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Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/viedemgrdanicourOOdani
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VIE
MGR DANICOURT
Ol'VRAGES DU MÊME AUTEUR
Histoire populaire de la ville et du château de Ham (en colla-
boration avec M. Elie Fu-xryj. Ln vol. in-12. — Imp. Léon
Carpentier. — Ham. 1 ss i .
Histoire d'Authie. de son Prieuré conventuel et de son châ-
teau féodal, suivie d'une, notice sur Saint-Léger-les-Authie.
I"n vol. in-8°. — Imp. Léon Carpentier. — Ham. Ins.;.
Notice biographique sur M. Charles Gomart. Brochure in-12.
— Imp. Léon Carpentier. — Ham. 188o.
Les Souterrains — Refuges de Naours. Brochure in-8° de
bO pages. — Abbeville. imp. du Cabinet historique, etc. 1888.
HOIY REDEEMER LIBRARY, WINDSOR
MG_R DAN1C0URT
VIE
MfR DANICOURT
DE LÀ CONGRÉGATION DE LA MISSION
ÉVÊQUE D'ANTIPHELLES
VICAIRE APOSTOLIQUE DU TCHÉ-KIANG
ET DU KIANG-SY (CHINE)
PAR M. E.-JT. DAXICOIUT
CURÉ DE NAOURS AU DIOCÈSE d' AMIENS
n\ VRAGE HONORE DE LETTRES
DE MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'AMIENS
ET
DE MONSIEUR FIAT
SUPERIEUR GÉNÉRAI DE LA CONGRÉGATION DE LA MISSION
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
en. TOUSSIELGUE, SUCCESSEUR
R UE CASSETTE, 15
188<>
DECLARATION DE LAUTEL'R
Toutes les fois que, dans Je cours de cet ouvrage, nous employons
des expressions telles que Saint, Martyr, Apôtre, Bienheureux,
Vénérable, ou bien encore, Héroïsme, Sainteté, Martyre,
Miracle, etc., nous déclarons ne vouloir en aucune manière prévenir
le jugement de l'Eglise romaine, qui a seule qualité pour décerner
à ses enfants les titres de gloire que leurs vertus leur ont acquis,
et à laquelle nous nous soumettons entièrement ainsi qu'aux décrets
du Pape Urbain VIII touchant cette matière.
Damcourt Ernest-Jean.
PREFACE
Ecrire la vie de Mgr Danicourt c'est révéler l'Ame
d'un grand évêque, d'un saint missionnaire, d'un
confesseur de la foi. Une telle tâche est de beaucoup
au-dessus de nos forces et ce n'est qu'après avoir fait
l'aveu sincère de notre impuissance que nous osons
l'entreprendre.
Cette vie mérite, à plus d'un titre, d'être livrée à la
publicité : aussi bien nous estimons que f'est pour
nous un devoir sacré de ne pas lui refuser cet hon-
neur.
Nous l'avons composée à l'aide des Mémoires de
M . l'abbé Charles Danicourt, Mémoires que nous avons
dû compléter sur différents points, éclaircir pour la
période assez marquante de 1842 à 1851, et surtout
abréger dans bon nombre de parties trop étendues,
ayant pris soin d'en élaguer quantité de lettres ou
fragments de lettres qui embarrassaient le récit.
Les Mémoires que M. l'abbé Charles Danicourt
a laissés se composent principalement des lettres
adressées par son illustre frère, soit à lui-même, soit
au père et à la mère du saint missionnaire, soit à sa
sœur et à ses autres frères, soit à des ecclésiastiques,
— VI —
soit à divers membres «les <1hi\ familles <!'• sain!
Vincenl de Paul.
D'autre part, la notice extraite des archives <lc la
Sacrée Propagande, la lettre précieuse de M. l'abbé
dliiii, les Vnnales de la Propagation <lr la Foi el de la
Sainte-Enfance, le Voyage en Chine de M. Jurien de
la Gravière, sonl venus ajouter à la somme des docu-
ments déjà si abondants sur lesquels nous avons basé
l'édifice d'une \ ie admirablement remplie.
Nous avons adopté pour la division de l'ouvrage,
en quatre livres, une méthodeque le lecteur appré-
ciera.
Quanl à la répartition des chapitres, elle nous a été
suggérée par les dates • ■! Ir^ indications <lu Document
Lrouvé dans le portefeuille de Mgr Danicourl après sa
mort.
\u demeurant, «•cil»' histoire sera faite, en grande
partie, par le prélat lui-même : il n'en pourrai! être
autrement pour une vie dont les plus grands actes se
■'< ace |>li-> à plusieurs mille lieues de nous.
Nous avions hésité pendant quelque temps à
publier cette Vie par suite des difficultés que présen-
tai! la rédaction de certains chapitres, lorsqu'au mois
de février 1887, nous avons «ai l'honneur et la bonne
fortune d'avoir un long entretien avec Mgr Rouger,
évèque Lazariste, <|iii arrivait <lc l'Extrême-Orient.
Ce digne prélat , ayant été missionnaire sous
Mgr Danicourt, l'ayanl vu à l'œuvre pendant plu-
sieurs années, a été à même, mieux <|iic beaucoup
d'autres, d'apprécier les difficultés, les épreuves par
— VII —
Lesquelles il a passé : aussi a-t-il pu nous donner
des renseignements très uliles qui sont pour nous la
clef de bien des choses. Ils nous autorisent à envisager
certaines questions à des points de vue quelque peu
différents de celui <|ui se serait basé exclusivement
sur les Mémoires de .M. Charles Danicourt.
Au reste les sages conseils que nous a donnés
Mgr Rouger sonl venus corroborer ceux que S. Em. le
cardinal Franchi, préfet de la Congrégation de la
Propagande, avait adressés quelques années aupara-
vant à .M. le curé d'Ennemain.
Appuyé sur de (elles autorités nous avons cru pou-
voir marcher de l'avant.
Mgr Rouger. voyant nos dispositions, nous a forte-
ment engagé à publier celle Vie, car, à ses yeux,
Mgr Danicourt est un saint; puis Sa Grandeur nous a
instamment prié d'en envoyer des exemplaires en
Chine, où ils seront accueillis avec, bonheur, selon sa
propre expression.
Nous ignorons si la prière du saint évèque, qui a
rendu son âme à Dieu six semaines plus tard, sera
exaucée; en attendant, afin d'attirer les bénédictions
du ciel sur notre travail très imparfait, nous le dépo-
sons aux pieds de Notre- Seigneur Jésus-Christ :
Mgr Danicourt a été son disciple dévoué jusqu'à la
mort. Le divin .Maître voudra bien agréer de nouveau
les travaux apostoliques de son disciple bien-aimé.
Nous le déposons aux pieds de Marie Immaculée
dont il a été toute sa vie le serviteur fidèle; et aux
pieds de saint Vincent, dont il fut l'enfant soumis
— V11I —
depuis le premier jour de son noviciat jusqu'à son
dernier soupir.
Maintenant nous offrons ce livre aux parents, aux
amis, aux condisciples, aux élèves encore vivants de
Mgr Danicourt : tous ont conservé pour lui la véné-
ration la plus grande et l'affection la plus vive.
Nous l'offrons au pays et au diocèse qui l'ont vu
naître : il est une de leurs gloires les plus pures.
Nous l'offrons à la Congrégation de la Mission : il
a été l'un de ses membres les plus illustres au
xixe siècle.
Nous l'offrons aux Filles de la Charité : à lui revient
le mérite de leur introduction en Chine.
Nous l'offrons à tous les prêtres et à tous les mis-
sionnaires : il est leur modèle accompli.
Enfin nous l'offrons à notre Mère la sainte Eglise :
il compte au nombre de ses enfants les plus coura-
geux, les plus attachés; au nombre des défenseurs les
plus intrépides du Saint-Siège.
Naours, le 8 septembre,
Fêle de la Nativité de la tirs sainte Vierge. 1887.
A MONSEIGNEUR JACQUENET
ÉVÊQUE D'AMIENS
Monseigneur,
Veuillez me permettre de vous faire hommage de la
Vie ch Mgr Danicourt.
Ce livre est l'histoire d'un enfant de la Picardie devenu
célèbre par ses travaux apostoliques et qui pour cela
restera une des illustrations de votre diocèse. Mgr Dani-
court est un des missionnaires picards dont la vie a été
la plus féconde en œuvres de tout genre, et qui a fourni,
dans l'Extrême-Orient, la carrière la plus longue, puis-
qu'il comple près de vingt-sept années passées en Chine,
sans interruption, sans un seul retour en France.
Un tel titre suffisait déjà pour m'imposer le devoir de
dédier cette Vie à l'évèque du diocèse auquel le saint
missionnaire appartient par sa naissance et par la pre-
mière moitié de son existence.
D'autres motifs, Monseigneur, m'ont rendu plus doux
encore le devoir que je remplis en ce moment : les prêtres
de votre diocèse savent que, pour utiliser les loisirs que
vous laissaient les occupations de professeur au grand
séminaire de Besançon, vous avez écrit la vie de plu-
sieurs missionnaires et martyrs, tous enfants de la
Franche-Comté. En parcourant celle d'un apôtre origi-
naire de la Picardie, vous vous rappellerez avec bonheur
mis missionnaires francs-comtois, et votre cœur paternel
scia incliné ;\ répandre une large bénédiction sur un
travail analogue à ceux que vous avez publiés, pour lui
aiilcrà porter îles fruits dans les .'mies, et encourager,
j'aime à 1»- croire, quelque vocation pour 1rs Missions.
La bénédiction de mon évêque Bera de plus un puis-
sant encouragement qui me facilitera L'exécution de
l'œuvre importante «pic j'entreprends, je veux dire la
publication de cette I
Quanl aux prêtres et aux fidèles de votre diocèse
entre les mains de qui re livre tombera, ils seront d'au-
tant plus excités à le lire, qu'ils t ion venait en Mgr Dani-
court les trois choses dont vous êtes si, us bans yeux la
personnification vivante : V inflexibilité dans Vorthodoxie,
un attachement inébranlable au Saint-Siège et un amour di
la très sainte Vierge porté au delà de toute expression.
Veuille/ agréer L'hommage du profond respect avec
lei| uel j'ai l'honneur d'être,
De votre Grandeur,
Wonseig aeur,
Le 1res humble et très obéissanl serviteur,
Dàwcoiïrt Ernest-Jean, Enfant de Marie,
Curé de Naours.
Naonrs, ce J octobre ! ss?.
eu la I <"■ t * ■ de Notre Dame «lu Saint-Rosaire
LETTRE
DE MONSEIGNEUR JACQUENET
Cher Monsieur le curé.
J'accepte de grand cœur La dédicace de votre
nouvel ouvrage : Vie de Mgr Danicourt, membre de
la Congrégation de Saint-Lazare , Misswnnam
Apostolique' dans les Missions Étrangères.
En écrivant ce livre, avec l'affection qu'on y seul
vibrer partout, avec ce talent littéraire et cet art
des recherches historiques qui vous distinguent,
vous n'avez pas seulement fait un ado de piété
iiliale envers un oncle vénéré, mais vous avez
accompli une grande .œuvre de patriotisme religieux
el d'édification salutaire.
Oui, votre ouvrage, que j'ai parcouru, en manus-
crit, mettra en pleine lumière la vie d'un illustre
évêque dont la mémoire sera une des gloires les
plus pures et les plus grandes du diocèse d'Amiens.
11 sera, pour tous les prêtres qui auront le bon-
— XII —
heur de le lire, une exhortation éloquente au
maintien et au développement de l'esprit sacerdotal; à
l'exercice constant d'un zèle vraiment apostolique,
dans les limites que leur aura tracées la divine
Providence. 11 est même à prévoir que l'exemple
splendide qu'il présente fera naître, dans quelques
âmes privilégiées, des aspirations aux plus grands
combats de la foi, que les grâces d'En-Haut trans-
formeront en la vocation sublime de l'Apostolat.
Votre œuvre sera encore un trésor pour la piété des
fidèles. Au milieu du courant ordinaire des exer-
cices de notre sainte religion, ils se ranimeront, ils se
fortifieront dans les pensées, les sentiments, les
pratiques de la foi chrétienne, en voyant se renou-
veler el >»' déployer devant eux, sous l'autorité
suprême du successeur de saint Pierre, l'admirable
spectacle du zèle, des travaux, du dévouement des
apôtres, qui électrisail 1rs premiers chrétiens, leurs
aînés. Ils reconnaîtront, avec bonheur, parmi toutes
les vicissitudes et les épreuves du pèlerinage de cette
vie, la vérité immuable de ces paroles, si encou-
rageantes, si consolantes, de Jésus-Christ notre
divin Sauveur: « Voilà que je suis avec vous tous
les jours ; » paroles qui ont pour corollaire les suivantes
que saint Paul adressaità ses chers disciples Romains:
« Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous. » On
verra ainsi s'accroître en eux une légitime et res-
pectueuse admiration pour les ouvriers évangéliques,
— xin —
qui, marchant résolument sur les traces des apôtres,
se dévouent aux .Missions Etrangères.
C'étaient là les pensées et les désirs qui m'ani-
maient, quand, à une époque déjà lointaine, mais
dont le souvenir est toujours vivant dans mon esprit
et dans mon cœur, je décrivais, comme vous avez
eu l'attention de le rappeler, les travaux aposto-
liques de quelques-uns de mes bien-aimés compa-
triotes, dont deux cueillirent, en Cochinchine, les
palmes du mail \ re.
Soyez donc béni, cher Monsieur le curé, et que
votre livre produise tout le bien que vous avez droit
d'en al tendre. Je vous souhaite sincèrement ce
succès si désirable, en vous renouvelant l'assurance
de mes sentiments affectueux et dévoués en Jésus
Notre-Seigneur et en Marie, sa Très Sainte Mère et
la Nôtre.
Y Jean-Bapliste-Marie-Simon Jacquenet,
Evêque cV Amiens.
Amiens, le 1er novembre 1888, fête de tous les Saints.
LETTRE DK MONSIEUR FIAT
M IM.UI1.I R GENERAL DE LA I ONGREGATION I>K LA MISSION
Paris, le 16 aovembre 18S8.
Monsieur le euro,
A.près l'éloge si complrl que Mgr l'Evêque d'A-
miens a l'ail de la vie de Mgr Danicourt qae vous
venez de publier, je n'ai qu'à vous remercier, au nom
de la Congrégation de la .Mission et de la Compagnie
des Filles de la Charité, d'avoir, avec l'éloquence du
cœur, glorifié les vertus et les travaux apostoliques
de l'un des plus illustres fils de sain! Vincent de
Paul.
Veuillez agréer les sentiments très respectueux
avec lesquels je suis,
Monsieur le curé,
Votre humble serviteur,
A. Fiat,
Supérieur général.
NORD
PLAN
t Eglise
Z Presbytère
3 Ancien Prieuré
4 Cimetière actuel
5 Château actuel
6 Ecole des garçons
7 Ecole des fi/les
8 Manufacture
9 Maison natale de MtOamcourt
10 Moulin
11 Moulin
12 Chapelle du Mont
13 Ancien vivier
14 Périmètre de l'ancien château
15 /b/î( construit en 1869
16 ft>/?r construit en 1873
EST
LIVRE PREMIER
DE LA NAISSANCE DE M™ DANICOURT
JUSQU'A SON DÉPART POUR LES MISSIONS DE CHINE
CHAPITRE PREMIER
Le village d'Authie. — « 18 ma/s I80fi, saint Gabriel : né à Authie-
les-Doullens {Somme). — 14 mai 1800, saint Bonifnce : baptisé
Vrançois-Xavier-Timothée '. » — Famille Danicourt. — Première
éducation de Xavier. — Son innocence. — Sa piété filiale.
Authieest un beau village assis dans une large vallée
traversée par la rivière à laquelle il donne son nom et
entouré de collines boisées d'un aspect assez pittoresque.
L'histoire d'Authie se rattache à celle de son prieuré
fondé dans le courant du viir* siècle par les Bénédictins
de Corbie et à celle de son château féodal2.
Cette paroisse a eu le privilège d'être toujours admi-
nistrée, depuis quatre-vingts ans, par de saints pasteurs :
c'est ce qui explique le grand nombre de prêtres qu'elle
a donnés à l'Eglise.
1. Les parties des sommaires en italique sont extraites du
Document trouvé dans le portefeuille de Mgr Danicourt.
2. V. notre Histoire d'Authie, de son prieuré conventuel, de son
château, etc.
1
— 2 —
C'est à Authie que naquit, le 18 mars 1800, François-
Xavier Danicourt. L'Eglise célèbre en ce jour la fête de
saint Gabriel : l'archange glorieux planait sur le berceau
de cet enfant et semblait prédire ses hautes destinées.
Saint Gabriel fut l'ange choisi par Dieu pour saluer la
sainte Vierge des noms les plus heureux qu'une créature
ait jamais entendus et pour lui annoncer le grand mys-
tère de l'Incarnation. Le petit Xavier devait, lui aussi,
redire bien souvent, pendant sa jeunesse, la saluta-
tion angélique, puis aller annoncer aux nations loin-
taines le consolant mystère de l'Incarnation du Fils de
Dieu.
Sou baptême fut retardé de deux mois, par suite de la
pénurie de prêtres, et ce n'est que le 1 ï mai, fête de saint
Uoniface, que son père le présenta à l'église. Chose
frappante! la prière que saint lîoniface avait sur les
lèvres au moment de son martyre : a Gratmsago tibi,
Domim Jesu Christe, Jilii Dei. Je vous rends grâces,
Seigneur Jésus, fils de Dieu », devait être la prière la
plus ordinaire de Mgr Danicourt pendant toute sa vie et
celle qu'il prononça sur son lit de mort.
Une coïncidence plus frappante encore et qui rappelle
la naissance de saint Jean-Baptiste, est attestée par des
témoins dignes de foi. Le parrain et la marraine avaient
fait choix de plusieurs noms pour leur filleul, mais le
l»ère s'écria aussitôt : « Il ne s'appellera pas ainsi; il
aura pour noms : François-Xavier-Timothée. »
François-Xavier!... Timothée !... noms célèbres par
le zèle, les travaux et la charité qu'ils rappellent !
François-Xavier, apôtre des Indes et du Japon, qui a
converti 700.000 infidèles, se suscitait en ce jour un
disciple qui devait de nouveau porter son nom dans les
Indes et pénétrer enfin dans cette Chine dont il n'avait
été l'apôtre que par le désir.
Saint Paul retrouvait aussi ce jour-là un autre Timo-
thée disposé à suivre ses conseils et ses préceptes avec
une soumission, une ponctualité, un courage que rien
n'a pu ébranler.
C'est ainsi que, dans les temps marqués par sa sagesse,
Dieu fait surgir des apôtres pour reprendre la tâche à
L'endroit même où d'autres l'ont laissée, la continuer et
étendre par elle son règne et le salut des âmes.
Fils de André Danicourt et de Marie Cazier, François-
X avier-Timpthée était le second de quatre enfants. L'aîné,
Pierre, est mort à 49 ans, laissant deux enfants; la troi-
sième, Sidonie, épouse de Constantin Danicourt fixé à
Saint-Léger, fut mère de sept enfants1; le dernier,
Charles-Pierre-Joseph, est mort, le 10 mars 188*2, curé
d'Ennemain.
La famille Danicourt est l'une des plus anciennes
familles d'Authie et la plus nombreuse, avec celle des
Froideval, depuis près de trois siècles. Le premier du
nom, qui nous soit connu, Pierre, habitait cette localité
en 1625.
Elle comptait plusieurs brandies. Vers le milieu du
siècle dernier, huit de ses membres étaient chefs de
communauté, sans compter les femmes du même nom
mariées à Authie. En outre elle était alliée à la plupart
des familles du village.
L'une de ses branches, la plus rapprochée de celle
d'André Danicourt, occupa jusqu'à la grande Révolution
I. Pierre Danicourt eut trois enfants : Marie, morte en prédi s-
tinée à l'âge de seize ans; Désirée, aveugle depuis Tàge de neuf
ans; et Xavier, marié à Saint-Léger.
Sidonie Danicourt, décédée en 1869, eut sept enfants : Marie,
morte en bas âge; Fursy, célibataire babitant Saint-Léger;
Sidonie. épouse de Tbéopbile Bury, demeurant à Saint-Léger;
Marie, ange d'innocence et de piété, morte à vingt-sept ans avec
le regret de n'avoir pu être Sœur de Cbarité; Eugène, marié. à
Bienvillers en Artois; Ernest-Charles-Adéodat, actuellement curé
de Naours; Athénaïse, épouse de Joseph-Clément d'Outrebois.
— 4 —
une des bonnes maisons Je culture du pays dont le chef-
lieu était le fief noble du Blanc-Pignon, situé à l'angle
formé par les rues du Mont et de Lagache. Ce fief relevait
de la châtellenie d'Authie et « était tenu noblement
en plein hommage par soixante-sols parisis de relief,
trente sols de chambellage et autres droits féodaux1 ».
Il jouissait de certains privilèges tels que les droits d'af-
forage, de colombier, etc.
Il fut partagé en deux dans le courant du xvme siècle,
par suite du mariage de Marie Danicourt avec André
Macron. Le fils de ces derniers, André Macron- par son
alliance à Anne Gosselin, hérita de la seigneurie de Cour-
celles que son fils tenait encore à l'époque de la Révo-
lution.
En 1666, Jean et Antoine Danicourt, deux des ancêtres
d'André Danicourt, en même temps que Pasquier Mouil-
lart, « avouent tenir cottièrement des religieux de
Limours, à cause de leur seigneurie d'Authie, leurs
manoirs amasés de bâtiments, etc., sis entre la rue de
l'Abbaye et le Vivier des Moines 2 ». C'est à peu près le
lieu de la maison natale de Xavier (V. notre plan n° 9).
Leurs maisons comme la plupart de celles qui se trou-
vaient dans la rue de l'Abbaye relevaient du couvent et
payaient le cens au prieur.
Jean Danicourt, que nous avons nommé plus haut, à
l'exemple des membres des corporations et autres, accom-
pagnait toujours d'une marque la signature apposée par
lui sur les registres publics ainsi que dans tous les actes
écrits. Sa marque était un soleil ; c'est assez ingénieux
de la part d'un laboureur, car, que deviendrait l'agricul-
ture sans le soleil ? Est-ce ce souvenir qui plus tard enga-
gera Mgr Danicourt à prendre pour armes un soleil? Ou
1. V. l'Aveu de 1773 : Histoire d'Authie, page 3.'i7.
2. Archives de Seine-et-Oise : fonds de Limours.
— 5 —
bien est-ce sa grande dévotion envers le saint Sacrement
qui l'y portera uniquement? Rien ne s'oppose à réunir
ici les deux motifs : le souvenir de famille, s'ajoutant au
sentiment delà piété, consacre doublement ce choix.
Quand une famille est aussi nombreuse que l'était au
siècle dernier (car nous ne parlons pas de la famille
actuelle) la famille Danicourt, il est impossible qu'elle
devienne riche, ou bien si la fortune lui sourit pour un
temps, ce temps ne pourrait être de longue durée. Au
demeurant, les familles patriarcales d'Authie dés
siècles derniers ne connaissaient ni les lois du Code
Napoléon qui mènent directement à restreindre le
nombre des enfants, ni les mœurs du xixe siècle qui
tendent de plus en plus à augmenter la somme des
jouissances et partant à diminuer les charges de famille ;
moins encore l'abus déplorable qui, par un renversement
inique de l'ordre établi par Dieu, détourne journelle-
ment le cours de ce grand fleuve qu'on nomme la vie.
Les familles nombreuses sont moins fortunées que les
autres, mais Dieu leur réserve des bénédictions spéciales
et leur dispense des richesses et des dons plus précieux
que ceux de la fortune, les richesses et les dons de la
vertu . .
Nous devons encore à la vérité de relever un détail
qui fait honneur à une famille chrétienne : on sait que
pendant la grande Révolution les biens de l'église et du
prieuré d'Authie furent déclarés propriété nationale et
bientôt après mis en vente, tandis que les propriétés du
château étaient sous le séquestre. Au début il ne se pré-
senta guère d'acheteurs ; mais la valeur de ces biens
ayant été dépréciée de beaucoup, il s'en trouva comme
toujours qui, plaçant l'intérêt et la richesse avant l'hon-
neur et la conscience, en achetèrent.
Heureusement la plupart des acquéreurs étaient étran-
gers au village, mais peu importe ici.
— G -
Divers membres de la famille Danicourt pouvaient
acheter, mais ils ont préféré s'abstenir et ne pas s'enri-
chir, comme tant d'autres, dans des circonstances et par
des moyens qui répugnaient à leur conscience. Bien leur
en a pris ! Les principales familles qui ont le plus acheté
seront éteintes avant la fin du siècle; elles le sont déjà
pour la plupart quant à la descendance masculine. Il
serait bien aveugle celui qui ne verrait pas en cela l'in-
tervention de la justice divine !
Pendant les guerres de la Révolution et du premier
Empire, la famille Danicourt a largement payé son tri-
but à la patrie ainsi que les habitants d'Aulhie ; mais il
est une campagne qui fut particulièrement désastreuse
pour elle, ce fut celle d'Espagne : plusieurs de ses
membres y versèrent leur sang.
Vers la naissance du jeune Xavier, André Danicourt
alliait à un commerce assez important pour Authie, à
cette époque, les travaux de la culture des champs et les
labeurs incessants d'un atelier de clouterie. Sa maison
était des plus achalandées et la plus grande activité y
régnait. Tandis que M"* Danicourt présidait au comptoir
et se multipliait dans les détails d'un négoce quotidien,
André Danicourt était à l'atelier, surveillant les ouvriers
qu'il stimulait par son ardeur.
Pendant dix années consécutives l'argent afllua dans
cette maison ;mais les accidents, les fléaux qui fondront
bientôt sur elle et un autre motif qui sera révélé plus lard
n'ont pas permis qu'elle devînt ce qu'on appelle une
famille riche. Qu'importe aux yeux de Dieu, puisqu'il
n'estime qu'une seule richesse, une seule noblesse, celle
qui vient de la vertu. Le monde lui-même ne laisse pas
que de l'apprécier et de lui rendre justice à son insu.
André Danicourt jouissait partout de la réputation d'un
homme juste, loyal et craignant Dieu. Marie Cazier, son
épouse', pleine de foi, de piété., de dévoûment était
estimée de toute la population et aimée particulièrement
des pauvres.
C'est dans ce milieu, au sein de ce mouvement, sous
les yeux d'un tel père et d'une telle mère que fut placé
le berceau du jeune Xavier. S'il faut admettre ce que l'on
appelle l'influence des milieux, nous ne demanderons
pas quelles furent ses premières impressions et quelle
action celles-ci durent exercer sur son âme, son carac-
tère, sa vie tout entière.
Protégée par la vigilance du père et par la sollicitude
de la mère, son enfance devait s'écouler dans l'inno-
cence et être comme l'aurore d'une belle vie.
On se fait facilement illusion sur le moment où la
notion de Dieu et de la vertu commence à se faire jour
dans L'âme de l'enfant. Chez les natures bien douées,
l'éducation commence à cinq ans. La formation de Pâme
et du cœur doit coïncider avec les premières lueurs de
l'enfance, et toute mère chrétienne, digne de ce nom, a
le devoir de les utiliser au profit de l'éducation; les pre-
miers sons articulés, qui émanent de la bouche de l'en-
fant, doivent être, avec les noms du père et de la mère,
Jésus ! Marie !
Mmc Danicourt se garda bien de l'oublier : avant
cinq ans le jeune Xavier savait mêler à ses bégaiements
enfantins les doux noms qu'il plaça plus tard sur les
lèvres de milliers d'enfants.
Cependant les premiers dangers auxquels l'enfance
est exposée allaient se présenter et apporter leur pierre
de scandale. La maison possédait quelques bestiaux :
on les confia à la garde de Xavier. La simplicité des
mœurs de la campagne, à cette époque, atténuait beau-
coup les dangers de cette profession, sans cependant
conjurer tout péril, d'autant plus que Xavier n'était pas
seul. Les jeunes pâtres, de différentes familles, se réu-
nissaient en troupe et partaient à la suite de leurs bes-
tiaux dans les champs ou dans les marais. Les vastes
prairies qui s'étendent entre Authie et Thièvres, les
plaines, la lisière des bois, les bois eux-mêmes furent
le premier théâtre où Xavier prit ses ébats et commença
à se distinguer du reste de ses camarades. Sa bonté, sa
douceur, sa gaieté, son entrain, sa souplesse et sa
dextérité dans les exercices du corps le firent aimer de
ses condisciples, et quand il en est ainsi, l'on devient
facilement maître. Xavier était le héros de cette bande
joyeuse de petits pâtres dont plusieurs racontaient
naguères encore les jeux de leur enfance, la bonne
humeur, le savoir-faire de leur chef. La morale était
largement interprétée ; les ordres du garde-champêtre
el du garde des bois ne furent pas toujours respectés ;
ce n'était pas un crime de laisser tondre le champ voisin
de la largeur d'une langue: et les noisettes, les cor-
nouilles, les châtaignes, les alises et autres fruits sau-
vages étaient si abondants que c'eût été dommage de les
laisser perdre. Plus tard, du fond de la Chine, Mgr Dani-
court rappelait gaiement à un de ses amis d'enfance un
coup de fusil chargé de sel, sur eux tiré, pour avoir
dépouillé un alisier de ses fruits, dans le bois de Lalcau.
Parfois le jeune Xavier s'esquivait adroitement de la
foule dissipée de ses camarades pour se tenir à l'écart et
satisfaire le besoin de son cœur; si quelqu'un des siens
eût été aussi habile que lui il eût pu le surprendre blotti
contre un arbre, ou caché dans les broussailles, égre-
nant à la hâte quelques dizaines de chapelet.
Il semble que de tout temps Dieu ait eu des prédi-
lections pour la vie pastorale. Les plus illustres person-
nages de l'ancien Testament, ainsi qu'un grand nombre
de saints depuis dix-huit siècles, ont fait l'apprentissage
delà vie intérieure en gardant les troupeaux. C'est dans
ce milieu que le Tout-Puissant s'est plu à marquer leur
âme du sceau d'une vertu fondamentale de la perfection,
— 9 —
la simplicité. Xavier devait lui aussi en recevoir et en
garder l'empreinte, et si, un jour, la vanité eût pu avoir
prise sur son âme, au sein des succès du ministère et
des gloires de l'apostolat, le ressouvenir de sa première
vie n'eût pas tardé à le rappeler aux sentiments de l'hu-
milité et à lui faire dire à l'exemple de son bien-aimé
père saint Vincent, toutes les fois qu'on lui adressait
des éloges : « Oui, j'ai gardé les troupeaux de mon père
aux jours do mon enfance. »
On pourrait reprocher au jeune pâtre les espiègleries
de son âge; mais on ne lui a jamais reproché rien de
grave : ses camarades les plus intimes sont unanimes
pour lui rendre ce témoignage. Jamais il n'a été mauvais
conseiller; jamais il n'est devenu pour eux, en quoi que
ce soit, une pierre d'achoppement. Voici entre autres un
fait qui le prouve et qui est resté profondément gravé
dans la mémoire de ceux qui lui ont survécu, c< Dans
les chaleurs de Tété, écrit l'un d'eux, il nous arrivait
souvent de nous baigner dans l'Authie, et, hélas ! nous
nous y jetions dans l'état de pure nature; mais Xavier
était à l'écart, loin de' nous, et s'il lui arrivait de prendre
un bain, les regards pouvaient s'arrêter sur lui : sa
modestie déjà grande avait au préalable jeté un voile
sur ses membres. »
On a souvent demandé à des prêtres si le jeune Xavier
avait perdu l'innocence de son baptême, et tous de dire :
nous ne le pensons pas ; nous avons bien des raisons
pour croire le contraire. Ce témoignage semble confirmé
par le témoignage même du saint missionnaire écrivant
de la Chine : « On me croit d'un tempérament froid et
indifférent ! Si l'on connaissait toutes les luttes que j'ai
eu à soutenir depuis ma première communion, l'on me
jugerait autrement, » Les combats n'ont commencé pour
Xavier qu'à l'époque de sa première communion : or,
tous s'accordent à dire qu'à partir de ce moment il fut
— 10 —
immuable dans le bien. Comme nous le verrons bien-
tôt, sa première communion s'accomplit dans des dispo-
sitions telles qu'elle imprima à sa vie une impulsion qui
ne devait pas dévier.
Toutefois Xavier pleura plus tard amèrement les
années passées dans la dissipation naturelle au jeune
âge. Les plus légères fautes font tache sur l'âme des
saints. On ne peut lire sans attendrissement les prières
qu'il a écrites de sa propre main et dans lesquelles,
après avoir chanté avec amourles miséricordes de Dieu,
il gémit sur les égarements de son enfance ; il se compare
à la brebis égarée que le bon pasteur retrouve et rap-
porte sur ses épaules au bercail ; à l'enfant prodigue
que le père de famille reçoit dans ses bras et arrose de
ses larmes. Son repentir et son amour éclatent en traits
ardents.
Le jeune Xavier fréquenta l'école de bonne heure. Tous
ceux qui l'ont connu alors parlent de son obéissance, de
son application, de sa piété avec l'accent de l'admiration.
« Il était notre modèle à tous, écrit l'un d'eux. J'ignore
s'il a été puni une seule fois. Par suite de ses progrès
rapides, il seconda bientôt l'instituteur qui en fit un
autre lui-même et le chargea de nous faire la leçon. Il
nous groupait autour de lui et s'occupait de nous avec
une bonté, un zèle et un dévoùment qui ne se sont
jamais démentis et dont je garderai le souvenir toute ma
vie. Bon petit Xavier! il annonçait sur les bancs de
l'école ce qu'il serait un jour. »
Mais bientôt celui qui était le premier au jeu comme
à l'élude rompit avec ses camarades, pour les récréations
du moins. Il se tenait, de préférence auprès de son maître
ou en la compagnie de son père et de sa mère. Désormais
il n'aura plus d'autre lieu de rendez-vous que l'école, le
foyer paternel, l'église : trois sancluaires où se forment
les âmes, en attendant le collège chrétien qui les sup-
— 11 —
pléc et les résume. Si nous le revoyons encore au milieu
de ses camarades, c'est pour le distinguer à son air
sérieux ; si nous le rencontrons dans les champs ou au
bord des bois, c'est le regard plongé dans un livre.
Xavier aimait tendrement son père et sa mère : il était
pour eux plein de respect et de soumission, non par
crainte mais par amour et reconnaissance. De même que
les yeux de l'humble servante sont attentifs au moindre
mouvement de sa maîtresse ; de même les yeux de
Xavier étaient toujours prêts à saisir les moindres signes
de la volonté de son père et de sa mère. Au premier
signal il partait, ne donnait à sa course que le temps
rigoureusement requis et revenait sous le toit paternel
pour pratiquer l'obéissance sous une autre forme. Les
chemins de Saint-Léger, de Couin, de Mondicourt ', de
Pas, l'ont vu passer souvent chargé de commissions pour
les parents ou les amis de sa famille. Ceux de Thièvres,
d'Orville, d'Amplier, de Doullens l'ont vu plus souvent
encore ; car Doullens était la ville où André Danicourt
prenait la matière brute de son industrie, le fer et le lin,
et où il écoulait ses produits. Partout Xavier n'a laissé
que le souvenir d'une conduite irréprochable.
Nous sommes heureux de joindre ici le témoignage
du saint prêtre qui Ta élevé : « Vous me demandez,
Monsieur l'abbé, l'attitude de Xavier au sein de sa famille?
Eh bien, sa docilité envers ses parents était parfaite ; il
portait sur toute sa physionomie l'empreinte du plus
profond respect pour son père et pour sa mère lorsqu'il
était en leur présence. Sa figure rayonnait de bonheur et
de joie quand il était commandé par eux, et son ordi-
naire était de voler au devant de leurs désirs. Il se peut
que dans son enfance il ait commis quelques légèretés à
1. Couin et Mondicourt, villages célèbres : le premier par le
château des comtes de Louvencourt; le second par l'usine de
M. Ibled.
— 12 —
leur égard, mais je n'en ai aucun souvenir et cependaut
je fréquentais habituellement la maison. Il ne me sou-
vient que de ses grands exemples d'obéissance et de res-
pect; et jamais ne s'effacera de ma mémoire le souvenir
de sa figure si douce et si modeste ; il me semble voir
encore cet air si soumis et si humble 1... »
Citons un trait qui achèvera de peindre Xavier et de
nous le faire connaître dans cette première étape de sa
vie, son enfance.
L'industrie et le commerce assez étendus de M. Dani-
court avaient créé des rapports, formé des liens. Plu-
sieurs familles étaient devenues amies de la famille
Danicourt. Au jour de la fête du village il y avait grande
réception, la table était environnée de parents et d'amis
qui se dédommageaient dans un cordial repas des dures
nécessités de la vie : c'était à charge de revanche et
bien que M. Danicourt donnât peu de temps aux loisirs
pour n'envisager que le devoir et les affaires, il ne pou-
vait se soustraire entièrement à ces sortes de réunions.
Or, une bonne mère à qui les tribulations n'ont point
fait défaut, mais que Dieu a récompensée en élevant un
de ses enfants au sacerdoce et en le consacrant à Dieu
dans la compagnie de Jésus, a souvent raconté ce fait
qui peint au vif l'innocence et la pureté de Xavier à
l'âge de onze ans. On avait dîné à Amplier le jour de la
fête : le repas terminé, on proposa une promenade au
bois, une partie de noisettes : petits garçons et petites
filles n'avaient garde de manquer à ce rendez-vous. On
part et bientôt on arrive ; mais à l'entrée du bois, Xavier
dit à ses jeunes camarades : « Nous, mes amis, nous
irons d'un côté et les petites filles iront de l'autre. Nous
serons sages et nous ne ferons pas de peine au bon
Dieu. »
i. Lettre de M. Vivier à M. Charles Danicourt.
- 13 —
Cinquante ans après, la mère du P. Caudron en parlait
encore avec une sorte de ravissement.
Ce souvenir n'en est qu'un parmi cent autres que
nous pourrions citer à la louange du modèle de l'enfance
chrétienne.
CHAPITRE II
« Au printemps 1818, commencé le latin chez M. Vivier (Authie). —
Le 30 octobre, dimanche, 1819, fait ma première communion (pleuré
beaucoup). »
L'innocence a sur toutes les âmes un empire souve-
rain, l'empire de Dieu même puisqu'elle n'est qu'un
rellet du ciel ; mais c'est surtout au cœur d'un père et
d'une mère qu'elle se fait sentir pour y agrandir et y
multiplier l'amour naturel. On se sent doublement père
lorsque l'on a sous les yeux l'image de sa substance et
l'image de Dieu. Aussi les délices d'André Danicourt
étaient de voir et de posséder son fils ; il en était déjà
fier ; il l'emmenait avec lui à l'atelier et le faisait lire à
haute voix au milieu des ouvriers.
Ici nous cédons la place à une plume plus autorisée
que la nôtre, celle de M. Vivier qui, pendant de longues
années, fut pour Authie et Montdidier l'instrument visible
de la divine Providence, et dont la mémoire est indisso-
lublement liée à celle de Mgr Danicourt.
« Trois semaines environ après mon ordination, qui
avait eu lieu le jour de saint Pierre 1817, j'arrivais à
Authie pour prendre possession de la paroisse et m'iDs-
taller immédiatement. Quand j'eus pris les habitudes de
mon nouveau presbytère, il m'arrivait souvent de me
promener en long et en large dans les allées du jardin.
Or une simple haie, moitié vive, moitié sèche séparait
ce jardin de celui de monsieur votre père. Je ne tardais
pas à m'arrèter auprès de cette haie tantôt à une place,
tantôt à une autre pour écouter une voix claire et dis-
tincte se faisant parfaitement entendre de cinq ou six
ouvriers forgeant des clous sur leur petite enclume. Je
reconnus facilement la voix d'un enfant ; mais ce qui
piquait le plus ma curiosité c'est qu'il avait l'air de se
faire écouter ; pas un ouvrier ne disait mot et la lecture
paraissait intéresser beaucoup. Le livre était intitulé :
Instructions pour la jeunesse avec des exemples histo-
riques bien choisis pour tous les chapitres ; un de ces
bons livres qui commençaient à circuler dans la paroisse.
Le timbre de la voix, quelque chose dans le ton et l'ac-
centuation me faisaient plaisir et j'avoue que pour rien
au monde je n'eus négligé de prêter l'oreille chaque fois
que je pouvais entendre lire cet enfant qui déjà m'inté-
ressait beaucoup sans que je le connusse. Au bout de
quelque temps je m'en informai ei je fis prier son père
de venir me voir avec lui au presbytère ; ce qui ne tarda
pas. Je les vois encore se présenter : c'était par un beau
jour de printemps à l'heure du déjeuner des ouvriers. Le
jeune Xavier avait revêtu ses habits de fête : bonne et
excellente figure d'enfant que j'aimais déjà! je l'em-
brassai de bon cœur, ce qui fit couler une grosse larme
de tendresse sur la joue du père. Comment t'appelles-tu,
lui dis-je ? — Je m'appelle Xavier, monsieur le curé.
Oui, il s'appelle Xavier, ajouta le père ; j'ai un autre fils
plus âgé qui s'appelle Pierre. — Eh bien, Monsieur Dani-
court, puisque vous en avez un plus grand, gardez-le pour
vous aider et laissez-moi celui-ci, car il me plaît beau-
coup, je sens que je l'aimerai bien. Dimanche prochain
je le ferai enfant de chœur et pas plus loin que lundi je
le mettrai au latin.
Votre père, mon ami, était un homme de foi, bon chré-
tien. Quoiqu'il eut une assez nombreuse famille à sou-
— 16 —
tenir, il n'en respectait pas moins les dimanches et fêtes,
assistant régulièrement aux offices et ne négligeant
jamais de faire ses pâques : au reste presque toute la
paroisse en était là à cette époque. Sur ma proposition
de prendre Xavier il sourit avec bonheur et le regardant
avec une complaisance toute paternelle il lui dit : « Va,
mon fils, tu n'auras pas autant de mal que ton père et
tu pourras servir le bon Dieu pour nous tous... Veux-tu
rester avec M. le curé?... ta mère sera bien con-
tente ; quant à moi j'y consens, et toi Xavier? — Oh !
moi aussi, mon père. » L'enfant me resta et le père
retourna chez lui bien satisfait d'une entrevue qui était
le prélude de beaucoup d'autres.
Moi aussi, mon cher abbé, j'étais satisfait de ce qui
venait de se passer : tout me disait que je venais de con-
clure une affaire excellente pour la religion et pour la
gloire de Dieu. Votre frère avait alors douze ans et
n'avait encore rien perdu de sa naïveté, de sa candeur,
de son innocence. D'une physionomie intéressante qui
respirait l'intelligence et la douceur ; d'un caractère
dont le fond me paraissait être la souplesse et la timidité,
il me semblait facile à conduire. J'étais donc content et
très content de mon acquisition. Hélas ! oui, mais cela
dura peu.
L'anxiété suivit de près cette satisfaction : je venais
de prendre une grande charge, d'assumer une grande
responsabilité. Comment avec une paroisse qui me
laissait peu de temps libre ou plutôt qui ne devait pas
tarder à m'occuper la nuit comme le jour, comment
trouver les heures nécessaires pour cultiver les disposi-
tions dont je viens de parler, dispositions d'un enfant
qui n'avait rien de son âge et demandait à travailler sans
relâche? Il n'y avait qu'un parti à prendre, et je le pris
bien vite, c'était de réunir à votre frère quelques petits
jeunes gens de son âge et de les mettre immédiatement
— 17 —
sous la conduite d'un abbé qui vivrait avec moi, qui ne
les quitterait pas, sur qui je pourrais compter pour leur
tracer la besogne et partager leurs récréations. Je m'en
ouvris à M. Dewailly, alors supérieur du grand sémi-
naire ; il entra dans mes vues et me donna M. l'abbé
Vicart *. Ainsi se forma, en quelques semaines, dans
mon presbytère, ce que l'on appela trois ans plus tard, à
Montdidier, la colonie d 'Authie. Elle datait de la vocation
de votre frère : il pouvait marcher en tète, tout invitait
aie suivre 2. »
Le presbytère d'Authie fut , sous la direction de
M. Vivier, comme une pépinière déjeunes plantes desti-
nées à produire des fleurs et des fruits divers. Les Ma-
cron, les Périn, les Froideval devaient se distinguer et
marquer dans les carrières libérales. Xavier Danicourt
les surpassa tous par la vertu et par les talents. Il était
chez M. Vivier ce qu'il avait été parmi ses camarades
d'enfance à l'école du village, et ce qu'il sera un jour au
collège, le premier entre tous par l'assiduité, par le
travail, par les succès ; le premier par la piété. Je n'ai
jamais rencontré, dit le même prêtre, un enfant plus
souple de caractère, plus ouvert, ni plus timide : le plus
léger blâme faisait couler ses larmes abondamment ;
mais il faut le dire à sa louange, ce n'était pas que le
reproche blessât son amour-propre ; seul le regret de
n'avoir pas bien fait aflligeait son âme.
Cependant l'âge s'avançait et une heure solennelle
dans la vie, l'heure de la première communion allait
sonner pour Xavier. La Providence avait tout arrangé
pour que cette action s'accomplit dans les plus saintes
dispositions ; elle l'avait retiré de la compagnie de ses
jeunes camarades , enlevé à l'agitation d'une maison
1. Il fut plus tard curé de Guillaucouit.
2. Lettre de M. Vivier à M. l'abbé Charles Danicourt,
— 18 -
de commerce et d'industrie pour le placer sous les yeux
d'un prêtre qu'embrasaient le premier zèle et les pre-
mières ardeurs du sacerdoce.
Xavier, de son côté, toujours attentif à correspondre
à la grâce, apportait la plus active préparation à ce
grand acte de sa vie : ses prières étaient plus ferventes,
sa vigilance plus grande et sa conduite plus égale. On le
voyait constamment à la tête du catéchisme, se faisant
remarquer par son exactitude mathématique et par une
instruction religieuse des plus précoces pour son âge.
Aux approches du grand jour, les paroissiens, ainsi
que le pasteur, avaient lout spécialement les regards
fixés sur cet admirable enfant que désormais ils pour-
ronl appeler : l'ange d'Authie. En effet il réunit en
cette circonstance mémorable tant de modestie , de
recueillement, de piétë, qu'il parut à tous un ange ter-
restre.
Ce fut M. Vivier qui (huma, à celui qu'il appelait son
enfant, le pain des forts. Plus que tout autre Xavier
avait besoin de cet aliment, car Dieu lui réservait une
carrière où le courage et la force devaient être à la
hauteur des périls. Des larmes abondantes coulèrent di-
ses yeux, larmes de reconnaissance et d'amour, larmes
d'un pacte éternel entre le Créateur et sa créature; aussi,
le soir de ce beau jour, toute la population fut émue de
l'accent avec lequel il prononça la rénovation des vœux
du baptême, en son nom et au nom des communiants.
Hélas! pour beaucoup d'enfants, cette rénovation n'est
qu'une formule. Mais, pour ceux que Dieu a prévenus et
touchés de son amour, c'est l'abjuration du mal et l'af-
firmation du bien ; c'est le renoncement au démon, au
monde, à ses vanités et à ses plaisirs ; c'estl'engagement
irrévocable au service de Dieu; c'est le sourire aux joies
du ciel.
La première communion a produit la plus profonde
— Il» -
impression sur l'âme du saint enfant; elle y a laissé un
parfum qui embaumera toute son existence ; il s'y repor-
tera sans cesse par la pensée et par le cœur et il écrira
un jour : a 30 octobre 1819, fait ma première commu-
nion, pleuré beaucoup. »
Xavier avait goûté au calice du salut, ses lèvres ne
devaient plus s'en détacher. A partir de ce momenl il
prit la résolution de communier tous les mois ainsi
qu'aux fêtes deNotre-Seigneur et de la très sainte Vierge,
et commença une nouvelle vie.
« Il me souvient, écrit une personne qui Fa parfaite-
ment connu, du jonr de sa première communion. Je le
vois encore dans l'attitude d'un ange adorateur, les
mains jointes, rempli de la plus grande ferveur: sa
figure élait si rayonnante que j'ai passé cette journée à
le contempler, avec attendrissement. Pendant l'année
qui a suivi sa première communion, comme aussi chaque
année pendant les vacances, je n'ai jamais pu le voir
dans l'église sans être pénétré d'un plus grand respect
pour le lieu saint. Que de personnes ont éprouvé comme
moi les effets sensibles de sa ferveur et de sa piété !
L'office terminé, il restait longtemps dans l'église , et
lorsque tout le monde était sorti, il se prosternait devant
le tabernacle et baisait le pavé avant de quitter le lieu
saint. Je ne suis pas le seul qui l'ai remarqué... quant à
lui, il ne se doutait pas qu'il était observé. »
CHAPITRE III
« le 28 décembre 1850, saints Innocents : entré au collège de Mont-
didier. » — Le collège de Monldidier. — Xavier y entre le jour
des saints Innocents. — Fruits d'une première retraite. —
Sa conduite, son application, ses aptitudes. — Tout pour la
gloire de Dieu. — Son amour pour la sainte Eucharistie; ses
communions; ses confessions. — Sa dévotion envers la très
sainte Vierge.
La ville de Montdidior avait eu son collège ou école
latine pendant plusieurs siècles. En 4680 la direction en
fut confiée aux Bénédictins qui, plus tard, durent y
renoncer par suite des tracasseries auxquelles ils furent
en butte de la part de « certaines personnes jalouses de ce
que le droit de nommer le principal passait des mains
du maïeur entre celles du prieur de Notre-Dame *. »
La grande Révolution ferma le collège situé dans l'in-
térieur de la ville , ainsi que le prieuré Notre-Dame
(collège actuel) qui avait été si longtemps pour les
enfants de saint Benoît l'asile de la science et de la
piété.
rt Lorsque la tempête fut passée, le collèg-e rouvrit
en 1802 sons la direction de l'abbé Lamar, ecclésias-
tique fort instruit. Le prieuré de Notre-Dame étant
inoccupé depuis la suppression du district, le directeur
du collège abandonna l'ancien local et s'établit dans
1. Tous les passages entre guillemets, concernant le collège,
sont extraits de l'Histoire de ta ville de Montdidier, par M. de Beau-
villé, t. III, p. 230 et suivantes.
— 21 -
les bâtiments des Bénédictins. Le décret qui assurait
au collège une existence légale est daté des bords du
Rhin. »
M. l'abbé Lamar, étant d'un âge trop avancé pour
porter le fardeau de la direction d'un tel établissement;
abandonna celle-ci aux Pères de la Foi, obligés de
cacher sous cette appellation leur véritable nom de fils
de saint Ignace, de Jcsuif.es. «Le 5 août 1807, les
RR. PP. Sellier et Leblanc amenèrent d'Amiens les
jeunes gens qui composaient leur pensionnat du faubourg
Noyon, et le 25 du même mois ils débutèrent par une
distribution solennelle desprix dans laquelle ils frappèrent
les yeux par une pompe et un déploiement de magni-
ficence inaccoutumés. Le résultat qu'ils espéraient fut
atteint... » A la rentrée des classes on vit arriver des
élèves en grand nombre, si bien que la maison devint
bientôt trop petite.
u Mais un décret de novembre 1807 ordonna la sup-
pression des collèges tenus par les Pères de la Foi ; celui
de Montdidier fut confié par les supérieurs à deux prêtres
de Beauvais En 1809, le P. Sellier obtint la faveur
d'en reprendre la direction... » Puis surgit la persécution
dirigée coDtre les Pères de la Foi restés à Montdidier,
surtout contre le P. Druilhet, à cause de son intimité
et de ses relations avec M. d'Astros, défenseur intrépide
des libertés de l'Eglise et des droits du Souverain Pon-
tife envers et contre le gouvernement de Napoléon Ier.
Le collège fut cerné par les gendarmes ; heureusement
le P. Druilhet parvint à s'échapper.
Dans une telle situation et en de telles conjonctures
le P. Sellier dut renoncer à la direction du collège :
c'était en 1812, l'établissement comptait alors deux cent
cinquante élèves.
« Le P. Sellier avait cherché un successeur dans la
personne de M. Corbie, son ancien associé dans une
22
maison d'éducation à Amiens, mais l'établissement ne
put se soutenir et ferma presque aussitôt. »
« En 1818, M.Dewailly, supérieur du grand séminaire
d'Amiens, offrit à la ville de Montdidier de prendre à bail,
pour douze ans, moyennant un loyer annuel de 1.000 fr.
et 300 francs qu'il s'engageait à y dépenser, les bâti-
ments du Prieuré a l'effet d'y établir un pensionnat sous
la surveillance de l'Université. Cette proposition fut
agréée et le 15 octobre 1818, le nouveau collège ouvrit
ses cours sous la direction des lazaristes. »
Le même M. Dewailly, qui devint supérieur général
des lazaristes et porta toujours un vif intérêt au collège
de Montdidier, y appela MM. Basinct et Padé. C'est
M.Basinet1 qui nous en instruit dans une lettre adressée
à Mgr de Chabons : « l'étais chargé (1818) de l'édu-
cation des enfants de M. le comte d'Hardivillers lorsque
M. Dewailly, supérieur du grand séminaire d'Amiens,
jeta les yeux sur moi pour fonder cet établissement
avec M. Padé2: car alors la congrégation de Saint-Lazare
n'avait pas de sujets à y envoyer, et ce n'est que
quatre ans après (1822) que l'on y vit paraître le pre-
mier lazariste »
M. Padé en fut supérieur pendant quelques années,
de 1818 à 1822.
M. Vivier, curé d'Authie, y arriva en octobre 1820
comme professeur de sixième. S'étant fait lazariste il
devenait (1822 supérieur de l'établissement qui ne lit
que prospérer sous sa direction sage et habile et compta
en moyenne deux cents élèves pendant huit années,
1. M. Basinet, natif de Villers-aux-Erables, devint plus- tard cha-
noine titulaire «le la cathédrale d'Amiens; il y est mort en 1861.
C'était un helléniste distingué. Il a puiilie un recueil de Conférences
spirituelles en quatre vidâmes à l'usage des Communautés reli-
gieuses et un autre en deux volumes sur les fêtes de l'année.
2. M. Padé est. relui qui a fondé le petit séminaire de Saint-
Riquier.
— 23 —
(le 1820 à 1828. A la fermeture de Saint-Acbeul (1828) il
en compta plus de trois cents à tel point qu'il fallut
créer une succursale en ville.
Mais cette prospérité fut de courte durée : les élèves
venus de Saint-Acheul ne retrouvèrent point les maîtres
qu'ils -avaient quittés : la faute n'en était pas au supé-
rieur qui manquait de sujets comme professeurs et ne
pouvait faire face à une telle éventualité. Après un
certain temps, bon nombre d'élèves quittèrent le collège
qui déclina sensiblement pendant plusieurs années
jusqu'à ne plus compter que soixante-cinq élèves.
M. Vivier avait eu pour successeur, dans la charge
de supérieur, M. Chossat ; à celui-ci succéda M. Mar-
tin.
Vers 1840, sous l'administration de ce dernier, le
collège reprit quelque peu. En 1 8 i 9 , M. Vicart, profes-
seur de physique, fut appelé à le diriger et le fit pros-
pérer de nouveau.
Enfin après avoir été pendant quinze ans sous la
direction de M. Louison, il a pour supérieur, depuis
1884, M. Andrieux d'origine picarde.
Le collège de Montdidier laisse au cœur de tous ceux
qui l'ont habité des souvenirs qui attachent et font
regretter toute la vie les heureuses années qu'on y a
passées. Montdidier ! C'était et c'est encore l'esprit
de famille, la vie d'enfants dont les cœurs battent à
l'unisson de ceux de leurs maîtres, parce qu'ils les
aiment et en sont aimés. L'illustre cardinal de Bonald,
mort archevêque de Lyon et Mgr Duquesnay, mort
archevêque de Cambrai, ont souvent rappelé les beaux
jours qu'ils y passèrent.
Outre la nécessité qui nous oblige à faire connaître le
collège dont il sera souvent parlé au cours de cet
ouvrage, nous devons dire que nous avons été mu, en
écrivant ces pages, par un sentiment qui s'impose à
— 24 —
nous, avec la force d'un devoir : la reconnaissance.
Reconnaissance pour nous qui y avons passé une
heureuse année, reconnaissance pour nos deux oncles,
qui y ont passé une partie de leur vie et comme élèves,
et comme professeurs.
Ce milieu convenait bien à l'âme et au cœur de
Xavier.
Il s'y rendit, accompagné de son père, le 28 dé-
cembre 1820, en la fête des saints Innocents. C'était de
bon augure : lui aussi devait rendre à Dieu témoignage
par l'innocence de sa vie! Il y a plus, il devait tirer ce
témoignage de la bouche des enfants, soit comme élève,
soit comme professeur à Montdidier, soit comme mis-
sionnaire en Chine. Ex ore infantium et lactentium per-
fecisti lauilem tuam. En effet, tous ceux qui l'ont connu
au collège ou dans les missions ont souvent raconté
que son plus grand bonheur était de rassembler autour
de lui les petits enfants, de veiller sur eux avec la pru-
dence et la tendresse d'une mère, afin de leur conserver
le précieux trésor de l'innocence. Que d'élèves lui sont
redevables de la pureté de leurs premières années! Que
déjeunes Chinois voient Dieu face à face, grâce au zèle
de cet apôtre de l'enfance!
Xavier prit donc place sur les bancs de l'école dans
les derniers jours de l'année 1820. Le collège devint
pour lui une seconde maison paternelle, c'est-à-dire un
lieu de respect, d'obéissance, d'affection : c'est clans ces
sentiments qu'il s'attacha plus étroitement encore à
M. Vivier, car il se regardait plutôt comme son enfant
que comme son élève.
Toutefois nous devons dire que pendant les premiers
mois, nonobstant sa piété, sa régularité, sa soumission,
il n'était pas moins enjoué, moins remuant que ses
autres camarades, surtout en récréation : les saillies et
la vivacité du premier âge éclatèrent plusieurs fois ;
28 —
mais une retraite donnée dans le cours de l'année 1821
lit sur son âme une impression telle qu'à partir de cette
époque il parut un autre homme.
Nous pourrions recueillir ici les témoignages de ses
condisciples, de ses maîtres, de ses supérieurs, et de
toutes ces voix, former une seule voix pour proclamer
avec la plus haute unanimité que Xavier Danicourt était
déjà saint dès le collège.
« Votre frère, écrit un respectable ecclésiastique son
condisciple et son ami, avait une âme ardente, géné-
reuse, à larges idées, passionnée pour la gloire de Dieu.
A partir de la retraite dont je vous ai parlé, il nous
parut totalement changé et je déclare que depuis cette
époque il s'est constamment avancé dans la vertu. Tout
en conservant son caractère gai, plaisant, affable, doux
à tous, il devint sérieux et n'eut plus rien de l'enfance.
Il suffisait de le voir pour être édifié et sentir naître en
soi le désir de devenir meilleur. Son âme se reflétait sur
les traits de son visage toujours calme et dans ses yeux
d'une limpidité remarquable *... »
Comme élève il travaillait avec beaucoup d'application
et de méthode, et chaque année les plus beaux succès
venaient couronner ses efforts. Sur une classe de trente
à quarante élèves il était invariablement dans les
dix premiers. Très bon mathématicien, plein d'aptitude
pour les langues vivantes, comme nous le verrons plus
tard, il était aussi très fort en dessin, et ce qui ne gâte
rien chez un homme de lettres et de sciences, il avait
une écriture admirable. Dans sa famille, on conserva
longtemps des pages de sa main que l'on eût pu croire
lithographiées; c'était à s'y méprendre -.
1 Lettre de M. l'abbé Rinuy, curé de Pernods, à M. Ch. Dani-
court.
