2-3.. 

2j  Matth.,  TfH,  49-20. 

3.  MatthT,  X,  U-15.  21  et  suiv.,  34  et  suiv.;  Luc,  xix,  27. 


VIE  DE  JESUS.  327 

envers  une  classe  de  citoyens.  Les  pharisiens  eussent 
été  inviolables.  Toutes  les  grandes  choses  de  l'huma- 
nité ont  été  accomplies  au  nom  de  principes  absolus.  Un 
philosophe  critique  eût  dit  à  ses  disciples  :  respectez 
l'opinion  des  autres,  et  croyez  que  personne  n'a  si  com- 
plètement raison  que  son  adversaire  ait  complètement 
tort.  Mais  l'action  de  Jésus  n'a  rien  de  commun  avec 
la  spéculation  désintéressée  du  philosophe.  Se  dire 
qu'on  a  un  moment  touché  l'idéal  et  qu'on  a  été 
arrêté  par  la  méchanceté  de  quelques-uns,  est  une 
pensée  insupportable  pour  une  âme  ardente.  Que 
dut-elle  être  pour  le  fondateur  d'un  monde  nou- 
veau? 

L'obstacle  invincible  aux  idées  de  Jésus  venait 
surtout  du  judaïsme  orthodoxe,  représenté  par  les 
pharisiens.  Jésus  s'éloignait  de  plus  en  plus  de  l'an- 
cienne Loi.  Or,  les  pharisiens  étaient  les  vrais  juifs, 
le  nerf  et  la  force  du  judaïsme.  Quoique  ce  parti  eût 
son  centre  à  Jérusalem,  il  avait  cependant  des  adeptes 
établis  en  Galilée,  ou  qui  y  venaient  souvent  ^. 
C'étaient  en  général  des  hommes  d'un  esprit  étroit, 
donnant  beaucoup  à  l'extérieur,  d'une  dévotion  dé- 
daigneuse, officielle,  satisfaite  et  assurée  d'elle-même^. 

\  .   Marc,  vu,  1;  Lue,  v,  17  el  siiiv.;  vu,  30 
2.  Mrittfi.,  VI,  ?>,  .5,   16;    i\,  11,  14;   xii,  2;   \:<iir,  "),  l'i,  ^^  ; 
Luc,  V,  3U;  VI,  2,  7;  xi,  39  et  siiiv.;  xviii,  12;  Jcnn,  ix,  10;  rir/>f' 


328  OniGIxNES  DU  CHRISTIANISME. 

Leurs  manières  étaient  ridicules  et  faisaient  sou- 
rire même  ceux  qui  les  respectaient.  Les  sobriquets 
que  leur  donnait  le  peuple,  et  qui  sentent  la  carica- 
ture, en  sont  la  preuve.  Il  y  avait  le  «  pharisien  ban- 
croche  »  (Nikfi) ,  qui  marchait  dans  les  rues  en  traî- 
nant les  pieds  et  les  heurtant  contre  les  cailloux  ;  •  le 
«pharisien  front-sanglant»  (Kizaï),  qui  allait  les 
yeux  fermés  pour  ne  pas  voir  les  femmes,  et  se  cho- 
quait le  front  contre  les  murs,  si  bien  qu'il  l'avait  tou- 
jours ensanglanté;  le  «  pharisien  pilon  »  {Medoukia)^ 
qui  se  tenait  plié  en  deux  comme  le  manche  d'un 
pilon;  le  «  pharisien  fort  d'épaules  »  (Schikmi), 
qui  marchait  le  dos  voûté  comme  s'il  portait  sur  se? 
épaules  le  fardeau  entier  de  la  Loi  ;  le  «  pharisien 
Qu'y  a-t-il  à  faire  ?  je  le  fais,  »  toujours  à  la  piste 
d'un  précepte  à  accomplir,  et  enfin  le  «pharisien 
teint,  ))  pour  lequel  tout  l'extérieur  de  la  dévotion 
n'était  qu'un  vernis  d'hypocrisie  ^.  Ce  rigorisme,   en 

Abolh,  I,  16;  Jos.,  Ant,,  XVII,  ii,  4;  XVIII,  i,  3;  Vila,  38; 
talm.  de  Bab.,  Sola,  22  b. 

1.  Talm.  de  Jérusalem,  Berakolhj  ix,  sub  fin.;  Sota,  v,  7-, 
Talm.  de  Babylone,  Sola,  22  b.  Les  deux  rédactions  de  ce  curieux 
passage  offrent  de  sensibles  différences.  Nous  avons  en  général 
suivi  la  rédaction  de  Babylone,  qui  semble  plus  naturelle-.  Gf.Epiph., 
Adv.  hœr.,  xvi,  1.  Les  traits  d'Épiphane  et  plusieurs  de  ceux  du 
Talmud  peuvent,  du  reste,  se  rapporter  à  une  époque  postérieure  à 
Jésus, époque  oli  «pharisien»  était  devenu  synonyme  de  tr dévot. » 


VIE  DE  JÉSUS.  329 

effet,  n'était  souvent  qu'apparent  et  cachait  en  réai'ité 
un  grand  relâchement  moral  *.  Le  peuple  néanmoins 
en  était  dupe.  Le  peuple,  dont  l'instinct  est  toujours 
droit,  même  quand  il  s'égare  le  plus  fortement  sur 
les  questions  de  personnes,  est  très-facilement  trompé 
par  les  faux  dévots.  Ce  qu'il  aime  en  eux  est  bon  et 
digne  "  d'être  aimé  ;  mais  il  n'a  pas  assez  de  péné- 
tration pour  discerner  l'apparence  de  la  réalité. 

L'antipathie  qui,  dans  un  monde  aussi  passionné, 
dut  éclater  tout  d'abord  entre  Jésus  et  des  personnes 
de  ce  caractère,  est  facile  à  comprendre.  Jésus  ne 
voulait  que  la  religion  du  cœur;  celle  des  phari- 
siens consistait  presque  uniquement  en  observances. 
Jésus  recherchait  les  humbles  et  les  rebutés  de  toute 
sorte  ;  les  pharisiens  voyaient  en  cela  une  insulte  à 
leur  religion  d'hommes  comme  il  faut.  Un  pharisien 
était  un  homme  infaillible  et  impeccable,  un  pédant 
certain  d'avoir  raison,  prenant  la  première  place  à 
la  synagogue,  priant  dans  les  rues,  faisant  l'au- 
mône à  son  de  trompe,  regardant  si  on  le  salue. 
Jésus  soutenait  que  chacun  doit  attendre  le  jugement 
de  Dieu  avec  crainte  et  humblement.  Il  s'en  faut 
i  que  la  mauvaise  direction  religieuse  représentée  par 
le  pharisaïsme  régnât  sans  contrôle.  Bien  des  hommes 

^.  Matth.,  V,  20;  xv,  4;  xxiii,  3,   16  et  suiv.;  Jean,  viii,  7; 
Jos.,  A?it.j  XIIj  IX,  1;  XIII,  X,  5. 


33a  OHIGIiXES    DU   CIIRISTIAM  SMLl. 

avant  Jésus,  ou  de  son  temps,  tels  que  Jésus,  fils  de 
Sirach,  l'un  des  vrais  ancêtres  de  Jésus  de  Naza- 
reth, Gainaliel,  Antigone  de  Soco,  le  doux  et  noble 
Hillel  surtout,  avaient  enseigné  des  doctrines  reli- 
£;ieuses  beaucoup  plus  élevées  et  déjà  presque  évan- 
Reliques.  Mais  ces  bonnes  semences  avaient  été 
étouffées.  Les  belles  maximes  de  Hillel  résumant 
toute  la  Loi  en  l'équité^,  celles  de  Jésus,  fils  de  Sirach, 
faisant  consister  le  culte  dans  la  pratique  du  bien  2, 
étaient  oubliées  ou  anathématisées^.  Schammaï,  avec 
son  esprit  étroit  et  exclusif,  l'avait  emporté.  Une 
masse  énorme  de  «  traditions  »  avait  étouffé  la  Loi^, 
sous  prétexte  de  la  protéger  et  de  l'interpréter.  Sans 
doute,  ces  mesures  conservatrices  avaievnt  eu  leur 
côté  utile  ;  il  est  bon  que  le  peuple  juif  ait  aimé  sa 
Loi  jusqu'à  la  folie,  puisque  c'est  cet  amour  fréné- 
tique qui,  en  sauva.nt  le  mosaïsme  sous  Antiochus 
Épiphane  et  sous  Hérode,  a  gardé  le  levain  d'où 
devait  sortir  le  christianisme.  Mais  prises  en  elles- 
mêmes,  toutes  ces  vieilles  précautions  n'étaient  que 
puériles.  La  synagogue,  qui  en  avait  le  dépôt,  n'était 

i.  Talrn.  de  13ab.,  Schahbalh,  31  a;  Joma,  3o  b. 

2.  Eccli ,  XVII,  21  et  suiv.;  xxxv,  1  et  suiv. 

3.  Talm.   de  Jérus  ,  Sanhédriih  xi,  1;  Talm.  do  Bab..  Sanhè- 
^rin,  100  6 

4.  MaUh.,  \\\  3. 


VIE   DE   JÉSUS.  331 

plus  qu'une  mère  d'erreurs.  Son  règne  était  fini,  et 
pourtant  lui  demander  d'abdiquer,  c'était  lui  de- 
mander l'impossible,  ce  qu'une  puissance  établie  n'a 
jamais   fait  ni  pu  faire. 

Les  luttes  de  Jésus  avec  l'hypocrisie  officielle  étaient 
continues.  La  tactique  ordinaire  des  réformateurs 
qui  apparaissent  dans  l'état  religieux  que  nous  venons 
de  décrire,  et  qu'on  peut  appeler  «  formalisme  tradi- 
tionnel, »  est  d'opposer  le  «  texte  »  des  livres  sacrés 
aux  ((  traditions.  »  Le  zèle  religieux  est  toujours  no- 
vateur, même  quand  il  prétend  être  conservateur  au 
plus  haut  degré.  De  même  que  les  néo-cathoHques 
de  nos  jours  s'éloignent  sans  cesse  de  l'Évangile , 
de  même  les  pharisiens  s'éloignaient  h  chaque  pas 
de  la  Bible.  Voilà  pourquoi  le  réformateur  puritain 
est  d'ordinaire  essentiellement  «  biblique,  »  partant 
du  texte  immuable  pour  critiquer  la  théologie  cou- 
rante, qui  a  marché  de  génération  en  génération. 
Ainsi  firent  plus  tard  les  karaïtes,  les  protestants. 
Jésus  porta  bien  plus  énergiquement  la  hache  à 
la  racine.  On  le  voit  parfois,  il  est  vrai,  invoquer 
le  texte  contre  les  fausses  Masores  ou  traditions  des 
pharisiens*.  Mais,  en  général,  il  fait  peu  d'exégèse; 
c'est  à  la  conscience  qu'il  en  appelle.  Du  même  coup 

1.  Malth,,  XV,  2  et.  suiv.;  Marc,  vu,  2  et  suiv. 


332  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

il  tranche  le  texte  et  les  commentaires.  Il  montre  bien 
aux  pharisiens  qu'avec  leurs  traditions  ils  altèrent  gra- 
vement le  mosaïsme  ;  mais  il  ne  prétend  nullement 
lui-même  revenir  à  Moïse.  Son  but  était  en  avants 
non  en  arrière.  Jésus  était  plus  que  le  réformateur 
d'une  religion  vieillie  ;  c'était  le  créateur  de  la  reli- 
'gion  éternelle  de  l'humanité. 

Les  disputes  éclataient  surtout  à  propos  d'une 
foule  de  pratiques  extérieures  introduites  par  la 
tradition ,  et  que  ni  Jésus  ni  ses  disciples  n'obser- 
vaient^. Les  pharisiens  lui  en  faisaient  de  vifs  repro- 
ches. Quand  il  dînait  chez  eux,  il  les  scandalisait  fort 
en  ne  s' astreignant  pas  aux  ablutions  d'usage.  «Don- 
nez l'aumône,  disait-il,  et  tout  pour  vous  deviendra 
pur  2.  »  Ce  qui  blessait  au  plus  haut  degré  son 
tact  délicat,  c'était  l'air  d'assurance  que  les  pha- 
risiens portaient  dans  les  choses  religieuses,  leur 
dévotion  mesquine,  qui  aboutissait  à  une  vaine  re- 
cherche de  préséances  et  de  titres,  nullement  à 
l'amélioration  des  cœurs.  Une  admirable  parabole 
rendait  cette  pensée  avec  infiniment  de  charme  et  de 
justesse.  «  Un  jour,  disait-il,  deux  hommes  mon- 
tèrent au  temple  pour  prier.  L'un  était  pharisien,  et 

1.  Matth.,  XV,  2  et  suiv.;  Marc,  vu,  4,  8;  Luc,  v,  sub  fin.,  et  vi, 
init.;  xi,  38  et  suiv.^ 

2.  Luc,  XI,  41. 


VIE  DE  JÉSUS.  •  333 

l'autre  publicain.  Le  pharisien  debout  disait  en  lui- 
même  :  «  0  Dieu,  je  te  rends  grâces  de  ce  que  je 
«  ne  suis  pas  comme  les  autres  hommes  (  par 
«  exemple  comme  ce  publicain),  voleur,  injuste. 
«  adultère.  Je  jeûne  deux  fois  la  semaine,  je  donne 
«  la  dîme  de  tout  ce  que  je  possède.  »  Le  publi- 
cain, au  contraire,  se  tenant  éloigné,  n'osait  lever 
les  yeux  au  ciel  ;  mais  il  se  frappait  la  poitrine  en 
disant  :  «  0  Dieu,  sois  indulgent  pour  moi,  pauvre 
pécheur.  »  Je  vous  le  déclare ,  celui-ci  s'en  retourna 
justifié  dans  sa  maison,  mais  non  l'autre*.  » 

Une  haine  qui  ne  pouvait  s'assouvir  que  par  la 
mort  fut  la  conséquence  de  ces  luttes.  Jean-Baptiste 
avait  déjà  provoqué  des  inimitiés  du  même  genre  2. 
Mais  les  aristocrates  de  Jérusalem,  qui  le  dédaignaient, 
avaient  laissé  les  simples  gens  le  tenir  pour  un  pro- 
phète^. Cette  fois,  la  guerre  était  à  mort.  C'était  un 
esprit  nouveau  qui  apparaissait  dans  le  monde  et  qui 
frappait  de  déchéance  tout  ce  qui  l'avait  précédé.  Jean- 
Baptiste  était  profondément  juif;  Jésus  l'était  à  peine. 
Jésus  s'adresse  toujours  à  la  finesse  du  sentiment 
moral.  Il  n'est  disputeur  que  quand  il  argumente 
contre  les  pharisiens,  l'adversaire  le  forçant,  comme 

4^  Luc,  XVIII,  9-14;  comp.  ihid.,  xiv,  7-11. 

2.  MaUh.,  III,  Tetsuiv.;  xvii,  12-13. 

3.  Matth.,  XIV,  5;  xxi,  26;  Marc,  xi,  32;  Luc,  xx,  6. 


334  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

cela  arrive  presque  toujours,  à  prendre  son  propre 
ton^.  Ses  exquises  moqueries,  ses  malignes  provo- 
cations frappaient  toujours  au  cœur.  Stigmates  éter- 
nels, elles  sont  restées  figées  dans  la  plaie.  Cette 
tunique  de  Nessus  du  ridicule,  que  le  juif,  fils  des 
pharisiens,  traîne  en  lambeaux  après  lui  depuis  dix- 
huit  siècles^  c'est  Jésus  qui  l'a  tissée  avec  un  artifice 
divin.  Chefs-d'œuvre  de  haute  raillerie,  ses  traits, 
se  sont  inscrits  en  lignes  de  feu  sur  la  chair  de  l'hy- 
pocrite et  du  faux  dévot.  Traits  incomparables , 
traits  dignes  d'un  fils  de  Dieu  !  Un  dieu  seul  sait 
tuer  de  la  sorte.  Socrate  et  Molière  ne  font  qu  effleu- 
rer la  peau.  Celui-ci  porte  jusqu'au  fond  des  os  le  feu 
et  la  rage. 

Mais  il  était  juste  aussi  que  ce  grand  maître  en 
ironie  payât  de  la  vie  son  triomphe.  Dès  la  Galilée, 
les  pharisiens  cherchèrent  à  le  perdre  et  employèrent 
contre  lui  la  manœuvre  qui  devait  leur  réussir  plus 
tard  à  Jérusalem,  ils  essayèrent  d'intéresser  à  leur 
querelle  les  partisans  du  nouvel  ordre  politique  qui 
s'était  établi  2.  Les  facilités  aue  Jésus  trouvait  en 
Galilée  pour  s'échapper  et  la  faiblesse  du  gouver- 
nement d'Antipas  déjouèrent  ces  tentatives.  11  alla 
lui-même  s'offrir  au  danger.  Il  voyait  bien  que  son  ac- 

\.  Matlh.,  xii,  3-8;  xxiii,  16  etsuiv. 
2.  iMarc,  lu,  G. 


VIE  DE  JÉSUS.  335 

tion,  s'il  restait  confiné  en  Galilée,  était  nécessairement 
bornée.  La  Judée  l'attirait  comme  par  un  charme;  il 
voulut  tenter  un  dernier  effort  pour  gagner  la  ville 
rebelle,  et  sembla  prendre  à  tâche  de  justifier  le  pro- 
verbe qu'un  prophète  ne  doit  point  mourir  hors  de 
Jérusalem^. 

4.  Luc,  xiii,  33. 


CHAPITRE  XXI, 


^ERNIER    VOYAGH    DE    JÉSUS    A    IJ'^,  R II  S  ALEM. 


Depuis  longtemps  Jésus  avait  le  sentiment  des 
dangers  qui  l'entouraient^.  Pendant  un  espace  de 
temps  qu'on  peut  évaluer  à  dix- huit  mois,  il  évita 
d'aller  en  pèlerinage  à  Jérusalem  2.  A  la  fête  des 
Tabernacles  de  l'an  32  ("selon  l'hypothèse  que  nous 
avons  adoptée  ),  ses  parents,  toujours  malveillants 
et  incrédules  ^ ,  l'engagèrent  à  y  venir.  L'évan- 
géliste  Jean  semble  insinuer  qu'il  y  avait  dans 
cette  invitation  quelque  projet  caché  pour  le  perdre. 
«  Révèle-toi  au  monde,  lui  disaient-ils  ;  on  ne  fait  pas 
ces  choses-là  dans  le  secret.  Va  en  Judée,  pour  qu'on 
«;oie  ce  que  tu  sais  faire.  «Jésus,  se  défiant  de  quelque 

1.  Matth.,  XVI,  20-21;  Marc  viii,  30-34. 

2.  Jean,  vu,  1.  .  - 

3.  Jean,  vu,  5. 


VIE   DE  JESUS.  337 

trahison,  refusa  d'abord;  puis,  quand  la  caravane  des 
pèlerins  fut  partie,  il  se  mit  en  route  de  son  côté,  à 
l'insu  de  tous  et  presque  seul  ^.  Ce  fut  le  dernier  adieu 
qu'il  dit  à  la  Galilée.  La  fête  des  Tabernacles  tombai 
à  l'équinoxe  d'automne.  Six  mois  devaient  encore 
s'écouler  jusqu'au  dénouement  fatal.  Mais  durant 
cet  intervalle,  Jésus  ne  revit  pas  ses  chères  provinces 
du  nord.  Le  temps  des  douceurs  est  passé;  il  faut 
maintenant  parcourir  pas  à  pas  la  voie  douloureuse 
qui  se  terminera  par  les  angoisses  de  la  mort. 

Ses  disciples  et  les  femmes  pieuses  qui  le  servaient 
le  retrouvèrent  en  Judée  2.  Mais  combien  tout  ici  était 
changé  pour  lui  !  Jésus  était  un  étranger  à  Jérusalem. 
11  sentait  qu'il  y  avait  là  un  mur  de  résistance  qu'il  ne 
pénétrerait  pas.  Entouré  de  pièges  et  d'objections,  il 
était  sans  cesse  poursuivi  par  le  mauvais  vouloir  des 
pharisiens^.  Au  lieu  de  cette  faculté  illimitée  de  croire, 
heureux  don  des  natures  jeunes ,  qu'il  trouvait  en 
Galilée,  au  lieu  de  ces  populations  bonnes  et  douces 
chez  lesquelles  l'objection  (qui  est  toujours  le  fruit 
d'un  peu  de  malveillance  et  d'indocilité)  n'avait 
point  d'accès,  il  rencontrait  ici  à  chaque  pas  une 
incrédulité  obstinée,  sur  laquelle  les  moyens  d'action 

i.  Jean,  vn,  10. 

2.  Matth.,  XXVII,  53;  Marc,  xv,  41;  Luc,  xxiii,  49,  53. 

3.  Jean,  vu,  20,  25,  30,  32. 

22 


338  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

qui  lui  avaient  si  bien  réussi  dans  le  nord  avaient 
peu  de  prise.  Ses  disciples,  en  qualité  de  Galiléens, 
étaient  méprisés.  Nicodème,  qui  avait  eu  avec  lui 
dans  un  de  ses  précédents  voyages  un  entretien  de 
nuit,  faillit  se  compromettre  au  sanhédrin  pour  avoir 
voulu  le  défendre.  «  Eh  quoi  !  toi  aussi  tu  es  Gali- 
léen?  lui  dit-on;  consulte  les  Écritures;  est-ce  qu'il 
peut  venir  un  prophète  de  Galilée  ^  ?  » 

La  ville,  comme  nous  l'avons  déjà  dit^  déplaisait 
à  Jésus.  Jusque-là,  il  avait  toujours  évité  les  grands 
centres,  préférant  pour  son  action  les  campagnes 
et  les  villes  de  médiocre  importance.  Plusieurs  des 
préceptes  qu'il  donnait  à  ses  apôtres  étaient  abso- 
lument inapplicables  hors  d'une  simple  société  de  pe- 
tites gens  2.  N'ayant  nulle  idée  du  monde,  accoutumé 
h  son  aimable  communisme  galiléen,  il  lui  échap- 
pait sans  cesse  des  naïvetés,  qui  à  Jérusalem  pou- 
vaient paraître  singulières  ^.  Son  imagination,,  son 
goût  de  la  nature  se  trouvaient  à  l'étroit  dans  ces 
murailles.  La  vraie  religion  ne  devait  pas  sortir  du 
tumulte  des  villes,  mais  de  la  tranquille  sérénité  des 
champs. 

4 .  Jean,  vu,  50  et  suiv. 

2.  Matth.,  X,  41-13;  Marc,  vi,  10;  Luc,  x,  5-8. 

3.  Matth.,  XXI,  3;  xxvi,  48;  Marc,  xi,  3  ;  xiv,  4  3-14:  Luc,  xix, 
34;  xxii,  4  0-42. 


VIE  DP,  JÉStTS.  339 

L'arrogance  des  prêtres  lui  rendait  les  parvis  du 
temple  désagréable^.  Un  jour,  quelques-uns  de  ses 
disciples,  qui  conLdissaient  mieux  que  lui  Jérusalem, 
voulurent  lui  faire  remarquer  la  beauté  des  construc- 
tions du  temple,  l'admirable  choix  des  matériaux, 
la  richesse  des  offrandes  votives  qui  couvraient  les 
murs  :  «  Vous  voyez  tous  ces  édifices,  cht-il  ;  eh  bien  ! 
je  vous  le  déclare,  il  n'en  restera  pas  pierre  sur 
pierre^.  »  Il  refusa  de  rien  admirer,  si  ce  n'est  une 
pauvre  veuve  qui  passait  à  ce  moment-là,  et  jetait 
dans  le  tronc  une  petite  obole  :  «  Elle  a  donné 
plus  que  les  autres,  dit-il  ;  les  autres  ont  donné  de 
leur  superflu;  elle,  de  son  nécessaire 2.  »  Cette 
façon  de  regarder  en  critique  tout  ce  qui  se  faisait 
à  Jérusalem,  de  relever  le  pauvre  qui  donnait  peu, 
de  rabaisser  le  riche  qui  donnait  beaucoup^,  de 
blâmer  le  clergé  opulent  qui  ne  faisait  rien  pour  le 
bien  du  peuple,  exaspéra  naturellement  la  caste 
sacerdotale.  Siège  d'une  aristocratie  conservatrice, 
le  temple,  comme  le  haram  musulman  qui  lui  a  suc- 
cédé, était  le  dernier  endroit  du  monde  où  la  révolu- 
tion pouvait  réussir.  Qu'on  suppose  un  novateur  allant 

1.  Mntlii  ,  XXIV,  1-2;  Marc,  xiii,  1-2;  Luc,  xix,  44;  xxi,  0=6.  Gf 
Marc,  XI,  11. 

2.  Marc,  xii,  41  et  suiv.;  Luc,  xxi,  1  et  suiv. 

3.  Marc,  xii,  41. 


340  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

de  nos  jours  prêcher  le  renversement  de  l'islamisme 
autour  de  la  mosquée  d'Omar!  C'était  là  pourtant  le 
centre  de  la  vie  juive,  le  point  où  il  fallait  vaincre 
ou  mourir.  Sur  ce  calvaire,  où  certainement  Jésus 
souffrit  plus  qu'au  Golgotha,  ses  jours  s'écoulaient 
dans  la  dispute  et  l'aigreur,  au  milieu  d'ennuyeuses 
controverses  de  droit  canon  et  d'exégèse,  pour  les- 
quelles sa  grande  élévation  morale  lui  donnait  peu 
d'avantage,  que  dis-je?  lui  créait  une  sorte  d'infé- 
riorité. 

Au  sein  de  cette  vie  troublée,  le  cœur  sensible  et 
bon  de  Jésus  réussit  à  se  créer  un  asile  où  il  jouit 
de  beaucoup  de  douceur.  Après  avoir  passé  la 
journée  aux  disputes  du  temple,  Jésus  descendait  le 
soir  dans  la  vallée  de  Gédron,  prenait  un  peu  de 
repos  dans  le  verger  d'un  établissement  agricole 
(probablement  une  exploitation  d'huile)  nommé 
Gethsémani^,  qui  servait  de  lieu  de  plaisance  aux 
habitants,  et  allait  passer  la  nuit  sur  le  mont  des 
Oliviers,  qui  borne  au  levant  l'horizon  de  la  ville-, 
ce  côté  est  le  seul,   aux  environs  de  Jérusalem, 

^.  Marc,  XI,  19;  Luc,  xxii,  39;  Jean,  xviii,  i-2.  Ce  verger 
ne  pouvait  être  fort  loin  de  l'endroit  où  la  piété  des  catholiques  a 
entouré  d'un  mur  quelques  vieux  oliviers.  Le  mot  Gethsémani 
semble  signifier  «  pressoir  à  huile.  » 

2.  Luc,  XXI,  37;  xxii,  39;  Jean,  vi;     '   2. 


VIE  DE  JESUS.  3il 

qui  offre  un  aspect  quelque  peu  riant  et  vert.  Les 
plantations  d'oliviers ,  de  figuiers ,  de  palmiers  y 
étaient  nombreuses  et  donnaient  leurs  noms  aux  vil- 
lages, fermes  ou  enclos  de  Bethphagé,  Gethsémani, 
Béthanie  ^.  Il  y  avait  sur  le  mont  des  Oliviers  deux 
grands  cèdres,  dont  le  souvenir  se  conserva  long- 
temps chez  les  Juifs  dispersés  ;  leurs  branches  ser- 
vaient d'asile  à  des  nuées  de  colombes,  et  sous  leur 
ombrage  s'étaient  établis  de  petits  bazars 2.  Toute 
cette  banlieue  fut  en  quelque  sorte  le  quartier  de  Jésus 
et  de  ses  disciples  ;  on  voit  qu'ils  la  connaissaient 
presque  champ  par  champ  et  maison  par  maison. 

Le  village  de  Béthanie,  en  particulier^,  situé 
au  sommet  de  la  colline ,  sur  le  versant  qui  donne 
vers  la  mer  Morte  et  le  Jourdain,  à  une  heure  et 
demie  de  Jérusalem,  était  le  lieu  de  prédilection 
de  Jésus  ^.  Il  y  fit  la  connaissance  d'une  famille 
composée  de  trois  personnes,  deux  sœurs  et  un  frère, 
dont  l'amitié  eut  pour  lui  beaucoup  de  charme  ^. 
Des  deux  sœurs,  l'une,  nommée  Marthe,  était,  une 


4.  Talm.  deBab.,  Pesachim^  53  a. 

2.  Talm.  deJérus.,  Taa7iit/ijiv,S. 

3.  Aujourd'hui  El-Azirié  (de  El-Azir,  nom  arabe  de  Lazare); 
dans  des  textes  chrétiens  du  moyen  âge,  Lazarium. 

4.  MaUh.,  XXI,  17-18;  Marc,  xi,  11-12. 

5.  Jean,  xi,  5. 


342  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

personne  obligeante,  bonne,  empressée^;  Tautre, 
au  contraire,  nommée  Marie,  plaisait  à  Jésus  par 
une  sorte  de  langueur  2,  et  par  ses  instincts  spécu- 
latifs très- développés.  Souvent ,  assise  aux  pieds 
de  Jésus,  elle  oubliait  à  l'écouter  les  devoirs  de  la 
vie  réelle.  Sa  sœur,  alors,  sur  qui  retombait  tout  le 
service,  se  plaignait  doucement  :  «  Marthe,  Marthe, 
lui  disait  Jésus,  tu  te  tourmentes  et  te  soucies  de 
beaucoup  de  choses;  or,  une  seule  est  nécessaire. 
Marie  a  choisi  la  meilleure  part,  qui  ne  lui  sera  point 
enlevée^.  »  Le  frère,  Eléazar,  ou  Lazare,  était  aussi 
fort  aimé  de  Jésus  ^.  Enfui ,  un  certain  Simon  le 
Lépreux,  qui  était  le  propriétaire  de  la  maison,  faisait, 
ce  semble,  partie  de  la  famille^.  C'est  là  qu'au  sein 
d'une  pieuse  amitié  Jésus  oubliait  les  dégoûts  de  la 
vie  publique.  Dans  ce  tranquille  intérieur,  il  se  con- 
solait des  tracasseries  que  les  pharisiens  et  les  scribes 
ne  cessaient  de  lui  susciter.  Il  s'asseyait  souvent  sur 
le  mont  des  Oliviers ,  en  face  du  mont  Moria  ^,  ayant 
sous  les  yeux  la  splendide  perspective  des  terrasses 

4.  Luc,  X,  38-42;  Jean,  xii,  2. 

2.  Jean,  xi,  20. 

3.  Luc,  X,  38  et  suiv. 

4.  Jean,  xi,  35-36. 

5.  MaUh.,  XXVI,  6;  Marc,  xiv,  3;  Luc,  vu,  40,  43;  Jean,  xii,   I  et 
suiv. 

6.  Marc,  xiii,  3. 


VIE  DE  JÉSUS.  «^i^* 

du  temple  et  de  ses  toits  couverts  de  lames  étince- 
lantes.  Cette  vue  frappait  d'admiration  les  étrangers; 
au  lever  du  soleil  surtout,  la  montagne  sacrée  éblouis- 
sait les  yeux  et  paraissait  comme  une  masse  de  neige 
et  d'or^.  Mais  un  profond  sentiment  de  tristesse  em- 
poisonnait pour  Jésus  le  spectacle  qui  remplissait 
tous  les  autres  israélites  de  joie  et  de  fierté.  «  Jéru- 
salem, Jérusalem,  qui  tues  les  prophètes  et  lapides 
ceux  qui  te  sont  envoyés,  s'écriait-il  dans  ces  mo- 
ments d'amertume,  combien  de  fois  j'ai  essayé  de 
rassembler  tes  enfants  comme  la  poule  rassemble 
ses  petits  sous  ses  ailes,  et  tu  n'as  pas  voulu  ^  !  » 

Ce  n'est  pas  que  plusieurs  bonnes  âmes,  ici  comme 
en  Galilée,  ne  se  laissassent  toucher.  Mais  tel  était  le 
poids  de  l'orthodoxie  dominante  que  très-peu  osaient 
l'avouer.  On  craignait  de  se  décréditer  aux  yeux 
des  Hiérosolvmites  en  se  mettant  à  l'école  d'un  ffali- 
léen.  On  eût  risqué  de  se  faire  chasser  de  la  syna- 
gogue, ce  qui  dans  une  société  bigote  et  mesquine 
était  le  dernier  affront  ^.  L'excommunication  d'ailleurs 
entraînait  la  confiscation  de  tous  les  biens ^.  Pour 


1.  Josèptio,  B, ./.,  V,  V,  G. 

2.  Matth.,  XXIII,  37;  Luc,  xiii,  34. 

3.  Jean,  vu,  13;  xii,  42-43;  xix,  38. 

4.  I  Es(ir.,  x,8;ÉpUr6aux  Ilôbr.jX,  34;  Talm.  deJérus.,  Mbëd 
katon,  111,  I . 


344  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

cesser  d'être  juif,  on  ne  devenait  pas  romain  ;  on 
restait  sans  défense  sous  le  coup  d'une  législation 
théocratique  de  la  plus  atroce  sévérité.  Un  jour,  les 
bas  officiers  du  temple,  qui  avaient  assisté  à  un  des 
discours  de  Jésus  et  en  avaient  été  enchantés,  vinrent 
confier  leurs  doutes  aux  prêtres  :  '/.  Est-ce  que  quel- 
qu'un des  princes  ou  des  pharisiens  a  cru  en  lui? 
leur  fut-il  répondu  ;  toute  cette  foule,  qui  ne  connaît 
pas  la  Loi,  est  une  canaille  maudite  ^.  »  Jésus  restait 
ainsi  à  Jérusalem  un  provincial  admiré  des  provin- 
ciaux comme  lui,  mais  repoussé  par  toute  l'aristocra- 
tie de  la  nation.  Les  chefs  d'écoles  et  de  sectes  étaient 
trop  nombreux  pour  qu'on  fût  fort  ému  d'en  voir 
paraître  un  de  plus.  Sa  voix  eut  à  Jérusalem  peu 
d'éclat.  Les  préjugés  de  race  et  de  secte,  les  ennemis 
directs  de  l'esprit  de  l'évangile,  y  étaient  trop  enra- 
cinés. 

