LIBRARY
Connecticut Agricultural Collège
Vol
X^^S^^
Date
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M-
19 i
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BOOK 232.9,R29 c. 1
RENAN # VIE DE JESUS
3 T1S3 ODObbSm 3
HISTOIRE
DES ORIGINES
DU CHRISTIANISME
LIVRE PREMIER
CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS
ŒUVRES COMPLÈTES ■
D'ERNEST RENAN
FORMAT IN-80
HiSTOimî GÉNÉRALB DES LANGUES SÉMITIQUES. — 3^ éditioH vevue et ,
augmenlée. — Imprimerie impériale 1 volume.
Études d'histoire religieuse. — 6* édition 1 volume.
Essais de morale et de critique. — 2' édition 1 volume.
Le livrk de Job, traduit de l'hébreu, avou une étude sur l'âge et
le caractère du poëme. — 2* rllti^n 1 volume.
Le cantique des cantiques, traduit de l'hébreu, avec une étude
sur le plan, l'âge et le caractère du poëme. — 2^ édition. . 1 volume.
De l'origine du langage. — 3» édition î volume.
AvERROÈs ET l'averroisme, Gssai historique. — 2^ édition, revue et
con-igée 1 volume.
De la part des peuples sémitiques d.\ns l'histoire dk la civi-
lisation. — 5e édition Brochure.
La chaire d'hédreu au collège db France, explications à mes
collègues. — 5e édition Brochure.
lili'RIMEKlt; L. lOlNO.N ET C% A ^AINf-uERMAIN.
VIE
DE JÉSUS
PAR
ERNEST RENAN
M E M r5 n K h E I. INSTITUT
if -.
\ %
DOUZIÈME ÉDITION
7 ?
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIEXS, *5
A LA LIBRA IRIE NOUVELLE
1864
Tous droits réservés
X^S"i7
A L'AME PURE
DE MA SŒUR HENRIETTE
ORTE A BYBLOS, LE 24 SEPTEMBRE 1861.
Te sonvicns-lu^ du sein de Dieu où tu reposes j de
ces longues journées de Ghazir^ oii^ seul avec toi ,
J'écrivais ces pages inspirées par les lieux que nous
avions visités ensemble? Silencieuse à côté de moi ^ tu
relisais chaque feuille et la recopiais sitôt écrite^ pen-
dant que la mer^ les villages^ les ravins, les montagnes
se déroulaient à nos pieds. Quand l'accablante lumière
avait fait place à l'innombrable armée des étoiles, tes
questions fines et délicates ^ tes doutes discrets, me
ramenaient à V objet sublime de nos communes pensées.
Tu me dis un jour que ce livre-ci tu l'aimerais^ d'abord
parce qu'il avait été fait avec toi^ et aussi parce qu'il
te plaisait. Si parfois tu craignais pour lui les étroits
jugements de V homme frivole, toujours tu fus persuadée
que les âmes vraiment religieuses finiraient par s'y
plaire. Au milieu de ces douces méditations, la mort
nous frappa tous les deux de son aile ; le sommeil de la
fièvre nous prit à la même heure ,* je me réveillai seul !..,
Tu dors maintenant dans la terre d'Adonis, près de la
sainte Byblos et des eaux sacrées où les femmes des
mystères antiques venaient mêler leurs larmes. Révèle-
moi , ô bon génie, à moi que tu aimais, ces vérités qui
dominent la mort, empêchent de la craindre et la font
presque aimer.
INTRODUCTION
ou l'on traite principalement des sources
DE cette histoire.
Une histoire des « Origines du Christianisme »
devrait embrasser toute la période obscure, et, si j )se
le dire, souterraine, qui s'étend depuis les premiers
commencements de cette religion jusqu'au moment
où son existence devient un fait public, notoire, évi-
dent aux yeux de tous. Une telle histoire se compo-
serait de quatre livres. Le premier, que je présente
aujourd'hui au public, traite du fait même qui a serv
de point de départ au culte nouveau ; il est rempli
tout entier par la personne sublime du fondateur. Le
second traiterait des apôtres et de leurs disciples im-
IV ORIGINES DU CHRISTIANISME.
médiats, ou, pour mieux dire, des révolutions que
subit la pensée religieuse dans les deux premières
générations chrétiennes. Je l'arrêterais vers l'an iOO,
au moment oîi les derniers amis de Jésus sont
morts, et où tous les livres du Nouveau Testament
sont à peu près fixés dans la forme où nous les
lisons. Le troisième exposerait l'état du christianisme
sous les Antonins. On l'y verrait se développer len-
tement et soutenir une guerre presque permanente
contre l'empire, lequel, arrivé à ce moment au plus
haut degré de la perfection administrative et gou-
verné par des philosophes, combat dans la secte
naissante une société secrète et théocratique, qui le
nie obstinément et le mine sans cesse. Ce livre
contiendrait toute l'étendue du ii^ siècle. Le qua-
trième livre, enfin, montrerait les progrès décisifs
que fait le christianisme à partir des empereurs sy-
riens. On y verrait la savante construction des Anto-
nins crouler, la décadence de la civilisation antique
devenir irrévocable, le christianisme profiter de sa
ruine, la Syrie conquérir tout l'Occident, et Jésus, en
compagnie des dieux et des sages divinisés de l'Asie,
prendre possession d'une société à laquelle la philo-
sophie et l'État purement civil ne suffisent plus. C'est
alors que les idées religieuses des races groupées
autour de la Méditerranée se modifient profon-
INTRODUCTION. Y
dément ; que les cultes orientaux prennent partout
le dessus; que le christianisme, devenu une église
très-nombreuse, oublie totalement ses rêves millé-
naires, brise ses dernières attaches avec le judaïsme
et passe tout entier dans le monde grec et laliri. Les
luttes et le travail littéraire du m' siècle, lesquels se
passent déjà au grand jour, ne seraient exposés qu'en
traits généraux. Je raconterais encore plus sommai-
rement les persécutions du commencement du iv^ siè-
cle, dernier effort de l'empire pour revenir à ses
vieux principes , lesquels déniaient à l'association
religieuse toute place dans l'État. Enfin, je me borne-
rais à pressentir le changement de politique qui, sous
Constantin, intervertit les rôles, et fait du mouvement
religieux le plus libre et le plus spontané un culte
olïïciel, assujetti à l'État et persécuteur à son tour.
Je ne sais si j'aurai assez de vie et de force pour
remplir un plan aussi vaste. Je serai satisfait si, après
avoir écrit la vie de Jésus, il m'est donné de raconter
comme je l'entends l'histoire des apôtres, l'état de
la conscience chrétienne durant les semaines qui sui-
virent la mori de Jésus, la formation du cycle légen-
daire de la résurrection, les premiers actes de l'église
de Jérusalem, la vie de saint Paul, la crise du temps
de Néron, l'apparition de l'xApocalypse, la ruine de
Jérusalem, la fondation des chrétientés hébraïques de
VI ORIGINES DU CHRISTIANISME.
la Batanée, la rédaction des évangiles, rorigine des
grandes écoles de l'Asie- Mineure, issues de Jean.
Tout pâlit à côté de ce merveilleux premier siècle.
Par une singularité rare en l'histoire, nous voyons
bien mieux ce qui s'est passé dans le monde chrétien
de l'an 50 a l'an 75, que de l'an 100 à l'an 150.
■ Le plan suivi pour cette histoire a empêché
d'introduire dans le texte de longues dissertations
critiques sur les points controversés. Un système
continu de notes met le lecteur à même de vérifier
d'après les sources toutes les propositions du texte.
Dans ces notes, on s'est borné strictement aux cita-
tions de première main, je veux dire à l'indication
des passages originaux sur lesquels chaque assertion
ou chaque conjecture s'appuie. Je sais que pour les
personnes peu initiées à ces sortes d'études, bien
d'autres développements eussent été nécessaires. Mais
je n'ai pas l'habitude de refaire ce qui est fait et bien
fait. Pour ne citer que des livres écrits en français,
les personnes qui voudront bien se procurer les
ouvrages suivants :
Éludes critiques sur l'Évangile de saint Matthieu, par
M. Albert Réville, pasteur de l'église wallonne de Rotter-
dam*.
1 . Leyde,Noothoven van Goor, 1 862. Paris, Cherbuliez. Ouvrage
INTRODUCTION. vii
Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique,
Dar M. Reuss, professeur à la Faculté de théologie et au sé-
minaire protestant de Strasbourg'.
Des doctrines religieuses des Juifs pendant les deux siè-
cles antérieurs à l'ère chrétienne, par M. Michel Nicolas,
professeur à la Faculté de théologie protestante de Mon-
tauban ^.
Vie de Jésus, par le D' Strauss, traduite par M. Littré,
membre de l'Institut ^.
Revue de théologie et de philosophie chrétienne, publiée
sous la direction de M. Colani, de 1850 à 1857. — Nou-
velle Revue de théologie, faisant suite à la précédente, de-
puis 1858 \
les personnes, dis-je, qui voudront bien consulter ces
excellents écrits % y trouveront expliqués une foule
couronné par la société de La Haye pour la défense de la religion
chrétienne.
1. Strasbourg, Treuttel et Wurtz. 2« édition, 1860. Paris, Cher-
buliez.
2. Paris, Michel Lévy frères, 1860.
3. Paris, Ladrange. 2« édition, IS^'G.
4. Strasbourg, Treuttel et Wurtz. Paris, Gherbuliez.
5. Au moment où ces pages s'impriment, paraît un livre que
je n'hésite pas à joindre aux précédents, quoique je n'aie pu le
lire avec l'attention qu'il mérite: Les Évangiles, par M. Gustave
d'Eichthal. Première partie: Exameyi critique cl comparaiif des
trois premiers évangiles. Paris, Hachette, '18o3,
nu ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de points sur lesquels j'ai clù être très-succinct. La
critique de détail des textes évangéliques, en parti-
culier, a été faite par M. Strauss d'une manière qui
laisse peu à désirer. Bien que M. Strauss se soit
trompé dans sa théorie sur la rédaction des évan-
giles *, et que son livre ait, selon moi, le tort de se
tenir beaucoup trop sur le terrain théologique et trop
peu sur le terrain historique ^, il est indispensable,
pour se rendre compte des motifs qui m'ont guidé
dans une foule de minuties, de suivre la discussion
toujours judicieuse, quoique parfois un peu sub-
tile, du livre si bien traduit par mon savant confrère,
M. Littré.
Je crois n'avoir négligé, en fait de témoignages
anciens, aucune source d'informations. Cinq grandes
1. Les grands résultats obtenus sur ce point n'ont été acquis
jjue depuis la première édition de l'ouvrage de M. Strauss. Le sa-
vant critique y a, du reste, fait droit dans ses éditions successives
avec beaucoup de bonne foi.
2. Il est à peine besoin de rappeler c^ue pas un mot, dans le
livre de M. Strauss, ne justifie l'étrange et absurde calomnie par
laquelle on a tenté de décréditer auprès des personnes superficielles
un livre commode, exact, spirituel et consciencieux, quoique gâté
dans ses parties générales par un système exclusif. Non-seulement
M, Strauss n'a jamais nié l'existence de Jésus, mais chaque page
de son livre impli.jue cette existence. Ce qui est vrai, c'est que
M. Strauss suppose le caractère individuel de Jésus plus effacé pour
nous qu'il ne l'est peut-être en réalité.
INTRODUCTION. ix
collections d'écrits, sans parler d'une foule d'autres
données éparses, nous restent sur Jésus et sur le
temps où il vécut, ce sont : i" les évangiles et en
général les écrits du Nouveau Testament; 2° les com-
positions dites « Apocryphes de l'Ancien Testament;»:
3° les ouvrages de Philon ; 1° ceux de Josèphe ; 5*^ le
Talmud. Les écrits de Philon ont l'inappréciable
avantage de nous montrer les pensées qui fermen-
taient au temps de Jésus dans les âmes occupées
des grandes questions religieuses. Philon vivait, il est
vrai, dans une tout autre province du judaïsme que
Jésus; mais, comme lui, il était très-dégagé des peti-
tesses qui régnaient à Jérusalem ; Philon est vrai-
ment le frère aîné de Jésus. Il avait soixante-deux ans
quand le prophète de Nazareth était au plus haut
degré de son activité, et il lui survécut au moins dix
années. Quel dommage que les hasards de la vie ne
l'aient pas conduit en Galilée! Que ne nous eùt-il
pas appris !
Josèphe, écrivant surtout pour les païens, n'a
pas dans son style la même sincérité. Ses courtes no-
tices sur Jésus, sur Jean-Baptiste, sur Juda le Gau-
lonite, sont sèches et sans couleur. On sent qu'il
cherche à présenter ces mouvements si profondément
juifs de caractère et d'esprit sous une forme qui soit
intelligible aux Grecs et aux Rom.ains. Je crois le
X ORIGINES DU CHRISTIANISME.
passage sur Jésus ^ authentique. Il est parfaitement
dans le goût de Josèphe, et si cet historien a fait
mention de Jésus, c'est bien comme cela qu'il a du
■en parler. On sent seulement qu'une main chrétienne
a retouché le morceau, y a ajouté quelques mots sans
lesquels il eût été presque blasphématoire-, a peut-
être retranché ou modifié quelques expressions ^. 11
faut se rappeler que la fortune littéraire de Josèphe
se fit par les chrétiens, lesquels adoptèrent ses écrits
comme des documents essentiels de leur histoire sa-
crée. Il s'en fit, probablement au ii^ siècle, une édi-
tion corrigée selon les idées chrétiennes ^. En tout
cas, ce qui constitue l'immense intérêt de Josèphe
pour le sujet qui nous occupe, ce sont les vives
lumières qu'il jette sur le temps. Grâce à lui, Hé-
rode, Hérodiade, Antipas, Philippe, Anne, Caïphe,
Pilate sont des personnages que nous touchons du
1. Ant., XVIII, III, 3.
2. « S'il est permis de l'appeler homme. »
3. Au lieu de xptoTÔç out&ç rv, il y avait sûrement xokttoç outc;
tXî-ysTo. Cf. Ant.,XX, IX, i.
4. Eusèbe {Hist. eccl.,I, 11, et Démonslr. évang., III, 5j cite
le passage sur Jésus comme nous le lisons maintenant dans Josè-
phe. Origène [Contre Celse, I, 47; II, 13) et Eusèbe (Hist. eccL,
II, 23) citent une autre interpolation chrétienne, laquelle ne se
trouve dans aucun des manuscrits de Josèphe qui sont parvenus
jusqu'à nous.
INTRODUCTION. xi
doigt et que nous voyons vivre devant nous avec une
frappante réalité.
Les Apocryphes de l'Ancien Testament, surtout la
partie juive des vers sibyllins et le Livre d'Hénoch,
joints au Livre de Daniel, qui est, lui aussi, un véri-
table apocryphe , ont une importance capitale pour
l'histoire du développement des théories messiani-
ques et pour l'intelligence des conceptions de Jésus sur
le royaume de Dieu. Le Livre d'Hénoch, en particu-
lier, lequel était fort lu dans l'entourage de Jésus ^,
nous donne la clef de l'expression de « Fils de
l'homme » et des idées qui s'y rattachaient. L'âge
de ces diiïérents livres, grâce aux travaux de
MM. Alexandre, Ewald, Dillmann, Reuss, est main-
tenant hors de doute. Tout le monde est d'accord
pour placer la rédaction des plus importants d'entre
eux au II* et au i" siècle avant Jésus -Christ. La
date du Livre de Daniel est plus certaine encore.
Le caractère des deux langues dans lesquelles il est
écrit; l'usage de mots grecs; l'annonce claire, déter-
minée, datée, d'événements qui vont jusqu'au temps
d'Antiochus Épiphane ; les fausses images qui y sont
tracées de la vieille Babylonie; la couleur générale du
livre, qui ne rappelle en rien les écrits de la captivité,
4. Judae Epist., 14.
xii ORIGINES DU CHRISTIANISME.
qui répond au contraire par une foule d'analogies aux
croyances, aux mœurs, au tour d'imagination de
l'époque des Séleucides; le tour apocalyptique dos
visions ; la place du livre dans le canon hébreu hors
de la série des prophètes ; l'omission de Daniel dans
les panégyriques du chapitre xlix de ï Ecclésiasti-
que^ ou son rang était comme indiqué; bien d'autres
preuves qui ont été cent fois déduites , ne permet-
tent pas de douter que le Livre de Daniel ne soit le
fruit de la grande exaltation produite chez les Juifs
pa*r la persécution d'Antiochus. Ce n'est pas dans la
vieille httérature prophétique qu'il faut classer ce
livre, mais bien en tête de la littérature apocalyp-
tique, comme premier modèle d'un genre de compo-
sition où devaient prendre place après lui les divers
poëmes sibyllins, le Livre d'Hénoch, l'Apocalypse
de Jean, l'Ascension d'Isaïe, le quatrième livre d'Es-
dras.
Dans l'histoire des origines chrétiennes, on a jus-
qu'ici beaucoup trop négligé le Talmud. Je pense,
avec M. Geiger, que la vraie notion des circonstances
où se produisit Jésus doit être cherchée dans cette
compilation bizarre, où tant de précieux renseigne-
ments sont mêlés à la plus insignifiante scolastique.
La théologie chrétienne et la théologie juive ayant suivi
au fond deux marches itarallèles, l'histoire de l'une
INTRODUCTION. xiii
ne peut bien être comprise sans l'histoire de l'autre.
D'innombrables détails matériels des évangiles trou-
vent, d'ailleurs, leur commentaire dans le Talmud.
Les vastes recueils latins de Lightfoot, de Schœttgen,
de Buxtorf, d'Otho, contenaient déjà à cet égard une
foule de renseignements. Je me suis imposé de véri-
fier dans l'original toutes les citations que j'ai ad-
mises, sans en excepter une seule. La collaboration
que m'a prêtée pour cette partie de mon travail un
savant Israélite, M. Neubauer, très-versé dans la
littérature taîmudique, m'a permis d'aller plus loin
et d'éclaircir les parties les plus délicates de mon
sujet par quelques nouveaux rapprochements. La
distinction des époques est ici fort importante,
la rédaction du Talmud s'étendant de l'an 200 à
l'an 500 à peu près. Nous y avons porté autant de
discernement qu'il est possible dans l'état actuel de
ces études. Des dates si récentes exciteront quelques
craintes chez les personnes habituées à n'accorder
de valeur à un document que pour l'époque même
où il a été écrit. Mais de tels scrupules seraient ici
déplacés. L'enseignement des Juifs depuis l'époque
asmonéenne jusqu'au ii« siècle fut principalement
oral. Il ne faut pas juger de ces sortes d'états intel-
lectuels d'après les habitudes d'un temps où l'on
écrit beaucoup. Les Védas, les anciennes poésies
xtV ORIGINES DU CHRISTIANISME.
arabes ont été conservés de mémoire pendant des
siècles, et pourtant ces compositions présentent une
formé très-arrêtée, très-délicate. Dans le Talmud, au
contraire, la forme n'a aucun prix. Ajoutons qu'avant
la Mischna de Juda lé Saint, qui a fait oublier toutes
les autres, il y eut des essais de rédaction, dont les
commencements remontent peut-être plus haut qu'on
ne le suppose communément. Le style du Talmud
est celui de notes de cours; les rédacteurs ne firent
probablement que classer sous certains titres l'énorme
fatras d'écritures qui s'était accumulé dans les diffé-
rentes écoles durant des générations.
11 nous reste à parler des documents qui, se pré-
sentant comme des biographies du fondateur du
christianisme, doivent naturellement tenir la première
place dans une vie de Jésus. Un traité complet sur la
rédaction des évangiles serait un ouvrage à lui seul.
Grâce aux beaux travaux dont cette question a été l'ob-
iet depuis trente ans, un problème qu'on eût jugé au-
trefois inabordable est arrivé à une solution qui assu-
rément laisse place encore à bien des incertitudes,
mais qui suffît pleinement aux besoins de l'histoire.
Nous aurons occasion d'y revenir dans notre deuxième
livre, la composition des évangiles ayant été un des
faits les plus importants pour l'avenir du christianisme
qui se soient passés dans la seconde moitié du premier
INTRODUCTION. XV
siècle. Nous ne toucherons ici qu'une seule face du
sujet, celle qui est indispensable à la solidité de notre
récit. Laissant de côté tout ce qui appartient au ta-
bleau des temps apostoliques, nous rechercherons
seulement dans quelle mesure les données fournies
par les évangiles peuvent être employées dans une
histoire dressée selon des principes rationnels^?
Que les évangiles soient en partie légendaires,
c'est ce qui est évident, puisqu'ils sont pleins de mi-
racles et de surnaturel; mais il y a légende et
légende. Personne ne doute des principaux traits de
la vie de François d'Assise, quoique le surnaturel s'y
rencontre à chaque pas. Personne, au contraire,
n'accorde de créance à la « Vie d'Apollonius de
Tyane,)) parce qu'elle a été écrite longtemps après le
héros et dans les conditions d'un pur roman. A quelle
époque, par quelles mains, dans quelles conditions
les évangiles ont-ils été rédigés? Voilà donc la ques-
tion capitale d'où dépend l'opinion qu'il faut se for-
mer de leur crédibilité.
On sait que chacun des quatre évangiles porte en
4 . Les personnes qui souhaiteraient de plus amples développe-
ments peuvent lire, *hutre l'ouvrage de M. Réville précité, les tra-
vaux de MM. Reuss et Scherer dans la Revue de théologie, t. X,
XI, XV ; nouv. série, II, lîï, IV, et celui de M. Nicolas dans la
Revue germanique, sept, et déc. 1862, avril et juio 1863.
XVI ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lôte le nom d'un personnage connu soit dans F his-
toire apostolique, soit dans l'histoire évangélique elle-
même. Ces quatre personnages ne nous sont pas
donnés rigoureusement comme des auteurs. Les for-
mules « selon Matthieu, » « selon Marc, » « selon
Luc, » « selon Jean, » n'impliquent pas que, dans la
plus vieille opinion, ces récits eussent été écrits d'un
bout à l'autre par Matthieu, par Marc, par Luc, par
Jean ^ ; elles signifient seulement que c'étaient là les
traditions provenant de chacun de ces apôtres et se
couvrant de leur autorité. 11 est clair que si ces
titres sont exacts, les évangiles, sans cesser d'être
en partie légendaires, prennent une haute valeur,
puisqu'ils nous font remonter au demi-siècle qui sui-
vit la mort de Jésus, et même, dans deux cas, aux
témoins oculaires de ses actions.
Pour Luc d'abord, le doute n'est guère possible.
L'évangile de Luc est une composition régulière,
fondée sur des documents antérieurs 2. C'est l'œuvre
d'un homme qui choisit, élague, combine. L'auteur
de cet évangile est certainement le même que celui
des Actes des Apôtres^. Or, l'auteur des Actes est un
1. C'est ainsi qu'on disait : « l'Évangile selon les Hébreux,
« l'Évangile selon les Égyptiens. »
2. Luc, I, 1-4.
3. Act.^ I, 1. Gomp. Luc, i) 1-4.
INTRODUCTION. xvii
compagnon de saint Paiil^, titre qui convient parfai-
tement à Luc 2. Je sais que plus d'une objection peut
être opposée à ce raisonnement; mais une chose au
moins est hors de doute, c'est que l'auteur du troi-
sième évangile et des Actes est un homme de la se-
conde génération apostolique, et cela suffit à notre
objet. La date de cet évangile peut d'ailleurs être
déterminée avec beaucoup de précision par des consi-
dérations tirées du livre lui-même. Le chapitre xxide
Luc, inséparable du reste de l'ouvrage, a été écrit
certainement après le siège de Jérusalem, mais peu de
temps après ^. Nous sommes donc ici sur un terrain
solide ; car il s'agit d'un ouvrage écrit tout entier de la
même main et de la plus parfaite unité.
Les évangiles de Matthieu et de Marc n'ont pas, à
beaucoup près, le même cachet individuel. Ce sont
des compositions impersonnelles, où l'auteur dispa-
raît totalement. Un nom propre écrit en tête de ces
sortes d'ouvrages ne dit pas grand' chose. Mais si
l'évangile de Luc est daté, ceux de Matthieu et de
1. A partir de XVI, 10, l'auteur se donne pour témoin ocu-
laire.
2. II Tim., IV, M; Pliilem., 2i, Col., iv, 14. Le nom de Lucas
(contraction de Lucanus] étant fovt rare, on n'a pas à craindre ici
une de ces homonymies qui jettent tant de perplexités dans les
questions de critique relatives au Nouveau Testament.
3. Versets 9, 20, 24, 28, 32. Gomp. xxii, 36.
xvni ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Marc le sont aussi ; car il est certain que le troisième
évangile est postérieur aux deux premiers, et offre le
caractère d'une rédaction bien plus avancée. Nous
avons d'ailleurs, à cet égard, un témoignage capital
de la première moitié du ii^ siècle. Il est de Papias,
évêque d'Hiérapolis, homme grave, homme de tra-
dition, qui fut attentif toute sa vie à recueillir ce
qu'on pouvait savoir de la personne de Jésus ^. Après
avoir déclaré qu'en pareille matière il préfère la tra-
dition orale aux livres, Papias mentionne deux écrits
sur les actes et les paroles du Christ : l** un écrit
de Marc, interprète de l'apôtre Pierre, écrit court,
incomplet , non rangé par ordre chronologique ,
comprenant des récits et des discours (Xe^OevTa vi
Tz^oijpivTa.) , composé d'après les renseignements et les
souvenirs de l'apôtre Pierre; 2*^ un recueil de sen-
tences (Xoyta) écrit en hébreu ^ par Matthieu, « et
que chacun a traduit comme il a pu. » Il est cer-
tain que ces deux descriptions répondent assez bien à
la physionomie générale des deux livres appelés
4. Dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39. On ne saurait élever un
doute quelconque sur l'authenticité de ce passage. Eusèbe, en
effet, loin d'exagérer l'autorité de Papias, est embarrassé de sa
naïveté, de son millénarisme grossier, et se tire d'affaire en le
traitant de petit esprit. Gomp. Irénée, Adv. hœr., Ul, l
2. C'est-à-dire en dialecte sémitique.
INTRODUCTION. xix
maintenant « Évangile selon Matthieu, » « Évangile
selon Marc, » le premier caractérisé par ses longs
discours, le second surtout anecdotique, beaucoup
plus exact que le premier sur les petits faits, bret
jusqu'à la sécheresse, pauvre en discours, assez mal
composé. Que ces deux ouvrages tels que nous les
lisons soient absolument semblables à ceux que lisait
Papias, cela n'est pas soutenable ; d'abord, parce que
l'écrit de Matthieu pour Papias se composait unique-
ment de discours en hébreu, dont il circulait des tra-
ductions assez diverses, et en second lieu, parce que
l'écrit de Marc et celui de Matthieu étaient pour lui
profondément distincts, rédigés sans aucune entente,
et, ce semble, dans des langues différentes. Or,
dans l'état actuel des textes, l'Evangile selon Mat-
thieu et l'Évangile selon Marc offrent des parties pa-
rallèles si longues et si parfaitement identiques qu'il
faut supposer, ou que le rédacteur définitif du premier
avait le second sous les yeux, ou que le rédacteur
définitif du second avait le premier sous les yeux, ou
que tous deux ont copié le même prototype. Ce qui
paraît le plus vraisemblable, c'est que, ni pour Mat-
thieu, ni pour Marc, nous n'avons les rédactions tout
à fait originales; que nos deux premiers évangiles
sont déjà des arrangements, où l'on a cherché à rem-
plir les lacunes d'un texte par un autre. Chacun vou-
XX ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lait, en effet, posséder un exemplaire complet. Celui qui
n'avait dans son exemplaire que des discours voulait
avoir des récits, et réciproquement. C'est ainsi que
(( l'Évangile selon Matthieu » se trouva avoir englobé
presque toutes les anecdotes de Marc, et que « l'Évan-
gile selon Marc » contient aujourd'hui une foule de
traits qui viennent des Logia de Matthieu. Chacun,
d'ailleurs, puisait largement dans la tradition évan-
gélique se continuant autour de lui. Cette tradition
est si loin d'avoir été épuisée par les évangiles que
les Actes des apôtres et les Pères les plus anciens
citent plusieurs paroles de Jésus qui paraissent au-
thentiques et qui ne se trouvent pas dans les évan-
giles que nous possédons.
Il importe peu à notre objet actuel de pousser plus
loin cette délicate analyse, d'essayer de reconstruire
en quelque sorte, d'une part, les Logia originaux de
Matthieu; de l'autre, le récit primitif tel qu'il sortit de
la plume de Marc. Les Logia nous sont sans doute
représentés par les grands discours de Jésus qui rem-
plissent une partie considérable du premier évan-
gile. Ces discours forment, en effet, quand on les dé-
tache du reste, un tout assez complet. Quant aux
récits du premier et. du deuxième évangile , ils
semblent avoir pour base un document commun dont
!■ texte se retrouve tantôt chez l'un, tantôt chez
INTRODUCTION. xxi
l'autre, et dont le deuxième évangile, tel que nous
le lisons aujourd'hui, n'est qu'une reproduction peu
modifiée. En d'autres termes, le système de la vie de
Jésus chez les synoptiques repose sur deux documents
originaux : 1° les discours de Jésus recueillis par
l'apôtre Matthieu; 2" le recueil d'anecdotes et de ren-
seignements personnels que Marc écrivit d'après les
souvenirs de Pierre. On peut dire que nous avons
encore ces deux documents, mêlés à des renseigne-
ments d'autre provenance, dans les deux premiers
évangiles , qui portent non sans raison le nom
d' « Évangile selon Matthieu » et d' a Évangile selon
Marc. ))
Ce qui est indubitable, en tous cas, c'est que de
très-bonne heure on mit par écrit les discours de
Jésus en langue araméenne, que de bonne heure aussi
on écrivit ses actions remarquables. Ce n'étaient
pas Icà des textes arrêtés et fixés dogmatiquement.
Outre les évangiles qui nous sont parvenus , il
y en eut une foule d'autres prétendant représen-
ter la tradition des témoins oculaires^. On atta-
chait peu d'importance à ces écrits, et les conser-
vateurs, tels que Papias, y préféraient hautement la
1. Luc, I, 1-2; Origèiie, lioni. in Luc, 1, init.; syiiit Jérôme,
Comment, in Matlh.j prol.
XXII ORIGINES DU CHRISTIANISME.
tradition orale^. Gomme on croyait encore le monde
près de finir, on se souciait peu de composer ôi'^
livres pour l'avenir; il s'agissait seulement de gardei-
en son cœur l'image vive de celui qu'on espérait
bientôt revoir dans les nues. De là le peu d'autorité
dont jouissent durant cent cinquante ans les textes
évangéliques. On ne se faisait nul scrupule d'y insérer
des additions, de les combiner diversement, de les
compléter les uns par les autres. Le pauvre homme
qui n'a qu'un livre veut qu'il contienne tout ce qui lui
va au cœur. On se prêtait ces petits livrets ; chacun
transcrivait à la marge de son exemplaire les mots,
les paraboles qu'il trouvait ailleurs et qui le tou-
chaient 2. La plus belle chose du monde est ainsi
sortie d'une élaboration obscure et complètement
populaire. Aucune rédaction n'avait de valeur abso-
lue. Justin, c|ui fait souvent appel à ce qu'il nomme
(( les mémoires des apôtres^, » avait sous les yeux un
état des documents évangéliques assez différent de
celui que nous avons; en tous cas, il ne se donne
'I. Papias, dans Eusèbe, //. E., III, 39. Comparez \i2née,Adv.
hœr., III, II et m.
2. C'est ainsi que le beau récit Jean,\iii, 1-11 a toujours flotté
sans trouver sa place fixe dans le cadre des évcingiles reçus.
3. Ta àTToavrjU.&vsûaaTa Twv àTrcdrdXwv, à JcaXsÎTai sùa-j'i'îXta. Justin,
ApoL, I, 33, 66, G7; Dial. cum Tryph., 10, 100, 101, 102, 103,
104,105, 10G, 107.
INTHODUCTION. xxiu
aucun souci de les alléguer textuellement. Les cita-
lions évangéliques, dans les écrits pseudo-clémentins
d'origine ébionite, présentent le même caractère.
L'esprit était tout; la lettre n'était rien. C'est quand la
tradition s'affaiblit dans la seconde moitié du ii^ siècle
que les textes portant des noms d'apôtres prennent
une autorité décisive et obtiennent force de loi.
Qui ne voit le prix de documents ainsi composés
des souvenirs attendris, des récits naïfs des deux pre-
mières générations chrétiennes, pleines encore de la
forte impression que l'illustre fondateur avait pro-
duite, et qui semble lui avoir longtemps survécu?
Ajoutons que les évangiles dont il s'agit semblent
provenir de celle des branches de la famille chré-
tienne qui touchait le plus près à JéSus. Le dernier
travail de rédaction , au moins du texte qui porte
le nom de Matthieu, paraît avoir été fait dans l'un
des pays situés au nord-est de la Palestine, tels
que la Gaulonitide, le Hauran, la Batanée, où beau-
coup de chrétiens se réfugièrent à l'époque de la
guerre des Romains , où l'on trouvait encore au
II* siècle des parents de Jésus ^, et où la première
direction galiléenne se conserva plus longtemps
qu'ailleurs.
1. Jules Africain, dans Eusèbe, fJisl. eccL, 1,7.
XXIV ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Jusqu'à présent nous n'avons parlé que des trois
évangiles dits synoptiques. 11 nous reste à parler du
quatrième, de celui qui porte le nom de Jean. Ici les
doutes sont beaucoup plus fondés, et la question
moins près d'une solution. Papias, qui se rattachait
à l'école de Jean^ et qui, s'il n'avait pas été son audi-
teur, comme le veut Irénée, avait beaucoup fréquenté
«^es disciples immédiats, entre autres Aristion et celui
qu'on appelait Preshyteros Joannes^ Papias, qui avait
recueilli avec passion les récits oraux de cet Aristion
et de Preshyteros Joannes^ ne dit pas un mot d'une
«Vie de Jésus» écrite par Jean. Si une telle mention
se fût trouvée dans son ouvrage, Eusèbe, qui relève
chez lui tout ce qui sert à l'histoire littéraire du siècle
apostolique, en eut sans aucun doute fait la remarque.
Les difficultés intrinsèques tirées de la lecture du
quatrième évangile lui-même ne sont pas moins
fortes. Gomment, à côté de renseignements précis et
qui sentent si bien le témoin oculaire, trouve-t-on
ces discours totalement différents de ceux de Mat-
thieu? Comment, à côté d'un plan général de la vie
de Jésus, qui paraît bien plus satisfaisant et plus exact
que celui des synoptiques, ces passages singuliers où
l'on sent un intérêt dogmatique propre au rédacteur,
des idées fort étrangères à Jésus, et parfois des
indices qui mettent en garde contre Ja bonne foi
INTRODUCTION. xxv
du narrateur? Comment enfin, à côté des vues les
plus pures, les plus justes, les plus vraiment évangé-
liques, ces taches où l'on aime à voir des interpola-
tions d'un ardent sectaire? Est-ce bien Jean, fils
de Zébédée, le frère de Jacques (dont il n'est pas
question une seule fois dans le quatrième évangile) ,
qui a pu écrire en grec ces leçons de métaphysique
abstraite, dont ni les synoptiques ni le Talmud ne
présentent l'analogue? Tout cela est grave, et, pour
moi, je n'ose être assuré que le quatrième évangile
ait été écrit tout entier de la plume d'un ancien pê-
cheur galiléen. Mais qu'en somme cet évangile soit
sorti, vers la fin du premier siècle, de la grande école
d'Asie -Mineure, qui se rattachait à Jean, qu'il nous
représente une version de la vie du maître, digne
d'être prise en haute considération et souvent d'être
préférée, c'est ce qui est démontré, et par des
témoignages extérieur^ et par l'examen du docu-
ment lui-même, d'une façon qui ne laisse rien à
désirer.
Et d'abord, personne ne doute que, vers l'an 150, le
quatrième évangile n'existât et ne fut attribué à Jean.
Des textes formels de saint Justin ^, d'Athénagore -,
i. ApoL, I, 32, %\\Dial. cim Tryph., 88.
2. Legaliopro christ.^ 10.
xwi ORIGINES DU CHUISTIAXISME.
de Tatien^, de Théophile d'Antioche^, d'Irénée*,
montrent dès lors cet Évangile mêlé à toutes les con-
troverses et servant de pierre angulaire au dévelop-
pement du dogme. Irénée est formel; or, Irénée
sortait de l'école de Jean, et, entre lui et l'apôtre,
il n'y avait que Polycarpe. Le rôle de notre évan-
gile dans le gnosticisme, et en particulier dans le
système de Valentin ^, dans le montanisme^ et dans
la querelle des quartodécimans^, n'est pas moins dé-
cisif. L'école de Jean est celle dont on aperçoit le
mieux la suite durant le ii* siècle ; or, cette école
ne s'explique pas si l'on ne place le quatrième évan-
gile à son berceau même. Ajoutons que la première
épître attribuée à saint Jean est certainement du
même auteur que le quatrième évangile^; or, l'épîtrc
est reconnue comme de Jean par Polycarpe^, Papias^,
Irénée^o.
4. Adv. Grœc, 5, 7. Cf. Eusèbe, H. E., IV, 29; Théodoret,
flœretic. fabuL, I, 20.
2. Ad Autolycum, II, 22.
3. Adv. hœr., II, xxii, 5; III, i. Cf. Eus., H. E., V, 8.
4. Irénée, Adv. hœr.,\, m, 6; III, xi, 7; saint Hippolyte, P/w-
losophumena,\l, ii, 29 et suiv.
5. Irénée, Adv. kœr.^ III, xi, 9. — 6. Eusèbe, Fis^ecc/.^V, 24.
7. I Joann., i, 3, 5. Les doux écrits offrent la plus complète
identité de style, les mêmes tours, les mêmes expressions favorites.
8. Epist.adPhilipp.J.— 'è. Dans Eusèbe, ^wf. ecc/. JII, 39.
40. Adv. hœr., III, xvi, 5, 8. Cf. Eu.^èbe, Hisl. eccl., V, 8.
INTRODUCTION. xxvii
Mais c'est surtout la lecture de l'ouvrage qui est
de nature à faire impression. L'auteur y parle tou-
jours comme témoin oculaire ; il veut se faire passer
pour l'apôtre Jean. Si donc cet ouvrage n'est pas
réellement de l'apôtre, il faut admettre une super-
cherie que l'auteur s'avouait à lui-même. Or, quoi-
que les idées du temps en fait de bonne foi litté-
raire différassent essentiellement des nôtres, on n'a
pas d'exemple dans le monde apostolique d'un faux
de ce genre. Non-seulement, du reste, l'auteur veut
se faire passer pour l'apôtre Jean, mais on voit clai-
rement qu'il écrit dans l'intérêt de cet apôtre. A
chaque page se trahit l'intention de fortifier son
autorité, de montrer qu'il a été le préféré de Jésus ^,
que dans toutes les circonstances solennelles (à la
Gène, au Calvaire, au tombeau) il a tenu la pre-
mière place. Les relations, en somme fraternelles,
quoique n'excluant pas une certaine rivalité, de l'au-
leur avec Pierre 2, sa haine au contraire contre
Judas ^, haine antérieure peut-être à la trahison,
semblent percer çà et là. On est tenté de croire que
Jean, dans sa vieillesse, ayant lu les récits évangéli-
ques qui circulaient, d'une part, y remarqua diverses
4. XIII, 23; XIX, 26; xx, 2;xxi, 7, 20.
2. Jean,xviii, 15-16; xx, 2-6; xxi, 4o-10. Cnnip. i, 3o, 40, 41.
3. vi, 65; XII, 6; xui, 21 el siiiv.
XXVIII ORIGINES DU CHRISTIANISME.
inexactitudes ^, de l'autre, fut froissé de voir qu'on
ne lui accordait pas dans l'histoire du Christ une
assez grande place; qu'alors il commença à dicter
une foule de choses qu'il savait mieux que les autres,
avec l'intention de montrer que, dans beaucoup de
cas où on ne parlait que de Pierre, il avait figuré
avec et avant lui -, Déjà, du vivant de Jésus, ces
légers sentiments de jalousie s'étaient trahis entre les
fils de Zébédée et les autres disciples^. Depuis la
mort de Jacques, son frère,' Jean restait seul héritier
des souvenirs intimes dont ces deux apôtres, de
l'aveu de tous, étaient dépositaires. De là sa perpé-
tuelle attention à rappeler qu'il est le dernier sur-
vivant des témoins oculaires ^, et le plaisir qu'il prend
à raconter des circonstances que lui seul pouvait
connaître. De là, tant de petits traits de précision qui
semblent comme des scolies d'un annotateur : « Il
était six heures; » « il était nuit; » a cet homme s'ap-
i. La manière dont Aristion ou Presbyleros Joannes s'expri-
mait sur l'évangile de Marc devant Papias (Eusèbe, //. E., III, 39)
implique, en effet, une critique bienveillante, ou, pour mieux dire,
une sorte d'excuse, qui semble supposer que les disciples de Jean
concevaient sur le même sujet quelque chose de mieux.
2. Comp. Jean, xviii, loetsuiv., à IMatth., xxvi, 58; Jean, xx.
2-6, à Marc, xvi, 7. Voir aussi Jean, xiii, 24-25.
3. Voir ci-dessous, p. 159.
4. I, 14; XIX, 35; xxi, 24 et suiv. Comp. la première épitre do
saint Jean, i, 3, 5.
INTRODUCTION. \\n
pelait Malchus; » « ils avaient allumé un réchaud,
car il faisait froid ; » « cette tunique était sans
couture. » De là, enfin, le désordre de la rédaction,
l'irrégularité de la marche, le décousu des premier
chapitres ; autant de traits inexplicables dans la sup
position QÙ notre évangile ne serait qu'une thèse de
théologie sans valeur historique , et qui , au con-
traire, se comprennent parfaitement, si l'on y voit,
conformément à la tradition, des souvenirs de vieil-
lard, tantôt d'une prodigieuse fraîcheur, tantôt ayant
subi d'étranges altérations.
Une distinction capitale, en effet, doit être faite
dans l'évangile de Jean. D'une part, cet évangile
nous présente un canevas de la vie de Jésus qui dif-
fère considérablement de celui des synoptiques. De
l'autre, il met dans la bouche de Jésus des discours
dont le ton, le style, les allures, les doctrines n'ont rien
de commun avec les Logia rapportés par les synop-
tiques. Sous ce second rapport, la différence est telle
qu'il faut faire son choix d'une manière tranchée. Si
Jésus parlait comme le veut Matthieu, il n'a pu parler
comme le veut Jean. Entre les deux autorités, aucun
critique n'a hésité, ni n'hésitera. A mille lieues du ton
simple, désintéressé, impersonnel des synoptiques,
l'évangile de Jean montre sans cesse les préoccupa-
tions de l'apologiste, les arrière-pensées du sectaire,
x\x ORIGINES DU CHIUSTIANISME.
l'intention de prouver une thèse et de convaincre des
adversaires ^. Ce n'est pas par des tirades préten-
tieuses, lourdes, mal écrites, disant peu de chose au
sens moral, que Jésus a fondé son œuvre divine.
Quand même Papias ne nous apprendrait pas que
Matthieu écrivit les sentences de Jésus dans leur langue
originale, le naturel, l'ineffable vérité, le charme sans
pareil des discours synoptiques, le tour profondément
hébraïque de ces discours, les analogies qu'ils pré-
sentent avec les sentences des docteurs juifs du même
temps, leur parfaite harmonie avec la nature de la
Galilée, tous ces caractères, si on les rapproche de la
gnose obscure, de la métaphysique contournée qui
remplit les discours de Jean, parleraient assez haut.
Gela ne veut pas dire qu'il n'y ait dans les discours de
Jean d'admirables éclairs, des traits qui viennent vrai-
ment de Jésus 2. Mais le ton mystique de ces dis-
cours ne répond en rien au caractère de l'éloquence
de Jésus telle qu'on se la figure d'après les synopti-
ques. Un nouvel esprit a soufflé; la gnose est déjà
i. Voir, par exemple, cliap. ix et xi. Remarquer surtout TefTet
étrange que font des passages comme Jean^ xix, 35; xx, 31 ; xxi,
'iO-23, 24-25, quand on se rappelle l'absence de toute réflpxion
qui di^tingue les synoptiques.
2. Par oxemjile, iv, i et suiv.; xv, 4 2 et suiv. Plusieurs mois
FHppelés par Jean se retrouvent dans les synoptiques (xii, 16;
XV, 20).
INTRODUCTION. xxxi
commencée ; l'ère galiléenne du royaume de Dieu est
finie; l'espérance de la prochaine venue du Christ
s'éloigne; on entre dans les aridités de la métaphy-
sique, dans les ténèbres du dogme abstrait. L'esprit
de Jésus n'est pas là, et si le fils de Zébédée a vrai-
ment tracé ces pages, il avait certes bien oublié en
les écrivant le lac de Génésareth et les charmants en-
tretiens qu'il avait entendus sur ses bords.
Une circonstance, d'ailleurs, qui prouve bien que
les discours rapportés par le quatrième évangile ne
sont pas des pièces historiques, mais des compositions
destinées à couvrir de l'autorité de Jésus certaines
doctrines chères au rédacteur, c'est leur parfaite
harmonie avec l'état intellectuel de l'Asie-Mineure au
moment où elles furent écrites. L'Asie-Mineure était
alors le théâtre d'un étrange mouvement de philosophie
syncrétique ; tous les germes du gnosticisme y exis-
taient déjà. Jean paraît avoir bu à ces sources étran-
gères. Il se peut qu'après les crises de l'an 68 (date
de l'Apocalypse) et de l'an 70 (ruine de Jérusalem),
le vieil apôtre, à l'âme ardente et mobile, désabusé
de la croyance à une prochaine apparition du Fils de
l'homme dans les nues, ait penché vers les idées qu'il
trouvait autour de lui, et dont plusieurs s'amalga-
maient assez bien avec certaines doctrines chrétien-
nes. En prêtant ces nouvelles idées à Jésus, il ne
KXxiï ORIGINES DU CHRISTIANISME.
fit que suivre un penchant bien naturel. Nos sou-
venirs se transforment avec tout le reste; l'idéal
d'une personne que nous avons connue change avec
nous^. Considérant Jésus comme l'incarnation de la
vérité, Jean ne pouvait manquer de lui attribuer ce
qu'il était arrivé à prendre pour la vérité.
S'il faut tout dire, nous ajouterons que probable-
ment Jean lui-même eut en cela peu de part, que
ce changement se fit autour de lui plutôt que par lui.
On est parfois tenté de croire que des notes pré-
cieuses, venant de l'apôtre, ont été employées par
ses disciples dans un sens fort différent de l'es-
prit évangélique primitif. En effet, certaines parties
du quatrième évangile ont été ajoutées après coup ;
tel est le xxi^ chapitre tout entier 2, 011 l'auteur
semble s'être proposé de rendre hommage à l'apôtre
Pierre après sa mort et de répondre aux objections
qu'on allait tirer ou qu'on tirait déjà de la mort .de
Jean lui-même (v. 21-23). Plusieurs autres endroits
portent la trace de ratures et de corrections ^.
Il est impossible, à distance, d'avoir le mot de tous
\. C'est ainsi que Napoléon devint un libéral dans les souvenirs
de ses compagnons d'exil, quand ceux-ci, après leur retour, se
trouvèrent jetés au milieu de la société politique du temps.
2. Les versets XX, 30-31, forment évidemment l'ancienne con-
clusion.
3. VI, "> ">">
INTRODUCTION. xxxiii
ces problèmes singuliers, et sans doute bien de^ sur-
prises nous seraient réservées, s'il nous était donné
de pénétrer dans les secrets de cette mystérieuse
école d'Éphèse qui, plus d'une fois, paraît s'être
complu aux voies obscures. Mais une expéi'ience
capitale est celle-ci. Toute personne qui se mettra
à écrire la vie de Jésus sans théorie arrêtée sur
la valeur relative des évangiles , se laissant uni-
quement guider par le sentiment du sujet , sera
ramenée dans une foule de cas à préférer la nar-
ration de Jean à celle des synoptiques. Les derniers
mois de la vie de Jésus en particulier ne s'expli-
quent que par Jean ; une foule de traits de la Pas-
sion, inintelligibles dans les synoptiques^, reprennent
dans le récit du quatrième évangile la vraisemblance
et la possibilité. Tout au contraire, j'ose défier qui
que ce soit de composer une vie de Jésus qui ait
un sens en tenant compte des discours que Jean
prête à Jésus. Cette façon de se prêcher et de se
démontrer sans cesse, cette perpétuelle argumen-
tation, cette mise en scène sans naïveté, ces longs
raisonnements à la suite de chaque miracle, ces
discours raides et gauches, dont le ton est si sou-
1. Par exemple, ce qui concerne l'annonce delà trahison de
Judas.
G
XXXIV OniGIlNES DU CHRISTIANISME.
vent faux et inégal^, ne seraient pas soufferts par un
homme de goût à côté des délicieuses sentences des
synoptiques. Ce sont ici, évidemment, des pièces ar-
tificielles 2, qui nous représentent les prédications de
Jésus, comme les dialogues de Platon nous rendent
les entretiens de Socrate. Ce sont en quelque sorte
les variations d'un musicien improvisant pour son
compte sur un thème donné. Le thème peut n'être pas
sans quelque authenticité; mais dans l'exécution, la
fantaisie de l'artiste se donne pleine carrière. On sent
le procédé factice, la rhétorique, l'apprêt^. Ajoutons
que le vocabulaire de Jésus ne se retrouve pas dans
les morceaux dont nous parlons. L'expression de
« royaume de Dieu, » qui était si familière au maître^,
n'y figure qu'une seule fois ^. En revanche, le style
des discours prêtés à Jésus par le quatrième évan-
gile offre la plus complète analogie avec celui des
épi très de saint Jean ; on voit qu'en écrivant les dis-
cours, l'auteur suivait, non ses souvenirs, mais le
i. Voir, par exemple, 11^ 25; m, 32-33, et les longues disputas
des ch. vil, VIII, ix.
2. Souvent on sent que l'auteur cherche des prétextes pourpla-
cer des discours (ch. m, v, vin, xiii el suiv.).
3. Par exemple, chap. xvii.
4. Outre les synoptiques, les Actes, les Épîtres de saint Paul,
l'Apocalypse en font foi.
5. Jean, m, 3, 5.
INTRODUCTION. txxv
mouvement assez monotone de sa propre pensée.
Toute une nouvelle langue mystique s'y déploie,
langue dont les synoptiques n'ont pas la moindre idée
(« monde, » « vérité, » « vie, » « lumière, » « ténè-
bres, » etc.). Si Jésus avait jamais parlé dans ce
style, qui n'a rien d'hébreu, rien de juif, rien de tal-
mudique, si j'ose m'exprimer ainsi, comment un seul
de ses auditeurs en aurait-il si bien gardé le secret?
L'histoire Httéraire offre du reste un autre exemple
qui présente la plus grande analogie avec le phéno-
mène historique que nous venons d'exposer, et qui sert
à l'expliquer. Socrate, qui comme Jésus n'écrivit pas,
nous est connu par deux de ses disciples, Xénophon
et Platon, le premier répondant par sa rédaction lim-
pide, transparente, impersonnelle, aux synoptiques,
le second rappelant par sa vigoureuse individualité
l'auteur du quatrième évangile. Pour exposer l'ensei-
gnement socratique, faut-il suivre les « Dialogues » de
Platon ou les « Entretiens » de Xénophon ? Aucun doute
à cet égard n'est possible ; tout le monde s'est atta-
ché aux « Entretiens » et non aux « Dialogues.» Platon
cependant n'apprend-il rien sur Socrate ?n Serait- il
d'une bonne critique, en écrivant la biographie de ce
dernier, de négliger les « Dialogues? » Qui oserait le
soutenir? 1/ analogie, d'ailleurs, n'est pas complète,
et la différence est en faveur du quatrième évangile.
xixVi ORIGINES DU CHRISTIANISME.
C'est l'auteur de cet évangile, en eiïet, qui est le
meilleur biographe, comme si Platon, tout en prêtant
à son maître des discours fictifs, connaissait sur sa vie
des choses capitales que yXénophon ignorât tout à fait.
Sans nous prononcer sur la question matérielle de
savoir quelle main a tracé le quatrième évangile,
et tout en inclinant à croire que les discours au moins
ne sont pas du fils de Zcbédée, nous admettons donc
que c'est bien là « l'Évangile selon Jean, » dans le
même sens que le premier et le deuxième évangile
sont bien les Evangiles « selon Matthieu » et « selon
Marc. » Le canevas historique du quatrième évan-
gile est la vie de Jésus telle qu'on la savait dans
l'école de Jean ; c'est le récit qu'Aristion et Pres-
byleros Joannes firent à Papias sans lui dire qu'il
était écrit, ou plutôt n'attachant aucune importance
à cette particularité. J'ajoute que, dans mon opi-
nion, cette école savait mieux les circonstances exté-
rieures de la vie du fondateur que le groupe dont
les souvenirs ont constitué les évangiles synoptiques.
Elle avait, notamment sur les séjours de Jésus à
Jérusalem, des données que les autres ne possé-
daient pas. Les affiliés de l'école traitaient Marc de
biographe médiocre, et avaient imaginé un système
pour expliquer ses lacunes^. Certains passages de
i. Papias, loc. cil.
IiNTRODUCTION. xvxvii
Luc, OÙ il y a comme un écho des traditions joiian-
niques^, prouvent du reste que ces traditions n'étaient
pas pour le reste de la famille chrétienne quelque
chose de tout à fait inconnu.
Ces explications seront suffisantes, je pense, pour
qu'on voie, dans la suite du récit, les motifs qui
m'ont déterminé à donner la préférence à tel ou tel
des quatre guides que nous avons pour la vie de Jésus.
En somme, j'admets comme authentiques les quatre
évangiles canoniques. Tous, selon moi, remontent au
premier siècle, et ils sont à peu près des auteurs à qui
on les attribue; mais leur valeur historique est fort
diverse. Matthieu mérite évidemment une confiance
hors ligne pour les discours ; là sont les Logia, les notes
mêmes prises sur le souvenir vif et net de l'enseigne-
ment de Jésus. Une espèce d'éclat à la fois doux et
terrible, une force divine, si j'ose le dire, souligne ces
paroles, les détache du contexte et les rend pour le
\. Ainsi, le pardon de la femme péclieresje, la connaissance
qu'a Luc de la famille de Béthanie, son type du caractère de
Marthe répondant au ^viyA>z\ de Jean (xii, 2), le trait de la femme
(pii essuya les pieds de Jésus avec ses cheveux, une notion obscure
des voyages de Jésus à Jérusalem, l'idée qu'il a comparu à la
Pasbion devant trois autorités, l'opinion où est l'auteur que quel-
ques disciples assistaient au crucifiement, la cotinaissance qu'il a
du rôle d'Anne à côté de Caïphe, l'apparition de l'ynge dans
l'agonie (comp. Jeun, xii, 28-29).
XXXVIII ORIGINES DU CHRISTIANISME.
critique facilement reconnaissables. La personne qui
s'est donné la tâche de faire avec l'histoire évangélique
une composition régulière, possède à cet égard une
excellente pierre de touche. Les vraies paroles de Jésus
se décèlent pour ainsi dire d'elles-mêmes; dès qu'on
les touche dans ce chaos de traditions d'authenticité
inégale, on les sent vibrer; elles se traduisent comme
spontanément, et viennent d'elles-mêmes se placer
dans le récit, où elles gardent un relief sans pareil.
Les parties narratives groupées dans le premier
évangile autour de ce noyau primitif n'ont pas la
même autorité. Il s'y trouve beaucoup de légendes
d'un contour assez mou, sorties de la piété de la
deuxième génération chrétienne ^ . L'évangile de
Marc est bien plus ferme, plus précis, moins chargé
de circonstances tardivement insérées. C'est celui
des trois synoptiques qui est resté le plus ancien, le
plus original, celui où sont venus s'ajouter le moins
d'éléments postérieurs. Les détails matériels ont
dans Marc une netteté qu'on chercherait vainement
chez les autres évangélistes. Il aime à rapporter
certains mots de Jésus en syro-chaldaïque 2. U
1. Ch. I et II surtout. Voir aussi xxvn, 3 et suiv., 19, 51-o3.
60 : XXVIII, 2 et suiv., en compaPfint Marc.
2. V, 41 ; VII, 34; xv, 34. Matthieu n'ofl're cette particularité
qu'une fois (xxvii, 46),
INTRODUCTION. xxxix
est plein d'observations minutieuses venant sans
nul doute d'un témoin oculaire. Rien ne s'oppose
à ce que ce témoin oculaire , qui évidemment
avait suivi Jésus, qui l'avait aimé et regardé de
très-près, qui en avait conservé une vive image,
ne soit l'apôtre Pierre lui-même, comme le veut
Papias.
Quant à l'ouvrage de Luc, sa valeur historique est
sensiblement plus faible. C'est un document de se-
conde main. La narration y est plus mûrie. Les mots de
Jésus y sont plus réfléchis, plus composés. Quelques
sentences sont poussées à l'excès et faussées ^. Écri-
vant hors de la Palestine, et certainement après le
siège de Jérusalem ^, l'auteur indique les lieux avec
moins de rigueur que les deux autres synoptiques ;
il a une fausse idée du temple, qu'il se représente
comme un oratoire, où l'on va faire ses dévotions^;
il émousse les détails pour tâcher d'amener une con-
cordance entre les diiTérents récits^; il adoucit les
passages qui étaient devenus embarrassants au point
de vue d'une idée plus exaltée de la divinité de
'I. XIV, 26. Les règles de l'apostolat (cli. x) y ont un caractère
particulier d'exalUilion.
2. XIX, 41,43-44; xxi, 9, 20; xxin, 29.
3. 11, 37; xviii, 10 et suiv.; xxiv, 53.
4. Par exemple, iv, 16.
XL ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Jésus ' ; il exagère le merveilleux ^ ; il commet
des erreurs de chronologie ^; il omet les gloses
hébraïffues^^j ne cite aucune parole de Jésus en cette
lajigue, nomme toutes les localités par leur nom
grec. On sent l'écrivain qui compile, l'homme qui n'a
pas vu directement les témoins, mais qui travaille
sur les textes, et se permet de fortes violences
pour les mettre d'accord. Luc avait probablement
sous les yeux le recueil biographique de Marc et les
Logia de Matthieu. Mais il les traite avec beau-
coup de liberté; tantôt il fond ensemble deux anec-
dotes ou deux paraboles pour en faire une ^; tan-
tôt il en décompose une pour en faire deux ^. Il
interprète les documents selon son sens particulier;
il n'a pas l'impassibilité absolue de Matthieu et
de Marc. On peut dire certaines choses de ses goûts
et de ses tendances particulières : c'est un dévot
très-exact ^; il tient à ce que Jésus ait accompli tous
1. m, 23. Il omet Mattli., xxiv, 36.
2. IV, U; XXII, 43, 44.
3. Par exemple, en ce qui concerne Quirinius, Lysanias ,
Tlieudas.
4. Comp. Luc, I, 31, à MaLth., i, 21.
5. Par exemple, xix, 4 2-2T.
6. Ainsi, le repas de Bélhanie lui donne deux récits (vu, 36-
48, et X, 38-42.
7. XXIII, 56.
INTRODUCTION. xli
les rites juifs ^ ; il est démocrate et ébionite exalté,
c'est-à-dire très-opposé à la propriété et persuadé
que la revanche des pauvres va venir 2 ; il affectionne
par-dessus tout les anecdotes mettant en relief la
conversion des pécheurs, l'exaltation des humbles^; il
modifie souvent les anciennes traditions pour leur don-
ner ce tour ^. Il admet dans ses premières pages des
légendes sur l'enfance de Jésus, racontées avec ces
longues amplifications, ces cantiques, ces procédés
de convention qui forment le trait essentiel des évan-
giles apocryphes. Enfin, il a dans le récit des der-
niers temps de Jésus quelques circonstances pleines
d'un sentiment tendre et certains mots de Jésus d'une
délicieuse beauté % qui ne se trouvent pas dans les
récits plus authentiques, et où l'on sent le travail de
i. II, 21, 22, 39, 41, 42. C'est un trait ébionite. Cf. Philoso-
phumench VII, vi, 34.
2. La parabole du riche et de Lazare. Gomp. vi, 20 et suiv.; 2i
et suiv.; xii, 13 et suiv.; xvi entier; xxu, 35; Actes, 11, 4i-lo;
V, 1 et suiv.
3. La Icmine qui oint les pieds, Zacijée, le bon larron, la para-
bole du pharisien et dupublicain, Tenfant prodigue.
4. Par exemple, la femme qui oint les pieds devient cliez lui
une péchere.-se qui se convertit.
5. Jésus pleurant sur Jérusalem, la sueur de sang, la rencoiiLio
des saintes femmes, le bon larron, etc. Le mot aux femmes de
Jérusalem (xxiii, 28-29) ne peut guère avoir été conçu qu'après
le siéire de l'an 70.
XLii ORIGINES DU CHRISTIANISME.
la légende. Luc les empruntait probablement à un
recueil plus récent, où l'on visait surtout à exciter
des sentiments de piété.
Une grande réserve était naturellement commandée
en présence d'un document de cette nature. 11 eut été
aussi peu critique de le négliger que de l'employer sans
discernement. Luc a eu sous les yeux des originaux
que nous n'avons plus. C'est moins un évangéliste
qu'un biographe de Jésus, un « harmoniste,» un correc-
teur à la manière de Marcion et de Tatien. Mais c'est
un biographe du premier siècle, un artiste divin qui,
indépendamment des renseignements qu'il a puisés
aux sources plus anciennes, nous montre le caractère
du fondateur avec un bonheur de trait, une inspiration
d'ensemble, un relief que n'ont pas les deux autres
synoptiques. Son évangile est celui dont la lecture
a le ptus de charme ; car à l'incomparable beauté
du tond commun, il ajoute une part d'artifice et
de composition qui augmente singulièrement l'effet
du portrait, sans nuire gravement à sa vérité.
En somme, on peut dire que la rédaction synop-
tique a traversé trois degrés : 1° l'état documentaire
original (>.oyia de Matthieu, }.£/Ô£VTa yi Tz^cn-f^h-zct. de
Marc), premières rédactions qui n'existent plus;
S'* l'état de simple mélange, où les documents ori-
ginaux sont amalgamés sans aucun effort de compo-
INTRODUCTION. xuii
sition, sans qu'on voie percer aucune vue personnelle
de la part des auteurs ( évangiles actuels, de Mat-
thieu et de Marc); 3° l'état de combinaison ou de
rédaction voulue et réfléchie, où l'on sent l'effort
pour concilier les différentes versions (évangile de
Luc). L'évangile de Jean, comme nous l'avons dit,
forme une composition d'un autre ordre et tout à fait
à part.
On remarquera que je n'ai fait nul usage des évan-
giles apocryphes. Ces compositions ne doivent être
en aucune façon mises sur le même pied que les
évangiles canoniques. Ce sont de plates et puériles
amplifications, ayant les canoniques pour base et n'y
ajoutant rien qui ait du prix. Au contraire, j'ai été
fort attentif à recueillir les lambeaux conservés par
les Pères de l'Église d'anciens évangiles qui existè-
rent autrefois parallèlement aux canoniques et qui sont
maintenant perdus, comme l'Évangile selon les Hé-
breux, l'Évangile selon les Égyptiens, les Évangiles
dits de Justin, de Marcion, de Tatien. Les deux pre-
miers sont surtout importants en ce qu'ils étaient
rédigés en araméen comme les Logia de Matthieu,
qu'ils paraissent avoir constitué une variété de l'évan-
gile de cet apôtre, et qu'ils furent l'évangile des
Ehionim, c'est-à-dire de ces petites chrétientés de
Batanée qui gardèrent l'usage du syro-chaldaïque,
XLiv ORIGINES DU CHRISTIANISME.
et qui paraissent à quelques égards avoir continué
la ligne de Jésus. Mais il faut avouer que, dans l'état
où ils nous sont arrivés, ces évangiles sont infé-
rieurs, pour l'autorité critique, à la rédaction de
l'évangile de Matthieu que nous possédons.
• On comprend maintenant, ce semble, le genre de
valeur historique que j'attribue aux évangiles. Ce ne
sont ni des biographies à la façon de Suétone, ni des
légendes fictives à la manière de Philostrate; ce sont
des biographies légendaires. Je les rapprocherais
volontiers des légendes de Saints, des Vies de Plo-
tin, de Proclus, d'Isidore, et autres écrits du même
genre, oii la vérité historique et l'intention de pré-
senter des modèles de vertu se combinent à des
degrés divers. L'inexactitude, qui est un des traits
de toutes les compositions populaires, s'y fait parti-
culièrement sentir. Supposons qu'il y a dix ou
douze ans, trois ou quatre vieux soldats de l'em-
pire se fussent mis chacun de leur côté à écrire la vie
de Napoléon avec leurs souvenirs. Il est clair que
leurs récits offriraient de nombreuses erreurs , de
fortes discordances. L'un d'eux mettrait Wagram
avant Marengo ; l'autre écrirait sans hésiter que
Napoléon chassa des Tuileries le gouvernement de
Robespierre; un troisième omettrait des expéditions
de la plus haute importance. Mais une chose résul-
IxNTRODUCTION. XLV
terait certainement avec un haut degré de vérité
de ces naïfs récits, c'est le caractère du héros, l'im-
pression qu'il faisait autour de lui. En ce sens, de
telles histoires populaires vaudraient mieux qu'une
histoire solennelle et officielle. On en peut dire autant
des évangiles. Uniquement attentifs à mettre en saillie
l'excellence du maître, ses miracles, son enseigne-
ment, les évangéhstes montrent une entière indif-
férence pour tout ce qui n'est pas l'esprit même de
Jésus. Les contradictions sur les temps, les lieux, les
personnes étaient regardées comme insignifiantes ; car,
autant on prêtait à la parole de Jésus un haut degré
d'inspiration, autant on était loin d'accorder cette
inspiration aux rédacteurs. Ceux-ci ne s'envisageaient
que comme de simples scribes et ne tenaient qu'à
une seule chose : ne rien omettre de ce qu'ils sa-
vaient ^.
Sans contredit, une part d'idées préconçues dut
se mêler à de tels souvenirs. Plusieurs récits, surtout
de Luc, sont inventés pour faire ressortir vivement
certains traits de la physionomie de Jésus. Cette
physionomie elle-même subissait chaque jour des alté-
rations. Jésus serait un phénomène unique dans
'histoire si, avec le rôle qu'il joua, il n'avait été
4. Voir le passage précité de Papias.
XLVi ORIGINES DtJ CHRISTIANISME.
bien vite transfiguré. La légende d'Alexandre était
éclose avant que la génération de ses compagnons
d'armes fût éteinte ; celle de saint François d'Assise
commença de son vivant. Un rapide travail de méta-
morphose s'opéra de même, dans les vingt ou trente
années qui suivirent la mort de Jésus, et imposa à sa
biographie les tours absolus d'une légende idéale. La
mort perfectionne l'homme le plus parfait; elle le
rend sans défaut pour ceux qui l'ont aimé. En même
temps, d'ailleurs, qu'on voulait peindre le maître, on
voulait le démontrer. Beaucoup d'anecdotes étaient
conçues pour prouver qu'en lui les prophéties envi-
sagées comme messianiques avaient eu leur accom-
plissement. Mais ce procédé, dont il ne faut pas
nier l'importance, ne saurait tout expliquer. Aucun
ouvrage juif du temps ne donne une série de pro-
phéties exactement libellées que le Messie dût ac-
complir. Plusieurs des allusions messianiques re-
levées par les évangélistes sont si subtiles , si
détournées, qu'on ne peut croire que tout cela
répondît à une doctrine généralement admise. Tan-
tôt l'on raisonna ainsi : « Le Messie doit faire
telle chose ; or Jésus est le Messie ; donc Jésus a
fait telle chose. » Tantôt l'on raisonna à l'inverse :
' « Telle chose est arrivée à Jésus ; or Jésus est le
Messie \ donc telle chose devait arriver au Mes-
Introduction. xlvii
sie *. » Les explications trop simples sont toujours
fausses quand il s'agit d'analyser le tissu de ces pro-
fondes créations du sentiment populaire, qui déjouent
tous les systèmes par leur richesse et leur infinie
variété.
A peine est-il besoin de dire qu'avec de tels docu-
ments, pour ne donner que de l'incontestable, il
faudrait se borner aux lignes générales. Dans pres-
que toutes les histoires anciennes, même dans celles
qui sont bien moins légendaires que celles-ci, le
détail prête à des doutes infinis. Quand nous avons
deux récits d'un même fait, il est extrêmement rare
que les deux récits soient d'accord. N'est-ce pas une
raison, quand on n'en a qu'un seul, de concevoir bien
des perplexités? On peut dire que parmi les anec-
dotes, les discours , les mots célèbres rapportés par
les historiens, il n'y en a pas un de rigoureusement
authentique. Y avait-il des sténographes pour fixer
ces paroles rapides? Y avait-il un annaliste toujours
présent pour noter les gestes, les allures, les senti-
ments des acteurs? Qu'on essaye d'arriver au vrai
sur la manière dont s'est passé tel ou tel fait contem-
porain; on n'y réussira pas. Deux récits d'un même
événement faits par des témoins oculaires diffèrent
4. Voir, par exemple, Jean, xix, 23-24.
XLViri ORIGINES DU CHRISTIANISME.
essentiellement. Faut-il pour cela renoncer à toute la
couleur des récits et se borner à l'énoncé des faits
d'ensemble? Ce serait supprimer l'histoire. Certes,
je crois bien que, si l'on excepte certains axiomes
courts et presque mnémoniques , aucun des discours
rapportés par Matthieu n'est textuel ; à peine nos
procès verbaux sténographiés le sont-ils. J'admets
volontiers que cet admirable récit de la Passion
renferme une foule d'à peu près. Ferait -on ce-
pendant l'histoire de Jésus en omettant ces pré-
dications qui nous rendent d'une manière si vive
la physionomie de ses discours, et en se bornant à
dire avec Josèphe et Tacite « qu'il fut mis à mort par
l'ordre de Pilate à l'instigation des prêtres? » Ce serait
là, selon moi, un genre d'inexactitude pire que celui-
auquel on s'expose en admettant les détails que nous
fournissent les textes. Ces détails ne sont pas vrais à
la lettre; mais ils sont vrais d'une vérité supérieure;
ils sont plus vrais que la nue vérité, en ce sens qu'ils
sont la vérité rendue expressive et parlante, élevée à
la hauteur d'une idée.
Je prie les personnes qui trouveront que j'ai ac-
cordé une confiance exagérée à des récits en grande
partie légendaires, de tenir compte de l'observation
que je viens de faire. A quoi se réduirait la vie
d'Alexandre, si on se bornait à ce qui est matérielle-
INTRODUCTION. xux
ment certain? Les traditions même en partie erronées
renferment une portion de vérité que l'histoire ne peut
négliger. On n'a pas reproché à M. Sprenger d'avoir,
en écrivant la vie de Mahomet, tenu grand compte
des hadith ou traditions orales sur le prophète, et
d'avoir souvent prêté textuellement h son héros des
paroles qui ne sont connues que par cette source.
Les traditions sur Mahomet, cependant, n'ont pas
un caractère historique supérieur à celui des discours
et des récils qui composent les évangiles. Elles furent
écrites de l'an 50 à l'an i/iO de l'hégire. Quand on
écrira l'histoire des écoles juives aux siècles qui ont
précédé et suivi immédiatement la naissance du chris-
tianisme, on ne se fera aucun scrupule de prêter àHil-
lel, à Schammaï, à Gamaliel, les maximes que leur
attribuent la Mischna et la Gemara, bien que ces
grandes compilations aient été rédigées plusieurs
centaines d'années après les docteurs dont il s'agit.
• Quant aux personnes qui croient, au contraire, que
l'histoire doit consister à reproduire sans interpré-
tation les documents qui nous sont parvenus, je les
prie d'observer qu'en un teî sujet cela n'est pas
loisible. Les quatre principaux documents sont en fla-
grante contradiction l'un avec l'autre ; Josèphe d'ail-
leurs les rectifie quelquefois. Il faut choisir. Prétendre
qu'un événement ne peut pas s'être passé de deux
d
L ORIGINES DU CHRISTIANISME.
manières à la fois, ni d'une façon impossible, n*est
pas imposer à l'histoire une philosophie a priori. De
ce qu'on possède plusieurs versions différentes d'un
même fait, de ce que la crédulité a mêlé à toutes ces
versions des circonstances fabuleuses , l'historien ne
doit pas conclure que le fait soit faux ; mais il doit en
pareil cas se tenir en garde, discuter les textes et
procéder par induction. Il est surtout une classe de
récits à propos desquels ce principe trouve une ap-
plication nécessaire, ce sont les récits surnaturels.
Chercher à expliquer ces récits ou les réduire à des
légendes, ce n'est pas mutiler les faits au nom de la
théorie; c'est partir de l'observation même des faits.
Aucun des miracles dont les vieilles histoires sont
remplies ne s'est passé dans des conditions scienti-
fiques. Une observation qui n'a pas été une seule fois
démentie nous apprend qu'il n'arrive de miracles que
dans les temps et les pays où l'on y croit, devant
des personnes disposées à y croire. Aucun miracle ne
s'est produit devant une réunion d'hommes capables
de constater le caractère miraculeux d'un fait. Ni les
personnes du peuple, ni les gens du monde ne sont
compétents pour cela. Il y faut de grandes précau-
tions et une longue habitude des recherches scienti-
fiques. De nos jours, n'a-t-on pas vu presque tous
les gens du monde dupes de grossiers prestiges ou de
INTRODUCTION. Li
puériles illusions? Des faits merveilleux attestés par
des petites villes* tout entières sont devenus, grâce
à une enquête plus sévère, des faits condamna-
bles*. S'il est avéré qu'aucun miracle contemporain ne
supporte la discussion, n'est-il pas probable que les
miracles du passé, qui se sont tous accomplis dans
des réuîiions populaires, nous offriraient également,
s'il nous était possible de les critiquer en détail, leur
part d'illusion?
Ce n'est donc pas au nom de telle ou telle philo-
sophie, c'est au nom d'une constante expérience, que
nous bannissons le miracle de l'histoire. Nous ne
disons pas : « Le miracle est impossible ; » nous di-
sons : (( Il n'y a pas eu jusqu'ici de miracle constaté.»
Que demain un thaumaturge se présente avec des
garanties assez sérieuses pour être discuté; qu'il
s'annonce comme pouvant, je suppose, ressusciter un
mort; que ferait-on? Une commission composée de
physiologistes, de physiciens, de chimistes, de per-
sonnes exercées à la critique historique, serait nc:n-
mée. Cette commission choisirait le cadavre, s'assu-
rerait que la mort est bien réelle, désignerait la salle
oii devrait se faire l'expérience, réglerait tout le sys-
tème de précautions nécessaire pour ne laisser prise
1. Voir la Gazette des Trihiinaux, 10 sept, et 11 nov. 4 851 ,
28 mai 1857.
Lif ORIGINES DU CHRISTIANISME.
à aucun doute. Si, dans de telles conditions, la ré-
surrection s'opérait, une probabilité presque égale
H la certitude serait acquise. Cependant comme une
expérience doit toujours pouvoir se répeie/^ que l'on
doit être capable de refaire ce que l'on a fait une fois,
et que dans l'ordre du miracle il ne peut être question
de facile ou de difficile, le thaumaturge serait invité h
reproduire son acte merveilleux dans d'autres cir-
constances, sur d'autres cadavres, dans un autre
milieu. Si chaque fois le miracle réussissait, deux
choses seraient prouvées : Ve première, c'est qu'il ar-
rive dans le monde des faits ^surnaturels ; la seconde,
c'est que le pouvoir de les produire appartient ou est
délégué à certaines personnes Mais qui ne voit que
jamais miracle ne s'est passé dans ces conditions-là ;
que toujours jusqu'ici le thaumaturge a choisi le sujet
de l'expérience, choisi le milieu, choisi le public; que
d'ailleurs le plus souvent c'est le peuple lui-même qui,
pa.^' suite de l'invincible besoin qu'il a de voir dans
les grands événements et les grands hommes quelque
chose de divin, crée après coup les légendes merveil-
leuses? Jusqu'à nouvel ordre, nous maintiendrons
donc ce principe de critique historique, au' un récit
surnaturel ne peut être admis comme tel, qu'il im-
plique toujours crédulité ou imposture, que le devoir
de l'historien est de l'interpréter et de rechercher
INTRODUCTION. uu
quelle part de vérité, quelle part d'erreur il peut
receler.
Telles sont les règles qui ont été suivies dans la
composition de cet écrit. A la lecture des textes, j'ai
pu joindre une grande source de lumières, la vue des
lieux où se sont passés les événements. La mission
scientifique ayant pour objet l'exploration de l'an-
cienne Phénicie, que j'ai dirigée en 1860 et 1861 S
m'amena à résider sur les frontières de la Galilée et à y
voyager fréquemment Vai traversé dans tous les sens
la province évangélique; j'ai visité Jérusalem, Hébron
et la Samarie ; presque aucune localité importante de
l'histoire de Jésus ne m'a écliappé. Toute cette
histoire qui, à distance, semble flotter dans les nuages
d'un monde sans réalité, prit ainsi un corps, une
solidité qui m'étonnèrent. L'accord frappant des
textes et des lieux, la merveilleuse harmonie de l'idéal
évangélique avec le paysage qui lui servit de cadre
furent pour moi comme ime révélation. J'eus devant
les yeux un cinquième évangile, lacéré, mais lisible
encore, et désormais, à travers les récits de Matthieu
et de Marc, au lieu d'un être abstrait, qu'on dirait
n'avoir jamais existé, je vis une admirable figure hu-
maine vivre, se mouvoir. Pendant l'été, ayant dû
\. Le livre où seront contenus les résultats de cette mission est
sous presse.
LIT ORIGINES DU CHRISTIANISME.
monter à Ghazir, dans le Liban, pour prendre un peu
de repos, je fixai en traits rapides l'image qui m'était
apparue, et il en résulta cette histoire. Quand une
cruelle épreuve vint hâter mon départ, je n'avais plus
à rédiger que quelques pages. Le livre a été, de la
sorte, oomposé tout entier fort près des lieux mêmes
cil Jésus naquit et se développa. Depuis mon retour,
j'ai travaillé sans cesse à vérifier et à contrôler dans le
détail l'ébauche que j'avais écrite à la hâte dans une
cabane maronite, avec cinq ou six volumes autour de
moi.
Plusieurs regretteront peut-être le tour biogra-
phique qu'a ainsi pris mon ouvrage. Quand je conçus
pour la première fois une histoire des origines du
christianisme, ce que je voulais faire, c'était bien, en
efl'et, une histoire de doctrines, où les hommes n'au-
raient eu presque aucune part. Jésus eût à peine été
nommé ; on se fût surtout attaché à montrer comment
les idées qui se sont produites sous son nom germè-
rent et couvrirent le monde. Mais j'ai compris depuis
que l'histoire n'est pas un simple jeu d'abstrac-
tions, que les hommes y s'ont plus que les doctrines.
Ce n'est pas une certaine théorie sur la justification et
la rédemption qui a fait la réforme : c'est Luther, c'est
Calvin. Le parsisme, l'hellénisme, le judaïsme au-
raient pu se combiner sous toutes les formes ; les doc-
INTRODUCTION. Lv
trines de la résurrection et du Verbe auraient pu se
développer durant des siècles sans produire ce fait
fécond, unique, grandiose, qui s'appelle le christia-
nisme. Ce fait est l'œuvre de Jésus, de saint Paul, de
saint Jean. Faire l'histoire de Jésus, de saint Paul, de
saint Jean, c'est faù-e l'histoire des origines du chris-
tianisme. Les mouvements antérieurs n'appartiennent
à notre sujet qu'en ce qu'ils servent à expliquer ces
hommes extraordinaires, lesquels ne peuvent natu-
rellement avoir été sans lien avec ce qui les a pré-
cédés. \
Dans un tel effort pour faire revivre les hautes
âmes du passé, une part de divinution et de conjec-
ture doit être permise. Une grande vie est un tout
organique qui ne peut se rendre par la simple agglo-
mération de petits faits. Il faut qu'un sentiment pro-
fond embrasse l'ensemble et en fasse l'unité. La rai-
son d'art en pareil sujet est un bon guide; le tact
exquis d'un Gœthe trouverait à s'y appliquer. La
condition essentielle des créations de l'art est de for-
mer un système vivant dont toutes les parties s'ap-
pellent et se commandent. Dans les histoires du
genre de celle-ci, le grand signe qu'on tient le vrai
est d'avoir réussi à combiner les textes d'une façon
qui constitue un récit logique, vraisemblable, où rien
ne détonne. Les lois intimes de la vie, de la marche
LVI ORIGINES DU CHRISTIANISME.
des produits organiques, de la dégradation des
nuances, doivent être à chaque instant consultées ;
car ce qu'il s'agit de retrouver ici, ce n'est pas la
circonstance matérielle, impossible à contrôler, c'esl
l'âme même de l'histoire; ce qu'il faut rechercher,
ce n'est pas la petite certitude des minuties, c'est la
justesse du sentiment général, la vérité de la couleur.
Chaque trait qui sort des règles de la narration clas-
sique doit avertir de prendre garde ; car le fait qu'il
s'agit de raconter a été vivant, naturel, harmonieux.
Si on ne réussit pas h le rendre tel par le récit, c'est
que sûrement on n'est pas arrivé à le bien voir. Suppo-
sons qu'en restaurant la Minerve de Phidias selon les
textes, on produisît un ensemble sec, heurté, arti-
ficiel; que faudrait-il en conclure? Une seule chose :
c'est que les textes ont besoin de l'interprétation
du goût, qu'il faut les solliciter doucement jusqu'à
ce qu'ils arrivent à se rapprocher et à fournir un
ensemble où toutes les données soient heureusement
fondues. Serait-on sûr alors d'avoir, trait pour trait,
la statue grecque? Non; mais on n'en aurait pas du
moins la caricature : on aurait l'esprit général de
l'œuvre, une des façonf5 dont elle a pu exister.
Ce sentiment d'un organisme vivant, on n'a pas
hésité à le prendre pour guide dans l'agencement
général du récit. La lecture des évangiles suffirait
INTRODUCTION. lvu
pour prouver que leurs rédacteurs, quoique ayant
dans l'esprit un plan très-juste de la vie de Jésus,
n'ont pas été guidés par des données chronologiques
bien rigoureuses; Papias; d'ailleurs, nous l'apprend
expressément^. Les expressions : «En ce temps-là...
après cela... alors... et il arriva que..., » etc., sont de
simples transitions destinées à rattacher les uns aux
autres les différents récits. Laisser tous les renseigne-
ments fournis par les évangiles dans le désordre où la
tradition nous les donne, ce ne serait pas plus écrire
l'histoire de Jésus qu'on n'écrirait l'histoire d'un homme
célèbre en donnant pêle-mêle les lettres et les anec-
dotes de sa jeunesse, de sa vieiLesse, de son âge
mur. Le Coran, qui nous offre aussi dans le décousu
le plus complet les pièces des différentes époques de
la vie de Mahomet, a livré son secret à une critique
ingénieuse ; on a découvert d'une manière à peu près
certaine l'ordre chronologique où ces pièces ont été
composées. Un tel redressement est beaucoup plus
difficile pour l'Evangile, la vie publique de Jésus ayant
été plus courte et moins chargée d'événements que
la vie du fondateur de l'islam. Cependant, la tentative
de trouver un fil pour se guider dans ce dédale ne
saurait être taxée de subtilité gratuite. Il n'y a pas
1. Loc. cit.
LViîi Or\IGINES DU CHRISTIANISME.
grand abus d'hypothèse à supposer qu'un fondateur
rehgieux commence par se rattacher aux aphorismes
moraux qui sont déjà en circulation de son temps et
aux pratiques qui ont de la Vogue; que, plus mûr et
entré en pleine possession de sa pensée, il se com-
plaît dans un genre d'éloquence calme, poétique,
éloigné de toute controverse, suave et libre comme le
sentiment pur; qu'il s'exalte peu à peu, s'anime de-
vant l'opposition, finit par les polémiques et les fortes
invectives. Telles sont les périodes qu'on distingue
nettement dans le Coran. L'ordre adopté avec un tact
extrêmement fm par les synoptiques suppose une
marche analogue. Qu'on lise attentivement Matthieu,
on trouvera dans la distribution des discours une gra-
dation fort analogue à celle que nous venons d'indi-
quer. On observera, d'ailleurs, la réserve des tours
de phrase dont nous nous servons quand il s'agit
d'exposer le progrès des idées de Jésus. Le lecteur
peut, s'il le préfère, ne voir dans les divisions adop-
tées à cet égard que les coupes indispensables à l'ex-
position méthodique d'une pensée profonde et com-
pliquée.
Si l'amour d'un sujet peut servir à en donner l'in-
Selligence, on reconnaîtra aussi, j'espère, que cette
condition ne m'a pas manqué. Pour faire l'histoire
d'une religion, il est nécessaire, premièrement, d'y
INTRODUCTION. ux
avoir cru (sans cela, on ne saurait comprendre par quoi
elle a charmé et satisfait la conscience humaine) ;
en second heu, de n'y plus croire d'une manière
absolue ; car la foi absolue est incompatible avec
l'histoire sincère. Mais l'amour va sans la foi. Pour
ne s'attacher à aucune des formes qui captivent l'ado-
ration des hommes, on ne renonce pas à goûter ce
qu'elles contiennent de bon et de beau. Aucune appa-
rition passagère n'épuise la divinité; Dieu s'était ré-
vélé avant Jésus, Dieu se révélera après lui. Profon-
dément inégales et d'autant plus divines qu'elles sont
plus grandes, plus spontanées, les manifestations du
Dieu caché au fond de la conscience humaine sont
toutes du même ordre. Jésus ne saurait donc appar-
tenir uniquement à ceux qui se disent ses disciples.
11 est l'honneur commun de ce qui porte un cœur
d'homme. Sa gloire ne consiste pas à être relégué
hors de l'histoire; on lui rend un culte plus vrai
en montrant que l'histoire entière est incompréhen-
sible sans lui.
VIE
DE JESUS
CHAPITRE PREMIER.
PLACE DE JÉSUS DANS l'iIISTOIRE DU MONDE.
L'événement capital de l'histoire du monde est
la révolution par laquelle les plus nobles portion?
de l'humanité ont passé des anciennes religions ,
comprises sous le nom vague de paganisme, à une
religion fondée sur l'unité divine, la trinité, l'in-
carnation du Fils de Dieu. Cette conversion a eu
besoin de près de mille ans pour se faire. La religion
nouvelle avait mis elle-même au moins trois cents ans
à se former. Mais l'origine de la révolution dont il
s'agit est un fait qui eut lieu sous les règnes d'Au-
1
2 ORIGINES DU CIIRISTIAMSME.
guste et de Tibère. Alors vécut une personne sup(>
rieure qui, par son initiative hardie et par l'amour
qu'elle sut inspirer, créa l'objet et posa le point de
départ de la foi future de l'humanité.
L'homme, dès qu'il se distingua de ranimai, fut
religieux, c'est-à-dire qu'il vit, dans la nature, quelque
chose au delà de la réalité, et pour lui quelque chose
au delà de la mort. Ce sentiment, pendant des milliers
d'années, s'égara de la manière la plus étrange. Chez
beaucoup de races, il ne dépassa point la croyance
aux sorciers sous la forme grossière où nous la trou-
vons encore dans certaines parties de l'Océanie.
Chez quelques-unes, le sentiment religieux aboutit aux
honteuses scènes de boucherie qui forment le carac-
tère de l'ancienne religion du Mexique. Chez d'au-
tres, en Afrique surtout, il arriva au pur fétichisme,
c'est-à-dire à l'adoration d'un objet matériel, auquel
on attribuait des pouvoirs surnaturels. Comme l'in-
stinct de l'amour, qui par moments élève l'homme
le plus vulgaire au-dessus de lui-même, se change
parfois en perversion et en férocité ; ainsi cette
divine faculté de la religion put longtemps sembler
un chancre qu'il fallait extirper de l'espèce humaine,
une cause d'erreurs et de crimes que les sages de-
vaient chercher à supprimer.
Les brillantes civilisations qui se dcveloppcrent dos
VIE DE JÉSUS. :i
une antiquité fort reculée en Chine, en Babylonie, en
Egypte, firent faire à la religion certains progrès. La
Chine arriva de très-bonne heure à une sorte de bon
sens médiocre, qui lui interdit les grands égarements.
Elle ne connut ni les avantages, ni les abus du génie
religieux. En tout cas, elle n'eut par ce côté aucune
influence sur la direction du grand courant de l'hu-
manité. Les religions de la Babylonie et de la Syrie
ne se dégagèrent jamais d'un fond de sensualité
étrange; ces rehgions restèrent, jusqu'à leur extinc-
tion au iv^ et au v' siècle de notre ère, des écoles
d'immoralité, où quelquefois se faisaient jour, par
une sorte d'intuition poétique, de pénétrantes échap-
pées sur le monde divin. L'Egypte, à travers une
sorte de fétichisme apparent, put avoir de bonne
heure des dogmics métaphysiques et un symbo-
lisme relevé. Mais sans doute ces interprétations
d'une théologie raffinée n'étaient pas primitives. Ja-
mais l'homme, en possession d'une idée claire, ne s'est
amusé à la revêtir de symboles : c'est le plus souvent
à la suite de longues réflexions, et par l'impossibifité
où est l'esprit humain de se résigner à l'absurde,
qu'on cherche des idées sous les vieilles images mys-
tiques dont le sens est perdu. Ce n'est pas de l'Egypte,
d'ailleurs, qu'est venue la foi de l'humanité. Les élé-
ments qui, dans la religion d'un chrétien, viennent, à
4 or.ir.iNF.s Dr rnr.TSTiANiSME.
travers mille transformations, cV Egypte et de Syrie
sont des formes extérieures sans beaucoup de consé-
quence, ou des scories telles que les cultes les plus
épurés en retiennent toujours. Le grand défaut des
religions dont nous parlonsétait leur caractère essen-
tiellement superstitieux; ce qu'elles jetèrent dans
le monde, ce furent des millions d'amulettes et
d'abraxas. Aucune grande pensée morale ne pouvait
sortir de races abaissées par un despotisme sécu-
laire et accoutumées à des institutions qui enlevaient
presque tout exercice à la liberté des individus.
La poésie de Tâme, la foi, la liberté, l'honnêteté,
le dévouement, apparaissent dans le monde avec
les deux grandes races qui, en un sens, ont fait
l'humanité, je veux dire la race , indo-européenne
et la race sémitique. Les premières intuitions reli-
gieuses de la race indo-européenne furent essentiel-
lement naturalistes. Mais c'était un naturalisme pro-
fond et moral, un embrassement amoureux de la
nature par l'homme, une poésie déKcieuse, pleine du
sentiment de l'infini, le principe enfin de tout ce que
le génie germanique et celtique, de ce qu'un Shak-
speare, de ce qu'un Gœthe devaient exprimer plus
lard. Ce n'était ni de la religion, ni de la morale
réfléchies ; c'était de la mélancolie, de la tendresse,
de l'imagination; c'était par-dessus tout du sérieux,
VIE DE JÉSUS. 5
c'est-à-dire la condition essentielle de la morale et de
la religion. La foi de l'humanité cependant ne pou-
vait venir de là , parce que ces vieux cultes avaient
beaucoup de peine à se détacher du polythéisme
et n'aboutissaient pas à un symbole bien clair.
Le brahmanisme n'a vécu jusqu'à nos jours que
grâce au privilège étonnant de conservation que
l'Inde semble posséder. Le bouddhisme échoua dans
toutes ses tentatives vers l'ouest. Le druidisme
resta une forme exclusivement nationale et sans por-
tée universelle. Les tentatives grecques de réforme,
l'orphisme, les mystères, ne suftlrent pas pour donner
aux âmes un aliment solide. La Perse seule arriva à se
faire une religion dogmatique, presque monothéiste
et savamment organisée ; mais il est fort possible que
cette organisation même fût une imitation ou un em-
prunt. En tout cas, la Perse n'a pas converti le
monde; elle s'est convertie, au contraire, quand elle
a vu paraître sur ses frontières le drapeau de l'unité
divine proclamée par l'islam.
C'est la race sémitique^ qui a la gloire d'avoir fait la
religion de l'humanité. Bien au delà des confins de
rhistoire, sous sa tente restée pure des désordres
î. Je rappelle que ce mot désigne simplement ici les peuples
qui parlent ou ont parlé une des langues qu'on appelle sémitiques.
Une telle désignation est tout à fait défectueuse; mais c'est un de
t) ORIGINES DU CMIIISTIAISISME.
d'un monde déjà corrompu, le patriarche bédouin
préparait la foi du monde. Une forte antipathie contre
les cultes voluptueux de la Syrie, une grande sim-
plicité de rituel, l'absence complète de temples,
l'idole réduite h d'insignifiants theraphim, voilà sa su-
périorité. Entre toutes les tribus des Sémites nomades,
celle des Beni-Israël était marquée déjà peur d'im-
menses destinées. D'antiques rapports avec FÉgypte,
d'où résultèrent peut-être quelques emprunts pure-
ment matériels, ne firent qu'augmenter leur répul-
sion pour l'idolâtrie. Une « Loi » ou Thorax très-
anciennement écrite sur des tables de pierre, et qu'ils
rapportaient à leur grand libérateur Moïse, était déjà
le code du monothéisme et renfermait, comparée aux
institutions d'Egypte et de Chaldée, de puissants
germes d'égalité sociale et de moralité. Un coffre ou
arche portative, ayant des deux côtés des oreillettes
pour passer des leviers, constituait tout leur maté-
riel religieux ; là étaient réunis les objets sacrés
de la nation, ses reliques, ses souvenirs, le « livr^ »
enfin ^, journal toujours ouvert de la tribu, mais où
l'on écrivait très-discrètement. La famille chargée de
ces mots, comme «architecture gothique, » «chiffres arabes, » qu'il
faut conserver pour s'entendre, môme après qu'on a démontré
l'erreur qu'ils impliquent.