2. Il eut pour professeurs à Montdidier : en sixième, M. Vivier;
en cinquième, M. Carpentier, mort il y a quelques années, profe?-
— -26 —
Mais ce qui, par-dessus les lettres, les sciences et les
arts, captivait son âme, c'était la beauté dont saint
Augustin a dit : « 0 beauté toujours ancienne et tou-
jours nouvelle, que tard je vous ai connue, que tard je
vous ai aimée. » Il s'élevait sans cesse par la pensée
vers cette beauté incomparable; puis il se plongeait
dans l'océan de l'amour de Dieu pour y vivre, y respirer
pleinement et satisfaire le besoin de son cœur.
Dans toutes ses actions il n'avait d'autre but, d'autre
mobile que la gloire de Dieu. Que pouvaient d'ailleurs
sur une âme aussi élevée les lettres humaines, la science
profane et la petite gloire qui s'y rattache ? Cette faim
et cette soif de la plus grande gloire de Dieu se révé-
laient dans les actions les plus petites comme dans les
plus importantes de sa vie. Ses livres de piété, ses livres
de classe, ses cahiers, ses copies, ses lettres à sa famille,
tout était marqué au coin de cette devise : A. M. D. G.,
Pour la plus grande gloire de Dieu.
Les notions claires et précises qu'il avait des mystères
de la religion réglaient et échelonnaient l'ordre de ses
sentiments et de ses affections. Au sommet des êtres il
voyait d'abord Dieu le Père, créateur et conservateur de
toutes choses ; il lui rendait ses plus profonds hom-
mages et ses plus sincères adorations. Mais c'est en
Notre-Seigneur, par Noire-Seigneur qu'il acquittait plei-
nement sa dette d'amour et. de reconnaissance ; et Notre-
Si'i^neur, il le possédait dans l'Eucharistie. On dit que
le jeune Danicourt, se relevant de la table sainte, por-
tait autour du front l'auréole des saints et que la beauté
de son âme transpirait sur son angélique figure.
C'est en effet dans ce sacrement que sa foi, sa con-
seur de philosophie au collège de Beauvais ; en quatrième, M. Tur-
quet, mort archiprêtre dePéronne; eu troisième, M. Langlois ; en
second^, M. Turquet; on rhétorique, MM. Marlin et Basinet ; en
philosophie, M. Peschaud,
— 27 —
fiance, sou amour se révélaient pour le mystère d'un
Dieu fait homme daignant habiter au milieu de ses
créatures. Comme son cœur était naturellement grand
et surnaturellement pur, il comprenait et sentait mieux
que tout autre le mystère de l'amour. Il s'appliquait à
l'étudier constamment, il faisait ses délices de s'en
approcher le plus souvent possible. Tous les dimanches,
à chaque fête de la très sainte Vierge, le premier ven-
dredi de chaque mois, on le voyait quitter sa place et
s'avancer vers le Dieu de sa jeunesse avec une modestie
surhumaine. Ce spectacle édifiait les plus tièdes et les
plus indifférents. Longtemps après son départ pour la
Chine ses anciens condisciples se rappelaient Xavier
revenant de la table sainte.
L'innocence appelle l'innocence, l'amour commande
l'amour. Or le saint jeune homme était jaloux d'offrir à
son Dieu la plus grande innocence, le plus grand amour.
Avec quel soin il évitait les moindres fautes, avec quelle
vigilance il veillait sur lui-même pour écarter les plus
légères imperfections ! Il accomplissait le règlement de
la maison, se pliait en tout à la volonté de ses maîtres,
avec une scrupuleuse exactitude.
Mais ce qui chez lui entretenait avant tout la pureté
de conscience, c'était la réception fréquente du sacre-
ment de pénitence. Tous les samedis on le voyait dans
l'antichambre de son directeur attendre à genoux son
tour de confession : son humilité, son recueillement,
son attitude inspiraient le repentir et la componction à
tous ceux qui en étaient les témoins. Bien souvent il
arrosa de ses larmes l'endroit où il s'était disposé à
recevoir le sacrement de pénitence : les saints pleurent
amèrement les fautes même les plus légères.
Après l'Eucharistie la très sainte Vierge.
La dévotion du jeune Xavier envers l'auguste reine
du ciel et de la terre était sans bornes. Tous les privi-
— 28 —
lèges dont cette femme bénie entre toutes les femmes
avait été favorisée réjouissaient et consolaient son cœur.
Son titre de mère de Dieu lui inspirait la plus profonde
vénération et la plus grande confiance. Son titre de mère
des hommes remplissait son cœur de reconnaissance et
de tendresse. La victoire quelle a remportée partout et
toujours sur l'ennemi du genre humain, lui donnait la
certitude de vaincre à son tour, de triompher de lui-
même., de triompher du monde et du prince de ce monde,
avec et par elle.
Cette dévotion envers la très sainte Vierge, il la por-
tait partout, la traduisait en tout. Les élèves de Mont-
didier ont dit qu'il consacrait une partie de ses récréa-
tions à faire des chapelets. Ceux qui sont sortis de ses
mains sont innombrables et les personnes qui les ont
conservés les gardent comme souvenirs. Naguère
encore on en retrouvait dans la ville de Montdidier,
dans les villages, les hameaux, aux mains de quelques
pauvres femmes qui disaient avec l'accent du bonheur :
« Ce chapelet a été fait par Mgr Danicourt. » On le
connaissait facilement au fini, à la perfection du tra-
vail.
Un autre bonheur du saint jeune homme était de
dessiner l'image de celle qu'il portait au fond de son
cœur. 11 la reproduisait humble, pure et belle : et de sa
main il écrivait au bas ces mots qui disent tout : la très
sainte Vierge. On a longtemps conservé dans sa famille
plusieurs gravures sorties du crayon de ce grand servi-
teur de Marie. Le temps, la vétusté, la négligence n'en
ont laissé que des vestiges. Mais la dévotion qu'il a
inspirée envers Marie n'a point péri : ceux qui ne sont
plus de ce monde, qui contemplent dans la gloire celle
qu'il leur apprit à aimer ici-bas et ceux qui survivent,
continuent de publier les louanges rie la très sainte
Vierge.
— 29 —
Cependant la première partie de l'année 1822 fut des
plus désastreuses pour les parents du jeune Xavier :
les lettres qu'ils lui envoyaient n'étaient que la peinture
de leurs malheurs. D'abord un incendie, ayant ravagé
toute la rue de l'Abbaye jusqu'à la rivière, consuma
leur maison, les granges, l'atelier, etc. Rien n'était
assuré! À l'incendie succéda la grêle qui détruisit leurs
moissons ; et le même jour où elle exerça ses ravages,
cette grêle fut suivie d'une inondation telle qu'on n'en
a vu depuis et qu'on n'en reverra jamais '.
Deux orages épouvantables arrivés le 31 mai et le
1er juin avaient élevé le niveau des eaux dans la vallée ;
quelques jours après un troisième plus terrible encore
que les précédents répandit dans la plaine une énorme
quantité de grêle et une abondance d'eau telle que
l'Authie déborda et étendit son cours dans la rue de
l'Abbaye et dans la rue aux Vaches jusqu'au pont d'aval,
de sorte que celles-ci formaient comme un bras delà
rivière. Sidonie, sœur de Xavier, faillit perdre la vie
dans cette inondation.
A la suite de tant d'épreuves, André Danicourt disait
à son fils dans l'une de ses lettres, ce que, du reste, il a
si souvent répété : « Nous avons eu tous les malheurs
possibles cette année : l'incendie, la grêle, l'inondation
dans laquelle ta sœur Sidonie a failli périr, et la maladie
sur les bestiaux. » D'aussi grandes calamités, accu-
mulées en une seule et même année, produisirent sur
l'âme et le tempérament d'André Danicourt une
fâcheuse impression de tristesse qu'il ressentira toute
sa vie : c'est pourquoi nous entendrons fréquemment
son fils Xavier lui parler de la confiance en la divine
Providence dans ces admirables lettres que nous aurons
occasion de reproduire.
1. V. l'Histoire d'Aulhie, page 426.
CHAPITRE IV
« En 1822, confirmé dans l'église de Saint-Pierre de Montdidier, par
Mgr de Chabons. — Le 2 février 1823, fête de la Purification de la
très sainte Vierge : admis dans la Congrégation de la sainte Vierge.*
— Son influence sur ses condisciples. — Sa charité pour les
prisonniers. — Prix de sagesse.
Dans le chapitre précédent nous avons essayé de
peindre Xavier comme élève et ce que nous en avons
dit embrasse toute sa vie de collège; mais il est des
circonstances sur lesquelles nous devons nous arrêter
spécialement, soit parce qu'il les a notées lui-même, soit
parce qu'elles nous sont nécessaires pour achever le
portrait de cet élève accompli.
Xavier Danicourt reçut la confirmation des mains de
Mgr de Chabons en juin 1822, dans l'église de Saint-Pierre
de Montdidier. Ce sacrement, malgré sa sainteté et son
importance, ne laisse pas d'ordinaire, chez ceux qui
l'ont reçu, la même impression que la première com-
munion. Cependant Mgr Danicourt l'a inscrit au nombre
des grâces les plus insignes de sa vie. C'était en effet
une nouvelle grâce ajoutée à tant d'autres; une nou-
velle force surtout, en attendant le jour de son sacre où
il devait en recevoir la plénitude pour soutenir les luttes
et affronter les dangers de l'apostolat.
Par une disposition spéciale de la Providence il fut
confirmé quelques mois avant d'entrer dans la congré-
gation de la sainte Vierge, dont il devait être si long-
— 31 —
temps l'appui, l'âme et le modèle. Les apôtres reçurent
la plénitude du Saint-Esprit au moment de commencer
leur mission ; Xavier lui aussi a été rempli des dons
du même esprit sur le point de commencer son apos-
tolat auprès de ses condisciples. Avec quelle sainte
avidité son âme accueillit ces dons divins : la sagesse,
l'intelligence, la science, le conseil, la force, la piété et
la crainte du Seigneur! Avec quelle Vigilance il conserva
dans son cœur ces précieux trésors ! Mais aussi avec
quel zèle il les répandit sur tous ses condisciples qn'il
aimait comme des frères en Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ouelques mois plus tard, Xavier fut reçu membre de
la congrégation de la sainte Vierge, honneur qui n'est
accordé dans ces sortes de maisons qu'aux élèves des
hautes classes et choisis parmi les plus sages. Aussitôt
il se montra digne de l'honneur qu'on lui fit ; et l'année
suivante il devenait le préfet de ladite congrégation.
Entrer dans la congrégation de la sainte Vierge est un
événement dans la vie de collège, mais pour notre saint
jeune homme, il s'y joint deux circonstances particu-
lières qui n'échappent à personne. La première a été
consignée par lui, à l'égal des plus heureux jours de
sa vie : « le 2 février, fête de la Purification, etc. » Il a
contracté en ce jour un pacte d'alliance avec la sainte
Vierge, pacte dont les sceaux ne devaient plus être
brisés, mais qui demeurent fermés pour le ciel. La
seconde est que le 4 février 1860, la reine du ciel et de
la terre est venue le prendre au berceau même de sa
vocation, à Saint-Lazare, pour le placer à jamais dans
le lieu de rafraîchissement, de lumière et de paix.
A partir de son admission dans cette confrérie, la
protection de Marie sur lui se manifeste d'une manière
éclatante : c'est une assistance continuelle, une sauve-
garde si visible que quiconque n'aurait pas la foi la
trouverait ; que quiconque n'aurait pas encore ren-
— 32 —
contré la main de Marie dans la conduite des âmes,
serait forcé de la voir dans la vie de cet apôtre. Certes
sur cette mer orageuse du monde il a été en butte à bien
des tempêtes ; sa barque a failli sombrer plus d'une
fois ; il a connu tous les dangers de l'ordre naturel et
tous les périls de l'ordre surnaturel; mais les regards
fixés sur celle que l'on appelle à bon droit l'Etoile de la
mer, il est arrivé sain et sauf au port du salut.
Nommé préfet de la congrégation, il redouble de zèle
pour procurer la gloire de Marie, par ses exemples d'abord;
et ensuite par son apostolat auprès de ses co-associés.
Cette petite dignité, loin de l'enorgueillir, n'eut
d'autre effet que de l'enflammer d'une sainte ardeur
pour tout ce qui concerne le culte de la très sainle
Vierge. Tous ceux qui lui ont survécu n'ont pas oublié
avec quelle piété il récitait le chapelet. A genoux sur
son banc, les yeux baissés, les bras croisés, l'âme
absorbée, il laissait glisser lentement les grains de son
chapelet tandis qu'il prononçait distinctement et avec
l'accent de la piété toutes les paroles de l'oraison domi-
nicale et delà salutation angélique.
Après chaque promenade, alors que ses condisciples
étaient fatigués et récitaient machinalement leurs
prières, Xavier y mettait plus d'application et de
ferveur que jamais. Mais aussi la sainte Vierge le lui
rendait au centuple. A son retour de Chine.il confessait
que toutes les grâces qu'il avait reçues lui avaient
été accordées par l'intercession de Marie.
A ce culte si élevé, si profond, si ardent pour la mère
de Dieu et des hommes, Xavier joignait une dévotion
spéciale aux saints anges, à l'apôtre saint Paul, à saint
Jean l'Evangéliste, à saint François-Xavier son patron, à
à son bien-aimé père saint Vincent et à saint Louis de
Gonzague; mais nous nous réservons d'en parler à la fin
de cet ouvrage.
— 33 —
C'est Dieu d'une part et la prière de l'autre qui
forment l'âme des élus, et la perfection chrétienne est
la résultante de l'action divine qui donne et du concours
de l'ùrne humaine qui invoque et coopère. Or, Dieu et
Marie se sont montrés si prodigues envers leur servi-
teur et celui-ci a répondu si efficacement à la grâce que
la sainteté de Xavier était visible. « Chez les élèves les
plus réguliers, écrivait son supérieur, on trouve dans
l'accomplissement de tous les devoirs l'inconstance,
l'imperfection, les défaillances inséparables de la nature
humaine. Quel est l'élève qui dans le cours de ses classes
n'a reçu un avertissement au moins,, sans parler de
punitions? quel est l'élève qui n'ait éprouvé quelque
ennui, quelque découragement, qui n'ait faibli et se soil
toujours tenu à la hauteur de ses devoirs? Eh bien ! voire
frère a fait exception à la règle. Sa vie de collège, soit à
la chapelle, soit à l'étude, soit en classe, soit en récréa-
tion, a été un règlement vivant. Lui seul a pratiqué, ce
que les œuvres de Dieu opèrent dans le monde, l'im-
muable uniformité dans le bien '.
Tant de piété, de mérites et de vertus chez un jeune
homme ne laissent pas que de lui donner une grande
influence sur ses condisciples. Aussi, quand les maîtres
avaient épuisé toutes les ressources de la discipline
auprès d'un élève, on plaçait à ses côtés l'incorrigible,
comme on l'a fait pour Charles de Carrières et tant
d'autres; on était tout étonné qu'après quelques semaines
l'élève finissait par s'amender.
De même quand il voyait un condisciple dans le
malaise et le désordre de la conscience, son visage
prenait l'aspect de la douleur et on l'a vu plusieurs fois
déserter la récréation pour se rendre à la chapelle et
conjurer le Dieu de miséricorde de se laisser fléchir. Il
1. Lettre de M. Vivier à M. l'abbé Charles Danicourt.
3
— 34 —
n'est pas d'élève qui n'ait éprouvé les effets de son zèle
et de sa charité. «• C'est à lui, écrivait un de ses amis,
que je dois le repos de ma conscience, la pureté de ma
jeunesse et ma vocation à l'état ecclésiastique. »
Les esprits rieurs ne faisaient pas défaut au collège et
à côté de ceux qui étaient édifiés de l'assiduité de ses
prières, il s'en trouvait d'autres qui lui disaient de
temps en temps : « Danicourt, ceux qui disent Seigneur,
Seigneur, n'entreront pas dans le royaume des cieux... »
Xavier répondait par un doux sourire. Quelques-uns,
pour alarmer sa modestie, s'égayer de la rougeur de
son visage, lui parlaient de la naissance inattendue de
son dernier frère. « Je tâcherai, leur répondait-il, de lui
apprendre à aimer le bon Dieu et d'en faire un petit
saint, m Mais les taquineries cédaient bientôt la place à
l'estime et à la vénération dont il était universellement
entouré.
Son zèle et sa charité ne se renfermaient pas dans les
murs de l'établissement. A Montdidier la prison est voi-
sine du collège ; tous les jours, à la récréation de midi,
les élèves les plus réguliers, désignés pour cela, por-
taient à tour de rôle quelques secours aux prisonniers.
Ils leur faisaient la prière ou leur adressaient quelques
bonnes paroles. Xavier était toujours des premiers et
son tour de semaine revenait plus fréquemment qu'à
tous les autres. Cette mission de consoler les captifs lui
rappelait l'apostolat de saint Vincent au milieu des
galériens ; au reste la bonté de son cœur, qui inclinait
toujours vers la miséricorde, suffisait pour le porter
avec ardeur à ce ministère de charité et de consolation.
Enfin il est une circonstance mémorable, dans la vie
de collège de notre saint jeune homme, que nous devons
faire ressortir ici : ce fut celle où sa piété, son travail,
sa régularité furent récompensés d'une manière frap-
pante; ce fut celle où l'estime et l'affection de ses con-
— 35 —
disciples se manifestèrent à l'unanimité. Il s'agit du
prix de sagesse décerné par l'appréciation des maîtres
et le vote secret des élèves. Le jour de la distribution
des prix en 1824, à laquelle assistaient Mgr de Chabons,
évèque d'Amiens, et bon nombre de dignitaires ecclé-
siastiques, on entendit proclamer : Prix de sagesse,
François-Xavier Danicourt! Et tandis que cette procla-
mation était accueillie par un tonnerre d'applaudis-
sements, on le vit gravir les marches du théâtre et recevoir
des mains de M. Vivier la magnifique couronne de
sagesse, avec l'attidude d'un jeune homme sur qui l'on
s'est trompé et qui témoigne par son embarras, de la
modestie, de la candeur et de la simplicité de son âme.
Mgr de Chabons déposa sur son front cette couronne
éclatante de blancheur; « C'était, dit M. Vivier, une cou-
ronne d'ange sur la tête d'un ange. »
Et si le règlement de la maison, sage en ce point
comme dans tous les autres, eût permis que le même
honneur fut renouvelé pour le même élève, Xavier
Danicourt eût réuni chaque année les suffrages una-
nimes des maîtres et des élèves.
CHAPITRE V
XAVIER DANIC.OURT PENDANT LES VACANCES.
La vie des vacances est l'épreuve de la vertu des jeunes gens :
qu'était celle de Xavier ? — Ses devoirs de piété. — Son aposto-
lal auprès des familiers de la maison de son père — Xavier à
l'église. — Il seconde sou curé dans l'exercice du saint minis-
tère. — Ses pèlerinages a Notre-Dame d'Albert. — Sa sollici-
tude, son zèle pour son frère Pierre et sa sœur Sidonie. — Sa
compassion pour les malheureux : un trait charmant de sa
charité.
La vie de collège avec son règlement, ses exercices de
piété, la surveillance des maîtres, son ensemble, encadre
si bien un jeune homme que, n'eùt-il que des vertus
très ordinaires, il apparaît facilement comme un ti vs
bon élève. .Mais la vie des vacances, avec ses loisirs, ses
passe-temps, ses promenades, sa périlleuse liberté, ses
dangers môme assez fréquents, l'éprouve et le révèle ;
et celui-là devra être estimé très vertueux qui aura passé
ses vacances d'une manière irréprochable, édifiante. Or
tel fui le jeune Danicourt. Ici ce n'est plus le témoignage
de trois ou quatre cents élèves que nous invoquons,
c'est l'appréciation des douze cents habitants d'Authie
et de Saint-Léger, ainsi que de ceux de Gouin, de
Thièvres, d'Orville, d'Amplier, deDoullens, de Pas et de
Mondicourt; de tous les pays où il se rendait chaque
année. Partout il a laissé les meilleures impressions et ce
que l'on peut appeler le parfum de ses vertus.
Il aimait le retour dans sa famille et il fut toujours
attaché à la maison paternelle. Son bon cœur lui faisait
apprécier les fatigues et les peines de son père et de sa
mère, ainsi que les sacrifices qu'ils s'imposaient pour
faire face aux frais de son éducation. N'était l'opposition
formelle de son père, il eût consacré tous les jours de
vacances, du premier au dernier, à travailler lui aussi à
la sueur de son front.
André Danicourt avait fait construire au premier une
petite chambre ou cellule pour celui qu'il appelait son
petit saint. Il ne fallait rien moins que ce lieu de
retraite, pour aider Xavier à suivre le règlement qu'il
s'était imposé et à pratiquer ses exercices de piété, dans
une maison qui était une véritable ruche continuellement
en activité. Retiré dans sa cellule, tandis que la foule
s'appliquait à la recherche des intérêts matériels, Xavier
s'occupait des intérêts de son âme et de ceux de Dieu.
Il priait, méditait, lisait ou écrivait ses devoirs. Bien
souvent la curiosité a fait gravir secrètement, par diffé-
rentes personnes, les marches de l'escalier conduisant à
sa chambre, pour le surprendre dans ses méditations ou
pour l'entendre prier. Il priait si bien, avec tant de foi,
de confiance et d'amour !
Il descendait à l'heure des repas et mangeait avec
appétit et gaieté. La table de son père était simple et
frugale comme chez la plupart des gens de la campagne
il y a soixante ans : les corps n'en devenaient que
plus robustes et les âmes plus fortes. Ce régime était
l'apprentissage d'une vie d'apôtre et Mgr Danicourt
devait terminer sa. carrière comme il l'avait commen-
cée : a Nous avons vécu pauvrement cette année,
écrivait-il du Kiang-sy en 1858 : pour nourriture des
herbes à vaches et pour boisson une décoction d'eau de
riz. «
Le diner et le souper étaient des heures de bonheur
— 38 —
pour M. Danicourt, car il possédait son cher Xavier. Le
soir surtout, alors qu'il y avait trêve d'occupations et de
soucis et que la maison de commerce était fermée, les
forgerons et les voisins s'assemblaient autour de l'âtre
pour contempler Xavier de retour du collège et pour
entendre de sa bouche quelque récit d'histoire ou quelque
lecture édifiance. Plusieurs ont retenu et n'ont jamais
oublié cette vérité : c'est le démon qui préside aux
danses, aux promenades solitaires, aux cabarets et il
faut les éviter comme autant de pierres de scandale. De
toutes les lectures, de toutes les conversations du foyer
une seule chose ressortait et Xavier avait le talent de
ramener chaque fois et d'y préparer les esprits : c'était
la nécessité du service de Dieu par la prière, la sancti-
fication du dimanche et la fuite du péché. Mais ce qui
attirait ces bons villageois, ce qui les pénétrait, c'était
la figure angélique du jeune homme. Ils sortaient de ces
(('•unions contents et heureux et y retournaient do grand
cœur. Quant ;i Xavier il s'endormait avec bonheur dans
la penser d'avoir pu faire du bien aux âmes et procuré
la gloire de Dieu.
Voici à peu près comment il partageait son temps
pendant les vacances. L'avant-midi, après avoir fait sa
méditation et assisté à la sainte messe, il se retirait dans
sa cellule pour lire ou travailler. L'après-midi, il faisait
une promenade ou rendait quelques visites soit aux
parents, soit aux amis de sa famille, soit ù M. le curé,
.M. l'abbé Debrie. Puis il allait à l'église pour faire sa
visite au saint Sacrement. Enfin il reeragrnail sa cellule
pour converser de nouveau avec Dieu ou plutôt pour
continuer son oraison, car il priait sans cesse. Les habi-
tants d'Authie sortaient de leurs maisons pour le voir
passer ; et tandis que les uns s'extasiaient devant lui
comme à la vue d'un saint, d'autres se portaient à sa
rencontre et l'arrêtaient afin de le contempler de plus
— 39 —
près et de recueillir de ses lèvres une parole d'édification
et d'encouragement.
Nous avons dit combien Xavier se plaisait au foyer
paternel, combien il se trouvait heureux dans sa cellule ;
mais le lieu recherché par lui, son lieu de délices, vous
l'avez deviné, c'était l'église. Plus que partout ailleurs
il trouvait là un asile à son innocence, un foyer à son
amour. Toutefois c'était avec une tendresse mêlée de
crainte qu'il osait s'en approcher. « Pavete ad sanctua-
rium meum, ego Dominus. Tremblez à l'approche de
mon sanctuaire, je suis le Seigneur, n Xavier comprenait
la portée de cette parole : sur le point de franchir le seuil
du temple, il suspendait toute conversation, et sa gaieté,
son amabilité habituelle l'abandonnaient pour faire
place au recueillement, au respect, à l'adoration. On dit
que les saints, pour pratiquer l'obéissance, laissent un
mot inachevé, abandonnent une lettre commencée;
Xavier les imitait en cela comme en toute autre chose :
il laissait une phrase inachevée à la porte de l'église, se
rendait modestement à sa place, et là immobile comme
une statue, il priait et assistait au saint sacrifice de la
messe. Souvent il y participait par la sainte communion
et son action de grâces était ardente, continue comme
l'amour de Celui qui s'était donné àlui. Délices ineffables,
sainte union, amour de deux cœurs qui se pénètrent, il
faudrait avoir l'âme de celui dont nous écrivons la vie
pour goûter et pour redire de quelles voluptés vous
l'avez enivré ! 0 église d'Authie, témoin des premiers
fruits de la piété de Xavier, si tu pouvais parler, que de
choses édifiantes tu nous raconterais à la louange de cet
ange de l'Eucharistie !
Lorsque le saint sacrifice n'était pas offert à Authie,
Xavier prenait le chemin de la paroisse voisine afin de
n'être pas privé de cette grâce ni de cette consolation. On
peut dire, sans crainte de se tromper, qu'il n'a jamais
— 40 —
manqué une seule fois à la messe pendant ses vacances.
Le dimanche aux vêpres, au salut du saint Sacrement,
il chantait de sa plus belle voix les psaumes du saint roi
David, les hymnes et les cantiques de notre sainte
liturgie. Le Magnificat et le Salve Regina ont toujours
fait impression sur son cœur ; aussi les accents de sa
voix en rendaient les pensées et les sentiments divers.
Le Tantum ergo, ce cantique de louange et d'adoration
ravi aux anges du ciel, que personne ne peut entendre
sans un secret tressaillement de foi et de bonheur, il le
chantait avec âme et de sa poitrine s'échappaient des
notes ardentes.
Heureux d'assister M. le curé pendant les saints
offices, il l'était bien plus encore quand il lui était donné
de le seconder dans l'exercice du saint ministère, dans
la récitation du catéchisme et la préparation des enfants
à la première communion, dans l'administration des
sacrements de baptême et d'extrême-onction. Il se sen-
tait dans son élément et se voyait déjà par avance dans
l'exercice des mêmes fonctions.
Il est une tache qu'il n'omettait jamais dans le cours
des grandes vacances : le pèlerinage de Notre-Dame de
Brebières, en qui il avait une confiance sans bornes.
Chaque année il se rendait à Albert, à pied, quelque
temps qu'il fit et passait une grande partie de la journée
en prières. Les railleries, les plaisanteries des libertins
et des esprits forts le laissaient insensible : il y répondait
par une plus grande dévotion envers Notre-Dame
d'Albert et recommandait à tous la dévotion envers la
très sainte Vierge. En souvenir des grâces qu'il avait
obtenues dans ce sanctuaire béni, il rapporta de Chine,
en ex-voto, un grand et magnifique chapelet, aux grains
finement sculptés, destiné à la statue miraculeuse de
Notre-Dame de Brebières \
1. On le voit encore suspendu à sa droite.
— 41 —
Nous avons parlé précédemment du zèle de Xavier
pour les familiers de la maison de son père ; mais il est
une chose que nous ne pouvons taire ici, c'est la sollici-
tude dont il était rempli pour son frère aîné et sa sœur
Sidonie. Au fur et à mesure qu'il avançait en âge, sa
piété et ses vertus lui donnaient de l'ascendant sur tout
ce qui l'entourait : Pierre et Sidonie en subirent les pre-
miers la douce influence. Celui-là, à l'époque où nous
nous plaçons, était dans la fleur de la jeunesse et sur le
point de s'engager dans les liens du mariage; celle-ci
sortait de l'enfance et entrait dans l'âge des séductions
et des périls. Xavier tremblait à la pensée des dangers
qu'ils avaient à courir l'un et l'autre ; il priait sans cesse
pour eux, leur faisait mille recommandations : « Belle
jeunesse, disait-il souvent, faite pour embaumer la terre
et réjouir le ciel, faut-il que tu sois ainsi flétrie et pro-
fanée par le souffle impur du démon. »
La sainte Vierge était à ses yeux le type et le modèle
de la femme : or celle-ci, il la voulait belle et pure
comme Marie elle-même ; c'est dire toute la tendresse et
tout le dévoùment qu'il avait pour sa sœur Sidonie. 11
l'aimait beaucoup, sans cependant laisser trop paraître
son affection ; il était réservé avec elle comme les saints
le sont à l'égard de leurs parentes. Mais lorsque le
devoir l'exigeait, son affection éclatait et il lui parlait
cœur à cœur, mêlant aux protestations de sa tendresse
les avertissements sérieux, les sages conseils.
Si, comme les enfants bien nés, Xavier avait le culte
de la famille, il y a quelqu'un qu'il aimait plus que son
père et sa mère, ses frères et sa sœur : c'était le pauvre,
le malheureux. La grâce chez lui l'emportait sur la
nature. Humainement parlant, il ne voyait rien au-des-
sus de ses parents ; mais surnaturellement, le membre
vivant de Jésus-Christ, le pauvre, avait la préférence
dans son esprit et dans son cœur. Il l'aimait, le conso-
— \± —
lait, se faisait un bonheur de le soulager en lui donnant
le morceau de pain ou le vêtement nécessaires. C'est
ainsi que plusieurs fois il se dépouilla de ses souliers,
de ses habits, pour revêtir quelque infortuné. Voici venir
un fait, que l'on n'a pas oublié, et qui peint au surnatu-
rel l'âme de ce bon jeune homme. Il revenait un jour de
la fête de Gouin chargé d'un panier rempli de flans et de
gâteaux que son oncle et sa tante lui avaient remis pour
ses parents. Chemin faisant, entre Saint-Léger et Au-
thie, un pauvre se présente à lui, demandant l'aumône;
Xavier n'avait point d'argent, mais touché de compas-
sion pour ce malheureux, il lui dit : « Tenez, mon ami,
je n'ai ni or ni argent; mais ce que je possède je vous le
donne. » En môme temps il lui remet le panier avec ce
qu'il contenait Lorsqu'il fut de retour auprès de ses
parents, il leur présenta les compliments et les amitiés
de la famille de Couin, ajoutant que les choses se sont
bien passées et que son voyage a été des plus heureux.
Quelque temps après, la famille de Couin rend une visite
à Aulhie, et dans le cours de la conversation l'un des
membres demande à Mme Danicourt si la pâtisserie était
de son goût ; mais elle de regarder son interlocuteur
d'un air de surprise : — Eh ! quoi ? vous n'avez pas reçu
les flans, ni les gâteaux? — Absolument rien, répond
M'"e Danicourt. On mande aussitôt Xavier, on l'inter-
roge : la rougeur lui monte au visage et d'un air timide
et embarrassé il dit : « J'ai rencontré sur mon chemin
un pauvre ayant faim qui m'a supplié de lui faire l'au-
mône ; je n'ai pu résister, je lui ai tout donné. » Les
parents, loin d'éclater en reproches, admirèrent la cha-
rité du jeune homme, se promettant toutefois de faire à
l'avenir leurs commissions eux-mêmes.
CHAPITRE VI
Choix décisif de sa vocation. — Son année de philosophie. — Ses
dernières vacances : un premier sacrifice consommé. — Son
départ pour la maison de Saint-Lazare.
Xavier Danicourt achevait sa rhétorique en 1827, au
commencement du mois d'août, et allait se séparer de ses
deux chers professeurs, MM. Martin et Turquet. Son
dernier bulletin portait : excellent ê 1ère sous tous les rap-
ports*. Cette note n'était que le témoignage renouvelé
de sa conduite au collège depuis sept ans.
Le moment était venu pour lui de prendre une grave
détermination. Une première question avait été écartée :
sera-t-il prêtre? achèvera-t-il ce qu'il a commencé?
étanchera-l-il par le sacerdoce cette soif de la gloire de
Dieu et du salut des, âmes qui le dévore ?.... La réponse
n'avait jamais été douteuse. Non seulement il soupirait
après le sacerdoce, mais il communiquait son ardeur à
ses condisciples.
Restait une autre question à décider, la voici : sera-t-ii
prêtre séculier, exerçant le ministère pastoral dans son
pays, la Picardie ? ou bien entrera-t-il dans un de ces
ordres religieux destinés à porter les lumières de la foi
dans les pays infidèles?.... La modeste mission d'un curé
1. C'est avec un sensible plaisir que nous avons retrouvé, dans
les papiers de M. Charles Danicourt, ce bulletin tout usé à force
d'être manié : il est plus précieux pour nous que bien des parche-
mins.
— 44 —
de campagne répondait à l'un des côtés de son âme,
l'humilité ; mais elle ne pouvait égaler son zèle, son
ardeur. Il fallait à son activité un champ plus vaste, à sa
chanté un théâtre semé de plus de périls, à sa foi des
nations vieillies dans le mal. La carrière des missions
répondait seule à son âme de feu. Il inclinait, en prin-
cipe, pour les missions ; mais de quel côté se dirigera-
t-il ? Il porte le nom de François- Xavier, apôtre des
Indes et du Japon : quittera-t-il les prêtres de la Mission
pour s'enrôler dans la Compagnie de Jésus et devenir le
protégé immédiat de son illustre patron? C'est délicat;
d'ailleurs, Xavier est trop modeste, trop défiant de lui—
même pour examiner et débattre les degrés d'estime, les
situations acquises d'une congrégation ou d'une autre-
Dès lors que les congrégations n'ont d'autre but que la
-luire de Dieu et le salut des âmes par les missions, elles
sont utiles à l'Eglise militante et également dignes de
toutes les sympathies des âmes ardentes. Toutefois,
puisque les Prêtres de la Mission l'ont élevé; puisque
M. Vivier le traitait comme son enfant et que la recon-
naissance a toujours été l'un de ses traits distinctifs,
après avoir prié beaucoup, réfléchi longtemps et s'en
être ouvert à son directeur M. Turquet, il demanda
humblement à M. le Supérieur général des Lazaristes,
de vouloir bien l'accueillir dans cette congrégation que
saint Vinrent de Paul appelait « la petite compagnie».
Celle-ci répondait au double besoin de son âme : à son
humilité et à sa charité. La réponse de M. le Supérieur
général fut on ne peut plus favorable et il fut décidé,
qu'après avoir fait sa philosophie à Montdidier, Xavier
se rendrait au séminaire des Prêtres de la Mission, rue
de Sèvres, à Paris.
Un premier sacrifice fit saigner son cœur : il se sépa-
rait de ses amis de collège qu'il aimait beaucoup et se
préparait au sacrifice plus grand de la séparation de sa
famille et de son pays. Mais la parole du Sauveur avait
souvent retenti à son âme : « Celui qui, pour l'amour de
moi, aura quitté son père, sa mère, ses frères et ses
sœurs, recevra le centuple en ce monde et aura dans
l'autre la vie éternelle pour héritage. » Celte parole, il
l'avait goûtée et il voulait la réduire en pratique dans
toute sa plénitude.
Pendant que ses condisciples prenaient le chemin du
grand séminaire d'Amiens, Xavier reprenait celui de
Montdidier, pour achever les études de la sagesse
humaine, faire sa philosophie, et s'initier par elles aux
études de la sagesse divine, la théologie.
Durant le cours de cette année, on remarqua en lui
l'élève toujours modèle, toujours semblable à lui-même,
également régulier, également pieux, également stu-
dieux. Et si lui-même ne l'avait révélé, l'on n'aurait
jamais soupçonné chez lui une diminution d'ardeur pour
les études profanes ; « Mais, disait-il à son retour de
Chine, pendant mon année de philosophie, je ne donnais
à mes devoirs que l'attention exigée par mes profes-
seurs et par le règlement ; j'étais tout entier à mes
devoirs de piété. C'est aussi à partir de ma philoso-
phie que j'ai contracté un mal de tète qui ne m'a pas
quitté depuis et que je tâche de tempérer par l'usage du
tabac. »
Son cours de philosophie terminé, Xavier vint passer
quelques jours de vacances dans sa famille et demander
à son père l'autorisation de se consacrer à Dieu dans la
Congrégation des Prêtres de la Mission. C'étaient les
adieux préliminaires. Le digne père ne soupçonna point
toute l'étendue de la demande de son fils, mais il com-
prit*assez pour mesurer la portée du premier sacrifice
qui lui était imposé. « Je n'ai jamais demandé à Dieu,
lui dit-il d'une voix grave, que tu sois prêtre pour que
j'aille me reposer chez toi ; mon parti était bien pris à
— 46 —
l'avance, et quelle que soit ta vocation, je suis résolu à
vivre et à mourir ici, continuant de manger mon pain à
la sueur de mon front...., je te donne mon consente-
ment !... » Paroles chrétiennes dignes de celui qui les
prononça, dignes de celui qui les entendit.
Après quelques jours de repos, je dis quelques jours,
car les vacances s'ouvrirent au lendemain de l'Assomp-
tion et se terminèrent, pour Xavier du moins, dans les
premiers jours de septembre, confiant à Dieu et à la très
sainte Vierge son père, sa mère, ses frères, sa sœur, il
s'acheminait vers Paris pour entrer au séminaire des
Prêtres de la Mission.
Une nouvelle vie a commencé pour Xavier à partit du
choix de sa vocation ; nous allons le voir entrer plus
intimement dans cette voie, où Dieu et sa conscience
l'appellent, en le suivant au noviciat.
CHAPITRE VII
« Le 8 septembre 1828, Nativité: entré au séminaire delà Mission
(Saint-Lazare). » — Ce qu'est le noviciat. — Ce qu'était la maison
de Saint-Lazare vers cette époque. — Comment l'abbé Danicourt
y pratique les trois grands vœux et s'applique ù l'étude de la
théologie, de L'Écriture sainte et de la vie de saint Vincent. —
II se lie ù M. Etienne. — Combien il aimait cette maison.
L'abbé Danicourt entra au noviciat par un beau jour,
le 8 septembre, fête de la Nativité de la très sainte Vierge.
La naissance de Marie a été pour le monde déchu, ce
qu'est l'aurore pour le monde de la nature : elle met fin
aux ténèbres de la nuit, annonce la splendeur du jour.
Marie, venant au monde, mettait fin à la nuit du paga-
nisme et annonçait le jour de la rédemption.
Pour Xavier Danicourt , cette fête aussi était un
heureux présage : la très sainte Vierge semblait bénir et
encourager son entrée au séminaire, et prédire le plein
jour de sa vocation. Attentif aux moindres dispositions
de la Providence, il fut vivement frappé de cette coïnci-
dence ; il se rappela avec bonheur les pèlerinages annuels
qu'il faisait à Notre-Dame d'Albert, à pareil jour, et
augura bien de sa vocation.
Le noviciat est l'école de la perfection chrétienne ; il
est la préparation immédiate aux trois grands vœux de
religion, l'obéissance, la pauvreté, la chasteté, en même
temps qu'il en assure déjà la pratique. Vie d'abnégation
et de renoncement à toute volonté propre, mort au monde
et à toutes les convoitises du vieil homme, il est comme
— 48 —
le creuset où l'âme achève de se purifier des moindres
souillures et de se dégager des plus légères imper-
fections.
-.< L'œuvre du noviciat est belle, a écrit un maître dans
l'art de bien dire : le noviciat est ce travail régénérateur
de l'esprit qui livre autant que possible à la grâce divine
la possession entière des facultés, des forces, des habi-
tudes de l'âme. C'est une sorte de création, une trans-
formation puissante qui doit affranchir la liberté religieuse
des innombrables entraves dont l'embarrassaient les
intérêts, les vues, les affections et les passions de la
nature. C'est le foyer où le fer s'amollit pour reprendre
un nouvel être ; c'est la lime qui dégrossit, qui ôte la
rouille, qui prépare l'instrument et le remet utile entre
les mains de l'ouvrier. Alors s'imprime une direction
qui remplace dans l'homme toutes les directions purement
humaines, par l'unique ambition de la gloire divine et
du salut éternel de tous. A ce but tendent toutes les
épreuves que le novice doit subir, toutes les règles qu'il
doit observer, toutes les lumières qui lui sont pro-
diguées 1. »
L'abbé Danicourt, instruit et préparé de longue date
par ses maîtres de Montdidier, comprenait ainsi le novi-
ciat; que dis-je! n'était-il pas novice avant d'y entrer?
La maison de Saint-Lazare a été de tout temps cette
école de perfection, comme nous l'appelions tout à
l'heure : elle l'a été dans le passé et son passé répond de
son avenir. Toutefois il semble, qu'à l'époque où l'abbé
Danicourt y entra, tout portait plus que jamais à l'humi-
lité, à la pauvreté, au détachement. Au reste l'âge d'or
des ordres religieux en général est précisément celui où
ils ont été le plus pauvres.
1. De l'Existence et de l'Institut des Jésuites, par le R. P. de Ravi-
gnan.
— 49 —
Le Saint-Lazare de 1828 n'était point ce magnifique
établissement que l'on voit aujourd'hui. L'ancien hôtel
des comtes de Lorches, demeuré dans toute sa vétusté,
n'offrait à l'œil que des murs sombres, d'étroits corri-
dors, en un mot l'aspect de lapauvreté, du délabrement *.
M . Etienne, supérieur général, a caractérisé cette situation
dans son mémoire : « C'était, dit-il, l'étable de Beth-
léem. »
Quelques [vieillards qui avaient survécu à la Révolu-
tion erraient çà et là et s'efforçaient de renouer les tra-
ditions brisées de l'ancien Saint-Lazare et de reconstruire
l'édifice bâti par saint Vincent de Paul.
Cinq ou six novices réunis aune douzaine d'étudiants
formaient tout le personnel de la compagnie renaissante.
Humainement parlant c'était fort triste ; mais c'était
beau aux yeux de la foi, et Dieu, qui se sert des choses
les plus infimes pour exécuter ses desseins, préparait là
les instruments de sa gloire. Un fleuve de paix coulait
dans cette maison bénie. La pauvreté, d'ailleurs, a pour
les âmes pures un attrait, un charme, une poésie indé-
finissables : on se sent plus près de Dieu lorsqu'on ne
possède rien, et les larmes du pauvre qui se recommande
au Seigneur ont bien leur volupté.
On soupçonne assez combien l'abbé Danicourt était
heureux dans ce milieu, lui qui avait si souvent goûté la
douceur de cette parole : à qui Dieu est tout, le monde
n'est rien. Aussi les plus beaux jours de sa vie sont ceux
qu'il passa au séminaire de Saint-Lazare.
Nous ne dirons pas que le noviciat augmenta sa piété;
depuis longtemps déjà il en avait atteint le faîte ; mais
au moins il pratiqua la vertu sous de nouvelles formes.
\J obéissance devint plus rigoureuse, plus continuelle,
1. Cependant la chapelle avait été achevée et hénite par Mgr de
Quélen, dix mois avant l'arrivée de l'abbé Danicourt, le 1er no-
vembre 1827.
— 50 —
plus étendue. La pauvreté fut mieux comprise qu'au col-
lège et plus pratiquée que dans la famille. Bien qu'il fut
d'une exquise propreté, il cherchait avant tout les sou-
liers les plus déformés, et l'on sait qu'ils abondent à
Saint-Lazare; les bas les plus épilés; les soutanes râpées
et les meubles hors d'usage.
Le parfum qui se dégageait du tombeau de Saint Vin-
cent donnait une nouvelle vigueur à sa pureté, bien que
celle-ci n'ait jamais rien perdu de son premier et vif
éclat ; car il a été au noviciat ce qu'il fut dès sa plus
tendre enfance et ce qu'il devait être au sein de la cor-
ruption païenne de la Chine : un lis éclatant de blan-
cheur. Mais la vie du noviciat trempe fortement lésâmes,
et ici, qui résisterait avec peine aux séductions du monde
avec les armes ordinaires d'un chrétien, les foulerait
victorieusement aux pieds avec celles d'un religieux.
Les études profanes avaient cessé pour faire place à
l'étude de la théologie, de l'Ecriture sainte et des maîtres
de la vie spirituelle. La théologie surtout, cette science
des sciences, élargissant son horizon, développa son
intelligence et lui donna, surles matières les plus élevées,
des notions claires et une précision mathématique. La
Providence préparait tout pour en faire plus tard un
professeur émérite dans cette science.
Au noviciat, plus que partout ailleurs, il trouvait,
étendues devant lui, les deux tables dont parle l'auteur
de V Imitation dans un de ses plus beaux chapitres, la
table eucharistique et la table des saintes Ecritures : il
s'abreuvait à longs traits à ces deux sources divines et y
puisait chaque jour de nouvelles forces. Il faisait parti-
culièrement ses délices de l'Evangile selon saint Jean
et des épîtres de saint Paul.
En même temps il méditait la vie et les maximes de
saint Vincent ; il contemplait à loisir ce parfait disciple
de Jésus-Christ, ce héros de la charité et s'efforçait de se
— 51 —
pénétrer de son esprit. Il Je voyait revivre dans ces
vieillards vénérables, débris échappés au naufrage révo-
lutionnaire, chez qui il admirait la simplicité, l'humilité,
l'abnégation de l'ancien Saint-Lazare. Il était surtout
édifié de leur assiduité à l'oraison du matin, et plus tard
il écrivit : « Qu'il était beau de voir ces hommes courbés
sous le poids des ans, aux cheveux blanchis sous le har-
nais, pouvant à peine se traîner, arriver les premiers à
la méditation ! ... » Il aimait ces pères dans la foi et il en
était aimé.
Il se lia aussi d'affection à un jeune prêtre de
Saint-Lazare, M. Etienne, à qui la Providence réservait
l'insigne honneur et le lourd fardeau de succéder à
saint Vincent. Avantméme d'entrer dansla compagnie,
il lui avait offert, comme témoignage d'estime et de sym-
pathie, leportrait, fait de sa main, de saint Jean-Baptiste,
son illustre patron.
Mgr Moulv, qui s'est trouvé au noviciat en même
temps que l'abbé Danicourt, a fait son éloge en quelques
termesbiencaractéristiques. «Je l'ai connu à Saint-Lazare
pendant deux ans : il était l'un des plus réguliers, des
plus fervents, des plus instruits... »
On a dit qu'une violente tentation de découragement
s'était emparée de son âme et qu'il avait manifesté le
désir de quitter le séminaire pour retourner au pays
natal. Nous sommes fondé à croire que si la tentation
a eu lieu, elle n'a été que momentanée et n'a laissé aucun
souvenir dans la mémoire de M. Danicourt. Assurément
il n'eût pas manqué de la rappeler, lui qui a tant gémi
sur les prétendus égarements de son enfance. D'ailleurs
dès le noviciat, il se serait ouvert à ses amis sur ce point
comme il s'est ouvert sur tant d'autres pour célébrer les
miséricordes de Dieu à son égard.
De tout ce que nous avons pu recueillir sur les années
passées au séminaire des Prêtres delà Mission, il res-
— 54 —
une première fois en recevant la tonsure, car on sait
que par un privilège commun aux ordres religieux, les
novices la reçoivent en entrant dans la congrégation.
L'abbé Danicourt avait compris tout le symbolisme
de la tonsure et saisi toute la portée des obligations
qu'elle impose. Dans les temps anciens, on coupait une
mèche sur la tète des victimes désignées pour le sacrifice,
afin de les reconnaître : de même le grand sacrificateur
de la loi nouvelle a voulu que ses prêtres fussent marqués
à la tête et dépouillés d'une partie de leur chevelure pour
signifier le renoncement aux superlluités mondaines, et
aliîi que, par la pensée de cette tonsure dont la forme et
la blancheur ne rappellent que trop la sainte hostie, ils
soient sans cesse portés à entrer dans les sentiments de
Jésus victime et à mener une vie d'immolation et de
sacrifice.
Dès l'instant où l'abbé Danicourt eut fait le bon
propos, il se prépara aux ordres mineurs qui lui étaient
familiers bien avant d'avoir reçu le pouvoir de les
exercer. En effet, il avait pratiqué Tordre de Portier en
entrant le premier dans l'église et eu en sortant le dernier;
en veillant à la propreté du lieu saint et en y convoquant
les fidèles au son de la cloche, soit lorsqu'il était enfant
de chœur, soit pendant toutes ses vacances. 11 avait
également exercé l'ordre à'Acolythe, en servant le prêtre
à l'autel et en raccompagnant partout. C'est pendant
qu'il remplissait la fonction de Lecteur parmi les ouvriers
de la maison de son père que Dieu fit parvenir sa voix
aux oreilles du pasteur dont il s'est servi pour l'élever
au sacerdoce. D'ailleurs n'avait-il pas été le lecteur
assidu de l'ancien et du nouveau Testament? Quant à
l'ordre d' 'Exorciste, il l'avait rempli maintes et maintes
fois en repoussant le tentateur loin de lui, loin de ses
camarades d'enfance et de ses condisciples du collège.
Mais ce qu'il avait pratiqué par la vertu native de son
— OD —
âme devait lui être donné en quelque sorte sacramen-
tellement par l'Eglise, par le ministère de l'un de ses
pontifes : ce fut Mgr de Villèle qui lui conféra le
pouvoir d'exercer les ordres mineurs, le 3 avril 1830.
Pendant le même mois on préparait dans Paris une de
ces fêtes solennelles qui marquent dans les annales d'un
peuple et dans l'histoire d'une congrégation : nous
voulons parler de la translation des reliques de saint
Vincent de Paul. Mgr de Quélen avait en 1827 acheté, au
prix de 70.000 francs, lâchasse en argent de M. Odiot,
laquelle avait excité l'admiration générale à l'Exposition
des produits de l'industrie française. Sa Grandeur en
avait fait don à la congrégation de la Mission et attendait
le moment opportun pour rendre à saint Vincent l'hon-
neur et la réparation qui lui étaient dus.
Nous n'avons pas à rappeler ici les circonstances qui
en ont retardé l'exécution *. « Enfin, le jour tant désiré
arriva. Le samedi, 24 avril, la châsse de saint Vincent
fut descendue de l'archevêché à Notre-Dame, et exposée,
à l'entrée du chœur, à la vénération publique. Le lende-
main, la cérémonie de la translation se fit avec le plus
grand éclat et au milieu d'un concours immense de
prêtres et de fidèles. Depuis l'église métropolitaine
jusqu'à la chapelle de Saint-Lazare, la population pari-
sienne se pressait dans les rues et jusque sur le toit des
maisons, saluant la dépouille mortelle du héros de la
charité et donnant partout les signes les moins équi-
voques de la joie et du respect. L'archevêque avait
déclaré au gouvernement qu'il répondait de tout, qu'il
demandait seulement qu'on le laissât faire et qu'on
s'abstint d'entourer de l'appareil de la force militaire
une cérémonie que protégeraient assez les vertus de
t. V. la Vie de M. Etienne, Supérieur général des Lazaristes, par
un prêtre de la Mission.
— 56 —
saint Vincent de Paul. Il ne se trompait pas. L'attitude
respectueuse de la population fut une réfutation péremp-
toire des frayeurs du gouvernement et une protestation
éloquente contre les déclamations d'un parti toujours
conjuré pour la ruine de la religion '. » Cette solennité
fut un triomphe pour saint Vincent, une immense con-
solation et un gage d'espérance pour les deux congré-
gations dont il est le père.
L abbé Danicourt fut l'un des heureux novices qui
firent partie de cet incomparable cortège : impossible à
nous de redire les pensées qui traversèrent son âme !
Toujours est-il que son cœur garda toute sa vie l'im-
pression de bonheur dont il fut inondé en ce jour.
llélas ! ce bonheur allait être interrompu momenta-
nément. « Trois mois après la solennelle translation des
reliques de saint Vincent, une révolution sanglante
éclatait à Paris, renversait la monarchie et mettait la
religion elle-même en péril. Les églises étaient indigne-
ment profanées, les croix de mission partout abattues,
les communautés envahies, les prêtres poursuivis et
maltraités, et l'archevêque de Paris, naguère encore si
populaire dans la capitale, obligé de se travestir et de
se soustraire par la fuite aux dangers qui menaçaient
sa vie. On croyait voir reparaître les mauvais jours
de I 793 2. »
Les séminaires et les couvents de Paris furent fermés
et les élèves de Saint-Lazare obligés de se disperser.
Seuls les anciens du sanctuaire demeurèrent, pensant
que leur sang servirait peut-être à quelque chose.
Les novices prirent les vêtements qu'ils purent trouver
sous la main et cherchèrent le moyen le plus facile de
s'évader en de pareilles conjonctures.
1. Extrait de la Vie de Mgr 'le Quélen, par te baron He.nrion, cité
par l'auteur de la Vie de M. Etienne»
2. Vie de M. Etienne.
L'abbé Danicourt traversa les rues détournées de
Paris sous la défroque vieillie d'un soldat. Bien lui en
aurait pris d'en emprunter aussi la physionomie, mais
l'innocence et la candeur ont des traits qu'on ne peut
déguiser; il fut arrêté précisément à cause de sa physio-
nomie. « Tu ne m'as pas l'air d'un soldat, lui dit bruta-
lement le garde qui l'arrêta; » et dirigeant la pointe de
sa baïonnette vers la poitrine du prétendu soldat, il
ajouta : « Crie, vive la Charte ! » Comme ce mot n'avait
rien que d'inofïensif, l'abbé Danicourt dit bravement :
« Vive la Charte! » et aussitôt il cessa d'être inquiété. Il
sortit de Paris en toute hâte pour se rendre à Montdidier,
de là à Authic où il arriva dans le même costume.
Grand fut l'émoi de la famille et du voisinage en le
voyant dans un état si pitoyable. Mais bientôt la surprise
se changea en actions de grâces lorsque le pieux novice
de Saint-Lazare eut raconté le déchaînement subit de la
Révolution et son évasion providentielle. Il se trouvait
en pays sur, au milieu de parents et d'amis qui le trai-
taient avec une tendre amitié mêlée de respect. Après
quelques jours de repos, il continua au sein de sa famille
le noviciat qu'il avait dû interrompre à son grand regret.
Plus tard, Mgr Danicourt, toujours attentif à l'inter-
vention de Dieu et à la protection des saints dans la
conduite des âmes, a pris soin de noter que cette fuite
a eu lieu en la fête de sainte Marthe. Ce que Dieu garde
est bien gardé ! Les Juifs en exilant et en jetant à la mer,
dans un navire sans voile, la famille de Lazare, croyaient
l'envoyer à une morte certaine ; mais les vents qui
obéissent à Dieu poussèrent le navire sur les rivages de
Marseille où Lazare et ses sœurs opérèrent le plus grand
bien. La Révolution chassait de Paris les prêtres de
Saint-Lazare et leurs sœurs, [les Filles de la Charité ;
mais Dieu les acheminait dans des lieux sûrs pour tra-
vailler à sa plus grande gloire.
— 56 -
saint Vincent de Paul. Il ne se trompait pas. L'attitude
respectueuse de la population fut une réfutation péremp-
toire des frayeurs du gouvernement et une protestation
éloquente contre les déclamations d'un parti toujours
conjuré pour la ruine de la religion '. » Cette solennité
fut un triomphe pour saint Vincent, une immense con-
solation et un gage d'espérance pour les deux congré-
gations dont il est le père.
L abbé Danicourt fut l'un des heureux novices qui
firent partie de cet incomparable cortège : impossible à
nous de redire les pensées qui traversèrent son âme !
Toujours est-il que son cœur garda toute sa vie l'im-
pression de bonheur dont il fut inondé en ce jour.
Hélas ! ce bonheur allait être interrompu momenta-
nément. « Trois mois après la solennelle translation des
reliques de saint Vincent, une révolution sanglante
éclatait à Paris, renversait la monarchie et mettait la
religion elle-même en péril. Les églises étaient indigne-
ment profanées, les croix de mission partout abattues,
les communautés envahies, les prêtres poursuivis et
maltraités, et l'archevêque de Paris, naguère encore si
populaire dans la capitale, obligé de se travestir et de
se soustraire par la fuite aux dangers qui menaçaient
sa vie. On croyait voir reparaître les mauvais jours
de 1 793 2. »
Les séminaires et les couvents de Paris furent fermés
et les élèves de Saint-Lazare obligés de se disperser.
Seuls les anciens du sanctuaire demeurèrent, pensant
que leur sang servirait peut-être à quelque chose.
Les novices prirent les vêtements qu'ils purent trouver
sous la main et cherchèrent le moyen le plus facile de
s'évader en de pareilles conjonctures.
1. Extrait de la Vie de Mgr 'le Quélen, par le baron He.nrion, cité
par l'auteur de la Vie de M. Etienne.
2. Vie de M. Etienne.
L'abbé Danicourt traversa les rues détournées de
Paris sous la défroque vieillie d'un soldat. Bien lui en
aurait pris d'en emprunter aussi la physionomie, mais
l'innocence et la candeur ont des traits qu'on ne peut
déguiser; il fut arrêté précisément à cause de sa physio-
nomie. « Tu ne m'as pas l'air d'un soldat, lui dit bruta-
lement le garde qui l'arrêta ; » et dirigeant la pointe de
sa baïonnette vers la poitrine du prétendu soldat, il
ajouta : « Crie, vive la Charte ! » Comme ce mot n'avait
rien que d'inoffensif, l'abbé Danicourt dit bravement :
« Vive la Charte! » et aussitôt il cessa d'être inquiété. Il
sortit de Paris en toute hâte pour se rendre à Montdidier,
de là à Authie où il arriva dans le même costume.
Grand fut l'émoi de la famille et du voisinage en le
voyant dans un état si pitoyable. Mais bientôt la surprise
se changea en actions de grâces lorsque le pieux novice
de Saint-Lazare eût raconté le déchaînement subit de la
Révolution et son évasion providentielle. Il se trouvait
en pays sur, au milieu de parents et d'amis qui le trai-
taient avec une tendre amitié mêlée de respect. Après
quelques jours de repos, il continua au sein de sa famille
le noviciat qu'il avait dû interrompre à son grand regret.
Plus tard, Mgr Danicourt, toujours attentif à l'inter-
vention de Dieu et à la protection des saints dans la
conduite des âmes, a pris soin de noter que cette fuite
a eu lieu en la fête de sainte Marthe. Ce que Dieu garde
est bien gardé ! Les Juifs en exilant et en jetant à la mer,
dans un navire sans voile, la famille de Lazare, croyaient
l'envoyer à une morte certaine ; mais les vents qui
obéissent à Dieu poussèrent le navire sur les rivages de
Marseille où Lazare et ses sœurs opérèrent le plus grand
bien. La Révolution chassait de Paris les prêtres de
Saint-Lazare et leurs sœurs, [les Filles de la Charité ;
mais Dieu les acheminait dans des lieux sûrs pour tra-
vailler à sa plus grande gloire.
— 58 —
Le temps que l'abbé Danicourt passa dans sa famille
fut loin d'être perdu pour sa vocation et pour le ciel :
il y vécut véritablement en novice. « J'étais bien jeune,
écrit son frère, cependant je n'ai pas oublié le réveil
matinal du séminariste de Saint-Lazare. M. Danicourt
père, sur la demande de son fils, avait accepté l'engage-
ment de ne pas laisser passer quatre heures. A quatre
heures sonnant, l'abbé Danicourt se levait; puis, après
avoir consacré le temps voulu aux soins de propreté, il
commençait sa prière, faisait ensuite sa méditation et se
livrait à l'étude jusqu'à l'heure de la messe. Dans le jour
il reprenait les pratiques de ses vacances d'autrefois, la
visite des parents et celle des malades; il s'occupait
aussi des catéchismes et de la congrégation de la Sainte-
Vierge. On a chanté longtemps à Authie les cantiques
que le pieux séminariste avait appris aux congréganistes.