Son  enseignement,  dans  ce  monde  nouveau,  se 
modifia  nécessairement  beaucoup.  Ses  belles  prédi- 
cations, dont  l'effet  était  toujours  calculé  sur  la  jeu- 
nesse de  l'imagination  et  la  pureté  de  la  conscience 
morale  des  auditeurs,  tombaient  ici  sur  la  pierre.  Lui, 
si  à  l'aise  au  bord  de  son  charmant  petit  lac,  était 
s^êné,  dépaysé  en  face  des  pédants.  Ses  affirmations 

•î .  Jean,  vu,  45  et  suiv. 


VIE  DE  JESUS.  345 

perpétuelles  de  lui-même  prirent  quelque  chose  de 
fastidieux^.  Il  dut  se  faire  controversiste,  juriste,  exé- 
gète.  théologien.  Ses  conversations,  d'ordinaire  pleines 
de  grâce,  deviennent  un  feu  roulant  de  disputes-,  une 
suite  interminable  de  batailles  scolastiques.  Son  har- 
monieux génie  s'exténue  en  des  argumentations  insi- 
pides sur  la  Loi  et  les  prophètes  ^,  où  nous  aimerions 
mieux  ne  pas  le  voir  quelquefois  jouer  le  rôle  d'agres- 
seur ^.  Il  se  prête,  avec  une  condescendance  qui 
nous  blesse,  aux  examens  captieux  que  des  ergo- 
teurs sans  tact  lui  font  subir  ^.  En  général,  il  se  tirait 
d'embarras  avec  beaucoup  de  finesse.  Ses  raisonne- 
ments, il  est  vrai,  étaient  souvent  subtils  (la  simplicité 
d'esprit  et  la  subtilité  se  touchent  ;  quand  le  simple 
veut  raisonner,  il  est  toujours  un  peu  sophiste)  ;  on  peut 
trouver  que  quelquefois  il  recherche  les  malentendus 
et  les  prolonge  à  dessein  ^  ;  son  argumentation,  jugée 
d'après  les  règles  de  la  logique  aristotélicienne,  est 
très-faible.  Mais  quand  le  charme  sans  pareil  de  son 

4.  Jean,  viii,  13  et  suiv. 

2.  Matth.,  XXI,  23-37. 

3.  Matth.,  XXII,  23  et  suiv. 

4.  Matth.,  XXII,  42  et  suiv. 

5.  Matth.,  XXII,  36  et  suiv.,  46. 

6.  Voir  surtout  les  discussions  rapportées  par  Jean,  chapitre  viii 
par  exemple;  il  est  vrai  que  l'authenticité  de  pareils  morceaux 
n'est  que  relative. 


346  ORIGIiNES   DU    CIlIllSTI  A.MS:.:  !•. 

esprit  trouvait  à  se  montrer,  c'étaient  des  triomphes. 
Un  jour  on  crut  l'embarrasser  en  lui  présentant  une 
femme  adultère  et  en  lui  demandant  comment  il  fal- 
lait la  traiter.  On  sait  l'admirable  réponse  de  Jésus  *. 
La  fine  raillerie  de  l'homme  du  monde ,  tempérée 
par  une  bonté  divine,  ne  pouvait  s'exprimer  en  un 
trait  plus  exquis.  Mais  l'esprit  qui  s'allie  à  la  gran- 
deur morale  est  celui  que  les  sots  pardonnent  le 
moins.  En  prononçant  ce  mot  d'un  goût  si  juste  et  si 
pur  :  «  Que  celui  d'entre  vous  qui  est  sans  péché  lui 
jette  la  première  pierre  !  »  Jésus  perça  au  cœur  l'hy- 
pocrisie, et  du  même  coup  signa  son  arrêt  de  mort. 
Il  est  probable,  en  effet,  que  sans  l'exaspération 
causée  par  tant  de  traits  amers,  Jésus  eût  pu  long- 
temps rester  inaperçu  et  se  perdre  dans  l'épouvan- 
table orage  qui  allait  bientôt  emporter  la  nation  juive 
tout  entière.  Le  haut  sacerdoce  et  les  sadducéens 
avaient  pour  lui  plutôt  du  dédain  que  de  la  haine. 
Les  grandes  fam.illes  sacerdotales,  les  Boëthusim, 
la  famille  de  Hanan,  ne  se  montraient  guère  fana- 

\.  Jean,  viii,  3  et  suiv.  Ce  passage  ne  faisait  point  d'abord  par- 
tie de  l'évangile  de  saint  Jean;  il  manque  dans  les  manuscrits  les 
plus  anciens,  et  le  texte  en  est  assez  flottant.  Néanmoins,  il  est  de 
tradition  évangélique  primitive,  comme  le  prouvent  les  particula- 
rités singulières  des  versets  6,  8,  qui  ne  sont  pas  dans  le  goût  de 
Luc  et  des  compilateurs  de  seconde  main,,  lesquels  ne  mettent  rien 
qui  ne  s'explique  de  soi-même.  Cette  histoire  se  trouvait,  à  ce 


VIE   DE  JÉSUS.  347 

tiques  que  de  repos.  Les  sadducéens  repoussaient 
comme  Jésus  les  «traditions  »  des  pharisiens^.  Par  une 
singularité  fort  étrange,  c'étaient  ces  incrédules,  niant 
la  résurrection,  la  loi  orale,  l'existence  des  anges,  qui 
étaient  les  vrais  Juifs,  ou  pour  mieux  dire,  la  vieille  loi 
dans  sa  simplicité  ne  satisfaisant  plus  aux  besoins  reli- 
gieux du  temps,  ceux  qui  s'y  tenaient  strictement  et 
repoussaient  les  inventions"  modernes  faisaient  aux 
dévots  l'effet  d'impies,  à  peu  près  comme  un  protes- 
tant évangélique  paraît  aujourd'hui  un  mécréant 
dans  les  pays  orthodoxes.  En  tout  cas,  ce  n'était  pas 
d'un  tel  parti  que  pouvait  venir  une  réaction  bien 
vive  contre  Jésus.  Le  sacerdoce  officiel,  les  yeux 
tournés  vers  le  pouvoir  politique  et  intimement  lié 
avec  lui ,  ne  comprenait  rien  à  ces  mouvements 
enthousiastes.  C'était  la  bourgeoisie  pharisienne , 
c'étaient  les  innombrables  soferim  ou  scribes,  vivant 
de  la  science  des  «  traditions,»  qui  prenaient  l'alarme 
et  qui  étaient  en  réalité  menacés  dans  leurs  préjugés 
et  leurs  intérêts  par  la  doctrine  du  maître  nouveau. 
Un  des  plus  constants  efforts  des  pharisiens  était 
d'attirer  Jésus  sur  le  terrain  des  questions  politiques 
et  de  le  compromettre  dans  le  parti  de  Judas  le  Gau- 

qu'il  semble,    dans  l'évangile   selon  les   Hébreux    (Papias,  cité 
par  Eusèbe,  Hist.   eccL,  III,  39). 
I.  Jos.,  Ant.,  XIIÎ,  X,  6;  XVIII,  i,  4. 


348  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

lonite.  La  tactique  était  habile;  car  il  fallait  la  pro- 
fonde ingénuité  de  Jésus  pour  ne  s'être  point  encore 
brouillé  avec  l'autorité  romaine,  nonobstant  sa  procla- 
mation du  royaume  de  Dieu.  On  voulut  déchirer  cette 
équivoque  et  le  forcer  à  s'expliquer.  Un  jour,  un 
groupe  de  pharisiens  et  de  ces  politiques  qu'on  nom- 
mait «  Hérodiens»  (probablement  des  Boé'timsim) ^ 
s'approcha  de  lui,  et  sous  apparence  de  zèle  pieux  : 
((  Maître ,  lui  dirent  -  ils  ,  nous  savons  que  tu 
es  véridique  et  que  tu  enseignes  la  voie  de  Dieu 
sans  égard  pour  qui  que  ce  soit.  Dis-nous  donc  ce 
que  tu  penses  :  E^t-il  permis  de  payer  le  tribut  à 
César?  »  Ils  espéraient  une  réponse  qui  donnât  un 
prétexte  pour  le  livrer  à  Pilate.  Celle  de  Jésus  fut 
admirable.  Il  se  fit  montrer  l'effigie  de  la  monnaie  : 
«  Rendez,  dit-il,  à  César  ce  qui  est  à  César,  à  Dieu 
ce  qui  est  à  Dieu  ^.  »  Mot  profond  qui  a  décidé  de 
l'avenir  du  christianisme  !  Mot  d'un  spiritualisme  ac- 
compli et  d'une  justesse  merveilleuse,  qui  a  fondé  la 
séparation  du  spirituel  et  du  temporel ,  et  a  posé  la 
base  du  vrai  libéralisme  et  de  la  vraie  civilisation  ! 

Son  doux  et  pénétrant  génie  lui  inspirait,  quand 
il  était  seul  avec  ses  disciples,  dçs  accents  pleins  de 
charme  :  «  En  vérité,  en  vérité,  je  vous  le  dis,  celui 

1.  Matth-,  XXII,  15  et  suiv.;  Marc,  xii,  13  et  suiv.;  Luc,  xx,  20 
et  suiv.  Comp.  Ta! m,  de  Jérus.,  Sanhédrin,  îî,  3. 


VIE   DE   JÉSUS.  349 

qui  n'entre  pas  par  la  porte  dans  la  bergerie  est  un 
voleur.  Celui  qui  entre  par  la  porte  est  le  vrai  berger. 
Les  brebis  entendent  sa  voix;  il  les  appelle  par  leur 
nom  et  les  mène  aux  pâturages  ;  il  marche  devant  elles, 
et  les  brebis  le  suivent,  parce  qu'elles  connaissent  sa 
voix.  Le  larron  ne  vient  que  pour  dérober,  pour  tuer, 
pour  détruire.  Le  mercenaire,  à  qui  les  brebis  n'ap- 
partiennent pas,  voit  venir  le  loup,  abandonne  les 
brebis  et  s'enfuit.  Mais  moi,  je  suis  le  bon  berger; 
je  connais  mes  brebis  ;  mes  brebis  me  connaissent  ; 
et  je  donne  ma  vie  pour  elles  ^.  »  L'idée  d'une  pro- 
chaine solution  à  la  crise  de  l'humanité  lui  revenait 
fréquemment  :  «  Quand  le  figuier,  disait-il,  se  couvre 
de  jeunes  pousses  et  de  feuilles  tendres,  vous  savez 
que  l'été  approche.  Levez  les  yeux,  et  voyez  le 
monde;  il  est  blanc  pour  la  moisson 2.  » 

Sa  forte  éloquence  se  retrouvait  toutes  les  fois 
qu'il  s'agissait  de  combattre  l'hypocrisie.  «  Sur  la 
chaire  de  Moïse,  sont  assis  les  scribes  et  les  phari- 
siens. Faîtes  ce  qu'ils  vous  disent;  mais  ne  faites 
pas  comme  ils  font;  car  ils  disent  et  ne  font  pas.  Ils 
composent  des  charges  pesantes,  impossibles  à  por- 
ter,  et  ils  les  mettent  sur  les  épaules  des  autres  ; 


4.  Jean,  x,  1-16. 

2.  Matth.,  XXIV,  32;  Marc,  xiii,  28;  Luc,  xxi,  30;  Jean,  iv,  35. 


350  ORIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

quant  à  eux,  ils  ne  voudraient  pas  les  remuer  du  bout 
du  doigt. 

«  Ils  font  toutes  leurs  actions  pour  être  vus  des 
hommes  :  ils  se  promènent  en  longues  robes  ;  ils  por- 
tent de  larges  phylactères^;  ils  ont  de  grandes  bor- 
dures à  leurs  habits  2;  ils  aiment  à  avoir  les  premières 
places  dans  les  festins  et  les  premiers  sièges  dans  les 
synagogues,  à  être  salués  dans  les  rues  et  appelés 
«  Maître.  »  Malheur  à  eux!... 

a  Malheur  à  vous,  scribes  et  pharisiens  hypocrites, 
qui  avez  pris  la  clef  de  la  science  et  ne  vous  en  ser- 
vez que  pour  fermer  aux  hommes  le  royaume  des 
cieux^  !  Vous  n'y  entrez  pas,  et  vous  empêchez  les 
autres  d'y  entrer.  Malheur  à  vous,  qui  engloutissez 
les  maisons  des  veuves,  en  simulant  de  longues 
prières!  Votre  jugement  sera  en  proportion.  Malheur 
à  vous,  qui  parcourez  les  terres  et  les  mers  pour  ga- 

\.  Totafôth  ou  tefllliih  lames  de  métal  ou  bandes  de  parchemin, 
contenant  des  passages  de  la  Loi,  que  les  Juifs  dévots  portaient 
attachées  au  front  et  au  bras  gauche,  en  exécution  littérale  des 
passages  £;:r.j  xiii,  9;  DeiUéronome,  vi,  8;  xi,  18. 

2.  Zizith,  bordures  ou  franges  rouges  que  les  Juifs  portaient 
au  coin  de  leur  manteau  pour  se  distinguer  des  païens  {Nombrefi, 
XV,  38-39;  Deîitér.,xxu,  12). 

3.  Les  pharisiens  excluent  les  hommes  du  royaume  de  Dieu  par 
leur  casuistique  méticuleuse,  qui  en  rend  l'entrée  trop  difficile  et 
qui  décourage  les  simples. 


VIE   DE  JESUS.  35i 

gner  un  prosélyte,  et  qui  ne  savez  en  faire  qu'un  fils 
de  la  Géhenne  !  Malheur  à  vous,  car  vous  êtes  comme 
les  tombeaux  qui  ne  paraissent  pas,  et  sur  lesquels 
on  marche  sans  le  savoir^! 

«  Insensés  et  aveugles  1  qui  payez  la  dîme  pour  un 
brin  de  menthe,  d'anet,  et  de  cumin ,  et  qui  négligez 
des  commandements  bien  plus  graves,  la  justice,  la 
pitié,  la  bonne  foi  !  Voilà  les  préceptes  qu'il  fallait 
observer  ;  les  autres ,  il  était  bien  de  ne  pas  les  né- 
gliger. Guides  aveugles,  qui  filtrez  votre  vin  pour 
ne  pas  avaler  un  insecte,  et  qui  engloutissez  un  cha- 
meau, malheur  à  vous! 

«Malheur  à  vous,  scribes  et  pharisiens  hypocrites  ! 
Car  vous  nettoyez  le  dehors  de  la  coupe  et  du  plat  2; 
mais  le  dedans,  qui  est  plein  de  rapine  et  de  cupi- 
dité, vous  n'y  prenez  point  garde.  Pharisien  aveugle^, 

'1 .  Le  contact  des  tombeaux  rendait  impur.  Aussi  avait-on  soin 
d'en  marquer  soigneusement  la  périphérie  sur  le  sol.  Talm.  de 
Bab.,  Baba  Bathra,  58  a;  Baba  Metsia^,  43  b.  Le  reproche  que 
Jésus  adresse  ici  aux  pharisiens  est  d'avoir  inventé  une  foule  de 
petits  préceptes  qu'on  viole  sans  y  penser  et  qui  ne  servent  qu'à 
multiplier  les  contraventions  à  la  Loi. 

2.  La  purification  de  la  vaisselle  était  assujettie,  chez  les  phari- 
siens, aux  règles  les  plus  compliquées  (Marc,  vu,  4). 

3.  Cette  épithète,  souvent  répétée  (Matth.,  xxiii,  16,  17,  19,24, 
26),  renferme  peut-être  une  allusion  à  l'habitude  qu'avaient  cer- 
tains pharisiens  de  marcher  les  yeux  fermés  par  affectation  de 
sainteté.  Voir  ci-dessus,  p.  328. 


i52  ORIGINES   DU   CHRISTIAJsISME. 

lave  d'abord  le  dedans;  puis  tu  songeras  à  la  propreté 
du  dehors^. 

«Malheur  à  vous,  scribes  et  pharisiens  hypocrites  ! 
Car  vous  ressemblez  à  des  sépulcres  blanchis  2,  qui 
du  dehors  semblent  beaux,  mais  qui  au  dedans  sont 
pleins  d'os  de  morts  et  de  toute  sorte  de  pourriture. 
En  apparence,  vous  êtes  justes;  mais  au  fond  vous 
êtes  remplis  de  feinte  et  de  péché. 

«Malheur  à  vous,  scribes  et  pharisiens  hypocrites, 
qui  bâtissez  les  tombeaux  des  prophètes,  et  ornez  les 
monuments  des  justes ,  et  qui  dites  :  Si  nous  eussions 
vécu  du  temps  de  nos  pères,  nous  n'eussions  pas 
trempé  avec  eux  dans  le  meurtre  des  prophètes  !  Ah  ! 
vous  convenez  donc  que  vous  êtes  les  enfants  de  ceux 
qui  ont  tué  les  prophètes.  Eh  bien!  achevez  de  com- 
bler la  mesure  de  vos  pères.  La  Sagesse  de  Dieu  a 
eu  bien  raison  de  dire  ^  :  «  Je  vous  enverrai   des 

^.  Luc  (xi,  37  et  suiv.)  suppose,  non  peut-être  sans  raison,  que 
ce  verset  fut  prononcé  dans  un  repas,  en  réponse  à  de  vains  scru- 
pules des  pharisiens. 

2.  Les  tombeaux  étant  impurs,  on  avait  coutume  de  les  blan- 
chir à  la  chaux,  pour  avertir  de  ne  pas  s'en  approcher.  V.  page  pré- 
cédente, note  4,  etMischna,  Maasar  schenijYj;  Talm.  de  Jérus., 
Schekali?n,  i,  i  ;  Maasar  scheni,  v,  i  ;  Moëd  kalon,  i,  2  ;  Sjia , 
IX,  1;  Talm.  de  Bab.,  Moëd  katon,  5  a.  Peut-être  y  a-t-il  dans  la 
comparaison  dont  se  sert  Jésus  une  allusion  aux  «  pharisiens 
teints.  »  (V.  ci-dessus,  p.  328.) 

3.  On  ignore  à  quel  livre  est  empruntée  cette  citation. 


VIE  DE  JESUS.  353 

«  prophètes ,  des  sages ,  des  savants  ;  vous  tuerez  et 
«  crucifierez  les  uns,  vous  ferez  fouetter  les  autres 
«  dans  vos  synagogues,  vous  les  poursuivrez  de  ville 
«  en  ville;  afin  qu'un  jour  retombe  sur  vous  tout  le 
«  sang  innocent  qui  a  été  répandu  sur  la  terre,  de- 
«  puis  le  sang  d'Abel  le  juste  jusqu'au  sang  de  Zacha- 
«  rie,  fils  de  Barachie^,  que  vous  avez  tué  entre  le 
((  temple  et  l'autel.  »  Je  vous  le  dis,  c'est  à  la  généra- 
tion présente  que  tout  ce  sang  sera  redemandé  2.  » 
Son  dogme  terrible  de  la  substitution  des  gentils , 
cette  idée  que  le  royaume  de  Dieu  allait  être  transféré 
à  d'autres,  ceux  à  qui  il  était  destiné  n'en  ayant  pas 
voulu  ^,  revenait  comme  une  menace  sanglante  contre 
l'aristocratie,  et  son  titre  de  Fils  de  Dieu  qu'il  avouait 
ouvertement  dans  de  vives  paraboles^,  où  ses  ennemis 

1 .  Il  y  a  ici  une  légère  confusion,  qui  se  retrouve  dans  le  tar- 
gum  dit  de  Jonathan  [Lament.,  11,  20),  entre  Zacharie,  fils  de 
Joïada,  et  Zacharie,  fils  de  Barachie,  le  prophète.  C'est  du  premier 
qu'il  s'agit  {II Parai.,  xxiv,  21  ).  Le  livre  des  Paralipomènes,  où 
l'assassinat  de  Zacharie,  fils  de  Joïada,  est  raconté,  ferme  le  canon 
hébreu.  Ce  meurtre  est  le  dernier  dans  la  liste  des  meurtres 
d'hommes  justes,  dressée  selon  l'ordre  où  ils  se  présentent  dans 
la  Bible.  Celui  d'Abel  est  au  contraire  le  premier. 

2.  Matth.,  XXIII,  2-36;  Marc,  xii,  38-40;  Luc,  xi,  39-32;  xx, 
46-47. 

3.  Matth.,  viii,  4'1-12;  xx,  1  et  suiv.;  xxi,  28  et  suiv.,  33  et 
çuiv.,  43;  xxii,  I  et  suiv,;  Marc,  xii,  i  et  suiv.;  Luc,  xx,  9  et  suiv, 

4.  Matth.,  xxi,  37  et  suiv.;  Jean,  x,  36  et  suiv. 

23 


354  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

jouaient  le  rôle  de  meurtriers  des  envoyés  célestes,  était 
un  défi  au  judaïsme  légal.  L'appel  hardi  qu'il  adressait 
aux  humbles  était  plus  séditieux  encore.  Il  déclarait 
qu'il  était  venu  éclairer  les  aveugles  et  aveugler  ceux 
qui  croient  voir*.  Un  jour,  sa  mauvaise  humeur  contre 
le  temple  lui  arracha  un  mot  imprudent  :  «  Ce  temple 
bâti  de  main  d'homme,  dit-il,  je  pourrais,  si  je  vou- 
lais ,  le  détruire ,  et  en  trois  jours  j'en  rebâtirais  un 
autre  non  construit  de  main  d'homme  2.  »  On  ne  sait 
pas  bien  quel  sens  Jésus  attachait  à  ce  mot ,  où  ses 
disciples  cherchèrent  des  allégories  forcées.  Mais 
comme  on  ne  voulait  qu'un  prétexte,  le  mot  fut  vive- 
ment relevé.  Il  figurera  dans  les  considérants  de 
l'arrêt  de  mort  de  Jésus,  et  retentira  à  son  oreille 
parmi  les  angoisses  dernières  du  Gol gotha.  Ces  dis- 
cussions irritantes  finissaient  toujours  par  des  orages. 
Les  pharisiens  lui  jetaient  des  pierres^;  en  quoi 
ils  ne  faisaient  qu'exécuter  un  article  de  la  Loi,  or- 
donnant de  lapider  sans  l'entendre  tout  prophète, 
même  thaumaturge,  qui  détournerait  le  peuple  du 
vieux  culte'^.  D'autres  fois,  ils  l'appelaient  fou,  pos- 

1.  Jean,  ix,  39. 

2.  La  forme  la  plus  authentique  de  ce  mot  paraît  être  dans 
Marc,  XIV,  58;  xv,  29.  Cf.  Jean,  11,  19  ;  Matth.,  xxvi,  61  ;  xxvii,  40. 

3.  Jean,  viii,  39;  x,  31;  xi,  8. 

4.  Deutér.,  xiii,  4  et  suiv.  Gomp.  Luc,  xx,  6;  Jean,  x,  33; 
11  Cor.,  XI,  25. 


VIE    DE   JÉSUS.  355 

Fédé,  samaritain^,  ou  cherchaient  même  à  le  tuer 2. 
On  prenait  note  de  ses  paroles  pour  invoquer  contre 
lui  les  lois  d'une  théocratie  intolérante,  que  la  domi- 
nation romaine  n'nvait  pas  encore  abrogées  ^. 

1.  .loaiï,  X,  20. 

2.  .Iciiii,  V,    i.S;  vu,  I,  20,25,  .30;  vm,  37,  40. 

3.  Luc,  xj.  '■'}  --■}.. 


CHAPITRE  XXII. 


MACH1.\AT10\S     DKS     F.  N  M- V.  I S     DE    jf.Sll'^. 


Jésus  passa  l'aulomne  et  une  partie  de  l'hiver  à 
Jérusalem.  Cette  saison  y  est  assez  froide.  Le  por- 
tique de  Salomon,  avec  ses  allées  couvertes ,  était  le 
lieu  où  il  se  promenait  habituellement^.  Ce  portique 
se  composait  de  deux  galeries,  formées  par  trois 
rangs  de  colonnes,  et  recouvertes  d'un  plafond  en 
bois  sculpté^.  Il" dominait  la  vaiiée  de  Cédron,  qui 
était  sans  doute  moins  encombrée  de  déblais  qu'elle 
ne  l'est  aujourd'hui.  L'œil,  du  haut  du  portique,  ne 
mesurait  pas  le  fond  du  ravin,  et  il  semblait,  par  suite 
de  l'inclinaison  des  talus,  qu'un  abîme  s'ouvrît  à  pic 
sous  le  mur^.  L'autre   côté  de  la  vallée  possédait 

4.  Jean,  x,  23. 

%.  Jos.,  D.  J.,  V,  V,  2.  Gornp.  Anl.,  XV,  xi,  5;  XX,  ix,  7. 

3.  Jos.,  endroits  cités. 


Vil  de  JESUS.  357 

déjà  sa  parure  de  somptueux  tombeaux.  Quelques- 
uns  des  monuments  qu'on  y  voit  aujourd'hui  étaient 
peut-être  ces  cénotaphes  en  l'honneur  des  anciens 
prophètes-  que  Jésus  montrait  du  doigt,  quand, 
assis  sous  le  portique,  il  foudroyait  les  classes  offi- 
cielles, qui  abritaient  derrière  ces  masses  colossales 
leur  hypocrisie  ou  leur  vanité  2. 

A  la  fm  du  mois  de  décembre,  il  célébra  à  Jérusa- 
lem la  fête  établie  par  Judas  Macchabée  en  souvenir 
de  la  purification  du  temple  après  les  sacrilèges 
d'Antiochus  Épiphane  ^  On  l'appelait  aussi  la  «  Fête 
des  lumières,  »  parce  que  durant  les  huit  journées  de 
la  fête  on  tenait  dans  les  maisons  des  lampes  allu- 
mées4.  Jésus  entreprit  peu  après  un  voyage  en  Pérée  et 
sur  les  bords  du  Jourdain,  c'est-à-dire  dans  les  pays 
mêmes  qu'il  avait  visités  quelques  années  auparavant^ 
lorsqu'il  suivait  l'école  de  Jean^,  et  oii  il  avait  lui-même 
administré  le  baptême.  Il  y  recueillit,  ce  semble, 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  352.  Je  suis  porté  à  supposer  que  les  tom- 
beaux dits  de  Zacharie  et  d'Absalom  étaient  des  monuments  do 
ce  genre.  Cf.  Ilin.a  Burdig.  Hierus.,  p.  153  (édit.  Schott). 

2.  Matlh.,  xxiii,  29;  Luc,  xi,  47. 

3.  Jean,  x,  22.  Gomp.  I  Macch,,  iv,  52  et  suiv.;  II  Macch.,  x, 
6  et  suiv. 

4.  Jos.,  Ant.,  XII,  VII,  7. 

5.  Jean,  x,  40.  Cf.  Matth.,  xlx,  i;  Marc,  x,  1.  Ce  voyage  est 
connu  des  synoptiques.  Mais  ils  semblent  croire  que  Jésus  le  fit  en 
venant  de  Galilée  à  Jérusalem  par  la  Perce, 


358  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

quelques  consolations,  surtout  à  Jéricho.  Cette  ville, 
soit  comme  tête  de  route  très  -  importante ,  soit  à 
cause  de  ses  jardins  de  parfums  et  de  ses  riches  cul- 
tures ^ ,  avait  un  poste'  de  douane  assez  considé- 
rable. Le  receveur  en  chef,  Zachée,  homme  riche, 
désira  voir  Jésus  ^,  Comme  il  était  de  petite  taille, 
il  monta  sur  un  sycomore  près  de  la  route  où  devait 
passer  le  cortège.  Jésus  fut  touché  de  cette  naïveté 
d'un  personnage  considérable.  11  voulut  descendre 
chez  Zachée,  au  risque  de  produire  du  scandale.  On 
murmura  beaucoup,  en  effet,  de  le  voir  honorer  de 
sa  visite  la  maison  d'un  pécheur.  En  partant,  Jésus 
déclara  son  hôte  bon  fils  d'Abraham,  et  comme 
pour  ajouter  au  dépit  des  orthodoxes,  Zachée  devint 
un  saint  :  il  donna,  dit-on,  la  moitié  de  ses  biens 
aux  pauvres  et  répara  au  double  les  torts  qu'il  pou- 
vait avoir  faits.  Ce  ne  fut  pas  là  du  reste  la  seule 
joie  de  Jésus.  Au  sortir  de  la  ville  ,  le  mendiant 
Bartimée  ^  lui  fit  beaucoup  de  plaisir  en  l'appelant 
obstinément  u  fils  de  David,  »  quoiqu'on  lui  enjoignît 
de  se  taire.  Le  cycle  des  miracles  galiléens  sembla 
un  mom.ent  se   rouvrir   dans   ce  pays,   que  beau- 

4.  Eccli.,  XXIV,  48;  Sirabon,  XVI,  ii,  41  ;  Justin,  XXXVI.  3; 
Jos.,  Ant.,  IV,  VI,  1;  XIV,  iv,  \\  XV,  iv,  %, 

5.  Luc,  XIX,  1  et  guiv. 

%  Mailh.,  x\,  2^3  Marc,  x,  46  et  suiv.;  Luc,  xviu,  35, 


VIE  DE   JÉSUS.  359 

coup  d'analogies  rattachaient  aux  provinces  du  Nord. 
La  délicieuse  oasis  de  Jéricho,  alors  bien  arrosée,  de- 
vait être  un  des  endroits  les  plus  beaux  de  la  Syrie. 
Josèphe  en  parle  avec  la  même  admiration  que  de  la 
Galilée,  et  l'appelle  comme  cette  dernière  province 
un  «  pays  divin ^.  » 

Jésus,  après  avoir  accompli  cette  espèce  de  pèle- 
rinage aux  lieux  de  sa  première  activité  prophétique, 
revint  à  son  séjour  chéri  de  Béthanie,  où  se  passa  un 
fait  singulier  qui  semble  avoir  eu  sur  la  fm  de  sa  vie 
des  conséquences  décisives  2.  Fatigués  du  mauvais 
accueil  que  le  royaume  de  Dieu  trouvait  dans  la  ca- 
pitale, les  amis  de  Jésus  désiraient  un  grand  miracle 
qui  frappât  vivement  l'incrédulité  hiérosolymite.  La 
rés.urrection  d'un  homme  connu  à  Jérusalem  dut 
paraître  ce  qu'il  y  avait  de  plus  convaincant.  Il  faut 
se  rappeler  ici  que  la  condition  essentielle  de  la  vraie 
critique  est  de  comprendre  la  diversité  des  temps,  et 
de  se  dépouiller  des  répugnances  instinctives  qui  sont 
îc  fruit  d'une  éducation  purement  raisonnable.  11  faut 
?e  rappeler  aussi  que  dans  cette  ville  impure  et  pe- 
^.inte  de  Jérusalem,  Jésus  n'était  plus  lui-même.  Sa 
conscience,  par  la  faute  des  hommes  et  non  par  la 

1.  B.  J.,  IV,  viii,  3.  Gomp.  ibid.j  I,  vi,  6;  I,  xviu,  5,  et  An- 
llq.,  XV,  IV,  2. 

%.  Jean,  xi,  1  et  suiv, 


300  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

* 

sienne,  avait  perdu  quelque  chose  de  sa  limpidité 
primordiale.  Désespéré,  poussé  à  bout,  il  ne  s'ap- 
partenait plus.  Sa  mission  s'imposait  à  lui,  et  il  obéis- 
sait au  torrent.  Comme  cela  arrive  toujours  dans  les 
grandes  carrières  divines,  il  subissait  les  miracles  que 
l'opinion  exigeait  de  lui  bien  plus  qu'il  ne  les  faisait. 
A  la  distance  où  nous  sommes,  et  en  présence  d'un 
seul  texte,  offrant  des  traces  évidentes  d'artifices  de 
composition,  il  est  impossible  de  décider  si,  dans  le 
cas  présent,  tout  est  fiction  ou  si  un  fait  réel  arrivé 
à  Béthanie  servit  de  base  aux  bruits  répandus. 
11  faut  reconnaître  cependant  que  le  tour  de  la  nar- 
ration de  Jean  a  quelque  chose  de  profondément 
différent  des  récits  de  miracles,  éclos  de  l'ima- 
gination populaire,  qui  remplissent  les  synoptiques. 
Ajoutons  que  Jean  est  le  seul  évangéliste  qui  ait 
une  connaissance  précise  des  relations  de  Jésus  avec 
la  famille  de  Béthanie,  et  qu'on  ne  comprendrait  pas 
qu'une  création  populaire  fût  venue  prendre  sa  place 
dans  un  cadre  de  souvenirs  aussi  personnels.  11 
est  donc  vraisemblable  que  le  prodige  dont  il  s'agit 
ne  fut  pas  un  de  ces  miracles  complètement  légen- 
daires et  dont  personne  n'est  responsable.  En  d'autres 
termes,  nous  pensons'  qu'il  se  passa  à  Béthanie  quel- 
que chose  qui  fut  regardé  comme  une  résurrection. 
La  renommée  attribuait  déjà  à  Jésus  deux  ou  trois 