4. I Sam., X, 25.
VIE DE JESUS. - 7
tenir les leviers et de veiller sur ces archives porta-
tives, étant près du livre et en disposant, prit bien
vite de l'inriportance. De là cependant ne vint pas
l'institution qui décida de l'avenir; le prêtre hébreu
ne diffère pas beaucoup des autres prêtres de l'an-
tiquité. Le caractère qui distingue essentiellement
Israël entre les peuples théocratiques , c'est que le
sacerdoce y a toujours été subordonné à l'inspira-
tion individuelle. Outre ses prêtres, chaque tribu
nomade avait son nabi ou prophète, sorte d'oracle
vivant que l'on consultait pour la solution des ques-
tions obscures qui supposaient un haut degré de clair-
voyance. Les nabis d'Israël, organisés en groupes ou
écoles, eurent une grande supériorité. Défenseurs de
l'ancien esprit démocratique, ennemis des riches,
opposés à toute organisation politique et à ce qui eût
engagé Israël dans les voies des autres nations, ils
furent les vrais instruments de la primauté religieuse
du peuple juif. De bonne heure, ils annoncèrent des
espérances illimitées, et quand le peuple, en partie
victime de leurs conseils impolitiques, eut été écrasé par
la puissance assyrienne, ils proclamèrent qu'un règne
sans bornes lui était réservé, qu'un jour Jérusalem serait
la capitale du monde entier et que le genre humain
se ferait juif. Jérusalem et son temple leur apparurent
comme une ville placée sur le sommet d'une mon-
8 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
tagne, vers laquelle tous les peuples devaient accou-
rir, comme un oracle d'où la loi universelle devait
sortir, comme le centre d'un règne idéal, où le
genre humain , pacifié par Israël , retrouverait les
joies de l'Eden ^.
Des accents inconnus se font déjà entendre pour
exalter le martyre et célébrer la puissance de « l'homme
de douleur. » A propos de cjuelqu'un de ces sublimes
patients qui, comme Jérémie, teignaient de leur
sang les rues de Jérusalem , un inspiré fit un can-
tique sur les souffrances et le triomphe du <( Servi-
teur de Dieu, » où toute la force prophétique du
génie d'Israël sembla concentrée 2. « 11 s'élevait
comme un faible arbuste, comme un rejeton qui
monte d'un sol aride; il n'avait ni grâce ni beauté.
Accablé d'opprobres, délaisse des hommes, tous dé-
tournaient de lui la face ; couvert d'ignominie , il
comptait pour un néant. C'est qu'il s'est chargé de nos
souffrances; c'est qu'il a pris sur lui nos douleurs.
Vous l'eussiez tenu pour un homme frappé de Dieu,
touché de sa main. Ce sont nos crimes qui l'ont couvert
de blessures, nos iniquités qui l'ont broyé ; le châtiment
i. Isaïe, II, 1-4, et surtout les chapitres xl et suiv., lx et
suiv.; Miellée, iv, i et suiv. Il faut se rappeler que la seconde par-
tie du livre d'Isaïe, a partir du chapitre xl, n'est pas d'Isaïe.
t. Is., LU, 13 et suiv., et lui entier.
VIE DE JÉSUS. 9
qui nous a valu le pardon a pesé sur lui, et ses meur-
trissures ont été notre guérison. Nous étions comme
un troupeau errant, chacun s'était égaré, et Jéhovah
a déchargé sur lui l'iniquité de tous. Ecrasé, humi-
lié, il n'a pas ouvert la bouche ; il s'est laissé mener
comme un agneau à l'immolation ; comme une breiois
silencieuse devant celui qui la tond, il n'a pas ouvert
la bouche. Son tombeau passe pour celui d'un mé-
chant, sa mort pour celle d'un impie. Mais du moment
qu'il aura offert sa vie, il verra naître une postérité
nombreuse, et les intérêts de Jéhovah prospéreront
dans sa main. »
De profondes modifications s'opérèrent en même
temps dans la Thorcu De nouveaux textes, prétendant
représenter la vraie loi de Moïse, tels que le Deuté-
ronome, se produisirent et inaugurèrent en réalité
un esprit fort différent de celui des vieux nom^ades.
Un grand fanatisme fut le trait dominant de cet es-
prit. Des croyants forcenés provoquent sans cesse
des violences contre tout ce qui s'écarte du culte
de Jéhovah ; un code de sang , édictant la peine
de mort pour des déhts religieux, réussit, à s'éta-
blir. La piété amène presque toujours de singu-
lières oppositions de véhémence et de douceur. Ce
zèle, inconnu à la grossière simplicité du temps des
Juges, inspire des tons de prédication émue et d'onc-
10 oi;igim:s du chiustia.msme.
tiun lendre que le monde n'avait pas entendus jus-
que-là. Une forte tendance vers les questions sociales
se fait déjà sentir; des utopies, des rêves de société
parfaite prennent place dans le code. Mélange de mo-
rale patriarcale et de dévotion ardente, d'intuitions
primitives et de raffinements pieux comme ceux qui
remplissaient l'âme d'un Ézéchias, d'un Josias, d'un
Jérémie, le Pentateuque se fixe ainsi dans la forme
où nous le voyons, et devient pour des siècles la règle
absolue de l'esprit national.
Ce grand livre une fois créé, l'histoire du peuple
juif se déroule avec un entraînement irrésistible. Les
grands empires qui se succèdent dans l'Asie occi-
dentale, en brisant pour lui tout espoir d'un royaume
terrestre, le jettent dans les rêves religieux avec une
sorte de passion sombre. Peu s'oucieux de dynastie
nationale ou d'indépendance politique, il accepte tous
les gouvernements qui le laissent pratiquer libre-
ment son culte et suivre ses usages. Israël n'aura
plus désormais d'autre direction que celle de ses en-
thousiastes religieux, d'autres ennemis que ceux de
l'unité divine, d'autre patrie que sa Loi.
Et cette Loi, il faut bien le remarquer, était toute
sociale et morale. C'était l'œuvre d'hommes pénétrés
d'un haut idéal de la vie présente et croyant avoir
trouvé les meilleurs moyens pour le réahser. La con-
VIE DE JESUS. 11
viction de tous est que la Thora bien observée ne
peut manquer de donner la parfaite félicité . Cette
Thora n'a rien de commun avec les « Lois » grecques
ou romaines, lesquelles, ne s'occupant guère que du
droit abstrait, entrent peu dans les questions de bon-
heur et de moralité privés. On sent d'avance que les
résultats qui en sortiront seront d'ordre social, et non
d'ordre politique, que l'œuvre à laquelle ce peuple
travaille est un royaume de Dieu, non une république
civile, une institution universelle, non une nationalité
ou une patrie.
A travers de nombreuses défaillances , L-raï'l
soutint admirablement cette vocation. Une série
d'hommes pieux, Esdras, Néhémie, Onias, les'Mac-
chabées, dévorés du zèle de la Loi, se succèdent
pour la défense des antiques institutions. L'idée
qu'Israël est un peuple de Saints, une tribu choisie
de Dieu et liée envers lui par un contrat, prend des
racines de plus en plus inébranlables. Une immense
attente remplit les âmes. Toute l'antiquité indo-eu-
ropéenne avait placé le paradis à l'origine; tous
ses poètes avaient pleuré un âge d'or évanoui.
Israël mettait Tâge d'or dans l'avenir. L'éternelle
poésie des âmes religieuses, les Psaumes, éclosent
de ce piétisme exalté , avec leur divine et m.é-
lancolique harmonie. Israël devient vraiment et par
12 ORIGIINES DU CHlllSTlANlSME.
excellence le peuple de Dieu, pendant qu'autour de
lui les religions païennes se réduisent de plus en
plus, en Perse et en Babylonie, à un charlatanisme
officiel, en Egypte et en Syrie, à une grossière idolâ-
trie, dans le monde grec et latin, à des parades. Ce
que les martyrs chrétiens ont fait dans les premiers
siècles de notre ère, ce que les victimes de l'ortho-
doxie persécutrice ont fait dans le sein même du
christianisme jusqu'à notre temps, les Juifs le firent
durant les deux siècles qui précèdent l'ère chrétienne.
Ils furent une vivante protestation contre la super-
stition et le matérialisme religieux. Un mouvement
d'idées extraordinaire, aboutissant aux résultats les
plus opposés, faisait d'eux à cette époque le peuple
le plus frappant et le plus original du monde. Leur
dispersion sur tout le littoral de la Méditerranée et
l'usage de la langue grecque, qu'ils adoptèi-ent hors
de la Palestine, préparèrent les voies à une propa-
gande dont les sociétés anciennes, coupées en petites
nationalités, n'avaient encore offert aucun exemple.
Jusqu'au temps des Macchabées, le judaïsme,
malgré sa persistance à annoncer qu'il serait un jour
la religion du genre humain, avait eu le caractère
de tous les autres cultes de l'antiquité : c'était un culte
de famille et de tribu. L'israélite pensait bien que son
culte était le meilleur, et oarlait avec mépris des dieux
VIE DR JESUS. 13
étrangers. Mais il croyait aussi que la religion du vrai
Dieu n'était faite que pour lui seul. On embrassait le
culte de Jétiovah quand on entrait dans la famille
jiiive^ ; voilà tout. Aucun israélite ne songeait à
convertir l'étranger à un culte qui était le pa-
Irimoine des fils d'Abraham. Le développement de
l'esprit piétiste, depuis Esdras et Néhémie, amena
une conception beaucoup plus ferme et plus logique.
Le judaïsme devint la vraie religion d'une manière
absolue; on accorda à qui voulut le droit d'y en-
trer 2 ; bientôt ce fut une œuvre pie d'y amener le
plus de monde possible ^. Sans doute, le sentiment
délicat qui éleva Jean -Baptiste, Jésus, saint Paul,
au-dessus des mesquines idées de races n'existait
pas encore; par une étrange contradiction, ces con-
vertis (prosélytes) étaient peu considérés et traités
avec dédain ^. Mais l'idée d'une religion exclu-
sive, l'idée qu'il y a quelque chose au monde de
supérieur à la patrie, au sang, aux lois, l'idée qui
4. Rulh, I, 16.
2. Esther, ix, 27.
3. Matth., XXIII, 15; Josèphe, Vita, 23 ; B. J., Il, xvii, 10; VII,
III, 3; Ant., XX, ii, 4; Horat., Sat. I, iv, 143; Juv., xiv, 96 et
suiv.; Tacite, Ann., II, 85 ; Ilist., Y, 5 ; Dion Cassius, XXXVII, 1 7.
4. Mischna, Schebiitj x, 9; Talmud de Babylone, Niddali,
fol. 13 6, Jehamoth, 47 6; Kidduschin, 70 b; Midrasch, Jalkut
Rulh, fol. 163 rf.
14 OP. I CINES DO CHniSTIANISME.
fei'a les apolres et les martyrs, était fondée. Une pro^
fonde pitié pour les païens, quelque brillante que
soit leur fortune mondaine, est désormais le senti-
ment de tout juif ^. Par un cycle de légendes, desti-
nées à fournir des modèles d'inébranlable fermeté
(Daniel et ses compagnons, la mère des Macchabées
et ses sept fils 2, le roman de l'Hippodrome d'Alexan-
dri-e^), les guides du peuple cherchent surtout à in-
culquer cette idée que la vertu consiste dans un
attachement fanatique à des institutions religieuses
déterminées.
Les persécutions d'Antiochus Épiphane firent de
cette idée une passion, presque une frénésie. Ce
fut quelque chose de très -analogue à ce qui se
passa sous Néron, deux cent trente ans plus tard.
La rage et le désespoir jetèrent les croyants dans
le monde des visions et des rêves. La première
apocalypse, le « Livre de Daniel, » parut. Ce fut
com^me une renaissance du prophétisme, mais sous
une forme très - différente de l'ancienne et avec un
■sentiment bien plus large des destinées du monde.
i. Letcre apocryphe de Baruch, dans Fabricius, Cod. pseiid.
V. T. 11, 147 et suiv.
2. 11^ livre des Macchabées, ch. vu, et le De Maccabœis. attri-
bué à Josèphe. Cf. ÉpUre aux Hébreux, xi, 33 et suiv.
3. III'' livre (fipocr.) des Macchabées; Rufîn, Suppl. ad Jos.,
Contra Apio)ie?n, U, b.
VIE DE JÉSUS. 15
Le Livre de Daniel donna en quelque sorte aux espé-
rances messianiques leur dernière expression. Le
Messie ne fut plus un roi à la façon de David et de
Salomon , un Gyrus théocrate et mosaïste ; ce fut un
(( fils de l'homme » apparaissant dans la nue ^, un être
surnaturel, revêtu de l'apparence humaine, chargé
de juger le monde et de présider à l'âge d'or. Peut-
être le Sosiosch de la Perse, le grand prophète avenir,
chargé de préparer le règne d'Ormuzd, donna-t-il
quelques traits à ce nauvel idéal 2. L'auteur inconnu.
du Livre de Daniel eut, en tout cas, une influence
décisive sur l'événement religieux qui allait trans-
former le monde. Il fournit la mise en scène et les
termes techniques du nouveau messianisme , et on
peut lui appliciuer ce que Jésus disait de Jean-Bap-
tiste : Jusqu'à lui, les prophètes; à partir de lui, le
royaume de Dieu.
11 ne faut pas croire cependant que ce mouvement,
si profondément religieux et passionné, eût pour mo-
bile des dogmes particuliers, comme cela a eu lieu
dans toutes les luttes qui ont éclaté au sein du
1 . VII, 1 3 et suiv.
2. Vendidad, xix, 18, 19; Mlnokhired, passage publié dans
la Zeilschrifl der deiUschen morgenlàndischen Gesellschafl,
î, 263; Boundehesch, xxxi. Le manque de chronologie certaine
pour les textes zends et pehlvis laisse planer beaucoup de doute
sur ces rapprocliements entre les croyances juives et persanes.
IG ORIGTNKS 1)11 C [F T.l STl AN ISM E.
christianisme. Le juif de civile époque était aussi
peu théologien que possible/ 11 ne spéculait pas
sur l'essence de la divinité; les croyances sur les
anges, sur les fins de l'homme, sur les hypostases
divines, dont le premier germe se laissait déjà entre-
voir, étaient des croyances libres, des méditations
auxquelles chacun se livrait selon la tournure de son
esprit, mais dont une foule de gens n'avaient pas
entendu parler. C'étaient même les plus orthodoxes
qui restaient en dehors de toutes ces imaginations
particulières , et s'en tenaient à la simplicité du
mosaïsme./ Aucun pouvoir dogmatique analogue à
celui que le christianisme orthodoxe a déféré h
l'Église n'existait alors. Ce n'est qu'à partir du
iif siècle, quand le christianisme est tombé entre
les mains de races raisonneuses, folles de dialec-
tique et de métaphysique , que commence cette
fièvre de définitions , qui fait de l'histoire de l'Église
l'histoire d'une immense controverse. On disputait
aussi chez les Juifs ; des écoles ardentes apportaient
à presque toutes les questions qui s'agitaient des so-
lutions opposées ; mais dans ces luttes , dont le Tal-
mud nous a conservé les principaux détails, il n'y a
pas un seul mot de théologie spéculative. Observer
et maintenir la loi, parce que la loi est juste, et que,
bien observée, elle donne le bonheur, voilà tout le
VIE DE JESUS. n
j{KJaï>mo. Nul credo, nul symbole théorique. Un dis-
ciple de la philosophie arabe la plus hardie, Moïse
Maimonide, a pu devenir l'oracle de la synagogue,
parce qu'il a été un canoniste très-exercé.
Les règnes des derniers Asmonéens et celui
d'Hérode virent l'exaltation grandir encore. Ils
furent remplis par une série non interrompue de
mouvements religieux. A mesure que le pouvoir se
sécularisait et passait en des mains incrédules, le
peuple juif vivait de moins en moins pour la terre
et se laissait de plus en plus absorber par le travail
étrange qui s'opérait en son sein. Le monde, distrait
par d'autres spectacles, n'a nulle connaissance de
ce qui se passe en ce coin oublié de l'Orient. Les
âmes au courant de leur siècle sont pourtant mieux
avisées. Le tendre et clairvoyant Virgile semble
répondre, comme par un écho secret, au second
Isaïe; la naissance d'un enfant le jette dans des
rêves de palingénésie universelle *. Ces rêves étaient
ordinaires et formaient comme un genre de littéra-
ture, que l'on couvrait du nom des Sibylles. La for-
mation toute récente de l'Empire exaltait les imagina-
4. Egl. IV, Le Camœiim carmen (v. 4) était une sorte d'apoca-
lypse sibylline, empreinte de la philo-sopliie de Thistoire familière
à l'Orient. Voir Servius sur ce vers, et Carmina sibyllina, III,
û='-8I7. Cf. Tac, Ilist.jY, 13.
2
18 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lions; la grande ère de paix où l'on entrait et celte
impression de sensibilité mélancolique qu'éprouvent
les âmes après les langues périodes de révolution,
faisaient naître de toute part des espérances illimitées.
En Judée, l'attente était à son comble. De saintes
personnes, parmi lesquelles on cite un vieux Siméon,
auquel la légende fait tenir Jésus dans ses bras,
Anne, fille de Phanuel, considérée comme prophé-
tesse^, passaient leur vie autour du temple, jeûnant,
priant, pour qu'il plût à Dieu de ne pas les retirer du
monde sans avoir vu l'accomplissement des espé-
rances d'Israël. On sent une puissante incubation,
l'approche de quelque chose d'inconnu.
Ce mélange confus de claires vues et de songes,
cette alternative de déceptions et d'espérances, ces
aspirations sans cesse refoulées par une odieuse réa-
lité, trouvèrent enfin leur interprète dans l'homme
incomparable auquel la conscience universelle a dé-
cerné le titre de Fils de Dieu, et cela avec justice,
puisqu'il a fait faire à la religion un pas auquel nul
autre ne peut et probablement ne pourra jamais être
comparé.
4. Luc, II, 25 etsuiv.
CHAPITRE IL
ENFANCE ET JEUNESSE DE JESLS. SES PHEMIEnES
IMPRESSIONS.
Jésus naquit à Nazareth*, petite ville de Galilée,
qui n'eut avant lui aucune célébrité 2. Toute sa vie
il fut désigné du nom de « Nazaréen ^, » et ce
n'est que par un détour assez embarrassé^ qu'on réus-
sit, dans sa légende, à le faire naître à Bethléhem.
4. Matth., XIII, 54 etsuiv.; Marc,vi, 1 et suiv.; Jean, I, 45-46.
2. Elle n'est nommée ni dans les écrits de l'Ancien Testament,
ni dans Josèplie, ni dans le Talmud.
3. Marc, i, 24; Luc, xviii, 37; Jean, xix, 19; Act. 11, 22;
III, 6. De là le nom de Nazaréens, longtemps appliqué aux clirc-
tiens, et qui les désigne encore dans tous les pays musulmans.
4. Le recensement opéré par Quirinius, auquel la légende rat-
tache le voyage de Bethléhem, est postérieur d'au moins dix ans à
l'année oii, selon Luc et Matthieu, Jésus serait né. Les deux évan-
gélistes, en effet, font naître Jésus sous le règne d'Hérode (Matth.
II, 1, 19, 22; Luc, i, 5). Or, le recensement de Quirinius n'eut
lieu qu'après la déposition d'Archélaiis, c'est-à-dire dix ans après
la mort d'Hérode, l'an 37 de l'ère d'Actium (Josèphe, Ant., XVll,
xiu, 5; XVIII, I, 1; 11, 1). L'inscription par laquelle on préten-
20 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Nous verrons plus tard ^ le motif de cette supposi-
tion, et comment elle était la conséquence obligée
du rôle messianique prêté à Jésus 2. On ignore la
date précise de sa naissance. Elle eut lieu sous le
règne d'Auguste, vers l'an 750 de Rome, probable-
dait autrefois établir que Quirinius fit deux recensements est re-
connue pour fausse (V. Orell i, //zsc?\ lat., n"623, et le supplément
de Henzen, à ce numéro; Borghesi, Fastes consulaires [encore
inédits], à l'année 742). Le recensement en tout cas ne se serait
appliqué qu'aux parties réduites en province romaine, et non aux
tétrarchies. Les textes par lesquels on cherche à prouver que
quelques-unes des opérations de statistique et de cadastre ordon-
nées par Auguste durent s'étendre au domaine des Hérodes, ou
n'impliquent pas ce qu'on leur fait dire, ou sont d'auteurs chré-
tiens, qui ont emprunté cette donnée à l'Évangile de Luc. Ce qui
prouve bien, d'ailleurs, que le voyage de la famille de Jésus à
Bethléhem n'a rien d'historique , c'est le motif qu'on lui attribue.
Jésus n'était pas de la famille de David (v. ci-dessous, p. 237-238),
et, en eût-il été, on ne concevrait pas encore que ses parents
eussent été forcés, pour une opération purement cadastrale et finan-
cière, de venir s'inscrire au lieu d'où leurs ancêtres étaient sortis
depuis mille ans. En leur imposant unetelle obligation, l'autorité ro-
maineaurait sanctionné des prétentions pour elle pleines de menaces.
4.Ch. XIV.
2. Matth , II, 1 et suiv. ; Luc, 11, 1 et suiv. L'omission de ce
récit dans Marc, et les deux passages parallèles, Matth, xiii, 54, et
Marc, VI, 1 , où Nazareth figure comme «la patrie w de Jésus, prou-
vent qu'une telle légende manquait dans le texte primitif qui a
fourni le canevas narratif des évangiles actuels de Matthieu et de
Marc. C'est devant des objections souvent répétées qu'on aura ajouté,
en tête de l'évangile de Malthieu, des réserves dont la contradic-
VIE DE JÉSUS. 21
ment quelques années avant l'an 1 de l'ère que tous
les peuples civilisés font dater du jour oii il naquit^.
Le nom de Jésus^ qui lui fut donné, est une altéra-
tion de Josiié, C'était un nom fort commun; mais
naturellement on y chercha plus tard des mystères
et une allusion à son rôle de Sauveur 2. Peut-être
lui-même, comme tous les mystiques, s'exaltait-il
à ce propos. Il est ainsi plus d'une grande voca-
tion dans l'histoire dont un nom donné sans arrière-
pensée à un enfant a été l'occasion. Les natures
ardentes ne se résignent jamais à voir un hasard dans
ce qui les concerne. Tout pour elle a été réglé par
Dieu, et elles voient un signe de la volonté supé-
rieure dans les circonstances les plus insignifiantes.
La population de Galilée était fort mêlée, comme
tion avec le reste du texte n'était pas assez flagrante pour qu'on
se soit cru obligé de corriger les endroits qui avaient d'abord été
écrits à un tout autre point de vue. Luc, au contraire (iv, '16),
écrivant avec réflexion, a employé, pour être conséquent, une ex-
[)ression plus adoucie. Quant à Jean, il ne sait rien du voyage de
Bethléhem ; pour lui, Jésus est simplement « de Nazareth » ou « Ga-
iiléen, » dans deux circonstances oij il eût été de la plus haute
importance de rappeler sa naissance à Bethléhem (i, 45-46; vu,
41-42).
■1 . On sait que le calcul qui sert de base à l'ère vulgaire a é(é
f>iit au VI* siècle par Denys le Petit. Ce calcul implique certaines
données purement hypothétiques,
■2. Miillh., I, 21 ; Luc, i, 31.
22 OniGIiNES DU CHRISTI AMSME.
le nom même du pays^ l'indiquait. Cette province
comptait parmi ses habitants, au temps de Jésus,
beaucoup de non-Juifs (Phéniciens, Syriens, Arabes
et même Grecs 2). Les conversions au judaïsme
n'étaient point rares dans ces sortes de pays mixtes.
Il est donc impossible de soulever ici aucune question
de race et de rechercher quel sang coulait dans les
veines de celui qui a le plus contribué à effacer dans
l'humanité les distinctions de sang.
Il sortit des rangs du peuple^. Son père Joseph
et sa mère Marie étaient des gens de médiocre con-
dition, des artisans vivant de leur travail^, dans cet
état si commun en Orient, qui n'est ni l'aisance ni la
misère. L'extrême simplicité de la vie dans de telles
contrées, en écartant le besoin de confortable, rend
le privilège du riche presque inutile, et fait de tout
le monde des pauvres volontaires. D'un autre côté, le
manque total de goût pour les arts et pour ce qui
contribue à l'élégance de la vie matérielle, donne h
la maison de celui qui ne manque de rien un aspect
de dénûment. A part quelque chose de sordide et de
4. Gelil haggoyim, « cercle des Gentils. »
2. Strabon, XVI, 11, 35; Jos., Vita, 12.
3. On expliquera plus tard (ch. xiv) l'origine des généalogies
destinées à le rattacher à la race de David. Les Ébionim les suppri-
maient (Epiph., Adv. hœr.j, xxx, 14).
4. Matth., xiii, 55; Marc, vi, 3; Jean, vi, 42.
VIE DE JESUS. 23
repoussant que l'islamisme porte partout avec lui, la
ville de Nazareth, au temps de Jésus, ne différait peut-
^Ire pas beaucoup de ce qu'elle est aujourd'hui^. Les
rues où il joua enfant, nous les voyons dans ces sen-
tiers pierreux ou ces petits carrefours qui séparent les
cases. La maison de Joseph ressembla beaucoup sans
doute à ces pauvres boutiques, éclairées par la porte,
servant à la fois d'établi, de cuisine, de chambre à
coucher, ayant pour ameublement une natte, quel-
ques coussins à terre, un ou deux vases d'argile et
un coffre peint.
La famille, qu'elle provînt d'un ou de plusieurs
mariages, était assez nombreuse. Jésus avait des
frères et des sœurs 2, dont il semble avoir été l'aîné^.
Tous sont restés obscurs; car il paraît que les quatre
personnages qui sont donnés comme ses frères, et
parmi lesquels un au moins, Jacques, est arrivé à
une grande importance dans les premières années du
4. L'aspect grossier des ruines qui couvrent la Palestine prouve
que les villes qui ne furent pas reconstruites à la manière romaine
étaient fort mal bâties. Quant à la forme des maisons, elle est,
en Syrie, si simple et si impérieusement commandée par le climat,
qu'elle n'a jamais dû changer.
2. Matth., XII, 46 et suiv.; xiii, 55 et suiv. ; Marc, m, 31 et
suiv. ; VI, 3; Luc, viii, 49 et suiv.; Jean, 11, 42; vu, 3, 5, 4 0;
/le/.. 1,4 4.
3. Mallh., I, 23.
2i ORIGIINES DU CHRISTIANISME.
développement du christianisme, étaient ses cousin f
germains. Marie, en effet, avait une sœur nommer
aussi Marie '^, qui épousa un certain Alphée ou Cleo -
plias (ces deux noms paraissent désigner une même
personne^), et fut mère de plusieurs fils qui jouèrent
un rôle considérable parmi les premiers disciples de
Jésus. Ces cousins germains, qui adhérèrent au jeune
maître, pendant que ses vrais frères lui faisaient de
l'opposition^, prirent le titre de «frères du Seigneur^.»
Les vrais frères de Jésus n'eurent d'importance,
4. Ces deux sœurs portant le même nom sont un fait singulier.
11 y a là probablement quelque inexactitude, venant de l'habitude
de donner presque indistinctement aux Galiléennes le nom de Marie.
2. Ils ne sont pas étymologiquement identiques. ÀXcçaïc; est la
transcription du nom syro-chaldaïque Halphaï; K'jm-ôl; ou KXc'J-aç
estune forme écourtée de KXsoTrarpo;. Mais il pouvait y avoir sub-
stitution artificielle de l'un à l'autre, de même que les Joseph se
faisaient appeler « Hégésippe « , les Eliakim « Alcimus » , etc. '
3. Jean, vu, 3 et suiv.
4. En effet, les quatre personnages qui sont donnés (Matth.,
xHi, 55; Marc, vi, 3) comme fils de Marie, mère de Jésus: Jacob,
Joseph ou José, Simon et Jude, se retrouvent ou à peu près comme
fils de Marie et de Cléophas (Matth., xxvii, 56; Marc, xv, 40;
Gai., I, 19; Epist. Jac, i, \ ; Epist. Judœ, \ ; Euseb., Chron.
ad ann. R. dcccx; Hist. eccL, III, 11, 32; Constit. Apost., VU,
4G). L'hypothèse que nous proposons lève seule l'énorme difficulté
que l'on trouve à supposer deux sœurs ayant chacune trois ou
quatre fils portant les mêmes noms, et à admettre que Jacques
et Simon, les deux premiers évêques de Jérusalem, qualifiés de
« frères du Seigneur, » aient été de vrais frères de Jésus, qui au-
VIE DE JÉSUS. 25
ainsi que leur mère, qu'après sa morf^. Même alois
ils ne paraissent pas avoir égalé en considération,
leurs cousins, dont la conversion avait été plus spon-
tanée et dont le caractère paraît avoir eu plus d'ori-
ginalité. Leur nom était inconnu, à tel point que quand
l'évangéliste met dans la bouche des gens de Naza-
reth rénumération des frères selon la nature, ce sont
les noms des fils de^ Gléophas qui se présentent à
lui tout d'abord. /
Ses sœurs se marièrent à Nazareth 2, et il y passa
les années de sa première jeunesse. Nazareth était
une petite ville, située dans un pli de terrain lar-
gement ouvert au sommet du groupe de montagnes
qui fermée au nord la plaine d'Esdrelon. La popula-
tion est maintenant de trois à quatre mille âmes, et
raient commencé par lui être hostiles, puis se seraient convertis.
L'évangéliste, entendant appeler ces quatre fils de Gléophas «frères
du Seigneur, » aura mis, par erreur, leur nom au passade Matth.,
XIII, 00 = Marc, vi, 3, à la place des noms des vrais frères, restés
toujours obscurs. On s'explique de la sorte comment le caractère
des personnages appelés « frères du Seigneur, » de Jacques i)ar
exemple, est si différent de celui des vrais frères de Jésus, tel
qu'on le voit se dessiner dans Jean, vu, 3 etsuiv. L'expression de
« frère du Seigneur » constitua évidemment, dans l'Eglise pri-
mitive, une espèce d'ordre parallèle à celui des apôtres. Voir
surtout I Co)\, IX, 5.
1. Acl., I, 14.
2. Marc, vi, 3.
2G OnUilNES DU CHRISTIANISME.
^ elle peut n'avoir pas beaucoup varié ^. Le froid y
est vif en hiver et le climat fort salubre. La ville,
comme à cette époque toutes les bourgades juives, était
un amas de cases bâties sans style, et devait présen-
ter cet aspect sec et pauvre qu'offrent les villages dans
les pays sémitiques. Les maisons, à ce qu'il semble,
ne différaient pas beaucoup de ces cubes de pierre,
sans élégance extérieure ni intérieure, qui couvrent
aujourd'hui les parties les plus riches du Liban, et
qui, mêlés aux vignes et aux figuiers, ne laissent pas
d'être fort agréables. Les environs, d'ailleurs, sont
charmants, et nul endroit du monde ne fut si bien
fait pour les rêves de l'absolu bonheur. Même de nos
jours, Nazareth est encore un délicieux séjour, le
seul endroit peut-être de la Palestine où l'âme se
sente un peu soulagée du fardeau qui l'oppresse
au milieu de cette désolation sans égale. La po-
pulation est aimable et souriante; les jardins sont
frais et verts. Anlonin Martyr, à la fin du vi^ siècle,
fait un tableau enchanteur de la fertilité des envi-
rons, qu'il compare au paradis-. Quelques vallées
du côté de' l'ouest justifient pleinement sa des-
1. Selon Josèphe [B. J. III, m, 2)^ le plus petit bourg de Gali-
lée avait plus de cinq mille habitants. H y a là probablement de
l'exagération.
2. Iliner., § 5.
VfE DE JESUS. 27
cription. La fontaine, où se concentraient autrefois la
vie et la gaie'é de la petite ville est détruite; ses ca-
naux crevassés ne donnent plus qu'une eau trouble.
Mais la beauté des femmes qui s'y rassemblent le
soir, cette beauté qui était déjà remarquée auvi' siè-
cle et où l'on voyait un don de la Vierge Marie ^,
s'est conservée d'une manière frappante. C'est le type '
syrien dans toute sa grâce pleine de langueur. Nul
doute que Marie n'ait été là presque tous les jours,
et n'ait pris rang, l'urne sur l'épaule, dans la file
de ses compatriotes restées obscures. x\ntonin Martyr
remarque que les femmes juives, ailleurs dédaigneuses
pour les chrétiens, sont ici pleines d'affabilité. Au-
jourd'hui encore, les haines religieuses sont à Naza-
reth moins vives qu'ailleurs.
L'horizon de la ville est étroit, mais si l'on monte
quelque peu et que l'on atteigne le plateau fouetté
d'une brise perpétuelle qui domine les plus hautes
maisons, la perspective est splendide. A l'ouest, se
déploient les belles lignes du Garmel, terminées par
une pointe abrupte qui semble se plonger dans la
mer. Puis se déroulent le double sommet qui domine
Mageddo, les montagnes du pays de Sichem avec
leurs lieux saints de l'âge patriarcal, les monts
I. Anlonin Marlvr, endroit cité.
28 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Gelboé, le petit groupe pittoresque auquel se ratta-
chent les souvenirs gracieux ou terribles de Sulem
et d'Endor, le Thabor avec sa belle forme arrondie,
que l'antiquité comparait à un sein. Par une dépres-
sion entre la montagne de Sulem et le Thabor, s'en-
trevoient la vallée du Jourdain et les hautes plaines
de la Pérée , qui forment du côté de l'est une
ligne continue. Au nord, les montagnes de Safed,
en s'inclinant vers la mer, dissimulent Saint-Jean-
d'Acre, mais laissent se dessiner aux yeux le golfe
de Khaïfa. Tel fut l'horizon de Jésus. Ce cercle en-
chanté, berceau du royaume de Dieu, lui représenta
le monde durant des années. Sa vie même sortit peu
des limites familières à son enfance. Car au delà, du
côté du nord, l'on entrevoit presque sur les flancs
de l'Hermon, Césarée de Philippe, sa pointe la plus
avancée dans le monde des Gentils, et du côté du
sud, on pressent, derrière ces montagnes déjà moins
riantes de la Samarie, la triste Judée, desséchée
comme par un vent brûlant d'abstraction et de mort.
Si jamais le monde resté chrétien, mais arrivé à
une notion meilleure de ce qui constitue le respect
des origines, veut remplacer par d'authentiques lieux
saints les sanctuaires apocryphes et mesquins où
s'attachait la piété des âges grossiers, c'est sur cette
hauteur de Nazareth qu'il bâtira son temple. Là, au
VIE DE JÉSUS. 29
point d'apparition du christianisme et au centre
d'action de son fondateur, devrait s'élever la grande
église où tous les chrétiens pourraient prier. Là
aussi, sur cette terre où dorment le charpentier Joseph
et des milliers de Nazaréens oubliés, qui n'ont pas
franchi l'horizon de leur vallée, le philosophe serait
mieux placé qu'en aucun lieu du monde pour con-
templer le cours des choses humaines, se consoler
de leur contingence, se rassurer sur le but divin que
le monde poursuit à travers d'innombrables défail-
lances et nonobstant l'universelle vanité.
CHAPITRE IIL
ÉDUCATION DE JÉSUS.
Celte nature à la fois riante et grandiose fut toute
l'éducation de Jésus. Il apprit à lire et à écrire ^, sans
doute selon la méthode de l'Orient , consistant à
mettre entre les mains de l'enfant un livre qu'il répète
en cadence avec ses petits camarades, jusqu'à ce qu'il
le sache par cœur 2. Il est douteux pourtant qu'il
comprît bien les écrits hébreux dans leur langue
originale. Les biographes les lui font citer d'après des
traductions en langue araméenne^; ses principes
d'exégèse, autant que nous pouvons nous les figurer
par ceux de ses disciples, ressemblaient beaucoup à
ceux qui avaient cours alors et qui font l'esprit des
Targums et des Midraschim^ ,
Le maître d'école dans les petites villes juives
1. Jean, vin, 6. /
2. Testant, des douze Pair. Lévi, 6.
3. ÏMaUh., XXVII, 46; Marc, xv, 34.
4. Traductions et commentaires juifs, de l'époquo talmudique.
VIE DE JESUS. 31
était le Iiazzan ou lecteur des synagogues *. Jésus
fréquenta peu les écoles plus relevées des scribes ou
soferim (Nazareth n'en avait peut-être pas), et il
n'eut aucun de ces titres qui donnent aux yeux du
vulgaire les droits du savoir 2. Ce serait une grande
erreur cependant de s'imaginer que Jésus fut ce que
nous appelons un ignorant. L'éducation scolaire trace
chez nous une distinction profonde, sous le rapport
de la valeur personnelle, entre ceux qui l'ont reçue et
ceux qui en sont. dépourvus. Il n'en était pas de
même en Orient ni en général dans la bonne anti-
quité. L'état de grossièreté où reste, chez nous, par
suite de notre vie isolée et tout individuelle, celui qui
n'a pas été aux écoles est inconnu dans ces sociétés,
où la culture morale et surtout l'esprit général du
temps se transmettent par le contact perpétuel des
hommes. L'Arabe, qui n'a eu aucun maître, est souvent
néanmoins très -distingué ; car la tente est une sorte
d'école toujours ouverte, où, de la rencontre des
gens bien élevés, naît un grand mouvement intellec-
tuel et même littéraire. La délicatesse des manières
et la finesse de l'esprit n'ont rien de commun en
Orient avec ce que nous appelons éducation. Ce sont
les hommes d'éuole au contraire qui passent pour
4. iMischna, Schnhhath, i, 3.
2. Maith., XIII, 54 etsiiiv.; Jr:in, \ n, 15.
32 ORIGINES DU CÏIRTSTI A NTSMF.
pédants et mal élevés. Dans cet état social, l'igno-
rance, qui chez nous condamne l'homme à un rani?"
inférieur, est la condition des grandes choses et d»^.
la grande originalité.
Il n'est pas probable qu'il ait su le grec. Cette
langue était peu répandue en Judée hors des classes
qui participaient au gouvernement et des villes habi-
tées par les païens, comme Césarée^. L'idiome propre
de Jésus était le dialecte syriaque mêlé d'hébreu qu'on
parlait alors en Palestine 2. A plus forte raison n'eut-il
aucune connaissance de la culture grecque. Cette cul-
i. Misclma, Schekalim, m, 2; Talmud de Jérusalem, Me-
gilla, halaca xi ; Sola, vu, \ ; Talmud de Babylone, Baba Kama,
83 a\ Megilla, 8 b et suiv.
2. Matth., XXVII, 46; Marc, m, 47; v, 41; vu, 34; xiv, 36;
XV, 34. L'expression r TTàrcic; owvr,, dans les écrivains de ce temps,
désigne toujours le dialecte sémitique qu'on parlait en Palestine
(II Macch., VII, 21, 27; xii, ^l\Actes,w\, 37, 40 ; xxii, 2;xxvi,
44; Josèphe, ^?i^^ XVIII, vi, 10; XX, sub fin.; D. J. proœm. 1 ,
V, VI, 3; Y, IX, 2; Vï, 11, 1 ; Contre Apion, I, 9; De Macch., 12,
16). Nous montrerons plus tard que quelques-uns des documents
qui servirent de base aux Évangiles synoptiques ont été écrits en ce
dialecte sémitique. Il en fut de même pour plusieurs apocryphes
(IV'^ livre des Macch., xvi, ad calcem, etc.). Enfin, la chrétienté
directement issue du premier mouvement galiléen (Nazaréens, Ébio-
nim, etc.), laquelle se continua longtemps dans la Batanée et le
lïauran, parlait un dialecte sémitique (Eusèbe, De situ et nomin.
loc. hehr., au mot XwSâ; Epiph., Adv. hœr., xxix, 7, 9; x\x,
3; S. Jérôme, In MaltJi., xii, 13; Dlal. adv. Pelag., III, 2).
VIE DE JESUS. 33
ture était proscrite par les docteurs palestiniens, qui
enveloppaient dans une même malédiction « celui qui
élève des porcs et celui qui apprend à son fils la
science grecque^. » En tout cas elle n'avait pas péné-
tré dans les petites villes comme Nazareth. Nonobs-
tant l'anathème des docteurs, il est vrai, quelques
Juifs avaient déjà embrassé la culture hellénique.
Sans parler de l'école juive d'Egypte, où les ten-
tatives pour amalgamer l'hellénisme et le judaïsme
se continuaient depuis près de deux cents ans, un
juif, Nicolas de Damas, était devenu, dans ce temps
même, l'un des hommes les plus distingués , les plus
instruits, les plus considérés de son siècle. Bientôt Jo-
sèphe devait fournir un autre exemple de juif com-
plètement hellénisé. Mais Nicolas n'avait de juif que
le sang ; Josèphe déclare avoir été parmi ses contem-
porains une exception -, et toute l'école schismatique
d'Egypte s'était détachée de Jérusalem à tel point qu'on
n'en trouve pas le moindre souvenir dans le Talmudni
dans la tradition juive. Ce qu'il y a de certain, c'est
qu'à Jérusalem le grec était très-peu étudié, que les
études grecques étaient considérées comme dange-
\. Misclma, Sanhédrin, xi, 1 ; Talmud de Babylone, Baba
Kama, 82 h et 83 a;Sota, 49, a ei b ; Menachoth, 64 b; Comp.
IIMacch., IV, 10 et suiv,
2. Jos., Ant., XX, XI, 2.
3
34 ORIGINES DO CHRISTIANISME.
reuses et même serviles, qu'on les déclarait bonnes
tout au plus pour les femmes en guise de parure^.
L'étude seule de la Loi passait pour libérale et digne d'un
homme sérieux 2. Interrogé sur le moment où il con-
venait d'enseigner aux enfants u la sagesse grecque,»
un savant rabbin avait répondu : « A l'heure qui n'est
ni le jour ni la nuit, puisqu'il est écrit de la Loi :
Tu l'étudieras jour et nuit^. »
Ni directement ni indirectement, aucun élément
de culture hellénique ne parvint donc jusqu'à Jésus.
Il ne connut rien hors du judaïsme, son esprit con-
serva cette franche naïveté qu'affaiblit toujours une
culture étendue et variée. Dans le sein même du
judaïsme, il resta étranger à beaucoup d'efforts
souvent parallèles aux siens. D'une part, l'ascétisme
des Esséniens ou Thérapeutes^, de l'autre, les beaux
essais de philosophie religieuse tentés par l'école juive
d'Alexandrie, et dont Philon, son contemporain, était
l'ingénieux interprète, lui furent inconnus. Les fré-
1 . Talmud de Jérusalem, Péah^ i, i .
2. Jos. Ant., loc. cit.; Orig., Contra Celsufn^ II, 34.
3. Talmud de Jérusalem, PéaK 1, 'I; Talmud de Babylone, Me-
nachoth, 99 b.
4. Les Thérapeutes de Philon sont une branche d'Esséniens.
Leur nom même paraît n'être qu'une traduction grecque de celui
des Esséniens (Ècaaloi, asaya, «médecins»). Cf. Philon, De
Vita contempL, init.
VIE DE JÉSUS. âS
quentes ressemblances qu'on trouve entre lui et Phi-
Ion , ces excellentes maximes d'amour de Dieu , de
charité, de repos en Dieu^, qui font comme un écho
entre l'Evangile et les écrits de l'illustre penseur
alexandrin, viennent des communes tendances que les
besoins du temps inspiraient à tous les esprits élevés
Heureusement pour lui, il ne connut pas davantage
la scolastique bizarre qui s'enseignait à Jérusalem
et qui devait bientôt constituer le Talmud. Si quel-
ques pharisiens l'avaient déjà apportée en Galilée,
il ne les fréquenta pas, et quand il toucha plus
tard cette casuistique niaise, elle ne lui inspira que
le dégoût. On peut supposer cependant que les
principes de Hillel ne lui furent pas inconnus. Hillel,
cinquante ans avant lui, avait prononcé des apho-
rismes qui avaient avec les siens beaucoup d'analogie.
Par sa pauvreté humblement supportée, par la dou-
ceur de son caractère, par l'opposition qu'il faisait aux
hypocrites et aux prêtres, Hillel fut le vrai maître
de Jésus 2, s'il est permis de parler de maître, quand
il s'agit d'une si haute originalité.
4. Voir surtout les traités Quîs rerum clivinarum hœres sit et
De PhilaJilhropia de Philon.
2. Pirké Aboth, ch. i et ii ; Talm. de Jérus., Pesachim, vi, 1 ;
Talm. de Bab., Pesachim, 66 a; Schabbalh, 30 b et 31 a; Joma,
35 6.
36 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
La lecture des livres de l'Ancien Testament fit
sur lui beaucoup plus d'impression. Le Canon des
livres saints se composait de deux parties princi-
pales, la Loi, c'est-à-dire le Pentateuque, et les
Prophètes, tels que nous les possédons aujourd'hui.
Une vaste exégèse allégorique s'appliquait à tous
ces livres et cherchait à en tirer ce qui n'y est pas,
mais ce qui répondait aux aspirations du temps. La
Loi, qui représentait, non les anciennes lois du pays,
mais bien les utopies, les lois factices et les fraudes
pieuses du temps des rois piétistes, était devenue, de-
^ puis que la nation ne se gouvernait plus elle-même,
un thème inépuisable de subtiles interprétations. Quant
aux prophètes et aux psaumes, on était persuadé que
presque tous les traits un peu mystérieux de ces
livres se rapportaient au Messie, et l'on y cher-
chait d'avance le type de celui qui devait réaliser
les espérances de la nation. Jésus partageait le
goût de tout le monde pour ces interprétations allé-
goriques. Mais la vraie poésie de la Bible , qui
échappait aux puérils exégètes de Jérusalem, se
révélait pleinement à son beau génie. La Loi ne
paraît pas avoir eu pour lui beaucoup de charme ; il
crut pouvoir mieux faire. Mais la poésie religieuse
des psaumes se trouva dans un merveilleux accord
avec son âme lyrique ; ils restèrent toute sa vie son
VIE DE JESUS. 3Î
aliment et son soutien. Les prophètes, Isaïe en par-
ticulier et son continuateur du temps de la captivité,
avec leurs brillants rêves d'avenir, leur impétueuse
éloquence, leurs invectives entremêlées de tableaux
enchanteurs, furent ses véritables maîtres. Il lut
aussi sans doute plusieurs des ouvrages apocryphes,
c'est-à-dire de ces écrits assez modernes, dont les
auteurs, pour se donner une autorité qu'on n'accordait
plus qu'aux écrits très-anciens, se couvraient du
nom de prophètes et de patriarches. Un de ces
livres surtout le frappa; c'est le livre de Daniel. Ce
livre, composé par un Juif exalté du temps d'Antio-
chus Épiphane, et mis par lui sous le couvert d'un
ancien sage^, était le résumé de l'esprit des derniers
temps. Son auteur, vrai créateur de la philosophie
de l'histoire, avait pour la première fois osé ne voir
dans le mouvement du monde et la succession des
empires qu'une fonction subordonnée aux destinées du
peuple juif. Jésus fut pénétré de bonne heure de ces
hautes espérances. Peut-être lut-il aussi les livres
d'Hénoch, alors révérés à l'égal des livres saints 2, et
4. La légende de Daniel était déjà formée au vii« siècle avant
J.-G. (Ézéchiel, xiv, 14 et suiv.; xxviii, 3). Plus tard, on
supposa qu'il avait vécu au temps de la captivité de Baby-
lone.
2. Epist. Judœ, 14 et suiv,; lî Pétri, ii, 4, M; Teslam. des
3a ORIGINES DU CHRISTIANISME.
les autres écrits du même genre, qui entretenaient un
si grand mouvement dans l'imagination populaire.
L'avènement du Messie avec ses gloires et ses ter-
reurs, les nations s'écroulant les unes sur les autres,
le cataclysme du ciel et de la terre furent l'aliment
familier de son imagination, et comme ces révolutions
étaient censées prochaines, qu'une foule de personnes
cherchaient à en supputer les temps , l'ordre sur-
naturel où nous transportent de telles visions lui
parut tout d'abord parfaitement naturel et simple.
Qu'il n'eût aucune connaissance de l'état général
du monde, c'est ce qui résulte de chaque trait
de ses discours les plus authentiques. La terre lui
paraît encore divisée en royaumes qui se font la
guerre; il semble ignorer la « paix romaine, » et
l'état nouveau de société qu'inaugurait son siècle.
Il n'eut aucune idée précise de la puissance romaine;
le nom de « César » seul parvint jusqu'à lui. Il vit
bâtir, en Galilée ou aux environs, Tibériade, Ju-
liade , Diocésarée, Césarée , ouvrages pompeux des
douze Pair., Siméon, 5; Lévi, 14, 16; Juda, 18; Zab. 3; Dan, 5;
Nephtali, 4. Le «Livre d'Hénoch » forme encore une partie inté-
grante de la Bible éthiopienne. Tel que nous le connaissons par la
version éthiopienne, il est composé de pièces de différentes dates,
dont les plus anciennes sont de l'an 130 ou 150 avant J.-G.
Quelques-unes de ces pièces ont de l'analogie avec les discours
de Jésus. Comparez les ch. xcvi-xcix à Luc, vi, 24 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 39
Hérodes, qui cherchaient, par ces constructions ma-
gnifiques, à prouver leur admiration pour la civi-
lisation romaine et leur dévouement envers les mem-
bres de la famille d'Auguste, dont les noms, par
un caprice du sort, servent aujourd'hui, bizarre-
ment altérés, à désigner de misérables hameaux
de Bédouins. Il vit aussi probablement Sébaste,
œuvre d'Hérode le Grand, ville de parade, dont
les ruines feraient croire qu'elle a été apportée là
toute faite, comme une machine qu'il n'y avait plus
[ju'à monter sur place. Cette architecture d'osten-
tation, arrivée en Judée par chargements, ces cen-
taines de colonnes, toutes du mêmie diamètre, orne-
ment de quelque insipide « rue de Rivoli, » voilà ce
qu'il appelait « les royaumes du monde et toute leur
gloire. )) Mais ce luxe de commande, cet art adminis-
tratif et officiel lui déplaisaient. Ce qu'il aimait, c'é-
taient ses villages galiléens , mélanges confus de ca-
banes, d'aires et de pressoirs taillés dans le roc, de
puits, de tombeaux, de figuiers, d'oliviers. Il resta
toujours près de la nature. La cour des rois lui appa-
raît comme un lieu où les gens ont de beaux habits ^.
Les charmantes impossibilités dont fourmillent ses
paraboles, quand il met en scène les rois et les
L Matth., XI, 8.
40 ORIGINES. DU CHRISTIANISME.
puissants^, prouvent qu'il ne conçut jamais la so-
ciété aristocratique que comme un jeune villageois
qui voit le monde à travers le prisme de sa naïveté.
Encore moins connut-il l'idée nouvelle, créée par
la science grecque, base de toute philosophie et que
la science moderne a hautement confirmée, l'exclusion
des forces surnaturelles auxquelles la naïve croyance
des vieux âges attribuait le gouvernement de l'uni-
vers. Près d'un siècle avant lui, Lucrèce avait exprimé
d'une façon admirable l'inflexibilité du régime gé-
néral de la nature. La négation du miracle, cette idée
que tout se produit dans le monde par des lois où
l'intervention personnelle d'êtres supérieurs n'a au-
cune part , était de droit commun dans les grandes
écoles de tous' les pays qui avaient reçu la science
grecque. Peut-être même Babylone et la Perse n'y
étaient-elles pas étrangères . Jésus ne sut rien de ce
progrès. Quoique né à une époque oîi le principe de
la science positive était déjà proclamé, il vécut en
plein surnaturel. Jamais peut-être les Juifs n'avaient
été plus possédés de la soif du merveilleux. Philon ,
qui vivait dans un grand centre intellectuel, et qui
avait reçu une éducation très-complète, ne possède
qu'une science chimérique et de mauvais aloi.
4. Yoir, par exemple. Matth., xxii, 2 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 41
Jésus ne différait en rien sur ce point de ses
compatriotes. 11 croyait au diable, qu'il envisageait
comme une sorte de génie du mal ^ , et il s'imagi-
nait, avec tout le monde, que les maladies ner-
veuses étaient l'effet de démons, qui s'emparaient
du patient et l'agitaient. Le merveilleux n'était pas
pour lui l'exceptionnel; c'était l'état normal. La
notion du surnaturel, avec ses impossibilités, n'ap-
paraît que le jour où naît la science expérimentale
de la nature. L'homme étranger à toute idée de
physique, qui croit qu'en priant il change la mar-
che des nuages, arrête la maladie et la mort même,
ne trouve dans le miracle rien d'extraordinaire, puis-
que le cours entier des choses est pour lui le résultat
de volontés libres de la divinité. Cet état intellectuer
fut toujours celui de Jésus. Mais dans sa grande âme,
une telle croyance produisait des effets tout opposés
à ceux où arrivait le vulgaire. Chez le vulgaire, la
foi à l'action particulière de Dieu amenait une cré-
dulité niaise et des duperies de charlatans. Chez lui,
elle tenait à une notion profonde des rapports fami-
liers de l'homme avec Dieu et à une croyance exa-
gérée dans le pouvoir de l'homme; belles erreurs
qui furent le principe de sa force ; car si elles de-
^. Matth., VI, 13.
42 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
vaient un jour le mettre en défaut aux yeux du phy-
sicien et du chimiste, elles lui donnaient sur son
temps une force dont aucun individu n*a disposé
avant lui ni depuis.
De bonne heure, son caractère à part se révéla. La
légende se plaît à le montrer dès son enfance en ré-
volte contre l'autorité paternelle et sortant des voies
communes pour suivre sa vocation ^. Il est siÀr, au
moins, que les relations de parenté furent peu de chose
pour lui. Sa famille ne semble pas l'avoir aimé 2, et,
par moments, on le trouve dur pour elle ^. Jésus,
comme tous les hommes exclusivement préoccupés
d'une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens
du sang. Le lien de l'idée est le seul que ces sortes
de natures reconnaissent : « Voilà ma mère et mes
frères, disait-il en étendant la main vers ses dis-
ciples; celui qui fait la volonté de mon Père, voilà
mon frère et ma sœur. » Les simples gens ne l'en-
tendaient pas ainsi, et un jour une femme, passant
près de lui, s'écria, dit-on : « Heureux le ventre qui
^ . Luc, II, 42 et suiv. Les évangiles apocryphes sont pleks de
pareilles histoires poussées au grotesque.
2. Matth., XIII, 57; Marc, vi, 4 ; Jean, vu, 3 et suiv. Voyez
ci-dessous, p. 153, note 6.
3. Matth., xii, 48; Marc, m, 33; Luc, viii, 21; Jean, n, 4;
Évang. selon les Hébreux, dans saint Jérôme, Dial. adv. Pelag.,
VIE DE JESUS. 43
t*a porté et les seins que tu as sucés ! » — « Heureux
plutôt, répondit-il ^, celui qui écoute la parole de Dieu
et qui la met en pratique ! » Bientôt , dans sa hardie
révolte contre la nature, il devait aller plus loin en-
core, et nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui
est de l'homme, le sang, l'amour, la patrie, ne gar-
der d'àme et de cœur que pour l'idée qui se présen-
tait à lui comme la forme absolue du bien et du vrai.
4. Luc, XI, 27 et suiv.
CHAPITRE IV,
ORDRE d'idées AD SEIN DUQUEL SE DÉVELOPPA JÉSUS.
Gomme la terre refroidie ne permet plus de com-
prendre les phénomènes de la création primitive,
parce que le feu qui la pénétrait s'est éteint; ainsi
les explications réfléchies ont toujours quelque chose
d'insuffisant, quand il s'agit d'appliquer nos timides
procédés d'induction aux révolutions des époques créa-
trices qui ont décidé du sort de l'humanité. Jésus
vécut à un de ces moments où la partie de la vie
publique se joue avec franchise , où l'enjeu de l'ac-
tivité humaine est poussé au centuple. Tout grand
rôle, alors, entraîne la mort ; car de tels mouvements
supposent une liberté et une absence de mesures
préventives qui ne peuvent aller sans de terribles
contre-poids. Maintenant, l'homme risque peu et
gagne peu. Aux époques héroïques de l'activité hu-
VIE DE JESUS. 45
maine, l'homme risque tout et gagne tout. Les bons
et les méchants, ou du moins ceux qui se croient et
que l'on croit tels, forment des armées opposées.
On arrive par l'échafaud à l'apothéose ; les caractères
ont des traits accusés, qui les gravent comme des
types éternels dans la mémoire des hommes. En de-
hors de la Révolution française, aucun milieu his-
torique ne fut aussi propre que celui où se forma
Jésus à développer ces forces cachées que l'humanité
tient comme en réserve, et qu'elle ne laisse voir qu'à
' ses jours de fièvre et de péril.
Si le gouvernement du monde était un problème
spéculatif, et que le plus grand philosophe fût
l'homme le mieux désigné pour dire à ses sem-
blables ce qu'ils doivent croire, c'est du calme et de
la réflexion que sortiraient ces grandes règles mo-
rales et dogmatiques qu'on appelle des religions.
Mais il n'en est pas de la sorte. Si l'on excepte
Çakya-Mouni, les grands fondateurs religieux n'ont
pas été des métaphysiciens. Le bouddhisme lui-
-même.^qui est bien sorti de la pensée pure, a con-
^quis une moitié de l'Asie pour des motifs tout poli-
' tiques et moraux. Quant aux religions sémitiques ,
elles sont aussi peu philosophiques qu'il est possible.
Moïse et Mahomet n'ont pas été des spéculatifs : ce
furent des hommes d'action. C'est en proposant l'ac-
46 ÔHÎGINES DU CHRISTIANISME.
tion à leurs compatriotes, à leurs contemporains,
qu*ils ont dominé l'humanité. Jésus, de même, ne fut
pas un théologien , un philosophe ayant un système
plus ou moins bien composé. Pour être disciple de
Jésus , il ne fallait signer aucun formulaire , ni pro-
noncer aucune profession de foi; il ne fallait qu'une
seule chose, s'attacher à lui, l'aimer. Il ne disputa
jamais sur Dieu, car il le sentait directement en lui.
L'écueil des subtilités métaphysiques, contre lequel
le christianisme alla heurter dès le iii^ siècle, ne fut
nullement posé par le fondateur. Jésus n'eut ni dog-
mes, ni système, mais une résolution personnelle
fixe, qui, ayant dépassé en intensité toute autre vo-
lonté créée, dirige encore à l'heure qu'il est les des-
tinées de l'humanité.
Le peuple juif a eu l'avantage, depuis la captivité
de Babylone jusqu'au moyen âge, d'être toujours
dans une situation très-tendue. Voilà pourquoi les
dépositaires de l'esprit de la nation , durant ce
long période, semblent écrire sous l'action d'une
fièvre intense, qui les met sans cesse au-dessus
et au-dessous de la raison, rarement dans sa moyenne
voie. Jamais l'homme n'avait saisi le problème de
l'avenir et de sa destinée avec un courage plus dé-
sespéré, plus décidé à se porter aux* extrêmes. Ne
séparant pas le sort de l'humanité de celui de leur
VIE DE JÉSUS. 47
petite race, les penseurs juifs sont les premiers qui
aient eu souci d'une théorie générale de la marche de
notre espèce. La Grèce, toujours renfermée en elle-
même, et uniquement attentive à ses querelles de
petites villes, a eu des historiens admirables; mais
avant l'époque romaine, on chercherait vainement
chez elle un système général de philosophie de l'his-
toire , embrassant toute l'humanité. Le juif , au
contraire, grâce à une espèce de sens prophétique
qui rend par moments le sémite merveilleusement
apte à voir les grandes lignes de l'avenir, a fait
entrer l'histoire dans la religion. Peut-être doit-il
un peu de cet esprit à la Perse. La Perse, depuis
une époque ancienne, conçut l'histoire du monde
comme une série d'évolutions, à chacune desquelles
préside un prophète. Chaque prophète a son hazar,
ou règne de mille ans (chiliasme) , et de ces âges suc-
cessifs, analogues aux millions de siècles dévolus à
chaque bouddha de l'Inde, se compose la trame des
événements qui préparent le règne d'Ormuzd. A
la fm des temps, quand le cercle des chiliasmes sera
épuisé, viendra le paradis définitif. Les hommes
alors vivront heureux; la terre sera comme une
plaine; il n'y aura qu'une langue, une loi et un
gouvernement pour tous les hommes. Mais cet avè-
nement sera précédé de terribles calamités. Dahak
48 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
(le Satan de la Perse). rompra les fers qui l'enchaî-
nent et s'abattra sur le monde. Deux prophètes vien-
dront consoler les hommes et préparer le grand avè-
nement *. Ces idées couraient le monde et péné-
traient jusqu'à Rome, où elles inspiraient un cycle
de poëmes prophétiques, dont les idées fondamentales
étaient la division de l'histoire de l'humanité en pé-
riodes, la succession des dieux répondant à ces pé-
riodes , un complet renouvellement du monde , et
l'avènement final d'un âge d'or^. Le livre de Da-
niel , le livre d'Hénoch , certaines parties des livres
sibylHns^, sont l'expression juive de la même théorie.
Certes il s'en faut que ces pensées fussent celles de
tous. Elles ne furent d'abord embrassées que par
quelques personnes à l'imagination vive et portées
vers les doctrines étrangères. L'auteur étroit et sec
du livre d'Esther n'a jamais pensé au reste du monde
que pour le dédaigner et lui vouloir du mal ^. L'épi-
curien désabusé qui a écrit l'Ecclésiaste pense si
1. Yaçna, xiii, 24; Théopompe, dans Plut., De Iside et Osi-
nde, § 47; Minokhired, i^dissage publié dans la Zeitschrift der
deutschen morgenlœndischen Gesellschaftj I, p. 263.
2. Yirg. , Égl. iv; Servius, sur le v. 4 de cette églogue; Nigi-
dius, cité par Servius, sur le v. 10.
3. Livreur, 97-817.
4. VI, 13; VII, 10; viii, 7, 11-17; ix, 1-22; et dans les parties
apocryphes: ix, 10-11; xiv, 13 et suiv.; xvi, 20, 24,
VIE .DE JÉSUS. 49
peu à l'avenir qu'il trouve même inutile de travailler
pour ses enfants; aux yeux de ce célibataire égoïste,
le dernier mot de la sagesse est de placer son
bien à fonds perdu ^. Mais les grandes choses dans
un peuple se font d'ordinaire par la minorité. Avec
ses énormes défauts, dur, égoïste, moqueur, cruel,
étroit, subtil, sophiste, le peuple juif est cependant
l'auteur du plus beau mouvement d'enthousiasme
désintéressé dont parle l'histoire. L'opposition fait
toujours la gloire d'un pays. Les plus grands hommes
d'une nation sont ceux qu'elle met à mort. So-
crate a fait la gloire d'Athènes, qui n'a pas jugé
pouvoir vivre avec lui. Spinoza est le plus grand
des juifs modernes, et la synagogue l'a exclu avec
ignominie. Jésus a été la gloire du peuple d'Israël,
qui l'a crucifié.
Un gigantesque rêve poursuivait depuis des siècles
le peuple juif, et le rajeunissait sans cesse dans sa
décrépitude. Étrangère à la théorie des récompenses
individuelles, que la Grèce a répandue sous le nom
d'immortalité de l'âme, la Judée avait concentré sur
son avenir national toute sa puissance d'amour et de
désir. Elle crut avoir les promesses divines d'un
avenir sans bornes, et comme^l'amère réalité qui, à
1. Eccl.,i, H; II, IG, 48-24; m. 19-22; iv, 8, 13-16; v, 17-
18; VI, 3, 6; viii, 15; ix, 9, 10.
4
50 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
partir du ix^ siècle avant notre ère, donnait de plus
en plus le royaume du monde à la force, refoulait
brutalement ces aspirations, elle se rejeta sur les
alliances d'idées les plus impossibles, essaya les volte-
faces les plus étranges. Avant la captivité, quand tout
l'avenir terrestre de la nation se fut évanoui par la
séparation des tribus du nord, on rêva la restaura-
tion de la maison de David, la réconciliation des deux
fractions du peuple, le triomphe de la théocratie et
du culte de Jéhovah sur les cultes idolâtres. A
l'époque de la captivité, un poëte plein d'harmonie
vit la splendeur d'une Jérusalem future, dont les
peuples et les îles lointaines seraient tributaires, sous
des couleurs si douces,- qu'on eût dit qu'un rayon des
regards de Jésus l'eût pénétré à une distance de six
siècles^.
La victoire de Cyrus sembla quelque temps réaliser
tout ce qu'on avait espéré. Les graves disciples de
l'Avesta et les adorateurs de Jéhovah se crurent
frères. La Perse était arrivée, en bannissant les dévas
multiples et en les transformant en démons (divs) , à
tirer des vieilles imaginations ariennes, essentielle-
ment naturalistes, une sorte de monothéisme. Le ton
prophétique de plusieurs des enseignements de l'Iran
avait beaucoup d'analogie avec certaines composi-
1. Isaïe, Lx, etc.
VIE DE JÉSUS. 51
tions d'Osée et d'Isaïe. Israël se reposa sous les
Achéménides ^, et, sous Xerxès (Assuérus), se fit
redouter des Iraniens eux-mêmes. Mais l'entrée triom-
phante et souvent brutale de la civilisation grecque
et romaine en Asie le rejeta dans ses rêves. Plus que
jamais, il invoqua le Messie comme juge et vengeur
des peuples. Il lui fallut un renouvellement complet,
une révolution prenant le globe à ses racines et
l'ébranlant de fond en comble, pour satisfaire l'énorme
besoin de vengeance qu'excitaient chez lui le senti-
ment de sa supériorité et la vue de ses humiliations 2.
Si Israël avait eu la doctrine, dite spiritualiste, qui
coupe l'homme en deux parts, le corps et l'âme, et
trouve tout naturel que, pendant que le corps pourrit,
l'âme survive, cet accès de rage et d'énergique pro-
testation n'aurait pas eu sa raison d'être. Mais une
telle doctrine, sortie de la philosophie grecque, n'était
pas dans les traditions de l'esprit juif. Les anciens écrits
hébreux ne renferment aucune trace de rémunérations
ou de peines futures. Tandis que l'idée de la solidarité
de la tribu exista, il était naturel qu'on ne songeât pas à
une stricte rétribution selon les mérites de chacun. Tant
4. Tout le livre d'Esther respire un grand attachement à cette
dynastie.
2. Lettre apocryphe de Baruch, dans Fabricius, Cod. pseud,
F. T., II, p. 147 etsuiv.
52 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
pis pour l'homme pieux qui tombait à une époque d'im-
piété; il subissait comme les autres les malheurs pu-
blics, suite de l'impiété générale. Cette doctrine, léguée
parles sages de l'époque patriarcale, aboutissait chaque
jour à d'insoutenables contradictions. T>éjk du temps
de Job, elle était fort ébranlée ; les vieillards de Thé-
man qui la professaient étaient des hommes arriérés,
et le jeune Elihu, qui intervient pour les combattre,
ose émettre dès son premier mot cette pensée essen-
tiellement révolutionnaire : la sagesse n'est plus dans
les vieillards^! Avec les complications que le monde
avait prises depuis Alexandre, le vieux principe thé-
manite et mosaïste devenait plus intolérable encore 2.
Jamais Israël n'avait été plus fidèle à la Loi, et pour-
tant on avait subi l'atroce persécution d'Antiochus.
Il n'y avait qu'un rhéteur, habitué à répéter de
vieilles phrases dénuées de sens, pour oser pré-
tendre que ces malheurs venaient des infidélités du
peuple^. Quoi ! ces victimes qui meurent pour leur foi,
ces héroïques Macchabées, cette mère avec ses sept
4. Job, XXXIII, 9. .
2. Il est cependant remarquable que Jésus, fils de Sirach, s'y
tient strictement (xvii, 26-28; xxii, 10-11; xxx, 4 et suiv.; xli,
1-2; XLiv, 9). L'auteur de la Sagesse est d'un sentiment tout
opposé (iv, 1, texte grec).
3. Esth., XIV, 6-7 (apocr.); Épîire apocryphe de Baruch (Fabri-
cius, Cod. pseud, V, T, II, p. 147 et sulv.).
VIE DE JÉSUS. 53
fils, Jéhovah les oubliera éternellement, les abandon-
nera à la pourriture de la fosse ^? Un sadducéen
incrédule et mondain pouvait bien ne pas reculer
devant une telle conséquence ; un sage consommé,
tel qu'Antigone de Soco 2, pouvait bien soutenir qu'il
ne faut pas pratiquer la vertu comme l'esclave en
vue de la récompense, qu'il faut être vertueux sans
espoir. Mais la masse de la nation ne pouvait se
contenter de cela. Les uns, se rattachant au prin-
cipe de l'immortalité philosophique, se représen-
tèrent les justes vivant dans la mémoire de Dieu,
glorieux à jamais dans le souvenir des hommes,
jugeant l'impie qui les a persécutés ^. « Ils vivent
aux yeux de Dieu;... ils sont connus de Dieu^, »
voilà leur récompense. D'autres, les Pharisiens sur-
tout, eurent recours au dogme de la résurrection^.
Les justes revivront pour participer au règne mes-
1. II Macch., VII.
2. Pirké AbotK i, 3.
3. Sagesse, ch. ii-vi; Derationis imperio, attribué à Josèphe,
8, 13, 16, 18. Encore faut-il remarquer que l'auteur de ce dernier
traité ne fait valoir qu'en seconde ligne le motif de rémunération
personnelle. Le principal mobile des martyrs est l'amour pur de la
Loi, l'avantage que leur mort procurera au peuple et la gloire qui
s'attachera à leur nom. Comp. Sagesse ^ iv, 1 et suiv. , Eccli,,
ch. XLiv et suiv. ; Jos. B. J., II, viii, 10; III, viii, 5.
4. Sagesse, iv, 1 ; De rat. iinp., 16, 18.
5. U Macch. f VII, 9, 14; xii, 43-44.
54 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
sianique. Ils revivront dans leur chair, et pour un
monde dont ils seront les rois et les juges ; ils assis-
teront au triomphe de leurs idées et à l'humiliation
dé leurs ennemis.
On ne trouve ichez l'ancien peuple d'Israël que des
traces tout à fait indécises de ce dogme fondamental.
Le Sadducéen, qui n'y croyait pas, était, en réalité,
fidèle à la vieille doctrine juive ; c*était le pharisien,
partisan de la résurrection, qui était le novateur.
Mais en religion, c'est toujours le parti ardent qui
innove ; c'est lui qui marche, c'est lui qui tire les
conséquences. La résurrection, idée totalement dif-
férente de l'immortalité de l'âme, sortait d'ailleurs
très-naturellement des doctrines antérieures et de
la situation du peuple. Peut-être la Perse en four-
nit-elle aussi quelques éléments'^. En tout cas, se com-
binant avec la croyance au Messie et avec la doctrine
d'un prochain renouvellement de toute chose, elle
forma ces théories apocalyptiques qui, sans être des
articles de foi (le sanhédrin orthodoxe de Jérusa-
lem ne semble pas les avoir adoptées) , couraient
dans toutes les imaginations et produisaient d'un
bout à l'autre du monde juif une fermentation ex-
i. Théopompe, dans Diog.Laert., Proœm., 9.— Boundehesch,
c. XXXI. Les traces du dogme de la résurrection dans l'Avesta sont
fort douteuses.
VIE DE JÉSUS. 55
trême. L'absence totale de rigueur dogmatique fai-
sait que des notions fort contradictoires pouvaient
être admises à la fois, même sur un point aussi
capital. Tantôt le juste devait attendre la résurrec-
tion^; tantôt il était reçu dès le moment de sa mort
dans le sein d'Abraham 2. Tantôt la résurrection
était générale^, tantôt réservée aux seuls fidèles^.
Tantôt elle supposait une terre renouvelée et une
nouvelle Jérusalem ; tantôt elle impliquait un anéan-
tissement préalable de l'univers.
Jésus, dès qu'il eut une pensée, entra dans la
brûlante atmosphère que créaient en Palestine les
idées que nous venons d'exposer. Ces idées ne s'en-
seignaient à aucune école; mais elles étaient dans
l'air, et son âme en fut de bonne heure pénétrée.
Nos hésitations, nos doutes ne l'atteignirent jamais.
Ce sommet de la montagne de Nazareth, où nul
homme moderne ne peut s'asseoir sans un sentiment
inquiet sur sa destinée, peut-être frivole, Jésus s'y
est assis vingt fois sans un doute. Délivré de
l'égoïsme, source de nos tristesses, qui nous fait
rechercher avec âpre té un intérêt d'outre-tombe à
1. Jean, xi, 24.
^. Luc, XVI, 22. Cf. De7^atio}iis i?np.j\3, 16, 1*
3. Dan., xii, 2.
4. // Maçoh. vu, 1 4.
56 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
la Y^rtu, il ne pensa qu'à son œuvre, à sa race,
à l'humanité. Ces montagnes, cette mer, ce ciel
d'azur, ces hautes plaines à l'horizon, furent pour lui
non la vision mélancolique d'une âmô qui interroge la
nature sur son sort, mais le symbole certain, l'ombre
transparente d'un monde invisible et d'un ciel nouveau.'
11 n'attacha jamais beaucoup d'importance aux
événements politiques de son temps, et il en était
probablement mal informé. La dynastie des Hérodes
vivait dans un monde si différent du sien, qu'il ne
la connut sans doute que de nom. Le grand Hérode
mourut vers l'année même où il naquit, laissant des
souvenirs impérissables, des monuments qui devaient
forcer la postérité la plus malveillante d'associer son
nom à celui de Salomon, et néanmoins une œuvre
inachevée, impossible à continuer. Ambitieux pro-
fane, égaré dans un dédale de luttes religieuses, cet
astucieux Iduméen eut l'avantage que donnent le sang-
froid et la raison , dénués de moralité , au milieu de
fanatiques passionnés. Mais son idée d'un royaume
profane d'Israël, lors même qu'elle n'eût pas été un
anachronisme dans l'état du monde où il la conçut,
aurait -échoué, comme le projet semblable que forma
Salomon, contre les difficultés venant du caractère
même de la liation. Sçs trois fils ne furent que des
lieutenants des Romains, analogues aux radjas de
VIE DE JÉSUS. 57
rinde sous la domination anglaise. Antipater ou Anti-
pas, tétrarque de la Galilée et de la Pérée, dont Jésus
fut le sujet durant toute sa vie, était un prince pares-
seux et nul ^, favori et adulateur de Tibère 2, trop
souvent égaré par l'influence mauvaise de sa seconde
femme Hérodiade^. Philippe, tétrarque de la Gauloni-
tide et de la Batanée, sur les terres duquel Jésus fit de
fréquents voyages, était un beaucoup meilleur souve-
rain^. Quant à'Archélaûs, ethnarque de Jérusalem,
Jésus ne put le connaître. Il avait environ dix ans
quand cet homme faible et sans caractère, parfois vio-
lent, fut déposé par Auguste ^. La dernière trace
d'autonomie fut de la sorte perdue pour Jérusalem.
Réunie à la Samarie et à l'Idumée, la Judée forma une
sorte d'annexé de la province de Syrie, où le sénateur
Publius Sulpicius Quirinius, personnage consulaire fort
connu *5, était légat impérial. Une série de procurateurs
1. Jos., Ant., XVIII, V, 1; vu, 1 et 2; Luc, m, 19.
2. Jos., AnL, XVIIÏ, ii, 3; iv, 5; v, 1.
3. Ibid., XVlIf, VII, 2.
4. Ibid., XVIII, IV, 6.
5. Ibid., XVII, XII, 2, et B. J., II, vu, 3.
6. Orelli, Inscr. lat., n° 3693; HaiiZQïi^ Suppl., n° 7041 ; Fasii
prœnestini, au 6 mars et au 28 avril (dans le Corpus inscr. lai ,
I, 314, 317); Borghesi, Fastes consulaires [encore inédits], à
l'année 742; R. Bergmann, De inscr. lat. ad P. S. Quirinium^ ul
videlar, referenda (Berlin, 1851). Cf. Tac, Ann., II, 30; IIl, 48;
Strabou, XII, VI, 5.
58 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
romains, subordonnés pour les grandes questions au
légat impérial de Syrie, Coponius, Marcus Ambivius,
Annius Rufus, Valérius Gratus, et enfin ( l'an 26 de
notre ère) , Pontius Pilatus, s'y succèdent^, sans cesse
occupés à éteindre le volcan qui faisait éruption sous
leurs pieds.
De continuelles séditions excitées par les zélateurs
du mosaïsme ne cessèrent en effet, durant tout ce
temps, d'agiter Jérusalem 2. La mort des séditieux
était assurée ; mais la mort , quand il s'agissait de
l'intégrité de la Loi, était recherchée avec avidité.
Renverser les aigles, détruire les ouvrages d'art éle-
vés par les Hérodes, et où les règlements mosaïques
n'étaient pas toujours respectés^, s'insurger contre
les écussons votifs dressés par les procurateurs, et dont
les inscriptions paraissaient entachées d'idolâtrie^,
étaient de perpétuelles tentations pour des fanatiques
parvenus à ce degré d'exaltation qui ôte tout soin
de la vie. Juda, fils de Sariphée, Mathias, fils de
Margaloth, deux docteurs de la loi fort célèbres,
formèrent ainsi un parti d'agression hardie contre
l'ordre établi, qui se continua après leur supplice^.
i. Jos., A7it.,l xvin.
2. Jos., AiiL, les livres XVII et XVIII entiers, et D. J., liv. I et II.
3. Jos., Ant., XV, X, 4. Gomp. Livre d'Hénoch, xcvii, 13-14.
4. Philon, Leg. adCaïum, § 38.
.5. Jos., Ant., XVII, VI, 2 et suiv. B. J., I, xxxiii, 3 et suiv.
VIE DE JÉSUS. S9
Les Samaritains étaient agités de mouvements du même
genre*. Il semble que la Loi n'eût jamais compté plus de
sectateurs passionnés qu'au moment où vivait déjà celui
qui, de la pleine autorité de son génie et de sa grande
âme, allait l'abroger. Les « Zélotes » (Kenaïm) ou
« Sicaires, » assassins pieux, qui s'imposaient pour
tâche de tuer quiconque manquait devant eux à la
Loi, commençaient à paraître 2. Des représentants
d'un tout autre esprit, des thaumaturges, considérés
comme des espèces de personnes divines, trouvaient
créance, par suite du besoin impérieux que le siècle
éprouvait de surnaturel et de divin ^.
Un mouvement qui eut beaucoup plus d'influence
sur Jésus fut celui de Juda le Gaulonite ou le Gali-
léen. Dé toutes les sujétions auxquelles étaient expo-
sés les pays nouvellement conquis par Rome, le cens
était la plus impopulaire^. Cette mesure, qui étonne
toujours les peuples peu habitués aux charges des gran-
des administrations centrales, était particulièrement
odieuse aux Juifs. Déjà, sous David, nous voyons
4. Jos., ^7z^.^ XVIII, IV, 1 et suiv.
2. Mischna, Sanhédrin, ix, 6 ; Jean, xvi, 2 ; Jos., B. J., livre IV
et suiv.
3. Act.^ viii, 9. Le verset 11 laisse supposer que Simon le Ma-
gicien était déjà célèbre au temps de Jésus.
4. Discours de Claude, à Lyon, tab. 11, sub fin. De Boissieu,
huer. ant. de Lyon, p. 136.
60 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
un recensement provoquer de violentes récriminations
et les menaces des prophètes^. Le cens, en effet,
était la base de l'impôt; or l'impôt, dans les idées de
la pure théocratie, était presque une impiété. Dieu
étant le seul maître que l'homme doive reconnaître,
payer la dîme à un souverain profane, c'est en quelque
sorte le mettre à la place de Dieu. Complètement
étrangère à l'idée de l'État, la théocratie juive ne
faisait en cela que tirer sa dernière conséquence, ki
négation de la société civile et de tout gouvernement.
L'argent des caisses publiques passait pour de l'argent
volé2. Le recensement ordonné paj* Quirinius (an 6 de
l'ère chrétienne) réveilla puissamment ces idées et
causa une grande fermentation. Un mouvement éclata
dans les provinces du nord. Un certain Juda, de la
ville de Gamala, sur la rive orientale du lac de Tibé-
riade, et un pharisien nommé Sadok se firent, en niant
la légitimité de l'impôt, une école nombreuse, qui
aboutit bientôt à une révolte ouverte ^. Les maximes
fondamentales de l'école étaient qu'on ne doit appeler
1. II Sam., XXIV.
2. Talmudde Babylone, Baba Kmna, 113 a; Schabbath, 33 b.
3. Jos., A?U., XVIII, I, 1 et 6; 5. J., II, viii, 1; Act., v, 37.
Avant Juda le Gaulonite, les Actes placent un autre agitateur,
Theudas ; mais c'est là un anachronisme : le mouvement de Tl^eudas
eut lieu l'an 44 de l'ère chrétienne (Jos., Ant.j XX, v, 1),
VIE DE JÉSUS. Gl
personne « maître, » ce titre appartenant à Dieu seul,
et que la liberté vaut mieux que la vie. Juda avait sans
doute bien d'autres principes, que Josèphe, toujours
attentif à ne pas compromettre ses coreligionnaires,
passe à dessein sous silence; car on ne comprendrait
pas que pour. une idée aussi simple, l'historien juif
lui donnât une place parmi les philosophes de sa
nation et le regardât comme le fondateur d'une qua-
trième école, parallèle à celles des Pharisiens, des
Sadducéens, des Esséniens. Juda fut évidemment le
chef d'une secte galiléenne, préoccupée de messia-
nisme, et qui aboutit à un mouvement politique. Le
procurateur Coponius écrasa la sédition du Gaulo-
nite; mais l'école subsista et conserva ses chefs. Sous
la conduite de Menahem, fils du fondateur, et d'un
certain Éléazar, son parent, on la retrouve fort active
dans les dernières luttes des Juifs contre les Romains*.
Jésus vit peut-être ce Juda, qui conçut la révolution
juive d'une façon si différente de la sienne ; il connut
en tout cas son école, et ce fut probablement par
réaction contre son erreur qu'il prononça l'axiome
sur le denier de César. Le sage Jésus, éloigné de
toute sédition, profita de la faute de son devancier,
et rêva un autre royaume et une autre délivrance,
4. Jos., B. J., II, XVII, 8 cl suiv.
62 • ORIGINES DU CHRISTIANISME.
La Galilée était de la sorte une vaste fournaise,
où s'agitaient en ébullition les éléments les plus
divers^. Un mépris extraordinaire de la vie, ou pour
mieux dire une sorte d'appétit de la mort fut la con-
séquence de ces agitations 2. L'expérience ne compte
pour rien dans les grands mouvements fanatiques.
L'Algérie, aux premiers temps de l'occupation fran-
çaise, voyait se lever, chaque printemps, des inspi-
rés, qui se déclaraient invulnérables et envoyés de
Dieu pour chasser les infidèles; l'année suivante, leur
mort était oubliée, et leur successeur ne trouvait pas
une moindre foi. Très-dure par un côté, la domina-
tion romaine, peu tracassière encore, permettait
beaucoup de liberté. Ces grandes dominations bru-
tales, terribles dans la répression, n'étaient pas soup-
çonneuses comme le sont les puissances qui ont un
dogme à garder. Elles laissaient tout faire jusqu'au
jour où elles croyaient devoir sévir. Dans sa carrière
vagabonde, on ne voit pas que Jésus ait été une seule
fois gêné par la police. Une telle liberté, et par-dessus
tout le bonheur qu'avait la Galilée d'être beaucoup
moins resserrée dans les liens du pédantisme phari-
1. Luc, XIII, i. Le mouvement galiléen de Juda, fils d'Ézéchiaç,
ne paraît pas avoir eu un caractère religieux; peut-être, cependant,
ce caractère a-t-il été dissimulé par Josèphe (Ant., XVII, x, 5).
t. Jos., Ant., XVI, VI, 2, 3; XVIII, i, 4.
VIE DE JESUS. 63
saïque, donnaient à cette contrée une vraie supériorité
sur Jérusalem. La révolution, ou en d'autres termes le
messianisme, y faisait travailler toutes les têtes. On
se croyait à la veille de voir apparaître la grande ré-
novation ; l'Écriture torturée en des sens divers servait
d'aliment aux plus colossales espérances. A chaque
ligne des simples écrits de l'Ancien Testament, on
voyait l'assurance et en quelque sorte le programme
du règne futur qui devait apporter la paix aux justes
et sceller à jamais l'œuvre de Dieu.
De tout temps, cette division en deux parties oppo-
sées d'intérêt et d'esprit avait été pour la nation hé-
braïque un principe de fécondité dans l'ordre moral.
Tout peuple appelé à de hautes destinées doit être
un petit monde complet, renfermant dans son sein les
pôles opposés. La Grèce offrait à quelques lieues de
distance Sparte et Athènes, les deux antipodes pour un
observateur superficiel, en réalité sœurs rivales, néces-
saires Tune à l'autre. 11 en fut de même de la Judée.
Moins brillant en un sens que le développement
de Jérusalem, celui du nord fut en somme bien plus
fécond; les œuvres les plus vivantes du peuple juif
étaient toujours venues de là. Une absence complète
du sentiment de la nature, aboutissant à quelque
chose de sec, d'étroit, de farouche, a frappé toutes
les œuvres purement hiérosolymites d'un caractère
C4 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
grandiose, mais triste, aride et repoussant. Avec ses
docteurs solennels, ses insipides canonistes, ses dé-
vots hypocrites et atrabilaires, Jérusalem n'eût pas
conquis l'humanité. Le nord a donné au monde la
naïve Sulamite, l'humble Chananéenne, la passionnée
Madeleine, le bon nourricier Joseph, la Vierge Ma-
rie. Le nord seul a fait le christianisme ; Jérusalem,
au contraire, est la vraie patrie du judaïsme obstiné
qui, fondé par les pharisiens, fixé par le Talmud, a
traversé le moyen âge et est venu jusqu'à nous.
Une nature ravissante contribuait à former cet esprit
beaucoup moins austère, moins âprement mono-
théiste, M j'ose le dire, qui imprimait à tous les rêves
de la Galilée un tour idyllique et charmant. Le
plus triste pays du monde est peut-être la région
voisine de Jérusalem. La Galilée, au contraire, était
un pays très-vert, très-ombragé, très-souriant, le vrai
pays du Cantique des cantiques et des chansons du
bien-aimé^. Pendant les deux mois de mars et d'avril,
\. Jos. B. J., III, III, i. L'horrible état où le pays est réduit,
surtout près du lac de Tibériade, ne doit pas faire illusion. Ce?
pays, maintenant brûlés, ont été autrefois des paradis terrestres. Lei
bains de Tibériade, qui sont aujourd'hui un affreux séjour, ont éld
autrefois le plus bel endroit de la Galilée (Jos., Ant., XVIII, ii, 3).
Josèphe [Bell. Jud., III, x, 8) vante les beaux arbres de la plaine
de Génésareth, oij il n'y en a plus un seul. Antonin Martyr, vers
l'an 600 , cinquante ans par conséquent avant l'invasion musul-
VIE DE JESUS. 65
la campagne est un tapis de fleurs, d'une fran-
chise de couleurs incomparable. Les animaux y
sont petits, mais d'une douceur extrêmcc Des tour-
terelles sveltes et vives, des merles bleus si légers
qu'ils posent sur une herbe sans la faire plier, des
alouettes huppées, qui viennent presque se mettre
sous les pieds du voyageur, de petites tortues de
ruisseaux, dont l'œil est vif et doux, des cigognes h
l'air pudique et grave, dépouillant toute timidité, se
laissent approcher de très-près par l'homme et sem-
blent l'appeler. En aucun pays du monde, les mon-
tagnes ne se déploient avec plus d'harmonie et
n'inspirent de plus hautes pensées. Jésus semble les
avoir particulièrement aimées. Les actes les plus
importants de sa carrière divine se passent sur les
montagnes; c'est là qu'il était le mieux inspiré^;
c'est là qu'il avait avec les anciens prophètes de
secrets entretiens, et qu'il se montrait aux yeux de
ses disciples déjà transfiguré 2.
Ce joli pays, devenu aujourd'hui, par suite de
l'énorme appauvrissement que l'islamisme a opéré
dans la vie humaine, si morne, si navrant, mais
mane, trouve encore la Galilée couverte de plantations délicieuses,
et compare sa fertilité à celle de l'Egypte {Itin.y § 5).
4. Matth., V, 1; xiv, 23; Luc, vi, 12.
?. Matth., XVII, 1 et suiv.; Marc,ix, let suiv.;Luc,ix,28etsuiv.
5
66 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
OÙ tout ce que l'homme n'a pu détruire respire
encore l'abandon, la douceur, la tendresse, surabon-
dait, à l'époque de Jésus, de bien-être et de gaieté.
Les Galiléens passaient pour énergiques, braves
et laborieux ^. Si l'on excepte Tibériade , bâtie
par Antipas en l'honneur de Tibère (vers l'an 15)
dans le style romain ^, la Galilée n'avait pas de
grandes villes. Le pays était néanmoins fort peuplé,
couvert de petites villes et de gros villages, cultivé
avec art dans toutes ses parties ^. Aux ruines qui
restent de son ancienne splendeur, on sent un peuple
agricole, nullement doué pour l'art, peu soucieux
de luxe, indifférent aux beautés de la forme, exclu-
sivement idéaliste. La campagne abondait en eaux,
fraîches et en fruits; les grosses fermes étaient
ombragées de vignes et de figuiers; les jardins
étaient des massifs de pommiers, de noyers, de gre-
nadiers \ Le vin était excellent, s'il en faut juger
\. Jos., B. J., III, III, 2.
2. Jos., Ant., XVIIÎ, II, 2; B. J., Il, ix, 4; Vita, 12, 43, 64.
3. Jos., B. J., III, m, 2.
4. On peut se les figurer d'après quelques enclos des environs
de Nazareth. Cf. Cant. Cant., ii, 3, 5, 43; iv, 43; vi, 6, 4 0;
VII, 8, 42; VIII, 2, 5; Anton. Martyr, /. c. L'aspect des grandes
métairies s'est encore bien conservé dans le sud du pays de Tyr
(ancienne tribu d'Aser). La trace de la vieille agriculture palesti-
nienne, avec ses ustensiles taillés dans le roc (aires, pressoirs,
silos, auges, meules, etc.), se retrouve du reste à chaque pas.
VIE DE JESUS. 67
par celui que les juifs recueillent encore à Safed, et
on en buvait beaucoup^. Cette vie contente et facile-
ment satisfaite n'aboutissait pas à l'épais matéria-
lisme de notre paysan , à la grosse joie d'une Nor-
mandie plantureuse, à la pesante gaieté des Fla^
mands. Elle se spiritualisait en rêves éthérés, en une
sorte de mysticisme poétique confondant le ciel et la
terre. Laissez l'austère Jean-Baptiste dans son désert
de Judée, prêcher la pénitence, tonner sans cesse,
vivre de sauterelles en compagnie des chacals. Pour-
quoi les compagnons de l'époux jeûneraient- ils
pendant que l'époux est avec eux? La joie fera par-
tie du royaume de Dieu. N'est-elle pas la fille
des humbles de cœur, des hommes de bonne vo-
lonté ?
Toute l'histoire du christianisme naissant est
devenue de la sorte une délicieuse pastorale. Un
Messie aux repas de noces, la courtisane et le bon
Zachée appelés à ses festins, les fondateurs du
royaume du ciel comme un cortège de paranymphes :
voilà ce que la Galilée a osé, ce qu'elle a fait
accepter. La Grèce a tracé de la vie humaine par la
sculpture et la poésie des tableaux charmants, mais
toujours sans fonds fuyants ni horizons lointains. Ici
\. Malth., IX, 17, XI, 49; Marc, ii, 22; Luc, v, 37; vu, 3i:
Jean, ii, 3 et suiv.
'68 ORIGINES DU GIIUISTIANISME.
manquent le marbre, les ouvriers excellents, la langue
exquise et raffinée. Mais la Galilée a créé à l'état
d'imagination populaire le plus sublime idéal; car
derrière son idylle s'agite le sort de l'humanité, et la
lumière qui éclaire son tableau est le soleil du royaume
de Dieu.
Jésus vivait et grandissait dans ce milieu enivrant.
Dès son enfance , il fit presque annuellement le
voyage de Jérusalem pour les fêtes ^. Le pèlerinage
était pour les Juifs provinciaux une solennité pleine
de douceur. Des séries entières de psaumes étaient
consacrées à chanter le bonheur de cheminer ainsi
en famille 2, durant plusieurs jours, au printemps,
à travers les collines et les vallées , tous ayant
en perspective les splendeurs de Jérusalem , les
terreurs des parvis sacrés, la joie pour des frères de
demeurer ensemble ^. La route que Jésus suivait
d'ordinaire dans ces voyages était celle que l'on suit
aujourd'hui, par Ginaea et Sichem^. De Sichem à
< . Luc, II, 41 .
2. Luc, II, 42-44.
3. Voir surtout ps. lxxxiv, cxxii, cxxxiii (Vulg. Lxxxiii, cxxi,
ex XXII j.
4. Luc, IX, 51-53; xvii, M; Jean, iv, 4; Jos., Aîit.j XX, vi, i;
B. J.j II, XII, 3 ; Vilaj 52. Souvent, cependant, les pèlerins
venaient par la Pérée pour éviter la Samarie, où ils couraient des
dangers. Matth., xix, 1; Marc, x, 1,
VIE DE JÉSUS. 69
Jérusalem elle est fort sévère. Mais le voisinage des
vieux sanctuaires de Silo, de Béthel, près desquels
on passe, tient l'âme en éveil. Ain-el-Haramié , la
dernière étape ^, est un lieu mélancolique et char-
mant, et peu d'impressions égalent celle qu'on
éprouve en s'y établissant pour le campement du
soir. La vallée est étroite et sombre ; une eau noire
sort des rochers percés de tombeaux, qui en forment
les parois. C'est, je crois, la « Vallée des pleurs, » ou
des eaux suintantes, chantée comme une des stations du
chemin dans le délicieux psaume lxxxiv^, et devenue,
pour le mysticisme doux et triste du moyen âge,
l'emblème de la vie. Le lendemain, de bonne heure,
on sera à Jérusalem ; une telle attente, aujourd'hui
encore, soutient la caravane, rend la soirée courte et
le sommeil léger.
Ces voyages, où la nation réunie se communiquait
ses idées, et qui étaient presque toujours des foyers de
grande agitation, mettaient Jésus en contact avec l'âme
de son peuple, et sans doute lui inspiraient déjà une vive
antipathie pour les défauts des représentants officiels
du judaïsme. On veut que de bonne heure le désert ait
•1. Selon Josèphe {Vita, 52), la route était de trois jours. Mais
l'étape de Sichem à Jérusalem devait d'ordinaire être coupée en
deux.
%. Lxxxui selon la Vulgate, v, 7,
70 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
été pour lui une autre école et qu'il y ait fait de longs
séjours ^. Mais le Dieu qu'il trouvait là n'était pas le
sien. C'était tout au plus le Dieu de Job, sévère et
terrible, qui ne rend raison à personne. Parfois c'était
Satan qui venait le tenter. Il retournait alors dans sa
chère Galilée, et retrouvait son Père céleste, au mi-
lieu des vertes collines et des claires fontaines,
parmi les troupes d'enfants et de femmes qui, l'âmc^.
joyeuse et le cantique des anges dans le cœur, atten-
daient le salut d'Israël.
