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Full text of "Vie de Mgr Danicourt de la Congrégation de la mission : évêque d'Antiphelles, vicaire apostolique du Tché-Kiang et du Kiang-Sy (Chine)"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/viedemgrdanicourOOdani 


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VIE 


MGR    DANICOURT 


Ol'VRAGES   DU   MÊME    AUTEUR 


Histoire  populaire  de  la  ville  et  du  château  de  Ham  (en  colla- 
boration avec  M.  Elie  Fu-xryj.  Ln  vol.  in-12.  —  Imp.  Léon 
Carpentier.  —  Ham.  1  ss  i . 

Histoire  d'Authie.  de  son  Prieuré  conventuel  et  de  son  châ- 
teau féodal,  suivie  d'une,  notice  sur  Saint-Léger-les-Authie. 
I"n  vol.  in-8°.  —  Imp.  Léon  Carpentier.  —  Ham.  Ins.;. 

Notice  biographique  sur  M.  Charles  Gomart.  Brochure  in-12. 
—  Imp.  Léon  Carpentier.  —  Ham.  188o. 

Les  Souterrains  —  Refuges  de  Naours.  Brochure  in-8°  de 
bO  pages.  — Abbeville.  imp.  du  Cabinet  historique,  etc.   1888. 


HOIY  REDEEMER  LIBRARY,  WINDSOR 


MG_R    DAN1C0URT 


VIE 


MfR  DANICOURT 

DE  LÀ  CONGRÉGATION  DE  LA  MISSION 
ÉVÊQUE  D'ANTIPHELLES 

VICAIRE     APOSTOLIQUE     DU     TCHÉ-KIANG 
ET      DU     KIANG-SY     (CHINE) 

PAR    M.    E.-JT.    DAXICOIUT 

CURÉ    DE   NAOURS    AU    DIOCÈSE   d' AMIENS 


n\  VRAGE    HONORE    DE   LETTRES 

DE     MONSEIGNEUR     L'ÉVÊQUE    D'AMIENS 

ET 

DE    MONSIEUR    FIAT 

SUPERIEUR  GÉNÉRAI    DE  LA  CONGRÉGATION   DE  LA  MISSION 


PARIS 
LIBRAIRIE    POUSSIELGUE    FRÈRES 

en.    TOUSSIELGUE,    SUCCESSEUR 
R UE    CASSETTE,    15 

188<> 


DECLARATION  DE  LAUTEL'R 


Toutes  les  fois  que,  dans  Je  cours  de  cet  ouvrage,  nous  employons 
des  expressions  telles  que  Saint,  Martyr,  Apôtre,  Bienheureux, 
Vénérable,  ou  bien  encore,  Héroïsme,  Sainteté,  Martyre, 
Miracle,  etc.,  nous  déclarons  ne  vouloir  en  aucune  manière  prévenir 

le  jugement  de  l'Eglise  romaine,  qui  a  seule  qualité  pour  décerner 
à  ses  enfants  les  titres  de  gloire  que  leurs  vertus  leur  ont  acquis, 
et  à  laquelle  nous  nous  soumettons  entièrement  ainsi  qu'aux  décrets 
du  Pape  Urbain  VIII  touchant  cette  matière. 

Damcourt  Ernest-Jean. 


PREFACE 


Ecrire  la  vie  de  Mgr  Danicourt  c'est  révéler  l'Ame 
d'un  grand  évêque,  d'un  saint  missionnaire,  d'un 
confesseur  de  la  foi.  Une  telle  tâche  est  de  beaucoup 
au-dessus  de  nos  forces  et  ce  n'est  qu'après  avoir  fait 
l'aveu  sincère  de  notre  impuissance  que  nous  osons 
l'entreprendre. 

Cette  vie  mérite,  à  plus  d'un  titre,  d'être  livrée  à  la 
publicité  :  aussi  bien  nous  estimons  que  f'est  pour 
nous  un  devoir  sacré  de  ne  pas  lui  refuser  cet  hon- 
neur. 

Nous  l'avons  composée  à  l'aide  des  Mémoires  de 
M .  l'abbé  Charles  Danicourt,  Mémoires  que  nous  avons 
dû  compléter  sur  différents  points,  éclaircir  pour  la 
période  assez  marquante  de  1842  à  1851,  et  surtout 
abréger  dans  bon  nombre  de  parties  trop  étendues, 
ayant  pris  soin  d'en  élaguer  quantité  de  lettres  ou 
fragments  de  lettres  qui  embarrassaient  le  récit. 

Les  Mémoires  que  M.  l'abbé  Charles  Danicourt 
a  laissés  se  composent  principalement  des  lettres 
adressées  par  son  illustre  frère,  soit  à  lui-même,  soit 
au  père  et  à  la  mère  du  saint  missionnaire,  soit  à  sa 
sœur  et  à  ses  autres  frères,  soit  à  des  ecclésiastiques, 


—    VI    — 

soit  à  divers  membres  «les  <1hi\  familles  <!'•  sain! 
Vincenl  de  Paul. 

D'autre  part,  la  notice  extraite  des  archives  <lc  la 
Sacrée  Propagande,  la  lettre  précieuse  de  M.  l'abbé 
dliiii,  les  Vnnales  de  la  Propagation  <lr  la  Foi  el  de  la 
Sainte-Enfance,  le  Voyage  en  Chine  de  M.  Jurien  de 
la  Gravière,  sonl  venus  ajouter  à  la  somme  des  docu- 
ments déjà  si  abondants  sur  lesquels  nous  avons  basé 
l'édifice  d'une  \  ie  admirablement  remplie. 

Nous  avons  adopté  pour  la  division  de  l'ouvrage, 
en  quatre  livres,  une  méthodeque  le  lecteur  appré- 
ciera. 

Quanl  à  la  répartition  des  chapitres,  elle  nous  a  été 
suggérée  par  les  dates  •  ■!  Ir^  indications  <lu  Document 
Lrouvé  dans  le  portefeuille  de  Mgr  Danicourl  après  sa 
mort. 

\u  demeurant,  «•cil»'  histoire  sera  faite,  en  grande 
partie,  par  le  prélat  lui-même  :  il  n'en  pourrai!  être 
autrement  pour  une  vie  dont  les  plus  grands  actes  se 
■'<  ace |>li->  à  plusieurs  mille  lieues  de  nous. 

Nous  avions  hésité  pendant  quelque  temps  à 
publier  cette  Vie  par  suite  des  difficultés  que  présen- 
tai! la  rédaction  de  certains  chapitres,  lorsqu'au  mois 
de  février  1887,  nous  avons  «ai  l'honneur  et  la  bonne 
fortune  d'avoir  un  long  entretien  avec  Mgr  Rouger, 
évèque  Lazariste,  <|iii  arrivait  <lc  l'Extrême-Orient. 
Ce  digne  prélat ,  ayant  été  missionnaire  sous 
Mgr  Danicourt,  l'ayanl  vu  à  l'œuvre  pendant  plu- 
sieurs années,  a  été  à  même,  mieux  <|iic  beaucoup 
d'autres,  d'apprécier  les  difficultés,  les  épreuves  par 


—    VII    — 

Lesquelles  il  a  passé  :  aussi  a-t-il  pu  nous  donner 
des  renseignements  très  uliles  qui  sont  pour  nous  la 
clef  de  bien  des  choses.  Ils  nous  autorisent  à  envisager 
certaines  questions  à  des  points  de  vue  quelque  peu 
différents  de  celui  <|ui  se  serait  basé  exclusivement 
sur  les  Mémoires  de  .M.  Charles  Danicourt. 

Au  reste  les  sages  conseils  que  nous  a  donnés 
Mgr  Rouger  sonl  venus  corroborer  ceux  que  S.  Em.  le 
cardinal  Franchi,  préfet  de  la  Congrégation  de  la 
Propagande,  avait  adressés  quelques  années  aupara- 
vant à  .M.  le  curé  d'Ennemain. 

Appuyé  sur  de  (elles  autorités  nous  avons  cru  pou- 
voir  marcher  de  l'avant. 

Mgr  Rouger.  voyant  nos  dispositions,  nous  a  forte- 
ment engagé  à  publier  celle  Vie,  car,  à  ses  yeux, 
Mgr  Danicourt  est  un  saint;  puis  Sa  Grandeur  nous  a 
instamment  prié  d'en  envoyer  des  exemplaires  en 
Chine,  où  ils  seront  accueillis  avec,  bonheur,  selon  sa 
propre  expression. 

Nous  ignorons  si  la  prière  du  saint  évèque,  qui  a 
rendu  son  âme  à  Dieu  six  semaines  plus  tard,  sera 
exaucée;  en  attendant,  afin  d'attirer  les  bénédictions 
du  ciel  sur  notre  travail  très  imparfait,  nous  le  dépo- 
sons aux  pieds  de  Notre- Seigneur  Jésus-Christ  : 
Mgr  Danicourt  a  été  son  disciple  dévoué  jusqu'à  la 
mort.  Le  divin  .Maître  voudra  bien  agréer  de  nouveau 
les  travaux  apostoliques  de  son  disciple  bien-aimé. 

Nous  le  déposons  aux  pieds  de  Marie  Immaculée 
dont  il  a  été  toute  sa  vie  le  serviteur  fidèle;  et  aux 
pieds  de  saint  Vincent,  dont  il  fut  l'enfant  soumis 


—    V11I    — 

depuis  le  premier  jour  de  son  noviciat  jusqu'à  son 
dernier  soupir. 

Maintenant  nous  offrons  ce  livre  aux  parents,  aux 
amis,  aux  condisciples,  aux  élèves  encore  vivants  de 
Mgr  Danicourt  :  tous  ont  conservé  pour  lui  la  véné- 
ration la  plus  grande  et  l'affection  la  plus  vive. 

Nous  l'offrons  au  pays  et  au  diocèse  qui  l'ont  vu 
naître  :  il  est  une  de  leurs  gloires  les  plus  pures. 

Nous  l'offrons  à  la  Congrégation  de  la  Mission  :  il 
a  été  l'un  de  ses  membres  les  plus  illustres  au 
xixe  siècle. 

Nous  l'offrons  aux  Filles  de  la  Charité  :  à  lui  revient 
le  mérite  de  leur  introduction  en  Chine. 

Nous  l'offrons  à  tous  les  prêtres  et  à  tous  les  mis- 
sionnaires :  il  est  leur  modèle  accompli. 

Enfin  nous  l'offrons  à  notre  Mère  la  sainte  Eglise  : 
il  compte  au  nombre  de  ses  enfants  les  plus  coura- 
geux, les  plus  attachés;  au  nombre  des  défenseurs  les 
plus  intrépides  du  Saint-Siège. 

Naours,  le  8  septembre, 
Fêle  de  la  Nativité  de  la  tirs  sainte  Vierge.  1887. 


A  MONSEIGNEUR  JACQUENET 

ÉVÊQUE  D'AMIENS 

Monseigneur, 

Veuillez  me  permettre  de  vous  faire  hommage  de  la 
Vie  ch  Mgr  Danicourt. 

Ce  livre  est  l'histoire  d'un  enfant  de  la  Picardie  devenu 
célèbre  par  ses  travaux  apostoliques  et  qui  pour  cela 
restera  une  des  illustrations  de  votre  diocèse.  Mgr  Dani- 
court est  un  des  missionnaires  picards  dont  la  vie  a  été 
la  plus  féconde  en  œuvres  de  tout  genre,  et  qui  a  fourni, 
dans  l'Extrême-Orient,  la  carrière  la  plus  longue,  puis- 
qu'il comple  près  de  vingt-sept  années  passées  en  Chine, 
sans  interruption,  sans  un  seul  retour  en  France. 

Un  tel  titre  suffisait  déjà  pour  m'imposer  le  devoir  de 
dédier  cette  Vie  à  l'évèque  du  diocèse  auquel  le  saint 
missionnaire  appartient  par  sa  naissance  et  par  la  pre- 
mière moitié  de  son  existence. 

D'autres  motifs,  Monseigneur,  m'ont  rendu  plus  doux 
encore  le  devoir  que  je  remplis  en  ce  moment  :  les  prêtres 
de  votre  diocèse  savent  que,  pour  utiliser  les  loisirs  que 
vous  laissaient  les  occupations  de  professeur  au  grand 
séminaire  de  Besançon,  vous  avez  écrit  la  vie  de  plu- 
sieurs missionnaires  et  martyrs,  tous  enfants  de  la 
Franche-Comté.  En  parcourant  celle  d'un  apôtre  origi- 


naire  de  la  Picardie,  vous  vous  rappellerez  avec  bonheur 
mis  missionnaires  francs-comtois,  et  votre  cœur  paternel 
scia  incliné  ;\  répandre  une  large  bénédiction  sur  un 
travail  analogue  à  ceux  que  vous  avez  publiés,  pour  lui 
aiilcrà  porter  îles  fruits  dans  les  .'mies,  et  encourager, 
j'aime  à  1»-  croire,  quelque  vocation  pour  1rs  Missions. 

La  bénédiction  de  mon  évêque  Bera  de  plus  un  puis- 
sant encouragement  qui  me  facilitera  L'exécution  de 
l'œuvre  importante  «pic  j'entreprends,  je  veux  dire  la 
publication  de  cette  I 

Quanl  aux  prêtres  et  aux  fidèles  de  votre  diocèse 
entre  les  mains  de  qui  re  livre  tombera,  ils  seront  d'au- 
tant plus  excités  à  le  lire,  qu'ils  t  ion  venait  en  Mgr  Dani- 
court  les  trois  choses  dont  vous  êtes  si, us  bans  yeux  la 
personnification  vivante  :  V inflexibilité  dans  Vorthodoxie, 
un  attachement  inébranlable  au  Saint-Siège  et  un  amour  di 
la  très  sainte  Vierge  porté  au  delà  de  toute  expression. 

Veuille/  agréer  L'hommage  du  profond  respect  avec 
lei|  uel  j'ai  l'honneur  d'être, 

De  votre  Grandeur, 

Wonseig  aeur, 
Le  1res  humble  et  très  obéissanl  serviteur, 

Dàwcoiïrt  Ernest-Jean,  Enfant  de  Marie, 
Curé  de  Naours. 


Naonrs,  ce  J  octobre  ! ss?. 
eu  la  I  <"■  t  *  ■  de  Notre  Dame  «lu  Saint-Rosaire 


LETTRE 
DE    MONSEIGNEUR    JACQUENET 


Cher  Monsieur  le  curé. 

J'accepte  de  grand  cœur  La  dédicace  de  votre 
nouvel  ouvrage  :  Vie  de  Mgr  Danicourt,  membre  de 
la  Congrégation  de  Saint-Lazare ,  Misswnnam 
Apostolique' dans  les  Missions  Étrangères. 

En  écrivant  ce  livre,  avec  l'affection  qu'on  y  seul 
vibrer  partout,  avec  ce  talent  littéraire  et  cet  art 
des  recherches  historiques  qui  vous  distinguent, 
vous  n'avez  pas  seulement  fait  un  ado  de  piété 
iiliale  envers  un  oncle  vénéré,  mais  vous  avez 
accompli  une  grande  .œuvre  de  patriotisme  religieux 
el   d'édification  salutaire. 

Oui,  votre  ouvrage,  que  j'ai  parcouru,  en  manus- 
crit, mettra  en  pleine  lumière  la  vie  d'un  illustre 
évêque  dont  la  mémoire  sera  une  des  gloires  les 
plus  pures  et  les  plus  grandes  du  diocèse  d'Amiens. 

11  sera,  pour  tous  les  prêtres  qui  auront    le    bon- 


—    XII   — 

heur    de    le    lire,    une    exhortation     éloquente    au 
maintien  et  au  développement  de  l'esprit  sacerdotal;  à 
l'exercice  constant  d'un  zèle  vraiment  apostolique, 
dans    les    limites  que   leur   aura   tracées   la  divine 
Providence.   11   est    même  à  prévoir  que  l'exemple 
splendide  qu'il  présente  fera  naître,  dans   quelques 
âmes  privilégiées,  des  aspirations  aux  plus  grands 
combats  de  la  foi,  que  les  grâces  d'En-Haut    trans- 
formeront en    la   vocation  sublime    de  l'Apostolat. 
Votre  œuvre  sera  encore  un  trésor  pour  la  piété  des 
fidèles.  Au  milieu    du  courant   ordinaire  des  exer- 
cices de  notre  sainte  religion,  ils  se  ranimeront,  ils  se 
fortifieront  dans  les    pensées,   les    sentiments,   les 
pratiques  de  la   foi  chrétienne,  en  voyant  se  renou- 
veler  el  >»'  déployer   devant    eux,    sous   l'autorité 
suprême  du  successeur  de  saint  Pierre,  l'admirable 
spectacle  du  zèle,  des  travaux,  du  dévouement  des 
apôtres,  qui  électrisail  1rs  premiers  chrétiens,  leurs 
aînés.  Ils  reconnaîtront,  avec  bonheur,  parmi  toutes 
les  vicissitudes  et  les  épreuves  du  pèlerinage  de  cette 
vie,    la  vérité  immuable  de  ces  paroles,    si   encou- 
rageantes,   si    consolantes,    de   Jésus-Christ  notre 
divin  Sauveur:  «  Voilà  que  je  suis  avec  vous  tous 
les  jours  ;  »  paroles  qui  ont  pour  corollaire  les  suivantes 
que  saint  Paul  adressaità  ses  chers  disciples  Romains: 
«  Si  Dieu  est  avec  nous,  qui  sera  contre  nous.  »  On 
verra  ainsi  s'accroître  en  eux  une  légitime  et  res- 
pectueuse admiration  pour  les  ouvriers  évangéliques, 


—  xin  — 
qui,  marchant  résolument  sur  les  traces  des  apôtres, 
se  dévouent  aux  .Missions  Etrangères. 

C'étaient  là  les  pensées  et  les  désirs  qui  m'ani- 
maient, quand,  à  une  époque  déjà  lointaine,  mais 
dont  le  souvenir  est  toujours  vivant  dans  mon  esprit 
et  dans  mon  cœur,  je  décrivais,  comme  vous  avez 
eu  l'attention  de  le  rappeler,  les  travaux  aposto- 
liques de  quelques-uns  de  mes  bien-aimés  compa- 
triotes, dont  deux  cueillirent,  en  Cochinchine,  les 
palmes  du  mail  \  re. 

Soyez  donc  béni,  cher  Monsieur  le  curé,  et  que 
votre  livre  produise  tout  le  bien  que  vous  avez  droit 
d'en  al  tendre.  Je  vous  souhaite  sincèrement  ce 
succès  si  désirable,  en  vous  renouvelant  l'assurance 
de  mes  sentiments  affectueux  et  dévoués  en  Jésus 
Notre-Seigneur  et  en  Marie,  sa  Très  Sainte  Mère  et 
la  Nôtre. 

Y  Jean-Bapliste-Marie-Simon  Jacquenet, 

Evêque  cV Amiens. 

Amiens,  le  1er  novembre  1888,  fête  de  tous  les  Saints. 


LETTRE  DK  MONSIEUR  FIAT 


M  IM.UI1.I  R    GENERAL    DE    LA    I  ONGREGATION    I>K    LA    MISSION 


Paris,  le  16  aovembre  18S8. 

Monsieur  le  euro, 

A.près  l'éloge  si  complrl  que  Mgr  l'Evêque  d'A- 
miens a  l'ail  de  la  vie  de  Mgr  Danicourt  qae  vous 
venez  de  publier,  je  n'ai  qu'à  vous  remercier,  au  nom 
de  la  Congrégation  de  la  .Mission  et  de  la  Compagnie 
des  Filles  de  la  Charité,  d'avoir,  avec  l'éloquence  du 
cœur,  glorifié  les  vertus  et  les  travaux  apostoliques 
de  l'un  des  plus  illustres  fils  de  sain!  Vincent  de 
Paul. 

Veuillez  agréer  les  sentiments  très  respectueux 
avec  lesquels  je  suis, 

Monsieur  le  curé, 

Votre  humble  serviteur, 

A.  Fiat, 
Supérieur  général. 


NORD 


PLAN 


t     Eglise 

Z     Presbytère 

3  Ancien  Prieuré 

4  Cimetière  actuel 

5  Château  actuel 

6  Ecole  des  garçons 

7  Ecole  des  fi/les 

8  Manufacture 

9  Maison  natale  de  MtOamcourt 

10  Moulin 

11  Moulin 

12  Chapelle  du  Mont 

13  Ancien   vivier 

14  Périmètre  de  l'ancien  château 

15  /b/î(  construit  en  1869 

16  ft>/?r  construit  en  1873 


EST 


LIVRE   PREMIER 

DE  LA  NAISSANCE   DE   M™  DANICOURT 
JUSQU'A  SON  DÉPART  POUR  LES  MISSIONS  DE  CHINE 


CHAPITRE  PREMIER 


Le  village  d'Authie.  —  «  18  ma/s  I80fi,  saint  Gabriel  :  né  à  Authie- 
les-Doullens  {Somme).  —  14  mai  1800,  saint  Bonifnce  :  baptisé 
Vrançois-Xavier-Timothée  '.  »  —  Famille  Danicourt.  —  Première 
éducation  de  Xavier.  —  Son  innocence.  —  Sa  piété  filiale. 


Authieest  un  beau  village  assis  dans  une  large  vallée 
traversée  par  la  rivière  à  laquelle  il  donne  son  nom  et 
entouré  de  collines  boisées  d'un  aspect  assez  pittoresque. 

L'histoire  d'Authie  se  rattache  à  celle  de  son  prieuré 
fondé  dans  le  courant  du  viir*  siècle  par  les  Bénédictins 
de  Corbie  et  à  celle  de  son  château  féodal2. 

Cette  paroisse  a  eu  le  privilège  d'être  toujours  admi- 
nistrée, depuis  quatre-vingts  ans,  par  de  saints  pasteurs  : 
c'est  ce  qui  explique  le  grand  nombre  de  prêtres  qu'elle 
a  donnés  à  l'Eglise. 

1.  Les  parties  des  sommaires  en  italique  sont  extraites  du 
Document  trouvé  dans  le  portefeuille  de  Mgr  Danicourt. 

2.  V.  notre  Histoire  d'Authie,  de  son  prieuré  conventuel,  de  son 
château,  etc. 

1 


—  2  — 

C'est  à  Authie  que  naquit,  le  18  mars  1800,  François- 
Xavier  Danicourt.  L'Eglise  célèbre  en  ce  jour  la  fête  de 
saint  Gabriel  :  l'archange  glorieux  planait  sur  le  berceau 
de  cet  enfant  et  semblait  prédire  ses  hautes  destinées. 
Saint  Gabriel  fut  l'ange  choisi  par  Dieu  pour  saluer  la 
sainte  Vierge  des  noms  les  plus  heureux  qu'une  créature 
ait  jamais  entendus  et  pour  lui  annoncer  le  grand  mys- 
tère  de  l'Incarnation.  Le  petit  Xavier  devait,  lui  aussi, 
redire  bien  souvent,  pendant  sa  jeunesse,  la  saluta- 
tion angélique,  puis  aller  annoncer  aux  nations  loin- 
taines le  consolant  mystère  de  l'Incarnation  du  Fils  de 
Dieu. 

Sou  baptême  fut  retardé  de  deux  mois,  par  suite  de  la 
pénurie  de  prêtres,  et  ce  n'est  que  le  1  ï  mai,  fête  de  saint 
Uoniface,  que  son  père  le  présenta  à  l'église.  Chose 
frappante!  la  prière  que  saint  lîoniface  avait  sur  les 
lèvres  au  moment  de  son  martyre  :  a  Gratmsago  tibi, 
Domim  Jesu  Christe,  Jilii  Dei.  Je  vous  rends  grâces, 
Seigneur  Jésus,  fils  de  Dieu  »,  devait  être  la  prière  la 
plus  ordinaire  de  Mgr  Danicourt  pendant  toute  sa  vie  et 
celle  qu'il  prononça  sur  son  lit  de  mort. 

Une  coïncidence  plus  frappante  encore  et  qui  rappelle 
la  naissance  de  saint  Jean-Baptiste,  est  attestée  par  des 
témoins  dignes  de  foi.  Le  parrain  et  la  marraine  avaient 
fait  choix  de  plusieurs  noms  pour  leur  filleul,  mais  le 
l»ère  s'écria  aussitôt  :  «  Il  ne  s'appellera  pas  ainsi;  il 
aura  pour  noms  :  François-Xavier-Timothée.  » 

François-Xavier!...  Timothée  !...  noms  célèbres  par 
le  zèle,  les  travaux  et  la  charité  qu'ils  rappellent  ! 

François-Xavier,  apôtre  des  Indes  et  du  Japon,  qui  a 
converti  700.000  infidèles,  se  suscitait  en  ce  jour  un 
disciple  qui  devait  de  nouveau  porter  son  nom  dans  les 
Indes  et  pénétrer  enfin  dans  cette  Chine  dont  il  n'avait 
été  l'apôtre  que  par  le  désir. 

Saint  Paul  retrouvait  aussi  ce  jour-là  un  autre  Timo- 


thée  disposé  à  suivre  ses  conseils  et  ses  préceptes  avec 
une  soumission,  une  ponctualité,  un  courage  que  rien 
n'a  pu  ébranler. 

C'est  ainsi  que,  dans  les  temps  marqués  par  sa  sagesse, 
Dieu  fait  surgir  des  apôtres  pour  reprendre  la  tâche  à 
L'endroit  même  où  d'autres  l'ont  laissée,  la  continuer  et 
étendre  par  elle  son  règne  et  le  salut  des  âmes. 

Fils  de  André  Danicourt  et  de  Marie  Cazier,  François- 
X  avier-Timpthée  était  le  second  de  quatre  enfants.  L'aîné, 
Pierre,  est  mort  à  49  ans,  laissant  deux  enfants;  la  troi- 
sième, Sidonie,  épouse  de  Constantin  Danicourt  fixé  à 
Saint-Léger,  fut  mère  de  sept  enfants1;  le  dernier, 
Charles-Pierre-Joseph,  est  mort,  le  10  mars  188*2,  curé 
d'Ennemain. 

La  famille  Danicourt  est  l'une  des  plus  anciennes 
familles  d'Authie  et  la  plus  nombreuse,  avec  celle  des 
Froideval,  depuis  près  de  trois  siècles.  Le  premier  du 
nom,  qui  nous  soit  connu,  Pierre,  habitait  cette  localité 
en  1625. 

Elle  comptait  plusieurs  brandies.  Vers  le  milieu  du 
siècle  dernier,  huit  de  ses  membres  étaient  chefs  de 
communauté,  sans  compter  les  femmes  du  même  nom 
mariées  à  Authie.  En  outre  elle  était  alliée  à  la  plupart 
des  familles  du  village. 

L'une  de  ses  branches,  la  plus  rapprochée  de  celle 
d'André  Danicourt,  occupa  jusqu'à  la  grande  Révolution 


I.  Pierre  Danicourt  eut  trois  enfants  :  Marie,  morte  en  prédi  s- 
tinée  à  l'âge  de  seize  ans;  Désirée,  aveugle  depuis  Tàge  de  neuf 
ans;  et  Xavier,  marié  à  Saint-Léger. 

Sidonie  Danicourt,  décédée  en  1869,  eut  sept  enfants  :  Marie, 
morte  en  bas  âge;  Fursy,  célibataire  babitant  Saint-Léger; 
Sidonie.  épouse  de  Tbéopbile  Bury,  demeurant  à  Saint-Léger; 
Marie,  ange  d'innocence  et  de  piété,  morte  à  vingt-sept  ans  avec 
le  regret  de  n'avoir  pu  être  Sœur  de  Cbarité;  Eugène,  marié. à 
Bienvillers  en  Artois;  Ernest-Charles-Adéodat,  actuellement  curé 
de  Naours;  Athénaïse,  épouse  de  Joseph-Clément  d'Outrebois. 


—  4  — 

une  des  bonnes  maisons  Je  culture  du  pays  dont  le  chef- 
lieu  était  le  fief  noble  du  Blanc-Pignon,  situé  à  l'angle 
formé  par  les  rues  du  Mont  et  de  Lagache.  Ce  fief  relevait 
de  la  châtellenie  d'Authie  et  «  était  tenu  noblement 
en  plein  hommage  par  soixante-sols  parisis  de  relief, 
trente  sols  de  chambellage  et  autres  droits  féodaux1  ». 
Il  jouissait  de  certains  privilèges  tels  que  les  droits  d'af- 
forage,  de  colombier,  etc. 

Il  fut  partagé  en  deux  dans  le  courant  du  xvme  siècle, 
par  suite  du  mariage  de  Marie  Danicourt  avec  André 
Macron.  Le  fils  de  ces  derniers,  André  Macron-  par  son 
alliance  à  Anne  Gosselin,  hérita  de  la  seigneurie  de  Cour- 
celles  que  son  fils  tenait  encore  à  l'époque  de  la  Révo- 
lution. 

En  1666,  Jean  et  Antoine  Danicourt,  deux  des  ancêtres 
d'André  Danicourt,  en  même  temps  que  Pasquier  Mouil- 
lart,  «  avouent  tenir  cottièrement  des  religieux  de 
Limours,  à  cause  de  leur  seigneurie  d'Authie,  leurs 
manoirs  amasés  de  bâtiments,  etc.,  sis  entre  la  rue  de 
l'Abbaye  et  le  Vivier  des  Moines  2  ».  C'est  à  peu  près  le 
lieu  de  la  maison  natale  de  Xavier  (V.  notre  plan  n°  9). 
Leurs  maisons  comme  la  plupart  de  celles  qui  se  trou- 
vaient dans  la  rue  de  l'Abbaye  relevaient  du  couvent  et 
payaient  le  cens  au  prieur. 

Jean  Danicourt,  que  nous  avons  nommé  plus  haut,  à 
l'exemple  des  membres  des  corporations  et  autres,  accom- 
pagnait toujours  d'une  marque  la  signature  apposée  par 
lui  sur  les  registres  publics  ainsi  que  dans  tous  les  actes 
écrits.  Sa  marque  était  un  soleil  ;  c'est  assez  ingénieux 
de  la  part  d'un  laboureur,  car,  que  deviendrait  l'agricul- 
ture sans  le  soleil  ?  Est-ce  ce  souvenir  qui  plus  tard  enga- 
gera Mgr  Danicourt  à  prendre  pour  armes  un  soleil?  Ou 


1.  V.  l'Aveu  de  1773  :  Histoire  d'Authie,  page  3.'i7. 

2.  Archives  de  Seine-et-Oise  :  fonds  de  Limours. 


—  5  — 

bien  est-ce  sa  grande  dévotion  envers  le  saint  Sacrement 
qui  l'y  portera  uniquement?  Rien  ne  s'oppose  à  réunir 
ici  les  deux  motifs  :  le  souvenir  de  famille,  s'ajoutant  au 
sentiment  delà  piété,  consacre  doublement  ce  choix. 

Quand  une  famille  est  aussi  nombreuse  que  l'était  au 
siècle  dernier  (car  nous  ne  parlons  pas  de  la  famille 
actuelle)  la  famille  Danicourt,  il  est  impossible  qu'elle 
devienne  riche,  ou  bien  si  la  fortune  lui  sourit  pour  un 
temps,  ce  temps  ne  pourrait  être  de  longue  durée.  Au 
demeurant,    les    familles    patriarcales     d'Authie    dés 
siècles  derniers   ne  connaissaient  ni  les  lois  du    Code 
Napoléon    qui    mènent    directement    à   restreindre   le 
nombre  des  enfants,  ni  les  mœurs  du  xixe  siècle    qui 
tendent  de  plus  en  plus  à  augmenter  la  somme  des 
jouissances  et  partant  à  diminuer  les  charges  de  famille  ; 
moins  encore  l'abus  déplorable  qui,  par  un  renversement 
inique  de  l'ordre  établi  par  Dieu,  détourne  journelle- 
ment le  cours  de  ce  grand  fleuve  qu'on  nomme  la  vie. 

Les  familles  nombreuses  sont  moins  fortunées  que  les 
autres,  mais  Dieu  leur  réserve  des  bénédictions  spéciales 
et  leur  dispense  des  richesses  et  des  dons  plus  précieux 
que  ceux  de  la  fortune,  les  richesses  et  les  dons  de  la 
vertu .   . 

Nous  devons  encore  à  la  vérité  de  relever  un  détail 
qui  fait  honneur  à  une  famille  chrétienne  :  on  sait  que 
pendant  la  grande  Révolution  les  biens  de  l'église  et  du 
prieuré  d'Authie  furent  déclarés  propriété  nationale  et 
bientôt  après  mis  en  vente,  tandis  que  les  propriétés  du 
château  étaient  sous  le  séquestre.  Au  début  il  ne  se  pré- 
senta guère  d'acheteurs  ;  mais  la  valeur  de  ces  biens 
ayant  été  dépréciée  de  beaucoup,  il  s'en  trouva  comme 
toujours  qui,  plaçant  l'intérêt  et  la  richesse  avant  l'hon- 
neur et  la  conscience,  en  achetèrent. 

Heureusement  la  plupart  des  acquéreurs  étaient  étran- 
gers au  village,  mais  peu  importe  ici. 


—  G  - 

Divers  membres  de  la  famille  Danicourt  pouvaient 
acheter,  mais  ils  ont  préféré  s'abstenir  et  ne  pas  s'enri- 
chir, comme  tant  d'autres,  dans  des  circonstances  et  par 
des  moyens  qui  répugnaient  à  leur  conscience.  Bien  leur 
en  a  pris  !  Les  principales  familles  qui  ont  le  plus  acheté 
seront  éteintes  avant  la  fin  du  siècle;  elles  le  sont  déjà 
pour  la  plupart  quant  à  la  descendance  masculine.  Il 
serait  bien  aveugle  celui  qui  ne  verrait  pas  en  cela  l'in- 
tervention de  la  justice  divine  ! 

Pendant  les  guerres  de  la  Révolution  et  du  premier 
Empire,  la  famille  Danicourt  a  largement  payé  son  tri- 
but à  la  patrie  ainsi  que  les  habitants  d'Aulhie  ;  mais  il 
est  une  campagne  qui  fut  particulièrement  désastreuse 
pour  elle,  ce  fut  celle  d'Espagne  :  plusieurs  de  ses 
membres  y  versèrent  leur  sang. 

Vers  la  naissance  du  jeune  Xavier,  André  Danicourt 
alliait  à  un  commerce  assez  important  pour  Authie,  à 
cette  époque,  les  travaux  de  la  culture  des  champs  et  les 
labeurs  incessants  d'un  atelier  de  clouterie.  Sa  maison 
était  des  plus  achalandées  et  la  plus  grande  activité  y 
régnait.  Tandis  que  M"*  Danicourt  présidait  au  comptoir 
et  se  multipliait  dans  les  détails  d'un  négoce  quotidien, 
André  Danicourt  était  à  l'atelier,  surveillant  les  ouvriers 
qu'il  stimulait  par  son  ardeur. 

Pendant  dix  années  consécutives  l'argent  afllua  dans 
cette  maison  ;mais  les  accidents,  les  fléaux  qui  fondront 
bientôt  sur  elle  et  un  autre  motif  qui  sera  révélé  plus  lard 
n'ont  pas  permis  qu'elle  devînt  ce  qu'on  appelle  une 
famille  riche.  Qu'importe  aux  yeux  de  Dieu,  puisqu'il 
n'estime  qu'une  seule  richesse,  une  seule  noblesse,  celle 
qui  vient  de  la  vertu.  Le  monde  lui-même  ne  laisse  pas 
que  de  l'apprécier  et  de  lui  rendre  justice  à  son  insu. 

André  Danicourt  jouissait  partout  de  la  réputation  d'un 
homme  juste,  loyal  et  craignant  Dieu.  Marie  Cazier,  son 
épouse',  pleine    de  foi,  de  piété.,   de  dévoûment   était 


estimée  de  toute  la  population  et  aimée  particulièrement 
des  pauvres. 

C'est  dans  ce  milieu,  au  sein  de  ce  mouvement,  sous 
les  yeux  d'un  tel  père  et  d'une  telle  mère  que  fut  placé 
le  berceau  du  jeune  Xavier.  S'il  faut  admettre  ce  que  l'on 
appelle  l'influence  des  milieux,  nous  ne  demanderons 
pas  quelles  furent  ses  premières  impressions  et  quelle 
action  celles-ci  durent  exercer  sur  son  âme,  son  carac- 
tère, sa  vie  tout  entière. 

Protégée  par  la  vigilance  du  père  et  par  la  sollicitude 
de  la  mère,  son  enfance  devait  s'écouler  dans  l'inno- 
cence et  être  comme  l'aurore  d'une  belle  vie. 

On  se  fait  facilement  illusion  sur  le  moment  où  la 
notion  de  Dieu  et  de  la  vertu  commence  à  se  faire  jour 
dans  L'âme  de  l'enfant.  Chez  les  natures  bien  douées, 
l'éducation  commence  à  cinq  ans.  La  formation  de  Pâme 
et  du  cœur  doit  coïncider  avec  les  premières  lueurs  de 
l'enfance,  et  toute  mère  chrétienne,  digne  de  ce  nom,  a 
le  devoir  de  les  utiliser  au  profit  de  l'éducation;  les  pre- 
miers sons  articulés,  qui  émanent  de  la  bouche  de  l'en- 
fant, doivent  être,  avec  les  noms  du  père  et  de  la  mère, 
Jésus  !  Marie  ! 

Mmc  Danicourt  se  garda  bien  de  l'oublier  :  avant 
cinq  ans  le  jeune  Xavier  savait  mêler  à  ses  bégaiements 
enfantins  les  doux  noms  qu'il  plaça  plus  tard  sur  les 
lèvres  de  milliers  d'enfants. 

Cependant  les  premiers  dangers  auxquels  l'enfance 
est  exposée  allaient  se  présenter  et  apporter  leur  pierre 
de  scandale.  La  maison  possédait  quelques  bestiaux  : 
on  les  confia  à  la  garde  de  Xavier.  La  simplicité  des 
mœurs  de  la  campagne,  à  cette  époque,  atténuait  beau- 
coup les  dangers  de  cette  profession,  sans  cependant 
conjurer  tout  péril,  d'autant  plus  que  Xavier  n'était  pas 
seul.  Les  jeunes  pâtres,  de  différentes  familles,  se  réu- 
nissaient en  troupe  et  partaient  à  la  suite  de  leurs  bes- 


tiaux  dans  les  champs  ou  dans  les  marais.  Les  vastes 
prairies  qui  s'étendent  entre  Authie  et  Thièvres,  les 
plaines,  la  lisière  des  bois,  les  bois  eux-mêmes  furent 
le  premier  théâtre  où  Xavier  prit  ses  ébats  et  commença 
à  se  distinguer  du  reste  de  ses  camarades.  Sa  bonté,  sa 
douceur,  sa  gaieté,  son  entrain,  sa  souplesse  et  sa 
dextérité  dans  les  exercices  du  corps  le  firent  aimer  de 
ses  condisciples,  et  quand  il  en  est  ainsi,  l'on  devient 
facilement  maître.  Xavier  était  le  héros  de  cette  bande 
joyeuse  de  petits  pâtres  dont  plusieurs  racontaient 
naguères  encore  les  jeux  de  leur  enfance,  la  bonne 
humeur,  le  savoir-faire  de  leur  chef.  La  morale  était 
largement  interprétée  ;  les  ordres  du  garde-champêtre 
el  du  garde  des  bois  ne  furent  pas  toujours  respectés  ; 
ce  n'était  pas  un  crime  de  laisser  tondre  le  champ  voisin 
de  la  largeur  d'une  langue:  et  les  noisettes,  les  cor- 
nouilles,  les  châtaignes,  les  alises  et  autres  fruits  sau- 
vages étaient  si  abondants  que  c'eût  été  dommage  de  les 
laisser  perdre.  Plus  tard,  du  fond  de  la  Chine,  Mgr  Dani- 
court  rappelait  gaiement  à  un  de  ses  amis  d'enfance  un 
coup  de  fusil  chargé  de  sel,  sur  eux  tiré,  pour  avoir 
dépouillé  un  alisier  de  ses  fruits,  dans  le  bois  de  Lalcau. 

Parfois  le  jeune  Xavier  s'esquivait  adroitement  de  la 
foule  dissipée  de  ses  camarades  pour  se  tenir  à  l'écart  et 
satisfaire  le  besoin  de  son  cœur;  si  quelqu'un  des  siens 
eût  été  aussi  habile  que  lui  il  eût  pu  le  surprendre  blotti 
contre  un  arbre,  ou  caché  dans  les  broussailles,  égre- 
nant à  la  hâte  quelques  dizaines  de  chapelet. 

Il  semble  que  de  tout  temps  Dieu  ait  eu  des  prédi- 
lections pour  la  vie  pastorale.  Les  plus  illustres  person- 
nages de  l'ancien  Testament,  ainsi  qu'un  grand  nombre 
de  saints  depuis  dix-huit  siècles,  ont  fait  l'apprentissage 
delà  vie  intérieure  en  gardant  les  troupeaux.  C'est  dans 
ce  milieu  que  le  Tout-Puissant  s'est  plu  à  marquer  leur 
âme  du  sceau  d'une  vertu  fondamentale  de  la  perfection, 


—  9  — 

la  simplicité.  Xavier  devait  lui  aussi  en  recevoir  et  en 
garder  l'empreinte,  et  si,  un  jour,  la  vanité  eût  pu  avoir 
prise  sur  son  âme,  au  sein  des  succès  du  ministère  et 
des  gloires  de  l'apostolat,  le  ressouvenir  de  sa  première 
vie  n'eût  pas  tardé  à  le  rappeler  aux  sentiments  de  l'hu- 
milité et  à  lui  faire  dire  à  l'exemple  de  son  bien-aimé 
père  saint  Vincent,  toutes  les  fois  qu'on  lui  adressait 
des  éloges  :  «  Oui,  j'ai  gardé  les  troupeaux  de  mon  père 
aux  jours  do  mon  enfance.  » 

On  pourrait  reprocher  au  jeune  pâtre  les  espiègleries 
de  son  âge;  mais  on  ne  lui  a  jamais  reproché  rien  de 
grave  :  ses  camarades  les  plus  intimes  sont  unanimes 
pour  lui  rendre  ce  témoignage.  Jamais  il  n'a  été  mauvais 
conseiller;  jamais  il  n'est  devenu  pour  eux,  en  quoi  que 
ce  soit,  une  pierre  d'achoppement.  Voici  entre  autres  un 
fait  qui  le  prouve  et  qui  est  resté  profondément  gravé 
dans  la  mémoire  de  ceux  qui  lui  ont  survécu,  c<  Dans 
les  chaleurs  de  Tété,  écrit  l'un  d'eux,  il  nous  arrivait 
souvent  de  nous  baigner  dans  l'Authie,  et,  hélas  !  nous 
nous  y  jetions  dans  l'état  de  pure  nature;  mais  Xavier 
était  à  l'écart,  loin  de' nous,  et  s'il  lui  arrivait  de  prendre 
un  bain,  les  regards  pouvaient  s'arrêter  sur  lui  :  sa 
modestie  déjà  grande  avait  au  préalable  jeté  un  voile 
sur  ses  membres.  » 

On  a  souvent  demandé  à  des  prêtres  si  le  jeune  Xavier 
avait  perdu  l'innocence  de  son  baptême,  et  tous  de  dire  : 
nous  ne  le  pensons  pas  ;  nous  avons  bien  des  raisons 
pour  croire  le  contraire.  Ce  témoignage  semble  confirmé 
par  le  témoignage  même  du  saint  missionnaire  écrivant 
de  la  Chine  :  «  On  me  croit  d'un  tempérament  froid  et 
indifférent  !  Si  l'on  connaissait  toutes  les  luttes  que  j'ai 
eu  à  soutenir  depuis  ma  première  communion,  l'on  me 
jugerait  autrement,  »  Les  combats  n'ont  commencé  pour 
Xavier  qu'à  l'époque  de  sa  première  communion  :  or, 
tous  s'accordent  à  dire  qu'à  partir  de  ce  moment  il  fut 


—  10  — 

immuable  dans  le  bien.  Comme  nous  le  verrons  bien- 
tôt, sa  première  communion  s'accomplit  dans  des  dispo- 
sitions telles  qu'elle  imprima  à  sa  vie  une  impulsion  qui 
ne  devait  pas  dévier. 

Toutefois  Xavier  pleura  plus  tard  amèrement  les 
années  passées  dans  la  dissipation  naturelle  au  jeune 
âge.  Les  plus  légères  fautes  font  tache  sur  l'âme  des 
saints.  On  ne  peut  lire  sans  attendrissement  les  prières 
qu'il  a  écrites  de  sa  propre  main  et  dans  lesquelles, 
après  avoir  chanté  avec  amourles  miséricordes  de  Dieu, 
il  gémit  sur  les  égarements  de  son  enfance  ;  il  se  compare 
à  la  brebis  égarée  que  le  bon  pasteur  retrouve  et  rap- 
porte sur  ses  épaules  au  bercail  ;  à  l'enfant  prodigue 
que  le  père  de  famille  reçoit  dans  ses  bras  et  arrose  de 
ses  larmes.  Son  repentir  et  son  amour  éclatent  en  traits 
ardents. 

Le  jeune  Xavier  fréquenta  l'école  de  bonne  heure.  Tous 
ceux  qui  l'ont  connu  alors  parlent  de  son  obéissance,  de 
son  application,  de  sa  piété  avec  l'accent  de  l'admiration. 
«  Il  était  notre  modèle  à  tous,  écrit  l'un  d'eux.  J'ignore 
s'il  a  été  puni  une  seule  fois.  Par  suite  de  ses  progrès 
rapides,  il  seconda  bientôt  l'instituteur  qui  en  fit  un 
autre  lui-même  et  le  chargea  de  nous  faire  la  leçon.  Il 
nous  groupait  autour  de  lui  et  s'occupait  de  nous  avec 
une  bonté,  un  zèle  et  un  dévoùment  qui  ne  se  sont 
jamais  démentis  et  dont  je  garderai  le  souvenir  toute  ma 
vie.  Bon  petit  Xavier!  il  annonçait  sur  les  bancs  de 
l'école  ce  qu'il  serait  un  jour.  » 

Mais  bientôt  celui  qui  était  le  premier  au  jeu  comme 
à  l'élude  rompit  avec  ses  camarades,  pour  les  récréations 
du  moins.  Il  se  tenait,  de  préférence  auprès  de  son  maître 
ou  en  la  compagnie  de  son  père  et  de  sa  mère.  Désormais 
il  n'aura  plus  d'autre  lieu  de  rendez-vous  que  l'école,  le 
foyer  paternel,  l'église  :  trois  sancluaires  où  se  forment 
les  âmes,  en  attendant  le  collège  chrétien  qui  les  sup- 


—  11  — 

pléc  et  les  résume.  Si  nous  le  revoyons  encore  au  milieu 
de  ses  camarades,  c'est  pour  le  distinguer  à  son  air 
sérieux  ;  si  nous  le  rencontrons  dans  les  champs  ou  au 
bord  des  bois,  c'est  le  regard  plongé  dans  un  livre. 

Xavier  aimait  tendrement  son  père  et  sa  mère  :  il  était 
pour  eux  plein  de  respect  et  de  soumission,  non  par 
crainte  mais  par  amour  et  reconnaissance.  De  même  que 
les  yeux  de  l'humble  servante  sont  attentifs  au  moindre 
mouvement  de  sa  maîtresse  ;  de  même  les  yeux  de 
Xavier  étaient  toujours  prêts  à  saisir  les  moindres  signes 
de  la  volonté  de  son  père  et  de  sa  mère.  Au  premier 
signal  il  partait,  ne  donnait  à  sa  course  que  le  temps 
rigoureusement  requis  et  revenait  sous  le  toit  paternel 
pour  pratiquer  l'obéissance  sous  une  autre  forme.  Les 
chemins  de  Saint-Léger,  de  Couin,  de  Mondicourt  ',  de 
Pas,  l'ont  vu  passer  souvent  chargé  de  commissions  pour 
les  parents  ou  les  amis  de  sa  famille.  Ceux  de  Thièvres, 
d'Orville,  d'Amplier,  de  Doullens  l'ont  vu  plus  souvent 
encore  ;  car  Doullens  était  la  ville  où  André  Danicourt 
prenait  la  matière  brute  de  son  industrie,  le  fer  et  le  lin, 
et  où  il  écoulait  ses  produits.  Partout  Xavier  n'a  laissé 
que  le  souvenir  d'une  conduite  irréprochable. 

Nous  sommes  heureux  de  joindre  ici  le  témoignage 
du  saint  prêtre  qui  Ta  élevé  :  «  Vous  me  demandez, 
Monsieur  l'abbé,  l'attitude  de  Xavier  au  sein  de  sa  famille? 
Eh  bien,  sa  docilité  envers  ses  parents  était  parfaite  ;  il 
portait  sur  toute  sa  physionomie  l'empreinte  du  plus 
profond  respect  pour  son  père  et  pour  sa  mère  lorsqu'il 
était  en  leur  présence.  Sa  figure  rayonnait  de  bonheur  et 
de  joie  quand  il  était  commandé  par  eux,  et  son  ordi- 
naire était  de  voler  au  devant  de  leurs  désirs.  Il  se  peut 
que  dans  son  enfance  il  ait  commis  quelques  légèretés  à 

1.  Couin  et  Mondicourt,  villages  célèbres  :  le  premier  par  le 
château  des  comtes  de  Louvencourt;  le  second  par  l'usine  de 
M.  Ibled. 


—  12  — 

leur  égard,  mais  je  n'en  ai  aucun  souvenir  et  cependaut 
je  fréquentais  habituellement  la  maison.  Il  ne  me  sou- 
vient que  de  ses  grands  exemples  d'obéissance  et  de  res- 
pect; et  jamais  ne  s'effacera  de  ma  mémoire  le  souvenir 
de  sa  figure  si  douce  et  si  modeste  ;  il  me  semble  voir 
encore  cet  air  si  soumis  et  si  humble  1...  » 

Citons  un  trait  qui  achèvera  de  peindre  Xavier  et  de 
nous  le  faire  connaître  dans  cette  première  étape  de  sa 
vie,  son  enfance. 

L'industrie  et  le  commerce  assez  étendus  de  M.  Dani- 
court avaient  créé  des  rapports,  formé  des  liens.  Plu- 
sieurs familles  étaient  devenues  amies  de  la  famille 
Danicourt.  Au  jour  de  la  fête  du  village  il  y  avait  grande 
réception,  la  table  était  environnée  de  parents  et  d'amis 
qui  se  dédommageaient  dans  un  cordial  repas  des  dures 
nécessités  de  la  vie  :  c'était  à  charge  de  revanche  et 
bien  que  M.  Danicourt  donnât  peu  de  temps  aux  loisirs 
pour  n'envisager  que  le  devoir  et  les  affaires,  il  ne  pou- 
vait se  soustraire  entièrement  à  ces  sortes  de  réunions. 
Or,  une  bonne  mère  à  qui  les  tribulations  n'ont  point 
fait  défaut,  mais  que  Dieu  a  récompensée  en  élevant  un 
de  ses  enfants  au  sacerdoce  et  en  le  consacrant  à  Dieu 
dans  la  compagnie  de  Jésus,  a  souvent  raconté  ce  fait 
qui  peint  au  vif  l'innocence  et  la  pureté  de  Xavier  à 
l'âge  de  onze  ans.  On  avait  dîné  à  Amplier  le  jour  de  la 
fête  :  le  repas  terminé,  on  proposa  une  promenade  au 
bois,  une  partie  de  noisettes  :  petits  garçons  et  petites 
filles  n'avaient  garde  de  manquer  à  ce  rendez-vous.  On 
part  et  bientôt  on  arrive  ;  mais  à  l'entrée  du  bois,  Xavier 
dit  à  ses  jeunes  camarades  :  «  Nous,  mes  amis,  nous 
irons  d'un  côté  et  les  petites  filles  iront  de  l'autre.  Nous 
serons  sages  et  nous  ne  ferons  pas  de  peine  au  bon 
Dieu.  » 

i.  Lettre  de  M.  Vivier  à  M.  Charles  Danicourt. 


-  13  — 


Cinquante  ans  après,  la  mère  du  P.  Caudron  en  parlait 
encore  avec  une  sorte  de  ravissement. 

Ce  souvenir  n'en  est  qu'un  parmi  cent  autres  que 
nous  pourrions  citer  à  la  louange  du  modèle  de  l'enfance 
chrétienne. 


CHAPITRE  II 


«  Au  printemps  1818,  commencé  le  latin  chez  M.  Vivier  (Authie).  — 
Le  30  octobre,  dimanche,  1819,  fait  ma  première  communion  (pleuré 
beaucoup).  » 


L'innocence  a  sur  toutes  les  âmes  un  empire  souve- 
rain, l'empire  de  Dieu  même  puisqu'elle  n'est  qu'un 
rellet  du  ciel  ;  mais  c'est  surtout  au  cœur  d'un  père  et 
d'une  mère  qu'elle  se  fait  sentir  pour  y  agrandir  et  y 
multiplier  l'amour  naturel.  On  se  sent  doublement  père 
lorsque  l'on  a  sous  les  yeux  l'image  de  sa  substance  et 
l'image  de  Dieu.  Aussi  les  délices  d'André  Danicourt 
étaient  de  voir  et  de  posséder  son  fils  ;  il  en  était  déjà 
fier  ;  il  l'emmenait  avec  lui  à  l'atelier  et  le  faisait  lire  à 
haute  voix  au  milieu  des  ouvriers. 

Ici  nous  cédons  la  place  à  une  plume  plus  autorisée 
que  la  nôtre,  celle  de  M.  Vivier  qui,  pendant  de  longues 
années,  fut  pour  Authie  et  Montdidier  l'instrument  visible 
de  la  divine  Providence,  et  dont  la  mémoire  est  indisso- 
lublement liée  à  celle  de  Mgr  Danicourt. 

«  Trois  semaines  environ  après  mon  ordination,  qui 
avait  eu  lieu  le  jour  de  saint  Pierre  1817,  j'arrivais  à 
Authie  pour  prendre  possession  de  la  paroisse  et  m'iDs- 
taller  immédiatement.  Quand  j'eus  pris  les  habitudes  de 
mon  nouveau  presbytère,  il  m'arrivait  souvent  de  me 
promener  en  long  et  en  large  dans  les  allées  du  jardin. 
Or  une  simple  haie,  moitié  vive,  moitié  sèche  séparait 


ce  jardin  de  celui  de  monsieur  votre  père.  Je  ne  tardais 
pas  à  m'arrèter  auprès  de  cette  haie  tantôt  à  une  place, 
tantôt  à  une  autre  pour  écouter  une  voix  claire  et  dis- 
tincte se  faisant  parfaitement  entendre  de  cinq  ou  six 
ouvriers  forgeant  des  clous  sur  leur  petite  enclume.  Je 
reconnus  facilement  la  voix  d'un  enfant  ;  mais  ce  qui 
piquait  le  plus  ma  curiosité  c'est  qu'il  avait  l'air  de  se 
faire  écouter  ;  pas  un  ouvrier  ne  disait  mot  et  la  lecture 
paraissait  intéresser  beaucoup.  Le  livre  était  intitulé  : 
Instructions  pour  la  jeunesse  avec  des  exemples  histo- 
riques bien  choisis  pour  tous  les  chapitres  ;  un  de  ces 
bons  livres  qui  commençaient  à  circuler  dans  la  paroisse. 
Le  timbre  de  la  voix,  quelque  chose  dans  le  ton  et  l'ac- 
centuation me  faisaient  plaisir  et  j'avoue  que  pour  rien 
au  monde  je  n'eus  négligé  de  prêter  l'oreille  chaque  fois 
que  je  pouvais  entendre  lire  cet  enfant  qui  déjà  m'inté- 
ressait beaucoup  sans  que  je  le  connusse.  Au  bout  de 
quelque  temps  je  m'en  informai  ei  je  fis  prier  son  père 
de  venir  me  voir  avec  lui  au  presbytère  ;  ce  qui  ne  tarda 
pas.  Je  les  vois  encore  se  présenter  :  c'était  par  un  beau 
jour  de  printemps  à  l'heure  du  déjeuner  des  ouvriers.  Le 
jeune  Xavier  avait  revêtu  ses  habits  de  fête  :  bonne  et 
excellente  figure  d'enfant  que  j'aimais  déjà!  je  l'em- 
brassai de  bon  cœur,  ce  qui  fit  couler  une  grosse  larme 
de  tendresse  sur  la  joue  du  père.  Comment  t'appelles-tu, 
lui  dis-je  ?  —  Je  m'appelle  Xavier,  monsieur  le  curé. 
Oui,  il  s'appelle  Xavier,  ajouta  le  père  ;  j'ai  un  autre  fils 
plus  âgé  qui  s'appelle  Pierre.  — Eh  bien,  Monsieur  Dani- 
court,  puisque  vous  en  avez  un  plus  grand,  gardez-le  pour 
vous  aider  et  laissez-moi  celui-ci,  car  il  me  plaît  beau- 
coup, je  sens  que  je  l'aimerai  bien.  Dimanche  prochain 
je  le  ferai  enfant  de  chœur  et  pas  plus  loin  que  lundi  je 
le  mettrai  au  latin. 

Votre  père,  mon  ami,  était  un  homme  de  foi,  bon  chré- 
tien. Quoiqu'il  eut  une  assez  nombreuse  famille  à  sou- 


—  16  — 

tenir,  il  n'en  respectait  pas  moins  les  dimanches  et  fêtes, 
assistant  régulièrement  aux  offices  et  ne  négligeant 
jamais  de  faire  ses  pâques  :  au  reste  presque  toute  la 
paroisse  en  était  là  à  cette  époque.  Sur  ma  proposition 
de  prendre  Xavier  il  sourit  avec  bonheur  et  le  regardant 
avec  une  complaisance  toute  paternelle  il  lui  dit  :  «  Va, 
mon  fils,  tu  n'auras  pas  autant  de  mal  que  ton  père  et 
tu  pourras  servir  le  bon  Dieu  pour  nous  tous...  Veux-tu 
rester  avec  M.  le  curé?...  ta  mère  sera  bien  con- 
tente ;  quant  à  moi  j'y  consens,  et  toi  Xavier?  —  Oh  ! 
moi  aussi,  mon  père.  »  L'enfant  me  resta  et  le  père 
retourna  chez  lui  bien  satisfait  d'une  entrevue  qui  était 
le  prélude  de  beaucoup  d'autres. 

Moi  aussi,  mon  cher  abbé,  j'étais  satisfait  de  ce  qui 
venait  de  se  passer  :  tout  me  disait  que  je  venais  de  con- 
clure une  affaire  excellente  pour  la  religion  et  pour  la 
gloire  de  Dieu.  Votre  frère  avait  alors  douze  ans  et 
n'avait  encore  rien  perdu  de  sa  naïveté,  de  sa  candeur, 
de  son  innocence.  D'une  physionomie  intéressante  qui 
respirait  l'intelligence  et  la  douceur  ;  d'un  caractère 
dont  le  fond  me  paraissait  être  la  souplesse  et  la  timidité, 
il  me  semblait  facile  à  conduire.  J'étais  donc  content  et 
très  content  de  mon  acquisition.  Hélas  !  oui,  mais  cela 
dura  peu. 

L'anxiété  suivit  de  près  cette  satisfaction  :  je  venais 
de  prendre  une  grande  charge,  d'assumer  une  grande 
responsabilité.  Comment  avec  une  paroisse  qui  me 
laissait  peu  de  temps  libre  ou  plutôt  qui  ne  devait  pas 
tarder  à  m'occuper  la  nuit  comme  le  jour,  comment 
trouver  les  heures  nécessaires  pour  cultiver  les  disposi- 
tions dont  je  viens  de  parler,  dispositions  d'un  enfant 
qui  n'avait  rien  de  son  âge  et  demandait  à  travailler  sans 
relâche?  Il  n'y  avait  qu'un  parti  à  prendre,  et  je  le  pris 
bien  vite,  c'était  de  réunir  à  votre  frère  quelques  petits 
jeunes  gens  de  son  âge  et  de  les  mettre  immédiatement 


—  17  — 

sous  la  conduite  d'un  abbé  qui  vivrait  avec  moi,  qui  ne 
les  quitterait  pas,  sur  qui  je  pourrais  compter  pour  leur 
tracer  la  besogne  et  partager  leurs  récréations.  Je  m'en 
ouvris  à  M.  Dewailly,  alors  supérieur  du  grand  sémi- 
naire ;  il  entra  dans  mes  vues  et  me  donna  M.  l'abbé 
Vicart  *.  Ainsi  se  forma,  en  quelques  semaines,  dans 
mon  presbytère,  ce  que  l'on  appela  trois  ans  plus  tard,  à 
Montdidier,  la  colonie  d 'Authie.  Elle  datait  de  la  vocation 
de  votre  frère  :  il  pouvait  marcher  en  tète,  tout  invitait 
aie  suivre  2.  » 

Le  presbytère  d'Authie  fut ,  sous  la  direction  de 
M.  Vivier,  comme  une  pépinière  déjeunes  plantes  desti- 
nées à  produire  des  fleurs  et  des  fruits  divers.  Les  Ma- 
cron,  les  Périn,  les  Froideval  devaient  se  distinguer  et 
marquer  dans  les  carrières  libérales.  Xavier  Danicourt 
les  surpassa  tous  par  la  vertu  et  par  les  talents.  Il  était 
chez  M.  Vivier  ce  qu'il  avait  été  parmi  ses  camarades 
d'enfance  à  l'école  du  village,  et  ce  qu'il  sera  un  jour  au 
collège,  le  premier  entre  tous  par  l'assiduité,  par  le 
travail,  par  les  succès  ;  le  premier  par  la  piété.  Je  n'ai 
jamais  rencontré,  dit  le  même  prêtre,  un  enfant  plus 
souple  de  caractère,  plus  ouvert,  ni  plus  timide  :  le  plus 
léger  blâme  faisait  couler  ses  larmes  abondamment  ; 
mais  il  faut  le  dire  à  sa  louange,  ce  n'était  pas  que  le 
reproche  blessât  son  amour-propre  ;  seul  le  regret  de 
n'avoir  pas  bien  fait  aflligeait  son  âme. 

Cependant  l'âge  s'avançait  et  une  heure  solennelle 
dans  la  vie,  l'heure  de  la  première  communion  allait 
sonner  pour  Xavier.  La  Providence  avait  tout  arrangé 
pour  que  cette  action  s'accomplit  dans  les  plus  saintes 
dispositions  ;  elle  l'avait  retiré  de  la  compagnie  de  ses 
jeunes  camarades  ,   enlevé  à  l'agitation  d'une  maison 

1.  Il  fut  plus  tard  curé  de  Guillaucouit. 

2.  Lettre  de  M.  Vivier  à  M.  l'abbé  Charles  Danicourt, 


—   18  - 

de  commerce  et  d'industrie  pour  le  placer  sous  les  yeux 
d'un  prêtre  qu'embrasaient  le  premier  zèle  et  les  pre- 
mières ardeurs  du  sacerdoce. 

Xavier,  de  son  côté,  toujours  attentif  à  correspondre 
à  la  grâce,  apportait  la  plus  active  préparation  à  ce 
grand  acte  de  sa  vie  :  ses  prières  étaient  plus  ferventes, 
sa  vigilance  plus  grande  et  sa  conduite  plus  égale.  On  le 
voyait  constamment  à  la  tête  du  catéchisme,  se  faisant 
remarquer  par  son  exactitude  mathématique  et  par  une 
instruction  religieuse  des  plus  précoces  pour  son  âge. 
Aux  approches  du  grand  jour,  les  paroissiens,  ainsi 
que  le  pasteur,  avaient  lout  spécialement  les  regards 
fixés  sur  cet  admirable  enfant  que  désormais  ils  pour- 
ronl  appeler  :  l'ange  d'Authie.  En  effet  il  réunit  en 
cette  circonstance  mémorable  tant  de  modestie  ,  de 
recueillement,  de  piétë,  qu'il  parut  à  tous  un  ange  ter- 
restre. 

Ce  fut  M.  Vivier  qui  (huma,  à  celui  qu'il  appelait  son 
enfant,  le  pain  des  forts.  Plus  que  tout  autre  Xavier 
avait  besoin  de  cet  aliment,  car  Dieu  lui  réservait  une 
carrière  où  le  courage  et  la  force  devaient  être  à  la 
hauteur  des  périls.  Des  larmes  abondantes  coulèrent  di- 
ses yeux,  larmes  de  reconnaissance  et  d'amour,  larmes 
d'un  pacte  éternel  entre  le  Créateur  et  sa  créature;  aussi, 
le  soir  de  ce  beau  jour,  toute  la  population  fut  émue  de 
l'accent  avec  lequel  il  prononça  la  rénovation  des  vœux 
du  baptême,  en  son  nom  et  au  nom  des  communiants. 
Hélas!  pour  beaucoup  d'enfants,  cette  rénovation  n'est 
qu'une  formule.  Mais,  pour  ceux  que  Dieu  a  prévenus  et 
touchés  de  son  amour,  c'est  l'abjuration  du  mal  et  l'af- 
firmation du  bien  ;  c'est  le  renoncement  au  démon,  au 
monde,  à  ses  vanités  et  à  ses  plaisirs  ;  c'estl'engagement 
irrévocable  au  service  de  Dieu;  c'est  le  sourire  aux  joies 
du  ciel. 

La  première  communion  a  produit  la  plus  profonde 


—  Il»  - 

impression  sur  l'âme  du  saint  enfant;  elle  y  a  laissé  un 
parfum  qui  embaumera  toute  son  existence  ;  il  s'y  repor- 
tera sans  cesse  par  la  pensée  et  par  le  cœur  et  il  écrira 
un  jour  :  a  30  octobre  1819,  fait  ma  première  commu- 
nion, pleuré  beaucoup.  » 

Xavier  avait  goûté  au  calice  du  salut,  ses  lèvres  ne 
devaient  plus  s'en  détacher.  A  partir  de  ce  momenl  il 
prit  la  résolution  de  communier  tous  les  mois  ainsi 
qu'aux  fêtes  deNotre-Seigneur  et  de  la  très  sainte  Vierge, 
et  commença  une  nouvelle  vie. 

«  Il  me  souvient,  écrit  une  personne  qui  Fa  parfaite- 
ment connu,  du  jonr  de  sa  première  communion.  Je  le 
vois  encore  dans  l'attitude  d'un  ange  adorateur,  les 
mains  jointes,  rempli  de  la  plus  grande  ferveur:  sa 
figure  élait  si  rayonnante  que  j'ai  passé  cette  journée  à 
le  contempler,  avec  attendrissement.  Pendant  l'année 
qui  a  suivi  sa  première  communion,  comme  aussi  chaque 
année  pendant  les  vacances,  je  n'ai  jamais  pu  le  voir 
dans  l'église  sans  être  pénétré  d'un  plus  grand  respect 
pour  le  lieu  saint.  Que  de  personnes  ont  éprouvé  comme 
moi  les  effets  sensibles  de  sa  ferveur  et  de  sa  piété  ! 
L'office  terminé,  il  restait  longtemps  dans  l'église  ,  et 
lorsque  tout  le  monde  était  sorti,  il  se  prosternait  devant 
le  tabernacle  et  baisait  le  pavé  avant  de  quitter  le  lieu 
saint.  Je  ne  suis  pas  le  seul  qui  l'ai  remarqué...  quant  à 
lui,  il  ne  se  doutait  pas  qu'il  était  observé.  » 


CHAPITRE    III 


«  le  28  décembre  1850,  saints  Innocents  :  entré  au  collège  de  Mont- 
didier.  »  —  Le  collège  de  Monldidier.  —  Xavier  y  entre  le  jour 
des  saints  Innocents.  —  Fruits  d'une  première  retraite.  — 
Sa  conduite,  son  application,  ses  aptitudes.  —  Tout  pour  la 
gloire  de  Dieu.  —  Son  amour  pour  la  sainte  Eucharistie;  ses 
communions;  ses  confessions.  —  Sa  dévotion  envers  la  très 
sainte  Vierge. 


La  ville  de  Montdidior  avait  eu  son  collège  ou  école 
latine  pendant  plusieurs  siècles.  En  4680  la  direction  en 
fut  confiée  aux  Bénédictins  qui,  plus  tard,  durent  y 
renoncer  par  suite  des  tracasseries  auxquelles  ils  furent 
en  butte  de  la  part  de  «  certaines  personnes  jalouses  de  ce 
que  le  droit  de  nommer  le  principal  passait  des  mains 
du  maïeur  entre  celles  du  prieur  de  Notre-Dame  *.  » 

La  grande  Révolution  ferma  le  collège  situé  dans  l'in- 
térieur de  la  ville ,  ainsi  que  le  prieuré  Notre-Dame 
(collège  actuel)  qui  avait  été  si  longtemps  pour  les 
enfants  de  saint  Benoît  l'asile  de  la  science  et  de  la 
piété. 

rt  Lorsque  la  tempête  fut  passée,  le  collèg-e  rouvrit 
en  1802  sons  la  direction  de  l'abbé  Lamar,  ecclésias- 
tique fort  instruit.  Le  prieuré  de  Notre-Dame  étant 
inoccupé  depuis  la  suppression  du  district,  le  directeur 
du  collège  abandonna   l'ancien  local  et  s'établit  dans 

1.  Tous  les  passages  entre  guillemets,  concernant  le  collège, 
sont  extraits  de  l'Histoire  de  ta  ville  de  Montdidier,  par  M.  de  Beau- 
villé,  t.  III,  p.  230  et  suivantes. 


—  21    - 

les  bâtiments  des  Bénédictins.  Le  décret  qui  assurait 
au  collège  une  existence  légale  est  daté  des  bords  du 
Rhin.  » 

M.  l'abbé  Lamar,  étant  d'un  âge  trop  avancé  pour 
porter  le  fardeau  de  la  direction  d'un  tel  établissement; 
abandonna  celle-ci  aux  Pères  de  la  Foi,  obligés  de 
cacher  sous  cette  appellation  leur  véritable  nom  de  fils 
de  saint  Ignace,  de  Jcsuif.es.  «Le  5  août  1807,  les 
RR.  PP.  Sellier  et  Leblanc  amenèrent  d'Amiens  les 
jeunes  gens  qui  composaient  leur  pensionnat  du  faubourg 
Noyon,  et  le  25  du  même  mois  ils  débutèrent  par  une 
distribution  solennelle  desprix  dans  laquelle  ils  frappèrent 
les  yeux  par  une  pompe  et  un  déploiement  de  magni- 
ficence inaccoutumés.  Le  résultat  qu'ils  espéraient  fut 
atteint...  »  A  la  rentrée  des  classes  on  vit  arriver  des 
élèves  en  grand  nombre,  si  bien  que  la  maison  devint 
bientôt  trop  petite. 

u  Mais  un  décret  de  novembre  1807  ordonna  la  sup- 
pression des  collèges  tenus  par  les  Pères  de  la  Foi  ;  celui 
de  Montdidier  fut  confié  par  les  supérieurs  à  deux  prêtres 

de  Beauvais En  1809,  le  P.  Sellier  obtint  la  faveur 

d'en  reprendre  la  direction...  »  Puis  surgit  la  persécution 
dirigée  coDtre  les  Pères  de  la  Foi  restés  à  Montdidier, 
surtout  contre  le  P.  Druilhet,  à  cause  de  son  intimité 
et  de  ses  relations  avec  M.  d'Astros,  défenseur  intrépide 
des  libertés  de  l'Eglise  et  des  droits  du  Souverain  Pon- 
tife envers  et  contre  le  gouvernement  de  Napoléon  Ier. 
Le  collège  fut  cerné  par  les  gendarmes  ;  heureusement 
le  P.  Druilhet  parvint  à  s'échapper. 

Dans  une  telle  situation  et  en  de  telles  conjonctures 
le  P.  Sellier  dut  renoncer  à  la  direction  du  collège  : 
c'était  en  1812,  l'établissement  comptait  alors  deux  cent 
cinquante  élèves. 

«  Le  P.  Sellier  avait  cherché  un  successeur  dans  la 
personne  de  M.   Corbie,  son    ancien  associé   dans   une 


22  

maison  d'éducation  à  Amiens,  mais  l'établissement  ne 
put  se  soutenir  et  ferma  presque  aussitôt.  » 

«  En  1818,  M.Dewailly,  supérieur  du  grand  séminaire 
d'Amiens,  offrit  à  la  ville  de  Montdidier  de  prendre  à  bail, 
pour  douze  ans,  moyennant  un  loyer  annuel  de  1.000  fr. 
et  300  francs  qu'il  s'engageait  à  y  dépenser,  les  bâti- 
ments du  Prieuré  a  l'effet  d'y  établir  un  pensionnat  sous 
la  surveillance  de  l'Université.  Cette  proposition  fut 
agréée  et  le  15  octobre  1818,  le  nouveau  collège  ouvrit 
ses  cours  sous  la  direction  des  lazaristes.  » 

Le  même  M.  Dewailly,  qui  devint  supérieur  général 
des  lazaristes  et  porta  toujours  un  vif  intérêt  au  collège 
de  Montdidier,  y  appela  MM.  Basinct  et  Padé.  C'est 
M.Basinet1  qui  nous  en  instruit  dans  une  lettre  adressée 
à  Mgr  de  Chabons  :  « l'étais  chargé  (1818)  de  l'édu- 
cation des  enfants  de  M.  le  comte  d'Hardivillers  lorsque 
M.  Dewailly,  supérieur  du  grand  séminaire  d'Amiens, 
jeta  les  yeux  sur  moi  pour  fonder  cet  établissement 
avec  M.  Padé2:  car  alors  la  congrégation  de  Saint-Lazare 
n'avait  pas  de  sujets  à  y  envoyer,  et  ce  n'est  que 
quatre  ans  après  (1822)  que  l'on  y  vit  paraître  le  pre- 
mier lazariste » 

M.  Padé  en  fut  supérieur  pendant  quelques  années, 
de  1818  à  1822. 

M.  Vivier,  curé  d'Authie,  y  arriva  en  octobre  1820 
comme  professeur  de  sixième.  S'étant  fait  lazariste  il 
devenait  (1822  supérieur  de  l'établissement  qui  ne  lit 
que  prospérer  sous  sa  direction  sage  et  habile  et  compta 
en  moyenne  deux  cents  élèves  pendant   huit  années, 

1.  M.  Basinet,  natif  de  Villers-aux-Erables,  devint  plus- tard  cha- 
noine titulaire  «le  la  cathédrale  d'Amiens;  il  y  est  mort  en  1861. 
C'était  un  helléniste  distingué.  Il  a  puiilie  un  recueil  de  Conférences 
spirituelles  en  quatre  vidâmes  à  l'usage  des  Communautés  reli- 
gieuses et  un  autre  en  deux  volumes  sur  les  fêtes  de  l'année. 

2.  M.  Padé  est.  relui  qui  a  fondé  le  petit  séminaire  de  Saint- 
Riquier. 


—  23  — 

(le  1820  à  1828.  A  la  fermeture  de  Saint-Acbeul  (1828)  il 
en  compta  plus  de  trois  cents  à  tel  point  qu'il  fallut 
créer  une  succursale  en  ville. 

Mais  cette  prospérité  fut  de  courte  durée  :  les  élèves 
venus  de  Saint-Acheul  ne  retrouvèrent  point  les  maîtres 
qu'ils -avaient  quittés  :  la  faute  n'en  était  pas  au  supé- 
rieur qui  manquait  de  sujets  comme  professeurs  et  ne 
pouvait  faire  face  à  une  telle  éventualité.  Après  un 
certain  temps,  bon  nombre  d'élèves  quittèrent  le  collège 
qui  déclina  sensiblement  pendant  plusieurs  années 
jusqu'à  ne  plus  compter  que  soixante-cinq  élèves. 

M.  Vivier  avait  eu  pour  successeur,  dans  la  charge 
de  supérieur,  M.  Chossat  ;  à  celui-ci  succéda  M.  Mar- 
tin. 

Vers  1840,  sous  l'administration  de  ce  dernier,  le 
collège  reprit  quelque  peu.  En  1 8 i 9 ,  M.  Vicart,  profes- 
seur de  physique,  fut  appelé  à  le  diriger  et  le  fit  pros- 
pérer de  nouveau. 

Enfin  après  avoir  été  pendant  quinze  ans  sous  la 
direction  de  M.  Louison,  il  a  pour  supérieur,  depuis 
1884,  M.  Andrieux  d'origine  picarde. 

Le  collège  de  Montdidier  laisse  au  cœur  de  tous  ceux 
qui  l'ont  habité  des  souvenirs  qui  attachent  et  font 
regretter  toute  la  vie  les  heureuses  années  qu'on  y  a 
passées.  Montdidier  !  C'était  et  c'est  encore  l'esprit 
de  famille,  la  vie  d'enfants  dont  les  cœurs  battent  à 
l'unisson  de  ceux  de  leurs  maîtres,  parce  qu'ils  les 
aiment  et  en  sont  aimés.  L'illustre  cardinal  de  Bonald, 
mort  archevêque  de  Lyon  et  Mgr  Duquesnay,  mort 
archevêque  de  Cambrai,  ont  souvent  rappelé  les  beaux 
jours  qu'ils  y  passèrent. 

Outre  la  nécessité  qui  nous  oblige  à  faire  connaître  le 
collège  dont  il  sera  souvent  parlé  au  cours  de  cet 
ouvrage,  nous  devons  dire  que  nous  avons  été  mu,  en 
écrivant   ces  pages,  par  un  sentiment  qui  s'impose  à 


—  24  — 

nous,  avec  la  force  d'un  devoir  :  la  reconnaissance. 
Reconnaissance  pour  nous  qui  y  avons  passé  une 
heureuse  année,  reconnaissance  pour  nos  deux  oncles, 
qui  y  ont  passé  une  partie  de  leur  vie  et  comme  élèves, 
et  comme  professeurs. 

Ce  milieu  convenait  bien  à  l'âme  et  au  cœur  de 
Xavier. 

Il  s'y  rendit,  accompagné  de  son  père,  le  28  dé- 
cembre 1820,  en  la  fête  des  saints  Innocents.  C'était  de 
bon  augure  :  lui  aussi  devait  rendre  à  Dieu  témoignage 
par  l'innocence  de  sa  vie!  Il  y  a  plus,  il  devait  tirer  ce 
témoignage  de  la  bouche  des  enfants,  soit  comme  élève, 
soit  comme  professeur  à  Montdidier,  soit  comme  mis- 
sionnaire en  Chine.  Ex  ore  infantium  et  lactentium  per- 
fecisti  lauilem  tuam.  En  effet,  tous  ceux  qui  l'ont  connu 
au  collège  ou  dans  les  missions  ont  souvent  raconté 
que  son  plus  grand  bonheur  était  de  rassembler  autour 
de  lui  les  petits  enfants,  de  veiller  sur  eux  avec  la  pru- 
dence et  la  tendresse  d'une  mère,  afin  de  leur  conserver 
le  précieux  trésor  de  l'innocence.  Que  d'élèves  lui  sont 
redevables  de  la  pureté  de  leurs  premières  années!  Que 
déjeunes  Chinois  voient  Dieu  face  à  face,  grâce  au  zèle 
de  cet  apôtre  de  l'enfance! 

Xavier  prit  donc  place  sur  les  bancs  de  l'école  dans 
les  derniers  jours  de  l'année  1820.  Le  collège  devint 
pour  lui  une  seconde  maison  paternelle,  c'est-à-dire  un 
lieu  de  respect,  d'obéissance,  d'affection  :  c'est  clans  ces 
sentiments  qu'il  s'attacha  plus  étroitement  encore  à 
M.  Vivier,  car  il  se  regardait  plutôt  comme  son  enfant 
que  comme  son  élève. 

Toutefois  nous  devons  dire  que  pendant  les  premiers 
mois,  nonobstant  sa  piété,  sa  régularité,  sa  soumission, 
il  n'était  pas  moins  enjoué,  moins  remuant  que  ses 
autres  camarades,  surtout  en  récréation  :  les  saillies  et 
la  vivacité   du  premier  âge   éclatèrent  plusieurs  fois  ; 


28  — 


mais  une  retraite  donnée  dans  le  cours  de  l'année  1821 
lit  sur  son  âme  une  impression  telle  qu'à  partir  de  cette 
époque  il  parut  un  autre  homme. 

Nous  pourrions  recueillir  ici  les  témoignages  de  ses 
condisciples,  de  ses  maîtres,  de  ses  supérieurs,  et  de 
toutes  ces  voix,  former  une  seule  voix  pour  proclamer 
avec  la  plus  haute  unanimité  que  Xavier  Danicourt  était 
déjà  saint  dès  le  collège. 

«  Votre  frère,  écrit  un  respectable  ecclésiastique  son 
condisciple  et  son  ami,  avait  une  âme  ardente,  géné- 
reuse, à  larges  idées,  passionnée  pour  la  gloire  de  Dieu. 
A  partir  de  la  retraite  dont  je  vous  ai  parlé,  il  nous 
parut  totalement  changé  et  je  déclare  que  depuis  cette 
époque  il  s'est  constamment  avancé  dans  la  vertu.  Tout 
en  conservant  son  caractère  gai,  plaisant,  affable,  doux 
à  tous,  il  devint  sérieux  et  n'eut  plus  rien  de  l'enfance. 
Il  suffisait  de  le  voir  pour  être  édifié  et  sentir  naître  en 
soi  le  désir  de  devenir  meilleur.  Son  âme  se  reflétait  sur 
les  traits  de  son  visage  toujours  calme  et  dans  ses  yeux 
d'une  limpidité  remarquable  *...  » 

Comme  élève  il  travaillait  avec  beaucoup  d'application 
et  de  méthode,  et  chaque  année  les  plus  beaux  succès 
venaient  couronner  ses  efforts.  Sur  une  classe  de  trente 
à  quarante  élèves  il  était  invariablement  dans  les 
dix  premiers.  Très  bon  mathématicien,  plein  d'aptitude 
pour  les  langues  vivantes,  comme  nous  le  verrons  plus 
tard,  il  était  aussi  très  fort  en  dessin,  et  ce  qui  ne  gâte 
rien  chez  un  homme  de  lettres  et  de  sciences,  il  avait 
une  écriture  admirable.  Dans  sa  famille,  on  conserva 
longtemps  des  pages  de  sa  main  que  l'on  eût  pu  croire 
lithographiées;  c'était  à  s'y  méprendre -. 

1  Lettre  de  M.  l'abbé  Rinuy,  curé  de  Pernods,  à  M.  Ch.  Dani- 
court. 

2.  Il  eut  pour  professeurs  à  Montdidier  :  en  sixième,  M.  Vivier; 
en  cinquième,  M.  Carpentier,  mort  il  y  a  quelques  années,  profe?- 


—  -26  — 

Mais  ce  qui,  par-dessus  les  lettres,  les  sciences  et  les 
arts,  captivait  son  âme,  c'était  la  beauté  dont  saint 
Augustin  a  dit  :  «  0  beauté  toujours  ancienne  et  tou- 
jours nouvelle,  que  tard  je  vous  ai  connue,  que  tard  je 
vous  ai  aimée.  »  Il  s'élevait  sans  cesse  par  la  pensée 
vers  cette  beauté  incomparable;  puis  il  se  plongeait 
dans  l'océan  de  l'amour  de  Dieu  pour  y  vivre,  y  respirer 
pleinement  et  satisfaire  le  besoin  de  son  cœur. 

Dans  toutes  ses  actions  il  n'avait  d'autre  but,  d'autre 
mobile  que  la  gloire  de  Dieu.  Que  pouvaient  d'ailleurs 
sur  une  âme  aussi  élevée  les  lettres  humaines,  la  science 
profane  et  la  petite  gloire  qui  s'y  rattache  ?  Cette  faim 
et  cette  soif  de  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  se  révé- 
laient dans  les  actions  les  plus  petites  comme  dans  les 
plus  importantes  de  sa  vie.  Ses  livres  de  piété,  ses  livres 
de  classe,  ses  cahiers,  ses  copies,  ses  lettres  à  sa  famille, 
tout  était  marqué  au  coin  de  cette  devise  :  A.  M.  D.  G., 
Pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu. 

Les  notions  claires  et  précises  qu'il  avait  des  mystères 
de  la  religion  réglaient  et  échelonnaient  l'ordre  de  ses 
sentiments  et  de  ses  affections.  Au  sommet  des  êtres  il 
voyait  d'abord  Dieu  le  Père,  créateur  et  conservateur  de 
toutes  choses  ;  il  lui  rendait  ses  plus  profonds  hom- 
mages et  ses  plus  sincères  adorations.  Mais  c'est  en 
Notre-Seigneur,  par  Noire-Seigneur  qu'il  acquittait  plei- 
nement sa  dette  d'amour  et.  de  reconnaissance  ;  et  Notre- 
Si'i^neur,  il  le  possédait  dans  l'Eucharistie.  On  dit  que 
le  jeune  Danicourt,  se  relevant  de  la  table  sainte,  por- 
tait autour  du  front  l'auréole  des  saints  et  que  la  beauté 
de  son  âme  transpirait  sur  son  angélique  figure. 

C'est  en  effet  dans  ce  sacrement  que  sa  foi,  sa  con- 

seur  de  philosophie  au  collège  de  Beauvais  ;  en  quatrième,  M.  Tur- 
quet,  mort  archiprêtre  dePéronne;  eu  troisième,  M.  Langlois  ;  en 
second^,  M.  Turquet;  on  rhétorique,  MM.  Marlin  et  Basinet  ;  en 
philosophie,  M.  Peschaud, 


—  27  — 

fiance,  sou  amour  se  révélaient  pour  le  mystère  d'un 
Dieu  fait  homme  daignant  habiter  au  milieu  de  ses 
créatures.  Comme  son  cœur  était  naturellement  grand 
et  surnaturellement  pur,  il  comprenait  et  sentait  mieux 
que  tout  autre  le  mystère  de  l'amour.  Il  s'appliquait  à 
l'étudier  constamment,  il  faisait  ses  délices  de  s'en 
approcher  le  plus  souvent  possible.  Tous  les  dimanches, 
à  chaque  fête  de  la  très  sainte  Vierge,  le  premier  ven- 
dredi de  chaque  mois,  on  le  voyait  quitter  sa  place  et 
s'avancer  vers  le  Dieu  de  sa  jeunesse  avec  une  modestie 
surhumaine.  Ce  spectacle  édifiait  les  plus  tièdes  et  les 
plus  indifférents.  Longtemps  après  son  départ  pour  la 
Chine  ses  anciens  condisciples  se  rappelaient  Xavier 
revenant  de  la  table  sainte. 

L'innocence  appelle  l'innocence,  l'amour  commande 
l'amour.  Or  le  saint  jeune  homme  était  jaloux  d'offrir  à 
son  Dieu  la  plus  grande  innocence,  le  plus  grand  amour. 
Avec  quel  soin  il  évitait  les  moindres  fautes,  avec  quelle 
vigilance  il  veillait  sur  lui-même  pour  écarter  les  plus 
légères  imperfections  !  Il  accomplissait  le  règlement  de 
la  maison,  se  pliait  en  tout  à  la  volonté  de  ses  maîtres, 
avec  une  scrupuleuse  exactitude. 

Mais  ce  qui  chez  lui  entretenait  avant  tout  la  pureté 
de  conscience,  c'était  la  réception  fréquente  du  sacre- 
ment de  pénitence.  Tous  les  samedis  on  le  voyait  dans 
l'antichambre  de  son  directeur  attendre  à  genoux  son 
tour  de  confession  :  son  humilité,  son  recueillement, 
son  attitude  inspiraient  le  repentir  et  la  componction  à 
tous  ceux  qui  en  étaient  les  témoins.  Bien  souvent  il 
arrosa  de  ses  larmes  l'endroit  où  il  s'était  disposé  à 
recevoir  le  sacrement  de  pénitence  :  les  saints  pleurent 
amèrement  les  fautes  même  les  plus  légères. 

Après  l'Eucharistie  la  très  sainte  Vierge. 

La  dévotion  du  jeune  Xavier  envers  l'auguste  reine 
du  ciel  et  de  la  terre  était  sans  bornes.  Tous  les  privi- 


—  28  — 

lèges  dont  cette  femme  bénie  entre  toutes  les  femmes 
avait  été  favorisée  réjouissaient  et  consolaient  son  cœur. 
Son  titre  de  mère  de  Dieu  lui  inspirait  la  plus  profonde 
vénération  et  la  plus  grande  confiance.  Son  titre  de  mère 
des  hommes  remplissait  son  cœur  de  reconnaissance  et 
de  tendresse.  La  victoire  quelle  a  remportée  partout  et 
toujours  sur  l'ennemi  du  genre  humain,  lui  donnait  la 
certitude  de  vaincre  à  son  tour,  de  triompher  de  lui- 
même.,  de  triompher  du  monde  et  du  prince  de  ce  monde, 
avec  et  par  elle. 

Cette  dévotion  envers  la  très  sainte  Vierge,  il  la  por- 
tait partout,  la  traduisait  en  tout.  Les  élèves  de  Mont- 
didier  ont  dit  qu'il  consacrait  une  partie  de  ses  récréa- 
tions à  faire  des  chapelets.  Ceux  qui  sont  sortis  de  ses 
mains  sont  innombrables  et  les  personnes  qui  les  ont 
conservés  les  gardent  comme  souvenirs.  Naguère 
encore  on  en  retrouvait  dans  la  ville  de  Montdidier, 
dans  les  villages,  les  hameaux,  aux  mains  de  quelques 
pauvres  femmes  qui  disaient  avec  l'accent  du  bonheur  : 
«  Ce  chapelet  a  été  fait  par  Mgr  Danicourt.  »  On  le 
connaissait  facilement  au  fini,  à  la  perfection  du  tra- 
vail. 

Un  autre  bonheur  du  saint  jeune  homme  était  de 
dessiner  l'image  de  celle  qu'il  portait  au  fond  de  son 
cœur.  11  la  reproduisait  humble,  pure  et  belle  :  et  de  sa 
main  il  écrivait  au  bas  ces  mots  qui  disent  tout  :  la  très 
sainte  Vierge.  On  a  longtemps  conservé  dans  sa  famille 
plusieurs  gravures  sorties  du  crayon  de  ce  grand  servi- 
teur de  Marie.  Le  temps,  la  vétusté,  la  négligence  n'en 
ont  laissé  que  des  vestiges.  Mais  la  dévotion  qu'il  a 
inspirée  envers  Marie  n'a  point  péri  :  ceux  qui  ne  sont 
plus  de  ce  monde,  qui  contemplent  dans  la  gloire  celle 
qu'il  leur  apprit  à  aimer  ici-bas  et  ceux  qui  survivent, 
continuent  de  publier  les  louanges  rie  la  très  sainte 
Vierge. 


—  29  — 

Cependant  la  première  partie  de  l'année  1822  fut  des 
plus  désastreuses  pour  les  parents  du  jeune  Xavier  : 
les  lettres  qu'ils  lui  envoyaient  n'étaient  que  la  peinture 
de  leurs  malheurs.  D'abord  un  incendie,  ayant  ravagé 
toute  la  rue  de  l'Abbaye  jusqu'à  la  rivière,  consuma 
leur  maison,  les  granges,  l'atelier,  etc.  Rien  n'était 
assuré!  À  l'incendie  succéda  la  grêle  qui  détruisit  leurs 
moissons  ;  et  le  même  jour  où  elle  exerça  ses  ravages, 
cette  grêle  fut  suivie  d'une  inondation  telle  qu'on  n'en 
a  vu  depuis  et  qu'on  n'en  reverra  jamais  '. 

Deux  orages  épouvantables  arrivés  le  31  mai  et  le 
1er  juin  avaient  élevé  le  niveau  des  eaux  dans  la  vallée  ; 
quelques  jours  après  un  troisième  plus  terrible  encore 
que  les  précédents  répandit  dans  la  plaine  une  énorme 
quantité  de  grêle  et  une  abondance  d'eau  telle  que 
l'Authie  déborda  et  étendit  son  cours  dans  la  rue  de 
l'Abbaye  et  dans  la  rue  aux  Vaches  jusqu'au  pont  d'aval, 
de  sorte  que  celles-ci  formaient  comme  un  bras  delà 
rivière.  Sidonie,  sœur  de  Xavier,  faillit  perdre  la  vie 
dans  cette  inondation. 

A  la  suite  de  tant  d'épreuves,  André  Danicourt  disait 
à  son  fils  dans  l'une  de  ses  lettres,  ce  que,  du  reste,  il  a 
si  souvent  répété  :  «  Nous  avons  eu  tous  les  malheurs 
possibles  cette  année  :  l'incendie,  la  grêle,  l'inondation 
dans  laquelle  ta  sœur  Sidonie  a  failli  périr,  et  la  maladie 
sur  les  bestiaux.  »  D'aussi  grandes  calamités,  accu- 
mulées en  une  seule  et  même  année,  produisirent  sur 
l'âme  et  le  tempérament  d'André  Danicourt  une 
fâcheuse  impression  de  tristesse  qu'il  ressentira  toute 
sa  vie  :  c'est  pourquoi  nous  entendrons  fréquemment 
son  fils  Xavier  lui  parler  de  la  confiance  en  la  divine 
Providence  dans  ces  admirables  lettres  que  nous  aurons 
occasion  de  reproduire. 

1.  V.  l'Histoire  d'Aulhie,  page  426. 


CHAPITRE  IV 


«  En  1822,  confirmé  dans  l'église  de  Saint-Pierre  de  Montdidier,  par 
Mgr  de  Chabons. —  Le  2  février  1823,  fête  de  la  Purification  de  la 
très  sainte  Vierge  :  admis  dans  la  Congrégation  de  la  sainte  Vierge.* 
—  Son  influence  sur  ses  condisciples.  —  Sa  charité  pour  les 
prisonniers.  —  Prix  de  sagesse. 


Dans  le  chapitre  précédent  nous  avons  essayé  de 
peindre  Xavier  comme  élève  et  ce  que  nous  en  avons 
dit  embrasse  toute  sa  vie  de  collège;  mais  il  est  des 
circonstances  sur  lesquelles  nous  devons  nous  arrêter 
spécialement,  soit  parce  qu'il  les  a  notées  lui-même,  soit 
parce  qu'elles  nous  sont  nécessaires  pour  achever  le 
portrait  de  cet  élève  accompli. 

Xavier  Danicourt  reçut  la  confirmation  des  mains  de 
Mgr  de  Chabons  en  juin  1822,  dans  l'église  de  Saint-Pierre 
de  Montdidier.  Ce  sacrement,  malgré  sa  sainteté  et  son 
importance,  ne  laisse  pas  d'ordinaire,  chez  ceux  qui 
l'ont  reçu,  la  même  impression  que  la  première  com- 
munion. Cependant  Mgr  Danicourt  l'a  inscrit  au  nombre 
des  grâces  les  plus  insignes  de  sa  vie.  C'était  en  effet 
une  nouvelle  grâce  ajoutée  à  tant  d'autres;  une  nou- 
velle force  surtout,  en  attendant  le  jour  de  son  sacre  où 
il  devait  en  recevoir  la  plénitude  pour  soutenir  les  luttes 
et  affronter  les  dangers  de  l'apostolat. 

Par  une  disposition  spéciale  de  la  Providence  il  fut 
confirmé  quelques  mois  avant  d'entrer  dans  la  congré- 
gation de  la  sainte  Vierge,  dont  il  devait  être  si  long- 


—  31  — 

temps  l'appui,  l'âme  et  le  modèle.  Les  apôtres  reçurent 
la  plénitude  du  Saint-Esprit  au  moment  de  commencer 
leur  mission  ;  Xavier  lui  aussi  a  été  rempli  des  dons 
du  même  esprit  sur  le  point  de  commencer  son  apos- 
tolat auprès  de  ses  condisciples.  Avec  quelle  sainte 
avidité  son  âme  accueillit  ces  dons  divins  :  la  sagesse, 
l'intelligence,  la  science,  le  conseil,  la  force,  la  piété  et 
la  crainte  du  Seigneur!  Avec  quelle  Vigilance  il  conserva 
dans  son  cœur  ces  précieux  trésors  !  Mais  aussi  avec 
quel  zèle  il  les  répandit  sur  tous  ses  condisciples  qn'il 
aimait  comme  des  frères  en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ. 
Ouelques  mois  plus  tard,  Xavier  fut  reçu  membre  de 
la  congrégation  de  la  sainte  Vierge,  honneur  qui  n'est 
accordé  dans  ces  sortes  de  maisons  qu'aux  élèves  des 
hautes  classes  et  choisis  parmi  les  plus  sages.  Aussitôt 
il  se  montra  digne  de  l'honneur  qu'on  lui  fit  ;  et  l'année 
suivante  il  devenait  le  préfet  de  ladite  congrégation. 

Entrer  dans  la  congrégation  de  la  sainte  Vierge  est  un 
événement  dans  la  vie  de  collège,  mais  pour  notre  saint 
jeune  homme,  il  s'y  joint  deux  circonstances  particu- 
lières qui  n'échappent  à  personne.  La  première  a  été 
consignée  par  lui,  à  l'égal  des  plus  heureux  jours  de 
sa  vie  :  «  le  2  février,  fête  de  la  Purification,  etc.  »  Il  a 
contracté  en  ce  jour  un  pacte  d'alliance  avec  la  sainte 
Vierge,  pacte  dont  les  sceaux  ne  devaient  plus  être 
brisés,  mais  qui  demeurent  fermés  pour  le  ciel.  La 
seconde  est  que  le  4  février  1860,  la  reine  du  ciel  et  de 
la  terre  est  venue  le  prendre  au  berceau  même  de  sa 
vocation,  à  Saint-Lazare,  pour  le  placer  à  jamais  dans 
le  lieu  de  rafraîchissement,  de  lumière  et  de  paix. 

A  partir  de  son  admission  dans  cette  confrérie,  la 
protection  de  Marie  sur  lui  se  manifeste  d'une  manière 
éclatante  :  c'est  une  assistance  continuelle,  une  sauve- 
garde si  visible  que  quiconque  n'aurait  pas  la  foi  la 
trouverait  ;  que   quiconque    n'aurait    pas  encore  ren- 


—  32  — 

contré  la  main  de  Marie  dans  la  conduite  des  âmes, 
serait  forcé  de  la  voir  dans  la  vie  de  cet  apôtre.  Certes 
sur  cette  mer  orageuse  du  monde  il  a  été  en  butte  à  bien 
des  tempêtes  ;  sa  barque  a  failli  sombrer  plus  d'une 
fois  ;  il  a  connu  tous  les  dangers  de  l'ordre  naturel  et 
tous  les  périls  de  l'ordre  surnaturel;  mais  les  regards 
fixés  sur  celle  que  l'on  appelle  à  bon  droit  l'Etoile  de  la 
mer,  il  est  arrivé  sain  et  sauf  au  port  du  salut. 

Nommé  préfet  de  la  congrégation,  il  redouble  de  zèle 
pour  procurer  la  gloire  de  Marie, par  ses  exemples  d'abord; 
et  ensuite  par  son  apostolat  auprès  de  ses  co-associés. 

Cette  petite  dignité,  loin  de  l'enorgueillir,  n'eut 
d'autre  effet  que  de  l'enflammer  d'une  sainte  ardeur 
pour  tout  ce  qui  concerne  le  culte  de  la  très  sainle 
Vierge.  Tous  ceux  qui  lui  ont  survécu  n'ont  pas  oublié 
avec  quelle  piété  il  récitait  le  chapelet.  A  genoux  sur 
son  banc,  les  yeux  baissés,  les  bras  croisés,  l'âme 
absorbée,  il  laissait  glisser  lentement  les  grains  de  son 
chapelet  tandis  qu'il  prononçait  distinctement  et  avec 
l'accent  de  la  piété  toutes  les  paroles  de  l'oraison  domi- 
nicale et  delà  salutation  angélique. 

Après  chaque  promenade,  alors  que  ses  condisciples 
étaient  fatigués  et  récitaient  machinalement  leurs 
prières,  Xavier  y  mettait  plus  d'application  et  de 
ferveur  que  jamais.  Mais  aussi  la  sainte  Vierge  le  lui 
rendait  au  centuple.  A  son  retour  de  Chine.il  confessait 
que  toutes  les  grâces  qu'il  avait  reçues  lui  avaient 
été  accordées  par  l'intercession  de  Marie. 

A  ce  culte  si  élevé,  si  profond,  si  ardent  pour  la  mère 
de  Dieu  et  des  hommes,  Xavier  joignait  une  dévotion 
spéciale  aux  saints  anges,  à  l'apôtre  saint  Paul,  à  saint 
Jean  l'Evangéliste,  à  saint  François-Xavier  son  patron,  à 
à  son  bien-aimé  père  saint  Vincent  et  à  saint  Louis  de 
Gonzague;  mais  nous  nous  réservons  d'en  parler  à  la  fin 
de  cet  ouvrage. 


—  33  — 

C'est  Dieu  d'une  part  et  la  prière  de  l'autre  qui 
forment  l'âme  des  élus,  et  la  perfection  chrétienne  est 
la  résultante  de  l'action  divine  qui  donne  et  du  concours 
de  l'ùrne  humaine  qui  invoque  et  coopère.  Or,  Dieu  et 
Marie  se  sont  montrés  si  prodigues  envers  leur  servi- 
teur et  celui-ci  a  répondu  si  efficacement  à  la  grâce  que 
la  sainteté  de  Xavier  était  visible.  «  Chez  les  élèves  les 
plus  réguliers,  écrivait  son  supérieur,  on  trouve  dans 
l'accomplissement  de  tous  les  devoirs  l'inconstance, 
l'imperfection,  les  défaillances  inséparables  de  la  nature 
humaine.  Quel  est  l'élève  qui  dans  le  cours  de  ses  classes 
n'a  reçu  un  avertissement  au  moins,,  sans  parler  de 
punitions?  quel  est  l'élève  qui  n'ait  éprouvé  quelque 
ennui,  quelque  découragement,  qui  n'ait  faibli  et  se  soil 
toujours  tenu  à  la  hauteur  de  ses  devoirs?  Eh  bien  !  voire 
frère  a  fait  exception  à  la  règle.  Sa  vie  de  collège,  soit  à 
la  chapelle,  soit  à  l'étude,  soit  en  classe,  soit  en  récréa- 
tion, a  été  un  règlement  vivant.  Lui  seul  a  pratiqué,  ce 
que  les  œuvres  de  Dieu  opèrent  dans  le  monde,  l'im- 
muable uniformité  dans  le  bien  '. 

Tant  de  piété,  de  mérites  et  de  vertus  chez  un  jeune 
homme  ne  laissent  pas  que  de  lui  donner  une  grande 
influence  sur  ses  condisciples.  Aussi,  quand  les  maîtres 
avaient  épuisé  toutes  les  ressources  de  la  discipline 
auprès  d'un  élève,  on  plaçait  à  ses  côtés  l'incorrigible, 
comme  on  l'a  fait  pour  Charles  de  Carrières  et  tant 
d'autres;  on  était  tout  étonné  qu'après  quelques  semaines 
l'élève  finissait  par  s'amender. 

De  même  quand  il  voyait  un  condisciple  dans  le 
malaise  et  le  désordre  de  la  conscience,  son  visage 
prenait  l'aspect  de  la  douleur  et  on  l'a  vu  plusieurs  fois 
déserter  la  récréation  pour  se  rendre  à  la  chapelle  et 
conjurer  le  Dieu  de  miséricorde  de  se  laisser  fléchir.  Il 

1.  Lettre  de  M.  Vivier  à  M.  l'abbé  Charles  Danicourt. 

3 


—  34  — 

n'est  pas  d'élève  qui  n'ait  éprouvé  les  effets  de  son  zèle 
et  de  sa  charité.  «•  C'est  à  lui,  écrivait  un  de  ses  amis, 
que  je  dois  le  repos  de  ma  conscience,  la  pureté  de  ma 
jeunesse  et  ma  vocation  à  l'état  ecclésiastique.  » 

Les  esprits  rieurs  ne  faisaient  pas  défaut  au  collège  et 
à  côté  de  ceux  qui  étaient  édifiés  de  l'assiduité  de  ses 
prières,  il  s'en  trouvait  d'autres  qui  lui  disaient  de 
temps  en  temps  :  «  Danicourt,  ceux  qui  disent  Seigneur, 
Seigneur,  n'entreront  pas  dans  le  royaume  des  cieux...  » 
Xavier  répondait  par  un  doux  sourire.  Quelques-uns, 
pour  alarmer  sa  modestie,  s'égayer  de  la  rougeur  de 
son  visage,  lui  parlaient  de  la  naissance  inattendue  de 
son  dernier  frère.  «  Je  tâcherai,  leur  répondait-il,  de  lui 
apprendre  à  aimer  le  bon  Dieu  et  d'en  faire  un  petit 
saint,  m  Mais  les  taquineries  cédaient  bientôt  la  place  à 
l'estime  et  à  la  vénération  dont  il  était  universellement 
entouré. 

Son  zèle  et  sa  charité  ne  se  renfermaient  pas  dans  les 
murs  de  l'établissement.  A  Montdidier  la  prison  est  voi- 
sine du  collège  ;  tous  les  jours,  à  la  récréation  de  midi, 
les  élèves  les  plus  réguliers,  désignés  pour  cela,  por- 
taient à  tour  de  rôle  quelques  secours  aux  prisonniers. 
Ils  leur  faisaient  la  prière  ou  leur  adressaient  quelques 
bonnes  paroles.  Xavier  était  toujours  des  premiers  et 
son  tour  de  semaine  revenait  plus  fréquemment  qu'à 
tous  les  autres.  Cette  mission  de  consoler  les  captifs  lui 
rappelait  l'apostolat  de  saint  Vincent  au  milieu  des 
galériens  ;  au  reste  la  bonté  de  son  cœur,  qui  inclinait 
toujours  vers  la  miséricorde,  suffisait  pour  le  porter 
avec  ardeur  à  ce  ministère  de  charité  et  de  consolation. 

Enfin  il  est  une  circonstance  mémorable,  dans  la  vie 
de  collège  de  notre  saint  jeune  homme,  que  nous  devons 
faire  ressortir  ici  :  ce  fut  celle  où  sa  piété,  son  travail, 
sa  régularité  furent  récompensés  d'une  manière  frap- 
pante; ce  fut  celle  où  l'estime  et  l'affection  de  ses  con- 


—  35  — 

disciples  se  manifestèrent  à  l'unanimité.  Il  s'agit  du 
prix  de  sagesse  décerné  par  l'appréciation  des  maîtres 
et  le  vote  secret  des  élèves.  Le  jour  de  la  distribution 
des  prix  en  1824,  à  laquelle  assistaient  Mgr  de  Chabons, 
évèque  d'Amiens,  et  bon  nombre  de  dignitaires  ecclé- 
siastiques, on  entendit  proclamer  :  Prix  de  sagesse, 
François-Xavier  Danicourt!  Et  tandis  que  cette  procla- 
mation était  accueillie  par  un  tonnerre  d'applaudis- 
sements, on  le  vit  gravir  les  marches  du  théâtre  et  recevoir 
des  mains  de  M.  Vivier  la  magnifique  couronne  de 
sagesse,  avec  l'attidude  d'un  jeune  homme  sur  qui  l'on 
s'est  trompé  et  qui  témoigne  par  son  embarras,  de  la 
modestie,  de  la  candeur  et  de  la  simplicité  de  son  âme. 
Mgr  de  Chabons  déposa  sur  son  front  cette  couronne 
éclatante  de  blancheur;  «  C'était,  dit  M.  Vivier,  une  cou- 
ronne d'ange  sur  la  tête  d'un  ange.  » 

Et  si  le  règlement  de  la  maison,  sage  en  ce  point 
comme  dans  tous  les  autres,  eût  permis  que  le  même 
honneur  fut  renouvelé  pour  le  même  élève,  Xavier 
Danicourt  eût  réuni  chaque  année  les  suffrages  una- 
nimes des  maîtres  et  des  élèves. 


CHAPITRE  V 


XAVIER    DANIC.OURT   PENDANT  LES    VACANCES. 


La  vie  des  vacances  est  l'épreuve  de  la  vertu  des  jeunes  gens  : 
qu'était  celle  de  Xavier  ?  —  Ses  devoirs  de  piété.  —  Son  aposto- 
lal  auprès  des  familiers  de  la  maison  de  son  père  —  Xavier  à 
l'église.  —  Il  seconde  sou  curé  dans  l'exercice  du  saint  minis- 
tère. —  Ses  pèlerinages  a  Notre-Dame  d'Albert.  —  Sa  sollici- 
tude, son  zèle  pour  son  frère  Pierre  et  sa  sœur  Sidonie.  —  Sa 
compassion  pour  les  malheureux  :  un  trait  charmant  de  sa 
charité. 


La  vie  de  collège  avec  son  règlement,  ses  exercices  de 
piété, la  surveillance  des  maîtres,  son  ensemble,  encadre 
si  bien  un  jeune  homme  que,  n'eùt-il  que  des  vertus 
très  ordinaires,  il  apparaît  facilement  comme  un  ti vs 
bon  élève.  .Mais  la  vie  des  vacances,  avec  ses  loisirs,  ses 
passe-temps,  ses  promenades,  sa  périlleuse  liberté,  ses 
dangers  môme  assez  fréquents,  l'éprouve  et  le  révèle  ; 
et  celui-là  devra  être  estimé  très  vertueux  qui  aura  passé 
ses  vacances  d'une  manière  irréprochable,  édifiante.  Or 
tel  fui  le  jeune  Danicourt.  Ici  ce  n'est  plus  le  témoignage 
de  trois  ou  quatre  cents  élèves  que  nous  invoquons, 
c'est  l'appréciation  des  douze  cents  habitants  d'Authie 
et  de  Saint-Léger,  ainsi  que  de  ceux  de  Gouin,  de 
Thièvres,  d'Orville,  d'Amplier,  deDoullens,  de  Pas  et  de 
Mondicourt;  de  tous  les  pays  où  il  se  rendait  chaque 
année.  Partout  il  a  laissé  les  meilleures  impressions  et  ce 
que  l'on  peut  appeler  le  parfum  de  ses  vertus. 


Il  aimait  le  retour  dans  sa  famille  et  il  fut  toujours 
attaché  à  la  maison  paternelle.  Son  bon  cœur  lui  faisait 
apprécier  les  fatigues  et  les  peines  de  son  père  et  de  sa 
mère,  ainsi  que  les  sacrifices  qu'ils  s'imposaient  pour 
faire  face  aux  frais  de  son  éducation.  N'était  l'opposition 
formelle  de  son  père,  il  eût  consacré  tous  les  jours  de 
vacances,  du  premier  au  dernier,  à  travailler  lui  aussi  à 
la  sueur  de  son  front. 

André  Danicourt  avait  fait  construire  au  premier  une 
petite  chambre  ou  cellule  pour  celui  qu'il  appelait  son 
petit  saint.  Il  ne  fallait  rien  moins  que  ce  lieu  de 
retraite,  pour  aider  Xavier  à  suivre  le  règlement  qu'il 
s'était  imposé  et  à  pratiquer  ses  exercices  de  piété,  dans 
une  maison  qui  était  une  véritable  ruche  continuellement 
en  activité.  Retiré  dans  sa  cellule,  tandis  que  la  foule 
s'appliquait  à  la  recherche  des  intérêts  matériels,  Xavier 
s'occupait  des  intérêts  de  son  âme  et  de  ceux  de  Dieu. 
Il  priait,  méditait,  lisait  ou  écrivait  ses  devoirs.  Bien 
souvent  la  curiosité  a  fait  gravir  secrètement,  par  diffé- 
rentes personnes,  les  marches  de  l'escalier  conduisant  à 
sa  chambre,  pour  le  surprendre  dans  ses  méditations  ou 
pour  l'entendre  prier.  Il  priait  si  bien,  avec  tant  de  foi, 
de  confiance  et  d'amour  ! 

Il  descendait  à  l'heure  des  repas  et  mangeait  avec 
appétit  et  gaieté.  La  table  de  son  père  était  simple  et 
frugale  comme  chez  la  plupart  des  gens  de  la  campagne 
il  y  a  soixante  ans  :  les  corps  n'en  devenaient  que 
plus  robustes  et  les  âmes  plus  fortes.  Ce  régime  était 
l'apprentissage  d'une  vie  d'apôtre  et  Mgr  Danicourt 
devait  terminer  sa.  carrière  comme  il  l'avait  commen- 
cée :  a  Nous  avons  vécu  pauvrement  cette  année, 
écrivait-il  du  Kiang-sy  en  1858  :  pour  nourriture  des 
herbes  à  vaches  et  pour  boisson  une  décoction  d'eau  de 
riz.  « 

Le  diner  et  le  souper  étaient  des  heures  de  bonheur 


—  38  — 

pour  M.  Danicourt,  car  il  possédait  son  cher  Xavier.  Le 
soir  surtout,  alors  qu'il  y  avait  trêve  d'occupations  et  de 
soucis  et  que  la  maison  de  commerce  était  fermée,  les 
forgerons  et  les  voisins  s'assemblaient  autour  de  l'âtre 
pour  contempler  Xavier  de  retour  du  collège  et  pour 
entendre  de  sa  bouche  quelque  récit  d'histoire  ou  quelque 
lecture  édifiance.  Plusieurs  ont  retenu  et  n'ont  jamais 
oublié  cette  vérité  :  c'est  le  démon  qui  préside  aux 
danses,  aux  promenades  solitaires,  aux  cabarets  et  il 
faut  les  éviter  comme  autant  de  pierres  de  scandale.  De 
toutes  les  lectures,  de  toutes  les  conversations  du  foyer 
une  seule  chose  ressortait  et  Xavier  avait  le  talent  de 
ramener  chaque  fois  et  d'y  préparer  les  esprits  :  c'était 
la  nécessité  du  service  de  Dieu  par  la  prière,  la  sancti- 
fication du  dimanche  et  la  fuite  du  péché.  Mais  ce  qui 
attirait  ces  bons  villageois,  ce  qui  les  pénétrait,  c'était 
la  figure  angélique  du  jeune  homme.  Ils  sortaient  de  ces 
(('•unions  contents  et  heureux  et  y  retournaient  do  grand 
cœur.  Quant  ;i  Xavier  il  s'endormait  avec  bonheur  dans 
la  penser  d'avoir  pu  faire  du  bien  aux  âmes  et  procuré 
la  gloire  de  Dieu. 

Voici  à  peu  près  comment  il  partageait  son  temps 
pendant  les  vacances.  L'avant-midi,  après  avoir  fait  sa 
méditation  et  assisté  à  la  sainte  messe,  il  se  retirait  dans 
sa  cellule  pour  lire  ou  travailler.  L'après-midi,  il  faisait 
une  promenade  ou  rendait  quelques  visites  soit  aux 
parents,  soit  aux  amis  de  sa  famille,  soit  ù  M.  le  curé, 
.M.  l'abbé  Debrie.  Puis  il  allait  à  l'église  pour  faire  sa 
visite  au  saint  Sacrement.  Enfin  il  reeragrnail  sa  cellule 
pour  converser  de  nouveau  avec  Dieu  ou  plutôt  pour 
continuer  son  oraison,  car  il  priait  sans  cesse.  Les  habi- 
tants d'Authie  sortaient  de  leurs  maisons  pour  le  voir 
passer  ;  et  tandis  que  les  uns  s'extasiaient  devant  lui 
comme  à  la  vue  d'un  saint,  d'autres  se  portaient  à  sa 
rencontre   et  l'arrêtaient  afin  de  le  contempler  de  plus 


—  39  — 

près  et  de  recueillir  de  ses  lèvres  une  parole  d'édification 
et  d'encouragement. 

Nous  avons  dit  combien  Xavier  se  plaisait  au  foyer 
paternel,  combien  il  se  trouvait  heureux  dans  sa  cellule  ; 
mais  le  lieu  recherché  par  lui,  son  lieu  de  délices,  vous 
l'avez  deviné,  c'était  l'église.  Plus  que  partout  ailleurs 
il  trouvait  là  un  asile  à  son  innocence,  un  foyer  à  son 
amour.  Toutefois  c'était  avec  une  tendresse  mêlée  de 
crainte  qu'il  osait  s'en  approcher.  «  Pavete  ad  sanctua- 
rium  meum,  ego  Dominus.  Tremblez  à  l'approche  de 
mon  sanctuaire,  je  suis  le  Seigneur,  n  Xavier  comprenait 
la  portée  de  cette  parole  :  sur  le  point  de  franchir  le  seuil 
du  temple,  il  suspendait  toute  conversation,  et  sa  gaieté, 
son  amabilité  habituelle  l'abandonnaient  pour  faire 
place  au  recueillement,  au  respect,  à  l'adoration.  On  dit 
que  les  saints,  pour  pratiquer  l'obéissance,  laissent  un 
mot  inachevé,  abandonnent  une  lettre  commencée; 
Xavier  les  imitait  en  cela  comme  en  toute  autre  chose  : 
il  laissait  une  phrase  inachevée  à  la  porte  de  l'église,  se 
rendait  modestement  à  sa  place,  et  là  immobile  comme 
une  statue,  il  priait  et  assistait  au  saint  sacrifice  de  la 
messe.  Souvent  il  y  participait  par  la  sainte  communion 
et  son  action  de  grâces  était  ardente,  continue  comme 
l'amour  de  Celui  qui  s'était  donné  àlui.  Délices  ineffables, 
sainte  union,  amour  de  deux  cœurs  qui  se  pénètrent,  il 
faudrait  avoir  l'âme  de  celui  dont  nous  écrivons  la  vie 
pour  goûter  et  pour  redire  de  quelles  voluptés  vous 
l'avez  enivré  !  0  église  d'Authie,  témoin  des  premiers 
fruits  de  la  piété  de  Xavier,  si  tu  pouvais  parler,  que  de 
choses  édifiantes  tu  nous  raconterais  à  la  louange  de  cet 
ange  de  l'Eucharistie  ! 

Lorsque  le  saint  sacrifice  n'était  pas  offert  à  Authie, 
Xavier  prenait  le  chemin  de  la  paroisse  voisine  afin  de 
n'être  pas  privé  de  cette  grâce  ni  de  cette  consolation.  On 
peut  dire,  sans  crainte  de  se  tromper,  qu'il  n'a  jamais 


—  40  — 

manqué  une  seule  fois  à  la  messe  pendant  ses  vacances. 
Le  dimanche  aux  vêpres,  au  salut  du  saint  Sacrement, 
il  chantait  de  sa  plus  belle  voix  les  psaumes  du  saint  roi 
David,  les  hymnes  et  les  cantiques  de  notre  sainte 
liturgie.  Le  Magnificat  et  le  Salve  Regina  ont  toujours 
fait  impression  sur  son  cœur  ;  aussi  les  accents  de  sa 
voix  en  rendaient  les  pensées  et  les  sentiments  divers. 
Le  Tantum  ergo,  ce  cantique  de  louange  et  d'adoration 
ravi  aux  anges  du  ciel,  que  personne  ne  peut  entendre 
sans  un  secret  tressaillement  de  foi  et  de  bonheur,  il  le 
chantait  avec  âme  et  de  sa  poitrine  s'échappaient  des 
notes  ardentes. 

Heureux  d'assister  M.  le  curé  pendant  les  saints 
offices,  il  l'était  bien  plus  encore  quand  il  lui  était  donné 
de  le  seconder  dans  l'exercice  du  saint  ministère,  dans 
la  récitation  du  catéchisme  et  la  préparation  des  enfants 
à  la  première  communion,  dans  l'administration  des 
sacrements  de  baptême  et  d'extrême-onction.  Il  se  sen- 
tait dans  son  élément  et  se  voyait  déjà  par  avance  dans 
l'exercice  des  mêmes  fonctions. 

Il  est  une  tache  qu'il  n'omettait  jamais  dans  le  cours 
des  grandes  vacances  :  le  pèlerinage  de  Notre-Dame  de 
Brebières,  en  qui  il  avait  une  confiance  sans  bornes. 
Chaque  année  il  se  rendait  à  Albert,  à  pied,  quelque 
temps  qu'il  fit  et  passait  une  grande  partie  de  la  journée 
en  prières.  Les  railleries,  les  plaisanteries  des  libertins 
et  des  esprits  forts  le  laissaient  insensible  :  il  y  répondait 
par  une  plus  grande  dévotion  envers  Notre-Dame 
d'Albert  et  recommandait  à  tous  la  dévotion  envers  la 
très  sainte  Vierge.  En  souvenir  des  grâces  qu'il  avait 
obtenues  dans  ce  sanctuaire  béni,  il  rapporta  de  Chine, 
en  ex-voto,  un  grand  et  magnifique  chapelet,  aux  grains 
finement  sculptés,  destiné  à  la  statue  miraculeuse  de 
Notre-Dame  de  Brebières  \ 

1.  On  le  voit  encore  suspendu  à  sa  droite. 


—  41  — 

Nous  avons  parlé  précédemment  du  zèle  de  Xavier 
pour  les  familiers  de  la  maison  de  son  père  ;  mais  il  est 
une  chose  que  nous  ne  pouvons  taire  ici,  c'est  la  sollici- 
tude dont  il  était  rempli  pour  son  frère  aîné  et  sa  sœur 
Sidonie.  Au  fur  et  à  mesure  qu'il  avançait  en  âge,  sa 
piété  et  ses  vertus  lui  donnaient  de  l'ascendant  sur  tout 
ce  qui  l'entourait  :  Pierre  et  Sidonie  en  subirent  les  pre- 
miers la  douce  influence.  Celui-là,  à  l'époque  où  nous 
nous  plaçons,  était  dans  la  fleur  de  la  jeunesse  et  sur  le 
point  de  s'engager  dans  les  liens  du  mariage;  celle-ci 
sortait  de  l'enfance  et  entrait  dans  l'âge  des  séductions 
et  des  périls.  Xavier  tremblait  à  la  pensée  des  dangers 
qu'ils  avaient  à  courir  l'un  et  l'autre  ;  il  priait  sans  cesse 
pour  eux,  leur  faisait  mille  recommandations  :  «  Belle 
jeunesse,  disait-il  souvent,  faite  pour  embaumer  la  terre 
et  réjouir  le  ciel,  faut-il  que  tu  sois  ainsi  flétrie  et  pro- 
fanée par  le  souffle  impur  du  démon.  » 

La  sainte  Vierge  était  à  ses  yeux  le  type  et  le  modèle 
de  la  femme  :  or  celle-ci,  il  la  voulait  belle  et  pure 
comme  Marie  elle-même  ;  c'est  dire  toute  la  tendresse  et 
tout  le  dévoùment  qu'il  avait  pour  sa  sœur  Sidonie.  11 
l'aimait  beaucoup,  sans  cependant  laisser  trop  paraître 
son  affection  ;  il  était  réservé  avec  elle  comme  les  saints 
le  sont  à  l'égard  de  leurs  parentes.  Mais  lorsque  le 
devoir  l'exigeait,  son  affection  éclatait  et  il  lui  parlait 
cœur  à  cœur,  mêlant  aux  protestations  de  sa  tendresse 
les  avertissements  sérieux,  les  sages  conseils. 

Si,  comme  les  enfants  bien  nés,  Xavier  avait  le  culte 
de  la  famille,  il  y  a  quelqu'un  qu'il  aimait  plus  que  son 
père  et  sa  mère,  ses  frères  et  sa  sœur  :  c'était  le  pauvre, 
le  malheureux.  La  grâce  chez  lui  l'emportait  sur  la 
nature.  Humainement  parlant,  il  ne  voyait  rien  au-des- 
sus de  ses  parents  ;  mais  surnaturellement,  le  membre 
vivant  de  Jésus-Christ,  le  pauvre,  avait  la  préférence 
dans  son  esprit  et  dans  son  cœur.  Il  l'aimait,  le  conso- 


—  \±  — 

lait,  se  faisait  un  bonheur  de  le  soulager  en  lui  donnant 
le  morceau  de  pain  ou  le  vêtement  nécessaires.  C'est 
ainsi  que  plusieurs  fois  il  se  dépouilla  de  ses  souliers, 
de  ses  habits,  pour  revêtir  quelque  infortuné.  Voici  venir 
un  fait,  que  l'on  n'a  pas  oublié,  et  qui  peint  au  surnatu- 
rel l'âme  de  ce  bon  jeune  homme.  Il  revenait  un  jour  de 
la  fête  de  Gouin  chargé  d'un  panier  rempli  de  flans  et  de 
gâteaux  que  son  oncle  et  sa  tante  lui  avaient  remis  pour 
ses  parents.  Chemin  faisant,  entre  Saint-Léger  et  Au- 
thie,  un  pauvre  se  présente  à  lui,  demandant  l'aumône; 
Xavier  n'avait  point  d'argent,  mais  touché  de  compas- 
sion pour  ce  malheureux,  il  lui  dit  :  «  Tenez,  mon  ami, 
je  n'ai  ni  or  ni  argent;  mais  ce  que  je  possède  je  vous  le 
donne.  »  En  môme  temps  il  lui  remet  le  panier  avec  ce 

qu'il  contenait Lorsqu'il  fut  de  retour  auprès  de  ses 

parents,  il  leur  présenta  les  compliments  et  les  amitiés 
de  la  famille  de  Couin,  ajoutant  que  les  choses  se  sont 
bien  passées  et  que  son  voyage  a  été  des  plus  heureux. 
Quelque  temps  après,  la  famille  de  Couin  rend  une  visite 
à  Aulhie,  et  dans  le  cours  de  la  conversation  l'un  des 
membres  demande  à  Mme  Danicourt  si  la  pâtisserie  était 
de  son  goût  ;  mais  elle  de  regarder  son  interlocuteur 
d'un  air  de  surprise  :  —  Eh  !  quoi  ?  vous  n'avez  pas  reçu 
les  flans,  ni  les  gâteaux?  —  Absolument  rien,  répond 
M'"e  Danicourt.  On  mande  aussitôt  Xavier,  on  l'inter- 
roge :  la  rougeur  lui  monte  au  visage  et  d'un  air  timide 
et  embarrassé  il  dit  :  «  J'ai  rencontré  sur  mon  chemin 
un  pauvre  ayant  faim  qui  m'a  supplié  de  lui  faire  l'au- 
mône ;  je  n'ai  pu  résister,  je  lui  ai  tout  donné.  »  Les 
parents,  loin  d'éclater  en  reproches,  admirèrent  la  cha- 
rité du  jeune  homme,  se  promettant  toutefois  de  faire  à 
l'avenir  leurs  commissions  eux-mêmes. 


CHAPITRE  VI 


Choix  décisif  de  sa  vocation.  —  Son  année  de  philosophie.  —  Ses 
dernières  vacances  :  un  premier  sacrifice  consommé.  —  Son 
départ  pour  la  maison  de  Saint-Lazare. 


Xavier  Danicourt  achevait  sa  rhétorique  en  1827,  au 
commencement  du  mois  d'août,  et  allait  se  séparer  de  ses 
deux  chers  professeurs,  MM.  Martin  et  Turquet.  Son 
dernier  bulletin  portait  :  excellent  ê 1ère  sous  tous  les  rap- 
ports*. Cette  note  n'était  que  le  témoignage  renouvelé 
de  sa  conduite  au  collège  depuis  sept  ans. 

Le  moment  était  venu  pour  lui  de  prendre  une  grave 
détermination.  Une  première  question  avait  été  écartée  : 
sera-t-il  prêtre?  achèvera-t-il  ce  qu'il  a  commencé? 
étanchera-l-il  par  le  sacerdoce  cette  soif  de  la  gloire  de 
Dieu  et  du  salut  des,  âmes  qui  le  dévore  ?....  La  réponse 
n'avait  jamais  été  douteuse.  Non  seulement  il  soupirait 
après  le  sacerdoce,  mais  il  communiquait  son  ardeur  à 
ses  condisciples. 

Restait  une  autre  question  à  décider,  la  voici  :  sera-t-ii 
prêtre  séculier,  exerçant  le  ministère  pastoral  dans  son 
pays,  la  Picardie  ?  ou  bien  entrera-t-il  dans  un  de  ces 
ordres  religieux  destinés  à  porter  les  lumières  de  la  foi 
dans  les  pays  infidèles?....  La  modeste  mission  d'un  curé 

1.  C'est  avec  un  sensible  plaisir  que  nous  avons  retrouvé,  dans 
les  papiers  de  M.  Charles  Danicourt,  ce  bulletin  tout  usé  à  force 
d'être  manié  :  il  est  plus  précieux  pour  nous  que  bien  des  parche- 
mins. 


—  44  — 

de  campagne  répondait  à  l'un  des  côtés  de  son  âme, 
l'humilité  ;  mais  elle  ne  pouvait  égaler  son  zèle,  son 
ardeur.  Il  fallait  à  son  activité  un  champ  plus  vaste,  à  sa 
chanté  un  théâtre  semé  de  plus  de  périls,  à  sa  foi  des 
nations  vieillies  dans  le  mal.  La  carrière  des  missions 
répondait  seule  à  son  âme  de  feu.  Il  inclinait,  en  prin- 
cipe, pour  les  missions  ;  mais  de  quel  côté  se  dirigera- 
t-il  ?  Il  porte  le  nom  de  François- Xavier,  apôtre  des 
Indes  et  du  Japon  :  quittera-t-il  les  prêtres  de  la  Mission 
pour  s'enrôler  dans  la  Compagnie  de  Jésus  et  devenir  le 
protégé  immédiat  de  son  illustre  patron?  C'est  délicat; 
d'ailleurs,  Xavier  est  trop  modeste,  trop  défiant  de  lui— 
même  pour  examiner  et  débattre  les  degrés  d'estime,  les 
situations  acquises  d'une  congrégation  ou  d'une  autre- 
Dès  lors  que  les  congrégations  n'ont  d'autre  but  que  la 
-luire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes  par  les  missions,  elles 
sont  utiles  à  l'Eglise  militante  et  également  dignes  de 
toutes  les  sympathies  des  âmes  ardentes.  Toutefois, 
puisque  les  Prêtres  de  la  Mission  l'ont  élevé;  puisque 
M.  Vivier  le  traitait  comme  son  enfant  et  que  la  recon- 
naissance a  toujours  été  l'un  de  ses  traits  distinctifs, 
après  avoir  prié  beaucoup,  réfléchi  longtemps  et  s'en 
être  ouvert  à  son  directeur  M.  Turquet,  il  demanda 
humblement  à  M.  le  Supérieur  général  des  Lazaristes, 
de  vouloir  bien  l'accueillir  dans  cette  congrégation  que 
saint  Vinrent  de  Paul  appelait  «  la  petite  compagnie». 
Celle-ci  répondait  au  double  besoin  de  son  âme  :  à  son 
humilité  et  à  sa  charité.  La  réponse  de  M.  le  Supérieur 
général  fut  on  ne  peut  plus  favorable  et  il  fut  décidé, 
qu'après  avoir  fait  sa  philosophie  à  Montdidier,  Xavier 
se  rendrait  au  séminaire  des  Prêtres  de  la  Mission,  rue 
de  Sèvres,  à  Paris. 

Un  premier  sacrifice  fit  saigner  son  cœur  :  il  se  sépa- 
rait de  ses  amis  de  collège  qu'il  aimait  beaucoup  et  se 
préparait  au  sacrifice  plus  grand  de  la  séparation  de  sa 


famille  et  de  son  pays.  Mais  la  parole  du  Sauveur  avait 
souvent  retenti  à  son  âme  :  «  Celui  qui,  pour  l'amour  de 
moi,  aura  quitté  son  père,  sa  mère,  ses  frères  et  ses 
sœurs,  recevra  le  centuple  en  ce  monde  et  aura  dans 
l'autre  la  vie  éternelle  pour  héritage.  »  Celte  parole,  il 
l'avait  goûtée  et  il  voulait  la  réduire  en  pratique  dans 
toute  sa  plénitude. 

Pendant  que  ses  condisciples  prenaient  le  chemin  du 
grand  séminaire  d'Amiens,  Xavier  reprenait  celui  de 
Montdidier,  pour  achever  les  études  de  la  sagesse 
humaine,  faire  sa  philosophie,  et  s'initier  par  elles  aux 
études  de  la  sagesse  divine,  la  théologie. 

Durant  le  cours  de  cette  année,  on  remarqua  en  lui 
l'élève  toujours  modèle,  toujours  semblable  à  lui-même, 
également  régulier,  également  pieux,  également  stu- 
dieux. Et  si  lui-même  ne  l'avait  révélé,  l'on  n'aurait 
jamais  soupçonné  chez  lui  une  diminution  d'ardeur  pour 
les  études  profanes  ;  «  Mais,  disait-il  à  son  retour  de 
Chine,  pendant  mon  année  de  philosophie,  je  ne  donnais 
à  mes  devoirs  que  l'attention  exigée  par  mes  profes- 
seurs et  par  le  règlement  ;  j'étais  tout  entier  à  mes 
devoirs  de  piété.  C'est  aussi  à  partir  de  ma  philoso- 
phie que  j'ai  contracté  un  mal  de  tète  qui  ne  m'a  pas 
quitté  depuis  et  que  je  tâche  de  tempérer  par  l'usage  du 
tabac.  » 

Son  cours  de  philosophie  terminé,  Xavier  vint  passer 
quelques  jours  de  vacances  dans  sa  famille  et  demander 
à  son  père  l'autorisation  de  se  consacrer  à  Dieu  dans  la 
Congrégation  des  Prêtres  de  la  Mission.  C'étaient  les 
adieux  préliminaires.  Le  digne  père  ne  soupçonna  point 
toute  l'étendue  de  la  demande  de  son  fils,  mais  il  com- 
prit*assez  pour  mesurer  la  portée  du  premier  sacrifice 
qui  lui  était  imposé.  «  Je  n'ai  jamais  demandé  à  Dieu, 
lui  dit-il  d'une  voix  grave,  que  tu  sois  prêtre  pour  que 
j'aille  me  reposer  chez  toi  ;  mon  parti  était  bien  pris  à 


—  46  — 

l'avance,  et  quelle  que  soit  ta  vocation,  je  suis  résolu  à 
vivre  et  à  mourir  ici,  continuant  de  manger  mon  pain  à 
la  sueur  de  mon  front....,  je  te  donne  mon  consente- 
ment !...  »  Paroles  chrétiennes  dignes  de  celui  qui  les 
prononça,  dignes  de  celui  qui  les  entendit. 

Après  quelques  jours  de  repos,  je  dis  quelques  jours, 
car  les  vacances  s'ouvrirent  au  lendemain  de  l'Assomp- 
tion et  se  terminèrent,  pour  Xavier  du  moins,  dans  les 
premiers  jours  de  septembre,  confiant  à  Dieu  et  à  la  très 
sainte  Vierge  son  père,  sa  mère,  ses  frères,  sa  sœur,  il 
s'acheminait  vers  Paris  pour  entrer  au  séminaire  des 
Prêtres  de  la  Mission. 

Une  nouvelle  vie  a  commencé  pour  Xavier  à  partit  du 
choix  de  sa  vocation  ;  nous  allons  le  voir  entrer  plus 
intimement  dans  cette  voie,  où  Dieu  et  sa  conscience 
l'appellent,  en  le  suivant  au  noviciat. 


CHAPITRE  VII 


«  Le  8  septembre  1828,  Nativité:  entré  au  séminaire  delà  Mission 
(Saint-Lazare).  » — Ce  qu'est  le  noviciat.  — Ce  qu'était  la  maison 
de  Saint-Lazare  vers  cette  époque.  — Comment  l'abbé  Danicourt 
y  pratique  les  trois  grands  vœux  et  s'applique  ù  l'étude  de  la 
théologie,  de  L'Écriture  sainte  et  de  la  vie  de  saint  Vincent.  — 
II  se  lie  ù  M.  Etienne.  —  Combien  il  aimait  cette  maison. 


L'abbé  Danicourt  entra  au  noviciat  par  un  beau  jour, 
le  8  septembre,  fête  de  la  Nativité  de  la  très  sainte  Vierge. 
La  naissance  de  Marie  a  été  pour  le  monde  déchu,  ce 
qu'est  l'aurore  pour  le  monde  de  la  nature  :  elle  met  fin 
aux  ténèbres  de  la  nuit,  annonce  la  splendeur  du  jour. 
Marie,  venant  au  monde,  mettait  fin  à  la  nuit  du  paga- 
nisme et  annonçait  le  jour  de  la  rédemption. 

Pour  Xavier  Danicourt ,  cette  fête  aussi  était  un 
heureux  présage  :  la  très  sainte  Vierge  semblait  bénir  et 
encourager  son  entrée  au  séminaire,  et  prédire  le  plein 
jour  de  sa  vocation.  Attentif  aux  moindres  dispositions 
de  la  Providence,  il  fut  vivement  frappé  de  cette  coïnci- 
dence ;  il  se  rappela  avec  bonheur  les  pèlerinages  annuels 
qu'il  faisait  à  Notre-Dame  d'Albert,  à  pareil  jour,  et 
augura  bien  de  sa  vocation. 

Le  noviciat  est  l'école  de  la  perfection  chrétienne  ;  il 
est  la  préparation  immédiate  aux  trois  grands  vœux  de 
religion,  l'obéissance,  la  pauvreté,  la  chasteté,  en  même 
temps  qu'il  en  assure  déjà  la  pratique.  Vie  d'abnégation 
et  de  renoncement  à  toute  volonté  propre,  mort  au  monde 
et  à  toutes  les  convoitises  du  vieil  homme,  il  est  comme 


—  48  — 

le  creuset  où  l'âme  achève  de  se  purifier  des  moindres 
souillures  et  de  se  dégager  des  plus  légères  imper- 
fections. 

-.<  L'œuvre  du  noviciat  est  belle,  a  écrit  un  maître  dans 
l'art  de  bien  dire  :  le  noviciat  est  ce  travail  régénérateur 
de  l'esprit  qui  livre  autant  que  possible  à  la  grâce  divine 
la  possession  entière  des  facultés,  des  forces,  des  habi- 
tudes de  l'âme.  C'est  une  sorte  de  création,  une  trans- 
formation puissante  qui  doit  affranchir  la  liberté  religieuse 
des  innombrables  entraves  dont  l'embarrassaient  les 
intérêts,  les  vues,  les  affections  et  les  passions  de  la 
nature.  C'est  le  foyer  où  le  fer  s'amollit  pour  reprendre 
un  nouvel  être  ;  c'est  la  lime  qui  dégrossit,  qui  ôte  la 
rouille,  qui  prépare  l'instrument  et  le  remet  utile  entre 
les  mains  de  l'ouvrier.  Alors  s'imprime  une  direction 
qui  remplace  dans  l'homme  toutes  les  directions  purement 
humaines,  par  l'unique  ambition  de  la  gloire  divine  et 
du  salut  éternel  de  tous.  A  ce  but  tendent  toutes  les 
épreuves  que  le  novice  doit  subir,  toutes  les  règles  qu'il 
doit  observer,  toutes  les  lumières  qui  lui  sont  pro- 
diguées 1.  » 

L'abbé  Danicourt,  instruit  et  préparé  de  longue  date 
par  ses  maîtres  de  Montdidier,  comprenait  ainsi  le  novi- 
ciat; que  dis-je!  n'était-il  pas  novice  avant  d'y  entrer? 

La  maison  de  Saint-Lazare  a  été  de  tout  temps  cette 
école  de  perfection,  comme  nous  l'appelions  tout  à 
l'heure  :  elle  l'a  été  dans  le  passé  et  son  passé  répond  de 
son  avenir.  Toutefois  il  semble,  qu'à  l'époque  où  l'abbé 
Danicourt  y  entra,  tout  portait  plus  que  jamais  à  l'humi- 
lité, à  la  pauvreté,  au  détachement.  Au  reste  l'âge  d'or 
des  ordres  religieux  en  général  est  précisément  celui  où 
ils  ont  été  le  plus  pauvres. 


1.  De  l'Existence  et  de  l'Institut  des  Jésuites,  par  le  R.  P.  de  Ravi- 
gnan. 


—  49  — 

Le  Saint-Lazare  de  1828  n'était  point  ce  magnifique 
établissement  que  l'on  voit  aujourd'hui.  L'ancien  hôtel 
des  comtes  de  Lorches,  demeuré  dans  toute  sa  vétusté, 
n'offrait  à  l'œil  que  des  murs  sombres,  d'étroits  corri- 
dors, en  un  mot  l'aspect  de  lapauvreté,  du  délabrement  *. 
M .  Etienne,  supérieur  général,  a  caractérisé  cette  situation 
dans  son  mémoire  :  «  C'était,  dit-il,  l'étable  de  Beth- 
léem. » 

Quelques  [vieillards  qui  avaient  survécu  à  la  Révolu- 
tion erraient  çà  et  là  et  s'efforçaient  de  renouer  les  tra- 
ditions brisées  de  l'ancien  Saint-Lazare  et  de  reconstruire 
l'édifice  bâti  par  saint  Vincent  de  Paul. 

Cinq  ou  six  novices  réunis  aune  douzaine  d'étudiants 
formaient  tout  le  personnel  de  la  compagnie  renaissante. 
Humainement  parlant  c'était  fort  triste  ;  mais  c'était 
beau  aux  yeux  de  la  foi,  et  Dieu,  qui  se  sert  des  choses 
les  plus  infimes  pour  exécuter  ses  desseins,  préparait  là 
les  instruments  de  sa  gloire.  Un  fleuve  de  paix  coulait 
dans  cette  maison  bénie.  La  pauvreté,  d'ailleurs,  a  pour 
les  âmes  pures  un  attrait,  un  charme,  une  poésie  indé- 
finissables :  on  se  sent  plus  près  de  Dieu  lorsqu'on  ne 
possède  rien,  et  les  larmes  du  pauvre  qui  se  recommande 
au  Seigneur  ont  bien  leur  volupté. 

On  soupçonne  assez  combien  l'abbé  Danicourt  était 
heureux  dans  ce  milieu,  lui  qui  avait  si  souvent  goûté  la 
douceur  de  cette  parole  :  à  qui  Dieu  est  tout,  le  monde 
n'est  rien.  Aussi  les  plus  beaux  jours  de  sa  vie  sont  ceux 
qu'il  passa  au  séminaire  de  Saint-Lazare. 

Nous  ne  dirons  pas  que  le  noviciat  augmenta  sa  piété; 
depuis  longtemps  déjà  il  en  avait  atteint  le  faîte  ;  mais 
au  moins  il  pratiqua  la  vertu  sous  de  nouvelles  formes. 
\J  obéissance   devint  plus  rigoureuse,  plus  continuelle, 

1.  Cependant  la  chapelle  avait  été  achevée  et  hénite  par  Mgr  de 
Quélen,  dix  mois  avant  l'arrivée  de  l'abbé  Danicourt,  le  1er  no- 
vembre 1827. 


—  50  — 

plus  étendue.  La  pauvreté  fut  mieux  comprise  qu'au  col- 
lège et  plus  pratiquée  que  dans  la  famille.  Bien  qu'il  fut 
d'une  exquise  propreté,  il  cherchait  avant  tout  les  sou- 
liers les  plus  déformés,  et  l'on  sait  qu'ils  abondent  à 
Saint-Lazare;  les  bas  les  plus  épilés;  les  soutanes  râpées 
et  les  meubles  hors  d'usage. 

Le  parfum  qui  se  dégageait  du  tombeau  de  Saint  Vin- 
cent donnait  une  nouvelle  vigueur  à  sa  pureté,  bien  que 
celle-ci  n'ait  jamais  rien  perdu  de  son  premier  et  vif 
éclat  ;  car  il  a  été  au  noviciat  ce  qu'il  fut  dès  sa  plus 
tendre  enfance  et  ce  qu'il  devait  être  au  sein  de  la  cor- 
ruption païenne  de  la  Chine  :  un  lis  éclatant  de  blan- 
cheur. Mais  la  vie  du  noviciat  trempe  fortement  lésâmes, 
et  ici,  qui  résisterait  avec  peine  aux  séductions  du  monde 
avec  les  armes  ordinaires  d'un  chrétien,  les  foulerait 
victorieusement  aux  pieds  avec  celles  d'un  religieux. 

Les  études  profanes  avaient  cessé  pour  faire  place  à 
l'étude  de  la  théologie,  de  l'Ecriture  sainte  et  des  maîtres 
de  la  vie  spirituelle.  La  théologie  surtout,  cette  science 
des  sciences,  élargissant  son  horizon,  développa  son 
intelligence  et  lui  donna,  surles  matières  les  plus  élevées, 
des  notions  claires  et  une  précision  mathématique.  La 
Providence  préparait  tout  pour  en  faire  plus  tard  un 
professeur  émérite  dans  cette  science. 

Au  noviciat,  plus  que  partout  ailleurs,  il  trouvait, 
étendues  devant  lui,  les  deux  tables  dont  parle  l'auteur 
de  V Imitation  dans  un  de  ses  plus  beaux  chapitres,  la 
table  eucharistique  et  la  table  des  saintes  Ecritures  :  il 
s'abreuvait  à  longs  traits  à  ces  deux  sources  divines  et  y 
puisait  chaque  jour  de  nouvelles  forces.  Il  faisait  parti- 
culièrement ses  délices  de  l'Evangile  selon  saint  Jean 
et  des  épîtres  de  saint  Paul. 

En  même  temps  il  méditait  la  vie  et  les  maximes  de 
saint  Vincent  ;  il  contemplait  à  loisir  ce  parfait  disciple 
de  Jésus-Christ,  ce  héros  de  la  charité  et  s'efforçait  de  se 


—  51  — 

pénétrer  de  son  esprit.  Il  Je  voyait  revivre  dans  ces 
vieillards  vénérables,  débris  échappés  au  naufrage  révo- 
lutionnaire, chez  qui  il  admirait  la  simplicité,  l'humilité, 
l'abnégation  de  l'ancien  Saint-Lazare.  Il  était  surtout 
édifié  de  leur  assiduité  à  l'oraison  du  matin,  et  plus  tard 
il  écrivit  :  «  Qu'il  était  beau  de  voir  ces  hommes  courbés 
sous  le  poids  des  ans,  aux  cheveux  blanchis  sous  le  har- 
nais, pouvant  à  peine  se  traîner,  arriver  les  premiers  à 
la  méditation  ! ...  »  Il  aimait  ces  pères  dans  la  foi  et  il  en 
était  aimé. 

Il  se  lia  aussi  d'affection  à  un  jeune  prêtre  de 
Saint-Lazare,  M.  Etienne,  à  qui  la  Providence  réservait 
l'insigne  honneur  et  le  lourd  fardeau  de  succéder  à 
saint  Vincent.  Avantméme  d'entrer  dansla  compagnie, 
il  lui  avait  offert,  comme  témoignage  d'estime  et  de  sym- 
pathie, leportrait,  fait  de  sa  main,  de  saint  Jean-Baptiste, 
son  illustre  patron. 

Mgr  Moulv,  qui  s'est  trouvé  au  noviciat  en  même 
temps  que  l'abbé  Danicourt,  a  fait  son  éloge  en  quelques 
termesbiencaractéristiques.  «Je  l'ai  connu  à  Saint-Lazare 
pendant  deux  ans  :  il  était  l'un  des  plus  réguliers,  des 
plus  fervents,  des  plus  instruits...  » 

On  a  dit  qu'une  violente  tentation  de  découragement 
s'était  emparée  de  son  âme  et  qu'il  avait  manifesté  le 
désir  de  quitter  le  séminaire  pour  retourner  au  pays 
natal.  Nous  sommes  fondé  à  croire  que  si  la  tentation 
a  eu  lieu,  elle  n'a  été  que  momentanée  et  n'a  laissé  aucun 
souvenir  dans  la  mémoire  de  M.  Danicourt.  Assurément 
il  n'eût  pas  manqué  de  la  rappeler,  lui  qui  a  tant  gémi 
sur  les  prétendus  égarements  de  son  enfance.  D'ailleurs 
dès  le  noviciat,  il  se  serait  ouvert  à  ses  amis  sur  ce  point 
comme  il  s'est  ouvert  sur  tant  d'autres  pour  célébrer  les 
miséricordes  de  Dieu  à  son  égard. 

De  tout  ce  que  nous  avons  pu  recueillir  sur  les  années 
passées  au  séminaire  des  Prêtres  delà  Mission,  il  res- 


—  54  — 

une  première  fois  en  recevant  la  tonsure,  car  on  sait 
que  par  un  privilège  commun  aux  ordres  religieux,  les 
novices  la  reçoivent  en  entrant  dans  la  congrégation. 

L'abbé  Danicourt  avait  compris  tout  le  symbolisme 
de  la  tonsure  et  saisi  toute  la  portée  des  obligations 
qu'elle  impose.  Dans  les  temps  anciens,  on  coupait  une 
mèche  sur  la  tète  des  victimes  désignées  pour  le  sacrifice, 
afin  de  les  reconnaître  :  de  même  le  grand  sacrificateur 
de  la  loi  nouvelle  a  voulu  que  ses  prêtres  fussent  marqués 
à  la  tête  et  dépouillés  d'une  partie  de  leur  chevelure  pour 
signifier  le  renoncement  aux  superlluités  mondaines,  et 
aliîi  que,  par  la  pensée  de  cette  tonsure  dont  la  forme  et 
la  blancheur  ne  rappellent  que  trop  la  sainte  hostie,  ils 
soient  sans  cesse  portés  à  entrer  dans  les  sentiments  de 
Jésus  victime  et  à  mener  une  vie  d'immolation  et  de 
sacrifice. 

Dès  l'instant  où  l'abbé  Danicourt  eut  fait  le  bon 
propos,  il  se  prépara  aux  ordres  mineurs  qui  lui  étaient 
familiers  bien  avant  d'avoir  reçu  le  pouvoir  de  les 
exercer.  En  effet,  il  avait  pratiqué  Tordre  de  Portier  en 
entrant  le  premier  dans  l'église  et  eu  en  sortant  le  dernier; 
en  veillant  à  la  propreté  du  lieu  saint  et  en  y  convoquant 
les  fidèles  au  son  de  la  cloche,  soit  lorsqu'il  était  enfant 
de  chœur,  soit  pendant  toutes  ses  vacances.  11  avait 
également  exercé  l'ordre  à'Acolythe,  en  servant  le  prêtre 
à  l'autel  et  en  raccompagnant  partout.  C'est  pendant 
qu'il  remplissait  la  fonction  de  Lecteur  parmi  les  ouvriers 
de  la  maison  de  son  père  que  Dieu  fit  parvenir  sa  voix 
aux  oreilles  du  pasteur  dont  il  s'est  servi  pour  l'élever 
au  sacerdoce.  D'ailleurs  n'avait-il  pas  été  le  lecteur 
assidu  de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament?  Quant  à 
l'ordre  d' 'Exorciste,  il  l'avait  rempli  maintes  et  maintes 
fois  en  repoussant  le  tentateur  loin  de  lui,  loin  de  ses 
camarades  d'enfance  et  de  ses  condisciples  du  collège. 
Mais  ce  qu'il  avait  pratiqué  par  la  vertu  native  de  son 


—    OD    — 


âme  devait  lui  être  donné  en  quelque  sorte  sacramen- 
tellement  par  l'Eglise,  par  le  ministère  de  l'un  de  ses 
pontifes  :  ce  fut  Mgr  de  Villèle  qui  lui  conféra  le 
pouvoir  d'exercer  les  ordres  mineurs,  le  3  avril  1830. 

Pendant  le  même  mois  on  préparait  dans  Paris  une  de 
ces  fêtes  solennelles  qui  marquent  dans  les  annales  d'un 
peuple  et  dans  l'histoire  d'une  congrégation  :  nous 
voulons  parler  de  la  translation  des  reliques  de  saint 
Vincent  de  Paul.  Mgr  de  Quélen  avait  en  1827  acheté,  au 
prix  de  70.000  francs,  lâchasse  en  argent  de  M.  Odiot, 
laquelle  avait  excité  l'admiration  générale  à  l'Exposition 
des  produits  de  l'industrie  française.  Sa  Grandeur  en 
avait  fait  don  à  la  congrégation  de  la  Mission  et  attendait 
le  moment  opportun  pour  rendre  à  saint  Vincent  l'hon- 
neur et  la  réparation  qui  lui  étaient  dus. 

Nous  n'avons  pas  à  rappeler  ici  les  circonstances  qui 
en  ont  retardé  l'exécution  *.  «  Enfin,  le  jour  tant  désiré 
arriva.  Le  samedi,  24  avril,  la  châsse  de  saint  Vincent 
fut  descendue  de  l'archevêché  à  Notre-Dame,  et  exposée, 
à  l'entrée  du  chœur,  à  la  vénération  publique.  Le  lende- 
main, la  cérémonie  de  la  translation  se  fit  avec  le  plus 
grand  éclat  et  au  milieu  d'un  concours  immense  de 
prêtres  et  de  fidèles.  Depuis  l'église  métropolitaine 
jusqu'à  la  chapelle  de  Saint-Lazare,  la  population  pari- 
sienne se  pressait  dans  les  rues  et  jusque  sur  le  toit  des 
maisons,  saluant  la  dépouille  mortelle  du  héros  de  la 
charité  et  donnant  partout  les  signes  les  moins  équi- 
voques de  la  joie  et  du  respect.  L'archevêque  avait 
déclaré  au  gouvernement  qu'il  répondait  de  tout,  qu'il 
demandait  seulement  qu'on  le  laissât  faire  et  qu'on 
s'abstint  d'entourer  de  l'appareil  de  la  force  militaire 
une  cérémonie   que  protégeraient  assez  les  vertus  de 

t.  V.  la  Vie  de  M.  Etienne,  Supérieur  général  des  Lazaristes,  par 
un  prêtre  de  la  Mission. 


—  56  — 

saint  Vincent  de  Paul.  Il  ne  se  trompait  pas.  L'attitude 
respectueuse  de  la  population  fut  une  réfutation  péremp- 
toire  des  frayeurs  du  gouvernement  et  une  protestation 
éloquente  contre  les  déclamations  d'un  parti  toujours 
conjuré  pour  la  ruine  de  la  religion  '.  »  Cette  solennité 
fut  un  triomphe  pour  saint  Vincent,  une  immense  con- 
solation et  un  gage  d'espérance  pour  les  deux  congré- 
gations dont  il  est  le  père. 

L  abbé  Danicourt  fut  l'un  des  heureux  novices  qui 
firent  partie  de  cet  incomparable  cortège  :  impossible  à 
nous  de  redire  les  pensées  qui  traversèrent  son  âme  ! 
Toujours  est-il  que  son  cœur  garda  toute  sa  vie  l'im- 
pression de  bonheur  dont  il  fut  inondé  en  ce  jour. 

llélas  !  ce  bonheur  allait  être  interrompu  momenta- 
nément. «  Trois  mois  après  la  solennelle  translation  des 
reliques  de  saint  Vincent,  une  révolution  sanglante 
éclatait  à  Paris,  renversait  la  monarchie  et  mettait  la 
religion  elle-même  en  péril.  Les  églises  étaient  indigne- 
ment profanées,  les  croix  de  mission  partout  abattues, 
les  communautés  envahies,  les  prêtres  poursuivis  et 
maltraités,  et  l'archevêque  de  Paris,  naguère  encore  si 
populaire  dans  la  capitale,  obligé  de  se  travestir  et  de 
se  soustraire  par  la  fuite  aux  dangers  qui  menaçaient 
sa  vie.  On  croyait  voir  reparaître  les  mauvais  jours 
de  I  793  2.  » 

Les  séminaires  et  les  couvents  de  Paris  furent  fermés 
et  les  élèves  de  Saint-Lazare  obligés  de  se  disperser. 
Seuls  les  anciens  du  sanctuaire  demeurèrent,  pensant 
que  leur  sang  servirait  peut-être  à  quelque  chose. 

Les  novices  prirent  les  vêtements  qu'ils  purent  trouver 
sous  la  main  et  cherchèrent  le  moyen  le  plus  facile  de 
s'évader  en  de  pareilles  conjonctures. 

1.  Extrait  de  la  Vie  de  Mgr  'le  Quélen,  par  te  baron  He.nrion,  cité 
par  l'auteur  de  la  Vie  de  M.  Etienne» 

2.  Vie  de  M.  Etienne. 


L'abbé  Danicourt  traversa  les  rues  détournées  de 
Paris  sous  la  défroque  vieillie  d'un  soldat.  Bien  lui  en 
aurait  pris  d'en  emprunter  aussi  la  physionomie,  mais 
l'innocence  et  la  candeur  ont  des  traits  qu'on  ne  peut 
déguiser;  il  fut  arrêté  précisément  à  cause  de  sa  physio- 
nomie. «  Tu  ne  m'as  pas  l'air  d'un  soldat,  lui  dit  bruta- 
lement le  garde  qui  l'arrêta;  »  et  dirigeant  la  pointe  de 
sa  baïonnette  vers  la  poitrine  du  prétendu  soldat,  il 
ajouta  :  «  Crie,  vive  la  Charte  !  »  Comme  ce  mot  n'avait 
rien  que  d'inofïensif,  l'abbé  Danicourt  dit  bravement  : 
«  Vive  la  Charte!  »  et  aussitôt  il  cessa  d'être  inquiété.  Il 
sortit  de  Paris  en  toute  hâte  pour  se  rendre  à  Montdidier, 
de  là  à  Authic  où  il  arriva  dans  le  même  costume. 

Grand  fut  l'émoi  de  la  famille  et  du  voisinage  en  le 
voyant  dans  un  état  si  pitoyable.  Mais  bientôt  la  surprise 
se  changea  en  actions  de  grâces  lorsque  le  pieux  novice 
de  Saint-Lazare  eut  raconté  le  déchaînement  subit  de  la 
Révolution  et  son  évasion  providentielle.  Il  se  trouvait 
en  pays  sur,  au  milieu  de  parents  et  d'amis  qui  le  trai- 
taient avec  une  tendre  amitié  mêlée  de  respect.  Après 
quelques  jours  de  repos,  il  continua  au  sein  de  sa  famille 
le  noviciat  qu'il  avait  dû  interrompre  à  son  grand  regret. 

Plus  tard,  Mgr  Danicourt,  toujours  attentif  à  l'inter- 
vention de  Dieu  et  à  la  protection  des  saints  dans  la 
conduite  des  âmes,  a  pris  soin  de  noter  que  cette  fuite 
a  eu  lieu  en  la  fête  de  sainte  Marthe.  Ce  que  Dieu  garde 
est  bien  gardé  !  Les  Juifs  en  exilant  et  en  jetant  à  la  mer, 
dans  un  navire  sans  voile,  la  famille  de  Lazare,  croyaient 
l'envoyer  à  une  morte  certaine  ;  mais  les  vents  qui 
obéissent  à  Dieu  poussèrent  le  navire  sur  les  rivages  de 
Marseille  où  Lazare  et  ses  sœurs  opérèrent  le  plus  grand 
bien.  La  Révolution  chassait  de  Paris  les  prêtres  de 
Saint-Lazare  et  leurs  sœurs,  [les  Filles  de  la  Charité  ; 
mais  Dieu  les  acheminait  dans  des  lieux  sûrs  pour  tra- 
vailler à  sa  plus  grande  gloire. 


—  56  - 

saint  Vincent  de  Paul.  Il  ne  se  trompait  pas.  L'attitude 
respectueuse  de  la  population  fut  une  réfutation  péremp- 
toire  des  frayeurs  du  gouvernement  et  une  protestation 
éloquente  contre  les  déclamations  d'un  parti  toujours 
conjuré  pour  la  ruine  de  la  religion  '.  »  Cette  solennité 
fut  un  triomphe  pour  saint  Vincent,  une  immense  con- 
solation et  un  gage  d'espérance  pour  les  deux  congré- 
gations dont  il  est  le  père. 

L  abbé  Danicourt  fut  l'un  des  heureux  novices  qui 
firent  partie  de  cet  incomparable  cortège  :  impossible  à 
nous  de  redire  les  pensées  qui  traversèrent  son  âme  ! 
Toujours  est-il  que  son  cœur  garda  toute  sa  vie  l'im- 
pression de  bonheur  dont  il  fut  inondé  en  ce  jour. 

Hélas  !  ce  bonheur  allait  être  interrompu  momenta- 
nément. «  Trois  mois  après  la  solennelle  translation  des 
reliques  de  saint  Vincent,  une  révolution  sanglante 
éclatait  à  Paris,  renversait  la  monarchie  et  mettait  la 
religion  elle-même  en  péril.  Les  églises  étaient  indigne- 
ment profanées,  les  croix  de  mission  partout  abattues, 
les  communautés  envahies,  les  prêtres  poursuivis  et 
maltraités,  et  l'archevêque  de  Paris,  naguère  encore  si 
populaire  dans  la  capitale,  obligé  de  se  travestir  et  de 
se  soustraire  par  la  fuite  aux  dangers  qui  menaçaient 
sa  vie.  On  croyait  voir  reparaître  les  mauvais  jours 
de  1 793  2.  » 

Les  séminaires  et  les  couvents  de  Paris  furent  fermés 
et  les  élèves  de  Saint-Lazare  obligés  de  se  disperser. 
Seuls  les  anciens  du  sanctuaire  demeurèrent,  pensant 
que  leur  sang  servirait  peut-être  à  quelque  chose. 

Les  novices  prirent  les  vêtements  qu'ils  purent  trouver 
sous  la  main  et  cherchèrent  le  moyen  le  plus  facile  de 
s'évader  en  de  pareilles  conjonctures. 

1.  Extrait  de  la  Vie  de  Mgr  'le  Quélen,  par  le  baron  He.nrion,  cité 
par  l'auteur  de  la  Vie  de  M.  Etienne. 

2.  Vie  de  M.  Etienne. 


L'abbé  Danicourt  traversa  les  rues  détournées  de 
Paris  sous  la  défroque  vieillie  d'un  soldat.  Bien  lui  en 
aurait  pris  d'en  emprunter  aussi  la  physionomie,  mais 
l'innocence  et  la  candeur  ont  des  traits  qu'on  ne  peut 
déguiser;  il  fut  arrêté  précisément  à  cause  de  sa  physio- 
nomie. «  Tu  ne  m'as  pas  l'air  d'un  soldat,  lui  dit  bruta- 
lement le  garde  qui  l'arrêta  ;  »  et  dirigeant  la  pointe  de 
sa  baïonnette  vers  la  poitrine  du  prétendu  soldat,  il 
ajouta  :  «  Crie,  vive  la  Charte  !  »  Comme  ce  mot  n'avait 
rien  que  d'inoffensif,  l'abbé  Danicourt  dit  bravement  : 
«  Vive  la  Charte!  »  et  aussitôt  il  cessa  d'être  inquiété.  Il 
sortit  de  Paris  en  toute  hâte  pour  se  rendre  à  Montdidier, 
de  là  à  Authie  où  il  arriva  dans  le  même  costume. 

Grand  fut  l'émoi  de  la  famille  et  du  voisinage  en  le 
voyant  dans  un  état  si  pitoyable.  Mais  bientôt  la  surprise 
se  changea  en  actions  de  grâces  lorsque  le  pieux  novice 
de  Saint-Lazare  eût  raconté  le  déchaînement  subit  de  la 
Révolution  et  son  évasion  providentielle.  Il  se  trouvait 
en  pays  sur,  au  milieu  de  parents  et  d'amis  qui  le  trai- 
taient avec  une  tendre  amitié  mêlée  de  respect.  Après 
quelques  jours  de  repos,  il  continua  au  sein  de  sa  famille 
le  noviciat  qu'il  avait  dû  interrompre  à  son  grand  regret. 

Plus  tard,  Mgr  Danicourt,  toujours  attentif  à  l'inter- 
vention de  Dieu  et  à  la  protection  des  saints  dans  la 
conduite  des  âmes,  a  pris  soin  de  noter  que  cette  fuite 
a  eu  lieu  en  la  fête  de  sainte  Marthe.  Ce  que  Dieu  garde 
est  bien  gardé  !  Les  Juifs  en  exilant  et  en  jetant  à  la  mer, 
dans  un  navire  sans  voile,  la  famille  de  Lazare,  croyaient 
l'envoyer  à  une  morte  certaine  ;  mais  les  vents  qui 
obéissent  à  Dieu  poussèrent  le  navire  sur  les  rivages  de 
Marseille  où  Lazare  et  ses  sœurs  opérèrent  le  plus  grand 
bien.  La  Révolution  chassait  de  Paris  les  prêtres  de 
Saint-Lazare  et  leurs  sœurs,  [les  Filles  de  la  Charité  ; 
mais  Dieu  les  acheminait  dans  des  lieux  sûrs  pour  tra- 
vailler à  sa  plus  grande  gloire. 


—  58  — 

Le  temps  que  l'abbé  Danicourt  passa  dans  sa  famille 
fut  loin  d'être  perdu  pour  sa  vocation  et  pour  le  ciel  : 
il  y  vécut  véritablement  en  novice.  «  J'étais  bien  jeune, 
écrit  son  frère,  cependant  je  n'ai  pas  oublié  le  réveil 
matinal  du  séminariste  de  Saint-Lazare.  M.  Danicourt 
père,  sur  la  demande  de  son  fils,  avait  accepté  l'engage- 
ment de  ne  pas  laisser  passer  quatre  heures.  A  quatre 
heures  sonnant,  l'abbé  Danicourt  se  levait;  puis,  après 
avoir  consacré  le  temps  voulu  aux  soins  de  propreté,  il 
commençait  sa  prière,  faisait  ensuite  sa  méditation  et  se 
livrait  à  l'étude  jusqu'à  l'heure  de  la  messe.  Dans  le  jour 
il  reprenait  les  pratiques  de  ses  vacances  d'autrefois,  la 
visite  des  parents  et  celle  des  malades;  il  s'occupait 
aussi  des  catéchismes  et  de  la  congrégation  de  la  Sainte- 
Vierge.  On  a  chanté  longtemps  à  Authie  les  cantiques 
que  le  pieux  séminariste  avait  appris  aux  congréganistes. 

Ce  fut  surtout  pendant  ses  vacances  forcées,  qui 
durèrent  plus  de  six  semaines,  qu'il  fut  apprécié  par  son 
respectable  curé,  M.  Debrie.  Le  bulletin  de  conduite, 
tracé  par  ce  digne  ecclésiastique,  n'ajoute  rien  à  tout  ce 
qui  a  été  dit  ;  toutefois  il  y  a  deux  poinls  sur  lesquels  il 
insiste  :  «  La  délicatesse  exquise  de  conscience  du  saint 
jeune  homme  et  son  attention  constante  à  la  présence  de 
Dieu.  » 


CHAPITRE  IX 


o  Le  19  septembre  1 830,  saint  Janvier  :  appelé  au  collège  de  Montdidier. 

—  Le  27  septembre  1830,  mort  de  saint  Vincent  :  fait  les  vœux 
chez  nos  Sœurs  (Montdidier).  »  —  Lettre  de  M.  Salhorgne,  supé- 
rieur général  à  M.  Danicourt.  —  «  18  décembre  1830,  Expeclatio 
Partus  B.  M.  Y.,  attente  du  divin  enfantement  :  reçu  le  sous-diaco- 
nat de  Mgr  de  Chabons.  »  —  M.  Danicourt  est  désigné  pour  la  chaire 
de  quatrième  au  collège  de  Montdidier  :  ce  qu'il  est  comme 
professeur;  comment  il  comprend  l'éducation  ;  son  exactitude; 
son  ascendant  sur  les  élèves.  —  Trait  héroïque  de  charité  : 
«  31  janvier,  saint  Pierre  Nolasque  :  sauvé  la  vie  aux  élèves  Hatté 
et  Dizengrcmel.  » 


Pendant  les  trois  années  que  nous  allons  suivre  l'abbé 
Danicourt  au  collège  de  Montdidier,  nous  verrons  de 
grandes  choses  se  réaliser  pour  lui  et  par  lui  :  c'est 
d'abord  l'émission  des  trois  grands  vœux;  c'est  ensuite 
le  sous-diaconat  ;  c'est  un  trait  héroïque  de  charité  ; 
c'est  la  prêtrise,  la  première  messe  ;  c'est  enfin  le  départ 
pour  les  missions  de  Chine. 

L'année  1830,  traversée  par  de  si  fâcheux  événements, 
fut  néanmoins  féconde  en  grâces  pour  l'abbé  Danicourt. 
La  Providence  lui  avait,  par  la  Révolution,  ménagé  le 
retour  dans  sa  famille.  Il  en  profita  pour  encourager  ses 
vieux  parents  au  travail  et  à  la  vertu,  pour  édifier  une 
fois  encore  son  frère  et  sa  sœur,  pour  laisser  partout  la 
bonne  odeur  de  Jésus-Christ. 

Le  19  septembre,  fête  de  saint  Janvier,  ses  supérieurs 
l'appelèrent  au  collège  de  Montdidier  dans  le  but  de  lui 
faire  prononcer  les  saints  vœux.  Après  quelques  jours 


—  60  — 

de  retraite,  il  vit  enfin  arriver  l'heure  si  ardemment 
désirée  où,  parles  trois  vœux  d'obéissance,  de  pauvreté, 
de  chasteté,  il  cessait  d'appartenir  à  lui-même  et  au 
monde  pour  être  à  Dieu  seul.  Ce  fut  le  27  janvier,  jour 
anniversaire  de  la  mort  de  saint  Vincent,  dans  la  cha- 
pelle des  sœurs,  à  Montdidier,  que  s'opéra  en  lui  cette 
rupture  avec  le  monde,  car  il  ne  reçut  le  sous-diaconat 
que  deux  mois  plus  tard.  Par  cette  rupture  sur  laquelle 
il  n'y  eut  jamais  de  retour,  l'abîme  creusé  entre  lui  et 
les  créatures  devint  éternel.  Quels  encouragements 
d'ailleurs  n'apportait  pas  saint  Vincent  à  l'âme  du  jeune 
religieux  en  cet  anniversaire  de  sa  naissance  au  ciel  ?  Au 
jour  de  leur  mort  les  saints  lèguent  à  leurs  enfants  l'hé- 
ritage de  leurs  vertus.  La  vie  de  Mgr  Danicourt  nous 
autorise  à  dire  qu'il  en  reçut  sa  bonne  part  en  cette  cir- 
constance mémorable.  Il  est  un  autre  encouragement 
qu'il  reçut  en  même  temps  :  il  partait  de  la  présence  de 
ces  admirables  Filles  de  la  Charité  qui  sacrifient  jeu- 
nesse, santé,  beauté,  fortune,  avenir  pour  mener  une 
vie  d'abnégation.  Il  avait  toujours  eu  pour  elles  la  plus 
haute  estime  et  la  plus  profonde  vénération  ;  celles-ci  ne 
firent  que  s'accroître,  et  bientôt  nous  le  verrons  solliciter 
sans  relâche  leur  introduction  dans  l'Extrême-Orient, 
afin  de  les  voir  associées  plus  directement  aux  grandes 
œuvres  de  l'apostolat. 

Quelques  jours  après  sa  profession,  l'abbé  Danicourt 
reçut  de  M.  Salhorgne,  supérieur  général,  une  lettre 
élogieuse  que  nous  nous  empressons  de  reproduire  ici  : 

Paris,  11  octobre  1830. 