VIE  DE  JÉSUS.  3G1 

faits  de  ce  genre  *.  La  famille  de  Béi>anie  put  être 
amenée  presque  sans  s'en  douter  à  l'acto  important 
qu'on  désirait.  Jésus  y  était  adoré.  11  semble  que 
Lazare  était  malade,  et  que  ce  fut  même  sur  un  mes- 
sage des  sœurs  alarmées  que  Jésus  quitta  la  Pérée-. 
La  joie  de  son  arrivée  put  ramener  Lazare  à  la  vie. 
Peut-être  aussi  l'ardent  désir  de  fermer  la  bouche 
à  ceux  qui  niaient  outrageusement  la  mission  divine 
de  leur  ami  entraîna-t-elle  ces  personnes  passion- 
nées au  delà  de  toutes  les  bornes.  Peut-être  La- 
zare, pâle  encore  de  sa  maladie,  se  fit-il  entourer 
de  bandelettes  comme  un  mort  et  enfermer  dans  son 
tombeau  de  famille.  Ces  tombeaux  étaient  de  grandes 
chambres  taillées  dans  le  roc,  où  l'on  pénétrait  par  une 
ouverture  carrée, que  fermait  une  dalle  énorme.  Marthe 
et  Marie  vinrent  au-devant  de  Jésus,  et,  sans  le  lais- 
ser entrer  dans  Béthanie,  le  conduisirent  à  la  grotte. 
L'émotion  qu'éprouva  Jésus  près  du  tombeau  de  son 
ami,  qu'il  croyait  mort^,  put  être  prise  par  les 
assistants  pour  ce  trouble ,  ce  frémissement  ^  qui  ac- 
compagnaient les  miracles;  l'opinion  populaire   voii- 

4.  Matth.,  IX,  4  8  et  suiv.;  Marc,  v,  22  et  suiv.;  Luc,  vu,  M  c' 
suiv.;  VIII,  41  et  suiv. 

2.  Jean,  xf,  3  et  suiv.        , 

3.  Jean,  xi,  35  et  suiv. 

4.  Jean,  xi,  33,  38. 


362  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

lant  que  la  vertu  divine  fût  dans  l'homme  comme 
un  principe  épileptique  et  convulsif.  Jésus  (toujours 
dans  l'hypothèse  ci -dessus  énoncée)  désira  voir 
encore  une  fois  celui  qu'il  avait  aimé,  et,  la  pierre 
ayant  été  écartée,  Lazare  sortit  avec  ses  bandelettes  et 
la  tête  entourée  d'un  suaire.  Cette  apparition  dut  na- 
turellement être  regardée  par  tout  le  monde  comme 
une  résurrection.  La  foi  ne  connaît  d'autre  loi  que 
l'intérêt  de  ce  qu'elle  croit  le  vrai.  Le  but  qu'elle 
poursuit  étant  pour  elle  absolument  saint,  elle  ne  se 
fait  aucun  scrupule  d'invoquer  de  mauvais  argu- 
ments pour  sa  thèse,  quand  les  bons  ne  réussissent 
pas.  Si  telle  preuve  n'est  pas  solide,  tant  d'autres  le 
sont!...  Si  tel  prodige  n*est  pas  réel,  tant  d'autres 
l'ont  été!...  Intimement  persuadés  que  Jésus  était 
thaumaturge,  Lazare  et  ses  deux  sœurs  purent  aider 
un  de  ses  miracles  à  s'exécuter,  comme  tant  d'hommes 
pieux  qui,  convaincus  de  la  vérité  de  leur  religion,  ont 
cherché  à  triompher  de  l'obstination  des  hommes  par 
des  moyens  dont  ils  voyaient  bien  la  faiblesse.  L'état 
de  leur  conscience  était  celui  des  stigmatisées,  des 
convulsionnaires,  des  possédées  de  couvent,  entraînées 
par  l'influence  du  monde  où  elles  vivent  et  par  leur 
propre  croyance  à  des  actes  feints.  Quant  à  Jésus,  il 
n'était  pas  plus  maître  que  saint  Bernard ,  que 
aaint  François  d'Assise  de  modérer   l'avidité  de  la 


VIE  DE  JÉSUS.  363 

foule  et  de  ses  propres  disciples  pour  le  merveil- 
leux. La  mort,  d'ailleurs,  allait  dans  quelques  jours 
lui  rendre  sa  liberté  divine,  et  l'arracher  aux  fatales 
nécessités  d'un  rôle  qui  chaque  jour  devenait  plus 
exigeant,  plus  difficile  à  vsoutenir. 

Tout  semble  faire  croire,  en  effet,  que  le  miracle 
de  Béthanie  contribua  sensiblement  à  avancer  la  fm 
de  Jésus  ^.  Les  personnes  qui  en  avaient  été  té- 
moins se  répandirent  dans  la  ville,  et  en  parlèrent 
beaucoup.  Les  disciples  racontèrent  le  fait  avec  des 
détails  de  mise  en  scène  combinés  en  vue  de  l'argu- 
mentation. Les  autres  miracles  de  Jésus  étaient  des 
actes  passagers,  acceptés  spontanément  par  la  foi, 
grossis  par  la  renommée  populaire,  et  sur  lesquels, 
une  fois  passés,  on  ne  revenait  plus.  Celui-ci  était 
un  véritable  événement,  qu'on  pfrétendait  de  notoriété 
publique,  et  avec  lequel  on  espérait  fermer  la  bouche 
aux  pharisiens  2.  Les  ennemis  de  Jésus  furent  fort 
irrités  de  tout  ce  bruit.  Ils  essayèrent,  dit-on,  de  tuer 
Lazare  ^.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  dès  lors 
un  conseil  fut  assemblé  par  les  chefs  des  prêtres^,  et 
que  dans  ce  conseil  la  question  fut  nettement  posée  : 

L  Jean,  xi,  46  etsiiiv.;  xii,  2,  9  et  suiv.,  17  et  suiv, 

2.  Jean,  xu,  9-10,  47-18, 

3.  Jean,  xu,  10. 

4.  Jean,  xi,  47  et  suiv. 


364  ORIGINES  DU    CHRISTIANISME. 

«Jésus  et  le  judaïsme  pouvaient-ils  vivre  ensemble?» 
Poser  la  question,  c'était  la  résoudre,  et  sans  être 
prophète,  comme  le  veut  l'évangéliste,  le  grand- 
prêtre  put  très-bien  prononcer  son  axiome  sanglant  : 
«  II  est  utile  qu'un  homme  meure  pour  tout  le 
peuple.  » 

{(  Le  grand-prêtre  de  cette  année,  »  pour  prendre  une 
expression  du  quatrième  évangéliste,  qui  rend  très-bien 
l'état  d'abaissement  où  se  trouvait  réduit  le  souverain 
pontificat,  était  Joseph  Kaïapha,  nommé  par  Yalérius 
Gratus  et  tout  dévoué  aux  Romains.  Depuis  que 
Jérusalem  dépendait  des.  procurateurs ,  la  charge 
de  grand-prêtre  était  devenue  une  fonction  amo- 
vible ;  les  destitutions  s'y  succédaient  presque  chaque 
année ^.  Kaïapha,  cependant,  se  maintint  plus  long- 
temps que  les  autres.  Il  avait  revêtu  sa  charge 
l'an  25,  et  il  ne  la  perdit  que  l'an  36.  On  ne  sait  rien 
de  son  caractère.  Beaucoup  de  circonstances  portent 
à  croire  que  son  pouvoir  n'était  que  nominal.  A  côté 
et  au-dessus  de  lui,  en  efTet,  nous  voyons  toujours 
un  autre  personnage,  qui  paraît  avoir  exercé,  au 
moment  décisif  qui  nous  occupe,  un  pouvoir  pré- 
pondérant. 

Ce  personnage  était  le  beau-père   de   Kaïapha, 

4.  Jos.,  Ant.j  XV,  III,  1;  XVIII,  ii,  2;  v,  3;  XX,  ix,  1,  4. 


VIE   DE  JÉSUS.  3(35 

Ilanan  ou  Annas  ^,  fils  de  Seth,  vieux  grand -prêtre 
déposé,  qui,  au  milieu  de  cette  instabilité  du  ponti- 
ficat, conserva  au  fond  toute  l'autorité.  Hanan  avait 
reçu  le  souverain  sacerdoce  du  légat  Quirinius , 
l'an  7  de  notre  ère.  Il  perdit  ses  fonctions  l'an  14,  a 
l'avènement  de  Tibère  ;  mais  il  resta  très-considéré. 
On  continuait  à  l'appeler  «  grand-prêtre,  »  quoiqu'il 
fût  hors  de  charge-,  et  à  le  consulter  sur  toutes  les 
questions  graves.  Pendant  cinquante  ans,  le  pontificat 
demeura  presque  sans  interruption  dans  sa  famille; 
cinq  de  ses  fils  revêtirent  successivement  cette  di- 
gnité^, sans  compter  Kaïapha,  qui  était  son  gendre. 
C'était  ce  qu'on  appelait  la  «  Famille  sacerdotale,  » 
comme  si  le  sacerdoce  y  fut  devenu  héréditaire  ^. 
Les  grandes  charges  du  temple  leur  étaient  aussi 
presque  toutes  dévolues  ^  Une  autre  famille,  il  est  vrai, 
alternait  avec  celle  de  Hanan  dans  le  pontificat;  c'était 
celle  de  Boëthus  ^.  Mais  les  Boëthusim^  qui  devaient 
l'origine  de  leur  fortune  à  une  cause  assez  peu  hono- 
rable, étaient  bien  moins  estimés  de  la  bourgeoisie 

4.  VAnanus  de  Josèphe.  C'est  ainsi  que  le  nom  hébreu  ,/o//rt- 
nan  devenait  en  grec  Joannes  ou  Joannas. 
1.  Jean,  xviii,  '15-23;  Act.,  iv,  6. 

3.  Jos.,  Aiit.,  XX,  IX,  1. 

4.  Jos.,  Ant.,  XV,  III,  4;  B.  î.,  IV,  v,  G  et  7;  Act.,  iv,  6. 

5.  Jos.,  Ant.j  XX,  IX,  3. 

6.  Jos.,  Anl.,  XV,  IX,  3;  XIX,  vi,  2;  viii,  1. 


3fîG  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

pieuse.  Hanan  était  donc  en  réalité  le  chef  du  parti 
sacerdotal.  Kaïapha  ne  faisait  rien  que  par  lui  ;  on 
s'était  habitué  à  associer  leurs  noms,  et  même  celui  de 
Hanan  était  toujours  mis  le  premier  '^.  On  comprend, 
en  effet,  que  sous  ce  régime  de  pontificat  annuel  et 
transmis  à  tour  de  rôle  selon  le  caprice  des  procura- 
teurs, un  vieux  pontife,  ayant  gardé  le  secret  des  tra- 
ditions, vu  se  succéder  beaucoup  de  fortunes  plus 
jeunes  que  la  sienne,  et  conservé  assez  de  crédit  pour 
faire  déléguer  le- pouvoir  à  des  personnes  qui,  selon 
la  famille,  lui  étaient  subordonnées,  devait  être  un 
très -important  personnage.  Gomme  toute  l'aristocra- 
tie du  temple^,  il  était  sadducéen,  «  secte,  dit  Jo- 
sèphe,  particulièrement  dure  dans  les  jugements.  » 
Tous  ses  fils  furent  aussi  d'ardents  persécuteurs  ^. 
L'un  d'eux,  nommé  comme  son  père  Hanan,  fit  lapi- 
der Jacques,  frère  du  Seigneur,  dans  des  circonstances 
qui  ne  sont  pas  sans  analogie  avec  la  mort  de  Jésus. 
L'esprit  de  la  famille  était  altier,  audacieux  ,  crnel  ^  ; 
elle  avait  ce  genre  particulier  de  méchanceté  dédai- 
gneuse et  sournoise  qui  caractérise  la  politique  juive. 
Aussi  est-ce  sur  Hanan  et  les  siens  que  doit  pe^or  b 

1.  Luc,  m,  2. 

2.  Act.,  V,  i7. 

3.  Jos.,  Ant.,  XX,  IX,  1. 

4.  Jns.,  Anl.,  XX,  i\,  1. 


VÎE    DE    JÉSUS.  36? 

responsabilité  de  tous  les  actes  qui  vont  suivre.  Ce 
■fut  Hanan(ou,  si  l'on  veut,  le  parti  qu'il  représen- 
tait) qui  tua  Jésus.  Hanan  fut  l'acteur  principal  dans 
ce  drame  terrible,  et  bien  plus  que  Caïphe,  bien  plus 
que  Pilate,  il  aurait  du  porter  le  poids  des  malédic- 
tions de  l'humanité. 

C'est  dans  la  bouche  de  Caïphe  que  Tévangéliste 
tient  à  placer  le  mot  décisif  qui  amena  la  sentence  de 
mort  de  Jésus  ^.  On  supposait  que  le  grand-prêtre 
possédait  un  certain  don  de  prophétie;  le  mot  devint 
ainsi  pour  la  communauté  chrétienne  un  oracle  plein 
de  sens  profonds.  Mais  un  tel  mot,  quel  que  soit  celui 
qui  l'ait  prononcé,  fut  la  pensée  de  tout  le  parti 
sacerdotal.  Ce  parti  était  fort  opposé  aux  séditions 
populaires.  Il  cherchait  à  arrêter  les  enthousiastes 
religieux,  prévoyant  avec  raison  que,  par  leurs  pré- 
dications exaltées,  ils  amèneraient  la  ruine  totale 
de  la  nation.  Bien  que  l'agitation  provoquée  par  Jé- 
sus n'eût  rien  de  temporel,  les  prêtres  virent  comme 
conséquence  dernière  de  cette  agitation  une  aggra- 
vation du  joug  romain  et  le  renversement  du  temple, 
source  de  leurs  richesses  et  de  leurs  honneurs^.  Certes, 
les  causes  qui  devaient  amener,  trente -sept  ans 
plus  tard,  la  ruine  de  Jérusalem  étaient  ailleurs  que 

\.  Jean,  XI,  49-50.  Cf.  ibid.,  xviii,  H. 
2.  Jean,  xi,  48. 


3G8  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

dans  le  christianisme  naissant.  Elles  étaient  dans 
Jérusalem  même,  et  non  en  Galilée.  Cependant  on  nQ 
peut  dire  que  le  motif  allégué,  en  cette  circon- 
stance ,  par  les  prêtres  fût  tellement  hors  de  la 
vraisemblance  qu'il  faille  y  voir  de  la  mauvaise  foi. 
En  un  sens  général,  Jésus,  s'il  réussissait,  amenait 
bien  réellement  la  ruine  de  la  nation  juive.  Partant 
des  principes  admis  d'emblée  par  toute  r.ancienne 
politique,  Hanan  et  Kaïapha  étaient  donc  en  droit 
de  dire  :  «  Mieux  vaut  la  mort  d'un  homme  que  la 
ruine  d'un  peuple.  »  C'est  là  un  raisonnement,  selon 
nous,  détestable.  Mais  ce  raisonnement  a  été  celui 
des  partis  conservateurs  depuis  l'origine  des  sociétés 
humaines.  Le  «  parti  de  l'ordre  »  (je  prends  cette 
expression  dans  le  sens  étroit  et  mesquin)  a  tou- 
jours été  le  même.  Pensant  que  le  dernier  mot  du 
gouvernement  est  d'empêcher  les  émotions  popu- 
laires, il  croit  faire  acte  de  patriotisme  en  prévenant 
par  le  meurtre  juridique  l'effusion  tumultueuse  du 
sang.  Peu  soucieux  de  l'avenir,  il  ne  songe  pas 
qu'en  déclarant  la  guerre  à  toute  initiative,  il  court 
risque  de  froisser  l'idée  destinée  à  triompher  un 
jour.  La  mort  de  Jésus  fut  une  des  mille  applica- 
tions de  cette  politique.  Le  mouvement  qu'il  diri- 
geait était  tout  spirituel  ;  mais  c'était  un  mouve- 
ment ;  dès  lors  les  hommes  d'ordre,  persuadés  que 


VIE  DE  JÉSUS.  309 

l*essentiel  pour  l'humanité  est  de  ne  point  s'agiter, 
devaient  empêcher  l'esprit  nouveau  de  s'étendre. 
Jamais  on  ne  vit  par  un  plus  frappant  exemple  com- 
bien une  telle  conduite  va  contre  son  but.  Laissé 
libre,  Jésus  se  fut  épuisé  dans  une  lutte  désespérée 
contre  l'impossible.  La  haine  inintelligente  de  ses 
ennemis  décida  du  succès  de  son  œuvre  et  mit  le 
sceau  à  sa  divinité. 

La  mort  de  Jésus  fut  ainsi  résolue  dès  le  mois  de 
février  ou  le  commencement  de  mars  ^.  Mais  Jésus 
échappa  encore  pour  quelque  temps.  Il  se  retira  dans 
une  ville  peu  connue,  nommée  Ephraïn  ou  Ephron,  du 
côté  de  Béthel,  à  une  petite  journée  deJérusalem^.  Il  y 
vécut  quelques  jours  avec  ses  disciples,  laissant  pas- 
ser l'orage.  Mais  les  ordres  pour  l'arrêter,  dès  qu'on 
le  reconnaîtrait  à  Jérusalem,  étaient  donnés.  La 
solennité  de  Pàque  approchait,  et  on  pensait  que 
Jésus,  selon  sa  coutume,  viendrait  célébrer  cette  fête 
à  Jérusalem  ^. 

^.  Jean,  xi,  5'^. 

2.  Jean,  xi,  34.  Cf.  II  Chron.,  xiii,  4  9;  Jos.^  B.  J.,  IV,  ix,  9; 
Eusèbe  et  S.  Jérôme,  De  situ  et  nom.  loc.  hebr.j  aux  mots  È'*pcùv 

et,  È'^saia, 

3.  Jean,  xi,  55-oG.  Pour  l'ordre  des  faits,  dans  toute  cette  par- 
tie, nous  suivons  le  système  de  Jean,  Les  synoptiques  i-nraissent 
peu  renseignés  sur  la  période  de  la  vie  de  Jésus  qui  précède  !a 
Pasàitiii. 

24 


CHAPITRE  XXTII. 


DERNIÈRE  SEMAINE  DE  JÉSUS. 


Il  partit,  en  effet,  avec  ses  disciples,  pour  revoir 
une  dernière  fois  la  ville  incrédule.  Les  espérances 
de  son  entourage  étaient  de  plus  en  plus  exaltées. 
Tous  croyaient ,  en  montant  à  Jérusalem ,  que  le 
royaume  de  Dieu  allait  s'y  manifester  ^.  L'impiété 
des  hommes  étant  à  son  comble,  c'était  un  grand  signe 
que  la  consommation  était  proche.  La  persuasion  à  cet 
égard  était  telle  que  l'on  se  disputait  déjà  la  pré- 
séance dans  leroyaume^.  Ce  fut,  dit-on,  le  moment  que 
Salomé  choisit  pour  demander  en  faveur  de  ses  fil^ 
les  deux  sièges  à  droite  et  à  gauche  du  Fils  de 
l'homme  ^.  Le  maître,  au  contraire,  était  obsédé  de 

4.  Luc,  XIX,  11. 

2.  Luc,  XXII,  24  et  suiv. 

3,  Matth.,  XX,  20  et  suiv.;  Marc,  x,  35  et  suiv. 


VIE  DE  JESUS.  371 

graves  pensées.  Parfois,  il  laissait  percer  contre  ses  en- 
nemis un  ressentiment  sombre  ;  il  racontait  la  parabole 
d'un  homme  noble,  qui  partit  pour  recueillir  un  royaume 
dans  des  pays  éloignés  ;  mais  à  peine  est-il  parti  que 
ses  concitoyens  ne  veulent  plus  de  lui.  Le  roi  revient, 
ordonne  d'amener  devant  lui  ceux  qui  n'ont  pas  voulu 
qu'il  règne  sur  eux,  et  les  fait  mettre  tous  à  mort  ^. 
D'autres  fois,  il  détruisait  de  front  les  illusions  des  dis- 
ciples. Comme  ils  marchaient  sur  les  routes  pierreuses 
du  nord  de  Jérusalem,  Jésus  pensif  devançait  le  groupe 
de  ses  compagnons.  Tous  le  regardaient  en  silence, 
éprouvant  un  sentiment  de  crainte  et  n'osant  l'interro- 
ger. Déjà,  à  diverses  reprises,  il  leur  avait  parlé  de  ses 
souffrances  futures,  et  ils  l'avaient  écouté  à  cantre- 
cœur^.  Jésus  prit  enfin  la  parole,  et,  ne  leur  cachant 
plus  ses  pressentiments,  il  les  entretint  de  sa  fin  pro- 
chaine^. Ce  fut  une  grande  tristesse  dans  toute  la 
troupe.  Les  disciples  s'attendaient  à  voir  apparaître 
bientôt  le  signe  dans  les  nues.  Le  cri  inaugural  du 
royaume  de  Dieu  :  <(  Béni  soit  celui  qui  vient  au  nom  du 
Seigneur ^^  »  retentissait  déjà  dans  la  troupe  en  accents 

1.  Luc,  XIX,  12-27. 

2.  Matth.,  XVI,  21  et  suiv.;  Marc,  viii,  31  etsuiv. 

3.  Matth.,  XX,  17  et  suiv.;  Marc,  x,  31  et  suiv.;  Luc,  xvin,  31 
et  suiv. 

4.  Matth.,  xxiii,  39;  Luc,  xiii,  35. 


372  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

joyeux.  Cette  sanglante  perspective  les  troubla.  A 
chaque  pas  de  la  route  fatale,  le  royaume  de  Dieu 
s'approchait  ou  s'éloignait  dans  le  mirage  de  leurs 
rêves.  Pour  lui,  il  se  confirmait  dans  la  pensée  qu'il 
allait  mourir,  mais  que  sa  mort  sauverait  le  monde  ^. 
Le  malentendu  entre  lui  et  ses  disciples  devenait  à 
chaque  instant  plus  profond. 

L'usage  était  de  venir  à  Jérusalem  plusieurs  jours 
avant  laPâque,afm  de  s'y  préparer.  Jésus  arriva  après 
les  autres,  et  un  moment  ses  ennemis  se  crurent 
frustrés  de  l'espoir  qu'ils  avaient  eu  de  le  saisir  2. 
Le  sixfème  jour  avant  la  fête  (  samedi,  8  de  nisan 
=  28  mars  ^},  il  atteignit  enfm  Béthanie.  11  descendit, 
selon  son  habitude,  dans  la  maison  de  Lazare,  Marthe 
et  Marie,  ou  de  Simon  le  Lépreux.  On  lui  fît  un  grand 
accueil.  Il  y  eut  chez  Simon  le  Lépreux  ^  un  dîner  où 
se  réunirent  beaucoup  de  personnes,  attirées  par  le 
désir  de  le  voir,  et  aussi  de  voir  Lazare,  dont  on  ra- 
contait tant  de  choses  depuis  quelques  jours.  Lazare 
était  assis  h  table  et  semblait  attirer  les  regards. 
Marthe  servait,  selon  sa  coutume^.  Il  semble  qu'on 

\.  Matth.,  XX,  28. 

2.  Jean,  xi,  56. 

3.  La  pâque  se  célébrait  le  14  de  nisan.  Or  l'an  33,  le  1"  nisan 
répondait  à  la  journée  du  samedi,  21  mars. 

4.  Mallh.,  XXVI,  6  ;  Marc,  xiv,  3.  Cf.  Luc,  vu,  40,  43-44. 

0.  Il  est  très-ordinaire,  en  Orient,  qu'une  personne  qui  vous 


VIE  DE  JÉSUS.  373 

cherchât  par  un  redoublement  de  respects  extérieurs 
à  vaincre  la  froideur  du  public  et  à  marquer  forte- 
ment la  haute  dignité  de  l'hôte  qu'on  recevait.  Marie, 
pour  donner  au  festin  un  plus  grand  air  de  fête,  en- 
tra pendant  le  dîner,  portant  un  vase  de  parfum 
qu'elle  répandit  sur  les  pieds  de  Jésus.  Elle  cassa 
ensuite  le  vase,  selon  un  vieil  usage  qui  consistait  à 
briser  la  vaisselle  dont  on  s'était  servi  pour  traiter  un 
étranger  de  distinction^.  Enfin,  poussant  les  témoi- 
gnages de  son  culte  à  des  excès  jusque-là  inconnus, 
elle  se  prosterna  et  essuya  avec  ses  longs  cheveux 
les  pieds  de  son  maître-,  La  maison  fut  remplie 
de  la  bonne  odeur  du  parfum,  à  la  grande  joie  de 
tous,  excepté  de  l'avare  Juda  de  Kerioth.  Eu  égard 
aux  habitudes  économes  de  la  communauté,  c'était  là 
une  vraie  prodigalité.  Le  trésorier  avide  calcula  de 
suite  combien  le  parfum  aurait  pu  être  vendu  et  ce 
qu'il  eût  rapporté  à  la  caisse  des  pauvres.  Ce  senti- 
ment peu  affectueux,  qui  semblait  mettre  quelque 
chose  au-dessus  de  lui,  mécontenta  Jésus.  Il  aimait 


est  attachée  par  un  lien  d'affection  ou  de  domesticité  aille  vous 
servir  quand  vous  mangez  chez  autrui.- 

i .  J'ai  vu  cet  usage  se  pratiquer  encore  à  Sour. 

2.  Il  faut  se  rappeler  que  les  p"eds  des  convives  n'étaient  point, 
comme  chez  nous,  cachés  sous  la  table,  mais  étendus  à  la  hauteur 
du  corps  sur  le  divan  ou  triclinium. 


374  ORIGINES  DU    CHRISTIANISME. 

les  honneurs  ;  car  les  honneurs  servaient  à  son 
but  et  établissaient  son  titre  de  fils  de  David.  Aussi 
quand  on  lui  parla  de  pauvres ,  il  répondit  assez 
vivement  :  «  Vous  aurez  toujours  des  pauvres  avec 
vous  ;  mais  moi,  vous  ne  m'aurez  pas  toujours.  » 
Et  s'exaltant,  il  promit  l'immortalité  à  la  femme 
qui,  en  ce  moment  critique,  lui  donnait  un  gage 
d'amour  ^. 

Le  lendemain  (dimanche,  9  de  nisan) ,  Jésus  des- 
cendit de  Béthanie  à  Jérusalem  2.  Quand,  au  détour 
de  la  route,  sur  le  sommet  du  mont  des  Oliviers,  il  vit 
la  cité  se  dérouler  devant  lui,  il  pleura,  dit-on,  sur  elle, 
et  lui  adressa  un  dernier  appel  ^.  Au  bas  de  la  mpn- 
tagne,  à  quelques  pas  de  la  porte,  en  entrant  dans  la 
zone  voisine  du  mur  oriental  de  la  ville,  qu'on  appelait 
Bethphagé,  sans  doute  à  cause  des  figuiers  dont  elle 
était  plantée^,  il  eut  encore  un  moment  de  satisfaction 

i.  Matth.,  XXVI,  6  et  suiv.;  Marc,  xiv,  3  et  suiv.;  Jean,  xi,  2; 
XII,  2  et  suiv.  Comparez  Luc^  vu,  36  et  suiv. 

2.  Jean,  xii,  12. 

3.  Luc,  XIX,  41  et  suiv. 

4.  Mischna,  Meimchoth,  xi,  2;  Talm.de  Bab.,Sa/i/ierfrm^14  b; 
Pesaclibn,  63  b,  91  a;  So.ta^,  45  a;  Babametsia^  85  a.  Il  résulte 
de  ces  passages  que  Bethphagé  était  une  sorte  de  pomœrium,  qui 
s'étendait  au  pied  du  soubassement  orient*al  du  temple,  et  qui  avait 
lui-même  son  mur  de  clôture.  Les  passages  Matth.,  xxi,  1,  Marc, 
XI,,  1,  Luc,  XIX,  29,  n'impliquent  pas  nettement  que  Bethphagé  fût 
m  village,  oomme  l'ont  supposé  Enaèlje  t5t  S.  Jérôme. 


VIE  DE  JÉSUS.  375 

humaine^.  Le  bruit  de  son  arrivée  s'était  répandu. 
Les  Galiléens  qui  étaient  venus  à  la  fête  en  conçurent 
beaucoup  de  joie  et  lui  préparèrent  un  petit  triomphée 
On  lui  amena  une  ânesse,  suivie,  selon  l'usage,  de 
Fori  petit.  Les  Galiléens  étendirent  leurs  plus  beaux 
habits  en  guise  de  housse  sur  le  dos  de  cette  pauvre 
monture,  et  le  firent  asseoir  dessus.  D'autres,  cepen- 
dant, déployaient  leurs  vêtements  sur  la  route  et  la 
jonchaient  de  rameaux  verts.  La  foule  qui  le  précé- 
dait et  le  suivait,  en  portant  des  palmes,  criait  : 
«  Hosanna  au  fils  de  David!  béni  soit  celui  qui 
vient  au  nom  du  Seigneur  !  »  Quelques  personnes 
même  lui  donnaient  le  titre  de  roi  d'Israël  2.  «  Rabbi, 
fais-les  taire,  )>  lui  dirent  les  pharisiens.  —  «  S'ils 
se  taisent,  les  pierres  crieront,  »  répondit  Jésus,  et 
il  entra  dans  la  ville.  Les  Hiérosolymites,  qui  le  con- 
naissaient à  peine,  demandaient  qui  il  était  :  «  C'est 
Jésus,  le  prophète  de  Nazareth  en  Galilée,  »  leur 
répondait- on.  Jérusalem  était  une  ville  d'environ 
50,000  âmes^.  Un  petit  événement,  comme  l'entrée 

1.  Matth.,  XXI,  1  et  suiv.;  Marc,  xi,  \  et  suiv.;  Luc,  xix,  29  et 
r^uiv.;  Jean,  xii,  12  et  suiv. 

2.  Luc,  XIX,  38:  Jean,  xii,  13. 

3.  Le  cliiffre  de  120,000,  donné  par  Hécatée  (dans  Josèphe. 
Contre  Apion,  I,  22),  paraît  exagéré.  Cicéron  parle  de  Jérusalem 
comme  d'une  bicoque  {Ad  A tticum.  Il,  \\).  Les  anciennes  en- 
ceintes, (^uei^ue  système  c|u'on  adopte,  ne  compurtenl  pas  une 


376  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

d'un  étranger  quelque  peu  célèbre,  ou  l'arrivée  d'une 
bande  de  provinciaux,  ou  un  mouvement  du  peuple 
aux  avenues  de  la  ville ,  ne  pouvait  manquer,  dans 
les  circonstances  ordinaires,  d'être  vite  ébruité. 
Mais  au  temps  des  fêtes, la  confusion  était  extrême*. 
Jérusalem,  ces  jours-là,  appartenait  aux  étrangers. 
Aussi  est-ce  parmi  ces  derniers  que  l'émotion  paraît 
avoir  été  la  plus  vive.  Des  prosélytes  parlant  grec, 
qui  étaient  venus  à  la  fête,  furent  piqués  de  curio- 
sité, et  voulurent  voir  Jésus.  Ils  s'adressèrent  à 
ses  disciples  2;  on  ne  sait  pas  bien  ce  qui  résulta 
de  cette  entrevue.  Pour  Jésus,  selon  sa  coutume,  il 
alla  passer  la  nuit  à  son  cher  village  de  Béthanie^. 
Les  trois  jours  suivants  (lundi,  mardi,  mercredi),  il 
descendit  pareillement  à  Jérusalem;  après  le  cou- 
cher du  soleil,  il  remontait  soit  à  Béthanie,  soit  aux 
fei;iïies  du  flanc  occidental  du  mont  des  Oliviers,  où 
il  avait  beaucoup  d'amis  ^. 

Une  grande  tristesse  paraît,  en  ces  dernières  jour- 
population  quadruple  de  celle  d'aujourd'hui,  laquelle  n'atteint  pas 
45,000  habitants.  V.  Robinson,  Bibl.  Res.,  I,  421-422  (2^  édi- 
tion); Fergusson,  Topogr.  of  Jerus.,  p.  51;  Forster,  Syria 
and  Palestine^  p.  82. 