Ce fut surtout pendant ses vacances forcées, qui
durèrent plus de six semaines, qu'il fut apprécié par son
respectable curé, M. Debrie. Le bulletin de conduite,
tracé par ce digne ecclésiastique, n'ajoute rien à tout ce
qui a été dit ; toutefois il y a deux poinls sur lesquels il
insiste : « La délicatesse exquise de conscience du saint
jeune homme et son attention constante à la présence de
Dieu. »
CHAPITRE IX
o Le 19 septembre 1 830, saint Janvier : appelé au collège de Montdidier.
— Le 27 septembre 1830, mort de saint Vincent : fait les vœux
chez nos Sœurs (Montdidier). » — Lettre de M. Salhorgne, supé-
rieur général à M. Danicourt. — « 18 décembre 1830, Expeclatio
Partus B. M. Y., attente du divin enfantement : reçu le sous-diaco-
nat de Mgr de Chabons. » — M. Danicourt est désigné pour la chaire
de quatrième au collège de Montdidier : ce qu'il est comme
professeur; comment il comprend l'éducation ; son exactitude;
son ascendant sur les élèves. — Trait héroïque de charité :
« 31 janvier, saint Pierre Nolasque : sauvé la vie aux élèves Hatté
et Dizengrcmel. »
Pendant les trois années que nous allons suivre l'abbé
Danicourt au collège de Montdidier, nous verrons de
grandes choses se réaliser pour lui et par lui : c'est
d'abord l'émission des trois grands vœux; c'est ensuite
le sous-diaconat ; c'est un trait héroïque de charité ;
c'est la prêtrise, la première messe ; c'est enfin le départ
pour les missions de Chine.
L'année 1830, traversée par de si fâcheux événements,
fut néanmoins féconde en grâces pour l'abbé Danicourt.
La Providence lui avait, par la Révolution, ménagé le
retour dans sa famille. Il en profita pour encourager ses
vieux parents au travail et à la vertu, pour édifier une
fois encore son frère et sa sœur, pour laisser partout la
bonne odeur de Jésus-Christ.
Le 19 septembre, fête de saint Janvier, ses supérieurs
l'appelèrent au collège de Montdidier dans le but de lui
faire prononcer les saints vœux. Après quelques jours
— 60 —
de retraite, il vit enfin arriver l'heure si ardemment
désirée où, parles trois vœux d'obéissance, de pauvreté,
de chasteté, il cessait d'appartenir à lui-même et au
monde pour être à Dieu seul. Ce fut le 27 janvier, jour
anniversaire de la mort de saint Vincent, dans la cha-
pelle des sœurs, à Montdidier, que s'opéra en lui cette
rupture avec le monde, car il ne reçut le sous-diaconat
que deux mois plus tard. Par cette rupture sur laquelle
il n'y eut jamais de retour, l'abîme creusé entre lui et
les créatures devint éternel. Quels encouragements
d'ailleurs n'apportait pas saint Vincent à l'âme du jeune
religieux en cet anniversaire de sa naissance au ciel ? Au
jour de leur mort les saints lèguent à leurs enfants l'hé-
ritage de leurs vertus. La vie de Mgr Danicourt nous
autorise à dire qu'il en reçut sa bonne part en cette cir-
constance mémorable. Il est un autre encouragement
qu'il reçut en même temps : il partait de la présence de
ces admirables Filles de la Charité qui sacrifient jeu-
nesse, santé, beauté, fortune, avenir pour mener une
vie d'abnégation. Il avait toujours eu pour elles la plus
haute estime et la plus profonde vénération ; celles-ci ne
firent que s'accroître, et bientôt nous le verrons solliciter
sans relâche leur introduction dans l'Extrême-Orient,
afin de les voir associées plus directement aux grandes
œuvres de l'apostolat.
Quelques jours après sa profession, l'abbé Danicourt
reçut de M. Salhorgne, supérieur général, une lettre
élogieuse que nous nous empressons de reproduire ici :
Paris, 11 octobre 1830.
« Monsieur et cher confrère,
« La grâce de Notre- Seigneur soit toujours avec nous.
« Je remercie Dieu de la grâce qu'il vous fait de persé-
vérer dans l'amour de votre saint état. C'est une grande
— 61 —
consolation pour moi qui arriverai bientôt au terme de
ma carrière de voir qu'il entre dans les desseins de la
divine Providence de perpétuer la compagnie dont saint
Vincent a été l'instituteur, puisque l'Esprit-Saint ins-
pire le désir d'y entrer à plusieurs sujets distingués par
leur talent et leur vertu. Vous êtes certainement du
nombre : mes assistants que j'ai consultés, selon l'usage,
se félicitent avec moi de pouvoir désormais vous compter
d'une manière irrévocable au nombre de nos confrères.
Je prévois que vous serez un jour un des piliers de
l'édifice dans la formation duquel vous allez entrer. Je
ne serai plus de ce monde, mais je vous prie bien ins-
tamment de vous souvenir dès à présent et pour lors
dans vos prières et saints sacrifices, de votre bien affec-
tionné et très dévoué
« Salhorgne, i. p. d. la cm.1,
« Supérieur général. »
Quand on saura qu'il n'est ni dans l'esprit, ni dans les
usages de la petite compagnie d'adresser des éloges à un
confrère, surtout lorsqu'il est encore jeune, on jugera,
d'après cette lettre, du cas que les supérieurs faisaient
déjà de l'abbé Danicourt.
Deux mois plus tard, le 18 décembre 1830, fête de
l'Attente du divin enfantement, il entrait dans le corps
hiérarchique de l'Eglise, en recevant le premier des
ordres majeurs, le sous-diaconat. Il avait recueilli des
lèvres de Mgr de Chabons, dans la chapelle du grand
séminaire d'Amiens, les graves obligations qu'impose
la réception de cet ordre sacré : a Deo perpetuo famulari
et castitatem scroare : Servir Dieu perpétuellement et
1. Celte abréviation signifie : indigne prêtre de la Congrégation
de la Mission.
— 62 —
garder la chasteté. » 11 n'hésita pas une seconde, et ses
confrères qui avaient sans cesse les yeux attachés sur
lui pour saisir le moindre de ses mouvements ont dit
avec quel élan il fit le pas qui sépare le monde du sanc-
tuaire. A peine ordonné, il se mit à genoux pour com-
mencer 1 l'heure du bréviaire correspondant à ses enga-
gements ; mais M. le supérieur du grand séminaire lui
fit signe de se relever pour ne point déranger Tordre des
cérémonies.
Après l'ordination, l'abbé Danicourt revint au collège
de Montdidier occuper la chaire de quatrième. « Une
promotion si prompte, pour un séminariste de deux
années, n'est pas dans les habitudes de l'enseignement,
écrit à ce sujet M. Yivier, supérieur de la maison ; mais
je connaissais M. Danicourt, je savais l'amitié et l'estime
de ses collaborateurs pour lui, ainsi que les sentiments
des élèves à son égard. Je ne faisais donc point un faux
pas en lui offrant et en lui imposant la chaire de qua-
trième. L'avenir devait prouver et me prouva en effet
que M. Danicourt, même en conduisant de front les
études théologiques qu'il n'avait pas achevées et les
études profanes, était au-dessus de sa tâche. Quant «à
lui, il accepta cet honneur et ce fardeau comme autre-
fois, étant élève, il acceptait une leçon, un devoir de
classe. Ce mot devoir était tout-puissant sur lui ; il se
contenta de me dire qu'il était heureux de témoigner sa
reconnaissance en rendant service à une maison à la-
quelle il devait tout. Dès lors, il devint non pas mon
collaborateur, mais mon ami, mon confident. L'intérêt
que je lui ai porté, il me l'a rendu en affection et en
dévoùment. »
L'exactitude dans le devoir semble être l'expression
1. Par le sous-diaconat l'on ne s'engage pas seulement à garder
la chasteté perpétuelle, mais encore à réciter le bréviaire toute sa
vie.
— 63 —
qui caractérise le professorat de M. Danicourt : exacti-
tude pour lui-même d'abord, exactitude pour ses élèves
dans la double tâche de l'éducation et de l'instruction.
A ses yeux, ces deux choses sont bien différentes l'une
de l'autre, et la première l'emporte de beaucoup sur la
seconde. L'instruction forme l'esprit, tandis que l'édu-
cation forme le cœur et l'âme tout entière. On peut être
très instruit et n'avoir point d'éducation. L'abbé Dani-
court sait faire la part de chacune d'elles : s'il donne à
ses élèves l'instruction requise, il s'applique encore plus
à élever leur âme et leur cœur. Lorsque sa classe marche
dans la voie du devoir et du devoir chrétien, il est con-
tent, heureux, souriant ; mais lorsqu'il aperçoit des
tendances mauvaises, lorsqu'il surprend un acte qui
peut donner matière à scandale, il devient sévère jusqu'à
la rigidité. On s'est longtemps rappelé qu'il a isolé des
bancs de la classe, pendant plusieurs mois, un élève
dont il avait reconnu la malice. Cet exemple de sévérité
nous fit réfléchir, dit un témoin oculaire, et nous donna
le sentiment de la dignité et du respect que nous devons
à nos âmes.
L'exactitude, avons-nous dit, est le trait caractéris-
tique de l'abbé Danicourt comme professeur ; mais chez
lui ce n'est point cette régularité purement naturelle
que l'on est exposé à prendre toujours pour une vertu
tandis qu'elle est souvent un pli de tempérament ', quel-
que chose de machinal résultant d'une habitude prise.
Non, c'est une régularité surnaturelle , procédant de
l'esprit de foi, et qui est le nerf de la vie intérieure, selon
cette parole : « Qui regulœ vint, Deo mût. Celui qui vit
selon la règle vit selon Dieu. »
Cet esprit de règle a pour conséquence le bon emploi
du temps. Il y attache le plus grand prix: le temps lui
1. Le P. Caussette : Manrèze du Prêtre, t. II, p. 41-2.
— 64 —
a été donné pour glorifier et servir Dieu; la distribution
lui en a été faite par la sagesse de ses supérieurs, à qui
il a promis obéissance le jour de sa profession. Aussi
accomplit-il tous ses devoirs avec une continuité, une
régularité qui n'a d'expression que dans la grande
aiguille d'un cadran, laquelle avance par degrés, marque
fidèlement et toujours sous la même impulsion, les
secondes, les minutes, les heures. « Oh! non, il ne per-
dait pas de temps, écrit l'un de ses collaborateurs : tous
les instants de sa vie ont eu leur bon emploi. »
Une telle disposition de l'âme ne laisse pas que de
paraître au dehors et d'inspirer à tous le même esprit
d'ordre, d'exactitude, de règle. Au reste son influence
est prodigieuse partout : à la chapelle, l'aspect de sa
ferveur porte à prier; à la salle d'étude, son attitude
impose le silence et l'amour du travail ; en classe il sait
stimuler d'une manière merveilleuse l'ardeur de ses
élèves; en récréation il donne le branle et l'enthou-
siasme à cette brillante jeunesse de Montdidier. Les
élèves l'aperçoivent-ils la soutane relevée jusqu'aux
genoux, au milieu de la cour, ou sur l'esplanade ou bien
au Chemin vert? Ils comprennent qu'il s'agit d'une partie
de cerceau, ou de balle, ou de barres : immédiatement
les camps s'organisent, les luttes s'engagent pendant
plusieurs heures jusqu'à perdre haleine. Le parti vain-
queur est ordinairement du côté de M. Danicourt. Puis
les joueurs se séparent contents et heureux, se promet-
tant bien de renouveler ces luttes qui fatiguent le corps»
mais reposent l'esprit. Les collines du Forestel, les
plaines de Cantigny et les vallées de Monchel furent sou-
vent le théâtre de ces joyeux ébats où trois cents élèves
se délassaient de la vie dure du collège. Nous disons
dure, parce qu'alors on ne connaissait ni vacances de
nouvel an, ni vacances de Pâques, encore moins celles
du mardi gras et de la Pentecôte : l'année scolaire com-
— 65 —
mençait dans les premiers jours d'octobre et se pour-
suivait jusque vers l'Assomption. Les collèges ecclé-
siastiques eux-mêmes ont dû faire la part du siècle et
souffrir de regrettables intermittences.
C'est dans une de ces laborieuses promenades, dans
les marais de Montchel, que la Providence procure à
l'abbé Danicourt l'occasion de montrer un courage
héroïque et de faire voir jusqu'où vont sa charité et son
dévoùment pour ses élèves. Cette scène a été si bien
dépeinte par Mgr Duquesnay que nous ne pouvons
mieux faire que de laisser la parole à l'éminent prélat :
« A ses élèves il immole ses goûts, ses affections, sa
santé, bien plus, sa vie même, et je ne dis pas cela par
hyperbole, c'est l'exacte réalité. Voyez: l'hiver a tout
glacé dans la nature, les eaux elles-mêmes se sont
durcies sous le pied; la troupe joyeuse des élèves de
Montdidier s'élance sur ce sol improvisé, d'autant plus
séduisant qu'il est habituellement interdit. Deux témé-
raires volent plus avant, là où une couche plus légère
cache à peine l'abîme. La glace crie et se rompt, les
deux imprudents sont engloutis et disparaissent sous
l'uniformité de la plaine glacée. L'abbé Danicourt a tout
vu, mais trop tard pour prévenir le malheur. Il le répa-
rera si Dieu le permet. Son vêtement trop ample est
immédiatement rejeté. Il rompt la glace sur une vaste
étendue ; il plonge, et aux applaudissements de tous il
ramène au rivage les deux chers étourdis *. »
On devine assez quelle fut la reconnaissance des
élèves Hatté et Dizengremel pour leur sauveteur ; la
joie de M. le supérieur en songeant qu'une catastrophe
a été épargnée à l'établissement par son cher professeur;
enfin le surcroît d'estime et de sympathie que l'abbé
1. Oraison funèbre de Mgr Danicourt, par Mgr Duquesnay. V. à
l'Appendice.
— 6G —
Danicourt dut conquérir chez tout le personnel de la
maison et dans toute la ville de Montdidier.
Ce fait se passa le 31 janvier, fête de saint Pierre
Nolasque, fondateur de l'ordre de la Merci pour la déli-
vrance des chrétiens captifs. Notre futur missionnaire
préludait ce jour là, sous le patronage de cet apôtre de la
charité, au sauvetage de milliers de petits enfants, qu'il
délivra, non seulement de la mort de l'âme, mais sou-
vent aussi de celle du corps, en les recueillant sur les
bords des fleuves ou en les achetant à prix d'argent.
CHAPITRE X
« Le 26 juin 1831, saint Jean et saint Paul : reçu le diaconat de
Mgr de Chabons (Amiens). — Si septembre 1831, Notre-Dame de
la Merci : reçu laprêtrisede Mgr de Chabons. — 25 septembre 1831,
fête de saint Firmin, martyr, premier évêque d'Amiens : dit ma
première messe à Authie (M. Debrie). » — M. Danicourt retourne à
Montclidier. — Encore sa dévotion envers la sainte Eucharistie.
— Sollicitude pour sa sœur Sidonie : ses alarmes à la pensée des
dangers auxquels sa jeunesse est exposée; lettres à sa mère et
à sa sœur à ce sujet.
L'année 1831, de même que la précédente, va être
une année de grâces exceptionnelles, le complément des
bénédictions du ciel et l'achèvement de l'œuvre de Dieu
dans l'âme de notre saint religieux. Il la consacre tout
entière à se préparer au diaconat, puis à la prêtrise. Au
demeurant, son cœur est prêt depuis longtemps et l'ar-
chidiacre n'est point téméraire dans la réponse qu'il fait
à l'évêquejui demandant « s'il en est digne.» — « Autant
que la fragilité humaine peut savoir, je sais et j'affirme
qu'il est digne de porter ce fardeau '. >> Et l'évêque de
reprendre : « Les diacres ont pour mission de servir à
l'autel, de baptiser, d'annoncer la parole sainte... Ils
doivent être éclatants d'innocence, sans tache, purs et
chastes, Nitidi, mundi, puri, casti 2. »
Si ces qualifications conviennent à quelqu'un, c'est
bien à l'abbé Danicourt, car il apporte en cette circons-
1. Paroles du Pontifical : ordination des diacres.
2. Ibid.
— 68 —
tance comme toujours, une âme éclatante (P innocence,
une vie sans tache, un cœur pur dans un corps chaste.
Ce fut le 20 juin, fête de saint Jean et de saint Paul
que Mgr de Chabonslui conféra l'ordre de diacre.
Trois mois plus tard, ses supérieurs le jugèrent mûr
pour le sacerdoce. L'abbé Danicourtn'a rien omis pour
se rendre digne, autant qu'il est possible à une créature
humaine, d'un fardeau redoutable aux anges mêmes.
Outre les moyens que lui procurent la règle et les exer-
cices de sa congrégation, il aime à méditer deux livres
excellents entre tous : le Mémorial de la vie sacerdotale *
et en particulier les chapitres n et vu, dont le premier
traite : De la nécessite de la perfection dans le prêtre ; et le
second : Des biens à attendre de la cie des saints prêtres.
A vingt-cinq ans de distance, il se plaira à les rappeler
ainsi que les plus belles prières de ce livre 2. Le second
ouvrage dont il nourrit son esprit et son cœur aux
approches du sacerdoce, est ['Imitation de Jésus-Christ;
il a noté les principales maximes qui se rapportent au
sacerdoce ; il fait constamment ses délices du quatrième
livre et en médite avec une attention spéciale le
cinquième chapitre qui devrait être écrit en lettres d'or
et que chaque prêtre devrait relire tous les jours avant
de monter à l'autel : « Quand vous auriez la pureté d'un
ange et la sainteté de saint Jean-Baptiste, vous ne seriez
pas digne de recevoir et de toucher ce sacrement ; car il
n'est pas dû aux mérites des hommes de consacrer et de
toucher le sacrement de Jésus-Christ, et de prendre en
nourriture le pain des anges. »
« Sublime mystère, et grande dignité des prêtres, qui
ont reçu un pouvoir qui n'a pas été accordé aux anges !
\. MemorUrfe vitœ sacerdotalis a sacerdote gallicano diœceseos Lin-
gonensis exule.
2. Lettre du 8 octobre 4 8ôo, datée de Kiou-Tou à son frère,
M. l'abbé Charles Danicourl.
— 09 —
car il n'y a que les prêtres légitimement ordonnés dans
l'Église qui aient le pouvoir de célébrer et de consacrer
le corps de Jésus-Christ. » ... « Prenez garde à vous et
considérez quel est le ministère qui vous a été confié par
l'imposition des mains de l'évêque. m
« Vous voilà devenu prêtre et consacré pour célébrer
les saints mystères. Ayez soin maintenant d'offrir à Dieu
ce sacrifice avec foi et dévotion dans les temps conve-
nables, et de vous rendre irrépréhensible. Loin d'avoir
diminué votre charge, vous vous êtes par là plus étroi-
tement lié au joug de la discipline, et vous vous êtes
engagé à un plus haut degré de sainteté. »
« Un prêtre doit être orné de toutes les vertus, et
donner aux autres l'exemple d'une vie sainte. Sa conver-
sation ne doit avoir rien de celle du peuple et du commun
des hommes ; mais elle doit être avec les anges dans le
ciel, ou avec les parfaits sur la terre »
« Il porte devant et derrière lui le signe de la croix du
Seigneur, pour se souvenir continuellement de sa
passion... ' »
Plein de ces pensées qu'il a depuis longtemps méditées
et approfondies, M. Danicourt est tout disposé à accueillir
et surtout à réduire en pratique ce conseil de l'évêque :
« Imita/mini quod tractatjs. Imitez ce que vous opérez
dans ce mystère. »
Le prêtre doit entrer dans les sentiments de la victime
qu'il immole, et chaque fois qu'il célèbre, songer à mor-
tifier ses membres , s'appliquer au retranchement de
toutes les concupiscences. C'est à cette mort à lui-même
et à toutes ses convoitises que travaille notre saint reli-
gieux : on a remarqué pendant les années de son pro-
fessorat, principalement dans les mois qui ont précédé
1. Imitation de Jésus-Christ, I. IV, ch. v : De la dignité du Sacre-
mint et de Vétat du Sacerdoce.
- 70 —
sa promotion au sacerdoce, qu'il s'abstenait de vin le
soir et ne prenait guère d'aliments chauds. Pendant les
hivers les plus rigoureux il se contentait d'une seule
couverture, et si l'esprit de la congrégation l'eût porté
aux macérations corporelles en usage chez certains ordres
religieux, telles que la discipline, etc.. il n'eùt'pas manqué
de se les infliger.
Enfin le jour tant désiré arriva : le 24 septembre 1831,
fête de Notre-Dame de la Merci, Mgr de Chabons,
de pieuse et digne mémoire, le fit prêtre pour l'éternité.
M. Danicourt était entré au noviciat le jour de la Nati-
vité de la très sainte Vierge ; il avait fait le bon propos
un an plus tard, à pareil jour ; reçu le sous-diaconat en
une fête de la très sainte Vierge : cette bonne Mère mon-
trait une fois de plus sa prédilection pour lui en l'élevant
au sacerdoce en un jour qui lui est consacré, de sorte
que nous pourrions désormais l'appeler le prêtre de
Marie.
Le sacerdoce mettait le comble au bonheur de M. Da-
nicourt : monter à l'autel chaque matin, pour y recevoir
son Dieu, son trésor, son tout ! C'était la réalisation de
tous les rêves de son enfance et de sa jeunesse, le terme
des aspirations de son cœur. Il se voyait désormais
investi de cette sublime fonction du prêtre à l'autel, qui
avait été l'unique ambition de la première moitié de son
existence ; de ce ministère incomparable que résume
admirablement l'auteur de Y Imitation à la fin du cha-
pitre précité : « Quand le prêtre célèbre, il honore Dieu,
il réjouit les anges, il édifie l'Eglise, il secourt les vivants,
il procure le repos aux morts, et se rend lui-même parti-
cipant de toutes sortes de biens. »
Se souvenant de son bien-aimé père saint Vincent,
« ce prêtre qui disait si bien la messe », il se préparait à la
dire une première fois avec la plus grande ferveur,
comme il devait la célébrer tout le reste de sa vie ; mais
— 71 —
laissons la parole au digne curé d'Authie, M. Debrie, qui
l'assista en cette circonstance mémorable.
« J'assiste encore, par la pensée, à la première messe
de votre saint frère, et le souvenir de ce jour béni ne
s'effacera jamais de ma mémoire. Je le vois, ou plutôt je
le sens encore à l'autel : il me paraissait un ange des-
cendu du ciel. Tout en lui exhalait je ne sais quel parfum
de piété qu'il faisait bon de respirer. Il reposait avec
bonheur ses regards sur la sainte hostie et me commu-
niquait quelque chose de la ferveur de son âme, des
ardeurs de son amour pour Xotre-Seigneur Jésus-Christ.
Cette circonstance fut pour moi l'occasion solennelle de
répandre mon âme dans celles de mes paroissiens et de
leur dire l'amitié, l'estime et la vénération que m'inspi-
raient depuis longtemps déjà les vertus de ce saint reli-
gieux. Je fis souffrir, je le sais, sa modestie et son humi-
lité ; mais je devais dire la vérité pour l'édification de la
paroisse. L'imposition des mains qui suivit cette auguste
cérémonie fut pompeuse et touchante :lafoule se pressait
nombreuse et recueillie pour recevoir sa bénédiction
comme autrefois les peuples de la Judée se portaient
versNotre-Seigneur. Pasteur et troupeau nous estimions
ses bénédictions comme des grâces du ciel et les reçûmes
avec un esprit de foi mêlé de confiance et d'amour '. »
Le repas qui suivit, et que l'on appelle le repas des
noces *, fut plein de cordialité et de douce gaieté.
La première messe de l'abbé Danicourt avait été l'oc-
casion d'un rapprochement entre les membres de la
famille : un oncle qu'une de ces divisions hélas ! si com-
1 . Lettre de M. Debrie à M. l'abbé Charles Danicourt.
2. En Picardie on appelle mariage le jour où un jeune prêtre dit
sa première messe et réunit ses parents et ses amis à la table du
festin. Dans la pensée des villageois, le prêtre se marie avec l'Eglise,
en devient l'époux. D'ailleurs son unie, épouse de Jésus-Christ, ne
va-t-elle pas, à partir de ce moment, s'unir à lui tous les jours?
Enfin ne sont-ce point les noces de l'Agneau?
72
mimes tenait éloigné de tout rapport fit en cette circons-
tance la paix avec les parents du saint prêtre, grâce aux
démarches de ce dernier. Il était allé le trouver lui-même
et lui avait parlé avec cette franchise et cette bonté qui
lui étaient connues et qui plaidaient en sa faveur :
« Vous ne pouvez pas, mon oncle, me refuser ce bonheur
au jour de ma première messe ; et de quelque côté que
viennent les torts, il faut les mettre sous les pieds et
renouer les relations interrompues. » L'oncle ne put
résister à de telles instances et ce lui fut une grande con-
solation d'assister à la première messe de son neveu et
de prendre part au festin de famille.
Quelques jours après M. Danicourt retournait à Mont-
didier pour reprendre les modestes fonctions do profes-
seur de quatrième.
Bientôt il se présenta une circonstance qui fit voir
combien était grande sa dévotion envers la sainte
Eucharistie :
Pendant quelque temps, la paroisse de Fontaine-sous-
Montdidier resta vacante et les professeurs du collège
furent chargés de la desservir à tour de rôle. La pre-
mière fois que M. Danicourt se rendit à Péglise de cette
commune, un spectacle bien de nature à affliger tout
cœur de prêtre le fit fondre en larmes. Il trouva les
saintes espèces dans un état complet de décomposition :
à cette vue il se prit à pleurer.
Il revint triste et affligé au collège, et en racontant au
supérieur de la maison ce qu'il avait vu, il ne pouvait
retenir ses larmes. Puis il alla passer plusieurs heures
au pied du saint Sacrement, pour dédommager Notre-
Seigneur de l'état d'abandon dans lequel il l'avait trouvé
à Fontaine.
La dévotion au saint Sacrement est la grande dévo-
tion des saints : elle fut, on le voit, celle de M. Danicourt.
Il avait reçu une intelligence spéciale de ce don par
— 73 —
excellence, selon cette parole de l'Évangile : Si scires
donum I)ei ! Tous les prêtres ont reçu le pouvoir de
consacrer la sainte Eucharistie et tous ont avec elle des
rapports journaliers; mais tous n'ont pas reçu dans la
même mesure l'intelligence de cette grande et belle
chose. Aux yeux de M. Danicourt tout est là pour le
prêtre, toute sa vie y converge comme aussi toute la
religion se résume en elle. La religion se réduit à trois
choses : le dogme, la morale, le culte ; eh bien, l'Eucha-
ristie est le complément du dogme catholique, le sou-
tien de la morale, le centre, l'âme du culte. De plus
elle résume toutes les merveilles, en un mot toute l'his-
toire de la religion : Memoriam fecit mirabilium
suorum.
Nous aurons encore à constater plus d'une fois jusques
à quel point M. Danicourt portait cette dévotion. Elle
est, avec la dévotion à la très sainte Vierge et la con-
fiance à la divine Providence, ce qui remplit le plus sa
vie de prêtre et d'apôtre. Lorsque le bonheur viendra
réjouir son âme, il ira répandre son cœur en actions de
grâces au pied des autels ; lorsque les afflictions et les
chagrins fondront sur lui, c'est dans la célébration du
saint sacrifice qu'il puisera la force de les supporter.
Nous ne serons pas étonné, au jour de son sacre, de le
voir prendre pour armes un ostensoir avec une hostie
rayonnante, comme pour manifester dans sa vie
publique Celui qu'il manifeste dans sa vie privée.
M. Danicourt avait quitté le monde pour la vie reli-
gieuse, mais ce n'était point pour couler des jours pai-
sibles dans renseignement des séminaires et des collèges
de France comme la plupart de ses collègues, c'était
pour affronter les périls de l'apostolat sur des plages
lointaines.
Depuis huit ans déjà il mûrissait la pensée de se con-
sacrer aux missions étrangères; il s'en était ouvert sou-
— 74 —
vent à son bien-aimé père M. Vivier. Celui-ci, comme
tout directeur expérimenté, n'avait d'autre dessein en
l'éprouvant que d'affermir sa vocation : aussi paraissait-
il vouloir temporiser. Mais notre saint religieux ne se
lassait pas ; non content de manifester ses désirs, ses
aspirations, à son supérieur immédiat, il en faisait part
à ses confrères de manière que la connaissance en par-
vînt aux oreilles de M. le supérieur général. Afin de le
gagner il donnait à sa demande les formes les plus
agréables; c'est ainsi qu'il adressa à M. Salhorgne une
magnifique pièce de vers latins sur les missions. Puis
il mettait dans ses intérêts le secrétaire général,
M. Etienne, par les attentions les plus délicates. En un
mot il faisait mouvoir tous les ressorts pour arrivera ses
fins, attendant néanmoins avec patience l'heure de
Dieu.
Tandis qu'il se repose sur cette espérance et accomplit
au jour le jour ses devoirs de prêtre et de professeur, il
apprend que sa sœur Sidonie, qu'il aimait beaucoup,
se relâche un peu de ses devoirs de piété et se trouve
exposée aux dangers de la jeunesse. Aussitôt le saint
prêtre prie, offre le saint sacrifice et adresse à sa mère
et à sa sœur elle-même, les deux lettres suivantes.
Montdidier, le 25 mars 1832.
« Ma très chère mère.
« Ne soyez pas étonnée si je vous écris une lettre parti-
culière : ce n'est point pour vous faire des reproches;
car je n'ai qu'à me louer d'avoir une si bonne mère,
animée des sentiments les plus chrétiens. Cependant je
connais votre trop grande facilité et votre trop grande
indulgence pour les autres. Souvenez-vous donc que
vous êtes mère et mère chrétienne et que vous devez
éloigner de vos enfants tout ce qui pourrait leur être
— 75 —
préjudiciable et vous causer un jour les plus cuisants
remords. Je vous prie instamment d'avoir sur ma sœur
un œil je dirai presque sévère et de répondre en cela aux
intentions de mon père. Ma sœur est à l'âge des plaisirs,
à l'âge où elle voudra peut-être se montrer; mais
prenez garde à vous, les plaisirs de la jeunesse aujour-
d'hui sont bien loin d'être innocents, et pour peu qu'on
s'y livre on tombe bientôt dans un abime d'où l'on se
retire difficilement. Une fois que ces plaisirs se sont
glissés dans le cœur d'une jeune personne, ils détruisent
tout ce qu'y avait mis une bonne éducation. Dès lors on
n'aime plus qu'à séparer, qu'à aller de fêtes en fêtes. Le
travail devient un joug insupportable ; la soumission et
l'obéissance sont méprisées; le luxe absorbe et détruit
une maison.
a Hélas ! faut-il que je parle ici de luxe ! auriez-vous
entendu lire si souvent l'Evangile et saint Paul, qui
condamnent toutes ces vanités, pour amorcer en quelque
sorte ma sœur à la vanité ?... Mais ici, sans parler de ce
que dit l'Esprit-Saint contre les plaisirs et les vanités de
la jeunesse, ne voyez-vous pas une foule déjeunes filles
qui se déshonorent?
« Malheureux siècle où nous vivons, il semble que le
déshonneur est réparé par le mariage qui suit ces
horreurs! Mais pensez donc à ces pénitences affreuses
que faisaient dans la primitive Église le petit nombre de
ceux qui se déshonoraient. Ignorez-vous l'histoire de
sainte Marie Egyptienne qui alla pleurer dans un désert
affreux les désordres de sa jeunesse? Elle y resta plus de
quarante ans, se frappant la poitrine, gémissant nuit et
jour, exposée aux ardeurs d'un soleil brûlant, ne vivant
que de racines et d'herbes sauvages. Voyez- vous la même
chose de nos jours ? Quelles pénitences font ceux qui
tombent dans le désordre ? au contraire ne les voit-on
pas les premiers aux divertissements?... Aussi quel
— 76 —
ménage peuvent faire ces personnes que Je crime a
forcées au mariage? Elles sont punies ensemble. On ne
peut plus se voir, on ne cherche qu'à s'entredéchirer. Et
tout cela est le fruit d'une jeunesse négligée; tout cela
retombe sur un père ou sur une mère qui ont autorisé leurs
enfants dans leurs goûts et leurs penchants. Ainsi donc
ma chère mère, éloignez de ma sœur tout ce qui flatte la
vanité et l'entraîne aux plaisirs. Vous êtes dans la posi-
tion la plus critique et ma sœur est bien' à plaindre si elle
ne se met en garde contre tant de personnes qui
fréquentent notre maison. Si elle ne peut résister au
danger, si elle se sent trop faible, qu'elle fuie. Je désire
la voir à cent lieues de tant d'objets dangereux. Je prie
le Seigneur de la mettre dans un asile sûr, et si elle a du
penchant pour une vie qui fait mon bonheur, ne vous y
opposez pas, faites-en le sacrifice. Comme la mère de saint
Louis, préférez la séparation de votre fille à la perte de
son innocence et de son honneur.
« Je finis par vous conjurer humblement de ne pas
croire qu'il y ait le moindre fiel dans mes paroles : c'est
le danger seul que court ma sœur, et son bonheur, qui
mêles ont dictées.
«Je vous suis toujours fidèlement attaché et croyez-
moi votre dévoué fils.
« Xavier Danicourt. »
« Ma très chère sœur,
« Je vous prie de lire avec attention ces mots que vous
trace un frère dont le cœur est oppressé par la douleur,
un frère qui vous aime tendrement et qui prend le plus
vif intérêt à tout ce qui vous regarde. Malheureuse
jeunesse, jeunesse aveugle, faut-il qu'on te fasse servir
à la vanité, à la parure et à l'oubli de Dieu ! ô jeunesse
qui est dans le cours de la vie ce que sont les fleurs du
printemps dans l'année ! faut-il te voir te faner, tomber
— 77 —
et périr sous le souffle empesté des passions ? Quoi I ma
sœur, sera-t-il dit que vous perdrez les plus beaux
jours de votre vie ? Et cependant vous êtes chrétienne et
en cette qualité vous ne devez soupirer qu'après le ciel!
« Sera-t-il dit que vous souriez à de jeunes corrompus ?
Et cependant vous êtes enfant de Marie, cette Vierge si
pure qui tremble à la vue d'un ange qui vient lui
annoncer qu'elle sera mère du Sauveur.
« Sera-t-il dit qu'un pauvre frère qui a quitté son
père, sa mère, tout ce qu'il y a de plus cher au monde,
apprendra sur vous des choses qui lui percent le cœur et
lui arrachent des larmes de douleur ?... Lisez et relisezles
lettres que je sous ai écrites et voyez si jamais je vous ai
donné des conseils funestes, des conseils qui pussent
vous faire perdre votre innocence et votre honneur? Si
je l'ai fait, traitez-moi de barbare, d'impie, de cor-
rupteur ; mais si vous n'y voyez que de bons avis,
alors, ô ma sœur, ne méprisez pas ces expressions de
ma charité pour vous, ne me méprisez pas moi-même.
Hé! quel mal vous ai-je fait ?... Le peu de jours que j'ai
passés auprès de vous, les vacances dernières, auraient-
ils été pour vous des jours de tristesse et de gêne ? Le
plus grand jour de ma vie aurait-il été pour vous un
jour d'ennui ? Croyez-vous pouvoir sans ingrati-
tude causer de la peine à un frère qui devrait faire votre
consolation et dont le caractère sacré devrait vous ins-
pirer du respect, de la retenue? Pouvez-sous mépri-
ser sans crime les avis d'un prêtre, d'un représentant de
Dieu sur la terre? Pouvez-vous rester insensible aux
bons exemples, à la conduite régulière d'un frère que
vous devez prendre pour modèle? Pardonnez-moi ces
expressions, la circonstance me force à les employer.
Grâces au Seigneur, c'est lui seul qui a tout fait en moi.
a Adieu, ma chère sœur, mon cœur n'est pas assez
libre pour vous en dire davantage. Malgré tout ce que
— 78 —
je viens de Vous dire, vous n'en êtes par moins chère à
mon àme, et c'est le seul intérêt que je porte à votre
salut qui m'a dicté cette lettre un peu forte sans doute,
mais qui n'exprime pas encore bien tous les dangers
que vous courez et que je voudrais vous faire éviter.
« Je suis pour la vie votre très affectionné frère.
« Xavier Danicourt. »
Nous avons tenu à reproduire ces deux lettres pour
révéler la scrupuluse délicatesse de conscience de
M. Danicourt et pour faire voir que la morale des saints
n'est point la morale du monde.
Sidonie Danicourt n'était guère répréhensible : ce
n'est pas une faute, selon la manière devoir des gens du
monde, de paraître, une fois en passant, aux divertis-
sements publics; ce n'est pas une faute de songer à se
créer une position, ni de préluder à une alliance pro-
chaine par des marques d'affection données sous les
regards et la vigilance de sa mère. Mais l'ombre du mal
fait peur aux saints, et M. Danicourt voulait dans les
autres, et surtout dans sa sœur, la pureté sans tache
qu'il portait dans son cœur.
Si ses prières, ses recommandations n'obtinrent pas
une efficacité immédiate, elles portèrent leurs fruits
plus tard. Sidonie Danicourt fut mère de sept enfants,
dont six ont été par elle élevés très chrétiennement ; puis
après une vie bien remplie, purifiée par une longue
et cruelle maladie, elle s'endormit dans le Seigneur, le
13 décembre 1869.
CHAPITRE XI
Les préliminaires de la séparation. — André Danicourt à Montdi-
dier : le sacrifice est consommé! — Lettre admirable de M. Dani-
court à ses parents. — I! est désigné pour les Missions de Chine.
— Lettre d'avis de M. Etienne. — Lettre de M. Danicourt à
M. Debrie. — Dernière visite à Autbie : derniers adieux à sa
famille. — Les adieux dans la communauté de Saint-Lazare. —
Décret de la Sacrée Congrégation delà Propagande.
Au commencement de novembre 1832, des bruits de
départ pour les missions parvinrent aux creilles des
parents de Al. Danicourt. Un mot de la lettre adressée à sa
sœur semblait confirmer ces rumeurs et alarmait sérieu-
sement le cœur de son père et de sa mère. 11 crut devoir
couper court à tous ces bruits et rassurer sa famille, par
une lettre datée de Montdidier du 14 novembre 1832. Il
le pouvait en toute conscience, car rien d'officiel ne lui
était arrivé de Paris.
Mais la paix et l'assurance qu'il donnait à ses pa-
rents ne furent pas de longue durée, car il fallait dispo-
ser la famille au grand sacrifice qui se préparait. Le
19 février 1833, il leur écrivait la lettre suivante :
Montdidier, le 19 février 1833.
« Aies chers parents,
« Je désire de tout mon cœur que l'indisposition de
mon père cesse bientôt, si c'est la volonté de Dieu, et
j'engage ma mère à se ménager beaucoup. Au reste, ne
— 80 —
soyons pas étonnés des maladies, car l'homme sur
la terre est condamné à souffrir d'un sens ou d'un autre,
et souvent Dieu nous envoie des afflictions pour l'expia-
tion de nos offenses et pour nous éprouver. Nous devons
les accepter avec résignation et les souffrir avec patience ;
mais ce qu'il y a de consolant, c'est que les maladies,
suivant saint Vincent, sont la bénédiction des maisons.
« Je sais que vous priez Dieu pour moi ; mais je vous
engage à redoubler vos prières, parce que j'en ai beau-
coup besoin. Demandez-lui d'accomplir ses desseins sur
moi et de m'accorder la grâce de ne pas m'en rendre
indigne. Quel honneur pour vous et quelle faveur pour
moi, si je suis fidèlement ma vocation. Depuis sept ou
huit ans je demande une grâce à Dieu et j'ai la confiance
que je suis exaucé. Je désire aller au ciel, je désire que
vous y alliez aussi; mais que je souffre en pensant qu'il y
en a une foule qui ne peuvent gagner le ciel, parce qu'ils
ne connaissent point Dieu, parce qu'ils ne connaissent
point celui qui est mort pour eux sur une croix! Oh!
que je désire leur prêter une main secourable ! que je
désire aussi que votre foi m'encourage et que votre
amour pour moi ne me ferme pas la porte du ciel, car je
ne puis gagner le ciel si je manque ma vocation; et je
vous promets le paradis de la part de Dieu, si vous le
bénissez de ce qu'il veut faire de moi un apôtre. Je vous
embrasse bien tendrement ainsi que mes deux frères,
mes deux sœurs et ma petite nièce Marie.
« Votre fils tout dévoué,
« Xavier Danicourt. »
Malgré tout ce que la nature a de fort et de puissant,
malgré les larmes de son père et de sa mère, malgré les
supplications de sa famille, malgré ses propres angoisses
et les déchirements de son cœur, il était disposé à tout
— 81 —
sacrifier pour accomplir la volonté de Dieu. Il avait
entendu depuis longtemps une voix intérieure lui dire :
« Quittez votre père, et votre mère, votre maison, votre
patrie et venez dans la terre que je vous montrerai.
Je vous rendrai père d'une postérité nombreuse1.»
Ces paroles avaient retenti au fond de son âme de jeune
homme, puis de son âme de prêtre. Devenu enfant de
saint Vincent, il envisage de plus en plus la vie de
missionnaire comme sa véritable vocation et le terme de
sa destinée en ce monde ; rien ne cadre comme elle
avec ses goûts et ses aptitudes. Il avait d'ailleurs natu-
rellement et surnaturellement les qualités qui font le
missionnaire : santé robuste, tempérament de fer, prodi-
gieuse activité, zèle infatigable pour la gloire de Dieu
et le salut des âmes, confiance sans bornes en la divine
Providence. Ce n'est pas d'aujourd' bui que ses supé-
rieurs l'ont discerné, et, passé le délai d'épreuve requis,
ils lui accordent l'autorisation qu'il sollicite depuis de
longues années. C'est dans les premiers mois de l'an 1833
quelques temps après la lettre que nous venons de citer
qu'il reçut, ainsi que M. Mouly, supérieur du collège
de Roye, le placetdeM. Salhorgne, supérieur général
pour les missions de Chine. Et comme le départ était
subordonné à la partance de quelque navire pour
l'Extrême-Orient, M. Danicourt dut en donner connais-
sance à sa famille.
Ici nous laissons la parole à M. Vivier, supérieur du
collège de Montdidier.
a Nous voici arrivés au moment où il est question de
se séparer pour ne plus se revoir que dans l'éternité. Il y
avait longtemps que M. Danicourt me confiait son désir
toujours croissant d'aller dans les missions lointaines;
1. Paroles adressées par Dieu à Abraham, Genèse.
— 82 —
il ne pensait qu'à évangéliser les païens, les infidèles ; il
aspirait à les convertir, et, dût-il n'en gagner qu'un seul,
il croyait être agréable au Seigneur. Evangéliser, puis
verser son sang, si Dieu lui en faisait la grâce : voilà ce
qu'il ambitionnait ardemment. Je crus d'abord devoir com-
battre ce désir et ralentir cette ardeur ; mais l'anxiété
de ma conscience ne me permit pas de poursuivre ce
rôle. Je dus bientôt me borner à temporiser, si c'était
possible, et à modérer un zèle que ma foi approuvait
beaucoup, mais dont mon cœur, trop paternel encore,
s'accommodait fort peu. A cet endroit nos souffrances
étaient les mêmes ; car si j'aimais votre frère, il m'aimait
aussi: il me l'a prouvé jusqu'à son derniersoupir.il
est évident que dans la direction mon devoir alors était
de laisser agir la grâce et de ne me conduire que d'après
ses indications. De part et d'autre le cœur fut donc
condamné au silence jusqu'au départ pour la Chine.
« Mais avant de le fixer avec Paris, il nous restait
quelque chose à faire et même beaucoup aux yeux de
la nature. Votre père n'avait vu dans la vocation de son
lils au sacerdoce que l'œuvre de Dieu et de sa grâce ; il
savait qu'il n'allait plus lui appartenir : aussi en homme
de foi vive et pratique son sacrifice était fait à l'avance.
11 n'avait pas compté sur lui, comme cela arrive dans
beaucoup de familles, pour en faire un soutien et une
spéculation. Je me rappelle parfaitement son admirable
générosité et sa pieuse abnégation à cet endroit. Rien
ne me parut jamais plus digne d'éloges. C'est avec ces
mêmes sentiments et le même abandon, qu'il donnait
son fils à la congrégation de Saint-Lazare. Mais il faut
le dire, son cœur de père conservait pourtant une grande
satisfaction, assez grande pour qu'il put la faire partager
à son épouse et à ses enfants. Le prêtre devenu lazariste
n'était pas perdu : la famille pouvait le revoir tantôt
dans l'un, tantôt dans l'autre des établissements delà
— 83 —
congrégation ; ou bien il reviendra la voir; dans tous les
cas on saura où lui écrire, où l'aller trouver. Depuis
deux ou trois ans on s'était habitué à cette consolation
sans songer à un plus grand sacrifice. Vous dire tout
ce qu'il nous en a coûté à votre frère et à moi, pour
annoncer cette nouvelle à votre digne père et à votre
excellente mère, combien de fois et pendant combien de
temps, nous avons tourné, détourné et repris la question,
serait impossible.
« Enfin nos lettres partent et votre père arrive.
« Quelle scène, mon ami, pour nous trois, à son
entrée dans ma chambre! J'y assiste encore et j'en reste
ému. Muets tous les trois, les yeux seuls parlent, et que
ne disent-ils pas! Cependant votre père rompt le
silence et s'écrie : « Tu nous quittes, mon fils! Tu nous
abandonnes, Xavier? Quet'ai-je fait? que t'afait
ta pauvre mère? » — Et le fils de répondre d'une voix
calme et ferme : « Mon père, Dieu le veut! Je ne puis aller
contre sa volonté. » Après un moment de silence, le père
reprend d'unevoix entrecoupée de sanglots : « Puisque
Dieu le veut, il faut obéir Nous nous reverrons au
ciel! » Quel combat ! mais aussi quel triomphe de la
foi et de la grâce sur la nature! Après que celle-ci eut
poussé son dernier sanglot et que le calme fut revenu,
votre frère nous parla du bonheur qu'il allait goûter en
évangélisant ceux qui ne connaissent pas le Seigneur; il
semblait être déjà en mission et son père l'écoutait avec
avidité en conservant toujours son air de profonde tris-
tesse. Cette scène, mon cher abbé, non seulement je ne
pouvais l'oublier, mais bien souvent j'ai essayé de la
rendre en chaire '. »
1. Dans le récit de cette scène et dans le passage qui suit,
Mgr Duquesnay s'est élevé à la plus haute éloquence. V. à l'Ap-
pendice.
— 84 —
Toutefois la nature n'avait pas encore jeté son dernier
cri. Sans cloute le père avait fait son sacrifice, mais la
mère, mais les deux frères et les deux sœurs, mais le
village tout entier se soulevaient à la pensée de ne plus
revoir celui qu'ils aimaient tant. On eut recours à tous
les moyens pour le retenir, aux moyens les plus propres
à ébranler la volonté la plus énergique. On en jugera
par les arguments que le saint prêtre eut à réfuter,
arguments qui font voir les derniers efforts de la nature
contre la grâce, et qui ont donné matière à un beau
triomphe de la part de notre saint missionnaire. La
lettre qui suit va nous le montrer: par sa force, par sa
logique, par sou élévation, elle est un chef-d'œuvre
d'éloquence et donne la mesure de celui qui l'a produite.
C'est le cas de dire ou jamais : le style c'est L'homme.
Mnnlilidior, le 11 niai 1833.
« Mon cher père et ma chère mère,
« Votre dernière lettre m'a paru un peu étrange : je ue
puis en revenir. Vous me dites d'abord que tout prêtre
qui abandonne son père et sa mère, ses frères et ses
sœurs est maudit de Dieu. Mais, s'il vous plaît, où avez-
vouslu cela? Est-ce dans l'ancien Testament? Ivst-ce
dans l'Évangile? Est-ce dans un livre de piété? Vous
n'êtes pas capables de me montrer cela dans aucun livre
religieux. Et moi je vais vous prouver tout Je contraire.
Lisez le dix-neuvième chapitre de saint Matthieu et vous
verrez que : « Quiconque aura quitté pour mon nom sa
maison ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa
mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en
recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éter-
nelle, d C'est Notre-Seigneur qui parle ainsi.
« Il y a quelque chose de plus fort au chapitre qua-
torzième de saint Luc. C'est encore Notre-Seigneur qui
— 85 —
parle et voici ce qu'il dit : « Si quelqu'un vient après
moi et ne hait point son père et sa mère, sa femme et ses
enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie,
il ne peut être mon disciple. » Sans doute Notre-Seigneur
ne veut pas que nous ayons de la haine contre nos
parents ; mais cela veut dire que si nous préférons la
volonté de nos parents à celle de Dieu ; si, pour plaire
à nos parents, nous lui désohéissons; et quand il nous
appelle, nous n'écoutons pas sa voix et que nous sommes
retenus par les liens de la chair et du sang ; alors nous
ne pouvons plus être du nombre de ses disciples.
« Il est étonnant qu'après avoir lu si souvent l'Évangile,
vous alliez me prêcher une doctrine qui lui est tout
opposée. Il suivrait de ce que vous dites, que les apôtres
et presque tous les saints sont maudits de Dieu puis-
qu'ils ont tout quitté pour suivre Notre-Seigneur.
« Nous en avons plusieurs exemples dans le saint
Evangile. Notre-Seigneur, comme il est écrit au chapitre
quatrième de saint Matthieu, marchant le long- delà mer
de Galilée, vit deux frères, Simon appelé Pierre et André
son frère, qui jetaient leurs filets dans la mer, car ils
étaient pêcheurs; il leur dit : Suivez-moi et je vous ferai
pécheurs d'hommes. Eux aussitôt, laissant là leurs filets,
le suivirent. De là, s'avançant, il vit dans une barque
deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée et Jean son
frère, avec Zébédée leur père; ils raccommodaient leurs
filets, et il les appela. En même temps, ils quittèrent
leurs filets et leur père, et le suivirent.
« Notre-Seigneur, passant dans les rues de Caphar-
naiim, vit un homme qui était assis au bureau des
impôts nommé Matthieu, et il lui dit : Suivez-moi.
Aussitôt il se leva et le suivit. C'est ce que nous lisons
au neuvième chapitre de saint Matthieu.
« Je n'aurais qu'à ouvrir la Vie des saints et je vous
montrerais que tous ont quitté ce qu'ils avaient de plus
— 86 —
cher au monde, pour suivre Notre-Seigneur. Après cela
peut-on dire qu'on est maudit de Dieu, quand on quitte
ses parents?
« Vous me dites ensuite : « Quelle joie pour un
prêtre de la Mission de s'en aller à trois ou quatre mille
lieues au loin, pour ne plus revoir ni père, ni mère, ni
frères, ni sœurs?» Oui, ce sera pour moi une joie d'aller
à trois ou quatre mille lieues au loin, parce qu'il n'y a
rien de plus glorieux pour un prêtre que d'obéir à son
Maître. Or, mon Maître, c'est Jésus-Christ, mon Sauveur.
C'est lui qui m'appelle ; c'est lui qui commande : je dois
lui obéir et lui obéir avec plaisir. Mais si je pars avec
joie, ce n'est point parce que je serai éloigné de vous,
parce que je ne vous verrai plus. Je vous ai dit dans ma
dernière lettre que cette séparation me coûtera beaucoup.
Non, je ne suis pas un enfant dénaturé, je ne suis pas
un enfant barbare. Faut-il, hélas! (je ne puis écrire ces
mots sans fondre en larmes), faut-il, qu'en suivant la
volonté de Dieu, qui est mon premier père, on me
menace d'être maudit de Dieu! on me suppose sans sen-
timents, sans affection?
« Vous me dites encore : « que je ne parle pas comme
Joachim, qui disait que la plus douce consolation qu'il
goûtait, c était d'avoir été soumis à son père et à sa
mère. » Est-ce donc, mon cher père et ma chère mère,
que je vous ai jamais manqué d'obéissance et de sou-
mission? Lisez tous mes bulletins si vous les avez
encore, et voyez en quoi je vous ai affligés. Rappelez-
vous les moments que j'ai passés avec vous dans mes
différentes vacances, et voyez si je vous ai fait de la
peine par ma désobéissance. Et aujourd'hui que Dieu
m'appelle, aujourd'hui, qu'il veut que j'aille le faire con-
naître à ceux qui ne le connaissent pas, vous dites que
je suis désobéissant? Dois-je plutôt vous obéir qu'à
Dieu? Ou plutôt, ne dois-je pas obéir à Dieu de préfé-
— 87 —
rence à vous? Vous me citez l'exemple de Joachim, mais
Joachim n'était pas prêtre. Sa vocation était de rester
auprès de ses parents, et de leur être soumis en tout.
Mais pour un prêtre, surtout pour un prêtre de la Mis-
sion, sa vocation est d'aller annoncer l'Évangile aux
pauvres et partout où Dieu l'enverra.
« Je vous remercie, mon cher père et ma chère mère,
de toutes les peines que vous avez prises pour moi, et
Dieu m'est témoin, combien de fois je l'ai prié pour
vous. Je vous remercie de toutes les sueurs et de toutes
les fatigues que vous avez essuyées pour moi, pour mes
deux frères et ma sœur. Faut-il, hélas ! que malgré tout
ce que j'ai fait jusqu'à présent pour vous contenter, je
passe pour un ingrat! moi ingrat!!! Faut-il, qu'en
obéissant à Dieu et en suivant sa voie, on me dise que
je fais ma volonté ! Je vous demandais des consolations,
et je ne puis lire une seule ligne de votre lettre sans
gémir et verser des larmes. Oui, quoi qu'on en dise, je
m'inquiète sur votre sort, sur celui de mes deux frères
et de mes deux sœurs. Mais je ne crains pas d'être cause
qu'un jour vous soyez réduit à la mendicité. Celui qui
nourrit les oiseaux du ciel et qui donne aux lis des
champs plus d'éclat et plus de blancheur que n'en
avaient les habits de Salomon, ce Dieu puissant et bon
ne permettra jamais que vous soyez dans le besoin à
cause de moi. La Providence a payé ma pension au col-
lège; elle saura bien vous nourrir. Mais qu'avons-nous
à craindre pour l'avenir? Jusqu'à présent, Dieu ne vous
a-t-il pas accordé la grâce de vivre honnêtement? Et
pourquoi vous défier de lui? Pourquoi tant vous
inquiéter pour l'avenir? Pouvez-vous seulement vous
promettre un an de vie? A chaque jour, dit Notre-Sei-
gneur, suffit sa peine. Dieu laissa-t-il jamais mourir de
faim ceux qui le servent ? Que craignez-vous pour mon
petit frère ? Dieu qui a été si bon à mon égard, le sera
— 88 —
aussi envers lui. Oui, toute ma confiance est en Dieu, il
ne vous abandonnera pas.
« Vous finissez votre lettre par ces mots : « Un père et
une mère pourront peut-être dire, comme il est dit
dans l'Évangile : J'ai eu faim et vous ne m'avez pas
donné à manger; j'ai eu soif et vous ne m'avez pas
donné à boire ; j'ai été malade et vous n'êtes pas venu
me visiter... » Le reste est je crois de ma sœur.
« Non, je ne crains pas, à la fin du monde, au juge-
ment dernier, de m'entendre adresser ces reproches :
« J'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à man-
ger. »
« J'espère au contraire et j'ai la douce confiance que
je serai à la droite de mon Sauveur et que j'entendrai de
sa bouche, ces paroles consolantes : « Venez, les bénis
de mon Père, posséder le royaume céleste qui vous a
été préparé dès le commencement du monde ; car j'ai
eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et
vous m'avez donné à boire ; j'ai eu besoin de logement
et vous m'avez logé ; j'ai été nu et vous m'avez revêtu;
j'ai été malade et vous m'avez visité; j'ai été en prison
et vous êtes venu me voir. » En effet, si Dieu m'envoie
prêcher l'Évangile dans les pays étrangers, que ferai-je
autre chose, sinon distribuer le pain de la parole à ceux
qui en ont tant besoin? Ne ferai-je pas connaître aux
infidèles Jésus-Christ qui est la vie de nos âmes? Voilà
pour ceux qui ont faim.
« Ne ferai-je point couler les eaux de la grâce sur tant
de pauvres âmes qui sont desséchées par le péché ? Voilà
pour ceux qui ont soif.
« N'ouvrirai-je pas le ciel à tant de pauvres créatures
qui tombent par milliers en enfer?
<' Voilà pour ceux qui n'ont pas de logement.
« Ne couvrirai-jepas de la robe d'innocence, de la robe
du baptême tant de créatures qui sans cela n'entreront
— 89 —
jamais dans la salle du festin, c'est-à-dire dans le ciel ?
Voilà pour ceux qui sont nus.
« N'irai-je pas visiter tant de créatures qui sont
assises à l'ombre de la mort, qui ne connaissent pas
Notre-Seigneur? Que de consolations ne leur donnerai-
je pas dans leurs souffrances, en leur disant que Dieu
est mort pour les racheter et que si elles l'aiment, elles
le verront pendant une éternité! Voilà pour ceux qui
sont malades.
« N'irai-je pas briser les fers de tant d'âmes que le
démon tient enchaînées et sur lesquelles il exerce un
empire tyrannique? Voilà pour ceux qui sont en prison.
« C'est ce qui fera ma gloire au jugement dernier, si
je suis fidèle à ma vocation.
« Ne vaut-il pas mieux faire du bien aux âmes qu'aux
corps? Les biens spirituels ne l'emportent- ils pas sur les
biens temporels?
« N'est-il pas plus glorieux pour saint François-
Xavier, mon patron, d'avoir converti sept cent mille bar-
bares, que d'être resté professeur de philosophie au col-
lège Sainte-Barbe, à Paris, où il se serait perdu comme
tant d'autres?
« Voilà ce que Dieu m'inspire; mais à Montdidier,
comme au bout de l'univers, je vous aimerai, je prierai
pour vous et serai toujours,
« Votre affectionné fils,
« François-Xavier Danicourt, i. p. de la Mission. »
Le 28 juillet 1833, M. Danicourt recevait avis de
M. Etienne, qu'un navire français devant partir pour la
Chine, en septembre, il eût à se rendre à Paris, aussitô t
après la distribution des prix de Montdidier; puis de là
à Nantes où l'embarquement devait avoir lieu.
M. le secrétaire général terminait ainsi sa lettre : « Je
— 90 -
vous félicite, mon cher Monsieur Danieourt, de voir
arriver le moment où vos vœux seront réalisés. Vous
êtes attendu avec impatience par M. Torrette et vos
autres devanciers. »
Le lendemain de la distribution des prix, M. Dani-
eourt se rendit au sein de sa famille pour lui dire un
dernier adieu. « J'avais alors neuf ans, écrit son frère
Charles, je puis dire ce que j'ai vu, car je l'ai vu avec ce
sentiment qui ne s'effacera jamais. Les premiers jours
de son arrivée ne présageaient pas la terrible et dernière
explosion. Mon frère avait toute sa gaieté, toute son
amabilité ordinaires.il redoublait d'attention auprès de
son père et de sa mère. Il me prenait comme compa-
gnon de ses courses el de ses promenades. Il récitait
son bréviaire le long des bois, puis me faisait prier
avec lui et me donnait son crucifix à baiser. 11 était tou-
jours le même et l'on n'eût point soupçonné, en voyant
la sérénité de son visage, le chagrin poignant qui dévo-
rait son cœur. Enfin le jour d'adieux arriva, .l'assiste
encoreà ce spectacle : le dernier repas fut morne et silen-
cieux; à peine échangea-t-on quelques paroles; on
voyait que M. Danieourt s'efforçait île maîtriser sa dou-
leur. « Enfin, dit-il, il faut se quitter! » Et se levant de
table, il embrassa son père et sa mère. Son père lui dit
alors : « Mon cher Xavier, quand aurons-nous le bon-
heur de te revoir? — Sur cette terre, reprit le (ils, peut-
être jamais; mais je vous donne rendez-vous dans un
monde meilleur, au ciel ! Je ne vous demande qu'une
seule grâce, c'est que vous persévériez dans la pratique
des devoirs de la religion; que vous éleviez ebrétienne-
mentmon frère etmasœur.. le vous recommande tous aux
bons soins de M. le curé. » Ensuite il les embrassa, ainsi
que ses deux frères et ses deux sœurs, et, succombant
sous le poids de l'émotion, il s'accouda sur la commode,
la tête entre les mains et sanglota longtemps... Prenante
— 91 —
part Pierre, son frère aîné, il l'emmena avec lui dans le
jardin et lui fit ses dernières recommandations : « Je te
confie mon père et ma mère; aie soin de leurs vieux
jours ; n'oublie jamais les peines et les travaux qu'ils ont
essuyés pour nous élever. Tu répondras devant Dieu de
leurs dernières années. »
Il revint à la maison bénir une dernière fois les au-
teurs de ses jours et partit laissant une famille abîmée
dans la douleur et un pays dans les larmes.