«  Monsieur  et  cher  confrère, 
«  La  grâce  de  Notre- Seigneur  soit  toujours  avec  nous. 
«  Je  remercie  Dieu  de  la  grâce  qu'il  vous  fait  de  persé- 
vérer dans  l'amour  de  votre  saint  état.  C'est  une  grande 


—  61  — 

consolation  pour  moi  qui  arriverai  bientôt  au  terme  de 
ma  carrière  de  voir  qu'il  entre  dans  les  desseins  de  la 
divine  Providence  de  perpétuer  la  compagnie  dont  saint 
Vincent  a  été  l'instituteur,  puisque  l'Esprit-Saint  ins- 
pire le  désir  d'y  entrer  à  plusieurs  sujets  distingués  par 
leur  talent  et  leur  vertu.  Vous  êtes  certainement  du 
nombre  :  mes  assistants  que  j'ai  consultés,  selon  l'usage, 
se  félicitent  avec  moi  de  pouvoir  désormais  vous  compter 
d'une  manière  irrévocable  au  nombre  de  nos  confrères. 
Je  prévois  que  vous  serez  un  jour  un  des  piliers  de 
l'édifice  dans  la  formation  duquel  vous  allez  entrer.  Je 
ne  serai  plus  de  ce  monde,  mais  je  vous  prie  bien  ins- 
tamment de  vous  souvenir  dès  à  présent  et  pour  lors 
dans  vos  prières  et  saints  sacrifices,  de  votre  bien  affec- 
tionné et  très  dévoué 

«  Salhorgne,  i.  p.  d.  la  cm.1, 

«  Supérieur  général.  » 

Quand  on  saura  qu'il  n'est  ni  dans  l'esprit,  ni  dans  les 
usages  de  la  petite  compagnie  d'adresser  des  éloges  à  un 
confrère,  surtout  lorsqu'il  est  encore  jeune,  on  jugera, 
d'après  cette  lettre,  du  cas  que  les  supérieurs  faisaient 
déjà  de  l'abbé Danicourt. 

Deux  mois  plus  tard,  le  18  décembre  1830,  fête  de 
l'Attente  du  divin  enfantement,  il  entrait  dans  le  corps 
hiérarchique  de  l'Eglise,  en  recevant  le  premier  des 
ordres  majeurs,  le  sous-diaconat.  Il  avait  recueilli  des 
lèvres  de  Mgr  de  Chabons,  dans  la  chapelle  du  grand 
séminaire  d'Amiens,  les  graves  obligations  qu'impose 
la  réception  de  cet  ordre  sacré  :  a  Deo  perpetuo  famulari 
et  castitatem  scroare  :   Servir  Dieu  perpétuellement  et 


1.  Celte  abréviation  signifie  :  indigne  prêtre  de  la  Congrégation 
de  la  Mission. 


—  62  — 

garder  la  chasteté.  »  11  n'hésita  pas  une  seconde,  et  ses 
confrères  qui  avaient  sans  cesse  les  yeux  attachés  sur 
lui  pour  saisir  le  moindre  de  ses  mouvements  ont  dit 
avec  quel  élan  il  fit  le  pas  qui  sépare  le  monde  du  sanc- 
tuaire. A  peine  ordonné,  il  se  mit  à  genoux  pour  com- 
mencer 1  l'heure  du  bréviaire  correspondant  à  ses  enga- 
gements ;  mais  M.  le  supérieur  du  grand  séminaire  lui 
fit  signe  de  se  relever  pour  ne  point  déranger  Tordre  des 
cérémonies. 

Après  l'ordination,  l'abbé  Danicourt  revint  au  collège 
de  Montdidier  occuper  la  chaire  de  quatrième.  «  Une 
promotion  si  prompte,  pour  un  séminariste  de  deux 
années,  n'est  pas  dans  les  habitudes  de  l'enseignement, 
écrit  à  ce  sujet  M.  Yivier,  supérieur  de  la  maison  ;  mais 
je  connaissais  M.  Danicourt,  je  savais  l'amitié  et  l'estime 
de  ses  collaborateurs  pour  lui,  ainsi  que  les  sentiments 
des  élèves  à  son  égard.  Je  ne  faisais  donc  point  un  faux 
pas  en  lui  offrant  et  en  lui  imposant  la  chaire  de  qua- 
trième. L'avenir  devait  prouver  et  me  prouva  en  effet 
que  M.  Danicourt,  même  en  conduisant  de  front  les 
études  théologiques  qu'il  n'avait  pas  achevées  et  les 
études  profanes,  était  au-dessus  de  sa  tâche.  Quant  «à 
lui,  il  accepta  cet  honneur  et  ce  fardeau  comme  autre- 
fois, étant  élève,  il  acceptait  une  leçon,  un  devoir  de 
classe.  Ce  mot  devoir  était  tout-puissant  sur  lui  ;  il  se 
contenta  de  me  dire  qu'il  était  heureux  de  témoigner  sa 
reconnaissance  en  rendant  service  à  une  maison  à  la- 
quelle il  devait  tout.  Dès  lors,  il  devint  non  pas  mon 
collaborateur,  mais  mon  ami,  mon  confident.  L'intérêt 
que  je  lui  ai  porté,  il  me  l'a  rendu  en  affection  et  en 
dévoùment.  » 

L'exactitude  dans  le  devoir  semble  être  l'expression 

1.  Par  le  sous-diaconat  l'on  ne  s'engage  pas  seulement  à  garder 
la  chasteté  perpétuelle,  mais  encore  à  réciter  le  bréviaire  toute  sa 
vie. 


—  63  — 

qui  caractérise  le  professorat  de  M.  Danicourt  :  exacti- 
tude pour  lui-même  d'abord,  exactitude  pour  ses  élèves 
dans  la  double  tâche  de  l'éducation  et  de  l'instruction. 
A  ses  yeux,  ces  deux  choses  sont  bien  différentes  l'une 
de  l'autre,  et  la  première  l'emporte  de  beaucoup  sur  la 
seconde.  L'instruction  forme  l'esprit,  tandis  que  l'édu- 
cation forme  le  cœur  et  l'âme  tout  entière.  On  peut  être 
très  instruit  et  n'avoir  point  d'éducation.  L'abbé  Dani- 
court sait  faire  la  part  de  chacune  d'elles  :  s'il  donne  à 
ses  élèves  l'instruction  requise,  il  s'applique  encore  plus 
à  élever  leur  âme  et  leur  cœur.  Lorsque  sa  classe  marche 
dans  la  voie  du  devoir  et  du  devoir  chrétien,  il  est  con- 
tent, heureux,  souriant  ;  mais  lorsqu'il  aperçoit  des 
tendances  mauvaises,  lorsqu'il  surprend  un  acte  qui 
peut  donner  matière  à  scandale,  il  devient  sévère  jusqu'à 
la  rigidité.  On  s'est  longtemps  rappelé  qu'il  a  isolé  des 
bancs  de  la  classe,  pendant  plusieurs  mois,  un  élève 
dont  il  avait  reconnu  la  malice.  Cet  exemple  de  sévérité 
nous  fit  réfléchir,  dit  un  témoin  oculaire,  et  nous  donna 
le  sentiment  de  la  dignité  et  du  respect  que  nous  devons 
à  nos  âmes. 

L'exactitude,  avons-nous  dit,  est  le  trait  caractéris- 
tique de  l'abbé  Danicourt  comme  professeur  ;  mais  chez 
lui  ce  n'est  point  cette  régularité  purement  naturelle 
que  l'on  est  exposé  à  prendre  toujours  pour  une  vertu 
tandis  qu'elle  est  souvent  un  pli  de  tempérament  ',  quel- 
que chose  de  machinal  résultant  d'une  habitude  prise. 
Non,  c'est  une  régularité  surnaturelle ,  procédant  de 
l'esprit  de  foi,  et  qui  est  le  nerf  de  la  vie  intérieure,  selon 
cette  parole  :  «  Qui  regulœ  vint,  Deo  mût.  Celui  qui  vit 
selon  la  règle  vit  selon  Dieu.  » 

Cet  esprit  de  règle  a  pour  conséquence  le  bon  emploi 
du  temps.  Il  y  attache  le  plus  grand  prix:  le  temps  lui 

1.  Le  P.  Caussette  :  Manrèze  du  Prêtre,  t.  II,  p.  41-2. 


—  64  — 

a  été  donné  pour  glorifier  et  servir  Dieu;  la  distribution 
lui  en  a  été  faite  par  la  sagesse  de  ses  supérieurs,  à  qui 
il  a  promis  obéissance  le  jour  de  sa  profession.  Aussi 
accomplit-il  tous  ses  devoirs  avec  une  continuité,  une 
régularité  qui  n'a  d'expression  que  dans  la  grande 
aiguille  d'un  cadran,  laquelle  avance  par  degrés,  marque 
fidèlement  et  toujours  sous  la  même  impulsion,  les 
secondes,  les  minutes,  les  heures.  «  Oh!  non,  il  ne  per- 
dait pas  de  temps,  écrit  l'un  de  ses  collaborateurs  :  tous 
les  instants  de  sa  vie  ont  eu  leur  bon  emploi.  » 

Une  telle  disposition  de  l'âme  ne  laisse  pas  que  de 
paraître  au  dehors  et  d'inspirer  à  tous  le  même  esprit 
d'ordre,  d'exactitude,  de  règle.  Au  reste  son  influence 
est  prodigieuse  partout  :  à  la  chapelle,  l'aspect  de  sa 
ferveur  porte  à  prier;  à  la  salle  d'étude,  son  attitude 
impose  le  silence  et  l'amour  du  travail  ;  en  classe  il  sait 
stimuler  d'une  manière  merveilleuse  l'ardeur  de  ses 
élèves;  en  récréation  il  donne  le  branle  et  l'enthou- 
siasme à  cette  brillante  jeunesse  de  Montdidier.  Les 
élèves  l'aperçoivent-ils  la  soutane  relevée  jusqu'aux 
genoux,  au  milieu  de  la  cour,  ou  sur  l'esplanade  ou  bien 
au  Chemin  vert?  Ils  comprennent  qu'il  s'agit  d'une  partie 
de  cerceau,  ou  de  balle,  ou  de  barres  :  immédiatement 
les  camps  s'organisent,  les  luttes  s'engagent  pendant 
plusieurs  heures  jusqu'à  perdre  haleine.  Le  parti  vain- 
queur est  ordinairement  du  côté  de  M.  Danicourt.  Puis 
les  joueurs  se  séparent  contents  et  heureux,  se  promet- 
tant bien  de  renouveler  ces  luttes  qui  fatiguent  le  corps» 
mais  reposent  l'esprit.  Les  collines  du  Forestel,  les 
plaines  de  Cantigny  et  les  vallées  de  Monchel  furent  sou- 
vent le  théâtre  de  ces  joyeux  ébats  où  trois  cents  élèves 
se  délassaient  de  la  vie  dure  du  collège.  Nous  disons 
dure,  parce  qu'alors  on  ne  connaissait  ni  vacances  de 
nouvel  an,  ni  vacances  de  Pâques,  encore  moins  celles 
du  mardi  gras  et  de  la  Pentecôte  :  l'année  scolaire  com- 


—  65  — 

mençait  dans  les  premiers  jours  d'octobre  et  se  pour- 
suivait jusque  vers  l'Assomption.  Les  collèges  ecclé- 
siastiques eux-mêmes  ont  dû  faire  la  part  du  siècle  et 
souffrir  de  regrettables  intermittences. 

C'est  dans  une  de  ces  laborieuses  promenades,  dans 
les  marais  de  Montchel,  que  la  Providence  procure  à 
l'abbé  Danicourt  l'occasion  de  montrer  un  courage 
héroïque  et  de  faire  voir  jusqu'où  vont  sa  charité  et  son 
dévoùment  pour  ses  élèves.  Cette  scène  a  été  si  bien 
dépeinte  par  Mgr  Duquesnay  que  nous  ne  pouvons 
mieux  faire  que  de  laisser  la  parole  à  l'éminent  prélat  : 
«  A  ses  élèves  il  immole  ses  goûts,  ses  affections,  sa 
santé,  bien  plus,  sa  vie  même,  et  je  ne  dis  pas  cela  par 
hyperbole,  c'est  l'exacte  réalité.  Voyez:  l'hiver  a  tout 
glacé  dans  la  nature,  les  eaux  elles-mêmes  se  sont 
durcies  sous  le  pied;  la  troupe  joyeuse  des  élèves  de 
Montdidier  s'élance  sur  ce  sol  improvisé,  d'autant  plus 
séduisant  qu'il  est  habituellement  interdit.  Deux  témé- 
raires volent  plus  avant,  là  où  une  couche  plus  légère 
cache  à  peine  l'abîme.  La  glace  crie  et  se  rompt,  les 
deux  imprudents  sont  engloutis  et  disparaissent  sous 
l'uniformité  de  la  plaine  glacée.  L'abbé  Danicourt  a  tout 
vu,  mais  trop  tard  pour  prévenir  le  malheur.  Il  le  répa- 
rera si  Dieu  le  permet.  Son  vêtement  trop  ample  est 
immédiatement  rejeté.  Il  rompt  la  glace  sur  une  vaste 
étendue  ;  il  plonge,  et  aux  applaudissements  de  tous  il 
ramène  au  rivage  les  deux  chers  étourdis  *.  » 

On  devine  assez  quelle  fut  la  reconnaissance  des 
élèves  Hatté  et  Dizengremel  pour  leur  sauveteur  ;  la 
joie  de  M.  le  supérieur  en  songeant  qu'une  catastrophe 
a  été  épargnée  à  l'établissement  par  son  cher  professeur; 
enfin  le  surcroît  d'estime  et  de   sympathie  que  l'abbé 


1.  Oraison  funèbre  de  Mgr  Danicourt,  par  Mgr  Duquesnay.  V.  à 
l'Appendice. 


—  6G  — 

Danicourt  dut  conquérir  chez  tout  le  personnel  de  la 
maison  et  dans  toute  la  ville  de  Montdidier. 

Ce  fait  se  passa  le  31  janvier,  fête  de  saint  Pierre 
Nolasque,  fondateur  de  l'ordre  de  la  Merci  pour  la  déli- 
vrance des  chrétiens  captifs.  Notre  futur  missionnaire 
préludait  ce  jour  là,  sous  le  patronage  de  cet  apôtre  de  la 
charité,  au  sauvetage  de  milliers  de  petits  enfants,  qu'il 
délivra,  non  seulement  de  la  mort  de  l'âme,  mais  sou- 
vent aussi  de  celle  du  corps,  en  les  recueillant  sur  les 
bords  des  fleuves  ou  en  les  achetant  à  prix  d'argent. 


CHAPITRE  X 


«  Le  26  juin  1831,  saint  Jean  et  saint  Paul  :  reçu  le  diaconat  de 
Mgr  de  Chabons  (Amiens).  —  Si  septembre  1831,  Notre-Dame  de 
la  Merci  :  reçu  laprêtrisede  Mgr  de  Chabons. —  25  septembre  1831, 
fête  de  saint  Firmin,  martyr,  premier  évêque  d'Amiens  :  dit  ma 
première  messe  à  Authie  (M.  Debrie).  »  —  M.  Danicourt  retourne  à 
Montclidier.  —  Encore  sa  dévotion  envers  la  sainte  Eucharistie. 
—  Sollicitude  pour  sa  sœur  Sidonie  :  ses  alarmes  à  la  pensée  des 
dangers  auxquels  sa  jeunesse  est  exposée;  lettres  à  sa  mère  et 
à  sa  sœur  à  ce  sujet. 


L'année  1831,  de  même  que  la  précédente,  va  être 
une  année  de  grâces  exceptionnelles,  le  complément  des 
bénédictions  du  ciel  et  l'achèvement  de  l'œuvre  de  Dieu 
dans  l'âme  de  notre  saint  religieux.  Il  la  consacre  tout 
entière  à  se  préparer  au  diaconat,  puis  à  la  prêtrise.  Au 
demeurant,  son  cœur  est  prêt  depuis  longtemps  et  l'ar- 
chidiacre n'est  point  téméraire  dans  la  réponse  qu'il  fait 
à  l'évêquejui  demandant  «  s'il  en  est  digne.»  — «  Autant 
que  la  fragilité  humaine  peut  savoir,  je  sais  et  j'affirme 
qu'il  est  digne  de  porter  ce  fardeau  '.  >>  Et  l'évêque  de 
reprendre  :  «  Les  diacres  ont  pour  mission  de  servir  à 
l'autel,  de  baptiser,  d'annoncer  la  parole  sainte...  Ils 
doivent  être  éclatants  d'innocence,  sans  tache,  purs  et 
chastes,  Nitidi,  mundi,  puri,  casti  2.  » 

Si  ces  qualifications  conviennent  à  quelqu'un,  c'est 
bien  à  l'abbé  Danicourt,  car  il  apporte  en  cette  circons- 


1.  Paroles  du  Pontifical  :  ordination  des  diacres. 

2.  Ibid. 


—  68  — 

tance  comme  toujours,  une   âme  éclatante  (P innocence, 
une  vie  sans  tache,  un  cœur  pur  dans  un  corps  chaste. 

Ce  fut  le  20  juin,  fête  de  saint  Jean  et  de  saint  Paul 
que  Mgr  de  Chabonslui  conféra  l'ordre  de  diacre. 

Trois  mois  plus  tard,  ses  supérieurs  le  jugèrent  mûr 
pour  le  sacerdoce.  L'abbé  Danicourtn'a  rien  omis  pour 
se  rendre  digne,  autant  qu'il  est  possible  à  une  créature 
humaine,  d'un  fardeau  redoutable  aux  anges  mêmes. 
Outre  les  moyens  que  lui  procurent  la  règle  et  les  exer- 
cices de  sa  congrégation,  il  aime  à  méditer  deux  livres 
excellents  entre  tous  :  le  Mémorial  de  la  vie  sacerdotale  * 
et  en  particulier  les  chapitres  n  et  vu,  dont  le  premier 
traite  :  De  la  nécessite  de  la  perfection  dans  le  prêtre  ;  et  le 
second  :  Des  biens  à  attendre  de  la  cie  des  saints  prêtres. 
A  vingt-cinq  ans  de  distance,  il  se  plaira  à  les  rappeler 
ainsi  que  les  plus  belles  prières  de  ce  livre  2.  Le  second 
ouvrage  dont  il  nourrit  son  esprit  et  son  cœur  aux 
approches  du  sacerdoce,  est  ['Imitation  de  Jésus-Christ; 
il  a  noté  les  principales  maximes  qui  se  rapportent  au 
sacerdoce  ;  il  fait  constamment  ses  délices  du  quatrième 
livre  et  en  médite  avec  une  attention  spéciale  le 
cinquième  chapitre  qui  devrait  être  écrit  en  lettres  d'or 
et  que  chaque  prêtre  devrait  relire  tous  les  jours  avant 
de  monter  à  l'autel  :  «  Quand  vous  auriez  la  pureté  d'un 
ange  et  la  sainteté  de  saint  Jean-Baptiste,  vous  ne  seriez 
pas  digne  de  recevoir  et  de  toucher  ce  sacrement  ;  car  il 
n'est  pas  dû  aux  mérites  des  hommes  de  consacrer  et  de 
toucher  le  sacrement  de  Jésus-Christ,  et  de  prendre  en 
nourriture  le  pain  des  anges.  » 

«  Sublime  mystère,  et  grande  dignité  des  prêtres,  qui 
ont  reçu  un  pouvoir  qui  n'a  pas  été  accordé  aux  anges  ! 

\.  MemorUrfe  vitœ  sacerdotalis  a  sacerdote  gallicano  diœceseos  Lin- 
gonensis  exule. 

2.  Lettre  du  8  octobre  4  8ôo,  datée  de  Kiou-Tou  à  son  frère, 
M.  l'abbé  Charles  Danicourl. 


—  09  — 

car  il  n'y  a  que  les  prêtres  légitimement  ordonnés  dans 
l'Église  qui  aient  le  pouvoir  de  célébrer  et  de  consacrer 
le  corps  de  Jésus-Christ.  »  ...  «  Prenez  garde  à  vous  et 
considérez  quel  est  le  ministère  qui  vous  a  été  confié  par 
l'imposition  des  mains  de  l'évêque.  m 

«  Vous  voilà  devenu  prêtre  et  consacré  pour  célébrer 
les  saints  mystères.  Ayez  soin  maintenant  d'offrir  à  Dieu 
ce  sacrifice  avec  foi  et  dévotion  dans  les  temps  conve- 
nables, et  de  vous  rendre  irrépréhensible.  Loin  d'avoir 
diminué  votre  charge,  vous  vous  êtes  par  là  plus  étroi- 
tement lié  au  joug  de  la  discipline,  et  vous  vous  êtes 
engagé  à  un  plus  haut  degré  de  sainteté.  » 

«  Un  prêtre  doit  être  orné  de  toutes  les  vertus,  et 
donner  aux  autres  l'exemple  d'une  vie  sainte.  Sa  conver- 
sation ne  doit  avoir  rien  de  celle  du  peuple  et  du  commun 
des  hommes  ;  mais  elle  doit  être  avec  les  anges  dans  le 
ciel,  ou  avec  les  parfaits  sur  la  terre » 

«  Il  porte  devant  et  derrière  lui  le  signe  de  la  croix  du 
Seigneur,  pour  se  souvenir  continuellement  de  sa 
passion...  '  » 

Plein  de  ces  pensées  qu'il  a  depuis  longtemps  méditées 
et  approfondies,  M.  Danicourt  est  tout  disposé  à  accueillir 
et  surtout  à  réduire  en  pratique  ce  conseil  de  l'évêque  : 
«  Imita/mini  quod  tractatjs.  Imitez  ce  que  vous  opérez 
dans  ce  mystère.  » 

Le  prêtre  doit  entrer  dans  les  sentiments  de  la  victime 
qu'il  immole,  et  chaque  fois  qu'il  célèbre,  songer  à  mor- 
tifier ses  membres ,  s'appliquer  au  retranchement  de 
toutes  les  concupiscences.  C'est  à  cette  mort  à  lui-même 
et  à  toutes  ses  convoitises  que  travaille  notre  saint  reli- 
gieux :  on  a  remarqué  pendant  les  années  de  son  pro- 
fessorat, principalement  dans  les  mois  qui  ont  précédé 


1.  Imitation  de  Jésus-Christ,  I.  IV,  ch.  v  :  De  la  dignité  du  Sacre- 
mint  et  de  Vétat  du  Sacerdoce. 


-    70  — 

sa  promotion  au  sacerdoce,  qu'il  s'abstenait  de  vin  le 
soir  et  ne  prenait  guère  d'aliments  chauds.  Pendant  les 
hivers  les  plus  rigoureux  il  se  contentait  d'une  seule 
couverture,  et  si  l'esprit  de  la  congrégation  l'eût  porté 
aux  macérations  corporelles  en  usage  chez  certains  ordres 
religieux,  telles  que  la  discipline,  etc..  il  n'eùt'pas  manqué 
de  se  les  infliger. 

Enfin  le  jour  tant  désiré  arriva  :  le  24  septembre  1831, 
fête  de  Notre-Dame  de  la  Merci,  Mgr  de  Chabons, 
de  pieuse  et  digne  mémoire,  le  fit  prêtre  pour  l'éternité. 

M.  Danicourt  était  entré  au  noviciat  le  jour  de  la  Nati- 
vité de  la  très  sainte  Vierge  ;  il  avait  fait  le  bon  propos 
un  an  plus  tard,  à  pareil  jour  ;  reçu  le  sous-diaconat  en 
une  fête  de  la  très  sainte  Vierge  :  cette  bonne  Mère  mon- 
trait une  fois  de  plus  sa  prédilection  pour  lui  en  l'élevant 
au  sacerdoce  en  un  jour  qui  lui  est  consacré,  de  sorte 
que  nous  pourrions  désormais  l'appeler  le  prêtre  de 
Marie. 

Le  sacerdoce  mettait  le  comble  au  bonheur  de  M.  Da- 
nicourt :  monter  à  l'autel  chaque  matin,  pour  y  recevoir 
son  Dieu,  son  trésor,  son  tout  !  C'était  la  réalisation  de 
tous  les  rêves  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse,  le  terme 
des  aspirations  de  son  cœur.  Il  se  voyait  désormais 
investi  de  cette  sublime  fonction  du  prêtre  à  l'autel,  qui 
avait  été  l'unique  ambition  de  la  première  moitié  de  son 
existence  ;  de  ce  ministère  incomparable  que  résume 
admirablement  l'auteur  de  Y  Imitation  à  la  fin  du  cha- 
pitre précité  :  «  Quand  le  prêtre  célèbre,  il  honore  Dieu, 
il  réjouit  les  anges,  il  édifie  l'Eglise,  il  secourt  les  vivants, 
il  procure  le  repos  aux  morts,  et  se  rend  lui-même  parti- 
cipant de  toutes  sortes  de  biens.  » 

Se  souvenant  de  son  bien-aimé  père  saint  Vincent, 
«  ce  prêtre  qui  disait  si  bien  la  messe  »,  il  se  préparait  à  la 
dire  une  première  fois  avec  la  plus  grande  ferveur, 
comme  il  devait  la  célébrer  tout  le  reste  de  sa  vie  ;  mais 


—  71  — 

laissons  la  parole  au  digne  curé  d'Authie,  M.  Debrie,  qui 
l'assista  en  cette  circonstance  mémorable. 

«  J'assiste  encore,  par  la  pensée,  à  la  première  messe 
de  votre  saint  frère,  et  le  souvenir  de  ce  jour  béni  ne 
s'effacera  jamais  de  ma  mémoire.  Je  le  vois,  ou  plutôt  je 
le  sens  encore  à  l'autel  :  il  me  paraissait  un  ange  des- 
cendu du  ciel.  Tout  en  lui  exhalait  je  ne  sais  quel  parfum 
de  piété  qu'il  faisait  bon  de  respirer.  Il  reposait  avec 
bonheur  ses  regards  sur  la  sainte  hostie  et  me  commu- 
niquait quelque  chose  de  la  ferveur  de  son  âme,  des 
ardeurs  de  son  amour  pour  Xotre-Seigneur  Jésus-Christ. 
Cette  circonstance  fut  pour  moi  l'occasion  solennelle  de 
répandre  mon  âme  dans  celles  de  mes  paroissiens  et  de 
leur  dire  l'amitié,  l'estime  et  la  vénération  que  m'inspi- 
raient depuis  longtemps  déjà  les  vertus  de  ce  saint  reli- 
gieux. Je  fis  souffrir,  je  le  sais,  sa  modestie  et  son  humi- 
lité ;  mais  je  devais  dire  la  vérité  pour  l'édification  de  la 
paroisse.  L'imposition  des  mains  qui  suivit  cette  auguste 
cérémonie  fut  pompeuse  et  touchante  :lafoule  se  pressait 
nombreuse  et  recueillie  pour  recevoir  sa  bénédiction 
comme  autrefois  les  peuples  de  la  Judée  se  portaient 
versNotre-Seigneur.  Pasteur  et  troupeau  nous  estimions 
ses  bénédictions  comme  des  grâces  du  ciel  et  les  reçûmes 
avec  un  esprit  de  foi  mêlé  de  confiance  et  d'amour  '.  » 

Le  repas  qui  suivit,  et  que  l'on  appelle  le  repas  des 
noces  *,  fut  plein  de  cordialité  et  de  douce  gaieté. 

La  première  messe  de  l'abbé  Danicourt  avait  été  l'oc- 
casion d'un  rapprochement  entre  les  membres  de  la 
famille  :  un  oncle  qu'une  de  ces  divisions  hélas  !  si  com- 

1 .  Lettre  de  M.  Debrie  à  M.  l'abbé  Charles  Danicourt. 

2.  En  Picardie  on  appelle  mariage  le  jour  où  un  jeune  prêtre  dit 
sa  première  messe  et  réunit  ses  parents  et  ses  amis  à  la  table  du 
festin.  Dans  la  pensée  des  villageois,  le  prêtre  se  marie  avec  l'Eglise, 
en  devient  l'époux.  D'ailleurs  son  unie,  épouse  de  Jésus-Christ,  ne 
va-t-elle  pas,  à  partir  de  ce  moment,  s'unir  à  lui  tous  les  jours? 
Enfin  ne  sont-ce  point  les  noces  de  l'Agneau? 


72  

mimes  tenait  éloigné  de  tout  rapport  fit  en  cette  circons- 
tance la  paix  avec  les  parents  du  saint  prêtre,  grâce  aux 
démarches  de  ce  dernier.  Il  était  allé  le  trouver  lui-même 
et  lui  avait  parlé  avec  cette  franchise  et  cette  bonté  qui 
lui  étaient  connues  et  qui  plaidaient  en  sa  faveur  : 
«  Vous  ne  pouvez  pas,  mon  oncle,  me  refuser  ce  bonheur 
au  jour  de  ma  première  messe  ;  et  de  quelque  côté  que 
viennent  les  torts,  il  faut  les  mettre  sous  les  pieds  et 
renouer  les  relations  interrompues.  »  L'oncle  ne  put 
résister  à  de  telles  instances  et  ce  lui  fut  une  grande  con- 
solation d'assister  à  la  première  messe  de  son  neveu  et 
de  prendre  part  au  festin  de  famille. 

Quelques  jours  après  M.  Danicourt  retournait  à  Mont- 
didier  pour  reprendre  les  modestes  fonctions  do  profes- 
seur de  quatrième. 

Bientôt  il  se  présenta  une  circonstance  qui  fit  voir 
combien  était  grande  sa  dévotion  envers  la  sainte 
Eucharistie  : 

Pendant  quelque  temps,  la  paroisse  de  Fontaine-sous- 
Montdidier  resta  vacante  et  les  professeurs  du  collège 
furent  chargés  de  la  desservir  à  tour  de  rôle.  La  pre- 
mière fois  que  M.  Danicourt  se  rendit  à  Péglise  de  cette 
commune,  un  spectacle  bien  de  nature  à  affliger  tout 
cœur  de  prêtre  le  fit  fondre  en  larmes.  Il  trouva  les 
saintes  espèces  dans  un  état  complet  de  décomposition  : 
à  cette  vue  il  se  prit  à  pleurer. 

Il  revint  triste  et  affligé  au  collège,  et  en  racontant  au 
supérieur  de  la  maison  ce  qu'il  avait  vu,  il  ne  pouvait 
retenir  ses  larmes.  Puis  il  alla  passer  plusieurs  heures 
au  pied  du  saint  Sacrement,  pour  dédommager  Notre- 
Seigneur  de  l'état  d'abandon  dans  lequel  il  l'avait  trouvé 
à  Fontaine. 

La  dévotion  au  saint  Sacrement  est  la  grande  dévo- 
tion des  saints  :  elle  fut,  on  le  voit,  celle  de  M.  Danicourt. 
Il  avait  reçu  une  intelligence  spéciale  de  ce  don  par 


—  73  — 

excellence,  selon  cette  parole  de  l'Évangile  :  Si  scires 
donum  I)ei  !  Tous  les  prêtres  ont  reçu  le  pouvoir  de 
consacrer  la  sainte  Eucharistie  et  tous  ont  avec  elle  des 
rapports  journaliers;  mais  tous  n'ont  pas  reçu  dans  la 
même  mesure  l'intelligence  de  cette  grande  et  belle 
chose.  Aux  yeux  de  M.  Danicourt  tout  est  là  pour  le 
prêtre,  toute  sa  vie  y  converge  comme  aussi  toute  la 
religion  se  résume  en  elle.  La  religion  se  réduit  à  trois 
choses  :  le  dogme,  la  morale,  le  culte  ;  eh  bien,  l'Eucha- 
ristie est  le  complément  du  dogme  catholique,  le  sou- 
tien de  la  morale,  le  centre,  l'âme  du  culte.  De  plus 
elle  résume  toutes  les  merveilles,  en  un  mot  toute  l'his- 
toire de  la  religion  :  Memoriam  fecit  mirabilium 
suorum. 

Nous  aurons  encore  à  constater  plus  d'une  fois  jusques 
à  quel  point  M.  Danicourt  portait  cette  dévotion.  Elle 
est,  avec  la  dévotion  à  la  très  sainte  Vierge  et  la  con- 
fiance à  la  divine  Providence,  ce  qui  remplit  le  plus  sa 
vie  de  prêtre  et  d'apôtre.  Lorsque  le  bonheur  viendra 
réjouir  son  âme,  il  ira  répandre  son  cœur  en  actions  de 
grâces  au  pied  des  autels  ;  lorsque  les  afflictions  et  les 
chagrins  fondront  sur  lui,  c'est  dans  la  célébration  du 
saint  sacrifice  qu'il  puisera  la  force  de  les  supporter. 
Nous  ne  serons  pas  étonné,  au  jour  de  son  sacre,  de  le 
voir  prendre  pour  armes  un  ostensoir  avec  une  hostie 
rayonnante,  comme  pour  manifester  dans  sa  vie 
publique  Celui  qu'il  manifeste  dans  sa  vie  privée. 

M.  Danicourt  avait  quitté  le  monde  pour  la  vie  reli- 
gieuse, mais  ce  n'était  point  pour  couler  des  jours  pai- 
sibles dans  renseignement  des  séminaires  et  des  collèges 
de  France  comme  la  plupart  de  ses  collègues,  c'était 
pour  affronter  les  périls  de  l'apostolat  sur  des  plages 
lointaines. 

Depuis  huit  ans  déjà  il  mûrissait  la  pensée  de  se  con- 
sacrer aux  missions  étrangères;  il  s'en  était  ouvert  sou- 


—  74  — 

vent  à  son  bien-aimé  père  M.  Vivier.  Celui-ci,  comme 
tout  directeur  expérimenté,  n'avait  d'autre  dessein  en 
l'éprouvant  que  d'affermir  sa  vocation  :  aussi  paraissait- 
il  vouloir  temporiser.  Mais  notre  saint  religieux  ne  se 
lassait  pas  ;  non  content  de  manifester  ses  désirs,  ses 
aspirations,  à  son  supérieur  immédiat,  il  en  faisait  part 
à  ses  confrères  de  manière  que  la  connaissance  en  par- 
vînt aux  oreilles  de  M.  le  supérieur  général.  Afin  de  le 
gagner  il  donnait  à  sa  demande  les  formes  les  plus 
agréables;  c'est  ainsi  qu'il  adressa  à  M.  Salhorgne  une 
magnifique  pièce  de  vers  latins  sur  les  missions.  Puis 
il  mettait  dans  ses  intérêts  le  secrétaire  général, 
M.  Etienne,  par  les  attentions  les  plus  délicates.  En  un 
mot  il  faisait  mouvoir  tous  les  ressorts  pour  arrivera  ses 
fins,  attendant  néanmoins  avec  patience  l'heure  de 
Dieu. 

Tandis  qu'il  se  repose  sur  cette  espérance  et  accomplit 
au  jour  le  jour  ses  devoirs  de  prêtre  et  de  professeur,  il 
apprend  que  sa  sœur  Sidonie,  qu'il  aimait  beaucoup, 
se  relâche  un  peu  de  ses  devoirs  de  piété  et  se  trouve 
exposée  aux  dangers  de  la  jeunesse.  Aussitôt  le  saint 
prêtre  prie,  offre  le  saint  sacrifice  et  adresse  à  sa  mère 
et  à  sa  sœur  elle-même,  les  deux  lettres  suivantes. 

Montdidier,  le  25  mars  1832. 

«  Ma  très  chère  mère. 

«  Ne  soyez  pas  étonnée  si  je  vous  écris  une  lettre  parti- 
culière :  ce  n'est  point  pour  vous  faire  des  reproches; 
car  je  n'ai  qu'à  me  louer  d'avoir  une  si  bonne  mère, 
animée  des  sentiments  les  plus  chrétiens.  Cependant  je 
connais  votre  trop  grande  facilité  et  votre  trop  grande 
indulgence  pour  les  autres.  Souvenez-vous  donc  que 
vous  êtes  mère  et  mère  chrétienne  et  que  vous  devez 
éloigner  de  vos  enfants  tout  ce  qui  pourrait  leur  être 


—  75  — 

préjudiciable  et  vous  causer  un  jour  les  plus  cuisants 
remords.  Je  vous  prie  instamment  d'avoir  sur  ma  sœur 
un  œil  je  dirai  presque  sévère  et  de  répondre  en  cela  aux 
intentions  de  mon  père.  Ma  sœur  est  à  l'âge  des  plaisirs, 
à  l'âge  où  elle  voudra  peut-être  se  montrer;  mais 
prenez  garde  à  vous,  les  plaisirs  de  la  jeunesse  aujour- 
d'hui sont  bien  loin  d'être  innocents,  et  pour  peu  qu'on 
s'y  livre  on  tombe  bientôt  dans  un  abime  d'où  l'on  se 
retire  difficilement.  Une  fois  que  ces  plaisirs  se  sont 
glissés  dans  le  cœur  d'une  jeune  personne,  ils  détruisent 
tout  ce  qu'y  avait  mis  une  bonne  éducation.  Dès  lors  on 
n'aime  plus  qu'à  séparer,  qu'à  aller  de  fêtes  en  fêtes.  Le 
travail  devient  un  joug  insupportable  ;  la  soumission  et 
l'obéissance  sont  méprisées;  le  luxe  absorbe  et  détruit 
une  maison. 

a  Hélas  !  faut-il  que  je  parle  ici  de  luxe  !  auriez-vous 
entendu  lire  si  souvent  l'Evangile  et  saint  Paul,  qui 
condamnent  toutes  ces  vanités,  pour  amorcer  en  quelque 
sorte  ma  sœur  à  la  vanité  ?...  Mais  ici,  sans  parler  de  ce 
que  dit  l'Esprit-Saint  contre  les  plaisirs  et  les  vanités  de 
la  jeunesse,  ne  voyez-vous  pas  une  foule  déjeunes  filles 
qui  se  déshonorent? 

«  Malheureux  siècle  où  nous  vivons,  il  semble  que  le 
déshonneur  est  réparé  par  le  mariage  qui  suit  ces 
horreurs!  Mais  pensez  donc  à  ces  pénitences  affreuses 
que  faisaient  dans  la  primitive  Église  le  petit  nombre  de 
ceux  qui  se  déshonoraient.  Ignorez-vous  l'histoire  de 
sainte  Marie  Egyptienne  qui  alla  pleurer  dans  un  désert 
affreux  les  désordres  de  sa  jeunesse?  Elle  y  resta  plus  de 
quarante  ans,  se  frappant  la  poitrine,  gémissant  nuit  et 
jour,  exposée  aux  ardeurs  d'un  soleil  brûlant,  ne  vivant 
que  de  racines  et  d'herbes  sauvages.  Voyez- vous  la  même 
chose  de  nos  jours  ?  Quelles  pénitences  font  ceux  qui 
tombent  dans  le  désordre  ?  au  contraire  ne  les  voit-on 
pas  les  premiers   aux  divertissements?...    Aussi  quel 


—  76  — 

ménage  peuvent  faire  ces  personnes  que  Je  crime  a 
forcées  au  mariage?  Elles  sont  punies  ensemble.  On  ne 
peut  plus  se  voir,  on  ne  cherche  qu'à  s'entredéchirer.  Et 
tout  cela  est  le  fruit  d'une  jeunesse  négligée;  tout  cela 
retombe  sur  un  père  ou  sur  une  mère  qui  ont  autorisé  leurs 
enfants  dans  leurs  goûts  et  leurs  penchants.  Ainsi  donc 
ma  chère  mère,  éloignez  de  ma  sœur  tout  ce  qui  flatte  la 
vanité  et  l'entraîne  aux  plaisirs.  Vous  êtes  dans  la  posi- 
tion la  plus  critique  et  ma  sœur  est  bien'  à  plaindre  si  elle 
ne  se  met  en  garde  contre  tant  de  personnes  qui 
fréquentent  notre  maison.  Si  elle  ne  peut  résister  au 
danger,  si  elle  se  sent  trop  faible,  qu'elle  fuie.  Je  désire 
la  voir  à  cent  lieues  de  tant  d'objets  dangereux.  Je  prie 
le  Seigneur  de  la  mettre  dans  un  asile  sûr,  et  si  elle  a  du 
penchant  pour  une  vie  qui  fait  mon  bonheur,  ne  vous  y 
opposez  pas,  faites-en  le  sacrifice. Comme  la  mère  de  saint 
Louis,  préférez  la  séparation  de  votre  fille  à  la  perte  de 
son  innocence  et  de  son  honneur. 

«  Je  finis  par  vous  conjurer  humblement  de  ne  pas 
croire  qu'il  y  ait  le  moindre  fiel  dans  mes  paroles  :  c'est 
le  danger  seul  que  court  ma  sœur,  et  son  bonheur,  qui 
mêles  ont  dictées. 

«Je  vous  suis  toujours  fidèlement  attaché  et  croyez- 
moi  votre  dévoué  fils. 

«  Xavier  Danicourt.  » 

«  Ma  très  chère  sœur, 

«  Je  vous  prie  de  lire  avec  attention  ces  mots  que  vous 
trace  un  frère  dont  le  cœur  est  oppressé  par  la  douleur, 
un  frère  qui  vous  aime  tendrement  et  qui  prend  le  plus 
vif  intérêt  à  tout  ce  qui  vous  regarde.  Malheureuse 
jeunesse,  jeunesse  aveugle,  faut-il  qu'on  te  fasse  servir 
à  la  vanité,  à  la  parure  et  à  l'oubli  de  Dieu  !  ô  jeunesse 
qui  est  dans  le  cours  de  la  vie  ce  que  sont  les  fleurs  du 
printemps  dans  l'année  !  faut-il  te  voir  te  faner,  tomber 


—  77  — 

et  périr  sous  le  souffle  empesté  des  passions  ?  Quoi  I  ma 
sœur,  sera-t-il  dit  que  vous  perdrez  les  plus  beaux 
jours  de  votre  vie  ?  Et  cependant  vous  êtes  chrétienne  et 
en  cette  qualité  vous  ne  devez  soupirer  qu'après  le  ciel! 

«  Sera-t-il  dit  que  vous  souriez  à  de  jeunes  corrompus  ? 
Et  cependant  vous  êtes  enfant  de  Marie,  cette  Vierge  si 
pure  qui  tremble  à  la  vue  d'un  ange  qui  vient  lui 
annoncer  qu'elle  sera  mère  du  Sauveur. 

«  Sera-t-il  dit  qu'un  pauvre  frère  qui  a  quitté  son 
père,  sa  mère,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  cher  au  monde, 
apprendra  sur  vous  des  choses  qui  lui  percent  le  cœur  et 
lui  arrachent  des  larmes  de  douleur  ?...  Lisez  et  relisezles 
lettres  que  je  sous  ai  écrites  et  voyez  si  jamais  je  vous  ai 
donné  des  conseils  funestes,  des  conseils  qui  pussent 
vous  faire  perdre  votre  innocence  et  votre  honneur?  Si 
je  l'ai  fait,  traitez-moi  de  barbare,  d'impie,  de  cor- 
rupteur ;  mais  si  vous  n'y  voyez  que  de  bons  avis, 
alors,  ô  ma  sœur,  ne  méprisez  pas  ces  expressions  de 
ma  charité  pour  vous,  ne  me  méprisez  pas  moi-même. 
Hé!  quel  mal  vous  ai-je  fait  ?...  Le  peu  de  jours  que  j'ai 
passés  auprès  de  vous,  les  vacances  dernières,  auraient- 
ils  été  pour  vous  des  jours  de  tristesse  et  de  gêne  ?  Le 
plus  grand  jour  de  ma  vie  aurait-il  été  pour  vous  un 
jour  d'ennui  ? Croyez-vous  pouvoir  sans  ingrati- 
tude causer  de  la  peine  à  un  frère  qui  devrait  faire  votre 
consolation  et  dont  le  caractère  sacré  devrait  vous  ins- 
pirer du  respect,  de  la  retenue? Pouvez-sous  mépri- 
ser sans  crime  les  avis  d'un  prêtre,  d'un  représentant  de 
Dieu  sur  la  terre?  Pouvez-vous  rester  insensible  aux 
bons  exemples,  à  la  conduite  régulière  d'un  frère  que 
vous  devez  prendre  pour  modèle?  Pardonnez-moi  ces 
expressions,  la  circonstance  me  force  à  les  employer. 
Grâces  au  Seigneur,  c'est  lui  seul  qui  a  tout  fait  en  moi. 
a  Adieu,  ma  chère  sœur,  mon  cœur  n'est  pas  assez 
libre  pour  vous  en  dire  davantage.   Malgré  tout  ce  que 


—  78  — 

je  viens  de  Vous  dire,  vous  n'en  êtes  par  moins  chère  à 
mon  àme,  et  c'est  le  seul  intérêt  que  je  porte  à  votre 
salut  qui  m'a  dicté  cette  lettre  un  peu  forte  sans  doute, 
mais  qui  n'exprime  pas  encore  bien  tous  les  dangers 
que  vous  courez  et  que  je  voudrais  vous  faire  éviter. 

«  Je  suis  pour  la  vie  votre  très  affectionné  frère. 

«  Xavier  Danicourt.  » 

Nous  avons  tenu  à  reproduire  ces  deux  lettres  pour 
révéler  la  scrupuluse  délicatesse  de  conscience  de 
M.  Danicourt  et  pour  faire  voir  que  la  morale  des  saints 
n'est  point  la  morale  du  monde. 

Sidonie  Danicourt  n'était  guère  répréhensible  :  ce 
n'est  pas  une  faute,  selon  la  manière  devoir  des  gens  du 
monde,  de  paraître,  une  fois  en  passant,  aux  divertis- 
sements publics;  ce  n'est  pas  une  faute  de  songer  à  se 
créer  une  position,  ni  de  préluder  à  une  alliance  pro- 
chaine par  des  marques  d'affection  données  sous  les 
regards  et  la  vigilance  de  sa  mère.  Mais  l'ombre  du  mal 
fait  peur  aux  saints,  et  M.  Danicourt  voulait  dans  les 
autres,  et  surtout  dans  sa  sœur,  la  pureté  sans  tache 
qu'il  portait  dans  son  cœur. 

Si  ses  prières,  ses  recommandations  n'obtinrent  pas 
une  efficacité  immédiate,  elles  portèrent  leurs  fruits 
plus  tard.  Sidonie  Danicourt  fut  mère  de  sept  enfants, 
dont  six  ont  été  par  elle  élevés  très  chrétiennement  ;  puis 
après  une  vie  bien  remplie,  purifiée  par  une  longue 
et  cruelle  maladie,  elle  s'endormit  dans  le  Seigneur,  le 
13  décembre  1869. 


CHAPITRE  XI 


Les  préliminaires  de  la  séparation.  —  André  Danicourt  à  Montdi- 
dier  :  le  sacrifice  est  consommé!  —  Lettre  admirable  de  M.  Dani- 
court à  ses  parents.  —  I!  est  désigné  pour  les  Missions  de  Chine. 
—  Lettre  d'avis  de  M.  Etienne.  —  Lettre  de  M.  Danicourt  à 
M.  Debrie.  —  Dernière  visite  à  Autbie  :  derniers  adieux  à  sa 
famille.  —  Les  adieux  dans  la  communauté  de  Saint-Lazare.  — 
Décret  de  la  Sacrée  Congrégation  delà  Propagande. 


Au  commencement  de  novembre  1832,  des  bruits  de 
départ  pour  les  missions  parvinrent  aux  creilles  des 
parents  de  Al.  Danicourt.  Un  mot  de  la  lettre  adressée  à  sa 
sœur  semblait  confirmer  ces  rumeurs  et  alarmait  sérieu- 
sement le  cœur  de  son  père  et  de  sa  mère.  11  crut  devoir 
couper  court  à  tous  ces  bruits  et  rassurer  sa  famille,  par 
une  lettre  datée  de  Montdidier  du  14  novembre  1832.  Il 
le  pouvait  en  toute  conscience,  car  rien  d'officiel  ne  lui 
était  arrivé  de  Paris. 

Mais  la  paix  et  l'assurance  qu'il  donnait  à  ses  pa- 
rents ne  furent  pas  de  longue  durée,  car  il  fallait  dispo- 
ser la  famille  au  grand  sacrifice  qui  se  préparait.  Le 
19  février  1833,  il  leur  écrivait  la  lettre  suivante  : 

Montdidier,  le  19  février  1833. 
«  Aies  chers  parents, 

«  Je  désire  de  tout  mon  cœur  que  l'indisposition  de 
mon  père  cesse  bientôt,  si  c'est  la  volonté  de  Dieu,  et 
j'engage  ma  mère  à  se  ménager  beaucoup.  Au  reste,  ne 


—  80  — 

soyons  pas  étonnés  des  maladies,  car  l'homme  sur 
la  terre  est  condamné  à  souffrir  d'un  sens  ou  d'un  autre, 
et  souvent  Dieu  nous  envoie  des  afflictions  pour  l'expia- 
tion de  nos  offenses  et  pour  nous  éprouver.  Nous  devons 
les  accepter  avec  résignation  et  les  souffrir  avec  patience  ; 
mais  ce  qu'il  y  a  de  consolant,  c'est  que  les  maladies, 
suivant  saint  Vincent,  sont  la  bénédiction  des  maisons. 
«  Je  sais  que  vous  priez  Dieu  pour  moi  ;  mais  je  vous 
engage  à  redoubler  vos  prières,  parce  que  j'en  ai  beau- 
coup besoin.  Demandez-lui  d'accomplir  ses  desseins  sur 
moi  et  de  m'accorder  la  grâce  de  ne  pas  m'en  rendre 
indigne.  Quel  honneur  pour  vous  et  quelle  faveur  pour 
moi,  si  je  suis  fidèlement  ma  vocation.  Depuis  sept  ou 
huit  ans  je  demande  une  grâce  à  Dieu  et  j'ai  la  confiance 
que  je  suis  exaucé.  Je  désire  aller  au  ciel,  je  désire  que 
vous  y  alliez  aussi;  mais  que  je  souffre  en  pensant  qu'il  y 
en  a  une  foule  qui  ne  peuvent  gagner  le  ciel,  parce  qu'ils 
ne  connaissent  point  Dieu,  parce  qu'ils  ne  connaissent 
point  celui  qui  est  mort  pour  eux  sur  une  croix!  Oh! 
que  je  désire  leur  prêter  une  main  secourable  !  que  je 
désire  aussi  que  votre  foi  m'encourage  et  que  votre 
amour  pour  moi  ne  me  ferme  pas  la  porte  du  ciel,  car  je 
ne  puis  gagner  le  ciel  si  je  manque  ma  vocation;  et  je 
vous  promets  le  paradis  de  la  part  de  Dieu,  si  vous  le 
bénissez  de  ce  qu'il  veut  faire  de  moi  un  apôtre.  Je  vous 
embrasse  bien  tendrement  ainsi  que  mes  deux  frères, 
mes  deux  sœurs  et  ma  petite  nièce  Marie. 

«  Votre  fils  tout  dévoué, 
«  Xavier  Danicourt.  » 

Malgré  tout  ce  que  la  nature  a  de  fort  et  de  puissant, 
malgré  les  larmes  de  son  père  et  de  sa  mère,  malgré  les 
supplications  de  sa  famille,  malgré  ses  propres  angoisses 
et  les  déchirements  de  son  cœur,  il  était  disposé  à  tout 


—  81  — 

sacrifier  pour  accomplir  la  volonté  de  Dieu.  Il  avait 
entendu  depuis  longtemps  une  voix  intérieure  lui  dire  : 
«  Quittez  votre  père,  et  votre  mère,  votre  maison,  votre 
patrie  et  venez  dans  la  terre  que  je  vous  montrerai. 
Je  vous  rendrai  père  d'une  postérité  nombreuse1.» 
Ces  paroles  avaient  retenti  au  fond  de  son  âme  de  jeune 
homme,  puis  de  son  âme  de  prêtre.  Devenu  enfant  de 
saint  Vincent,  il  envisage  de  plus  en  plus  la  vie  de 
missionnaire  comme  sa  véritable  vocation  et  le  terme  de 
sa  destinée  en  ce  monde  ;  rien  ne  cadre  comme  elle 
avec  ses  goûts  et  ses  aptitudes.  Il  avait  d'ailleurs  natu- 
rellement et  surnaturellement  les  qualités  qui  font  le 
missionnaire  :  santé  robuste,  tempérament  de  fer,  prodi- 
gieuse activité,  zèle  infatigable  pour  la  gloire  de  Dieu 
et  le  salut  des  âmes,  confiance  sans  bornes  en  la  divine 
Providence.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'  bui  que  ses  supé- 
rieurs l'ont  discerné,  et,  passé  le  délai  d'épreuve  requis, 
ils  lui  accordent  l'autorisation  qu'il  sollicite  depuis  de 
longues  années. C'est  dans  les  premiers  mois  de  l'an  1833 
quelques  temps  après  la  lettre  que  nous  venons  de  citer 
qu'il  reçut,  ainsi  que  M.  Mouly,  supérieur  du  collège 
de  Roye,  le  placetdeM.  Salhorgne,  supérieur  général 
pour  les  missions  de  Chine.  Et  comme  le  départ  était 
subordonné  à  la  partance  de  quelque  navire  pour 
l'Extrême-Orient,  M.  Danicourt  dut  en  donner  connais- 
sance à  sa  famille. 

Ici  nous  laissons  la  parole  à  M.  Vivier,  supérieur  du 
collège  de  Montdidier. 

a  Nous  voici  arrivés  au  moment  où  il  est  question  de 
se  séparer  pour  ne  plus  se  revoir  que  dans  l'éternité.  Il  y 
avait  longtemps  que  M.  Danicourt  me  confiait  son  désir 
toujours  croissant  d'aller  dans  les  missions  lointaines; 

1.  Paroles  adressées  par  Dieu  à  Abraham,  Genèse. 


—  82  — 

il  ne  pensait  qu'à  évangéliser  les  païens,  les  infidèles  ;  il 
aspirait  à  les  convertir,  et,  dût-il  n'en  gagner  qu'un  seul, 
il  croyait  être  agréable  au  Seigneur.  Evangéliser,  puis 
verser  son  sang,  si  Dieu  lui  en  faisait  la  grâce  :  voilà  ce 
qu'il  ambitionnait  ardemment.  Je  crus  d'abord  devoir  com- 
battre ce  désir  et  ralentir  cette  ardeur  ;  mais  l'anxiété 
de  ma  conscience  ne  me  permit  pas  de  poursuivre  ce 
rôle.  Je  dus  bientôt  me  borner  à  temporiser,  si  c'était 
possible,  et  à  modérer  un  zèle  que  ma  foi  approuvait 
beaucoup,  mais  dont  mon  cœur,  trop  paternel  encore, 
s'accommodait  fort  peu.  A  cet  endroit  nos  souffrances 
étaient  les  mêmes  ;  car  si  j'aimais  votre  frère,  il  m'aimait 
aussi:  il  me  l'a  prouvé  jusqu'à  son  derniersoupir.il 
est  évident  que  dans  la  direction  mon  devoir  alors  était 
de  laisser  agir  la  grâce  et  de  ne  me  conduire  que  d'après 
ses  indications.  De  part  et  d'autre  le  cœur  fut  donc 
condamné  au  silence  jusqu'au  départ  pour  la  Chine. 

«  Mais  avant  de  le  fixer  avec  Paris,  il  nous  restait 
quelque  chose  à  faire  et  même  beaucoup  aux  yeux  de 
la  nature.  Votre  père  n'avait  vu  dans  la  vocation  de  son 
lils  au  sacerdoce  que  l'œuvre  de  Dieu  et  de  sa  grâce  ;  il 
savait  qu'il  n'allait  plus  lui  appartenir  :  aussi  en  homme 
de  foi  vive  et  pratique  son  sacrifice  était  fait  à  l'avance. 
11  n'avait  pas  compté  sur  lui,  comme  cela  arrive  dans 
beaucoup  de  familles,  pour  en  faire  un  soutien  et  une 
spéculation.  Je  me  rappelle  parfaitement  son  admirable 
générosité  et  sa  pieuse  abnégation  à  cet  endroit.  Rien 
ne  me  parut  jamais  plus  digne  d'éloges.  C'est  avec  ces 
mêmes  sentiments  et  le  même  abandon,  qu'il  donnait 
son  fils  à  la  congrégation  de  Saint-Lazare.  Mais  il  faut 
le  dire,  son  cœur  de  père  conservait  pourtant  une  grande 
satisfaction,  assez  grande  pour  qu'il  put  la  faire  partager 
à  son  épouse  et  à  ses  enfants.  Le  prêtre  devenu  lazariste 
n'était  pas  perdu  :  la  famille  pouvait  le  revoir  tantôt 
dans  l'un,  tantôt  dans  l'autre  des  établissements  delà 


—  83  — 

congrégation  ;  ou  bien  il  reviendra  la  voir;  dans  tous  les 
cas  on  saura  où  lui  écrire,  où  l'aller  trouver.  Depuis 
deux  ou  trois  ans  on  s'était  habitué  à  cette  consolation 
sans  songer  à  un  plus  grand  sacrifice.  Vous  dire  tout 
ce  qu'il  nous  en  a  coûté  à  votre  frère  et  à  moi,  pour 
annoncer  cette  nouvelle  à  votre  digne  père  et  à  votre 
excellente  mère,  combien  de  fois  et  pendant  combien  de 
temps,  nous  avons  tourné,  détourné  et  repris  la  question, 
serait  impossible. 

«  Enfin  nos  lettres  partent  et  votre  père  arrive. 

«  Quelle  scène,  mon  ami,  pour  nous  trois,  à  son 
entrée  dans  ma  chambre!  J'y  assiste  encore  et  j'en  reste 
ému.  Muets  tous  les  trois,  les  yeux  seuls  parlent,  et  que 

ne   disent-ils  pas! Cependant   votre  père  rompt  le 

silence  et  s'écrie  :  «  Tu  nous  quittes,  mon  fils!  Tu  nous 

abandonnes,  Xavier? Quet'ai-je  fait? que  t'afait 

ta  pauvre  mère?  »  —  Et  le  fils  de  répondre  d'une  voix 
calme  et  ferme  :  «  Mon  père,  Dieu  le  veut!  Je  ne  puis  aller 
contre  sa  volonté.  »  Après  un  moment  de  silence,  le  père 
reprend  d'unevoix  entrecoupée  de  sanglots  :  «  Puisque 

Dieu  le  veut,  il  faut  obéir Nous  nous  reverrons  au 

ciel!  » Quel  combat  !  mais  aussi  quel  triomphe  de  la 

foi  et  de  la  grâce  sur  la  nature!  Après  que  celle-ci  eut 
poussé  son  dernier  sanglot  et  que  le  calme  fut  revenu, 
votre  frère  nous  parla  du  bonheur  qu'il  allait  goûter  en 
évangélisant  ceux  qui  ne  connaissent  pas  le  Seigneur;  il 
semblait  être  déjà  en  mission  et  son  père  l'écoutait  avec 
avidité  en  conservant  toujours  son  air  de  profonde  tris- 
tesse. Cette  scène,  mon  cher  abbé,  non  seulement  je  ne 
pouvais  l'oublier,  mais  bien  souvent  j'ai  essayé  de  la 
rendre  en  chaire  '.  » 


1.  Dans  le  récit  de  cette  scène  et  dans  le  passage  qui  suit, 
Mgr  Duquesnay  s'est  élevé  à  la  plus  haute  éloquence.  V.  à  l'Ap- 
pendice. 


—  84  — 

Toutefois  la  nature  n'avait  pas  encore  jeté  son  dernier 
cri.  Sans  cloute  le  père  avait  fait  son  sacrifice,  mais  la 
mère,  mais  les  deux  frères  et  les  deux  sœurs,  mais  le 
village  tout  entier  se  soulevaient  à  la  pensée  de  ne  plus 
revoir  celui  qu'ils  aimaient  tant.  On  eut  recours  à  tous 
les  moyens  pour  le  retenir,  aux  moyens  les  plus  propres 
à  ébranler  la  volonté  la  plus  énergique.  On  en  jugera 
par  les  arguments  que  le  saint  prêtre  eut  à  réfuter, 
arguments  qui  font  voir  les  derniers  efforts  de  la  nature 
contre  la  grâce,  et  qui  ont  donné  matière  à  un  beau 
triomphe  de  la  part  de  notre  saint  missionnaire.  La 
lettre  qui  suit  va  nous  le  montrer:  par  sa  force,  par  sa 
logique,  par  sou  élévation,  elle  est  un  chef-d'œuvre 
d'éloquence  et  donne  la  mesure  de  celui  qui  l'a  produite. 
C'est  le  cas  de  dire  ou  jamais  :  le  style  c'est  L'homme. 

Mnnlilidior, le  11  niai  1833. 
«  Mon  cher  père  et  ma  chère  mère, 

«  Votre  dernière  lettre  m'a  paru  un  peu  étrange  :  je  ue 
puis  en  revenir.  Vous  me  dites  d'abord  que  tout  prêtre 
qui  abandonne  son  père  et  sa  mère,  ses  frères  et  ses 
sœurs  est  maudit  de  Dieu.  Mais,  s'il  vous  plaît,  où  avez- 
vouslu  cela?  Est-ce  dans  l'ancien  Testament?  Ivst-ce 
dans  l'Évangile?  Est-ce  dans  un  livre  de  piété?  Vous 
n'êtes  pas  capables  de  me  montrer  cela  dans  aucun  livre 
religieux.  Et  moi  je  vais  vous  prouver  tout  Je  contraire. 
Lisez  le  dix-neuvième  chapitre  de  saint  Matthieu  et  vous 
verrez  que  :  «  Quiconque  aura  quitté  pour  mon  nom  sa 
maison  ou  ses  frères,  ou  ses  sœurs,  ou  son  père,  ou  sa 
mère,  ou  sa  femme,  ou  ses  enfants,  ou  ses  terres,  en 
recevra  le  centuple,  et  aura  pour  héritage  la  vie  éter- 
nelle, d  C'est  Notre-Seigneur  qui  parle  ainsi. 

«  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  fort  au  chapitre  qua- 
torzième de  saint  Luc.  C'est  encore  Notre-Seigneur  qui 


—  85  — 

parle  et  voici  ce  qu'il  dit  :  «  Si  quelqu'un  vient  après 
moi  et  ne  hait  point  son  père  et  sa  mère,  sa  femme  et  ses 
enfants,  ses  frères  et  ses  sœurs,  et  même  sa  propre  vie, 
il  ne  peut  être  mon  disciple.  »  Sans  doute  Notre-Seigneur 
ne  veut  pas  que  nous  ayons  de  la  haine  contre  nos 
parents  ;  mais  cela  veut  dire  que  si  nous  préférons  la 
volonté  de  nos  parents  à  celle  de  Dieu  ;  si,  pour  plaire 
à  nos  parents,  nous  lui  désohéissons;  et  quand  il  nous 
appelle,  nous  n'écoutons  pas  sa  voix  et  que  nous  sommes 
retenus  par  les  liens  de  la  chair  et  du  sang  ;  alors  nous 
ne  pouvons  plus  être  du  nombre  de  ses  disciples. 

«  Il  est  étonnant  qu'après  avoir  lu  si  souvent  l'Évangile, 
vous  alliez  me  prêcher  une  doctrine  qui  lui  est  tout 
opposée.  Il  suivrait  de  ce  que  vous  dites,  que  les  apôtres 
et  presque  tous  les  saints  sont  maudits  de  Dieu  puis- 
qu'ils ont  tout  quitté  pour  suivre  Notre-Seigneur. 

«  Nous  en  avons  plusieurs  exemples  dans  le  saint 
Evangile.  Notre-Seigneur,  comme  il  est  écrit  au  chapitre 
quatrième  de  saint  Matthieu,  marchant  le  long-  delà  mer 
de  Galilée,  vit  deux  frères,  Simon  appelé  Pierre  et  André 
son  frère,  qui  jetaient  leurs  filets  dans  la  mer,  car  ils 
étaient  pêcheurs;  il  leur  dit  :  Suivez-moi  et  je  vous  ferai 
pécheurs  d'hommes.  Eux  aussitôt,  laissant  là  leurs  filets, 
le  suivirent.  De  là,  s'avançant,  il  vit  dans  une  barque 
deux  autres  frères,  Jacques,  fils  de  Zébédée  et  Jean  son 
frère,  avec  Zébédée  leur  père;  ils  raccommodaient  leurs 
filets,  et  il  les  appela.  En  même  temps,  ils  quittèrent 
leurs  filets  et  leur  père,  et  le  suivirent. 

«  Notre-Seigneur,  passant  dans  les  rues  de  Caphar- 
naiim,  vit  un  homme  qui  était  assis  au  bureau  des 
impôts  nommé  Matthieu,  et  il  lui  dit  :  Suivez-moi. 
Aussitôt  il  se  leva  et  le  suivit.  C'est  ce  que  nous  lisons 
au  neuvième  chapitre  de  saint  Matthieu. 

«  Je  n'aurais  qu'à  ouvrir  la  Vie  des  saints  et  je  vous 
montrerais  que  tous  ont  quitté  ce  qu'ils  avaient  de  plus 


—  86  — 

cher  au  monde,  pour  suivre  Notre-Seigneur.  Après  cela 
peut-on  dire  qu'on  est  maudit  de  Dieu,  quand  on  quitte 
ses  parents? 

«  Vous  me  dites  ensuite  :  «  Quelle  joie  pour  un 
prêtre  de  la  Mission  de  s'en  aller  à  trois  ou  quatre  mille 
lieues  au  loin,  pour  ne  plus  revoir  ni  père,  ni  mère,  ni 
frères,  ni  sœurs?»  Oui,  ce  sera  pour  moi  une  joie  d'aller 
à  trois  ou  quatre  mille  lieues  au  loin,  parce  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  glorieux  pour  un  prêtre  que  d'obéir  à  son 
Maître.  Or,  mon  Maître,  c'est  Jésus-Christ,  mon  Sauveur. 
C'est  lui  qui  m'appelle  ;  c'est  lui  qui  commande  :  je  dois 
lui  obéir  et  lui  obéir  avec  plaisir.  Mais  si  je  pars  avec 
joie,  ce  n'est  point  parce  que  je  serai  éloigné  de  vous, 
parce  que  je  ne  vous  verrai  plus.  Je  vous  ai  dit  dans  ma 
dernière  lettre  que  cette  séparation  me  coûtera  beaucoup. 
Non,  je  ne  suis  pas  un  enfant  dénaturé,  je  ne  suis  pas 
un  enfant  barbare.  Faut-il,  hélas!  (je  ne  puis  écrire  ces 
mots  sans  fondre  en  larmes),  faut-il,  qu'en  suivant  la 
volonté  de  Dieu,  qui  est  mon  premier  père,  on  me 
menace  d'être  maudit  de  Dieu!  on  me  suppose  sans  sen- 
timents, sans  affection? 

«  Vous  me  dites  encore  :  «  que  je  ne  parle  pas  comme 
Joachim,  qui  disait  que  la  plus  douce  consolation  qu'il 
goûtait,  c  était  d'avoir  été  soumis  à  son  père  et  à  sa 
mère.  »  Est-ce  donc,  mon  cher  père  et  ma  chère  mère, 
que  je  vous  ai  jamais  manqué  d'obéissance  et  de  sou- 
mission? Lisez  tous  mes  bulletins  si  vous  les  avez 
encore,  et  voyez  en  quoi  je  vous  ai  affligés.  Rappelez- 
vous  les  moments  que  j'ai  passés  avec  vous  dans  mes 
différentes  vacances,  et  voyez  si  je  vous  ai  fait  de  la 
peine  par  ma  désobéissance.  Et  aujourd'hui  que  Dieu 
m'appelle,  aujourd'hui,  qu'il  veut  que  j'aille  le  faire  con- 
naître à  ceux  qui  ne  le  connaissent  pas,  vous  dites  que 
je  suis  désobéissant?  Dois-je  plutôt  vous  obéir  qu'à 
Dieu?  Ou  plutôt,  ne  dois-je  pas  obéir  à  Dieu  de  préfé- 


—  87  — 

rence  à  vous?  Vous  me  citez  l'exemple  de  Joachim,  mais 
Joachim  n'était  pas  prêtre.  Sa  vocation  était  de  rester 
auprès  de  ses  parents,  et  de  leur  être  soumis  en  tout. 
Mais  pour  un  prêtre,  surtout  pour  un  prêtre  de  la  Mis- 
sion, sa  vocation  est  d'aller  annoncer  l'Évangile  aux 
pauvres  et  partout  où  Dieu  l'enverra. 

«  Je  vous  remercie,  mon  cher  père  et  ma  chère  mère, 
de  toutes  les  peines  que  vous  avez  prises  pour  moi,  et 
Dieu  m'est  témoin,   combien  de  fois  je  l'ai  prié  pour 
vous.  Je  vous  remercie  de  toutes  les  sueurs  et  de  toutes 
les  fatigues  que  vous  avez  essuyées  pour  moi,  pour  mes 
deux  frères  et  ma  sœur.  Faut-il,  hélas  !  que  malgré  tout 
ce  que  j'ai  fait  jusqu'à  présent  pour  vous  contenter,  je 
passe   pour    un   ingrat!  moi    ingrat!!!  Faut-il,  qu'en 
obéissant  à  Dieu  et  en  suivant  sa  voie,  on  me  dise  que 
je  fais  ma  volonté  !  Je  vous  demandais  des  consolations, 
et  je  ne  puis  lire  une  seule  ligne  de  votre  lettre  sans 
gémir  et  verser  des  larmes.  Oui,  quoi  qu'on  en  dise,  je 
m'inquiète  sur  votre  sort,  sur  celui  de  mes  deux  frères 
et  de  mes  deux  sœurs.  Mais  je  ne  crains  pas  d'être  cause 
qu'un  jour  vous  soyez  réduit  à  la  mendicité.  Celui  qui 
nourrit  les  oiseaux  du  ciel  et  qui  donne  aux  lis  des 
champs  plus  d'éclat  et  plus  de    blancheur    que    n'en 
avaient  les  habits  de  Salomon,  ce  Dieu  puissant  et  bon 
ne   permettra  jamais  que  vous  soyez  dans  le  besoin  à 
cause  de  moi.  La  Providence  a  payé  ma  pension  au  col- 
lège; elle  saura  bien  vous  nourrir.  Mais  qu'avons-nous 
à  craindre  pour  l'avenir?  Jusqu'à  présent,  Dieu  ne  vous 
a-t-il  pas  accordé  la  grâce  de  vivre  honnêtement?  Et 
pourquoi    vous   défier    de    lui?    Pourquoi     tant    vous 
inquiéter  pour  l'avenir?  Pouvez-vous  seulement  vous 
promettre  un  an  de  vie?  A  chaque  jour,  dit  Notre-Sei- 
gneur,  suffit  sa  peine.  Dieu  laissa-t-il  jamais  mourir  de 
faim  ceux  qui  le  servent  ?  Que  craignez-vous  pour  mon 
petit  frère  ?  Dieu  qui  a  été  si  bon  à  mon  égard,  le  sera 


—  88  — 

aussi  envers  lui.  Oui,  toute  ma  confiance  est  en  Dieu,  il 
ne  vous  abandonnera  pas. 

«  Vous  finissez  votre  lettre  par  ces  mots  :  «  Un  père  et 
une  mère  pourront  peut-être  dire,  comme  il  est  dit 
dans  l'Évangile  :  J'ai  eu  faim  et  vous  ne  m'avez  pas 
donné  à  manger;  j'ai  eu  soif  et  vous  ne  m'avez  pas 
donné  à  boire  ;  j'ai  été  malade  et  vous  n'êtes  pas  venu 
me  visiter...  »  Le  reste  est  je  crois  de  ma  sœur. 

«  Non,  je  ne  crains  pas,  à  la  fin  du  monde,  au  juge- 
ment dernier,  de  m'entendre  adresser  ces  reproches  : 

«  J'ai  eu  faim  et  vous  ne  m'avez  pas  donné  à  man- 
ger. » 

«  J'espère  au  contraire  et  j'ai  la  douce  confiance  que 
je  serai  à  la  droite  de  mon  Sauveur  et  que  j'entendrai  de 
sa  bouche,  ces  paroles  consolantes  :  «  Venez,  les  bénis 
de  mon  Père,  posséder  le  royaume  céleste  qui  vous  a 
été  préparé  dès  le  commencement  du  monde  ;  car  j'ai 
eu  faim  et  vous  m'avez  donné  à  manger;  j'ai  eu  soif  et 
vous  m'avez  donné  à  boire  ;  j'ai  eu  besoin  de  logement 
et  vous  m'avez  logé  ;  j'ai  été  nu  et  vous  m'avez  revêtu; 
j'ai  été  malade  et  vous  m'avez  visité;  j'ai  été  en  prison 
et  vous  êtes  venu  me  voir.  »  En  effet,  si  Dieu  m'envoie 
prêcher  l'Évangile  dans  les  pays  étrangers,  que  ferai-je 
autre  chose,  sinon  distribuer  le  pain  de  la  parole  à  ceux 
qui  en  ont  tant  besoin?  Ne  ferai-je  pas  connaître  aux 
infidèles  Jésus-Christ  qui  est  la  vie  de  nos  âmes?  Voilà 
pour  ceux  qui  ont  faim. 

«  Ne  ferai-je  point  couler  les  eaux  de  la  grâce  sur  tant 
de  pauvres  âmes  qui  sont  desséchées  par  le  péché  ?  Voilà 
pour  ceux  qui  ont  soif. 

«  N'ouvrirai-je  pas  le  ciel  à  tant  de  pauvres  créatures 
qui  tombent  par  milliers  en  enfer? 

<'  Voilà  pour  ceux  qui  n'ont  pas  de  logement. 

«  Ne  couvrirai-jepas  de  la  robe  d'innocence,  de  la  robe 
du  baptême  tant  de  créatures  qui  sans  cela  n'entreront 


—  89  — 

jamais  dans  la  salle  du  festin,  c'est-à-dire  dans  le  ciel  ? 
Voilà  pour  ceux  qui  sont  nus. 

«  N'irai-je  pas  visiter  tant  de  créatures  qui  sont 
assises  à  l'ombre  de  la  mort,  qui  ne  connaissent  pas 
Notre-Seigneur?  Que  de  consolations  ne  leur  donnerai- 
je  pas  dans  leurs  souffrances,  en  leur  disant  que  Dieu 
est  mort  pour  les  racheter  et  que  si  elles  l'aiment,  elles 
le  verront  pendant  une  éternité!  Voilà  pour  ceux  qui 
sont  malades. 

«  N'irai-je  pas  briser  les  fers  de  tant  d'âmes  que  le 

démon  tient  enchaînées  et  sur  lesquelles  il  exerce  un 

empire  tyrannique?  Voilà  pour  ceux  qui  sont  en  prison. 

«  C'est  ce  qui  fera  ma  gloire  au  jugement  dernier,  si 

je  suis  fidèle  à  ma  vocation. 

«  Ne  vaut-il  pas  mieux  faire  du  bien  aux  âmes  qu'aux 
corps?  Les  biens  spirituels  ne  l'emportent- ils  pas  sur  les 
biens  temporels? 

«  N'est-il  pas  plus  glorieux  pour  saint  François- 
Xavier,  mon  patron,  d'avoir  converti  sept  cent  mille  bar- 
bares, que  d'être  resté  professeur  de  philosophie  au  col- 
lège Sainte-Barbe,  à  Paris,  où  il  se  serait  perdu  comme 
tant  d'autres? 

«  Voilà  ce  que  Dieu  m'inspire;  mais  à  Montdidier, 
comme  au  bout  de  l'univers,  je  vous  aimerai,  je  prierai 
pour  vous  et  serai  toujours, 

«  Votre  affectionné  fils, 
«  François-Xavier  Danicourt,  i.  p.  de  la  Mission.  » 

Le  28  juillet  1833,  M.  Danicourt  recevait  avis  de 
M.  Etienne,  qu'un  navire  français  devant  partir  pour  la 
Chine,  en  septembre,  il  eût  à  se  rendre  à  Paris,  aussitô  t 
après  la  distribution  des  prix  de  Montdidier;  puis  de  là 
à  Nantes  où  l'embarquement  devait  avoir  lieu. 

M.  le  secrétaire  général  terminait  ainsi  sa  lettre  :  «  Je 


—  90  - 

vous  félicite,  mon  cher  Monsieur  Danieourt,  de  voir 
arriver  le  moment  où  vos  vœux  seront  réalisés.  Vous 
êtes  attendu  avec  impatience  par  M.  Torrette  et  vos 
autres  devanciers.  » 

Le  lendemain  de  la  distribution  des  prix,  M.  Dani- 
eourt se  rendit  au  sein  de  sa  famille  pour  lui  dire  un 
dernier  adieu.  «  J'avais  alors  neuf  ans,  écrit  son  frère 
Charles,  je  puis  dire  ce  que  j'ai  vu,  car  je  l'ai  vu  avec  ce 
sentiment  qui  ne  s'effacera  jamais.  Les  premiers  jours 
de  son  arrivée  ne  présageaient  pas  la  terrible  et  dernière 
explosion.  Mon  frère  avait  toute  sa  gaieté,  toute  son 
amabilité  ordinaires.il  redoublait  d'attention  auprès  de 
son  père  et  de  sa  mère.  Il  me  prenait  comme  compa- 
gnon de  ses  courses  el  de  ses  promenades.  Il  récitait 
son  bréviaire  le  long  des  bois,  puis  me  faisait  prier 
avec  lui  et  me  donnait  son  crucifix  à  baiser.  11  était  tou- 
jours le  même  et  l'on  n'eût  point  soupçonné,  en  voyant 
la  sérénité  de  son  visage,  le  chagrin  poignant  qui  dévo- 
rait son  cœur.  Enfin  le  jour  d'adieux  arriva,  .l'assiste 
encoreà  ce  spectacle  :  le  dernier  repas  fut  morne  et  silen- 
cieux;  à  peine  échangea-t-on  quelques  paroles;  on 
voyait  que  M.  Danieourt  s'efforçait  île  maîtriser  sa  dou- 
leur. «  Enfin,  dit-il,  il  faut  se  quitter!  »  Et  se  levant  de 
table,  il  embrassa  son  père  et  sa  mère.  Son  père  lui  dit 
alors  :  «  Mon  cher  Xavier,  quand  aurons-nous  le  bon- 
heur de  te  revoir?  —  Sur  cette  terre,  reprit  le  (ils,  peut- 
être  jamais;  mais  je  vous  donne  rendez-vous  dans  un 
monde  meilleur,  au  ciel  !  Je  ne  vous  demande  qu'une 
seule  grâce,  c'est  que  vous  persévériez  dans  la  pratique 
des  devoirs  de  la  religion;  que  vous  éleviez  ebrétienne- 
mentmon  frère  etmasœur.. le  vous  recommande  tous  aux 
bons  soins  de  M.  le  curé.  »  Ensuite  il  les  embrassa,  ainsi 
que  ses  deux  frères  et  ses  deux  sœurs,  et,  succombant 
sous  le  poids  de  l'émotion,  il  s'accouda  sur  la  commode, 
la  tête  entre  les  mains  et  sanglota  longtemps...  Prenante 


—  91  — 

part  Pierre,  son  frère  aîné,  il  l'emmena  avec  lui  dans  le 
jardin  et  lui  fit  ses  dernières  recommandations  :  «  Je  te 
confie  mon  père  et  ma  mère;  aie  soin  de  leurs  vieux 
jours  ;  n'oublie  jamais  les  peines  et  les  travaux  qu'ils  ont 
essuyés  pour  nous  élever.  Tu  répondras  devant  Dieu  de 
leurs  dernières  années.  » 

Il  revint  à  la  maison  bénir  une  dernière  fois  les  au- 
teurs de  ses  jours  et  partit  laissant  une  famille  abîmée 
dans  la  douleur  et  un  pays  dans  les  larmes. 

Le  voyage  d'Authie  à  Amiens,  dans  la  compagnie  de 
M. et  Mme  de  Lepage,  fut  plein  d'agrément  et  de  gaieté, et 
l'on  n'eût  point  dit  à  le  voir  et  à  l'entendre  qu'il  partait 
pour  les  extrémités  de  la  terre  et  quittait  son  pays 
pour  ne  plus  jamais  le  revoir. 

Cependanl  il  ne  fut  pas  plus  tôt  arrivé  à  Paris  que  son 
bon  cœur  le  ramena  au  sein  de  sa  famille  éplorée.  Il  lui 
écrivit  pour  la  consoler,  la  tranquilliser  et  lui  inspirer 
une  confiance  sans  bornes  en  la  bonté  de  Dieu. 

Il  est  à  croire  que  le  sacrifice  de  sa  famille  lui  fut  bien 
douloureux  :  plus  tard,  lorsqu'il  adressera  à  Dieu  une 
prière  pressante,  il  lui  dira  :  «  Pour  vous,  ô  mon  Dieu, 
j'ai  quille  mon  père  et  ma  mère...  »  C'est  la  parole  de 
saint  Pierre  à  Xotre-Seigneur  :  Ecce  nos  reli</uimus 
on/nia  et  secuti  sumvs  te. 

Quelque  temps  après  il  écrivit  à  M.  Debrie,  curé  d'Au- 
tbie,  pour  lui  annoncer  le  jour  de  son  embarquement. 

Paris,  le  11  septembre  1833. 
«  Monsieur. 

«  J'ai  Fbonneur  de  vous  prévenir  que  notre  embar- 
quement pour  la  Chine  aura  lieu  vers  le  20  septembre. 
Comme  le  voyage  est  long  et  périlleux,  je  vous  prie  de 
demander  pour  nous  au  Seigneur  la  grâce  d'arriver 
heureusement  au  lieu    de  notre  destination.   Nous,  de 


—  02  — 

notre  côté,  nous  conjurons  la  bonté  divine  de  répandre 
sur  vous  ses  plus  abondantes  bénédictions.  Nous 
aurons  la  consolation  de  dire  la  messe  sur  le  vais- 
seau. 

«  Nous  emportons  une  presse  lithographique  et  une 
autre  presse  en  taille-douce.  Nous  espérons  que  ces 
objets  nous  seront  d'un  grand  secours,  dans  un  pays 
où  l'imprimerie  est  tort  imparfaite,  et  que  Dieu  bénira 
les  efforts  que  nous  aurons  faits  pour  posséder  ces  arts. 
M.  Mniilv,  mon  cher  compagnon,  sait  graver  en  taille- 
douce.  Pour  moi,  depuis  trois  semaines,  je  ne  fais  que 
travail  1er  à  ma  partie  et  je  la  connais  assez  pour 
l'exercer.  Nous  nous  recommandons  de  nouveau, 
M.  Mouly  H  moij  à  votre  tendre  charité.  Priez  Notre- 
Seigneur  de  nous  remplir  de  l'esprit  apostolique,  d'une 
grande  confiance  en  sa  bonté  et  d'une  patience  à  toute 
épreuve.  Nous  nous  attendons  à  souffrir  beaucoup; 
mais  VOS  prières,  pour  nous,  obtiendront  de  Dieu  une 
surabondance  de  joie  au  milieu  même  des  plus  grandes 
tribulations. 

«  Je  suis,  en  l'amour  de  Notre-Seigncur,  votre  très 
humble   serviteur. 

«  François-Xavier  Danicourt.  » 
[Lithographie par  F.-X.  D.) 

Dans  les  derniers  jours  qu'il  passa  à  Saint-Lazare,  au 
sein  de  sa  famille  spirituelle,  il  alla  souvent  s'agenouiller 
auprès  des  restes  vénérés  de  son  bien-aimé  père  saint 
Vincent,  pour  le  conjurer  humblement  d'obtenir  de  Dieu 
les  vertus  qui  l'avaient  rendu  lui-même  utile  à  son 
œuvre,  l'humilité,  la  charité,  l'esprit  apostolique,  la  foi, 
et  la  patience  au  milieu  des  épreuves. 

Il  prit  ensuite  congé  de  M.   Salhorgne,  supérieur  gé- 


—  93  - 

néral,  des  assistants  et  de  tous  ses  bien-aimés  confrères 
et  s'achemina  vers  Nantes  dans  la  compagnie  de 
M.  Mouly. 

Les  séparations,  dans  les  communautés,  ont  un 
caractère  surnaturel  que  le  monde  ne  connaît  pas.  Dans 
les  familles,  la  nature  s'attriste  et  pleure  ;  en  religion 
l'on  s'en  réjouit,  l'on  éclate  en  chants  de  reconnais- 
sance et  l'on  bénit  Dieu.  Dans  les  familles  on  fait 
des  vœux  pour  des  jours  longs  et  prospères;  en  reli- 
gion ,  on  laisse  ces  biens  d'un  ordre  inférieur  aux 
soins  de  la  Providence  et  l'on  demande  avant  tout  une 
vie  sainte,  remplie  de  mérites.  On  redoute  moins  la 
séparation  parce  que  le  ciel  doit  réunir  un  jour  tous 
ceux  qui  se  séparent  dans  l'intérêt  du  bien  et  pour  le 
salut  des  Ames. 

M.  Danicourt,  ainsi  que  M.  Mouly,  était  cher  à  ses 
supérieurs  :  les  lettres  et  les  témoignages  que  nous 
avons  cités  plus  haut  le  prouvent  assez.  Sa  lettre  d'envoi, 
signée  de  M.  Salhorgne  et  de  M.  Etienne,  le  dit  encore 
plus.  Nous  ne  la  reproduirons  pas  ici;  mais  nous  cite- 
rons le  décret  de  la  Sacrée  Propagande. 

«  Il  a  plu  à  la  Sacrée  Congrégation  d'envoyer  en  Chine 
comme  missionnaire  apostolique  le  R.  P.  François- 
Xavier  Danicourt,  prêtre  de  la  Congrégation  de  la  Mis- 
sion, sous  la  dépendance  toutefois  des  évèques  ou  des 
vicaires  apostoliques  des  lieux  où  il  résidera,  à  qui  il 
devra  une  entière  obéissance,  après  avoir  préalable- 
ment prêté  serment  dans  leurs  mains,  selon  la  formule 
contenue  dans  la  constitution  du  Pape  Benoit  XIV  et 
commençant  par  ces  mots  :  Ex  quo,  et  obtenu  d'eux  les 
pouvoirs  nécessaires,  pouvoirs  qui  expirent  en  dehors 
des  limites  de  sa  mission;  ayant  soin  en  outre  d'être 
toujours  soumis  à  l'autorité  des  susdits  évêques  ou 
vicaires  apostoliques,  tant  en  ce  qui  concerne  les  pou- 


—  94  — 

voirs   reçus   que  les  lieux   et   le  temps    de   les  exer- 
cer. » 

«  Donné  à  Rome  au  palais  de  la  Sacrée  Propagande, 
le  3  août  1833. 

«  Le  cardinal  Pédecini,  évêque  de  Préneste, 
«  Préfet  de  la  Sacrée  Propagande. 

«  Angélus  Maïus,  secrétaire.  » 


LIVRE  DEUXIEME 

DU  DÉPART  DE  M'-«  DANICOURT  POUR  LA  CHINE 
JUSQU'A  SA  PROMOTION  A  L'ÉPISCOPAT 


CHAPITRE  PREMIER 


o  Le  30  septembre  1833,  saint  Jérôme  :  parti  pour  la  Chine  avec 
M.  Moulu,  sur  l'Actéon,  capitaine  Letor sac.  — Le  14  juillet  1834, 
saint  Basile  :  arrivé  à  Macao  avec  M.  Mouly.  » 


Jusqu'ici  nous  avons  composé  cette  vie  à  l'aide  de 
documents  puisés  dans  les  souvenirs  et  la  correspon- 
dance de  ceux  qui  ont  connu  Mgr  Danicourt  et  en 
particulier  de  son  frère,  dont  la  mémoire  était  comme 
le  livre  vivant  de  tout  ce  qui  concerne  le  saint  mission- 
naire. Désormais  ce  sera  Mgr  Danicourt  lui-même,  au 
moins  jusqu'à  son  retour  en  France,  qui  écrira  sa  vie. 
Il  est  évident  qu'une  existence  qui  s'est  écoulée  à 
quatre  mille  lieues  d'ici  ne  peut  nous  être  connue  que 
par  voie  de  correspondance.  Au  reste  les  lettres  nom- 
breuses, les  rapports  étendus,  adressés  à  différents 
personnages,  seront  plus  que  suffisants  pour  nous 
révéler  la  carrière  féconde  de  l'apôtre  de  la  Chine. 


—  00  — 

D'abord  nous  allons  lui  emprunter  le  récit  de  son 
passage  à  .Nantes,  de  son  embarquement  et  de  sa  tra- 
versée jusqu'à  MacaOj  avant  pris  soin  d'où  élaguer  une 
foule  d'épisodes,  de  détails  très  intéressants  pour  ses 
bons  parents  à  qui  il  écrivait,  mais  inutiles  et  superflus 
dans  une  vie  d'ailleurs  si  bien  remplie. 

Batavia,  dans  l'Ile  «le  Java,  le  :il  janvier  1834. 
«  Mon  très  cher  frère  et  ma  très  chère  sœur, 

Depuis  que  je  suis  sorti  de  Paris,  la   Providence  a 

pris  un   soin  tout   particulier  de  moi  et  de  mon  cher 

c pagnon  M.  Mouly.  Notre  voyage  de  Paris  à  .Nantes 

a  été  très  agréable.  Tout  le  temps  que  nous  sommes 
restés  dans  cette  ville,  nous  avons  logé  chez  les  sœurs 
de  Charité.  Je  n'oublierai  jamais  toutes  les  bontés 
qu'elles  onl  eues  pour  nous.  Elles  nous  ont  fourni  bien 
des  petits  objets  donl  nous  a\  ions  besoin.  La  supérieure 
qou8  a  conduits  chez  Mgr  l'évêque  qui  nous  reçut  très 
bien.  Il  nous  invita  même  à  dîner  chez  lui  :  nous  ne 
crûmes  pas  devoir  nous  refuseï  à  sou  invitation.  En  con- 
séquence nous  nous  y  rendîmes  le  lendemain .Nous 

allâmes  aussi  au  grand  séminaire  el  à  celui  de  philo- 
sophie. Partout  réception  très  flatteuse;  mais  j'en 
reviens  toujours  à  nos  bonnes  sœurs  qui,  pendant  tout 
notre  séjour  à  Nantes,  du  21  au  29  septembre,  nous 
témoignèrent  mille  boni: 

«  Le  bateau  à  vapeur  nous  conduisit  à  Paiinbo'iif  où 
nous  passâmes  le  dimanche.  M.  le  curé  que  nous  allâmes 
voir  nous  reçut  très  bien  ;  nous  dîmes  la  messe  le  lundi 
dans  son  église  et  nous  nous  embarquâmes  le  soir  à 
trois  heures  sur  un  navire  nommé  Actéon... 

«J'ai  quitté  la  France  sans  regret,  sans  même  jeter  un 
regard  en  arrière.  Seulement  j'eus  un  peu  de  peine  de 


n'avoir  pas  reçu  de  réponse  aux  lettres  que  je  vous  ai 
écrites  de  Paris. 

«  Je  n'ai  pas  eu  le  mal  de  mer  que  M.  Mouly  et  le 
beau-frère  du  capitaine  curent  pendant  plus  de  douze 
jours. 

«  .Nous  sommes  très  bien  avec  le  capitaine  qui  a  une 
sœur  religieuse,  avec  le  sous-capitaine  qui  a  un  frère 
prêtre,  avec  le  lieutenant  qui  est  très  bon  enfant.  Nous 
sommes  parfaitement  nourris,  aussi  rien  ne  nous 
manque,  sinon  une  heureuse  navigation.  Nous  espérons 
que  Dieu  qui  nous  a  donné  de  si  bon  temps  jusqu'ici 
nous  fera  la   -race  d'arriver  à  bon  porta  Macao. 

«  Il  faut  observer  que  j'ai  marqué  dans  un  journal 
tout  ce  qui  nous  est  arrivé  jour  par  jour  et  que  j'ai  com- 
mencé mes  lettres  pour  la  France  dès  le  début  de  la 
navigation,  afin  que  si  nous  venions  à  rencontrer 
quelque  vaisseau,  soit  anglais,  soit  espagnol,  soit  fran- 
çais, j'eusse  mes  lettres  toutes  prèles  à  envoyer  en 
France  pour  donner  de  nos  nouvelles 

«  J'ai  fait  connaissance  avec  les  matelots  :  il  y  en  a 
quelques-uns  à  qui  j'ai  commencé  à  apprendre  à  écrire, 
el  je  prèle  des  livres  à  ceux:  qui  en  désirent. 

«  Le  10  octobre,  nous  sommes  passés  vis-à-vis  de  l'île 
de  Madère,  éloignée  d'environ  ">00  lieues  de  la  France. 
C'est  un  bien  grand  plaisir  de  voir  la  terre  quand  on 
voyage  sur  mer.  Nous  bûmes  alors  un  verre  de  vin  de 
Madère  :  c'était  sans  doute  bien  le  moment. 

«  Le  13,  nous  vîmes  les  îles  Canaries.  On  y  fait  deux 
récoltes  par  an.  Les  serins  y  sont  aussi  communs  que 
les  moineaux  en  France.  Dans  l'île  Ténériffe,  l'une  des 
Canaries,  il  y  a  une  montagne  qui  a  dix-neuf  cent  quatre 
toises  d'élévation  :  elle  est  connue  sous  le  nom  de  pic  du 
Ténériffe.  Nous  ne  pûmes  la  voir  parce  que  le  ciel  était 
tout  couvert  de  nuages.  Le  capitaine  m'a  dit  l'avoir  vue  à 
plus  de  trente  lieues  loin  par  un  temps  serein. 

7 


—  98  — 

«  Le  17,  à  8  heures  du  matin, nous  vîmes  des  poissons 
volants  à  l'infini. 

«  Le  18,  à  une  heure  après  midi,  nous  sommes  passés 
à  deux  lieues  de  l'île  Saint-Antoine,  Tune  des  îles  du 
Cap -Vert.  Comme  le  temps  était  beau,  nous  la  vîmes 
pendant  plusieurs  heures,  sans  cependant  distinguer  ni 
arbres,  ni  maisons.  Ces  îles  sont  à  plus  de  700  lieues  de 
Taris. 

a  Le  19  nous  sommes  passés  environ  à  six  lieues  de 
Brava;  c'est  encore  une  des  îles  du  Cap-Vert.  Nous  la 
vîmes  comme  une  haute  montagne  s'élevant  au-dessus 
de  la  nier.  Les  rochers  qui  l'environnent  sont  beaucoup 
plus  élevés  que  les  nuages. 

«  Le  23, nous  eûmes  de  L'orage  jusqu'à  cinq  heures. On 
ne  voyait  que  des  éclairs,  on  n'entendait  que  le  bruit  du 
tonnerre,  du  vent  et  de  la  mer.  L'eau  tomba  en  grande 
abondance.  Le  Lendemain  a  midi  survint  un  autre  orage 
pendant  Lequel  L'eau  tomba  à  verse.  Les  plus  fortes 
pluies  que  j'ai  vues  en  France  ne  sont  rien  en  compa- 
raison de  relies  qui  tombent  pendant  toute  Tannée  dans 
les  parages  où  nous  étions. 

«  Nous  avons  passé  la  ligne  le  lï  novembre  :  c'était  un 
dimanche.  Le  jour  où  l'on  passe  la  ligne  est  un  jour  de 
fête  pour  les  matelots.  On  baptise  ceux  qui  la  passent 
pour  la  première  fois.  Nous  étions  trois  dans  ce  cas  : 
.M.  Mouly,  le  beau-frère  du  capitaine  et  moi.  Voici 
comment  se  fait  relie  cérémonie.  Deux  matelots  habillés 
en  gendarmes  viennent  chercher  ceux  qui  doivent  être 
baptisés  et  les  conduisent  à  une  espèce  de  chapelle  faite 
avec  des  voiles  de  navire.  Là  on  les  fait  asseoir  sur  une 
barrique  pleine  d'eau.  Un  barbier  les  rase  avec  un 
rasoir  de  bois.  Pendant  cette  opération,  on  retire  la 
planche  qui  les  soutient  et  ils  font  Je  plongeon.  En  même 
temps,  on  leur  verse  des  seaux  d'eau  sur  la  tête.  Une 
espèce   de    piètre,  à  genoux   devant  un  crucifix,  récite 


—  99  — 

quelques  oraisons,  tandis  que  le  diable  (c'est  un  matelot 
habillé  ainsi)  pousse  des  hurlements  affreux  et  semble 
vouloir  les  dévorer.  Le  beau-frère  du  capitaine  fut  le 
premier  baptisé.  Il  voulut  riposter  un  peu,  mais  il  fut 
mouillé  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête.  Je  passai  le 
second,  mais  sans  me  faire  prier.  On  me  fit  asseoir  sur 
la  barrique,  mais  comme  je  connaissais  le  manège,  j'eus 
soin  de  tenir  un  cordage  de  la  main  droite,  afin  que  si  on 
venait  à  faire  glisser  la  planche  qui  me  soutenait  je  ne 
fisse  pas  le  plongeon.  Dans  cette  posture,  on  commença 
à  me  faire  la  barbe  ;  on  me  jeta  un  œuf  sur  la  tête,  sans 
doute  en  guise  de  savon.  Alors  je  prévis  que  l'eau  allait 
tomber,  je  me  sauvai  de  la  chapelle.  Je  ne  reçus  que  peu 
d'eau  et  un  autre  œuf  au  milieu  du  dos.  Voilà  tout  ce 
qu'on  me  lit.  M.  Moulv  passa  le  dernier,  il  craignait  d'y 
aller.  La  farine  qu'on  lui  avail  jetée  dans  les  yeuxl'avail 
tout  interdit.  Pour  moi  je  fus  assez  adroit  pour  ne  point 
en  avoir.  Rendu  là,  on  lui  fit  la  même  opération  qu'à 
moi  ;  on  ne  lui  jeta  point  d'œuf,  mais  il  reçut  trois  ou 
quatre  seaux  d'eau  sur  la  tète.  Telle  fut  la  cérémonie  de 
notre  baptême  au  passage  de  la  ligne.  Personne  n'en  est 
exempté  :  hommes,  femmes,  enfants,  tout  le  monde  y 
passe.  Cette  coutume  existe  depuis  un  temps  infini  :  il 
n'y  a  point  de  mal  en  cela;  c'est  jour  de  plaisir  pour  les 
matelots.  Je  ne  puis  vous  écrire  tous  les  détails  de  cette 
cérémonie,  parce  que  cela  demanderait  trop  de  temps. 
Ensuite  on  n'écrit  pas  facilement  sur  un  vaisseau  où  l'on 
est  toujours  agité. 

«  Le  4  novembre,  j'ai  pensé  plusieurs  fois  à  mon  petit 
Charles.  C'est  lejourdesa  fête;  j'ai  prié  Dieu  de  ré- 
pandre sur  lui  ses  bénédictions  ;  j'ai  prié  la  sainte  Vierge 
de  le  prendre  sous  sa  sauvegarde  et  son  saint  patron  de 
lui  obtenir  de  Dieu  une  sainte  vocation.  Dites-lui  de  ma 
part  d  être  sage.  Je  lui  enverrai  quelque  chose  de  Macao 
quand  j'y  serai  arrivé. 


—  100  — 

«  Le  13  du  même  mois  nous  étions  à  dîner  lorsque 
M.  le  lieutenant  vint  nous  annoncer  qu'on  voyait  un 
requin  assez  près  du  navire.  On  prit  aussitôt  un  gros 
hameçon  au  bout  duquel  on  attacha  un  morceau  de  lard 
et  on  le  jeta  à  la  mer  avec  force  afin  que  le  bruit  attirât 
le  requin Celui-ci  l'avala  avec  sa  voracité  ordi- 
naire. Aussitôt  on  tira  avec  vigueur  le  cordage  qui 
tenait  à  l'hameçon  par  une  chaîne  de  fer,  afin  que  le 
mordant  pénétrât  bien  avant  dans  la  chair  du  requin  : 
on  réussit  parfaitement.  Mais  il  s'agissait  de  le  tirer  de 
l'eau  et  l'endroit  d'où  on  le  tenait  n'était  point  propre  à 
cela  ;  c'était  à  la  poupe.  On  l'amena  donc  du  côté  gauche 
du  navire.  Il  fallait  voir  le  requin  se  débattre  dans  l'eau. 
Sa  qneue,  capable  de  casser  la  jambe  ou  le  bras  d'un 
seul  coup,  faisait  jaillir  l'eau  de  toutes  parts  ;  mais  il 
avait  beau  faire,  car  l'hameçon  était  engagé  à  merveille. 
Quand  ou  le  retira  de  l'eau,  sa  queue  frappa  le  flanc  du 
navire  avec  une  force  extraordinaire.  Avant  de  le  laisser 
tomber  sur  le  pont,  on  fit  écarter  tout  le  monde.  Il 
tombe  :  c'est  alors  qu'il  joue  de  la  queue  d'une  jolie 
manière.  Un  matelot  lui  enfonce  un  gros  pieu  dans  la 
gueule  ;  voyez  comme  cet  animal  est  fort  :  il  souleva 
deux  matelots  qui  appuyaient  sur  le  pieu.  Personne 
n'osait  encore  l'aborder.  Le  charpentier  alla  chercher 
une  hache  et  lui  coupa  la  queue  d'un  seul  coup.  C'était 
ôterau  requin  toute  sa  force.  Après  la  queue  on  voulut  lui 
couper  la  tète  avec  un  couteau,  mais  inutilement.  Lechar- 
pentier  fut  encore  obligé  d'aller  chercher  un  hachereau. 
Pendant  ce  temps,  tous  ceux  du  bord  entouraient  le 
requin  et  lui  voyaient  faire  les  derniers  efforts.  M.  Mouly, 
entre  autres,  avait  le  pieu  entre  les  jambes,  lorsque 
tout  à  coup  le  requin  bondit,  lui  frappa  rudement  sur  les 
mollets  avec  le  pieu  qu'il  avait  dans  la  gueule.  M.  le 
capitaine  se  moquait  de  lui,  en  lui  disant  qu'il  avait  été 
bàtonnépar  le  requin.  Le  charpentier  coupa  la  tôle  du 


—  101  — 

requin  avec  le  harhereau  ;  mais  il  lui  fallut  donner 
plusieurs  coups  pour  l'abattre.  Les  matelots  l'eurent 
bientôt  dépecé.  Le  voilier  prit  la  colonne  vertébrale 
pour  en  faire  une  canne  ;  un  autre  ses  mâchoires  :  l'infé- 
rieure était  armée  de  sept  rangées  de  dents  et  la  supé- 
rieure de  six.  Je  n'exagère  nullement  puisque  je  les  ai 
vues.  Ce  requin  avait  cinq  pieds  de  long-  et  il  pesait  cent 
livres.  C'était  un  petit  requin  car  les  gros  ont  depuis 
douze  jusqu'il  vingt  pieds  de  long... 

k  Le  14  novembre,  à  4  heures  du  soir,  nous  avons 
vu  l'île  de  la  Trinité.  Elle  n'est  point  habitée  ;  ce  n'est 
qu'un  rocher  escarpé,  séjour  ordinaire  du  paille-en- 
queue,  de  la  frégate,  de  la  goélette,  du  fou  et  de  bien 
d'autres  oiseaux.  On  y  trouve  aussi  beaucoup  de  tortues. 
Nous  étions  alors  à  1725  lieues  de  Paris,  car  cette  île  est 
au  20e  degré  de  latitude  sud  de  Paris  et  au  49e  degré  de 
latitude  nord.  Ajoutez  20  à  49,  vous  aurez  69  ;  multi- 
pliez 69  par  25,  vous  aurez  1725  lieues. 

«  Nous  avons  dit  la  messe  pour  la  première  fois  sur 
le  navire  le  17  novembre.  Huit  jours  auparavant  nous 
avions  fait  sentir  à  MM.  les  officiers  la  peine  que  nous 
éprouvions  de  ne  pouvoir  la  dire  dans  nos  chambres. 
Ils  nous  dirent  que  rien  ne  nous  empêchait  de  la  dire 
dans  la  salle.  C'est  ce  que  nous  demandions  et  ce  qui 
nous  fit  beaucoup  de  plaisir.  Nous  demandâmes  à  M.  le 
capitaine  la  permission  de  faire  faire  au  charpentier  une 
table  de  roulis  pour  servir  d'autel  :  il  nous  le  permit. 
Nous  en  donnâmes  le  plan  au  charpentier  qui  s'em- 
pressa de  l'exécuter.  Nous  iixâmes  cette  espèce  d'autel 
sur  la  table  à  manger.  Nous  fixâmes  avec  une  paire  de 
linceuls  un  pavillon  autour  de  la  table,  afin  de  n'être 
pas  distraits  par  les  allées  et  venues  de  MM.  les  officiers. 
Ce  fut  sur  ce  modeste  autel  que  nous  eûmes  le  bonheur 
de  dire  la  sainte  messe  :  il  y  avait  quarante-huit  jours 
que  nous  ne  l'avions  dite. 


—  102  — 

«  Le  30  novembre,  jour  de  saint  André  apôtre,  j'ai 
pensé  plusieurs  fois  à  vous,  mon  cher  père.  J'ai  dit  mon 
bréviaire  à  votre  intention,  ainsi  que  pour  ma  bonne 
mère,  pour  mes  frères,  mes  sœurs  et  ma  petite  nièce 
Marie.  J'ai  prié  le  Seigueur  de  répandre  sur  vous  ses 
grâces  et  ses  bénédictions,  afin  que  vous  viviez  toujours 
en  bon  chrétien  et  que  vous  remplissiez  les  devoirs  de 
votre  état  avec  le  même  courage  et  la  même  fidélité: 
le  tout  pour  la  gloire  de  Dieu.  Quelle  belle  vie  que  celle 
de  votre  sainl  patron,  mon  cher  père!  et  comme  elle 
fui  couronnée  pai  une  sainte  mort  !... 

«  Le  :»  décembre,  jour  de  saint  François-Xavier,  mon 
sainl  patron,  nous  avons  dil  Lamesse  en  l'honneur  de  ce 
saint  qui  est  le  patron  des  missionnaires.  Nous  étions 
alors  dans  un  parage  où  il  y  a  beaucoup  de  baleines  : 
car,  dans  l'espace  d'environ  i8  heures,  nous  avons  vu 
quinze  uavires  américains  occupés  h  la  pêche  de  ce  poisson 
dont  les  plus  gros  on1  depuis  92  jusqu'à  123  pieds  de 
longueur.  .Nous  avons  vu  pendant  plusieurs  jours 
beaucoup  d'albatros  blancs  et  gris.  Cet  oiseau  est  de  la 
ir  de  l'oie...  Nous  coupions  alors  le  méridien  de 
Paris  par  les  31  degrés  de  latitude  sud;  nous  avions 
midi  à  la  même  heure  qu'à  Paris,  dont  nous  étions 
éloignés  de  86  degrés,   par  conséquent  de  2.150  lieues. 

«Le  13  décembre,  jour  de  sainte  Lucie,  j'ai  pensé 
à  ma  sœur  Sidonie,  car  elle  s'appelle  Lucie  et  cette 
sainte  esl  sa  patronne,  attendu  que  je  n'ai  pas  encore 
trouvé  le  nom  de  sainte  Sidonie. 

«  Tout  en  pensant  à  ma  sœur,  je  ne  vous  ai  pas 
oubliée,  ma  chère  mère.  J'ai  prié  pour  vous  dans  l'octave 
de  rimmaculée-Conception.  Vous  portez  le  nom  de 
Marie.  <  Ui  !  le  beau  nom  !  C'est  celui  de  la  Mère  de  Dieu, 
de  la  Heine  du  ciel  et  de  la  terre.  Puisse  le  Dieu  de 
toute  miséricorde  vous  accorder  la  grâce  d'imiter  celle 
qui  est  votre  patronne!  U  ma  chère  mère,   aimons  et 


—  103  — 

imitons  Marie  afin  que  nous  ayons  le  bonheur  de  la  voir 
au  ciel.  Oui,  puissions-nous  nous  voir  tous  dans  le  ciel  : 
là  plus  de  séparation.  Nous  serons  ensemble  pour 
toujours.  Ma  plus  grande  sollicitude  pour  vous,  pour 
mon  père,  pour  mes  frères  et  sœurs,  c'est  que  nous 
vivions  tous  en  bons  chrétiens  et  que  nous  puissions 
être  heureux  dans  le  ciel.  Voilà  ce  que  je  demande  à 
Dieu  dans  nies  prières.  Hélas  !  la  vie  est  si  courte  !  Dans 
quelques  années  nous  n'y  serons  plus  ;  ce  n'est  pas-ce 
qui  m'inquiète  car  mourir  il  faut,  mais  ce  que  je  désire, 
ce  que  je  demande  à  Dieu  de  toute  mon  unie,  c'est  que 
nous  fassions  une  bonne  mort.  C'est  la  seule  prière  que 
nous  devons  adresser  à  Dieu.  Pour  moi,  toute  nu  m 
ambition,  c'est  de  sauver  quelques  âmes,  en  me  sauvant 
moi-même.  Prie/,  bien  pour  moi,  ma  chère  mère  ;  aimons 
bien  le  bon  Dieu  etquoique  séparés,  nous  serons  contents. 
Je  ne  suis  pas  perdu  pour  vous.  J'espère  que  Dieu  nous 
fera  miséricorde  et  que  nous  nous  retrouverons  au  ciel... 

«  Le  20  décembre,  nous  avons  pris  un  albatros  gros 
comme  un  oie.  Le  charpentier  le  mesura  pour  connaître 
combien  il  avait  d'envergure:  il  trouva  cinq  pieds  et 
demi  d'un  bout  d'une  aile  à  l'autre,- J'avais  vu  bien  des 
oiseaux,  mais  celui-ci  les  surpassait  tous  en  beauté  : 
son  plumage  cendré,  ses  yeux  vifs,  son  long  bec  terminé 
en  croc  et  son  port  majestueux  ravissaient  mon  admi- 
ration; je  ne  me  lassais  pas  de  le  considérer. 

«  Dans  la  nuit  du  26  au  27  décembre,  nous  avons  vu 
l'île  de  Saint-Paul  éloignée  de  lo  degrés  du  méridien  de 
Paris  :  ces  degrés  ne  sont  que  de  10  lieues,  ce  qui  fait 
1200  lieues.  Si  vous  ajoutez  cette  somme  à  celle  que 
nous  avions  au  méridien  de  Paris,  que  j'ai  marquée  plus 
haut,  vous  avez  3.350  lieues.  Ainsi  le  20  décembre,  nous 
avions  déjà  fait  3.350  lieues  sans  compter  les  détours. 

«  Le  lendemain  à  11  heures  du  matin,  nous  avons 
vu  une  baleine  qui  dormait  sur  l'eau  :  on  lui  voyait  la 


—   loi  — 

moitié  du  dos.  On  fit  du  bruit  et  elle  s'enfonça  dans 
l'eau.... 

Ie*  janvier  IS34    Continuation  du  même  récit). 

«  Je  vous  souhaite  à  tous  une  bonne  année,  une  par- 
fait»' santé  et  le  paradis  à  la  fin  de  votre  vie.  Je  prie  le 
Seigneur  de  répandre  sur  vous  ses  grâces  el  ses  bénédic- 
tions, de  vous  faire  vivre  en  bons  chrétiens,  de  travailler 
pour  le  <'i''l  el  non  pour  les  biens  périssables  <1<"  ce 
monde.  Je  le  remercie  de  toutes  les  grâces  qu'ils  vous  a 
accordées  dans  le  •nuis  de  l'année  qui  vient  de  s'écou- 

ler.  Je  le  re rcie  surtoul  de  la  faveur  inestimable  dont 

il  m'a  comblé,  en  me  choisissant  préférablemenl  à 
tant  d'autres,  pourfaire  connaître  son  saint  nom  parmi 
les  infidèles.  Je  regarde  l'année  1833  comme  la  plus 
belle  de  ma  vie  el  je  puis  vous  assurer  que  depuis  que 
je  suis  sur  la  mer,  j'ai  goûté  I»'  plus  grand  plaisir; 
j'éprouve  les  plus  douces  consolations,  parce  que  j'entre 
dans  la  carrière  pour  laquelle  Dieum'amisau  monde. 
Je  suis  dans  ma  vocation. 

Au  milieu  des  satisfactions  intérieures  que  j'éprouve, 
je  pense  t  «  m  ->  les  jours  à  vous.  La  religion  ne  nous  dé- 
fend pas  d'aimer  nos  parents,  au  contraire  elle  nous 

l'ordonne.  Ce  qu'elle  i s  défend,  c'est  de  mépriser  la 

voix  de  Dieu  pour  suivre  celle  de  nos  parents,  c'est  de 
préférer  les  intérêts  des  parents  à  eux  de  Dieu.  Je  ne 
serais  pas  content  si  je  n'étais  pas  dans  ma  vocation. 

<c  Depuis  trois  mois  que  je  suis  sur  la  mer,  je  n'ai  été 
ni  malade,  ni  triste,  ni  rêveur,  ni  chagrin  ;  il  me  semble 
que  Dieu  me  perte  dans  ses  bras  comme  une  tendre  mère 
porte  son  enfant.  Voyez  comme  la  Providence  prend  soin 
de  nous  :  il  ne  nous  est  pas  encore  arrivé  le  moindre 
petit  accident,  cependant  nous  avons  passé  par  les 
endroits  les  plus  dangereux  sur  la  mer  '.  Je  me  figurais 

1.  11  avait  doublé  le  cap  de  Bonne-Espérance. 


—  105  — 

le  séjour  de  la  mer  beaucoup  plus  périlleux  que  je  ne 
l'ai  trouvé.  Ces  trois  mois  de  mer  ne  m'ont  pas  plus 
coûté,  en  quelque  sorte,  que  si  j'avais  élé  d'Authie 
à  Doullens.  Ainsi  vous  voyez,  que  je  ne  suis  pas  a 
plaindre 

■  A  Manille,  nous  quitterons  notre  navire  pour  eo 
prendre  un  autre  qui  nous  conduira  à  Macao  :  c'est 
l'allaire  de  huit  jours  quand  le  veut  est  bon  et  de  vingt 
quand  il  est  contraire. 

«  Ed  attendant  dous  voici  à  Batavia,  capitale  de  l'île 
deJavaqui  appartient  aux  Hollandais.  Nous  v  sommes 
arrivés  le  2  février  ;i  i  heures  du  soir.  Nous  v  trouvâmes 
un  aavire  français  qui  devait  partir  pour  Marseille 
vers  le  -'.'>  du  même  mois.  C'esl  ;i  ce  navire  que  j'ai 
remis  toutes  mes  lettres  pour  la  France. 

a  Ed  tout  nous  avons  fait,  dans  l'espace  de  trois  mois 
et  demi,  5.500  lieues. 

•<  De  Batavia  nous  nous  dirigerons  vers  Manille  : 
nous  ne  mettrons  guère  plus  d'un  mois,  aussi  nous 
espérons  être  ;i  Macao  dans  deux  mois.  » 

Vers  la  lin  de  son  récit  le  saint  missionnaire  parle 
longuement  et  d'une  façon  intéressante  de  sa  manière 
d'être  sur  le  vaisseau,  delà  nourriture,  île  la  liberté 
dont  il  jouit  et  de  plusieurs  détails  amusants. 

Il  termine  en  exprimant  tous  ses  souhaits,  en  faisant 
ses  compliments  à  tous  1rs  membres  delà  famille,  à  tous 
les  parents  et  amis  d'Authie,  de  Couin  et  d'ailleurs  *. 

\  eeiic  longue  lettre  adressée  à  son  père  et  à  sa  mère 
en  était  jointe  une  autre  pour  M.  Chanson,  professeur  au 
grand  séminaire  d'Amiens. 

Le  lecteur  y  verra  toute  la  reconnaissance  de  ce  cœur 
d'apôtre,  sa  confiance  absolue  en  la  divine  Providence, 

I.  Il  y  est  particulièrement  t'ait  mention  de  M.  Messio, alors  curé 
d'Hérissart, 


-  100  — 

son  détachement,  la  sincérité  de  sa  vocation  et  son  zèle 
pour  les  missions. 

a  Monsieur  et  très  cher  Confrère, 

«  Depuis  que  je  vous  ai  fait  mes  adieux  au  séminaire, 
j'ai  bien  souvent  pensé  à  vous,  ainsi  qu'à  M.  le  Supé- 
rieur, à  nos  confrères  et  à  tous  vos  séminaristes.  Dieu 
m'a  comblé  de  trop  de  faveurs  dans  votre  maison,  pour 
que  je  puisse  jamais  l'oublier.  C'est  là  que  j'ai  reçu  le 
sous-diaconat,  le  diaconat  et  la  prêtrise  ;  aussi  vous 
pouvez  croire  que  je  ne  vous  oublie  pas  devant  le  Sei- 
gneur. Quelque  faibles,  quelque  chétives  que  soient  mes 
prières,j'ai  cependant  la  confiance  qu'il  les  exaucera, 
parce  que  je  les  lui  adresse  par  un  sentiment  de  recon- 
naissance. Je  suis  bien  persuadé  que  vous  n'avez  pas 
perdu  ib'  vue  vi 'tri-  pauvre  peu  il  ml  :  h -s  lénioignagrs  de 
bonté  que  vous  m'avez  donnés  dans  mes  différentes 
retraites  au  séminaire  m'en  sont  un  sur  garant.  C'est  à 
vos  prières  et  à  celles  de  nos  chers  confrères  et  de  nos 
bonnes  sœurs  que  M.  Mouly  et  moi  nous  nous  croyons 
redevables  de  notre  heureuse  traversée  depuis  le  port  de 
Paimbœuf  jusqu'ici  [Or  ilya3.760  lieues  sans  compter 
les  détours).  Nous  n'avons  essuyé  qu'un  seul  coup  de 
vent  qui  dura  près  de  deux  jours,  mais  il  n'était  pas  fort 
dangereux  et  nous  n'avons  éprouvé  aucune  avarie. 
M.  Mouly  a  eu  le  mal  de  mer  pendant  une  quinzaine  de 
jours;  pour  moi,  ebose  extraordinaire, je  n'en  ai  rien 
ressenti.  Ce  qui  m'a  un  peu  gêné,  c'est  l'odeur  du 
goudron  et  le  roulis  qui  m'ont  causé  quelques  insom- 
nies. Malgré  cela  j'ai  toujours  eu  la  meilleure  santé  du 
monde.  Je  ne  saurais  vous  dire  combien  j'éprouve  de 
joie  et  de  consolations  intérieures  dequis  que  j'ai  mis  le 
pied  sur  ce  vaisseau  où  Dieu  m'appelait  et  m'attendait 
depuis  longtemps.  J'ai  quitté  la  France  sans  verser  une 


—  107  — 

larme,  sans  même  jeter  un  regard  en  arrière,  aussi 
depuis  ce  moment  il  me  semble  que  je  possède  ce  cen- 
tuple promis  par  Notre-Seigneur  à  ceux  qui  quittent 
tout  pour  le  suivre.  Oui,  si  nous  voulons  goûter 
combien  le  Seigneur  est  doux,  quittons  tout  :  nos 
passions,  nos  amis,  même  notre  patrie.  Partout  où 
nous  irons,  serait-ce  au  delà  des  mers,  dans  les  régions 
les  plus  reculées,  Dieu  nous  conduira  par  la  main,  Dieu 
nous  portera  dans  ses  bras  et  versera  dans  notre  âme,  la 
paix,  la  joie  et.  le  bonheur. 

«  Que  ne  puis-jc  raconter  à  vos  chers  séminaristes, 
tout  ce  que  j'éprouve  de  plaisir,  de  consolations  et  de 
contentement  sur  la  mer  !  Je  suis  sûr  que  cela  les  enga- 
gerai! à  faire  un  sacrifice  qui  leur  ferait  goûter  les  mêmes 
consolations.  Oui,  il  y  aurait  parmi  eux  quelques  âmes 
charitables,  quelques  cœurs  généreux  qui  viendraient 
partager  nos  travaux  et  prêter  une  main  secourable  à 
tant  de  pauvres  Chinois  qui  tombent  tous  les  jours  dans 
l'abîme  du  malheur.  Hélas  !  comment  ces  pauvres  gens 
peuvent-ils  connaître  celui  qui  est  mort  pour  eux?  Ils 
n'ont  point  de  prêtres  qui  les  instruisent.  Le  diocèse 
d'Amiens  compte  environ  700  prêtres  et  la  Chine,  six  à 
sept  fois  grande  comme  la  France,  n'en  compte  pas 
cinquante.  0  mon  Dieu  !  ayez  pitié  de  ce  pauvre  peuple, 
plongé  depuis  si  longtemps  dans  les  ténèbres  de  l'ido- 
lâtrie ;  inspirez  à  quelques-uns  de  vos  ministres,  à  quel- 
ques-uns de  ceux  qui  ont  quitté  le  siècle,  pour  embrasser 
votre  sainte  milice  ;  inspirez-leur  le  désir,  la  volonté  et 
le  courage  d'aller  vous  faire  connaître  à  cette  nation 
immense.  Ces  pauvres  créatures  ne  connaissent  point 
leur  véritable  Père,  elles  ne  connaissent  point  Jésus- 
Christ  qui  est  mort  pour  elles  avec  tant  d'amour.  Point 
de  consolations  pour  elles  dans  leurs  peines,  dans  leurs 
souffrances  ;  pas  un  prêtre  qui  leur  présente  la  croix  à 
baiser  au  lit  de  la  mort,  moment  terrible  où  l'âme  a  tant 


—  108  — 

besoin  d'être  forliûée,  mais  surtout,  moment  terrible 
pour  l'infidèle,  puisqu'il  n'a  point  aimé  Dieu  qu'on  ne 
Jui  a  pas  fait  connaître. 

<r  Qu'il  vienne  donc  celui  qui  est  zélé  pour  la  gloire  de 
Dieu,  il  le  fera  connaître,  il  le  fera  aimer  par  ses  travaux, 
par  sa  charité  :  il  verra  s'élever  autour  de  lui  une  chré- 
tienté aussi  pure,  aussi  sainte,  aussi  courageuse,  aussi 
brillante  que  celle  des  beaux  jours  de  l'kglise  uaissante. 
J'espère  de  la  bonté  de  Dieu,  qu'il  enverra  quelques-uns 
de  ses  ministres  travailler  à  la  vigne  qu'il  nous  a  confiée  ; 
je  le  lui  demande  par  les  mérites  de  son  cher  Fils  qui  a 
tantsoufferl  pour  le  salut  des  hommes.  Cel  exemple  de 
\otre-Seigneur  devrail  bien  engager  ses  ministres  â 
faire  quelques  sacrifices  pour  procurer  la  gloire  de  son 
Pèreel  empêcher  que  l'effusion  de  son  sang  soit  inu- 
tile a  tant  de  peuples. 

.«  Si  Dieu  ne  leur  inspire  pas  cette  belle,  cette  sublime 
vocation,  du  moins  qu'ils  se  souviennent  de  tant  de 
pauvres  Chinois  dans  leurs  prières;  que  leur  charité 
B'étende  jusqu'à  eux;  sans  doute  l'espace  qui  les 
sépare  est  immense,  mais  la  charité  ne  connaît  ai  bornes, 
ni  limites.  D'une  main  qu'ils  distribuent  la  nourriture 
céleste  aux  âmes  qui  leur  sont  confiées;  mais  qu'ils 
lèvent  l'autre  vers  le  ciel,  en  faveur  d'un  peuple 
délai 

Je  me  recommande  de  nouveau  à  vos  prières,  à 
celles  '!"•  nos  confrères  el  des  séminaristes.  Je  prie  le 
Seigneur  de  répandre  ses  grâces  et  ses  bénédictions  sur 
votre  maison  :  c'est  ce  que  je  ne  manque  pas  de  faire 
tous  les  jours  de  ma  \  ie...,  etc. 

De  Batavia,  MM.  Danicourl  etMouly  firent  voile  pour 
Manille,  capitale  des  Ues  Philippines,  et  de  .Manille pour 
Macao.  La  Providence  leur  continua  la  même  protection 
jusqu'à  la  fin. 


—  109  — 

\  Manille,  le  gouverneur  les  reçut  avec  la  plus  grande 
bienveillance  et  leur  promit  son  appui;  Mgr  l'archevêque 
leur  témoigna  une  bonté  toute  paternelle. 

Enfin  le  L4  juin  1 8 3 i ,  en  la  fête  de  saint  Basile,  les 
saints  missionnaires,  après  sept  mois  et  demi  de  Ira- 
versée,  débarquèrenl  à  Macao.  Ce  n'était  point  encore  la 
Chine,  niais  cette  ville  renfermait  les  sources  de  la  géné- 
ration tic  la  Chine. 


CHAPITRE  II 

m  mu;   DE    M.    DANICOURT    a    BIACAO    1834-1842.) 


M  ao,  conirc  religieux  :  pourquoi?  —  Le  personnel  du  séminaire 
de  Macao.  Vie  el  rôle  de  M.  Danicourl  dans  cette  maison.  — 
Résultats  et  consolations  :  paroles  du  Vénérable  Perboyre.  — 
Appréciations  de  M.  Danicourl  sur  la  Chine  :  châtiments  visibles 
de  la  divine  Providence;  situation  des  missionnaires,  tristi 
et  espérances  résumées  dans  ses  lettres  ;•-  M.  Debrie  el  à  la 
révérende  sœur  Boulet,  supérieure  générale  des  Filles  de  la 
Charité.  —  Estii t  vénération  de  M.  Danicourl  pour  ces  der- 
nières. —  M.  Danicourl  esl  un  des  premiers  apôtres  de  l'Imma- 
culée-Conception  en  Chine. 


Le  gouvernement  de  Pékin  n'avait  pas  encore  fléchi 
devant  les  miséricordes  de  Dieu  ni  devant  L'influence 
européenne,.  Il  maintenait  dans  tnule  leur  rigueur  ses 
divers  édits  de  persécution  et  fermait  ses  portsà  loul 
commerçant  étranger.  In  cordon  de  sûreté  environnait 
toute  la  Chine,  si  bien  que  missionnaires  et  négociants 
rencontraient  à  chaque  pas  une  police  active  et  jalouse. 
L'œuvre  de  Dieu  ne  s'accomplissait  que  furtivement 
dans  ce  vaste  empire;  et  ce  n'esl  qu'au  prix  des  plus 
grands  sacrifices  el  au  sein  de  périls  sans  cesse  renais- 
sants que  les  envoyés  de  Dieu  parvenaient  à  jeter  la 
semence  de  L'Évangile.  L'œuvre  des  séminaires  surtout, 
cette  œuvre  si  importante,  cette  œuvre  capitale,  y  était 
impossible.  Les  évoques  des  différents  vicariats  aposto- 
liques se  voyaient  dans  la  triste  nécessité  d'envoyer  au 


—  111  — 

loin  les  jeunes  lévites  du  sanctuaire  qu'ils  voulaient 
instruire  et  former  pour  le  saint  ministère.  Tant  que 
dura  la  persécution,  Macao  •,  colonie  portugaise  située 
au  sud  de  la  Chine,  fut  la  cité  libre  où  les  différentes 
congrégations  chargées  d'évangéliser  le  Céleste-Empire 
établirent  leurs  séminaires.  On  y  comptait,  en  1834,  celui 
de  la  Propagande,  celui  des  Missions  étrangères  et  celui 
des  Lazaristes. 

Macao  était  comme  un  camp  retranché  où  les  mission- 
naires s'initiaient  à  la  langue  et  aux  usages  du  pays,  où 
ils  se  retrempaient  dans  la  prière  et  la  charité,  et  s'ap- 
prêtaient  à  affronter  l'empire  le  plus  obstiné  dans  l'ido- 
lâtrie  et  la  corruption.  C'était  aussi  à  Macao  que  se  réfu- 
giaient les  apôtres  usés  par  l'âge,  les  travaux  et  les 
tribulations,  ou  obligés  de  fuir  la  persécution;  de 
grandes  et  belles  existences  que  le  monde  ne  soupçonne 
pas  s'éteignirent  là. 

MM.  Danicourt  et  Mouly  trouvèrent,  en  arrivant  à 
Macao,  M.  Torrette,  deux  prêtres  chinois  et  une  quin- 
zaine de  jeunes  élèves  envoyés  des  différentes  pro- 
vinces de  Chine.  Grande  fut  la  joie  de  cette  petite 
famille  à  l'arrivée  de  ces  deux  confrères.  On  s'em- 
brassa très  cordialement  et  l'on  échangea  les  nouvelles, 
les  communications  diverses  :  les  uns  apportaient  les 
bénédictions  et  les  encouragements  de  Paris,  de  Rome, 
de  l'Europe  chrétienne;  les  autres  parlaient  de  leurs 
missions,  racontaient  le  zèle,  l'intrépidité,  les  combats 
de  leurs  frères;  enfin  ils  faisaient  part  des  succès  de 
l'œuvre  de  Dieu, de  leurs  craintes  et  de  leurs  espérances. 

Mais  les  saints  sont  avares  de  leurs  instants,  ils 
savent  qu'ils  n'ont  que   peu   de  temps  pour  opérer  et 

I.  Macao,  à  vingt  lieues  de  Canton,  appartient  aux  Portugais 
depuis  trois  siècles  (IjSO).  Le  pape  Alexandre  VIII  en  fit  le  siège 
d'un  évêché  en  1G90.  Depuis  vingt  ans  celte  ville  est  bien  déchue 
de  son  ancienne  prospérité. 


—   112  — 

encore  ce  temps  appartient-il  à  Dieu  et  aux  âmes  pour 
lesquelles  ils  ont  tout  quitté  :  le  lendemain  il  fallut  dis- 
tribuer les  rôles  aux  m  mi  veaux  arrivés.  La  mission  de 
Pékin  demandai!  un  missionnaire  ;  le  séminaire  de 
M acao  en  demandait  un  autre.  M.  Torrette  ne  pouvant 
tout   seul    faire   face  a   l'éducation    des    séminaristes. 

Nous  invoquâmes  l'Esprit-Saint,  dit  Mgr  Mouly  \ 
nos  noms  fuient  mis  dans  une  mue,  on  tira  au  sort.  Le 
sort,  ou  plutôt  la  Providence,  me  désigna  pour  Pékin, 
elle  désigna  M.  Danicourt  pour  le  séminaire  interne  de 
Macao. 

Alors  chacun  se  mit  à  l'œuvre,  M.  Mouly  s'appliqua  a 
l'étude  de  la  langue  el  des  usages  chinois  ;  M.  Danicourt 
repril  le  rude  labeur  de  professeur  "le  quatrième. 

\1 .  Mouly  qui,  dans  une  lettre  adressée  a 
M.  Le-go,  en  dite  du  15  novembre  1834,  nous  fait  con- 
naître la  personnel   du    séminaire  de  Macao.  «   Notre 

maison  se  c pose  de  quatre  prêtres  :   M.  Torrette, 

supérieur,  M.  Danicourt  el  deux  chinois,  MM.  Ly  et 
Tchiou.  M.  Danicourt  partage,  avec  M.  le  supérieur,  le 
si  iiu  de  formel  nos  jeunes  novices  chinois  et  se  consacre 
tout  entier  a  leur  éducation  :  il  fait  trois  larjour, 

deuzde  latin  et  une  d'Ecriture  sainte.  C'est  M.  le  supé- 
rieur qui  donne  les  leçons  de  philosophie  et  de  théo- 
logie. MM.  Lj  et  Tchiou  enseignent  tout  ce  qui  regarde 
la  langue  chinoise;  ils  s'occupent  aussi  d'entendre  les 
cniil'rssi,,iis  ,!,.  bon  nombre  de  Chinois  et  de  Chinois 
Notre  noviciat  va  très  bien.  Nos  jeunes  novices  sonl  eu 
ce  moment  au  nombre  de  treize,  et  nous  en  attendons 
plusieurs  autres  de  l'intérieur;  ils  sonl  d'uni'  grande 
édification,  d'une  piété  angéliquc  et  d'une  docilité  admi- 
rable.   Sous  ce   rapport,   je   vous    assure   qu'ils  ne  le 


t.  Discours  prononcé  par  filgi   Itouly,  évêque  de  Pékin,  dans 
l'église  d'Authie,  li   i  '  octobre  1861, 


—  113  — 

cèdent  en  rien  aux  séminaristes  de  notre  maison  de 
Paris.  Vous  seriez  Louché  de  voir  quelle  sainte  ardeur 
ils  ont  pour  l'oraison  et  pour  les  exercices  de  piété 
et  quel  goût  ils  trouvent  dans  toutes  les  choses  de  piélé; 
ils  ajoutent  a  cela  une  gaieté  douce  et  aimable,  et  beau- 
coup de  zèle  pour  se  former  à  la  science,  » 

Ce  rôle  d'apôtre  enseignant  est  bien  petit  aux  yeux  du 
monde,  mais  il  est  grand,  sublime  aux  yeux  de  Dieu, 
comme  aussi  il  esl  essentiel  et  capital  aux  veux  de  la 
religion.  Avant  que  l'apôtre  évangélise,  régénère  les 
âmes,  il  doit  être  instruit,  préparé,  formé  pour  cette 
grave  et  sainte  mission  :  ce  rôle  d'initiateur  appartient 
au  professeur  il»'  séminaire,  ce  fut  celui  de  M.  Danicourt, 
pendant  les  huit  années  qu'il  passa  dans  la  maison  de 
Macao.  Vingt  prêtres  chinois  sont  sortis  de  ce  noviciat, 
de  ce  travail  patient  de  formation  ;  et  ces  vingt  prêtres 
furent  les  modèles,  L'honneur  du  sacerdoce  en  Chine.  A 
RI.  Danicourl  revient  une  large  part  dans  cette  mission 
de  préparer  l'avenir  ;  il  en  comprenait  toute  la  portée  ; 
tout  son  espoir  était  dans  la  semence,  dira  un  jour  son 
illustre  panégyriste,  spesin  semine!  Aussi  leshuit  années 
écoulées  à  Macao  doivent  être  comptées  au  nombre  des 
plus  fécondes  de  sa  vie  en  œuvres  de  salut.  Mais  n'anti- 
cipons point,  ne  cueillons  pas  les  fruits  avant  leur  matu- 
rité, n'oublions  pas  que  nous  ne  sommes  qu'au  début  de 
sa  carrière  de  professeur  de  séminaire. 

Malgré  tout  ce  que  le  professorat  offre  de  pénible,  il  a 
néanmoins  son  coté  consolant  qui  est  avant  tout  dans 
la  manière  dont  les  élèves  répondent  au  dévoûment  du 
maître,  dans  leurs  efforts,  leurs  succès,  leur  progrès 
dans  la  vertu  et  la  piété.  Parfois  aussi  vient  s'adjoindre 
une  autre  compensation  que  nous  ferons  ressortir  d'au- 
tant plus  volontiers  qu'elle  est  assez  rare  chez  bon 
nombre  d'élèves,  la  reconnaissance. 

M.  Danicourt  s'est  toujours  plu  à  relever,  dans  ses 

8 


—  114  — 

lettres,  les  consolations  qu'il  goûtait  au  milieu  de  ses 
élèves,  témoin  celle  qu'il  écrivait  à  M.  Etienne,  procu- 
reur général  de  la  Congrégation,  le  [5  septembre  18'i.*). 
Vous  sommes  parfaitement  satisfaits  de  nos  jeunes 
Chinois.  Nous  eo  avons  en  ce  moment  quinze.  Leur 
piété  édifie  tous  ceux  qui  en  sont  témoins.  Mgr  Cour- 
vesy,  à  qui   nous  les  avons  présentés  deux  fois,  pour 
qu'il  leur  donnai   sa  bénédiction,  a  été  charmé  de  leur 
bonne  tenue  et  de   leur  modestie.  Ils  travaillent  avec 
beaucoup  d'ardeur.  Leurs  progrès  dans  la  science  sont 
toujours    en    proportion    de  leur    avancement    dans   la 
vertu.  Je  vous  assure  qu'ils  me  donnent  des  conso- 
lations qui  me  font  bien  oublier  ma  peine  et  ma  sollici- 
tude pour   les   former.  Je  vois  <'ii   eux  de  bien  belles 
espérances  poui  la  religion  en  Chine.  » 

Od  a  dit  que  l'ingratitude  esl  un  «les  grands  vices  du 
(lliinois  :  cette  assertioo  esl  vraie  du  chinois  païen  : 
mais  le  cœur  du  Chinois  converti  s'ouvre  à  la  reconnais- 
sance aussi  facilement  que  tout  autre  ;  nous  allons  en 
fournir  la  preuve  dans  les  deux  extraits  suivants  : 


Extrait  d'une  leti  séminaristes  danois  du  noviciat  de 

Macao  à  M.  le  Supérieur  général  de  la  Congrégation  de 
la  Mission. 

Macao,  le  14  janvier  183G. 

«...  Nous  ne  pouvons  être  assez  reconnaissants  en- 
vers nos  livs  honorés  pères  Torrette  et  Danicourt  qui 
ont  pour  nous  l'affection  d'un  tendre  père  pour  ses 
enfants.  Ils  nous  forment  aux  vertus  qui  font  l'esprit 
des  missionnaires,  et  aux  exercices  que  cet  état 
exige,  sans  se  rebuter  jamais  ni  de  nos  mœurs  rudes,  ni 
de  nos  conversations  grossières.  Ils  sont  continuelle- 
ment auprès  de  nous  et  de  nos  missionnaires  de  Chine. 


—  115  — 
Envoyant  tant  de  bonté,  noua  ne  doutons  point  qu'ils 
ne  soient  récompensés  dans  le  ciel  de  leur  amour  pour 
Dieu  .» 


Extrait  (Tune  lettre  des  étudiants  de  Macao  aux  étudiants 
de  la  maison  mère  de  Paris. 

Macao,  le  3  décembre  1836. 
Nos  bien-aimés  frèi 

«  ...  Oh!  que  notre  contentemenl  et  notre  joie  furent 
grands  braque  nous  vîmes  notre  H.  P.  Peschaud  qui 
est  arrivé  depuis  peu  !  <j u«>  nous  sommes  heureux  de 
posséder  les  lili.  IT.  Torrelte,  notre  supérieur,  Dani- 
court,  notre  professeur  et  directeur,  Guillet  et Faivre  ! 
.Nous  les  aimons  beaucoup  et  nous  les  chérissons  à 
cause  de  leur  piété,  de  leur  gaieté  el  de  leur  ponctuelle 
observation  de  uos  règles,  ce  qui  est  pour  nous  un 
grand  sujel  d'édification.  » 

Nous  sommes  heureux  de  joindre  à  ces  témoignages 
une  appréciation  bien  autrement  grave,  celle  du  véné- 
rable Perboyre,  martyr.   Arrivé  à  Macao  en  -1835,  ce 

saint  missionnaire  y  séjourna  quelque  temps,  et  put 
juger  par  lui-même  de  l'état  de  cette  maison;  voici  ce 
qu'il  en  écrivait  l'année  suivante  :  «  Le  plus  bel  ordre  et 
la  plus  parfaite  régularité  régnent  dans  notre  maison  : 
prêtres,  séminaristes,  jeunes  aspirants,  tout  y  con- 
tribue. Si  les  saintes  pratiques  de  l'ancien  Saint-Lazare 
avaient  pu  se  perdre  en  France,  on  les  aurait  retrouvées 
vivantes  au  fond  de  la  Chine.  Grâce  aux  soins  de  M.  Da- 
nicourt,  nos  jeunes  Chinois  ont  fait  des  progrès  éton- 
nants dans  la  langue  latine,  qu'il  parlent  bien  mieux 
que  ne  le  feraient  la  plupart  des  élèves  des  séminaires 
d'Europe.  » 


—  116  — 

La  pensée  et  le  cœur  de  M.  Danicourt  n'étaient  pas 
seulement  au  milieu  de  ses  élèves  à  qui  il  se  dévouait 
tout  entier  ;  il  aimait  à  les  porter  plus  loin,  à  la  suite  de 
ses  confrères  qui  combattaient  dans  la  plaine  et  se 
trouvaient  en  butte  à  tous  les  périls  de  l'apostolat.  Il  ne 
perdait  pas  un  instant  de  vue  l'état  des  missions;  ses 
lettres  sont  remplies  de  cette  préoccupation;  on  voit 
dans  toutes  que,  malgré  le  bien  qu'il  fait  à  Macao,  il 
n'est  pas  dans  son  véritable  milieu.  Les  murs  d'un  sémi- 
naire sont  un  horizon  trop  restreint  pour  son  zèle.  On  a 
beau  se  le  représenter  comme  un  excellent  professeur; 
chez  lui,  le  missionnaire  prime  le  professeur. 

Ses  appréciations  sur  la  Chine,  les  consolations,  les 
craintes,  el  aussi  les  espérances  que  donnenl  les  missions 
fi  r.iic  époque  sont  résumées  dans  les  lettres  qui 
suivent  : 

Lettre  adressée  à  M.  Debrie,  curé  <V Authie. 

Macao,  le  Lu  novembre  1834. 
Mon  cher  Monsieur  Debrie, 

«  Je  vous  ai  promis  dans  la  dernière  lettre  que  j'ai 
écrite  à  mes  parents  de  vous  envoyer  quelques  détails 
édifiants  sur  notre  mission  de  Chine.  Ce  que  je  vous 
écris  aujourd'hui  n'a  trait  qu'indirectement  à  notre 
mission. 

«  Une  catastrophe  épouvantable,  qui  vient  d'arriver 
en  Chine,  et  qui  nous  a  tous  frappés  de  stupeur,  fera 
l'objet  principal  de  cette  lettre. 

Mais  avant  de  vous  parler  d'un  fait,  dont  on  ne 
voit  pas  d'exemple  dans  toute  l'antiquité,  je  crois  devoir 
vous  faire  quelques  réflexions  sur  les  malheurs  qui 
pèsent  sur  la  Chine  depuis  six  à  sept  ans. 

«  La  main  de  Dieu  s'appesantit  sur  ce  peuple  d'une 


—  117  — 

manière  terrible  ;  les  fléaux  succèdent  aux  fléaux.  J'ai 
dit  à  mes  parents  quelques  mots  sur  l'inondation  qui  a 
ravagé,  dans  Les  années  1831  et  1832,  un  grand  nombre 
de  provinces.    Au  commencement  de    cette   année,  la 
famine  s'est  élemlne  dans   la  province  de  Nankin.  Ce 
sont  autant  de  châtiments  que  la  main  de  Dieu  répand 
sur  celte  nation,  dont  l'empereur,  les  gouverneurs  et  les 
mandarins  s'obstinent  ù  repousser  la  religion  catholique 
et  à  persécuter   les  chrétiens.  Un   édit  favorable    à  la 
religion  serait  le    signal  d'une  foule   innombrable  de 
conversions.  Vous  pouvez  juger  des  dispositions  de  ce 
peuple  pour    embrasser   la   religion,  d'après  le  grand 
nombre  de  chrétiens  qu'il  y  a  dans  les  provinces  et  qui 
persévèrent  dans   la  foi,  malgré  les  édits   annuels  qui 
émanent  de    la  cour   de   Pékin,  malgré  les   vexations 
exercées  contre  eux  par  les  mandarins,  malgré  la  sur- 
veillance active  de    ce  grand   nombre  de  satellites  qui 
secondent,  avec  une  sorte  de  cruauté,  l'insatiable  cupidité 
des  mandarins.  Dieu,  par  tant  de  malheurs  qu'il  verse 
sur  cet  immense  empire  (l'empire  chinois,  y  compris 
les  pays  tributaires,  est  plus  vaste  que  ne  l'était  celui  des 
Romains),  a  sans  doute  le  dessein  de  le  forcer  à  tolérer 
la  religion,  et  je  puis  avancer,  sans  crainte  de  me  trom- 
per, que  ce  peuple   innombrable  touche  à  sa  fin,  si  la 
religion  ne  ferme  les  deux  plaies  que  lui  a  faites  la  cupi- 
dité européenne.  Je  veux  parler  de  X opium.  Vous  aurez 
une  idée  des  ravages  que  fait  sur  le  physique  des  Chinois 
cette  liqueur  meurtrière,  lorsque  vous  saurez  que  les 
Anglais  seuls  en  vendent  chaque  année  à  Lyntin,  petite 
île  à  une  vingtaine  de  lieues  de  Canton,  pour  15  à  16  mil- 
lions. Cette  liqueur,  dont  les  effets  tuent  la  constitution 
de  l'homme,  circule  dans  toutes  les  provinces  de  Chine; 
et  quoique  son  importation  y  soit  expressément  défen- 
due, les  mandarins  et  les  marchands,  quand  ils  peuvent 
le  faire  en  secret,  ne  laissent  pas  d'en  user  et  d'en  favo- 


—  118  — 

riser  le  transport.  C'est  la  première  plaie  dont  je  vous  ai 
parlé  plus  haut,  et  ses  effets  opèrent  une  telle  révolu- 
lion  sur  ceux  qui  en  usent,  qu'à  les  voir  dans  la  rue  ou 
sur  les  places  publiques,  on  les  prend  pour  des  hommes 
qu'un  mal  invétéré  mine  depuis  longtemps. 

«  La  seconde  plaie  qui  n'est  que  la  conséquence  de  la 
première,  «'est  la  pauvreté  de  ce  peuple.  Quand  une 
aation,  quelque  riche  qu'oD  la  suppose,  prodigue  chaque 
année  15  millions  de  piastres  (faites  attention  que  la 
piastre  vaut  5  francs  el  plus)  el  cela  pour  une  liqueur 
qui  désorganise  toul  L'homme,  il  n'est  pas  difficile  de 
croire  qu'elle  s'épuise  en  peu  d'années.  Aussi  la  moindre 
hausse  du  riz,  principale  nourriture  des  Chinois,  suffit 
pour  les  mettre  en  proie  aux  horreurs  de  la  famine.  Or 
je  dis  que  la  religion  seule  peut  fermer  ces  deux  plaies 
mortelles.  Certainement  la  cupidité  au  peuple  marchand 
se  jouera  de  L'extermination  de  toute  une  nation,  poun  u 
qu'elle  ail  de  quoi  remplir  ses  coffres. 

Si,  d'un  autre  enté,  la  aation  eliinoiso  renonce  à  son 
peu  l'haut  furieux  pour  L'opium,  ce  ne  sera  que  lorsqu'une 
génération  toul  entière  se  sera  épuisée  et  quant  au  corps 
et  quant  aux  richesses.  Que  deviendront  donc  les  rejetons 
de  cette  génération  infirme  et  mendiante  ?  Ils  ne  peuvent 
aboutir  qu'à  une  destruction  totale. 

«  Il  n'y  a  donc  que  la  religion  qui,  ouvrant  les  yeux  à 
ce  peuple  idolâtre,  lui  fera  voir  dans  l'usage  de  cette 
liqueur  empoisonnée,  la  violation  du  précepte  divin. 
intimé  à  l'homme  par  son  Créateur:  «  Non  occidcs,  tu 
ne  tueras  point,  d 

«  Nous  avons  bien  dans  nos  parages  des  ministres 
protestants;  mais  leur  morale  facile,  leur  morale  lucra- 
tive, leur  morale  politique  n'a  jamais  réclamé  contre 
ces  excès  de  la  cupidité  anglaise.  Leur  activité,  car  ils 
n'en  ont  que  trop,  consiste  à  distribuer  des  bibles 
traduites  en  tous  les  idiomes  des  Indes.  Les  colporteurs 


—  119  — 

rie  res  bibles  tronquées,  où  la  parole  de  Dieu  est  revêtue 
de  baillons  dégoûtants;  que  dis-je  ?  où  la  parole  de  Dieu 
n'est  plus  la  parole  de  Dieu,  mais  est  remplacée  par  les 
interprétations  d'un  cerveau  en  délire,  ces  colporteurs, 
semblables  aux  douaniers  des  ports,  visent  chaque 
navire  qui  entre  dans  la  rade,  et  distribuent  à  pleines 
mains  des  bibles  gratis,  non  pro  Deo,  certainement,  sed 
pro  diabolo.  Car  rien  ne  démontre  mieux  une  œuvre  de 
ténèbres,  que  ces  colportages  de  bibles,  dont  les  pages 
faussées  servent  d'enveloppes  aux  cigares,  de  tapisserie 
aux  maisons  indiennes  etebinoises,  enfin  sont  déposées 
dans  les  latrines  pour  les  dernières  nécessités  de  la 
nature.  Voilà  l'estime  qne  Ton  fait,  voilà  le  cas  que  l'on 
tient  de  ces  bibles  imprimées  à  grands  frais  et  dont  les 
colporteurs  tendent  sur  les  navires  une  main  suppliante 
pour  recevoir  quelques  biscuits. 

K  J'en  viens  maintenant  au  principal  sujet  de  ma  lettre. 
Il  s'agit  d'un  tremblement  de  terre  qui  a  eu  lieu  en 
Chine...  » 

Malgré  tout  l'intérêt  qu'offre  le  récit  d'événements 
tragiques,  mêlé  des  réflexions  du  saint  missionnaire, 
nous  ne  le  reproduirons  pas  attendu  qu'il  n'y  est  question 
ni  de  Macao,ni  des  missions  des  Lazaristes.  Il  termine  sa 
lettre  à  M.  Debrie  en  se  recommandant,  lui  et  les  siens, 
aux  prières  des  habitants  d'Auihie. 

Lettre   <h  M.  Danicourt  à  la    révérende  sœur  Boult, 
supérieure  générale  '/es  Filles  de  la  Charité. 

Macao,  le  14  septembre  1833. 
«  Ma  très  honorée  Sœur, 
«  La  grâce  de  Notre-Seigneur  soit  toujours  avec  nous! 
u  Peut-être  serez-vous  surprise  de  recevoir  une  lettre 
venant   de   Chine  et  de  la  part  d'un  missionnaire  qui 


—  120  — 

jusqu'à  présent  n'a  eu  aucune  relation  avec  vous.  Mais 
il  suffit  que  nous  soyons  les  enfants  du  même  père  pour 
que  tout  sujet  d'étonnement  disparaisse.  Poussé  par  un 
sentiment  qui  me  presse  depuis  quelque  temps  de  vous 
écrire,  j'y  ai  cédé  aujourd'hui  ;  et  je  pense  que  ce  que  je 
vous  dirai  sur  la  mission  qui  est  confiée,  dans  l'Empire 
chinois,  aux  enfants  de  celui  qui  fut  un  des  plus  zélés 
missionnaires  qui  aient  paru  dans  l'Eglise  de  Jésus- 
Christ,  non  seulement  vous  intéressera  beaucoup,  mais 
encore  vous  inspirera,  ainsi  qu'à  toutes  les  autres  sœurs 
dont  Dieu  vous  a  choisie  pour  supérieure,  un  zèle  plus 
ardent  et  un  intérêt  plus  vif  encore  pour  des  infortunés  qui 
gémissent  sous  le  poids  de  leur  misère,  pour  des  mal- 
heureux qui  sont  sous  la  tyrannie  du  prince  des  ténèbres  ; 
enfin  pour  des  frères  en  Jésus-Christ,  que  le  Dieu  de 
toute  justice  fait  passer  parle  creuset  des  tribulations, 
afin  de  les  trouver  dignes  des  récompenses  éternelles, 
lorsqu'il  les  retirera  de  cette  vallée  de  larmes  où  ils 
passent  des  jours  remplis  d'amertume. 

«  Les  trois  provinces  confiées  à  nos  soins  ont  été  les 
années  dernières  le  théâtre  de  plusieurs  fléaux  à  la  fois  : 
les  inondations,  la  peste,  la  famine  ont  pesé  sur  elles 
d'une  manière  terrible.  Je  pense  que  vous  avez  eu 
connaissance  de  ces  différents  malheurs  :  cependant,  je 
crois  devoir  revenir  sur  ces  calamités,  non  pour  vous 
attrister,  mais  pour  vous  engager  à  prier  le  Dieu  de  toute 
bonté  et  de  toute  miséricorde,  de  donner  à  ses  enfants 
qu'il  éprouve  la  patience  qui  leur  est  nécessaire  pour 
supporter  leurs  maux,  avec  résignation  à  sa  volonté 
toute  sainte,  et  d'ouvrir  les  yeux  à  cette  foule  immense 
de  païens  qui,  aveuglés  par  leurs  passions,  préfèrent 
porter  le  joug  du  démon  à  la  loi  si  douce  et  si  remplie 
de  consolations  pour  ceux  qui  y  sont  fidèles. 

«  A  la  vue  des  maux  sans  nombre  qui  affligent  la 
Chine,  il  semble  que  le  Seigneur  veut  forcer  en  quelque 


—  121  - 

sorte  cet  empire  immense  à  abjurer  ses  anciennes 
erreurs  et  à  le  reconnaître  pour  le  seul  Dieu,  le  seul 
maître  du  ciel  et  de  la  terre. 

«  Partout  son  bras  puissant  fait  éclater  des  prodiges  ; 
partout,  comme  autrefois  en  Egypte,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  reconnaître  son  doigt.  M.  Rameaux  a  failli 
être  victime  de  la  méchanceté  d'un  païen.  Ce  malheu- 
reux, portant  sur  lui  les  noms  des  chrétiens  de  tout  un 
district,  se  rendait  chez  le  mandarin  pour  le  dénoncer. 
Mais  aussi,  d'un  autre  côté,  la  justice  de  Dieu,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi,  était  à  ses  trousses.  La  mort  le  saisit 
avant  qu'il  exécutât  son  projet  infernal  :  il  expira  subi- 
tement en  chemin,  et  la  liste  des  chrétiens  fut  trouvée 
sui  'ui  dans  un  morceau  de  bambou. 

«  Un  faux  frère,  poussé  par  une  méchanceté  plus  cri- 
minelle encore,  voulut  aussi  dénoncer  M.  Rameaux  ; 
mais  une  mort  subite  fut  le  salaire  affreux  de  son  noir 
dessein. 

«  Un  de  nos  confrères  chinois,  poursuivi  par  les  sa- 
tellites, se  réfugia  dans  la  famille  de  M.  Ly,  l'un  des 
quatre  Chinois  qui  ont  été  à  Paris  en  1829.  La  mère  de 
M.  Ly,  cette  femme  éminemment  pieuse  et  digne  d'être 
proposée  comme  modèle  aux  mères  chrétiennes,  était 
dangereusement  malade.  Le  missionnaire  arriva  à  temps 
pour  lui  administrer  les  derniers  sacrements  ;  et  son 
âme,  nous  n'en  doutons  pas,  est  allée  se  réunir  au  Dieu 
qu'elle  avait  aimé  de  tout  son  cœur.  Sa  mort  précieuse 
arriva  le  jour  de  la  Nativité  de  la  sainte  Vierge. 

«  Un  dominicain  espagnol  fut  reconnu  en  allant 
administrer  une  chrétienté  dans  la  province  de  Fo-Kien. 
Il  fut  pris  et  conduit  chez  le  mandarin  qui  le  fit  jeter 
dans  un  cachot  obscur  où  il  eut  à  souffrir  de  la  faim  et 
de  la  soif.  Pour  comble  de  souffrances,  il  fut  mis  entre 
les  mains  d'un  geôlier  barbare  qui  se  plaisait  à  le  tor- 
turer de  la  manière  la  plus  cruelle.  Mais  Dieu  ne  tarda 


122  

pas  de  venir  au  secours  de  son  fidèle  ministre,  et  à  faire 
éclater  sa  justice  ;  car  cet  homme  féroce  expira  subite- 
ment sous  les  yeux  des  autres  prisonniers,  qui  furent 
frappés  de  cette  mort  soudaine  comme  d'un  coup  de 
foudre  :  tous  y  virent  une  punition  du  ciel.  En  effet,  ce 
malheureux  tomba  mort  un  instant  après  avoir  torturé 
le  missionnaire.  Bientôt  le  bruit  de  cette  mort  se  répan- 
dit dans  la  ville  et  parvint  aux  oreilles  du  mandarin. 
Celui-ci,  redoutant  pour  lui-même  un  sort  pareil,  donna 
la  liberté  au  missionnaire,  moyennant  une  certaine 
somme. 

«  M.  Bertrand,  des  missions  étrangères,  entré  en 
Chine  sur  la  fin  de  Tannée  dernière,  fut  reconnu  non  loin 
de  Canton.  Déjà  les  Chinois  s'attroupaient  autour  de  lui; 
déjà  on  allait  le  saisir  :  mais,  ô  mon  Dieu,  que  vous  êtes 
bon  envers  ceux  qui  sacrifient  tout  pour  vous,  et  que 
vous  leur  donnez  déjà  ici-bas  des  marques  sensibles  de 
cet  amour  immense  dont  vous  les  inondez  dans  le  ciel  ! 
Vous  avez  permis  que  le  feu  prit  à  une  maison  voisine 
afin  de  dissiper  cette  multitude  qui  en  voulait  à  celui  que 
vous  aimez,  et  afin  de  laisser  un  libre  passage  au  pas- 
leur  que  vous  envoyiez  pour  vos  brebis  et  sauver 
celles  que  l'ennemi  de  tout  bien  vous  a  ravies.  Ainsi 
fut  sauvé  M.  Hertrand.il  serait  bien  aveugle  celui  qui 
ne  verrait  là  qu'un  effet  du  hasard.  Le  hasard  est  un 
mot  qui  ne  signifie  rien.  Tout  au  ciel  et  sur  la  terre  se 
fait  par  Tordre  ou  la  permission  de  Dieu  :  le  cheveu  qui 
tombe  de  notre  tête  comme  la  feuille  que  le  vent  em- 
porte dépendent  autant  de  sa  volonté  suprême  que  le 
cours  du  soleil  et  des  autres  astres,  que  les  flots  de  la 
mer  qui  ne  dépassera  jamais  la  limite  qui  lui  a  été 
tracée. 

a  M.  Mouly,  notre  cher  confrère  et  mon  compagnon 
de  voyage,  est  entré  en  Chine  au  mois  de  février  der- 
nier, par  la  voie  de  Canton.  Il  semble  que  Dieu  ait  fermé 


—  123  — 

les  yeux  aux  nombreux  satellites  qui  couvrent  cette  voie 
périlleuse,  car  il  ne  lui  est  rien  arrivé  de  fâcheux  dans 
sa  route,  et  il  a  eu  la  satisfaction  bien  douce  de  passer 
les  fêtes  de  Pâques  avec  M.  Rameaux  dans  la  province 
de  Hon-Kouang.  Xous  le  croyons  déjà  arrivé  dans  notre 
maison  de  Tartarie,  à  six  cents  lieues  de  Macao.  Ce  sont 
là  des  faits  notoires  et  patents  ;  mais  combien  d'autres 
protections  spéciales,  combien  d'autres  dangers  évités 
sans  que  nous  en  ayons  connaissance  et  dont  les  mis- 
sionnaires eux-mêmes  ne  s'aperçoivent  pas,  mais  que 
Dieu  découvrira  à  ses  élus  lorsqu'il  les  appellera  à  lui. 

«  La  Providence  veille  sans  cesse  sur  nos  pas  :  que  de 
dangers,  que  d'accidents  auxquels  nous  échappons  sans 
nous  en  apercevoir  !  Bénie  soit  à  jamais  cette  divine 
Providence  qui  nous  porte  dans  ses  bras  comme  de 
petits  enfants  ;  mais  c'est  surtout  envers  les  mission- 
naires qu'elle  envoie  parmi  les  fidèles,  que  ses  soins 
sont  tendres  et  assidus. 

«  Quelle  joie  nous  avons  éprouvée  en  voyant  arriver 
ici  un  si  grand  nombre  de  bons  missionnaires  français 
qui,  fidèles  à  suivre  la  voix  qui  les  appelle,  quittent  tout 
ce  qu'ils  ont  de  plus  cher  et  s'exposent  à  mille  dangers 
sur  mer  et  sur  terre  pour  procurer  la  grâce  de  Dieu  et 
le  salut  des  âmes.  Nous  sommes  ici  treize  missionnaires 
français,  dont  six  sont  destinés  pour  la  Chine.  Il  y  en 
est  entré  six  l'année  dernière.  D'après  cela,  ne  semble- 
t-il  pas  que  Dieu  a  des  desseins  de  miséricorde  sur  cet 
empire,  le  plus  ancien  que  l'on  connaisse,  mais  aussi  le 
plus  enraciné  dans  les  superstitions  de  tous  les  genres. 
Oui,  il  semble  que  Dieu  veut  renouveler  la  face  de  cette 
terre  idolâtre.  Les  châtiments  qui  pèsent  sur  elle  depuis 
plusieurs  années  ne  serviront  pas  peu  à  ouvrir  les  yeux 
de  tant  d'aveugles  aux  lumières  de  la  foi.  Partout  les 
païens  remarquent  que  les  mandarins  qui  ont  persécuté 
les  chrétiens  ont  une  fin  qui  n'annonce  que  trop  visible- 


—   i-24  — 

ment  un  châtiment  d'en  haut.  Ceux  de  la  province  où 
réside  M.  Rameaux  avouent  que  depuis  la  dernière  per- 
sécution, dans  laquelle  .M.  < "Jet,  notre  confrère,  a  reçu 
la  palme  du  martyre,  ils  ont  toujours  été  affligés  par 
quelque  fléau  tel  que  la  peste,  la  famine,  les  inonda- 
tions, etc.,ei  ils  ajoutent  que,  depuis  son  arrivée,  ils  com- 
mencent à  respirer.  Ohl  quand  viendra  L'heureux  mo- 
ment où  notre  sainte  religion  sera  libre  en  Chine  !  Que* 
de  chrétiens  abandonnés  seraient  nourris  du  pain  delà 
parole  divine  !  <Ju«'  de  païens,  qui  n'ont  pas  encore 
entendu  la  bonne  nouvelle,  se  convertiraient  au  Dieu 
qu'ils  ont  méconnu  jusqu'à  ce  jour  !  Mais  surtout  que 
d'enfants  infortunés,  qui  ne  voient  le  jour  que  pour 
mourir  misérablement,  seraient  sauvés!  Et  ce  que  je  ne 
puis  dire  sans  avoir  le  rieur  déchiré,  trente  mille  enfants, 
qni périssent  chaque  année  en  Chine,  seraient  recueillis 
et  baptis  l  -  petites  créatures  sont  jetées  à  la  voirie, 
dans  les  fossés  où  ils  deviennent  la  proie  des  animaux 
carnassiers. 

«  A  Pékin,  Us  Bont  exposés  dans  les  nies  :  passe  un 
tombereau  où  on  les  met  pêle-mêle;  et  les  soins  qu'on 
donne  à  ceux  qui  vivent  encore  sont  plutôt,  en  quelque 
sorte,  pour  prolonger  leur  agonie  que  pour  les  rappeler 
à  la  vie. 

Je  ne  doute  pas,  ma  très  honorée  sœur,  que  ce 
tableau  affligeant  ne  fasse  sur  vous  et  sur  les  autres 
sœurs  qui  liront  cette  lettre,  la  plus  vive  impression. 
S'il  vous  était  donné  de  voler  au  secours  de  tant  d'infor- 
tunes, vous  renouvelleriez  en  Chine  le  beau  spectacle 
que  la  grâce  du  Seigneur  vous  fait  donner  aux  yeux  de 
toute  la  France.  Le  ministère  admirable  que  Dieu  vous 
a  confié  n'est  point  inconnu  en  Chine.  Ici,  nos  jeunes 
gens,  dont  quelques-uns  ont  été  les  témoins  du  courage 
et  de  la  charité  que  Dieu  vous  inspire,  nous  parlent  bien 
souvent  de  vous. 


—  125  — 

«  Oh!  qu'ils  désirent  ardemment  qu'une  si  belle  insti- 
tution existe  en  Chine!  quand  viendra  le  moment  où 
tant  de  pauvres  enfants  ne  perdront  plus  corps  et  àme 
tout  à  la  fois  ?  Ilàtons-le  par  de  ferventes  prières;  peut- 
être  n'est-il  pas  loin. 

<l  L'association  de  la  Propagation  de  la  foi,  que  Dieu  a 
suscitée  en  France  pour  le  salut  des  peuples  infidèles,  se 
réjouira  peut-être  un  jour  d'avoir  été  l'instrument  de  la 
conversion  de  la  Chine  et  d'autres  royaumes  '.  Une 
sainte  ardeur  se  communique  de  proche  en  proche 
parmi  les  ecclésiastiques  de  France,  et  les  vocations  au 
ministère  apostolique  se  déclarent  dans  presque  toutes 
les  provinces.  Honneur  au  clergé  français  !  Après  avoir 
supporté  avec  un  courage  héroïque  la  plus  allreuse  tem- 
pête  qui  se  soit  peut-être  jamais  déchaînée  contre  notre 
sainte  religion,  le  voilà  maintenant  qui  étend  sa  charité 
jusqu'aux  extrémités  du  monde  ;  aucun  peuple  n'est 
étranger  aux  ell'usions  de  cette  charité  en  quelque  sorte 
sans  bornes. 

a  Avant  de  terminer  ma  lettre,  j'ai  quelque  chose  à 
vous  dire  sur  notre  position  à  Macao  et  sur  les  jeunes 
gens  que  nous  élevons.  Vous  n'ignorez  pas  sans  doute 
que  les  procureurs  des  missions  ont  été  chassés  de  cette 
ville  ;  mais  ils  y  sont  rentrés  de  nouveau  d'après  une 
permission  du  vice-roi  de  Goa.  Dieu  a  permis  ce  contre- 
temps pour  en  tirer  du  bien,  car  le  coup  qu'on  avait 
voulu  porter  aux  procureurs  leur  a  tourné  à  bonheur. 
Nous  espérons,  d'après  les  dispositions  présentes  du 
gouverneur,  et  surtout  d'après  les  démarches  que  le 
ministère  français  fait  à  la  cour  du  Portugal,  nous  espé- 
rons, dis-je,  que  désormais  nous  serons  tranquilles  à 
Macao. 


i.  L'œuvre  admirable  de  la  Sainte-Enfance  n'était  pas  encore 
fondée.  V.  plus  loin. 


—  126  — 

«  Notre  séminaire  se  compose  de  treize  jeunes  gens 
chinois,  qui  nous  donnent  beaucoup  de  consolations  et 
qui  nous  font  concevoir  de  grandes  espérances  pour 
l'avenir.  Leur  ferveur,  leur  gaieté,  leur  amour  pour 
l'étude,  tout  en  eux  nous  donne  une  sorte  de  certitude 
qu'ils  seront  de  bons  missionnaires  et  de  dignes  enfants 
de  notre  saint  fondateur.  Les  trois  confrères  qui  viennent 
il»'  nous  arriver  de  France  ne  se  lassent  pas  de  les 
admirer.  Je  pense  que  dans  les  lettres  qu'ils  écriront  en 
France,  ils  ne  manqueront  pas  d'en  parler  à  notre  très 
honoré  père  M.  Salhorgne,  et  que  ce  digne  successeur 
de  saint  Vincent  tressaillira  de  joie  en  apprenant  tout 
le  bien  qu'ils  en  diront. 

Quel  plaisir  nous  avons  éprouvé  enrecevant  MM.Per- 
boyre,  Gabel  et  Perri.  Ces  Messieurs  seront  d'un  très 
grand  secours  pour  MM.  Laribe  et  Rameaux  qui  tra- 
vaillent ;i  l'œuvre  «le  Dieu  avec  un  zèle  ardent  et  un 
courage  infatigable.  M.  Hameaux,  dans  l'espace  d'en- 
viron six  mois,  a  fait  trois  cents  lieues  à  pied  pour 
visiter  les  différentes  chrétientés  qui  composent  sa  mis- 
sion. 

«  Je  vous  engage,  ma  très  honorée  sœur,  à  prier  pour 
notre  mission  et  a  engager  toutes  nos  bonnes  sieurs  à 
faire  de  même.  Oui,  priez  pour  nos  pauvres  chrétiens 
qui  ont  souvent  à  supporter  la  faim,  et  quelquefois  une 
faim  affreuse,  à  cause  des  inondations  fréquentes  qui 
ravagent  les  missions.  Dans  le  Kian-Sy,  la  famine  a  été 
si  terrible,  l'année  dernière,  que  plusieurs  en  sont  venus 
jusqu'à  manger  de  la  terre  d'une  certaine  montagne; 
cette  terre,  qu'a  vue  un  de  nos  confrères  chinois,  et  qu'il 
a  maniée,  est  blanche  et  légère.  Pour  surcroît  de  misère, 
ils  ne  l'avaient  qu'à  prix  d'argent.  Voyez,  après  cela, 
s'ils  n'ont  pas  besoin  de  prières.  Je  vous  engage  à  prier 
aussi  pour  notre  séminaire  de  Macao,  afin  que  nos 
jeunes  gens  deviennent  par  la  suite  de  bons  mission- 


—  127  — 

naires.  Ces  bons  jeunes  gens,  ayant  su  que  je  vous 
écrivais,  m'ont  prié  de  vous  présenter  leurs  respects  ainsi 
qu'à  toutes  nos  sœurs,  et  de  les  recommander  à  vos 
prières  et  à  celles  de  toutes  nos  sœurs  ;  je  vous  présente 
donc  leurs  respects  et  leur  recommandation. 

«  Nous  sommes  ici  fort  édifiés  de  la  relation  des  gué- 
risons  et  des  conversions  nombreuses  opérées  en  France 
par  la  médaille  miraculeuse.  Notre  bonne  Mère  la  sainte 
Vierge  n'a  donc  pas  abandonné  notre  coupable  patrie. 
En  effet,  peut-elle  oublier  un  royaume  qui  lui  a  été  voué 
et  consacré  par  l'un  de  nos  plus  pieux  rois  !  Nous  pen- 
sons que  les  miracles  opérés  par  le  moyen  de  cette 
médaille  serviront  à  ranimer  la  foi  dans  un  grandnombre 
de  personnes.  Nous  avons  eu  recours  à  elle  à  l'occasion 
de  plusieurs  morts  subites  qui  ont  eu  lieu  ici.  On  crai- 
gnait beaucoup  que  ce  ne  fût  le  choléra  ;  mais  il  paraît 
que  ces  morts  soudaines  provenaient  de  l'eau  fraîche 
que  ces  personnes  avaient  bue  étant  trempées  de  sueur. 
Comme  nous  avons  envoyé  de  ces  médailles  dans  nos 
missions,  nous  espérons  qu'elles  y  opéreront  quelques- 
unes  des  merveilles  qu'elles  font  en  France. 

«  Il  est  temps  de  terminer  ma  longue  lettre,  et  je  le 
fais  en  me  recommandant  à  vos  prières  et  à  celles  de 
toutes  nos  bonnes  sœurs,  qui  ont  une  grande  part  aux 
miennes  quelque  faibles  qu'elles  soient  :  c'est  une  sorte 
de  dévotion  pour  moi  que  de  prier  pour  toutes  les  sœurs 
de  la  Charité. 

«  Votre  tout  dévoué  serviteur, 

«  F.-X.  Danicourt,  i.p.  de  l.  m.  » 


—  128  — 

Extraits  d'une  autre  lettre  à  la  révérende  sœur  Boulet, 
supérieure  générale  des  Filles  de  la  Charité. 

Macao,  le  10  décembre  1837. 

«  Ma  très  honorée  Mère. 

«  Il  me  serait  difficile  de  vous  exprimer  tout  le  plaisir 
que  j'ai  éprouvé  en  lisant  votre  belle  lettre  du  15  fé- 
vrier dernier,  que  j'ai  reçue  le  30  août  suivant. 