4.  Jos.,  B.  J.,  II,  XIV,  3  ;  VI,  ix,  3. 

2.  Jean,  xii,  20  et  suiv. 

3.  Malth.,  XXI,  17;  Marc,  xi,  11. 

4.  Matlh.,  xxi,17-18;  Marc,  xi,  11-12,  19;  Luc,  xxi,  37-38, 


VIE  DE  JESUS.  377 

nées,  avoir  rempli  l'âme,  d'ordinaire  si  gaie  et  si 
sereine,  de  Jésus.  Tous  les  récits  sont  d'accord  pour 
lui  prêter  avant  son  arrestation  un  moment  d'hésita- 
tion et  de  trouble,  une  sorte  d'agonie  anticipée. 
Selon  les  uns,  il  se  serait  tout  à  coup  écrié  :  «  Mon 
âme  est  troublée.  0  Père,  sauve-moi  de  cette  heure^.» 
On  croyait  qu'une  voix  du  ciel  à  ce  moment  se  fit 
entendre;  d'autres  disaient  qu'un  ange  vint  le  con- 
soler 2.  Selon  une  version  très -répandue ,  le  fait 
aurait  eu  lieu  au  jardin  de  Gethsémani.  Jésus,  di- 
sait-on, s'éloigna  à  un  jet  de  pierre  de  ses  dis- 
ciples endormis,  ne  prenant  avec  lui  que  Céphas 
et  les  deux  fils  Zébédée.  Alors  il  pria  la  face  contre 
terre.  Son  âme  fut  triste  jusqu'à  la  mort;  une  angoisse 
terrible  pesa  sur  lui  ;  mais  la  résignation  à  la  volonté 
divine  remporta^.  Cette  scène,  par  suite  de  l'art  in- 
stinctif qui  a  présidé  à  la  rédaction  des  synoptiques, 
et  qui  leur  fait  souvent  obéir  dans  l'agencement  du 
récit  à  des  raisons  de  convenance  ou  d'effet,  a  été 
placée  à  la  dernière  nuit  de  Jésus,  et  au  moment  de 

4 .  Jean,  xii,  27  et  suiv.  On  comprend  que  le  ton  exalté  de  Jean 
et  sa  préoccupation  exclusive  du  rôle  divin  de  Jésus  aient  effacé 
du  récit  les  circonstances  de  faiblesse  naturelle  racontées  par  les 
synoptiques. 

2.  Luc,  XXII,  43  ;  Jean,  xii,  28-29. 

3.  Matth.,  xviii,  36  et  suiv.;  Marc,  xiv,  32  et  suiv.;  Luc, 
xxii,  39  et  suiv. 


378  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

son  arrestation.  Si  cette  version  était  la  vraie,  on  ne 
comprendrait  guère  que  Jean,  qui  aurait  été  le  témoin 
intime  d'un  épisode  si  émouvant,  n'en  parlât  pas  dans 
le  récit  très-circonstancié  qu'il  fait  de  la  soirée  du 
jeudi  ^.  Tout  ce  qu'il  est  permis  de  dire  c'est  que, 
durant  ses  derniers  jours  ,  le  poids  énorme  de  la 
mission  qu'il  avait  acceptée  pesa  cruellement  sur 
Jésus.  La  nature  humaine  se  réveilla  un  moment. 
Il  se  prit  peut-être  à  douter  de  son  œuvre.  La 
terreur,  Thésitation  s^emparèrent  de  lui  et  le  jetèrent 
dans  une  défaillance  pire  que  la  mort.  L'homme 
qui  a  sacrifié  à  une  grande  idée  son  repos  et  les 
récompenses  légitimes  de  la  vie  éprouve  toujours 
un  moment  de  retour  triste,  quand  l'image  de  la 
mort  se  présente  à  lui  pour  la  première  fois  et 
cherche  à  lui  persuader  que  tout  est  vain.  Peut-être 
quelques-uns  de  ces  touchants  souvenirs  que  con- 
servent les  âmes  les  plus  fortes,  et  qui  par  mo- 
ments les  percent  comme  un  glaive,  lui  vinrent-ils 
à  ce  moment.  Se  rappela-t-il  les  claires  fontaines 
de  la  Galilée,  où  il  aurait  pu  se  rafraîchir;  la  vigne 
et   le  figuier   sous    lesquels  il   avait   pu  s'asseoir; 

i.  Cela  se  comprendrait  d'autant  moins  que  Jean  met  une  sorte 
d'affectation  à  relever  les  circonstances  qui  lui  sont  personnelles 
ou  dont  il  a  été  le  seul  témoin  (xui,  23  et  suiv.;  xviii,  15  etsuiv,', 
\ix,  26  et  suiv.,  35;  xx,  2  et  suiv.;  xxi,  20  et  suiv.j, 


VIE  DE  JESUS.  379 

les  jeunes  filles  qui  auraient  peut-être  consenti  à 
l'aimer? Maudit-il  son  âpre  destinée,  qui  lui  avait  in- 
terdit les  joies  concédées  à  tous  les  autres  ?  Regretta- 
t-il  sa  trop  haute  nature,  et,  victime  de  sa  grandeur, 
pleura-t-il  de  n'être  pas  resté  un  simple  artisan  de 
Nazareth?  On  l'ignore.  Car  tous  ces  troubles  inté- 
rieurs restèrent  évidemment  lettre  close  pour  ses 
disciples.  Ils  n'y  comprirent  rien ,  et  suppléèrent 
par  de  naïves  conjectures  à  ce  qu'il  y  avait  d'obscur 
pour  eux  dans  la  grande  âme  de  leur  maître.  11  est 
sur,  au  moins,  que  sa  nature  divine  reprit  bientôt 
le  dessus.  Il  pouvait  encore  éviter  la  mort;  il  ne  le 
voulut  pas.  L'amour  de  son  œuvre  l'emporta.  Il 
accepta  de  boire  le  calice  jusqu'à  la  lie.  Désormais, 
en  elTet,  Jésus  se  retrouve  tout  entier  et  sans  nuage. 
Les  subtilités  du  polémiste,  la  crédulité  du  thauma- 
turge et  de  l'exorciste  sont  oubliées.  Il  ne  reste  que 
le  héros  incomparable  de  la  Passion,  le  fondateur 
les  droits  de  la  conscience  libre,  le  modèle  accompli 
que  toutes  les  âmes  souffrantes  méditeront  pour  se 
fortifier  et  se  consoler. 

Le  triomphe  de  Bethphagé,  cette  audace  de  pro- 
vinciaux, fêtant  aux  portes  de  Jérusalem  l'avéne- 
ment  de  leur  roi-messie  ,  acheva  d'exaspérer  les 
pharisiens  et  l'aristocratie  du  temple.  Un  nouveau 
conseil  eut  lieu  le  mercredi  (12  de  nisao),  chez  Jq- 


380  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

sepIiKaïaplia^.  L'arrestation  immédiate  de  Jésus  fut 
résolue.  Un  grand  sentiment  d'ordre  et  de  police  con- 
servatrice présida  à  toutes  les  mesures.  Il  s'agissait 
d'éviter  une  esclandrco  Comme  la  fête  de  Pâque,  qu! 
commençait  cette  année  le  vendredi  soir,  était  un 
moment  d'encombrement  et  d'exaltation,  on  résolut  de 
devancer  ces  jours-là.  Jésus  était  populaire 2;  on  crai- 
•^nait  une  émeute.  L'arrestation  fut  donc  fixée  au  len- 
demain jeudi.  On  résolut  aussi  de  ne  pas  s'emparer  de 
lui  dans  le  temple,  où  il  venait  tous  les  jours  ^,  mais 
d'épier  ses  habitudes,  pour  le  saisir  dans  quelque 
endroit  secret.  Les  agents  des  prêtres  sondèrent  les 
disciples,  espérant  obtenir  des  renseignements  utiles 
de  leur  faiblesse  ou  de  leur  simplicité.  Ils  trouvèrent 
ce  qu'ils  cherchaient  dans  Juda  de  Kerioth.  Ce  mal- 
heureux, par  des  motifs  impossibles  à  exphquer, 
trahit  son  maître,  donna  toutes  les  indications  néces- 
saires, et  se  chargea  même  (quoiqu'un  tel  excès 
de  noirceur  soit  à  peine  croyable)  de  conduire  la 
brigade  qui  devait  opérer  l'arrestation.  Le  souve- 
nir d'horreur  que  la  sottise  ou  la  méchanceté  de 
cet  homme  laissa  dans  la  tradition  chrétienne  a  dû 
introduire  ici  quelque   exagération.  Juda  jusque-là 

4.  Matth.,  XXVI,  1-5;  Marc,  xiv,  1-2;  Luc,  xxii,  1-2. 

2.  Matth.,  xxî,  46. 

3.  Malth.,  XXVI,  5o. 


VIE  DE  JÉSUS.  381 

avait  été  un  disciple  comme  un  autre  ;  il  avait  même 
le  titre  d'apôtre;  il  avait  fait  des  miracles  et  chassé 
les  démons.  La  légende,  qui  ne  veut  que  des  cou- 
leurs tranchées,  n'a  pu  admettre  dans  le  cénacle  que 
onze  saints  et  un  réprouvé.  La  réalité  ne  procède  point 
par  catégories  si  absolues.  L'avarice,  que  les  synop- 
tiques donnent  pour  motif  au  crime  dont  il  s'agit,  ne 
suffit  pas  pour  l'expliquer.  Il  serait  singulier  qu'un 
homme  qui  tenait  la  caisse  et  qui  savait  ce  qu'il 
allait  perdre  par  la  mort  du  chef,  eût  échangé  les 
profits  de  son  emploi  ^  contre  une  très -petite 
somme  d'argent  2.  Juda  avait -il  été  blessé  dans 
son  amour -propre  par  la  semonce  qu'il  reçut  au 
dîner  de  Béthanie  ?  Cela  ne  suffit  pas  encore.  Jean 
voudrait  en  faire  un  voleur,  un  incrédule  depuis  le 
commencement^,  ce  qui  n'a  aucune  vraisemblance. 
On  aime  mieux  croire  à  quelque  sentiment  de  jalou- 
sie, à  quelque  dissension  intestine.  La  haine  parti- 
culière que  Jean  témoigne  contre  Juda  ^  confirme  cette 
hypothèse.  D'un  cœur  moins  pur  que  les  autres,  Juda 
aura  pris,  sans  s'en  apercevoir,  les  sentiments  étroits 
de  sa  charge.  Par  un  travers  fort  ordinaire  dans  les 

4.  Jean,  xii,  6. 

2.  Jean  ne  parle  même  pas  d'un  salaire  en  argent. 

3.  Jean,  vi,  65  ;  xii,  6. 

4.  Jean,  VI,  65,  71-7^2  ;  xii,  6:  xiii,  2,  27  et  suiv. 


3B2  ORIGINES   DtJ    Cil  UiSTlANISMÈ. 

fonctions  actives,  il  en  sera  venu  à  mettre  les  inté- 
rêts de  la  caisse  au-dessus  de  l'œuvre  même  à  laquelle 
elle  était  destinée.  L'administrateur  aura  tué  l'apôtre. 
Le  murmure  qui  lui  échappe  à  Béthanie  semble  sup- 
poser que  parfois  il  trouvait  que  le  maître  coûtait 
trop  cher  à  sa  famille  spirituelle.  Sans  doute  cette 
mesquine  économie  avait  causé  dans  la  petite  société 
bien  d'autres  froissements. 

Sans  nier  que  Juda  de  Kerioth  ait  contribué  à  l'ar- 
restation de  son  maître,  nous  croyons  donc  que  les 
malédictions  dont  on  le  charge  ont  quelque  chose 
d'injuste.  Il  y  eut  peut-être  dans  son  fait  plus  de 
maladresse  que  de  perversité.  La  conscience  morale 
de  l'homme  du  peuple  est  vive  et  juste,  mais  ins- 
table et  inconséquente.  Elle  ne  sait  pas  résister  à 
un  entraînement  momentané.  Les  sociétés  secrètes 
du  parti  républicain  cachaient  dans  leur  sein  beau- 
coup de  conviction  et  de  sincérité ,  et  cependant  les 
dénonciateurs  y  étaient  fort  nombreux.  Un  léger  dépit 
suffisait  pour  faire  d'un  sectaire  un  traître.  Mais  si 
la  folle  envie  de  quelques  pièces  d'argent  fit  tourner 
la  tête  au  pauvre  Juda,  il  ne  semble  pas  qu'il  eût 
complètement  perdu  le  sentiment  moral,  puisque, 
voyant  les  conséquences  de  sa  faute,  il  se  repentit*, 
et,  dit-on,  se  donna  la  mort. 

4.  Matth.,  XXVII,  3  et  suiv. 


VIE  DE  JÉSUS.  383 

Chaque  minute,  à  ce  moment,  devient  solennelle 
et  a  compté  plus  que  des  siècles  entiers  dans  l'his- 
toire de  l'humanité.  Nous  sommes  arrivés  au  jeudi, 
13  de  nisan  (2  avril).  C'était  le  lendemain  soir  que 
commençait  la  fête  de  Pâque,  par  le  festin  où  l'on 
mangeait  l'agneau.  La  fête  se  continuait  les  sept  jours 
suivants ,  durant  lesquels  on  mangeait  les  pains 
azymes.  Le  premier  et  le  dernier  de  ces  sept  jours 
avaient  un  caractère  particulier  de  solennité.  Les  dis- 
ciples étaient  déjà  occupés  des  préparatifs  pour  la 
fête  ^.  Quant  à  Jésus ,  on  est  porté  à  croire  qu'il 
connaissait  la  trahison  de  Juda,  et  qu'il  se  doutait 
du  sort  qui  l'attendait.  Le  soir,  il  fit  avec  ses  dis- 
ciples son  dernier  repas.  Ce  n'était  pas  le  festin 
rituel  de  la  pâque,  comme  on  l'a  supposé  plus  tard,  en 
commettant  une  erreur  d'un  jour^;  mais  pour  l'Église 
primitive,  le  souper  du  jeudi  fut  la  vraie  pâque,  le 
sceau  de  l'alliance  nouvelle.  Chaque  disciple  y  rap- 

4.  Matth.,  XXVI,  1  et  siïiv.;  ?,îarc,  xiv,  12;  Luc,  xxii,7;  Jean, 
XIII,  29. 

2.  C'est  le  système  des  synoptiques  (Matth.,  xxvi,  17  etsuiv.; 
Marc,  XIV,  12  et  suiv.;  Luc,  xxii,  7  et  suiv.,  15).  Mais  Jean,  dont 
le  récit  a  pour  cette  partie  une  autorité  prépondérante,  suppose 
formellement  que  Jésus  mourut  le  jour  même  où  l'on  mangeait 
l'agneau  (xiii,  1-2,  29;  xviii,  28;  xix,  14,  31).  Le  Talmud  fait 
aussi  mourir  Jésus  «  la  veille  de  Pâque  »  (Talm.  deBab.,  Sanhê" 
drin,  43  a,  67  a) . 


384  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

porta  ses  plus  chers  souvenirs,  et  une  foule  de  traits 
touchants  que  chacun  gardait  du  maître  furent  accu- 
mulés sur  ce  repas,  qui  devint  la  pierre  angulaire  da 
la  piété  chrétienne  et  le  point  de  départ  des  plus 
fécondes  institutions. 

Nul  doute,  en  effet,  que  l'amour  tendre  dont  le 
cœur  de  Jésus  était  rempli  pour  la  petite  église  qui 
l'entourait  n'ait  débordé  à  ce  moment  ^.  Son  âme 
sereine  et  forte  se  trouvait  légère  sous  le  poids  des 
sombres  préoccupations  qui  l'assiégeaient.  Il  eut  un 
Tiot  pour  chacun  de  ses  amis.  Deux  d'entre  eux, 
fean  et  Pierre,  surtout,  furent  l'objet  de  tendres 
marques  d'attachement.  Jean  (c'est  lui  du  moins  qui 
l'assure)  était  couché  sur  le  divan,  à  côté  de  Jésus, 
et  sa  tête  reposait  sur  la  poitrine  du  maître.  Vers  la 
fin  du  repas,  le  secret  qui  pesait  sur  le  cœur  de 
Jésus  faillit  lui  échapper  :  a  En  vérité ,  dit-il ,  je 
vous  le  dis,  un  de  vous  me  trahira 2.  »  Ce  fut  pour 
ces  hommes  naïfs  un  moment  d'angoisse  ;  ils  se 
regardèrent  les  uns  les  autres,  et  chacun  s'inter- 
rogea. Juda  était  présent;  peut-être  Jésus,  qui  avait 
depuis  quelque  temps  des  raisons  de  se  défier  de  lui, 
chercha-t-il  par  ce  mot  à  tirer  de  ses  regards  ou  de 

1.  Jean,  xiii,  i  et  suiv. 

2.  Matth.,  XXVI,  21  et  suiv.;  Marc,  xiv,  18  et  suiv.;  Luc,  xx, 
21  et  suiv.;  Jean,  xiii,  21  et  suiv.;  xxi,  20. 


VIE  DE  JÉSUS.  385 

son  maintien  embarrassé  l'aveu  de  sa  faute.  Mais  le 
disciple  infidèle  ne  perdit  pas  contenance  ;  il  osa 
même,  dit-on,  demander  comme  les  autres  :  «  Serait-ce 
moi,  rabbi ?» 

Cependant,  l'âme  droite  et  bonne  de  Pierre  était  à 
la  torture.  Il  fit  signe  à  Jean  de  tâcher  de  savoir  de 
qui  le  maître  parlait.  Jean,  qui  pouvait  converser  avec 
Jésus  sans  être  entendu,  lui  demanda  le  mot  de  cette 
énigme.  Jésus  n'ayant  que  des  soupçons  ne  voulut 
prononcer  aucun  nom;  il  dit  seulement  à  Jean  de 
bien  remarquer  celui  à  qui  il  allait  offrir  du  pain 
trempé.  En  même  temps,  il  trempa  le  pain  et  l'offrit 
à  Juda»  Jean  et  Pierre  seuls  eurent  connaissance  du 
fait.  Jésus  adressa  à  Juda  quelques  paroles  qui  renfer- 
maient un  sanglant  reproche,  mais  ne  furent  pas  com- 
prises des  assistants.  On  crut  que  Jésus  lui  donnait 
des  ordres  pour  la  fête  du  lendemain,  et  il  sortit^. 

Sur  le  moment,  ce  repas  ne  frappa  personne,  et  à 
part  les  appréhensions  dont  le  maître  fit  la  confi- 
dence à  ses  disciples,  qui  ne  comprirent  qu'à  demi, 
il  ne  s'y  passa  rien  d'extraordinaire.  Mais  après 
la  mort  de  Jésus,  on  attacha  à  cette  soirée  un 
sens  singulièrement  solennel,  et  l'imagination  des 
croyants  y  répandit  une  teinte  de  suave  mysticité.  Ce 

4.  Jean,  xiii,  21  et  suiv.,  qui  lève  les  invraisemblances  du  récil   . 
des  synoptiques. 

25 


386  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

qu'on  se  rappelle  le  mieux  d'une  personne  chère,  ce 
sont  ses  derniers  temps.  Par  une  illusion  inévitable,  on 
prête  aux  entretiens  qu'on  a  eus  alors  avec  elle  un  sens 
qu'ils  n'ont  pris  que  par  la  mort  ;  on  rapproche  en 
quelques  heures  les  souvenirs  de  plusieurs  années. 
La  plupart  des  disciples  ne  virent  plus  leur  maître 
après  le  souper  dont  nous  venons  de  parler.  Ce  fut  le 
banquet  d'adieu.  Dans  ce  repas,  ainsi  que  dans  beau- 
coup d'autres,  Jésus  pratiqua  son  rite  mystérieux  de 
la  fraction  du  pain.  Gomme  on  crut  de  bonne  heure 
que  le  repas  en  question  eut  lieu  le  jour  de  Pâque  et 
fut  le  festin  pascal,  l'idée  vint  naturellement  que  l'in- 
stitution eucharistique  se  fit  à  ce  moment  suprême. 
Partant  de  l'hypothèse  que  Jésus  savait  d'avance 
avec  précision  le  moment  de  sa  mort,  les  disciples 
devaient  être  amenés  à  supposer  qu'il  réserva  pour 
ses  dernières  heures  une  foule  d'actes  importants. 
Comme ,  d'ailleurs ,  une  des  idées  fondamentales 
des  premiers  chrétiens  était  que  la  mort  de  Jésus  avait 
été  un  sacrifice,  remplaçant  tous  ceux  de  l'ancienne 
Loi,  la  «  Cène,))  qu'on  supposait  s'être  passée  une  fois 
pour  toutes  la  veille  de  la  Passion,  devint  le  sacrifice 
par  excellence,  l'acte  constitutif  de  la  nouvelle  alliance, 
le  signe  du  sang  répandu  pour  le  salut  de  tous^.  Le 

4.  Luc,  xxiiw  20. 


VIE  DE  JÉSUS.  387 

pain  et  le  vin,  mis  en  rapport  avec  la  mort  elle-même, 
furent  ainsi  l'image  du  Testament  nouveau  que  Jésus 
avait  scellé  de  ses  souffrances,  la  commémoration 
du  sacrifice  du  Christ  jusqu'à  son  avènement^. 

De  très-bonne  heure,  ce  mystère  se  fixa  en  un 
petit  récit  sacramentel ,  que  nous  possédons  sous 
quatre  formes 2  très-analogues  entre  elles.  Jean,  si 
préoccupé  des  idées  eucharistiques^,  qui  raconte 
le  dernier  repas  avec  tant  de  prolixité,  qui  y  rat- 
tache tant  de  circonstances  et  tant  de  discours^  ; 
Jean  qui,  seul  parmi  les  narrateurs  évangéliques,  a 
ici  la  valeur  d'un  témoin  oculaire,  ne  connaît  pas 
ce  récit.  C'est  la  preuve  qu'il  ne  regardait  pas 
l'institution  de  l'Eucharistie  comme  une  particularité 
de  la  Cène.  Pour  lui ,  le  rite  de  la  Cène,  c'est  le 
lavement  des  pieds.  Il  est  probable  que  dans  cer- 
taines familles  chrétiennes  primitives,  ce  dernier  rite 
obtint  une  importance  qu'il  perdit  depuis^.  Sans  doute 
Jésus ,  dans  quelques  circonstances ,  l'avait  prati- 
qué pour  donner  à  ses  disciples  une  leçon  d'humilité 
fraternelle.  On   le  rapporta  à  la  veille  de  sa  mort, 

^.  I  Cor.,  XI,  26. 

2.  Matth.,  XXVI,  26-28;  Marc,  xiv,  22-24;  Luc,  xxii,  49-21; 
I  Cor.,  XI,  23-25. 

3.  Ch.  VI. 

4.  Ch.  xiii-xvii. 

5.  Jean,xiii,i4-i5.Cf.  Matth.,  xx,  26et3uiv.;Luc,xxii,  26etsuiv, 


388  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

par  suite  de  la  tendance  que  l'on  eut  à  grouper 
autour  de  la  Cène  toutes  les  grandes  recommandations 
morales  et  rituelles  de  Jésus. 

Un  haut  sentiment  d'amour,  de  concorde,  de  cha- 
rité, de  déférence  mutuelle  animait  du  reste  les  souve- 
nirs qu'on  croyait  garder  des  dernières  heures  de 
Jésus  ^.  C'est  toujours  l'unité  de  son  Église,  constituée 
par  lui  ou  par  son  esprit,  qui  est  l'àme  des  symboles 
et  des  discours  que  la  tradition  chrétienne  fit  re- 
monter à  ce  moment  sacré  :  «  Je  vous  donne  un  com- 
mandement nouveau,  disait-il  :  c'est  de  vous  aimer 
les  uns  les  autres  comme  je  vous  ai  aimés.  Le  signe 
auquel  on  connaîtra  que  vous  êtes  mes  disciples, 
sera  que  vous  vous  aimiez.  Je  ne  vous  appelle  plus 
des  serviteurs,  parce  que  le  serviteur  n'est  pas  dans 
la  confidence  de  son  maître;  mais  je  vous  appelle 
mes  amis,  parce  que  je  vous  ai  communiqué  tout 
ce  que  j'ai  appris  de  mon  Père.  Ce  que  je  vous 
ordonne ,  c'est  de  vous  aimer  les  uns  les  autres  2.  » 

4.  Jean,  xiii,  1  et  suiv.  Les  discours  placés  par  Jean  à  la  suite 
du  récit  de  la  Cène  ne  peuvent  être  pris  pour  historiques.  Ils  sont 
pleins  de  tours  et  d'expressions  qui  ne  sont  pas  dans  le  style  des 
discours  de  Jésus,  et  qui,  au  contraire,  rentrent  très-bien  dans  le 
langage  habituel  de  Jean.  Ainsi  l'expression  «  petits  enfants  » 
au  vocatif  (Jean,  xiii,  33]  est  très-fréquente  dans  la  première 
épître  de  Jean.  Elle  ne  paraît  pas  avoir  été  familière  à  Jésus. 

2.  Jean,  xiii,  33-35;  xv,  i2-17. 


VIE  DE  JÉSUS.  389 

A  ce  dernier  moment,  quelques  rivalités,  quelques 
luttes  de  préséance  se  produisirent  encore  ^.  Jésus 
fit  remarquer  que  si  lui,  le  maître,  avait  été  au  mi- 
lieu de  ses  disciples  comme  leur  serviteur,  à  plus 
forte  raison  devaient-ils  se  subordonner  les  uns  aux 
autres.  Selon  quelques-uns,  en  buvant  le  vin,  il  aurait 
dit  :  «  Je  ne  goûterai  plus  de  ce  fruit  de  la  vigne 
jusqu'à  ce  que  je  le  boive  nouveau  avec  vous  dans 
le  royaume  de  mon  Père  -.  »  Selon  d'autres,  il  leur 
aurait  promis  bientôt  un  festin  céleste,  oii  ils  seraient 
assis  sur  des  trônes  à  ses  côtés  ^ 

Il  semble  que,  vers  la  fm  de  la  soirée,  les  pressen- 
timents de  Jésus  gagnèrent  les  disciples.  Tous  sen- 
tirent qu'un  grave  danger  menaçait  le  maître  et  qu'on 
touchait  à  une  crise.  Un  moment  Jésus  songea  à  quel- 
ques précautions  et  parla  d'épées.  Il  y  en  avait  deux 
dans  la  compagnie.  «  C'est  assez,  »  dit-il  ^.  Il  ne 
donna  aucune  suite  à  cette  idée;  il  vit  bien  que  de 
timides  provinciaux  ne  tiendraient  pas  devant  la  force 
armée  des  grands  pouvoirs  de  Jérusalem.  Géphas, 
plein  de  cœur  et  se  croyant  sûr  de  lui-même,  jura 
qu'il  irait  avec  lui  en  prison  et  à  la  mort.  Jésus, 

'1 .  Luc,  XXII,  24-27.  Cf.  Jean,  xiii,  4  et  suiv, 

2.  Malth.,  XXVI,  29;  Marc,  xiv,  25;  Luc,  xxii,  18. 

3.  Luc,  XXII,  29-30. 

4.  Luc,  XXII,  3G-38. 


390  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

avec  sa  finesse  ordinaire,  lui  exprima  quelques  doutes. 
Selon  une  tradition,  qui  remontait  probablement  à 
Pierre  lui-même,  Jésus  l'assigna  au  chant  du  coq^. 
Tous,  comme  Céphas,  jurèrent  qu'ils  ne  faibliraient 
pas. 

1.  Matth.,  XXVI,  31  et  suiv.;  Marc,  xiv,  29  et  suiv.;  Luc,  xxu, 
33  et  suiv.;  Jean,  xiii,  36  et  suiv. 


CHAPITRE  XXIV, 


ARRESTATION  ET  PROCÈS  DE  JESUS. 


La  nuit  était  complètement  tombée  ^  quand  on  sor- 
tit delà  salle 2.  Jésus,  selon  son  habitude,  passa  le 
val  du  Cédron,  et  se  rendit,  accompagné  des  disciples, 
dans  le  jardin  de  Gethsémani,  au  pied  du  mont  des 
Oliviers^.  Il  s'y  assit.  Dominant  ses  amis  de  son 
immense  supériorité,  il  veillait  et  priait.  Eux  dor- 
maient à  côté  de  lui,  quand  tout  à  coup  une  troupe 
armée  se  présenta  à  la  lueur  des  torches.  C'étaient 

4.  Jean,  xiii,  30. 

2.  La  circonstance  d'un  chant  religieux,  rapportée  par  Mattli., 
XXVI,  30,  et  Marc,  xiv,  20,  vient  de  l'opinion  où  sont  ces  deux 
évangélistes  que  le  dernier  repas  de  Jésus  fut  le  festin  pascjl.  Avant 
et  après  le  festin  pascal,  on  chmtait  des  psaumes.  Talm.  de  ]3ab., 
Pesacliim,  cap.  ix,  liai.  3  et  fol.  118  a,  etc. 

3.  Matth.,  xxvï,  36;  Marc,  xiv,  32;  Luc,  xxii,  39;  Jean,  xviii. 
1-^, 


392  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

des  sergents  du  temple,  armés  de  bâtons,  sorte  de 
brigade  de  police  qu'on  avait  laissée  aux  prêtres  ; 
ils  étaient  soutenus  par  un  détachement  de  sol- 
dats romains  avec  leurs  épées  ;  le  mandat  d'ar- 
restation émanait  du  grand -prêtre  et  du  sanhé- 
drin^. Judas,  connaissant  les  habitudes  de  Jésus, 
avait  indiqué  cet  endroit  comme  celui  où  on  pouvait 
le  surprendre  avec  le  plus  de  facilité.  Judas,  selon 
Tunanime  tradition  des  premiers  temps,  accompa- 
gnait lui-même  l'escouade  2,  et  même,  selon  quel- 
ques-uns^, il  aurait  poussé  l'odieux  jusqu'à  prendre 
pour  signe  de  sa  trahison  un  baiser.  Quoi  qu'il  en 
soit  de  cette  circonstance,  il  est  certain  qu'il  y  eut 
un  commencement  de  résistance  de  la  part  des  dis- 
ciples^. Un  d'eux  (Pierre,  selon  des  témoins  ocu- 
laires^) tira  l'épée  et  blessa  à  l'oreille  un  des  ser- 
viteurs du  grand-prêtre  nommé  Malek.  Jésus  arrêta 
ce  premier  mouvement.  Il  se  livra  lui-même  aux 
soldats.  Faibles  et  incapables  d'agir  avec  suite,  sur- 
tout contre  des  autorités  qui  avaient  tant  de  prestige, 

^.  Matth.,  XXVI,  47;  Marc,  xiv,  43;  Jean,  xviii,  3,  1% 

2.  Matth.,  XXVI,  47;  Marc,  xiv,  43;  Luc,  xxii,  47;  Jean,  xvin, 
3;  Act.,  I,  46. 

3.  C'est  la  tradition  des  synoptiques.  Dans  le  récit  de  Jean,  Jé- 
sus se  nomme  lui-même. 

4.  Les  deux  traditions  sont  d'accord  sur  ce  point. 
ô.  Jean,  xvin,  10. 


VIE  DE  JÉSUS.  393 

les  disciples  prirent  la  fuite  et  se  dispersèrent.  Seuls, 
Pierre  et  Jean  ne  quittèrent  pas  de  vue  leur  maître. 
Un  autre  jeune  homme  inconnu  le  suivait,  couvert 
d'un  vêtement  léger.  On  voulut  l'arrêter;  mais  le 
jeune  homme  s'enfuit,  en  laissant  sa  tunique  entre  les 
mains  des  agents^. 

La  marche  que  les  prêtres  avaient  résolu  de  suivre 
contre  Jésus  était  très-conforme  au  droit  établi.  La 
procédure  contre  le  «  séducteur  »  (mésilh),  qui  cherche 
à  porter  atteinte  à  la  pureté  de  la  religion,  est  expli- 
quée dans  le  Talmud  avec  des  détails  dont  la  naïve 
impudence  fait  sourire.  Le  guet-apens  judiciaire  y  est 
érigé  en  partie  essentielle  de  l'instruction  criminelle. 
Quand  un  homme  est  accusé  de  «  séduction,  »  on 
aposte  deux  témoins,  que  l'on  cache  derrière  une 
cloison;  on  s'arrange  pour  attirer  le  prévenu  dans  une 
chambre  contiguë,  où  il  puisse  être  entendu  des  deux 
témoins  sans  que  lui-même  les  aperçoive.  On  allume 
deux  chandelles  près  de  lui,  pour  qu'il  soit  bien  constaté 
que  les  témoins  «  le  voient 2.  »  Alors  on  lui  fait  répé- 
ter son  blasphème.  On  l'engage  à  se  rétracter.  S'il 
persiste,  les  témoins  qui  l'ont  entendu  l'amènent  au 
tribunal,  et  on  le  lapide.  Le  Talmud  ajoute  que  ce 

\.  Marc,  XIV,  51-52. 

2.  En  matière  criminelle,  on  n'admettait  que  des  témoins  ocu- 
laires. Mischna,  Sanhédrin  iv,  5. 


394  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

fut  de  la  sorte  qu'on  se  comporta  envers  Jésus,  qu'il 
fut  condamné  sur  la  foi  de  deux  témoins  qu'on  avait 
apostés,  que  le  crime  de  «  séduction  »  est,  du 
reste,  le  seul  pour  lequel  on  prépare  ainsi  les  té- 
moins ^. 