1. Luc, IV, 42; v, 46.
CHAPITRE V.
PREMIERS APHORISMES DE JESUS. — SES IDEES D'DN DIED PER]
ET D'DNE religion PURE.— PREMIERS DISCIPLES.
Joseph mourut avant que son fils fût arrivé à aucun
rôle public. Marie resta de la sorte le chef de la
famille, et c'est ce qui explique pourquoi son fils,
quand on voulait le distinguer de ses nombreux homo-
nymes, était le plus souvent appelé «fils de Marie^.»
11 semble que, devenue par la mort de son mari
étrangère à Nazareth, elle se retira à Gana 2, dont
elle pouvait être originaire. Gana ^ était une pe-
tite ville à deux heures ou deux heures et demie
i. C'est l'expression de Marc, vi, 3. Cf. Matth., xiii, 53. Marc
ne connaît pas Joseph ; Jean et Luc, au contraire, préfèrent l'ex-
pression «fils de Joseph. » Luc, m, 23 ; iv, 22 ; Jean, i, 45 ; iv, 42.
2. Jean, 11, 1; iv, 46. Jean seul est renseigné sur ce point.
3. J'admets comme probable le sentiment qui identifie Cana de
Galilée avec Kana el-Djélil. On peut cependant faire valoir des
arguments pour Kefr-Kenna^ à une heure ou une heure et de-
mie N.-N.-E. de Nazareth.
72 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de Nazareth, au pied des montagnes qui bornent au
nord la plaine d'Asochis *. La vue, mo:ns grandiose
qu'à Nazareth, s'étend sur "oute la pUine et est
bornée de la manière la pl\ ,^ pittoresque par les
montagnes de Nazareth et les collines de Séphoris.
Jésus paraît avoir fait quelque ' emps sa résidence en
ce lieu. Là se passa probablei v^ent une partie de sa
jeunesse et eurent lieu ses preiaiers éclats 2.
Il exerçait le métier de son père, qui était celui de
charpentier ^. Ce n'était pas là une circonstance
humiliante ou fâcheuse. La coutume juive exigeait
que l'homme voué aux travaux intellectuels apprît un
état. Les docteurs les plus célèbres avaient des mé-
tiers^; c'est ainsi que saint Paul, dont l'éducation
avait été si soignée, était fabricant de tentes^. Jésus
ne se maria point. Toute sa puissance d'aimer se
porta sur ce qu'il considérait comme sa vocation
céleste. Le sentiment extrêmement délicat qu'on
remarque en lui pour les femmes^ ne se sépara
1 . Maintenant el-Buttauf,
2. Jean, 11, 11 ; iv, 46. Un ou deux disciples étaient de Cana.
Jean, XXI, 2; Matth., x, 4; Marc, m, 18.
3. Marc, vi, 3; Justin, DiaL ciim Tryph., 88.
4. Par exemple, « Rabbi lobanan le Cordonnier, Rabbi Isaac
le Forgeron. »
5. Act., xviii, 3.
ê. Voir ci-dessous, p. 151-152.
VIE DE JESUS. 73
point db^ dévouement exclusif qu'il avait pour son
idée. Il traita en sœurs, comme François d'Assise et
François de Sales, les femmes qui s'éprenaient de la
même œus^re que lui; il eut ses sainte Glaire, ses
Françoise db Chantai. Seulement il est probable que
colles-ci aimaient plus lui que l'œuvre; il fut sans
doute plus aimé qu'il n'aima. Ainsi qu'il arrive sou-
vent dans les natures très-élevées, la tendresse du
cœur se transforma chez lui en douceur infinie, en
vague poésie, e^ charme universel. Ses relations in-
times et libres , mais d'un ordre tout moral, avec
des femmes d'une conduite équivoque s'expliquent de
même par la passion qui l'attachait à la gloire de son
^ Père, et lui inspirait une sorte de jalousie pour
toutes les belles créatures qui pouvaient y servir^.
Quelle fut la marche de la pensée de Jésus durant
cette période obscure de sa vie ? Par quelles médita-
tions débuta-t-il dans la carrière prophétique ? On
l'ignore, son histoire nous étant parvenue à l'état de
récits épars et sans chronologie exacte. Mais le
développement des produits vivants est partout le
même, et il n'est pas douteux que la croissance d'une
personnalité aussi puissante que celle de Jésus n'ait
obéi à des lois très-rigoureuses. Une haute notion de la
1. Luc, VII, 37 et suiv-i Jean, iv, 7 et swv.; viii, 3 et suiv.
74 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
divinité, qu'il ne dut pas au judaïsme, et qui semble
avoir été de toutes pièces la création de sa grande
âme, fut en quelque sorte le principe de sa force.
C'est ici qu'il faut le plus renoncer aux idées
qui nous sont familières et à ces discussions où
B'usent les petits esprits. Pour bien comprendre la
nuance de la piété de Jésus, il faut faire abstrac-
tion de ce qui s*est placé entre l'Évangile et nous.
Déisme et panthéisme sont devenus les deux pôles de
la théologie. Les chétives discussions de la scolas-
tique, la sécheresse d'esprit de Descartes, l'irréligion
profonde du xviii' siècle, en rapetissant Dieu, et en
le limitant en quelque sorte par l'exclusion de tout ce
qui n'est pas lui, ont étouffé au sein du rationalisme
modçrne tout sentiment fécond de la divinité. Si
Dieu, en effet, est un être déterminé hors de
nous, la personne qui croit avoir des rapports parti-
culiers avec Dieu est un « visionnaire, » et comme
les sciences physiques et physiologiques nous ont
montré que toute vision surnaturelle est une illu-
sion, le déiste un peu conséquent se trouve dans
l'impossibilité de comprendre les grandes croyances
du passé. Le pa.nthéisme, d'un autre côté, en suppri-
mant la personnalité divine, est aussi loin qu'il se peut
du Dieu vivant des religions anciennes. Les hommes
qui ont le plus hautement compris Dieu, Çakya-Mouni,
VIE DE JÉSUS. 75
Platon, saint Paul, saint François d'Assise, saint Au-
gustin, à quelques heures de sa mobile vie, étaient-ils
déistes ou panthéistes? Une telle question n'a pas de
sens. Les preuves physiques et métaphysiques de
l'existence de Dieu les eussent laissés indilTérents. Ils
sentaient le divin en eux-mêmes. — Au premier rang de
cette grande famille des vrais fils de Dieu, il faut pla-
cer Jésus. Jésus n'a pas de visions ; Dieu ne lui parle
pas comme à quelqu'un hors de lui ; Dieu est en lui ;
il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu'il
dit de son Père. 11 vit au sein de Dieu par une com-
munication de tous les instants; il ne le voit pas, mais
il l'entend, sans qu'il ait besoin de tonnerre et de
buisson ardent comme Moïse, de tempête révélatrice
comme Job, d'oracle comme les vieux sages grecs,
de génie familier comme Socrate, d'ange Gabriel
comme Mahomet. L'imagination et l'hallucination
d'une sainte Thérèse, par exemple, ne sont ici pour
rien. L'ivresse du soufi se proclamant identique à
Dieu est aussi tout autre chose. Jésus n'énonce pas
un moment l'idée sacrilège qu'il soit Dieu. Il se croit
en rapport direct avec Dieu, il se croit fils de Dieu.
La plus haute conscience de Dieu qui ait existé au
sein de l'humanité a été celle de Jésus.
On comprend, d'un autre côté, que Jésus, partant
d'une telle disposition d'âme, ne sera nullement un
76 ORIGINES DU GIIUISTIANISME.
philosophe spéculatif comme Çakya-Mouni. Rien
n'est plus loin de la théologie scolastique que l'Évan-
gile ^ Les spéculations des Pores grecs sur l'essence
divine viennent d'un tout autre esprit. Dieu conçu
immédiatement comme Père, voilà toute la théologie
de Jésus. Et cela n'était pas chez lui' un principe
théorique, une doctrine plus ou moins prouvée et
qu'il cherchait à inculquer aux autres. Il ne faisait
à ses disciples aucun raisonnement 2; il n'exigeait
d'eux aucun effort d'attention. Il ne prêchait pas
ses opinions, il se prêchait lui-même. Souvent des
âmes très-grandes et très-désintéressées présentent,
associé à beaucoup d'élévation, ce caractère de per-
pétuelle attention à elles-mêmes et d'extrême suscep-
tibilité personnelle, qui en général est le propre des
femmes^. Leur persuasion que Dieu est en elles et
s'occupe perpétuellement d'elles est si forte qu'elles
ne craignent nullement de s'imposer aux autres ; notre
réserve, notre respect de l'opinion d' autrui, qui est
i . Les discours que le quatrième évangile prête à Jésus ren-
ferment déjà un germe de théologie. Mais ces discours étant en
tontradiction absolue avec ceux des évangiles synoptiques, les-
quels représentent sans aucun doute les Logia primitifs, ils doivent
compter pour des documents de l'histoire apostolique, et non pour
des éléments de la vie de Jésus.
2. Voir Matth., ix, 9, et les autres récits analogues, ^
3. Voir, par exemple, Jean, xxi, 15 et suiv.
• VIE DE JÉSUS. 17
une partie de notre impuissance, ne saurait être leur
fait. Cette personnalité exaltée n'est pas l'égoïsme;
car cle tels hommes , possédés de leur idée, donnent
leur vie de grand cœur pour sceller leur œuvre : c'est
l'identification du moi avec l'objet qu'il a embrassé,
poussée à sa dernière limite. C'est l'orgueil pour
ceux qui ne voient dans l'apparition nouvelle que la
fantaisie personnelle du fondateur; c'est le doigt de
Dieu pour ceux qui voient le résultat. Le fou côtoie
ici l'homme inspiré; seulement le fou ne réussit jamais.
Il n'a pas été donné jusqu'ici à l'égarement d'esprit
d'agir d'une façon sérieuse sur la marche de l'humanité.
Jésus n'arriva pas sans doute du premier coup à
cette haute affirmation de lui-même. Mais il est pro-
bable que, dès ses premiers pas, il s'envisagea avec
Dieu dans la relation d'un fils avec son père. Là est
son grand acte d'originalité; en cela il n'est nullement
de sa race^. Ni le juif, ni le musulman n'ont compris
cette délicieuse théologie d'amour. Le Dieu de Jésus
n'est pas ce maître fatal qui nous tue quand il lui plaît,
nous damne quand il lui plaît, nous sauve quand il
lui plaît. Le Dieu de Jésus est Notre Père. On l'en-
\. La belle âme de Pliilon se rencontra ici, comme sur tant
d'autres points, avec celle de Jésus. De confus, ling., § 14; De
migr. Abr., % \\ De somniis^ II, § 4î ; De agric. Noëj § 1 2 ; Dô
mutalione nominiwij § 4. Mais Philon est à peine juif d'esprit.
Î8 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
tend en écoutant un souffle léger qui crie en nous,
« Père *. » Le Dieu de Jésus n'est pas le despote partial
qui a choisi Israël pour son peuple et le protège
envers et contre tous. C'est le Dieu de l'humanité.
Jésus ne sera pas un patriote comme les Macchabées,
un théocrate comme Juda Je Gaulonite. S'élevant
hardiment au-dessus des préjugés de sa nation, il
établira l'universelle paternité de Dieu. Le Gaulonite
soutenait qu'il faut mourir plutôt que de donner à
un autre qu'à Dieu le nom de « maître ; » Jésus laisse ce
nom à qui veut le prendre, et réserve pour Dieu un
titre plus doux. Accordant aux puissants de la terre,
pour lui représentants de la force, un respect plein
d'ironie, il fonde la consolation suprême, le recours
au Père que chacun a dans le ciel, le' vrai royaume
de Dieu que chacun porte en son cœur.
Ce nom de « royaume de Dieu » ou de « royaume
du ciel 2 )) fut le terme favori de Jésus pour exprimer
la révolution qu'il apportait en ce monde*. Comme
4 . Saint Paul, ad GalataSj iv, 6.
2. Le mot « ciel, » dans la langue rabbinique de ce temps, est
synonyme du nom de « Dieu, » qu'on évitait de prononcer.
Comp. Matth., xxi, 25; Luc, xv, 18; xx, 4.
3. Cette expression revient à chaque page des évangiles synop-
tiques, des Actes des Apôtres, de saint Paul. Si elle ne paraît qu'une
fois en saint Jean (m, 3 et 5), c'est que les discours rapportés par le
quatrième évangile sont loin de représenter la parole vraie de Jésus.
VIE DE JÉSUS. 79
presque tous les termes messianiques, il venait du
Livre de Daniel. Selon l'auteur de ce livre extra-
ordinaire, aux quatre empires profanes, destinés à
crouler, succédera un cinquième empire, qui sera
celui des Saints et qui durera éternellement^. Ce
règne de Dieu sur la terre prêtait naturellement
aux interprétations les plus diverses. Pour la théo-
logie juive, le « royaume de Dieu » n'est le plus
souvent que le judaïsme lui-même, la vraie reli-
gion, le culte monothéiste, la piété^. Dans les der-
niers temps de sa vie, Jésus crut que ce règne allait
se réaliser matériellement par un brusque renouvelle-
ment du monde. Mais sans doute ce ne fut pas là sa
première pensée^. La morale admirable qu'il tire de
la notion du Dieu père n'est pas celle d'enthousiastes
qui croient le monde près de finir et qui se préparent
par l'ascétisme à une catastrophe chimérique; c'est
celle d'un monde qui veut vivre et qui a vécu. « Le
royaume de Dieu est au dedans de vous, » disait-il
à ceux qui cherchaient avec subtilité des signes exté-
1. Dan., 11,44; vu, 13, 14, 22, 27.
2. Mischna, Berakolhj ii, 1,3; Talmudde Jérusalem, ^eraA'of/i^
II, 2; Kidduschin, i, 2; Talm. de Bab., Berakoth, 15 a; Me-
killa, 42 b ; Siphra, 170 b. L'expression revient souvent dans les
Midrasctiim.
3. Matth., VI, 33; xii, 28; xix, 12; Marc, xii, 34; Luc, xii,31.
80 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
rieurs^. La conception réaliste de l'avènement divin n'a
été qu'un nuage, une erreur passagère que là mort a fait
oublier. Le Jésus qui a fondé le vrai royaume de Dieu,
le royaume des doux et des humbles, voilà le Jésus des
premiers jours^, jours chastes et sans mélange où la voix
de son Père retentissait en son sein avec un timbre plus
pur. Il y eut alors quelques mois, une année peut-être,
0(1 Dieu habita vraiment sur la terre. La voix du jeune
charpentier prit tout à coup une douceur extraordi-
naire. Un charme infini s'exhalait de sa personne, et
ceux qui l'avaient vu jusque-là ne le reconnaissaient
plus^. Il n'avait pas encore de disciples, et le groupe
qui se pressait autour de lui n'était ni une secte, ni
une école ; mais on y sentait déjà un esprit commun,
quelque chose de pénétrant et de doux. Son caractère
aimable, et sans doute une de ces ravissantes figures^
qui apparaissent quelquefois dans la race juive,
faisaient autour de lui comme un cercle de fasci-
nation auquel presque personne, au milieu de ces
1. Luc, XVII, 20-21.
2. La grande théorie de l'apocalypse du Fils de l'homme est en
effet réservée, dans les synoptiques, pour les chapitres qui pré-
cèdent le récit de la passion. Les premières prédications, surtout
dans Matthieu, sont toutes morales.
3. Matth., XIII, 54 et suiv.; Marc, vi, 2 et suiv.; Jean, vi, i-Z.
4. La tradition sur la laideur de Jésus (Justin, Dial. cum
Tryph., 85, 88, 100) vient du désir de voir réalisé en lui un trai/
prétendu messianique (Js., lui, 2).
VIE DE JÉSUS. 81
populations bienveillantes et^ naïves, ne savait échap-
per.
Le paradis eût été, en effet, transporté sur la terre,
si les idées du jeune maître n'eussent dépassé de
beaucoup ce niveau de médiocre bonté au delà du-
quel on n'a pu jusqu'ici élever l'espèce humaine. La
fraternité des hommes, fils de Dieu, et les consé-
quences morales qui en résultent étaient déduites avec
un sentiment exquis. Comme tous les rabbis du temps,
Jésus, peu porté vers les raisonnements suivis, ren-
fermait sa doctrine dans des aphorismes concis et
d'une forme expressive, parfois énigmatique et bi-
zarre*. Quelques-unes de ces maximes venaient
des hvres de l'Ancien Testament. D'autres étaient
des pensées de sages plus modernes , surtout
d' Antigone de Soco , de Jésus fils de Sirach , et de
Hillel, qui étaient arrivées jusqu'à lui, non par
suite d'études savantes, mais comme des proverbes
souvent répétés. La synagogue était riche en maxi-
mes très-heureusement exprimées, qui formaient une
sorte de littérature proverbiale courante 2. Jésus
i. Les Logia de saint Matthieu réunissent plusieurs de ces
axiomes ensemble, pour en former de grands discours. Mais la
forme fragmentaire se fait sentir à travers les sutures.
2. Les sentences des docteurs juifs du temps sont recueillies
dans le petit livre intitulé : Pirké Ahoth,
82 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
adopta presque tout cet enseignement oral, maïs en
le pénétrant d'un esprit supérieur ^. Enchérissant
d'ordinaire sur les devoirs tracés par la Loi et les
anciens, il voulait la perfection. Toutes les vertus
d'humilité, de pardon, de charité, d'abnégation,
de dureté pour soi-même, vertus qu'on a nom.mées
à bon droit chrétiennes, si l'on veut dire par là
qu'elles ont été vraiment préchées par le Christ,
étaient en germe dans ce premier enseignement.
Pour la justice, il se contentait de répéter l'axiome
répandu : (( Ne fais pas à autrui ce que tu ne vou-
drais pas qu'on te fît à toi-même 2. » Mais cette
vieille sagesse, encore assez égoïste, ne lui suffisait
pas. Il allait aux excès :
(( Si quelqu'un te frappe sur la joue droite,
présente -lui l'autre. Si quelqu'un te fait un pro-
4. Les rapprochements seront faits ci -dessous, au fur et à
mesure qu'ils se présenteront. On a parfois supposé que , la
rédaction du Talmud étant postérieure à celle des Évangiles, des
emprunts ont pu être faits par les compilateurs juifs à la morale
chrétienne. Mais cela est inadmissible; un mur de séparation
existait entre l'église et la synagogue. La littérature chrétienne
et la littérature juive n'ont eu avant le xiu'' siècle presque
aucune influence l'une sur l'autre.
2. Matth., VII, 12: Luc, vi, 31. Cet axiome est déjà dans le
livre de Tobie, iv, 16. Hillel s'en servait habituellemeat (Talm.
de Bab., Schabbath, 31 a), et déclarait comme Jésus que c'était
là l'abrégé de la Loi. .
VIE DE JÉSUS. 8â
ces pour ta tunique, abandonne-lui ton manteau^. »
« Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-
le loin de toi 2. »
« Aimez vos ennemis, faites du bien h ceux qui
vous haïssent ; priez pour ceux qui vous persécu-
tent^. »
« Ne jugez pas, et vous ne serez point jugé^. Par-
donnez, et on vous pardonnera^. Soyez miséricordieux
comme votre Père céleste est miséricordieux ^. Don-
ner vaut mieux que recevoir^. »
« Celui qui s'humilie sera élevé; celui qui s'élève
sera humilié s. »
Sur l'aumône, la pitié, les bonnes œuvres, la dou-
ceur, le goût de la paix, le complet désintéressement
^. Matth., V, 39 et suiv.; Luc, vi, 29. Comparez Jérémie, La-
ment.j m, 30.
2. Matth., V, 29-30; xviii, 9; Marc, ix, 46.
3. Matth., V, 44; Luc, vi, 27. Comparez Talmud de Babylone,
Schabbath, 88 b ; Joma, 23 a.
4. Matth., VII, \\ Luc, vi, 37. Comparez Talmud de Babylone,
Kethubotlh 105 6.
5. Luc, VI, 37. Comparez Levi7.^ XIX, 18; Prov.,xsL, 'i^; Ecclé-
siastique,, XXVIII, 1 et suiv.
6. Luc, VI, 36; Siphré, 51 b (Sultzbach, 1802).
7. Parole rapportée dans les ActeSj xx, 35.
8. Matth., xxiii, 12; Luc, xiv, 11;xviii, 14. Les sentences rap-
portées par samt Jérôme d'après 1' « Évangile selon les Hébreux »
(Gomment, in Epist. ad Ephes., v, 4; in Ezech., xviii; Dial, adv.
Pelag,,\\l,t)^ sont empreintes du même esprit.
84 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
du cœur, il avait peu de chose à ajouter à la doc-
trine de la synagogue ^. Mais il y mettait un accent
plein d'onction, qui rendait nouveaux des aphorismes
trouvés depuis longtemps. La morale ne se compose
pas de principes plus ou moins bien exprimés. La
poésie du précepte, qui le fait aimer, est plus que I3
précepte lui-même, pris comme une vérité abstraite.
Or, on ne peut nier que ces maximes empruntées par
Jésus à ses devanciers ne fassent dans l'Évangile un
tout autre effet que dans l'ancienne Loi, dans le
Pirké Aboth ou dans le Talmud. Ce n'est pas l'an-
cienne Loi, ce n'est pas le Talmud qui ont conquis et
changé le monde. Peu originale en elle-même, si l'on
veut dire par là qu'on pourrait avec des maximes plus
anciennes la recomposer presque tout entière, la mo-
rale évangélique n'en reste pas moins la plus haute
création qui soit sortie de la conscience humaine, le
plus beau code de la vie parfaite qu'aucun moraliste
ait tracé.
Il ne parlait pas contre la loi mosaïque, mais il est
clair qu'il en voyait l'insuffisance, et il le laissait en-
tendre. Il répétait sans cesse qu'il faut faire plus
1. Deulêr., xxiv, xxv, xxvi, etc.; Is., lviii, 7; Prov., xix,
M\ Pirké Ahoth, i ; Talmud de Jérusalem, Peah, i, i ; Talmud
de Babylone, Schabhath, 63 a.
I
VIE DE JESUS. 85
que les anciens sages n'avaient dit*. Il défendait la
moindre parole dure 2, il interdisait le divorce ^ et
tout serment ^ , il blâmait le talion ^ , il condamnait
l'usure^, il trouvait le désir voluptueux aussi criminel
que l'adultère 7. Il voulait un pardon universel des
injures^. Le motif dont il appuyait ces maximes de
haute charité était toujours le même : « ... Pour que
vous soyez les fils de votre Père céleste, qui fait le-
ver son soleil sur les bons et sur les méchants. Si vous
n'aimez, ajoutait-il, que ceux qui vous aiment, quel
mérite avez -vous? Les publicains le font bien. Si
vous ne saluez que vos frères, qu'est-ce que cela?
Les païens le font bien. Soyez parfaits, comme votre
Père céleste est parfait^. »
Un culte pur, une religion sans prêtres et sans pra-
tiques extérieures, reposant toute sur les sentiments du
^. Matth., V, 20 et suiv.
2. Matlh., V, 22.
3. MaLth., V, 31 et suiv. Comparez Talmud de Babylone, San-
hédrin, 22 a.
4. MatLh., V, 33 et suiv.
5. Matth., V, 38 et suiv.
6. Matth., v, 42. LaLoi l'interdisait aussi (Z)ez^^er.^ XV, 7-8), mais
moins formellement, et l'usage l'autorisait (Luc, vu, 41 et suiv.).
?. iMatlh., XXVII, 28. Comparez Talmud, Masséket Kalla (édit.
Fiiith, 1793), fol. 34 b.
8. Matth., V, 23 et suiv.
9. Matth., V, 4o et suiv. Ccnparez LévU,.. xi, 44: ^ix. t.
86 ORIGINES DU CIHUSTIANISME.
cœur, sur l'imitation de Dieu ^, sur le rapport immé-
diat de la conscience avec le Père céleste, étaient la
suite de ces principes. Jésus ne recula jamais devant
cette hardie conséquence, qui faisait de lui, dans le sein
du judaïsme, un révolutionnaire au premier chef. Pour-
quoi des intermédiaires entre l'homme et son Père?
Dieu ne voyant que le cœur, à quoi bon ces purifica-
tions, ces pratiques qui n'atteignent que le corps 2?
La tradition même, chose si sainte pour le juif,
n'est rien, comparée au sentiment pur^. L'hypocri-
sie des pharisiens, qui en priant tournaient la tête
pour voir si on les regardait, qui faisaient leurs
aumônes avec fracas, et mettaient sur leurs habits
des signes qui les faisaient reconnaître pour per-
sonnes pieuses, toutes ces simagrées de la fausse dé-
votion le révoltaient. «Ils ont reçu. leur récompense,
disait-il; pour toi, quand tu fais l'aumône, que ta
main gauche ne sache pas ce que fait ta droite, afin
que ton aumône reste dans le secret, et alors ton
Père, qui voit dans le secret, te la rendra'^. Et
quand tu pries, n'imite pas les hypocrites, qui
1. Comparez Philon, De migr. Abr., § 23 et 24; De vita con-
templativa, en entier.
2. JMatth., XV, 11 et suiv.; Marc, vu, 6 et suiv*
3. Marc, vu, 6 et suiv.
4. Mattlu, vi^ I et suiv. Comparez Ecclésiastique, xvii, 48;
XXIX, 45; Talm. de Bab., Chagigaj 5 a; Baba Bathra^ 9 b.
VIE DE JESUS. 87
aiment à faire leur oraison debout dans les syna-
gogues et au coin des places, afin d'être vus des
hommes. Je dis en vérité qu'ils reçoivent leur ré-
compense. Pour toi, si tu veux prier, entre dans
ton cabinet, et ayant fermé la porte, prie ton Père,
qui est dans le secret ; et ton Père , qui voit dans le
secret, t'exaucera. Et, quand tu pries, ne fais pas de
longs discours comme les païens, qui s'imaginent
devoir être exaucés à force de paroles. Dieu ton
Père sait de quoi tu as besoin , avant que tu le lui
demandes^. »
Il n'affectait nul signe extérieur d'ascétisme, se
contentant de prier ou plutôt de méditer sur les mon-
tagnes et dans les lieux solitaires, où toujours l'homme
a cherché Dieu 2. Cette haute notion des rapports de
l'homme avec Dieu, dont si peu d'âmes, même après
lui , devaient être capables , se résumait en une
prière, qu'il enseignait dès lors à ses disciples^ :
(i Notre Père qui es au ciel, que ton nom soit
sanctifié; que ton règne arrive; que ta volonté soit
faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujour-
d'hui notre pain de chaque jour. Pardonne-nous nos
offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous
4. Malth., VI, 5-8.
2. Matth., XIV, 23; Luc, iv, 4^; v, 16; vi, 12.
3. MatLh., VI, 9 et suivi Luc, xi, 2 et suiv.
88 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ont offensés. Épargne-nous les épreuves; délivre-
nous du Méchant ^. » Il insistait particulièrement
sur cette pensée que le Père céleste sait mieux que
nous ce qu'il nous faut, et qu'on lui fait presque in-
jure en lui demandant telle ou telle chose déterminée^.
Jésus ne faisait en ceci que tirer les conséquences
des grands principes que le judaïsme avait posés,
mais que les classes officielles de la nation tendaient
de plus en plus à méconnaîtra. La prière grecque et
romaine fut presque toujours un verbiage plein d'é-
goïsme. Jamais prêtre païen n'avait dit au fidèle :
« Si, en apportant ton offrande à l'autel, tu te sou-
viens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-
là ton offrande devant l'autel, et va premièrement te
réconcilier avec ton frère; après cela viens et fais
ton offrande ^ » Seuls dans l'antiquité, les prophètes
juifs, Isaïe surtout, dans leur antipathie contre le
sacerdoce, avaient entrevu la vraie nature du culte
que l'homme doit à Dieu, a Que m'importe la multi-
tude de vos victimes? J'en suis rassasié; la graisse de
vos béliers me soulève le cœur; votre encens m'im-
portune; car vos mains sont pleines de sang. Pu-
rifiez vos pensées; cessez de mal faire, apprenez le
\. C'est-à-dire du démon.
2. Luc, XI, 5 et suiv.
3. Matth., V, 23-24.
VIE DE JÉSUS. S9
bien, cherchez la justice, et venez alors ^. » Dans
les derniers temps , quelques docteurs , Siméon le
Juste^, Jésus, fils deSirach^, HilleM, touchèrent
presque le but, et déclarèrent que l'abrégé de la Loi
était la justice. Philon, dans le monde judéo-égyp-
tien , arrivait en même temps que Jésus à des idées
d'une haute sainteté morale , dont la conséquence
était le peu de souci des pratiques légales^. Sche-
maïa et Abtalion, plus d'une fois, se montrèrent aussi
des casuistes fort libéraux^. Rabbi lohanan allait bien-
tôt mettre les œuvres de miséricorde au-dessus de
l'étude même de la Loi ' ! Jésus seul, néanmoins, dit
la chose d'une manière efficace. Jamais on n'a été
moins prêtre que ne le fut Jésus, jamais plus en-
nemi des formes qui étouffent la religion sous pré-
texte de la protéger. Par là , nous sommes tous ses
4. Isaïe, I, 11 et suiv. Comparez ibid., lviii entier; Osée, vi,
6; Malachie, i, 10 et suiv.
2. Pirké Aboth, i, 2.
3. Ecclésiastique, xxxv, 1 et suiv.
4. Talm. de Jérus., Pesachim, vi, 1 ; Talm. de Bab., mémo
traité, 66 a; Schabbath, 31 a.
5. Quod Deus immut., § 1 et 2 ; Z)e Abrahamo, § 22 ; Quis re-
vwn divin, hœres, § 13 et suiv., 55, 58 et suiv.; De profil gis j
7 et 8; Quod otnnis probus liber j en entier; De vita conte m-
plativa, en entier.
6. Talm. de Bab., Pesachim, 67 b.
7. Talmud de Jérusalem, Péah, i, 1.
90 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
disciples et ses continuateurs; par là, il a posé une
pierre éternelle, fondement de la vraie religion, et,
si la religion est la chose essentielle de l'humanité ,
par là il a mérité le rang divin qu'on lui a décerné.
Une idée absolument neuve, l'idée d'un culte fondé
sur la pureté du cœur et sur la fraternité humaine,
faisait par lui son entrée dans le monde, idée telle-
ment élevée que l'église chrétienne devait sur ce point
trahir complètement ses intentions, et que, de nos
jours, quelques âmes seulement sont capables de s'y
prêter.
Un sentiment exquis de la nature lui fournissait à
chaque instant des images expressives. Quelquefois
une finesse remarquable, ce que nous appelons de
l'esprit, relevait ses aphorismes ; d'autres fois, leur
forme vive tenait à l'heureux emploi de proverbes popu-
laires. « Gomment peux-tu dire à ton frère : Permets
que j'ôte cette paille de ton œil, toi qui as une poutre
dans le tien? Hypocrite ! ôte d'abord la poutre dô
ton œil, et alors tu penseras à ôter la paille de l'œil
de ton frère ^. »
Ces leçons , longtemps renfermées dans le cœur
(lu jeune maître, groupaient déjà quelques initiés.
L'esprit du temps était aux petites églises ; c'était le
4. Matlh., VII, 4-5. Comparez Talmud de Babylone, Baba
nalhrUj 15 6; Erachiih ^ 6 b.
VIE DE JËSUS. 91
moment des Esséniens ou Thérapeutes. Des rabbis
ayant chacun leur enseignement, Schemaïa, Abta-
lion, Hillel, Schammaï, Juda le Gaulonite, Gamaliel,
tant d'autres dont les maximes ont composé le Tal-
mud^, apparaissaient de toutes parts. On écri-
vait très-peu ; les docteurs juifs de ce temps ne fai-
saient pas de livres : tout se passait en conversations
et en leçons publiques, auxquelles on cherchait à
donner un tour facile à retenir 2. Le jour où le jeune
charpentier de Nazareth commença à produire au de-
hors ces maximes, pour la plupart déjà répandues,
mais qui, grâce à lui, devaient régénérer le monde, ce
ne fut donc pas un événement. C'était un rabbi de plus
(il est vrai, le plus charmant de tous) , et autour de
lui quelques jeunes gens avides de l'entendre et cher-
chant l'inconnu. L'inattention des hommes veut du
temps pour être forcée. Il n'y avait pas encore de
chrétiens; le vrai christianisme cependant était fondé,
et jamais sans doute il ne fut plus parfait qu'à ce pre-
mioi; moment. Jésus n'y ajoutera plus rien de durable.
Que dis-je? En un sens, il le compromettra; car
toute idée pour réussir a besoin de faire des sacri-
fices ; on ne sort jamais immaculé de la lutte de la vie.
1. Voir surtout Pirké Aboth, ch. i.
2. LeTalmud, résumé de ce vaste mouvement d'écoles, ne com-
mença guère à être écrit qu'au deuxième siècle de notre ère.
92 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Concevoir le bien, en effet, ne suffit pas ; il faut
le faire réussir parmi les hommes. Pour cela des
voies moins pures sont nécessaires. Certes , si
l'Évangile se bornait à quelques chapitres de Mat-
thieu et de Luc, il serait plus parfait et ne prêterait pas
maintenant à tant d'objections; mais sans miracles
eut-il converti le monde? Si Jésus fût mort au mo-
ment où nous sommes arrivés de sa carrière, il n'y
aurait pas dans sa vie telle page qui nous blesse;
mais, plus grand aux yeux de Dieu, il fût resté
ignoré des hommes ; il serait perdu dans la foule
des grandes âmes inconnues , les meilleures de
toutes ; la vérité n'eût pas été promulguée, et le
monde n'eût pas profité de l'immense supériorité
morale que son Père lui avait départie. Jésus, fils
de Sirach, et Hillel avaient émis des aphorismes
presque aussi élevés que ceux de Jésus. Hillel cepen-
dant ne passera jamais pour le vrai fondateur du
christianisme. Dans la morale, comme dans l'art,
dire n'est rien , faire est tout. L'idée qui se cache
sous un tableau de Raphaël est peu de chose; c'est
le tableau seul qui compte. De même, en morale,
la vérité ne prend quelque valeur que si elle passe
à l'état de sentiment, et elle n'atteint tout son prix
que quand elle se réalise dans le monde à l'état
de fait. Des hommes d'une médiocre moralité ont
VIE DE JÉSUS. «,3
écrit de fort bonnes maximes. Des, hommes très-
vertueux, d'un autre côté, n'ont rien fait pour con-
tinuer dans le monde la tradition de la vertu. La
palme est à celui qui a été puissant en paroles et en
œuvres, qui a senti le bien, et au prix de son sang
l'a fait triompher. Jésus, à ce double point de vue,
est sans égal ; sa gloire reste entière et sera toujours
renouvelée.
CHAPITRE VI.
JEAN-BAPTISTE. — VOYAGE DE JÉSUS VERS JEAN ET SON Sl^JODR
AU DÉSERT DE JUDÉE. — IL ADOPTE LE BAPTÊME DE JEAN.
Un homme extraordinaire, dont le rôle, faute de
documents, reste pour nous en partie énigmatique, ap-
parut vers ce temps et eut certainement des relations
avec Jésus. Ces relations tendirent plutôt à faire dévier
de sa voie le jeune prophète de Nazareth ; mais elles
lui suggérèrent plusieurs accessoires importants de
son institution religieuse, et en tout cas elles four-
nirent à ses disciples une très-forte autorité pour re-
commander leur maître aux yeux d'une certaine classe
de Juifs.
Vers l'an 28 de notre ère (quinzième année du
règne de Tibère) , se répandit dans toute la Palestine
la réputation d'un certain lohanan ou Jean, jeune
ascète plein de fougue et de passion. Jean était de
VIE DE JÉSUS. 95
race sacerdotale* et né, ce semble, à Jutta près d'Hé-
bron ou à Hébron même 2. Hébron, la ville patriarcale
par excellence, située à deux pas du désert de Judée
et à quelques heures du grand désert d'Arabie, était
dès cette époque ce qu'elle est encore aujourd'hui,
un des boulevards de l'esprit sémitique dans sa forme
la plus austère. Dès son enfance, Jean fut Nazir^
c'est-à-dire assujetti par vœu à certaines abstinences ^.
Le désert dont il était pour ainsi dire environné l'at-
tira de bonne heure ^. Il y menait la vie d'un yogui
de l'Inde, vêtu de peaux ou d'étoffes de poil de cha-
meau, n'ayant pour aliments que des sauterelles et
du miel sauvage ^. Un certain nombre de disciples
s'étaient groupés autour de lui, partageant sa vie
et méditant ^sa sévère parole. On se serait cru
transporté aux bords du Gange, si des traits particu-
1. Luc, I, 5; passage de l'évangile des Ébionim , conservé par
Épiphane (Adv. hœr., xxx, 13).
2. Luc, i, 39. On a proposé, non sans vraisemblance, de voir
dans « la ville de Juda » nommée en cet endroit de Luc la ville
de Jwf fa (Josué, xv, 55; xxi, 4 6). Robinson {Biblical Researches,
I, 494; II, 206) a retrouvé cette Jwifa portant encore le même nom,
à deux petites heures au sud d'Hébron.
3. Luc, I, 15.
4. Luc, I, 80.
5. Matth., III, 4; Marc, i, 6; fragm. de l'évang. des Ébionim,
dans Épiph., Adv. hœr., xxx, 13.
96 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
liers n'eussent révélé en ce solitaire le dernier des-
cendant des grands prophètes d'Israël.
Depuis que la nation juive s'était prise avec une
sorte de désespoir à réfléchir sur sa destinée, l'ima-
gination du peuple s'était reportée avec beaucoup
de complaisance vers les anciens prophètes. Or,
de tous les personnages du passé, dont le sou-
venir venait comme les songes d'une nuit troublée
réveiller et agiter le peuple, le plus grand était
Élie. Ce géant des prophètes , en son âpre solitude
du Carmel, partageant la vie des bêtes sauvages,
demeurant dans le creux des rochers, d'où il sor-
tait comme un foudre pour faire et défaire les rois,
était devenu, par des transformations successives, une
sorte d'être surhumain, tantôt visible, tantôt invisible,
et qui n'avait pas goûté la mort. On croyait généra-
lement qu'Élie allait revenir et restaurer Israël *. La
vie austère qu'il avait menée, les souvenirs terribles
qu'il avait laissés, et sous l'impression desquels l'Orient
vit encore 2, cette sombre image qui, jusqu'à nos jours,
4. Malachie, m, 23-24 (iv, 5-6 selon la Vulg.); Ecclésiastique,
XLviii, 10; Matth., xvi, 44; xvii, 10 et suiv.; Marc, vi, 15; viii,
28; IX, 10 et suiv.; Luc, ix, 8, 19; Jean, i, 21, 25.
2. Le féroce Abdallah, pacha de Saint-Jean-d'Acre, pensa mou-
rir de frayeur pour l'avoir vu en rêve, dressé debout sur sa
montagne. Dans les tableaux des églises chrétiennes, on le voit
entouré de têtes coupées; les musulmans ont peur de lui.
VIE DE JESUS. 97
fait trembler et tue, toute cette mythologie, pleine
de vengeance et de terreurs, frappaient vivement les
esprits et marquaient, en quelque sorte, d'un signe de
naissance tous les enfantements populaires. Quiconque
aspirait à une grande action sur le peuple devait
imiter Éiie, et comme la vie solitaire avait été le trait
essentiel de ce prophète, on s'habitua à envisager
(( l'homme de Dieu )) comme un ermite. On s'ima-
gina que tous les saints personnages avaient eu leurs
jours de pénitence, de vie agreste, d'austérités^.
La retraite au désert devint ainsi la condition et le
prélude des hautes destinées.
Nul doute que cette pensée d'imitation n'ait beau-
coup préoccupé Jean-. La vie anachorétique, si op-
posée à l'esprit de l'ancien peuple juif, et avec laquelle
les vœux dans le genre de ceux des Nazirs et des
Réchabites n'avaient aucun rapport, faisait de toutes
parts invasion en Judée. Les Esséniens ou Théra-
peutes étaient groupés près du pays de Jean, sur
les bords orientaux de la mer Morte ^. On s'imagi-
nait que les chefs de sectes devaient être des soli-
taires, ayant leurs règles et leurs instituts propres,
comme des fondateurs d'ordres religieux. Les maî-
1. Ascension d'Jsaïe, ii, 9-11.
2. I.uc, I, 17.
o. Pline, llisL nul., \, 17; Epiph., Adi). hœr., xix, 1 et 2.
7
98 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
très des jeunes gens étaient aussi parfois des espères
d'anachorètes^ assez ressemblants aux gourous - du
brahmanisme. De fait, n'y avait-il point en cela une
influence éloignée des mounis de l'Inde ? Quelques-
uns de ces moines bouddhistes vagabonds, qui cou-
raient le monde, comme plus tard les premiers
Franciscains, prêchant de leur extérieur édifiant et
convertissant des gens qui ne savaient pas leur langue,
n'avaient-ils point tourné leurs pas du côté de la
Judée, de même que certainement ils l'avaient fait du
côté de la Syrie et de Babylone ^? C'est ce que l'on
ignore. Babylone était devenue depuis quelque temps
un vrai foyer de bouddhisme; Boudasp (Bodhisattva)
était réputé un sage Ghaldéen et le fondateur du
sabisme. Le sabisme lui-même, qu'était-il ? Ce que
son étymologie indique ^ : le baptisnie lui-même, c'est-
à-dire la religion des baptêmes multipliés, la souche
de la secte encore existante qu'on appelle « chrétiens
de Saint-Jean » ou Mendaïtes, et que les Arabes ap-
pellent ei-Moglasila^ « les baptistes^. » 11 est fort
1. Josèphe, Vila^ 2.
2. Précepteurs spirituels,
3. J'ai développé ce point ail.eurs {Hist. génér. des langues
iémiliques, ÏII, iv, \ ; Journ. Asiat., février-mars ISyli).
4. Le verbe araméen scba, origine du nom des Sdhiriis, (nI
synonyme de Pa-t^i^^o.
B. J'ai traité de ceci plus au long dans le Journal Asiali<jue,
VIE DE JÉSUS. 99
dilTicile de démêler ces vagues analogies. Les sectes
flottantes entre le judaïsme, le christianisme, le bap-
tisme et le sabisme, que l'on trouve dans la région
au delà du Jom^dain durant les premiers siècles de
notre ère^, présentent à la critique, par suite de la
confusion des notices qui nous en sont parvenues, le
problème le plus singulier. On peut croire, en tout
cas, que plusieurs des pratiques extérieures de Jean,
des Esséniens^ et des précepteurs spirituels juifs
de ce temps venaient d'une influence récente du
haut Orient. La pratique fondamentale qui donnait
à la secte de Jean son caractère, et qui lui a valu son
nom, a toujours eu son centre dans la basse Ghaldée
et y constitue une religion qui s'est perpétuée jusqu'à
nos jours.
Cette pratique était le baptême ou la totale im-
mersion. Les ablutions étaient déjà familières aux
nov.-déc. 1853 el aoùt-sept. 1855. Il est remarquable que h?
Elchasaïtes, secte sabienne ou baptiste, habitaient le même pay&
que les Esséniens ( le bord oriental de la mer Morte) et furent
confondus avec eux (Épipb., Aclv. Iiœr., xix, 1, 2, 4; xxx, 16,
17; LUI, 1 et 2; Philo s op Immena, IX, m, 15 et 16; X, xx,
29).
1 . Voir les notices d'Épiphane sur les Esséniens, les Héméro-
baptistes, les Nazaréens, les Ossènes, les Nazoréens, les Ébionites,
Ips Sampséens [Adv. hœr.j liv. I et II), et celles de l'autour d<^s
Philosophumena sur lesEIchasaïtes (liv. Ia et X].
. 2. Epipli., Adv. hœr.j xix, xxx, lui.
100 ORIGINES DU CliniSTIANISME.
Juifs, comme à toutes les religions de l'Orienta.
Les Esséuiens leur avaient donné une extension par-
ticulière 2. Le baptême était devenu une cérémonie
ordinaire de l'introduction des prosélytes dans le sein
de la religion juive, une sorte d'initiation ^. Jamais
pourtant, avant notre baptiste, on n'avait donné à
l'immersion cette impor lance ni cette forme. Jean
avait fixé le théâtre de son activité dans la partie du
désert de Judée qui avoisine la mer Morte ^. Aux
époques où il administrait le baptême, il se trans-
portait aux bords du Jourdain ^, soit à Béthanie ou
Béthabara ^, sur la rive orientale, probablement vis-
à-vis de Jéricho, soit à l'endroit nommé J^non ou
(( les Fontaines^, » près de Salim, où il y avait
1. Marc, VII, 4; Jos., A7U.^ XYIII, v, 2; Justin, Dial. cum
Tryph.^ 17, 29, 80; Epiph., .4c^tJ. Aœr.^xvii.
2. Jos., B. J., II, Mil, 5, 7, 9, 13.
3. Mischna, Pesachim, viii, 8 ; Talmud de Babylone, Jeba-
molh, 46 b; Kerithuth, 9 a; Ahoda Zara, 57 a; Masséket Gé-
rm (édit. Kirchheim, I80I), p. 38-40.
4. Matth., III, 4; Marc, i, 4.
5. Luc, m, 3.
6. Jean, i, 28; m, 26. Tous les manuscrits portent Béthanie;
mais, comme on ne connaît pas de Béthanie en ces parages, Ori-
gène [Comment, in Joami., YI, 24) a proposé de substituer Betlm-
bara, et sa correction a été assez généralement acceptée. Les deux
mots ont, du reste, des significations analogues et semblent indi-
quer un endroit où il y avait un bac pour passer la rivière.
7. ^£non est le j^luriel clialdéen xEnawan, « fontuines. »
VIE DE JESUS. 101
beaucoup d'eau^. Là des foules considérables, surtout
de la tribu de Juda, accouraient vers lui et se
faisaient baptiser 2. En quelques mois, il devint ainsi
un des hommes les plus influents de la Judée, et tout
le monde dut compter avec lui.
Le peuple le tenait pour un prophète^, et plusieurs
s'imaginaient que c'était Élie ressuscité^. La croyance
à ces résurrections était fort répandue^; on pensait
que Dieu allait susciter de leurs tombeaux quelques-
uns des anciens prophètes pour servir de guides à
Israël vers sa destinée finale^. D'autres tenaient Jean
4. Jean, m, 23. La situation de cette localité est douteuse. La
circonstance relevée par l'évangéliste ferait croire qu'elle n'étjiit
pas très-voisine du Jourdain. Cependant les synoptiques sont con-
stants pour placer toute la scène des baptêmes de Jean sur le
bord de ce fleuve (Matth., m, 6; Marc, i, 5; Luc, in, 3). Le rap-
prochement des versets 22 et 23 du chapitre m de Jean, et des ver-
sets 3 et 4 du chapitre iv du même évangile, porterait d'ailleurs à
croire que Salim était en Judée, et par conséquent dans l'oasis de
Jéricho, près de l'embouchure du Jourdain, puisqu'on trouverait
cjifTicilement, dans le reste de la tribu de Juda, un seul bassin
naturel qui puisse prêter à la totale immersion d'une personne.
Saint Jérôme veut placer Salim beaucoup plus au nord, près de
lîeth-Schéan ou Scythopolis. Mais Robinson {Bibl. Res., III, 333)
n'a pu rien trouver sur les lieux qui justifiât cette allégation.
2. Marc, i, 5 ; Josèphe, Ant., XVIII, v, 2.
3. Matth., XIV, 0; XXI, 26.
4. Matth., XI, 14; Marc, vi, Ld; Jean, i, 21.
5. Matlh., XIV, 2; Luc, ix, 8.
0. V. ci-dessus, p. 06, notel. *.
102 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
pour ie Messie lui-même, quoiqu'il n'élevât pas une
telle prétention ^. Les prêtres et les scribes, opposés
h cette renaissance du prophétisme, et toujours enne-
mis des enthousiastes, le méprisaient. Mais la po-
pularité du baptiste s'imposait à eux, et ils n'osaient
parler contre lui 2. C'était une victoire que le senti-
ment de la foule remportait sur l'aristocratie sacer-
dotale. Quand on obligeait les chefs des prêtres h
s'expliquer nettement sur ce point, on les embarras-
sait fort ^.
Le baptême n'était du reste pour Jean qu'un signe
destiné à faire impression et à préparer les esprits à
quelque grand mouvement. Nul doute qu'il ne fut
possédé au plus haut degré de l'espérance messia-
nique, et que son action principale ne fut en ce sens.
« Faites pénitence, disait-il, car le royaume de Dieu
approche^. » Il annonçait une «grande colère, » c'est-
à-dire de terribles catastrophes qui allaient venir 5, et
déclarait que la cognée était déjà à la racine de
l'arbre, que l'arbre serait bientôt jeté au feu. 1]
représentait son Messie un van à la main, recueillant
1. Luc, III, 15 et suiv.; Jeaîi, i, 20.
2. Matth., XXI, 25 et suiv.; Luc, vu, 30.
3. Matth., loc. cit.
4. Matth., III, 2.
5. Matth., III, 7.
VIE DE JESUS. 103
le bon grain, et brûlant la paille. La pénitence, dont
le baptême était la figure, l'aumône, l'amendement
des mœurs ^, étaient pour Jean les grands moyens de
préparation aux événements prochains. On ne sait
pas exactement sous quel jour il concevait ces évé-
nements. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il prêchait avec
beaucoup de force contreles mêmes adversaires que
Jésus, contre les prêtres riches, les pharisiens, les
docteurs, le judaïsme officiel en un mot, et que, comme
Jésus, il était surtout accueilli par les classes mépri-
sées 2. Il réduisait à rien le titre de fils d'Abraham,
et disait que Dieu pourrait faire des fils d'Abraham
avec les pierres du chemin ^. Il ne semble pas qu'il
possédât même en germe la grande idée qui a fait le
triomphe de Jésus, l'idée d'une religion pure; mais
il servait puissamment cette idée en substituant un
j-ite privé aux cérémonies légales, pour lesquelles
il fallait des prêtres, à peu près comme les Fla-
gellants du moyen âge ont été des précurseurs de
la Réforme, en enlevant le monopole des sacrements
et de l'absolution au clergé officiel. Le ton général
de ses sermons était sévère et dur. Les expressions
dont il se servait contre ses adversaires paraissent
1. Luc, m, 11-14; Josèphe, Ant.j XVIII, v, 2.
2. MciUh., XXI, 32; Luc, m, 12-14.
3. Matih., m, 9.
lOi ORIGINES DU CHRISTIANISME.
avoir été des plus violentes'^. C'était une rude et
continuelle invective. Il est probable qu'il ne resta
pas étranger à la politique. Josèphe, qui le toucha
presque par son maître Banou, le laisse entendre à
mots couverts -, et la catastrophe qui mit fin à ses
jours semble le supposer. Ses disciples menaient
une vie fort austère^, jeûnaient fréquemment et
affectaient un air triste et soucieux. On voit poindre
par moments la communauté des biens et cette
pensée que le riche est obligé de partager ce
qu'il a^. Le pauvre apparaît déjà comme celui qui
doit bénéficier en première ligne du royaume de
Dieu.
Quoique le centre d'action de Jean fut la Judée,
sa renommée pénétra vite en Galilée et arriva jus-
qu'à Jésus, qui avait déjà formé autour de lui par
ses premiers discours un petit cercle d'auditeurs.
Jouissant encore de peu d'autorité, et sans doute
1. Mdtth., III, 7; Luc, m, 7.
2. A7it.j XVin, V, 2. Il faut observer que, quand Jpsèphe expose
les doctrines secrètes et plus ou moins séditieuses de ses compa-
triotes, il efface tout ce qui a trait aux croyances messianiques, et
répand sur ces doctrines, pour ne pas faire ombrage aux Ro-
mains, un vernis de banalité, qui fait ressembler tous les chefs de
sectes juives à des professeurs de morale ou à des stoïciens.
3. Matth., IX, U.
4. Luc» m, 11.
VIE DE JÉSUS. 105
aussi poussé par le désir de voir un maître dont les
enseignements avaient beaucoup de rapports avec ses
propres idées, Jésus quitta la Galilée et se rendit avec
sa petite école auprès de Jean^. Les nouveaux venus se
firent baptiser comme tout le monde. Jean accueillit
très -bien cet essaim de disciples galiléens, et ne
trouva pas mauvais qu'ils restassent distincts des
siens. Les deux maîtres étaient jeunes; ils avaient
beaucoup d'idées communes ; ils s'aimèrent et lut-
tèrent devant le public de prévenances réciproques.
Un tel fait surprend au premier coup d'œil dans
Jean-Baptiste, et on est porté à le révoquer en doute.
1. Matth., III, '13 et suiv.; 3Iarc, i, 9 et suiv.; Luc, m, 21 et
suiv.; Jean, i, 29 et suiv.; m, 22 et suiv. Les synoptiques font
venir Jésus vers Jean, avant qu'il eût joué de rôle public. Mais
s'il est vrai, comme ils le disent, que Jean reconnut tout d'abord
Jésus et lui fit grand accueil, il faut supposer que Jésus était déjà
un maître assez renommé. Le quatrième évangéliste amène deux
fois Jésus vers Jean, une première fois encore obscur, une deuxième
fois avec une troupe de disciples. Sans toucher ici la question
des itinéraires précis de Jésus ( question insoluble vu les contra-
dictions des documents et le peu de souci qu'eurent les évan-
gélistes d'être exacts en pareille matière), sans nier que Jésus ait
pu faire un voyage auprès de Jean au temps où il n'avait pas encoie
de notoriété, nous adoptons la donnée fournie par le quatrième
évangile (m, 22 et suiv.), à savoir que Jésus, avant de se mettre
à baptiser comme Jean, avait une école formée. Il faut se rappe-
ler, du reste, que les premières pages du quatrième évangile sont
des notes mises bout à bout, sans ordre chronologique rigoureux.
106 OHIGINES DU GHKISTIANISME.
J/humi!ité n'a jamais été le trait des fortes âmes juives.
Il semble qu'un caractère aussi roide, une sorte de
Lamennais toujours irrité, devait être fort colère et
ne souffrir ni rivalité ni demi-adhésion. Mais cette ma-
nière de concevoir les choses repose sur une fausse
conception de la personne de Jean. On se le repré-'
sente comme un vieillard; il était au contraire de
môme âge que Jésus ^, et très-jeune selon les idées du
temps. 11 ne fut pas, dans l'ordre de l'esprit, le père de
Jésus, mais bien son frère. Les deux jeunes enthou-
siastes, pleins des mêmes espérances et des mêmes
haines, ont bien pu faire cause commune et s'ap-
puyer réciproquement. Certes un vieux maître voyant
un homme sans célébrité venir vers lui et garder
à son égard des allures d'indépendance, se fut ré-
volté ; on n'a guère d'exemples d'un chef d'école
accueillant avec empressement celui qui va lui succé-
der. Mais la jeunesse est capable de toutes les abné-
gations, et il est permis d'admettre que Jean, ayant
reconnu dans Jésus un esprit analogue au sien, l'ac-
cepta sans arrière-pensée personnelle. Ces bonnes re-
lations devinrent ensuite le point de départ de tout un
système développé par les évangélistes,et qui consista
à donner pour première base à la mission divine de
1. Luc, I, bien que tous les détails du récit, notamment ce qui
coiicoine la parenté de Jenn avec Jcsusi soient légendaires.
VIE DE JÉSUS. 107
Jésus rattestation de Jean. Tel était le degré d'auto-
rité conquis par le baptiste qu'on ne croyait pou-
voir trouver au monde un meilleur garant. Mais, loin
que le baptiste ait abdiqué devant Jésus, Jésus, pen-
dant tout le temps qu'il passa près de lui, ie reconnut
pour supérieur et ne développa son propre génie que
timidement.
11 semble en effet que, malgré sa profonde origi-
nalité, Jésus, durant quelques semaines au moins, fut
l'imitateur de Jean. Sa voie était encore obscure de-
vant lui. A toutes les époques, d'ailleurs, Jésus
céda beaucoup à l'opinion, et adopta bien des choses
qui n'étaient pas dans sa direction, ou dont il se
souciait assez peu, par l'unique raison qu'elles étaient
populaires; seulement, ces accessoires ne nuisirent
jamais à sa pensée principale et y furent toujours
subordonnés. Le baptême avait été mis par Jean en
très-grande faveur ; il se crut obligé de faire comme
lui: il baptisa, et ses disciples baptisèrent aussi^. Sans
doute ils accompagnaient le baptême de prédications
analogues à celles de Jean. Le Jourdain se couvrit
ainsi de tous les côtés de baptistes, dont les discours
avaient plus ou moins de succès. L'élève égala bien-
1. Jean, m, 5J2-26; iv, 1-2. La parenthèse du verset 2 paraît
être une glose ajoutée, ou peut-être un scrupule tardif de Jean se
corrigeant lui-mùmo.
108 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
tôt le maître, et son baptême fat fort recherché. 11' y
eut à ce sujet quelque jalousie entre les disciples^;
les élèves de Jean vinrent se plaindre à lui des suc-
cès croissants du jeune galiléen , dont le baptême
allait bientôt, selon eux, supplanter le sien. Mais les
deux maîtres restèrent supérieurs à ces petitesses. La
supériorité de Jean était d'ailleurs trop incontestée
pour que Jésus, encore peu connu, songeât à la com-
battre. Il voulait seulement grandir à son ombre, et
se croyait obligé, pour gagner la foule, d'employer
les moyens extérieurs qui avaient valu à Jean de
si étonnants succès. Quand il recommença à prê-
cher après l'arrestation de Jean, les premiers mots
qu'on lui met à la bouche ne sont que la répétition
d'une des phrases familières au baptiste-. Plusieurs
autres expressions de Jean se retrouvent textuel-
lement dans ses discours ^. Les deux écoles parais-
sent avoir vécu longtemps en bonne intelligence^,
et après la mort de Jean , Jésus , comme confrère
affidé, fut un des premiers averti de cet événe-
ment^.
i. Joaii, m, 2G; iv, 1.
2. Matlh., m, 2; iv, 17.
3. Matlh., iiT, 7; xii, 34; \xiii, 33.
4. Matlh., XI, 2-13.
5. Matlh., XIV, 12.
VIE DE JÉSUS. 101)
Jean, en eiïet, fut bientôt arrêté dans sa carrière
prophétique. Comme les anciens prophètes juifs, il
était, au plus haut degré, frondeur des puissances
établies '^. La vivacité extrême avec laquelle il s'ex-
primait sur leur compte ne pouvait manquer de lui
susciter des embarras. En Judée, Jean ne paraît pas
avoir été inquiété par Pilate; mais dans la Pérée, au
delà du Jourdain, il tombait sur les terres d'Antipas.
Ce tyran s'inquiéta du levain politique mal dissimulé
dans les prédications de Jean. Les grandes réunions
d'hommes formées par l'enthousiasme religieux et
patriotique autour du baptiste avaient quelque chose
de suspect 2. Un grief tout personnel vint, d'ailleurs,
s'ajouter à ces motifs d'État et rendit inévitable la
perte de l'austère censeur.
Un des caractères le plus fortement marqués de
cette tragique famille des Hérodes , était Hérodiade,
petite-fille d'Hérode le Grand. Violente, ambitieuse,
passionnée, elle détestait le judaïsme et méprisait ses
lois ^. Elle avait été mariée , probablement malgré
elle, à son oncle Hérode, fils de Mariamne ^, qu'Hé-
■ i. Luc, III, i9.
2. Jos., Ant., XVIII, V, 2.
3. Jos., A?U., XVIII, V, 4.
4. MaUhicu (xiv, 3, dans le texte grec) et Marc (vi, 17) veulent
que ce soit Pliilippe; mais c'est là certainement une inadvertance
110 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
rode le Graïul avait déshérité ' et qui n'eut jamais
de rôle public. La position inférieure de son mari, à
regard des autres personnes de sa famille, ne lui
laissait aucun repos ; elle voulait être souveraine à
tout prix 2. Antipas fut l'instrument dont elle se ser-
vit. Cet homme faible étant devenu éperdument amou-
reux d'elle, lui promit de l'épouser et de répudier sa
première femme, fille de Hâreth, roi de Petra et émir
des tribus voisines de la Pérée. La princesse arabe
ayant eu vent de ce projet, résolut de fuir. Dissimu-
lant son dessein, elle feignit de vouloir faire un voyage
à Machéro, sur lei terres de son père, et s'y fit con-
duire par les officiers d' Antipas ^.
Makaur ^ ou Machéro était une forteresse colossale
bâtie par Alexandre Jannée, puis relevée par Hérode,
dans un des ouadis les plus abrupts à l'orient de la
mer Morte ^ . C'était un pays sauvage, étrange,
(voir Josèphe, Atit.j XVIII, v, 1 et 4). La femme de Philippe était
Salomé, fille d'Hérodindo.
4. Jos., Aïit.,X\U, IV, 2,
2. Jos., Ant., XVIII, VII, i, 2; i?. J., II, ix, 6.
3. Jos., ^nL, XVIII, V, 1.
4. Cette forme se trouve dans le Talmud de Jérusalem {Sche-
biit, IX, 2) et dans les Targums de Jonathan et de Jérusalem
[Nombres, xxii, 35).
o. Aujourd'hui Mkaur, dans le oundi Zerka Main. Cet endroit n'a
pas été visité depuis Seefzen.
VIE DE JESUS. 411
rempli de légendes bizarres et qu*on croyait hanté
des démons*. La forteresse était juste à la limite des
états de Hâreth et d'Antipas. A ce moment-là, elle
était en la possession de Hâreth 2. Celui-ci averti avait
tout fait préparer pour la fuite de sa fille, qui de tribu
en tribu fut reconduite à Pétra. '
L'union presque incestueuse * d'Antipas et d'Hé-
rodiade s'accomplit alors. Les lois juives sur le ma-
Tiage étaient sans cesse une pierre de scandale entre
l'irréligieuse famille des Hérodes et les Juifs sévères^.
Les membres de cette dynastie nombreuse et assez
isolée étant réduits à se marier entre eux, il en résul-
tait de fréquentes violations des empêchements établis
par la Loi. Jean fut l'écho du sentiment général en
blâmant énergiquement Antipas ^. C'était plus qu'il
n'en fallait pour décider celui-ci à donner suite à ses
soupçons. Il fit arrêter le baptiste et donna ordre de
l'enfermer dans la forteresse de Machéro, dont il
s'était probablement emparé après le départ de la
fille de Hâreth ^
\ . Josèphe, De bell. Jud., VII, vi, 1 et suiv.
2. Jos., ylw^.XVIII, V, i.
3. Lévitique, xviii, 4 6.
4. Jos., Ant., XV, VII, 10.
Yi. M;it.llî., XIV, 4; Marr, vi, IS; Lur, m, 49.
6. Jus., AiU., XVIII, V, 2.
112 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Plus timide que cruel ^ Antipas ne désirait pas
le mettre à mort. Selon certains bruits, il craignait
une sédition populaire'^. Selon une autre version -,
il aurait pris plaisir à écouter le prisonnier, et ces
entretiens l'auraient jeté dans de grandes perplexi-
tés. Ce qu'il y a de certain , c'est que la déten-
tion se prolongea et que Jean conserva du fond
de sa prison une action étendue. Il correspondait
avec ses disciples, et nous le retrouverons encore
en rapport avec Jésus. Sa foi dans la prochaine ve-
nue du Messie ne fit que s'affermir; il suivait avec
attention les mouvements du dehors, et cherchait
à y découvrir les signes favorables à l'accomplisse-
ment des espérances dont il se nourrissait.
1. Mdllh., \iv, 3.
2. Marc, vi, 20. Je lis r,-of£i, et non sroîei.
CHAPITRE VII.
DÉVELOPPEMENT DES IDÉES DE JÉS1
SUR LE ROYAUME DE DIEU.
Jusqu'à rarrestation de Jean, que nous plaçons par
approximation dans l'été de l'an 29, Jésus ne quitta
pas les environs de la mer Morte et du Jourdain.
Le séjour au désert de Judée était généralement
considéré comme la préparation des grandes choses,
comme une sorte de « retraite » avant les actes
publics. Jésus s'y soumit à l'exemple des autres et
passa quarante jours sans autre compagnie que les
bêtes sauvages, pratiquant un jeûne rigoureux.
L'imagination des disciples s'exerça beaucoup sur
ce séjour. Le désert était, dans les croyances popu-
laires, la demeure des démons ^. Il existe au monde
4 . Tobie, viii, 3 ; Luc, xi, 24.
414 ORIGINES DU CHRISTIAISISME.
peu de régions plus désolées, plus abandonnées de
Dieu, plus fermées à la vie que la pente rocailleuse
qui forme le bord occidental de la mer Morte. Or
crut que pendant le temps qu'il passa dans cet affreux
pays 5 il avait traversé de terribles épreuves , que
Satan l'avait effrayé de ses illusions ou bercé de sé-
duisantes promesses, qu'ensuite les anges pour le
récompenser de sa victoire étaient venus le servir^.
Ce fut probablement en sortant du désert que Jé-
sus apprit l'arrestation de Jean-Baptiste. Il n'avait
plus de raisons désormais de prolonger son séjour
dans un pays qui lui était à demi étranger. Peut-être
craignait-il aussi d'être enveloppé dans les sévérités
qu'on déployait à l'égard de Jean, et ne voulait-il pas
s'exposer, en un temps où , vu le peu de célébrité
qu'il avait, sa mort ne pouvait servir en rien au
progrès de ses idées. Il regagna la Galilée^, sa
vraie patrie, mûri par une importante expérience et
ayant puisé dans le contact avec un grand homme,
4. Matth., IV, 1 et suiv.; Marc, i, 12-13; Luc, iv, 1 et suiv.
Certes, l'analogie frappante que ces récits offrent avec des légendes
analogues du Vendidad ffar^r. xix) et du Lalitavistara (ch. xvii,
xviii, xxi) porterait à n'y voir qu'un mythe. Mais le récit maigre
el concis de Marc, qui représente ici évidemment la rédaction pri-
mitive, suppose un fait réel, qui plus tard a fourni le thème de dé-
veloppements légendaires.
2. Matth., IV, 12; Marc, i, 14; Luc, iv, 14; Jean, iv, 3.
VIE DE JESUS. 115
fort différent de lui, le sentiment de sa propre origi-
nalité.
En somme, l'influence de Jean avait été plus fâ-
cheuse qu'utile à Jésus. Elle fut un arrêt dans son
développement ; tout porte à croire qu'il avait, quand
il descendit vers le Jourdain, des idées supérieures
à celles de Jean , et que ce fut par une sorte de
concession qu'il inclina un moment vers le baptisme.
Peut-être si le baptiste, à l'autorité duquel il lui aurait
été difficile de se soustraire, fût resté libre, n'eût-il
pas su rejeter le joug des rites et des pratiques
extérieures, et alors sans doute il fût resté un sec-
taire juif inconnu; car le monde n'eût pas abandonné
des pratiques pour d'autres. C'est par l'attraii
d'une religion dégagée de toute forme extérieure
que le christianisme a séduit les âmes élevées. Le
baptiste une fois emprisonné, son école fut fort
amoindrie, et Jésus se trouva rendu à son propre
mouvement. La seule chose qu'il dut à Jean, ce furent
en quelque sorte des leçons de prédication et d'ac-
tion populaire. Dès ce moment, en effet, il prêche
avec beaucoup plus de force et s'impose à la foule
avec autorité^.
Il semble aussi que son séjour près de Jean, moins
4. Matth., vn, 29; Marc, i, 22; Luc, iv, 32.
116 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
par Faction du baptiste que par la marche naturelle
de sa propre pensée, mûrit beaucoup ses idées sur
« le royaume du ciel. » Son mot d'ordre désor-
mais, c'est la « bonne nouvelle, » l'annonce que le
règne de Dieu est proche ^. Jésus ne sera plus seu-
lement un délicieux moraliste, aspirant à renfer-
mer en quelques aphorismes vifs et courts des
leçons sublimes; c'est le révolutionnaire transcen-
dant, qui essaye de renouveler le monde par ses
bases mêmes et de fonder sur terre l'idéal qu'il a
conçu. « Attendre le royaume de Dieu » sera syno-
nyme d'être disciple de Jésus ^. Ce mot de « royaume
de Dieu » ou de « royaume du ciel, » ainsi que nous
l'avons déjà dit^, était depuis longtemps familier
aux Juifs. Mais Jésus lui donnait un sens moral,
une portée sociale que l'auteur même du Livre de
Daniel, dans son enthousiasme apocalyptique avait
à peine osé entrevoir.
Dans le monde tel qu'il est, c'est le mal qui règne.
Satan est le « roi de ce monde ^, » et tout lui obéit.
Les rois tuent les prophètes. Les prêtres et les doc-
<. Marc, I, U-'î8.
2. Marc, xv, 43.
3. Voir ci-dessus, p. 78-79.
4. Jean, xii, 31 ; xiv, 30 ; xvi, 11. Comp. // Cor., iv, 4; Ephes.,
Il, â.
VIE DE JÉSUS. . 117
teurs ne font pas ce qu'ils ordonnent aux autres de
faire. Les justes sont persécutés, et l'unique partage
des bons est de pleurer. Le « monde » est de la sorte
l'ennemi de Dieu et de ses saints^; mais Dieu se
réveillera et vengera ses saints. Le jour est proche;
car l'abomination est à son comble. Le règne du bien
aura son tour.
L'avènement de ce règne du bien sera une grande
révolution subite. Le monde semblera renversé; l'état
actuel étant mauvais, pour se représenter l'avenir, il
suffit de concevoir à peu près le contraire de ce qui
existe. Les premiers seront les derniers 2. Un ordre
nouveau gouvernera l'humanité. Maintenant le bien
et le mal sont mêlés comme l'ivraie et le bon grain
dans un champ. Le maître les laisse croître ensemble ;
mais l'heure de la séparation violente arrivera^. Le
Royaume de Dieu sera comme un grand coup de
filet, qui amène du bon et du mauvais poisson; on met
le bon dans des jarres, et on se débarrasse du reste ^.
Le germe de cette grande révolution sera d'abord
1. Jean, i, 10; vu, 7; xiv, 17, 22, 27; xv, 18 et suiv.; xvi, 8,
50, 33; XVII, 9, 14, 16, 25. Cette nuance du mot «monde » est
surtout caractérisée dans les écrits de Paul et de Jean.
2. Matth., XIX, 30; xx, 16- Marc, x, 31; Luc, xiii, 30.
3. Matth., xiii, 24 et suiv.
4. Matlb., xm, 47 et suiv.
418 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
méconnaissable. Il sera comme le grain de £>énevé,
qui est la plus petite des semences, mais qui, jeté en
terre, devient un arbre sous le feuillage duquel les
oiseaux viennent se reposer ^ ; ou bien il sera comme
le levain qui, déposé dans la pâte, la fait fermenter
tout entière 2. Une série de paraboles, souvent ob-
scures, était destinée à exprimer les surprises de
cet avènement soudain, ses apparentes injustices, son
caractère inévitable et définitif ^.
Qui établira ce règne de Dieu? Rappeions-nous que
la première pensée de Jésus, pensée tellement pro-
fonde chez lui qu'ellç n'eut probablement pas d'ori-
gine et tenait aux racines mêmes de son être, fut
qu'il était le fils de Dieu, l'intime de son Père,
l'exécuteur de ses volontés. La réponse de Jésus
à une telle question ne pouvait donc être douteuse.
La persuasion qu'il ferait régner Dieu s'empara
de son esprit d'une manière absolue. Il s'envisagea
comme l'universel réformateur. Le ciel, la terre,
la nature tout entière, la folie, la maladie et la mort
ne sont que des instruments pour lui. Dans son
4. Matlh., XIII, 31 et suiv.; Marc, iv, 31 et suiv.; Luc, xiii, 19
et suiv.
2. Matlh., XIII, 33; Luc, xiii, 21.
3. Matth., XIII entier; xviii, 23 et suiv.; xx, i et suiv.; Luc,
xiii, 48 et suiv.
ME DZ JLSUS. 119
accès de volonté héroïque , il se croit tout-puis-
sant. Si la terre ne se prête pas à cette transfor-
mation suprême, la terre sera broyée, purifiée par
la flamme et le souffle de Dieu. Un ciel nouveau
sera créé, et le monde entier sera peuplé d'anges de
Dieu^
Une révolution radicale 2, embrassant jusqu'à la
nature elle-même, telle fut donc la pensée fondamen-
tale de Jésus. Dès lors, sans doute, il avait renoncé à
la politique ; l'exemple de Juda le Gaulonite lui avait
montré l'inutilité des séditions populaires. Jamais il
ne songea à se révolter contre les Romains et les té-
trarques. Le principe effréné et anarchique du Gau-
lonite n'était pas le sien. Sa soumission aux pouvoirs
établis, dérisoire au fond, était complète dans la
forme. Il payait le tribut à César pour ne pas scanda-
liser. La liberté et le droit ne sont pas de ce monde ;
pourquoi troubler sa vie par de vaines susceptibilités?
Méprisant la terre, convaincu que le monde présen*
ne mérite pas qu'on s'en soucie, il se réfugiait dans
son royaume idéal ; il fondait cette grande doctrine
du dédain transcendant^, vraie doctrine de la liberté
des âmes, qui seule donne la paix. Mais il n'avait pas
4. Matth., xxir, 30.
2. À-oy.araaraffi; TrâvTtov. Acf.j III, 21
3. Matth., xviï, 23-26; xxii, 16-22,
120 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
dit encore : « Mon royaume n'est pas de ce monde. »
Bien des ténèbres se mêlaient à ses vues les plus
droites. Parfois des tentations étranges traversaient
son esprit. Dans le désert de Judée, Satan lui avait
proposé les royaumes de la terre. Ne connaissant pas
la force de l'empire romain, il pouvait, avec le fond
d'enthousiasme qu'il y avait en Judée et qui aboutit
bientôt après à une si terrible résistance militaire,
il pouvait, dis-je, espérer de fonder un royaume par
l'audace et le nombre de ses partisans. Plusieurs
fois peut-être se posa pour lui la question suprême :
Le royaume de Dieu se réalisera-t-il par la force ou
par la douceur, par la révolte ou par la patience? Un
jour, dit-on, les simples gens de Galilée voulurent
l'enlever et le faire roi^. Jésus è'enfuit dans la mon-
tagne et y resta quelque temps seul. Sa belle nature
le préserva de l'erreur qui eût fait de lui un agitateur
ou un chef de rebelles, un Theudas ou un Barkokeba.
La révolution qu'il voulut faire fut toujours une
révoTution morale; mais il n'en était pas encore
arrivé à se fier pour l'exécution aux anges et à la
trompette finale. C'est sur les hommes et par les
hommes eux-mêmes qu'il voulait agir. Un visionnaire
qui n'aurait eu d'autre idée que la proximité du ju-
4. Jean, vi, 15.
VIE DE JÉSUS. 121
gement dernier n'eût pas eu ce soin pour l'améliora-
tien de l'homme, et n'eût pas fondé le plus bel ensei-
gnement moral que l'humanité ait reçu. Beaucoup de
vague restait sans doute dans sa pensée, et un noble
sentiment, bien plus qu'un dessein arrêté, le poussait
à l'œuvre sublime qui s'est réalisée par lui, bien que
d'une manière fort différente de celle qu'il imaginait.
C'est bien le royaume de Dieu, en effet, je veux
dire le royaume de l'esprit, qu'il fondait^ et si Jésus,
du sein de son Père, voit son œuvre fructifier dans
l'histoire, il peut bien dire avec vérité : Voilà ce que
j'ai voulu. Ce que Jésus a fondé, ce qui restera éter-
nellement de lui, abstraction faite des imperfections
qui se mêlent à toute chose réalisée par l'humanité,
c'est la doctrine de la liberté des âmes. Déjà la
Grèce avait eu sur ce sujet de belles pensées^. Plu-
sieurs stoïciens avaient trouvé moyen d'être libres
sous un tyran. Mais, en général, le monde ancien
s'était figuré la liberté comme attachée à certaines
formes politiques; les libéraux s'étaient appelés Ilar-
modius et Aristogiton, Brutus et Cassius. Le chrélicn
véritable est bien plus dégagé de toute chaîne ; il est
ici-bas un exilé; que lui importe le maître passager
de cette terre, qui n'est pas sa patrie? La liberté pour
1. V. Stobée, Florilegiiwij ch. lxii, lxxvii, lxxxvi etsuiv.
122 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lui, c*est la vérité^. Jésus ne savait pas assez l'his-
toire pour comprendre combien une telle doctrine
venait juste à son point, au moment oii finissait la
liberté républicaine et où les petites constitutions
municipales de l'antiquité expiraient dans l'unité
de l'empire romain. Mais son bon sens admirable et
l'instinct vraiment prophétique qu'il avait de sa mis-
sion le guidèrent ici avec une merveilleuse sûreté. Par
ce mot: « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu
ce qui est à Dieu, » il a créé quelque chose d'étranger
à la politique, un refuge pour les âmes au milieu de
l'empire de la force brutale. Assurément, une telle
doctrine avait ses dangers. Établir en principe que
le signe pour reconnaître le pouvoir légitime est
de regarder la monnaie, proclamer que l'homme
parfait paye l'impôt par dédain et sans discuter,
c'était détruire la république à la façon ancienne et
favoriser toutes les tyrannies. Le christianisme, en
ce sens, a beaucoup contribué à affaibhr le senti-
ment des devoirs du citoyen et à livrer le monde
au pouvoir absolu des faits accomplis. Mais, en con-
stituant une immense association libre, qui, durant
trois cents ans, sut se passer de politique, le chris-
tianisme compensa amplement le tort qu'il a fait
*, Jean, viii, 32 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 123
aux vertus civiques. Le pouvoir de l'État a été borné
aux choses de la terre; l'esprit a été affranchi, ou du
moins le faisceau terrible de l'omnipotence romaine
% été brisé pour jamais.
L'homme surtout préoccupé des devoirs de la vie
publique ne pardonne pas aux autres de mettre
quelque chose au-dessus de ses querelles de parti.
Il blâme surtout ceux qui subordonnent aux questions
sociales les questions politiques et professent pour
celles-ci une sorte d'indifférence. Il a raison en un
sens, car toute direction exclusive est préjudiciable au
bon gouvernement des choses humaines. Mais quel
progrès les partis ont- ils fait faire à la moralité
générale de notre espèce? Si Jésus, au lieu de fon-
der son royaume céleste, était parti pour Rome,
s'était usé à conspirer contre Tibère, ou à regretter
Germanicus, que serait devenu le monde? Répu-
blicain austère, patriote zélé, il n'eût pas arrêté le
grand courant des affaires de son siècle, tandis qu'en
déclarant la politique insignifiante , il a révélé au
monde cette vérité que la patrie n'est pas tout, et
que l'homme est antérieur et supérieur au citoyen.
Nos principes de science positive sont blessés de
la part de rêves que renfermait le programme de
Jésus. Nous savons l'histoire de la terre; les révolu-
tions cosmiques du genre de celle qu'attendait Jésus
124 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ne se produisent que par des causes géologiques
ou astronomiques, dont on n'a jamais constaté le
lien avec les choses morales. Mais, pour être juste
envers les grands créateurs, il ne faut pas s'arrêter
aux préjugés qu'ils ont pu partager. Colomb a dé-
couvert l'Amérique en partant d'idées fort erronées ;
Newton croyait sa folle explication de l'Apocalypse
aussi certaine que son système du monde. Mettra-
t-on tel homme médiocre de notre temps au-des-
sus d'un François d'Assise, d'un saint Bernard,
d'une Jeanne d'Arc, d'un Luther, parce qu'il est
exempt des erreurs que ces derniers ont profes-
sées? Voudrait-on mesurer les hommes à la rectitude
de leurs idées en physique et à la connaissance plus
ou moins exacte qu'ils possèdent du vrai système du
monde? Comprenons mieux la position de Jésus et
ce qui fit sa force. Le déisme du xviii^ siècle et un
certain protestantisme nous ont habitués à ne consi-
dérer le fondateur de la foi chrétienne que comme un
grand moraliste, un bienfaiteur de l'humanité. Nous
ne voyons plus dans l'Évangile que de bonnes maximes;
nous jetons un voile prudent sur l'étrange état intel-
lectuel où il est né. Il y a des personnes qui regret-
tent aussi que la Révolution française soit sortie plus
d'une fois des principes et qu'elle n'ait pas été faite
par des hommes sages et modérés. N'imposons pas
VIE DE JÉSUS. 125
nos petits programmes de bourgeois sensés à ces
mouvements extraordinaires si fort au-dessus de notre
taille. Continuons d'admirer la « morale de l'Évan-
gile; » supprimons dans nos instructions religieuses
la chimère qui en fut l'âme ; mais ne croyons
pas qu'avec les simples idées de bonheur ou de mo-
ralité individuelle on remue le monde. L'idée de
Jésus fut bien plus profonde; ce fut l'idée la plus
révolutionnaire qui soit jamais éclose dans un cerveau
humain; elle doit être prise dans son ensemble, et
non avec ces suppressions timides qui en retranchent
justement ce qui l'a rendue efficace pour la régénéra-
tion de l'humanité.
Au fond, l'idéal est toujours une utopie. Quand
nous voulons aujourd'hui représenter le Christ de la
conscience moderne, le consolateur, le ju^e des temps
nouveaux, que faisons-nous? Ce que fit Jésus lui-
même il y a 1830 ans. Nous supposons les condi-
tions du monde réel tout autres qu'elles ne sont; nous
représentons un libérateur moral brisant sans armes
les fers du nègre, améliorant la condition du prolé-
taire, délivrant les nations opprimées. Nous oublions
que cela suppose le monde renversé, le climat de la
Virginie et celui du Congo modifiés, le sang et la race
de millions d'hommes changés, nos complications
sociales ramenées à une simplicité chimérique? les
126 ORIGINES DU CIIRTSTIANISME.
stratifications politiques de l'Europe dérangées de
leur ordre naturel. La « réforme de toutes choses^))
voulue par Jésus n'était pas plus difficile. Cette
terre nouvelle , ce ciel nouveau , cette Jérusalem
nouvelle qui descend du ciel, ce cri : « Voilà qco
je refais tout à neuf^! » sont les traits communs
des réformateurs. Toujours le contraste de l'idéal
avec la triste réalité produira dans l'humanité ces
révoltes contre la froide raison que les esprits mé-
diocres taxent de folie, jusqu'au jour où elles triom-
phent et où ceux qui les ont combattues sont les
premiers à en reconnaître la haute raison.
Qu'il y eût une contradiction entre la croyance
d'une fin prochaine du monde et la morale habituelle
de Jésus, conçue en vue d'un état stable de l'huma-
nité, assez analogue à celui qui existe en effet,
c'est ce qu'on n'essayera pas de nier^. Ce fut juste-
ment cette contradiction qui assura la fortune de son
œuvre. Le millénaire seul n'aurait rien fait de du-
rable ; le moraliste seul n'aurait rien fait de puissant
^. AcL, ni, 21.
2. ApocaL, XXI, 1 , 2, 5.
3. Les sectes millénaires de l'Angleterre présentent le même
contraste, je veux dire la croyance à une prochaine fin du monde,
et néanmoins beaucoup de bon sens dans la pratique de la vie,
une entente extraordinaire des affaires commerciales et de l'in-
dustrie.
VIE DE JESUS. 127
Le millénarisme donna l'impulsion, la morale assura
l'avenir. Par là, le christianisme - réunit les deux
conditions des grands succès en ce monde, un point
de départ révolutionnaire et la possibilité de vivre.
Tout ce qui est fait pour réussir doit répondre à ces
deux besoins; car le monde veut à la fois changer
et durer. Jésus, en même temps qu'il annonçait un
bouleversement sans égal dans les choses humaines,
proclamait les principes sur lesquels la société re-
pose depuis dix-huit cents ans.
Ce qui distingue, en effet, Jésus des agitateurs de
son temps et de ceux de tous les siècles, c'est son
parfait idéalisme. Jésus, à quelques égards, est un
anarchiste, car il n'a aucune idée du gouvernement
civil. Ce gouvernement lui semble purement et sim-
plement un abus. Il en parle en termes vagues et à
la façon d'une personne du peuple qui n'a aucune
idée de politique. Tout magistrat Ini paraît un en-
nemi naturel des hommes de Dieu ; il annonce à ses
disciples des démêlés avec la police, sans songer un
moment qu'il y ait là matière à rougir^. Mais jamais
la tentative de se substituer aux puissants et aux riches
ne se montre chez lui. Il veut anéantir la richesse et le
pouvoir, mais non s'en emparer. Il prédit à ses
4. Matth., X, 17-18; Luc, xii, 11.
128 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
disciples des persécutions et des supplices ^ ; mais pas
une seule fois la pensée d'une résistance armée ne
se laisse entrevoir. L'idée qu'on est tout-puissant par
la souffrance et la résignation, qu'on triomphe de la
force par la pureté du cœur, est bien une idée propre
de Jésus. Jésus n'est pas un spiritualiste ; car tout
aboutit pour lui à une réalisation palpable; il n'a pas
la moindre notion d'une âme séparée du corps. Mais
c'est un idéaliste accompli, la matière n'étant pour lui
que le signe de l'idée, et le réel l'expression vivante
de ce qui ne paraît pas.
A qui s'adresser, sur qui compter pour fonder le
règne de Dieu? La pensée de Jésus en ceci n'hésita
jamais. Ce qui est haut pour les hommes est en abo-
mination aux yeux de Dieu 2. Les fondateurs du
royaume de Dieu seront les simples. Pas de riches,
pas de docteurs, pas de prêtres; des femmes, des
hommes du peuple, des humbles, des petits^. Le
grand signe du Messie, c'est « la bonne nouvelle
annoncée aux pauvres^. » La nature idyllique et
4. Matth., V, 10 et suiv. ; x entier; Luc, vi, 22 et suiv.; Jean,
XV, 4 8 et suiv.; xvi, 2 et suiv., 20, 33 ; xvii, 14.
2. Luc, XVI, 13.
3. Matth., V, 3, 10; xviii, 3; xix, 14, 23-24; xxi, 3< ; xxn, 2
et suiv.; Marc, x, 14-15, 23-23; Luc, iv, 18 et suiv.; vi, 50; xviii,
16-17, 24-23.
4. Matth., xi^ 5.
VIE DE JÉSUS. 129
douce de Jésus reprenait ici le dessus. Une immense
révolution sociale, où les rangs seront interver-
tis, où tout ce qui est officiel en ce monde sera
humilié, voilà son rêve. Le monde ne le croira pas;
le monde le tuera. Mais ses disciples ne seront pas
du monde^. Ils seront un petit troupeau d'humbles
et de simples, qui vaincra par son humilité même.
Le sentiment qui a fait de a mondain» l'antithèse de
« chrétien » a, dans les pensées du maître, sa pleine
justification 2.
1. Jean, xv, 19; xvii, 14, 16.
2. Voir surtout le chapitre xvii de saint Jean, exprimant, sinon
un discours réel tenu par Jésus, du moins un sentiment qui était
très-profond chez ses disciples et qui sûrement venait de lui.
CHAPITRE VUI.
JESUS A CAPHARNAIIUU.
Obsédé d'une idée de plus en plus impérieuse et
exclusive, Jésus marchera désormais avec une sorte
d'impassibilité fatale dans la voie que lui avaient
tracée son étonnant génie et les circonstances ex-
traordinaires où il vivait. Jusque-là il n'avait fait
que communiquer ses pensées à quelques personnes
secrètement attirées vers lui; désormais son ensei-
gnement devient public et suivi. Il avait à peu près
trente ans^. Le petit groupe d'auditeurs qui l'avait
accompagné près de Jean-Baptiste s'était grossi sans
doute, et peut-être quelques disciples de Jean s'étaient-
/Is joints à lui 2. C'est avec ce premier noyau d'Église
qu'il annonce hardiment, dès son retour en Gali-
i. Luc, III, 23; évangile des Ebionim, dans Epiph.jAdv. hœr,
XXX, 13.
2. Jean, i, 37 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 131
lée, la (( bonne nouvelle du royaume de Dieu. » Ce
royaume allait venir, et c'était lui, Jésus, qui était
ce « Fils de l'homme » que Daniel en sa vision avait
aperçu comme l'appariteur divin de la dernière et
suprême révélation.
Il faut se rappeler que, dans les idées juives, anti-
pathiques à l'art et à la mythologie, la simple forme
de l'homme avait une supériorité sur celle des chérubs
et des animaux fantastiques que l'imagination du
peuple, depuis qu'elle avait subi l'influence de l'As-
syrie, supposait rangés autour de la divine ma-
jesté. Déjà dans Ézéchiel ^, l'être assis sur le trône
suprême, bien au-dessus des monstres du char
mystérieux, le grand révélateur des visions prophé-
tiques a la figure d'un homme. Dans le Livre de
Daniel, au milieu de la vision des empires repré-
sentés par des animaux, au moment où la séance
du grand jugement commence et où les livres sont
ouverts, un être « semblable à un fils de l'homme »
s'avance vers l'Ancien des jours, qui lui confère le
pouvoir de juger le monde, et de le gouverner pour
l'éternité^. Fils de r homme est dans les langues
sémitiques, surtout dans les dialectes araméens, un
simple synonyme d'homme. Mais ce passage capital de
1. I, o, ^20 et suiv.
2. Daniel, vu, 13-14. Comp. viii, 15j x, 40.
132 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Daniel frappa les esprits; le mot de fils de l'homme
devint, au moins dans certaines écoles ^, un des titres
du Messie envisagé comme juge du monde et comme
roi de l'ère nouvelle qui allait s'ouvrir 2. L'applica-
tion que s'en faisait Jésus à lui-même était donc la
proclamation de sa messianité et l'affirmation de la
prochaine catastrophe où il devait figurer en juge,
revêtu des pleins pouvoirs que lui avait délégués
l'Ancien des jours ^.
Le succès de la parole du nouveau prophète fut
cette fois décisif. Un groupe d'hommes et de femmes,
tous caractérisés par un même esprit de candeur ju-
vénile et de naïve innocence, adhérèrent à lui et lui
dirent : « Tu es le Messie. » Gomme le Messie devait
être fils de David , on lui décernait naturellement ce
titre, qui était synonyme du premier. Jésus se lelais-
sait donner avec plaisir, quoiqu'il lui causât quelque
^. Dans Jean, xii, 34, les Juifs ne paraissent pas au courant du
sens de ce mot.
2. Livre d'Hénoch, xlvi, 1,2, 3 ; xlviii, 2, 3 ; lxii, 9, ^ 4; lxx, 1
(division de Dillmann); Matth., x, 23; xiii, 41; xvi, 27-28; xix,
28; XXIV, 27, 30, 37, 39, 44; xxv, 31; xxvi, 64; Marc, xiii, 26;
XIV, 62; Luc, xii, 40; xvii, 24, 26, 30; xxi, 27, 36; xxii, 69;
Actes, VII, 55. Mais le passage le plus significatif est : Jean, v, 27,
rapproché d'Apoc, i, 13; xi>^, 14. L'expression « Fils de la
femme » pour le Messie se trouve une fois dans le livre d'Hénoch,
LXII, 5.
3. Jean, v, 22, 27. ,
VIE DE JESUS. 133
embarras, sa naissance étant toute populaire. Pour
lui , le titre qu'il préférait était celui de « Fils de
l'homme, » titre humble en apparence, mais qui se
rattachait directement aux espérances messianiques.
C'est par ce mot qu'il se désignait^, si bien que
dans sa bouche, u le Fils de l'homme » était syno-
nyme du pronom « je, » dont il évitait de se ser-
vir. Mais on ne l'apostrophait jamais ainsi, sans doute
parce que le nom dont il s'agit ne devait pleinement
lui convenir qu'au jour de sa future apparition.
Le centre d'action de Jésus, à cette époque de sa
vie, fut la petite ville de Capharnahum, située sur le
bord du lac de Génésareth» Le nom de Capharnahum,
où entre le mot caphar^ « village » , semble désigner
une bourgade à l'ancienne manière, par opposition aux
grandes villes bâties selon la mode romaine , comme
Tibériade^. Ce nom avait si peu de notoriété, que Jo-
sèphe, à un endroit de ses écrits^, le prend pour le
nom d'une fontaine, la fontaine ayant plus de célé-
brité que le village situé près d'elle. Comme Naza-
1. Ce titre revient quatre-vingt-trois fois dans les Évangiles, et
toujours dans les discours de Jésus.
2. II ost vrai que Tell-Hum, qu'on identifie d'ordinaire avec
Capharnahum, offre des restes d'assez beaux monuments. Mais,
outre que cette identification est douteuse, lesdits monuments
peuvent être du ii« et du iii« siècle après J.-G.
3. D. J., m, X, 8,
Î34 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
reth, Capharnahum était sans passé, et n'avait
en rien participé au mouvement profane favorisé
par les Hérodes. Jésus s'attacha beaucoup à cette
ville et s'en fit comme une seconde patrie ^. Peu
après son retour, il avait dirigé sur Nazareth une ten-
tative qui n'eut aucun succès 2. Il n'y put faire aucun
miracle, selon la naïve remarque d'un de ses biogra-
phes ^. La connaissance qu'on avait de sa famille,
laquelle était peu considérable, nuisait trop à son
autorité. On ne pouvait regarder comme le fils de
David celui dont on voyait tous les jours le frère,
la sœur, le beau- frère. Il est remarquable, du
reste, que sa famille lui fit une assez vive opposi-
tion , et refusa nettement de croire à sa mission ^.
Les Nazaréens, bien plus violents, voulurent, dit-on,
le tuer en le précipitant d'un sommet escarpé^. Jésus
remarqua avec esprit que cette aventure lui était com-
mune avec tous les grands hommes, et il se fit Fap-
1. Matth., IX, 1; Marc, 11, 1.
2. Matth., XIII, 54 et suiv.; Marc, vi, 1 et suiv. ; Luc, iv, 16 et
tjiv., 23-24; Jean, iv, 44.
3. Marc, vi, 5. Cf. Matth., xii, 58; Luc, iv, 23.
4. Matth., xiii, 57; Marc, vi, 4 ; Jean, vu, 3 et suiv.
5. Luc, IV, 29. Probablement il s'agit ici du rocher à pic qui
est très-près de Nazareth, au-dessus de l'église actuelle des Ma-
ronites, et non du prétendu J/o?^^ de la PrécipitaUon, à une
heure de Nazareth. V. Robinson, II, 335 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 135
plication du proverbe : « Nul n'est prophète en son
pays. »
Cet échec fut loin de le décourager. Il revint à
Gapharnahum ^, où il trouvait des dispositions beau-
coup meilleures, et de là il organisa une série de
missions sur les petites villes environnantes. Les po-
pulations de ce beau et fertile pays n'étaient guère
réunies que le samedi. Ce fut le jour qu'il choisit
pour ses enseignements. Chaque ville avait alors sa
synagogue ou lieu de séance. C'était une salle rec-
tangulaire, assez petite, avec un portique, que l'on
décorait des ordres grecs. Les Juifs, n'ayant pas
d'architecture propre, n'ont jamais tenu à donner à
ces édifices un style original. Les restes de plusieurs
anciennes synagogues existent encore en Galilée 2.