«Je  vois  maintenant,  mieux  que  jamais,  tout  l'intérêt 
que  vous  et  toutes  nos  bonnes  sœurs  portez  à  nos  mis- 
sions de  Chine.  Je  me  réjouis  dans  le  Seigneur,  en 
pensant  aux  prières  que  vous  lui  adressez  tous  les  jours 
pour  le  succès  de  notre  sainte  religion  dans  un  empire 
où  le  démon  règne  depuis  tant  de  siècles.  J'ai  la  con- 
fiance que  le  bon  Dieu,  touché  par  vos  prières  ferventes, 
bénira  les  travaux  des  missionnaires  en  Chine,  sou- 
tiendra leur  courage  au  milieu  des  difficultés  et  des 
dangers  sans  nombre  qu'ils  éprouvent,  et  leur  enverra 
de  dignes  collaborateurs.  Hélas,  un  de  ceux  que  vous 
vîtes  partir  au  commencement  de  cette  année,  et  que 
vous  suivîtes  sans  doute  de  vos  vœux  et  de  vos  prières, 
notre  bon  confrère  espagnol,  Jean  Armand  Sempau, 
n'est  plus.  Il  est  mort  à  Singapour  dans  la  maison  de 
Messieurs  des  Missions  étrangères,  le  troisième  jour 
après  son  arrivée  dans  cette  île...  M.  Peschaud,  son 
compagnon,  nous  est  arrivé  bien  portant.  Nous  avons 
pu,  à  l'insu  du  gouverneur  portugais,  qui,  peu  de  temps 
auparavant,  avait  chassé  deux  missionnaires  italiens, 
l'aller  chercher  à  bord  et  l'introduire  chez  nous,  ainsi 
que  tous  ses  effets...  MM.  Guillet  et  Faivre,  arrivés  en 
octobre  1836,  sont  encore  ici.  Yoilà  déjà  plusieurs  mois 
que  nous  attendons  la  barque  du  Fo-Kien  pour  les 
faire  passer  dans  l'intérieur,  et  cette  barque  ne  paraît 


—  129  — 

pas  encore.  Peut-être  tardera-t-elle  longtemps  à  cause 
des  barques  mandarines  qui  couvrent  les  côtes  de  la 
Chine,  pour  empêcher  la  contrebande  de  l'opium  qui 
fait  tant  de  mal  parmi  les  Chinois,  et  qui  visitent  scru- 
puleusement toutes  les  autres  barques  qu'elles  ren- 
contrent. Au  sujet  de  l'opium,  il  faut  vous  dire  que  les 
Chinois  fument  cette  substance  empoisonnée  qui  les 
enivre,  ruine  leur  santé  et  les  rend  en  peu  de  temps 
incapables  de  rien  faire.  Une  fois  qu'ils  en  ont  contracté 
Phabitude,ils  ne  peuvent  plus  s'en  défaire,et  il  faut  qu'ils 
fument  chaque  jour  autant  de  fois  qu'ils  ont  fumé  dès  le 
principe  ;  parce  que,  s'ils  ne  le  font  pas  aux  heures  accou- 
tumées, leurs  yeux  commencent  à  couler,  leur  bouche 
rend  de  la  salive,  et  ils  finissent  par  tomber  en  défail- 
lance. Il  n'est  point  difficile  de  reconnaître  un  fumeur 
d'opium  à  sa  pâleur  et  à  sa  maigreur  extrême  ;  et  vous 
pourrez  juger  du  nombre  de  ces  squelettes  ambulants 
en  Chine,  lorsque  vous  saurez  que  les  Anglais,  les 
Américains,  les  Portugais  et  Paris  vendent  chaque 
année  aux  Chinois  de  l'opium  pour  quinze  millions  de 
piastres,  ce  qui  fait  à  peu  près  quatre-vingts  millions 
de  francs. 

«  Les  difficultés  qu'offre  la  voie  du  Fo-Kien  pour 
l'entrée  des  missionnaires  sont  bien  moins  grandes  que 
celles  qui  existent  sur  la  voie  de  Canton,  à  cause  des 
conséquences  terribles  qui  en  résulteraient  si  un  Euro- 
péen était  reconnu  passant  par  là.  Nous  ne  serions  pas 
en  sûreté  à  Macao  de  la  part  des  Chinois  parce  que  nous 
ne  comptons  pas  sur  les  Portugais  dans  un  cas  de  besoin. 
Nous  sommes  donc  gênés  de  tout  côté  pour  faire  V œuvre 
de  Dieu. 

«  Avant  de  finir,  ma  très  honorée  Mère,  je  vous  prie 
de  recevoir  mes  bien  sincères  remerciements,  pour  les 
chapelets,  les  images,  les  médailles  (miraculeuses)  que 
vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer.  Que  puis-je  vous 

9 


—  130  — 

offrir  en  échange?  Vous  ne  désirez,  je  pense,  que  des 
prières  et  des  relations  édifiantes  de  nos  missions.  Eh 
bien,  je  ferai  ce  que  je  pourrai  pour  vous  satisfaire  sur 
ces  deux  points.  Il  y  a  déjà  longtemps  que  j'ai  une  inten- 
tion particulière  pour  vous  et  toutes  nos  bonnes  sœurs, 
toutes  les  fois  que  je  dis  la  sainte  messe  ;  et  je  prends  la 
résolution  de  vous  écrire  souvent,  et  de  vous  dire  ce 
que  j'apprendrai  de  nos  missions.  Je  suis  bien  persuadé 
que,  de  votre  côté,  vous  continuerez  avec  toutes  nos 
bonnes  sœurs  de  coopérer  par  vos  prières  à  la  conver- 
sion des  Chinois.  Je  désire  que  vous  recouriez  souvent  à 
la  sainte  Vierge,  et  que  vous  la  sollicitiez,  par  de  fer- 
ventes prières,  de  s'intéresser  au  salut  de  ce  pauvre 
peuple.  Cette  tendre  Mère  écoutera  vos  prières.  C'est  un 
grand  malheur  pour  les  hommes  que  la  sainte  Vierge 
soit  si  peu  connue.  Hélas  !  faut-il  que  nous  ayons  une 
Mère  si  pleine  de  bontés,   si  riche  en  miséricordes,  si 
disposée  à  nous  faire  rentrer  en  grâces  avec  Dieu,  si 
puissante  pour  nous  soutenir  dans  la  vertu, et  que  cepen- 
dant on  la  connaisse  si  peu,  on  l'invoque  si  rarement,  si 
négligemment,  en  un  mot,  qu'on  pense  si  peu  à  elle  ! 
c'est  une  bien  grande  misère. 

«  Permettez-moi,  ma  très  honorée  Sœur,  de  vous 
présenter  les  sentiments  de  respect  et  de  reconnaissance 
que  j'éprouve  pour  vous  et  pour  toutes  nos  bonnes 
sœurs.  Je  me  recommande  d'une  manière  particulière  à 
vos  prières  et  aux  leurs,  ainsi  que  notre  séminaire  de 
Macao  et  tous  les  chrétiens  de  la  Chine,  et  vous  prie  de 
me  croire,  en  l'amour  de  Notre-Seigneur  et  de  sa  sainte 
Mère. 

«  Ma  très  honorée  Sœur, 
«  Votre  très  humble  et  très  dévoué  serviteur, 

«  Dantcotjrt.  i.  v.  d.  I.  m.  » 


—  131  — 

La  simple  lecture  de  ces  lettres  nous  révèle  autre 
chose  que  le  professeur  de  Macao  :  à  chaque  instant, 
sous  l'enveloppe  des  mots,  on  sent  vibrer  l'âme  d'un 
missionnaire  dévoré  de  zèle  pour  la  conversion  des  infi- 
dèles, déjà  rempli  de  sollicitude  pour  ces  pauvres  âmes 
qui  se  perdent  journellement  et  qu'il  désire  tant  sauver! 
A  chacun  des  passages  les  plus  saillants,  on  sent  pal- 
piter le  cœur  d'un  apôtre. 

Parmi  les  nombreux  détails  qui,  nous  aimons  à  le 
croire,  auront  frappé  le  lecteur,  il  en  est  deux  que  nous 
nous  plaisons  à  relever  :  le  premier  est  l'estime,  la 
vénération  de  M.  Danicourt  pour  les  sœurs  de  charité  : 
le  second  a  trait  à  la  médaille  miraculeuse. 

Les  sentiments  que  M.  Danicourt  nourrissait  en  son 
âme  pour  les  sœurs  de  charité  ne  dataient  point  de 
Macao.  Dès  ses  jeunes  années,  à  Montdidier,  il  avait  été 
l'heureux  témoin  des  œuvres  de  miséricorde  de  ces 
dignes  filles  de  saint  Vincent  de  Paul.  Il  ne  savait  alors 
ce  qu'il  devait  admirer  le  plus,  ou  de  cet  esprit  de  sacri- 
fice qui  les  porte  à  renoncer  à  tout  pour  se  consacrer  à 
Dieu,  ou  de  cette  charité  qui  s'immole  pour  consoler 
ceux  qui  pleurent,  prodiguer  des  soins  aux  infirmes,  aux 
malades  atteints  de  toute  espèce  de  maux,  et  devenir 
mères  selon  la  grâce  de  ceux  qui  n'en  ont  plus  selon  la 
nature.  Ces  sentiments  ne  firent  que  grandir  et  se  forti- 
fier en  lui  avec  le  temps.  Au  surplus,  lazaristes  et  sœurs 
de  charité  sont  enfants  du  même  père  :  la  même  charité 
les  inspire;  dès  lors  il  n'y  a  rien  d'étonnant  qu'il  existe 
entre  eux  similitude  d'âme  et  de  dévoûment. 

Arrivé  en  Chine,  M.  Danicourt  n'a  pas  sitôt  mesuré 
de  son  regard  profond  et  judicieux  cette  terre  où  l'on  est 
sans  pitié  pour  le  pauvre,  sans  entrailles  pour  l'orphelin, 
qu'il  comprend  combien  y  est  nécessaire  la  présence  des 
sœurs  de  charité.  Instinctivement  sa  pensée  repasse  les 
mers,  il  les  appelle  de  ses  vœux  et  de  ses  prières  ;  et, 


—  132  — 

bientôt  nous  l'entendrons  adresser  une  première  de- 
mande à  M.  Etienne,  supérieur  général,  puis  revenir 
sans  cesse  à  la  charge  et  enfin,  à  force  de  démarches, 
obtenir  que  la  Chine  ouvre  ses  portes  aux  messagères  de 
la  charité. 

Nous  avons  parlé  de  la  médaille  miraculeuse  : 

L'apparition  de  la  très  sainte  Vierge  à  une  sœur  de 
charité,  du  nom  de  Catherine  Labouré  (1830),  popula- 
risée par  cette  médaille,  marqua  dans  notre  siècle  le 
début  d'une  ère  nouvelle  pour  le  culte  de  la  Mère  de 
Dieu.  Le  premier  résultat  fut  de  ranimer  la  croyance  des 
peuples  à  l'un  des  plus  grands  privilèges  de  Marie  et  de 
préparer  les  esprits  à  la  définition  du  dogme  de  l'Imma- 
culée-Conception,  définition  que  vint  confirmer  le  grand 
miracle  de  Lourdes.  Le  second  résultat  est  dans  le  réveil 
de  la  piété  envers  Marie  conçue  sans  péché,  dans  ce 
mouvement  qui  fit  affluer  simultanément  dans  ses  prin- 
cipaux sanctuaires  (Xotre-Dame-des- Victoires,  La  Sa- 
lette,  etc.,  et  par-dessus  tout  Lourdes)  des  foules  innom- 
brables de  pèlerins,  poussés  par  un  élan  et  une  confiance 
sans  précédent  dans  l'histoire  de  l'Eglise. 

Un  enfant  de  Marie  tel  que  M.  Danicourt,  malgré  la 
distance  de  3.000  lieues  qui  le  séparait  de  la  France,  ne 
pouvait  rester  indifférent  à  tout  ce  qui  s'y  accomplissait 
pour  l'honneur  de  sa  Mère  du  ciel.  Son  cœur  tressaillait 
d'allégresse  au  récit  des  miracles,  des  grâces  sans 
nombre  qui  remplissait  les  lettres  venant  de  France,  et 
surtout  de  Paris  ;  miracles  et  grâces  qui  faisaient  éclater 
visiblement  la  puissance  et  la  bonté  de  Marie. 

Grâce  à  la  générosité  des  sœurs  de  charité,  qui  lui 
envoyaient  une  quantité  de  médailles  miraculeuses,  il 
put  propager  le  culte  de  la  très  sainte  Vierge.  Il  répan- 
dit à  profusion  l'image  de  Marie  conçue  sans  péché,  la 
fit  pénétrer  en  Chine  par  ses  confrères  et  plus  tard  l'y 


—  133  — 

introduisit  lui-même.  Dès  1835,  il  écrivait  déjà  à 
M.  Etienne,  procureur  général  de  la  Congrégation  :  «  La 
médaille  miraculeuse  court  tout  Macao.  Tous  veulent 
l'avoir.  Je  vous  prie  de  nous  en  envoyer  une  bonne  pro- 
vision. Nous  espérons  que  le  bon  Dieu  opérera  ici  quel- 
que miracle  par  le  moyen  de  cette  médaille.  Ce  serait 
une  grâce  bien  précieuse  qui  ranimerait  la  foi  de  nos 
fidèles.  » 

Le  prêtre  de  Marie  ne  négligeait  aucune  occasion  de 
faire  naître  une  grande  dévotion  envers  la  Mère  de  Dieu 
et  des  hommes  et  de  faire  ressortir  le  privilège  qui  lui 
était  cher  entre  tous  :  dans  ses  conférences  aux  élèves 
du  séminaire,  dans  ses  catéchismes  aux  enfants,  dans 
ses  instructions  aux  fidèles,  il  se  faisait  un  bonheur 
d'exposer  les  raisons  qui  l'établissent  ;  et  nous  pouvons 
dire  sans  crainte  d'être  démenti,  qu'il  fut  en  Chine  l'un 
des  premiers  apôtres  de  l'Immaculée-Conception  *. 

1.  Un  pieux  ami  de  M.  l'abbé  Charles  Danicourt  a  eu  l'heureuse 
pensée  de  faire  encadrer  richement  le  document  trouvé  dans  le 
portefeuille  de  Mgr  Danicourt  après  sa  mort,  et  de  l'offrir  en  ex- 
voto  à  Notre-Dame  de  Lourdes.  11  le  fit  placer  dans  la  chapelle 
absidale  de  la  basilique.  11  est  juste  que  le  souvenir,  de  celui  qui 
fut  dans  l'Extrême-Orient  l'un  des  premiers  apôtres  de  Marie 
conçue  sans  péché,  vive  dans  la  basilique  de  l'Immaculée-Conception. 


CHAPITRE    II 


SÉJOUR   A   MACAO    (suite). 


M.  Danicourt  est  chargé  de  conduire  de  Macao  à  Manille  cinq  de 
ses  élèves  qui  doivent  être  ordonnés  prêtres  :  «  Le  23  juin  1838, 
mgïlede  saint  Jean-Baptiste;  conduite  Manille  MM.  Tchao,  >'"/>.</, 
Tchan,  Ko  et  Lu.  /<<)///•  l'ordination  (hic  opus  et  labor).  »  —  Retour 
à  Macao,  le  27  août.  —  Nouvelles  consolations,  nouvelles  espé- 
rances données  par  les  séminaristes  de  Macao,  consignées  dans 
une  lettre  à  M.  Lego,  assistant,  et  dans  une  autre  à  M.  Debrie, 
curé  dAuthie. 


Il  y  avait  quatre  ans  que  M.  Danicourt  consacrait  son 
temps,  ses  soins,  ses  fatigues  à  la  formation  de  ses  chers 
séminaristes  ;  c'était  une  œuvre  obscure,  nous  l'avons 
dit,  mais  une  œuvre  méritoire.  Au  demeurant,  il  était 
largement  dédommagé  par  la  manière  dont  ses  élèves 
répondaient  à  ses  sollicitudes.  Dieu  voulut  lui  donner 
un  autre  encouragement  en  lui  conliant,  en  1838,  une 
mission  laborieuse,  il  est  vrai,  mais  pleine  de  consola- 
tions :  il  fut  chargé  par  M.  Torrette,  supérieur  de  la 
maison  de  Macao,  de  conduire  à  Manille  et  de  présenter 
à  l'ordination  cinq  des  élèves  qu'ils  avaient  formés 
ensemble  et  qui  allaient  entrer  dans  la  hiérarchie  sacer- 
dotale. 

Ce  voyage  dura  trois  mois,  et  par  conséquent  il  fait 
époque  dans  la  vie  de  notre  saint  missionnaire.  Au  reste 
lui-même  a  pris  soin  de  le  raconter  dans  une  lettre 


—  135  - 

adressée  à  M.  Nozo,    supérieur   général,    le   30   sep- 
tembre 1838. 

Macao,  le  30  septembre  1838. 

«  Monsieur  le  Supérieur, 

«  Voilà  déjà  bien  du  temps  que  je  ne  vous  ai  pas  écrit, 
car  ma  dernière  lettre  est  du  19  mars  1836.  Je  pense 
qu'elle  vous  est  parvenue.  Vous  lirez  sans  doute  avec 
plaisir  quelques  détails  sur  le  voyage  que  je  viens  de 
faire  à  Manille,  où  j'ai  conduit  cinq  de  nos  confrères  chi- 
nois, pour  y  recevoir  les  saints  ordres  jusqu'à  la  prêtrise 
inclusivement.  Il  faut  vous  dire  auparavant  que  M.  Tor- 
rette  pensait  les  faire  ordonner  par  Mgr  Pévêque  Nova 
Segovia,  dont  le  diocèse  comprend  la  partie  nord  de 
Luçon,  et  est  à  moitié  chemin  de  Macao  à  Manille.  La 
chose  était  déjà  déterminée,  quand  nous  apprîmes  la 
mort  de  ce  prélat.  Il  fallut  porter  nos  vues  ailleurs  ;  mais 
nous  n'avions  à  choisir  qu'entre  Manille  et  le  Chan-sy, 
parce  que,  d'un  côté,  la  persécution  était  au  Fo-Kien  ; 
de  l'autre,  nous  ne  savions  où  rencontrer  Mgr  de  Siam 
et  qu'enfin,  Mgr  de  Nankin  est  si  impotent,  qu'il  ne 
peut  plus  ordonner. 

«  Le  voyage  de  Manille  offrait  bien  des  inconvénients. 
Celui  au  Chan-sy  en  présentait  encore  de  plus  graves. 
C'est  un  espace  immense  à  parcourir,  et  qui  demande 
par  conséquent  beaucoup  de  temps.  Quelle  dissipation 
n'entraîne  pas  un  semblable  voyage  !  que  de  dangers  à 
courir  et  de  fatigues  à  essuyer  !  Mais,  ces  confrères  une 
fois  arrivés  auprès  du  vicaire  apostolique,  qui  leur 
donnera  la  retraite  ?  Qui  leur  apprendra  à  dire  la  messe 
et  à  réciter  l'office,  vu  que  le  vicaire  apostolique  est  seul 
à  sa  résidence,  et  fort  occupé  ?  Supposé  même  que  rien 
ne  leur  manque  à  cet  égard,  ils  auront  encore  à  éprou- 
ver de  nouvelles  fatigues  et  de  nouveaux  dangers  pour 


—  136  — 

se  rendre  dans  leur  mission  respective...  Mais  le  plus 
grand  embarras,  c'était  que  nous  n'étions  pas  sûrs  que 
nos  confrères  trouvassent  le  vicaire  apostolique  :  ce  qui 
en  effet  serait  arrivé,  si  on  les  avait  envoyés  là,  car  nous 
venons  d'apprendre  qu'il  y  a  persécution  à  Pékin,  au 
Su-Tchuen  et  au  Chan-sy,  et  le  vicaire  apostolique  de 
cette  dernière  province  vient  d'envoyer  tous  ses  élèves 
à  Macao  parce  qu'il  ne  peut  plus  en  prendre  soin,  étant 
obligé  de  se  tenir  caché. 

«Voilà, mon  très  honoré  Père, dans  quel  embarras  nous 
nous  trouvions.  M.  Torrette  ne  savait  vraiment  pas  quel 
parti  prendre.  Enfin,  il  se   décida  pour  Manille  et  me 
chargea  d'y  conduire  les  ordinands.  Ici  encore  d'autres 
difficultés.    Notre    passage    arrêtés   il  fallut  faire  une 
requête  au  gouverneur  pour  demander  des  passeports  ; 
le  mien  ne   souffrait  point  de  difficultés;   mais  c'était 
bien  autre  chose  pour  ceux  de  nos  ordinands.  La  loi  de 
Dom  Pedro,  qui  défend  de  faire  des  ordinations,  est  en 
vigueur  ici  ;  de  sorte  que  nous  ne  savions  comment  nous 
v  prendre  pour  obtenir  leurs  passeports.  Nous  ne  vou- 
lions pas  que  le  gouverneur  sût  pourquoi  ils  allaient  à 
Manille,  bien  persuadés  qu'il  ne  leur  délivrerait  pas  de 
passeports  s'il  connaissait  le  motif  de  leur  voyage.  Nous 
consultâmes  M.  Henriquès   sur  la  manière  dont  nous 
devions  faire  la  requête  :  il  nous  la  rédigea  et  la  fit  porter 
chez  le  gouverneur  par  l'homme  le  plus  capable,  dans 
Macao,  de  se  tirer  d'affaire  en  pareil  cas,  et  qui  se  pré- 
senta chez  lui  au  moment  même  que  nous  cherchions  un 
homme  ad  hoc  ;  aussi  ne  manqua-t-il  pas  de  réussir. 
Tant  d'embarras  de  tous  les  genres  n'existeraient  pas, 
mon  très  honoré  Père,  s'il  y  avait  des  vicaires  aposto- 
liques dans  nos  missions. 

«Enfin  nous  nous  embarquâmes  le  21  juin  sur  un  brick 
espagnol.  Le  capitaine  prit  à  tâche,  pendant  toute  la 
traversée  qui  dura  dix-sept  jours,  de  nous  faire  faire 


—  137  — 

pénitence  pour  le  boire  et  le  manger.  Dieu  le  lui  par- 
donne. La  Providence  voulait  sans  doute  nous  faire 
acheter  à  ce  prix  l'accueil  plein  de  bontés  que  nous  fit 
Mgr  l'archevêque  de  Manille.  Sa  Grandeur  nous  atten- 
dait et  nous  avait  déjà  fait  préparer  un  appartement 
dans  son  palais.  Nous  avons  donc  logé  chez  Monsei- 
gneur et  dans  la  même  chambre  que  nous  avons  occupée 
M.  Mouly  et  moi,  il  y  a  quatre  ans.  Nous  pensions,  en 
arrivant  à  Manille,  aller  loger  chez  les  RR.  PP.  domini- 
cains; mais  Monseigneur  nous  retint  chez  lui,  et  ne 
cessa,  tout  le  temps  que  nous  restâmes  à  Manille,  de 
nous  donner  des  preuves  de  sa  bienveillance  envers 
notre  Congrégation. 

«  Après  nous  être  reposés  pendant  neuf  jours  des 
fatigues  du  voyage,  et  nous  être  un  peu  dédommagés  de 
la  pénitence  forcée  que  nous  avions  faite  sur  le  navire, 
nous  entrâmes  en  retraite  le  17  juillet  au  soir,  l'ordina- 
tion devant  commencer  le  21.  C'est  la  coutume  à  Manille 
de  faire  huit  jours  de  retraite  avant  l'ordination;  mais 
comme  celle  de  nos  confrères  devait  durer  plusieurs 
jours,  nous  avons  fait  la  retraite  pendant  ce  temps-là. 
Toutefois,  nous  avons  commencé  quelques  jours  aupa- 
ravant, afin  de  célébrer  avec  plus  de  recueillement  la 
fête  de  notre  bienheureux  Père  et  de  se  disposer  aux 
ordres  mineurs  qui  furent  conférés  le  21.  Le  lendemain 
dimanche  a  eu  lieu  l'ordination  pour  le  sous-diaconat  ; 
celle  pour  le  diaconat  et  la  prêtrise,  les  25  et  29  sui- 
vants. 

«  Ainsi  tout  s'est  fait  en  neuf  jours,  et  la  retraite  en  a 
duré  douze.  Après  chaque  ordination,  nous  allions 
remercier  Monseigneur  et  recevoir  ses  avis.  Je  suis  bien 
aise  que  nos  confrères  chinois  aient  eu  le  bonheur  de 
recevoir  de  la  bouche  de  ce  vénérable  prélat  des  conseils 
analogues  à  leur  position  dans  les  missions.  Sa  Gran- 
deur a  insisté  sur  les  dangers  spirituels  que  courent  les 


—  138  — 

missionnaires  en  Chine  et  surtout  sur  les  occasions  du 
vice  honteux.  Elle  en  sait  quelque  chose,  elle  qui  a 
fait  mission  en  Chine  et  qui  pendant  le  long  séjour 
qu'elle  a  fait  à  Macao,  a  eu  des  relations  avec  beaucoup 
de  missionnaires  en  Chine. 

«  Je  ne  puis  vous  exprimer,  mon  très  honoré  Père, 
toute  ma  satisfaction  sur  la  manière  dont  nos  confrères 
chinois  ont  fait  leur  retraite,  ainsi  que  sur  le  silence  et 
le  recueillement  qui  ont  régné  pendant  les  ordinations 
(je  craignais  qu'elles  ne  se  fissent  comme  une  que  j'ai 
vue  il  y  a  quatre  ans  à  Manille)  ;  mais  comme  elles  se 
sont  faites  dans  la  chapelle  de  Monseigneur  et  qu'il  n'y 
avait  point  d'assistants,  tout  s'est  passé  à  souhait. 

«  Il  y  a  eu  onze  prêtres  ordonnés,  deux  diacres  et 
deux  minorés.  M.  Lu,  comme  le  plus  ancien  en  vocation, 
a  dit  le  premier  sa  première  messe. 

•  rendant  notre  séjour  à  Manille,  j'ai  reçu  de  Marao 
votre  dernière  lettre  circulaire  :  elle  m'a  rempli  de  con- 
solations. Selon  l'avis  de  M.  Torrette,  je  l'ai  communi- 
quée  à  Monseigneur.  Sa  Grandeur,  en  me  la  remettant 
quelques  jours  après,  m'a  dit  qu'elle  l'avait  lue  avec 
beaucoup  de  plaisir.  «  Laissons  faire  la  Providence,  me 
a  dit-elle  avec  émotion.  »  Comme  elle  est  fort  occupée, 
je  ne  me  rendais  auprès  d'elle  que  quand  elle  me  faisait 
appeler,  ou  que  j'avais  besoin  de  lui  parler.  Elle  m'a 
témoigné  beaucoup  de  confiance. 

«  Monseigneur  a  à  son  service  deux  ecclésiastiques 
du  pays,  qui  nous  ont  traités  comme  des  frères  pendant 
notre  séjour  à  Manille.  Ils  nous  ont  procuré  tout  ce  dont 
nous  avions  besoin,  avec  une  attention  ,  une  obligeance 
et  une  bonne  volonté  que  je  ne  puis  vous  exprimer. 
.Nous  mangions  avec  eux  ;  ils  nous  accompagnaient  par- 
tout où  nous  désirions  aller.  Ils  se  nomment,  l'un  le 
P.  Basilio,  l'autre  le  P.  Mamerto. 

«  Après  vous  avoir  parlé  de  Monseigneur  et  de  ces 


-  139  — 

deux  ecclésiastiques,  je  ne  puis  passer  sous  silence 
d'autres  bienfaiteurs  que  nous  avons  à  Manille.  Dom 
Balthazar  Miel,  l'ami  intime  de  Monseigneur,  l'homme 
le  plus  riche  et  le  plus  religieux  de  Manille,  a  eu  beau- 
coup de  bontés  pour  moi  ;  il  m'a  prêté  une  de  ses  voi- 
tures toutes  les  fois  que  j'en  ai  eu  besoin  pour  aller,  soit 
chez  M.  Barrot,  consul  français,  qui  demeure  hors  de 
Manille,  soit  chez  M.  Macauley  pour  traiter  de  notre 
passage,  soit  enfin  pour  d'autres  besoins.  J'ai  été  obligé 
de  faire  toutes  mes  courses  en  voiture,  parce  que  la  cha- 
leur à  Manille  ne  permet  pas  d'aller  à  pied...  A  peine  ai- 
jc  dit  à  M.  Macauley  que  je  désirais  avoir  un  navire  non 
espagnol  pour  Macao,  qu'il  s'est  empressé  de  m'en  cher- 
cher un.  Il  vint  le  lendemain  me  voir  chez  Monseigneur 
et  me  dit  qu'il  n'y  avait  qu'un  brick  américain  en  par- 
tance pour  Macao.  J'allai  voir  le  capitaine  qui  me  dit 
qu'il  voulait  bien  nous  prendre  à  bord,  mais  à  raison  de 
cinquante  piastres  par  personne.  C'était  beaucoup,  carie 
navire  était  petit  et  n'avait  point  de  logement  ;  mais 
comme  il  appartenait  à  une  maison  américaine  dont 
M.  Macauley  est  associé,  celui-ci  parla  pour  nous,  et 
tous,  de  concert,  forcèrent  en  quelque  sorte  le  capitaine 
à  nous  prendre  pour  quarante  piastres  chacun. 

«  Un  autre  bienfaiteur  que  nous  avons  à  Manille  est 
M.Adolphe  Barrot...  Il  m'a  donné  lecture  d'un  article 
qu'il  a  envoyé  au  ministère  de  France,  pour  l'engager  à 
faire  des  démarches  auprès  de  la  cour  de  Lisbonne,  afin 
d'obtenir  une  résidence  fixe  à  Macao.  Cet  article  est  par- 
faitement rédigé.  «  Ce  n'est  pas  tout,  me  dit-il  ;  atten- 
dez que  j"e  sois  de  retour  en  France  (il  attend  de  jour 
en  jour  son  rappel),  et  vous  verrez  comme  je  plaiderai 
votre  cause.  » 

«  M.  Chaigneau,  son  chancelier,  et  probablement  son 
successeur,  est  un  homme  charmant  et  de  beaucoup 
d'esprit.   Il  m'a  très  bien  reçu  pendant   l'absence    de 


—  140  — 

M.  Barrot...  Il  est  venu  me  voir  chez  Monseigneur: 
j'avais  justement  le  cahier  des  Annales,  où  se  trouve  la 
lettre  de  M.  Mouly*sur  Pékin,  que  je  lui  prêtai  ;  il  le  lut 
comme  un  homme  afîamé.  Il  paraît  être  un  bien  bon 
catholique.  Il  m'a  promis  de  venir  nous  voir  quand  il  ira 
à  Macao,  ce  qui  ne  doit  pas  tarder. 

«J'ai  été  très  bien  reçu  dans  tous  les  couvents  que 
j'ai  visités  avec  nos  confrères  chinois.  Je  n'ai  aussi  qu'à 
me  louer  de  l'accueil  favorable  que  m'ont  fait  les  ecclé- 
siastiques de  Manille  que  j'ai  eu  l'occasion  de  voir. 

«  Le  15  août,  jour  auquel  nous  pensions  devoir  partir, 
nous  avons  été  saluer  Monseigneur,  qui  renouvela  en 
pleurant  les  avis  qu'il  avait  déjà  donnés  à  nos  confrères 
chinois.  Tous  les  domestiques  de  la  maison  nous  sa- 
luèrent en  versant  des  larmes,  et  nous  partîmes  le  cœur 
plein  de  reconnaissance  pour  tant  de  bontés  dont  nous 
avions  été  l'objet  ;  mais  arrivés  au  navire,  nous  ap- 
prîmes que  le  départ  ne  devait  avoir  lieu  que  le  lende- 
main ;  nous  revînmes  donc  coucher  chez  Monseigneur 
et  enfin  le  lendemain,  jour  de  l'Assomption  pour  Ma- 
nille, nous  nous  sommes  embarqués  ;  et  le  27,  après  une 
heureuse  traversée,  n'ayant  qu'à  nous  louer  du  capi- 
taine, et  nous  portant  tous  très  bien,  nous  avons  em- 
brassé M.  ïorrette  et  nos  autres  confrères,  qui  se 
réjouirent  avec  nous  de  la  protection  que  Dieu  nous 
avait  accordée  dans  notre  voyage. 

«  Je  vous  prie,  mon  très  honoré  Père,  de  vouloir  bien 
remercier  le  bon  Dieu  avec  nous,  et  me  croire  en  l'amour 
de  Notre-Seigneur  et  de  sa  sainte  Mère, 

«  Monsieur  le  Supérieur, 
«  Votre  très  humble  et  très  obéissant  fils, 

«  F.-X.  Danicourt,  Prêtre  de  la  Mission.  » 


—  141  — 

De  retour  àMacao,  M.  Danicourt  continua  de  prodi- 
guer ses  soins  aux  élèves  qu'il  avait  quittés  momenta- 
nément ainsi  qu'à  ceux  qui,  dans  l'intervalle,  étaient 
venus  s'adjoindre  à  eux  ;  et  quelques  mois  après  (le 
7  mars  1839)  il  faisait  part  à  M.  Lego,  assistant,  de  ses 
consolations  et  de  ses  espérances  : 

«  Le  Seigneur  a  opéré  un  bien  grand  changement 
dans  nos  missions  de  Chine,  depuis  mon  arrivée  ici. 
Notre  séminaire  est  établi  sur  une  base  très  solide,  je 
veux  dire  l'exacte  observance  de  nos  saintes  règles;  le 
personnel  de  nos  missions  commence  à  se  compléter, 
et  bientôt  nous  serons  à  même  de  porter  secours  aux 
missions  portugaises  de  la  Congrégation,  réduites 
aujourd'hui  au  seul  M.  Castro. 

«  Au  mois  de  novembre  dernier,  le  bon  Dieu  a  mé- 
nagé à  M.  Larribe  une  consolation  bien  douce.  Ce  res- 
pectable confrère  ne  se  possédait  pas  de  joie.  Il  vit 
arriver  à  la  fois  chez  lui  six  confrères,  dont  trois  étaient 
destinés  à  partager  ses  travaux.  Ils  se  trouvèrent  huit 
prêtres  assis  à  la  même  table,  dans  une  province  où,  il 
n'y  a  que  peu  d'années,  il  n'y  en  avait  pas  un  seul.  Il  est 
bien  rare  en  Chine  de  voir  une  semblable  réunion  et  je 
comprends  qu'elle  doit  procurer  bien  de  la  consolation. 

«  Dans  ce  moment  nous  n'avons  que  dix  élèves  dans 
notre  séminaire  de  Macao.  JMais  aussi  tous  nous  donnent 
toute  la  satisfaction  que  nous  pouvons  désirer.  Nous  en 
attendons  un  pareil  nombre  que  nos  confrères  de  Tinté- 
rieur  doivent  nous  envoyer,  Mgr  Rameaux  vient  déjà  de 
nous  en  envoyer  un  qui  a  fort  bonne  façon  et  beaucoup 
de  moyens.  Vous  voyez  que  notre  petite  famille  continue 
à  se  multiplier  pour  la  gloire  de  Dieu  et  la  joie  de  la 
Congrégation...  » 

Ces  consolations,  ces  espérances,  M.  Danicourt  les 


—  142  — 

exprime  d'une  manière  bien  plus  explicite  dans  une 
lettre  adressée  à  M.  Debrie,  curé  d'Aulhie,  le  13  jan- 
vier 1839  : 

«  ...  Nous  sommes  ici  pour  le  moment  cinq  confrères 
européens,  avec  un  confrère  chinois.  Nous  attendons 
une  dizaine  d'élèves  de  l'intérieur,  ce  qui.  joint  aux  neuf 
qui  sont  à  la  maison,  fera  la  somme  de  dix-neuf  ou 
vingt. 

«  C'est  peu  sans  doute,  cependant  nous  ne  voulons 
pas  en  avoir  davantage,  parce  qu'il  nous  vient  beau- 
coup de  confrères  européens.  Il  n'y  en  avait  que  trois  à 
mon  arrivée  ici  et  nous  voilà  maintenant  quatorze.  Nous 
sommes  quatre  employés  à  l'instruction  de  nos  jeunes 
gens.  Les  autres  ne  restent  ici  que  le  temps  nécessaire 
pour  apprendre  la  langue  et  se  faire  aux  coutumes  des 
Chinois,  dont  ils  prennent  l'habit  quelque  temps  après 
leur  arrivée.  Au  bout  d'un  an  environ,  ils  sont  expédiés 
pour  l'intérieur.  Quoiqu'il  y  ait  beaucoup  à  travailler, 
car  il  faut  tout  apprendre  à  nos  élèves  depuis  l'a,  //,  c,  d , 
jusqu'à  la  théologie  inclusivement  ;  cependanl  je  vous 
dirai  que  nous  sommes  amplement  payés  de  nos  fa- 
tigues, par  la  piété,  la  docilité,  la  gaieté  de  nos  jeunes 
uens,  et  leur  ardeur  pour  le  travail.  Je  vous  le  dis  dans 
toute  la  franchise  de  mon  âme,  et  le  cœur  plein  de  con- 
solation, je  n'ai  rien  vu  de  semblable  en  France,  aussi 
je  bénis  le  Seigneur  de  m'avoir  conduit  aux  extrémités 
du  monde  pour  être  témoin  d'un  si  beau  spectacle. 

«  L'année  dernière,  j'en  ai  conduit  cinq  à  Manille  pour 
laprêtrise...  ils  sont  déjà  partis  pour  l'intérieur,  où  nous 
espérons  qu'ils  feront  beaucoup  de  bien  sous  la  direction 
des  confrères  européens.  Je  vous  observerai  que  tous  les 
Chinois  que  nous  élevons  sont  agrégés  à  notre  Congré- 
gation et  qu'ils  ne  sont  ordonnés  prêtres  qu'après  avoir 
fait  les  vœux.  L'état  présent  de  la  religion  en  Chine,  la 
corruption  raffinée  des  païens,  les  dangers  innombrables 


—  143  — 

qu'on  y  court,  ceux  surtout  qui  regardent  les  mœurs  et 
une  foule  (Tinconvénienls  nous  forcent  à  prendre  cette 
mesure  qui  pourra  changer  plus  tard,  lorsque  la  Chine, 
souillée  d'une  manière  étonnante  par  toutes  les  abomi- 
nations du  paganisme,  aura  été  sanctifiée  par  les  sueurs 
et  le  sang-  des  apôtres  que  le  Seigneur  y  envoie.  Le 
nombre  de  nos  confrères  chinois  est  de  20  :  celui  de  nos 
chrétiens  est  d'environ  30.000  répandus  sur  une  surface 
trois  fois  grande  comme  la  France.  Ainsi  vous  voyez  que 
tous  nos  missionnaires  ont  bien  du  chemin  à  arpenter 
pour  visiter  ces  chrétiens  une  fois  chaque  année.  Nous 
venons  d'être  chargés  par  la  Propagande  d'envoyer  des 
ouvriers  dans  les  missions  de  nos  confrères  portugais 
que  leur  suppression  en  Portugal  met  dans  L'impossi- 
bilité de  soigner.  Voilà  donc  que  notre  tâche  va 
s'étendre  immensément,  puisqu'au  lieu  de  30.000  chré- 
tiens nous  allons  en  avoir  plus  de  60.000.  Si  plus  tard, 
ce  qui  peut  arriver,  les  missions  portugaises  nous 
reviennent,  notre  Congrégation  aura  plus  de  la  moitié 
de  la  Chine  à  défricher,  je  dis  à  défricher,  car  par 
suite  de  la  Révolution  française,  les  chrétiens  ont  été 
longtemps  à  l'abandon  et  jusqu'à  présent  on  n'a  guère 
travaillé  qu'à  arracher  l'ivraie,  que  l'homme  ennemi  a 
semé  en  abondance  dans  le  champ  du  père  de  fa- 
mille  » 


CHAPITRE  IV 

SÉJOUR    A    MACAO    [fol). 
M.  DANICOURT   ET   SA    FAMILLE. 


Son  frère  Charles  à  Montdidier  :  lettres  adressées  à  ce  dernier. 
—  Dernière  lettre  adressée  à  son  père  et  à  sa  mère. —  Leur 
mort  :  Lettres  écrites  à  ce  suji-t.  —  M.  Danicourt  va  quitter  le 
professorat  pour  les  1 1 1 i >-i< >n<  proprement  dites;  il  est  dans 
toute  la  rigueur  el  la  plénitude  de  ses  talents,  et  son  âme  est 
mûre  pour  les  travaux  apostoliques. 


M.  Danicourt  avait  remis,  avec  une  confiance  toute 
filiale,  entre  1rs  mains  de  la  divine  Providence  ses  inté- 
rêts spirituels  et  temporels  ainsi  que  ceux  de  tous  les 
membres  de  sa  famille.  Il  s'appuyait  sur  Dieu  et  certes, 
pour  quiconque  sait  lire  dans  les  événements  dont  se 
compose  le  tissu  de  sa  vie,  cet  appui  ne  lui  a  jamais  fait 
défaut.  Il  avait  dit  à  ses  parents  en  quittant  la  France  : 
«  Que  craignez-vous  pour  mon  frère  Charles?  Dieu  qui  a 
été  si  bon  pour  moi  le  sera  également  pour  lui.  »  En  effet 
son  petit  frère  entrait  au  collège  de  Montdidier  en  JH.'JG. 
Mais  bientôt  jugé  trop  jeune  pour  continuer  le  latin,  il 
est  remis,  pour  un  an,  entre  les  mains  de  ses  parents. 
C'est  pendant  cette  année  qu'il  fait  sa  première  commu- 
nion; lui  aussi  pouvait  dire  comme  son  frère  en  parlant 
du  plus  beau  jour  de  sa  vie  :  «  pleuré  beaucoup  ».  En 
l'année  1838  il  est  de  nouveau  conduit  au  collège  et  con- 


—  145  — 

lié  aux  soins  et  à  l'affection  d'un  bien  digne  prêtre, 
M.  Martin.  Ses  études  à  peine  commencées,  on  annonce 
à  la  famille  Danicourt  une  triste  nouvelle  :  le  collège 
de  Montdidier  est  désormais  fermé  ;  ces  Messieurs 
de  Saint -Lazare  iront  porter  ailleurs  leur  zèle  et  leur 
sollicitude.  Mais  quelques  semaines  après  celte  fatale 
mesure,  sur  les  instances  de  l'administration  diocésaine 
et  de  la  ville  de  Montdidier,  sur  les  réclamations  des 
familles,  les  Lazaristes  ouvrent  de  nouveau  leur  maison. 
Et  le  jeune  Danicourt  a  la  consolation  de  poursuivre  ses 
('•tildes  dans  cet  établissement  sanctifié  par  son  frère, 
embaumé  des  vertus  du  vénérable  IVrboyre,  etc. 

Pendant  son  séjour  au  collège  de  Montdidier,  Charles 
Danicourt  reçut  un  grand  nombre  de  lettres  de  Chine  ; 
nous  n'en  citerons  que  les  deux  suivantes  : 

Macao3  le  18  juin  1839. 

«  Mon  bien  cher  frère, 

«  C'est  le  14  mai  dernier  que  j'ai  reçu  la  lettre  du  6  no- 
vembre 1 8*38.  Comme  elle  m'a  fait  plaisir!  J'allais 
t'écrire,  mais  tu  m'as  prévenu.  J'ai  reçu  des  nouvelles 
d'Aulhie  dans  le  mois  de  janvier  dernier  :  mon  père  me 
disait  qu'il  était  allé  te  voir  avec  notre  sœur  Joséphine, 
qu'il  t'avait  trouvé  bien  portant,  et  qu'on  était  content 
de  toi,  Dieu  soit  béni  !  Tu  dois  bien  penser  que  je  ne 
t'oublie  pas  et  que  c'est  pour  moi  une  bien  grande  con- 
solation d'apprendre  que  tu  es  sage  et  que  tu  travailles 
avec  ardeur.  Le  contraire  m'affligerait  beaucoup.  J'espère, 
mon  cher  Charles,  que  tu  sentiras  ^e  plus  en  plus  la 
grande  grâce  que  Dieu  t'a  faite  en  t'appelant  au  collège 
et  que  tu  feras  tout  ce  qui  dépendra  de  toi  pour  le  con- 
tenter ainsi  que  tes  bons  maîtres.  Mais  parce  que  de 
nous-mêmes  nous  ne  sommes  rien  et  ne  pouvons  rien 

10 


—  146  — 

faire  de  bien  si  Dieu  ne  nous  aide,  je  t'engage  beaucoup 
à  prier  souvent  l'Esprit-Saint  d'éclairer  ton  intelligence, 
de  purifier  ton  cœur,  et  de  conserver  ton  corps  pur  et 
chaste.  Consacre-toi  tout  entier  et  de  tout  cœur  à  la 
sainte  Vierge.  Cette  bonne  Mère  aura  soin  de  toi  si  tu  es 
fidèle  à  recourir  souvent  à  elle. 

«  A  l'occasion  console,  comme  tu  le  pourras,  mon  père 
et  ma  mère  de  mon  absence.  Dis-leur  que  je  suis  toujours 
content  et  qu'ils  ne  doivent  point  avoir  d'inquiétude  à 
mon  sujet,  parce  que  je  suis  entre  les  mains  de  la  Pro- 
vidence qui  me  rend  au  centuple  ce  que  j'ai  laissé  pour 
Elle.  Nous  sommes  ici  pour  le  moment  cinq  confrères 
français  avec  un  confrère  chinois.  Nous  avons  dix  élèves 
qui  sont  très  pieux  et  pleins  d'ardeur  pour  l'étude.  Qu'il 
fait  bon  d'être  ici  si  tu  savais  !  Écris-moi  souvent,  je  serai 
fidèle  à  te  répondre.  Si  tu  vois  notre  cousin  M.  Froideval, 
dis-lui  que  je  pense  à  lui  ;  dis  la  même  chose  à  M.  Lai- 
gnel.  Aussitôt  cette  lettre  reçue,  écris  un  petit  mot  à 
Authie  pour  donner  des  nouvelles  à  nos  bons  parents 
que  j'embrasse  de  tout  cœur,  ainsi  que  toi,  mon  cher 
Charles,  etc.  » 

A  la  date  du  18  septembre  1840,  M.  Danicourt  écrivait 
de  nouveau,  do  Macao,  à  son  frère. 

«  Mon  très  cher  frère, 

«  Tu  es  vraiment  charmant  de  m'écrire  aussi  souvent. 
Je  t'engage  beaucoup  à  continuer,  car  tes  lettres  me 
réjouissent  le  cœur.  Mais  je  ne  puis  te  promettre  la 
pareille  parce  que  je  suis  toujours  fort  occupé.  Toutefois 
je  ferai  en  sorte  de  te  contenter.  Tu  me  parles  toujours 
des  maux  spirituels  de  France;  je  serais  bien  aise  que  tu 
me  dises  aussi  quelque  chose  du  bien  qui  s'y  fait.  Envi- 
ronné comme  je  suis  de  tant  de  misères,  c'est  pour  moi 
une  grande  satisfaction  d'apprendre  quelque  chose  d'édi- 


—  147  — 

liant.  Rien  ou  presque  rien  ici  ne  récrée  le  cœur.  La 
Chine,  si  grande  et  si  peuplée,  compte  à  peine  deux  cent 
mille  chrétiens  généralement  pauvres  et  qui  ne  voient  de 
prêtres  qu'une  fois  l'an.  Encore  y  en  a-t-il  beaucoup  qui 
ne  peuvent  être  visités.  C'est  ici,  mon  cher  frère,  que  Dieu 
est  oublié!  Le  démon  a  tellement  imprimé  dans  le  cœur 
des  Chinois  l'amour  de  l'argent  qu'ils  ont  oublié  toute 
idée  religieuse.  Je  t'engage  ainsi  que  tes  amis  à  prier 
pour  les  missionnaires  qui  sont  en  Chine,  afin  que  Dieu 
bénisse  leurs  travaux  et  les  fortifie  au  milieu  des  peines 
qu'ils  éprouvent.  On  craint  beaucoup  une  persécution 
générale  :  c'est  un  nouveau  motif  de  redoubler  de 
prières.  M.  Perboyre  est  toujours  en  prison  :  il  est  mis  à 
la  question  à  peu  près  tous  les  dix  jours.  On  veut  le  for- 
cer à  découvrir  la  retraite  de  Mgr  Rameau  et  autres 
confrères  qui  ont  échappé  aux  satellites. 

«  Nous  avons  reçu  dernièrement  trois  élèves  de  Mon- 
golie. L'un  d'eux  est  ce  lama  qui  faisait  ce  fameux  pèle- 
rinage au  Thibet  dont  sans  doute  tu  auras  entendu 
parler.  Il  s'appelle  Pierre  Tching-Hil-Tchap.  L'autre 
lama,  nommé  Paul,  n'a  pas  été  jugé  propre  à  étudier  ;  il 
s'occupe  en  Tartarie  à  traduire  en  Mongol  les  livres 
chinois  qui  traitent  de  la  religion. 

a  Nous  ne  savons  pas  encore  les  détails  de  la  persécu- 
tion qui  a  éclaté  à  Pékin  le  mois  de  mai  dernier.  Une 
cinquantaine  de  chrétiens  ont  été  pris.  Il  y  a  aussi  persé- 
cution en  Corée.  On  dit  que  trois  des  missionnaires  qui 
y  sont  ont  été  pris  avec  un  grand  nombre  de  chrétiens. 
Cette  suite  continuelle  de  persécutions  en  Chine  et  dans 
les  pays  voisins  te  fait  voir,  mon  cher  frère,  que  le 
démon  ne  dort  pas  ici  :  il  suscite  partout  des  obstacles  à 
la  propagation  de  l'Evangile.  Mais  j'ai  la  confiance  que 
tous  ses  efforts  serviront  à  sa  ruine,  et  que  Notre-Sei- 
gneur,  touché  par  les  prières  que  lui  adressent  tous  les 
jours  tant  de  bons  fidèles  en  Europe,  lui  dira  un  autre 


—  Ii8  — 

vade  'Satana   qui   le    reléguera   au    fond    de    l'abîme. 

«  Le  19  août  dernier,  il  y  a  eu  ici  un  petit  combat 
naval  entre  les  Anglais  et  les  Chinois.  Ces  derniers 
n'ont  pu  tenir  contre  le  canon  européen;  ils  ont  pris  la 
fuite.  Malgré  cela,  nous  sommes  tranquilles  à  Macao. 

«  Nous  sommes  ici  cinq  confrères  européens;  bientôt 
nous  serons  sept,  car  MM.  d'Aguin  et  Vincent  sont 
attendus  de  jour  en  jour  de  Manille.  Nous  avons  qua- 
torze élèves  bien  pieux  et  très  amis  de  l'étude.  M.  Tor- 
rette,  notre  supérieur,  est  dangereusement  malade. 
Nous  n'avons  point  d'espoir  de  le  voir  rétablir,  car  il  est 
totalement  ruiné  de  santé. 

«  Je  me  porte  toujours  bien.  Lorsque  lu  écriras  à 
Authie,  dis  à  mon  père  et  à  ma  mère  que  je  prie  tous  les 
jouis  pour  eux.  Console-les  comme  tu  pourras;  répète- 
leur  souvent  de  ne  pas  perdre  devant  Dieu  le  mérite  du 
sacrifice  qu'ils  ont  fait  de  moi,  et  que  mon  absence  leur 
est  bien  plus  utile  pour  leur  salut  que  ma  présence. 

«  Dis  bien  des  choses  de  nia  part  a  mes  frères  et 
sœurs,  etc.  Pour  toi,  mon  cher  et  bien-aimé  Charles,  je 
le  recommande  d'aimer  Dieu  de  tout  ton  cœur,  de  mettre 
toute  ton  espérance  en  la  sainte  Vierge,  d'obéir  ponc- 
tuellement à  tes  supérieurs  et  d'étudier  avec  ardeur. 
Continue  à  prier  pour  moi;  ne  crains  pas  que  je  t'oublie 
jamais. 

«  Je  t'embrasse  comme  tu  sais  et  serai  toujours 

«  Ton  bien  affectionné  frère.  » 

«  P.  S.  Tu  diras  à  M.  Martin,  que  nous  avons  perdu 
M.  Torrettc  le  12  de  ce  mois  à  2  heures  et  demie  du  matin 
et  que  je  le  recommande  à  ses  prières  ainsi  qu'à  celles  des 
autres  confrères  de  la  maison.  C'est  M.  Guillet  qui  le 
remplace  dans  la  charge  de  supérieur,  jusqu'à  nouvel 
ordre  du  supérieur  général.  » 


—  149  — 

M.  Danicourt,  on  vient  de  le  voir,  est  rempli  de  solli- 
citude pour  son  frère  Charles  et  surtout  pour  son  père  et 
pour  sa  mère  :  toutes  ses  lettres  en  témoignent. 

L'éloignement  de  sa  patrie  n'a  nullement  refroidi  en 
son  cœur  la  piété  filiale.  Voici,  parmi  toutes  les  lettres 
que  sa  famille  possède,  la  dernière  qu'il  ait  adressées 
ses  parents;  elle  mérite  d'être  conservée  à  plus  d'un 
titre. 

Macao,  te  22  décembre  1838. 

«  Mon  cher  père  et  ma  chère  mère, 

«•  J'étais  à  deux  cents  lieues  de  Macao,  lorque  votre 
lettre  du  12  novembre  1837  est  arrivée  ici.  M.  Torrette 
me  l'a  remise  à  mon  retour  de  voyage.  J'ai  appris  avec 
bien  du  plaisir  que  vous  vous  portiez  tous  bien  et  que 
mon  frère  Charles  était  de  nouveau  au  collège  de  Mont- 
didier.  Que  le  bon  Dieu  l'y  conserve  si  c'est  sa  volonté 
qu'il  étudie,  et  qu'il  lui  fasse  la  grâce  de  bien  apprendre 
cl  d'être  toujours  bien  sage. 

«  Mais  il  y  a  une  phrase  dans  votre  lettre  qui  m'a  fait 
de  la  peine,  parce  quelle  semble  infirmer  les  bontés  de 
la  Providence  à  votre  égard,  rs'attaquons  jamais  la 
Providence,  car  nous  en  serions  punis  tût  ou  tard;  dites- 
moi,  si  la  Providence  ne  vous  avait  pas  donné  à  tous 
deux  jusqu'à  présent  une  bonne  santé,  si  elle  n'avait  pas 
béni  vos  fatigues  et  vos  sueurs,  auriez-vous  pu  nous 
élever  tous  comme  vous  l'avez  fait  ?  Ou  encore  si  Dieu 
vous  avait  appelé  à  lui  il  y  a  vingt  ans,  que  serions-nous 
devenus,  mon  frère  Pierre,  ma  sœur  Sidonieet  moi  ? 

«  Voilà  des  bienfaits  de  la  Providence  auxquels  peut- 
être  vous  ne  pensez  pas  assez.  Gens  de  peu  de  foi  !  Parce 
que  vos  bras  sont  usés  à  force  de  travailler,  vous  pensez 
que  tout  est  perdu.  Le  bon  Dieu  nourrit  les  oiseaux  du 
ciel,  les  animaux  de  la  terre,  et  les  poissons  de  la  mer  : 


—  150  — 

sommes-nous  donc  à  ses  yeux  moins  que  des  animaux  ? 

«  Dieu  nous  a  donné  son  fils,  nous  dit  saint  Paul,  il  a 
voulu  qu'il  naquit  dans  une  étable,  qu'il  habitât  dans 
la  boutique  d'un  pauvre  charpentier,  qu'il  prêchât  à  la 
sueur  de  son  front  pendant  trois  ans,  dans  la  Judée, 
qu'il  fût  trahi  par  Judas,  moqué  par  Ilérode,  flagellé  par 
ordre  de  Pilate,  couronné  d'épines,  crucifié  entre  deux 
larrons,  enfin  qu'il  mourût  abandonné  de  tout  le  monde 
et  tout  cela  pour  nous,  mon  cher  père  et  ma  chère  mère, 
pour  nous  délivrer  de  la  damnation  éternelle  et  nous 
ouvrir  le  ciel.  Après  cela  pouvons-nous  douter  que  le 
bon  Dieu  nous  aime  !  S'il  nous  a  donné  son  propre  fils, 
nous  refusera-l-il  le  vêtement  et  la  nourriture  ? 

«Il  est  vrai  que  je  ne  suis  plus  à  même  d'avoir  soin 
de  vous  et  de  mon  frère  Charles  ;  mais  il  y  a  quelqu'un 
qui  prendra  soin  de  vous.  Le  Seigneur,  qui  m'a  dit 
comme  autrefois  à  Abraham  :  «  Quitte  ton  pays,  tes 
parents,  la  maison  de  ton  père,  et  viens  dans  la  terre 
que  je  te  montrerai.  »  Voilà  celui  qui  s'est  chargé  de 
vous.  Oui,  mon  cher  père  et  ma  chère  mère,  le  bon  Dieu 
s'esl  chargé  de  vous.  Bien  souvent  lorsque  je  priais  pour 
vous,  j'ai  entendu  une  voix  me  dire  intérieurement  :  Ne 
sois  pas  inquiet  de  tes  parents,  j'aurai  soin  d'eux.  Aussi, 
je  vous  le  déclare  à  cœur  ouvert,  je  suis  heureux  d'être 
relégué  ainsi  au  bout  du  monde,  parce  que  la  Provi- 
dence  a  plus  de  soin  de  moi  que  tous  les  pères  et  toutes 
les  mères  ensemble.  Et  vous-mêmes  êtes  plus  heureux 
démon  absence  que  de  ma  présence,  car  du  moment  que 
j'ai  été  séparé  de  vous,  vous  avez  pu  dire  à  Dieu  : 
Seigneur  vous  nous  aviez  donné  un  fils  :  mais  il  vous  a 
plu  de  nous  l'enlever.  C'est  à  vous  maintenant  à  prendre 
soin  de  nous  et  à  subvenir  à  tous  nos  besoins. 

a  Et  quel  bonheur  pour  vous,  mon  cher  père  et  ma 
chère  mère,  d'avoir  maintenant  pour  soutien  de  votre 
vieillesse  la  divine  Providence,  au  lieu  d'un  pauvre  et 


—  loi  — 

misérable  fils  qui  ne  peut  se  suffire  à  lui-même.  Je  suis 
pécheur  et  rien  de  plus.  Bientôt  il  nous  faudra  paraître 
devant  Dieu  et  heureux  alors  celui  qui  pendant  sa  vie 
aura  mis  toute  sa  confiance  en  la  Providence,  parce  que 
la  Providence  le  recevra  dans  ses  bras  miséricordieux. 
«  Celui  au  contraire  qui  se  sera  appuyé  sur  un  bras  de 
chair  tombera  avec  ce  fragile  appui.  Vive  la  Providence  ! 
Oui,  vive  la  Providence!  encore  une  fois  vive  la  Provi- 
dence ! 

«  Votre  fils  bien  affectueux, 
«  F.-X.  Danicourt,  miss,  apost.  » 

Quant  aux  lettres  que  M.  Danicourt  écrivit  à  ses 
parents  pendant  les  années  1839  et  1840,  elles  n'ont 
poinl .été  conservées  ;  peu  importe,  toujours  est-il  que 
dans  cet  intervalle  le  saint  missionnaire  n'en  a  pas 
envoyé  une  seule  à  ses  frères  Charles  et  Pierre  ou  bien  à 
sa  sœur  Sidonie,  sans  les  prier  instamment  de  le  rem- 
placer auprès  de  son  père  et  de  sa  mère,  afin  de  leur 
faire  oublier  le  chagrin  que  son  éloignement  leur  cause. 

Mais  la  double  épreuve  que  Dieu  va  lui  envoyer  nous 
révélera  bien  autrement  jusqu'à  quel  point  il  leur  était 
attaché. 

Le  12  septembre  1841,  il  avait  eu  la  douleur  de  perdre 
son  supérieur  et  digne  confrère  M.  ïorrelte  ;  deux 
pertes  bien  plus  douloureuses  allaient  ouvrir  une  plus 
large  plaie  dans  son  cœur  :  la  mort  de  son  père  et  de 
sa  mère. 

M.  André  Danicourt  n'était  pas  encore  très  avancé  en 
âge,  mais  une  activité  dévorante,  un  courage  infatigable, 
les  rudes  labeurs  de  son  industrie  et  des  champs,  avaient 
miné  son  tempérament  ;  d'ailleurs,  les  chagrins  n'avaient 
pas  fait  défaut  à  sa  carrière  :  le  départ  de  son  fiis  pour 
les  missions  lointaines,  bien  qu'il  en  eût  fait  le  sacrifice 


—  152  — 

à  Dieu,  avait  rempli  ses  vieux  jours  de  tristesse  et  de 
mélancolie.  Une  maladie  connue  sous  le  nom  de  flux  de 
sang-,  qui  emporta  bon  nombre  d'habitants  d'Authie, 
finit  par  l'atteindre  lui-même  et  le  conduire  au  tombeau. 
Un  prêtre  qu'il  aimait  comme  un  autre  Xavier,  parce 
qu'il  en  avait  les  vertus,M.  Masse,  aujourd'hui  aumônier 
de  l'hospice  de  Montdidier,  le  visita  souvent  pendant  sa 
maladie.  Son  ministère  était  facile  auprès  de  ce  chrétien 
des  anciens  jours,  qui  portait  sur  ses  lèvres  et  dans  son 
cœur  la  vérité  et  la  justice  ;  cependant  il  dut  le  consoler 
et  l'encourager  dans  ses  souffrances,  dans  ses  moments 
d'ennui,  dans  ces  alternatives  de  courage  et  de  défail- 
lance, compagnes  assidues  de  ceux  qui  souffrent  long- 
temps. Le  saint  prêtre  mêlait  à  ses  paroles  de  consolation 
le  souvenir  du  fils  bicn-aimé  que  le  digne  père  ne 
reverrait  plus  en  ce  monde  mais  qu'il  allait  attendre  au 
ciel.  Enfin,  sanctifié  par  la  pratique  de  tous  les  devoirs 
que  la  religion  impose,  sanctifié  par  le  travail  chrétien  qui 
avait  rempli  toute  sa  vie,  éprouvé  par  les  peines  et  les  tri- 
bulations, rendu  plus  agréable  à  Dieu  parle  sacrifice  qu'il 
lui  avait  fait  du  meilleur  des  fils,  purifié  par  une  longue 
maladie  et  muni  de  tous  les  sacrements  de  la  sainte 
Église,  il  rendit  son  âme  à  Dieu  au  mois  de  novem- 
bre 1840. 

Ce  fut  son  plus  jeune  fils,  Charles,  qui  en  commu- 
niqua la  nouvelle  à  Macao.  Aussitôt  après  la  lecture  de 
la  lettre  qui  lui  annonçait  le  triste  événement,  M.  Dani- 
court  alla  au  pied  des  autels  répandre  sa  douleur  et  ses 
larmes  et  offrir  à  Dieu  le  plus  grand  sacrifice  de  sa  vie  ; 
puis  il  pria  avec  la  plus  grande  ferveur  pour  le  repos  de 
celte  âme  qui  lui  était  si  chère. 

Quelques  jours  après  il  en  parlait  en  ces  termes  dans 
une  lettre  adressée  à  son  frère  :  a  Dieu  nous  l'avait 
donné,  Dieu  nous  Ta  enlevé  !  Que  son  saint  nom  soit 
béni  !  Je  prierai  pour  lui  tous  les  jours  de  ma  vie  ;  je 


—  153  — 

t'engage,  mon  cher  Charles,  à  faire  de  même.  Si  nous 
sommes  sages,  nous  le  reverrons  au  ciel,  dans  la  société 
de  Dieu,  des  anges  et  des  saints,  dans  la  compagnie  de 
notre  petite  sœur  *.  »  Et  quelques  mois  après,  le 
1er  novembre  1841,  il  écrivait  à  son  frère  aîné  Pierre  Da- 
nicourt  ; 

«  Bien  cher  frère, 

«  C'est  par  une  lettre  de  Charles,  datée  du  30  dé- 
cembre 1840,  que  j'ai  appris  le  malheur  qui  est  arrivé  à 
notre  famille. 

«  La  perte  que  nous  avons  faite  est  bien  déplorable 
sans  doute,  puisque  nous  sommes  privés  d'un  père  qui 
a  tant  travaillé  pour  nous  élever,  et  qui  ne  cessait  de 
prêcher  la  vérité  ;  cependant  puisqu'il  est  mort  après 
avoir  reçu  tous  les  sacrements  de  l'Eglise,  et  dans  de 
très  bonnes  dispositions,  nous  devons  nous  consoler 
dans  l'espoir  que  Dieu  lui  a  fait  miséricorde.  Depuis  que 
j'ai  appris  sa  mort,  je  n'ai  passé  aucun  jour  sans  prier 
pour  le  repos  de  son  âme,  en  disant  la  messe.  Je  te 
renouvelle  ici,  mon  cher  frère,  la  prière  que  je  t'ai  faite 
dans  notre  jardin,  le  jour  où  je  me  suis  séparé  de  vous, 
tu  dois  t'en  souvenir.  Je  te  prie  donc,  au  nom  de  Notre- 
Seigneur,  d'avoir  bien  soin  de  notre  bonne  mère.  Je  ne 
puis  t'en  dire  davantage  sur  ce  sujet,  parce  que  j'ai  le 
cœur  gros  tout  de  suite.  Dis  à  ma  mère  que  je  l'aime  en 
Notre-Seigneur,  que  je  prie  pour  elle  bien  souvent  et 
que  j'espère  avec  la  grâce  de  Dieu  la  revoir  au  ciel  où 
nous  serons  toujours  ensemble,  aimant  et  bénissant  Dieu 
avec  notre  père. 

«  Je  l'engage  à  recourir  souvent  h  la  sainte  Vierge, 
aBn  qu'elle  passe  le  reste  de  ses  jours  en  paix  et  à  n'avoir 
point  d'inquiétude  de  moi,  parce  que  Dieu   est  partout 

1.  Morte  peu  après  sa  naissance. 


—  154  — 

et  qu'il  prend  un  soin  particulier  de  ceux  qui  le 
craignent.  Fais  savoir  à  ma  sœur  Sidonie  que  je  lui 
recommande  aussi,  pour  l'amour  de  la  sainte  Vierge, 
d'avoir  un  soin  tout  particulier  de  ma  mère  en  tout  et 
partout.  Je  dois  maintenant  vous  parler  d'une  chose, 
dont  je  ne  vous  aurais  jamais  dit  mot,  si  notre  père  avait 
encore  vécu  quelques  années  de  plus.  Je  ne  sais  si  vous 
avez  fait  entre  vous  quelque  partage  ;  je  ne  réclame  rien 
pour  moi,  mais  je  désire  et  je  veux  que  ce  qui  peut  me 
revenir  soit  employé  en  tout  ou  en  partie  à  l'éducation  et 
à  l'entretien  de  Charles  jusqu'à  ce  qu'il  soit  prêtre  si 
Dieu  l'appelle  à  l'état  ecclésiastique.  Après  cela,  divisez 
entre  vous  ce  qui  me  revient,  je  vous  l'abandonne  de 
bon  cœur. 

«  Je  vous  recommande  à  tous  deux  de  vivre  en  paix  et 
union  comme  de  véritables  frères  et  sœurs.  J'ai  peur 
que  vous  ne  ressembliez  à  ces  frères  et  sœurs  dénaturés, 
qui  ne  sont  pas  plus  tôt  mariés,  qu'ils  se  mangent  des 
yeux  et  vivent  dans  la  discorde,  souvent  pour  une  poi- 
gnée d'avoine,  comme  on  dit.  N'attachons  point  notre 
cœur  aux  biens  de  ce  monde  misérable  qu'il  nous  faudra 
bientôt  quitter.  La  vie  est  si  courte!  Dans  peu  de  temps 
on  dira  de  nous,  ce  que  nous  disons  de  notre  père  :  il 
est  mort!  que  sert-il  alors  d'avoir  été  riche,  puisqu'on 
n'emporte  rien.  Le  corps  va  pourrir  sous  terre  et  l'âme 
paraît  devant  Dieu  pour  être  jugée  selon  ses  œuvres. 

«  Je  me  porte  bien  grâce  à  Dieu  et  suis  toujours  très 
content.  Nous  sommes  ici  pour  le  moment  six  confrères 
français  et  un  confrère  chinois.  Nous  avons  dix -sept 
séminaristes  tous  pieux  et  laborieux.  Je  te  prie  de  saluer 
M.  Masse  aux  prières  duquel  je  me  recommande,  ainsi 
que  toutes  les  missions  de  Chine.  J'embrasse  bien  ten- 
drement ma  sœur  Sidonie,  mon  frère  Constant  et  leurs 
enfants.  Je  t'embrasse  aussi  de  tout  mon  cœur,  mon 
cher  frère  avec  ma  sœur  Joséphine  et  vos  enfants,  etc.  » 


—  155  — 

Une  autre  tombe  allait  bientôt  s'ouvrir  pour  recevoir 
la  dépouille  d'une  personne  dont  la  perte  devait  faire  à 
son  cœur  une  blessure  plus  douloureuse  encore  que  la 
précédente  :  quatorze  mois  après  la  mort  de  son  mari, 
Mme  Danicourt  s'éteignait  dans  la  paix  du  Seigneur. 
Epouse  vertueuse,  mère  chrétienne,  elle  passa  sa  vie 
tout  entière  dans  le  sanctuaire  de  la  famille,  vouée  aux 
devoirs  de  son  état,  aux  sollicitudes  et  aux  travaux  d'un 
négoce  quotidien  et  aussi  aux  œuvres  de  charité.  Si  son 
mari  représentait  l'autorité,  elle  représentait  la  bonté  et 
la  miséricorde  :  cette  qualité  du  cœur,  qui  était  naturelle 
chez  elle,  devint,  avec  le  temps  et  l'éducation  chrétienne, 
une  de  ses  vertus  dominantes,  vertu  qu'elle  a  fait  passer 
dans  l'âme  et  surtout  dans  le  cœur  de  ses  deux  fils 
Xavier  et  Charles,  et  de  sa  fille  Sidonie. 

Le  même  prêtre  qui  avait  rendu  les  derniers  devoirs 
à  M.  Danicourt  les  rendit  à  son  épouse.  Et,  sanctifiée  par 
les  mêmes  moyens  et  clans  le  même  milieu  que  son 
mari;  purifiée  également  par  une  longue  maladie, 
l'hydropisie;  fortifiée  par  sa  coDfiance  en  la  très  sainte 
"Vierge,  qu'elle  ne  cessa  d'invoquer  sur  son  lit  de  dou- 
leurs, elle  rendit  son  âme  à  Dieu,  au  mois  de  février  1842, 
à  l'âge  de  59  ans. 

Les  pauvres  d'Authie  l'ont  pleurée  comme  la  meil- 
leure des  femmes  et  comme  l'une  de  leurs  bienfaitrices. 

L'annonce  de  ce  nouveau  malheur  n'arriva  à  Macao 
que  six  mois  plus  tard.  A  la  nouvelle  de  la  mort  de  sa 
pieuse  et  tendre  mère,  M.  Danicourt  sentit  une  vive  dou- 
leur étreindre  son  cœur;  immédiatement  il  alla  au  pied 
du  saint  Sacrement  répandre  ses  larmes  et  offrir  à  Diou 
son  profond  chagrin.  Bientôt  un  voile  de  tristesse  cou- 
vrit son  âme  ;  la  mémoire  de  tout  ce  que  sa  mère  a  fait 
pour  lui,  la  mémoire  des  derniers  jours  passés  auprès 
d'elle  à  Authie,  des  dernières  scènes  de  famille,  lui 
revint  aussi  fraîche  et  aussi  douloureuse  qu'au  moment 


~  156  — 

de  la  séparation.  Son  cœur  un  instant  sembla  céder  sous 
le  poids  du  chagrin  qui  l'oppressait  :  «  Peut-être,  se 
dit-il,  ma  vocation,  mon  éloignement  ont-ils  abrégé  les 
jours  de  ma  bonne  mère,  ou  au  moins,  contribué  à  les 
remplir  de  tristesse?...  »  Mais  se  relevant  tout  à  coup  et 
s'adressant  à  Dieu  d'une  voix  mêlée  de  larmes  :  «  Pour 

vous,  mon  Dieu,  j'ai  quitté  mon  père  et  ma  mère! 

Puisse  le  mérite  d'un  tel  sacrifice  obtenir  miséricorde 

auprès  de  vous  en  faveur  de  leurs  âmes Mon  Dieu, 

ayez  pitié  de  mon  père,  ayez  pitié  de  ma  mère  !....  » 

Ne  pleurez  plus,  noble  enfant  d'Authie,  Dieu  a  vu  vos 
larmes,  il  a  entendu  les  gémissements  de  votre  cœur, 
et  fait  miséricorde  à  vos  bien-aimés  parents  !.... 

Le  monde,  qui  ne  comprend  rien  aux  sacrifices  de 
ceux  qui  ont  tout  quitté,  jusqu'à  leur  mère,  pour  Dieu, 
appelle  cela  cruauté,  folie  ;  les  âmes  éprises  des  charmes 
de  la  vertu  appellent  cela  de  l'héroïsme  chrétien  ;  la  reli- 
gion, qui  inscrit  sur  son  livre  d'or  les  hauts  faits  de  ses 
enfants,  appelle  cela  aller  au  ciel,  à  la  gloire  immortelle  l 

Mettant  au-dessus  de  tout  les  intérêts  spirituels  de  ses 
parents,  voulant  leur  exprimer  sa  reconnaissance, 
M.  Danicourt  fit  tous  ses  efforts  pour  les  faire  entrer  le 
plus  tôt  possible  en  possession  de  la  béatitude  éternelle; 
et,  nous  n'en  doutons  pas,  ses  prières  ferventes,  les 
saints  sacrifices  qu'il  offrit  lui-même  ou  fit  célébrer  à 
Authie  et  ailleurs  en  ont  accéléré  l'heure  tant  désirée  de 
son  cœur. 

Cette  double  épreuve  avait  achevé  de  détacher  de  la 
terre  l'âme  du  saint  missionnaire  :  les  deux  liens  qui  l'y 
retenaient  encore,  liens  bien  légitimes  sans  doute,  puis- 
qu'ils avaient  été  formés  et  bénis  par  Dieu,  venaient 
d'être  brisés  ;  il  pourra  désormais  s'élancer  dans  la  car- 
rière apostolique,  voler  au  martyre,  son  cœur  de  fils  ne 
saignera  pas  à  la  pensée  de  faire  souffrir  sa  tendre  mère. 


—  157  — 

Bénissons  ces  admirables  dispositions  de  la  Providence 
qui  fait  tout  arriver  à  point  ;  c'est  au  moment  où  M.  Da- 
nicourt  est  mùr  pour  les  missions  proprement  dites 
qu'elle  brise  pour  lui  les  dernières  chaînes,  comme  pour 
lui  révéler  l'heure  marquée  de  toute  éternité  dans  ses 
adorables  desseins. 

En  même  temps,  M.  Danicourt  était  parvenu  à  une 
autre  maturité,  celle  du  talent.  C'est  bien  ici,  en  ter- 
minant l'histoire  de  son  séjour  à  Macao,  comme  profes- 
seur, qu'il    convient   d'en   dire  un  mot.  M.   Danicourt 
réunissait  un  ensemble  d'aptitudes  et  de  connaissances 
qui  en  faisaient  un  homme  plus  qu'ordinaire.  Les  succès 
qu'il  a  toujours  eus,  soit  comme  élève,  soit  comme  pro- 
fesseur au  collège  de  Montdidier  ;  la  haute  estime  que 
ses  supérieurs  de  Paris  et  ses  confrères  ont  constamment 
professée  pour  lui;  l'appréciation  portée  dans  la  chaire 
d'Authie  par  Mgr  Mouly,  évèque  de  Pékin,  son  condis- 
ciple et  son  ami  ;  sa  correspondance,  tout  confirme  ce 
que  nous  venons  d'avancer.  Les  huit  années  écoulées  à 
Macao,  ajoutées  aux  précédentes,  ont  achevé,  si  l'on 
peut  dire,  d'en  faire  un  homme  complet.  Sous  ce  rap- 
port, il  n'y  a  rien  de  tel  que  le  professorat  :  «  Voulez- 
vous    devenir    savant,    dit    un    docteur    de    l'Eglise? 
Enseignez  *.  » 

Apprendre  pour  la  troisième  fois  les  lettres  latines, 
refaire  également  pour  la  troisième  fois  ses  humanités, 
revoir  sa  philosophie  pour  la  mettre  à  la  portée  de 
jeunes  intelligences,  joindre  à  cela  l'étude  complète  de 
la  théologie  et  de  l'Ecriture  sainte  :  voilà  un  ensemble 
de  travaux  qui  sont  bien  de  nature  à  fortifier  les  facultés 
d'un  homme,  à  parfaire  la  somme  de  ses  connaissances. 
Ajoutons  à  cela  que  M.  Danicourt  avait  à  travailler  pour 

1 .  Saint  François  de  Sales. 


—  158  — 

lui-même;  l'étude  de  diverses  langues  lui  était  indis- 
pensable. Fort  heureusement,  il  était  doué  d'une  mer- 
veilleuse facilité  pour  ce  genre  de  connaissances.  Dès  le 
collège  de  Montdidier,  il  avait  étudié  Y  anglais  qui  va  lui 
être  si  nécessaire  dans  l'archipel  Tcheousan  et  qu'il 
devra  étudier  d'une  manière  plus  complète  ;  Y  italien  qui 
lui  sera  utile  çà  et  là  :  c'est  dans  cette  langue  qu'il  se 
confessera  avant  de  mourir.  Au  séminaire  de  Saint- 
Lazare,  il  avait  étudié  le  chinois  qu'il  devra  parler  pen- 
dant vingt-six  ans;  il  compléta  l'étude  de  cette  langue  à 
Macao  avec  ses  élèves  et  les  prêtres  d'origine  chinoise. 
Là  aussi,  toutes  facilités  lui  furent  données  pour 
apprendre  le  portugais,  langue  officielle  de  la  localité. 
Connaissant  très  bien  l'italien  et  le  portugais,  ce  lui  fut 
un  jeu  d'apprendre  YespagnoL  De  sorte  que  M.  Dani- 
court,  à  l'âge  de  trente-six  ans,  parlait,  outre  le  latin  et 
le  grec,  six  langues  vivantes.  Et  lorsqu'après  vingt-sept 
années  d'absence  il  rentrera  en  France,  on  l'entendra 
parler  sa  langue  maternelle  avec  autant  de  facilité  que 
s'il  n'en  eût  jamais  connu  d'autre. 

Si  quelque  chose  pouvait  encore  rehausser  l'éclat  de 
ses  talents,  de  ses  riches  facultés,  nous  dirions  que 
M.  Danicourt  maniait  habilement  le  crayon  du  dessi- 
nateur,  connaissait  la  lithographie  et  la  calligraphie. 

On  ne  peut  se  défendre  ici  d'une  réflexion  :  la  trempe 
de  son  esprit,  la  variété  de  ses  connaissances  et  de  ses 
aptitudes  le  désignaient  naturellement  à  ses  supérieurs 
pour  le  professorat  dans  quelqu'un  des  collèges  impor- 
tants de  la  Congrégation  où  il  eûL  rendu  d'éminents  ser- 
vices. C'est  vrai,  mais  pour  lui,  il  avait  déjà  largement 
payé  sa  part  au  professorat  ;  il  fallait  d'ailleurs  à  son  zèle, 
à  son  activité  un  plus  vaste  théàtre.Nous  l'avons  déjà  dit: 
il  avait  quitté  le  monde  pour  la  vie  religieuse,  mais  ce 
n'était  point  pour  couler  des  jours  paisibles  dans  les 
collèges  comme   un  grand  nombre   de  ses  confrères  : 


—  159  — 

c'était  pour  affronter  les  périls  de  l'apostolat  sur  les 
plages  lointaines.  Il  fallait,  à  cet  athlète  de  la  foi,  autre 
chose  que  les  joutes  pacifiques  livrées  à  de  jeunes  intel- 
ligences entre  les  murs  d'une  classe  de  seconde  ou  de 
rhétorique  ;  il  lui  fallait  les  combats  des  apôtres  et  des 
confesseurs  de  la  foi  :  nous  allons  le  voir  entrer  dans  la 
lice. 


CHAPITRE  V 


APOSTOLAT  DE  M.  DANICOURT    DANS   L  ARCHIPEL    DE    TCHEOUSAN 
DU  7  -MAI  1842  AU   18  JUILLET  1846. 


Article  premier. 

La  Chine  et  le  gouvernement  anglais.  —  Causes  de  la  guerre  de 
l'opium.  —  Traité  de  Nankin.  —  M.  de  Lagrenée  :  traité  en  t,i\ eur 
des  missions.  —  Occupation  de  Tcheousan.  —  Traité  de  Wam- 
poa.  —  Action  de  Dieu  visible  dans  tous  ces  événements.  —  Un 
mot  sur  les  cinq  ordres  religieux  qui  propagent  la  religion 
catholique  en  cette  région. 


Si  la  vie  de  Mgr  Danicourt  eût  été  publiée  il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  à  l'époque  de  sa  mort,  des  documents  tivs 
curieux,  très  intéressants  pour  le  lecteur  ',  eussent 
trouvé  place  ici.  Mais  depuis  la  guerre  de  1860  ;  depuis 
que  les  relations  sont  devenues  plus  faciles  avec  les 
peuples  de  l'Extrême-Orient;  depuis  la  guerre  récente 
du  Tonkin,  la  Chine  est  suffisamment  connue  pour  que 
nous  n'ayons  pas  à  la  faire  connaître  ici.  Tout  ce  que 
nous  allons  en  dire,  dans  le  présent  paragraphe,  a  pour 
unique  Lut  de  révéler  les  causes  de  la  guerre  d'opium, 
du  traité  de  Nankin  qui  en  fut  la  suite  et  finalement  de 
l'occupation  de  Tcheousan  2  par  l'armée  anglaise  ;   de 

1 .  Nous  en  possédons  assez  ;  ils  sont  extraits  de  la  correspon- 
dance de  Mgr  Danicourt. 

2.  D'autres  écrivent  Tcheou-chan  et  d'autres  Chou-San.  Nous 
conservons  l'orthographe  des  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi. 


-  101  — 

Tcheousan  l'an  des  principaux  théâtres  sur  lesquels  s'est 
déployé  le  zèle  de  notre  saint  missionnaire. 

Au  moment  où  il  va  mettre  le  pied  sur  le  sol  de  la 
Chine  une  ère  nouvelle  s'ouvre,  en  cette  contrée,  pour 
les  missions.  Des  événements  considérables,  au  sein 
desquels  le  doigt  de  Dieu  se  montra  visiblement,  allaient 
s'accomplir  :  ils  sont  trop  importants  pour  être  passés 
sous  silence. 

La  Chine,  cette  nation  orgueilleuse,  vivait  dans  l'iso- 
lement des  autres  nations  ;  elle  n'ouvrait  ses  ports  que 
deux  fois  l'an  aux  pays  tributaires  pour  laisser  passer 
leurs  ambassadeurs  apportant  à  la  cour  de  Pékin  de  l'or 
et  des  présents  :  c'était  l'Empire  du  Milieu,  l'empire 
tout  puissant,  le  Céleste  Empire.  Les  peuples  de  l'Occi- 
dent, surtout,  étaient  des  barbares,  des  démons  qui 
l'auraient  souillée  ;  à  aucun  prix  il  ne  fallait  pactiser 
avec  eux.  Tous  les  ports  étaient  fermés  au  commerce 
européen,  à  l'exception  de  celui  de  Canton.  Une  véritable 
barrière  s'élevait  tout  autour  de  la  Chine.  Des  satellites 
étaient  échelonnés  de  distance  en  distance  sur  les  côtes 
et  le  long  des  frontières  :  tout  étranger  surpris  dans 
l'intérieur  était  impitoyablement  mis  à  mort. 

Cet  état  de  choses  durait  depuis  des  siècles  et  la  Chine 
était  devenue,  au  point  de  vue  moral  et  religieux,  comme 
le  camp  retranché  du  démon.  Derrière  ces  murailles, 
dans  cet  immense  empire  «  tout  était  Dieu,  excepté  Dieu 
lui-même  ».  Mais  Jésus-Christ  avait  dit  à  ses  apôtres  : 
«  Enseignez  toutes  les  nations...  prêchez  l'Evangile  à 
toute  créature  »,  sans  distinction  de  climat,  de  patrie,  de 
race,  de  mœurs  ;  et,  sur  la  parole  du  Maître,  les  disciples 
avaient  traversé  les  mers  ;  et,  après  être  passés  à  travers 
les  portes,  à  travers  les  satellites  au  péril  de  leur  vie,  ils 
avaient  évangélisé  la  Chine  elle-même. 

Moins  heureux,  le  commerce  était  entravé,  l'opium  ne 
passait  plus  ;  et  c'est  pour  une  question   de  commerce, 

il 


—  162  — 

pour  une  misérable  œuvre  d'iniquité  que  le  canon 
anglais  brisa  les  portes  du  Céleste  Empire  et  opéra 
d'abord  cinq  trouées  par  où  pénétrèrent  les  mission- 
naires et  les  Européens. 

Plus  tard  le  canon  de  la  France  brisera  les  murs  de 
Pékin  et  assurera  sur  le  sol  même  de  la  Chine  la  plus 
large  et  la  plus  complète  liberté. 

Les  Anglais  continuaient  donc  d'agrandir  leur  com- 
merce d'opium  et  de  ruiner  lentement  mais  efficace- 
ment la  santé  et  la  fortune  des  Chinois.  Le  poison  qu'ils 
vendaient  détruisait  non  seulement  les  tempéraments  les 
plus  robustes,  mais  encore  vidait  le  trésor.  La  balance 
des  recettes,  dans  le  libre  échange,  s'était  abaissée  de 
50  millions  pour  FEmpire  et  avait  profité  d'autant  au 
trésor  britannique. 

«  La  cour  de  Pékin  fut  alarmée  de  l'extension  qu'avait 
prise  ce  trafic  illicite,  des  ravages  qu'il  exerçait  dans  les 
classes  populaires  et  de  l'appauvrissement  dont  il 
semblait  menacer  la  réserve  métallique  de  l'empire.  Elle 
chargea  un  fonctionnaire  énergique,  le  commissaire  Lin, 
de  mettre  un  terme  à  cet  abus.  Après  avoir  tenu  bloqués 
pendant  quelques  jours  dans  les  factoreries  de  Canton 
les  commerçants  européens  et  le  surintendant  du  com- 
merce anglais,  le  capitaine  Elliott,  Lin  obtint  la  remise 
de  vingt  mille  caisses  d'opium  qu'il  fit  réduire  en  pâte  et 
jeter  à  la  mer  le  7  juin  1839.  C'en  était  fait  du  commerce 
de  l'Angleterre  en  Chine,  si  cette  puissance  laissait  une 
pareille  violence  impunie. 

«  La  guerre  fut  donc  résolue,  et  l'île  de  Tcheousan  vit 
bientôt  briller  sous  ses  murs  les  baïonnettes  transportées 
par  la  flotte  anglaise  des  ports  de  l'Inde  dans  les  mers 
de  Chine.  Cette  première  campagne  fit  tomber  entre  les 
mains  des  Anglais,  le  5  juillet  1840,  l'île  de  Tcheousan, 
considérée  comme  la  clef  du  commerce  maritime  des 
provinces  septentrionales  et  imposa,  le  25  mai  1841,  à  la 


—  163  — 

ville  de  Canton,  une  rançon  de  36  millions  de 
francs. 

«  Ces  rapides  succès  ne  firent  point  fléchir  la  volonté 
de  l'empereur  ;  ils  n'amenèrent  de  sa  part  que  des  négo- 
ciations déloyales  dans  lesquelles  un  nouveau  mandarin 
déploya  pendant  quelques  mois  toutes  les  ressources  de 
la  diplomatie  chinoise.  L'Angleterre  dut  alors  songer  à 
porter  ses  forces  sur  des  points  plus  sensibles  du  Céleste 
Empire  et  dirigea  sa  flotte  vers  le  Nord  '.  » 

L'île  de  Tcheousan,  que  dans  un  élan  de  confiance  le 
capitaine  Elliot  avait  rendue  au  gouvernement  chinois, 
fut  de  nouveau  occupée  par  les  troupes  britanniques. 
Amoy,  dans  le  Fo-Kien,  Tching-Haë,  King-Fo,  virent 
également  flotter  la  croix  de  Saint-Georges.  Ces  con- 
quêtes furent  accomplies  en  moins  de  deux  mois  et  ne 
coûtèrent  aux  vainqueurs  qu'un  nombre  peu  sensible 
de  victimes. 

Certes  l'occasion  était  propice  à  l'Angleterre  pour 
s'étendre  et  prendre  pied  sur  le  sol  chinois.  La  belle  et 
fertile  province  de  Tché-Kiang  lui  était  ouverte;  elle 
pouvait  conserver  l'archipel  Tcheousan  qui  commande 
le  centre  de  la  Chine.  Mais  c'était  moins  le  territoire  que 
l'or  et  l'argent  que  convoitaient  les  Anglais;  et  le  but 
qu'ils  poursuivaient  en  Chine  et  qu'ils  ont  fini  par 
atteindre  était  des  traités  de  commerce  garantis,  tant 
par  la  force  morale  que  par  le  séjour  des  troupes. 

Cependant  l'occupation  du  Tché-Kiang  et  de 
Tcheousan  n'avait  amené  aucun  résultat  définitif.  La 
cour  de  Pékin  n'était  pas  encore  humiliée  ;  le  commerce 
de  l'opium  n'avait  pas  assez  de  débouchés  et  le  traité  de 
Canton  était  continuellement  violé  par  la  fourberie  chi- 
noise 2.  Les  Anglais  n'avaient  pas  une  influence   assez 

1.  Vogaye  en  Chine,  par  M.  Jurien  de  la  Gravière,  t.  I,  p.  59. 

2.  Ce  qui  s'est  passé  (1884)  à  la  suite  de  la  guerre  du  Toukin 
prouve  que  les  Chinois  ne  sont  pas  encore  changés. 


—  164  — 

grande  pour  amener  de  tels  résultats;  il  fallait  frapper 
un  coup  décisif  qui  retentît  jusqu'au  cœur  de  l'empire. 
Tel  fut  le  but  de  la  campagne  de  1842. 

Une  flotte  composée  de  75  voiles,  ayant  à  bord 
15.000  soldats,  remonta  le  Yang-Tse-Kianget  arriva  le 
20  juillet  devant  la  célèbre  ville  de  Chin-Kiang-Fou,  à 
dix  lieues  de  Nan-King,  seconde  capitale  de  l'empire. 
Continuellement  harcelés,  aigris  par  les  fatigues,  les 
difficultés  du  fleuve  et  une  chaleur  étouffante,  les 
Anglais  assouvirent  sur  cette  malheureuse  cité  leur 
colère  et  leur  soif  du  pillage.  «  Le  soleil  du  22  juillet  1842 
éclaira  en  se  levant  une  scène  de  désolation.  Dans  les 
maisons  en  ruines,  dans  les  rues  de  Chin-Kiang-Fou,  on 
ne  rencontrait  que  des  cadavres...1  »  Le  sac  de  cette 
ville  est  le  plus  terrible  épisode  de  la  guerre  de  Y  opium  ; 
aucune  description  ne  saurait  donner  une  idée  de  ce 
qu'elle  était  après  quelques  jours  d'occupation. 

Dans  ces  jours  de  massacre,  de  pillage  et  de  dévasta-' 
tion,  les  Anglais  avaient  souillé  leur  gloire  ;  mais  peu 
leur  importait,  leur  but  était  atteint  :  la  terreur  régnait 
désormais  à  Pékin,  le  parti  de  la  paix  l'avait  définiti- 
vement emporté  et  le  29  août  1842  le  traité  de  Nankin 
était  signé  à  bord  du  Cornwallis. 

«  Par  ce  traité  le  gouvernement  chinois  s'engageait  à 
payer,  dans  trois  ans,  une  contribution  de  guerre  de 
cent  vingt  millions  de  francs  ;  à  ouvrir  au  commerce  les 
portes  de  Canton,  Amoy,  Fou-Tchou-Fou,  Ning-Po  et 
Shang-Haï  ;  à  céder  enfin  aux  Anglais  l'île  de  Hong- 
Kong  qu'ils  occupaient  déjà.  De  son  côté,  le  gouver- 
nement britannique  promettait  de  restituer  File  de 
Tcheousan  dès  que  l'entier  payement  de  la  contribution 
stipulée  aurait  eu  lieu... 

a  Les  Anglais  n'abusèrent  point  de  leur  victoire  ;  ils 

1.  Voyage  en  Chine,  par  M.  Jurien  de  la  Gravière,  t.  I,  p.  68. 


—  16o  — 

pouvaient  tout  exiger  :  une  sage  politique  leur  conseilla 
la  modération.  Ils  ne  poursuivaient  pas  en  Chine  le  but 
qu'ils  avaient  atteint  dans  l'Inde  ;  ils  ne  voulaient  pas 
occuper  une  portion  du  Céleste  Empire,  mais  verser 
jusqu'au  fond  de  ses  provinces  leurs  tissus  de  coton,  de 
laine  et  leurs  caisses  d'opium  '.  » 

Ils  ne  demandaient  que  l'extension  et  la  sécurité  du 
commerce  plus  profitable  qu'une  augmentation  de  ter- 
ritoire. 

Mais  la  bonne  foi  ne  s'impose  point  par  la  force  maté- 
rielle. Le  peuple  chinois  avait  perdu  depuis  des  siècles 
le  sentiment  du  devoir;  il  n'avait  d'autre  conscience  que 
celle  de  son  intérêt  qu'il  sauvegardait  per  fas  et  nef  as. 
Le  traité  de  Nankin  était  parfaitement  signé  par  les 
parties  contractantes,  mais  il  n'était  pas  consenti  par 
l'élément  chinois.  Quand  la  flotte  anglaise  eut  descendu 
le  Yang-Tsé-Kiang,  lorsqu'en  1845  l'archipel  Tcheousan 
fut  rendu  à  la  Chine  et  que  la  paix  régna  dans  ces 
parages  lointains,  les  Chinois  revinrent  à  leur  orgueil  et 
à  leur  mauvaise  foi  naturelle  ;  les  traités  furent  de  nou- 
veau lacérés,  le  commerce  gêné.  Pendant  de  longues 
années,  l'Angleterre  dut  répondre  aux  lenteurs  étudiées 
de  la  diplomatie  chinoise  par  des  menaces  et  des 
démonstrations. 

Si  le  peuple  marchand  n'avait  demandé  à  la  Chine 
qu'à  échanger,  par  des  transactions  équitables,  ses  pro- 
duits contre  ceux  du  Céleste  Empire,  qu'à  faire  entrer  un 
peuple  isolé  dans  le  mouvement  général  de  l'humanité, 
sa  conduite  n'eût  été  en  rien  blâmable  ;  mais  l'opinion 
se  révolte,  en  voyant  un  peuple  imposer  à  coups  de 
canon  des  millions  de  caisses  d'opium  destinées  à  ruiner 
moralement  et  physiquement  les  populations  paisibles 


1.  Voyage  en  Chine,  par  M.  Jurien  de  la  Gravière,  t.  I,  p.  69  et 
71. 


—  166  — 

d'un  vaste  empire,  en  voyant  des  millions  de  bibles  fal- 
sifiées que  des  ministres  protestants  distribuent  à  pro- 
fusion dans  tous  les  ports  de  la  Chine. 

Cependant  Dieu,  comme  toujours,  tirait  le  bien  du 
mal  :  les  missionnaires  catholiques,  quoique  n'ayant 
aucunement  préparé  les  événements  que  nous  venons 
de  raconter,  les  mettaient  à  profit  pour  le  bien  de  la  reli- 
gion. Depuis  longtemps  ils  interdisaient  l'usage  de 
l'opium  à  leurs  néophytes,  et  la  cour  de  Pékin  eût  sans 
doute  été  étonnée  de  se  savoir  des  courtisans  si  fidèles. 
Ils  luttaient  aussi  contre  le  protestantisme.  En  défendant 
la  lecture  des  bibles  interpolées,  en  arrêtant  leur  propa- 
gation, ils  se  montraient  les  champions  de  la  vérité,  les 
soldats  de  l'honneur  et  de  la  vertu. 

Tandis  que  l'Angleterre  débattait  avec  la  Chine  les 
intérêts  les  plus  graves  de  son  commerce,  des  navires 
français  apparaissaient  le  long  des  côtes  pour  surveiller 
la  politique  d'une  nation  rivale.  Ils  avaient  la  mission  de 
croiser  dans  les  mers  de  Chine  pour  suivre  le  cours  des 
événements.  Mais  quand  ils  virent  cette  campagne,  qui 
avait  duré  deux  ans,  se  terminer  par  un  traité  de  com- 
merce, ils  crurent  leur  rôle  terminé,  au  moment  où  il  ne 
faisait  que  de  commencer.  La  France  porte  partout  avec 
elle  ce  sentiment  qui  la  pénètre  à  son  insu  et  qui  pour- 
tant est  sa  force  principale  et  sa  destinée  providentielle  : 
c'est  le  sentiment  du  devoir  et  de  l'honneur.  «  La  pente 
naturelle  de  sa  politique  a  toujours  été  de  prendre  parti 
pour  les  opprimés.  Il  y  avait  en  Chine  des  victimes  et  des 
bourreaux;  il  y  avait  Là  aussi  des  compatriotes  qui  fai- 
saient honorer  le  nom  de  français,  des  prêtres  qui  avaient 
mérité  l'admiration  du  monde  chrétien.  La  conduite  de 
la  France  pouvait  être  prévue  à  l'avance.  Au  moment  où 
le  drapeau  tricolore  semblait  devoir  se  retirer  de  ces 
mers,  rebuté  par  la  stérilité  de  nos  relations  commer- 
ciales, une  politique  plus  prévoyante  l'y  retenait  en  l'ap- 


—  167  — 

pelant  à  couvrir  la  cause  de  la  civilisation  et  de  la  liberté 
religieuse  *.  d 

Le  premier  marin  qui  apparut  dans  les  mers  de  Chine 
au  moment  du  conflit  des  Anglais  fut  M.  Joseph  de  Rosa- 
mel  commandant  la  corvette  la  Danaide;  il  prit  part  aux 
négociations  ouvertes  à  Canton  (1841),  joua  le  rôle  de 
médiateur  et  accompagna  l'escadre  anglaise  dans  sa 
seconde  campagne  contre  Tcheousan.  Mais  les  événe- 
ments n'étaient  pas  encore  assez  avancés  pour  qu'il 
prêtât  main-forte  à  l'œuvre  des  missions. 

Les  circonstances  furent  plus  favorables  pour  son 
remplaçant  le  capitaine  de  vaisseau  Cécille,  comman- 
dant de  VErigone  :  il  joua  un  rôle  à  la  fois  politique  et 
religieux  qui  a  rendu  son  nom  immortel  dans  les  annales 
de  l'Eglise  et  de  la  France.  Il  suivit  les  Anglais  sous  les 
murs  de  Nan-King,  assista  à  la  conclusion  du  traité  qui 
fut  signé  à  bord  du  Conucallis,  réclama  et  obtint  pour 
les  Français  tous  les  bénéfices  accordés  aux  représen- 
tants anglais.  «  Le  10  septembre  1843,  les  droits  de  la 
France  furent  solennellement  reconnus  et  consignés 
dans  une  communication  officielle  adressée  par  les  plé- 
nipotentiaires chinois  à  M.  Guizot,  alors  ministre  des 
affaires  étrangères.  Une  mission  diplomatique,  confiée  à 
M.  de  Lagrenée,  vint  bientôt  convertir  en  un  traité 
solennel  cette  convention  provisoire...2  » 

M.  de  Lagrénée  n'avait  pas  reçu  du  gouvernement  qui 
l'envoyait  de  notes  concernant  l'œuvre  des  missions;  il 
venait  en  plénipotentiaire  politique  et  non  religieux. 
Mais  l'ancien  élève  de  Saint-Acheul  accueillit  avec 
bonheur  les  réclamations  des  missionnaires  et  leur  pro- 
mit de  conduire  de  front  les  affaires  religieuses  et  com- 
merciales de  sa  patrie.  Appuyé  par  des  forces  considé- 


4.  Voyage  en  Chine,  par  M.  Jurien  de  la  Gravière,  t.  I,  p.  78. 

2.  ma. 


—  408  — 

râbles,  il  se  présenta  avec  confiance  au  vice-roi  du 
Kouang-Tong  et  du  Kouang-Si,  Ki-ing,  chargé  de  trai- 
ter avec  les  négociateurs  européens.  11  fut  accueilli  avec 
un  empressement  inattendu,  et  obtint  pour  le  commerce 
français  tous  les  privilèges  que  les  Anglais  et  les  Améri- 
cains avaient  emportés  de  force. 

Mais  là  n'était  point  l'affaire  capitale  que  les  évèques 
et  les  missionnaires  de  Chine  réclamaient  avec  instance. 
Les  édits  de  persécution  étaient  toujours  en  vigueur,  il 
fallait  obtenir  leur  révocation.  La  tête  des  missionnaires 
était  mise  à  prix  :  les  arracher  à  la  mort  était  un  devoir 
et  une  nécessité  si  l'on  voulait  que  l'œuvre  des  missions 
subsistât.  C'était  toute  une  révolution  à  opérer  dans  la 
législation  et  les  mœurs  de  la  Chine.  M.  de  Lagrenée  ne 
mit  pas  dans  la  balance  l'épée  de  la  France,  mais  il 
réclama  avec  modération  les  droits  de  l'humanité;  il 
poursuivit  avec  patience  et  longanimité  les  négociations 
entamées,  et  enfin,  le  24  octobre  1844,  fut  conclu  à 
Wam-Poa  ce  traité  qui  arracha  un  cri  de  joie  à  l'Eglise 
de  Chine  tout  entière.  «  Trois  édits  impériaux  furent 
accordés  aux  sollicitations  de  nos  ambassadeurs  :  le 
premier  permettait  à  tous  les  Chinois  d'embrasser  la 
religion  chrétienne;  le  second  donna  comme  signe  dis- 
tinctif  de  la  religion  catholique  le  culte  de  la  croix  et  des 
images;  le  troisième  prescrivit  la  restitution  des  églises 
bâties  depuis  le  règne  de  l'empereur  Kang-Hy,  de  celles 
du  moins  qui  n'avaient  point  été  converties  en  pagodes 
ou  en  édifices  d'utilité  publique  *.  »  Les  missionnaires 
européens  pouvaient  librement  prêcher  dans  les  cinq 
ports  ouverts  au  commerce,  et  ceux  qui  seraient  arrêtés 
dans  l'intérieur  des  terres  devraient  être  ramenés  sous 
bonne  escorte  et  aux  frais  de  l'État  entre  les  mains  de 
leur  consul  respectif.  La  révolution  était  faite  au  moins 

1.  Voyage  en  Chine,  par  M.  Jurien  de  la  Gravière,  t.  I,  p.  83. 


—  169  — 

en  principe,  et  si  l'application  a  subi  des  délais,  si  des 
violations  ont  été  commises,  c'est  que  la  France  n'a  pas 
osé  se  risquer  avec  un  empire  qui  parait  avoir  du  pres- 
tige, mais  qui,  en  réalité,  est  vermoulu  des  pieds  à  la 
tête.  L'œuvre  de  M.  de  Lagrenôe  était  considérable, 
immense  dans  l'avenir.  Les  missionnaires  avaient  un 
point  d'appui  dont  la  violation  devait  amener  la  liberté 
complète  de  la  religion. 

«  On  était  fondé  à  espérer  que  les  Etats  tributaires  de 
la  Chine  suivraient  cet  empire  dans  la  voie  des  conces- 
sions religieuses.  Si  la  cour  de  Pékin  eût  obéi  à  une 
autre  impulsion  que  celle  de  la  crainte,  s'il  se  fût  opéré 
un  renversement  complet  dans  la  politique  impériale,  si 
au  jugement  des  missionnaires,  qui  apprécient  sai- 
nement les  choses,  la  France  eût  affirmé,  avec  la  voix 
du  canon,  les  droits  de  la  conscience  et  de  l'humanité, 
l'exemple  de  l'empereur  eût  entraîné  le  souverain  du 
royaume  annamite  et  celui  de  la  Corée.  Mais  dans  redit 
de  tolérance  accordé  aux  chrétiens  chinois,  on  ne  vit 
hors  de  l'empire,  comme  au  sein  de  l'empire  même,  que 
le  résultat  des  obsessions  étrangères  et  une  nouvelle 
humiliation  imposée  au  fils  du  Ciel1.»  Quoiqu'il  en  soit, 
la  liberté  religieuse  avait  fait  un  grand  pas  pour  nos 
missionnaires:  les  exemples  suivants  en  sont  la  preuve. 
Au  mois  de  février  1843,  l'amiral  Cécille  apprend  que 
cinq  missionnaires  français  condamnés  à  mort  sont 
détenus  dans  les  cachots  de  Hué-Fou,  capitale  et  siège 
du  gouvernement  annamite;  empêché  de  se  rendre  à 
Tourane,  il  confie  à  M.  Favin-Lévêque,  capitaine  de 
VHéroïne,  la  mission  de  réclamer  et  de  faire  mettre  en 
liberté  les  cinq  prisonniers  ;  l'ordre  était  formel,  irrévo- 
cable, et  M.  Fa  vin  était  homme  à  se  faire  écouter.  Les 
mandarins  comprirent  que  leurs  lenteurs  ne  parvien- 

1.  Voyage  en  Chine,  par  M.  Jdrien  de  la  Grayière,  t.  I,  p.  83. 


—  170  — 

draient  pas  à  lasser  cet  homme  inébranlable,  et  MM.  Ber- 
neux,  Galy,  Miche,  Charrier  et  Duclos  furent  remis  au 
commandant  de  l'Héroïne.  «  Un  peu  plus  tard,  Mgr  Le- 
fèvre,  évêque  d'Isauropolis,  fut  arrêté  à  son  tour  par  les 
autorités  cochinchinoises.  Le  capitaine  de  la  corvette 
VAlcmcne,  M.  Fornier-Duplan,  chargé  par  l'amiral  d'une 
lettre  pour  le  roi  Tieu-Tri,  se  rendit  à  Tourane  et,  après 
une  longue  négociation,  obtint  la  liberté  du  vicaire  apos- 
lique  de  la  Cochinchine.  » 

«  Ce  double  service  rendu  par  notre  marine  aux  mis- 
sions catholiques  produisit  de  salutaires  effets  :  on  cessa 
de  rechercher  aussi  activement  les  prêtres  européens, 
quand  on  sut  que  leur  arrestation  ne  manquait  pas  d'at- 
tirer sur  les  côtes  du  royaume  annamite,  ce  qu'on  vou- 
lait voir  éloigné  avant  tout,  les  navires  de  guerre 
étrangers  *.  » 

Il  serait  bien  aveugle  celui  qui  ne  verrait  pas  la  main 
de  Dieu  dans  les  événements  accomplis  en  Chine  au 
xixe  siècle  !  C'est  ce  que  M.  Danicourt  ne  se  lassera  pas 
de  répéter  dans  ses  lettres  :  a  Depuis  que  le  canon 
anglais  a  fait  évanouir  le  fantôme  de  la  puissance  chi- 
noise, il  s'est  passé,  dans  le  Céleste  Empire,  des  évé- 
nements si  soudains  et  d'une  portée  si  considérable  que 
l'on  ne  peut  s'empêcher  d'y  voir  la  main  de  Dieu  ébran- 
lant ce  trône  de  Satan,  le  plus  solide  et  le  plus  haut,  sur 
lequel  l'esprit  du  mal  se  soit  jamais  assis  parmi  les 
hommes.  » 

«  En  Chine  cinq  ordres  religieux  s'étaient  partagé  et 
se  partagent  encore  les  travaux  de  l'apostolat  :  les  Fran- 
ciscains, les  Dominicains,  les  Jésuites,  les  Lazaristes  et 

les  prêtres  des  Missions  étrangères Les  missionnaires 

portugais  avaient  conservé  la  province  de  Kouang- 
Toung  ;  les  Espagnols  avaient  le  Fo-Kien;  les  Italiens 

1.  Voyage  enChine,  par  M.  Jurien  de  la  Gravière,  t.  I.  p.  85. 


—  171  — 

occupaient  les  provinces  du  Shan-Tong  et  de  Chan-Si,  le 
Hou-Kouang  et  le  Kiang-Nan.  » 

«  C'est  dans  le  Kiang-Nan  que  les  Pères  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus  résidaient  sous  la  juridiction  d'un  évêque 
italien.  Depuis  la  suppression  de  cette  célèbre  société, 
les  enfants  de  saint  Vincent  de  Paul  avaient  succédé  aux 
Jésuites  dans  la  province  de  Pékin.  Ils  donnaient  des 
évêques  à  la  Mongolie,  au  Honan,  au  Tché-Kiang  et  au 
Kiang-Sy.  ■» 

d  L'établissement  des  Missions  étrangères,  fondé  en 
1G63,  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  illustré  par  de  nom- 
breux martyrs  et  l'éclat  non  interrompu  de  ses  longs 
services,  portait  le  fardeau  de  quatre  vicariats  aposto- 
liques :  le  Su-Tchuen,  le  Yun-Nan,  le  Koueï-Tchéou  et 
le  Leau-Tong  '.  » 

Ces  différents  ordres  avaient  établi  leurs  grands  sémi- 
naires dans  la  ville  libre  de  Macao.  Mais  cette  mesure 
n'était  pas  définitive,  elle  ne  pouvait  être  que  transitoire 
et  momentanée.  Les  évêques  n'avaient  rien  de  plus  à 
cœur  que  d'avoir  leurs  élèves  auprès  d'eux. 

Aussitôt  que  les  cinq  ports  de  mer  furent  ouverts  au 
commerce  et  à  la  liberté,  les  Missions  étrangères,  les 
Jésuites  et  les  Lazaristes  s'empressèrent  de  quitter 
Macao  et  d'établir,  dans  leur  résidence  même,  les  jeunes 
élèves  qui  se  destinaient  au  sacerdoce.  Le  séminaire 
interne  des  Lazaristes  à  Macao  fut  dissous  et  les  jeunes 
gens  qui  le  composaient  prirent  le  chemin  de  Ning-Po 
et  de  Tcheousan  dans  le  Tché-Kiang. 

Toutefois  la  procure  des  Lazaristes  fut  laissée  à 
Macao  et  M.  Guillet  en  fut  nommé  administrateur. 

i.  Voyage,  en  Chine,  par  M.  Ji'rien  de  la  Gravière,  passim. 


-  172  — 


Article  II 

Le  7  mai  1842,  saint  Stanislas:  arrivé  à  Tcheousan,  soin  des  catho- 
ligues.  d  —  Ce  qu'était  Tcheousan  au  point  de  vue  moral  et 
religieux.  —  M.  Danicourt  en  est  nommé  provicaire  :  ses  pou- 
voirs. —  Consécration  de  l'archipel  à  la  très  sainte  Vierge.  — 
Première  église  ou  chapelle  à  Tcheousan  :  conversion  d'un 
bonze.  —  Témoignage  rendu  par  M.  Faivre  à  M.  Danicourt.  — 
Ministère  de  M.  Danicourt  auprès  des  soldats  irlandais.  —  Archi- 
confrérie.  —  Dévotion  indispensable  aux  missionnaires.  —  Une 
hardiesse  apostolique  :  visite  dans  une  pagode.  —  Correspon- 
dance de  M.  Danicourt  avec  M.  le  Supérieur  général;  il  fait  appel 
auprès  de  M.  Etienne  pour  l'envoi  en  Chine  de  missionnaires  et 
de  sœurs  de  charité,  etc. 


C'est  au  début  de  tous  les  événements  que  nous  venons 
de  résumer,  c'est  au  moment  où  une  nouvelle  aurore  se 
lève  pour  les  missions  de  Chine,  que  M.  Danicourt  arrive 
dans  l'archipel  Tcheousan. 

11  avait  été  amplement  dédommagé  de  son  zèle  au 
séminaire  de  Macao.  Toutefois?il  se  réjouit  de  l'heureuse 
nécessité  de  quitter  cette  ville  et  de  se  consacrer  plus 
directement  à  l'œuvre  des  missions.  La  vie  de  mission- 
naire  missionnant,  comme  il  le  dira  bientôt  lui-même1, 
allait  mieux  à  son  ardeur  naturelle,  et  sa  santé,  affaiblie 
par  les  chaleurs  du  Midi,  devait  se  raffermir  sous  un  cli- 
mat plus  froid. 

Quant  à  ce  qu'était  Tcheousan,  au  point  de  vue  moral 
et  religieux,  c'est  lui-même  qui  nous  l'apprend  dans  une 
lettre  adressée  ;t  la  Révérende  sœur  Carrère,  supérieure 
générale  des  Filles  de  la  charité  :  «  Ce  que  je  vous 
demande,  ma  très  honorée  Mère,  ce  n'est  ni  de  l'argent, 
ni  des  ornements,  ni  des  images,  ni  d'autres  objets  reli- 
gieux, mais  bien  des  prières  ferventes,  afin  qu'avec  la 

1.  Lettre  à  la  supérieure  générale  des  sœurs  de  charité. 


—  173  — 

grâce  de  Dieu  et  l'aide  de  sa  très  sainte  Mère  nous 
puissions,  mes  confrères  et  moi,  surmonter  les  obstacles 
que  nous  rencontrons  ici,  et  faire  connaître  et  honorer 
Dieu  sur  une  terre  où  le  démon  règne  seul.  Pour  vous 
donner  une  idée  de  l'empire  qu'exerce  ici  le  démon, 
figurez-vous  qu'il  n'y  a  pas  une  montagne,  une  colline, 
une  vallée,  un  bosquet,  une  maison  où  il  n'y  ait  une  ou 
plusieurs  pagodes  plus  ou  moins  grandes,  au  point  que 
dans  une  petite  île  voisine  nommée  Pou-Tou,  il  y  a  cinq 
cents  pagodes  qui  sont  desservies  par  plus  de  mille 
bonzes;  on  en  comptait  jusqu'à  trois  mille  les  années 
précédentes.  Le  peuple  est  infatué  des  idoles;  il  ne  fait 
rien  sans  y  mêler  quelque  superstition,  de  sorte  que  cette 
île  si  belle,  et  dont  les  étrangers  ne  se  lassent  pas  d'ad- 
mirer la  fertilité,  est,  depuis  un  temps  immémorial, 
souillée  par  toutes  les  superstitions  et  abominations  du 
pag-anisme.  Voilà  donc  ce  que  nous  avons  à  combattre  et 
à  renverser  ici t> 

Deux  mois  après  son  arrivée  dans  l'archipel,  M.  Dani- 
court  en  était  nommé  provicaire  par  Mgr  Rameaux, 
évèque  de  Myre  et  vicaire  apostolique  du  Tché-Kiang  et 
du  Kiang-Sy.  Voici  la  teneur  des  pouvoirs  qui  lui  furent 
accordés  : 

«  Gomme  la  charge  pastorale  qui  Nous  a  été  conférée 
par  le  Saint-Siège  demande  et  requiert  que  Nous  veil- 
lions avec  la  plus  grande  vigilance,  le  plus  grand  soin 
et  la  plus  grande  sollicitude  au  bien  et  à  l'utilité  des 
fidèles  de  Jésus-Christ  confiés  à  notre  juridiction;  dési- 
rant surtout  remplir  notre  charge  avec  succès  et  avec 
bonheur,  Nous  avons  pensé  qu'il  était  nécessaire  de 
choisir  et  d'établir  un  provicaire  général  dans  la  pro- 
vince du  Tché-Kiang-.  C'est  pourquoi,  Nous  confiant 
dans  la  foi,  la  sagesse,  l'intégrité  qui  vous  distinguent, 
Nous  avons  pensé  devoir  vous  confier,  et  Nous  vous 
confions  par  ces  présentes,  cette  charg-e  très  importante. 


—  174  — 

Et  afin  que  vous  puissiez  la  remplir,  Nous  vous  accor- 
dons tous  les  pouvoirs  tant  ordinaires  qu'extraordi- 
naires. De  plus  Nous  mandons  et  ordonnons  expres- 
sément à  tous  les  missionnaires  de  la  susdite  province 
de  vous  accueillir  respectueusement  dans  l'exercice  de 
votre  juridiction,  de  vous  être  soumis  et  de  vous  obéir 
dans  le  Seigneur  comme  à  Notre  propre  personne. 

«  Donné  à  Lin-Kiang-Fou,  le  12  juillet  1842. 

«  f  Alexis  Rameaux,  évêque  de  Myre, 
«  Vicaire  du  Tché-Kiang  et  du  Kiang-Sy.  » 

En  arrivant  dans  l'archipel  Tcheousan,  M.  Danicourt 
se  trouva  en  présence  d'un  travail  énorme  ;  tout  était  à 
faire,  à  créer  dans  ces  parages  où  l'on  ne  rencontrait 
pas  un  seul  chrétien  indigène  ;  les  seuls  catholiques  qui 
y  séjournaient  étaient  des  Irlandais  faisant  partie  de  la 
flotte  anglaise. 

Au  début  de  son  ministère  dans  l'archipel,  M.  Dani- 
court eut  l'heureuse  pensée  de  consacrer  cette  terre  à  la 
sainte  Vierge  ;  c'est  lui-même  qui  nous  l'apprend  dans 
une  lettre  adressée  à  la  révérende  sœur  Carrère,  huit 
mois  après  son  arrivée.  «  Dieu  m'a  donné  la  pensée  de 
consacrer  l'île  et  l'archipel  Tcheousan  à  Marie-Imma- 
culée, consécration  que  je  lui  renouvelle  bien  souvent, 
et  j'espère  que  cette  bonne  Mère  écrasera,  ici  comme 
ailleurs,  la  tête  de  son  ennemi  capital,  et  qu'un  jour 
nous  pourrons  chanter  ses  louanges  à  Pou-Tou,  siège 
de  l'empire  de  Satan  '.  » 

La  très  sainte  Vierge  ne  resta  pas  sourde  à  la  voix  de 
son  serviteur;  elle  bénit  son  ministère  et  le  rendit 
fécond  d'abord  dans  l'hôpital  militaire  où  il  prodigua 

i.  Lettre  à  la  R.  S.  Carrère,  supérieure  générale  dss  Filles  de 
la  Charité,  datée  du  1er  janvier  1843. 


—  175  — 

ses  soins  assidus  aux  soldats  irlandais,  puis  dans  l'ar- 
chipel pour  la  formation  des  chrétiens  indigènes. 

A  Tcheousan  il  ne  trouva  pas  une  église,  pas  une 
chapelle,  pas  môme  une  chambre  libre,  si  ce  n'est  la 
chambre  d'un  païen,  pour  célébrer  les  saints  mystères. 
La  première  chose  à  faire  était  une  chapelle;  il  commença 
par  là.  Un  peu  plus  tard,  il  installera  à  côté  une  école 
pour  l'instruction  des  enfants  et  surtout  des  néophytes. 

Les  premiers  fidèles  qui  assistèrent  aux  offices  dans 
cette  chapelle  furent  des  soldats  irlandais  confiés  eux 
aussi  par  Mgr  Rameaux  à  la  sollicitude  du  provicaire  du 
Tché-Kiang.  Leur  exemple  fut  suivi  par  les  indigènes 
de  l'île  qui  y  vinrent  d'abord  en  curieux,  puis  pour  y 
chercher  la  vérité  et  le  salut. 

Le  premier  succès  marquant,  la  première  consolation 
de  M.  Banicourt  dans  cette  mission,  fut  la  conversion 
d'un  bonze  ou  prêtre  chinois  très  lettré.  C'est  encore  lui 
qui  nous  l'apprend  dans  la  lettre  à  la  révérende  sœur 
Carrère  dont  nous  avons  cité  un  passage  plus  haut. 

A  la  même  époque  (2  janvier  1843),  une  lettre  de 
M.  Faivre,  missionnaire,  donne  à  la  France  les  pre- 
mières nouvelles  des  travaux  de  M.  Danicourt  dans  l'île 
de  Tcheousan.  En  voici  un  extrait  :  «  M.  Baldus  con- 
tinue de  faire  le  bien  dans  le  Ho-Nan,  avec  les  deux  con- 
frères qui  sont  sous  sa  direction.  M.  Simiand  travaille 
aussi  beaucoup  et  avec  succès  dans  la  mission  de  Pékin. 
M.  Danicourt,  secondé  de  M.  Tchiou,  a  commencé  la 
prédication  de  l'Évangile  dans  l'île  de  Tcheousan;  il 
s'emploie  tout  entier  à  l'œuvre  importante  qui  lui  est 
confiée,  et  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  Dieu  bénira  ses 
efforts.  Il  m'a  envoyé  il  y  a  peu  de  jours  un  bonze  qu'il 
a  converti  et  dont  la  conduite  fait  espérer  que  non  seu- 
lement il  deviendra  un  bon  chrétien,  mais  qu'il  pourra 
rendre  des  services  signalés  par  ses  connaissances  éten- 
dues dans  la  littérature  chinoise...  » 


—  176  — 

Dans  le  cours  des  années  1843  et  1844,  M.  Danicourt 
se  trouva   seul  pour  faire    face  à    mille  occupations. 

«  J'ai  été  surtout  écrasé,  écrit-il  ',  par  la  besogne  des 
mois  de  décembre  (184 4),  janvier  et  février  derniers  (184S), 
et  en  voici  la  raison.  J'ai  inauguré  dans  ma  chapelle  un 
autel  en  l'honneur  de  Marie  Immaculée,  et  j'ai  établi 
l'archiconfrérie  le  jour  de  Noël.  A  dater  de  cette  époque 
jusqu'à  la  fin  de  février,  la  chapelle  était  presque  pleine 
du  matin  au  soir  et  je  n'ai  fait  autre  chose  que  prêcher, 
confesser  et  admettre  dans  l'archiconfrérie  ;  je  prêchais 
d'abondance,  il  est  vrai,  mais  la  sainte  Vierge  qui  savait 
bien  que  je  n'avais  pas  le  temps  de  me  préparer,  y  met- 
tait du  sien,  et  cela  faisait  effet.  Quant  aux  confessions 
elles  étaient,  pour  la  plupart,  pour  un  certain  nombre 
de  soldats  :  c'était  la  première  de  leur  vie. 

«  Voici  maintenant  comment  j'admettais  dans  la  société. 
Chaque  catholique  venait  se  mettre  à  genoux  devant 
l'autel  de  la  sainte  Vierge,  et  répétait  à  haute  et  intel- 
ligible voix  la  consécration  suivante:  «Sainte  mère  de 
Dieu,  je  consacre  à  votre  Cœur  immaculé  mon  âme, 
mon  cœur,  mon  corps,  ma  vie,  ma  mort  et  mon  éter- 
nité. » 

«  Après  quoi  il  recevait  la  médaille  miraculeuse 
(justement  celle  que  vous  m'avez  envoyée)  et  venait 
faire  inscrire  son  nom.  Or,  plus  do  deux  cents  ont  fait 
cette  consécration  au  Cœur  immaculé  de  Marie.  Nos 
chrétiens  chinois  de  ïcheousan  et  de  Nîng-Po  l'ont  faite 
aussi.  Le  régiment  (18e  royal  Irlandais)  auquel  appar- 
tiennent ces  bons  catholiques  est  maintenant  à  Hong- 
Kong,  et  est  remplacé  ici  par  le  98e,  où  il  n'y  a  que  deux 
catholiques  qui,  comme  je  l'espère,  viendront  aussi  peu 
à  peu  se  consacrer  à  Marie  immaculée  :  quoi  que  je  leur 


1.  Lettre  à  la  révérende  mère  supérieure  générale  des  Filles  de 
la  Charité,  4  septembre  1845. 


—  177  — 

prêche  presque  chaque  dimanche,  je  n'ai  encore  pu  les 
ébranler,  tant  ils  sont  durs.  Patience  !  vous  voyez  donc, 
ma  très  honorée  Mère,  que  la  sainte  Vierge  montre 
aussi  sa  miséricorde  à  Tcheousan.  Les  païens  ne  vont 
plus  tant  par  curiosité  visiter  le  Pé-Tang,  c'est-à-dire  la 
chapelle  du  Nord,  où  restent  mes  confrères  chinois,  mais 
bien  avec  un  certain  désir  de  connaître  la  religion...  » 

Le  même  courrier  apportait  au  collège  de  Montdidier, 
au  frère  du  saint  missionnaire,  une  lettre  '  dont  nous 
extrayons  le  passage  suivant,  par  lequel  on  voit  combien 
la  dévotion  envers  la  très  sainte  Yierge  est  indispen- 
sable à  tout  missionnaire  : 

«  Tu  vois  donc  clairement  que  mon  temps  est  extrême- 
ment précieux  et  court...  Tiens-toi  toujours  dans 
l'humilité,  la  modestie,  la  simplicité.  Dieu  ne  regarde 
pas  les  grands  talents  lorsqu'il  veut  se  servir  de  quelqu'un 
pour  procurer  sa  gloire,  et,  s'il  t'appelle  jamais  à  la 
prêtrise,  souviens-toi  bien  qu'on  ne  fait  pas  grand'chose 
dans  le  saint  ministère  sans  une  dévotion  solide  envers 
la  sainte  Yierge  et  une  confiance  entière  dans  sa  ten- 
dresse maternelle.  Sans  cette  bonne  Mère  il  y  a  longtemps 
que  le  démon  aurait  criblé  et  broyé  les  missionnaires  et 
les  chrétiens  de  la  Chine.  Adieu,  cher  frère,  prie  pour 
moi...  » 

C'est  sa  bonne  Mère,  nous  nous  plaisons  à  le  croire, 
qui  l'a  protégé  d'une  manière  toute  spéciale  dans  une  cir- 
constance critique  où  il  s'est  trouvé  en  cette  même  année 
(1845).  C'est  lui-même  qui  le  raconte  dans  une  lettre 
adressée  à  la  révérende  sœur  Carrère  :  «  Je  vais  mainte- 
nant vous  parler  d'une  course  que  j'ai  faite  dans  l'île  de 
Tcheousan,  le  lundi  de  Pâques  (1845).  Comme  je  me 
trouvais  très  fatigué  des  oftices  de  la  Semaine  sainte,  je 
résolus  de  courir  l'île  pour  prendre  de  l'exercice.  Je 

1.  Le  4  septembre  1845. 

12* 


—  178  — 

partis  de  la  maison  vers  les  huit  heures  du  matin,  et, 
après  avoir  marché  près  de  trois  heures  à  travers  les 
montagnes,  voici  que  j'entends  le  son  d'une  cloche; 
cela  me  surprit  beaucoup  parce  qu'il  y  avait  longtemps 
que  je  n'avais  entendu  pareil  bruit.  Voyons,  me  dis-je, 
il  y  a  donc  ici  quelque  pagode  célèbre  ?  Je  redouble  de 
jambes  pour  arriver  au  sommet  de  la  montagne  que  je 
gravissais;  arrivé  là,  j'aperçois  en  effet,  au  fond  d'une 
vallée,  une  pagode  avec  une  espèce  de  clocher  ou  de 
tour,  ainsi  que  beaucoup  d'hommes  et  de  femmes  qui  s'y 
rendaient;  je  me  dis  alors  :  ce  n'est  pas  sans  dessein  que 
la  Providence  me  conduit  ici.  Je  descends  donc  dans  la 
vallée  avec  l'intention  d'aller  prêcher  dans  la  pagode, 
en  priant  la  sainte  Vierge  de  m'assister.  A  mon  arrivée 
la  multitude  s'effraye  et  commence  à  s'éloigner  :  il  faut 
ajouter  que  je  portais  la  soutane  ecclésiastique.  Je  leur 
fais  signe  et  leur  crie  de  ne  rien  craindre;  au  même 
moment  plusieurs  habitants  de  Ting-Haè,  qui  étaient  là 
et  qui  me  connaissaient,  répétaient  à  haute  voix  :  c'est 
Koulao-Jë,  ne  craignez  pas.  Je  traverse  la  cour,  monte 
les  degrés  qui  conduisent  aux  idoles  et  reste  là  quelques 
minutes  pour  voir  ce  qu'on  faisait,  mais  ne  disant  mot. 
Je  vois  d'un  côté  au  bas  des  degrés,  dans  la  cour,  une 
procession  qui  défile  le  long  d'un  théâtre.  Ce  sont  des 
hommes  et  des  femmes  qui,  deux  à  deux,  les  mains 
jointes  et  portant  une  espèce  de  chapelet  au  bras 
gauche,  suivaient  ea  priant  trois  Taos-sé  à  bonnet 
rouge  et  faisant  de  la  musique,  D'un  autre  côté,  autour 
des  idoles,  ce  sont  des  femmes  qui  font  brûler  de 
l'encens  devant  les  dieux  et  les  déesses,  Mais  bientôt 
toute  l'attention  des  adorateurs  se  tourne  vers  moi  et  je 
me  trouve  entouré  de  toutes  parts.  Voici,  me  dis-je,  le 
moment  de  parler  et  je  commence  à  prêcher  sur  l'unité 
d'un  seul  Dieu,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre,  et  l'inu- 
tilité, la  vanité  et  la  folie  des  idoles  que  je  maudis  devant 


—  179  — 

toute  la  multitude,  après  leur  avoir  dit  que,  si  elles 
avaient  du  pouvoir,  elles  auraient  défendu  les  habitants 
de  Tcheousan  contre  les  Anglais  qui  ont  pris  deux  fois 
cette  île,  y  ont  tué,  dépouillé,  vexé  beaucoup  d'habi- 
tants, et  ont  même  brûlé  ses  pagodes.  C'était  les  prendre 
par  leur  faible  ;  car  les  Chinois  ne  peuvent  pas  com- 
prendre pourquoi  les  Anglais  ont  pris  Tcheousan  et  ils 
disent  que  c'est  une  injustice  atroce,  vu  qu'ils  ne  leur 
ont  jamais  fait  de  mal.  Je  quittai  la  pagode  pour  aller 
mettre  mon  bateau  en  mer  à  trois  lieues  au  nord.  Je 
revins  par  le  même  chemin  et  j'entrai  de  nouveau  dans 
la  pagode,  mais  il  n'y  avait  presque  plus  personne.  La 
fête  que  l'on  y  célébrait  ce  jour-là  était  en  l'honneur  de 
la  déesse  Kouang-Yng.  Je  suis  bien  persuadé  que  ma 
présence  et  mes  paroles  auront  vivement  dépité  les 
bonzes,  dont  quelques-uns  vinrent  m'écouter.  Mais 
n'importe,  quoique  je  pense  n'avoir  converti  per- 
sonne, je  me  réjouis  et  je  remercie  la  sainte  Vierge 
d'avoir  eu  occasion  de  parler  de  Dieu  en  présence  des 
idoles. 

«  Après  avoir  pris  dans  une  pauvre  maison  chinoise 
une  écuelle  de  mauvais  riz,  qui  me  resta  vingt-quatre 
heures  sur  l'estomac,  je  repris,  un  peu  en  traînant 
l'aile,  le  chemin  de  King-Hay.  En  route  j'eus  encore 
l'occasion  de  prêcher  à  des  gens  qui  venaient  de  cette 
pagode  et  je  tombai  à  bras  raccourci  sur  un  fumeur 
d'opium  qui  me  demandait  un  remède  pour  se  délivrer 
de  cette  mauvaise  habitude;  je  lui  dis  que  j'avertirais 
son  père  de  le  faire  mettre  en  prison  pour  six  mois, 
qu'alors  il  serait  parfaitement  guéri,  ce  dont  je  suis  sûr; 
mais  cela  le  fit  beaucoup  rire  ainsi  que  ses  compagnons. 
Enfin  j'arrivai  à  la  maison  vers  les  dix  heures,  n'en 
pouvant  plus  de  fatigue.  Comme  je  suis  connu  à 
Tcheousan  comme  le  loup  blanc,  et  que,  grâce  à  Dieu,  je 
suis  tellement  bien  vu  qu'on  dit  communément  qu'il  n'y 


—  180  — 

a  de  bon  que  moi  parmi  les  Européens  (ils  le  pensent 
ainsi,  mais  Dieu  sait  bien  le  contraire),  je  m'appuie  sur 
cette  bonne  estime  pour  parler  franchement  et  librement 
devant  tout  le  monde,  et  on  m'écoute  avec  attention.  Je 
voudrais  bien  être  libre  des  Européens  pour  m'adonner 
uniquement  aux  Chinois,  afin  de  pouvoir  prêcher  plus 
facilement.  J'espère  que  dans  six  ou  sept  mois  mes 
vœux  seront  exaucés,  car  après  le  départ  des  troupes 
anglaises,  si  toutefois  elles  s'en  vont,  comme  il  ne 
restera  ici  que  des  marchands,  je  n'aurai  plus  rien  à 
faire  avec  les  étrangers...  » 

Cette  visite  dans  une  pagode  au  sein  des  divinités 
païennes,  cette  hardiesse  apostolique,  ce  discours  sur 
l'unité  de  Dieu  et  la  vanité  des  idoles  prononcé  devant 
des  bonzes,  lettrés  pour  la  plupart,  rappelle  on  ne  peut 
mieux  saint  Paul  devant  l'Aréopage.  Dieu  permet  ces 
rapprochements,  ménage  ces  circonstances  pour  récom- 
penser ses  serviteurs  ici-bas  et  les  encourager  à  soutenir 
de  nouvelles  luttes,  à  entreprendre  de  nouveaux'travaux 
pour  sa  plus  grande  gloire. 

A  la  date  du  3  septembre  1845,  l'abbé  Danicourt  écri- 
vait à  M.  Etienne,  supérieur  général  des  Lazaristes,  une 
Jettre  dans  laquelle  [il  lui  demande  des  missionnaires  et 
des  sœurs  de  Charité;  nous  sommes  heureux  de  la 
reproduire  en  entier. 

«  Monsieur  et  très  honoré  Père, 

«  Votre  bénédiction,  s'il  vous  plaît. 

«  Je  me  reproche  d'avoir  tardé  si  longtemps  à  vous 
écrire,  toutefois  je  pense  bien  que  M.  Faivre  ou  M.  Guil- 
let  vous  aura  donné  des  nouvelles  de  Tcheousan  et  de  ce 
que  nous  y  faisons;  du  moins  je  suis  persuadé  que  notre 
vénérable  elbon  confrère,  notre  premier  missionnaire  en 


—  181  — 

Chine,  Mgr  Rameaux,  que  nous  avons  eu  le  malheur  de 
perdre  àMacao  le  14  juillet  dernier,  vous  aura  fait  part 
de  ce  que  je  lui  ai  écrit  sur  cette  mission.  Sa  Grandeur 
m'écrivait  cinq  jours  avant  sa  mort,  qu'elle  allait  s'em- 
barquer pour  Tcheousan,  et  j'ai  appris  par  un  journal 
anglais  qu'Elle  avait  cessé  de  vivre.  Perte  irréparable  s'il 
en  fût  jamais  pour  nous  en  Chine,  dans  les  circonstances 
actuelles!  Voilà  donc  nos  missions  privées  de  Mgr  Ra- 
meaux, de  MM.  Tzabel,  Peschaud,  Fan  et  Ouang!  Voilà 
leKiang-Sy  avec  deux  Européens  seulement  et  le  Tché- 
Kiang  sans  aucun.  M.  Faivre,  qui  est  passé  ici  pour  se 
rendre  en  Mongolie,  m'a  répété  bien  des  fois  ce  que  je 
vois  moi-même  visiblement,  qu'il  nous  est  impossible  de 
faire  grand'chose  en  Chine  avec  un  aussi  petit  nombre 
d'européens. 

«  Mgr  Mouly,  dans  une  lettre  qu'il  m'a  écrite  le  11  fé- 
vrier dernier,  m'exprimait  d'une  manière  douloureuse 
le  manque  d'ouvriers  dans  son  vicariat.  Je  suis  aussi 
dans  le  besoin,  et  quoiqu'il  y  ait  plus  de  trois  ans  que 
j'ai  demandé  au  moins  un  Européen  à  Mgr  Rameaux 
pour  le  Tché-Kiang,  où  il  n'en  existe  pas  un  seul  depuis 
plus  de  quatre-vingts  ans,  je  suis  encore  à  l'attendre. 
Je  suis  persuadé,  Monsieur  et  très  honoré  Père,  qu'on 
vous  fera  des  demandes  du  côté  de  la  Mongolie  et  du 
Kiang-Sy.  Permettez-moi  de  joindre  les  miennes  pour  le 
Tché-Kiang.  Je  vous  prie  donc  en  grâce  et  pour  le  bien 
de  cette  mission  d'y  envoyer  deux  missionnaires  le  plus 
tôt  possible,  et  voilà  la  première  raison  de  cette  demande: 
la  bonne  réputation  dont,  grâce  à  Dieu,  nous  jouissons, 
s'est  répandue  jusqu'à  Ning-Po,  comme  M.  Faivre  en  a 
été  témoin,  de  sorte  que  s'il  y  avait  là  un  missionnaire 
européen,  en  costume  chinois,  il  y  ferait  beaucoup  de 
bien,  j'en  suis  sûr;  et   il  pourrait  prévenir  un  grand 
nombre  de  maux  causés  par  six  missionnaires  protes- 
tants qui  distribuent   à  pleines  mains  des  milliers  de 


—  182  — 

brochures  en  langue  chinoise.  Il  est  fâcheux  pour  nous 
de  n'avoir  pas  un  missionnaire  à  Ning-Po,  où  il  existe 
une  pleine  liberté  ;  cela  fait  une  mauvaise  impression 
même  sur  les  protestants,  qui  sont  tous  bien  disposés  en 
notre  faveur.  La  seconde  raison,  c'est  que  dans  le  district 
de  Kia-Sing-Fou,où  nous  avons  mille  chrétiens  et  plus, 
il  n'y  a  que  le  Père  Lu.  Un  confrère  français  est  absolu- 
ment nécessaire  pour  ce  district  qui  a  été  négligé  comme 
celui  de  Ning-Po,  pendant  bien  des  années. 

«  Nous  sommes  maintenant  occupés  dans  un  village 
composé  en  grande  partie  de  chrétiens  qui  ont  apostasie 
il  y  a  plus  de  trente  ans.  L'expérience  nous  apprend  tous 
les  jours  que  nos  confrères  chinois  seuls* ne  pourraient 
pas  tout  faire.  Je  vous  prie  donc,  Monsieur  et  très 
honoré  père,  par  votre  amour  pour  Dieu,  et  par  le  grand 
intérêt  que  vous  portez  à  nos  missions  de  Chine,  de  vou- 
loir bien  nous  envoyer  deux  confrères  français  pour  cette 
mission  du  Tché-Kiang  dont  Mgr  Rameaux  m'a  chargé. 

«  Nous  avons  ici  des  relations  très  fréquentes  avecHong- 
Kong,  et  comme  il  est  à  peu  près  certain  que  les  Anglais 
garderont  Tcheousan,  la  plus  saine  et  la  plus  fertile  de 
toutes  les  îles  sur  les  côtes  de  la  Chine,  ces  relations 
sont  augmentées  de  jour  en  jour.  De  plus  nous  avons  à 
Ning-Po,  et  surtout  à  Tcheousan  toutes  sortes  de  com- 
modités pour  y  établir  des  écoles,  des  hôpitaux,  etc.,  et 
former  parmi  les  chrétiens  des  personnes  qui  pourront 
être  d'une  grande  utilité  pour  de  semblables  établisse- 
ments dans  l'intérieur,  lorsqu'il  sera  libre  de  les  y  implan- 
ter. Ceci  m'amène  tout  naturellement  à  vous  parler  de 
nos  chères  sœurs. 

«  Tout  bien  considéré,  examiné  et  pesé,  le  moment  me 
semble  arrivé  de  les  envoyer  en  Chine,  puisque  nous 
jouissons  d'une  pleine  liberté  ici,  ainsi  qu'à  Ning-Po. 
Pouvons-nous,  nous,  enfants  de  saint  Vincent,  laisser 
plus  longtemps  des  milliers  d'hommes,  de  femmes  et 


—  183  — 

d'enfants  languir  et  mourir  sans  secours  et  sans  conso- 
lations, clans  une  misère  bien  autrement  affreuse  que 
celle  qui  a  touché  le  cœur  de  notre  bien-aimé  Père,  et 
qu'il  n'a  cessé  de  soulager  de  ses  soupirs,  de  ses  larmes, 
de  ses  aumônes  et  du  pain  de  sa  table!  Puisque  nous 
sommes  libres  ici,  n'est-il  pas  temps  de  montrer  la  cha- 
rité chrétienne  à  un  peuple  sans  charité?  Si  le  peu  que 
j'ai  fait  avec  mes  confrères  chinois  nous  attire  une  si 
grande  considération  parmi  nos  païens,  que  ne  pense- 
raient-ils pas,  que  ne  diraient-ils  pas,  s'ils  avaient 
devant  les  yeux  le  spectacle  que  donnent  nos  bonnes 
sœurs  partout  où  la  divine  Providence  les  envoie,  dans 
les  pays  étrangers?  Oui,  Monsieur  ettrès  honoré  Père,  il 
nous  faut  des  sœurs  ici;  elles  apprendront  la  langue  en 
peu  de  temps  avec  les  chrétiens  qu'on  leur  donnera 
pour  les  aider.  Il  y  aura  une  précaution  à  prendre  et  elle 
est  de  grande  importance,  jusqu'à  ce  qu'elles  soient 
bien  connues  :  c'est  que  les  Européens  et  les  Chinois  ne 
devront  aller  chez  elles  que  dans  un  cas  absolument 
nécessaire.  Les  Chinois  sont  très  soupçonneux  et  très 
susceptibles  sur  cet  article.  Quant  à  l'assistance  à  la 
messe  et  quant  à  leurs  confessions,  elles  pourront  aller 
sans  aucune  difficulté  à  la  chapelle  publique. 

«Je  vais  maintenant  vous  parler  d'une  chapelle  catho- 
lique que  nous  avons  trouvée,  il  y  a  un  mois,  à  Ning-Po 
et  qui  a  été  bâtie  autrefois  par  ordre  de  l'empereur 
Kang-Hi;  elle  est  abandonnée  depuis  au  moins  soixante 
ans,  et  cela  à  cause  de  persécution  ;  elle  est  actuel- 
lement entre  les  mains  d'un  riche  négociant.  La  cha- 
pelle proprement  dite  est  restée  entière,  mais  dans  un 
triste  état.  Le  portique  a  été  détruit,  et,  à  sa  place,  se 
trouve  une  boutique  où  l'on  vend  du  papier  supersti- 
tieux. Comme  j'ai  eu  occasion  de  me  mettre  en  relation 
avec  le  tao-tay  et  autres  mandarins  de  Ning-Po,  et  que 
je  les  ai  trouvés  favorablement  disposés  envers  moi, 


—   184  — 

d'un  commun  accord  avec  MM.  Tchin  et  Ouang,  je  leur 
ai  demandé  cette  chapelle,  en  m'appuyant  sur  l'édit  de 
l'empereur  Kang-Hi  qu'ils  ne  connaissaient  pas  et  dont 
la  lecture  fit  grande  impression  sur  leur  esprit.  Or,  vous 
savez  qu'en  Chine  les  édits  des  empereurs,  surtout  de 
l'empereur  Kang-Hi,  sont  choses  sacrées  sur  lesquelles 
on  ne  revient  pas.  Par  suite  de  plusieurs  communica- 
tions que  j'ai  eues  avec  eux,  ainsi  que  M.  Faivre  lors  de 
sa  visite  à  Ning-Po,  il  nous  est  très  facile  d'obtenir, 
sinon  la  chapelle,  ce  qui  souffrirait  quelque  difficulté, 
du  moins  une  pagode  en  échange,  et  je  ferai  de  suite  les 
dernières  démarches,  sans  crainte  de  l'arrivée  de  M.  de 
Lagrenée,  notre  ministre,  qui,  dit-on,  verrait  cela  d'un 
mauvais  œil,  parce  que  je  serais  sensé  le  compromettre. 

c  Vous  avez  sans  doute  appris,  Monsieur  et  très  honoré 
père,  qu'à  la  suite  de  la  demande  de  M.  de  Lagrenée, 
l'empereur  a  permis  à  ses  sujets  d'embrasser  la  religion 
chrétienne  ;  mais  cette  permission  est  restée  entre  les 
mains  des  mandarins,  qui  continuent,  comme  par  le 
passé,  à  persécuter  les  chrétiens,  et  nous  sommes  sûrs 
que  leur  sort  va  devenir  plus  fâcheux,  si  M.  de  Lagrenée 
n'insiste  pas  pour  que  cette  permission  soit  publiée  et 
affichée  dans  les  villes. 

«  Je  finis  en  vous  priant, Monsieur  et  très  honoré  père> 
de  me  permettre  de  saluer,  ex  pleno  corde,  nos  confrères 
et  nos  séminaristes  de  notre  maison  de  Paris. 

«  E.-X.  Danicourt,  i.p.  d.  I.  m.  » 


—  18o  — 


Article  III. 


Apostolat  de  M.  D.vnicourt  dans  i/archipel  de  Tcheol'sa.n  (fin). 

«  Le  9  avril  1845  :  première  visite  aux  chrétiens  <le  Ning-Po-Fou 
[famille  Yao).  Le  12  mai,  SS.  Nérée  etAchillée:  visité  les  pagodes 

de  l'ou-Tou.  »  —  Juin  1845,  seconde  visite  (en  costume  ecclésias- 
tique) à  Ning-Po-Fou  et  découverte  de  l'ancienne  chapelle  catho- 
lique. —  Elle  est  recouvrée  en  octobre  de  la  même  année.  — 
Troisième  visite  de  M.  Danicourt  à  Ning-Po-Pou  (184G)  :  acqui- 
sition de  terrains.  —  Consolations  goûtées  dans  la  mission  de 
TVheousan  exprimées  à  M.  Etienne.  —  Influence  morale  de 
M.  Danicourt  auprès  des  mandarins.  —  Son  dévoûment  dans 
la  peste  de  Ting-Haë  (1846)  lui  attire  l'estime  et  l'admiration  de 
l'armée  anglaise. 


M.  Danicourt  ne  nous  a  transmis  aucun  renseigne- 
ment sur  sa  première  visite  aux  chrétiens  de  Ning-Po- 
Fou  ;  il  s'est  borné  à  faire  connaître  le  nom  de  la  famille 
qui  lui  donna  l'hospitalité.  Il  n'a  point  non  plus  donné 
de  renseignements  sur  sa  visite  dans  les  pagodes  de  Pou- 
Tou.  Cependant  s'il  a  consigné  ces  deux  démarches, 
dans  le  document  trouvé  dans  son  portefeuille  après  sa 
mort,  c'est  qu'elles  ont  eu  quelque  importance  ou 
quelques  bons  résultats.  La  relation  de  ce  qu'il  y  fit 
nous  intéresserait  sans  doute  beaucoup,  mais  nous 
avons  le  regret  de  ne  pouvoir  en  donner  les  détails  '. 

Quant  à  la  visite  qu'il  fit,  en  costume  ecclésiastique, 
à  Ning-Po-Fou,  en  juin  184o,  c'est  lui-même  qui  la 
raconte  dans  une  lettre  à  son  frère  Charles  2  :  «  Il  y  a 
quelques  mois,  j'ai  été  a  Ning-Po-Fou,  pour  la  première 
fois  en  soutane  et  avec  le  tricorne.  Je  crois  que  je  suis  le 
premier  missionnaire  européen  qui  ai  paru  dans  cette 
ville  avec  le  costume  ecclésiastique.  J'ai  visité  plusieurs 
familles  chrétiennes  jusqu'à  deux  lieues  dans  la  cam- 

1.  Voir  à  la  page  173  quelques  renseignements  sur  Pou-Tou. 

2.  Du  4  septembre  1845. 


—  186  — 

pagne  où  j'ai  dit  la  messe  et  prêché;  c'a  été  une  grande 
consolation  pour  moi  ;  mais  le  beau  de  l'affaire,  c'est 
qu'au  moment  de  revenir  à  Tcheousan,  des  chrétiens 
viennent  me  dire  qu'il  y  avait  autrefois  une  chapelle 
catholique  à  Ning-Po;  j'envoie  à  la  recherche,  et, 
environ  une  heure  après,  ces  chrétiens,  contents  comme 
des  rois,  viennent  me  dire  qu'ils  l'ont  trouvée.  Je  pars 
de  suite  avec  eux,  mais  arrivé  sur  les  lieux,  je  fus  bien 
affligé  en  voyant  l'état  déplorable  où  elle  était  réduite. 
La  chapelle  proprement  dite,  qui  ne  parait  pas  avoir  été 
réparée  depuis  qu'elle  a  été  abandonnée  pour  cause  de 
persécution, est  dans  un  état  misérable;  les  colonnes  qui 
soutiennent  l'édifice  sont  inclinées  et  menacent  ruine; 
l'intérieur  ne  paraît  pas  avoir  été  jamais  habité,  seu- 
lement il  y  a  de  grosses  pierres  sur  lesquelles  on  pré- 
pare le  papier  superstitieux.  La  raison  maintenant  pour 
laquelle  cette  chapelle  a  été  abandonnée  est  dans  la 
grande  persécution  suscitée  par  Kia-King;  non  seu- 
lement les  missionnaires,  mais  encore  les  chrétiens  ont 
été  obligés  de  fuir  au  loin  et  ne  sont  plus  revenus. 
Actuellement  il  y  a  à  peu  près  vingt  chrétiens  dans  la 
ville  et  les  faubourgs...  » 

Nous  avons  entendu,  à  la  fin  de  l'article  précédent, 
M.  Danicourt  exprimer  à  M.  Etienne,  supérieur  général, 
l'espoir  d'obtenir  du  gouvernement  chinois  une  pagode 
en  échange  de  la  chapelle  en  question.  Il  fut  bien  plus 
heureux  :  à  la  suite  des  négociations  entamées  avec  les 
autorités  de  Ning-Po-Fou,  il  obtint  le  recouvrement  de 
la  chapelle  même,  en  octobre  4845;  et  nous  allons  Je 
voir  faire  acquisition  des  terrains  qui  l'avoisinent,  sur 
lesquels  s'élèveront  bientôt  les  divers  établissements 
qui  seront  le  centre  du  mouvement  religieux  dans  le 
Tché-Kiang  :  une  église,  une  procure,  un  hospice,  une 
école,  un  asile  pour  les  enfants  abandonnés,  une  maison 
pour  les  sœurs  de  charité. 


—   187  — 

Laissons-le  nous  instruire  lui-même,  sur  cette  acqui- 
sition de  terrain  et  ce  qui  concerne  sa  mission,  clans  la 
lettre  suivante  adressée  à  M.  Etienne. 

Tcheousan,  le  18  juillet  184G. 
«  Monsieur  et  très  honoré  Père, 

«  Votre  bénédiction,  s'il  vous  plaît. 

«  Depuis  le  mois  d'octobre  dernier  que  nous  avons  eu 
le  bonheur  de  recouvrer  l'ancienne  chapelle  de  Ning-Po, 
comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  l'écrire  alors,  nous 
avons  eu  bien  d'autres  marques  de  la  bonté  divine  envers 
nous  dans  cette  mission,  ainsi  que  de  la  protection  de  la 
sainte  Vierge.  Et  afin  de  nous  aider  à  payer  à  Dieu  et  à 
notre  bonne  Mère  le  tribut  de  reconnaissance  que  nous 
lui  devons,  je  vais  vous  mettre  sous  les  yeux  quelques- 
uns  de  ces  témoignages  de  la  Providence  en  notre 
faveur. 

«  Vers  le  milieu  du  mois  dernier  je  me  suis  rendu  à 
Ning-Po  pour  tâcher  de  louer  une  maison  qui  semble 
être  bâtie  sur  le  terrain  de  l'ancienne  chapelle  et  qui  en 
fait  le  complément.  J'ai  été  visiter  les  autorités  de  la 
ville  avec  M.  Yang;  elles  nous  ont  parfaitement  reçus  et 
nous  ont  permis  d'arranger  l'affaire  selon  nos  désirs. 
Toutefois  cette  affaire  souffrait  d'assez  grandes  diffi- 
cultés, parce  que  la  maison  n'était  plus  entre  les  mains 
du  premier  possesseur,  mais  était  en  partie  vendue,  en 
partie  louée,  en  partie  hypothéquée  et  se  trouvait  alors 
occupée  par  quatre  familles.  Le  mandarin  Tchang,  celui- 
là  même  qui  l'année  dernière  nous  a  été  si  utile  pour  le 
recouvrement  de  la  chapelle,  a  pris  encore  cette  affaire 
en  mains  et  s'y  est  employé  de  toutes  ses  forces.  Enfin 
pour  couper  court  à  toutes  les  difficultés,  le  mandarin 
Lin-Kong  qui  est  en  même  temps  délégué  et  tao-tay 


—  188  — 

de  Ning-Po,  tartare  de  naissance  et  homme  excellent, 
a  acheté  Ja  maison  pour  onze  cents  tiao  (environ 
990  piastres)  et  me  l'a  louée  pour  cent  ans,  à  raison  de 
trente  tiao  par  an  (environ  22  piastres,  la  piastre  vaut  com- 
munément a  francs)  avec  faculté  de  hâtir  et  de  détruire 
comme  bon  nous  semblera,  et  de  renouveler  le  contrat 
aux  mêmes  conditions.  J'ai  une  copie  de  ce  contrat 
munie  du  sceau  des  autorités  chinoises.  Enfin  pour  ne 
laisser  en  quelque  sorte  rien  à  désirer  dans  cet  emplace- 
ment, je  viens  encore  de  louer  pour  cent  ans,  à  raison 
de  trente  tiao  seulement,  un  local  de  40  pieds  carrés, 
attenant  à  notre  terrain  et  qui  pourra  servir  de  lieu  de 
sépulture  ou  de  jardin  ;  de  sorte  que  nous  avons  main- 
tenant, dans  le  plus  beau  quartier  de  Ning-Po,  un  terrain 
qui  a  plus  de  trois  cents  pieds  de  ong,  sur  soixante  à 
quatre-vingts  de  large  et  aboutissant  à  deux  rues,  plus 
un  lieu  de  sépulture  ou  jardin,  et  cela  pour  l'espace  de 
cent  ans,  à  raison  seulement  de  quatre-vingts  tiao  par  an. 
Gela  tient  comme  du  miracle.  Ajoutez  à  cela  que  nous 
sommes  très  bien  avec  les  mandarins  qui  sont  presque 
tous  venus  nous  voir  à  Ning-Po  et  à  Tcheousan,  comme 
je  le  dirai  plus  bas. 

«  Du  moment  que  notre  chapelle  de  Ning-Po  serabâtie, 
grand  nombre  de  païens,  j'en  suis  sûr,  embrasseront 
notre  religion.  Je  dis  la  même  chose  de  l'île  de  Tcheou- 
san, pourvu  toutefois  que  nous  soyons  bon  nombre  de 
missionnaires.  Je  vous  prie  donc,  Monsieur  et  très 
honoré  Père,  par  votre  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu,  et  le 
salut  des  âmes,  de  nous  envoyer  sans  délai  des  ouvriers 
et  de  l'argent. 

«  Un  nouvel  édit  de  l'empereur,  en  faveur  de  notre 
sainte  religion,  vient  d'être  affiché,  non  seulement  à 
Ning-Po,  mais  encore  dans  la  capitale  de  la  province  de 
Han-Tchou-Fou,  ce  qui  est  de  la  plus  grande  importance 
pour  notre  mission  du  Tché-Kiang  et  voici  ce  qui  y  a 


—  189  — 

donné  lieu.  Deux  chrétiens  de  la  capitale,  pour  n'avoir 
pas  voulu  contribuer,  en  argent,  aux  superstitions 
païennes,  furent  molestés  et  battus  par  de  mauvais 
sujets.  Les  chrétiens  portèrent  plainte  devant  le  man- 
darin du  district  :  celui-ci,  gagné  par  argent,  les  ren- 
voya sans  leur  donner  aucune  satisfaction,  ce  qui  donna 
de  l'audace  aux  païens,  qui,  pour  se  venger  et  avoir  de 
l'argent,  firent  main  basse  sur  deux  autres  chrétiens,  les 
conduisirent  devant  le  même  mandarin  et  les  accusèrent 
faussement  de  ne  pas  vouloir  payer  un  certain  tribut  à 
l'empereur.  Ces  chrétiens  furent  battus  rudement  par 
ordre  du  mandarin  et  mis  en  prison.  Les  autres  chrétiens 
firent  avertir  sur-le-champ  MM.  Tchiou  et  Ouang.  Nos 
deux  confrères  se  rendirent  de  suite  à  la  capitale  et,  après 
avoir  tout  bien  considéré,  jugèrent  qu'il  n'y  avait  pas 
d'autre  moyen  à  prendre,  sinon  d'aller  directement  au 
fou-tayou  sous-vice-roi  de  la  province.  CommeM.  Tchiou 
le  connaît,  l'ayant  vu  à  Canton  lors  de  l'entrevue  de 
l'amiral  Cécille  avec  les  mandarins,  ce  fut  lui  qui  alla  au 
fou-tay,  auquel  il  présenta  ma  carte,  celle  de  M.  Guillet 
et  sa  pétition.  Le  fou-tay  le  reçut  bien  et,  après  avoir  pris 
lecture  de  sa  pétition,  ordonna  que  les  chrétiens  fussent 
mis  en  liberté  immédiatement. 

«  Le  fou-tay  m'a  envoyé  sa  carte  par  M. Tchiou.  Je  n'en 
reviens  pas  des  égards  des  mandarins  pour  moi  et  mes 
confrères,  qui  ont  été  admis  partout  auprès  des  manda- 
rins chez  lesquelsje  me  suis  présenté. 

«  Voici  un  troisième  fait  qui  prouve  encore  comment 
Dieu  nous  protège  ici,  en  faisant  disparaître  les  obstacles 
que  nous  rencontrons  de  tous  côtés.  J'ai  souvent  écrit 
que  la  principale  difficulté  que  nous  avons  ici  pour  la 
conversion  des  païens,  était  la  peur  des  mandarins  à 
leur  retour  à  Tcheousan,  après  l'évacuation  de  l'île  par 
les  Anglais.  Or,  tous  les  mandarins  de  Ning-Po,  plus  un 
commissaire  impérial,  sont   ici  depuis  un   mois  et  la 


—  190  — 

crainte  du  peuple  s'est  évanouie  dès  les  premiers  jours, 
parce  que  tous  les  mandarins,  avec  leur  suite,  sont  venus 
me  visiter  à  la  chapelle  chinoise  où  se  trouvaient 
MM.  Tchiou  et  Ouang;  il  est  bien  entendu  que  nous 
avions  été  visiter  ces  Messieurs  d'abord.  En  un  mot  nous 
sommes  très  bien  vus  des  autorités  et  du  peuple. 

«  Comme  une  partie  des  troupes  anglaises  a  déjà 
évacué  Tcheousan  et  que  le  reste  va  partir  incessam- 
ment, j'irai  m'étahlir  à  Ning-Po  dans  notre  chapelle, 
c'est-à-dire  au  milieu  des  ruines  :  j'espère  que  la  Provi- 
dence y  viendra  à  mon  secours. 

«Le  Seigneur,  toujours  admirable  dans  ses  voies,  vient 
de  nous  fournir  une  belb  occasion  de  le  glorifier  et  de 
montrer  aux  païens  une  des  belles  cérémonies  de  notre 
religion.  Nous  avons  baptisé  ici,  il  y  a  environ  trois  mois, 
une  femme  âgée  de  85  ans,  qui  est  morte  peu  de  temps 
après,  munie  des  sacrements  de  l'Église.  Pendant  le 
temps  qu'elle  a  été  chrétienne,  elle  répétait  toujours  : 
Jésus!  Marie!  Au  dernier  moment,  quoiqu'elle  fût 
entourée  de  tous  ses  enfants,  elle  ne  fit  néanmoins  atten- 
tion qu'à  sa  troisième  fille  qui  était  chrétienne  et  dont 
Dieu  s'est  servi  pour  sa  conversion  ;  et,  pour  la  remer- 
cier de  lui  avoir  procuré  la  connaissance  du  vrai  Dieu, 
elle  lui  prit  la  main,  la  serra  affectueusement  versa 
quelques  larmes  et  s'endormit  dans  la  paix  du  Seigneur. 

«La  grande  difficulté  pournousétait  de  l'enterrer  avec 
les  cérémonies  de  l'Eglise.  J'ai  beaucoup  regretté  alors 
de  n'avoir  qu'une  vingtaine  de  chrétiens,  car  j'aurais 
électrisé  la  ville  entière.  Cependant,  Dieu  aidant,  la 
chose  réussit  au  delà  de  nos  espérances,  car  partout  où 
le  convoi  funèbre  est  passé,  les  païens  ne  cessaient  de 
répéter:  C'est  très  beau!  c'est  très  beau!  Ainsi  fut 
enterrée  Maria  Ou,  âgée  de  85  ans.  J'ai  fait  clouer  à  son 
tombeau  la  croix  de  son  convoi  funèbre,  et  c'est  la  pre- 
mière croix  plantée  à  Tcheousan  sur  un  tombeau  chinois. 


—  191  — 

c(  Je  vous  disais  plus  haut  qu'une  partie  des  troupes 
anglaises  avait  déjà  quitté  Tcheousan  et  que  l'autre 
allait  partir  sous  peu.  Je  n'en  suis  pas  fâché,  car  j'étais 
fatigué  de  mes  soldats,  parmi  lesquels  il  y  a  peu  de  bien 
à  faire,  tant  ils  sont  adonnés  à  la  boisson,  mère  de  bien 
des  vices.  J'aurais  seulement  désiré,  à  cause  de  la  posi- 
tion de  Tcheousan,  que  les  Européens  fissent  le  commerce 
dans  cette  île;  mais  les  mandarins  ne  le  veulent 
pas. 

«  Je  vais  donc  aussi  sous  peu  quitter  ma  chapelle  et 
Tcheousan  et  me  rendre  à  I\ing-Po,  emportant  avec  moi 
tout  ce  que  j'ai  préparé  de  longue  main  pour  orner  notre 
église  de  Ning-Po  ;  mais  quand  sera-t-elle  bâtie  cette 
église?  J'espère  que,  comme  nous  l'avons  recouvrée 
quasi  par  miracle,  ainsi  que  le  terrain  qui  l'environne 
maintenant,  vous  voudrez  bien,  Monsieur  et  très  honoré 
Père,  prendre  cette  chapelle  à  cœur  et  nous  faire  envoyer 
les  fonds  nécessaires  pour  la  bâtir.  Je  vous  le  répète,  du 
moment  que  nous  aurons  une  belle  église  à  Ning-Po,  il 
nous  viendra  grand  nombre  de  païens,  pourvu  toutefois 
qu'il  y  ait  des  missionnaires  pour  leur  prêcher.  Il  est 
honteux  pour  nous  que,  depuis  quatre  ans,  nous  n'ayons 
pas  encore  un  missionnaire  européen  dans  cette  grande 
ville  où  il  y  a  une  dizaine  de  missionnaires  protestants 
ou  méthodistes,  qui  y  répandent  à  pleines  mains  des 
brochures  en  langue  chinoise,  et  qui  ont  déjà  tenté  de 
corrompre  nos  chrétiens.  Deux  de  ces  antéchrists  se  sont 
aventurés  d'aller  distribuer  leurs  brochures  dans  cette 
chapelle  :  ils  ne  pensaient  pas  m'y  trouver,  et  je  m'y 
trouvais  par  un  heureux  hasard;  ils  ont  été  si  désap- 
pointés et  si  confus,  que  je  pense  bien  qu'ils  n'y  retour- 
neront pas,  sinon  en  mon  absence. 

«  Permettez-moi,  Monsieur  et  très  honoré  Père,  de 
saluer  tous  nos  chèrs  confrères,  étudiants  et  séminaristes 
de  notre  maison  de  Paris,  ainsi  que  nos  bonnes  sœurs,  et 


—  192  — 

de  me  recommander  ainsi  que  la  mission  du  Tché-Kiang 
à  leurs  saints  sacrifices  et  prières. 

«  Vous  savez,  Monsieur  et  très  honoré  Père,  qu'avant 
d'entrer  dans  la  petite  et  chère  compagnie,  je  vous  por- 
tais déjà  une  affection  particulière  :  cette  affection  n'a 
pas  diminué  depuis  que  je  suis  enfant  de  saint  Vincent 
et  surtout  depuis  que  Dieu  vous  a  établi  notre  Père. 
Puissiez-vous  vivre  de  longues  années  et  voir  de  vos 
yeux  l'esprit  de  saint  Vincent  animer  tous  les  membres 
de  notre  bien-aimée  compagnie,  ainsi  que  nos  chères 
sœurs.  C'est  le  vœu  bien  sincère  et  bien  ardent  de  votre 
très  humble  et  obéissant  fils. 

c  F.-X.  Danicourt,  i.p.de  l.  m.  » 

Après  quatre  années  de  séjour  dans  l'archipel  Tcheou- 
san,  M.  Danicourt  avait  acquis  une  grande  influence 
morale  et  auprès  des  mandarins,  comme  nous  l'avons  vu 
plus  haut,  et  auprès  de  l'armée  anglaise.  Nous  en  avons 
pour  garant  la  parole  de  M.  de  Lagrenée,  ambassadeur 
en  Chine.  A  son  retour  de  l'Extrême-Orient,  il  écrivait 
au  frère  du  missionnaire,  M.  Charles  Danicourt:  «  Votre 
frère  est  le  type  de  V  apôtre  \  il  est  plénipotentiaire  en 
Chine.  »  On  apprit  depuis  que  M.  Danicourt  avait  obtenu 
des  mandarins  de  Ning-Po  ce  que  M.  de  Lagrenée 
n'avait  pu  obtenir  de  ceux  de  Shang-Haï  :  le  recouvre- 
ment des  terrains  qui  avaient  appartenu  autrefois  à 
l'Eglise  de  Chine. 

Cherchons  à  définir  cette  autorité  morale  :  l'homme 
de  caractère,  l'homme  vertueux  se  montre  et  s'affirme 
partout  le  même.  Aux  jours  de  son  enfance,  M.  Danicourt 
avait  été  estimé,  aimé  et  recherché  de  ses  camarades;  au 
collège  de  Montdidier,  au  séminaire  de  Saint-Lazare  le 
regards  et  les  cœurs  s'étaient  fixés  sur  lui  pour  l'admi- 
rer et  l'aimer;  au  séminaire  de  Macao,  pendant  huit  ans 


—  193  — 

il  était  apparu,  parmi  ses  collègues,  comme  le  modèle  et 
le  meilleur  des  prêtres.  Mais  jusqu'ici  il  n'a  vécu  qu'au 
milieu  de  frères  qui  aiment  et  apprécient  la  vertu  sous 
quelque  forme  qu'elle  se  présente,  taudis  qu'à  Tcheou- 
san  il  se  trouve  en  plein  paganisme  au  milieu  de  gens 
qui  adorent  le  vice.  Cependant  à  peine  les  païens  ont-ils 
vu  ce  prêtre  à  l'œuvre,  répandant  autour  de  lui  les  bien- 
faits de  la  charité  (eux  qui  n'avaient  eu  jusqu'ici  que  le 
triste  spectacle  de  l'égoïsme  le  plus  étroit  et  le  plus  bar- 
bare), qu'ils  le  considèrent  comme  un  envoyé  de  Dieu, 
comme  le  meilleur  des  hommes.  Il  fut  parmi  eux  ce  qu'il 
avait  été  toute  sa  vie,  dévoré  de  zèle  pour  la  gloire  de 
Dieu  et  le  culte  de  la  sainte  Vierge;  rempli  d'une  bonté, 
d'une  charité  sans  bornes  pour  les  pauvres,  les  délaissés, 
les  malheureux.  Cette  charité  éclatait  d'autant  plus 
qu'elle  contrastait  avec  la  cupidité  des  Anglais  qui 
n'étaient  venus  à  Tcheousan  que  pour  s'enrichir  au 
détriment  des  indigènes. 

A  la  charité  M.  Danicourt  joignait  la  droiture,  la  sin- 
cérité, l'énergie;  sa  parole  donnée  était  un  contrat.  Les 
Chinois  appréciaient  d'autant  plus  ce  grand  caractère 
que  la  ruse,  la  fourberie  et  le  mensonge  sont  le  fond 
même  de  leur  nature.  M.  Danicourt  s'imposait  donc  à 
ces  païens  par  l'empire  de  sa  vertu,  de  son  caractère  si 
fortement  trempé  et  de  sa  bonté  si  grande  ;  enfin  par 
une  rapidité  de  coup  d'œil  et  une  promptitude  d'exécu- 
tion qui  lui  ont  fait  réaliser  en  peu  de  temps  des  œuvres 
que  d'autres  n'auraient  accomplies  qu'en  de  longues 
années. 

Mais  la  Providence  lui  ménageait  l'occasion  de  se 
révéler  dans  tout  l'éclat  et  le  sublime  de  la  charité  chré- 
tienne. A  la  suite  du  long  séjour  de  l'armée  anglaise 
dans  les  mers  de  Chine,  le  typhus  s'était  déclaré  à  bord 
de  la  flotte,  dans  le  port  de  Ting-Haë,  et  moissonnait  un 
grand  nombre  de  soldats.  On  les  voyait  étendus,  dit  un 

13 


—  194  — 

témoin  oculaire,  sur  les  ponts  des  navires,  à  côté  les  uns 
des  autres  et  expirant  au  milieux  d'affreux  supplices.  Il 
fallait  pourtant  les  soulager  et  ne  pas  les  laisser  mourir 
sans  les  secours  et  les  consolations  de  la  religion.  Les 
ministres  protestants  prirent  la  fuite,  M.  Danicourt  seul 
resta.  Au  plus  fort  de  la  panique  générale,  on  le  vit 
chaque  jour  descendre  à  bord,  aller  se  pencher  auprès 
des  soldats  irlandais,  respirer  leur  haleine  empoisonnée 
afin  de  recevoir  le  secret  de  leur  confession  et  leur 
administrer  les  derniers  sacrements. 

Le  général  Campbell,  devenu  depuis  lord  Clyde  et 
gouverneur  général  des  Indes,  ne  pouvait  en  croire  ses 
yeux.  Aussi  bien  il  n'eut  que  des  colères  et  des  ana- 
thèmes  contre  les  sectaires  de  sa  religion  tandis  qu'il 
témoigna  hautement  au  vaillant  missionnaire  l'estime, 
le  respect  et  l'admiration  que  sa  conduite  lui  avait  inspi- 
rés. Pendant  son  séjour  en  Chine,  il  allait  tous  les 
samedis  au  soir  visiter  le  héros  de  Tcheousan  et  de  Ting- 
Haë,  et  s'entretenir  des  heures  entières  avec  lui.  La 
haute  dignité  à  laquelle  cet  illustre  général  fut  élevé 
plus  tard  ne  lui  fit  pas  oublier  l'ami  des  mauvais  jours; 
et,  de  retour  à  Paris,  Mgr  Danicourt  disait  :  «  Si  lord 
Clyde  apprend  que  je  suis  en  France,  il  fera  le  voyage 
de  Paris  pour  me  voir.  » 

Le  général  Campbell  n'était  pas  le  seul  qui  nourrit 
des  sentiments  d'estime  et  d'admiration  pour  M.  Dani- 
court; ils  animaient  également  les  officiers  de  la  flotte  ; 
quant  aux  soldats  catholiques,  ils  le  regardaient  comme 
un  ami  véritable. 

Lorsque  M.  Danicourt  eut  besoin  d'argent  pour  sa 
chapelle  et  pour  ses  œuvres,  il  n'eut  qu'à  parler,  les  offi- 
ciers protestants,  eux-mêmes,  s'empressèrent  de  répondre 
à  son  appel  :  les  haines  de  religion  avait  cédé  la  place  à 
l'empire  de  la  charité. 