Les  disciples  de  Jésus  nous  apprennent,  en  effet, 
que  le  crime  reproché  à  leur  maître  était  la  «  séduc- 
tion 2,  »  et,  à  part  quelques  minuties,  fruit  de  l'imagi- 
nation rabbinique,  le  récit  des  évangiles  répond  trait 
pour  trait  à  la  procédure  décrite  par  le  Talmud.  Le 
plan  des  ennemis  de  Jésus  était  de  le  convaincre,  par 
enquête  testimoniale  et  par  ses  propres  aveux,  de 
blasphème  et  d'attentat  contre  la  religion  mosaïque, 
de  le  condamner  à  mort  selon  la  loi,  puis  de  faire  ap- 
prouver la  condamnation  par  Pilate.  L'autorité  sacer- 
dotale, comme  nous  l'avons  déjà  vu,  résidait  tout 
entière  de  fait  entre  les  mains  de  Hanan.  L'ordre  d'ar- 
restation venait  probablement  de  lui.  Ce  fut  chez  ce 
puissant  personnage  que  l'on  mena  d'abord  Jésus  ^. 
Hanan  l'interrogea  sur  sa  doctrine  et  ses  disciples. 


4.  ïalm.  de  Jérus.,  Sanhédrin,  xiv,  '16;Taliii.  deBab.,  même 
traité,  43  a,  67  a.  Cf.  Schabbalh,  4  04  b. 

2.  Matth.,  xxvii,  63;  Jean,  vu,  12,  47. 

3.  Jean,  xviii,  4  3  et  suiv.  Celte  circonstance,  que  Ton  ne  trouve 
que  dans  Jean,  est  la  plus  forle  preuve  de  la  valeur  historique 
4u  (Quatrième  évangile. 


VIE  DE  JESUS.  395 

Jésus  refusa  avec  une  juste  fierté  d'entrer  dans  de 
longues  explications.  Il  s'en  référa  à  son  enseigne- 
ment, qui  avait  été  public;  il  déclara  n'avoir  jamais 
eu  de  doctrine  secrète  ;  il  engagea  l'ex-grand-prêtre 
à  interroger  ceux  qui  l'avaient  écouté.  Cette  réponse 
était  parfaitement  naturelle  ;  mais  le  respect  exagéré 
dont  le  vieux  pontife  était  entouré  la  fit  paraître  au- 
dacieuse ;  un  des  assistants  y  répliqua,  dit-on,  par  un 
soufflet. 

Pierre  et  Jean  avaient  suivi  leur  maître  jusqu'à  la 
demeure  de  Hanan.  Jean,  qui  était  connu  dans  la  mai- 
son, fut  admis  sans  difficulté;  mais  Pierre  fut  arrêté  à 
l'entrée,  et  Jean  fut  obligé  de  prier  la  portière  de  le 
laisser  passer.  La  nuit  était  froide.  Pierre  resta  dans 
l'antichambre  et  s'approcha  d'un  brasier  autour  duquel 
les  domestiques  se  chauffaient.  Il  fut  bientôt  reconnu 
pour  un  disciple  de  l'accusé.  Le  malheureux,  trahi 
par  son  accent  galiléen ,  poursuivi  de  questions  par 
les  valets,  dont  l'un  était  parent  de  Malek  et  l'avait 
vu  à  Gethsémani,  nia  par  trois  fois  qu'il  eût  jamais 
eu  la  moindre  relation  avec  Jésus.  Il  pensait  que  Jésus 
ne  pouvait  l'entendre,  et  il  ne  songeait  pas  que  cette  lâ- 
cheté dissimulée  renfermait  une  grande  indélicatesse. 
Mais  sa  bonne  nature  lui  révéla  bientôt  la  faute  qu'il 
venait  de  commettre.  Une  circonstance  fortuite,  le 
chant  du  coq,  lui  rappela  un  mot  que  Jésus  lui  avait 


396  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

dit.   Touché  au  cœur,  il  sortit  et  se  mit  à  pleurer 
amèrement^. 

Hanan,  bien  qu'auteur  véritable  du  meurtre  juridique 
qui  allait  s'accomplir,  n'avait  pas  de  pouvoirs  pour 
prononcer  la  sentence  de  Jésus;  il  le  renvoya  à  son 
gendre  Kaïapha,  qui  portait  le  titre  officiel.  Cet 
homme, instrument  aveugle  de  son  beau-père,  devait 
naturellement  tout  ratifier.  Le  sanhédrin  était  ras- 
semblé chez  lui  2.  L'enquête  commença;  plusieurs 
témoins,  préparés  d'avance  selon  le  procédé  inquisi- 
torial  exposé  dans  le  Talmud,  comparurent  devant 
le  tribunal.  Le  mot  fatal,  que  Jésus  avait  réel- 
lement prononcé  :  «  Je  détruirai  le  temple  de  Dieu, 
et  je  le  rebâtirai  en  trois  jours,  »  fut  cité  par  deux 
témoins.  Blasphémer  le  temple  de  Dieu  était,  d'après 
la  loi  juive,  blasphémer  Dieu  lui-même^.  Jésus  garda 
le  silence  et  refusa  d'expliquer  la  parole  incriminée. 
S'il  faut  en  croire  un  récit,  le  grand-prêtre  alors 
l'aurait  adjuré  de  dire  s'il  était  le  Messie;  Jésus  l'au- 
rait confessé  et  aurait  proclamé  devant  l'assemblée 
la  prochaine  venue  de  son  règne  céleste  *.  Le  cou- 

1.  Matth.,  XXVI,  69  et  suiv.  ;  Marc,  xiv,  66  et  suiv.  ;  Luc,  xxii, 
54  et  suiv.;  Jean,  xviii,  4  5  et  suiv.;  25  et  suiv. 

2.  Matth.,  XVI,  57;  Marc,  xiv,  53;  Luc,  xxii,  66. 

3.  Matth.,  xxiii,  16  et  suiv. 

4.  Matth.,  xxvi,  64;  Marc,  xiv,  62;  Luc,  xxii,  69.  Jean  ne  sait 
rien  de  cette  scène. 


VIE  DE  JÉSUS.  397 

rage  de  Jésus,  décidé  à  mourir,  n'exige  pas  cela.  Il 
est  plus  probable  qu'ici ,  comme  chez  Hanan ,  il 
garda  le  silence.  Ce  fut  en  général,  à  ce  dernier 
moment,  sa  règle  de  conduite.  La  sentence  était 
arrêtée;  on  ne  cherchait  que  des  prétextes.  Jésus 
le  sentait,  et  n'entreprit  pas  une  défense  inutile. 
Au  point  de  vue  du  judaïsme  orthodoxe,  il  était  bien 
vraiment  un  blasphémateur,  un  destructeur  du  culte 
établi;  or  ces  crimes  étaient  punis  de  mort  par  la 
loi^.  D'une  seule  voix,  l'assemblée  le  déclara  coupable 
de  crime  capital.  Les  membres  du  conseil  qui  pen- 
chaient secrètement  vers  lui  étaient  absents  ou  ne 
votèrent  pas  2.  La  frivolité  ordinaire  aux  aristocra- 
ties depuis  longtemps  établies  ne  permit  pas  aux 
juges  de  réfléchir  longuement  sur  les  conséquences 
de  la  sentence  qu'ils  rendaient.  La  vie  de  l'homme 
était  alors  sacrifiée  bien  légèrement  ;  sans  doute 
les  membres  du  sanhédrin  ne  songèrent  pas  que 
leurs  fils  rendraient  compte  à  une  postérité  irritée 
de  l'arrêt  prononcé  avec  un  si  insouciant  dédain. 

Le  sanhédrin  n'avait  pas  le  droit  de  faire  exécuter 
une  sentence  de  mort^.  Mais,  dans  la  confusion  de 
pouvoirs  qui  régnait  alors  en  Judée,  Jésus  n'en  était 

4.  Lévit.,  XXIV,  14  et  suiv.;  Deutér.j  xiii,  1  et  suiv. 

%.  Luc,  XXIII,  50-51. 

3.  Jean,  xviii,  31;  Jos.,  Ant.,  XX,  ix,  1. 


308  ORIGINKS  DU  CHRISTIANISME. 

pas  moins  dès  ce  moment  un  condamné.  II  demeura  le 
reste  de  la  nuit  exposé  aux  mauvais  traitements  d'une 
valetaille  infime,  qui  ne  lui  épargna  aucun  affront^. 
Le  matin,  les  chefs  des  prêtres  et  les  anciens  se 
ti  cuvèrent  de  nouveau  réunis  2.  Il  s'agissait  de  faire 
lalifier  par  Pilate  la  condamnation  prononcée  par 
le  sanhédrin,  et  frappée  d'insuffisance  depuis  l'oc- 
cupation des  Romains.  Le  procurateur  n'était  pas 
investi  comme  le  légat  impérial  du  droit  de  vie  et 
de  mort.  Mais  Jésus  n'était  pas  citoyen  romain; 
il  suffisait  de  l'autorisation  du  gouverneur  pour  que 
l'arrêt  prononcé  contre  lui  eût  son  cours.  Comme 
il  arrive  toutes  les  fois  qu'un  peuple  politique  sou- 
met une  nation  où  la  loi  civile  et  la  loi  religieuse  se 
confondent,  les  Romains  étaient  amenés  à  prêter  à 
la  loi  juive  une  sorte  d'appui  officiel.  Le  droit  ro- 
main ne  s'appliquait  pas  aux  Juifs.  Ceux-ci  restaient 
sous  le  droit  canonique  que  nous  trouvons  consigné 
dans  le  Talmud,  de  même  que  les  Arabes  d'Algérie  sont 
encore  régis  par  le  code  de  l'islam.  Quoique  neutres 
en  religion,  les  Romains  sanctionnaient  ainsi  fort  sou- 
vent des  pénalités  portées  pour  des  délits  religieux. 
La  situation  était  à  peu  près  celle  des  villes  saintes 

4.  Matth.,  XXVI,  67-68;  Marc,  xiv,  65;  Luc,  xxii,  63-65. 
2.  Matth.,  xxvii,  4;  Marc,  xv,  i;  Luc,  xxii,  66;  xxiii,  i;  Jean, 
XVIII,  28. 


VIE   DE  JÉSUS.  399 

de  rinde  sous  la  domination  anglaise,  ou  bien  encore 
ce  que  serait  l'état  de  Damas,  le  lendemain  du  jour 
où  la  Syrie  serait  conquise  par  une  nation  euro- 
péenne. Josèphe  prétend  (mais  certes  on  en  peut 
douter)  que  si  un  Romain  franchissait  les  stèles  qui 
portaient  des  inscriptions  défendant  aux  païens  d'avan- 
cer, les  Romains  eux-mêmes  le  livraient  aux  Juifs 
pour  le  mettre  à  mort  ^. 

Les  agents  des  prêtres  lièrent  donc  Jésus  et  l'ame- 
nèrent au  prétoire,  qui  était  l'ancien  palais  d'Hérode^, 
joignant  la  tour  Antonia  ^.  On  était  au  matin  du 
jour  oii  l'on  devait  manger  l'agneau  pascal  (vendredi, 
14  de  nisan  =  3  avril).  Les  Juifs  se  seraient 
souillés  en  entrant  dans  le  prétoire  et  n'auraient  pu 
faire  le  festin  sacré.  Ils  restèrent  dehors^.  Pilate, 
averti  de  leur  présence,  monta  au  bima  ^  ou  tribu- 
nal situé  en  plein  air  ^,  à  l'endroit  qu'on  nommait 
Gabbatha  ou  en  grec  Lithostrotos,  à  cause  du  car- 
relage qui  revêtait  le  sol. 

4.  Jos.,  Ant.,  XV,  XI,  5;  B.  J.,  VI,  ii,  4. 

2.  Philon,  Legatio  ad  Caium,  §  38.  Jos.,  B.  J.,  II,  xiv,  8. 

3.  A  l'endroit  où  est  encore  aujourd'hui  le  sérail  du  pacha  de 
Jérusalem. 

4.  Jean,  xviii,  28, 

5.  Le  mot  grec  Pri^a  était  passé  en  syro-chaldaïque. 

6.  Jos.,  B.  J,,  II,  IX,  3;  xiv,  8;  Matth.,  xxvii,  27;  Jean,  xviii, 
33. 


400  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

A  peine  informé  de  l'accusation,  il  témoigna  sa 
mauvaise  humeur  d'être  mêlé  à  cette  affaire  ^.  Puis  il 
s'enferma  dans  le  prétoire  avec  Jésus.  Là  eut  lieu  un 
entretien  dont  les  détails  précis  nous  échappent, 
aucun  témoin  n'ayant  pu  le  redire  aux  disciples,  mais 
dont  la  couleur  paraît  avoir  été  bien  devinée  par 
Jean.  Son  récit,  en  effet,  est  en  parfait  accord  avec 
ce  que  l'histoire  nous  apprend  de  la  situation  réci- 
proque des  deux  interlocuteurs. 

Le  procurateur  Pontius,  surnommé  Pilatus,  sans 
doute  à  cause  dupilum  ou  javelot  d'honneur  dont  lui 
ou  un  de  ses  ancêtres  fut  décoré ^^  n'avait  eu  jusque-là 
aucune  relation  avec  la  secte  naissante.  Indifférent 
aux  querelles  intérieures  des  Juifs,  il  ne  voyait  dans 
tous  ces  mouvements  de  sectaires  que  les  effets  d'ima^ 
ginations  intempérantes  et  de  cerveaux  égarés.  En 
général,  il  n'aimait  pas  les  Juifs.  Mais  les  Juifs  le 
détestaient  plus  encore;  ils  le  trouvaient  dur,  mépri- 
sant, emporté;  ils  l'accusaient  de  crimes  invraisem- 
blables ^.  Centre  d'une   grande  fermentation  popu- 

'1.  Jean,  xviii,  ^9. 

2.  Virg.,  A^n.,  XII,  4â1  ;  Martial,  Épigr.,  I,  xxxii;  X,  xlyiii; 
Plutarque,  Vie  de  Romulus^  29.  Comparez  la  hasta  piira,  décora- 
tion militaire.  Orelli  et  Henzen,  Inscr.  lat.,  n°^  3574,  6852,  etc. 
Pilatus  est,  dans  cette  hypothèse,  un  mot  de  la  même  forme  que 
Torqualiis. 

3.  Phi  Ion,  Leg,  ad  Caiiun,  §  38. 


VIE   DE  JÉSUS.  401 

laire,  Jérusalem  était  une  ville  très-séditieuse  et  pour 
un  étranger  un  insupportable  séjour.  Les  exaltés 
prétendaient  que  c'était  chez  le  nouveau  procurateur 
un  dessein  arrêté  d'abolir  la  lai  juive  ^.  Leur  fana- 
tisme étroit,  leurs  haines  religieuses  révoltaient  ce 
large  sentiment  de  justice  et  de  gouvernement  civil, 
que  le  Romain  le  plus  médiocre  portait  partout  avec 
lui.  Tous  les  actes  de  Pilate  qui  nous  sont  connus 
le  montrent  comme  un  bon  administrateur  2.  Dans 
les  premiers  temps  de  l'exercice  de  sa  charge,  il 
avait  eu  avec  ses  administrés  des  difficultés  qu'il  avait 
tranchées  d'une  manière  très -brutale,  mais  où  il 
semble  que,  pour  le  fond  des  choses,  il  avait  raison. 
Les  Juifs  devaient  lui  paraître  des  gens  arriérés  ;  il  les 
jugeait  sans  doute  comme  un  préfet  libéral  jugeait 
autrefois  les  Bas-Bretons,  se  révoltant  pour  une  nou- 
velle route  ou  pour  l'établissement  d'une  école.  Dans 
ses  meilleurs  projets  pour  le  bien  du  pays,  notam- 
ment en  tout  ce  qui  tenait  aux  travaux  publics,  il 
avait  rencontré  la  Loi  comme  un  obstacle  infranchis- 
sable. La  Loi.  enserrait  la  vie  à  tel  point  qu'elle  s'op- 
posait à  tout  changement  et  à  toute  auiélioration.  Les 
constructions  romaines,  même  les  pi  us  utiles,  étaient  de 


H.  Jos.,  An!.,  XVIII,  !ii,  I,  init. 
2.  Jos.,  /l/i^.,xyilî,  ii-iv, 

26 


402  ORIGINES  DtJ  CHRISTIANISME. 

la  part  des  Juifs  zélés  l'objet  d'une  grande  antipathie*. 
Deux  écussons  votifs,  avec  des  inscriptions  qu'il  avait 
fait  apposer  à  sa  résidence,  laquelle  était  voisine  de 
l'enceinte  sacrée,  provoquèrent  un  orage  encore  plus 
violent 2.  Pilate  tint  d'abord  peu  de  compte  de  ces 
susceptibilités;  il  se  vit  ainsi  engagé  dans  des  ré- 
pressions sanglantes  ^,  qui  plus  tard  finirent  par 
amener  sa  destitution  '^.  L'expérience  de  tant  de 
conflits  l'avait  rendu  fort  prudent  dans  ses  rapports 
avec  un  peuple  intraitable,  qui  se  vengeait  de  ses 
maîtres  en  les  obligeant  à  user  envers  lui  de  rigueurs 
odieuses.  Le  procurateur  se  voyait  avec  un  suprême 
déplaisir  amené  à  jouer  en  cette  nouvelle  affaire  un 
rôle  de  cruauté,  pour  une  loi  qu'il  haïssait  ^.  Il  savait 
que  le  fanatisme  religieux,  quand  il  a  obtenu  quelque 
violence  des  gouvernements  civils,  est  ensuite  le 
premier  à  en  faire  peser  sur  eux  la  responsabilité, 
presque  à  les  en  accuser.  Suprême  injustice  ;  car  îg 
vrai  coupable,  en  pareil  cas,  est  l'instigateur  ! 
Pilate  eût  donc  désiré  sauver  Jésus.  Peut-être  l'at- 


/.  Talm.  de  Bab.,  Schahbath,  33  ^>. 

2.  Philon,  Leg.  ad  Caïiim,  §  38. 

3.  Jos.,  Ant.,  XVIIT,  m,  \  et  2;  Bell.  Jud.,  II,  ix,  2  et  suiv.; 
Luc,  XIII,  i. 

4.  Jos.,  A7it.,  XVIII,  IV,  1-2. 

6.  Jean,  xviii,  35.  "* 


ViE    l)L;    JESUS.  •  403 

lîtude  digne  et  calme  de  l'accusé  fit-elle  sur  lui  de 
l'impression.  Selon  une  tradition^,  Jésus  aurait  trouvé 
un  appui  dans  la  propre  femme  du  procurateur. 
Celle-ci  avait  pu  entrevoir  le  doux  Galiléen  de 
quelque  fenêtre  du  palais,  donnant  sur  les  cours  du 
temple.  Peut-être  le  revit-elle  en  songe,  et  le  sang 
de  ce  beau  jeune  homme,  qui  allait  être  versé,  lui 
donna-t-il  le  cauchemar.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  Jésus  trouva  Pilate  prévenu  en  sa  faveur. 
Le  gouverneur  l'interrogea  avec  bonté  et  avec  l'in- 
tention de  chercher  tous  les  moyens  de  le  renvoyer 
absous. 

Le  titre  de  «  roi  des  Juifs,  »  que  Jésus  ne  s'était  jamais 
attribué,  mais  que  ses  ennemis  présentaient  comme  le 
résumé  de  son  rôle  et  de  ses  prétentions,  était  natu- 
rellement celui  par  lequel  on  pouvait  exciter  les  om- 
brages de  l'autorité  romaine.  C'est  par  ce  côté, 
comme  séditieux  et  comme  coupable  de  crime 
d'État,  qu'on  se  mit  à  l'accuser.  Rien  n'était  plus 
injuste  ;  car  Jésus  avait  toujours  reconnu  l'empire 
romain  pour  le  pouvoir  établi.  Mais  les  partis  reli- 
gieux conservateurs  n'ont  pas  coutume  de  reculei 
devant  la  calomnie.  On  tirait  malgré  lui  toutes  les 
conséquences  de  sa  doctrine;  on  le  transformait  en 

\.  Matth.,  xxvii,  19 


404  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

disciple  de  Juda  le  Gaulonite;  on  prétendait  qu'il 
défendait  de  payer  le  tribut  à  César*.  Pilate  lui 
demanda  s'il  était  réellement  le  roi  des  Juifs  2.  Jésus 
ne  dissimula  rien  de  ce  qu'il  pensait.  Mais  la  grande 
équivoque  qui  avait  fait  sa  force,  et  qui  après  sa 
mort  devait  constituer  sa  royauté,  le  perdit  cette 
fois.  Idéaliste,  c'est-à-dire  ne  distinguant  pas  l'es- 
prit et  la  matière,  Jésus,  la  bouche  armée  de  son 
glaive  à  deux  tranchants,  selon  l'image  de  l'Apoca- 
lypse, ne  rassura  jamais  complètement  les  puissances 
de  la  terre.  S'il  faut  en  croire  Jean,  il  aurait  avoué  sa 
royauté,  mais  prononcé  en  même  temps  cette  pro- 
fonde parole  :  «  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce 
monde.  »  Puis  il  aurait  expliqué  la  nature  de  sa 
royauté,  se  résumant  tout  entière  dans  la  possession 
et  la  proclamation  de  la  vérité.  Pilate  ne  comprit  rien 
à  cet  idéalisme  supérieur  ^.  Jésus  lui  fit  sans  doute 
l'effet  d'un  rêveur  inoffensif.  Le  manque  total  de  pro- 
sélytisme religieux  et  philosophique  chez  les  Romains 
de  cette  époque  leur  faisait  regarder  le  dévouement  à 
la  vérité  comme  une  chimère.  Ces  débats  les  en- 
nuyaient et  leur  paraissaient  dénués  de  sens.  Ne 
voyant  pas  quel  levain  dangereux  pour  l'empire  se 

'\.  Luc,  xxiii,  2,  5. 

2.  Matlh.,  XXVII,  41;  Marc,  xv,  2;  Luc,  xxiii,  3;  Jean,  xviri,  33. 

3.  Jean,  xviii,  38. 


VIE  DE  JÉSUS.  405 

cachait  dans  les  spéculations  nouvelles,  ils  n'avaient 
aucune  raison  d'employer  la  violence  contre  elles. 
Tout  leur  mécontentement  tombait  sur  ceux  qui 
venaient  leur  demander  des  supplices  pour  de  vaines 
subtilités.  Vingt  ans  plus  tard,  Gallion  suivait  encore 
la  même  conduite  avec  les  Juifs ^.  Jusqu'à  la  ruine  de 
Jérusalem,  la  règle  administrative  des  Romains  fut 
de  rester  complètement  indifférents  dans  ces  que- 
relles de  sectaires  entre  eux^. 

Un  expédient  se  présenta  à  l'esprit  du  gouverneur 
pour  concilier  ses  propres  sentiments  avec  les  exi- 
gences du  peuple  fanatique  dont  il  avait  déjà  tant  de 
fois  ressenti  la  pression.  Il  était  d'usage  à  propos  de 
la  fête  de  Pâque  de  délivrer  au  •  peuple  un  prison- 
nier. Pilate,  sachant  que  Jésus  n'avait  été  arrêté  que 
par  suite  de  la  jalousie  des  prêtres^,  essaya  de  le 
faire  bénéficier  de  cette  coutume.  Il  parut  de  nouveau 
sur  le  bima^  et  proposa  à  la  foule  de  relâcher  «  le  roi 

1.  ^cL^  XVIII,  14-15. 

2.  Tacite  [Ami.jXY,  44]  présente  la  mort  de  Jésus  comme  an? 
exécution  politique  de  Ponce  Pilale.  Mais,  à  l'époque  où  écrivai' 
Tacite,  la  politique  romaine  envers  les  cliréliens  était  ehangce;  on 
les  tenait  pour  coupables  de  ligue  secrète  contre  l'État.  Il  était  na- 
turel que  l'historien  hitin  crût  que  Pilate,  en  faisant  mourir  Jc- 
sus,  avait  obéi  à  des  raisons  de  sûreté  publique.  Josèpho  est  bion 
plus  exact  {AnL,  XVIII,  m,  3). 

3.  Marc,  xv,  10. 


406  ORIGINES  DU  CHRISTlAISISME. 

des  Juifs.  »  La  proposition  faite  en  ces  termes  avait  un 
certain  caractère  de  largeur  en  même  temps  que 
d'ironie.  Les  prêtres  en  virent  le  danger.  Us  agirent 
promptement^,  et  pour  combattre  la  proposition  de 
Pilate,  ils  suggérèrent  à  la  foule  le  nom  d'un  pri- 
sonnier qui  jouissait  dans  Jérusalem  d'une  grande 
popularité.  Par  un  singulier  hasard,  il  s'appelait  aussi 
Jésus  2  et  portait  le  surnom  de  Bar-Abba  ou  Bar- 
Rabban^.  C'était  un  personnage  fort  connu  ^;  il 
avait  été  arrêté  à  la  suite  d'une  émeute  accompa- 
gnée de  meurtre^.  Une  clameur  générale  s'éleva  : 
((  Non  celui-là;  mais  Jésus  Bar-Rabban.  »  Pilate 
fut  obligé  de  délivrer  Jésus  Bar-Rabban. 

Son  embarras  augmentait.  Il  craignait  que  trop 
d'indulgence  pour  un  accusé  auquel  on  donnait  le 
titre  de  «  roi  des  Juifs  »  ne  le  compromît.  Le  fana- 
tisme, d'ailleurs,  amène  tous  les  pouvoirs  à  trai- 
ter avec  lui.  Pilate  se  crut  obligé  de  faire  quelque 
concession  ;  mais  hésitant  encore  à  répandre  le 
sang  pour  satisfaire  des  gens  qu'il  détestait,  il  voulut 

4.  Matth. ,  XXVII,  20;  Marc,  xv,  41. 

2.  Le  nom  de  Jésus  a  disparu  dans  la  plupart  des  manuscrite 
Cette  leçon  a  néanmoins  pour  elle  de  très-fortes  autorités. 

3.  Matth.,  xxvii,  16. 

4.  Cf.  saint  Jérôme,  In  Matth.,  xxvii,  16. 

5.  aïarc,  XV,  7;  Luc,  xxiii,  19.  Jean  (xviii,  40),  qui  en  fait  ua 
voleur,  paraît  ici  beaucoup  moins  dans  le  vrai  que  Marc. 


VIE  DE  JÉSUS.  407 

tourner  la  chose  en  comédie.  Affectant  de  rire  du 
titre  pompeux  que  l'on  donnait  à  Jésus,  il  le  fit  fouet- 
ter ^.  La  flagellation  était  le  préliminaire  ordinaire  du 
trupplice  de  la  croix^.  Peut-être  Pilate  voulut-il  laisser 
croire  que  cette  condamnation  était  déjà  prononcée, 
tout  en  espérant  que  le  préliminaire  suffirait.  Alors 
eut  lieu,  selon  tous  les  récits,  une  scène  révoltante. 
Des  soldats  lui  mirent  sur  le  dos  une  casaque  rouge, 
sur  la  tête  une  couronne  formée  de  branches  épi- 
neuses, et  un  roseau  à  la  main.  On  l'amena  ainsi 
atfublé  sur  la  tribune,  en  face  du  peuple.  Les  soldats 
défilaient  devant  lui,  le  souffletaient  tour  à  tour,  et 
disaient  en  s'agenouillant  :  «  Salut,  roi  des  Juifs  ^.  » 
D'autres,  dit-on,  -crachaient  sur  lui  et  frappaient  sa 
tête  avec  le  roseau.  On  comprend  difficilement  que  la 
gravité  romaine  se  soit  prêtée  à  des  actes  si  honteux. 
Il  est  vrai  que  Pilate,  en  qualité  de  procurateur,  n'avait 
guère  sous  ses  ordres  que  des  troupes  auxiliaires '^. 
Des  citoyens  romains,  comme  étaient  les  légionnaires, 
ne  fussent  pas  descendus  à  de  telles  indignités. 


1.  MatUi.,  XXVII,  26;  Marc,  xv,  15;  Jean,  xix,  I. 

2.  Jos.,  B.J.,n,  XIV,  9;  V,  XI,  4;  VII.  vi,4;  Tite-Live,XXXIlI, 
36  ;  Quinle-Curce,  VII,  xi,  28. 

3.  Matth.,  XXVII,  27  etsuiv.;  Marc,  xv,  i6  et  suiv.;  Luc,  xs.ni, 
41;  Jean,  xix,  2  et  suiv. 

4.  Voir  InscripU  roni.  de  l'Algérie^  n*»  5,  Iragm.  B, 


408  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

Pilate  avait -il  cru  par  cette  parade  mettre  sa 
responsabilité  à  couvert?  Espérait -il  détourner  le 
coup  qui  menaçait  Jésus  en  accordant  quelque  chose 
à  la  haine  des  Juifs  ^,  et  en  substituant  au  dénoue- 
ment tragique  une  fin  grotesque  d'où  il  semblait 
résulter  que  l'affaire  ne  méritait  pas  une  autre  issue  ? 
Si  telle  fut  sa  pensée,  elle  n'eut  aucun  succès.  Le 
tumulte  grandissait  et  devenait  une  véritable  sédi- 
tion. Les  cris  :  «  Qu'il  soit  crucifié!  qu'il  soit  cruci- 
fié !  »  retentissaient  de  tous  côtés.  Les  prêtres,  prenant 
un  ton  de  plus  en  plus  exigeant,  déclaraient  la  Loi 
en  péril,  si  le  séducteur  n'était  puni  de  mort^.  Pilate 
vit  clairement  que,  pour  sauver  Jésus,  il  faudrait 
réprimer  une  émeute  sanglante.  Il  essaya  cependant 
encore  de  gagner  du  temps.  Il  rentra  dans  le  pré- 
toire, s'informa  de  quel  pays  était  Jésus,  cherchant 
un  prétexte  pour  décliner  sa  propre  compétence  '. 
Selon  une  tradition,  il  aurait  même  renvoyé  Jésus  à 
Antipas,  qui,  dit-on,  était  alors  à  Jérusalem^.  Jésus  se 

i.  Luc,  XXIII,  16,  22. 

2.  Jean,  xix,  7. 

3.  Jean,  xix,  9.  Cf.  Luc,  xxiii,  6  et  suiv. 

4.  II  est  probable  que  c'est  là  une  première  tentative  d'«  Harmo- 
nie des  Évangiles.»  Luc  aura  eu  sous  les  yeux  un  récit  oiî  la  mort 
de  Jésus  était  attribuée  par  erreur  à  Hérode.  Pour  ne  pas  sacrifier 
entièrement  cette  version,  il  aura  mis  bout  à  bout  les  deux  tra- 
ditions, d'autant  plus  qu'il  savait  peut-être  vaguement  que  Jésus 


VIE  DE  JÉSUS.  40,j 

prêta  peu  à  ces  efforts  bienveillants  ;  il  se  renferma, 
comme  chez  Kaïapha,  dans  un  silence  digne  et  grave, 
c[ui  étonna  Pilate.  Les  cris  du  dehors  devenaient  de 
plus  en  plus  menaçants.  On  dénonçait  déjà  le  peu  de 
zèle  du  fonctionnaire  qui  protégeait  un  ennemi  de 
César.  Les  plus  grands  adversaires  de  la  domination 
romaine  se  trouvèrent  transformés  en  sujets  loyaux 
de  Tibère,  pour  avoir  le  droit  d'accuser  de  lèse- 
majesté  le  procurateur  trop  tolérant.  «  Il  n'y  a 
21 ,  disaient-ils,  d'auti'e  roi  que  l'empereur  ;  qui- 
conque se  fait  roi  se  met  en  opposition  avec  l'em- 
pereur. Si  le  gouverneur  acquitte  cet  homme,  c'est 
qu'il  n'aime  pas  l'empereur.  ^  »  Le  faible  Pilate  n*y 
tint  pas  ;  il  lut  d'avance  le  rapport  que  ses  ennemis 
enverraient  à  Rome,  et  où  on  l'accuserait  d'avoir 
soutenu  un  rival  de  Tibère.  Déjà,  dans  l'affaire  des 
écussons  votifs^,  les  Juifs  avaient  écrit  à  l'empereur 

(comme  Jean  nous  l'apprend)  comparut  devant  trois  aulorilés. 
Dans  beaucoup  d'autres  cas,  Luc  semble  avoir  un  sentiment  éloi- 
gné des  faits  qui  sont  propres  à  la  narration  de  Jean.  Du  reste,  le 
troisième  évangile  renferme,  pour  l'histoire  du  crucifiement,  une 
série  d'additions  que  l'auteur  paraît  avoir  puisées  dans  un  docu- 
ment plus  récent,  et  où  l'arrangement  en  vue  d'un  but  d'édi- 
fication était  sensible. 

1.  Jean,  xix,  12,  15.  Cf.  Luc,  xxiii,  2.  Pour  apprécier  l'exacti- 
tude de  la  couleur  de  cette  scène  chez  les  évangélistes,  voyez  Phi- 
Ion,  Leg.  ad  Caïiun,  $  38. 