Le voyage d'Authie à Amiens, dans la compagnie de
M. et Mme de Lepage, fut plein d'agrément et de gaieté, et
l'on n'eût point dit à le voir et à l'entendre qu'il partait
pour les extrémités de la terre et quittait son pays
pour ne plus jamais le revoir.
Cependanl il ne fut pas plus tôt arrivé à Paris que son
bon cœur le ramena au sein de sa famille éplorée. Il lui
écrivit pour la consoler, la tranquilliser et lui inspirer
une confiance sans bornes en la bonté de Dieu.
Il est à croire que le sacrifice de sa famille lui fut bien
douloureux : plus tard, lorsqu'il adressera à Dieu une
prière pressante, il lui dira : « Pour vous, ô mon Dieu,
j'ai quille mon père et ma mère... » C'est la parole de
saint Pierre à Xotre-Seigneur : Ecce nos reli</uimus
on/nia et secuti sumvs te.
Quelque temps après il écrivit à M. Debrie, curé d'Au-
tbie, pour lui annoncer le jour de son embarquement.
Paris, le 11 septembre 1833.
« Monsieur.
« J'ai Fbonneur de vous prévenir que notre embar-
quement pour la Chine aura lieu vers le 20 septembre.
Comme le voyage est long et périlleux, je vous prie de
demander pour nous au Seigneur la grâce d'arriver
heureusement au lieu de notre destination. Nous, de
— 02 —
notre côté, nous conjurons la bonté divine de répandre
sur vous ses plus abondantes bénédictions. Nous
aurons la consolation de dire la messe sur le vais-
seau.
« Nous emportons une presse lithographique et une
autre presse en taille-douce. Nous espérons que ces
objets nous seront d'un grand secours, dans un pays
où l'imprimerie est tort imparfaite, et que Dieu bénira
les efforts que nous aurons faits pour posséder ces arts.
M. Mniilv, mon cher compagnon, sait graver en taille-
douce. Pour moi, depuis trois semaines, je ne fais que
travail 1er à ma partie et je la connais assez pour
l'exercer. Nous nous recommandons de nouveau,
M. Mouly H moij à votre tendre charité. Priez Notre-
Seigneur de nous remplir de l'esprit apostolique, d'une
grande confiance en sa bonté et d'une patience à toute
épreuve. Nous nous attendons à souffrir beaucoup;
mais VOS prières, pour nous, obtiendront de Dieu une
surabondance de joie au milieu même des plus grandes
tribulations.
« Je suis, en l'amour de Notre-Seigncur, votre très
humble serviteur.
« François-Xavier Danicourt. »
[Lithographie par F.-X. D.)
Dans les derniers jours qu'il passa à Saint-Lazare, au
sein de sa famille spirituelle, il alla souvent s'agenouiller
auprès des restes vénérés de son bien-aimé père saint
Vincent, pour le conjurer humblement d'obtenir de Dieu
les vertus qui l'avaient rendu lui-même utile à son
œuvre, l'humilité, la charité, l'esprit apostolique, la foi,
et la patience au milieu des épreuves.
Il prit ensuite congé de M. Salhorgne, supérieur gé-
— 93 -
néral, des assistants et de tous ses bien-aimés confrères
et s'achemina vers Nantes dans la compagnie de
M. Mouly.
Les séparations, dans les communautés, ont un
caractère surnaturel que le monde ne connaît pas. Dans
les familles, la nature s'attriste et pleure ; en religion
l'on s'en réjouit, l'on éclate en chants de reconnais-
sance et l'on bénit Dieu. Dans les familles on fait
des vœux pour des jours longs et prospères; en reli-
gion , on laisse ces biens d'un ordre inférieur aux
soins de la Providence et l'on demande avant tout une
vie sainte, remplie de mérites. On redoute moins la
séparation parce que le ciel doit réunir un jour tous
ceux qui se séparent dans l'intérêt du bien et pour le
salut des Ames.
M. Danicourt, ainsi que M. Mouly, était cher à ses
supérieurs : les lettres et les témoignages que nous
avons cités plus haut le prouvent assez. Sa lettre d'envoi,
signée de M. Salhorgne et de M. Etienne, le dit encore
plus. Nous ne la reproduirons pas ici; mais nous cite-
rons le décret de la Sacrée Propagande.
« Il a plu à la Sacrée Congrégation d'envoyer en Chine
comme missionnaire apostolique le R. P. François-
Xavier Danicourt, prêtre de la Congrégation de la Mis-
sion, sous la dépendance toutefois des évèques ou des
vicaires apostoliques des lieux où il résidera, à qui il
devra une entière obéissance, après avoir préalable-
ment prêté serment dans leurs mains, selon la formule
contenue dans la constitution du Pape Benoit XIV et
commençant par ces mots : Ex quo, et obtenu d'eux les
pouvoirs nécessaires, pouvoirs qui expirent en dehors
des limites de sa mission; ayant soin en outre d'être
toujours soumis à l'autorité des susdits évêques ou
vicaires apostoliques, tant en ce qui concerne les pou-
— 94 —
voirs reçus que les lieux et le temps de les exer-
cer. »
« Donné à Rome au palais de la Sacrée Propagande,
le 3 août 1833.
« Le cardinal Pédecini, évêque de Préneste,
« Préfet de la Sacrée Propagande.
« Angélus Maïus, secrétaire. »
LIVRE DEUXIEME
DU DÉPART DE M'-« DANICOURT POUR LA CHINE
JUSQU'A SA PROMOTION A L'ÉPISCOPAT
CHAPITRE PREMIER
o Le 30 septembre 1833, saint Jérôme : parti pour la Chine avec
M. Moulu, sur l'Actéon, capitaine Letor sac. — Le 14 juillet 1834,
saint Basile : arrivé à Macao avec M. Mouly. »
Jusqu'ici nous avons composé cette vie à l'aide de
documents puisés dans les souvenirs et la correspon-
dance de ceux qui ont connu Mgr Danicourt et en
particulier de son frère, dont la mémoire était comme
le livre vivant de tout ce qui concerne le saint mission-
naire. Désormais ce sera Mgr Danicourt lui-même, au
moins jusqu'à son retour en France, qui écrira sa vie.
Il est évident qu'une existence qui s'est écoulée à
quatre mille lieues d'ici ne peut nous être connue que
par voie de correspondance. Au reste les lettres nom-
breuses, les rapports étendus, adressés à différents
personnages, seront plus que suffisants pour nous
révéler la carrière féconde de l'apôtre de la Chine.
— 00 —
D'abord nous allons lui emprunter le récit de son
passage à .Nantes, de son embarquement et de sa tra-
versée jusqu'à MacaOj avant pris soin d'où élaguer une
foule d'épisodes, de détails très intéressants pour ses
bons parents à qui il écrivait, mais inutiles et superflus
dans une vie d'ailleurs si bien remplie.
Batavia, dans l'Ile «le Java, le :il janvier 1834.
« Mon très cher frère et ma très chère sœur,
Depuis que je suis sorti de Paris, la Providence a
pris un soin tout particulier de moi et de mon cher
c pagnon M. Mouly. Notre voyage de Paris à .Nantes
a été très agréable. Tout le temps que nous sommes
restés dans cette ville, nous avons logé chez les sœurs
de Charité. Je n'oublierai jamais toutes les bontés
qu'elles onl eues pour nous. Elles nous ont fourni bien
des petits objets donl nous a\ ions besoin. La supérieure
qou8 a conduits chez Mgr l'évêque qui nous reçut très
bien. Il nous invita même à dîner chez lui : nous ne
crûmes pas devoir nous refuseï à sou invitation. En con-
séquence nous nous y rendîmes le lendemain .Nous
allâmes aussi au grand séminaire el à celui de philo-
sophie. Partout réception très flatteuse; mais j'en
reviens toujours à nos bonnes sœurs qui, pendant tout
notre séjour à Nantes, du 21 au 29 septembre, nous
témoignèrent mille boni:
« Le bateau à vapeur nous conduisit à Paiinbo'iif où
nous passâmes le dimanche. M. le curé que nous allâmes
voir nous reçut très bien ; nous dîmes la messe le lundi
dans son église et nous nous embarquâmes le soir à
trois heures sur un navire nommé Actéon...
«J'ai quitté la France sans regret, sans même jeter un
regard en arrière. Seulement j'eus un peu de peine de
n'avoir pas reçu de réponse aux lettres que je vous ai
écrites de Paris.
« Je n'ai pas eu le mal de mer que M. Mouly et le
beau-frère du capitaine curent pendant plus de douze
jours.
« .Nous sommes très bien avec le capitaine qui a une
sœur religieuse, avec le sous-capitaine qui a un frère
prêtre, avec le lieutenant qui est très bon enfant. Nous
sommes parfaitement nourris, aussi rien ne nous
manque, sinon une heureuse navigation. Nous espérons
que Dieu qui nous a donné de si bon temps jusqu'ici
nous fera la -race d'arriver à bon porta Macao.
« Il faut observer que j'ai marqué dans un journal
tout ce qui nous est arrivé jour par jour et que j'ai com-
mencé mes lettres pour la France dès le début de la
navigation, afin que si nous venions à rencontrer
quelque vaisseau, soit anglais, soit espagnol, soit fran-
çais, j'eusse mes lettres toutes prèles à envoyer en
France pour donner de nos nouvelles
« J'ai fait connaissance avec les matelots : il y en a
quelques-uns à qui j'ai commencé à apprendre à écrire,
el je prèle des livres à ceux: qui en désirent.
« Le 10 octobre, nous sommes passés vis-à-vis de l'île
de Madère, éloignée d'environ ">00 lieues de la France.
C'est un bien grand plaisir de voir la terre quand on
voyage sur mer. Nous bûmes alors un verre de vin de
Madère : c'était sans doute bien le moment.
« Le 13, nous vîmes les îles Canaries. On y fait deux
récoltes par an. Les serins y sont aussi communs que
les moineaux en France. Dans l'île Ténériffe, l'une des
Canaries, il y a une montagne qui a dix-neuf cent quatre
toises d'élévation : elle est connue sous le nom de pic du
Ténériffe. Nous ne pûmes la voir parce que le ciel était
tout couvert de nuages. Le capitaine m'a dit l'avoir vue à
plus de trente lieues loin par un temps serein.
7
— 98 —
« Le 17, à 8 heures du matin, nous vîmes des poissons
volants à l'infini.
« Le 18, à une heure après midi, nous sommes passés
à deux lieues de l'île Saint-Antoine, Tune des îles du
Cap -Vert. Comme le temps était beau, nous la vîmes
pendant plusieurs heures, sans cependant distinguer ni
arbres, ni maisons. Ces îles sont à plus de 700 lieues de
Taris.
a Le 19 nous sommes passés environ à six lieues de
Brava; c'est encore une des îles du Cap-Vert. Nous la
vîmes comme une haute montagne s'élevant au-dessus
de la nier. Les rochers qui l'environnent sont beaucoup
plus élevés que les nuages.
« Le 23, nous eûmes de L'orage jusqu'à cinq heures. On
ne voyait que des éclairs, on n'entendait que le bruit du
tonnerre, du vent et de la mer. L'eau tomba en grande
abondance. Le Lendemain a midi survint un autre orage
pendant Lequel L'eau tomba à verse. Les plus fortes
pluies que j'ai vues en France ne sont rien en compa-
raison de relies qui tombent pendant toute Tannée dans
les parages où nous étions.
« Nous avons passé la ligne le lï novembre : c'était un
dimanche. Le jour où l'on passe la ligne est un jour de
fête pour les matelots. On baptise ceux qui la passent
pour la première fois. Nous étions trois dans ce cas :
.M. Mouly, le beau-frère du capitaine et moi. Voici
comment se fait relie cérémonie. Deux matelots habillés
en gendarmes viennent chercher ceux qui doivent être
baptisés et les conduisent à une espèce de chapelle faite
avec des voiles de navire. Là on les fait asseoir sur une
barrique pleine d'eau. Un barbier les rase avec un
rasoir de bois. Pendant cette opération, on retire la
planche qui les soutient et ils font Je plongeon. En même
temps, on leur verse des seaux d'eau sur la tête. Une
espèce de piètre, à genoux devant un crucifix, récite
— 99 —
quelques oraisons, tandis que le diable (c'est un matelot
habillé ainsi) pousse des hurlements affreux et semble
vouloir les dévorer. Le beau-frère du capitaine fut le
premier baptisé. Il voulut riposter un peu, mais il fut
mouillé depuis les pieds jusqu'à la tête. Je passai le
second, mais sans me faire prier. On me fit asseoir sur
la barrique, mais comme je connaissais le manège, j'eus
soin de tenir un cordage de la main droite, afin que si on
venait à faire glisser la planche qui me soutenait je ne
fisse pas le plongeon. Dans cette posture, on commença
à me faire la barbe ; on me jeta un œuf sur la tête, sans
doute en guise de savon. Alors je prévis que l'eau allait
tomber, je me sauvai de la chapelle. Je ne reçus que peu
d'eau et un autre œuf au milieu du dos. Voilà tout ce
qu'on me lit. M. Moulv passa le dernier, il craignait d'y
aller. La farine qu'on lui avail jetée dans les yeuxl'avail
tout interdit. Pour moi je fus assez adroit pour ne point
en avoir. Rendu là, on lui fit la même opération qu'à
moi ; on ne lui jeta point d'œuf, mais il reçut trois ou
quatre seaux d'eau sur la tète. Telle fut la cérémonie de
notre baptême au passage de la ligne. Personne n'en est
exempté : hommes, femmes, enfants, tout le monde y
passe. Cette coutume existe depuis un temps infini : il
n'y a point de mal en cela; c'est jour de plaisir pour les
matelots. Je ne puis vous écrire tous les détails de cette
cérémonie, parce que cela demanderait trop de temps.
Ensuite on n'écrit pas facilement sur un vaisseau où l'on
est toujours agité.
« Le 4 novembre, j'ai pensé plusieurs fois à mon petit
Charles. C'est lejourdesa fête; j'ai prié Dieu de ré-
pandre sur lui ses bénédictions ; j'ai prié la sainte Vierge
de le prendre sous sa sauvegarde et son saint patron de
lui obtenir de Dieu une sainte vocation. Dites-lui de ma
part d être sage. Je lui enverrai quelque chose de Macao
quand j'y serai arrivé.
— 100 —
« Le 13 du même mois nous étions à dîner lorsque
M. le lieutenant vint nous annoncer qu'on voyait un
requin assez près du navire. On prit aussitôt un gros
hameçon au bout duquel on attacha un morceau de lard
et on le jeta à la mer avec force afin que le bruit attirât
le requin Celui-ci l'avala avec sa voracité ordi-
naire. Aussitôt on tira avec vigueur le cordage qui
tenait à l'hameçon par une chaîne de fer, afin que le
mordant pénétrât bien avant dans la chair du requin :
on réussit parfaitement. Mais il s'agissait de le tirer de
l'eau et l'endroit d'où on le tenait n'était point propre à
cela ; c'était à la poupe. On l'amena donc du côté gauche
du navire. Il fallait voir le requin se débattre dans l'eau.
Sa qneue, capable de casser la jambe ou le bras d'un
seul coup, faisait jaillir l'eau de toutes parts ; mais il
avait beau faire, car l'hameçon était engagé à merveille.
Quand ou le retira de l'eau, sa queue frappa le flanc du
navire avec une force extraordinaire. Avant de le laisser
tomber sur le pont, on fit écarter tout le monde. Il
tombe : c'est alors qu'il joue de la queue d'une jolie
manière. Un matelot lui enfonce un gros pieu dans la
gueule ; voyez comme cet animal est fort : il souleva
deux matelots qui appuyaient sur le pieu. Personne
n'osait encore l'aborder. Le charpentier alla chercher
une hache et lui coupa la queue d'un seul coup. C'était
ôterau requin toute sa force. Après la queue on voulut lui
couper la tète avec un couteau, mais inutilement. Lechar-
pentier fut encore obligé d'aller chercher un hachereau.
Pendant ce temps, tous ceux du bord entouraient le
requin et lui voyaient faire les derniers efforts. M. Mouly,
entre autres, avait le pieu entre les jambes, lorsque
tout à coup le requin bondit, lui frappa rudement sur les
mollets avec le pieu qu'il avait dans la gueule. M. le
capitaine se moquait de lui, en lui disant qu'il avait été
bàtonnépar le requin. Le charpentier coupa la tôle du
— 101 —
requin avec le harhereau ; mais il lui fallut donner
plusieurs coups pour l'abattre. Les matelots l'eurent
bientôt dépecé. Le voilier prit la colonne vertébrale
pour en faire une canne ; un autre ses mâchoires : l'infé-
rieure était armée de sept rangées de dents et la supé-
rieure de six. Je n'exagère nullement puisque je les ai
vues. Ce requin avait cinq pieds de long- et il pesait cent
livres. C'était un petit requin car les gros ont depuis
douze jusqu'il vingt pieds de long...
k Le 14 novembre, à 4 heures du soir, nous avons
vu l'île de la Trinité. Elle n'est point habitée ; ce n'est
qu'un rocher escarpé, séjour ordinaire du paille-en-
queue, de la frégate, de la goélette, du fou et de bien
d'autres oiseaux. On y trouve aussi beaucoup de tortues.
Nous étions alors à 1725 lieues de Paris, car cette île est
au 20e degré de latitude sud de Paris et au 49e degré de
latitude nord. Ajoutez 20 à 49, vous aurez 69 ; multi-
pliez 69 par 25, vous aurez 1725 lieues.
« Nous avons dit la messe pour la première fois sur
le navire le 17 novembre. Huit jours auparavant nous
avions fait sentir à MM. les officiers la peine que nous
éprouvions de ne pouvoir la dire dans nos chambres.
Ils nous dirent que rien ne nous empêchait de la dire
dans la salle. C'est ce que nous demandions et ce qui
nous fit beaucoup de plaisir. Nous demandâmes à M. le
capitaine la permission de faire faire au charpentier une
table de roulis pour servir d'autel : il nous le permit.
Nous en donnâmes le plan au charpentier qui s'em-
pressa de l'exécuter. Nous iixâmes cette espèce d'autel
sur la table à manger. Nous fixâmes avec une paire de
linceuls un pavillon autour de la table, afin de n'être
pas distraits par les allées et venues de MM. les officiers.
Ce fut sur ce modeste autel que nous eûmes le bonheur
de dire la sainte messe : il y avait quarante-huit jours
que nous ne l'avions dite.
— 102 —
« Le 30 novembre, jour de saint André apôtre, j'ai
pensé plusieurs fois à vous, mon cher père. J'ai dit mon
bréviaire à votre intention, ainsi que pour ma bonne
mère, pour mes frères, mes sœurs et ma petite nièce
Marie. J'ai prié le Seigueur de répandre sur vous ses
grâces et ses bénédictions, afin que vous viviez toujours
en bon chrétien et que vous remplissiez les devoirs de
votre état avec le même courage et la même fidélité:
le tout pour la gloire de Dieu. Quelle belle vie que celle
de votre sainl patron, mon cher père! et comme elle
fui couronnée pai une sainte mort !...
« Le :» décembre, jour de saint François-Xavier, mon
sainl patron, nous avons dil Lamesse en l'honneur de ce
saint qui est le patron des missionnaires. Nous étions
alors dans un parage où il y a beaucoup de baleines :
car, dans l'espace d'environ i8 heures, nous avons vu
quinze uavires américains occupés h la pêche de ce poisson
dont les plus gros on1 depuis 92 jusqu'à 123 pieds de
longueur. .Nous avons vu pendant plusieurs jours
beaucoup d'albatros blancs et gris. Cet oiseau est de la
ir de l'oie... Nous coupions alors le méridien de
Paris par les 31 degrés de latitude sud; nous avions
midi à la même heure qu'à Paris, dont nous étions
éloignés de 86 degrés, par conséquent de 2.150 lieues.
«Le 13 décembre, jour de sainte Lucie, j'ai pensé
à ma sœur Sidonie, car elle s'appelle Lucie et cette
sainte esl sa patronne, attendu que je n'ai pas encore
trouvé le nom de sainte Sidonie.
« Tout en pensant à ma sœur, je ne vous ai pas
oubliée, ma chère mère. J'ai prié pour vous dans l'octave
de rimmaculée-Conception. Vous portez le nom de
Marie. < Ui ! le beau nom ! C'est celui de la Mère de Dieu,
de la Heine du ciel et de la terre. Puisse le Dieu de
toute miséricorde vous accorder la grâce d'imiter celle
qui est votre patronne! U ma chère mère, aimons et
— 103 —
imitons Marie afin que nous ayons le bonheur de la voir
au ciel. Oui, puissions-nous nous voir tous dans le ciel :
là plus de séparation. Nous serons ensemble pour
toujours. Ma plus grande sollicitude pour vous, pour
mon père, pour mes frères et sœurs, c'est que nous
vivions tous en bons chrétiens et que nous puissions
être heureux dans le ciel. Voilà ce que je demande à
Dieu dans nies prières. Hélas ! la vie est si courte ! Dans
quelques années nous n'y serons plus ; ce n'est pas-ce
qui m'inquiète car mourir il faut, mais ce que je désire,
ce que je demande à Dieu de toute mon unie, c'est que
nous fassions une bonne mort. C'est la seule prière que
nous devons adresser à Dieu. Pour moi, toute nu m
ambition, c'est de sauver quelques âmes, en me sauvant
moi-même. Prie/, bien pour moi, ma chère mère ; aimons
bien le bon Dieu etquoique séparés, nous serons contents.
Je ne suis pas perdu pour vous. J'espère que Dieu nous
fera miséricorde et que nous nous retrouverons au ciel...
« Le 20 décembre, nous avons pris un albatros gros
comme un oie. Le charpentier le mesura pour connaître
combien il avait d'envergure: il trouva cinq pieds et
demi d'un bout d'une aile à l'autre,- J'avais vu bien des
oiseaux, mais celui-ci les surpassait tous en beauté :
son plumage cendré, ses yeux vifs, son long bec terminé
en croc et son port majestueux ravissaient mon admi-
ration; je ne me lassais pas de le considérer.
« Dans la nuit du 26 au 27 décembre, nous avons vu
l'île de Saint-Paul éloignée de lo degrés du méridien de
Paris : ces degrés ne sont que de 10 lieues, ce qui fait
1200 lieues. Si vous ajoutez cette somme à celle que
nous avions au méridien de Paris, que j'ai marquée plus
haut, vous avez 3.350 lieues. Ainsi le 20 décembre, nous
avions déjà fait 3.350 lieues sans compter les détours.
« Le lendemain à 11 heures du matin, nous avons
vu une baleine qui dormait sur l'eau : on lui voyait la
— loi —
moitié du dos. On fit du bruit et elle s'enfonça dans
l'eau....
Ie* janvier IS34 Continuation du même récit).
« Je vous souhaite à tous une bonne année, une par-
fait»' santé et le paradis à la fin de votre vie. Je prie le
Seigneur de répandre sur vous ses grâces el ses bénédic-
tions, de vous faire vivre en bons chrétiens, de travailler
pour le <'i''l el non pour les biens périssables <1<" ce
monde. Je le remercie de toutes les grâces qu'ils vous a
accordées dans le •nuis de l'année qui vient de s'écou-
ler. Je le re rcie surtoul de la faveur inestimable dont
il m'a comblé, en me choisissant préférablemenl à
tant d'autres, pourfaire connaître son saint nom parmi
les infidèles. Je regarde l'année 1833 comme la plus
belle de ma vie el je puis vous assurer que depuis que
je suis sur la mer, j'ai goûté I»' plus grand plaisir;
j'éprouve les plus douces consolations, parce que j'entre
dans la carrière pour laquelle Dieum'amisau monde.
Je suis dans ma vocation.
Au milieu des satisfactions intérieures que j'éprouve,
je pense t « m -> les jours à vous. La religion ne nous dé-
fend pas d'aimer nos parents, au contraire elle nous
l'ordonne. Ce qu'elle i s défend, c'est de mépriser la
voix de Dieu pour suivre celle de nos parents, c'est de
préférer les intérêts des parents à eux de Dieu. Je ne
serais pas content si je n'étais pas dans ma vocation.
<c Depuis trois mois que je suis sur la mer, je n'ai été
ni malade, ni triste, ni rêveur, ni chagrin ; il me semble
que Dieu me perte dans ses bras comme une tendre mère
porte son enfant. Voyez comme la Providence prend soin
de nous : il ne nous est pas encore arrivé le moindre
petit accident, cependant nous avons passé par les
endroits les plus dangereux sur la mer '. Je me figurais
1. 11 avait doublé le cap de Bonne-Espérance.
— 105 —
le séjour de la mer beaucoup plus périlleux que je ne
l'ai trouvé. Ces trois mois de mer ne m'ont pas plus
coûté, en quelque sorte, que si j'avais élé d'Authie
à Doullens. Ainsi vous voyez, que je ne suis pas a
plaindre
■ A Manille, nous quitterons notre navire pour eo
prendre un autre qui nous conduira à Macao : c'est
l'allaire de huit jours quand le veut est bon et de vingt
quand il est contraire.
« Ed attendant dous voici à Batavia, capitale de l'île
deJavaqui appartient aux Hollandais. Nous v sommes
arrivés le 2 février ;i i heures du soir. Nous v trouvâmes
un aavire français qui devait partir pour Marseille
vers le -'.'> du même mois. C'esl ;i ce navire que j'ai
remis toutes mes lettres pour la France.
a Ed tout nous avons fait, dans l'espace de trois mois
et demi, 5.500 lieues.
•< De Batavia nous nous dirigerons vers Manille :
nous ne mettrons guère plus d'un mois, aussi nous
espérons être ;i Macao dans deux mois. »
Vers la lin de son récit le saint missionnaire parle
longuement et d'une façon intéressante de sa manière
d'être sur le vaisseau, delà nourriture, île la liberté
dont il jouit et de plusieurs détails amusants.
Il termine en exprimant tous ses souhaits, en faisant
ses compliments à tous 1rs membres delà famille, à tous
les parents et amis d'Authie, de Couin et d'ailleurs *.
\ eeiic longue lettre adressée à son père et à sa mère
en était jointe une autre pour M. Chanson, professeur au
grand séminaire d'Amiens.
Le lecteur y verra toute la reconnaissance de ce cœur
d'apôtre, sa confiance absolue en la divine Providence,
I. Il y est particulièrement t'ait mention de M. Messio, alors curé
d'Hérissart,
- 100 —
son détachement, la sincérité de sa vocation et son zèle
pour les missions.
a Monsieur et très cher Confrère,
« Depuis que je vous ai fait mes adieux au séminaire,
j'ai bien souvent pensé à vous, ainsi qu'à M. le Supé-
rieur, à nos confrères et à tous vos séminaristes. Dieu
m'a comblé de trop de faveurs dans votre maison, pour
que je puisse jamais l'oublier. C'est là que j'ai reçu le
sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise ; aussi vous
pouvez croire que je ne vous oublie pas devant le Sei-
gneur. Quelque faibles, quelque chétives que soient mes
prières,j'ai cependant la confiance qu'il les exaucera,
parce que je les lui adresse par un sentiment de recon-
naissance. Je suis bien persuadé que vous n'avez pas
perdu ib' vue vi 'tri- pauvre peu il ml : h -s lénioignagrs de
bonté que vous m'avez donnés dans mes différentes
retraites au séminaire m'en sont un sur garant. C'est à
vos prières et à celles de nos chers confrères et de nos
bonnes sœurs que M. Mouly et moi nous nous croyons
redevables de notre heureuse traversée depuis le port de
Paimbœuf jusqu'ici [Or ilya3.760 lieues sans compter
les détours). Nous n'avons essuyé qu'un seul coup de
vent qui dura près de deux jours, mais il n'était pas fort
dangereux et nous n'avons éprouvé aucune avarie.
M. Mouly a eu le mal de mer pendant une quinzaine de
jours; pour moi, ebose extraordinaire, je n'en ai rien
ressenti. Ce qui m'a un peu gêné, c'est l'odeur du
goudron et le roulis qui m'ont causé quelques insom-
nies. Malgré cela j'ai toujours eu la meilleure santé du
monde. Je ne saurais vous dire combien j'éprouve de
joie et de consolations intérieures dequis que j'ai mis le
pied sur ce vaisseau où Dieu m'appelait et m'attendait
depuis longtemps. J'ai quitté la France sans verser une
— 107 —
larme, sans même jeter un regard en arrière, aussi
depuis ce moment il me semble que je possède ce cen-
tuple promis par Notre-Seigneur à ceux qui quittent
tout pour le suivre. Oui, si nous voulons goûter
combien le Seigneur est doux, quittons tout : nos
passions, nos amis, même notre patrie. Partout où
nous irons, serait-ce au delà des mers, dans les régions
les plus reculées, Dieu nous conduira par la main, Dieu
nous portera dans ses bras et versera dans notre âme, la
paix, la joie et. le bonheur.
« Que ne puis-jc raconter à vos chers séminaristes,
tout ce que j'éprouve de plaisir, de consolations et de
contentement sur la mer ! Je suis sûr que cela les enga-
gerai! à faire un sacrifice qui leur ferait goûter les mêmes
consolations. Oui, il y aurait parmi eux quelques âmes
charitables, quelques cœurs généreux qui viendraient
partager nos travaux et prêter une main secourable à
tant de pauvres Chinois qui tombent tous les jours dans
l'abîme du malheur. Hélas ! comment ces pauvres gens
peuvent-ils connaître celui qui est mort pour eux? Ils
n'ont point de prêtres qui les instruisent. Le diocèse
d'Amiens compte environ 700 prêtres et la Chine, six à
sept fois grande comme la France, n'en compte pas
cinquante. 0 mon Dieu ! ayez pitié de ce pauvre peuple,
plongé depuis si longtemps dans les ténèbres de l'ido-
lâtrie ; inspirez à quelques-uns de vos ministres, à quel-
ques-uns de ceux qui ont quitté le siècle, pour embrasser
votre sainte milice ; inspirez-leur le désir, la volonté et
le courage d'aller vous faire connaître à cette nation
immense. Ces pauvres créatures ne connaissent point
leur véritable Père, elles ne connaissent point Jésus-
Christ qui est mort pour elles avec tant d'amour. Point
de consolations pour elles dans leurs peines, dans leurs
souffrances ; pas un prêtre qui leur présente la croix à
baiser au lit de la mort, moment terrible où l'âme a tant
— 108 —
besoin d'être forliûée, mais surtout, moment terrible
pour l'infidèle, puisqu'il n'a point aimé Dieu qu'on ne
Jui a pas fait connaître.
<r Qu'il vienne donc celui qui est zélé pour la gloire de
Dieu, il le fera connaître, il le fera aimer par ses travaux,
par sa charité : il verra s'élever autour de lui une chré-
tienté aussi pure, aussi sainte, aussi courageuse, aussi
brillante que celle des beaux jours de l'kglise uaissante.
J'espère de la bonté de Dieu, qu'il enverra quelques-uns
de ses ministres travailler à la vigne qu'il nous a confiée ;
je le lui demande par les mérites de son cher Fils qui a
tantsoufferl pour le salut des hommes. Cel exemple de
\otre-Seigneur devrail bien engager ses ministres â
faire quelques sacrifices pour procurer la gloire de son
Pèreel empêcher que l'effusion de son sang soit inu-
tile a tant de peuples.
.« Si Dieu ne leur inspire pas cette belle, cette sublime
vocation, du moins qu'ils se souviennent de tant de
pauvres Chinois dans leurs prières; que leur charité
B'étende jusqu'à eux; sans doute l'espace qui les
sépare est immense, mais la charité ne connaît ai bornes,
ni limites. D'une main qu'ils distribuent la nourriture
céleste aux âmes qui leur sont confiées; mais qu'ils
lèvent l'autre vers le ciel, en faveur d'un peuple
délai
Je me recommande de nouveau à vos prières, à
celles '!"• nos confrères el des séminaristes. Je prie le
Seigneur de répandre ses grâces et ses bénédictions sur
votre maison : c'est ce que je ne manque pas de faire
tous les jours de ma \ ie..., etc.
De Batavia, MM. Danicourl etMouly firent voile pour
Manille, capitale des Ues Philippines, et de .Manille pour
Macao. La Providence leur continua la même protection
jusqu'à la fin.
— 109 —
\ Manille, le gouverneur les reçut avec la plus grande
bienveillance et leur promit son appui; Mgr l'archevêque
leur témoigna une bonté toute paternelle.
Enfin le L4 juin 1 8 3 i , en la fête de saint Basile, les
saints missionnaires, après sept mois et demi de Ira-
versée, débarquèrenl à Macao. Ce n'était point encore la
Chine, niais cette ville renfermait les sources de la géné-
ration tic la Chine.
CHAPITRE II
m mu; DE M. DANICOURT a BIACAO 1834-1842.)
M ao, conirc religieux : pourquoi? — Le personnel du séminaire
de Macao. Vie el rôle de M. Danicourl dans cette maison. —
Résultats et consolations : paroles du Vénérable Perboyre. —
Appréciations de M. Danicourl sur la Chine : châtiments visibles
de la divine Providence; situation des missionnaires, tristi
et espérances résumées dans ses lettres ;•- M. Debrie el à la
révérende sœur Boulet, supérieure générale des Filles de la
Charité. — Estii t vénération de M. Danicourl pour ces der-
nières. — M. Danicourl esl un des premiers apôtres de l'Imma-
culée-Conception en Chine.
Le gouvernement de Pékin n'avait pas encore fléchi
devant les miséricordes de Dieu ni devant L'influence
européenne,. Il maintenait dans tnule leur rigueur ses
divers édits de persécution et fermait ses portsà loul
commerçant étranger. In cordon de sûreté environnait
toute la Chine, si bien que missionnaires et négociants
rencontraient à chaque pas une police active et jalouse.
L'œuvre de Dieu ne s'accomplissait que furtivement
dans ce vaste empire; et ce n'esl qu'au prix des plus
grands sacrifices el au sein de périls sans cesse renais-
sants que les envoyés de Dieu parvenaient à jeter la
semence de L'Évangile. L'œuvre des séminaires surtout,
cette œuvre si importante, cette œuvre capitale, y était
impossible. Les évoques des différents vicariats aposto-
liques se voyaient dans la triste nécessité d'envoyer au
— 111 —
loin les jeunes lévites du sanctuaire qu'ils voulaient
instruire et former pour le saint ministère. Tant que
dura la persécution, Macao •, colonie portugaise située
au sud de la Chine, fut la cité libre où les différentes
congrégations chargées d'évangéliser le Céleste-Empire
établirent leurs séminaires. On y comptait, en 1834, celui
de la Propagande, celui des Missions étrangères et celui
des Lazaristes.
Macao était comme un camp retranché où les mission-
naires s'initiaient à la langue et aux usages du pays, où
ils se retrempaient dans la prière et la charité, et s'ap-
prêtaient à affronter l'empire le plus obstiné dans l'ido-
lâtrie et la corruption. C'était aussi à Macao que se réfu-
giaient les apôtres usés par l'âge, les travaux et les
tribulations, ou obligés de fuir la persécution; de
grandes et belles existences que le monde ne soupçonne
pas s'éteignirent là.
MM. Danicourt et Mouly trouvèrent, en arrivant à
Macao, M. Torrette, deux prêtres chinois et une quin-
zaine de jeunes élèves envoyés des différentes pro-
vinces de Chine. Grande fut la joie de cette petite
famille à l'arrivée de ces deux confrères. On s'em-
brassa très cordialement et l'on échangea les nouvelles,
les communications diverses : les uns apportaient les
bénédictions et les encouragements de Paris, de Rome,
de l'Europe chrétienne; les autres parlaient de leurs
missions, racontaient le zèle, l'intrépidité, les combats
de leurs frères; enfin ils faisaient part des succès de
l'œuvre de Dieu, de leurs craintes et de leurs espérances.
Mais les saints sont avares de leurs instants, ils
savent qu'ils n'ont que peu de temps pour opérer et
I. Macao, à vingt lieues de Canton, appartient aux Portugais
depuis trois siècles (IjSO). Le pape Alexandre VIII en fit le siège
d'un évêché en 1G90. Depuis vingt ans celte ville est bien déchue
de son ancienne prospérité.
— 112 —
encore ce temps appartient-il à Dieu et aux âmes pour
lesquelles ils ont tout quitté : le lendemain il fallut dis-
tribuer les rôles aux m mi veaux arrivés. La mission de
Pékin demandai! un missionnaire ; le séminaire de
M acao en demandait un autre. M. Torrette ne pouvant
tout seul faire face a l'éducation des séminaristes.
Nous invoquâmes l'Esprit-Saint, dit Mgr Mouly \
nos noms fuient mis dans une mue, on tira au sort. Le
sort, ou plutôt la Providence, me désigna pour Pékin,
elle désigna M. Danicourt pour le séminaire interne de
Macao.
Alors chacun se mit à l'œuvre, M. Mouly s'appliqua a
l'étude de la langue el des usages chinois ; M. Danicourt
repril le rude labeur de professeur "le quatrième.
\1 . Mouly qui, dans une lettre adressée a
M. Le-go, en dite du 15 novembre 1834, nous fait con-
naître la personnel du séminaire de Macao. « Notre
maison se c pose de quatre prêtres : M. Torrette,
supérieur, M. Danicourt el deux chinois, MM. Ly et
Tchiou. M. Danicourt partage, avec M. le supérieur, le
si iiu de formel nos jeunes novices chinois et se consacre
tout entier a leur éducation : il fait trois larjour,
deuzde latin et une d'Ecriture sainte. C'est M. le supé-
rieur qui donne les leçons de philosophie et de théo-
logie. MM. Lj et Tchiou enseignent tout ce qui regarde
la langue chinoise; ils s'occupent aussi d'entendre les
cniil'rssi,,iis ,!,. bon nombre de Chinois et de Chinois
Notre noviciat va très bien. Nos jeunes novices sonl eu
ce moment au nombre de treize, et nous en attendons
plusieurs autres de l'intérieur; ils sonl d'uni' grande
édification, d'une piété angéliquc et d'une docilité admi-
rable. Sous ce rapport, je vous assure qu'ils ne le
t. Discours prononcé par filgi Itouly, évêque de Pékin, dans
l'église d'Authie, li i ' octobre 1861,
— 113 —
cèdent en rien aux séminaristes de notre maison de
Paris. Vous seriez Louché de voir quelle sainte ardeur
ils ont pour l'oraison et pour les exercices de piété
et quel goût ils trouvent dans toutes les choses de piélé;
ils ajoutent a cela une gaieté douce et aimable, et beau-
coup de zèle pour se former à la science, »
Ce rôle d'apôtre enseignant est bien petit aux yeux du
monde, mais il est grand, sublime aux yeux de Dieu,
comme aussi il esl essentiel et capital aux veux de la
religion. Avant que l'apôtre évangélise, régénère les
âmes, il doit être instruit, préparé, formé pour cette
grave et sainte mission : ce rôle d'initiateur appartient
au professeur il»' séminaire, ce fut celui de M. Danicourt,
pendant les huit années qu'il passa dans la maison de
Macao. Vingt prêtres chinois sont sortis de ce noviciat,
de ce travail patient de formation ; et ces vingt prêtres
furent les modèles, L'honneur du sacerdoce en Chine. A
RI. Danicourl revient une large part dans cette mission
de préparer l'avenir ; il en comprenait toute la portée ;
tout son espoir était dans la semence, dira un jour son
illustre panégyriste, spesin semine! Aussi leshuit années
écoulées à Macao doivent être comptées au nombre des
plus fécondes de sa vie en œuvres de salut. Mais n'anti-
cipons point, ne cueillons pas les fruits avant leur matu-
rité, n'oublions pas que nous ne sommes qu'au début de
sa carrière de professeur de séminaire.
Malgré tout ce que le professorat offre de pénible, il a
néanmoins son coté consolant qui est avant tout dans
la manière dont les élèves répondent au dévoûment du
maître, dans leurs efforts, leurs succès, leur progrès
dans la vertu et la piété. Parfois aussi vient s'adjoindre
une autre compensation que nous ferons ressortir d'au-
tant plus volontiers qu'elle est assez rare chez bon
nombre d'élèves, la reconnaissance.
M. Danicourt s'est toujours plu à relever, dans ses
8
— 114 —
lettres, les consolations qu'il goûtait au milieu de ses
élèves, témoin celle qu'il écrivait à M. Etienne, procu-
reur général de la Congrégation, le [5 septembre 18'i.*).
Vous sommes parfaitement satisfaits de nos jeunes
Chinois. Nous eo avons en ce moment quinze. Leur
piété édifie tous ceux qui en sont témoins. Mgr Cour-
vesy, à qui nous les avons présentés deux fois, pour
qu'il leur donnai sa bénédiction, a été charmé de leur
bonne tenue et de leur modestie. Ils travaillent avec
beaucoup d'ardeur. Leurs progrès dans la science sont
toujours en proportion de leur avancement dans la
vertu. Je vous assure qu'ils me donnent des conso-
lations qui me font bien oublier ma peine et ma sollici-
tude pour les former. Je vois <'ii eux de bien belles
espérances poui la religion en Chine. »
Od a dit que l'ingratitude esl un «les grands vices du
(lliinois : cette assertioo esl vraie du chinois païen :
mais le cœur du Chinois converti s'ouvre à la reconnais-
sance aussi facilement que tout autre ; nous allons en
fournir la preuve dans les deux extraits suivants :
Extrait d'une leti séminaristes danois du noviciat de
Macao à M. le Supérieur général de la Congrégation de
la Mission.
Macao, le 14 janvier 183G.
«... Nous ne pouvons être assez reconnaissants en-
vers nos livs honorés pères Torrette et Danicourt qui
ont pour nous l'affection d'un tendre père pour ses
enfants. Ils nous forment aux vertus qui font l'esprit
des missionnaires, et aux exercices que cet état
exige, sans se rebuter jamais ni de nos mœurs rudes, ni
de nos conversations grossières. Ils sont continuelle-
ment auprès de nous et de nos missionnaires de Chine.
— 115 —
Envoyant tant de bonté, noua ne doutons point qu'ils
ne soient récompensés dans le ciel de leur amour pour
Dieu .»
Extrait (Tune lettre des étudiants de Macao aux étudiants
de la maison mère de Paris.
Macao, le 3 décembre 1836.
Nos bien-aimés frèi
« ... Oh! que notre contentemenl et notre joie furent
grands braque nous vîmes notre H. P. Peschaud qui
est arrivé depuis peu ! <j u«> nous sommes heureux de
posséder les lili. IT. Torrelte, notre supérieur, Dani-
court, notre professeur et directeur, Guillet et Faivre !
.Nous les aimons beaucoup et nous les chérissons à
cause de leur piété, de leur gaieté el de leur ponctuelle
observation de uos règles, ce qui est pour nous un
grand sujel d'édification. »
Nous sommes heureux de joindre à ces témoignages
une appréciation bien autrement grave, celle du véné-
rable Perboyre, martyr. Arrivé à Macao en -1835, ce
saint missionnaire y séjourna quelque temps, et put
juger par lui-même de l'état de cette maison; voici ce
qu'il en écrivait l'année suivante : « Le plus bel ordre et
la plus parfaite régularité régnent dans notre maison :
prêtres, séminaristes, jeunes aspirants, tout y con-
tribue. Si les saintes pratiques de l'ancien Saint-Lazare
avaient pu se perdre en France, on les aurait retrouvées
vivantes au fond de la Chine. Grâce aux soins de M. Da-
nicourt, nos jeunes Chinois ont fait des progrès éton-
nants dans la langue latine, qu'il parlent bien mieux
que ne le feraient la plupart des élèves des séminaires
d'Europe. »
— 116 —
La pensée et le cœur de M. Danicourt n'étaient pas
seulement au milieu de ses élèves à qui il se dévouait
tout entier ; il aimait à les porter plus loin, à la suite de
ses confrères qui combattaient dans la plaine et se
trouvaient en butte à tous les périls de l'apostolat. Il ne
perdait pas un instant de vue l'état des missions; ses
lettres sont remplies de cette préoccupation; on voit
dans toutes que, malgré le bien qu'il fait à Macao, il
n'est pas dans son véritable milieu. Les murs d'un sémi-
naire sont un horizon trop restreint pour son zèle. On a
beau se le représenter comme un excellent professeur;
chez lui, le missionnaire prime le professeur.
Ses appréciations sur la Chine, les consolations, les
craintes, el aussi les espérances que donnenl les missions
fi r.iic époque sont résumées dans les lettres qui
suivent :
Lettre adressée à M. Debrie, curé <V Authie.
Macao, le Lu novembre 1834.
Mon cher Monsieur Debrie,
« Je vous ai promis dans la dernière lettre que j'ai
écrite à mes parents de vous envoyer quelques détails
édifiants sur notre mission de Chine. Ce que je vous
écris aujourd'hui n'a trait qu'indirectement à notre
mission.
« Une catastrophe épouvantable, qui vient d'arriver
en Chine, et qui nous a tous frappés de stupeur, fera
l'objet principal de cette lettre.
Mais avant de vous parler d'un fait, dont on ne
voit pas d'exemple dans toute l'antiquité, je crois devoir
vous faire quelques réflexions sur les malheurs qui
pèsent sur la Chine depuis six à sept ans.
« La main de Dieu s'appesantit sur ce peuple d'une
— 117 —
manière terrible ; les fléaux succèdent aux fléaux. J'ai
dit à mes parents quelques mots sur l'inondation qui a
ravagé, dans Les années 1831 et 1832, un grand nombre
de provinces. Au commencement de cette année, la
famine s'est élemlne dans la province de Nankin. Ce
sont autant de châtiments que la main de Dieu répand
sur celte nation, dont l'empereur, les gouverneurs et les
mandarins s'obstinent ù repousser la religion catholique
et à persécuter les chrétiens. Un édit favorable à la
religion serait le signal d'une foule innombrable de
conversions. Vous pouvez juger des dispositions de ce
peuple pour embrasser la religion, d'après le grand
nombre de chrétiens qu'il y a dans les provinces et qui
persévèrent dans la foi, malgré les édits annuels qui
émanent de la cour de Pékin, malgré les vexations
exercées contre eux par les mandarins, malgré la sur-
veillance active de ce grand nombre de satellites qui
secondent, avec une sorte de cruauté, l'insatiable cupidité
des mandarins. Dieu, par tant de malheurs qu'il verse
sur cet immense empire (l'empire chinois, y compris
les pays tributaires, est plus vaste que ne l'était celui des
Romains), a sans doute le dessein de le forcer à tolérer
la religion, et je puis avancer, sans crainte de me trom-
per, que ce peuple innombrable touche à sa fin, si la
religion ne ferme les deux plaies que lui a faites la cupi-
dité européenne. Je veux parler de X opium. Vous aurez
une idée des ravages que fait sur le physique des Chinois
cette liqueur meurtrière, lorsque vous saurez que les
Anglais seuls en vendent chaque année à Lyntin, petite
île à une vingtaine de lieues de Canton, pour 15 à 16 mil-
lions. Cette liqueur, dont les effets tuent la constitution
de l'homme, circule dans toutes les provinces de Chine;
et quoique son importation y soit expressément défen-
due, les mandarins et les marchands, quand ils peuvent
le faire en secret, ne laissent pas d'en user et d'en favo-
— 118 —
riser le transport. C'est la première plaie dont je vous ai
parlé plus haut, et ses effets opèrent une telle révolu-
lion sur ceux qui en usent, qu'à les voir dans la rue ou
sur les places publiques, on les prend pour des hommes
qu'un mal invétéré mine depuis longtemps.
« La seconde plaie qui n'est que la conséquence de la
première, «'est la pauvreté de ce peuple. Quand une
aation, quelque riche qu'oD la suppose, prodigue chaque
année 15 millions de piastres (faites attention que la
piastre vaut 5 francs el plus) el cela pour une liqueur
qui désorganise toul L'homme, il n'est pas difficile de
croire qu'elle s'épuise en peu d'années. Aussi la moindre
hausse du riz, principale nourriture des Chinois, suffit
pour les mettre en proie aux horreurs de la famine. Or
je dis que la religion seule peut fermer ces deux plaies
mortelles. Certainement la cupidité au peuple marchand
se jouera de L'extermination de toute une nation, poun u
qu'elle ail de quoi remplir ses coffres.
Si, d'un autre enté, la aation eliinoiso renonce à son
peu l'haut furieux pour L'opium, ce ne sera que lorsqu'une
génération toul entière se sera épuisée et quant au corps
et quant aux richesses. Que deviendront donc les rejetons
de cette génération infirme et mendiante ? Ils ne peuvent
aboutir qu'à une destruction totale.
« Il n'y a donc que la religion qui, ouvrant les yeux à
ce peuple idolâtre, lui fera voir dans l'usage de cette
liqueur empoisonnée, la violation du précepte divin.
intimé à l'homme par son Créateur: « Non occidcs, tu
ne tueras point, d
« Nous avons bien dans nos parages des ministres
protestants; mais leur morale facile, leur morale lucra-
tive, leur morale politique n'a jamais réclamé contre
ces excès de la cupidité anglaise. Leur activité, car ils
n'en ont que trop, consiste à distribuer des bibles
traduites en tous les idiomes des Indes. Les colporteurs
— 119 —
rie res bibles tronquées, où la parole de Dieu est revêtue
de baillons dégoûtants; que dis-je ? où la parole de Dieu
n'est plus la parole de Dieu, mais est remplacée par les
interprétations d'un cerveau en délire, ces colporteurs,
semblables aux douaniers des ports, visent chaque
navire qui entre dans la rade, et distribuent à pleines
mains des bibles gratis, non pro Deo, certainement, sed
pro diabolo. Car rien ne démontre mieux une œuvre de
ténèbres, que ces colportages de bibles, dont les pages
faussées servent d'enveloppes aux cigares, de tapisserie
aux maisons indiennes etebinoises, enfin sont déposées
dans les latrines pour les dernières nécessités de la
nature. Voilà l'estime qne Ton fait, voilà le cas que l'on
tient de ces bibles imprimées à grands frais et dont les
colporteurs tendent sur les navires une main suppliante
pour recevoir quelques biscuits.
K J'en viens maintenant au principal sujet de ma lettre.
Il s'agit d'un tremblement de terre qui a eu lieu en
Chine... »
Malgré tout l'intérêt qu'offre le récit d'événements
tragiques, mêlé des réflexions du saint missionnaire,
nous ne le reproduirons pas attendu qu'il n'y est question
ni de Macao,ni des missions des Lazaristes. Il termine sa
lettre à M. Debrie en se recommandant, lui et les siens,
aux prières des habitants d'Auihie.
Lettre <h M. Danicourt à la révérende sœur Boult,
supérieure générale '/es Filles de la Charité.
Macao, le 14 septembre 1833.
« Ma très honorée Sœur,
« La grâce de Notre-Seigneur soit toujours avec nous!
u Peut-être serez-vous surprise de recevoir une lettre
venant de Chine et de la part d'un missionnaire qui
— 120 —
jusqu'à présent n'a eu aucune relation avec vous. Mais
il suffit que nous soyons les enfants du même père pour
que tout sujet d'étonnement disparaisse. Poussé par un
sentiment qui me presse depuis quelque temps de vous
écrire, j'y ai cédé aujourd'hui ; et je pense que ce que je
vous dirai sur la mission qui est confiée, dans l'Empire
chinois, aux enfants de celui qui fut un des plus zélés
missionnaires qui aient paru dans l'Eglise de Jésus-
Christ, non seulement vous intéressera beaucoup, mais
encore vous inspirera, ainsi qu'à toutes les autres sœurs
dont Dieu vous a choisie pour supérieure, un zèle plus
ardent et un intérêt plus vif encore pour des infortunés qui
gémissent sous le poids de leur misère, pour des mal-
heureux qui sont sous la tyrannie du prince des ténèbres ;
enfin pour des frères en Jésus-Christ, que le Dieu de
toute justice fait passer parle creuset des tribulations,
afin de les trouver dignes des récompenses éternelles,
lorsqu'il les retirera de cette vallée de larmes où ils
passent des jours remplis d'amertume.
« Les trois provinces confiées à nos soins ont été les
années dernières le théâtre de plusieurs fléaux à la fois :
les inondations, la peste, la famine ont pesé sur elles
d'une manière terrible. Je pense que vous avez eu
connaissance de ces différents malheurs : cependant, je
crois devoir revenir sur ces calamités, non pour vous
attrister, mais pour vous engager à prier le Dieu de toute
bonté et de toute miséricorde, de donner à ses enfants
qu'il éprouve la patience qui leur est nécessaire pour
supporter leurs maux, avec résignation à sa volonté
toute sainte, et d'ouvrir les yeux à cette foule immense
de païens qui, aveuglés par leurs passions, préfèrent
porter le joug du démon à la loi si douce et si remplie
de consolations pour ceux qui y sont fidèles.
« A la vue des maux sans nombre qui affligent la
Chine, il semble que le Seigneur veut forcer en quelque
— 121 -
sorte cet empire immense à abjurer ses anciennes
erreurs et à le reconnaître pour le seul Dieu, le seul
maître du ciel et de la terre.
« Partout son bras puissant fait éclater des prodiges ;
partout, comme autrefois en Egypte, on ne peut s'em-
pêcher de reconnaître son doigt. M. Rameaux a failli
être victime de la méchanceté d'un païen. Ce malheu-
reux, portant sur lui les noms des chrétiens de tout un
district, se rendait chez le mandarin pour le dénoncer.
Mais aussi, d'un autre côté, la justice de Dieu, si je puis
m'exprimer ainsi, était à ses trousses. La mort le saisit
avant qu'il exécutât son projet infernal : il expira subi-
tement en chemin, et la liste des chrétiens fut trouvée
sui 'ui dans un morceau de bambou.
« Un faux frère, poussé par une méchanceté plus cri-
minelle encore, voulut aussi dénoncer M. Rameaux ;
mais une mort subite fut le salaire affreux de son noir
dessein.
« Un de nos confrères chinois, poursuivi par les sa-
tellites, se réfugia dans la famille de M. Ly, l'un des
quatre Chinois qui ont été à Paris en 1829. La mère de
M. Ly, cette femme éminemment pieuse et digne d'être
proposée comme modèle aux mères chrétiennes, était
dangereusement malade. Le missionnaire arriva à temps
pour lui administrer les derniers sacrements ; et son
âme, nous n'en doutons pas, est allée se réunir au Dieu
qu'elle avait aimé de tout son cœur. Sa mort précieuse
arriva le jour de la Nativité de la sainte Vierge.
« Un dominicain espagnol fut reconnu en allant
administrer une chrétienté dans la province de Fo-Kien.
Il fut pris et conduit chez le mandarin qui le fit jeter
dans un cachot obscur où il eut à souffrir de la faim et
de la soif. Pour comble de souffrances, il fut mis entre
les mains d'un geôlier barbare qui se plaisait à le tor-
turer de la manière la plus cruelle. Mais Dieu ne tarda
122
pas de venir au secours de son fidèle ministre, et à faire
éclater sa justice ; car cet homme féroce expira subite-
ment sous les yeux des autres prisonniers, qui furent
frappés de cette mort soudaine comme d'un coup de
foudre : tous y virent une punition du ciel. En effet, ce
malheureux tomba mort un instant après avoir torturé
le missionnaire. Bientôt le bruit de cette mort se répan-
dit dans la ville et parvint aux oreilles du mandarin.
Celui-ci, redoutant pour lui-même un sort pareil, donna
la liberté au missionnaire, moyennant une certaine
somme.
« M. Bertrand, des missions étrangères, entré en
Chine sur la fin de Tannée dernière, fut reconnu non loin
de Canton. Déjà les Chinois s'attroupaient autour de lui;
déjà on allait le saisir : mais, ô mon Dieu, que vous êtes
bon envers ceux qui sacrifient tout pour vous, et que
vous leur donnez déjà ici-bas des marques sensibles de
cet amour immense dont vous les inondez dans le ciel !
Vous avez permis que le feu prit à une maison voisine
afin de dissiper cette multitude qui en voulait à celui que
vous aimez, et afin de laisser un libre passage au pas-
leur que vous envoyiez pour vos brebis et sauver
celles que l'ennemi de tout bien vous a ravies. Ainsi
fut sauvé M. Hertrand.il serait bien aveugle celui qui
ne verrait là qu'un effet du hasard. Le hasard est un
mot qui ne signifie rien. Tout au ciel et sur la terre se
fait par Tordre ou la permission de Dieu : le cheveu qui
tombe de notre tête comme la feuille que le vent em-
porte dépendent autant de sa volonté suprême que le
cours du soleil et des autres astres, que les flots de la
mer qui ne dépassera jamais la limite qui lui a été
tracée.
a M. Mouly, notre cher confrère et mon compagnon
de voyage, est entré en Chine au mois de février der-
nier, par la voie de Canton. Il semble que Dieu ait fermé
— 123 —
les yeux aux nombreux satellites qui couvrent cette voie
périlleuse, car il ne lui est rien arrivé de fâcheux dans
sa route, et il a eu la satisfaction bien douce de passer
les fêtes de Pâques avec M. Rameaux dans la province
de Hon-Kouang. Xous le croyons déjà arrivé dans notre
maison de Tartarie, à six cents lieues de Macao. Ce sont
là des faits notoires et patents ; mais combien d'autres
protections spéciales, combien d'autres dangers évités
sans que nous en ayons connaissance et dont les mis-
sionnaires eux-mêmes ne s'aperçoivent pas, mais que
Dieu découvrira à ses élus lorsqu'il les appellera à lui.
« La Providence veille sans cesse sur nos pas : que de
dangers, que d'accidents auxquels nous échappons sans
nous en apercevoir ! Bénie soit à jamais cette divine
Providence qui nous porte dans ses bras comme de
petits enfants ; mais c'est surtout envers les mission-
naires qu'elle envoie parmi les fidèles, que ses soins
sont tendres et assidus.
« Quelle joie nous avons éprouvée en voyant arriver
ici un si grand nombre de bons missionnaires français
qui, fidèles à suivre la voix qui les appelle, quittent tout
ce qu'ils ont de plus cher et s'exposent à mille dangers
sur mer et sur terre pour procurer la grâce de Dieu et
le salut des âmes. Nous sommes ici treize missionnaires
français, dont six sont destinés pour la Chine. Il y en
est entré six l'année dernière. D'après cela, ne semble-
t-il pas que Dieu a des desseins de miséricorde sur cet
empire, le plus ancien que l'on connaisse, mais aussi le
plus enraciné dans les superstitions de tous les genres.