Ces  succès  n'altérèrent  en  rien  la  modestie  du  saint 


—  195  — 

missionnaire  et  n'enflèrent  point  son  cœur;  il  pratiquait, 
à  l'exemple  de  son  bien-aimé  père  saint  Vincent,  l'hu- 
milité, l'amour  de  la  vie  cachée.  Nous  tenons  d'autant 
plus  à  faire  ressortir  ici  cette  vertu  que,  dans  aucune  de 
ses  lettres,  il  n'a  fait  allusion  à  ce  qui  s'est  passé  à 
Tcheousan  lors  de  l'invasion  du  choléra.  C'est  par  des 
bouches  étrangères  que  nous  en  avons  été  informé  ;  c'est 
en  particulier  par  ce  passage  du  livre  de  M.  Jurien  de  la 
Gravière  :  «  Nous  trouvâmes  sous  le  péristyle  de  la  cha- 
pelle Mgr  Lavaissière  entouré  des  lazaristes  dont  se 
composait  en  ce  moment  la  mission  de  Tché-Kiang  :  le 
père  Hue,  revenu  avec  nous  de  Shang-haï  à  Ning-Po ;  le 
père  Danicourt,  missionnaire  intrépide,  qui,  lorsque  le 
choléra  décimait,  à  Tcheousan,  les  régiments  irlandais, 
avait  su  conquérir  l'estime  et  l'affection  de  l'armée 
anglaise1  ...  » 

M.  Danicourt  n'était  pas  homme  à  se  laisser  enivrer 
par  la  gloire  humaine  :  sa  nourriture,  comme  celle  du 
divin  Maître,  était  de  faire  la  volonté  de  son  Père  céleste, 
et  rien  au  monde  ne  pouvait  apporter  à  son  âme  de  plus 
grande  satisfaction  que  celle  du  devoir  accompli. 

1.  Voyage  en  Chine  et  dans  les  mers  et  archipels  de  cet  Empire, 
par  M.  Jurien  de  la  Gravière,  t.  I,  p.  337. 


CHAPITRE  VI 


APOSTOLAT  DE  M.    DANICOURT  DANS  LE  TCHÉ-KIANG  :  SEJOUR 
A  NING- PO-FOU, DU  24  JUILLET  1846  AU  7  SEPTEMBRE  1851 . 


Aperçu  sur  la  province  du  Tclié-Kiang.  —  «Le  24  juillet  1846,  sainte 
Christine  ;  je  suis  allé  me  fixer  à  Ning-Po.  —  Le  10  août  1846, 
vacarme  infernal  à  Ning-Po.  »  —  Correspondance  de  M.  Dani- 
court  avec  sa  famille  pendant  Tannée  1846;  renseignements 
divers  sur  sa  mission. 


Avant  d'étudier  l'apostolat  de  M.  Danicourt  dans  le 
Tché-Kiang  où  il  passa  les  neuf  années  les  plus  fécondes 
de  sa  vie,  il  importe  de  donner  un  aperçu  de  cette  pro- 
vince. Cet  aperçu  intéressera  d'autant  plus  le  lecteur  que 
c'est  M.  Danicourt  lui-même  qui  va  le  faire,  asurément 
avec  connaissance  de  cause,  dans  une  lettre  adressée 
aux  Directeurs  de  lŒuvre  de  la  Propagation  de  la  foi. 

«  Le  Tché-Kiang,  quoique  la  plus  petite  des  dix-huit 
provinces  de  Chine,  compte  néanmoins  onze  villes  de 
second  ordre,  soixante-douze  du  troisième,  neuf  autres 
qui  tiennent  le  milieu  entre  les  précédentes,  toutes  villes 
qui  sont  murées  ;  enfin  un  nombre  plus  que  quintuple  de 
bourgs  très  considérables.  Sa  population  est  évaluée  à 
plus  de  douze  millions  d'âmes,  et  je  crois  que,  d'après  les 
calculs  que  j'ai  faits  tout  récemment,  elle  s'élève  au 
moins  à  quatorze  millions.  Ses  principales  branches  de 
commerce  sont  :  la  soie  dans  les  trois  départements  de 
Han-Tchéou,  Hou-Tchéou  et  Kia-Sing;  le  poisson,  à  la 
pêche  duquel  plus  de  quarante  mille  barques  sont  occu- 
pées, dans  l'archipel  de  Tcheousan,  pendant  six  mois  au 


—  197  — 

moins  de  l'année;  le  sel  dont  on  fait  une  quantité 
immense  dans  les  îles  de  Tcheousan  et  sur  les  côtes  de 
la  terre  ferme;  la  glace,  pour  conserver  le  poisson 
durant  l'été,  et  qu'on  ramasse  le  long  de  la  rivière  de 
Ning-Po.  J'ai  compté  souvent,  depuis  Ning-Po  jusqu'à 
Tchen-haï,  plus  de  deux  cents  glacières  couvertes  de 
paille.  Ajoutez  à  ces  produits  le  vin  de  riz  fabriqué  à 
Chao-Sing,  et  renommé  dans  toute  la  Chine  ;  les  tam-tam 
ou  cymbales,  cet  instrument  qui  semble  avoir  été  inventé 
par  le  diable  pour  assourdir  les  hommes,  et  dont  cepen- 
dant les  Chinois  aiment  tant  les  éclats  bruyants;  les 
herbes  médicinales,  les  meubles  de  toute  espèce,  bril- 
lants du  plus  beau  vernis;  les  souliers  à  clous  pointus  et 
rivés  dans  l'intérieur,  les  nattes  de  jonc,  les  jambons  de 
Kin-hoa,  célèbres  en  Chine; les  oranges  de  Kin-Tcheou, 
les  mines  de  charbon  et  de  pierres  calcaires  de  Hou- 
tcheou  et  Fou-yang,  la  cire  végétale,  provenant  de 
l'arbre  appelé  Kiou-tsê,  et  dont  on  fait  une  si  grande 
quantité  de  chandelles  et  d'huile.  Nous  avons  fourni  plu- 
sieurs pieds  de  cet  arbre  si  utile  à  M.  l'amiral  Cécille, 
lors  de  son  passage  à  Tcheousan,  pour  les  importer  en 
France  ;  je  ne  sais  pas  encore  s'ils  ont  réussi. 

«  Le  Tché-Kiang  est  une  des  trois  provinces  de  Chine 
où  Ton  s'applique  le  plus  à  l'étude  ;  sous  ce  rapport,  elle 
marche  presque  de  pair  avec  le  Kiang-sy  et  le  Kiang- 
nàn.  Le  premier  de  tous  les  lettrés  de  la  Chine,  le 
Tchoang-yuen,  est  un  homme  de  Ning-Po,  d'une  famille 
médiocrement  riche,  appelé  Tchang.  Le  jour  où  l'on  a 
appris  officiellement  à  Ning-Po  son  élévation  à  cette 
haute  dignité,  la  première  après  celle  de  l'empereur, 
tous  les  mandarins  ont  été  visiter  sa  famille.  Sa  femme 
est  allée,  sur  les  six  portes  de  la  ville,  jeter  du  haut  des 
murs  les  cinq  graines,  que  le  peuple  s'est  empressé  de 
recueillir  pour  les  mêler  dans  ses  semences,  dans  la 
ferme  croyance  que  ce  sont  autant  de  germes  de  bonnes 


—  198  — 

récoltes.  Il  y  a  eu  illumination  et  grande  réjouissance 
dans  la  ville  à  l'arrivée  du  Tchoang-yuen.  Rien  ne  flatte 
plus  les  Chinois  que  ces  honneurs  publics,  et  c'est  un 
stimulant  tout-puissant  pour  les  porter  à  l'étude  de 
l'éloquence. 

«  Il  est  une  spécialité  bien  remarquable  dans  le  Tché- 
Kiang,  c'est  que  la  plupart  des  Sse-yé,  dans  tous  les 
tribunaux  civils  de  la  Chine,  sont  des  gens  de  Chao- 
Shing-fou,  située  à  six  lieues  ouest  de  Ning-Po.  Ces 
Sse-yé,  dont  on  distingue  trois  principales  classes,  sont 
chargés,  les  uns  d'interpréter  le  code  pénal,  et  on  les 
appelle  Shing-ming  ;  les  autres  de  la  rédaction  des  sen- 
tences, ceux-ci  s'appellent  Chou-ping  ;  d'autres  enfin  de 
l'expédition  des  dépêches,  et  ils  sont  appelés  Tsien-yâ. 
Ce  sont  des  gens  roués  dans  la  chicane,  connaissant 
parfaitement  toutes  les  voies  et  détours  du  labyrinthe  de 
la  langue  chinoise.  Ils  étudient  tous  à  Chao-Sing,  et 
nulle  part  ailleurs.  Ils  ont  des  livres  spéciaux,  qu'ils  se 
gardent  bien  de  communiquer,  et  les  professeurs  n'ad- 
mettent pour  élèves  que  des  jeunes  gens  nés  à  Chao- 
Sing. 

«  La  vallée  de  Ning-Po,  qui  est  d'une  fertilité  éton- 
nante, était  anciennement  couverte  par  les  eaux  de  la 
mer.  Pour  l'assainir  et  la  rendre  cultivable,  on  a  élevé 
une  digue  en  pierres  de  taille,  qui  commence  à  Tchen- 
haï,  court  au  nord,  fait  un  coude  près  de  Yu-yao,  et  se 
prolonge  à  l'ouest  jusqu'au  delà  de  Han-tcheou;  là,  elle 
recommence  sur  la  rive  nord  de  la  rivière  qui  baigne 
cette  ville  immense,  se  développe  à  l'est  vers  Hay-yen, 
et  se  termine  en  cercle  aux  rochers  sur  lesquels  sont 
assises  les  forteresses  de  Tcha-pou.  Que  de  bras  et  de 
temps  il  a  fallu  pour  accomplir  un  tel  ouvrage  !  Mais 
cette  chaussée  gigantesque  était  nécessaire,  surtout 
dans  le  golfe  de  Han-tchéou,  pour  contenir  ce  raz-de- 
marée,  qui  arrive  soudain,  haut  de  quinze  pieds,  roulant 


—  199  — 

ses  eaux  avec  grand  bruit,  jetant  partout  l'alarme,  et 
n'expirant  qu'à  quatre  lieues  de  Han-tchéou.  Ce  phéno- 
mène, dont  on  ne  connaît  pas  les  causes,  est  devenu 
plus  fréquent  depuis  peu  d'années;  il  a  lieu  deux  fois  le 
mois,  avec  des  proportions  toujours  croissantes. 

«  Il  a  fallu  aussi  des  siècles  de  travail  pour  creuser 
ces  innombrables  canaux,  tous  navigables,  qui  coupent 
la  vallée  en  tout  sens,  s'étendant  jusqu'au  pied  des 
hautes  montagnes  qui  l'environnent  d'un  cercle  de  dix 
lieues  de  diamètre,  qui  lui  fournissent  du  bois  et  des 
pierres  en  quantité,  et  lui  versent,  du  midi  et  du  nord, 
deux  rivières  larges,  profondes  et  rapides,  qui,  après 
s'être  réunies  sous  les  murs  de  Ning-Po,  vont  se  jeter 
dans  la  mer  à  Tchen-haï. 

*  Ce  que  la  Chine  a  dépensé  pour  ses  idoles  est  encore 
plus  prodigieux.  La  dynastie  actuelle,  pour  remédier  à 
l'irréligion  des  Chinois,  a  consacré  des  sommes  immenses 
à  bâtir  des  pagodes  dans  tout  l'empire.  Ce  peuple,  natu- 
rellement esclave  de  l'autorité  et  guidé  de  plus  par  cet 
instinct  cupide  qui  lui  faisait  entrevoir  un  élément  de 
fortune  dans  la  construction  des  sanctuaires  nouveaux, 
rivalisa  de  zèle  avec  ses  empereurs;  de  sorte  que,  dans 
l'espace  d'un  demi-siècle,  la  Chine  se  trouva  couverte 
de  temples  en  l'honneur  de  Fo  et  des  autres  dieux  secon- 
daires, tels  que  Lao-Kiun,  Kouan-Yn,  Yu-Hoang,  Tsao- 
chîn,  Tching-Hoang,  Long-Chin,  etc.,  etc. 

«  Mais  c'est  surtout  dans  le  Tché-Kiang  que  les  pre- 
miers princes  mandchoux  et  le  peuple  en  masse  ont  fait 
des  libéralités,  bâti  des  temples  et  prodigué  leur  culte 
aux  démons,  sous  les  différents  vocables  dont  je  viens 
de  parler.  Afin  que  l'on  comprenne  mieux  ce  que  je  vais 
dire  sur  les  pagodes,  il  faut  savoir  qu'il  y  en  a  de  quatre 
espèces  :  les  Miâo,  les  Sse,  les  Nghen  et  les  Tien. 

«  Les  Miâo,  s'il  est  permis  de  comparer  les  choses 
saintes  aux  profanes,  sont  comme  les  églises  cathédrales 


—  200  — 

et  paroissiales  d'Europe.  Dans  toutes  les  villes  de  pre- 
mier, second  et  troisième  ordre,  il  y  a  toujours  un  Miâo 
principal,  qu'on  appelle  Tching-Hoang-Miâo,  temple  du 
roi  (patron)  de  la  cité;  c'est  là  que  les  mandarins  vont 
faire  leurs  adorations,  le  premier  et  le  quinze  de  chaque 
lune.  Les  Sse  sô*nt  des  monastères  de  bonzes,  avec  des 
fermes,  des  champs  et  autres  sources  de  revenus.  Les 
Nghen  sont  des   communautés  de  bonzesses,    qui  ont 
aussi  leurs  dotations.  Enfin,  les  Tien  sont  des  couvents 
de  Tao-sse,  sorte  de  religieux,  différents  des  bonzes  en 
ce  qu'ils  ne  sont  point  rasés  et  qu'ils  ont  les  cheveux 
noués  sur  le  haut  de  la  tête,  avec  un  bonnet  noir  ou 
jaune, surmonté  d'un  carré  mobile  en  forme  de  casquette 
«  Les  temples  de  Confucius  s'appellent  aussi  Tien, 
mais  ce  caractère  est  toujours  précédé  de  Kong-Chin  ; 
ainsi  Kong-Chin-Tien  signifie  le  temple  de  Confucius-le- 
Saint.  Dans  le  seul  district  de  Ning-Po,  il  y  a  dix  temples 
immenses   en  l'honneur  de    ce   philosophe.  Quand  on 
saura  que  dans  chaque  ville  de  la   Chine,  il  existe   au 
moins  un  temple  de  Confucius,  et  qu'un  sanctuaire  spé- 
cial lui  est  dédié  dans  tous  les  Miâo,  on  aura  une  idée 
du  chiffre   de   ces  temples    el  sanctuaires   dans  toute 
l'étendue  de  l'empire.  Si  les  lumières  seules  de  la  raison 
pouvaient  quelque  chose  pour  la  moralité  d'un  peuple, 
certes,  Confucius  n'en  manquait  pas,  comme  il  n'a  pas 
non  plus  manqué  de  disciples  ;  mais  l'immoralité  des 
Chinois,  à  toutes  les  époques,  prouve  aussi  clair  que  le 
jour  que  la  raison  sans  la  révélation,  la  civilisation  sans 
la  foi,  ne  peuvent  rien  contre  les  égarements  de  l'esprit 
et  la  corruption  du  cœur. 

a  On  compte  à  Pou-Tou,  ile  de  l'archipel  de  Tcheousan, 
soixante-sept  monastères,  habités  ordinairement  par 
cinq  ou  six  cents  bonzes  ;  mais  aux  fêtes  de  la  quatrième 
lune,  ils  y  affluent  par  milliers,  avec  des  pèlerins  sans 
nombre,  venus  de  tous  les  points  de  la  province.  Ce 


—  201  — 

serait  ici  le  lieu  de  parler  du  pèlerinage  de  Lin-Fong. 
haute  montagne  située  à  deux  lieues  de  Tchen-haï;  mais 
comme  le  tao-tay  de  Ning-Po  (vice-roi)  vient  de  la 
faire  brûler,  pour  prévenir  des  rassemblements  hostiles 
au  gouvernement,  je  me  contenterai  de  dire  que,  de 
temps  immémorial,  des  millions  de  pèlerins  s'y  ren- 
daient, chaque  année,  pour  acheter  des  images  de  Fo, 
à  raison  de  dis  sapèques  la  pièce,  et  cela  dans  la  per- 
suasion que  ces  images  favorisaient  leur  commerce  au 
point  de  leur  faire  gagner  mille  pour  cent. 

«  Ning-Po  possède  plus  de  deux  cents  pagodes  et 
trois  temples  de  Gonfucius,  devant  lesquels  on  ne  peut 
passer  ni  en  litière,  ni  à  cheval,  par  respect  pour  le 
saint.  Dans  les  premiers  mois  de  mon  arrivée,  je  ne 
connaissais  pas  encore  la  rubrique,  de  sorte  qu'un  jour, 
au  lieu  de  descendre  de  la  chaise,  comme  les  porteurs 
me  le  disaient,  je  leur  criai  d'aller  leur  train;  alors  ils 
prirent  une  autre  route,  pour  éviter  la  profanation. 
Combien  d'autres  pagodes  s'élèvent  dans  les  six  villes 
qui  dépendent  de  Ning-Po  !  A  Ilan-tcheou-Fou,  la  capi- 
tale de  la  province,  dans  le  quartier  le  plus  beau  et  le 
plus  pittoresque,  qu'on  appelle  Sy-hou  (lac  de  l'ouest), 
il  y  a  quarante-huit  magnifiques  monastères.  Un  jour 
que  j'exprimais  à  un  mandarin  mon  étonnement  de  voir 
tant  de  bonzes  à  Pou-tou  et  à  Ning-Po  :  «  Ce  n'est  rien, 
me  répondit-il,  il  y  en  a  bien  davantage  à  Han-tcheou.  » 
Ainsi  que  de  centaines  de  pagodes,  que  de  milliers  de 
bonzes  dans  cette  ville  immense,  réputée  la  seconde  de 
la  Chine,  et  où  tous  les  richards  viennent  manger  leur 
fortune.  D'après  ce  que  j'ai  dit  de  Ning-Po.  que  Ton 
fasse  un  calcul  approximatif  sur  le  nombre  de  pagodes 
que  renferment  les  quatre-vingt-treize  villes  du  Tché- 
Kiang  et  les  bourgs,  qui  sont  cinq  ou  six  fois  plus  nom- 
breux que  les  cités,  et  on  aura  un  chiffre  vraiment 
effrayant  de  pagodes  et  de  bonzes. 


—  202  — 

«  Mais  il  faut  l'avouer,  l'ardeur  de  bâtir  des  temples 
et  la  dévotion  pour  les  idoles  se  sont  bientôt  ralenties. 
La  dynastie  tartare  s'est  bien  méprise  dans  ses  desseins  : 
elle  a  voulu  réformer  les  Chinois  en  leur  donnant  de  la 
terre,  des  pierres,  du  bois,  de  l'or  et  de  l'argent  à  adorer  ; 
cela  n'a  servi  qu'à  plonger  davantage  ce  peuple  dans 
l'immoralité,  car  les  pagodes  sont  des  écoles  de  vice, 
comme  les  dieux  qu'on  y  adore  sont  des  maîtres  d'ini- 
quité. Fo  est  mort  misérable  et  rongé  par  un  ulcère, 
après  avoir  abandonné  sa  mère  âgée,  sa  femme,  son  fils, 
et  dissipé  son  patrimoine  en  menant  une  vie  vagabonde. 
Kouan-yn  a  été  brûlée  vive  par  son  père,  dans  le  temple 
de  Pé-ïsio-Sse,  avec  cinq  cents  bonzes,complicesde  ses 
désordres.  Lao-Kiun,  le  plus  grand  imposteur  qui  ait 
paru  en  Chine,  s'est  étranglé  de  ses  propres  mains, 
après  avoir  cherché  toute  sa  vie  l'art  de  perpétuer  ses 
jours.  Yo-Hoang,  qui  cherchait,  comme  son  maître  Lao- 
Kiun,  le  secret  d'échapper  à  la  mort,  s'est  également 
étranglé.  Tsao-Chin,  le  dieu  des  gastronomes,  le  diseur 
de  bonne  aventure,  s'est  pendu  dans  la  cuisine  d'un 
mandarin,  fatigué  qu'il  était  des  railleries  des  autres 
domestiques. 

<r  Qu'attendre  d'un  peuple  adorateur  de  semblables 
divinités  !  Qu'est-ce  que  la  Chine,  sinon  une  immense 
caverne  de  voleurs,  un  vaste  foyer  de  désordres,  surtout 
depuis  l'introduction  de  l'opium,  pour  lequel  elle 
dépense,  chaque  année,  au  moins  quarante  millions  de 
piastres.  J'ai  souvent  demandé  au  Chinois  à  quelle  date 
remonte  la  décadence  de  leur  pays  ?  —  Ce  fut,  m'ont-ils 
dit,  à  la  treizième  année  de  Tao-Kouang.  Je  leur  ai  aussi 
demandé  à  quelle  époque  l'opium  a  commencé  à  être 
parmi  eux  à  la  mode.  —  A  la  treizième  année  de  Tao- 
Kuang,  m'ont-ils  encore  répondu.  Depuis  cette  époque, 
tout  tombe  en  ruines,  tout  croule.  La  guerre  des  Anglais 
est  venue  mettre  à  nu,  devant  les  yeux  des  Chinois,  la 


—  203  — 

faiblesse  de  leurs  mandarins.  L'autorité  est  perdue,  le 
gouvernement  est  pauvre,  les  soldats  sont  démoralisés. 
Après  cela  faut-il  s'étonner  qu'une  bande  de  compa- 
gnards  décidés  et  fanatiques  (les  rebelles  du  Kouang-Sy) 
ait  pu  pénétrer  jusqu'aux  portes  de  Pékin,  culbutant  et 
massacrant  tout  ce  qui  s'opposait  à  son  passage  ! 

«  La  dynastie  tartare  est  donc  à  deux  doigts  de  sa 
perte.  Si  elle  venait  à  tomber,  il  serait  bien  à  désirer  que 
la  suivante,  à  l'imitation  des  anciennes,  fit  raser  les 
sépulcres  et  enterrer  les  ossements  qu'ils  renferment,  ce 
qui  n'a  pas  eu  lieu  depuis  plus  de  quatre  cents  ans.  C'est 
incroyable  combien  ces  tombeaux  occupent  de  terrain; 
aussi  les  Chinois  qui  voient  leurs  champs  diminuer 
d'année  en  année,  et  la  population  s'accroître  tous  les 
jours,  disent  que  bientôt  l'espace  ne  suffira  plus  à  la 
culture.  Ces  tombes,  du  reste,  sont  la  cause  de  mille 
superstitions,  de  mille  procès  et  de  pertes  de  fortune 
sans  nombre;  elles  offrent  aussi,  dans  presque  toutes  les 
localités,  un  spectacle  hideux.  J'ai  vu,  dans  de  grands 
districts,  de  vastes  cimetières  couverts  de  sépulcres  en 
ruines,  de  cerceuils  pourris.  Rien  d'affreux  comme  ces 
ossements  épars,  ces  crânes  blanchis,  ces  queues  et  ces 
chevelures  humaines,  abandonnés  au  milieu  des  herbes 
et  des  broussailles!  Voilà  le  respect  et  la  vénération  si 
vantés  du  peuple  pour  ses  morts!  La  Chine  paraît  belle 
de  loin;  mais  qu'elle  est  repoussante  de  près! 

«  Les  Chinois  sont  bien  changés,  si  toutefois  ils  ont 
jamais  été  meilleurs.  Les  vices  et  les  désordres  qui  ont 
précédé  les  nouvelles  dynasties,  dont  la  présente  est  la 
vingt-deuxième,  les  cruautés  et  les  massacres  qui  les 
ont  inaugurées,  prouvent  qu'il  y  a  toujours  eu,  parmi 
cette  nation  païenne,  de  grandes  iniquités  souvent  punies 
par  de  grandes  calamités.  Peut-on,  en  effet,  attendre 
autre  chose  d'un  peuple  qui  a  constamment  méconnu  le 
vrai  Dieu,  de  rois  et  d'empereurs  qui  se  sont  toujours 


—  204  — 

mis  à  sa  place,  en  s'intitulant  et  en  se  faisant  appeler  les 
fils  du  Ciel?  La  tactique  de  ce  gouvernement  athée  a  été 
sans  cesse  de  tourner  les]pensées,  les  désirs,  les  craintes 
et  les  espérances  du  peuple  vers  la  personne  de  l'empe- 
reur, et  jamais  vers  celui  qui  a  créé  et  qui  domine  les 
princes  et  les  sujets.  Aussi  a-t-il  toujours  fait  un  crime 
aux  chrétiens  d'adorer  un  Dieu  étranger.  Dans  les  inter- 
rogatoires devant  les  tribunaux,  quel  reproche  leur 
fait-on?  quel  crime  leur  impute-t-on?  «  Vous  qui  mangez 
le  riz  du  fils  du  Ciel,  leur  dit  le  mandarin,  comment 
osez-vous  le  mépriser,  pour  adorer  ce  que  vous  appelez 
le  Maître  du  ciel?  » 

«  J'ai  acquis  la  conviction  que  les  caractères  Tien- 
Tehou  (Maître  du  Ciel),  dont  nous  nous  servons  pour 
rendre  l'idée  de  Dieu,  ne  signifient  rien  autre  chose, 
dans  l'esprit  des  mandarins,  qu'un  roi  ou  un  empereur 
d'Europe,  dont  les  missionnaires  sont  les  agents  en 
Chine,  et  nos  chrétiens  les  sujets. 

«Ainsi,  pour  que  notre  sainte  religion  s'implante  en 
Chine,  y  pousse  des  racines  profondes,  et  porte  des 
fruits  durables,  il  faut  que  cet  empire,  enchaîné  de 
mille  manières  par  le  démon,  soit  bouleversé  jusque 
dans  ses  fondements;  que  ses  institutions,  toutes  impré- 
gnées de  superstitions,  disparaissent;  que  son  adminis- 
tration, toute  vénale,  soit  réformée  jusque  dans  ses  der- 
nières ramifications;  que  ses  temples  de  dieux  impurs 
soient  rasés,  et  que  leurs  sectateurs  soient  sécularisés. 

«  Les  événements  qui  se  passent  maintenant  en  Chine 
sont  peut-être  les  avant-coureurs  des  transformations 
dont  je  viens  d'indiquer  la  nécessité.  C'est  notre  devoir 
de  prier  instamment  le  Seigneur  d'abréger,  dans  sa 
miséricorde,  les  calamités  qui  pèsent  sur  la  Chine,  afin 
que  bientôt  luisent  ces  jours  de  régénération  tant  désirés 
parles  missionnaires  et  les  chrétiens » 

Telle  était,  aux  points  de  vue  de  la  topographie,  du 


—  20o  — 

commerce,  de  l'histoire,  des  lettres,  de  la  religion  et  des 
mœurs,  la  province  dans  laquelle  M.  Danicourt  vint  se 
fixer  pour  propager  la  religion  catholique. 

Il  arriva  à  Ning-Po,  le  24  juillet  1846.  Il  connaissait 
cette  ville,  éloignée  seulement  de  deux  lieues  deTcheou- 
san.  pour  l'avoir  visitée  plusieurs  fois. 

Le  jour  de  son  arrivée  coïncida  avec  la  fête  de  sainte 
Christine,  vierge  et  martyre  ;  il  en  a  fait  le  premier  la 
remarque,  aussi  plaça-t-il  le  début  de  son  ministère, 
dans  cette  cité  d'idolâtres,  sous  la  protection  d'une 
sainte  qui,  dès  l'âge  de  1 0  ans,  brisa  les  idoles  que  son 
père  adorait.  Dieu,  nous  nous  plaisons  à  le  croire,  a 
ménagé  cette  coïncidence  dans  la  vie  de  son  serviteur 
dévoué,  pour  montrer  tout  ce  qu'il  aurait  à  souffrir  pour 
la  même  cause,  la  ruine  de  l'idolâtrie,  dans  cette  contrée. 
Il  n'est  pas  de  tourments  que  sainte  Christine  n'ait 
endurés  pour  avoir  brisé  les  idoles;  il  n'est  pas  non  plus 
de  fatigues,  de  peines,  de  tribulations,  de  tortures 
morales  que  M.  Danicourt  n'ait  supportées  pour  l'aboli- 
tion du  culte  des  idoles  à  Ning-Po  et  dans  la  province  du 
Tché-Kiang.  S'il  n'a  pas  subi  les  mêmes  supplices  que 
sainte  Christine,  il  a  vu  comme  elle  l'enfer  déchaîné 
contre  sa  personne  et  contre  ses  œuvres. 

A  peine  installé,  au  milieu  des  ruines  de  l'ancienne 
église,  dans  des  chambres  malpropres  et  ouvertes  à  tous 
les  vents,  il  voit  toute  la  population  de  Ning-Po,  ville  de 
quatre  cent  mille  âmes,  soulevée  contre  les  catholiques. 
Le  10  août,  après  la  première  secousse  d'un  tremble- 
ment de  terre,  les  habitants  s'arment  de  tam-tam,  de 
cymbales,  de  tous  les  instruments  bruyants  qui  leur 
tombent  sous  la  main,  et  fout  un  vacarme  épouvantable 
autour  de  la  chapelle  catholique,  pour  repousser  les 
démons  qui  sortent,  disent-ils,  de  ce  repaire,  et  vont 
partout  porter  les  fléaux  de  l'enfer.  Ce  charivari  s'étend 
dans  toutes  les  rues  de  Ning-Po  et  jusque  dans  les  fau- 


—  206  — 

bourgs.  Les  propos  les  plus  absurdes  se  mêlent  au 
vacarme,  et  contre  la  chapelle  catholique,  et  contre  le 
missionnaire  qui  réside  auprès  :  la  maison  de  prières  et 
de  consolations  n'est  plus,  pour  ces  populations  igno- 
rantes et  superstitieuses,  qu'un  repaire  de  bêtes  féroces, 
un  soupirail  de  l'enfer;  le  père,  le  bon  pasteur  qui 
l'habite  n'est  plus  qu'un  loup  dévorant  qui  arrache  les 
yeux  et  le  cœur  des  enfants  pour  en  composer  des 
maléfices. 

Ces  insanités  seront  répétées  dans  le  peuple  pendant 
deux  années  consécutives  et  le  saint  missionnaire  se 
verra  aux  prises  avec  toutes  les  ignorances  et  toutes  les 
haines  de  la  superstition  et  du  paganisme.  Il  devra  tous 
les  jours  prêcher  à  un  peuple  soupçonneux,  dissiper  les 
préjugés  les  plus  absurdes,  calmer  les  haines  et  passer 
un  temps  considérable  pour  préparer  les  cœurs  à  rece- 
voir la  lumière  de  la  vérité  et  les  bienfaits  de  la  charité. 
Mais  si  l'effort  de  l'enfer,  contre  le  zèle  de  l'apôtre,  a  été 
si  soudain  et  si  formidable,  c'est  que  Dieu  réservait  la 
victoire  à  ce  dernier  :  la  suite  nous  le  prouvera. 

Dans  le  cours  de  Tannée  1846,  M.  Danicourt  écrivit 
plusieurs  lettres  à  divers  membres  de  sa  famille,  dans 
lesquelles  sont  consignés  quelques  renseignements  sur 
sa  mission  :  nous  en  citerons  les  plus  intéressants. 

D'abord  c'est  une  lettre  adressée  à  son  frère  Charles, 
datée  du  14  décembre  1846. 

«  Il  faut  bien  que  je  t'écrive  au  moins  quelques  mots 
et  à  la  hâte,  afin  de  ne  point  passer  pour  un  frère  déna- 
turé et  sans  affection.  Je  dois  te  dire  que  depuis  quatre 
mois,  c'est-à-dire  depuis  que  les  Anglais  ont  évacué 
Tcheousan,  et  l'ont  rendu  aux  Chinois,  j'ai  été  plus 
occupé  que  jamais.  Le  24  juillet  dernier  j'ai  déménagé  à 
Tcheousan  pour  venir  réinstaller  dans  la  ville  de  Ning- 
po-fou,  dans  l'ancienne  chapelle  catholique   que  Dieu 


—  207  — 

m'a  fait  la  grâce  de  recouvrer  l'année  dernière.  J'ai  pu 
aussi  cette  année,  obtenir  à  perpétuité,  des  mandarins, 
une  maison  qui  fait  le  complément  du  terrain  de  la  cha- 
pelle, de  sorte  que  nous  avons  maintenant  dans  le  plus 
beau  quartier  de  Ning-Po-Fou,  où  l'on  compte  à  peu  près 
quatre  cent  mille  âmes,  un  terrain  qui  a  près  de  trois 
cents  pieds  de  long  sur  soixante  à  quatre-vingts  de  large. 
Mais  tout  est  â  démolir,  tant  l'ancienne  chapelle  qui 
menace  ruine,  que  la  maison  obtenue  cette  année  qui  ne 
vaut  rien,  et  tout  est  à  rebâtir  de  nouveau.  En  attendant 
qu'on  envoie  les  fonds  nécessaires  pour  cela,  j'ai  fait 
quelques  réparations  indispensables  pour  passer  l'hiver 
qui  est  assez  rude  ici  à  cause  de  la  proximité  delà  mer 
et  surtout  du  vent  du  nord-est. 

«  Tu  me  demanderas  peut-être  ce  que  j'ai  fait  de  la  cha- 
pelle européenne  à  Tcheousan  et  ce  qu'est  devenue  la 
chapelle  chinoise  ?  Je  vais  te  satisfaire  en  peu  de  mots. 
Le  bâtiment  que  j'avais  loué  pour  la  chapelle  euro- 
péenne est  entre  les  mains  des  possesseurs,  mais  j'ai 
embarqué  tout  l'intérieur  sur  plusieurs  jonques  chi- 
noises et  suis  venu  l'installer  à  Niug-Po-Fou.  Quant  à  la 
chapelle  chinoise  de  Ting-Haë,  elle  est  toujours  telle 
qu'auparavant,  avec  une  école  et  un  confrère  chinois. 

«  Tu  peux  donc  concevoir  aisément  que  durant  ces 
quatre  mois,  j'ai  eu  bien  des  casse-tête,  des  difficultés 
et  des  embarras.  Outre  cela,  comme  je  suis  chargé  de 
toute  la  mission  du  Tché-Kiang,  la  correspondance  avec 
mes  confrères  me  prend  beaucoup  de  temps.  Enfin  j'ai 
quarante  ans  sur  ma  tête  et  suis  encore  loin  de  savoir 
assez  de  chinois  pour  remplir  ma  charge.  J'ai  passé  huit 
ans  à  Macao  à  enseigner  le  latin,  quatre  ans  à  Tcheousan 
à  apprendre  l'anglais  et  à  exercer  le  ministère  en  cette 
langue,  et  après  treize  ans  de  séjour  en  Chine,  je  ne  sais 
que  peu  de  caractères  chinois,  quoique  je  puisse  parler 
et  prêcher  facilement   en  cette  langue,  mais  cela  ne 


—  208  — 

suffit  pas  dans  ma  position  présente  et  future  ;  car  il  faut 
pouvoir  lire  et  écrire  le  chinois,  ce  qui  n'est  pas  une 
petite  affaire,  tu  peux  m'en  croire. 

«  J'espère  que  Dieu  me  viendra  en  aide  pour  le  chi- 
nois comme  pour  l'anglais,  sans  quoi  je  ne  suis  guère 
bon  qu'à  enseigner  un  peu  de  latin  du  ive  siècle,  puis  à 
être  mis  à  la  ferraille  pour  le  reste...  » 

Le  même  courrier  apportait  une  lettre  à  son  frère 
Pierre,  dont  nous  relevons  les  passages  suivants  : 

«Je  suis  venu,  le  24  juillet  dernier,  me  fixer  à  Ning- 
Po-Fou,  ville  plus  grande  qu'Amiens,  dans  une  ancienne 
église  bâtie  il  y  a  à  peu  près  deux  cents  ans  mais  aujour- 
d'hui tombant  en  ruines.  L'année  dernière  j'ai  eu  le 
bonheur  de  recouvrer  cette  église  plus  un  très  grand 
terrain  :  c'est  là  que  je  demeure  depuis  le  24  juillet, 
occupé  en  partie  à  nettoyer  l'église,  le  jardin,  la  maison 
et  faisant  par  ci  par  là  quelques  réparations,  jusqu'à  ce 
que  nous  bâtissions  une  nouvelle  église  et  une  nouvelle 
maison. 

«  J'ai  toujours  ici  à  la  maison,  soit  écoliers,  soit 
domestiques,  une  dizaine  de  personnes  qui  me  sont 
très  attachées  ainsi  que  les  chrétiens  de  la  ville  et  des 
environs. 

«  Je  me  porte  bien,  grâce  à  Dieu,  et  n'ai  d'autre  désir 
pour  le  moment  que  de  bâtir  une  belle  église,  puis  un 
séminaire,  ensuite  de  travailler  à  la  conversion  des 
païens  ;  enfin,  et  c'est  là  le  principal,  de  monter  au  ciel, 
traînant  avec  moi  autant  de  Chinois  qu'il  me  sera  pos- 
sible... 

«  Dans  cette  province  du  Tché-Kiang,  qui  est  aussi 
grande  que  la  moitié  de  la  France,  nous  sommes  six 
prêtres  de  la  Congrégation  de  Saint-Vincent,  dont 
quatre  prêtres  chinois  et  deux  français,  M.  Carayon,  du 
diocèse  d'Alby,  et  ton  tout  dévoué  frère  à  la  vie,  à  la 
mort...  » 


—  209  — 

Une  autre  lettre,  adressée,  quelques  mois  plus  tard, 
par  M.  Danicourl  à  son  frère  Charles,  contient  les  détails 
intéressants  que  voici  : 

«  Je  sais  déjà  par  mon  frère  Pierre  que  M.  de  La- 
grenée  a  été  te  voir  au  séminaire,  et  je  n'en  suis  point 
surpris;  car  il  me  l'avait  promis  et  c'est  un  homme  qui 
tient  à  sa  parole  ;  mais  il  faut  te  dire,  et  cela  entre  nous 
deux,  que  je  n'ai  pas  été  très  content  de  lui  ici,  parce 
qu'il  n'a  point  voulu  dire  même  un  mot  aux  mandarins 
pour  le  recouvrement  de  notre  chapelle  de  Ning-Po, 
tandis  qu'il  a  fait  les  cent  coups  à  Shang-haï  pour  le 
même  objet,  et  j'ai  obtenu  à  Xing-Po  ce  qu'il  n'a  pu 
obtenir  à  Shang-haï.  Il  s'est  repenti  de  ne  m'avoir  pas 
assisté  et  a  tâché  de  me  le  faire  oublier  par  toutes  sortes 
d'attentions  qu'il  a  eues  pour  moi  à  son  retour  de 
Shang-haï  et  à  Tcheousan. 

«  Mgr  Vérolle  est  passé  à  Tcheousan  incognito  et  sous 
le  nom  de  Bertrand,  de  sorte  que  je  l'ai  traité  comme  un 
simple  missionnaire  venant  du  Sse-tchuen.  Ce  n'est  que 
quelques  mois  plus  tard  que  j'ai  appris  que  c'était  lui. 
L'état  de  Tcheousan  est  bien  différent  de  ce  qu'il  était  à 
son  passage.  Les  difficultés  et  les  obstacles  sont  presque 
tous  levés  maintenant,  parce  que  nous  avons  fait  châtier 
in  cufc  et  œre  (par  la  verge  et  par  l'amende)  quelques 
mauvais  sujets  qui,  même  après  la  publication  de  l'édit 
de  l'empereur  en  faveur  de  notre  sainte  religion,  blas- 
phémaient contre  nous  et  détournaient  le  peuple  de  se 
faire  chrétien.  ?sous  avons  aussi  obtenu  du  préfet  de 
Ting-Ilaë  une  proclamation  qui  menace  de  peines 
sévères  tout  individu  qui  osera  dire  du  mal  de  la  reli- 
gion; enfin,  ces  jours  passés,  j'ai  fait  pincer  un  brouillon 
qui  se  plaisait  à  vexer  nos  catéchumènes  de  la  cam- 
pagne. Maintenant  que  nous  sommes  connus  à 
Tcheousan,  on  fait  foule  dans  la  chapelle  qui  est  bien 
loin  de  contenir  ceux  qui  y  viennent  le  dimanche. 


—  210  — 

«  MM.  Gabet  et  Hue  ont  eu  terriblement  à  souffrir 
dans  leur  voyage  de  la  Mongolie  au  Thibet  et  de  là  à 
Macao.  Ce  sont  les  premiers  missionnaires  qui  ont  visité 
ces  pays  si  peu  connus.  Je  ne  sais  comment  s'ouvrira  la 
mission  de  Lhassa;  il  y  a  de  terribles  difficultés  à  sur- 
monter ;  de  plus  le  Thibet  oriental  vient  d'être  érigé  en 
vicariat  apostolique  confié  aux  Missions  étrangères. 
Prions  Dieu  d'ouvrir  cette  mission,  peu  importe  le 
reste. 

«  Je  viens  d'apprendre  une  bien  fâcheuse  nouvelle 
pour  la  mission  de  Corée  ;  c'est  que  deux  navires  de 
guerre  français,  la  frégate  la  Gloire  et  la  corvette  la  Vic- 
torieuse, viennent  de  périr  sauf  l'équipage,  entre  les  îles 
de  la  Corée.  Elles  avaient  à  bord  deux  missionnaires  des 
Missions  étrangères,  l'un  M.  Maistre,  Français,  et  l'autre 
André,  prêtre  coréen.  Le  commandant  Lapierre  devait, 
je  pense,  demander  raison,  au  nom  du  gouvernement 
français,  du  massacre  des  missionnaires  français  en 
Corée.  Ces  deux  navires,  qui  devaient  faire  respecter 
l'humanité  et  la  religion  en  Corée,  comme  en  Cochin- 
chine  dernièrement,  les  voilà  perdus,  terrible  contre- 
temps comme  tu  peux  penser. 

«  Le  Japon  sera  comme  inaccessible  aux  mission- 
naires tant  qu'il  restera  fermé  au  commerce  européen  ; 
mais  une  fois  ouvert,  il  y  a  plus  d'un  missionnaire  dis- 
posé à  partir;  cependant  notre  Compagnie  n'y  sera  pour 
rien,  parce  que  le  Japon  est  érigé  en  vicariat  aposto- 
lique en  faveur  des  Missions  étrangères.  JN 'importe  qui 
prêche,  pourvu  qu'on  prêche  et  qu'on  sauve  les  âmes  ! 

«  Je  ne  sais  rien  de  bien  particulier  sur  les  missions 
de  Chine,  à  l'exception  de  quelques  missionnaires 
arrêtés  dans  l'intérieur  et  conduits  à  Canton,  mais  qui 
n'ont  point  tardé  de  se  rendre  à  destination  en  prenant 
une  autre  voie. 

«  Dernièrement,   Mgr  de   Bési  a  obtenu  à    Shang- 


—  211  — 

haï  *,à  l'aide  des  consuls  anglais  et  danois,  trois  terrains 
qui  contiennnent  ensemble  environ  trente  arpents,  en 
compensation  de  l'ancienne  église,  convertie  en  pagode  ; 
ainsi  il  y  aura  bientôt  à  Shang-haï  une  nouvelle  église 
avec  des  hospices  et  des  écoles...  » 

1.  On  écrit  ce  nom  de  bien  des  manières  différentes  :  Changhaï, 
Shanghay,  Shanghœ,  Shang-haï,  etc.  Cette  dernière  est  la  meilleure 
et  celle  qui  en  rend  le  mieux  la  prononciation  commune.  Aussi 
nous  l'adoptons  de  préférence. 


CHAPITRE  VII 


APOSTOLAT    DE    M.    DAM  COURT    DANS    LE    TCHÉ-KIANG    :     SÉJOUR 
A    MNG-PO-FOU,   DU  24  JUILLET   1846  AU  7  SEPTEMBRE  1 851 

(suite). 

Article  premier. 


Œuvres  et  établissements  divers  fondés  par  M.  Danicouit  dans  le 
Tché-Kiang,  principalement  à  iNing-Po-Fou.  —  Par  quels  moyens 
est-il  secondé? 


On  reconnaît  les  hommes  de  Dieu  à  l'esprit  qui  les 
anime  dans  tout  ce  qu'ils  font  et  entreprennent  pour  sa 
gloire,  aux  vertus  qu'exhale  leur  vie,  aux  bienfaits  qu'ils 
répandent  autour  d'eux,  aux  œuvres  qu'ils  fondent. 

Si  quelque  chose  a  mérité  au  fils  de  saint  Vincent, 
dont  nous  racontons  la  vie  en  ce  moment,  l'épithète  glo- 
rieuse qui  fut  plus  tard  gravée  en  lettres  d'or  sur  son 
tombeau,  Homo  Dei,  homme  de  Dieu,  ce  sont  bien  les 
œuvres  et  les  établissements  qui  ont  marqué  son  pas- 
sage à  Ning-Po. 

Il  faudrait  ici  une  autre  plume  que  la  nôtre  pour  les 
faire  ressortir;  mais  puisqu'elle  nous  manque,  nous 
préférons  entendre  le  saint  missionnaire  lui-même  en 
faire  l'exposé  en  toute  simplicité;  et,  notre  récit,  à 
défaut  d'autres  qualités,  aura  toujours  celle,  très  pré- 
cieuse, de  la  fidélité  ou  de  l'exactitude. 

La  première  chose  à  faire  était  une  maison  pour  abri- 
ter les  missionnaires  et  les  catéchistes  :  il  commença  par 


—  213  — 

là.  Voici  en  quels  termes  il  raconte,  à  son  frère  Charles, 
la  construction  de  cette  maison  qui  deviendra  sous  peu 
la  Procure  des  missionnaires  lazaristes  de  la  contrée  : 
«  Tu  dois  savoir  que  l'année  dernière  (1846)  j'ai  obtenu 
du  tao-tay  (vice-roi)  un  terrain  contigu  à  l'ancienne  cha- 
pelle, de  sorte  que  tout  le  terrain  maintenant  en  notre 
possession  court  d'une  rue  à  une  autre,  ce  qui  est  d'une 
grande  commodité.  Le  tout  comprend  environ  trois 
arpents. 

4  Mgr  Lavaissière,  vicaire  apostolique  du  Tché-Kiang, 
est  venu  à  Ning-Po  aux  fêtes  de  la  Pentecôte.  Voyant 
l'état  misérable  et  de  la  chapelle  et  des  maisons,  toutes 
tombant  en  ruines,  il  m'a  permis  de  bâtir  une  maison  et 
a  laissé  mille  piastres  à  ma  disposition.  Nous  avons 
commencé  les  fondements  le  1er  juin,  mais  quel  mau- 
vais temps  nous  avons  eu!  Gomme  tout  était  ouvert  aux 
passants,  il  nous  a  fallu  monter  la  garde  pendant  plus 
d'un  mois,  moi,  quelques  élèves  et  domestiques.  J'ai 
fait  la  patrouille  pendant  la  nuit  à  mon  tour,  ayant  tou- 
jours un  fusil  à  mes  côtés.  Tu  dois  savoir  que  les  Chi- 
nois sont  essentiellement  voleurs;  mais  aussi  comme  ils 
sont  également  peureux,  de  cette  manière  nous  n'avons 
perdu  ni  bois,  ni  matériaux.  Dieu  a  mis  dans  le  cœur  des 
charpentiers  et  des  maçons,  tous  païens  à  l'exception  de 
deux,  du  courage  et  de  l'ardeur  pour  travailler,  de  sorte 
que,  dans  l'espace  de  deux  mois  et  douze  jours,  toute  la 
maison  qui  a  dix  grandes  chambres,  cinq  au  rez-de- 
chaussée  et  cinq  au  premier,  plus  un  portique,  et  qui  est 
à  peu  près  la  plus  belle  et  la  plus  haute  de  Ning-Po,  a  été 
heureusement  terminée.  Le  dernier  jour,  j'ai  fait  prépa- 
rer à  dîner  pour  tous  les  ouvriers.  Vraiment,  c'était 
plaisir  à  voir  la  gaieté  de  ces  gens-là.  Que  de  fois  ils 
m'ont  dit  que  jamais  ils  n'avaient  travaillé  avec  tant 
d'ardeur  et  de  plaisir!  Nous  comptons  plusieurs  caté- 
chumènes parmi  ces  ouvriers,  et  comme  ils  sont  allés 


—  214  — 

bâtir  une  autre  maison  de  la  mission,  dans  le  district  de 
Kia-sing-fou,  à  Tso-fou-pang,  qui  est  la  résidence  de 
Mgr  Lavaissière,  je  pense  que  la  plupart  se  feront  chré- 
tiens. » 

Tandis  que  s'élevaient  les  murs  de  la  résidence  des 
missionnaires,  il  faisait  construire  à  côté  la  maison  de 
Dieu,  une  chapelle  provisoire,  assez  spacieuse  pour  con- 
tenir trois  cents  personnes  :  «  L'année  dernière  (184G) 
poursuit-il  dans  la  lettre  citée  plus  haut,  toute  la  ville  et 
le  district  de  Ning-Po  vomissaient  toutes  sortes  de 
hlasphèmes  et  d'abominations  contre  le  lien-tchu-tang 
(maison  de  Dieu),  et  cette  année  ce  même  peuple  a  bâti 
le  tien-tchu-tang  avec  une  rapidité  qui  a  étonné  toute 
la  ville  de  ■\ing-Po,  et  maintenant  que  la  porte  est 
ouverte  au  public,  il  vient  du  monde  à  l'infini  pour  voir. 
Je  suis  quelquefois  trois  heures  en  conversation  et  pré- 
dication avec  eux  et  je  sors  la  tête  en  ébullition.  Comme 
ce  peuple  est  ignorant  !  comme  il  est  curieux  dans  ses 
questions  !  Le  temps  me  manque  pour  t'en  citer  quelques 
traits  :  ce  sera  pour  une  autre  fois.  Je  ne  doute  pas  que 
lorsque  nous  serons  connus  et  distingués  des  métho- 
distes, auxquels  notre  nouvelle  maison  porte  un  coup 
mortel,  nous  n'ayons  grand  nombre  de  conversions, 
alors  il  nous  faudra  bâtir  une  église,  car  la  chapelle  qui 
est  dans  la  nouvelle  maison  n'y  est  que  par  intérim  et  ne 
peut  contenir  que  trois  cents  personnes,  si  l'on  veut  y 
être  à  l'aise...  » 

Puisque  nous  parlons  de  chapelles,  afin  de  n'avoir  pas 
à  revenir  sur  cette  question,  disons  un  mot  de  celles  qui 
ont  été  ouvertes  au  culte  catholique  de  1847  à  1830,  par 
l'influence  de  M.  Danicourt. 

Dans  une  lettre  adressée  à  son  frère  Charles  et  datée 
du  12  juillet  1849,  il  raconte  le  fait  suivant:  «  Tuas 
sans  doute  entendu  parler  de  notre  affaire  de  Tcheousan, 


—    215    — 

car  il  y  a  eu  un  article  à  ce  sujet  dans  une  gazette  de 
Hong-Kong;  mais  elle  y  est  tout  à  fait  défigurée  et  repré- 
sentée à  la  protestante.  Voici  toute  l'affaire  :  l'année 
dernière,  j'ai  pris  avec  moi  une  vingtaine  de  matelots 
des  Lorchas  ',  et  j'ai  demandé  au  mandarin  de  Tcheousan 
autant  de  satellites  pour  aller  donner  la  chasse  à  des 
bandits  qui  s'étaient  emparés  d'une  chapelle,  après  avoir 
battu  nos  chrétiens  et  emporté  tout  le  mobilier.  Les  Chi- 
nois, soutenus  par  les  Anglais  qui  ont  trouvé  à  redire  à 
cela  comme  à  tout  ce  qui  est  catholique,  ont  crié:  mais 
nous  les  avons  mis  tous  à  la  raison,  et  cette  chapelle,  du 
nom  de  l'Assomption,  parce  que  c'est  ce  jour-là  que  la 
sainte  Vierge  nous  a  délivrés  des  mauvais  sujets  de  Pé- 
tchuen,  est  la  mère  de  plusieurs  autres  que  nous  avons 
consacrées  dans  l'île  de  Tcheousan.  Ce  sont  des  pagodes 
que  le  peuple  est  venu  nous  offrir  d'un  consentement 
unanime,  avec  tous  leurs  biens  meubles  et  immeubles. 
On  nous  en  offre  encore  d'autres;  mais  nous  voulons 
attendre  avant  de  les  accepter.  Si  Dieu  nous  continue 
ses  bénédictions,  dans  peu  d'années,  toutes  les  pagodes 
de  Tcheousan  seront  autant  de  chapelles,  car  les  bonzes 
sont  tombés  dans  le  discrédit  et  on  nous  appelle  de 
toute  part  pour  les  remplacer.  Mais  nous  ne  sommes  pas 
assez  de  missionnaires  pour  la  besogne...  » 

Il  ne  se  trompait  pas  :  divers  documents  nous  révèlent 
qu'un  peu  plus  tard  il  possédait  onze  chapelles  ouvertes 
au  culte  catholique  dans  le  seul  archipel  de  Tcheousan  ! 
Ce  succès  prodigieux  sera  l'un  des  motifs,  nous  le  ver- 
rons plus  loin,  sur  lesquels  s'appuiera  M.  Etienne  pour 
proposer  M.  Danicourt  à  Tépiscopat. 

L'une  de  ces  chapelles  était  dédiée  au  Sacré-Cœur  de 
Jésus;  une  autre  était  érigée  sous  le  vocable  de  lTmma- 


1.    Navires  portugais  :  grandes   chaloupes   canonnières   cons- 
truites et  voilées  comme  les  bateaux  chinois. 


—  216  — 

culée-Conception  et  une  autre  de  l'Assomption.  La  qua- 
trième avait  pour  patron  saint  Pierre;  la  cinquième, 
saint  Vincent  de  Paul  ;  la  sixième,  saint  Jean  l'évangé- 
liste,  etc. 

On  peut  juger,  par  le    choix   et   la  variété   de   ces 
vocables,  des  dévotions  spéciales  du  saint  missionnaire. 

M.  Jurien  de  la  Gravière,  dans  son  Voyage  en  Chine, 
confirme  ce  que  nous  venons  de  dire  touchant  les  cha- 
pelles, et  de  plus  il  nous  donne  la  raison  principale  de 
l'offre  de  ces  anciennes  pagodes  :  la  conversion  de  leurs 
propriétaires  à  la  vraie  religion.  «  Le  culte  catholique, 
dit-il,  avait  hérité  dans  l'île  de  Tcheousan  de  plusieurs 
édifices  qu'une  piété  superstitieuse  avait  consacrés  au 
culte  du  dieu  Fo,  et  dont  les  propriétaires  convertis 
s'étaient  empressés  de  réclamer  la  possession.  Mgr  La- 
vaissière  voulut  nous  faire  visiter  quelques-unes  de  ces 
chapelles  rustiques,  bâties  dans  les  gorges  les  plus  pitto- 
resques de  File.  On  oublie  facilement  qu'on  est  en  Chine 
quand  on  parcourt  les  montagnes  de  Tcheousan.  On 
pourrait  se  croire,  si  l'on  ne  consultait  que  l'aspect 
général  du  paysage,  sur  les  côtes  de  Provence  ou  sur  le 
revers  oriental  des  Pyrénées.  Ce  sont  les  mêmes  arbres 
qui  s'offrent  à  la  vue,  ce  sont  les  mêmes  oiseaux  qui 
égaient  le  bocage...  '  » 

Après  la  maison  qui  doit  abriter  les  missionnaires, 
après  les  chapelles  où  ceux-ci  attirent  les  païens  poul- 
ies gagner  à  Dieu  et  leur  faire  suivre  les  pratiques  de  la 
religion  catholique,  la  chose  la  plus  indispensable  est  un 
séminaire. 

Sans  doute  M.  Danicourt  garde  auprès  de  lui  plusieurs 
catéchistes  qu'il  instruit  et  forme  pour  le  sacerdoce,  aux 
heures  libres  que  lui  laisse  son  ministère  :  mais  ce  n'est 

1.  Voyage  en  Chine,  t.  I,  p.  383. 


—  -217  — 

point  assez.  Il  faut,  pour  étendre  le  règne  de  Dieu  dans 
celte  vaste  région,  pour  cultiver  cette  vigne  abondante, 
de  bons  et  de  nombreux  ouvriers  évangéliques  ;  il  faut 
avant  tout  préparer  des  prêtres  pour  l'avenir. 

Les  circonstances  ont  permis  à  M.  Danicourt  de 
prendre  l'initiative  de  cette  œuvre  capitale.  Aussitôt 
que  les  pagodes  de  Tcheousan  lui  eurent  été  offertes,  il 
songea  à  y  installer  un  séminaire  et  en  fit  la  proposition 
à  Mgr  Lavaissière  qui  accepta  incontinent,  «  et  établit 
le  séminaire  dans  une  de  ces  chapelles.  C'est  un  local 
immense  avec  un  bois,  le  tout  environné  d'un  mur  en 
pierre.  C'est  une  vraie  solitude;  les  séminaristes  peuvent 
courir,  s'amuser,  se  promener  sans  être  vus  de  per- 
sonne. M.  Fou,  jeune  confrère  chinois,  en  est  le  direc- 
teur '.  » 

Restait  à  fonder  une  œuvre  qui  était  la  conséquence 
nécessaire  des  précédentes  et  sans  laquelle  celles-ci 
eussent  manqué  leur  but,  en  grande  partie  du  moins  ; 
nous  voulons  parler  de  ces  établissements  qui  servent 
tout  à  la  fois  d'asile  et  d'école  aux  enfants  abandonnés, 
établissements  que  nous  désignerons  par  une  exprès- 
sion  consacrée,  les  orphelinats. 

A  peine  installé  à  Ning-Po,  M.  Danicourt  songea  à 
cette  portion  la  plus  intéressante  de  son  troupeau  et  y 
disposa  des  locaux  pour  les  enfants  qu'il  aurait  à 
recueillir;  c'était  le  commencement  de  ces  magnifiques 
orphelinats  dont  nous  parlerons  au  cours  de  ce  chapitre. 

Avant  de  dire  quelque  chose  du  premier  essai  qu'il  en 
fit,  posons  quelques  jalons  : 

Lorsqu'un  apôtre  fixe  sa  tente  dans  une  contrée  quel- 
conque de  l'Asie  ou  de  l'Afrique,  sa  première  pensée  est 
pour  l'enfance,  car  il  sait  qu'il  est  difficile,  pour  ne  pas 

1.  Lettre  «lu  12  juillet  1849. 


—  218  — 

dire  impossible,  de  changer  les  habitudes  de  cœurs  enra- 
cinés dans  le  vice,  en  proie  à  toutes  les  passions  que 
laissent  développer  les  religions  orientales. 

Tous  ceux  qui  se  sont  occupés  d'implanter  la  religion 
chrétienne,  soit  chez  les  Musulmans,  soit  chez  les  Chi- 
nois, ont  compris,  dès  le  principe,  que  c'est  par  l'en- 
fance que  Ton  doit  commencer.  Il  faut  prendre  dès  ses 
jeunes  années,  comme  une  tendre  plante  que  l'on  veut 
dresser  alors  qu'elle  est  encore  flexible,  l'homme  dont 
on  veut  faire  un  chrétien  et  ne  pas  attendre  que  l'été 
brûlant  des  passions  ait  dévoré  son  cœur  ou  l'ait  rendu 
insensible  à  l'action  de  la  grâce.  M.  Danicourt  le  savait 
avant  d'aller  en  Chine;  il  le  comprit  mieux  encore  lors- 
qu'il se  vit  en  présence  de  la  corruption  païenne  des 
Chinois  ;  il  comprit  que  l'avenir  de  la  religion  et  des 
missions  était  tout  entier  dans  l'éducation  et  la  for- 
mation chrétiennes  des  enfants. 

Un  autre  motif  agissait  puissamment  sur  son  cœur, 
enclin  dès  le  berceau  à  la  miséricorde,  celui-là  même 
qui  avait  inspiré  toutes  les  actions  et  toute  la  vie  de  son 
bien-aimé  père,  saint  Vincent  :  la  charité,  qui  ne  peut 
voir  l'enfant  abandonné  sans  être  émue  de  compassion, 
sans  être  portée  à  le  secourir. 

Ces  deux  raisons  nous  donnent  la  clef  pour  ainsi  dire 
de  toutes  ses  œuvres  et  nous  expliquent  les  efforts 
incessants  tentés  par  lui  en  faveur  de  l'achat  et  de  l'édu- 
cation des  enfants. 

«  Dès  mon  arrivée  ici,  dit-il  dans  un  rapport  adressé  à 
Mgr  Parisis,  évêque  d'Arras,  directeur  de  l'œuvre  de  la 
Sainte-Enfance,  j'ai  commencé  à  recueillir  dans  les  rues 
et  à  recevoir  d'ailleurs  des  enfants  païens  que  je  donnais 
à  soigner  à  mes  domestiques.  Leur  nombre  ayant  aug- 
menté, j'ai  bâti  quelques  petites  chambres  pour  les  loger 
et  j'ai  appelé,  pour  les  soigner,  de  bonnes  chrétiennes, 
soit  d'ici,  soit  des   autres  districts.  J'ai  bâti  aussi  une 


—  219  — 

chapelle  seulement  destinée  pour  les  enfants  et  pour  les 
femmes.  Ces  premières  dépenses,  y  compris  l'ameuble- 
ment, l'entretien  des  enfants,  se  sont  élevées  à  environ 
mille  piastres,  parce  que  j'ai  été  obligé  d'acheter  du  ter- 
rain qu'il  a  fallu  entourer  de  murs  pour  être  à  l'abri  des 
voleurs.  Cette  môme  année  (1848),  j'ai  obtenu  du  tao-tay 
(vice-roi)  de  Ning-Po,  à  l'aide  de  notre  consul  à  Shang- 
haï, M.  de  Montigny,  environ  dix-huit  chambres  sur  un 
terrain  attenant  à  la  maison  de  la  Sainte-Enfance.  J'ai 
d'abord  environné  le  tout  de  murs  élevés  pour  être  à 
sauf  des  incendies  qui  sont  très  fréquents  à  ]Ning-Po  ; 
ensuite  il  a  fallu  presque  tout  changer  dans  ces  maisons 
qui  sont  l'une  sur  l'autre,  d'une  malpropreté  insuppor- 
table, et  dont  les  petites  cours  étaient  couvertes  d'im- 
mondices ;  enfin  il  a  fallu  renouveler  les  toits  et  les 
mettre  en  quelque  sorte  à  neuf;  et  la  maison  où  sont 
maintenant  les  enfants  de  la  Sainte-Enfance  était 
presque  finie,  lorsque  Mgr  Lavaissière  a  succombé  à  sa 
maladie...  » 

Telle  était  à  son  début  l'œuvre  des  orphelinats  fondée 
par  M.  Danicourt  en  Chine.  Nous  n'en  dirons  pas  davan- 
tage maintenant  car  avant  de  la  contempler  dans  son 
plein  épanouissement,  il  nous  faut  dire  par  quels  moyens 
le  zélé  missionnaire  fut  secondé  pour  la  faire  prospérer. 


Quatre  choses  ont  contribué  à  seconder  efficacement 
les  missionnaires  en  Chine  et  en  particulier  M.  Dani- 
court, vers  le  milieu  du  xixe  siècle  :  les  œuvres  de  la 
Propagation  de  la  Foi  et  de  la  Sainte- Enfance,  la  pré- 
sence des  sœurs  de  charité,  et  l'action  du  gouvernement 
français. 

Il  importe  de  jeter  un  aperçu  sur  l'influence  et  le  rôle 
exercés  par  chacune   de  ces   choses   dans  l'œuvre  des 


—  220  — 

missions;  car  la  Providence,  qui  dispose  tout  avec 
sagesse,  avait  préparé  ces  moyens  dans  le  but  de  les 
faire  servir  à  ses  desseins  à  l'heure  marquée  pour  leur 
accomplissement  :  c'est  évident  même  pour  les  yeux  les 
moins  clairvoyants. 

Au  moment  où  les  missions  catholiques  allaient 
prendre  un  essor  qu'elles  n'avaient  jamais  eu  depuis  les 
temps  apostoliques,  Dieu  inspire  à  quelques  pauvres 
jeunes  filles  de  Lyon  la  pensée  de  venir  en  aide  à  l'œuvre 
des  missions  par  leurs  prières  et  par  leurs  aumônes. 
Elles  communiquent  ce  projet  à  leurs  compagnes;  ce 
qu'elles  demandent  est  à  la  portée  de  toutes  les  bourses 
et  de  tous  les  cœurs  :  un  sou  par  semaine  et  une  prière 
tous  les  jours.  Leur  demande  est  bientôt  accueillie  et 
l'on  se  cotise.  Peu  à  peu  cette  sainte  industrie  s'étend, 
se  propage  :  ce  ne  sont  plus  seulement  des  ouvrières, 
mais  des  dames  du  monde  qui  s'y  associent.  Semblable 
au  grain  de  sénevé  dont  parle  l'Evangile,  elle  devient 
bientôt  un  grand  arbre  qui  étend  au  loin  ses  rameaux. 
Elle  se  répand  de  proche  en  proche,  dans  les  villes,  dans 
les  faubourgs,  dans  les  moindres  hameaux.  Les  prêtres 
la  recommandent,  les  évêques  la  bénissent  et  l'encou- 
ragent ;  le  Souverain  Pontife  la  bénit  aussi,  la  déclare 
éminemment  catholique,  et  M  Œuvre  de  la  Propagation  de 
la  Foi  est  fondée. 

Son  origine  remonte  à  l'année  1825  ;  ses  progrès,  ses 
développements  tiennent  du  prodige  :  elle  en  est  arrivé 
à  produire  annuellement  à  l'heure  qu'il  est  *  plus  de  six 
millions  de  francs. 

Grâce  à  cette  œuvre,  les  missions  prennent  une  exten- 
sion qui  est  la  gloire  de  l'Église  catholique  et  l'étonne- 
ment  du  monde  entier.  Les  vocations  sont  plus  nom- 

i.  En  1883  et  1884. 


—  221  — 

breuses,  car  on  peut  venir  en  aide  à  ceux  qui  n'auraient 
pu  supporter  les  frais  d'une  éducation  qui  ne  laisse  pas 
d'être  coûteuse  ;  les  voyages  des  missionnaires  sont 
défrayés;  des  écoles,  des  asiles  pour  les  enfants  et  les 
malades  sont  construits;  la  fondation  des  séminaires, 
les  constructions  d'églises  ne  sont  plus  ajournées  indéfi- 
niment ;  partout  le  culte  catholique  s'organise  et  se 
maintient  avec  les  ressources  de  la  Propagation  de  la 
Foi.  Sans  doute  les  produits  des  cotisations  sont  répartis 
entre  les  divers  ordres  religieux  et  les  différentes  mis- 
sions ;  sans  doute  les  allocations  sont  proportionnées 
aux  besoins  des  diocèses,  des  vicariats  apostoliques,  etc.; 
mais  il  est  des  missionnaires  qui  savent  demander  et 
obtenir  plus  que  d'autres  :  c'est  ce  qui  explique  com- 
ment M.  Danicourt  put  fonder  tant  d' œuvres. 

En  ce  qui  concerne  la  Chine,  il  est  une  œuvre  aussi 
précieuse,  plus  précieuse  même  sous  un  rapport  que  la 
précédente  :  c'est  Y  Œuvre  de  la  Sainte-Enfance.  Notre- 
Seigneur  a  dit  à  ses  apôtres  :  «  Laissez  venir  à  moi  les 
petits  enfants.  »  Cette  parole  du  Maître  est  aussi  la 
parole  des  disciples  qui  travaillent  à  la  conversion  des 
peuples,  mais  surtout  des  disciples  qui  continuent  l'œuvre 
de  l'apostolat  en  Chine  où  les  enfants  sont  si  nombreux  et 
si  abandonnés!  Cesserait-elle  d'avoir  sonapplication  dans 
les  autres  pays  du  monde  qu'elle  l'aurait  toujours  dans 
cet  empire  de  près  de  quatre  cents  millions  d'habitants 
qui  laissent  périr  impitoyablement  les  petits  enfants. 

On  a  nié  l'infanticide  et  l'exposition  des  enfants  en 
Chine;  hélas  !  ces  faits  ne  sont  que  trop  réels;  à  l'époque 
du  moins  où  nous  sommes  (1848-1850).  Il  n'est  que 
trop  vrai  que  les  familles,  celles  qui  sont  pauvres  prin- 
cipalement, sacrifient  sans  pitié  les  enfants  qui  menacent 
de  devenir  un  fardeau  pour  l'avenir,  en  les  noyant  dans 
les  rivières>  en  les  exposant  sur  les  bords  des  tîeuves, 


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en  les  abandonnant  à  la  merci  d'animaux  voraces,  etc. 
Non  pas  que  le  gouvernement  autorise  cet  abus,  mais 
c'est  un  usage  qu'il  n'a  pu  abolir  jusqu'ici  et  qui  est 
attesté  par  les  voyageurs  et  les  missionnaires  qui  ont 
séjourné  en  Chine.  Le  nier,  c'est  donc  s'inscrire  en  faux 
contre  des  faits  évidents,  contre  les  décrets  souvent 
réitérés  des  empereurs  pour  l'abolition  de  cette  coutume 
barbare,  contre  les  témoignages  les  plus  authentiques 
des  missionnaires  qui  ont  passé  une  partie  de  leur  vie  à 
recueillir,  à  acheter  les  enfants  abandonnés. 

Mais  comment  nourrir,  vêtir  et  élever  tant  d'enfants 
sur  une  surface  dont  l'étendue  est  aussi  vaste  que  celle 
de  l'Europe  ?  Comment  donner  des  mères  selon  la  grâce 
à  des  milliers  de  petits  êtres  qui  n'en  ont  plus  selon  la 
nature?...  C'est  ici  qu'éclate  en  traits  puissants  la  bonté 
de  la  divine  Providence  ;  c'est  le  cas  de  s'écrier  :  A 
Domino  factum  est  istud  et  est  mirabile  in  oculis  nostris. 
Cette  merveille  qui  éclate  sous  nos  yeux  est  l'œuvre  du 
Tout-Puissant.  Non  seulement  le  Seigneur  a  suscité  des 
apôtres  à  qui  il  a  dit  :  «  Allez,  enseignez  toutes  les 
nations.  »  Non  seulement  il  a  assuré  à  ces  dévoués  et 
généreux  serviteurs  le  pain  de  chaque  jour  par  l'œuvre 
de  la  Propagation  de  la  Foi  ;  mais  maintenant  qu'ils  sont 
à  l'œuvre,  et  qu'en  face  de  cette  œuvre,  en  présence  de 
ces  milliers  d'enfants  délaissés  leur  demandant  et  le  pain 
du  corps  et  le  pain  de  l'âme,  ils  se  voient  impuissants  à 
les  secourir,  Dieu  ajoute  à  tous  ses  bienfaits  un  autre 
bienfait,  à  toutes  ses  œuvres  une  œuvre  inconnue  jus- 
qu'ici. YŒuvre  de  la  Sainte-Enfance. 

Pour  l'établir,  il  s'est  servi  d'un  homme,  d'un  évêque, 
dont  la  vie,  traversée  par  bien  des  épreuves,  marquera 
dans  les  annales  de  l'Eglise  de  France  :  Mgr  de  Forbin 
Janson.  Ce  qu'il  appela  YŒuvre  de  la  Sainte-Enfance 
avait  pour  but  le  sauvetage,  l'achat,  le  baptême,  l'édu- 
cation des  enfants  chinois  abandonnés  par  leurs  parents. 


—  223  — 

Tour  la  faire  connaître  du  public  et  lui  obtenir  le 
concours  de  la  chrétienté,  il  prêcha  partout,  parcourut 
plusieurs  provinces,  lança  divers  écrits.  Enfin,  voulant 
lui  faire  porter  lui-même  ses  premiers  fruits,  il  s'ache- 
mina vers  cette  Chine  pour  laquelle  il  avait  réservé  les 
derniers  restes  d'un  zèle  consumé  au  service  de  Dieu  et 
des  âmes;  mais  le  Seigneur  l'arrêta  aux  portes  de  Mar- 
seille pour  lui  donner  la  couronne  d'immortalité.  Sur  sa 
tombe  s'éleva  et  s'épanouit  l'une  des  plus  belles  Heurs 
de  l'Église  au  xixe  siècle  :  la  fleur  de  la  Sainte-Enfance. 
Que  disons-nous?  Semblable  à  sa  sœur  aînée,  la  Pro- 
pagation de  la  Foi,  elle  est  devenue  un  arbre  dont  les 
rameaux  s'étendent  au  loin  et  couvrent  de  leur  ombre  la 
terre  de  Chine,  l'Inde,  Madagascar,  les  côtes  d'Afrique, 
toutes  les  contrées  païennes  où  l'enfance  est  aban- 
donnée. 

La  Sainte-Enfance  produit  annuellement  trois  mil- 
lions. Les  aumônes  distribuées  aux  missionnaires 
mettent  ceux-ci  à  même  de  recueillir  et  d'élever  des  mil- 
liers d'enfants.  Seulement  en  Chine,  ils  en  baptisent 
chaque  année  plusieurs  centaines  de  mille  :  les  trois 
quarts  meurent  immédiatement;  les  autres  restent  à  la 
charge  des  missionnaires  qui  les  conservent  à  la  vie 
naturelle  en  même  temps  qu'à  la  vie  de  la  grâce,  avec 
les  secours  envoyés  par  l'œuvre  de  la  Sainte-Enfance. 

C'est  sur  elle  que  s'appuya  M.  Danicourt  pour  fonder 
ses  établissements  à  Ning-Po  ;  c'est  d'elle  qu'il  obtint 
régulièrement,  pendant  de  longues  années,  les  subsides 
nécessaires  pour  les  alimenter  et  les  soutenir.  Au  reste 
nous  aurons  occasion  de  revenir  bientôt  là-dessus  et  de 
dire  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  la  Sainte-Enfance  et  tout 
ce  qu'elle  lui  a,  en  retour,  procuré  pour  ses  fondations. 
Tandis  que  le  saint  missionnaire  travaillait  avec  ar- 
deur à  la  conversion  des  païens  de  la  ville  de  Ning-Po 
et  de  la  province    du  Tché-Kiang,  ses    vœux  étaient 


—  224  — 

exaucés.  M.  l'abbé  Guillet,  procureur  des  missions  des 
Lazaristes  en  Chine,  quittait  Macao,  à  la  fin  de  Tannée 
1817,  se  rendait  à  Paris  et  plaidait  de  nouveau  la  ques- 
tion des  sœurs  de  charité.  Cette  question  était  résolue  et 
l'heure  de  la  Providence  arrivée.  Toutefois  comme  on 
se  défiait  de  la  politique  tortueuse  des  Chinois  et  comme 
on  ne  pouvait  croire  à  la  sécurité  promise  par  eux,  il  fut 
résolu  à  Paris  que  ces  sœurs  seraient  d'abord  installées 
à  Macao  avec  l'arrière-pensée  de  les  acheminer,  avec  le 
temps  et  le  cours  des  événements,  dans  des  régions  où 
elles  pourraient  donner  à  leurs  œuvres  tout  leur  essor  et 
toute  leur  efficacité. 

Une  détermination  si  grave  et  si  prompte  de  la  part 
des  supérieurs  aurait  de  quoi  étonner  si  nous  ne  savions 
déjà,  si  nous  n'avions  vuprécédemment,  avec  quel  zèle  et 
quelle  persévérance  elle  a  été  préparée  par  M.  Danicourt. 

Dans  plusieurs  lettres  adressées  à  M.  Etienne,  nous 
l'avons  entendu  supplier  M.  le  supérieur  général  d'en- 
voyer en  Chine  les  sœurs  de  charité;  dans  l'une  des 
dernières  surtout,  il  revint  à  la  charge  et  s'efforça  de 
prouver  que  le  moment  était  venu  de  prendre  cette 
mesure.  Aussi  bien  son  éloquent  panégyriste  pourra 
dire  au  jour  de  ses  funérailles  solennelles  :  «  A  lui  revient 
l'insigne  honneur  de  l'introduction  des  Filles  de  la 
Charité  dans  l'extrême-Orient.  » 

Cette  mesure  jugée  impossible  jusque-là  reçut  son 
exécution  en  1848.  Une  colonie  de  douze  sœurs  quitta  la 
France  cette  année,  sous  la  conduite  de  M.  Guillet  et 
arriva  à  Macao  le  21  juin  en  la  fête  de  saint  Louis  de 
Gonzague  :  ce  Oui,  écrivait  à  M.  Etienne  un  mois  plus 
tard  la  sœur  Thérèse,  oui,  mon  très  honoré  Père,  nous 
y  voilà  sur  ce  sol  tant  désiré  !  Nous  osons  à  peine  croire 
à  la  réalité,  quoique  entourées  de  nos  bons  Chinois  ! 
Cependant  les  longues  queues,  les  physionomies  étran- 
gères, le  costume  bizarre,   le  langage  barbare  nous   le 


—  22o  — 

disent  hautement  :  oui  nous  y  sommes,  et  le  bon  Dieu 
semble  faire  croître  nos  affections  et  notre  dévouaient 
pour  ces  peuples  barbares...  » 

Mais  il  faut  le  dire,  au  début  ce  dévoùment  et  cette 
affection  des  sœurs  de  charité  ne  furent  guère  appré- 
ciés des  Chinois.  Ce  peuple  égoïste,  endurci  dans  le  mal, 
ne  comprit  pas  le  bienfait  qu'il  recevait  du  ciel  ;  il  resta 
indifférent  à  la  vue  de  ces  femmes  admirables  qui  avaient 
quitté  leur  patrie  pour  venir  aux  extrémités  du  monde 
panser  ses  plaies,  soulager  ses  misères,  élever  ses 
enfants.  Son  égoïsme  lui  fermait  les  yeux  et  l'empêchait 
de  discerner  les  mobiles  surnaturels  qui  inspirent,  chez 
les  chrétiens,  les  plus  généreux  sacrifices.  Pour  lui  les 
sœurs  de  chanté  et  les  missionnaires  étaient  mus  par  un 
intérêt  humain  quelconque.  Au  reste  il  avait  sous  les 
yeux  l'exemple  des  ministres  protestants  payés  par  leur 
gouvernement.  Mais  un  jour  viendra  où  il  comprendra 
que  la  religion  catholique  seule  suscite  de  telles  voca- 
tions et  porte  à  travailler  uniquement  pour  la  gloire  de 
Dieu  et  le  salut  des  âmes. 

Après  quelques  années  d'un  dévoùment  resté  stérile 
au  jugement  des  hommes,  elles  quittèrent  Macao  pour 
se  rendre  au  milieu  de  populations  moins  indignes 
d'elles.  Au  surplus  l'une  des  fins  de  leur  mission  était 
atteinte  :  elles  secondaient  les  missionnaires  dans  leurs 
œuvres. 

N'eussent-elles  opéré  qu'une  besogne  matérielle  dans 
les  orphelinats  et  les  hospices,  que  ce  résultat  eût  été 
suffisant  pour  justifier  leur  présence  en  Chine. 

Mais  l'avenir  nous  dira  tout  le  bien  qu'elles  opèrent 
dans  ce  pays,  le  précieux  concours  qu'elles  prêtent  aux 
lazaristes,  celui  qu'elles  ont  prêté  pendant  dix  années 
consécutives  à  Mgr  Danicourt. 

Une  chose  qui  seconda  beaucoup  les  missionnaires, 

15 


—  220  — 

yers  le  milieu  de  notre  siècle,  fut  Faction,  l'influence  du 
gouvernement  français.  Nous  sommes  d'autant  plus 
autorisé  à  envisager  ici  cette  question  que  M.  Danicourt 
eut  l'honneur  de  recevoir  chez  lui  lest  ambassadeurs 
français. 

Reprenons  les  choses  au  point  où  nous  les  avons  lais- 
sées au  chapitre  troisième. 

Pendant  que  l'Eglise  multipliait  ses  œuvres  en  Chine, 
la  France  étendait  son  influence  et  son  aciion  civilisa- 
trice par  l'envoi  d'un  nouveau  ministre  plénipotentiaire. 
Il  fallait  appuyer  les  libertés  obtenues  par  M.  de  La- 
grenée, en  réclamer  à  temps  et  à  contre-temps  la  com- 
plète réalisation.  C'est  que  dans  le  Fo-Kien,  dans  le 
Kiang-nan,  dans  le  Tché-Kiang,  partout  où  pouvait 
atteindre  notre  marine,  les  vice-rois  s'étaient  empressés 
de  donner  une  grande  publicité  aux  édits  ;  tandis  que 
dans  leSse-tchuen,  dans  le  Yunan,  dans  le  Iloupé,  dans 
le  Kiang-sy  on  se  flattait  d'éviter  la  promulgation  pro- 
mise et  les  chrétiens  continuaient  de  subir  les  violences 
et  les  avanies  accoutumées. 

Une  pièce  très  authentique,  qui  fut  communiquée  à 
.M.  le  commandant  Lapierre  au  mois  de  juin  1847,  don- 
nera une  idée  des  sentiments  qu'apportèrent  les  manda- 
rins chinois  dans  les  négociations  ouvertes  à  Wam-poa 
entre  le  vice-roi  Ki-iDg  et  M.  de  Lagrenée.  Voici  le 
texte  traduit  de  cette  circulaire  confidentielle  adressée 
par  le  vice-roi  de  Fo-kien  aux  officiers  de  cette  pro- 
vince :  «  Nous  avons  reçu  la  dépèche  de  son  excellence 
le  vice-roi  de  Canton,  Ki-ing,  dans  laquelle  le  vice-roi 
nous  fait  connaître  que  l'ambassadeur  français,  M.  de 
Lagrenée,  revenu  à  Canton,  accuse  le  gouvernement 
chinois  d'avoir  violé  la  convention  qui  vient  d'être  con- 
clue avec  la  France.  L'ambassadeur  a  été  informé  que 
les  mandarins  du  Hou-pé  et  du  Kiang-sy  continuaient  à 
maltraiter  les  chrétiens  malgré  les  édits  de  l'empereur  : 


—  227  — 

c'est  pour  cela  que  le  vice-roi  Ki-ing  s'est  rendu  à 
Bocca-Tigris  pour  traiter  de  nouveau  cette  affaire  de  la 
religion  chrétienne.  —  11  faut,  dit-il,  laisser  les  chré- 
tiens libres  d'adorer  Dieu,  d'honorer  la  croix,  les  images, 
d'élever  des  chapelles,  de  prêcher  leur  doctrine,  de 
réciter  des  prières  ;  mais  on  ne  permet  pas  aux  mission- 
naires européens  de  pénétrer  dans  l'intérieur  de  l'empire. 
Telles  sont  les  conditions  du  nouveau  traité.  —  J'ai  ouï 
dire  que  la  France  était  le  plus  puissant  royaume  de 
l'Europe;  l'année  passée,  en  effet,  l'ambassadeur  fran- 
çais se  montra  ici  avec  une  flotte  bien  capable  de  résister 
à  la  flotte  anglaise.  Prenez  donc  garde  de  maltraiter  les 
chrétiens...  Les  Français  ne  font  pas  grand  cas  de  leur 
commerce  ;  mais  ils  voudraient  répandre  la  religion 
chrétienne  dans  le  monde  entier  pour  en  acquérir  de  la 
gloire.  Vous  devez  recommander  à  vos  officiers  infé- 
rieurs, aux  soldats,  aux  satellites,  de  ne  commettre 
aucun  acte  imprudent  vis-à-vis  des  chrétiens,  de  peur 
d'irriter  les  Français  et  d'attirer  de  grands  malheurs  sur 
l'empire...  Insensiblement  nous  en  reviendrons  à  sur- 
veiller la  perfidie  des  chrétiens.  Vous  devez  tenir  cette 
lettre  secrète,  et  si  vous  quittez  le  poste  que  vous  occu- 
pez en  ce  moment,  vous  la  remettrez  en  main  propre  à 
votre  successeur,  en  lui  recommandant  de  ne  la  communi- 
quer à  personne,  et  en  lui  faisant  comprendre  la  nécessité 
d'exiger  de  ses  subalternes  les  plus  grands  ménagements 
envers  les  chétiens.  Sans  ces  précautions,  on  attire- 
rait d'incalculables  malheurs  sur  nos  provinces  mari- 
times *.  » 

Cette  pièce  où  se  révèle  la  fourberie  chinoise  montre, 
dans  toute  son  évidence,  la  nécessité  d'une  nouvelle 
intervention  diplomatique  pour  le  maintien  des  conces- 

^:  Pièce  reproduite  dans  le  Voyage  en  Chine,  par  M.  Jurien  de  la 
Gravière,  t.  I.  p.  97. 


—  228  — 

sions  obtenues.  D'ailleurs,  à  ce  peuple  dont  toute  l'habi- 
leté et  la  valeur  consistent  dans  le  mensonge  et  l'hypo- 
crisie, à  ce  peuple  qui  retire  aujourd'hui  ce  qu'il  a 
promis  hier,  il  faut  apporter  la  sincérité  unie  à  la  fer- 
meté, et  laisser  entrevoir  que  l'on  a,  au  besoin,  derrière 
soi,  l'appoint  de  la  force. 

Le  19  janvier  J  848,  M.  le  baron  Forth-Rouen,  ministre 
plénipotentaire  de  France  en  Chine,  remontait,  à  bord  de 
la  Bayonnaîse ,  commandée  par  l'illustre  Jurien  de  la 
Gravière,  le  lleuve  de  Canton,  et  était  reçu  le  même 
jour  en  audience  solennelle  par  le  vice-roi  de  la  pro- 
vince, Ki-ing.  L'accueil  fut  le  plus  courtois  et,  le  plus 
gracieux  :  de  part  et  d'autre,  entre  les  officiers  français 
et  les  mandarins,  les  protestations  d'amitié  et  de  fidélité 
furent  affirmées.  Mais  au  milieu  de  cet  échange  de  com- 
pliments, le  ministre  de  France  fit  comprendre  dans  un 
langage  noble  et  ferme  que  si  la  France  voulait  rester 
fidèle  au  traité  négocié  en  son  nom  par  M.  de  Lagrenée 
et  n'y  apporter  aucune  modification,  elle  entendait  aussi 
que  la  Chine  s'en  tint  à  la  stricte  exécution  de  ses  enga- 
gements. M.  le  baron  Forth-Rouen  ne  voulut  point  dis- 
simuler au  vice  roi  la  sensation  profonde  qu'avaient 
causée  en  Europe  les  promesses  de  tolérance  religieuse 
qui  avaient  suivi  le  traité  de  Wam-poa.  Il  sut  lui  laisser 
comprendre  combien,  dans  notre  pensée,  ce  grand 
intérêt  dominait  tous  les  autres  et  combien  il  importait 
au  maintien  des  bonnes  relations  qui  n'avaient  jamais 
cessé  d'exister  entre  les  deux  empires,  que  de  pareilles 
promesses  ne  fussent  pas  rendues  illusoires  par  le  zèle 
exagéré  des  autorités  secondaires. 

Les  promesses  et  les  serments  les  plus  solennels  ne 
coûtent  pas  à  la  mauvaise  foi,  et  le  plénipotentiaire 
chinois  promit,  au  nom  de  son  gouvernement,  d'appli- 
quer dans  toute  leur  étendue  et  dans  tous  leurs  détails 
les  différentes  clauses  du  traité  de  Lagrenée.  Nous  ver- 


-^  2-29  — 

rons  plus  tard  quelle  confiance  on  devait  avoir  dans  cette 
parole  donnée. 

M.  le  baron  Forth-Rouen  avait  reçu  l'ordre  de  visiter 
les  ports  du  nord  de  la  Chine.  Au  commencement  de  l'an- 
née 1849,  la  Bayonnaise  le  transporta  successivement  à 
Shang-haï,  Ning-Po, Tcheousan  etAmoydans  leFo-Kien. 

L'impression  que  produisit,  sur  les  vice-rois  et  les 
grands  mandarins,  cette  promenade  diplomatique  fut 
des  plus  heureuses  en  faveur  de  la  religion;  et  lorsque 
les  canons  de  la  Bayonnaise  se  firent  entendre,  à  son 
entrée  dans  le  port  de  Shang-haï,  les  paysans  de  Kiang- 
nan,  se  dirent  :  «  Ce  sont  les  amis  de  l'évèque  qui  ar- 
rivent. »  Ils  ne  se  trompaient  point.  M.  Fort-Rouen  visita 
successivement  les  différentes  autorités  de  Shang-haï 
mais  environna  des  égards  les  plus  distingués  Mgr  Ma- 
resca,  prélat  italien,  chargé  du  vicariat  apostolique  de 
Kiang-nan. 

Quelques  jours  après,  la  Bayonnaise  le  descendait  à 
Ning-Po  et,  le  20  février,  M.  Danicourt  recevait  à  sa  table 
le  ministre  plénipotentiaire  de  France,  les  dignitaires  de 
la  Bayonnaise  et  les  grands  mandarins  du  Tché-Kiang. 
Mgr  Lavaissière,  vicaire  apostolique  de  cette  province, 
avait  fui  l'honneur  de  cette  fête;  il  s'effaçait  et  ne  voulait 
point  paraître  devant  les  mandarins,  afin  de  n'être  pas 
entravé,  dans  la  suite,  par  eux,  dans  l'exercice  de  son 
ministère. 

Pendant  les  jours  que  M.  le  baron  Forth-Rouen  passa 
à  Ning-Po,  ce  fut  de  la  part  de  M.  Danicourt  et  des 
représentants  de  la  France  un  échange  réciproque  de 
bons  procédés,  de  cordialité,  de  dévoùment.  Le  pléni- 
potentiaire appuyait,  de  tout  son  crédit,  le  missionnaire  ; 
et  le  missionnaire  communiquait  ses  notes,  ses  réflexions 
sur  la  Chine,  et  suggérait  au  ministre  de  France  la  ligne 
de  conduite  que  son  gouvernement  pourrait  tenir  en  tel 
ou  tel  cas. 


—  230  — 

Nous  avons  vu  précédemment  que,  de  retour  de  leur 
voyage  de  Chine,  les  officiers  de  la  Bayonnaise  parlèrent 
de  M.  Danicourt  dans  les  termes  les  plus  élogieux. 

Cette  mission  diplomatique  de  M.  Forth-Rouen  con- 
firmait la  France  dans  son  rôle  de  fille  aînée  de  l'Eglise. 
Elle  donnait  aux  évêques  et  aux  missionnaires  le  pres- 
tige et  l'appui  de  la  mère  patrie  et  répandait  le  long  des 
côtes  du  céleste  empire  une  crainte  salutaire.  Elle  disait 
aux  Chinois  de  prendre  garde  et  de  ne  pas  toucher  aux 
chrétiens  ni  à  leurs  établissements.  Grâce  à  cette  inter- 
vention renouvelée,  les  missionnaires  étaient  à  l'abri 
des  persécutions  et  pouvaient  préparer  l'avenir. 

Article  II. 

Orphelinats-hospices  établis  à  Ning-Po-Fou  et  à  Tchen-haï  ' 
par  M.  Danicourt. 

L'Œuvre  de  la  Sainte-Enfance  avait  envoyé  ses  pre- 
miers secours  en  Chine  en  1847  et  les  avait  continués 
pendant  les  années  suivantes.  La  mission  du  Tché-KiaDg 
avait  eu  sa  part  des  aumônes  et  son  provicaire  aposto- 
lique s'était  empressé  de  les  employer  aux  œuvres  les 
plus  urgentes.  Mais  comme,  d'après  le  sage  règlement 
de  l'Œuvre,  chaque  missionnaire  devait  rendre  compte 
au  conseil  central  de  l'emploi  des  fonds  qui  étaient 
alloués  à  sa  mission,  M.  Danicourt  n'y  manqua  jamais. 
C'est  même  un  de  ces  comptes  rendus,  daté  de  Tchen- 
haï  (4  avril  1851),  et  adressé  à  M.  le  vice-président,  qui 
nous  donne  les  renseignements  les  plus  précieux  sur  les 
œuvres,  et  en  particulier,  sur  les  orphelinats-hospices 
établis  par  lui  à  Ning-Po  et  à  Tchen-haï  : 

1.  D'autres  écrivent  Chin-Haï  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
Ting-haë,  capitale  de  l'archipel  Tcheousan. 


—  231  — 

«  Monsieur  le  Vice-Président, 

«  J'ai  reçu,  il  y  a  quelque  temps,  votre  lettre  datée  du 
21  septembre  à  l'adresse  de  Mgr  le  Vicaire  apostolique 
du  Tché-Kiang  et  comme  j'attendais  de  jour  en  jour  la 
nouvelle  de  sa  nomination  et  sa  prochaine  arrivée  dans 
cette  mission,  j'ai  cru  devoir,  par  délicatesse,  lui  laisser 
le  soin  de  répondre  à  votre  lettre;  mais  aujourd'hui  que 
je  ne  sais  encore  rien  de  sa  nomination  et  que  son  ins- 
tallation ici  peut  encore  éprouver  des  retards,  je  me  vois 
dans  l'obligation  de  vous  donner  le  résultat  des  fruits 
spirituels  que  les  aumônes  de  la  Sainte-Enfance  nous 
ont  mis  à  même  de  recueillir  dans  ce  vicariat,  dans  le 
courant  de  l'année  dernière  ;  et  si  vous  n'avez  pas  reçu 
de  lettres  du  Tché-Kiang-,  l'an  dernier,  c'est  uniquement 
à  cause  des  pertes  que  nous  avons  faites  ici,  et  au 
Kiang-sy,  par  la  mort  de  Mgr  Lavaissière  et  de  Mgr  La- 
ribe;  car  par  la  mort  de  Mgr  Lavaissière,  l'administra- 
tion spirituelle  et  temporelle  du  Tché-Kiang,  revenant  à 
MgrLaribe,  cet  honorable  confrère,  qui  aimait  tant  la 
Sainte-Enfance,  se  serait  empressé  de  vous  communi- 
quer les  détails  que  je  lui  ai  envoyés  sur  le  Tché-Kiang, 
si  la  mort  ne  l'avait  enlevé  après  une  maladie  de  peu  de 
jours. 

«  Vous  comprenez  mainlenant,  Monsieur,  les  raisons 
de  ce  silence  qui  a  dû  vous  surprendre,  d'autant  plus  que 
vos  allocations  pour  le  Tché-Kiang  montrent  bien  clai- 
rement que  vous  fondez  de  grandes  espérances  sur  la 
ville  de  Ning-Po  et  que  vous  voulez  que  l'œuvre  de  la 
Sainte-Enfance  y  déploie  ses  heureux  résultats  sur  une 
échelle  plus  grande  et  un  champ  plus  vaste. 

«  Or,  Monsieur,  j'ai  le  plaisir  de  vous  dire,  pour  votre 
consolation,  qu'il  y  a  maintenant  dans  le  district  de 
Ning-Po  trois  établissements  considérables  où  l'œuvre 


—  232  — 

de  la  Sainte-Enfance  obtient  déjà  de  beaux  résultats,  et 
sont  de  nature  à  en  obtenir  d'immenses,  pourvu  que  vos 
allocations  s'élèvent  en  proportion. 

«  Le  premier  de  ces  établissements  ne  vous  surprendra 
pas  peu  :  c'est  l'hospice  chinois  de  Ning-Po.  Cet  hospice 
compte  toujours  pour  le  moins  deux  cents  enfants  qui 
sont  soignés  par  soixante-sept  familles  ou  ménages, 
vivant  chacune  séparée  dans  l'hospice.  Or,  parmi  ces 
familles,  il  y  en  a  trois  qui  sont  chrétiennes,  et  c'est 
même  une  chrétienne  qui  a  la  première  intendance  dans 
l'hospice.  Tous  les  enfants  qui  y  meurent  sont  tous  bap- 
tisés avec  le  plus  grand  soin  par  ces  familles  chrétiennes  : 
c'est  ainsi  qu'ont  été  baptisés  tous  les  enfants  dont  les 
noms  sont  inscrits  sur  la  longue  liste  que  j'ai  l'honneur 
de  vous  envoyer  et  si  vous  trouvez  que  les  noms  de 
Marie,  Pierre  et  Paul  y  sont  toujours  répétés,  c'est  parce 
que  ces  nouvelles  chrétiennes  ont  peur  de  se  tromper 
pour  la  forme,  en  leur  donnant  d'autres  noms  difficiles  à 
prononcer  et  auxquels  elles  ne  sont  pas  encore  accou- 
tumées. Si  ce  n'était  la  liberté  dont  nous  jouissons  à 
Ning-Po  et  la  puissance  morale  que  Dieu  nous  y  a  don- 
née, il  nous  serait  bien  difficile  d'avoir  ce  moyen  admi- 
rable d'envoyer  chaque  année  au  ciel  un  si  grand  nombre 
d'enfants,  car  je  dois  vous  dire,  Monsieur,  que  1res  peu 
des  enfants  qui  entrent  à  l'hospice  échappent  à  la  mort  : 
ils  meurent  par  centaines  au  mois  de  septembre,  coïnci- 
dence bien  remarquable  avec  la  Nativité  de  la  sainte 
Vierge,  car  ces  enfants  naissent  alors  pour  le  ciel  par  le 
saint  baptême. 

«  Le  second  établissement  est  notre  hospice  de  Ning-Po, 
que  j'ai  commencé  il  y  a  deux  ans  et  continué  l'année 
dernière,  mais  auquel  je  n'ai  encore  pu  mettre  la  der- 
nière main,  faute  d'argent.  J'en  ai  envoyé  le  plan  à 
Paris  par  M.  Evariste  Hue,  et  je  suis  bien  persuadé  que 
ce  cher  confrère  vous  le  fera  voir  et  vous  donnera,  sur 


—  233  — 

cet  hospice  comme  sur  les  autres,  bien  des  détails  qui 
vous  réjouiront  le  cœur.  Cet  hospice  compte  vingt-six 
enfants,  plus  six  mères  occupées  à  les  soigner.  Parmi 
ces  enfants,  il  y  a  six  garçons  qui  suivent  déjà  nos  écoles 
gratuites  et  quatre  filles  que  j'ai  envoyées  à  Tchen-haï 
pour  y  commencer  l'hospice  dont  je  vous  parlerai  plus 
bas.  La  maîtresse,  qui  est  une  veuve  très  entendue  de 
Han-tcheou-fou ,  enseigne  à  ces  enfants  les  prières  du 
matin,  du  soir  et  le  rosaire.  C'est  bien  beau  et  bien  édi- 
fiant, d'entendre  ces  petits  enfants,  réduits  naguère  à  la 
condition  la  plus  misérable  pour  le  corps  et  pour  l'àme, 
bénir  le  Père  des  orphelins.  Mais  ceux  qui  priment  dans 
les  prières,  ceux  dont  nous  sommes  le  plus  contents,  ce 
sont  les  aveugles.  C'est  un  aveugle  qui  entonne  les 
prières  à  >'ing-Po  et  c'est  encore  un  aveugle  qui  les 
entonne  à  Tchen-haï.  La  seconde  des  enfants  recueillis 
par  moi  à  Xing-Po  était  une  fille  aveugle,  baptisée  sous 
le  nom  de  Sophie  :  elle  est  morte  comme  un  ange,  il  y  a 
deux  ans;  elle  n'a  cessé  de  répéter  jusqu'au  dernier 
moment  :  Jhas!  Marie'  Joseph!  et  son  dernier  soupir, 
embaumé  de  ces  noms  de  salut  et  de  bénédiction,  a 
transporté  son  àme  dans  les  bras  de  Jésus  et  de  Marie, 
où  elle  prie  pour  ceux  qui  lui  ont  ouvert  le  ciel.  Sa  mort 
reste  imprimée  en  caractères  de  joie  et  d'allégresse  dans 
le  cœur  de  ceux  qui  en  ont  été  les  témoins.  Une  cou- 
ronne de  fleurs  fut  l'unique  ornement  de  son  cercueil  el 
elle  repose  à  l'ombre  d'une  vigne  dans  le  jardin  de  la 
mission  de  Ning-Po,  à  côté  de  plusieurs  autres  innocents 
qui  partagent  le  bonheur  du  ciel  avec  elle. 

«  Parmi  les  enfants  entrés  à  notre  hospice,  nous  n'en 
avons  perdu  qu'une  douzaine  et  c'est  très  heureux,  parce 
qu'ils  nous  viennent  presque  tous  dans  l'état  le  plus 
misérable.  On  dira  peut-être  que  vingt-six  enfants,  c'est 
peu.  Cependant  ceux  qui  s'entendent  au  ménage  et  qui 
font    attention    à   la   nourriture,    aux   vêtements,   aux 


-  234  — 

meubles,  au  blanchissage,  au  chauffage,  aux  médecines, 
aux  gages,  etc.,  savent  ce  qu'il  en  coûte  pour  entretenir 
trente-trois  personnes. 

«  Si  les  ressources  le  permettaient,  je  pourrais  avoir 
demain  plus  de  cent  enfants,  car  on  nous  en  apporte  de 
tout  côté,  eL  dernièrement  je  me  suis  vu,  à  ma  grande 
peine,  obligé  d'en  refuser  plusieurs  qui  avaient  bonne 
mine  et  qui  paraissaient  appartenir  à  des  parents  nou- 
vellement morts  ou  réduits  à  la  mendicité  faute  de  tra- 
vail. La  manière  dont  notre  hospice  est  tenu  lui  a  donin'' 
une  certaine  réputation  déjà  répandue  au  loin,  et  l'on 
s'empresse  de  nous  apporter  les  enfants,  de  préférence  à 
l'hospice  chinois  où  les  enfants  n'entrent  que  pour 
mourir  plus  vite. 

«Le  troisième  hospice  dont  il  me  reste  à  vous  parler  est 
celui  de  Tchen-haï,  d'où  je  vous  écris  cette  lettre.  J'au- 
rais bien  des  choses  à  vous  dire  sur  ce  port  de  mer  où 
les  aumônes  de  la  Sainte-Enfance  peuvent  sauver  bien 
des  enfants.  Le  cœur  est  percé  à  la  vue  de  tant  de 
bateaux  remplis  d'enfants  misérables  qui  vont  demander 
l'aumône  aux  navires  marchands  et  dont  les  cris  de 
détresse,  répétés  d'un  bout  à  l'autre  du  port,  ne  sont 
entendus  de  presque  personne  ;  et  la  misérable  sapèque 
qu'on  leur  donne  par  occasion  est  accompagnée  d'un 
ton  si  rebutant  qu'elle  ne  peut  appeler  que  des  tempêtes 
et  des  naufrages  contre  les  navigateurs  au  cœur  d'airain. 

«  Je  vous  dirai  en  passant  que  sous  la  dynastie  Ming, 
avant  l'établissement  de  Macao,  les  Portugais  faisaient 
un  commerce  assez  considérable  à  Tchen-haï  où  ils 
avaient  des  maisons  et  des  magasins  et  leur  pavillon 
flottait  même  sur  la  montagne  appelée  Tchao-pao-chan, 
qui  domine  la  ville,  le  port  et  la  mer.  On  comptait  alors 
plus  de  quinze  mille  chrétiens  tant  à  Xing-Po  qu'à 
Tchen-haï  \   qui  s'appelait  alors   Ting-hai.   Mais    tout 

1.  Tchen-haï  ou  Chin-haï  est  une    ville  fortifiée,  située  à  trois 


—  235  — 

fut  anéanti  dans  une  nuit.  Deux  cents  Portugais  et  plu- 
sieurs milliers  de  chrétiens,  hommes,  femmes  et  enfants, 
furent  massacrés  et  leur  maison  brûlée  par  ordre  du 
gouverneur  de  Han-Tcheou,  à  cause,  dit-on,  d'une 
jeune  fille  ravie  par  un  chrétien,  mais  plutôt,  je  pense, 
parce  que  les  chrétiens  prenaient  le  costume  portugais 
après  leur  baptême,  ce  qui  donna  de  l'ombrage  aux 
mandarins  qui  voulurent  en  finir  d'un  seul  coup.  Il  y  a 
dans  le  Sénat  de  Macao  un  monument  écrit  en  portugais 
et  en  chinois  qui  atteste  la  vérité  de  ce  massacre  hor- 
rible... Les  autres  chrétiens,  dispersés  par  suite  de  ce 
massacre,  restèrent  à  peu  près  abandonnés  jusqu'à 
l'époque  de  Kang-hy;  car  vers  la  45e  année  de  cet  empe- 
reur, nous  voyons  dans  l'histoire  que  deux  mission- 
naires français,  dont  l'un  s'appelait  Collet,  le  nom  de 
l'autre  m'a  échappé,  revinrent  à  Tcheousan  où  il  y  avait 
une  chapelle  avec  plus  de  cinq  cents  chrétiens.  De  là,  ils 
passèrent  à  Tchen-haï  où  ils  trouvèrent  aussi  beau- 
coup de  chrétiens  avec  une  chapelle  ;  enfin  ils  se  ren- 
dirent à  Niog-Po  où,  après  beaucoup  de  difficultés  de  la 
part  des  mandarins  pour  s'y  établir,  ils  obtinrent,  par 
l'intermédiaire  des  missionnaires  à  Pékin,  un  édit  de 
l'empereur  Kang-hy,  dans  lequel  il  est  dit  en  termes 
formels  que  les  autorités  de  Ning-Po  doivent  permettre 
à  ces  deux  missionnaires  d'acheter  du  terrain,  de  bàlir 
une  église  et  d'y  prêcher  la  religion. 

«  Comme  donc,  nous  sommes  sûrs  qu'il  y  avait  plu- 
sieurs chapelles  à  Tchen-haï,  nous  avons  été,  M.  Hue 
et  moi,  demander  aux  mandarins  une  maison  en  com- 
pensation des  anciennes  chapelles,  parce  que  nous  avons 
besoin  d'un  établissement  dans  le  port  où  nous  sommes 
invités  à  ouvrir  une  école  et  un  hospice  pour  les  enfants 
trouvés.  Ces  messieurs,  quoique  bien  instruits  sur  ce 

lieuese  nviron  de  Ning-Po  et  baignée,  comme  celle-ci,  par  le  Yung- 
Kiang. 


—  236  — 

point,  font  les  ignorants  et  disent  qu'ils  ne  savent  rien 
au  sujet  des  chapelles  catholiques.  En  attendant  qu'ils 
Sfi  décident,  nous  restons  dans  une  vaste  maison  que 
nous  pourrons  facilement  garder,  parce  que  c'est  là 
qu'on  nous  invite  à  ouvrir  un  hospice. 

«  Mais  comme  cette  maison  a  beaucoup  souffert  lors 
de  la  guerre  des  Anglais,  il  y  a  aussi  beaucoup  à  réparer 
et  des  dépenses  à  faire. 

«  J'y  ai  déjà  transporté  des  enfants  de  l'hospice  de 
]\ing-Po  et  lorsque  des  secours  pécuniaires  nous  arri- 
veront, nous  pourrons  recueillir  et  élever  beaucoup 
d'enfants,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'hospice  chinois  à 
Tchen-haï. 

«  Nous  avons  dans  la  ville  de  Tchen-haï,  à  la  porte 
ouest,  un  magnifique  terrain  qui  nous  a  été  donné  par 
un  mandarin  et  où  nous  nous  proposons  de  bâtir  un 
hospice;  mais  cela  n'est  pas  possible  pour  le  moment, 
parce  que  nous  n'avons  pas  d'argent.  Je  laisse  à  M.  Hue 
le  soin  de  vous  donner  d'autres  détails  très  intéressants, 
sur  Ning-Po  et  Tcheousan,  qui  ne  peuvent  entrer  dans 
une  lettre.  Après  avoir  lu  et  entendu  le  récit  de  tout  ce 
que  vos  aumônes  nous  ont  permis  de  faire  ces  deux 
années  passées,  j'ai  la  confiance,  Monsieur,  que  les 
aumônes  augmenteront  au  lieu  de  diminuer,  et  que 
dans  un  an  ou  deux,  si  Dieu  vous  prête  vie,  vous  lirez 
avec  un  plaisir  plus  grand  encore  qu'aujourd'hui  les 
lettres  qui  vous  donneront  des  détails  sur  les  enfants 
recueillis,  baptisés  et  élevés  à  Ning-Po  et  à  Tchen-haï 
par  les  aumônes  de  la  Sainte-Enfance,  sur  laquelle  j'ap- 
pelle de  tout  mon  cœur  les  bénédictions  du  Seigneur. 
Que  la  rosée  du  ciel  tombe  toujours  plus  abondante  sur 
cette  plante  nouvelle  dans  le  jardin  de  l'Eglise.  Bénis 
soient  ceux  qui  la  bénissent,  car  c'est  l'œuvre  chérie  de 
Dieu  qui  aime  l'enfance!  C'est  l'œuvre  de  l'enfance  de 
Jésus  qui  s'est  fait  enfant.  Jésus,  qui  veut  que  nous 


—  237  — 

soyons  tous  des  enfants,  Jésus,   qui  n'admet  que  des 
enfants  au  ciel,  bénira  l'œuvre  de  la  Sainte-Enfance!...  » 

L'un  des  derniers  passages  du  rapport  que  nous 
venons  de  citer  renferme  une  sorte  de  prédiction  sur 
l'avenir  des  établissements  dont  il  a  été  parlé  au  cours 
de  ce  chapitre.  En  effet,  ils  ne  firent  que  prospérer  sous 
la  sage  direction  de  M.  Danicourt;  «  c'est  à  tel  point, 
est-il  dit  dans  la  Notice  biographique  émanée  de  la  Pro- 
pagande i,  que  tous  ceux  qui  les  visitaient  s'écriaient 
avec  admiration  :  Nunquam  simile  msum  <■*?  in  Sinis. 
Jamais  on  ri  a  en  rien  de  pareil  en  Chine!!! ... 

Au  reste,  là  est  l'un  des  beaux,  l'un  des  grands  côtés 
de  la  vie  de  notre  saint  missionnaire  ;  là  est  son  prin- 
cipal mérite.  Les  églises  élevées  à  grands  frais,  les 
séminaires  fondés  au  prix  de  bien  des  sacrifices,  les 
écoles,  les  orphelinats,  les  hospices  bâtis  avec  beaucoup 
de  peine  :  tout  a  pu  sombrer  dans  l'abîme  des  révolu- 
tions qui  ont  bouleversé  l'empire  chinois  depuis  qua- 
rante ans  ;  ou  bien  encore,  ces  divers  établissements  ont 
pu  être  ravagés  par  les  guerres,  les  incendies;  enfin  il 
est  possible  que  de  tout  cela  rien  ne  soit  resté  debout. 
Mais  les  milliers  de  Chinois  baptisés  et  envoyés  au  ciel; 
les  centaines  d'enfants  arrachés  à  la  mort  et  élevés  dans 
ces  orphelinats-hospices  pour  la  religion  ;  les  prêtres 
sortis  de  ces  séminaires,  pour  sauver  à  leur  tour  des 
milliers  d'âmes  :  tels  sont  les  fruits  réels  des  œuvres 
fondées  par  lui,  tels  sont  les  résultats  certains  de  sa  vie 
d'apôtre  dans  l'Extrême-Orient. 

I.  V.  ceLlt-  pièce  à  l'Appendice. 


238 


Article  III. 


«  Le  29  novembre  1819,  vigile  de  saint  André,  mort  </<•  Mgr  Lavais- 
sière :  porté  soii  corps  à  Tcheousan.  »  Quelques  mots  sur  ce 
vénérable  prélat.  —  Correspondance  de  M.  Danicourt  avec  sa 
famille  :  appel  pour  l'envoi  de  missionnaires;  détails  sur  sa 
Mission. 


Vers  la  fin  de  l'année  1849,  M.  Danicourt  eut  à  rem- 
plir une  mission  bien  douloureuse  :  il  dut  transporter  à 
Tcheousan  les  rester  mortels  de  Mgr  Lavaissière, 
vicaire  apostolique  du  Tché-Kiang.  retourné  à  Dieu  le 
9  novembre. 

Pendant  les  dix  années  qu'il  évangélisa  cette  pro- 
vince, Mgr  Lavaissière  s'est  montré  constamment  le 
digne  enfant  de  saint  Vincent  de  Paul,  aimant  les 
pauvres,  fuyant  les  honneurs,  supportant  avec  gaieté  et 
force  d'âme  les  misères  et  les  privations  inhérentes  à 
l'apostolat. 

M.  Jurien  de  la  Gravière  lui  a  consacré  une  si  belle 
page  que  nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  de  la  citer  : 
«  >"ous  entrâmes  dans  la  ville  par  la  porte  du  sud,  et, 
traversant  Ting-haë  dans  toute  sa  longueur,  nous  trou- 
vâmes, à  quelques  pas  de  la  porte  septentrionale,  une 
ruelle  fangeuse  qui  nous  conduisit  sous  le  modeste  toit 
de  chaume  où  Mgr  Lavaissière  cachait  sa  sainte  vie. 
Quelle  demeure  pour  un  prince  de  l'Eglise!  La  terre 
pour  parquet,  le  toit  pour  plafond,  et,  pour  compagnon 
des  longues  nuits  fiévreuses,  des  escadrons  de  rats 
affamés  et  des  essaims  de  moustiques  dont  le  dard  per- 
cerait la  peau  d'un  hippopotame  !  Je  connais  un  homme 
qui  avait  bivaqué  (M.  de  Montigny)  dans  les  plaines  de 
la  Grèce  et  partagé  plus  d'une  fois  le  lit  de  feuillage  des 
païikares,  dont  la  constance  n'a  pu  résister  deux  jours 
durant  aux   douceurs  de  ce  palais  épiscopal.  Trop  heu- 


—  239  — 

reux  cependant  lorsqu'il  pouvait  se  reposer  de  ses 
longues  courses  dans  ce  misérable  asile,  Mgr  Lavais- 
sière  y  apportait  sa  gaieté  et  sa  douce  égalité  d'âme. 
Entouré  des  chrétiens  qu'y  attirait  en  foule  sa  présence, 
il  ne  songeait  qu'à  ses  chers  néophytes,  auxquels  il 
apportait  quelquefois  des  secours,  toujours  des  consola- 
tions. Les  conversions  qu'avait  obtenues  ce  zèle  infati- 
gable étaient  si  nombreuses  que  les  païens  en  murmu- 
raient, et  plus  d'une  fois  les  fidèles  de  ïcheousan 
s'étaient  vus  l'objet  des  violences  populaires...  Mgr  La- 
vaissière  aimait  les  Chinois;  un  mot  brusque  adressé  à 
l'un  de  ses  néophytes  le  faisait  souffrir  :  c'était  bien  là 
le  pasteur  qui  eût  donné  sa  vie  pour  sauver  son  trou- 
peau. Les  Chinois,  de  leur  côté,  avaient  compris  ce 
dévoùment,  et  leur  enthousiasme  pour  le  saint  évèque 
ne  connaissait  point  de  bornes.  Si  une  mort  prématurée 
n'eût  enlevé  Mgr  Lavaissière  au  siège  du  Tché-Kiang, 
je  crois  que  l'île  de  Tcheousan  tout  entière  fût  devenue 
catholique.  Jamais  homme  ne  fut  plus  digne  de  marcher 
sur  les  traces  des  apôtres.  Mgr  Lavaissière  avait  les 
vertus,  le  courage,  l'ardente  sympathie  de  ces  premiers 
prédicateurs  de  l'Évangile;  il  était  vraiment  fait  pour 
prêcher  aux  pauvres  un  Dieu  crucifié  '.  » 

La  mort  de  Mgr  Lavaissière  causa  une  peine  sensible 
au  cœur  de  M.  Danicourt  qui  vénérait  et  aimait  beaucoup 
ce  saint  prélat.  Sa  perle  se  fit  d'autant  plus  sentir  que  le 
nombre  des  missionnaires,  déjà  si  restreint,  se  trouvait 
encore  réduit  :  c'était  un  sujet  de  graves  préoccupations 
pour  tous  ceux  qui  s'intéressaient  à  la  mission  du  Tché- 
Kiang,  mais  pour  M.  Danicourt  plus  que  pour  tout 
autre.  Il  revient  souvent,  dans  sa  correspondance,  sur 
la  pénurie  de  missionnaires  ;  il  frappe  à  toutes  les  portes, 


4.  Voyage  en  Chine,  par  M.  Jurie.n  de  la  (Iravière,  t.  I,  p.  380  et 
380. 


—  240  — 

fait  appel  à  tous  les  cœurs  afin  que  le  nombre  des 
ouvriers  de  la  vigne  du  Seigneur  augmente  en  Chine. 
C'est  ainsi  qu'il  termine  une  lettre  très  intéressante 
adressée  à  son  beau-frère  M.  Constantin  Danicourt  : 
«  Dieu  t'a  donné  tant  d'enfants  que  tu  devrais  bien  m'en 
envoyer  une  paire  pour  me  servir  la  messe  au  moins.  Je 
suis  le  seul  Picard  en  Chine,  je  pense,  de  sorte  que  si 
Charles  ou  quelqu'un  de  tes  enfants  ne  vient  pas  me 
rejoindre,  la  graine  périra.  Ainsi  fais-moi  quelque 
recrutement  de  missionnaires  dans  ton  cher  Saint-Léger 
ou  à  Authie,  alors  je  me  dirai  plus  que  jamais  et  avec 
une  pleine  affection  et  un  amour  plus  ardent,  ton  très 
dévoué  beau-frère  *.  »  La  même  pensée  domine  dans 
la  lettre  suivante  adressée  à  son  frère  Charles  (1 1  jan- 
vier 1850).  «  Si  on  te  juge  propre  pour  la  Chine,  hâte-toi 
donc  de  venir,  j'ai  bien  de  la  besogne  à  te  donner  et  elle 
est  toute  taillée.  Mais  si  tu  viens,  parmi  tes  ballots,  fais 
en  un  gros  et  très  gros,  crois-moi,  de  patience  et  de 
mortification;  sans  cela  il  y  a  danger  imminent  de  trois 
choses  :  1°  de  se  tuer  en  peu  d'années.  2°  de  perdre  sa 
vocation,  3°  de  devenir  fou  :  Experientîâ  constat.  C'est 
prouvé  par  l'expérience.  Nous  ne  sommes  que  sept 
missionnaires  pour  le  Tcbé-Kiang  qui  en  réclame  au 
moins  douze.  Vois  donc  notre  position.  Si  tu  n'as  pas  le 
courage  de  venir  nous  donner  un  coup  d'épaule,  au 
moins  prie  Dieu  de  nous  envoyer  des  coopérateurs  en 
règle.  Si  tu  aimes  à  chanter  des  grand'messes,  tu  auras 
de  quoi  te  satisfaire  ici  et  à  Tcheousan  où  nous  comp- 
tons onze  chapelles.  Si  tu  aimes  à  faire  le  catéchisme, 
tu  auras  ici  des  auditeurs  dont  tu  ne  seras  pas  mal  con- 
tent, mais  exerce-toi  d'avance  à  la  patience,  car  nos 
gens,  si  rusés  pour  les  comptes  pécuniaires,  sont  joli- 
ment bouchés  pour  les  articles  de  doctrine  de  première 

1.  Lettre  datée  du  10 janvier  lbliO. 


—  241  — 

nécessité.  On  t'en  donnera  des  Dieux  et  des  personnes 
en  un  seul  Dieu!  Cependant  je  les  ai  tant  ferrés  je  dis 
les  chrétiens)  qu'ils  commencent  un  peu  à  s'y  démêler. 
M.  Hue  a  fait  l'autre  jour  un  coup  de  filet  magnifique  à 
Tcheousan,  le  jour  de  l'Epiphanie;  il  a  fait  si  bel  et  si 
bien  (je  crois  que  sa  musique  organique  et  sa  longue 
barbe  y  étaient  pour  beaucoup)  qu'il  a  pu  écrire  une 
liste  de  deux  cents  catéchumènes,  ce  qu'il  n'a  pu  faire 
durant  ses  voyages  de  deux  ans,  à  travers  la  Mand- 
chourie,  la  Mongolie,  le  Konogore,  le  Si-tsang  et  le 
Thibet.  La  première  besogne  ici  est  de  faire  le  caté- 
chisme pur  et  simple.  Sans  cela  on  bâtit  sur  le  sable  et 
l'on  n'a  que  des  chrétiens  de  nom...  » 

Avant  d'étudier  la  dernière  phase  de  la  vie  de  notre 
saint  missionnaire  en  Chine,  il  nous  reste  à  dire  quelque 
chose  sur  l'état  de  sa  mission  pendant  les  années  qui  ont 
précédé  son  épiscopat.  Une  lettre  adressée  par  lui,  à  son 
frère  Charles,  dans  la  seconde  moitié  de  l'an  1849,  suf- 
fira pour  nous  instruire  là-dessus  :  «  Je  suis  installé  à 
Ning-Po,  soignant  les  chrétiens,  instruisant  les  caté- 
chumènes et  prêchant  aux  païens.  Nous  avons  soixante- 
douze  chrétiens  dans  la  ville,  mais  un  plus  grand  nombre 
de  catéchumènes.  C'est  peu  n'est-ce  pas?  mais  c'est  plus 
que  dans  tous  les  autres  ports  où  l'on  ne  convertit  per- 
sonne. Pendu  nt  jda-s  de  deux  ans,  la  plupart  de  ceux  qui 
tenaient  à  la  chapelle  y  venaient  toujours  pour  des  motifs 
humains;  mais  aujourd'hui  que  tout  le  monde  sait  que  ce 
n'est  pas  pour  faire  fortune  ici  bas  qu'on  adore  Dieu, 
tous  les  chercheurs  d'argent  ne  viennent  plus  et  ceux 
qui  viennent  sont  généralement  bien  disposés.  Mais 
nous  les  éprouvons  beaucoup  avant  de  les  admettre  au 
baptême  afin  de  ne  pas  avoir  des  chrétiens  comme  autre- 
fois qui  sont  presque  tous  tombés  dans  la  première  per- 
sécution. Sans  sortir  beaucoup  de  la  chapelle  j'ai  énor- 

1G 


—  242  — 

mément  à  faire,  surtout  les  dimanches  et  fêtes  où  je  dis 
deux  messes,  la  première  à  la  chapelle  des  hommes,  la 
deuxième  à  la  chapelle  des  femmes,  car  nous  avons  deux 
chapelles,  une  pour  les  hommes  seulement  et  de  même 
pour  les  femmes;  et  cela,  pour  éviter  les  mauvaises 
langues  des  Chinois,  qui  sont  aussi  longues  que  leurs 
queues.  Je  suis  très  content  des  hommes,  à  l'exception 
de  quelques-uns;  mais  surtout  des  femmes  qui  sont  vrai- 
ment pieuses.  Il  y  a  cela  de  remarquable  dans  nos  chré- 
tiens, c'est  qu'ils  croient  sans  aucun  doute.  Par  exemple, 
il  nous  vient  souvent  des  païens  qui,  après  avoir  épuisé 
auprès  des  Pou-sa  (idoles)  tous  les  moyens  possibles 
pour  être  délivrés  du  diable,  ou  pour  obtenir  la  guérison 
de  leurs  parents,  voyant  que  tout  est  inutile,  viennent 
implorer  notre  secours.  Alors  nous  y  envoyons  des  chré- 
tiens ou  des  chrétiennes  pour  faire  l'aspersion  de  l'eau 
bénite.  Ces  chrétiens  y  vont  sans  le  moindre  doute.  Si, 
à  la  première  aspersion,  le  diable  ne  déloge  pas,  «  ce 
gueux-là  est  bien  dur  »,  disent-ils  ;  alors  ils  lui  en  jettent 
jusqu'à  ce  qu'il  file.  De  même  pour  les  malades.  J'ai  été 
témoin  de  cela  à  Tcheousan,  la  dernière  fois  que  je  m'y 
trouvais.  Ce  n'est  qu'à  la  quatrième  aspersion  qu'une 
pauvre  femme  obsédée  a  recouvré  la  tranquillité  et  la 
paix.  Voici  une  autre  histoire  :  une  femme  païenne  qui 
avait  dépensé  beaucoup  d'argent  et  prié  tous  les  Pou-sa 
pour  obtenir  la  guérison  de  son  fils  unique,  ayant  appris 
que,  dans  le  voisinage,  il  y  avait  un  adorateur  du  Maître 
du  ciel,  alla  lui  demander  nos  livres  de  prières.  Celui-ci 
lui  donna  les  deux  volumes.  Cette  femme,  qui  est  riche 
et  instruite,  prit  les  deux  volumes  et  les  lut  tout  d'un 
trait  pour  la  guérison  de  son  fils  qui  se  trouva  guéri  à  la 
fin  de  la  lecture.  Le  bruit  s'en  répandit  de  suite  dans  la 
famille  et   dans  le  voisinage  et  cette    femme    dont  la 
demeure  est  distante  de  quatre  à  cinq  lieues  deNing-Po, 
est  venue  ici  en  barque  avec  plus  de  vingt  autres  femmes 


—  243   — 

pour  remercier  Dieu  et  se  faire  instruire.  Nous  avons 
beaucoup  de  catéchumènes  des  deux  sexes  qui  font  trois, 
quatre,  cinq  lieues  en  barque  pour  venir  le  dimanche  à 
la  chapelle;  tu  peux  conjecturer  par  là  que  je  suis  loin  de 
suffire  à  la  besogne.  Il  y  a  inondation  dans  la  province 
de  Nang-Kin  et  dans  une  grande  partie  du  Tché-Kiang  : 
le  coton  est  perdu  et  l'on  craint  beaucoup  pour  la  pre- 
mière récolte  du  riz  dont  le  prix  est  très  élevé.  Si  la 
récolte  manque,  la  misère  sera  affreuse;  car  l'argent  est 
rare  et  le  commerce  presque  nul.  Que  va  devenir  cette 
pauvre  Chine  ? 

«  Il  court  ici  toute  sorte  de  bruits  faux  relativement  à 
Canton  où,  dit-on,  les  Chinois  ont  tué  dernièrement 
plus  de  six  mille  Anglais.  On  dit  aussi  que  les  Euro- 
péens auront  à  évacuer  les  ports  vers  la  8e  ou  9e  lune. 
Cela  fait  mauvais  effet  sur  les  chrétiens  et  catéchu- 
mènes qui  sont  peureux.  Mais  je  pense  que  les  Anglais, 
après  avoir  fait  tant  de  comédies  à  Canton,  y  feront  un 
peu  de  tragédie  et  frotteront  les  Cantonnais,  ce  qui  fera 
impression  sur  le  reste  de  la  Chine  et  nous  acquerra  plus 
de  liberté. 

«  Dis  donc,  citoyen,  hé,  comment  va  la  République? 
(République  française  de  1848.)  Etes-vous  enfin  con- 
tents? Désire-t-on  encore  quelque  chose?  On  dit  ici  que 
tout  va  mieux  en  France;  mais  peut-on  le  croire?  Si 
cela  est,  je  m'en  réjouis;  car  je  suis  toujours  Français 
d'esprit,  de  cœur  et  de  chair,  excepté  mon  accoutrement, 
ma  queue,  mes  hauts  et  sublimes  souliers  qui  m'ont 
donné  de  terribles  entorses. 

«  Je  voudrais  bien  m'entretenir  un  peu  plus  long- 
temps avec  toi;  mais  il  n'y  a  pas  moyen:  l'occasion 
presse  et  de  plus  mes  yeux,  mes  pauvres  yeux,  autre- 
fois si  perçants,  aujourd'hui  si  obtus  et  fatigués!  Je  dois 
prendre  des  précautions,  car  le  docteur  de  la  Bayon- 
naise,  le  docteur  Léclancher,  m'a  dit  que  je  perdrais  la 


—  244  — 

vue,  si  je  ne  me  ménageais  pas.  J'ai  gagné  ce  mal 
l'année  dernière  à  ïcheousan,  à  la  suite  d'un  refroidis- 
sement après  avoir  été  plus  qu'échauffé. 

«  Ensuite  la  présence  de  M.  le  baron  de  Rouen,  notre 
ministre  en  Chine,  que  j'ai  logé,  ne  t'eu  déplaise,  pen- 
dant plus  d'une  semaine  ici,  m'a  occasionné  mille 
affaires  qui  me  sont  tombées  sur  la  tête  comme  la  grêle. 
Dans  ces  occasions,  il  n'y  a  pas  moyen  de  se  ménager  ; 
il  faut  rouler  sa  bosse  coûte  que  coûte.  Du  reste,  nous 
avons  été  enchantés  de  M.  et  Mme  de  Rouen,  ainsi  que 
de  tous  les  officiers  de  la  Bayonnaise...  » 


LIVRE  TROISIÈME 

DEPUIS  SA  PROMOTION  A  L'ÉPISCOPAT 
JUSQU'A  SON  RETOUR  EN  FRANCE  (1851-1859) 


CHAPITRE  PREMIER 


M.  Danicourt  est  proposé  pour  l'épiscopat  par  M.  Etienne.  — 
Décret  d'élection.  —  Bref  qui  lui  est  adressé  à  l'occasion  de  sa 
promotion;  ses  pouvoirs  de  vicaire  apostolique.  —  Sa  réponse. 

—  Son  sacre  :  «7  septembre  1851,  Vigile  de  la  Nativité  de  la  sainte 
Vierge  :  sacré  évêque  par  Mgr  Baldus.  aidé  de  NN.  SS.  Mouly  et 
Daguin  (initium  omnium  undique  tribulationum).»  —  Ses  armes, 

—  Réunion  des  évêques  à  Ning-Po. 


En  1850,  il  était  question  de  pourvoir  le  vicariat  apos- 
tolique du  Tché-Kiang-,,  devenu  vacant  par  la  translation 
de  Mgr  Jandart  au  Kiang--Sy  ;  c'est  M.  Danicourt  qui  fut 
jugé  le  plus  apte  à  prendre  la  direction  de  cette  mission. 
Voici  en  quels  termes  M.  Etienne,  supérieur  général  des 
Lazaristes,  le  proposa  : 

«  Pour  vicaire  apostolique  du  Tché-Kiang-,  je  propo- 
serai M.  François-Xavier  Danicourt,  qui  est  en  Chine 
depuis  dix-sept  ans,  qui  a  toujours  travaillé  avec  succès 


—  246  — 

et  bénédiction,  et  qui  a  été  l'instrument  dont  Dieu  s'est 
servi  pour  développer  la  propagation  de  l'Evangile 
d'une  manière  bien  consolante  dans  le  vicariat  aposto- 
lique du  Tché-Kiang.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que,  placé  à 
la  tête  de  ce  vicariat,  où  il  jouit  de  l'estime  et  de  la  con- 
fiance des  chrétiens  et  où  il  est  bien  vu  même  des  infi- 
dèles, il  y  ferait  un  grand  bien.  Déjà  dans  l'île  de 
Tcheousan  il  a  obtenu  des  infidèles  qu'ils  lui  abandon- 
nassent bénévolement  sept  pagodes,  qu'il  a  transformées 
en  chapelles.  Il  a  aussi  obtenu  des  autorités  chinoises 
un  vaste  terrain  dans  la  ville  pour  y  organiser  des  éta- 
blissements catholiques.  Son  élévation  au  vicariat  apos- 
tolique de  cette  province  le  mettrait  à  même  de  grandir 
en  considération  et  d'exercer  une  plus  grande  influence 
au  profit  de  la  religion.  » 

De  tels  mérites  étant  parvenus  à  la  connaissance  du 
Saint- Père;  dans  l'audience  du  22  octobre  de  la  même 
année,  Sa  Sainteté  n'hésita  pas  à  le  choisir  pour  vicaire 
apostolique,  en  l'élevant  à  la  dignité  épiscopale  avec  le 
titre  in  partïbus  d'Antiphelles.  Le  décret  par  lequel  il 
fut  promu  à  une  telle  dignité  le  qualifie  en  ces  termes  : 
«  Cet  ouvrier  de  l'Évangile  qui  a  donné  des  preuves  si 
éclatantes  de  sa  piété,  de  sa  science,  de  son  ardent 
amour  pour  la  religion;  de  son  zèle  infatigable  pour  le 
salut  des  âmes,  et  qui,  depuis  plusieurs  années,  travaille 
dans  le  Tché-Kiang  avec  un  soin  des  plus  empressés  et 
des  plus  efficaces  à  la  propagation  de  la  foi  catholique  '.  » 

Voici  le  passage  le  plus  important  de  sa  bulle  d'élec- 
tion, signée  par  Sa  Sainteté  Pie  IX,  le  14  janvier  1851, 
et  contresignée  par  le  cardinal  Lambruschini  : 

«  Après  avoir  conféré  avec  Nos  Vénérables  Frères  les 
Cardinaux  de  la  sainte  Eglise  romaine  sur  le  choix  d'une 

1.  Notice  extraite  des  Archives  de  la  Propagande: 


—  247  — 

personne  utile  et  capable  d'opérer  des  fruits,  Nous  avons 
enfin  arrêté  nos  yeux  sur  vous  que  Nous  savons  issu  d'un 
mariage  légitime,  ayant  l'âge  déterminé,  rempli  de  doc- 
trine, de  prudence  et  de  zèle  pour  la  foi  catholique  ; 
toutes  choses  étant  mûrement  examinées,  vous  absol- 
vant et  vous  déclarant  absous  de  toute  sentence,  de 
toute  peine  d'excommunication,  de  suspense  et  d'in- 
terdit et  de  toute  censure  ecclésiastique  de  quelque 
manière  et  pour  quelques  motifs  qu'elles  aient  été 
encourues,  si  par  hasard  vous  en  êtes  atteint  ;  de  l'avis 
de  Nos  Frères  les  Cardinaux  et  de  Notre  autorité  aposto- 
lique, Nous  pourvoyons  l'Église  d'Antiphelles  de  votre 
personne,  selon  l'éminence  des  mérites  que  Nous  et  nos 
frères  les  Cardinaux  avons  reconnus  en  vous,  Nous  vous 
plaçons  à  sa  tête  comme  évêque.  Et  en  vous  confiant 
pleinement  la  charge  pastorale,  le  gouvernement  et 
l'administration  de  cette  Eglise,  tant  pour  le  spirituel 
que  pour  le  temporel,  Nous  Nous  appuyons  sur  Celui 
qui  accorde  sa  grâce  et  ses  dons  et  Nous  avons  la  con- 
fiance que  ce  même  Seigneur  dirigeant  vos  actes,  cette 
Eglise,  votre  épouse,  sera  utilement  et  heureusement 
gouvernée  par  votre  zèle  et  votre  ingénieuse  circons- 
pection, et  l'Eglise  orthodoxe  croîtra  en  biens  spiri- 
tuels et  en  biens  temporels.  Etudiez-vous  donc  à  porter 
fidèlement  le  joug  du  Seigneur  qui  vous  est  imposé, 
afin  que  cette  Eglise,  votre  épouse,  se  réjouisse  d'avoir 
été  confiée  à  un  pilote  sage,  à  un  administrateur  habile; 
et  afin  que,  outre  la  récompense  éternelle,  vous  méritiez 
de  plus  abondantes  grâces  et  bénédictions  de  notre  part 
et  de  la  part  du  Saint-Siège.  Néanmoins,  tant  que  cette 
Eglise  sera  au  pouvoir  des  infidèles,  Nous  vous  dispen- 
sons, de  notre  autorité  apostolique,  d'en  prendre  pos- 
session et  d'y  résider  en  personne.  De  plus,  Nous  vous 
accordons  l'autorisation  de  prendre  pour  évêque  consé- 
crateur  un  prélat  de  votre  choix  en  rapport  de  grâce  et 


—   24»    — 

de  communion  avec  le  Saint-Siège  apostolique,  assisté 
et  aidé  de  deux  autres  évêques,  ou,  si  ceux-ci  ne  peuvent 
être  convoqués  facilement,  de  deux  prêtres  séculiers  ou 
réguliers,  de  quelque  ordre,  congrégation,  institut  que 
ce  soit,  également  en  grâce  et  communion  avec  le 
Saint-Siège... 

«  Donné  à  Rome,  près  de  Saint-Pierre,  sous  l'anneau 
du  pêcheur,  le  14  janvier  1851,  et  de  notre  Pontificat 
l'an  cinq. 

«  Pie  IX,  Pape. 

«  A.  Cardinal  Lambruschini.  » 

Cette  bulle  était  accompagnée  de  sa  nomination  au 
vicariat  du  Tché-Kiang  et  de  ses  pouvoirs  : 

«  PIE  IX,  Pape. 

«  A  son  cher  fils,  François-Xavier  Danicourt,   prêtre. 

«  Cher  fils,  salut  et  bénédiction  apostolique.  Comme 
par  de  semblables  lettres  apostoliques,  Nous  avons 
transféré  Notre  cher  fils  André  Jandart,  évêque  élu 
d'Adrianopolis  et  vicaire  apostolique  du  Kiang-Sy  que 
gouvernait  Mgr  Bernard  Larribe  d'heureuse  mémoire  ; 
après  avoir  délibéré  avec  NosVénérables  Frères  les  Cardi- 
naux de  la  sainte  Église  romaine  sur  le  choix  d'un  nou- 
veau vicaire  apostolique  pour  la  province  du  Tché-Kiang, 
Nous  avons  fixé  notre  attention  sur  vous  qui,  depuis 
plusieurs  années,  avez  déployé  un  grand  courage  pour 
répandre  la  foi  dans  cette  province.  Vous  absolvant 
donc  et  vous  déclarant  absous,  en  vue  seulement  de 
cette  charge,  vous,  que  ce  jour  même,  par  des  Lettres 
en  forme  de  Bref,  avons  nommé  évêque  d'Antiphelles  in 
partibus  infidelium,  de  toute  sentence  et  peine  d'excom- 
munication, de  suspence,   d'interdit,  etc..  Nous  vous 


—  249    - 

établissons,  par  ces  présentes,  vicaire  apostolique  de  la 
province  ou  de  la  mission  du  Tché-Kiang,  avec  tous  et 
chacun  des  pouvoirs  nécessaires  et  utiles  pour  cet 
office.  Nous  ordonnons  à  tous  et  à  chacun  de  ceux  que 
cela  concerne  de  vous  reconnaître  pour  vicaire  aposto- 
lique du  Tché-Kiang,  de  vous  obéir  et  de  vous  être 
soumis,  sinon  Nous  ratifierons  et  ferons  exécuter  invio- 
lablement,  jusqu'à  entière  satisfaction,  le  Seigneur  Nous 
en  donnant  le  pouvoir,  la  sentence  ou  la  peine  que  vous 
aurez  portée  à  bon  droit  ou  que  vous  aurez  l'intention 
de  porter  contre  les  rebelles...  Donné  à  Rome,  le  14  jan- 
vier 18ol,  etc..  » 

La  nouvelle  de  sa  promotion  à  l'épiscopat  aurait 
effrayé  M.  Danicourt  si  sa  vive  confiance  en  Dieu,  son 
respect  pour  les  dispositions  du  Saint-Siège  et  le  désir 
de  plus  grands  travaux  n'eussent  contraint  sa  modestie 
d'accepter  la  dignité  qui  lui  était  conférée.  «  J'étais  loin 
de  m'attendre,  dit- il,  dans  sa  réponse  du  20  octobre  1850 
au  préfet  de  la  Propagande,  à  recevoir  la  bulle  de  Sa 
Sainteté  Pie  IX  par  laquelle  je  suis,  moi  misérable 
pécheur,  nommé  évêque  d'Antiphelles  *  et  vicaire  apos- 
tolique du  Tché-Kiang.  Cette  promotion  pouvait  flatter 
ma  vanité,  mais  la  persuasion  intime  de  mon  insuffi- 
sance me  faisait  redouter  un  tel  fardeau.  Toutefois 
comme  cette  province  fut  longtemps  sans  pasteur, 
depuis  la  mort  de  l'illustrissime  et  révérendissime 
Pierre-Nicolas  Lavaissière,  d'heureuse  mémoire,  qui  a 
fait  tant  de  bien  et  opéré  de  si  grandes  choses  au  milieu 
des  païens,  soit  dans  le  Kiang-nan,  soit  dans  le  Tcbé- 
Kiang,  je  me  suis  incliné  sous  le  joug  (collum  jugo 
prœbui),  en  m'appuyant  sur  la  ferme  confiance  que  le 
Dieu  tout-puissant,  qui  fait  servir  à  sa  gloire  les  instru- 

1.  Antiphelles,  siège  d'un  ancien  évêché  de  l'Asie  mineure. 


—  250  — 

ments  les  plus  vils  aussi  bien  que  les  plus  nobles,  for- 
tifiera ma  faiblesse,  jettera  la  lumière  au  sein  de  mes 
ténèbres  et  dirigera  mes  voies.  » 

11  fut  sacré  à  Ning-Po,  le  7  septembre  4851,  par 
Mgr  Baldus  accompagné  de  NN.  SS.  Mouly  et  Daguin. 
C'étaient  un  événement  et  un  chose  rare  à  cette  époque, 
en  Chine,  de  voir  trois  évêques  réunis  pour  sacrer  un 
de  leurs  confrères.  Tous  les  chrétiens  et  les  catéchu- 
mènes de  Ning-Po  furent  les  heureux  témoins  de  cette 
cérémonie,  l'une  des  plus  imposantes  de  la  liturgie  catho- 
lique. 

L'élu  commence  par  prêter  serment  de  fidélité  au 
Pape  et  au  Saint-Siège,  vient  ensuite  l'examen  public  ou 
profession  de  foi,  puis  on  procède  à  toutes  les  cérémo- 
nies de  l'ordination  :  La  remise  de  la  croix  pectorale, 
où  sont  les  reliques  de  la  vraie  croix  et  des  saints,  rap- 
pelle à  l'ordinand  que  sa  vie  doit  être  une  croix  et  un 
martyre  continuel.  L'imposition  des  mains  lui  commu- 
nique le  Saint-Esprit  avec  l'abondance  de  ses  dons.  L'im- 
position du  livre  des  Évangiles  sur  les  épaules,  autour 
de  la  tête,  signifie  que  l'âme  de  l'ordinand  doit  être 
ornée  de  toutes  les  vérités  qui  y  sont  contenues;  et  qu'il 
doit  faire  briller,  par  ses  mœurs  et  ses  vertus,  tout  ce  qui 
est  dit  dans  la  sainte  Ecriture  sur  les  vêtements  du 
grand  prêtre  ou  symbolisé  par  eux.  L'onction  de  la  tête 
lui  confère  la  dignité  de  représentant  de  Jésus-Christ  et 
la  consécration  des  mains,  le  pouvoir  d'ordonner  les 
prêtres.  La  remise  du  bâton  pastoral  est  le  symbole  de 
l'autorité  pleine  de  douceur  avec  laquelle  il  doit  corriger 
les  vices,  ramener  les  pécheurs,  diriger  son  troupeau  ; 
celle  de  l'anneau  est  le  symbole  de  l'amour  et  de  la 
fidélité  qu'il  doit  à  son  Église;  celle  du  livre  des  Évan- 
giles rappelle  le  grand  devoir  de  la  prédication.  Enfin 
l'imposition  de  la  mitre  est  le  signe  de  la  protection 
dont  le  Seigneur  l'entoure  et  de  la  terreur  qu'il  doit  ins- 


—  251  — 

pirer  aux  adversaires  de  la  vérité  et  du  culte  du  vrai 
Dieu,  comme  Moïse  qui  apparut  au  pied  du  mont  Sinaï 
le  visage  illuminé  et  le  front  projetant  un  double  rayon 
de  lumière  *. 

Mgr  Danicourt  parut  aux  prélats  consécrateurs  telle- 
ment pénétré  du  sens  des  cérémonies  que  dix  ans  plus 
tard,  Mgr  Mouly,  parlant  du  haut  de  la  chaire  d'Authie, 
le  représentait  à  ses  auditeurs  tel  qu'il  l'avait  vu  à  cette 
heure  solennelle  de  son  sacre.  L'évêque  de  Pékin  sem- 
blait être  encore  sous  le  charme  de  l'édification  qu'il 
avait  éprouvée. 

Dans  ce  jour  mémorable  il  y  eut  une  circonstance 
digne  de  remarque  :  c'est  la  veille  de  la  Nativité  de  la 
sainte  Vierge,  jour  bien  cher  à  sa  piété,  qu'il  fut  sacré 
évêque  :  c'était  à  pareil  jour  que  dans  sa  jeunesse  il  se 
rendait  en  pèlerinage  à  Notre-Dame  d'Albert.  Il  a  pris 
soin  de  consigner  lui-même,  dans  ses  notes,  cette  heu- 
reuse coïncidence. 

Voici  la  lettre  testimoniale  de  sa  consécration  épisco- 
pale  :  «  Jean-Henri  Baldus,  de  la  Congrégation  de  la 
Mission,  par  la  grâce  de  Dieu  et  du  Saint-Siège  aposto- 
lique, évêque  de  Zoares,  vicaire  apostolique  du  Ho-nan 
dans  l'empire  de  la  Chine,  à  tous  ceux  qui  liront  ces 
lettres  testimoniales,  salut  dans  le  Seigneur. 

«  Après  avoir  pris  connaissance  de  la  Bulle  de 
N.  S.  P.  le  Pape  Pie  IX,  datée  du  14  janvier  1851, 
nommant  évêque  d'Antiphelles  le  R.  P.  François- 
Xavier- Timothée  Danicourt,  de  la  Congrégation  de 
la  Mission,  Nous,  remplissant  le  7  septembre,  second 
dimanche  de  ce  mois,  l'office  de  prélat  consécrateur, 
avec  l'assistance  de  NN.  SS.  Joseph-Martial  Mouly, 
évêque  de  Fessulan,  et    Florent  Daguin,    évêque  de 


1.  Nous  tirons  ces  symboles  du  Pontifical  même  de  Mgr  Dani- 
court. 


—  To2  — 

Troades,  et  accomplissant  ce  que  requièrent  la  Bulle  et 
le  Pontifical  romain,  nous  avons  consacré  le  ]{.  P.  Fran- 
çois-Xavier-Timothée  Danicourt  évèque  de  l'Église 
d'Antiphelles  in  partions  infidelium.  En  foi  de  quoi  nous 
avons  souscrit  de  notre  main  ces  lettres  testimoniales. 

«  f  Jean-Henri  Baldis, 

«  êvëque  de  Zoares, 
«  vicaire  apost.  du  Ho-Nan,  manu  propria. 

«  f  Martial  Mouly, 

«  évèque  de  Fessulan,  vicaire  apost.  de  Mongolie, 
«  coadj.  apost.  du  diocèse  de  Pékin. 

«  f  Florent  Daguin, 
«  évèque  de  Troades,  coadj  ateur  de  Mongolie.  » 

Mgr  Danicourt  choisit  pour  armes  :  «  d'azur  à  un 
soleil  ou  ostensoir  d'or  »  avec  cette  devise  :  '<  Jésus- 
Christ  vit  en  moi  *.  » 

Au  début  de  l'histoire  de  sa  vie  nous  avons  dit  en 
parlant  de  ses  ancêtres  que  l'un  d'eux  avait  pour  marque 
un  soleil.  On  peut,  voir  dans  l'adoption  de  ces  armes  la 
pensée  de  perpétuer  un  souvenir  de  famille.  Toutefois 
nous  inclinons  à  croire  que  sa  grande  dévotion  envers  la 
sainte  Eucharistie  fut  le  principal  motif  qui  l'a  déter- 
miné à  faire  ce  choix. 

Ses  armes  sont  sculptées  sur  le  monument  en  marbre 
blanc  érigé  dans  le  sanctuaire  de  l'église  d'Authie.  Xous 
les  reproduisons  au  chapitre  iv  de  ses  funérailles  solen- 
nelles. 

La  nouvelle  de  la  promotion  à  l'épiscopat  de  Mgr  Da- 
nicourt, ayant  été  connue  à  Authie,  causa  une  grande 

i.  y  h  ]i  vero  in  me  Christus  (saint  Paul). 


—  &3  — 

joie  dans  toute  la  paroisse.  Les  habitants  s'empressèrent 
de  remercier  Dieu  de  l'honneur  qu'il  leur  faisait  en 
choisissant  un  évoque  dans  leurs  rangs  :  ils  chantèrent 
un  salut  solennel  suivi  du  Te  JJeum  d'actions  de  grâces  ; 
et  une  adresse,  signée  par  les  notables  du  pays ,  fut 
envoyée  en  Chine  au  pontife  élu  de  Dieu,  pour  le  féli- 
citer. Mgr  Danicourt  fut  très  sensible  à  cette  démarche 
de  ses  compatriotes. 

NN.  SS.  Baldus,  Mouly  et  Daguin  avaient  quitté 
chacun  sa  résidence  pour  se  rendre  à  Ning-Po,  non  seu- 
lement pour  le  sacre  de  Mgr  Danicourt,  mais  aussi  pour 
une  affaire  très  importante.  Le  supérieur  général  des 
Lazaristes  avait  envoyé  à  Xing-Po  son  premier  assistant, 
M.  Poussou,  avec  pleins  pouvoirs  pour  tenir  une  assem- 
blée générale  des  missionnaires  lazaristes  et  traiter  en 
commun  des  intérêts  spirituels  et  temporels  de  la  Con- 
grégation. De  graves  questions,  que  nous  n'avons  pas  à 
examiner  ici,  y  furent  débattues,  quelques-unes  d'entre 
elles  concernaient  les  pouvoirs  et  les  attributions  des 
évèques. 

Aussitôt  après  la  clôture  de  cette  assemblée  et  le 
départ  de  M.  Poussou,  les  évêques  tinrent  conseil,  et, 
après  mûre  délibération,  adressèrent  à  Rome,  par  l'en- 
tremise de  Mgr  Forcade,  alors  vicaire  apostolique  du 
Japon,  une  demande  collective  ayant  pour  but  d'obtenir 
du  Saint-Siège  l'érection  des  vicariats  apostoliques  de 
la  province  de  Pékin,  du  Tché-Kiang,  du  Ilo-nan  et  de 
la  Mongolie,  en  évêchés  titulaires.  La  cour  de  Rome 
jugea  que  le  moment  n'était  pas  encore  venu  d'établir  en 
Chine  une  province  ecclésiastique,  aVec  hiérarchie  ;  elle 
laissa  les  choses  dans  le  statu  quo. 

On  aurait  tort  de  penser  que  Mgr  Danicourt  a  pris 
l'initiative  de  cette  grave  mesure.  Nous  disons  grave 
mesure,  en  ce  qui  concerne  la  Congrégation  de  la 
Mission,  car  si  elle  eût  été  adoptée  par  la  cour  de  Rome, 


—  254  — 

elle  aurait  eu  pour  conséquence  de  relever  trois  évêques 
Lazaristes  de  l'obéissance  envers  leur  Supérieur  général. 
Nous  ferons  observer  que  le  véritable  inspirateur  en  a 
été  Mgr  Forcade,  alors  missionnaire  au  Japon  *,  qui 
s'était  rendu  au  sacre  de  Mgr  Danicourt.  Gomme  il  n'ap- 
partenait pas  à  la  Congrégation  de  la  Mission,  il  pouvait 
agir  ainsi,  d'autant  plus  qu'il  ne  s'écartait  en  rien  des 
règles  de  l'Eglise. 

Dès  lors  il  serait  injuste  d'en  faire  retomber  la  respon- 
sabilité sur  Mgr  Danicourt  dont  nous  connaissons  la 
soumission  et  la  fidélité  à  la  Congrégation  de  la  Mis- 
sion; soumission  et  fidélité  qu'il  a  gardées,  en  véritable 
fils  de  saint  Vincent,  jusqu'à  son  dernier  soupir. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  eu  là-dessus  de  regrettables 
malentendus,  aussi  Mgr  Danicourt  a-t-il  accompagné  la 
date  de  son  sacre  de  cette  note  significative  :  Initium 
omnium  undique  tribulationum.  L'épiscopat  fut  pour  lui 
le  commencement  de  toutes  les  tribulations  venant  à  la 
fois  de  toutes  parts.  Nous  reviendrons  là-dessus  plus 
tard  au  chapitre  intitulé  :  La  Croix. 

1.  Mort  archevêque  d'Aix  eu  1885. 


CHAPITRE  II 


séjour  a  ning-po-fou,  1851-1852  (Suite). 


Sa  promotion  à  l'épiscopat  est  pour  Mgr  Danicourt  un  motif  de 
travailler  avec  plus  d'ardeur  au  salut  des  fidèles  confiés  à  sa 
sollicitude.  —  Il  consacre  son  vicariat  apostolique  à  Marie  Imma- 
culée. —  Notre-Dame  des  Victoires,  à  Ning-Po.  —  Travaux, 
établissements  de  Mgr  Danicourt  dans  cette  ville  :  il  y  installe 
les  sœurs  de  charité  et  la  procure.  —  Temple  de  la  Charité  et 
de  la  Miséricorde  à  Ning-Po.  —  Témoignage  rendu  à  Mgr  Dani- 
court. —  Calamités  qui  fondent  sur  le  Tché-Kiang  et  les  pro- 
vinces environnantes. 


La  lourde  charge  que  l'épiscopat  imposa  à  Mgr  Dani- 
court, dit  la  Notice  extraite  des  archives  de  la  Propa- 
gande, fut  pour  lui  un  nouveau  titre  pour  redoubler  de 
soins  vis-à-vis  des  fidèles  qui  lui  étaient  confiés.  D'un 
naturel  ardent  et  d'un  très  grand  courage,  il  a  toujours 
servi  de  modèle  aux  missionnaires  par  son  puissant 
exemple.  Il  affrontait  tous  les  dangers,  il  méprisait  tous 
les  obstacles  qu'il  rencontrait  dans  ses  entreprises 
ardues.  Regardant  la  province  confiée  à  son  ministère 
comme  le  centre  de  l'idolâtrie  dans  ces  régions,  il  ne 
négligeait  aucun  des  moyens  qui  lui  paraissaient  les 
plus  efficaces  pour  promouvoir  le  culte  du  vrai  Dieu. 

Convaincu  par  expérience  que  Satan  régnait  en  Chine, 
il  le  considérait  avant  tout  comme  le  premier  ennemi  à 
combattre;  c'est  pourquoi,  ayant  toujours  présentes  à 


—  rôG  — 

l'esprit  la  promesse  et  la  prophétie  de  l'Écriture  en  vertu 
desquelles  la  femme  devait  écraser  la  tête  du  serpent, 
i]  voulut  commencer  par  consacrer  sa  province  à  Marie 
Immaculée  et  placer  son  diocèse  sous  le  patronage  de 
saint  Thomas,  apôtre.  Il  obtint  quelques  mois  plus  tard 
ce  privilège  de  Sa  Sainteté  Pie  IX. 

11  fut  d'autant  plus  encouragé  à  se  placer  sous  la  pro- 
tection spéciale  de  Marie  que  vers  cette  époque  il  reçut 
de  Paris  une  slatue  de  Notre-Dame  des  Victoires.  C'est 
le  jour  même  de  la  fête  de  la  Maternité  de  Marie  qu'il 
plaça  «  dans  la  chapelle  du  séminaire  cette  belle  et 
charmante  Vierge  avec  son  tout  aimable  enfant.  Notre- 
Dame  des  Victoires  est  donc  à  Ning-Po  et  quand  ses 
servantes  (nos  sœurs)  y  seront  aussi  installées  je  suis 
sur  que  les  affaires  iront  bien.  » 

Deux  mois  avant  son  sacre,  Mgr  Danicourt  était  allé 
passer  trois  semaines  à  Tcheousan  en  la  compagnie  de 
M.  de  Montigny,  ambassadeur,  et  de  sa  famille. 

Dans  les  jours  qui  l'ont  suivi,  il  retourna  à  Tcheousan 
en  la  société  de  M.  Poussou,  premier  assistant,  pour 
visiter  les  intéressantes  chapelles  de  cette  île.  De  retour 
à  Ning-Po,  ils  ouvrirent  les  séances  dont  nous  avons 
parlé  précédemment;  les  séances  closes  il  a  fallu  les 
écrire  toutes;  puis  eut  lieu  le  départ  de  M.  Poussou  et  la 
réunion  des  évêques. 

Aussitôt  après  le  départ  de  M.  Poussou,  il  reçut  la 
visite  de  M.  de  Montigny  et  de  sa  famille  et  se  transporta 
avec  eux  à  Tcheousan. 

Mgr  Danicourt  ne  négligea  jamais  d'entretenir  de  bons 
rapports  avec  les  ambassadeurs  français  quels  qu'ils 
fussent  :  il  savait  que  par  eux  et  par  l'action  de  la  France 
on  pouvait  faire  et  obtenir  beaucoup  dans  l'intérêt  des 
missions.  C'était  le  seul  motif  qui  le  portait  à  agir  ainsi, 
car  il  n'aimait  pas  les  grandeurs;  ses  préférences  étaient 
pour  les  pauvres,  pour  les  enfants  abandonnés. 


—  257  — 

Vers  cette  époque  il  faisait  construire  à  ]Ning-Po  la 
maison  qui  devait  recevoir  les  Filles  de  la  Charité;  et 
M.  (.iuillet  était  parti  à  Macao  pour  les  chercher  et  les 
installer  à  Ning-Po  ainsi  que  la  procure. 

Dans  la  lettre  adressée  à  la  sœur  Thérèse,  à  laquelle 
nous  empruntons  ces  détails,  il  ajoute  :  «  Si  le  bon  Dieu 
me  donne  des  jours  pour  voir  s'élever  une  belle  église 
à  Ning-Po,  ce  sera  une  bien  grande  consolation  pour 
moi,  qui  suis  arrivé  si  pauvre  ici,  d'avoir  pu  réunir  dans 
un  même  établissement  /(/lise,  séminaire,  maison  de 
mission,  procure,  maison  de  sœurs,  hospices  et  école. 
Comme  la  chapelle  des  femmes  a  disparu  pour  faire 
place  à  la  maison  des  sœurs  et  que  nous  n'avons  main- 
tenant qu'une  chapelle  qui  ne  pourra  guère  tenir  long- 
temps, du  moment  que  nos  sœurs  seront  ici,  j'espère 
que  nos  sœurs  d'Europe  ne  seront  pas  les  dernières  à 
nous  venir  en  aide  pour  bâtir  une  église  dans  la  ville  de 
Ning-Po.  » 

Le  séminaire  se  composait  alors  (1851;  d'une  douzaine 
d'élèves,  dont  les  pius  avancés  commençaient  la  philo- 
sophie. 

Vu  les  dépenses  occasionnées  par  la  construction  de 
la  maison  des  sœurs,  il  dut  arrêter  pour  quelque  temps 
l'admission  des  enfants  trouvés  à  l'hospice  de  ?Sing-Po. 

«  Je  vous  prie,  dit-il  encore  à  la  sœur  Thérèse,  de 
continuer  à  me  recommander  à  la  sainte  Vierge.  Notre 
établissement  de  ?sing-Po  m'a  coûté  beaucoup  de  peines 
pour  l'obtenir  et  pour  le  mettre  en  l'état  où  il  est;  et  j'es- 
père bien  que  les  missionnaires  et  les  sœurs,  qui  vien- 
dront après  moi  vivre  ici,  n'oublieront  pas  dans  leurs 
prières  celui  à  qui  la  Providence  a  donné  la  tâche  de 
fonder  cet  établissement  *.  » 

Les  Filles  de  la  Charité  et  la  procure  des  Lazaristes 

1.  Lettre  à  la  sœur  Thérèse,  datée  du  20  novembre  1851. 

17 


—  T5H  — 

furent  installées  à  Ning-Po  par  Mgr  Danicourt  et 
M.  Guillet  le  21  juin  1852.  «  C'est  le  steamer  le  Cassini 
qui  les  a  amenées  gratis  de  Macao  à  Ning-Po.  Nos 
chères  sœurs  que  j'ai  tant  désirées  et  que  j'attendais 
depuis  si  longtemps  sont  installées  dans  la  maison 
qu'on  leur  a  bâtie  l'année  dernière.  On  met  la  dernière 
main  à  l'hospice  qui  pourra  contenir  de  60  à  70  enfants  : 
on  travaille  aussi  aux  salles  de  pansement  et  on  fait  sur 
la  rue  (c'est  une  des  plus  fréquentées  de  Ning-Po)  une 
belle  porte  avec  cette  enseigne  en  chinois,  Jen,  tse,  tang. 
Temple  de  la  Charité  et  delà  Miséricorde.  J'ai  la  confiance 
que  lorsque  nos  sœurs  seront  connues,  elles  feront  à 
Ning-Po  tout  le  bien  qu'elles  font  ailleurs  ;  mais  pour 
cela,  il  faut  du  temps  et  de  la  patience. 

«  Notre  procure  est  enfin  installée  à  Ning-Po,  de  sorle 
que  Ning-Po  est  maintenant,  pour  notre  congrégation 
en  Chine,  comme  un  point  central,  aussi  bien  que  pour 
nos  sœurs.  La  première  fois  que  je  suis  venu  à  Ning-Po, 
j'ai  été  obligé  de  loger  chez  un  étranger,  M.  Simibaldo 
de  Mas,  dernièrement  ministre  d'Espagne  en  Chine 
Aujourd'hui  nous  avons  au  cœur  de  la  ville  de  Ning-Po 
un  vaste  établissement  où  se  trouvent  réunis  le  sémi- 
naire, les  sœurs  de  charité,  la  procure  et  bientôt  une 
église,  car  on  vient  de  m'annoncer  des  fonds  pour  la 
commencer.  Le  nombre  des  séminaristes  est  réduit 
pour  le  moment...  Je  les  exerce  beaucoup  sur  le  chant 
et  les  jours  de  fête  nous  avons  la  grand'messe  chantée 
de  manière  à  plaire  même  à  un  Picard  ' .  » 

Avant  de  faire  le  récit  des  malheurs  qui  vont  fondre 
sur  la  province  du  Tché-hiang,  nous  sommes  heureux 
de  reproduire  ici  le  témoignage  rendu  par  un  témoin 
oculaire  à  Mgr  Danicourt.  Dans  une  lettre  adressée  à  sa 
famille   [1853),    la    sœur    Thérèse    disait  :   «   Lorsque 

I.  Lettre  de  Mgr  Danicourt  à  sou  frère  Charles.  29  aoûl  1852. 


—  230  — 

Mgr  Danicourt,  vicaire  apostolique  du  Tché-Kiang,  est 
arrivé  à  Ning-Po.  il  y  avait  à  peine  une  dizaine  de  chré- 
tiens. Aujourd'hui,  il  a  la  consolation  d'en  compter  plus 
de  deux  cents,  qui  se  réunissent  fréquemment  dans  sa 
petite  chapelle,  la  seule  qui  existe  dans  cette  ville  im- 
mense, où  une  centaine  de  pagodes,  dont  plusieurs, 
très  spacieuses  et  assez  richement  décorées,  sont  affec- 
tées au  culte  des  idoles.  Mais  si  le  nombre  des  adora- 
teurs du  vrai  Dieu  est  petit,  il  n'en  est  pas  moins  fervent. 
Oh  !  que  leur  exemple,  leur  maintien  pieux  et  respec- 
tueux dans  le  lieu  saint,  confondrait  la  plupart  des  chré- 
tiens d'Europe  !  » 

Mais  ces  consolations  furent  bientôt  suivies  de  cruelles 
épreuves  qui  firent  une  large  blessure  au  cœur  de 
Mgr  Danicourt.  Il  les  avait  du  reste  pressenties  à 
l'avance  et  pour  ainsi  dire  prophétisées,  tant  dans  la 
lettre  adressée  à  la  sœur  Thérèse  que  dans  celle  écrite 
à  son  frère  Charles  Danicourt  (novembre  4851):  «  Le 
nouvel  empereur  Schien-fong  se  montre  hostile  à  la  reli- 
gion et  il  la  persécuterait  ouvertement,  s'il  n'était 
retenu  par  la  crainte  des  Européens.  Ensuite  les  révoltés 
du  Kouang-Sy  ainsi  que  les  pirates  de  la  côte  le  tiennent 
trop  occupé  pour  vexer  les  chrétiens.  Cependant  je  crois 
bien  que  si  la  France  ne  vient  de  bonne  heure  au  secours 
des  missions  de  Chine,  pour  arrêter  les  premières 
mesures  du  gouvernement  chinois  contre  elles,  les  mis- 
sionnaires et  les  chrétiens  auront  beaucoup  à  souffrir 
dans  l'intérieur.  La  Chine  est  actuellement  en  si  mau- 
vais état  qu'on  dirait  que  la  dynastie  Mantchoux  va 
tomber.  Mais  qui  la  remplacera?  Qui  pourra  guérir  ce 
grand  corps  malade  pour  ne  pas  dire  pourri  dans  toutes 
ses  parties?  Il  n'y  a  que  l'Europe  et  ce  sera  nécessaire- 
ment l'Europe  qui  aura  la  grande  tache  de  relever,  con- 
solider et  gouverner  la  Chine...  » 

Ses  prévisions  ne  tardèrent  pas  à  se  réaliser.,  comme 


—  -200  — 

nous  allons  le  voir  dans  la  lettre  adressée  à  son  frère 
Charles  le  29  août  1852: 

«  La  grâce  de  Notre-Seigneur  soit  avec  nous  pour 
jamais.  J'ai  reçu  le  25  janvier  votre  longue  épitre  du 
2o  septembre  1851  ;  je  l'ai  lue  et  relue  avec  attention  et 
elle  m'a  fait  un  certain  plaisir  qui  m'a  reporté  par  trop 
au  pays  natal.  En  présence  de  telles  lettres,  il  faut  avoir 
le  grain  de  sel  à  la  bouche  et  l'acte  d'humilité  au  fond 
du  cœur.  Passe  encore  si  ceux  qui  se  souviennent  de 
moi  ont  la  charité  de  prier  pour  moi,  afin  qu'en  tout  et 
partout  je  demeure  solidement  et  pleinement  convaincu 
de  ma  misère  et  de  ma  bassesse.  La  crosse,  la  mitre  et 
l'anneau  sont  chose  facile  à  porter,  mais  c'est  chose  fort 
difficile  que  d'être  bon  évèque  '. 

a  Je  vous  prie  de  vouloir  bien  à  l'occasion  présenter 
mes  respects,  amitiés  et  compliments  à  toutes  les  per- 
sonnes et  cela  nomïnatim  qui  se  souviennent  de  moi  et 
dont  vous  me  parlez  dans  votre  lettre,  à  laquelle  je  n'ai 
pu  répondre  plus  tôt,  mais  que  je  lisais  hier  pour  la 
seconde  fois. 

«  J'ai  été  fort  occupé  depuis  le  mois  d'août  1851,  et 
surtout  depuis  janvier  dernier,  tant  à  cause  de  la  per- 
sécution que  l'ennemi  de  tout  bien  a  suscitée  contre 
noire  mission  de  Tcheousan  qu'à  cause  de  l'arrivée  de 
notre  procure  et  de  nos  sœurs  à  Psing-Po. 

«  Plusieurs  Chinois  se  sont  figuré  qu'en  se  faisant 
chrétiens,  c'était  un  moyen  de  faire  fortune,  pensant  que 
la  religion  chrétienne  était,  comme  celle  des  bon;: 
fondée  et  soutenue  par  l'argent.  Cette  persuasion,  au 
lieu  d'être  combattue  et  dissipée  par  les  prêtres  chinois, 
a  trouvé  chez  eux  une  espèce  d'écho  dans  ce  sens  qu'ils 
se  sont  montrés  trop  faciles  à  acquiescer  au  désir  des 

\   Dans  cette  première  partie  de  sa  lettre.  Mgr  Danicourt  répond 
ù  l'Adresse  faite  par  les  habitants  d'Authie. 


—  261  — 

catéchumènes  et  des  chrétiens,  et  à  suivre  leurs  idées  do 
donner  du  relief  à  la  religion  à  Tcheousan  par  des 
moyens  où  leur  propre  intérêt  était  pour  beaucoup  et  où 
la  justice  et  l'équité  ont  été  lésées  plus  d'une  fois.  C'est 
incroyable  avec  quelle  facilité  les  Chinois  dépassent  les 
limites  de  la  justice  lorsqu'il  s'agît  d'argent  et  ce  n'est 
qu'à  la  longue  que  nos  chrétiens  comprennent  l'esprit 
de  la  religion.  Mais  je  ne  sais  par  quel  vice  de  nature, 
le  mammona  iniquitatis  leur  fausse  la  conscience,  leur 
frappe  l'imagination,  leur  charme  le  cœur  d'une  manière 
irrésistible,  si  je  puis  parler  ainsi. 

«  Par  suite  d'une  imprudence  commise  par  les  chré- 
tiens, les  païens  de  Tcheousan,  encouragés  par  les  gens 
du  tribunal,  se  sont  portés  par  centaines  sur  les  trois 
chapelles  de  la  partie  Ouest  de  l'île,  savoir  le  Sacré- 
Cœur,  Saint-Pierre  et  Saint- Vincent  et  les  ont  dévas- 
tées après  les  avoir  pillées.  Ils  ont  aussi  profané  le  tom- 
beau de  Mgr  Lavaissière,  puis  sont  tombés  sur  les 
chrétiens  qu'ils  ont  vexés  de  toutes  les  manières  et 
réduits  à  la  dernière  misère,  sans  que  l'autorité  dont 
nous  avons  réclamé  le  secours  y  mît  le  moindre  obs- 
tacle. Peu  après  les  chapelles  de  la  partie  Est  ont  subi 
le  même  sort,  ainsi  que  les  chrétiens  de  l'endroit.  Nous 
avons  eu  recours  à  l'autorité  qui  n'a  fait  qu'empirer  le 
mal.  Vous  devez  comprendre  que  la  vue  de  tant  de  vexa- 
tions contre  nos  néophytes  et  la  dévastation  de  nos 
.chapelles  ont  dû.  nous  causer  bien  du  chagrin.  Je  tenais 
à  ces  chapelles,  parce  que  je  pensais  que  c'était  un. 
moyen  de  prêcher  plus  facilement  aux  païens  en  tâchant 
de  les  réunir  dans  ces  différents  sanctuaires.  Mais  Dieu 
a  d'autres  desseins,  puisqu'il  a  permis  qu'elles  nous 
fussent  enlevées.  Que  son  saint  nom  soit  béni!  Ce  coup 
de  la  main  miséricordieuse  de  Dieu  a  été  très  sensible  à 
nos  néophytes.  Je  dis  que  c'est  une  miséricorde  de 
Dieu,  parce  que  les  soins,  la  vigilance,  les  embarras  de 


—  262  — 

ces  chapelles  nous  dérangeaient  beaucoup  de  nos  tra- 
vaux pour  le  salut  des  âmes  ;  puis  nous  avions  peine  à 
trouver  des  gens  intègres  et  fidèles  pour  les  garder  et 
veiller  à  leurs  revenus;  enfin  elles  excitaient  la  jalousie 
des  bonzes  et  des  païens  et  portaient  ombrage  aux  man- 
darins. Dieu  nous  a  ôté  ces  chapelles  pour  nous  donner 
mieux,  j'en  ai  la  confiance.  Nous  avons  souffert  sans  la 
moindre  résistance.  Mais  aussi  Dieu  n'a  pas  tardé  à 
châtier  ceux  qui  nous  ont  tant  persécutés.  Les  autorités 
de  Ning-Po,  qui  en  dessous  avaient  suscité  cette  persé- 
cution, ont  été  peu  après  chassées  de  leurs  tribunaux 
par  le  peuple  de  la  campagne  qui  les  a  saccagés  et  a 
encore  réduit  en  cendres  des  douanes  et  des  maisons 
magnifiques  appartenant  aux  percepteurs  des  droits  sur 
le  sel,  etc.,  etc. 

<c  Voilà  bientôt  trois  mois  de  sécheresse  qui  pèsent 
sur  le  district  de  Ning-Po  et  surtout  sur  l'île  de  Tcheousan 
où  toutes  les  récoltes  sont  perdues.  Outre  que  les  mau- 
vais sujets  qui  ont  pillé  nos  chapelles  et  ruiné  nos 
chrétiens  n'y  ont  rien  gagné,  voilà  maintenant  toute 
File  qui  ne  se  suffit  pas  à  elle-même,  manquant  de  riz, 
de  patates  douces,  de  légumes,  etc.,  de  tout  en  un  mot. 
Puissent-ils  reconnaître  la  main  qui  les  frappe,  brûler 
ce  qu'ils  adorent  et  adorer  ce  qu'ils  viennent  de  détruire 
et  brûler.  Car  je  dois  vous  dire  que  tous  les  objets  reli- 
gieux des  six  chapelles,  autels,  crucifix,,  chandeliers, 
images,  etc.,  tout  a  été  brisé,  profané,  foulé  aux  pieds. 
Nous  prions  continuellement  la  sainte  Vierge  de  venir 
au  secours  de  cette  mission  naissante  que  je  lui  ai  con- 
sacrée si  souvent  et  j'espère  que  sous  peu  le  mal  sera 
guéri  et  que  cette  mission,  qui  est  maintenant  dans  le 
creuset,  en  sortira  plus  pure  et  plus  belle. 