2.  Voir  ci-dessus,  p.  402. 


410  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

et  avaient  eu  raison.  Il  craignit  pour  sa  place.  Par 
une  condescendance  qui  devait  livrer  son  nom  aux  fouets 
de  l'histoire,  il  céda,  rejetant,  dit-on,  sur  les  Juifs 
toute  la  responsabilité  de  ce  qui  allait  arriver.  Ceux- 
ci,  au  dire  des  chrétiens,  l'auraient  pleinement 
acceptée,  en  s'écriant  :  «  Que  son  sang  retombe  sur 
nous  et  sur  nos  enfants  ^  !  » 

Ces  mots  furent -ils  réellement  prononcés?  On 
en  peut  douter.  Mais  ils  sont  l'expression  d'une  pro- 
fonde vérité  historique.  Vu  l'altitude  que  les  Romains 
avaient  prise  en  Judée,  Pilate  ne  pouvait  guère  faire 
autre  chose  que  ce  qu'il  fit.  Combien  de  sentences  de 
mort  dictées  par  Fintolérance  religieuse  ont  forcé 
la  main  au  pouvoir  civil!  Le  roi  d'Espagne  qui, 
pour  complaire  à  un  clergé  fanatique,  livrait  au 
bûcher  des  centaines  de  ses  sujets,  était  plus  blâ- 
mable que  Pilate;  car  il  représentait  un  pouvoir 
plus  complet  que  n'était  encore  à  Jérusalem  celui 
des  Romains.  Quand  le  pouvoir  civil  se  fait  persécu- 
teur ou  tracassier,  à  la  sollicitation  du  prêtre,  il  fait 
preuve  de  faiblesse.  Mais  que  le  gouvernement  qui 
à  cet  égard  est  sans  péché  jette  à  Pilate  la  première 
pierre.  Le  «  bras  séculier,  »  derrière  lequel  s'abrite  la 
cruauté  cléricale,   n'est  pas  le  coupable.  Nul  n'est 

4.  Matth.,  xxvn,  24-25. 


VIE  DE  JÉSUS.  411 

admis  à  dire  qu'il  a  horreur  du  sang,  quand  il  le  fait 
verser  par  ses  valets. 

Ce  ne  furent  donc  ni  Tibère  ni  Pilate  qui  condam- 
nèrent Jésus.  Ce  fut  le  vieux  parti  juif;  ce  fut  la  loi 
mosaïque.  Selon  nos  idées  modernes,  il  n'y  a  nulle 
transmission  de  démérite  moral  du  père  au  fils- 
chacun  ne  doit  compte  à  la  justice  humaine  et  à  la  jus- 
tice divine  que  de  ce  qu'il  a  fait.  Tout  juif,  par  consé- 
quent, qui  souffre  encore  aujourd'hui  pour  le  meurtre 
de  Jésus  a  droit  de  se  plaindre  ;  car  peut-être  eut-il 
été  Simon  le  Cyrénéen;  peut-être  au  moins  n'eùt-il 
pas  été  avec  ceux  qui  crièrent  :  «  Crucifiez-le  !  »  Mais 
les  nations  ont  leur  responsabilité  comme  les  indivi- 
dus. Or  si  jamais  crime  fut  le  crime  d'une  nation,  ce 
fut  la  mort  de  Jésus.  Cette  mort  fut  «  légale,  »  en  ce 
sens  qu'elle  eut  pour  cause  première  une  loi  qui  était 
l'âme  même  de  la  nation.  La  loi  mosaïque,  dans  sa 
forme  moderne,  il  est  vrai,  mais  acceptée,  prononçait 
ia  peine  de  mort  contre  toute  tentative  pour  changer 
1(3  culte  établi.  Or,  Jésus,  sans  nul  doute,  attaquait 
ce  culte  et  aspirait  à  le  détruire.  Les  Juifs  le  dire  m 
à  Pilate  avec  une  franchise  simple  et  vraie  :  «  Nous 
avons  une  Loi,  et  selon  cette  Loi  il  doit  mourir;  car 
il  s'est  fait  Fils  de  Dieu  ^.  »  La  loi  était  détestable  ; 

!.  Jean,  xl\,  7. 


412  OKIGINES   DU  CHRISTIANISME. 

mais  c'était  la  loi  de  la  férocité  antique,  et  le  héros  qui 
s'offrait  pour  l'abroger  devait  avant  tout  la  subir. 
Hélas  !  il  faudra  plus  de  dix-huit  cents  ans  pour 
que  le  sang  qu'il  va  verser  porte  ses  fruits.  En  son 
nom,  durant  des  siècles,  on  infligera  des  tortures 
et  la  mort  à  des  penseurs  aussi  nobles  que  lui.  Au- 
jourd'hui encore,  dans  des  pays  qui  se  disent  chré- 
tiens, des  pénalités  sont  prononcées  pour  des  délits 
religieux.  Jésus  n'est  pas  responsable  de  ces  égare- 
ments. Il  ne  pouvait  prévoir  que  tel  peuple  à 
l'imagination  égarée  le  concevrait  un  jour  comme  un 
affreux  Moloch,  avide  de  chair  brûlée.  Le  christia- 
nisme a  été  intolérant;  mais  l'intolérance  n'est  pas 
un  fait  essentiellement  chrétien.  C'est  un  fait  juif, 
en  ce  sens  que  le  judaïsme  dressa  pour  la  première 
fois  la  théorie  de  l'absolu  en  religion,  et  posa  le 
principe  que  tout  novateur,  même  quand  il  apporte 
des  miracles  à  l'appui  de  sa  doctrine,  doit  être  reçu 
à  coups  de  pierres,  lapidé  par  tout  le  monde,  sans 
jugement  "•.  Certes,  le  monde  païen  eut  aussi  ses 
violences  religieuses.  Mais  s'il  avait  eu  cette  loi-là, 
comment  fùt-il  devenu  chrétien?  Le  Pentateuque  a 
de  la  sorte  été  dans  le  monde  le  premier  code  de  la 
terreur  religieuse.   Le  judaïsme  a  donné  l'exemple 

i.  Dealer. j  xiii,  I  et  suiv. 


VIE   DE  JÉSUS.  413 

d'an  dogme  immuable,  armé  du  glaive.  Si,  au  lieu 
de  poursuivre  les  Juifs  d'une  haine  aveugle,  le  chris- 
tianisme eut  aboli  le  régime  qui  tua  son  fondateur, 
combien  il  eût  été  plus  conséquent,  combien  il  eut 
ii.icux  mérité  du  eenre  humain! 


CHAPITRE  XXV. 


MORT     DE     JESUS. 


Bien  que  le  motif  réel  de  la  mort  de  Jésus  fût  tout 
religieux,  ses  ennemis  avaient  réussi,  au  prétoire,  à 
le  présenter  comme  coupable  de  crime  d'État;  ils 
n'eussent  pas  obtenu  du  sceptique  Pilate  une  condam- 
nation pour  cause  d'hétérodoxie.  Conséquents  à  cette 
idée,  les  prêtres  firent  demander  pour  Jésus,  par  la 
foule,  le  supplice  de  la  croix.  Ce  supplice  n'était  pas 
juif  d'origine  ;  si  la  condamnation  de  Jésus  eût  été 
purement  mosaïque,  on  lui  eut  appliqué  la  lapidation^. 
La  croix  était  un  supplice  romain,  réservé  pour  les 

\.  Jos.,  Ant.,  XX,  IX,  1.  Le  Talmud,  qui  présente  la  condam- 
nation de  Jésus  comme  toute  religieuse,  prétend,  en  effet,  quMl 
fiil  lapidé,  ou  du  moins,  qu'après  avoir  été  pendu,  il  fut  lapidé, 
comme  cela  arrivait  souvent  (Mischna,  Sanhédririj  vi,  4).  Talm. 
de  Jérusalem,  Sanhédrin,  xiv,  46;  Talm.  de  Bab.,  même  traité, 
43  a,  67  a. 


VIE   DE  JÉStJS.  4i6 

esclaves  et  pour  les  cas  où  l'on  voulait  ajouter  à  la 
mort  l'aggravation  de  l'ignominie.  En  l'appliquant  à 
Jésus,  on  le  traitait  comme  les  voleurs  de  grand  che- 
min, les  brigands,  les  bandits,  ou  comme  ces  ennemis 
de  bas  étage  auxquels  les  Romains  n'accordaient  pas 
les  honneurs  de  la  mort  par  le  glaive  ^.  C'était  le  chi- 
mérique «  roi  des  Juifs,  »  non  le  dogmatiste  hétéro- 
doxe, que  l'on  punissait.  Par  suite  de  la  même  idée, 
l'exécution  dut  être  abandonnée  aux  Romains.  On  sait 
que,  chez  les  Romains,  les  soldats,  comme  ayant  pour 
métier  de  tuer,  faisaient  l'office  de  bourreaux.  Jésus 
fut  donc  livré  à  une  cohorte  de  troupes  auxiliaires , 
et  tout  l'odieux  des  supplices  introduits  par  les  mœurs 
cruelles  des  nouveaux  conquérants  se  déroula  pour 
lui.  11  était  environ  midi  2.  On  le  revêtit  de  ses  habits 
qu'on  lui  avait  ôtés  pour  la  parade  de  la  tribune,  et 
comme  la  cohorte  avait  déjà  en  réserve  deux  vo- 
leurs qu'elle  devait  exécuter,  on  réunit  les  trois  con- 
damnés, et  le  cortège  se  mit  en  marche  pour  le  lieu 
de  l'exécution. 

Ce  lieu  était  un  endroit  nommé  Golgotha,  situé 


i.  Jos.,  AnL,  XVII,  X,  10;  XX,  vi,  2;  D.  J.,  V,  xi,  1;  Apulée, 
Métam.,  III,  9;  Suétone,  Galba,  ^\  Lampride,  Alex.  Sev.,  23. 

2.  Jean,  xix,  14.  D'après  Marc,  xv,  25,  il  n'eût  guère  été  que 
huit  heures  du  matin,  puisque,  selon  cet  évangéliste,  Jésus  fut  cru- 
cifié à  neuf  heures. 


416  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME. 

hors  de  Jérusalem,  mais  près  des  murs  de  la 
ville  *.  Le  nom  de  Golgolha  signifie  crâne;  il  corres- 
pond, ce  semble,  à  notre  mot  Chaumont^  et  désignait 
probablement  un  tertre  dénudé,  ayant  la  forme  d'un 
crâne  chauve.  On  ne  sait  pas  avec  exactitude  l'empla- 
cement de  ce  tertre.  Il  était  sûrement  au  nord  ou  au 
nord-ouest  de  la  ville,  dans  la  haute  plaine  inégale 
qui  s'étend  entre  les  murs  et  les  deux  vallées  de 
Cédron  et  de  Hinnom  2,  région  assez  vulgaire,  at- 
tristée encore  par  les  fâcheux  détails  du  voisinage 
d'une  grande  cité.  Il  est  difficile  de  placer  le  Golgo- 
lha à  l'endroit  précis  où,  depuis  Constantin,  la  chré- 
tienté tout  entière  l'a  vénéré  ^.  Cet  endroit  est  trop 
engagé  dans  l'intérieur  de  la  ville,  et  on  est  porté  à 
croire  qu'à  l'époque  de  Jésus  il  était  compris  dans 
l'enceinte  des  murs  ^. 

1.  Matth.,  XXVII,  33;  Marc,  xv,  22;  Jean,  xix,  20;  Episl.  ad 
Hebr.j  xiii,  12. 

2.  Golgolha^  en  effet,  semble  n'être  pas  sans  rapport  avec  la 
colline  de  Gareb  et  la  localité  de  Goaf/i^  mentionnées  dans  Jérémie, 
XXXI,  39.  Or,  ces  deux  endroits  paraissent  avoir  été  au  nord-ouest 
de  la  ville.  J'inclinerais  à  placer  le  lieu  où  Jésus  fut  crucifié 
près  de  l'angle  extrême  que  fait  le  mur  actuel  vers  l'ouest,  ou  bien 
sur  les  buttes  qui  dominent  la  vallée  de  Hinnom,  au-dessus  de 
Birket'Mamilla. 

3.  Les  preuves  par  lesquelles  on  a  essayé  d'établir  que  le  Saint 
Sépulcre  a  été  déplacé  depuis  Constantin  manquent  de  solidité. 

4.  M.  de  Vogué  a  découvert  à  76  mètres  à  l'est  de  l'empla- 


VIE   DE  JÉSUS.  417 

Le  condamné  à  la  croix  devait  porter  lui-même 

cernent  traditionnel  du  Calvaire,  un  pan  de  mur  judaïque  analogue 
il  celui  d^Hébron ,  qui,  s'il  appartient  à  l'enceinte  du  temps  de 
Jésus,  laisserait  ledit  emplacement  traditionnel  en  dehors  de  la 
ville.  L'existence  d'un  caveau  sépulcral  (celui  qu'on  appelle  «Tom- 
beau de  Joseph  d'Arimathie»)  sous  le  mur  de  la  coupole  du  Saint- 
Sépulcre  porterait  aussi  à  supposer  que  cet  endroit  était  hors  des 
murs.  Deux  considérations  historiques,  dont  l'une  est  assez  forte, 
peuvent  d'ailleurs  être  invoquées  en  faveur  de  la  tradition.  La  pre- 
mière, c'est  qu'il  serait  singulier  que  ceux  qui  cherchèrent  à  fixer 
sous  Constantin  la  topographie  évangélique,  ne  se  fussent  pas 
arrêtés  devant  l'objection  qui  résulte  de  Jean,,  xix,  20,  et  de 
Hébr.,  XIII,  12.  Comment,  libres  dans  leur  choix,  se  fussent-ils 
exposés  de  gaîté  de  cœur  à  une  si  grave  difficulté?  La  seconde 
considération,  c'est  qu'on  pouvait  avoir,  pour  se  guider,  du  temps 
de  Constantin,  les  restes  d'un  édifice,  le  temple  de  Vénus  sur  le 
Golgotha,  élevé  par  Adrien.  On  est  donc  par  moments  porté  à 
croire  que  l'œuvre  des  topographes  dévots  du  temps  de  Constan- 
tin eut  quelque  chose  de  sérieux,  qu'ils  cherchèrent  des  indices 
et  que,  bien  qu'ils  ne  se  refusassent  pas  certaines  fraudes  pieuses, 
ils  se  guidèrent  par  des  analogies.  S'ils  n'eussent  suivi  qu'un 
vain  caprice^  ils  eussent  placé  le  Golgotha  à  un  endroit  plus  ap- 
parent, au  sommet  de  quelqu'un  des  mamelons  voisins  de  Jérusa- 
lem, pour  suivre  l'imagination  chrétienne,  qui  de  très-bonne  heure 
voulut  que  la  mort  du  Christ  eût  eu  lieu  sur  une  montagne.  Mais 
la  difficulté  des  enceintes  est  très-grave.  Ajoutons  que  l'érection 
du  temple  de  Vénus  sur  le  Golgotha  prouve  peu  de  chose.  Eusèbe 
{ Vita Const.,  III, 26] ,  Socrate  (H. E.,IJT),  Sozomène {//.  E.,  11,1), 
S.  Ur6me'{Epist.  xlix,  ad  Paulin.) ,  disent  bien  qu'il  y  avait  un  sanc- 
tuaire devenus  sur  l'emplacement  qu'ils  croient  être  celui  du  saint 
tombeau;  mais  il  n'est  pas  sûr  :  \°  qu'Adrien  l'ait  élevé;  2°  qu'il 
l'ait  élevé  sur  un  endroit  qui  s'appelait  de  son  temps  «Golgotha;  » 
3"  qu'il  ait  eu  l' i  ntention  de  l'élever  à  la  place  où  Jésus  souffrit  la  morU 

27 


418  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

l'instrument  de  son  supplice  ^.  Mais  Jésus,  plus  faible 
de  corps  que  ses  deux  compagnons,  ne  put  porter  la 
sienne.  L'escouade  rencontra  un  certain  Simon  de 
Gyrène,  qui  revenait  de  la  campagne,  et  les  soldats, 
avec  les  brusques  procédés  des  garnisons  étran- 
gères, le  forcèrent  de  porter  l'arbre  fatal.  Peut-être 
usaient-ils  en  cela  d'un  droit  de  corvée  reconnu,  les 
Romains  ne  pouvant  se  charger  eux-mêmes  du  bois 
infâme.  Il  semble  que  Simon  fut  plus  tard  de  la  com- 
munauté chrétienne.  Ses  deux  fils,  Alexandre  et  Ru- 
fus  2,  y  étaient  fort  connus.  Il  raconta  peut-être  plus 
d'une  circonstance  dont  il  avait  été  témoin.  Aucun  dis- 
ciple  n'était  à  ce  moment  auprès  de  Jésus  ^. 

On  arriva  enfin  à  la  place  des  exécutions.  Selon 
l'usage  juif,  on  offrit  à  boire  aux  patients  un  vin  forte- 
ment aromatisé,  boisson  enivrante,  que  par  un  sen- 
timent de  pitié  on  donnait  au  condamné  pour  l'étour- 
dir ^.  Il  paraît  que  souvent  les  dames  de  Jérusalem 
apportaient  elles-mêmes  aux  infortunés  qu'on  menait 

1.  Plutarqiie,  De  sera  nu?n.  vind.^  19;  Artémidore,  Onirn- 
crû.,  II,  56. 

2.  Marc,  xv,  21 . 

3.  La  circonstance  Luc,  xxiii,  27-31  est  de  celles  où  l'on  sent 
le  travail  d'une  imagination  pieuse  et  attendrie.  Les  paroles  qu'on 
y  prête  à  Jésus  n'ont  pu  être  écrites  qu'après  le  siège  de  Jéru- 
salem. 

4.  Talm.  deBab.,  Sanhédrin,  foî.  43  a.  Comp.  Prov.,  xxi,  6. 


VIE  DE  JÉSUS.  419 

au  supplice  ce  vin  de  la  dernière  heure;  quand 
aucune  d'elles  ne  se  présentait,  on  l'achetait  sur  les 
fonds  de  la  caisse  publique^.  Jésus,  après  avoir 
effleuré  le  vase  du  bout  des  lèvres,  refusa  de  boire 2. 
Ce  triste  soulagement  des  condamnés  vulgaires  n'al- 
lait pas  à  sa  haute  nature.  11  préféra  quitter  la  vie 
dans  la  parfaite  clarté  de  son  esprit,  et  attendre  avec 
une  pleine  conscience  la  mort  qu'il  avait  voulue  et  ap- 
pelée. On  le  dépouilla  alors  de  ses  vêtements  ^,  et 
on  l'attacha  à  la  croix.  La  croix  se  composait  do 
deux  poutres  liées  en  forme  de  T  ^.  Elle  était  peu 
élevée,  si  bien  que  les  pieds  du  condamné  touchaient 
presque  à  terre.  On  commençait  par  la  dresser-'';  puis 
on  y  attachait  le  patient,  en  lui  enfonçant  des  clous 
dans  les  mains;  les  pieds  étaient  souvent  cloués, 
quelquefois  seulement  liés  avec  des  cordes^.  Un  bil- 


■1.  Talm.  de  Bab.,  Sanhédriài,  1.  c, 

2.  Marc,  xv,  23.  Matth.,  xxvii,  34,  fausse  ce  détail,  pour  obte- 
nir une  allusion  messianique  au  Ps.  lxix,  22. 

3.  Matth.,  XXVII,  35;  Marc,  xv,  24;  Jean,  xix,  23.  Cf.  Arlémi- 
(lore,  Onirocr.j,  II,  53. 

4.  Lucien,  Jud.  voc._,  12.  Comparez  le  crucifix  grotesque  tracé 
;  Rome  sur  un  mur  du  mont  Palatin.  Civillà  caltolica,  fasc. 
s  Lxi,  p.  529  et  suiv. 

o.  Jos.,  B.  J.,  VII,  VI,  4;  Cic, /m  Terr.^V,  GG;  Xénopli.Ephes., 
Ephesiaca,  IV,  2. 
6.  Luc,  XXIV,  39  ;  Jean,  xx,   25-27  ;  Piaule,  Mostellaria,  II,  i, 


420  ORIGINES    DU   CHRISTIANISME. 

lot  de  bois,  sorte  d'antenne,  était  attaché  au  fût  de 
la  croix,  vers  le  milieu,  et  passait  entre  les  jambes 
du  condamné,  qui  s'appuyait  dessus^.  Sans  cela  les 
mains  se  fussent  déchirées  el  le  corps  se  fut  affaisse. 
D'autres  fois,  une  tablette  horizontale  était  fixée  à  la 
hauteur  des  pieds  et  les  soutenait 2. 

Jésus  savoura  ces  horreurs  dans  toute  leur  atro- 
cité. Une  soif  brûlante,  l'une  des  to;tures  du  cru- 
cifiement ^,  le  dévorait.  Il  demanda  à  boire.  Il  y 
avait  près  de  là  un  vase  plein  de  la  boisson  ordinaire 
des  soldats  romains,  mélange  de  vinaigre  et  d'eau, 
appelé  posca.  Les  soldats  devaient  porter  avec  eux 
leur  posca  dans  toutes  les  expéditions^,  au  nombre 
desquelles  une  exécution  était  comptée.  Un  soldat 
trempa  une  éponge  dans  ce  breuvage,  la  mit  au  bout 
d'un  roseau,  et  la  porta  aux  lèvres  de  Jésus,  qui  la 
suça  5.  Les  deux  voleurs  étaient  crucifiés  à  ses  côtés. 
Les  exécuteurs,  auxquels  on  abandonnait  d'ordinaire 

13;  Lucain,  Phares. j\l,  543  et  suiv.,   547;  Justin,   Dial.  cuni 
Tryph.,  97;  Tertullien,  Adv.  Marcionem,  III,  49. 
■  4.  Irénée,  Adv.  hœr.,  ïï,  24;  Justin,  Dial.  cum  Tryphone,  91. 

2.  Voir  le  grajjito  précité. 

3.  Voir  le  texte  arabe  publié  par  Kosegarten,  Chrest.  arab.,^.  64. 

4.  Spartien,.VÏe  d'Adrien,  iO;Vulcalius  Gallicanus,  Vied'Axn- 
dius  Cassius,  5. 

o.  ?ilatth.,  XXVII,  48;  Marc,  xv,  36;  Luc,  xxiii,  36;  Jean,  xix, 
28-30. 


VIE  DE  JESUS.  421 

les  menues  dépouilles  [pannicularia)  des  suppli- 
ciés^, tirèrent  au  sort  ses  vêtements,  et,  assis  au  pied 
de  la  croix,  le  gardaient  2.  Selon  une  tradition,  Jésus 
aurait  prononcé  cette  parole,  qui  fut  dans  son  cœur, 
sinon  sur  ses  lèvres  :  «  Père,  pardonne-leur  ;  ils  ne 
savent  ce  qu'ils  font  ^.  » 

Un  écriteau,  suivant  la  coutume  romaine,  était 
attaché  au  haut  de  la  croix,  portant  en  trois  langues, 
en  hébreu,  en  grec  et  en  lalin  :  le  roi  des  juifs.  Il  y 
avait  dans  cette  rédaction  quelque  chose  de  pénible  et 
d'injurieux  pour  la  nation.  Les  nombreux  passants 
qui  la  lurent  en  furent  blessés.  Les  prêtres  firent 
observer  à  Pilate  qu'il  eût  fallu  adopter  une  rédaction 
qui  impliquât  seulement  que  Jésus  s'était  dit  roi  des 
Juifs.  Mais  Pilate,  déjà  impatienté  de  cette  affaire, 
refusa  de  rien  changer  à  ce  qui  était  écrit  ^. 

Ses  disciples  avaient  fui.  Jean  néanmoins  déclare 


1.  Dig.,  XLVII,  xXyDe  bonis  damnât.  jQ.  Adrien  limita  cet  usage, 

2.  Matth.,  XXVII,  36.  Cf.  Pétrone,  Satyr.,  cxi,  cxii. 

3.  Luc,  xxiii,  34.  En  général  les  dernières  paroles  prêtées  l 
Jésus,  surtout  telles  que  Luc  les  rapporte,  prêtent  au  doute.  L'in- 
tention d  édifier  ou  de  montrer  l'accomplissement  des  prophéties 
s'y  fait  sentir.  Dans  ces  cas  d'ailleurs,  chacun  entend  à  sa  guise. 
Les  dernières  paroles  des  condamnés  célèbres  sont  toujours  re- 
cueillies de  deux  ou  trois  façons  complètement  différentes  par  les 
témoins  le.-  plus  rapprochés. 

4.  Jean,  xïx,  19-22. 


422  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

avoir  été  présent  et  être  resté  constamment  debout 
au  pied  de  la  croix  ^,  On  peut  affirmer  avec  plus 
de  certitude  que  les  fidèles  amies  de  Galilée,  qui 
avaient  suivi  Jésus  à  Jérusalem,  et  continuaient  à  le 
servir,  ne  l'abandonnèrent  pas.  Marie  Gléophas,  Marie 
de  Magdala,  Jeanne,  femme  de  Khouza,  Salomé, 
d'autres  encore,  se  tenaient  à  une  certaine  distance  ^ 
et  ne  le  quittaient  pas  des  yeux  ^  S'il  fallait  en  croire 
Jean^,  Marie,  mère  de  Jésus,  eût  été  aussi  au  pied  de  la 
croix,  et  Jésus ,  voyant  réunis  sa  mère  et  son  disciple 
chéri,  eût  dit  à  l'un  :  «  Voilà  ta  mère,  »  à  l'autre  : 
«  Voilà  ton  fils.  »  Mais  on  ne  comprendrait  pas  com- 
ment les  évangélistes  synoptiques,  qui  nomment  les 

1.  Jean,  xix,  25  et  suiv. 

2.  Les  synoptiques  sont  d'accord  pour  placer  le  groupe  fidèle 
«  loin  »  de  la  croix.  Jean  dit  :  «  à  côté,  »  dominé  par  le  désir 
qu'il  a  de  s'être  approché  très-près  de  la  croix  de  Jésus. 

3.  Matth.,  XXVII,  55-56;  Marc,  xv,  40-41;  Luc,  xxiii,  49,  55; 
XXIV,  10;  Jean,  xix,  25.  Cf.  Luc,  xxiii,  27-31. 

4.  Jean,  xix,  25  et  suiv.  Luc,  toujours  intermédiaire  entre  les 
deux  premiers  synoptiques  et  Jean,  place  aussi,  mais  à  distance, 
«  tous  ses  amis.  »  (xxiii,  49.)  L'expression  ^vwaTct  peut,  il 
est  vrai,  convenir  aux  «  parents.  »  Luc  cependant  (ii,  44)  dis- 
lingue les  ^vwcTct  des  au-v-^Evsî;.  Ajouions  que  les  meilleurs  manu- 
scrits portent  oî  «yvoiOTct  aùrô),  et  non  et  ptoaroi  aÙTcû.  Dans  les 
Actes  (i,  14),  Marie,  mère  de  Jésus,  est  mise  aussi  en  compagnie 
des  femmes  galiléonnes;  ailleurs  [Évang.j,  ii,  35),  Luc  lui  prédit 
qu'un  glaive  do  douleur  lui  percera  le  cœur.  Mais  on  s'explique 
d'autant  moins  qu'il  l'omette  à  la  croix. 


VIE  DE   JESUS.  423 

autres  femmes,  eussent  omis  celle  dont  k  présence 
était  un  trait  si  frappant.  Peut-être  même  la  hauteur 
extrême  du  caractère  de  Jésus  ne  rend-elle  pas  un 
tel  attendrissement  personnel  vraisemblable,  au  mo^ 
ment  où,  uniquement  préoccupé  de  son  œuvre,  il 
n'existait  plus  que  pour  l'humanité*. 

A  part  ce  petit  groupe  de  femmes,  qui  de  loin  con- 
solaient ses  regards,  Jésus  n'avait  devant  lui  que 
le  spectacle  de  la  bassesse  humaine  ou  de  sa  stupi- 
dité. Les  passants  l'insultaient.  Il  entendait  autour 
de  lui  de  sottes  railleries  et  ses  cris  suprêmes  de  dou- 
leur tournés  en  odieux  jeux  de  mots  :  «  Ah!  le  voilà, 
disait-on,  celui  qui  s'est  appelé  Fils  de  Dieu  !  Que  son 
père,  s'il  veut,  vienne  maintenant  le  délivrer  !  —  Il  a 
sauvé  les  autres,  murmurait-on  encore,  et  il  ne  peut 
se  sauver  lui-même.  S'il  est  roi  d'Israël,  qu'il  descende: 
de  la  croix,  et  nous  croyons  en  lui  !  —  Eh  bien  !  disait 


1 .  C'est  là,  selon  moi,  un  de  ces  traits  où  se  trahissent  la  person- 
nalité de  Jean  et  le  désir  qu'il  a  de  se  donner  de  l'importance.  Jean, 
après  la  mort  de  Jésus,  parait  en  effet  avoir  recueilli  la  mère  iie 
son  maître,  et  l'avoir  comme  adoptée  (Jean,  xix,-  27).  La  grande 
^•onsidéralion  dont  jouit  Marie  dans  l'église  naissante  le  porta  sans 
doute  à  prétendre  que  Jésus,  dont  il  voulait  se  donner  pour  le 
disciple  favori,  lui  avait  recommandé  en  mourant  ce  qu'il  avait  de 
plus  cher.  La  présence  auprès  de  lui  de  ce  précieux  dépôt  lui  as- 
surait sur  les  autres  apôtres  une  sorte  de  préséance,  et  donnait  à 
sa  doctrine  une  haute  autorité. 


424  ORIGIiNES    DU   CHUISTIAISISME. 

un  troisième,  loi  qui  détruis  le  temple  de  Dieu,  et  le 
rebâtis  en  trois  jours,  sauve-toi,  voyons^!  »  —  Quel- 
ques-uns, vaguement  au  courant  de  ses  idées  apoca- 
lyptiques, crurent  l'entendre  appeler  Élie,  et  dirent  : 
«Voyons  si  Élie  viendra  le  délivrer.»  Il  paraît  que  les 
deux  voleurs  crucifiés  à  ses  côtés  l'insultaient  aussi  2. 
Le  ciel  était  sombre  ^  ;  la  terre,  comme  dans  tous  les 
environs  de  Jérusalem,  sèche  et  morne.  Un  mo- 
ment, selon  certains  récits,  le  cœur  lui  défaillit; 
un  nuage  lui  cacha  la  face  de  son  Père  ;  il  eut  une 
agonie  de  désespoir,  plus  cuisante  mille  fois  que 
tous  les  tourments.  Il  ne  vit  que  l'ingratitude  des 
hommes;  il  se  repentit  peut-être  de  souffrir  pour 
une  race  vile,  et  il  s'écria  :  «  Mon  Dieu,  mon 
Dieu,  pourquoi  m'as -tu  abandonné?  »  Mais  son 
instinct  divin  l'emporta  encore.  A  mesure  que  la 
vie  du  corps  s'éteignait,  son  âme  se  rassérénait  et 
revenait  peu  à  peu  à  sa  céleste  origine.  Il  retrouva  le 
sentiment  de  sa  mission;  il  vit  dans  sa  mort  le  salut 
du  monde;  il  perdit  de  vue  le  spectacle  hideux  qui 
se  déroulait  à  ses  pieds,  et,  profondément  uni  à  son 
Père,  il  commença  sur  le  gibet  la  vie  divine  qu'il 

4.  Matth.,  XXVII,  40  et  suiv.;  Marc,  xv,  29  et  suiv. 

2.  Matth.,  XXVII,  44;  Marc,  xv,  32.  Luc,  suivant  son  goût  pour 
la  conversion  des  pécheurs,  a  ici  modifié  la  tradition. 

3.  Matth.,  XXVII,  45;  Marc,  xv,  33;  Luc,  xxiii,  44. 


VIE  DE   JESUS.  425 

allait  mener  dans  le  cœur  de  l'humanité  pour  des 
siècles  infinis. 

L'atrocité  particulière  du  supplice  de  la  croix  était 
qu'on  pouvait  vivre  trois  et  quatre  jours  dans  cet  hor- 
rible état  sur  l'escabeau  de  douleur^.  L'hémorrhagie 
des  mains  s'arrêtait  vite  et  n'était  pas  mortelle.  La 
vraie  cause  de  la  mort  était  la  position  contre  nature 
du  corps,  laquelle  entraînait  un  trouble  affreux  dans 
la  circulation,  de  terribles  maux  de  tête  et  de  cœur,  et 
enfin  la  rigidité  des  membres.  Les  crucifiés  de  forte 
complexion  ne  mouraient  que  de  faim  2.  L'idée  mère 
de  ce  cruel  supplice  n'était  pas  de  tuer  directement  le 
condamné  par  des  lésions  déterminées,  mais  d'exposer 
l'esclave,  cloué  par  les  mains  dont  il  n'avait  pas  su  faire 
bon  usage,  et  de  le  laisser  pourrir  sur  le  bois.  L'or- 
ganisation délicate  de  Jésus  le  préserva  de  cette  lente 
agonie. Tout  porte  à  croire  que  la  rupture  instantanée 
d'un  vaisseau  au  cœur  amena  pour  lui,  au  bout  de 
trois  heures,  une  mort  subite.  Quelques  moments 
avant  de  rendre  l'âme,  il  avait  encore  la  voix  forte  ^. 
Tout  à  coup,  il  poussa  un  cri  terrible^,  où  les  uns 

i.  Pétrone,  Sat.^  cxi  et  suiv.;  Origène,  In  Matth.  Comment, 
séries j  140;  texte  arabe  publié  dans  Kosegarten,  op.  cit.,  p.  63 
et  suiv. 

2.  Eusèbe,  Hist.  eccL,  VIII,  8. 

3.  Matth.,  XXVII,  46;  Marc,  xv,  34. 

4.  Matlh.,  XXVII,  50;  Marc,  xv,  37;  Luc,  xxiii,  46;  Jean,  xix,  30. 


426  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

entendirent  :  «  0  Père,  je  remets  mon  esprit  entre 
tes  mains!  »  et  que  les  autres,  plus  préoccupés  de 
l'accomplissement  des  prophéties,  rendirent  par  ces 
mots  :  «  Tout  est  consommé  !  »  Sa  tête  s'inclina  sur 
sa  poitrine,  et  il  expira. 