Elles sont toutes construites en grands et bons ma-
tériaux ; mais leur style est assez mesquin par suite
de cette profusion d'ornements végétaux, de rin-
ceaux, de torsades, qui caractérise les monuments
juifs ^. A l'intérieur, il y avait des bancs, une
4. Matth., IV, 13; Luc, iv, 31.
2. A Tell-Hum, à Irbid (Arbela), à Meiron (Mero) , à Jisch
(Giscala), à Easyoun, à Nabartein, deux à Kefr-Bereim.
3. Je n'ose encore me prononcer sur l'âge de ces monuments, ni
par conséquent affirmer que Jésus ait enseigné dans aucun d'eux.
Quel intérêt n'aurait pas, dans une telle hypothèse, la synagogue
de Tell-Hum ! La grande synagogue de Kefr-Bereim me semble
136 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
chaire pour la lecture publique, une armoire pour
renfermer les rouleaux sacrés^. Ces édifices, qui
n'avaient rien du temple , étaient le centre de
toute la vie juive. On s'y réunissait le jour du sab-
bat pour la prière et pour la lecture de la Loi ef
des Prophètes. Comme le judaïsme, hors de Jérusa-
lem, n'avait pas de clergé proprement dit, le pre-
mier venu se levait, faisait les lectures du jour (pa~
rascha et haphtara), et y ajoutait un midrasch ou
commentaire tout personnel, où il exposait ses pro-
pres idées-. C'était l'origine de « l'homélie, » dont nous
trouvons le modèle accompli dans les petits traités
de Philon. On avait le droit de faire des objections
et des questions au lecteur; de la sorte, la réunion
dégénérait vite en une sorte d'assemblée libre. Elle
la plus ancienne de toutes. Elle est d'un style assez pur. CeDe
de Kasyoun porte une inscription grecque du temps de Septime
Sévère. La grande importance que prit le judaïsme dans la haute
Galilée après la guerre des Romains permet de croire que plu-
sieurs de ces édifices ne remontent qu'au iii« siècle, époque oii
Tibériade devint une sorte de capitale du judaïsme.
4. // Esdr.j VIII, 4; Matth., xxiii, 6 ; Epist.Jac.,ii, 3; Mischna,
Megilla, m, \ ; Rosch hasschana^ iv, 7, etc. Voir surtout la cu-
rieuse description de la synagogue d'Alexandrie dans le Talm.ud
de Babylone, Sukka, 51 b.
2. Philon, cité dans Eusèbe, Prœp. evang., VIII, 7, et Quod
omnis probiis liber j § 42; Luc, iv, 16; Act.^ xiii, 15; xv, 21;
Wischna, Megilla^ m, 4 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 137
avait un président^, des « anciens 2, » un hazzauy
lecteur attitré ou appariteur ^ , des « envoyés ^, »
sortes de secrétaires ou de messagers qui faisaient
la correspondance d'une synagogue à l'autre, un
schammasch ou sacristain ^. Les synagogues étaient
ainsi de vraies petites républiques indépendantes;
elles avaient une juridiction étendue. Comme toutes
les corporations municipales jusqu'à une époque
avancée de l'empire romain, elles faisaient des dé-
crets honorifiques ^, votaient des résolutions ayant
force de loi pour la communauté, prononçaient des
peines corporelles dont l'exécuteur ordinaire était
le hazzan"^.
Avec l'extrême activité d'esprit qui a toujours ca-
4 . 'Ap/_i(j'jva'yw'^c;.
2. [îpeaêÔTspct.
3. iV/ifÉrri;.
4. 'AîTCG-oXci ou ay^EÀci.
5. Atâxovo?. Marc, v, 22, 35 et suiv.; Luc, iv, 20; vu, 3; viii,
41, 49; XIII, 14; ^c^.^xiii, i5; xviii, 8, 17; Apoc.^u^ 1; Miscbna,
Joma, VII, 1 ; Rosch hasschana, iv, 9; Talm. de Jérus., Sanhé-
drin, I, 7; Epiph., Adv. hœr., xxx, 4, 11.
6 Inscription de Bérénice, dans le Cor;?2^s itiscr. grœc.n" 5361;
inscription de Kasyoun, dans la Mission de Phénicie, livre IV
[sous presse].
7. Matth., V, 25; x, 17; xxiii, 34; Marc, xiii, 9; Luc, xii, 11;
xxi, 12; Act., xxii, 19; xxvi, 11; IlCor., xi, 24; Mischna, Mac-
coth, ui, 12- Talmud de Babyl., Megillaj 1 b; Epiph., Adv. hœr,,
xxx, M.
138 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ractérisé les Juifs, une telle institution, malgré les
rigueurs arbitraires qu'elle comportait, ne pouvait
manquer de donner lieu à des discussions très-ani-
mées. Grâce aux synagogues, le judaïsme put tra-
verser intact dix-huit siècles de persécution. C'étaient
comme autant de petits mondes à part, où l'esprit
national se conservait, et qui offraient aux luttes in-
testines des champs tout préparés. 11 s'y dépen-
sait une somme énorme de passion. Les querelles
de préséance y étaient vives. Avoir un fauteuil
d'honneur au premier rang était la récompense d'une
haute piété, ou le privilège de la richesse qu'on en-
viait le plus^. D'un autre côté, la liberté, laissée à qui
la voulait prendre, de s'instituer lecteur et commen-
tateur du texte sacré donnait des facilités merveil-
leuses pour la propagation des nouveautés. Ce fut là
une des grandes forces de Jésus et le moyen le plus
habituel qu'il employa pour fonder son enseignement
doctrinal 2. Il entrait dans la synagogue, se levait
pour lire; le hazzan lui tendait le livre, il le dérou-
lait, et lisant la parascha ou la haphtara du jour , il
tirait de cette lecture quelque développement con-
1. Matth., xxiii, 6; Epist. Jac, ii, 3; Taîm. de Bab., Sukka,
51 l.
2. Matth., IV, 23; ix, 35; Marc, i, 21, 39; vi, 2; Luc, iv, 15,
16, 31, 44; XIII, 10; Jean, xvm, 20.
VIE DE JÉSUS. 139
forme à ses idées ^. Comme il y avait peu de phari-
siens en Galilée, la discussion contre lui ne prenait
pas ce degré de vivacité et ce ton d'acrimonie qui, à
Jérusalem, l'eussent arrêté court dès ses premiers pas.
Ces bons Galiléens n'avaient jamais entendu une pa-
role aussi accommodée à leur imagination riante 2. On
l'admirait, on le choyait, on trouvait qu'il parlait
bien et que ses raisons étaient convaincantes. Les
objections les plus difficiles, il les résolvait avec as-
surance; le charme de sa parole et de sa personne
captivait ces populations encore jeunes, que le pé-
dantisme des docteurs n'avait pas desséchées.
L'autorité du jeune maître allait ainsi tous les jours
grandissant, et, naturellement, plus on croyait en
lui, plus il croyait en lui-même. Son action était fort
restreinte. Elle était toute bornée au bassin du lac
de Tibériade, et même dans ce bassin elle avait une
région préférée. Le lac a cinq ou six lieues de long
sur trois ou quatre de large; quoique offrant l'appa-
rence d'un ovale assez régulier, il forme, à partir de
Tibériade jusqu'à rentrée du Jourdain^ une sorte de
golfe, dont la courbe mesure environ trois lieues.
Voilà le champ où la semence de Jésus trouva enfin
la terre bien préparée. Parcourons-le pas à pas, en
1. Luc, IV, 16 et suiv. Comp. Mischna, Jomaj vu, 1.
2. Matth., vu, 28; xiii, 54- Marc, i, 22j vi, 1; Luc, iv, 22, 32.
140 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
essayant de soulever le manteau de sécheresse et de
deuil dont l'a couvert le démon de l'islam.
En sortant de Tibériade , ce sont d'abord des ro-
chers escarpés, une montagne qui semble s'écrouler
dans la mer. Puis les montagnes s'écartent; une
plaine [El-Ghoueir) s'ouvre presque au niveau du
lac. C'est un délicieux bosquet de haute verdure,
sillonné par d'abondantes eaux qui sortent en partie
d'un grand bassin rond, de construction antique
[A'in-Medawara). A l'entrée de cette plaine, qui est
le pays de Génésareth proprement dit, se trouve le
misérable village de MedjdeL A l'autre extrémité de
la plaine (toujours en suivant la mer) , on rencontre
un emplacement de ville (Khan-Minyeh), de très-
belles eaux (Aïn-et-Tin) , un joli chemin, étroit et
profond, taillé dans le roc, que certainement Jésus a
souvent suivi, et qui sert de passage entre la plaine
de Génésareth et le talus septentrional du lac. A un
quart d'heure de là, on traverse une petite rivière
d'eau salée (Ain-Tabiga) , sortant de terre par plu-
sieurs larges sources à quelques pas du lac, et s'y
jetant au milieu d'un épais fourré de verdure. Enfin.
à quarante minutes plus loin, sur la pente aride qui
s'étend d'Aïn-Tabiga à l'embouchure du Jourdain,
on trouve quelques huttes et un ensemble de ruines
assez monumentales, nommés Tell-Hum.
VIE DE JESUS. 141
Cinq petites villes, dont l'humanité parlera éter-
nellement autant que de Rome et d'Athènes, étaient,
du temps de Jésus, disséminées dans l'espace qui
s'étend du village de Medjdel à Tell-Hum. De ces
cinq villes, Magdala, Dalmanutha, Capharnahum,
Bethsaïde , Chorazin ^ , la première seule se laisse
retrouver aujourd'hui avec certitude. L'affreux village
de Medjdel a sans doute conservé le nom et la place
de la bourgade qui donna à Jésus sa plus fidèle
amie 2. Dalmanutha était probablement près de là s.
Il n'est pas impossible. que Chorazin fût un peu dans
les terres, du côté du nord ^. Quant à Bethsaïde et
Capharnahum, c'est en vérité presque au hasard
qu'on les place à Tell-Hum, à Aïn-et-Tin, à Khan-
Minyeh, à Aïn-Medawara \ On dirait qu'en topogra-
1 . L'antique Kinnéreth avait disparu ou changé de nom.
2. On sait en effet qu'elle était très-voisine de Tibériade. Tal-
mud de Jérusalem, Maasaroth, m, 1 ; Schebiit, ix, 1; Erubin^w, 7.
3. Marc, viii, 10. Gomp. Matth., xv, 39.
4. A l'endroit nommé Khorazi ou Bir-Kérazeh, au-dessus de
Tell-Hum.
5. L'ancienne hypothèse qui identifiait Tell-Hum avec Caphar-
nahum, bien que fortement attaquée depuis quelques années, con-
serve encore de nombreux défenseurs. Le meilleur argument qu'on
puisse faire valoir en sa faveur est le nom même de Tell-Hum, Tell
entrant dans le nom de beaucoup de villages et ayant pu remplacer
Caphar, Impossible, d'un autre côté, de trouver près de Tell-Hum
■une fontaine répondant à ce que dit Josèphe {B. J., HI, x, 8). Cette
fontaine de Capharnahum semble bien être Aïn-Medawara; mais
142 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
phie, comme en histoire, un dessein profond ait voulu
cacher les traces du grand fondateur. Il est douteux
qu'on arrive jamais, sur ce sol profondément dévasté,
à fixer les places où l'humanité voudrait venir baiser
l'empreinte de ses pieds.
Le lac, l'horizon, les arbustes, les fleurs, voilà
donc tout ce qui reste du petit canton de trois ou
quatre lieues où Jésus fonda son œuvre divine. Les
arbres ont totalement disparu. Dans ce pays, où la
végétation était autrefois si brillante que Josèphe y
voyait une sorte de miracle, — la nature, suivant lui,
s'étant plu à rapprocher ici côte à côte les plantes
des pays froids, les productions des zones brû-
lantes, les arbres des climats moyens, chargés toute
Tannée de fleurs et de fruits ^ ; — dans ce pays, dis-je,
on calcule maintenant un jour d'avance l'endroit où
l'on trouvera le lendemain un peu d'ombre pour son
repas. Le lac est devenu désert. Une seule barque,
dans le plus misérable état, sillonne aujourd'hui ces
Aïn-Medawara est à une demi-heure du lac, tandis que Capharna-
hum était une ville de pêcheurs sur le bord même de la mer (Matth.,
IV, 13; Jean, vi, 17). Les difficultés pour Bethsaïde sont plus
grandes encore ; car Thypothèse, assez généralement admise, de
deux Bethsaïdes, l'une sur la rive occidentale, l'autre sur la
rive orientale du lac, et à deux ou trois lieues l'une de l'autre, a
quelque chose de singulier.
1. B. J., m, X, 8.
VIE DE JÉSUS. 143
flots jadis si riches de vie et de joie. Mais les eaux
sont toujours légères et transparentes^. La grève,
composée de rochers ou de galets, est bien celle
d'une petite mer, non celle d'un étang, comme les
bords* du lac Huleh. Elle est nette, propre, sans
vase , toujours battue au même endroit par le léger
mouvement des flots. De petits promontoires, cou-
verts de lauriers roses, de tamaris et de câpriers
épineux, s'y dessinent; à deux endroits surtout, à la
sortie du Jourdain , près de Tarichée , et au bord de
la plaine de Génésareth, il y a d'enivrants par-
terres, où les vagues viennent s'éteindre en des mas-
sifs de gazon et de fleurs. Le ruisseau d'Aïn-Tabiga
fait' un petit estuaire , plein de jolis coquillages.
Des nuées d'oiseaux nageurs couvrent le lac. L'ho-
rizon est éblouissant de lumière. Les eaux, d'un azur
céleste, profondément encaissées entre des roches
brûlantes, semblent, quand on les regarde du haut
des montagnes de Safed, occuper le fond d'une coupe
d'or. Au nord, les ravins neigeux de l'Hermon se dé-
coupent en lignes blanches sur le ciel; à l'ouest, les
hauts plateaux ondulés de la Gaulonitide et de la
Pérée, absolument arides et revêtus par le soleil d'une
sorte d'atmosphère veloutée, forment une montagne
1. B. J., III, X, 7; Jacques de Vitri, dans le Gesla Dei per
Francos, l, 4 075.
144 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
compacte, ou pour mieux dire une longue terrasse
très-élevée, qui, depuis Gésarée de Philippe, court
indéfiniment vers le sud.
La chaleur sur les bords est maintenant très-
pesante. Le lac occupe une dépression de deux cents
mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée ^,
et participe ainsi des conditions torrides de la mer
Morte 2. Une végétation abondante tempérait autre-
fois ces ardeurs excessives ; on comprendrait diffici-
lement qu'une fournaise comme est aujourd'hui tout
le bassin du lac, à partir du mois de mai, eût jamais
été le théâtre d'une prodigieuse activité. Josèphe, d'ail-
leurs, trouve le pays fort tempéré^. Sans doute il y
a eu ici, comme dans la campagne de Rome, quelque
changement de climat , amené par des causes histo-
riques. C'est l'islamisme, et surtout la réaction mu-
sulmane contre les croisades, qui ont desséché, à la
façon d'un vent de mort, le canton préféré de Jésus. La
belle terre de Génésareth ne se doutait pas que sous
le front de ce pacifique promeneur s'agitaient ses
1. C'est l'évaluation du capitaine Lynch (dans Ritter, Erd"
kunde, XV, 1""^ part., p. xx). Elle concorde à peu près avec celle
de M. de Bertou [Bulletiîi de la Soc. de géogr., %" série, XII,
p. 146).
2. La dépression de la mer Morte est du double.
3. B. J., III, X, 7 et 8.
VIE DE JÉSUS. 145
destinées. Dangereux compatriote, Jésus a été fatal
au pays qui eut le redoutable honneur de le porter.
Devenue pour tous un objet d'amour ou de haine, *
convoitée par deux fanatismes rivaux , la Galilée de-
vait, pour prix de sa gloire, se changer en désert.
Mais qui voudrait dire que Jésus eût été plus heu-
reux, s'il eût vécu un plein âge d'homme, obscur en
son village? Et ces ingrats INazaréens, qui penserait
à eux, si, au risque de compromettre l'avenir de leur
bourgade, un des leurs n'eût reconnu son Père et ne.
se fût proclamé fils de Dieu?
Quatre ou cinq gros villages, situés à une demi-
heure l'un de l'autre, voilà donc le petit monde de
Jésus à l'époque où nous sommes. Il ne semble pas
être jamais entré à Tibériade, ville toute profane,
peuplée en grande partie de païens et résidence
habituelle d'Antipas ^. Quelquefois, cependant, il
s'écartait de sa région favorite. 11 allait en barque
sur la rive orientale, à Gergésa par exemple 2. Vers
1. Jos., Ant., XVIII, II, 3; Vita, 12, 13, 64.
2. J'adople l'opinion de M. Thomson [The Land and the Book,
11,34 et suiv.), d'après laquelle la Gergésa de Matthieu ( viii, 28),
identique h la ville chananéenne de Girgasch [Gen., x, 16; xv,
21; Deut., vu, 1 ; Josué, xxiv, 11), serait remplacement nommé
maintenant Kersa ou Gersa, sur la rive orientale, à peu près
vis-à-vis de,Magdala. Marc (v, \) et Luc (viii, 26) nommeat
Gadara ou Gerasa au lieu ds Gergésa. Gerasa est une leçon
10
146 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
le nord, on le voit à Panéas ou Césarée de Philippe^,
au pied de l'Hermon. Une fois, enfin, il fait une
course du côté de Tyr et de Sidon^, pays qui devait
être alors merveilleusement florissant. Dans toutes ces
contrées, il était en plein paganisme^. A Césarée, il vit
la célèbre grotte du Panium, où l'on plaçait la source
du Jourdain, et que la croyance populaire entourait
d'étranges légendes^; il put admirer le temple de
marbre qu'Hérode fit élever près de là en l'honneur
d'Auguste^ ; il s'arrêta probablement devant les nom-
breuses statues votives à Pan, aux Nymphes, à
l'Écho de la grotte, que la piété entassait déjà en
ce bel endroit^. Un juif évhémériste-, habitué à
impossible, les évangélistes nous apprenant que la ville en ques-
tion était près du lac et vis-à-vis de la Galilée. Quant à Gadare,
aujourd'hui Om-Keis, à une heure et demie du lac et du Jour-
dain, les circonstances locales données par Marc et Luc n'y con-
viennent guère. On comprend d'ailleurs que Gergesa soit devenue
Gerasa, nom bien plus connu, et que les impossibilités topogra-
phiques qu'offrait cette dernière lecture aient fait adopter Gadara.
Cf. Orig., Comment, in Joann.^Yl, 24; X,10;Eusèbe et saint Jé-
rôme, De situ et nomin. loc. hebr., aux mots rep^ecâ, Tep-j-aasi.
1. Matth., XVI, 43; Marc, viii, 27.
2. Matth., XV, 21; Marc, vu, 24, 31.
3. Jos., Vita, 13.
4. Jos., Ant., XV, X, 3 ; B. J., I, xxi, 3 ; III, x, 7 ; Benjamin de
Tudèle, p. 46, édit. Asher.
5. Jos., Ant., XV, X, 3.
6. Corpus, inscr. gr., n°» 4537. 4538, 4538 b, 4539.
VÎE DE JESUS. 44?
prendre les dieux étrangers pour des hommes divi-
nisés ou pour des démons, devait considérer toutes
ces représentations figurées comme des idoles. Les
séductions des cultes naturalistes, qui enivraient les
races plus sensitives, le laissèrent froid. Il n*eut sans
doute aucune connaissance de ce que le vieux Sanc-
tuaire de Melkarth, à Tyr, pouvait renfermer en-
core d'un culte primitif plus ou moins analogue à
celui des Juifs^. Le paganisme, qui, en Phénicie, avait
élevé sur chaque colline un temple et un bois sacré,
tout cet aspect de grande industrie et de richesse
profane 2, durent peu lui sourire. Le monothéisme
enlève toute aptitude à comprendre les religions
païennes; le musulman jeté dans les pays polythéistes
semble n'avoir pas d'yeux. Jésus sans contredit n'ap-
prit rien dans ces voyages. Il revenait toujours à sa
rive bien-aimée de Génésareth. Le centre de ses
pensées était là ; là il trouvait foi et amour.
1. Lucianus (ut fertur), De dea syria, 3.
2. Les traces de la riche civilisation païenne de ce temps
couvrent encore tout le Beied-Bescharrah, et surtout les mon-
tagnes qui forment le massif du cap Blanc et du cap Nakoura.
*^'.
CHAPITRE IX,
LES DISCIPLES DE JÉSUS.
Dans ce paradis terrestre, que les grandes révo-
lutions de l'histoire avaient jusque-là peu atteint,
vivait une population en parfaite harmonie avec le pays
lui-même, active, honnête, pleine d'un sentiment gai
et tendre de la vie. Le lac de Tibériade est un des
bassins d'eau les plus poissonneux du monde '^;
des pêcheries très -fructueuses s'étaient établies,
surtout à Bethsaïde, à Gapharnahum, et avaient
produit une certaine aisance. Ces familles de pê-
cheurs formaient une société douce et paisible,
s'étendant par de nombreux liens de parenté dans
tout le canton du lac que nous avons décrit. Leur
vie peu occupée laissait toute liberté à leur ima-
1. Matth., IV, 4 8; Luc, v, 44 et suiv.; Jean, i, 44; xxi, 1 et
suiv.; Jos., B. J., III, x, 7; Jacques de Vitri, dans le Gesta Dei
per Francos, I, p. 4 075.
VIE DE JESUS. 149
gination. Les idées sur le royaume de Dieu trou-
vaient, dans ces petits comités de bonnes gens, pluâ
de créance que partout ailleurs. Rien de ce qu'on
appelle civilisation , dans le sens grec et mondain,
n'avait pénétré parmi eux. Ce n'était pas notre
sérieux germanique et celtique ; mais, bien que sou-
vent peut-être la bonté fût chez eux superficielle et
sans profondeur, leurs mœurs étaient tranquilles, et
ils avaient quelque chose d'intelligent et de fin.
On peut se les figurer comme assez analogues
aux meilleures populations du Liban, mais avec le
don que n'ont pas celles-ci de fournir des grands
hommes. Jésus rencontra là sa vraie famille. Il
s'y installa comme un des leurs ; Gapharnahum
devint « sa ville ^ » , et au milieu du petit cercle qui
l'adorait, il oublia ses frères sceptiques, l'ingrate
Nazareth et sa moqueuse incrédulité.
Une maison surtout, à Gapharnahum, lui offrit un
asile agréable et des disciples dévoués. C'était celle
de deux frères, tous deux fils d'un certain Jonas, qui
probablement était mort à l'époque oii Jésus vint se
fixer sur les bords du lac. Ces deux frères étaient
Simon, surnommé Céphas ou Pierre^ et André. Nés à
Bethsaïde ^, ils se trouvaient établis à CapharnahuiD
1. Matth., IX, I; Marc, ii, 1-2,
2. Jean, i, 44.
150 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
quand Jésus commença sa vie publique. Pierre
était marié et avait des enfants; sa belle-mère de-
meurait chez lui ^. Jésus aimait cette maison et y
demeurait habituellement 2. André paraît avoir été
disciple de Jean -Baptiste , et Jésus l'avait peut-
être connu sur les bords du Jourdain ^. Les deux
frères continuèrent toujours, même à l'époque où il
semble qu'ils devaient être le plus occupés de leur
maître, à exercer le métier de pêcheurs ^. Jésus, qui
aimait à jouer sur les mots, disait parfois qu'il ferait
d'eux des pêcheurs d'hommes ^. En effet, parmi tous
ses disciples, il n'en eut pas de plus fidèlement atta-
chés.
Une autre famille, celle de Zabdia ou Zébédée,
pêcheur aisé et patron de plusieurs barques ^, offrit
à Jésus un accueil empressé. Zébédée avait deux
fils, Jacques qui était l'aîné, et un jeune fils, Jean,
qui plus tard fut appelé à jouer un rôle si décisif
dans l'histoire du christianisme naissant. Tous deux
i. Matth., VIII, 14; Marc, i, 30; Luc, iv, 38; I Cor., ix, 5;
I Petr., V, 13; Clém. Alex., Strom., III, 6; VII, 14; Pseudo-
Clem.,i?ecop'W.,YII, 25; Eusèbe, H. E., III, 30.
2. Matth., VIII, 14 ; xvii, 24; Marc, I, 29-31 ; Luc, iv, 38.
3. Jean, i, 40 et suiv.
4. Matth., IV, 18; Marc, i, 16; Luc, v, 3; Jean, xxi, 3,
5. Matth., IV, 19; Marc, i, 17; Luc, v, 10.
0, Marc, I, 20; ï^uc, v, 10; viu, 3; Jean, xix, 27.
VIE DE JÉSUS. 151
étaient disciples zélés. Salomé, femme de Zébédée,
fut aussi fort attachée à Jésus et l'accompagna jus-
qu'à la mort^.
Les femmes , en effet , l'accu.eillaient avec empres-
sement. Il avait avec elles ces manières réservées
qui rendent possible une fort douce union d'idées
entre les deux sexes. La séparation des hommes et
des femmes, qui a empêché chez les peuples sémi-
tiques tout développement délicat , était sans doute ,
alors comme de nos jours, beaucoup moins rigou-
reuse dans les campagnes et les villages que dans
les grandes villes. Trois ou quatre galiléennes dé-
vouées accompagnaient toujours le jeune maître et
se disputaient le plaisir de l'écouter et de le soigner
tour à tour 2. Elles apportaient dans la secte nouvelle
un élément d'enthousiasme et de merveilleux, dont
on saisit déjà l'importance. L'une d'elles, Marie de
Magdala, qui a rendu si célèbre dans le monde le
nom de sa pauvre bourgade, paraît avoir été une
personne fort exaltée. Selon le langage du temps,
elle avait été possédée de sept démons ^, c'est-
à-dire qu'elle avait été atfectée de maladies nerveuses
1. Matth., XXVII, 56; Marc, xv, 40; xvi, 1.
'1. MaUh., xxvii, 55-56; Marc, xv, 40-41; Luc, viii, 2-3;
xxiii, 49.
3. Marc, xvi, 9 ; Luc, vui, 2; Cf. Tqbie^ ni, 85 v|, H,
152 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
et en apparence inexplicables. Jésus, par sa beauté
pure et douce, calma cette organisation troublée.
La Magdaléenne lui fut fidèle jusqu'au Golgotha,
et joua le surlendemain de sa mort un rôle de
premier ordre ; car elle fut l'organe principal par
lequel s'établit la foi à la résurrection, ainsi que
nous le verrons plus tard. Jeanne, femme de Rhouza,
l'un des intendants d'Antipas, Susanne et d'autres
restées inconnues le suivaient sans cesse et le ser-
vaient ^. Quelques-unes étaient riches, et mettaient
par leur fortune le jeune prophète en position de
vivre sans exercer le métier qu'il avait professé
jusqu'alors 2.
Plusieurs encore le suivaient habituellement et le
reconnaissaient pour leur maître : un certain Philippe
de Bethsaïde, Nathanaël, fils de Tolmaï ou Ptolémée,
de Cana, peut-être disciple de la première époque^;
Matthieu, probablement celui-là même qui fut le
Xénophon du christianisme naissant. Il avait été pu-
blicain, et comme tel il maniait sans doute le kalam
plus facilement que les autres. Peut-être songeait-il
4. Luc, VIII, 3; XXIV, 10.
2. Luc, VIII, 3.
3. Jean, i, 44 et suiv.; xxi, 2. J'admets l'identification de Na-
thanaël et de l'apôtre qui figure dans les listes sous le nom do
Bar-Tholomé,
VIE DE JÉSUS. 153
dès lors à écrire ces Logia ^, qui sont la base de
ce que nous savons des enseignements de Jésus.
On nomme aussi parmi les disciples Thomas, on
Didyme^, qui douta quelquefois, mais qui paraît
avoir été un homm.e de cœur et de généreux entraî-
nements ^ ; un Lebbée ou Taddée ; un Simon le Zé-
lote ^, peut-être disciple de Juda le Gaulonite,
appartenant à ce parti des Kenaim^ dès lors exis-
tant, et qui devait bientôt jouer un si grand rôle
dans les mouvements du peuple juif; enfin Judas
fils de Simon, de la ville de Kerioth, qui fit excep-
tion dans l'essaim fidèle et s'attira un si épouvantable
renom. C'était le seul qui ne fût pas Galiléen ;
Kerioth était une ville de l'extrême sud de la tribu
de Juda 5, à une journée au delà d'Hébron.
Nous avons vu que la famille de Jésus était en gé-
néral peu portée vers lui^. Cependant' Jacques et Jude,
ses cousins par Marie Cléophas, faisaient dès lors partie
4. Papias, dans Eusèbe, Hist, eccL, III, 39.
2. Ce second nom est la traduction grecque du premier.
3. Jean, xi, 16; xx, 24 et suiv.
4. Matth., X, 4; Marc, m, 18; Luc, vi, 15; Act., i, 13; Évan-
gile des Ébionim, dans Épiphane, Adv. hœr., xxx, 13.
5. Aujourd'hui Kuryétein ou Kereitein.
6. La circonstance rapportée dans Jean, xix, 23-27, semble sup-
poser qu'à aucune époque de la vie publique de Jésus, ses propres
frères ne se rapprochèrent de lui.
454 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
des disciples, et Marie Gléophas elle-même fut du
nombre des compagnes qui le suivirent au Calvaire*.
A cette époque, on ne voit pas auprès de lui sa mère.
C'est seulement après la mort de Jésus que Marie
acquiert une grande considération ^ et que les dis-
ciples cherchent à se l'attacher ^. C'est alors aussi
que les membres de la famille du fondateur, sous
le titre de « frères du Seigneur, » forment un groupe
influent, qui fut longtemps à la tête de l'église de.Jé-
rusalem^, et qui après le sac de la ville se réfugia en
Batanée ^. Le seul fait de l'avoir approché devenait
un avantage décisif, de la même manière qu'après
la mort de Mahomet, les femmes et les filles du pro-
phète, qui n'avaient pas eu d'importance de son
vivant, furent de grandes autorités.
Dans cette foule amie, Jésus avait évidemment des
préférences et en quelque sorte un cercle plus étroit.
Les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean, paraissent
en avoir fait partie en première ligne. Ils étaient
pleins de feu et de passion. Jésus les avait surnommés
i. Matth., XXVII, 56; Marc, xv, 40; Jean, xix, 25.
2. Act., I, 4 4. Comp. Luc, i, 28; ii, 35, impliquant déjà un
grand respect pour Marie.
3. Jean, xix, 25 et suiv.
4. W ci-dessus, p. 24-25, note.
5. Jules Africain, dans Eusèbe, //, E., I, 7.
VIE DE JÉSUS. 155
avec esprit « Fils du tonnerre, )> à cause de leur zèle
excessif, qui, s'il eût disposé de la foudre, en eût
trop souvent fait usage ^. Jean, surtout, paraît avoir
été avec Jésus sur le pied d'une certaine familiarité.
Peut-être ce disciple, qui devait plus tard écrire ses
souvenirs d'une façon où l'intérêt personnel ne se
dissimule pas assez, a-t-il exagéré l'affection de
cœur que son maître lui aurait portée 2. Ce qui est
plus significatif, c'est que, dans les évangiles sy-
noptiques, Simon Barjona ou Pierre, Jacques, fils
de Zébédée, et Jean, son frère, forment une sorte
de comité intime que Jésus appelle à certains mo-
ments où il se défie de la foi et de l'intelligence des
autres ^. Il semble d'ailleurs qu'ils étaient tous les
trois associés dans leurs pêcheries ^, L'affection de
Jésus pour Pierre était profonde. Le caractère de ce
dernier, droit, sincère, plein de premier mouvement,
1. Marc, III, 17; ix, 37 et suiv. ; x, 35 et suiv.; Luc, ix, 49 et
suiv., 54 et suiv.
2. Jean, xiii, 23; xviii, 15 et suiv.; xix, 26-27; xx, 2, 4; xxi,
7, 20 et suiv.
3. Matth., xvii, 1; xxvi,37; Marc, v, 37; ix, 1: xiii, 3; xiv,33;
Luc, IX, 28. L'idée que Jésus avait communiqué à ces trois disciples
une gnose ou doctrine secrète fut de très-bonne heure répandue.
Il est singulier que Jean, dans son évangile, ne mentionne pas une
fois Jacques, son frère.
4. Matth., IV, 18-^2; Luc, v, 10; Jean, xxj, 3 et suiv»
156 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
plaisait à Jésus, qui parfois se laissait aller à sou-
rire de ses façons décidées. Pierre, peu mystique,
communiquait au maître ses doutes naïfs, ses répu-
gnances, ses faiblesses tout humaines ^, avec une
franchise honnête qui rappelle celle de Joinville près
de saint Louis. Jésus le reprenait d'une façon ami-
cale, pleine de confiance et d'estime. Quant à Jean,
sa jeunesse ^, son exquise tendresse de cœur ^ et
son imagination vive ^ devaient avoir beaucoup de
charme. La personnalité de cet homme extraordi-
naire , qui a imprimé un détour si vigoureux au
christianisme naissant, ne se développa que plus
tard. Vieux , il écrivit sur son maître cet évangile
bizarre ^ qui renferme de si précieux renseignements,
mais où, selon nous, le caractère de Jésus est faussé
sur beaucoup de points. La nature de Jean était trop
puissante et trop profonde pour qu'il pût se plier au
\. Matlh., XIV, 28; xvi, 22; Marc, viii, 32 et suiv.
2. Il paraît avoir vécu jusque vers l'an 100. Voir son évangile,
XXI, 15-23, et les anciennes autorités recueillies par Eusèbe,
H. E., m, 20, 23.
3. Voir les épîtres qui lui sont attribuées, et qui sont sûrement
du môme auteur que le quatrième évangile.
4. Nous n'entendons pas toutefois décider si l'Apocalypse est
de lui.
5. La tradition commune me semble sur ce point sufîQsamment
justifiée. Il est, du reste, évident que l'école de Jean retoucha son
évangile après lui (voir tout le çhap. xxi).
VIE DE JÉSUS. 157
ton impersonnel des premiers évangélistes. 11 fut le
biographe de Jésus comme Platon l'a été de Socrate.
Habitué à remuer ses souvenirs avec Tinquiétude
fébrile d'une âme exaltée, il transforma son maître
en voulant le peindre, et parfois il laisse soupçon-
ner (à moins que d'autres mains n'aient altéré son
œuvre) qu'une parfaite bonne foi ne fut pas tou-
jours dans la composition de cet écrit singulier sa
règle et sa loi.
Aucune hiérarchie proprement dite n'existait dans
la secte naissante. Tous devaient s'appeler « frères, »
et Jésus proscrivait absolument les titres de supério-
rité, tels que rabbij, a maître, père, » lui seul étant
maître, et Dieu seul étant père. Le plus grand devait
être le serviteur des autres^. Cependant Simon Bar-
jona se distingue, entre ses égaux, par un degré tout
particulier d'importance. Jésus demeurait chez lui et
enseignait dans sa barque^; sa maison était le centre
de la prédication évangélique. Dans le public, on le
regardait comme le chef de la troupe, et c'est à lui
que les préposés aux péages s'adressent pour faire
acquitter les droits dus par la communauté^. Le
4. Matth., xviii, 4; xx. 25-26; xxiii, 8-12; Marc, ix, 34; x,
42-46.
2. Luc, V, 3.
3. Matth,, XVII, 23.
15g ORIGINES DU CHRISTIANISME.
premier, Simon avait reconnu Jésus pour le Messie*.
Dans un moment d'impopularité, Jésus demandant h
ses disciples : « Et vous aussi, voulez-vous vous en
aller ? » Simon répondit : « A qui irions-nous , Sei-
gneur? Tu as les paroles de la vie éternelle 2. » Jésus à
diverses reprises lui déféra dans son église une cer-
taine primauté ^, et lui donna le surnom syriaque de
Képlia (pierre), voulant signifier par là qu'il faisait
de lui la pierre angulaire de l'édifice ^ Un mo-
ment , même , il semble lui promettre « les clefs du
royaume du ciel, » et lui accorder le droit de pro-
noncer sur la terre des décisions toujours ratifiées
dans l'éternité ^.
Nul doute que cette primauté de Pierre n'ait excité
un peu de jalousie. La jalousie s'allumait surtout en
vue de l'avenir, en vue de ce royaume de Dieu,
oîi tous les disciples seraient assis sur des trônes,
à la droite et à la gauche du maître, pour juger
les douze tribus d'Israël^. On se demandait qui
4. Matth., XVI, 16-17.
2. Jean, vi, 68-70.
3. Matth., X, 2; Luc, xxii, 32; Jean,xxi, 15 etsuiv.; ^c^.i, 11,
V, etc.;Ga^, I, 18; 11, 7-8.
4. Matth., XVI, 18; Jean, i, 42.
5. Matth., XVI, 19. Ailleurs, il est vrai (Matth., xviii, 18), le
même pouvoir est accordé à tous les apôtres.
6. Matth., xviii, 1 et suiv.; Marc, ix, 33; Luc, ix, 46, xxii, 30.
VIE DE JÉSUS. \m
serait alors le plus près du Fils de Thomme , figu-
rant en quelque sorte comme son premier ministre
et son assesseur. Les deux fils de Zébédée aspi-
raient à ce rang. Préoccupés d'une telle pensée,
ils mirent en avant leur mère, Salomé, qui un jour
prit Jésus à part et sollicita de lui les deux places
d'honneur pour ses fils ^. Jésus écarta la demande
par son principe habituel que celui qui s'exalte sera
humilié, et que le royaume des cieux appartiendra
aux petits. Cela fit quelque bruit dans la communauté ;
il y eut un grand mécontentement contre Jacques et
Jean 2. La même rivalité semble poindre dans l'évan-
gile de Jean, où l'on voit le narrateur déclarer sans
cesse qu'il a été le « disciple chéri » auquel le maître
en mourant a confié sa mère, et chercher systémati-
quement à se placer près de Simon Pierre, parfois à
se mettre avant lui, dans des circonstances importantes
où les évangélistes plus anciens l'avaient omis ^.
Parmi les personnages qui précèdent, tous ceux
dont on sait quelque chose avaient commencé par
être pêcheurs. En tout cas, aucun d'eux n'apparte-
nait à une classe sociale élevée. Seul, Matthieu, ou
4 . Matth., XX, 20 et suiv.; Marc, x, 35 et suiv.
2. Marc, x, 41.
3. Jean, xviii, 15 et suiv.; xix, 26-27; xx, 2 et suiv.; xxi, 7, 21.
Comp. I, 35 et suiv., où le disciple innomé est probablement Jean.
160 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Lévi, fils d'Alphée^, avait été publicain. Mais ceux
à qui on donnait ce nom en Judée n'étaient pas les
fermiers généraux, hommes d'un rang élevé (tou-
jours chevaliers romains) qu'on appelait à Rome
publicani 2. C'étaient les agents de ces fermiers gé-
néraux, des employés de bas étage, de simples
douaniers. La grande route d'Acre à Damas, l'une
des plus anciennes routes du monde, qui traversait
la Galilée en touchant le lac ^, y multipliait fort ces
sortes d'employés. Capharnahum, qui était peut-être
sur la voie, en possédait un nombreux personnel^.
4. Matth., IX, 9; X, 3; Marc, 11, 14; m, 18; Luc, v, 27; vi, 15;
Act., I, 13. Évangile des Ébionim, dans Épiph., Aclv. hœr.^ xxx,
13. Il faut supposer, quelque bizarre que cela puisse paraître, que
ces deux noms ont été portés par le même personnage. Le récit
Matth., IX, 9, conçu d'après le modèle ordinaire des légendes de
vocations d'apôtre, a, il est vrai, quelque chose de vague, et n'a
certainement pas été écrit par Tapôtre môme dont il y est ques-
tion. Mais il faut se rappeler que, dans l'évangile actuel de Mat-
thieu, la seule partie qui soit de l'apôtre, ce sont les Discours de
Jésus. Voir Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39.
2. Cicéron, De pr ovine, consular., 5; Pro PlanciOj^\ Tac,
Ann., IV, 6 ; Pline, Hist. nat., XII, 32 ; Appien, Bell, civ., II, 13.
3. Elle est restée célèbre, jusqu'au temps des croisades, sous le
•nom de Via maris. Cf. Isaïe, ix, 1 ; Matth., iv, 13-15; Tobie, i,
1 . Je pense que le chemin taillé dans le roc, près d'Aïn-et-Tin,
en faisait partie, et que la route se dirigeait de là vers le PojU
des filles de Jacob^ tout comme aujourd'hui. Une partie de la
route d'Aïn-et-Tin à ce pcnt est de construction antique.
4. Matth. IX, 9 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 161
Cette profession n'est jamais populaire; mais chez
les Juifs elle passait pour tout à fait criminelle.
L'impôt, nouveau pour eux, était le signe de leur
vassalité; une école, celle de Juda le Gaulonite, sou-
tenait que le payer était un acte de paganisme. Aussi
les douaniers étaient-ils abhorrés des zélateurs de la
loi. On ne les nommait qu'en compagnie des assas-
sins, des voleurs de grand chemin, des gens de vie
infâme^. Les juifs qui acceptaient de telles fonctions
étaient excommuniés et devenaient inhabiles à tester;
leur caisse était maudite, et les casuistes défendaieni;
d'aller y changer de l'argent 2. Ces pauvres gens,
mis au ban de la société, se voyaient entre eux. Jé-
sus accepta un dîner que lui offrit Lévi, et où il y
avait, selon le langage du temps, « beaucoup de
douaniers et de pécheurs. » Ce fut un grand scan-
dale ^. Dans ces maisons mal famées, on risquait
de rencontrer de la mauvaise société. Nous le ver-
rons souvent ain^i , peu soucieux de choquer les
préjugés des gens bien pensants , chercher h re-
i|. Matlh., V, 46-47 ; ix, 40, 11 ; xi, 19; xviii, 17; xxi, 31-3^ ;
Marc, li, 15-46; Luc, v, 30; vu, 34; xv, 1 ; xviii, 14 ; xix, 7;
Lucien, Necy ornant, , 11; Dio Chrysost., orat. iv, p. 85; orat.
XIV, p. 269 (edit. Emperius); Mischna, Nedarim^ m, 4.
t. Mischna, Baba Kama, x, 4 ; Talmud de Jérusalem, Demain
n, 3; Talmud de Bab., Sanhédrm. 25 b.
3. Luc, V, 29 et suiv.
11
1G2 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lever les classes humiliées par les orthodoxes, et
s'exposer de la sorte aux plus vifs reproches des
dévots.
Ces nombreuses conquêtes, Jésus les devait au
charme infini de sa personne et de sa parole. Un
mot pénétrant, un regard tombant sur une conscience
naïve, qui n'avait besoin que d'être éveillée, lui fai-
saient un ardent disciple. Quelquefois Jésus usait
d'un artifice innocent, qu'employa aussi Jeanne d'Arc.
Il affectait de savoir sur celui qu'il voulait gagner
quelque chose d'intime, ou bien il lui rappelait une
circonstance chère à son cœur. C'est ainsi qu'il tou-
cha Nathanaël^, Pierre 2, la Samaritaine^. Dissimu-
lant la vraie cause de sa force, je veux dire sa
supériorité sur ce qui l'entourait , il laissait croire,
pour satisfaire les idées du temps, idées qui d'ail-
leurs étaient pleinement les siennes , qu'une révé-
lation d'en haut lui découvrait les secrets et lui
ouvrait les cœurs. Tous pensaient qu'il vivait dans
une sphère supérieure à celle de l'humanité. On
disait qu'il conversait sur les montagnes avec Moïse
et Élie^; on croyait que, dans ses moments de soli-
1 . Jean, i, 48 et suiv.
2. Jean, i, 42.
3. Jean, iv, 17 et suiv.
4. Matth., XVII, 3 ; Marc, ix, 3 ; Luc, ix, 30-31.
VIE DE JESUS. 163
tude, les anges venaient lui rendre leurs hommages,
et établissaient un commerce surnaturel entre lui et
le ciel ^.
1. Matth., IV, il; Marc, i, 13.
CHAPITRE X.
PRÉDICATIONS DU LAC.
Tel était le groupe qui, sur les bords du lac de
Tibériade, se pressait autour de Jésus. L'aristocratie y
était représentée par un douanier et par la femme d'un
régisseur. Le reste se composait de pêcheurs et de sim-
ples gens. Leur ignorance était extrême ; ils avaient
l'esprit faible, ils croyaient aux spectres et aux es-
prits^. Pas un élément de culture hellénique n'avait
pénétré dans ce premier cénacle; l'instruction juive
y était aussi fort incomplète ; mais le cœur et la
bonne volonté y débordaient. Le beau climat de la
Galilée faisait de l'existence de ces honnêtes pê-
cheurs un perpétuel enchantement. Ils préludaient
vraiment au royaume de Dieu, simples, bons, heu-
reux, bercés doucement sur leur délicieuse petite
4. Matth., XIV, 26 ; Marc, vl 49; Luc, xxiv, 39; Jean, vi, 19.
VIE DE JÉSUS. 165
mer, ou dormant le soir sur ses bords. On ne se
figure pas l'enivrement d'une vie qui s'écoule ainsi
à la face du ciel, la flamme douce et forte que donne
ce perpétuel contact avec la nature, les songes de
ces nuits passées à la clarté des étoiles, sous un
dôme d'azur d'une profondeur sans fin. Ce fut durant
une telle nuit que Jacob, la tête appuyée sur une
pierre, vit dans les astres la promesse d'une pos-
térité innombrable , et l'échelle mystérieuse par
laquelle les Elohim allaient et venaient du ciel à la
terre. A l'époque de Jésus, le ciel n'était pas fermé,
ni la terre refroidie. La nue s'ouvrait encore sur le
fils de l'homme ; les anges montaient et descendaient
sur sa tête^; les visions du royaume de Dieu étaient
partout; car l'homme les portait en son cœur. L'œil
clair et doux de ces âmes simples contemplait l'uni-
vers en sa source idéale ; le monde dévoilait peut-
être son secret à la conscience divinement lucide de
ces enfants heureux, à qui la pureté de leur cœur
mérita un jour de voir Dieu.
Jésus vivait avec ses disciples presqiie toujours en
plein air. Tantôt, il montait dans vune barque, et en-
seignait ses auditeurs pressés sur le rivage 2. Tantôt,
il s'asseyait sur les montagnes qui bordent le lac, où
1. Jean, i, SI.
2. Malth., XIII, 1-2 ; Marc, m, 9; iv, ! ; Luc, v, 3.
166 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
l'air est si pur et l'horizon si lumineux. La troupe
fidèle allait ainsi, gaie et vagabonde , recueillant
les inspirations du maître dans leur première fleur.
Un doute naïf s'élevait parfois, une question douce-
ment sceptique : Jésus, d'un sourire ou d'un regard,
faisait taire l'objection. A chaque pas, dans le nuage
qui passait, le grain qui germait, l'épi qui jaunissait,
on voyait le signe du royaume près de venir ; on se
croyait à la veille de voir Dieu, d'être les maîtres
du monde; les pleurs se tournaient en joie; c'était
l'avènement sur terre de l'universelle consolation :
(( Heureux, disait le maître, les pauvres en esprit;
car c'est à eux qu'appartient le royaume des cieux!
{( Heureux ceux qui pleurent ; car ils seront con-
solés!
(( Heureux les débonnaires ; car ils posséderont la
terre !
(( Heureux ceux qui ont faim et soif de justice;
car ils seront rassasiés !
(( Heureux les miséricordieux; car ils obtiendront
miséricorde !
« Heureux ceux qui ont le cœur pur; car ils ver-
ront Dieu !
« Heureux les pacifiques; car ils seront appelés
enfants de Dieu!
« Heureux ceux qui sont persécutés pour la jus-
VIE DE JÉSUS. 107
tice; car le royaume des deux est à eux!^ »
Sa prédication était suave et douce, toute pleine
de la nature et du parfum des champs. Il aimait lec
Heurs et en prenait ses leçons les plus charmantes.
Les oiseaux du ciel, la mer, les montagnes, les jeux
des enfants, passaient tour à tour dans ses enseigne-
ments. Son style n'avait rien de la période grecque,
mais se rapprochait beaucoup plus du tour des pa-
rabolistes hébreux, et surtout des sentences des doc-
teurs juifs, SCS contemporains, telles que nous les
lisons dans le Pirké Ahoth, Ses développements
avaient peu d'étendue, et formaient des espèces de
surates à la façon du Coran, lesquelles cousues en-
semble ont composé plus tard ces longs discours
qui furent écrits par Matthieu 2. Nulle transition ne
liait ces pièces diverses; d'ordinaire cependant une
même inspiration les pénétrait et en faisait l'unité. C'est
surtout dans la parabole que le maître excellait. Rien
dans le judaïsme ne lui avait donné le modèle de ce
genre délicieux^. C'est lui qui i'a créé. Il est vrai
4. Matth., V, 3-10; Luc, vi, 20-25.
2. C'est ce qu'on appelait les ao'-^ix xuptaxà. Papias, dans Eusèbe,
II. E., m, 39.
3. L'apologue, toi que nous le trouvons Juges, ix, 8 et suiv.,
II Sam., XII, '1 et suiv., n'a qu'une ressemblance de forme avec la
[>araboie évangéiique. La proloude originalité de celle-ci est dans*
Id sentiment qui la reinplib.
168 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
qu'on trouve dans les livres bouddhiques des para-
boles exactement du même ton et de la même facture
que les paraboles évangéliques^. Mais il est difficile
d'admettre qu'une influence bouddhique se soit exer-
cée en ceci. L'esprit de mansuétude et la profondeur
de sentiment qui animèrent également le christia-
nisme naissant et le bouddhisme, suffisent peut-être
pour expliquer ces analogies.
Une totale indifférence pour la vie extérieure et pour
le vain appareil de « confortable » dont nos tristes pays
nous font une nécessité, était la conséquence de la vie
simple et douce qu'on menait en Galilée. Les climats
froids, en obligeant l'homme à une lutte perpétuelle
contr.e le dehors, font attacher beaucoup de prix aux
recherches du bien-être et du luxe. Au contraire, les
pays qui éveillent des besoins peu nombreux sont les
pays de l'idéalisme et de la poésie. Les accessoires
de la vie y sont insignifiants auprès du plaisir de
vivre. L'embellissement de la maison y est superflu ;
on se tient le moins possible enfermé. L'alimentation
forte et régulière des climats peu généreux passerait
pour pesante et désagréable. Et quant au luxe des
vêtements, comment rivaliser avec celui que Dieu a
donné à la terre et aux oiseaux du ciel? Le tra-
ie Voir burlout le Lotus de ki bonne loi, ch. m et iv.
VIE DE JÉSUS. 169
vail, dans ces sortes de climats , paraît inutile ; ce
qu'il donne ne vaut pas ce qu'il coûte. Les ani-
maux des champs sont mieux vêtus que l'homme le
plus opulent, et ils ne font rien. Ce mépris, qui,
lorsqu'il n'a pas la paresse pour cause, sert beau-
coup à l'élévation des âmes, inspirait à Jésus des
apologues charmants : « N'enfouissez pas en terre,
disait-il, des trésors que les vers et la rouille dé-
vorent, que les larrons découvrent et dérobent ; mais
amassez-vous des trésors dans le ciel, où il n'y a ni
vers, ni rouille, ni larrons. Où est ton trésor, là aussi
est ton cœur^. On ne peut servir deux maîtres ; ou
bien on hait l'un et on aime l'autre, ou bien on s'at-
tache à l'un et on délaisse l'autre. Vous ne pouvez
servir Dieu et Mamon^. C'est pourquoi je vous le
dis : Ne soyez pas inquiets de l'aliment que vous
aurez pour soutenir votre vie, ni des vêtements que
vous aurez pour couvrir votre corps. La vie n'est-elle
pas plus noble que l'aliment, et le corps plus noble
que le vêtement? Regardez les oiseaux du ciel :
ils ne sèment ni ne moissonnent; ils n'ont ni cellier
ni grenier, et votre Père céleste les nourrit. N'êtes-
vous pas fort au-dessus d'eux? Quel est celui d'entre
4. Comparez Talm. de Bab., Baba Balhraj 11 a.
2. Dieu des richesses et des trésors cachés, sorte de Plutusdans
la mythologie phénicienne et syrienne.
170 ORIGINES DU GHRISTIAiNlSME.
VOUS qui, à force de soucis, peut ajouter une coudée
à sa taille? Et quant aux habits, pourquoi vous en
mettre en peine? Considérez les lis des champs; ils
ne travaillent ni ne filent. Cependant, je vous le dis,
Salomon dans toute sa gloire n'était pas vêtu comme
l'un d'eux. Si Dieu prend soin de vêtir de la sorte
une herbe des champs, qui existe aujourd'hui et qui
demain sera jetée au feu, que ne fera-t-il point pour
vous, gens de peu de foi? Ne dites donc pas avec
anxiété : Que mangerons-nous ? que boirons-nous?
de quoi serons-nous vêtus? Ce sont les païens qui se
préoccupent de toutes ces choses. Votre Père cé-
leste sait que vous en avez besoin. Mais cherchez
premièrement la justice et le royaume de Dieu^, et
tout le reste vous sera donné par surcroît. Ne vous
souciez pas de demain; demain se souciera de lui-
même. A chaque jour suffit sa peine 2. »
Ce sentiment essentiellement galiléen eut sur la
destinée de la secte naissante une influence décisive.
La troupe heureuse, se reposant sur le Père céleste
pour la satisfaction de ses besoins, avait pour pre-
mière règle de regarder les soucis de la vie comme
4. J'adopte ici la leçon de Lachinann et Tischendorf.
2. Matth., VI, 19-21, 24-34. Luc, xii, 22-31, 33-34 ; xvi, 13.
Comparez les préceptes Luc, x, 7-8, pleins du môme sentiment
niiiT, et Talmud Ue Uabyloue, SoLa^ 48 b.
VIE DE JÉSUS. 171
un mal qui étouffe en l'homme le germe de tout bien ^.
Chaque jour elle demandait à Dieu le pain du lende-
main^. A quoi bon thésauriser? Le royaume de Dieu va
venir, a Vendez ce que vous possédez et donnez -le
en aumône, disait le maître. Faites-vous au ciel des
sacs qui ne vieillissent pas, des trésors qui ne se dis-
sipent pas ^. » Entasser des économies pour des héri-
tiers qu'on ne verra jamais, quoi de plus insensé ^ ?
Comme exemple de la folie humaine , Jésus aimait à
citer le cas d'un homme qui, après avoir élargi ses
greniers et s'être amassé du bien pour de longues
années, mourut avant d'en avoir joui^î Le brigan-
dage , qui était très-enraciné en Galilée ^, donnait
beaucoup de force à cette manière de voir. Le pauvre,
qui n'en souffrait pas, devait se regarder comme le
favori de Dieu, tandis que le riche, ayant une pos-
session peu sûre, était le vrai déshérité. Dans nos
sociétés établies sur une idée très -rigoureuse de la
propriété , la position du pauvre est horrible ; il n'a
pas à la lettre sa place au soleil. Il n'y a de fleurs,
d'herbe, d'ombrage que pourcelui qui possède la terre.
L Matth., XIII, 22; Marc, iv, 49; Luc, vin, 14.
2. Matlh., VI, il; Luc, xi, 3, C'est le sens du mut £77io6(jiiî.
3. Luc, XII, 33-34.
4. Luc, XII, 20. ,
5. Luc, XII, 16 et suiv.
6. Jos, Ant.j XVII, X, 4 et suiv.; Vitaj 11, etc
172 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
En Orient, ce sont là des dons de Dieu, qui n'ap-
partiennent à personne. Le propriétaire n'a qu'un
mince privilège; la nature est le patrimoine de tous.
Le christianisme naissant, du reste, ne faisait en
ceci que suivre la trace des Esséniens ou Théra-
peutes et des sectes juives fondées sur la vie cénobi-
tique. Un élément communiste entrait dans toutes
ces sectes, également mal vues des Pharisiens et
des Sadducéens. Le messianisme, tout politique chez
les Juifs orthodoxes, devenait chez elles tout social.
Par une existence douce, réglée, contemplative,
laissant sa part à la liberté de l'individu, ces pe-
tites églises croyaient inaugurer sur la terre le
royaume céleste. Des utopies de vie bienheureuse,
fondées sur la fraternité des hommes et le culte pur
du vrai Dieu, préoccupaient les âmes élevées et pro-
duisaient de toutes parts des essais hardis, sincères,
mais de peu d'avenir.
Jésus, dont les rapports avec les Esséniens sont
très-difficiles à, préciser (les ressemblances, en his-
toire, n'impliquant pas toujours des rapports), était
ici certainement leur frère. La communauté des
biens fut quelque temps de règle dans la société nou-
velle^. L'avarice était le péché capital 2; or il faut
4. AcL, IV, 32, 34-37; v, 1 et suiv.
2. MaUh.j xiii, 22 i Luc, xii, 15 et suiv.
VIE DE JESUS. 173
bien remarquer que le péché « d'avarice, » contre
lequel la morale chrétienne a été si sévère, était
alors le simple attachement à la propriété. La pre-
mière condition pour être disciple de Jésus était
de réaliser sa fortune et d'en donner le prix aux
pauvres. Ceux qui reculaient devant cette extrémité
n'entraient pas dans la communauté^. Jésus ré-,
pétait souvent que celui qui a trouvé le royaume
de Dieu doit l'acheter au prix de tous ses biens, et
qu'en cela il fait encore un marché avantageux.
« L'homme qui a découvert l'existence d'un trésor
dans un champ, disait-il, sans perdre un instant,
vend ce qu'il possède et achète le champ. Le joail-
lier qui a trouvé une perle inestimable, fait argent
de tout et achète la perle 2.» Hélas ! les inconvénients
de ce régime ne tardèrent pas à se faire sentir. Il
fallait un trésorier. On choisit pour cela Juda de
Kerioth. A tort ou à raison, on l'accusa de voler la
caisse commune^; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il fit
une mauvaise fin.
Quelquefois le maître, plus versé dans les choses
du ciel que dans celles de la terre, enseignait une
4. Matth., XIX, 21 ; Marc, x, 21 et suiv., 29-30; Luc, xviii, 22-
23, 28.
2. Matth., XIII, 44-46.
3. Jean, xii, 6.
iU ORIGINES DU CHRISTIANISME.
économie politique plus singulière encore. Dans une
parabole bizarre, un intendant est loué pour s'êtrs
fait des amis parmi les pauvres aux dépens de son
maître, afin que les pauvres à leur tour l'introduisent
dans le royaume du ciel. Les pauvres, en effet, de-
vant être les dispensateurs de ce royaume, n'y re-
cevront que ceux qui leur auront donné. Un homme
avisé, songeant à l'avenir, doit donc chercher à les
gagner. « Les Pharisiens, qui étaient des avares,
dit l'évangéliste, entendaient cela, et se moquaient
de lui * . » Entendirent - ils aussi la redoutable
parabole que voici? « Il y avait un homme riche,
qui était vêtu de pourpre et de fm lin, et qui tous
les jours faisait bonne chère. Il y avait aussi un
pauvre, nommé Lazare, qui était couché à sa porte,
couvert d'ulcères , désireux de se rassasier des
miettes qui tombaient de la table du riche. Et les
chiens venaient lécher ses plaies ! Or, il arriva que
le pauvre mourut, et qu'il fut porté par les anges
dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi et
fut enterré 2. Et du fond de l'enfer, pendant qu'il
était dans les tourments, il leva les yeux, et vit
ie loin Abraham, et Lazare dans son sein. Et s'é-
criant, il dit : « Père Abraham, aie pitié de moi, et
4. Luc, XVI, 1-14.
2. Voir le texte grec.
VIE DE JÉSUS. 175
« envoie Lazare, afin qu'il trempe dans l'eau le bout
« de son doigt et qu'il me rafraîchisse la langue, car
« je souffre cruellement dans cette flamme. » Mais
Abraham lui dit : « Mon fils, songe que tu as eu ta part
« de bien pendant la vie, et Lazare sa part de mal.
(( Maintenant il est consolé, et tu es dans les tour-
ce ments^. » Quoi de plus juste? Plus tard on appela
cela la parabole du « mauvais riche. » Mais c'est pu-
rement et simplement la parabole du a riche. » Il est
en enfer parce qu'il est riche, parce qu'il ne donne
pas son bien aux pauvres, parce qu'il dîne bien,
tandis que d'autres à sa porte dînent mal. Enfin,
dans un moment où , moins exagéré , Jésus ne pré-
sente l'obligation de vendre ses biens et de les don-
ner aux pauvres que comme un conseil de perfec-
tion, il fait encore cette déclaration terrible : « Il est
plus facile à un chameau de passer par le trou d'une
aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de
Dieu -. ))
1. Luc, XVI, 19-25. Luc, je le sais, a une tendance communiste /
très-prononcée (comparez vi, 20-21, 25-26), et je pense qu'il a
exagéré cette nuance de l'enseignement de Jésus. Mais les traits
des Ao'-^ta de Matthieu sont suffisamment significatifs.
2. Matth., XIX, 24; Marc, x, 25; Luc, xviii, 25. Cette locution
proverbiale se retrouve dans le Talmud (Bab., Berakoth, 55 b, f/
Baba metsia, 38 b) et dans le Coran (Sur., vu, 38). Origène et les
176 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Un sentiment d'une admirable profondeur domina
en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux en-
fants qui l'accompagnaient, et fit de lui pour l'éternité
le vrai créateur de la paix de l'âme, le grand conso-
lateur de la vie. En dégageant l'homme de ce qu'il
appelait « les sollicitudes de ce monde, » Jésus put
aller à l'excès et porter atteinte aux conditions es-
sentielles de la société humaine ; mais il fonda ce
haut spiritualisme qui pendant des siècles a rempli
les âmes de joie à travers cette vallée de larmes.
Il vit avec une parfaite justesse que l'inattention de
l'homme, son manque de philosophie et de mora-
lité, viennent le plus souvent des distractions aux-
quelles il se laisse aller, des soucis qui l'assiègent et
que la civilisation multiplie outre mesure^. L'Évan-
gile, de la sorte, a été le suprême remède aux ennuis
de la vie vulgaire, un perpétuel sursum corda^ une
puissante distraction aux misérables soins de la terre,
un doux appel comme celui de Jésus à l'oreille de
Marthe : « Marthe, Marthe, tu t'inquiètes de beau-
coup de choses ; or une seule est nécessaire. » Grâce
à Jésus, l'existence la plus terne, la plus absorbée
par de tristes ou humiliants devoirs, a eu son échappée
interprètes grecs, ignorant le proverbe sémitique, ont cru qu'il
s'agissait d'un câble (;câ|AiXo;).
1. Matth., XIII, n.
Vi£ DE JÉSUS. 177
sur un coin du ciel. Dans nos civilisations affairées,
le souvenir de la vie libre de Galilée a été comme le
parfum d'un autre monde, comme une «rosée de
l'Hermon ^ » , qui a empêché la sécheresse et la
vulgarité d'envahir entièrement le champ de Dieu.
4. Ps. GXXXUL 3.
iS
CHAPITRE XL
LE ROYAUME DE DIEU CONÇU COMME L'AVÉNEMENT
DES PAUVRES.
Ces maximes, bonnes pour un pays où la vie se
nourrit d'air et de jour, ce communisme délicat d'une
troupe d'enfants de Dieu, vivant en confiance sur le
sein de leur père, pouvaient convenir à une secte
naïve, persuadée à chaque instant que son utopie allait
se réaliser. Mais il est clair qu'elles ne pouvaient ral-
lier l'ensemble de la société. Jésus comprit bien vite,
en effet, que le monde officiel de son temps ne se
prêterait nullement à son royaume. Il en prit son
parti avec une hardiesse extrême. Laissant là tout ce
monde au cœur sec et aux étroits préjugés, il se
tourna vers les simples. Une vaste substitution de race
aura lieu. Le royaume de Dieu est fait : i° pour les
enfants et pour ceux qui leur ressemblent ; 2° pour
VIE DE JÉSUS. 179
les rebutés de ce monde, victimes de la morgue sot
ciale , qui repousse l'homme bon , mais humble ;
8" pour les hérétiques et schismatiques, publicains,
samaritains, païens de Tyr et de Sidon. Une parabole
énergique expliquait cet appel au peuple et le légiti-
mait ^ : Un roi a préparé un festin de noces et envoie
ses serviteurs chercher les invités. Chacun s'excuse;
quelques-uns maltraitent les messagers. Le roi alors
prend un grand parti. Les gens comme il faut n'ont
pas voulu se rendre à son appel ; eh bien ! ce seront
les preoiiers venus, des gens recueillis sur les places
et les carrefours, des pauvres, des mendiants, des
boiteux, n'importe; il faut remplir la salle, « et je vous
le jure, dit le roi, aucun de ceux qui étaient invités
ne goûtera mon festin. »
Le pur ébionisme, c'est-à-dire la doctrine que les
pauvres {éhionim) seuls seront sauvés, que le règne
des pauvres va venir, fut donc la doctrine de Jésus,
(c Malheur à vous , riches , disait-il , car vous avez
votre consolation ! Malheur à vous qui êtes maintenant
rassasiés, car vous aurez faim. Malheur à vous qui
Tiez maintenant, car vous gémirez et vous pleurerez-. »
« Quand tu fais un festin, disait-il encore, n'invite pas
h. Matth., XXII, % et suiv.; Luc, xiv, 16 et suiv. Comp. Matth.,
VIII, 11-1:2; XXI, 33 et suiv,
2. Luc, VI, 24-25.
180 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
tes amis, tes parents, tes voisins riches ; ils te réinvite-
raient, et tu aurais ta récompense. Mais quand tu fais
un repas, invite les pauvres, les infirmes, les boiteux,
les aveugles ; et tant mieux pour toi s'ils n'ont rien
à te rendre, car le tout te sera rendu dans la résur-
rection des justes^. » C'est peut-être dans un sens
analogue^ qu'il répétait souvent : « Soyez de bons
banquiers 2, » c'est-à-dire : Faites de bons place-
ments pour le royaume de Dieu, en donnant vos
biens aux pauvres, conformément au vieux proverbe :
« Donner au pauvre, c'est prêter à Dieu^. »
Ce n'était pas là, du reste, un fait nouveau. Le
mouvement démocratique le plus exalté dont l'hu-
manité ait gardé le souvenir (le seul aussi qui ait
réussi, car seul il s'est tenu dans le domaine de Tidée
pure) , agitait depuis longtemps la face juive. La pensée
que Dieu est le vengeur du pauvre et du faible contre
le riche et le puissant se retrouve à chaque page des
écrits de l'Ancien Testament. L'histoire d'Israël est de
toutes les histoires celle où l'esprit populaire a le plus
constamment dominé. Les prophètes, vrais tribuns
1. Luc, XIV, 12-14.
2. Mot conservé par une tradition fort ancienne et fort suivie.
Clément d'Alex., Strom., I, 28. On le retrouve dans Origène,
dans saint Jérôme, et dans un grand nombre de Pères de l'Église.
3. Prov., XIX, 17.
VIE DE JÉSUS. 181
et en un sens les plus hardis tribuns, avaient tonné
sans cesse contre les grands et établi une étroite rela-
tion d'une part entre les mots de « riche, impie, vio-
lent, méchant, » de l'autre entre les mots de «pauvre,
doux, humble, pieux ^. » Sous les Séleucides, les
aristocrates ayant presque tous apostasie et passé à
l'hellénisme, ces associations d'idées ne firent que se
fortifier. Le Livre d'Hénoch contient des malédictions
plus violentes encore que celles de l'Évangile contrôle
monde, les riches, les puissants^. Le luxe y est pré-
senté comme un crime. Le « Fils de l'homme, »
dans cette Apocalypse bizarre, détrône les rois,
les arrache à leur vie voluptueuse, les précipite dans
l'enfer ^. L'initiation de la Judée à la vie profane,
l'introduction récente d'un élément tout mondain de
luxe et de bien-être, provoquaient une furieuse réac-
tion en faveur de la simplicité patriarcale. « Malheur
à vous qui méprisez la masure et l'héritage de vos
pères ! Malheur à vous qui bâtissez vos palais avec la
sueur des autres ! Chacune des pierres, chacune des
briques qui les composent est un péché ^. » Le nom
L VoirenparticulierAmos, II, 6; Is.,lxiii, 9; Ps. xxv, 9;xxxvii,
M; Lxix, 33, et en général les dictionnaires hébreux, aux mots :
.yn^ .D^SSin .vxj:: .von 033? ^^27 ibi 1^vn^î
2. Ch. LXII, LXIII, XCVII, C, CIV.
3. Hénochj ch. xlvi, 4-8.
4. Hénoch, xcix, 13, 14.
182 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de (( pauvre » (ébion) était devenu synonyme de
(( saint,)) d'«ami de Dieu.)) C'était le nom que les dis-
ciples galiléens de Jésus aimaient à se donner; ce fut
longtemps le nom des chrétiens judaïsants de la Ba-
tanée et du Hauran (Nazaréens, Hébreux), restés
fidèles à la langue comme aux enseignements primi-
tifs de Jésus, et qui se vantaient de posséder parmi
eux les descendants de sa famille^. A la fm du
iV siècle, ces bons sectaires, demeurés en dehors
du grand courant qui avait emporté les autres églises,
sont traités d'hérétiques [Ebionites], et on invente
pour expliquer leur nom un prétendu hérésiarque
Ebion^.
On entrevoit sans peine, en effet, que ce goiit exa-
géré de pauvreté ne pouvait être bien durable. C'était
là un de ces éléments d'utopie comme il s'en mêle
toujours aux grandes fondations, et dont le temps fait
justice. Transporté dans le large milieu de la société
K . Jules Africain dans Eusèbe, H. E.j I, 7 ; Eus., De situ et nom.
loc. hebr., aumotXwSâ; Orig., Contre Celse, II, i; V, 61; Epiph.,
Adv. Iiœr., xxix, 7, 9 ; xxx, 2, 18.
2. Voir surtout Origène^ Contre Celse, II, i; De principiis,
IV, 22. Comparez Épiph., Adv. hœr., xxx, 17. Irénée, Origène,
Eusèbe, les Constitutions apostoliques, ignorent l'existence d'un
tel personnage. L'auteur des Philosophiimena semble hésiter (VII,
34 et 35; X, 22 et 23). C'est par Tertullien et surtout par Épiphane
qu'a été répandue la lable d'un Ébion. Du reste, tous les Pères
sont d'accord sur l'étymolooie 'Eêiwv = t^tw^o!;.
VIE DE JESUS. 183
humaine, le christianisme devait un jour très-facile-
ment consentir à posséder des riches dans son sein,
de même que le bouddhisme, exclusivement monacal
à son origine, en vint très-vite, dès que les conver-
sions se multiplièrent, à admettre des laïques. Mais
on garde toujours la marque de ses origines. Bien
que vite dépassé et oublié, Vébionisme laissa dans
toute l'histoire des institutions chrétiennes un levain
qui ne se perdit pas. La collection des Logia ou dis-
cours de Jésus se forma dans le milieu ébionite de la
Batanée^. La « pauvreté» resta un idéal dont la vraie
lignée de Jésus ne se détacha plus. Ne rien posséder
fut le véritable état évangélique; la mendicité de-
vint une vertu, un état saint. Le grand mouvement
ombrien du xiir siècle, qui est, entre tous les es-
sais de fondation religieuse, celui qui ressemble le
plus au mouvement galiléen, se passa tout entiçr au
nom de la pauvreté. François d'Assise, l'homme
du monde qui, par son exquisf^. bonté, sa com-
munion délicate, fine et tendre avec la vie univer-
selle, a le plus ressemblé à Jésus, fut un pauvre. Les
ordres mendiants, les innombrables sectes commu-
nistes du moyen âge (Pauvres de Lyon, Bégards,
Bons-Hommes, Fratricelles, Humiliés, Pauvres évan-
4 . Épiph., Adv. hœr., xix, xxix et xxx, surtout xxix, 9.
184 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
géliques, etc.), groupés sous la bannière de « l'Evan-
gile Eternel, » prétendirent être et furent en effet les
vrais disciples de Jésus. Mais cette fois encore les
plus impossibles rêves de la religion nouvelle furent
féconds. La mendicité pieuse, qui causé à nos socié-
tés industrielles et administratives de si fortes impa-
tiences, fut, à son jour et sous le ciel qui lui convenait,
pleine de charme. Elle offrit à une foule d'âmes con-
templatives et douces le seul état qui leur convienne.
Avoir fait de la pauvreté un objet d'amour et de dé-
sir, avoir élevé le mendiant sur l'autel et sanctifié
l'habit de l'homme du peuple, est un coup de maître
dont l'économie politique peut n'être pas fort tou-
chée, mais devant lequel le vrai moraliste ne peut
rester indifférent. L'humanité, pour porter son far-
deau, a besoin de croire qu'elle n'est pas complète-
ment payée par son salaire. Le plus grand service
qu'on puisse lui rendre est de lui répéter souvent
qu'elle ne vit pas seulement de pain.
Comme tous les grands hommes, Jésus avait du
goût pour le peuple et se sentait à l'aise avec lui.
L'évangile dans sa pensée est fait pour les pauvres ;
c'est à eux qu'il apporte la bonne nouvelle du sal^t^.
Tous les dédaignés du judaïsme orthodoxe étaient ses
4. Matth., XI, 5 ; Luc, vi, tO-%'\.
VIE DE JESUS. 185
préférés. L'amour du peuple, la pitié pour son im-
puissance, le sentiment du chef démocratique, qui
sent vivre en lui l'esprit de la foule et se reconnaît
pour son interprète naturel, éclatent à chaque instant
dans ses actes et ses discours^.
La troupe élue offrait en effet un caractère fort
mêlé et dont les rigoristes devaient être très-surpris.
Elle comptait dans son sein des gens qu'un juif qui
se respectait n'eût pas fréquentés 2. Peut-être Jésus
trouvait-il dans cette société en dehors des règles com-
munes plus de distinction et de cœur que dans une
borurgeoisie pédante, formaliste, orgueilleuse de son
apparente moralité. Les pharisiens, exagérant les
prescriptions mosaïques, en étaient venus à se croire
souillés par le contact des gens moins sévères qu'eux ;
on touchait presque pour les repas aux puériles dis-
tinctions des castes de l'Inde. Méprisant ces misé-,
râbles aberrations du sentiment religieux, Jésus aimait
à dîner chez ceux qui en étaient les victimes ^ ; on
voyait à table à côté de lui des personnes que l'on
disait de mauvaise vie, peut-être pour cela seul, il est
vrai, qu'elles ne partageaient pas les ridicules des
faux dévots. Les pharisiens et les docteurs criaient
1. MaUh., IX, 36; Marc, vi, 34.
2. Matlh., IX, 10 et suiv.; Luc, xv entier.
3. MaUh., IX, il; Marc, ii, 16; Luc, v, 30.
186 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
au scandale. « Voyez, disaient-ils, avec quelles gens
il mange ! » Jésus avait alors de fines réponses, qui
exaspéraient les hypocrites : « Ce ne sont pas les gens
bien portants qui ont besoin de médecin ^ ; » ou bien :
« Le berger qui a perdu une brebis sur cent laisse les
quatre-vingt-dix-neuf autres pour courir après la per-
due, et, quand il l'a trouvée, il la rapporte avec joie
sur ses épaules^; » ou bien : « Le fils de l'homme est
venu sauver ce qui était perdu ^ ; » ou encore : « Je ne
suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs^ ; »
enfin cette délicieuse parabole du fils prodigue, où
celui qui a failli est présenté comme ayant une sorte
de privilège d'amour sur celui qui a toujours été
juste. Des femmes faibles ou coupables, surprises de
tant de charme, et goûtant pour la première fois le
contact plein d'attrait de la vertu, s'approchaient
librement de lui. On s'étonnait qu'il ne les repoussât
pas. « Oh ! se disaient les puritains, cet homme n'est
point un prophète; car, s'il l'était, il s'apercevrait
bien que la femme qui le touche est une pécheresse. »
Jésus répondait par la parabole d'un créancier qui re-
mit à ses débiteurs des dettes inégales, et il ne crai-
1. Matlh., IX, 12.
2. Luc, XV, 4 et suiv.
3. Matlh., XVIII, il ; Luc, xix, 10,
4. iMalLh., IX, 13.
VIE DE JÉSUS. 187
giiait pas de préférer le sort de celui à, qui fut re-
mise la dette la plus forte ^. 11 n'appréciait les états
de l'âme qu'en proportion de l'amour qui s'y mêle.
Des femmes, le cœur plein de larmes et disposées
par leurs fautes aux sentiments d'humilité, étaient
plus près de son royaume que les natures médiocres,
lesquelles ont souvent peu de mérite à n'avoir point
failli. On conçoit, d'un autre côté, que ces âmes
tendres, trouvant dans leur conversion à la secte un
moyen de réhabilitation facile, s'attachaient à lui avec
passion.
Loin qu'il cherchât à adoucir les murmures que
soulevait son dédain pour les susceptibilités sociales
du temps, il semblait prendre plaisir à les exciter.
Jamais on n'avoua plus hautement ce mépris du
« monde, » qui est la condition des grandes choses
et de la grande originalité. Il ne pardonnait au riche
que quand le riche, par suite de quelque préjugé, était
mal vu de la société 2. 11 préférait hautement les gens de
1. Luc, VII, 36 et suiv. Luc, qui aime à relever tout ce qui se
rapporte au pardon des pécheiirs (comp. x, 30 et suiv. ; xv entier;
XVII, 46 et suiv.; xix, 2 et suiv.; xxiii, 39-43), a composé ce
récit avec les traits d'une autre histoire, celle de l'onction des
pieds, qui eut lieu à Béthanie quelques jours avant la mort de
Jésus. Mais le pardon de la pécheresse était, sans contredit, un
des traits essentiels de la vie anecdotique de Jésus. Cf. Jean, viii,
3 et suiv.; Papias, dans Eusèbe, llisl. eccl.j III, 39.
2. Luc, xix, 2 et suiv..
188 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
vie équivoque et de peu de considération aux notables
orthodoxes. « Des publicains et des courtisanes, leur
disait-il, vous précéderont dans le royaume de Dieu.
Jean est venu; des publicains et des courtisanes ont
cru en lui, et malgré cela vous ne vous. êtes pas con-
vertis^. » On comprend combien le reproche de
n'avoir pas suivi le bon exemple que leur donnaient
des filles de joie, devait être sanglant pour des gens
faisant profession de gravité et d'une morale rigide.
Il n'avait aucune affectation extérieure, ni montre
d'austérité. Il ne fuyait pas la joie, il allait volon-
tiers aux divertissements des mariages. Un de ses mi-
racles fut fait pour égayer une noce de petite ville.
Les noces en Orient ont lieu le soir. Chacun porte
une lampe ; les lumières qui vont et viennent font un
effet fort agréable. Jésus aimait cet aspect gai et
animée et tirait de là des paraboles 2. Quand on
comparait une telle conduite à celle de Jean-Baptiste,
on était scandalisé ^. Un jour que les disciples de
Jean et les Pharisiens observaient le jeûne : « Gomment
se fait-il, lui dit-on, que tandis que les disciples de
Jean et des Pharisiens jeûnent et prient, les tiens
mangent et boivent? » — « Laissez-les, dit Jésus ; vou-
4. Watth., XXI, 31-32.
2. Matlh., XXV, 1 et, suiv.
3. Marc, II, 18; Luc, v, 33.
VIE DE JÉSUS. 189
lez-vous faire jeûner les paranymphes de l'époux,
pendant que l'époux est avec eux. Des jours vien-
dront où l'époux leur sera enlevé; ils jeûneront alors^))
Sa douce gaieté s'exprimait sans cesse par des réflexions
vives, d'aimables plaisanteries. «A qui, disait-il, sont
semblables les hommes de cette génération, et à qui les
comparerai-je ? Ils sont semblables aux enfants assis
sur les places, qui disent à leurs camarades :
Voici que nous chantons,
Et vous ne dansez pas.
Voici que nous pleurons,
Et vous ne pleurez pas*.
Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et vous
dites : C'est un fou. Le Fils de l'homme est venu,
vivant comme tout le monde, et vous dites : C'est un
mangeur, un buveur de vin, l'ami des douaniers et
des pécheurs. Vraiment, je vous l'assure, la sagesse
n'est justifiée que par ses œuvres ^. »
Il parcourait ainsi la Galilée au milieu d'une fête
\. Matth., IX, 14 etsuiv.; Marc, ii, 18 et suiv.; Luc, v, 33 et
suiv.
2. Allusion à quelque jeu d'enfant.
3. Matth., XI, 16 et suiv.; Luc, vu, 34 et suiv. Proverbe qui
veut dire : « L'opinion des hommes est aveugle. La sagesse des
œuvres de Dieu n'est proclamée que par ses œuvres elles-mêmes.»
Je lis tp-^wv, avec le manuscrit B du Vatican, et non ts'rvwv.
190 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
perpétuelle. Il se servait d'une mule, monture en
Orient si bonne et si sûre, et dont le giand œil noir,
ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur. Ses
disciples déployaient quelquefois autour de lui une
pompe rustique, dont leurs vêtements, tenant lieu de
tapis, faisaient les frais. Ils les mettaient sur la mule
qui le portait^ ou les étendaient à terre sur son pas-
sage *. Quand il descendait dans une maison, c'était
une joie et une bénédiction. Il s'arrêtait dans les
bourgs et les grosses fermes, où il recevait une
hospitalité empressée. En Orient, la maison où des-
cend un étranger devient de suite un lieu public. Tout
le village s'y rassemble; les enfants y font invasion;
les valets les écartent; ils reviennent toujours. Jésus
ne pouvait souffrir qu'on rudoyât ces naïfs auditeurs ;
il les faisait approcher de lui et les embrassait 2. Les
mères, encouragées par un tel accueil, lui apportaient
leurs nourrissons pour qu'il les touchât^. Des femmes
venaient verser de l'huile sur sa tête et des parfums
sur ses pieds. Ses disciples les repoussaient parfois
comme importunes; mais^ Jésus, qui aimait les usages
antiques et tout ce qui indique la simplicité du cœur,
4. Matth., XXI, 7-8.
2. Matth., XIX, 13 et suiv.; Marc, ix, 35; x, 43 et suiv.; Luc,
XVIII, 45-16.
3. Ibid,
VIE DE JÉSUS. 191
réparait le mal fait par ses amis trop zélés. Il proté-
geait ceux qui voulaient Thonorer^. Aussi les enfants
et les femm.es l'adoraient. Le reproche d'aliéner de
leur famille ces êtres délicats, toujours prompts à
être séduits, était un de ceux que lui adressaient le
plus souvent ses ennemis 2.
La religion naissante fut ainsi à beaucoup d'égards
un mouvement de femmes et d'enfants. Ces derniers
faisaient autour de Jésus comme une jeune garde pour
l'inauguration de son innocente royauté , et lui décer-
naient de petites ovations auxquelles il se plaisait
fort, l'appelant « fils de David, » criant //o^an/za^, et
portant des palmes autour de lui. Jésus, comme Sa-
vonarole, les faisait peut-être servir d'instruments
à des missions pieuses; il était bien aise de voir
ces jeun<^.s apôtres, qui ne le compromettaient pas,
se lancer en avant et lui décerner des titres qu'il
i. Matth., XXVI, 7 et suiv. ; Marc, xiv, 3 et Fuiv.; Luc, vu, 37
et suiv.
2. Évangile de Marcion, addition au v. 2 du ch. xxiii de Luc
(Épiph., Adv. Aœr.^ XLii, il). Si les retranchements de Marcion
sont sans valeur critique , il n'en est pas de même de ses additions
quand elles peuvent provenir, non d'un parti pris, mais de l'état
des manuscrits dont il se servait.
3. Cri qu'on poussait à la procession de la fête des Tabernacles,
en agitant les palmes. Mischna,SwÀ:Â:a, m, 9. Cet usage existe en-
core chez les Israélites,
192 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
n'osait prendre lui-même. Il les laissait dire, et quand
on lui demandait s'il entendait, il répondait d'une
façon évasive que la louange qui sort de jeunes
lèvres est la plus agréable à Dieu ^.
Il ne perdait aucune occasion de répéter que les
petits sont des êtres sacrés 2, que le royaume de Dieu
appartient aux enfants ^, qu'il faut devenir enfant pour
y entrer^, qu'on doit le recevoir en enfant^, que le
Père céleste cache ses secrets aux sages et les révèle
aux petits ^. L'idée de ses disciples se confond
presque pour lui avec celle d'enfants 7. Un jour
qu'ils avaient entre eux une de ces querelles de pré-
séance qui n'étaient point rares, Jésus prit un enfant,
le mit au milieu d'eux, et leur dit : « "Voilà le plus
grand; celui qui est humble comme ce petit est le
plus grand dans le royaume du ciel ^. »
C'était l'enfance, en effet, dans sa divine sponta-
néité, dans ses naïfs éblouissements de joie, qui pre-
nais possession de la terre. Tous croyaient à chaque
. Matth., XXI, 45-i6.
2. Matth., XVIII, 5, 40, 44; Luc, xvii, 2.
3. Matth., XIX, 44; Marc, x, 14; Luc, xviii, 4 6.
4. Matth., XVIII, 4 et suiv.; Marc, ix, 33 et suiv.; Luc, ix, 46.
5. Marc, x, 45.
6. Matth., XI, 23; Luc, x, 24.
7. Matth., X, 42; XVIII, 5, 4 4; Marc, ix, 36; Luc, xvii, 2.
8. Matth. xviii, 4; Marc, ix, 33-36; Luc, ix, 46-48.
VIE DE JÉSUS. 193
instant que le royaume tant désiré allait poindre.
Chacun s'y voyait déjà assis sur un trône ^ à côté du
maître. On s'y partageait les places^; on cherchait à
supputer les jours. Gela s'appelait la « Bonne
Nouvelle ; » la doctrine n'avait pas d'autre nom.
Un vieux mot, « paradis^ )> que l'hébreu, comme
toutes les langues de l'Orient , avait emprunté
à la Perse, et qui désigna d'abord les parcs des rois
achéménides, résumait le rêve de tous : un jar-
din délicieux où l'on continuerait à jamais la vie
charmante que l'on menait ici-bas^. Combien dura
cet enivrement ? On l'ignore. Nul , pendant le
cours de cette magique apparition, ne mesura plus
'e temps qu'on ne mesure un rêve. La durée fut
suspendue ; une semaine fut comme un siècle.
Mais qu'il ait rempli des années ou des mois, le
rêve fut si beau que l'humanité en a vécu depuis,,
et que notre consolation est encore d'en recueillir le
parfum affaibli. Jamais tant de joie ne souleva la poi-
trine de l'homme. Un moment, dans cet effort, le
plus vigoureux qu'elle ait fait pour s'élever au-dessus
de sa planète, l'humanité oublia le poids de plomb
4. Luc, XXII, 30.
2. Marc, x, 37,4041.
3. Luc, XXIII, 43; II Cor., xii,4. Comp. Carm. sibyll, proœm.,
56; Talm. de Bab., Chagiga, U 6.
13
194 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
qui l'attache à la terre, et les tristesses de la vie
d'ici-bas. Heureux qui a pu voir de ses yeux cette
éclosion divine, et partager, ne fût-ce qu'un jour,
cette illusion sans pareille ! Mais plus heureux encore,
nous dirait Jésus, celui qui, dégagé de toute illusion,
reproduirait en lui-même l'apparition céleste, et, sans
rêve millénaire, sans paradis chimérique, sans signes
dans le ciel, par la droiture de sa volonté et la poé-
sie de son âme, saurait de nouveau créer en son
cœur le vrai royaume de Dieu i
CHAPITRE Xll.
'^ MBASSADE DE JEAN PRISONNIER VERS JÉSUS. — MORTDEJEAH.
— RAPPORTS DE SON ÉCOLE AVEC CELLE DE JÉSUS.
Pendant que la joyeuse Galilée célébrait dans les
fêtes la venue du bien-aimé, le triste Jean, dans sa
prison de Machéro, s'exténuait d'attente et de désirs.
Les succès du jeune maître qu'il avait vu quelques
mois auparavant à son école arrivèrent jusqu'à lui. On
disait que le Messie prédit par les prophètes, celui
qui devait rétablir le royaume d'Israël, était venu et
démontrait sa présence en Galilée par des œuvres
merveilleuses. Jean voulut s'enquérir de la vérité de
ce bruit, et comme il communiquait librement avec
ses disciples, il en choisit deux pour aller vers Jésus
en Galilée ^.
Les deux disciples trouvèrent Jésus au comble de
4. Matth., XI % et suiv. ; Luc, vu, 18 et suiv.
196 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
sa réputation. L'air de fête qui régnait autour de
lui les surprit. Accoutumés aux jeûnes, à la prière
obstinée, à une vie toute d'aspirations, ils s'éton-
nèrent de se voir tout à coup transportés au milieu
des joies de la bienvenue ^. Ils firent part à Jésus
de leur message : « Es-tu celui qui doit venir? De-
vons-nous en attendre un autre? » Jésus, qui dès lors
n'hésitait plus guère sur son propre rôle de messie,
leur énuméra les œuvres qui devaient caractériser la
venue du royaume de Dieu, la guérison des malades,
la bonne nouvelle du salut prochain annoncée aux
pauvres. Il faisait toutes ces œuvres. « Heureux
donc, ajouta-t-il, celui qui ne doutera pas de moi ! »
On ignore si cette réponse trouva Jean-Baptiste vivant,
ou dans quelle disposition elle mit l'austère ascète.
Mourut-il consolé et sûr que celui qu'il avait annoncé
vivait déjà, ou bien conserva-t-il des doutes sur la
mission de Jésus ? Rien ne nous l'apprend. En
voyant cependant son école se continuer assez long-
temps encore parallèlement aux églises chrétiennes, on
est porté à croire que, malgré sa considération pour
Jésus, Jean ne l'envisagea pas comme devant réaliser
les promesses divines. La mort vint du reste tran-
cher ses perplexités. L'indomptable liberté du solitaire
4. Malth., IX, 14 et suiv.
VIE DE JESUS. 197
devait couronner sa carrière inquiète et tourmentée
par la seule fin qui fût digne d'elle.
Les dispositions indulgentes qu'Antipas avait
d'abord montrées pour Jean ne purent être de longue
durée. Dans les entretiens que, selon la tradition
chrétienne, Jean aurait eus avec le tétrarque, il ne
cessait de lui répéter que son mariage était illicite et
qu'il devait renvoyer Hérodiade^. On s'imagine faci-
lement la haine que la petite-fille d'Hérode le Grand
dut concevoir contre ce conseiller importun. Elle
n'attendait plus qu'une occasion pour le perdre.
Sa fille Salomé, née de son premier mariage, et
comme elle ambitieuse et dissolue, entra dans ses
desseins. Cette année (probablement l'an 30), Anti-
pas se trouva, le jour anniversaire de sa naissance, à
Machéro. Hérdde le Grand avait fait construire dans
l'intérieur de la forteresse un palais magnifique 2,
où le tétrarque résidait fréquemment. Il y donna
un grand festin, durant lequel Salomé exécuta une
de ces danses de caractère qu'on ne considère pas
en Syrie comme messéantes à une personne distin-
guée. Antipas charmé ayant demandé à la danseuse
se qu'elle désirait, celle-ci répondit, à l'instigation
•I. Mijitlh., xîv, 4 et suiv.; Marc, vi, 18 et siiiv.; Luc, m, 19.
2. Jo?., De Bellojud.jYll vi, 2.
498 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de sa mère : « La tête de Jean sur ce plateau ^. »
Antipas fut mécontent; mais il ne voulut pas refuser.
Un garde prit le plateau, alla couper la tête du pri-
sonnier, et l'apporta^.
Les disciples du baptiste obtinrent son corps et k
mirent dans un tombeau. Le peuple fut très-mé-
content. Six ans après, Hâreth ayant attaqué Anti-
pas, pour reprendre Mâché ro et venger le déshon-
neur de sa fille, Antipas fut complètement battu,
et l'on regarda généralement sa défaite comme une
punition du meurtre de Jean ^.
La nouvelle de cette mort fut portée à Jésus par
des disciples mêmes du baptiste ^. La dernière dé-
marche que Jean avait faite auprès de Jésus avait
achevé d'établir entre les deux écoles des liens
étroits. Jésus, craignant de la part d' Antipas un sur-
croît de mauvais vouloir, prit quelques précautions
et se retira au désert^. Beaucoup de monde l'y sui-
vit. Grâce à une extrême frugalité , la troupe sainte y
vécut ; on crut naturellement voir en cela un mi-
4. Plateaux portatifs sur lesquels, en Orient, on sert les liqueurs
et les mets.
2. Matth., XIV, 3 et suiv.; Marc, vi, 14-29; Jos., A7it., XVIII,
V, 2.
3. Joséphe, Ant., XVIir, v, 1 et 2.
4. Matth., XIV, 12.
5. Matth., XIV, '13,
VIE DE JÉSUS. 109
racle ^, A partir de ce moment, Jésus ne parla plus
de Jean qu'avec un redoublement d'admiration. Il
déclarait sans hésiter ^ qu'il était plus qu'un pro-
phète, que la Loi et les prophètes anciens n'avaient
eu de force que jusqu'à lui^, qu'il les avait abro-
gés, mais que le royaume du ciel l'abrogerait à son
tour. Enfin, il lui prêtait dans l'économie du mystère
chrétien une place à part , qui faisait de lui le trait
d'union entre le vieux Testament et l'avènement du
règne nouveau.
Le prophète Malachie, dont l'opinion en ceci fut
vivement relevée ^ , avait annoncé avec beaucoup de
force un précurseur du Messie, qui devait préparer les
hommes au renouvellement final, un messager qui vien-
drait aplanir les voies devant l'élu de Dieu. Ce mes-
sager n'était autre que le prophète Élie, lequel, selon
une croyance fort répandue, allait bientôt descendre du
ciel, où il avait été enlevé, pour disposer les hommes
par la pénitence au grand avènement et réconcilier
Dieu avec son peuple \ Quelquefois, à Élie on asso-
4. Matth., XIV, 15 etsuiv.; Marc, vi, 35 et suiv.; Luc, ix, il et
iv.; Jean, vi, 2 et suiv.
2. Matth., XI, 7 et suiv.; Luc, vu, 24 et suiv.
3. Matth., XI, iii 13; Luc, xvi, '16.
4. Malachie, m et iv; Ecclésiast.^XLWiu^ 10.V. ci-dessus, eh. \..
5. Matth., XI, 14; xvii, 10; Marc, vi, 15; vni, 28; ix, 10 et
suiv.; Luc, ix, 8, 19.