«  Ce  qui  vient  de  se  passer  à  Tcheousan  a  été  une  excel- 
lente leçon  pour  les  chrétiens  de  Ning-Po,  et  maintenant 
je  ne  suis  plus  obligé  comme  ces  années  passées  d'user 


—  263  — 

de  fermeté  et  même  de  sévérité  pour  empêcher  les 
mêmes  faits  qui,  à  Tcheousan,  faute  d'être  réprimés, 
comme  ici,  ont  été  en  partie  cause  de  la  persécution... 
«  Aux  mois  de  décembre  et  janvier  derniers,  les  côtes 
du  district  et  de  Ning-Po  ont  été  visitées  par  des  pirates, 
venus  de  Canton,  Hong-Kong  et  Macao  et  connus  sous 
le  nom  de  Koman-tings,  ce  qui  veut  dire  sauterelle 
noire,  parce  que  ces  navires  ont  la  forme  de  sauterelles. 
Ces  pirates  sont  restés  avec  leur  flotte  durant  plusieurs 
mois  dans  un  port  appelé  Che-pou,  d'un  accès  extrême- 
ment difficile,  où  ils  ont  rançonné  toutes  les  jonque? 
chinoises  qui  sont  obligées  de  passer  là,  en  allant  du 
midi  au  nord  et  vice-versâ,  et  ont  ramassé  des  sommes 
énormes.  Les  forces  de  l'empereur,  soit  de  terre,  soit 
de  mer,  n'ont  pas  osé  les  attaquer.  L'amiral  le  Fou-tay, 
le  toa-tay  et  les  autres  mandarins  d'ici,  les  ont  achetés  à 
prix  d'argent  et  ont  élevé  les  chefs  au  grade  de  manda- 
rins, ce  que  toutefois  ils  ne  seraient  pas  venus  à  bout  de 
faire,  s'ils  n'avaient  mis  la  puce  à  l'oreille  des  Koman- 
tings,  en  leur  répétant  que  s'ils  ne  faisaient  pas  leur 
soumission,  l'autorité  serait  forcée  de  demander  du 
secours  aux  Européens.  Un  certain  nombre  de  ces 
pirates  sont  restés  à  Xing-Po,  et  dernièrement,  de  conni- 
vence avec  les  matelots  chinois  de  Macao  qui  sont  en 
grand  nombre  à  bord  des  lorchas,  ils  ont  enlevé,  pen- 
dant la  nuit,  dans  le  port  de  Tchen-haï,  la  lorclvi  por- 
tugaise n°  28,  et  sont  allés  faire  le  brigandage  avec  elle 
dans  l'archipel  de  Tcheousan.  Le  consul  portugais, 
M.  Marques,  a  déjà  envoyé  à  sa  recherche  plusieurs  lor- 
chas bien  armées  ;  mais  on  n'a  pas  encore  rencontré  la 
lorcha  volée.  On  a  rencontré  un  Koman-ting chargé  de  sucre 
volé,  dont  l'équipage  au  nombre  d'environ  soixante -dix,  a 
été  en  partie  tué,  en  partie  noyé,  et  le  reste,  au  nombre  de 
dix-neuf,  livré  au  tao-tay  deXing-Po.  Voilà  donc  la  guerre 
déclarée  entre  les  lorchas  portugaises,  dont  on  compte 


—  264  — 

plus  de  quarante  sur  la  côte, et  les  Koman-tingsX,' a.\a.n\^ 
scia  du  côté  des  lorchas,  pourvu  qu'on  y  mette  un  plus 
grand  nombre  de  chrétiens,  c'est-à-dire  de  macaïsles  ou 
d'Européens... 

«  Je  vous  ai  dit  plus  haut  que  les  gens  de  la  campagne 
étaient  venus  chasser  les  mandarins  de  Ning-Po  et  sac- 
cager leurs  tribunaux.  Voilà  ce  qui  a  donné  cause  à  ces 
désordres,  qui  ont  été  suivis  d'autres  bien  autrement 
grands.  Le  peuple  ici  fatigué  de  la  dureté  des  gens  du 
monopoliste  du  sel  est  venu,  au  nombre  de  plus  de 
trente  mille,  saccager  et  brûler  l'immense  et  magnifique 
maison  du  monopoliste,  sans  que  l'autorité  y  mit  obs- 
tacle. Peu  après  le  peuple,  enhardi  par  ce  premier  succès, 
a  envoyé  demander  à  l'autorité  la  diminution  du  tribut 
impérial,  que  l'injustice  des  mandarins  avait  augmenté 
du  double  dans  l'espace  de  peu  d'années  ;  les  envoyés 
ou  députés  avant  été  mal  reçus  par  l'autorité,  les  cam- 
pagnards par  milliers  sont  venus  saccager  le  tribunal 
du  préfet,  celui  du  magistrat,  la  douane,  et  réduire  en 
cendres  les  maisons  des  trois  principaux  percepteurs  du 
tribut  impérial. 

«  Le  Fou-tay,  gouverneurde  la  province,  pour  se  ven- 
ger, a  envoyé  ici  quatre  mille  soldats  ;  mais  ils  n'étaient 
pas  encore  à  moitié  chemin  de  l'endroit  où  ils  voulaient 
tomber  sur  les  paysans,  qu'ils  se  sont  vus  environnés  de 
tous  les  côtés  par  des  nuées  de  paysans,  poussant  des 
cris  affreux  et  dans  l'impossibilité  de  se  sauver,  parce 
qu'ils  se  trouvaient  dans  de  petits  sentiers,  au  milieu  de 
rivières  où  il  y  avait  de  Ja  boue  au-dessus  du  genou  ;  le 
peuple  est  tombé  sur  eux  avec  ses  instruments  de  labou- 
rage. Ces  soldats  se  sont  sauvés  h  la  débandade,  laissant 
dans  les  canaux, les  rivières  et  sur  les  sentiers  près  de  trois 
cents  morts,  plus  vingt-sept  mandarins,  dont  un  à  boulon 
rouge,  tués  et  mutilés  d'une  manière  horrible.  Main- 
tenant la  paix  est  rétablie:  au  milieu   de  tous  ces  dé- 


—  265  — 

sordres,  Dieu  nous  a  protégés  d'une  manière  bien  vi- 
sible, car  nous  n'avons  élé  nullement  ni  inquiétés  ni 
molestés. 

«  Vous  avez  peut-être  entendu  parler  des  révoltés  du 
Kouang-Sy  :  je  vais  vous  dire  où  ils  en  sont  maintenant. 
Ils  se  sont  choisi  un  empereur  qui  est  Chinois  et  qui 
s'appelle  Kien-te,  «  la  Vertu,  la  Force  du  ciel  ».  Ils  sont 
en  possession  de  la  province  du  Kouang-Sy ,  d'une  par- 
tie :  1°  de  celle  de  Kouang-tong,  2°  de  celle  de  Yun-nan, 
3°  decelle  deKou-nan.  Les  troupes  impériales  ne  peuvent 
rien  contre  eux.  On  est  content  du  nouvel  empereur  et 
si  son  parti  vient  à  bout  de  prendre  Ou-tehang-fou,  ca- 
pitale du  Hou-Kouang  ,  où  MM.  Glet  et  Perboyre  ont  élé 
martyrisés,  la  Chine  est  divisée  :  Yun-fong  aura  Pékin 
et  Kien-te  Nankin.  Les  événements  qui  se  passent  en 
Chine  semblent  présager  un  changement  prochain. 
L'année  dernière  le  fleuve  jaune  Hoang-Ho  a  brisé  ses 
digues  et  a  encombré  de  sables  plus  de  deux  lieues  du 
canal  impérial,  de  sorte  que  le  riz  est  porté  à  Pékin  par 
mer,  où  il  est  exposé  à  être  enlevé  par  les  pirates. 

«  Les  gens  de  Tcheousan  n'ont  rien  gagné  en  nous 
enlevant  les  chapelles,  parce  que  tout  a  été  gaspillé  par 
les  mauvais  sujets  :  au  contraire  ils  ont  tout  perdu  cette 
année,  puisque  la  sécheresse  a  fait  périr  toutes  les  ré- 
coltes dans  l'île  de  Tcheousan.  Grand  nombre  de  païens 
disent  hautement  que  la  sécheresse  est  un  châtiment  du 
ciel  sur  l'île  de  Tcheousan,  en  conséquence  de  la  dé- 
vastation des  chapelles  catholiques,  et  il  peut  se  faire  que 
les  choses  y  prennent  bientôt  une  autre  tournure. 

«  La  sécheresse  se  fait  de  plus  en  plus  sentir  à  Ning-Po. 
Il  n'y  a  plus  d'eau  douce  dans  les  canaux,  et  les  puits 
sont  à  sec.  On  vient  nous  prier  de  laisser  puiser  de  l'eau 
chez  nous;  je  le  permets  d'autant  plus  facilement  que 
nous  avons  quatre  puits  qui  jusqu'à  présent  n'ont  pas 
tari.  Il  faut  vraiment  que  la  sécheresse  soit  bien  grandi' 


—  260  — 

pour  qu'on  manque  d'eau  douce  ;  car  outre  que  la  ma- 
gnifique vallée  de  Ning-Po  est  sillonnée  par  des  canaux 
sans  nombre  pour  le  riz,  les  puits  sont  en  grand  nombre, 
et  l'eau  de  pluie  qui  sert  pour  le  thé  et  que  l'on  conserve 
dans  des  vases  immenses  inconnus  en  France,  est  re- 
cueillie partout  en  Chine  en  grande  abondance. 

«  Au  sujet  de  sécheresse,  je  vais  vous  dire  quelque 
chose  qui  vous  surprendra  et  vous  édifiera  chez  un 
peuple  païen  :  c'est  que  toutes  les  fois  qu'il  y  a  manque 
de  pluie,  il  y  a  un  mandement  d'abstinence  de  la 
viande  de  porc,  en  chinois  Kin-t'oû  (prohibere  occiderè), 
défense  de  tuer  les  animaux  et  de  manger  de  la  viande. 
Autrefois  on  prohibait  tout  usage  de  viande  en  pareil 
cas,  mais  aujourd'hui  il  n'y  a  que  la  viande  de  porc  qui 
soit  prohibée,  encore  est-il  facile  d'en  vendre  et  d'en 
manger  pourvu  qu'on  graisse  la  patte  aux  satellites.  11 
v  a  eu  autrefois  en  Chine  de  bien  bonnes  coutumes,  niais 
tout  est  tombé  avec  le  temps,  et  en  fait  de  peuple,  le 
Chinois  est  le  plus  arriéré  des  peuples  civilisés.  Ce  n'est 
pas  qu'il  manque  d'intelligence  et  de  capacité,  non  ; 
mais  il  est  horriblement  mal  gouverné  et  administré  *.  » 

\.  Vers  la  lin  de  cette  longue  lettre,  dont  nous  avons  cité  les 
-âges  les  plus  importants,  Mgr  Danicourt  exprime  son  respect 
et  ses  amitiés  à  M.  Vivier,  ancien  supérieur  de  Montdidier;  M.  Tur- 
que!, «son  ancien  et  digne  directeur»,  mort  archiprèlre  de  Péronne; 
M.  Dumont,  un  de  ses  professeurs  ;  M.  Froideval,  curé  d'Englebel- 
rner  :  M.  Rinuy,  curé  de  Pernois;  M.  Lavalard,  curé  de  Terrain* is- 
nil;  MM.  Ernest  Vicart,  Prache,  curé  de  Beauquesue;  Dubos,  cure 
de  Bus;  Delahaye,  curé  d'Authie...  «  El  mou  élève  Leboulenyor 
est-il  encore  vivant"?  A-t-il  encore  sa  belle  voix?  »  —  Il  s'agit  ici 
du  chanoine  préehantre  de  la  cathédrale  d'Amiens  qui  avait  une 
voix  extraordinaire. 


CHAPITRE  III 


MONSEIGNEUR  DANIC.OURT  ET  L'OEUVRE  DE  LA  SAINTE-ENFANCE. 
SÉJOUR  A  NING-PO-FOU,  DE  1831  A  1854  (suite) . 


Les  lazaristes  et  les  œuvres  de  charité  au  xixe  siècle.  —  Rapport 
de  Mgr  Danicourl  à  M.  le  Directeur  de  la  Sainte-Enfance  :  excur- 
sion dans  le  pays  des  mûriers  (1852).  — ■  «  Le  21  septembre  1852, 
saint  Mathieu  :  visité  les  chrétientés  de  Kia-Sing,  six  mois  durant.  » 
Rapport  à  M.  Molinier  (1853)  :  six  mois  de  tournées  apostoliques. 
—  A  Mgr  Parisis,  évêque  d'Arras  (1853)  :  détails  intéressants 
sur  sa  mission.  —  A  M.  le  Directeur  de  l'Œuvre,  sur  les  moyens 
qu'il  emploie  pour  sauver  les  enfants  :  écoles  de  médecine  et  de 
pharmacie.  —  A  M.  le  Président  de  l'Œuvre  :  nombre  des 
enfants  baptisés  (1854).  —  «  /.<•  3  janvier  1854,  octave  de  saint 
Jean  l'évangéliste  :  j'ai  fait  un  voyage  à  Hong-Kong,  Macao,  Manille, 
partie  sur  le  Cassini,  partie  sur  le  Colbert,  extrêmement  fatigué  et 
rongé  de  peines.  » 


Déjà  dans  l'un  des  chapitres  du  deuxième  livre  nous 
avons  cité  en  partie  l'un  des  intéressants  rapports  de 
Mgr  Danicourl  à  M.  Jammes,  vice-président  du  Conseil 
central  de  l'Œuvre  de  la  Sainte-Enfance,  rapport  où  sont 
contenus  des  détails  très  curieux  sur  les  orphelinats- 
hospices  fondés  par  lui  à  Ning-Po  et  à  Tchen-haï. 

Dans  une  lettre  datée  du  13  avril  1851, il  lui  adressa  la 
liste  des  enfants  baptisés  depuis  quelques  années,  grâce 
aux  aumônes  de  la  Sainte-Enfance  qui  permettent  d'en 
recueillir  un  plus  grand  nombre  ;  il  y  joint  le  plan  de  ses 
orphelinats-hospices. 


—  208  — 

L'une  des  gloires  des  Lazaristes  et  des  sœurs  de  cha- 
rité au  XIXe  siècle  sera  d'avoir  créé  un  grand  nombre  d'é- 
tablissements de  ce  genre,  et  de  leur  avoir  donné  un 
mode  d'administration,  de  leur  avoir  fait  atteindre  un 
perfectionnement  inconnu  jusque  là.  Aureste  M.  Etienne, 
l'un  des  plus  illustres  successeurs  de  saint  Vincent  de 
Paul  dans  la  charge  de  Supérieur  général,  avait  reçu  des 
grâces  spéciales  pour  ces  sortes  d'œuvres.  Admis  au 
nombre  des  membres  de  la  Société  des  établissements 
charitables  vers  1837,  il  prit  une  part  active  à  toutes  les 
réunions,  à  toutes  les  mesures  adoptées  par  cette  So- 
ciété, dont  le  but  principal  était  «  la  recherche  des  amé- 
liorations à  introduire  daus  le  régime  intérieur  des  mai- 
sons de  charité  établies  sous  des  noms  divers....  Il  y  lut 
plusieurs  fois  des  rapports  qui  furent  très  remarqués.  » 
L'un  d'eux  est  «  la  description  exacte  d'un  hospice  de  la 
Chine,  d'après  les  renseignements  fournis  par  M.  Ly. 
missionnaire  chinois  *,  »  dont  Mgr  Danicourt  a  pari.'1 
dans  l'une  de  ses  lettres,  et  qui  avait  habité  la  France 
avant  1830. 

La  compétence  avec  laquelle  M.  le  Supérieur  général 
traitait  ces  sortes  de  questions  montre  évidemment  de 
quelle  utilité  il  a  pu  être  pour  l'organisation  de  ce  genre 
d'œuvres  dans  les  maisons  dirigées  et  par  les  prêtres  de 
la  Mission  et  par  les  Filles  de  la  Charité. 

En  véritable  fils  de  saint  Vincent,  Mgr  Danicourt  eut 
à  cœur  de  faire  prospérer  les  établissements  qui  comp- 
taient parmi  les  œuvres  les  plus  chères  fondées  par  ce 
grand  saint,  et  partant  des  plus  chères  à  l'Eglise  de 
Dieu. 

Xous  ferons  remarquer  ici  que  les  rapports  de  Mgr  Da- 
nicourt ont  un  double  but  :  1° Rendre  compte  au  Conseil 
de  l'œuvre  de  l'emploi  des  fonds  qui  lui  sont  alloués 

.    I .  Vie  de  M.  Etienne,  p.  94, 


—  -269  — 

chaque  année;  2°  intéresser  les  membres  du  Conseil  et 
les  associés  de  ia  Sainte-Enfance  à  ses  œuvres  pour  en 
obtenir  des  secours  toujours  croissants. 

Ce  dernier  but  fut  atteint  au  delà  même  de  ses  espé- 
rances, comme  nous  le  verrons  ultérieurement. 

Le  premier  rapport  adressé  à  M.  le  Directeur  de 
l'œuvre  est  daté  de  Tché-fou-Paug,  district  de  Kia-Sing- 
fou,  dans  la  province  de  Tché-Kiang,  19  novembre  1852. 

«  Notre  vénérable  confrère,  M.  A.  Poussou,  qui  n'a 
pas  manqué  sans  doute  de  vous  donner  tous  les  rensei- 
gnements, que  vous  pouviez  désirer,  sur  l'établissement 
de  la  Sainte-Enfance  à  ?sing-Po,  m'a  écrit  dernièrement 
que  le  Conseil  de  la  Sainte-Enfance  avait  alloué  à  la 
province  du  Tché-Kiang  la  somme  de  15.000  francs.  Je 
remercie  la  Providence  d'avoir  inspiré  aux  membres  du 
Conseil  de  nous  faire  cette  année  une  part  plus  abon- 
dante à  ses  aumônes;  car  sans  cela,  l'établissement  des 
Filles  de  la  Charité  à  Ning-Po,  sur  lequel  j'ai  toujours 
compté  pour  donner  à  votre  œuvre  suréminente  une 
extension  plus  grande, «et  obtenir  des  succès  plus  glo- 
rieux pour  la  religion,  surpassait  de  beaucoup  nos  res- 
sources et  nous  aurait  mis  dans  la  nécessité,  pour  une 
couple  d'années,  de  ne  plus  recevoir  d'enfants,  parce 
que  nos  moyens  auraient  à  peine  suffi  pour  l'entretien 
de  ceux  que  nous  avons  à  l'hospice. 

«  M.  Poussou  a  dû  vous  dire  que  j'ai  consacré  environ 
la  moitié  de  l'allocation  de  1851  à  l'agrandissement  de 
l'hospice  de  Xing-Po;  l'autre  partie  a  été  employée  à 
l'entretien  des  enfants,  au  baptême  des  enfants  de 
l'hospice  chinois,  dont  je  vous  envoie  la  liste,  et  à  aider 
quelques  garçons  plus  âgés  qui  apprennent  des  métiers. 

«  Je  voulais  vous  écrire  aussitôt  après  le  reçu  de  la 
lettrede  M.  Poussou,  pour  vous  remerciera,  insî  que  les 
membres  du  Conseil,  d'être  venu  à  notre  secours  d'une 


—  270  — 

manière  si  opportune;  mais  des  affaires  urgentes  m'ont 
appelé  dans  ce  district,  et  je  ne  serai  de  retour  à  Ning- 
Po  que  dans  deux  ou  trois  mois  ;  car  j'ai  encore  bien  des 
chrétientés  à  visiter.  Ces  chrétientés  sont  éparses  çà  et 
là  dans  une  forêt  de  mûriers,  si  je  puis  parler  ainsi,  et 
cette  forêt  couvre  les  districts  de  Kia-Si?ig-fou.  Ou-tcheou- 
fou  et  en  partie  celui  de  Ilan-tchcou-fou,  capitale  de  la 
province  :  ce  sont  ces  trois  districts  quifournissent  cette 
immense  quantité  de  soie  consommée  par  les  Chinois  el 
importée  dans  l'Occident  par  les  Anglais  et  les  Améri- 
cains. La  quantité  de  canaux  qui  sillonnent  ce  pays  est 
innombrable;  ils  facilitent  beaucoup  les  communica- 
tions. Nous  avons  deux  barques  à  nous,  afin  d'être  à 
même  de  partir  aussitôt  qu'on  nous  appelle  pour  les 
malades.  Sur  la  route  on  ne  voit  que  des  mûriers  et  des 
ponts  :  les  maisons  sont  cachées  en  quelque  sorte  par 
les  mûriers;  .on  ne  les  voit  que  dans  l'hiver  lorsque  les 
feuilles  sont  tombées.  Si  vous  désirez,  Monsieur  le  Direc- 
teur, avoir  des  renseignements  sur  les  mûriers  et  les  vers 
à  soie,  je  suis  à  même  de  vous  satisfaire;  car  tous  nos 
chrétiens  de  ce  district  sont  occupés  une  grande  partie 
de  l'année  à  la  culture  des  mûriers  et  à  l'éducation  des 
vers  à  soie.  Ils  cultivent  peu  de  riz  et  de  froment.  Leurs 
métiers  pour  filer  et  travailler  la  soie  ainsi  que  pour 
travailler  le  coton  en  hiver  sont  d'une  simplicité  éton- 
nante. On  croirait  vraiment  voir  les  petits-fils  de  Noé 
commençant  à  dévider  la  soie  et  à  filer  le  coton.  Sous 
un  gouvernement  juste  et  paternel,  ces  contrées  seraient 
les  plus  riches  du  monde  ;  mais  ce  pauvre  peuple  est 
écrasé  d'impôts  et  végète  clans  la  misère.  Toutefois,  nos 
chrétiens  depuis  quelques  années  ont  acquis  un  peu 
d'aisance  :  la  différence  est  marquante  entre  eux  et  les 
païens  ;  ils  ont  la  foi  et  Dieu  bénit  leurs  mûriers  et  leurs 
vers  à  soie,  insectes  si  délicats,  qu'il  ne  faut  qu'un  peu 
de  changement  dans  le  temps  pour  les  faire  périr. 


—  271  — 

«  Comme  on  craint  la  misère  pour  l'année  prochaine, 
en  conséquence  de  la  révolle  qui  fait  des  progrès  dans 
les  provinces  centrales,  et  parce  que  le  riz  a  manqué 
dans  plusieurs  provinces  du'Tché-Kiang,  je  vais  aviser 
aux  moyens  d'avoir  dans  chaque  chrétienté  des  per- 
sonnes pour  le  haptême  des  enfants  moribonds  et 
pour  recueillir  ceux  qu'on  trouvera  abandonnés. 

«  Je  vous  prie  de  vouloir  bien  dire  à  la  personne  cha- 
ritable qui  a  fait  un  don  particulier  de  168  francs  à  cette 
mission,  que  j'ai  employé  cette  somme  à  entretenir  deux 
jeunes  garçons  chrétiens  qui  sont  apprentis  dans  une 
boutique  où  l'on  fait  des  rubans  de  soie  et  que,  si  elle 
veut  bien  continuer  ce  don,  je  l'emploierai  selon  ses  dé- 
sirs d'une  manière  ou  d'une  autre. 

«Je  vous  prie.  Monsieur  le  Directeur,  de  vouloir  bien 
être  auprès  des  membres  du  Conseil  de  la  Sainte-Enfance, 
et  à  l'occasion,  auprès  des  petits  sauveurs  des  enfants  chi- 
nois, l'interprète  de  mes  sentiments  de  reconnaissance, 
ainsi  que  de  l'estime  et  de  l'amour  que  j'ai  pour  l'Œuvre 
de  la  Sainte-Enfance,  œuvre  de  miséricorde  et  de  béné- 
diction, suscitée  dans  ces  derniers  temps  pour  ouvrir  le 
ciel  à  tant  d'enfants  qui  seraient  perdus  pour  jamais 
sans  elle. 

«  7  F.  X.  Danicourt,  Ev.  d'Antipkelles,  V.  A.  » 

Le  rapport  suivant,  daté  de  Ning-Po,  12  juin  1853, 
est  beaucoup  plus  explicite;  il- nous  révèle  le  chiffre 
exact  des  subsides  que  Mgr  Danicourt  obtint  de  l'Œuvre 
pour  les  années  1847,  1848,  1849,  1850,  1851  et  1852  : 

«  Ce  n'est  que  le  9  du  courant,  cher  Monsieur  Molinier, 
que  j'ai  reçu  la  lettre  de  M.  .lammes  en  date  du  17  sep- 
tembre 1852.  Je  ne  connais  point  la  cause  d'un  si  grand 
retard. 


—   279 


«  Toutes  les  allocations  faites  à  cette  province, depuis 
le  18  mai  1847  jusqu'au  7  juin  1852,  ont  été  reçues 
d'année  en  année. La  première  a  été  de  6.000  francs,  la  se- 
conde de  3.000  francs,  la  troisième  de  10.000  francs,  la 
quatrième  de  10. 000  francs,  la  cinquième  de  1 1 .000  francs 
et  la  sixième  de  15.000  francs.  Je  n'ai  pas  le  temps  d'entrer 
aujourd'hui  dans  des  détails  sur  l'emploi  de  cette  somme 
Le  vapeur  de  guerre  le  Cassini  qui  nous  est  arrivé  hier  de 
Shang-Haï  et  qui  part  demain  pour  Macao,  ayant  à  bord 
M.  Guillet  qui  se  rend  en  France,  ne  me  le  permet  pas. 

«  Je  pense  que  vous  êtes  en  possession  de  la  lettre 
que  je  vous  ai  écrite  en  janvier  dernier  du  district  de 
Kia-Sing-fou,  où  j'ai  fait  mission  pendant  cinq  mois  et 
où  j'ai  pris  des  mesures  pour  le  baptême  des  enfants 
dans  cette  partie  de  mon  vicariat. 

«  Le  nombre  des  enfants  à  la  Sainte-Enfance  de  Ning- 
Po,  dirigée  par  nos  sœurs  de  charité,  augmente  de  jour 
en  jour  et  tous  se  portent  bien.  La  misère  qui  règne  ici 
depuis  plusieurs  mois  amène  beaucoup  d'enfants,  qu'on 
donne  gratis.  La  bonne  manière  avec  laquelle  ces  en- 
fants sont  élevés  a  donné  de  la  renommée  aux  sœurs, 
et  l'œuvre  va  prendre  une  grande  extension.  Dieu  soit 
béni  et  loué  !  Bénis  et  loués  soient  aussi  les  enfants  de  la 
France,  dont  la  charité  nous  met  à  même  d'envoyer  au 
ciel  tant  d'enfants  païens  et  de  donner  à  ceux  qui  nous 
sont  apportés  de  tout  côté  une  éducation  qui  portera 
ses  fruils  dans  un  avenir  qui  n'est  pas  loin » 

Dans  une  lettre  adressée  à  MgrParisis,  évoque  d'Arras 
(président  du  Conseil),  datée  de  Ning-Po,  le  25  jan- 
vier 1853,  sur  l'Œuvre  de  la  Sainte-Enfance,  Mgr  Dani- 
court  entre  dans  des  détails  intéressants  sur  sa  mission 
et  sur  la  Chine  : 

a  Monseigneur 
«J'ai  reçu  le  9  courant  la  lettre  de  M.  Jammes,  ainsi 


—  273  — 

que  la  note  de  M.  Molinier,  en  date  du  1er  et  du  17  sep- 
tembre 18")2.  Je  me  suis  empressé  de  porter  à  la  con- 
naissance de  M.  Molinier  ,  par  une  lettre  à  son  adresse 
que  j'ai  confiée  à  M.  Guillet  partant  pour  la  France,  que 
les  six  allocations  faites  par  le  Conseil  de  la  Sainte- 
Enfance  au  vicariat  du  Tché-Kiang,  et  qui  se  montent  à 
85.000  francs  ont  été  perçues  donnée  en  année.  Je  lui  ai 
aussi  parlé  du  change  de  francs  en  piastres  durant  les 
six  années  passées  dont  le  terme  moyen  a  été  de  5  fr.  95 
de  manière  que  les  55.000  francs  alloués  à  cette  province 
reviennent  à  9.244  piastres.  Enfin  je  lui  ai  accusé  récep- 
tion des  numéros  des  Annales  de  la  Sainte-Ewjance  de- 
puis le  18e  jusqu'au  27e  inclusivement,  comme  M.  Jammes 
me  priait  de  le  faire. 

«  Avant  de  passer  outre,  je  prie  Votre  Grandeur,  ainsi 
que  M.  Jammes  et  tous  les  membres  du  Conseil  de  la 
Sainte-Enfance  que  vous  êtes  si  digne  à  tous  égards  de 
présider,  de  recevoir  ici  les  remerciements  les  plus  sin- 
cères d'un  pauvre  vicaire  apostolique,  de  ses  confrères 
collaborateurs  ainsi  que  de  tous  les  chrétiens  du  Tché- 
Kians1 

«  La  Sainte-Enfance  commençait  à  se  développer  à 
Ning-Po  et  à  être  connue  du  public  ;  le  nombre  des  en- 
fants augmentait  lorsque  le  27  août  1850,  à  10  heures 
du  soir,  le  feu  prit  cbez  notre  voisin,  et  dans  l'espace 
d'une  demi-heure,  nous  a  dévoré  un  corps  de  bâtiments 
à  la  partie  Est  de  notre  établissement,  composé  de 
18  chambres.  Le  feu,  favorisé  par  une  brise  forte  du  sud, 
nous  couvrit  de  fumée  et  de  charbons  ardents,  il  nous  a 
été  impossible,  quoique  les  chrétiens  aidés  des  gens  des 
lorckas  de  Macao  jetassent  de  l'eau  et  fissent  jouer  la 
pompe,  de  sauver  ces  maisons,  et  c'est  à  grand'peine  si 
nous  avons  sauvé  notre  grand'porte  contre  laquelle  un 
voisin  imprudent  avait  mis  tous  les  meubles  de  sa  bou- 
tique. Pendant  près  de  deux  heures,  nous  n'avons  cessé, 

18 


—   274  — 

les  chrétiens  et  moi,  de  répéter  Jésus,  Marie,  secourez- 
nous  !  La  quantité  d'eau  que  nous  avons  jetée   sur  la 
porte  en  dedans  est  incroyable.  Nous  ne  comprenons  pas 
la  cause  du  feu  ardent  qui  la  dévorait  en  dehors,  c'est- 
à-dire,  les  tables,  chaises,  lits,  etc.,  du  voisin.  Mais  ce 
qui  nous  a  sauvés,  ainsi  que  tous  les  bâtiments  de  la 
Sainte-Enfance,  c'est  un  vieux  mur  de  l'ancienne  église, 
qui  a  tenu  bon  jusqu'à  ce  que  tout  a  été  éteint.  Le  len- 
demain, comme  il  menaçait  de  tomber,   étant  incliné 
de  plus  d'un  pied  à  son  extrémité,  je  l'ai  achevé  avec  les 
gens  des  lorchas,  remerciant  le  bon  Dieu  de  s'en  ri re 
servi  pour  sauver  presque  tout  l'établissement  de  la 
Sainte-Enfance.   Comme  le  feu   avait  fait  une  énorme 
trouée  chez  nous,  j'ai  été  obligé  de  bâtir,  sur  la  rue  du 
midi   et  du  côté   de  l'est  un  mur  assez  haut,  pour  être 
enfin  à  l'abri  de  tous  côtés.  Cela,  joint  à  l'entretien  de  la 
Sainte-Enfance  toujours  croissante^  absorbé  l'allocation 

de  1850 

«  Dans  le  courant  de  1830,  j'ai  établi  notre  séminaire 
à  Ning-Po  ;  me  trouvant  à  court  d'argent,  j'ai  pris  en- 
viron o. 000' francs  sur  l'allocation  de  1851,  qui  était 
de  1 1 .000  francs  pour  payer  une  partie  des  dépenses  du  se 
minaire;  mais  le  Conseil  sait  déjà  par  M.  Poussou  que 
j'ai  remboursé  ces  5.000  francs  aux  sœurs  de  charité  pour 
les  aider  à  bâtir  leur  maison. 

«  Les  6.000francs  qui  restaient  ont  été  employés  à  nour- 
rir la  Sainte-Enfance  jusqu'au  mois  de  juin  1852,  époque 
à  laquelle  les  sœurs  de  la  charité  sont  arrivées  à  Ning- 
Po,  et  ont  pris  l'administration  de  la  maison,  eusuite  à 
acheter  des  terrains  dans  le  district  de  Ping-hou,  pour  y 
avoir  quelque  pied  à  terre,  sans  quoi,  il  n'y  a  pas  moyen 
d'établir  la  Sainte-Enfance,  les  chrétiens  de  cet  endroit 
étant  extrêmement  pauvres. 

<(  J'ai  passé  l'hiver  dernier  dans  cette  partie  de  mon 
vicariat,  j'ai  tout  parcouru  et  tout  visité,  et  j'ai  vu   qu'il 


n'y  a  pas  moyen  d'y  établir  la  Sainte-Enfance,  sans 
acheter  du  terrain  et  bâtir  de  loin  enloin  quelques 
chambres,  tant  pour  les  baptiseurs,  que  pour  les  enfants 
rachetés  ou  recueillis.  J'ai  donc  laissé  à  mon  départ,  entre 
les  mains  du  missionnaire  chargé  du  district,  la  somme 
de  500  piastres,  et  je  suis  sur  d'obtenir  là  de  bons  ré- 
sultats, parce  que  nous  y  avons  plusieurs  vierges  qui 
sont  fort  zélées  pour  cette  sainte  œuvre. 

«  Enfin,  de  l'allocation  de  1 852 qui  est  de  15.000  francs, 
je  n'ai  encore  employé  que  quelques  centaines  de 
piastres,  et  je  rendrai  compte  du  tout  au  Conseil,  vers 
la  fin  de  l'année 

«  Votre  expérience,  Monseigneur,  et  vos  lumières 
dans  les  affaires  de  religion  et  dans  celles  des  missions 
étrangères  vous  font  comprendre,  que.  quand  on  ne 
trouve  rien,  surtout  dans  un  pays  comme  la  Chine,  et 
qu'on  est  obligé  de  tout  créer,  comme  cela  a  eu  lieu  ici, 
il  faut  dépenser  beaucoup  d'argent  avant  de  voir  les 
choses  établies  sur  un  pied  un  peu  satisfaisant.  Or  les 
6.723  piastres  que  j'ai  dépensées  jusqu'ici  suffiraient  à 
peine  pour  payer  le  terrain  de  la  Sainte-Enfance  à 
Ning-Po,  s'il  n'avait  été  donné  par  les  mandarins,  car 
le  terrain  est  très  cher  ici,  surtout  dans  notre  quartier, 
qui  est  le  plus  beau  de  Ning-Po. 

«  De  grands  malheurs  sont  pendants  sur  la  Chine. 
L'iniquité  et  la  corruption  ont  pénétré  jusqu'au  fond 
des  entrailles  des  Chinois.  Dieu  commence  à  les  châtier 
d'une  manière  qui  fait  frémir.  Voilà  ce  qu'un  mandarin 
de  Xing-Po  me  disait  ces  jours  passés  au  sujet  des 
rebelles  de  Kouang-Sy  :  «  Ces  brigands,  aujourd'hui 
«  maîtres  de  Nankin,  Tchen-Tchang-fou,  Yang-tchou-fou, 
«  et  Tay-ping-fou  ont  déjà  massacré  plus  de  trois 
o  millions  d'habitants,  plus  neuf  cents  mandarins  civils 
«  et  bon  nombre  de  mandarins  militaires.  J'ai  perdu 
«  trentre  membres  de  ma  famille  à  Nankin.  L'empereur 


—  27G  — 

«  n'a  pu  envoyer  que  mille  tartares  jusqu'à  présent,  qui 
«  ne  veulent  pas  en  venir  aux  mains  avec  les  rebelles. 
«  Nous  avons  bien  trois  cent  mille  soldats  chinois,  mais 
«  qui  refusent  d'obéir  à  leurs  chefs  peureux.  Le  trésor 
«  impérial  est  épuisé;  le  peuple  refuse  de  payer  le  tri- 
ce  but  :  tout  est  perdu...  » 

«  Grand  nombre  de  chrétiens  ont  péri  h  Nankin  par  la 
main  des  rebelles,  dont  vingt-cinq  appartenant  à  la  même 
famille  ont  été  brûlés  vifs,  hommes,  femmes  et  enfants. 
Ces  vandales  de  Chine  se  disent  mahométans  et  protes- 
tants. Les  massacres  qu'ils  ont  faits  partout  où  ils  sont 
passés  onljeté  l'épouvante  de  tous  côtés.  A  leur  approche 
on  quitte  les  villes,  les  bourgs  et  les  villages  pour  fuir  au 
loin.  Il  y  a  deux  mois,  la  ville  de  Ning-Po  commençait 
à  déménager, -parce  qu'on  disait  que  les  rebelles  se  por- 
taient sur  Han-Tcàeou,  la  capitale  de  cette  province. 
Nous  n'avons  pas  bougé,  et  j'ai  dit  aux  chrétiens  de 
faire,  comme  nous.  Dans  ces  cas  de  fuite,  les  brigands  et 
les  voleurs  profitent  du  désordre  pour  voler  et  piller,  ce 
qui  est  arrivé  aux  personnes  riches  d'ici,  qui  s'étaient 
retirées  à  la  campagne.  Je  pense  que  les  rebelles,  qui 
connaissent  la  puissance  des  Européens,  nous  laisseront 
tranquilles  ici  et  à  Shang-haï,  mais  si  l'autorité  venait  ;i 
se  sauver,  comme  c'est  arrivé  partout  où  les  rebelles 
sont  passés,  les  mauvais  sujets  pourraient  faire  du  mal 
ici.  Mais  à  la  garde  de  Dieu,  ensuite  je  pense  que  notre 
ministre  en  Chine,  l'énergique  M.  de  Bourboulon, 
enverra  quelque  navire  de  guerre  pour  protéger  ici  la 
communauté  française  ainsi  qu'à  Shang-haï. 

«  L'empereur  des  rebelles  Tay-Ping  se  dit,  comme 
Attila,  le  fléau  de  Dieu,  pour  punir  les  crimes  des  Chinois. 
Ils  croient  (les  rebelles)  et  adorent  Dieu  et  reconnaissent 
Notre  Seigneur,  mais  à  leur  manière.  11  y  a  parmi  eux 
des  disciples  de  Gulzlaff,  c'est-à-dire  de  ces  espions  que 
ce  Prussien  envoyait  dans  l'intérieur  pour  obtenir  par 


eux  les  renseignements  dont  il  avait  besoin.  Ils  ont  juré 
d'anéantir  le boudhisme  en  Chine,  aussi  ils  brûlent  les 
pagodes  et  tuent  les  bonzes  qu'ils  rencontrent.  Les  pro- 
testants les  exaltent  comme  des  parfaits  iconoclastes.  A 
quelque  secte  qu'ils  appartiennent,  ils  s'empressent  de 
faire  cause  commune  avec  eux.  Il  est  fort  probable  que 
Je  gouvernement  anglais  va  leur  prêter  main  forte  afin 
d'étendre  son  influence  en  Chine  par  leur  moyen.  Mais, 
j'espère  que  la  France  ne  restera  pas  les  bras  croisés  en 
présence  de  si  grands  événements.  Les  rebelles  ont 
déjà  montré  qu'ils  sont  les  ennemis  des  catholiques  '.. 

«  Agréez,  Monseigneur,  les  sentiments  d'estime,  de 
vénération  et  de  vive  gratitude  avec  lesquels  j'ai  l'hon- 
neur d'être,  etc..  » 

Voici  quelques  extraits  d'un  rapport  adressé  à  M.  le 
vice-président  (28  novembre  1853)  dans  lequel  Mgr  Da- 
nicourt  parle  du  nombre  des  enfants  baptisés,  des  sœurs 
de  charité  que  Ton  commence  à  voir  circuler  à  Niog-Po, 
et  des  écoles  de  médecine  2  où  déjeunes  Chinois  intelli- 

1.  Dans  celle  longue  lettre,  Mgr  Danicourt  entre  dans  d'autres 
détails  concernant  Mgr  Parisis  et  son  diocèse  :  «  Il  se  félicite  de 
s'adresser  à  l'évêque  d'Arras;  car.  dit-il,  je  suis  en  quelque  sorte 
artésien,  étant  né  à  Autbie,  près  de  Pas,  et  ayant  des  parents  à 
Couio,  remarquable  par  son  beau  château,  à  Auxi-le-Chàteau  où 
j'allais  pendant  mes  vacances. 

a  J1ai  aussi  ici  une  de  vos  chères  pénitentes,  notre  excellente 
sœur  Pbilomène...  j'ai  encore  ici  un  jeune  missionnaire  de  votre 
diocèse,  M.  Williaume,  né  près  de  Saint-Pol...  Nous  avons  eu  sur- 
tout en  Chine  deux  célèbres  missionnaires  d'Arras,  M.  Roux,  le 
premier  supérieur  de  notre  maison  à  Pékin,  et  M.  Lamiot  qui, 
après  avoir  si  bien  figuré  pendant  vingt  ans  à  Pékin,  se  retira  à 
Macao,  d'où  il  envoya  (1828)  à  Paris  ces  quatre  séminaristes  chi- 
nois dont  on  a  tant  parlé,  etc..  etc.  » 

2.  A  cette  époque,  en  Chine,  la  médecine  était  loin  d'être  aussi 
avancée  qu'en  France,  et  son  libre  exercice  n'était  pas  soumis  aux 
mêmes  lois.  Nous  ignorons  si  elle  a  fait  beaucoup  de  progrès  depuis 
ce  temps. 


_   9' 


gents  apprenaient  à  connaître,  sous  la  direction  d'un 
médecin  capable,  les  maladies  ordinaires  et  les  remèdes 
les  plus  usuels,  de  manière  à  donner  aux  catéchistes 
ainsi  formés,  un  accès  plus  facile  dans  les  maisons  des 
Chinois. 

«  Je  viens  présenter  aujourd'hui  au  Conseil  de  la  Sainte- 
Enfance  mon  petit  contingent  de  baptêmes  d'enfants 
païens  dont  le  nombre  est  de  trois  cent  dix-sept.  Toute 
modique  que  soit  ma  moisson,  j'ai  cependant  lieu  de  me 
réjouir,  puisqu'elle  est  d'un  tiers  plus  grande  que  l'année 
dernière.  Si  l'on  y  ajoute  celle  qui  a  été  faite  par  les  Filles 
de  la  Charité  qui  ont  baptisé  de  leur  côté  plus  de  deux 
cents  enfants,  le  nombre  ira  à  cinq  cents  et  plus.  Ce 
chiffre  en  comparaison  de  celui  des  autres  missions 
parait  minime;  mais  c'est  tout  ce  que  nous  avons  pu 
faire  à  cause  du  petit  nombre  des  chrétiens  de  cette  pro-. 
vince  qui  n'est  que  de  deux  mille  et  quelques  cents  ; 
mais  c'est  de  la  besogne  solide  et  sûre,  sur  laquelle  il 
n'y  a  rien  à  redire  ;  car  nos  enfants  baptisés  sont 
tous  morts  ou  sont  soignés  à  la  Sainte-Enfance  à  l'excep- 
tion de  cinq  ou  six  qui  sont  encore  à  domicile,  mais 
qu'on  surveille  avec  soin. 

«  Ces  années  passées,  en  conséquence  de  préjugés  et 
d'e  calomnies  affreuses  qui  existaient  parmi  les  païens 
contre  nous  (on  disait  que  nous  arrachions  les  yeux  et 
le  cœur  aux  malades),  il  nous  était  très  difficile  de  les 
aborder.  Mais  maintenant  tous  ces  bruits  ne  courent 
plus,  et  grâce  surtout  aux  œuvres  de  miséricorde  des 
Filles  de  la  Charité,  les  portes  nous  sont  ouvertes  à  peu 
près  partout,  car  nos  sœurs  vont  visiter  les  malades 
dans  la  ville,  les  faubourgs  et  à  la  campagne,  et  sont 
reçues  partout  avec  une  confiance,  un  empressement, 
des  respects  et  des  égards  qui  les  mettent  à  même  de 
faire  un  grand  bien,  et  ouvrent  ainsi  une  large  porte  à 
l'Evangile.  Les  païens  disent  en  parlant  des  œuvres  de 


—  279    - 

nos  sœurs  :  Jamais  chose  pareille  ne  s'est  eue  en  Chine. 
Daigne  le  Seigneur  leur  conserver  la  santé  et  augmenter 
leur  nombre!  Leur  Sainte-Enfance  sera  certainement 
insuffisante  l'année  prochaine,  et  il  s'offre  maintenant 
un  terrain  des  plus  convenables  à  cause  de  sa  position, 
qu'on  pourrait  acheter  à  raison  de  huit  ou  neuf  cents 
piastres.  Les  membres  du  Conseil  consentiraient-ils  à  cet 
achat?  Il  peut  être  sur  que,  dans  un  an,  on  aura  besoin 
d'un  autre  établissement  à  Ning-Po. 

«  Voici  les  moyens  que  j'ai  pris  pour  donner  plus 
d'extension  à  l'œuvre  et  sauver  plus  d'enfants.  Je  viens 
d'ouvrir  à  Ting-Haë,  dans  l'île  de  Tcheousan,  une  école 
de  médecine  pour  les  enfants,  sous  la  direction  de 
M.Joseph  Kiou,  missionnaire  chinois,  et  d'un  médecin 
chrétien  qui  jouit  d'une  grande  réputation  dans  toute 
l'île.  11  y  a  déjà  quelques  élèves  :  ce  sont  des  chrétiens 
d'une  bonne  conduite  et  propres  à  étudier  cette  partie. 
Je  vais  en  appeler  d'autres  de  Kia-Shing-fou  et  de  Tchu- 
Kiou-fou  pour  les  adjoindre  à  ces  premiers,  de  manière 
que,  dans  un  an,  j'aurai  plusieurs  chrétiens  capables  de 
donner  des  remèdes  aux  enfants.  Sans  la  connaissance 
de  la  médecine,  il  n'est  guère  possible  d'avoir  entrée 
chez  les  païens.  J'ai  en  outre  un  médecin  chrétien  établi 
à  Tchang-Kiao,  grand  bourg-  à  deux  lieues  de  Ning-Po, 
et  un  autre  récemment  installé  à  Ho-tckeou-tsao,  village 
chrétien  à  quatre  lieues  de  Ning-Po,  et  un  autre  dans  les 
faubourgs  de  Tckcn-haë-Schien.  Je  ne  parle  point  de 
Ning-Po,  puisque  dans  l'hospice  chinois,  comme  vous 
le  savez  déjà,  il  y  a  plusieurs  chrétiennes  qui  y  baptisent 
tous  les  enfants  en  danger  de  mort,  et  que  les  Filles  delà 
Charité  baptisent  tous  ceux  qu'elles  rencontrent  dans 
leurs  courses  journalières,  outre  ceux  qu'elles  reçoivent 
tous  les  jours  dans  leur  maison.  J'ai  envoyé  M.  Mon- 
tagneux dans  le  district  de  Kia-Shing-fou  pour  y  mettre 
l'œuvre  en  vigueur,  et  il  vient  de  m'écrire  qu'avec  les 


—  iSO  — 

fonds  que  je  lui  ai  envoyés,  on  commence  à  baptiser 
dans  la  ville  de  Ping-hau  à  la  chrétienté  du  Sacré-Cœur 
et  surtout  au  village  du  Tsé-fou-pang  où  plusieurs 
vierges  ont  baptisé  un  bon  nombre  d'enfants  dans  les 
villages  voisins,  et  où  il  y  a  un  commencement  de  mai- 
son de  la  Sainte-Enfance  qui  compte  huit  enfants  offerts 
par  les  païens.  Pourvu  que  nous  soyons  en  paix,  je  suis 
persuadé  que  dans  ce  district,  où  nous  avons  plus  de 
neuf  cents  chrétiens,  nous  pourrons  baptiser  et  recueillir 
beaucoup  d'enfants,  parce  que  les  chrétiens,  quoique 
très  pauvres,  sont  généralement  très  bien  à  leur  devoir, 
comme  je  l'ai  vu  pendant  les  six  mois  que  je  suis  resté 
au  milieu  d'eux  l'année  dernière. 

«  Faute  d'une  personne  instruite,  capable  et  zélée,  je 
n'ai  encore  pu  jusqu'à  présent  établir  l'œuvre  hHan- 
tcheou-foa,  qu'on  dit  être  la  seconde  ville  de  Chine,  et  où 
il  y  a  des  milliers  d'enfants  à  sauver.  Nous  n'y  avons 
qu'une  quarantaine  de  chrétiens,  tous  pauvres  et  assez 
froids,  et  je  n'y  vois  personne  apte  pour  cette  bonne 
œuvre.  Aussitôt  que  je  verrai  quelqu'un  dans  l'école 
de  Ting-Haë  capable  d'entreprendre  cette  œuvre  et  de 
remplir  ce  poste  important,  je  m'empresserai  de  l'y 
envoyer  ;  car  il  me  peine  beaucoup  de  n'avoir  personne 
dans  cette  ville  immense,  qui  est  comme  le  centre  du 
paganisme  en  Chine. 

«  Si  Dieu  permet  qu'on  nous  laisse  en  paix  et  si  les 
choses  continuent  à  aller  sur  le  train  où  elles  sont 
aujourd'hui,  je  suispersuadé  quedans  un  an  nous  aurons 
plus  de  mille  baptêmes. 

«  Toute  l'allocation  de  18o2  est  entre  mes  mains  et  je 
vous  en  rendrai  compte  en  janvier  prochain.  Celle 
de  1853  est  aussi  arrivée;  mais  la  piastre  est  si  chère 
(pour  le  change)  depuis  plusieurs  mois,  que  je  n'ose  pas 
la  toucher  ;  je  préfère  attendre  encore  quelque  temps 
pour  voir  si  le  prix  baissera. 


—  281  — 

«  Vous  avez  vraiment  prévu  nos  besoins  pour  l'année 
prochaine  ;  car  outre  la  nécessité  d'une  autre  maison, 
nous  avons  aussi  besoin  d'un  terrain  pour  un  cimetière. 
Notre  jardin  où  l'on  a  déjà  enterré  près  de  cent  enfants, 
ne  peut  plus  en  contenir  qu'un  petit  nombre.  Puis  les 
baptêmes  et  les  enterrements  sont  devenus  si  fréquents 
et  si  nombreux,  qu'il  me  faut  un  missionnaire  unique- 
ment occupé  à  cela.  Comme  je  n'ai  point  ce  missionnaire, 
c'est  à  peu  près  moi  qui  fait  toute  la  besogne,  parce  que 
M.  Fou, déjà  chargé  du  séminaire.est  fort  occupé  avec  les 
confessions  et  le  soin  des  malades,  tant  en  ville  qu'à  la 
campagne.  Il  m'arrive  fréquemment  de  faire  quatre  bap- 
têmes en  un  jour  avec  autant  d'enterrements.  Je  me 
sens  affaiblir  de  jour  en  jour  et  j'ai  grand  besoin  d'un  re- 
pos absolu  ;  mais  quel  moyen  de  se  reposer  en  présence 
de  tant  de  besogne » 

Nous  empruntons  les  renseignements  qui  suivent  au 
rapport  adressé  (10  janvier  1854)  par  Mgr  Danicourt  à 
M.  Jammes  ;  ils  compléteront  tous  ceux  que  nous  avons 
donnés  jusqu'ici  sur  la  Sainte-Enfance  : 

«  Je  suis  en  possession  de  l'allocation  de  1853  c'est-à- 
dire  de  28.000  francs.  J'ai  reçu  du  district  de  Kia-Shing- 
fou,  une  bonne  petite  liste  d'enfants  baptisés  que  je 
m'empresse  de  vous  expédier.  Vous  vous  réjouirez  avec 
moi  des  heureux  résultats  des  mesures  que  j'ai  prises 
pour  étendre  autant  que  possible  l'Œuvre  dans  le  Tché- 
Iviang,  puisque,  dans  l'espace  de  moins  d'un  mois,  nous 
avons  eu  cent  vingt  et  un  baptêmes. 

«  Nos  sœurs  de  charité  font  des  prodiges  à  Ning-Po  ; 
notre  mission  s'y  étend  admirablement;  il  nous  est  venu 
près  de  cinq  cents  catéchumènes  les  fêtes  de  Noël  der- 
nier, mais  notre  personnel  est  tellement  en  disproportion 
avec  l'ouvrage  que  nous  avons  à  faire,  qu'il  est  impos- 
sible d'y  tenir.  >> 


—  282  — 

Par  une  lettre  adressée  au  préfet  de  la  Propagande 
(6  mai  1854)  il  nous  révèle  quelles  furent  ses  occupations 
pendant  la  majeure  partie  de  l'année  1853. 

«  A  Ning-Po,  durant  huit  mois  consécutifs,  j'ai  dû 
faire  la  classe  aux  séminaristes,  entendre  les  confessions, 
prêcher  les  jours  de  dimanche  et  fête,  instruire  les  caté- 
chumènes, donner  aux  païens  malades  les  notions  les 
plus  indispensables  sur  les  mystères;  baptiser  les  enfants 
chez  nos  sœurs  et  enterrer  ceux  qui  mouraient;  visiter 
et  secourir  bon  nombre  de  familles  réduites  à  la  misère 
par  suite  des  malheurs  des  temps  :  de  telle  sorte  qu'après 
la  fête  de  JNoël  (1853)  je  ne  savais  plus  si  j'avais  encore 
la  tête  sur  les  épaules,  et  qu'il  m'était  impossible  de 
dormir  la  nuit.  » 

En  terminant  ce  chapitre  nous  croyons  devoir  attirer 
l'attention  du  lecteur  sur  la  note  qui  accompagne  la  date 
qui  suit  :  «  Le  3  janvier  1854,  octave  de  saint  Jean  évan- 
géliste  :  Fait  un  voyage  à  Hong-Kong,  Macao,  Manille, 
partie  sur  le  Cassini,  partie  sur  le  Colbert  (extrêmement 

fatigué  et  rongé  de  peines) »  Le  but  principal  de  ce 

voyage  était  l'achat  de  bois  de  construction  pour  l'église 
de  Ning-Po,  que  Mgr  Danicourl  allait  faire  bâtir.  En 
attendant,  cette  note  nous  révèle  une  chose  :  c'est  que 
le  prélat,  au  milieu  de  ses  grandes  occupations  et  à  côté 
des  consolations  qu'il  éprouvait  ça  et  là,  rencontrait  des 
épines  qui  déchiraient  son  cœur. 

Nous  en  connaîtrons  bientôt  la  cause,  au  chapitre 
cinquième. 


CHAPITRE  IV 


SÉJOUR  A  NING-PO-FOU  [fin). 


Etat  du  vicariat  apostolique  de  Mgr  Danicourt,  en  1854, 
à  l'époque  de  sa  translation  au  Kiang-Sy.  —  Quelques  réflexions. 


Avant  de  voir  Mgr  Danicourt  transféré  au  Kiang-Sy, 
il  importe  que  nous  fassions  connaître  l'état  de  son  dio- 
cèse ou  vicariat  apostolique.  Cette  tâche  nous  serait 
bien  difficile ,  pour  ne  pas  dire  impossible,  si  nous 
n'avions  là-dessus  des  documents  authentiques  et  assez 
étendus.  Heureusement  c'est  Mgr  Danicourt  lui-même 
qui  va  nous  renseigner  sur  l'état  de  son  diocèse,  en 
1854,  dans  un  des  plus  remarquables  rapports  qu'il  ait 
adressés  aux  directeurs  de  l'œuvre  delà  Sainte-Enfance  ; 
nous  n'en  reproduirons  que  la  deuxième  partie.  Déjà  les 
chapitres  n  et  in,  qui  précèdent,  nous  ont  instruit  sur  ce 
qu'il  afait  dans  son  vicariat,  sur  tout  le  bien  qui  s'y  est 
opéré,  sur  toutes  les  œuvres  qui  y  ont  été  établies;  mais 
le  rapport  que  nous  allons  citer,  outre  qu'il  est  plus 
complet  que  tous  les  autres,  offre  un  intérêt  tout  parti- 
culier :  il  a  été  rédigé  un  mois  avant  le  départ  du  prélat 
pour  le  Kiang-Sy. 

«  Parlons  maintenant  de  la  religion  catholique  dans  le 
Tché-Kiang.  Sur  les  onze  départements  de  cette  pro- 
vince,  quatre   seulement  comptent  des  néophytes,   ce 


—  28i  — 

sont  ceux  de  Ning-Po,  Kia-Shing,  Han-Tcheou,  Kiu- 
Kieou.  Il  y  a  sept  chrétientés  dans  le  district  de  Ning-Po, 
savoir  :  une  dans  l'arrondissement  de  Ting-Haë  (île  de 
Tcheousan);  une  dans  celui  de  Tchen-haï  avec  une 
chapelle  ;  trois  dans  celui  de  Tse-Ky;  deux  dans  celui 
de  Ning-Po,  dont  une  pour  la  ville  et  les  faubourgs,  et 
une  autre  éloignée  de  quatre  lieues  dans  la  campagne. 
Il  n'y  a  qu'un  oratoire  proprement  dit  dans  ce  dépar- 
tement, et  ce  qu'on  appelle  la  chapelle  de  Ning-Po  n'est 
autre  chose  que  deux  vieilles  maisons  chinoises,  iné- 
gales, et  jointes  ensemble  le  moins  mal  qu'on  a  pu. 
Nous  sommes  réduits  à  un  misérable  local  qui  ne  con- 
tient pas  la  moitié  de  nos  chrétiens,  dont  le  nombre 
augmente  considérablement.  Nous  avons  baptisé  trente 
adultes  aux  fêtes  de  Pâques. 

«  Quatorze  chrétientés  récentes  habitent  le  déparle- 
ment de  Kia-Sing;  trois  dans  l'arrondissement  de  Ping- 
Hou,  et  les  autres  dans  celui  de  Ilay-yen.  Faute  de 
chapelles,  on  dit  la  messe  dans  de  pauvres  chambres, 
ouvertes  au  vent  de  tout  coté.  J'y  ai  passé  l'hiver  de 
1853,  et  je  sais  tout  ce  qu'on  endure  du  froid  et  de  la 
neige,  dans  ces  maisons  sans  feu  et  sans  plancher.  Mais 
nous  sommes  venus  ici  pour  souffrir,  et  il  y  a  peut-être 
d'autres  missionnaires  et  d'autres  chrétientés  plus 
pauvres  que  nous  :  il  faut  donc  se  résigner  et  prendre 
patience. 

«  Le  département  de  Han-Tcheou  n'a  des  chrétiens 
que  dans  sa  capitale  ;  ils  sont  en  petit  nombre,  avec  une 
chambre  pour  dire  la  messe.  Il  est  bien  triste  de  trouver 
si  peu  de  fidèles  là  où  il  y  en  avait  tant  autrefois,  et  de 
voir  une  belle  église,  avec  de  nombreux  appartements 
un  jardin  spacieux  entre  les  mains  des  bonzes  :  je  veux 
parler  de  l'ancienne  église  des  RR.  PP.  Jésuites.  Les 
dix  mille  néophytes  qu'on  comptait  jadis  à  Han-Tcheou 
ont  tous  disparu  dans  les  persécutions  de  Kien-Long  et 


—  285  — 

Kia-King.  Ces  poursuites,  dirigées  avec  l'art  le  plus 
diabolique,  ont  tout  éteint,  tout  détruit  et  chrétiens  et 
chapelles,  sans  toutefois  faire  couler  beaucoup  de  sang. 
Il  y  a  en  Chine  des  vexations  pires  que  les  tortures  et  la 
mort.  Quand  des  mandarins  veulent  punir  ou  ruiner 
quelqu'un,  ils  sont  sûrs  de  leur  coup  et  parviennent  si 
bien  à  leurs  fins,  que  vraiment  on  les  dirait  plus  rusés 
et  plus  méchants  que  le  diable.  Aussi,  que  d'apostasies 
dans  les  temps  d'épreuves  !  Que  de  difficultés  à  convertir 
ces  Chinois  qui  savent  ce  qu'il  en  coûte  dans  les  persé- 
cutions !  La  crainte  des  mandarins  domine  toutes  leurs 
pensées,  tous  leurs  sentiments,  et  l'envoi  officiel  d'un 
satellite  chez  eux  les  fait  pâlir  de  frayeur. 

«  Il  y  a  quatre  chrétientés  dans  le  département  de 
Kiu-Kieou;  une  intrà  muros,  une  près  de  la  ville,  avec 
une  chapelle  bâtie  aux  frais  des  chrétiens,  et  deux  autres 
à  cinq  lieues  de  là  dans  les  montagnes. 

«  A  San-Ky,  arrondissement  du  département  de  Kin- 
Iloa,  on  voit  une  belle  église  des  RR.  PP.  Dominicains, 
convertie  en  Sse-Tang-,  ou  temple  des  ancêtres.  Les 
chrétiens  y  étaient  très  nombreux  autrefois,  mais  il  n'en 
reste  aucun  aujourd'hui. 

«  Ainsi  dans  tout  le  Tché-Kiang,  nous  n'avons  que 
vingt-six  chrétientés,  et  cinq  modestes  chapelles.  Nous 
n'avons  que  quatre  familles  un  peu  aisées  :  tous  les 
autres  néophytes  sont  pauvres  et  g-agnent  leur  vie  du 
travail  de  leurs  mains.  Donc,  point  de  secours  à  attendre 
d'eux  ;  au  contraire,  nous  sommes  souvent  obligés,  dans 
ces  temps  malheureux,  de  leur  faire  l'aumône  pour  les 
empêcher  de  mourir  de  faim.  D'un  autre  côté,  la  somme 
de  sept  mille  francs  qui  m'est  allouée,  chaque  année, 
ne  suffit  pas  pour  les  dépenses  de  mon  séminaire  et  l'en- 
tretien de  mes  six  missionnaires.  Quel  moyen,  avec  cette 
modique  somme,  de  bâtir  des  chapelles,  demandées  avec 
tant  d'instances  par  nos  chrétiens,  qui  se  voient  oblig'és, 


—  280  — 

dans  la  plupart  des  localités,  de  déloger  pour  faire  place 
au  prêtre,  et  de  rester  chez  leurs  voisins  tout  le  temps 
que  dure  la  mission?  Quel  moyen  d'avoir  des  écoles 
pour  l'instruction  des  enfants,  instruction  que  nous 
hâtons  de  tous  nos  efforts,  afin  de  remédier  aux  vices 
qui  naissent  de  l'ignorance? 

«  On  compte,  dans  le  département  de  Ning-Po,  environ 
huit  cents  chrétiens,  près  de  mille  dans  celui  de  Kiu- 
Kieou,  ce  qui  fait  un  total  d'environ  deux  mille  deux  cent 
cinquante,  disséminés  sur  un  parcours  de  cent  quarante 
lieues.  En  outre,  ce  chemin  est  loin  d'être  facile  et  com- 
mode; car  il  faut  traverser  des  bras  de  mer  pour  aller  à 
Tcheousan,  comme  pour  se  rendre  à  Kia-Shing.  J'ai  sou- 
vent éprouvé  dans  ce  trajet  des  coups  de  vent  furieux, 
qui  m'ont  fait  réciter  bien  des  Pater  et  des  Ave.  » 

Après  avoir  raconté  tous  les  obstacles  qu'il  eut  à  sur- 
monter au  début  de  son  ministère  à  Tcheousan  ;  après 
avoir  rappelé  tout  ce  que  l'enfer  a  suscité  contre  lui  à 
son  arrivée  à  Ning-Po,  depuis  le  vacarme  infernal  que 
les  païens  firent  contre  les  chrétiens  jusqu'aux  calom- 
nies les  plus  absurdes  qu'ils  inventèrent  contre  les  catho- 
liques, le  vénérable  prélat  continue  en  ces  termes  : 

«  Quand  ces  moyens  ont  été  usés,  le  démon  a  mis  en 
jeu,  pour  nous  perdre,  un  autre  expédient  plus  efficace 
que  les  précédents,  c'est-à-dire  la  cupidité  effrénée  des 
Chinois.  On  est  venu  de  tout  côté  'chez  nous,  soit  à 
Xing-Po,  soit  à  Tcheousan,  sous  le  prétexte  spécieux 
de  lire  nos  livres  de  religion,  d'apprendre  les  prières  et 
le  catéchisme;  puis  on  a  demandé  à  être  inscrit  sur  le 
catalogue  des  catéchumènes,  à  assister  aux  offices;  tout 
cela,  dans  la  réalité  et  pour  le  plus  grand  nombre,  n'était 
qu'un  masque  dont  on  se  couvrait  pour  avoir  le  moyen 
de  s'enrichir.  Les  uns  venaient  pour  se  faire  payer  de 


—  287  — 

leurs  débiteurs,  d'autres  pour  faire  terminer  à  leur  avan- 
tage un  procès  de  longues  années  ;  ceux-ci  pour  obtenir 
une  place,  ceux-là  pour  ruiner  une  boutique  qui  leur 
faisait  concurrence;  d'autres  se  servaient  de  leur  titre 
de  catéchumènes  pour  commettre  des  injustices,  accuser 
leurs  ennemis  devant  les  tribunaux,  etc.,  etc.  ;  de  sorte 
que  je  me  suis  vu,  pendant  plus  de  deux  ans.  aux  prises 
avec  une  foule  d'hypocrites,  d'avares,  tous  d'accord 
entre  eux  pour  m'en  imposer.  Je  n'ai  pas  été  longtemps 
dupe  de  leur  fourberie  ;  car,  voyant  que  malgré  mes 
exhortations,  mes  reproches  et  mes  menaces,  ils  n'écou- 
taient rien,  je  me  suis  armé  d'un  bras  de  fer  pour  flétrir 
leur  conduite,  qui  faisait  blasphémer  contre  notre  sainte 
religion.  Le  peuple  et  les  mandarins  virent  bientôt  qu'au 
lieu  de  soutenir  de  pareils  fripons,  comme  ils  le  pen- 
saient d'abord,  j'étais  le  premier  à  les  condamner,  à  leur 
défendre  l'entrée  de  la  chapelle,  et  même  à  les  signaler 
à  l'autorité 

«  A  Ning-Po,  j'ai  toujours  été  sur  mes  gardes  pour 
refouler  les  catéchumènes  que  je  savais  donner  du  scan- 
dale et'faire  tort  aux  autres.  J'ai  dénoncé  aux  mandarins 
des  monts-de-piété,  défendus  par  le  gouvernement  que 
des  misérables  avaient  ouvert  en  leur  qualité  de  chré- 
tiens, y  mettant  des  images,  des  chapelets  et  des  cru- 
cifix. Je  n'ai  pu  faire  autrement,  parce  qu'ils  ne  m'écou- 
taient  pas,  et  que  la  clameur  publique  nous  accusait  de 
complicité.  La  répression  ne  se  fit  pas  attendre  :  des 
satellites  démolirent  une  de  ces  boutiques,  et  donnèrent 
en  plein  tribunal  une  schlague  vigoureuse  aux  cou- 
pables. 

«  Ceux  qui  connaissent  la  cupidité,  les  ruses  et  les 
fourberies  des  Chinois,  comprendront  combien  j'ai  eu  de 
misères  à  dévorer;  mais  j'ai  tenu  bon,  malgré  les  mur- 
mures, malgré  les  plaintes  et  même  les  malédictions  de 
ces  Judas,   qui  m'accusaient  de  ne  pas  prendre  leurs 


—  288  — 

intérêts  en  mains,  et  de  ne  pas  les  protéger,  comme  si 
j'étais  venu  en  Chine  pour  faire  leur  fortune.  Du  reste, 
depuis  deux  ans,  il  se  présente  beaucoup  de  néophytes 
autrement  disposés,  et  ceux  que  nous  avons  baptisés 
récemment  ne  tombent  point  dans  le  vice  que  je  viens 
de  signaler  pour  l'instruction  des  missionnaires  à 
venir. 

«  Comme  le  culte  des  ancêtres  est  le  lien  le  plus  puis- 
sant qui  retienne  cette  pauvre  et  infortunée  nation  dans 
l'idolâtrie,  je  me  suis  appliqué,  d'une  manière  spéciale, 
à  Je  combattre  dans  mes  discours  et  mes  conversations, 
d'autant  plus  que  les  chrétiens  sont  accusés  par  les  païens 
d'impiété  envers  leurs  défunts,  parce  qu'ils  n'offrent  pas 
aux  morts  ce  qu'on  appelle  le  ken-fan  (riz  au  bouillon 
gras).  C'est  là  le  grand  obstacle  à  la  conversion  des 
Chinois.  Je  dois  le  dire  en  passant,  la  connaissance  que 
j'ai  tâché  d'acquérir  des  cérémonies  observées  par  les 
Chinois  au  sujet  des  morts,  dans  la  mise  au  cercueil, 
dans  les  funérailles  et  les  repas  en  leur  honneur,  m'a 
donné  la  raison  des  défenses  et  impuretés  légales  dont  il 
est  si  souvent  parlé  au  livre  du  Lévitique.  Les  Chana- 
néens,  au  milieu  desquels  vivaient  les  Juifs,  n'étaient 
pas  moins  superstitieux  que  les  Chinois  envers  les 
morts;  mais  je  ne  sais  pas  s'il  y  avait  chez  eux,  comme 
ici,  des  champs  cultivés  et  récoltés  à  tour  de  rôle  par 
chaque  membre  de  la  famille,  à  condition  seulement  de 
faire  le  ken-fdn,  c'est-à-dire  le  repas  funèbre,  où  tous 
les  parents  assistent,  même  les  morts,  auxquels  on 
laisse  autant  de  places  vides  qu'il  y  a  de  défunts  invités 
au  banquet.  C'est  là  surtout  qu'est  ce  lien  diabolique  qui 
empêche  les  Chinois  de  se  faire  chrétiens,  car  ils  savent 
bien  que  les  morts  ne  mangent  pas;  mais  ils  ne  veulent 
pas  répudier  le  culte  des  ancêtres,  parce  qu'ils  devraient 
renoncer  en  même  temps  à  leur  quote-part  des  champs 
destinés  à  fêter  leur  mémoire.  En  un  mot,  c'est  la  cupi- 


—  -289  — 

dite  seule,  et  non  la  piété  filiale,  qui  tient  les  Chinois 
attachés  à  cette  tradition  lucrative.  La  foi  d'un  Dieu  né 
pauvre  dans  une  crèche,  et  mort  pauvre  sur  la  croix,  est 
le  seul  marteau  capable  de  briser  les  chaînes  qui  rivent 
ce  peuple  aux  autels  de  la  fortune. 

«  Pendant  plusieurs  années,  j'ai  prêché  à  peu  près 
tous  les  jours  à  un  grand  nombre  de  personnes,  et  quand 
je  succombais  à  la  fatigue,  ou  que  j'avais  d'autres  occu- 
pations, un  catéchiste  me  remplaçait.  Mais  il  faut 
l'avouer,  ce  n'est  ni  le  catéchiste  ni  moi  qui  avons  con- 
verti le3  nouveaux  chrétiens  de  Ning-Po;  il  nous  sont 
venus  je  ne  sais  comment.  J'ai  demandé  à  plusieurs 
d'entre  eux  comment  ils  avaient  connu  la  religion  chré- 
tienne, et  leur  réponse  m'a  fait  admirer  les  voies  de  la 
Providence,  qui  se  plient  si  bien  au  caractère  de  chaque 
peuple.  Les  Chinois  ne  raisonnent  pas;  aussi  les  argu- 
ments ne  font  rien  ou  presque  rien  sur  eux.  Ce  qui  les 
amène,  c'est  un  parent,  un  ami,  une  connaissance  quils 
voient  adorer  Dieu,  et  qu'ils  suivent  à  la  chapelle;  c'est 
une  cérémonie  qu'ils  n'ont  vu  qu'une  fois,  ce  sont  des 
prières  qu'ils  entendent  réciter  le  matin  et  le  soir  par  des 
chrétiens  de  même  profession,  ce  sont  surtout  les  bonnes 
œuvres.  Oui,  c'est  par  la  charité  qu'il  faut  attaquer  le 
paganisme  :  plus  il  y  aura  de  dévoùment,  plus  il  y 
aura  de  conversions.  Les  soins  envers  les  malades 
parlent  aux  yeux,  touchent  les  cœurs;  les  païens  n'y 
résistent  pas;  bientôt  ils  viendront  en  foule  embrasser 
une  religion  qui  sait  compatir  aux  misères  humaines  et 
les  soulager. 

«  Je  suis  content  des  fidèles  de  ma  province.  Dans 
toutes  les  chrétientés  où  il  y  a  une  chapelle  ou  une 
chambre  spécialement  destinée  au  culte,  on  récite  tous 
les  jours  en  commun  les  prières  du  matin  et  du  soir, 
ainsi  que  le  chapelet.  Le  chemin  de  la  croix  est  établi 
partout  où  il  y  a  moyen  de  l'ériger.  Nous  avons  eu  de 

19 


—  290  — 

grandes  difficultés,  vu  la  pauvreté  des  chrétiens,  à  obte- 
nir l'observation  du  dimanche;  mais  à  force  de  prêcher 
et  d'exhorter,  nous  en  sommes  venus  à  bout.  Main- 
tenant on  fait  partout  le  pâ-Kong  c'est-à-dire  la  cessation 
des  œuvres.  Dieu  a  béni  l'obéissance  des  fidèles  sur  ce 
point,  car  ici  ils  sont  partout  plus  à  l'aise  que  les  païens 
de  même  condition;  tandis  qu'autrefois  il  avait  puni  Jeur 
désobéissance,  en  permettant  qu'ils  tombassent  dans  une 
misère  telle  que  plusieurs,  pour  avoir  une  poignée  de 
riz  à  manger,  se  virent  réduits  à  vendre  leurs  femmes  à 
des  païens.  Mendier  en  Chine,  où  les  cœurs  sont  durs 
comme  des  rochers,  c'est  aller  mourir  de  faim  aux  portes 
de  la  première  pagode.  Heureusement,  ces  chrétiennes 
vendues  aux  idolâtres  ont  pu  être  rachetées  presque 
toutes.  Ceci  s'est  passé  en  l'absence  des  missionnaires 
qui,  pendant  de  longues  années,  étaient  si  peu  nom- 
breux dans  ces  provinces,  que  les  chrétiens  étaient  à 
peine  visités  une  fois  tous  les  trois  ans. 

«  Xing-Po  et  Kia-Shing  comptent  beaucoup  de 
femmes  pieuses,  ferventes,  zélées  à  visiter  les  malades, 
dont  elles  ont  converti  un  bon  nombre-  Par  leurs  chari- 
tables insinuations,  elles  nous  amènent  tous  les  mois  un 
bon  nombre  de  catéchumènes.  Que  le  bon  exemple  est 
fort!  que  la  charité  est  puissante  !  Mais,  il  faut  le  dire,  il 
y  a  quelque  chose  qui  stimule  irrésistiblement  nos  chré- 
tiennes; c'est  l'exemple  des  Filles  de  la  Charité  dont  le 
zèle  à  soigner  les  enfants  et  les  infirmes  les  anime,  les 
entraîne  dans  la  voie  des  sacrifices,  comme  il  excite  le 
respect,  l'estime  et  l'admiration  des  païens.  Béni  soit  le 
Seigneur  de  m'avoir  enfin  envoyé  ces  bonnes  sœurs, 
que  j'ai  demandées  dès  mon  arrivée  à  Tcheousan!  J'étais 
sur  que  leur  présence  ici,  comme  partout  ailleurs,  serait 
une  source  de  bienfaits  pour  les  pauvres,  une  manifesta- 
tion de  la  charité  chrétienne  aux  yeux  des  idolâtras, 
et    un    principe   de  conversions     nombreuses.    Ce  qui 


—  20  i  — 

se  passe  à  Xing-Po  prouve  que  je  ne  me  trompais  pas. 
«  Je  termine,  Messieurs,  en  vous  priant  de  recevoir 
mes  sincères  remerciements,  ainsi  que  ceux  de  mes  mis- 
sionnaires et  de  tous  mes  chrétiens,  pour  tous  les  secours 
que  vous  avez  alloués  à  cette  mission  jusqu'à  ce  jour; 
j'ai  pleine  et  entière  confiance  que  votre  charité,  qui  con- 
naît nos  besoins  et  surtout  l'urgente  nécessité  d'une 
église  à  Xing-Po,  m'enverra  les  fonds  nécessaires  pour 
en  accélérer  la  construction.  Cette  aumône,  après 
laquelle  je  soupire,  ajoutera  à  ma  reconnaissance;  mais 
elle  n'ajoutera  rien  aux  sentiments  d'estime  et  d'affec- 
tion avec  lesquels  je  suis  toujours,  dans  le  Seigneur  et 
en  union  de  prières,  Messieurs,  votre  très  humble  ser- 
viteur. 

«  F.-X.  Danicodrt, 
«  Ec.  d'Antiphclles,  vie. -op.  du  Tché-Kianp.  » 

Lorsqu'on  se  prend  à  réfléchir  sur  tout  ce  que  nous 
avons  rappelé  dans  ce  chapitre  ainsi  que  dans  ceux  qui 
précèdent,  on  reste  stupéfait  à  la  pensée  de  tout  ce  qu'a 
fait  Mgr  Danicourt  au  Tché-Kiang  ;  on  est  de  plus  en  plus 
convaincu  que  cet  homme  de  Dieu  fut  missionnaire  dans 
toute  la  force  du  terme,  qu'il  fut  un  véritable  apôtre. 

En  effet,  depuis  douze  ans,  il  consacre  ses  forces 
physiques,  intellectuelles  et  morales,  toute  sa  vie  en  un 
mot,  à  la  mission  du  Tché-Kiang;  et,  Dieu  aidant,  le 
succès  dépasse  ses  espérances!  Voyez  plutôt  :  il  n'avait 
trouvé  en  arrivant  dans  cette  province  que  des  chré- 
tientés éparses  ça  et  là,  sans  chapelles,  sans  culte;  les 
missionnaires  venus  avant  lui  dans  cette  contrée  n'a- 
vaient pas  eu  où  reposer  la  tète  et  avaient  vécu  au  jour 
le  jour.  Mais  voilà  que,  en  quelques  années,  il  a  tout 
établi,  tout  organisé,  grâce  aux  industries  de  son  zèle 
aux  efforts  persévérants  de  sa  volonté  et  aux  œuvres  dont 
nous  avons  parlé  précédemment  :  orphelinats,  écoles, 


—  292  — 

hospices ,  séminaire ,  procure,  maison  de   sœurs,  cha- 
pelles et  bientôt  église,  il  a  tout  fondé  pour  abriter  et  le 
troupeau  et  les  pasteurs  ;  formation  de  catéchistes,  mi- 
nistère des  vierges  ou  femmes  chrétiennes  dont  le  dé- 
voùment  rappelle  si  bien  celui  de  celles  qui  accompa- 
gnaient les  premiers  apôtres  ;  jeunes  gens  instruits  dans 
des  écoles  de  médecine  et  de  pharmacie  pour  avoir  un 
plus  facile  accès  dans  les  maisons  des  Chinois  ;  sœurs  de 
charité  appelées  de  l'Occident  et  installées  par  lui   à 
Xing-Po;  prêtres  indigènes  formés  pour  les  missions  : 
tout  a  été  mis  en  œuvre  pour  créer,  féconder  la  chré- 
tienté et  rendre  la  famille  catholique  de  plus  en  plus  nom- 
breuse dans  ce  pays  infidèle.  Sa  mission  n'avait  presque 
rien  à  envier  à  l'Europe  chrétienne  puisqu'elle  possédait 
en  son  sein  les  éléments  régénérateurs  du  catholicisme! 

La  moisson  se  préparait  abondante  et  belle:  mais  ' 
voilà  que  tout  à  coup  Dieu  s'approche  de  son  serviteur 
et  lui  dit  comme  autrefois  à  Tobie  :  «  Parce  que  tu  m'as 
été  agréable,  j'ai  jugé  bon  de  te  faire  passer  par  le  creuset 
de  l'épreuve  *.  » 

Et  encore  :  Disciple  de  l'apôtre  des  nations,  nouveau 
Timothée,  je  t'ai  choisi  comme  «  un  vase  d'élection 
pour  porter  la  gloire  de  mon  nom  chez  les  peuples  de 
l'Extrême-Orient;  mais  il  faut  que  je  t'apprenne  combien 
tu  dois  souffrir  pour  mon  nom...  2  » 

Le  chapitre  qui  suit  va  nous  montrer  Mgr  Danicourt 
aux  prises  avec  l'adversité.  Quand  Dieu  prédestine  une 
àme  à  de  grandes  choses  et  veut  la  frapper  à  son  image 
et  à  sa  ressemblance  3,  il  la  marque  d'un  sceau  :  le 
sceau  des  élus,  c'est  la  croix. 

1.  Tobie,  xii,  xni.  Judith,  xii,  vi  :  Qmnes  qui  placuerunt  per  mili- 
tas tribulationea  tramierunt. 

2.  Actes  des  apôtres,  ix,  16. 

3.  Quos prxdestinavit,  conformes  fieri  imaginis  Filii  sui.  Ad  Rom., 
vin,  29. 


CHAPITRE  Y 


LA  CROIX 


Le  disciple  n'est  pas  plus  que  le  Maître.  —  Est-il  étonnant  qu'un 
missionnaire  rencontre  des  difficultés  au  milieu  des  infidèles?  — 
Surprise  que  cause  à  Mgr  Danicourt  la  nouvelle  de  son  change- 
ment de  destination.  —  11  est  justifié  par  son  conseil.  —  Divers 
personnages,  entre  autres  l'ambassadeur  de  France,  réclament 
en  sa  faveur  auprès  du  Saint-Siège.  —  Il  se  justifie  lui-même. 
—  Il  est  vengé  par  Rome. 


Lorsqu'on  lit  l'Évangile,  «  il  est  une  page  solennelle 
où  le  récit  est  coupé  par  cette  annonce  émouvante  : 
Passio  Domini  nostri  Jesu  Christi.  Également,  quand  on 
suit  le  prêtre  dans  sa  carrière,  surtout  le  prêtre  mission- 
naire, il  vient  une  heure  triste  où,  après  avoir  évangélisé 
le  monde,  après  avoir  commandé  à  Dieu  sur  l'autel, 
après  avoir  ressuscité  les  morts  au  confessionnal,  il  lui 
reste  un  devoir  suprême  à  remplir,  celui  de  monter  au 
Calvaire  pour  y  subir  sa  douloureuse  passion  *.  » 

Nous  sommes  arrivés  à  cette  heure  de  la  vie  de 
Mgr  Danicourl.  L'épiscopat  ne  fut  pas  seulement  pour 
lui  a  un  héritage  de  gloire  d,  il  fut  aussi  un  calice 
d'amertume,  et  il  ressemble  à  son  divin  modèle  par  ce 
second  caractère  autant  que  par  le  premier  3. 


1.  Manrèze  du  prêtre,  par  le  R.  P.  CaussettEj  t.  II,  p.  23J 

2.  Ibid. 


—  294  — 

Voici  quelle  fut  la  destinée  du  Maître  :  «  Le  Christ  a 
dû  souffrir  pour  entrer  ainsi  dans  la  gloire  de  Dieu  *.  » 
Telle  doit  être  la  destinée  du  disciple  :  «  Nous  n'en- 
trerons dans  le  royaume  de  Dieu  qu'après  être  passés 
par  de  nombreuses  tribulations  2.  » 

Le  disciple  ne  peut  être  de  meilleure  condition  que  le 
Maître  sous  peine  de  renverser  l'ordre  des  choses  :  «  Ils 
m'ont  persécuté,  dit  le  Sauveur  ;  ils  vous  persécuteront 
aussi  3.  »  —  «  Que  celui  qui  veut  venir  après  moi 
prenne  sa  croix  4.  » 

Notre-Seigneur  n"a-t-il  pas  dit  spécialement  pour  ses 
apôtres  et  ses  missionnaires?  «  Je  vous  envoie  comme, 
des  agneaux  au  milieu  des  loups.  »  Et  tous  les  apôtres 
s'en  sont  allés  depuis  deux  mille  ans  arrosant  leur  sillon 
de  leurs  larmes  jusqu'au  moment  où  il  a  plu  à  Dieu  de 
les  appeler  à  lui  pour  les  faire  tressaillir  d'allégresse  5. 

La  souffrance  est  la  condition  de  toute  existence 
humaine;  mais  elle  l'est  bien  plus  de  celle  du  mission- 
naire. Si  la  croix  est  partout,  à  plus  forte  raison  dans 
cette  vie  de  privations,  de  dangers,  de  combats,  de 
peines  de  toutes  sortes. 

L'auteur  de  V Imitation  exprime  quelque  part  cette 
pensée  marquée  au  coin  de  l'expérience  et  qui  ajoute  à 
tout  ce  qu'il  dit  sur  la  croix  et  la  souffrance  :  «  Partout 
où  vous  serez,  il  se  trouvera  quelqu'un  qui  vous  fera  de 
la  peine  6.  » 

Dieu  se  plaît  à  éprouver  ceux  qu'il  aime  7,  pour  les 
rendre  meilleurs  et  accroître  la  somme  de  leurs  mérites. 

D'ailleurs  c'est  la  souffrance  et  le  malheur  qui  achèvent 

1.  Saint  Luc,  xxiv,  20. 

2.  Actes  des  apôtres,  xiv,  21. 

3.  Saint  Jean,  xiv,  20. 

4.  Saint  Luc,  ix,  23. 

5.  Psaume  123.  6. 

6.  Livre  III,  ch.  xxvn. 

7.  Quem  diligit  Dominus  castigat.  Hebr.  xii,  6. 


—  295  — 

d'instruire  et  de  former  l'homme.  «  Un  contemporain, 
qui  n'est  pas  Père  de  l'Eglise,  mais  qui  parlait  bien 
jadis  des  choses  du  cœur,  Ta  dit  :  Soies  un  ciel  toujours 
pur,  le  cœur  ne  mûrit  pas.  Le  Saint-Esprit  ajoute  avec 
bien  autrement  d'autorité  :  Qui  non  est  tentatus  qieidscit  ? 
Que  sait-il  celui  qui  n'est  point  passé  par  le  creuset  de 
l'épreuve?  La  douleur,  en  effet,  est,  pour  les  âmes, 
comme  ces  atmosphères  privilégiées  qui  font  éclore  pré- 
maturément les  fruits  *.  » 

Après  tout  cela,  est-il  surprenant  qu'un  missionnaire 
rencontre  des  épreuves,  des  tribulations,  des  croix? 
C'est  le  contraire  qui  devrait  étonner.  Rien  qu'en  se 
plaçant  au  point  de  vue  humain,  il  n'est  pas  possible 
qu'il  en  soit  autrement. 

A  ceux  qui  exprimeraient  un  sentiment  de  surprise  en 
apprenant  que  MgrDanicourt  a  rencontré  des  difficultés 
au  sein  du  paganisme,  de  l'idolâtrie  et  de  la  superstition 
des  Chinois,  nous  répondrons  qu'ils  doivent  bien  plutôt 
s'étonner  de  voir  des  évêques  sans  cesse  en  lutte  dans 
un  pays  civilisé  comme  la  France,  au  sein  d'un  gouver- 
nement régulier  qui  reconnaît  la  religion  catholique 
comme  celle  de  la  majorité  des  Français;  des  évêques 
obligés  parfois  de  résigner  leurs  pouvoirs  après  force 
luttes  et  concessions  pour  le  bien.  A  ceux-là  nous  répon- 
drons encore  que  nous  sommes  bien  plus  surpris  de  voir 
dans  un  pays  catholique,  civilisé  comme  le  nôtre,  des 
curés  naguère  aimés,  admirés  de  toute  une  paroisse, 
tomber  tout  à  coup  dans  une  situation  impossible,  en 
face  de  populations  qui  pétitionnent  contre  eux  et 
finissent  par  obtenir  leur  changement  de  résidence. 

Mais  plutôt,  ne  nous  étonnons  d'aucune  de  ces  situa- 
tions !  La  raison  en  est  toujours  la  même  comme  au 
temps  de  saint  Augustin  dont  le  vaste  génie  discernait 

I.  Manrèze  du  prêtre,  ibid.,  p.  235. 


—  290  — 

deux  cités  sans  cesse  en  opposition  ici-bas  :  la  cité  de 
Dieu  et  la  cité  du  démon  ;  la  lutte  du  mal  contre  le  bien, 
sous  mille  formes  diverses;  le  mal  l'emportant  parfois 
sur  le  bien  ;  Dieu  triomphant  à  la  fin,  mais  en  attendant, 
exerçant  ses  serviteurs  par  toutes  sortes  de  tribulations, 
avant  de  leur  faire  remporter  la  couronne  de  justice. 

Il  eût  manqué  quelque  chose  à  Mgr  Danicourt  s'il  ne 
fût  passé  par  toutes  sortes  d'épreuves.  En  effet  jusqu'ici 
tout  lui  a  souri,  tout  lui  a  tourné  à  bien,  à  honneur  : 
estimé  de  ses  condisciples  et  de  ses  maîtres,  au  collège 
de  Montdidier,  pour  ses  vertus  et  ses  aptitudes;  chéri  de 
ses  élèves  et  aimé  de  ses  confrères  pendant  les  années 
qn'îl  professa  dans  cette  même  maison  ;  rempli  de  con- 
solations durant  huit  années  consécutives  h  Macao  au 
milieu  de  ses  jeunes  séminaristes  et  de  ses  excellents 
collègues;  couronné  de  tous  les  succès  qu'un  mission- 
naire ait  pu  remporter,  dans  l'archipel  Tcheousan,  où 
pendant  quatre  ans  il  fut  l'objet  de  l'estime  et  de  l'admi- 
ration de  l'armée  anglaise  ;  comblé  d'une  joie  bien  légi- 
time par  tous  les  bons  résultats  qu'il  obtint  dans  sa 
mission  du  Tché-Kiang;  promu  à  l'épiscopat  pour  des 
motifs  exceptionnels  :  tout  lui  a  réussi  jusqu'ici!  !  !  Mais 
il  ne  devait  pas  en  être  toujours  ainsi,  sinon  sa  vie  n'eut 
pas  été  celle  du  vrai  missionnaire. 

A  l'instar  de  saint  Jean  l'évangéliste ,  l'un  de  ses 
modèles  de  prédilection,  Mgr  Danicourt  devait  recevoir 
les  présents  de  Notre-Seigneur,  les  arrhes  de  son  amour. 

Quels  furent  ces  présents? 

Xotre-Seigneur  a  donné  à  saint  Jean,  son  (  'œur,  sa 
Mère  et  sa  Croi.r.  11  n'a  pas  traité  avec  moins  de  faveur 
cet  autre  disciple  bien-aimé  dont  nous  racontons  la  vie  : 
il  lui  a  en  effet  donné  son  divin  Cœur  pour  lieu  de 
repos,  son  divin  Gœur,  par  une  ardente  dévotion  qui 
Ta  fortifié  au  sein  des  dangers  et  des  tribulations  de  l'a- 
postolat; il  lui  a  donné  sa  Mère  par  une  tendre  piété  qui 


—  297  — 

la  lui  rendait  présente  en  toute  circonstance  au  point 
qu'il  n'entreprenait  jamais  rien  sans  elle.  Enfin  il  lui  a 
donné  sa  croix.  Certes  !  dorénavant  les  peines  ne  lui 
feront  pas  défaut. 

Dans  la  seconde  moitié  de  l'année  1852,  M°r  Dani- 
court,  voyant  que  tout  était  rentré  dans  le  calme  à 
Tcheousan  et  à  Ning-Po,  résolut  de  visiter  son  vicariat.. 
Pendant  tout  l'hiver  de  1852-1853  (six  mois  durant),  il 
parcourut  toutes  les  chrétientés  de  sa  province  afin  de 
juger  par  lui-même  de  leur  état,  de  répondre  aux  besoins 
les  plus  urgents,  de  consoler,  d'encourager  ces  chrétiens 
que  la  persécution  menaçait  sans  cesse,  de  prendre  des 
moyens  pour  assurer  le  baptême  des  moribonds  et  de 
recueillir  les  enfants  abandonnés  pour  les  élever  dans 
la  religion. 

On  ne  peut  s'imaginer  au  prix  de  quelles  fatigues,  de 
quels  dangers,  de  quelles  privations  il  accomplit  cette 
mission  :  Naviguer  sur  des  cours  d'eau  d'une  canalisa- 
tion irrégulière  où  les  secousses  et  les  chocs  violents 
exposent,  à  chaque  instant,  la  barque  à  chavirer;  voya- 
ger à  pied  au  moment  des  gelées  et  faire  de  longues 
courses  sur  des  chemins  ou  plutôt  à  travers  des  sentiers 
étroits,  raboteux  et  glissants  :  s'exposer  la  plupart  du 
temps  à  être  dévalisé  par  les  voleurs  de  grand  chemin 
qui  sont  très  nombreux  en  Chine;  se  nourrir  des  ali- 
ments les  plus  grossiers  et  ne  prendre  pour  boisson  que 
de  l'eau  de  riz,  ou  par  extraordinaire  du  vin  de  riz, 
liquide  qui  n'est  guère  fortifiant  :  telle  fut  la  vie  qu'il 
mena  pendant  ces  six  mois.  Toutefois  il  retournait 
content  à  Ning-Po,  car  il  avait  préparé  les  moyens  pour 
opérer  le  bien  sur  une  plus  grande  échelle  et  assurer, 
par  le  baptême,  le  salut  d'un  plus  grand  nombre  d'en- 
fants. Mais  quelles  ne  furent  pas  sa  surprise  et  sa  stupé- 
faction de  trouver,  en  arrivant  à  Ning-Po,  le  décret 
de   la   Sacrée    Propagande    lui    annonçant   son    chan- 


—  298  — 

gement   de   destination  et  l'envoyant  au  Iviang-Sy  !... 

Aussitôt  il  rassemble  tous  les  missionnaires  qu'il  a 
autour  de  lui  pour  conférer  avec  eux,  et  adresser,  de 
concert  avec  eux  tous,  à  M.  Etienne,  ses  réclamations 
motivées. 

Voici  le  texte  du  rapport  adressé  à  M.  Etienne  par  ses 
consulteurs,  le  1er  mars  1833  : 

«  Monsieur  et  1res  honoré  Père, 

«  Nous  avons  l'honneur  de  vous  transmettre  le  relevé 
du  conseil  tenu  dans  notre  maison  de  Ning-Po  le  27  fé- 
vrier 1833. 

«Le  dimanche  27  février,  jour  du  retour  de  sa  visite 
pastorale  qui  avait  duré  six  mois,  S.  G.  Mgr  Dani- 
court,  évoque  d'Antiphelles,  vicaire  apostolique  et  visi- 
teur de  la  mission  du  Ïché-Kiang,  nous  réunit  en  qualité 
de  consulteurs  de  îa  province  et  nous  donna  communi- 
cation des  pièces  suivantes  qui  lui  étaient  adressées  :  la 
première  par  M.  Etienne,  supérieur  général  de  la  Congré- 
gation, la  deuxième  par  S.  Em.  Mgr  Fransoni,  préfet 
de  la  Propagande.  »  (V.  les  pièces  ci-jointes.) 

Après  que  la  lecture  en  eût  été  donnée  par  M.  le 
secrétaire  du  conseil,  Mgr  Danicourt,  en  sa  qualité  de 
président,  s'exprima  ainsi  : 

«  Messieurs, 

«  Ne  voulant  pas  m'en  rapporter  à  moi-même  dans 
une  affaire  aussi  grave  et  qui  me  touche  de  si  près,  je 
vous  prie  de  l'examiner  sérieusement  et  de  m'aider  de 
vos  pensées,  afin  d'agir  avec  toute  la  justice,  la  prudence 
et  la  dignité  que  réclament  les  questions  que  j'ai  à  vous 
présenter. 

«  Mon  changement,  comme  vous  venez  de  le  voir  par 
la  lecture  des  pièces  qui  vous  a  été  faite,  est  basé  sur 


—  290  — 

deux  seuls  motifs  :  d'abord  la  présence  de  graves  diffi- 
cultés qui  existeraient  pour  moi  hic  et  nunc  dans  la  mis- 
sion du  Tché-Kiang;  ensuite  l'impossibilité  où  je  suis 
de  pouvoir  y  faire  le  bien.  Telles  sont  les  deux  raisons 
que  le  décret  précité  dit  avoir  été  alléguées  par  M.  le 
supérieur  général... 

a  Cela  posé,  Messieurs,  pour  l'honneur  de  la  justice  et 
de  la  vérité,  ainsi  que  pour  la  rectification  de  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  faux  ou  d'inexact  dans  les  informations 
qui  ont  été  données  à  M.  le  supérieur  général,  je  vous 
prie  de  répondre  in  Domino  aux  questions  suivantes  : 

u  1°  Les  graves  difficultés,  les  embarras,  adjunetaque 
rerum  adversa,  dont  il  est  qustion  dans  les  deux  lettres 
ci-dessus,  et  qui  sont  le  motif  déterminant  de  mon  chan- 
gement, existent-ils  dans  la  mission  du  Tché-Kiang? 

«  2°  Suis-je  dans  l'impossibilité  d'exercer  le  ministère, 
pastoralia  mania,  dans  cette  mission  et  d'y  faire  le  bien? 

«  3°  Depuis  les  malheureux  événements  qui  se  sont 
passés  à  Tcheousan  seulement,  et  non  dans  toute  la  pro- 
vince, est-il  vrai  de  dire  que  mon  séjour  ne  pourra  plus 
y  être  que  bien  triste  et  bien  amer  et  qu'il  me  sera  moins 
pénible  d'aller  travailler  dans  le  Kiang-Sy? 

«  4°  Pourrai -je  faire  le  bien  dans  le  Kiang-Sy  plus  fa- 
cilement que  dans  le  Tché-Kiang? 

«  5°  L'état  actuel  de  ma  santé  n'est-il  pas  un  motif 
grave  de  représenter  à  la  Sacrée  Congrégation  et  à  M.  le 
supérieur  général  les  difficultés  de  ce  changement  et  les 
grands  embarras  ainsi  que  le  mauvais  effet  qu'il  pro- 
duira sur  les  prêtres  chinois  et  les  chrétiens  des  deux 
provinces  et  des  autres  vicariats  voisins. 

«  6°  Pour  toutes  ces  raisons  le  conseil  est-il  d'avis, 
qu'avant  de  mettre  à  exécution  la  détermination  de  M.  le 
supérieur  général  et  le  décret  de  la  Sacrée  Congrégation 
de  la  Propagande,  qui  n'est  pas  encore  connu  de  Mgr  le 
vicaire  apostolique  du  Kiang-Sy.  je  doive  informer  l'un 


—  300  — 

et  l'autre  du  véritable  état  des  choses  et  attendre  leur 
décision  ultérieure? 

«  Après  y  avoir  sérieusement  réfléchi  devant  Dieu,  les 
consulteurs  ont  donné  les  réponses  suivantes  : 

«  Alapremière  question,  non  :  il  n'existe  actuellement 
dans  la  mission  aucune  difficulté,  aucun  embarras,  ni 
local,  ni  général,  ni  personnel.  Il  y  a  eu,  il  est  vrai,  de 
graves  affaires  à  Tcheousan  comme  on  peut  le  voir  par 
l'exposé  fidèle  qu'en  fait  Mgr  Danicourt  dans  sa  lettre  à 
M.  le  supérieur  général  et  à  la  Sacrée  Congrégation  delà 
Propagande,  mais  aujourd'hui  tout  est  en  paix  et  dans 
un  état  meilleur  qu'auparavant. 

«  A  la  seconde  question,  non  :  Mgr  Danicourt  n'est  pas 
dans  l'impossibilité  de  faire  le  bien  dans  la  mission.  11  y 
a  eu  des  cabales  suscitées  contre  Sa  Grandeur,  mais  les 
coupables  ont  reconnu  leur  faute  et  en  ont  fait  publique- 
ment pénitence.  La  visite  pastorale  que  Mgr  Danicourt 
vient  de  faire  et  qui  a  duré  six  mois  prouve  que  Sa 
Grandeur  a  la  confiance  des  chrétiens  qui  l'ont  reçu  par- 
tout avec  le  plus  grand  empressement. 

«  Du  reste  il  est  essentiel  de  remarquer  que  Mgr  Dani- 
court, depuis  la  mort  de  son  prédécesseur,  a  presque 
toujours  été  seul  et  sans  aides;  mais  aujourd'hui  qu'il  a 
avec  lui  plusieurs  confrères  européens,  il  n'y  a  aucun 
doute  qu'avec  ce  secours  il  n'opère  à  l'avenir  un  plus 
grand  bien  dans  la  mission  qui  lui  est  confiée. 

«  A  ia  troisième  question,  nous  pensons  tout  le  con- 
traire et  nous  sommes  persuadés  qu'après  avoir  été  vu 
au  milieu  de  graves  difficultés,  Monseigneur  jouira  d'un 
grand  bonheur  et  de  consolations  bien  douces  en  voyant 
la  paix  et  la  prospérité  régner  dans  une  mission  qu'il  a 
pour  ainsi  dire  fondée  avec  tant  de  peines  et  dont  il  est 
juste,  ce  nous  semble,  qu'il  recueille  les  fruits  et  ne  soit 
point  séparé. 

«  Du  reste  quel  est  le  vicaire  apostolique  qui  n'a  pas 


—  301  — 

eu  de  difficultés,  des  embarras,  des  croix,  etc.,  et  par 
conséquent  quel  est  celui  qui  ne  sera  pas  obligé  de 
changer  de  vicariat  si  les  difficultés  sont  un  motif  de 
changement. 

«  A  la  quatrième  question,  non  :  à  cause  du  nouveau 
langage  qu'il  sera  obligé  d'apprendre,  de  l'étude  qu'il 
sera  forcé  de  faire,  des  usages,  des  localités,  etc.,  la- 
quelle nous  semble  être  actuellement  bien  difficile  pour 
Mgr  Danicourt  à  cause  de  son  âge  et  de  sa  santé.  Du 
reste  pour  faire  le  bien  il  faut  avoir  la  confiance;  or 
n'est-il  pas  à  craindre  que  les  chrétiens  du  Kiang-Sy  en 
voyant  qu'on  leur  envoie  un  vicaire  apostolique  changé 
de  vicariat  parce  qu'il  a  eu  des  difficultés,  etc.,  au  lieu 
d'avoir  confiance  en  lui,  ne  soient  portés  a  s'en  éloigner. 
Que  penseront-ils  de  ce  changement?  Qu'en  penseront 
les  prêtres  chinois  du  Tché-Kiang  et  du  Kiang-Sy;  et 
surtout  un  de  cette  dernière  province  qui,  ayant  été  obligé 
de  quitter  Tcheousan  comme  étant  en  grande  partie  la 
cause  des  malheurs  de  cette  chrétienté,  ne  manquera 
pas,  en  voyant  le  changement  de  Mgr  Danicourt,  de 
rejeter  toute  la  faute  sur  Sa  Grandeur  et  lui  nuira  gran- 
dement dans  l'esprit  des  chrétiens  et  des  missionnaires. 

«  Si  Mgr  Danicourt  eût  été  nommé  au  vicariat  du 
Kiang-Sy,  immédiatement  après  la  mort  de  Mgr  Laribe, 
ou  tout  au  moins  avant  la  nomination  et  l'installation  de 
Mgr  Delaplace  qui  a  déjà  pris  possession,  il  n'y  aurait 
peut-être  rien  à  dire  de  ce  côté-là;  mais  aujourd'hui  que 
chaque  vicaire  apostolique  est  installé  dans  sa  province 
respective,  le  changement  en  Question  nous  semble  pré- 
senter les  plus  graves  inconvénients  pour  Mgr  Danicourt 
dans  le  Kiang-Sy  et  pour  Mgr  Delaplace  dans  le  Tché- 
Kiang.  D'ailleurs  un  tel  changement  ne  s'est  encore 
jamais  vu,  et  il  est  bon,  ce  nous  semble,  que  ce  ne  soit 
pas  notre  congrégation  qui  donne  en  Chine  le  premier 
exemple  de  ce  genre. 


-   302  — 

«  A  la  cinquième  question,  oui  :  l'état  de  soull'rance 
dans  lequel  se  trouve  habituellement  Mgr  Danicourt 
semble  ne  pouvoir  plus  être  compatible  avec  tout  ce  qu'il 
aura  à  souffrir  de  bien  des  manières  au  Kiang-Sy;  et 
c'est  ce  qui  nous  fait  dire  qu'il  est  grandement  à 
craindre  que  ce  changement  n'entraîne  après  lui  quelque 
accident  fâcheux. 

«  A  la  sixième  question,  oui:  Mgr  Delaplace  n'étant 
pas  encore  informé  de  ce  changement,  tout  restant  dans 
le  statu  quo  jusqu'à  nouvel  ordre  et  n'y  ayant  aucun 
péril  in  morâ  (k  attendre),  le  conseil  est  d'avis  d'at- 
tendre  la  décision  ultérieure  de  M.  le  supérieur  général 
et  de  la  Sacrée  Congrégation  de  la  Propagande. 

«  Telles  sont,  Monsieur  et  très  bonoré  Père,  les 
réponses  que  nous  avons  cru.  en  conscience  et  pour  le 
bien  de  tous  en  général,  donner  aux  questions  qui  nous 
ont  été  proposées  par  Monsieur  le  visiteur  de  cette  pro- 
vince. 

k  Nous  avons  la  confiance  qu'elles  obtiendront  votre 
sanction  et  c'est  dans  cette  espérance  que  nous  avons 
l'honneur  d'être,  avec  le  plus  profond  respect  et  le  plus 
parfait  dévoûment, 

Monsieur  et  très  honoré  Père, 
«  Vos  très  humbles  et  très  dévoués  serviteur-. 

Ces  réponses  si  claires,  si  nettes,  si  catégoriques 
firent  impression  sur  l'esprit  de  M.  Etienne:  nous  en 
trouvons  la  preuve  dans  une  lettre  de  Mgr  Delaplace  à 
Mgr  Danicourt  :  «La  manière  dont  vous  a  écrit  notre 
très  honoré  Père  ne  parait  pas  prouver  autre  chose, 
sinon  qu'après  vos  réclamations,  notre  maison  de  Paris 

-t  mise  tout  à  fait  de  coté.  C'est  ainsi  en  effet  que  la 
chose  est  arrivée.  Dès  que  l'on  eut  connaissance  de  vos 
réponses  au  décret  du  10  septembre  18o2;  on  s'est  dit  à 


—  303  — 

Paris  et  on  me  l'a  écrit  :  Rome  arrangera  l'affaire 
comme  elle  voudra;  en  attendant,  on  nous  a  traités, 
vous  et  moi,  sur  l'ancien  pied.  La  Sacrée  Congrégation 
a  donc  rendu  cette  nouvelle  décision proprio  motu  et  me 
l'a  expédiée  directement  par  la  voie  de  Hong-Kong..  '. 

En  même  temps  que  les  consulteurs  de  la  province  du 
Tché-Kiang,  Mgr  Maresca,  administrateur  apostolique 
de  laprovince  de  Nankin;  Mgr  Delaplace.  vicaire  aposto- 
lique du  Kiang-Sy,  et  M.  de  Bourboulon,  ambassadeur 
de  France  en  Chine,  adressent  au  Saint-Siège  des  récla- 
mations dans  le  but  que  Mgr  Danicourt  soit  maintenu 
au  Tché-Kiang. 

Pendant  ce  temps-là  les  chrétiens  du  vicariat  prient 
avec  ferveur  pour  obtenir  de  Dieu  le  maintien,  parmi 
eux,  de  leur  bien-aimé  pasteur. 

Tout  le  monde  s'y  est  mis,  tous,  excepté  la  personne 
qui,  n'ayant  pas,  sur  certains  points,  la  manière  de  voir 
de  Mgr  Danicourt,  mais  étant  d'ailleurs  bien  inten- 
tionnée, avait  cru  devoir  adresser  à  M.  Etienne  des  rap- 
ports qui  ont  eu  les  conséquences  exposées  dans  le 
présent  chapitre.  Il  n'y  a  rien  en  cela  qui  doive  nous 
surprendre,  car  L'expérience  nous  apprend  que  les 
hommes  marquants  et  tous  ceux  qui  jouent  un  grand 
rôle  ici-bas  soutirent  contradiction,  très  souvent,  de  la 
part  de  ceux  qui  devraient  agir  de  concert  avec  eux.  Il 
ne  faut  pas  demander  à  l'esprit  humain  plus  qu'il  ne 
peut  :  il  est  dans  sa  nature  de  ne  pas  toujours  voir  les 
choses  avec  la  pleine  lumière  de  la  vérité  et  surtout  de 
ne  pas  les  apprécier  avec  toute  la  justesse  désirable. 

Du  reste  c'est  à  cela  qu'il  est  fait  allusion  dans  la 
notice  extraite  des  archives  de  la  Propagande.  (V.  le 
premier  Appendice.) 

i.  Lettre  datée  du  Ku-Tcheo»,  3  juin  1854.  Comme  on  le  voit 
d'après  celte  date,  l'affaire  traîna  assez  en  longueur. 


—  304  — 

Les  lettres  de  Mgr  Danicourt,  égarées  en  chemin,. 
n'arrivèrsnt  pas  à  Rome  aussitôt  qu'elles  auraient  dû -, 
et  la  Sacrée  Congrégation  fut  étonnée  de  son  silence; 
mais  avant  reçu  les  lettres  de  NN.  SS.  Maresca  et  Dela- 
place,  ainsique  celles  de  M.  Bourboulon,  elle  tint  conseil 
une  seconde  fois  ;  enfin  les  lettres  de  Mgr  Danicourt  lui 
étant  parvenues,  elle  s'assembla  une  troisième  fois,  et, 
malgré  tout  ce  qui  a  été  dit  pour  défendre  et  justifier  le 
prélat,  elle  crut  devoir  maintenir  son  décret. 

On  comprend  qu'une  Congrégation  comme  eelle-lù  ne 
puisse  se  déjuger,  ni  revenir  sur  un  décret.  Des  raisons 
d'un  ordre  supérieur,  nous  le  concevons  très  bien, 
obligent  une  Congrégation  à  agir  ainsi,  à  sacrifier  plutôt 
une  personne,  fùt-elle  évèque,  qu'à  amoindrir  son  auto- 
rité. La  manière  dont  elle  traitera  bientôt  Mgr  Dani- 
court, nous  prouvera  que  si  elle  avait  été  mieux  infor- 
nii-e,  elle  n'eût  pas  lancé  le  décret  de  la  translation  du 
prélat  au  Kiang-Sy. 

Pour  qui  sait  lire  entre  les  lignes,  la  lettre  de  la  Pro- 
pagande que  nous  citerons,  dans  le  courant  du  chapitre 
<|ui  suit,  le  fera  bien  comprendre.  ïl  sera  égalemenl 
facile  d'y  voir  que  M.  Etienne  revint  sur  ses  premières 
impressions  et  que  les  nuages  amoncelés  pour  un  temps 
dans  son  esprit,  ayant  été  dissipés,  il  continuera  d'avoir 
pour  Mgr  Danicourt  la  même  estime  et  la  même  affec- 
tion qu'autrefois. 

Quoi  qu'il  en  soit  la  blessure  était  faite,  la  victime 
immolée. 

Dans  une  lettre  intime  adressée  à  son  frère,  M.  Charles 
Danicourt,  du  16  juin  1853,  Mgr  Danicourt  se  justifie 
lui-même,  mais  d'une  façon  qui  fait  bien  ressortir  son 
humilité  : 

c.  Les  sentiments  que  vous  avez  ('prouvés  en  appre- 
nant mon  changement  et  mon  envoi  au  Kiang-Sy  sont 


-  305  - 

les  mêmes  que  les  miens,  que  ceux  de  mes  confrères, 
ainsi  que  ceux  dos  autorités  ecclésiastiques  et  civiles 
dans  ces  parages,  qui  tous  d'un  commun  accord  ont 
porté  à  Rome  et  à  Paris  des  réclamations  encore  plus 
fortes  que  les  miennes,  d'autant  plus  que  les  raisons 
alléguées  pour  mon  changement  n'existent  pas.  Cela  a 
indisposé  ici  bien  des  personnes  qui  sont  au  fait  de  l'état 
de  la  religion  dans  cette  province  et  qui  ne  comprennent 
pas  qui  apu  donner  à  M.  Etienne  des  détails  si  erronés  à 
mou  sujet.  J'espère  que  la  Sacrée  Congrégation,  dont  j'ai 
invoqué  la  justice  et  l'équité,  reviendra  sur  ses  pas  et 
révoquera  son  décret.  Le  Prolonotâire  de  la  Propagande 
en  Chine,  M.  Antonio  Feliciani,  m'en  donne  l'assuraoce. 
Du  reste,  il  ne  m'est  pas  possible,  après  les  vingt  ans  que 
je  viens  de  passer  en  Chine,  de  répondre  aux  besoins  du 
Kiang-Sy  où  Ton  compte  près  de  dix  mille  chrétiens.. . 
Je  ne  suis  ni  de  fer,  ni  d'airain,  mais  d'os  et  de  chair 
comme  les  autres  ;  et  de  tels  procédés  ne  sont  bons  qu'à 
décourager.  Je  sais  qu'à  Paris  on  veut  des  gens  de 
talent,  des  gens  de  capacité  et  mon  tort  est  de  n'être  ni 
l'un  ni  l'autre  *  ;  mais  on  se  trompe  énormément  si  l'on 
pense  qu'on  ne  peut  faire  le  bien  en  Chine,  si  l'on  n'est 
des  phénix.  L'expérience  du  contraire  est  trop  connue 
pour  le  démontrer.  Je  vous  dis  cela  pour  que  vous  sa- 
chiez que  la  position  des  missionnaires  qui  vivent  long- 
temps en  Chine  est  des  plus  dures  qu'on  puisse  ima- 
giner, et  qu'ils  ont  grand  besoin  de  prières  pour  qu'ils 
puissent  y  tenir.  Si  je  n'avais  que  quelques  années  en 
Chine,  peu  m'importerait  de  travailler  dans  telle  ou  telle 
province  ;  mais  quand  on  a  roulé  sa  bosse- pendant 
vingt  ans,  dans  ces  centrées  qu'on  connaît  très  peu  en 
Europe,  je  parla  de  la  vie  du  missionnaire  missionnant, 


i.  C'est  sa  profonde  humilité  qui  le  fait  parler  ainsi,  car  nous 
savons  pertinemment  qu'à  Paris  on  le  tenait  en  haute  estime. 

•20 


—  306  — 

c'est  le  rendre  inutile  que  de  l'envoyer  dans  une  autre 
province,  où  tout  lui  est  contraire,  le  langage  surtout. 
Je  ne  refuse  point  le  travail  [non  recuso  laborcm),  grâce  à 
Dieu,  mais  encore  une  fois,  je  ne  puis  en  conscience 
prendre  sur  moi,  à  l'âge  où  je  suis,  la  responsabilité 
d'une  province  comme  celle  du  Kiang-Sy,  où  Mgr  La- 
ribe,  d'après  l'aveu  de  Mgr  Delaplace,  a  laissé  bien  de  la 
besogne  à  ses  successeurs...  » 

A  peine  arrivé  au  Kiang-Sy,  Mgr  Danicourt  enverra  à 
son  frère  ces  renseignements  qui  complètent  sa  justifi- 
cation : 

«  On  a  interprété  en  Europe  mes  réclamations  au  su- 
jet de  mon  changement  d'une  manière  tout  à  fait  oppo- 
sée à  mes  sentiments  et  à  mes  dispositions  qui  n'ont 
varié  en  rien  depuis  plus  de  vingt-quatre  ans,  et  l'on  en 
a  tiré  des  conséquences  si  fausses  que  la  Propagande, 
qui  n'a  pas  reçu  mes  dépêches  du  1er  mars  1853  (elles 
ont  été  perdues  en  route),  m'offre  au  nom  du  Saint-Père 
la  permission  de  retourner  en  Europe  pour  rétablir  ma 
santé  et  réfléchir  sur  ce  que  je  croirai  le  mieux  à  faire 
devant  Dieu.  On  lui  a  sans  doute  fait  croire  que  je 
voulais  le  Ïché-Kiang  ou  l'Europe,  pas  de  milieu,  et 
comme  elle  n'a  point  vu  mes  lettres,  elle  aura  suivi  les 
inspirations  de  nos  Messieurs  de  Paris.  Mais  sa  dernière 
décision  à  mon  sujet  montre  un  trait  de  prudence  et  de 
sagesse  qui  indique  bien  clairement  qu'elle  est  assistée 
par  l'Esprit  de  Dieu  ;  car  elle  me  conserve  le  titre  de 
vicaire  apostolique  du  Kiang-Sy  et  elle  me  donne  laper- 
mission,  veniam  tribuit,  de  retourner  en  Europe.  Je  viens 
de  lui  répondre,  ainsi  qu'à  Paris,  que  je  ne  voulais  pas 
user,  pour  bien  des  raisons  solides,  de  celte  permission, 
et  que  j'irais  au  Kiang-Sy,   ma  nouvelle  mission,  après 


—  307  — 

m'être  reposé  et  avoir  repris  des  forces  dans  un  des 
ports  de  la  Chine  ouverts  aux  Européens.  Je  suis  sur  que 
la  Propagande,  surtout  après  avoir  reçu  la  copie  des 
lettres  perdues  que  je  viens  de  lui  expédier,  approuvera 
grandement  mon  parti  et  ma  résolution  de  rester  en 
Chine... 

«Je  vous  dirai  encore  qu'on  a  pensé  que  je  ferais  ici 
de  l'opposition  à  Mgr  Delaplace  et  que  je  mettrais  les 
chrétiens  de  mon  côté  :  mais  tout  le  monde  est  ici  pour 
attester  que  je  suis  parti  pour  le  Kiang-Sy  aussitôt  après 
l'arrivée  de  Mgr  Delaplace  ;  que  j'ai  reçu  Sa  Grandeur  de 
mon  mieux  et  que  les  chrétiens  ont  ignoré  mon  change- 
ment et  mon  départ  jusqu'aux  derniers  moments.  Si 
j'avais  voulu  cahaler,  cela  m'eût  été  facile  pendant  l'es- 
pace de  près  de  deux  ans. 

«  On  se  demande  aussi  pourquoi  j'ai  tant  tardé  de  me 
rendre  au  Kiang-Sy;  mais  la  réponse  est  facile.  Comme 
j'avais  écrit  à  la  Propagande,  dans  l'ignorance  où  j'étais 
de  la  perte  de  mes  lettres,  j'attendais  toujours  ses 
réponses  et  je  ne  voulais  point  faire  de  démarches  sans 
les  avoir  reçues.  Mais  aussitôt  que  j'ai  vu  par  les  lettres 
de  la  Propagande  à  Mgr  Delaplace,  qu'il  m'était  enjoint 
d'aller  au  Kiang-Sy,  je  suis  parti  sans  délai  et  je  serais 
au  Kiang-Sy  depuis  plusieurs  mois,  sans  la  maladie 
que  j'ai  eue  en  route  et  qui  m'a  forcé  à  rebrousser  che- 
min  

«  Je  vous  dis  tout  cela,  mon  cher  frère,  afin  que  vous 
soyez  bien  au  courant  de  cette  affaire  et  que  vous  ne 
soyez  point  scandalisé  de  certains  rapports  sans  fonde- 
ments qu'on  a  faits  sur  mon  compte.  L'esprit  de  cri- 
tique et  de  censure  envenime  tout  maintenant.  Mais  tôt 
ou  tard  la  vérité  se  découvre  et  elle  paraîtra  bientôt  à 
Rome  et  h  Paris,  pour  ce  qui  me  regarde.  Mais  quand 
même  elle  resterait  toujours  cachée  en  ce  monde,  clic 
sera  dévoilée  au  grand  jour  des  révélations  :  c'est  ce  qui 


-    308  — 

donne  de  la  patience  et  de  la  consolation  à  ceux  qui 
sont  calomniés  f...  » 

Voici  maintenant  l'appréciation  de  la  cour  de  Rome 
sur  la  conduite  de  Mgr  Danicourt  en  ces  circonstances  si 
pénibles  pour  lui  : 

«  Le  fait  de  la  translation  de  Mgr  Danicourt  au 
Kiang-Sy  fit  paraître  sous  un  nouveau  jour  les  mérites 
de  ce  prélat;  car  à  peine  la  nouvelle  s'en  était  répandue 
en  Chine  qu'un  prélat  voisin  du  Tché-Kiang,  ainsi  que 
d'autres  personnages  non  moins  distingués  que  respec- 
tables, se  hâtèrent  de  faire  les  plus  vives  instances 
auprès  de  la  Sacrée  Congrégation  de  la  Propagande, 
afin  qu'elle  ne  privât  point  le  vicariat  d'un  pasteur  qui 
lui  avait  rendu  tant  de  services  pendant  onze  années  de 
travaux  incessants.  Et  dans  cette  circonstance,  ils  expo- 
saient les  vertus  dont  il  était  doué,  les  efforts  qu'il  avait 
faits  pour  étendre  la  foi,  comme  aussi  l'influence  dont  il 
jouissait  dans  cette  région. 

«  D'autre  part,  la  Propagande,  qui  avait  uniquement 
en  vue  les  vrais  intérêts  des  deux  vicariats,  désirant 
faciliter  à  Mgr  Danicourt  l'exercice  de  son  ministère 
pastoral,  voulut  maintenir  le  décret  du  10  septembre, 
dans  lequel,  sans  déroger  en  aucune  manière  au  décorum 
et  à  l'estime  dus  au  prélat/  on  adoptait  une  mesure  ten- 
dant à  lui  assigner  un  nouveau  terrain,  sur  lequel,  libre 
de  tout  embarras,  il  pourrait  développer  tout  son  talent 
et  mettre  ses  forces  en  œuvre  pour  le  bien  de  la  religion 
catholique. 

«  Il  est  facile  de  se  figurer  combien  devail  être  dur 
pour  lui  le  sacrifice  d'abandonner  une  terre  arrosée  de 

1.  Lettre  de  Mgr  Danicourt  à  son  frère,  M.  Ch.  Danicourt,  le 
11  octobre  1854. 


—  309  — 

ses  sueurs,  où  il  avait  engendré  tant  dames  à  la  vie  de  la 
grâce  et  où  il  voyait  fleurir  tant  d'oeuvres,  fruit  de  son  zèle 
et  de  sa  charité!  Il  lui  fallait  se  transporter  sous  un  autre 
climat,  apprendre  une  nouvelle  langue,  faire  connais- 
sance avec  les  habitants  de  cette  contrée,  étudier  leurs 
mœurs  et  leurs  usages  :  tout  lui  rendait  pénible  ce  chan- 
gement. 

«  Sa  santé  s'était  depuis  quelque  temps  affaiblie  :  les 
vicissitudes  par  lesquelles  il  était  passé  avaient  abattu 
considérablement  son  courage  au  point  qu'il  était  désor- 
mais décidé  à  implorer  de  la  Propagande  la  grâce  d'être 
déchargé  du  poids  du  gouvernement  de  n'importe  quelle 
mission. 

«  La  Sacrée  Propagande  s'empressa  de  le  réconforter 
et  elle  chargea  même  Mgr  Delaplace  de  faire  tous  ses 
efforts  pour  le  tranquilliser  dans  ses  appréhensions  mal 
fondées  et  le  soulever  de  l'état  d'abattement  dans  lequel 
il  se  trouvait. 

<c  Etant  ainsi  réconforté,  il  se  prépara  bientôt  à  suivre 
avec  une  louable  docilité  les  ordres  du  Saint-Siège, 
auquel  il  ne  s'était  jamais  opposé;  et  sans  manquer  à  cet 
esprit  de  généreuse  abnégation,  qui  fut  toujours  propre 
aux  apôtres  et  à  leurs  successeurs,  il  quitta  sa  chère 
mission  du  Tché-Kiang  et  partit  immédiatement  pour  le 
Kiang-Sy...  *  » 

1.  Notice  biographique  extraite  des  Archives  de  la  Propagande 


CHAPITRE  VI 

SÉJOUR  DE  MONSEIGEUR   DANICOURT  AU  KIANG-SV 

(1854,  1855). 


Mgr  Danicourt  éprouve  encore  une  grande  peine  avant  de  quitter 
Ning-Po  et  la  province  du  Tché-Kiang.  —  «  Le  23  juin  1854, 
vigile  de  saint  Jean-Baptiste  :  parti  pour  le  Kiang-Sy,  tombé  malade 
à  Hang-Tchéou.  —  Le  7  septembre  18oi,  vigile  de  la  Nativité  : 
revenu  de  Kui-Tchéou  à  Ning-Po  pour  me  rétablir.  »  — Il  reçoit  des 
lettres  encourageantes  de  Rome  et  de  Paris.  —  a  Le  2  mars  18oi>, 
saint  Simplice  :  reparti  pour  le  Kiang-Sy.  —  Le  I9mars  180,'i,  saint 
Joseph  ;  arrivé  h  Yu-Chan  dans  la  familleOu.  —  Le  28  mars  lSo.i, 
saint  Xiste  III  :  arrivé  à  Kiou-Tou.  »  —  Etat  du  Kiang-Sy,  son 
nouveau  vicariat  :  ses  occupations.  —  Lettres  à  son  beau-frère, 
à  son  frère,  M.  Charles  Danicourt,  à  Mgr  de  Salinis,  évoque 
d'Amiens.  —  Mgr  Danicourt  demande  des  missionnaires  à  Rome  : 
réponse  du  cardinal  Antonelli. 


Malgré  toutes  les  amertumes  qu'il  eut  à  dévorer 
depuis  un  an  (de  février  1853  à  juin  1854),  Mgr  Dani- 
court n'a  pas  cessé  de  travailler  un  jour  à  sa  vigne.  Au 
milieu  de  ses  plus  grandes  peines,  il  s'efforçait  de  réa- 
liser une  des  choses  qu'il  avait  le  plus  à  cœur,  la  cons- 
truction, à  Ning-Po,  d'une  église  qui  put  contenir  tous 
les  chrétiens  dont  le  nombre  allait  toujours  croissant. 
Cette  construction  était  devenue  nécessaire,  comme  il 
nous  l'apprend  lui-même  dans  une  lettre  à  son  frère  '  : 

1.  Lettre  à  M.  Charles  Danicourt,  22  septembre  18i>3. 


—  311  — 

«  Les  visites  des  sœurs  à  domicile  font  merveille  ;  les 
enfants  arrivent  de  toutes  parts.  Elles  bâtissent  main- 
tenant pour  avoir  un  peu  plus  de  local  :  mais  notre  cha- 
pelle qui  est  au  milieu  de  l'établissement  les  gêne  beau- 
coup. Comme  je  puis  disposer  d'un  peu  d'argent,  et  que 
le  consul  portugais  M.  Marques  vient  d'ouvrir  une 
souscription  en  notre  faveur  pour  l'église  catholique, 
qui  ira  à  trois  cents  piastres  au  moins,  nous  perçons  les 
fondements  de  notre  église;  mais  comme  nous  irons 
doucement,  je  ne  puis  dire  quand  elle  sera  terminée,  à 
moins  que  les  secours  pécuniaires  n'arrivent  plus  tôt 
que  je  ne  pense.  » 

Six  mois  après  il  entreprenait  le  voyage  assez  lointain 
de  Macao  et  de  Manille  (3  janvier  1854)  pour  l'achat  de 
bois  de  construction. 

De  retour  à  Ning-Po,  le  3  avril,  il  se  mit  à  l'œuvre 
pour  bâtir  son  église. 

C'était  une  bien  grande  consolation  pour  lui,  au  sein 
môme  de  toutes  ses  tribulatidns,  de  voir  s'élever,  au 
centre  d'une  cité  païenne,  une  belle  église  qui  devait 
être  une  prédication  permanente  de  la  vraie  religion;  il 
se  réjouissait  déjà  dans  la  pensée  qu'il  pourrait  y  dé- 
ployer bientôt  l'éclat  des  cérémonies  du  culte  catholique 
et  par  ce  moyen  attirer  les  Chinois,  frapper  leur  esprit, 
et  les  gagnera  Dieu.  Mais  hélas!  ce  n'était  qu'un  beau 
rêve!  Cette  église  allait  devenir  aussi  pour  lui  une 
source  d'amertume.  Pendant  un  séjour  forcé  dans  l'in- 
térieur du  Tché-Kiang,  où  une  épidémie  le  retenait 
auprès  des  chrétiens  malades,  les  maçons  chinois,  étran- 
gers aux  constructions  européennes,  avaient  changé  ses 
plans  et  donné  à  l'édifice  un  vice  de  construction  qui 
devait  en  causer  la  ruine  dans  un  avenir  prochain  l.  On 

1.  Ces  détails  sont  confirmés  dans  la  lettre  de  M.  Glau  que  nous 
citerons  plus  loin. 


—  312  — 

laissa  le  monument  subsister  quelque  temps,  mais  peu 
après  le  départ  du  prélat  pour  le  Kiang-Sy,  il  ne  fut 
qu'un  monceau  de  ruines  :  plus  de  25.000  francs  y 
furent  engloutis.  Les  desseins  de  Dieu  sont  impéné- 
trables! Tant  il  est  vrai  que  le  bien  ne  se  fait  qu'à  force 
de  sacrifices!  Sine  sanguinis  effusione  non  fit  remissio.  Le 
rachat  des  âmes,  le  salut  des  infidèles  ne  s'opère  que  par 
l'effusion  du  sang-,  qu'il  s'agisse  du  sang  versé  dans  le 
martyre  véritable  ou  de  l'effusion  du  sang  du  cœur» 
c'est-à-dire  des  larmes,  selon  saint  Augustin,  toujours 
est-il  que  leur  salut  est  à  ce  prix. 

Dans  le  courant  du  mois  de  mai  1854,  Mgr  Danicourt 
reçut  une  lettre  pressante  de  Mgr  Delaplace  qui  le  déter- 
mina à  quitter  définitivement  le  Tché-Kiang  pour  se 
rendre  au  Kiang-Sy  : 

«  Monsieur  et  très  honoré  confrère, 

«  La  grâce   de  Notre- Seigneur  soit  avec  nous  pour 
jamais. 

«  J'ai  l'honneur  de  vous  envoyer  copie  d'une  lettre 
que  j'ai  reçue  de  Rome,  il  y  a  cinq  jours.  D'après  cette 
lettre,  vous  voyez  quel  a  été  le  résultat  de  nos  dé- 
marches. Je  dis  nos  démarches  :  car  l'année  dernière, 
2  mai,  en  écrivant  de  Kui-Tchéou  à  la  Sacrée  Congréga- 
tion, je  parlais  complètement  dans  votre  sens.  La  preuve 
en  est  dans  ces  paroles  du  cardinal  Fransoni  :  eadem  ab 
episcopo  Antiphellcnsis  oblata  momenta  rationum,  etc.  Donc 
les  mêmes  motifs  que  vous  aviez  allégués,  je  les  allé- 
guais, je  les  confirmais,  je  les  corroborais.  Néanmoins 
Rome  maintient  le  décret.  Que  nous  reste-t-il  sinon  le 
renovo  quod  emisi  votif  m  obedientiœ? 

«  Je  sens  bien,  très  cher  et  très  honoré  confrère,  tout 
ce  que  cette  décision  doit  avoir  pour  vous  de  pénible, 
surtout  après  de  telles  réclamations.  De  mon  côté,  per- 


—  313  - 

metlez-moi  que  je  le  dise,  j'ai  aussi  des  sacrifices  à  faire  : 
ils  me  touchent  au  vif,  Dieu  le  sait.  Unissons  donc  notre 
holocauste  et  offrons-le  généreusement  au  Seigneur  qui 
le  demande. 

u  Aussi  bien  après  cette  seconde  lettre  si  formelle,  si 
urgente,  y  aurait-il  à  reculer?  Y  aurait-il  à  différer?  Y 
aurait-il  à  hésiter?  Non... 

«  D'ailleurs,  très  honoré  confrère,  le  Kiang-Sy,  tout 
misérable  qu'il  est,  ne  vous  laissera  pas  sans  consolation. 
Les  baptêmes  d'adultes  ne  sont  pas  si  rares,  nous  en 
avons  eu  cent  vingt  et  un  l'année  dernière.  La  Sainte-En- 
fance surtout  est  en  très  bonne  voie  et  promet  considéra- 
blement pour  l'avenir.  Nos  derniers  comptes  donnaient 
2.445  baptêmes.  Vous  direz  que  votre  santé,  le  changement 
de  langage,  etc.,  vous  empêcheront  de  faire  prospérer  les 
œuvres?  Permettez  à  cela  un  seul  mot  de  réponse.  Vous 
avez  en  toute  simplicité  exposé  à  Rome  ces  différents 
obstacles.  Rome  a  passé  par-dessus.  Donc  l'omission  du 
bien  que  vous  ne  pourrez  pas  faire  ne  saurait  vous  être 
imputable  d'aucune  façon.  Et  puis  :  vous  avez  dix 
missionnaires  sur  lesquels  il  suffit  d'agir  directe- 
ment, et  par  eux  vous  gouvernerez  tout  votre  trou- 
peau1, etc.,  etc..  » 

Quelques  jours  après  la  réception  de  cette  lettre, 
Mgr  Danicourt  partit  pour  le  Kiang-Sy  :  c'était  le  23 
juin  18o4,  et  par  conséquent,  quatre  mois  avant  qu'il 
reçût  du  cardinal  Fransoni  la  réponse  à  ses  lettres  et  la 
confirmation  du  maintien  du  décret  de  la  Propagande 
auquel  Mgr  Delaplace  vient  de  faire  allusion. 

«  Après  l'arrivée  de  Mgr  Delaplace  à  Ning-Po,  écrit 
Mgr  Danicourt,  quoique  bien  fatigué,  je  me  suis  ache- 
miné vers  le  Kiang-Sy,  tout  le  monde  me  disant  qu'il 

1.  Lettre  de  Mgr  Delaplace,  datée  de  Ling-Kiang,  15  mai  1854. 


—  314  — 

me  serait  bien  difficile  d'y  arriver,  vu  l'état  de  ma  santé. 
En  quittant  Kia-Shing-fou  pour  me  rendre  ici,  qui  est  la 
dernière  ville  à  l'ouest  du  Tché-Kiang,  j'ai  été  attaqué 
de  cette  fièvre  qui  m'a  fait  souffrir  horriblement  depuis 
Kia-Shingjusqu'à  Hang-Tchéou  et  depuis  Hang-Tchéou 
jusqu'à  Tchu-Tchéou.  Les  accès  étaient  tels  que  je  ne 
pouvais  m'empêcher  de  crier  dans  la  barque  païenne  : 
Mon  Dieu,  ayez  pitié  de  moi...  Si  je  fusse  resté  trois  jours 
de  plus  en  barque,  je  crois  que  j'y  serais  mort.  On  ne 
trouve  que  du  riz  sur  ces  barques  qui  font  les  voyages 
les  plus  laborieux  qu'on  puisse  imaginer  :  il  faut  re- 
monter une  rivière  pleine  de  cailloux,  peu  profonde  et 
où  l'on  touche  le  fond  presque  à  chaque  instant.  Enfin, 
je  suis  arrivé  le  10  août,  mais  dans  un  état  pi- 
toyable, maigre,  pâle,  défiguré,  la  langue  noire,  sans 
forces,  sans  sommeil  aucun  depuis  Kia-Shing  :  ce  qui 
est  la  plus  grande  des  privations.  Aujourd'hui,  je  com- 
mence à  reprendre  un  peu  de  forces,  mais  vu  mes  Ira  - 
vaux  et  mes  fatigues  passés,  je  suis  désormais  un 
homme  inutile  pour  les  missions,  ce  que  j'écris  à 
M.  Etienne,  en  lui  demandant  de  retourner  en  France 
pour  finir  mes  jours  dans  la  congrégation  sans  distinc- 
tion aucune,  mais  comme  le  dernier  de  ses  membres  :  ce 
qui  sera  le  comble  du  bonheur  pour  moi.  Depuis  plus  de 
vingt  ans  que  je  travaille  pour  les  autres,  il  est  temps 
que  je  m'occupe  uniquement  de  moi,  surtout  après  une 
vie  si  agitée,  comme  celle  que  j'ai  menée  ici...  Soyez 
tranquille  à  mon  sujet  :  je  me  confie  en  la  bonté  de 
Jésus,  mon  bon  Maître  et  de  Marie  ma  bonne  Mère.  L'é- 
preuve par  laquelle  je  viens  de  passer  a  été  dure.  Me 
voilà  malade,  sans  savoir  si  j'en  relèverai;  mais  grâce 
à  Dieu,  je  ne  crains  pas  la  mort  :  Dieu  est  plein  de  misé- 
ricorde et  Marie  est  ma  bonne  Mère...  '  » 

i.  Lettre  à  M.  Charles  Danicourt,  datée  de  Kui-Tcheou-fou,  le 
23  août  1854. 


—  315  — 

Cette  consolation  de  finir  ses  jours  à  Saint-Lazare  ne 
lui  fut  pas  accordée;  ses  désirs  en  cela  ne  furent  pas 
exaucés  pour  le  moment  et  de  la  manière  qu'il  avait 
espérée,  mais  ils  le  seront  bien  autrement,  car  il  y  re- 
viendra dans  cette  chère  maison;  oui  il  y  reviendra  dé- 
légué par  le  Vicaire  de  Jésus-Christ  pour  la  plus  noble 
des  missions  que  son  cœur  ait  pu  envier  :  pour  accom- 
pagner les  reliques  d'un  martyr  qui  fut  son  ami.  Il  y 
reviendra!  pour  déposer  ces  restes  précieux  qui  devront 
embaumer  le  foyer  de  la  Congrégation  et  faire  germer 
bien  des  vocations  pour  l'apostolat.  Il  y  reviendra!  mais 
après  avoir  traversé  des  épreuves  plus  grandes  encore, 
après  avoir  subi  le  martyre  et  confessé  la  foi.  Il  y  re- 
reviendra! pour  édifier  ses  confrères  et  les  jeunes  lé- 
vites de  Saint-Lazare  par  une  sainte  mort.  Il  y 
reviendra!  pour  apporter  les  reste  d'un  zèle  épuisé  au 
salut  des  infidèles  et  rendre  son  àme  à  Dieu  auprès  du 
glorieux  tombeau  de  son  bien-aimé  Père  saint  Vin- 
cent. 

«  Peu  de  jours  après  vous  avoir  écrit  de  Kui-Tchéou- 
fou,  dit-il  encore  à  son  frère  *,  voyant  que  les  médecins 
chinois  ne  pouvaient  m'ôter  la  fièvre  maligne  qui  m'a- 
vait conduit  si  près  de  la  mort,  et  me  trouvant  dans 
l'impossibilité  de  continuer  ma  route  vers  le  Kiang-Sy, 
j'ai  pris  le  parti  de  retourner  à  Ning-Po  où  je  suis  arrivé 
le  7  septembre,  après  avoir  fait  plus  de  cent  lieues  en 
barque  dans  l'espace  de  cinq  jours.  Vous  voyez  que  Dieu 
a  été  avec  moi  en  route.  Nos  bonnes  sœurs  (difficile  de 
vous  exprimer  la  joie  qu'elles  ont  eue  ainsi  que  les  chré- 
tiens en  me  voyant)  m'ont  donné  de  si  bons  remèdes,  et 
m'ont  si  bien  traité,  qu'au  bout  de  trois  semaines,  il  s'est 
opéré  un  si  grand  changement  en  mieux,  que  tout  le 


i.  Lettre  à  son  frère  M.  Charles  Danicourt,  Ning-Po,  le    11  oc- 
tobre 18o4. 


—  310  — 

monde  en  a  été  émerveillé  et  que  la  sœur  Auge  qui  a 
été  mon  médecin,  et  qui  avait  eu  de  grandes  appréhen- 
sions à  mon  sujet,  n'en  revenait  pas  me  voyant  si  bien  en 
peu  de  temps.  Il  semble  que  l'aimable  et  douce  Provi- 
dence, qu'on  a  priée  avec  tant  de  ferveur  dans  toutes 
les  chrétientés,  veuille  me  retenir  en  Chine  contre  tout  et 
malgré  tout...  » 

Enfin  sa  santé  ayant  été  à  peu  près  rétablie,  Mgr  Da- 
nicourt  partit  définitivement  pour  le  Kiang-Sy,  le  2 
mars  18"Jo.  Il  a  donc  quitté  le  Tché-Kiang  l'une  des  plus 
belles  et  des  plus  riches  provinces  de  Chine,  pour  l'une 
des  plus  pauvres,  des  plus  déshéritées  !  Il  a  quitté  ces 
magnifiques  établissements  fondés  avec  tant  de  peines 
et  aux  prix  des  plus  lourds  sacrifices,  pour  habiter  au 
milieu  des  ruines  et  des  dévastations  du  Kiang-Sy! 
Lorsque  tu  étais  jeune,  disait  Notre-Seigneur  à  saint 
Pierre,  tu  te  ceignais  toi-même  et  tu  allais  où  tu  voulais  ; 
lorsque  tu  seras  vieux  un  autre  te  ceindra  et  te  conduira 
où  tu  ne  voudras  pas.  Mgr  Danicourt  dut  subir  le  même 
sort;  mais  ce  n'est  point  encore  là  son  calice  le  plus 
amer  :  plus  de  deux  ans  s'écouleront  jusqu'à  ce  que 
Notre-Seigneur  le  lui  présente,  à  cette  heure  solennelle 
où  il  se  trouvera  en  face  de  la  persécution.  En  attendant 
il  lui  ménageait  deux  grandes  consolations  : 

La  première  lui  vint  de  Paris  :  M.  Etienne,  ne  con- 
naissant pas  quelle  détermination  avait  prise  Mgr  Dani- 
court et  ignorant  qu'il  fût  parti  pour  le  Kiang-Sy  avant 
l'arrivée  de  la  troisième  réponse  de  Rome,  lui  écrivait, 
au  lendemain  de  son  départ,  une  lettre  dont  la  princi- 
pale pensée  répondait  on  ne  peut  mieux  au  désir 
exprimé  plus  haut  par  le  prélat  : 

«  La  Propagande  vous  engage  à  venir  en  Europe 
remettre  votre  santé  affaiblie  par  vingt  années  de  rudes 
travaux.  Yous  pensez  bien  que  je  serai  heureux  de  vous 
recevoir  dans  notre  maison-mère.  Vous  y  serez  au  sein 


—  317  — 

d'une  famille  qui  vous  estime  et  vous  aime.  Je  ne  négli- 
gerai rien  pour  vous  mettre  à  même  de  reprendre  vos 
forces  et  pour  vous  rendre  capable  de  rendre  encore  de 
bons  services  à  l'Eglise  et  à  la  compagnie.  Comptez  que 
vous  trouverez  en  moi  un  cœur  bien  dévoué...» 

Lorsque  cette  lettre  parvint  à  Mgr  Dauicourt,  il  y  avait 
plusieurs  mois  qu'il  avait  quitté  le  Tché-Kiang  et 
renoncé  à  retourner  en  Europe  :  elle  ne  dut  pas  moins 
lui  faire  plaisir. 

En  voici  venir  une  autre  bien  plus  consolante  :  c'est 
celle  qu'il  reçut  de  Rome. 

«  Nous  nous  empressons  de  répondre  immédiatement 
à  la  lettre  que  Votre  Grandeur  nous  a  adressée  le  28  sep- 
tembre dernier.  Bien  que  nous  sacbions  à  présent  que, 
grâce  à  Dieu,  la  violence  du  mal  est  calmée  et  que  nous 
avons  tout  lieu  d'espérer  que  vous  avez  retrouvé  la 
santé  et  êtes  revenu  à  votre  ancienne  vigueur,  cepen- 
dant nous  avons  eu  lieu  de  nous  affliger  des  dangers  et 
des  maux  de  toute  sorte  que  vous  avez  affrontés  pour 
vous  rendre  à  votre  mission.  Mais  de  même  que  nous 
nous  sommes  réjouis  en  voyant  Votre  Grandeur,  à  peine 
eût-elle  connu  et  apprécié  sagement  l'intention  du 
Saint-Père...  obtempérer  sans  retard  aux  désirs  de  Sa 
Sainteté,  ce  qui  ne  nous  a  jamais  paru  douteux;  de 
même  que  nous  vous  apprenons  que  Sa  Sainteté 
approuve  avec  bonheur  votre  résolution  de  ne  point 
user  de  la  faculté  qui  vous  a  été  laissée  de  retourner  en 
Europe  ni  à  Paris,  mais  de  demeurer  en  Chine,  dans  une 
résidence  peu  éloignée  de  votre  mission  et  où  vous 
puissiez  tout  à  la  fois  remettre  votre  santé  et  veiller  sur 
votre  troupeau,  autant  que  vous  le  pourrez;  et  cela 
jusqu'à  ce  que  les  forces  vous  étant  rendues,  vous  ren- 
triez au  milieu  du  troupeau  du  Seigneur  pour  le  paître 
et  le  gouverner. 

«  Nous  vous  félicitons  affectueusement  du  zèle  tout 


—  318   — 

particulier  avec  lequel  vous  n'avez  cessé  un  instant  de 
travailler  pour  étendre  le  règne  de  la  foi  et  procurer  le 
salut  des  âmes;  nous  vous  félicitons  également  de  votre 
entière  soumission  aux  ordres  du  Saint-Père;  nous  vous 
renouvelons  toute  notre  estime  et  nous  prions  ins- 
tamment le  Dieu  très  bon  et  tout-puissant  de  conser- 
ver le  plus  longtemps  possible  Votre  Grandeur  saine  et 
sauve. 

«  Donné  à  Rome,  au  palais  de  la  Propagande,  le 
30  janvier  18oo. 

«  Votre  frère  très  dévoué, 
«  Cardinal  Fransoni,^;v^V  de  1"  Congrégation. 
«  Al.  Barnabo.  secrétaire.  » 

Parti  de  Xing-Po  le  2  mars,  Mgr  Danicourt  était  arrivé 
à  Yu-Chan,  dans  la  famille  Ou,  le  19  du  même  mois, 
fête  de  saint  Joseph.  C'était  la  première  ville,  c'était  la 
première  famille  qu'il  visitait  dans  cette  province.  L'im- 
pression qu'il  ressentit  en  apercevant  les  montagnes,  les 
villes  et  les  villages  de  cette  contrée  fut  douloureuse  ; 
Yu-Chan  en  particulier  se  ressentait  des  malheurs  des 
temps  et  offrait  plutôt  l'aspect  d'une  ville  en  ruines  que 
d'une  cité  florissante. 

La  famille  Ou,  pauvre  comme  toutes  les  familles  chré- 
tiennes de  ce  pays,  ne  put  offrir  au  prélat  que  l'hospita- 
lité du  cœur  et  non  celle  de  la  fortune.  Toutefois  ce  fut 
par  un  jour  heureux  et  sous  des  auspices  favorables  que 
Mgr  Danicourt  fit  son  entrée  dans  le  Kiang-Sy,  le  jour 
de  la  fête  de  saint  Joseph  ;  il  a  pris  soin  de  la  men- 
tionner. Or  les  saints  donnent  leurs  vertus  à  leurs  pro- 
tégés selon  les  circonstances  qu'ils  traversent  :  les 
vertus  de  saint  Joseph,  lors  de  son  départ  pour  l'Egypte, 
furent  la  soumission  à  Dieu,  la  confiance  et  l'abandon  à 
sa  divine  Providence,  la  pauvreté,  les  fatigues  et  les 
souffrances  supportées  pour    l'amour    de  Dieu.   Xous 


—  310  — 

voyons  les  mêmes  vertus  briller  dans  la  conduite  de 
notre  saint  missionnaire,  et  bientôt  nous  l'entendrons 
s'écrier  :  Vive  la  pauvreté  !  Vivent  les  privations!  Vive 
la  souffrance!... 

Après  avoir  encouragé  et  béni  la  famille  Ou,  il  prit  la 
route  de  Kiou-Tou,  lieu  de  sa  résidence  et  de  son  sémi- 
naire :  il  y  arriva  le  28  mars  en  la  fête  de  saint  Xiste  III, 
comme  il  nous  l'apprend  lui-même.  Il  se  plaisait  à 
chercher  dans  la  vie  des  saints  tout  ce  qui  put  servir  à 
inspirer  et  guider  la  sienne.  Saint  Xiste  est  un  de  ceux 
qui  ont  le  plus  lutté  contre  l'hérésie  de  Nestorius  : 
Mgr  Danicourt  aura,  lui  aussi,  à  combattre  bien  des 
erreurs  au  Kiang-Sy  ;  il  devra  lutter  contre  la  plus  gros- 
sière ignorance  et  les  plus  ridicules  superstitions.  Il 
devra  dès  son  arrivée  dans  cette  province  être  tout  à  la 
fois  instituteur,  professeur,  catéchiste,  tbéoiogïen;  il 
devra  surtout  s'appliquer  à  élever,  à  former  les  sémina- 
ristes de  Kiou-Tou  dans  la  science  et  la  piété  :  ce  sera  là 
sa  principale  tâche  avec  celle  du  sauvetage  et  de  l'achat 
des  enfants  abandonnés. 

Deux  de  ses  lettres,  datées  de  Kiou-Tou  8  octobre  1855)., 
nous  donnent  les  renseignements  qui  suivent,  sur  son 
nouveau  vicariat  et  sur  ses  occupations. 

Nous  lisons  dans  la  première  '  : 

«  Je  suis  au  Kiang-Sy  depuis  le  28  mars  dernier.  Cette 
province,  à  peu  de  chose  près,  est  grande  comme  la 
moitié  delà  France;  mais  nous  n'y  avons  que  neuf  mille 
catholiques  parmi  environ  quatorze  millions  de  païens 
qui  ne  pensent  pas  plus  à  se  convertir  qu'à  se  noyer. 

«  Je  reste  cette  année  au  séminaire  de  Kiou-Tou  avec 
un  prêtre  chinois.  Nous  n'avons  que  onze  élèves  dont  six 


\.  Adressée  à  son  beau-frère,  M.  Constantin  Danicourt  de  Saint- 
Léser. 


—  320  — 

en  théologie  et  cinqkYabcd.  J'ai  de  labesogne  jusqu'aux 
oreilles,  ainsi  peu  de  temps  pour  écrire.  Depuis  plus 
d'un  mois,  la  fièvre  m'a  fait  plusieurs  visites.  Si  je  pou- 
vais la  voir  et  lui  parler,  je  lui  dirais  de  venir  dans  un 
autre  temps;  mais  elle  n'a  ni  figure  ni  oreilles,  de 
sorte  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  s'entendre  avec  elle. 

«  Nous  avons  eu  cette  année  une  chaleur  maligne  qui 
a  emporté  subitement  des  milliers  d'individus.  Un  de 
mes  missionnaires,  M.  Jean-Baptiste  Ouan,  que  j'ai  eu 
pour  élève  à  Macao,  est  mort  étouil'é  par  la  chaleur  à 
quinze  minutes  d'ici.  Il  venait  de  loin  pour  passer  les 
vacances  avec  moi.  Je  le  regrette  beaucoup,  parce  que 
c'était  un  prêtre  régulier  et  plein  d'ardeur. 

«  Comme  je  suis  nouvellement  arrivé  dans  le  Kiang- 
Sy,  je  ne  vous  dirai  que  peu  de  mots  sur  cette  province. 
Elle  est  couverte  de  montagnes  généralement  arides. 
Depuis  quelques  années  surtout,  on  rencontre  beaucoup 
de  loups  de  plusieurs  espèces,  des  sangliers,  des  renards, 
des  cerfs,  des  chats  sauvages.  Les  oiseaux  de  toute 
sorte,  et  surtout  le  faisan,  fourmillent  dans  cette  pro- 
vince, parce  qu'il  n'y  a  point  de  chasseurs.  Il  y  a  de 
grandes  rivières  et  un  lac  plus  grand  que  la  Picardie,  où 
il  y  a  du  poisson  en  masse.  Les  étangs  sont  aussi  pleins 
d'une  espèce  de  gros  poissons,  très  bon  à  manger,  et 
qu'on  nourrit  d'herbes  comme  les  vaches.  Mais  il  ne  s'y 
multiplie  pas;  on  l'apporte  ici  tout  petit  des  marais  de 
Kiou-Kiang-fou,  où  seulement  il  se  multiplie.  Les  prin- 
cipaux produits  sont  le  riz,  le  thé,  l'huile  tirée  de  fruits 
de  la  forme  d'un  petit  marron.  Il  y  a  peu  de  blé  et  encore 
de  mauvaise  qualité,  presque  pas  de  fruits  excepté 
l'orange  dans  certains  cantons. 

«  Le  grand  commerce  est  celui  des  médecines  végé- 
tales ;  les  gens  sont  généralement  pauvres;  les  chemins 
ou  plutôt  sentiers  sont  affreux  lorsqu'il  pleut.  Le  trans- 
port des  marchandises  se  fait  par  barques  ou  brouettes 


—  321  — 

dont  les  roues  à  dos  d'âne  s'enfoncent  si  profondément 
dans  la  boue,  qu'il  est  fort  difficile  de  les  pousser.  Ceux 
qui  ne  peuvent  payer  une  chaise  à  porteurs  montent  en 
brouettes  ;  mais  on  y  est  tellement  secoué,  dans  les 
endroits  rocailleux,  qu'on  n'a  pas  fait  deux  lieues  sans 
être  écorché.  Dans  les  auberges  on  est  mal  nourri,  mal 
logé...  Vos  étables  à  vaches  sont  plus  saines  que  ces 
réduits  infects D'après  ce  que  me  disent  mes  con- 
frères, c'est  à  peu  près  la  même  chose  dans  tout  le 
Kiang-Sy.  Vous  voyez  donc  que  si  jrai  eu  à  souffrir  au 
Tché-Kiang,  je  vais  en  voir  de  dures  au  Kiang-Sy.  Mais 
pourvu  que  je  puisse  y  faire  quelque  bien,  je  mourrai 
content...  » 

Le  même  courrier  apportait  une  lettre  de  Mgr  Dani- 
court  à  son  frère  M.  l'abbé  Charles  Danicourt,  vicaire 
à  Saint-Leu  d'Amiens,  dans  laquelle  sont  consignés  de 
plus  amples  renseignements  sur  sa  mission;  nous  en 
détachons  les  passages  suivants  : 

«  Depuis  mon  arrivée  ici,  j'ai  été  fort  occupé  à  faire 
mission  dans  le  village  de  Kiou-Tou  et  à  entendre  les 
confessions  à  la  chapelle.  J'ai  réuni  ici  tous  les  confrères 
du  Kiang-Sy,  pour  les  vacances,  afin  de  mieux  les  con- 
naître. Mais  par  un  coup  terrible,  que  je  ressentirai  de 
longtemps,  M.  J.-B.  Ouan  est  mort  sur  le  chemin  à  un 
quart  d'heure  d'ici...  Sa  mort  fait  un  grand  vide  dans 
notre  pauvre  Kiang-Sy.  M.  Lu  n'est  plus  propre  qu'à 
assister  les  moribonds.  Je  dois,  cette  année,  rester  au 
séminaire  pour  la  direction  et  les  classes  avec  M.  Fran- 
çois Kiou  (maintenant  Fan).  Il  ne  me  reste  plus  que 
quatre  missionnaires  pour  soigner  nos  neuf  mille  chré- 
tiens, dispersés  dans  les  coins  du  Kiang-Sy,  c'est-à-dire, 
sur  un  espace  de  plus  de  cent  lieues  en  longueur  et  en  lar- 
geur. Voyez  si  nous  avons  du  chemin  à  arpenter.  Pour 

21 


—  32i   — 

faire  cette  besogne  comme  il  convient,  il  faudrait  au 
moins  dix  missionnaires,  un  dans  chaque  district,  mais 
je  n'en  ai  que  quatre.  Patience  !  Dieu  aura  enfin  pitié  de 
nous  *.  Je  suis  assez  content  du  district  deKien-Tchang- 
fou,  d'où  dépend  Kiou-Tou.  Le  tribunal  de  la  pénitence 
est  très  fréquenté,  mais  en  général  les  chrétiens  du 
Kiang-Sy  ne  remplissent  guère  leurs  obligations.  C'est 
le  manque  de  missionnaires,  et  de  bons  missionnaires, 
qui  en  est  la  cause. 

«  Nous  avons  eu  une  mort  très  édifiante,  cette  année 
à  San-Kiao,  dans  le  district  de  Choui-Tckéou-Jbu,  où 
était  le  séminaire  avant  d'être  transféré  ici.  La  vierge 
Clara  Hou,  âgée  de  30  ans,  est  morte  comme  une  sainte 
le  jour  de  l'Assomption,  vers  cinq  heures  de  l'après- 
midi,  munie  de  tous  les  sacrements.  Sa  grande  peine 
était  de  ne  pas  mourir  ce  jour-là.  Mais  comme  on  lui 
eût  fait  observer,  qu'à  l'heure  qu'il  était,  on  ne  faisait 
que  commencer  la  fête  en  Europe,  elle  s'est  tranquil- 
lisée et  a  remis  son  âme  à  Dieu  dans  le  plus  grand 
calme  et  la  sérénité  des  élus. 

«  Que  vous  dire  des  rebelles  ?  C'est  affreux,  horrible, 
épouvantable.  Au  mois  de  juin  dernier,  une  des  hordes 
sauvages  a  massacré  à  Ning-Tcheou,  ville  située  sur  les 
limites  nord-ouest  du  Kiang-Sy,  aux  moins  cent  mille 
individus  :  hommes,  femmes,  vieillards,  enfants,  tout  a 
été  tué  à  coups  de  pique.  Ils  n'ont  épargné  qu'un 
millier  d'individus.  Ils  mangent  la  chair  humaine,  après 
le  carnage ,  et  on  les  voit  fréquemment  porter  sur 
leurs  épaules  des  entrailles  humaines,  comme  s'ils  ve- 
naient de  chez  le  charcutier.  Outre  que  plusieurs  de  nos 
chrétiens,  pris  par  eux  et  échappés  de  leurs  mains,  nous 
racontent  ces  horreurs,  c'est  un  fait  qui  est  connu  de 
tout  le  monde. 

1.  Deus  meus  misereatur  nostri! 


-  323  — 

c<  11  y  a  certainement  quelques  Européens  parmi  eux  ; 
car  nos  chrétiens  ont  vu  à  Kiou-Kiang-fou  quatre  indi- 
vidus dont  deux  à  cheveux  blonds  à  barbe  rousse,   et 
deux    autres  au  teint  fort  basané  et  à  cheveux  indiens,, 
et  tous  avec  des  pantalons  collants  et  des  sous-pieds  : 
tout  le  monde  disait  qu'ils  étaient  des  étrangers.  Cette 
race  infâme  fait  cependant  des  prières  avant  et  après 
les  repas  ;  mais  ce  sont  évidemment  des  prières  pro- 
testantes, caries  catholiques,  encore  moins  les  païens, 
n'ont  jamais   eu  connaissance   de   semblables   prières, 
où  des  louanges  aux  quatre  rois  de  l'Orient,   de  l'Oc- 
cident,  du  Nord  et  du  Midi  sont  mêlées  à  celles  des 
trois   personnes   de    la  sainte  Trinité...   Les    mission- 
naires bibliques,  qui  ont  tant  vanté  d'abord  ces  nou- 
veaux disciples  de  leur  secte,  doivent  bien  rougir  main- 
tenant des  abominations  et  des  cruautés  commises  par 
leurs    prosélytes  :  A  fructibus  eorum    cognoscetis   eos. 
Le  caméléon  Gutzlaff.    le  cumulateur  d'argent,  comme 
l'appelaient  les  Ang'lais,   d'abord  disciple  de  foeniché. 
puis  colporteur  de  bibles  sur  les  côtes  de  Chine,  par  le 
moyen  des  navires  d'opium,  puis  attaché,  comme  inter- 
prète, à  l'expédition  anglaise  contre  la  Chine,  puis  ma- 
gistrat civil  à  Mng-Po  et   Ting-Haè(Tcheousan),  puis 
secrétaire  du  gouvernement  anglais  à  Hong-Kong-,  enfin 
mort  dans  cette  colonie  en  laissant  une  somme  de  plus 
de  deux  cents  mille  piastres,  Gutzlaff,  que  les  protes- 
tants d'Allemagne  ont  eu  le  front  de  comparer  à  saint 
François-Xavier,    et  qui    n'a    jamais  pénétré  jusqu'au 
Japon,  ce  que  je  lis  avec  bien  delà  surprise  dans  ï  His- 
toire unirerselle  de  V 'Église  par  M.  J.  Alzog,   doit  être 
considéré  comme  le  principal  auteur  de  ces  quelques 
vérités  chrétiennes  qu'on  voit  surnager  çà  et  là  sur  les 
ilôts  impurs  de  la  morale  des  rebelles  ;  car  il  a  eu  à  son 
service  pendant  plusieurs  années  des  adeptes  de  Can- 
ton, qu'il  envoyait  dans  ces  différentes  provinces  y  pro- 


—  324  — 

pager  sa  doctrine  ;  car  il  avait  aussi  la  sienne,  et  cela  au 
moyen  de  salaires  copieux. 

«  Tout  le  thé  que  les  Européens  exportent  de  Shang- 
haï vient  de  Ning-Tcheou,  de  sorte  que  cette  ville,  que 
la  justice  de  Dieu  vient  de  punir  d'une  manière  si  ter- 
rible et  qui  avait  aussi  ses  iniquités,  s'était  agrandie 
étonnamment  dans  peu  d'années.  Quatre  de  nos  chrétiens 
de  Kiou-Tou  qui  y  étaient  allés  pour  le  thé,  n'ont  pu  se 
sauver  à  l'arrivée  des  rebelles,  Dieu  en  a  délivré  deux 
du  carnage,  et  après  être  restés  quelque  temps  au  service 
des  rebelles,  l'un  comme  médecin  et  l'autre  comme  co- 
piste, ils  ont  pu  s'échapper  et  revenir  ici.  Mais  nous 
avons  lieu  de  craindre  pour  la  vie  des  deux  autres,  dont 
l'un,  Laurent  Yeou,  fils  aîoé,  cause  à  sa  jeune  épouse  et 
à  toute  sa  famille  une  amertume  désolante... 

«  La  Sainte-Enfance  fait  des  progrès  au  Kiang-Sy  : 
on  a  baptisé,  cette  année,  plus  de  cinq  mille  enfants,  et 
si  les  rebelles  nous  laissent  tranquilles,  ce  dont  je  doute, 
nous  recevrons  un  plus  grand  nombre  d'enfants.  J'ai  dit 
à  mes  confrères  de  faire  moins  d'attention  aux  événe- 
ments de  ce  monde  et  de  pousser  nos  œuvres  selon  nos 
forces  et  nos  moyens.  J'aurai  soin  de  faire  donner  les 
noms  de  nos  neveux  et  nièces  '...  » 

A  la  date  du  10  octobre  18ou,  Mgr  Danicourt  adressa  à 
Mgr  de  Salinis,  évêque  d'Amiens,  nommé  à  l'archevêché 
d'Auch,  une  lettre  dans  laquelle  il  donne  à  Sa  Grandeur 
une  foule  de  détails  sur  la  Chine  et  le  Kiang-Sy,  détails 
analogues  à  ceux  qui  sont  contenus  dans  celles 
que  nous  venons  de   citer  ;  il  y  joint  des  renseigne- 

1.  Vers  la  fin  de  cette  lettre  Mgr  Danicourt  ajoute  :  «  J'ai  fait 
part  à  mes  confrères  et  aux  chrétiens  de  la  belle  cérémonie  qui  a 
eu  lieu  dans  votre  belle  cathédrale  d'Amiens  :  tous  en  ont  été 
touchés  et  émus  de  reconnaissance.  Mais  j'attends  bien  autre 
chose  de  Mgr  de  Salinis.  »  (Il  s'agit  de  la  cérémonie  de  sainte 
Theudosie.') 


—  325  — 

ments  curieux  sur  les  vices  et  les  crimes  des  Chinois. 
Après  avoir  donné  la  statistique  de   sa  province   et 
dépeint  sa  physionomie  physique  et  morale  il  ajoute  : 

«  Je  vous  le  déclare,  Monseigneur,  à  la  vue  de  mes 
neuf  mille  chrétiens  dispersés  jusqu'aux  dernières 
limites  de  mon  diocèse,  et  n'ayant  de  secours  à  attendre 
que  de  quatre  missionnaires,  j'ai  besoin,  pour  ne  pas 
perdre  courage,  de  me  souvenir  que  comme  Français  je 
suis  le  frère  de  ceux  qui  meurent  en  Crimée  ;  comme 
prêtre  et  évêque,  je  suis  le  serviteur  et  le  ministre  d'un 
Dieu  qui  est  né  dans  une  étable,  qui  a  mangé  son  pain  à 
la  sueur  de  son  front  et  qui  est  mort  crucifié...  » 

Comme  on  peut  en  juger  d'après  tout  ce  qui  précède, 
la  grande  préoccupation  de  Mgr  Danicourt,  depuis  son 
arrivée  au  Kiang-Sy,  était  le  manque  de  mission- 
naires :  plusieurs  fois  il  s'adressa  à  la  maison  de  Paris  à 
l'effet  d'en  obtenir;  mais  celle-ci,  soit  qu'elle  manquât 
d'ouvriers  évangéliques  pour  le  moment,  soit  qu'elle 
préférât  attendre,  ne  répondit  pas  à  son  appel.  Alors  il 
prit  le  parti  d'écrire  à  Rome  afin  de  mettre  la  Sacrée 
Propagande  au  courant  de  sa  triste  situation  et  d'ob- 
tenir, par  son  influence,  les  secours  dont  il  avait  un  si 
pressant  besoin  :  c'est  ce  qu'il  fit  le  9  novembre  1855. 
Quelques  mois  plus  tard,  Péminent  cardinal  Antonelli 
lui  répondait  ainsi  qu'il  suit  : 

«  C'est  à  la  Sacrée  Congrégation  elle-même  que  sont 
arrivées  les  lettres  que  vous  avez  adressées  le  9  no- 
vembre dernier  à  son  éminentissime  préfet,  sur  l'état  de 
votre  mission,  car  le  très  illustre  prélat,  appelé  à  la 
récompense  promise  dans  le  ciel,  était  mort  dans  le 
baiser  du  Seigneur  le  20  avril  dernier.  Bien  que  nous 
ayons  tout  lieu  d'être  rassurés  sur  le  sort  heureux  de  ce 


—  326  — 

prélat  très  pieux,  il  est  de  notre  devoir  cependant,  de  le 
recommander  aux  prières  de  Votre  Grandeur  et  aux 
suffrages  du  sacrifice  non  sanglant,  ce  que  vous  ferez 
avec  le  plus  grand  bonheur,  nous  n'en  doutons  pas. 

«  Nous  devons  vous  dire  que  vos  lettres  ont  fait  le 
plus  grand  plaisir  à  la  Sacrée  Congrégation.  Bien  que 
tout  ce  que  vous  dites  de  l'état  de  votre  mission  soit 
triste  et  navrant,  les  très  illustres  prélats  se  sont  réjouis 
cependant  en  voyant  avec  quel  zèle  et  quelle  sollicitude 
vous  remplissez  votre  charge  et  gouvernez  votre  trou- 
peau, en  sorte  qu'ils  espèrent  que  tous  les  dommages 
qu'a  soufferts  cette  vigne  du  Seigneur,  de  l'injure  du 
temps  et  des  différentes  calamités  dont  vous  parlez, 
pourront  être  réparés,  avec  l'aide  de  Dieu,  et  qu'elle 
produira  les  fruits  désirés.  Mais,  comme  vous  le  remar- 
quez avec  raison,  puisqu'il  n'est  guère  possible,  ou  plu- 
tôt qu'il  est  impossible  à  qui  que  soit  d'espérer  quelque 
chose  dans  un  pays  où  la  moisson  est  très  abondante, 
mais  où  les  ouvriers  sont  en  si  petit  nombre,  qu'on 
peut  dire  qu'il  n'y  en  a  pas,  nous  avons  averti  sans 
retard  les  supérieurs  de  votre  Congrégation,  et  nous 
leur  avons  signifié  que  c'était  pour  eux  une  charge  grave 
de  conscience  de  vous  envoyer  les  missionnaires  que 
Votre  Grandeur  réclame  depuis  si  longtemps,  ce  qu'ils 
comprendront  bientôt,  nous  en  avons  l'espoir.  Votre 
Grandeur  trouvera  ci-joints  les  induits  qu'elle  réclame. 
Dieu  vous  garde  longtemps  sain  et  sauf. 

«  Votre  frère  le  plus  dévoué, 

«  J.  Antonelli. 

«  Al.  Barnabq,  secrétaire.  » 

M.  Etienne,  supérieur  général  des  Lazaristes,  eut  in- 
directement connaissance  de  cette  démarche  de  Mgr  Da- 
nicourt  auprès  de   la  Propagande  et   en  exprima   son 


—  327  — 

mécontentement  au  prélat  lui-même.  Mais,  comme  la 
lettre  du  cardinal  Antonelli  le  fait  bien  supposer,  Mgr  Da- 
nicourt  n'avait  agi  ainsi  qu'à  la  dernière  extrémité  afin 
d'obtenir  à  tout  prix  des  missionnaires  de  la  maison  de 
Paris.  Au  surplus,  en  faisant  cette  démarche,  Sa  Gran- 
deur remplissait  un  devoir  essentiel  de  sa  charge  et 
l'on  ne  saurait  l'en  blâmer,  pas  plus  que  son  éminent 
panégyriste  qui  n'a  pas  craint  d'émettre  cette  proposi- 
tion, en  présence  de  M.  Etienne,  à  Authie  :  Supposé 
qu'un  dissentiment  fut  possible,  il  distinguait  les  liens, 
mais  il  ne  voulait  en  rompre  aucun  :  «  Comme  enfant  de 
saint  Vincent,  je  suis  tout  pour  la  Congrégation  de  la 
Mission;  comme  vicaire  apostolique  et  évêque,  je  suis 
tout  pour  la  Sacrée  Congrégation  de  la  Propagande  ' .  » 

{.  Oraison  funèbre  de  Mgr  Danicourt  par  Mgr  Duquesnay. 


CHAPITRE  VII 


MONSEIGNEUR  DANICOURT  ET  LA  SAINTE-ENFANCE 
AU  KIANG-SY  (1856). 


iut  que  se  propose  Mgr  Danicourt  dans  tout  ce  qu'il  fait  ou  écrit 
elativement  à  la  Sainte-Enfance.  —  Rapport  adressé  à  Mgr  Pa- 
risis,  évèque  d'Arras,  sur  l'infanticide  et  l'exposition  des  enfants 
en  Chine  :  causes  d'infanticide  ;  nombre  d'enfants  exposés  au 
Kiang-Sy;  moyens  d'exposition.  —  Appel  aux  catholiques  de 
l'Europe  en  faveur  de  l'œuvre.  —  Prêtres 'de  la  Sainte-Enfance 
(rapport  adressé  à  M.  Jammes).  —  Appel  des  sœurs  de  charité 
au  Kiang-Sy  pour  la  même  œuvre. 