Repose  maintenant  dans  ta  gloire,  noble  initiateur. 
Ton  œuvre  est  achevée;  ta  divinité  est  fondée.  Ne 
crains  plus  de  voir  crouler  par  une  faute  l'édifice  de 
tes  efforts.  Désormais  hors  des  atteintes  de  la  fragi- 
lité, tu  assisteras,  du  haut  de  la  paix  divine,  aux 
conséquences  infinies  de  tes  actes.  Au  prix  de  quelques 
heures  de  souffrance,  qui  n'ont  pas  même  atteint  ta 
grande  âme,  tu  as  acheté  la  plus  complète  immorta- 
lité. Pour  des  milliers  d'années,  le  monde  va  relever 
de  toi!  Drapeau  de  nos  contradictions,  tu  seras  le 
signe  autour  duquel  se  livrera  la  plus  ardente  ba- 
taille. Mille  fois  plus  vivant,  mille  fois  plus  aimé  de- 
puis ta  mort  que  durant  les  jours  de  ton  passage  ici- 
bas,  tu  deviendras  à  tel  point  la  pierre  angulaire  de 
l'humanité  qu'arracher  ton  nom  de  ce  monde  serait 
l'ébranler  jusqu'aux  fondemenis.  Entre  toi  et  Dieu, 
on  ne  distinguera  plus.  Pleinement  vainqueur  de  la 
mort,  prends  possession  de  ton  royaume,  où  te  sui- 
vront, par  la  voie  royale  que  tu  as  tracée,  des  siècles 
d'adorateurs. 


CHAPITRE    XXVI. 


JESL'S    AC    TOMBEAU. 


Il  était  environ  trois  heures  de  l'après-midi,  selo 
notre  manière  de  compter^,    quand   Jésus  expira 
Une  loi  juive  ^  défendait  de  laisser  un  cadavre  sus 
pendu  au  gibet  au  delà  de  la  soirée  du  jour  de  l'exé 
cution.  Il  n'est  pas  probable  que,  dans  les  exécutions 
faites  par  les  llomains,  cette  prescription  fût  observée. 
Mais  comme  le  lendemain  était  le  sabbat,  et  un  sabbat 
d'une  solennité  particulière,  les  Juifs  exprimèrent  à 
l'autorité  romaine  ^  le  désir  que  ce  saint  jour  ne  fût 

h.  Matth.,  xxvii,  46;  Marc,  xv,  37;  Luc,  xxin,  44.  Comp.  Jean, 
XIX,  14. 

2.  Deutéron.,  xxi,  22-23;  Josué,    v^iii,  29;  x,  26  et  suiv.  Cf. 
Jos.,  B.  J.,  IV,  V,  2;  Mischna,  Sanhédrin,  vi,  5. 

3.  Jean  dit  :  «  à  Pilate»  ;  mais  cela  ne  se  peut,  car  Marc  (xv, 
44-43)  veut  que  le  soir  Pilate  ignorât  encore  la  mort  de  Jésus. 


428  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

pas  souillé  par  un  tel  spectacle^.  On  acquiesça  à 
leur  demande;  des  ordres  furent  donnés  pour  qu'on 
hâtât  la  mort  des  trois  condamnés,  et  qu'on  les  déta- 
chât de  la  croix.  Les  soldats  exécutèrent  cette  consigne 
en  appliquant  aux  deux  voleurs  un  second  supplice, 
bien  plus  prompt  que  celui  de  la  croix,  le  crurifra- 
gium^  brisement  des  jambes  ^,  supplice  ordinaire  des 
esclaves  et  des  prisonniers  de  guerre.  Quant  à  Jésus, 
ils  le  trouvèrent  mort,  et  ne  jugèrent  pas  à  propos  de 
lui  casser  les  jambes.  Un  d'entre  eux,  seulement,  pour 
enlever  toute  incertitude  sur  le  décès  réel  de  ce  troi- 
sième crucifié,  et  l'achever  s'il  lui  restait  quelque 
souffle,  lui  perça  le  côté  d'un  coup  de  lance.  On  crut 
voir  CDuler  du  sang  et  de  l'eau,  ce  qu'on  regarda 
comme  un  signe  de  la  cessation  de  vie. 

Jean,  qui  prétend  l'avoir  vu^,  insiste  beaucoup 
sur  ce  détail.  Il  est  évident  en  effet  que  des  doutes 
s'élevèrent  sur  la  réalité  de  la  mort  de  Jésus.  Quel- 
ques heures  de  suspension  à  la  croix  paraissaient 
aux  personnes   habituées  à  voir  des   crucifiements 

4.  Comparez  Philon,  In  Flaccum^  §  iO. 

2.  Il  n'y  a  pas  d'autre  exemple  du  crurifragium  appliqué 
à  la  suite  du  crucifiement.  Mais  souvent,  pour  abréger  les  tortures 
du  patient,  on  lui  donnait  un  coup  de  grâce.  Voir  le  passage 
d'Ibn-Hischâm,  traduit  dans  la  Zeilschrift  fur  die  Kunde  des 
Morgenlandes,  I,  p.  99-100. 

3.  Jean,  xix,  31-35. 


VIE  DE  JÉSUS.  429 

tout  à  fait  insuffisantes  pour  amener  un  tel  résultat. 
On  citait  beaucoup  de  cas  de  crucifiés  qui ,  détachés 
à  temps,  avaient  été  rappelés  à  la  vie  par  des  cures 
énergiques^.  Origène  plus  tard  se  crut  obligé  d'in- 
voquer le  miracle  pour  expliquer  une  fin  si  prompte^. 
Le  même  étonnement  se  retrouve  dans  le  récit  de 
Marc  ^.  A  vrai  dire,  la  meilleure  garantie  que  possède 
l'historien  sur  un  point  de  cette  nature,  c'est  la  haifle 
soupçonneuse  des  ennemis  de  Jésus.  Il  est  douteux 
que  les  Juifs  fussent  dès  lors  préoccupés  de  la  crainte 
que  Jésus  ne  passât  pour  ressuscité  ;  mais  en  tout  cas 
ils  devaient  veiller  à  ce  qu'il  fût  bien  mort.  Quelle 
qu'ait  pu  être  à  certaines  époques  la  négligence  des 
anciens  en  tout  ce  qui  était  constatation  légale  et 
conduite  stricte  des  affaires,  on  ne  peut  croire  que 
les  intéressés  n'aient  pas  pris  à  cet  égard  quelques 
précautions  4. 

Selon  la  coutume  romaine,  le  cadavre  de  Jésus  au- 
rait du  rester  suspendu  pour  devenir  la  proie  des 


L  Hérodote,  VU,  194;  Jos.,  Vita,  75. 

2.  Fn  Matth.  Comment,  séries,  1 40. 

3.  !^^arc,  XV,  44-45. 

4.  Les  besoins  de  l'argumentation  chrétienne  portèrent  plus  tard 
à  exagérer  ces  précautions,  surtout  quand  les  Juifs  eurent  adopté 
pour  système  de  soutenir  que  le  corps  de  Jésus  avait  été  volé. 
Matth.,  xxvii,  C2  et  suiv.;  xxviii,  1 1-15. 


430  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

oiseaux^.  Selon  la  loi  juive,  enlevé  le  soir,  il  eût 
été  déposé  dans  le  lieu  infâme  destiné  à  la  sépul- 
ture des  suppliciés  ^,  Si  Jésus  n'avait  eu  pour  dis- 
ciples que  ses  pauvres  Galiléens,  timides  et  sans 
crédit,  la  chose  se  serait  passée  de  cette  seconde 
manière.  Mais  nous  avons  vu  que,  malgré  son  peu 
de  succès  à  Jérusalem,  Jésus  avait  gagné  la  sym- 
pathie de  quelques  personnes  considérables ,  qui 
attendaient  le  royaume  de  Dieu,  et  qui,  sans  s'a- 
vouer ses  disciples ,  avaient  pour  lui  un  profond 
attachement.  Une  de  ces  personnes,  Joseph  de  la  pe- 
tite ville  d'Arimathie  (Ha-ramathaïm^) ,  alla  le  soir 
demander  le  corps  au  procurateur  ^.  Joseph  était  un 
homme  riche  et  honorable,  membre  du  sanhédrin. 
La  loi  romame ,  à  cette  époque  ,  ordonnait  d'ail- 
leurs de  délivrer  le  cadavre  du  supplicié  à  qui  le 
réclamait^.  Pilate,  qui  ignorait  la  circonstance  du 
crurifragium ,  s'étonna  que  Jésus  fut  sitôt  mort,  et  fit 

\.  Horace,  EpUres,  I,  xvi,  48;  Ju vénal,  xiv,  77;  Lucain,  Vf,  544; 
Piaule,  Miles  glor.,  II,  iv,  19;  Artémidore,  Onir.,  II,  53;  Pline, 
XXXVI,  24  ;  Plularque,  Vie  de  Cléomène,  39  ;  Pétrone,  Sat.,  cxi- 

CMI. 

2.  Misclina,  Sanhédrin,  vi,  5. 

3.  Probablement  identique  à  l'antique  Rama  de  Samuel,  clans 
tribu  d'Ephraïm. 

4.  Malth.,  XXVII,  57  et  suiv.;  Marc,  xv,  42  et  suiv.;  Luc,  xxiii, 
50  et  suiv.;  Jean,  xix,  38  et  suiv. 

5.  Digeste,  XLVIII,  xxiv,  De  cadaveribus  punitorum. 


VIE   DE  JÉSUS.  431 

venir  le  centurion  qui  avait  commandé  l'exécution, 
pour  savoir  ce  qu'il  en  était.  Après  avoir  reçu  les  assu- 
rances du  centurion,  Piiate  accorda  à  Joseph  l'objet 
de  sa  demande.  Le  corps,  probablement,  était  déjà 
descendu  de  la  croix.  On  le  livra  à  Joseph  pour  en 
faire  selon  son  plaisir. 

Un  autre  ami  secret,  Nicodème*,  que  déjà  nous 
avons  vu  plus  d'une  fois  employer  son  influence  en 
faveur  de  Jésus,  se  retrouva  à  ce  moment.  11  arriva 
portant  une  ample  provision  des  substances  néces- 
saires à  l'embaumement.  Joseph  et  Nicodème  ense- 
velirent Jésus  selon  la  coutume  juive,  c'est-à-dire  en 
l'enveloppant  dans  un  linceul  avec  de  la  myrrhe  et 
de  l'aloès.  Les  femmes  galiléennes  étaient  présentes  2, 
et  sans  doute  accompagnaient  la  scène  de  cris  aigus 
et  de  pleurs. 

11  était  tard,  et  tout  cela  se  fit  fort  à  la  hâte.  On  n'a- 
vait pas  encore  choisi  le  lieu  où  on  déposerait  le  corps 
d'une  manière  définitive.  Ce  transport  d'ailleurs  eût  pu 
se  prolonger  jusqu'à  une  heure  avancée  et  entraîner  une 
violation  du  sabbat;  or  les  disciples  observaient  encore 
avec  conscience  les  prescriptions  de  la  loi  juive..  On 
se  décida  donc  pour  une  sépulture  provisoire^.  11 

^.  Jean,  xix,  39  et  suiv. 

2.  Matth.,  XXVII,  61;  Marc,  xv,  47;  Luc,  xxiii,  53. 

.}.  Jean,  xix,  41-42. 


432  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

y  avait  près  de  là,  dans  un  jardin,  un  tombeau  ré- 
cemment creusé  dans  le  roc  et  qui  n'avait  jamais 
servi.  Il  appartenait  probablement  à  quelque  affilié^. 
Les  grottes  funéraires,  quand  elles  étaient  desti- 
nées à  un  seul  cadavre,  se  composaient  d'une  petite 
chambre,  au  fond  de  laquelle  la  place  du  corps  était 
marquée  par  une  auge  ou  couchette  évidée  dans  la 
paroi  et  surmontée  d'un  arceau 2.  Gomme  ces  grottes 
étaient  creusées  dans  le  flanc  de  rochers  inclinés,  on  y 
entrait  de  plain-pied;  la  porte  était  fermée  par  une 
pierre  très-difficile  à  manier.  On  déposa  Jésus  dans 
le  caveau  ;  on  roula  la  pierre  à  la  porte,  et  l'on  se 
promit  de  revenir  pour  lui  donner  une  sépulture 
plus   complète.  Mais  le  lendemain  étant  un  sabbat 

4.  Une  tradition  (Matth.,  xxvii,  60)  désigne  comme  proprié- 
taire du  caveau  Joseph  d'Arimathie  lui-même. 

2.  Le  caveau  qui,  à  l'époque  de  Constantin,  fut  considéré 
comme  le  tombeau  du  Christ,  offrait  cette  forme,  ainsi  qu'on  peut 
le  conclure  de  la  description  d'Arculfe  (dans  Mabillon,  Acta  SS, 
Oi  cl.  S.  Bened.j,  sect.  III,  pars  II,  p.  504)  et  des  vagues  traditions 
qi:i  restent  à  Jérusalem  dans  le  clergé  grec  sur  l'état  du  rocher 
actuellement  dissimulé  par  l'édicule  du  Saint-Sépulcre.  Mais  les 
i:  dices  sur  lesquels  on  se  fonda  sous  Constantin  pour  identifier 
ce  tombeau  avec  celui  du  Christ  furent  faibles  ou  nuls  (voir 
surtout  Sozomène,  H.  E.,  Il,  1).  Lors  même  qu'on  admettrait  la 
position  du  Golgotha  comme  à  peu  près  exacte,  le  Saint-Sépulcre 
n'aurait  encore  aucun  caractère  bien  sérieux  d'authenticité.  En 
tout  cns,  l'aspect  des  lieux  a  été  totalement  modifié. 


VIE  DE   JÉSUS.  433 

solennel,    le   travail   fut  remis   au    surlendemain*. 

Les  femmes  se  retirèrent  après  avoir  soigneuse- 
ment remarqué  comment  le  corps  était  posé.  Elles 
employèrent  les  heures  de  la  soirée  qui  leur  restaient 
à  faire  de  nouveaux  préparatifs  pour  l'embaumement. 
Le  samedi,  tout  le  monde  se  reposa 2. 

Le  dimanche  matin,  les  femmes,  Marie  de  Magdala 
la  première,  vinrent  de  très-bonne  heure  au  tombeau^. 
La  pierre  était  déplacée  de  l'ouverture,  et  le  corps 
n'était  plus  à  l'endroit  où  on  l'avait  mis.  En  même 
temps,  les  bruits  les  plus  étranges  se  répandirent 
dans  la  communauté  chrétienne.  Le  cri  :  «  Il  est  res- 
suscité 1  ))  courut  parmi  les  disciples  comme  un  éclair. 
L'amour  lui  fit  trouver  partout  une  créance  facile. 
Que  s'était-il  passé?  C'est  en  traitant  de  l'histoire 
des  apôtres  que  nous  aurons  à  examiner  ce  point  et 
h  rechercher  l'origine  des  légendes  relatives  à  la 
résurrection.  La  vie  de  Jésus,  pour  l'historien,  finit 
avec  son  dernier  soupir.  Mais  telle  était  la  trace  qu'il 
avait  laissée  dans  le  cœur  de  ses  disciples  et  de  quel- 
ques amies  dévouées  que,  durant  des  semaines  en- 
core, il  fut  pour  eux  vivant  et  consolateur.  Son  corps 

1.  Luc,  xxiiî,  56. 

2.  Luc,  XXIII,  54-56. 

3.  Matthieu,   xxviii,  1;  Marc,  xvi,  I;    Luc,    xxiv,    i;  Jean, 
XX,  4. 

28 


434  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

avait-il  été  enlevé  *,  ou  bien  l'enthousiasme,  toujours 
crédule,  fit-il  éclore  après  coup  l'ensemble  de  récits 
par  lesquels  on  chercha  à  établir  la  foi  à  la  résurrec- 
tion? C'est  ce  que.  faute  de  documents  contradictoires, 
nous  ignorerons  à  jamais.  Disons  cependant  que  la 
forte  imagination  de  Marie  de  Magdala  ^  joua  dans 
cette  circonstance  un  rôle  capital  ^.  Pouvoir  divin  de 
l'amour  !  moments  sacrés  où  la  passion  d'une  hal- 
lucinée donne  au  monde  un  Dieu  ressuscité! 

4.  VoirMatth.,  xxviii,  15;  Jean,  xx,  2. 

2.  Elle  avait  été  possédée  de  sept  démons  (Marc,  xvi,  9;  Luc, 
VIII,  2). 

3.  Gela  est  sensible  surtout  dans  les  versets  9  et  suivants  du 
chapitre  xvi  de  Marc.  Ges  versets  forment  une  conclusion  du  se- 
cond évangile,  différente  de  la  conclusion  xvi,  i-8,  après  laquelle 
s^arrètent  beaucoup  de  manuscrits.  Dans  le  quatrième  évangile 
(xx,  1-2,  11  et  suiv.,  18],  Marie  de  Magdala  est  aussi  le  seul  té- 
moin primitif  de  la  résurrection. 


CHAPITRE    XXVIL 


SORT  DES   ENNEMIS  DE  JÉSDS, 


Selon  le  calcul  que  nous  adoptons  ,  la  mort  de 
Jésus  tomba  l'an  33  de  notre  ère^.  Elle  ne  peut  en 
tout  cas  être  ni  antérieure  à  l'an  29,  la  prédication 
de  Jean  et  de  Jésus  ayant  commencé  l'an  28^,  ni 
postérieure  à  l'an  35,  puisque  l'an  36,  et,  ce  semble, 
avant  Pâque,  Pilate  et  Kaïapha  perdirent  l'un  et 
l'autre  leurs  fonctions  ^.  La  mort  de  Jésus  paraît  du 
reste  avoir  été  tout  à  fait  étrangère  à  ces  deux  des- 
titutions ^.    Dans  sa  retraite,  Pilate  ne  songea   pro- 

1 .  L'an  33  répond  bien  à  une  des  données  du  problème,  savoir 
que  le  14  de  nisan  ait  été  un  vendredi.  Si  on  rejette  l'an  33,  pour 
trouver  une  année  qui  remplisse  ladite  condition,  il  faut  au  moins 
remonter  à  l'an  29  ou  descendre  à  l'an  36. 

2.  Luc,  III,  4. 

3.  Jos.,  Ant.,  XVIII,  IV,  2  et  3. 

4.  L'assertion  contraire  de  Tertullien  et  d'Eusèbe  découle  d'un 


436  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

bablement  pas  un  moment  à  l'épisode  oublié  qui 
devait  transmettre  sa  triste  renommée  à  la  pos- 
térité la  plus  lointaine.  Quant  à  Raïapha,  il  eut 
pour  successeur  Jonathan,  son  beau-frère,  fils  de 
ce  même  Hanan  qui  avait  joué  dans  le  procès 
de  Jésus  le  rôle  principal.  La  famille  sadducéenne 
de  Hanan  garda  encore  longtemps  le  pontificat, 
et,  plus  puissante  que  jamais,  ne  cessa  de  faire 
aux  disciples  et  à  la  famille  de  Jésus  la  guerre 
acharnée  qu'elle  avait  commencée  contre  le  fon- 
dateur. Le  christianisme,  qui  lui  dut  l'acte  défini- 
tif de  sa  fondation ,  lui  dut  aussi  ses  premiers 
martyrs.  Hanan  passa  pour  un  des  hommes  les  plus 
heureux  de  son  siècle^.  Le  vrai  coupable  de  la  mort 
de  Jésus  finit  sa  vie  au  comble  des  honneurs  et  de  la 
considération,  sans  avoir  douté  un  instant  qu'il  eût 
rendu  un  grand  service  à  la  nation.  Ses  fils  conti- 
nuèrent de  régner  autour  du  temple,  à  grand'peine 
réprimés  par  les  procurateurs  ^  et  bien  des  fois  se 
passant  de  leur  consentement  pour  satisfaire  leurs 
instincts  violents  et  hautains. 


apocryphe  sans  valeur  (V.  Thilo,  Cod.  aj/ocr  ,  ;V.  T.,  p.  813  et 
?uiv.).  Le  suic.id(3  de  Pilate  (Eusèbo,  //.  /:.,  Il,  7;  Citron,  ad 
ann.  1  Caii)  paraît  aussi  provenir  d'actes  légendaires. 

\.  Jos.,  Ant.j  XX,  IX,  1, 

2.  Jos.,  i.  c. 


VIE  DE  JÉSUS.  437 

Antipas  et  Hérodiade  disparurent  aussi  bientôt  de 
la  scène  politique.  Hérode  Agrippa  ayant  été  élevé 
cà  la  dignité  de  roi  par  Caligula,  la  jalouse  Hérodiade 
jura,  elle  aussi,  d'être  reine.  Sans  cesse  pressé  par 
cette  femme  ambitieuse,  qui  le  traitait  de  lâche  parce 
qu'il  souffrait  un  supérieur  dans  sa  famille,  Antipas 
surmonta  son  indolence  naturelle  et  se  rendit  à  Rome, 
afin  de  solliciter  le  titre  que  venait  d'obtenir  son  ne- 
veu (39  de  notre  ère).  Mais  l'affaire  tourna  au  plus 
mal.  Desservi  par  Hérode  Agrippa  auprès  de  l'em- 
pereur, Antipas  fut  destitué,  et  traîna  le  reste  de 
sa  vie  d'exil  en  exil,  à  Lyon,  en  Espagne.  Héro- 
diade le  suivit  dans  ses  disgrâces  ^.  Cent  ans  au 
moins  devaient  encore  s'écouler  avant  que  le  nom 
de  leur  obscur  sujet,  devenu'  dieu,  revînt  dans  ces 
contrées  éloignées  rappeler  sur  leurs  tombeaux  le 
meurtre  de  Jean-Baptiste. 

Quant  au  malheureux  Juda  de  Kerioth,  des  légendes 
terribles  coururent  sur  sa  mort.  On  prétendit  que  du 
prix  de  sa  perfidie  il  avait  acheté  un  champ  aux  en- 
virons de  Jérusalem.  Il  y  avait  justement,  au  sud  du 
mont  Sion,  un  endroit  nommé  Hakeldama  (le  champ 
du  sang)  2.  On  supposa  que  c'était  la  propriété  ac- 

\h.  Jos.,  Anl.,  XVIII,  VII,  \,  2;  B.  J.,  IL  ix,  6. 

2.  S.  Jérôme,  De.  situ  et  nom.  loc.  hebr.,  au  mot  Acheldama. 
Eusèbe  [ibid.)  dit  au  nord.  Mais  les  Itinéraires  confirment  la  leçon 


438  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

quise  par  le  traître^.  Selon  une  tradition,  il  se  tua*. 
Selon  une  autre,  il  fit  dans  son  champ  une  chute,  par 
suite  de  laquelle  ses  entrailles  se  répandirent  à  terre  ^. 
Selon  d'autres,  il  mourut  d'une  sorte  d'hydropisie,  ac- 
compagnée de  circonstances  repoussantes  que  l'on  prit 
pour  un  châtiment  du  ciel  ^.  Le  désir  de  montrer  dans 
Judas  l'accomplissement  des  menaces  que  le  Psalmiste 
prononce  contre  l'ami  perfide  ^  a  pu  donner  lieu  à  ces 
légendes.  Peut-être,  retiré  dans  son  champ  de  Ha- 
keldama.  Judas  mena-t-il  une  vie  douce  et  obscure, 
pendant  que  ses  anciens  amis  conquéraient  le  monde 
et  y  semaient  le  bruit  de  son  infamie.  Peut-être  aussi 
l'épouvantable  haine  qui  pesait  sur  sa  tête  aboutit- 
elle  à  des  actes  violents,  où  l'on  vit  le  doigt  du 
ciel. 

de  S.  Jérôme.  La  tradition  qui  nomme  Haceldama  la  nécropole 
située  au  bas  de  la  vallée  de  Hinnom  remonte  au  moins  à  l'époque 
de  Constantin. 

1.  Act.,  I,  18-19.  Matthieu,  ou  plutôt  son  interpolateur,  a  ici 
donné  un  tour  moins  satisfaisant  à  la  tradition,  afin  d'y  rattacher 
la  circonstance  d'un  cimetière  pour  les  étrangers,  qui  se  trouvait 
près  de  là. 

2.  Matth.,  xxvii,  5. 

3.  Act.,  1.  c;  Papias,  dans  CEcumenius,  £w«rr.  in  Act.  Apost, 
II,  et  dans  Fr.  Mîinter,  Fragm.  Patrum  grœc.  {  Hafniae,  1788  ), 
îasc.  I,  p.  17  et  suiv.  ;  Théophylacte,  In  Matth.,  xxvii,  5. 

4.  Papias,  dans  Miinter,  /.  c;  Théophylacte,  /.  c. 
6.  Psaumes  lxix  et  cix. 


VIE  DE  JÉSUS.  439 

Le  temps  des  grandes  vengeances  chrétiennes  était, 
du  reste,  bien  éloigné.  La  secte  nouvelle  ne  fut  pour 
rien  dans  la  catastrophe  que  le  judaïsme  allait  bien- 
tôt subir.  La  synagogue  ne  comprit  que  beaucoup 
plus  tard  à  quoi  Ton  s'expose  en  appliquant  des  lois 
d'intolérance.  L'empire  était  certes  plus  loin  encore 
de  soupçonner  que  son  futur  destructeur  était  né. 
Pendant  près  de  trois  cents  ans,  il  suivra  sa  voie  sans 
se  douter  qu'à  côté  de  lui  croissent  des  principes  des- 
tinés à  faire  subir  au  monde  une  complète  transforma- 
tion. A  la  fois  théocratique  et  démocratique,  l'idée 
jetée  par  Jésus  dans  le  monde  fut,  avec  l'invasion  des 
Germains,  la  cause  de  dissolution  la  plus  active  pour 
l'œuvre  des  Césars.  D'une  part,  le  droit  de  tous  les 
hommes  à  participer  au  royaume  de  Dieu  était  pro- 
clamé. De  l'autre,  la  religion  était  désormais  en  prin- 
cipe séparée  de  l'État.  Les  droits  de  la  conscience, 
soustraits  à  la  loi  politique,  arrivent  à  constituer  un 
pouvoir  nouveau,  le  a  pouvoir  spirituel.  »  Ce  pouvoir 
a  menti  plus  d'une  fois  à  son  origine;  durant  des 
siècles,  les  évêques  ont  été  des  princes  et  le  pape  a  été 
un  roi.  L'empire  préfendu  des  âmes  s'est  montré  à 
diverses  reprises  comme  une  affreuse  tyrannie,  em- 
ployant pour  se  maintenir  la  torture  et  lebiJcher.Mais 
le  jour  viendra  où  la  séparation  portera  ses  fruits,  où 
le  domaine  des  choses  de  l'esprit  cessera  de  s'appeler 


440  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

un  «  pouvoir  »  pour  s'appeler  une  «  liberté.  »  Sorti  de 
la  conscience  d'un  homrne  du  peuple,  éclos  devant 
le  peuple,  aimé  et  admiré  d'abord  du  peuple,  le 
christianisme  fut  empreint  d'un  caractère  originel 
qui  ne  s'effacera  jamais.  Il  fut  le  premier  triomphe  de 
la  révolution,  la  victoire  du  sentiment  populaire, 
l'avènement  des  simples  de  cœur,  l'inauguration  du 
beau  comme  le  peuple  l'entend.  Jésus  ouvrit  ainsi 
dans  les  sociétés  aristocratiques  de  l'antiquité  la 
brèche  par  laquelle  tout  passera. 

Le  pouvoir  civil,  en  effet,  bien  qu'innocent  de  la 
mort  de  Jésus  (il  ne  fit  que  contre-signer  la  sentence, 
et  encore  maigre  lui),  devait  en  porter  lourdement 
la  responsabilité.  En  présidant  à  la  scène  du  Calvaire, 
l'État  se  porta  le  coup  le  plus  grave.  Une  légende 
pleine  d'irrévérences  de  toutes  sortes  prévalut  et  fit 
le  tour  du  monde,  légende  où  les  autorités  con- 
stituées jouent  un  rôle  odieux,  où  c'est  l'accusé 
qui  a  raison,  où  les  juges  et  les  gens  de  police-  se 
liguent  contre  la  vérité.  Séditieuse  au  plus  haut  de- 
gré, l'histoire  de  la  Passion,  répandue  par  des  mil- 
liers d'images  populaires,  montra  les  aigles  romaines 
sanctionnant  le  plus  inique  des  supplices,  des  soldats 
l'exécutant,  un  préfet  l'ordonnant.  Quel  coup  pour 
toutes  les  puissances  établies  î  Elles  ne  s'en  sont 
jamais  bien  relevées.   Comment  prendre  à  l'égard 


VIE  DE  JÉSUS.  441 

des  pauvres  gens  des  airs  d'infaillibilité,  quand  on 
a  gur  la  conscience  la  grande  méprise  de  Gethsé- 
mani^? 

4 .  Ce  sentiment  populaire  vivait  encore  en  Bretagne  au  temps 
de  mon  enfance.  Le  gendarme  y  était  considéré,  comme  ailleurs 
le  juif,  avec  une  sorte  de  répulsion  pieuse;  car  c'est  lui  qui  arrêta 
Jésus ( 


CHAPITRE  XXVIII. 


GAIVACTÈRB    ESSENTIEL    DE    L  CE  U  V  R  E    DE    JÉSUS. 


Jésus,  on  le  voit,  ne  sortit  jamais  par  son  action 
du  cercle  juif.  Quoique  sa  sympathie  pour  tous  les 
dédaignés  de  l'orthodoxie  le  portât  à  admettre  les 
païens  dans  le  royaume  de  Dieu,  quoiqu'il  ait  plus 
d'une  fois  résidé  en  terre  païenne,  et  qu'une  ou  deux 
fois  on  le  surprenne  en  rapports  bienveillants  avec 
des  infidèles*,  on  peut  dire  que  sa  vie  s'écoula  tout 
entière  dans  le  petit  monde,  très-fermé,  où  il  était 
né.  Les  pays  grecs  et  romains  n'entendirent  pas  par- 
ler de  lui;  son  nom  ne  figure  dans  les  auteurs  pro- 
tanes  que  cent  ans  plus  tard,  et  encore  d'une  façon 
indirecte,  à  propos  des  mouvements  séditieux  provo- 
qués par  sa  doctrine  ou  des  persécutions  dont  ses 

4.  Matth.,  VIII,  5  et  suiv.;  Luc,  vu,  1  et  suiv.;  Jean,  xu,  20  et 
suiv.  Comp.  Jos.,  Ant.j  XVIIÏ,  m,  3. 


VIE  DE  JÉSUS.  443 

disciples  étaient  l'objet^.  Dans  le  sein  même  du 
judaïsme,  Jésus  ne  fit  pas  une  impression  bien  du- 
rable. Philon,  mort  vers  l'an  50,  n'a  aucun  soup- 
çon de  lui.  Josèphe,  né  l'an  37  et  écrivant  dans  les 
dernières  années  du  siècle,  mentionne  son  exécu- 
tion en  quelques  lignes  2,  comme  un  événement  d'im- 
portance secondaire;  dans  l'énumération  des  sectes 
de  son  temps,  il  omet  les  chrétiens^.  La  Mischna, 
d'un  autre  côté,  n'offre  aucune  trace  de  l'école  nou- 
velle ;  les  passages  des  deux  Gémares  où  le  fondateur 
du  christianisme  est  nommé  ne  nous  reportent  pas 
au  delà  du  iv'  ou  du  v^  siècle  ^.  L'œuvre  essentielle 
de  Jésus  fut  de  créer  autour  de  lui  un  cercle 
de  disciples  auxquels  il  inspira  un  attachement  sans 
bornes,  et  dans  le  sein  desquels  il  déposa  le  germe 
de  sa  doctrine.  S'être  fait  aimer,  «  à  ce  point  qu'a- 
près sa  mort  on  ne  cessa  pas  de  l'aimer,  »    voilà  le 

1 .  Tacite,  Ann.,  XV,  45  ;  Suétone,  Claude,  25. 

2.  Ant.,  XVIII,  III,  3.  Ce  passage  a  été  altéré  par  une  main 
chrétienne. 

3.  Ant.,  XVIII,  .1;  B.  y.,  II,  VIII  ;  Vita,  2. 

4.  Talm.  de  Jérusalem,  Sanhédririj  xiv,  ^Q'^Aboda  zara,\\^t\ 
Schabbathj  xiv,  4;  Talm.  de  Babylone,  Sanhédrin,  43  a,  67  a; 
Schabbathj  104  b,  116  b.  Comp.  Chagiga,  4  b;  Gittin,  57  a,  90  a. 
Les  deux  Gémares  empruntent  la  plupart  de  leurs  données  sur 
Jésus  à  une  légende  burlesque  et  obscène,  inventée  par  les  adver- 
saires du  christianisme  et  sans  valeur  historique. 