200 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ciait, soit le patriarche Hénoch, auquel, depuis un ou
deux siècles, on s'était pris à attribuer une haute
sainteté^, soit Jérémie^, qu'on envisageait comme
une sorte de génie protecteur du peuple, toujours
occupé à prier pour lui devant le trône de Dieu 3.
Cette idée de deux anciens prophètes devant ressus-
citer pour servir de précurseurs au Messie se retrouve
d'une manière si frappante dans la doctrine des Par-
sis qu'on est très-porté à croire qu'elle venait de ce
côté ^. Quoi qu'il en soit, elle faisait, à l'époque de
Jésus , partie intégrante des théories juives sur le
Messie. 11 était admis que l'apparition de « deux
témoins fidèles, » vêtus d'habits de pénitence, serait
le préambule du grand drame qui allait se dérouler,
à la stupéfaction de l'univers ^.
!. Ecclésiastique, xliv, 16.
2. Matth., XVI, 14.
3. IIMacch., XV, 13 et suiv.
4. Textes cités par Anquetil-Duperron, Zend-Avesta, I, 2* part.,
p. 46, rectifiés par Spiegel, dans laZe^7scAn7f der deutschen mor-
genlœndischen Gesellschaft, I, 261 et suiv.; extraits du Ja-
masp-Namehj dans VAvesta de Spiegel, I, p. 34. Aucun des
textes parsis qui impliquent vraiment l'idée de prophètes res-
suscites et précurseurs n'est ancien; mais les idées contenues dans
ces textes paraissent bien antérieures à l'époque de la rédaction
desdits textes.
§. Apoc.j \i, 3 et suiVo
VIE DE JÉSUS. 201
On comprend qu'avec ces idées, Jésus et ses
disciples ne pouvaient hésiter sur la mission de Jean-
Baptiste. Quand les scribes leur faisaient cette ob-
jection qu'il ne pouvait encore être question du Mes-
sie, puisque Élie n'était pas venu^, ils répondaient
qu'Élie était venu, que Jean était Élie ressuscité ^.
Par son genre de vie , par son opposition aux pou-
voirs politiques établis , Jean rappelait en effet
cette figure étrange de la vieille histoire d'Israël*.
Jésus ne tarissait pas sur les mérites et l'excellence
de son précurseur. Il disait que parmi les enfants
des hommes il n'en était pas né de plus grand. Il
blâmait énergiquement les pharisiens- et les docteurs
de ne pas avoir accepté son baptême, et de ne pas
s'être convertis à sa voix ^.
Les disciples de Jésus furent fidèles à ces principes
du maître. Le respect de Jean fut une tradition con-
stante dans la première génération chrétienne ^ On
le supposa parent de Jésus ^. Pour fonder la mission
de celui-ci sur un témoignage admis de tous , on
4. Marc, ix, 10.
2. Matth., XI, 14; xvii, 10-13; Marc, vi, 15; ix, 10-12; Luc,
IX, 8; Jean, i, 21-25.
3. Luc, I, 17.
4. Matth., XXI, 32; Luc, vu, 29-30
5. AcLjXix, 4.
6. Luc, ï.
202 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
raconta que Jean, dès la première vue de Jésus,
le proclama Messie; qu'il se reconnut son inférieur,
indigne de délier les cordons de ses souliers; qu'il
se refusa d'abord à le baptiser et soutint que c'é-
tait lui qui devait l'être par Jésus ^. C'étaient là des
exagérations, que réfutait suffisamment la forme du-
bitative du dernier message de Jean 2. Mais, en un
sens plus général, Jean resta dans la légende chré-
tienne ce qu'il fut en réa'ité^ l'austère préparateur,
le triste prédicateur de péailence avant les joies de
rarrivée de l'époux, le prophète qui annonce le
royaume de Dieu et meurt avant de le voir. Géant
des origines chrétiennes, ce mangeur de sauterelles
et de miel sauvage, cet âpre redresseur de torts, fut
l'absinthe qui prépara les lèvres à la douceur du
royaume de Dieu. Le décollé d'Hérodiade ouvrit l'ère
des martyrs chrétiens; il fut le premier témoin de la
conscience nouvelle. Les mondains, qui reconnurent
en lui leur véritable ennemi, ne purent permettre
qu'il vécut; son cadavre mutilé, étendu sur le seuil
du christianisme, traça la voie sanglante où tant
d'autres devaient passer après lui.
1. Matlh., III, 4 4 et suiv.; Luc, m, 16; Jean, i, 15 et suiv.; v,
32-33.
2. Matth., XI, 2 et suiv.; Luc^ vu, 18 et suiv.
VIE DE JÉSUS. - 703
L'école de Jean ne mourut pas avec son fondateur.
Elle vécut quelque temps, distincte de celle de Jésus,
et d'abord en bonne intelligence avec elle. Plusieurs
années après la mort des deux maîtres, on se faisait
encore baptiser du baptême de Jean. Certaines per-
sonnes étaient à la fois des deux écoles; par exem-
ple, le célèbre Apollos, le rival de saint Paul (vers
Tan 50), et un bon nombre de chrétiens d'Éphèse^.
Josèphe se mit (Tan 53) à l'école d'un ascète
nommé Banou^, qui offre avec Jean - Baptiste la
plus grande ressemblance, et qui était peut-être de
son école. Ce Banou ^ vivait dans le désert, vêtu
de feuilles d'arbres; il ne se nourrissait que de
plantes ou de fruits sauvages, et prenait fréquem-
ment pendantle jour et pendant la nuit des baptêmes
d'eau froide pour se purifier. Jacques, celui qu'on
appelait le « frère du Seigneur » (il y a peut-être ici
quelque confusion d'homonymes), observait un ascé-
tisme analogue^. Plus tard, vers l'an 80, le bap-
tisme fut en lutte avec le christianisme , surtout en
Asie-Mineure. Jean l'Évangéliste paraît le- combattre
4. Act.^wm, 25; xix, 1-5. Cf. Épiph., Adv. hœi\, xxx, 16.
2. Vita, t.
3. Serait-ce le Bounaï qui est compté par le Talmud (Bab.,
Sanhédrin, 43 a) au nombre des disciples de Jésus?
4. Hégésippe, dans Eusèbe, H. E.j II, 23.
204 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
d'une façon détournée^. Un des poëmes sibyllins ^
semble provenir de cette école. Quant aux sectes
d'Hémérobaptistes, de Baptistes, d'Elchasaïtes (5a-
biens^ Mogtasila des écrivains arabes^), qui remplis-
sent au second siècle la Syrie, la Palestine, la Baby-
lonie, et dont les restes subsistent encore de nos
jours chez les Mendaïtes, dits « chrétiens de Saint-
Jean, » elles ont la même origine que le mouvement
de Jean-Baptiste, plutôt qu'elles ne sont la des-
cendance authentique de Jean. La vraie école de
celui-ci, à demi fondue avec le christianisme, passa
à l'état de petite hérésie chrétienne et s'éteignit obs-
curément. Jean avait bien vu de quel côté était
l'avenir. S'il eût cédé à une rivalité mesquine, il se-
rait aujourd'hui oublié dans la foule des sectaires de
son temps. Par l'abnégation, il est arrivé à la gloire
et à une position unique dans le panthéon religieux
de l'humanité.
4. Évang., i, 26, 33; iv, 2 ; I Épître, v, 6. Cf. Act., x, 47.
2. Livre IV. Voir surtout v. 457 et suiv.
3. Je rappelle que Sahiens est l'équivalent araméen du mot
« Baptistes. » Mogtasila a le mfime sens en arabe.
CHAPITRE XIII.
J>REMIERF.S TENTATIVES SUR JERUSALEM,
Jésus, presque tous les ans, allait à Jérusalem
pour la fête de Pâques. Le détail de chacun de ces
voyages est peu connu ; car les synoptiques n'en
parlent pas ^, et les notes du quatrième évangile sont
ici très-confuses 2. C'est, à ce qu'il semble, l'an 3i,
4. Ils les supposent cependant obscurément (Matth., xxiii, 37;
Luc, XIII, 34). Ils connaissent aussi bien que Jean la relation de
Jésus avec Joseph d'Arimathie. Luc même (x, 38-42) connaît la
famille de Béthanie. Luc (ix, 51-54) a un sentiment vague du sys-
tème du quatrième évangile sur les voyages de Jésus. Plusieurs
discours contre les Pharisiens et les Sadducéens, placés par les
synoptiques en Galilée, n'ont guère de sens qu'à Jérusalem. Enfin,
le laps de huit jours est beaucoup trop court pour expliquer tout
ce qui dut se passer entre l'arrivée de Jésus dans cette ville et sa
mort.
2. Deux pèlerinages sont clairement indiqués (Jean, ii, 13, etv,
4), sans parler du dernier voyage (vu, 10), après lequel Jésus ne
206 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
et certainement après la mort de Jean, qu'eut lieu le
plus important des séjours de Jésus dans la capitale.
Plusieurs des disciples le suivaient. Quoique Jésus
attachât dès lors peu de valeur au pèlerinage, il s'y
prêtait pour ne pas blesser l'opinion juive, avec
laquelle il n'avait pas encore rompu. Ces voyages,
d'ailleurs, étaient essentiels à son dessein; car il sen-
tait déjà que, pour jouer un rôle de premier ordre,
il fallait sortir de Galilée, et attaquer le judaïsme
dans sa place forte, qui était Jérusalem.
La petite communauté galiléenne était ici fort dé-
paysée. Jérusalem était alors à peu près ce qu'elle
est aujourd'hui, une ville de pédantisme, d'acrimo-
nie, de disputes, de haines, de petitesse d'esprit.
Le fanatisme y était extrême et les séditions reli-
gieuses très -fréquentes. Les pharisiens y domi-
naient; l'étude de la Loi, poussée aux plus insignifiantes
minuties, réduite à -des questions de casuiste, était
l'unique étude. Cette culture exclusivement théologi-
que et canonique ne contribuait en rien à polir les
retourna plus en Galilée. Le premier avait eu lieu pendant que
Jean baptisait encore. Il appartiendrait, par conséquent, à lapâque
de l'an 29. Mais les circonstances données comme appartenant à
ce voyage sont d'une époque plus avancée (comp. surtout Jean, ii,
4 4 et suiv., et Matth. , xxi, 1 2-1 3 ; Marc, xi, 1 5-1 7 ; Luc, xix, 43-46) .
Il y a évidemment des transpositions de dates dans ces chapitres
de Jean, ou plutôt il a mêlé les circonstances de divers voyages.
VIE DE JÉSUS. 20Î
esprits. C'était quelque chose d'analogue à la doc-
trinre stérile du faquih musulman, à cette science
creuse qui s'agite autour d'une mosquée , grande
dépense de temps et de dialectique faite en pure
perte, et sans que la bonne discipline de l'esprit
en profite. L'éducation théologique du clergé mo-
derne, quoique très-sèche, ne peut donner aucune
idée de cela ; car la Renaissance a introduit dans tous
nos enseignements, même les plus rebelles, une part
de belles-lettres et de bonne méthode, qui fait que la
scolastique a pris plus ou moins une teinte d'hu-
manités. La science du docteur juif, du sofer ou
scribe, était purement barbare, absurde sans compen-
sation, dénuée de tout élément moral ^, Pour comble
de malheur, elle remplissait celui qui s'était fatigué
à l'acquérir d'un ridicule orgueil. Fier du prétendu
savoir qui lui avait coûté tant de peine, le scribe juif
avait pour la culture grecque le même dédain que le
savant musulman a de nos jours pour la civilisation
européenne, et que le vieux théologien catholique
avait pour le savoir des gens du monde. Le propre
de ces cultures scolastiques est de fermer l'esprit à
tout ce qui est délicat, de ne laisser d'estime que
pour les difficiles enfantillages où l'on a usé sa vie
\, On en peut juger par le Talmud, écho de la scolastique juive
de ce temps.
208 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
et qu'on envisage comme l'occupation naturelle des
personnes faisant profession de gravité ^.
Ce monde odieux ne pouvait manquer de peser
fort lourdement sur les âmes tendres et délicates
du nord. Le mépris des Hiérosolymites pour les
Galiléens rendait la séparation encore plus pro-
fonde. Dans ce beau temple, objet de tous leurs
désirs, ils ne trouvaient souvent que l'avanie. Un
verset du psaume des pèlerins 2, « J'ai choisi de me
tenir à la porte dans la maison de mon Dieu, » sem-
blait fait exprès pour eux. Un sacerdoce dédaigneux
souriait de leur naïve dévotion, à peu près comme
autrefois en Italie le clergé, familiarisé avec les sanc-
tuaires, assistait froid et presque railleur à la ferveur
du pèlerin venu de loin. Les Galiléens parlaient un pa-
tois assez corrompu ; leur prononciation était vicieuse ;
ils confondaient les diverses aspirations, ce qui ame-
nait des quiproquo dont on riait beaucoup^. En reli-
gion, on les tenait pour ignorants et peu orthodoxes^;
l'expression « sot Galiléen » était devenue pro-
verbiale^. On croyait (non sans raison) gue le sang
4. Jos., A7it., XX, XI, 2.
2. Ps. LXXXIV (Yulg. LXXXIIl], 11.
3. Matth.,xxvi, 73; Marc, xiv, 70; Act., 11, 7; Talm. de Bab.,
Erubin, 53 a et suiv.; Bereschith rabba, 26 c.
4. Passage du traité Erubin, précité.
5. Erubiiij loc. cit., 53 b.
VIE DE JESUS. ^9
juif était chez eux très-mé langé, et il passait pour
constant que la Galilée ne pouvait produire un pro-
phète^. Placés ainsi aux confins du judaïsme et
presque en dehors, les pauvres Galiléens n'avaient
pour relever leurs espérances qu'un passage d'Isaïe
assez mal interprété ^ : « Terre de Zabulon et terre de
Nephtali, Voie de la mer^, Galilée des gentils! Le
peuple qui marchait dans l'ombre a vu une grande
lumière; le soleil s'est levé pour ceux qui étaient
assis dans les ténèbres. » La renommée de la ville
natale de Jésus était particulièrement mauvaise.
C'était un proverbe populaire : « Peut-il venir quelque
chose de bon de Nazareth^.»
La profonde sécheresse de la nature aux environs
de Jérusalem devait ajouter au déplaisir de Jésus.
Les vallées y sont sans eau ; le sol , aride et
pierreux. Quand l'œil plonge dans la dépression de
la mer Morte, la vue a quelque chose de saisis-
sant; ailleurs elle est monotone. Seule, la col-
line de Mizpa, avec ses souvenirs de la plus vieille
histoire d'Israël, soutient le regard. La ville pré-
sentait, du temps de Jésus, à peu près la même
4. Jean, vu, 52.
2. IX, i-2 ; Matth., iv, 13 et suiv.
3. Voir ci-dessus, p. '160, note 3.
4. Jean i, 46.
14
210 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
assise qu'aujourd'hui. Elle n'avait guère de monu-
ments anciens, car jusqu'aux Asmonéens, les Juifs
étaient restés étrangers à tous les arts ; Jean Hyrcan
avait commencé à l'embellir, et Hérode le Grand en
avait fait une des plus superbes villes de l'Orient.
Les constructions hérodiennes le disputent aux plus
achevées de l'antiquité par leur caractère grandiose
la perfection de l'exécution, la beauté des maté-
riaux ^. Une foule de superbes tombeaux, d'un goût
original, s'élevaient vers le même temps aux envi-
rons de Jérusalem 2. Le style de ces monuments
était le style grec, mais approprié aux usages des
Juifs, et considérablement modifié selon leurs prin-
cipes. Les ornements de sculpture vivante, que les
Hérodes se permettaient, au grand mécontentement
des rigoristes, en étaient bannis et remplacés par
une décoration végétale. Le goût des anciens habi-
tants de la Phénicie et de la Palestine pour les
monuments monohthes taillés sur la roche vive,
semblait revivre en ces singuliers tombeaux dé-
coupés dans le rocher, et où les ordres grecs sont
4. Jos., Ant., XV, viii-xi; B. J., V, v, 6; Marc, xiii, >I-2.
2. Tombeaux dits des Juges, des Rois, d'Absalom, de Za-
charie, de Josaphat, de saint Jacques. Comparez la description
du tombeau des Macchabées à Modin (I Macch., xiii, 27 et
suiv.).
VIE DE JÉSUS. 211
si bizarrement appliqués à une architecture de tro-
glodytes. Jésus , qui envisageait les ouvrages d'art
comme un pompeux étalage de vanité , voyait tous
ces monuments de mauvais œil^. Son spiritualisme
absolu et son opinion arrêtée que la figure du vieux
monde allait passer ne lui laissaient de goût que pour
les choses du cœur.
Le temple, à l'époque de Jésus, était tout neuf, et
les ouvrages extérieurs n'en étaient pas complète-
ment terminés. Hérode en avait fait commencer
la reconstruction l'an 20 ou 21 avant l'ère chré-
tienne, pour le mettre à l'unisson de ses autres
édifices. Le vaisseau du temple fut achevé en dix-
huit mois, les portiques en huit ans^ ; mais les parties
accessoires se continuèrent lentement et ne furent
terminées que peu de temps avant la prise de Jéru-
salem ^. Jésus y vit probablement travailler, non
sans quelque humeur secrète. Ces -espérances d'un
long avenir étaient comme une insulte à son prochain
avènement. Plus clairvoyant que les incrédules et
les fanatiques, il devinait que ces superbes con-
4. Matth., XXIII, 27, 29; xxiv, \ et suiv.; Marc, xiii, \ etsuiv.;
Luc, xix, 44 ; xxi, 5 et suiv. Comparez Livre d'Hénoch^ xcvii,
43-14; Talmud de Babylone, Schabhath, 33 6.
2. Jos., Ant.^yiN, XI, 5, 6.
3. Ibid.,XX, IX, 7; Jean, ii, 20.
212 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
structions étaient appelées à une courte durée *.
Le temple, du reste, formait un ensemble mer-
veilleusement imposant , dont le haram actuel ^,
malgré sa beauté, peut à peine donner une idée.
Les cours et les portiques environnants servaient
journellement de rendez-vous à une foule considé-
rable, si bien que ce grand espace était à la fois le
temple, le forum, le tribunal, l'université. Toutes les
discussions religieuses des écoles juives, tout l'en-
seignement canonique, les procès même et les causes
civiles, toute l'activité de la nation, en un mot, était
concentrée là^. C'était un perpétuel cliquetis d'argu-
ments, un champ clos de disputes, retentissant de
sophismes et de questions subtiles. Le temple avait
ainsi beaucoup d'analogie avec une mosquée mu-
sulmane. Pleins d'égards à cette époque pour les
religions étrangères, quand elles restaient sur leur
propre territoire^, les Romains s'interdirent l'entrée
1. Matth., XXIV, 2; xxvi, 61 ; xxvii, 40 ; Marc, xiii, 2 ; xiv, 58 ;
XV, 29; Luc, XXI, 6; Jean, ii, 19-20.
2. Nul doute que le temple et son enceinte n'occupassent l'em-
placement de la mosquée d'Omar et du haram^ ou Cour Sacrée,
qui environne la mosquée. Le terre-plein du haram est, dans
quelques parties, notamment à l'endroit où les Juifs vont pleu-
rer, le soubassement même du temple d'Hérode.
3. Luc, II, 46 et suiv.; Mischna, Sanhédrin , x, 2.
4. Suet., Aug., 93.
VIE DE JESUS. 213
du sanctaaire; des inscriptions grecques et latines
marquaient le point jusqu'où il était permis aux non-
Juifs de s'avancer^. Mais la tour Antonia, quartier gé-
néral de la force romaine , dominait toute l'enceinte et
permettait de voir ce qui s'y passait-. La police
du temple appartenait aux Juifs; un capitaine du
temple en avait l'intendance, faisait ouvrir et fermer
les portes, empêchait qu'on ne traversât l'enceinte avec
un bâton à la main, avec des chaussures poudreuses,
en portant des paquets ou pour abréger le chemin^.
On veillait surtout scrupuleusement à ce que per-
sonne n'entrât à l'état d'impureté légale dans les
portiques intérieurs. Les femmes avaient une loge
absolument séparée.
C'est là que Jésus passait ses journées, durant le
temps qu'il restait à Jérusalem. L'époque des fêtes
amenait dans cette ville une affluence extraordinaire.
Réunis en chambrées de dix et vingt personnes,
les pèlerins envahissaient tout et vivaient dans cet
entassement désordonné où se plaît l'Orient^. Jésus
i. Philo, Legatio ad CaAiim, § 31; Jos., B. J., V, v, 2; VI,
II, 4; Act., XXI, 28.
2. Des traces considérables de la tour Antonia se voient encore
dans la partie septentrionale du haram.
3. Mischna, Berakoth, ix, 5; Talm. deBabyl., Jehamoth, 6 b;
Marc, XI, 16.
4. Jos., B. J., II, XIV, 3; VL ix, 3. Comp. Ps, cxxxiii ( Vulg. cxxxii) ,
214 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
se perdait dans la foule, et ses pauvres Galiléens
groupés autour de lui faisaient peu d'effet. Il sentait
probablement qu'il était ici dans un monde hostile et
qui ne raccueillerait qu'avec dédain. Tout ce qu'il
voyait l'indisposait. Le temple, comme en général
les lieux de dévotion très-fréquentés, offrait un aspect
peu édifiant. Le service du culte entraînait une foule
de détails assez repoussants, surtout des opérations
mercantiles, par suite desquelles de vraies boutiques
s'étaient établies dans l'enceinte sacrée. On y ven-
dait des bêtes pour les sacrifices; il s'y trguvait
des tables pour l'échange de la monnaie ; par mo-
ments, on se serait cru dans un bazar. Les bas
officiers du temple remplissaient sans doute leurs
fonctions avec la vulgarité irréligieuse des sacris-
tains de tous les temps. Cet air profane et distrait
ians le maniement des choses saintes blessait le
sentiment religieux de Jésus, parfois porté jusqu'au
scrupule^. Il disait qu'on avait fait de la maison de
prière une caverne de voleurs. Un jour même,
dit-on, la colère l'emporta; il frappa à coups de
fouet ces ignobles vendeurs et renversa leurs tables 2.
En général, il aimait peu le temple. Le culte qu'il
1. Marc, XI, 46.
2. Matlh., XXI, 12 et suiv.; Marc, xi, 15 etsuiv.; Luc, xix, 4b
et suiv. ; Jean, 11, 1 4 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 215
avait conçu pour son Père, n'avait rien à faire avec
des scènes deboucherie. Toutes ces vieilles institutions
juives lui déplaisaient, et il souffrait d'être obligé de
s'y conformer. Aussi le temple ou son emplacement
n'inspirèrent-ils de sentiments pieux, dans le sein
du christianisme, qu'aux chrétiens judaïsants. Les
vrais hommes nouveaux eurent en aversion cet
antique lieu sacré. Constantin et les premiers em-
pereurs chrétiens y laissèrent subsister les con-
structijons païennes d'Adrien ^. Ce furent les enne-
mis du christianisme, comme Julien, qui pensèrent
h cet endroit 2. Quand Omar entra dans Jérusa-
lem, l'emplacement du temple était à dessein pollué
en haine des Juifs ^. Ce fut l'islam, c'est-à-dire une
sorte de résurrection du judaïsme dans sa forme
exclusivement sémitique, qui lui rendit ses honneurs.
Ce lieu a toujours été antichrétien.
L'orgueil des Juifs achevait de m.écontenter Jésus,
et de lui rendre le séjour de Jérusalem pénible. A
mesure que les grandes idées d'Israël mûrissaient,
le sacerdoce s'abaissait. L'institution des synagogues
avait donné à l'interprète de la Loi, au docteur,
1. Ilin. a Burd/'g. Hierus.j p. 153 (édit. Schott); S. Jérôme, ïn
Is., II, 8, et in Matlh., xxiv, 15.
2. Ammien Marcellin, XXIÎl, i.
8. Eutychius, Ann., 11, 286 et suiv. (Oxford, 1659).
216 ORIGINES DU CHRISTIANISME.-
une grande supériorité sur le prêtre. Il n'y avait de
prêtres qu'à Jérusalem, et là même, réduits à des
fonctions toutes rituelles, à peu près comme nos
prêtres de paroisse exclus de la prédication , ils
étaient primés par l'orateur de la synagogue, le ca-
suiste, le sofer ou scribe, tout laïque qu'était ce der-
nier. Les hommes célèbres du Talmud ne sont pas
des prêtres ; ce sont des savants selon les idées du
temps. Le haut sacerdoce de Jérusalem tenait, il est
vrai, un rang fort élevé dans la nation; mais il
n'était nullement à la tête du mouvement religieux. Le
souverain pontife, dont la dignité avait déjà été avilie
par Hérode^, devenait de plus en plus un fonctionnaire
romain^, qu'on révoquait fréquemment pour rendre la
charge profitable à plusieurs. Opposés aux pharisiens,
zélateurs laïques très-exaltés, les prêtres étaient pres-
que tous des sadducéens, c'est-à-dire des membres de
cette aristocratie incrédule qui s'était formée autour du
temple, vivait de l'autel, mais en voyait la vanité^.
La caste sacerdotale s'était séparée à tel point du
sentiment national et de la grande direction religieuse
'qui entraînait le peuple, que le nom de « sadducéen »
h. Jos., Ant., X7, III, 1,3.
2. Jos., ^71^., XVIII, II.
3. Act., IV, 1 et suiv.; v, 17; Jos., Ant., XX, ix, 1 ; Pirké
Aboth, i, 1 0.
VIE DE JESUS. 217
(sadoki) , qui désigna d'abord simplement un membre
de la famille sacerdotale de Sadok, était devenu syno-
nyme de (( matérialiste » et d' « épicurien. »
Un élément plus mauvais encore était venu, depuis
le règne d'Hérode le Grand, corrompre le haut sa-
cerdoce. Hérode s'étant pris d'amour pour Ma-
riamne, fille d'un certain Simon, fils lui-même de
Boëthus d'Alexandrie, et ayant voulu l'épouser (vers
l'an 28 avant J.-C), ne vit d'autre moyen, pour
anoblir son beau-père et l'élever jusqu'à lui, que
de le faire grand-prêtre. Cette famille intrigante resta
maîtresse, presque sans interruption, du souverain
pontificat pendant trente - cinq ans ^. Étroitement
alliée à la famille régnante, elle ne le perdit qu'après
la déposition d'Archélaûs, et elle le recouvra (l'an 42
de notre ère) après qu' Hérode Agrippa eut refait
pour quelque temps l'œuvre d'Hérode le Grand. Sous
le nom de Boè'thusim^, se forma ainsi une nouvelle
noblesse sacerdotale, très-mondaine, très-peu dévote,
qui se fondit à peu près avec les Sadokites. Les Boc"
thusim, dans" le Talmud et les écrits rabbiniques, sont
présentés comme des espèces de mécréants et toujours
i. Jos., Ant., XV, IX, 3; XVII, vi, 4; xiii, 1; XVIII, i, 1; ii, 1;
XIX, VI, 2 ; VIII, 1 .
2. Ce nom ne se trouve que dans les documents juifs. Je pense
que les « Hérodiens » de l'Évangile sont les Boëlhusim.
218 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
rapprochés des Sadducéens^. De tout cela résulta au-
tour du temple une sorte de cour de Rome, vivant de
politique, peu portée aux excès de zèle, les redoutant
même, ne voulant pas entendre parler de saints person-
nages ni de novateurs, car elle profitait de la routine
établie. Ces prêtres épicuriens n'avaient pas la violence
des Pharisiens ; ils ne voulaient que le repos ; c'étaient
leur insouciance morale, leur froide irréligion qui
révoltaient Jésus. Bien que très-différents, les prêtres
et les Pharisiens se confondirent ainsi dans ses anti-
pathies. Mais étranger et sans crédit, il dut long-
temps renfermer son mécontentement en lui-même
et ne communiquer ses sentiments qu'à la société
intime qui l'accompagnait.
i. Traité Aboth Nathan, 5; Soferim, m, hal. 5; Mischna,
MenachothjX, 3; Talmud de Babylone, Schabbath, 118 a. Le
nom des Boèthusim s'échange souvent dans les livres talmudiques
avec celui des Sadducéens ou avec le mot Minim (hérétiques).
Comparez Thosiphta Joma^ i, à Talm. de Jérus., même traité,
I, o,et Talm. de Bab., même traité, 19 b; Thos.Sukka^iw, à Talm.
de Bab., même traité, 43 b; Thos. ibid., plus loin, à Talm. de
Bab., même traité, 48 b; Thos. Rosch hasschana, i, à Mischna,
même traité, ii, 1, Talm. de Jérus., même traité, ii, 4, et Talm.
de Bab., même traité, 22 b; Thos. Menachoth, x, à Mischna, même
traité, x, 3, Talm. de Bab., même traité, 65 a, Mischna, Chagiga,
II, 4, et Megillath Taanilh, i ; Thos. ladaim, ii, à Talm. de Jé-
rus., Baba Bathra, viii, i, Talm. de Bab., même traité, 115 b^
et Megillath Taanith, v.
VIE DE JÉSUS. 219
Avant le dernier séjour, de beaucoup le plus long
de tous qu'il fit à Jérusalem et qui se termina par
sa mort, Jésus essaya cependant de se faire écouter.
Il prêcha; on parla de lui; on s'entretint de certains
actes que l'on considérait comme miraculeux. Mais
de tout cela ne résulta ni une église établie à Jéru-
salem, ni un groupe de disciples hiérosolymites.
Le charmant docteur, qui pardonnait à tous pourvu
qu'on l'aimât, ne pouvait trouver beaucoup d'écho
dans ce sanctuaire des vaines disputes et des sacri-
fices vieillis. 11 en résulta seulement pour lui quel-
ques bonnes relations, dont plus tard il recueillit
les fruits. Il ne semble pas que dès lors il ait fait
la connaissance de la famille de Béthanie qui lui
apporta, au milieu des épreuves de ses derniers
mois, tant de consolations. Mais de bonne heure
il attira l'attention d'un certain Nicodème, riche
pharisien, membre du sanhédrin et fort considéré
à Jérusalem^. Cet homme, qui paraît avoir été hon-
nête et de bonne foi, se sentit attiré vers le jeune
4. Il semble qu'il est question de lui dans le Talmud. Talm. de
Bab., Taanith, 20 a ; Gittin, 56 a; Ketuboth, 66 6; traité Aboth
Nathan, vu; Midrasch rabba, Eka, 64 a. Le passage Taanith
l'identifie avec Bounaï, lequel^ d'après Sanhédrin (v. ci-dessus^
p. 203, note 3), était disciple de Jésus. Mais si Bounaï est le Banou
de Josèphe, ce rapprochement est sans force.
220 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Galiléen. Ne voulant pas se compromettre, il vint le
voir de nuit et eut avec lui une longue conversation ^.
Il en garda sans doute une impression favorable, car
plus tard il défendit Jésus contre les préventions
de ses confrères ^, et, à la mort de Jésus, nous le
trouverons entourant de soins pieux le cadavre du
maître ^. Nicodème ne se fit pas chrétien ; il crut de-
voir à sa position de ne pas entrer dans un mouvement
révolutionnaire, qui ne comptait pas encore de no-
tables adhérents. Mais il porta évidemment beaucoup
d'amitié à Jésus et lui rendit des services, sans pou-
voir l'arracher à une mort dont l'arrêt, à l'époque où
nous sommes arrivés, était déjà comme écrit.
Quant aux docteurs célèbres du temps, Jésus ne
paraît avoir eu de rapports avec eux. Hillel et
Schammaï étaient morts; la plus grande autorité du
temps était Gamaliel, petit-fils de Hillel. C'était un
esprit libéral et un homme du monde, ouvert aux
études profanes, formé à la tolérance par son com-
merce avec la haute société^. A l'encontre des Pha-
risiens très -sévères, qui 'marchaient voilés ou les
i. Jean, m, 1 et suiv.; vu, 50. On est certes libre de croire qua
[e texte même de la conversation n'est qu'une création de Jean.
2. Jean, vu, 50 et suiv.
3. Jean, xix, 39.
4. Mischna, Baba metsia^ y, 8; Talm. de Bab., Solaj 49 6,
VIE DE JESUS. '22i
yeux fermés, il regardait les femmes, même les
païennes^. La tradition le lui pardonna, comme
d'avoir su le grec, parce qu'il approchait de la cour-.
Après la mort de Jésus, il exprima sur la secte nou-
velle des vues très-modérées^. Saint Paul sortit de
son école ^. Mais il est bien probable ijue Jésus n'y
entra jamais.
Une pensée du moins que Jésus emporta de Jéru-
salem, et qui dès à présent paraît chez lui enracinée,
c'est qu'il n'y a pas de pacte possible avec* l'ancien
culte juif. L'abolition des sacrifices ~ qui lui avaient
causé tant de dégoût, la suppression d'un sacerdoce
impie et hautain, et dans un sens général l'abroga-
tion de la Loi lui parurent d'une absolue nécessité. A
partir de ce moment, ce n'est plus en réformateur
juif, c'est en destructeur du judaïsme qu'il se pose.
Quelques partisans des idées messianiques avaient déjà
admis que le Messie apporterait une loi nouvelle, qui
serait commune à toute la terre ^. Les Esséniens, qui
étaient à peine des juifs, paraissent aussi avoir été
4. Talm. de Jérus.^ Berakolh, ix, 2.
2. Passage Sota, précité, et Baba Kamaj 83 a.
3. Àct.^ V, 34 et suiv.
4. Act.j XXII, 3.
5. Orac. sib., 1. III, 573 et suiv.; 715 et suiv.; 756-58. Com-
parez le Targum de Jonathan, I^., xii, 3.
222 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
indifférents au temple et aux observances mosaï-
ques. Mais ce n'étaient là que des hardiesses isolées
ou non avouées. Jésus le premier osa dire qu'à par-
tir de lui, ou plutôt à partir de Jean^, la Loi n'existai!
plus. Si quelquefois il usait de termes plus discrets 2,
c'était pour ne pas choquer trop violemment les préju-
gés reçus. Quand on le poussait à bout, il levait tous
les voiles, et déclarait que la Loi n'avait- plus aucune
force. 11 usait à ce sujet de comparaisons énergi-
ques : « On ne raccommode pas, disait-il, du vieux
avec du neuf. On ne met pas le vin nouveau dans
de vieilles outres ^. » Voilà , dans la pratique ,
son acte de maître et de créateur. Ce temple exclut
les non-Juifs de son enceinte par des affiches dédai-
gneuses. Jésus n'en veut pas. Cette Loi étroite, dure,
sans charité, n'est faite que pour les enfants d'Abra-
ham. Jésus prétend que tout homme de bonne vo-
lonté, tout homme qui l'accueille et l'aime, est fils
d'Abraham^. L'orgueil du sang lui paraît l'ennemi
4. Luc, XVI, 16. Le passage de Matthieu, xi, i 21-1 3, est moins
clair, mais ne peut avoir d'autre sens. ^
2. Matth., V, 17-18 (Cf. Talm. de Bab., Schabbath, 116 b). Ct
passage n'est pas en contradiction avec ceux où l'abolition de la
Loi est impliquée. Il signifie seulement qu'en Jésus toutes les
figures de l'Ancien Testament sont accomplies. Cf. Luc, xvi, 17,
3. Matth., IX, 16-17; Luc, v, 36 et
4. Luc, XIX, 9.
VIE DE JÉSUS. 223
capital qu'il faut combattre. Jésus, en d'autres termes,
n'est plus juif. Il est révolutionnaire au plus haut
degré; il appelle tous les hommes à un culte fondé
sur leur seule qualité d'enfants de Dieu. Il proclame
les droits de l'homme, non les droits du juif; la
religion de l'homme, non la religion du juif; la déli-
vrance de l'homme, non la délivrance du juif^. Ah!
que nous sommes loin d'un Judas Gaulonite, d'un
Mathias Margaloth, prêchant la révolution au nom
de la Loi ! La religion de l'humanité, étaÎDlie non sur
le sang, mais sur le cœur, est fondée. Moïse est
dépassé; le temple n'a plus de raison d'être et est
irrévocablement condamné.
^. Matth., XXIV, 14; xxviii, 19; Marc, xiii, 10;xvi, 15; Luc,
XXIV, 47.
CHAPITRE XIV,
RAPPORTS DE JESUS AVEC LES PAÏENS ET LES SAMARITAINS.
Conséquent h ces principes , il dédaignait tout ce
qui n'était pas la religion du cœur. Les vaines pra-
tiques des dévots^, le rigorisme extérieur, qui se
fie pour le salut à des simagrées, l'avaient pour
mortel ennemi. Il se souciait peu du jeûne 2. Il
préférait le pardon d'une injure au sacrifice^.
L'amour de Dieu , la charité , le pardon réciproque,
voilà toute sa loi^. Rien de moins sacerdotal. Le
prêtre, par état, pousse toujours au sacrifice pu-
blic, dont il est le ministre obligé ; il détourne
de la prière privée, qui est un moyen de se pas-
1. Matlh., XV, 9.
2. Matth., IX, 14; xi, 19,
3. Matth., V, 23 el suiv.; ix, 13 ; xii, 7.
4. Matth., XXII, 37 et suiv.; Marc, xii, 28 et suiv.; Luc,x, 25 el
Ruiv.
VIE DE JÉSUS. 223
ser de lui. On chercherait vainement dans l'Évan-
gile une pratique religieuse recommandée par Jésus.
Le baptême n'a pour lui qu'une importance secon-
daire^; et quant à la prière, il ne règle rien, sinon
qu'elle se fasse du cœur. Plusieurs, comme il arrive
toujours, croyaient remplacer par la bonne volonté
des âmes faibles le vrai amour du bien, et s'imagi-
naient conquérir le royaume du ciel en lui disant :
« Rabbij, rahhi ; » il les repoussait, et proclamait
que sa religion, c'est de bien faire 2. Souvent il citait
le passage d'Isaïe : « Ce peuple m'honore des lèvres,
mais son cœur est loin de moi ^. »
Le sabbat était le point capital sur lequel s'élevait
l'édifice des scrupules et des subtilités pharisaïques.
Cette institution antique et excellente était devenue
un prétexte pour de misérables disputes de casuistes
et une source de croyances superstitieuses ^. On
croyait que la nature l'observait; toutes les sour-
ces intermittentes passaient pour « sabbatiques ^. »
\. Matth., m, 15; I Cor., i, 17.
2. Matth., VII, 21 ; Luc, vi, 46.
3. Matth., XV, 8; Marc, vu, 6. Cf. Isaïe, xxix, 13.
4. Voir surtout le traité Schabbath de la Mischna, et le Livre
des Jubilés (traduit de l'éthiopien dans les Jalirbiicher d'Ewald,
années 2 et 3), c. l.
5. Jos., B. J., YII, v, 1; Pline, H. N., XXXI, 18. Cf. Thom-
son, The Land and the Book, I, 406 et suiv.
15
226 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
C'était aussi le point sur lequel Jésus se plaisait le
plus à défier ses adversaires*. Il violait ouvertement
le sabbat, et ne répondait aux reproches qu'on lui
en faisait que par de fines railleries. A plus forte
raison dédaignait - il une foule d'observances mo-
dernes, que la tradition avait ajoutées à la Loi,
et qui, par cela même, étaient les plus chères aux
dévots. Les ablutions, les distinctions trop subtiles des
choses pures et impures le trouvaient sans pitié :
(( Pouvez-vous aussi, leur disait-il, laver votre âme?
Ce n'est pas ce que l'homme mange qui le souille,
mais ce qui sort de son cœur. » Les pharisiens,
propagateurs de ces momeries , étaient le point
de mire de tous ses coups. Il les accusait d'en-
chérir sur la Loi, d'inventer des préceptes impossibles
pour créer aux hommes des occasions de péché :
<( Aveugles, conducteurs d'aveugles, disait-il, pre-
nez garde de tomber dans la fosse. » — « Race de
vipères, ajoutait-il en secret, ils ne parlent que du
bien, mais au dedans ils sont mauvais; ils font
mentir le proverbe : « La bouche ne verse que le
trop-plein du cœur 2. »
4. Matth., XII, 1-14; Marc, ii, 23-28; Luc, vi, 1-5; xiii, 14 et
suiv.;xiv, 1 et suiv.
2. MaUh., XII, 34; xv, 1 et suiv., 12 et suiv.; xxiii entier;
Marc, VII, 1 et suiv., 15 et suiv.; Luc, vi, 45; xi, 39 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 227
Il ne connaissait pas assez les gentils pour songer à.
fonder sur leur conversion quelque chose de solide.
La Galilée contenait un grand nombre de païens,
mais non à ce qu'il semble, un culte des faux dieux
public et organisé ^. Jésus put voir ce culte se dé-
ployer avec toute sa splendeur dans le pays de Tyr et
de Sidon , à Césarée de Philippe, et dans la Déca-
pole^. 11 y fit peu d'attention. Jamais on ne trouve
chez lui ce pédantisme fatigant des Juifs de son
temps, ces déclamations contre l'idolâtrie, si fami-
lières à ses coreligionnaires depuis Alexandre, et qui
remplissent par exemple le livre de la « Sagesse^.» Ce
qui le frappe dans les païens, ce n'est pas leur ido-
lâtrie, c'est leur servilité^. Le jeune démocrate juif,
frère en ceci de Judas le Gaulonite, n'admettant de
maître que Dieu, était très-blessé des honneurs dont
i . Je crois que les païens de Galilée se trouvaient surtout aux
frontières, à Kadès, par exemple, mais que le cœur même du pays,
la ville deTibériade exceptée, était tout juif. La ligne où finissent
les ruines de temples et où commencent les ruines de synagogues
est aujourd'hui nettement marquée à la haute'ur du lac Huleh
(Samachonitis). Les traces de sculpture païenne qu'on a cru trou-
ver à Tell-Hum sont douteuses. La côte, en particulier la ville
d'Acre, ne faisaient point partie de la Galilée.
2. Voir ci-dessus, p. 446-147.
3. Ghap. xiii et suiv.
4. Matth., XX, 23 ; Ma"^, x, 42 ; Luc, xxii, 25,
228 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
on entourait la personne des souverains et des titres
souvent mensongers qu'on leur donnait. A cela près,
dans la plupart des cas où il rencontre des païens, il
montre pour eux une grande indulgence; parfois il
affecte de concevoir sur eux plus d'espoir que sur les
Juifs ^. Le royaume de Dieu leur sera transféré.
« Quand un propriétaire est mécontent de ceux à qui
il a loué sa vigne, que fait-il? Il la loue à d'autres,
qui lui rapportent de bons fruits^.» Jésus devait tenir
d'autant plu:s à cette idée que la conversion des gen-
tils était, selon les idées juives, un des sigjies les
plus certains de la venue du Messie ^. Dans son
royaume de Dieu, il fait asseoir au festin, à côté
d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, des hommes venus
des quatre vents du ciel, tandis que les héritiers
légitimes du royaume sont repousses^. Souvent,
il est vrai, on croit trouver dans les ordres qu'il
donne à ses disciples une tendance toute contraire:
il semble leur recommander de ne prêcher le sa-
4. Matth., VIII, 5etsuiv.; xv, 22 et suiv.; Marc, vu, 25etsuiv.;
Luc, IV, 25 et suiv.
2. Matth., XXI, 41 ; Marc, xii, 9 ; Luc, xx, 16.
3. Is., II, 2 et suiv.; lx; Amos, ix, 11 et suiv.; Jérém., m, 17;
Malach., i, 11 ; Tohie^ xiii, 13 et suiv.; Orac. sihyl.,\\\,l\^Qi
suiv. Gomp. Matth., xxiv, 14; Act.^ xv, 15 et suiv.
4. Matth., viii, 11-12; XXI, 33 et suiv.; xxii, 1 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 229
lut qu'aux seuls Juifs orthodoxes*; il parle des
païens d'une manière conforme aux préjugés des
Juifs 2. Mais il faut se rappeler que les disciples,
dont l'esprit étroit ne se prêtait pas h cette haute
indifférence pour la qualité de fils d'Abraham, ont bien
pu faire fléchir dans le sens de leurs propres idées les
instructions de leur maître. En outre, il est fort pos-
sible que Jésus ait varié sur ce point, de même que
Mahomet parle des Juifs, dans le Coran, tantôt de la
façon la plus honorable, tantôt avec une extrême
dureté, selon qu'il espère ou non les attirer à lui.
La tradition, en effet, prête à Jésus deux règles de
prosélytisme tout à fait opposées et qu'il a pu pra-
tiquer tour à tour : « Celui qui n'est pas contre vous
est pour vous ; » — « Celui qui n'est pas avec moi est
contre moi^. » Une lutte passionnée entraîne presque
nécessairement ces sortes de contradictions.
Ce qui est certain, c'est qu'il compta parmi ses dis-
ciples plusieurs des gens que les Juifs appelaient «Hel-
lènes^. )) Ce mot avait, en Palestine, des sens fort divers.
^. MaUh., VII, 6; x, o-6; xv, 24; xxi, 43.
2. Matth., V, 46 etsuiv.; vi,7, 32; xviii, 17; Luc, vi, 32etsuiv.;
XII, 30.
3. Matth., xii, 30; Marc, ix, 39; Luc, ix, 50; xi, 23.
4. Josèphe le dit formellement {Ant._, XYIII, m, 3). Comp.
Jean, VII, 35; xii, 20-21.
230 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Il désignait tantôt des païens, tantôt des Juifs parlant
grec et habitant parmi les païens^, tantôt des gens d'ori-
gine païenne convertis au judaïsme 2. C'est probable-
ment dans cette dernière catégorie d'Hellènes que
Jésus trouva de la sympathie^. L'affiliation au ju-
daïsme avait beaucoup de degrés ; mais les prosé-
lytes restaient toujours dans un état d'infériorité à
l'égard du juif de naissance. Ceux dont il s'agit ici
étaient appelés « prosélytes de la porte » ou « gens
craignant Dieu, » et assujettis aux préceptes de Noë,
non aux préceptes mosaïques^. Cette infériorité même
était sans doute la cause qui les rapprochait de Jésus
et leur valait sa faveur.
Il en usait de même avec les Samaritains. Serrée
comme un îlot entre les deux grandes provinces du
judaïsme (la Judée et la Galilée), la Samarie for-
mait en Palestine une espèce d'enclave, où se conser-
vait le vieux culte du Garizim, frère et rival de celui
de Jérusalem. Cette pauvre secte, qui n'avait ni le
génie ni la savante organisation du judaïsme propre-
4. Talm. de Jérus., Sota, vu, 1.
. 2. Voir, en particulier, Jean, vu, 35; xii, 20; Act., xiv, 1 ;
XVII, 4; XVIII, 4; xxi, 28.
3. Jean, xii, 20; Act., viii, 27.
4. Mischna, Baba metsia, ix, 12; Talm. de Bab., Sanh., 56 h;
.«4c^^viii, 27; X, 2, 22, 35; xiii, 16, 26, 43, 50; xvi, 14; xvii,
4, M\ XVIII, 7 ; Galat., 11, 3; Jos., AnU, XIV, vu, 2.
VIE DE JÉSUS. 231
ment dit, était traitée par les Hiérosolymites avec
une extrême dureté^. On la mettait sur la même
ligne que les païens, avec un degré de haine de
plus 2 . Jésus , par une sorte d'opposition , était
bien disposé pour elle. Souvent il préfère les Sa-
maritains aux Juifs orthodoxes. Si, dans d'autres
cas, il semble défendre à ses disciples d'aller les
prêcher, réservant son Évangile pour les Israélites
purs^, c'est là encore, sans doute, un précepte de
circonstance, auquel les apôtres auront donné un sens
trop absolu. Quelquefois, en effet, les Samaritains le
recevaient mal, parce qu'ils le supposaient imbu des
préjugés de ses coreligionnaires ^ ; de la même façon
que de nos jours l'Européen libre penseur est envisagé
comme un ennemi par le musulman, qui le croit tou-
jours un chrétien fanatique. Jésus savait se mettre
au-dessus de ces malentendus ^. Il eut plusieurs dis-
ciples à Sichem, et il y passa au moins deux jours ^.
^. Ecclésiastique j l, 27-28; Jean, viii, 48; Jos., Ant., IX,
XIV, 3 ; XI, VIII, 6 ; XII, v, 5; Talm. de Jérus., Aboda zara, v, 4 ;
Pesac/mUj, i, 4 .
2. Matth., X, 5; Luc, xvii, 18. Gomp. Talm. de Bab., Cholin,
6 a.
3. Matth., X, 5-G.
4. Luc, IX, 53.
5. Luc, IX, 56.
6. Jean, iv, 39-43.
232 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Dans une circonstance, il ne rencontre de gratitude
et de vraie piété que chez un samaritain ^. Une de
ses plus belles paraboles est celle de l'homme blessé
sur la route de Jéricho. Un prêtre passe, le voit et
continue son chemin. Un lévite passe et ne s'arrête
pas. Un samaritain a pitié de lui, s'approche, verse
de l'huile dans ses plaies et les bande 2. Jésus conclut
de là que la vraie fraternité s'établit entre les hommes
par la charité, non par la foi religieuse. Le « pro-
chain, )) qui dans le judaïsme était surtout le co-
religionnaire, est pour lui l'homme qui a pitié de
son semblable sans distinction de secte. La fraternité
humaine dans le sens le plus large sortait à pleins
bords de tous ses enseignements.
Ces pensées, qui assiégeaient Jésus à sa sortie de
Jérusalem, trouvèrent leur vive expression dans une
anecdote qui a été conservée sur son retour. La route
de Jérusalem en Galilée passe à une demi-heure de
Sichem^, devant l'ouverture de la vallée dominée par
les monts Ebal et Garizim. Cette route était en
général évitée par les pèlerins juifs, qui aimaient
mieux dans leurs voyages faire le long détour de
la Pérée que de s'exposer aux avanies des Sama-
4 . Luc, XVII, 1 6 et suiv.
2. Luc, X, 30 et suiv.
3. Aujourd'hui Naplouse.
VIE DE JÉSUS. 233
ritains ou de leur demander quelque chose. Il était
défendu de manger et de boire avec eux^; c'était un
axiome de certains casuistes qu' « un morceau de pain
des Samaritains est de la chair de porc 2. » Quand on
suivait cette route, on faisait donc ses provisions
d'avance ; encore évitait-on rarement les rixes et les
mauvais traitements ^. Jésus ne partageait ni ces
scrupules ni ces craintes. Arrivé dans la route, au
point où s'ouvre sur la gauche la vallée de Sichem, il
se trouva fatigué, et s'arrêta près d'un puits. Les
Samaritains avaient, alors comme aujourd'hui, l'ha-
bitude de donner à toutes les localités de leur vallée
des noms tirés des souvenirs patriarcaux; ils regar-
daient ce puits comme ayant été donné par Jacob à
Joseph ; c'était probablement celui-là même qui s'ap-
pelle encore maintenant Bir-Iakouh. Les disciples
entrèrent dans la vallée et allèrent à la ville acheter
des provisions; Jésus s'assit sur le bord du puits,
ayant en face de lui le Garizim.
Il était environ midi. Une femme de Sichem vint
puiser de l'eau. Jésus lui demanda à boire, ce qui
excita chez cette femme un grand étonnement, les
Juifs s'interdisant d'ordinaire tout commerce avec les
1. Luc, IX, 53; Jean, iv, 9.
2. Mischna, Schcbiitj \m, 10.
3. Jos., Ant., XX, V, 1 ; 5. J.j II, xii, 3 , Vila, 5^,
234 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Samaritains. Gagnée par l'entretien de Jésus, la femme
reconnut en lui un prophète, et, s'attendant à des re-
proches sur son culte, elle prit les devants : « Seigneur,
dit-elle, nos pères ont adoré sur cette montagne, tan-
dis que vous autres, vous dites que c'est à Jérusalem
qu'il faut adorer. — Femme, crois-moi, lui répondit
Jésus, l'heure est venue où l'on n'adorera plus ni sur
cette montagne ni à Jérusalem , mais où les vrais
adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité^. »
Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment
fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur
lequel reposera l'édifice de la religion éternelle. Il
fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que
pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu'à la fin
des temps. Non-seulement sa religion, ce jour-là, fut
la bonne religion de l'humanité, ce fut la religion
absolue; et si d'autres planètes ont des habitants
doués de raison et de moralité, leur religion ne peut
être différente de celle que Jésus a proclamée près du
4. Jean, iv, 21-23. Le v. 22, au moins le dernier membre, qui
exprime une pensée opposée à celle des versets 21 et 23 , paraît
avoir été interpolé. Il ne faut pas trop insister sur la réalité histo-
rique d'une telle conversation, puisque Jésus ou son interlocutrice
auraient seuls pu la raconter. Mais l'anecdote du chapitre iv de
Jean représente certainement une des pensées les plus intimes de
Jésus, et la plupart des circonstances du récit ont un cachet frap-
pant de vérité.
VIE DE JÉSUS. 235
puits de Jacob. L'homme n'a pu s'y tenir; car on
n'atteint l'idéal qu'un moment. Le mot de Jésus a
été un éclair dans une nuit obscure; il a fallu dix-
huit cents ans pour que les yeux de l'humanité (que
dis-je! d'une portion infiniment petite de l'humanité)
s'y soient habitués. Mais l'éclair deviendra le plein
jour, et, après avoir parcouru tous les cercles d'er-
reurs, l'humanité reviendra à ce mot-là, comme à
l'expression immortelle de sa foi et *de ses espé-
rances.
CHAPITRE XV.
COMMENCEMENT DE LA LÉGENDE DE Jl!SDS.
IDÉE qu'il a lui-même DE SON P.ÔLE SUr.NATUREL.
Jésus rentra en Galilée ayant complètement perdu
sa foi juive, et en pleine ardeur révolutionnaire.
Ses idées maintenant s'expriment avec une netteté
parfaite. Les innocents aphorismes de son premier
âge prophétique, en partie empruntés aux rabbis
antérieurs, les belles prédications morales de sa
seconde période aboutissent à une politique déci-
dée. La Loi sera abolie ; c'est lui qui l'abolira*.
4. Les hésitations des disciples immédiats de Jésus, dont une
fraction considérable resta attachée au judaïsme, pourraient sou-
lever ici quelques objections. Mais le procès de Jésus ne laisse
place à aucun doute. Nous verrons qu'il y fut traité comme « sé-
ducteur. » LeTalmud donne la procédure suivie contre lui comme
un exemple de celle qu'on doit suivre contre les « séducteurs, »
qui cherchent à renverser la Loi de Moïse. (Talm. de Jérus., Sari-
hédririj xiv, 16; Talm. de Bab., Sanhédrin, 43 aj 67 a),
VIE DE JÉSUS. 237
Le Messie est venu ; c'est lui qui l'est. Le royaume
de Dieu va bientôt se révéler ; c'est par lui qu'il se
révélera. 11 sait bien qu'il sera victime de sa har-
diesse ; mais le royaume de Dieu ne peut être conquis
sans violence; c'est par des crises et des déchire-
ments qu'il doit s'établir i. Le Fils de l'homme,
après sa mort, viendra avec gloire, accompagné de
légions d'anges, et ceux qui l'auront repoussé seront
confondus.
L'audace d'une telle conception ne doit pas nous
surprendre. Jésus s'envisageait depuis longtemps avec
Dieu sur le pied d'un fils avec son père. Ce qui chez
d'autres serait un orgueil insupportable, ne doit pas
chez lui être traité d'attentat.
Le titre de « fils de David » fut le premier qu'il
accepta, probablement sans tremper dans les fraudes
innocentes par lesquelles on chercha à le lui assurer.
La famille de David était, à ce qu'il semble, éteinte
depuis longtemps 2; les Asmonéens, d'origine sacer-
4. Matth., XI, 12; Luc, xvi, 16.
2. Il est vrai que certains docteurs, tels que Hillel, Gamaliel,
sont donnés comme étant de la race de David. Mais ce sont là des
allégations très-douteuses. Si la famille de David formait encore
un groupe distinct et ayant de la notoriété, comment se fait-il
qu'on ne la voie jamais figurer, à côté des Sadokites, des Boë-
thuses, des Asmonéeûs, des Hérodes, dans les grandes luttes du
temps?
238 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
dotale, ne pouvaient chercher à s'attribuer une telle
descendance; ni Hérode, ni les Romains ne songent
un moment qu'il existe autour d'eux un représentant
quelconque des droits de l'antique dynastie. Mais
depuis la fin des Asmonéens, le rêve d'un descendant
inconnu des anciens rois, qui vengerait la nation de
ses ennemis, travaillait toutes les têtes. La croyance
universelle était que le Messie serait fils de David et
naîtrait comme lui à Bethléhem ^. Le sentiment premier
de Jésus n'était pas précisément cela. Le souvenir de
David, qui préoccupait la masse des Juifs, n'avait rien
de commun avec son règne céleste. Il se croyait fils
de Dieu, et non pas fils de David. Son royaume et la
délivrance qu'il méditait étaient d'un tout autre ordre.
Mais l'opinion ici lui fit une sorte de violence. La
conséquence immédiate de cette proposition : « Jésus
est le Messie,)) était cette autre proposition : «Jésus est
fils de David.» Il se laissa donner un titre sans lequel
il ne pouvait espérer aucun succès. Il finit, ce semble,
par y prendre plaisir , car il faisait de la meilleure
grâce les miracles qu'on lui demandait en l'interpel-
lant ainsi 2. Ici, comme dans plusieurs autres circon-
4. Matth., II, 5-6; xxii, 42; Luc, i, 32; Jean, vu, 41-42; Act.j
n, 30.
2. Matth., IX, 27; xii, 23; xv, 22; xx 30-31 ; Marc. x. 47, 52;
Luc, xviii, 38.
VIE DE JESUS. 239
stances de sa vie, Jésus se plia aux idées qui avaient
cours de son temps, bien qu'elles ne fussent pas pré-
cisément les siennes. Il associait à son dogme du
a royaume de Dieu, » tout ce qui échauffait les cœurs
et les imaginations. C'est ainsi que nous l'avons vu
adopter le baptême de Jean, qui pourtant ne devait
pas lui importer beaucoup.
Une grave difficulté se présentait: c'était sa nais-
sance à Nazareth, qui était de notoriété publique.
On ne sait si Jésus lutta contre cette objection.
Peut-être ne se présenta -t- elle pas en Galilée, où
l'idée que le ffls de David devait être un bethléhé-
mite était moins répandue. Pour le galiléen idéaliste,
d'ailleurs, le titre de « fils de David » était suffisamment
justifié, si celui à qui on le décernait relevait la gloire
de sa race et ramenait les beaux jours d'Israël. Au-
torisa-t-il par son silence les généalogies fictives que
ses partisans imaginèrent pour prouver sa descen-
dance royale^? Sut-il quelque chose des légendes in-
ventées pour le faire naître à Bethléhem, et en parti-
culier du tour par lequel on rattacha son origine
bethléhémite au recensement qui eut lieu par l'ordre
du légat impérial, Quirinius^? On l'ignore. L'in-
4. Matth., I, i et suiv.; Luc, m, 23 et suiv.
2. Matth., II, 1 et suiv.; Luc, ii, 1 et suiv.
240 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
exactitude et les contradictions des généalogies* por-
tent à croire qu'elles furent le résultat d'un travail
populaire s'opérant sur divers points, et qu'aucune
d'elles ne fut sanctionnée par Jésus 2. Jamais il ne se
désigne de sa propre bouche comme fils de David.
Ses disciples, bien moins éclairés que lui, enchéris-
saient parfois sur ce qu'il disait de lui-même; le
plus souvent il n'avait pas connaissance de ces exa-
gérations. Ajoutons que, durant les trois premiers
siècles, des fractions considérables du christianisme^
nièrent obstinément la descendance royale de Jésus
et l'authenticité des généalogies.
Sa légende était ainsi le fruit d'une grande conspi-
ration toute spontanée et s'élaborait autour de lui de
4. Les deux généalogies sont tout a fait discordantes entre
elles et peu conformes aux listes de l'Ancien Testament. Le récit de
Luc sur le recensement de Quirinius implique un anachronisme.
Voir ci*-dessus, p. 49-20, note. Il est naturel, du reste, que la
légende se soit emparée de cette circonstance. Les recensements
frappaient beaucoup les Juifs, bouleversaient leurs idées étroites,
et l'on s'en souvenait longtemps. Cf. Act.j v, 37.
2. Jules Africain (dans Eusèbe, H. E.j I, 7) suppose que ce
furent les parents de Jésus qui, réfugiés en Batanée, essayèrent
de recomposer les généalogies.
3. Les Ehionim, les « Hébreux, » les « Nazaréens, » Tatien,
Marcion. Cf. Épiph., Adv. hœr.j xxix, 9; xxx, 3, 14; xlvi, I ;
Théodoret, Hœret. fab., I, 20; Isidore de Péluse, Epist., I, 371,
ad Pansophium.
VIE DE JÉSUS. 241
son vivant. Aucun grand événement de l'histoire ne
s'est passé sans donner lieu à un cycle de fables,
et Jésus n'eût pu, quand il l'eût voulu, couper court
à ces créations populaires. Peut-être un œil sagace
eût-il su reconnaître dès lors le germe des récits qui
devaient lui attribuer une naissance surnaturelle, soit
en vertu de cette idée, fort répandue dans l'antiquité,
que l'homme hors ligne ne peut être né des relations
ordinaires des deux sexes ; soit pour répondre à un
chapitre mal entendu d'Isaïe^, où l'on croyait lire
que le Messie naîtrait d'une vierge; soit enfin par
suite de l'idée que le « Souffle de Dieu, » déjà érigé
en hypostase divine, est un principe de fécondité 2.
Déjà peut-être couraient sur son enfance plus d'une
anecdote conçue en vue de montrer dans sa bio-
graphie l'accomplissement de l'idéal messianique ^,
ou, pour mieux dire, des prophéties que l'exégèse
allégorique du temps rapportait au Messie. D'autres
fois, on lui créait dès le berceau des relations avec
les hommes célèbres , Jean - Baptiste , Hérode le
Grand, des astrologues chaldéens qui, dit-on, firent
L Matth., I, 22-23.
2. Genèse, i, 2. Pour l'idée analogue chez les Égyptiens, voir
1 érodote, III, 28; Pomp. Mêla, ï, 9; Plutarque, Quœst. symp..
Mil, I, 3; De Isid. et Osir., 43.
3. Matth., I, 15, 23; Is., vu, U et suiv.
16
242 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
vers ce temps-là un voyage à Jérusalem*, deux
vieillards, Siméon et Anne, qui avaient laissé des
souvenirs de haute sainteté 2. Une chronologie assez
lâche présidait à ces combinaisons, fondées pour la
plupart sur des faits réels travestis ^. Mais un sin-
gulier esprit de douceur et de bonté, un sentimeni
profondément populaire, pénétraient toutes ces fables,
et en faisaient un supplément de la prédication ^. C'est
surtout après la mort de Jésus que de tels récits
prirent de grands développements; on peut croire
cependant qu'ils circulaient déjà de son vivant, sans
rencontrer autre chose qu'une pieuse crédulité et une
naïve admiration.
Que jamais Jésus n'ait songé à se faire passer pour
une incarnation de Dieu lui-même, c'est ce dont on
ne saurait douter. Une telle idée était profondément
étrangère à Tesprit juif; il n'y en a nulle trace dans
les évangiles synoptiques ^ ; on ne la trouve indiquée
que dans des parties de l'évangile de Jean qui ne
4. Matth., II, i et suiv.
2. Luc, II, 25 et suiv.
3. Ainsi la légende du Massacre des Innocents se rapporte pro-
bablement à quelque et uauté exercée par Hérode du côté de Beth- -
léhem. Comp. Jos., Ant., XIV, ix, 4.
4. Matth., i et II ; Luc, i et 11 ; S. Justin, Dial. ciim Tryph., 78,
<06; Protévang. de Jacques (apocr.)^ 18 et suiv.
5. Certains passages, comme Act., 11, 22, l'excluent formellement.
VIE DE JESUS. 243
peuvent être acceptées comme un écho de la pen-
sée de Jésus. Parfois même Jésus semble prendre
des précautions pour repousser une telle doctrine^.
L'accusation de se faire Dieu ou l'égal de Dieu est
présentée, même dans l'évangile de Jean, comme une
calomnie des Juifs 2. Dans ce dernier évangile, il se
déclare moindre que son Père ^. Ailleurs, il avoue que
le Père ne lui a pas tout révélé^. 11 se croit plus qu'un
homme ordinaire, mais séparé de Dieu par une distance
infinie. 11 est fils de Dieu ; mais tous les hommes le sont
ou peuvent le devenir à des degrés divers ^. Tous,
chaque jour, doivent appeler Dieu leur père; tous
les ressuscites seront fils de Dieu^. La filiation divine
était attribuée dans l'Ancien Testament à des êtres
qu'on ne prétendait nullement égaler à Dieu''. Le
mot « fils » a, dans les langues sémitiques et dans
4. Matth., XIX, 17; Marc, x, 18; Luc, xviii, 19,
2. Jean, v, 18 et-suiv.; x, 33 et suiv.
3. Jean, xiv, 28.
4. Marc, xiii, 35.
5. Matth., V, 9, 45; Luc, m, 38; vi, 35; xx, 36; Jean, i, 12-
13; X, 34-35. Comp. Act., xvii, 28-29; Rom., viii, 14, 19, 21;
IX, 26; II Cor., vi, 18; Galat., m, 26, et dans l'Ancien Testa-
ment, Deutér.j xiv, 1, et surtout Sagesse^ 11, 13, 18.
6. Luc, XX, 36.
7. Gen., vi, 2; Job, i, 6; 11, 1; xxviii, 7; Ps. 11, 7; i.xxxii,
6, II Sam., VII, 14.
244 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
la langue du Nouveau Testament, les sens les
plus larges^. D'ailleurs, l'idée que Jésus se fait.de
l'homme n'est pas cette idée humble, qu'un froid
déisme a introduite. Dans sa poétique conception
de la nature, un seul souffle pénètre l'univers : le
souffle de l'homme est celui de Dieu; Dieu habite
en l'homme, vit par l'homme, de même que l'homme
habite en Dieu, vit par Dieu ^. L'idéalisme transcen-
dant de Jésus ne lui permit jamais d'avoir une notion
bien claire de sa propre personnalité. Il est son Père,
son Père est lui. Il vit dans ses disciples; il est
partout avec eux^; ses disciples sont un, comme lui
et son Père sont un ^. L'idée pour lui est tout; le
corps, qui fait la distinction des personnes, n'est rien.
4. Le fils du diable (iMatth., xiii, 38; Act.j xiii, iO); les fils
de ce monde (Marc, m, 47; Luc, xvi, 8; xx, 34); les fils de la
lumière (Luc, xvi, 8 ; Jean, xii, 36) ; les fils de la résurrection
(Luc, XX, 36); les fils du royaume (Matth., viii, 42; xiii, 38);
les fils de l'époux (Matth., ix, 45; Marc, ii, 49; Luc, [v, 34);
les fils de la Géhenne (Matth., xxiii, 45); les fils de la paix
(Luc, X, 6), etc. Rappelons que le Jupiter du paganisme est
warr.p àvS"pô)v -e ôswv te.
2. Comp. Act.^ XVII, 28.
3. Matth., XVIII, 20; xxviii, 20.
4. Jean, x, 30; xvii, 24. Voir en général les derniers discours
de Jean, surtout le ch. xvii, qui expriment bien un côté de l'état
psychologique de Jésus, quoiqu'on ne puisse les envisager comme
de vrais documents historiques.
VIE DE JESUS. 245
Le titre de « Fils de Dieu, » ou simplement de
« Fils ^5 )) devint ainsi pour Jésus un titre analogue à
« Fils de l'homme » et, comme celui-ci, synonyme
de « Messie, » à la seule différence qu'il s'appelait
lui-même « Fils de l'homme » et qu'il ne semble pas
avoir fait le même usage du mot « Fils de Dieu ^, »
Le titre de Fils de l'homme exprimait sa qualité de
juge ; celui de Fils de Dieu sa participation aux des-
seins suprêmes et sa puissance. Cette puissance n'a
pas de limites. Son Père lui a donné tout pouvoir. Il
a le droit de changer même le sabbat^. Nul ne
connaît le Père que par lui^. Le Père lui a exclusi-
vement transmis le droit de juger ^. La nature lui
obéit; mais elle obéit aussi à quiconque croit et prie;
la foi peut tout^. Il faut se rappeler que nulle idée des
lois de la nature ne venait, dans son esprit, ni dans
celui de ses auditeurs, marquer la limite de l'impos-
sible. Les témoins de ses miracles remercient Dieu
1. Les passages à l'appui de cela sont trop nombreux pour être
rapportés ici.
2. C'est seulement .dans l'évangile de Jean que Jésus se sert de
l'expression de « Fils de Dieu » ou de « Fils » comme synonyme
du pronom je.
3. Mattb., XII, 8; Luc, vi, 5.
4. Matth., XI, 27.
5. Jean, v, 22.
6. Matth., XVII, 18-19; Luc, xvii, 6,
246 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
« d'avoir donné de tels pouvoirs aux hommes*. » Il
remet les péchés 2 ; il est supérieur à David, à Abra-
ham, à Salomon, aux prophètes ^ Nous ne savons
sous quelle forme ni dans quelle mesure ces affirma-
tions se produisaient. Jésus ne doit pas être jugé sur
la règle de nos petites convenances. L'admiration de
ses disciples le débordait et l'entraînait. Il est évident
que le titre de Rabbi^dont il s'était d'abord contenté,
ne lui suffisait plus ; le titre même de prophète ou
d'envoyé de Dieu ne répondait plus à sa pensée. La
position qu'il s'attribuait était celle d'un être sur-
humain , et il voulait qu'on le regardât comme ayant
avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres
hommes. Mais il faut remarquer que ces mots de
(( surhumain )> et de « surnaturel, » empruntés à notre
théologie mesquine., n'avaient pas de sens dans la
haute conscience religieuse de Jésus. Pour lui, la na-
ture et le développement de l'humanité n'étaient pas
des règnes limités hors de Dieu, de chétives réali-
tés, assujetties aux lois d'un empirisme désespé-
rant. Il n'y avait pas pour lui de surnaturel, car il n'y
avait pas de nature. Ivre de l'amour infini, il oubliait
4. Matth., IX, 8.
2. Matth., IX, 2 et suiv. ; Marc, 11, 5 et suiv.; Luc, v, 20; vu,
47-48.
3. Matth., xiï, 41-42; xxii, 43 et suiv.; Jean, viii, 52 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 247
la lourde chaîne qui tient l'esprit captif; il fran-
chissait d'un bond l'abîme, infranchissable pour
la plupart, que la médiocrité des facultés humaines
trace entre l'homme et Dieu,
On ne saurait méconnaître dans ces atïirmations de
Jésus le germe de la doctrine qui devait plus tard
faire de lui une hypostase divine^, en l'identifiant avec
le Verbe, ou «Dieu second^,» ou fils aîné de Dieu^,
ou Ange métatrône ^, que la théologie juive créait d'un
autre côté ^ . Une sorte de besoin amenait cette
1. Voir surtout Jean, xiv et suiv. Mais il est douteux que nous
ayons là l'enseignement authentique de Jésus.
2. Philon. cité dans Eusèbe, Prœp. Evang., VIÎ, 13.
3. Philon, De migr. Abraham, § 1; Quod Deus iinmut., § 6 ;
De confus, ling., §§ i4 et 28 ; De profugis, § ^0 ; De somniis, I,
§37; De agric. Noë, § 42; Quis reru7n divin, hœres, § 25 et
suiv., 48 et suiv., etc.
4. MêTâôpcvo;, c'est-à-dire partageant le trône de Dieu; sorte de
secrétaire divin, tenant le registre des mérites et des démérites :
Bereschiih Rabba, v, 6 c; Talm. de Bab., Sanhédr., 38 b ; Clia-
giga, 15 a; Targum de Jonathan, Gcn., v, 24.
5. Cette théorie du Ao-j'o; ne renferme pas d'éléments grecs. Les
rapprochements qu'on en a faits avec YHonover des Parsis sont
aussi sans fondement. Le Mmokhired ou « Intelligence divine »
a bien de l'analogie avec le ao-^o; juif. (Voir les fragments du livre
intitulé MwoA'Ai'rcr/ dans Spiegel, Parsi-Grammatik, p. 161-162.)
Mais le développeniont qu'a pris la doctrine du Minokhired chez
les Parsis est moderne et peut impliquer une influence étrangère.
L' « Intelligence divine» {Mai-nju-Khralù) figure dans les livres
zends ; mais elle n'y sert pas de buse à une théorie; elle en*re seu-
2i8 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
théologie, pour corriger l'extrême rigueur du vieux
monothéisme, à placer auprès de Dieu un asses-
seur, auquel le Père éternel est censé déléguer le
gouvernement de l'univers. La croyance que certains
hommes sont des incarnations de facultés ou de
(( puissances » divines, était répandue ; les Samari-
tains possédaient vers le même temps un thauma-
turge nommé Simon, qu'on identifiait avec « la grande
vertu de Dieu^. » Depuis près de deux siècles, les
esprits spéculatifs du judaïsme se laissaient aller au
penchant de faire des personnes distinctes avec les
attributs divins ou avec certaines expressions qu'on
rapportait à la divinité. Ainsi le « Souffle de Dieu, »
dont il est souvent question dans l'Ancien Testament,
est considéré comme un être à part, 1' « Esprit-Saint. »
De même, la « Sagesse de Dieu, » la a Parole de Dieu»
deviennent des personnes existantes par elles-m.êmes.
C'était le germe du procédé qui a engendré les
Sephiroth de la Gabbale, les yEons du gnosticisme,
les hypostases chrétiennes, toute cette mythologie
lement dans quelques invocations. Les rapprochements que l'on a
essayés entre la théorie alexandrine du Verbe et certains points de
la théologie égyptienne peuvent n'être pas sans valeur. Mais rien
n'indique que, dans les siècles qui précèdent l'ère chrétienne, le
judaïsme palestinien ait tait aucun emprunt à l'Egypte,
'K Act., Yiii, '10.
VIE DE JÉSUS. 249
sèche, consistant en abstractions personnifiées, à la-
quelle le monothéisme est obligé de recourir, quand
il veut introduire en Dieu la multiplicité.
Jésus paraît être resté étranger à ces raffine-
ments de théologie, qui devaient bientôt remplir le
monde de disputes stériles. La théorie métaphysique
du Verbe, telle qu'on la trouve dans les écrits de
son contemporain Philon, dans les Targums chal-
déens, et déjà dans le livre de la « Sagesse *, » ne se
laisse entrevoir ni dans les Logia de Matthieu, ni en
général dans les synoptiques, interprètes si authen-
tiques des paroles de Jésus. La doctrine du Verbe,
en effet, n'avait rien de commun avec le messia-
nisme. Le Verbe de Philon et des Targums n'est
nullement le Messie. C'est Jean l'évangéliste ou son
école qui plus tard cherchèrent à prouver que Jésus
est le Verbe, et qui créèrent dans ce sens toute
une nouvelle théologie, fort différente de celle du
royaume de Dieu -. Le rôle essentiel du Verbe est
1. IX, 1-2; xvr, 12. Comp. vu, 12; viii, 5 et suiv. ; ix, et en
général ix-xi. Ces prosopopées de la Sagesse personnifiée se trou-
vent dans des livres bien plus anciens. Prov.j viii, ix ; Jobj, xxviii,
2. Jean, Évang., i, 1-14 ; I Épître, v, 7; Apoc, xix, 13. On re-
marquera, du reste, que, dans l'évangile de Jean, l'expression de
« Verbe » ne revient pas hors du prologue, et que jamais le nar-
rateur ne la place dans la bouche de Jésus.
250 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
celui de créateur et de providence; or Jésus ne pré-
tendit jamais avoir créé le monde, ni le gouverner.
Son rôle sera de le juger, de le renouveler. La qua-
lité de président des assises finales de l'humanité,
tel est l'attribut essentiel que Jésus s'attribue, le
rôle que tous les premiers chrétiens lui prêtèrent ^.
Jusqu'au grand jour, il siège à la droite de Dieu
comme son Métatrône^ son premier ministre et son
futur vengeur 2. Le Christ surhumain des absides
byzantines, assis en juge du monde, au milieu des
apôtres, analogues à lui et supérieurs aux anges
qui ne font qu'assister et servir, est la très-exacte
représentation figurée de cette conception du « Fils de
l'homme, » dont nous trouvons les premiers traits
déjà si fortement indiqués dans le Livre de Daniel.
En tout cas, la rigueur d'une scolastique réfléchie
n'était nullement d'un tel monde. Tout l'ensemble
d'idées que nous venons d'exposer formait dans l'es-
prit des disciples un système théologique si peu ar-
rêté que le Fils de Dieu, cette espèce de dédoublement
de la divinité, ils le font agir purement en homme. Il
\. Act.,^, 42.
2. Matth., XXVI, 64; Marc, xvi, 19; Lu.*, xxii, 69; Act.^wi,
55; Rom., viii, 34; Ephés., i, 20; Coloss., m, 1; Hébr., i, 3, 13 ;
VIII, 1; x, 12; xii, 2; I de S. Pierre, m, 22. V. les passages pré-
cités sur le rôle du Mélalrône juif.
VIE DE JÉSUS. 251
est tenté; il ignore bien des choses; il se corrige^;
il est abattu, découragé, il demande à son Père de
lui épargner des . épreuves; il est soumis à Dieu,
comme un fils 2. Lui qui doit juger le monde, il ne
connaît pas le jour du jugement^. Il prend des pré-
cautions pour sa sûreté^. Peu après sa naissance, on est
obligé de le faire disparaître pour éviter des hommes
puissants qui voulaient le tuer^. Dans les exorcismes,
le diable le chicane et ne sort pas du premier coup^.
Dans ses miracles, on sent un effort pénible, une fatigue
comme si quelque chose sortait de lui ^. Tout cela
est simplement le fait d'un envoyé de Dieu, d'un
homme protégé et favorisé de Dieu ^. Il ne faut
demander ici n:' logique, ni conséquence. Le besoin
que Jésus avait de se donner du crédit et l'enthou-
siasme de ses disciples entassaient les notions con-
tradictoires. Pour les messianistes de l'école millé-
naire, pour les lecteurs acharnés des livres de Daniel
4. Matth., X, V, comparé à xxviii, 19.
2. Matlh., XXVI, 39; Jean, xii, 11.
3. Marc, xiii, 32.
4. MaUlî., XII, 14-16; xiv, 13; Marc, m, 6-7; ix, 29-30; Jean,
VII, 1 et suiv.
5. Matth., II, 20.
6. Matth., XVII, 20; Marc, ix, 25.
7. Luc, VIII, 45-46; Jean, xi, 33, 38,
8. Ad., II, 22.
252 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
et d'Hénoch, il était le Fils de l'homme; pour les juifs
de la croyance commune, pour les lecteurs d'Isaïe et de
Michée, il était le Fils de David; pour les affiliés, il
était le Fils de Dieu, ou simplement le Fils. D'autres,
sans que les disciples les en blâmassent, le prenaient
pour Jean-Baptiste ressuscité, pour Élie, pour Jéré-
mie, conformément à la croyance populaire que les
anciens prophètes allaient se réveiller pour préparer
les temps du Messie ^.
Une conviction absolue, ou, pour mieux dire, l'en-
thousiasme, qui lui ôtait jusqu'à la possibilité d'un
doute, couvrait toutes ces hardiesses. Nous com-
prenons peu, avec nos natures froides et timorées,
une telle façon d'être possédé par l'idée dont on se
fait l'apôtre. Pour nous, races profondément sé-
rieuses, la conviction signifie la sincérité avec soi-
même. Mais la sincérité avec soi-même n'a pas beau-
coup de sens chez les peuples orientaux, peu habitués
aux délicatesses de l'esprit critique. Bonne foi et impos-
ture sont des mots qui, dans notre conscience rigide,
s'opposent comme deux termes inconciliables. En
Orient, il y a de l'un à l'autre mille fuites et mille
détours. Les auteurs de livres apocryphes (de « Da-
4. Matth., XIV, 2; xvi, 14; xvii, 3 et &uiv.; Marc, vi, 14-lb;
VIII, ^8 ; Luc, IX, 8 et suiv-, 19.
VIE DE JESUS. 253
niel )), d' « Hénoch, » par exemple), hommes si exal-
tés, commettaient pour leur cause, et bien certai-
nement sans ombre de scrupule, un acte que nous
appellerions un faux. La vérité matérielle a très-peu
de prix pour l'oriental; il voit tout à travers ses idées,
ses intérêts, ses passions.
L'histoire est impossible, si l'on n'admet hautement
qu'il y a pour la sincérité plusieurs mesures. Toutes
les grandes choses se font par le peuple; or on ne
conduit le peuple qu'en se prêtant à ses idées. Le
philosophe qui, sachant cela, s'isole et se retranche
dans sa noblesse, est hautement louable. Mais celui
qui prend l'humanité avec ses illusions et cherche à
agir sur elle et avec elle, ne saurait être blâmé. César
savait fort bien qu'il n'était pas fils de Vénus; la
France ne serait pas ce qu'elle est si l'on n'avait cru
mille ans à la sainte ampoule de Reims. Il nous est
facile à nous autres, impuissants que nous sommes,
d'appeler cela mensonge, et, fiers de notre timide
honnêteté, de traiter avec dédain les héros qui ont
accepté dans d'autres conditions la lutte de la
vie. Quand nous aurons fait avec nos scrupules ce
qu'ils firent avec leurs mensonges, nous aurons le droit
d'être pour eux sévères. Au moins faut -il distin-
guer profondément les sociétés comme la nôtre, où
tout se passe au plein jour de la réflexion, des socié-
254 ORIGtNES DU CHRISTIANISME.
tés naïves et crédules, où sont nées les croyances
qui ont dominé les siècles. 11 n'est pas de grande
fondation qui ne repose sur une légende. Le seul
coupable en pareil cas, c'est l'humanité qui veut être
trompée.
CHAPITRE XVL
MIRACLES.
Deux moyens de preuve, les miracles et Fac-
2omplissement des prophéties , pouvaient seuls ,
d'après l'opinion des contemporains de Jésus, établir
une mission surnaturelle. Jésus et surtout ses dis-
ciples employèrent ces deux procédés de démonstra-
tion avec une parfaite bonne foi. Depuis longtemps
Jésus était convaincu que les prophètes n'avaient
écrit qu'en vue de lui. Il se retrouvait dans leurs
oracles sacrés; il s'envisageait comme le miroir où
tout l'esprit prophétique d'Israël avait lu l'avenir.
L'école chrétienne, peut-être du vivant même de son
fondateur, chercha à prouver que Jésus répondait par-
faitement à tout ce que les prophètes avaient prédit du
Messie^. Dans beaucoup de cas, ces rapprochements
4. Par exemple, Matth., i, 22; ii, 5-6, 45, 48; iv, 45.
256 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
étaient tout extérieurs et sont pour nous à peine sai-
sissables. C'étaient le plus souvent des circonstances
fortuites ou insignifiantes de la vie du maître qui rap-
pelaient aux disciples certains passages des Psaumes
et des prophètes, où, par suite de leur constante
préoccupation, ils voyaient des images de lui ^. L'exé-
gèse du temps consistait ainsi presque toute en jeux
de mots, en citations amenées d'une façon artificielle
et arbitraire. La synagogue n'avait pas une liste
officiellement arrêtée des passages qui se rapportaient
au règne futur. Les applications messianiques étaient
libres, et constituaient des artifices de style bien plu-
tôt qu'une sérieuse argumentation.
Quant aux miracles, ils passaient, à cette époque,
pour la marque indispensable du divin et pour le signe
des vocations prophétiques. Les légendes d'Élie et
d'Elisée en étaient pleines. Il était reçu que le Messie
en ferait beaucoup 2. A quelques lieues de Jésus, à
Samarie, un magicien nommé Simon se créait par ses
prestiges un rôle presque divin ^. Plus tard, quand
Dn voulut fonder la vogue d'Apollonius de Tyane et
1. Matth., I, 23; iv, 6, 44; xxvi, 31, 54, 56; xxvii, 9, 35;
Marc, XIV, 27; xv, 28; Jean, xii, 14-15; xviii, 9; xix, 19, 24,
28, 36.
2. Jean, vu, 34; IVEsdras, xiii, 50.
3. Act., VIII, 9 et suiv.
VIE DE JESUS. 257
prouver que sa vie avait été le voyage d'un dieu sur
la terre, on ne crut pouvoir y réussir qu'en inventant
pour lui un vaste cycle de miracles^. Les philosophes
alexandrins eux-mêmes, Plotin et les autres, sont cen-
sés en avoir fait 2. Jésus dut donc choisir entre ces
deux partis, ou renoncer à sa mission, ou devenir
thaumaturge. Il faut se rappeler que toute l'antiquité,
à l'exception des grandes écoles scientifiques de la
Grèce et de leurs adeptes romains, admettait le mi-
racle; que Jésus, non-seulement y croyait, mais
n'avait pas la moindre idée d'un ordre naturel réglé
par des lois. Ses connaissances sur ce point n'étaient
nullement supérieures à celles de ses contemporains.
Bien plus, une de ses opinions le plus profondément
enracinées était qu'avec la foi et la prière l'homme a
tout pouvoir sur la nature ^. La faculté de faire des
miracles passait pour une licence régulièrement dé-
partie par Dieu aux hommes ^, et n'avait rien qui
surprît.
La différence des temps a changé en quelque
chose de très-blessant pour nous ce qui fit la puis-
4. Voir sa biographie par Philostrate.
2. Voir les Vies des sophistes, par Eunape ; la Vie de Plotin,
par Porphyre ; celle de Proclus, par Marinus ; celle d'Isidore attri-
buée à Damascius.
3. Matth., XVII, 19; XXI, 21-22; Marc, xi, 23-24,
4. Matth., IX, 8.
258 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
sance du grand fondateur, et si jamais le culte de Jésus
s'affaiblit dans l'humanité, ce sera justement à cause
des actes qui ont fait croire en lui. La critique
n'éprouve devant ces sortes de phénomènes histo-
riques aucun embarras. Un thaumaturge de nos jours,
à moins d'une naïveté extrême^ comme cela a eu
lieu chez certaines stigmatisées de l'Allemagne, est
odieux ; car il fait des miracles sans y croire ; il est
un charlatan. Mais prenons un François d'Assise, la
question est déjà toute changée ; le cycle miracu-
leux de la naissance de l'ordre de saint François,
loin de nous choquer, nous cause un véritable plai-
sir. Les fondateurs du christianisme vivaient dans
un état de poétique ignorance au moins aussi com-
plet que sainte Glaire et les très socii. Ils trouvaient
tout simple que leur maître eût des entrevues avec
Moïse et Élie, qu'il commandât aux éléments, qu'il
guérît les malades. 11 faut se rappeler, d'ailleurs,
que toute idée perd quelque chose de sa pureté dès
qu'elle aspire à se réaliser. On ne réussit jamais sans
que la délicatesse de l'âme éprouve quelques froisse-
ments. Telle est la faiblesse de l'esprit humain que
les meilleures causes ne sont gagnées d'ordinaire que
par de mauvaises raisons. Les démonstrations des
apologistes primitifs du christianisme reposent sur de
très-pauvres arguments. Moïse, Christophe Colomb,
VIE DE JÉSUS. 259
Mahomet, n'ont triomphé des obstacles qu'en tenant
compte chaque jour de la faiblesse des hommes et en ne
donnant pas toujours les vraies raisons de la vérité. 11
est probable que l'entourage de Jésus était plus frappé
de ses miracles que de ses prédications si profondé-
ment divines. Ajoutons que sans doute la renommée
populaire, avant et après la mort de Jésus, exagéra
énormément le nombre de faits de ce genre. Les
types des miracles évangéliques, en effet, n'offrent
pas beaucoup de variété ; ils se répètent les uns les
autres et semblent calqués sur un très-petit nombre
de modèles, accommodés au goût du pays.
Il est impossible, parmi les récits miraculeux dont
les évangiles renferm.ent la fatigante énumération, de
distinguer les miracles qui ont été prêtés à Jésus par
l'opinion de ceux où il a consenti à jouer un rôle
actif. Il est impossible surtout de savoir si les circons-
tances choquantes d'efforts, de frémissements, et
autres traits sentant la jonglerie ^, sont bien histo-
riques, ou s'ils sont le fruit de la croyance des
rédacteurs, fortement préoccupés de théurgie, et
vivant, sous ce rapport, dans un monde analogue à
celui des « spirites» de nos jours 2. Presque tous les
i. Luc, VIII, 45-46; Jean, xi, 33, 38.
2. Act., II, 21 et suiv.; iv, 31; viii, 15 et suiv.; x, 44 et
sniv. Pendant près d'un siècle, les apôtres et leurs disciples ne
260 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
miracles que Jésus crut exécuter paraissent avoir été
des miracles de guérison. La médecine était à cette
époque en Judée ce qu'elle est encore aujourd'hui
en Orient , c'est-à-dire nullement scientifique, abso-
lument livrée à l'inspiration individuelle. La médeciniî
scientifique, fondée depuis cinq siècles par la Grèce,
était, à l'époque de Jésus, inconnue des Juifs de Pa-
lestine. Dans un tel état de connaissances, la présence
d'un homme supérieur, traitant le malade avec dou-
ceur, et lui donnant par quelques signes sensibles
l'assurance de son rétablissement, est souvent un re-
mède décisif. Qui oserait dire que dans beaucoup de
cas, et en dehors des lésions tout à fait caractérisées,
le contact d'une personne exquise ne vaut pas les res-
sources de la pharmacie? Le plaisir de la voir guérit.
Elle donne ce qu'elle peut, un sourire, une espé-
rance, et cela n'est pas: vain.
Jésus, pas plus que ses compatriotes, n'avait
l'idée d'une science médicale rationnelle ; il croyait
avec tout le monde que la guérison devait s'opérer
par des pratiques religieuses, et une telle croyance
était parfaitement conséquente. Du moment qu'on
regardait la maladie comme la punition d'un pé-
rèvent que miracles. Voir les Actes j les écrits de S. Paul, les ex-
traits de Papias, dansEusèbe, Hist. eccL.Ul^ 39, etc. Comp. Marc,
m, io; XVI, 17-18, 20.
VIE DE JÉSUS. 201
ché*, OU comme le fait d'un démon 2, nullement
comme le résultat de causes physiques, le meilleur
médecin était le saint homme, qui avait du pouvoir
dans l'ordre surnaturel. Guérir était considéré comme
une chose morale ; Jésus, qui sentait sa force mo-
rale, devait se croire spécialement doué pour guérir.
Convaincu que l'attouchement de sa robe ^, l'imposi-
tion de ses mains '^, faisaient du bien aux malades,
il aurait été dur, s'il avait refusé à ceux qui souf-
fraient un soulagement qu'il était en son pouvoir de
leur accorder. La guérison des malades était con-
sidérée comme un des signes du royaume de Dieu,
et toujours associée à l'émancipation des pauvres ^.
L'une et l'autre étaient les signes de la grande révo-
lution qui devait aboutir au redressement de toutes
les infirmités.
Un des genres de guérison que Jésus opère le plus
souvent est l'exorcisme, ou l'expulsion des démons.'
Une facilité étrange à croire aux démons régnait
dans tous les esprits. C'était une opinion univer-
selle, non-seulement en Judée, mais dans le monde
^. Jean, v, 14; ix, 1 et suiv., 34.
2. Matth., IX, 32-33; xii,22; Luc, xiii, M, 10.
3. Luc, VIII, 45-46.
4. Luc, IV, 40.
5. xMatth.,xi, 5 xv, 30-31 ; Luc, ix, 1-2, 6,
262 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
entier, que les démons s'emparent du corps de cer-
taines personnes et les font agir contrairement à leur
volonté. Un div persan, plusieurs fois nommé dans
TAvesta^, Aeschma-daëva, « le div de la concupis-
cence, » adopté par les Juifs sous le nom à'Asmodée'^,
devint la cause de tous les troubles hystériques chez
les femmes ^ L'épilepsie, les maladies mentales et
nerveuses^, où le patient semble ne plus s'apparte-
nir, les infirmités dont la cause n'est pas apparente,
comme la surdité, le mutisme 5, étaient expliquées de
la même manière. L'admirable traité « De la maladie
sacrée » d'Hippocrate, qui posa, quatre sièclesetdemi
avant Jésus, les vrais principes de la médecine sur ce
sujet, n'avait point bapni du monde une pareille er-
reur. On supposait qu'il y avait des procédés plus
ou moins efficaces pour chasser les démons; l'état
d'exorciste était une profession régulière comme celle de
\. Vendidad, xi, 26; Yaçna,x, 18.
2. Tobie, m, 8; vi, 14; Talm. de Bab., Gittin, 68 a.
3. Comp. Marc, xvi, 9; Luc, viii, 2; Évangile de l'Enfance,
16, 33; Code syrien, publié dans les Anecdola syriaca de
ftl. Land, I, p. 452.
4. Jos., Bell, jud., VII, vi, 3; Lucien, Philopseud., 16; Ph'
lostrate, Vie d'ApolL, îll, 38; IV, 20; Arétée, De causis mor
chron., 1, 4.
5. Matth., IX, 33; xii, 22; Marc, ix, 16, 24; Luc, Xi,
14.
VIE DE JÉSUS. 203
médecin*. Il n'est pas douteux que Jésus n'ait eu de
son vivant la réputation de posséder les derniers se-
crets de cet art 2. 11 y avait alors beaucoup de fous en
Judée, sans doute par suite de la grande exaltation
des esprits. Ces fous, qu'on laissait errer, comme
cela a lieu encore aujourd'hui dans les mêmes ré-
gions, habitaient les grottes sépulcrales abandon-
nées, retraite ordinaire des vagabonds. Jésus avait
beaucoup de prise sur ces malheureux^. On racon-
tait au sujet de ses cures mille histoires singulières,
où toute la crédulité du temps se donnait carrière.
Mais ici encore il ne faut pas s'exagérer les difficul-
tés. Les désordres qu'on expliquait par des posses-
sions étaient souvent fort légers. De nos jours, en
Syrie, on regarde comme fous ou possédés d'un
démon (ces deux idées n'en font qu'une, medjnoun^)
des gens qui ont seulement quelque bizarrerie. Une
i. Tobie, VIII, 2-3; Matth., xii, 27; Marc, ix, 38; AcL, xix,
13; Josèphe, ^?i^^ VIIl, ii, o; Justin, Dial. cum Tryphone, 85;
Lucien, Épigr. xxiii (xvii Dindorf.)
2. Malth., XVII, 20; Marc, ix, 24 et suiv.
3. Matth., VIII, 28; ix, 34; xii, 43 et suiv.; xvii, 14 et suiv.
20; Marc, v, 1 et suiv.; Luc, viii, 27 et suiv.