Dès  son  arrivée  au  Kiang-Sy,  Mgr  Danicourt  comprit 
que,  dans  cette  contrée  plus  qu'ailleurs,  l'avenir  de  la 
mission  et  par  là  même  de  la  religion  reposait  entière- 
ment sur  la  Sainte-Enfance  ,  dans  les  enfants  à  re- 
cueillir, à  baptiser  et  à  élever  chrétiennement.  Il  fallait 
dès  lors  songer  à  organiser  la  Sainte-Enfance  sur  un 
assez  grand  pied;  mais  pour  cela  il  était  indispensable 
d'obtenir  aes  subsides  plus  considérables  et  de  stimuler 
le  zèle,  la  générosité  des  catholiques  de  l'Europe  pour 
cette  belle  œuvre.  C'est  ce  qu'il  eut  en  vue  dans  bon 
nombre  de  ses  lettres  et  en  particulier  dans  le  rapport 
sur  l'infanticide  et  l'exposition  des  enfants  en  Chine. 
Laissons-le  nous  exposer  lui-même  les  motifs  qui  ont 
inspiré  ce  rapport  plein  d'actualité  au  moment  où  il  a 
été  fait  et  aussi  à  l'époque  à  laquelle  il  reçut  les  hon- 


—  329  — 

neurs  de  la  publicité  en  1863  ;  puis  nous  en  citerons  les 
principaux  points. 

«  C'est  le  désir  d'effacer  de  l'esprit  des  associés  toute 
espèce  de  doute  sur  le  résultat  et  le  fruit  de  leurs  au- 
mônes; c'est  l'amour  de  la  vérité;  c'est  une  estime  sin- 
gulière et  pour  ainsi  dire  une  vénération  envers  l'en- 
fance chrétienne  d'Europe  ;  c'est  pour  lui  donner,  s'il  y 
a  moyen,  un  nouveau  stimulant  que  je  fais  ce  rapport. 
Je  le  lui  consacre,  je  le  lui  dédie,  je  le  lui  offre  comme 
une  dette  et  une  redevance  à  laquelle  sa  charité  a  acquis 
tout  droit.  Lorsque  l'enfance  donne  l'exemple  d'un  dé- 
voûment  si  prodigieux  et  rivalise  d'un  zèle  si  ardent , 
tout  cœur  chrétien  doit  se  remuer  pour  bénir  la  Provi- 
dence d'avoir  suscité,  de  nos  jours,  des  phalanges  enfan- 
tines, dont  les  cœurs,  comme  les  aumônes,  ont  pu  tra- 
verser les  mers  pour  sauver  d'autres  enfants  qu'ils  n'ont 
jamais  vus,  mais  qu'ils  verront  dans  le  ciel  qui  leur  est 
ouvert  par  le  centime,  l'obole,  et  le  denier  de  leur 
aumône. 

«  Je  saisis  la  question  de  l'infanticide  et  de  l'exposi- 
tion des  enfants  en  Chine,  avec  d'autant  plus  d'empres- 
sement et  de  confiance,  que  nous  vivons  dans  un  siècle 
où  le  pour  et  le  contre  ',  sur  les  faits  les  plus  constants 
et  les  plus  avérés,  se  disent,  s'écrivent  et  se  publient 
avec  la  facilité  la  plus  étonnante,  d'où  il  arrive  que  les 
lecteurs,  éloignés  qu'ils  sont  des  lieux  dont  il  est  ques- 
tion, ne  savent  plus  à  quoi  s'en  tenir.  J'aime  aussi  à 
croire  qu'on  ajoutera  autant  de  foi  à  un  missionnaire 
qui ,   depuis  l'établissement    de  la   Sainte-Enfance   en 


1.  Il  y  a  quelques  années,  Francisque  Sarcey  a  publié,  dans  le 
XIXe  Siècle,  plusieurs  articles  contre  la  Sainte-Enfance  et  l'infan- 
ticide :  le  journal  Le  Momie  y  a  répondu.  —  Dans  des  ouvrages 
publiés  sur  la  Cbine,  à  l'occasion  de  la  guerre  du  Tonkin  (1884), 
on  a  nié  également  l'infanticide  :  ce  chapitre  est  donc  ici  d'une 
grande  opportunité. 


—  330  — 

Chine,  s'est  occupé  d'une  manière  spéciale  à  connaître 
le  sort  des  enfants  nouvellement  nés  en  Chine,  qu'aux 
voyageurs  qui  dans  leur  course  rapide,  quelque  talent, 
quelque  œil  observateur  qu'ils  aient,  n'ont  pu  qu'effleurer 
les  mœurs,  les  coutumes  et  les  usages  des  Chinois,  à 
moins  qu'ils  ne  répètent  ce  qu'ils  ont  lu  dans  les  livres 
écrits  dans  la  solitude  du  cabinet. 

«  Je  commence  par  mettre  en  fait,  que  si  un  Européen 
n'est  pas  en  contact  avec  les  Chinois,  durant  de  longues 
années,  il  restera  ignorant  sur  une  foule  de  leurs  usages 
tant  bons  que  mauvais,  et  je  soutiens  qu'il  n'y  a  pas  un 
missionnaire  en  Chine  qui  n'apprenne  tous  les  jours  du 
nouveau  sur  les  mœurs  et  les  coutumes  chinoises,  fut-il 
vétéran  dans  la  carrière  apostolique  comme  le  digne  et 
vénérable  Mgr  Perrocheau. 

«  Ismaél,  pleurant,  gémissant  et  mourant  de  soif  sous 
un  arbre  dans  le  désert  de  Bersabée,  remue  tout  cœur 
compatissant  et  lui  fait  verser  des  larmes;  Moïse  dans 
son  berceau  flottant,  exposé  à  la  voracité  des  vautours 
et  des  crocodiles,  jette  l'âme  dans  la  sollicitude  et  la 
crainte.  Mais  l'un  avait  sa  mère  pour  lui  fermer  les  yeux 
et  l'enterrer;  et  l'autre  sa  sœur  pour  le  sauver,  comme 
un  autre  ange  gardien.  Des  milliers  d'années  ont  passé 
sur  la  Chine  et  des  milliards  d'enfants  sont  morts  à  la 
voirie  et  dans  l'eau,  sans  aucune  Marie  qui  veillât  sur 
leurs  jours  et  sans  aucune  Agar  qui  pleurât  sur  leur 
sort  !  !  ! 

«  Avant  de  mettre  dans  toute  son  évidence  le  chiffre 
déplorable  des  enfants  exposés,  étouffés  et  noyés  chaque 
année  en  Chine,  je  ferai  observer  qu'en  France,  par 
exemple,  l'exposition  des  enfants  a  toujours  été  plus 
grande  dans  les  temps  de  misère  et  de  corruption.  Ces 
enfants  jonchaient  les  portes  des  églises  du  temps  de 
saint  Vincent,  et  depuis  plus  de  cinquante  ans,  qu'on  me 
dise  combien  de  fois  le  libertinage  a  fait  rouler  nos  tours. 


—  331  — 

«  Or,  y  a-t-il,  en  Chine,  moins  de  misère  qu'en 
France?  Y  a-L-il  moins  de  calamités,  d'épidémies,  de 
libertinage  enfin?  Nulle  comparaison  à  établir  entre  les 
calamités  de  Chine  et  celles  de  France,  tant  les  pre- 
mières surpassent  les  dernières 

«  Sans  les  trésors  versés  par  la  charité  chrétienne  pour 
la  conservation  des  enfants  trouvés  en  Europe,  que  de 
milliers  de  ces  enfants  périraient  chaque  année.  Or,  en 
Chine  quel  secours  accorde  le  gouvernement  ou  le  peuple 
à  l'enfance  réduite  à  la  misère?  On  a  bien  établi  dans 
presque  toutes  les  villes  des  hospices  pour  les  recevoir; 
ces  hospices  sont  bien  dotés  de  larges  revenus  ;  on  a 
bien  taxé  dans  beaucoup  de  villes  chaque  boutique  de 
cinq  à  dix  sapèques  à  payer  par  mois  pour  le  soutien  des 
enfants  ;  mais  l'argent  est  détourné  par  les  administra- 
teurs; mais  les  enfants,  presque  tous  des  filles,  sont  si 
mal  soignés,  si  mal  vêtus  et  si  mal  nourris,  qu'on  ne 
peut  mettre  les  pieds  dans  ces  hospices  sans  se  sentir  le 
cœur  bondir  et  l'âme  dégoûtée  à  la  vue  des  saletés  qui 
couvrent  les  enfants  des  pieds  à  la  tête.  11  échappe  si 
peu  de  ces  enfants  à  la  mort  que  les  père  et  mère  pré- 
fèrent exposer  leurs  enfants  ou  les  faire  mourir  de  suite 
plutôt  que  de  les  porter  dans  ces  asiles  dégoûtants  où  ils 
savent  qu'une  mort  certaine  les  enlèvera  après  avoir  été 
macérés  par  la  souffrance  et  la  douleur... 

«  Puisqu'il  y  a  en  Chine  tant  de  myriades  d'enfants 
exposés  et  sacrifiés,  peut-être  va-t-on  conclure  que  le 
sentiment  de  la  nature,  si  profondément  gravé  par  la 
main  de  Dieu  dans  le  cœur  du  père  et  surtout  de  la 
mère,  sentiment  que  le  glaive  de  Salomon  fit  jaillir  avec 
tant  de  force  des  entrailles  d'une  mère  d'ailleurs  de  mau- 
vaise vie,  est  éteint  dans  la  plupart  des  Chinois.  Non,  il 
n'est  pas  éteint,  mais  bien  supplanté  et  dominé  par  la 
colère,  la  superstition  et  la  crainte  du  déshonneur, 
source  et  origine  des  malheurs  qui  pèsent  incessamment 


—  332  — 

sur  la  Chine  et  qui  arrachent  la  vie  à  un  nombre  infini 
d'enfants  à  leur  entrée  dans  la  vie  et  même  avant  leur 
naissance. 

«  Les  Chinois  qui  ont  en  partage  la  pauvreté  et  la 
misère  se  disent,  lorsqu'il  leur  naît  une  deuxième  ou 
troisième  fille  :  à  quoi  bon  nourrir  cette  fille?  Quel 
profit  en  retirer?  Ce  n'est  bon  qu'à  balayer  la  maison. 
Mieux  vaut  s'en  défaire  que  de  l'élever  et  la  nourrir  jus- 
qu'à l'âge  de  seize  ou  dix- huit  ans,  sans  savoir  au  bout 
du  compte  où  la  placer... 

«  Souvent  c'est  une  bru  qui,  ne  pouvant  supporter  les 
reproches  et  les  malédictions  d'une  belle-mère  ou  d'une 
belle-sœur,  de  ce  qu'elle  ne  met  au  monde  que  des  filles, 
dans  un  accès  de  colère  et  de  fureur,  étouffe  et  jette  sa 
fille  à  Peau.  Rien  d'affreux  comme  une  femme  chinoise 
en  colère;  on  la  dirait  possédée  du  démon  de  la  rage... 

«  Plus  souvent  encore,  c'est  le  père  et  la  mère  qui  se 
disent  :  il  vaut  mieux  envoyer  de  suite  l'âme  de  cette 
fille  transmigrer  chez  quelque  famille  riche,  plutôt  que 
de  la  voir  végéter  dans  la  misère  et  mourir  de  faim.  On 
ne  se  figure  pas  en  Europe  combien  la  croyance  à  la  mé- 
tempsycose est  commune  en  Chine.  Les  missionnaires 
qui  n'ont  des  rapports  qu'avec  les  chrétiens,  ce  qui  a  lieu 
dans  presque  toutes  les  missions,  n'ont  pas  occasion  de 
traiter  cette  matière,  comme  je  l'ai  eue  tout  le  temps  que 
je  suis  resté  au  Tché-Kiang,  où  il  m'a  fallu  étudier  toutes 
les  sectes,  pour  être  en  état  de  les  combattre  et  d'en  dé- 
montrer la  fausseté  aux  païens... 

«  Mais  ce  sont  surtout  les  enfants  du  crime  qu'on  fait 
périr  avant  ou  immédiatement  après  leur  naissance  ;  et, 
vu  la  corruption  des  mœurs  qui  règne  en  Chine,  le 
chiffre  de  ces  innocentes  victimes  est  effrayant.  Et,  si 
Ton  savait  en  Europe,  comme  le  savent  les  mission- 
naires, combien  la  vie  est  peu  de  chose  en  Chine,  on 
croirait  bien  facilement  ce  qu'il  me  peine  de  démontrer  ici. 


—  333  — 

«  Le  gouvernement  est  si  indolent  que  le  crime  d'in- 
fanticide se  multiplie  partout  impunément,  et  le  peuple 
est  si  accoutumé  aux  proclamations  que  les  nouveaux 
préfets,  après  leur  installation,  font  afficher  dans  les 
rues,  contre  les  noyades  d'enfants,  qu'il  n'y  fait  plus 
attention  :  il  se  contente  de  dire  que  le  préfet  a  encore 
un  peu  d'humanité.  Mais  humanité  fausse,  puisque  les 
proclamations  restent  toujours  sans  effet;  mais  huma- 
nité homicide,  puisqu'elle  laisse  périr  des  millions  d'en- 
fants qu'elle  pourrait  sauver 

«  Je  vais  maintenant  répondre  à  une  objection  que 
quelques  Européens,  je  le  sais,  ne  manqueront  pas  de 
faire  ;  à  savoir  que  ce  grand  nombre  d'enfants,  qu'on 
voit  pourrir  sur  les  fleuves,  les  rivières,  dans  les  canaux, 
les  étangs,  etc.,  sont  morts  de  mort  naturelle  et  n'ont 
été  jetés  là  que  parce  que  leurs  parents,  étant  pauvres, 
n'ont  point  de  terrain  pour  les  enterrer,  ni  d'argent  pour 
leur  acheter  un  cercueil.  Je  réponds  qu'expliquer  la 
chose  de  cette  manière,  c'est  ignorer  un  usage  ou  plutôt 
un  préjugé  qui  existe  en  Chine  et  que  je  vais  développer, 
et  j'avoue  franchement  qu'autrefois  j'étais  aussi  dans 
cette  erreur,  faute  d'avoir  pris  des  informations. 

«  Lorsqu'il  nait  en  Chine  une  fille,  si  on  veut  la  con- 
server, elle  est  lavée,  sinon  elle  ne  l'est  point.  Mais  une 
fois  lavée,  jamais  on  ne  la  jette  à  l'eau  ou  à  la  voirie,  et 
si  elle  vient  à  mourir,  elle  est  toujours  enterrée,  d'après 
un  préjugé  chinois  qui  attache  un  plus  grand  crime  à 
l'infanticide  d'un  enfant  lavé  qu'à  celui  d'un  enfant  non 
lavé.  Mais  si  on  ne  la  lave  point,  c'est  qu'on  veut  l'é- 
touffer immédiatement,  ou  la  noyer  dans  un  seau,  ou  la 
jeter  à  l'eau,  ou  la  suspendre,  renfermée  dans  un  panier, 
à  un  arbre  ou  dans  la  haie  voisine.  Je  prie  le  lecteur  d'a- 
jouter foi  à  ce  que  je  dis  ici,  parce  que,  soit  chrétiens, 
soit  païens,  tout  le  monde  ici  m'a  affirmé,  m'a  certifié 
que  tous  les  enfants  qu'on  trouve  morts,  tant  sur  terre 


—  334  — 

que  sur  l'eau,  ce  sont  autant  de  filles  qu'on  a  fait 
ainsi  mourir. 

«  Le  fait  est  tellement  vrai  que,  dans  les  commence- 
ments de  l'établissement  de  la  Sainte-Enfance  au  Kiang- 
Sy,  dans  les  localités  où  l'on  recueillait  les  enfants,  nos 
chrétiens  obtenaient  difficilement  le  lavage  de  ces  en- 
fants, parce  que  les  païens  craignaient  qu'ils  ne  fussent 
pas  reçus  après  avoir  été  lavés,  et  qu'ainsi  ils  ne  leur 
restassent  sur  les  bras. 

«  Quoique  j'aie  déjà  fait  des  interrogations  à  ce  sujet, 
je  n'ai  pu  encore  découvrir  la  raison  pour  laquelle  un 
enfant,  une  fois  lavé,  n'est  jamais  étouffé  ou  jeté  à  l'eau  ; 
mais  bien  enterré,  s'il  vient  à  mourir.  Elle  doit  reposer 
sur  quelqu'une  de  ces  mille  superstitions,  si  profondé- 
ment enracinées  en  Chine  et  si  peu  connues  des  Euro- 
péens... 

«  J'en  viens  maintenant  aux  enfants  exposés  dont  le 
nombre  n'est  pas  moindre  que  celui  des  enfants  non 
lavés,  dont  je  viens  de  parler.  Si  je  pouvais  faire  un  ta- 
bleau complet  des  malheurs  de  tout  genre  qui  écrasent 
annuellement  plusieurs  provinces  de  Chine,  comme 
les  débordements  du  Houang-ho  et  du  Yang-tse-Kiang; 
la  piraterie  qui  a  étendu  ses  escales  sur  le  littoral  de 
Chine,  depuis  le  golfe  du  Tong-King  jusqu'aux  extré- 
mités nord  de  celui  de  Pékin;  les  descentes  des  Si-fanget 
de  Si-tsang  dans  les  provinces  du  Sse-tchuen  et  du  Yun- 
nàn  ;  les  moissons  enlevées  par  l'inondation,  ou  mou- 
rantes debout  soùs  les  ardeurs  d'un  ciel  sans  nuages  ; 
l'opium,  ce  virus  meurtrier  qui,  attaquant  et  minant 
le  physique  comme  le  moral  de  la  génération  présente, 
laisse  sur  la  génération  suivante  les  traces  ineffaçables 
de  son  venin  ;  le  jeu,  cette  grande  passion  des  Chinois, 
devenu  si  fréquent,  que  dans  les  rues  et  sur  les  barques, 
on  ne  voit  partout  que  des  cartes,  on  n'entend  partout 
que  le  son  des  dés  ;  la  fièvre,  cette  maladie  inhérente  aux 


—  33o  — 

Chinois,  et  cela,  grâce  aux  éludes  et  à  la  science  des 
empiriques  et  des  charlatans  ;  les  révoltes,  les  insurrec- 
tions, les  guerres,  et  avant  tout  ces  hordes  sauvages, 
qui  depuis  cinq  ans  ont  couvert  de  carnage  et  de  sang 
un  tiers  de  la  Chine,  affublant  leur  monstrueuse  reli- 
gion de  quelques  lambeaux  de  la  lîible,  et  des  masques 
de  la  chevalerie  chinoise  ;  si,  dis-je,  je  pouvais  faire  un 
tableau  complet  de  toutes  ces  calamités,  personne  n'au- 
rait de  doute  sur  l'immensité  de  l'exposition  en  Chine  et 
chacun  croirait  voir  avec  moi  ces  pauvres  enfants,  vic- 
times de  la  misère,  nus,  gisants  et  mourants  aux 
portes  des  pagodes,  sur  les  ponts,  devant  les  monts- 
de-piété,  dans  les  rues,  dans  les  latrines,  sur  les  che- 
mins, dans  les  champs,  etc.,  etc.  Si  je  mentionne  tous 
ces  cas,  c'est  que  j'ai  une  foule  de  faits  sur  chacune  de 
ces  manières  d'exposer  les  enfants  par  suite  de  la  mi- 
sère. 

«  Les  suffocations,  noyades  et  expositions  des  enfants 
n'ont  pas  seulement  lieu  chez  les  pauvres,  mais  aussi 
dans  les  familles  aisées,  et  en  voici  la  raison  :  les  Chi- 
nois tiennent  singulièrement  à  avoir  des  garçons,  afin 
qu'après  leur  mort,  ils  aient  quelqu'un  qui  leur  fasse  le 
Keng-fan  ou  Taï-fan,  c'est-à-dire  qui  leur  rende  le  culte 
superstitieux,  connu  sous  le  nom  de  culte  des  ancêtres. 
Or,  s'il  leur  naît  plus  de  deux  filles  consécutivement,  la 
troisième,  la  quatrième,  etc.,  est  immédiatement  étouf- 
fée ou  noyée,  parce  que,  disent-ils,  la  mère,  épuisée  par 
l'allaitement  de  ces  filles,  ne  pourra  plus  donner  de 
garçons. 

«  C'est  pour  la  même  raison  que  la  polygamie  est 
si  commune  en  Chine  parmi  les  riches.  Les  Chinois 
prennent  plusieurs  femmes,  surtout  dans  l'espoir  d'avoir 
de  la  seconde  ou  troisième  femme,  des  garçons  qu'ils 
n'ont  pu  avoir  de  la  première  ou  de  la  seconde.  Mais  les 
pauvres    ne    peuvent  pas    avoir  recours    à    ce  moyeu 


—  336  — 

pour  avoir  des  garçons,  parce  que  les  femmes  s'achètent 
fort  cher  en  Chine;  de  sorte  que  pour  conserver  les 
forces  de  l'unique  femme  qu'ils  ont,  ils  se  débarrassent 
immédiatement  des  filles  qui  leur  naissent  coup  sur 
coup,  pour  ne  pas  épuiser  la  mère... 

«  Outre  les  causes  d'infanticide  mentionnées  ci- 
dessus,  il  y  en  a  d'autres  dont  je  vais  parler  '.  Beau- 
coup de  parents  pauvres,  qui  ne  peuvent  donner  leurs 
filles  à  d'autres,  pour  futures  épouses,  parce  qu'il  leur 
faut  encore  ajouter  plusieurs  ligatures  qu'ils  n'ont  pas, 
et  fournir  des  habits  jusqu'à  ce  qu'au  moins  les  filles 
aient  atteint  l'âge  de  six  ans,  préfèrent  les  faire  mourir 
pour  en  être  débarrassés.  C'est  encore  la  pauvreté  qui 
pousse  un  grand  nombre  de  mères  à  tuer  leurs  filles 
aussitôt  après  leur  naissance,  afin  qu'avec  leur  lait, 
elles  puissent  être  admises  comme  nourrices  dans 
quelque  famille  riche,  et  gagner  une  vie  qu'elles  ont  si 
cruellement  éteinte  dans  le  fruit  de  leurs  entrailles. 

«  La  difficulté  de  trouver  un  parti  sortable  à  leur  con- 
dition fait  encore  qu  un  grand  nombre  de  familles  aisées 
tuent  toutes  les  filies  qui  leur  naissent,  à  l'exception  de 
la  première  qu'elles  conservent.  Et  lorsqu'on  demande 
au  père  ou  à  la  mère  combien  ils  ont  eu  de  filles,  ils 
répondent  :  trois,  quatre,  cinq,  etc.,  et  si  on  ajoute  :  où 
sont  elles  ?  Us  répondent  en  riant  qu'ils  les  ont  offertes 
au  Dieu,  dragondes  eaux,  c'est-à-dire  qu'ilsles  ontnoyées. 
rs'ous  avons  ici  autour  de  nous  plusieurs  familles  païennes 
qui  sont  dans  le  même  cas.  Il  n'y  a  donc  aucun 
doute  sur  cela;  car  il  suffit  d'interroger  les  néophytes, 
c'est-à-dire  les  adultesnouvellement  baptisés,  et  tous  de 
dire  qu'ils  ont  tué  leurs  filles,  comme  tout  le  monde  le 
fait,  sans  penser  que  ce  fût  un  si  grand  crime...  » 

1.  Les  deux  alinéas  qui  suivent  se  trouvent  dans  la  deuxième 
partie  du  rapport  de  Mgr  Danicourt,  mais  Tordre  logique  des  idées 
exige  que  nous  les  placions  ici. 


—  337  — 

La  seconde  partie  du  rapport  traite  du  nombre  des  en- 
fants exposés,  des  différents  modes  d'exposition,  et  se 
termine  par  un  appel  chaleureux  aux  associés  de  l'Eu- 
rope. 

«  D'après  une  foule  d'interrogations  que  j'ai  faites  et 
d'informations  que  j'ai  prises  de  tout  côté,  j'ai  acquis  la 
certitude  que  sur  cent  filles  qui  naissent  au  Kiang-Sy,  il 
y  en  a  au  moins  un  quart  qu'on  fait  périr  impitoyable- 
ment, aussitôt  après  leur  naissance;  et  pour  juger  du 
nombre  de  ces  innocentes  victimes,  sacrifiées  par  leurs 
parents,  il  n'y  a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  la  carte  duKiang- 

Sy- 

On  y  voit,  sur  un  espace  de  plus  de  cent  lieues,  en 
longueur  et  en  largeur,  c'est-à-dire  depuis  Tchang-ning, 
au  midi,  jusqu'à  Choui-tchang,  au  nord,  et  depuis  Yu- 
ckan,  à  l'est,  jusqu'à  Pin-siang  à  l'ouest,  soixante-dix- 
huit  villes  murées,  outre  cinq  bourgs  comparables  à  des 
villes...  ;  enfin  une  foule  de  gros  villages.  Qu'on  juge 
d'après  cela  de  la  population  de  la  province.  Pour  moi, 
je  ne  crois  pas  être  au-dessus  de  la  vérité,  en  lui  donnant 
vingt-cinq  millions  d'habitants.  D'après  cette  estimation, 
ceux  qui  sont  experts  dans  la  science  de  la  statistique 
pourront  donner  un  chiffre  approximatif  du  nombre  d'en- 
fants qui  naissent  chaque  année  dans  une  telle  population, 
faisant  attention  que  les  filles  sont  toujours  plus  nom- 
breuses que  les  garçons. 

«  J'en  viens  maintenant  aux  différentes  manières  d'in- 
fanticide et  d'exposition  en  Chine.  C'est  généralement 
aussitôt  après  leur  naissance  que  les  enfants ,  et  ce 
sont  toujours  des  filles,  perdent  la  vie  :  ou  bien  on  les 
noie,  ou  bien  on  les  étouffe  si  l'eau  est  éloignée  et 
on  les  fait  disparaître  ;  ce  qui  a  lieu  dans  les  villes 
et  les  bourgs,  dans  la  crainte  d'être  aperçu  des  voi- 
sins. 

22 


-    338  — 

«  En  dehors  des  villes,  dans  les  villages,  à  la  cam- 
pagne, on  les  jette  à  l'eau  ou  on  les  suspend  aux  arbres, 
ou  bien  on  les  dépose  dans  les  haies  et  toujours  ren- 
fermés dans  des  paniers  quelconques.  S'il  arrive  qu'on 
les  enterre,  après  les  avoir  fait  périr,  la  chose  se  fait  le 
plus  vite  possible,  dans  la  crainte  d'être  vu,  et  alors  ces 
enfants  ne  sont  recouverts  que  d'un  peu  de  terre  ;  d'où 
il  arrive  très  souvent  que  les  chiens,  attirés  par  l'odeur, 
ouïes  pourceaux  (qui  pullulent  en  Chine),  en  font  leur 
pâture... 

a  L'exposition  des  petites  filles  se  fait  aussi  de  diffé- 
rentes manières.  Mais  en  général  leur  exposition  résulte 
de  la  pauvreté  des  parents  et  c'est  toujours  avant  qu'elles 
aient  atteint  l'âge  de  cinq  à  six  ans.  Ces  expositions  se 
font  dans  les  rues,  à  la  porte  des  pag-odes,  des  temples 
des  ancêtres,  des  monts-de-piété,  sur  les  chemins  fré- 
quentés, sur  les  ponts,  aux  portes  des  villes,  en  un 
mot  là  où  il  passe  ou  entre  du  monde,  afin  qu'on  les  re- 
cueille. 

«  Que  de  fois  nos  chrétiens  ont  vu  des  mères  aux 
aguets  à  une  certaine  distance,  dans  l'attente  que  quel- 
qu'un recueillit  l'enfant  que  la  misère  ou  quelque  autre 
raison  puissante  les  avait  comme  forcées  à  déposer  fur- 
tivement sur  la  voie  publique.  La  première  fille  que  j'ai 
reçue  à  Xing-l'o-foua  été  trouvée  à  la  porte  d'une  pagode 
où  sa  mère  l'avait  déposée.  Elle  a  maintenant  dix-sept  ans 
et  est  mariée  à  un  bon  chrétien  du  département  de  Kia- 
shing-fou,  dans  le  Tché-Kiang-. 

«  Les  séminaristes  du  Kiang-Sy  en  ont  aussi  recueilli 
dans  leur  promenade,  et  à  peine  l'enfant  était-il  ramassé, 
qu'on  vovait  la  mère,  qui  se  tenait  cachée  à  quelque 
distance,  s'en  retourner  vite  à  la  maison,  contente  de 
voir  son  enfant  en  bonnes  mains.  Dans  une  foule  de 
localités,  ces  petites  filles  sont  déposées  la  nuit  dans  un 
des  endroits  mentionnés  plus  haut,  et  il  arrive  souvent 


—  339  — 

que  lorsque  la  petite  a  trois  ou  quatre  ans,  les  boutiques 
du  voisinage  contribuent  pour  une  somme  de  cinq  à  six 
ligatures  qu'elles  donnent  à  une  femme  connue,  à  la 
condition  de  nourrir  l'enfant  pendant  un  certain  nombre 
d'années.  Si  l'enfant  ne  meurt  pas,  elle  est  adoptée 
généralement  et  devient  la  bru  de  sa  mère  par  adop- 
tion. 

«  Telles  sont,  à  peu  près,  les  différentes  manières  de 
faire  périr  ou  d'exposer  les  petites  filles  au  Kiang-Sy,  et 
cela  a  lieu  dans  tous  les  départements  de  la  province, 
excepté  dans  les  arrondissements  des  deux  départements 
de  Kyn-gan-fou  et  Kan-tcheou-fou,  où  les  femmes  en 
généra]  ont  leurs  pieds  d'Adam  et  d'Eve  et  peuvent 
gagner  leur  vie  dans  les  champs  ou  sur  les  montagnes, 
en  travaillant  comme  les  hommes.  Dans  le  reste  de  la 
province,  toutes  les  femmes  ont  des  pieds  de  chèvre... 
L'origine  des  pieds  de  chèvre  ou  petits  pieds  repose  sur 
une  fable,  qui  dit  que  le  diable  Mo-Koui,  sous  la  forme 
d'une  femme  à  petits  pieds  et  embellie  des  parures  les 
plus  capables  de  séduire  et  de  captiver  un  cœur 
farouche,  apparut  à  Tchou-ouang,  qui  en  fut  épris  et  la 
prit  pour  sa  femme.  Mais  c'est  tout  simplement  un 
Régulus  qui,  ayant  tout  à  craindre  de  la  cruauté  de 
Tchou-ouang  et  voulant  se  le  rendre  favorable,  lui 
donna  sa  fille  parée  comme  une  déesse  et  les  pieds 
étroitement  serrés  avec  des  bandelettes,  d'où  est  venu 
l'usage  des  petits  pieds... 

«  Au  dire  de  nos  prêtres  indigènes,  les  familles 
riches  ont  dans  un  coin  de  la  maison  ou  dans  un  en- 
droit retiré  du  jardin  une  fosse  dans  laquelle  on  jette 
les  filles  dont  on  ne  veut  pas  ;  c'est  ainsi  qu'elles  cachent 
leurs  atrocités  et  qu'elles  mettent  leur  honneur  à  cou- 
vert... 

«  J'ignore  si  les  Chinois  se  servent  de  petits  enfants 
pour   des  opérations  magiques.   Mais  je   sais  que  des 


—  340  — 

charlatans  s'en  servent  pour  composer  des  remèdes 
qu'ils  appliquent  surtout  aux  membres  fracturés. 
Après  avoir  décharné  les  os  des  enfants,  ils  en  font 
une  poudre,  puis  une  pâle  qu'ils  appliquent  sur  les 
blessures.  (Le  prélat  cite  des  faits  commis  par  une  société 
de  charlatans.) 

c(  Si  j'entre  dans  des  détails  si  affligeants  et  si  déchi- 
rants pour  tout  cœur  sensible,  c'est  uniquement  dans  le 
but  d'exciter  la  compassion  des  chrétiens  d'Europe.  Si 
je  mets  sous  les  yeux  la  plaie  la  plus  affreuse  qui  ait 
jamais  rongé  une  nation,  c'est  afin  de  réclamer  l'aumône 
delà  prière  que  chacun  peut  donner,  puisque  le  cœur 
suffit  pour  cela;  c'est  afin  de  solliciter  l'aumône  corpo- 
relle de  tout  chrétien  dans  les  mains  duquel  la  bonté  de 
Dieu  a  déposé  une  obole 

a  La  charité  des  associés  de  la  Sainte-Enfance  a  déjà 
planté  ses  jalons  au  delà  des  limites  de  l'Europe  ;  ses 
collectes  sont  déjà  parvenues  à  une  somme  prodigieuse, 
vu  ses  quelques  années  seulement  d'existence.  Mais 
qu'il  lui  reste  encore  à  faire  pour  parer  aux  besoins  de 
la  Chine  !  Cependant,  j'en  ai  la  ferme  confiance,  son 
ardeur  lui  fera  toucher  au  but  que  s'est  proposé  son 
illustre  fondateur,  je  veux  dire  la  conversion  de  la 
Chine. 

«  L'association  de  la  Sainle-Enfance  repose  sur  un 
fondement  plus  ferme  et  plus  solide  que  le  roc;  elle  a 
pour  soutien  un  aliment  qui  ne  sait  ni  vieillir,  ni  périr, 
la  charité  divine.  Oui,  l'enfance  chrétienne,  éclairée  par 
la  lumière  de  la  grâce  et  échauffée  par  le  feu  de  la 
charité,  peut  tout  avec  son  cœur,  sa  prière  et  son 
aumône.  Le  cœur  d'une  fille  sans  tache  a  tellement  ravi 
celui  du  Fils  de  Dieu,  qu'il  est  descendu  du  ciel  pour  se 
rendre  à  jamais  semblable  à  elle.  Serait-il  indifférent, 
se  fermerait-il,  ce  cœur,  pour  de  jeunes  frères  qui  lui 
ressemblent   tant  par  les    charmes    de   l'innocence    et 


—  341  — 

les  élans  de  la  chanté?  Non  jamais  :  ce  cœur,  au  con- 
traire, est  à  eux  avec  ses  trésors  infinis  de  grâces  et 
de  vertus... 

«  Courage  donc,  généreux  compagnons  de  l'enfant 
Jésus  !  Déjà  vous  avez  arraché  à  l'enfer  des  milliers  d'en- 
fants. Courage!  vos  centimes  et  vos  sols  conservent  la 
vie  à  des  milliers  d'enfants  qui  ne  vivent  que  pour  vous. 
Courage!  vos  aumônes  ont  déjà,  envoyé  au  ciel  des 
myriades  de  frères  qui  vous  attendent  et  prient  pour 
vous.  Courage  !  vous  allez  avoir  des  apôtres  dans  vos 
frères  adoptifs,  qui  feront'en  paroles,  dans  un  empire  où 
«  tout  est  Dieu,  excepté  Dieu  lui-même,  »  ce  que  vous  y 
faites  par  vos  prières  et  vos  aumônes.  Courage!  vous 
êtes  entrés  dans  la  plus  belle  carrière  d'honneur  qui  ait 
jamais  été  ouverte  à  l'ambition  du  cœur  humain,  au 
bout  de  laquelle,  au  lieu  de  cris  de  victoire,  au  lieu  de 
couronnes  périssables  et  d'ovations  passagères,  vous 
trouverez  votre  frère  d'armes ,  qui  vous  a  ouvert 
le  chemin  de  la  gloire,  l'enfant  Jésus,  qui  vous  re- 
cevra, vous  embrassera,  vous  couronnera  et  vous 
ouvrira  la  marche  pour  entrer  glorieux  dans  la  Jéru- 
salem céleste  au  chant  de  Y  Alléluia  et  de  YHosanna 
répétés  à  jamais  par  toutes  les  légions  des  anges  et  des 
saints. 

«  Et  vous,  parents  charitables  d'enfants  si  généreux, 
salut  et  bénédiction  en  Notre-Seigneur.  Et  vous,  pas- 
teurs vigilants  d'agneaux  si  aimables,  honneur  en 
Notre-Seigneur!  Et  vous  pontifes  et  princes  de  l'Église, 
protecteurs  puissants,  et  propagateurs  zélés  de  la 
Sainte-Enfance,  gloire  en  Notre-Seigneur  ! 

«  Les  genoux  en  terre  et  les  yeux  tournés  vers  l'Occi- 
dent, où  Confucius  a  dit  qu'était  le  Saint  *,  je  réclame  le 

1.  Ces  paroles  remarquables  de  Confucius  sont  un  témoignage 
frappant  de  la  tradition  :  un  des  nombreux  disciples  de  ce  philo- 
sophe lui  demandait  un  jour  où  était  le  Saint.  Il  répondit  :  «  Les 


—  342  — 

secours  de  vos  prières  pour  moi  et  mes  pauvres  chré- 
tiens; je  vous  offre  à  tous,  au  nom  du  Kiang-Sy, 
l'expression  de  la  plus  vive  reconnaissance  pour  votre 
générosité  et  vous  conjure,  par  la  charité  de  l'enfant 
Jésus,  de  réserver  dans  vos  prières  et  vos  saints  sacri- 
fices une  part  à  tant  de  millions  d'àmes  qui  vivent  sans 
Dieu  sur  la  terre  et  tombent  tous  les  jours  dans  le 
malheur  éternel  '...  » 

A  la  date  du  2  février  1856,  Mgr  Danicourt  avait 
adressé  un  autre  rapport  à  M.  Jammes,  directeur  de 
l'Œuvre,  dans  lequel  on  voit  briller  le  même  zèle  pour 
la  Sainte-Enfance.  En  voici  les  principales  pensées;  elles 
trouvent  leur  place  naturelle  ici,  après  tout  ce  que  nous 
venons  de  reproduire  : 

«  Je  viens  de  faire  un  mandement  qui  sera  copié  à  un 
grand  nombre  d'exemplaires  et  qui  va  être  envoyé  à 
toutes  les  chrétientés  de  la  province.  J'y  exhorte,  presse 
et  pousse  les  catéchistes,  les  baptiseurs,  les  vierges,  en 
un  mot  tous  les  chrétiens  de  chaque  localité  à  prendre  à 
cœur  le  baptême  et  le  sauvetage  des  enfants  païens  et 
d'y  employer  tous  les  moyens  possibles.  J'espère  que 
mes  efforts  obtiendront  leur  effet;  car,  depuis  mon 
arrivée  ici,  les  missionnaires,  comme  les  chrétiens,  se 
sont  montrés  parfaitement  disposés  à  seconder  mes 
desseins  et  mes  projets  pour  le  bien  de  la  religion  en 
cette  province.  Je  suis  heureux  de  pouvoir  leur  rendre 
ce  témoignage,  qu'ils  méritent  à  tous  égards,  et  cette 
union  du  pasteur  avec  ses  collaborateurs  et  son  trou- 
peau est  l'heureux  présage  du  grand  bien  qui  va  s'opérer 


hommes  de  l'Occident  ont  le  saint.  »  Cette  parole  serait  un  témoi- 
gnage rendu  à  IVotre-Seigneur. 

i,  Daté  de  Kiou  Tou,  11  février  1856. 


—  343  — 

dans  le  Kiang-Sy  pour  la  Sainte-Enfance  et,  par  consé- 
quent, pour  la  religion. 

a  Mais  il  est  fâcheux  que  nous  soyons  si  peu  de  mis- 
sionnaires. Dans  l'affliction  de  mon  âme,  je  conjure  le 
maître  de  la  mission  d'avoir  pitié  du  Kiang-Sy  et  d'y 
envoyer  des  ouvriers,  sans  quoi,  nos  chrétiens  tombe- 
ront de  plus  en  plus,  et  elles  périront  à  jamais  ces  inno- 
centes créatures,  que  la  nation  la  plus  insensible  et  la 
plus  froide  qui  ait  jamais  existé,  sacrifie  chaque  année 
par  millions  avec  un  sang-froid  qui  serait  inconcevable, 
si  on  ne  savait  que  le  péché  originel  a  causé  dans  les 
facultés  de  l'âme  et  dans  les  affections  du  cœur  des 
ravages  bien  autrement  désastreux  que  ceux  que  le 
déluge  a  exercés  dans  l'atmosphère  et  sur  le  globe  ter- 
restre. 

«  J'aurais  été  bien  aise  qu'on  m'eût  signalé  quelques- 
uns  des  faits  d'exposition  ou  d'infanticide,  sur  lesquels 
M-  l'abbé  N...  '  a  jeté  des  doutes.  Mais  quoi  qu'il  puisse 
dire,  le  témoignage  unanime  de  tant  d'évêques  et  de 
missionnaires  qui  sont  dans  l'intérieur  de  la  Chine, 
depuis  tant  d'années,  est  bien  préférable  à  celui  de  ce 
missionnaire  qui  n'a  vu  que  les  contours  de  cet  em- 
pire, etc.,  etc.  Je  dois  cependant  faire  observer  qu'il  me 
semble  qu'il  y  a  quelque  chose  d'inexact  dans  la  notice 
—  nouvelle  édition  1.851  — page  G,  où  il  est  dit  :  «  l'u- 
sage au  moins,  si  ce  n'est  expressément  la  loi  même, 
donne  à  tout  chef  de  famille  droit  de  mort  sur  l'enfant 
nouveau-né.  » 

«  L'usage  donne  si  peu  le  droit  de  mort  sur  le  nou- 
veau-né, que  les  père  et  mère  ne  se  défont  jamais 
publiquement  de  leur  nouveau-né,  mais  bien  en  secret 
et  pendant  la  nuit,  dans  la  crainte  d'être  dénoncés  ou 


1.  L'abbé  Hue,  l'auteur  du  Voyage  au  Thibet,  dans  le  Tonkin,  la 
Tartane,  etc. 


—  344  — 

accusés.  Quant  à  la  loi,  depuis  Confucius,  contemporain 
de  ZorobabeJ,  jusqu'à  nos  jours,  les  empereurs,  les  lé- 
gislateurs, les  philosophes,  en  un  mot  X autorité  a  toujours 
défendu  V exposition  et  V  infanticide .  Mais  par  un  vice  d'ad- 
ministration tel  qu'il  n'a  point  d'exemple  dans  aucune 
autre  nation  du  monde,  ni  la  loi,  ni  les  édits,  ni  les  pro- 
clamations, rien  n'a  été  mis  à  exécution,  de  sorte  que 
l'infanticide  a  comme  prescrit  sur  la  loi  et  a  dépassé 
toute  borne  et  toute  mesure,  comme  le  prouvent  [toutes 
les  relations  des  missionnaires  en  Chine.  La  Providence 
a  donc  suscité  la  Sainte-Enfance  pour  opposer  une  digue 
au  plus  grand  des  fléaux  qui  aient  jamais  ravagé  l'es- 
pèce humaine... 

«  Je  vous  soumets  un  projet  :  Les  ressources  qui  nous 
viennent  de  la  Propagation  de  la  Foi  sont  si  peu  en  rap- 
port avec  les  besoins  de  cette  mission,  du  séminaire 
surtout,  qu'il  ne  nous  est  pas  possible  d'avoir  un  clergé 
suffisant  pour  l'administration  des  chrétiens,  et  comme 
ces  ressources  resteront  encore  longtemps  dans  cette 
disproportion,  il  est  de  la  plus  grande  urgence  que  la 
Sainte-Enfance,  qui  ne  pourra  jamais  bien  marcher  en 
Chine  que  sous  l'activité  des  missionnaires,  ait  pour  son 
service  un  nombre  de  prêtres  analogues  à  l'extension 
de  ses  œuvres.  Voici,  en  conséquence,  un  moyen  puis- 
sant qu'elle  devrait  adopter,  au  moins  quant  à  mon  vica- 
riat :  à  savoir  de  fournir  les  fonds  nécessaires  pour 
l'éducation  d'une  douzaine  d'élèves  choisis  qui,  une  fois 
ordonnés  prêtres,  seraient  uniquement  occupés  sous  la 
haute  main  et  la  surveillance  du  vicaire  apostolique  et 
de  concert  avec  les  chrétiens  du  baptême,  du  rachat  et 
de  l'éducation  des  enfants  :  ils  seraient  proprement 
prêtres  de  la  Sainte-Enfance. 

«  De  cette  manière  les  choses  iraient  à  merveille  ;  car 
les  prêtres  auraient  un  avenir  sûr.  Si  j'avais  avec  moi 
aujourd'hui  seulement  cinq  prêtres  ad  hoc,  que  d'en- 


—  345  — 

fants  seraient  baptisés  et  recueillis  dans  l'espace  d'un 
an,  et  quel  baume  pour  mon  cœur  navré  du  spectacle 
déchirant  de  tant  de  pauvres  innocents  qui  perdent  dans 
un  instant  et  l'usure  d'une  vie  éphémère  et  leur  part  du 
paradis. 

«  Il  me  semble  que  celte  idée  de  prêtres  de  la  Sainte- 
Enfance,  présentée  et  exposée  avec  sa  nécessité  et  ses 
résultats  immenses,  ne  peut  que  plaire  et  sourire  aux 
membres  du  Conseil.  Notre  Congrégation  n'opposera 
aucune  difficulté  à  cet  ordre  de  choses,  puisqu'il  a  été 
déclaré,  dans  notre  réunion  de  Ning-Po,  présidée  par 
M.  Poussou,  qu'il  n'était  pas  expédient,  pour  bien  des 
raisons,  d'admettre  dans  notre  Congrégation  tous  les 
séminaristes  de  nos  provinces ,  mais  seulement  ceux 
qui  le  demanderaient  et  qu'on  jugerait  propres  à  y 
entrer. 

«  Dans  tout  ce  que  je  vous  dis  ici,  Monsieur  le  direc- 
teur, je  n'ai  qu'une  pensée  et  qu'un  désir;  mais  une 
pensée  bien  fixée  dans  mon  âme;  mais  un  désir  profon- 
dément enraciné  dans  mon  cœur,  à  savoir  :  de  mettre  la 
Sainte-Enfance,  dans  la  mission  du  Kiang-Sy  qui  m'a 
été  confiée  par  le  Saint-Siège,  et  à  laquelle  vous  portez 
un  si  vif  intérêt,  sur  un  pied  qui  réponde  à  votre  zèle 
ainsi  qu'à  celui  de  tous  les  bien-aimés  associés  et  qui 
puissent  servir  de  support  à  votre  sollicitude  et  d'ali- 
ment aux  efforts  généreux  et  héroïques  de  la  Sainte- 
Enfance.  » 

Et  après  avoir  parlé  des  peines  et  des  souffrances 
de  tout  genre  qu'il  eut  à  supporter,  il  ajoute  en  termi- 
nant : 

«  Mais  qu'importe,  vive  la  souffrance!  vive  la  Sainte- 
Enfance!  et  je  mourrai  content,  s'il  m'est  donne  de  voir 


—  346  — 

les  sœurs  de  la  Charité  à  la  tète  des  maisons  de  la  Sainte- 
Enfance  du  Kian<j-Sij.. .  i  » . 

1.  Ce  zèle  qui  embrasait  son  âme  pour  l'œuvre  admirable  de  la 
Sainte-Enfance,  Mgr  Danicourt  l'avait  communiqué  aux  siens  : 
tandis  que  son  frère,  M.  l'abbé  Ch.  Danicourt,  lui  procurait  de 
l'accroissement  dans  la  paroisse  de  Saint-Leu  d'Amiens,  de  concert 
avec  le  père  d'un  saint  missionnaire,  martyr  en  Corée,  M.  Daveluy; 
tandis  qu'il  la  propageait  à  Abbeville  et  dans  plusieurs  communes 
de  cet  arrondissement  où  il  contribua  à  l'établir,  d'autres  per- 
sonnes, unies  au  prélat  par  les  liens  de  la  parenté,  la  popularisaient 
à  Autbie.  Depuis  trente  ans,  elle  n'a  cessé  de  produire  les  résul- 
tats les  plus  consolants  dans  ce  pays,  bien  qu'il  ne  soit  pas  ricbe; 
mais  nous  devons  ajouter  que  les  curés  d'Authie  ont  tout  fait 
pour  l'encourager. 


CHAPITRE  VIII 


Zèle  que  déploie  Mgr  Danicourtau  Kiangg-Sy 
pour  combattre  l'erreur  et  démasquer  les  sectes  hypocrites  (185G). 


Mgr  Danicourt  ne  négligeait  aucun  des  moyens  qui 
lui  paraissaient  bons  pour  procurerle  bien  de  sa  mission. 
Nous  venons  de  le  voir  s'ingénier  à  trouver  celui  de 
former  un  clergé  indigène  (jui  put  répondre  aux  besoins 
multiples  des  chrétientés  de  sa  province  ;  nous  l'avons 
entendu  faire  appel  du  fond  de  son  âme  et  de  son  cœur 
à  la  maison  de  Paris,  à  la  Sacrée  Propagande  pour  l'en- 
voi de  missionnaires.  Nous  avons  vu  précédemment  tout 
ce  qu'il  a  fait  pour  l'enfance  dans  le  but  de  préparer  l'a- 
venir de  sa  mission.  Mais  il  y  a  autre  chose  que  les  en- 
fants :  il  y  a  les  chrétiens  vivant  au  milieu  des  païens,  les 
chrétiens  qu'il  faut  maintenir  dans  la  foi  et  préserver  de 
l'erreur.  Ce  n'est  pas  assez  de  semer  le  bon  grain  dans 
les  âmes,  ni  d'assurer  des  ouvriers  évangéliques  en 
nombre  suffisant  pour  veiller  à  sa  conservation,  c'est-à- 
dire  garder  les  saines  doctrines  dans  toute  leur  intégrité  ; 
il  faut  encore  arracher  l'ivraie ,  il  faut  connaître  les  erreurs 
répandues  chez  les  infidèles,  autour  des  chrétiens,  afin 
de  conserver  intacte  la  foi  de  ceux-ci  et  de  dissiper  les 
ténèbres  de  ceux-là  pour  les  convertir  à  la  vraie  religion. 

Dans  tous  les  pays  où  il  a  séjourné,  Mgr  Danicourt 
s'est  appliqué  à  connaître  la  religion,  les  mœurs,  les 
superstitions, les  erreurs  populaires,afin  de  les  combattre 


—  348  — 

et  de  les  réfuter  ;  il  agit  encore  de  la  sorte  en  arrivant  au 
Kïang-Sy. 

Malgré  ses  fatigues,  malgré  l'altération  de  sa  santé,  il 
fait  des  recherches  et  des  études  sur  une  des  sectes  les 
plus  accréditées  et  qui  ont  fait  le  plus  de  mal. 

Le  rapport  que  nous  allons  reproduire  restera  comme 
un  monument  de  son  zèle  en  faveur  de  la  vérité  et  de  la 
religion,  et  aussi  comme  un  témoignage  frappant  de  la 
vigueur  et  de  la  lucidité  de  son  esprit  ;  car  il  n'est  pas 
facile,  même  après  avoir  habité  un  pays  pendant  un  cer- 
tain temps,  de  connaître  ses  institutions,  de  discerner 
ses  religions  ou  sectes,  et  d'en  parler  avec  connaissance 
de  cause. 

Depuis  queMgr  Danicourt  vivait  au  milieu  des  Chinois 
il  les  étudiait  sans  cesse  ;  dès  lors  il  lui  était  permis  de 
dévoiler  l'hypocrisie  de  leurs  sectes,  et  en  particulier  de 
celle  des  Docteurs  de  la  raison,  de  ces  jongleurs  qui  ont 
l'audace  d'affubler  leurs  vices  et  leur  fausseté  du  man- 
teau de  la  science.  Il  est  terrible  envers  eux.  Au  reste  il 
semble  que  ce  dévoué  serviteur  de  Marie  ait  pris  à  tâche 
de  démasquer  le  démon  du  mensonge,  sous  toutes  les 
formes  qu'il  le  rencontre,  de  le  détrôner  dans  l'Extrême- 
Orient,  pour  faire  régner  à  sa  place  Jésus  et  sa  Mère 
Immaculée. 


Rapport  sur  P  origine,  les  progrès  et  la  décadence 
de  la  secte  des  Tao-sse  ou  Docteurs  de  la  raison. 

«  Messieurs  ', 

«  Depuis  que  le  canon  des  Anglais  a  fait  évanouir  le 
fantôme  de  la  puissance  chinoise,  il  s'est  passé  dans  le 
Céleste  Empire  des  événements   si   soudains  et  d'une 

4.  MM.  les  Directeurs  de  l'œuvre  de  la  Propagation  à  Lyon. 


—  349  — 

portée  si  considérable  qu'on  ne  peut  s'empêcher  d'y  voir 
la  main  de  Dieu,  ébranlant  ce  trône  de  Satan,  un  des 
plus  solides  et  des  plus  hauts,  sur  lesquels  ait  jamais 
siégé  l'esprit  du  mal  parmi  les  hommes. 

«  Les  catholiques  d'Europe,  au  milieu  des  autres 
préoccupations  qui  attirent  si  vivement  leurs  pensées 
vers  l'Orient,  aimeront  sans  cloute  aussi  à  fixer  leurs 
regards  sur  ce  théâtre  lointain  de  l'extrême  Asie,  à  y 
chercher  le  présage  de  meilleurs  jours  se  levant  enfin 
pour  l'Eglise,  sur  cette  terre  où  depuis  de  longs  siècles, 
l'erreur  retient  la  vérité  captive.  Les  détails  que  nous 
allons  donner  sur  une  des  principales  sectes  de  la  Chine 
aideront  peut-être  à  entrevoir  cet  avenir. 

«  Le  gouvernement  chinois,  depuis  plus  de  deux 
mille  ans,  ne  reconnaît  que  trois  religions  ou  sectes.  La 
première,  qui  eut  Confucius  pour  fondateur,  est  celle 
des  lettrés;  la  seconde,  celle  des  bonzes,  fut  établie  par 
l'indien  Bouddha,  que  les  Chinois  appellent  Fo  ;  c'est 
de  la  troisième,  celle  des  Tao-sse }  qu'il  est  ici  question. 

«  On  les  nomme  Tao-sse  ou  Docteurs  de  la  raison, 
parce  que  leur  dogme  fondamental,  enseigné  par  le  phi- 
losophe Lao-tse,  contemporain  de  Confucius,  est  celui  de 
l'existence  de  la  raison  primordiale  qui  a  créé  le  monde. 
Mais  sous  ce  titre  pompeux,  on  ne  trouve  qu'une  secte 
de  jongleurs,  de  magiciens  et  d'astrologues,  cherchant 
le  breuvage  de  l'immortalité  et  le  moyen  de  s'élever  au 
ciel  en  traversant  les  airs* 

«  Le  fondateur  de  la  secte  des  Tao-sse,  d'après  la  tra- 
dition nationale ,  est  cet  ancien  empereur  de  Chine, 
nommé  Houangti,  qui  vivait  longtemps  avant  Confucius 
et  Fo.  Il  régna  immédiatement  après  Fou-Chi  et  Aim- 
Nung,  qui  sont  regardés  comme  les  deux  premiers  mo- 
narques chinois. 

«  Ce  prince,  au  témoignage  de  l'histoire,  inventa  et 
perfectionna  les  habits,  enseigna  la  culture  du  mûrier, 


—  3S0  — 

tandis  que  l'impératrice  sa  femme  nourrissait  les  vers  à 
soie  et  filait  elle-même  la  soie  dont  elle  fit  la  première 
les  vêtements  appelés  y-chang  par  les  Chinois.  Le 
même  prince  passe  aussi  pour  être  l'inventeur  des  cui- 
rasses, des  casques,  des  navires,  des  chars,  des  poids  et 
mesures  et  d'un  grand  nombre  d'arts  utiles.  Enfin,  les 
tao-sse,  qui  s'intitulent  les  descendants  de  ce  célèbre  em- 
pereur, prétendent  qu'il  est  monté  au  ciel  avec  toute  sa 
famille,  assis  sur  un  dragon. 

ce  Le  second  fondateur  ou  père  des  Tao-sse  est  Li-lao- 
Ise,  Tcd-Ckang-Lao-Kiun,  ce  qui  veut  dire  :  le  vieil  empe- 
reur du  commencement  du  monde,  titre  qui  l'a  rendu  plus 
fameux  et  plus  vénérable  que  le  premier  fondateur,  qu'il 
surpassait  d'ailleurs  par  la  science  de  la  magie  et  par  ses 
communications  avec  le  diable.  Ses  sectateurs  n'ont  pas 
manqué  de  le  faire  monter  également  au  ciel,  non  pas 
sur  un  dragon,  mais  sur  un  grand,  bœuf  vert. 

«  En  dépit  de  toutes  ces  prétentions  à  une  haute  anti- 
quité, on  sait  aujourd'hui  que  les  Tao-sse,  comme  secte 
religieuse,  sont  postérieurs  à  Confucius,  quoique  Lao- 
Kiun  soit  né  avant  ce  philosophe,  postérieur  même  à 
Meng-tseu,  quoique  celui-ci  soit  venu  trois  siècles  après 
Confucius.  Ils  ne  commencèrent  à  se  répandre  que  sur 
la  fin  de  la  dynastie  des  Tchéou,  dont  les  derniers  empe- 
reurs n'ont  marqué  dans  l'histoire  que  par  un  tissu  de 
folies  et  de  superstitions. 

«  Les  dynasties  suivantes  virent  le  mal  s'augmenter 
et  s'étendre.  La  secte  diabolique  des  Tao-sse  a  dû 
surtout  sa  diffusion  et  sa  durée  à  une  famille  fameuse, 
celle  des  Tchang,  qui  furent  tous,  pendant  une  série 
continue  de  soixante  générations,  des  magiciens  de 
première  force  :  rien  ne  peut  exprimer  à  quelle  perfec- 
tion il  portèrent  l'art  des  sortilèges. 

«  L'un  d'eux,  nommé  Tchang-Kien-Tché ,  déploya 
une  puissance  infernale  si  merveilleuse,  que  l'empereur 


—  351  — 

alors  régnant  lui  décerna  solennellement  le  titre  de 
Maître  céleste  dignité  qui  jusqu'à  ce  jour  est  demeurée 
héréditaire  dans  sa  famille.  Plus  tard,  un  autre  impos- 
teur, de  même  souche,  surpassa  encore  ses  ancêtres,  et 
sut  si  hien  fasciner  le  chef  de  l'empire,  qu'il  reçut,  un 
sceau  en  pierre  précieuse  et  une  règle  en  ivoire,  sem- 
blable à  celle  que  les  mandarins  portaient  toujours  à  la 
main,  lorsqu'ils  paraissaient  devant  l'empereur.  Toutes 
ces  distinctions  ont  passé  aux  maîtres  célestes  qui  se 
sont  succédé  sans  lacune  jusqu'à  l'époque  présente  dans 
le  gouvernement  spirituel  des  Tao-sse. 

«  Telle  est,  en  résumé,  l'histoire  de  cette  secte  abo- 
minable, dont  le  caractère  fondamental  est  la  pratique 
des  incantations,  et  des  prestiges  magiques.  On  ne  sau- 
rait dire  le  mal  ailreux  qu'elle  a  fait  dans  toute  la  Chine, 
où  elle  est  infiniment  répandue. 

«  Les  Européens  qui  résident  dans  nos  ports  ont  dû 
remarquer,  au  nouvel  an  chinois,  des  feuilles  de  papier 
rouge  ou  vert,  collées  sur  les  enseignes,  sur  les  portes, 
sur  les  fenêtres,  dans  l'intérieur  des  maisons,  dans  les 
cuisines.  Ce  qu'ils  ont  vu  dans  les  ports  se  pratique  dans 
tout  l'empire,  depuis  le  palais  de  l'empereur  jusqu'à  la 
cabane  du  dernier  paysan,  les  chrétiens  seuls  exceptés. 
Or  ce  signe  de  la  fête  exprimé  par  un  mot  chinois,  qui 
veut  dire  écriture  peinte,  est  un  talisman  que  les  maîtres 
célestes  prétendent  avoir  été  donné  en  songe  au  premier 
de  leur  race  par  Lao-Kiun,  comme  un  spécifique  infail- 
lible contre  tous  les  maux  et  même,  par  une  contradic- 
tion étonnante,  contre  le  diable. 

«  De  temps  immémorial,  les  populations  affluent  à 
Long- hou- c/tan,  c'est-à-dire  à  la  montagne  des  dragons  et 
des  tigres,  qui  est  le  lieu  de  la  résidence  du  maître  céleste 
pour  lui  demander  secours  contre  les  vexations  des 
esprits  mauvais,  et  lui  offrir  des  sommes  d'argent  con- 
sidérables. Ce  qu'il  reçoit  d'hommages,  de  respects  et  de 


—  352  — 

tribut  est  incroyable.  Il  n'y  a  en  Europe  ni  prince,  ni 
pontife,  ni  saint  à  miracles  qui  soient  l'objet  d'un  tel 
culte.  C'est  au  point  que  lorsque  le  maître  céleste  passe 
dans  les  rues,  le  peuple  s'empresse  de  recueillir  la 
poussière  ou  la  boue  que  ses  pieds  ont  foulées,  comme 
un  préservatif  assuré  contre  tous  les  maléfices. 

«  Sous  plusieurs  dynasties,  les  maîtres  célestes  étaient 
appelés,  chaque  année,  à  la  cour,  d'abord  pour  y  saluer 
l'empereur,  puis  pour  y  faire  des  sortilèges  et  des 
prières,  afin  d'obtenir  du  ciel  la  paix  et  la  prospérité  de 
l'empire,  de  détourner  ou  faire  cesser  les  calamités 
publiques. 

«  Quand  le  maître  céleste  se  rendait  ainsi  de  la  mon- 
tagne des  tigres  et  des  dragons  à  Pékin,  ou  dans  les  autres 
villes  qu'habitait  la  cour,  sur  sa  route  les  esprits  et  les 
dieux  devaient  venir  de  toute  part  à  sa  rencontre  pour 
lui  rendre  leurs  hommages,  à  moins  pourtant  qu'il 
voulût  les  en  exempter;  et  alors  il  faisait  suspendre  à 
son  palanquin  une  planche  sur  laquelle  étaient  écrits 
des  caractères  dont  le  sens  voulait  dire  :  dispense  de 
saluer. 

«  La  secte  des  Tao-sse  est  de  beaucoup  la  plus  nom- 
breuse dans  l'empire;  et  si  les  superstitions  de  tout 
genre  ont  jeté  des  racines  si  profondes  parmi  ce  peuple 
ignorant,  c'est  à  ces  sectaires  que  ce  malheur  est  dû. 
Aussi  peut-on  affirmer  sans  crainte  de  se  tromper, 
qu'ils  sont  le  plus  grand  obstacle  à  la  propagation  de  la 
foi  catholique  ;  car  les  païens  sont  comme  enchaînés  par 
tous  ces  sortilèges,  qui  les  fascinent  et  les  abêtissent. 
«  Le  maître  spirituel  a  un  prétoire  comme  un  grand 
mandarin.  Ce  tribunal  se  nomme  le  palais  du  vrai 
/tomme,  car  c'est  sous  ce  titre  de  vrai  Aomme  que  le 
peuple  désigne  communément  le  grand  magicien, 
comme  si  tous  les  autres  hommes  n'étaient  que  de  la 
pacotille.  Il  y  a  dans  son  tribunal  plus  de  soixante  offi- 


—  353  — 

ciers  occupés  à  la  magie  et  à  vendre  les  sceaux  ou 
papiers  rouges  et  verts.  Les  affaires  politiques  et  civiles 
leur  sont  interdites  et  lorsqu'il  s'élève  parmi  eux 
quelque  discorde,  ce  qui  n'est  pas  rare,  la  cause  est 
déférée  aux  mandarins  ordinaires. 

«  Le  madré  céleste,  ainsi  que  tous  les  descendants  de 
la  famille  de  Tchang  se  marient  ;  leur  costume  ne  se 
distingue  pas  de  celui  du  vulgaire,  seulement  plusieurs 
d'entre  eux  ont  droit  de  porter  des  boutons  de  diffé- 
rentes couleurs  selon  leur  grade,  comme  parmi  les  man- 
darins. Autrefois  le  maître  céleste  portait  le  bouton 
rouge,  comme  les  vieux  rois  et  les  plus  bauts  digni- 
taires de  l'Empire;  mais  aujourd'hui  il  n'a  plus  que  le 
bouton  bleu. 

«  C'est  un  commencement  de  décadence  qui  date  de 
trente  ans,  et  qui  nous  donne  de  bonnes  espérances.  Le 
prédécesseur  du  madré  céleste  actuel  perdit  le  privilège 
de  paraître  devant  l'empereur.  Il  avait  emprunté  une 
grosse  somme  d'argent  qu'il  ne  put  rendre  ;  ses  créan- 
ciers ne  l'épargnèrent  pas,  et  de  là  sa  disgrâce  qui  a 
rejailli  sur  son  successeur.  Celui-ci  par  sa  conduite  a 
encore  plus  avili  son  nom  et  son  autorité  :  c'est  un 
polygame,  un  joueur,  un  fumeur  d'opium,  un  homme 
perdu  de  vices.  Il  est  tombé  dans  le  plus  profond  mépris 
parmi  les  gens  qui  ne  sont  pas  éloignés  de  sa  résidence. 
Cependant,  comme  ses  désordres  sont  bien  moins 
connus  au  loin,  on  vient  encore  le  consulter  pour  une 
foule  de  cas  et  lui  offrir  de  l'argent.  Mais  le  concours  et 
les  dons  ont  bien  diminué  ;  le  palais  du  mai  homme  est 
beaucoup  moins  célèbre,  et  même,  dit-on,  il  menace 
ruine,  faute  de  finances  pour  le  réparer. 

«  Lorsque  l'année  dernière  les  rebelles  parurent  dans 
le  voisinage,  la  terreur  se  répandit  dans  la  famille  du 
madré  céleste  qui  alla  se  cacherdanslesmontagnes.il 
redoute  singulièrement  les  gens  qui  renversent  les  idoles, 

23 


—  3o4  — 

brûlent  les  pagodes  et  parlent  de  détruire  toutes  les 
antiques  superstitions  de  la  Chine,  sans  s'inquiéter  ni  de 
Confucius,  ni  de  Fo,  ni  de  Lao-Kiun.  C'est  assez  humi- 
liant pour  un  homme  qui  sait  sa  magie  sur  le  bout 
des  doigts,  qui  a  des  enchantements  contre  tous  les 
malheurs,  qui  s'arroge  le  pouvoir  de  constituer  des 
dieux  de  tout  genre  suivant  son  bon  plaisir,  ou  plutôt 
suivant  les  offres  pécuniaires  que  lui  font  les  familles. 
Il  est  incroyable  combien  de  mandarins  civils  et  mili- 
taires, morts  depuis  longtemps,  ont  été  ainsi  élevés, 
moyennant  rétributions,  aux  honneurs  de  la  divinité. 

«  Autour  du  palais  du  maître  céleste  il  y  a  vingt-quatre 
pagodes  ou  monastères,  qu'habitent  en  grand  nombre 
des  Tao-sse  de  toutes  les  provinces  :  ceux-ci  n'ont  point 
de  femmes  et  vivent  à  la  façon  des  religieux.  Un  ancien 
empereur  leur  a  donné  plusieurs  milliers  d'arpents  de 
terre  pour  leur  entretien  et  ils  tiennent  aussi  de  grandes 
richesses  de  la  crédulité  des  peuples;  mais,  comme  ils 
sont  des  hommes  corrompus  et  vicieux,  ils  ont  presque 
tout  dissipé  aujourd'hui,  et  leurs  monastères  sont  dans 
un  pitoyable  état.  On  ne  voit,  dans  les  cours  et  les  jar- 
dins, que  monceaux  de  bois  pourri,  de  briques  cassées, 
de  pierres  éparses,  de  décombres  de  tout  genre. 

«  11  y  a  donc  des  symptômes  que  celte  secte  perni- 
cieuse est  sur  le  penchant  de  sa  ruine.  Il  semble  que  la 
Providence  veut  en  finir  avec  ces  ridicules  superstitions, 
si  anciennes  et  si  répandues  sur  toute  la  surface  de 
contrées  immenses.  Je  ne  mets  pas  en  doute  que  leur 
disparition  ne  favorisât  puissamment  les  progrès  de  la 
religion  chrétienne,  et  peut-être  ne  lui  permît  de  devenir 
la  religion  de  l'État.  Avouons  toutefois  qu'il  y  a  bien 
des  coups  à  frapper  encore,  bien  des  préjugés  à  dissiper, 
bien  des  réformes  à  introduire,  avant  de  voir  la  Chine 
régénérée,  s'alliant  d'esprit  et  de  cœur  avec  les  nations 
européennes.  La  division  providentielle,  qui  sépara  les 


—  355  — 

peuples  sous  les  murs  de  Babel  et  qui  les  rendit  étran- 
gers les  uns  aux  autres,  n'a  peut-être  détaché  aucun 
autre  rameau  de  la  famille  humaine  plus  radicalement 
que  la  race  chinoise. 

«  Puissent  nos  prévisions,  sur  la  chute  prochaine 
d'une  secte  qui  a  fait  et  qui  fait  encore  tant  de  mal  en 
Chine,  se  réaliser  bientôt!  Je  prie  tous  ceux  qui  ont  à 
cœur  la  conversion  de  ce  peuple  misérable  de  redoubler 
d'instances  auprès  de  Dieu,  afin  de  hâter  le  jour  où 
viendront  s'abriter  sous  le  signe  du  salut  ces  millions 
d'âmes  que  l'esprit  d'erreur  conduit  à  leur  perte. 

«  J'ai  l'honneur,  etc. 

«  f  Fraxçois-Xavier-Tdiothée, 

«  Ev.  cVAntipkelles,  V.  xi.  » 


CHAPITRE  IX 


situation  de  monseigneur  danicourt  et  de  sa  mission  en 
18o6et  1857. 


Etat  physique  de  Mgr  Danicourt  :  maladies,  dangers  courus  dans 
ses  voyages.  —  o  Le  23  septembre  1856,  saint  Lin  :  parti  de  Kiou~ 
Tou,passépar  Fou-Tcheou,  Hong-Kong,  Shang-Haï,  arrivé  à  Ning- 
Vu  {malade  et  plein  d'amertume).  »  — Son  état  moral  :  dévotions 
et  pratiques  de  piété.  —  Situation  politique,  financière  et  morale 
de  la  province  du  Kiang-Sy  depuis  l'arrivée  des  rebelles.  — 
Situation  religieuse  de  son  vicariat  :  nombre  des  enfants  recueil- 
lis; séminaire,  hospice;  mort  de  plusieurs  missionnaires.  — 
Comment  fonctionne,  et  par  son  action  et  par  celle  de  ses  mis- 
sionnaires, l'œuvre  de  la  Sainte-Enfance.  —  «  Lf  Ier  juin  1857, 
saint  Eleuthère  :  reparti  de  Mng-Po  pour  le  Kiang-Sy  (troisième 
fois).  —  Le  Z  juillet  1857,  Visitation  :  amvé  à  Kiou-Tou.  » 


C'est  par  une  lettre  écrite  de  Ning-Po,  à  la  date  du 
27  janvier  1857,  et  adressée  à  M.  l'abbé  Charles  Dani- 
court, que  nous  connaissons  l'état  de  santé  de  Mgr  Da- 
nicourt : 

«  Vous  êtes  sans  doute  surpris  et  inquiet  en  me 
voyant  vous  écrire  de  Ning-Po  ;  mais  rassurez-vous,  car 
je  ne  suis  plus  si  malade  que  je  l'étais  au  Kiang-Sy  en 
juillet,  août  et  septembre  (1836).  Il  faut  vous  dire,  mon 
cher  frère,  que  l'année  dernière,  à  l'époque  susdite,  j'ai 
eu  la  même  maladie  que  lorsque  je  me  suis  rendu  la  pre- 
mière fois  au  Kiang-Sy,  et  j'y  serais  passé,  si  au  mois  dr 
septembre    dernier,  je   n'avais    été   chercher    quelque 


—  337  — 

médecin  européen  dans  l'un  des  ports  libres.  Comme  la 
troisième  bande  des  rebelles,  gens  pires  que  des  tigres 
et  des  loups,  s'était  portée,  traînant  après  elle  le  pillage, 
le  massacre  et  l'incendie,  à  l'est  du  Kiang-Sy,  j'ai  pris 
la  route  de  Fou-tcheou,  capitale  du  Fo-Kien,  et  j'y  suis 
arrivé  heureusement  après  avoir  traversé,  clans  l'espace 
de  seize  jours,  cent  vingt  lieues,  d'abord  en  chaise  à  tra- 
vers de  hautes  montagnes,  puis  en  barque  sur  une 
rivière  (le  Min)  hérissée  partout  de  rochers,  au  milieu 
desquels  il  faut  passer  emporté  dans  un  courant  rapide. 
La  barque  est  en  danger  d'être  brisée  à  chaque  instant. 
Le  bon  Dieu  m'a  soutenu  et  m'a  délivré  de  ces  dangers 
et  d'autres  plus  grands  encore  que  je  n'ai  pas  le  temps 
de  dire  ici. 

«  J'ai  trouvé  à  Fou-tcheou  un  médecin  Irlandais  qui 
m'a  ôté  mon  mal,  au  moyen  de  quelques  purges;  et, 
après  quinze  jours  de  la  plus  généreuse  hospitalité  chez 
Mgr  Anguilar,  coadjuteur  du  Fo-Kien,  je  me  suis  em- 
barqué pour  Hong-Kong  où  je  suis  arrivé  dans  l'espace 
de  quarante-huit  heures.  Notre  petit  navire,  le  Siméon 
Draper,  schouner  américain,  poussé  par  une  brise  vio- 
lente d'arrière,  volait  plutôt  qu'il  ne  marchait.  La  fièvre 
m'a  pris  de  nouveau  chez  M.  Libois ,  et  un  autre 
médecin  Irlandais  m'a  conseillé  d'aller  respirer  l'air  de 
Macao.  Je  suis  resté  là  chez  Mgr  da  Matta,  pendant 
cinq  semaines.  C'est  l'unique  repos  que  j'aie  goûté 
depuis  que  je  suis  en  Chine.  Je  m'y  suis  rétabli  de 
manière  à  pouvoir  prendre  de  nouveau  la  merle  24  jan- 
vier à  Hong-Kong  sur  le  Rémi,  appartenant  à  un  com- 
merçant français  de  ce  nom  établi  depuis  longtemps  à 
Shang-haï.  Il  m'en  a  coûté  beaucoup  de  passer  la 
Noèl  sur  mer  sans  pouvoir  dire  les  trois  messes.  Mais 
j'étais  pressé  et  j'avais  déjà  manqué  une  première  occa- 
sion. Pendant  qu'on  célébrait,  partout  dans  l'univers, 
dans  le  silence  de  la  nuit,  la  naissance  du  Sauveur  du 


—  358  — 

monde,  nous  étions  à  lutter,  au  sud-est  de  Formose, 
contre  une  forte  brise  du  nord,  qui  nous  soulevait  dans 
le  Ht  et  nous  faisait  rouler,  avec  malles,  caisses,  etc., 
de  tribord  à  bâbord,  et  vice  versa.  Je  dis  nous,  parce 
qu'il  y  avait  avec  moi  deux  RR.  PP.  franciscains  et 
M.  Journiac,  des  missions  étrangères.  Ce  dernier  ne  put 
s'empêcher  de  me  dire  qu'il  était  plus  facile  d'aller 
au  ciel  qu'en  Chine. 

«  Aux  approches  des  îles  Tcheousan,  nous  avons  eu 
encore,  pendant  deux  jours,  le  même  temps  qu'en  dou- 
blant Formose,  et  ce  n'est  que  le  5  janvier  que  nous 
sommes  arrivés  à  Shang-haï.  Je  m'y  suis  reposé  chez 
le  brave  M.  Rémi  jusqu'au  23,  où  je  me  suis  réem- 
barqué avec  M.  Journiac  pour  Ning-Po,  sur  une  barque 
appartenant  à  un  bon  chrétien,  Vincent  Kong,  qui  a 
été  baptisé,  il  y  a  de  longues  années,  dans  notre  sémi- 
naire à  Macao,  et  qui  se  montre  toujours  plein  de  recon- 
naissance envers  les  lazaristes.  Nous  avons  encore  été 
si  ballottés  par  le  vent,  dans  cette  traversée  d'un  jour, 
qu'arrivé  à  Tchen-haï,  j'ai  demandé  au  bon  Dieu  de 
me  faire  la  grâce  de  ne  plus  remettre  les  pieds  sur  aucun 
navire,  mais  de  mourir  ici  ou  mieux  encore  au  Kiang-Sy, 
ma  chère  mais  bien  pauvre  mission...  » 

Quelques  mois  plus  tard  il  répondait  en  ces  termes  à 
une  lettre  l  de  son  frère  :  «  C'est  à  tort  que  vous  dites,  ou 
que  l'on  dit,  que  je  n'écris  pas  assez  souvent.  J'écris 
souvent  et  longuement  sur  ce  qui  regarde  les  affaires  de 
ma  mission  et  de  la  Sainte-Enfance,  et  naturellement 
cela  ne  se  publie  pas.  Après  cela,  tout  mon  temps  est 
pour  mes  chrétiens  et  mes  enfants.  J'aurais  belle  grâce 
devant  Dieu  et  même  devant  les  hommes,  de  laisser  mes 
chrétiens  sans  confessions  et  sans  prédications  pour  aller 

1.  Lettre  du  29  mai  d8u7. 


—  359  — 

me  faire  peindre  sur  les  feuilles  publiques  d'Europe, 
dans  des  lettres  de  fantaisie.  Si  nous  étions  un  nombre 
suffisant  de  missionnaires,  je  pourrais  avoir  un  peu  plus 
de  relâche,  je  pourrais  avoir,  sinon  un  secrétaire,  du 
moins  un  copiste  :  mais  rien  de  tout  cela,  et  je  suis  ré- 
duit à  mes  forces  épuisées  par  vingt-quatre  ans  de  tra- 
vauxforcés.  Je  n'aurais  pas  perdu  l'usage  de  mon  œil  ca- 
nonique *  si  j'avais  moins  écrit  depuis  trois  mois » 

Cette  perte  de  son  œil  gauche  lui  causera  désormais 
une  grande  gêne  et  lui  occasionnera  de  vives  douleurs. 

Au  milieu  de  toutes  ses  occupations,  malgré  ses  souf- 
frances et  ses  fatigues,  Mgr  Danicourt  ne  perd  pas  un 
instant  de  vue  l'œuvre  de  sa  sanctification.  D'après  plu- 
sieurs passages  de  lettres  que  nous  n'avons  pas  repro- 
duites, nous  pouvons  juger  de  son  état  moral  et  voir  avec 
quel  soin  il  s'efforçait  d'avancer  l'œuvre  du  salut  de  son 
àme.  Il  avait  puisé  dans  la  lecture  habituelle  de  saint 
Paul  cette  conviction  toujours  présente  à  son  esprit  :  «  A 
quoi  me  servirait  d'avoir  sauvé  les  autres  si  je  perds  mon 
àme.  » 

La  lecture  quotidienne  de  l'Evangile  selon  saint  Jean, 
l'un  de  ses  saints  de  prédilection,  l'aidait  à  faire  des  pro- 
grès dans  la  connaissance  et  l'amour  de  Notre-Seigneur. 

Il  lui  arrivait  souvent  de  dire  à  ses  prêtres  comme  il 
se  plaisait  à  l'écrire  à  son  frère,  depuis  qu'il  avait  re- 
vêtu la  soutane:  «  Je  vous  conseille,  pour  mieux  con- 
naître et  aimer  davantage  notre  bon  Maître,  de  lire  sou- 
vent et  de  méditer  l'Evangile  selon  saint  Jean,  en  vous 
aidant  d'un  bon  interprète  :  c'est  une  source  inépuisable 
de  lumière  et  d'amour  de  Dieu"2.  » 

i.  Œil  gauche,  ainsi  appelé,  parce  que  c'est  principalement  lui 
qui  lit  les  prières  dans  le  canon  de  la  messe,  le  missel  étant  placé 
à  la  gauche  du  célébrant. 

2.  Lettre  (entre  autres)  du  5  octobre  i8oo,à  son  frère,  M.  Charles 
Danicourt. 


—  360  — 

Cette  connaissance  et  cet  amour  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  il  les  puisait  à  deux  sources  plus  fécondes 
encore  :  X Eucharistie  et  les  Plaies  adorables  de  Jésus. 

La  dévotion  envers  la  sainte  Eucharistie  a  toujours  été 
la  première  dévotion  de  sa  vie  de  prêtre  et  de  mission- 
naire ;  il  y  trouvait  non  seulement  les  lumières  dont  il 
avait  besoin,  mais  aussi  la  force  et  les  consolations  qui 
lui  étaient  nécessaires  au  sein  des  épreuves  et  des  tri- 
bulations de  tout  genre  qu'il  eut  à  traverser. 

L'Eucbaristie  était  bien  pour  lui  le  pain  de  chaque 
jour,  le  pain  du  voyageur,  le  pain  des  forts. 

Il  est  une  prière  admirable  que  le  saint  missionnaire 
récitait  souvent  après  avoir  célébré  les  saints  mystères, 
laquelle  résume  les  heureux  effets  que  la  sainte  Eucha- 
ristie produisait  en  son  âme  et  les  fruits  de  salut  qu'elle 
lui  faisait  porter.  C'est  la  prière  du  Pape  Clément  IX  que 
l'on  trouve  à  la  fin  du  Memoriale  vitœ  sacerd otalis  *. 

Comme  elle  n'est  guère  connue  des  fidèles,  nous  en 
donnons  ici  la  traduction  :  elle  nous  redira  quelque  chose 
de  tout  ce  que  la  sainte  Eucharistie  a  opéré  en  l'âme  du 
prélat  : 

«  Je  crois,  Seigneur,  mais  faites  que  je  croie  plus  fer- 
mement. J'espère,  Seigneur,  mais  donnez  moi  une  espé- 
rance plus  assurée.  J'aime,  Seigneur,  mais  donnez-moi 
une  charité  plus  ardente  ;  je  me  repens  de  mes  fautes, 
Seigneur,  mais  faites  que  je  m'en  repente  plus  vivement. 

«  Je  vous  adore  comme  mon  premier  principe;  je 
vous  désire  comme  ma  dernière  fin  ;  je  vous  loue  comme 
mon  bienfaiteur  perpétuel  ;  je  vous  invoque  comme 
mon  protecteur  le  plus  propice. 

«  Que  votre  sagesse  me  dirige,  que  votre  justice  me 
retienne,  que  votre  clémence  me  console,  que  votre 
puissance  me  protège. 

1.  Fcria  IV3  post  Missam. 


-  361  — 

«  Seigneur,  je  vous  offre  mes  pensées,  afin  qu'elles 
soient  pour  vous;  mes  paroles,  afin  que  vous  soyez  leur 
unique  objet;  mes  actions,  afin  qu'elles  soient  conformes 
aux  vôtres;  mes  peines,  afin  que  je  les  supporte  pour 
l'amour  de  vous. 

«  Je  veux  tout  ce  que  vous  voulez,  parce  que  vous  le 
voulez  et  quand  vous  le  voulez. 

«  Je  vous  prie,  ô  mon  Dieu,  d'éclairer  mon  intelli- 
gence, d'enflammer  ma  volonté,  de  purifier  mon  corps, 
de  sanctifier  mon  âme. 

«  Que  l'orgueil  ne  se  glisse  pas  dans  mon  esprit;  que 
je  ne  me  laisse  point  séduire  parles  artifices  de  la  flat- 
terie, ni  tromper  par  le  monde,  ni  circoûvenir  par  le 
démon. 

«  Accordez-moi  la  grâce  de  purifier  ma  mémoire,  de 
mettre  un  frein  à  ma  langue,  de  contenir  mes  regards, 
de  réprimer  mes  sens;  de  pleurer  mes  iniquités  passées, 
de  repousser  les  tentations  à  venir,  de  corriger  mes 
inclinations  vicieuses,  de  pratiquer  les  vertus  dont  j'ai 
le  plus  grand  besoin. 

«  O  Dieu  infiniment  bon,  accordez-moi  de  vous  aimer 
et  de  me  haïr,  d'être  zélé  pour  le  salut  du  prochain  et  de 
mépriser  le  monde. 

«  Faites  que  je  m'applique  de  plus  en  plus  à  obéir  à 
mes  supérieurs,  à  venir  en  aide  à  mes  inférieurs,  à 
donner  de  bons  conseils  à  mes  amis,  à  n'avoir  de  haine 
pour  personne. 

«  O  Jésus,  que  je  me  souvienne  sans  cesse  de  votre 
commandement  et  de  votre  exemple,  en  aimant  mes 
ennemis,  en  supportant  les  injures,  en  faisant  du  bien  à 
ceux  qui  me  persécutent,  en  priant  pour  ceux  qui  me 
calomnient. 

«  Accordez-moi  la  grâce  de  vaincre  le  sensualisme 
par  l'austérité,  la  cupidité  par  la  libéralité,  la  colère  par 
la  douceur,  la  tiédeur  par  la  piété. 


—  36-2  — 

ce  Donnez-moi  la  prudence  dans  les  conseils/  la  cons- 
tance au  sein  des  périls,  la  patience  dans  les  choses 
contraires  et  l'humilité  dans  la  prospérité. 

«  Rendez-moi  attentif  dans  mes  prières,  sobre  dans 
mes  repas,  diligent  dans  l'accomplissement  des  devoirs 
de  ma  charge,  et  ferme  dans  mes  résolutions. 

«  Que  j'aie  bien  soin  d'avoir  la  sainteté  intérieure,  la 
modestie  extérieure,  une  conversation  exemplaire,  une 
vie  régulière. 

«  Que  je  sois  attentif  à  dompter  la  nature,  à  conserver 
la  grâce,  à  observer  votre  loi  sainte,  à  mériter  le  salut 
éternel. 

«  Que  j'acquière  la  pureté  de  conscience  par  une  sin- 
cère confession  de  mes  fautes,  par  une  fervente  commu- 
nion, par  le  recueillement  intérieur  et  continuel  de  mon 
ùme,  par  des  intentions  pures. 

«  0  mon  Dieu,  faites-moi  apprécier  combien  sont  viles 
les  choses  de  la  terre,  combien  sont  grandes  les  choses 
du  ciel;  combien  est  passager  ce  qui  est  temporel  et 
combien  est  durable  ce  qui  est  éternel. 

«  Accordez-moi  la  grâce  de  ne  pas  me  laisser  sur- 
prendre par  la  mort,  d'éviter  l'enfer  et  de  mériter  le 
paradis.  Par  Jésus-Christ  Notre-Seigneur.  Ainsi  soit-il.  » 

Tout  prêtre,  tout  évêque  qui  termine  son  action  de 
grâces  par  la  récitation  d'une  aussi  belle  prière  puise 
abondamment,  dans  la  lumière  et  la  chaleur  de  l'Eucha- 
ristie, tous  les  secours  nécessaires  pour  la  journée,  tant 
pour  l'accomplissement  des  plus  difficiles  devoirs  que 
pour  la  pratique  des  grandes  vertus  chrétiennes. 

Il  y  a  une  autre  dévotion  que  Mgr  Danicourt  cultiva 
d'une  manière  spéciale  en  raison  même  des  peines  qu'il 
eut  à  dévorer  :  ce  fut  la  dévotion  aux  souffrances  et  aux 
•plaies  de  Jésus.  «  Xul  n'a  le  cœur  si  sensiblement  touché 
de  la  passion  de  Jésus-Christ  que  celui  à  qui  il  est  arrivé 


—  3G3  — 

de  souffrir  quelque  chose  de  semblable.  »  Cette  parole 
de  VImitation  eut  son  entière  réalisation  dans  les  neuf 
dernières  années  de  sa  vie.  Les  souffrances  morales 
qu'il  avait  endurées  pendant  longtemps,  les  souffrances 
physiques  auxquelles  il  était  en  proie  depuis  plusieurs 
années,  la  persécution  qu'il  entrevoyait  à  brève 
échéance  :  tout  avait  contribué  à  le  pénétrer  de  la  pas- 
sion de  Jésus-Christ  et  à  l'y  associer,  si  bien  qu'il  pou- 
vait dire  avec  l'Apôtre  :  «  J'accomplis  en  ma  chair  ce 
qui  manque  aux  souffrances  de  Jésus-Christ.  » 

Il  portait  dans  son  Bréviaire  une  feuille  sur  laquelle  il 
avait  écrit  de  sa  main  : 

ce  Jésus! 0   vous  tous   qui  passez,  attendez  et 

voyez  s'il  est  une  douleur  semblable   à  ma  douleur... 

«  Sept  chutes  depuis  le  jardin  des  Oliviers  jusqu'au 
tribunal  d'Anne.  —  Cent  quarante-quatre  coups  de 
pied.  —  Cent  vingt  coups  de  poings.  —  Cent  et  un 
soufflets  et  coups  de  poings  sur  la  figure.  —  Cinq  mille 
coups  de  fouet  et  plus  dans  la  flagellation.  —  Trois 
chutes  sous  le  poids  de  la  croix  sur  la  route  du  Calvaire. 
—  Soixante-douze  afflictions  de  cœur.  —  Mille  bles- 
sures occasionnées  par  les  épines  de  sa  couronne.  — 
Soixante-douze  crachats  sur  la  figure.  —  Soixante-douze 
coups  de  marteau.  —  Cent  neuf  gémissements  et  sou- 
pirs. —  Six  mille  quatre  cent  soixante-quinze  blessures 
sur  tout  le  corps.  — ■  Deux  cent  trente  mille  gouttes  de 
sang  répandu.  —  Soixante  mille  larmes  versées  pour 
nos  péchés...  !  Qui  donc  n'aimerait  pas  en  retour  Celui 
qui  nous  a  tant  aimés...  !  »  (29  décembre  1855.) 

Mgr  Danicourt  relisait  souvent  cette  page  qui  enflam- 
mait son  cœur  d;amour  et  de  reconnaissance  pour 
Noire-Seigneur.  Aussi  bien  la  méditation  habituelle  des 
souffrances  du  Sauveur,  ainsi  exposées,  énumérées,  lui 


—  364  — 

fut  une  excellente  préparation  aux  grandes  épreuves 
qui  l'attendaient  pour  l'année  suivante,  une  excellente 
préparation  au  martyre  qu'il  devait  subir. 

Dans  le  même  but,  et  pour  se  rappeler  constamment 
la  parole  de  Notre-Seigneur  à  ses  apôtres  :  «  Voici  que 
je  vous  envoie  comme  des  agneaux  au  milieu  des 
loups,  »  il  avait  écrit,  sur  une  autre  feuille  qui  servait  de 
signet  à  son  Bréviaire,  une  exhortation  à  la  douceur 
chrétienne. 

Mais  si  ardentes  qu'aient  été  ses  dévotions  envers  la 
sainte  Eucharistie  et  la  passion  de  Xotre-Seigneur,  elles 
ne  lui  faisaient  point  négliger  sa  bonne  et  tendre  Mère 
du  ciel,  au  contraire.  Non  seulement  il  l'aimait,  mais 
encore  il  s'efforçait  de  la  faire  aimer  de  tous  ceux  avec 
qui  son  ministère  le  mettait  en  contact  ;  il  inculquait  sa 
dévotion  dans  l'âme  des  enfants  et  se  faisait  un  bonheur 
de  chanter  ses  louanges  avec  eux.  Dans  une  lettre 
adressée  à  M.  Yicart,  supérieur  du  collège  de  Mont- 
didier,  que  nous  reproduirons  en  partie  au  chapitre  sui- 
vant, il  dit  en  post-scriptum  : 

«  Ici  nous  ajoutons  au  cantique  :  Bénissons  de  Marie 
le  saint  nom  : 

C'est  toi  qui  nous  a  fait  braver  les  mers  (bis) 
Dans  nos  combats,  soutiens  nos  pas;  (his) 
S'il  faut  mourir,  mourons,  mourons  dans  tes  bras. 

«  Vous,  vous  pourrez  y  ajouter  : 

Qui  pourra  jamais  dire  ses  douceurs!  bis 
Au  ciel  il  embaume  les  saints  (bis) 
Ici-bas,  il  ravit  le  cœur  des  bumains. 

Tandis  que  Mgr  Danicourt  chantait  au  fond  de  la 
Chine,  avec  ses  chrétiens  et  des  centaines  d'enfants,  les 
paroles  de  cet  admirable  cantique,  le  peuple  d'Authie 


—  365  — 

aimait  à  les  redire  dans  son  église;  et,  depuis  trente  ans, 
elles  n'ont  cessé  de  réveiller  les  échos  de  ce  sanctuaire 
témoin  des  premiers  accents  de  la  piété  du  saint  mis- 
sionnaire. 

Pour  ce  qui  est  de  la  situation  politique,  financière  et 
morale  de  la  province  du  Kiang-Sy,  Mgr  Danicourt 
nous  met  au  courant  dans  une  lettre  à  M.  Salvayre, 
procureur  général  de  la  maison  mère  à  Paris  *  : 

«  Depuis  deux  ou  trois  mois,  notre  position  au  Kiang- 
Sy  s'est  singulièrement  améliorée,  en  comparaison  des 
deux  années  précédentes.  Après  nous  être  vus  dans  la 
nécessité  de  transférer  le  séminaire  de  San-Kiagao  à 
Kiou-Tou  à  cause  de  la  proximité  des  rebelles;  après 
avoir  été  pendant  un  an  réduits  à   l'impossibilité  de 
communiquer  même  par  lettres  avec  nos  confrères  du 
Sud-Ouest  de  la  province,  à  la,  suite  du  sac  de  Kigan- 
fou  qui  a  jeté  l'épouvante  au  loin;  réduits  à  ne  pouvoir 
plus  circuler  que  dans  le  seul  district  de  Kouan-sin-fou, 
à  cause   des   révoltés    et  des    impériaux  maitres    des 
autres;  les  uns   exterminant  tout  ce    qui  leur   faisait 
opposition,  les  autres  pillant  et  dévastant  tout  ce  qui  se 
trouvait  sur  leur  passage;  ceux-là  voulant  que  l'on  portât 
les  cheveux  longs,  ceux-ci  commandant  de  se  raser  la 
tête;  après  avoir  vu  de  notre  séminaire,  pendant  plus 
d'un  mois,  les  flammes  dévorer  d'abord  une  partie,  puis 
la  totalité  des  faubourgs  de  Kien-tchang  au  bruit  de  la 
canonnade  et  de  la  fusillade;  après  avoir  entendu  le  récit 
lamentable  des  affreuses  dévastations  qui  ont  fait  un 
amas  de  ruines  des  villes  si  florissantes  de  Fou-tchéou 
et  de  Jao-tchéou-fou;  après  avoir  vu  toutes  les  cam- 
pagnes de  Kien-tchang-fou  et  les  environs  de  Kiou-Tou 
livrés  au  pillage;  après  avoir  dû  nous-mêmes  racheter 

1.  Lettre  datée  du  17  février  18o7. 


—  366  — 

au  prix  de  cent  piastres  notre  maître  chinois  et  un  de  nos 
élèves  malades  qu'un  Si-ping  (révolté)  à  l'air  farouche 
est  venu   enlever   dans   notre   chapelle   de  Kiou-Tou; 
après  avoir  vécu  pendant  près  de  six  mois  sur  le  qui  vire, 
craignant  d'un  côté  d'être  tués  ou  volés  par  les  impé- 
riaux qui  passaient  souvent  par  milliers  à  dix  minutes 
de  Kiou-Tou,  de  l'autre  craignant  que  les  Si-pings  ne 
vinssent  fondre  sur  le  séminaire  pour  nous  enlever  nos 
élèves  et  en  faire  des  soldats;  enfin  après  mille  soucis 
et  mille  anxiétés  sur  le  sort  de  nos  pauvres  chrétiens 
que  nous  savions  être  exposés  comme  les  païens  à  la 
rapacité  des  impériaux  et  à  la  cruauté  des  Si-pings,  Dieu 
dans  sa  miséricorde  a  eu  pitié  de  nous  et  s'est  servi  d'un 
chrétien  deKien-tchang,  enrôlé  parmi  les  Si-pings,  pour 
nous  ménager  une  entrevue  avec  le  chef  des  insurgés. 
MM.  Anot  et  Montels  ont  été  parfaitement  reçus  par  les 
chefs  dont  ils  ont  obtenu  des  passeports  qui  nous  per- 
mettent de   circuler  librement  dans   le    domaine    des 
Rouges,  c'est-à-dire  dans  tout  le  Kiang-Sy,  car  il  ne 
leur  reste  plus  à  prendre  que  la  capitale  et  Kouang-Sin- 
fou  contre  lesquelles  marchent  actuellement  des  forces 
immenses  commandées  par  le  roi  Y-houang,  qui  a  tout 
exprès  quitté  Nankin. 

a  Les  insurgés  du  Kiang-Sy  viennent  de  Canton  et 
des  autres  provinces  limitrophes.  Les  chefs  sont  généra- 
lement des  Cantonnais,  fumeurs  d'opium  pour  la  plu- 
part. Sous  le  rapport  religieux,  ils  reconnaissent  l'exis- 
tence d'un  Dieu  en  trois  personnes  et  ont  quelques 
notions  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament  reçues 
des  ministres  protestants  ou  puisées  dans  leurs  livres! 
Comme  ils  voient  que  nous  sommes  de  la  religion  de 
Jésus,  et  que  nous  condamnons  le  culte  des  idoles,  ils 
se  figurent  qu'il  n'y  a  pas  grande  différence  entre  eux 
et  nous  ;  c'est  pourquoi  au  lieu  de  nous  molester  ils  pa- 
raissent vouloir  se  montrer  bienveillants  envers  nous. 


—  367  — 

Comme  ils  ont  juré  d'anéantir  le  culte  des  idoles  avec 
celui  de  Confucius,  ils  détruisent  partout  les  Pouzzas  et 
les  tablettes  du  philosophe.  Je  suis  bien  porté  à  croire 
qu'avant  peu  d'années,  la  religion  des  grands  et  du 
peuple  aura  subi  comme  une  transformation  radicale 
dans  la  plus  grande  partie  de  la  Chine,  parce  qu'elle 
n'est  fondée  que  sur  un  matérialisme  abject,  une  cupi- 
dité sans  frein,  et  que  le  malheur  est  la  plus  grande 
école  des  peuples.  Or  fùt-il  jamais  calamités  plus  af- 
freuses que  celles  qui  dévorent  aujourd'hui  la  Chine. 
Pour  ne  parler  que  du  Kiang-Sy,  il  y  a  dans  cette  pro- 
vince plus  de  quinze  millions  d'habitants  réduits  à  la 
dernière  misère.  Le  nombre  des  enfants  abandonnés  et 
privés  de  tout  secours,  qui  nous  sont  apportés  partout 
où  la  Sainte-Enfance  est  connue,  s'est  multiplié  au 
point  qu'un  million  de  francs  ne  suffirait  pas  pour  sou- 
lager tant  d'infortunés  orphelins... 

«  Une  chose  bien  extraordinaire,  c'est  l'effet  produit 
sur  le  cœur  des  païens  par  la  vue  des  œuvres  de  la 
Sainte-Enfance.  Ils  sont  clans  la  plus  grande  admiration 
pour  une  religion  qui  sait  inspirer  aux  hommes  des 
sentiments  si  efficaces  de  compassion  et  de  bienfaisance. 
Dans  certaines  localités  ils  se  sont  mis  par  centaines  à 
apprendre  le  catéchisme  et  les  prières,  condition  néces- 
saire après  la  foi  pour  être  admis  à  la  grâce  du  baptême. 
Au  reste  depuis  quelques  années  les  Européens  sont 
bien  vus  au  Kiang-Sy;  les  missionnaires  s'en  aper- 
çoivent sur  les  routes,  où  sans  s'y  attendre,  ils  s'en- 
tendent appeler  du  nom  de  maître  Européen,  par  les 
païens  qui  leur  disent  qu'ils  ont  vu  des  Européens  dans 
les  ports  libres,  que  ce  sont  des  hommes  justes,  riches 
et  puissants,  ce  qui  est  le  nec  plus  ultra  du  droit  à  l'es- 
time dans  l'esprit  des  Chinois. 

«  Puisque  d'un  côté  les  rebelles  nous  sont  favorables, 
et  que  de   l'autre  les  païens   nous  voient  de  bon  œil, 


—  368  — 

puisque  le  nombre  des  enfants  à  baptiser  et  à  recueillir 
augmente  si  extraordinairement,  et  que  les  païens 
ouvrent  les  yeux  à  la  vérité  partout  où  la  Sainte-Enfance 
est  établie,  nous  avons  besoin  de  renfort.  Dieu  veuille 
nous  en  envoyer  bientôt. 

«  Quoique  la  révolution  qui  s'opère  maintenant  en 
Chine  ne  marche  que  lentement,  selon  les  habitudes 
séculaires  de  cet  empire  ;  quoique  le  parti  des  Si-pings, 
ne  soit  composé  que  de  misérables,  de  voleurs,  de  gens 
sans  aveu,  abrutis  par  l'opium,  cependant  elle  triom- 
phera si  nous  ne  nous  trompons,  parce  qu'elle  n'a  à 
lutter  que  contre  une  autorité  avilie,  détestée  par  le 
peuple  et  contre  des  troupes  dépourvues  d'énergie,  inca- 
pables de  soutenir  une  attaque  tant  soit  peu  sérieuse. 

«  Je  suis  persuadé,  avec  tous  ceux  qui  connaissent 
l'audace  et  la  fougueuse  intrépidité  des  insurgés,  que 
dans  deux  ou  trois  ans,  plus  de  la  moitié  de  la  Chine 
sera  tombée  en  leur  pouvoir,  à  moins  que  les  Européens 
ne  prennent  fait  et  cause  pour  le  parti  impérial.  Cela 
n'est  pas  à  désirer  :  la  vieille  société  chinoise  a  besoin 
d'une  secousse  universelle  et  radicale  ;  il  faut  qu'elle 
soit  remuée  tout  entière  et  pour  ainsi  dire  bouleversée  ; 
qu'aucune  de  ses  institutions  et  de  ses  habitudes  idolâ- 
triques  ne  soit  épargnée,  afin  que,  purifiée  par  l'épreuve, 
elle  devienne  plus  apte  à  recevoir  l'action  essentielle- 
ment régénératrice  du  catholicisme,  à  qui  seul  il  est 
donné  de  faire  entrer  les  nations  dans  la  voie  de  la  civi- 
lisation, du  progrès  et  de  la  prospérité  temporelle,  tout 
en  lui  ouvrant  les  portes  de  l'éternelle  félicité...  » 

Deux  mois  plus  tard  *  le  prélat  terminait  une  de  ses 
lettres  par  ces  détails  encore  plus  saisissants  : 

«  L'insurrection  grandit  en  Chine,  dont  la  moitié  est  à 

1.  Lettre  du  29  mai  1837. 


—  369  — 

peu  près  perduepour  l'empereur  Hieng-Fong.  Ce  pauvre 
Fils  du  Ciel  ne  reçoit  presque  plus  de  tribut  et  est  sans 
argent.  Tout  le  monde  s'attend  à  un  changement  de 
dynastie,  et  la  pauvre  Chine,  en  expiation  de  ses  longues 
iniquités  et  abominations,  se  trouve  aujourd'hui  dans 
une  commotion  violente  et  dans  une  misère  qu'aucune 
plume  ne  peut  décrire. 

«  Je  vais  au  triomphe  ou  à  la  mort,  priez  pour  moi 
afin  que  je  fasse  quelque  bien  parmi  les  insurgés  s'ils 
continuent,  comme  je  l'espère,  de  nous  être  favorables, 
ou  de  leur  donner  ma  tète,  si  le  démon  les  pousse  contre 
nous.  Marie  Immaculée  est  notre  force  et  la  Sainte- 
Enfance  notre  espoir.  Il  faut  bien  que  Marie  signale  en 
Chine,  comme  partout  ailleurs,  son  inimitié  contre  le 
serpent,  etc..  » 

On  pourrait  croire  qu'au  sein  de  tant  d'alarmes  occa- 
sionnées par  la  présence  continuelle  des  plus  grands 
dangers,  le  saint  missionnaire  et  les  siens  voient  leur 
action  paralysée  et  se  trouvent  dans  l'impuissance  de 
faire  le  bien.  Il  n'en  est  rien.  Malgré  tous  les  périls 
incessants  suscités  par  les  hommes,  par  les  choses  et 
par  les  événements,  l'œuvre  du  bien  s'accomplit  dans  la 
mission  du  Kiang-Sy.  Le  nombre  des  enfants  reçus 
augmente  considérablement  et,  chose  plus  étonnante, 
celui  des  vocations  ne  diminue  pas.  «  Nous  avons  plus 
de  1.200  enfants  recueillis  au  Kiang-Sy,  écrit  le 
prélat  *.  Ceux  que  nous  ne  pouvons  plus  recueillir  faute 
de  ressources  sont  déposés  la  nuit  aux  portes  de  toutes 
nos  chapelles  et  il  faut  avoir  le  cœur  bien  dur  pour  ne 
pas  mêler  nos  larmes  aux  gémissements  de  ces  inno- 
centes créatures...  Dans  une  province  dont  les  districts 
offrent  l'aspect  de   champs   de  bataille  et  où  il  périt 

i.  Lettre  à  M.  Charles  Danicourt,  1857. 

24 


—  370  — 

chaque  semaine  du  monde  en  masse,  malgré  les  dangers 
sans  nombre  que  nous  courons  partout,  nous  avons  pu 
baptiser  3.283  enfants...  » 

Dans  le  courant  de  la  même  année,  M.  Anot,  écrivant 
au  prélat,  lui  dit  :  «  Une  bonne  nouvelle,  Monseigneur. 
Le  bon  Dieu  nous  donne  des  vocations  nombreuses  pour 
notre  séminaire.  Aujourd'hui  nos  élèves  sont  dix-neuf, 
j'en  compte  encore  sept  ou  huit  qui  demandent,  qui 
désirent  venir;  mais  certains  obstacles  soit  du  côté 
des  parents,  soit  d'un  autre  côté,  sont  cause  qu'ils  ne 
sont  pas  arrivés.  Les  deux  du  Tché-Kiang  qui  nous 
viennent  feront  vingt  et  un,  de  sorte  qu'il  n'y  aurait 
rien  d'étonnant  que  nous  puissions  compléter  la  tren- 
taine dans  quelque  temps.  Mais  certes,  cela  donne  de 
l'ouvrage,  et  surtout  demande  une  bien  grande  vigi- 
lance depuis  le  lever  jusqu'au  coucher...  » 

Yoilà  pour  les  enfants  et  les  élèves  du  séminaire. 
Voici  maintenant  pour  l'hospice,  d'après  la  même 
lettre  de  M.  Anot  :  «  Une  chose  d'une  grande  impor- 
tance que  je  vous  annonce  et  qui,  je  ne  doute  pas,  vous 
fera  grand  plaisir,  c'est  d'avoir  fait  l'acquisition  d'un  très 
bel  endroit  pour  y  bâtir  un  hôpital  ;  que  l'endroit  soit 
très  beau,  très  favorable,  c'est  l'aveu  de  tous  les  con- 
frères, de  M.  Glau,  de  M.  Rouger,  même  des  confrères 
qui  ne  trouvent  bien  que  ce  qu'ils  font,  M.  Yeou.  Cet 
endroit  est  on  ne  peut  mieux  exposé.  La  partie  nord- 
ouest  forme  comme  un  pied  de  cheval  de  montagne  ou 
bien  comme  la  moitié  d'une  tasse  à  riz.  La  partie  du 
midi  est  bien  découverte,  bien  dégagée.  Bon  air  :  on  le 
boit  à  pleine  gorge  ;  belle  vue  par  devant  ;  et  puis,  ce 
qui  est  peut-être  le  plus  précieux,  un  beau  ruisseau  qui 
ne  dessèche  jamais  !  grande  facilité  pour  l'eau.  Ce  bel 
endroit  n'est  point  à  Kiou-tou,  mais  tout  près,  ni  trop 
près  ni  trop  loin.  Là  du  séminaire  on  peut  très  bien  veil- 


—  371  — 

1er  sur  l'hôpital.  Les  sœurs  de  charité  pourront  être  lo- 
gées avec  tous  les  avantages  désirables.  A  droite  de 
l'hôpital,  presque  tout  contre,  se  trouvent  une  dizaine 
de  familles  chrétiennes,  mauvais  chrétiens,  il  est  vrai, 
mais  pour  le  coup  ils  sautent  en  l'air  de  joie  ;  il  sera  très 
facile  de  les  rappeler  au  devoir.  Certaines  bonnes  fa- 
milles chrétiennes  pensent  s'y  réfugier.  Or,  comme  nous 
sommes  en  retard  sous  le  rapport  des  établissements, 
nous  sommes  déjà  à  l'ouvrage,  que  Mgr  Danicourt  le 
veuille  ou  non.  Mais  je  sais  que  Votre  Grandeur  ne  peut 

que  s'en  réjouir Le  plan  est  fait  de  manière  que  ce 

vaste  hôpital  puisse  présenter  aux  sœurs  de  beaux  loge- 
ments, car  tout  bien  considéré,  les  sœurs  de  charité  seront 
nécessaires  pour  gouverner  notre  petit  peuple  ou  plutôt 
notre  nombreuxpeuple  d'orphelins.  Comment  nous  autres 
missionnaires  pourrions-nous  nous  en  tirer  avec  des 
Chinois  et  surtout  des  Chinoises,  ce  serait  pour  nous  un 
fardeau  au-dessus  de  nos  forces1.  » 

Au  nombre  des  enfants  que  Mgr  Danicourt  élevait 
dans  son  séminaire,  avec  l'argent  de  la  Sainte-Enfance 
en  vue  de  les  préparer  au  sacerdoce,  il  en  est  un  qui  l'é- 
tait aux  frais  des  dames  ursulines  d'Abbeville.  Le  pré- 
lat en  parle  dans  plusieurs  lettres,  entre  autres  dans  celle 
du  21  novembre  1857  :  «  Le  protégé  des  Dames  Ursu- 
lines d'Abbeville  que  j'ai  choisi  senommeEtienneTchen; 
il  est  âgé  de  douze  ans,  natif  du  Ngan-Houi,  sur  les  li- 
mites du  Kiang-Sy,  fils  unique  de  parents  pauvres, 
mais  très  pieux.  Il  a  des  moyens  ;  il  est  pieux  ;  il  est  le 
sixième  sur  la  liste  de  la  première  classe  de  latinité 
composée  de  treize  élèves,  et  le  troisième  sur  la  liste  de 
la  première  classe  de  chinois  composée  de  quatorze  élè- 
ves. Il  n'écrit  en  latin  que  depuis   quelques   mois  et 

1.  Mgr  Danicourt  exprime  tout  au  long  (dans  la  fin  de  sa  lettre 
à  M.  Boury,  citée  plus  haut)  le  même  désir  et  les  mêmes  vues 
relativement  à  la  présence  des  sœurs  de  charité  au  Kiang-Sy. 


—  372  — 

comme  il  s'applique  sérieusement,  je  pourrai  bientôt 
envoyer  de  son  écriture  à  Mme  Saint-Joseph  *  d'Abbe- 
ville...  Mais  son  titre  ne  peut  être  autre  que  celui  de 
prêtre  de  la  Sainte-Enfance,  puisqu'il  appartient  à  la  So- 
ciété de  la  Sainte-Enfance.  » 

Le  prélat  termine  ainsi  une  lettre  à  son  beau-frère 
M.ConstantinDanicourt2  :  «  J'ai  vingt-sixélèves  dans  mon 
séminaire  ils  épluchentle latin  commelepremiercuisinier 
de  Paris  épluche  une  volaille.  J'ai  plus  de  douze  cents 
enfants  à  nourrir,  qui  me  coûtent  plus  de  10.000  piastres, 
et  cette  année,  la  Sainte-Enfance  ne  nous  alloue  que 
5.500  piastres.  Voyez  dans  quelle  position  je  me  trouve. 

«  J'ai  perdu  cette  année  deux  missionnaires,  dont 
l'un,  M.  Montels,  a  été  décapité  par  les  mandarins  le 
26  juin  dernier,  avec  deux  chrétiens  ;  l'autre  (M.  Than) 
est  mort  de  misère,  en  attendant  les  mauvais  jours. 

«  On  se  bat  dans  tout  le  Kiang-Sy  et  il  meurt  du  monde 
par  millier.  La  seconde  moisson  de  riz  a  manqué  par 
suite  des  pluies  qui  ont  duré  deux  mois.  Il  y  aura  fa- 
mine et  le  riz  sera  à  un  prix  exorbitant.  Pas  de  com- 
merce dans  tout  le  Kiang-Sy:  tout  le  monde  dépérit  à 
vue  d'œil,  tant  les  malheurs  sont  grands.  » 

Relativement  aux  missionnaires,  dont  nous  venons 
de  parler,  Mgr  Danicourt  donne  quelques  autres  détails  à 
son  frère  3,  M.  l'abbé  Charles  Danicourt  :  «  Deux  de  nos 
missionnaires,  MM.  Montels  et  Than,  occupés  de  la 
Sainte-Enfance  dans  le  district  de  Ky-ngan-fou,  ont 
péri,  le  premier  sous  le  sabre  des  mandarins  avec  deux 
chétiens,  le  second  de  chagrin,  de  misère  et  de  maladie. 
Et  le  plus  déplorable  c'est  que  pendant  huit  mois  qu'ils 
sont  restés  dans  ce  district,  éloignés  l'un  de  l'autre  de 

1.  Supérieure  des  Ursulines  d'Abbeville  (Somme). 

2.  Lettre  du  21  novembre  18.">7. 

3.  Lettre  du  21  novembre  18."»7. 


—  373  — 

sept  lieues  seulement,  ils   n'ont  pu  se  voir  une  fois,  et 
sont  morts  sans  les  consolations  de  la  religion. 

«  Depuis  le  mois  de  juillet,  je  suis  sans  nouvelles  de 
MM.  Lu  et  Yeou,  confrères  chinois  occupés  aussi  de  la 
Sainte-Enfance  dans  le  district  de  Yao-tchéou-fou  tout 
près  de  la  fabrique  impériale  de  porcelaine.  Leur  rési- 
dence ayant  été  pillée  par  les  brigands  qui  ont  enlevé 
plus  de  100  piastres  de  la  Sainte-Enfance,  ils  se  sont  ré- 
fugiés dans  les  montagnes  avec  les  chrétiens.  Depuis 
lors  je  ne  sais  rien  de  leur  situation.  » 

Nous  venons  d'entendre  dire,  à  plusieurs  reprises,  à 
Mgr  Danicourt,  que  ses  missionnaires  étaient  occupés  de 
Vœuvre  de  la  Sainte-Enfance.  C'était  l'œuvre  capitale 
pour  lui  comme  pour  ses  prêtres,  et  il  sera  intéressant, 
nous  n'en  doutons  pas,  pour  le  lecteur,  d'apprendre 
comment  elle  fonctionnait,  tant  par  son  action  que  par 
celle  de  ses  auxiliaires.  Quelques  passages  d'un  rapport 
de  M.  Joseph  Yeou,  adressé  cette  même  année  1857  au 
prélat,  suffiront  pour  cela  : 

«  Aussitôt  après  le  départ  de  Votre  Grandeur  du  sé- 
minaire de  Iviou-Tou,  j'ai  été  envoyé  à  Fou-tchéou-fou, 
et  de  là  à  Nan-tchan,  capitale  du  Kiang-Sy.  J'ai  établi  à 
Fou-tchéou-fou  dans  deux  chrétientés  deux  hospices 
destinés  à  recevoir  les  enfants  exposés.  Deux  mois  après, 
ils  en  avaient  déjà  recueilli  cent  vingt.  Mon  unique  occupa- 
tion a  été  depuis  de  conférer  le  baptême.  Car  les  uns,  pro- 
fitant des  ténèbres  de  la  nuit,  suspendaient  leurs  enfants 
à  un  arbre  sur  le  bord  du  fleuve,  en  face  de  la  maison  de 
mon  catéchiste  Yao.  Les  autres  les  jetaient  vers  le  cou- 
rant afin  que  leurs  vagissements,  entendus  des  voya- 
geurs, émussent  leur  pitié  et  qu'ils  les  portassent  à  ceux 
qui  sont  chargés  de  les  recueillir.  Mais  ce  qui  m'a  fait  le 
plus  d'impression  a  été  ce  dont  je  fus  témoin  après  les 
fêtes  de  Noël.  Le  froid  était  vif  :  un  gardien  de  pagode. 


—  374  — 

portant  dans  sa  main  gauche  une  corbeille  et  dans  sa 
droite  un  long  bident,  allait  ramasser  des  immondices  ; 
il  trouva  une  petite  enfant  nouvellement  née,  qu'on  avait 
jetée  dans  une  citerne...  Il  la  recueillit  avec  son  bident 
fétide  et  l'ayant  couverte  de  paille  deriz.il  nous  l'ap- 
porta... A  cette  vue,  la  femme  du  catéchiste,  avec  ses  brus 
et  ses  filles,  s'écrièrent  :  «  Mais,  père,  pourquoi  recueil- 
lir de  ces  enfants  si  repoussants  et  si  sales  alors  que 
nous  en  refusons  tant  d'autres  qui  sont  propres  et  bien 
vêtus?  D'ailleurs  notre  nombre  de  mille  est  complet,  et 
nous  en  recevrions  encore  de  tels  !  »  Je  leur  répondis  : 
ce  sont  principalement  ceux-là  que  vous  devez  préférer, 
afin  que  vos  mérites  soient  pleins  devant  Dieu  et  qu'il 
bénisse  vos  enfants.  Alors  toutes  joyeuses,  elles  prennent 
de  l'eau  et  se  hâtent  de  laver  la  petite  enfant,  déjà 
noircie  par  le  froid.  Je  l'approchai  du  feu  et  une  nour- 
rice l'enveloppa  dans  sa  robe  ;  dès  que  la  chaleur  eut  ré- 
chauffé ses  membres  engourdis,  nous  la  baptisâmes. 

«  Quelque  temps  après,  une  femme  nous  apporta  une 
autre  enfant  qu'elle  avait  arrachée  des  mains  de  ses  parents 
qui  voulaient  l'étouffer.  Mais  mon  catéchiste  Yao,  sourd 
à  toutes  ses  supplications,  ne  voulut  pas  la  recevoir, 
à  défaut  d'argent  et  parce  qu'on  lui  avait  défendu  d'en 
recevoir  d'autres.  A  peine  avait-elle  fait  deux  cents 
pas  pour  s'en  retourner  qu'elle  se  dit  à  elle-même  :  il 
vaut  mieux  cependant  la  jeter  ici  que  de  la  reportera  ses 
cruels  parents  ;  elle  jeta  aussitôt  l'enfant  dans  le  fleuve 
Sia-Kou-tou,  et  s'enfuit  à  toutes  jambes.  Un  chrétien, 
Vincent  Ou,  passait  alors  par  là  ;  touché  de  pitié,  il  prend 
l'enfant  et  l'apporte  à  Yao,  promettant  de  lui  donner 
400  sapèques  chaque  mois  pour  son  entretien.  Nous  la 
reçûmes  donc  et  la  baptisâmes. 

«  Yoilà,  Monseigneur:  les  traits  de  cette  sorte  sont 

nombreux  et  il  serait  trop  long  de  les  énumérer  tous. 

«De  Sia-Kou-Tou,je  me  suis  rendu  directement  à  Nan- 


—  375  — 

tchan  et  j'ai  été  témoin  de  l'état  déplorable  de  cette  capi- 
tale. Toutes  les  maisons,  mille  ateliers,  soixante-douze 
greniers  publics  et  toutes  les  pagodes  des  faubourgs,  tout 
a  été  livré  aux  flammes  ;  les  pierres  des  fondations  ont  été 
arrachées  et  extraites  pour  fortifier  la  ville  et  les  rives 
du  canal  qui  l'entoure.  Notre  chapelle  seule,  l'hospice 
des  vieillards,  l'ancien  hospice  des  enfants  ont  été  pré- 
servés. Le  nouvel  hospice  a  été  fermé  parce  qu'il  était 
entretenu  par  les  marchands,  et  les  familles  les  plus 
riches  y  admettaient  un  grand  nombre  d'enfants.  Main- 
tenant tout  étant  détruit,  notre  œuvre  a  cessé  ici. 

«  L'ancien  hospice  qui  possède  un  fonds  et  de  grands 
revenus  nourrit  encore  soixante-quatre  enfants,  mais 
pour  comble  de  malheur,  les  curateurs  et  les  curatrices 
de  cet  hospice  fraudent  autant  qu'ils  peuvent  ou  volent 

l'argent  de  ces  revenus La  somme  avec  laquelle  ils 

nourrissent  soixante-quatre  enfants  abandonnés  nous 
suffirait  pour  en  nourrir  trois  cents,  si  cette  œuvre  nous 

était  confiée Quant  à  ceux  qui  dépassent  le  nombre 

soixante-quatre  et  qu'on  recueille  devant  la  porte  de 
l'hospice,  ceux-là  sont  véritablement  abandonnés. 
Comme  ils  n'ont  pas  de  parents  qui  donnent  de 
l'argent  aux  curateurs,  on  les  livre  à  quatre  nourrices 
qui  passent  alternativement  les  nuits  pour  les  soigner; 
mais  parce  que  leur  gage  n'est  pas  pour  cela  aug- 
menté, après  quelques  nuits,  ces  enfants,  faute  de  soin, 

meurent  de  faim  et  de  froid Aussi  j'avais  eu  soin 

de  disposer  dans  cet  hospice  des  chrétiens  et  des  chré- 
tiennes pour  baptiser  les  moribonds  :  ce  qui  a  continué 
pendant  quelques  années 

«  J'ai  reçu  dans  cet  intervalle  une  lettre  de  mon 
supérieur  qui  me  disait  que  le  nombre  des  enfants  ne 
devait  pas  dépasser  mille  et  que,  puisqu'il  était  complet, 
on  ne  devait  plus  en  recueillir.  Alors  j'ai  dû  avertir, 
avec  beaucoup  de  difficulté  et  de  supplications,  les  col- 


—  376  — 

lecteurs  de  n'en  plus  recevoir  d'autres.  Mais  tous  n'ont 
pas  voulu  croire  à  nos  paroles,  et,  ne  voulant  pas  les 
jeter  dans  le  fleuve,  quelques-uns  sont  venus  déposer 
leurs  enfants  dans  la  citerne  qui  est  auprès  du  cimetière 
des  mahométans,  non  loin  de  notre  chapelle. 

«  Peu  de  temps  après,  ^des  voisins  nous  portèrent 
encore  un  enfant  et,  l'ayant  déposé  sur  le  seuil  de  la  cha- 
pelle, ils  s'enfuirent  aussitôt  pour  n'être  pas  reconnus. 
Emu  de  pitié  parles  cris  de  l'enfant,  je  le  pris  entre  mes 
hras,  et  j'exhortai  autant  qu'il  était  en  moi  les  pauvres 
chrétiens  de  contribuer  en  quelque  chose  au  soutien 
d'une  vie  si  débile.  Ils  inscrivirent  volontiers  son  nom 
sur  un  catalogue  et  promirent  de  donner  des  sapèques 
pour  toute  l'année. 

«  Trois  jours  après  mon  arrivée  àNan-tchan,  je  voulus 
pénétrer  dans  la  ville  pour  me  procurer  quelques  res- 
sources pour  la  Sainte-Enfance  dans  un  magasin  dont 

le  maître  est  voisin  de  notre  séminaire  de  Kiou-Tou 

Ce  ne  fut  qu'après  bien  des  démarches,  des  difficultés, 
des  péripéties,  que  je  pus  y  entrer.  Ensuite  j'ai  pu  en 
sortir  par  trois  fois  pour  travailler  pour  la  Sainte-En- 
fance. 

«  Je  mandai  à  mon  catéchiste  Lo  de  recueillir  dans  la 
ville  tous  les  enfants  abandonnés.  Il  se  rendait  matin  et 
soir  sur  le  pont  Kao-Kiao  (haut  pont)  près  du  collège 
impérial  placé  au  milieu  de  la  ville.  11  recueillit  tous 
ceux  qu'il  put  trouver.  Les  enfants  sont  généralement 
jetés  dans  un  large  marais  ou  étang  que  traverse  le 
pont,  sur  lequel  seulement  les  exposent  les  parents 
moins  cruels.  Lo  en  recueillit  onze  les  premiers  jours. 
Mais  restait  encore  l'insuffisance  de  notre  prix  de 
700  sapèques  par  mois  qui  nous  empêchait  de  trouver 
des  nourrices.  Lo  préleva  alors  sur  propre  argent  ce 
salaire  et  donna  ici  800  sapèques,  là  900,  ailleurs  1000, 
et  nourrit  ainsi  ces  enfants  pendant  trois  mois 


—  377  — 

«  Ces  jours  derniers  on  porta  chez  lui  trois  enfants 
pour  lesquels  il  n'a  pu  trouver  de  nourrices;  il  les  a 
remis  à  chaque  porteur  en  leur  donnant  400  sapèques 
pour  chaque  enfant,  afin  qu'il  leur  sauvassent  la  vie  et 
les  reportassent  à  leurs  mères.  Mais  sachant  que  parmi 
tous  ces  enfants  qu'il  refusait  presque  tous  étaient 
jetés  à  l'eau  par  les  parents  ou  étouffés,  il  se  repentit 
beaucoup  de  ne  les  avoir  pas  baptisés  tous.  Depuis  il  a 
eu  soin  de  baptiser  tous  ceux  qu'on  lui  apportait,  parce 
que  s'ils  sont  refusés,  ils  vont  à  une  mort  certaine. 

«  Ainsi  donc,  si  Votre  Grandeur  daigne  encore  conti- 
nuer cette  œuvre  de  miséricorde,  nous  ne  devrons  pas 
nous  attacher  si  strictement  au  prix  de  700  sapèques 
par  mois  puisque  ici  les  enfants  sont  véritablement 
abandonnés  et  voués  à  la  mort.  D'ailleurs  les  vivres 
sont  très  chers  à  cause  du  grand  nombre  de  soldats... 

«  De  la  capitale  du  Kiang-Sy,  je  suis  revenu  à  Fou- 
tchéou-fou  et  de  là  je  me  suis  rendu  à  Koui-tchéou-fou, 
où  était  parvenu  le  même  avertissement  aux  collecteurs, 
de  ne  pas  dépasser  le  nombre  mille.  Dans  l'espace  de 
quelques  jours,  quelques  paysans  occupés  à  ramasser 
du  fumier  nous  ont  apporté  dans  leur  corbeille  trois 
petites  filles  dégoûtantes,  qu'ils  avaient  recueillies  avec 
le  bident  au  milieu  de  leurs  immondices.  Les  chrétiennes 
voyant  cela  les  repoussaient  :  «  Pourquoi,  disaient-elles, 
portez-vous  de  telles  saletés  àlaporte  de  notre  chapelle?» 
Et  elles  m'appelèrent  en  même  temps  pour  gourmander 
ces  hommes.  Je  sortis,  et  voyant  au  milieu  de  la  paille 
dans  la  corbeille  une  petite  enfant  qui  criait,  j'ordonnai 
sur  le  champ  de  la  laver  et  de  l'inscrire  dans  le  cata- 
logue, ajoutant  que  c'étaient  principalement  ces  enfants 
que  l'Œuvre  de  la  divine  enfance  aimait  à  recevoir.  Et 
ainsi  au  nombre  déjà  fixé  j'ai  ajouté  encore  ces  trois 
enfants  dans  notre  hospice. 

«  Pendant  ce  temps -là  une  sage-femme  nous  apporta 


—  378  — 

une  enfant  qu'elle  avait  tirée  d'un  tonneau  d'eau,  etc.. 

«  Dans  le  Fou-tcheou-fou  nous  avons  un  grand  nombre 
d'enfants  déjà  grands  et  qui  ne  peuvent  demeurer  plus 
longtemps  sous  la  direction  des  nourrices,  de  peur  qu'ils 
ne  soient  imbus  de  leurs  superstitions  et  mauvaises 
mœurs.  Il  est  nécessaire  de  les  retirer  et  de  bâtir  pour 
eux  un  hospice. 

«  Je  prie  Dieu  de  tout  mon  cœur  qu'il  accorde  à  Votre 
Grandeur  une  parfaite  santé  et  qu'il  daigne  rétablir 
votre  œil  canonique,  afin  que  vous  puissiez  revenir  le 
plus  tôt  possible  au  Kiang-Sy  où  tant  de  chrétientés 
désirent  voir  depuis  si  longtemps  leur  évêque;  et  ce 
bonheur  n'a  pu  encore  leur  être  accordé. 

«  Joseph  Yeou,  i.  p.  d.  l.c.d.  I.  m.  » 

Ce  rapport,  dont  nous  n'avons  pu  donner  que  quelques 
extraits»  fait  par  un  prêtre  d'origine  chinoise,  connais- 
sant parfaitement  les  mœurs  de  son  pays,  vient  con- 
firmer tout  ce  que  Mgr  Danicourt  a  écrit  sur  l'infan- 
ticide (V.  1.  III,  ch.  vu)  ;  il  nous  montre  clairement  tout 
ce  que  la  Sainte-Enfance  opérait  de  bien  en  Chine  et 
par  l'action  du  prélat,  dont  nous  racontons  la  vie,  et  par 
celle  des  prêtres  qui  le  secondaient;  enfin  il  nous  prouve 
que  les  membres  de  la  Congrégation  de  la  Mission  con- 
tinuent, dans  l'Extrême-Orient,  les  œuvres  de  miséri- 
corde de  leur  saint  et  illustre  fondateur. 

Le  désir  que  nous  venons  d'entendre  exprimer  par 
M.  Yeou  fut  bientôt  comblé.  Mgr  Danicourt,  s'étant 
reposé  quelques  mois  à  Ning-Po,  reprit,  pour  la  troi- 
sième fois,  la  route  du  Kiang-Sy.  Son  repos  cependant 
n'avait  pas  été  absolu  :  apôtre  vigilant  et  zélé,  il  n'avait 
cessé  de  correspondre  avec  les  missionnaires  de  sa  pro- 
vince, d'écrire  à  Rome,  à  Paris,  aux  conseils  centraux 
de  la  Propagation  de  la  Foi  et  de  la  Sainte-Enfance, 


—  379  — 

toujours  dans  le  but  d'obtenir  des  secours  pour  sa  chère 
mission. 

Il  se  mit  en  marche  le  1er  juin  et  arriva  à  Kiou-Tou  le 
2  juillet  en  la  fête  de  la  Visitation  de  la  sainte  Vierge. 
Son  retour  en  cette  ville  fut  une  grande  consolation  pour 
ses  élèves,  pour  les  chrétiens  et  même  pour  les  païens 
qui  le  vénéraient.  C'était  le  ret.our  du  pasteur  au.  milieu 
de  ses  ouailles  :  le  père  était  heureux  de  se  retrouver, 
après  une  aussi  longue  absence,  parmi  ses  enfants,  et 
les  enfants  étaient  heureux  de  contempler  les  traits  du 
vénéré  pontife,  leur  père  bien-aimé. 

Une  plume  plus  autorisée  que  la  nôtre  redira  tout  à 
l'heure  quelle  joie  sa  présence  fit  renaître  chez  les 
siens. 


CHAPITRE  X 


PERSÉCUTION    ET   MARTYRE    (1857-1858) 


Arrivée  de  Mgr  Danicourt  à  Kiou-Tou  racontée  par  un  témoin 
oculaire.  —  Bonté  et  soins  du  prélat  pour  ses  confrères.  —  Com- 
ment il  prêche  la  confiance  en  Dieu  et  la  patience  aux  approches 
de  la  tribulation.  —  Il  déjoue  habilement  le  général  des  insur- 
gés et  fait  ainsi  épargner  ses  établissements  et  les  siens.  — Mais 
la  persécution  vient  des  impérialistes.  —  «  Le  3  juin  1 808,  Cor- 
pus Christi  :  pris  et  maltraité  par  les  impérialistes.  »  —  Mgr  Dani- 
court confesse  la  foi,  subit  le  martyre.  —  Coïncidence  frappante, 
rapprochement,  réflexions. 


Au  commencement  du  mois  de  juillet  1857,  M.  Glau, 
lazariste,  se  trouvait  à  Kiou-Tou.  Il  fut  témoin  de  la  ré- 
ception que  l'on  y  fit  à  Mgr  Danicourt  et  des  vertus  dont 
le  saint  missionnaire  donna  de  si  beaux  exemples  :  aussi 
est-ce  pour  nous  une  grande  consolation  de  l'entendre 
raconter  ce  qu'il  vit  de  ses  yeux  : 

«  Je  dois  1  vous  parler  maintenant  des  dix-huit  mois 
que  j'ai  passés  avec  Mgr  Danicourt  à  Kiou-Tou,  temps  de 
joie  et  d'épreuves,alternatives  de  sécurité  apparente  et  de 
cruelles  vexations  ;  de  projets  consolants  et  d'espérances 
trompées  ;  d'abondance  relative  et  de  disette  absolue  ;  de 
repos  momentané  et  de  fuites  précipitées  ;  de  séparation 
douloureuse  et  de  mutuelle  rencontre  dans  un  commun 

i.  Lettre  de  M.  Glau,  lazariste,  à  M.  Charles  Danicourt  :  Evreux, 
le  3  février  1866. 


—  381  — 

cachot  :  telle  fut  notre  vie  pendant  ces  dix-huit  mois, 
vie  qui  résume  plus  ou  moins  le  train  ordinaire  des 
pauvres  missionnaires. 

«  Sa  Grandeur  nous  arriva  donc  à  Kiou-Tou  le  2  juillet, 
vers  3  heures  de  l'après-midi.  On  la  reçut  pontificale- 
ment  dans  notre  modeste  oratoire,  et,  dans  une  courte 
et  chaleureuse  allocution  faite  au  pied  de  l'autel,  Mon- 
seigneur fit  verser  bien  des  larmes  aux  assistants,  en  les 
exhortant  à  se  disposer  par  un  redoublement  de  foi  et 
de  ferveur  aux  jours  de  cruelles  épreuves  dont  l'ap- 
proche se  faisait  de  plus  en  plus  sentir.  Tous  paraissaient 
cependant  on  ne  peut  plus  heureux  de  voir  au  milieu 
d'eux  leur  évèque,  car  sa  présence  était  pour  chacun  une 
consolation,  un  encouragement. 

n  Dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  ou  du  moins  très 
peu  de  jours  après,  il  réunit  successivement  et  ses  mis- 
sionnaires et  ses  séminaristes  pour  rappeler  à  chacun  ce 
qu'il  devait  être  et  la  ligne  de  conduite  à  suivre  à  travers 
des  circonstances  si  perplexes  et  si  imprévues. 

«  A  cette  époque  et  depuis  plus  de  deux  mois,  je 
me  trouvais  malade,  le  climat  ayant  ajouté  à  nos 
autres  épreuves  celle  d'une  fièvre  aiguë  et  débilitante. 
J'étais  donc  là  dans  une  chambre  isolée,  la  plupart  du 
temps  gisant  sur  mon  grabat  et  constamment  dévoré 
par  une  fièvre  brûlante  que  rien  ne  pouvait  éteindre. 
Dans  ces  moments  pénibles,  votre  bon  frère  était  là 
se  tenant  à  mon  chevet,  tâchant  de  me  distraire  par 
d'agréables  récits  et  poussant  la  condescendance  de  son 
inépuisable  charité,  jusqu'à  me  préparer  lui-même  des 
remèdes  et  jusqu'à  me  rendre,  à  ma  confusion,  les  plus 
humbles  services. 

«  Bien  des  fois,  dans  ces  premiers  mois  où  les  rebelles 
nous  laissaient  tranquilles,  j'eus  occasion  d'admirer  en 
lui  plus  d'une  vertu.  D'abord  son  esprit  de  foi  qui  sui- 
vait pas  à  pas  la  marche  de  la  Providence  et  de  la  divine 


—  382  — 

justice  dans  ces  terribles  et  désastreux  événements  dont 
les  nouvelles  désolantes  nous  arrivaient  de  tout  côté. 
Ensuite  sa  confiance  en  Dieu  qui  était  son  point  d'appui 
et  le  grand  mobile  de  sa  conduite.  Très  souvent  il  me 
répétait  ce  qu'il  avait  appris  lui-même  d'un  saint  mis- 
sionnaire: «La  grande  vertu  des  missionnaires  en  Chine, 
c'est  la  confiance  en  Dieu,  parce  que,  me  disait-il,  ici 
plus  que  partout  ailleurs,  on  est  environné  de  tout  côté 
d'innombrables  et  profondes  misères  dont  la  perspective 
navrante  porte  au  découragement.  En  soi-même,  en  der- 
nière analyse,  on  ne  trouve  que  faiblesse  et  néant,  mais 
ce  néant,  dans  l'isolement  de  la  vie  apostolique,  on  le 
pénétre,  on  le  touche  du  bout  du  doigt.  On  se  sent  si 
souvent  impuissant  devant  la  besogne  ;  on  a  tant  de  dé- 
ceptions et  tant  d'angoisses,  que  si  l'on  ne  se  jetait  pas 
avec  un  entier  abandon  entre  les  bras  de  la  Providence, 
il  y  aurait  vraiment  de  quoi  sécher  d'ennui.  La  confiance 
en  Dieu,  ajoutait-il,  a  toujours  été  mon  soutien  et  ma 
devise  et  jamais  je  ne  m'en  suis  mal  trouvé.  »  Ce  fut 
surtout  aux  grandes  épreuves  du  mois  dejuiul858, 
qu'il  sut  donner  des  marques  visibles  de  cette  grande 
confiance. 

«  Je  n'ai  pas  besoin  de  m'étendre  sur  sa  patience  :  il 
en  a  donné  des  preuves  bien  manifestes  et  dans  les  per- 
sécutions qui  venaient  du  dehors  et  dans  les  contradic- 
tions qui  lui  étaient  suscitées  de  la  part  de  ses  chrétiens 
et  même  de  la  part  de  ceux  qui  auraient  dû  être  les  pre- 
miers à  lui  procurer  tout  leur  meilleur  concours.  C'est 
surtout  en  cela  que  je  l'ai  trouvé  admirable  de  douceur 
et  de  longanimité.  Avait-il  à  punir,  il  ne  le  faisait  qu'à 
regret  et  toutes  les  punitions  étaient  toujours  ordonnées 
de  manière  à  tourner  au  plus  grand  bien  des  délin- 
quants. Ceux-ci  finissaient  par  reconnaître  la  justice 
et  la  sagesse  des  mesures  prises  à  leur  égard  et  ils  l'en 
remerciaient. 


—  38a  — 

«  Habituellement  il  était  souffrant,  tantôt  de  l'esto- 
mac, tantôt  de  la  migraine,  tantôt  de  la  fièvre.  Vers  le 
printemps,  au  moment  oùj'allais  mieux,  il  tombamalade 
à  son  tour.  Je  voulus  lui  rendre  les  services  que  j'avais 
reçus  de  lui  et  en  particulier  le  veiller  une  partie  des 
nuits;  il  ne  voulut  jamais  le  permettre,  aimant  mieux, 
disait-il,  souffrir  seul  :  cela  le  reposait  mieux.  Néan- 
moins on  avait  pour  lui  toutes  les  attentions  qu'exigeait 
son  état.  Heureusement  cette  maladie  ne  se  prolongea 
pas.  Dieu  voulait  exiger  de  lui  de  plus  grands  sacri- 
fices. » 

Les  jours  mauvais  que  Mgr  Danicourt  attendait 
depuis  si  longtemps  ne  devaient  point  tarder  d'arriver. 
Les  rebelles,  dont  la  présence  'au  Kiang-Sy  était  une 
menace  continuelle  pour  sa  mission,  se  portèrent  sur 
Kiou-Tou  dans  les  premiers  mois  de  l'année  1858. 
Cependant  ce  n'est  point  de  ces  derniers  qu'il  eut  à 
souffrir,  du  moins  à  Kiou-Tou.  La  persécution  et  les 
plus  grands  malheurs  lui  vinrent  de  ceux  qui  devraient 
faire  régner  l'ordre  et  respecter  les  propriétés,  du  côté 
des  impérialistes. 

Il  ne  reçut  des  rebelles,  lui  et  les  siens,  que  des  témoi- 
gnages de  bienveillance  et  de  protection  ;  mais  nous 
devons  ajouter  que  ce  fut  en  grande  partie  grâce  à  son 
habileté,  comme  le  prouve  le  récit  suivant  qu'il  fit  à 
son  frère,  M.  Charles  Danicourt,  à  son  retour  de  Chine  : 

«  Comme  nous  passions  parmi  les  païens  pour  des 
gens  riches,  bienfaisants  et  justes,  je  devais  m'attendre 
et  je  m'attendis  en  effet  à  la  visite  des  rebelles.  Dans 
celte  prévision  j'avais  fait  transporter  dans  le  village  de 
Kiou-Tou  et  descendre  dans  un  puits  les  fonds  de  la 
Sainte-Enfance  et  les  objets  précieux  du  séminaire.  Le 
général  en  chef  vint  en  effet,  suivi  de  ses  grands  offi- 


—  384  — 

ciers,  nous  rendre  visite.  Je  le  reçus  avec  respect  mais 
avec  assurance.  Je  lui  offris  de  visiter  le  séminaire,  la 
chapelle,  le  réfectoire,  les  lieux  les  plus  secrets  de  la 
maison  pour  lui  prouver  que  nous  n'avions  ni  armes,  ni 
munitions.  La  vue  des  tableaux  du  chemin  de  la  croix 
et  de  l'enfant  Jésus  couché  dans  sa  crèche  attira  beau- 
coup son  attention.  Je  lui  expliquai  brièvement  les 
mystères  de  notre  sainte  religion.  Au  réfectoire,  afin 
d'intéresser  à  notre  cause  des  gens  qui  tenaient  notre 
vie  entre  leurs  mains,  j'avais  fait  préparer  une  collation 
abondante.  Ces  Messieurs  ne  se  firent  pas  dire  deux  fois 
de  s'asseoir  et  de  se  rafraîchir  :  ils  mangèrent  et  burent 
comme  entre  amis  et  furent  reconnaissants  de  nos  bons 
procédés. 

«  Cependant  le  but  de  leur  visite  n'était  pas  atteint. 
Ce  qu'ils  voulaient,  ce  n'était  pas  de  visiter  un  établisse- 
ment religieux  :  c'était  avant  tout  de  l'argent  et  beau- 
coup d'argent. 

u  Quand  le  général  s'en  fut  ouvert  à  moi  avant  de 
nous  quitter  :  «  Général,  lui  dis—je,  je  n'ai  pas  une 
sapèque  dans  mon  séminaire.  Si  tu  veux  descendre 
dans  les  caves,  ouvrir  les  armoires  et  les  malles,  tu 
verras  la  vérité  de  ce  que  j'avance  ;  et  quand  même  je 
serais  cousu  d'or  et  d'argent,  je  ne  pourrais  t'en  donner. 
Ne  sais-tu  pas  que  tous  mes  missionnaires  sont  répandus 
dans  la  province  pour  baptiser  et  recueillir  les  petits 
enfants  abandonnés?  Ne  sais-tu  pas  que  j'en  ai  plus  de 
douze  cents  à  nourrir  et  que  ces  pauvres  petits  périront 
infailliblement  si  je  ne  viens  à  leur  secours?  Tu  dois 
comprendre,  général,  puisque  tu  as  du  cœur,  que  mes 
besoins  et  mes  nécessités,  ce  sont  les  besoins  et  les 
nécessités  de  ces  innocentes  créatures » 

«  Mes  paroles  firent  impression  sur  cette  nature  sau- 
vage. «  Il  est  franc  l'Européen,  dit-il  à  ses  officiers.  » 
—  «  Mais  pour  te  prouver  mon  amitié  et  ma  gratitude, 


—  385  — 

repris-je,  je  vais  te  faire  un  présent  qui  doit  avoir  du 
prix  à  tes  yeux,  ce  sont  des  objets  de  la  mère  patrie. 
J'allais  en  effet  chercher  une  douzaine  de  foulards  à 
dessin,  qu'on  nous  avait  envoyés  de  France,  et  quelques 
objets  de  curiosité.  «  Je  te  prie  de  recevoir  et  de  garder 
ces  objets  comme  un  témoignage  de  ma  sincère  amitié.  » 
Et  le  général  enchanté  se  confondit  en  politesse  pour  me 
remercier,  me  disant,  qu'en  cas  de  besoin  je  pourrais 
compter  sur  lui.  C'est  ainsi  que  notre  bonne  et  tendre 
Mère  nous  couvrit  de  sa  maternelle  protection  pendant 
cette  visite  qui  aurait  pu  être  fatale  à  nos  élèves  et  à  nos 
établissements. 

«  Le  général  des  rebelles  s'étant  retiré  parla  en  bien 
de  notre  maison,  et  fit  partout  l'éloge  des  bons  procédés 
avec  lesquels  nous  l'avons  accueilli.  » 

Nous  l'avons  dit  ci-dessus  :  la  persécution  ne  vint  pas 
du  coté  des  rebelles,  mais  des  partisans  de  l'empereur 
de  Chine,  des  impérialistes,  selon  l'expression  employée 
par  le  saint  missionnaire  ;  en  un  mot  des  troupes  qui 
marchaient  contre  les  rebelles.  Laissons  le  prélat  faire 
lui-même  le  récit  de  son  arrestation,  puis  nous  citerons 
à  l'appui  la  lettre  de  M.  Glau. 

Extrayons  d'abord  le  passage  suivant  d'une  lettre 
adressée  à  M.  Yicart,  supérieur  du  collège  de  Montdi- 
dier  '   : 

«  Nous  en  avons  vu  de  dures  et  de  bien  dures  depuis 
deux  ans  dans  notre  pauvre  Kiang-Sy.  M.  Monlels 
décapité  par  les  impérialistes  avec  deux  chrétiens; 
MM.  Anot  et  Hou  poursuivis  par  les  rebelles,  et  ne  trou- 
vant, après  avoir  erré  pendant  six  jours  dans  les  mon- 
tagnes, qu'une  carcasse  de  chapelle  là  où  ils  se  dispo- 
saient à  passer  les   fêtes  de  Noël.  Notre  chapelle    de 

1 .  Séminaire  de  Kiou-Tou,  le  23  novembre  18o8. 

25 


—  386  — 

Ou-tchen,  sur  le  lac  Pou-yang,  détruite  par  les  manda- 
rins, et  son  gardien  Quentin  Sié,  plus  qu'octogénaire, 
décapité  devant  la  grande  porte  pour  la  cause  de  la 
religion  ;  trois  autres  chapelles  brûlées  ;  quatre  dévas- 
tées de  fond  en  comble;  neuf  pillées;  huit  caisses  ou 
chapelles  ambulantes  enlevées;  dix  ornements  de  diffé- 
rentes couleurs  volés;  mille  six  cents  objets  perdus  dans 
le  pillage  du  séminaire;  votre  serviteur  pris  avec  votre 
confrère  Yuen,  traîné  par  deux  soldats  à  trois  lieues 
d'ici,  enchaîné,  garrotté  et  presque  décapité  sans  l'inter- 
vention d'un  brave  païen  qui  a  répondu  pour  nous.  Ceci 
s'est  passé  le  mercredi  et  le  jeudi  2  et  3  juin.  Vous  voyez 
donc  que  nous  avons  eu  une  triste  fête  et  une  triste  pro- 
cession du  saint  Sacrement.  Mais  si  nous  n'avions  été 
fermes  et  sans  peur,  nous  en  aurions  vu  de  plus  dures 
encore.  Sur  la  route,  avant  d'arriver  à  la  pagode  Ou-li- 
tien,  où  je  pensais  qu'on  allait  nous  expédier,  je  me 
recommandais  à  la  sainte  Vierge  en  récitant  le  Sub 
tuum,  etc.,  etc.  Je  pensais  à  Dieu  devant  qui  j'allais 
paraître,  et  comment  je  pourrais  recevoir  l'absolution 
de  mon  confrère  et  la  lui  donner.  J'ai  fait  le  sacrifice  de 
ma  vie  et  j'espère  que  Dieu  m'en  tiendra  compte.  Dieu  a 
sévi  immédiatement  contre  ces  pillards  :  deux  des  chefs 
ont  été  disgraciés  peu  après  ;  deux  soldats  ont  été  tués 
du  même  coup  de  foudre;  d'autres  sont  atteints  de  mala- 
dies incurables.  Partout  Dieu  punit  ceux  qui  ont  dé- 
pouillé nos  chapelles;  mais  je  n'ai  pas  le  temps  de  vous 
le  raconter...  » 

Dans  une  lettre  adressée,  à  la  même  époque,  à  son 
frère  M.  Charles  Danicourt,  le  prélat  donne,  sur  son 
arrestation,  des  détails  plus  amples  que  ceux  qui  pré- 
cèdent. Voici  la  première  partie  de  cette  lettre  '  : 

1.  Lettre  à  M.  l'abbé  Charles  Danicourt,  du  21  novembre  18o8. 


—  387  — 

«  Si  vous  avez  eu  connaissance  de  nos  tribulations 
depuis  un  an  et  des  miennes  en  particulier,  vous  ne 
devez  pas  être  surpris  de  mon  silence  à  votre  égard. 

«  Notre  séminaire  respecté  par  plus  de  huit  mille 
rebelles  a  été  pillé  le  2  juin  par  des  gueux  de  gardes 
nationaux.  J'ai  été  pris  avec  M.  Yuen,  confrère  chinois, 
et  sans  un  païen  qui  a  répondu  pour  nous  et  de  nous, 
nous  aurions  eu  la  tête  tranchée  dans  une  pagode  à  une 
demi-lieue  d'ici  :  les  sabres  étaient  levés  par  des  soldats 
atroces  qui  n'attendaient  qu'un  mot  du  chef  pour  nous 
massacrer. 

«  De  cette  pagode  nous  avons  été  poussés  plutôt  que 
menés  à  trois  lieues  de  là  où  l'on  nous  a  mis  la  chaîne 
au  cou,  et  lié  rudement  les  mains  derrière  le  dos  : 
tout  cela  pour  avoir  de  l'argent.  Comme  nous  n'avions 
qu'une  chemise  et  un  caleçon  sur  le  corps,  le  reste 
nous  ayant  été  enlevé  en  route;  nous  n'eûmes  pas 
même  une  sapèque  à  leur  donner.  Après  avoir  passé  la 
nuit  dans  une  mortelle  inquiétude  sur  le  sort  des  autres 
confrères  et  des  élèves  du  séminaire,  nous  avons  été 
mis  en  liberté  le  lendemain  matin  d'une  manière  toute 
providentielle.  Les  rebelles  vinrent  fondre  pendant  la 
nuit  sur  le  village  où  nous  étions  captifs;  la  terreur  se 
répandit  partout  et  le  chef,  craignant  pour  ses  jours, 
nous  permit  de  retourner  à  Kiou-Tou. 

«  Je  monte  sur  la  chaise  d'un  catéchumène  qui  était 
venu  avec  quatre  chrétiens  pour  traiter  de  notre  déli- 
vrance, et  à  2  heures  de  l'après-midi,  jeudi  du  saint 
Sacrement,  nous  arrivions  à  Kiou-Tou  où  nous  avons 
été  reçus  par  les  confrères,  les  élèves  et  les  chrétiens 
avec  une  joie  et  une  consolation  indicibles.  Notre  pro- 
cession du  saint  Sacrement  a  été  belle,  comme  vous 
voyez,  pour  moi  et  M.  Yuen.  Ce  cher  confrère  n'en  pou- 
vait plus,  n'ayant  rien  mangé  depuis  24  heures...  Nous 
avons  encore  été  sur  le  qui-vive  jusque  vers  le  14  juin, 


—  388  — 

où  j'ai  écrit  en  long  et  en  large  à  M.  Aymery,  notre  pro- 
cureur général,  l'histoire  de  mon  arrestation  et  du  déva- 
lisement  du  séminaire  où  nous  avons  perdu  1 .600  objets. 
Depuis  lors  nous  avons  toujours  été  fort  tranquilles, 
mais  mon  pauvre  œil  gauche  s'obscurcit  de  plus  en  plus 
et  ma  tête,  au  milieu  de  mille  occupations  différentes,  ne 
me  permet  pas  de  prendre  le  repos  nécessaire. 

«  M.  Glau,  toujours  malade,  est  allé  se  rétablir  à 
Ning-Po  ou  Shang-Haï.  M.  Fang  est  malade  depuis 
deux  mois.  M.  Lu  est  mort  le  jour  de  la  Toussaint  der- 
nière. Ces  deux  confrères  sont  restés  près  de  deux  ans  à 
Paris  avec  moi.  M.  Anot  est  dans  la  partie  Sud  de  la 
province.  M.  Rouger  est  dans  les  environs  de  la  capi- 
tale. Vous  voyez  donc  que  toute  la  besogne  du  séminaire 
composé  de  vingt  et  un  élèves,  des  comptes  de  la  mis- 
sion, de  la  Sainte-Enfance,  tout  tombe  sur  moi  et  c'est 
un  miracle  que  ma  pauvre  tête  n'ait  encore  sauté...  » 

Le  récit  de  son  arrestation  et  de  son  martyre  fait  par 
Mgr  Danicourt  lui-même,  dans  les  extraits  que  nous 
venons  de  citer,  pourrait  faire  naître  une  objection  dans 
l'esprit  de  plus  d'un  lecteur  :  testis  unus,  testis  nullus,  le 
témoignage  d'un  seul  est  nul;  au  reste  nul  n'est  juge 
dans  sa  propre  cause.  Pour  répondre  à  cette  objection 
ou  plutôt  pour  la  prévenir,  nous  allons  citer  le  témoi- 
gnage d'un  témoin  oculaire,  de  M.  Glau,  lazariste. 

«  Ce  fut  surtout  aux  grandes  épreuves  du  mois  de 
juin  1858,  que  Mgr  Danicourt  sut  donner  des  marques 
visibles  de  sa  grande  confiance  en  Dieu.  Indignement 
traité  par  des  brigands  qui  se  disaient  défenseurs  de 
l'empereur,  ignominieusement  dépouillé  de  ses  habits, 
séparé  par  force  de  ses  prêtres  et  de  ses  chrétiens,  et 
traîné  les  mains  liées  derrière  le  dos  sous  une  grêle  de 
coups  et  de  grossières  injures  jusqu'à  un  endroit  situé  à 
quatre  lieues  de  Kiou-Tou,  et  cela  par  un  soleil  tropical 
dardant  en  pleine  heure  de  midi  toute  l'ardeur  de  ses 


—  389  — 

rayons;  puis  enchaîné  avec  des  malfaiteurs  ou  d'autres 
victimes  des  vengeances  des  mandarins,  subissant  un 
jugement  et  une  condamnation  à  mort  dont  on  avait 
remis  l'exécution  au  lendemain  (vous  savez  par  quelle 
providence  il  fat  délivré)  :  qui  pourrait  dire  ce  qu'il  eut 
à  souffrir  dans  d'aussi  terribles  rencontres.  Il  faudrait 
l'avoir  vu,  comme  nous,  revenir  de  sa  prison,  couvert 
seulement  d'un  caleçon  chinois  et  d'un  simple  morceau 
de  toile  jeté  sur  ses  épaules,  les  bras  couverts  de  meur- 
trissures, les  mains  encore  gonflées  par  les  étreintes  des 
menottes,  pour  s'en  faire  une  idée.  Tous  nous  versions 
des  larmes,  lui  seul  paraissait  jouir  d'un  doux  calme, 
nous  exhortant  à  mettre  notre  confiance  dans  la  Provi- 
dence, en  répétant  sans  cesse  que  c'était  cette  confiance 
qui  faisait  toute  sa  consolation  et  son  soutien..   » 

Bien  que  ces  divers  récits  se  complètent  les  uns  les 
autres,  nous  devons  encore  ajouter  quelques  détails 
puisés  dans  la  correspondance  du  prélat  ou  recueillis 
de  sa  bouche  par  son  frère  pendant  leur  commun  séjour 
à  Paris,  au  commencement  de  l'année  1860;  ils  achève- 
ront de  nous  instruire  sur  cette  circonstance  capitale  de 
la  vie  que  nous  avons  entrepris  de  raconter. 

Dans  le  compte  rendu  qu'il  fit  de  sa  mission  pour 
l'année  1858,  trouvé  dans  son  portefeuille  après  sa  mort, 
Mgr  Danicourt  parle  en  ces  termes  de  sa  personne  et  de 
celle  de  M.  Yuen  :  «  Deux  missionnaires  arrêtés,  traînés 
longtemps  sur  la  route,  dépouillés,  chargés  de  chaînes, 
les  mains  cruellement  liées  derrière  le  dos  et  subissant 
à  genoux  un  interrogatoire  devant  un  mandarin.  » 

Au  cours  des  causeries  intimes  qu'il  eut  à  Paris  avec 
son  frère,  il  lui  arriva  d'avouer,  à  plusieurs  reprises,  des 
détails  que  son  humilité  lui  avait  fait  taire  dans  sa  cor- 
respondance. Illui  révéla  que  cet  interrogatoire  dont  nous 
venons  de  parler  avait  duré  longtemps  et  que  le  man- 


—  390  — 

darin  lui  avait  fait  une  foule  de  questions  sur  son  nom, 
sa  patrie,  la  durée  de  sa  résidence  en  Chine  ;  les  noms 
des  divers  pays  qu'il  avait  habités;  la  raison  pour  la- 
quelle il  avait  quitté  sa  patrie  et  le  but  de  son  séjour  en 
Chine;  ses  occupations,  sa  manière  de  vivre. 

Le  prélat  répondit  à  toutes  ces  questions  avec  la  sin- 
cérité dont  il  ne  s'est  jamais  départi  et  sur  le  ton  d'une 
noble  fermeté. 

Il  déclara  au  mandarin  qu'il  avait  quitté  la  France 
pour  venir  évangéliser  la  Chine,  c'est-à-dire  y  répandre 
la  religion  de  Jésus-Christ.  A  ce  sujet  il  s'efforça  de  lui 
faire  connaître  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  puis  il  af- 
firma hautement  sa  divinité  et  la  divinité  de  sa  religion 
auprès  de  laquelle  les  autres  ne  sont  qu'erreur  et  que 
mensonge. 

Il  ajouta  qu'il  n'avait  jamais  eu  d'autre  profession  que 
celle  de  missionnaire  ou  d'apôtre  ;  qu'à  l'heure  présente 
il  l'exerçait  encore,  mais  que  sa  principale  occupation 
pour  le  moment  était  de  baptiser  et  de  recueillir  les  en- 
fants abandonnés. 

Cette  dernière  déclaration  aurait  dû  suffire  pour  tou- 
cher le  mandarin  et  lui  faire  respecter  la  vie  d'un  homme 
si  précieux  pour  l'humanité,  mais  non. 

Durant  cet  interrogatoire,  un  scribe  placé  auprès  du 
mandarin  inscrivait  toutes  les  réponses  du  prélat,  tandis 
que  de  chaque  côté  de  ce  dernier  se  tenait  un  soldat 
armé  d'un  sabre  prêt  à  frapper  au  moindre  signal  de  son 
chef. 

De  tout  ce  qui  précède  nous  devons  inférer  d'abord 
que  Mgr  Danicourt  confessa  la  foi  et  mérite  le  titre  de 
confesseur  de  la  foi  que  tout  le  monde  s'est  plu  à  lui  ac- 
corder jusqu'ici. 

Xous  pouvons  inférer  en  second  lieu  qu'il  eut  le  mé- 
rite  du  martyre  à  la  façon  des  saints  qui  l'ont  subi  sans 
répandre  leur  sang.  En  effet  il  fut  une  première  fois  con- 


—  391  — 

damné  à  mort,  après  avoir  confessé  Jésus-Christ,  à  une 
demi-lieue  de  sa  résidence  ;  il  vit  les  sabres  levés  au- 
dessus  de  sa  tête  et  ne  dut  son  salut  qu'à  la  générosité 
d'un  païen  qui  offrit  une  somme  d'argent  pour  sa  rançon. 
Il  fut  une  seconde  fois  condanné  à  mort  à  quatre  lieues  de 
sa  résidence,  après  avoir  enduré  de  mauvais  traitements  ; 
il  accepta  derechef  et  avec  générosité  le  calice  du  mar- 
tyre, passa  la  nuit  dans  un  cachot  et  devait  être  exécuté 
le  lendemain  matin,  comme  il  a  été  dit  précédem- 
ment, etc. 

Mais,  objectera- t-on,  était-ce  bien  en  haine  de  la  reli- 
gion catholique  qu'il  fut  persécuté  et  condamné  à  mort? 

Nous  répondrons  à  cela  qu'il  est  difficile  d'assigner 
un  autre  mobile  à  la  rage  de  ses  persécuteurs.  Assuré- 
ment ce  n'est  point  comme  partisan  des  rebelles  qu'il 
fut  saisi. 

Ce  n'est  point  comme  étranger,  comme  Français,  puis- 
qu'à  cette  époque  il  y  avait  accord  entre  la  France  et  le 
gouvernement  chinois,  que  représentaient  les  mandarins 
ses  persécuteurs. 

Au  demeurant  ils  le  connaissaient  comme  évêque  mis- 
sionnaire ;  ne  Peussent-ils  pas  connu  comme  tel  dès  l'a- 
bord qu'ils  ne  l'eussent  plus  ignoré  après  l'interroga- 
toire qu'ils  lui  ont  fait  subir. 

C'est  donc  comme  missionnaire  et  partant  en  haine  de 
la  religion  catholique  qu'ils  l'ont  ainsi  traité  ;  et  le  titre 
de  martyr  vient  embellir  sa  gloire  d'une  seconde 
auréole. 

Une  vertu  qui  ajoute  singulièrement  à  toutes  celles 
qui  ont  brillé  pendant  cette  persécution  est  l'humilité. 
Mgr  Danicourt  n'a  pas  tout  dit  sur  cette  circonstance 
mémorable  de  sa  vie  ;  on  le  comprend,  s'il  n'est  pas 
permis  de  se  glorifier,  il  l'est  encore  moins  de  s'at- 
tribuer une  gloire  que  l'Eglise  seule  a  qualité  pour 
décerner  à  ses  enfants.  Mais  il  se  peut,  et  il  est  encore 


—  392  — 

temps,  que  la  vérité  tout  entière  soit  révélée  sur  son 
martyre  ;  en  attendant  voici  ce  qu'il  écrivait  à  son  frère 
quelques  mois  plus  tard  : 

«  Mais  dans  vos  lettres,  trêve,  trêve  de  compliments 
et  de  félicitations,  de  peur  que  ma  misère  soulevée  par 
l'orgueil  ne  me  jette  et  ne  me  fasse  échouer  sur  quelque 
rocher...  Vous  me  parlez  sans  cesse  d'apostolat,  de 
martyre,  etc.,  que  ces  mots  sont  déglace  sur  votre  cœur! 
Levez  donc  le  talon  une  bonne  fois  et  venez  manger 
notre  tou-fou  (plat  d'herbes  salées).  Quand  viendra  donc 
la  dissolution  de  mon  corps  !  Ah  !  priez,  mon  cher  frère, 
priez  pour  qu'au  sortir  de  ce  monde,  je  voie  mon  Créa- 
teur, mon  Rédempteur,  notre  Sanctificateur,  notre  bien- 
heureux père  saint  Vincent  !  »  N'est-ce  point  là  le  cri  de 
l'apôtre  demandant  la  dissolution  de  son  corps  pour  être 
réuni  à  Jésus-Christ? 

Nous  serions  incomplet  si  nous  ne  notions,  avant  de 
terminer  ce  chapitre  important,  une  coïncidence  frap- 
pante et  si  nous  ne  faisions  un  rapprochement. 

Remarquons  d'abord  la  date  de  son  arrestation,  de 
sa  condamnation  à  mort,  le  2  juin,  et  de  son  exécution 
qui  devait  avoir  lieu  le  3,  le  matin  du  jour  de  la  fête  du 
saint  Sacrement,  à  l'heure  même  à  laquelle  il  aurait 
offert  ,1e  saint  Sacrifice,  s'il  avait  été  rendu  à  la  liberté. 

A  ce  signe,  à  cette  coïncidence,  on  reconnaît  le  dis- 
ciple d'un  Dieu  crucifié  et  en  même  temps  le  prêtre  de 
l'Eucharistie. 

Il  y  a  bien  des  rapprochements  à  faire  entre  le  sacri- 
fice de  la  croix  et  celui  de  nos  autels,  entre  le  mystère 
de  la  souffrance  et  celui  de  l'Eucharistie. 

De  même  il  y  a  bien  des  analogies  à  établir  entre  la 
Victime  de  nos  autels  et  ce  que  doit  être  le  prêtre  de 
l'Eucharistie.  Un  saint  l'a  dit  *  :  le  prêtre  qui  a  célébré 

i.  Saint  Ambroise  dit  aussi  quelque  part  :  t  Celui  qui  ne  s'est 


—  393  — 

le  sacrifice  de  la  messe  et  n'est  pas  disposé  à  souffrir 
pour  les  âmes  et  pour  Dieu,  n'en  a  pas  retiré  tout  le 
fruit  qu'il  devait.  C'est  dans  les  plaies  de  Jésus  crucifié, 
c'est  aux  mêmes  plaies  de  Jésus  présent  sur  l'autel  de 
l'Eucharistie  qu'il  doit  puiser,  comme  à  cinq  sources 
fécondes,  la  grâce  et  la  force  de  souffrir  pour  Celui  qu'il 
aime.  C'est  là  que  Mgr  Danicourt  a  puisé  cetle  énergie 
chrétienne  qui  a  marqué  son  âme  d'un  si  beau  caractère. 

Prêtre  et  victime  sont  synonymes  quand  on  envisage 
les  deux  grandes  choses  qu'ils  expriment,  à  la  lumière 
de  l'Eucharistie. 

Le  divin  Maître  offre  à  ses  prêtres  bien-aimés,  chaque 
matin,  son  calice  de  joie  et  de  consolation,  mais  c'est  à 
la  condition  qu'ils  y  prendront  la  force  de  boire  son 
calice  d'amertume  lorsqu'il  aura  jugé  à  propos  de  le 
leur  présenter.  Potestis  bibere  calicem  quem  ego  bibiturus 


sum 


i  > 


Au  prêtre  de  l'Eucharistie,  à  l'évêque  marqué  du 
sceau  de  la  croix  de  Jésus,  cette  force  n'a  pas  manqué, 
cette  grâce  de  choix  n'a  pas  été  refusée  :  le  3  juin  1858, 
jour  de  la  Fête-Dieu,  le  Seigneur  lui  présenta  son  calice. 
L'apôtre  Je  reçut  avec  générosité  en  acceptant  la  mort 
pour  la  gloire  de  son  nom.  Le  divin  Maître  eut  pour 
agréable  le  sacrifice  de  son  disciple,  mais  il  ne  permit 
point  sa  mort,  au  contraire,  il  le  délivra  d'une  manière 
qui  tient  du  prodige. 

Il  n'avait  pas  autrement  traité  saint  Jean  son  disciple 
bien-aimé,  que  Mgr  Danicourt  avait  pris  pour  modèle 
dans  sa  vie  intime  avec  Notre-Seigneur.  C'est  le  rap- 
prochement que  nous  nous  plaisons  à  faire  ici.  Les 
desseins  de  Dieu  sont  impénétrables  !  mais  ce  qu'il 
fait  est  toujours  marqué  au  coin  de  la  sagesse  et  les 

point  sacrifié  tout  entier  n'est  pas  digne  d'offrir  le   saint  sacri- 
fice. » 

1.  Saint  Matthieu,  ch.  xx,  v.  22, 


—  394  — 

yeux  les  moins  clairvoyants  sont  aptes  à  le  discerner. 

On  pourrait  s'étonner  de  ce  que  saint  Jean,  le  seul 
des  disciples  qui  fut  au  pied  du  Calvaire,  soit  aussi  le 
seul  parmi  les  apôtres  qui  n'ait  pas  versé  son  sang.  Il 
fut  bieu  martyr  à  Rome  devant  la  porte  latine,  mais  il 
n'y  mourut  pas,  préservé  'qu'il  fut  par  un  miracle  de  la 
puissance  de  son  Maître  bien-aimé. 

11  nous  est  permis  de  voir  quelque  chose  d'analogue 
dans  la  fin  de  celui  qui  fut  aussi  le  disciple  bien-aimé  de 
Jésus  et  l'enfant  privilégié  de  Marie. 

A  ceux  qui  sembleraient  exprimer  le  regret  que  sa  vie 
n'ait  pas  été  couronnée  par  le  martyre  sanglant,  nous 
redirons  la  réponse  que  Notre-Seigneur  a  faite  à  ses 
disciples  qui  le  questionnaient  au  sujet  de  saint  Jean  : 
«  Quant  à  celui-ci,  peu  vous  importe  :  je  veux  qu'il 
demeure  ainsi » 

Ce  qui  va  arriver  nous  montrera  que  si  la  mission  de 
Mgr  Danicourt  en  Chine  était  terminée  d'une  façon  le 
3  juin  1858,  elle  ne  l'était  point  d'une  autre.  Dieu  lui 
réservait  l'honneur  d'accompagner  en  France  les  restes 
du  vénérable  Perboyre,  son  confrère  et  son  ami.  En  outre 
il  ne  voulait  pas  lui  refuser  la  grâce,  qu'il  avait  si  sou- 
vent demandée,  de  revoir  la  chère  maison  de  Saint- 
Lazare  ;  il  la  revit  en  effet  pour  y  terminer  sa  carrière,  y 
exhaler  son  âme  auprès  des  restes  de  saint  Vincent,  y 
édifier  ses  frères  par  une  sainte  mort. 

Enfin  il  est  une  conséquence  de  cette  mission,  que  la 
Providence  lui  réservait,  dont  nous  sommes  frappé. 
Parmi  les  nombreux  missionnaires  qui  depuis  des  siècles 
ont  versé  leur  sang  en  Chine  pour  la  cause  de  Dieu,  il 
en  est  peu  relativement  dont  les  corps  aient  été  rap- 
portés et  placés  sur  les  autels.  Si  Mgr  Danicourt  avait 
eu  la  tête  tranchée  par  le  fer  des  barbares  qui  l'ont 
condamné  à  mort,  il  se  peut  que  sa  dépouille  jetée  au 
cours  d'un  fleuve  ou  cachée  dans  quelque  lieu  écarté 


—  395  — 

n'ait  pu  être  retrouvé;  dès  lors  son  tombeau  fût  resté 
ignoré. 

Tandis  qu'il  a  plu  à  Dieu,  toujours  admirable  dans 
ses  voies,  de  rendre  son  tombeau  glorieux,  si  bien 
qu'après  avoir  évangélisé  les  contrées  lointaines,  il  con- 
tinue de  prêcher  dans  le  pays  qui  l'a  vu  naître.  En  effet, 
le  parfum  des  vertus  qui  s'exhale  de  son  tombeau  n'est-il 
pas  une  prédication  constante?  Les  vocations  ecclésias- 
tiques de  plus  en  plus  nombreuses  à  Àuthie,  depuis 
vingt-cinq  ans,  n'en  sont-elles  pas  une  preuve  frappante? 
Defunctus  adkuc  loquitur,  a  dit  son  illustre  panégyriste  : 
il  est  mort,  mais  il  parle  encore  par  sa  vie ,  par  ses 
exemples  et  par  ses  vertus. 


CHAPITRE  XI 


FIN    DE    LA    MISSION    DE    MONSEIGNEUR   DANICOURT 
EN   CHINE    (1858-1 859). 