444  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

chef-d'œuvre  de  Jésus  et  ce  qui  frappa  le  plus  ses 
contemporains^.  Sa  doctrine  était  quelque  chose  de  si 
peu  dogmatique  qu'il  ne  songea  jamais  à  l'écrire  ni  à  la 
faire  écrire.  On  était  son  disciple  non  pas  en  croyant 
ceci  ou  cela,  mais  en  s'attachant  à  sa  personne  et  en 
l'aimant.  Quelques  sentences  bientôt  recueillies  de 
souvenir,  et  surtout  son  type  moral  et  l'im.pression 
qu'il  avait  laissée,  furent  ce  qui  resta  de  lui.  Jésus  n'est 
pas  un  fondateur  de  dogmes,  un  faiseur  de  symboles; 
c'est  l'initiateur  du  monde  à  un  esprit  nouveau.  Les 
moins  chrétiens  des  hommes  furent,  d'une  part,  les 
docteurs  de  l'Église  grecque,  qui,  à  partir  du  iv^ siècle, 
engagèrent  le  christianisme  dans  une  voie  de  puériles 
discussions  métaphysiques,  et,  d'une  autre  part,  les 
scolastiques  du  moyen  âge  latin,  qui  voulurent  tirer 
de  l'Évangile  les  milliers  d'articles  d'une  «  Somme  »  co- 
lossale. Adhérer  à  Jésus  en  vue  du  royaume  de  Dieu, 
voilà  ce  qui  s'appela  d'abord  être  chrétien. 

On  comprend  de  la  sorte  comment,  par  une  des- 
tinée exceptionnelle,  le  christianisme  pur  se  présente 
encore,  au  bout  de  dix-huit  siècles,  avec  le  caractère 
d'une  religion  universelle  et  éternelle.  C'est  qu'en 
effet  la  religion  de  Jésus  est  à  quelques  égards  la  reli- 
gion définitive.  Fruit  d'un  mouvement  des  âmes  par- 

\.  Jos.,  Ant./KYm,uh  3. 


VIE  DE  JESUS.  445 

faitement  spontané ,  dégagé  à  sa  naissance  de  toute 
étreinte  dogmatique,  ayant  lutté  trois  cents  ans  pour 
a  liberté  de  conscience,  le  christianisme,  malgré  les 
chutes  qui  ont  suivi,  recueille  encore  les  fruits  de  cette 
excellente  origine.  Pour  se  renouveler,  il  n'a  qu'à  re- 
venir à  l'Évangile.  Le  royaume  de  Dieu,  tel  que  nous 
le  concevons,  diffère  notablement  de  l'apparition  sur- 
naturelle que  les  premiers  chrétiens  espéraient  voir 
éclater  dans  les  nues. Mais  le  sentiment  que  Jésus  a  in- 
troduit dans  le  monde  est  bien  le  nôtre.  Son  parfait 
idéalisme  est  la  plus  haute  règle  de  la  vie  détachée  et 
vertueuse.  Il  a  créé  le  ciel  des  âmes  pures,  où  se  trouve 
ce  qu'on  demande  en  vain  à  la  terre,  la  parfaite  noblesse 
des  enfants  de  Dieu,  la  pureté  absolue,  la  totale  abs- 
traction des  souillures  du  monde,  la  liberté  enfin, 
que  la  société  réelle  exclut  comme  une  impossibilité, 
et  qui  n'a  toute  son  amplitude  que  dans  le  domaine 
de  la  pensée.  Le  grand  maître  de  ceux  qui  se  réfu- 
gient dans  ce  royaume  de  Dieu  idéal  est  encore  Jésus. 
Le  premier,  il  a  proclamé  la  royauté  de  l'esprit;  le 
premier,  il  a  dit,  au  moins  par  ses  actes  :  «  Mon 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  »  La  fondation  de 
la  vraie  religion  est  bien  son  œuvre.  Après  lui,  il  n'y 
a  plus  qu'à  développer  et  à  féconder. 

((  Christianisme  »  est  ainsi  devenu  prescjue  syno- 
nyme de  «  religion.  »  Tout  ce  qu'on  fera  en  dehors  de 


i46  ORIGINES   DU    CHRISTIANISME. 

cette  grande  et  bonne  tradition  chrétienne  sera  stérile. 
Jésus  a  fondé  la  religion  dans  l'humanité,  comme 
Socrate  y  a  fondé  la  philosophie,  comme  Aristote  y  a 
fondé  la  science.  Il  y  a  eu  de  la  philosophie  avant 
Socrate  et  de  la  science  avant  Aristote.  Depuis  So- 
crate et  depuis  Aristote,  la  philosophie  et  la  science 
ont  fait  d'immenses  progrès  ;  mais  tout  a  été  bâti  sur 
le  fondement  qu'ils  ont  posé.  De  même,  avant  Jésus,  la 
pensée  religieuse  avait  traversé  bien  des  révolutions; 
depuis  Jésus,  elle  a  fait  de  grandes  conquêtes  :  on 
n'est  pas  sorti,  cependant,  on  ne  sortira  pas  de 
la  notion  essentielle  que  Jésus  a  créée;  il  a  fixé 
pour  toujours  l'idée  du  culte  pur.  La  religion  de 
Jésus,  en  ce  sens,  n'est  pas  limitée.  L'Église  a  eu  ses 
époques  et  ses  phases  ;  elle  s'est  renfermée  dans  des 
symboles  qui  n'ont  eu  ou  qui  n'auront  qu'un  temps  : 
Jésus  a  fondé  la  religion  absolue,  n'excluant  rien,  ne 
déterminant  rien,  si  ce  n'est  le  sentiment.  Ses  symboles 
ne  sont  pas  des  dogmes  arrêtés,  mais  des  images  sus- 
ceptibles d'interprétations  indéfinies.  On  chercherait 
vainement  une  proposition  théologique  dans  l'Evan- 
gile. Toutes  les  professions  de  foi  sont  des  travestisse- 
ments de  l'idée  de  Jésus,  à  peu  près  comme  la  scolas- 
tique  du  moyen  âge,  en  proclamant  Aristote  le  maître 
unique  d'une  science  achevée,  faussait  la  pensée  d' Aris- 
tote. Aristote,  s'il  eût  assisté  aux  débats  de  l'école,  eût 


VIE  DE   JÉSUS.  447 

répudié  cette  doctrine  étroite;  il  eût  été  du  parti  de  la 
science  progressive  contre  la  routine,  qui  se  couvrait 
de  son  autorité  ;  il  eût  applaudi  à  ses  contradic- 
teurs. De  même,  si  Jésus  revenait  parmi  nous,  il  recon- 
naîtrait pour  disciples,  non  ceux  qui  prétendent  le 
renfermer  tout  entier  dans  quelques  phrases  de  caté- 
chisme, mais  ceux  qui  travaillent  à  le  continuer. 
La  gloire  éternelle,  dans  tous  les  ordres  de  gran- 
deurs, est  d'avoir  posé  la  première  pierre.  Il  se  peut 
que,  dans  la  «  Physique  »  et  dans  la  «  Météorologie  » 
des  temps  modernes,  il  ne  se  retrouve  pas  un  mot 
des  traités  d'Aristote  qui  portent  ces  titres  ;  Aristote 
n'en  reste  pas  moins  le  fondateur  de  la  science  de  la 
nature.  Quelles  que  puissent  être  les  transformations 
du  dogme,  Jésus  restera  en  religion  le  créateur  du 
sentiment  pur;  le  Sermon  sur  la  montagne  ne  sera 
pas  dépassé.  Aucune  révolution  ne  fera  que  nous  ne 
nous  rattachions  en  religion  à  la  grande  ligne  intel- 
lectuelle et  morale  en  tête  de  laquelle  brille  le  nom 
de  Jésus.  En  ce  sens,  nous  sommes  chrétiens,  même 
quand  nous  nous  séparons  sur  presque  tous  les 
points  de  la  tradition  chrétienne  qui  nous  a  précédés. 
Et  cette  grande  fondation  fut  bien  l'œuvre  person- 
nelle de  Jésus.  Pour  s'être  fait  adorer  à  ce  point,  il 
faut  qu'il  ait  été  adorable.  L'amour  ne  va  pas  sans 
un  objet  digne  de  l'allumer,  et  nous  ne  saurions  rien 


44S  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

de  Jésus  si  ce  n'est  la  passion  qu'il  inspira  à  son 
entourage,  que  nous  devrions  affirmer  encore  qu'il 
fut  grand  et  pur.  La  foi,  l'enthousiasme,  la  con- 
stance de  la  première  génération  chrétienne  ne 
s'expliquent  qu'en  supposant  à  l'origine  de  tout  le 
mouvement  un  homme  de  proportions  colossales. 
A  la  vue  des  merveilleuses  créations  des  âges  de 
foi ,  deux  impressions  également  funestes  à  la 
bonne  critique  historique  s'élèvent  dans  l'esprit. 
D'une  part,  on  est  porté  à  supposer  ces  créations 
trop  impersonnelles  ;  on  attribue  à  une  action  col- 
lective ce  qui  souvent  a  été  l'œuvre  d'une  volonté 
puissante  et  d'un  esprit  supérieur.  D'un  autre 
côté,  on  se  refuse  à  voir  des  hommes  comme  nous 
dans  les  auteurs  de  ces  mouvements  extraordinaires 
qui  ont  décidé  du  sort  de  l'humanité.  Prenons 
un  sentiment  plus  large  des  pouvoirs  que  la  nature 
recèle  en  son  sein.  Nos  civilisations,  régies  par  une 
police  minutieuse,  ne  sauraient  nous  donner  aucune 
idée  de  ce  que  valait  l'homme  à  des  époques  où 
r  originalité  de  chacun  avait  pour  se  développer  un 
champ  plus  libre.  Supposons  un  solitaire  demeurant 
dans  les  carrières  voisines  de  nos  capitales,  sortant  de 
là  de  temps  en  temps  pour  se  présenter  aux  palais  des 
souverains,  forçant  la  consigne  et,  d'un  ton  impérieux, 
annonçant  aux  rois  l'approche  des  révolutions  dont  il 


VIE   DE  JÉSUS.  440 

a  été  le  promoteur.  Cette  idée  seule  nous  fait  sou- 
rire. Tel,  cependant,  fut  Élie.  Elle  le  Thesbite,  de 
nos  jours,  ne  franchirait  pas  le  guichet  des  Tuileries. 
La  prédication  de  Jésus,  sa  libre  activité  en  Galilée  ne 
sortent  pas  moins  complètement  des  conditions  sociales 
auxquelles  nous  sommes  habitués.  Dégagées  de  nos 
conventions  polies,  exemptes  de  l'éducation  uniforme 
qui  nous  raffme,  mais  qui  diminue  si  fort  notre  indi- 
vidualité, ces  âmes  entières  portaient  dans  l'action 
une  énergie  surprenante.  Elles  nous  apparaissent 
comme  les  géants  d'un  âge  héroïque  qui  n'aurait 
pas  eu  de  réalité.  Erreur  profonde  !  Ces  hommes-là 
étaient  nos  frères  ;  ils  eurent  notre  taille ,  sentirent  et 
pensèrent  comme  nous.  Mais  le  souffle  de  Dieu  était 
libre  cliez  eux;  chez  nous,  il  est  enchaîné  par  les 
liens  de  fer  d'une  société  mesquine  et  condamnée  à 
une  irrémédiable  médiocrité. 

Plaçons  donc  au  plus  haut  sommet'de  la  grandeur 
humaine  la  personne  de  Jésus.  Ne  nous  laissons 
pas  égarer  par  des  défiances  exagérées  en  présence 
d'une  légende  qui  nous  tient  toujours  dans  un  monde 
surhumain.  La  vie  de  François  d'Assise  n'est  aussi 
qu'un  tissu  de  miracles.  A-t-on  jamais  douté  cepen- 
dant de  l'existence  et  du  rôle  de  François  d'Assise?  Ne 
disons  pas  davantage  que  la  gloire  de  la  fondation  du 
christianisme  doit  revenir  à  la  foule  des  premiers 

29 


4f50  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

chrétiens, et  non  à  celui  que  la  légende  a  déifié.  L'in- 
égalité des  hommes  est  bien  plus  marquée  en  Orient 
que  chez  nous.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  s'y  élever,  au 
milieu  d'une  atmosphère  générale  de  méchanceté,  des 
caractères  dont  la  grandeur  nous  étonne.  Bien  loin 
que  Jésus  ait  été  créé  par  ses  disciples,  Jésus  ap- 
paraît en  tout  comme  supérieur  à  ses  disciples. 
Ceux-ci,  saint  Paul  et  saint  Jean  exceptés,  étaient 
des  hommes  sans  invention  ni  génie.  Saint  Paul  lui- 
même  ne  supporte  aucune  comparaison  avec  Jésus,  et 
quant  à  saint  Jean,  je  montrerai  plus  tard  que  son 
rôle,  très-élevé  en  un  sens,  fut  loin  d'être  à  tous 
égards  irréprochable.  De  là  l'immense  supériorité 
des  Évangiles  au  milieu  des  écrits  du  Nouveau  Tes- 
tament. De  là  cette  chute  pénible  qu'on  éprouve 
en  passant  de  l'histoire  de  Jésus  à  celle  des  apôtres. 
Les  évangélistes  eux-mêmes,  qui  nous  ont  légué 
l'image  de  Jésus,  sont  si  fort  au-dessous  de  celui  dont 
ils  parlent  que  sans  cesse  ils  le  défigurent,  faute  d'at- 
teindre à  sa  hauteur.  Leurs  écrits  sont  pleins  d'er- 
reurs et  de  contre-sens.  On  sent  à  chaque  ligne  un 
discours  d'une  beauté  divine  fixé  par  des  rédacteurs 
qui  ne  le  comprennent  pas,  et  qui  substituent  leurs 
propres  idées  à  celles  qu'ils  ne  saisissent  qu'à  demi. 
En  somme,  le  caractère  de  Jésus,  loin  d'avoir  été  em- 
belli par  ses  biographes.,  a  été  diminué  par  eux.  La 


VIE  DE   JÉSUS.  451 

critique,  pour  le  retrouver  tel  qu'il  fut,  a  besoin 
d'écarter  une  série  de  méprises,  provenant  de  la  mé- 
diocrité d'esprit  des  disciples.  Ceux-ci  l'ont  peint 
comme  ils  le  concevaient,  et  souvent,  en.  croyant 
l'agrandir^  l'ont  en  réalité  amoindri. 

Je  sais  que  nos  idées  moderaes  sont  plus  d'une  fois 
froissées  dans  cette  légende,  conçue  par  une  autre 
race,  sous  un  autre  ciel,  au  milieu  d'autres  besoins 
sociaux.  11  est  des  vertus  qui ,  à  quelques  égards, 
sont  plus  conformes  à  notre  goût.  L'honnête  et  suave 
Marc-Aurèle,  l'humble  et  doux  Spinoza,  n'ayant 
pas  cru  au  miracle,  ont  été  exempts  de  quelques  er- 
reurs que  Jésus  partagea.  Le  second,  dans  son  obscu- 
rité profonde,  eut  un  avantage  que  Jésus  ne  chercha 
pas.  Par  notre  extrême  délicatesse  dans  l'emploi  des 
moyens  de  conviction,  par  notre  sincérité  absolue  et 
notre  amour  désintéressé  de  l'idée  pure,  nous  avons 
fondé,  nous  tous  qui  avons  voué  notre  vie  à  la  science, 
un  nouvel  idéal  de  moralité.  Mais  les  appréciations  de 
l'histoire  générale  ne  doivent  pas  se  renfermer  dans 
des  considérations  de  mérite  personnel.  Marc-Aurèle 
et  ses  nobles  maîtres  ont  été  sans  action  durable 
sur  le  monde.  Marc-Aurèle  laisse  après  lui  des 
livres  délicieux,  un  fils  exécrable,  un  monde  qui 
s'en  va.  Jésus  reste  pour  l'humanité  un  principe 
inépuisable  de  renaissances  morales.  La  philosophiQ 


452  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

ne  suffit  pas  au  grand  nombre.  Il  lui  faut  la  sain- 
teté. Un  Apollonius  de  Tyane,  avec  sa  légende  mira- 
culeuse, devait  avoir  plus  de  succès  qu'un  Socrate, 
avec  sa  froide  raison.  «  Socrate,  disait-on,  laisse  les 
hommes  sur  la  terre,  Apollonius  les  transporte  au 
ciel;  Socrate  n'est  qu'un  sage,  Apollonius  est  un 
dieu  ^.  »  La  religion,  jusqu'à  nos  jours,  n'a  pas  existé 
sans  une  part  d'ascétisme,  de  piété,  de  merveilleux. 
Quand  on  voulut,  après  les  Antonins,  faire  une  reli- 
gion de  la  philosophie,  il  fallut  transformer  les  phi- 
losophes en  saints,  écrire  la  «  Vie  édifiante  »  de  Py- 
thagore  et  de  Plotin,  leur  prêter  une  légende,  des 
vertus  d'abstinence  et  de  contemplation,  des  pouvoirs 
surnaturels,  sans  lesquels  on  ne  trouvait  près  du 
siècle  ni  créance  ni  autorité. 

Gardons-nous  donc  de  mutiler  l'histoire  pour  sa- 
tisfaire nos  mesquines  susceptibilités.  Qui  de  nous, 
pygmées  que  nous  sommes,  pourrait  faire  ce  qu'a  fait 
l'extravagant  François  d'Assise,  l'hystérique  sainte 
Thérèse?  Que  la  médecine  ait  des  noms  pour  expri- 
mer ces  grands  écarts  de  la  nature  humaine;  qu'elle 
soutienne  que  le  génie  est  une  maladie  du  cerveau  ; 
qu'elle  voie  dans  une  certaine  délicatesse  de  moralité 
un  commencement  d'étisie;   quelle   classe  l'enthou- 

4.  Philostrale,  Vie  d'Apollonius,  IV,  2;  VII,  11  ;  VIII,  7;  Eu- 
nape,  Vies  des  sophistes,  p,  454,  500  (édit.  Didot). 


VIE  DE  JÉSUS.  453 

siasme  et  l'amour  parmi  les  accidents  nerveux,  peu 
^importe.  Les  mots  de  sain  et  de  malade  sont  tout 
relatifs.  Qui  n'aimerait  mieux  être  malade  comms 
Pascal  que  bien  portant  comme  le  vulgaire?  Les 
idées  étroites  qui  se  sont  répandues  de  nos  jours  sut 
la  folie  égarent  de  la  façon  la  plus  grave  nos  juge- 
ments historiques  dans  les  questions  de  ce  genre. 
Un  état  où  l'on  dit  des  choses  dont  on  n'a  pas  con- 
science, où  la  pensée  se  produit  sans  que  la  volonté 
l'appelle  et  la  règle,  expose  maintenant  un  homme  à 
être  séquestré  comme  halluciné.  Autrefois,  cela  s'ap- 
pelait prophétie  et  inspiration.  Les  plus  belles  choses 
du  monde  se  sont  faites  à  l'état  de  fièvre;  toute  créa- 
tion éminente  entraîne  une  rupture  d'équilibre,  un 
état  violent  pour  l'être  qui  la  tire  de  lui. 

Certes,  nous  reconnaissons  que  le  christianisme 
est  une  œuvre  trop  complexe  pour  avoir  été  le  fait  d'un 
seul  homme.  En  un  sens,  l'humanité  entière  y  colla- 
bora. Il  n'y  a  pas  de  monde  si  muré  qui  ne  reçoive 
quelque  vent  du  dehors.  L'histoire  de  l'esprit  humain 
est  pleine  de  synchronismes  étranges,  qui  font  que, 
sans  avoir  communiqué  entre  elles,  des  fractions  fort 
éloignées  de  l'espèce  humaine  arrivent  en  même 
temps  à  des  idées  et  à  des  imaginations  presque  iden- 
tiques. Au  xiii^  siècle,  les  Latins,  les  Grecs,  les  Sy- 
riens, les  Juifs,  les  Musulmans  font  de  la  scolaslique,  et 


454  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

à  peu  près  la  même  scolastique,  de  York  à  Samarkand  ; 
au  XIV®  siècle,  tout  le  monde  se  livre  au  goût  de  l'allégo- 
rie mystique,  en  Italie,  en  Perse,  dans  l'Inde;  au  xvi% 
l'art  se  développe  d'une  façon  toute  semblable  en 
Italie,  au  Mont-Athos,  à  la  cour  des  grands  Mogols, 
sans  que  saint  Thomas,  Barhébrseus,  les  rabbins  de 
Narbonne,  les  motécallémin  de  Bagdad  se  soient  con- 
nus, sans  que  Dante  et  Pétrarque  aient  vu  aucun 
soufi,  sans  qu'aucun  élève  des  écoles  de  Pérouse  ou 
de  Florence  ait  passé  à  Dehli.  On  dirait  de  grandes 
influences  morales  courant  le  monde,  à  la  manière 
des  épidémies,  sans  distinction  de  frontière  et  de 
race.  Le  commerce  des  idées  dans  l'espèce  humaine 
ne  s'opère  pas  seulement  par  les  livres  ou  l'ensei- 
gnement direct.  Jésus  ignorait  jusqu'au  nom  de  Boud- 
dha, de  Zoroastre,  de  Platon;  il  n'avait  lu  aucun 
livre  grec,  aucun  soutra  bouddhique,  et  cependant  il 
y  a  en  lui  plus  d'un  élément  qui,  sans  qu'il  s'en  doutât, 
venait  du  bouddhisme,  du  parsisme,  de  la  sagesse 
grecque.  Tout  cela  se  faisait  par  des  canaux  secrets 
et  par  cette  espèce  de  sympathie  qui  existe  entre  les 
diverses  portions  de  l'humanité.  Le  grand  homme,  par 
un  côté,  reçoit  tout  de  son  temps  ;  par  un  autre,  il  do- 
mine son  temps.  Montrer  que  la  religion  fondée  par 
Jésus  a  été  la  conséquence  naturelle  de  ce  qui  avait 
précédé,  ce  n'est  pas  en  diminuer  l'excellence;  c'est 


VIE    DE   JESUS.  455 

pi-(  uvor  qu'elle  a  eu  sa  raison  d'être,  qu'elle  fut  légi- 
liiiic,  c'est-à-dire  conforme  aux  instincts  et  aux  be- 
soins du  cœur  en  un  siècle  donné. 

Est-il  plus  juste  de  dire  que  Jésus  doit  tout  au  ju- 
daïsme et  que  sa  grandeur  n'est  autre  que  celle  du 
peuple  juif?  Personne  plus  que  moi  n'est  disposé  à 
placer  haut  ce  peuple  unique,  dont  le  don  particulier 
semble  avoir  été  de  contenir  dans  son  sein  les  extrê- 
mes du  bien  et  du  mal.  Sans  doute,  Jésus  sort  du 
judaïsme;  mais  il  en  sort  comme  Socrate  sortit  des 
écoles  de  sophistes,  comme  Luther  sortit  du  moyen 
âge,  comme  Lamennais  du  catholicisme,  comme  Rous- 
seau du  xYiii^  siècle.  On  est  de  son  siècle  et  de  sa  race, 
même  quand  on  réagit  contre  son  siècle  et  sa  race. 
Loin  que  Jésus  soit  le  continuateur  du  judaïsme,  il  re- 
présente la  rupture  avec  l'esprit  juif.  En  supposant 
que  sa  pensée  à  cet  égard  puisse  prêter  à  quelque 
équivoque,  la  direction  générale  du  christianisme 
après  lui  n'en  permet  pas.  La  marche  générale  du 
christianisme  a  été  de  s'éloigner  de  plus  en  plus  du 
judaïsme.  Son  perfectionnement  consistera  à  revenir 
à  Jésus,  mais  non  certes  à  revenir  au  judaïsme.  La 
grande  originalité  du  fondateur  reste  donc  entière;  sa 
gloire  n'admet  aucun  légitime  partageant. 

Sans  contredit,  les  circonstances  furent  pour  beau- 
coup dans  le  succiis  de  cette  révolution  merveilleuse; 


456  ORIGINES   DU   CHRISTIANISME. 

mais  les  circonstances  ne  secondent  que  ce  qui  est 
juste  et  vrai.  Chaque  branche  du  développement 
de  l'humanité  a  son  époque  privilégiée,  où  elle 
atteint  la  perfection  par  une  sorte  d'instinct  spontané 
et  sans  effort.  Aucun  travail  de  réflexion  ne  réussit 
à  produire  ensuite  les  chefs-d'œuvre  que  la  nature 
crée  à  ces  moments-là  par  des  génies  inspirés.  Ce 
que  les  beaux  siècles  de  la  Grèce  furent  pour  les  arts 
et  les  lettres  profanes,  le  siècle  de  Jésus  le  fut  pour 
la  reHgion.  La  société  juive  offrait  l'état  intellectuel  et 
moral  le  plus  extraordinaire  que  l'espèce  humaine  ait 
jamais  traversé.  C'était  vraiment  une  de  ces  heures 
divines  où  le  grand  se  produit  par  la  conspiration  de 
mille  forces  cachées,  où  les  belles  âmes  trouvent  pour 
les  soutenir  un  flot  d'admiration  et  de  sympathie.  Le 
monde,  délivré  de  la  tyrannie  fort  étroite  des  petites 
républiques  municipales,  jouissait  d'une  grande  liberté. 
Le  despotisme  romain  ne  se  fit  sentir  d'une  façon 
désastreuse  que  beaucoup  plus  tard,  et  d'ailleurs  il 
fut  toujours  moins  pesant  dans  ces  provinces  éloi- 
gnées qu'au  centre  de  l'empire.  Nos  petites  tracasse- 
ries préventives  (bien  plus  meurtrières  que  la  mort 
pour  les  choses  de  l'esprit)  n'existaient  pas.  Jésus, 
pendant  trois  ans,  put  mener  une  vie  qui,  dans  nos 
sociétés ,  l'eût  conduit  vingt  fois  devant  les  tribunaux 
de  Dolice.  Nos  seules  lois  sur  l'exercice  illégal  de  la 


VIE   DE  JESUS.  45? 

médecine  eussent  suffi  pour  couper  court  à  sa  carrière. 
La  dynastie  incrédule  des  Hérodes,  d'un  autre  côté, 
s'occupait  peu  des  mouvements  religieux  ;  sous  les 
Asmonéens,  Jésus  eut  été  probablement  arrêté  dès.ses 
premiers  pas.  Un  novateur,  dans  un  tel  état  de 
société,  ne  risquait  que  la  mort,  et  la  mort  est  bonne 
à  ceux  qui  travaillent  pour  l'avenir.  Qu'on  se  figure 
Jésus,  réduit  à  porter  jusqu'à  soixante  ou  soixante-dix 
ans  le  fardeau  de  sa  divinité,  perdant  sa  flamme 
céleste,  s' usant  peu  à  peu  sous  les  nécessités  d'un  rôle 
inouï!  Tout  favorise  ceux  qui  sont  marqués  d'un  signe; 
ils  vont  à  la  gloire  par  une  sorte  d'entraînement  in- 
vincible et  d'ordre  fatal. 

Cette  sublime  personne,  qui  chaque  jour  préside 
encore  au  destin  du  monde,  il  est  permis  de  l'appeler 
divine,  non  en  ce  sens  que  Jésus  ait  absorbé  tout  le 
divin,  ou  lui  ait  été  adéquat  (pour  employer  l'expres- 
sion de  la  scolastique) ,  mais  en  ce  sens  que  Jésus  est 
l'individu  qui  a  fait  faire  à  son  espèce  le  plus 
grand  pas  vers  le  divin.  L'humanité  dans  son  en- 
semble offre  un  assemblage  d'êtres  bas,  égoïstes, 
supérieurs  à  l'animal  en  cela  seul  que  leur  égoïsme 
3st  plus  réfléchi.  Mais,  au  milieu  de  cette  uniforme 
vulgarité,  des  colonnes  s'élèvent  vers  le  ciel  et  attes- 
tent une  plus  noble  destinée.  Jésus  est  la  plus  haute 
de  ces  colonnes  qui  montrent  a  l'homme  d'où  il  vient 


458  ORIGINES  DU   CHRISTIANISME. 

et  OÙ  il  doit  tendre.  En  lui  s'est  condensé  tout  ce 
qu'il  y  a  de  bon  et  d'élevé  dans  notre  nature.  11 
n'a  pas  été  impeccable;  il  a  vaincu  les  mêmes  pas- 
sions que  nous  combattons  ;  aucun  ange  de  Dieu  no 
l'a  conforté,  si  ce  n'est  sa  bonne  conscience  ;  aucun 
.  Satan  ne  l'a  tenté,  si  ce  n'est  celui  que  chacun 
porte  en  son  cœur.  De  même  que  plusieurs  de  ses 
grands  côtés  sont  perdus  pour  nous  par  la  faute  de 
ses  disciples,  il  est  probable  aussi  que  beaucoup  de 
ses  fautes  ont  été  dissimulées.  Mais  jamais  personne 
autant  que  lui  n'a  fait  prédominer  dans  sa  vie  l'inté- 
rêt de  l'humanité  sur  les  petitesses  de  l' amour-propre. 
Voué  sans  réserve  à  son  idée,  il  y  a  subordonné  toute 
chose 'à  un  tel  degré  que,  vers  la  fin  de  sa  vie,  l'uni- 
vers n'exista  plus  pour  lui.  C'est  par  cet  accès  de 
volonté  héroïque  qu'il  a  conquis  le  ciel.  Il  n'y  a 
pas  eu  d'homme,  Çakya-Mouni  peut-être  excepté, 
qui  ait  à  ce  point  foulé  aux  pieds  la  famille ,  les 
joies  de  ce  monde,  tout  soin  temporel.  Il  ne  vivait 
que  de  son  Père  et  de  la  mission  divine  qu'il  avait  la 
conviction  de  remplir. 

Pour  nous,  éternels  enfants,  condamnés  à  l'impuis- 
sance, nous  qui  travaillons  sans  moissonner,  et  ne 
verrons  jamais  le  fruit  de  ce  que  nous  avons  semé, 
inclinons-nous  devant  ces  demi-dieux.  Ils  surent  ce 
que  nous  ignorons  :  créer,  affirmer,  agir.  La  grande 


VIE   DE  JÉSUS.  459 

originalité  renaîtra-t-elle,  ou  le  monde  se  contentera- 
t-il  désormais  de  suivre  les  voies  ouvertes  par  les 
hardis  créateurs  des  vieux  âges?  Nous  l'ignorons.  Mais 
quels  que  puissent  être  les  phénomènes  inattendus 
de  l'avenir,  Jésus  ne  sera  pas  surpassé.  Son  culte  se 
rajeunira  sans  cesse;  sa  légende  provoquera  des 
larmes  sans  fin;  ses  souffrances  attendriront  les  meil- 
leurs cœurs  ;  tous  les  siècles  proclameront  qu'entre 
les  fils  des  hommes,  il  n'en  est  pas  né  de  plus  grand 
que  Jésus. 


FIN     DE      LA     VIE     DE     JÉSUS. 


TABLE 


DES    MATIÈRES, 


DÉniCACE 


Paje» 


IxTRoni  cTioN,  OU  l'on  traite  principalement  des  sources  de  cette 

HISTOIRE ni 

Cliap. 

r.  Place  de  Jésus  dans  l'histoire  du  monde 1 

H.  Enfance  et  jeunesse  de  Jtsus.  Ses  premières  impressions....  19 

ni.  Éducation  de  Jésus 30 

IV.  Ordre  d'idées  au  sein  duquel  se  développa  Jésus 44 

V.  Proniiers  aphorismes  de  Jésus.  —  Ses  idées  d'un  Dieu  père  et 

d'une  religion  pure.   —    Premiers  disciples 71 

VI.  Jean -Baptiste.  —  Voyage  de  Jésus  vers  Jean  et  son  séjour  au 

désert  de  Judée.  —  Il  adopte  le  baptême  de  Jean.. .....  94 


462  TABLE   DES  MATIERES. 

Cbap.  Paieres. 

VII.  Développement  des  idées  de  Jésus  sur  le  royaume  de  Dieu.  113 

VIII.  Jésus  à  Capliarnahum 13ti 

IX.  Les  disciples  de  Jésus 14^ 

X.  Prédications  du  lac 164 

XI.  Le    royaume    de    Dieu    conçu    comme    l'avènement    des 

pauvres 178 

XII.  Ambassade   de  Jean  prisonnier  vers  Jésus.    —   Mort    de 

Jean.  —  Rapports  de  son  école  avec  celle  de  Jésus. ...  195 

XIII.  Premières  tentatives  sur  Jérusalem 205 

xiv.  Rapports  de  Jésus  avec  les  païens  et  les  Samaritains...  224 

XV.  Commencement  de  la  légende  de  Jésus.  —  Idée  qu'il  a  lui- 

même  de  son  rôle  surnaturel 236 

XVI.  Miracles 255 

XVII.  Forme  définitive  des  idées  de  Jésus  sur  le  royaume  de 

Dieu 270 

xviii.  Institutions  de  Jésus 290 

XIX.  Progression  croissante  d'enthousiasme  et  d'exaltation...  307 

XX.  Opposition  contre  Jésus 321 

XXI.  Dernier  voyage  de  Jésus  à  Jérusalem ^. 336 

XXII.  Machinations  des  ennemis  de  Jésus 356 

XXIII.  Dernière  semaine  de  Jésus 370 

XXIV.  Arrestation  et  procès  dé  Jésus 391 

XXV.  Mort  de  Jésus 414 

xwi.  Jésus  au  tombeau 427 

x^vii.  Sort  des  ennemis  de  Jésus 435 

\)  viu.  Caractère  essentiel  de  l'œuvre  de  Jésus 442 


I