4. Cetle phrase, Dœmonium habes (Matth., xi, 18; Luc, vu,
33 ; Jean, vu, 20, viii, 48 et suiv.; x, 20 et suiv.), doit :.e traduire
par : «Tu os fou,» comme on diiait en arabe : Medjnoun ente. Le
verbe ^a-.aovàv a aussi, dans toute l'antiquité classique, le sens de
« être fou. »
2G4 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
douce parole suffît souvent dans ce cas pour chasser
le démon. Tels étaient sans doute les moyens employés
par Jésus. Qui sait si sa célébrité comme exorciste ne
se répandit pas presque à son insu? Les personnes qui
résident en Orient sont parfois surprises de se trouver,
au bout de quelque temps, en possession d'une grande
renommée de médecin, de sorcier, de découvreur de
trésors, sans qu'elles puissent se rendre bien compte
des faitsqui ont donné lieu à ces bizarres imaginations.
Beaucoup de circonstances d'ailleurs semblent
indiquer que Jésus ne fut thaumaturge que tard et
à contre -cœur. Souvent il n'exécute ses miracles
qu'après s'être fait prier, avec une sorte de mauvaise
humeur et en reprochant à ceux qui les lui deman-
dent la grossièreté de leur esprit ^. Une bizarrerie,
en apparence inexplicable, c'est l'attention qu'il met
à faire ses miracles en cachette, et la recommanda-
tion qu'il adresse à ceux qu'il guérit de n'en rien
dire à personne 2. Quand les démons veulent le pro-
clamer fils de Dieu , il leur défend d'ouvrir la
bouché; c'est malgré lui qu'ils le reconnaissent^.
I. Matth., XII, 39; xvi, 4; xvii, 16; Marc, viii, 17 ot suiv ,
IX, 13; Luc, IX, 41.
'i. Matth., VIII, 4; ix, 30-31 ; xii, 16 et suiv.; Marc, i, ^^\ vi'
?4 et suiv. ; viii, 26.
3. Marc, i, 24-25, 34; m, 12; Luc, iv, 41.
VIE DE JÉSUS. 265
Ces traits sont surtout caractéristiques dans Marc,
qui est par excellence l'évangéliste des miracles et
des exorcismes. Il semble que le disciple qui a
fourni les renseignements fondamentaux de cet évan-
gile importunait Jésus de son admiration pour les
prodiges, et que le maître, ennuyé d'une réputation
qui lui pesait, lui ait souvent dit : « N'en parle
point. )) Une fois, cette discordance aboutit à un
éclat singulier^, à un accès d'impatience, où perce la
fatigue que causaient à Jésus ces perpétuelles de-
mandes d'esprits faibles. On dirait, par moments, que
le rôle de thaumaturge lui est désagréable, et qu'il
cherche à donner aussi peu de publicité que possible
aux merveilles qui naissent en quelque sorte sous ses
pas. Quand ses ennemis lui demandent un miracle,
surtout un miracle céleste, un météore, il refuse ob-
stinément^. Il est donc permis de croire qu'on lui
imposa sa réputation de thaumaturge, qu'il n'y résista
pas beaucoup, mais qu'il ne fit rien non plus pour y
aider, et qu'en tout cas, il sentait la vanité de l'opi-
nion à cet égard.
Ce serait manquer à la bonne méthode historique
que d'écouter trop ici nos répugnances, et, pour
nous soustraire aux objections qu'on pourrait être tenté
1. Matth., Avii, 16; Marc, ix, 18; Luc, ix, 41.
2. Matth., XII, 38 etsuiv.j xvi, 1 et suiv.i Marc, viii, II.
266 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
d'élever contre le caractère de Jésus, de supprimer des
faits qui, aux yeux de ses contemporains, furent
placés sur le premier plan^. Il serait commode de
dire que ce sont là des additions' de disciples bien
inférieurs à leur maître, qui, ne pouvant concevoir sa
vraie grandeur, ont cherché à le relever par des
prestiges indignes de lui. Mais les quatre narrateurs
de la vie de Jésus sont unanimes pour vanter ses
miracles; l'un d'eux, Marc, interprète de l'apôtre
Pierre 2, insiste tellement sur ce point que, si Ton
traçait le caractère du Christ uniquement d'après son
évangile, on se le représenterait comme un exorciste
en possession de charmes d'une rare efTicacité, comme
un sorcier très-puissant, qui fait peur et dont on aime
à se débarrasser^. Nous admettrons donc sans hési-
ter que des actes qui seraient maintenant considérés
comme des traits d'illusion ou de folie ont tenu une
grande place dans la vie de Jésus. Faut-il sacrifier à
ce côté ingrat le côté sublime d'une telle vie? Gardons-
1. Josèphe, A7it.jXYUl, m, 3.
2. Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39.
3. Marc, iv, 40; v, 15, 47, 33, 36; vi, 50; x, 32. Cf. Matth.,
VIII, 27,34; ix, 8; xiv, 27; xvii, 6-7; xxviii, 5, 10; Luc, iv, 36;
V, 17; viii, 25, 35, 37; ix, 34. L'Évangile apocryphedit de Tho-
mas l'Israélite porte ce trait jusqu'à la plus choquante absurdité.
Comparez les Miracles de V enfance , dans Thilo, Cod. apocr.
N. T., p. ex, note.
VIK DE JFSUS. ^267
nous-en. Un simple sorcier, à la manière de Simon
le Magicien, n'eut pas amené une révolution morale
comme celle que Jésus a faite. Si le thaumaturge eût
eiïacé dans Jésus le moraliste et le réformateur reli-
gieux, il fût sorti de lui une école de théurgie , et
non le christianisme.
Le problème, d'ailleurs, se pose de la même ma-
nière pour tous les saints et les fondateurs religieux.
Des faits, aujourd'hui morbides, tels que l'épilepsie,
les visions, ont été autrefois un principe de force et de
grandeur. La médecine sait dire le nom de la mala-
die qui fit la fortune de Mahomet^. Presque jusqu'à
nos jours, les hommes qui ont le plus fait pour le
bien de leurs semblables (l'excellent Vincent de Paul
lui-même!) ont été, qu'ils l'aient voulu ou non, thau-
maturges. Si l'on part de ce principe que tout per-
sonnage historique à qui l'on attribue des actes que
nous tenons au xix^ siècle pour peu sensés ou char-
latanesques a été un fou ou un charla+an, toute cri-
tique est faussée. L'école d'Alexandrie fut une noble
école, et cependant elle se livra aux pratiques d'une
théurgie extravagante. Socrate et Pascal ne furent pas
exempts d'hallucinations. Les faits doivent s'expli-
quer par des causes qui leur soient proportionnées.
i . Hysleria muscularis de Schœnlein.
268 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Les faiblesses de l'esprit humain n'engendrent que
faiblesse ; les grandes choses ont toujours de grandes
causes dans la nature de l'homme, bien que souvent
elles se produisent avec un cortège de petitesses qui
pour les esprits superficiels en offusquent la gran-
deur.
Dans un sens, général, il est donc vrai de dire
que Jésus ne fut thaumaturge et exorciste que mal-
gré lui. Le miracle est d'ordinaire l'œuvre du public
bien plus que de celui à qui on l'attribue. Jésus
se fût obstinément refusé à faire des prodiges que
la foule en eût créé pour lui ; le plus grand miracle
eût été qu'il n'en fît pas ; jamais les lois de l'histoire
et de la psychologie populaire n'eussent subi une plus
forte dérogation. Les miracles de Jésus furent une
violence que lui fit son siècle, une concession que
lui arracha la nécessité passagère. Aussi l'exorciste
et le thaumaturge sont tombés; mais le réforma-
teur religieux vivra éternellement.
Même ceux qui ne croyaient pas en lui étaient
frappés de ces actes et cherchaient à en être témoins^ .
Les païens et les gens peu initiés éprouvaient un sen-
timent de crainte, et cherchaient à reconduire de
leur canton 2. Plusieurs songeaient peut-être à abu-
1. MaUh., XIV, 1 etsuiv.; Marc, vi, 14; Luc, ix, 7; xxin, 8.
%. Malth., VIII, 3i; Marc, v, ITj \iiu 37.
VIE DE JÉSUS. 209
ser de son nom pour des mouvements séditieux*.
Mais la direction toute morale et nullement politique
du caractère de Jésus le sauvait de ces entraîne-
ments. Son royaume à lui était dans le cercle d'en-
fants qu'une pareille jeunesse d'imagination et un
même avant-goût du ciel avaient groupés et rete-
naient autour de lui.
4. Jean, vi, 14-45.
CHAPITRE XVII.
FORME DÉFINITIVE DES IDÉES DE JÉSUS SUR LE ROYAVMB
DE DIEU.
Nous supposons que cette dernière phase de l'acti-
vité de Jésus dura environ dix-huit mois, depuis son
retour du pèlerinage pour la Pâque de l'an 31 jusqu'à
son voyage pour la fête des Tabernacles de l'an 32 *.
Dans cet espace, la pensée de Jésus ne paraît s'être
enrichie d'aucun élément nouveau ; mais tout ce qui
était en lui se développa et se produisit avec un
degré toujours croissant de puissance et d'audace.
L'idée fondamentale de Jésus fut, dès son premier
jour, l'établissement du royaume de Dieu. Mais ce
royaume de Dieu, ainsi que nous l'avons déjà dit,
1. Jean, v, 1; vu, 2, Nous suivons le système de Jean, d'api es
lequel la vie publique rie Jésus dura trois ans. Les synoptiques,
au contraire, groupent tous les laits dans un cadre d'un an.
VIE DE JÉSUS. 271
Jésus paraît l'avoir entendu dans des sens très-
divers. Par moments, on le prendrait pour un chef
démocratique, voulant tout simplement le règne des
pauvres et des déshérités. D'autres fois, le royaume
de Dieu est l'accomplissement littéral des visions
apocalyptiques de Daniel et d'Hénoch. Souvent,
enfin, le royaume de Dieu est le royaume des âmes,
et la délivrance prochaine est la délivrance par l'es-
prit. La révolution voulue par Jésus est alors celle
qui a eu lieu en réalité, l'établissement d'un culte
nouveau, plus pur que celui de Moïse. — Toutes
ces pensées paraissent avoir existé à la fois dans
la conscience de Jésus. La première, toutefois,
celle d'une révolution temporelle , ne paraît pas
l'avoir beaucoup arrêté. Jésus ne regarda jamais
la terre, ni les riches de la terre, ni le pouvoir
matériel comme valant la peine qu'il s'en occu-
pât. Il n'eut aucune ambition extérieure. Quelque-
fois, par une conséquence naturelle, sa grande im-
portance religieuse était sur le point de se changer
en importance sociale. Des gens venaient lui de-
mander de se constituer juge et arbitre dans des
questions d'intérêts. Jésus repoussait ces propositions
avec fierté, presque comme des injures^. Plein de
4. Luc, XII, 13-14.
272 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
son idéal céleste, il ne sortit jamais de sa dédai-
gneuse pauvreté. Quant aux deux autres conceptions
du royaume de Dieu, Jésus paraît toujours les avoir
gardées simultanément. S'il n'eût été qu'un enthou-
siaste, égaré par les apocalypses dont se nourris-
sait rimagination populaire, il fût resté un sectaire
obscur, inférieur à ceux dont il suivait les idées.
S'il n'eût été qu'un puritain, une sorte de Ghan-
ning ou de « Vicaire Savoyard, » il n'eût obtenu
sans contredit aucun succès. Les deux parties de son
système, ou, pour mieux dire, ses deux concep-
tions du royaume de Dieu se sont appuyées l'une
l'autre , et cet appui réciproque a fait son incom-
parable succès. Les premiers chrétiens sont des
visionnaires, vivant dans un cercle d'idées que nous
qualifierions de rêveries; mais en même temps ce
sont les héros de la guerre sociale qui a abouti à
l'affranchissement de la conscience et à l'établisse-
ment d'une religion d'où le culte pur, annoncé par le
fondateur, finira à la longue par sortir.
Les idées apocalyptiques de Jésus, dans leur forme
la plus complète, peuvent se résumer ainsi :
L'ordre actuel de l'humanité touche à son terme.
Ce terme sera une immense révolution, « une an-
goisse )) semblable aux douleurs de l'enfantement;
une palingénésie ou « renaissance » (selon le mot de
VIE DE JESUS. 273
Jésus lui-même ^) , précédée de sombres calamités
et annoncée par d'étranges phénomènes 2. Au grand
jour, éclatera dans le ciel le signe du Fils de
l'homme; ce sera une vision bruyante et lumineuse
comme celle du Sinaï, un grand orage déchirant la
nue, un trait de feu jaillissant en un clin d'œil d'Orient
en Occident. Le Messie apparaîtra dans les nuages ,
revêtu de gloire et de majesté, au son des trom-
pettes, entouré d'anges. Ses disciples siégeront à
côté de lui sur des trônes. Les morts alors ressusci-
teront, et le Messie procédera au jugement ^.
1. Matth., XIX, ^8.
2. Matth., XXIV, 3 et suiv. ; Marc, xiii, 4 et suiv.; Luc, xvii, 22
et suiv.; xxi, 7 et suiv. II faut remarquer que la peinture de
la fin des temps prêtée ici à Jésus par les synoptiques renferme
beaucoup de traits qui se rapportent au siège de Jérusalem. Luc
écrivait quelque temps après ce siège (xxi, 9,20, 24j. La rédaction
de Matthieu au contraire (xxvi, 15, 16, 22, 29] nous reporte exac-
tement au moment du siège ou très-peu après. Nul doute, cepen-
dant, que Jésus n'annonçât de grandes terreurs comme devant
précéder sa réapparition. Ces terreurs étaient une partie intégrante
de toutes les apocalypses juives. HénocK xcix-c, cii, cm (divi-
sion de Dillmann); Carm. sihyll., III, 334 et suiv.; 633 et suiv.;
IV, 168 et suiv.; V, 511 et suiv. Dans Daniel aussi, le règne des
Saints ne viendra qu'après que la désolation aura été à son comble
(vu, 25 et suiv. ; viii, 23 et suiv.; ix, 26-27; xii, 1).
3. Matth., XVI, 27; xix, 28; xx, 21 ; xxiv, 30 et suiv.; xxv, 31
et suiv.; xxvi, 64; Marc, xxv, 62; Luc, xxii, 30; I Cor., xv, 52 ;
IThess., iv^ 15 et suiv.
18
274 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Dans ce jugement, les hommes seront partagés en
deux catégories, selon leurs œuvres^. Les anges se-
ront les exécuteurs de la sentence 2. Les élus entre-
ront dans un séjour délicieux, qui leur a été préparé
depuis le commencement du monde ^; là ils s'assoi-
ront, vêtus de lumière, à un festin présidé par Abra-
ham^, les patriarches et les prophètes. Ce sera le
petit nombre^. Les autres iront dans la Géhenne, La
Géhenne était la vallée occidentale de Jérusalem. On
y avait pratiqué à diverses époques le culte du feu,
et l'endroit était devenu une sorte de cloaque. La
Géhenne est donc dans la pensée de Jésus une vallée
ténébreuse, obscène, pleine de feu. Les exclus du
royaume y seront brûlés et rongés par les vers, en
compagnie de Satan et de ses anges rebelles^. I^à, il
y aura des pleurs et des grincements de dents ^. Le
i. Matth., XIII, 38 et suiv. ; xxv, 33.
2. Matth., XIII, 39, 41, 49.
3. Matth., xxv, 34. Comp. Jean, xiv, 2.
4. Matth., VIII, il; xiii, 43; xxvi, 29; Luc, xiii, 28; xvi, 22;
xxii, 30.
5. Luc, XIII, 23 et suiv.
6. Matth., xxv, 41. L'idée de la chute des anges, si développée
dans le Livre d'Hénoch, était universellement admise dans le cercle
de Jésus. Épîfre de Jude, 6 et suiv.; II* Ep. attribuée à saint
Pierre, ii, 4, 11; Apoc, xu, 9; Évang. de Jean, viii, 44.
7. Matth., V, 22; viii, 12; x, 28; xiii. 40, 42. 50: xviii, 8;
XXIV, 61 ; xxv, 30; Marc, ix, 43, etc.
VIE DR JESUS. 275
royaume de Dieu sera comme une salle fermée, lumi-
neuse à l'intérieur, au milieu de ce monde de ténèbres
et de tourments ^.
Ce nouvel ordre de choses sera éternel. Le paradis
et la Géhenne n'auront pas de fin. Un abîme infran-
chissable les sépare l'un de l'autre 2. Le Fils de
l'homme, assis à la droite de Dieu, présidera à cet
état définitif du monde et de l'humanité^.
Que tout cela fut pris à la lettre par les disciples et
par le maître lui-même à certains moments, c'est ce
qui éclate dans les écrits du temps avec une évidence
absolue. Si la première génération chrétienne a une
croyance profonde et constante, c'est que le monde est
sur le point de finira et que la grande « révélation ^ »
du Christ va bientôt avoir lieu. Cette vive proclama-
tion : « Le temps est proche ^ ! » qui ouvre et ferme
1. Malth.,viii,'12; xxii, 13; xxv,30.Comp. Jos.,B./.^III, viii, 5.
2. Luc, XVI, 2B.
3. Marc, m, 29; Luc, xxii, 69; Act.j vu, 55.
4. Act., II, 17; III, 19 etsuiv.; I Cor., xv, 23-24, 52; I Thess.,
m, 13; IV, 14 et suiv.; v, 23; II Thess., 11, 8; I Tim., vi, 14;
II Tim., IV, 1 ; Tit., 11, 13; Épître de Jacques, v, 3, 8; Épître de
Jude, 18 ; II* de Pierre, m entier; l'Apocalypse tout entière^ et en
particulier i, 1; 11, 5, 16; m, 11; xi, 14;xxii, 6, 7, 12, 20. Comp.
IV* livre d'Esdras, iv, 26.
5. Luc, XVII, 30; I Cor., î, 7-8; II Thess., i, 7; I de saint
Pierre, i, 7, 13; Apoc.j i, 1.
6. Apoc.j i, 3; XXII, 10.
276 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
l'Apocalypse, cet appel sans cesse répété: « Que celui
qui a des oreilles entende^ ! » sont les cris d'espé-
rance et de ralliement de tout l'âge apostolique.
Une expression syriaque Maran atha, « Notre-Sei-
gneur arrive ^ ! » devint une sorte de mot de passe
que les croyants se disaient entre eux pour se forti-
fier dans leur foi et leurs espérances. L'Apocalypse,
écrite l'an 68 de notre ère ^, fixe le terme à trois ans
et demi^. L' « Ascension d'Isaïe^ » adopte un cal-
cul fort approchant de celui-ci.
• Jésus n'alla jamais à une telle précision. Quand on
l'interrogeait sur le temps de son avènement, il refu-
sait toujours de répondre; une fois même il déclare
que la date de ce grand jour n'est connue que du
Père, qui ne l'a révélée ni aux anges ni au Fils ^. Il
disait que le moment où l'on épiait le royaume de
Dieu avec une curiosité inquiète était justement celui
4. Watth., XI, 15; xiii, 9, 43; Marc, iv, 9, 23; vu, 16; Luc,
VIII, 8; XIV, 35; Apoc, ii, 7, 11, 27, 29; m, 6, 13, 22;
XIII, 9.
2. I Cor., XVI, 22.
3. Apoc.^ XVII, 9 et suiv. Le sixième empereur que l'auteur
donne comme régnant est Galba. L'empereur mort qui doit revenir
est Néron, dont le nom est donné en chiffres (xiii, 18).
4. Apoc, XI, 2, 3 ; xii, 14. Gomp. Daniel, vu, 25; xii, 7.
5. Chap. IV, V. 12 et 14. Comp. Gedrenus, p. 68 (Paris, 1647).
6. Matth., XXIV, 36; Marc, xiii, 32.
VIE DE JÉSUS. ITi
OÙ il ne viendrait pas ^. Il répétait sans cesse
que ce serait une surprise comme du temps de
Noé et de Lot; qu'il fallait se tenir sur ses gardes,
toujours prêt à partir; que chacun devait veiller et
tenir sa lampe allumée comme pour un cortège de
noces, qui arrive à l' improviste 2; que le Fils de
l'homme viendrait de la même façon qu'un voleur, à
l'heure où l'on ne s'y attendrait pas ^ ; qu'il apparaî-
trait comme un éclair, courant d'un bout à l'autre de
l'horizon ^ Mais ses déclarations sur la proximité de la
catastrophe ne laissent lieu à aucune équivoque ^. « La
génération présente, disait-il, ne passera pas sans que
tout cela s'accomplisse. Plusieurs de ceux qui sont
ici présents ne goûteront pas la mort sans avoir vu le
Fils de l'homme venir dans sa royauté ^. » Il reproche
à ceux qui ne croient pas en lui de ne pas savoir
lire les pronostics du règne futur. « Quand vous
voyez le rouge du soir, disait-il, vous prévoyez qu'il
1 Luc, XVII, 20. Comp. Talmud de Babyl., Sanhédrin^ 97 a.
2. Matth., XXIV, 36 et suiv.; Marc, xiii, 32 et suiv.; Luc, xiFa
35 et suiv.; xvii, 20 et suiv.
3. Luc, XII, 40; II Petr., m, 10.
4. Luc, xvir, 24.
5. ûlatth., x, 23 ; xxiv-xxv entiers, et surtout xxiv, 29, 34 ;
Marc, XIII, 30; Luc, xiii, 35; xxi, 28 et suiv.
6. Matth., XVI, 28; xxiii, 36, 39; xxiv, 34; Marc, vrii, 39;
Luc, IX, 27; xxi, 32.
278 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
fera beau; quand vous voyez le rouge du matin, vous
annoncez la tempête. Comment, vous qui jugez la
face du ciel, ne savez-vous pas reconnaître les signes
du temps ^?)) Par une illusion commune à tous les
grands réformateurs, Jésus se figurait le but beau-
coup plus proche qu'il n'était ; il ne tenait pas compte
de la lenteur des mouvements de l'humanité ; il
s'imaginait réaliser en un jour ce qui, dix-huit cents
ans plus tard, ne devait pas encore être achevé.
Ces déclarations si formelles préoccupèrent la famille
chrétienne pendant près de soixante-dix ans. Il était
admis que quelques-uns des disciples verraient le
jour de la révélation finale sans mourir aupara-
vant. Jean en particulier était considéré comme étant
de ce nombre 2. Plusieurs croyaient qu'il ne mourrait
jamais. Peut-être était-ce là une opinion tardive, pro-
duite vers la fin du premier siècle par l'âge avancé
où Jean semble être parvenu, cet âge ayant donné
occasion de croire que Dieu voulait le garder indéfini-
ment jusqu'au grand jour^ afin de réaliser la parole
de Jésus. Quoi qu'il en soit, à sa mort, la foi de
plusieurs fut ébranlée, et ses disciples donnèrent à
la prédiction du Christ un sens plus adouci ^.
i. Matth., XVI, 2-4; Luc, xii, 54-56.
2. Jean, xxi, 22-23.
3. Jean, xxi, 22-23. Le chapitre xxi du quatrième évangile
VIE DE JESUS. 279
En même temps que Jésus admettait pleinement
les croyances apocalyptiques, telles qu'on les trouve
dans les livres juifs apocryphes, il admettait le dogme
qui en est le complément, ou plutôt la condition, la
résurrection des morts. Cette doctrine, comme nous
l'avons déjà dit^, était encore assez neuve en Israël; une
foule de gens ne la connaissaient pas, ou n'y croyaient
pas 2. Elle était de foi pour les pharisiens et pour
les adeptes fervents des croyances messianiques ^.
Jésus l'accepta sans réserve, mais toujours dans le
sens le plus idéaliste. Plusieurs se figuraient que,
dans le monde des ressuscites, on mangerait, on
boirait, on se marierait. Jésus admet bien dans son
royaume une pâque nouvelle, une table et un vin
nouveau*; mais il en exclut formellement le ma-
riage. Les Sadducéens avaient à ce sujet un argu-
ment grossier en apparence , mais dans le fond
est une addition, coKime le prouve la clausule finale de la rédac-
tion primitive, qui est au verset 31 du chapitre xx. Mais l'addition
est presque contemporaine de la publication même dudit évan-
gile.
1. Ci-dessus, p. 54-55.
2. Marc, ix, 9; Luc, xx, 27 et suiv.
3. Dan., xii, 2 et suiv.; ÏI Macch., cliap. vu, entier; xii,
45-46; XIV, 46; ^c/.,xxiii, 6, 8 ; Jos., A7it., XYIII, i, 3; 5. J., II,
VIII, i4; m, viii, 5.
4. Malth., XXVI, 29: Luc, xxii 30.
-^80 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
assez conforme à la vieille théologie. On se sou-
vient que, selon les anciens sages, l'homme ne
se survivait que dans ses enfants. Le code mo-
saïque avait consacré cette théorie patriarcale par
une institution bizarre, le lévirat. Les Sadducéens
tiraient de là des conséquences subtiles contre la ré-
surrection. Jésus y échappait en déclarant formelle-
ment que dans la vie éternelle la différence de sexe
n'existerait plus, et que l'homme serait semblable
aux anges ^. Quelquefois il semble ne promettre la
résurrection qu'aux justes 2, le châtiment des impies
consistant à mourir tout entiers et à rester dans le
néant ^. Plus souvent, cependant, Jésus veut que la
résurrection s'applique aux méchants pour leur éter-
nelle confusion^.
Rien, on le voit, dans toutes ces théories, n'était
absolument nouveau. Les évangiles et les écrits des
apôtres ne contiennent guère, en fait de doctrines
apocalyptiques, que ce qui se trouve déjà dans«Da-
1. Matth,, XXII, 24 et suiv.; Luc, xx, 34-38; Évangile ébionite
dit « des Égyptiens, » dans Clém. d'Alex., Slrom., II, 9, 13;
Clein. Rom., Epist. II, 12.
2. Luc, XIV,. '14; xx, 35-36. C'est aussi l'opinion de saint Paul :
I Cor., XV, 23 et suiv.; I Thess., iv, 12 et suiv. V. ci-dessus,
p. 55.
3. Gomp. IV^ livre d'Esdras, ix, 22.
4. Matth., XXV, 32 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 281
niel *, » « Herioch ^^ » les « Oracles Sibyllins^ » d'origine
juive. Jésus accepta ces idées , généralement répan-
dues chez ses contemporains. Il en fit le point d'ap-
pui de son action, ou, pour mieux dire, l'un de ses
points d'appui ; car il avait un sentiment trop pro-
fond de son œuvre véritable pour l'établir uniquement
sur des principes aussi fragiles, aussi exposés à re-
cevoir des faits une foudroyante réfutation.
Il est évident, en effet, qu'une telle doctrine, prise
en elle-même d'une façon littérale, n'avait aucun
avenir. Le monde, s' obstinant à durer, la faisait crou-
ler. Un âge d'homme tout au plus lui était réservé.
La foi de la première génération chrétienne s'explique;
mais la foi de la seconde génération ne s'explique
plus. Après la mort de Jean, ou du dernier survivant
quel qu'il fût du groupe qui avait vu le maître, la pa-
role de celui-ci était convaincue de mensonge ^. Si la
doctrine de Jésus n'avait été que la croyance à une
prochaine fm du monde, elle dormirai certainement
aujourd'hui dans l'oubli. Qu'est-ce donc qui l'a sau-
vée? La grande largeur des conceptions évangéliques,
1 . Voir surtout les chapitres ii, vi-viii, x-xiii.
2. Ch. I, XLv-Lii, Lxii, xciii, 9 et suiv.
3. Liv. III, 573 et suiv.; 652 et suiv.; 766 et suiv.; 795 et suiv.
4. Ces angoisses de la conscience chrétienne se traduisent avec
naivelé dans la ii« épître attriUuée à saint Pierre, m, 8 et suiv.
282 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
laquelle a permis de trouver sous le même symbole
des doctrines appropriées à des états intellectuels très-
divers. Le monde n'a point fini, comme Jésus l'avait
annoncé , comme ses disciples le croyaient. Mais il a
été renouvelé, et en un sens renouvelé comme Jésus
le voulait. C'est parce qu'elle était à double face que
sa pensée a été féconde. Sa chimère n'a pas eu le
sort de tant d'autres qui ont traversé l'esprit hu-
main, parce qu'elle recelait un germe de vie qui, in-
troduit, grâce à une enveloppe fabuleuse, dans le
sein de l'humanité, y a porté des fruits éternels.
Et ne dites pas que c'est là une interprétation
bienveillante, imaginée pour laver l'honneur de notre
grand maître du cruel démenti infligé à ses rêves par
la réalité. Non, non. Ce vrai royaume de Dieu, ce
royaume de l'esprit, qui fait chacun roi et prêtre ; ce
royaume qui, comme le grain de sénevé, est devenu
un arbre qui ombrage le monde, et sous les rameaux
duquel les oiseaux ont leur nid, Jésus l'a com-
pris, l'a voulu, l'a fondé. A côté de l'idée fausse,
froide, impossible d'un avènement de parade, il a
conçu la réelle cité de Dieu, la « palingénésie » véritable,
le Sermon sur la montagne, l'apothéose du faible, l'a-
mour du peuple, le goût du pauvre, la réhabilitation
de tout ce qui est humble, vrai et naïf. Cette réhabi-
litation, il l'a rendue en artiste incomparable par dei
VIE DE JÉSUS. 283
traits qui dureront éternellement. Chacun de nous
lui doit ce qu'il y a de meilleur en lui. Pardon-
nons-lui son espérance d'une apocalypse vaine,
d'une venue à grand triomphe sur les nuées du ciel.
Peut-être était-ce là Terreur des autres plutôt que
la sienne, et s'il est vrai que lui-même ait partagé
l'illusion de tous, qu'importe, puisque son rêve l'a
rendu fort contre la mort, et l'a soutenu dans une
lutte à laquelle sans cela peut-être il eût été inégal ?
11 faut donc maintenir plusieurs sens à la cité divine
conçue par Jésus. Si son unique pensée eût été que la
fin des temps était proche et qu'il fallait s'y préparer,
il n'eût pas dépassé Jean-Baptiste. Renoncer à un
monde près de crouler, se détacher peu à peu de la
vie présente, aspirer au règne qui allait venir, tel eût
été le dernier mot de sa prédication. L'enseignement
de Jésus eut toujours une bien plus large portée. Il
se proposa de créer un état nouveau de l'humanité, et
non pas seulement de préparer la fin de celui qui
existe. Élie ou Jérémie, reparaissant pour disposer les
hommes aux crises suprêmes, n'eussent point prêché
comme lui. Cela est si vrai que cette morale prétendue
des derniers jours s'est trouvée être la morale éter-
nelle, celle qui a sauvé Thumanité. Jésus lui-même,
dans beaucoup de cas, se sert de manières de parler
qui ne rentrent pas du tout dans la théorie apocalypti-
•284 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
que. Souvent il déclare que le royaume de Dieu est
déjà commencé, que tout homme le porte en soi
et peut, s'il en est digne, en jouir, que ce royaume
chacun le crée sans bruit par la vraie conversion du
cœur^. Le royaume de Dieu n'est alors que le bien 2,
un ordre de choses meilleur que celui qui existe, le
règne de la justice, que le fidèle, selon sa me-
sure, doit contribuer à fonder, ou encore la liberté
de l'âme, quelque chose d'analogue à la a délivrance »
bouddhique, fruit du détaclîement. Ces vérités, qui
sont pour nous purement abstraites, étaient pour Jésus
des réalités vivantes. Tout est dans sa pensée concret
et substantiel : Jésus est l'homme qui a cru le plus
énergiquement à la réalité de l'idéal.
En acceptant les utopies de son temps et de sa
race, Jésus sut ainsi en faire de hautes vérités, grâce
à de féconds malentendus. Son royaume de Dieu,
c'était sans doute la prochaine apocalypse qui allait
se dérouler dans le ciel. Mais c'était encore, et pro-
bablement c'était surtout le royaume de l'âme, créé
par la liberté et par le sentiment filial que l'homme
vertueux ressent sur le sein de son Père. C'était la reli-
gion pure, sans pratiques, sans temple, sans prêtre;
■1. Matth., VI, 10, 33; Marc, xii, 34; Luc, xi, 2; xii, 31; xvïi,
20, 21 et suiv.
2, Voir surtout More, xii, 34.
VIE DE JÉSUS. 285
c'était le jugement moral du monde décerné à la con-
science de l'homme juste et au bras du peuple. Voilà
ce qui était fait pour vivre, voilà ce qui a vécu.
Quand, au bout d'un siècle de vaine atteste, l'espé-
rance matérialiste d'une prochaine fm du monde s'est
épuisée , le vrai royaume de Dieu se dégage. De
complaisantes exphcations jettent un voile sur le
règne réel qui ne veut pas venir. L'Apocalypse de
Jean, le premier livre canonique du Nouveau Tes-
tament^, étant trop formellement entachée de l'idée
d'une catastrophe immédiate, est rejetée sur un se-
cond plan, tenue pour inintelligible, torturée de mille
manières et presque repoussée. Au moins, en ajourne-
t-on l'accomplissement à un avenir indéfini. Quelques
pauvres attardés qui gardent encore, en pleine époque
réfléchie, les espérances des premiers disciples devien-
nent des hérétiques ( Ebionites , Millénaires ), perdus
dans les bas-fonds du christianisme. L'humanité avait
passé à un autre royaume de Dieu. La part de vé-
rité contenue dans la pensée de Jésus l'avait emporté
sur la chimère qui l'obscurcissait.
Ne méprisons pas cependant cette chimère, qui a
été l'écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous
vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette pour-
i. Justin, Dial. cum Tryph., 81.
286 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
suite sans fin d'une cité de Dieu, qui a toujours
préoccupé le christianisme dans sa longue carrière,
a été le principe du grand instinct d'avenir qui a
animé tous les réformateurs, disciples obstinés de
l'Apocalypse, depuis Joachim de Flore jusqu'au sec-
taire protestant de nos jours. Cet effort impuissant
pour fonder une société parfaite a été la source de la
tension extraordinaire qui a toujours fait du vrai chré-
tien un athlète en lutte contre le présent. L'idée du
« royaume de Dieu » et l'Apocalypse, qui en est la
complète image, sont ainsi, en un sens, l'expression
la plus élevée et la plus poétique du progrès hu-
main. Certes, il devait aussi en sortir de grands
égarements. Suspendue comme une menace perma-
nente au-dessus de l'humanité, la fin du monde, par
les effrois périodiques qu'elle causa durant des siècles,
nuisit beaucoup à tout développement profane. La
société n'étant plus sûre de son existence, en con-
tracta une sorte de tremblement et ces habitudes
de basse humilité, qui rendent le moyen âge si infé-
rieur aux temps antiques et aux temps modernes*. Un
profond changement s'était, d'ailleurs, opéré dans la
4. Voir, pour exemples, le prologue de Grégoire de Tours à son
Histoire ecclésiastique des Francs, et les nombreux actes de
la première moitié du moyen âge commençant par la formule «A
l'approche du soir du monde... »
VIE DE JÉSUS. 287
,manière d'envisager la venue du Christ. La première
fois qu'on annonça à T humanité que sa planète allait
finir, comme l'enfant qui accueille la mort avec un
sourire, elle éprouva le plus vif accès de joie qu'elle
eût jamais ressenti. En vieillissant, le monde s'était
attaché à la vie. Le jour de grâce, si longtemps
attendu par les âmes pures de Galilée, était devenu
pour ces siècles de fer un jour de colère : Dies irœ,
dies ^7/a/Mais, au sein même de la barbarie, l'idée
du royaume de Dieu resta féconde. Malgré l'église
féodale, des sectes, des ordres religieux, de saints per-
sonnages continuèrent de protester, au nom de l'Évan-
gile, contre l'iniquité du monde. De nos jours même,
jours troublés où Jésus n'a pas de plus authentiques
continuateurs que ceux qui semblent le répudier, les
rêves d'organisation idéale de la société, qui ont tant
d'analogie avec les aspirations des sectes chrétiennes
primitives, ne sont en un sens que l'épanouissement
de la même idée, une des branches de cet arbre
immense où germe toute pensée d'avenir, et dont
ie « royaume de Dieu » sera éternellement la tige et
ïa racine. Toutes les révolutions sociales de l'huma-
nité seront entées sur ce mot- là. Mais entachées
d'un grossier matérialisme, aspirant à l'impossible,
c'est-à-dire à fonder l'universel bonheur sur des me-
sures politiques et économiques, les tentatives « so-
288 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
cialistes » de notre temps resteront infécondes, jus
qu'à ce qu'elles prennent pour règle le véritable esprit
de Jésus, je veux dire Tidéalisme absolu, ce principe
que pour posséder la terre il faut y renoncer.
Le mot de « royaume de Dieu n exprime, d'un autr
côté, avec un rare bonheur, le besoin qu'éprouve l'âme
d'un supplément de destinée, d'une compensation à
la vie actuelle. Ceux qui ne se plient pas à concevoir
l'homme comme un composé de deux substances,
et qui trouvent le dogme déiste de l'immortalité
de l'âme en contradiction avec la physiologie, aiment
à se reposer dans l'espérance d'une réparation
finale, qui sous une foraie inconnue satisfera aux
besoins du cœur de l'homme. Qui sait si le dernier
terme du progrès, dans des millions de siècles,
n'amènera pas la conscience absolue de l'univers, et
dans cette conscience le réveil de tout ce qui a vécu?
Un sommeil d'un million d'années n'est pas plus long
qu'un sommeil d'une heure. Saint Paul, en cette hy-
pothèse, aurait encore eu raison de dire : In iciuoculi^!
Il est sûr que l'humanité morale et vertueuse aura sa
revanche, qu'un jour le sentiment de l'honnête pauvre
homme jugera le monde, et que ce jour-là la figure
idéale de Jésus sera la confusion de l'homme frivole
1. I Cor., XV, 52.
VIE DE JESUS. 289
qui n*a pas cru à la vertu, de l'homme égoïste qui n'a
pas su y atteindre. Le mot favori de Jésus reste donc
plein d'une éternelle beauté. Une sorte de divination
grandiose semble l'avoir tenu dans un vague sublime,
embrassant à la fois divers ordres de vérités.
il)
CHAPITRE XVIII.
NSTITUTIONS 1)E JESUS.
Ce qui prouve bien, du reste, que Jésus ne s'ab-
sorba jamais entièrement dans ses idées apocalyp-
tiques, c'est qu'au temps même où il en était le plus
préoccupé, il jette avec une rare sûreté de vues les
bases d'une église destinée à durer. Il n'est guère
possible de douter qu'il n'ait liii-méme choisi parmi
ses disciples ceux qu'on appelait par excellence les
« apôtres » ou les « douze, » puisqu'au lendemain
de sa mort on les trouve formant un corps et rem-
plissant par élection les vides qui se produisaient
dans leur sein ^. C'étaient les deux fils de Jonas,
les deux fils de Zébédée, Jacques, fils de Cléo-
phas, Philippe, Nathanaël bar-Tolmaï, Thomas, Lévi,
fils d'Alphée ou Matthieu, Simon le zélote, Thad-
4. Act.j I, 15 et suiv.; I Cor., xv, 5; Gai., i, iO.
VIE DE JESUS. ' m
dée ou Lebbée, Juda de Kerioth ^. 11 est probable
que l'idée des douze tribus d'Israël ne fut pas étran-
gère au choix de ce nombre 2. Les « douze, » en tout
cas, formaient un groupe de disciples privilégiés, où
Pierre gardait sa primauté toute fraternelle^, et au-
quel Jésus confia le soin de propager son œuvre.
Rien qui sentît le collège sacerdotal régulièrement
organisé ; les listes des « douze » qui nous ont été
conservées présentent beaucoup d'incertitudes et de
contradictions ; deux ou trois de ceux qui y figurent
restèrent complètement obscurs. Deux au moins,
Pierre et Philippe ^, étaient mariés et avaient des en-
fants.
Jésus gardait évidemment pour les douze des se-
crets, qu'il leur défendait de communiquer à tous ^.
11 semble parfois que son plan était d'entourer sa
personne de quelque mystère, de rejeter les grandes
preuves après sa mort, de ne se révéler complète-
ment qu'à ses disciples, confiant à ceux-ci le soin
4. Matth., X, 2 et suiv.; Marc, m, 4 6 et suiv.; Luc, vi, 14 et
suiv.; Act., I, 13; Papias, dans Eusèbe, Hist. eccL_,Uly 39.
2. Matth., XIX, 28; Luc, xxii, 30.
3. Act., I, 15; II, 14; V, 2-3, 29; viii, 19; xv, 7; Gai., i,18.
4. Pour Pierre, voir ci-dessus, pr. 150; pour Philippe, voir Pa-
pias, Polycrate et Clément d'Alexandrie, cités par Eusèbe, Hist,
eccL, III, 30, 31, 39; V, 24.
5. Matth., XVI, 20; xvii, 9; Marc, viii, 30; ix, 8.
2«>2 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de le démontrer plus tard au monde ^. « Ce que je
vous dis dans l'ombre, prêchez-le au grand jour;
ce que je vous dis à l'oreille, proclamez-le sur les
toits. )) Cela lui épargnait les déclarations trop pré-
cises et créait une sorte d'intermédiaire entre l'opi-
nion et lui. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avait
pour les apôtres des enseignements réservés, et qu'il
leur développait plusieurs paraboles, dont il laissait le
sens indécis pour le vulgaire 2. Un tour énigmatique
et un peu de bizarrerie dans la liaison des idées
étaient à la mode dans l'enseignement des docteurs,
comme on le voit par les sentences du Pirké Ahoth,
Jésus expliquait à ses intimes ce que ses apophthegmes
ou ses apologues avaient de singulier, et dégageait
pour eux son enseignement du luxe de comparaisons
qui parfois l'obscurcissait^. Beaucoup de ces explica-
tions paraissent avoir été soigneusement conservées^.
Dès le vivant de Jésus, les apôtres prêchèrent ^,
mais sans jamais beaucoup s'écarter de lui. Leur
prédication, du reste, se bornait à annoncer la pro-
1. Matth., X, 26, 27; Marc, iv, 21 et suiv.; Luc, viii, M\ xii,
2 et suiv.; Jean, xiv, 22.
2. Matth., XIII, 40 et suiv., 34 et suiv.; Marc, iv, lOetsuiv.j
33 et suiv.; Luc, viii, 9 et suiv.; xii, 41.
3. Matth., xvi, 6 et suiv.; Marc, vu, 17-23.
4. Matth., xiii, 18 et suiv.; Marc, vu, 18 et suiv.
5. Luc, IX. 6.
VIE DE JÉSUS. 293
chaîne venue du royaume de Dieu ^. Ils allaient de
ville en ville, recevant l'hospitalité, ou pour mieux
dire la prenant d'eux-mêmes selon l'usage. L'hôte,
en Orient, a beaucoup d'autorité ; il est supérieur
au maître de la maison ; celui-ci a en lui la plus
grande confiance. Cette prédication du foyer est
excellente pour la propagation des doctrines nouvelles.
On communique le trésor caché; on paye ainsi ce
que l'on reçoit; la politesse et les bons rapports
y aidant, la maison est touchée, convertie. Otez
l'hospitalité orientale, la propagation du christianisme
serait impossible à expliquer. Jésus^ qui tenait fort
aux bonnes vieilles mœurs , engageait les disci-
ples à ne se faire aucun scrupule de profiter de cet
ancien droit public, probablement déjà aboli dans les
grandes villes où il y avait des hôtelleries -. « L'ou-
vrier, disait-il, est digne de son salaire. » Une fois
installés chez quelqu'un, ils devaient y rester, man-
geant et buvant ce qu'on leur offrait, tant que du-
rait leur mission.
Jésus désirait qu'à son exemple les messagers de la
Donne nouvelle rendissent leur prédication aim.able pai
des manières bienveillantes et polies. Il voulait qu'en
1. Luc, X, 11.
2. Le mot grec Tvavr^.xcïov a passé dans toutes les langues ôq
rOrieiH sémitique pour désigner une hct^Herie,
294 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
entrant dans une maison, ils lui donnassent le selâm ou
souhait de bonheur. Quelques-uns hésitaient, le selâm
étant alors comme aujourd'hui, en Orient, un signe de
communion religieuse, qu'on ne hasarde pas avec les
personnes d'une foi douteuse. . « Ne craignez rien,
disait Jésus ; si personne dans la maison n'est digne
de votre 5eMm^ il reviendra à vous ^. » Quelquefois, en
effet, les apôtres du royaume de Dieu étaient mal
reçus, et venaient se plaindre à Jésus, qui cherchait
d'ordinaire à les calmer. Quelques-uns, persuadés de
la toute-puissance de leur maître, étaient blessés de
cette longanimité. Les fils de Zébédée voulaient qu'il
appelât le feu du ciel sur les villes inhospitalières -.
Jésus accueillait leurs emportements avec, sa fine iro-
nie, et les arrêtait par ce mot : « Je ne suis pas venu
perdre les âmes, mais les sauver. »
Il cherchait de toute manière à établir en principe
que ses apôtres c'était lui-même ^. On croyait qu'il
leur avait communiqué ses vertus merveilleuses. Ils
chassaient les démons, prophétisaient, et formaient
une école d'exorcistes renommés ^ , bien que cer-
\. Matth., X, 11 et suiv. ; Marc, vi, 10 et suiv. ; Luc, x, 5 et
suiv. Gomp. II* épître de Jean, 10-11.
2. Luc, IX, 52 et suiv.
3. Matth., X, 40-42; xxv, 35 et suiv.; Marc, ix, 40; Luc, x, 16;
Jean, xiii, 20.
4. Matth., VII, 22; X, 1; Marc, m, 15, vi, 13; Luc, x, 17,
VIE DE JÉSUS. 295
tains cas fassent au-dessus de leur force *. Ils fai-
saient aussi des guérisons, soit par l'imposition des
mains, soit par l'onction de l'huile 2, Tun des procédés
fondamentaux de la médecine orientale. Enfin, comme
les psylles, ils pouvaient manier les serpents et boire
impunément des breuvages mortels ^. A mesure qu'on
s'éloigne de Jésus, cette théurgie devient de plus
en plus choquante. Mais il n'est pas douteux qu'elle
ne fût de droit commun dans l'Église primitive, et
qu'elle ne figurât en première ligne dans l'attention
des contemporains ^. Des charlatans, comme il arrive
d'ordinaire, exploitèrent ce mouvement de crédulité
populaire. Dès le vivant de Jésus, plusieurs, sans
être ses disciples, chassaient les démons en son nom.
Les vrais disciples en étaient fort blessés et cher-
chaient à les empêcher. Jésus, qui voyait en cela un
hommage à sa renommée, ne se montrait pas pour
eux bien sévère^. 11 faut observer, du reste, que ces
pouvoirs étaient en quelque sorte passés en métier.
Poussant jusqu'au bout la logique de l'absurde, cer-
taines gens chassaient les démons par Béelzébub^,
i. Matth., XVII, 18 19.
2. Marc, vi, 13 ; xvi, 18; Epist. Jacobi, v, 14.
3. Marc, xvi, 18; Luc, x, 19.
i. Marc, XVI, 20.
ô. Marc, IX, 37-38; Luc, ix, 49-50.
6. Ancien dieu des Philistins, transformé par les Juifs en démon.
296 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
prince des démons. On se figurait que ce souverain
des légions infernales devait avoir toute autorité sur ses
subordonnés, et qu'en agissant par lui on était sur de
faire fuir l'esprit intrus ^. Quelques-uns cherchaient
même à acheter des disciples de Jésus le secret des
pouvoirs miraculeux qui leur avaient été conférés 2.
Un germe d'église commençait dès lors à paraître.
Cette idée féconde du pouvoir des hommes réunis
(ecclesia) semble bien une idée de Jésus. Plein de
sa doctrine tout idéaliste, que ce qui fait la présence
des âmes, c'est l'union par l'amour, il déclarait que,
tt)utes les fois que quelques hommes s'assembleraient
en son nom, il serait au milieu d'eux. Il confie à
l'Église le droit de lier et délier (c'est-à-dire de rendre
certaines choses licites ou illicites), de remettre les
péchés, de réprimander, d'avertir avec autorité, de
prier avec certitude d'être exaucé ^. Il est possible
que beaucoup de ces paroles aient été prêtées au
maître, afin de donner une base à l'autorité collective
par laquelle on chercha plus tard à remplacer la sienne.
En tout cas, ce ne fut qu'après sa mort que l'on vit se
constituer des églises particulières, et encore cette pre-
mière constitution se fit-elle purement et simplement sur
1 . MaUh., XII, 24 et suiv.
2. Act.j VIII, i8 et suiv.
3. Matth., XVIII, 17 et suiv.; Jean, xx, 23.
VIE DE JÉSUS. 297
le modèle des synagogues. Plusieurs personnages qui
avaient beaucoup aimé Jésus et fondé sur lui de
grandes espérances, comme Joseph d'Arimathie, La-
zare, Marie de Magdala, Nicodème, n'entrèrent pas,
ce semble, dans ces églises, et s'en tinrent au souvenir
tendre ou respectueux qu'ils avaient gardé de lui.
Du reste, nulle trace, dans l'easeignement de Jésus,
d'une morale appliquée ni d'un droit canonique tant
soit peu défini. Une seule fois, sur le mariage, il se
prononce avec netteté et défend le divorce ^. Nulle
théologie non plus, nul symbole. A peine quelques
vues sur le Père, le Fils, l'Esprit-, dont on tirera plus
tard la Trinité et l'Incarnation, mais qui restaient en-
core à l'état d'images indéterminées. Les derniers livres
du canon juif connaissent déjà le Saint-Esprit, sorte
d'hypostase divine, quelquefois identifiée avec la Sa-
gesse ou le Verbe ^. Jésus insista sur ce point ^, et
annonça à ses disciples un baptême par le feu et l'es-
prit ^, bien préférable à celui de Jean, baptême que
ceux-ci crurent un jour recevoir, après la mort de
1. Matth., XIX, 3 et suiv.
2. Matth., XXVIII, 19. Gomp. Matth., m, 16-17; Jean, xv, 26.
3. Sap., I, 7; \ii, 7; ix, 17; xii, 1; EccU., i, 9; xv, 5; xxiv,
27; xxxix, 8; Judith, xvi, 17.
4. Matth., X, 20; Luc, xii, 12; xxiv, 49; Jean, xiv, 26; xv, 26.
5. Matth., m, 11; Marc, i, 8; Luc, m, 16; Jean, i, 26; m, o;
Aet., i, 5, 8; X, 47.
298 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Jésus, sous la forme d'un grand vent et de mèches de
feu ^. L'Esprit Saint ainsi envoyé par le Père leur
enseignera toute vérité, et rendra témoignage à
celles que Jésus lui-même a promulguées ^. Jésus,
pour désigner cet Esprit, se servait du mot Peraklil^
que le syro-chaldaïque avait emprunté au grec
( TuapazV/iToç ), et qui paraît avoir eu dans son esprit
la nuance d' « avocat ^, conseiller ^, » et parfois
celle d' « interprète des vérités célestes, » de « doc-
teur chargé de révéler aux hommes les mystères encore
cachés ^. » Lui-même s'envisage pour ses disciples
comme un peraklit ^, et l'Esprit qui reviendra après
sa mort ne fera que le remplacer. C'était ici une
application du procédé que la théologie juive et la
théologie chrétienne allaient suivre durant des siècles,
et qui devait produire toute une série d'assesseurs
divins, le Métatrône, le Synadelphe ou Sandalphon,
et toutes les personnifications de la Cabbale. Seule-
ment, dans le judaïsme, ces créations devaient rester
des spéculations particulières et libres, tandis que
1. Act., II, 1-4; XI, 45; xix, 6. Cf. Jean, vu, 39.
2. Jean, xv, 26; xvi, 13.
3. A peraklit on opposait kaligor (x-aTTn-Ycpc!;), « l'accusateur. »
4. Jean, xiv, 16 ; I épître de Jean, ii, 1.
5. Jean, xiv, 26; xv, 26; xvi, 7 et suiv. Comp. Philon, De
Miindi opificio, § 6.
6. Jean, xiv, 4 6. Comp. l'épître précitée, /. c.
VIE DE JESUS. 299
dans le christianisme, à partir du iv* siècle , elles
devaient former l'essence même de l'orthodoxie et du
dogme universel.
Inutile de faire observer combien l'idée d'un livre
religieux, renfermant un code et des articles de foi,
était éloignée de la pensée de Jésus. Non-seulement il
n'écrivit pas, mais il était contraire à l'esprit de la
secte naissante de produire des livres sacrés. On se
croyait à la veille de la grande catastrophe finale. Le
Messie venait mettre le sceau sur la Loi et les pro-
phètes, non promulguer des textes nouveaux. Aussi, à
l'exception de l'Apocalypse, qui fut en un sens le seul
livre révélé du christianisme naissant, tous les autres
écrits de l'âge apostolique sont-ils des ouvrages de cir-
constance, n'ayant nullement la prétention de fournir
un ensemble dogmatique complet. Les évangiles
eurent d'abord un caractère tout privé et une auto-
rité bien moindre que la tradition ^.
La secte, cependant, n'avait-elle pas quelque sa-
crement, quelque rite, quelque signe de ralliement?
Elle en avait un, que toutes les traditions font re-
monter jusqu'à Jésus. Une des idées favorites du
maître, c'est qu'il était le pain nouveau, pain très-
supérieur à la manne et dont l'humanité allait vivre.
i . Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl.j III, 39.
300 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Cette idée, germe de l'Eucharistie, prenait quelque-
fois dans sa bouche des formes singulièrement con-
crètes. Une fois surtout, il se laissa aller, dans la
synagogue de Capharnahum, à un mouvement hardi,
qui lui coûta plusieurs de ses disciples. « Oui, oui,
je vous le dis, ce n'est pas Moïse, c'est mon Père
qui vous a donné le pain du ciel ^. » Et il ajou-
tait : « C'est moi qui suis le pain de vie ; celui qui
vient à moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en
moi n'aura jamais soif 2. » Ces paroles excitèrent un
vif murmure : « Qu'entend-il , se disait-on , par ces
mots : Je suis le pain de vie? N'est-ce pas là Jésus,
le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la
mère? Comment peut-il dire qu'il est descendu du
ciel? » Et Jésus insistant avec plus de force encore :
«Je suis le pain de vie ; vos pères ont mangé la manne
dans le désert et sont morts. C'est ici le pain qui est
descendu du ciel, afin que celui qui en mange ne
meure point. Je suis le pain vivant; si quelqu'un
mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le
pain que je donnerai, c'est ma chair, pour la vie
du monde ^. » Le scandale fut au comble : « Com-
4 . Jean, vi, 32 et suiv.
2. On trouve un tour analogue, provoquant un malentendu
semblable, dans Jean, iv, 10 et suiv.
3. Tous ces discours portent trop fortement l'empreinte du style
VIE DE JESUS. 301
ment peut-il donner sa chair à manger? » Jésus
renchérissant encore : « Oui, oui, dit-il, si vous ne
mangez la chair du Fils de l'homme, et si vous ne
buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous.
Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang est
en possession de la vie éternelle, et je le ressusciterai
au dernier jour. Car ma chair est véritablement une
nourriture, et mon sang est véritablement un breu-
vage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang,
demeure en moi, et moi en lui. Comme je vis par le
Père qui m'a envoyé, ainsi celui qui me mange vit
par moi. C'est ici le pain qui est descendu du ciel.
Ce pain n'est pas comme la manne, que vos pères ont
mangée et qui ne les a pas empêchés de mourir;
celui qui mangera ce pain vivra éternellement. » Une
telle obstination dans le paradoxe révolta plusieurs
disciples, qui cessèrent de le fréquenter. Jésus ne se
rétracta pas ; il ajouta seulement : « C'est l'esprit qui
vivifie. La chair ne sert de rien. Les paroles que je
vous dis sont esprit et vie. » Les douze restèrent
fidèles, malgré cette prédication bizarre. Ce fut pour
Céphas en particulier l'occasion de montrer un absolu
propre à Jean pour qu'il soit permrs de les croire exacts. L'anec-
dote rapportée au chapitre vi du quatrième évangile ne saurait
cependant être dénuée de réalité historique.
302 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
dévouement et de proclamer une fois de plus : « Tu
es le Christ, fils de Dieu. »
Il est probable que dès lors, dans les repas com-
muns de la secte, s'était établi quelque usage au-
quel se rapportait le discours si mal accueilli par les
gens de Gapharnahum. Mais les traditions apostoli-
ques à ce sujet sont fort divergentes et probablement
incomplètes à dessein. Les évangiles synoptiques sup-
posent un acte sacramentel unique, ayant servi de
base au rite mystérieux, et ils le placent à la dernière
Cène. Jean, qui justement nous a conservé l'incident
de la synagogue de Capharnahum, ne parle pas d'un
tel acte, quoiqu'il raconte la dernière Cène fort au
long. Ailleurs, nous voyons Jésus reconnu à la frac-
tion du pain^, comme si ce geste eût été pour ceux
qui l'avaient fréquenté le plus caractéristique de
sa personne. Quand il fut mort, la forme sous
laquelle il apparaissait au pieux souvenir de ses dis-
ciples était celle de président d'un banquet mystique,
tenant le pain, le bénissant, le rompant et le pré-
sentant aux assistants 2. U est probable que c'était
là une de ses habitudes, et qu'à ce moment il
était particulièrement aimable et attendri. Une cir-
1. Luc, XXIV, 30,35.
2. Luc, l. c.: Jean^ xxi, 13,
VIE DE JESUS. 303
constance matérielle, la présence du poisson sur la
table (indice frappant qui prouve que le rite prit
naissance sur le bord du lac de Tibériade*), fut
elle-même presque sacramentelle et devint une partie
nécessaire des images qu'on se fit du festin sacré 2.
Les repas étaient devenus dans la communauté
naissante un des moments les plus doux. A ce mo-
ment, on se rencontrait; le maître parlait à chacun
et entretenait une conversation pleine de gaieté et de
charme. Jésus aimait cet instant et se plaisait à voir
sa famille spirituelle ainsi groupée autour de lui^.
La participation au même pain était considérée comme
une sorte de communion, de lien réciproque. Le maî-
tre usait à cet égard de termes extrêmement éner-
giques, qui furent pris plus tard avec une litté-
ralité effrénée. Jésus est à la fois très-idéaliste dans
1. Comp. Matth., VII, 10; xiv, 'I7etsuiv.;xv, 34 et suiv.; Marc,
VI, 38 et suiv.; Luc, ix, 13 et suiv.; xi, 11; xxtv, 42; Jean, vi, 9
et suiv.; xxi, 9 et suiv. Le bassin du lac de Tibériade est le seul
endroit de la Palestine où le poisson forme une partie considé-
rable de l'alimentation.
2. Jean, xxi, 13; Luc, xxiv, 42-43. Comparez les plus vieilles
représentations de la Cène rapportées ou rectifiées par M. de Rossi
dans sa dissertation sur l'ixoY^ [Spicilegium Solesmense de dom
Pitra, t. III; p. 568 et suiv.). L'intention de l'anagramme que ren-
ferme le mot IX0Ï2 se combina probablement avec une tradition
plus ancienne sur le rôle du poisson dans les repas évangéliques.
3. Luc, XXII, 15,
304 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
les conceptions et très-matérialiste dans l'expression.
Voulant rendre celte pensée que le croyant ne vit que
de lui, que tout entier (corps, sang et âme) il était
la vie du vrai fidèle, il disait à ses disciples : « Je
suis votre nourriture, » phrase qui, tournée en style
figuré, devenait : « Ma chair est votre pain, mon sang
est votre breuvage. » Puis, les habitudes de lan-
gage de Jésus, toujours fortement substantielles, l'em-
portaient plus loin encore. A table, montrant l'ali-
ment, il disait : « Me voici; » tenant le pain : « Ceci
est mon corps; » tenant le vin ; « Ceci est mon sang; »
toutes manières de parler qui étaient l'équivalent de :
« Je suis votre nourriture. »
Ce rite mystérieux obtint du vivant de Jésus
une grande importance. Il était probablement établi
assez longtemps avant le dernier voyage à Jérusa-
lem, et il fut le résultat d'une doctrine générale
bien plus que d'un acte déterminé. Après la mort
de Jésus, il devint le grand symbole de la commu-
nion chrétienne^, et ce fut au moment le plus so-
lennel de la vie du Sauveur qu'on en rapporta
l'établissement. On voulut voir dans la consécra-
tion du pain et du vin un mémorial d'adieu que
Jésus, au moment de quitter la vie, aurait laissé
VIE DE JÉSUS. 305
à ses disciples ^ . On retrouva Jésus lui - même
dans ce sacrement. L'idée toute spirituelle de la
présence des âmes, qui était l'une des plus fami-
lières au maître , qui lui faisait dire , par exemple,
qu'il était de sa personne au milieu de ses disciples ^
quand ils étaient réunis en son nom, rendait cela
facilement admissible. Jésus, nous l'avons déjà dit^,
n'eut jamais une notion bien arrêtée de ce qui fait
l'individualité. Au degré d'exaltation où il était par-
venu, ridée chez lui primait tout à un tel point que
le corps ne comptait plus. On est un quand on s'aime,
quand on vit l'un de l'autre; comment lui et ses dis-
ciples n'eussent-ils pas été un ^ ? Ses disciples adop-
tèrent le même langage. Ceux qui, durant des années,
avaient vécu de lui le virent toujours tenant le pain,
puis le calice « entre ses mains saintes et véné-
rables % » et s'offrant lui-même à eux. Ce fut lui
que Ton mangea et que l'on but; il devint la vraie
Pâque, l'ancienne ayant été abrogée par son sang.
Impossible de traduire dans notre idiome essentiel-
i . / Cor.j XI, 20 et suiv.
2. Matth., XVIII, 20.
3. V. ci-dessus, p. 244.
4. Jean, xii entier.
5. Canon des Messes grecques et de la Messe latine (fort an^
cien). ^
mî ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lement déterminé, où la distinction rigoureuse du
sens propre et de la métaphore doit toujours être
faite, des habitudes de style dont le caractère essen-
tiel est de prêter à la métaphore, ou pour mieux dire
à l'idée, une pleine réalité.
CHAPITRE XIX.
PROGRESSION CROISSANTE D ' ENTHO USI A SM T
ET d'exaltation.
Il est clair qu'une telle société religieuse, fondée
uniquement sur l'attente du royaume de Dieu, devait
être en elle-même fort incomplète. La première géné-
ration chrétienne vécut tout, entière d'attente et de
rêve. A la veille de voir finir le monde, on regar-
dait comme inutile tout ce qui ne sert qu'à con-
tinuer le monde. La propriété était interdite^. Tout
ce qui attache l'homme à la terre, tout ce qui le
détourne du ciel devait être fui. Quoique plusieurs dis-
ciples fussent mariés, on ne se mariait plus, ce semble,
dès qu'on entrait dans la secte -. Le célibat était hau-
tement préféré; dans le mariage même, la continence
^. Luc, XIV, 33; Act._, iv, 32 et suiv.; v, 1-11.
2. Matih., XIX, 10 et suiv., Luc, xvin, 29 et suiv.
308 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
était recommandée ^. Un moment, le maître semble
approuver ceux qui se mutileraient en vue du royaume
de Dieu 2. 11 était en cela conséquent avec son prin-
cipe : (( Si ta main ou ton pied t'est une occasion d ^
péché, coupe-les, et jette-les loin de toi ; car il vaut
mieux que tu entres boiteux ou manchot dans la vie
éternelle, que d'être jeté avec tes deux pieds et tes
deux mains dans la géhenne. Si ton œil t'est une
occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi;
car il vaut mieux entrer borgne dans la vie éternelle
que d'avoir ses deux yeux, et d'être jeté dans la
géhenne^. » La cessation de la génération fut souvent
considérée comme le signe et la condition du royaume
de Dieu ^.
Jamais, on le voit, cette Église primitive n'eût formé
une société durable, sans la grande variété des germes
déposés par Jésus dans son enseignement. Il faudra
plus d'un siècle encore pour que la vraie Église
chrétienne, celle qui a converti le monde, se dégage
de cette petite secte des « saints du dernier jour, » et
^. C'est la doctrine constante de Paul. Comp. Apoc, xiv, 4.
2. Matth., XIX, 12.
3. Matth., XVIII, 8-9. Cf. Talm. de ^dh^\.,Niddah, 13 h.
4. Matth., XXII, 30; Marc, xii, 25; Luc, xx, 35; Évangil<^
ébionite dit « des Égyptiens,» dansClém. d'Alex., Slroni,,\l\^%
43, etClem. Rom., Epist. 11,42.
VIE DE JESUS. 309
devienne un cadre applicable à la société humaine tout
entière. La même chose, du reste, eut lieu dans le
bouddhisme, qui ne fut fondé d'abord que pour des
moines. La même chose fût arrivée dans l'ordre de
saint François, si cet ordre avait réussi dans sa
prétention de devenir la règle de la société humaine
tout entière. Nées à l'état d'utopies, réussissant par
leur exagération même, les grandes fondations dont
nous venons de parler ne remplirent le monde qu'à
condition de se modifier profondément et de laisser
tomber leurs excès. Jésus ne dépassa pas cette pre-
mière période toute monacale, où l'on croit pouvoir
impunément tenter l'impossible. Il ne fit aucune con-
cession à la nécessité. Il prêcha hardiment la guerre
à la nature, la totale rupture avec le sang. « En vé-
rité, je vous le déclare, disait-il, quiconque aura
quitté sa maison, sa femme, ses frères, ses parents,
ses enfants , pour le royaume de Dieu , recevra le
centuple en ce monde, et, dans le monde à venir, la
vie éternelle ^. »
Les instructions que Jésus est censé avoir don-
nées à ses disciples respirent la même exaltation-.
\. Luc, XVIII, 29-30.
2. Matth., X entier; xxiv, 9; Marc, vi, 8 et suiv.; ix, 40; xiii.
9-13; Luc, IX, 3 et suiv.; x, 1 et suiv.; xii, 4 et suiv.; xxi, 47 ;
Jean, xv, 18 et suiv.; xvii, 14,
310 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Lui, si facile pour ceux du dehors, lui qui se contente
parfois de demi-adhésions^, est pour les siens d'une
rigueur extrême. Il ne voulait pas d'à-peu-près. On
dirait un « Ordre » constitué par les règles les plus aus-
tères. Fidèle à sa pensée que les soucis de la vie trou-
blent l'homme et l'abaissent, Jésus exige de ses asso-
ciés un entier détachement de la terre, un dévouement
absolu à son œuvre. Ils ne doivent porter avec eux ni
argent, ni provisions de route, pas même une besace, ni
un vêtement de rechange. Ils doivent pratiquer la pau-
vreté absolue, vivre d'aumônes et d'hospitalité. «Ce
que vous avez reçu gratuitement, transmettez-le gra-
tuitement^, » disait-il en son beau langage. Arrêtés,
traduits devant les juges, qu'ils ne préparent pas leur
défense; l'avocat céleste, le Peraklit, leur inspirera
ce qu'ils doivent dire. Le Père leur enverra d'en haut
son Esprit, qui deviendra le principe de tous leurs
actes, le directeur de leurs pensées, leur guide à
travers le monde ^. Chassés d'une ville, qu'ils se-
couent sur elle la poussière de leurs souliers, en lui
donnant acte toutefois,- pour qu'elle ne puisse allé-
guer son ignorance, de la proximité du royaume de
L Marc, ix, 38 et suiv.
2. Matth., X, 8. Comp. Midrasch lalkout, Deutéi'on., sect. 824.
3. Matth., X, 20; Jean, xiv, 16 et suiv., 26; xv, 26; xvi, 7,
43.
VIE DE JÉSUS. 311
Dieu. « Avant que vous ayez épuisé, ajoutait-il,
les villes d'Israël , le Fils de l'homme apparaîtra. »
Une ardeur étrange anime tous ces discours,
qui peuvent être en partie la création de l'enthou-
siasme des disciples ^ , mais qui même en ce cas
viennent indirectement de Jésus, puisqu'un tel en-
thousiasme était son œuvre. Jésus annonce à ceux
qui veulent le suivre de grandes persécutions et la
haine du genre humain. Il les envoie comme des
agneaux au milieu des loups. Ils seront flagellés dans
les synagogues, traînés en prison. Le frère sera livré
par son frère, le fils par son père. Quand on les per-
sécute dans un pays , qu'ils fuient dans un autre.
«Le disciple, disait-il, n'est pas plus que son maître,
ni le serviteur plus que son patron. Ne craignez point
ceux qui ôtent la vie du corps, et qui ne peuvent
rien sur l'âme. On a deux passereaux pour une
obole, et cependant un de ces oiseaux ne tombe pas
sans la permission de votre Père. Les cheveux de
votre tête sont comptés. Ne craignez rien ; vous va-
lez beaucoup de passereaux-. » — « Quiconque,
disait-il encore, me confessera devant les hommes,
je le reconnaîtrai devant mon Père; mais quiconque
4. Les traits 3Iatlh., x, 38; xvi, 24; Marc, viii, 34; Luc, xiv,
27, ne peuvent avoir été conçu.- qu'après la mort de Jésus.
2. Matth., X, 24-31; Luc, xii, 4-7. .
312 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
aura rougi de moi devant les hommes, je le renierai
devant les anges, quand je viendrai entouré de la
gloire de mon Père, qui est aux cieux^. »
Dans ces accès de rigueur, il allait jusqu'à sup-
primer la chair. Ses exigences n'avaient plus d(
bornes. Méprisant les saines limites de la natun
de l'homme , il voulait qu'on n'existât que pour lui,
qu'on n'aimât que lui seul. « Si quelqu'un vient
à moi, disait-il, et ne hait pas son père, sa mère, sa
femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même
sa propre vie, il ne peut être mon disciple 2. » — « Si
quelqu'un ne renonce pas à tout ce qu'il possède, il
ne peut être mon disciple^. » Quelque chose de plue
qu'humain et d'étrange se mêlait alors à ses paroles;
c'était comme un feu dévorant la vie à sa racine, et
réduisant tout à un affreux désert. Le sentiment âpre
et' triste de dégoût pour le monde, d'abnégation ou-
trée, qui caractérise la perfection chrétienne, eut pour
fondateur, non le fin et joyeux moraliste des premiers
jours, mais le géant sombre qu'une sorte de pressen-
timent grandiose jetait deplusen plus hors del'huma-
nité. On dirait que, dans ces moments de guerre
1 . Matth., X, 32-33 ; Marc, viii, 38 ; Luc, ix, 26 ; xii, 8-9.
2. Luc, XIV, 26. Il faut tenir compte ici de l'exagération du
style de Luc.
3. Luc. XIV, 33.
VIE DE JÉSUS. 313
contre les besoins les plus légitimes du cœur, il
avait oublié le plaisir de vivre, d'aimer, de voir,
de sentir. Dépassant toute, mesure, il osait dire :
(( Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il re-
nonce à lui-même et me suive ! Celui qui aime son
père et sa mère plus que moi n'est pas digne de
moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi
n'est pas digne de moi. Tenir à la vie, c'est se
perdre ; sacrifier sa vie pour moi et pour la bonne nou-
velle, c'est se sauver. Que sert à un homme de gagner
le monde entier et de se perdre lui-même ^ ? » Deux
anecdotes, du genre de celles qu'il ne faut pas ac-
cepter comme historiques, mais qui se proposent
de rendre un trait de caractère en l'exagérant, pei-
gnaient bien ce défi jeté à la nature. Il dit à un homme :
« Suis-moi ! » — « Seigneur, lui répond cet
homme, laisse-moi d'abord aller ensevelir mon père. »
Jésus reprend : « Laisse les morts ensevelir leurs
morts; toi, va et annonce le règne de Dieu. » —
Un autre lui dit : « Je te suivrai, Seigneur, mais per-
mets-moi auparavant d'aller mettre ordre aux affaires
de ma maison. » Jésus lui répond : « Celui qui met la
main à la charrue et regarde derrière lui, n'est pas
4. Matth'., X, 37-39; xvi, 24-23-, Luc, ix, 23-25; xiv, 26-27;
xvïi, 33; Jean, xu, 25,
314 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
fait pour le royaume de Dieu^.» Une assurance extra-
ordinaire, et parfois des accents de singulière douceur,
renversant toutes nos idées, faisaient passer ces exa-
gérations. « Venez à moi, criait-il, vous tous qui êtes
fatigués et chargés, et je vous soulagerai. Prenez
mon joug sur vos épaules; apprenez dé moi que je
suis doux et humble de. cœur, et vous trouverez le
repos de vos âmes; car mon joug est doux, et mon
fardeau léger 2. »
Un grand danger résultait pour l'avenir de cette
moral.e exaltée, exprimée dans un langage hyper-
bolique et d'une effrayante énergie. A force de déta-
cher l'homme de la terre, on brisait la vie. Le chré-
tien sera loué d'être mauvais fils, mauvais patriote,
si c'est pour le Christ qu'il résiste à son père et
combat sa patrie. La cité antique, la république, mère
de tous, l'Etat, loi commune de tous, sont constitués
en hostilité avec le royaume de Dieu. Un germe fatal
de théocratie est introduit dans le monde.
Une autre conséquence se laisse dès à présent entre-
voir. Transportée dans un état calme et au sein d'une
société rassurée sur sa propre durée, cette morale, faite
pour un moment de crise, devait sembler impossible.
1. Matth., VIII, 21-22; Luc, ix, 59-62.
2. Matth., XI, 28-30.
VIE DE JÉSUS. 315
L'Évangile était ainsi destiné à devenir pour les chré-
tiens une utopie, que bien peu s'inquiéteraient de réa-
liser. Ces foudroyantes maximes devaient dormir pour
le grand nombre dans un profond oubli , encouragé
par le clergé lui-même; l'homme évangélique sera
un homme dangereux. De tous les humains le plus
intéressé, le plus orgueilleux, le plus dur, le plus at-
taché à la terre, un Louis XIV, par exemple, devait
trouver des prêtres pour lui persuader, en dépit de
l'Évangile, qu'il était chrétien. Mais toujours aussi des
Saints devaient se rencontrer pour prendre à la lettre
les sublimes paradoxes de Jésus. La perfection étant
placée en dehors des conditions ordinaires de la so-
ciété, la vie évangélique complète ne pouvant être
menée que hors du monde, le principe de l'ascétisme et
de l'état monacal était posé. Les sociétés chrétiennes au-
ront deux règles morales, l'une médiocrement héroïque
pour le commun des hommes, l'autre exaltée jusqu'à
l'excès pour l'homme parfait; et l'homme parfait, ce
sera le moine assujetti à des règles qui ont la préten-
tion de réaliser l'idéal évangélique. Il est certain que
cet idéal, ne fut-ce que par l'obligation du célibat et
de la pauvreté, ne pouvait être de droit commun.
Le moine est ainsi, en un sens, le seul vrai chrétien.
Le bon sens vulgaire se révolte devant ces excès ; à
l'en croire, l'impossible est le signe de la faiblesse et
316 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de Terreur. Mais le bon sens vulgaire est un mauvais
juge quand il s'agit des grandes choses. Pour obte-
nir moins de l'humanité, il faut lui demander plus.
LMmmense progrès moral dû à l'Évangile vient de ses
exagérations. C'est par là qu'il a été, comme le stoï-
cisme, mais avec infiniment plus d'ampleur, un
argument vivant des forces divines qui sont en
r homme, un monument élevé à la puissance de la
volonté.
On imagine sans peine que pour Jésus, à l'heure
où nous sommes arrivés, tout ce qui n'était pas le
royaume de Dieu avait absolument disparu. Il était,
si on peut le dire, totalement hors de la nature : la
famille, l'amitié, la patrie, n'avaient plus aucun
sens pour lui. Sans doute, il avait fait dès lors le sa-
crifice de sa vie. Parfois, on est tenté de croire que,
voyant dans sa propre mort un moyen de fonder son
royaume, il conçut de propos délibéré le dessein de
se faire tuer ^. D'autres fois (quoiqu'une telle pensée
n'ait été érigée en dogme que plus tard) , la mort se
présente à lui comme un sacrifice, destiné à apaiser
son Père et à sauver les hommes^. Un goût singulier
de persécution et de supplices^ le pénétrait. Son sanrz
à. Matth., XVI, 21-23; xvii, 12, 21-22.
2. Marc, x, 45.
3. Luc, vij 22 et suiv. .-»-:.■
VIE DE JESUS. 31?
lui paraissait comme l'eau d'un second baptême dont
il devait être baigné, et il semblait possédé d'une
hâte étrange d'aller au-devant de ce baptême qui
seul pouvait étancher sa soif ^.
La grandeur de ses vues sur l'avenir était par mo-
nents surprenante. Il ne se dissimulait pas l'épouvan-
lable orage qu'il allait soulever dans le monde. « Vous
croyez peut-être, disait-il avec hardiesse et beauté,
que je suis venu apporter la paix sur la terre; non, je
suis venu y jeter le glaive. Dans une maison de cinq
personnes, trois seront contre deux, et deux contre
trois. Je suis venu mettre la division entre le fils et le
père, entre la fille et la mère, entre la bru et la belle-
mère. Désormais les ennemis de chacun seront dans
sa maison 2. » — « Je suis venu porter le feu sur
la terre ; tant mieux si elle brûle déjà ^ ! » —
« On vous chassera des synagogues, disait-il en-
core, et l'heure viendra où, en vous tuant, on croira
rendre un culte à Dieu^. Si le monde vous hait, sachez
qu'il m'a haï avant vous. Souvenez- vous de la parole
que je vous ai dite : Le serviteur n'est pas plus
1. Luc, XII, 50.
2. Matth., X, 34-36; Luc, xii, 51-53. Comparez Michée, vu,
5-6.
3. Luc, XII, 49. Voir le texte grec,
4. Jean, xvi, 2.
318 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous
persécuteront^. »
Entraîné par cette effrayante progression d'enthou-
siasme, commandé par les nécessités d'une prédication
de plus en plus exaltée, Jésus n'était plus libre; il ap-
partenait à son rôle et en un sens à l'humanité. Parfois
on eût dit que sa raison se troublait. 11 avait comme
des angoisses et des agitations intérieures 2. La
grande vision du royaume de Dieu, sans cesse flam-
boyant devant ses yeux, lui donnait le vertige. Ses
amis par moments le crurent fou ^. Ses ennemis le
déclarèrent possédé ^. Son tempérament, excessive-
ment passionné, le portait à chaque instant hors des
bornes de la nature humaine. Son œuvre n'étant pas
une œuvre de raison, et se jouant de toutes les clas-
sifications de l'esprit humain, ce qu'il exigeait le plus
impérieusement, c'était la ((foi^ » Ce mot était celui
qui se répétait le plus souvent dans le petit cénacle.
C'est le mot de tous les mouvements populaires.
Il est clair qu'aucun de ces mouvements ne se
itérait, s'il fallait que celui qui les excite gagnât l'un
4. Jean, xv, 4 8-20.
2. Jean, xii, 27.
3. Marc, m, 24 et suiv.
4. Marc, m, 22; Jean, vu, 20; viii, 48 et suiv.; x, 20 et suiv.
6. Matth., VIII, 40; IX, 2, 22, 28-29 ;xvii, 49; Jean, vi, 29, etc.
VIE DE JÉSUS. 319
après l'autre ses disciples par de bonnes preuves,
logiquement déduites. La réflexion n'amène qu'au
doute, et si les auteurs de la Révolution française,
))ar exemple, eussent dû être préalablement con-
vaincus par des méditations suffisamment longues,
tous fussent arrivés à la vieillesse sans rien faire.
Jésus, de même, visait moins à la conviction régu-
lière qu'à l'entraînement. Pressant, impératif, il ne
souffrait aucune opposition : il faut se convertir, il at-
tend. Sa douceur naturelle semblait l'avoir abandonné;
il était quelquefois rude et bizarre^. Ses disciples par
moments ne le comprenaient plus, et éprouvaient de-
vant lui une espèce de sentiment de crainte 2. Quel-
quefois sa mauvaise humeur contre toute résistance
l'entraînait jusqu'à des actes inexplicables et en
apparence absurdes ^.
• Ce n'est pas que sa vertu baissât; mais sa lutte
au nom de l'idéal contre la réalité devenait insou-
tenable. 11 se meurtrissait et se révoltait au contact
de la terre. L'obstacle l'irritait. Sa notion de Fils de
Dieu se troublait et s'exagérait. La loi fatale qui
condamne l'idée à déchoir dès qu'elle cherche à con-
^. Matih., XVII, i6; Marc^ m, 5; ix, 18; Luc, viii, 45; ix, 4i.
2. C'est surtout dans Marc que ce trait est sensible : iv, 40 ; v,
45; IX, 31; x, 32.
3. Marc, xi, 12-14, 20 et suiv.
320 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
vertir les hommes, s'appliquait à lui. Les hommes
en le touchant l'abaissaient à leur niveau. Le ton
qu'il avait pris ne pouvait être soutenu plus de quel-
ques mois ; il était temps que la mort vînt dénouer
une situation tendue à l'excès, l'enlever aux impossi-
bilités d'une voie sans issue, et, en le délivrant
d'une épreuve trop prolongée, l'introduire désormais
impeccable dans sa céleste sérénité.
CHAPÏTRE XX
ni'POfîITION CONTRE JESUS,
Durant la première période de sa carrière, i!
ne semble pas que Jésus eût rencontré d'oppo-
sition sérieuse. Sa prédication, grâce à l'extrême
liberté dont on jouissait en Galilée et au nombre
des maîtres qui s'élevaient de toutes parts, n'eut
d'éclat que dans un cercle de personnes assez res-
treint. Mais depuis que Jésus était entré dans une
voie brillante de prodiges et de succès publics,
l'orage commença à gronder. Plus d'une fois il dut se
cacher et fuir ^.' Antipas cependant ne le gêna jamais,
quoique Jésus s'exprimât quelquefois fort sévèrement
sur son. compte 2. A Tibériade, sa résidence ordinaire,
4. MaUh., XII, 14-16; Marc, m, 7; ix, 29-30.
%. Marc, VIII, 13; Luc, xiii, 32.
21
322 ORIGINES DU CHllISTJ ANISME.
le tétrarque n'était qu'à une ou deux lieues du canton
choisi par Jésus pour le centre de son activité ; il en-
tendit parler de ses miracles, qu'il prenait sans
doute pour des tours habiles, et il désira en voir^
Les incrédules étaient alors fort curieux de ces
sortes de prestiges 2. Avec son tact ordinaire,
Jésus refusa. Il se garda bien de s'égarer en un
monde irréligieux, qui voulait tirer de lui un vain
amusement; il n'aspirait à gagner que le peuple; il-
garda pour les simples des moyens bons pour eux
seuls.
Un moment, le bruit se répandit que Jésus n'était
autre que Jean-Baptiste ressuscité d'entre les morts.
Antipas fut soucieux et inquiet ^ ; il employa la ruse
pour écarter le nouveau prophète de ses domaines.
Des pharisiens , sous apparence d'intérêt pour Jésus,
vinrent lui dire qu' Antipas voulait le faire tuer. Jésus,
malgré sa grande simplicité, vit le piège et ne partit
pas ^. Ses allures toutes pacifiques, son éloignement
pour l'agitation populaire, finirent par rassurer le
tétrarque et dissiper le danger.
Il s'en faut que dans toutes les villes de la Galilée
4. Luc, IX, 9; xxiii, 8.
2. Lucius, attribué à Lucien, 4.
3. Matth., XIV, \ et suiv.;Marc, VI, 14etsuiv.; Luc, ix, 7et suiv.
4. Luc, XIII, 34 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 323
l'accueil fait à la nouvelle doctrine fût également
bienveillant. Non-seulement l'incrédule Nazareth con-
tinuait à repousser celui qui devait faire sa gloire;
non-seulement ses frères persistaient à ne pas croire
en lui^; les villes du lac elles-mêmes, en général
bienveillantes, n'étaient pas toutes converties. Jésus
se plaint souvent de l'incrédulité et de la dureté de
cœur qu'il rencontre, et, quoiqu'il soit naturel de
faire en de tels reproches la part de l'exagération du
prédicateur, quoiqu on y sente cette espèce de con-
vicium seculi que Jésus affectionnait à l'imitation de
Jean-Baptiste 2, il est clair que le pays était loin de
convoler tout entier au royaume de Dieu. « Malheur
à toi, Chorazinî malheur à toi, Bethsaïde! s'écriait-il;
car si Tyr et Sidon eussent vu les miracles dont vous
avez été témoins, il y a longtemps qu'elles feraient
pénitence sous le cilice et sous la cendre. Aussi vous
dis-je qu'au jour du jugement, Tyr et Sidon auront
un sort plus supportable que le vôtre. Et toi, Caphar-
nahum, qui crois t' élever jusqu'au ciel, tu. seras
abaissée jusqu'aux enfers; car si les miracles qui ont
été faits en ton sein eussent été faits àSodome, Sodome
existerait encore aujourd'hui. C'est pourquoi je te dis
1. Jean, vu, 5.
S. Matth., XII, 39, 45; xui, 15; xvi, 4; Luc, xi, 29.
324 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
qu'au jour du jugement la terre de Sodome sera trai-
tée moins rigoureusement que toi^.» — « La reine do
Saba , ajoutait-il , se lèvera au jour du jugement
contre les hommes de cette génération, et les con-
damnera, parce qu'elle est venue des extrémités du
monde pour entendre la sagesse de Salomon ; or il y
a ici plus que Salomon. Les Ninivites s'élèveront au
jour du jugement contre cette génération et la con-
damneront, parce qu'ils firent pénitence à la prédi-
cation de Jonas; or il y a ici plus que Jonas -, » Sa
vie vagabonde, d'abord pour lui pleine de charme,
commençait aussi à lui peser. «Les renards, disait^l,
ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids;
mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête^. »
L'amertume et le reproche se faisaient de plus en
plus jour en son cœur. 11 accusait les incrédules de
se refuser à l'évidence, et disait que, même à l'in-
stant où le Fils de l'homme apparaîtrait dans sa
pompe céleste, il y aurait encore des gens Dour douter
de lui ^.
Jésus, en effet, ne pouvait accueillir l'opposition
avec la froideur du philosophe, qui, comprenant
4. Matth., XI, 21-24; Luc, x, 12-15.
2. MaUh., XII, 41-42; Luc, xi, 31-32.
3. Matth., VIII, 20; Luc, ix, 58.
4. Luc, xviii, 8.
VIE DE JÉSUS. 325
la raison des opinions diverses qui se partagent le
monde, trouve tout simple qu'on ne soit pas de son
avis. Un des principaux défauts de la race juive est
son âpreté dans la controverse, et le ton injurieux
qu'elle y mêle presque toujours. Il n'y eut jamais
dans le monde de querelles aussi vives que celles des
Juifs entre eux. C'est le sentiment de la nuance qui
fait l'homme poli et modéré. Or le manque de nuances
est un des traits les plus constants de l'esprit sémi-
tique. Les œuvres fines, les dialogues de Platon,
par exemple, sont tout à fait étrangères à ces peu-
ples. Jésus, qui était exempt de presque tous les dé-
fauts de sa race, et dont la qualité dominante était
justement une délicatesse infinie, fut amené mal-
gré lui à se servir dans la polémique du style de
tous ^. Comme Jean - Baptiste 2, il employait contre
ses adversaires des termes très-durs. D'une man-
suétude exquise avec les simples, il s'aigrissait de-
vant l'incrédulité, même la moins agressive ^. Ce
n'était plus ce doux maître du « Discours sur la
montagne, » n'ayant encore rencontré ni résistance
ni difficulté. La passion, qui était au fond de son
caractère, l'entraînait aux plus vives invectives.
4. Matth., XII, 34; xv, 14; xxiii, 33,
2. Matth., m, 7.
3. Matth., XII, 30; Luc, xxi, 23.
326 ORIGIxNES DU CHRISTIANISME.
Ce mélange singulier ne doit pas surprendre, Un
homme de nos jours a présenté le même contraste
avec une rarç vigueur, c'est M. de Lamennais.
Dans son beau livre des « Paroles d'un croyant, »
la colère la plus effrénée et les retours les plus
suaves alternent comme en un mirage. Cet homme,
qui était dans le commerce de la vie d'une grande
bonté , devenait intraitable jusqu'à la fob'e pour
ceux qui ne pensaient pas comme lui. Jésus, de
même, s'appliquait non sans raison le passage du
livre d'Isaïe* : « Il ne disputera pas, ne criera pas;
on n'entendra point sa voix dans les places; il ne
rompra pas tout à fait le roseau froissé, et il n'étein-
dra pas le lin qui fume encore 2. » Et pourtant plusieurs
des recommandations qu'il adresse à ses disciples ren-
ferment les germes d'un vrai fanatisme^, germes que
le moyen âge devait développer d'une façon cruelle.
Faut-il lui en faire un reproche ? Aucune révolution ne
s'accomplit sans un peu de rudesse. Si Luther, si les
acteurs de la Révolution française eussent du observer
les règles de la politesse, la réforme et la révolution
ne se seraient point faites. Félicitons-nous de même
que Jésus n'ait rencontré aucune loi qui punît l'outrage
-I. xui, 2-3..
2j Matth., TfH, 49-20.
3. MatthT, X, U-15. 21 et suiv., 34 et suiv.; Luc, xix, 27.
VIE DE JESUS. 327
envers une classe de citoyens. Les pharisiens eussent
été inviolables. Toutes les grandes choses de l'huma-
nité ont été accomplies au nom de principes absolus. Un
philosophe critique eût dit à ses disciples : respectez
l'opinion des autres, et croyez que personne n'a si com-
plètement raison que son adversaire ait complètement
tort. Mais l'action de Jésus n'a rien de commun avec
la spéculation désintéressée du philosophe. Se dire
qu'on a un moment touché l'idéal et qu'on a été
arrêté par la méchanceté de quelques-uns, est une
pensée insupportable pour une âme ardente. Que
dut-elle être pour le fondateur d'un monde nou-
veau?
L'obstacle invincible aux idées de Jésus venait
surtout du judaïsme orthodoxe, représenté par les
pharisiens. Jésus s'éloignait de plus en plus de l'an-
cienne Loi. Or, les pharisiens étaient les vrais juifs,
le nerf et la force du judaïsme. Quoique ce parti eût
son centre à Jérusalem, il avait cependant des adeptes
établis en Galilée, ou qui y venaient souvent ^.
C'étaient en général des hommes d'un esprit étroit,
donnant beaucoup à l'extérieur, d'une dévotion dé-
daigneuse, officielle, satisfaite et assurée d'elle-même^.
\ . Marc, vu, 1; Lue, v, 17 el siiiv.; vu, 30
2. Mrittfi., VI, ?>, .5, 16; i\, 11, 14; xii, 2; \:<iir, "), l'i, ^^ ;
Luc, V, 3U; VI, 2, 7; xi, 39 et siiiv.; xviii, 12; Jcnn, ix, 10; rir/>f'
328 OniGIxNES DU CHRISTIANISME.
Leurs manières étaient ridicules et faisaient sou-
rire même ceux qui les respectaient. Les sobriquets
que leur donnait le peuple, et qui sentent la carica-
ture, en sont la preuve. Il y avait le « pharisien ban-
croche » (Nikfi) , qui marchait dans les rues en traî-
nant les pieds et les heurtant contre les cailloux ; • le
«pharisien front-sanglant» (Kizaï), qui allait les
yeux fermés pour ne pas voir les femmes, et se cho-
quait le front contre les murs, si bien qu'il l'avait tou-
jours ensanglanté; le « pharisien pilon » {Medoukia)^
qui se tenait plié en deux comme le manche d'un
pilon; le « pharisien fort d'épaules » (Schikmi),
qui marchait le dos voûté comme s'il portait sur se?
épaules le fardeau entier de la Loi ; le « pharisien
Qu'y a-t-il à faire ? je le fais, » toujours à la piste
d'un précepte à accomplir, et enfin le «pharisien
teint, )) pour lequel tout l'extérieur de la dévotion
n'était qu'un vernis d'hypocrisie ^. Ce rigorisme, en
Abolh, I, 16; Jos., Ant,, XVII, ii, 4; XVIII, i, 3; Vila, 38;
talm. de Bab., Sola, 22 b.
1. Talm. de Jérusalem, Berakolhj ix, sub fin.; Sota, v, 7-,
Talm. de Babylone, Sola, 22 b. Les deux rédactions de ce curieux
passage offrent de sensibles différences. Nous avons en général
suivi la rédaction de Babylone, qui semble plus naturelle-. Gf.Epiph.,
Adv. hœr., xvi, 1. Les traits d'Épiphane et plusieurs de ceux du
Talmud peuvent, du reste, se rapporter à une époque postérieure à
Jésus, époque oli «pharisien» était devenu synonyme de tr dévot. »
VIE DE JÉSUS. 329
effet, n'était souvent qu'apparent et cachait en réai'ité
un grand relâchement moral *. Le peuple néanmoins
en était dupe. Le peuple, dont l'instinct est toujours
droit, même quand il s'égare le plus fortement sur
les questions de personnes, est très-facilement trompé
par les faux dévots. Ce qu'il aime en eux est bon et
digne " d'être aimé ; mais il n'a pas assez de péné-
tration pour discerner l'apparence de la réalité.
L'antipathie qui, dans un monde aussi passionné,
dut éclater tout d'abord entre Jésus et des personnes
de ce caractère, est facile à comprendre. Jésus ne
voulait que la religion du cœur; celle des phari-
siens consistait presque uniquement en observances.
Jésus recherchait les humbles et les rebutés de toute
sorte ; les pharisiens voyaient en cela une insulte à
leur religion d'hommes comme il faut. Un pharisien
était un homme infaillible et impeccable, un pédant
certain d'avoir raison, prenant la première place à
la synagogue, priant dans les rues, faisant l'au-
mône à son de trompe, regardant si on le salue.
Jésus soutenait que chacun doit attendre le jugement
de Dieu avec crainte et humblement. Il s'en faut
i que la mauvaise direction religieuse représentée par
le pharisaïsme régnât sans contrôle. Bien des hommes
^. Matth., V, 20; xv, 4; xxiii, 3, 16 et suiv.; Jean, viii, 7;
Jos., A?it.j XIIj IX, 1; XIII, X, 5.
33a OHIGIiXES DU CIIRISTIAM SMLl.
avant Jésus, ou de son temps, tels que Jésus, fils de
Sirach, l'un des vrais ancêtres de Jésus de Naza-
reth, Gainaliel, Antigone de Soco, le doux et noble
Hillel surtout, avaient enseigné des doctrines reli-
£;ieuses beaucoup plus élevées et déjà presque évan-
Reliques. Mais ces bonnes semences avaient été
étouffées. Les belles maximes de Hillel résumant
toute la Loi en l'équité^, celles de Jésus, fils de Sirach,
faisant consister le culte dans la pratique du bien 2,
étaient oubliées ou anathématisées^. Schammaï, avec
son esprit étroit et exclusif, l'avait emporté. Une
masse énorme de « traditions » avait étouffé la Loi^,
sous prétexte de la protéger et de l'interpréter. Sans
doute, ces mesures conservatrices avaievnt eu leur
côté utile ; il est bon que le peuple juif ait aimé sa
Loi jusqu'à la folie, puisque c'est cet amour fréné-
tique qui, en sauva.nt le mosaïsme sous Antiochus
Épiphane et sous Hérode, a gardé le levain d'où
devait sortir le christianisme. Mais prises en elles-
mêmes, toutes ces vieilles précautions n'étaient que
puériles. La synagogue, qui en avait le dépôt, n'était
i. Talrn. de 13ab., Schahbalh, 31 a; Joma, 3o b.