Lettre  de  M.  Etienne  à  Mgr  Danicourt.  —  Lettre  de  Rome.  — 
Triste  état  de  la  province  du  Kiang-Sy.  —  Mgr  Danicourt  est 
désigné  par  la  Sacrée  Propagande  pour  accompagner  en  France 
les  restes  du  vénérable  Perboyre.  —  «  Le  27  avril  1 859, saint  Anas- 
tase: parti  de  Kiou-Tou  avec  MM.  Tching,  Xavier  et  Justin,  pour 
Shang-Haï,  malade  de  la  fièvre.  —  Le  19  mai  I8.'i9,  saint  Pierre 
Célestin,  arrivé  à  Shang-Haï.  »  —  Ses  adieux  à  sa  chère  Mission; 
témoignages  qu'il  reçoit.  — Mgr  Mouly.  —  Le  31  août  1859, saint 
Raymond  :  embarqué  à  Shang-Haï  sur  le  Neville,  capitaine  Kerr, 
allant  à  Londres,  dans  la  compagnie  des  restes  précieux  du  véné- 
rable Perboyre.  » 


Peu  de  temps  avant  de  passer  par  toutes  les  épreuves 
que  nous  avons  racontées  dans  le  chapitre  précédent, 
Mgr  Danicourt  reçut  de  M.  Etienne,  supérieur  général 
des  lazaristes,  une  lettre  par  laquelle  Sa  Grandeur  était 
invitée  à  retourner  en  France  pour  traiter  de  différentes 
affaires  concernant  la  province  du  Kiang-Sy,  etc.  Le 
prélat  crut  devoir  attendre  avant  de  se  rendre  à  l'invita- 
tion de  M.  Etienne,  d'autant  plus  que  la  présence  des 
rebelles  dans  le  Nord  de  son  vicariat  lui  faisait  pressent  ir 
les  plus  graves  dangers  :  effectivement  ce  n'est  point  en 
de  pareilles  conjonctures  que  le  pasteur  doit  quitter  son 
troupeau.  Bien  lui  en  a  pris,  car  deux  mois  plus  tard  il 
reçut  de  la  Propagande  l'ordre  de  rester  à  son  poste  : 


—  397  — 

«  En  ce  qui  concerne  la  réponse  que  nous  avons  adressée 
aux  demandes  réitérées  à  Votre  Grandeur  par  le  révé- 
rend supérieur  de  votre  compagnie,  lui  écrit  le  cardinal 
Barnabo,  nous  voulons  que  vous  sachiez,  qu'attendu  le 
mauvais  état  de  votre  santé  qui  déclinait  de  plus  en 
plus,  la  permission  lui  avait  été  accordée  par  la  Sacrée 
Congrégation  de  vous  rappeler  en  France,  afin  que  par 
le  moyen  de  remèdes  plus  efficaces  et  par  le  bienfait  de 
l'air  natal,  vous  puissiez  plus  facilement  vous  rétablir... 
Mais  l'intention  de  la  Sacrée  Propagande  n'a  jamais  été 
que  vous  soyez  forcé  de  quitter  votre  mission  dans  les 
tristes  circonstances  où  elle  se  trouve,  alors  qu'on  vous 
refuse,  pour  vous  pousser  à  bout,  les  ouvriers  évangé- 
liques  dont  elle  a  un  si  pressant  besoin,  ou  que  l'on 
néglige  de  vous  les  envoyer...  Connaissant  tous  les 
motifs  que  vous  avez  de  ne  pas  quitter  présentement 
votre  mission,  nous  les  exposons  clairement  au  même 
supérieur  général,  pour  lui  faire  accepter  votre  résolu- 
tion et  afin  qu'il  se  conforme  en  cela  au  gré  de  la  Propa- 
gaode.  Nous  lui  déclarons  que  nous  avons  approuvé 
votre  projet  de  ne  pas  quitter  votre  mission  dans  de 
telles  conjonctures;  et  de  ne  pas  vous  mettre  en  chemin, 
sauf  dans  un  cas  de  besoin,  soit  pour  des  raisons  de 
santé,  soit  pour  traiter  des  affaires  importantes,  auquel 
cas  vous  seriez  appelé  par  la  Sacrée  Propagande. 

«  En  attendant  nous  pressons  le  même  supérieur  gé- 
néral de  s'efforcer,  selon  le  devoir  de  sa  charge,  de  vous 
envoyer  le  plus  tôt  possible  les  ouvriers  évangéliques 
que  vous  demandez..    » 

Cette  lettre  est  signée  par  le  cardinal  Barnabo,  préfet 
de  la  Propagande  et  contresignée  par  son  secrétaire 
Mgr  Cajetan. 

De  graves  motifs  retenaient  donc  Mgr  Danicourt  au 
centre  de  sa  mission  :  en  effet  les  malheurs  spirituels  de 
son  vicariat  étaient  plus  grands  encore   que  sa  ruine 


—  398  — 

matérielle.  M.  Montels  avait  été  décapité  le  26  juin  1857; 
M.  Than  était  mort  de  faim,  de  chagrin,  de  misère; 
M.  (llau,  malade  de  la  fièvre,  avait  été  obligé  de  se 
retirer  à  Shang-Haï  ;  M.  Lu  était  mort  le  jour  de  la  Tous- 
saint 1858  ;  M.  Fang  était  malade.  Il  ne  restait  plus  à  la 
fin  de  1858  et  au  commencement  de  1859  que  deux  Eu- 
ropéens, MM.  Anot  et  Rouger  avec  quelques  prêtres 
chinois  ;  encore  ces  derniers  avaient  besoin  de  la  direc- 
tion et  de  l'aide  des  prêtres  européens,  comme  l'a  dit 
souvent  Mgr  Danicourt  :  les  prêtres  chinois  ne  peuvent 
faire  tout  tout  seuls. 

Donc  un  évèque,  deux  prêtres  français,  trois  ou 
quatre  missionnaires  chinois  pour  répondre  aux  besoins 
spirituels  de  chrétiens  disséminés  dans  une  province 
grande  comme  la  moitié  de  la  France  :  quel  fardeau  et 
quelle  disproportion! 

«  Hélas!  lui  écrivait  M.  Anot,  le  20  janvier  1859, 
comme  vous  le  présumez  bien,  après  tant  de  ravages 
que  de  déficit,  le  démon  allait  jusqu'à  souffler  à  nos 
pauvres  chrétiens  :  bah!  c'est  le  temps  de  la  révolution, 
nous  pouvons  pécher  hardiment,  les  prêtres  ne  vien- 
dront plus  nous  en  empêcher.  Jouissons  !...  Pauvre  mis- 
sion! tout  tombe  en  ruines,  les  âmes  comme  les  maisons 
et  les  chapelles;  partout  des  débris.  Pour  parler  en  gé- 
néral, sauf  les  exceptions,  plus  de  dimanche,  plus  de 
prière  en  commun,  tout  à  la  débandade.  Jugez  du  reste  : 
ô  mon  Dieu  !  qu'il  nous  a  fallu  de  force.  «  Ferme  !  ferme  ! 
dites-vous  »,  certes  il  le  faut  bien.  Il  faut  bien  autre 
chose  encore  que  la  fermeté,  il  faut  être  bien  habile  pour 
ne  pas  tout  détruire.  Des  chrétiens  m'ont  dit  quelquefois  : 
Père,  il  était  temps  que  les  missionnaires  arrivassent. 
Encore  un  an,  je  ne  sais  s'il  y  aurait  encore  eu  des  chré- 
tiens par  ici. 

«  Et  la  pauvre  Sainte-Enfance,  la  voici  elle  aussi  à 
l'agonie.  Ne  recevant  aucun  secours,  je  n'ose  m'engager. 


—  399  — 

Nous  ne  pouvons  courir  la  poste  selon  nos  désirs.  Les 
nouvelles  que  je  reçois  de  M.  Rouger  ne  sont  pas  plus 
consolantes.  En  résumé  je  ne  vois  partout,  dans  tout  le 
Kiang-Sy,  que  grande  misère.  » 

Une  voix  plus  autorisée  que  la  précédente  nous  donne 
le  vrai  de  la  situation  de  la  province  en  question,  c'est 
celle  de  Mgr  Danicourt  lui-même.  A  la  date  du  1er  oc- 
tobre 1858,  il  termine  un  rapport  adressé  à  la  Sacrée 
Propagande  par  cette  phrase  significative  :  «  II  n'est 
pas  en  Chine  de  mission  qui  soit  réduite  à  un  plus  graDd 
abîme  de  malheurs  et  de  calamités,  et  celui  qui  trace  ces 
lignes  ne  pourrait  les  écrire  si  une  longue  série  d'années 
ne  l'avait  habitué  à  boire  jusqu'à  la  lie  le  calice  de 
toutes  les  tribulations.  » 

La  mission  de  Mgr  Danicourt  en  Chine  allait  finir  : 
il  la  terminait  comme  les  saints,  comme  les  apôtres, 
dans  les  larmes,  dans  la  tristesse  :  Senti  nant  in  lacrimis, 
in  exultatione  metent!  Ils  sèment  dans  les  larmes  pour 
récolter  dans  la  joie.  Cette  terre  d'exil  ne  peut  être  le 
lieu  de  leur  récompense  ;  pour  eux  plus  que  pour  les 
autres  on  a  pu  dire  :  «  La  vie  est  un  combat  dont  la 
palme  est  aux  cieux.  » 

Au  mois  de  mars  1859,  le  prélat  reçoit  du  cardinal 
préfet  de  la  Propagande  une  lettre  qui  le  charge  d'ac- 
compagner en  France  les  dépouilles  des  vénérables  Clet 
et  Perboyre.  En  voici  les  parties  principales  : 

«  Nous  pensons  que  vous  avez  reçu  notre  réponse  du 
5  juin  à  la  lettre  que  Votre  Grandeur  nous  a  adressée  le 
7  février  dernier,  réponse  dans  laquelle  nous  approu- 
vons, attendu  les  graves  malheurs  de  votre  mission,  le 
projet  d'ajourner  votre  voyage  en  Europe  au  gré  de  la 
Sacrée  Congrégation.  Nous  vous  accordions  cette  faveur 
d'autant  plus  volontiers  que  ce  voyage  nous  paraissait 
utile  non  seulement  pour  refaire  votre  santé  mais  encore 
pour  arranger  et  terminer  les  affaires  de  grande  impor- 


—  400  — 

tance  concernant  votre  mission  et  celle  du  Tché-Kiang. 
Cependant  comme  à  cette  époque  la  Sacrée  Congré- 
gation des  Rites  avait  chargé,  avec  l'assentiment  du 
Souverain  Pontife,  l'illustre  évêque  d'Adrianopolis  ' 
d'exhumer  les  restes  des  deux  ouvriers  évangéliques, 
François  Clet  et  Jean  Gabriel  Perboyre,  et  de  les  trans- 
porter en  Europe et  qu'après  les  avoir  exhumés  et 

les  avoir  transportés  à  Ning-Po,  Sa  Grandeur  nous  a 
appris  dernièrement  que  les  plus  grands  troubles  poli- 
tiques avaient  éclaté  dans  la  partie  occidentale  de  sa 

mission ,  nous  n'avons  pas  cru  devoir  lui  conseiller 

d'entreprendre  ce  voyage,  bien  qu'elle  fût  disposée  à  le 

faire ;  nous    l'avons   déchargée    de  ce   message   si 

agréable  et  tant  désiré  par  elle,  pour  le  confier  à  Votre 
Grandeur,  et  nous  vous  le  déclarons  confié  par  ces 
présentes Nous  voulons  que  vous  sachiez  que  l'inten- 
tion de  la  Sacrée  Congrégation  est  qu'après  avoir  confié 
à  un  pro-vicaire  sage  le  soin  et  l'administration  de  votre 
vicariat  pour  tout  le  temps  de  votre  absence,  vous  vous 
mettiez  en  marche  le  plus  tôt  possible,  et  qu'après  avoir 
déposé  en  France  les  saintes  dépouilles,  vous  arriviez  à 
Rome.  Et  comme  pendant  ce  temps  de  nouveaux 
ouvriers  évangéliques  naviguent  vers  la  Chine,  ou  se 
disposent  à  partir,  nous  vous  exhortons  à  avertir  et  à 
prier  Mgr  d'Adrianopolis  de  recevoir  favorablement,  de 
favoriser  et  d'envoyer  à  votre  mission  ceux  qui  sont 
désignés  pour  elle.  Nous  le  prions  pendant  votre 
absence  de  prendre  soin  de  votre  vicariat  autant  qu'il 
le  pourra  et  selon  que  les  circonstances  l'exigeront 

«  E.  Barnabo,  préfet, 
«  Cajetan,  secrétaire.  » 

1.  Mgr  Delaplace,  mort  évêque  de     ékin  en  1884. 


—  401  — 

Peu  de  jours  après  il  en  recevait  une  autre  de  Mgr  De- 
laplace  conçue  en  ces  termes  : 

«  Monseigneur  et  très  honoré  confrère  ', 

«  Vous  avez  su  que  je  devais  porter  en  France  les 
précieux  restes  de  nos  vénérables  martyrs  Glet  et  Per- 
boyre.  En  effet,  je  serais  déjà  parti  sans  un  accident  qui 
est  venu  retarder  mon  voyage  au  moment  où  il  ne  me 
restait  plus  qu'à  mettre  le  pied  sur  le  navire.  Ce  voyage 
que  je  croyais  simplement  retardé,  le  voilà  aujourd'hui 
complètement  rompu  par  une  lettre  de  S.  Em.  le 
cardinal  Barnabo,  en  date  du  26  décembre  1858.  On 
m'annonce  que  la  commission  de  transférer  à  Paris  les 
dépouilles  de  nos  martyrs  est  confiée  à  Votre  Grandeur. 
Soyez  donc  félicité,  Monseigneur  et  très  honoré  con- 
frère. Vous  verrez  nos  supérieurs  et  le  bel  ordre  de 
notre  maison-mère;  vous  toucherez  le  sol  de  Rome; 
vous  puiserez  aux  lumières  de  la  Sacrée  Congrégation; 
vous  recevrez  la  bénédiction  du  Souverain  Pontife! 
Oui,  je  vous  félicite  et,  si  je  l'osais  dire,  je  vous  porte 
envie.  Mais  il  ne  faut  pas  tout  vouloir  pour  soi.  Depuis 
dix  mois  j'ai  la  compagnie  de  nos  martyrs,  il  est  juste 
qu'un  autre  maintenant  prenne  sa  part  à  une  telle 
faveur;  et  il  est  juste  que  le  choix  tombe  sur  un  con- 
frère comme  vous  déjà  vieilli  dans  les  missions  de 
Chine. 

«  Rome  et  Paris  désirent  que  la  translation  ait  lieu 
sans  retard,  comme  on  a  dû  vous  l'écrire.  Par  consé- 
quent Voire  Grandeur  va  infailliblement  se  mettre  en 
route  le  plus  tôt  possible,  et  j'espère  que  j'aurai  bientôt 
l'honneur  de  vous  voir.  Une  entrevue  nous  est  d'ailleurs 
indispensable  pour  que  je  vous  remette  le  précieux 
dépôt  et  les  pièces  qui  le  concernent,  pour  que  je  vous 

1.  Lettre  datée  de  Tsa-Fou-Pang,  19  mars  1859. 

26 


—  402  — 

communique  à  ce  sujet  quelques  renseignements  ver- 
baux et  enfin  pour  que  je  connaisse  vos  intentions  sur  la 
manière  dont  je  pourrai  remplir  les  vues  de  la  Sacrée 
Congrégation,  qui  me  dit  que  »  durant  votre  absence  je 
veille  sur  votre  vicariat  avec  tout  le  soin  et  toute  la 
vigilance  qu'il  me  sera  possible 

«  Si  votre  intention  était  de  descendre  d'abord  à 
Ning-Po,  veuillez,  s'il  vous  plaît,  dès  votre  arrivée,  me 
faire  connaître  à  quelle  époque  précise  vous  serez  à 
notre  procure  de  Shang-Haï.  C'est  là  que  se  trouvent 
aujourd'hui  les  caisses  dont  vous  devez  être  por- 
teur; et  c'est  là  aussi  que  je  m'empresserai  d'aller 
vous  rejoindre  et  de  vous  réitérer  de  vive  voix  l'assu- 
rance des  sentiments  de  profond  respect  et  de  frater- 
nelle cordialité  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être,  dans 
les  saints  cœurs  de  Jésus,  Marie,  Joseph,  saint  Vincent, 

«  Monseigneur  et  très  honoré  confrère, 

«  Votre  humble  serviteur  et  tout  dévoué  confrère, 

«  f  L.  G.  Delaplace,  i.p.  d.  I.  m, 
u.  Ec.  d'Adr.,  vie.  op.  du  Tché-Kiang.  » 

Ayant  reçu  une  lettre  si  formelle  et  si  pressante  du 
cardinal  Barnabo,  ainsi  que  celle  de  Mgr  Delaplace, 
Mgr  Danicourt  s'empressa  d'organiser  le  gouvernement 
spirituel  du  Kiang-Sy,  en  nommant  M.  Anot  son  pro- 
vicaire. Puis  il  dit  adieu  à  sa  chère  mission  du  Kiang-Sy. 
Ces  adieux  furent  tristes  et  poignants  :  ils  rappellent 
ceux  de  saint  Paul  aux  Ephésiens...  Il  bénit  ses  prêtres, 
ses  chrétiens,  leur  adressa  les  exhortations  les  plus  tou- 
chantes, leur  fit  les  recommandations  d'un  père  qui 
quitte  ses  enfants  et  les  confia  à  la  garde  de  la  divine 
Providence. 

Avant  de  s'éloigner   de  Kiou-Tou  il  reçut  bien  des 


—  403  — 

marques  d'affection  et  de  regret  de  la  part  de  ses  sémi- 
naristes et  de  ses  prêtres.  Quelques-uns  de  ceux  qui 
étaient  éloignés  lui  écrivirent  une  lettre  collective  : 

«  Hélas!  ô  père,  ô  évêque,  nous  ne  vous  reverrons 
plus  en  ce  monde.  Vous  voilà  vieilli,  épuisé  par  les  tra- 
vaux. Oubliez,  ah!  oubliez  avant  de  partir  les  chagrins 
que  nous  vous  avons  causés.  Priez  pour  nous  afin  que 
si  nous  ne  vous  revoyons  plus  en  ce  monde,  nous  ayons 
le  bonheur  de  vous  revoir  au  ciel...  » 

Mot  Danicourt  partit  de  Kiou-tou  le  27  avril  18o9  en 
compagnie  d'un  prêtre,  M.  Tching,  et  de  deux  élèves 
MM.  Xavier  et  Justin,  qui  étaient  sortis  de  la  maison  de 
la  Sainte-Eûfance  de  JNing-Po  et  allaient  revoir  les  sœurs 
de  la  charité  qui  les  avaient  élevés. 

La  fièvre,  et  une  fièvre  ardente,  accompagnait  aussi 
Tillustre  voyageur.  Les  accès  en  étaient  tels  que  plusieurs 
fois  il  descendit  de  barque  pour  se  baigner  dans  le  fleuve, 
et  trouver  un  peu  de  rafraîchissement  au  sein  de  ses  ar- 
deurs. Etrange  climat  que  celui  de  la  Chine,  au  moins 
pour  les  Européens  !  La  fièvre  régnait  dans  les  vallées, 
elle  minait  les  santés,  abattait  les  courages;  mais  sur  les 
collines,  dans  les  pays  de  montagnes  où  l'on  respirait 
un  air  plus  vif,  et  partant  plus  pur,  elle  faisait  moins 
sentir  ses  effets.  «  Au  fureta  mesure  que  je  gravissais 
une  montagne,  disait  le  prélat  à  Paris,  je  sentais  la  fièvre 
diminuer  et  je  me  trouvais  à  merveille  sur  les  plateaux; 
mais  elle  me  reprenait  avec  la  même  intensité  au  fur  et  à 
mesure  que  je  descendais  l'autre  versant,  et  ainsi  de 
suite  pendant  un  voyage  de  2o0  lieues.  » 

Trois  semaines  après,  le  49  mai,  il  arriva  à  Shang- 
Haï  où  il  devait  passer  trois  mois  en  la  compagnie  de 
M.  Aymery.  procureur  général  des  lazaristes  en  Chine. 
Pendant  son  séjour  dans  cette  ville,  le  prélat  eut  i'occa- 


—  404  — 

sion  de  voir  souvent  l'honorable  famille  de  Montigny, 
dont  le  chef  était  consul  de  France  en  Chine.  Nous  ne 
dirons  jamais  assez  les  impressions  de  gratitude  que  lui  a 
laissées  cette  excellente  famille,  pour  les  attentions,  les 
soins  délicats  qu'elle  lui  a  prodigués  à  Shang-Haï.Il  se 
faisait  un  bonheur  de  la  revoir  à  Paris,  car  elle  était 
repartie  pour  l'Europe  quelque  peuavantlui;  mais  hélas! 
les  joies  de  ce  monde  sont  pleines  de  déceptions.  Mme  de 
Montigny  devait  bientôt  mourir  à  Malte,  et,  en  arrivant 
à  Paris,  Mgr  Danicourt  ne  trouva  plus  que  M.  de  Mon- 
tigny et  des  orphelins. 

Avant  de  quitter  la  Chine,  le  saint  missionnaire  dut 
s'imposer  un  grand  sacrifice.  Mgr  Delaplace,  comme 
nous  l'avons  vu,  l'avait  invité  à  se  rendre  à  Ning-Po  : 
M.  Guierry,  directeur  des  sœurs  de  charité  de  la  même 
résidence  et  plus  tard  évêque,  les  sœurs  de  charité  elles- 
mêmes,  en  un  mot  toute  la  chrétienté  de  Ning-Po 
désirait  le  revoir;  mais  le  prélat  en  fit  le  sacrifice. 
Le  22  mai  il  recevait  à  Shang-Haï  la  lettre  sui- 
vante   de  M.  Guierry  : 

«  Monseigneur  et  très  honoré  confrère, 

«  Je  viens  d'apprendre  par  une  lettre  de  M.  Aymery, 
que  vous  êtes  heureusement  arrivé  à  Shang-Haï,  mais 
sans  avoir  laissé  votre  fièvre  au  Kiang-Sy Votre  ar- 
rivée à  Shang-Haï  nous  a  tous  trompés  ici,  car  nous 
avions  la  confiance  que  vous  seriez  passé  par  Ning-Po 
pour  aller  de  là  à  Shang-Haï.  Enfin  Jîat  voluntas  Dei! 
Mais  ne  pourriez-vous  pas  venir  nous  rendre  une  petite 
visite?  Bien  des  personnes  seraient  heureuses  de  vous 
voir,  en  particulier  notre  petite  maison  de  la  ville  et  les 
deux  maisons  de  nos  chères  sœurs.  Tous  ces  personnels 
me  prient  de  vouloir  bien  être  leur  interprète  auprès  de 
Votre  Grandeur  et  de  lui  offrir  leurs  très  humbles  hom- 


—  405  — 

mages.  Le  4  6  mars  dernier,  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
adresser  par  la  poste  marchande  un  gros  pli  renfermant, 
outre  plusieurs  lettres,  quelques  médicaments  que  les 
sœurs  vous  envoyaient.  Les  avez-vous  reçus  ?  Je  vous 
ai  encore  écrit  le  19  du  même  mois,  encore  par  la  poste 
marchande.  Ce  dernier  pli  ne  se  composait  que  de  ma 
seule  lettre.  Gomme  j'ignore  si  elle  vqus  est  parvenue,je 
vais  vous  répéter  l'essentiel  de  ce  que  je  vous  écrivais. 
Dans  sa  lettre  du  8janvierdernier,Monsieur  notre  très  ho- 
noré Père  m'avait  chargé  de  vous  faire  une  commission. 
Voici  son  texte  même  :  «  Décidément,  Mgr  Delaplace  ne 
vient  point  en  France,  c'est  Mgr  Danicourt  qui  est  chargé 
par  la  Propagande  de  rapporter  les  restes  de  nos  véné- 
rables martyrs.  S'il  pouvait  avant  de  venir  entendre  un 
témoin  oculaire  du  martyre  de  M.  Perboyre,  fallût-il  le 
faire  venir  exprès  et  à  nos  frais  à  Ning-Po,  ce  serait  très 
important  pour  hâter  la  conclusion  du  procès  de  sa  ca- 
nonisation. Veuillez  lui  exprimer  mon  désira  cet  égard. 
Cette  affaire  marche  bien.  » 

«  Voilà  l'alinéa  tout  entier.  Bien  entendu,  je  n'ai  point 
de  réflexion  à  y  ajouter  :  c'est  à  vous  de  juger  ce  que 
vous  pourrez  faire  pour  cela.  M.  Glau  est  toujours  à 
Tcheousan;  il  n'a  pas  profité  de  la  permission  que 
M.  Aymery  lui  avait  donnée  de  retourner  au  Kiang-Sy, 
parce  qu'un  nouveau  dérangement  lui  est  survenu 
depuis  peu.  Il  a  un  grand  désir  de  vous  voir.  Il  m'avait 
bien  recommandé  de  l'avertir  aussitôt  que  vous  seriez 
arrivé  à  Ning-Po.  Ce  soir  même  je  lui  écrirai  pour  lui 
annoncer  votre  arrivée  à  Shang-Haï,  mais  ce  |n'est  pas 
la  même  chose.  Que  devrai-je  faire  s'il  vous  plaît?  Si  je 
savais  que  vous  dussiez  venir  à  Ning-Po  je  l'en  aver- 
tirais; mais  si  vous  ne  devez  pas  venir,  devra-t-ii  aller 
vous  trouver  à  Shang-Haï?  etc » 

Mgr  Danicourt  recevait  en  même  temps  les  lettres 


—  406  — 

d'adieux  des  deux  supérieures  des  sœurs  de  charité  de 
Ning-Po,  la  sœur  Auge  et  la  sœur  Jaurias.  La  sœur 
Perboyre,  sœur  du  martyr  dont  Monseigneur  emportait 
la  dépouille,  lui  écrivait  également  et  conjurait  le  prélat 
de  demander  pour  elle  à  son  saint  frère  l'esprit  de  sacri- 
fice et  d'immolation  qui  l'animait  pendant  sa  vie.  Enfin 
les  deux  familles  de  saint  Vincent  avaient  les  yeux  fixés 
sur  le  prélat  pour  l'accompagner  de  leurs  vœux,  de  leurs 
prières  jusqu'à  la  maison-mère. 

Pour  comble  de  bonheur,  Mgr  Mouly,  évêque  de 
Pékin,  son  condisciple  et  son  ami,  son  compagnon  de 
route  pour  la  Chine,  arrivait  à  Shang-IIaï  pour  le  sacre 
de  Mgr  Borgnier.  Ils  purent  échanger  encore  une  fois 
leurs  vues,  leurs  aspirations  communes  sur  les  missions 
de  Chine  ;  et  Mgr  Danicourt  s'est  inspiré  des  conseils  de 
ce  cher  collègue  dans  l'épiscopat  dans  son  rapport 
adressé  à  la  Propagande. 

L'on  ignorait  en  Europe,  en  18o9,  qu'il  fût  question 
du  rappel  de  Mgr  Danicourt,  lorsque  M.  Charles  Dani- 
court reçut  une  lettre  datée  du  26  mai  par  laquelle  le 
prélat  lui  annonçait  que  la  Sacrée  Propagande  l'avait 
désigné  pour  ramener  en  France  les  restes  des  véné- 
rables Clet  et  Perboyre. 

Le  16  août,  il  portait  à  sa  connaissance  que  le  25  cou- 
rant il  devait  s'embarquer  sur  le  Neville  pour  prendre 
la  direction  de  Londres.  Il  ajoutait,  en  postscript um . 
qu'il  n'était  chargé  d'accompagner  que  les  restes  du 
vénérable  Perboyre. 

Mais  ce  ne  fut  que  le  31  août  qu'il  partit  de  Shang- 
IIaï.  Au  moment  où  il  allait  s'embarquer,  Mgr  Mouly 
l'accompagna  jusqu'à  bord  du  JSfeville.  Les  deux 
évêques,  amis  depuis  si  longtemps,  s'embrassèrent  et 
se  dirent  adieu.  Hélas  ï  ils  ne  devaient  plus  se  revoir 
en  ce  monde.  Les  desseins  de  Dieu  sont  inscrutables, 


—  407  - 
mais  ses  voies  loujours  admirables!  Qui  eût  pensée 
cette  heure  que  deux  ans  plus  tard  l'évèque  de  Pékin 
viendrait  du  fond  de  la  Chine  à  Authie  dire  un  suprême 
adieu  à  son  ami  et  rendre  hommage  à  ses  vertus  devant 
une  assemblée  d'élite? 


LIVRE   QUATRIÈME 

RETOUR  DE  M"R  DANICOURT  EN  FRANCE.  -  SÉJOUR  A  PARIS. 
SA  MORT.  —  SES  DIVERSES  FUNÉRAILLES. 
DÉVOTIONS  SPÉCIALES, 
VERTUS  ÉMINENTES  DU  SAINT  MISSIONNAIRE. 


CHAPITRE  PREMIER 


Traversée  de  Shang-Haï  à  Douvres.  —  Arrivée  à  Londres. 
Arrivée  à  Paris.  —  Séjour  dans  la  capitale. 


Mgr  Danicourt  s'était  embarqué  à  Shang-Haï  le 
31  août  1859,  avec  son  précieux  trésor,  les  reliques  du 
vénérable  Perboyre.  Le  temps  fut  calme,  splendide 
même,  jusqu'à  la  ligne  ;  cela  permit  au  saint  évèque 
de  travailler,  selon  ses  désirs,  à  la  rédaction  de  son  rap- 
port sur  les  missions  de  Chine  et  en  particulier  sur  le 
Kiang-Sy.  Ce  rapport,  écrit  dans  la  belle  langue  de 
l'Eglise,  ne  comportait  pas  moins  de  vingt  pages  de 
grand  format. 

Comme  il  devait  aller  à  Rome  et  conférer  avec  divers 


—  110  — 

membres  de  la  Sacrée  Congrégation  de  la  Propagande 
et  autres,  il  se  livra  à  l'étude  de  la  langue  italienne  qu'il 
avait  quelque  peu  apprise  autrefois;  et,  grâce  à  son 
aptitude  pour  les  langues,  après  quelques  mois  d'ap- 
plication, il  comprenait  bien  l'italien  et  le  parlait  assez 
facilement,  au  point  que  les  prêtres  d'Italie  qui  se  trou- 
vaient à  Saint-Lazare  étaient  émerveillés  de  l'entendre 
causer  si  bien  en  leur  langage. 

C'est  également  sur  mer  qu'il  rédigea  la  notice  bio- 
graphique sur  sa  vie,  publiée  plus  tard  par  son  frère 
sous  le  titre  de  «  Document  trouvé  dans  le  portefeuille  de 
Mgr  Danicourt,  après  sa  mort.  »  Nous  l'avons  insérée 
partiellement  dans  les  sommaires  des  chapitres  au  fur  et 
à  mesure  que  nous  avons  raconté  les  diverses  étapes  de 
sa  vie.  Ceux  qui  ont  parcouru  avec  nous  ces  dates  rap- 
pelant les  dons  de  la  nature  et  de  la  grâce  que  Dieu  lui 
a  si  largement  dispensés,  dates  marquant  les  principaux 
faits,  les  grandes  épreuves,  les  joies  et  les  douleurs,  les 
coïncidences  frappantes,  les  rapprochements  providen- 
tiels de  cette  carrière  si  bien  remplie,  ont  dû  admirer 
l'esprit  de  foi  qui  animait  son  âme  et  la  reconnaissance 
qui  débordait  de  son  cœur  pour  Dieu  son  bienfaiteur. 
C'est  comme  une  sorte  de  tableau  synoptique  où  l'on 
embrasse  d'une  seule  vue  les  grâces  et  les  faveurs 
insignes  dont  ?sotre-Seigneur  et  sa  divine  Mère  se  sont 
plu  à  le  combler  tour  à  tour.  Le  prélat  portait  dissémi- 
nées çà  et  là  dans  ses  portefeuilles  et  papiers  particu- 
liers les  principales  dates  de  sa  vie  :  il  les  réunit  en  un 
seul  tableau  et  ce  travail  fut  sa  dernière  œuvre.  En  le 
composant  uniquement  pour  se  rappeler  les  bontés  de 
Dieu  à  son  égard  et  s'exciter  à  la  reconnaissance,  vertu 
qui  était,  avec  la  bonté,  le  fond  même  de  son  âme.  il 
n'aurait  jamais  pensé  que  ce  Document  jetterait  une 
grande  lumière  sur  sa  vie  et  nous  servirait  à  en  poser 
les  jalons  principaux. 


—  411  — 

La  Providence  a  permis  que,  publié  d'abord  en  Picar- 
die, puis  à  Paris,  il  fût  ensuite  porté  en  Chine  dans 
diverses  maisons  de  la  Congrégation  de  la  Mission.  11  y 
a  plus  :  un  vénérable  missionnaire  affirma,  il  y  a 
quelque  vingt  ans,  à  M.  l'abbé  Charles  Danicourt,  avoir 
vu  ce  document  au  delà  de  la  grande  muraille,  en  Mon- 
golie, dans  le  réfectoire  de  la  résidence  de  Si-Wan. 
Nous  avons  dit  précédemment  qu'un  ami  de  la  famille 
avait  eu  la  délicate  attention  de  le  faire  encadrer  pour 
l'offrir  en  ex-voto  à  la  très  sainte  Vierge  et  le  plaça 
dans  la  chapelle  absidale  de  la  basilique  de  l'Imma- 
culée-Conception  de  Notre-Dame  de  Lourdes. 

La  mer  était  restée  calme  jusqu'à  la  ligne,  mais  à 
partir  de  là  elle  devint  menaçante  et  furieuse. 

Avant  d'entendre  Mgr  Danicourt  nous  en  parler 
brièvement,  écoutons  le  récit  qu'en  a  fait  un  étudiant^  ' 
de  Saint-Lazare  qui  en  a  recueilli  les  détails  de  la  bouche 
même  du  vénérable  prélat. 

a  Les  quatre  dernières  semaines  de  son  voyage,  Mon- 
seigneur eut  à  lutter  surtout  contre  une  mer  furieuse  et 
les  fatigues  qu'il  y  endura  étaient  plus  que  suffisantes 
pour  épuiser  un  homme  fort  et  robuste.  Il  y  a  eu,  sur- 
tout les  derniers  jours  de  la  navigation,  une  chose  sur- 
prenante que  je  tiens  de  sa  propre  bouche,  la  voici  :  «  La 
tempête  avait  redoublé  et  à  la  tempête  s'était  joint  un 
brouillard  tel  qu'on  en  voit  à  Montdidier  et  dans  lesquels 
on  ne  voit  plus  à  deux  pas  devant  soi.  Monseigneur  se 
tenait  continuellement  à  côté  des  reliques  et  invoquait 
le  vénérable  avec  toute  la  ferveur  dont  il  était  capable. 
A  chaque  instant  on  craignait  quelque  malheur  :  les  ais 
du  navire  s'ouvraient  et  se  fermaient.  Mais  ce  que  Ton 
craignait  le  plus,  c'était  la  rencontre  de  quelque  vaisseau. 
On  ne  pensait  même  pas  aux  écueils;  car  on  se  croyait 

t.  M.  E.  William. 


—  412  — 

encore  à  trois  cents  lieues  des  côtes  d'Angleterre.  Tout 
à  couple  brouillard  disparait  et  au  grand  étonnement  de 
tout  le  monde,  on  se  trouve  dans  la  Manche.  On  venait 
de  naviguer  pendant  l'espace  de  quatre-vingts  lieues  au 
milieu  de  bancs  de  sable,  de  rochers  et  de  toute  espèce 
de  dangers  et  on  ne  s'en  doutait  pas.  Le  capitaine  et 
ceux  qui  connaissent  la  Manche  trouvèrent  qu  ils 
n'avaient  échappé  à  la  mort  que  par  un  véritable  pro- 
dige    attribué  à   la   protection    du    vénérable  Per- 

boyre.  » 

Enfin  après  avoir  subi  toutes  les  tourmentes  de 
l'Océan,  le  '  Neville  arriva  dans  la  Manche  en  rade  de 
Deale,  le  1er  janvier  4860.  C'est  de  là  que  Mgr  Dani- 
court  écrivit  ce  même  jour  à  son  frère,  vicaire  à  Saint- 
Wulfran  d'Abbeville  : 

A  bord  du  Neville,  en  rade  de  Deale,  près  Douvres. 

«<  Mon  bien  cher  frère, 

«  Grâce  à  Dieu,  bénie  soit  Marie  Immaculée,  me  voici 
arrivé  ici  après  une  traversée  de  centvingtjours  '.Temps 
magnifique  jusqu'à  la  ligne  ;  depuis  là  temps  inouï  et 
inconnu  des  voyageurs  :  coups  de  vent,  orage,  tempête, 
roulis  affreux  surtout  depuis  le  18  décembre.  Au  milieu 
de  tout  cela,  nous  n'avons  eu  que  trois  voiles  déchirées. 
Remerciez  Dieu  avec  nous  d'une  protection  si  éclatante 
dont  je  suis  redevable,  après  Dieu,  à  notre  bonne  Mère 
et  aux  vénérables  martyrs  Clet  et  Perboyre  que  je  n'ai 
cessé  d'invoquer  depuis  que  je  suis  à  bord.  Cent  vingt 
jours  sans  messe,  quelle  misère  et  quelle  privation!  J'ai 
tâché  de  me  défrayer  en  disant  tous  les  jours  avec  le 
Missel  la  messe  blanche. 

1 .  Grâce  à  la  vapeur,  et  à  Theure  qu'il  est,  on  met  moins  de 
temps  encore  par  le  canal  de  Suez.  Vingt-sept  ans  auparavant  il 
avait  mis  huit  mois  pour  faire  le  même  trajet. 


—  413  — 

«Je  vous  souhaite,  ainsi  qu'à  tous  nos  parents,  la 
bonne  année  et  je  prie  le  Seigneur  de  vous  donner  à 
tous  une  large  bénédiction. 

«t  J'attends  quelqu'un  de  Paris,  pour  me  venir  en  aide, 
car  je  suis  bien  fatigué,  ne  pouvant  dormir  depuis 
plusieurs  semaines.  Je  passerai  par  Abbeville,  mais 
j'ignore  si  je  m'y  arrêterai  ne  connaissant  point  les  ter- 
minus du  chemin  de  fer,  etc..  » 

Cette  première  lettre  fut  bientôt  suivie  d'une  seconde: 

«  Mon  bien  cher  frère, 

«  Je  vous  ai  écrit  le  premier  de  ce  mois  à  cinq  heures 
du  matin,  en  rade  de  Deale,  mais  à  mon  arrivée  ici  chez 
mon  bon  ami,  M.  Rémi,  j'apprends  qu'il  n'a  point  reçu 
ma  leltre  pour  vous  et  une  autre  pour  Paris.  J'ai  donc  de 
suite  annoncé  à  notre  maison  de  Paris  par  le  télégraphe 
électrique  mon  heureuse  arrivée  ici  après  cent  vingt 
jours  de  traversée,  et  je  vous  écris  de  nouveau  pour 
que  vous  ayez  la  bonté  de  remercier  Dieu  avec  moi  de  la 
protection  qu'il  m'a  accordée  dans  cette  longue  traversée, 
surtout  les  derniers  quinze  jours  qui  ont  été  des  jours 
bien  durs,  je  vous  assure.  Je  ne  vous  dirai  que  ce  peu  de 
mots  parce  que  je  suis  roué  de  fatigues.  J'ignore  le  jour 
où  je  passerai  par  Abbeville  parce  que  j'attends  quelque 
confrère  de  Paris  pour  m'accompagner  et  surtout  mon 
précieux  trésor,  les  reliques  du  vénérable  Perboyre,  jus- 
qu'à la  maison-mère.  Ce  seront  de  belles  étrennes  pour 
notre  congrégation.  Je  demeure,  en  attendant  des  nou- 
velles de  Paris,  chez  M.  Rémi  (11,  Billiter  city,  London). 
Je  dis  cela  dans  le  cas  où  l'envie  vous  prendrait  de  venir 
à  ma  rencontre  à  Londres.  Je  vous  souhaite  la  bonne 
année  ainsi  qu'à  nos  parents  et  amis,  etc.  » 

Mgr  Danicourt  avait  prié  M.  Etienne  de  vouloir  bien 


—  AU  — 

lui  envoyer  à  Londres  un  prêtre  qui  l'aidât  et  présidât 
avec  lui  au  déchargement  de  la  caisse  contenant  les 
saintes  reliques  et  les  accompagnât  avec  lui  jusques  à 
Paris.  Ce  prêtre  ne  vint  pas.  Avis  fut  donné  au  prélat  de 
se  rendre  immédiatement  à  Paris.  Comme  le  connaisse- 
ment du  Beville  demandait  plusieurs  jours ,  Monsei- 
gneur partit  pour  Paris  laissant  forcément  à  Londres 
son  précieux  dépôt.  Il  quitta  Londres  le  5  janvier  à 
8  heures  du  soir,  s'embarqua  à  Douvres,  arriva  à  Calais 
vers  H  heures  du  soir  et  à  Paris  dans  la  matinée  du 
6  janvier.  Dans  son  rapide  trajet  il  passa  auprès  d'une 
ville  et  d'un  sanctuaire  bien  chers  à  son  cœur  :  la  ville 
d'Albert  et  le  sanctuaire  de  Notre-Dame  de  Brebières, 
situés  à  quelques  lieues  de  son  pays  natal  qu'il  ne  devait 
plus  revoir! 

Entre  Amiens  et  Paris,  à  la  station  de  Creil,  il  fit  la 
rencontre  de  deux  évêques  de  Picardie,  Mgr  Boudinet, 
évêque  d'Amiens,  et  Mgr  Gignoux,  évêque  de  Beauvais; 
ces  deux  prélats  se  rendaient  aux  funérailles  de 
Mgr  P évêque  de  Châlons. 

Mgr  l'évêque  d'Amiens  estimait  beaucoup  Pévêque 
du  Kiang-Sy,  bien  que  Sa  Grandeur  ne  le  connût  encore 
que  par  la  renommée.  Elle  avait  écrit  en  ces  termes  à 
son  sujet,  quelques  mois  auparavant,  à  son  frère 
M.  Charles  Danicourt  : 

«  Allez,  allez,  mon  cher  abbé  ;  le  vénérable  archi- 
prêtre  tout  souffrant  qu'il  est,  avec  son  premier  vicaire 
souffrant  lui-même,  vous  accorde  comme  moi  toutes  les 
autorisations  nécessaires  et  nous  tâcherons  de  lui  en- 
voyer le  secours  dont  il  aura  besoin  pendant  votre 
absence. 

«Je  vous  trouve  heureux,  mon  cher  ami,  comme 
frère  d'abord,  mais  aussi  comme  prêtre,  d'avoir  à  vivre 
si  près  de  ce  saint  évêque,  de  ce  vénérable  évêque.  Car 


—  415  — 

en  vérité,  quand  je  considère  ce  qu'il  fait,  et  ce  que  je 
fais,  j'ai  bien  honte.  Vous  mettrez  à  ses  pieds,  à  ses 
pieds  vénérables  qui  ont  porté  les  chaînes  peut-être, 
mais  qui  sont  bien  beaux  en  tous  cas,  tous  mes  senti- 
ments de  tendre  et  profonde  vénération.  Vous  lui  direz 
avec  quel  respect  plein  de  foi  je  le  recevrai  dans  mon 
diocèse,  avec  quel  légitime  orgueil  je  le  présenterai  à 
mes  prêtres.  Vous  lui  direz  que  pendant  son  séjour  en 
Picardie  nous  serons  deux  évêques  d'Amiens  et  qu'il  a 
tous  mes  pouvoirs. 

«  Aujourd'hui  même,  je  reçois  un  autre  évèque  de 
Saint-Lazare,  Mgr  Amat,  évêque  de  Monterey  en  Cali- 
fornie. 

«  Tout  à  vous,  cher  et  digne  fils. 

a  f  Jacques-Antoine,  évêque  d'Amiens.  » 

D'après  cette  lettre  on  peut  se  faire  une  idée  de  la 
joie  qu'éprouva  Mgr  l'évêque  d'Amiens  en  rencontrant 
le  saint  missionnaire  :  ils  voyagèrent  ensemble  jusqu'à 
Paris. 

Ce  ne  fut  pas  sans  émotion  que  Mgr  Danicourt  fran- 
chit le  seuil  de  la  chère  maison  de  Saint-Lazare  ;  il  y 
avait  vingt-sept  ans  qu'il  l'avait  quittée  et  plus  d'une 
fois  dans  ce  long  intervalle  il  avait  désiré  la  revoir. 
Cette  faveur  lui  fut  accordée,  mais  en  y  rentrant  il  ne 
pensait  pas  que  son  bonheur  serait  de  courte  durée. 
Plus  heureux  furent  ceux  qui  devaient  être  les  témoins 
édifiés  de  ses  derniers  instants  !  Il  avait  embaumé  cette 
sainte  maison  dans  sa  jeunesse,  il  venait  l'embaumer 
encore  par  une  fin  digne  de  couronner  une  sainte  vie. 
Mais  n'anticipons  pas  sur  les  faits. 

Pendant  que  Mgr  Danicourt  arrivait  en  France  par  la 
Voie  de  Calais,  son  frère,  M.  Charles  Danicourt,  et 
M.  l'abbé  Langevin,  curé  de  Saint-Gilles  d'Abbeville,  se 


—  416  — 

rendaient  au  devant  de  lui  par  la  voie  de  Boulogne  et  de 
Folkestone. 

Arrivés  à  minuit  à  Londres,  à  l'hôtel  de  M.  Rémi,  les 
deux  voyageurs  demandent  à  voir  le  prélat.  On  leur 
répond,  qu'après  avoir  visité  le  palais  de  cristal  dans 
la  journée,  il  est  parti  vers  8  heures  pour  la  France. 

Le  lendemain  6  janvier  ils  se  hâtent  de  revenir  en 
France,  et  après  diverses  péripéties,  ils  parviennent  à 
rencontrer  Monseigneur  dans  la  maison-mère  des  Filles 
de  la  Charité.  Grande  fut  l'émotion  de  M.  Charles  Dani- 
court  :  il  ne  put  retenir  ses  larmes  en  présence  de  son 
digne  frère  qu'il  n'avait  pas  vu  depuis  vingt-sept  ans. 

«  Je  ne  vous  aurais  jamais  reconnu,  lui  dit  le  prélat. 
—  «  Et  moi  lui  répondit  son  frère,  je  vous  reconnais  aussi 
bien  que  si  vous  aviez  quitté  la  France  depuis  quelques 
mois  seulement.  »  En  effet,  c'étaient  bien  les  mêmes 
traits  quoique  brunis  par  le  soleil  de  l'Orient,  mûris  par 
les  fatigues  et  les  tribulations,  et  empreints  d'une  plus 
grande  énergie.  C'est  bien  ainsi  du  reste  que  nous  le 
représente  le  portrait  que  nous  avons  de  lui. 

Le  saint  évêque  put  contenir  ses  larmes,  mais  son 
cœur  n'en  était  pas  moins  rempli  d'émotion  et  d'atten- 
drissement. 

M.  l'abbé  Danicourt  lui  offrit  alors  une  magnifique 
chapelle  en  vermeil  comme  témoignage  de  bienvenue. 
Un  instant  après  ils  se  rendent  à  Saint-Lazare  : 
M.  Charles  Danicourt  était  encore  sous  le  coup  de  la 
première  émotion  : 

«  Allons  donc!  lui  dit  le  prélat  ;  et  moi  aussi  je  pleu- 
rerais, mais  ce  serait  au  souvenir  de  mes  missionnaires 
et  de  mes  séminaristes  du  Kiang-Sy  qui  éclatèrent  en 
sanglots  en  me  voyant  partir.  » 

La  veille  de  ce  jour,  le  5*  janvier,  Mgr  Boudinet,  évêque 
d'Amiens,  était  allé  à  Saint-Lazare  rendre  visite  à  son 
collègue  dans  l'épiscopat,  avant  de  se  diriger  vers  Châ- 


—  417  — 

Ions.  Les  deux  prélats  s'entretinrent  assez  longuement 
de  la  Chine  et  de  la  Picardie.  «  Au  premier  abord,  disait 
plus  tard  Monseigneur  d'Amiens,  je  n'avais  pas  saisi  le 
caractère  et  l'âme  de  ce  saint  missionnaire;  mais  voilà 
que  tout  à  coup,  pendant  qu'il  me  reconduisait  à  la  porte 
de  Saint-Lazare  et  me  faisait  ses  adieux,  l'homme  tout 
entier  s'est  révélé  à  moi  :  quelle  vivacité  !  quelle  spon- 
tanéité d'âme  !  -» 

Pendant  les  premiers  jours  que  les  deux  frères  pas- 
sèrent ensemble  à  Paris,  la  conversation  roula  la  plu- 
part du  temps,  et  c'était  naturel,  sur  la  Chine  et  le 
Kiang-Sy.  «  Pauvre  Chine!  Pauvre  Chine!  répétait  Mon- 
seigneur les  larmes  aux  yeux!  Non,  ce  pays  n'est  pas 
habitable  pour  un  Européen.  Aucune  parole  humaine 
ne  peut  exprimer  l'état  de  misère  et  d'abaissement  où 
ce  pavs  est  réduit  en  expiation  de  ses  longues  iniquités,  d 
—  «  Mais  je  suis  surpris,  répliqua  son  frère,  de  ce  que 
l'on  ait  fait  si  peu  de  progrès  dans  la  conversion  de  ce 
peuple  depuis  tant  de  siècles  que  l'on  y  travaille.  »  — 
«  Le  mal  moral,  reprit  le  prélat,  ressemble  au  mal  phy- 
sique :  il  faut  du  temps  pour  le  guérir;  et  plus  un  mal 
est  invétéré,  plus  il  faut  savoir  attendre.  J'ai  confiance 
en  celui  qui  a  fait  les  nations  guérissables  et  j'espère  qu'un 
jour,  qui  n'est  peut-être  pas  éloigné,  la  Chine  sera  con- 
vertie au  catholicisme.  » 

Sa  translation  du  Tché-Kiang  au  Kiang-Sy  lui  tenait 
toujours  au  cœur  :  «  Mon  sacrifice  a  été  grand,  disait-il 
à  ce  sujet.  J'avais  fondé  la  mission  du  Tché-Kiang  au 
prix  de  bien  des  sueurs,  de  bien  des  fatigues,  Dieu  seul 
le  sait!  Toutes  les  œuvres  catholiques  y  étaient  assises; 
je  n'avais  plus  qu'à  les  continuer,  à  les  développer,  à  les 
étendre,  et  voilà  que  par  un  décret  inattendu,  je  suis 
placé  à  la  tête  d'une  province  où  tout  élait  à  créer  et 
obligé  de  recommencer  ma  carrière  à  l'âge  de  48  ans. 
Personne  n'a  gagné  à  ce  changement  :  la  mission  de 

27 


—  418  — 

INing-Po  est  tombée;  quand  se  relèvera-t-elle?  »  Ce 
n'était  point  seulement  à  son  frère  que  Monseigneur 
s'ouvrait  de  ses  choses,  il  les  déclarait  ouvertement  à 
quelques  dignitaires  de  la  Congrégation. 

Il  faisait  également  part  à  son  frère  des  souffrances 
morales,  des  combats  intérieurs  qu'il  avait  dû  endurer 
et  à  cause  de  son  tempérament,  et  à  cause  du  climat,  et 
à  cause  des  dangers  que  les  missionnaires  rencontrent 
en  Chine. 

Enfin  il  racontait  les  épreuves  de  tout  genre  par 
lesquelles  il  était  passé.  L'apôtre  saint  Paul  fait  quelque 
part,  dans  l'une  de  ses  épîtres,  la  longue  énumération 
de  tous  les  périls  qu'il  a  courus  dans  sa  vie  :  bien  longue 
serait  aussi  celle  de  l'apôtre  de  la  Chine. 

A  entendre  parler  Monseigneur  de  tout  ce  qui  lui  était 
arrivé,  on  voyait  clairement  que  le  mobile  de  toutes  ses 
actions  était  la  charité,  l'amour  de  Dieu  et  l'amour  des 
âmes. 

Son  frère  lui  ayant  fait  observer  que  la  charité  ne  dé- 
truit pas  le  sentiment  de  la  famille,  ni  l'amour  de  la 
patrie,  ajouta  :  «  Mais  quand  vous  avez  mis  le  pied  sur 
le  sol  de  la  France  à  Calais,  vous  avez  dû  être  heureuse- 
ment impressionné?  »  —  «  Non!  non!  reprit  le  prélat, 
avec  vivacité  :  il  y  a  longtemps  que  j'ai  mis  la  terre  sous 
les  pieds  et  que  je  confonds  toutes  mes  affections  dans 
une  seule  et  même  affection,  l'amour  de  Dieu.  »  —  «  Mais 
cependant,  repartit  son  frère,  lorsque  vous  avez  été  em- 
mené pieds  et  poings  liés  parles  impérialistes,  maltraité, 
condamné  à  mort,  etc.,  la  nature  a  dû  frémir  en  vous; 
vous  avez  dû  avoir  peur?  »  —  «  Pas  plus  que  vous  en  ce 
moment,  répondit  le  prélat.  J'avais  fait  à  Dieu  le  sacri- 
fice de  ma  vie  et  j'étais  heureux  de  mourir  pour  la  gloire 
de  son  nom.  » 

Le  dimanche  soir,  8  janvier,  Monseigneur  se  rendit 
chez  M.  de  Montigny,  consul  de  France  en  Chine.  Quand 


—  419  — 

on  a  vécu  ensemble  sur  la  terre  étrangère  on  est  double- 
ment heureux  de  se  retrouver  dans  la  mère  patrie  ;  ce 
sentiment  était  partagé  et  par  l'évêque,  et  par  le  consul, 
et  par  ses  enfants. 

A  la  table  de  M.  de  Montigny,  Mgr  Danicourt  se  re- 
trouvait en  quelque  sorte  à  Shang-Haï;  la  conversation 
tout  entière  roula  sur  la  Chine,  et  les  plats  chinois  qui 
se  succédaient  rappelaient  les  diverses  provinces  du 
céleste  empire  :  il  y  avait  des  fruits  du  Pé-tché-ly,  de  la 
Mongolie  et  des  environs  de  Shang-Haï. 

Après  avoir  parlé  de  différentes  choses,  on  causa 
affaires  sérieuses.  Monseigneur  insista  surtout  sur  la 
nécessité  d'une  intervention  militaire  dans  l'extrême- 
Orient.  C'était  le  seul  moyen,  à  son  avis,  d'arriver  à  des 
négociations  effectives  :  «  Tant  que  la  France  n'aura  pas 
donné  une  bonne  leçon  à  la  Chine,  tant  qu'elle  n'aura 
pas  frappé  un  grand  coup,  les  traités  seront  lettre  morte 
et  nous  serons  joués  comme  nous  l'avons  été  tant  de 
fois.  Il  faut  que  la  France  s'empare  de  Pékin.  Une  fois 
maîtres  de  la  capitale,  nous  pourrons  avoir  des  ambassa- 
deurs à  la  cour  même  pour  représenter  les  intérêts  de 
notre  pays  et  du  catholicisme.  »  Monseigneur  ne  se 
trompait  pas,  les  événements  lui  ont  depuis  lors  donné 
pleinement  raison. 

Le  10  janvier,  il  reçut  la  visite  de  Mme  de  Pas  qui, 
après  avoir  donné  à  Dieu  un  de  ses  enfants  dans  le  cou- 
vent du  Sacré-Cœur,  réservait  le  plus  jeune  de  ses  fils 
pour  la  défense  du  Saint-Siège,  M.  Mizaël  ',  mort  des 
suites  d'une  blessure  reçue  dans  le  guet-apens  de  Castel- 
fidardo. 

Le  même  jour  il  recevait  l'un  des  plus  grands  défen- 
seurs de  l'Église,  M.  Louis  Veuillot,  à  qui  il  dit  en  l'a- 


1.  M.   Mizaël  de  Pas,  l'un  des  martyrs  de  Castelfidardo.  Sa 
dépouille,  ramenée  d'Italie,  fut  inhumée  à  Pas,  près  d'Authie; 


—  420  — 

bordant  :  «  Je  salue  en  vous  l'un  des  plus  illustres 
champions  de  l'Eglise.  »  Puis  la  conversation  s'engagea 
sur  les  missions  de  la  Chine,  sur  la  cause  du  Saint- 
Siège  que  le  célèbre  polémiste  défendait  de  toute  la 
vigueur  de  son  génie.  Quelques  jours  après,  Y  Univers 
était  supprimé  et  son  rédacteur  en  chef  condamné  au 
silence  pour  plusieurs  années. 

Monseigneur  avait  également  reçu  les  visites  de 
M.  Albert  de  Lapparent  et  de  Me  Dentemt  de  Pingre, 
l'une  des  familles  aristocratiques  de  Paris. 

La  journée  du  H  janvier  se  passa  à  visiter  les  églises 
de  Paris.  Monseigneur  ne  pouvait  se  lasser  d'admirer  : 
«  Oh!  disait-il,  si  nous  avions  des  églises  comme  celles- 
là  en  Chine,  nous  attirerions  tous  les  païens  à  notre 
sainte  religion.  » 

Le  jeudi  12  janvier,  la  Providence  lui  ménagea  une 
bien  douce  consolation  en  lui  faisant  présider  l'Assem- 
blée générale  des  zélateurs,  des  zélatrices  et  des  associés 
de  l'Œuvre  de  la  Sainte-Enfance  si  chère  à  son  cœur. 
Ayant  pris  pour  texte  ces  paroles  de  nos  saints  Livres  : 
«  Beatus  qui  intelligit  super  egenum  et  paupercm,  etc. 
Heureux  celui  qui  comprend  les  besoins  du  '  pauvre 
et  du  nécessiteux  :  le  Seigneur  le  délivrera  dans  les 
jours  mauvais  »,  Monseigneur  redit  toutes  les  bénédic- 
tions que  Dieu  répand  sur  ceux  qui  s'occupent  de  l'en- 
fance abandonnée  dans  les  pays  infidèles  ;  il  cita  à  l'ap- 
pui de  son  texte  plusieurs  faits  dont  il  avait  été  témoin  ; 
il  fit  comprendre  à  tous  ses  auditeurs  l'importance  de 
l'Œuvre  de  la  Sainte-Enfance.  «  Il  parla,  dit  M.  de 
Fresne,  avec  tant  de  bonté,  de  douceur,  de  simplicité 
qu'on  croyait  entendre  le  dernier  chant  du  cygne.  »  Il  y 
a  dans  la  voix  des  apôtres,  des  missionnaires,  quelque 
chose  qui  n'est  pas  de  ce  monde,  quelque  chose  qui  vient 
de  Notre-Seigneur. 

Les  jours  suivants,  Monseigneur  poursuivait  son  apos- 


—  421   — 

tolatdans  les  églises  et  chapelles  de  Paris  :  on  le  man- 
dait de  toutes  parts  pour  présider  les  fêtes  de  la  Sainte- 
Enfance  et  lui  faire  raconter  ses  lointains  voyages.  11 
oubliait  qu'il  était  revenu  en  Europe  pour  se  reposer, 
pour  respirer  tranquillement  l'air  natal  ;  il  reprenait  la 
prodigieuse  activité  de  sa  vie  de  missionnaire  et  la  santé 
la  plus  robuste  eût  été  ébranlée  par  de  telles  fatigues  •. 
Monseigneur  se  croyait  guéri,  erreur!  il  avait  fait  diver- 
sion au  mal,  et  celui-ci  n'avait  suspendu  momentané- 
ment ses  effets  que  pour  reprendre  bientôt  sa  victime 
avec  une  rigueur  implacable. 

Cependant  le  14  janvier,  M.  l'abbé  Charles  Danicourt 
avait  quitté  son  frère  pour  revenir  en  Picardie,  à 
Amiens  d'abord  auprès  de  Mgr  Boudinet,  puis  à  Authie 
et  de  là  à  Abbeville,  afin  d'annoncer  à  tous  sa  visite  pro- 
chaine et  de  préparer  sa  réception.  Il  avait  à  peine  quitté 
Paris  que  les  reliques  du  vénérable  Perboyre  y  arri- 
vaient. Mgr  Danicourt  s'empressa  de  l'en  informer,  par 
une  lettre  datée  du  16  janvier  :  «  Les  restes  précieux  du 
vénérable  Perboyre  sont  arrivés  à  la  maison;  on  a 
sonné  les  cloches  et  M.  Etienne  nous  a  fait  une  exhorta- 
tion devant  la  caisse  qui  les  contient.  Mgr  le  cardinal 
Morlot  viendra  à  la  maison  le  25  du  courant  pour  véri- 
fier l'intégrité  des  sceaux  ;  après  quoi  je  pourrai  me 
rendre  en  Picardie...  J'en  suis  à  mon  cinquième  sermon 
ou  mieux  entretien  sur  la  Sainte-Enfance:  tout  le  monde 
paraît  enchanté  de  mes  détails.  J'espère  que  je  trouverai 
un  écho  favorable  dans  les  cœurs  des  Picards.  » 

Quelques  jours  après2,  Monseigneur  écrivait  de  nou- 
veau à  Abbeville  : 


1.  Dans  le  mécontentement  de  n'avoir  pas  vu  leur  évoque  vivant, 
les  habitants  d'Àuthie  exprimaient  une  grande  vérité,  en  disant 
avec  la  simplicité  et  la  franchise  de  leur  langage  :  «Ceux  de  Paris 
l'ont  fait  mourir.  » 

2.  Le  21  janvier. 

27* 


—  422  - 

u  Vous  avez  déjà  reçu  les  quelques  lignes  que  je  vous 
ai  écrites  ces  jours  passés  ;  depuis  lors  j'ai  été  dîner 
chez  Mme  de  Pas  qui  m'a  donné  quinze  louis  pour  ma 
mission.  Je  pense  aller  voir  demain  ou  après-demain 
Mme  Dentemt  de  Ping-ré.  Hier  j'ai  été  introduit  chez  le 
frère  du  marquis  de  Rougé  de  Moreuil  :  c'est  une  maison 
très  religieuse. 

«  Je  pense,  après  y  avoir  bien  réfléchi,  qu'il  est  néces- 
saire que  vous  veniez  ici  me  prendre,  le  26  du  courant, 
pour  m'accompagner  en  Picardie,  surtout  à  Amiens, 
afin  qu'en  nous  entretenant,  nous  puissions  nous 
entendre  bien  sur  la  manière  d'exposer  l'œuvre  de  la 
Sainte-Enfance  à  Monseigneur  d'Amiens.  Ici  je  ne  puis 
compter  sur  un  compagnon,  tout  le  monde  étant  très 
occupé  :  ainsi  je  vous  attends. 

«  Avant-hier  j'ai  consacré  cent  vingt-sept  pierres 
d'autel,  ce  qui  a  duré  près  de  douze  heures.  Aujourd'hui 
j'ai  aussi  consacré  votre  calice...  J'ai  écrit  aujourd'hui 
à  Saint-Léger...  » 

Comme  le  saint  missionnaire  se  révèle  partout!  Nous 
venons  encore  d'en  avoir  une  preuve;  ce  qui  le  préoc- 
cupe en  se  rendant  en  Picardie,  ce  ne  sont  point  les 
réceptions  de  ses  parents,  de  ses  amis;  ce  ne  sont  point 
les  ovations  qu'on  lui  prépare  à  Authie  et  ailleurs,  non  ! 
mais  la  manière  de  s'y  prendre  pour  obtenir  de  Mgr  Bou- 
dinet  une  plus  grande  propagation  de  l'Œuvre  de  la 
Sainte-Enfance.  Ainsi  le  salut  de  ses  petits  enfants  de  la 
Chine  prime  chez  lui  l'amour  de  son  pays,  de  ses  pa- 
rents, de  ses  amis! 

En  veut-on  une  nouvelle  preuve?  Il  y  avait  quinze 
jours  qu'il  était  à  Paris  et  qu'il  prêchait  partout  pour  la 
Sainte-Enfance,  et  cependant  il  n'avait  pas  encore  fait 
part  de  son  arrivée  à  sa  sœur  Sidonie.  N'allez  pas  croire 
qu'il  n'aimait  pas  sa  sœur;  si,  il  l'aimait  beaucoup; 
mais  c'est  que. chez  les  sainls.la  famille  spirituelle  passe 


—  423  — 

avant  la  famille  naturelle.  11  fallut  une  lettre  de  sa  sœur 
pour  provoquer  une  réponse.  Nous  la  reproduisons  ici 
car  c'est  la  dernière  qu'il  ait  écrite. 

«  Ma  chère  sœur  et  mon  cher  frère, 

«  Quand  bien  même  je  vous  aurais  écrit  une  lettre  de 
cent  pages,  cette  lettre  n'aurait  pu  vous  en  dire  plus  à 
mon  sujet  que  la  lettre  vivante  que  je  vous  ai  envoyée 
dans  la  personne  de  notre  frère  Charles  qui  vous  a  sans 
doute  raconté  tout  ce  que  vous  pouvez  désirer  d'ap- 
prendre sur  mon  compte.  Depuis  mon  arrivée  ici,  on 
vient  me  voir  et  on  m'invite  de  tout  côté;  de  sorte  qu'au 
lieu  de  me  reposer,  ce  dont  j'ai  besoin,  je  suis  comme 
forcé  d'aller  prêcher  la  Sainte-Enfance  et  de  faire  des 
visites  dans  tout  Paris.  Si  je  n'étais  que  simple  mission- 
naire, je  serais  tranquille  ;  mais  parce  que  je  suis  évêque 
et  vicaire  apostolique  en  Chine,  je  suis  assailli  de  de- 
mandes et  de  visites  de  tous  les  bords. 

«  Je  pense  partir  pour  Amiens  le  27  du  courant  :  de  là, 
j'irai  à  Abbeville,  puis  à  Authie  et  Saint-Léger.  J'aurai 
soin  de  vous  faire  savoir  d'avance  le  jour  où  j'arriverai 
à  Authie...  Je  salue  toute  votre  chère  famille,  ainsi  que 
tous  nos  parents  et  amis  d' Authie. 

<£  Votre  tout  affectionné  frère, 
«  f  Francois-Xavier-Tdiothée,  évêque  a"  Antiphelles , 

«  Vicaire  apostolique  du  Kiang-Sy '.-» 

Une  touchante  cérémonie  avait  lieu  à  Saint-Lazare  le 
25  janvier:  Mgr  le  cardinal  Morlot  était  venu  procéder 
à  la  vérification  des  sceaux  et  des  pièces  concernant  les 
reliques  du  vénérable  martyr  Perboyre.  La  cérémonie 
n'avait  pas  duré  moins  de  cinq  heures,  tant  l'Eglise 
apporte  de  vigilance  et  de  soins  pour  tout  ce  qui  con- 


—  424  — 

cerne  les  ossements  qui  doivent  être  un  jour  offerts  à  la 
vénération  des  fidèles. 

Cette  cérémonie  avait  comblé  de  joie  l'âme  de  Mgr  Da- 
nicourt.  Mais  bientôt  après  il  reprenait  ses  visites  et  ses 
courses  apostoliques  dans  Paris. 

Le  jeudi  26,  il  alla  célébrer  la  sainte  messe  et  prê- 
cher *  sur  la  Sainte-Enfance  dans  l'église  de  Saint-Yin- 
cent-de-Paul.  Il  peignit  les  malheurs  de  la  Chine  avec 
des  traits  si  frappants  ;  il  appela  au  secours  de  cette 
pauvre  contrée  avec  des  accents  si  touchants,  si  péné- 
trants, qu'il  rappela  à  tous  le  fameux  discours  de  saint 
Vincent  :  «  Or,  sus,  Mesdames...  » 

L'auditoire,  le  clergé,  M.  le  curé  étaient  émus  jus- 
qu'aux larmes. 

Ce  fut  la  dernière  instruction  qu'il  prononça  en  ce 
monde  ;  il  donna  donc  à  la  Chine  sa  dernière  pensée  et 
lui  consacra  le  suprême  effort  d'un  zèle  qui  allait  s'é- 
teindre à  jamais. 

Le  soir  de  ce  même  jour,  il  alla  diner  chez  M.  de  Mai- 
sonneuve  en  compagnie  de  M.  Louis  Yeuillot  et  autres 
excellents  catholiques  de  la  capitale.  Précédemment  il 
avait  dû  répondre  aux  invitations  de  Mme  de  Pas,  de 
MmeDentemt  de  Pingre,  etc.;  mais  les  visites  et  les  dî- 
ners le  fatiguaient  beaucoup.  Sans  doute  il  était  content 
de  ces  attentions,  mais  sa  santé  en  soutirait.  Il  soupirait 
après  le  repos  et  la  solitude  de  sa  chambre. 

«  Oh!  disait-il,  je  serais  bien  plus  heureux  dans  ma 
petite  cellule  avec  mon  bréviaire,  mon  crucifix  et  mes 
livres!  Quand  donc  me  laissera-t-on  un  peu  de  repos?... 
Il  n'y  a  pas  moyen  de  tenir  ici,  il  faut  absolument  que  je 
quitte  Paris.  » 

Et  comme  il  se  sentait  travaillé  par  la  fièvre,  il  de- 


i .    Il  avait  prêché  quelques  jours  auparavant  dan>   la  vaste 
église  de  Saint-Sulpice. 


—  425  — 

mandait  de  temps  en  temps  à  son  frère  :  «  Y  a-t-il  de  la 
bière  en  Picardie?  Je  me  sens  brûlé,  j'ai  besoin  de  repos 
et  de  rafraîchissement.  » 

Cependant  il  fallut  encore  sortir  le  27  pour  aller 
rendre  visite  au  nonce  du  Pape,  Mgr  Sacconi. 

De  la  nonciature  il  se  transporta  chez  le  directeur  de 
l'Œuvre  de  la  Sainte-Enfance  afin  de  lui  exposer  les 
besoins  de  son  vicariat  et  de  le  conjurer  de  lui  venir  en 
aide.  Ayant  ensuite  visité  le  vénérable  supérieur  des 
Missions  Etrangères,  il  se  rendit,  toujours  accompagné 
de  M.  Charles  Danicourt,  chez  les  Frères  des  Écoles 
chrétiennes  afin  de  ranimer  leur  zèle  pour  l'œuvre  si 
chère  à  son  cœur  ;  car,  il  savait  de  source  certaine 
qu'on  avait  essayé  de  les  détourner  de  cette  œuvre 
admirable. 

En  arrivant  dans  la  salle  de  réception,,  quelques  Frères 
étaient  occupés  à  photographier.  Aussitôt  tous  se  lèvent 
et  le  Frère  Thomas  de  dire  immédiatement  :  «  Monsei- 
gneur, si  vous  le  permettez,  nous  prendrons  votre  photo- 
graphie. »  Le  prélat,  qui  s'y  étaittoujours  refusé  jusque- 
là,  hésitait. 

«  Vite,  vite,  lui  dit  son  frère,  asseyez-vous!  »  Mon- 
seigneur se  laissa  faire.  C'est  donc  grâce  à  cette  circons- 
tance et  aussi  aux  instances  des  bons  Frères  que  nous 
avons  son  portrait.  Il  faut  ajouter  que  le  Frère  Thomas 
du  Gros-Caillou  était  venu  quatre  fois  à  Saint-Lazare 
pour  voir  l'êvêque  missionnaire  et  que  c'était  au  sortir 
de  son  établissement  que  Monseigneur  se  rendait  en  sa 
compagnie,  à  la  maison-mère.  Le  prélat  ne  pouvait  rien 
refuser  à  celui  qui  venait  de  lui  promettre  de  travailler 
avec  ardeur  au  développement  delà  plus  chère  de  toutes 
ses  œuvres. 

De  retour  à  Saint-Lazare,  Monseigneur  trouva  Mme  la 
marquise  de  Pastoret  qui  venait  l'inviter  à  se  rendre  au 
château  de  Moreuil,  lors  de  son  voyage  en  Picardie;  elle 


—  426  — 

ajoutait  qu'elle  serait  heureuse  de  faire  à  Sa  Grandeur 
les  honneurs  de  sa  chapelle  et  de  son  château. 

Il  avait  reçu  également,  le  même  jour,  des  invitations 
par  écrit,  de  Mgr  l'archevêque  de  Rouen  et  de  Monsei- 
gneur de  Beauvais,  le  pressant  de  venir  prêcher  dans 
leurs  cathédrales  sur  la  Sainte-Enfance,  pour  donner  un 
nouvel  essor  à  cette  œuvre. 

Mais  un  instant  après  la  visite  de  Mme  la  marquise  de 
Pastoret,  Monseigneur  dit  à  son  frère  :  «  Je  n'irai  pas  ce 
soir  au  réfectoire,  je  suis  fatigué  et  je  sens  des  frissons; 
déjà  je  les  avais  ressentis  pendant  que  les  bons  Frères 
me  photographiaient...  »  Il  se  mit  au  lit  et  c'était,  hélas  ! 
pour  ne  plus  se  relever. 


CHAPITRE  II 


Maladie  et  mort  de  Mgr  Danicourt. 
Son  inhumation  au  cimetière  du  Montparnasse. 


Lorsque  Mgr  Danicourt,  de  retour  de  Chine,  arriva  à 
Saint-Lazare,  son  aspect  surprit  bien  des  personnes.  On 
s'était  attendu  à  voir  en  lui  un  homme  épuisé  par  les 
labeurs  de  vingt-six  ans  d'apostolat  et  amaigri  par  les 
maladies.  Au  contraire,  il  paraissait  fort  et  robuste. 

«  Mais  il  n'était  tel  qu'en  apparence,  car  les  médecins 
qui  l'ont  soigné  ont  assuré  que  jamais  ils  n'auraient  cru 
capable  de  marcher  un  homme  si  faible,  si  épuisé  et  dont 
les  organes  étaient  si  usés.  Du  reste  cela  se  conçoit  après 
vingt-six  ans  de  mission  en  Chine  ;  après  avoir  porté  les 
chaînes  et  confessé  la  foi  plusieurs  fois  ;  après  avoir  vu 
piller  et  dévaliser  le  séminaire  dont  il  était  supérieur; 
après  avoir  enduré  la  faim,  la  soif,  les  fatigues,  les  con- 
tradictions, les  persécutions,  les  ennemis,  les  mauvais 
traitements,  les  coups,  les  affronts,  les  trahisons  des 
faux  frères,  etc.,  etc.,  et  cela  pendant  vingt-six  ans!  il 
ne  pouvait  qu'être  épuisé.  Aussi  on  attendait  ici  avant 
son  arrivée  à  ne  voir  en  lui  que  le  squelette  d'un  homme 
et  on  était  fort  surpris  de  le  trouver  sibien  portant,  mais 
on  se  trompa  complètement,  on  prit  pour  une  réalité  ce 
qui  n'était  qu'une  apparence.  C'est  le  voyage,  disait  Mon- 
seigneur, qui  a  opéré  en  moi  ce  changement.  C'était 
plutôt  le  vénérable  Perboyre  qui  voulut  qu'il  terminât 
complètement  sa  belle  mission,  et  qui  lui  a  obtenu  cette 


—   428  — 

santé  nécessaire  pour  achever  son  voyage  et  assister  à 
]a  reconnaissance  authentique  de  ses  précieuses  reliques. 
On  ne  peut  expliquer  autrement  l'amélioration  qui  s'est 
opérée  sur  mer  et  qui  a  duré  jusqu'au  surlendemain  du 
jour  où  l'importante  cérémonie  de  la  reconnaissance  du 
corps  a  eu  lieu.  Car  naturellement  le  voyage  aurait  dû 
être  fatal  pour  un  homme  que  les  médecins  reconnais- 
saient épuisé  à  ce  point...  Enfin,  quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
arrivé  ici  apparemment  très  fort  et  en  réalité  dans  un 
épuisement  complet.  Et  pendant  son  séjour  à  Saint- 
Lazare,  on  ne  lui  donna  pas  un  moment  de  repos.  C'é- 
taient toujours  des  visites,  des  dîners,  etc.,  etc.,  telle- 
ment qu'il  en  était  fatigué  et  qu'il  se  disposait  à  aller 
passer  quelque  temps  dans  sa  famille  comme  vous  le 
savez.  Il  devait  partir  pour  Amiens  le  dimanche  29  au 
soir,  mais  Dieu  en  avait  jugé  autrement.  Le  27  il  ressent 
une  violente  douleur  à  la  poitrine  et  se  met  au  lit1...  » 

Reprenons  ici  le  récit  interrompu  au  chapitre  précé- 
dent et  laissons  la  parole  à  M.  Charles  Danicourt  témoin 
des  derniers  moments  de  son  saint  frère  : 

La  nuit  du  27  au  28  janvier  fut  laborieuse;  la  fièvre, 
accompagnée  de  délire,  ne  le  quitta  pas  un  instant  et 
continua  de  l'agiter  une  grande  partie  de  la  journée  du 
lendemain.  Le  samedi  matin  après  la  messe,  je  le  vis,  la 
fièvre  le  travaillait  et  lui  laissait  peu  d'instants  lucides. 
«  Ne  pourriez-vous  pas  vous  lever,  mon  frère  ?  lui  dis-je. 
—  Oh  !  non,  je  tomberais  par  terre,  la  fièvre  est  trop  forte.  » 
me  répondit-il.  Mais  si  la  vie  du  corps  était  abattue,  la 
vie  de  l'âme  était  forte  et  puissante  en  lui.  Notre-Sei- 
gneur  a  dit  que  la  bouche  parle  de  l'abondance  du  cœur, 
eh  bien,  on  peut  juger  Monseigneur  par  les  paroles  qui 


1.  Lettre  de  M.  E.  William  à  M.  Vicart,  supérieur  au  collège  de 
Mortdidier. 


—  429  — 

montaient  de  son  cœur  sur  ses  lèvres.  Dans  son  délire  il 
prêche  en  chinois;  il  se  croît  au  milieu  des  infidèles  et 
des  idolâtres  et  il  annonce  la  nécessité  du  baptême... 
Puis  il  bénit  Dieu  au  sein  de  ses  souffrances;  il  le 
remercie  :  Deo  gratias!  Te  Deum  laudamus... 

Dans  la  matinée  du  28,  M.  le  docteur  Leménant  des 
Chenays  le  visite  :  il  lui  trouve  le  pouls  violent  et  sac- 
cadé; il  lui  prescrit  la  diète  et  lui  défend  de  se  lever,  de 
dire  la  messe,  de  réciter  son  bréviaire. 

Comme  on  avait  cru  jusque  là  qu'il  n'y  avait  rien  de 
sérieux,  personne  ne  s'inquiétait,  on  pensait  que  ce 
ne  serait  qu'une  indisposition.  Monseigneur  garda  le  lit 
pendant  toute  la  journée  du  samedi,  je  restai  auprès  de 
lui  et  dans  les  intervalles  lucides  je  causais  avec  lui, 
puis  j'écrivis  à  Mgr  l'évêque  d'Amiens  de  ne  pas 
compter  sur  nous  pour  le  lendemain. 

Le  dimanche  29  le  délire  avait  quitté  mon  frère,  la 
fièvre  avait  diminué  ;  mais  le  mal  répandu  d'abord  dans 
tous  les  organes  s'était  cantonné  dans  les  parties  essen- 
tielles de  l'organisme,  dans  la  poitrine  et  dans  les 
entrailles.  Monseigneur  crachait  le  sang  et  son  pouls 
était  devenu  faible  quoique  précipité.  Le  frère  infirmier 
qui  le  soignait  me  dit:  «Le  pouls  n'annonce  rien  de  bon.  » 
Dans  un  tel  état.  Monseigneur  ne  pouvait  penser  à  dire 
la  messe,  encore  moins  à  conférer  l'ordination  '.  Le 
médecin  lui  avait  défendu  de  lire  une  ligne  de  son  bré- 
viaire et  c'était  là  sa  plus  grande  privation  après  celle 
de  la  sainte  messe,  «  Le  médecin  m'a  défendu,  répétait- 
il,  de  dire  la  messe,  quelle  misère!  mais  voilà  plus  de 
trois  mois  que  je  ne  l'ai  dite!  »  Il  se  croyait  encore  en 
mer.  Puis  il  continuait  :  «  Il  m'a  défendu  de  dire  mon 
bréviaire...  Mon  Dieu!  mon  Dieu  !  que  votre  volonté  soit 
faite!  » 

1 .  M.  Etienne  avait  prié  Mgr  Danicourt  de  conférer  le  diaconat 
à  deux  séminaristes  malades. 


—  430  — 

Dans  la  soirée  le  frère  infirmier  lui  appliqua  des  sina- 
pismes  aux  jambes  afin  de  rétablir  la  circulation  du 
sang. 

Ne  voyant  pas  de  mieux  et  me  rappelant  la  nuit  pré- 
cédente qui  avait  été  pour  moi  de  mauvais  augure,  je 
commençais  à  entrer  dans  une  profonde  tristesse  et  une 
mortelle  inquiétude.  Ces  messieurs  de  Saint-Lazare 
commençaient  eux-mêmes  à  s'alarmer.  MM.  Martin, 
Marion  et  Perboyre  venaient  voir  souvent  le  vénérable 
prélat.  M.  Martin  surtout  ne  le  quittait  guère. 

Le  lundi  30,  le  mal  paraissait  stationnaire,  Monsei- 
gneur semblait  même  rassuré  sur  son  état.  Comme  la 
tête  était  parfaitement  libre,  il  causa  longuement,  mais 
toujours  avec  cette  ardeur  qu'il  apportait  dans  tout  ce 
qu'il  faisait.  «  J'ai  eu  quatre  fois  en  Chine,  disait-il,  des 
fièvres  semblables  :  la  tête,  la  poitrine,  les  entrailles 
étaient  prises;  j'en  suis  sorti.  » 

Comme  il  était  d'une  humeur  gaie  et  d'un  caractère 
ouvert,  il  riait,  et  plaisantait  avec  le  frère  infirmier  ;  la 
joie  d'une  bonne  conscience  se  manifeste  souvent  même 
au  sein  des  plus  grandes  épreuves. 

Mais  quand  on  transportait  la  question  sur  un  terrain 
ferme,  Monseigneur  avait  bientôt  repris  sa  gravité  et 
cette  habitude  de  la  réflexion  qui  était  le  caractère 
propre  de  son  esprit. 

Le  mieux  que  l'on  avait  espéré  ne  se  déclarant  pas, 
M.  Etienne,  supérieur  général,  autorisa  la  visite  d'un 
second,  médecin  M.  Moneray,  attaché  à  l'hôpital  Necker; 
mais  il  ne  put  venir  que  le  lendemain. 

Lundi  après  midi, Monseigneur  causa  assez  longtemps, 
et  comme  il  venait  d'apprendre  la  maladie  de  M.  Pous- 
sou,  et  il  me  dit  :  «  Allez  à  l'infirmerie  voir  M.  Poussou; 
demandez-lui  de  ma  part  des  nouvelles  de  sa  santé;  et 
dites  bien  que  c'est  moi  qui  vous  envoie.  »  Je  partis  im- 
médiatement, mais  je  ne  pus  voir  le  malade  auquel 


—  431  — 

Monseigneur  s'intéressait  si  vivement.  Je  revins  donc 
dire  que  je  n'avais  pu  le  voir,  attendu  que  la  porte  de  sa 
chambre  était  fermée.  Il  me  fallut  repartir  aussitôt  et 
rapporter  à  Monseigneur  des  nouvelles  directes  ou  indi- 
rectes. Cet  empressement  du  prélat  pour  ce  cher  malade 
venait  d'une  parole  que  celuirci  avait  dite  dans  le  cor- 
ridor :  «  Monseigneur,  votre  changement  n'a  pas  été 
décidé  en  conseil.  »  Cette  parole  avait  été  au  cœur  de 
l'évêque. 

Nous  causâmes  ensuite  de  M.  Vivier.  «  Où  donc  est-il, 
me  dit  mon  frère;  je  voudrais  lui  écrire.  Son  long 
silence  me  fait  souffrir.  » 

Les  soins  de  M.  Martin  le  touchaient  profondément. 
Je  lui  disais  :  «  M.  Martin  m'a  toujours  aimé.  »  —  «  Il 
nous  aime  tous  deux,  reprit-il  avec  vivacité.  Mettez- 
vous  à  ma  table  et  écrivez-lui  sous  ma  dictée...  »  Mais 
Monseigneur  était  incapable  de  dicter. 

Au  cours  de  la  maladie  du  saint  missionnaire,  on  put 
juger  combien  il  aimait  l'humilité,  la  pauvreté,  la  mor- 
tification. Ainsi  la  délicatesse  de  son  lit  le  faisait  souf- 
frir ;  il  ne  s'y  reposait  pas,  il  y  souffrait.  «  Mon  lit  de 
Chine  m'est  bien  plus  agréable.  »  Il  l'avait  rapporté, 
c'était  une  natte  de  paille  qu'il  étendait  sur  la  terre  nue. 
Une  autre  natte  de  paille  ou  de  joncs  roulée  lui  servait 
d'oreiller. 

Cette  journée  du  lundi  30  avait  été  assez  bonne.  Mon- 
seigneur avait  pu  causer  et  avait  reçu  de  Chine  deux 
lettres  qui  lui  faisaient  le  plus  grand  plaisir  :  une  de 
M.  Guierrv  et  une  autre  d'un  missionnaire  dont  il  appré- 
ciait l'intelligence  et  la  droiture,  M.  l'abbé  Glau.  Il  avait 
reçu  également  une  lettre  de  M.  Turquet,  archiprêtre 
de  Péronne,  son  ancien  professeur  au  collège  de  Mont- 
didier. 

Si  la  journée  du  30  m'a  laissé  quelque  répit,  celle  du 
mardi  31  devait  être  cruelle.  Le  matin,  après  avoir  dit  la 


—  432  — 

sainte  messe,  je  montai  dans  la  chambre  de  mon  frère  ; 
on  Pavait  veillé  toute  la  nuit  et  ces  Messieurs,  ainsi  que 
le  frère  infirmier,  me  disaient  :  «  Monseigneur  ne  dort 
plus;  il  y  a  trois  nuits  qu'il  n'a  pas  fermé  l'œil.  » 

Je  me  rappelais  alors  l'une  de  ses  lettres  dans  laquelle 
il  me  disait  que  sa  plus  grande  privation  était  le  manque 
de  sommeil.  Jusque-là  il  avait  été  sans  inquiétude  sur 
l'issue  de  sa  maladie,  mais  cette  absence  de  sommeil, 
son  embarras  de  poitrine  qui  allait  toujours  en  augmen- 
tant, les  crachats  verdâtres  qu'il  expectorait  lui  don- 
nèrent à  penser.  Il  m'avait  déjà  dit  plusieurs  fois  ; 
«  Mais  M.  Leménant  me  paraît  bien  jeune;  quel  âge 
a-t-il?  »  —  «f  Puisque  M.  Etienne  l'a  pris  pour  médecin, 
lui  répondis-je,  nous  pouvons  avoir  confiance  en  lui.  » 

Enfin  à  onze  heures,  M.  Moneray,  un  des  meilleurs 
praticiens  de  Paris,  arriva  en  compagnie  de  M.  Lemé- 
nant; ils  auscultèrent  le  malade,  examinèrent  ses  cra- 
chats; l'interrogèrent  en  notre  présence,  et  après  vingt 
minutes  d'examen  se  retirèrent  dans  un  appartement 
voisin  pour  délibérer.  Dix  minutes  s'étaient  à  peine 
écoulées  que  M.  Moneray  m'appelle  et  me  dit  : 

«  Monsieur  l'abbé,  vous  êtes  prêtre,  vous  pouvez  en- 
tendre la  vérité,  eh  bien,  Monseigneur  est  dans  un  état 
désespéré...  »  Le  prélat  était  atteint  d'une  pneumonie 
aggravée  par  la  complication  de  divers  accidents. 

A  peine  ces  paroles  eurent-elles  retenti  à  mes 
oreilles  que  je  baissai  la  tête  comme  si  j'eus  été  frappé 
par  la  foudre.  Je  me  rendis  de  suite  à  la  chapelle  et  là 
je  baisai  la  terre  devant  le  Maître  de  la  vie  et  de  la  mort  ; 
mais  je  n'avais  que  cette  parole  sur  mes  lèvres  :  Mon 
Dieu,  sauvez  mon  frère!  Puis  je  récitai  le  chapelet,  je 
conjurai  la  très  sainte  Vierge  de  ne  pas  laisser  mourir 
sitôt  celui  qui  l'avait  tant  aimée  et  priée  sur  la  terre. 

Je  revins  ensuite  dans  la  chambre  de  mon  cher  ma- 
lade. Sa  vue  me  brisait  le  cœur;  cependant  je  me  conte- 


—  433  — 

nais  au  point  qu'il  me  dit  :  «  Vous  ne  laissez  rien  pa- 
raître. »  Et  lui  était  bon,  affectueux,  ne  se  plaignant 
pas,  ne  murmurant  jamais,  mais  continuant  sa  prière, 
ses  louanges,  son  action  de  grâces. 

Cependant  on  avait  tenté  tous  les  moyens  extrêmes 
de  guérison.  On  lui  avait  appliqué  au  dos  des  ventouses 
parce  que  les  saignées  n'avaient  tiré  que  peu  de  sang; 
mais  les  ventouses  n'opéraient  qu'imparfaitement;  le 
mal  s'était  accru  et  les  poumons  se  remplissaient  de  plus 
en  plus.  M.  Moneray  avait  dit  :  «  Veillez-le,  ne  le  quittez 
pas;  il  mourra  en  parlant,  il  sera  étouffé.  » 

Dans  l'après-midi  je  restai  dans  sa  chambre  et  comme 
je  m'étais  assis  assez  loin  de  son  lit,  il  me  dit  :  «  Mais, 
mon  frère,  asseyez-vous  là  près  de  moi.  » 

Puis  nous  causâmes  d'Authie  et  de  ses  habitants.  Sa 
mémoire  si  fidèle  lui  rappelait  tous  ceux  qu'il  avait 
connus.  Il  me  parlait  de  nos  parents  et  des  jeunes  gens 
qui  avaient  été  ses  condisciples  au  collège  de  Montdi- 
dier  :  MM.  Macron,  Périn,  Froideval. 

La  plupart  de  ces  Messieurs  de  Saint-Lazare  connais- 
sant la  situation  du  malade  vinrent  le  voir  dans  l'après- 
midi.  L'anxiété  était  grande  dans  la  maison.  Son  plus 
fidèle  visiteur  était  le  bon,  le  vénérable  M.  Martin. 

Je  le  quittai  vers  dix  heures  du  soir,  le  laissant  à  la 
garde  des  prêtres  et  des  séminaristes  qui  le  veillaient  à 
tour  de  rôle.  Avant  de  sortir  de  sa  chambre  je  le  vis  faire 
sa  prière  du  soir.  Assis  dans  son  lit,  la  tête  penchée 
sur  sa  poitrine,  dans  le  plus  profond  recueillement,  il 
répéta  lentement  le  Pater,  Y  Ave  Maria  et  le  Credo:  il  se 
sentait  aux  pieds  du  souverain  Juge. 

Pendant  la  nuit  du  mardi  au  mercredi,  on  vint  m'ap- 
peler  en  disant  :  Monseigneur  vous  demande,  il  veut 
que  vous  soyez  auprès  de  lui.  Je  me  levai  en  toute  hâte 
et  je  me  rendis  dans  sa  chambre  ;  je  le  trouvai  en  proie 
à  une  fièvre  terrible.  Je  ne  pouvais  rien  pour  la  calmer, 

28 


—  434  — 

mais  ma  présence  lui  était  une  consolation  et  comme 
un  point  d'appui.  Je  n'ai  jamais  mieux  compris,  qu'en 
cette  circonstance  douloureuse,  la  parole  de  Notre -Sei- 
gneur à  ses  disciples  au  Jardin  des  Oliviers  :  «  Demeurez 
avec  moi,  veillez  et  priez  afin  que  vous  n'entriez  point 
en  tentation.  » 

Nous  étions  là  deux  séminaristes  et  moi.  Vers  deux 
heures  du  matin,  nous  l'entendîmes  crier  d'une  voix 
humble  et  suppliante  :  «  Jesu  loatientissime,  miserere 
riobiè  !  Jésus  très  patient,  ayez  pitié  de  moi.  Mater 
dolorosa,  ora  pro  nobis.  Mère  de  douleur,  priez  pour 
nous.  y> 

Dans  la  matinée  du  mercredi  (1er  février)  deux  ou  trois 
séminaristes  vinrent  le  visiter.  Monseigneur  leur  dit 
avec  un  accent  pénétrant  :  «  Vous  ne  venez  pas  me  voir. 
Venez  donc  me  voir!  »  Je  traduis  cette  plainte  amicale 
par  ce  commentaire  dont  je  garantis  l'authenticité  :  vous 
ne  savez  pas  combien  je  vous  aime;  si  vous  le  saviez, 
vous  viendriez  me  voir  comme  l'un  de  vos  confrères  les 
plus  dévoués.  Monseigneur  aimait  beaucoup  la  com- 
pagnie qui  était  sa  famille. 

Quelques  instants  après,  vers  dix  heures,  les  méde- 
cins revinrent,  mais  le  mal  empirait  et  les  remèdes  deve- 
naient inutiles.  Monseigneur  disait  souvent  :  «  Ma  tête 
ressemble  à  une  forêt  dépouillée  de  son  feuillage;  j'en- 
tends des  sifflements  continuels...  »  Et  il  attachait  sur 
moi  ses  yeux  pleins  de  bonté  et  de  charité. 

Dans  l'après-midi,  M.  l'abbé  Sturchi  vint  le  confesser 
et  le  préparer  à  recevoir  les  derniers  sacrements. 

Vers  cinq  heures,  M.  Etienne,  accompagné  de  ses 
assistants  et  d'une  vingtaine  de  prêtres  de  la  Congré- 
gation, lui  apporta  le  saint  viatique,  puis  lui  donna 
l'extrême-onctiôn.  A  toutes  les  questions  qui  lui  furent 
posées,  d'après  le  cérémonial  des  évêques,  il  répondit  : 
oui,   avec  cette  foi.  cette  humilité  dont  il  ne  s'est  jamais 


—  43o  — 

départi,  et  aussi  avec  une  douceur  et  un  bonheur  qui 
transpiraient  dans  les  accents  de  sa  voix. 

Au  moment  où  s'achevait  cette  imposante  cérémonie, 
il  prit  la  parole  à  son  tour  et  fit  en  latin,  qui  est  la 
langue  de  l'Eglise,  une  action  de  grâces  embrassant  toute 
sa  vie.  En  voici  quelques  passages  en  français  : 

«  Je  remercie  Dieu  mon  Créateur  de  toutes  les  grâces 
et  de  tous  les  bienfaits,  tant  de  l'ordre  naturel  que  de 
l'ordre  surnaturel  qu'il  m'a  accordés,  depuis  que  je  suis 
dans  le  monde.  Je  le  remercie,  par  Jésus-Christ  Notre- 
Seigneur  son  Fils  unique,  de  m'avoir  créé  et  de  m'avoir 
ensuite  régénéré  dans  les  eaux  du  baptême;  de  m'avoir 
conduit  de  degré  en  degré,  de  grâce  en  grâce  jusqu'à  la 
dignité  du  sacerdoce;  de  m'avoir  fait  entrer  dans  la  Con- 
grégation de  la  Mission,  laquelle  a  pour  fin  d'évangéliser 
les  pauvres  et  de  secourir  les  malheureux. 

«Je  le  remercie  de  m'avoir  discerné  parmi  ses  prêtres 
pour  aller  annoncer  son  nom  et  son  Evangile  aux  nations 
idolâtres.  Maintenant  que  ma  carrière  est  achevée,  je  le 
prie  et  le  conjure  par  les  mérites  de  Notre-Seigneur  de 
reconnaître  et  de  ne  pas  rejeter  sa  brebis,  mais  de  l'ad- 
mettre dans  la  société  des  élus,  dans  ce  beau  ciel  que 
nous  a  ouvert  notre  Sauveur.  Que  je  sois  reçu  dans  le 
sein  de  l'indivisible  Trinité,  Père,  Fils  et  Saint-Esprit; 
auprès  de  notre  Immaculée  Mère,  la  très  sainte  Vierge, 
Reine  du  ciel  et  de  la  terre;  en  la  compagnie  de  notre 
bienheureux  père  saint  Vincent  et  de  notre  vénérable 
martyr  Perboyre. 

ce  Je  demande  pardon  à  mes  confrères  de  mes  négli- 
gences dans  l'accomplissement  des  devoirs  de  ma  voca- 
tion. 

«  Je  remercie  M.  Etienne,  notre  très  honoré  Père,  de- 
toutes  les  bontés  qu'il  a  eues  pour  moi  et  pour  mon  frère 
Charles....  » 


—  436  — 

Les  assistants  se  retirèrent  profondément  édifiés,  si 
édifiés  que  plusieurs  dans  la  soirée  vinrent  baiser  les 
pieds  de  l'auguste  malade.  Avant  de  sortir  de  l'appar- 
tement, M.  Etienne  dit  à  l'un  de  ses  confrères  :  «  Monsei- 
gneur conserve  jusqu'à  la  fin  les  traditions  de  sa 
jeunesse;  il  avait  chaque  année  le  prix  de  sagesse  à 
Montdidier.  » 

Quand  tout  le  monde  se  fut  retiré,  je  me  jetai  au  pied 
de  son  lit  et  je  lui  demandai  sa  bénédiction  pour  moi- 
même,  pour  notre  famille,  pour  les  habitants  d'Authie 
et  d'Abbeville;  pour  les  pauvres  Chinois  qu'il  avait  évan- 
gélisés  ;  pour  tous  les  prêtres  et.  toutes  les  filles  de 
saint  Vincent....  «  Bien  volontiers,  me  répondit-il,  mais 
je  n'ai  pas  mon  anneau  ;  donnez-moi  mon  anneau  !  » 
Quand  je  le  lui  eus  remis,  il  leva  la  main  en  disant  : 
«  Oui,  je  vous  bénis,  vous  et  toutes  les  personnes  que 
vous  me  recommandez.  »  Puis  il  ajouta  :  «  Soyez  sans 
inquiétude.  » 

Monseigneur  ne  paraissait  avoir  aucune  appréhension 
sur  son  salut  éternel  ;  la  confiance  en  Dieu,  qui  avait 
toujours  été  l'une  des  principales  vertus  de  sa  vie,  lui 
faisait  espérer,  qu'au  sortir  de  ce  monde  il  verrait  et 
posséderait  Dieu.  Sa  conscience  lui  rendait,  comme  à 
saint  Paul,  le  témoignage  «  d'avoir  bien  combattu  ;  il  ne 
lui  restait  plus  qu'à  recevoir  la  couronne  de  justice  ». 

M.  Etienne  était  venu  le  revoir  un  instant  après  lui 
avoir  administré  les  derniers  sacrements  :  c'était  une 
visite  d'adieu.  Dans  notre  pensée  il  ne  devait  point 
passer  le  lendemain,  fête  de  la  Purification  de  la  très 
sainte  Vierge.  Nous  en  parlions  dans  ce  sens  avec 
M.  Martin  :  non,  il  ne  passera  pas  la  journée  de  demain; 
la  sainte  Vierge  qu'il  a  tant  aimée  et  si  bien  servie  l'ap- 
pel'era  à  lui  le  jour  de  sa  fête. 

Le  2  février  à  o  heures  du  matin,  Monseigneur  me  fait 
appeler.  Je  me  rends  aussitôt  auprès  de  lui  ;  la  nuit  avait 


—  437  — 

ressemblé  aux  autres  nuits  :  pas  de  sommeil,  pas  de 
repos,  un  pouls  faible  mais  rapide...  Il  me  parla  d'Authie, 
de  Saint-Léger,  de  nos  neveux  et  nièces,  puis  tout  à 
coup  il  s'écria  :  «  Je  n'ai  pas  sur  moi  ma  médaille  de  la 
sainte  Vierge,  il  n'y  en  a  pas  non  plus  au  chapelet  que 
vous  m'avez  offert .  Vite  !  allez  me  chercherma  médaille.  » 

Un  des  séminaristes  présents  lui  en  offrit  une  qui  lui 
avait  été  donnée  par  sa  mère;  mais  elle  ne  lui  suffisait 
pas  :  j'allai  lui  chercher  la  sienne,  et  ce  n'est  qu'après 
l'avoir  reçue  et  replacée  sur  sa  poitrine  qu'il  fut 
tranquille. 

Ainsi  il  ne  voulait  pas  mourir  sans  porter  l'image  qu'il 
avait  pressée  tant  de  fois  contre  son  cœur  et  si  souvent 
baisée  avec  un  respect  mêlé  de  tendresse. 

Vers  7  heures  du  matin,  je  lui  dis  :  «  Mon  frère,  je 
vais  célébrer  la  sainte  messe.  —  Oui,  me  répondit-il, 
dites-la  pour  moi  et  pour  vous.  «  Et  comme  j'ajoutai: 
«  C'est  la  Purification  de  la  sainte  Vierge, aujourd'hui.  » 
Il  me  répondit:  «  Je  le  sais  bien,  m  J'allai  dire  la  sainte 
messe  à  son  intention.  Ensuite  je  remontai  auprès  de 
lui  et  je  trouvai  M.  Sturchi  auquel  il  se  confessait  en 
italien  pour  recevoir  l'indulgence  plénière  à  l'article  de 
la  mort.  Il  fit  son  acte  de  contrition,  puis  il  resta  long- 
temps devant  son  crucifix,  plongé  dans  l'humilité,  le 
repentir,  la  douleur  et  la  charité. 

Lorsque  M.  Sturchi  se  fut  retiré,  je  m'approchai  de 
son  lit  et  lui  dis  :«Mon  frère, n'avez-vous  rien  à  me  dire? 
—  Non,  non,  me  dit-il  simplement.  »  Puis,  après  quel- 
ques minutes  de  réflexion:  k  Vous  prendrez  dans  ma 
malle  ma  correspondance,  je  vous  la  laisse  ;  vous 
remettrez  à  ces  Messieurs  les  deux  bulles  du  Pape.  » 

Je  lui  posai  ensuite  quelques  questions,  entre  autres 
celle-ci  :  «  A  qui  appartiennent  telles  et  telles  propriétés 
en  Chine  ?»  —  Après  quelques  secondes  de  réflexion,  il 
me  dit  :  «  Ces  biens  sont  des  biens  de  mission  ;  ils  ap- 


—  438  — 

partiennent  à  la  mission.  »  Telles  furent  les  dernières 
paroles  qu'il  m'adressa.  Au  moment  où  il  achevait 
M.  Etienne  entra; je  les  quittai  pour  me  retirer  dans 
ma  chambre. 

Aussitôt  que  M.  Etienne  fut  sorti,  M.  l'abbé  Per- 
boyre,  frère  du  martyr,  vint  auprès  du  prélat  agonisant. 
Monseigneur  se  sentant  étouffé  demanda  sa  croix.  Puis, 
jetant  un  dernier  regard  sur  toute  sa  vie,  sur  ce  qu'il 
avait  souffert  et  sur  ce  qu'il  souffrait  encore,  il  s'écria 
d'une  voix  solennelle  et  plaintive  tout  à  la  fois  :«  Elevez 
la  croix  !  »  Et  ce  disant  il  expira... 

Ainsi  mourut,  entre  les  bras  de  Jésus  crucifié,  celui 
qui  toute  sa  vie  avait  généreusement  porté  sa  croix  ;  il 
était  10  heures  moins  quelques  minutes  et  c'était  le 
2  février,  fête  de  la  Purification,  jour  anniversaire  de 
son  entrée  dans  la  Congrégation  de  la  Très  Sainte  Vierge 
à   Montdidier. 

Le  3  février,  vers  7  heures  du  matin,  ma  sœur  Sidonie 
accompagnée  de  son  mari,  M.  Constantin  Dani court, 
arrivait  à  Saint-Lazare;  je  les  reçus.  L'entrevue  fut  des 
plus  douloureuses,  on  le  pense  bien. 

Cependant  on  avait  descendu  la  dépouille  de  Monsei- 
gneur dans  la  chambre  des  évèques,  et  ce  fut  là,  avant 
de  clore  la  bière,  que  ma  sœur  Sidonie  embrassa  son 
frère  pour  la  dernière  fois. 

Il  n'y  avait  pour  le  saint  évêque  ni  chapelle  ardente, 
ni  exposition.  «  Si  vous  me  connaissiez, m'a- t-il  écrit  un 
jour,  vous  demanderiez  qu'on  me  jette  à  la  voirie  après 
ma  mort.  »  Son  désir  ne  pouvait  être  exécuté  à  la  lettre, 
mais  ses  funérailles  furent  simples  et  rapides  comme 
dans  les  communautés. 

A  8  heures  du  matin,  pendant  le  chant  des  Ma- 
tines, le  corps  du  défunt  était  porté  dans  la  chapelle  et 
escorté  par  les  dignitaires  de  la  Congrégation. 
M.  Etienne  officia  tout  le  temps.  A  10  heures,  le  cortège 


—  439  — 

composé  de  200  prêtres,  séminaristes,  étudiants  et 
autres,  et  d'autant  de  sœurs  de  charité,  s'avançait  vers 
le  cimetière  du  Montparnasse. 

Mais  voici  le  récit  plus  complet  des  funérailles  de 
Mgr  Danicourt  fait  par  un  étudiant  de  Saint-Lazare 
qui,  moins  absorbé  par  la  douleur  que  M.  Charles 
Danicourt,  a  pu  en  observer  et  en  recueillir  tous  les 
détails  : 

«  J'ai  vu  Mgr  Danicourt  sur  son  lit  de  mort,  il 
n'était  pas  du  tout  changé.  11  était  absolument  tel  que 
je  l'ai  vu  souvent  à  la  salle  d'oraison  ou  à  la  chapelle, 
les  yeux  fermés,  la  sérénité  empreinte  sur  son  visage  et 
dans  l'attitude  d'un  homme  perdu  dans  la  méditation 
de  quelque  grande  mais  consolante  vérité.  Il  était  vrai- 
ment beau  à  voir.  Le  seul  changement  qu'on  pouvait 
remarquer  en  lui  c'est  qu'il  était  devenu  un  peu  jaunâtre, 
effet  de  sa  terrible  et  impitoyable"  maladie.  Après  sa 
mort,  on  sonna  la  grande  cloche  pour  annoncer  cette 
ail'reuse  nouvelle,  et  il  est  impossible  de  vous  dire  l'im- 
pression que  cela  produisit  sur  nous  tous,  sachant  que 
Monseigneur  était  à  l'extrémité.  Chacun  en  entendant 
la  cloche  était  convaincu  qu'il  y  avait  un  confrère  de 
mort  sur  la  terre  et  un  saint  de  plus  dans  le  ciel.  Chaque 
battement  de  la  cloche  pénétrait  le  cœur  comme  si  cha- 
cun avait  perdu  son  père,  et  une  tristesse  inexprimable 
était  empreinte  sur  tous  les  visages.  Nous  allions  en 
classe  au  moment  où  la  cloche  sonnait  et  chacun,  mal- 
gré le  silence,  avait  ce  mot  à  la  bouche  :  Monseigneur  est 
mort  ! 

«  On  le  laissa  toute  la  journée  du  jeudi  dans  la  chambre 
où  il  était  mort  et  le  soir  on  le  descendit  à  la  chambre  de 
Monseigneur.  On  ne  le  revêtit  ni  on  ne  l'exposa.  Je  suis 
certain  que  son  humilité  en  était  satisfaite.  Le  lendemain 
vendredi,  l'autel  était  tendu  en  noir  comme  pour  le  jour 


—  440  — 

des  morts.  On  dressa  dans  le  chœur  un  catafalque  et  à 
8  heures  l'office  fut  célébré  par  M.  le  supérieur  général 
qui  chanta  ensuite  la  messe,  et  à  10  heures  et  demie  le 
cortège  se  mit  en  marche  pour  le  Montparnasse.  M.  le 
supérieur  général  officia  tout  le  temps,  même  au  cime- 
tière. La  seule  chose  qu'il  ne  fit  pas,  ce  fut  l'absoute  qui 
fut  chantée  par  un  prêtre  étranger  que  je  ne  connais  pas. 
M.  le  supérieur  général  avait  l'air  tout  défait  ;  on  voyait 
bien  qu'il  enterrait  un  de  ses  enfants  qu'il  aimait  comme 
sa  propre  vie. 

«Toute  la  cérémonie  de  l'office  et  de  l'enterrement 
avait  quelque  chose  de  si  triste  et  de  si  saisissant  qu'on 
en  était  frappé.  J'ai  vu  plusieurs  enterrements  à  Saint- 
Lazare,  mais  je  n'en  ai  jamais  vu  qui  ait  pu  faire  tant 
d'impression  que  celui  de  Mgr  Banicourt  ;  tout  contri- 
buait à  le  rendre  entièrement  solennel  et  touchant. 

«  La  procession  de  Saint-Lazare  au  cimetière  était  ainsi 
disposée  ;  une  voiture  de  deuil  précédait  le  corbillard, 
puis  immédiatement  le  corps.  Les  prêtres  anciens  et  les 
prêtres  étrangers  marchaient  deux  à  deux.  Ensuite 
venaient,  encore  deux  à  deux,  les  étudiants,  les  sémi- 
naristes, les  frères  et  les  étrangers  laïques,  puis  venaient 
environ  200  sœurs  de  charité  et  enfin  quelques  voitures 
de  deuil  fermaient  la  marche.  Il  y  avait  dans  la  rue  une 
foule  de  gens  qui  paraissaient  extraordinairement 
frappés.  La  présence  des  sœurs  de  charité  produisait  un 
magnifique  effet.  Pendant  la  procession,  j'ai  entendu  des 
ouvriers  qui  se  disaient  :  La  mort  est  bien  triste  en  elle- 
même,  mais  elle  est  encore  plus  triste  avec  des  proces- 
sions comme  celle-ci  ;  il  n'y  a  pas  au-dessus  des  maisons 
religieuses  pour  faire  des  enterrements.  Au  cime- 
tière j'ai  entendu  des  ouvriers  qui  disaient  envoyant 
passer  la  procession  et  en  entendant  chanter  le  Miserere: 
Que  c'est  beau  !  que  le  scommunautés fontbien  les  choses  ! 

«  Pendant  la  procession,  un  rochet,  une  étole,  une  mitre 


—  441  — 

et  la  croix  pastorale  étaient  attachés  sur  le  cercueil. 
«  Durant  sa  vie,  Mgr  Danicourt  avait  aimé  la  simplicité, 
il  Ta  prèchée  par  ses  exemples,  par  ses  paroles,  par  ses 
actions,  de  toute  manière  ;  il  la  prêche,  il  la  pratique 
encore  après  sa  mort,  car  il  repose  sans  distinction 
parmi  les  autres  * » 

i.  Lettre  de  M.  E.  William,  étudiant  de  Saint-Lazare,  à  M.  Vicart, 
supérieur  au  collège  de  Montdidier. 


CHAPITRE  III 


Deuil  général  à  la  nouvelle  de  la  mort  de  Mgr  Danicourt.  —  Trans- 
lation de  sa  dépouille  à  Authie.  —  Son  inhumation  dans  le  cime- 
tière de  cette  paroisse  par  Mgr  Boudinet,  évêque  d'Amiens,  le 
16  février  1860. 


La  nouvelle  de  la  mort  de  Mgr  Danicourt  produisit 
un  deuil  public.  A  Paris  chez  les  lazaristes  et  dans  toutes 
les  maisons  des  sœurs  de  charité,  à  Amiens,  à  Abbeville, 
à  Montdidier,  à  Authie  et  dans  tout  l'arrondissement  de 
Doullens,  il  n'était  bruit  que  de  cette  mort  annoncée  par 
plusieurs  grands  journaux  delà  capitale  et  par  ceux  de 
la  Picardie. 

Le  peuple  d'Authie  était  atterré  par  cette  mort  si  inat- 
tendue. Il  avait  préparé  une  splendide  réception  au  plus 
illustre  de  ses  enfants  et  il  se  voyait  contraint  de  changer 
en  deuil  les  apprêts  du  triomphe  ! 

M.  l'abbé  Charles  Danicourt  recevait  de  toutes  parts, 
an  nom  de  la  famille  du  prélat  défunt,  des  témoignages 
de  condoléance  et  de  vive  sympathie. 

C'était  d'abord  Mgr  l'évêque  d'Amiens,  de  douce  et 
sainte  mémoire,  qui  lui  écrivait  *  en  ces  termes  : 

«  Je  partage  votre  douleur,  mon  cher  abbé.  Je  vous 
plains  de  toute  mon  âme  et  je  prie  le  bon  Dieu  d'adoucir 
votre  chagrin  qui  doit  être  bien  grand.  Mais  je  pleure 
aussi  ce  saint  évêque,  comme  un  évêque  doit  pleurer  un 

1.  Lettre  du  3  février  1860. 


—  443  — 

frère,  un  ami  de  l'Eglise,  un  apôtre.  Les  desseins  de 
Dieu  sont  impénétrables  et  ici  plus  que  jamais  il  faut  les 
adorer  :  quitter  la  France  pour  aller  mourir  en  Chine  et 
revenir  mourir  en  France  quand  il  ne  voulait  qu'y  passer  ! 
Il  semble  aussi  que  c'est  un  ami  que  je  perds  ;  mon  cœur 
s'était  vivement  attaché  à  cette  nature  si  sympathique  et, 
je  dois  le  dire,  il  m'avait  lui-même  témoigné  une  affec- 
tion dont  j'avais  été  pénétré.  Demain  matin  j'offrirai  le 
saint  sacrifice  pour  cette  chère  âme. 

«  Adieu,  mon  cher  abbé;  je  vous  bénis  et  vous  serre 
contre  mon  cœur  de  toute  la  tendresse  dont  je  suis 
capable.  » 

«  f  Jacques- Antoine,  êvêque  d'Amiens.  » 

Après  la  lettre  de  Mgr  Boudinet,  il  en  est  une  autre 
que  nous  nous  plaisons  à  reproduire  parce  qu'elle  émane 
du  cœur  du  père  d'un  saint  missionnaire  '  martyrisé  en 
Corée  quelques  années  plus  tard,  de  M.  Daveluy  : 

Amiens,  le  3  février  1860. 

«  Monsieur  l'abbé, 

«  Que  dire  autre  chose  que  les  mots  tracés  au  com- 
mencement de  votre  lettre  !  Mots  que  Jésus-Christ  a 
prononcés  pour  nous  apprendre  ce  que  nous  devons  dire 
à  Dieu  :  «  Que  votre  volonté  soit  faite  !  »  Il  l'a  faite  sur 
sur  la  terre  le  saint  évoque  que  vous  pleurez,  puisqu'il  a 
répondu  à  l'appel  de  Dieu,  bien  qu'il  le  fît  entrer  dans 
une  carrière  d'abnégation,  de  croix,  de  souffrances  de 
toute  espèce,  car  voilà  ce  que  l'on  rencontre  sur  la  route 
que  suit  Jésus.  Que  votre  volonté  soit  faite,  ô  bon, 
ô  doux,  ô  aimable  Jésus,  oui,  toujours  aimable  même 
lorsque   vous   arrachez   à  votre  couronne   une   de  ces 

1.  Mgr  Daveluy,  évêque  d'Acônes,  martyrisé  eu  Corée,  le  jour  du 
vendredi  saint  1866. 


_  444  — 

longues  épines  qui  percent  votre  front,  pour  en  enfoncer 
la  pointe  dans  notre  pauvre  cœur.  Il  est  cruellement 
éprouvé  ce  cœur  de  frère  si  joyeux  il  y  a  quelques  jours 
de  voir  celui  qu'il  aimait  si  tendrement,  qu'il  serrait  si 
amicalement  dans  ses  bras,  sentant  son  amour  fraternel 
augmenté,  doublé,  rehaussé  du  respect  qu'il  ressentait 
pour  un  confesseur  de  la  foi.  Oh!  qu'il  fait  beau  de 
mourir  après  avoir  confessé  Jésus-Christ  devant  les  tri- 
bunaux des  idolâtres  1  !  Comme  Jésus  s'avance  radieux 
pour  prendre  par  la  main  ces  généreux  confesseurs  et 
les  présenter  à  son  Père,  à  Marie  et  à  saint  Vincent  dont 
ils  sont  les  enfants.  Que  ce  spectale  est  beau,  Monsieur 
l'abbé  et  cher  ami.  Rendez  des  hommages  à  ce  corps  qui 
a  été  le  temple  du  Saint-Esprit,  qui  un  jour  aura  part  à 
la  résurrection  glorieuse.  Pleurez,  soulagez  votre  cœur, 
mais  n'oubliez  pas  que  les  anges  dans  le  ciel  chantent 
des  cantiques  de  louanges  au  pied  du  trône  de  Dieu,  en 
l'honneur  du  saint  athlète  que  le  Seigneur  a  couronné 
de  la  double  couronne  de  la  virginité  et  du  martyre.  Oui, 
n'en  doutez  pas,  nous  prierons,  ma  femme  et  moi,  pour 
vous  surtout,  car  pour  lui,  il  est  dans  la  gloire. 

Nous  nous  faisions  une  fête  de  le  recevoir,  de  lui  de- 
mander sa  bénédiction,  de  baiser  ces  mains  qui  avaient 
été  liées,  garrottées  comme  celles  de  saint  Paul  et  qui  un 
jour  seront  rayonnantes  de  gloire  dans  le  ciel.  Nous 
n'étions  pas  dignes  de  ce  bonheur!  Priez  donc  aussi 
pour  nous,  cher  abbé,  ut  digni  ejjicÀamur  promissionibus 
Ckristi.  Faisons  un  échange  de  prières,  nous  le  de- 
vons :  prier  les  uns  pour  les  autres,  c'est  le  commande- 
ment de  Dieu. 

«  Ma  femme  me  charge  de  vous  dire  qu'elle  partage 
bien  votre  affliction,  qu'elle  est  de  moitié  dans  tout  ce 


1.  L'homme  qui  nourrissait  de  tels  sentiments  dans  son  cœur 
était  digne  d'avoir  un  fils  martyr, 


—  445  — 

que  je  vous  dis.  Espérons  que  ce  saint  évêque,  dont  mon 
fils  a  eu  l'honneur  et  le  bonheur  d'être  un  moment  le 
socius  '  voudra  bien  aussi  intercéder  pour  nous  auprès 
de  Dieu  et  lui  demander  les  grâces  dont  nous  avons 
besoin,  avec  toute  l'autorité  que  donnent  les  souffrances 
supportées  pour  Jésus,  avec  le  secours  de  Jésus. 

«  Agréez,  Monsieur  l'abbé  et  digne  ami  2,  l'assurance 
de  mes  sentiments  respectueux  et  dévoués... 

«  Isidore-Nicolas  Daveluy.  » 

La  comtesse  de  Joinville,  née  de  Bréda,  si  célèbre 
dans  Paris  par  ses  aumônes  et  son  amour  des  souf- 
frances (elle  avait  échangé  ses  armes  de  famille  pour 
la  croix),  écrivait  à  son  tour  à  M.  l'abbé  Ch.  Danicourt, 
le  2  février,  au  soir  : 

«  Monsieur  l'abbé, 

«  Je  reçois  à  l'instant  la  lettre  que  vous  md  faites 
l'honneur  de  m'écrire.  J'en  suis  profondément  touchée. 
J'avais  connu  M.  l'abbé  Danicourt  à  Montdidier  dans  ma 
jeunesse  et  je  me  réjouissais  d'être  bénie  par  un  prélat. 
Maintenant  ma  tête  s'incline  sous  l'auréole  d'un  saint! 
Oh!  qu'il  prie  pour  vous,  frère  désolé,  pour  moi  brisée 
de  douleur  et  pour  la  sainte  Eglise  !  Si  ma  santé  ne  me 
condamnait  pas  à  une  retraite  absolue,  je  me  serais  pré- 
sentée vers  vous,  Monsieur  l'abbé,  mais  permettez  que 
je  vous  exprime  ici  mes  regrets  bien  sentis  et  l'expres- 
sion de  ma  respectueuse  gratitude  pour  votre  souvenir. 

«  A.  de  Bkéda,  comtesse  de  Joinville. 
«  P.  S.  M.  l'abbé  Vivier  se  réjouissait  de  revoir  Mon- 

1.  Avant  que  Mgr  Daveluy  entrât  en  Corée. 

2.  M.  l'abbé  Cbarles  Danicourt  a  connu  tout  particulièrement  la 
famille  Daveluy  tandis  qu'il  était  vicaire  à  Saint- Le  u. 


—  446  — 

seigneur,  il  va  s'unir  de  toute  son  âme  à  votre  si  juste 
affliction.  » 

Une  autre  lettre,  aussi  précieuse  pour  nous  que  les 
précédentes,  est  celle  de  M.  Mizaël  de  Tas,  l'un  des  mar- 
tyrs de  Castelfîdardo  : 

«  Monsieur, 

«  Je  vous  ai  cherché  vendredi  vers  une  heure,  vous 
veniez  de  partir  ;  c'était  pour  vous  dire  combien  ma 
mère  et  moi  nous  prenions  part  à  la  perte  de  Mgr  Dani- 
court,  que  vous  veniez  de  faire,  perte  bien  grande  pour 
vous,  pour  son  ordre  qu'il  illustrait  par  ses  travaux , 
pour  tous  ces  peuples  qu'il  avait  appelés  à  le  foi...  J'o- 
serai dire  qu'elle  est  bien  sensible  aussi  pour  nous,  qui 
avons  eu  le  bonheur  de  l'approcher  pendant  quelques 
instants. 

«  Nous  ne  pourrons  oublier  cette  bonté,  cette  simpli- 
cité toute  apostolique. 

«  Des  morts  comme  celle  de  Mgr  votre  frère  trouvent 
plus  de  regrets  mais  aussi  plus  de  consolations. 

a  II  avait  souffert  pour  le  Christ,  il  meurt  entouré  de 
ses  frères  en  saint  Vincent  de  Paul,  que  je  voyais  en  si 
grand  nombre  autour  de  son  cercueil,  et  les  petits  Chi- 
nois sauvés  parla  Sainte-Enfance  lui  préparaient  une 
place  là  haut. 

«  Veuillez,  je  vous  prie,  Monsieur,  recevoir  l'expres- 
sion de  tous  mes  regrets,  et  l'assurance  de  mes  senti- 
ments les  plus  distingués. 

«  Mizaèl  Le  Mesre  de  Pas.  » 
4  février. 

Citons  encore,  au  nombre  des  lettres  les  plus  remar- 
quables, celle  de  Mme  la  marquise  de  Pastoret  : 


—   447  — 

«  J'ai  été  très  fâchée,  Monsieur  l'abbé,  de  ne  plus 
vous  trouver,  rue  de  Sèvres,  lorsque  j'ai  été  vous  y  cher- 
cher ;  mais  je  veux  au  moins  vous  faire  parvenir 
l'expression  de  la  peine  si  vive  que  m'a  causée  la  perte 
immense  que  vous  venez  de  faire  et  bien  aussi  l'Eglise. 
Votre  vénérable  frère,  Mgr  Danicourt,  avait  déjà  fait 
beaucoup  ;  on  pouvait  encore  espérer  de  lui  pendant  long- 
temps une  suite  de  hautes  actions,l  'achèvement  en  Chine 
de  tout  ce  qu'il  avait  admirablement  entrepris.  Quelle 
douleur  éprouveront  tous  ses  enfants  si  éloignés  !  quelle 
douleur  pour  tous  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  de  le  con- 
naître! Mais  vous,  Monsieur  l'abbé,  que  vous  devez  souf- 
frir! Je  me  rappelle  que  Monseigneur  me  disait  que  vous 
aviez  pensé  mourir  de  joie  en  le  revoyant.  Que  ce  bonheur 
a  été  court!  je  vous  plains  de  'toute  mon  âme;  je  vous 
comprends.  Mais  je  sais  aussi  qu'il  vous  reste  une  grande 
consolation  en  pouvant  bien  espérer  que  celui  que  vous 
pleurez  prie  pour  vous  et  vous  attend  dans  le  ciel. 

«  Ma  fille,  la  marquise  du  Plessis-Bellière,  sans  avoir 
Thonneur  de  vous  connaître  particulièrement,  désire 
cependant  que  je  ne  vous  laisse  pas  ignorer  sa  vive 
sympathie  dans  cette  douloureuse  circonstance  et  sera 
charmée,  ainsi  que  moi,  si,  quand  vous  viendrez  à  Paris, 
vous  vouliez  bien  ne  pas  nous  oublier.  Veuillez,  Mon- 
sieur l'abbé,  agréer  l'assurance  de  tous  mes  meilleurs  et 
respectueux  sentiments. 

a  La  marquise  de  Pastoret.  » 

Nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  reproduire 
toutes  les  lettres  admirables  que  M.  l'abbé  Danicourt 
reçut  en  ces  tristes  circonstances,  lettres  qui  nous  retra- 
cent toutes  quelque  chose  à  la  louange  du  saint  évèque 
missionnaire. 

C'est  M.  l'archiprètre  *  de  Saint-Wulfran  qui  s'écrie  : 

1;  M.  Michel,  homme  d'une  rare  distinction  d'esprit  et  de  cœur. 


—  448  — 

«  Tout  Abbe ville  pleure  avec  nous,  mon  cher  ami....  » 

C'est  Mme  Saint-Joseph,  supérieure  du  couvent 
des  Ursulines  de  la  même  ville,  qui  exprime  dans  son 
langage  à  elle  des  sentiments  empreints  de  la  plus 
exquise  délicatesse,  à  l'adresse  des  deux  frères. 

C'est  Mme  Dentemt  de  Pingre  qui  prend  la  plus  large 
part  à  la  douleur  qui  accable  M.  l'abbé  Charles  Danicourt 
et  ses  amis  les  plus  dévoués. 

C'est  M.  Masse,  ancien  curé  d'Authie,  c'est  Mlle  Dé- 
sirée Danicourt  d'Authie,  qui  mêlent  leurs  larmes  aux 
larmes  du  frère  si  affligé,  et  cela,  dans  des  termes  si 
éloquents  que  nous  regrettons  vivement  de  ne  pouvoir 
les  reproduire  ici  ;  mais  nous  conservons  ces  lettres 
comme  de  précieux  souvenirs  pour  la  famille  du  prélat. 

Cependant  les  habitante  d'Authie,  mus  par  un  sen- 
timent bien  légitime,  réclamaient  à  tout  prix  la  dépouille 
de  Mgr  Danicourt  :  «  Nous  ne  l'avons  pas  vu  vivant, 
disaient-ils,  nous  le  verrons  mort  ;  sa  place  est  à  Authie.  » 
Ce  désir  si  ardent  sera  bientôt  réalisé  ;  il  le  sera  même 
au  delà  de  leurs  espérances,  car  en  parlant  ainsi  ils 
voulaient  désigner  son  cercueil;  mais  il  leur  sera  donné, 
nous  le  dirons  tout  à  l'heure,  de  contempler  et  de  vénérer 
ses  traits  eux-mêmes. 

Tandis  que  M.  Capella,  curé  d'Authie,  marchait  en 
tête  du  mouvement  à  l'effet  d'obtenir  cette  faveur, 
M.  Charles  Danicourt  était  en  instance  auprès  de 
M.  Etienne,  lui  faisait  part  du  vif  désir  des  habitants 
d'Authie  et  obtenait  son  adhésion. 

Le  12  février,  MM.  Danicourt  et  Capella  prenaient  le 
chemin  de  Paris  et  se  rendaient  à  Saint-Lazare. 

Le  lendemain  ils  se  portaient  vers  le  cimetière  de 
Montparnasse,  en  la  compagnie  d'un  lazariste  et  d'un 
frère  de  la  maison,  pour  faire  procéder  à  l'exhumation. 
Toutes  les  autorisations  requises  étant  signées  à  l'avance, 
la  chose  demanda  peu  de  temps  et  le  sarcophage  était 


—  449  — 

rendu  à  la  gare  du  Nord  pour  onze  heures  du  matin. 

M.  Etienne,  supérieur  général,  se  montra  plein  de  bonté 
et  de  bienveillance  pour  le  frère  de  Mgr  Danicourt  et 
pour  M.  le  curé  d'Authie  ;  au  moment  de  les  quitter,  il 
donna  au  premier  la  croix  pectorale  et  les  anneaux  du 
vénérable  prélat,  et  son  bréviaire  au  second. 

Nous  devons  ajouter  que  M.  Charles  Danicourt  s'était 
empressé  de  lui  offrir  la  belle  chapelle  dont  il  fit  pré- 
sent au  pontife,  à  son  arrivée  ;  par  ce  témoignage,  il 
avait  voulu  exprimer  à  M.  Etienne  la  reconnaissance 
qu'il  lui  devait  tant  en  son  nom  qu'au  nom  de  son  saint 
frère . 

Avant  de  quitter  Paris  il  avait  remis  à  la  poste  une 
vingtaine  d'invitations  pour  l'inhumation  qui  devait 
avoir  lieu  le  jeudi  16.  Dans  sa  pensée  la  cérémonie 
funèbre  allait  se  passer  en  famille,  sans  pompe  et  sans 
éclat;  il  avait  prié  M.  Masse,  aumônier  de  l'hospice  de 
Montdidier,  ancien  curé  d'Authie,  de  prononcer  une 
oraison  funèbre.  Mais  Dieu  disposa  les  choses  autre- 
ment. 

Le  convoi  quitta  Paris  vers  trois  heures  de  l'après- 
midi  et  arriva  à  Amiens  à  six  heures  et  demie.  A  sept 
heures  on  prit  le  chemin  d'Authie  ;  un  corbillard  et  une 
seule  voiture  de  deuil  composaient  le  triste  cortège. 
Après  un  relais  de  quelques  minutes  à  Puchevillers,  il 
arriva  à  Authie  à  dix  heures  du  soir.  La  bière  ayant  été 
descendue  de  voiture  fut  portée  dans  l'église  et  placée 
dans  le  chœur  sur  des  sciures.  Un  froid  glacial  pénétrait 
partout  et  les  vitres  de  l'église  s'agitaient  au  souffle  du 
vent.  Quelques  saintes  femmes,  rappelant  celles  qui 
avaient  suivi  Noire-Seigneur  au  tombeau,  passèrent  la 
nuit  dans  l'église. 

La  nouvelle  de  l'arrivée  de  la  dépouille  de  Mgr  Dani- 
court ne  fut  pas  sitôt  connue  que  toute  la  population 
d'Authie  et  des  environs  s'ébranla  :  ce  fut  une  continuelle 

29 


—  450  — 

procession  depuis  le  14  février  jusqu'au  jour  de  la  sépul 
ture  au  cimetière,  le  16.  Mais  le  flot  du  peuple  deviDt  si 
abondant  dans  l'après-midi  qu'il  fallut,  bon  gré  mal  gré. 
ouvrir  la  bière  et  offrir  à  la  vénération  des  fidèles  les 
traits  augustes  de  celui  qu'ils  appelaient  leur  évêque. 

Vers  trois  heures,  malgré  des  appréhensions  bien  lé- 
gitimes, après  douze  jours  de  décès,  on  ouvrit  la  bière, 
et,  par  une  permission  providentielle,  le  corps  de  Mon- 
seigneur n'exhalait  aucune  odeur.  Sa  physionomie  était 
naturelle  et  douce  ;  ses  yeux  tranquillement  fermés,  an- 
nonçaient plutôt  le  sommeil  que  la  mort.  Ses  parents  et 
ses  amis  lui  baisaient  le  front  ;  les  petits  enfants  portés 
par  leurs  mères  entraient  clans  le  cercueil  et  l'embras- 
saient des  deux  bras.  Tandis  que  les  uns  lui  faisaient 
toucher  leurs  médailles  et  leurs  chapelets,  d'autres  lui 
coupaient  des  cheveux,  de  la  barbe  *,  et  du  suaire  qu'ils 
emportaient  comme  reliques. 

Pendant  toute  la  journée  du  14,  le  flot  des  visiteurs  ne 
fut  pas  interrompu  un  instant  ;  la  nuit  suivante  ce  fut  à 
qui  aurait  l'honneur  de  veiller  auprès  de  ses  restes. 

La  journée  du  15  ressembla  à  la  précédente. 

Cependant  M.  l'abbé  Charles  Danicourt  avait,  quelques 
jours  auparavant,  informé  Mgr  Févêque  d'Amiens  de 
la  translation  du  corps  de  son  frère  à  Authie;  mais 
la  réponse  de    Sa   Grandeur  ne    lui  était   pas   encore 

1.  Un  ami  d'enfance  de  Mgr  Danicourt,  très  connu  et  très  popu- 
laire à  Authie,  François-Pierre  Jus,  lui  avait  écrit  trois  ans  aupara- 
vant, et,  dans  cette  lettre,  il  demandait  au  prélat  de  vouloir  bien  lui 
envoyer,  comme  souvenir,  de  -sa  barbe  d'évêquc  missionnaire.  Cette 
demande  lui  valut,  de  la  part  du  prélat,  une  lettre  très  spirituelle 
que  nous  conservons  précieusement.  Il  lui  disait  entre  autres 
choses  :  a  Si  je  meurs  martyr,  vous  aurez  de  ma  barbe  ;  mais 
comme  je  suis  très  indigne  d'une  telle  faveur,  je  crois  que  vous 
attendrez  en  vain.  »  Dieu  n'a  pas  voulu  priver  cet  homme  de  la 
consolation  que  l'humilité  du  prélat  avait  refusée  à  un  ami  d'en- 
fance, car  ce  dernier  l'a  eue  dans  la  circonstance  que  nous  venons 
de  rappeler. 


—  451  — 

arrivée  le  14  février,  de  sorte  qu'il  ignorait  les  honneurs 
qu'elle  voulait  rendre  à  son  collègue  dans  l'épiscopat. 
Il  fut  agréablement  surpris  de  trouver  en  arrivant  à 
Authie  les  deux  lettres  suivantes,  l'une  de  M.  Masse  et 
l'autre  de  Mgr  Boudinet  : 

«  Bien  cher  et  affligé  ami, 

«  Votre  douleur  est  grande  comme  la  mer  ;  Dieu  seul 
peut  guérir  la  plaie  de  votre  cœur  et  j'apprends  que  sa 
bonté  vous  prépare  une  grande  consolation.  Je  reviens 
de  chez  M.  Vicart  où  j'allais  pour  demander  quelques' 
renseignements  sur  votre  frère;  quelle  fut  ma  surprise 
agréable,  lorsqu'il  me  dit  que  Mgr  Boudinet,  notre  digne 
évêque,  s'était  chargé  de  faire  le  discours  funèbre  à  la 
gloire  de  votre  saint  frère  et  de  l'enterrer.  En  effet,  M.  Vi- 
cart reçut  hier  samedi  une  lettre  de  Sa  Grandeur  où  elle 
le  priait  de  lui  donner  tous  les  renseignements  possibles 
sur  l'édifiante  vie  de  Mgr  Danicourt.  M.  Vicart  a  envoyé 
quatre  grandes  pages  de  renseignements  et  de  plus  une 
lettre  de  Paris  qu'il  avait  reçue,  dans  laquelle  il  est  parlé 
longuement  des  vertus  apostoliques  de  votre  digne  frère. 
Je  serai  donc  avec  vous  pour  vous  voir,  vous  consoler 
et  respirer  l'odeur  des  vertus  auprès  des  reliques  de  notre 
pieux  évêque  et  je  me  réjouirai  avec  vous,  d'entendre 
notre  saint  évêque  d'Amiens  prononcer  un  discours  qui 
vous  sera  si  agréable.  Monseigneur  a  compris  ce  qu'il 
devait  à  un  apôtre  de  notre  Picardie;  nous  bénirons  tous 
sa  pensée,  etc.. 

«  Masse,  aumônier  à  Montdidier.  » 

Voici  la  lettre  de  Monseigneur  l'évêque  d'Amiens. 

«  Mon  cher  abbé, 

«  Mon  intention  est  de  présider  moi-même  à  la  trans- 
lation des  restes  vénérés  de  votre  saint  frère. 


—  452  — 

«  C'est  en  allant  à  Châlons  que  je  l'ai  connu  de  la  ma- 
nière touchante  que  je  vous  ai  dit.  J'allais  là  à  l'enter- 
rement d'un  évêque  qui  devait  avoir  un  cardinal  et 
d'autres  évêques  pour  honorer  ses  ohsèques  ;  et  moi, 
l'évêque  de  ce  saint  évêque  de  Chine  qui  vient  mourir  si 
loin  de  son  cher  troupeau,  je  ne  lui  rendrais  pas  tous 
les  devoirs  qui  pourraient  honorer  sa  mémoire  ?  C'est  la 
gloire  de  mon  bien-aimé  diocèse  ;  c'est  le  modèle  de 
mes  prêtres  ;  il  appartient  aussi  à  cette  congrégation 
modeste  à  laquelle  je  dois  tant  puisque  depuis  deux 
siècles  elle  forme  le  clergé  d'Amiens.  Voilà  bien  des 
titres  aux  honneurs  exceptionnels  que  nous  devons  lui 
rendre.  Tenez-moi  bien  au  courant  de  vos  démarches  et 
fixez-moi  sur  le  jour  ou  je  devrai  être  à  Authie,  etc. 

«  7  Jacqdes-AjntoinEj  évêque  d'Amiens. 

Le  1S  février,  vers  4  heures  de  l'après-midi,  on  ferma 
la  bière  par  mesure  de  salubrité  publique.  Et  comme  le 
bruit  avait  déjà  circulé  que  l'empereur  autoriserait 
l'inhumation  dans  l'église  même,  et  que  l'on  craignait 
qu'un  long  séjour  dans  la  terre  ne  rendît  très  difficile  le 
transport  du  corps  du  cimetière  dans  l'église,  on  revêtit 
le  cercueil  en  chêne  d'une  enveloppe  de  zinc. 

Les  fidèles  qui  vinrent  dans  la  soirée  pour  vénérer 
la  dépouille  de  Monseigneur  furent  très  affligés  de 
trouver  la  bière  fermée  et  de  ne  point  voir  les  traits  que 
tant  d'autres  avaient  eu  la  consolation  de  contempler. 

Déjà  le  bruit  avait  couru  que  l'on  avait  aperçu  sur  le 
chemin  de  Thièvres  la  voiture  de  Mgr  l'évêque  d'Amiens. 

En  effet  quelques  instants  après, Mgr  Boudinet  arrivait 
au  presbytère,  accompagné  de  M.  Morel,  grand  vicaire, 
et  de  M.  Leboulanger, chanoine  préchanlre,  ancien  élève 
de  Mgr  Danicourt  au  collège  de  Monklidier. 

On  se  mit  à  préparer  avec  une  nouvelle  ardeur  la 
cérémonie  du  lendemain. 


—  453  — 

A  Paris,  dans  la  chapelle  des  lazaristes, les  funérailles 
avaient  été  pleines  de  pompe  et  de  grandeur.  A  Authie, 
elles  furent  plus  majestueuses  encore  et  marquées  d'un 
plus  grand  deuil  et  d'une  profonde  tristesse.  Cette 
église  ornée  de  tentures  funèbres  aux  armes  du  prélat 
défunt;  ce  catafalque  aux  belles  proportions,  couronné  par 
un  dôme  surmonté  d'une  croix,  symbole  de  ce  qu'avait 
été  toute  la  vie  du  saint  missionnaire  ;  ces  prêtres 
nombreux  et  recueillis  accourus  de  toute  part;  ces  flots 
pressés  de  fidèles  à  l'attitude  émue,  affligée  ;  ce  chant 
incomparable  de  l'office  des  morts  exécuté  sous  la  di- 
rection de  M.  Leboulanger;  la  voix  1  de  ce  dernier 
remplissant  toute  l'église  et  dominant  toutes  les  autres 
voix  :  cet  ensemble  faisait  frissonner  et  palpiter  toutà  la 
fois. 

Lorsque  l'office  fut  terminé, Mgr  Boudinet  monta  en 
chaire  et  prononça  l'éloge  funèbre  avec  cette  éloquence 
du  cœur,  avec  ce  tact  exquis  qui  excellaient  toujours 
en  lui.  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  le  reproduire  en 
entier.  En  voici  les  pensées  principales  dont  nous  garan- 
tissons le  sens  : 

«  Non,  vénérable  et  saint  frère,  non,  ce  n'étaient  point 
ces  pompes  funèbres  que  nous  vous  préparions  ;  c'étaient 
d'autres  pompes  et  d'autres  fêtes,  et  la  mort  atout  replié.. 
Mais  pourquoi  nous  abandonner  à  une  tristesse  stérile  ? 
Celui  que  nous  pleurons  n'est  pas  mort,  il  est  vivant, 
il  est  tout  resplendissant  dans  l'éternité.  L'Église,  dans 
son  langage  élevé,  désigne  la  mort  des  saints  par  un 
terme  bien  significatif;  elle  l'appelle  aies  natalis,  jour 
de  la  naissance  pour  le  ciel.  Or,  pouvons-nous  douter 
que  Monseigneur  ne  soit  au  ciel  ?  Pouvons-nous  douter 


1.  M.  l'abbé  Leboulanger  avait  une  voix  extraordinaire  :  il  n'y  a 
que  ceux  qui  l'ont  entendue  qui  puissent  s'en  faire  une  idée. 


—  434  — 

que  son  nom  ne  soit  inscrit  un  jour  dans  les  fastes  de 
l'Église,  comme  il  l'est  au  livre  de  vie?... 

«  Il  nous  souvient  de  sa  jeunesse  si  belle,  si  pure,  si 
édifiante  ;  vos  âmes  en  sont  encore  embaumées.  On  dit 
de  lui  qu'il  n'a  pas  connu  les  degrés  de  la  perfection  et 
qu'il  est  arrivé  le  même  jour  au  faîte  de  la  sainteté,  à 
l'âge  parfait,  à  l'âge  viril  de  Jésus-Christ.  N'a-t-il  pas 
été  apôtre  à  l'aurore  de  sa  vie  ?  N'allait-il  pas  à  l'atelier 
de  son  père  édifier  celui-ci  et  instruire  les  ouvriers  par 
les  bonnes  et  pieuses  lectures  qu'il  leur  faisait,  dès 
l'âge  de  onze  ans  ?  Au  point  que  son  père  a  dit  un  jour 
ces  touchantes  paroles  :  «  Quand  je  sens  là  mon  Xavier, 
mon  marteau  reste  suspendu  en  l'air.  »  C'est  bien  là  le 
cri  d'un  père  tout  heureux  et  légitimement  fier  des 
dispositions  et  des  vertus  de  son  enfant  *. 

«  Au  collège  de  Montdidier  onle  voyait  grouper  autour 
de  lui  ses  condisciples,  et  plus  tard  ses  élèves,  et  les 
encourager  à  Pinnocence,  à  la  vertu,  à  l'amour  de  Notre- 
Seigneur  et  de  sa  Mère  Immaculée. 

«  Dans  son  sacerdoce  n'a-t-il  pas  été  la  gloire  et  l'orne- 
ment du  sanctuaire  ?  Dans  les  missions  lointaines  de  la 
Chine,  n'a-t-il  pas  été  un  autre  saint  Paul  par  la  science, 
par  le  zèle,  par  la  charité,  par  les  périls,  par  les  tribula- 
tions, par  la  prison  et  par  les  fers  ?  Si  sa  vie  n'a  pas  été 
couronnée  par  le  martyre  violent,  n'a-t-elle  pas  été 
couronnée  par  le  martyre,  plus  lent  il  est  vrai,  mais  plus 
douloureux,  de  l'exil,  des  privations  et  des  angoisses 
du  cœur? Il  n'y  a  pas  de  martyr  que  celui  qui  tombe 
sous  les  coups  du  bourreau  :  il  y  a  le  martyr  de  l'apos- 
tolat ;  il  n'y  a  pas  de  glaive  que  le  glaive  des  persécu- 
teurs :  il  y  a  le  glaive  des  tribulations  et  des  amertumes, 
le  glaive  des  faux  frères... 

1.  .Mgr  Boudinet,  dans  ses  instructions,  avait' toujours  quelques- 
uns  de  ces  traits  délicieux.  Aussi  bien  nous  nous  sommes  plu  à 
relever  celui-là  entre  autres. 


—  455  — 

«  Monseigneur  porte  donc  au  front  l'auréole  des  martyrs, 
et  son  tombeau  sera  glorieux  comme  celui  des  saints.  Il 
en  sortira  une  vertu  qui  guérira  les  corps  et  transfigurera 
les  âmes.  Authie  ne  sera  pas  la  moindre  paroisse  du 
diocèse  d'Amiens  et  quand  on  voudra  s'encourager  à 
la  vertu  et  aux  grands  sacrifices,  c'est  à  Authie,  près  du 
tombeau  de  l'un  des  grands  apôtres  de  la  Chine,  que 
l'on  viendra  méditer  et  prier.» 

Ce  discours  de  Mgr  l'évêque  d'Amiens,  dont  nous  ne 
donnons  qu'une  faible  esquisse,  ce  discours,  écouté  au 
milieu  des  larmes,  resta  au  fond  des  cœurs  comme  l'ex- 
pression de  la  vérité,  comme  un  baume  à  une  immense 
douleur,  et  comme  la  révélation  prophétique  de  ce  que 
Dieu  réserve,  même  en  ce  monde,  à  ses  élus. 

On  procéda  ensuite  à  l'inhumation  dans  le  cimetière  ; 
le  corps  de  Mgr  Danicourt  fut  déposé  dans  une  fosse 
creusée  au  pied  du  calvaire  ;  il  devait  y  séjourner 
jusqu'au  1er  octobre  1 861 . 


CHAPITRE  IV 


Translation  des  restes  de  Mgr  Danicourt  dans  le  sanctuaire  de 
l'église  d'Authie.  —  Cérémonie  des  funérailles  présidée  par 
Mgr  Moaly,  évoque  de  Pékin,  et  M.  Etienne,  supérieur  général 
des  lazaristes.  —  Oraisons  funèbres  prononcées  par  Mgr  Du- 
quesnay  et  Mgr  Mouly.  —  Monument  érigé  à  Mgr  Danicourt 
(1er  octobre  1861). 


Dans  le  discours  que  nous  venons  d'esquisser  au  cha- 
pitre précédent,  Mgr  Tévêque  d'Amiens  exprima  un 
vœu  dont  nous  n'avons  point  parlé  à  dessein  :  Sa  Gran- 
deur dit  à  la  population  d'Authie  que  le  cimetière  ne 
devait  pas  être  le  lieu  de  repos  du  saint  apôtre,  mais  que 
sa  place  était  dans  l'église  :  «  Oui,  il  reposera  au  pied  de 
l'autel,  entre  l'autel  où  il  a  célébré  sa  première  messe  et 
la  table  sainte  où  il  s'est  agenouillé  pour  sa  première 
communion.  Je  désire  que  tous  les  prêtres  qui  monte- 
ront désormais  à  cet  autel  aient  sous  leurs  yeux  cette 
tombe  d'où  s'exhaleront  de  grands  souvenirs  de  foi,  d'es- 
pérance et  d'amour  ;  que  tous  ceux  qui  s'approcheront 
de  cette  table  sainte  soient,  par  son  exemple,  encouragés 
à  communier  avec  la  même  ferveur  que  lui...  » 

Mgr  l'évêque  d'Amiens  ne  s'en  tint  pas  là;  il  écrivit 
immédiatement  à  S.  Exe.  le  minisire  de  l'intérieur 
qui  lui  répondit  par  un  refus.  Sa  Grandeur  insista; 
on  lui  répondit  de  nouveau  que  les  lois  n'accordaient 
l'honneur  de  la  sépulture  ecclésiastique  dans  les  églises 
qu'aux  évèques  titulaires  de  diocèses  français. 


—  437   — 

L'opinion  était  toute  étonnée  de  ce  refus  du  gouverne- 
ment à  l'égard  d'un  évêque  qui  avait  contribué  à  étendre 
en  Orient  l'influence  du  nom  français,  qui  avait  reçu  à 
sa  table  les  ambassadeurs  et  leur  avait  rendu  des  ser- 
vices, et  qui  d'ailleurs  était  étranger  à  toutes  les  luttes 
de  l'épiscopat  français  avec  le  gouvernement. 

Cependant  nos  flottes  mouillaient  dans  les  mers  de 
Chine,remontaientlePeï-ho,etnos  soldats, par  un  coup  de 
main  qui  a  surpris  toute  la  terre,  entraient  victorieux  dans 
les  murs  de  Pékin.  Alors  Monseigneur  d'Amiens  fit  va- 
loir de  nouveau,  et  plus  fortement  que  jamais,  les  services 
rendus  par  les  missionnaires  français  dans  l'Extrême- 
Orient,  en  particulier  à  nos  nationaux.  Cette  fois  le  décret 
ne  se  fit  pas  attendre, et  il  est  même  rédigé  en  des  termes 
qui  ajoutent  un  nouveau  prix  à  la  faveur  impériale.  En 
voici  la  teneur  : 

Paris,  le  17  janvier  1801. 
«  Monseigneur  ', 

«  J'ai  l'honneur  de  vous  annoncer  que  par  une  décision 
en  date  de  ce  jour  l'Empereur  a  bien  voulu  autoriser 
l'inhumation  des  restes  mortels  de  Mgr  Danicourt, 
évêque  in  partions  d'Antiphelles  et  ancien  vicaire  apos- 
tolique en  Chine,  dans  l'église  d'Authie,  lieu  de  sa  nais- 
sance. En  présence  desglorieux  événementsqui  viennent 
de  s'accomplir  en  Chine,  Sa  Majesté  a  pensé  qu'une 
pareille  dérogation  au  droit  commun  ne  pouvait  être 
refusée  en  faveur  du  courageux  prélat  dont  les  travaux 
apostoliques  ont  contribué  à  répandre  dans  ce  pays  les 
bienfaits  de  la  religion. 

«  Les  autorités  civiles  et  religieuses  devront  se  con- 
certer pour  les  mesures  de  salubrité  à  prendre  dans  cette 
circonstance. 

1.  Mgr  l'évêque  d'Amiens. 


—  458  — 

«  Je  suis  heureux,  Monseigneur,  de  vous  annoncer 
cette  nouvelle  conforme  à  vos  désirs. 

«  Veuillez  agréer,  Monseigneur,  l'assurance  de  ma 
haute  considération. 

«  Le  ministre  des  cultes,  secrétaire  (TÉtat. 
<(  Rouland.  » 

Mgr  Boudinet  s'empressa  de  communiquer  cette  heu- 
reuse nouvelle  à  M.  l'abbé  Charles  Danicourt. 

Quelques  mois  plus  tard,  tandis  que  celui-ci  songeait 
à  préparer  une  nouvelle  cérémonie  et  que  sa  famille  et 
les  habitants  d'Authie  attendaient  vaguement  le  jour  de  la 
déposition  du  corps  de  Monseigneur  dans  le  sanctuaire, 
une  nouvelle  inattendue  arrivait  en  Picardie  :  «  Mgr  Mou)  v, 
évèque  de  Pékin,  est  à  Paris,  et  c'est  lui  qui  doit  présider 
les  funérailles  de  Mgr  Danicourt.  »  Effectivement 
Mgr  Boudinet  écrivait  de  Vichy  à  M.  l'abbé  Danicourt  : 

«  Je  n'ai  sans  doute  pas  à  vous  apprendre  l'arrivée  à 
Paris  de  Monseigneur  de  Pékin.  Mgr  Mouly  présidera  la 
translation  des  restes  de  votre  frère  vénéré.  Je  me  réjouis 
avec  vous  du  touchant  éclat  que  cette  cérémonie  emprun- 
tera à  la  présence  de  ce  prélat.  Sa  Grandeur  sera  à  vos 
ordres,  ainsi  que  M.  Etienne.  Arrangement  providentiel  ! 
Venir  de  Pékin  à  Authie  pour  rendre  les  derniers  devoirs 
à  son  compagnon  d'apostolat  et  de  martyre  ! 

«  f  Jacques- Antoine,  év.  d'Amiens.  » 

De  son  côté  Mgr  Mouly  lui  écrivait  aussi  *  : 

«  Monsieur  l'abbé, 
«  Je  suis  fâché  de  n'avoir  pu  répondre  plus  tôt  à  la 

i.  Paris,  rue  de  Sèvres,  95  ;  le  3  juillet  1801, 


—  459  — 

lettre  que  vous  m'avez  écrite  au  sujet  de  la  sépulture  de 
votre  frère  vénérable.  Quand  je  l'embrassai  pour  la  der- 
nière fois  à  Shang-haï  et  que  je  l'accompagnai  dans  sa 
barque  partant  pour  Paris,  où  il  portait  les  restes  vé- 
nérés de  notre  martyr  Perboyre,  j'étais  loin  de  prévoir 
que  le  bon  Dieu  l'appellerait  si  vite  à  lui!  Mais  il  est  le 
maître  de  notre  vie  et  de  notre  mort,  et  c'est  à  nous  de 
nous  tenir  toujours  prêts  à  paraître  devant  lui.  Mon  vé- 
néré confrère,  mon  vieil  ami,  mon  compagnon  de  voyage 
en  Chine  était  prêt  à  ce  grand  passage  ;  et,  à  notre 
grande  consolation,  il  a  fait  la  mort  la  plus  édifiante 
auprès  des  reliques  de  saint  Vincent  et  du  vénérable 
Perboyre,  au  sein  de  ses  frères,  dans  la  même  maison- 
mère  où  nous  avons  été  élevés  ensemble.  J'aime  à  croire 
qu'il  est  au  ciel,  où  il  ne  nous  sera  pas  moins  utile,  et 
notamment  à  la  Chine,  au  salut  de  laquelle  il  s'était 
consacré. 

«  J'ai  eu  l'honneur  de  voir  ici  Monseigneur  d'Amiens 
qui  me  dit  qu'il  comptait  sur  moi  pour  la  cérémonie 
d'Authie.  C'est  trop  d'honneur  pour  votre  serviteur  , 
mais  il  s'y  prêtera  de  tout  cœur  et  avec  grand  plaisir. 
Je  suis  tout  à  fait  à  la  disposition  de  Monseigneur  d'A- 
miens pour  le  jour  qu'il  voudra  bien  désigner.  Il  est 
fâcheux  qu'on  ait  d'abord  refusé  cet  honneur  à  votre 
frère  vénéré,  mais  il  est  consolant  d'apprendre  que  la 
permission  est  enfin  accordée,  et  je  serai  heureux  de 
déposer  moi-même  mon  ancien  et  vénéré  ami  dans  cette 
sépulture  d'honneur  que  lui  a  disposée  le  respect  et  l'at- 
tachement de  ses  concitoyens,  et  d'offrir  encore  auprès 
de  sa  tombe  le  saint  sacrifice  pour  le  repos  de  son 
âme,  etc.,  etc. 

«  f  Joseph  Martial,   év.  de  Fessulan, 
«  vie.  ap.  de  Pékin.  » 

Dieu  est  toujours  admirable  dans  ses  voies!  Mais  les 


—  400  — 

dispositions  de  sa  Providence  sont  bien  différentes  des 
vues  humaines.  Il  arrange  les  choses  à  l'insu  des 
hommes  et  les  fait  aboutir  souvent  au  gré  de  leurs  désirs 
par  des  moyens  qu'ils  ne  soupçonnaient  même  pas. 
Ainsi,  on  avait  récriminé  contre  le  gouvernement  parce 
qu'il  n'accordait  pas  l'autorisation  d'inhumer  dans  le 
sanctuaire,  eh  bien,  ce  délai  était  marqué  dans  les  des- 
seins de  Dieu.  Mgr  Danicourt  attendait  la  prise  de  Pékin, 
après  laquelle  il  avait  soupiré  si  longtemps,  pour  obtenir 
le  décret  impérial.  Ce  décret  ayant  été  émis  en  janvier 
1861 .  on  se  plaignait  dans  le  courant  de  la  belle  saison 
de  ce  que  la  cérémonie  n'avait  pas  lieu  dans  les  beaux 
jours  d'été  et  allait  être  renvoyée  à  l'automne.  Vains 
calculs  des  hommes  !  (le  délai  était  encore  ménagé  par 
la  divine  Providence  :  Mgr  Danicourt  attendait  son 
ami  Mgr  l'évèque  de  Pékin  qui  venait  des  extrémités 
de  la  terre  pour  rendre  un  dernier  hommage  à  ses 
vertus  apostoliques  et  le  déposer  dans  son  sépulcre 
d'honneur. 

Le  jour  des  funérailles  solennelles  fut  fixé  au  Ier  oc- 
tobre 1861.  Deux  fois  déjà  Mgr  Danicourt  avait  reçu  les 
honneurs  de  la  sépulture  :  une  première  fois  dans  le 
cimetière  de  Montparnasse  à  Paris,  et  une  seconde  fois 
dans  le  cimetière  d'Authie;  mais  toute  la  pompe  reli- 
gieuse déployée  dans  les  deux  premières  cérémonies 
funèbres  n'avait  été  rien  auprès  de  la  magnificence 
qu'elle  devait  revêtir  le  1er  octobre,  dans  ce  que  nous 
appellerons  la  translation  des  restes  du  vénéré  pontife  ; 
car  à  dire  vrai  ce  ne  fut  pas  un  jour  de  deuil,  mais  un 
jour  de  triomphe. 

Le  ciel  voulut  manifester  sa  sympathie  pour  la  terre, 
son  amour  pour  les  saints;  le  temps  fut  admirable  toute 
la  journée. 

Vers  huit  heures  du  matin,  une  procession  parfaite- 
ment organisée  parles  soins  du  digne  M.  Capella,  curé 


—  ilil  — 

d'Authie,  escortée  par  une  compagnie  de  sapeurs-pom- 
piers et  précédée  de  quelques  cavaliers,  se  porta  à  la  ren- 
contre de  Mgr  l'évêque  de  Pékin,  dans  la  plaine  qui  s'é- 
tend entre  Authie  et  Louvencourt. 

Chemin  faisant  le  cortège  se  grossit  de  la  multitude 
qui  arrivait  de  Louvencourt,  Yauchelles  et  environs, 
des  prêtres  qui  descendaient  de  voiture  et  se  joignaient 
au  clergé. 

Enfin  Mgr  Mouly  arrive  et  est  reçu  triomphalement 
au  bruit  des  tambours  qui  battent  aux  champs,  des  coups 
de  feu  que  tirent  les  sapeurs-pompiers. 

La  procession  se  met  en  marche  au  chant  des  hymnes 
sacrées  et  bientôt  elle  descend  les  sinuosités  de  la  côte 
rapide  du  Mont,  d'où  l'on  découvre  tout  le  village.  Quel 
spectacle  !  et  quel  contraste  pour  Mgr  l'évêque  de  Pékin  ! 
Pendant  vingt-huit  ans,  il  est  obligé  de  fuir,  de  se 
cacher  pour  faire  le  bien.  En  dehors  de  sa  cathédrale  et 
de  ses  établissements,  il  ne  lui  a  guère  été  donné  de 
recevoir  les  honneurs  dus  à  sa  dignité.  Et  voilà  qu'à 
Authie  la  foule  se  porte  au  devant  de  lui  dans  la  plaine, 
dans  les  rues  du  village,  aux  abords  de  l'église,  partout 
en  un  mot,  sur  son  passage,  pour  recevoir  sa  béné- 
diction. 

Cet  évêque  missionnaire  n'est  pas  encore  fort  avancé 
en  âge,  mais  ses  fatigues  et  ses  campagnes  apostoliques 
Font  vieilli  avant  le  temps.  Son  teint  bruni  par  le  soleil, 
sa  longue  barbe  qui  rappelle  les  patriarches,  la  suave  et 
profonde  piété  qui  se  décèle  dans  son  moindre  geste,  ce 
je  ne  sais  quoi  d'apostolique  qui  respire  dans  toute  sa 
personne,  font  que  sa  vue  inspire  tout  d'abord  une  véné- 
ration profonde  et  que  la  foule  se  précipite  à  genoux  sur 
les  pas  de  Sa  Grandeur. 

Arrivé  à  l'église  avec  son  pieux  cortège,  Monseigneur 
y  célèbre  la  sainte  messe. 

Déjà  la  foule  emplit  le  temple  saint,  et,  malgré  le  re- 


—  462  — 

cueillement  exigé  par  la  circonstance  et  par  la  présence 
de  l'évêque,  les  fidèles  ne  peuvent  se  défendre  d'une  légi- 
time curiosité  en  promenant  leurs  regards  sur  la  magni- 
fique décoration  de  l'église.  Jamais  celle-ci  n'en  reçut 
de  pareille.  Nous  aurons  tout  dit  au  lecteur  en  lui  appre- 
nant qu'elle  avait  emprunté,  pour  ce  grand  jour,  le  cata- 
falque et  les  riches  tentures  de  la  collégiale  d'Abbeville. 

A  l'issue  de  la  messe  pontificale,  vers  dix  heures,  le 
clergé  présidé  par  M.  Etienne,  supérieur  général  des 
lazaristes,  se  rend  au  cimetière  pour  la  levée  du  corps. 
La  précieuse  dépouille  du  pontife  est  alors  portée  par 
des  prêtres  dans  cette  église  où  il  a  été  baptisé,  où  il  a 
fait  sa  première  communion  ;  au  pied  de  cet  autel  où  il  a 
célébré  sa  première  messe  et  où  il  lui  vint,  selon  toute 
apparence,  l'inspiration  de  se  consacrer  aux  missions. 

La  foule  qui  encombre  le  cimetière  ne  perd  pas  un 
détail  et  suit  tout  de  ses  regards  attendris.  Cependant 
l'église  est  littéralement  pleine  de  monde,  ce&t  à  peine 
si  le  cortège  peut  y  pénétrer,  car  la  plupart  des  fidèles, 
entrés  tout  d'abord,  se  gardèrent  bien  de  sortir  de  peur 
de  perdre  leurs  places. 

Lorsque  la  bière  eut  été  placée  sous  le  catafalque,  la 
grand'messe  commença;  elle  fut  chantée  par  M.  Etienne. 
Les  fonctions  de  diacre  étaient  remplies  par  M.  Vicart, 
supérieur  du  collège  de  Montdidier;  celles  de  sous- 
diacre,  par  M.  Marion,  lazariste,  enfant  d'Authie. 

On  remarquait  auprès  du  catafalque,  M.  l'abbé  Charles 
Danicourt,  frère  du  défunt,  accompagné  de  M.  Dela- 
sorne,  archiprêtre  de  Saint-  Wulfran,  son  curé  et  son  ami. 
Derrière  eux  se  tenait  Mme  Sidonie  Danicourt,  sœur  de 
Monseigneur. 

On  remarquait  encore  MM.  les  archiprêtres  de  Notre- 
Dame  d'Amiens  et  de  Doullens;  une  députation  des 
Pères  Jésuites  de  la  Providence,  ayant  à  leur  tête  le 
R.  P.  Guidé  ;  MM.  les  doyens  de  Mailly,  Albert,  Picqui- 


—  403  — 

gny,  Bernaville,  Pas-en-Artoîs,  etc.  ;  les  anciens  curés 
d'Authie,  tous  les  prêtres  originaires  de  cette  paroisse; 
les  condisciples  et  les  élèves  du  prélat  défunt;  une  cen- 
taine de  prêtres;  une  députation  des  sœurs  de  charité 
d'Amiens  et  une  autre  de  Doullens,  etc.. 

Parmi  les  laïques  nous  citerons  M.  Fatou  de  Faver- 
nav,  qui  a  tenu  à  honneur  de  faire  construire  à  ses  frais 
le  caveau  de  Monseigneur  ;  la  famille  de  Pas,  M.  le  comte 
et  Mme  la  comtesse  de  Louvencourt,  M.  le  comte  de 
Diesbach,  M.  le  baron  de  Choqueuse,  M.  de  Xempty, 
M.  Poujol  de  Fréchencourt,  M.  Courbet-Poulard,  membre 
du  conseil  général,  et  d'autres  familles  notables  des 
environs. 

Cependant  M.  l'abbé  Duquesnay,  curé  de  Saint-Lau- 
rent à  Paris,  orateur  désigné  pour  la  circonstance,  était 
arrivé  au  commencement  de  l'office,  et  de  son  regard 
scrutateur  il  avait  évalué  approximativement  le  nombre 
de  ses  auditeurs.  Ayant  vu  les  abords  de  l'église  et  une 
partie  du  cimetière  encombrés  de  fidèles,  il  monte  dans 
ce  lieu  pour  examiner  s'il  n'y  a  pas  un  site  favorable 
d'où  il  put  se  faire  entendre  de  toute  la  foule. 

Effectivement  il  voit  au  pied  du  calvaire  un  tertre  tout 
préparé  et  entouré  de  pièces  de  bois  en  forme  de  chaire, 
pour  le  panégyriste,  au  cas  où  il  lui  plairait  de  parler  en 
plein  air.  Cette  idée  lui  sourit  beaucoup,  il  entre  dans 
l'église  et  fait  part  à  quelques  prêtres  de  la  résolution 
qu'il  a  prise  de  parler  dans  le  cimetière.  Aussitôt  après 
le  Dies  irœ  l'heureuse  nouvelle  se  communique  de  proche 
en  proche  à  travers  les  rangs  pressés  des  assistants  : 
«  On  prêche  au  cimetière  !  on  prêche  au  cimetière!..  » 
Le  clergé  sort  processionnellement,  la  foule  le  suit  et  le 
vaste  cimetière  d'Authie  suffit  à  peine  pour  les  con- 
tenir. 

Quel  coup  d'œill  quel  magnifique  auditoire!  Il  y  a  là 
près  de  4.000  personnes,  tant  parents,   amis,  condis- 


—  404  — 

ciples  et   compatriotes    du  défunt,    que  pieux    fidèles 
accourus  de  tous  les  environs. 

On  pouvait  attendre  beaucoup  de  l'ancien  professeur 
d'éloquence  sacrée  à  la  Sorbonne,  de  l'ancien  doyen  de 
Sainte-Geneviève,  du  prédicateur  des  Tuileries  ;  l'attente 
générale  ne  fut  pas  trompée;  l'orateur  y  répondit  vic- 
torieusement, et  l'on  peut  dire  qu'il  s'est  surpassé.  Il  est 
monté  tout  d'abord  et  s'est  admirablement  maintenu  à 
la  hauteur  de  sa  réputation  et  de  son  sujet.  Son  puissant 
organe  parvenait  jusqu'aux  extrémités  du  cimetière. 
Mais  il  y  avait  dans  cet  orateur  plus  que  la  voix,  le  geste 
et  le  débit;  il  y  avait  de  la  vie,  de  l'âme,  l'âme  d'un 
apôtre  ;  il  y  avait  le  feu  de  la  belle  éloquence  ;  il  y  avait 
enfin  la  forme.  L'oraison  funèbre  de  Mgr  Danicourt 
était  belle  à  entendre,  elle  est  belle  à  lire,  car  elle  est 
très  bien  écrite1.  Nous  la  reproduisons  en  entier  sous 
forme  d'appendice  et  tout  lecteur  sérieux  ne  doit  pas 
achever  la  lecture  de  cette  vie  sans  en  prendre  connais- 
sance. 

Lorsque  le  clergé  fut  de  retour  à  l'église,  on  continua 
l'office  des  morts;  mais  à  peine  fut-il  achevé  qu'une 
nouvelle  jouissance  était  accordée  auxfidèles:  MgrMouly 
montait  en  chaire  pour  faire  à  son  tour  l'éloge  du  prélat 
défunt,  son  condisciple  au  noviciat,  son  ami,  son  com- 
pagnon d'apostolat.  Ah!  sans  doute  ce  ne  sont  plus  les 
éclats  de  la  grande  éloquence  de  M.  l'abbé  Duquesnay; 
non,  c'est  la  simplicité  apostolique,  c'est  quelque  chose 
de  tendre,  de  paternel,  d'onctueux  qui  pénètre  les 
cœurs  et  fait  verser  des  larmes  à  tous  les  assistants. 
D'ailleurs  tout  parle  dans  l'extérieur  de  ce  prélat  venu 
de  l'Extrême-Orient.  On  dirait  un  évêque  des  premiers 

1.  M.  l'abbé  Duquesnay,  mort  archevêque  de  Cambrai,  en  1884, 
est  né  à  Rouen;  mais  ses  parenls  étaient  Picards;  ils  sont  enterrés 
dans  le  cimetière  d1Harbronuières.  Il  a  commencé  ses  études  au 
collège  de  Montdiilier  où  il  fut  le  condisciple  de  Mgr  Danicourt. 


—  465  — 

siècles:  il  en  a  l'attitude,  l'esprit,  la  piété,  la  bonté.  Mais 
pour  l'apprécier  il  y  a  mieux  que  tout  cela,  il  suffit  de 
l'entendre  parler  : 

«  Requiescat  in  pace,  qu'il  repose  en  paix! 

«  Oui,  reposez  en  paix,  bon  et  excellent  confrère; 
reposez  en  paix,  ami  véritable,  cœur  généreux  et  magna- 
nime; reposez  en  paix,  illustre  et  saint  pontife  dont  on 
vient  de  célébrer  la  vie,  les  qualités,  les  travaux  et  les 

vertus  avec  tant  de  vérité,  de  force  et  d'éloquence 

Qui  eût  dit,  lorsqu'il  y  a  deux  ans  je  vous  conduisais  de 
Shang-haï  au  navire  qui  vous  a  ramené  en  France,  qui 
eût  dit  que  notre  dernier  rendez- vous  serait  ici  à  Authie, 
au  bord  d'une  tombe,  et  que  j'aurais  la  mission  de  vous 

accompagner  à  votre  dernière  demeure? Les  desseins 

de  Dieu  sont  impénétrables! que  sa  volonté  soit  faite 

à  jamais  !.... 

«  Il  va  eu  hiervingt-huitans,  le30  septembre,  quenous 
nous  embarquions  à  JNantes  pour  les  missions  de  Chine. 
Je  connaissais  déjà  Mgr  Danicourt:  j'avais  passé  deux  ans 
avec  lui  au  séminaire  de  Saint-Lazare  à  Paris.  Il  était 
l'un  des  plus  réguliers,  des  plus  fervents  et  des  plus 
instruits. 

«  Je  le  revis  plus  tard  en  Picardie  lorsqu'il  était  profes- 
seur au  collège  de  Montdidier  et  que  j'étais  moi-même 
au  collège  de  Roye... 

«  Le  sacrifice  de  sa  famille  et  de  sa  patrie  lui  fut  très 
douloureux,  car  il  avait  le  cœur  très  sensible  et  extraor- 
dinairement  reconnaissant.  Mais  il  savait  le  maîtriser 
par  la  raison  et  par  la  foi....  Notre  traversée  fut  longue 
et  laborieuse  et  ce  ne  fut  qu'après  six  mois  que  nous 
relâchâmes  à  Manille,  et  deux  mois  après  que  nous  arri- 
vâmes à  Macao.  Néanmoins  Monseigneur  ne  se  ressentit 
pas  trop  des  fatigues  du  voyage  ;  sa  santé  était  robuste, 

30 


—  460  — 

et  le  mal  de  mer,  par  une  exception  assez  rare,  n'eut  pas 
de  prise  sur  lui. 

«  La  Congrégation  de  la  Mission  possédait  à  Macao  un 
séminaire  destiné  à  former  des  prêtres  indigènes  aux 
différentes  missions  confiées  à  notre  compagnie.  Le 
digne  supérieur,  M.  Torrette,  avait  besoin  d'un  prêtre 
européen  pour  ce  séminaire  ;  la  province  de  Pékin  en 
réclamait  un  autre.  Nous  étions  deux,  nous  invoquâmes 
les  lumières  de  l'Esprit-Saint,  nos  noms  furent  déposés 
dans  une  urne,  on  tira  au  sort.  Le  sort,  ou  plutôt  la 
Providence  me  désigna  pour  Pékin,  et  elle  désigna 
Mgr  Danicourtpour  le  séminaire  interne  de  Macao. 