Oui, il semble que Dieu veut renouveler la face de cette
terre idolâtre. Les châtiments qui pèsent sur elle depuis
plusieurs années ne serviront pas peu à ouvrir les yeux
de tant d'aveugles aux lumières de la foi. Partout les
païens remarquent que les mandarins qui ont persécuté
les chrétiens ont une fin qui n'annonce que trop visible-
— i-24 —
ment un châtiment d'en haut. Ceux de la province où
réside M. Rameaux avouent que depuis la dernière per-
sécution, dans laquelle .M. < "Jet, notre confrère, a reçu
la palme du martyre, ils ont toujours été affligés par
quelque fléau tel que la peste, la famine, les inonda-
tions, etc.,ei ils ajoutent que, depuis son arrivée, ils com-
mencent à respirer. Ohl quand viendra L'heureux mo-
ment où notre sainte religion sera libre en Chine ! Que*
de chrétiens abandonnés seraient nourris du pain delà
parole divine ! <Ju«' de païens, qui n'ont pas encore
entendu la bonne nouvelle, se convertiraient au Dieu
qu'ils ont méconnu jusqu'à ce jour ! Mais surtout que
d'enfants infortunés, qui ne voient le jour que pour
mourir misérablement, seraient sauvés! Et ce que je ne
puis dire sans avoir le rieur déchiré, trente mille enfants,
qni périssent chaque année en Chine, seraient recueillis
et baptis l - petites créatures sont jetées à la voirie,
dans les fossés où ils deviennent la proie des animaux
carnassiers.
« A Pékin, Us Bont exposés dans les nies : passe un
tombereau où on les met pêle-mêle; et les soins qu'on
donne à ceux qui vivent encore sont plutôt, en quelque
sorte, pour prolonger leur agonie que pour les rappeler
à la vie.
Je ne doute pas, ma très honorée sœur, que ce
tableau affligeant ne fasse sur vous et sur les autres
sœurs qui liront cette lettre, la plus vive impression.
S'il vous était donné de voler au secours de tant d'infor-
tunes, vous renouvelleriez en Chine le beau spectacle
que la grâce du Seigneur vous fait donner aux yeux de
toute la France. Le ministère admirable que Dieu vous
a confié n'est point inconnu en Chine. Ici, nos jeunes
gens, dont quelques-uns ont été les témoins du courage
et de la charité que Dieu vous inspire, nous parlent bien
souvent de vous.
— 125 —
« Oh! qu'ils désirent ardemment qu'une si belle insti-
tution existe en Chine! quand viendra le moment où
tant de pauvres enfants ne perdront plus corps et àme
tout à la fois ? Ilàtons-le par de ferventes prières; peut-
être n'est-il pas loin.
<l L'association de la Propagation de la foi, que Dieu a
suscitée en France pour le salut des peuples infidèles, se
réjouira peut-être un jour d'avoir été l'instrument de la
conversion de la Chine et d'autres royaumes '. Une
sainte ardeur se communique de proche en proche
parmi les ecclésiastiques de France, et les vocations au
ministère apostolique se déclarent dans presque toutes
les provinces. Honneur au clergé français ! Après avoir
supporté avec un courage héroïque la plus allreuse tem-
pête qui se soit peut-être jamais déchaînée contre notre
sainte religion, le voilà maintenant qui étend sa charité
jusqu'aux extrémités du monde ; aucun peuple n'est
étranger aux ell'usions de cette charité en quelque sorte
sans bornes.
a Avant de terminer ma lettre, j'ai quelque chose à
vous dire sur notre position à Macao et sur les jeunes
gens que nous élevons. Vous n'ignorez pas sans doute
que les procureurs des missions ont été chassés de cette
ville ; mais ils y sont rentrés de nouveau d'après une
permission du vice-roi de Goa. Dieu a permis ce contre-
temps pour en tirer du bien, car le coup qu'on avait
voulu porter aux procureurs leur a tourné à bonheur.
Nous espérons, d'après les dispositions présentes du
gouverneur, et surtout d'après les démarches que le
ministère français fait à la cour du Portugal, nous espé-
rons, dis-je, que désormais nous serons tranquilles à
Macao.
i. L'œuvre admirable de la Sainte-Enfance n'était pas encore
fondée. V. plus loin.
— 126 —
« Notre séminaire se compose de treize jeunes gens
chinois, qui nous donnent beaucoup de consolations et
qui nous font concevoir de grandes espérances pour
l'avenir. Leur ferveur, leur gaieté, leur amour pour
l'étude, tout en eux nous donne une sorte de certitude
qu'ils seront de bons missionnaires et de dignes enfants
de notre saint fondateur. Les trois confrères qui viennent
il»' nous arriver de France ne se lassent pas de les
admirer. Je pense que dans les lettres qu'ils écriront en
France, ils ne manqueront pas d'en parler à notre très
honoré père M. Salhorgne, et que ce digne successeur
de saint Vincent tressaillira de joie en apprenant tout
le bien qu'ils en diront.
Quel plaisir nous avons éprouvé enrecevant MM.Per-
boyre, Gabel et Perri. Ces Messieurs seront d'un très
grand secours pour MM. Laribe et Rameaux qui tra-
vaillent ;i l'œuvre «le Dieu avec un zèle ardent et un
courage infatigable. M. Hameaux, dans l'espace d'en-
viron six mois, a fait trois cents lieues à pied pour
visiter les différentes chrétientés qui composent sa mis-
sion.
« Je vous engage, ma très honorée sœur, à prier pour
notre mission et a engager toutes nos bonnes sieurs à
faire de même. Oui, priez pour nos pauvres chrétiens
qui ont souvent à supporter la faim, et quelquefois une
faim affreuse, à cause des inondations fréquentes qui
ravagent les missions. Dans le Kian-Sy, la famine a été
si terrible, l'année dernière, que plusieurs en sont venus
jusqu'à manger de la terre d'une certaine montagne;
cette terre, qu'a vue un de nos confrères chinois, et qu'il
a maniée, est blanche et légère. Pour surcroît de misère,
ils ne l'avaient qu'à prix d'argent. Voyez, après cela,
s'ils n'ont pas besoin de prières. Je vous engage à prier
aussi pour notre séminaire de Macao, afin que nos
jeunes gens deviennent par la suite de bons mission-
— 127 —
naires. Ces bons jeunes gens, ayant su que je vous
écrivais, m'ont prié de vous présenter leurs respects ainsi
qu'à toutes nos sœurs, et de les recommander à vos
prières et à celles de toutes nos sœurs ; je vous présente
donc leurs respects et leur recommandation.
« Nous sommes ici fort édifiés de la relation des gué-
risons et des conversions nombreuses opérées en France
par la médaille miraculeuse. Notre bonne Mère la sainte
Vierge n'a donc pas abandonné notre coupable patrie.
En effet, peut-elle oublier un royaume qui lui a été voué
et consacré par l'un de nos plus pieux rois ! Nous pen-
sons que les miracles opérés par le moyen de cette
médaille serviront à ranimer la foi dans un grandnombre
de personnes. Nous avons eu recours à elle à l'occasion
de plusieurs morts subites qui ont eu lieu ici. On crai-
gnait beaucoup que ce ne fût le choléra ; mais il paraît
que ces morts soudaines provenaient de l'eau fraîche
que ces personnes avaient bue étant trempées de sueur.
Comme nous avons envoyé de ces médailles dans nos
missions, nous espérons qu'elles y opéreront quelques-
unes des merveilles qu'elles font en France.
« Il est temps de terminer ma longue lettre, et je le
fais en me recommandant à vos prières et à celles de
toutes nos bonnes sœurs, qui ont une grande part aux
miennes quelque faibles qu'elles soient : c'est une sorte
de dévotion pour moi que de prier pour toutes les sœurs
de la Charité.
« Votre tout dévoué serviteur,
« F.-X. Danicourt, i.p. de l. m. »
— 128 —
Extraits d'une autre lettre à la révérende sœur Boulet,
supérieure générale des Filles de la Charité.
Macao, le 10 décembre 1837.
« Ma très honorée Mère.
« Il me serait difficile de vous exprimer tout le plaisir
que j'ai éprouvé en lisant votre belle lettre du 15 fé-
vrier dernier, que j'ai reçue le 30 août suivant.
«Je vois maintenant, mieux que jamais, tout l'intérêt
que vous et toutes nos bonnes sœurs portez à nos mis-
sions de Chine. Je me réjouis dans le Seigneur, en
pensant aux prières que vous lui adressez tous les jours
pour le succès de notre sainte religion dans un empire
où le démon règne depuis tant de siècles. J'ai la con-
fiance que le bon Dieu, touché par vos prières ferventes,
bénira les travaux des missionnaires en Chine, sou-
tiendra leur courage au milieu des difficultés et des
dangers sans nombre qu'ils éprouvent, et leur enverra
de dignes collaborateurs. Hélas, un de ceux que vous
vîtes partir au commencement de cette année, et que
vous suivîtes sans doute de vos vœux et de vos prières,
notre bon confrère espagnol, Jean Armand Sempau,
n'est plus. Il est mort à Singapour dans la maison de
Messieurs des Missions étrangères, le troisième jour
après son arrivée dans cette île... M. Peschaud, son
compagnon, nous est arrivé bien portant. Nous avons
pu, à l'insu du gouverneur portugais, qui, peu de temps
auparavant, avait chassé deux missionnaires italiens,
l'aller chercher à bord et l'introduire chez nous, ainsi
que tous ses effets... MM. Guillet et Faivre, arrivés en
octobre 1836, sont encore ici. Yoilà déjà plusieurs mois
que nous attendons la barque du Fo-Kien pour les
faire passer dans l'intérieur, et cette barque ne paraît
— 129 —
pas encore. Peut-être tardera-t-elle longtemps à cause
des barques mandarines qui couvrent les côtes de la
Chine, pour empêcher la contrebande de l'opium qui
fait tant de mal parmi les Chinois, et qui visitent scru-
puleusement toutes les autres barques qu'elles ren-
contrent. Au sujet de l'opium, il faut vous dire que les
Chinois fument cette substance empoisonnée qui les
enivre, ruine leur santé et les rend en peu de temps
incapables de rien faire. Une fois qu'ils en ont contracté
Phabitude,ils ne peuvent plus s'en défaire,et il faut qu'ils
fument chaque jour autant de fois qu'ils ont fumé dès le
principe ; parce que, s'ils ne le font pas aux heures accou-
tumées, leurs yeux commencent à couler, leur bouche
rend de la salive, et ils finissent par tomber en défail-
lance. Il n'est point difficile de reconnaître un fumeur
d'opium à sa pâleur et à sa maigreur extrême ; et vous
pourrez juger du nombre de ces squelettes ambulants
en Chine, lorsque vous saurez que les Anglais, les
Américains, les Portugais et Paris vendent chaque
année aux Chinois de l'opium pour quinze millions de
piastres, ce qui fait à peu près quatre-vingts millions
de francs.
« Les difficultés qu'offre la voie du Fo-Kien pour
l'entrée des missionnaires sont bien moins grandes que
celles qui existent sur la voie de Canton, à cause des
conséquences terribles qui en résulteraient si un Euro-
péen était reconnu passant par là. Nous ne serions pas
en sûreté à Macao de la part des Chinois parce que nous
ne comptons pas sur les Portugais dans un cas de besoin.
Nous sommes donc gênés de tout côté pour faire V œuvre
de Dieu.
« Avant de finir, ma très honorée Mère, je vous prie
de recevoir mes bien sincères remerciements, pour les
chapelets, les images, les médailles (miraculeuses) que
vous avez eu la bonté de m'envoyer. Que puis-je vous
9
— 130 —
offrir en échange? Vous ne désirez, je pense, que des
prières et des relations édifiantes de nos missions. Eh
bien, je ferai ce que je pourrai pour vous satisfaire sur
ces deux points. Il y a déjà longtemps que j'ai une inten-
tion particulière pour vous et toutes nos bonnes sœurs,
toutes les fois que je dis la sainte messe ; et je prends la
résolution de vous écrire souvent, et de vous dire ce
que j'apprendrai de nos missions. Je suis bien persuadé
que, de votre côté, vous continuerez avec toutes nos
bonnes sœurs de coopérer par vos prières à la conver-
sion des Chinois. Je désire que vous recouriez souvent à
la sainte Vierge, et que vous la sollicitiez, par de fer-
ventes prières, de s'intéresser au salut de ce pauvre
peuple. Cette tendre Mère écoutera vos prières. C'est un
grand malheur pour les hommes que la sainte Vierge
soit si peu connue. Hélas ! faut-il que nous ayons une
Mère si pleine de bontés, si riche en miséricordes, si
disposée à nous faire rentrer en grâces avec Dieu, si
puissante pour nous soutenir dans la vertu, et que cepen-
dant on la connaisse si peu, on l'invoque si rarement, si
négligemment, en un mot, qu'on pense si peu à elle !
c'est une bien grande misère.
« Permettez-moi, ma très honorée Sœur, de vous
présenter les sentiments de respect et de reconnaissance
que j'éprouve pour vous et pour toutes nos bonnes
sœurs. Je me recommande d'une manière particulière à
vos prières et aux leurs, ainsi que notre séminaire de
Macao et tous les chrétiens de la Chine, et vous prie de
me croire, en l'amour de Notre-Seigneur et de sa sainte
Mère.
« Ma très honorée Sœur,
« Votre très humble et très dévoué serviteur,
« Dantcotjrt. i. v. d. I. m. »
— 131 —
La simple lecture de ces lettres nous révèle autre
chose que le professeur de Macao : à chaque instant,
sous l'enveloppe des mots, on sent vibrer l'âme d'un
missionnaire dévoré de zèle pour la conversion des infi-
dèles, déjà rempli de sollicitude pour ces pauvres âmes
qui se perdent journellement et qu'il désire tant sauver!
A chacun des passages les plus saillants, on sent pal-
piter le cœur d'un apôtre.
Parmi les nombreux détails qui, nous aimons à le
croire, auront frappé le lecteur, il en est deux que nous
nous plaisons à relever : le premier est l'estime, la
vénération de M. Danicourt pour les sœurs de charité :
le second a trait à la médaille miraculeuse.
Les sentiments que M. Danicourt nourrissait en son
âme pour les sœurs de charité ne dataient point de
Macao. Dès ses jeunes années, à Montdidier, il avait été
l'heureux témoin des œuvres de miséricorde de ces
dignes filles de saint Vincent de Paul. Il ne savait alors
ce qu'il devait admirer le plus, ou de cet esprit de sacri-
fice qui les porte à renoncer à tout pour se consacrer à
Dieu, ou de cette charité qui s'immole pour consoler
ceux qui pleurent, prodiguer des soins aux infirmes, aux
malades atteints de toute espèce de maux, et devenir
mères selon la grâce de ceux qui n'en ont plus selon la
nature. Ces sentiments ne firent que grandir et se forti-
fier en lui avec le temps. Au surplus, lazaristes et sœurs
de charité sont enfants du même père : la même charité
les inspire; dès lors il n'y a rien d'étonnant qu'il existe
entre eux similitude d'âme et de dévoûment.
Arrivé en Chine, M. Danicourt n'a pas sitôt mesuré
de son regard profond et judicieux cette terre où l'on est
sans pitié pour le pauvre, sans entrailles pour l'orphelin,
qu'il comprend combien y est nécessaire la présence des
sœurs de charité. Instinctivement sa pensée repasse les
mers, il les appelle de ses vœux et de ses prières ; et,
— 132 —
bientôt nous l'entendrons adresser une première de-
mande à M. Etienne, supérieur général, puis revenir
sans cesse à la charge et enfin, à force de démarches,
obtenir que la Chine ouvre ses portes aux messagères de
la charité.
Nous avons parlé de la médaille miraculeuse :
L'apparition de la très sainte Vierge à une sœur de
charité, du nom de Catherine Labouré (1830), popula-
risée par cette médaille, marqua dans notre siècle le
début d'une ère nouvelle pour le culte de la Mère de
Dieu. Le premier résultat fut de ranimer la croyance des
peuples à l'un des plus grands privilèges de Marie et de
préparer les esprits à la définition du dogme de l'Imma-
culée-Conception, définition que vint confirmer le grand
miracle de Lourdes. Le second résultat est dans le réveil
de la piété envers Marie conçue sans péché, dans ce
mouvement qui fit affluer simultanément dans ses prin-
cipaux sanctuaires (Xotre-Dame-des- Victoires, La Sa-
lette, etc., et par-dessus tout Lourdes) des foules innom-
brables de pèlerins, poussés par un élan et une confiance
sans précédent dans l'histoire de l'Eglise.
Un enfant de Marie tel que M. Danicourt, malgré la
distance de 3.000 lieues qui le séparait de la France, ne
pouvait rester indifférent à tout ce qui s'y accomplissait
pour l'honneur de sa Mère du ciel. Son cœur tressaillait
d'allégresse au récit des miracles, des grâces sans
nombre qui remplissait les lettres venant de France, et
surtout de Paris ; miracles et grâces qui faisaient éclater
visiblement la puissance et la bonté de Marie.
Grâce à la générosité des sœurs de charité, qui lui
envoyaient une quantité de médailles miraculeuses, il
put propager le culte de la très sainte Vierge. Il répan-
dit à profusion l'image de Marie conçue sans péché, la
fit pénétrer en Chine par ses confrères et plus tard l'y
— 133 —
introduisit lui-même. Dès 1835, il écrivait déjà à
M. Etienne, procureur général de la Congrégation : « La
médaille miraculeuse court tout Macao. Tous veulent
l'avoir. Je vous prie de nous en envoyer une bonne pro-
vision. Nous espérons que le bon Dieu opérera ici quel-
que miracle par le moyen de cette médaille. Ce serait
une grâce bien précieuse qui ranimerait la foi de nos
fidèles. »
Le prêtre de Marie ne négligeait aucune occasion de
faire naître une grande dévotion envers la Mère de Dieu
et des hommes et de faire ressortir le privilège qui lui
était cher entre tous : dans ses conférences aux élèves
du séminaire, dans ses catéchismes aux enfants, dans
ses instructions aux fidèles, il se faisait un bonheur
d'exposer les raisons qui l'établissent ; et nous pouvons
dire sans crainte d'être démenti, qu'il fut en Chine l'un
des premiers apôtres de l'Immaculée-Conception *.
1. Un pieux ami de M. l'abbé Charles Danicourt a eu l'heureuse
pensée de faire encadrer richement le document trouvé dans le
portefeuille de Mgr Danicourt après sa mort, et de l'offrir en ex-
voto à Notre-Dame de Lourdes. 11 le fit placer dans la chapelle
absidale de la basilique. 11 est juste que le souvenir, de celui qui
fut dans l'Extrême-Orient l'un des premiers apôtres de Marie
conçue sans péché, vive dans la basilique de l'Immaculée-Conception.
CHAPITRE II
SÉJOUR A MACAO (suite).
M. Danicourt est chargé de conduire de Macao à Manille cinq de
ses élèves qui doivent être ordonnés prêtres : « Le 23 juin 1838,
mgïlede saint Jean-Baptiste; conduite Manille MM. Tchao, >'"/>.</,
Tchan, Ko et Lu. /<<)///• l'ordination (hic opus et labor). » — Retour
à Macao, le 27 août. — Nouvelles consolations, nouvelles espé-
rances données par les séminaristes de Macao, consignées dans
une lettre à M. Lego, assistant, et dans une autre à M. Debrie,
curé dAuthie.
Il y avait quatre ans que M. Danicourt consacrait son
temps, ses soins, ses fatigues à la formation de ses chers
séminaristes ; c'était une œuvre obscure, nous l'avons
dit, mais une œuvre méritoire. Au demeurant, il était
largement dédommagé par la manière dont ses élèves
répondaient à ses sollicitudes. Dieu voulut lui donner
un autre encouragement en lui conliant, en 1838, une
mission laborieuse, il est vrai, mais pleine de consola-
tions : il fut chargé par M. Torrette, supérieur de la
maison de Macao, de conduire à Manille et de présenter
à l'ordination cinq des élèves qu'ils avaient formés
ensemble et qui allaient entrer dans la hiérarchie sacer-
dotale.
Ce voyage dura trois mois, et par conséquent il fait
époque dans la vie de notre saint missionnaire. Au reste
lui-même a pris soin de le raconter dans une lettre
— 135 -
adressée à M. Nozo, supérieur général, le 30 sep-
tembre 1838.
Macao, le 30 septembre 1838.
« Monsieur le Supérieur,
« Voilà déjà bien du temps que je ne vous ai pas écrit,
car ma dernière lettre est du 19 mars 1836. Je pense
qu'elle vous est parvenue. Vous lirez sans doute avec
plaisir quelques détails sur le voyage que je viens de
faire à Manille, où j'ai conduit cinq de nos confrères chi-
nois, pour y recevoir les saints ordres jusqu'à la prêtrise
inclusivement. Il faut vous dire auparavant que M. Tor-
rette pensait les faire ordonner par Mgr Pévêque Nova
Segovia, dont le diocèse comprend la partie nord de
Luçon, et est à moitié chemin de Macao à Manille. La
chose était déjà déterminée, quand nous apprîmes la
mort de ce prélat. Il fallut porter nos vues ailleurs ; mais
nous n'avions à choisir qu'entre Manille et le Chan-sy,
parce que, d'un côté, la persécution était au Fo-Kien ;
de l'autre, nous ne savions où rencontrer Mgr de Siam
et qu'enfin, Mgr de Nankin est si impotent, qu'il ne
peut plus ordonner.
« Le voyage de Manille offrait bien des inconvénients.
Celui au Chan-sy en présentait encore de plus graves.
C'est un espace immense à parcourir, et qui demande
par conséquent beaucoup de temps. Quelle dissipation
n'entraîne pas un semblable voyage ! que de dangers à
courir et de fatigues à essuyer ! Mais, ces confrères une
fois arrivés auprès du vicaire apostolique, qui leur
donnera la retraite ? Qui leur apprendra à dire la messe
et à réciter l'office, vu que le vicaire apostolique est seul
à sa résidence, et fort occupé ? Supposé même que rien
ne leur manque à cet égard, ils auront encore à éprou-
ver de nouvelles fatigues et de nouveaux dangers pour
— 136 —
se rendre dans leur mission respective... Mais le plus
grand embarras, c'était que nous n'étions pas sûrs que
nos confrères trouvassent le vicaire apostolique : ce qui
en effet serait arrivé, si on les avait envoyés là, car nous
venons d'apprendre qu'il y a persécution à Pékin, au
Su-Tchuen et au Chan-sy, et le vicaire apostolique de
cette dernière province vient d'envoyer tous ses élèves
à Macao parce qu'il ne peut plus en prendre soin, étant
obligé de se tenir caché.
«Voilà, mon très honoré Père, dans quel embarras nous
nous trouvions. M. Torrette ne savait vraiment pas quel
parti prendre. Enfin, il se décida pour Manille et me
chargea d'y conduire les ordinands. Ici encore d'autres
difficultés. Notre passage arrêtés il fallut faire une
requête au gouverneur pour demander des passeports ;
le mien ne souffrait point de difficultés; mais c'était
bien autre chose pour ceux de nos ordinands. La loi de
Dom Pedro, qui défend de faire des ordinations, est en
vigueur ici ; de sorte que nous ne savions comment nous
v prendre pour obtenir leurs passeports. Nous ne vou-
lions pas que le gouverneur sût pourquoi ils allaient à
Manille, bien persuadés qu'il ne leur délivrerait pas de
passeports s'il connaissait le motif de leur voyage. Nous
consultâmes M. Henriquès sur la manière dont nous
devions faire la requête : il nous la rédigea et la fit porter
chez le gouverneur par l'homme le plus capable, dans
Macao, de se tirer d'affaire en pareil cas, et qui se pré-
senta chez lui au moment même que nous cherchions un
homme ad hoc ; aussi ne manqua-t-il pas de réussir.
Tant d'embarras de tous les genres n'existeraient pas,
mon très honoré Père, s'il y avait des vicaires aposto-
liques dans nos missions.
«Enfin nous nous embarquâmes le 21 juin sur un brick
espagnol. Le capitaine prit à tâche, pendant toute la
traversée qui dura dix-sept jours, de nous faire faire
— 137 —
pénitence pour le boire et le manger. Dieu le lui par-
donne. La Providence voulait sans doute nous faire
acheter à ce prix l'accueil plein de bontés que nous fit
Mgr l'archevêque de Manille. Sa Grandeur nous atten-
dait et nous avait déjà fait préparer un appartement
dans son palais. Nous avons donc logé chez Monsei-
gneur et dans la même chambre que nous avons occupée
M. Mouly et moi, il y a quatre ans. Nous pensions, en
arrivant à Manille, aller loger chez les RR. PP. domini-
cains; mais Monseigneur nous retint chez lui, et ne
cessa, tout le temps que nous restâmes à Manille, de
nous donner des preuves de sa bienveillance envers
notre Congrégation.
« Après nous être reposés pendant neuf jours des
fatigues du voyage, et nous être un peu dédommagés de
la pénitence forcée que nous avions faite sur le navire,
nous entrâmes en retraite le 17 juillet au soir, l'ordina-
tion devant commencer le 21. C'est la coutume à Manille
de faire huit jours de retraite avant l'ordination; mais
comme celle de nos confrères devait durer plusieurs
jours, nous avons fait la retraite pendant ce temps-là.
Toutefois, nous avons commencé quelques jours aupa-
ravant, afin de célébrer avec plus de recueillement la
fête de notre bienheureux Père et de se disposer aux
ordres mineurs qui furent conférés le 21. Le lendemain
dimanche a eu lieu l'ordination pour le sous-diaconat ;
celle pour le diaconat et la prêtrise, les 25 et 29 sui-
vants.
« Ainsi tout s'est fait en neuf jours, et la retraite en a
duré douze. Après chaque ordination, nous allions
remercier Monseigneur et recevoir ses avis. Je suis bien
aise que nos confrères chinois aient eu le bonheur de
recevoir de la bouche de ce vénérable prélat des conseils
analogues à leur position dans les missions. Sa Gran-
deur a insisté sur les dangers spirituels que courent les
— 138 —
missionnaires en Chine et surtout sur les occasions du
vice honteux. Elle en sait quelque chose, elle qui a
fait mission en Chine et qui pendant le long séjour
qu'elle a fait à Macao, a eu des relations avec beaucoup
de missionnaires en Chine.
« Je ne puis vous exprimer, mon très honoré Père,
toute ma satisfaction sur la manière dont nos confrères
chinois ont fait leur retraite, ainsi que sur le silence et
le recueillement qui ont régné pendant les ordinations
(je craignais qu'elles ne se fissent comme une que j'ai
vue il y a quatre ans à Manille) ; mais comme elles se
sont faites dans la chapelle de Monseigneur et qu'il n'y
avait point d'assistants, tout s'est passé à souhait.
« Il y a eu onze prêtres ordonnés, deux diacres et
deux minorés. M. Lu, comme le plus ancien en vocation,
a dit le premier sa première messe.
• rendant notre séjour à Manille, j'ai reçu de Marao
votre dernière lettre circulaire : elle m'a rempli de con-
solations. Selon l'avis de M. Torrette, je l'ai communi-
quée à Monseigneur. Sa Grandeur, en me la remettant
quelques jours après, m'a dit qu'elle l'avait lue avec
beaucoup de plaisir. « Laissons faire la Providence, me
a dit-elle avec émotion. » Comme elle est fort occupée,
je ne me rendais auprès d'elle que quand elle me faisait
appeler, ou que j'avais besoin de lui parler. Elle m'a
témoigné beaucoup de confiance.
« Monseigneur a à son service deux ecclésiastiques
du pays, qui nous ont traités comme des frères pendant
notre séjour à Manille. Ils nous ont procuré tout ce dont
nous avions besoin, avec une attention , une obligeance
et une bonne volonté que je ne puis vous exprimer.
.Nous mangions avec eux ; ils nous accompagnaient par-
tout où nous désirions aller. Ils se nomment, l'un le
P. Basilio, l'autre le P. Mamerto.
« Après vous avoir parlé de Monseigneur et de ces
- 139 —
deux ecclésiastiques, je ne puis passer sous silence
d'autres bienfaiteurs que nous avons à Manille. Dom
Balthazar Miel, l'ami intime de Monseigneur, l'homme
le plus riche et le plus religieux de Manille, a eu beau-
coup de bontés pour moi ; il m'a prêté une de ses voi-
tures toutes les fois que j'en ai eu besoin pour aller, soit
chez M. Barrot, consul français, qui demeure hors de
Manille, soit chez M. Macauley pour traiter de notre
passage, soit enfin pour d'autres besoins. J'ai été obligé
de faire toutes mes courses en voiture, parce que la cha-
leur à Manille ne permet pas d'aller à pied... A peine ai-
jc dit à M. Macauley que je désirais avoir un navire non
espagnol pour Macao, qu'il s'est empressé de m'en cher-
cher un. Il vint le lendemain me voir chez Monseigneur
et me dit qu'il n'y avait qu'un brick américain en par-
tance pour Macao. J'allai voir le capitaine qui me dit
qu'il voulait bien nous prendre à bord, mais à raison de
cinquante piastres par personne. C'était beaucoup, carie
navire était petit et n'avait point de logement ; mais
comme il appartenait à une maison américaine dont
M. Macauley est associé, celui-ci parla pour nous, et
tous, de concert, forcèrent en quelque sorte le capitaine
à nous prendre pour quarante piastres chacun.
« Un autre bienfaiteur que nous avons à Manille est
M.Adolphe Barrot... Il m'a donné lecture d'un article
qu'il a envoyé au ministère de France, pour l'engager à
faire des démarches auprès de la cour de Lisbonne, afin
d'obtenir une résidence fixe à Macao. Cet article est par-
faitement rédigé. « Ce n'est pas tout, me dit-il ; atten-
dez que j"e sois de retour en France (il attend de jour
en jour son rappel), et vous verrez comme je plaiderai
votre cause. »
« M. Chaigneau, son chancelier, et probablement son
successeur, est un homme charmant et de beaucoup
d'esprit. Il m'a très bien reçu pendant l'absence de
— 140 —
M. Barrot... Il est venu me voir chez Monseigneur:
j'avais justement le cahier des Annales, où se trouve la
lettre de M. Mouly*sur Pékin, que je lui prêtai ; il le lut
comme un homme afîamé. Il paraît être un bien bon
catholique. Il m'a promis de venir nous voir quand il ira
à Macao, ce qui ne doit pas tarder.
«J'ai été très bien reçu dans tous les couvents que
j'ai visités avec nos confrères chinois. Je n'ai aussi qu'à
me louer de l'accueil favorable que m'ont fait les ecclé-
siastiques de Manille que j'ai eu l'occasion de voir.
« Le 15 août, jour auquel nous pensions devoir partir,
nous avons été saluer Monseigneur, qui renouvela en
pleurant les avis qu'il avait déjà donnés à nos confrères
chinois. Tous les domestiques de la maison nous sa-
luèrent en versant des larmes, et nous partîmes le cœur
plein de reconnaissance pour tant de bontés dont nous
avions été l'objet ; mais arrivés au navire, nous ap-
prîmes que le départ ne devait avoir lieu que le lende-
main ; nous revînmes donc coucher chez Monseigneur
et enfin le lendemain, jour de l'Assomption pour Ma-
nille, nous nous sommes embarqués ; et le 27, après une
heureuse traversée, n'ayant qu'à nous louer du capi-
taine, et nous portant tous très bien, nous avons em-
brassé M. ïorrette et nos autres confrères, qui se
réjouirent avec nous de la protection que Dieu nous
avait accordée dans notre voyage.
« Je vous prie, mon très honoré Père, de vouloir bien
remercier le bon Dieu avec nous, et me croire en l'amour
de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère,
« Monsieur le Supérieur,
« Votre très humble et très obéissant fils,
« F.-X. Danicourt, Prêtre de la Mission. »
— 141 —
De retour àMacao, M. Danicourt continua de prodi-
guer ses soins aux élèves qu'il avait quittés momenta-
nément ainsi qu'à ceux qui, dans l'intervalle, étaient
venus s'adjoindre à eux ; et quelques mois après (le
7 mars 1839) il faisait part à M. Lego, assistant, de ses
consolations et de ses espérances :
« Le Seigneur a opéré un bien grand changement
dans nos missions de Chine, depuis mon arrivée ici.
Notre séminaire est établi sur une base très solide, je
veux dire l'exacte observance de nos saintes règles; le
personnel de nos missions commence à se compléter,
et bientôt nous serons à même de porter secours aux
missions portugaises de la Congrégation, réduites
aujourd'hui au seul M. Castro.
« Au mois de novembre dernier, le bon Dieu a mé-
nagé à M. Larribe une consolation bien douce. Ce res-
pectable confrère ne se possédait pas de joie. Il vit
arriver à la fois chez lui six confrères, dont trois étaient
destinés à partager ses travaux. Ils se trouvèrent huit
prêtres assis à la même table, dans une province où, il
n'y a que peu d'années, il n'y en avait pas un seul. Il est
bien rare en Chine de voir une semblable réunion et je
comprends qu'elle doit procurer bien de la consolation.
« Dans ce moment nous n'avons que dix élèves dans
notre séminaire de Macao. JMais aussi tous nous donnent
toute la satisfaction que nous pouvons désirer. Nous en
attendons un pareil nombre que nos confrères de Tinté-
rieur doivent nous envoyer, Mgr Rameaux vient déjà de
nous en envoyer un qui a fort bonne façon et beaucoup
de moyens. Vous voyez que notre petite famille continue
à se multiplier pour la gloire de Dieu et la joie de la
Congrégation... »
Ces consolations, ces espérances, M. Danicourt les
— 142 —
exprime d'une manière bien plus explicite dans une
lettre adressée à M. Debrie, curé d'Aulhie, le 13 jan-
vier 1839 :
« ... Nous sommes ici pour le moment cinq confrères
européens, avec un confrère chinois. Nous attendons
une dizaine d'élèves de l'intérieur, ce qui. joint aux neuf
qui sont à la maison, fera la somme de dix-neuf ou
vingt.
« C'est peu sans doute, cependant nous ne voulons
pas en avoir davantage, parce qu'il nous vient beau-
coup de confrères européens. Il n'y en avait que trois à
mon arrivée ici et nous voilà maintenant quatorze. Nous
sommes quatre employés à l'instruction de nos jeunes
gens. Les autres ne restent ici que le temps nécessaire
pour apprendre la langue et se faire aux coutumes des
Chinois, dont ils prennent l'habit quelque temps après
leur arrivée. Au bout d'un an environ, ils sont expédiés
pour l'intérieur. Quoiqu'il y ait beaucoup à travailler,
car il faut tout apprendre à nos élèves depuis l'a, //, c, d ,
jusqu'à la théologie inclusivement ; cependanl je vous
dirai que nous sommes amplement payés de nos fa-
tigues, par la piété, la docilité, la gaieté de nos jeunes
uens, et leur ardeur pour le travail. Je vous le dis dans
toute la franchise de mon âme, et le cœur plein de con-
solation, je n'ai rien vu de semblable en France, aussi
je bénis le Seigneur de m'avoir conduit aux extrémités
du monde pour être témoin d'un si beau spectacle.
« L'année dernière, j'en ai conduit cinq à Manille pour
laprêtrise... ils sont déjà partis pour l'intérieur, où nous
espérons qu'ils feront beaucoup de bien sous la direction
des confrères européens. Je vous observerai que tous les
Chinois que nous élevons sont agrégés à notre Congré-
gation et qu'ils ne sont ordonnés prêtres qu'après avoir
fait les vœux. L'état présent de la religion en Chine, la
corruption raffinée des païens, les dangers innombrables
— 143 —
qu'on y court, ceux surtout qui regardent les mœurs et
une foule (Tinconvénienls nous forcent à prendre cette
mesure qui pourra changer plus tard, lorsque la Chine,
souillée d'une manière étonnante par toutes les abomi-
nations du paganisme, aura été sanctifiée par les sueurs
et le sang- des apôtres que le Seigneur y envoie. Le
nombre de nos confrères chinois est de 20 : celui de nos
chrétiens est d'environ 30.000 répandus sur une surface
trois fois grande comme la France. Ainsi vous voyez que
tous nos missionnaires ont bien du chemin à arpenter
pour visiter ces chrétiens une fois chaque année. Nous
venons d'être chargés par la Propagande d'envoyer des
ouvriers dans les missions de nos confrères portugais
que leur suppression en Portugal met dans L'impossi-
bilité de soigner. Voilà donc que notre tâche va
s'étendre immensément, puisqu'au lieu de 30.000 chré-
tiens nous allons en avoir plus de 60.000. Si plus tard,
ce qui peut arriver, les missions portugaises nous
reviennent, notre Congrégation aura plus de la moitié
de la Chine à défricher, je dis à défricher, car par
suite de la Révolution française, les chrétiens ont été
longtemps à l'abandon et jusqu'à présent on n'a guère
travaillé qu'à arracher l'ivraie, que l'homme ennemi a
semé en abondance dans le champ du père de fa-
mille »
CHAPITRE IV
SÉJOUR A MACAO [fol).
M. DANICOURT ET SA FAMILLE.
Son frère Charles à Montdidier : lettres adressées à ce dernier.
— Dernière lettre adressée à son père et à sa mère. — Leur
mort : Lettres écrites à ce suji-t. — M. Danicourt va quitter le
professorat pour les 1 1 1 i >-i< >n< proprement dites; il est dans
toute la rigueur el la plénitude de ses talents, et son âme est
mûre pour les travaux apostoliques.
M. Danicourt avait remis, avec une confiance toute
filiale, entre 1rs mains de la divine Providence ses inté-
rêts spirituels et temporels ainsi que ceux de tous les
membres de sa famille. Il s'appuyait sur Dieu et certes,
pour quiconque sait lire dans les événements dont se
compose le tissu de sa vie, cet appui ne lui a jamais fait
défaut. Il avait dit à ses parents en quittant la France :
« Que craignez-vous pour mon frère Charles? Dieu qui a
été si bon pour moi le sera également pour lui. » En effet
son petit frère entrait au collège de Montdidier en JH.'JG.
Mais bientôt jugé trop jeune pour continuer le latin, il
est remis, pour un an, entre les mains de ses parents.
C'est pendant cette année qu'il fait sa première commu-
nion; lui aussi pouvait dire comme son frère en parlant
du plus beau jour de sa vie : « pleuré beaucoup ». En
l'année 1838 il est de nouveau conduit au collège et con-
— 145 —
lié aux soins et à l'affection d'un bien digne prêtre,
M. Martin. Ses études à peine commencées, on annonce
à la famille Danicourt une triste nouvelle : le collège
de Montdidier est désormais fermé ; ces Messieurs
de Saint -Lazare iront porter ailleurs leur zèle et leur
sollicitude. Mais quelques semaines après celte fatale
mesure, sur les instances de l'administration diocésaine
et de la ville de Montdidier, sur les réclamations des
familles, les Lazaristes ouvrent de nouveau leur maison.
Et le jeune Danicourt a la consolation de poursuivre ses
('•tildes dans cet établissement sanctifié par son frère,
embaumé des vertus du vénérable IVrboyre, etc.
Pendant son séjour au collège de Montdidier, Charles
Danicourt reçut un grand nombre de lettres de Chine ;
nous n'en citerons que les deux suivantes :
Macao3 le 18 juin 1839.
« Mon bien cher frère,
« C'est le 14 mai dernier que j'ai reçu la lettre du 6 no-
vembre 1 8*38. Comme elle m'a fait plaisir! J'allais
t'écrire, mais tu m'as prévenu. J'ai reçu des nouvelles
d'Aulhie dans le mois de janvier dernier : mon père me
disait qu'il était allé te voir avec notre sœur Joséphine,
qu'il t'avait trouvé bien portant, et qu'on était content
de toi, Dieu soit béni ! Tu dois bien penser que je ne
t'oublie pas et que c'est pour moi une bien grande con-
solation d'apprendre que tu es sage et que tu travailles
avec ardeur. Le contraire m'affligerait beaucoup. J'espère,
mon cher Charles, que tu sentiras ^e plus en plus la
grande grâce que Dieu t'a faite en t'appelant au collège
et que tu feras tout ce qui dépendra de toi pour le con-
tenter ainsi que tes bons maîtres. Mais parce que de
nous-mêmes nous ne sommes rien et ne pouvons rien
10
— 146 —
faire de bien si Dieu ne nous aide, je t'engage beaucoup
à prier souvent l'Esprit-Saint d'éclairer ton intelligence,
de purifier ton cœur, et de conserver ton corps pur et
chaste. Consacre-toi tout entier et de tout cœur à la
sainte Vierge. Cette bonne Mère aura soin de toi si tu es
fidèle à recourir souvent à elle.
« A l'occasion console, comme tu le pourras, mon père
et ma mère de mon absence. Dis-leur que je suis toujours
content et qu'ils ne doivent point avoir d'inquiétude à
mon sujet, parce que je suis entre les mains de la Pro-
vidence qui me rend au centuple ce que j'ai laissé pour
Elle. Nous sommes ici pour le moment cinq confrères
français avec un confrère chinois. Nous avons dix élèves
qui sont très pieux et pleins d'ardeur pour l'étude. Qu'il
fait bon d'être ici si tu savais ! Écris-moi souvent, je serai
fidèle à te répondre. Si tu vois notre cousin M. Froideval,
dis-lui que je pense à lui ; dis la même chose à M. Lai-
gnel. Aussitôt cette lettre reçue, écris un petit mot à
Authie pour donner des nouvelles à nos bons parents
que j'embrasse de tout cœur, ainsi que toi, mon cher
Charles, etc. »
A la date du 18 septembre 1840, M. Danicourt écrivait
de nouveau, do Macao, à son frère.
« Mon très cher frère,
« Tu es vraiment charmant de m'écrire aussi souvent.
Je t'engage beaucoup à continuer, car tes lettres me
réjouissent le cœur. Mais je ne puis te promettre la
pareille parce que je suis toujours fort occupé. Toutefois
je ferai en sorte de te contenter. Tu me parles toujours
des maux spirituels de France; je serais bien aise que tu
me dises aussi quelque chose du bien qui s'y fait. Envi-
ronné comme je suis de tant de misères, c'est pour moi
une grande satisfaction d'apprendre quelque chose d'édi-
— 147 —
liant. Rien ou presque rien ici ne récrée le cœur. La
Chine, si grande et si peuplée, compte à peine deux cent
mille chrétiens généralement pauvres et qui ne voient de
prêtres qu'une fois l'an. Encore y en a-t-il beaucoup qui
ne peuvent être visités. C'est ici, mon cher frère, que Dieu
est oublié! Le démon a tellement imprimé dans le cœur
des Chinois l'amour de l'argent qu'ils ont oublié toute
idée religieuse. Je t'engage ainsi que tes amis à prier
pour les missionnaires qui sont en Chine, afin que Dieu
bénisse leurs travaux et les fortifie au milieu des peines
qu'ils éprouvent. On craint beaucoup une persécution
générale : c'est un nouveau motif de redoubler de
prières. M. Perboyre est toujours en prison : il est mis à
la question à peu près tous les dix jours. On veut le for-
cer à découvrir la retraite de Mgr Rameau et autres
confrères qui ont échappé aux satellites.
« Nous avons reçu dernièrement trois élèves de Mon-
golie. L'un d'eux est ce lama qui faisait ce fameux pèle-
rinage au Thibet dont sans doute tu auras entendu
parler. Il s'appelle Pierre Tching-Hil-Tchap. L'autre
lama, nommé Paul, n'a pas été jugé propre à étudier ; il
s'occupe en Tartarie à traduire en Mongol les livres
chinois qui traitent de la religion.
a Nous ne savons pas encore les détails de la persécu-
tion qui a éclaté à Pékin le mois de mai dernier. Une
cinquantaine de chrétiens ont été pris. Il y a aussi persé-
cution en Corée. On dit que trois des missionnaires qui
y sont ont été pris avec un grand nombre de chrétiens.
Cette suite continuelle de persécutions en Chine et dans
les pays voisins te fait voir, mon cher frère, que le
démon ne dort pas ici : il suscite partout des obstacles à
la propagation de l'Evangile. Mais j'ai la confiance que
tous ses efforts serviront à sa ruine, et que Notre-Sei-
gneur, touché par les prières que lui adressent tous les
jours tant de bons fidèles en Europe, lui dira un autre
— Ii8 —
vade 'Satana qui le reléguera au fond de l'abîme.
« Le 19 août dernier, il y a eu ici un petit combat
naval entre les Anglais et les Chinois. Ces derniers
n'ont pu tenir contre le canon européen; ils ont pris la
fuite. Malgré cela, nous sommes tranquilles à Macao.
« Nous sommes ici cinq confrères européens; bientôt
nous serons sept, car MM. d'Aguin et Vincent sont
attendus de jour en jour de Manille. Nous avons qua-
torze élèves bien pieux et très amis de l'étude. M. Tor-
rette, notre supérieur, est dangereusement malade.
Nous n'avons point d'espoir de le voir rétablir, car il est
totalement ruiné de santé.
« Je me porte toujours bien. Lorsque lu écriras à
Authie, dis à mon père et à ma mère que je prie tous les
jouis pour eux. Console-les comme tu pourras; répète-
leur souvent de ne pas perdre devant Dieu le mérite du
sacrifice qu'ils ont fait de moi, et que mon absence leur
est bien plus utile pour leur salut que ma présence.
« Dis bien des choses de nia part a mes frères et
sœurs, etc. Pour toi, mon cher et bien-aimé Charles, je
le recommande d'aimer Dieu de tout ton cœur, de mettre
toute ton espérance en la sainte Vierge, d'obéir ponc-
tuellement à tes supérieurs et d'étudier avec ardeur.
Continue à prier pour moi; ne crains pas que je t'oublie
jamais.
« Je t'embrasse comme tu sais et serai toujours
« Ton bien affectionné frère. »
« P. S. Tu diras à M. Martin, que nous avons perdu
M. Torrettc le 12 de ce mois à 2 heures et demie du matin
et que je le recommande à ses prières ainsi qu'à celles des
autres confrères de la maison. C'est M. Guillet qui le
remplace dans la charge de supérieur, jusqu'à nouvel
ordre du supérieur général. »
— 149 —
M. Danicourt, on vient de le voir, est rempli de solli-
citude pour son frère Charles et surtout pour son père et
pour sa mère : toutes ses lettres en témoignent.
L'éloignement de sa patrie n'a nullement refroidi en
son cœur la piété filiale. Voici, parmi toutes les lettres
que sa famille possède, la dernière qu'il ait adressées
ses parents; elle mérite d'être conservée à plus d'un
titre.
Macao, te 22 décembre 1838.
« Mon cher père et ma chère mère,
«• J'étais à deux cents lieues de Macao, lorque votre
lettre du 12 novembre 1837 est arrivée ici. M. Torrette
me l'a remise à mon retour de voyage. J'ai appris avec
bien du plaisir que vous vous portiez tous bien et que
mon frère Charles était de nouveau au collège de Mont-
didier. Que le bon Dieu l'y conserve si c'est sa volonté
qu'il étudie, et qu'il lui fasse la grâce de bien apprendre
cl d'être toujours bien sage.
« Mais il y a une phrase dans votre lettre qui m'a fait
de la peine, parce quelle semble infirmer les bontés de
la Providence à votre égard, rs'attaquons jamais la
Providence, car nous en serions punis tût ou tard; dites-
moi, si la Providence ne vous avait pas donné à tous
deux jusqu'à présent une bonne santé, si elle n'avait pas
béni vos fatigues et vos sueurs, auriez-vous pu nous
élever tous comme vous l'avez fait ? Ou encore si Dieu
vous avait appelé à lui il y a vingt ans, que serions-nous
devenus, mon frère Pierre, ma sœur Sidonieet moi ?
« Voilà des bienfaits de la Providence auxquels peut-
être vous ne pensez pas assez. Gens de peu de foi ! Parce
que vos bras sont usés à force de travailler, vous pensez
que tout est perdu. Le bon Dieu nourrit les oiseaux du
ciel, les animaux de la terre, et les poissons de la mer :
— 150 —
sommes-nous donc à ses yeux moins que des animaux ?
« Dieu nous a donné son fils, nous dit saint Paul, il a
voulu qu'il naquit dans une étable, qu'il habitât dans
la boutique d'un pauvre charpentier, qu'il prêchât à la
sueur de son front pendant trois ans, dans la Judée,
qu'il fût trahi par Judas, moqué par Ilérode, flagellé par
ordre de Pilate, couronné d'épines, crucifié entre deux
larrons, enfin qu'il mourût abandonné de tout le monde
et tout cela pour nous, mon cher père et ma chère mère,
pour nous délivrer de la damnation éternelle et nous
ouvrir le ciel. Après cela pouvons-nous douter que le
bon Dieu nous aime ! S'il nous a donné son propre fils,
nous refusera-l-il le vêtement et la nourriture ?
«Il est vrai que je ne suis plus à même d'avoir soin
de vous et de mon frère Charles ; mais il y a quelqu'un
qui prendra soin de vous. Le Seigneur, qui m'a dit
comme autrefois à Abraham : « Quitte ton pays, tes
parents, la maison de ton père, et viens dans la terre
que je te montrerai. » Voilà celui qui s'est chargé de
vous. Oui, mon cher père et ma chère mère, le bon Dieu
s'esl chargé de vous. Bien souvent lorsque je priais pour
vous, j'ai entendu une voix me dire intérieurement : Ne
sois pas inquiet de tes parents, j'aurai soin d'eux. Aussi,
je vous le déclare à cœur ouvert, je suis heureux d'être
relégué ainsi au bout du monde, parce que la Provi-
dence a plus de soin de moi que tous les pères et toutes
les mères ensemble. Et vous-mêmes êtes plus heureux
démon absence que de ma présence, car du moment que
j'ai été séparé de vous, vous avez pu dire à Dieu :
Seigneur vous nous aviez donné un fils : mais il vous a
plu de nous l'enlever. C'est à vous maintenant à prendre
soin de nous et à subvenir à tous nos besoins.
a Et quel bonheur pour vous, mon cher père et ma
chère mère, d'avoir maintenant pour soutien de votre
vieillesse la divine Providence, au lieu d'un pauvre et
— loi —
misérable fils qui ne peut se suffire à lui-même. Je suis
pécheur et rien de plus. Bientôt il nous faudra paraître
devant Dieu et heureux alors celui qui pendant sa vie
aura mis toute sa confiance en la Providence, parce que
la Providence le recevra dans ses bras miséricordieux.
« Celui au contraire qui se sera appuyé sur un bras de
chair tombera avec ce fragile appui. Vive la Providence !
Oui, vive la Providence! encore une fois vive la Provi-
dence !
« Votre fils bien affectueux,
« F.-X. Danicourt, miss, apost. »
Quant aux lettres que M. Danicourt écrivit à ses
parents pendant les années 1839 et 1840, elles n'ont
poinl .été conservées ; peu importe, toujours est-il que
dans cet intervalle le saint missionnaire n'en a pas
envoyé une seule à ses frères Charles et Pierre ou bien à
sa sœur Sidonie, sans les prier instamment de le rem-
placer auprès de son père et de sa mère, afin de leur
faire oublier le chagrin que son éloignement leur cause.
Mais la double épreuve que Dieu va lui envoyer nous
révélera bien autrement jusqu'à quel point il leur était
attaché.
Le 12 septembre 1841, il avait eu la douleur de perdre
son supérieur et digne confrère M. ïorrelte ; deux
pertes bien plus douloureuses allaient ouvrir une plus
large plaie dans son cœur : la mort de son père et de
sa mère.
M. André Danicourt n'était pas encore très avancé en
âge, mais une activité dévorante, un courage infatigable,
les rudes labeurs de son industrie et des champs, avaient
miné son tempérament ; d'ailleurs, les chagrins n'avaient
pas fait défaut à sa carrière : le départ de son fiis pour
les missions lointaines, bien qu'il en eût fait le sacrifice
— 152 —
à Dieu, avait rempli ses vieux jours de tristesse et de
mélancolie. Une maladie connue sous le nom de flux de
sang-, qui emporta bon nombre d'habitants d'Authie,
finit par l'atteindre lui-même et le conduire au tombeau.
Un prêtre qu'il aimait comme un autre Xavier, parce
qu'il en avait les vertus,M. Masse, aujourd'hui aumônier
de l'hospice de Montdidier, le visita souvent pendant sa
maladie. Son ministère était facile auprès de ce chrétien
des anciens jours, qui portait sur ses lèvres et dans son
cœur la vérité et la justice ; cependant il dut le consoler
et l'encourager dans ses souffrances, dans ses moments
d'ennui, dans ces alternatives de courage et de défail-
lance, compagnes assidues de ceux qui souffrent long-
temps. Le saint prêtre mêlait à ses paroles de consolation
le souvenir du fils bicn-aimé que le digne père ne
reverrait plus en ce monde mais qu'il allait attendre au
ciel. Enfin, sanctifié par la pratique de tous les devoirs
que la religion impose, sanctifié par le travail chrétien qui
avait rempli toute sa vie, éprouvé par les peines et les tri-
bulations, rendu plus agréable à Dieu parle sacrifice qu'il
lui avait fait du meilleur des fils, purifié par une longue
maladie et muni de tous les sacrements de la sainte
Église, il rendit son âme à Dieu au mois de novem-
bre 1840.
Ce fut son plus jeune fils, Charles, qui en commu-
niqua la nouvelle à Macao. Aussitôt après la lecture de
la lettre qui lui annonçait le triste événement, M. Dani-
court alla au pied des autels répandre sa douleur et ses
larmes et offrir à Dieu le plus grand sacrifice de sa vie ;
puis il pria avec la plus grande ferveur pour le repos de
celte âme qui lui était si chère.
Quelques jours après il en parlait en ces termes dans
une lettre adressée à son frère : a Dieu nous l'avait
donné, Dieu nous Ta enlevé ! Que son saint nom soit
béni ! Je prierai pour lui tous les jours de ma vie ; je
— 153 —
t'engage, mon cher Charles, à faire de même. Si nous
sommes sages, nous le reverrons au ciel, dans la société
de Dieu, des anges et des saints, dans la compagnie de
notre petite sœur *. » Et quelques mois après, le
1er novembre 1841, il écrivait à son frère aîné Pierre Da-
nicourt ;
« Bien cher frère,
« C'est par une lettre de Charles, datée du 30 dé-
cembre 1840, que j'ai appris le malheur qui est arrivé à
notre famille.
« La perte que nous avons faite est bien déplorable
sans doute, puisque nous sommes privés d'un père qui
a tant travaillé pour nous élever, et qui ne cessait de
prêcher la vérité ; cependant puisqu'il est mort après
avoir reçu tous les sacrements de l'Eglise, et dans de
très bonnes dispositions, nous devons nous consoler
dans l'espoir que Dieu lui a fait miséricorde. Depuis que
j'ai appris sa mort, je n'ai passé aucun jour sans prier
pour le repos de son âme, en disant la messe. Je te
renouvelle ici, mon cher frère, la prière que je t'ai faite
dans notre jardin, le jour où je me suis séparé de vous,
tu dois t'en souvenir. Je te prie donc, au nom de Notre-
Seigneur, d'avoir bien soin de notre bonne mère. Je ne
puis t'en dire davantage sur ce sujet, parce que j'ai le
cœur gros tout de suite. Dis à ma mère que je l'aime en
Notre-Seigneur, que je prie pour elle bien souvent et
que j'espère avec la grâce de Dieu la revoir au ciel où
nous serons toujours ensemble, aimant et bénissant Dieu
avec notre père.
« Je l'engage à recourir souvent h la sainte Vierge,
aBn qu'elle passe le reste de ses jours en paix et à n'avoir
point d'inquiétude de moi, parce que Dieu est partout
1. Morte peu après sa naissance.
— 154 —
et qu'il prend un soin particulier de ceux qui le
craignent. Fais savoir à ma sœur Sidonie que je lui
recommande aussi, pour l'amour de la sainte Vierge,
d'avoir un soin tout particulier de ma mère en tout et
partout. Je dois maintenant vous parler d'une chose,
dont je ne vous aurais jamais dit mot, si notre père avait
encore vécu quelques années de plus. Je ne sais si vous
avez fait entre vous quelque partage ; je ne réclame rien
pour moi, mais je désire et je veux que ce qui peut me
revenir soit employé en tout ou en partie à l'éducation et
à l'entretien de Charles jusqu'à ce qu'il soit prêtre si
Dieu l'appelle à l'état ecclésiastique. Après cela, divisez
entre vous ce qui me revient, je vous l'abandonne de
bon cœur.
« Je vous recommande à tous deux de vivre en paix et
union comme de véritables frères et sœurs. J'ai peur
que vous ne ressembliez à ces frères et sœurs dénaturés,
qui ne sont pas plus tôt mariés, qu'ils se mangent des
yeux et vivent dans la discorde, souvent pour une poi-
gnée d'avoine, comme on dit. N'attachons point notre
cœur aux biens de ce monde misérable qu'il nous faudra
bientôt quitter. La vie est si courte! Dans peu de temps
on dira de nous, ce que nous disons de notre père : il
est mort! que sert-il alors d'avoir été riche, puisqu'on
n'emporte rien. Le corps va pourrir sous terre et l'âme
paraît devant Dieu pour être jugée selon ses œuvres.
« Je me porte bien grâce à Dieu et suis toujours très
content. Nous sommes ici pour le moment six confrères
français et un confrère chinois. Nous avons dix -sept
séminaristes tous pieux et laborieux. Je te prie de saluer
M. Masse aux prières duquel je me recommande, ainsi
que toutes les missions de Chine. J'embrasse bien ten-
drement ma sœur Sidonie, mon frère Constant et leurs
enfants. Je t'embrasse aussi de tout mon cœur, mon
cher frère avec ma sœur Joséphine et vos enfants, etc. »
— 155 —
Une autre tombe allait bientôt s'ouvrir pour recevoir
la dépouille d'une personne dont la perte devait faire à
son cœur une blessure plus douloureuse encore que la
précédente : quatorze mois après la mort de son mari,
Mme Danicourt s'éteignait dans la paix du Seigneur.
Epouse vertueuse, mère chrétienne, elle passa sa vie
tout entière dans le sanctuaire de la famille, vouée aux
devoirs de son état, aux sollicitudes et aux travaux d'un
négoce quotidien et aussi aux œuvres de charité. Si son
mari représentait l'autorité, elle représentait la bonté et
la miséricorde : cette qualité du cœur, qui était naturelle
chez elle, devint, avec le temps et l'éducation chrétienne,
une de ses vertus dominantes, vertu qu'elle a fait passer
dans l'âme et surtout dans le cœur de ses deux fils
Xavier et Charles, et de sa fille Sidonie.
Le même prêtre qui avait rendu les derniers devoirs
à M. Danicourt les rendit à son épouse. Et, sanctifiée par
les mêmes moyens et clans le même milieu que son
mari; purifiée également par une longue maladie,
l'hydropisie; fortifiée par sa coDfiance en la très sainte
"Vierge, qu'elle ne cessa d'invoquer sur son lit de dou-
leurs, elle rendit son âme à Dieu, au mois de février 1842,
à l'âge de 59 ans.
Les pauvres d'Authie l'ont pleurée comme la meil-
leure des femmes et comme l'une de leurs bienfaitrices.
L'annonce de ce nouveau malheur n'arriva à Macao
que six mois plus tard. A la nouvelle de la mort de sa
pieuse et tendre mère, M. Danicourt sentit une vive dou-
leur étreindre son cœur; immédiatement il alla au pied
du saint Sacrement répandre ses larmes et offrir à Diou
son profond chagrin. Bientôt un voile de tristesse cou-
vrit son âme ; la mémoire de tout ce que sa mère a fait
pour lui, la mémoire des derniers jours passés auprès
d'elle à Authie, des dernières scènes de famille, lui
revint aussi fraîche et aussi douloureuse qu'au moment
~ 156 —
de la séparation. Son cœur un instant sembla céder sous
le poids du chagrin qui l'oppressait : « Peut-être, se
dit-il, ma vocation, mon éloignement ont-ils abrégé les
jours de ma bonne mère, ou au moins, contribué à les
remplir de tristesse?... » Mais se relevant tout à coup et
s'adressant à Dieu d'une voix mêlée de larmes : « Pour
vous, mon Dieu, j'ai quitté mon père et ma mère!
Puisse le mérite d'un tel sacrifice obtenir miséricorde
auprès de vous en faveur de leurs âmes Mon Dieu,
ayez pitié de mon père, ayez pitié de ma mère !.... »
Ne pleurez plus, noble enfant d'Authie, Dieu a vu vos
larmes, il a entendu les gémissements de votre cœur,
et fait miséricorde à vos bien-aimés parents !....