2. Eccli , XVII, 21 et suiv.; xxxv, 1 et suiv.
3. Talm. de Jérus , Sanhédriih xi, 1; Talm. do Bab.. Sanhè-
^rin, 100 6
4. MaUh., \\\ 3.
VIE DE JÉSUS. 331
plus qu'une mère d'erreurs. Son règne était fini, et
pourtant lui demander d'abdiquer, c'était lui de-
mander l'impossible, ce qu'une puissance établie n'a
jamais fait ni pu faire.
Les luttes de Jésus avec l'hypocrisie officielle étaient
continues. La tactique ordinaire des réformateurs
qui apparaissent dans l'état religieux que nous venons
de décrire, et qu'on peut appeler « formalisme tradi-
tionnel, » est d'opposer le « texte » des livres sacrés
aux (( traditions. » Le zèle religieux est toujours no-
vateur, même quand il prétend être conservateur au
plus haut degré. De même que les néo-cathoHques
de nos jours s'éloignent sans cesse de l'Évangile ,
de même les pharisiens s'éloignaient h chaque pas
de la Bible. Voilà pourquoi le réformateur puritain
est d'ordinaire essentiellement « biblique, » partant
du texte immuable pour critiquer la théologie cou-
rante, qui a marché de génération en génération.
Ainsi firent plus tard les karaïtes, les protestants.
Jésus porta bien plus énergiquement la hache à
la racine. On le voit parfois, il est vrai, invoquer
le texte contre les fausses Masores ou traditions des
pharisiens*. Mais, en général, il fait peu d'exégèse;
c'est à la conscience qu'il en appelle. Du même coup
1. Malth,, XV, 2 et. suiv.; Marc, vu, 2 et suiv.
332 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
il tranche le texte et les commentaires. Il montre bien
aux pharisiens qu'avec leurs traditions ils altèrent gra-
vement le mosaïsme ; mais il ne prétend nullement
lui-même revenir à Moïse. Son but était en avants
non en arrière. Jésus était plus que le réformateur
d'une religion vieillie ; c'était le créateur de la reli-
'gion éternelle de l'humanité.
Les disputes éclataient surtout à propos d'une
foule de pratiques extérieures introduites par la
tradition , et que ni Jésus ni ses disciples n'obser-
vaient^. Les pharisiens lui en faisaient de vifs repro-
ches. Quand il dînait chez eux, il les scandalisait fort
en ne s' astreignant pas aux ablutions d'usage. «Don-
nez l'aumône, disait-il, et tout pour vous deviendra
pur 2. » Ce qui blessait au plus haut degré son
tact délicat, c'était l'air d'assurance que les pha-
risiens portaient dans les choses religieuses, leur
dévotion mesquine, qui aboutissait à une vaine re-
cherche de préséances et de titres, nullement à
l'amélioration des cœurs. Une admirable parabole
rendait cette pensée avec infiniment de charme et de
justesse. « Un jour, disait-il, deux hommes mon-
tèrent au temple pour prier. L'un était pharisien, et
1. Matth., XV, 2 et suiv.; Marc, vu, 4, 8; Luc, v, sub fin., et vi,
init.; xi, 38 et suiv.^
2. Luc, XI, 41.
VIE DE JÉSUS. • 333
l'autre publicain. Le pharisien debout disait en lui-
même : « 0 Dieu, je te rends grâces de ce que je
« ne suis pas comme les autres hommes ( par
« exemple comme ce publicain), voleur, injuste.
« adultère. Je jeûne deux fois la semaine, je donne
« la dîme de tout ce que je possède. » Le publi-
cain, au contraire, se tenant éloigné, n'osait lever
les yeux au ciel ; mais il se frappait la poitrine en
disant : « 0 Dieu, sois indulgent pour moi, pauvre
pécheur. » Je vous le déclare , celui-ci s'en retourna
justifié dans sa maison, mais non l'autre*. »
Une haine qui ne pouvait s'assouvir que par la
mort fut la conséquence de ces luttes. Jean-Baptiste
avait déjà provoqué des inimitiés du même genre 2.
Mais les aristocrates de Jérusalem, qui le dédaignaient,
avaient laissé les simples gens le tenir pour un pro-
phète^. Cette fois, la guerre était à mort. C'était un
esprit nouveau qui apparaissait dans le monde et qui
frappait de déchéance tout ce qui l'avait précédé. Jean-
Baptiste était profondément juif; Jésus l'était à peine.
Jésus s'adresse toujours à la finesse du sentiment
moral. Il n'est disputeur que quand il argumente
contre les pharisiens, l'adversaire le forçant, comme
4^ Luc, XVIII, 9-14; comp. ihid., xiv, 7-11.
2. MaUh., III, Tetsuiv.; xvii, 12-13.
3. Matth., XIV, 5; xxi, 26; Marc, xi, 32; Luc, xx, 6.
334 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
cela arrive presque toujours, à prendre son propre
ton^. Ses exquises moqueries, ses malignes provo-
cations frappaient toujours au cœur. Stigmates éter-
nels, elles sont restées figées dans la plaie. Cette
tunique de Nessus du ridicule, que le juif, fils des
pharisiens, traîne en lambeaux après lui depuis dix-
huit siècles^ c'est Jésus qui l'a tissée avec un artifice
divin. Chefs-d'œuvre de haute raillerie, ses traits,
se sont inscrits en lignes de feu sur la chair de l'hy-
pocrite et du faux dévot. Traits incomparables ,
traits dignes d'un fils de Dieu ! Un dieu seul sait
tuer de la sorte. Socrate et Molière ne font qu effleu-
rer la peau. Celui-ci porte jusqu'au fond des os le feu
et la rage.
Mais il était juste aussi que ce grand maître en
ironie payât de la vie son triomphe. Dès la Galilée,
les pharisiens cherchèrent à le perdre et employèrent
contre lui la manœuvre qui devait leur réussir plus
tard à Jérusalem, ils essayèrent d'intéresser à leur
querelle les partisans du nouvel ordre politique qui
s'était établi 2. Les facilités aue Jésus trouvait en
Galilée pour s'échapper et la faiblesse du gouver-
nement d'Antipas déjouèrent ces tentatives. 11 alla
lui-même s'offrir au danger. Il voyait bien que son ac-
\. Matlh., xii, 3-8; xxiii, 16 etsuiv.
2. iMarc, lu, G.
VIE DE JÉSUS. 335
tion, s'il restait confiné en Galilée, était nécessairement
bornée. La Judée l'attirait comme par un charme; il
voulut tenter un dernier effort pour gagner la ville
rebelle, et sembla prendre à tâche de justifier le pro-
verbe qu'un prophète ne doit point mourir hors de
Jérusalem^.
4. Luc, xiii, 33.
CHAPITRE XXI,
^ERNIER VOYAGH DE JÉSUS A IJ'^, R II S ALEM.
Depuis longtemps Jésus avait le sentiment des
dangers qui l'entouraient^. Pendant un espace de
temps qu'on peut évaluer à dix- huit mois, il évita
d'aller en pèlerinage à Jérusalem 2. A la fête des
Tabernacles de l'an 32 ("selon l'hypothèse que nous
avons adoptée ), ses parents, toujours malveillants
et incrédules ^ , l'engagèrent à y venir. L'évan-
géliste Jean semble insinuer qu'il y avait dans
cette invitation quelque projet caché pour le perdre.
« Révèle-toi au monde, lui disaient-ils ; on ne fait pas
ces choses-là dans le secret. Va en Judée, pour qu'on
«;oie ce que tu sais faire. «Jésus, se défiant de quelque
1. Matth., XVI, 20-21; Marc viii, 30-34.
2. Jean, vu, 1. . -
3. Jean, vu, 5.
VIE DE JESUS. 337
trahison, refusa d'abord; puis, quand la caravane des
pèlerins fut partie, il se mit en route de son côté, à
l'insu de tous et presque seul ^. Ce fut le dernier adieu
qu'il dit à la Galilée. La fête des Tabernacles tombai
à l'équinoxe d'automne. Six mois devaient encore
s'écouler jusqu'au dénouement fatal. Mais durant
cet intervalle, Jésus ne revit pas ses chères provinces
du nord. Le temps des douceurs est passé; il faut
maintenant parcourir pas à pas la voie douloureuse
qui se terminera par les angoisses de la mort.
Ses disciples et les femmes pieuses qui le servaient
le retrouvèrent en Judée 2. Mais combien tout ici était
changé pour lui ! Jésus était un étranger à Jérusalem.
11 sentait qu'il y avait là un mur de résistance qu'il ne
pénétrerait pas. Entouré de pièges et d'objections, il
était sans cesse poursuivi par le mauvais vouloir des
pharisiens^. Au lieu de cette faculté illimitée de croire,
heureux don des natures jeunes , qu'il trouvait en
Galilée, au lieu de ces populations bonnes et douces
chez lesquelles l'objection (qui est toujours le fruit
d'un peu de malveillance et d'indocilité) n'avait
point d'accès, il rencontrait ici à chaque pas une
incrédulité obstinée, sur laquelle les moyens d'action
i. Jean, vn, 10.
2. Matth., XXVII, 53; Marc, xv, 41; Luc, xxiii, 49, 53.
3. Jean, vu, 20, 25, 30, 32.
22
338 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
qui lui avaient si bien réussi dans le nord avaient
peu de prise. Ses disciples, en qualité de Galiléens,
étaient méprisés. Nicodème, qui avait eu avec lui
dans un de ses précédents voyages un entretien de
nuit, faillit se compromettre au sanhédrin pour avoir
voulu le défendre. « Eh quoi ! toi aussi tu es Gali-
léen? lui dit-on; consulte les Écritures; est-ce qu'il
peut venir un prophète de Galilée ^ ? »
La ville, comme nous l'avons déjà dit^ déplaisait
à Jésus. Jusque-là, il avait toujours évité les grands
centres, préférant pour son action les campagnes
et les villes de médiocre importance. Plusieurs des
préceptes qu'il donnait à ses apôtres étaient abso-
lument inapplicables hors d'une simple société de pe-
tites gens 2. N'ayant nulle idée du monde, accoutumé
h son aimable communisme galiléen, il lui échap-
pait sans cesse des naïvetés, qui à Jérusalem pou-
vaient paraître singulières ^. Son imagination,, son
goût de la nature se trouvaient à l'étroit dans ces
murailles. La vraie religion ne devait pas sortir du
tumulte des villes, mais de la tranquille sérénité des
champs.
4 . Jean, vu, 50 et suiv.
2. Matth., X, 41-13; Marc, vi, 10; Luc, x, 5-8.
3. Matth., XXI, 3; xxvi, 48; Marc, xi, 3 ; xiv, 4 3-14: Luc, xix,
34; xxii, 4 0-42.
VIE DP, JÉStTS. 339
L'arrogance des prêtres lui rendait les parvis du
temple désagréable^. Un jour, quelques-uns de ses
disciples, qui conLdissaient mieux que lui Jérusalem,
voulurent lui faire remarquer la beauté des construc-
tions du temple, l'admirable choix des matériaux,
la richesse des offrandes votives qui couvraient les
murs : « Vous voyez tous ces édifices, cht-il ; eh bien !
je vous le déclare, il n'en restera pas pierre sur
pierre^. » Il refusa de rien admirer, si ce n'est une
pauvre veuve qui passait à ce moment-là, et jetait
dans le tronc une petite obole : « Elle a donné
plus que les autres, dit-il ; les autres ont donné de
leur superflu; elle, de son nécessaire 2. » Cette
façon de regarder en critique tout ce qui se faisait
à Jérusalem, de relever le pauvre qui donnait peu,
de rabaisser le riche qui donnait beaucoup^, de
blâmer le clergé opulent qui ne faisait rien pour le
bien du peuple, exaspéra naturellement la caste
sacerdotale. Siège d'une aristocratie conservatrice,
le temple, comme le haram musulman qui lui a suc-
cédé, était le dernier endroit du monde où la révolu-
tion pouvait réussir. Qu'on suppose un novateur allant
1. Mntlii , XXIV, 1-2; Marc, xiii, 1-2; Luc, xix, 44; xxi, 0=6. Gf
Marc, XI, 11.
2. Marc, xii, 41 et suiv.; Luc, xxi, 1 et suiv.
3. Marc, xii, 41.
340 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de nos jours prêcher le renversement de l'islamisme
autour de la mosquée d'Omar! C'était là pourtant le
centre de la vie juive, le point où il fallait vaincre
ou mourir. Sur ce calvaire, où certainement Jésus
souffrit plus qu'au Golgotha, ses jours s'écoulaient
dans la dispute et l'aigreur, au milieu d'ennuyeuses
controverses de droit canon et d'exégèse, pour les-
quelles sa grande élévation morale lui donnait peu
d'avantage, que dis-je? lui créait une sorte d'infé-
riorité.
Au sein de cette vie troublée, le cœur sensible et
bon de Jésus réussit à se créer un asile où il jouit
de beaucoup de douceur. Après avoir passé la
journée aux disputes du temple, Jésus descendait le
soir dans la vallée de Gédron, prenait un peu de
repos dans le verger d'un établissement agricole
(probablement une exploitation d'huile) nommé
Gethsémani^, qui servait de lieu de plaisance aux
habitants, et allait passer la nuit sur le mont des
Oliviers, qui borne au levant l'horizon de la ville-,
ce côté est le seul, aux environs de Jérusalem,
^. Marc, XI, 19; Luc, xxii, 39; Jean, xviii, i-2. Ce verger
ne pouvait être fort loin de l'endroit où la piété des catholiques a
entouré d'un mur quelques vieux oliviers. Le mot Gethsémani
semble signifier « pressoir à huile. »
2. Luc, XXI, 37; xxii, 39; Jean, vi; ' 2.
VIE DE JESUS. 3il
qui offre un aspect quelque peu riant et vert. Les
plantations d'oliviers , de figuiers , de palmiers y
étaient nombreuses et donnaient leurs noms aux vil-
lages, fermes ou enclos de Bethphagé, Gethsémani,
Béthanie ^. Il y avait sur le mont des Oliviers deux
grands cèdres, dont le souvenir se conserva long-
temps chez les Juifs dispersés ; leurs branches ser-
vaient d'asile à des nuées de colombes, et sous leur
ombrage s'étaient établis de petits bazars 2. Toute
cette banlieue fut en quelque sorte le quartier de Jésus
et de ses disciples ; on voit qu'ils la connaissaient
presque champ par champ et maison par maison.
Le village de Béthanie, en particulier^, situé
au sommet de la colline , sur le versant qui donne
vers la mer Morte et le Jourdain, à une heure et
demie de Jérusalem, était le lieu de prédilection
de Jésus ^. Il y fit la connaissance d'une famille
composée de trois personnes, deux sœurs et un frère,
dont l'amitié eut pour lui beaucoup de charme ^.
Des deux sœurs, l'une, nommée Marthe, était, une
4. Talm. deBab., Pesachim^ 53 a.
2. Talm. deJérus., Taa7iit/ijiv,S.
3. Aujourd'hui El-Azirié (de El-Azir, nom arabe de Lazare);
dans des textes chrétiens du moyen âge, Lazarium.
4. MaUh., XXI, 17-18; Marc, xi, 11-12.
5. Jean, xi, 5.
342 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
personne obligeante, bonne, empressée^; Tautre,
au contraire, nommée Marie, plaisait à Jésus par
une sorte de langueur 2, et par ses instincts spécu-
latifs très- développés. Souvent , assise aux pieds
de Jésus, elle oubliait à l'écouter les devoirs de la
vie réelle. Sa sœur, alors, sur qui retombait tout le
service, se plaignait doucement : « Marthe, Marthe,
lui disait Jésus, tu te tourmentes et te soucies de
beaucoup de choses; or, une seule est nécessaire.
Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point
enlevée^. » Le frère, Eléazar, ou Lazare, était aussi
fort aimé de Jésus ^. Enfui , un certain Simon le
Lépreux, qui était le propriétaire de la maison, faisait,
ce semble, partie de la famille^. C'est là qu'au sein
d'une pieuse amitié Jésus oubliait les dégoûts de la
vie publique. Dans ce tranquille intérieur, il se con-
solait des tracasseries que les pharisiens et les scribes
ne cessaient de lui susciter. Il s'asseyait souvent sur
le mont des Oliviers , en face du mont Moria ^, ayant
sous les yeux la splendide perspective des terrasses
4. Luc, X, 38-42; Jean, xii, 2.
2. Jean, xi, 20.
3. Luc, X, 38 et suiv.
4. Jean, xi, 35-36.
5. MaUh., XXVI, 6; Marc, xiv, 3; Luc, vu, 40, 43; Jean, xii, I et
suiv.
6. Marc, xiii, 3.
VIE DE JÉSUS. «^i^*
du temple et de ses toits couverts de lames étince-
lantes. Cette vue frappait d'admiration les étrangers;
au lever du soleil surtout, la montagne sacrée éblouis-
sait les yeux et paraissait comme une masse de neige
et d'or^. Mais un profond sentiment de tristesse em-
poisonnait pour Jésus le spectacle qui remplissait
tous les autres israélites de joie et de fierté. « Jéru-
salem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides
ceux qui te sont envoyés, s'écriait-il dans ces mo-
ments d'amertume, combien de fois j'ai essayé de
rassembler tes enfants comme la poule rassemble
ses petits sous ses ailes, et tu n'as pas voulu ^ ! »
Ce n'est pas que plusieurs bonnes âmes, ici comme
en Galilée, ne se laissassent toucher. Mais tel était le
poids de l'orthodoxie dominante que très-peu osaient
l'avouer. On craignait de se décréditer aux yeux
des Hiérosolvmites en se mettant à l'école d'un ffali-
léen. On eût risqué de se faire chasser de la syna-
gogue, ce qui dans une société bigote et mesquine
était le dernier affront ^. L'excommunication d'ailleurs
entraînait la confiscation de tous les biens ^. Pour
1. Josèptio, B, ./., V, V, G.
2. Matth., XXIII, 37; Luc, xiii, 34.
3. Jean, vu, 13; xii, 42-43; xix, 38.
4. I Es(ir., x,8;ÉpUr6aux Ilôbr.jX, 34; Talm. deJérus., Mbëd
katon, 111, I .
344 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
cesser d'être juif, on ne devenait pas romain ; on
restait sans défense sous le coup d'une législation
théocratique de la plus atroce sévérité. Un jour, les
bas officiers du temple, qui avaient assisté à un des
discours de Jésus et en avaient été enchantés, vinrent
confier leurs doutes aux prêtres : '/. Est-ce que quel-
qu'un des princes ou des pharisiens a cru en lui?
leur fut-il répondu ; toute cette foule, qui ne connaît
pas la Loi, est une canaille maudite ^. » Jésus restait
ainsi à Jérusalem un provincial admiré des provin-
ciaux comme lui, mais repoussé par toute l'aristocra-
tie de la nation. Les chefs d'écoles et de sectes étaient
trop nombreux pour qu'on fût fort ému d'en voir
paraître un de plus. Sa voix eut à Jérusalem peu
d'éclat. Les préjugés de race et de secte, les ennemis
directs de l'esprit de l'évangile, y étaient trop enra-
cinés.
Son enseignement, dans ce monde nouveau, se
modifia nécessairement beaucoup. Ses belles prédi-
cations, dont l'effet était toujours calculé sur la jeu-
nesse de l'imagination et la pureté de la conscience
morale des auditeurs, tombaient ici sur la pierre. Lui,
si à l'aise au bord de son charmant petit lac, était
s^êné, dépaysé en face des pédants. Ses affirmations
•î . Jean, vu, 45 et suiv.
VIE DE JESUS. 345
perpétuelles de lui-même prirent quelque chose de
fastidieux^. Il dut se faire controversiste, juriste, exé-
gète. théologien. Ses conversations, d'ordinaire pleines
de grâce, deviennent un feu roulant de disputes-, une
suite interminable de batailles scolastiques. Son har-
monieux génie s'exténue en des argumentations insi-
pides sur la Loi et les prophètes ^, où nous aimerions
mieux ne pas le voir quelquefois jouer le rôle d'agres-
seur ^. Il se prête, avec une condescendance qui
nous blesse, aux examens captieux que des ergo-
teurs sans tact lui font subir ^. En général, il se tirait
d'embarras avec beaucoup de finesse. Ses raisonne-
ments, il est vrai, étaient souvent subtils (la simplicité
d'esprit et la subtilité se touchent ; quand le simple
veut raisonner, il est toujours un peu sophiste) ; on peut
trouver que quelquefois il recherche les malentendus
et les prolonge à dessein ^ ; son argumentation, jugée
d'après les règles de la logique aristotélicienne, est
très-faible. Mais quand le charme sans pareil de son
4. Jean, viii, 13 et suiv.
2. Matth., XXI, 23-37.
3. Matth., XXII, 23 et suiv.
4. Matth., XXII, 42 et suiv.
5. Matth., XXII, 36 et suiv., 46.
6. Voir surtout les discussions rapportées par Jean, chapitre viii
par exemple; il est vrai que l'authenticité de pareils morceaux
n'est que relative.
346 ORIGIiNES DU CIlIllSTI A.MS:.: !•.
esprit trouvait à se montrer, c'étaient des triomphes.
Un jour on crut l'embarrasser en lui présentant une
femme adultère et en lui demandant comment il fal-
lait la traiter. On sait l'admirable réponse de Jésus *.
La fine raillerie de l'homme du monde , tempérée
par une bonté divine, ne pouvait s'exprimer en un
trait plus exquis. Mais l'esprit qui s'allie à la gran-
deur morale est celui que les sots pardonnent le
moins. En prononçant ce mot d'un goût si juste et si
pur : « Que celui d'entre vous qui est sans péché lui
jette la première pierre ! » Jésus perça au cœur l'hy-
pocrisie, et du même coup signa son arrêt de mort.
Il est probable, en effet, que sans l'exaspération
causée par tant de traits amers, Jésus eût pu long-
temps rester inaperçu et se perdre dans l'épouvan-
table orage qui allait bientôt emporter la nation juive
tout entière. Le haut sacerdoce et les sadducéens
avaient pour lui plutôt du dédain que de la haine.
Les grandes fam.illes sacerdotales, les Boëthusim,
la famille de Hanan, ne se montraient guère fana-
\. Jean, viii, 3 et suiv. Ce passage ne faisait point d'abord par-
tie de l'évangile de saint Jean; il manque dans les manuscrits les
plus anciens, et le texte en est assez flottant. Néanmoins, il est de
tradition évangélique primitive, comme le prouvent les particula-
rités singulières des versets 6, 8, qui ne sont pas dans le goût de
Luc et des compilateurs de seconde main,, lesquels ne mettent rien
qui ne s'explique de soi-même. Cette histoire se trouvait, à ce
VIE DE JÉSUS. 347
tiques que de repos. Les sadducéens repoussaient
comme Jésus les «traditions » des pharisiens^. Par une
singularité fort étrange, c'étaient ces incrédules, niant
la résurrection, la loi orale, l'existence des anges, qui
étaient les vrais Juifs, ou pour mieux dire, la vieille loi
dans sa simplicité ne satisfaisant plus aux besoins reli-
gieux du temps, ceux qui s'y tenaient strictement et
repoussaient les inventions" modernes faisaient aux
dévots l'effet d'impies, à peu près comme un protes-
tant évangélique paraît aujourd'hui un mécréant
dans les pays orthodoxes. En tout cas, ce n'était pas
d'un tel parti que pouvait venir une réaction bien
vive contre Jésus. Le sacerdoce officiel, les yeux
tournés vers le pouvoir politique et intimement lié
avec lui , ne comprenait rien à ces mouvements
enthousiastes. C'était la bourgeoisie pharisienne ,
c'étaient les innombrables soferim ou scribes, vivant
de la science des « traditions,» qui prenaient l'alarme
et qui étaient en réalité menacés dans leurs préjugés
et leurs intérêts par la doctrine du maître nouveau.
Un des plus constants efforts des pharisiens était
d'attirer Jésus sur le terrain des questions politiques
et de le compromettre dans le parti de Judas le Gau-
qu'il semble, dans l'évangile selon les Hébreux (Papias, cité
par Eusèbe, Hist. eccL, III, 39).
I. Jos., Ant., XIIÎ, X, 6; XVIII, i, 4.
348 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lonite. La tactique était habile; car il fallait la pro-
fonde ingénuité de Jésus pour ne s'être point encore
brouillé avec l'autorité romaine, nonobstant sa procla-
mation du royaume de Dieu. On voulut déchirer cette
équivoque et le forcer à s'expliquer. Un jour, un
groupe de pharisiens et de ces politiques qu'on nom-
mait « Hérodiens» (probablement des Boé'timsim) ^
s'approcha de lui, et sous apparence de zèle pieux :
(( Maître , lui dirent - ils , nous savons que tu
es véridique et que tu enseignes la voie de Dieu
sans égard pour qui que ce soit. Dis-nous donc ce
que tu penses : E^t-il permis de payer le tribut à
César? » Ils espéraient une réponse qui donnât un
prétexte pour le livrer à Pilate. Celle de Jésus fut
admirable. Il se fit montrer l'effigie de la monnaie :
« Rendez, dit-il, à César ce qui est à César, à Dieu
ce qui est à Dieu ^. » Mot profond qui a décidé de
l'avenir du christianisme ! Mot d'un spiritualisme ac-
compli et d'une justesse merveilleuse, qui a fondé la
séparation du spirituel et du temporel , et a posé la
base du vrai libéralisme et de la vraie civilisation !
Son doux et pénétrant génie lui inspirait, quand
il était seul avec ses disciples, dçs accents pleins de
charme : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui
1. Matth-, XXII, 15 et suiv.; Marc, xii, 13 et suiv.; Luc, xx, 20
et suiv. Comp. Ta! m, de Jérus., Sanhédrin, îî, 3.
VIE DE JÉSUS. 349
qui n'entre pas par la porte dans la bergerie est un
voleur. Celui qui entre par la porte est le vrai berger.
Les brebis entendent sa voix; il les appelle par leur
nom et les mène aux pâturages ; il marche devant elles,
et les brebis le suivent, parce qu'elles connaissent sa
voix. Le larron ne vient que pour dérober, pour tuer,
pour détruire. Le mercenaire, à qui les brebis n'ap-
partiennent pas, voit venir le loup, abandonne les
brebis et s'enfuit. Mais moi, je suis le bon berger;
je connais mes brebis ; mes brebis me connaissent ;
et je donne ma vie pour elles ^. » L'idée d'une pro-
chaine solution à la crise de l'humanité lui revenait
fréquemment : « Quand le figuier, disait-il, se couvre
de jeunes pousses et de feuilles tendres, vous savez
que l'été approche. Levez les yeux, et voyez le
monde; il est blanc pour la moisson 2. »
Sa forte éloquence se retrouvait toutes les fois
qu'il s'agissait de combattre l'hypocrisie. « Sur la
chaire de Moïse, sont assis les scribes et les phari-
siens. Faîtes ce qu'ils vous disent; mais ne faites
pas comme ils font; car ils disent et ne font pas. Ils
composent des charges pesantes, impossibles à por-
ter, et ils les mettent sur les épaules des autres ;
4. Jean, x, 1-16.
2. Matth., XXIV, 32; Marc, xiii, 28; Luc, xxi, 30; Jean, iv, 35.
350 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
quant à eux, ils ne voudraient pas les remuer du bout
du doigt.
« Ils font toutes leurs actions pour être vus des
hommes : ils se promènent en longues robes ; ils por-
tent de larges phylactères^; ils ont de grandes bor-
dures à leurs habits 2; ils aiment à avoir les premières
places dans les festins et les premiers sièges dans les
synagogues, à être salués dans les rues et appelés
« Maître. » Malheur à eux!...
a Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites,
qui avez pris la clef de la science et ne vous en ser-
vez que pour fermer aux hommes le royaume des
cieux^ ! Vous n'y entrez pas, et vous empêchez les
autres d'y entrer. Malheur à vous, qui engloutissez
les maisons des veuves, en simulant de longues
prières! Votre jugement sera en proportion. Malheur
à vous, qui parcourez les terres et les mers pour ga-
\. Totafôth ou tefllliih lames de métal ou bandes de parchemin,
contenant des passages de la Loi, que les Juifs dévots portaient
attachées au front et au bras gauche, en exécution littérale des
passages £;:r.j xiii, 9; DeiUéronome, vi, 8; xi, 18.
2. Zizith, bordures ou franges rouges que les Juifs portaient
au coin de leur manteau pour se distinguer des païens {Nombrefi,
XV, 38-39; Deîitér.,xxu, 12).
3. Les pharisiens excluent les hommes du royaume de Dieu par
leur casuistique méticuleuse, qui en rend l'entrée trop difficile et
qui décourage les simples.
VIE DE JESUS. 35i
gner un prosélyte, et qui ne savez en faire qu'un fils
de la Géhenne ! Malheur à vous, car vous êtes comme
les tombeaux qui ne paraissent pas, et sur lesquels
on marche sans le savoir^!
« Insensés et aveugles 1 qui payez la dîme pour un
brin de menthe, d'anet, et de cumin , et qui négligez
des commandements bien plus graves, la justice, la
pitié, la bonne foi ! Voilà les préceptes qu'il fallait
observer ; les autres , il était bien de ne pas les né-
gliger. Guides aveugles, qui filtrez votre vin pour
ne pas avaler un insecte, et qui engloutissez un cha-
meau, malheur à vous!
«Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !
Car vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat 2;
mais le dedans, qui est plein de rapine et de cupi-
dité, vous n'y prenez point garde. Pharisien aveugle^,
'1 . Le contact des tombeaux rendait impur. Aussi avait-on soin
d'en marquer soigneusement la périphérie sur le sol. Talm. de
Bab., Baba Bathra, 58 a; Baba Metsia^, 43 b. Le reproche que
Jésus adresse ici aux pharisiens est d'avoir inventé une foule de
petits préceptes qu'on viole sans y penser et qui ne servent qu'à
multiplier les contraventions à la Loi.
2. La purification de la vaisselle était assujettie, chez les phari-
siens, aux règles les plus compliquées (Marc, vu, 4).
3. Cette épithète, souvent répétée (Matth., xxiii, 16, 17, 19,24,
26), renferme peut-être une allusion à l'habitude qu'avaient cer-
tains pharisiens de marcher les yeux fermés par affectation de
sainteté. Voir ci-dessus, p. 328.
i52 ORIGINES DU CHRISTIAJsISME.
lave d'abord le dedans; puis tu songeras à la propreté
du dehors^.
«Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !
Car vous ressemblez à des sépulcres blanchis 2, qui
du dehors semblent beaux, mais qui au dedans sont
pleins d'os de morts et de toute sorte de pourriture.
En apparence, vous êtes justes; mais au fond vous
êtes remplis de feinte et de péché.
«Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites,
qui bâtissez les tombeaux des prophètes, et ornez les
monuments des justes , et qui dites : Si nous eussions
vécu du temps de nos pères, nous n'eussions pas
trempé avec eux dans le meurtre des prophètes ! Ah !
vous convenez donc que vous êtes les enfants de ceux
qui ont tué les prophètes. Eh bien! achevez de com-
bler la mesure de vos pères. La Sagesse de Dieu a
eu bien raison de dire ^ : « Je vous enverrai des
^. Luc (xi, 37 et suiv.) suppose, non peut-être sans raison, que
ce verset fut prononcé dans un repas, en réponse à de vains scru-
pules des pharisiens.
2. Les tombeaux étant impurs, on avait coutume de les blan-
chir à la chaux, pour avertir de ne pas s'en approcher. V. page pré-
cédente, note 4, etMischna, Maasar schenijYj; Talm. de Jérus.,
Schekali?n, i, i ; Maasar scheni, v, i ; Moëd kalon, i, 2 ; Sjia ,
IX, 1; Talm. de Bab., Moëd katon, 5 a. Peut-être y a-t-il dans la
comparaison dont se sert Jésus une allusion aux « pharisiens
teints. » (V. ci-dessus, p. 328.)
3. On ignore à quel livre est empruntée cette citation.
VIE DE JESUS. 353
« prophètes , des sages , des savants ; vous tuerez et
« crucifierez les uns, vous ferez fouetter les autres
« dans vos synagogues, vous les poursuivrez de ville
« en ville; afin qu'un jour retombe sur vous tout le
« sang innocent qui a été répandu sur la terre, de-
« puis le sang d'Abel le juste jusqu'au sang de Zacha-
« rie, fils de Barachie^, que vous avez tué entre le
(( temple et l'autel. » Je vous le dis, c'est à la généra-
tion présente que tout ce sang sera redemandé 2. »
Son dogme terrible de la substitution des gentils ,
cette idée que le royaume de Dieu allait être transféré
à d'autres, ceux à qui il était destiné n'en ayant pas
voulu ^, revenait comme une menace sanglante contre
l'aristocratie, et son titre de Fils de Dieu qu'il avouait
ouvertement dans de vives paraboles^, où ses ennemis
1 . Il y a ici une légère confusion, qui se retrouve dans le tar-
gum dit de Jonathan [Lament., 11, 20), entre Zacharie, fils de
Joïada, et Zacharie, fils de Barachie, le prophète. C'est du premier
qu'il s'agit {II Parai., xxiv, 21 ). Le livre des Paralipomènes, où
l'assassinat de Zacharie, fils de Joïada, est raconté, ferme le canon
hébreu. Ce meurtre est le dernier dans la liste des meurtres
d'hommes justes, dressée selon l'ordre où ils se présentent dans
la Bible. Celui d'Abel est au contraire le premier.
2. Matth., XXIII, 2-36; Marc, xii, 38-40; Luc, xi, 39-32; xx,
46-47.
3. Matth., viii, 4'1-12; xx, 1 et suiv.; xxi, 28 et suiv., 33 et
çuiv., 43; xxii, I et suiv,; Marc, xii, i et suiv.; Luc, xx, 9 et suiv,
4. Matth., xxi, 37 et suiv.; Jean, x, 36 et suiv.
23
354 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
jouaient le rôle de meurtriers des envoyés célestes, était
un défi au judaïsme légal. L'appel hardi qu'il adressait
aux humbles était plus séditieux encore. Il déclarait
qu'il était venu éclairer les aveugles et aveugler ceux
qui croient voir*. Un jour, sa mauvaise humeur contre
le temple lui arracha un mot imprudent : « Ce temple
bâti de main d'homme, dit-il, je pourrais, si je vou-
lais , le détruire , et en trois jours j'en rebâtirais un
autre non construit de main d'homme 2. » On ne sait
pas bien quel sens Jésus attachait à ce mot , où ses
disciples cherchèrent des allégories forcées. Mais
comme on ne voulait qu'un prétexte, le mot fut vive-
ment relevé. Il figurera dans les considérants de
l'arrêt de mort de Jésus, et retentira à son oreille
parmi les angoisses dernières du Gol gotha. Ces dis-
cussions irritantes finissaient toujours par des orages.
Les pharisiens lui jetaient des pierres^; en quoi
ils ne faisaient qu'exécuter un article de la Loi, or-
donnant de lapider sans l'entendre tout prophète,
même thaumaturge, qui détournerait le peuple du
vieux culte'^. D'autres fois, ils l'appelaient fou, pos-
1. Jean, ix, 39.
2. La forme la plus authentique de ce mot paraît être dans
Marc, XIV, 58; xv, 29. Cf. Jean, 11, 19 ; Matth., xxvi, 61 ; xxvii, 40.
3. Jean, viii, 39; x, 31; xi, 8.
4. Deutér., xiii, 4 et suiv. Gomp. Luc, xx, 6; Jean, x, 33;
11 Cor., XI, 25.
VIE DE JÉSUS. 355
Fédé, samaritain^, ou cherchaient même à le tuer 2.
On prenait note de ses paroles pour invoquer contre
lui les lois d'une théocratie intolérante, que la domi-
nation romaine n'nvait pas encore abrogées ^.
1. .loaiï, X, 20.
2. .Iciiii, V, i.S; vu, I, 20,25, .30; vm, 37, 40.
3. Luc, xj. '■'} --■}..
CHAPITRE XXII.
MACH1.\AT10\S DKS F. N M- V. I S DE jf.Sll'^.
Jésus passa l'aulomne et une partie de l'hiver à
Jérusalem. Cette saison y est assez froide. Le por-
tique de Salomon, avec ses allées couvertes , était le
lieu où il se promenait habituellement^. Ce portique
se composait de deux galeries, formées par trois
rangs de colonnes, et recouvertes d'un plafond en
bois sculpté^. Il" dominait la vaiiée de Cédron, qui
était sans doute moins encombrée de déblais qu'elle
ne l'est aujourd'hui. L'œil, du haut du portique, ne
mesurait pas le fond du ravin, et il semblait, par suite
de l'inclinaison des talus, qu'un abîme s'ouvrît à pic
sous le mur^. L'autre côté de la vallée possédait
4. Jean, x, 23.
%. Jos., D. J., V, V, 2. Gornp. Anl., XV, xi, 5; XX, ix, 7.
3. Jos., endroits cités.
Vil de JESUS. 357
déjà sa parure de somptueux tombeaux. Quelques-
uns des monuments qu'on y voit aujourd'hui étaient
peut-être ces cénotaphes en l'honneur des anciens
prophètes- que Jésus montrait du doigt, quand,
assis sous le portique, il foudroyait les classes offi-
cielles, qui abritaient derrière ces masses colossales
leur hypocrisie ou leur vanité 2.
A la fm du mois de décembre, il célébra à Jérusa-
lem la fête établie par Judas Macchabée en souvenir
de la purification du temple après les sacrilèges
d'Antiochus Épiphane ^ On l'appelait aussi la « Fête
des lumières, » parce que durant les huit journées de
la fête on tenait dans les maisons des lampes allu-
mées4. Jésus entreprit peu après un voyage en Pérée et
sur les bords du Jourdain, c'est-à-dire dans les pays
mêmes qu'il avait visités quelques années auparavant^
lorsqu'il suivait l'école de Jean^, et oii il avait lui-même
administré le baptême. Il y recueillit, ce semble,
1. Voir ci-dessus, p. 352. Je suis porté à supposer que les tom-
beaux dits de Zacharie et d'Absalom étaient des monuments do
ce genre. Cf. Ilin.a Burdig. Hierus., p. 153 (édit. Schott).
2. Matlh., xxiii, 29; Luc, xi, 47.
3. Jean, x, 22. Gomp. I Macch,, iv, 52 et suiv.; II Macch., x,
6 et suiv.
4. Jos., Ant., XII, VII, 7.
5. Jean, x, 40. Cf. Matth., xlx, i; Marc, x, 1. Ce voyage est
connu des synoptiques. Mais ils semblent croire que Jésus le fit en
venant de Galilée à Jérusalem par la Perce,
358 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
quelques consolations, surtout à Jéricho. Cette ville,
soit comme tête de route très - importante , soit à
cause de ses jardins de parfums et de ses riches cul-
tures ^ , avait un poste' de douane assez considé-
rable. Le receveur en chef, Zachée, homme riche,
désira voir Jésus ^, Comme il était de petite taille,
il monta sur un sycomore près de la route où devait
passer le cortège. Jésus fut touché de cette naïveté
d'un personnage considérable. 11 voulut descendre
chez Zachée, au risque de produire du scandale. On
murmura beaucoup, en effet, de le voir honorer de
sa visite la maison d'un pécheur. En partant, Jésus
déclara son hôte bon fils d'Abraham, et comme
pour ajouter au dépit des orthodoxes, Zachée devint
un saint : il donna, dit-on, la moitié de ses biens
aux pauvres et répara au double les torts qu'il pou-
vait avoir faits. Ce ne fut pas là du reste la seule
joie de Jésus. Au sortir de la ville , le mendiant
Bartimée ^ lui fit beaucoup de plaisir en l'appelant
obstinément u fils de David, » quoiqu'on lui enjoignît
de se taire. Le cycle des miracles galiléens sembla
un mom.ent se rouvrir dans ce pays, que beau-
4. Eccli., XXIV, 48; Sirabon, XVI, ii, 41 ; Justin, XXXVI. 3;
Jos., Ant., IV, VI, 1; XIV, iv, \\ XV, iv, %,
5. Luc, XIX, 1 et guiv.
% Mailh., x\, 2^3 Marc, x, 46 et suiv.; Luc, xviu, 35,
VIE DE JÉSUS. 359
coup d'analogies rattachaient aux provinces du Nord.
La délicieuse oasis de Jéricho, alors bien arrosée, de-
vait être un des endroits les plus beaux de la Syrie.
Josèphe en parle avec la même admiration que de la
Galilée, et l'appelle comme cette dernière province
un « pays divin ^. »
Jésus, après avoir accompli cette espèce de pèle-
rinage aux lieux de sa première activité prophétique,
revint à son séjour chéri de Béthanie, où se passa un
fait singulier qui semble avoir eu sur la fm de sa vie
des conséquences décisives 2. Fatigués du mauvais
accueil que le royaume de Dieu trouvait dans la ca-
pitale, les amis de Jésus désiraient un grand miracle
qui frappât vivement l'incrédulité hiérosolymite. La
rés.urrection d'un homme connu à Jérusalem dut
paraître ce qu'il y avait de plus convaincant. Il faut
se rappeler ici que la condition essentielle de la vraie
critique est de comprendre la diversité des temps, et
de se dépouiller des répugnances instinctives qui sont
îc fruit d'une éducation purement raisonnable. 11 faut
?e rappeler aussi que dans cette ville impure et pe-
^.inte de Jérusalem, Jésus n'était plus lui-même. Sa
conscience, par la faute des hommes et non par la
1. B. J., IV, viii, 3. Gomp. ibid.j I, vi, 6; I, xviu, 5, et An-
llq., XV, IV, 2.
%. Jean, xi, 1 et suiv,
300 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
*
sienne, avait perdu quelque chose de sa limpidité
primordiale. Désespéré, poussé à bout, il ne s'ap-
partenait plus. Sa mission s'imposait à lui, et il obéis-
sait au torrent. Comme cela arrive toujours dans les
grandes carrières divines, il subissait les miracles que
l'opinion exigeait de lui bien plus qu'il ne les faisait.
A la distance où nous sommes, et en présence d'un
seul texte, offrant des traces évidentes d'artifices de
composition, il est impossible de décider si, dans le
cas présent, tout est fiction ou si un fait réel arrivé
à Béthanie servit de base aux bruits répandus.
11 faut reconnaître cependant que le tour de la nar-
ration de Jean a quelque chose de profondément
différent des récits de miracles, éclos de l'ima-
gination populaire, qui remplissent les synoptiques.
Ajoutons que Jean est le seul évangéliste qui ait
une connaissance précise des relations de Jésus avec
la famille de Béthanie, et qu'on ne comprendrait pas
qu'une création populaire fût venue prendre sa place
dans un cadre de souvenirs aussi personnels. 11
est donc vraisemblable que le prodige dont il s'agit
ne fut pas un de ces miracles complètement légen-
daires et dont personne n'est responsable. En d'autres
termes, nous pensons' qu'il se passa à Béthanie quel-
que chose qui fut regardé comme une résurrection.
La renommée attribuait déjà à Jésus deux ou trois
VIE DE JÉSUS. 3G1
faits de ce genre *. La famille de Béi>anie put être
amenée presque sans s'en douter à l'acto important
qu'on désirait. Jésus y était adoré. 11 semble que
Lazare était malade, et que ce fut même sur un mes-
sage des sœurs alarmées que Jésus quitta la Pérée-.
La joie de son arrivée put ramener Lazare à la vie.
Peut-être aussi l'ardent désir de fermer la bouche
à ceux qui niaient outrageusement la mission divine
de leur ami entraîna-t-elle ces personnes passion-
nées au delà de toutes les bornes. Peut-être La-
zare, pâle encore de sa maladie, se fit-il entourer
de bandelettes comme un mort et enfermer dans son
tombeau de famille. Ces tombeaux étaient de grandes
chambres taillées dans le roc, où l'on pénétrait par une
ouverture carrée, que fermait une dalle énorme. Marthe
et Marie vinrent au-devant de Jésus, et, sans le lais-
ser entrer dans Béthanie, le conduisirent à la grotte.
L'émotion qu'éprouva Jésus près du tombeau de son
ami, qu'il croyait mort^, put être prise par les
assistants pour ce trouble , ce frémissement ^ qui ac-
compagnaient les miracles; l'opinion populaire voii-
4. Matth., IX, 4 8 et suiv.; Marc, v, 22 et suiv.; Luc, vu, M c'
suiv.; VIII, 41 et suiv.
2. Jean, xf, 3 et suiv. ,
3. Jean, xi, 35 et suiv.
4. Jean, xi, 33, 38.
362 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lant que la vertu divine fût dans l'homme comme
un principe épileptique et convulsif. Jésus (toujours
dans l'hypothèse ci -dessus énoncée) désira voir
encore une fois celui qu'il avait aimé, et, la pierre
ayant été écartée, Lazare sortit avec ses bandelettes et
la tête entourée d'un suaire. Cette apparition dut na-
turellement être regardée par tout le monde comme
une résurrection. La foi ne connaît d'autre loi que
l'intérêt de ce qu'elle croit le vrai. Le but qu'elle
poursuit étant pour elle absolument saint, elle ne se
fait aucun scrupule d'invoquer de mauvais argu-
ments pour sa thèse, quand les bons ne réussissent
pas. Si telle preuve n'est pas solide, tant d'autres le
sont!... Si tel prodige n*est pas réel, tant d'autres
l'ont été!... Intimement persuadés que Jésus était
thaumaturge, Lazare et ses deux sœurs purent aider
un de ses miracles à s'exécuter, comme tant d'hommes
pieux qui, convaincus de la vérité de leur religion, ont
cherché à triompher de l'obstination des hommes par
des moyens dont ils voyaient bien la faiblesse. L'état
de leur conscience était celui des stigmatisées, des
convulsionnaires, des possédées de couvent, entraînées
par l'influence du monde où elles vivent et par leur
propre croyance à des actes feints. Quant à Jésus, il
n'était pas plus maître que saint Bernard , que
aaint François d'Assise de modérer l'avidité de la
VIE DE JÉSUS. 363
foule et de ses propres disciples pour le merveil-
leux. La mort, d'ailleurs, allait dans quelques jours
lui rendre sa liberté divine, et l'arracher aux fatales
nécessités d'un rôle qui chaque jour devenait plus
exigeant, plus difficile à vsoutenir.
Tout semble faire croire, en effet, que le miracle
de Béthanie contribua sensiblement à avancer la fm
de Jésus ^. Les personnes qui en avaient été té-
moins se répandirent dans la ville, et en parlèrent
beaucoup. Les disciples racontèrent le fait avec des
détails de mise en scène combinés en vue de l'argu-
mentation. Les autres miracles de Jésus étaient des
actes passagers, acceptés spontanément par la foi,
grossis par la renommée populaire, et sur lesquels,
une fois passés, on ne revenait plus. Celui-ci était
un véritable événement, qu'on pfrétendait de notoriété
publique, et avec lequel on espérait fermer la bouche
aux pharisiens 2. Les ennemis de Jésus furent fort
irrités de tout ce bruit. Ils essayèrent, dit-on, de tuer
Lazare ^. Ce qu'il y a de certain, c'est que dès lors
un conseil fut assemblé par les chefs des prêtres^, et
que dans ce conseil la question fut nettement posée :
L Jean, xi, 46 etsiiiv.; xii, 2, 9 et suiv., 17 et suiv,
2. Jean, xu, 9-10, 47-18,
3. Jean, xu, 10.
4. Jean, xi, 47 et suiv.
364 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
«Jésus et le judaïsme pouvaient-ils vivre ensemble?»
Poser la question, c'était la résoudre, et sans être
prophète, comme le veut l'évangéliste, le grand-
prêtre put très-bien prononcer son axiome sanglant :
« II est utile qu'un homme meure pour tout le
peuple. »
{( Le grand-prêtre de cette année, » pour prendre une
expression du quatrième évangéliste, qui rend très-bien
l'état d'abaissement où se trouvait réduit le souverain
pontificat, était Joseph Kaïapha, nommé par Yalérius
Gratus et tout dévoué aux Romains. Depuis que
Jérusalem dépendait des. procurateurs , la charge
de grand-prêtre était devenue une fonction amo-
vible ; les destitutions s'y succédaient presque chaque
année ^. Kaïapha, cependant, se maintint plus long-
temps que les autres. Il avait revêtu sa charge
l'an 25, et il ne la perdit que l'an 36. On ne sait rien
de son caractère. Beaucoup de circonstances portent
à croire que son pouvoir n'était que nominal. A côté
et au-dessus de lui, en efTet, nous voyons toujours
un autre personnage, qui paraît avoir exercé, au
moment décisif qui nous occupe, un pouvoir pré-
pondérant.
Ce personnage était le beau-père de Kaïapha,
4. Jos., Ant.j XV, III, 1; XVIII, ii, 2; v, 3; XX, ix, 1, 4.
VIE DE JÉSUS. 3(35
Ilanan ou Annas ^, fils de Seth, vieux grand -prêtre
déposé, qui, au milieu de cette instabilité du ponti-
ficat, conserva au fond toute l'autorité. Hanan avait
reçu le souverain sacerdoce du légat Quirinius ,
l'an 7 de notre ère. Il perdit ses fonctions l'an 14, a
l'avènement de Tibère ; mais il resta très-considéré.
On continuait à l'appeler « grand-prêtre, » quoiqu'il
fût hors de charge-, et à le consulter sur toutes les
questions graves. Pendant cinquante ans, le pontificat
demeura presque sans interruption dans sa famille;
cinq de ses fils revêtirent successivement cette di-
gnité^, sans compter Kaïapha, qui était son gendre.
C'était ce qu'on appelait la « Famille sacerdotale, »
comme si le sacerdoce y fut devenu héréditaire ^.
Les grandes charges du temple leur étaient aussi
presque toutes dévolues ^ Une autre famille, il est vrai,
alternait avec celle de Hanan dans le pontificat; c'était
celle de Boëthus ^. Mais les Boëthusim^ qui devaient
l'origine de leur fortune à une cause assez peu hono-
rable, étaient bien moins estimés de la bourgeoisie
4. VAnanus de Josèphe. C'est ainsi que le nom hébreu ,/o//rt-
nan devenait en grec Joannes ou Joannas.
1. Jean, xviii, '15-23; Act., iv, 6.
3. Jos., Aiit., XX, IX, 1.
4. Jos., Ant., XV, III, 4; B. î., IV, v, G et 7; Act., iv, 6.
5. Jos., Ant.j XX, IX, 3.
6. Jos., Anl., XV, IX, 3; XIX, vi, 2; viii, 1.
3fîG ORIGINES DU CHRISTIANISME.
pieuse. Hanan était donc en réalité le chef du parti
sacerdotal. Kaïapha ne faisait rien que par lui ; on
s'était habitué à associer leurs noms, et même celui de
Hanan était toujours mis le premier '^. On comprend,
en effet, que sous ce régime de pontificat annuel et
transmis à tour de rôle selon le caprice des procura-
teurs, un vieux pontife, ayant gardé le secret des tra-
ditions, vu se succéder beaucoup de fortunes plus
jeunes que la sienne, et conservé assez de crédit pour
faire déléguer le- pouvoir à des personnes qui, selon
la famille, lui étaient subordonnées, devait être un
très -important personnage. Gomme toute l'aristocra-
tie du temple^, il était sadducéen, « secte, dit Jo-
sèphe, particulièrement dure dans les jugements. »
Tous ses fils furent aussi d'ardents persécuteurs ^.
L'un d'eux, nommé comme son père Hanan, fit lapi-
der Jacques, frère du Seigneur, dans des circonstances
qui ne sont pas sans analogie avec la mort de Jésus.
L'esprit de la famille était altier, audacieux , crnel ^ ;
elle avait ce genre particulier de méchanceté dédai-
gneuse et sournoise qui caractérise la politique juive.
Aussi est-ce sur Hanan et les siens que doit pe^or b
1. Luc, m, 2.
2. Act., V, i7.
3. Jos., Ant., XX, IX, 1.
4. Jns., Anl., XX, i\, 1.
VÎE DE JÉSUS. 36?
responsabilité de tous les actes qui vont suivre. Ce
■fut Hanan(ou, si l'on veut, le parti qu'il représen-
tait) qui tua Jésus. Hanan fut l'acteur principal dans
ce drame terrible, et bien plus que Caïphe, bien plus
que Pilate, il aurait du porter le poids des malédic-
tions de l'humanité.
C'est dans la bouche de Caïphe que Tévangéliste
tient à placer le mot décisif qui amena la sentence de
mort de Jésus ^. On supposait que le grand-prêtre
possédait un certain don de prophétie; le mot devint
ainsi pour la communauté chrétienne un oracle plein
de sens profonds. Mais un tel mot, quel que soit celui
qui l'ait prononcé, fut la pensée de tout le parti
sacerdotal. Ce parti était fort opposé aux séditions
populaires. Il cherchait à arrêter les enthousiastes
religieux, prévoyant avec raison que, par leurs pré-
dications exaltées, ils amèneraient la ruine totale
de la nation. Bien que l'agitation provoquée par Jé-
sus n'eût rien de temporel, les prêtres virent comme
conséquence dernière de cette agitation une aggra-
vation du joug romain et le renversement du temple,
source de leurs richesses et de leurs honneurs^. Certes,
les causes qui devaient amener, trente -sept ans
plus tard, la ruine de Jérusalem étaient ailleurs que
\. Jean, XI, 49-50. Cf. ibid., xviii, H.
2. Jean, xi, 48.
3G8 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
dans le christianisme naissant. Elles étaient dans
Jérusalem même, et non en Galilée. Cependant on nQ
peut dire que le motif allégué, en cette circon-
stance , par les prêtres fût tellement hors de la
vraisemblance qu'il faille y voir de la mauvaise foi.
En un sens général, Jésus, s'il réussissait, amenait
bien réellement la ruine de la nation juive. Partant
des principes admis d'emblée par toute r.ancienne
politique, Hanan et Kaïapha étaient donc en droit
de dire : « Mieux vaut la mort d'un homme que la
ruine d'un peuple. » C'est là un raisonnement, selon
nous, détestable. Mais ce raisonnement a été celui
des partis conservateurs depuis l'origine des sociétés
humaines. Le « parti de l'ordre » (je prends cette
expression dans le sens étroit et mesquin) a tou-
jours été le même. Pensant que le dernier mot du
gouvernement est d'empêcher les émotions popu-
laires, il croit faire acte de patriotisme en prévenant
par le meurtre juridique l'effusion tumultueuse du
sang. Peu soucieux de l'avenir, il ne songe pas
qu'en déclarant la guerre à toute initiative, il court
risque de froisser l'idée destinée à triompher un
jour. La mort de Jésus fut une des mille applica-
tions de cette politique. Le mouvement qu'il diri-
geait était tout spirituel ; mais c'était un mouve-
ment ; dès lors les hommes d'ordre, persuadés que
VIE DE JÉSUS. 309
l*essentiel pour l'humanité est de ne point s'agiter,
devaient empêcher l'esprit nouveau de s'étendre.
Jamais on ne vit par un plus frappant exemple com-
bien une telle conduite va contre son but. Laissé
libre, Jésus se fut épuisé dans une lutte désespérée
contre l'impossible. La haine inintelligente de ses
ennemis décida du succès de son œuvre et mit le
sceau à sa divinité.
La mort de Jésus fut ainsi résolue dès le mois de
février ou le commencement de mars ^. Mais Jésus
échappa encore pour quelque temps. Il se retira dans
une ville peu connue, nommée Ephraïn ou Ephron, du
côté de Béthel, à une petite journée deJérusalem^. Il y
vécut quelques jours avec ses disciples, laissant pas-
ser l'orage. Mais les ordres pour l'arrêter, dès qu'on
le reconnaîtrait à Jérusalem, étaient donnés. La
solennité de Pàque approchait, et on pensait que
Jésus, selon sa coutume, viendrait célébrer cette fête
à Jérusalem ^.
^. Jean, xi, 5'^.
2. Jean, xi, 34. Cf. II Chron., xiii, 4 9; Jos.^ B. J., IV, ix, 9;
Eusèbe et S. Jérôme, De situ et nom. loc. hebr.j aux mots È'*pcùv
et, È'^saia,
3. Jean, xi, 55-oG. Pour l'ordre des faits, dans toute cette par-
tie, nous suivons le système de Jean, Les synoptiques i-nraissent
peu renseignés sur la période de la vie de Jésus qui précède !a
Pasàitiii.
24
CHAPITRE XXTII.
DERNIÈRE SEMAINE DE JÉSUS.
Il partit, en effet, avec ses disciples, pour revoir
une dernière fois la ville incrédule. Les espérances
de son entourage étaient de plus en plus exaltées.
Tous croyaient , en montant à Jérusalem , que le
royaume de Dieu allait s'y manifester ^. L'impiété
des hommes étant à son comble, c'était un grand signe
que la consommation était proche. La persuasion à cet
égard était telle que l'on se disputait déjà la pré-
séance dans leroyaume^. Ce fut, dit-on, le moment que
Salomé choisit pour demander en faveur de ses fil^
les deux sièges à droite et à gauche du Fils de
l'homme ^. Le maître, au contraire, était obsédé de
4. Luc, XIX, 11.
2. Luc, XXII, 24 et suiv.
3, Matth., XX, 20 et suiv.; Marc, x, 35 et suiv.
VIE DE JESUS. 371
graves pensées. Parfois, il laissait percer contre ses en-
nemis un ressentiment sombre ; il racontait la parabole
d'un homme noble, qui partit pour recueillir un royaume
dans des pays éloignés ; mais à peine est-il parti que
ses concitoyens ne veulent plus de lui. Le roi revient,
ordonne d'amener devant lui ceux qui n'ont pas voulu
qu'il règne sur eux, et les fait mettre tous à mort ^.
D'autres fois, il détruisait de front les illusions des dis-
ciples. Comme ils marchaient sur les routes pierreuses
du nord de Jérusalem, Jésus pensif devançait le groupe
de ses compagnons. Tous le regardaient en silence,
éprouvant un sentiment de crainte et n'osant l'interro-
ger. Déjà, à diverses reprises, il leur avait parlé de ses
souffrances futures, et ils l'avaient écouté à cantre-
cœur^. Jésus prit enfin la parole, et, ne leur cachant
plus ses pressentiments, il les entretint de sa fin pro-
chaine^. Ce fut une grande tristesse dans toute la
troupe. Les disciples s'attendaient à voir apparaître
bientôt le signe dans les nues. Le cri inaugural du
royaume de Dieu : <( Béni soit celui qui vient au nom du
Seigneur ^^ » retentissait déjà dans la troupe en accents
1. Luc, XIX, 12-27.
2. Matth., XVI, 21 et suiv.; Marc, viii, 31 etsuiv.
3. Matth., XX, 17 et suiv.; Marc, x, 31 et suiv.; Luc, xvin, 31
et suiv.
4. Matth., xxiii, 39; Luc, xiii, 35.
372 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
joyeux. Cette sanglante perspective les troubla. A
chaque pas de la route fatale, le royaume de Dieu
s'approchait ou s'éloignait dans le mirage de leurs
rêves. Pour lui, il se confirmait dans la pensée qu'il
allait mourir, mais que sa mort sauverait le monde ^.
Le malentendu entre lui et ses disciples devenait à
chaque instant plus profond.
L'usage était de venir à Jérusalem plusieurs jours
avant laPâque,afm de s'y préparer. Jésus arriva après
les autres, et un moment ses ennemis se crurent
frustrés de l'espoir qu'ils avaient eu de le saisir 2.
Le sixfème jour avant la fête ( samedi, 8 de nisan
= 28 mars ^}, il atteignit enfm Béthanie. 11 descendit,
selon son habitude, dans la maison de Lazare, Marthe
et Marie, ou de Simon le Lépreux. On lui fît un grand
accueil. Il y eut chez Simon le Lépreux ^ un dîner où
se réunirent beaucoup de personnes, attirées par le
désir de le voir, et aussi de voir Lazare, dont on ra-
contait tant de choses depuis quelques jours. Lazare
était assis h table et semblait attirer les regards.
Marthe servait, selon sa coutume^. Il semble qu'on
\. Matth., XX, 28.
2. Jean, xi, 56.
3. La pâque se célébrait le 14 de nisan. Or l'an 33, le 1" nisan
répondait à la journée du samedi, 21 mars.
4. Mallh., XXVI, 6 ; Marc, xiv, 3. Cf. Luc, vu, 40, 43-44.
0. Il est très-ordinaire, en Orient, qu'une personne qui vous
VIE DE JÉSUS. 373
cherchât par un redoublement de respects extérieurs
à vaincre la froideur du public et à marquer forte-
ment la haute dignité de l'hôte qu'on recevait. Marie,
pour donner au festin un plus grand air de fête, en-
tra pendant le dîner, portant un vase de parfum
qu'elle répandit sur les pieds de Jésus. Elle cassa
ensuite le vase, selon un vieil usage qui consistait à
briser la vaisselle dont on s'était servi pour traiter un
étranger de distinction^. Enfin, poussant les témoi-
gnages de son culte à des excès jusque-là inconnus,
elle se prosterna et essuya avec ses longs cheveux
les pieds de son maître-, La maison fut remplie
de la bonne odeur du parfum, à la grande joie de
tous, excepté de l'avare Juda de Kerioth. Eu égard
aux habitudes économes de la communauté, c'était là
une vraie prodigalité. Le trésorier avide calcula de
suite combien le parfum aurait pu être vendu et ce
qu'il eût rapporté à la caisse des pauvres. Ce senti-
ment peu affectueux, qui semblait mettre quelque
chose au-dessus de lui, mécontenta Jésus. Il aimait
est attachée par un lien d'affection ou de domesticité aille vous
servir quand vous mangez chez autrui.-
i . J'ai vu cet usage se pratiquer encore à Sour.
2. Il faut se rappeler que les p"eds des convives n'étaient point,
comme chez nous, cachés sous la table, mais étendus à la hauteur
du corps sur le divan ou triclinium.
374 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
les honneurs ; car les honneurs servaient à son
but et établissaient son titre de fils de David. Aussi
quand on lui parla de pauvres , il répondit assez
vivement : « Vous aurez toujours des pauvres avec
vous ; mais moi, vous ne m'aurez pas toujours. »
Et s'exaltant, il promit l'immortalité à la femme
qui, en ce moment critique, lui donnait un gage
d'amour ^.
Le lendemain (dimanche, 9 de nisan) , Jésus des-
cendit de Béthanie à Jérusalem 2. Quand, au détour
de la route, sur le sommet du mont des Oliviers, il vit
la cité se dérouler devant lui, il pleura, dit-on, sur elle,
et lui adressa un dernier appel ^. Au bas de la mpn-
tagne, à quelques pas de la porte, en entrant dans la
zone voisine du mur oriental de la ville, qu'on appelait
Bethphagé, sans doute à cause des figuiers dont elle
était plantée^, il eut encore un moment de satisfaction
i. Matth., XXVI, 6 et suiv.; Marc, xiv, 3 et suiv.; Jean, xi, 2;
XII, 2 et suiv. Comparez Luc^ vu, 36 et suiv.
2. Jean, xii, 12.
3. Luc, XIX, 41 et suiv.
4. Mischna, Meimchoth, xi, 2; Talm.de Bab.,Sa/i/ierfrm^14 b;
Pesaclibn, 63 b, 91 a; So.ta^, 45 a; Babametsia^ 85 a. Il résulte
de ces passages que Bethphagé était une sorte de pomœrium, qui
s'étendait au pied du soubassement orient*al du temple, et qui avait
lui-même son mur de clôture. Les passages Matth., xxi, 1, Marc,
XI,, 1, Luc, XIX, 29, n'impliquent pas nettement que Bethphagé fût
m village, oomme l'ont supposé Enaèlje t5t S. Jérôme.
VIE DE JÉSUS. 375
humaine^. Le bruit de son arrivée s'était répandu.
Les Galiléens qui étaient venus à la fête en conçurent
beaucoup de joie et lui préparèrent un petit triomphée
On lui amena une ânesse, suivie, selon l'usage, de
Fori petit. Les Galiléens étendirent leurs plus beaux
habits en guise de housse sur le dos de cette pauvre
monture, et le firent asseoir dessus. D'autres, cepen-
dant, déployaient leurs vêtements sur la route et la
jonchaient de rameaux verts. La foule qui le précé-
dait et le suivait, en portant des palmes, criait :
« Hosanna au fils de David! béni soit celui qui
vient au nom du Seigneur ! » Quelques personnes
même lui donnaient le titre de roi d'Israël 2. « Rabbi,
fais-les taire, )> lui dirent les pharisiens. — « S'ils
se taisent, les pierres crieront, » répondit Jésus, et
il entra dans la ville. Les Hiérosolymites, qui le con-
naissaient à peine, demandaient qui il était : « C'est
Jésus, le prophète de Nazareth en Galilée, » leur
répondait- on. Jérusalem était une ville d'environ
50,000 âmes^. Un petit événement, comme l'entrée
1. Matth., XXI, 1 et suiv.; Marc, xi, \ et suiv.; Luc, xix, 29 et
r^uiv.; Jean, xii, 12 et suiv.
2. Luc, XIX, 38: Jean, xii, 13.
3. Le cliiffre de 120,000, donné par Hécatée (dans Josèphe.
Contre Apion, I, 22), paraît exagéré. Cicéron parle de Jérusalem
comme d'une bicoque {Ad A tticum. Il, \\). Les anciennes en-
ceintes, (^uei^ue système c|u'on adopte, ne compurtenl pas une
376 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
d'un étranger quelque peu célèbre, ou l'arrivée d'une
bande de provinciaux, ou un mouvement du peuple
aux avenues de la ville , ne pouvait manquer, dans
les circonstances ordinaires, d'être vite ébruité.
Mais au temps des fêtes, la confusion était extrême*.
Jérusalem, ces jours-là, appartenait aux étrangers.
Aussi est-ce parmi ces derniers que l'émotion paraît
avoir été la plus vive. Des prosélytes parlant grec,
qui étaient venus à la fête, furent piqués de curio-
sité, et voulurent voir Jésus. Ils s'adressèrent à
ses disciples 2; on ne sait pas bien ce qui résulta
de cette entrevue. Pour Jésus, selon sa coutume, il
alla passer la nuit à son cher village de Béthanie^.
Les trois jours suivants (lundi, mardi, mercredi), il
descendit pareillement à Jérusalem; après le cou-
cher du soleil, il remontait soit à Béthanie, soit aux
fei;iïies du flanc occidental du mont des Oliviers, où
il avait beaucoup d'amis ^.
Une grande tristesse paraît, en ces dernières jour-
population quadruple de celle d'aujourd'hui, laquelle n'atteint pas
45,000 habitants. V. Robinson, Bibl. Res., I, 421-422 (2^ édi-
tion); Fergusson, Topogr. of Jerus., p. 51; Forster, Syria
and Palestine^ p. 82.
4. Jos., B. J., II, XIV, 3 ; VI, ix, 3.
2. Jean, xii, 20 et suiv.
3. Malth., XXI, 17; Marc, xi, 11.
4. Matlh., xxi,17-18; Marc, xi, 11-12, 19; Luc, xxi, 37-38,
VIE DE JESUS. 377
nées, avoir rempli l'âme, d'ordinaire si gaie et si
sereine, de Jésus. Tous les récits sont d'accord pour
lui prêter avant son arrestation un moment d'hésita-
tion et de trouble, une sorte d'agonie anticipée.
Selon les uns, il se serait tout à coup écrié : « Mon
âme est troublée. 0 Père, sauve-moi de cette heure^.»
On croyait qu'une voix du ciel à ce moment se fit
entendre; d'autres disaient qu'un ange vint le con-
soler 2. Selon une version très -répandue , le fait
aurait eu lieu au jardin de Gethsémani. Jésus, di-
sait-on, s'éloigna à un jet de pierre de ses dis-
ciples endormis, ne prenant avec lui que Céphas
et les deux fils Zébédée. Alors il pria la face contre
terre. Son âme fut triste jusqu'à la mort; une angoisse
terrible pesa sur lui ; mais la résignation à la volonté
divine remporta^. Cette scène, par suite de l'art in-
stinctif qui a présidé à la rédaction des synoptiques,
et qui leur fait souvent obéir dans l'agencement du
récit à des raisons de convenance ou d'effet, a été
placée à la dernière nuit de Jésus, et au moment de
4 . Jean, xii, 27 et suiv. On comprend que le ton exalté de Jean
et sa préoccupation exclusive du rôle divin de Jésus aient effacé
du récit les circonstances de faiblesse naturelle racontées par les
synoptiques.
2. Luc, XXII, 43 ; Jean, xii, 28-29.
3. Matth., xviii, 36 et suiv.; Marc, xiv, 32 et suiv.; Luc,
xxii, 39 et suiv.
378 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
son arrestation. Si cette version était la vraie, on ne
comprendrait guère que Jean, qui aurait été le témoin
intime d'un épisode si émouvant, n'en parlât pas dans
le récit très-circonstancié qu'il fait de la soirée du
jeudi ^. Tout ce qu'il est permis de dire c'est que,
durant ses derniers jours , le poids énorme de la
mission qu'il avait acceptée pesa cruellement sur
Jésus. La nature humaine se réveilla un moment.
Il se prit peut-être à douter de son œuvre. La
terreur, Thésitation s^emparèrent de lui et le jetèrent
dans une défaillance pire que la mort. L'homme
qui a sacrifié à une grande idée son repos et les
récompenses légitimes de la vie éprouve toujours
un moment de retour triste, quand l'image de la
mort se présente à lui pour la première fois et
cherche à lui persuader que tout est vain. Peut-être
quelques-uns de ces touchants souvenirs que con-
servent les âmes les plus fortes, et qui par mo-
ments les percent comme un glaive, lui vinrent-ils
à ce moment. Se rappela-t-il les claires fontaines
de la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir; la vigne
et le figuier sous lesquels il avait pu s'asseoir;
i. Cela se comprendrait d'autant moins que Jean met une sorte
d'affectation à relever les circonstances qui lui sont personnelles
ou dont il a été le seul témoin (xui, 23 et suiv.; xviii, 15 etsuiv,',
\ix, 26 et suiv., 35; xx, 2 et suiv.; xxi, 20 et suiv.j,
VIE DE JESUS. 379
les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à
l'aimer? Maudit-il son âpre destinée, qui lui avait in-
terdit les joies concédées à tous les autres ? Regretta-
t-il sa trop haute nature, et, victime de sa grandeur,
pleura-t-il de n'être pas resté un simple artisan de
Nazareth? On l'ignore. Car tous ces troubles inté-
rieurs restèrent évidemment lettre close pour ses
disciples. Ils n'y comprirent rien , et suppléèrent
par de naïves conjectures à ce qu'il y avait d'obscur
pour eux dans la grande âme de leur maître. 11 est
sur, au moins, que sa nature divine reprit bientôt
le dessus. Il pouvait encore éviter la mort; il ne le
voulut pas. L'amour de son œuvre l'emporta. Il
accepta de boire le calice jusqu'à la lie. Désormais,
en elTet, Jésus se retrouve tout entier et sans nuage.
Les subtilités du polémiste, la crédulité du thauma-
turge et de l'exorciste sont oubliées. Il ne reste que
le héros incomparable de la Passion, le fondateur
les droits de la conscience libre, le modèle accompli
que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se
fortifier et se consoler.
Le triomphe de Bethphagé, cette audace de pro-
vinciaux, fêtant aux portes de Jérusalem l'avéne-
ment de leur roi-messie , acheva d'exaspérer les
pharisiens et l'aristocratie du temple. Un nouveau
conseil eut lieu le mercredi (12 de nisao), chez Jq-
380 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
sepIiKaïaplia^. L'arrestation immédiate de Jésus fut
résolue. Un grand sentiment d'ordre et de police con-
servatrice présida à toutes les mesures. Il s'agissait
d'éviter une esclandrco Comme la fête de Pâque, qu!
commençait cette année le vendredi soir, était un
moment d'encombrement et d'exaltation, on résolut de
devancer ces jours-là. Jésus était populaire 2; on crai-
•^nait une émeute. L'arrestation fut donc fixée au len-
demain jeudi. On résolut aussi de ne pas s'emparer de
lui dans le temple, où il venait tous les jours ^, mais
d'épier ses habitudes, pour le saisir dans quelque
endroit secret. Les agents des prêtres sondèrent les
disciples, espérant obtenir des renseignements utiles
de leur faiblesse ou de leur simplicité. Ils trouvèrent
ce qu'ils cherchaient dans Juda de Kerioth. Ce mal-
heureux, par des motifs impossibles à exphquer,
trahit son maître, donna toutes les indications néces-
saires, et se chargea même (quoiqu'un tel excès
de noirceur soit à peine croyable) de conduire la
brigade qui devait opérer l'arrestation. Le souve-
nir d'horreur que la sottise ou la méchanceté de
cet homme laissa dans la tradition chrétienne a dû
introduire ici quelque exagération. Juda jusque-là
4. Matth., XXVI, 1-5; Marc, xiv, 1-2; Luc, xxii, 1-2.
2. Matth., xxî, 46.
3. Malth., XXVI, 5o.
VIE DE JÉSUS. 381
avait été un disciple comme un autre ; il avait même
le titre d'apôtre; il avait fait des miracles et chassé
les démons. La légende, qui ne veut que des cou-
leurs tranchées, n'a pu admettre dans le cénacle que
onze saints et un réprouvé. La réalité ne procède point
par catégories si absolues. L'avarice, que les synop-
tiques donnent pour motif au crime dont il s'agit, ne
suffit pas pour l'expliquer. Il serait singulier qu'un
homme qui tenait la caisse et qui savait ce qu'il
allait perdre par la mort du chef, eût échangé les
profits de son emploi ^ contre une très -petite
somme d'argent 2. Juda avait -il été blessé dans
son amour -propre par la semonce qu'il reçut au
dîner de Béthanie ? Cela ne suffit pas encore. Jean
voudrait en faire un voleur, un incrédule depuis le
commencement^, ce qui n'a aucune vraisemblance.
On aime mieux croire à quelque sentiment de jalou-
sie, à quelque dissension intestine. La haine parti-
culière que Jean témoigne contre Juda ^ confirme cette
hypothèse. D'un cœur moins pur que les autres, Juda
aura pris, sans s'en apercevoir, les sentiments étroits
de sa charge. Par un travers fort ordinaire dans les
4. Jean, xii, 6.
2. Jean ne parle même pas d'un salaire en argent.
3. Jean, vi, 65 ; xii, 6.
4. Jean, VI, 65, 71-7^2 ; xii, 6: xiii, 2, 27 et suiv.
3B2 ORIGINES DtJ Cil UiSTlANISMÈ.
fonctions actives, il en sera venu à mettre les inté-
rêts de la caisse au-dessus de l'œuvre même à laquelle
elle était destinée. L'administrateur aura tué l'apôtre.
Le murmure qui lui échappe à Béthanie semble sup-
poser que parfois il trouvait que le maître coûtait
trop cher à sa famille spirituelle. Sans doute cette
mesquine économie avait causé dans la petite société
bien d'autres froissements.
Sans nier que Juda de Kerioth ait contribué à l'ar-
restation de son maître, nous croyons donc que les
malédictions dont on le charge ont quelque chose
d'injuste. Il y eut peut-être dans son fait plus de
maladresse que de perversité. La conscience morale
de l'homme du peuple est vive et juste, mais ins-
table et inconséquente. Elle ne sait pas résister à
un entraînement momentané. Les sociétés secrètes
du parti républicain cachaient dans leur sein beau-
coup de conviction et de sincérité , et cependant les
dénonciateurs y étaient fort nombreux. Un léger dépit
suffisait pour faire d'un sectaire un traître. Mais si
la folle envie de quelques pièces d'argent fit tourner
la tête au pauvre Juda, il ne semble pas qu'il eût
complètement perdu le sentiment moral, puisque,
voyant les conséquences de sa faute, il se repentit*,
et, dit-on, se donna la mort.
4. Matth., XXVII, 3 et suiv.
VIE DE JÉSUS. 383
Chaque minute, à ce moment, devient solennelle
et a compté plus que des siècles entiers dans l'his-
toire de l'humanité. Nous sommes arrivés au jeudi,
13 de nisan (2 avril). C'était le lendemain soir que
commençait la fête de Pâque, par le festin où l'on
mangeait l'agneau. La fête se continuait les sept jours
suivants , durant lesquels on mangeait les pains
azymes. Le premier et le dernier de ces sept jours
avaient un caractère particulier de solennité. Les dis-
ciples étaient déjà occupés des préparatifs pour la
fête ^. Quant à Jésus , on est porté à croire qu'il
connaissait la trahison de Juda, et qu'il se doutait
du sort qui l'attendait. Le soir, il fit avec ses dis-
ciples son dernier repas. Ce n'était pas le festin
rituel de la pâque, comme on l'a supposé plus tard, en
commettant une erreur d'un jour^; mais pour l'Église
primitive, le souper du jeudi fut la vraie pâque, le
sceau de l'alliance nouvelle. Chaque disciple y rap-
4. Matth., XXVI, 1 et siïiv.; ?,îarc, xiv, 12; Luc, xxii,7; Jean,
XIII, 29.
2. C'est le système des synoptiques (Matth., xxvi, 17 etsuiv.;
Marc, XIV, 12 et suiv.; Luc, xxii, 7 et suiv., 15). Mais Jean, dont
le récit a pour cette partie une autorité prépondérante, suppose
formellement que Jésus mourut le jour même où l'on mangeait
l'agneau (xiii, 1-2, 29; xviii, 28; xix, 14, 31). Le Talmud fait
aussi mourir Jésus « la veille de Pâque » (Talm. deBab., Sanhê"
drin, 43 a, 67 a) .
384 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
porta ses plus chers souvenirs, et une foule de traits
touchants que chacun gardait du maître furent accu-
mulés sur ce repas, qui devint la pierre angulaire da
la piété chrétienne et le point de départ des plus
fécondes institutions.
Nul doute, en effet, que l'amour tendre dont le
cœur de Jésus était rempli pour la petite église qui
l'entourait n'ait débordé à ce moment ^. Son âme
sereine et forte se trouvait légère sous le poids des
sombres préoccupations qui l'assiégeaient. Il eut un
Tiot pour chacun de ses amis. Deux d'entre eux,
fean et Pierre, surtout, furent l'objet de tendres
marques d'attachement. Jean (c'est lui du moins qui
l'assure) était couché sur le divan, à côté de Jésus,
et sa tête reposait sur la poitrine du maître. Vers la
fin du repas, le secret qui pesait sur le cœur de
Jésus faillit lui échapper : a En vérité , dit-il , je
vous le dis, un de vous me trahira 2. » Ce fut pour
ces hommes naïfs un moment d'angoisse ; ils se
regardèrent les uns les autres, et chacun s'inter-
rogea. Juda était présent; peut-être Jésus, qui avait
depuis quelque temps des raisons de se défier de lui,
chercha-t-il par ce mot à tirer de ses regards ou de
1. Jean, xiii, i et suiv.
2. Matth., XXVI, 21 et suiv.; Marc, xiv, 18 et suiv.; Luc, xx,
21 et suiv.; Jean, xiii, 21 et suiv.; xxi, 20.
VIE DE JÉSUS. 385
son maintien embarrassé l'aveu de sa faute. Mais le
disciple infidèle ne perdit pas contenance ; il osa
même, dit-on, demander comme les autres : « Serait-ce
moi, rabbi ?»
Cependant, l'âme droite et bonne de Pierre était à
la torture. Il fit signe à Jean de tâcher de savoir de
qui le maître parlait. Jean, qui pouvait converser avec
Jésus sans être entendu, lui demanda le mot de cette
énigme. Jésus n'ayant que des soupçons ne voulut
prononcer aucun nom; il dit seulement à Jean de
bien remarquer celui à qui il allait offrir du pain
trempé. En même temps, il trempa le pain et l'offrit
à Juda» Jean et Pierre seuls eurent connaissance du
fait. Jésus adressa à Juda quelques paroles qui renfer-
maient un sanglant reproche, mais ne furent pas com-
prises des assistants. On crut que Jésus lui donnait
des ordres pour la fête du lendemain, et il sortit^.
Sur le moment, ce repas ne frappa personne, et à
part les appréhensions dont le maître fit la confi-
dence à ses disciples, qui ne comprirent qu'à demi,
il ne s'y passa rien d'extraordinaire. Mais après
la mort de Jésus, on attacha à cette soirée un
sens singulièrement solennel, et l'imagination des
croyants y répandit une teinte de suave mysticité. Ce
4. Jean, xiii, 21 et suiv., qui lève les invraisemblances du récil .
des synoptiques.
25
386 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
qu'on se rappelle le mieux d'une personne chère, ce
sont ses derniers temps. Par une illusion inévitable, on
prête aux entretiens qu'on a eus alors avec elle un sens
qu'ils n'ont pris que par la mort ; on rapproche en
quelques heures les souvenirs de plusieurs années.
La plupart des disciples ne virent plus leur maître
après le souper dont nous venons de parler. Ce fut le
banquet d'adieu. Dans ce repas, ainsi que dans beau-
coup d'autres, Jésus pratiqua son rite mystérieux de
la fraction du pain. Gomme on crut de bonne heure
que le repas en question eut lieu le jour de Pâque et
fut le festin pascal, l'idée vint naturellement que l'in-
stitution eucharistique se fit à ce moment suprême.
Partant de l'hypothèse que Jésus savait d'avance
avec précision le moment de sa mort, les disciples
devaient être amenés à supposer qu'il réserva pour
ses dernières heures une foule d'actes importants.
Comme , d'ailleurs , une des idées fondamentales
des premiers chrétiens était que la mort de Jésus avait
été un sacrifice, remplaçant tous ceux de l'ancienne
Loi, la « Cène,)) qu'on supposait s'être passée une fois
pour toutes la veille de la Passion, devint le sacrifice
par excellence, l'acte constitutif de la nouvelle alliance,
le signe du sang répandu pour le salut de tous^. Le
4. Luc, xxiiw 20.
VIE DE JÉSUS. 387
pain et le vin, mis en rapport avec la mort elle-même,
furent ainsi l'image du Testament nouveau que Jésus
avait scellé de ses souffrances, la commémoration
du sacrifice du Christ jusqu'à son avènement^.
De très-bonne heure, ce mystère se fixa en un
petit récit sacramentel , que nous possédons sous
quatre formes 2 très-analogues entre elles. Jean, si
préoccupé des idées eucharistiques^, qui raconte
le dernier repas avec tant de prolixité, qui y rat-
tache tant de circonstances et tant de discours^ ;
Jean qui, seul parmi les narrateurs évangéliques, a
ici la valeur d'un témoin oculaire, ne connaît pas
ce récit. C'est la preuve qu'il ne regardait pas
l'institution de l'Eucharistie comme une particularité
de la Cène. Pour lui , le rite de la Cène, c'est le
lavement des pieds. Il est probable que dans cer-
taines familles chrétiennes primitives, ce dernier rite
obtint une importance qu'il perdit depuis^. Sans doute
Jésus , dans quelques circonstances , l'avait prati-
qué pour donner à ses disciples une leçon d'humilité
fraternelle. On le rapporta à la veille de sa mort,
^. I Cor., XI, 26.
2. Matth., XXVI, 26-28; Marc, xiv, 22-24; Luc, xxii, 49-21;
I Cor., XI, 23-25.
3. Ch. VI.
4. Ch. xiii-xvii.
5. Jean,xiii,i4-i5.Cf. Matth., xx, 26et3uiv.;Luc,xxii, 26etsuiv,
388 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
par suite de la tendance que l'on eut à grouper
autour de la Cène toutes les grandes recommandations
morales et rituelles de Jésus.
Un haut sentiment d'amour, de concorde, de cha-
rité, de déférence mutuelle animait du reste les souve-
nirs qu'on croyait garder des dernières heures de
Jésus ^. C'est toujours l'unité de son Église, constituée
par lui ou par son esprit, qui est l'àme des symboles
et des discours que la tradition chrétienne fit re-
monter à ce moment sacré : « Je vous donne un com-
mandement nouveau, disait-il : c'est de vous aimer
les uns les autres comme je vous ai aimés. Le signe
auquel on connaîtra que vous êtes mes disciples,
sera que vous vous aimiez. Je ne vous appelle plus
des serviteurs, parce que le serviteur n'est pas dans
la confidence de son maître; mais je vous appelle
mes amis, parce que je vous ai communiqué tout
ce que j'ai appris de mon Père. Ce que je vous
ordonne , c'est de vous aimer les uns les autres 2. »
4. Jean, xiii, 1 et suiv. Les discours placés par Jean à la suite
du récit de la Cène ne peuvent être pris pour historiques. Ils sont
pleins de tours et d'expressions qui ne sont pas dans le style des
discours de Jésus, et qui, au contraire, rentrent très-bien dans le
langage habituel de Jean. Ainsi l'expression « petits enfants »
au vocatif (Jean, xiii, 33] est très-fréquente dans la première
épître de Jean. Elle ne paraît pas avoir été familière à Jésus.
2. Jean, xiii, 33-35; xv, i2-17.
VIE DE JÉSUS. 389
A ce dernier moment, quelques rivalités, quelques
luttes de préséance se produisirent encore ^. Jésus
fit remarquer que si lui, le maître, avait été au mi-
lieu de ses disciples comme leur serviteur, à plus
forte raison devaient-ils se subordonner les uns aux
autres. Selon quelques-uns, en buvant le vin, il aurait
dit : « Je ne goûterai plus de ce fruit de la vigne
jusqu'à ce que je le boive nouveau avec vous dans
le royaume de mon Père -. » Selon d'autres, il leur
aurait promis bientôt un festin céleste, oii ils seraient
assis sur des trônes à ses côtés ^
Il semble que, vers la fm de la soirée, les pressen-
timents de Jésus gagnèrent les disciples. Tous sen-
tirent qu'un grave danger menaçait le maître et qu'on
touchait à une crise. Un moment Jésus songea à quel-
ques précautions et parla d'épées. Il y en avait deux
dans la compagnie. « C'est assez, » dit-il ^. Il ne
donna aucune suite à cette idée; il vit bien que de
timides provinciaux ne tiendraient pas devant la force
armée des grands pouvoirs de Jérusalem. Géphas,
plein de cœur et se croyant sûr de lui-même, jura
qu'il irait avec lui en prison et à la mort. Jésus,
'1 . Luc, XXII, 24-27. Cf. Jean, xiii, 4 et suiv,
2. Malth., XXVI, 29; Marc, xiv, 25; Luc, xxii, 18.
3. Luc, XXII, 29-30.
4. Luc, XXII, 3G-38.
390 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
avec sa finesse ordinaire, lui exprima quelques doutes.
Selon une tradition, qui remontait probablement à
Pierre lui-même, Jésus l'assigna au chant du coq^.
Tous, comme Céphas, jurèrent qu'ils ne faibliraient
pas.
1. Matth., XXVI, 31 et suiv.; Marc, xiv, 29 et suiv.; Luc, xxu,
33 et suiv.; Jean, xiii, 36 et suiv.
CHAPITRE XXIV,
ARRESTATION ET PROCÈS DE JESUS.
La nuit était complètement tombée ^ quand on sor-
tit delà salle 2. Jésus, selon son habitude, passa le
val du Cédron, et se rendit, accompagné des disciples,
dans le jardin de Gethsémani, au pied du mont des
Oliviers^. Il s'y assit. Dominant ses amis de son
immense supériorité, il veillait et priait. Eux dor-
maient à côté de lui, quand tout à coup une troupe
armée se présenta à la lueur des torches. C'étaient
4. Jean, xiii, 30.
2. La circonstance d'un chant religieux, rapportée par Mattli.,
XXVI, 30, et Marc, xiv, 20, vient de l'opinion où sont ces deux
évangélistes que le dernier repas de Jésus fut le festin pascjl. Avant
et après le festin pascal, on chmtait des psaumes. Talm. de ]3ab.,
Pesacliim, cap. ix, liai. 3 et fol. 118 a, etc.
3. Matth., xxvï, 36; Marc, xiv, 32; Luc, xxii, 39; Jean, xviii.
1-^,
392 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
des sergents du temple, armés de bâtons, sorte de
brigade de police qu'on avait laissée aux prêtres ;
ils étaient soutenus par un détachement de sol-
dats romains avec leurs épées ; le mandat d'ar-
restation émanait du grand -prêtre et du sanhé-
drin^. Judas, connaissant les habitudes de Jésus,
avait indiqué cet endroit comme celui où on pouvait
le surprendre avec le plus de facilité. Judas, selon
Tunanime tradition des premiers temps, accompa-
gnait lui-même l'escouade 2, et même, selon quel-
ques-uns^, il aurait poussé l'odieux jusqu'à prendre
pour signe de sa trahison un baiser. Quoi qu'il en
soit de cette circonstance, il est certain qu'il y eut
un commencement de résistance de la part des dis-
ciples^. Un d'eux (Pierre, selon des témoins ocu-
laires^) tira l'épée et blessa à l'oreille un des ser-
viteurs du grand-prêtre nommé Malek. Jésus arrêta
ce premier mouvement. Il se livra lui-même aux
soldats. Faibles et incapables d'agir avec suite, sur-
tout contre des autorités qui avaient tant de prestige,
^. Matth., XXVI, 47; Marc, xiv, 43; Jean, xviii, 3, 1%
2. Matth., XXVI, 47; Marc, xiv, 43; Luc, xxii, 47; Jean, xvin,
3; Act., I, 46.
3. C'est la tradition des synoptiques. Dans le récit de Jean, Jé-
sus se nomme lui-même.
4. Les deux traditions sont d'accord sur ce point.
ô. Jean, xvin, 10.
VIE DE JÉSUS. 393
les disciples prirent la fuite et se dispersèrent. Seuls,
Pierre et Jean ne quittèrent pas de vue leur maître.
Un autre jeune homme inconnu le suivait, couvert
d'un vêtement léger. On voulut l'arrêter; mais le
jeune homme s'enfuit, en laissant sa tunique entre les
mains des agents^.
La marche que les prêtres avaient résolu de suivre
contre Jésus était très-conforme au droit établi. La
procédure contre le « séducteur » (mésilh), qui cherche
à porter atteinte à la pureté de la religion, est expli-
quée dans le Talmud avec des détails dont la naïve
impudence fait sourire. Le guet-apens judiciaire y est
érigé en partie essentielle de l'instruction criminelle.
Quand un homme est accusé de « séduction, » on
aposte deux témoins, que l'on cache derrière une
cloison; on s'arrange pour attirer le prévenu dans une
chambre contiguë, où il puisse être entendu des deux
témoins sans que lui-même les aperçoive. On allume
deux chandelles près de lui, pour qu'il soit bien constaté
que les témoins « le voient 2. » Alors on lui fait répé-
ter son blasphème. On l'engage à se rétracter. S'il
persiste, les témoins qui l'ont entendu l'amènent au
tribunal, et on le lapide. Le Talmud ajoute que ce
\. Marc, XIV, 51-52.
2. En matière criminelle, on n'admettait que des témoins ocu-
laires. Mischna, Sanhédrin iv, 5.
394 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
fut de la sorte qu'on se comporta envers Jésus, qu'il
fut condamné sur la foi de deux témoins qu'on avait
apostés, que le crime de « séduction » est, du
reste, le seul pour lequel on prépare ainsi les té-
moins ^.
Les disciples de Jésus nous apprennent, en effet,
que le crime reproché à leur maître était la « séduc-
tion 2, » et, à part quelques minuties, fruit de l'imagi-
nation rabbinique, le récit des évangiles répond trait
pour trait à la procédure décrite par le Talmud. Le
plan des ennemis de Jésus était de le convaincre, par
enquête testimoniale et par ses propres aveux, de
blasphème et d'attentat contre la religion mosaïque,
de le condamner à mort selon la loi, puis de faire ap-
prouver la condamnation par Pilate. L'autorité sacer-
dotale, comme nous l'avons déjà vu, résidait tout
entière de fait entre les mains de Hanan. L'ordre d'ar-
restation venait probablement de lui. Ce fut chez ce
puissant personnage que l'on mena d'abord Jésus ^.
Hanan l'interrogea sur sa doctrine et ses disciples.
4. ïalm. de Jérus., Sanhédrin, xiv, '16;Taliii. deBab., même
traité, 43 a, 67 a. Cf. Schabbalh, 4 04 b.
2. Matth., xxvii, 63; Jean, vu, 12, 47.
3. Jean, xviii, 4 3 et suiv. Celte circonstance, que Ton ne trouve
que dans Jean, est la plus forle preuve de la valeur historique
4u (Quatrième évangile.
VIE DE JESUS. 395
Jésus refusa avec une juste fierté d'entrer dans de
longues explications. Il s'en référa à son enseigne-
ment, qui avait été public; il déclara n'avoir jamais
eu de doctrine secrète ; il engagea l'ex-grand-prêtre
à interroger ceux qui l'avaient écouté. Cette réponse
était parfaitement naturelle ; mais le respect exagéré
dont le vieux pontife était entouré la fit paraître au-
dacieuse ; un des assistants y répliqua, dit-on, par un
soufflet.
Pierre et Jean avaient suivi leur maître jusqu'à la
demeure de Hanan. Jean, qui était connu dans la mai-
son, fut admis sans difficulté; mais Pierre fut arrêté à
l'entrée, et Jean fut obligé de prier la portière de le
laisser passer. La nuit était froide. Pierre resta dans
l'antichambre et s'approcha d'un brasier autour duquel
les domestiques se chauffaient. Il fut bientôt reconnu
pour un disciple de l'accusé. Le malheureux, trahi
par son accent galiléen , poursuivi de questions par
les valets, dont l'un était parent de Malek et l'avait
vu à Gethsémani, nia par trois fois qu'il eût jamais
eu la moindre relation avec Jésus. Il pensait que Jésus
ne pouvait l'entendre, et il ne songeait pas que cette lâ-
cheté dissimulée renfermait une grande indélicatesse.
Mais sa bonne nature lui révéla bientôt la faute qu'il
venait de commettre. Une circonstance fortuite, le
chant du coq, lui rappela un mot que Jésus lui avait
396 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
dit. Touché au cœur, il sortit et se mit à pleurer
amèrement^.
Hanan, bien qu'auteur véritable du meurtre juridique
qui allait s'accomplir, n'avait pas de pouvoirs pour
prononcer la sentence de Jésus; il le renvoya à son
gendre Kaïapha, qui portait le titre officiel. Cet
homme, instrument aveugle de son beau-père, devait
naturellement tout ratifier. Le sanhédrin était ras-
semblé chez lui 2. L'enquête commença; plusieurs
témoins, préparés d'avance selon le procédé inquisi-
torial exposé dans le Talmud, comparurent devant
le tribunal. Le mot fatal, que Jésus avait réel-
lement prononcé : « Je détruirai le temple de Dieu,
et je le rebâtirai en trois jours, » fut cité par deux
témoins. Blasphémer le temple de Dieu était, d'après
la loi juive, blasphémer Dieu lui-même^. Jésus garda
le silence et refusa d'expliquer la parole incriminée.