«  Le  rôle  de  directeur  dans  un  séminaire  sourit  peu  à 
l'imagination  et  n'a  rien  qui  flatte  la  nature;  mais  aux 
yeux  de  la  foi,  cette  vocation  est  grande,  elle  est  sublime, 
car  il  n'y  a  rien  de  plus  nécessaire  à  l'Eglise  que  la  for- 
mation de  bons  prêtres.  Mgr  Danicourt  accepta  cet 
humble  rôle  et  se  dévoua  tout  entier  à  cette  œuvre 
admirable.  Il  fallait  tout  enseigner,  même  l'écriture  à 
ces  jeunes  Chinois,  et  les  conduire  de  Va,  b,  c,  d,  jus- 
qu'aux éléments  les  plus  abstraits  de  la  philosophie  et 
de  la  théologie.  Il  le  fit  avec  un  zèle,  une  patience,  une 
ponctualité  qui  ne  se  sont  jamais  démentis  pendant 
huit  ans,  mais  qui  aussi  ont  été  couronnés  des  plus 
heureux  succès.  Vingt  prêtres  chinois  sont  sortis  de 
cette  école;  trois  d'entre  eux  sont  dans  ma  province  de 
Pékin  et  je  puis  dire  à  la  louange  de  Monseigneur  que 
ce  sont  des  prêtres  très  réguliers  et  très  capables. 

«  Cependant,  grâce  à  l'influence  européenne  qui  se 
mêlait  de  plus  en  plus  à  l'élément  chinois,  grâce  au 
traité  conclu  par  M,  de  Lagrenée  avec  le  gouvernement 
de  Chine,  nous  pûmes  respirer  plus  librement  et  donner 
à  nos  œuvres  un  mouvement  plus  régulier.  Chaque 
vicaire  apostolique  put  avoir  un  séminaire  dans  sa  pro- 
vince. Alors  le  séminaire  de  Macao,  devenu  inutile,  dut 


-  467  — 

êlre  dissous  et  ses  élèves  répartis  dans  nos  différentes 
missions.  Mgr  Danicourt  reçut  de  nos  supérieurs  une 
autre  destination  :  il  fut  chargé  de  fonder  une  chrétienté 
dans  l'archipel  Tcheousan,  devenu  propriété  tempo- 
raire de  l'Angleterre,  et  annexe  du  vicariat  apostolique 
du  Tché-lviang. 

«  Là,  les  difficultés  ne  lui  firent  pas  défaut;  il  dut 
apprendre  la  langue  chinoise,  qu'il  avait  quelque  peu 
négligée  à  Macao  pour  se  livrer  entièrement  à  l'ensei- 
gnement de  la  théologie;  et  la  langue  anglaise  pour 
s'occuper  avec  fruit  des  soldats  Irlandais  en  résidence 
dans  l'île.  Dès  son  arrivée  à  Tcheousan  il  ne  trouva  pas 
un  seul  chrétien  indigène  et  fut  obligé  de  célébrer  la 
sainte  messe  dans  la  chambre  d'un  païen.  Néanmoins  à 
force  de  zèle,  de  charité  et  de  patience  il  parvint  à  se 
faire  estimer  et  aimer  des  Anglais  et  des  Chinois;  il 
fonda  plusieurs  chapelles  et  créa  un  noyau  qui  devint 
une  chrétienté  florissante.  Il  y  a,  à  présent,  dans  l'ar- 
chipel une  belle  église,  un  séminaire,  une  ferme  modèle. 
Les  voyageurs  qui  arrivent  à  Ting-haë,  capitale  de  l'île, 
sont  tout  surpris  de  rencontrer  des  édifices  européens 
dans  ces  contrées  lointaines.  Sans  doute,  Mgr  Danicourt 
n'a  pas  élevé  ces  monuments,  mais  il  en  a  préparé  les 
pierres. 

«  Au  bout  de  trois  ans,  après  l'évacuation  de  File  par 
les  Anglais,  Monseigneur  dut  quitter  ce  sol  qui  rede- 
venait chinois  et  se  retira  à  Ming-Po-Fou,  port  de  mer 
considérable,  ouvert  au  commerce  européen  par  le 
traité  de  M.  de  Lagrenée.  Là  encore  il  eut  des  obstacles 
à  vaincre  et  des  tribulations  à  dévorer.  Quelques  familles 
chrétiennes  éparses  çà  et  là,  une  police  ombrageuse  et 
jalouse,  pas  un  pied-à-terre,  voilà  ce  que  Monseigneur 
trouva  dans  ce  nouveau  poste. 

«  Cependant  il  entend  dire  que  Ning-Po  possédait  au- 
trefois des  établissements  catholiques  considérables  ;  il 


—  468  — 

va  aux  informations  ici  et  là,  et  sait  enfin  de  source 
certaine  que  ces  établissements  ont  existé,  mais  que  tout 
a  été  rasé.  Il  ne  se  décourage  pas;  s'il  ne  peut  recouvrer 
le  tout,  il  recouvrera  au  moins  le  fonds  ;  mais  le  fonds 
est  aliéné,  une  partie  aux  païens  et  l'autre  partie  est 
grevée  d'un  cimetière  :  nouvel  obstacle  qu'il  faut  lever, 
car  dans  les   mœurs  chinoises,  un  cimetière   est  une 
chose  plus  que   sacrée.   Cependant  à  force  d'activité  et 
d'énergie,  et  grâce  à  l'intervention  de  M.  de  Montigny, 
consul  général  en  Chine,  il  vient  à  bout  de  son  projet. 
Le  terrain  lui  est  vendu  et  c'est  là  qu'il  élève  un  sémi- 
naire, une  chapelle,  une  procure, une  maison  de  mission. 
Plus  tard  il  appelle  et  installe  les  Filles  de  la  Charité,  de 
sorte  que  la  ville  de  Ning-Po  devint  un  centre  considé- 
rable de  mission. 

«  Nous  étions  en  1851,  le  Tché-Kiang  venait  de  perdre 
son  premier  pasteur,  Mgr  Lavaissière.  M.  Danicourt  fut 
proposé  par  notre  congrégation  et  agréé  par  la  Sacrée 
Congrégation  delà  Propagande  commeévèqueet  succes- 
seur du  prélat  défunt.  Par  une  disposition  spéciale  de 
l.i  Providence,  nous  étions  trois  évêques  réunis  à  Ning- 
Po  pour  traiter  des  affaires  des  missions  et  pour  sacrer 
l'élu  du  Seigneur.  Je  le  vois  encore  pendant  cette 
cérémonie  ;  il  était  profondément  recueilli  et  les  larmes 
tombaient  abondamment  de  ses  yeux.  Hélas  qui  eût  dit 
que  notre  bonheur  devait  être  de  si  courte  durée  et  que 
deux  d'entre  nous  seraient  sitôt  rappelés  de  ce  monde  à 
Dieu! 

«  La  mitre  et  la  crosse, surtout  en  pays  de  mission, sont 
lourdes  à  porter  ;  néanmoins  Mgr  Danicourt  accepta  ce 
fardeau,  comme  il  avait  accepté  la  direction  du  séminaire 
de  Macao,  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  le  salut 
des  âmes.  Devenu  évêque,  il  put  réaliser  ses  projets  et 
pousser  plus  activement  les  œuvres  de  Dieu.  Il  déploya 
dans  ses  fonctions  apostoliques  un  zèle,  une  énergie 


—  .469  — 

vraiment  extraordinaires.  Le  bien,  un  bien  véritable 
s'opérait  sous  sa  direction,  lorsque  la  Providence  qui 
dispose  toutes  choses  et  se  sert  de  la  tribulation  pour 
élever  ses  élus  à  une  plus  haute  sainteté,  l'enlève  à  son 
cher  troupeau  et  le  charge  de  celui  du  Kiang-Sy. 
La  route  qui  sépare  Ning-Po  de  la  capitale  du  Kiang- 
Sy  mesure  près  de  300  lieues  ;  il  lui  faut  parcourir  cette 
dislance,  subir  un  nouveau  climat,  apprendre  un  autre 
dialecte  ;  puis  la  province  est  centrale,  elle  est  pillée, 
ravagée  tour  à  tour  par  les  rebelles  et  les  impérialistes  ; 
malgré  tous  ces  obstacles,  Mgr  Danicourt  part  et  recom- 
mence, à  40  ans,  une  vie  nouvelle. 

((Convaincu  que  la  religion  n'a  de  base  solide  que  dans 
un  clergé  régulier  et  instruit,  il  élève  un  grand  sémi- 
naire dont  il  prend  la  direction,  tout  pontife  qu'il  est  ;  en 
même  temps  il  s'occupe  du  sort  des  enfants  abandonnés. 
L'infanticide  est  la  grande  plaie  de  la  Chine,  surtout 
du  Kiang-Sy  où  les  rebelles  et  les  impérialistes  pillent  et 
saccagent.  Monseigneur  se  met  à  l'œuvre  avec  le  zèle 
d'un  enfant  de  saint  Vincent  de  Paul,  et  grâce  à  sa 
charité,  grâce  à  la  charité  de  ses  prêtres,  de  ses  chrétiens 
et  de  ses  vierges,  des  milliers  d'enfants  sont  baptisés 
chaque  année.  Plus  tard  il  élève  un  hôpital  considérable 
où  il  se  propose  d'appeler  les  Filles  de  la  Charité. 

«  Tandis  qu'il  était  ainsi  tout  entier  à  ses  œuvres,  son 
séminaire  est  pillé  par  les  impérialistes;  il  est  lui-même 
chargé  de  chaînes  et  conduit  dans  une  pagode  pour  y 
être  décapité.  Les  sabres  sont  levés  sur  sa  tête  lorsque, 
grâce  à  l'intervention  d'un  païen  il  est  providentielle- 
ment délivré.  Mais  de  cette  pagode,  on  le  traîne  devant 
un  tribunal  militaire,  où  il  subit  à  genoux,  la  chaîne  au 
cou,  un  long  interrogatoire.  Monseigneur  confessa  har- 
diment ce  qu'il  était  et  ce  qu'il  était  venu  faire  en  Chine 
depuisvingt-cinqans.  L'instruction  du  procèsétaitremise 
au  lendemain, lorsque  pendant  la  nuit  les  rebelles  au  dra- 


—  470  — 

peau  noir  fondent  sur  le  camp  des  impérialistes  et  jettent 
partout  l'épouvante.  Grâce  au  sauve  qui  peut  général, 
Monseigneur  parvient  à  se  débarrasser  de  ses  chaînes, 
ainsi  qu'un  missionnaire  prisonnier  avec  lui.  Le  bon 
Dieu  n'en  demanda  pas  plus  au  saint  missionnaire  :  il 
avait  porté  les  fers,  confessé  la  foi,  accepté  le  martyre  ; 
c'était  assez,  et  la  Chine  ne  devait  pas  être  son  tombeau. 
a  Arrive  un  avis  de  Rome  qui  le  charge  de  transporter  à 
Paris  les  restes  du  vénérable  Perboyre,  et  de  venir 
ensuite  exposer  au  Saint-Siège  la  situation  et  les  besoins 
de  sa  mission.  Monseigneur  part, et. de  mer  en  mer,  après 
avoir  essuyé  unegrave  tempête  dans  laManche, il  arrive  à 
Paris.  Enfin,  après  avoir  adressé  son  rapport  au  Saint- 
Père,  après  avoir  fait  avec  S.  Km.  le  cardinal 
archevêque  de  Paris  la  reconnaissance  canonique  des 
précieux  ossements  du  vénérable  Perboyre,  après  avoir 
édifié  toute  la  Congrégation  de  la  Mission  par  la  simpli- 
cité et  l'héroïsme  de  ses  vertus,  il  rend  sa  belle  âme  à 
Dieu  le  2  février  18G0,  jour  anniversaire  de  son  admis- 
sion dans  la  congrégation  de  la  Sainte- Vierge  au  col- 
lège de  Montdidier.  Sa  mort  fut  sainte  comme  sa  vie...  » 

Lorsque  Mgr  Mouly  termina  son  discours,il  était  près 
de  2  heures  ;  la  cérémonie  avait  commencé  à  8  heures 
du  matin. 

Vers  cinq  heures  du  soir,  on  descendit  la  bière  dans 
le  caveau  construit  clans  le  sanctuaire,  entre  le  palier  de 
Pautel  et  la  table  de  communion  ;  un  grand  nombre  de 
fidèles  étaient  revenus  à  l'église  pour  assister  à  cette 
cérémonie. 

Le  fond  du  caveau  est  pavé  de  dalles  noires  ;  les  murs 
et  la  voûte  sont  en  briques.  On  plaça  au-dessus  la  ma- 
gnifique pierre  tumulaire  dont  nous  allons  donner  la 
description.  M.  l'abbé  Charles  Danicourt  avait,  de  con- 
cert avec  M.  Capella,  fait  paver  pour  la  circonstance  tout 


—  471  — 

le  sanctuaire   en  dalles  noires  et  rouges   de  Flandre. 

Mais  on  craignit  bientôt  pour  les  sculptures  et  l'ins- 
cription que  l'on  foulait  aux  pieds  ;  car,  malgré  toutes 
les  précautions  prises,  un  accident  pouvait  arriver 
chaque  jour.  M.  l'abbé  Charles  Danicourt,  qui  en  était 
le  premier  préoccupé,  trouva  le  moyen  de  sauvegarder 
l'intégrité  du  monument.  Ayant  fait  valoir,  en  1863,  les 
services  rendus  par  les  missionnaires  en  Chine,  il  obtint 
du  gouvernement  de  S.  M.  Napoléon  III,  par  l'entremise 
de  M.  Thuilier,  sous-secrétaire  d'Etat,  une  somme  assez 
importante,  devant  être  affectée,  en  partie  au  monument 
de  son  frère,  en  partie  à  la  restauration  de  l'église 
d'Authie. 

C'est  ainsi  qu'il  fit  construire  les  marches  du  sanc- 
tuaire en  beau  marbre  noir  ;  placer  la  pierre  tumulaire, 
que  l'on  foulait  aux  pieds,  dans  le  mur  latéral  gauche; 
poser  sur  le  caveau  un  nouveau  marbre  blanc  tout  uni, 
avec  cette  simple  inscription  :  «  Monseigneur  Da- 
nicourt. » 

Le  reste  de  l'argent  fut  consacré  à  badigeonner 
l'église,  à  peindre,  à  dorer, etc. 

Il  en  est  résulté  que,  outre  le  caveau  et  le  beau 
marbre  qui  le  recouvre,  l'église  d'Authie  fut  mise  en 
possession  d'un  monument  qui  est  le  plus  riche  orne- 
ment de  son  sanctuaire.  Il  mesure  environ  12  pieds  de 
hauteur  et  se  compose  de  la  pierre  tombale  qui  fut 
placée  primitivement  sur  le  caveau  ;  d'un  encadrement 
en  marbre  blanc  surmonté  d'une  croix  de  même  matière, 
ornés  l'un  et  l'autre  de  moulures  et  de  rinceaux  d'or; 
d'un  socle  également  en  marbre  blanc  sur  lequel  se 
détachent  trois  rosaces  sculptées  et  dorées. 

On  aperçoit  dans  la  partie  supérieure  du  monument 
les  armes  du  pontife,  sculptées  en  bas-relief. 

Le  dessin  que  nous  en  donnons  ici  en  fera  mieux 
juger  que  toutes  les  descriptions; 


-   472  — 

Mais  quelle  que  soit  la  richesse  du  mausolée,  nous  ne 
craignons  pas  de  dire  ici  :  ce  n'est  pas  le  monument  qui 
fait  la  gloire  du  défunt;  c'est  le  défunt  qui  fait  la  gloire 
du  tombeau  où  il  repose. 

On  y  lit,  gravée  en  lettres  d'or,  une  épitaphe  remar- 
quable qui  résume  toute  la  vie  du  saint  évêque.  En  voici 
le  texte  et  la  traduction  : 


«  Hic  dormit  lllustrissimus  ac  Reverendissimus  D.  D.  Franciscus- 
Xaverins-Timotheus  Danicourt,  Congregationis  Missionù  presbyter, 
episcopus  Antiphellensis,  vicarius  apostolicus  prowncise  Kiang-Sy  in 
Sinis,  Authii  '  natots  die  XVIII  Martis  1806,  Parisiis  defunctus 
die  II  Februarii  1860. 

HOMO  DEI 

Ab  infantiâ  usque  ad  obitum  doctrine,  pietate,  Deiparse  cidtu, 
humilitate,  mansuetudine,  stupendo  animi  vigore  prseclarus. 

Sex  et  viginti  annis,  inter  varia  hominum  rerumque  pericula  apud 
Sinas,  venator  animarum  indefessus. 

Ad  episcopatum  sublimatus,  multa  sacraria,  duo  semimaria,  plu- 
rimas  erexit  scholas;  sacerdotes  Sanctse  Infantiae  instituit,  Puellas 
Caritatis  prior  advocavit  et  instauravit  2;  longé  latèque  regnum  Dei 
diffudit. 

Famé,  siti,  laboribus,  febribus,  serumnis,  Ecclesix  e\  ecclesiarum 
sollicitudine  irrequietns  :  vestibus  nudatus,  catenâ  vinctus,  morte 
condemnatus,  omnem  cujuslibet  fellis  amarUudinem  devoravit, 
omnium  undique  tribulationum  undas  superavit  propter  majorer»  Dei 
hominumque  amorem. 

Pie  Jesu,  Domine,  dona  ei  requiem  sempiternam.  » 

lit  dono  utriusque  familix  sancti  Vincentii  a  Paulo. 

(Sturbofs,  Abbeville.) 

i.  M.  Charles  Danicourt  n'a  jamais  eu  connaissance  des  chartes 
du  prieuré  d'Authie  que  nous  avons  découvertes  depuis  sa  mort  et 
d'après  lesquelles  le  correspondant  latin  du  mot  Aulhie  est  Alteia, 
génitif  Alteise 

2.  Dans  la  pensée  de  M.  Ch.  Danicourt  et  d'après  la  traduction 
qu'il  nous  a  laissée  de  cette  épitaphe,  l'expression  instauravit 
signifie  installa.  Ce  n'est  pas  tout,  à  fait  juste,  car  d'après  les  dic- 
tionnaires latins,  elle  signifie  fonder,  établir,  reconstruire,  restau- 
rer, etc. 


—  H3  — 

«  Ici  dort  l'Illustrissime  et  Révérendiasime  Monseigneur  Fran- 
çois-Xavier-Timothée  Danicourt,  prêtre  de  la  Congrégation  de  la 
Mission,  évêque  d'Antiphelles,  Vicaire  apostolique  de  la  province 
du  Kiang-Sy,  en  Chine,  né  à  Authie,  le  18  mars  1806,  et  mort  a 
Paris,  le  2  février  1800. 

HOMME  DE  DIEU 

Il  se  distingua,  depuis  son  enfance  jusqu'à  sa  mort,  par  la 
science,  par  la  piété,  par  le  culte  de  la  Mère  de  Dieu,  par  l'humi- 
lité, par  la  douceur,  et  par  une  incroyable  énergie  de  caractère. 

Pendant  vingt-six  ans,  au  sein  de  tous  les  périls  suscités  par  les 
hommes  et  par  les  choses,  il  a  travaillé,  en  Chinoj  au  salut  des 
âmes,  avec  un  courage  qui  ne  s'est  jamais  lassé. 

Elevé  à  l'épiscopal,  il  a  érigé  un  grand  nombre  de  sanctuaires 
et  plusieurs  écoles;  il  a  institué  «les  prêtres  de  la  Sainte- Enfance  ; 
il  a  appelé  et  installé  le  premier,  en  Chine,  les  Filles  delà  Charité, 
et  a  propagé  le  royaume  de  Dieu  sur  une  longue  et  large  étendue 
de  provinces. 

Pressé  par  la  faim,  la  soif,  les  labeurs,  les  lièvres,  les  malheurs, 
et  par  sa  sollicitude  pour  ses  églises  et  pour  l'Église  de  Jésus-Christ, 
jamais  il  n'eut  de  repos  ;  dépouillé  de  ses  vêtements,  chargé  de 
chaînes,  condamné  à  mort,  il  a  bu  jusqu'à  la  lie  la  coupe  de  toutes 
les  amertumes,  il  a  triomphé  des  eaux  de  toutes  les  tribulations, 
de  quelque  côté  qu'elles  vinssent,  parce  que  son  amour  pour  Dieu 
et  pour  les  hommes  était  supérieur  à  tout. 

Don  Jésus,  notre  Maître,  accordez  lui  le  repos  éternel.  » 

Don  des  deux  familles  de  saint  Vincent  de  Paul. 

Sturbois,  sculpteur  à  Abbeville. 

Mme  la  supérieure  générale  des  sœurs  de  charité 
de  Saint- Yincent-de-Paul,  autorisée  par  M.  Etienne, 
supérieur  général  des  Lazaristes,  a  offert  le  prix  du 
marbre  sur  lequel  est  gravé  l'épitaphe,  en  souvenir  de 
tout  ce  que  Mgr  Danicourt  avait  fait  pour  introduire  et 
installer  en  Chine  les  Sœurs  de  Charilé. 


CHAPITRE  V 


Dévotions  spéciales  et  vertus  éminentes  qui  ont  rempli  la  vie  intime 
et  la  vie  extérieure  de  Mgr  Danicourt. 


Nous  avons  étudié  en  grand  et  en  détail  les  traits 
principaux  de  la  vie  de  Mgr  Danicourt;  il  est  bon  main- 
tenant de  les  concentrer  comme  en  un  tableau  afin  de 
les  considérer  de  plus  près  et  de  les  embrasser  d'une 
seule  vue.  Nous  obtiendrons  ce  résultat  en  résumant 
toutes  les  données  que  nous  possédons  sur  les  dévotions, 
les  vertus  et  les  œuvres  spéciales  qui  forment  le  tissu 
de  la  vie  de  notre  héros.  Cette  étude  aura  de  plus  l'avan- 
tage de  nous  permettre  de  révéler  certains  faits,  certains 
détails  intéressants  qui  n'ont  pu  trouver  place  dans  le 
cours  de  l'ouvrage.  Et  ici  ils  nous  est  permis  de  faire 
une  réflexion  avec  le  même  à-propos  que  l'auteur  de  la 
Vie  de  saint  François  de  Sales  :  «  Outre  les  faits  qui  se 
rattachent  à  une  époque  particulière,  et  dont  nous  avons 
fait  le  récit  en  suivant  pas  à  pas  le  saint  évoque  depuis 
le  berceau  jusqu'à  la  tombe,  il  est  un  autre  ordre  de 
faits  qui  n'appartiennent  à  aucune  époque  proprement 
dite,  parce  que,  constituant  l'état  habituel  de  l'homme, 
ils  appartiennent  également  à  toutes  les  époques.  Les 
faits  historiques  de  la  vie  d'un  saint  ont  une  date  fixe; 
mais  le  fait  moral  de  ses  belles  qualités  ou  de  ses  vertus 
n'en  a  point  ;  on  ne  peut  pas  dire  :  Ces  vertus  sont  de 


—  470   — 

telle  année.  Il  faut  donc  les  raconter  à  part;  telle  est  la 
carrière  qui  nous  reste  à  parcourir1 » 

D'autre  part,  une  des  mines  les  plus  riches  à  exploiter 
dans  la  vie  des  saints  est  sans  contredit  celle  qui  nous 
livre  les  désirs  de  leur  cœur  :  quelles  ardeurs!  quels 
élans  !  quelle  fécondité  ! 

Malheureusement  il  est  rare  que  le  regard  de  l'histo- 
rien puisse  pénétrer  là  où  le  regard  de  Dieu  seul  lit  à 
livre  ouvert. 

Quels  moyens  nous  aideront  donc  à  soulever  quelque 
peu  le  voile  qui  dérobe  à  nos  regards  la  vie  intime  du 
saint  missionnaire  que  nous  désirons  de  plus  en  plus 
connaître?  Ce  sont  ses  pratiques  de  piété  et  ses  vertus 
avec  toutes  les  œuvres  qu'elles  lui  ont  inspirées  par 
rapport  à  Dieu  et  au  prochain. 

I 

Après  l'adhésion  ferme  et  inébranlable  de  l'esprit  aux 
vérités  de  la  religion,  après  la  pratique  des  commande- 
ments de  l'Eglise  et  des  conseils  évangéliques,  un  des 
moyens  les  plus  puissants  que  les  saints  ont  employé 
pour  se  sanctifier,  ce  sont  les  dévotions  spéciales. 

Sans  doute,  elles  ne  sont  pas  à  proprement  parler  la 
religion  ;  elles  ne  sont  pas  le  dogme,  elles  ne  sont  pas 
la  morale,  elles  ne  sont  pas  le  culte,  mais  elles  parti- 
cipent de  tout  cela  à  la  fois;  ellesy  sontintimement  liées; 
elles  en  sont  l'expansion,  l'épanouissement,  la  fleur.  Si 
le  protestantisme  est  frappé  de  stérilité  dans  ses  œuvres, 
c'est  qu'il  manque  à  lui  et  à  ses  ministres  les  grandes 
dévotions  qui  sont  la  gloire  du  catholicisme  et  le  secret 
de  son  efficacité  en  tout. 

Au  sommet  de  toutes  les  pratiques  de  piété,  MgrDani- 

1.  Vie  de  saint.  François  de  Sales,  par  M.  Hamon,  curé  de  Saint- 
Sulpice,  t.  II,  page  3)7,  6e  édition. 


—  477  — 

court  plaçait  le  culte  de  la  sainte  Trinité,  qui  est  le  pre- 
mier fondement  de  la  religion,  le  principal  objet  du 
catholicisme  et  à  laquelle  toutes  les  dévotions  se  rap- 
portent comme  à  leur  dernière  fin.  Dès  le  collège  de 
Montdidier,  il  se  signala  par  un  zèle  tout  particulier  à 
glorifier  dans  toutes  ses  actions  les  trois  personnes  ado- 
rables de  la  sainte  Trinité.  Sa  religion  pour  elles  ne  fit 
que  s'accroître  lorsqu'il  eût  fait  sa  théologie  à  Saint- 
Lazare.  La  manière  dont  il  faisait  le  signe  de  la  croix 
donnait  la  mesure  de  sa  foi  et  de  son  amour  pour  le  plus 
auguste  des  mystères. 

La  dévotion  qui  occupait  la  première  place  dans  sou 
esprit  et  dans  son  cœur,  après  la  sainte  et  adorable  Tri- 
nité, est  celle  qui   a  pour  objet  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  Dieu  et  homme  tout  ensemble.  Elle  se  divise  en 
plusieurs  branches  qui  toutes  émanent  du  même  tronc. 
Les  quatre   principales  qui  ont  fait  porter  tant  de  fruits 
à  son  âme,  sont  :   1°  la  dévotion  à  la  sainte  enfance  de 
Notre-Seigneur,  qu'il  s'efforça  d'inspirer  aux  nombreux 
enfants  dont  il  était  le  père,  à  ses  prêtres  chargés  de  leur 
formai  ion,  à  tous  les  membres  zélés  de  la  Sainte-Enfance 
et  à  tous  les  bienfaiteurs  de  celte  œuvre  admirable  qui  a 
absorbé  la  plus  grande  partie  de   sa  vie;  2°  la  dévotion 
au  Saint-Sacrement  sur  laquelle  nous   avons  insisté  à 
plusieurs  reprises  aux  chapitres  n,  met  x  dupremierlivre, 
aux  chapitres  i,  ix  et  x  du  troisième  livre  ;  3°  la  dévotion 
et  la  passion  de  Noire-Seigneur  Jésus-Christ  et  à  tout  ce 
qui  s'yrapporle;  nous  l'avons  fait  ressortir  suffisamment 
au  chapitre  ix  du  troisième  livre  :   4°  enfin  la  dévotion  au 
Sacré-Cœur  de  Jésus  danslequelil  trouva  les  consolations 
les  plus  précieuses  au  seindes  amertumes  quiontdévoré 
son  âme,  et  la  force  de  supporter  les  tribulations  sans 
nombrequi  l'ontassailli  pendant  une  grande  partie  de  son 
existence.  Comme  pour  donner  un  gage  public  de  sa  piété 
envers  le  grand  objet  de  ses  affections,  il  consacra  une 


—  478  — 

de  ses  églises  sous  le  vocable  du  Sacré-Cœur  de  Jésus. 

Le  double  culte  du  Saint-Sacrement  et  du  Sacré-Cœur 
a  fait  les  délices  de  son  enfance,  la  joie  de  sa  jeunesse 
sacerdotale,  la  force  de  son  apostolat  et  lui  a  valu  la 
gloire  de  donner  sa  vie  pour  Jésus.  Il  semble  que  le 
Divin  Maître  se  soit  plu  à  le  récompenser  dès  ici-bas  en 
voulant  que  sa  dépouille  mortelle  vînt,  après  mille  péré- 
grinations lointaines,  après  avoir  échappé  à  mille  dan- 
gers et  plusieurs  fois  à  la  mort,  reposer  dans  le  sanc- 
tuaire où  il  a  fait  sa  première  communion,  au  pied  môme 
de  l'autel  de  l'Eucharistie  que  domine  la  statue  du 
Sacré-Cœur  de  Jésus  f.  Et  le  saint  prélat  nous  dit  du 
fond  de  son  sépulcre  devenu  glorieux.  Uejunctus  ad  hue 
loquitur  :  c'est  ici  le  lieu  de  mon  repos  pour  toujours. 
Hue  requies  mea  in  sœcuhtm  sœculi . 

Lorsque  l'on  aime  tant  le  Fils,  comment  n'aimerait-on 
pas  la  Mère? 

Mgr  Danicourt  porta  jusqu'à  une  sainte  passion  la 
dévotion  qu'il  a  ressentie,  dès  sa  plus  tendre  enfance, 
pour  sa  Mère  du  ciel.  On  pourrait  intituler  sa  vie  :  His- 
toire d'un  Prêtre  de  Afarie,  ou  du  Missionnaire  de  Marie. 
Toutes  les  grandes  ligues  de  sa  vie,  toutes  les  princi- 
pales étapes  de  sa  carrière  apostolique  sont  marquées 
par  des  dates  coïncidant  avec  une  fête  de  la  très  sainte 
Vierge.  Il  serait  bien  aveugle  celui  qui  ne  voudrait  pas 
y  voir  une  disposition  spéciale  de  la  divine  Providence. 

Il  reçut  le  sous-diaconat  et  lit  par  conséquent,  le  vœu 
de  chasteté  le  jour  de  la  fête  de  la  très  sainte  Vierge  ; 
il  entra  dans  la  congrégation  de  la  très  sainte  Vierge  le 
jour  de  la  Purification,  et  mourut  le  même  jour  trente- 
sept  ans  plus  tard. 

Cette  tendre  dévotion  pour  la  Mère  de  Dieu  et  des 


1.  Erigée  en  1887,  par  les  soins  de  M.  l'abbé  Turbin,  curé  d'Au- 
tbie,  grâce  aux  largesses  d'une  âme  pieuse. 


—  479  — 

hommes  est  restée  légendaire  à  Authie  où  l'on  se  sou- 
vient encore  du  serviteur  dévoué  de  Marie,  du  pèlerin 
de  Notre-Dame  de  Brebières  ;  où  l'on  n'a  pas  encore  oublié 
les  beaux  cantiques  qu'il  fit  apprendre  ou  qu'il  envoya  de 
Chine.  Elle  est  également  restée  légendaire  à  Montdidier 
et  dans  l'Extrême-Orient  partout  où  il  fut  l'apôtre  de 
l'Immaculée-Conception.  Nous  n'ajouterons  rien  car 
nous  nous  sommes  assez  étendus  sur  ce  sujet  dans  les 
chapitres  ni ,  iv  et  v  du  premier  livre,  n  et  v  du 
deuxième  livre,  n  et  ixdu  troisième  livre  et  n  du  qua- 
trième livre. 

L'auguste  époux  de  Marie,  saint  Joseph,  avait  aussi 
une  place  de  choix  dans  son  cœur.  Il  ne  cessa  de  le  prier 
toute  sa  vie,  ni  de  s'appliquer  à  imiter  les  vertus  cachées 
dont  il  est  le  modèle  accompli.  Il  l'invoquait  avant  toutes 
ses  entreprises,  plaçait  ses  maisons,  ses  établissements 
sous  son  patronage.  11  le  faisait  prier  par  tous  ses  or- 
phelins lorsqu'il  se  trouvait  dans  la  gène,  et  l'économe 
de  la  Sainte  Famille  ne  tardait  jamais  d'envoyer  les 
secours  demandés.  Il  n'y  a  que  ceux  qui  ont  été  l'objet 
des  faveurs  de  ce  grand  saint  qui  sachent  apprécier  com- 
bien est  grande  sa  puissance  d'intercession.  Aussi  bien, 
Mgr  Danicourt,  qui  en  avait  fait  plus  d'une  fois  la  douce 
expérience,  ne  tarissait  point  quand  on  le  plaçait  sur  le 
chapitre  des  bontés  de  saint  Joseph. 

Il  avait  dédié,  sous  le  vocable  de  ce  grand  saint , 
une  des  chapelles  fondées  par  lui  dans  l'archipel 
Tcheousan. 

Les  saints  Anges  étaient  l'objet  d'une  dévotion  bien 
grande  pour  notre  saint  prélat.  Nous  avons  entendu  un 
jour  un  vénérable  ecclésiastique  nous  dire  combien  il 
était  heureux  d'avoir  une  dévotion  spéciale  aux  saints 
Anges,  «  et  ce  qui  ajoute  à  mon  bonheur,  nous  disait-il, 
c'est  que  je  tiens  cette  dévotion  de  Mgr  Danicourt.  Sans 
doute,  je  priais  mon  ange  gardien  tous  les  jours,  comme 


—  480  — 

font  d'ordinaire  les  bons  chrétiens,  mais  je  n'avais  pas 
pour  eux  cette  tendre  piété  que  j'ai  toujours  ressentie 
depuis  que  Mgr  Danicourt  me  l'a  inspirée.  » 

Mais  voici  venir  un  témoignage  qui  nous  est  encore 
plus  cher  et  plus  précieux  :  c'est  celui  de  M.  l'abbé  Glau. 
Après  avoir  raconté  toutes  les  péripéties  d'un  long  et 
périlleux  voyage,  il  termine  ainsi  :  «  Malgré  tant  de 
dangers  et  d'avanies,  je  n'eus  pas  à  perdre  un  seul  des 
cheveux  de  ma  tête  et  personne  non  plus  n'osa  toucher 
au  petit  bagage  que  je  portais  avec  moi  ;  sans  doute  parce 
que  les  saints  anges  à  la  protection  desquels  Mgr  Dani- 
court m'avait  confié  étaient  là  à  mes  côtés  ou  pour  me 
rendre  invisible  aux  yeux  de  tant  d'ennemis  ou  pour  les 
empêcher  de  songer  à  me  nuire.  Je  vous  dirai  en  pas- 
sant qu'une  des  dévotions  particulières  qu'il  aimait  à 
pratiquer  et  qu'il  me  recommanda  instamment  dès  les 
premiers  jours  que  je  passai  avec  lui,  était  la  dévotion 
aux  saints  anges,  m'assurant  qu'il  avait  obtenu  une 
foule  de  grâces  par  leur  favorable  et  puissante  entre- 
mise... '  » 

Un  de  ses  saints  de  prédilection  était  saint  Jean 
l'Evangéliste.  Il  est  facile  de  deviner  les  motifs  de  cette 
prédilection  :  non  seulement  saint  Jean  était  pour  lui  le 
type  de  l'apôtre,  le  disciple  vierge,  l'ami  de  Jésus  ;  mais 
il  réunissait  en  lui  les  deux  dévotions  qui  furent  l'âme 
et  comme  le  centre  de  toute  son  existence  :  l'Eucharistie 
et  la  très  sainte  Vierge. 

Dès  sa  première  année  de  théologie  jusqu'à  sa  mort,  il 
médita  le  quatrième  Evangile  dont  on  a  pu  dire  :  «  C'est 
l'ouvrage  le  plus  beau  que  laterre  ait  possédé  et  possédera 
jamais,  même  entre  ceux  qui  sont  sortis  de  l'inspiration 
de  Dieu  2.  » 

Il  s'appliqua  journellement  à  imiter  ce  saint  dans  ses 

1.  Lettre  de  M.  l'abbé  Glau  à  M.  Cb.  Danicourt,  3  février  1866. 

2.  L' Apôtres  saint  Jean,  par  M.  Raunard,  p.  311. 


—  481  — 

rapports  avec  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  et  la  très 
sainte  Vierge.  (V.  les  ch.  v  et  x  du  IIP  livre.)  11 
plaça  sous  son  vocable  une  des  chapelles  de  la  chrétienté 
de  Tcheousan. 

L'apôtre  saint  Paul  et  son  disciple  Timothée  étaient 
bien  chers  au  cœur  du  grand  évèque  qui  n'a  cessé  toute 
sa  vie  de  les  regarder  comme  ses  deux  modèles,  ni  de 
s'appliquer  à  marcher  sur  leurs  traces.  Le  nom  de 
Timothée  lui  était  deux  fois  cher  parce  qu'il  lui  rap- 
pelait et  le  modèle  des  évèques  et  le  grand  maître  qui 
avait  formé  celui-là  à  son  école.  Le  double  souvenir  de 
ces  deux  saints  était  un  puissant  stimulant  pour  celui  qui 
aspirait  à  devenir,  parmi  les  peuples  qu'il  voulait  évan- 
géliser,  un  vrai  disciple  de  l'Apôtre  des  nations.  Il  se  fit 
une  étude  continuelle  de  remplir  son  esprit  des  senti- 
ments que  le  grand  apôtre  inspire  si  bien  à  son  disciple, 
et  de  pratiquer  les  grands  devoirs  qu'il  lui  trace  de  main 
de  maître. 

Parmi  les  épîlres  incomparables  qu'il  étudie  sans 
cesse,  il  en  est  deux  qu'il  se  plaît  à  relire  tout  particu- 
lièrement, ce  sont  celles  qui  rappellent  à  Timothée  les 
obligations  de  Tévêque.  Et  lorsqu'après  avoir  travaillé 
plus  d'un  quart  de  siècle  au  salut  des  infidèles,  il  quittera 
la  Chine,  il  pourra  redire  les  paroles  de  l'apôtre  à  Timo- 
thée, que  ses  panégyristes  n'ont  pas  négligé  de  lui  appli- 
quer :  «  J'ai  bien  combattu,  j'ai  achevé  ma  course,  j'ai 
gardé  ma  foi,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  recevoir  la  cou- 
ronne de  justice  que  le  juste  juge  ne  me  refusera  pas  '  ». 

Saint  François-Xavier,  son  premier  et  véritable 
patron,  saint  Thomas,  apôtre,  qui,  après  avoir  porté  le 
doute  si  loin,  devait  aller  plus  loin  que   les  autres  dans 

i.  Paroles  imprimées  derrière  l'image  qui  porte  la  photo* 
graphie  de  Mgr  Danicourt,  image  très  répandue  après  sa  mort, 
surtout  à  l'époque  de  la  translation  de  ses  restes  dans  le  sanc- 
tuaire de  l'église  d'Authie. 

31 


—  482  — 

la  foi  et  dans  l'amour,  ont  toujours  été,  pour  Mgr  Dani- 
court,  les  objets  d'une  grande  dévotion.  Ils  furent  tous 
deux  apôtres  des  Indes,  de  cet  Extrême-Orient  où  s'est 
passée  la  plus  grande  partie  de  sa  vie.  Aussi,  il  n'est  pas 
étonnant  qu'il  se  soit  continuellement  appliqué  à  repro- 
duire, dans  ses  actions,  leurs  vertus  apostoliques.  Il  ne 
cessa  de  les  invoquer  pendant  25  ans  comme  de  puis- 
sants protecteurs  ;  il  leur  consacra  successivement  ses 
deux  diocèses  ;  il  dédia  une  chapelle  à  saint  François- 
Xavier  ;  il  consacra  l'église  de  Ning-Po  à  saint  Thomas 
et  obtint  de  Rome  que  ce  dernier  fût  considéré  comme 
patron  de  son  vicariat  apostolique. 

Saint  Vincent  de  Paul,  fondateur  de  la  Congrégation 
de  la  Mission,  occupait  une  bien  large  place  dans  l'âme 
de  notre  saint  missionnaire.  Il  connaissait  sa  vie  par 
cœur  et,  ce  qui  est  bien  préférable,  il  s'appliquait  à  la 
reproduire  par  l'imitation  de  ses  vertus,  notamment  de 
son  humilité,  de  sa  mansuétude,  de  son  esprit  de  pau- 
vreté, de  sa  charité  immense  pour  le  soulagement  des 
misères  humaines. 

Les  milliers  d'enfants  qu'il  a  arrachés  à  la  mort  du 
corps  et  surtout  à  la  mort  de  l'âme,  les  bienfaits  sans 
nombre  au'il  a  semés  au  sein  des  incalculables  infor- 
tunes de  la  Chine,  le  bien  qu'il  a  produit  en  travaillant 
à  la  formation  du  clergé,  le  service  inappréciable  qu'il  a 
rendu  à  l'humanité  en  contribuant  pour  une  large  part  à 
l'introduction  des  Filles  de  la  Charité  en  Chine,  disent 
assez  que  sa  vie  fut  la  copie  du  saint  fondateur. 

Toutes  les  œuvres  que  saint  Vincent  a  établies  en 
grand  dans  notre  patrie,  Mgr  Danicourt  les  a  répandues 
et  appliquées,  dans  une  certaine  mesure,  dans  l'Extrême- 
Orient  :  là  est  le  grand  côté  de  sa  vie  apostolique.  Aussi 
bien  nous  sommes  heureux  de  pouvoir  lui  appliquer  le 
vieil  adage  :  «  Tel  père  ,  tel  fils.  »  C'est  pourquoi 
Mgr  Duquesnay  a  osé  dire  dans  son  oraison  funèbre  : 


—  483  — 

«  Mgr  Danicourt  est  le  Vincent  de  Paul  de  la  Chine  au 
xixe  siècle.  » 

II 

Toute  la  religion  catholique  se  résume  dans  les  trois 
vertus  théologales.  Pour  donner  la  mesure  de  l'âme  d'un 
saint  et  apprécier  jusqu'à  quel  point  il  a  servi  Dieu 
ici-bas,  il  suffit  d'exposer  la  manière  dont  il  a  pratiqué 
la  Foi,  V Espérance  et  la  Charité. 

La  foi  résume  la  vie  tout  entière  de  Mgr  Danicourt 
et  lui  a  mérité,  par  le  témoignage  héroïque  qu'il  lui  a 
rendu,  en  deux  circonstances  mémorables,  le  titre  glo- 
rieux de  confesseur  de  la  foi. 

Elle  n'a  cessé  de  se  manifester  dans  toutes  ses  actions 
par  une  disposition  spéciale  qui  est  l'un  des  caractères 
de  la  vie  des  saints  que  l'on  appelle  l'esprit  de  foi. 
N'agir  que  par  des  principes  et  pour  des  motifs  de  foi  ; 
voir  et  juger  les  choses  au  point  de  vue  de  la  foi; 
ne  travailler  que  pour  l'acquisition  des  biens  promis  en 
récompense  à  la  foi  chrétienne  :  telle  fut  son  applica- 
tion constante.  Au  surplus,  tout  ce  qui  entoura  le  mis- 
sionnaire en  Chine  était  bien  de  nature  à  lui  inspirer  de 
l'horreur  pour  ce  monde  et  à  s'élever  sans  cesse  aux 
vues  surnaturelles  de  la  foi.  Il  a  pleinement  justifié  cette 
maxime  de  l'Apôtre  que  nous  aurions  pu  inscrire  en  tête 
de  sa  vie  :  «  Le  juste  vit  de  la  foi,  Justus  e.rfide  ricit.  » 

La  vertu  d'espérance  qui  a  pour  tilles  la  confiance  en 
Dieu  et  cette  autre  disposition  qu'on  appelle  l'abandon 
à  la  divine  Providence  ou  la  résignation,  fut  l'âme  de  sa 
conduite  parmi  les  événements  de  sa  vie  si  agitée  et  au 
sein  de  toutes  les  épreuves  qui  l'ont  traversée.  Elle 
anime  tous  ses  discours,  elle  transpire  clans  toutes  ses 
lettres. 

La  confiance  en  Dieu  est  son  grand  cheval  de  bataille; 


—  484  — 

il  y  revient  continuellement  dans  ses  avis  à  ses  élèves,  à 
ses  séminaristes,  à  ses  collaborateurs;  dans  sa  corres- 
pondance, au  risque  de  passer  pour  un  homme  qui  se 
répète.  Elle  lui  a  dicté  deux  de  ses  plus  belles  lettres 
dont  l'une  est  un  chef-d'œuvre. 

Le  souvenir  de  cette  confiance  en  la  divine  Providence 
a  inspiré  à  M.  l'abbé  Glau  les  plus  beaux  passages  de  la 
lettre  admirable  que  nous  avons  citée  (ch.  x,  1. III). 

Cet  abandon  plein  et  entier  de  lui-même  entre  les 
mains  paternelles  du  Tout-Puissant  a  fait  naître  et 
grandir  en  son  âme  une  vertu  qu'il  a  poussée,  nous  ne 
craignons  pas  de  le  dire,  jusqu'à  l'héroïsme,  la  force  de 
caractère  ou  X énergie  chrétienne. 

Cet  athlète  de  la  foi,  si  vigoureusement  trempé  pour 
les  combats  du  Seigneur,  si  fortement  ancré  dans  la 
confiance  en  Dieu,  a  vu  de  pied  ferme  la  persécution  et 
n'a  pas  tremblé  lorsque  ses  bourreaux  ont  mis  une  pre- 
mière fois  sa  tête  à  prix,  ou  levé  les  sabres  à  ses  côtés 
dans  une  autre  circonstance  non  moins  terrible  que 
celle-là.  La  simple  vue  de  sa  photographie  arrache  ce 
cri  à  tous  ceux  qui  l'aperçoivent  pour  la  première  fois  : 
«  Quel  homme  d'énergie!  quel  homme  de  caractère! 
Quelle  physionomie  mâle  et  vigoureuse!  »  Effectivement 
ses  traits  sont  empreints  de  la  force  morale  en  même 
temps  que  de  la  force  physique. 

La  charité  pour  Dieu  et  le  prochain  est  encore  une  des 
grandes  vertus  de  celui  qui  s'est  fait  une  application 
continuelle  d'imiter  en  tout  saint  Jean  l'Evangéliste  et 
cet  autre  apôtre  de  la  charité  dans  les  temps  modernes, 
saint  Vincent  de  Paul. 

On  a  dit  avec  raison  que  Mgr  Danicourt  avait  quelque 
chose  du  cœur  de  saint  Vincent.  Un  mot  suffirait  au 
besoin  pour  résumer  sa  vie  et  peindre  sa  physionomie 
spéciale  :  «  Mgr  Danicourt  fut  un  grand  cœur.  »  Sen- 
sible, tendre  et  dévoué  comme  une  mère,  il  était  en  même 


—  485  — 

temps  capable  des  plus  généreuses  résolutions  et  des 
plus  grands  sacrifices.  S'il  n'a  point  versé  de  larmes  en 
quittant  son  pays,  il  n'en  ressentit  pas  moins  les  dou- 
leurs de  la  séparation;  mais  il  sut  maîtriser  toutes  les 
émotions  qui  d'ordinaire  trahissent  les  sentiments  du 
cœur.  On  lui  demandait  à  Paris,  à  son  retour  de  Chine, 
si  la  vue  de  la  France,  après  vingt-six  ans  d'absence,  ne 
l'avait  point  impressionné  :  «  Non!  non!  dit-il;  il  y  a 
longtemps  que  j'ai  mis  la  terre  sous  les  pieds  et  qu"*  je 
confonds  toutes  mes  affections  en  une  seule  et  n.  "me 
affection,  l'amour  de  Dieu.   » 

La  sainte  Trinité  était  en  première  ligne  l'objet  de 
cette  charité  dont  son  cœur  débordait  ;  mais  elle  se 
traduisait  sous  les  formes  que  nous  avons  eu  occasion 
de  faire  ressortir  bien  souvent  :  l'amour  de  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ  ;  l'amour  de  la  sainte  Eucharistie  et 
du  Sacré-Cœur;  la  dévotion  à  la  Passion. 

Il  poussa  cet  amour  de  Dieu  jusqu'au  sacrifice  et  à 
l'immolation,  à  l'exemple  de  son  divin  Maître.  Il  aima 
son  Père  du  ciel  plus  que  son  père  de  la  terre,  plus  que 
sa  mère  !  En  effet  ne  les  a-t-il  pas  quittés  pour  étendre 
le  règne  de  Dieu  parmi  les  infidèles  ? 

Puis  cette  charité  embrassait  les  saints  que  nous  avons 
rappelés  précédemment. 

De  Notre-Seigneur  et  des  saints  elle  descendait  sur  les 
âmes.  Cet  apôtre  si  ferme  devant  sa  famille  et  son  pays 
versait  des  larmes  sur  la  Chine,  sa  patrie  adoptive,  sur 
des  milliers  d'infidèles,  de  petits  enfants  abandonnés 
qu'il  voulait  gagnera  Jésus-Christ,  dont  il  soulageait  les 
misères  physiques  pour  arriver  à  guérir  les  misères 
morales.  Au  surplus,  son  amour  pour  le  prochain 
résume  toutes  les  œuvres  qu'il  a  fondées,  tout  le  bien 
qu'il  a  fait  dans  l'Extrême-Orient;  il  se  résume  en 
20  années  d'apostolat.  Le  Maître  l'a  dit  :  «  La  plus 
grande  preuve  que  l'on  puisse  donner  de  sa  charité  est 


—  486  — 

de  sacrifier  sa  vie  pour  ceux  que  l'on  aime.  »  L'apôtre 
du  Tché-kiang  et  du  Kiang-Sy  l'a  donnée  positivement, 
non  pas  une  fois,  mais  quatre  fois  à  la  lettre  ',  dans  les 
circonstances  que  nous  avons  racontées  au  cours  de  cet 
ouvrage.  Que  disons-nous  !  Il  l'a  donnée  toutes  les  fois 

u'il  a  couru  quelque  danger  sérieux,  soit  de  la  part  des 
maladies,  soit  de  la  part  des  infidèles  ;  et  cela  s'est  pré- 
senté cent  fois. 

Il  fut  dans  toute  la  force  du  terme  «  le  bon  pasteur  qui 
don.. 3  sa  vie  pour  ses  brebis».  Là  est  son  plus  grand 
honneur,  là  est  son  principal  mérite  ;  ils  découlent  l'un 
et  l'autre  de  sa  sublime  vocation. 

Huit  maximes  résument  les  vertus  morales,  les 
conseils  évangéliques,  en  un  mot  la  perfection  sacerdo- 
tale et  religieuse  :  ce  sont  les  huit  béatitudes.  MgrDani- 
court  en  a  fait  le  code  de  son  âme  et  elles  sont  comme 
les  traits  saillants  de  sa  physionomie  d'évêque,  en  un 
mot  la  synthèse  de  sa  vie. 

«  Bienheureux  les  pauvres  d'esprit  »,  c'est-à-dire  les 
pauvres  de  gré,  de  cœur  et  d'affection. 

Fidèle  au  vœu  de  pauvreté  qu'il  avait  émis  au  novi- 
ciat, il  garda  précieusement  toute  sa  vie  cette  admirable 
vertu  qui  en  nous  détachant  de  la  terre  nous  rapproche 
de  Dieu.  «  La  pauvreté,  dit  saint  Bernard,  est  une 
grande  aile  qui  nous  emporte  rapidement  vers  le 
royaume  des  cieux.  »  Mgr  Danicourt  fut  pauvre  dans  ses 
goûts,  pauvre  dans  ses  vêtements,  pauvre  dans  son 
ameublement  et  sa  nourriture. 

Nous  ne  citerons  qu'un  trait  de  sa  pauvreté  entre 
mille  autres.  On  sait  que  les  aumônes  recueillies  par  les 
œuvres  de  la  Propagation  de  la  Foi  et  de  la  Sainte-En- 

1.  A.  Montdidier,  en  sauvant  la  vie  à  deux  élèves;  àTcheousan, 
lorsque  le  typhus  décimait  l'armée  anglaise;  enfin  au  Kiang-Sy, 
où  il  fut  deux  fois  condamné  à  mort. 


—  487  — 

fance  sont  réparties  entre  les  missionnaires  pour  eux  et 
leurs  chrétientés.  En  sa  qualité  d'évêque  missionnaire, 
Mgr  Danicourt  pouvait  au  moins  s'accorder  ce  qui  lui 
était  nécessaire  pour  ses  besoins  ordinaires  et  ce  qui  con- 
venait à  sa  dignité  épiscopale.  Nullement  :  il  arriva  de 
Chine  avec  une  soutane  toute  râpée,  au  point  que  les 
officiers  du  Necille  lui  en  marquaient  leur  étonnement 
Il  acheta,  en  passant  à  Londres,  un  parapluie  dont  il  avait 
besoin,  pour  une  somme  si  minime,  que  le  lecteur  ne 
nous  croirait  pas  si  nous  lui  en  disions  le  chiffre. 

Dans  plusieurs  de  ses  lettres  nous  l'avons  entendu 
s'écrier  :  a  Vive  la  pauvreté  !   Vivent  les  privations  !  » 

Si  par  ces  paroles  «  Bienheureux  les  pauvres  d'esprit  » 
il  faut  entendre  avec  plusieurs  Pères  de  l'Eglise  les 
âmes  humbles  et  simples,  nous  en  ferons  également  une 
heureuse  application  à  notre  saint  missionnaire.  L'hu- 
milité d'esprit  et  de  cœur  a  toujours  été  l'un  de  ses  carac- 
tères distinctifs.  Elle  empreint  toutes  ses  lettres  d'un 
cachet  spécial  qui  fait  qu'on  ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus 
admirer  ou  du  talent  qui  les  inspire  ou  du  charme  que 
cette  vertu  y  répand.  Nous  l'avons  vu,  après  les  plus 
grandes  épreuves,  revenir  toujours  à  cette  vertu  fonda- 
mentale. 

Lorsque  son  frère  Charles  lui  parla  de  faire  insérer  la 
nouvelle  de  son  retour  en  France  dans  les  grands 
journaux  de  Paris,  il  lui  répondit  sur  le  ton  du  reproche  : 
«  Est-ce  que  vous  croyez  que  je  suis  revenu  en  Europe 
pour  faire  du  bruit?  » 

La  simplicité  était  chez  lui  la  compagne  fidèle  de 
l'humilité.  Elle  a  constamment  brillé  dans  sa  personne  à 
côté  de  la  pauvreté.  Sa  conversation,  le  style  de  ses  dis- 
cours et  de  ses  lettres  ont  été  invariablement  marqués 
au  coin  de  cette  vertu  tant  recommandée  par  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ  et  tant  vantée  par  saint  François  de 
Sales. 


—  -488  — 

La  simplicité  avait  conservé  en  Mgr  Danicourt  deux 
autres  vertus  natives  :  la  droiture  et  la  franchise.  Né 
Picard,  il  ne  dévia  jamais  de  cette  sincérité  qui  est  la 
caractéristique  des  habitants  de  la  Picardie.  Ce  n'est 
pas  en  vain  qu'on  dit  encore  <r  les  Francs  Picards  ». 

On  pourrait  croire  que  le  contact  du  monde  et  prin- 
cipalement de  la  fourberie  chinoise  aurait  à  la  longue 
déteint  sur  son  âme  ;  il  n'en  est  rien.  Il  dédaigna  tou- 
jours les  ressources  de  la  diplomatie  qui  auraient  pu  le 
servir  dans  bien  des  cas.  aimant  mieux,  à  l'exemple 
de  saint  François  de  Sales,  une  colombe  que  dix  ser- 
pents. 

Bien  qu'il  eut  à  cœur  de  conserver  en  tout  sa  dignité 
épiscopale,  toutefois  il  ne  connaissait  ni  l'apprêt,  ni  la 
mise  en  scène.  Il  était  d'un  abord  des  plus  faciles  et  des 
plus  simples,  si  bien  que  tous  ceux  qui  l'approchaient 
de  près  étaient  frappés  de  cette  cordialité  et  de  cette 
simplicité. 

La  douceur  évangélique,  préconisée  par  la  deuxième 
béatitude,  est  aussi  une  de    ses  grandes  vertus.  Tous 
ceux  qui  Tout  connu  à  Montdidier,  en  Chine,  sont  una- 
nimes à  louer  en  lui  cette  bonté,   cette  douceur   qui 
l'ont  fait  aimer  partout  où  il  a  séjourné.  M.  l'abbé  Glau 
lui  rend  ce  témoignage  dans  une  des  plus  précieuses 
lettres  que  nous  ayons  citées  au  cours  de  cet  ouvrage. 
Tout  récemment  encore  i ,  un  prélat  qui  a  vécu  dans  son 
intimité  et  qui  lui  succéda  dans  la  partie  méridionale  du 
Kiang-Sy,  Mgr  Rouger,  que  nous  avons  eu  l'honneur 
de  voir  à  Saint-Lazare,  ne  tarissait  pas  en  nous  parlant 
de  sa  bonté,  de  sa  douceur.  Aussi-bien  eut-il  en  récom- 
pense le  royaume  promis   dès  ici-bas  à  la    douceur  : 
«  Bienheureux  les  doux,  car  ils  posséderont  la  terre  », 
c'est-à-dire  qu'ils  régneront  en  ce  monde  sur  les  cœurs 

i.  Kn  février  1887,  un  mois  avant  sa  mort. 


—  489  — 

de  leurs  semblables,  par  suite  de  cet  empire  que  la 
douceur  exerce,  en  attendant  qu'ils  régnent  dans  la  vé- 
ritable terre  des  vivants. 

Une  vertu  qui  tient  à  la  précédente  par  plus  d'un 
côté,  et  qui  fait  l'objet  d'une  autre  béatitude,  que  le 
prélat  a  su  garder  intacte,  c'est  l'amour  de  la  paix. 

Si  la  miséricorde  et  la  bonté  étaient  nées  avec  lui.  il 
n'en  est  pas  de  même  delà  mansuétude,  de  l'esprit  de 
paix,  étant  donné  sa  nature  ardente,  son  énergie  in- 
domptable. Cette  mansuétude  ne  fut  chez  lui  que  l'effet 
d'une  longue  guerre  intestine  qu'il  s'était  livrée  à  lui- 
même  par  l'esprit  de  mortification, ou  d'une  autre  guerre 
extérieure  dont  la  patience  a  été  éprouvée.  Nous  avons 
dit  au  livre  troisième, ch.  ix, p.  364,  quel  moyen  il  employa 
pour  rappeler  cette  vertu  journellement  à  son  esprit. 

La  béatitude  qui  tenait  le  plus  au  cœur  de  Mgr  Da- 
nicourt  est  celle  qui  célèbre  la  vertu  qui  était  le  fond 
même  de  son  tempérament  :  La  miséricorde.  «  Bien- 
heureux les  miséricordieux  !  » 

Nous  aurions  tout  un  chapitre  à  faire  sur  les  œuvres 
de  miséricorde  exercées  par  lui.  Dans  la  fameuse  lettre 
adressée  à  ses  parents,  avant  son  départ  pour  la  Chine  * , 
il  semble  avoir  prédit  toutes  celles  qui  devaient  remplir 
sa  carrière.  Rien  ne  nous  serait  plus  facile  que  d'en  faire 
le  relevé  et  d'établir  un  parallèle  entre  sa  vie  apostolique 
et  les  sept  œuvres  de  miséricorde.  ^Nous  les  trouvons 
rien  que  dans  ce  qu'il  a  fait  pour  les  enfants  abandonnés, 
pour  les  malades  et  les  infirmes  de  ses  hôpitaux,  sans 
nous  occuper  du  reste  de  sa  chrétienté. 

Il  a  «  nourri  ceux  qui  ont  faim;  donné  à  boire  à  ceux 
qui  ont  soif  ;  vêtu  ceux  qui  étaient  nus  ;  donné  l'hos- 
pitalité aux  étrangers  ;»cela  pour  des  centaines  d'enfants 
qui  étaient  par  rapport  à  lui  des  étrangers. 

1.  L  I,  cb.  xi,  p.  84. 


—  490  — 

Il  a  «  visité  les  malados,  racheté  les  captifs,  »  par 
milliers  ;  «  enseveli  les  morts,  »  les  pauvres  enfants  qui, 
dans  certaines  épidémies,  mouraient  en  si  grand  nombre 
que  le  personnel  de  ses  établissements  ne  suffisait  pas 
pour  rendre  à  tous  ce  dernier  devoir. 

La  chasteté,  qui  fait  l'objet  de  la  sixième  béatitude,ré- 
pandait  sur  toutes  les  autres  vertus  dont  son  âme  était 
ornée  un  nouveau  lustre.  Sans  doute,  on  ne  fait  point 
l'éloge  de  cette  vertu  chez  un  évoque,  attendu  que  tous 
la  possèdent  ;  mais  chez  Mgr  Danicourt,  elle  mérite  une 
mention  spéciale.  De  même  qu'elle  avait  brillé  aux  jours 
de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse,  elle  fut  par  lui  gardée 
intacte  au  sein  de  la  corruption  raffinée  du  peuple  chi- 
nois, dont  nous,  Français,  nous  n'avons  pas  même 
l'idée.  Le  Chinois  en  raison  de  sa  corruption,  est  très 
défiant  et  ne  croit  guère  à  la  vertu  du  prêtre  :  aussi  le 
saint  évèque  apportait-il  une  réserve  austère,  une  pru- 
dence poussée  presque  jusqu'à  l'exagération  dans  ses 
rapports  extérieurs,  indispensables,  avec  les  sœurs  de 
charité  et  les  femmes  chinoises,  de  crainte  de  scandaliser 
les  faibles,  et  afin  de  ne  pas  laisser  pénétrer  dans  l'âme 
d'un  seul  Chinois  le  moindre  soupçon  sur  la  plus  belle 
vertu  du  prêtre. 

«  Heureux  les  cœurs  purs,  car  ils  verront  Dieu  !  »  La 
pureté  avait  chez  luipourgardienne  la  Reine  des  Vierges, 
pour  soutien  et  pour  aliment  le  Pain  des  forts. 

Elle  avait  aussi  pour  sœur  et  compagne  la  modestie 
qui  règle  tout  l'homme,  selon  l'ordre  et  la  décence,  en 
tout  temps  et  en  tout  lieu,  soitqu'il  se  trouve  seul  ou  en 
compagnie,  et  cela,  par  respect  pour  son  âme  et  son 
caractère,  par  respect  pour  le  prochain  qu'il  doit  édifier 
toujours,  par  respect  pour  Dieu  et  ses  anges  qui  nous 
regardent  sans  cesse. 

Une  autre  gardienne  de  la  chasteté  que  nous  pourrions 
faire  ressortir  ici  longuement,  c'est  la  mortification.  On 


—  491  — 

ne  se  rend  pas  compte,  dans  notre  pays  où  règne  lebien- 
êtrè,  du  régime  de  nos  missionnaires  en  Chine.  Pendant 
les  longues  années  de  sa  vie  apostolique,  môme  pendant 
qu'il  était  évêque,  il  s'est  nourri  uniquement  de  riz  cuit 
à  l'eau,  de  légumes  et  parfois  d'herbes  que  l'on  donne 
aux  bestiaux  dans  nos  pays;  pour  boisson  il  ne  prit  que  du 
vin  de  riz  ou  de  l'eau  claire.  Cependant  il  recevaitparfois 
des  sommes  d'argent  assez  considérables,  mais  il  les  em- 
ployait avant  tout  pour  ses  orphelins,  ses  œuvres,  etc. 
C'est  par  la  pratique  de  la  mortification  journalière,  qu'à 
l'exemple  de  saint  Paul  il  châtiait  son  corps  et  le  réduisait 
en  servitude,  afin  de  conserver  sans  tache  son  âme  et  son 
corps. 

Dans  les  chapitres  intitulés  la  Croix,  la  Persécution  et 
le  Martyre  nous  avons  fait  assez  ressortir,  d'après  les  té- 
moignages des  personnes  qui  l'ont  vu  à  l'œuvre,  jusqu'à 
quel  point  Mgr  Danicourt  pratiqua  la  patience  dans 
les  persécutions  (Lettre  de  M.  Glau,  1.  III,  ch.  x, 
p.  382).  Chez  lui  cette  vertu  était  sœur  jumelle  de  la  con- 
fiance en  Dieu.  Elles  furent  comme  les  deux  remparts  de 
sa  vie  ;  il  s'y  est  sans  cesse  abrité,  et  à  leur  ombre  pro- 
tectrice, il  a  vu  venir  lamort  d'un  œil  calme  et  paisible. 
La  patience  qu'il  a  montrée  en  face  de  la  persécution  et 
du  martyre  est  la  plus  héroïque  de  ses  vertus  ;  elle 
acheva  et  couronna  sa  vie.  «  Heureux  ceux  qui  souffrent 
persécution  pour  la  justice  !  » 

Il  eut  également  en  partage  le  don  des  larmes,  cette 
autre  béatitude  si  chère  aux  amis  du  divin  crucifié.  Il  a 
pleuré  sur  ses  péchés,  pleuré  sur  Jérusalem  infidèle,  sur 
la  Chine  coupable  ;  pleuré  sur  les  pauvres  enfants  aban- 
donnés. Il  a  souvent  arrosé  de  ses  larmes  le  pénible 
sillon  de  l'apostolat; mais  il  a  connu  aussi  la  douceur 
des  larmes  versées  pour  Jésus  :  «  Bienheureux  ceux  qui 
pleurent,  car  ils  seront  consolés.  » 

La  faim  et  la  soif  de  la  justice   qui  dévorèrent  son 


—  492  — 

âme  dès  le  jour  de  sa  première  communion  jusqu'à  son 
dernier  soupir  ont  pu  seules  le  porter  à  entreprendre  tant 
d'oeuvres  pour  la  gloire  de  Dieu,  à  soutenir  tant  de  tra- 
vaux pour  le  salut  des  âmes,  à  supporter  tant  de  peines 
et  d'afflictions.  Pour  les  saints,  c'est  le  comble  de  la  per- 
fection et  du  bonheur  d'être  si  fortement  attachés  à  la 
vérité  et  à  la  justice  par  le  lien  de  l'amour  divin,  que 
rien  ne  soit  capable  de  les  en  séparer,  «  ni  la  vie,  ni  la 
mort,  ni  les  puissances  de  l'enfer,  ni  les  choses  futures, 
ni  la  violence,  ni  les  persécutions.  » 

Si  la  bonté  et  la  miséricorde  faisaient  le  fond  de  sa 
nature  et  de  son  tempérament,  l'amour  de  la  vérité  et  de 
la  justice  était  le  fond  même  de  son  âme.  Nul  ne  saura 
jamais  ce  qu'il  a  souffert  pour  ces  deux  grandes  et 
saintes  choses. 

Il  est  bien  heureux  «  d'avoir  eu  faim  et  soif  de  la  jus- 
tice »,  car  il  nous  est  permis  de  croire  qu'il  est  pleine- 
ment rassasié. 

11  fut  bien  heureux  d'avoir  été  persécuté  pour  elles,  «  car 
une  grande  récompense  lui  était  réservée  danslescieux.  » 


APPRECIATION  ÉLOGIEUSE 

DE  LA  COUR  DE  ROME 

oc 
NOTICE  BIOGRAPHIQUE 

EXTRAITE    DES    ARCHIVES    DE    LA    SACRÉE    PROPAGANDE 
SUR 

MSB   DANICOURT 


Le  document  le  plus  précieux  que  nous  possédions 
sur  Mgr  Danicourt  est  une  notice  biographique  extraite 
des  Archives  de  la  Sacrée  Propagande,  et  obtenue 
par  l'entremise  de  M.  l'abbé  Morel,  vicaire  général  d'A- 
miens •. 

C'est  le  résumé  le  plus  complet,  le  plus  authentique 
de  sa  vie.  Nous  n'insistons  pas  davantage  sur  la  valeur 
de  ce  document,  laissant  au  lecteur  le  soin  de  l'apprécier 
par  lui-même  : 

«  Mgr  François-Xavier  Danicourt  est  l'un  de  ces 
champions  de  la  Congrégation  de  la  Mission  qui  ont 
entrepris  la  tâche  difficile  de  propager  la  foi  dans  les 

1.  Elle  a  été  traduite  de  l'italien,  par  M.  l'abbé  Capella,  curé 
d'Authie,  actuellement  en  Espagne. 


—  494  — 

vastes  régions  de  la  Chine.  Il  fut  envoyé  vers  la  fin  de 
1833  avec  des  lettres  patentes  de  missionnaire  aposto- 
lique. Nos  archives  nous  fournissent  peu  de  renseigne- 
ments pendant  le  temps  qu'il  travailla,  n'étant  encore 
que  simple  prêtre;  il  correspondait  alors  avec  son  supé- 
rieur régulier,  avant  que  de  le  faire  avec  la  Propagande. 

«  Nous  savons  seulement  que  ses  talents  lui  méri- 
tèrent d'être  placé  à  la  tête  du  séminaire  des  Lazaristes 
àMacao,  d'où  il  fut  transféré  ensuite  dans  la  province 
du  Tché-Kiang. 

«  Ce  qui  prouve  d'ailleurs  qu'il  était  d'un  zèle  infati- 
gable dans  l'exercice  de  son  ministère,  ce  sont  les  fruits 
qu'il  en  rapporta,  et  qui  sont  évidents  d'après  les  témoi- 
gnages les  plus  grands  qu'en  a  rendus  le  supérieur  de 
ladite  congrégation,  le  très  révérend  M.  Jean-Baptiste 
Etienne,  dans  l'année  1850. 

«  En  cette  année  il  était  question  de  pourvoir  le  vica- 
riat apostolique  du  Tché-Kiang,  resté  vacant  depuis  la 
translation  de  Mgr  Jandard  au  vicariat  du  Kiang-Sy. 
M.  Danicourt  fut  jugé  le  sujet  le  plus  apte  à  di- 
riger la  susdite  Mission,  et  voici  en  quels  termes  l'a 
proposé  M.  Etienne  dans  sa  lettre  du  5  octobre  1850  : 

«  Pour  vicaire  apostolique  du  Tché-Kiang,  je  propo- 
serai M.  François-Xavier  Danicourt  qui  est  en  Chine  de- 
puis dix-sept  ans,  qui  y  a  toujours  travaillé  avec  succès  et 
bénédiction,  et  qui  a  été  l'instrument  dont  Dieu  s'est 
servi  pour  développer  la  propagation  de  l'Evangile 
d'une  manière  bien  consolante  dans  le  vicariat  aposto- 
lique du  Tché-Kiang.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  placé  à 
la  tête  de  ce  vicariat  où  il  jouit  de  l'estime  et  de  la  con- 
fiance des  chrétiens  et  où  il  est  bien  vu  même  des  infi- 
dèles, il  y  ferait  un  grand  bien.  Déjà  dans  l'île  de 
Tcheousan ,  il  a  obtenu  des  infidèles  qu'ils  lui  aban- 
donnassent bénévolement  sept  pagodes  qu'il  a  trans- 
formées en  chapelles.  Il  a  aussi  obtenu,  des  autorités 


—  493  — 

chinoises  de  Ning-Po ,  un  vaste  terrain  dans  la  ville 
pour  y  organiser  des  établissements  catholiques.  Son 
élévation  au  vicariat  apostolique  de  cette  province  le 
mettrait  à  même  de  grandir  en  considération  et  d'exer- 
cer une  plus  grande  intluence  au  profit  de  la  reli- 
gion. y> 

«  Des  mérites  aussi  éclatants  étant  parvenus  à  la  con- 
naissance du  Saint-Père,  Sa  Sainteté  n'hésita  point  à  le 
choisir  pour  vicaire  apostolique  dans  le  Consistoire  du 
22  octobre,  l'élevant  en  même  temps  à  la  dignité  épisco- 
pale  avec  le  titre  in  partions  d'Antiphelles.  Le  décret 
par  lequel  il  fut  promu  à  une  telle  dignité  le  nomme  : 
Operarium  Evangelicum  pietate,  doctrinâ,  studio  religionis 
et  animarum  zelo  maxime  probatum,  quippe  qui  a  complu- 
ribus  annis  inprovinciâ  Tche-Kiang  sedulam,  perutilemque 
promorendœ  catholicse  fidei  operam  navat.  Un  apôtre  très 
remarquable  par  la  piété,  par  la  science,  par  le  zèle  de 
la  religion  et  du  salut  des  âmes,  et  qui  en  effet  depuis 
plusieurs  années  consacre  constamment  et  utilement  sa 
vie  à  étendre  la  religion  dans  la  province  du  Tché- 
Kiang. 

«  La  nouvelle  de  sa  promotion  était  de  nature  à  l'ef- 
frayer; mais  sa  vive  confiance  en  Dieu,  son  respect  pour 
les  dispositions  du  Saint-Siège  et  le  désir  de  plus  grandes 
fatigues  supportées  pour  l'amour  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  purent  seuls  décider  sa  modestie  à  accepter 
la  dignité  qui  lui  était  conférée.  Voici  ce  qu'il  écrivait  le 
20  octobre  1851  au  très  illustre  Préfet  de  la  Propagande, 
après  avoir  reçu  le  Bref  de  sa  nomination  :  «  J'étais 
loin  de  m'attendre  à  recevoir  les  Bulles  par  lesquelles 
Notre  Saint-Père  le  Pape  Pie  IX  me  nomme,  moi  pécheur, 
évêque  de  l'église  d'Antiphelles  *  et  vicaire  apostolique 

\ .  Antiphelles,  siège  d'un  ancien  évêché  de  l'Asie-Mineure. 

(Note  du  Traducteur.) 


—  496  — 

de  la  province  du  Tché-Kiang.  Cet  honneur  pouvait 
sourire  à  ma  vanité,  mais  la  conscience  de  ma  faiblesse 
me  faisait  redouter  un  si  lourd  fardeau.  Cependant 
comme  cette  province  était  privée  depuis  longtemps  de 
son  pasteur,  par  suite  du  décès  de  son  illustre  évèque, 
Mur  Pierre-Nicolas  Lavaissière,  qui  a  fait  tant  de  bien 
et  qui  a  opéré  de  si  grandes  choses  au  milieu  des  païens, 
soit  dans  le  Kiang-Nan,  soit  dans  le  Tché-Kiang,  je  me 
suis  incliné  sous  le  joug  (collum  jugo  prœbuï),  en  m'ap- 
puyanl  sur  la  ferme  confiance  que  le  Dieu  tout-puissant, 
qui  fait  servir  à  sa  gloire  les  instruments  les  plus  vils 
aussi  bien  que  les  plus  nobles,  fortifiera  ma  faiblesse, 
jettera  la  Lumière  au  sein  de  mes  ténèbres,  et  dirigera 
mes  voies,  n 

«  Sa  consécration  eut  lieu  le  7  septembre  1851.  La 
charge  qui  lui  était  imposée  fut  pour  lui  un  motif  de 
redoubler  de  soins  envers  les  fidèles  qui  lui  étaient  con- 
fiés. Apôtre  d'un  naturel  aident  et  d'un  grand  courage, 
toujours  il  servit  de  modèle  à  ses  missionnaires  par  son 
puissant  exemple.  Il  affrontait  toute  sorte  de  dangers,  il 
prisai!  les  obstacles  qu'il  rencontrait  dans  ses  entre- 
prises ardues.  Regardant  la  province  confiée  à  son 
ministère  pastoral  comme  le  centre  de  l'idolâtrie  dans 
ces  régions,  il  ne  négligeait  aucun  des  moyens  qui  lui 
paraissaient  les  plus  efficaces  pour  promouvoir  le  culte 
du  vrai  Dieu.  Jamais  il  ne  se  laissa  épouvanter  par  les 
autorités  chinoises,  qui  souffraient,  comme  il  était  natu- 
rel, de  le  voir  combattre  la  religion  de  (ïonfucius. 

«  Après  avoir  mis  son  troupeau  sous  la  protection  de  la 
sainte  Vierge  conçue  sans  péché,  et  de  saint  Thomas 
apôtre,  que  le  Saint-Siège  lui  donna  pour  patrons  de 
son  vicariat,  aussitôt  il  le  visita  pour  en  connaître  de 
près  les  besoins.  Il  recueillit  partout,  et  il  les  signala, 
les  témoignages  de  la  dévotion  des  fidèles  et  même  de  la 
sympathie  des  païens. 


-  497  — 

«  Les  choses  opérées  par  lui  en  peu  de  temps  et  avec 
l'aide  de  quelques  missionnaires  seulement,  selon  ce 
qu'il  en  disait  à  S.  Km.  le  cardinal  préfet  de  la  Pro- 
pagande, dans  sa  lettre  de  Hong-Kong  en  date  du 
24  janvier  1854,  étaient  une  société  de  catéchistes  desti- 
nes à  baptiser  les  enfants  qui  étaient  en  danger  de  mort; 
une  école  de  médecine  ouverte  à  Tcheousan  afin  de  faci- 
liter aux  fidèles  l'accès  dans  les  familles  païennes;  une 
notaMr  augmentation  de  la  chrétienté  de  Ning-Po  ;  enfin 
la  fondation  d'orphelinats.  L'orphelinat  de  Ning-Po 
avait  été  tellement  perfectionné  sous  sa  direction  que 
tous  ceux  qui  le  visitaient  s'écriaient  avec  admiration  : 
«  On  n'a  jamais  vu  rien  de  semblable  en  Chine  !  »  Nun- 
quam  simile  visu///  est  in  Sinis  ! 

«  Il  n'est  pas  de  ministère  auquel  il  ne  se  prêtât 
(comme  on  peut  en  juger  par  ce  passage  d'une  de  ses 
lettres  que  nous  avons  sous  les  yeux)  :  «  A  Ning-Po, 
pendant  lmil  mois,  j'ai  été  obligé  de  faire  la  classe  a  mes 
séminaristes,  entendre  les  confessions,  prêcher  les 
dimanches  et  les  jours  de  fête,  instruire  1rs  catéchu- 
mènes, aller  auprès  des  païens  malades  pour  leur 
apprendre  nos  saints  mystères:  baptiser  nos  enfants 
chez  nos  sœurs  et  les  enterrer;  visiter  et  secourir  un 
grand  nombre  de  familles  réduites  à  la  misère  par  l'in- 
jure du  temps,  en  si. rie  qu'après  les  fêtes  de  Noël,  je  ne 
savais  plus  si  j'avais  encore  la  tète  sur  les  épaules  et  que 
je  ne  pouvais  plus  dormir  ....  » 

Mais  Mgr  Danicourt  ne  put  conduire  à  terme,  dans 
le Tché-Kiang,  toutes  les  œuvres  qu'il  avait  entreprises, 
ni  récolter  les  fruits  de  ses  travaux  apostoliques. 

«  Les  mesures  prises  par  lui  pour  accélérer  le  progrès 
de  la  religion,  mais  jugées  par  d'autres  peu  prudentes, 
l'avaient  placé  dans  quelque  embarras,  et  un  incident 
regrettable  arrivé  parmi  les  fidèles  et  les  païens  de  l'île 
de    Tcheousan  donna    lieu   à  une  complication  de  cir- 

3  2 


—  498  — 

constances  qui,  provoquant  contre  l'illustre  prélat  une 
âpre  guerre,  paralysèrent  ses  droites  intentions.  On  lui 
suscita  de  si  graves  obstacles  que  difficilement  il  aurait 
pu  continuer  à  diriger  avec  utilité  la  mission  du  Tché- 
Kiang. 

«  Il  était  donc  devenu  nécessaire  de  lui  ouvrir  un 
autre  champ,  où  il  pourrait  librement  exercer  son  zèle 
laborieux  pour  le  salut  des  âmes.  La  Sacrée  Congréga- 
tion ne  tarda  pas  à  le  délivrer  de  cette  pénible  situation. 
En  effet,  informée  du  véritable  état  des  choses,  et  tou- 
jours vigilante  à  pourvoir  au  bien  des  missions,  par  un 
décret  du  10  novembre  1852,  elle  le  transféra  au  vicariat 
limitrophe  du  Kiang-Sy,  en  faisant  passer  Mgr  Louis 
Gabriel  Delaplace,  évêque  in  partions  d'Adrianopolis,  et 
membre  de  la  même  société,  à  celui  du  Tché-kiang. 

<(  Le  fait  de  cette  translation  fit  paraître  sous  un  nou- 
veau jour  les  mérites  du  prélat,  car  à  peine  la  nouvelle 
en  fut-elle  répandue  en  Chine,  qu'un  prélat  voisin  du 
Tché-Kiang,  ainsi  que  d'autres  personnages  non  moins 
distingués  que  respectables,  se  hâtèrent  d'adresser  à  la 
Propagande  les  plus  vives  instances,  afin  qu'elle  ne 
privât  point  ce  vicariat,  d'un  pasteur  qui  lui  avait  rendu 
tant  de  services  pendant  onze  ans  d'incessants  travaux. 
Et  dans  cette  circonstance,  ils  exposaient  les  vertus  dont 
il  était  doué,  les  efforts  qu'il  avait  faits  pour  enraciner 
la  foi,  comme  aussi  l'influence  dont  il  jouissait  dans  ces 
régions. 

«  D'autre  part,  la  Propagande  qui  avait  uniquement 
en  vue  les  vrais  intérêts  des  deux  vicariats,  voulant 
faciliter  à  Mgr  Danicourt  l'exercice  de  son  ministère 
pastoral,  crut  devoir  maintenir  fermement  le  décret  du 
10  novembre  dans  lequel,  sans  déroger  en  aucune  ma- 
nière à  la  dignité  et  à  l'estime  dues  au  prélat,  on  adop- 
tait une  mesure  tendant  à  lui  assigner  un  nouveau  ter- 
rain,  où   libre   de  tout  embarras,  il   pourrait    donner 


—  499  — 

l'essor  à  son  talent  *  et  mettre  en  activité  toutes  ses 
forces  pour  le  bien  de  la  religion  catholique. 

«  Il  est  facile  de  se  figuier  combien  devait  être  dur 
pour  lui  le  sacrifice  d'abandonner  une  terre  arrosée  de 
ses  sueurs,  où  il  avait  engendré  tant  d'âmes  à  la  vie  de 
la  grâce,  et  où  il  voyait  fleurir  tant  d'œuvres,  fruits  de 
sa  charité.  Il  lui  fallait  se  transporter  sous  un  autre  ciel 
où  la  nouveauté  du  langage,  des  lieux,  des  personnes, 
des  usages,  en  un  mot  tout  lui  rendait  ce  changement 
douloureux. 

«  Sa  santé  s'était  affaiblie  depuis  quelque  temps  et  la 
série  des  vicissitudes  qu'il  avait  endurées  avait  abattu 
profondément  son  courage.  À  ce  point  qu'il  avait  l'in- 
tention d'offrir  sa  démission  à  la  Propagande,  et  de 
revenir  en  Europe  (dans  l'état  grave  où  il  se  trouvait 
déchargé  du  poids  de  n'importe  quelle  mission. 

«  La  Sacrée  Congrégation  s'empressa  de  le  réconforter 
et  elle  chargea  Mgr  Delaplace  de  faire  tous  ses  efforts 
pour  le  tranquilliser  dans  ses  appréhensions  mal  fondées 
et  pour  le  relever  de  l'état  d'abattement  dans  lequel  il  se 
trouvait. 

«  Etant  ainsi  réconforté,  il  se  prépara  bientôt  à  suivre 
avec  une  louable  docilité  les  ordres  du  Saint-Siège, 
auxquels  du  reste,  il  ne  s'était  jamais  opposé,  et  fidèle  à 
cet  esprit  de  généreuse  abnégation  qui  fut  toujours 
propre  aux  apôtres  et  à  leurs  successeurs,  il  quitta  sa 
chère  mission  du  Tché-Kiang  et  partit  immédiatement 
pour  le  Kiang-Sy. 

«  La  Propagande  ne  pouvait  pas  ne  point  le  féliciter 
d'une  telle  conduite.  Elle  lui  écrivait  à  la  date  du  10  jan- 
vier 1855  :  «  Nous  avons  à  cœur  de  rendre  témoignage  à 
ce  qui  domine  en  vous  :  à  voire  zèle  pour  la  propagation 
de  la  foi  et  le  salut  des  âmes;  et  à  votre  entière  soumis- 
sion aux  ordres  du  siège  apostolique...  » 

1.  Le  texte  italien  porte  :  il  suo  genio. 


—  500  — 

«  Ensuite  l'éminentissime  préfet  de  la  Sacrée  Con 
grégation  étant  informé  du  besoin  qu'il  avait  de  se 
reposer,  et  ayant  le  vif  désir  de  le  conserver  longtemps 
aux  missions,  lui  avait  obteu  du  Saint-Père  dans  l'au- 
dience du  14  mai  1834,  la  permission  de  revenir  en  Eu- 
rope, où  ii  aurait  pu  rétablir  sa  santé  plus  facilement, 
et  reprendre  haleine  après  de  si  longues  fatigues  ;  mais 
il  renonça  à  cette  faveur.  Cependant  la  maladie  dont  il 
était  atteint  le  contraignit  à  séjourner  quelque  temps  à 
Ning-Po.  Arrivé  ensuite  à  la  résidence  du  Kiang-Sy,  il 
s'empressa  sans  retard  de  cultiver  la  nouvelle  vigne  que 
le  Seigneur  lui  avait  confiée  et  il  y  apporta  tout  l'em- 
pressemenl  que  ses  faibles  forces  lui  permettaient. 

«  L'état  de  son  vicariat  était  alors  peu  florissant, 
comme  en  témoigne  la  relation  qu'il  en  fit  à  la  Sacrée 
Congrégation  en  date  du  9  novembre  1855.  L'éminenl 
prélat  lui  répondit  le  2H  mai  1856:  «  liien  que  les  évé- 
nements que  vous  racontez  soient  tristes  et  lamentables, 
cependant  ils  ont  offert  aux  éminents  prélats  de  la  Sacrée 
Congrégation  un  sujet  de  joie  en  leur  faisant  voir  que 
vous  aviez  repris  le  fardeau  et  le  gouvernement  de  votre 
église  avec  un  zèle  et  une  sollicitude  extraordinaires; 
en  suite  qu'ils  espèrent  que  celte  vigne  du  Seigneur 
réparera  toutes  les  perles  que  lui  ont  fait  subir  l'injure 
du  temps  et  les  autres  malheurs  qui  s'y  sont  joints  et 
qu'elle  produira,  dans  la  suite,  avec  l'aide  de  Dieu,  les 
fruits  désirés. 

«  Le  prélat  ne  négligea  aucun  des  moyens  en  son 
pouvoir,  pour  répondre  à  l'attente  de  la  Propagande, 
mais  il  ne  lui  restait  plus  guère  que  le  mérite  du  désir. 
Dans  l'année  1857  il  tomba  malade  une  seconde  fois  à 
Ning-Po.  Il  était  inutile  de  penser  désormais  que,  vivant 
sous  ce  climat,  il  pût  recouvrer  la  santé.  C'est  pourquoi, 
après  s'être  entendu  avec  le  supérieur  de  la  Congréga- 
tion, qui  partageait  avec  la  Propagande  la  même  solli- 


—  501  — 

cil  iule  touchant  la  vie  précieuse  de  Témérité  vicaire 
apostolique,  l'éminenlissime  préfet  de  la  Propagande, 
par  une  lettre  en  date  du  21  octobre  1858,  l'invita  à  se 
transporter  en  France  pour  refaire  sa  santé  en  respirant 
l'air  natal  et  en  suivant  un  régime  plus  régulier,  comme 
aussi  pour  terminer  quelques  affaires  pendantes  rela- 
tives à  sa  mission.  Une  autre  raison  vint  encore  se  joindre 
aux  précédentes  :  on  a  voulu  lui  confier  l'honorable 
mission  d'amener  avec  lui  en  Europe  les  dépouilles  des 
vénérables  serviteurs  de  Dieu,  François  Clet  et  Jean 
Gabriel  Perboyre  dont  on  traitait  la  cause.  Et  afin  qu'il 
fut  délivré  de  tout  souci  de  sa  mission,  pendant  son 
absence  temporaire,  la  Sacrée  Congrégation  confia  à 
Mgr  l'évêque  d'Adrianopolis  l'administration  intérimaire 
de  son  diocèse. 

«  Cédant  à  cette  invitation,  Mgr  Danicourt  se  mit 
immédiatement  en  voyage  pour  Paris  où  il  arriva  avec 
les  reliques  dont  il  vient  d'être  padé,  le  6  janvier  1860, 
après  quatre  mois  de  navigation.  Il  ne  faudrait  point 
croire  qu'il  oubliât  l'Extrême-Orient  :  ses  pensées 
étaient  tous  les  jours  tournées  vers  son  troupeau,  et 
s'aidant  des  multiples  connaissances  qu'il  avait  acquises 
pendant  son  long  séjour  dans  ce  pays,  il  se  prépara 
activement  à  soumettre  à  la  Sacrée  Congrégation 
quelques-unes  de  ses  idées  et  à  lui  suggérer  quelques 
moyens,  qu'il  jugeait  propres  à  faire  avancer  et  pros- 
pérer davantage  les  missions  de  la  Chine.  Mais  au  com- 
mencement de  l'année  1800,  lorsqu'il  méditait  précisé- 
ment de  venir  à  Rome,  pour  plaider  les  intérêts  de  son 
vicariat,  il  plut  au  Seigneur  de  l'appeler  à  la  récompense 
des  justes.  » 


ORAISON   FUNEBRE 

DE    MONSEIGNEUR 

FHANÇOIS-XAVIER-TIMOTHÉE  DAN1COURT 

ÊVÊQUE    DANTIPHELLES,   VICAIRE   APOSTOLIQUE   DU    KIANG-SY 

Prononcée  dam  le  cimetière  d'Authie  par  M.  l'abbé  Duquesnay, 
curé  de  Saint-Laurent  à  Paris. 


Sicut  misit  me  Pater,  et  ego  mitto  vos. 
Comme  mon  Père  m'a  envoyé,  ainsi  je  vous  envoie. 

Saint  Jean,  xx,  21. 

Monseigneur1, 

En  prenant  la  parole  dans  celte  assemblée  pour  célé- 
brer la  mémoire  d'un  illustre  missionnaire,  ma  pensée, 
tout  d'abord,  se  porte  invinciblement  du  disciple  au 
maître,  de  l'envoyé  de  la  terre  à  l'envoyé  du  ciel. 

Le  salut  de  l'univers  n'est  qu'une  grande  mission  dont 
le  Christ,  notre  Seigneur,  s'est  lui-même  chargé. 

Et  voyez  le  sort  de  ce  divin  missionnaire  ! 

Trente  ans  il  mûrit  la  pensée  née  en  haut;  trente  ans 
il  se  prépare  par  le  travail  et  la  prière. 

Puis  il  parcourt  les  villes  et  les  campagnes,  évangé- 
lisant  les  pauvres  et  guérissant  toute  misère,  sans  avoir 
où  reposer  sa  tète. 

Enfin  la  terre  ingrate  qu'il  a  arrosée  de  ses  sueurs  et 

1.  Mgr  Mouly,  évêque  administrateur  de  Pékin. 


—  504  — 

de  son  sang,  en  échange  de  tant  d'amour,  lui  rend  la 
mort. 

Ah  !  c'est  bien  là  aussi  le  sort  du  missionnaire  mortel. 

0  Jésus  !  sublime  vaincu,  mort  à  la  peiue,  vous  l'aviez 
bien  dit  :  comme  mon  Père  m'a  envoyé,  je  vous  envoie  : 
Sicut  misit  me  Pater,  et  ego  mitto  vos.  Le  disciple  évan- 
gélise,  soutire  et  succombe  comme  le  maître. 

Mais  non,  mes  Frères,  je  me  trompe,  la  croix  de 
Jésus-Christ  n'a  été  que  le  trône  de  sa  gloire,  et  sa 
tombe  que  le  berceau  de  son  immortalité;  la  terre,  qui 
l'avait  un  instant  repoussé,  renouvelée  par  son  Esprit, 
s'est  abritée  à  jamais  sous  l'égide  de  son  nom. 

Au  missionnaire  aussi  un  sépulcre  glorieux,  à  lui  le 
triomphe  dans  la  chute  même,  à  lui  les  nations,  con- 
quises précisément  par  la  vertu  du  sacrifice. 

Ces  glorieux  traits  du  missionnaire  chrétien,  si  fidè- 
lement calqués  sur  le  type  sacré  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  c'est  ma  tâche  en  ce  moment,  mes  Frères, 
de  les  faire  resplendir  à  vos  yeux  dans  la  vie  de  l'Illus- 
trissime et  Kévérendissime  Père  en  Dieu,  Mgr  Frax- 
çois-Xavieiï-Tmotiiée  Dantcourt,  de"  la  Congrégation 
de  la  Mission,  évêque  d'Antiphelles,  et  successivement 
vicaire  apostolique  l»l  tché-klang  et  du  k.iang-sy,  daxs 
l'Empire  de  la  Chine. 

Mgr  Danicourt  a  été  missionnaire  dans  toute  la  pléni- 
tude de  ce  grand  mot.  Son  existence  sacerdotale  n'a  eu 
vraiment  que  deux  phases  convergeant  à  un  même  but  : 
comment  le  missionnaire  s'est  préparé,  et  comment  le 

missionnaire  s'est  montré Admirable  unité  de  vie, 

qu'il  faut  exalter  d'autant  plus  qu'elle  contraste  davan- 
tage avec  la  mobilité  des  caractères  de  notre  temps,  et 
qu'elle  a  été  due  tout  entière  à  l'énergie  de  la  foi. 

Comme  témoin  de  ma  parole,  je  vous  présente,  mes 
Frères,  l'illustre  prélat  qui  préside  cette  pompe  funèbre. 
Mgr  Danicourt  a  été  votre  compagnon,  votre   ami   à 


—  oOo   — 

vous,  Monseigneur,  providentiellement  venu  des  loin- 
taines contrées  pour  escorter  ses  restes  comme  il  avait 
escorté  les  restes  des  vénérables  Clet  et  Perboyre.  Ah! 
c'est  vous,  Monseigneur,  c'est  vous  qui  étiez  le  pané- 
gyriste désigné  de  votre  saint  ami.  Que  pourrais-je  dire 
que  vous  n'auriez  dit,  et  avec  plus  d'autorité,  et  avec 
plus  d'intérêt,  et  avec  bien  autrement  de  force  aposto- 
lique et  d'onction  sainte. 

Que  du  moins  ma  parole  emprunte  à  la  présence 
auguste  de  ce  pontife  la  grâce  que  mon  indignité  per- 
sonnelle ne  saurait  lui  communiquer.  Et  vous.  Fidèles, 
en  étudiant  la  vie  d'un  des  plus  nobles  enfants  de  notre 
Picardie,  attachez-vous  davantage  aux  saintes  traditions 
de  vos  religieuses  familles  ;  en  contemplant  cette  douce 
ligure  d'évèque  missionnaire,  apprenez  à  aimer  et  à  ser- 
vir l'Eglise  comme  Mgr  Danicourt  l'a  aimée  et  servie  du 
commencement  à  la  fin  de  sa  vie. 

I 

Un  des  plus  beaux  caractères  de  l'Eglise  catholique, 
mes  Frères,  et  de  l'Eglise  de  France  en  particulier,  c'est 
le  zèle  des  missions. 

Épouse  légitime  de  Jésus-Christ,  l'Eglise  catholique 
partage  l'ardeur  de  son  Epoux,  et  se  montre  jalouse  de 
continuer  ses  œuvres;  tandis  que  les  épouses  adultères 
qui  l'ont  trahi  ne  comprennent  plus  son  cœur,  et  se  sou- 
cient peu  des  intérêts  de  sa  gloire. 

Qui  dira  avec  quelle  ardeur  les  premiers  missionnaires 
s'élancèrent  à  la  conquête  du  monde?  A  force  d'élo- 
quence, de  vertus  et  de  sang,  en  moins  de  trois  siècles 
ils  ont  ruiné  le  paganisme  antique  et  donné  au  royaume 
de  Jésus-Christ  plus  d'étendue  que  les  Césars  à  l'Empire 
Romain. 

Puis,  quand  la  terre  est  renouvelée  par  l'inondation 


—  500  — 

des  Barbares,  l'Eglise  refait  sur  le  vieux  sol  bouleversé 
l'édifice  du  christianisme.  Dix-huit  siècles  d'héroïsme 
n'ont  pas  épuisé  son  zèle;  elle  envoie  ses  apôtres  bien 
au  delà  des  limites  où  la  scieDce  croyait  que  s'arrêtait  le 
genre  humain,  renverser  un  autre  paganisme  aussi 
cruel  et  plus  grossier.  Le  Nouveau  Monde,  l'Afrique  aux 
profondeurs  inconnues,  le  vieil  Orient  rebelle  à  la 
vérité,  en  un  mot,  tout  ce  qui  reste  à  conquérir  à  Jésus- 
Christ,  l'Église,  malgré  les  ennemis  qui  la  harcellent, 
l'entreprend.  Ses  missionnaires  sillonnent  toutes  les 
mers,  sondent  toutes  les  solitudes.  Tout  le  vieux  feu  des 
Apôtres  des  premiers  jours  et  des  moines  conquérants 
du  moyen  âge  revit  plus  ardent  que  jamais. 

Rome,  comme  toujours,  est  à  la  tête  du  mouvement. 
De  Rome  part  la  jeune  Compagnie  de  Jésus,  saint  Fran- 
çois-Xavier en  tête.  A  Rome  surgit  le  Collège  de  la 
Propagande,  où  s'organise  et  s'administre  la  conversion 
de  l'univers  infidèle. 

Mais  Rome  n'est  plus  seule;  Paris  est  désormais  le 
second  foyer  de  l'apostolat  catholique.  La  France  a  sa 
Compagnie  de  Saint-Lazare  que  lui  donne  saint  Vincent 
de  Paul;  et  sa  Propagande  dans  le  Séminaire  des  Mis- 
sions Étrangères. 

François-Xavier  Danicourt  devait  trouver  une  glo- 
rieuse place  à  Saint-Lazare,  dans  cette  troisième  phase 
du  développement  des  missions. 

Où  donc,  mes  Frères,  s'est  formée  cette  génération 
illustre  d'apôtres  dont  Dieu  a  béni  notre  époque  d'ail- 
leurs si  désolée?  où  donc  s'est  formée  en  particulier  cette 
grande  àme,  dont  nous  étudions  plus  spécialement  la 
vie  et  dont  j'ai  à  vous  dire  le  zèle  ardent  et  l'indomptable 
énergie  ? 

Où?...  Ah!  mes  Frères,  dans  quatre  sanctuaires  qu'il 
faut  demander  à  Dieu  de  nous  conserver  intacts,  comme 
les  refuges  uniques  et  assurés  de  toute  espérance  sociale 


—  307  — 

et  chrétienne,  je  veux  dire  :  la  famille  religieuse,  le 
presbytère,  le  séminaire  et  le  collège  chrétien. 

François-Xavier  Danicourt  naquit  d'une  de  ces  fa- 
milles laborieuses  qui  allient  dans  les  modestes  centres 
de  nos  campagnes  le  travail  des  champs  au  travail  de 
l'industrie.  J'aime  à  remarquer  que  c'est  au  foyer  de 
nos  familles  rurales  que  se  forme  presque  tout  le  clergé 
catholique  contemporain.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  n'ad- 
mire pas  les  pures  vocations  écloses  sous  des  lambris 
splendides.  Il  y  a  là  de  grands  cœurs  qui,  au  sein  de 
l'opulence,  brûlent  d'embrasser  la  pauvreté,  et  qui  ne  se 
souviennent  de  l'illustration  de  leurs  ancêtres  que 
comme  d'une  tradition  d'honneur  et  de  foi.  Cependant 
il  faut  bien  convenir  que  c'est  de  la  tige  populaire,  et  en 
particulier  de  la  forte  race  de  nos  campagnes,  que  sont 
sortis  depuis  longtemps  les  prêtres  de  Jésus-Christ  et 
ses  missionnaires.  Pure  et  sainte  gloire  du  peuple,  qu'on 
lui  laisse  trop  ignorer  ! 

J'aime  à  voir  Xavier  Danicourt,  le  futur  évêque  d'un 
empire  oriental,  fils  d'un  modeste  ouvrier  des  cam- 
pagnes de  Picardie,  grandir  entre  la  contemplation  de  la 
nature  et  l'activité  de  l'atelier.  Le  soir,  la  bêche  ou  le 
marteau  déposés,  aux  derniers  feux  du  soleil  couchant, 
le  père  prie  avec  les  siens  sous  le  crucifix,  et  tous  ap- 
prennent, du  Dieu  travailleur  et  victime,  le  travail  et  la 
résignation.  Parfois,  à  l'atelier,  quand  la  lime  succède 
au  marteau,  la  voix  de  l'enfant  s'élève,  car  Xavier  sait 
lire.  Il  lit  l'histoire  des  vertus  simples  des  vieux  chrétiens 
et  la  légende  merveilleuse  des  grâces  dont  Dieu  les  a 
gratifiés,  et  la  famille  tout  entière,  le  patron  et  l'ouvrier, 
s'éprennent  d'admiration.  Xavier,  lui,  emporte  au  cœur 
un  trait  plus  profond.  Il  rêve  qu'il  est  beau  d'évangéliser 
les  peuples  et  de  mourir  pour  Jésus-Christ.  0  Dieu!  per- 
mettrez-vous  jamais  que  d'abominables  récits  de  luxure 
et    de    cupidité   remplacent    définitivement  auprès   du 


—  508  — 

peuple    cette    pure  lecture    de  la  vie   de  vos    saints! 

Cependant  le  pasteur  du  village  avait  entendu  un 
jour  la  lecture  de  l'enfant  à  l'atelier.  Quel  accent  y 
avait-il  dans  cette  voix  enfantine  redisant  les  grandeurs 
chrétiennes?  Je  ne  sais,  mes  Frères,  mais  toujours  est-il 
que  le  prêtre  se  dit  :  Voilà  un  enfant  qu'il  faut  que 
j'élève  pour  Dieu!  Et  peu  d'heures  après,  le  jeune  ou- 
vrier devenait  le  commensal  du  presbytère  d'Authie. 
Bientôt  il  eut  des  compagnons.  Prêtres  de  Jésus-Christ 
qui  m'écoutez,  vous  n'avez  peut-être  besoin  que  de 
reporter  vos  souvenirs  vers  un  passé  bien  cher  pour 
reconstruire  un  asile  tout  pareil  de  travail  et  de  prière. 
Il  est  là,  le  pasteur  du  village,  remplissant  ses  loisirs 
par  les  sublimes  sollicitudes  de  l'éducation  chrétienne 
et  sacerdotale.  11  a  réuni  sur  les  rayons  de  sa  biblio- 
thèque les  chefs-d'œuvre  de  l'esprit  humain  :  venez, 
jeunes  esprits,  avides  de  savoir,  étanchez  votre  soif  à 
ces  sources  brillantes  et  pures.  L'heure  du  plaisir  est- 
elle  venue,  courez  au  verger,  et  là,  sous  la  présidence 
de  ses  cheveux  blancs  et  de  son  sourire,  livrez-vous  à 
tous  les  ébats  de  l'innocence.  Montez  au  temple  avec 
lui,  chantez  les  louanges  de  Dieu,  servez  le  vin  du 
sacrifice,  balancez  l'urne  embaumée;  aux  jours  de  deuil, 
suivez  votre  guide  révéré  jusqu'au  cbevet  des  mourants, 
et  consolez  par  votre  angélique  piété  la  douleur  de  pa- 
rents éplorés.  O  presbytères  de  nos  campagnes,  saints 
et  délicieux  asiles,  combien  n'avez-vous  pas  donné  de 
prêtres  à  l'Eglise  pour  continuer  la  chaîne  dorée  de  l'a- 
postolat! 0  presbytère  d'Authie,  berceau  du  moderne 
Xavier,  je  te  salue  avec  respect  comme  un  cénacle 
nouveau,  comme  un  foyer  de  lumières  et  de  vertus 
apostoliques. 

C'est  là  que  Xavier  Danicourt  eut  le  bonheur  de  gran- 
dir sous  la  direction  d'un  prêtre,  homme  d'une  rare 
distinction  d'esprit  et  de  cœur.  Le  pasteur  est  bientôt 


—  509  — 

après  appelé  à  l'administration  du  collège  de  Montdidier. 
Xavier  l'y  suit.  Touchante  et  singulière  conduite  de  la 
Providence  !  Le  héros  chrétien  et  son  panégyriste  d'au- 
jourd'hui devaient  se  rencontrer  dans  cette  école  L'un 
des  plus  vifs  et  des  plus  purs  souvenirs  de  ma  première 
jeunesse,  presque  de  mon  enfance,  est  celui  de  ce 
condisciple  que  je  suis  appelé  aujourd'hui  à  louer  dans 
l'assemblée  des  saints.  Je  le  vois  encore,  il  avait  bien 
cette  chaste  beauté  du  jeune  homme  vertueux,  son 
visage  était  doux  et  recueilli,  son  regard  profond  et 
quelque  peu  rêveur;  à  la  chapelle,  il  faisait  penser  à 
saint  Louis  de  Gonzague;  à  l'étude,  il  était  grave,  si- 
lencieux, appliqué;  aux  heures  du  plaisir,  aimable,  vif, 
enjoué,  mais  cependant  retenu.  Les  plus  brillants  succès 
venaient,  chaque  année,  couronner  ses  efforts,  sans 
jamais  altérer  sa  modestie.  Il  remplissait  littéralement 
le  collège  de  la  bonne  odeur  de  ses  vertus,  et,  longtemps 
encore  après  son  départ,  son  souvenir  vivait  au  milieu 
de  nous  comme  le  souvenir  d'un  saint. 

Xavier  Danicourt  est  la  plus  pure  gloire  de  ce  beau 
collège  de  Montdidier,  qui  a  popularisé  dans  cette  pro- 
vince la  science  et  la  vertu,  qui  a  donné  à  ce  diocèse 
tant  de  prêtres  savants  et  dévoués. 

Du  collège,  Xavier  passa  au  séminaire  de  Saint- 
Lazare,  à  Paris,  où  le  conduisait  une  vocation  chaque 
jour  de  plus  en  plus  certaine.  Je  ne  dirai  pas  tout  ce 
qu'ajouta  à  sa  piété  déjà  si  solide  l'observation  cons- 
ciencieuse de  la  règle,  la  pratique  de  l'oraison  et  l'étude 
des  sciences  ecclésiastiques;  mais  j'aime  à  vous  le  mon- 
trer au  temps  des  vacances  évangélisant  déjà  les 
pauvres  et  les  petits,  prêtre  par  le  zèle  avant  de  l'être 
par  l'onction,  et  écoutant  avec  docilité  de  la  bouche  des 
anciens  du  sacerdoce  les  conseils  de  leur  expérience 
dans  la  conduite  des  âmes.  0  Dieu!  conservez-nous  les 
illustres  écoles  de  la  prêtrise,  où  se  trouve  en  germe 


—  510  — 

l'espérance  de  la  moisson,  spes  in  semine,  Saint-Lazare 
et  Saint-Sulpice,  double  héritage  de  saint  Vincent  de 
Paul.  Tout  ne  sera  pas  perdu  tant  qu'il  en  sortira  des 
prêtres  dignes  de  leurs  maîtres,  et  par  conséquent  dignes 
de  vous! 

A  la  dernière  période  de  ce  que  j'appelle  sa  vie  de 
préparation,  je  retrouve  Xavier  Danicourt  à  Montdidier, 
c'est-à-dire  au  collège  chrétien,  non  plus  comme  élève, 
mais  comme  professeur  :  c'est  le  perfectionnement  de 
cette  âme  faite  pour  de  si  grandes  choses.  Une  voix  élo- 
quente nous  a  révélé  dans  Notre-Dame  de  Paris  toutes 
les  grandeurs  de  l'éducation  chrétienne.  Former  des 
âmes,  esprit,  cœur,  conscience,  caractère,  les  élever  à 
toute  la  hauteur  de  leurs  facultés  naturelles,  et  les  suré- 
lever de  toute  la  hauteur  des  dons  de  Dieu  ;  conserver  à 
des  imaginations  vives  et  à  des  sens  ardents  la  pureté 
de  l'innocence,  ou  leur  rendre  la  pureté  du  repentir; 
préserver  de  jeunes  raisons  téméraires  de  leurs  propres 
écarts  et  de  la  contagion  du  sophisme,  quelle  œuvre, 
mes  Frères,  et  que  le  collège  où  il  y  a  des  maîtres  qui 
la  comprennent  et  l'accomplissent  est  une  immense 
bénédiction  de  Dieu!  Ah!  ce  sont  des  missionnaires 
aussi,  ils  courent  après  les  âmes  pour  leur  conserver  ou 
leur  rendre  Jésus-Christ.  Je  comprends  que  parmi  eux 
naisse  le  désir  des  missions  lointaines. 

Pour  l'abbé  Danicourt,  le  collège  fut  vraiment  l'ap- 
prentissage d'une  mission.  Ses  travaux  ou  ses  délasse- 
ments, sa  parole  didactique  ou  familière,  tout  respire  en 
lui  le  conquérant  des  âmes.  A  ses  élèves  il  immole  ses 
goûts,  ses  affections,  sa  santé,  bien  plus,  sa  vie  même, 
et  je  ne  dis  pas  cela  par  hyperbole,  c'est  l'exacte  réalité. 
Voyez  :  l'hiver  a  tout  glacé  dans  la  nature,  les  eaux  elles- 
mêmes  se  sont  durcies  sous  le  pied;  la  troupe  joyeuse 
des  élèves  de  Montdidier  s'élance  sur  ce  sol  improvisé, 
d'autant  plus  séduisant  qu'il  est  habituellement  interdit. 


—  511  — 

Deux  téméraires  volent  plus  avant,  là  où  une  couche 
plus  légère  cache  à  peine  l'abîme.  La  glace  cric  et  se 
rompt,  les  deux  imprudents  sont  engloutis  et  dispa- 
raissent sous  l'uniformité  de  la  plaine  glacée.  L'abbé  Da- 
nicourt  a  tout  vu,  mais  trop  tard  pour  prévenir  le 
malheur.  Il  le  réparera  si  Dieu  le  permet.  Son  vêtement 
trop  ample  est  immédiatement  rejeté.  Il  rompt  la  glace 
sur  une  vaste  étendue;  il  plonge,  et  aux  applaudisse- 
ments de  tous  il  ramène  au  rivage  les  deux  chers 
étourdis. 

Ce  fut  à  cette  époque  que  le  généreux  sauveteur  offrit 
sa  première  messe.  Que  se  passa-t-il  entre  Jésus-Christ 
et  son  prêtre  dans  cette  heure  solennelle?  Fut-ce  un  en- 
gagement définitif  d'aller,  lui  aussi,  annoncer  comme 
son  maître  la  miséricorde  et  la  paix  aux  nations  assises 
dans  les  ténèbres  de  la  mort?  On  peut  le  croire,  car,  peu 
de  temps  après,  Xavier  déclara  son  intention  de  partir 
pour  les  missions. 

Quel  coup  pour  sa  famille,  toute  chrétienne  qu'elle 
est!  Prêtre,  c'était  un  premier  sacrifice,  mais  c'était  un 
honneur.  Lazariste,  c'était  plus  dur,  mais  on  pouvait 
encore  le  voir  et  entendre  sa  parole  dans  la  chaire  du 
village;  mais  missionnaire,  missionnaire  en  Chine... 
Grand  Dieu!  demandez-vous  donc  cela?  Non,  car  vous 
avez  dit  ;  Honore  ton  père  et  ta  mère.  Allons  donc  d'au- 
torité retenir  notre  enfant.  Et  le  père  part  pour  une  en- 
trevue. Le  vieil  ouvrier  arrive  à  Montdidier  le  front 
perlé  de  sueur,  les  mains  tremblantes,  les  lèvres  agitées. 
Le  fils  se  présente  ému,  mais  résolu.  Xavier,  que  t'ai-je 
fait?  que  t'a  fait  ta  pauvre  mère?  C'est  Dieu  qui  t'a  donné 
à  nous.  Mon  fils,  n'abreuve  pas  notre  vieillesse  d'amer- 
tume. Et  Xavier,  pâle,  immobile,  répond  imperturbable- 
ment ;  Mon  père,  Dieu  le  veut,  je  ne  puis  méconnaître 
sa  voix.  Un  prêtre  est  là  entre  eux,  c'est  celui  qui  a 
élevé  le  jeune  homme;  il  pleure  avec  le  père,  mais  il 


—  312  — 

admire  la  foi  du  jeune  prêtre.  Sa  voix  rappelle  au  vieux 
chrétien  les  enseignements  de  l'Evangile,  et  le  vieux 
chrétien  vaincu  tombe  sur  un  siège,  le  visage  entre  ses 
mains.  Il  crie  d'une  voix  étouffée  par  les  sanglots  :  Qu'il 
aille  donc,  puisque  Dieu  le  veut,  mais  que  Dieu  nous  le 
rende  au  ciel. 

Dieu  vous  l'a  rendu,  famille  chrétienne,  Dieu  vous  l'a 
rendu,  sacré  de  l'huile  des  pontifes  ;  il  vous  l'a  rendu 
couronné  de  l'auréole  des  apôtres  ;  il  vous  l'a  rendu 
mort,  mais  porté  en  triomphe  sur  les  épaules  des  popu- 
lations. De  la  modeste  tombe  de  ses  ancêtres,  il  le  rend 
aujourd'hui  à  ce  temple  du  Dieu  de  sa  jeunesse,  au  milieu 
du  cortège  solennel  des  éyêques,  des  prêtres,  des  magis- 
trats, exalté  ici-bas  par  les  hymnes  sacrés  de  l'Eglise, 
écho  affaibli  des  hymnes  angéliqucs  qui  l'ont  accueilli 
là-haut. 

Il  était  mûr  pour  les  combats  de  la  terre  quand  il  vous 
a  été  demandé;  il  était  mûr  pour  les  palmes  du  ciel  quand 
il  vous  a  été  rendu.  Le  tableau  de  ses  travaux  aposto- 
liques va  vous  le  montrer. 


II 


On  dit,  mes  Frères,  que  lorsque  le  voyageur  a  une  fois 
traversé  la  Ligne,  toute  la  nature  revêt  un  autre  aspect 
à  ses  yeux  ;  le  ciel  est  peuplé  d'astres  nouveaux,  la  terre 
est  couverte  de  plantes  et  d'animaux  étranges,  la  mer 
recèle  dans  ses  profondeurs  d'autres  formes  de  vie. 
Cependant  le  monde  physique  y  diffère  encore  moins  du 
nôtre  que  le  monde  moral. 

Mœurs,  langage,  lois,  sentiments,  idées,  tout  est  pro- 
fondément empreint  d'un  autre  esprit.  Allez  dans  l'Inde, 
dans  l'Annam,  au  Thibet.  au  Japon,  en  Chine,  si  vous 
voulez  connaître  ce  que  devient  le  genre  humain  là  où  il 
n'a  pas  été  abrité  par  l'attente  oulapossessionde  la  croix. 


—  313  — 

Philosophfes  bizarres,  cultes  extravagants,  superstitions 
cruelles  et  honteuses,  licence  effroyable,  tyrannie  sans 
pitié,  servitude  sans  pudeur,  duplicité  de  la  conscience, 
pusillanimité  du  caractère,  endurcissement  du  cœur, 
voilà  tout l'extrême-Orient ,  sauf  quelques  rares  éclairs 
de  sagesse  et  de  vertu. 

C'est  là  que  se  rendait  à  28  ans  Xavier  Danicourt,  armé 
de  la  croix,  en  compagnie  de  quelques  jeunes  mission- 
naires, dont  l'un  est  aujourd'hui  l'illustre  évêque  de 
Pékin. 

Il  fallait  apprendre  l'Orient.  Le  jeune  missionnaire 
pour  cela  s'arrêta  à  Macao,  ville  européenne  au  bord  de 
ce  monde  nouveau.  C'est  de  là  qu'une  fois  aguerri  il  s'é- 
lancera plus  avant. 

A  Macao,  Saint-Lazare  possède  un  séminaire. L'ensei- 
gnement de  la  théologie,  puis  la  direction  générale  y  est 
confiée  au  dévoué  professeur  de  Montidier.  Ecoutons  sur 
ce  qui  s'y  passe  le  témoignage  d'un  saint.  «  Si  les  saintes 
«  pratiques  de  l'ancien  Saint-Lazare  pouvaient  se  perdre 
«  en  France,  écrit  le  vénérable  Perboyre,  alors  com- 
«  mensal  de  ce  séminaire,  on  les  retrouverait  vivantes  au 
«  fond  de  la  Chine,  grâce  aux  soins  de  M.  Danicourt.  » 

L'avez-vous  enlendu,  mes  Frères,  dans  ce  monde 
étrange,  entre  ces  Européens  cupides  qui  n'ont  guère 
apporté  que  les  vices  de  la  patrie,  et  ces  Orientaux  dé- 
gradés qui,  à  tous  les  excès  de  la  barbarie,  allient  toutes 
les  hontes  d'une  civilisation  décrépite,  Saint-Lazare 
existe,  l'ancien  Saint-Lazare,  le  Saint-Lazare  de  saint 
Vincent  de  Paul  !  La  règle  y  règne,  l'amour  du  très 
Saint-Sacrement,  l'amour  de  la  sainte  Yierge,  le  silence, 
l'étude,  l'esprit  chrétien,  l'esprit  ecclésiastique.  Ah! 
saint  directeur  de  celte  sainte  maison,  les  huit  années 
que  vous  y  avez  passées  n'ont  pas  été  les  moins  fécondes 
de  votre  apostolat,  et  vous  l'avez  bien  dit.  :  hic  opus,  hic 
labor,  là  mon  œuvre  et  mon  travail. 

33 


—  514  — 

Dieu  cependant  lui  devait  d'autres  travaux,  non  pas 
plus  saints,  mais  peut-être  plus  désirés  de  son  cœur. 

Jusques-là,  professeur  ou  directeur,  le  missionnaire 
est  enfin  à  l'œuvre.  C'est  à  Ning-Po-Fou,  ville  impor- 
tante du  Tché-Kiang,  qu'il  s'y  met.  Quelques  individus 
européens,  deux  ou  trois  familles  chinoises  chrétiennes, 
pauvres  comme  toujours  au  début  de  toute  chrétienté, 
voilà,  je  nediraipasle  troupeau,  mais  les  quelques  brebis 
dispersées. 

Point  d'églises,point  de  ressources,  une  police  inquiète, 
une  population  malveillante.  Leconsul  d'Espagne,  vieux 
pays  de  foi,  reçoit  le  missionnaire.  Mais  dans  ce  consulat 
il  est  trop  en  vue,  il  sera  plus  libre  de  son  action  chez  les 
Chinois.  La  famille  Yao  brave  tout  danger  et  l'accueille. 
Conservons  ces  noms,  toute  barbare  qu'en  soit  la  conson- 
nance,  ils  valent  ceux  de  Corneille,  de  Syntiché  et  d'E- 
lecta.La  sainte  messe  est  célébrée  chaque  jour  dans  une 
humble  chambre,  la  prédication  de  l'Evangile  est  essayée 
dans  la  langue  si  étrange  des  mandarins  ;  la  confession 
est  établie,  la  sainte  communion  embrase  les  âmes,  en 
un  mot  toute  la  divine  conquête  des  cœurs,  qui  a  vaincu 
le  vieux  monde  romain,  recommence  ses  merveilles. 
Qu'importe  que  le  rotin  soit  levé  et  la  cangue  prête  ? 
Qu'importe  qu'il  faille  se  glisser  dans  l'ombre,  se  cacher 
dans  des  retraites  étroites,  supporter  toute  fatigue  et 
toute  misère?  Jésus-Christ  est  connu,  annoncé,  aimé, 
servi.  Le  missionnaire  est  content  et  bénit  Dieu.  Après 
quelques  années  de  semblables  efforts,  une  chrétienté 
assez  considérable  était  formée  à  Ning-Po-Fou.  Le  mis- 
sionnaire prêtre  avait  fait  ses  preuves,  Dieu  allait  mon- 
trer dans  son  éclat  le  missionnaire  pontife. 

Mgr  Danicourt  a  pris  soin  de  caractériser  lui-même 
cette  seconde  phase  de  sa  carrière  apostolique.  Il  avait  dit 
de  la  première  :  hic  opus  hic  laèor,  ici  mon  œuvre  et  mon 
travail.  Il  a  dit  de  celle-ci  :  Initium  tribulationum,  com- 


—  515    - 

mencement  des  tribulations.  Ah  !  oui,  elle  est  lourde  à 
porter  partout  la  charge  d'un  diocèse.  La  foi  à  conserver 
et  à  étendre,  les  œuvres  chrétiennes  à  soutenir  et  à  déve- 
lopper, un  peuple  à  gouverner,  des  autorités  civiles  à 
ménager,  des  prêtres  à  diriger  :  partout  cela  est  plein 
d'embarras  et  de  difficultés.  Que  n'est-ce  donc  pas  en  pays 
démission  ?... 

Un  diocèse  de  cent  lieues  d'étendue,  vingt  millions 
d'âmes  plongées  dans  le  paganisme  ou  travaillées  par  le 
protestantisme,  rongées  plusbas  encore  par  une  profonde 
ignorance  et  une  incommensurable  corruption  ;  un  pays 
pillé  plutôt  qu'administré,  ravagé  tour  à  tour  par  les 
armes  des  rebelles  ou  par  celles  des  Impériaux  :  voilà  ce 
que  l'épiscopat  donna  à  Mgr  Danicourt. 

Vous  l'avez  donc  dit,  ô  saint  Evêque  !  l'épiscopat  est 
pour  vous  le  commencement  des  tribulations,  initium 
iribulationum. 

Je  ne  vous  dirai  pas,  mes  Frères,  toutes  les  luttes 
héroïques  soutenues  par  ce  vaillant  athlète  de  la  foi,  les 
haines  aveugles  de  la  superstition,  les  sourdes  menées 
de  l'hérésie,  les  persécutions  de  la  politique.  Je  ne  vous 
raconterai  pas  l'histoire  lamentable  des  maisons  chré- 
tiennes livrées  au  pillage,  des  chapelles  renversées,  des 
fidèles  massacrés  outraînés  dans  les  prétoires.  Jenéglige 
ces  détails,  il  le  faut  bien,  le  temps  nous  manquerait,  et 
puis  c'est  la  vie  de  tous  nos  évêques  missionnaires;  l'a- 
postolat de  Mgr  Danicourt  a  triomphé  de  toutes  ces 
épreuves  ;  pendant  vingt  ans,  il  a  été  chaque  jour  multi- 
pliant ses  succès  ou  réparant  ses  pertes  avec  un  indomp- 
table courage.  Son  caractère,  fortement  trempé,  se  com- 
posait de  foi,  d'énergie  et  d'inflexible  patience.  Il  a  écrit 
ces  admirables  paroles  que  la  dignité  de  cette  chaire  ne 
m'empêchera  pas  de  citer  dans  leur  sublime  simplicité  : 
«  Nous  sommes  dans  un  pays  ravagé  où  l'on  ne  trouve 
«  rien  ;  cette  année,  nous  avons  vécu  bien  maigrement 


—  516  — 

«  d'herbes  à  vaches  et  d'une  décoction  de  riz  pour  bois- 
«  son...  Vivent  les  privations  et  la  pauvreté  !  ...  » 

Et  ailleurs  :  «  Misère  sur  misère,  croix  sur  croix  :Dieu 
«  soit  béni  à  jamais!  Vive  la  souffrance!...»  Il  a  dit 
enfin,  au  fort  de  lapersécution  et  au  milieu  de  désastres 
à  faire  désespérer  de  tout,  ces  autres  paroles  qui  sont 
comme  lapolitique  divine  du  missionnaire  :  «  Il  faut, 
a  mes  chers  Frères,  faire  moins  attention  aux  événe- 
«  ments  de  ce  monde,  et  pousser  toujours  nos  œuvres 
«  avec  confiance  en  Dieu,  selon  nos  forces  et  nos 
«  moyens.  »  Ne  croit-onpas  entendre  saint  Vincent  de 
Paul  à  Saint-Lazare? ne  croit-on  pas  lire  une  lettre  de 
saint  François-Xavier.  Les  saints  parlent  tous  le  même 
langage,  un  môme  esprit  les  inspire  ? 

Cette  grande  âme  savait  toujours  espérer.  Dieu  et 
Marie  au  ciel  ;  Rome  et  la  France  sur  la  terre,  lui  sem- 
blaient des  appuis  à  faire  triompher  de  tout.  Ce  double 
objet  de  son  attachement  ici-bas  était  aussi  inséparable 
pour  lui  que  le  double  sujet  de  son  culte  en  haut.  Sup- 
posé qu'un  dissentiment  fût  possible,  il  distinguait  les 
liens,  mais  il  ne  voulait  en  rompre  aucun  :  «  Comme 
«  enfant  de  saint  Vincent,  je  suis  tout  pour  la  Congrégation 
«  de  la  Mission;  comme  vicaire  apostolique  et  évêque, 
«  je  suis  tout  pour  la  Sacrée  Congrégation  de  laPropa- 
«  gande.  i>  Admirable  mot  dont  il  faudrait  faire  péné- 
trer, sinon  la  lettre,  au  moins  l'esprit  au  plus  profond  de 
toutes  les  âmes,  prêtres  et  fidèles.  Tout  à  la  France 
comme  citoyens,  tout  à  Rome  comme  chrétiens,  sans 
jamais  séparer  ce  que  Dieu  a  fait  pour  être  uni. 

Cet  homme  de  fer,  si  bien  fait  pour  la  résistance  et  la 
cohésion,  a-t-il  eu,  mes  Frères,  la  vertu  plus  bienfai- 
sante de  l'expansion  ?  Oui,  à  un  haut  degré,  et  il  Fa 
manifestée  dans  trois  œuvres  auxquelles  il  a  voué  tous 
ses  efforts,  et  dont  rien  n'égalait  à  ses  yeux  l'importance 
pour  la  Chine  ;   l'éducation   du  clergé,  le   rachat   des 


—  517  — 

enfants  ,   et    l'introduction    des  Filles    de  la    Charité. 

Déjà,  àMacao,  il  avait  consacré  huit  ans,  nous  avons 
dit  avec  quelle  bénédiction,  à  former  des  missionnaires 
européens  et  des  prêtres  chinois.  Plus  tard,  chef  de  deux 
vicariats  apostoliques,  il  établit  deux  séminaires.  Direc- 
teur, professeur,  économe,  tout  pontife  qu'il  est,  il 
semble  négliger  les  âmes  qui  l'attendent,  et  pendant  une 
année  entière,  il  reste  au  séminaire  pour  relever  la  dis- 
cipline, Tordre  et  l'esprit  sacerdotal.  A  ses  yeux,  c'est  le 
premier  poste  d'un  évèque  missionnaire  ;  et,  en  effet, 
qui  sauve  le  sacerdoce  sauve  le  peuple;  comme  le  peuple 
n'est  définitivement  perdu  (l'Enfer  le  sait  bien),  que  quand 
le  sacerdoce  est  lui-même  perdu. 

Après  le  prêtre,  l'enfant,  cette  seconde  ressource  des 
sociétés  gâtées.  Je  voudrais,  mes  Frères,  je  voudrais 
pouvoir  vous  faire  entendre  les  gémissements  pathé- 
tiques de  l'évèque  sur  l'horrible  sort  des  enfants  en 
Chine.  Rachel  gémissant  dans  Rama  sur  le  sort  de  ses 
enfants  égorgés  n'a  pas  d'accents  plus  douloureux  que 
ceux  de  ce  père,  au  cœur  cependant  si  fort,  pleurant  sur 
les  enfants  que  la  barbarie  chinoise  jette  au  courant 
des  ileuves,  à  la  voracité  des  animaux,  aux  intempéries 
de  l'air,  à  la  faim,  à  tous  les  genres  de  mort.  L'infanti- 
cide n'est  pas  précisément  une  loi,  mais  c'est  un  usage 
toléré  par  prévoyance  sociale  et  politique,  il  multiplie 
ses  victimes.  La  Chine,  mes  Frères,  est  cependant  gou- 
vernée par  des  sages  et  des  savants  qui  font  de  la  philo- 
sophie et  de  la  statistique. 

L'évèque Danicourt  sentait  son  àme  bondir;  et  ce  fut 
avec  enthousiasme,  avec  des  élans  de  joie  et  de  recon- 
naissance qu'il  vit  arriver  d'Europe  l'admirable  œuvre 
de  la  Sainte-Enfance.  Prêtres,  catéchistes,  baptiseurs, 
vierges ,  tout  fut  mis  au  service  du  rachat  des  en- 
fants. Mgr  Danicourt  a  sauvé  des  milliers  d'enfants  de 
la  mort  éternelle,  souvent   de  la  mort  temporelle  ;  il 


—   318  — 

est  le  Vincent  de  Paul  de  la  Chine  au  xixe  siècle  ! 
A  lui  aussi  revient  l'insigne  honneur  de  l'introduction 
des  Filles  de  la  Charité  dans  l'extrême-Orient  :  Ning-Po, 
la  grande  ville,  vit  une  de  ses  plus  belles  maisons  s'orner 
de  cette  inscription  Temple  de  la  Miséricorde  ;  et  toutes 
les  douleurs  purent  entrer.  Mes  Frères,  les  conquêtes 
des  armes  sont  belles,  quand  elles  sont  le  triomphe  de 
la  justice  et  le  progrès  de  la  civilisation  ;  les  conquêtes 
de  la  science  sont  belles,  quand  elles  sont  l'avancement 
de  l'esprit  humain  et  la  prospérité  des  nations  ;  mais 
qu'est-ce  qui  est  comparable  à  cette  armée  de  vierges 
chrétiennes  qui  marchent  à  la  suite  de  tous  nos  guer- 
riers, de  tous  nos  explorateurs,  de  tous  nos  mission- 
naires, pour  planter  partout  derrière  eux  la  tente  de  la 
charité.  0  Empire  de  la  charité!  plus  vaste  et  plus 
puissant  encore  que  celui  de  la  foi  !  0  France  !  si  fière 
de  tes  gloires,  tu  n'es  pas  encore  assez  fière  de  tes 
Sœurs  de  Charité  ! 

Mgr  Danicourt  crut  avoir  tout  fait  pour  le  triomphe 
de  la  foi  dans  ses  deux  diocèses  successifs  le  jour  où  il 
y  eut  introduit  les  humbles  filles  de  saint  Vincent.  Dieu 
en  jugea-t-il  ainsi  ?  je  ne  sais,  mais  l'heure  était  venue 
où  il  allait  rappeler  au  ciel  ce  grand  serviteur  de 
l'Eglise. 

Mgr  Danicourt  avait  vu  le  martyre  de  près,  il  avait  vu 
la  hache  levée  sur  sa  tète,  et  il  n'avait  échappé  à  la  mort 
que  meurtri  de  coups.  Cependant  la  terre  chinoise  ne 
devait  le  tuer  que  par  ses  fièvres  pernicieuses. 

Un  avis  arrive  de  Rome  pour  la  convocation  d'une 
réunion  d'évêques.  Mgr  Danicourt  s'y  rend,  et  est  dé- 
signé pour  transporter  en  France  les  reliques  des  véné- 
rables Clet  et  Perboyre,  puis  aller  à  Rome,  déposer  aux 
pieds  du  Saint-Père,  les  intérêts  et  l'amour  des  chré- 
tientés nouvelles.  Il  part,  il  quitte  cette  terre  de  Chine 
qu'il  ne  doit  plus  revoir;  le  voilà  installé  en  fidèle  gar- 


—  5i9  — 

dien  auprès  des  restes  précieux  des  martyrs.  Bientôt  le 
temps  devient  affreux  :  coups  de  vent,  orages,  tempêtes, 
roulis  menaçant,  tout  Tabime  mugissant.  Et  l'évêque 
n'abandonne  pas  son  poste.  Il  reste  là  imperturbable, 
comme  naguère  au  milieu  des  déchaînements  de  l'enfer. 
Avance,  ô  navire  !  avance  sans  crainte  du  naufrage  ;  tu 
portes  mieux  que  César  et  sa  fortune, tu  portes  les  saints 
de  Dieu  ! 

Après  cent  vingt  jours  de  traversée,  Mgr  Danicourt 
était  en  Angleterre,  bientôt  après  en  France,  à  Paris, 
à  Saint-Lazare,  où  il  remettait  son  précieux  dépôt. 

Tout  était  consommé. 

Vous  savez  le  reste,  mes  Frères,  vous  savez  l'émotion 
de  sa  famille,  la  joie  de  ses  amis,  l'empressement  de 
toute  cette  province  pour  recevoir  l'illustre  mission- 
naire qui  lui  fait  tant  d'honneur.  Déjà  les  arcs  de 
triomphe  se  dressent  sur  les  chemins,  les  fêtes  s'orga- 
nisent, tout  est  prêt;  c'est  demain,  c'est  aujourd'hui 
qu'il  arrive,  l'humble  enfant  d'Authie,  l'envoyé  du  ciel, 
le  Pontife,  l'apôtre,  le  martyr.  O  Dieu!  quels  desseins 
sont  donc  les  vôtres?  Tout  à  coup  le  vaillant  athlète  est 
frappé  à  mort.  Le  mal  était  caché  ;  mais  il  était  ancien, 
Dieu  en  avait  suspendu  les  effets  jusqu'à  ce  que  son  ser- 
viteur eût  rempli  son  message;  cela  fait  il  le  rendait  au 
martyre,  car  c'étaient  les  combats  de  la  foi  qui  le  tuaient 
jusque  sur  le  sol  de  la  patrie,  et  près  du  foyer  paternel. 

La  désolation  fut  extrême,  lui  seul  ne  s'affligea  pas. 
Il  accepta  la  mort  comme  le  passage  au  ciel,  où  l'atten- 
daient les  palmes.  Dieu  l'arrachait  à  vos  embrasse- 
ments,  mes  Frères,  mais  c'était  pour  le  recevoir  dans 
son  éternel  embrassement. 

Et  maintenant,  mes  Frères,  gardez,  gardez  avec  une 
sainte  jalousie  ce  précieux  dépôt  que  l'Église  tout 
entière  vous  envie.  Déjà  la  confiance  spontanée  des 
peuples  porte  et  envoie  ici  les  invocations  et  les  hom- 


—  520  — 

mages;  déjà,  dit-on,  de  mystérieuses  émanations  échap- 
pées de  ce  sépulcre  glorieux  ont  répandu  la  paix,  la  con- 
solation, le  soulagement. 

Ma  foi  s'en  réjouit  en  secret,  elle  attend  avec  confiance 
le  jour  où  l'Eglise,  seul  juge  de  la  sainte'té  de  ses  entants, 
autorisera  le  culte  public  et  solennel. 

Écoutons,  mes  Frères,  écoutons  cette  grande  voix  qui 
sort  de  la  tombe  :  Defunctus  ad  hue  loquitur.  Il  nous 
prêche  l'amour  de  Notre-Seigneur,  la  confiance  en  Marie, 
le  dévouement  sans  bornes  à  l'Eglise;  la  foi,  l'espérance, 
la  charité,  la  croix,  la  mort  à  nous-mêmes,  toutes  ces 
vertus  qu'il  a  héroïquement  pratiquées  sur  la  terre,  qui 
font  sa  gloire  dans  le  ciel,  et  qui  assureront  aussi  notre 
éternel  bonheur. 

Ainsi  soit-il. 


DOCUMENT 

TROUVÉ  DANS  LE  PORTEFEUILLE  DE  Mgr  DAMCOURT 
APRÈS  SA  MORT 

J.  M.  .T. 
MEMENTO  ET  GRATIAS  AGE 

JJeo  creatori  tuo,  per  Jesum  Christum,Jilium  ejus  unicum. 


18  mars  1806,  S.  Gabriel. -Né  à  Authie-lès-Doullens  (Somme). 
14  mai  1806,  S.  Boniface  :  Raptisé  François-Xavier-Timothée. 
Au  printemps  1818  :  Commencé  le  latin  chez  M.  Vivier  (Aulbie). 
30  octobre  1819,  dimanche  :  Fait  ma  première  communion  (beau- 
coup pleuré). 

28  décembre  1820,  SS.  Innocents  :  Entré  au  collège  de  Montdidier. 
1822,  dans  l'église  Saint-Pierre  (Montdidier)  :  Confirmé  par  Mgr  de 

Chabons. 

2  février  1823,  Purification  :  Admis  dans  la  Congrégation  de  la 
Sainte- Vierge. 

8  septembre   1828,   Nativité  :  Entré  au  séminaire  de  la  Mission 

(Saint-Lazare). 
8  septembre  1829,  Nativité  :  Fait  le  bon  propos  (maison  des  Sœurs 

M.  Lambolay). 

3  avril  1830,  Quatre-Tcmps  :  Reçu  les  ordres  mineurs  de  Mgr  de 

VlLLÈLE. 

29  juillet  1830,  Ste  Marthe  :  (Révolution),  quitté  Paris,   retiré  à 
Authie. 

19  septembre  1830,  S.  Janvier  :  Appelé  au  collège  de  Montdidier. 
27  septembre  1830,  Mort  de  saint  Vincent  :  Fait  les  vœux  chez  no 

Sœurs  (Montdidier). 


18  décembre  1830,  Expectatio  par  tus  li.  M.  V.  :  Reçu  le  sous-dia- 
conat de  Mgr  de  Chabons  (Amiens). 

31  janvier  1831,  S.  Pierre  Nolasque  :  Sauvé  la  vie  aux  élèves  Halle 
et  Dizengremel. 

20  juin  1831,  SS.  Jean  et  Paul  :  Reçu  le  diaconat  de  Mgr  de  Cha- 
bons (Amiens). 

24  septembre  1831,  B.  M.  l>.  Mercede  :  Reçu  la  prêtrise  de  Mgr  de 
Chabons  (Amiens). 

25  septembre  1831,  S.  Firmin  :  Dit  ma  première  messe  à  Authie 
(M.  Debrie). 

30  septembre  1833,  S.  Jérôme  :  Parti  pour  la  Cbine  avec  Mgr  Mouly, 

sur  VActéon,  capitaine  Letorsac. 
14  juin  1834,  S.  Basile  :  Arrivé  à  Macao,  avec  Mgr  Mouly. 

23  juin  1838,  Vig.  S.  Jean  :  Conduit  à  Manille  MM.  Tchao,  Yang, 
Tchan.  Ko  et  Lu,  pour  l'ordination  (Hie  opus  et  labor). 

7  mai  1842,  S.  Stanislas  :  Arrivé  à  Tchousan  (soin  des  catboliques). 
9    avril   1845   :    Première    visite    aux    ebrétiens   de    Ning-Po-Fou 
(Famille  Yao). 

12  mai  1845,  SS.  Nérée,  Achillée  :  Visité  les  pagodes  de  Pou-Tou. 

24  juillet  1845,  sainte  Christine  :  Allé  me  fixer  à  Ning-Po,  dans 
l'ancienne  église. 

Août  1845  :  Tremblement  de  terre,  vacarme  infernal  à  Ning-Po. 
29  novembre  1849,  Vig.  S.  André  :  Mort  de  Mgr  Lavaissière,  porté 
son  corps  à  ïebousan. 

21  juin  1851,  S.  Louis  de  Gonzague  :  Arrivée  des  Filles  de  la  Chanté 
en  Chine  sur  le  Cassini,  leur  installation  à  Ning-Po. 

7  septembre  1851,  Vig.  île  la  Sut.  H.  M.  V.  :  Sacré  évoque  par 
Mgr  Baldus,  aidé  de  NN.  SS.  Moltly  et  Daguin  (initium  omnium 
undique  tribulationum) . 

21  septembre  1852,  S.  Mathieu  :  Visité  les  chrétiens  de  Kia-Sing 
(six  mois  durant). 

3  janvier  1854,  Qrt.  de  S.  Jean  évangéliste  :  Fait  un  voyage  à  Hong- 
Kong,  Macao,  Manille,  partie  sur  le  Cassini,  partie  sur  le  Colbcrl 
(extrêmement  fatigué  et  rongé  de  peines). 

13  avril  1854,  Jeudi-Saint  :  Revenu  à  Ning-Po  sur  le  Colbert. 

23  juin  1854,  Vig.  S.  Jean-Baptiste  :  Parti  pour  le  Kiang-Sy,  tombé 
malade  à  Hang-Tcheou. 

7  septembre,  Vig.  de  la  Nativité  :  Revenu  de  Kiu-Tcheou  à  Ning- 
Po,  pour  me  rétablir. 

2  mars  1855,  S.  Simpliee  :  Reparti  pour  le  Kiang-Sy. 

19  mars  1855,  S.  Joseph  :  Arrivé  à  Yu-Clian,  dans  la  famille  Ou. 

28  mars  1855,  S.  Xiste  III  :  Arrivé  à  Kiou-Tou. 


—  523  — 

23  septembre  1830,  S.  Lin  :  Parti  de  Kiou-Tou,  passé  par  Fou 
Tcheou,  Hong-Kong,  Cbang-Haï.  arrivé  à  Ning-Po  (malade  et 
plein  d'amertume). 

1er  juin  1857,  S.  Eleuthère  :  Reparti  de  Ning-Po  pour  le  Kiang-Sy 
(troisième  fois). 

2  juillet  .1837,  Visitation  :  Arrivé  à  Kiou-Tou. 

3  juin  18o8,  Corpus  Christi  :  Pris  et  maltraité  par  les  impérialistes. 
27  avril  1859,  S.  Anastasè  :  Parti  de  Kiou-Tou  avec  M.  Tcbi'ng, 

Xavier  et  Justin,  pour  Cbang-Haï,  malade  de  la  fièvre. 

19  mai  1859,  S.  P.  Célestin  :  Arrivé  à  Chang-Haï. 

31  août,  S.  Raymond  :  Embarqué  à  Cbang-Haï  sur  le  Neville,  capi- 
taine Kerr,  allant  à  Londres,  dans  la  compagnie  des  restes  pré- 
cieux du  vénérable  Perboyre. 

François-Xavier-Timothée  DANICOURT, 

De  la  Congrégation  de  la  Mission,  évéque  d'Antiphelles, 
vicaire  apostolique  du  Kyang-Sy. 


1er  janvier  1860,  Circoncision  :  Arrivé  à  Londres. 
6  janvier  1860,  Epiphanie  :  Arrivé  à  Paris. 

2  février  1860,  Purification  :  Mort  à  Paris,  dans  la  maison-mur  des 
Prêtres  de  la  Mission. 

3  février  1860,  S.  Ansckaire  :  Inhumé  au  cimetière  Montparnasse, 
par  M.  Etienne,  supérieur  général  des  Prêtres  de  la  Mission. 

13  février  1860,  S.  Canut:  Transporté  de  Paris  à  Autbie  (MM.  Ca- 

pella  et  Damcolrt). 
16  février  1860,  S.  Honeste  :  Inhumé   au  cimetière   d'Authie   par 

Mgr  Boudinet,  évéque  d'Amiens. 
Ier  octobre  1861,  S.  Rémi:  Déposé  dans  le  sanctuaire  de  l'église 

d'Authie  par  Mgr  Mouly,  évéque  de  Pékin. 

Cb.  Damcouet, 
Aumônier  de  l'hospice  général,  à  Amiens, 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Déclaration  de  l'auteur TV 

Préface. V 

Dédicace  a  Mgr  Jacquenet,  évèque  d'Amiens IX 

Lettre  de  Mgr  Jacque.net XI 

Lettre  de  M.  Fiat XV 


LIVRE  PREMIER 

De  la  naissance  de  Hfigi*  Danicourt  jusqu'à  son 
départ  pour  les  Missions  de  Chine 

CHAPITRE  PREMIER 

Le  village  d'Autbie.  —  «  18  mars  1806,  saint  Gabriel  :  né  à 
Authie-les-Doullens  (Somme).  —  14  mai  1806,  saint  Boniface 
baptisé  François-Xacier-Timothce.  »  —  Famille  Danicourt. 
Première  éducation  de  Xavier.  —  Son  innocence.  —  Sa 
piété  filiale 1 

CHAPITRE  II 

«  Au  printemps  1818,  commencé  le  latin  chez  M.  Vicier  (Authie). 
—  30  octobre  1819,  dimanche  :  fait  ma  première  communion 
(pleuré  beaucoup)  » 14 

CHAPITRE  III 

«  Le  28  décembre  1820,  saints  Innocents:  entré  au  collège  deMont- 
didier.  »  —  Le  collège  de  Montdidier;  Xavier  y  entre  le 
jour  des  saints  Innocents.  —  Fruits  d'une  première  retraite. 


—  526  — 

—  Sa  conduite,  son  application,  ses  aptitudes.  —  Tout  pour 
la  gloire  de  Dieu.  —  Son  amour  pour  la  sainte  Eucharistie, 
ses  communions,  ses  confessions.  —  Sa  dévotion  envers  la 
sainte  Vierge 20 


CHAPITRE  IV 

«  En  1822:  confirmé  dans  l'église  de  Saint-Pierre  de  Montdidwr 
par  Mgr  de  Chabons.  —  Le  2  février  l!S2.'s.  fête  de  la  Purifi- 
cation :  admis  dans  la  Congrégation  de  la  Sainte-Vierge.  »  — 
Son  inlluence  sur  ses  condisciples.  —  Sa  charité  pour  les 
prisonniers.  —  Prix  de  sagesse 30 

CHAPITRE  V 

Xavier  pendant  les  vacances.  La  vie  des  vacances  est  l'épreuve 
de  la  vertu  des  jeunes  gens  :  qu'était  celle  de  Xavier?  — 
Ses  devoirs  de  piélé.  —  Son  apostolat  auprès  des  familiers 
de  la  maison  de  son  père.  —  Xavier  à  l'église.  —  Il  seconde 
son  curé  dans  l'exercice  de  son  ministère.  —  Ses  pèleri- 
nages à  Albert.  —  Sa  sollicitude,  son  zèle  pour  son  frère 
Pierre  et  sa  sœur  Sidonie.  —  Sa  compassion  pour  les 
malheureux  :  un  trait  charmant  de  sa  charité 30 

CHAPITRE  VI 

Choix  décisif  de  sa  vocation.  —  Son  année  de  philosophie. 
—  Ses  dernières  vacances  ;  un  premier  sacrifice  consommé. 
Son  départ  pour  la  maison  de  Saint-Lazare 13 

CHAPITRE  VII 

«  Le  8  septembre  1 828,  Nativité:  entre  au  séminaire  de  la  Mission, 
à  Saint-Lazare.  »  —  Ce  qu'est  le  noviciat.  —  Ce  qu'était  la 
maison  de  Saint-Lazare  à  cette  époque.  —  Comment  l'abbé 
Danicourt  y  pratique  les  trois  grands  vœux  et  s'applique 
à  l'étude  de  la  théologie,  de  l'Écriture  sainte  et  de  la  vie 
de  saint  Vincent.  —  11  se  lie  à  M.  Etienne.  —  Combien  il 
aimait  cette  maison î-7 


CHAPITRE  VIII 

Le  S  septembre  1820,  Nativité:  fait  le  bon  propos  (maison  des 
Sœurs)  M.  Lambolay.  »  —  La  tonsure.  —  Les  ordres  mi- 


—  527  — 

neurs.  —  «  Le  3  avril  IS30,  Quatre-Temps  :  reçu  les  Ordres 
mineurs  de  Mgr  de  Villèle.  »  —  Le  24  avril  1830,  M.  l'abbé 
Danicourt  est  un  des  beureux  témoins  de  la  translation  des 
reliques  de  saint  Vincent  de  Paul.  —  «  Le  29  juillet  1830, 
sainte  Marthe  :  (Révolution) ,  quitté  Paris,  retiré  à  Authie.  »  — 
11  continue  son  noviciat  dans  sa  famille.  —  Témoignage  de 
M.  Debiïe S3 


CHAPITRE  IX 

«  Le  19  septembre  1830,  saint  Janvier:  appelé  au  colley,'  de  Mont- 
didier.  — ■  Le  27  septembre  1830,  mort  de  saint  Vinrent  :  fait 
les  vœux  chez  nos  Sœurs,  à  Montdidier.  »  —  Lettre  élogieuse 
de  M.  Salhorgne,  supérieur  général,  à  M.  Danicourt.  — 
«  18  décembre  1830,  Expeclatio  partus  F».  M.  V.,  Attente  du 
divin  enfantement  :  reçu  le  sous-diaconat  [Mgr  de  Chabons).  » 

—  M.  Danicourt  est  désigné  pour  la  chaire  de  qualrième  au 
collège  de  Montdidier  :  ce  qu'il  est  comme  professeur  ;  com- 
ment il  comprend  l'éducation;  son  exactitude;  son  ascen- 
dant sur  les  élèves.  —  Trait  héroïque  de  sa  charité  :  «  3\  jan- 
vier, saint  Pierre  Nolasque  :  sauve'  la  oie  aux  élèves  Halte  et 
Dizengremel.  » 39 

CHAPITRE  X 

«  Le  26  juin  1831.  saint  Jean  et  saint  Paul  :  reçu  le  diaconat 
de  Mgr  de  Chabons  (Amiens).  —  24  septembre  1831,  Notre- 
Dame  de  la  Merci,  reçu  la  prêtrise  de  Mgr  de  Chabons.  — 

—  25  septembre  1831,  fête  de  saint  Firmin,  martyr,  premier 
évêque d'Amiens:  dit  ma  première  messe  à  Authie,  M.  Debrie.  » 

—  M.  Danicourt  retourne  à  Montdidier.  —  Encore  sa  dévo- 
tion envers  la  sainte  Eucharistie.  —  Sollicitude  pour  sa 
sœur  Sidonie  ;  ses  alarmes  à  la  pensée  des  dangers  auxquels 
sa  jeunesse  est  exposée  ;  lettres  à  sa  mère  et  à  sa  sœur  à 

ce  sujet G7 

CHAPITRE  XI 

Les  préliminaires  de  la  séparation.  —  André  Danicourt  à 
Montdidier  :  le  sacrifice  est  consommé  !  —  Lettre  admirable 
de  M.  Danicourt  à  ses  parents.  —  Il  est  désigné  pour  les 
missions  de  Chine. —  Lettre  d'avis  de  M.  Etienne. —  Letlre 
de  M.  Danicourt  à  M.  Debrie,  curé  d'Authie.  —  Dernière 
visite  à  Authie,  derniers  adieux  à  sa  famille.  —  Les  adieux 


—  528  — 

dans  la  Communauté  de  Saint-Lazare.  —  Décret   de   la 
Congrégation  de  la  Propagande 70 


LIVRE  DEUXIÈME 

Du  départ  de  Mgr  Danicourt  pour   la  Chine 
jusqu'à  sa  promotion  à  l'épïscopat 

CHAPITRE  PREMIER 

«  Le  30  septembre  1833,  Saint  Jérôme  :  parti  pour  la  Chine 
avec  M.  Mouly,  sur  TActéon,  capitaine  Letorsac.  —  14  juil- 
let 1834,  Saint  Basile  :  arrivé  à  Macao  avec  M.  Mouly.   »       95 

CHAPITRE  II 

SÉJOUR   DE   M.    DANICOURT    A    MACAO   (1834-1842) 

Macao  centre  religieux  :  pourquoi?  —  Le  personnel  du 
séminaire  de  Macao.  —  Vie  et  rôle  de  M.  Danicourt  dans 
cette  maison.  —  Résultats  et  consolations  :  paroles  du 
Vénérable  Perboyre.  —  Appréciations  de  M.  Danicourt 
sur  la  Chine  :  châtiments  visibles  de  la  divine  Providence; 
situation  des  missionnaires;  tristesses  et  espérances 
résumées,  dans  ses  lettres  à  M.  Debrie  et  à  la  Révérende 
sœur  Boulet,  supérieure  générale  des  Filles  de  la  Charité. 

—  Estime  et  vénération  de  M.  Danicourt  pour  ces  dernières. 

—  M.  Danicourt  est  un  des  premiers  apôtres  de  l'imma- 
culée-Conception  en  Chine lin 

CHAPITRE  III 

SÉJOUR    A    MACAO    (Suite) 

M.  Danicourt  est  chargé  de  conduire  de  Macao  à  Manille 
cinq  de  ses  élèves  pour  être  ordonnés  prêtres  :  «  Le 
23  juin  1838,  Vigile  de  Saint  Jean-Baptiste  :  conduit  à 
Manille  MM.  Tchao,  Yang,  Tchan,  Ko  et  Lu  pour  l'ordina- 
tion :  (bic  opus  et  labor).  »  —  Retour  à  Macao  le  27  août.  — 
.Nouvelles  consolations,  nouvelles  espérances  données  par 
les  séminaristes  de  Macao,  consignées  dans  une  lettre  à 
M.  Lego,  assistant,  et  dans  une  autre  à  M.  Debrie,  curé 
d'Authie...  134 


529 


CHAPITRE  IV 

séjour  a  macao  (Fin) 

M.    DANICOURT    ET    SA    FAMILLE 


Son  frère  Charles  à  Montdidier:  lettres  adressées  à  ce  dernier. 
Dernière  lettre  adressée  à  son  père  et  à  sa  mère.  —  Leur 
mort  :  lettre?  écrites  à  ce  sujet.  —  M.  Danicourt  va  quitter 
le  professorat  pour  les  missions  proprement  dites  :  il  est 
dans  la  vigueur  et  la  plénitude  de  ses  talents,  et  son 
âme  est  mûre  pour  les  travaux  apostoliques 144 


CHAPITRE  V 

APOSTOLAT   DE    M.      DANICOURT    DANS   l'aRCHIPEL    DE    TCHEOUSAN 
(DU    7    MAI    1842   AU    18   JUILLET    1840) 

ARTICLE   PREMIER 

La  Chine  et  le  gouvernement  anglais.  —  Causes  de  la 
guerre  de  l'opium.  —  Traité  de  Nankin.  —  M.  de  Lagrenée  : 
traité  en  faveur  des  Missions.  —  Occupation  de  Tcheou- 
san.  —  Traité  de  Wam-poa.  —  Action  de  Dieu  visible  dans 
tous  ces  événements.  —  Un  mot  sur  les  cinq  ordres  reli- 
gieux qui  propagent  la  religion  catholique  dans  cette 
région 160 


«  Le  7  mai  1842,  Saint  Stanislas  :  arrivé  à  Tcheousan,  soin 
des  catholiques.  »  —  Ce  qu'était  Tcheousan  au  point  de 
vue  moral  et    religieux.  —  M.  Danicourt  en  est  nommé 

provicaire  :  ses  pouvoirs. Consécration  de  l'archipel 

à  la  sainte  Vierge.  —  Première  église  ou  chapelle  à  Tcheou- 
san :  conversion  d'un  bonze.  —  Témoignage  rendu  par 
M.  Faivre  à  M.  Danicourt.  —  Ministère  de  M.  Danicourt 
auprès  des  soldats  irlandais.  —  Archiconfrérie.  —  Dévotion 
à  Marie  indispensable  aux  missionnaires.  —  Une  hardiesse 
apostolique  :  visite  dans  une  pagode.  —  Correspondance 
de  M.  Danicourt  avec  M.  le  supérieur  général  des  Lazaristes  ; 
il  fait  appel  auprès  de  lui  pour  l'envoi  en  Chine  de  mission- 
naires et  de  sœurs  de  Charité 7  J  2 


—  ri3U 


Apostolat  de  M.  Danicourt  dans  l'archipel  de  Tcheousan  [fin). 

a  Le  9  avril  :  première  visite  aux  chrétiens  de  Ning-Po  (famille 
Y  au).  —  Le  12  mai  1845,  Saints  Nérée  et  AchilUe  :  visité  les 
pagodes  de  Pou-Ton.  »  —  Juin  1845,  seconde  visite  (en 
costume  ecclésiastique)  à  INing-Po-Fou  et  découverte  de 
l'ancienne  chapelle  catholique.  —  Elle  est  recouvrée  en 
octohre  de  la  même  année.  —  Troisième  visite  de  M.  Dani- 
court à  Ning-Po-Fou  (1840)  :  acquisitions  de  terrains.  — 
Consolations  goûtées  dans  la  mission  de  Tcheousan  expri- 
mées à  M.  Etienne.  —  Influence  morale  de  M.  Danicourt 
auprès  des  mandarins.  —  Son  dévoûment  dans  la  peste 
de  Ting-Haë  (184(3)  lui  attire  l'estime  et  l'admiration  de 
l'armée  anglaise 1 8c 


CHAPITRE  VI 

APOSTOLAT  DE  M.  DANICOURT  DANS  LE  TCHÉ-KIANG  I  SÉJOUR  A  NING-PO-FOU, 
DU    24   JUILLET    1846   AU   7   SEPTEMBRE    1851 

Aperçu  de  la  province  du  Tché-Kiang.  —  «  Le  24  juillet  1846 
Sainte  Christine  :  je  suis  allé  me  fixer  à  Ning-Po.  —  Le 
10  août,  vacarme  infernal  à  Ning-Po.  »  Correspondance  de 
M.  Danicourt  avec  sa  famille  pendant  Tannée  1846;  ren- 
seignements divers  sur  sa  mission 196 

CHAPITRE  VII 

APOSTOLAT  DE  M.   DANICOURT  DANS  LE  TCHÉ-KIANG  :  SEJOUR  A  NING-PO-FOU 
DU   24   JUILLET    1846   AU   7    SEPTEMBRE    1851    [SuiU1) 

ARTICLE   PREMIER 

Œuvres  et  établissements  divers  fondés  par  M.  Danicourt 
dans  le  Tché-Kiang,  principalement  à  Mng-Po-Fou.  —  Par 
quels  moyens  est-il  secondé? 212 

ARTICLE     II 

Orphelinats  -hospices  établis  à  >.Ting-Po-Fou  et  à  Tchen-Haï 
par  M.  Danicourt 230 


531 


ARTICLE     III 

Le  29  novembre  1849,  Vigile  de  saint  André  :  mort  de 
Mgr  Lavaissière,  porté  son  corps  à  Tcheousan.  »  Quelques 
mots  sur  ce  vénérable  prélat.  —  Correspondance  de  M.  Da- 
nicourt avec  sa  famille  :  appel  pour  l'envoi  de  missionnaires  ; 
détails  sur  sa  mission 238 


LIVRE  TROISIEME 

Depuis  la  promotion  de  Mgr  Danicourt 
à  l'épiscopat  j usqu'à  son  retour  en  France  (18oi  - 1859) 

CHAPITRE  PREMIER 

M.  Danicourt  est  proposé  pour  l'épiscopat  par  M.  Etienne. 

—  Décret  d'élection.  —  Bref  qui  lui  est  adressé  à  l'occa- 
sion de  sa  promotion;  ses  pouvoirs  de  vicaire  apostolique. 

—  Sa  réponse.  —  Son  sacre.  —  «  Sept  septembre  1851, 
Vigile  de  la  Nativité  de  la  sainte  Vierge  :  sacré  évêque  pur 
Mgr  Baldus,  aidé  de  WN.  SS.  Mouly  et  Daguin  (Initium  om- 
nium undique  tribulationum).  »  —  Ses  armes.  — Réunion 

des  évèques  à  Ning-Po-Fou 2i5 

CHAPITRE  II  (1851-1832) 

SÉJOUR    A    NING-PO  FOU    [Suite) 

Sa  promotion  à  l'épiscopat  est  pour  Mgr  Danicourt  un  motif 
de  travailler  avec  plus  d'ardeur  au  salut  des  fidèles  confiés 
à  sa  sollicitude.  —  11  consacre  son  vicariat  apostolique  à 
Marie  Immaculée.  —  Notre-Dame  des  Victoires  à  Ning-Po. 

—  M.  de  Monlignv,  ambassadeur  et  Mgr  Danicourt.  — 
Séjour  de  M.  Poussouà  Ning-Po.  — Travaux,  établissements 
de  Mgr  Danicourt  dans  cette  ville  :  il  y  installe  les  sœurs 
de  Cbarité  et  la  Procure.  —  Temple  de  la  Charité  et  de  la 
Miséricorde  à  Ning-Po.  —  Témoignage  rendu  à  Mgr  Dani- 
court. —  Calamités  qui  fondent  sui  le  Tehé-Kiang  et  les 
provinces  environnantes 253 

CHAPITRE  III 

MGR    DANICOURT   ET  L'ŒUVRE   DE    LA    SAINTE-ENFANCE    (DE    I80I    A    1 854) 

séjour  a  MNG-po-Fou  (Suite) 

Les  Lazaristes  et  les  sœurs  de  Charité  au  xixe  siècle.  —  Rap- 
port de  Mgr  Danicourt  à  M.  le  directeur  de  la  Sainte -En- 


—  532  — 

fance  :  excursion  dans  le  pays  des  mûriers  (1852).  «  Le 
21  septembre  1852,  Saint  Mathieu  :  visité  les  chrétientés  de 
KiaSing,  six  mois  durant.  »  Rapport  à  M.  Molinier  (18.'i3)  : 
six  mois  de  tournées  apostoliques.  —  AMgrParisis,  évêque 
d'Arras  (1833)  :  détails  intéressants  sur  sa  mission.  —  A 
M.  le  directeur  de  l'Œuvre  de  la  Sainte-Enfance,  sur  les 
moyens  qu'il  emploie  pour  sauver  les  enfanls  :  écoles  de 
Médecine  et  de  Pharmacie.  —  A  M.  le  président  de  l'Œuvre  : 
nombre  des  enfants  baptisés  (4854).  — «  Le  ^janvier  1854, 
octave  de  saint  Jean  l'Evangéliste:  fait  un  voyage  a  Hong- 
Kong,  Macao,  Manille,  partie  sur  le  Gassini,  partie  sur  le 
Colbert,  extrêmement  fatigué  et  rongé  de  peines.  »   267 

CHAPITRE  IV  (1854) 

SÉJOUR    A   NT.NG-PO-FOU   (Fin) 

Etat  du  vicariat  apostolique  de  Mgr  Danicourt  en  1854,  à 
l'époque  de  sa  translation  au  Kiang-Sy.  —  Quelques  ré- 
flexions      283 


CHAPITRE  V 


Le  disciple  n'est  pas  plus  que  le  Maître.  —  Est-il  étonnant 
qu'un  missionnaire  rencontre  des  difficultés  au  milieu  des 
infidèles?  —  Surprise  que  cause  à  Mgr  Danicourt  la  nou- 
velle de  son  changement  de  destination.  —  Il  est  justifié 
par  son  conseil.  —  Divers  personnages,  entre  autres  l'am- 
bassadeur de  France,  réclament  en  sa  faveur  auprès  du 
Saint-Siège.  —  Il  se  justifie  lui-même.  —  11  est  vengé  par 
Rome 293 


CHAPITRE  VI 

SÉJOUR    DE    MGR    DANICOURT    AU    KIANG-SY    (1854-1855) 

Mgr  Danicourt  éprouve  encore  une  grande  peine  avant  de 
quitter  Ning-Po  et  la  province  du  Tché-Kiang.  —  a  Le 
23  juin  1834,  vigile  de  saint  Jean-Baptiste  :  parti  pour  le 
Kiang-Sy,  tombé  malade  à  Hang-Tchéou.  —  Le  7  septem- 
bre 1854,  vigile  de  la  Nativité  :  revenu  île  Kiu-Tchéou  a 
Ning-Po  pour  me  rétablir.  »  —  Il  reçoit  des  lettres  encoura- 
geantes de  Rome  et  de  Paris.  —  «  Le  2  mars  1835,  saint 


—  333  — 

Simplice:  repartipour  le  Kiang-Sy.  -  Le  19  mars  1855,  saint 
Joseph  :  arrivé  à  Yu-Chan  dans  la  famille  Ou.  —  Le 
28  mars  1855,  saint  Xistc  III  :  arrivé  à  Kiou-Tou.  j  —  Etat 
du  Kiang-Sy,  son  nouveau  vicariat  :  ses  occupations.  — 
Lettres  à  son  beau-frère,  à  son  frère,  M.  Charles  Dani- 
court,  à  Mgr  de  Salinis,  évèque  d'Amiens.  —  Mgr  Danicourt 
demande  des  missionnaires  à  Rome  :  réponse  du  cardinal 
Antonelli 310 


CHAPITRE  VII 

MGR  DANICOURT  ET  LA  SAINTE-ENFANCE  AU  KIANG-SY  (1856) 

But  que  se  propose  Mgr  Danicourt  dans  tout  ce  qu'il  fait 
ou  écrit  relativement  à  la  Sainte-Enfance.  —  Rapport 
adressé  à  Mgr  Parisis,  évèque  d'Arras,  sur  Yinfanticide  et 
l'exposition  des  enfants  en  Chine  :  causes  d'infanticide  ; 
nombre  d'enfants  exposés  au  Kiang-Sy;  moyens  d'expo- 
sition. —  Appel  aux  catholiques  de  l'Europe  en  faveur 
de  l'œuvre.  —  Prêtres  de  la  Sainte-Enfance  (rapport 
adressé  à  M.  Jammes).  —  Appel  des  sœurs  de  charité  au 
Kiang-Sy  pour  la  même  œuvre 328 

CHAPITRE  VIII 

Zèle  que  déploie  Mgr  Danicourt  au  Kiang-Sy  pour  com- 
battre l'erreur  et  démasquer  les  sectes  hypocrites  (1856). .     347 

CHAPITRE  IX 

SITUATION   DE   MGR   DANICOURT   ET    DE   SA    MISSION   EN    1856    ET    1857 

Etat  physique  de  Mgr  Danicourt  :  maladies,  dangers  courus 
dans  ses  voyages.  —  «  Le  23  septembre  1856,  saint  Lin  : 
parti  de  Kiou-Tou,  passé  par  Fou-Tcheou,  Hong-Kong,  Shang- 
Eai,  arrivé  à  Ning-Po  (malade  et  plein  d'amertume).  »  — 
Son  état  moral  :  dévotions  et  pratiques  de  piété.  —  Situa- 
tion politique,  financière  et  moi^ale  de  la  province  du 
Kiang-Sy  depuis  l'arrivée  des  rebelles.  —  Situation  reli- 
gieuse de  son  vicariat:  nombre  des  enfants  recueillis; 
séminaire,  hospice;  mort  de  plusieurs  missionnaires.  — 
Comment  fonctionne,  et  par  son  action  et  par  celle  de 
ses  missionnaires,  l'œuvre  de  la  Sainte-Enfance.  —  «  Le 
\eT  juin  1857,  saint  Eleuthêre  :  reparti  de  Xing-Po  pour  le 


-    534   - 

Kiang-Sy  (troisième  fois).  —  Le  '2  juillet  1857,   Visitation: 
arrivé  à  Kiou-Tou.  » 356 

CHAPITRE  X 

PERSÉCUTION  ET  MARTYRE  (DE  JUILLET   1857   A   JUILLET  1858) 

Arrivée  de  Mgr  Danicourt  à  Kiou-Tou  racontée  par  un 
témoin  oculaire.  —  Bonté  et  soins  du  prélat  pour  ses  con- 
frères. —  Comment  il  prêche  la  confiance  en  Dieu  et  la 
patience  aux  approches  de  la  tribulation.  —  Il  déjoue 
habilement  le  général  des  insurgés  et  fait  ainsi  épargner 
ses  établissements  et  les  siens.  —  Mais  la  persécution  vient 
des  impérialistes.  —  «  Le  3  juin  1858,  Corpus  Cbristi  :  pris 
et  maltraité  par  les  impérialistes.  »  —  Mgr  Danicourt  con- 
fesse la  foi,  subit  le  martyre.  —  Coïncidence  frappante, 
rapprochement,  réflexions 380 

CHAPITRE  XI 

FIN  DE  LA  MISSION  DE  MGR  DANICOURT  EN  CHINE  (1838-18o9) 

Lettre  de  M.  Etienne  à  M?r  Danicourt.  —  Lettre  de  Rome. 
—  Triste  état  de  la  province  du  Kiang-Sy.  —  Mgr  Da- 
nicourt est  désigné  par  la  Sacrée  Propagande  pour  accom- 
pagner en  France  les  restes  du  vénérable  Perboyre.  —  «  Le 
•2~  avril  1859,  saint  Anastase  :  parti  de  Kiou-Tou  avec 
MM.  Tching,  Xavier  et  Justin,  pour  Shang-Haï,  malade  de 
la  fièvre.  —  Lr  lu  mai  1859,  saint  Pierre  Célestin  :  arrivé  a 
Shang-Hai.  »  —  Ses  adieux  à  sa  cbère  mission  :  témoi- 
gnages qu'il  reçoit.  —  Mgr  Mouly,  évêque  de  Pékin.  —  «  Le 
31  août  1859.  saint  Raymond  :  embarqué  à  Shang-Hai  sur 
le  Neville, capitaine Kerr, allant  à  Londres,dans  la  compagnie 
des  restes  précieux  du  vénérable  Perboyre.  » 396 

LIVRE  QUATRIÈME 

Retour  de  ^figr  Danicourt  en  France.  —  Séjour  à 
Paris.  —  Sa  HBort.  —  Ses  diverses  funérailles.  — 
Dévotions  spéciales  et  vertus  émïnentes  du  saint 
missionnaire. 

CHAPITRE   PREMIER 

Traversée  de  Shang-Haï  à  Douvres.  —  Arrivée  à  Londres.  — 
Arrivée  à  Paris.  —  Séjour  dans  la  capitale St09 


—  535  — 


CHAPITRE  II 

Maladie  et  mort  de  Mgr  Danicourt.  —  Son  inhumation  au 
cimetière  du  Montparnasse 427 

CHAPITRE  III 

Deuil  général  à  la  nouvelle  de  la  mort  de  Mgr  Danicourt. — 
Translation  de  sa  dépouille  mortelle  à  Authie.  —  Son 
inhumation  dans  le  cimetière  de  cette  paroisse  par  Mgr  Bou- 
dinet,  évêque  d'Amiens,  le  16  février  1860 442 

CHAPITRE  IV 

Translation  des  restes  de  Mgr  Danicourt  dans  le  sanctuaire 
de  l'église  d'Authie.  —  Cérémonie  des  funérailles  présidée 
par  M.  Mouly,  évêque  de  Pékin  et  M.  Etienne,  supérieur 
général  des  Lazaristes.  —  Oraisons  funèbres  prononcées 
par  Mgr  Duquesnay  et  Mgr  Mouly.  —  Monument  érigé  à 
Mgr  Danicourt V66 

CHAPITRE  V 

Dévotions  spéciales  et  vertus  éminentes  qui  ont  rempli  la 
vie  intime  et  la  vie  extérieure  de  Mgr  Danicourt 475 

APPRÉCIATION  ÉLOGIEUSE  DE  LA  COUR  DE  ROME  OU  NOTICE  BIOGRA- 
PHIQUE EXTRAITE  DES  ARCHIVES  DE  LA  SACRÉE  PROPAGANDE,  SUR 
MGR  DANICOURT 493 

ORAISON  FUNÈBRE  DE  MGR  DANICOURT  PRONONCÉE  PAR  M.  L'ABBE 
DUQUESNAY,  CURÉ  DE  SAINT-LAURENT  A  PARIS,  MORT  ARCHEVÊQUE 
DE    CAMBRAI 503 

DOCUMENT  TROUVÉ  DANS  LE  PORTEFEUILLE  DE  MGR  DANICOURT  APRÈS 

SA  MORT 321 

Table  des  matières 525 


Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cusselie,  17, 


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