Le monde, qui ne comprend rien aux sacrifices de
ceux qui ont tout quitté, jusqu'à leur mère, pour Dieu,
appelle cela cruauté, folie ; les âmes éprises des charmes
de la vertu appellent cela de l'héroïsme chrétien ; la reli-
gion, qui inscrit sur son livre d'or les hauts faits de ses
enfants, appelle cela aller au ciel, à la gloire immortelle l
Mettant au-dessus de tout les intérêts spirituels de ses
parents, voulant leur exprimer sa reconnaissance,
M. Danicourt fit tous ses efforts pour les faire entrer le
plus tôt possible en possession de la béatitude éternelle;
et, nous n'en doutons pas, ses prières ferventes, les
saints sacrifices qu'il offrit lui-même ou fit célébrer à
Authie et ailleurs en ont accéléré l'heure tant désirée de
son cœur.
Cette double épreuve avait achevé de détacher de la
terre l'âme du saint missionnaire : les deux liens qui l'y
retenaient encore, liens bien légitimes sans doute, puis-
qu'ils avaient été formés et bénis par Dieu, venaient
d'être brisés ; il pourra désormais s'élancer dans la car-
rière apostolique, voler au martyre, son cœur de fils ne
saignera pas à la pensée de faire souffrir sa tendre mère.
— 157 —
Bénissons ces admirables dispositions de la Providence
qui fait tout arriver à point ; c'est au moment où M. Da-
nicourt est mùr pour les missions proprement dites
qu'elle brise pour lui les dernières chaînes, comme pour
lui révéler l'heure marquée de toute éternité dans ses
adorables desseins.
En même temps, M. Danicourt était parvenu à une
autre maturité, celle du talent. C'est bien ici, en ter-
minant l'histoire de son séjour à Macao, comme profes-
seur, qu'il convient d'en dire un mot. M. Danicourt
réunissait un ensemble d'aptitudes et de connaissances
qui en faisaient un homme plus qu'ordinaire. Les succès
qu'il a toujours eus, soit comme élève, soit comme pro-
fesseur au collège de Montdidier ; la haute estime que
ses supérieurs de Paris et ses confrères ont constamment
professée pour lui; l'appréciation portée dans la chaire
d'Authie par Mgr Mouly, évèque de Pékin, son condis-
ciple et son ami ; sa correspondance, tout confirme ce
que nous venons d'avancer. Les huit années écoulées à
Macao, ajoutées aux précédentes, ont achevé, si l'on
peut dire, d'en faire un homme complet. Sous ce rap-
port, il n'y a rien de tel que le professorat : « Voulez-
vous devenir savant, dit un docteur de l'Eglise?
Enseignez *. »
Apprendre pour la troisième fois les lettres latines,
refaire également pour la troisième fois ses humanités,
revoir sa philosophie pour la mettre à la portée de
jeunes intelligences, joindre à cela l'étude complète de
la théologie et de l'Ecriture sainte : voilà un ensemble
de travaux qui sont bien de nature à fortifier les facultés
d'un homme, à parfaire la somme de ses connaissances.
Ajoutons à cela que M. Danicourt avait à travailler pour
1 . Saint François de Sales.
— 158 —
lui-même; l'étude de diverses langues lui était indis-
pensable. Fort heureusement, il était doué d'une mer-
veilleuse facilité pour ce genre de connaissances. Dès le
collège de Montdidier, il avait étudié Y anglais qui va lui
être si nécessaire dans l'archipel Tcheousan et qu'il
devra étudier d'une manière plus complète ; Y italien qui
lui sera utile çà et là : c'est dans cette langue qu'il se
confessera avant de mourir. Au séminaire de Saint-
Lazare, il avait étudié le chinois qu'il devra parler pen-
dant vingt-six ans; il compléta l'étude de cette langue à
Macao avec ses élèves et les prêtres d'origine chinoise.
Là aussi, toutes facilités lui furent données pour
apprendre le portugais, langue officielle de la localité.
Connaissant très bien l'italien et le portugais, ce lui fut
un jeu d'apprendre YespagnoL De sorte que M. Dani-
court, à l'âge de trente-six ans, parlait, outre le latin et
le grec, six langues vivantes. Et lorsqu'après vingt-sept
années d'absence il rentrera en France, on l'entendra
parler sa langue maternelle avec autant de facilité que
s'il n'en eût jamais connu d'autre.
Si quelque chose pouvait encore rehausser l'éclat de
ses talents, de ses riches facultés, nous dirions que
M. Danicourt maniait habilement le crayon du dessi-
nateur, connaissait la lithographie et la calligraphie.
On ne peut se défendre ici d'une réflexion : la trempe
de son esprit, la variété de ses connaissances et de ses
aptitudes le désignaient naturellement à ses supérieurs
pour le professorat dans quelqu'un des collèges impor-
tants de la Congrégation où il eûL rendu d'éminents ser-
vices. C'est vrai, mais pour lui, il avait déjà largement
payé sa part au professorat ; il fallait d'ailleurs à son zèle,
à son activité un plus vaste théàtre.Nous l'avons déjà dit:
il avait quitté le monde pour la vie religieuse, mais ce
n'était point pour couler des jours paisibles dans les
collèges comme un grand nombre de ses confrères :
— 159 —
c'était pour affronter les périls de l'apostolat sur les
plages lointaines. Il fallait, à cet athlète de la foi, autre
chose que les joutes pacifiques livrées à de jeunes intel-
ligences entre les murs d'une classe de seconde ou de
rhétorique ; il lui fallait les combats des apôtres et des
confesseurs de la foi : nous allons le voir entrer dans la
lice.
CHAPITRE V
APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS L ARCHIPEL DE TCHEOUSAN
DU 7 -MAI 1842 AU 18 JUILLET 1846.
Article premier.
La Chine et le gouvernement anglais. — Causes de la guerre de
l'opium. — Traité de Nankin. — M. de Lagrenée : traité en t,i\ eur
des missions. — Occupation de Tcheousan. — Traité de Wam-
poa. — Action de Dieu visible dans tous ces événements. — Un
mot sur les cinq ordres religieux qui propagent la religion
catholique en cette région.
Si la vie de Mgr Danicourt eût été publiée il y a vingt-
cinq ans, à l'époque de sa mort, des documents tivs
curieux, très intéressants pour le lecteur ', eussent
trouvé place ici. Mais depuis la guerre de 1860 ; depuis
que les relations sont devenues plus faciles avec les
peuples de l'Extrême-Orient; depuis la guerre récente
du Tonkin, la Chine est suffisamment connue pour que
nous n'ayons pas à la faire connaître ici. Tout ce que
nous allons en dire, dans le présent paragraphe, a pour
unique Lut de révéler les causes de la guerre d'opium,
du traité de Nankin qui en fut la suite et finalement de
l'occupation de Tcheousan 2 par l'armée anglaise ; de
1 . Nous en possédons assez ; ils sont extraits de la correspon-
dance de Mgr Danicourt.
2. D'autres écrivent Tcheou-chan et d'autres Chou-San. Nous
conservons l'orthographe des Annales de la Propagation de la Foi.
- 101 —
Tcheousan l'an des principaux théâtres sur lesquels s'est
déployé le zèle de notre saint missionnaire.
Au moment où il va mettre le pied sur le sol de la
Chine une ère nouvelle s'ouvre, en cette contrée, pour
les missions. Des événements considérables, au sein
desquels le doigt de Dieu se montra visiblement, allaient
s'accomplir : ils sont trop importants pour être passés
sous silence.
La Chine, cette nation orgueilleuse, vivait dans l'iso-
lement des autres nations ; elle n'ouvrait ses ports que
deux fois l'an aux pays tributaires pour laisser passer
leurs ambassadeurs apportant à la cour de Pékin de l'or
et des présents : c'était l'Empire du Milieu, l'empire
tout puissant, le Céleste Empire. Les peuples de l'Occi-
dent, surtout, étaient des barbares, des démons qui
l'auraient souillée ; à aucun prix il ne fallait pactiser
avec eux. Tous les ports étaient fermés au commerce
européen, à l'exception de celui de Canton. Une véritable
barrière s'élevait tout autour de la Chine. Des satellites
étaient échelonnés de distance en distance sur les côtes
et le long des frontières : tout étranger surpris dans
l'intérieur était impitoyablement mis à mort.
Cet état de choses durait depuis des siècles et la Chine
était devenue, au point de vue moral et religieux, comme
le camp retranché du démon. Derrière ces murailles,
dans cet immense empire « tout était Dieu, excepté Dieu
lui-même ». Mais Jésus-Christ avait dit à ses apôtres :
« Enseignez toutes les nations... prêchez l'Evangile à
toute créature », sans distinction de climat, de patrie, de
race, de mœurs ; et, sur la parole du Maître, les disciples
avaient traversé les mers ; et, après être passés à travers
les portes, à travers les satellites au péril de leur vie, ils
avaient évangélisé la Chine elle-même.
Moins heureux, le commerce était entravé, l'opium ne
passait plus ; et c'est pour une question de commerce,
il
— 162 —
pour une misérable œuvre d'iniquité que le canon
anglais brisa les portes du Céleste Empire et opéra
d'abord cinq trouées par où pénétrèrent les mission-
naires et les Européens.
Plus tard le canon de la France brisera les murs de
Pékin et assurera sur le sol même de la Chine la plus
large et la plus complète liberté.
Les Anglais continuaient donc d'agrandir leur com-
merce d'opium et de ruiner lentement mais efficace-
ment la santé et la fortune des Chinois. Le poison qu'ils
vendaient détruisait non seulement les tempéraments les
plus robustes, mais encore vidait le trésor. La balance
des recettes, dans le libre échange, s'était abaissée de
50 millions pour FEmpire et avait profité d'autant au
trésor britannique.
« La cour de Pékin fut alarmée de l'extension qu'avait
prise ce trafic illicite, des ravages qu'il exerçait dans les
classes populaires et de l'appauvrissement dont il
semblait menacer la réserve métallique de l'empire. Elle
chargea un fonctionnaire énergique, le commissaire Lin,
de mettre un terme à cet abus. Après avoir tenu bloqués
pendant quelques jours dans les factoreries de Canton
les commerçants européens et le surintendant du com-
merce anglais, le capitaine Elliott, Lin obtint la remise
de vingt mille caisses d'opium qu'il fit réduire en pâte et
jeter à la mer le 7 juin 1839. C'en était fait du commerce
de l'Angleterre en Chine, si cette puissance laissait une
pareille violence impunie.
« La guerre fut donc résolue, et l'île de Tcheousan vit
bientôt briller sous ses murs les baïonnettes transportées
par la flotte anglaise des ports de l'Inde dans les mers
de Chine. Cette première campagne fit tomber entre les
mains des Anglais, le 5 juillet 1840, l'île de Tcheousan,
considérée comme la clef du commerce maritime des
provinces septentrionales et imposa, le 25 mai 1841, à la
— 163 —
ville de Canton, une rançon de 36 millions de
francs.
« Ces rapides succès ne firent point fléchir la volonté
de l'empereur ; ils n'amenèrent de sa part que des négo-
ciations déloyales dans lesquelles un nouveau mandarin
déploya pendant quelques mois toutes les ressources de
la diplomatie chinoise. L'Angleterre dut alors songer à
porter ses forces sur des points plus sensibles du Céleste
Empire et dirigea sa flotte vers le Nord '. »
L'île de Tcheousan, que dans un élan de confiance le
capitaine Elliot avait rendue au gouvernement chinois,
fut de nouveau occupée par les troupes britanniques.
Amoy, dans le Fo-Kien, Tching-Haë, King-Fo, virent
également flotter la croix de Saint-Georges. Ces con-
quêtes furent accomplies en moins de deux mois et ne
coûtèrent aux vainqueurs qu'un nombre peu sensible
de victimes.
Certes l'occasion était propice à l'Angleterre pour
s'étendre et prendre pied sur le sol chinois. La belle et
fertile province de Tché-Kiang lui était ouverte; elle
pouvait conserver l'archipel Tcheousan qui commande
le centre de la Chine. Mais c'était moins le territoire que
l'or et l'argent que convoitaient les Anglais; et le but
qu'ils poursuivaient en Chine et qu'ils ont fini par
atteindre était des traités de commerce garantis, tant
par la force morale que par le séjour des troupes.
Cependant l'occupation du Tché-Kiang et de
Tcheousan n'avait amené aucun résultat définitif. La
cour de Pékin n'était pas encore humiliée ; le commerce
de l'opium n'avait pas assez de débouchés et le traité de
Canton était continuellement violé par la fourberie chi-
noise 2. Les Anglais n'avaient pas une influence assez
1. Vogaye en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 59.
2. Ce qui s'est passé (1884) à la suite de la guerre du Toukin
prouve que les Chinois ne sont pas encore changés.
— 164 —
grande pour amener de tels résultats; il fallait frapper
un coup décisif qui retentît jusqu'au cœur de l'empire.
Tel fut le but de la campagne de 1842.
Une flotte composée de 75 voiles, ayant à bord
15.000 soldats, remonta le Yang-Tse-Kianget arriva le
20 juillet devant la célèbre ville de Chin-Kiang-Fou, à
dix lieues de Nan-King, seconde capitale de l'empire.
Continuellement harcelés, aigris par les fatigues, les
difficultés du fleuve et une chaleur étouffante, les
Anglais assouvirent sur cette malheureuse cité leur
colère et leur soif du pillage. « Le soleil du 22 juillet 1842
éclaira en se levant une scène de désolation. Dans les
maisons en ruines, dans les rues de Chin-Kiang-Fou, on
ne rencontrait que des cadavres...1 » Le sac de cette
ville est le plus terrible épisode de la guerre de Y opium ;
aucune description ne saurait donner une idée de ce
qu'elle était après quelques jours d'occupation.
Dans ces jours de massacre, de pillage et de dévasta-'
tion, les Anglais avaient souillé leur gloire ; mais peu
leur importait, leur but était atteint : la terreur régnait
désormais à Pékin, le parti de la paix l'avait définiti-
vement emporté et le 29 août 1842 le traité de Nankin
était signé à bord du Cornwallis.
« Par ce traité le gouvernement chinois s'engageait à
payer, dans trois ans, une contribution de guerre de
cent vingt millions de francs ; à ouvrir au commerce les
portes de Canton, Amoy, Fou-Tchou-Fou, Ning-Po et
Shang-Haï ; à céder enfin aux Anglais l'île de Hong-
Kong qu'ils occupaient déjà. De son côté, le gouver-
nement britannique promettait de restituer File de
Tcheousan dès que l'entier payement de la contribution
stipulée aurait eu lieu...
a Les Anglais n'abusèrent point de leur victoire ; ils
1. Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 68.
— 16o —
pouvaient tout exiger : une sage politique leur conseilla
la modération. Ils ne poursuivaient pas en Chine le but
qu'ils avaient atteint dans l'Inde ; ils ne voulaient pas
occuper une portion du Céleste Empire, mais verser
jusqu'au fond de ses provinces leurs tissus de coton, de
laine et leurs caisses d'opium '. »
Ils ne demandaient que l'extension et la sécurité du
commerce plus profitable qu'une augmentation de ter-
ritoire.
Mais la bonne foi ne s'impose point par la force maté-
rielle. Le peuple chinois avait perdu depuis des siècles
le sentiment du devoir; il n'avait d'autre conscience que
celle de son intérêt qu'il sauvegardait per fas et nef as.
Le traité de Nankin était parfaitement signé par les
parties contractantes, mais il n'était pas consenti par
l'élément chinois. Quand la flotte anglaise eut descendu
le Yang-Tsé-Kiang, lorsqu'en 1845 l'archipel Tcheousan
fut rendu à la Chine et que la paix régna dans ces
parages lointains, les Chinois revinrent à leur orgueil et
à leur mauvaise foi naturelle ; les traités furent de nou-
veau lacérés, le commerce gêné. Pendant de longues
années, l'Angleterre dut répondre aux lenteurs étudiées
de la diplomatie chinoise par des menaces et des
démonstrations.
Si le peuple marchand n'avait demandé à la Chine
qu'à échanger, par des transactions équitables, ses pro-
duits contre ceux du Céleste Empire, qu'à faire entrer un
peuple isolé dans le mouvement général de l'humanité,
sa conduite n'eût été en rien blâmable ; mais l'opinion
se révolte, en voyant un peuple imposer à coups de
canon des millions de caisses d'opium destinées à ruiner
moralement et physiquement les populations paisibles
1. Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 69 et
71.
— 166 —
d'un vaste empire, en voyant des millions de bibles fal-
sifiées que des ministres protestants distribuent à pro-
fusion dans tous les ports de la Chine.
Cependant Dieu, comme toujours, tirait le bien du
mal : les missionnaires catholiques, quoique n'ayant
aucunement préparé les événements que nous venons
de raconter, les mettaient à profit pour le bien de la reli-
gion. Depuis longtemps ils interdisaient l'usage de
l'opium à leurs néophytes, et la cour de Pékin eût sans
doute été étonnée de se savoir des courtisans si fidèles.
Ils luttaient aussi contre le protestantisme. En défendant
la lecture des bibles interpolées, en arrêtant leur propa-
gation, ils se montraient les champions de la vérité, les
soldats de l'honneur et de la vertu.
Tandis que l'Angleterre débattait avec la Chine les
intérêts les plus graves de son commerce, des navires
français apparaissaient le long des côtes pour surveiller
la politique d'une nation rivale. Ils avaient la mission de
croiser dans les mers de Chine pour suivre le cours des
événements. Mais quand ils virent cette campagne, qui
avait duré deux ans, se terminer par un traité de com-
merce, ils crurent leur rôle terminé, au moment où il ne
faisait que de commencer. La France porte partout avec
elle ce sentiment qui la pénètre à son insu et qui pour-
tant est sa force principale et sa destinée providentielle :
c'est le sentiment du devoir et de l'honneur. « La pente
naturelle de sa politique a toujours été de prendre parti
pour les opprimés. Il y avait en Chine des victimes et des
bourreaux; il y avait Là aussi des compatriotes qui fai-
saient honorer le nom de français, des prêtres qui avaient
mérité l'admiration du monde chrétien. La conduite de
la France pouvait être prévue à l'avance. Au moment où
le drapeau tricolore semblait devoir se retirer de ces
mers, rebuté par la stérilité de nos relations commer-
ciales, une politique plus prévoyante l'y retenait en l'ap-
— 167 —
pelant à couvrir la cause de la civilisation et de la liberté
religieuse *. d
Le premier marin qui apparut dans les mers de Chine
au moment du conflit des Anglais fut M. Joseph de Rosa-
mel commandant la corvette la Danaide; il prit part aux
négociations ouvertes à Canton (1841), joua le rôle de
médiateur et accompagna l'escadre anglaise dans sa
seconde campagne contre Tcheousan. Mais les événe-
ments n'étaient pas encore assez avancés pour qu'il
prêtât main-forte à l'œuvre des missions.
Les circonstances furent plus favorables pour son
remplaçant le capitaine de vaisseau Cécille, comman-
dant de VErigone : il joua un rôle à la fois politique et
religieux qui a rendu son nom immortel dans les annales
de l'Eglise et de la France. Il suivit les Anglais sous les
murs de Nan-King, assista à la conclusion du traité qui
fut signé à bord du Conucallis, réclama et obtint pour
les Français tous les bénéfices accordés aux représen-
tants anglais. « Le 10 septembre 1843, les droits de la
France furent solennellement reconnus et consignés
dans une communication officielle adressée par les plé-
nipotentiaires chinois à M. Guizot, alors ministre des
affaires étrangères. Une mission diplomatique, confiée à
M. de Lagrenée, vint bientôt convertir en un traité
solennel cette convention provisoire...2 »
M. de Lagrénée n'avait pas reçu du gouvernement qui
l'envoyait de notes concernant l'œuvre des missions; il
venait en plénipotentiaire politique et non religieux.
Mais l'ancien élève de Saint-Acheul accueillit avec
bonheur les réclamations des missionnaires et leur pro-
mit de conduire de front les affaires religieuses et com-
merciales de sa patrie. Appuyé par des forces considé-
4. Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 78.
2. ma.
— 408 —
râbles, il se présenta avec confiance au vice-roi du
Kouang-Tong et du Kouang-Si, Ki-ing, chargé de trai-
ter avec les négociateurs européens. 11 fut accueilli avec
un empressement inattendu, et obtint pour le commerce
français tous les privilèges que les Anglais et les Améri-
cains avaient emportés de force.
Mais là n'était point l'affaire capitale que les évèques
et les missionnaires de Chine réclamaient avec instance.
Les édits de persécution étaient toujours en vigueur, il
fallait obtenir leur révocation. La tête des missionnaires
était mise à prix : les arracher à la mort était un devoir
et une nécessité si l'on voulait que l'œuvre des missions
subsistât. C'était toute une révolution à opérer dans la
législation et les mœurs de la Chine. M. de Lagrenée ne
mit pas dans la balance l'épée de la France, mais il
réclama avec modération les droits de l'humanité; il
poursuivit avec patience et longanimité les négociations
entamées, et enfin, le 24 octobre 1844, fut conclu à
Wam-Poa ce traité qui arracha un cri de joie à l'Eglise
de Chine tout entière. « Trois édits impériaux furent
accordés aux sollicitations de nos ambassadeurs : le
premier permettait à tous les Chinois d'embrasser la
religion chrétienne; le second donna comme signe dis-
tinctif de la religion catholique le culte de la croix et des
images; le troisième prescrivit la restitution des églises
bâties depuis le règne de l'empereur Kang-Hy, de celles
du moins qui n'avaient point été converties en pagodes
ou en édifices d'utilité publique *. » Les missionnaires
européens pouvaient librement prêcher dans les cinq
ports ouverts au commerce, et ceux qui seraient arrêtés
dans l'intérieur des terres devraient être ramenés sous
bonne escorte et aux frais de l'État entre les mains de
leur consul respectif. La révolution était faite au moins
1. Voyage en Chine, par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 83.
— 169 —
en principe, et si l'application a subi des délais, si des
violations ont été commises, c'est que la France n'a pas
osé se risquer avec un empire qui parait avoir du pres-
tige, mais qui, en réalité, est vermoulu des pieds à la
tête. L'œuvre de M. de Lagrenôe était considérable,
immense dans l'avenir. Les missionnaires avaient un
point d'appui dont la violation devait amener la liberté
complète de la religion.
« On était fondé à espérer que les Etats tributaires de
la Chine suivraient cet empire dans la voie des conces-
sions religieuses. Si la cour de Pékin eût obéi à une
autre impulsion que celle de la crainte, s'il se fût opéré
un renversement complet dans la politique impériale, si
au jugement des missionnaires, qui apprécient sai-
nement les choses, la France eût affirmé, avec la voix
du canon, les droits de la conscience et de l'humanité,
l'exemple de l'empereur eût entraîné le souverain du
royaume annamite et celui de la Corée. Mais dans redit
de tolérance accordé aux chrétiens chinois, on ne vit
hors de l'empire, comme au sein de l'empire même, que
le résultat des obsessions étrangères et une nouvelle
humiliation imposée au fils du Ciel1.» Quoiqu'il en soit,
la liberté religieuse avait fait un grand pas pour nos
missionnaires: les exemples suivants en sont la preuve.
Au mois de février 1843, l'amiral Cécille apprend que
cinq missionnaires français condamnés à mort sont
détenus dans les cachots de Hué-Fou, capitale et siège
du gouvernement annamite; empêché de se rendre à
Tourane, il confie à M. Favin-Lévêque, capitaine de
VHéroïne, la mission de réclamer et de faire mettre en
liberté les cinq prisonniers ; l'ordre était formel, irrévo-
cable, et M. Fa vin était homme à se faire écouter. Les
mandarins comprirent que leurs lenteurs ne parvien-
1. Voyage en Chine, par M. Jdrien de la Grayière, t. I, p. 83.
— 170 —
draient pas à lasser cet homme inébranlable, et MM. Ber-
neux, Galy, Miche, Charrier et Duclos furent remis au
commandant de l'Héroïne. « Un peu plus tard, Mgr Le-
fèvre, évêque d'Isauropolis, fut arrêté à son tour par les
autorités cochinchinoises. Le capitaine de la corvette
VAlcmcne, M. Fornier-Duplan, chargé par l'amiral d'une
lettre pour le roi Tieu-Tri, se rendit à Tourane et, après
une longue négociation, obtint la liberté du vicaire apos-
lique de la Cochinchine. »
« Ce double service rendu par notre marine aux mis-
sions catholiques produisit de salutaires effets : on cessa
de rechercher aussi activement les prêtres européens,
quand on sut que leur arrestation ne manquait pas d'at-
tirer sur les côtes du royaume annamite, ce qu'on vou-
lait voir éloigné avant tout, les navires de guerre
étrangers *. »
Il serait bien aveugle celui qui ne verrait pas la main
de Dieu dans les événements accomplis en Chine au
xixe siècle ! C'est ce que M. Danicourt ne se lassera pas
de répéter dans ses lettres : a Depuis que le canon
anglais a fait évanouir le fantôme de la puissance chi-
noise, il s'est passé, dans le Céleste Empire, des évé-
nements si soudains et d'une portée si considérable que
l'on ne peut s'empêcher d'y voir la main de Dieu ébran-
lant ce trône de Satan, le plus solide et le plus haut, sur
lequel l'esprit du mal se soit jamais assis parmi les
hommes. »
« En Chine cinq ordres religieux s'étaient partagé et
se partagent encore les travaux de l'apostolat : les Fran-
ciscains, les Dominicains, les Jésuites, les Lazaristes et
les prêtres des Missions étrangères Les missionnaires
portugais avaient conservé la province de Kouang-
Toung ; les Espagnols avaient le Fo-Kien; les Italiens
1. Voyage enChine, par M. Jurien de la Gravière, t. I. p. 85.
— 171 —
occupaient les provinces du Shan-Tong et de Chan-Si, le
Hou-Kouang et le Kiang-Nan. »
« C'est dans le Kiang-Nan que les Pères de la Compa-
gnie de Jésus résidaient sous la juridiction d'un évêque
italien. Depuis la suppression de cette célèbre société,
les enfants de saint Vincent de Paul avaient succédé aux
Jésuites dans la province de Pékin. Ils donnaient des
évêques à la Mongolie, au Honan, au Tché-Kiang et au
Kiang-Sy. ■»
d L'établissement des Missions étrangères, fondé en
1G63, sous le règne de Louis XIV, illustré par de nom-
breux martyrs et l'éclat non interrompu de ses longs
services, portait le fardeau de quatre vicariats aposto-
liques : le Su-Tchuen, le Yun-Nan, le Koueï-Tchéou et
le Leau-Tong '. »
Ces différents ordres avaient établi leurs grands sémi-
naires dans la ville libre de Macao. Mais cette mesure
n'était pas définitive, elle ne pouvait être que transitoire
et momentanée. Les évêques n'avaient rien de plus à
cœur que d'avoir leurs élèves auprès d'eux.
Aussitôt que les cinq ports de mer furent ouverts au
commerce et à la liberté, les Missions étrangères, les
Jésuites et les Lazaristes s'empressèrent de quitter
Macao et d'établir, dans leur résidence même, les jeunes
élèves qui se destinaient au sacerdoce. Le séminaire
interne des Lazaristes à Macao fut dissous et les jeunes
gens qui le composaient prirent le chemin de Ning-Po
et de Tcheousan dans le Tché-Kiang.
Toutefois la procure des Lazaristes fut laissée à
Macao et M. Guillet en fut nommé administrateur.
i. Voyage, en Chine, par M. Ji'rien de la Gravière, passim.
- 172 —
Article II
Le 7 mai 1842, saint Stanislas: arrivé à Tcheousan, soin des catho-
ligues. d — Ce qu'était Tcheousan au point de vue moral et
religieux. — M. Danicourt en est nommé provicaire : ses pou-
voirs. — Consécration de l'archipel à la très sainte Vierge. —
Première église ou chapelle à Tcheousan : conversion d'un
bonze. — Témoignage rendu par M. Faivre à M. Danicourt. —
Ministère de M. Danicourt auprès des soldats irlandais. — Archi-
confrérie. — Dévotion indispensable aux missionnaires. — Une
hardiesse apostolique : visite dans une pagode. — Correspon-
dance de M. Danicourt avec M. le Supérieur général; il fait appel
auprès de M. Etienne pour l'envoi en Chine de missionnaires et
de sœurs de charité, etc.
C'est au début de tous les événements que nous venons
de résumer, c'est au moment où une nouvelle aurore se
lève pour les missions de Chine, que M. Danicourt arrive
dans l'archipel Tcheousan.
11 avait été amplement dédommagé de son zèle au
séminaire de Macao. Toutefois?il se réjouit de l'heureuse
nécessité de quitter cette ville et de se consacrer plus
directement à l'œuvre des missions. La vie de mission-
naire missionnant, comme il le dira bientôt lui-même1,
allait mieux à son ardeur naturelle, et sa santé, affaiblie
par les chaleurs du Midi, devait se raffermir sous un cli-
mat plus froid.
Quant à ce qu'était Tcheousan, au point de vue moral
et religieux, c'est lui-même qui nous l'apprend dans une
lettre adressée ;t la Révérende sœur Carrère, supérieure
générale des Filles de la charité : « Ce que je vous
demande, ma très honorée Mère, ce n'est ni de l'argent,
ni des ornements, ni des images, ni d'autres objets reli-
gieux, mais bien des prières ferventes, afin qu'avec la
1. Lettre à la supérieure générale des sœurs de charité.
— 173 —
grâce de Dieu et l'aide de sa très sainte Mère nous
puissions, mes confrères et moi, surmonter les obstacles
que nous rencontrons ici, et faire connaître et honorer
Dieu sur une terre où le démon règne seul. Pour vous
donner une idée de l'empire qu'exerce ici le démon,
figurez-vous qu'il n'y a pas une montagne, une colline,
une vallée, un bosquet, une maison où il n'y ait une ou
plusieurs pagodes plus ou moins grandes, au point que
dans une petite île voisine nommée Pou-Tou, il y a cinq
cents pagodes qui sont desservies par plus de mille
bonzes; on en comptait jusqu'à trois mille les années
précédentes. Le peuple est infatué des idoles; il ne fait
rien sans y mêler quelque superstition, de sorte que cette
île si belle, et dont les étrangers ne se lassent pas d'ad-
mirer la fertilité, est, depuis un temps immémorial,
souillée par toutes les superstitions et abominations du
pag-anisme. Voilà donc ce que nous avons à combattre et
à renverser ici t>
Deux mois après son arrivée dans l'archipel, M. Dani-
court en était nommé provicaire par Mgr Rameaux,
évèque de Myre et vicaire apostolique du Tché-Kiang et
du Kiang-Sy. Voici la teneur des pouvoirs qui lui furent
accordés :
« Gomme la charge pastorale qui Nous a été conférée
par le Saint-Siège demande et requiert que Nous veil-
lions avec la plus grande vigilance, le plus grand soin
et la plus grande sollicitude au bien et à l'utilité des
fidèles de Jésus-Christ confiés à notre juridiction; dési-
rant surtout remplir notre charge avec succès et avec
bonheur, Nous avons pensé qu'il était nécessaire de
choisir et d'établir un provicaire général dans la pro-
vince du Tché-Kiang-. C'est pourquoi, Nous confiant
dans la foi, la sagesse, l'intégrité qui vous distinguent,
Nous avons pensé devoir vous confier, et Nous vous
confions par ces présentes, cette charg-e très importante.
— 174 —
Et afin que vous puissiez la remplir, Nous vous accor-
dons tous les pouvoirs tant ordinaires qu'extraordi-
naires. De plus Nous mandons et ordonnons expres-
sément à tous les missionnaires de la susdite province
de vous accueillir respectueusement dans l'exercice de
votre juridiction, de vous être soumis et de vous obéir
dans le Seigneur comme à Notre propre personne.
« Donné à Lin-Kiang-Fou, le 12 juillet 1842.
« f Alexis Rameaux, évêque de Myre,
« Vicaire du Tché-Kiang et du Kiang-Sy. »
En arrivant dans l'archipel Tcheousan, M. Danicourt
se trouva en présence d'un travail énorme ; tout était à
faire, à créer dans ces parages où l'on ne rencontrait
pas un seul chrétien indigène ; les seuls catholiques qui
y séjournaient étaient des Irlandais faisant partie de la
flotte anglaise.
Au début de son ministère dans l'archipel, M. Dani-
court eut l'heureuse pensée de consacrer cette terre à la
sainte Vierge ; c'est lui-même qui nous l'apprend dans
une lettre adressée à la révérende sœur Carrère, huit
mois après son arrivée. « Dieu m'a donné la pensée de
consacrer l'île et l'archipel Tcheousan à Marie-Imma-
culée, consécration que je lui renouvelle bien souvent,
et j'espère que cette bonne Mère écrasera, ici comme
ailleurs, la tête de son ennemi capital, et qu'un jour
nous pourrons chanter ses louanges à Pou-Tou, siège
de l'empire de Satan '. »
La très sainte Vierge ne resta pas sourde à la voix de
son serviteur; elle bénit son ministère et le rendit
fécond d'abord dans l'hôpital militaire où il prodigua
i. Lettre à la R. S. Carrère, supérieure générale dss Filles de
la Charité, datée du 1er janvier 1843.
— 175 —
ses soins assidus aux soldats irlandais, puis dans l'ar-
chipel pour la formation des chrétiens indigènes.
A Tcheousan il ne trouva pas une église, pas une
chapelle, pas môme une chambre libre, si ce n'est la
chambre d'un païen, pour célébrer les saints mystères.
La première chose à faire était une chapelle; il commença
par là. Un peu plus tard, il installera à côté une école
pour l'instruction des enfants et surtout des néophytes.
Les premiers fidèles qui assistèrent aux offices dans
cette chapelle furent des soldats irlandais confiés eux
aussi par Mgr Rameaux à la sollicitude du provicaire du
Tché-Kiang. Leur exemple fut suivi par les indigènes
de l'île qui y vinrent d'abord en curieux, puis pour y
chercher la vérité et le salut.
Le premier succès marquant, la première consolation
de M. Banicourt dans cette mission, fut la conversion
d'un bonze ou prêtre chinois très lettré. C'est encore lui
qui nous l'apprend dans la lettre à la révérende sœur
Carrère dont nous avons cité un passage plus haut.
A la même époque (2 janvier 1843), une lettre de
M. Faivre, missionnaire, donne à la France les pre-
mières nouvelles des travaux de M. Danicourt dans l'île
de Tcheousan. En voici un extrait : « M. Baldus con-
tinue de faire le bien dans le Ho-Nan, avec les deux con-
frères qui sont sous sa direction. M. Simiand travaille
aussi beaucoup et avec succès dans la mission de Pékin.
M. Danicourt, secondé de M. Tchiou, a commencé la
prédication de l'Évangile dans l'île de Tcheousan; il
s'emploie tout entier à l'œuvre importante qui lui est
confiée, et il y a tout lieu de croire que Dieu bénira ses
efforts. Il m'a envoyé il y a peu de jours un bonze qu'il
a converti et dont la conduite fait espérer que non seu-
lement il deviendra un bon chrétien, mais qu'il pourra
rendre des services signalés par ses connaissances éten-
dues dans la littérature chinoise... »
— 176 —
Dans le cours des années 1843 et 1844, M. Danicourt
se trouva seul pour faire face à mille occupations.
« J'ai été surtout écrasé, écrit-il ', par la besogne des
mois de décembre (184 4), janvier et février derniers (184S),
et en voici la raison. J'ai inauguré dans ma chapelle un
autel en l'honneur de Marie Immaculée, et j'ai établi
l'archiconfrérie le jour de Noël. A dater de cette époque
jusqu'à la fin de février, la chapelle était presque pleine
du matin au soir et je n'ai fait autre chose que prêcher,
confesser et admettre dans l'archiconfrérie ; je prêchais
d'abondance, il est vrai, mais la sainte Vierge qui savait
bien que je n'avais pas le temps de me préparer, y met-
tait du sien, et cela faisait effet. Quant aux confessions
elles étaient, pour la plupart, pour un certain nombre
de soldats : c'était la première de leur vie.
« Voici maintenant comment j'admettais dans la société.
Chaque catholique venait se mettre à genoux devant
l'autel de la sainte Vierge, et répétait à haute et intel-
ligible voix la consécration suivante: «Sainte mère de
Dieu, je consacre à votre Cœur immaculé mon âme,
mon cœur, mon corps, ma vie, ma mort et mon éter-
nité. »
« Après quoi il recevait la médaille miraculeuse
(justement celle que vous m'avez envoyée) et venait
faire inscrire son nom. Or, plus do deux cents ont fait
cette consécration au Cœur immaculé de Marie. Nos
chrétiens chinois de ïcheousan et de Nîng-Po l'ont faite
aussi. Le régiment (18e royal Irlandais) auquel appar-
tiennent ces bons catholiques est maintenant à Hong-
Kong, et est remplacé ici par le 98e, où il n'y a que deux
catholiques qui, comme je l'espère, viendront aussi peu
à peu se consacrer à Marie immaculée : quoi que je leur
1. Lettre à la révérende mère supérieure générale des Filles de
la Charité, 4 septembre 1845.
— 177 —
prêche presque chaque dimanche, je n'ai encore pu les
ébranler, tant ils sont durs. Patience ! vous voyez donc,
ma très honorée Mère, que la sainte Vierge montre
aussi sa miséricorde à Tcheousan. Les païens ne vont
plus tant par curiosité visiter le Pé-Tang, c'est-à-dire la
chapelle du Nord, où restent mes confrères chinois, mais
bien avec un certain désir de connaître la religion... »
Le même courrier apportait au collège de Montdidier,
au frère du saint missionnaire, une lettre ' dont nous
extrayons le passage suivant, par lequel on voit combien
la dévotion envers la très sainte Yierge est indispen-
sable à tout missionnaire :
« Tu vois donc clairement que mon temps est extrême-
ment précieux et court... Tiens-toi toujours dans
l'humilité, la modestie, la simplicité. Dieu ne regarde
pas les grands talents lorsqu'il veut se servir de quelqu'un
pour procurer sa gloire, et, s'il t'appelle jamais à la
prêtrise, souviens-toi bien qu'on ne fait pas grand'chose
dans le saint ministère sans une dévotion solide envers
la sainte Yierge et une confiance entière dans sa ten-
dresse maternelle. Sans cette bonne Mère il y a longtemps
que le démon aurait criblé et broyé les missionnaires et
les chrétiens de la Chine. Adieu, cher frère, prie pour
moi... »
C'est sa bonne Mère, nous nous plaisons à le croire,
qui l'a protégé d'une manière toute spéciale dans une cir-
constance critique où il s'est trouvé en cette même année
(1845). C'est lui-même qui le raconte dans une lettre
adressée à la révérende sœur Carrère : « Je vais mainte-
nant vous parler d'une course que j'ai faite dans l'île de
Tcheousan, le lundi de Pâques (1845). Comme je me
trouvais très fatigué des oftices de la Semaine sainte, je
résolus de courir l'île pour prendre de l'exercice. Je
1. Le 4 septembre 1845.
12*
— 178 —
partis de la maison vers les huit heures du matin, et,
après avoir marché près de trois heures à travers les
montagnes, voici que j'entends le son d'une cloche;
cela me surprit beaucoup parce qu'il y avait longtemps
que je n'avais entendu pareil bruit. Voyons, me dis-je,
il y a donc ici quelque pagode célèbre ? Je redouble de
jambes pour arriver au sommet de la montagne que je
gravissais; arrivé là, j'aperçois en effet, au fond d'une
vallée, une pagode avec une espèce de clocher ou de
tour, ainsi que beaucoup d'hommes et de femmes qui s'y
rendaient; je me dis alors : ce n'est pas sans dessein que
la Providence me conduit ici. Je descends donc dans la
vallée avec l'intention d'aller prêcher dans la pagode,
en priant la sainte Vierge de m'assister. A mon arrivée
la multitude s'effraye et commence à s'éloigner : il faut
ajouter que je portais la soutane ecclésiastique. Je leur
fais signe et leur crie de ne rien craindre; au même
moment plusieurs habitants de Ting-Haè, qui étaient là
et qui me connaissaient, répétaient à haute voix : c'est
Koulao-Jë, ne craignez pas. Je traverse la cour, monte
les degrés qui conduisent aux idoles et reste là quelques
minutes pour voir ce qu'on faisait, mais ne disant mot.
Je vois d'un côté au bas des degrés, dans la cour, une
procession qui défile le long d'un théâtre. Ce sont des
hommes et des femmes qui, deux à deux, les mains
jointes et portant une espèce de chapelet au bras
gauche, suivaient ea priant trois Taos-sé à bonnet
rouge et faisant de la musique, D'un autre côté, autour
des idoles, ce sont des femmes qui font brûler de
l'encens devant les dieux et les déesses, Mais bientôt
toute l'attention des adorateurs se tourne vers moi et je
me trouve entouré de toutes parts. Voici, me dis-je, le
moment de parler et je commence à prêcher sur l'unité
d'un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, et l'inu-
tilité, la vanité et la folie des idoles que je maudis devant
— 179 —
toute la multitude, après leur avoir dit que, si elles
avaient du pouvoir, elles auraient défendu les habitants
de Tcheousan contre les Anglais qui ont pris deux fois
cette île, y ont tué, dépouillé, vexé beaucoup d'habi-
tants, et ont même brûlé ses pagodes. C'était les prendre
par leur faible ; car les Chinois ne peuvent pas com-
prendre pourquoi les Anglais ont pris Tcheousan et ils
disent que c'est une injustice atroce, vu qu'ils ne leur
ont jamais fait de mal. Je quittai la pagode pour aller
mettre mon bateau en mer à trois lieues au nord. Je
revins par le même chemin et j'entrai de nouveau dans
la pagode, mais il n'y avait presque plus personne. La
fête que l'on y célébrait ce jour-là était en l'honneur de
la déesse Kouang-Yng. Je suis bien persuadé que ma
présence et mes paroles auront vivement dépité les
bonzes, dont quelques-uns vinrent m'écouter. Mais
n'importe, quoique je pense n'avoir converti per-
sonne, je me réjouis et je remercie la sainte Vierge
d'avoir eu occasion de parler de Dieu en présence des
idoles.
« Après avoir pris dans une pauvre maison chinoise
une écuelle de mauvais riz, qui me resta vingt-quatre
heures sur l'estomac, je repris, un peu en traînant
l'aile, le chemin de King-Hay. En route j'eus encore
l'occasion de prêcher à des gens qui venaient de cette
pagode et je tombai à bras raccourci sur un fumeur
d'opium qui me demandait un remède pour se délivrer
de cette mauvaise habitude; je lui dis que j'avertirais
son père de le faire mettre en prison pour six mois,
qu'alors il serait parfaitement guéri, ce dont je suis sûr;
mais cela le fit beaucoup rire ainsi que ses compagnons.
Enfin j'arrivai à la maison vers les dix heures, n'en
pouvant plus de fatigue. Comme je suis connu à
Tcheousan comme le loup blanc, et que, grâce à Dieu, je
suis tellement bien vu qu'on dit communément qu'il n'y
— 180 —
a de bon que moi parmi les Européens (ils le pensent
ainsi, mais Dieu sait bien le contraire), je m'appuie sur
cette bonne estime pour parler franchement et librement
devant tout le monde, et on m'écoute avec attention. Je
voudrais bien être libre des Européens pour m'adonner
uniquement aux Chinois, afin de pouvoir prêcher plus
facilement. J'espère que dans six ou sept mois mes
vœux seront exaucés, car après le départ des troupes
anglaises, si toutefois elles s'en vont, comme il ne
restera ici que des marchands, je n'aurai plus rien à
faire avec les étrangers... »
Cette visite dans une pagode au sein des divinités
païennes, cette hardiesse apostolique, ce discours sur
l'unité de Dieu et la vanité des idoles prononcé devant
des bonzes, lettrés pour la plupart, rappelle on ne peut
mieux saint Paul devant l'Aréopage. Dieu permet ces
rapprochements, ménage ces circonstances pour récom-
penser ses serviteurs ici-bas et les encourager à soutenir
de nouvelles luttes, à entreprendre de nouveaux'travaux
pour sa plus grande gloire.
A la date du 3 septembre 1845, l'abbé Danicourt écri-
vait à M. Etienne, supérieur général des Lazaristes, une
Jettre dans laquelle [il lui demande des missionnaires et
des sœurs de Charité; nous sommes heureux de la
reproduire en entier.
« Monsieur et très honoré Père,
« Votre bénédiction, s'il vous plaît.
« Je me reproche d'avoir tardé si longtemps à vous
écrire, toutefois je pense bien que M. Faivre ou M. Guil-
let vous aura donné des nouvelles de Tcheousan et de ce
que nous y faisons; du moins je suis persuadé que notre
vénérable elbon confrère, notre premier missionnaire en
— 181 —
Chine, Mgr Rameaux, que nous avons eu le malheur de
perdre àMacao le 14 juillet dernier, vous aura fait part
de ce que je lui ai écrit sur cette mission. Sa Grandeur
m'écrivait cinq jours avant sa mort, qu'elle allait s'em-
barquer pour Tcheousan, et j'ai appris par un journal
anglais qu'Elle avait cessé de vivre. Perte irréparable s'il
en fût jamais pour nous en Chine, dans les circonstances
actuelles! Voilà donc nos missions privées de Mgr Ra-
meaux, de MM. Tzabel, Peschaud, Fan et Ouang! Voilà
leKiang-Sy avec deux Européens seulement et le Tché-
Kiang sans aucun. M. Faivre, qui est passé ici pour se
rendre en Mongolie, m'a répété bien des fois ce que je
vois moi-même visiblement, qu'il nous est impossible de
faire grand'chose en Chine avec un aussi petit nombre
d'européens.
« Mgr Mouly, dans une lettre qu'il m'a écrite le 11 fé-
vrier dernier, m'exprimait d'une manière douloureuse
le manque d'ouvriers dans son vicariat. Je suis aussi
dans le besoin, et quoiqu'il y ait plus de trois ans que
j'ai demandé au moins un Européen à Mgr Rameaux
pour le Tché-Kiang, où il n'en existe pas un seul depuis
plus de quatre-vingts ans, je suis encore à l'attendre.
Je suis persuadé, Monsieur et très honoré Père, qu'on
vous fera des demandes du côté de la Mongolie et du
Kiang-Sy. Permettez-moi de joindre les miennes pour le
Tché-Kiang. Je vous prie donc en grâce et pour le bien
de cette mission d'y envoyer deux missionnaires le plus
tôt possible, et voilà la première raison de cette demande:
la bonne réputation dont, grâce à Dieu, nous jouissons,
s'est répandue jusqu'à Ning-Po, comme M. Faivre en a
été témoin, de sorte que s'il y avait là un missionnaire
européen, en costume chinois, il y ferait beaucoup de
bien, j'en suis sûr; et il pourrait prévenir un grand
nombre de maux causés par six missionnaires protes-
tants qui distribuent à pleines mains des milliers de
— 182 —
brochures en langue chinoise. Il est fâcheux pour nous
de n'avoir pas un missionnaire à Ning-Po, où il existe
une pleine liberté ; cela fait une mauvaise impression
même sur les protestants, qui sont tous bien disposés en
notre faveur. La seconde raison, c'est que dans le district
de Kia-Sing-Fou,où nous avons mille chrétiens et plus,
il n'y a que le Père Lu. Un confrère français est absolu-
ment nécessaire pour ce district qui a été négligé comme
celui de Ning-Po, pendant bien des années.
« Nous sommes maintenant occupés dans un village
composé en grande partie de chrétiens qui ont apostasie
il y a plus de trente ans. L'expérience nous apprend tous
les jours que nos confrères chinois seuls* ne pourraient
pas tout faire. Je vous prie donc, Monsieur et très
honoré père, par votre amour pour Dieu, et par le grand
intérêt que vous portez à nos missions de Chine, de vou-
loir bien nous envoyer deux confrères français pour cette
mission du Tché-Kiang dont Mgr Rameaux m'a chargé.
« Nous avons ici des relations très fréquentes avecHong-
Kong, et comme il est à peu près certain que les Anglais
garderont Tcheousan, la plus saine et la plus fertile de
toutes les îles sur les côtes de la Chine, ces relations
sont augmentées de jour en jour. De plus nous avons à
Ning-Po, et surtout à Tcheousan toutes sortes de com-
modités pour y établir des écoles, des hôpitaux, etc., et
former parmi les chrétiens des personnes qui pourront
être d'une grande utilité pour de semblables établisse-
ments dans l'intérieur, lorsqu'il sera libre de les y implan-
ter. Ceci m'amène tout naturellement à vous parler de
nos chères sœurs.
« Tout bien considéré, examiné et pesé, le moment me
semble arrivé de les envoyer en Chine, puisque nous
jouissons d'une pleine liberté ici, ainsi qu'à Ning-Po.
Pouvons-nous, nous, enfants de saint Vincent, laisser
plus longtemps des milliers d'hommes, de femmes et
— 183 —
d'enfants languir et mourir sans secours et sans conso-
lations, clans une misère bien autrement affreuse que
celle qui a touché le cœur de notre bien-aimé Père, et
qu'il n'a cessé de soulager de ses soupirs, de ses larmes,
de ses aumônes et du pain de sa table! Puisque nous
sommes libres ici, n'est-il pas temps de montrer la cha-
rité chrétienne à un peuple sans charité? Si le peu que
j'ai fait avec mes confrères chinois nous attire une si
grande considération parmi nos païens, que ne pense-
raient-ils pas, que ne diraient-ils pas, s'ils avaient
devant les yeux le spectacle que donnent nos bonnes
sœurs partout où la divine Providence les envoie, dans
les pays étrangers? Oui, Monsieur ettrès honoré Père, il
nous faut des sœurs ici; elles apprendront la langue en
peu de temps avec les chrétiens qu'on leur donnera
pour les aider. Il y aura une précaution à prendre et elle
est de grande importance, jusqu'à ce qu'elles soient
bien connues : c'est que les Européens et les Chinois ne
devront aller chez elles que dans un cas absolument
nécessaire. Les Chinois sont très soupçonneux et très
susceptibles sur cet article. Quant à l'assistance à la
messe et quant à leurs confessions, elles pourront aller
sans aucune difficulté à la chapelle publique.
«Je vais maintenant vous parler d'une chapelle catho-
lique que nous avons trouvée, il y a un mois, à Ning-Po
et qui a été bâtie autrefois par ordre de l'empereur
Kang-Hi; elle est abandonnée depuis au moins soixante
ans, et cela à cause de persécution ; elle est actuel-
lement entre les mains d'un riche négociant. La cha-
pelle proprement dite est restée entière, mais dans un
triste état. Le portique a été détruit, et, à sa place, se
trouve une boutique où l'on vend du papier supersti-
tieux. Comme j'ai eu occasion de me mettre en relation
avec le tao-tay et autres mandarins de Ning-Po, et que
je les ai trouvés favorablement disposés envers moi,
— 184 —
d'un commun accord avec MM. Tchin et Ouang, je leur
ai demandé cette chapelle, en m'appuyant sur l'édit de
l'empereur Kang-Hi qu'ils ne connaissaient pas et dont
la lecture fit grande impression sur leur esprit. Or, vous
savez qu'en Chine les édits des empereurs, surtout de
l'empereur Kang-Hi, sont choses sacrées sur lesquelles
on ne revient pas. Par suite de plusieurs communica-
tions que j'ai eues avec eux, ainsi que M. Faivre lors de
sa visite à Ning-Po, il nous est très facile d'obtenir,
sinon la chapelle, ce qui souffrirait quelque difficulté,
du moins une pagode en échange, et je ferai de suite les
dernières démarches, sans crainte de l'arrivée de M. de
Lagrenée, notre ministre, qui, dit-on, verrait cela d'un
mauvais œil, parce que je serais sensé le compromettre.
c Vous avez sans doute appris, Monsieur et très honoré
père, qu'à la suite de la demande de M. de Lagrenée,
l'empereur a permis à ses sujets d'embrasser la religion
chrétienne ; mais cette permission est restée entre les
mains des mandarins, qui continuent, comme par le
passé, à persécuter les chrétiens, et nous sommes sûrs
que leur sort va devenir plus fâcheux, si M. de Lagrenée
n'insiste pas pour que cette permission soit publiée et
affichée dans les villes.
« Je finis en vous priant, Monsieur et très honoré père>
de me permettre de saluer, ex pleno corde, nos confrères
et nos séminaristes de notre maison de Paris.
« E.-X. Danicourt, i.p. d. I. m. »
— 18o —
Article III.
Apostolat de M. D.vnicourt dans i/archipel de Tcheol'sa.n (fin).
« Le 9 avril 1845 : première visite aux chrétiens <le Ning-Po-Fou
[famille Yao). Le 12 mai, SS. Nérée etAchillée: visité les pagodes
de l'ou-Tou. » — Juin 1845, seconde visite (en costume ecclésias-
tique) à Ning-Po-Fou et découverte de l'ancienne chapelle catho-
lique. — Elle est recouvrée en octobre de la même année. —
Troisième visite de M. Danicourt à Ning-Po-Pou (184G) : acqui-
sition de terrains. — Consolations goûtées dans la mission de
TVheousan exprimées à M. Etienne. — Influence morale de
M. Danicourt auprès des mandarins. — Son dévoûment dans
la peste de Ting-Haë (1846) lui attire l'estime et l'admiration de
l'armée anglaise.
M. Danicourt ne nous a transmis aucun renseigne-
ment sur sa première visite aux chrétiens de Ning-Po-
Fou ; il s'est borné à faire connaître le nom de la famille
qui lui donna l'hospitalité. Il n'a point non plus donné
de renseignements sur sa visite dans les pagodes de Pou-
Tou. Cependant s'il a consigné ces deux démarches,
dans le document trouvé dans son portefeuille après sa
mort, c'est qu'elles ont eu quelque importance ou
quelques bons résultats. La relation de ce qu'il y fit
nous intéresserait sans doute beaucoup, mais nous
avons le regret de ne pouvoir en donner les détails '.
Quant à la visite qu'il fit, en costume ecclésiastique,
à Ning-Po-Fou, en juin 184o, c'est lui-même qui la
raconte dans une lettre à son frère Charles 2 : « Il y a
quelques mois, j'ai été a Ning-Po-Fou, pour la première
fois en soutane et avec le tricorne. Je crois que je suis le
premier missionnaire européen qui ai paru dans cette
ville avec le costume ecclésiastique. J'ai visité plusieurs
familles chrétiennes jusqu'à deux lieues dans la cam-
1. Voir à la page 173 quelques renseignements sur Pou-Tou.
2. Du 4 septembre 1845.
— 186 —
pagne où j'ai dit la messe et prêché; c'a été une grande
consolation pour moi ; mais le beau de l'affaire, c'est
qu'au moment de revenir à Tcheousan, des chrétiens
viennent me dire qu'il y avait autrefois une chapelle
catholique à Ning-Po; j'envoie à la recherche, et,
environ une heure après, ces chrétiens, contents comme
des rois, viennent me dire qu'ils l'ont trouvée. Je pars
de suite avec eux, mais arrivé sur les lieux, je fus bien
affligé en voyant l'état déplorable où elle était réduite.
La chapelle proprement dite, qui ne parait pas avoir été
réparée depuis qu'elle a été abandonnée pour cause de
persécution, est dans un état misérable; les colonnes qui
soutiennent l'édifice sont inclinées et menacent ruine;
l'intérieur ne paraît pas avoir été jamais habité, seu-
lement il y a de grosses pierres sur lesquelles on pré-
pare le papier superstitieux. La raison maintenant pour
laquelle cette chapelle a été abandonnée est dans la
grande persécution suscitée par Kia-King; non seu-
lement les missionnaires, mais encore les chrétiens ont
été obligés de fuir au loin et ne sont plus revenus.
Actuellement il y a à peu près vingt chrétiens dans la
ville et les faubourgs... »
Nous avons entendu, à la fin de l'article précédent,
M. Danicourt exprimer à M. Etienne, supérieur général,
l'espoir d'obtenir du gouvernement chinois une pagode
en échange de la chapelle en question. Il fut bien plus
heureux : à la suite des négociations entamées avec les
autorités de Ning-Po-Fou, il obtint le recouvrement de
la chapelle même, en octobre 4845; et nous allons Je
voir faire acquisition des terrains qui l'avoisinent, sur
lesquels s'élèveront bientôt les divers établissements
qui seront le centre du mouvement religieux dans le
Tché-Kiang : une église, une procure, un hospice, une
école, un asile pour les enfants abandonnés, une maison
pour les sœurs de charité.
— 187 —
Laissons-le nous instruire lui-même, sur cette acqui-
sition de terrain et ce qui concerne sa mission, clans la
lettre suivante adressée à M. Etienne.
Tcheousan, le 18 juillet 184G.
« Monsieur et très honoré Père,
« Votre bénédiction, s'il vous plaît.
« Depuis le mois d'octobre dernier que nous avons eu
le bonheur de recouvrer l'ancienne chapelle de Ning-Po,
comme j'ai eu l'honneur de vous l'écrire alors, nous
avons eu bien d'autres marques de la bonté divine envers
nous dans cette mission, ainsi que de la protection de la
sainte Vierge. Et afin de nous aider à payer à Dieu et à
notre bonne Mère le tribut de reconnaissance que nous
lui devons, je vais vous mettre sous les yeux quelques-
uns de ces témoignages de la Providence en notre
faveur.
« Vers le milieu du mois dernier je me suis rendu à
Ning-Po pour tâcher de louer une maison qui semble
être bâtie sur le terrain de l'ancienne chapelle et qui en
fait le complément. J'ai été visiter les autorités de la
ville avec M. Yang; elles nous ont parfaitement reçus et
nous ont permis d'arranger l'affaire selon nos désirs.
Toutefois cette affaire souffrait d'assez grandes diffi-
cultés, parce que la maison n'était plus entre les mains
du premier possesseur, mais était en partie vendue, en
partie louée, en partie hypothéquée et se trouvait alors
occupée par quatre familles. Le mandarin Tchang, celui-
là même qui l'année dernière nous a été si utile pour le
recouvrement de la chapelle, a pris encore cette affaire
en mains et s'y est employé de toutes ses forces. Enfin
pour couper court à toutes les difficultés, le mandarin
Lin-Kong qui est en même temps délégué et tao-tay
— 188 —
de Ning-Po, tartare de naissance et homme excellent,
a acheté Ja maison pour onze cents tiao (environ
990 piastres) et me l'a louée pour cent ans, à raison de
trente tiao par an (environ 22 piastres, la piastre vaut com-
munément a francs) avec faculté de hâtir et de détruire
comme bon nous semblera, et de renouveler le contrat
aux mêmes conditions. J'ai une copie de ce contrat
munie du sceau des autorités chinoises. Enfin pour ne
laisser en quelque sorte rien à désirer dans cet emplace-
ment, je viens encore de louer pour cent ans, à raison
de trente tiao seulement, un local de 40 pieds carrés,
attenant à notre terrain et qui pourra servir de lieu de
sépulture ou de jardin ; de sorte que nous avons main-
tenant, dans le plus beau quartier de Ning-Po, un terrain
qui a plus de trois cents pieds de ong, sur soixante à
quatre-vingts de large et aboutissant à deux rues, plus
un lieu de sépulture ou jardin, et cela pour l'espace de
cent ans, à raison seulement de quatre-vingts tiao par an.
Gela tient comme du miracle. Ajoutez à cela que nous
sommes très bien avec les mandarins qui sont presque
tous venus nous voir à Ning-Po et à Tcheousan, comme
je le dirai plus bas.
« Du moment que notre chapelle de Ning-Po serabâtie,
grand nombre de païens, j'en suis sûr, embrasseront
notre religion. Je dis la même chose de l'île de Tcheou-
san, pourvu toutefois que nous soyons bon nombre de
missionnaires. Je vous prie donc, Monsieur et très
honoré Père, par votre zèle pour la gloire de Dieu, et le
salut des âmes, de nous envoyer sans délai des ouvriers
et de l'argent.