S'il faut en croire un récit, le grand-prêtre alors
l'aurait adjuré de dire s'il était le Messie; Jésus l'au-
rait confessé et aurait proclamé devant l'assemblée
la prochaine venue de son règne céleste *. Le cou-
1. Matth., XXVI, 69 et suiv. ; Marc, xiv, 66 et suiv. ; Luc, xxii,
54 et suiv.; Jean, xviii, 4 5 et suiv.; 25 et suiv.
2. Matth., XVI, 57; Marc, xiv, 53; Luc, xxii, 66.
3. Matth., xxiii, 16 et suiv.
4. Matth., xxvi, 64; Marc, xiv, 62; Luc, xxii, 69. Jean ne sait
rien de cette scène.
VIE DE JÉSUS. 397
rage de Jésus, décidé à mourir, n'exige pas cela. Il
est plus probable qu'ici , comme chez Hanan , il
garda le silence. Ce fut en général, à ce dernier
moment, sa règle de conduite. La sentence était
arrêtée; on ne cherchait que des prétextes. Jésus
le sentait, et n'entreprit pas une défense inutile.
Au point de vue du judaïsme orthodoxe, il était bien
vraiment un blasphémateur, un destructeur du culte
établi; or ces crimes étaient punis de mort par la
loi^. D'une seule voix, l'assemblée le déclara coupable
de crime capital. Les membres du conseil qui pen-
chaient secrètement vers lui étaient absents ou ne
votèrent pas 2. La frivolité ordinaire aux aristocra-
ties depuis longtemps établies ne permit pas aux
juges de réfléchir longuement sur les conséquences
de la sentence qu'ils rendaient. La vie de l'homme
était alors sacrifiée bien légèrement ; sans doute
les membres du sanhédrin ne songèrent pas que
leurs fils rendraient compte à une postérité irritée
de l'arrêt prononcé avec un si insouciant dédain.
Le sanhédrin n'avait pas le droit de faire exécuter
une sentence de mort^. Mais, dans la confusion de
pouvoirs qui régnait alors en Judée, Jésus n'en était
4. Lévit., XXIV, 14 et suiv.; Deutér.j xiii, 1 et suiv.
%. Luc, XXIII, 50-51.
3. Jean, xviii, 31; Jos., Ant., XX, ix, 1.
308 ORIGINKS DU CHRISTIANISME.
pas moins dès ce moment un condamné. II demeura le
reste de la nuit exposé aux mauvais traitements d'une
valetaille infime, qui ne lui épargna aucun affront^.
Le matin, les chefs des prêtres et les anciens se
ti cuvèrent de nouveau réunis 2. Il s'agissait de faire
lalifier par Pilate la condamnation prononcée par
le sanhédrin, et frappée d'insuffisance depuis l'oc-
cupation des Romains. Le procurateur n'était pas
investi comme le légat impérial du droit de vie et
de mort. Mais Jésus n'était pas citoyen romain;
il suffisait de l'autorisation du gouverneur pour que
l'arrêt prononcé contre lui eût son cours. Comme
il arrive toutes les fois qu'un peuple politique sou-
met une nation où la loi civile et la loi religieuse se
confondent, les Romains étaient amenés à prêter à
la loi juive une sorte d'appui officiel. Le droit ro-
main ne s'appliquait pas aux Juifs. Ceux-ci restaient
sous le droit canonique que nous trouvons consigné
dans le Talmud, de même que les Arabes d'Algérie sont
encore régis par le code de l'islam. Quoique neutres
en religion, les Romains sanctionnaient ainsi fort sou-
vent des pénalités portées pour des délits religieux.
La situation était à peu près celle des villes saintes
4. Matth., XXVI, 67-68; Marc, xiv, 65; Luc, xxii, 63-65.
2. Matth., xxvii, 4; Marc, xv, i; Luc, xxii, 66; xxiii, i; Jean,
XVIII, 28.
VIE DE JÉSUS. 399
de rinde sous la domination anglaise, ou bien encore
ce que serait l'état de Damas, le lendemain du jour
où la Syrie serait conquise par une nation euro-
péenne. Josèphe prétend (mais certes on en peut
douter) que si un Romain franchissait les stèles qui
portaient des inscriptions défendant aux païens d'avan-
cer, les Romains eux-mêmes le livraient aux Juifs
pour le mettre à mort ^.
Les agents des prêtres lièrent donc Jésus et l'ame-
nèrent au prétoire, qui était l'ancien palais d'Hérode^,
joignant la tour Antonia ^. On était au matin du
jour oii l'on devait manger l'agneau pascal (vendredi,
14 de nisan = 3 avril). Les Juifs se seraient
souillés en entrant dans le prétoire et n'auraient pu
faire le festin sacré. Ils restèrent dehors^. Pilate,
averti de leur présence, monta au bima ^ ou tribu-
nal situé en plein air ^, à l'endroit qu'on nommait
Gabbatha ou en grec Lithostrotos, à cause du car-
relage qui revêtait le sol.
4. Jos., Ant., XV, XI, 5; B. J., VI, ii, 4.
2. Philon, Legatio ad Caium, § 38. Jos., B. J., II, xiv, 8.
3. A l'endroit où est encore aujourd'hui le sérail du pacha de
Jérusalem.
4. Jean, xviii, 28,
5. Le mot grec Pri^a était passé en syro-chaldaïque.
6. Jos., B. J,, II, IX, 3; xiv, 8; Matth., xxvii, 27; Jean, xviii,
33.
400 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
A peine informé de l'accusation, il témoigna sa
mauvaise humeur d'être mêlé à cette affaire ^. Puis il
s'enferma dans le prétoire avec Jésus. Là eut lieu un
entretien dont les détails précis nous échappent,
aucun témoin n'ayant pu le redire aux disciples, mais
dont la couleur paraît avoir été bien devinée par
Jean. Son récit, en effet, est en parfait accord avec
ce que l'histoire nous apprend de la situation réci-
proque des deux interlocuteurs.
Le procurateur Pontius, surnommé Pilatus, sans
doute à cause dupilum ou javelot d'honneur dont lui
ou un de ses ancêtres fut décoré ^^ n'avait eu jusque-là
aucune relation avec la secte naissante. Indifférent
aux querelles intérieures des Juifs, il ne voyait dans
tous ces mouvements de sectaires que les effets d'ima^
ginations intempérantes et de cerveaux égarés. En
général, il n'aimait pas les Juifs. Mais les Juifs le
détestaient plus encore; ils le trouvaient dur, mépri-
sant, emporté; ils l'accusaient de crimes invraisem-
blables ^. Centre d'une grande fermentation popu-
'1. Jean, xviii, ^9.
2. Virg., A^n., XII, 4â1 ; Martial, Épigr., I, xxxii; X, xlyiii;
Plutarque, Vie de Romulus^ 29. Comparez la hasta piira, décora-
tion militaire. Orelli et Henzen, Inscr. lat., n°^ 3574, 6852, etc.
Pilatus est, dans cette hypothèse, un mot de la même forme que
Torqualiis.
3. Phi Ion, Leg, ad Caiiun, § 38.
VIE DE JÉSUS. 401
laire, Jérusalem était une ville très-séditieuse et pour
un étranger un insupportable séjour. Les exaltés
prétendaient que c'était chez le nouveau procurateur
un dessein arrêté d'abolir la lai juive ^. Leur fana-
tisme étroit, leurs haines religieuses révoltaient ce
large sentiment de justice et de gouvernement civil,
que le Romain le plus médiocre portait partout avec
lui. Tous les actes de Pilate qui nous sont connus
le montrent comme un bon administrateur 2. Dans
les premiers temps de l'exercice de sa charge, il
avait eu avec ses administrés des difficultés qu'il avait
tranchées d'une manière très -brutale, mais où il
semble que, pour le fond des choses, il avait raison.
Les Juifs devaient lui paraître des gens arriérés ; il les
jugeait sans doute comme un préfet libéral jugeait
autrefois les Bas-Bretons, se révoltant pour une nou-
velle route ou pour l'établissement d'une école. Dans
ses meilleurs projets pour le bien du pays, notam-
ment en tout ce qui tenait aux travaux publics, il
avait rencontré la Loi comme un obstacle infranchis-
sable. La Loi. enserrait la vie à tel point qu'elle s'op-
posait à tout changement et à toute auiélioration. Les
constructions romaines, même les pi us utiles, étaient de
H. Jos., An!., XVIII, !ii, I, init.
2. Jos., /l/i^.,xyilî, ii-iv,
26
402 ORIGINES DtJ CHRISTIANISME.
la part des Juifs zélés l'objet d'une grande antipathie*.
Deux écussons votifs, avec des inscriptions qu'il avait
fait apposer à sa résidence, laquelle était voisine de
l'enceinte sacrée, provoquèrent un orage encore plus
violent 2. Pilate tint d'abord peu de compte de ces
susceptibilités; il se vit ainsi engagé dans des ré-
pressions sanglantes ^, qui plus tard finirent par
amener sa destitution '^. L'expérience de tant de
conflits l'avait rendu fort prudent dans ses rapports
avec un peuple intraitable, qui se vengeait de ses
maîtres en les obligeant à user envers lui de rigueurs
odieuses. Le procurateur se voyait avec un suprême
déplaisir amené à jouer en cette nouvelle affaire un
rôle de cruauté, pour une loi qu'il haïssait ^. Il savait
que le fanatisme religieux, quand il a obtenu quelque
violence des gouvernements civils, est ensuite le
premier à en faire peser sur eux la responsabilité,
presque à les en accuser. Suprême injustice ; car îg
vrai coupable, en pareil cas, est l'instigateur !
Pilate eût donc désiré sauver Jésus. Peut-être l'at-
/. Talm. de Bab., Schahbath, 33 ^>.
2. Philon, Leg. ad Caïiim, § 38.
3. Jos., Ant., XVIIT, m, \ et 2; Bell. Jud., II, ix, 2 et suiv.;
Luc, XIII, i.
4. Jos., A7it., XVIII, IV, 1-2.
6. Jean, xviii, 35. "*
ViE l)L; JESUS. • 403
lîtude digne et calme de l'accusé fit-elle sur lui de
l'impression. Selon une tradition^, Jésus aurait trouvé
un appui dans la propre femme du procurateur.
Celle-ci avait pu entrevoir le doux Galiléen de
quelque fenêtre du palais, donnant sur les cours du
temple. Peut-être le revit-elle en songe, et le sang
de ce beau jeune homme, qui allait être versé, lui
donna-t-il le cauchemar. Ce qu'il y a de certain,
c'est que Jésus trouva Pilate prévenu en sa faveur.
Le gouverneur l'interrogea avec bonté et avec l'in-
tention de chercher tous les moyens de le renvoyer
absous.
Le titre de « roi des Juifs, » que Jésus ne s'était jamais
attribué, mais que ses ennemis présentaient comme le
résumé de son rôle et de ses prétentions, était natu-
rellement celui par lequel on pouvait exciter les om-
brages de l'autorité romaine. C'est par ce côté,
comme séditieux et comme coupable de crime
d'État, qu'on se mit à l'accuser. Rien n'était plus
injuste ; car Jésus avait toujours reconnu l'empire
romain pour le pouvoir établi. Mais les partis reli-
gieux conservateurs n'ont pas coutume de reculei
devant la calomnie. On tirait malgré lui toutes les
conséquences de sa doctrine; on le transformait en
\. Matth., xxvii, 19
404 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
disciple de Juda le Gaulonite; on prétendait qu'il
défendait de payer le tribut à César*. Pilate lui
demanda s'il était réellement le roi des Juifs 2. Jésus
ne dissimula rien de ce qu'il pensait. Mais la grande
équivoque qui avait fait sa force, et qui après sa
mort devait constituer sa royauté, le perdit cette
fois. Idéaliste, c'est-à-dire ne distinguant pas l'es-
prit et la matière, Jésus, la bouche armée de son
glaive à deux tranchants, selon l'image de l'Apoca-
lypse, ne rassura jamais complètement les puissances
de la terre. S'il faut en croire Jean, il aurait avoué sa
royauté, mais prononcé en même temps cette pro-
fonde parole : « Mon royaume n'est pas de ce
monde. » Puis il aurait expliqué la nature de sa
royauté, se résumant tout entière dans la possession
et la proclamation de la vérité. Pilate ne comprit rien
à cet idéalisme supérieur ^. Jésus lui fit sans doute
l'effet d'un rêveur inoffensif. Le manque total de pro-
sélytisme religieux et philosophique chez les Romains
de cette époque leur faisait regarder le dévouement à
la vérité comme une chimère. Ces débats les en-
nuyaient et leur paraissaient dénués de sens. Ne
voyant pas quel levain dangereux pour l'empire se
'\. Luc, xxiii, 2, 5.
2. Matlh., XXVII, 41; Marc, xv, 2; Luc, xxiii, 3; Jean, xviri, 33.
3. Jean, xviii, 38.
VIE DE JÉSUS. 405
cachait dans les spéculations nouvelles, ils n'avaient
aucune raison d'employer la violence contre elles.
Tout leur mécontentement tombait sur ceux qui
venaient leur demander des supplices pour de vaines
subtilités. Vingt ans plus tard, Gallion suivait encore
la même conduite avec les Juifs ^. Jusqu'à la ruine de
Jérusalem, la règle administrative des Romains fut
de rester complètement indifférents dans ces que-
relles de sectaires entre eux^.
Un expédient se présenta à l'esprit du gouverneur
pour concilier ses propres sentiments avec les exi-
gences du peuple fanatique dont il avait déjà tant de
fois ressenti la pression. Il était d'usage à propos de
la fête de Pâque de délivrer au • peuple un prison-
nier. Pilate, sachant que Jésus n'avait été arrêté que
par suite de la jalousie des prêtres^, essaya de le
faire bénéficier de cette coutume. Il parut de nouveau
sur le bima^ et proposa à la foule de relâcher « le roi
1. ^cL^ XVIII, 14-15.
2. Tacite [Ami.jXY, 44] présente la mort de Jésus comme an?
exécution politique de Ponce Pilale. Mais, à l'époque où écrivai'
Tacite, la politique romaine envers les cliréliens était ehangce; on
les tenait pour coupables de ligue secrète contre l'État. Il était na-
turel que l'historien hitin crût que Pilate, en faisant mourir Jc-
sus, avait obéi à des raisons de sûreté publique. Josèpho est bion
plus exact {AnL, XVIII, m, 3).
3. Marc, xv, 10.
406 ORIGINES DU CHRISTlAISISME.
des Juifs. » La proposition faite en ces termes avait un
certain caractère de largeur en même temps que
d'ironie. Les prêtres en virent le danger. Us agirent
promptement^, et pour combattre la proposition de
Pilate, ils suggérèrent à la foule le nom d'un pri-
sonnier qui jouissait dans Jérusalem d'une grande
popularité. Par un singulier hasard, il s'appelait aussi
Jésus 2 et portait le surnom de Bar-Abba ou Bar-
Rabban^. C'était un personnage fort connu ^; il
avait été arrêté à la suite d'une émeute accompa-
gnée de meurtre^. Une clameur générale s'éleva :
(( Non celui-là; mais Jésus Bar-Rabban. » Pilate
fut obligé de délivrer Jésus Bar-Rabban.
Son embarras augmentait. Il craignait que trop
d'indulgence pour un accusé auquel on donnait le
titre de « roi des Juifs » ne le compromît. Le fana-
tisme, d'ailleurs, amène tous les pouvoirs à trai-
ter avec lui. Pilate se crut obligé de faire quelque
concession ; mais hésitant encore à répandre le
sang pour satisfaire des gens qu'il détestait, il voulut
4. Matth. , XXVII, 20; Marc, xv, 41.
2. Le nom de Jésus a disparu dans la plupart des manuscrite
Cette leçon a néanmoins pour elle de très-fortes autorités.
3. Matth., xxvii, 16.
4. Cf. saint Jérôme, In Matth., xxvii, 16.
5. aïarc, XV, 7; Luc, xxiii, 19. Jean (xviii, 40), qui en fait ua
voleur, paraît ici beaucoup moins dans le vrai que Marc.
VIE DE JÉSUS. 407
tourner la chose en comédie. Affectant de rire du
titre pompeux que l'on donnait à Jésus, il le fit fouet-
ter ^. La flagellation était le préliminaire ordinaire du
trupplice de la croix^. Peut-être Pilate voulut-il laisser
croire que cette condamnation était déjà prononcée,
tout en espérant que le préliminaire suffirait. Alors
eut lieu, selon tous les récits, une scène révoltante.
Des soldats lui mirent sur le dos une casaque rouge,
sur la tête une couronne formée de branches épi-
neuses, et un roseau à la main. On l'amena ainsi
atfublé sur la tribune, en face du peuple. Les soldats
défilaient devant lui, le souffletaient tour à tour, et
disaient en s'agenouillant : « Salut, roi des Juifs ^. »
D'autres, dit-on, -crachaient sur lui et frappaient sa
tête avec le roseau. On comprend difficilement que la
gravité romaine se soit prêtée à des actes si honteux.
Il est vrai que Pilate, en qualité de procurateur, n'avait
guère sous ses ordres que des troupes auxiliaires '^.
Des citoyens romains, comme étaient les légionnaires,
ne fussent pas descendus à de telles indignités.
1. MatUi., XXVII, 26; Marc, xv, 15; Jean, xix, I.
2. Jos., B.J.,n, XIV, 9; V, XI, 4; VII. vi,4; Tite-Live,XXXIlI,
36 ; Quinle-Curce, VII, xi, 28.
3. Matth., XXVII, 27 etsuiv.; Marc, xv, i6 et suiv.; Luc, xs.ni,
41; Jean, xix, 2 et suiv.
4. Voir InscripU roni. de l'Algérie^ n*» 5, Iragm. B,
408 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
Pilate avait -il cru par cette parade mettre sa
responsabilité à couvert? Espérait -il détourner le
coup qui menaçait Jésus en accordant quelque chose
à la haine des Juifs ^, et en substituant au dénoue-
ment tragique une fin grotesque d'où il semblait
résulter que l'affaire ne méritait pas une autre issue ?
Si telle fut sa pensée, elle n'eut aucun succès. Le
tumulte grandissait et devenait une véritable sédi-
tion. Les cris : « Qu'il soit crucifié! qu'il soit cruci-
fié ! » retentissaient de tous côtés. Les prêtres, prenant
un ton de plus en plus exigeant, déclaraient la Loi
en péril, si le séducteur n'était puni de mort^. Pilate
vit clairement que, pour sauver Jésus, il faudrait
réprimer une émeute sanglante. Il essaya cependant
encore de gagner du temps. Il rentra dans le pré-
toire, s'informa de quel pays était Jésus, cherchant
un prétexte pour décliner sa propre compétence '.
Selon une tradition, il aurait même renvoyé Jésus à
Antipas, qui, dit-on, était alors à Jérusalem^. Jésus se
i. Luc, XXIII, 16, 22.
2. Jean, xix, 7.
3. Jean, xix, 9. Cf. Luc, xxiii, 6 et suiv.
4. II est probable que c'est là une première tentative d'« Harmo-
nie des Évangiles.» Luc aura eu sous les yeux un récit oiî la mort
de Jésus était attribuée par erreur à Hérode. Pour ne pas sacrifier
entièrement cette version, il aura mis bout à bout les deux tra-
ditions, d'autant plus qu'il savait peut-être vaguement que Jésus
VIE DE JÉSUS. 40,j
prêta peu à ces efforts bienveillants ; il se renferma,
comme chez Kaïapha, dans un silence digne et grave,
c[ui étonna Pilate. Les cris du dehors devenaient de
plus en plus menaçants. On dénonçait déjà le peu de
zèle du fonctionnaire qui protégeait un ennemi de
César. Les plus grands adversaires de la domination
romaine se trouvèrent transformés en sujets loyaux
de Tibère, pour avoir le droit d'accuser de lèse-
majesté le procurateur trop tolérant. « Il n'y a
21 , disaient-ils, d'auti'e roi que l'empereur ; qui-
conque se fait roi se met en opposition avec l'em-
pereur. Si le gouverneur acquitte cet homme, c'est
qu'il n'aime pas l'empereur. ^ » Le faible Pilate n*y
tint pas ; il lut d'avance le rapport que ses ennemis
enverraient à Rome, et où on l'accuserait d'avoir
soutenu un rival de Tibère. Déjà, dans l'affaire des
écussons votifs^, les Juifs avaient écrit à l'empereur
(comme Jean nous l'apprend) comparut devant trois aulorilés.
Dans beaucoup d'autres cas, Luc semble avoir un sentiment éloi-
gné des faits qui sont propres à la narration de Jean. Du reste, le
troisième évangile renferme, pour l'histoire du crucifiement, une
série d'additions que l'auteur paraît avoir puisées dans un docu-
ment plus récent, et où l'arrangement en vue d'un but d'édi-
fication était sensible.
1. Jean, xix, 12, 15. Cf. Luc, xxiii, 2. Pour apprécier l'exacti-
tude de la couleur de cette scène chez les évangélistes, voyez Phi-
Ion, Leg. ad Caïiun, $ 38.
2. Voir ci-dessus, p. 402.
410 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
et avaient eu raison. Il craignit pour sa place. Par
une condescendance qui devait livrer son nom aux fouets
de l'histoire, il céda, rejetant, dit-on, sur les Juifs
toute la responsabilité de ce qui allait arriver. Ceux-
ci, au dire des chrétiens, l'auraient pleinement
acceptée, en s'écriant : « Que son sang retombe sur
nous et sur nos enfants ^ ! »
Ces mots furent -ils réellement prononcés? On
en peut douter. Mais ils sont l'expression d'une pro-
fonde vérité historique. Vu l'altitude que les Romains
avaient prise en Judée, Pilate ne pouvait guère faire
autre chose que ce qu'il fit. Combien de sentences de
mort dictées par Fintolérance religieuse ont forcé
la main au pouvoir civil! Le roi d'Espagne qui,
pour complaire à un clergé fanatique, livrait au
bûcher des centaines de ses sujets, était plus blâ-
mable que Pilate; car il représentait un pouvoir
plus complet que n'était encore à Jérusalem celui
des Romains. Quand le pouvoir civil se fait persécu-
teur ou tracassier, à la sollicitation du prêtre, il fait
preuve de faiblesse. Mais que le gouvernement qui
à cet égard est sans péché jette à Pilate la première
pierre. Le « bras séculier, » derrière lequel s'abrite la
cruauté cléricale, n'est pas le coupable. Nul n'est
4. Matth., xxvn, 24-25.
VIE DE JÉSUS. 411
admis à dire qu'il a horreur du sang, quand il le fait
verser par ses valets.
Ce ne furent donc ni Tibère ni Pilate qui condam-
nèrent Jésus. Ce fut le vieux parti juif; ce fut la loi
mosaïque. Selon nos idées modernes, il n'y a nulle
transmission de démérite moral du père au fils-
chacun ne doit compte à la justice humaine et à la jus-
tice divine que de ce qu'il a fait. Tout juif, par consé-
quent, qui souffre encore aujourd'hui pour le meurtre
de Jésus a droit de se plaindre ; car peut-être eut-il
été Simon le Cyrénéen; peut-être au moins n'eùt-il
pas été avec ceux qui crièrent : « Crucifiez-le ! » Mais
les nations ont leur responsabilité comme les indivi-
dus. Or si jamais crime fut le crime d'une nation, ce
fut la mort de Jésus. Cette mort fut « légale, » en ce
sens qu'elle eut pour cause première une loi qui était
l'âme même de la nation. La loi mosaïque, dans sa
forme moderne, il est vrai, mais acceptée, prononçait
ia peine de mort contre toute tentative pour changer
1(3 culte établi. Or, Jésus, sans nul doute, attaquait
ce culte et aspirait à le détruire. Les Juifs le dire m
à Pilate avec une franchise simple et vraie : « Nous
avons une Loi, et selon cette Loi il doit mourir; car
il s'est fait Fils de Dieu ^. » La loi était détestable ;
!. Jean, xl\, 7.
412 OKIGINES DU CHRISTIANISME.
mais c'était la loi de la férocité antique, et le héros qui
s'offrait pour l'abroger devait avant tout la subir.
Hélas ! il faudra plus de dix-huit cents ans pour
que le sang qu'il va verser porte ses fruits. En son
nom, durant des siècles, on infligera des tortures
et la mort à des penseurs aussi nobles que lui. Au-
jourd'hui encore, dans des pays qui se disent chré-
tiens, des pénalités sont prononcées pour des délits
religieux. Jésus n'est pas responsable de ces égare-
ments. Il ne pouvait prévoir que tel peuple à
l'imagination égarée le concevrait un jour comme un
affreux Moloch, avide de chair brûlée. Le christia-
nisme a été intolérant; mais l'intolérance n'est pas
un fait essentiellement chrétien. C'est un fait juif,
en ce sens que le judaïsme dressa pour la première
fois la théorie de l'absolu en religion, et posa le
principe que tout novateur, même quand il apporte
des miracles à l'appui de sa doctrine, doit être reçu
à coups de pierres, lapidé par tout le monde, sans
jugement "•. Certes, le monde païen eut aussi ses
violences religieuses. Mais s'il avait eu cette loi-là,
comment fùt-il devenu chrétien? Le Pentateuque a
de la sorte été dans le monde le premier code de la
terreur religieuse. Le judaïsme a donné l'exemple
i. Dealer. j xiii, I et suiv.
VIE DE JÉSUS. 413
d'an dogme immuable, armé du glaive. Si, au lieu
de poursuivre les Juifs d'une haine aveugle, le chris-
tianisme eut aboli le régime qui tua son fondateur,
combien il eût été plus conséquent, combien il eut
ii.icux mérité du eenre humain!
CHAPITRE XXV.
MORT DE JESUS.
Bien que le motif réel de la mort de Jésus fût tout
religieux, ses ennemis avaient réussi, au prétoire, à
le présenter comme coupable de crime d'État; ils
n'eussent pas obtenu du sceptique Pilate une condam-
nation pour cause d'hétérodoxie. Conséquents à cette
idée, les prêtres firent demander pour Jésus, par la
foule, le supplice de la croix. Ce supplice n'était pas
juif d'origine ; si la condamnation de Jésus eût été
purement mosaïque, on lui eut appliqué la lapidation^.
La croix était un supplice romain, réservé pour les
\. Jos., Ant., XX, IX, 1. Le Talmud, qui présente la condam-
nation de Jésus comme toute religieuse, prétend, en effet, quMl
fiil lapidé, ou du moins, qu'après avoir été pendu, il fut lapidé,
comme cela arrivait souvent (Mischna, Sanhédririj vi, 4). Talm.
de Jérusalem, Sanhédrin, xiv, 46; Talm. de Bab., même traité,
43 a, 67 a.
VIE DE JÉStJS. 4i6
esclaves et pour les cas où l'on voulait ajouter à la
mort l'aggravation de l'ignominie. En l'appliquant à
Jésus, on le traitait comme les voleurs de grand che-
min, les brigands, les bandits, ou comme ces ennemis
de bas étage auxquels les Romains n'accordaient pas
les honneurs de la mort par le glaive ^. C'était le chi-
mérique « roi des Juifs, » non le dogmatiste hétéro-
doxe, que l'on punissait. Par suite de la même idée,
l'exécution dut être abandonnée aux Romains. On sait
que, chez les Romains, les soldats, comme ayant pour
métier de tuer, faisaient l'office de bourreaux. Jésus
fut donc livré à une cohorte de troupes auxiliaires ,
et tout l'odieux des supplices introduits par les mœurs
cruelles des nouveaux conquérants se déroula pour
lui. 11 était environ midi 2. On le revêtit de ses habits
qu'on lui avait ôtés pour la parade de la tribune, et
comme la cohorte avait déjà en réserve deux vo-
leurs qu'elle devait exécuter, on réunit les trois con-
damnés, et le cortège se mit en marche pour le lieu
de l'exécution.
Ce lieu était un endroit nommé Golgotha, situé
i. Jos., AnL, XVII, X, 10; XX, vi, 2; D. J., V, xi, 1; Apulée,
Métam., III, 9; Suétone, Galba, ^\ Lampride, Alex. Sev., 23.
2. Jean, xix, 14. D'après Marc, xv, 25, il n'eût guère été que
huit heures du matin, puisque, selon cet évangéliste, Jésus fut cru-
cifié à neuf heures.
416 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
hors de Jérusalem, mais près des murs de la
ville *. Le nom de Golgolha signifie crâne; il corres-
pond, ce semble, à notre mot Chaumont^ et désignait
probablement un tertre dénudé, ayant la forme d'un
crâne chauve. On ne sait pas avec exactitude l'empla-
cement de ce tertre. Il était sûrement au nord ou au
nord-ouest de la ville, dans la haute plaine inégale
qui s'étend entre les murs et les deux vallées de
Cédron et de Hinnom 2, région assez vulgaire, at-
tristée encore par les fâcheux détails du voisinage
d'une grande cité. Il est difficile de placer le Golgo-
lha à l'endroit précis où, depuis Constantin, la chré-
tienté tout entière l'a vénéré ^. Cet endroit est trop
engagé dans l'intérieur de la ville, et on est porté à
croire qu'à l'époque de Jésus il était compris dans
l'enceinte des murs ^.
1. Matth., XXVII, 33; Marc, xv, 22; Jean, xix, 20; Episl. ad
Hebr.j xiii, 12.
2. Golgolha^ en effet, semble n'être pas sans rapport avec la
colline de Gareb et la localité de Goaf/i^ mentionnées dans Jérémie,
XXXI, 39. Or, ces deux endroits paraissent avoir été au nord-ouest
de la ville. J'inclinerais à placer le lieu où Jésus fut crucifié
près de l'angle extrême que fait le mur actuel vers l'ouest, ou bien
sur les buttes qui dominent la vallée de Hinnom, au-dessus de
Birket'Mamilla.
3. Les preuves par lesquelles on a essayé d'établir que le Saint
Sépulcre a été déplacé depuis Constantin manquent de solidité.
4. M. de Vogué a découvert à 76 mètres à l'est de l'empla-
VIE DE JÉSUS. 417
Le condamné à la croix devait porter lui-même
cernent traditionnel du Calvaire, un pan de mur judaïque analogue
il celui d^Hébron , qui, s'il appartient à l'enceinte du temps de
Jésus, laisserait ledit emplacement traditionnel en dehors de la
ville. L'existence d'un caveau sépulcral (celui qu'on appelle «Tom-
beau de Joseph d'Arimathie») sous le mur de la coupole du Saint-
Sépulcre porterait aussi à supposer que cet endroit était hors des
murs. Deux considérations historiques, dont l'une est assez forte,
peuvent d'ailleurs être invoquées en faveur de la tradition. La pre-
mière, c'est qu'il serait singulier que ceux qui cherchèrent à fixer
sous Constantin la topographie évangélique, ne se fussent pas
arrêtés devant l'objection qui résulte de Jean,, xix, 20, et de
Hébr., XIII, 12. Comment, libres dans leur choix, se fussent-ils
exposés de gaîté de cœur à une si grave difficulté? La seconde
considération, c'est qu'on pouvait avoir, pour se guider, du temps
de Constantin, les restes d'un édifice, le temple de Vénus sur le
Golgotha, élevé par Adrien. On est donc par moments porté à
croire que l'œuvre des topographes dévots du temps de Constan-
tin eut quelque chose de sérieux, qu'ils cherchèrent des indices
et que, bien qu'ils ne se refusassent pas certaines fraudes pieuses,
ils se guidèrent par des analogies. S'ils n'eussent suivi qu'un
vain caprice^ ils eussent placé le Golgotha à un endroit plus ap-
parent, au sommet de quelqu'un des mamelons voisins de Jérusa-
lem, pour suivre l'imagination chrétienne, qui de très-bonne heure
voulut que la mort du Christ eût eu lieu sur une montagne. Mais
la difficulté des enceintes est très-grave. Ajoutons que l'érection
du temple de Vénus sur le Golgotha prouve peu de chose. Eusèbe
{ Vita Const., III, 26] , Socrate (H. E.,IJT), Sozomène {//. E., 11,1),
S. Ur6me'{Epist. xlix, ad Paulin.) , disent bien qu'il y avait un sanc-
tuaire devenus sur l'emplacement qu'ils croient être celui du saint
tombeau; mais il n'est pas sûr : \° qu'Adrien l'ait élevé; 2° qu'il
l'ait élevé sur un endroit qui s'appelait de son temps «Golgotha; »
3" qu'il ait eu l' i ntention de l'élever à la place où Jésus souffrit la morU
27
418 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
l'instrument de son supplice ^. Mais Jésus, plus faible
de corps que ses deux compagnons, ne put porter la
sienne. L'escouade rencontra un certain Simon de
Gyrène, qui revenait de la campagne, et les soldats,
avec les brusques procédés des garnisons étran-
gères, le forcèrent de porter l'arbre fatal. Peut-être
usaient-ils en cela d'un droit de corvée reconnu, les
Romains ne pouvant se charger eux-mêmes du bois
infâme. Il semble que Simon fut plus tard de la com-
munauté chrétienne. Ses deux fils, Alexandre et Ru-
fus 2, y étaient fort connus. Il raconta peut-être plus
d'une circonstance dont il avait été témoin. Aucun dis-
ciple n'était à ce moment auprès de Jésus ^.
On arriva enfin à la place des exécutions. Selon
l'usage juif, on offrit à boire aux patients un vin forte-
ment aromatisé, boisson enivrante, que par un sen-
timent de pitié on donnait au condamné pour l'étour-
dir ^. Il paraît que souvent les dames de Jérusalem
apportaient elles-mêmes aux infortunés qu'on menait
1. Plutarqiie, De sera nu?n. vind.^ 19; Artémidore, Onirn-
crû., II, 56.
2. Marc, xv, 21 .
3. La circonstance Luc, xxiii, 27-31 est de celles où l'on sent
le travail d'une imagination pieuse et attendrie. Les paroles qu'on
y prête à Jésus n'ont pu être écrites qu'après le siège de Jéru-
salem.
4. Talm. deBab., Sanhédrin, foî. 43 a. Comp. Prov., xxi, 6.
VIE DE JÉSUS. 419
au supplice ce vin de la dernière heure; quand
aucune d'elles ne se présentait, on l'achetait sur les
fonds de la caisse publique^. Jésus, après avoir
effleuré le vase du bout des lèvres, refusa de boire 2.
Ce triste soulagement des condamnés vulgaires n'al-
lait pas à sa haute nature. 11 préféra quitter la vie
dans la parfaite clarté de son esprit, et attendre avec
une pleine conscience la mort qu'il avait voulue et ap-
pelée. On le dépouilla alors de ses vêtements ^, et
on l'attacha à la croix. La croix se composait do
deux poutres liées en forme de T ^. Elle était peu
élevée, si bien que les pieds du condamné touchaient
presque à terre. On commençait par la dresser-''; puis
on y attachait le patient, en lui enfonçant des clous
dans les mains; les pieds étaient souvent cloués,
quelquefois seulement liés avec des cordes^. Un bil-
■1. Talm. de Bab., Sanhédriài, 1. c,
2. Marc, xv, 23. Matth., xxvii, 34, fausse ce détail, pour obte-
nir une allusion messianique au Ps. lxix, 22.
3. Matth., XXVII, 35; Marc, xv, 24; Jean, xix, 23. Cf. Arlémi-
(lore, Onirocr.j, II, 53.
4. Lucien, Jud. voc._, 12. Comparez le crucifix grotesque tracé
; Rome sur un mur du mont Palatin. Civillà caltolica, fasc.
s Lxi, p. 529 et suiv.
o. Jos., B. J., VII, VI, 4; Cic, /m Terr.^V, GG; Xénopli.Ephes.,
Ephesiaca, IV, 2.
6. Luc, XXIV, 39 ; Jean, xx, 25-27 ; Piaule, Mostellaria, II, i,
420 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
lot de bois, sorte d'antenne, était attaché au fût de
la croix, vers le milieu, et passait entre les jambes
du condamné, qui s'appuyait dessus^. Sans cela les
mains se fussent déchirées el le corps se fut affaisse.
D'autres fois, une tablette horizontale était fixée à la
hauteur des pieds et les soutenait 2.
Jésus savoura ces horreurs dans toute leur atro-
cité. Une soif brûlante, l'une des to;tures du cru-
cifiement ^, le dévorait. Il demanda à boire. Il y
avait près de là un vase plein de la boisson ordinaire
des soldats romains, mélange de vinaigre et d'eau,
appelé posca. Les soldats devaient porter avec eux
leur posca dans toutes les expéditions^, au nombre
desquelles une exécution était comptée. Un soldat
trempa une éponge dans ce breuvage, la mit au bout
d'un roseau, et la porta aux lèvres de Jésus, qui la
suça 5. Les deux voleurs étaient crucifiés à ses côtés.
Les exécuteurs, auxquels on abandonnait d'ordinaire
13; Lucain, Phares. j\l, 543 et suiv., 547; Justin, Dial. cuni
Tryph., 97; Tertullien, Adv. Marcionem, III, 49.
■ 4. Irénée, Adv. hœr., ïï, 24; Justin, Dial. cum Tryphone, 91.
2. Voir le grajjito précité.
3. Voir le texte arabe publié par Kosegarten, Chrest. arab.,^. 64.
4. Spartien,.VÏe d'Adrien, iO;Vulcalius Gallicanus, Vied'Axn-
dius Cassius, 5.
o. ?ilatth., XXVII, 48; Marc, xv, 36; Luc, xxiii, 36; Jean, xix,
28-30.
VIE DE JESUS. 421
les menues dépouilles [pannicularia) des suppli-
ciés^, tirèrent au sort ses vêtements, et, assis au pied
de la croix, le gardaient 2. Selon une tradition, Jésus
aurait prononcé cette parole, qui fut dans son cœur,
sinon sur ses lèvres : « Père, pardonne-leur ; ils ne
savent ce qu'ils font ^. »
Un écriteau, suivant la coutume romaine, était
attaché au haut de la croix, portant en trois langues,
en hébreu, en grec et en lalin : le roi des juifs. Il y
avait dans cette rédaction quelque chose de pénible et
d'injurieux pour la nation. Les nombreux passants
qui la lurent en furent blessés. Les prêtres firent
observer à Pilate qu'il eût fallu adopter une rédaction
qui impliquât seulement que Jésus s'était dit roi des
Juifs. Mais Pilate, déjà impatienté de cette affaire,
refusa de rien changer à ce qui était écrit ^.
Ses disciples avaient fui. Jean néanmoins déclare
1. Dig., XLVII, xXyDe bonis damnât. jQ. Adrien limita cet usage,
2. Matth., XXVII, 36. Cf. Pétrone, Satyr., cxi, cxii.
3. Luc, xxiii, 34. En général les dernières paroles prêtées l
Jésus, surtout telles que Luc les rapporte, prêtent au doute. L'in-
tention d édifier ou de montrer l'accomplissement des prophéties
s'y fait sentir. Dans ces cas d'ailleurs, chacun entend à sa guise.
Les dernières paroles des condamnés célèbres sont toujours re-
cueillies de deux ou trois façons complètement différentes par les
témoins le.- plus rapprochés.
4. Jean, xïx, 19-22.
422 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
avoir été présent et être resté constamment debout
au pied de la croix ^, On peut affirmer avec plus
de certitude que les fidèles amies de Galilée, qui
avaient suivi Jésus à Jérusalem, et continuaient à le
servir, ne l'abandonnèrent pas. Marie Gléophas, Marie
de Magdala, Jeanne, femme de Khouza, Salomé,
d'autres encore, se tenaient à une certaine distance ^
et ne le quittaient pas des yeux ^ S'il fallait en croire
Jean^, Marie, mère de Jésus, eût été aussi au pied de la
croix, et Jésus , voyant réunis sa mère et son disciple
chéri, eût dit à l'un : « Voilà ta mère, » à l'autre :
« Voilà ton fils. » Mais on ne comprendrait pas com-
ment les évangélistes synoptiques, qui nomment les
1. Jean, xix, 25 et suiv.
2. Les synoptiques sont d'accord pour placer le groupe fidèle
« loin » de la croix. Jean dit : « à côté, » dominé par le désir
qu'il a de s'être approché très-près de la croix de Jésus.
3. Matth., XXVII, 55-56; Marc, xv, 40-41; Luc, xxiii, 49, 55;
XXIV, 10; Jean, xix, 25. Cf. Luc, xxiii, 27-31.
4. Jean, xix, 25 et suiv. Luc, toujours intermédiaire entre les
deux premiers synoptiques et Jean, place aussi, mais à distance,
« tous ses amis. » (xxiii, 49.) L'expression ^vwaTct peut, il
est vrai, convenir aux « parents. » Luc cependant (ii, 44) dis-
lingue les ^vwcTct des au-v-^Evsî;. Ajouions que les meilleurs manu-
scrits portent oî «yvoiOTct aùrô), et non et ptoaroi aÙTcû. Dans les
Actes (i, 14), Marie, mère de Jésus, est mise aussi en compagnie
des femmes galiléonnes; ailleurs [Évang.j, ii, 35), Luc lui prédit
qu'un glaive do douleur lui percera le cœur. Mais on s'explique
d'autant moins qu'il l'omette à la croix.
VIE DE JESUS. 423
autres femmes, eussent omis celle dont k présence
était un trait si frappant. Peut-être même la hauteur
extrême du caractère de Jésus ne rend-elle pas un
tel attendrissement personnel vraisemblable, au mo^
ment où, uniquement préoccupé de son œuvre, il
n'existait plus que pour l'humanité*.
A part ce petit groupe de femmes, qui de loin con-
solaient ses regards, Jésus n'avait devant lui que
le spectacle de la bassesse humaine ou de sa stupi-
dité. Les passants l'insultaient. Il entendait autour
de lui de sottes railleries et ses cris suprêmes de dou-
leur tournés en odieux jeux de mots : « Ah! le voilà,
disait-on, celui qui s'est appelé Fils de Dieu ! Que son
père, s'il veut, vienne maintenant le délivrer ! — Il a
sauvé les autres, murmurait-on encore, et il ne peut
se sauver lui-même. S'il est roi d'Israël, qu'il descende:
de la croix, et nous croyons en lui ! — Eh bien ! disait
1 . C'est là, selon moi, un de ces traits où se trahissent la person-
nalité de Jean et le désir qu'il a de se donner de l'importance. Jean,
après la mort de Jésus, parait en effet avoir recueilli la mère iie
son maître, et l'avoir comme adoptée (Jean, xix,- 27). La grande
^•onsidéralion dont jouit Marie dans l'église naissante le porta sans
doute à prétendre que Jésus, dont il voulait se donner pour le
disciple favori, lui avait recommandé en mourant ce qu'il avait de
plus cher. La présence auprès de lui de ce précieux dépôt lui as-
surait sur les autres apôtres une sorte de préséance, et donnait à
sa doctrine une haute autorité.
424 ORIGIiNES DU CHUISTIAISISME.
un troisième, loi qui détruis le temple de Dieu, et le
rebâtis en trois jours, sauve-toi, voyons^! » — Quel-
ques-uns, vaguement au courant de ses idées apoca-
lyptiques, crurent l'entendre appeler Élie, et dirent :
«Voyons si Élie viendra le délivrer.» Il paraît que les
deux voleurs crucifiés à ses côtés l'insultaient aussi 2.
Le ciel était sombre ^ ; la terre, comme dans tous les
environs de Jérusalem, sèche et morne. Un mo-
ment, selon certains récits, le cœur lui défaillit;
un nuage lui cacha la face de son Père ; il eut une
agonie de désespoir, plus cuisante mille fois que
tous les tourments. Il ne vit que l'ingratitude des
hommes; il se repentit peut-être de souffrir pour
une race vile, et il s'écria : « Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m'as -tu abandonné? » Mais son
instinct divin l'emporta encore. A mesure que la
vie du corps s'éteignait, son âme se rassérénait et
revenait peu à peu à sa céleste origine. Il retrouva le
sentiment de sa mission; il vit dans sa mort le salut
du monde; il perdit de vue le spectacle hideux qui
se déroulait à ses pieds, et, profondément uni à son
Père, il commença sur le gibet la vie divine qu'il
4. Matth., XXVII, 40 et suiv.; Marc, xv, 29 et suiv.
2. Matth., XXVII, 44; Marc, xv, 32. Luc, suivant son goût pour
la conversion des pécheurs, a ici modifié la tradition.
3. Matth., XXVII, 45; Marc, xv, 33; Luc, xxiii, 44.
VIE DE JESUS. 425
allait mener dans le cœur de l'humanité pour des
siècles infinis.
L'atrocité particulière du supplice de la croix était
qu'on pouvait vivre trois et quatre jours dans cet hor-
rible état sur l'escabeau de douleur^. L'hémorrhagie
des mains s'arrêtait vite et n'était pas mortelle. La
vraie cause de la mort était la position contre nature
du corps, laquelle entraînait un trouble affreux dans
la circulation, de terribles maux de tête et de cœur, et
enfin la rigidité des membres. Les crucifiés de forte
complexion ne mouraient que de faim 2. L'idée mère
de ce cruel supplice n'était pas de tuer directement le
condamné par des lésions déterminées, mais d'exposer
l'esclave, cloué par les mains dont il n'avait pas su faire
bon usage, et de le laisser pourrir sur le bois. L'or-
ganisation délicate de Jésus le préserva de cette lente
agonie. Tout porte à croire que la rupture instantanée
d'un vaisseau au cœur amena pour lui, au bout de
trois heures, une mort subite. Quelques moments
avant de rendre l'âme, il avait encore la voix forte ^.
Tout à coup, il poussa un cri terrible^, où les uns
i. Pétrone, Sat.^ cxi et suiv.; Origène, In Matth. Comment,
séries j 140; texte arabe publié dans Kosegarten, op. cit., p. 63
et suiv.
2. Eusèbe, Hist. eccL, VIII, 8.
3. Matth., XXVII, 46; Marc, xv, 34.
4. Matlh., XXVII, 50; Marc, xv, 37; Luc, xxiii, 46; Jean, xix, 30.
426 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
entendirent : « 0 Père, je remets mon esprit entre
tes mains! » et que les autres, plus préoccupés de
l'accomplissement des prophéties, rendirent par ces
mots : « Tout est consommé ! » Sa tête s'inclina sur
sa poitrine, et il expira.
Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur.
Ton œuvre est achevée; ta divinité est fondée. Ne
crains plus de voir crouler par une faute l'édifice de
tes efforts. Désormais hors des atteintes de la fragi-
lité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux
conséquences infinies de tes actes. Au prix de quelques
heures de souffrance, qui n'ont pas même atteint ta
grande âme, tu as acheté la plus complète immorta-
lité. Pour des milliers d'années, le monde va relever
de toi! Drapeau de nos contradictions, tu seras le
signe autour duquel se livrera la plus ardente ba-
taille. Mille fois plus vivant, mille fois plus aimé de-
puis ta mort que durant les jours de ton passage ici-
bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de
l'humanité qu'arracher ton nom de ce monde serait
l'ébranler jusqu'aux fondemenis. Entre toi et Dieu,
on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur de la
mort, prends possession de ton royaume, où te sui-
vront, par la voie royale que tu as tracée, des siècles
d'adorateurs.
CHAPITRE XXVI.
JESL'S AC TOMBEAU.
Il était environ trois heures de l'après-midi, selo
notre manière de compter^, quand Jésus expira
Une loi juive ^ défendait de laisser un cadavre sus
pendu au gibet au delà de la soirée du jour de l'exé
cution. Il n'est pas probable que, dans les exécutions
faites par les llomains, cette prescription fût observée.
Mais comme le lendemain était le sabbat, et un sabbat
d'une solennité particulière, les Juifs exprimèrent à
l'autorité romaine ^ le désir que ce saint jour ne fût
h. Matth., xxvii, 46; Marc, xv, 37; Luc, xxin, 44. Comp. Jean,
XIX, 14.
2. Deutéron., xxi, 22-23; Josué, v^iii, 29; x, 26 et suiv. Cf.
Jos., B. J., IV, V, 2; Mischna, Sanhédrin, vi, 5.
3. Jean dit : « à Pilate» ; mais cela ne se peut, car Marc (xv,
44-43) veut que le soir Pilate ignorât encore la mort de Jésus.
428 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
pas souillé par un tel spectacle^. On acquiesça à
leur demande; des ordres furent donnés pour qu'on
hâtât la mort des trois condamnés, et qu'on les déta-
chât de la croix. Les soldats exécutèrent cette consigne
en appliquant aux deux voleurs un second supplice,
bien plus prompt que celui de la croix, le crurifra-
gium^ brisement des jambes ^, supplice ordinaire des
esclaves et des prisonniers de guerre. Quant à Jésus,
ils le trouvèrent mort, et ne jugèrent pas à propos de
lui casser les jambes. Un d'entre eux, seulement, pour
enlever toute incertitude sur le décès réel de ce troi-
sième crucifié, et l'achever s'il lui restait quelque
souffle, lui perça le côté d'un coup de lance. On crut
voir CDuler du sang et de l'eau, ce qu'on regarda
comme un signe de la cessation de vie.
Jean, qui prétend l'avoir vu^, insiste beaucoup
sur ce détail. Il est évident en effet que des doutes
s'élevèrent sur la réalité de la mort de Jésus. Quel-
ques heures de suspension à la croix paraissaient
aux personnes habituées à voir des crucifiements
4. Comparez Philon, In Flaccum^ § iO.
2. Il n'y a pas d'autre exemple du crurifragium appliqué
à la suite du crucifiement. Mais souvent, pour abréger les tortures
du patient, on lui donnait un coup de grâce. Voir le passage
d'Ibn-Hischâm, traduit dans la Zeilschrift fur die Kunde des
Morgenlandes, I, p. 99-100.
3. Jean, xix, 31-35.
VIE DE JÉSUS. 429
tout à fait insuffisantes pour amener un tel résultat.
On citait beaucoup de cas de crucifiés qui , détachés
à temps, avaient été rappelés à la vie par des cures
énergiques^. Origène plus tard se crut obligé d'in-
voquer le miracle pour expliquer une fin si prompte^.
Le même étonnement se retrouve dans le récit de
Marc ^. A vrai dire, la meilleure garantie que possède
l'historien sur un point de cette nature, c'est la haifle
soupçonneuse des ennemis de Jésus. Il est douteux
que les Juifs fussent dès lors préoccupés de la crainte
que Jésus ne passât pour ressuscité ; mais en tout cas
ils devaient veiller à ce qu'il fût bien mort. Quelle
qu'ait pu être à certaines époques la négligence des
anciens en tout ce qui était constatation légale et
conduite stricte des affaires, on ne peut croire que
les intéressés n'aient pas pris à cet égard quelques
précautions 4.
Selon la coutume romaine, le cadavre de Jésus au-
rait du rester suspendu pour devenir la proie des
L Hérodote, VU, 194; Jos., Vita, 75.
2. Fn Matth. Comment, séries, 1 40.
3. !^^arc, XV, 44-45.
4. Les besoins de l'argumentation chrétienne portèrent plus tard
à exagérer ces précautions, surtout quand les Juifs eurent adopté
pour système de soutenir que le corps de Jésus avait été volé.
Matth., xxvii, C2 et suiv.; xxviii, 1 1-15.
430 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
oiseaux^. Selon la loi juive, enlevé le soir, il eût
été déposé dans le lieu infâme destiné à la sépul-
ture des suppliciés ^, Si Jésus n'avait eu pour dis-
ciples que ses pauvres Galiléens, timides et sans
crédit, la chose se serait passée de cette seconde
manière. Mais nous avons vu que, malgré son peu
de succès à Jérusalem, Jésus avait gagné la sym-
pathie de quelques personnes considérables , qui
attendaient le royaume de Dieu, et qui, sans s'a-
vouer ses disciples , avaient pour lui un profond
attachement. Une de ces personnes, Joseph de la pe-
tite ville d'Arimathie (Ha-ramathaïm^) , alla le soir
demander le corps au procurateur ^. Joseph était un
homme riche et honorable, membre du sanhédrin.
La loi romame , à cette époque , ordonnait d'ail-
leurs de délivrer le cadavre du supplicié à qui le
réclamait^. Pilate, qui ignorait la circonstance du
crurifragium , s'étonna que Jésus fut sitôt mort, et fit
\. Horace, EpUres, I, xvi, 48; Ju vénal, xiv, 77; Lucain, Vf, 544;
Piaule, Miles glor., II, iv, 19; Artémidore, Onir., II, 53; Pline,
XXXVI, 24 ; Plularque, Vie de Cléomène, 39 ; Pétrone, Sat., cxi-
CMI.
2. Misclina, Sanhédrin, vi, 5.
3. Probablement identique à l'antique Rama de Samuel, clans
tribu d'Ephraïm.
4. Malth., XXVII, 57 et suiv.; Marc, xv, 42 et suiv.; Luc, xxiii,
50 et suiv.; Jean, xix, 38 et suiv.
5. Digeste, XLVIII, xxiv, De cadaveribus punitorum.
VIE DE JÉSUS. 431
venir le centurion qui avait commandé l'exécution,
pour savoir ce qu'il en était. Après avoir reçu les assu-
rances du centurion, Piiate accorda à Joseph l'objet
de sa demande. Le corps, probablement, était déjà
descendu de la croix. On le livra à Joseph pour en
faire selon son plaisir.
Un autre ami secret, Nicodème*, que déjà nous
avons vu plus d'une fois employer son influence en
faveur de Jésus, se retrouva à ce moment. 11 arriva
portant une ample provision des substances néces-
saires à l'embaumement. Joseph et Nicodème ense-
velirent Jésus selon la coutume juive, c'est-à-dire en
l'enveloppant dans un linceul avec de la myrrhe et
de l'aloès. Les femmes galiléennes étaient présentes 2,
et sans doute accompagnaient la scène de cris aigus
et de pleurs.
11 était tard, et tout cela se fit fort à la hâte. On n'a-
vait pas encore choisi le lieu où on déposerait le corps
d'une manière définitive. Ce transport d'ailleurs eût pu
se prolonger jusqu'à une heure avancée et entraîner une
violation du sabbat; or les disciples observaient encore
avec conscience les prescriptions de la loi juive.. On
se décida donc pour une sépulture provisoire^. 11
^. Jean, xix, 39 et suiv.
2. Matth., XXVII, 61; Marc, xv, 47; Luc, xxiii, 53.
.}. Jean, xix, 41-42.
432 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
y avait près de là, dans un jardin, un tombeau ré-
cemment creusé dans le roc et qui n'avait jamais
servi. Il appartenait probablement à quelque affilié^.
Les grottes funéraires, quand elles étaient desti-
nées à un seul cadavre, se composaient d'une petite
chambre, au fond de laquelle la place du corps était
marquée par une auge ou couchette évidée dans la
paroi et surmontée d'un arceau 2. Gomme ces grottes
étaient creusées dans le flanc de rochers inclinés, on y
entrait de plain-pied; la porte était fermée par une
pierre très-difficile à manier. On déposa Jésus dans
le caveau ; on roula la pierre à la porte, et l'on se
promit de revenir pour lui donner une sépulture
plus complète. Mais le lendemain étant un sabbat
4. Une tradition (Matth., xxvii, 60) désigne comme proprié-
taire du caveau Joseph d'Arimathie lui-même.
2. Le caveau qui, à l'époque de Constantin, fut considéré
comme le tombeau du Christ, offrait cette forme, ainsi qu'on peut
le conclure de la description d'Arculfe (dans Mabillon, Acta SS,
Oi cl. S. Bened.j, sect. III, pars II, p. 504) et des vagues traditions
qi:i restent à Jérusalem dans le clergé grec sur l'état du rocher
actuellement dissimulé par l'édicule du Saint-Sépulcre. Mais les
i: dices sur lesquels on se fonda sous Constantin pour identifier
ce tombeau avec celui du Christ furent faibles ou nuls (voir
surtout Sozomène, H. E., Il, 1). Lors même qu'on admettrait la
position du Golgotha comme à peu près exacte, le Saint-Sépulcre
n'aurait encore aucun caractère bien sérieux d'authenticité. En
tout cns, l'aspect des lieux a été totalement modifié.
VIE DE JÉSUS. 433
solennel, le travail fut remis au surlendemain*.
Les femmes se retirèrent après avoir soigneuse-
ment remarqué comment le corps était posé. Elles
employèrent les heures de la soirée qui leur restaient
à faire de nouveaux préparatifs pour l'embaumement.
Le samedi, tout le monde se reposa 2.
Le dimanche matin, les femmes, Marie de Magdala
la première, vinrent de très-bonne heure au tombeau^.
La pierre était déplacée de l'ouverture, et le corps
n'était plus à l'endroit où on l'avait mis. En même
temps, les bruits les plus étranges se répandirent
dans la communauté chrétienne. Le cri : « Il est res-
suscité 1 )) courut parmi les disciples comme un éclair.
L'amour lui fit trouver partout une créance facile.
Que s'était-il passé? C'est en traitant de l'histoire
des apôtres que nous aurons à examiner ce point et
h rechercher l'origine des légendes relatives à la
résurrection. La vie de Jésus, pour l'historien, finit
avec son dernier soupir. Mais telle était la trace qu'il
avait laissée dans le cœur de ses disciples et de quel-
ques amies dévouées que, durant des semaines en-
core, il fut pour eux vivant et consolateur. Son corps
1. Luc, xxiiî, 56.
2. Luc, XXIII, 54-56.
3. Matthieu, xxviii, 1; Marc, xvi, I; Luc, xxiv, i; Jean,
XX, 4.
28
434 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
avait-il été enlevé *, ou bien l'enthousiasme, toujours
crédule, fit-il éclore après coup l'ensemble de récits
par lesquels on chercha à établir la foi à la résurrec-
tion? C'est ce que. faute de documents contradictoires,
nous ignorerons à jamais. Disons cependant que la
forte imagination de Marie de Magdala ^ joua dans
cette circonstance un rôle capital ^. Pouvoir divin de
l'amour ! moments sacrés où la passion d'une hal-
lucinée donne au monde un Dieu ressuscité!
4. VoirMatth., xxviii, 15; Jean, xx, 2.
2. Elle avait été possédée de sept démons (Marc, xvi, 9; Luc,
VIII, 2).
3. Gela est sensible surtout dans les versets 9 et suivants du
chapitre xvi de Marc. Ges versets forment une conclusion du se-
cond évangile, différente de la conclusion xvi, i-8, après laquelle
s^arrètent beaucoup de manuscrits. Dans le quatrième évangile
(xx, 1-2, 11 et suiv., 18], Marie de Magdala est aussi le seul té-
moin primitif de la résurrection.
CHAPITRE XXVIL
SORT DES ENNEMIS DE JÉSDS,
Selon le calcul que nous adoptons , la mort de
Jésus tomba l'an 33 de notre ère^. Elle ne peut en
tout cas être ni antérieure à l'an 29, la prédication
de Jean et de Jésus ayant commencé l'an 28^, ni
postérieure à l'an 35, puisque l'an 36, et, ce semble,
avant Pâque, Pilate et Kaïapha perdirent l'un et
l'autre leurs fonctions ^. La mort de Jésus paraît du
reste avoir été tout à fait étrangère à ces deux des-
titutions ^. Dans sa retraite, Pilate ne songea pro-
1 . L'an 33 répond bien à une des données du problème, savoir
que le 14 de nisan ait été un vendredi. Si on rejette l'an 33, pour
trouver une année qui remplisse ladite condition, il faut au moins
remonter à l'an 29 ou descendre à l'an 36.
2. Luc, III, 4.
3. Jos., Ant., XVIII, IV, 2 et 3.
4. L'assertion contraire de Tertullien et d'Eusèbe découle d'un
436 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
bablement pas un moment à l'épisode oublié qui
devait transmettre sa triste renommée à la pos-
térité la plus lointaine. Quant à Raïapha, il eut
pour successeur Jonathan, son beau-frère, fils de
ce même Hanan qui avait joué dans le procès
de Jésus le rôle principal. La famille sadducéenne
de Hanan garda encore longtemps le pontificat,
et, plus puissante que jamais, ne cessa de faire
aux disciples et à la famille de Jésus la guerre
acharnée qu'elle avait commencée contre le fon-
dateur. Le christianisme, qui lui dut l'acte défini-
tif de sa fondation , lui dut aussi ses premiers
martyrs. Hanan passa pour un des hommes les plus
heureux de son siècle^. Le vrai coupable de la mort
de Jésus finit sa vie au comble des honneurs et de la
considération, sans avoir douté un instant qu'il eût
rendu un grand service à la nation. Ses fils conti-
nuèrent de régner autour du temple, à grand'peine
réprimés par les procurateurs ^ et bien des fois se
passant de leur consentement pour satisfaire leurs
instincts violents et hautains.
apocryphe sans valeur (V. Thilo, Cod. aj/ocr , ;V. T., p. 813 et
?uiv.). Le suic.id(3 de Pilate (Eusèbo, //. /:., Il, 7; Citron, ad
ann. 1 Caii) paraît aussi provenir d'actes légendaires.
\. Jos., Ant.j XX, IX, 1,
2. Jos., i. c.
VIE DE JÉSUS. 437
Antipas et Hérodiade disparurent aussi bientôt de
la scène politique. Hérode Agrippa ayant été élevé
cà la dignité de roi par Caligula, la jalouse Hérodiade
jura, elle aussi, d'être reine. Sans cesse pressé par
cette femme ambitieuse, qui le traitait de lâche parce
qu'il souffrait un supérieur dans sa famille, Antipas
surmonta son indolence naturelle et se rendit à Rome,
afin de solliciter le titre que venait d'obtenir son ne-
veu (39 de notre ère). Mais l'affaire tourna au plus
mal. Desservi par Hérode Agrippa auprès de l'em-
pereur, Antipas fut destitué, et traîna le reste de
sa vie d'exil en exil, à Lyon, en Espagne. Héro-
diade le suivit dans ses disgrâces ^. Cent ans au
moins devaient encore s'écouler avant que le nom
de leur obscur sujet, devenu' dieu, revînt dans ces
contrées éloignées rappeler sur leurs tombeaux le
meurtre de Jean-Baptiste.
Quant au malheureux Juda de Kerioth, des légendes
terribles coururent sur sa mort. On prétendit que du
prix de sa perfidie il avait acheté un champ aux en-
virons de Jérusalem. Il y avait justement, au sud du
mont Sion, un endroit nommé Hakeldama (le champ
du sang) 2. On supposa que c'était la propriété ac-
\h. Jos., Anl., XVIII, VII, \, 2; B. J., IL ix, 6.
2. S. Jérôme, De. situ et nom. loc. hebr., au mot Acheldama.
Eusèbe [ibid.) dit au nord. Mais les Itinéraires confirment la leçon
438 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
quise par le traître^. Selon une tradition, il se tua*.
Selon une autre, il fit dans son champ une chute, par
suite de laquelle ses entrailles se répandirent à terre ^.
Selon d'autres, il mourut d'une sorte d'hydropisie, ac-
compagnée de circonstances repoussantes que l'on prit
pour un châtiment du ciel ^. Le désir de montrer dans
Judas l'accomplissement des menaces que le Psalmiste
prononce contre l'ami perfide ^ a pu donner lieu à ces
légendes. Peut-être, retiré dans son champ de Ha-
keldama. Judas mena-t-il une vie douce et obscure,
pendant que ses anciens amis conquéraient le monde
et y semaient le bruit de son infamie. Peut-être aussi
l'épouvantable haine qui pesait sur sa tête aboutit-
elle à des actes violents, où l'on vit le doigt du
ciel.
de S. Jérôme. La tradition qui nomme Haceldama la nécropole
située au bas de la vallée de Hinnom remonte au moins à l'époque
de Constantin.
1. Act., I, 18-19. Matthieu, ou plutôt son interpolateur, a ici
donné un tour moins satisfaisant à la tradition, afin d'y rattacher
la circonstance d'un cimetière pour les étrangers, qui se trouvait
près de là.
2. Matth., xxvii, 5.
3. Act., 1. c; Papias, dans CEcumenius, £w«rr. in Act. Apost,
II, et dans Fr. Mîinter, Fragm. Patrum grœc. { Hafniae, 1788 ),
îasc. I, p. 17 et suiv. ; Théophylacte, In Matth., xxvii, 5.
4. Papias, dans Miinter, /. c; Théophylacte, /. c.
6. Psaumes lxix et cix.
VIE DE JÉSUS. 439
Le temps des grandes vengeances chrétiennes était,
du reste, bien éloigné. La secte nouvelle ne fut pour
rien dans la catastrophe que le judaïsme allait bien-
tôt subir. La synagogue ne comprit que beaucoup
plus tard à quoi Ton s'expose en appliquant des lois
d'intolérance. L'empire était certes plus loin encore
de soupçonner que son futur destructeur était né.
Pendant près de trois cents ans, il suivra sa voie sans
se douter qu'à côté de lui croissent des principes des-
tinés à faire subir au monde une complète transforma-
tion. A la fois théocratique et démocratique, l'idée
jetée par Jésus dans le monde fut, avec l'invasion des
Germains, la cause de dissolution la plus active pour
l'œuvre des Césars. D'une part, le droit de tous les
hommes à participer au royaume de Dieu était pro-
clamé. De l'autre, la religion était désormais en prin-
cipe séparée de l'État. Les droits de la conscience,
soustraits à la loi politique, arrivent à constituer un
pouvoir nouveau, le a pouvoir spirituel. » Ce pouvoir
a menti plus d'une fois à son origine; durant des
siècles, les évêques ont été des princes et le pape a été
un roi. L'empire préfendu des âmes s'est montré à
diverses reprises comme une affreuse tyrannie, em-
ployant pour se maintenir la torture et lebiJcher.Mais
le jour viendra où la séparation portera ses fruits, où
le domaine des choses de l'esprit cessera de s'appeler
440 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
un « pouvoir » pour s'appeler une « liberté. » Sorti de
la conscience d'un homrne du peuple, éclos devant
le peuple, aimé et admiré d'abord du peuple, le
christianisme fut empreint d'un caractère originel
qui ne s'effacera jamais. Il fut le premier triomphe de
la révolution, la victoire du sentiment populaire,
l'avènement des simples de cœur, l'inauguration du
beau comme le peuple l'entend. Jésus ouvrit ainsi
dans les sociétés aristocratiques de l'antiquité la
brèche par laquelle tout passera.
Le pouvoir civil, en effet, bien qu'innocent de la
mort de Jésus (il ne fit que contre-signer la sentence,
et encore maigre lui), devait en porter lourdement
la responsabilité. En présidant à la scène du Calvaire,
l'État se porta le coup le plus grave. Une légende
pleine d'irrévérences de toutes sortes prévalut et fit
le tour du monde, légende où les autorités con-
stituées jouent un rôle odieux, où c'est l'accusé
qui a raison, où les juges et les gens de police- se
liguent contre la vérité. Séditieuse au plus haut de-
gré, l'histoire de la Passion, répandue par des mil-
liers d'images populaires, montra les aigles romaines
sanctionnant le plus inique des supplices, des soldats
l'exécutant, un préfet l'ordonnant. Quel coup pour
toutes les puissances établies î Elles ne s'en sont
jamais bien relevées. Comment prendre à l'égard
VIE DE JÉSUS. 441
des pauvres gens des airs d'infaillibilité, quand on
a gur la conscience la grande méprise de Gethsé-
mani^?
4 . Ce sentiment populaire vivait encore en Bretagne au temps
de mon enfance. Le gendarme y était considéré, comme ailleurs
le juif, avec une sorte de répulsion pieuse; car c'est lui qui arrêta
Jésus (
CHAPITRE XXVIII.
GAIVACTÈRB ESSENTIEL DE L CE U V R E DE JÉSUS.
Jésus, on le voit, ne sortit jamais par son action
du cercle juif. Quoique sa sympathie pour tous les
dédaignés de l'orthodoxie le portât à admettre les
païens dans le royaume de Dieu, quoiqu'il ait plus
d'une fois résidé en terre païenne, et qu'une ou deux
fois on le surprenne en rapports bienveillants avec
des infidèles*, on peut dire que sa vie s'écoula tout
entière dans le petit monde, très-fermé, où il était
né. Les pays grecs et romains n'entendirent pas par-
ler de lui; son nom ne figure dans les auteurs pro-
tanes que cent ans plus tard, et encore d'une façon
indirecte, à propos des mouvements séditieux provo-
qués par sa doctrine ou des persécutions dont ses
4. Matth., VIII, 5 et suiv.; Luc, vu, 1 et suiv.; Jean, xu, 20 et
suiv. Comp. Jos., Ant.j XVIIÏ, m, 3.
VIE DE JÉSUS. 443
disciples étaient l'objet^. Dans le sein même du
judaïsme, Jésus ne fit pas une impression bien du-
rable. Philon, mort vers l'an 50, n'a aucun soup-
çon de lui. Josèphe, né l'an 37 et écrivant dans les
dernières années du siècle, mentionne son exécu-
tion en quelques lignes 2, comme un événement d'im-
portance secondaire; dans l'énumération des sectes
de son temps, il omet les chrétiens^. La Mischna,
d'un autre côté, n'offre aucune trace de l'école nou-
velle ; les passages des deux Gémares où le fondateur
du christianisme est nommé ne nous reportent pas
au delà du iv' ou du v^ siècle ^. L'œuvre essentielle
de Jésus fut de créer autour de lui un cercle
de disciples auxquels il inspira un attachement sans
bornes, et dans le sein desquels il déposa le germe
de sa doctrine. S'être fait aimer, « à ce point qu'a-
près sa mort on ne cessa pas de l'aimer, » voilà le
1 . Tacite, Ann., XV, 45 ; Suétone, Claude, 25.
2. Ant., XVIII, III, 3. Ce passage a été altéré par une main
chrétienne.
3. Ant., XVIII, .1; B. y., II, VIII ; Vita, 2.
4. Talm. de Jérusalem, Sanhédririj xiv, ^Q'^Aboda zara,\\^t\
Schabbathj xiv, 4; Talm. de Babylone, Sanhédrin, 43 a, 67 a;
Schabbathj 104 b, 116 b. Comp. Chagiga, 4 b; Gittin, 57 a, 90 a.
Les deux Gémares empruntent la plupart de leurs données sur
Jésus à une légende burlesque et obscène, inventée par les adver-
saires du christianisme et sans valeur historique.
444 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
chef-d'œuvre de Jésus et ce qui frappa le plus ses
contemporains^. Sa doctrine était quelque chose de si
peu dogmatique qu'il ne songea jamais à l'écrire ni à la
faire écrire. On était son disciple non pas en croyant
ceci ou cela, mais en s'attachant à sa personne et en
l'aimant. Quelques sentences bientôt recueillies de
souvenir, et surtout son type moral et l'im.pression
qu'il avait laissée, furent ce qui resta de lui. Jésus n'est
pas un fondateur de dogmes, un faiseur de symboles;
c'est l'initiateur du monde à un esprit nouveau. Les
moins chrétiens des hommes furent, d'une part, les
docteurs de l'Église grecque, qui, à partir du iv^ siècle,
engagèrent le christianisme dans une voie de puériles
discussions métaphysiques, et, d'une autre part, les
scolastiques du moyen âge latin, qui voulurent tirer
de l'Évangile les milliers d'articles d'une « Somme » co-
lossale. Adhérer à Jésus en vue du royaume de Dieu,
voilà ce qui s'appela d'abord être chrétien.
On comprend de la sorte comment, par une des-
tinée exceptionnelle, le christianisme pur se présente
encore, au bout de dix-huit siècles, avec le caractère
d'une religion universelle et éternelle. C'est qu'en
effet la religion de Jésus est à quelques égards la reli-
gion définitive. Fruit d'un mouvement des âmes par-
\. Jos., Ant./KYm,uh 3.
VIE DE JESUS. 445
faitement spontané , dégagé à sa naissance de toute
étreinte dogmatique, ayant lutté trois cents ans pour
a liberté de conscience, le christianisme, malgré les
chutes qui ont suivi, recueille encore les fruits de cette
excellente origine. Pour se renouveler, il n'a qu'à re-
venir à l'Évangile. Le royaume de Dieu, tel que nous
le concevons, diffère notablement de l'apparition sur-
naturelle que les premiers chrétiens espéraient voir
éclater dans les nues. Mais le sentiment que Jésus a in-
troduit dans le monde est bien le nôtre. Son parfait
idéalisme est la plus haute règle de la vie détachée et
vertueuse. Il a créé le ciel des âmes pures, où se trouve
ce qu'on demande en vain à la terre, la parfaite noblesse
des enfants de Dieu, la pureté absolue, la totale abs-
traction des souillures du monde, la liberté enfin,
que la société réelle exclut comme une impossibilité,
et qui n'a toute son amplitude que dans le domaine
de la pensée. Le grand maître de ceux qui se réfu-
gient dans ce royaume de Dieu idéal est encore Jésus.
Le premier, il a proclamé la royauté de l'esprit; le
premier, il a dit, au moins par ses actes : « Mon
royaume n'est pas de ce monde. » La fondation de
la vraie religion est bien son œuvre. Après lui, il n'y
a plus qu'à développer et à féconder.
(( Christianisme » est ainsi devenu prescjue syno-
nyme de « religion. » Tout ce qu'on fera en dehors de
i46 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
cette grande et bonne tradition chrétienne sera stérile.
Jésus a fondé la religion dans l'humanité, comme
Socrate y a fondé la philosophie, comme Aristote y a
fondé la science. Il y a eu de la philosophie avant
Socrate et de la science avant Aristote. Depuis So-
crate et depuis Aristote, la philosophie et la science
ont fait d'immenses progrès ; mais tout a été bâti sur
le fondement qu'ils ont posé. De même, avant Jésus, la
pensée religieuse avait traversé bien des révolutions;
depuis Jésus, elle a fait de grandes conquêtes : on
n'est pas sorti, cependant, on ne sortira pas de
la notion essentielle que Jésus a créée; il a fixé
pour toujours l'idée du culte pur. La religion de
Jésus, en ce sens, n'est pas limitée. L'Église a eu ses
époques et ses phases ; elle s'est renfermée dans des
symboles qui n'ont eu ou qui n'auront qu'un temps :
Jésus a fondé la religion absolue, n'excluant rien, ne
déterminant rien, si ce n'est le sentiment. Ses symboles
ne sont pas des dogmes arrêtés, mais des images sus-
ceptibles d'interprétations indéfinies. On chercherait
vainement une proposition théologique dans l'Evan-
gile. Toutes les professions de foi sont des travestisse-
ments de l'idée de Jésus, à peu près comme la scolas-
tique du moyen âge, en proclamant Aristote le maître
unique d'une science achevée, faussait la pensée d' Aris-
tote. Aristote, s'il eût assisté aux débats de l'école, eût
VIE DE JÉSUS. 447
répudié cette doctrine étroite; il eût été du parti de la
science progressive contre la routine, qui se couvrait
de son autorité ; il eût applaudi à ses contradic-
teurs. De même, si Jésus revenait parmi nous, il recon-
naîtrait pour disciples, non ceux qui prétendent le
renfermer tout entier dans quelques phrases de caté-
chisme, mais ceux qui travaillent à le continuer.
La gloire éternelle, dans tous les ordres de gran-
deurs, est d'avoir posé la première pierre. Il se peut
que, dans la « Physique » et dans la « Météorologie »
des temps modernes, il ne se retrouve pas un mot
des traités d'Aristote qui portent ces titres ; Aristote
n'en reste pas moins le fondateur de la science de la
nature. Quelles que puissent être les transformations
du dogme, Jésus restera en religion le créateur du
sentiment pur; le Sermon sur la montagne ne sera
pas dépassé. Aucune révolution ne fera que nous ne
nous rattachions en religion à la grande ligne intel-
lectuelle et morale en tête de laquelle brille le nom
de Jésus. En ce sens, nous sommes chrétiens, même
quand nous nous séparons sur presque tous les
points de la tradition chrétienne qui nous a précédés.
Et cette grande fondation fut bien l'œuvre person-
nelle de Jésus. Pour s'être fait adorer à ce point, il
faut qu'il ait été adorable. L'amour ne va pas sans
un objet digne de l'allumer, et nous ne saurions rien
44S ORIGINES DU CHRISTIANISME.
de Jésus si ce n'est la passion qu'il inspira à son
entourage, que nous devrions affirmer encore qu'il
fut grand et pur. La foi, l'enthousiasme, la con-
stance de la première génération chrétienne ne
s'expliquent qu'en supposant à l'origine de tout le
mouvement un homme de proportions colossales.
A la vue des merveilleuses créations des âges de
foi , deux impressions également funestes à la
bonne critique historique s'élèvent dans l'esprit.
D'une part, on est porté à supposer ces créations
trop impersonnelles ; on attribue à une action col-
lective ce qui souvent a été l'œuvre d'une volonté
puissante et d'un esprit supérieur. D'un autre
côté, on se refuse à voir des hommes comme nous
dans les auteurs de ces mouvements extraordinaires
qui ont décidé du sort de l'humanité. Prenons
un sentiment plus large des pouvoirs que la nature
recèle en son sein. Nos civilisations, régies par une
police minutieuse, ne sauraient nous donner aucune
idée de ce que valait l'homme à des époques où
r originalité de chacun avait pour se développer un
champ plus libre. Supposons un solitaire demeurant
dans les carrières voisines de nos capitales, sortant de
là de temps en temps pour se présenter aux palais des
souverains, forçant la consigne et, d'un ton impérieux,
annonçant aux rois l'approche des révolutions dont il
VIE DE JÉSUS. 440
a été le promoteur. Cette idée seule nous fait sou-
rire. Tel, cependant, fut Élie. Elle le Thesbite, de
nos jours, ne franchirait pas le guichet des Tuileries.
La prédication de Jésus, sa libre activité en Galilée ne
sortent pas moins complètement des conditions sociales
auxquelles nous sommes habitués. Dégagées de nos
conventions polies, exemptes de l'éducation uniforme
qui nous raffme, mais qui diminue si fort notre indi-
vidualité, ces âmes entières portaient dans l'action
une énergie surprenante. Elles nous apparaissent
comme les géants d'un âge héroïque qui n'aurait
pas eu de réalité. Erreur profonde ! Ces hommes-là
étaient nos frères ; ils eurent notre taille , sentirent et
pensèrent comme nous. Mais le souffle de Dieu était
libre cliez eux; chez nous, il est enchaîné par les
liens de fer d'une société mesquine et condamnée à
une irrémédiable médiocrité.
Plaçons donc au plus haut sommet'de la grandeur
humaine la personne de Jésus. Ne nous laissons
pas égarer par des défiances exagérées en présence
d'une légende qui nous tient toujours dans un monde
surhumain. La vie de François d'Assise n'est aussi
qu'un tissu de miracles. A-t-on jamais douté cepen-
dant de l'existence et du rôle de François d'Assise? Ne
disons pas davantage que la gloire de la fondation du
christianisme doit revenir à la foule des premiers
29
4f50 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
chrétiens, et non à celui que la légende a déifié. L'in-
égalité des hommes est bien plus marquée en Orient
que chez nous. Il n'est pas rare de voir s'y élever, au
milieu d'une atmosphère générale de méchanceté, des
caractères dont la grandeur nous étonne. Bien loin
que Jésus ait été créé par ses disciples, Jésus ap-
paraît en tout comme supérieur à ses disciples.
Ceux-ci, saint Paul et saint Jean exceptés, étaient
des hommes sans invention ni génie. Saint Paul lui-
même ne supporte aucune comparaison avec Jésus, et
quant à saint Jean, je montrerai plus tard que son
rôle, très-élevé en un sens, fut loin d'être à tous
égards irréprochable. De là l'immense supériorité
des Évangiles au milieu des écrits du Nouveau Tes-
tament. De là cette chute pénible qu'on éprouve
en passant de l'histoire de Jésus à celle des apôtres.
Les évangélistes eux-mêmes, qui nous ont légué
l'image de Jésus, sont si fort au-dessous de celui dont
ils parlent que sans cesse ils le défigurent, faute d'at-
teindre à sa hauteur. Leurs écrits sont pleins d'er-
reurs et de contre-sens. On sent à chaque ligne un
discours d'une beauté divine fixé par des rédacteurs
qui ne le comprennent pas, et qui substituent leurs
propres idées à celles qu'ils ne saisissent qu'à demi.
En somme, le caractère de Jésus, loin d'avoir été em-
belli par ses biographes., a été diminué par eux. La
VIE DE JÉSUS. 451
critique, pour le retrouver tel qu'il fut, a besoin
d'écarter une série de méprises, provenant de la mé-
diocrité d'esprit des disciples. Ceux-ci l'ont peint
comme ils le concevaient, et souvent, en. croyant
l'agrandir^ l'ont en réalité amoindri.
Je sais que nos idées moderaes sont plus d'une fois
froissées dans cette légende, conçue par une autre
race, sous un autre ciel, au milieu d'autres besoins
sociaux. 11 est des vertus qui , à quelques égards,
sont plus conformes à notre goût. L'honnête et suave
Marc-Aurèle, l'humble et doux Spinoza, n'ayant
pas cru au miracle, ont été exempts de quelques er-
reurs que Jésus partagea. Le second, dans son obscu-
rité profonde, eut un avantage que Jésus ne chercha
pas. Par notre extrême délicatesse dans l'emploi des
moyens de conviction, par notre sincérité absolue et
notre amour désintéressé de l'idée pure, nous avons
fondé, nous tous qui avons voué notre vie à la science,
un nouvel idéal de moralité. Mais les appréciations de
l'histoire générale ne doivent pas se renfermer dans
des considérations de mérite personnel. Marc-Aurèle
et ses nobles maîtres ont été sans action durable
sur le monde. Marc-Aurèle laisse après lui des
livres délicieux, un fils exécrable, un monde qui
s'en va. Jésus reste pour l'humanité un principe
inépuisable de renaissances morales. La philosophiQ
452 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
ne suffit pas au grand nombre. Il lui faut la sain-
teté. Un Apollonius de Tyane, avec sa légende mira-
culeuse, devait avoir plus de succès qu'un Socrate,
avec sa froide raison. « Socrate, disait-on, laisse les
hommes sur la terre, Apollonius les transporte au
ciel; Socrate n'est qu'un sage, Apollonius est un
dieu ^. » La religion, jusqu'à nos jours, n'a pas existé
sans une part d'ascétisme, de piété, de merveilleux.
Quand on voulut, après les Antonins, faire une reli-
gion de la philosophie, il fallut transformer les phi-
losophes en saints, écrire la « Vie édifiante » de Py-
thagore et de Plotin, leur prêter une légende, des
vertus d'abstinence et de contemplation, des pouvoirs
surnaturels, sans lesquels on ne trouvait près du
siècle ni créance ni autorité.
Gardons-nous donc de mutiler l'histoire pour sa-
tisfaire nos mesquines susceptibilités. Qui de nous,
pygmées que nous sommes, pourrait faire ce qu'a fait
l'extravagant François d'Assise, l'hystérique sainte
Thérèse? Que la médecine ait des noms pour expri-
mer ces grands écarts de la nature humaine; qu'elle
soutienne que le génie est une maladie du cerveau ;
qu'elle voie dans une certaine délicatesse de moralité
un commencement d'étisie; quelle classe l'enthou-
4. Philostrale, Vie d'Apollonius, IV, 2; VII, 11 ; VIII, 7; Eu-
nape, Vies des sophistes, p, 454, 500 (édit. Didot).
VIE DE JÉSUS. 453
siasme et l'amour parmi les accidents nerveux, peu
^importe. Les mots de sain et de malade sont tout
relatifs. Qui n'aimerait mieux être malade comms
Pascal que bien portant comme le vulgaire? Les
idées étroites qui se sont répandues de nos jours sut
la folie égarent de la façon la plus grave nos juge-
ments historiques dans les questions de ce genre.
Un état où l'on dit des choses dont on n'a pas con-
science, où la pensée se produit sans que la volonté
l'appelle et la règle, expose maintenant un homme à
être séquestré comme halluciné. Autrefois, cela s'ap-
pelait prophétie et inspiration. Les plus belles choses
du monde se sont faites à l'état de fièvre; toute créa-
tion éminente entraîne une rupture d'équilibre, un
état violent pour l'être qui la tire de lui.
Certes, nous reconnaissons que le christianisme
est une œuvre trop complexe pour avoir été le fait d'un
seul homme. En un sens, l'humanité entière y colla-
bora. Il n'y a pas de monde si muré qui ne reçoive
quelque vent du dehors. L'histoire de l'esprit humain
est pleine de synchronismes étranges, qui font que,
sans avoir communiqué entre elles, des fractions fort
éloignées de l'espèce humaine arrivent en même
temps à des idées et à des imaginations presque iden-
tiques. Au xiii^ siècle, les Latins, les Grecs, les Sy-
riens, les Juifs, les Musulmans font de la scolaslique, et
454 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
à peu près la même scolastique, de York à Samarkand ;
au XIV® siècle, tout le monde se livre au goût de l'allégo-
rie mystique, en Italie, en Perse, dans l'Inde; au xvi%
l'art se développe d'une façon toute semblable en
Italie, au Mont-Athos, à la cour des grands Mogols,
sans que saint Thomas, Barhébrseus, les rabbins de
Narbonne, les motécallémin de Bagdad se soient con-
nus, sans que Dante et Pétrarque aient vu aucun
soufi, sans qu'aucun élève des écoles de Pérouse ou
de Florence ait passé à Dehli. On dirait de grandes
influences morales courant le monde, à la manière
des épidémies, sans distinction de frontière et de
race. Le commerce des idées dans l'espèce humaine
ne s'opère pas seulement par les livres ou l'ensei-
gnement direct. Jésus ignorait jusqu'au nom de Boud-
dha, de Zoroastre, de Platon; il n'avait lu aucun
livre grec, aucun soutra bouddhique, et cependant il
y a en lui plus d'un élément qui, sans qu'il s'en doutât,
venait du bouddhisme, du parsisme, de la sagesse
grecque. Tout cela se faisait par des canaux secrets
et par cette espèce de sympathie qui existe entre les
diverses portions de l'humanité. Le grand homme, par
un côté, reçoit tout de son temps ; par un autre, il do-
mine son temps. Montrer que la religion fondée par
Jésus a été la conséquence naturelle de ce qui avait
précédé, ce n'est pas en diminuer l'excellence; c'est
VIE DE JESUS. 455
pi-( uvor qu'elle a eu sa raison d'être, qu'elle fut légi-
liiiic, c'est-à-dire conforme aux instincts et aux be-
soins du cœur en un siècle donné.
Est-il plus juste de dire que Jésus doit tout au ju-
daïsme et que sa grandeur n'est autre que celle du
peuple juif? Personne plus que moi n'est disposé à
placer haut ce peuple unique, dont le don particulier
semble avoir été de contenir dans son sein les extrê-
mes du bien et du mal. Sans doute, Jésus sort du
judaïsme; mais il en sort comme Socrate sortit des
écoles de sophistes, comme Luther sortit du moyen
âge, comme Lamennais du catholicisme, comme Rous-
seau du xYiii^ siècle. On est de son siècle et de sa race,
même quand on réagit contre son siècle et sa race.
Loin que Jésus soit le continuateur du judaïsme, il re-
présente la rupture avec l'esprit juif. En supposant
que sa pensée à cet égard puisse prêter à quelque
équivoque, la direction générale du christianisme
après lui n'en permet pas. La marche générale du
christianisme a été de s'éloigner de plus en plus du
judaïsme. Son perfectionnement consistera à revenir
à Jésus, mais non certes à revenir au judaïsme. La
grande originalité du fondateur reste donc entière; sa
gloire n'admet aucun légitime partageant.
Sans contredit, les circonstances furent pour beau-
coup dans le succiis de cette révolution merveilleuse;
456 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
mais les circonstances ne secondent que ce qui est
juste et vrai. Chaque branche du développement
de l'humanité a son époque privilégiée, où elle
atteint la perfection par une sorte d'instinct spontané
et sans effort. Aucun travail de réflexion ne réussit
à produire ensuite les chefs-d'œuvre que la nature
crée à ces moments-là par des génies inspirés. Ce
que les beaux siècles de la Grèce furent pour les arts
et les lettres profanes, le siècle de Jésus le fut pour
la reHgion. La société juive offrait l'état intellectuel et
moral le plus extraordinaire que l'espèce humaine ait
jamais traversé. C'était vraiment une de ces heures
divines où le grand se produit par la conspiration de
mille forces cachées, où les belles âmes trouvent pour
les soutenir un flot d'admiration et de sympathie. Le
monde, délivré de la tyrannie fort étroite des petites
républiques municipales, jouissait d'une grande liberté.
Le despotisme romain ne se fit sentir d'une façon
désastreuse que beaucoup plus tard, et d'ailleurs il
fut toujours moins pesant dans ces provinces éloi-
gnées qu'au centre de l'empire. Nos petites tracasse-
ries préventives (bien plus meurtrières que la mort
pour les choses de l'esprit) n'existaient pas. Jésus,
pendant trois ans, put mener une vie qui, dans nos
sociétés , l'eût conduit vingt fois devant les tribunaux
de Dolice. Nos seules lois sur l'exercice illégal de la
VIE DE JESUS. 45?
médecine eussent suffi pour couper court à sa carrière.
La dynastie incrédule des Hérodes, d'un autre côté,
s'occupait peu des mouvements religieux ; sous les
Asmonéens, Jésus eut été probablement arrêté dès.ses
premiers pas. Un novateur, dans un tel état de
société, ne risquait que la mort, et la mort est bonne
à ceux qui travaillent pour l'avenir. Qu'on se figure
Jésus, réduit à porter jusqu'à soixante ou soixante-dix
ans le fardeau de sa divinité, perdant sa flamme
céleste, s' usant peu à peu sous les nécessités d'un rôle
inouï! Tout favorise ceux qui sont marqués d'un signe;
ils vont à la gloire par une sorte d'entraînement in-
vincible et d'ordre fatal.
Cette sublime personne, qui chaque jour préside
encore au destin du monde, il est permis de l'appeler
divine, non en ce sens que Jésus ait absorbé tout le
divin, ou lui ait été adéquat (pour employer l'expres-
sion de la scolastique) , mais en ce sens que Jésus est
l'individu qui a fait faire à son espèce le plus
grand pas vers le divin. L'humanité dans son en-
semble offre un assemblage d'êtres bas, égoïstes,
supérieurs à l'animal en cela seul que leur égoïsme
3st plus réfléchi. Mais, au milieu de cette uniforme
vulgarité, des colonnes s'élèvent vers le ciel et attes-
tent une plus noble destinée. Jésus est la plus haute
de ces colonnes qui montrent a l'homme d'où il vient
458 ORIGINES DU CHRISTIANISME.
et OÙ il doit tendre. En lui s'est condensé tout ce
qu'il y a de bon et d'élevé dans notre nature. 11
n'a pas été impeccable; il a vaincu les mêmes pas-
sions que nous combattons ; aucun ange de Dieu no
l'a conforté, si ce n'est sa bonne conscience ; aucun
. Satan ne l'a tenté, si ce n'est celui que chacun
porte en son cœur. De même que plusieurs de ses
grands côtés sont perdus pour nous par la faute de
ses disciples, il est probable aussi que beaucoup de
ses fautes ont été dissimulées. Mais jamais personne
autant que lui n'a fait prédominer dans sa vie l'inté-
rêt de l'humanité sur les petitesses de l' amour-propre.
Voué sans réserve à son idée, il y a subordonné toute
chose 'à un tel degré que, vers la fin de sa vie, l'uni-
vers n'exista plus pour lui. C'est par cet accès de
volonté héroïque qu'il a conquis le ciel. Il n'y a
pas eu d'homme, Çakya-Mouni peut-être excepté,
qui ait à ce point foulé aux pieds la famille , les
joies de ce monde, tout soin temporel. Il ne vivait
que de son Père et de la mission divine qu'il avait la
conviction de remplir.
Pour nous, éternels enfants, condamnés à l'impuis-
sance, nous qui travaillons sans moissonner, et ne
verrons jamais le fruit de ce que nous avons semé,
inclinons-nous devant ces demi-dieux. Ils surent ce
que nous ignorons : créer, affirmer, agir. La grande
VIE DE JÉSUS. 459
originalité renaîtra-t-elle, ou le monde se contentera-
t-il désormais de suivre les voies ouvertes par les
hardis créateurs des vieux âges? Nous l'ignorons. Mais
quels que puissent être les phénomènes inattendus
de l'avenir, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se
rajeunira sans cesse; sa légende provoquera des
larmes sans fin; ses souffrances attendriront les meil-
leurs cœurs ; tous les siècles proclameront qu'entre
les fils des hommes, il n'en est pas né de plus grand
que Jésus.
FIN DE LA VIE DE JÉSUS.
TABLE
DES MATIÈRES,
DÉniCACE
Paje»
IxTRoni cTioN, OU l'on traite principalement des sources de cette
HISTOIRE ni
Cliap.
r. Place de Jésus dans l'histoire du monde 1
H. Enfance et jeunesse de Jtsus. Ses premières impressions.... 19
ni. Éducation de Jésus 30
IV. Ordre d'idées au sein duquel se développa Jésus 44
V. Proniiers aphorismes de Jésus. — Ses idées d'un Dieu père et
d'une religion pure. — Premiers disciples 71
VI. Jean -Baptiste. — Voyage de Jésus vers Jean et son séjour au
désert de Judée. — Il adopte le baptême de Jean.. ..... 94
462 TABLE DES MATIERES.
Cbap. Paieres.
VII. Développement des idées de Jésus sur le royaume de Dieu. 113
VIII. Jésus à Capliarnahum 13ti
IX. Les disciples de Jésus 14^
X. Prédications du lac 164
XI. Le royaume de Dieu conçu comme l'avènement des
pauvres 178
XII. Ambassade de Jean prisonnier vers Jésus. — Mort de
Jean. — Rapports de son école avec celle de Jésus. ... 195
XIII. Premières tentatives sur Jérusalem 205
xiv. Rapports de Jésus avec les païens et les Samaritains... 224
XV. Commencement de la légende de Jésus. — Idée qu'il a lui-
même de son rôle surnaturel 236
XVI. Miracles 255
XVII. Forme définitive des idées de Jésus sur le royaume de
Dieu 270
xviii. Institutions de Jésus 290
XIX. Progression croissante d'enthousiasme et d'exaltation... 307
XX. Opposition contre Jésus 321
XXI. Dernier voyage de Jésus à Jérusalem ^. 336
XXII. Machinations des ennemis de Jésus 356
XXIII. Dernière semaine de Jésus 370
XXIV. Arrestation et procès dé Jésus 391
XXV. Mort de Jésus 414
xwi. Jésus au tombeau 427
x^vii. Sort des ennemis de Jésus 435
\) viu. Caractère essentiel de l'œuvre de Jésus 442
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