« Un nouvel édit de l'empereur, en faveur de notre
sainte religion, vient d'être affiché, non seulement à
Ning-Po, mais encore dans la capitale de la province de
Han-Tchou-Fou, ce qui est de la plus grande importance
pour notre mission du Tché-Kiang et voici ce qui y a
— 189 —
donné lieu. Deux chrétiens de la capitale, pour n'avoir
pas voulu contribuer, en argent, aux superstitions
païennes, furent molestés et battus par de mauvais
sujets. Les chrétiens portèrent plainte devant le man-
darin du district : celui-ci, gagné par argent, les ren-
voya sans leur donner aucune satisfaction, ce qui donna
de l'audace aux païens, qui, pour se venger et avoir de
l'argent, firent main basse sur deux autres chrétiens, les
conduisirent devant le même mandarin et les accusèrent
faussement de ne pas vouloir payer un certain tribut à
l'empereur. Ces chrétiens furent battus rudement par
ordre du mandarin et mis en prison. Les autres chrétiens
firent avertir sur-le-champ MM. Tchiou et Ouang. Nos
deux confrères se rendirent de suite à la capitale et, après
avoir tout bien considéré, jugèrent qu'il n'y avait pas
d'autre moyen à prendre, sinon d'aller directement au
fou-tayou sous-vice-roi de la province. CommeM. Tchiou
le connaît, l'ayant vu à Canton lors de l'entrevue de
l'amiral Cécille avec les mandarins, ce fut lui qui alla au
fou-tay, auquel il présenta ma carte, celle de M. Guillet
et sa pétition. Le fou-tay le reçut bien et, après avoir pris
lecture de sa pétition, ordonna que les chrétiens fussent
mis en liberté immédiatement.
« Le fou-tay m'a envoyé sa carte par M. Tchiou. Je n'en
reviens pas des égards des mandarins pour moi et mes
confrères, qui ont été admis partout auprès des manda-
rins chez lesquelsje me suis présenté.
« Voici un troisième fait qui prouve encore comment
Dieu nous protège ici, en faisant disparaître les obstacles
que nous rencontrons de tous côtés. J'ai souvent écrit
que la principale difficulté que nous avons ici pour la
conversion des païens, était la peur des mandarins à
leur retour à Tcheousan, après l'évacuation de l'île par
les Anglais. Or, tous les mandarins de Ning-Po, plus un
commissaire impérial, sont ici depuis un mois et la
— 190 —
crainte du peuple s'est évanouie dès les premiers jours,
parce que tous les mandarins, avec leur suite, sont venus
me visiter à la chapelle chinoise où se trouvaient
MM. Tchiou et Ouang; il est bien entendu que nous
avions été visiter ces Messieurs d'abord. En un mot nous
sommes très bien vus des autorités et du peuple.
« Comme une partie des troupes anglaises a déjà
évacué Tcheousan et que le reste va partir incessam-
ment, j'irai m'étahlir à Ning-Po dans notre chapelle,
c'est-à-dire au milieu des ruines : j'espère que la Provi-
dence y viendra à mon secours.
«Le Seigneur, toujours admirable dans ses voies, vient
de nous fournir une belb occasion de le glorifier et de
montrer aux païens une des belles cérémonies de notre
religion. Nous avons baptisé ici, il y a environ trois mois,
une femme âgée de 85 ans, qui est morte peu de temps
après, munie des sacrements de l'Église. Pendant le
temps qu'elle a été chrétienne, elle répétait toujours :
Jésus! Marie! Au dernier moment, quoiqu'elle fût
entourée de tous ses enfants, elle ne fit néanmoins atten-
tion qu'à sa troisième fille qui était chrétienne et dont
Dieu s'est servi pour sa conversion ; et, pour la remer-
cier de lui avoir procuré la connaissance du vrai Dieu,
elle lui prit la main, la serra affectueusement versa
quelques larmes et s'endormit dans la paix du Seigneur.
«La grande difficulté pournousétait de l'enterrer avec
les cérémonies de l'Eglise. J'ai beaucoup regretté alors
de n'avoir qu'une vingtaine de chrétiens, car j'aurais
électrisé la ville entière. Cependant, Dieu aidant, la
chose réussit au delà de nos espérances, car partout où
le convoi funèbre est passé, les païens ne cessaient de
répéter: C'est très beau! c'est très beau! Ainsi fut
enterrée Maria Ou, âgée de 85 ans. J'ai fait clouer à son
tombeau la croix de son convoi funèbre, et c'est la pre-
mière croix plantée à Tcheousan sur un tombeau chinois.
— 191 —
c( Je vous disais plus haut qu'une partie des troupes
anglaises avait déjà quitté Tcheousan et que l'autre
allait partir sous peu. Je n'en suis pas fâché, car j'étais
fatigué de mes soldats, parmi lesquels il y a peu de bien
à faire, tant ils sont adonnés à la boisson, mère de bien
des vices. J'aurais seulement désiré, à cause de la posi-
tion de Tcheousan, que les Européens fissent le commerce
dans cette île; mais les mandarins ne le veulent
pas.
« Je vais donc aussi sous peu quitter ma chapelle et
Tcheousan et me rendre à I\ing-Po, emportant avec moi
tout ce que j'ai préparé de longue main pour orner notre
église de Ning-Po ; mais quand sera-t-elle bâtie cette
église? J'espère que, comme nous l'avons recouvrée
quasi par miracle, ainsi que le terrain qui l'environne
maintenant, vous voudrez bien, Monsieur et très honoré
Père, prendre cette chapelle à cœur et nous faire envoyer
les fonds nécessaires pour la bâtir. Je vous le répète, du
moment que nous aurons une belle église à Ning-Po, il
nous viendra grand nombre de païens, pourvu toutefois
qu'il y ait des missionnaires pour leur prêcher. Il est
honteux pour nous que, depuis quatre ans, nous n'ayons
pas encore un missionnaire européen dans cette grande
ville où il y a une dizaine de missionnaires protestants
ou méthodistes, qui y répandent à pleines mains des
brochures en langue chinoise, et qui ont déjà tenté de
corrompre nos chrétiens. Deux de ces antéchrists se sont
aventurés d'aller distribuer leurs brochures dans cette
chapelle : ils ne pensaient pas m'y trouver, et je m'y
trouvais par un heureux hasard; ils ont été si désap-
pointés et si confus, que je pense bien qu'ils n'y retour-
neront pas, sinon en mon absence.
« Permettez-moi, Monsieur et très honoré Père, de
saluer tous nos chèrs confrères, étudiants et séminaristes
de notre maison de Paris, ainsi que nos bonnes sœurs, et
— 192 —
de me recommander ainsi que la mission du Tché-Kiang
à leurs saints sacrifices et prières.
« Vous savez, Monsieur et très honoré Père, qu'avant
d'entrer dans la petite et chère compagnie, je vous por-
tais déjà une affection particulière : cette affection n'a
pas diminué depuis que je suis enfant de saint Vincent
et surtout depuis que Dieu vous a établi notre Père.
Puissiez-vous vivre de longues années et voir de vos
yeux l'esprit de saint Vincent animer tous les membres
de notre bien-aimée compagnie, ainsi que nos chères
sœurs. C'est le vœu bien sincère et bien ardent de votre
très humble et obéissant fils.
c F.-X. Danicourt, i.p.de l. m. »
Après quatre années de séjour dans l'archipel Tcheou-
san, M. Danicourt avait acquis une grande influence
morale et auprès des mandarins, comme nous l'avons vu
plus haut, et auprès de l'armée anglaise. Nous en avons
pour garant la parole de M. de Lagrenée, ambassadeur
en Chine. A son retour de l'Extrême-Orient, il écrivait
au frère du missionnaire, M. Charles Danicourt: « Votre
frère est le type de V apôtre \ il est plénipotentiaire en
Chine. » On apprit depuis que M. Danicourt avait obtenu
des mandarins de Ning-Po ce que M. de Lagrenée
n'avait pu obtenir de ceux de Shang-Haï : le recouvre-
ment des terrains qui avaient appartenu autrefois à
l'Eglise de Chine.
Cherchons à définir cette autorité morale : l'homme
de caractère, l'homme vertueux se montre et s'affirme
partout le même. Aux jours de son enfance, M. Danicourt
avait été estimé, aimé et recherché de ses camarades; au
collège de Montdidier, au séminaire de Saint-Lazare le
regards et les cœurs s'étaient fixés sur lui pour l'admi-
rer et l'aimer; au séminaire de Macao, pendant huit ans
— 193 —
il était apparu, parmi ses collègues, comme le modèle et
le meilleur des prêtres. Mais jusqu'ici il n'a vécu qu'au
milieu de frères qui aiment et apprécient la vertu sous
quelque forme qu'elle se présente, taudis qu'à Tcheou-
san il se trouve en plein paganisme au milieu de gens
qui adorent le vice. Cependant à peine les païens ont-ils
vu ce prêtre à l'œuvre, répandant autour de lui les bien-
faits de la charité (eux qui n'avaient eu jusqu'ici que le
triste spectacle de l'égoïsme le plus étroit et le plus bar-
bare), qu'ils le considèrent comme un envoyé de Dieu,
comme le meilleur des hommes. Il fut parmi eux ce qu'il
avait été toute sa vie, dévoré de zèle pour la gloire de
Dieu et le culte de la sainte Vierge; rempli d'une bonté,
d'une charité sans bornes pour les pauvres, les délaissés,
les malheureux. Cette charité éclatait d'autant plus
qu'elle contrastait avec la cupidité des Anglais qui
n'étaient venus à Tcheousan que pour s'enrichir au
détriment des indigènes.
A la charité M. Danicourt joignait la droiture, la sin-
cérité, l'énergie; sa parole donnée était un contrat. Les
Chinois appréciaient d'autant plus ce grand caractère
que la ruse, la fourberie et le mensonge sont le fond
même de leur nature. M. Danicourt s'imposait donc à
ces païens par l'empire de sa vertu, de son caractère si
fortement trempé et de sa bonté si grande ; enfin par
une rapidité de coup d'œil et une promptitude d'exécu-
tion qui lui ont fait réaliser en peu de temps des œuvres
que d'autres n'auraient accomplies qu'en de longues
années.
Mais la Providence lui ménageait l'occasion de se
révéler dans tout l'éclat et le sublime de la charité chré-
tienne. A la suite du long séjour de l'armée anglaise
dans les mers de Chine, le typhus s'était déclaré à bord
de la flotte, dans le port de Ting-Haë, et moissonnait un
grand nombre de soldats. On les voyait étendus, dit un
13
— 194 —
témoin oculaire, sur les ponts des navires, à côté les uns
des autres et expirant au milieux d'affreux supplices. Il
fallait pourtant les soulager et ne pas les laisser mourir
sans les secours et les consolations de la religion. Les
ministres protestants prirent la fuite, M. Danicourt seul
resta. Au plus fort de la panique générale, on le vit
chaque jour descendre à bord, aller se pencher auprès
des soldats irlandais, respirer leur haleine empoisonnée
afin de recevoir le secret de leur confession et leur
administrer les derniers sacrements.
Le général Campbell, devenu depuis lord Clyde et
gouverneur général des Indes, ne pouvait en croire ses
yeux. Aussi bien il n'eut que des colères et des ana-
thèmes contre les sectaires de sa religion tandis qu'il
témoigna hautement au vaillant missionnaire l'estime,
le respect et l'admiration que sa conduite lui avait inspi-
rés. Pendant son séjour en Chine, il allait tous les
samedis au soir visiter le héros de Tcheousan et de Ting-
Haë, et s'entretenir des heures entières avec lui. La
haute dignité à laquelle cet illustre général fut élevé
plus tard ne lui fit pas oublier l'ami des mauvais jours;
et, de retour à Paris, Mgr Danicourt disait : « Si lord
Clyde apprend que je suis en France, il fera le voyage
de Paris pour me voir. »
Le général Campbell n'était pas le seul qui nourrit
des sentiments d'estime et d'admiration pour M. Dani-
court; ils animaient également les officiers de la flotte ;
quant aux soldats catholiques, ils le regardaient comme
un ami véritable.
Lorsque M. Danicourt eut besoin d'argent pour sa
chapelle et pour ses œuvres, il n'eut qu'à parler, les offi-
ciers protestants, eux-mêmes, s'empressèrent de répondre
à son appel : les haines de religion avait cédé la place à
l'empire de la charité.
Ces succès n'altérèrent en rien la modestie du saint
— 195 —
missionnaire et n'enflèrent point son cœur; il pratiquait,
à l'exemple de son bien-aimé père saint Vincent, l'hu-
milité, l'amour de la vie cachée. Nous tenons d'autant
plus à faire ressortir ici cette vertu que, dans aucune de
ses lettres, il n'a fait allusion à ce qui s'est passé à
Tcheousan lors de l'invasion du choléra. C'est par des
bouches étrangères que nous en avons été informé ; c'est
en particulier par ce passage du livre de M. Jurien de la
Gravière : « Nous trouvâmes sous le péristyle de la cha-
pelle Mgr Lavaissière entouré des lazaristes dont se
composait en ce moment la mission de Tché-Kiang : le
père Hue, revenu avec nous de Shang-haï à Ning-Po ; le
père Danicourt, missionnaire intrépide, qui, lorsque le
choléra décimait, à Tcheousan, les régiments irlandais,
avait su conquérir l'estime et l'affection de l'armée
anglaise1 ... »
M. Danicourt n'était pas homme à se laisser enivrer
par la gloire humaine : sa nourriture, comme celle du
divin Maître, était de faire la volonté de son Père céleste,
et rien au monde ne pouvait apporter à son âme de plus
grande satisfaction que celle du devoir accompli.
1. Voyage en Chine et dans les mers et archipels de cet Empire,
par M. Jurien de la Gravière, t. I, p. 337.
CHAPITRE VI
APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS LE TCHÉ-KIANG : SEJOUR
A NING- PO-FOU, DU 24 JUILLET 1846 AU 7 SEPTEMBRE 1851 .
Aperçu sur la province du Tclié-Kiang. — «Le 24 juillet 1846, sainte
Christine ; je suis allé me fixer à Ning-Po. — Le 10 août 1846,
vacarme infernal à Ning-Po. » — Correspondance de M. Dani-
court avec sa famille pendant Tannée 1846; renseignements
divers sur sa mission.
Avant d'étudier l'apostolat de M. Danicourt dans le
Tché-Kiang où il passa les neuf années les plus fécondes
de sa vie, il importe de donner un aperçu de cette pro-
vince. Cet aperçu intéressera d'autant plus le lecteur que
c'est M. Danicourt lui-même qui va le faire, asurément
avec connaissance de cause, dans une lettre adressée
aux Directeurs de lŒuvre de la Propagation de la foi.
« Le Tché-Kiang, quoique la plus petite des dix-huit
provinces de Chine, compte néanmoins onze villes de
second ordre, soixante-douze du troisième, neuf autres
qui tiennent le milieu entre les précédentes, toutes villes
qui sont murées ; enfin un nombre plus que quintuple de
bourgs très considérables. Sa population est évaluée à
plus de douze millions d'âmes, et je crois que, d'après les
calculs que j'ai faits tout récemment, elle s'élève au
moins à quatorze millions. Ses principales branches de
commerce sont : la soie dans les trois départements de
Han-Tchéou, Hou-Tchéou et Kia-Sing; le poisson, à la
pêche duquel plus de quarante mille barques sont occu-
pées, dans l'archipel de Tcheousan, pendant six mois au
— 197 —
moins de l'année; le sel dont on fait une quantité
immense dans les îles de Tcheousan et sur les côtes de
la terre ferme; la glace, pour conserver le poisson
durant l'été, et qu'on ramasse le long de la rivière de
Ning-Po. J'ai compté souvent, depuis Ning-Po jusqu'à
Tchen-haï, plus de deux cents glacières couvertes de
paille. Ajoutez à ces produits le vin de riz fabriqué à
Chao-Sing, et renommé dans toute la Chine ; les tam-tam
ou cymbales, cet instrument qui semble avoir été inventé
par le diable pour assourdir les hommes, et dont cepen-
dant les Chinois aiment tant les éclats bruyants; les
herbes médicinales, les meubles de toute espèce, bril-
lants du plus beau vernis; les souliers à clous pointus et
rivés dans l'intérieur, les nattes de jonc, les jambons de
Kin-hoa, célèbres en Chine; les oranges de Kin-Tcheou,
les mines de charbon et de pierres calcaires de Hou-
tcheou et Fou-yang, la cire végétale, provenant de
l'arbre appelé Kiou-tsê, et dont on fait une si grande
quantité de chandelles et d'huile. Nous avons fourni plu-
sieurs pieds de cet arbre si utile à M. l'amiral Cécille,
lors de son passage à Tcheousan, pour les importer en
France ; je ne sais pas encore s'ils ont réussi.
« Le Tché-Kiang est une des trois provinces de Chine
où Ton s'applique le plus à l'étude ; sous ce rapport, elle
marche presque de pair avec le Kiang-sy et le Kiang-
nàn. Le premier de tous les lettrés de la Chine, le
Tchoang-yuen, est un homme de Ning-Po, d'une famille
médiocrement riche, appelé Tchang. Le jour où l'on a
appris officiellement à Ning-Po son élévation à cette
haute dignité, la première après celle de l'empereur,
tous les mandarins ont été visiter sa famille. Sa femme
est allée, sur les six portes de la ville, jeter du haut des
murs les cinq graines, que le peuple s'est empressé de
recueillir pour les mêler dans ses semences, dans la
ferme croyance que ce sont autant de germes de bonnes
— 198 —
récoltes. Il y a eu illumination et grande réjouissance
dans la ville à l'arrivée du Tchoang-yuen. Rien ne flatte
plus les Chinois que ces honneurs publics, et c'est un
stimulant tout-puissant pour les porter à l'étude de
l'éloquence.
« Il est une spécialité bien remarquable dans le Tché-
Kiang, c'est que la plupart des Sse-yé, dans tous les
tribunaux civils de la Chine, sont des gens de Chao-
Shing-fou, située à six lieues ouest de Ning-Po. Ces
Sse-yé, dont on distingue trois principales classes, sont
chargés, les uns d'interpréter le code pénal, et on les
appelle Shing-ming ; les autres de la rédaction des sen-
tences, ceux-ci s'appellent Chou-ping ; d'autres enfin de
l'expédition des dépêches, et ils sont appelés Tsien-yâ.
Ce sont des gens roués dans la chicane, connaissant
parfaitement toutes les voies et détours du labyrinthe de
la langue chinoise. Ils étudient tous à Chao-Sing, et
nulle part ailleurs. Ils ont des livres spéciaux, qu'ils se
gardent bien de communiquer, et les professeurs n'ad-
mettent pour élèves que des jeunes gens nés à Chao-
Sing.
« La vallée de Ning-Po, qui est d'une fertilité éton-
nante, était anciennement couverte par les eaux de la
mer. Pour l'assainir et la rendre cultivable, on a élevé
une digue en pierres de taille, qui commence à Tchen-
haï, court au nord, fait un coude près de Yu-yao, et se
prolonge à l'ouest jusqu'au delà de Han-tcheou; là, elle
recommence sur la rive nord de la rivière qui baigne
cette ville immense, se développe à l'est vers Hay-yen,
et se termine en cercle aux rochers sur lesquels sont
assises les forteresses de Tcha-pou. Que de bras et de
temps il a fallu pour accomplir un tel ouvrage ! Mais
cette chaussée gigantesque était nécessaire, surtout
dans le golfe de Han-tchéou, pour contenir ce raz-de-
marée, qui arrive soudain, haut de quinze pieds, roulant
— 199 —
ses eaux avec grand bruit, jetant partout l'alarme, et
n'expirant qu'à quatre lieues de Han-tchéou. Ce phéno-
mène, dont on ne connaît pas les causes, est devenu
plus fréquent depuis peu d'années; il a lieu deux fois le
mois, avec des proportions toujours croissantes.
« Il a fallu aussi des siècles de travail pour creuser
ces innombrables canaux, tous navigables, qui coupent
la vallée en tout sens, s'étendant jusqu'au pied des
hautes montagnes qui l'environnent d'un cercle de dix
lieues de diamètre, qui lui fournissent du bois et des
pierres en quantité, et lui versent, du midi et du nord,
deux rivières larges, profondes et rapides, qui, après
s'être réunies sous les murs de Ning-Po, vont se jeter
dans la mer à Tchen-haï.
* Ce que la Chine a dépensé pour ses idoles est encore
plus prodigieux. La dynastie actuelle, pour remédier à
l'irréligion des Chinois, a consacré des sommes immenses
à bâtir des pagodes dans tout l'empire. Ce peuple, natu-
rellement esclave de l'autorité et guidé de plus par cet
instinct cupide qui lui faisait entrevoir un élément de
fortune dans la construction des sanctuaires nouveaux,
rivalisa de zèle avec ses empereurs; de sorte que, dans
l'espace d'un demi-siècle, la Chine se trouva couverte
de temples en l'honneur de Fo et des autres dieux secon-
daires, tels que Lao-Kiun, Kouan-Yn, Yu-Hoang, Tsao-
chîn, Tching-Hoang, Long-Chin, etc., etc.
« Mais c'est surtout dans le Tché-Kiang que les pre-
miers princes mandchoux et le peuple en masse ont fait
des libéralités, bâti des temples et prodigué leur culte
aux démons, sous les différents vocables dont je viens
de parler. Afin que l'on comprenne mieux ce que je vais
dire sur les pagodes, il faut savoir qu'il y en a de quatre
espèces : les Miâo, les Sse, les Nghen et les Tien.
« Les Miâo, s'il est permis de comparer les choses
saintes aux profanes, sont comme les églises cathédrales
— 200 —
et paroissiales d'Europe. Dans toutes les villes de pre-
mier, second et troisième ordre, il y a toujours un Miâo
principal, qu'on appelle Tching-Hoang-Miâo, temple du
roi (patron) de la cité; c'est là que les mandarins vont
faire leurs adorations, le premier et le quinze de chaque
lune. Les Sse sô*nt des monastères de bonzes, avec des
fermes, des champs et autres sources de revenus. Les
Nghen sont des communautés de bonzesses, qui ont
aussi leurs dotations. Enfin, les Tien sont des couvents
de Tao-sse, sorte de religieux, différents des bonzes en
ce qu'ils ne sont point rasés et qu'ils ont les cheveux
noués sur le haut de la tête, avec un bonnet noir ou
jaune, surmonté d'un carré mobile en forme de casquette
« Les temples de Confucius s'appellent aussi Tien,
mais ce caractère est toujours précédé de Kong-Chin ;
ainsi Kong-Chin-Tien signifie le temple de Confucius-le-
Saint. Dans le seul district de Ning-Po, il y a dix temples
immenses en l'honneur de ce philosophe. Quand on
saura que dans chaque ville de la Chine, il existe au
moins un temple de Confucius, et qu'un sanctuaire spé-
cial lui est dédié dans tous les Miâo, on aura une idée
du chiffre de ces temples el sanctuaires dans toute
l'étendue de l'empire. Si les lumières seules de la raison
pouvaient quelque chose pour la moralité d'un peuple,
certes, Confucius n'en manquait pas, comme il n'a pas
non plus manqué de disciples ; mais l'immoralité des
Chinois, à toutes les époques, prouve aussi clair que le
jour que la raison sans la révélation, la civilisation sans
la foi, ne peuvent rien contre les égarements de l'esprit
et la corruption du cœur.
a On compte à Pou-Tou, ile de l'archipel de Tcheousan,
soixante-sept monastères, habités ordinairement par
cinq ou six cents bonzes ; mais aux fêtes de la quatrième
lune, ils y affluent par milliers, avec des pèlerins sans
nombre, venus de tous les points de la province. Ce
— 201 —
serait ici le lieu de parler du pèlerinage de Lin-Fong.
haute montagne située à deux lieues de Tchen-haï; mais
comme le tao-tay de Ning-Po (vice-roi) vient de la
faire brûler, pour prévenir des rassemblements hostiles
au gouvernement, je me contenterai de dire que, de
temps immémorial, des millions de pèlerins s'y ren-
daient, chaque année, pour acheter des images de Fo,
à raison de dis sapèques la pièce, et cela dans la per-
suasion que ces images favorisaient leur commerce au
point de leur faire gagner mille pour cent.
« Ning-Po possède plus de deux cents pagodes et
trois temples de Gonfucius, devant lesquels on ne peut
passer ni en litière, ni à cheval, par respect pour le
saint. Dans les premiers mois de mon arrivée, je ne
connaissais pas encore la rubrique, de sorte qu'un jour,
au lieu de descendre de la chaise, comme les porteurs
me le disaient, je leur criai d'aller leur train; alors ils
prirent une autre route, pour éviter la profanation.
Combien d'autres pagodes s'élèvent dans les six villes
qui dépendent de Ning-Po ! A Ilan-tcheou-Fou, la capi-
tale de la province, dans le quartier le plus beau et le
plus pittoresque, qu'on appelle Sy-hou (lac de l'ouest),
il y a quarante-huit magnifiques monastères. Un jour
que j'exprimais à un mandarin mon étonnement de voir
tant de bonzes à Pou-tou et à Ning-Po : « Ce n'est rien,
me répondit-il, il y en a bien davantage à Han-tcheou. »
Ainsi que de centaines de pagodes, que de milliers de
bonzes dans cette ville immense, réputée la seconde de
la Chine, et où tous les richards viennent manger leur
fortune. D'après ce que j'ai dit de Ning-Po. que Ton
fasse un calcul approximatif sur le nombre de pagodes
que renferment les quatre-vingt-treize villes du Tché-
Kiang et les bourgs, qui sont cinq ou six fois plus nom-
breux que les cités, et on aura un chiffre vraiment
effrayant de pagodes et de bonzes.
— 202 —
« Mais il faut l'avouer, l'ardeur de bâtir des temples
et la dévotion pour les idoles se sont bientôt ralenties.
La dynastie tartare s'est bien méprise dans ses desseins :
elle a voulu réformer les Chinois en leur donnant de la
terre, des pierres, du bois, de l'or et de l'argent à adorer ;
cela n'a servi qu'à plonger davantage ce peuple dans
l'immoralité, car les pagodes sont des écoles de vice,
comme les dieux qu'on y adore sont des maîtres d'ini-
quité. Fo est mort misérable et rongé par un ulcère,
après avoir abandonné sa mère âgée, sa femme, son fils,
et dissipé son patrimoine en menant une vie vagabonde.
Kouan-yn a été brûlée vive par son père, dans le temple
de Pé-ïsio-Sse, avec cinq cents bonzes,complicesde ses
désordres. Lao-Kiun, le plus grand imposteur qui ait
paru en Chine, s'est étranglé de ses propres mains,
après avoir cherché toute sa vie l'art de perpétuer ses
jours. Yo-Hoang, qui cherchait, comme son maître Lao-
Kiun, le secret d'échapper à la mort, s'est également
étranglé. Tsao-Chin, le dieu des gastronomes, le diseur
de bonne aventure, s'est pendu dans la cuisine d'un
mandarin, fatigué qu'il était des railleries des autres
domestiques.
<r Qu'attendre d'un peuple adorateur de semblables
divinités ! Qu'est-ce que la Chine, sinon une immense
caverne de voleurs, un vaste foyer de désordres, surtout
depuis l'introduction de l'opium, pour lequel elle
dépense, chaque année, au moins quarante millions de
piastres. J'ai souvent demandé au Chinois à quelle date
remonte la décadence de leur pays ? — Ce fut, m'ont-ils
dit, à la treizième année de Tao-Kouang. Je leur ai aussi
demandé à quelle époque l'opium a commencé à être
parmi eux à la mode. — A la treizième année de Tao-
Kuang, m'ont-ils encore répondu. Depuis cette époque,
tout tombe en ruines, tout croule. La guerre des Anglais
est venue mettre à nu, devant les yeux des Chinois, la
— 203 —
faiblesse de leurs mandarins. L'autorité est perdue, le
gouvernement est pauvre, les soldats sont démoralisés.
Après cela faut-il s'étonner qu'une bande de compa-
gnards décidés et fanatiques (les rebelles du Kouang-Sy)
ait pu pénétrer jusqu'aux portes de Pékin, culbutant et
massacrant tout ce qui s'opposait à son passage !
« La dynastie tartare est donc à deux doigts de sa
perte. Si elle venait à tomber, il serait bien à désirer que
la suivante, à l'imitation des anciennes, fit raser les
sépulcres et enterrer les ossements qu'ils renferment, ce
qui n'a pas eu lieu depuis plus de quatre cents ans. C'est
incroyable combien ces tombeaux occupent de terrain;
aussi les Chinois qui voient leurs champs diminuer
d'année en année, et la population s'accroître tous les
jours, disent que bientôt l'espace ne suffira plus à la
culture. Ces tombes, du reste, sont la cause de mille
superstitions, de mille procès et de pertes de fortune
sans nombre; elles offrent aussi, dans presque toutes les
localités, un spectacle hideux. J'ai vu, dans de grands
districts, de vastes cimetières couverts de sépulcres en
ruines, de cerceuils pourris. Rien d'affreux comme ces
ossements épars, ces crânes blanchis, ces queues et ces
chevelures humaines, abandonnés au milieu des herbes
et des broussailles! Voilà le respect et la vénération si
vantés du peuple pour ses morts! La Chine paraît belle
de loin; mais qu'elle est repoussante de près!
« Les Chinois sont bien changés, si toutefois ils ont
jamais été meilleurs. Les vices et les désordres qui ont
précédé les nouvelles dynasties, dont la présente est la
vingt-deuxième, les cruautés et les massacres qui les
ont inaugurées, prouvent qu'il y a toujours eu, parmi
cette nation païenne, de grandes iniquités souvent punies
par de grandes calamités. Peut-on, en effet, attendre
autre chose d'un peuple qui a constamment méconnu le
vrai Dieu, de rois et d'empereurs qui se sont toujours
— 204 —
mis à sa place, en s'intitulant et en se faisant appeler les
fils du Ciel? La tactique de ce gouvernement athée a été
sans cesse de tourner les]pensées, les désirs, les craintes
et les espérances du peuple vers la personne de l'empe-
reur, et jamais vers celui qui a créé et qui domine les
princes et les sujets. Aussi a-t-il toujours fait un crime
aux chrétiens d'adorer un Dieu étranger. Dans les inter-
rogatoires devant les tribunaux, quel reproche leur
fait-on? quel crime leur impute-t-on? « Vous qui mangez
le riz du fils du Ciel, leur dit le mandarin, comment
osez-vous le mépriser, pour adorer ce que vous appelez
le Maître du ciel? »
« J'ai acquis la conviction que les caractères Tien-
Tehou (Maître du Ciel), dont nous nous servons pour
rendre l'idée de Dieu, ne signifient rien autre chose,
dans l'esprit des mandarins, qu'un roi ou un empereur
d'Europe, dont les missionnaires sont les agents en
Chine, et nos chrétiens les sujets.
«Ainsi, pour que notre sainte religion s'implante en
Chine, y pousse des racines profondes, et porte des
fruits durables, il faut que cet empire, enchaîné de
mille manières par le démon, soit bouleversé jusque
dans ses fondements; que ses institutions, toutes impré-
gnées de superstitions, disparaissent; que son adminis-
tration, toute vénale, soit réformée jusque dans ses der-
nières ramifications; que ses temples de dieux impurs
soient rasés, et que leurs sectateurs soient sécularisés.
« Les événements qui se passent maintenant en Chine
sont peut-être les avant-coureurs des transformations
dont je viens d'indiquer la nécessité. C'est notre devoir
de prier instamment le Seigneur d'abréger, dans sa
miséricorde, les calamités qui pèsent sur la Chine, afin
que bientôt luisent ces jours de régénération tant désirés
parles missionnaires et les chrétiens »
Telle était, aux points de vue de la topographie, du
— 20o —
commerce, de l'histoire, des lettres, de la religion et des
mœurs, la province dans laquelle M. Danicourt vint se
fixer pour propager la religion catholique.
Il arriva à Ning-Po, le 24 juillet 1846. Il connaissait
cette ville, éloignée seulement de deux lieues deTcheou-
san. pour l'avoir visitée plusieurs fois.
Le jour de son arrivée coïncida avec la fête de sainte
Christine, vierge et martyre ; il en a fait le premier la
remarque, aussi plaça-t-il le début de son ministère,
dans cette cité d'idolâtres, sous la protection d'une
sainte qui, dès l'âge de 1 0 ans, brisa les idoles que son
père adorait. Dieu, nous nous plaisons à le croire, a
ménagé cette coïncidence dans la vie de son serviteur
dévoué, pour montrer tout ce qu'il aurait à souffrir pour
la même cause, la ruine de l'idolâtrie, dans cette contrée.
Il n'est pas de tourments que sainte Christine n'ait
endurés pour avoir brisé les idoles; il n'est pas non plus
de fatigues, de peines, de tribulations, de tortures
morales que M. Danicourt n'ait supportées pour l'aboli-
tion du culte des idoles à Ning-Po et dans la province du
Tché-Kiang. S'il n'a pas subi les mêmes supplices que
sainte Christine, il a vu comme elle l'enfer déchaîné
contre sa personne et contre ses œuvres.
A peine installé, au milieu des ruines de l'ancienne
église, dans des chambres malpropres et ouvertes à tous
les vents, il voit toute la population de Ning-Po, ville de
quatre cent mille âmes, soulevée contre les catholiques.
Le 10 août, après la première secousse d'un tremble-
ment de terre, les habitants s'arment de tam-tam, de
cymbales, de tous les instruments bruyants qui leur
tombent sous la main, et fout un vacarme épouvantable
autour de la chapelle catholique, pour repousser les
démons qui sortent, disent-ils, de ce repaire, et vont
partout porter les fléaux de l'enfer. Ce charivari s'étend
dans toutes les rues de Ning-Po et jusque dans les fau-
— 206 —
bourgs. Les propos les plus absurdes se mêlent au
vacarme, et contre la chapelle catholique, et contre le
missionnaire qui réside auprès : la maison de prières et
de consolations n'est plus, pour ces populations igno-
rantes et superstitieuses, qu'un repaire de bêtes féroces,
un soupirail de l'enfer; le père, le bon pasteur qui
l'habite n'est plus qu'un loup dévorant qui arrache les
yeux et le cœur des enfants pour en composer des
maléfices.
Ces insanités seront répétées dans le peuple pendant
deux années consécutives et le saint missionnaire se
verra aux prises avec toutes les ignorances et toutes les
haines de la superstition et du paganisme. Il devra tous
les jours prêcher à un peuple soupçonneux, dissiper les
préjugés les plus absurdes, calmer les haines et passer
un temps considérable pour préparer les cœurs à rece-
voir la lumière de la vérité et les bienfaits de la charité.
Mais si l'effort de l'enfer, contre le zèle de l'apôtre, a été
si soudain et si formidable, c'est que Dieu réservait la
victoire à ce dernier : la suite nous le prouvera.
Dans le cours de Tannée 1846, M. Danicourt écrivit
plusieurs lettres à divers membres de sa famille, dans
lesquelles sont consignés quelques renseignements sur
sa mission : nous en citerons les plus intéressants.
D'abord c'est une lettre adressée à son frère Charles,
datée du 14 décembre 1846.
« Il faut bien que je t'écrive au moins quelques mots
et à la hâte, afin de ne point passer pour un frère déna-
turé et sans affection. Je dois te dire que depuis quatre
mois, c'est-à-dire depuis que les Anglais ont évacué
Tcheousan, et l'ont rendu aux Chinois, j'ai été plus
occupé que jamais. Le 24 juillet dernier j'ai déménagé à
Tcheousan pour venir réinstaller dans la ville de Ning-
po-fou, dans l'ancienne chapelle catholique que Dieu
— 207 —
m'a fait la grâce de recouvrer l'année dernière. J'ai pu
aussi cette année, obtenir à perpétuité, des mandarins,
une maison qui fait le complément du terrain de la cha-
pelle, de sorte que nous avons maintenant dans le plus
beau quartier de Ning-Po-Fou, où l'on compte à peu près
quatre cent mille âmes, un terrain qui a près de trois
cents pieds de long sur soixante à quatre-vingts de large.
Mais tout est â démolir, tant l'ancienne chapelle qui
menace ruine, que la maison obtenue cette année qui ne
vaut rien, et tout est à rebâtir de nouveau. En attendant
qu'on envoie les fonds nécessaires pour cela, j'ai fait
quelques réparations indispensables pour passer l'hiver
qui est assez rude ici à cause de la proximité delà mer
et surtout du vent du nord-est.
« Tu me demanderas peut-être ce que j'ai fait de la cha-
pelle européenne à Tcheousan et ce qu'est devenue la
chapelle chinoise ? Je vais te satisfaire en peu de mots.
Le bâtiment que j'avais loué pour la chapelle euro-
péenne est entre les mains des possesseurs, mais j'ai
embarqué tout l'intérieur sur plusieurs jonques chi-
noises et suis venu l'installer à Niug-Po-Fou. Quant à la
chapelle chinoise de Ting-Haë, elle est toujours telle
qu'auparavant, avec une école et un confrère chinois.
« Tu peux donc concevoir aisément que durant ces
quatre mois, j'ai eu bien des casse-tête, des difficultés
et des embarras. Outre cela, comme je suis chargé de
toute la mission du Tché-Kiang, la correspondance avec
mes confrères me prend beaucoup de temps. Enfin j'ai
quarante ans sur ma tête et suis encore loin de savoir
assez de chinois pour remplir ma charge. J'ai passé huit
ans à Macao à enseigner le latin, quatre ans à Tcheousan
à apprendre l'anglais et à exercer le ministère en cette
langue, et après treize ans de séjour en Chine, je ne sais
que peu de caractères chinois, quoique je puisse parler
et prêcher facilement en cette langue, mais cela ne
— 208 —
suffit pas dans ma position présente et future ; car il faut
pouvoir lire et écrire le chinois, ce qui n'est pas une
petite affaire, tu peux m'en croire.
« J'espère que Dieu me viendra en aide pour le chi-
nois comme pour l'anglais, sans quoi je ne suis guère
bon qu'à enseigner un peu de latin du ive siècle, puis à
être mis à la ferraille pour le reste... »
Le même courrier apportait une lettre à son frère
Pierre, dont nous relevons les passages suivants :
«Je suis venu, le 24 juillet dernier, me fixer à Ning-
Po-Fou, ville plus grande qu'Amiens, dans une ancienne
église bâtie il y a à peu près deux cents ans mais aujour-
d'hui tombant en ruines. L'année dernière j'ai eu le
bonheur de recouvrer cette église plus un très grand
terrain : c'est là que je demeure depuis le 24 juillet,
occupé en partie à nettoyer l'église, le jardin, la maison
et faisant par ci par là quelques réparations, jusqu'à ce
que nous bâtissions une nouvelle église et une nouvelle
maison.
« J'ai toujours ici à la maison, soit écoliers, soit
domestiques, une dizaine de personnes qui me sont
très attachées ainsi que les chrétiens de la ville et des
environs.
« Je me porte bien, grâce à Dieu, et n'ai d'autre désir
pour le moment que de bâtir une belle église, puis un
séminaire, ensuite de travailler à la conversion des
païens ; enfin, et c'est là le principal, de monter au ciel,
traînant avec moi autant de Chinois qu'il me sera pos-
sible...
« Dans cette province du Tché-Kiang, qui est aussi
grande que la moitié de la France, nous sommes six
prêtres de la Congrégation de Saint-Vincent, dont
quatre prêtres chinois et deux français, M. Carayon, du
diocèse d'Alby, et ton tout dévoué frère à la vie, à la
mort... »
— 209 —
Une autre lettre, adressée, quelques mois plus tard,
par M. Danicourl à son frère Charles, contient les détails
intéressants que voici :
« Je sais déjà par mon frère Pierre que M. de La-
grenée a été te voir au séminaire, et je n'en suis point
surpris; car il me l'avait promis et c'est un homme qui
tient à sa parole ; mais il faut te dire, et cela entre nous
deux, que je n'ai pas été très content de lui ici, parce
qu'il n'a point voulu dire même un mot aux mandarins
pour le recouvrement de notre chapelle de Ning-Po,
tandis qu'il a fait les cent coups à Shang-haï pour le
même objet, et j'ai obtenu à Xing-Po ce qu'il n'a pu
obtenir à Shang-haï. Il s'est repenti de ne m'avoir pas
assisté et a tâché de me le faire oublier par toutes sortes
d'attentions qu'il a eues pour moi à son retour de
Shang-haï et à Tcheousan.
« Mgr Vérolle est passé à Tcheousan incognito et sous
le nom de Bertrand, de sorte que je l'ai traité comme un
simple missionnaire venant du Sse-tchuen. Ce n'est que
quelques mois plus tard que j'ai appris que c'était lui.
L'état de Tcheousan est bien différent de ce qu'il était à
son passage. Les difficultés et les obstacles sont presque
tous levés maintenant, parce que nous avons fait châtier
in cufc et œre (par la verge et par l'amende) quelques
mauvais sujets qui, même après la publication de l'édit
de l'empereur en faveur de notre sainte religion, blas-
phémaient contre nous et détournaient le peuple de se
faire chrétien. ?sous avons aussi obtenu du préfet de
Ting-Ilaë une proclamation qui menace de peines
sévères tout individu qui osera dire du mal de la reli-
gion; enfin, ces jours passés, j'ai fait pincer un brouillon
qui se plaisait à vexer nos catéchumènes de la cam-
pagne. Maintenant que nous sommes connus à
Tcheousan, on fait foule dans la chapelle qui est bien
loin de contenir ceux qui y viennent le dimanche.
— 210 —
« MM. Gabet et Hue ont eu terriblement à souffrir
dans leur voyage de la Mongolie au Thibet et de là à
Macao. Ce sont les premiers missionnaires qui ont visité
ces pays si peu connus. Je ne sais comment s'ouvrira la
mission de Lhassa; il y a de terribles difficultés à sur-
monter ; de plus le Thibet oriental vient d'être érigé en
vicariat apostolique confié aux Missions étrangères.
Prions Dieu d'ouvrir cette mission, peu importe le
reste.
« Je viens d'apprendre une bien fâcheuse nouvelle
pour la mission de Corée ; c'est que deux navires de
guerre français, la frégate la Gloire et la corvette la Vic-
torieuse, viennent de périr sauf l'équipage, entre les îles
de la Corée. Elles avaient à bord deux missionnaires des
Missions étrangères, l'un M. Maistre, Français, et l'autre
André, prêtre coréen. Le commandant Lapierre devait,
je pense, demander raison, au nom du gouvernement
français, du massacre des missionnaires français en
Corée. Ces deux navires, qui devaient faire respecter
l'humanité et la religion en Corée, comme en Cochin-
chine dernièrement, les voilà perdus, terrible contre-
temps comme tu peux penser.
« Le Japon sera comme inaccessible aux mission-
naires tant qu'il restera fermé au commerce européen ;
mais une fois ouvert, il y a plus d'un missionnaire dis-
posé à partir; cependant notre Compagnie n'y sera pour
rien, parce que le Japon est érigé en vicariat aposto-
lique en faveur des Missions étrangères. JN 'importe qui
prêche, pourvu qu'on prêche et qu'on sauve les âmes !
« Je ne sais rien de bien particulier sur les missions
de Chine, à l'exception de quelques missionnaires
arrêtés dans l'intérieur et conduits à Canton, mais qui
n'ont point tardé de se rendre à destination en prenant
une autre voie.
« Dernièrement, Mgr de Bési a obtenu à Shang-
— 211 —
haï *,à l'aide des consuls anglais et danois, trois terrains
qui contiennnent ensemble environ trente arpents, en
compensation de l'ancienne église, convertie en pagode ;
ainsi il y aura bientôt à Shang-haï une nouvelle église
avec des hospices et des écoles... »
1. On écrit ce nom de bien des manières différentes : Changhaï,
Shanghay, Shanghœ, Shang-haï, etc. Cette dernière est la meilleure
et celle qui en rend le mieux la prononciation commune. Aussi
nous l'adoptons de préférence.
CHAPITRE VII
APOSTOLAT DE M. DAM COURT DANS LE TCHÉ-KIANG : SÉJOUR
A MNG-PO-FOU, DU 24 JUILLET 1846 AU 7 SEPTEMBRE 1 851
(suite).
Article premier.
Œuvres et établissements divers fondés par M. Danicouit dans le
Tché-Kiang, principalement à iNing-Po-Fou. — Par quels moyens
est-il secondé?
On reconnaît les hommes de Dieu à l'esprit qui les
anime dans tout ce qu'ils font et entreprennent pour sa
gloire, aux vertus qu'exhale leur vie, aux bienfaits qu'ils
répandent autour d'eux, aux œuvres qu'ils fondent.
Si quelque chose a mérité au fils de saint Vincent,
dont nous racontons la vie en ce moment, l'épithète glo-
rieuse qui fut plus tard gravée en lettres d'or sur son
tombeau, Homo Dei, homme de Dieu, ce sont bien les
œuvres et les établissements qui ont marqué son pas-
sage à Ning-Po.
Il faudrait ici une autre plume que la nôtre pour les
faire ressortir; mais puisqu'elle nous manque, nous
préférons entendre le saint missionnaire lui-même en
faire l'exposé en toute simplicité; et, notre récit, à
défaut d'autres qualités, aura toujours celle, très pré-
cieuse, de la fidélité ou de l'exactitude.
La première chose à faire était une maison pour abri-
ter les missionnaires et les catéchistes : il commença par
— 213 —
là. Voici en quels termes il raconte, à son frère Charles,
la construction de cette maison qui deviendra sous peu
la Procure des missionnaires lazaristes de la contrée :
« Tu dois savoir que l'année dernière (1846) j'ai obtenu
du tao-tay (vice-roi) un terrain contigu à l'ancienne cha-
pelle, de sorte que tout le terrain maintenant en notre
possession court d'une rue à une autre, ce qui est d'une
grande commodité. Le tout comprend environ trois
arpents.
4 Mgr Lavaissière, vicaire apostolique du Tché-Kiang,
est venu à Ning-Po aux fêtes de la Pentecôte. Voyant
l'état misérable et de la chapelle et des maisons, toutes
tombant en ruines, il m'a permis de bâtir une maison et
a laissé mille piastres à ma disposition. Nous avons
commencé les fondements le 1er juin, mais quel mau-
vais temps nous avons eu! Gomme tout était ouvert aux
passants, il nous a fallu monter la garde pendant plus
d'un mois, moi, quelques élèves et domestiques. J'ai
fait la patrouille pendant la nuit à mon tour, ayant tou-
jours un fusil à mes côtés. Tu dois savoir que les Chi-
nois sont essentiellement voleurs; mais aussi comme ils
sont également peureux, de cette manière nous n'avons
perdu ni bois, ni matériaux. Dieu a mis dans le cœur des
charpentiers et des maçons, tous païens à l'exception de
deux, du courage et de l'ardeur pour travailler, de sorte
que, dans l'espace de deux mois et douze jours, toute la
maison qui a dix grandes chambres, cinq au rez-de-
chaussée et cinq au premier, plus un portique, et qui est
à peu près la plus belle et la plus haute de Ning-Po, a été
heureusement terminée. Le dernier jour, j'ai fait prépa-
rer à dîner pour tous les ouvriers. Vraiment, c'était
plaisir à voir la gaieté de ces gens-là. Que de fois ils
m'ont dit que jamais ils n'avaient travaillé avec tant
d'ardeur et de plaisir! Nous comptons plusieurs caté-
chumènes parmi ces ouvriers, et comme ils sont allés
— 214 —
bâtir une autre maison de la mission, dans le district de
Kia-sing-fou, à Tso-fou-pang, qui est la résidence de
Mgr Lavaissière, je pense que la plupart se feront chré-
tiens. »
Tandis que s'élevaient les murs de la résidence des
missionnaires, il faisait construire à côté la maison de
Dieu, une chapelle provisoire, assez spacieuse pour con-
tenir trois cents personnes : « L'année dernière (184G)
poursuit-il dans la lettre citée plus haut, toute la ville et
le district de Ning-Po vomissaient toutes sortes de
hlasphèmes et d'abominations contre le lien-tchu-tang
(maison de Dieu), et cette année ce même peuple a bâti
le tien-tchu-tang avec une rapidité qui a étonné toute
la ville de ■\ing-Po, et maintenant que la porte est
ouverte au public, il vient du monde à l'infini pour voir.
Je suis quelquefois trois heures en conversation et pré-
dication avec eux et je sors la tête en ébullition. Comme
ce peuple est ignorant ! comme il est curieux dans ses
questions ! Le temps me manque pour t'en citer quelques
traits : ce sera pour une autre fois. Je ne doute pas que
lorsque nous serons connus et distingués des métho-
distes, auxquels notre nouvelle maison porte un coup
mortel, nous n'ayons grand nombre de conversions,
alors il nous faudra bâtir une église, car la chapelle qui
est dans la nouvelle maison n'y est que par intérim et ne
peut contenir que trois cents personnes, si l'on veut y
être à l'aise... »
Puisque nous parlons de chapelles, afin de n'avoir pas
à revenir sur cette question, disons un mot de celles qui
ont été ouvertes au culte catholique de 1847 à 1830, par
l'influence de M. Danicourt.
Dans une lettre adressée à son frère Charles et datée
du 12 juillet 1849, il raconte le fait suivant: « Tuas
sans doute entendu parler de notre affaire de Tcheousan,
— 215 —
car il y a eu un article à ce sujet dans une gazette de
Hong-Kong; mais elle y est tout à fait défigurée et repré-
sentée à la protestante. Voici toute l'affaire : l'année
dernière, j'ai pris avec moi une vingtaine de matelots
des Lorchas ', et j'ai demandé au mandarin de Tcheousan
autant de satellites pour aller donner la chasse à des
bandits qui s'étaient emparés d'une chapelle, après avoir
battu nos chrétiens et emporté tout le mobilier. Les Chi-
nois, soutenus par les Anglais qui ont trouvé à redire à
cela comme à tout ce qui est catholique, ont crié: mais
nous les avons mis tous à la raison, et cette chapelle, du
nom de l'Assomption, parce que c'est ce jour-là que la
sainte Vierge nous a délivrés des mauvais sujets de Pé-
tchuen, est la mère de plusieurs autres que nous avons
consacrées dans l'île de Tcheousan. Ce sont des pagodes
que le peuple est venu nous offrir d'un consentement
unanime, avec tous leurs biens meubles et immeubles.
On nous en offre encore d'autres; mais nous voulons
attendre avant de les accepter. Si Dieu nous continue
ses bénédictions, dans peu d'années, toutes les pagodes
de Tcheousan seront autant de chapelles, car les bonzes
sont tombés dans le discrédit et on nous appelle de
toute part pour les remplacer. Mais nous ne sommes pas
assez de missionnaires pour la besogne... »
Il ne se trompait pas : divers documents nous révèlent
qu'un peu plus tard il possédait onze chapelles ouvertes
au culte catholique dans le seul archipel de Tcheousan !
Ce succès prodigieux sera l'un des motifs, nous le ver-
rons plus loin, sur lesquels s'appuiera M. Etienne pour
proposer M. Danicourt à Tépiscopat.
L'une de ces chapelles était dédiée au Sacré-Cœur de
Jésus; une autre était érigée sous le vocable de lTmma-
1. Navires portugais : grandes chaloupes canonnières cons-
truites et voilées comme les bateaux chinois.
— 216 —
culée-Conception et une autre de l'Assomption. La qua-
trième avait pour patron saint Pierre; la cinquième,
saint Vincent de Paul ; la sixième, saint Jean l'évangé-
liste, etc.
On peut juger, par le choix et la variété de ces
vocables, des dévotions spéciales du saint missionnaire.
M. Jurien de la Gravière, dans son Voyage en Chine,
confirme ce que nous venons de dire touchant les cha-
pelles, et de plus il nous donne la raison principale de
l'offre de ces anciennes pagodes : la conversion de leurs
propriétaires à la vraie religion. « Le culte catholique,
dit-il, avait hérité dans l'île de Tcheousan de plusieurs
édifices qu'une piété superstitieuse avait consacrés au
culte du dieu Fo, et dont les propriétaires convertis
s'étaient empressés de réclamer la possession. Mgr La-
vaissière voulut nous faire visiter quelques-unes de ces
chapelles rustiques, bâties dans les gorges les plus pitto-
resques de File. On oublie facilement qu'on est en Chine
quand on parcourt les montagnes de Tcheousan. On
pourrait se croire, si l'on ne consultait que l'aspect
général du paysage, sur les côtes de Provence ou sur le
revers oriental des Pyrénées. Ce sont les mêmes arbres
qui s'offrent à la vue, ce sont les mêmes oiseaux qui
égaient le bocage... ' »
Après la maison qui doit abriter les missionnaires,
après les chapelles où ceux-ci attirent les païens poul-
ies gagner à Dieu et leur faire suivre les pratiques de la
religion catholique, la chose la plus indispensable est un
séminaire.
Sans doute M. Danicourt garde auprès de lui plusieurs
catéchistes qu'il instruit et forme pour le sacerdoce, aux
heures libres que lui laisse son ministère : mais ce n'est
1. Voyage en Chine, t. I, p. 383.
— -217 —
point assez. Il faut, pour étendre le règne de Dieu dans
celte vaste région, pour cultiver cette vigne abondante,
de bons et de nombreux ouvriers évangéliques ; il faut
avant tout préparer des prêtres pour l'avenir.
Les circonstances ont permis à M. Danicourt de
prendre l'initiative de cette œuvre capitale. Aussitôt
que les pagodes de Tcheousan lui eurent été offertes, il
songea à y installer un séminaire et en fit la proposition
à Mgr Lavaissière qui accepta incontinent, « et établit
le séminaire dans une de ces chapelles. C'est un local
immense avec un bois, le tout environné d'un mur en
pierre. C'est une vraie solitude; les séminaristes peuvent
courir, s'amuser, se promener sans être vus de per-
sonne. M. Fou, jeune confrère chinois, en est le direc-
teur '. »
Restait à fonder une œuvre qui était la conséquence
nécessaire des précédentes et sans laquelle celles-ci
eussent manqué leur but, en grande partie du moins ;
nous voulons parler de ces établissements qui servent
tout à la fois d'asile et d'école aux enfants abandonnés,
établissements que nous désignerons par une exprès-
sion consacrée, les orphelinats.
A peine installé à Ning-Po, M. Danicourt songea à
cette portion la plus intéressante de son troupeau et y
disposa des locaux pour les enfants qu'il aurait à
recueillir; c'était le commencement de ces magnifiques
orphelinats dont nous parlerons au cours de ce chapitre.
Avant de dire quelque chose du premier essai qu'il en
fit, posons quelques jalons :
Lorsqu'un apôtre fixe sa tente dans une contrée quel-
conque de l'Asie ou de l'Afrique, sa première pensée est
pour l'enfance, car il sait qu'il est difficile, pour ne pas
1. Lettre «lu 12 juillet 1849.
— 218 —
dire impossible, de changer les habitudes de cœurs enra-
cinés dans le vice, en proie à toutes les passions que
laissent développer les religions orientales.
Tous ceux qui se sont occupés d'implanter la religion
chrétienne, soit chez les Musulmans, soit chez les Chi-
nois, ont compris, dès le principe, que c'est par l'en-
fance que Ton doit commencer. Il faut prendre dès ses
jeunes années, comme une tendre plante que l'on veut
dresser alors qu'elle est encore flexible, l'homme dont
on veut faire un chrétien et ne pas attendre que l'été
brûlant des passions ait dévoré son cœur ou l'ait rendu
insensible à l'action de la grâce. M. Danicourt le savait
avant d'aller en Chine; il le comprit mieux encore lors-
qu'il se vit en présence de la corruption païenne des
Chinois ; il comprit que l'avenir de la religion et des
missions était tout entier dans l'éducation et la for-
mation chrétiennes des enfants.
Un autre motif agissait puissamment sur son cœur,
enclin dès le berceau à la miséricorde, celui-là même
qui avait inspiré toutes les actions et toute la vie de son
bien-aimé père, saint Vincent : la charité, qui ne peut
voir l'enfant abandonné sans être émue de compassion,
sans être portée à le secourir.
Ces deux raisons nous donnent la clef pour ainsi dire
de toutes ses œuvres et nous expliquent les efforts
incessants tentés par lui en faveur de l'achat et de l'édu-
cation des enfants.
« Dès mon arrivée ici, dit-il dans un rapport adressé à
Mgr Parisis, évêque d'Arras, directeur de l'œuvre de la
Sainte-Enfance, j'ai commencé à recueillir dans les rues
et à recevoir d'ailleurs des enfants païens que je donnais
à soigner à mes domestiques. Leur nombre ayant aug-
menté, j'ai bâti quelques petites chambres pour les loger
et j'ai appelé, pour les soigner, de bonnes chrétiennes,
soit d'ici, soit des autres districts. J'ai bâti aussi une
— 219 —
chapelle seulement destinée pour les enfants et pour les
femmes. Ces premières dépenses, y compris l'ameuble-
ment, l'entretien des enfants, se sont élevées à environ
mille piastres, parce que j'ai été obligé d'acheter du ter-
rain qu'il a fallu entourer de murs pour être à l'abri des
voleurs. Cette môme année (1848), j'ai obtenu du tao-tay
(vice-roi) de Ning-Po, à l'aide de notre consul à Shang-
haï, M. de Montigny, environ dix-huit chambres sur un
terrain attenant à la maison de la Sainte-Enfance. J'ai
d'abord environné le tout de murs élevés pour être à
sauf des incendies qui sont très fréquents à ]Ning-Po ;
ensuite il a fallu presque tout changer dans ces maisons
qui sont l'une sur l'autre, d'une malpropreté insuppor-
table, et dont les petites cours étaient couvertes d'im-
mondices ; enfin il a fallu renouveler les toits et les
mettre en quelque sorte à neuf; et la maison où sont
maintenant les enfants de la Sainte-Enfance était
presque finie, lorsque Mgr Lavaissière a succombé à sa
maladie... »
Telle était à son début l'œuvre des orphelinats fondée
par M. Danicourt en Chine. Nous n'en dirons pas davan-
tage maintenant car avant de la contempler dans son
plein épanouissement, il nous faut dire par quels moyens
le zélé missionnaire fut secondé pour la faire prospérer.
Quatre choses ont contribué à seconder efficacement
les missionnaires en Chine et en particulier M. Dani-
court, vers le milieu du xixe siècle : les œuvres de la
Propagation de la Foi et de la Sainte- Enfance, la pré-
sence des sœurs de charité, et l'action du gouvernement
français.
Il importe de jeter un aperçu sur l'influence et le rôle
exercés par chacune de ces choses dans l'œuvre des
— 220 —
missions; car la Providence, qui dispose tout avec
sagesse, avait préparé ces moyens dans le but de les
faire servir à ses desseins à l'heure marquée pour leur
accomplissement : c'est évident même pour les yeux les
moins clairvoyants.
Au moment où les missions catholiques allaient
prendre un essor qu'elles n'avaient jamais eu depuis les
temps apostoliques, Dieu inspire à quelques pauvres
jeunes filles de Lyon la pensée de venir en aide à l'œuvre
des missions par leurs prières et par leurs aumônes.
Elles communiquent ce projet à leurs compagnes; ce
qu'elles demandent est à la portée de toutes les bourses
et de tous les cœurs : un sou par semaine et une prière
tous les jours. Leur demande est bientôt accueillie et
l'on se cotise. Peu à peu cette sainte industrie s'étend,
se propage : ce ne sont plus seulement des ouvrières,
mais des dames du monde qui s'y associent. Semblable
au grain de sénevé dont parle l'Evangile, elle devient
bientôt un grand arbre qui étend au loin ses rameaux.
Elle se répand de proche en proche, dans les villes, dans
les faubourgs, dans les moindres hameaux. Les prêtres
la recommandent, les évêques la bénissent et l'encou-
ragent ; le Souverain Pontife la bénit aussi, la déclare
éminemment catholique, et M Œuvre de la Propagation de
la Foi est fondée.
Son origine remonte à l'année 1825 ; ses progrès, ses
développements tiennent du prodige : elle en est arrivé
à produire annuellement à l'heure qu'il est * plus de six
millions de francs.
Grâce à cette œuvre, les missions prennent une exten-
sion qui est la gloire de l'Église catholique et l'étonne-
ment du monde entier. Les vocations sont plus nom-
i. En 1883 et 1884.
— 221 —
breuses, car on peut venir en aide à ceux qui n'auraient
pu supporter les frais d'une éducation qui ne laisse pas
d'être coûteuse ; les voyages des missionnaires sont
défrayés; des écoles, des asiles pour les enfants et les
malades sont construits; la fondation des séminaires,
les constructions d'églises ne sont plus ajournées indéfi-
niment ; partout le culte catholique s'organise et se
maintient avec les ressources de la Propagation de la
Foi. Sans doute les produits des cotisations sont répartis
entre les divers ordres religieux et les différentes mis-
sions ; sans doute les allocations sont proportionnées
aux besoins des diocèses, des vicariats apostoliques, etc.;
mais il est des missionnaires qui savent demander et
obtenir plus que d'autres : c'est ce qui explique com-
ment M. Danicourt put fonder tant d' œuvres.
En ce qui concerne la Chine, il est une œuvre aussi
précieuse, plus précieuse même sous un rapport que la
précédente : c'est Y Œuvre de la Sainte-Enfance. Notre-
Seigneur a dit à ses apôtres : « Laissez venir à moi les
petits enfants. » Cette parole du Maître est aussi la
parole des disciples qui travaillent à la conversion des
peuples, mais surtout des disciples qui continuent l'œuvre
de l'apostolat en Chine où les enfants sont si nombreux et
si abandonnés! Cesserait-elle d'avoir sonapplication dans
les autres pays du monde qu'elle l'aurait toujours dans
cet empire de près de quatre cents millions d'habitants
qui laissent périr impitoyablement les petits enfants.
On a nié l'infanticide et l'exposition des enfants en
Chine; hélas ! ces faits ne sont que trop réels; à l'époque
du moins où nous sommes (1848-1850). Il n'est que
trop vrai que les familles, celles qui sont pauvres prin-
cipalement, sacrifient sans pitié les enfants qui menacent
de devenir un fardeau pour l'avenir, en les noyant dans
les rivières> en les exposant sur les bords des tîeuves,
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en les abandonnant à la merci d'animaux voraces, etc.
Non pas que le gouvernement autorise cet abus, mais
c'est un usage qu'il n'a pu abolir jusqu'ici et qui est
attesté par les voyageurs et les missionnaires qui ont
séjourné en Chine. Le nier, c'est donc s'inscrire en faux
contre des faits évidents, contre les décrets souvent
réitérés des empereurs pour l'abolition de cette coutume
barbare, contre les témoignages les plus authentiques
des missionnaires qui ont passé une partie de leur vie à
recueillir, à acheter les enfants abandonnés.
Mais comment nourrir, vêtir et élever tant d'enfants
sur une surface dont l'étendue est aussi vaste que celle
de l'Europe ? Comment donner des mères selon la grâce
à des milliers de petits êtres qui n'en ont plus selon la
nature?... C'est ici qu'éclate en traits puissants la bonté
de la divine Providence ; c'est le cas de s'écrier : A
Domino factum est istud et est mirabile in oculis nostris.
Cette merveille qui éclate sous nos yeux est l'œuvre du
Tout-Puissant. Non seulement le Seigneur a suscité des
apôtres à qui il a dit : « Allez, enseignez toutes les
nations. » Non seulement il a assuré à ces dévoués et
généreux serviteurs le pain de chaque jour par l'œuvre
de la Propagation de la Foi ; mais maintenant qu'ils sont
à l'œuvre, et qu'en face de cette œuvre, en présence de
ces milliers d'enfants délaissés leur demandant et le pain
du corps et le pain de l'âme, ils se voient impuissants à
les secourir, Dieu ajoute à tous ses bienfaits un autre
bienfait, à toutes ses œuvres une œuvre inconnue jus-
qu'ici. YŒuvre de la Sainte-Enfance.
Pour l'établir, il s'est servi d'un homme, d'un évêque,
dont la vie, traversée par bien des épreuves, marquera
dans les annales de l'Eglise de France : Mgr de Forbin
Janson. Ce qu'il appela YŒuvre de la Sainte-Enfance
avait pour but le sauvetage, l'achat, le baptême, l'édu-
cation des enfants chinois abandonnés par leurs parents.
— 223 —
Tour la faire connaître du public et lui obtenir le
concours de la chrétienté, il prêcha partout, parcourut
plusieurs provinces, lança divers écrits. Enfin, voulant
lui faire porter lui-même ses premiers fruits, il s'ache-
mina vers cette Chine pour laquelle il avait réservé les
derniers restes d'un zèle consumé au service de Dieu et
des âmes; mais le Seigneur l'arrêta aux portes de Mar-
seille pour lui donner la couronne d'immortalité. Sur sa
tombe s'éleva et s'épanouit l'une des plus belles Heurs
de l'Église au xixe siècle : la fleur de la Sainte-Enfance.
Que disons-nous? Semblable à sa sœur aînée, la Pro-
pagation de la Foi, elle est devenue un arbre dont les
rameaux s'étendent au loin et couvrent de leur ombre la
terre de Chine, l'Inde, Madagascar, les côtes d'Afrique,
toutes les contrées païennes où l'enfance est aban-
donnée.
La Sainte-Enfance produit annuellement trois mil-
lions. Les aumônes distribuées aux missionnaires
mettent ceux-ci à même de recueillir et d'élever des mil-
liers d'enfants. Seulement en Chine, ils en baptisent
chaque année plusieurs centaines de mille : les trois
quarts meurent immédiatement; les autres restent à la
charge des missionnaires qui les conservent à la vie
naturelle en même temps qu'à la vie de la grâce, avec
les secours envoyés par l'œuvre de la Sainte-Enfance.
C'est sur elle que s'appuya M. Danicourt pour fonder
ses établissements à Ning-Po ; c'est d'elle qu'il obtint
régulièrement, pendant de longues années, les subsides
nécessaires pour les alimenter et les soutenir. Au reste
nous aurons occasion de revenir bientôt là-dessus et de
dire tout ce qu'il a fait pour la Sainte-Enfance et tout
ce qu'elle lui a, en retour, procuré pour ses fondations.
Tandis que le saint missionnaire travaillait avec ar-
deur à la conversion des païens de la ville de Ning-Po
et de la province du Tché-Kiang, ses vœux étaient
— 224 —
exaucés. M. l'abbé Guillet, procureur des missions des
Lazaristes en Chine, quittait Macao, à la fin de Tannée
1817, se rendait à Paris et plaidait de nouveau la ques-
tion des sœurs de charité. Cette question était résolue et
l'heure de la Providence arrivée. Toutefois comme on
se défiait de la politique tortueuse des Chinois et comme
on ne pouvait croire à la sécurité promise par eux, il fut
résolu à Paris que ces sœurs seraient d'abord installées
à Macao avec l'arrière-pensée de les acheminer, avec le
temps et le cours des événements, dans des régions où
elles pourraient donner à leurs œuvres tout leur essor et
toute leur efficacité.
Une détermination si grave et si prompte de la part
des supérieurs aurait de quoi étonner si nous ne savions
déjà, si nous n'avions vuprécédemment, avec quel zèle et
quelle persévérance elle a été préparée par M. Danicourt.
Dans plusieurs lettres adressées à M. Etienne, nous
l'avons entendu supplier M. le supérieur général d'en-
voyer en Chine les sœurs de charité; dans l'une des
dernières surtout, il revint à la charge et s'efforça de
prouver que le moment était venu de prendre cette
mesure. Aussi bien son éloquent panégyriste pourra
dire au jour de ses funérailles solennelles : « A lui revient
l'insigne honneur de l'introduction des Filles de la
Charité dans l'extrême-Orient. »
Cette mesure jugée impossible jusque-là reçut son
exécution en 1848. Une colonie de douze sœurs quitta la
France cette année, sous la conduite de M. Guillet et
arriva à Macao le 21 juin en la fête de saint Louis de
Gonzague : ce Oui, écrivait à M. Etienne un mois plus
tard la sœur Thérèse, oui, mon très honoré Père, nous
y voilà sur ce sol tant désiré ! Nous osons à peine croire
à la réalité, quoique entourées de nos bons Chinois !
Cependant les longues queues, les physionomies étran-
gères, le costume bizarre, le langage barbare nous le
— 22o —
disent hautement : oui nous y sommes, et le bon Dieu
semble faire croître nos affections et notre dévouaient
pour ces peuples barbares... »
Mais il faut le dire, au début ce dévoùment et cette
affection des sœurs de charité ne furent guère appré-
ciés des Chinois. Ce peuple égoïste, endurci dans le mal,
ne comprit pas le bienfait qu'il recevait du ciel ; il resta
indifférent à la vue de ces femmes admirables qui avaient
quitté leur patrie pour venir aux extrémités du monde
panser ses plaies, soulager ses misères, élever ses
enfants. Son égoïsme lui fermait les yeux et l'empêchait
de discerner les mobiles surnaturels qui inspirent, chez
les chrétiens, les plus généreux sacrifices. Pour lui les
sœurs de chanté et les missionnaires étaient mus par un
intérêt humain quelconque. Au reste il avait sous les
yeux l'exemple des ministres protestants payés par leur
gouvernement. Mais un jour viendra où il comprendra
que la religion catholique seule suscite de telles voca-
tions et porte à travailler uniquement pour la gloire de
Dieu et le salut des âmes.
Après quelques années d'un dévoùment resté stérile
au jugement des hommes, elles quittèrent Macao pour
se rendre au milieu de populations moins indignes
d'elles. Au surplus l'une des fins de leur mission était
atteinte : elles secondaient les missionnaires dans leurs
œuvres.
N'eussent-elles opéré qu'une besogne matérielle dans
les orphelinats et les hospices, que ce résultat eût été
suffisant pour justifier leur présence en Chine.
Mais l'avenir nous dira tout le bien qu'elles opèrent
dans ce pays, le précieux concours qu'elles prêtent aux
lazaristes, celui qu'elles ont prêté pendant dix années
consécutives à Mgr Danicourt.
Une chose qui seconda beaucoup les missionnaires,
15
— 220 —
yers le milieu de notre siècle, fut Faction, l'influence du
gouvernement français. Nous sommes d'autant plus
autorisé à envisager ici cette question que M. Danicourt
eut l'honneur de recevoir chez lui lest ambassadeurs
français.
Reprenons les choses au point où nous les avons lais-
sées au chapitre troisième.
Pendant que l'Eglise multipliait ses œuvres en Chine,
la France étendait son influence et son aciion civilisa-
trice par l'envoi d'un nouveau ministre plénipotentiaire.
Il fallait appuyer les libertés obtenues par M. de La-
grenée, en réclamer à temps et à contre-temps la com-
plète réalisation. C'est que dans le Fo-Kien, dans le
Kiang-nan, dans le Tché-Kiang, partout où pouvait
atteindre notre marine, les vice-rois s'étaient empressés
de donner une grande publicité aux édits ; tandis que
dans leSse-tchuen, dans le Yunan, dans le Iloupé, dans
le Kiang-sy on se flattait d'éviter la promulgation pro-
mise et les chrétiens continuaient de subir les violences
et les avanies accoutumées.
Une pièce très authentique, qui fut communiquée à
.M. le commandant Lapierre au mois de juin 1847, don-
nera une idée des sentiments qu'apportèrent les manda-
rins chinois dans les négociations ouvertes à Wam-poa
entre le vice-roi Ki-iDg et M. de Lagrenée. Voici le
texte traduit de cette circulaire confidentielle adressée
par le vice-roi de Fo-kien aux officiers de cette pro-
vince : « Nous avons reçu la dépèche de son excellence
le vice-roi de Canton, Ki-ing, dans laquelle le vice-roi
nous fait connaître que l'ambassadeur français, M. de
Lagrenée, revenu à Canton, accuse le gouvernement
chinois d'avoir violé la convention qui vient d'être con-
clue avec la France. L'ambassadeur a été informé que
les mandarins du Hou-pé et du Kiang-sy continuaient à
maltraiter les chrétiens malgré les édits de l'empereur :
— 227 —
c'est pour cela que le vice-roi Ki-ing s'est rendu à
Bocca-Tigris pour traiter de nouveau cette affaire de la
religion chrétienne. — 11 faut, dit-il, laisser les chré-
tiens libres d'adorer Dieu, d'honorer la croix, les images,
d'élever des chapelles, de prêcher leur doctrine, de
réciter des prières ; mais on ne permet pas aux mission-
naires européens de pénétrer dans l'intérieur de l'empire.
Telles sont les conditions du nouveau traité. — J'ai ouï
dire que la France était le plus puissant royaume de
l'Europe; l'année passée, en effet, l'ambassadeur fran-
çais se montra ici avec une flotte bien capable de résister
à la flotte anglaise. Prenez donc garde de maltraiter les
chrétiens... Les Français ne font pas grand cas de leur
commerce ; mais ils voudraient répandre la religion
chrétienne dans le monde entier pour en acquérir de la
gloire. Vous devez recommander à vos officiers infé-
rieurs, aux soldats, aux satellites, de ne commettre
aucun acte imprudent vis-à-vis des chrétiens, de peur
d'irriter les Français et d'attirer de grands malheurs sur
l'empire... Insensiblement nous en reviendrons à sur-
veiller la perfidie des chrétiens. Vous devez tenir cette
lettre secrète, et si vous quittez le poste que vous occu-
pez en ce moment, vous la remettrez en main propre à
votre successeur, en lui recommandant de ne la communi-
quer à personne, et en lui faisant comprendre la nécessité
d'exiger de ses subalternes les plus grands ménagements
envers les chétiens. Sans ces précautions, on attire-
rait d'incalculables malheurs sur nos provinces mari-
times *. »
Cette pièce où se révèle la fourberie chinoise montre,
dans toute son évidence, la nécessité d'une nouvelle
intervention diplomatique pour le maintien des conces-
^: Pièce reproduite dans le Voyage en Chine, par M. Jurien de la
Gravière, t. I. p. 97.
— 228 —
sions obtenues. D'ailleurs, à ce peuple dont toute l'habi-
leté et la valeur consistent dans le mensonge et l'hypo-
crisie, à ce peuple qui retire aujourd'hui ce qu'il a
promis hier, il faut apporter la sincérité unie à la fer-
meté, et laisser entrevoir que l'on a, au besoin, derrière
soi, l'appoint de la force.
Le 19 janvier J 848, M. le baron Forth-Rouen, ministre
plénipotentaire de France en Chine, remontait, à bord de
la Bayonnaîse , commandée par l'illustre Jurien de la
Gravière, le lleuve de Canton, et était reçu le même
jour en audience solennelle par le vice-roi de la pro-
vince, Ki-ing. L'accueil fut le plus courtois et, le plus
gracieux : de part et d'autre, entre les officiers français
et les mandarins, les protestations d'amitié et de fidélité
furent affirmées. Mais au milieu de cet échange de com-
pliments, le ministre de France fit comprendre dans un
langage noble et ferme que si la France voulait rester
fidèle au traité négocié en son nom par M. de Lagrenée
et n'y apporter aucune modification, elle entendait aussi
que la Chine s'en tint à la stricte exécution de ses enga-
gements. M. le baron Forth-Rouen ne voulut point dis-
simuler au vice roi la sensation profonde qu'avaient
causée en Europe les promesses de tolérance religieuse
qui avaient suivi le traité de Wam-poa. Il sut lui laisser
comprendre combien, dans notre pensée, ce grand
intérêt dominait tous les autres et combien il importait
au maintien des bonnes relations qui n'avaient jamais
cessé d'exister entre les deux empires, que de pareilles
promesses ne fussent pas rendues illusoires par le zèle
exagéré des autorités secondaires.
Les promesses et les serments les plus solennels ne
coûtent pas à la mauvaise foi, et le plénipotentiaire
chinois promit, au nom de son gouvernement, d'appli-
quer dans toute leur étendue et dans tous leurs détails
les différentes clauses du traité de Lagrenée. Nous ver-
-^ 2-29 —
rons plus tard quelle confiance on devait avoir dans cette
parole donnée.
M. le baron Forth-Rouen avait reçu l'ordre de visiter
les ports du nord de la Chine. Au commencement de l'an-
née 1849, la Bayonnaise le transporta successivement à
Shang-haï, Ning-Po, Tcheousan etAmoydans leFo-Kien.
L'impression que produisit, sur les vice-rois et les
grands mandarins, cette promenade diplomatique fut
des plus heureuses en faveur de la religion; et lorsque
les canons de la Bayonnaise se firent entendre, à son
entrée dans le port de Shang-haï, les paysans de Kiang-
nan, se dirent : « Ce sont les amis de l'évèque qui ar-
rivent. » Ils ne se trompaient point. M. Fort-Rouen visita
successivement les différentes autorités de Shang-haï
mais environna des égards les plus distingués Mgr Ma-
resca, prélat italien, chargé du vicariat apostolique de
Kiang-nan.
Quelques jours après, la Bayonnaise le descendait à
Ning-Po et, le 20 février, M. Danicourt recevait à sa table
le ministre plénipotentiaire de France, les dignitaires de
la Bayonnaise et les grands mandarins du Tché-Kiang.
Mgr Lavaissière, vicaire apostolique de cette province,
avait fui l'honneur de cette fête; il s'effaçait et ne voulait
point paraître devant les mandarins, afin de n'être pas
entravé, dans la suite, par eux, dans l'exercice de son
ministère.
Pendant les jours que M. le baron Forth-Rouen passa
à Ning-Po, ce fut de la part de M. Danicourt et des
représentants de la France un échange réciproque de
bons procédés, de cordialité, de dévoùment. Le pléni-
potentiaire appuyait, de tout son crédit, le missionnaire ;
et le missionnaire communiquait ses notes, ses réflexions
sur la Chine, et suggérait au ministre de France la ligne
de conduite que son gouvernement pourrait tenir en tel
ou tel cas.
— 230 —
Nous avons vu précédemment que, de retour de leur
voyage de Chine, les officiers de la Bayonnaise parlèrent
de M. Danicourt dans les termes les plus élogieux.
Cette mission diplomatique de M. Forth-Rouen con-
firmait la France dans son rôle de fille aînée de l'Eglise.
Elle donnait aux évêques et aux missionnaires le pres-
tige et l'appui de la mère patrie et répandait le long des
côtes du céleste empire une crainte salutaire. Elle disait
aux Chinois de prendre garde et de ne pas toucher aux
chrétiens ni à leurs établissements. Grâce à cette inter-
vention renouvelée, les missionnaires étaient à l'abri
des persécutions et pouvaient préparer l'avenir.
Article II.
Orphelinats-hospices établis à Ning-Po-Fou et à Tchen-haï '
par M. Danicourt.
L'Œuvre de la Sainte-Enfance avait envoyé ses pre-
miers secours en Chine en 1847 et les avait continués
pendant les années suivantes. La mission du Tché-KiaDg
avait eu sa part des aumônes et son provicaire aposto-
lique s'était empressé de les employer aux œuvres les
plus urgentes. Mais comme, d'après le sage règlement
de l'Œuvre, chaque missionnaire devait rendre compte
au conseil central de l'emploi des fonds qui étaient
alloués à sa mission, M. Danicourt n'y manqua jamais.
C'est même un de ces comptes rendus, daté de Tchen-
haï (4 avril 1851), et adressé à M. le vice-président, qui
nous donne les renseignements les plus précieux sur les
œuvres, et en particulier, sur les orphelinats-hospices
établis par lui à Ning-Po et à Tchen-haï :
1. D'autres écrivent Chin-Haï qu'il ne faut pas confondre avec
Ting-haë, capitale de l'archipel Tcheousan.
— 231 —
« Monsieur le Vice-Président,
« J'ai reçu, il y a quelque temps, votre lettre datée du
21 septembre à l'adresse de Mgr le Vicaire apostolique
du Tché-Kiang et comme j'attendais de jour en jour la
nouvelle de sa nomination et sa prochaine arrivée dans
cette mission, j'ai cru devoir, par délicatesse, lui laisser
le soin de répondre à votre lettre; mais aujourd'hui que
je ne sais encore rien de sa nomination et que son ins-
tallation ici peut encore éprouver des retards, je me vois
dans l'obligation de vous donner le résultat des fruits
spirituels que les aumônes de la Sainte-Enfance nous
ont mis à même de recueillir dans ce vicariat, dans le
courant de l'année dernière ; et si vous n'avez pas reçu
de lettres du Tché-Kiang-, l'an dernier, c'est uniquement
à cause des pertes que nous avons faites ici, et au
Kiang-sy, par la mort de Mgr Lavaissière et de Mgr La-
ribe; car par la mort de Mgr Lavaissière, l'administra-
tion spirituelle et temporelle du Tché-Kiang, revenant à
MgrLaribe, cet honorable confrère, qui aimait tant la
Sainte-Enfance, se serait empressé de vous communi-
quer les détails que je lui ai envoyés sur le Tché-Kiang,
si la mort ne l'avait enlevé après une maladie de peu de
jours.
« Vous comprenez mainlenant, Monsieur, les raisons
de ce silence qui a dû vous surprendre, d'autant plus que
vos allocations pour le Tché-Kiang montrent bien clai-
rement que vous fondez de grandes espérances sur la
ville de Ning-Po et que vous voulez que l'œuvre de la
Sainte-Enfance y déploie ses heureux résultats sur une
échelle plus grande et un champ plus vaste.
« Or, Monsieur, j'ai le plaisir de vous dire, pour votre
consolation, qu'il y a maintenant dans le district de
Ning-Po trois établissements considérables où l'œuvre
— 232 —
de la Sainte-Enfance obtient déjà de beaux résultats, et
sont de nature à en obtenir d'immenses, pourvu que vos
allocations s'élèvent en proportion.
« Le premier de ces établissements ne vous surprendra
pas peu : c'est l'hospice chinois de Ning-Po. Cet hospice
compte toujours pour le moins deux cents enfants qui
sont soignés par soixante-sept familles ou ménages,
vivant chacune séparée dans l'hospice. Or, parmi ces
familles, il y en a trois qui sont chrétiennes, et c'est
même une chrétienne qui a la première intendance dans
l'hospice. Tous les enfants qui y meurent sont tous bap-
tisés avec le plus grand soin par ces familles chrétiennes :
c'est ainsi qu'ont été baptisés tous les enfants dont les
noms sont inscrits sur la longue liste que j'ai l'honneur
de vous envoyer et si vous trouvez que les noms de
Marie, Pierre et Paul y sont toujours répétés, c'est parce
que ces nouvelles chrétiennes ont peur de se tromper
pour la forme, en leur donnant d'autres noms difficiles à
prononcer et auxquels elles ne sont pas encore accou-
tumées. Si ce n'était la liberté dont nous jouissons à
Ning-Po et la puissance morale que Dieu nous y a don-
née, il nous serait bien difficile d'avoir ce moyen admi-
rable d'envoyer chaque année au ciel un si grand nombre
d'enfants, car je dois vous dire, Monsieur, que 1res peu
des enfants qui entrent à l'hospice échappent à la mort :
ils meurent par centaines au mois de septembre, coïnci-
dence bien remarquable avec la Nativité de la sainte
Vierge, car ces enfants naissent alors pour le ciel par le
saint baptême.
« Le second établissement est notre hospice de Ning-Po,
que j'ai commencé il y a deux ans et continué l'année
dernière, mais auquel je n'ai encore pu mettre la der-
nière main, faute d'argent. J'en ai envoyé le plan à
Paris par M. Evariste Hue, et je suis bien persuadé que
ce cher confrère vous le fera voir et vous donnera, sur
— 233 —
cet hospice comme sur les autres, bien des détails qui
vous réjouiront le cœur. Cet hospice compte vingt-six
enfants, plus six mères occupées à les soigner. Parmi
ces enfants, il y a six garçons qui suivent déjà nos écoles
gratuites et quatre filles que j'ai envoyées à Tchen-haï
pour y commencer l'hospice dont je vous parlerai plus
bas. La maîtresse, qui est une veuve très entendue de
Han-tcheou-fou , enseigne à ces enfants les prières du
matin, du soir et le rosaire. C'est bien beau et bien édi-
fiant, d'entendre ces petits enfants, réduits naguère à la
condition la plus misérable pour le corps et pour l'àme,
bénir le Père des orphelins. Mais ceux qui priment dans
les prières, ceux dont nous sommes le plus contents, ce
sont les aveugles. C'est un aveugle qui entonne les
prières à >'ing-Po et c'est encore un aveugle qui les
entonne à Tchen-haï. La seconde des enfants recueillis
par moi à Xing-Po était une fille aveugle, baptisée sous
le nom de Sophie : elle est morte comme un ange, il y a
deux ans; elle n'a cessé de répéter jusqu'au dernier
moment : Jhas! Marie' Joseph! et son dernier soupir,
embaumé de ces noms de salut et de bénédiction, a
transporté son àme dans les bras de Jésus et de Marie,
où elle prie pour ceux qui lui ont ouvert le ciel. Sa mort
reste imprimée en caractères de joie et d'allégresse dans
le cœur de ceux qui en ont été les témoins. Une cou-
ronne de fleurs fut l'unique ornement de son cercueil el
elle repose à l'ombre d'une vigne dans le jardin de la
mission de Ning-Po, à côté de plusieurs autres innocents
qui partagent le bonheur du ciel avec elle.
« Parmi les enfants entrés à notre hospice, nous n'en
avons perdu qu'une douzaine et c'est très heureux, parce
qu'ils nous viennent presque tous dans l'état le plus
misérable. On dira peut-être que vingt-six enfants, c'est
peu. Cependant ceux qui s'entendent au ménage et qui
font attention à la nourriture, aux vêtements, aux
- 234 —
meubles, au blanchissage, au chauffage, aux médecines,
aux gages, etc., savent ce qu'il en coûte pour entretenir
trente-trois personnes.
« Si les ressources le permettaient, je pourrais avoir
demain plus de cent enfants, car on nous en apporte de
tout côté, eL dernièrement je me suis vu, à ma grande
peine, obligé d'en refuser plusieurs qui avaient bonne
mine et qui paraissaient appartenir à des parents nou-
vellement morts ou réduits à la mendicité faute de tra-
vail. La manière dont notre hospice est tenu lui a donin''
une certaine réputation déjà répandue au loin, et l'on
s'empresse de nous apporter les enfants, de préférence à
l'hospice chinois où les enfants n'entrent que pour
mourir plus vite.
«Le troisième hospice dont il me reste à vous parler est
celui de Tchen-haï, d'où je vous écris cette lettre. J'au-
rais bien des choses à vous dire sur ce port de mer où
les aumônes de la Sainte-Enfance peuvent sauver bien
des enfants. Le cœur est percé à la vue de tant de
bateaux remplis d'enfants misérables qui vont demander
l'aumône aux navires marchands et dont les cris de
détresse, répétés d'un bout à l'autre du port, ne sont
entendus de presque personne ; et la misérable sapèque
qu'on leur donne par occasion est accompagnée d'un
ton si rebutant qu'elle ne peut appeler que des tempêtes
et des naufrages contre les navigateurs au cœur d'airain.
« Je vous dirai en passant que sous la dynastie Ming,
avant l'établissement de Macao, les Portugais faisaient
un commerce assez considérable à Tchen-haï où ils
avaient des maisons et des magasins et leur pavillon
flottait même sur la montagne appelée Tchao-pao-chan,
qui domine la ville, le port et la mer. On comptait alors
plus de quinze mille chrétiens tant à Xing-Po qu'à
Tchen-haï \ qui s'appelait alors Ting-hai. Mais tout
1. Tchen-haï ou Chin-haï est une ville fortifiée, située à trois
— 235 —
fut anéanti dans une nuit. Deux cents Portugais et plu-
sieurs milliers de chrétiens, hommes, femmes et enfants,
furent massacrés et leur maison brûlée par ordre du
gouverneur de Han-Tcheou, à cause, dit-on, d'une
jeune fille ravie par un chrétien, mais plutôt, je pense,
parce que les chrétiens prenaient le costume portugais
après leur baptême, ce qui donna de l'ombrage aux
mandarins qui voulurent en finir d'un seul coup. Il y a
dans le Sénat de Macao un monument écrit en portugais
et en chinois qui atteste la vérité de ce massacre hor-
rible... Les autres chrétiens, dispersés par suite de ce
massacre, restèrent à peu près abandonnés jusqu'à
l'époque de Kang-hy; car vers la 45e année de cet empe-
reur, nous voyons dans l'histoire que deux mission-
naires français, dont l'un s'appelait Collet, le nom de
l'autre m'a échappé, revinrent à Tcheousan où il y avait
une chapelle avec plus de cinq cents chrétiens. De là, ils
passèrent à Tchen-haï où ils trouvèrent aussi beau-
coup de chrétiens avec une chapelle ; enfin ils se ren-
dirent à Niog-Po où, après beaucoup de difficultés de la
part des mandarins pour s'y établir, ils obtinrent, par
l'intermédiaire des missionnaires à Pékin, un édit de
l'empereur Kang-hy, dans lequel il est dit en termes
formels que les autorités de Ning-Po doivent permettre
à ces deux missionnaires d'acheter du terrain, de bàlir
une église et d'y prêcher la religion.
« Comme donc, nous sommes sûrs qu'il y avait plu-
sieurs chapelles à Tchen-haï, nous avons été, M. Hue
et moi, demander aux mandarins une maison en com-
pensation des anciennes chapelles, parce que nous avons
besoin d'un établissement dans le port où nous sommes
invités à ouvrir une école et un hospice pour les enfants
trouvés. Ces messieurs, quoique bien instruits sur ce
lieuese nviron de Ning-Po et baignée, comme celle-ci, par le Yung-
Kiang.
— 236 —
point, font les ignorants et disent qu'ils ne savent rien
au sujet des chapelles catholiques. En attendant qu'ils
Sfi décident, nous restons dans une vaste maison que
nous pourrons facilement garder, parce que c'est là
qu'on nous invite à ouvrir un hospice.
« Mais comme cette maison a beaucoup souffert lors
de la guerre des Anglais, il y a aussi beaucoup à réparer
et des dépenses à faire.
« J'y ai déjà transporté des enfants de l'hospice de
]\ing-Po et lorsque des secours pécuniaires nous arri-
veront, nous pourrons recueillir et élever beaucoup
d'enfants, parce qu'il n'y a pas d'hospice chinois à
Tchen-haï.
« Nous avons dans la ville de Tchen-haï, à la porte
ouest, un magnifique terrain qui nous a été donné par
un mandarin et où nous nous proposons de bâtir un
hospice; mais cela n'est pas possible pour le moment,
parce que nous n'avons pas d'argent. Je laisse à M. Hue
le soin de vous donner d'autres détails très intéressants,
sur Ning-Po et Tcheousan, qui ne peuvent entrer dans
une lettre. Après avoir lu et entendu le récit de tout ce
que vos aumônes nous ont permis de faire ces deux
années passées, j'ai la confiance, Monsieur, que les
aumônes augmenteront au lieu de diminuer, et que
dans un an ou deux, si Dieu vous prête vie, vous lirez
avec un plaisir plus grand encore qu'aujourd'hui les
lettres qui vous donneront des détails sur les enfants
recueillis, baptisés et élevés à Ning-Po et à Tchen-haï
par les aumônes de la Sainte-Enfance, sur laquelle j'ap-
pelle de tout mon cœur les bénédictions du Seigneur.
Que la rosée du ciel tombe toujours plus abondante sur
cette plante nouvelle dans le jardin de l'Eglise. Bénis
soient ceux qui la bénissent, car c'est l'œuvre chérie de
Dieu qui aime l'enfance! C'est l'œuvre de l'enfance de
Jésus qui s'est fait enfant. Jésus, qui veut que nous
— 237 —
soyons tous des enfants, Jésus, qui n'admet que des
enfants au ciel, bénira l'œuvre de la Sainte-Enfance!... »
L'un des derniers passages du rapport que nous
venons de citer renferme une sorte de prédiction sur
l'avenir des établissements dont il a été parlé au cours
de ce chapitre. En effet, ils ne firent que prospérer sous
la sage direction de M. Danicourt; « c'est à tel point,
est-il dit dans la Notice biographique émanée de la Pro-
pagande i, que tous ceux qui les visitaient s'écriaient
avec admiration : Nunquam simile msum <■*? in Sinis.
Jamais on ri a en rien de pareil en Chine!!! ...
Au reste, là est l'un des beaux, l'un des grands côtés
de la vie de notre saint missionnaire ; là est son prin-
cipal mérite. Les églises élevées à grands frais, les
séminaires fondés au prix de bien des sacrifices, les
écoles, les orphelinats, les hospices bâtis avec beaucoup
de peine : tout a pu sombrer dans l'abîme des révolu-
tions qui ont bouleversé l'empire chinois depuis qua-
rante ans ; ou bien encore, ces divers établissements ont
pu être ravagés par les guerres, les incendies; enfin il
est possible que de tout cela rien ne soit resté debout.
Mais les milliers de Chinois baptisés et envoyés au ciel;
les centaines d'enfants arrachés à la mort et élevés dans
ces orphelinats-hospices pour la religion ; les prêtres
sortis de ces séminaires, pour sauver à leur tour des
milliers d'âmes : tels sont les fruits réels des œuvres
fondées par lui, tels sont les résultats certains de sa vie
d'apôtre dans l'Extrême-Orient.
I. V. ceLlt- pièce à l'Appendice.
238
Article III.
« Le 29 novembre 1819, vigile de saint André, mort </<• Mgr Lavais-
sière : porté soii corps à Tcheousan. » Quelques mots sur ce
vénérable prélat. — Correspondance de M. Danicourt avec sa
famille : appel pour l'envoi de missionnaires; détails sur sa
Mission.
Vers la fin de l'année 1849, M. Danicourt eut à rem-
plir une mission bien douloureuse : il dut transporter à
Tcheousan les rester mortels de Mgr Lavaissière,
vicaire apostolique du Tché-Kiang. retourné à Dieu le
9 novembre.
Pendant les dix années qu'il évangélisa cette pro-
vince, Mgr Lavaissière s'est montré constamment le
digne enfant de saint Vincent de Paul, aimant les
pauvres, fuyant les honneurs, supportant avec gaieté et
force d'âme les misères et les privations inhérentes à
l'apostolat.
M. Jurien de la Gravière lui a consacré une si belle
page que nous ne pouvons résister au plaisir de la citer :
« >"ous entrâmes dans la ville par la porte du sud, et,
traversant Ting-haë dans toute sa longueur, nous trou-
vâmes, à quelques pas de la porte septentrionale, une
ruelle fangeuse qui nous conduisit sous le modeste toit
de chaume où Mgr Lavaissière cachait sa sainte vie.
Quelle demeure pour un prince de l'Eglise! La terre
pour parquet, le toit pour plafond, et, pour compagnon
des longues nuits fiévreuses, des escadrons de rats
affamés et des essaims de moustiques dont le dard per-
cerait la peau d'un hippopotame ! Je connais un homme
qui avait bivaqué (M. de Montigny) dans les plaines de
la Grèce et partagé plus d'une fois le lit de feuillage des
païikares, dont la constance n'a pu résister deux jours
durant aux douceurs de ce palais épiscopal. Trop heu-
— 239 —
reux cependant lorsqu'il pouvait se reposer de ses
longues courses dans ce misérable asile, Mgr Lavais-
sière y apportait sa gaieté et sa douce égalité d'âme.
Entouré des chrétiens qu'y attirait en foule sa présence,
il ne songeait qu'à ses chers néophytes, auxquels il
apportait quelquefois des secours, toujours des consola-
tions. Les conversions qu'avait obtenues ce zèle infati-
gable étaient si nombreuses que les païens en murmu-
raient, et plus d'une fois les fidèles de ïcheousan
s'étaient vus l'objet des violences populaires... Mgr La-
vaissière aimait les Chinois; un mot brusque adressé à
l'un de ses néophytes le faisait souffrir : c'était bien là
le pasteur qui eût donné sa vie pour sauver son trou-
peau. Les Chinois, de leur côté, avaient compris ce
dévoùment, et leur enthousiasme pour le saint évèque
ne connaissait point de bornes. Si une mort prématurée
n'eût enlevé Mgr Lavaissière au siège du Tché-Kiang,
je crois que l'île de Tcheousan tout entière fût devenue
catholique. Jamais homme ne fut plus digne de marcher
sur les traces des apôtres. Mgr Lavaissière avait les
vertus, le courage, l'ardente sympathie de ces premiers
prédicateurs de l'Évangile; il était vraiment fait pour
prêcher aux pauvres un Dieu crucifié '. »
La mort de Mgr Lavaissière causa une peine sensible
au cœur de M. Danicourt qui vénérait et aimait beaucoup
ce saint prélat. Sa perle se fit d'autant plus sentir que le
nombre des missionnaires, déjà si restreint, se trouvait
encore réduit : c'était un sujet de graves préoccupations
pour tous ceux qui s'intéressaient à la mission du Tché-
Kiang, mais pour M. Danicourt plus que pour tout
autre. Il revient souvent, dans sa correspondance, sur
la pénurie de missionnaires ; il frappe à toutes les portes,
4. Voyage en Chine, par M. Jurie.n de la (Iravière, t. I, p. 380 et
380.
— 240 —
fait appel à tous les cœurs afin que le nombre des
ouvriers de la vigne du Seigneur augmente en Chine.
C'est ainsi qu'il termine une lettre très intéressante
adressée à son beau-frère M. Constantin Danicourt :
« Dieu t'a donné tant d'enfants que tu devrais bien m'en
envoyer une paire pour me servir la messe au moins. Je
suis le seul Picard en Chine, je pense, de sorte que si
Charles ou quelqu'un de tes enfants ne vient pas me
rejoindre, la graine périra. Ainsi fais-moi quelque
recrutement de missionnaires dans ton cher Saint-Léger
ou à Authie, alors je me dirai plus que jamais et avec
une pleine affection et un amour plus ardent, ton très
dévoué beau-frère *. » La même pensée domine dans
la lettre suivante adressée à son frère Charles (1 1 jan-
vier 1850). « Si on te juge propre pour la Chine, hâte-toi
donc de venir, j'ai bien de la besogne à te donner et elle
est toute taillée. Mais si tu viens, parmi tes ballots, fais
en un gros et très gros, crois-moi, de patience et de
mortification; sans cela il y a danger imminent de trois
choses : 1° de se tuer en peu d'années. 2° de perdre sa
vocation, 3° de devenir fou : Experientîâ constat. C'est
prouvé par l'expérience. Nous ne sommes que sept
missionnaires pour le Tcbé-Kiang qui en réclame au
moins douze. Vois donc notre position. Si tu n'as pas le
courage de venir nous donner un coup d'épaule, au
moins prie Dieu de nous envoyer des coopérateurs en
règle. Si tu aimes à chanter des grand'messes, tu auras
de quoi te satisfaire ici et à Tcheousan où nous comp-
tons onze chapelles. Si tu aimes à faire le catéchisme,
tu auras ici des auditeurs dont tu ne seras pas mal con-
tent, mais exerce-toi d'avance à la patience, car nos
gens, si rusés pour les comptes pécuniaires, sont joli-
ment bouchés pour les articles de doctrine de première
1. Lettre datée du 10 janvier lbliO.
— 241 —
nécessité. On t'en donnera des Dieux et des personnes
en un seul Dieu! Cependant je les ai tant ferrés je dis
les chrétiens) qu'ils commencent un peu à s'y démêler.
M. Hue a fait l'autre jour un coup de filet magnifique à
Tcheousan, le jour de l'Epiphanie; il a fait si bel et si
bien (je crois que sa musique organique et sa longue
barbe y étaient pour beaucoup) qu'il a pu écrire une
liste de deux cents catéchumènes, ce qu'il n'a pu faire
durant ses voyages de deux ans, à travers la Mand-
chourie, la Mongolie, le Konogore, le Si-tsang et le
Thibet. La première besogne ici est de faire le caté-
chisme pur et simple. Sans cela on bâtit sur le sable et
l'on n'a que des chrétiens de nom... »
Avant d'étudier la dernière phase de la vie de notre
saint missionnaire en Chine, il nous reste à dire quelque
chose sur l'état de sa mission pendant les années qui ont
précédé son épiscopat. Une lettre adressée par lui, à son
frère Charles, dans la seconde moitié de l'an 1849, suf-
fira pour nous instruire là-dessus : « Je suis installé à
Ning-Po, soignant les chrétiens, instruisant les caté-
chumènes et prêchant aux païens. Nous avons soixante-
douze chrétiens dans la ville, mais un plus grand nombre
de catéchumènes. C'est peu n'est-ce pas? mais c'est plus
que dans tous les autres ports où l'on ne convertit per-
sonne. Pendu nt jda-s de deux ans, la plupart de ceux qui
tenaient à la chapelle y venaient toujours pour des motifs
humains; mais aujourd'hui que tout le monde sait que ce
n'est pas pour faire fortune ici bas qu'on adore Dieu,
tous les chercheurs d'argent ne viennent plus et ceux
qui viennent sont généralement bien disposés. Mais
nous les éprouvons beaucoup avant de les admettre au
baptême afin de ne pas avoir des chrétiens comme autre-
fois qui sont presque tous tombés dans la première per-
sécution. Sans sortir beaucoup de la chapelle j'ai énor-
1G
— 242 —
mément à faire, surtout les dimanches et fêtes où je dis
deux messes, la première à la chapelle des hommes, la
deuxième à la chapelle des femmes, car nous avons deux
chapelles, une pour les hommes seulement et de même
pour les femmes; et cela, pour éviter les mauvaises
langues des Chinois, qui sont aussi longues que leurs
queues. Je suis très content des hommes, à l'exception
de quelques-uns; mais surtout des femmes qui sont vrai-
ment pieuses. Il y a cela de remarquable dans nos chré-
tiens, c'est qu'ils croient sans aucun doute. Par exemple,
il nous vient souvent des païens qui, après avoir épuisé
auprès des Pou-sa (idoles) tous les moyens possibles
pour être délivrés du diable, ou pour obtenir la guérison
de leurs parents, voyant que tout est inutile, viennent
implorer notre secours. Alors nous y envoyons des chré-
tiens ou des chrétiennes pour faire l'aspersion de l'eau
bénite. Ces chrétiens y vont sans le moindre doute. Si,
à la première aspersion, le diable ne déloge pas, « ce
gueux-là est bien dur », disent-ils ; alors ils lui en jettent
jusqu'à ce qu'il file. De même pour les malades. J'ai été
témoin de cela à Tcheousan, la dernière fois que je m'y
trouvais. Ce n'est qu'à la quatrième aspersion qu'une
pauvre femme obsédée a recouvré la tranquillité et la
paix. Voici une autre histoire : une femme païenne qui
avait dépensé beaucoup d'argent et prié tous les Pou-sa
pour obtenir la guérison de son fils unique, ayant appris
que, dans le voisinage, il y avait un adorateur du Maître
du ciel, alla lui demander nos livres de prières. Celui-ci
lui donna les deux volumes. Cette femme, qui est riche
et instruite, prit les deux volumes et les lut tout d'un
trait pour la guérison de son fils qui se trouva guéri à la
fin de la lecture. Le bruit s'en répandit de suite dans la
famille et dans le voisinage et cette femme dont la
demeure est distante de quatre à cinq lieues deNing-Po,
est venue ici en barque avec plus de vingt autres femmes
— 243 —
pour remercier Dieu et se faire instruire. Nous avons
beaucoup de catéchumènes des deux sexes qui font trois,
quatre, cinq lieues en barque pour venir le dimanche à
la chapelle; tu peux conjecturer par là que je suis loin de
suffire à la besogne. Il y a inondation dans la province
de Nang-Kin et dans une grande partie du Tché-Kiang :
le coton est perdu et l'on craint beaucoup pour la pre-
mière récolte du riz dont le prix est très élevé. Si la
récolte manque, la misère sera affreuse; car l'argent est
rare et le commerce presque nul. Que va devenir cette
pauvre Chine ?
« Il court ici toute sorte de bruits faux relativement à
Canton où, dit-on, les Chinois ont tué dernièrement
plus de six mille Anglais. On dit aussi que les Euro-
péens auront à évacuer les ports vers la 8e ou 9e lune.
Cela fait mauvais effet sur les chrétiens et catéchu-
mènes qui sont peureux. Mais je pense que les Anglais,
après avoir fait tant de comédies à Canton, y feront un
peu de tragédie et frotteront les Cantonnais, ce qui fera
impression sur le reste de la Chine et nous acquerra plus
de liberté.
« Dis donc, citoyen, hé, comment va la République?
(République française de 1848.) Etes-vous enfin con-
tents? Désire-t-on encore quelque chose? On dit ici que
tout va mieux en France; mais peut-on le croire? Si
cela est, je m'en réjouis; car je suis toujours Français
d'esprit, de cœur et de chair, excepté mon accoutrement,
ma queue, mes hauts et sublimes souliers qui m'ont
donné de terribles entorses.
« Je voudrais bien m'entretenir un peu plus long-
temps avec toi; mais il n'y a pas moyen: l'occasion
presse et de plus mes yeux, mes pauvres yeux, autre-
fois si perçants, aujourd'hui si obtus et fatigués! Je dois
prendre des précautions, car le docteur de la Bayon-
naise, le docteur Léclancher, m'a dit que je perdrais la
— 244 —
vue, si je ne me ménageais pas. J'ai gagné ce mal
l'année dernière à ïcheousan, à la suite d'un refroidis-
sement après avoir été plus qu'échauffé.
« Ensuite la présence de M. le baron de Rouen, notre
ministre en Chine, que j'ai logé, ne t'eu déplaise, pen-
dant plus d'une semaine ici, m'a occasionné mille
affaires qui me sont tombées sur la tête comme la grêle.
Dans ces occasions, il n'y a pas moyen de se ménager ;
il faut rouler sa bosse coûte que coûte. Du reste, nous
avons été enchantés de M. et Mme de Rouen, ainsi que
de tous les officiers de la Bayonnaise... »
LIVRE TROISIÈME
DEPUIS SA PROMOTION A L'ÉPISCOPAT
JUSQU'A SON RETOUR EN FRANCE (1851-1859)
CHAPITRE PREMIER
M. Danicourt est proposé pour l'épiscopat par M. Etienne. —
Décret d'élection. — Bref qui lui est adressé à l'occasion de sa
promotion; ses pouvoirs de vicaire apostolique. — Sa réponse.
— Son sacre : «7 septembre 1851, Vigile de la Nativité de la sainte
Vierge : sacré évêque par Mgr Baldus. aidé de NN. SS. Mouly et
Daguin (initium omnium undique tribulationum).» — Ses armes,
— Réunion des évêques à Ning-Po.
En 1850, il était question de pourvoir le vicariat apos-
tolique du Tché-Kiang-,, devenu vacant par la translation
de Mgr Jandart au Kiang--Sy ; c'est M. Danicourt qui fut
jugé le plus apte à prendre la direction de cette mission.
Voici en quels termes M. Etienne, supérieur général des
Lazaristes, le proposa :
« Pour vicaire apostolique du Tché-Kiang-, je propo-
serai M. François-Xavier Danicourt, qui est en Chine
depuis dix-sept ans, qui a toujours travaillé avec succès
— 246 —
et bénédiction, et qui a été l'instrument dont Dieu s'est
servi pour développer la propagation de l'Evangile
d'une manière bien consolante dans le vicariat aposto-
lique du Tché-Kiang. J'ai tout lieu de croire que, placé à
la tête de ce vicariat, où il jouit de l'estime et de la con-
fiance des chrétiens et où il est bien vu même des infi-
dèles, il y ferait un grand bien. Déjà dans l'île de
Tcheousan il a obtenu des infidèles qu'ils lui abandon-
nassent bénévolement sept pagodes, qu'il a transformées
en chapelles. Il a aussi obtenu des autorités chinoises
un vaste terrain dans la ville pour y organiser des éta-
blissements catholiques. Son élévation au vicariat apos-
tolique de cette province le mettrait à même de grandir
en considération et d'exercer une plus grande influence
au profit de la religion. »
De tels mérites étant parvenus à la connaissance du
Saint- Père; dans l'audience du 22 octobre de la même
année, Sa Sainteté n'hésita pas à le choisir pour vicaire
apostolique, en l'élevant à la dignité épiscopale avec le
titre in partïbus d'Antiphelles. Le décret par lequel il
fut promu à une telle dignité le qualifie en ces termes :
« Cet ouvrier de l'Évangile qui a donné des preuves si
éclatantes de sa piété, de sa science, de son ardent
amour pour la religion; de son zèle infatigable pour le
salut des âmes, et qui, depuis plusieurs années, travaille
dans le Tché-Kiang avec un soin des plus empressés et
des plus efficaces à la propagation de la foi catholique '. »
Voici le passage le plus important de sa bulle d'élec-
tion, signée par Sa Sainteté Pie IX, le 14 janvier 1851,
et contresignée par le cardinal Lambruschini :
« Après avoir conféré avec Nos Vénérables Frères les
Cardinaux de la sainte Eglise romaine sur le choix d'une
1. Notice extraite des Archives de la Propagande:
— 247 —
personne utile et capable d'opérer des fruits, Nous avons
enfin arrêté nos yeux sur vous que Nous savons issu d'un
mariage légitime, ayant l'âge déterminé, rempli de doc-
trine, de prudence et de zèle pour la foi catholique ;
toutes choses étant mûrement examinées, vous absol-
vant et vous déclarant absous de toute sentence, de
toute peine d'excommunication, de suspense et d'in-
terdit et de toute censure ecclésiastique de quelque
manière et pour quelques motifs qu'elles aient été
encourues, si par hasard vous en êtes atteint ; de l'avis
de Nos Frères les Cardinaux et de Notre autorité aposto-
lique, Nous pourvoyons l'Église d'Antiphelles de votre
personne, selon l'éminence des mérites que Nous et nos
frères les Cardinaux avons reconnus en vous, Nous vous
plaçons à sa tête comme évêque. Et en vous confiant
pleinement la charge pastorale, le gouvernement et
l'administration de cette Eglise, tant pour le spirituel
que pour le temporel, Nous Nous appuyons sur Celui
qui accorde sa grâce et ses dons et Nous avons la con-
fiance que ce même Seigneur dirigeant vos actes, cette
Eglise, votre épouse, sera utilement et heureusement
gouvernée par votre zèle et votre ingénieuse circons-
pection, et l'Eglise orthodoxe croîtra en biens spiri-
tuels et en biens temporels. Etudiez-vous donc à porter
fidèlement le joug du Seigneur qui vous est imposé,
afin que cette Eglise, votre épouse, se réjouisse d'avoir
été confiée à un pilote sage, à un administrateur habile;
et afin que, outre la récompense éternelle, vous méritiez
de plus abondantes grâces et bénédictions de notre part
et de la part du Saint-Siège. Néanmoins, tant que cette
Eglise sera au pouvoir des infidèles, Nous vous dispen-
sons, de notre autorité apostolique, d'en prendre pos-
session et d'y résider en personne. De plus, Nous vous
accordons l'autorisation de prendre pour évêque consé-
crateur un prélat de votre choix en rapport de grâce et
— 24» —
de communion avec le Saint-Siège apostolique, assisté
et aidé de deux autres évêques, ou, si ceux-ci ne peuvent
être convoqués facilement, de deux prêtres séculiers ou
réguliers, de quelque ordre, congrégation, institut que
ce soit, également en grâce et communion avec le
Saint-Siège...
« Donné à Rome, près de Saint-Pierre, sous l'anneau
du pêcheur, le 14 janvier 1851, et de notre Pontificat
l'an cinq.
« Pie IX, Pape.
« A. Cardinal Lambruschini. »
Cette bulle était accompagnée de sa nomination au
vicariat du Tché-Kiang et de ses pouvoirs :
« PIE IX, Pape.
« A son cher fils, François-Xavier Danicourt, prêtre.
« Cher fils, salut et bénédiction apostolique. Comme
par de semblables lettres apostoliques, Nous avons
transféré Notre cher fils André Jandart, évêque élu
d'Adrianopolis et vicaire apostolique du Kiang-Sy que
gouvernait Mgr Bernard Larribe d'heureuse mémoire ;
après avoir délibéré avec NosVénérables Frères les Cardi-
naux de la sainte Église romaine sur le choix d'un nou-
veau vicaire apostolique pour la province du Tché-Kiang,
Nous avons fixé notre attention sur vous qui, depuis
plusieurs années, avez déployé un grand courage pour
répandre la foi dans cette province. Vous absolvant
donc et vous déclarant absous, en vue seulement de
cette charge, vous, que ce jour même, par des Lettres
en forme de Bref, avons nommé évêque d'Antiphelles in
partibus infidelium, de toute sentence et peine d'excom-
munication, de suspence, d'interdit, etc.. Nous vous
— 249 -
établissons, par ces présentes, vicaire apostolique de la
province ou de la mission du Tché-Kiang, avec tous et
chacun des pouvoirs nécessaires et utiles pour cet
office. Nous ordonnons à tous et à chacun de ceux que
cela concerne de vous reconnaître pour vicaire aposto-
lique du Tché-Kiang, de vous obéir et de vous être
soumis, sinon Nous ratifierons et ferons exécuter invio-
lablement, jusqu'à entière satisfaction, le Seigneur Nous
en donnant le pouvoir, la sentence ou la peine que vous
aurez portée à bon droit ou que vous aurez l'intention
de porter contre les rebelles... Donné à Rome, le 14 jan-
vier 18ol, etc.. »
La nouvelle de sa promotion à l'épiscopat aurait
effrayé M. Danicourt si sa vive confiance en Dieu, son
respect pour les dispositions du Saint-Siège et le désir
de plus grands travaux n'eussent contraint sa modestie
d'accepter la dignité qui lui était conférée. « J'étais loin
de m'attendre, dit- il, dans sa réponse du 20 octobre 1850
au préfet de la Propagande, à recevoir la bulle de Sa
Sainteté Pie IX par laquelle je suis, moi misérable
pécheur, nommé évêque d'Antiphelles * et vicaire apos-
tolique du Tché-Kiang. Cette promotion pouvait flatter
ma vanité, mais la persuasion intime de mon insuffi-
sance me faisait redouter un tel fardeau. Toutefois
comme cette province fut longtemps sans pasteur,
depuis la mort de l'illustrissime et révérendissime
Pierre-Nicolas Lavaissière, d'heureuse mémoire, qui a
fait tant de bien et opéré de si grandes choses au milieu
des païens, soit dans le Kiang-nan, soit dans le Tcbé-
Kiang, je me suis incliné sous le joug (collum jugo
prœbui), en m'appuyant sur la ferme confiance que le
Dieu tout-puissant, qui fait servir à sa gloire les instru-
1. Antiphelles, siège d'un ancien évêché de l'Asie mineure.
— 250 —
ments les plus vils aussi bien que les plus nobles, for-
tifiera ma faiblesse, jettera la lumière au sein de mes
ténèbres et dirigera mes voies. »
11 fut sacré à Ning-Po, le 7 septembre 4851, par
Mgr Baldus accompagné de NN. SS. Mouly et Daguin.
C'étaient un événement et un chose rare à cette époque,
en Chine, de voir trois évêques réunis pour sacrer un
de leurs confrères. Tous les chrétiens et les catéchu-
mènes de Ning-Po furent les heureux témoins de cette
cérémonie, l'une des plus imposantes de la liturgie catho-
lique.
L'élu commence par prêter serment de fidélité au
Pape et au Saint-Siège, vient ensuite l'examen public ou
profession de foi, puis on procède à toutes les cérémo-
nies de l'ordination : La remise de la croix pectorale,
où sont les reliques de la vraie croix et des saints, rap-
pelle à l'ordinand que sa vie doit être une croix et un
martyre continuel. L'imposition des mains lui commu-
nique le Saint-Esprit avec l'abondance de ses dons. L'im-
position du livre des Évangiles sur les épaules, autour
de la tête, signifie que l'âme de l'ordinand doit être
ornée de toutes les vérités qui y sont contenues; et qu'il
doit faire briller, par ses mœurs et ses vertus, tout ce qui
est dit dans la sainte Ecriture sur les vêtements du
grand prêtre ou symbolisé par eux. L'onction de la tête
lui confère la dignité de représentant de Jésus-Christ et
la consécration des mains, le pouvoir d'ordonner les
prêtres. La remise du bâton pastoral est le symbole de
l'autorité pleine de douceur avec laquelle il doit corriger
les vices, ramener les pécheurs, diriger son troupeau ;
celle de l'anneau est le symbole de l'amour et de la
fidélité qu'il doit à son Église; celle du livre des Évan-
giles rappelle le grand devoir de la prédication. Enfin
l'imposition de la mitre est le signe de la protection
dont le Seigneur l'entoure et de la terreur qu'il doit ins-
— 251 —
pirer aux adversaires de la vérité et du culte du vrai
Dieu, comme Moïse qui apparut au pied du mont Sinaï
le visage illuminé et le front projetant un double rayon
de lumière *.
Mgr Danicourt parut aux prélats consécrateurs telle-
ment pénétré du sens des cérémonies que dix ans plus
tard, Mgr Mouly, parlant du haut de la chaire d'Authie,
le représentait à ses auditeurs tel qu'il l'avait vu à cette
heure solennelle de son sacre. L'évêque de Pékin sem-
blait être encore sous le charme de l'édification qu'il
avait éprouvée.
Dans ce jour mémorable il y eut une circonstance
digne de remarque : c'est la veille de la Nativité de la
sainte Vierge, jour bien cher à sa piété, qu'il fut sacré
évêque : c'était à pareil jour que dans sa jeunesse il se
rendait en pèlerinage à Notre-Dame d'Albert. Il a pris
soin de consigner lui-même, dans ses notes, cette heu-
reuse coïncidence.
Voici la lettre testimoniale de sa consécration épisco-
pale : « Jean-Henri Baldus, de la Congrégation de la
Mission, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège aposto-
lique, évêque de Zoares, vicaire apostolique du Ho-nan
dans l'empire de la Chine, à tous ceux qui liront ces
lettres testimoniales, salut dans le Seigneur.
« Après avoir pris connaissance de la Bulle de
N. S. P. le Pape Pie IX, datée du 14 janvier 1851,
nommant évêque d'Antiphelles le R. P. François-
Xavier- Timothée Danicourt, de la Congrégation de
la Mission, Nous, remplissant le 7 septembre, second
dimanche de ce mois, l'office de prélat consécrateur,
avec l'assistance de NN. SS. Joseph-Martial Mouly,
évêque de Fessulan, et Florent Daguin, évêque de
1. Nous tirons ces symboles du Pontifical même de Mgr Dani-
court.
— To2 —
Troades, et accomplissant ce que requièrent la Bulle et
le Pontifical romain, nous avons consacré le ]{. P. Fran-
çois-Xavier-Timothée Danicourt évèque de l'Église
d'Antiphelles in partions infidelium. En foi de quoi nous
avons souscrit de notre main ces lettres testimoniales.
« f Jean-Henri Baldis,
« êvëque de Zoares,
« vicaire apost. du Ho-Nan, manu propria.
« f Martial Mouly,
« évèque de Fessulan, vicaire apost. de Mongolie,
« coadj. apost. du diocèse de Pékin.
« f Florent Daguin,
« évèque de Troades, coadj ateur de Mongolie. »
Mgr Danicourt choisit pour armes : « d'azur à un
soleil ou ostensoir d'or » avec cette devise : '< Jésus-
Christ vit en moi *. »
Au début de l'histoire de sa vie nous avons dit en
parlant de ses ancêtres que l'un d'eux avait pour marque
un soleil. On peut, voir dans l'adoption de ces armes la
pensée de perpétuer un souvenir de famille. Toutefois
nous inclinons à croire que sa grande dévotion envers la
sainte Eucharistie fut le principal motif qui l'a déter-
miné à faire ce choix.
Ses armes sont sculptées sur le monument en marbre
blanc érigé dans le sanctuaire de l'église d'Authie. Xous
les reproduisons au chapitre iv de ses funérailles solen-
nelles.
La nouvelle de la promotion à l'épiscopat de Mgr Da-
nicourt, ayant été connue à Authie, causa une grande
i. y h ]i vero in me Christus (saint Paul).
— &3 —
joie dans toute la paroisse. Les habitants s'empressèrent
de remercier Dieu de l'honneur qu'il leur faisait en
choisissant un évoque dans leurs rangs : ils chantèrent
un salut solennel suivi du Te JJeum d'actions de grâces ;
et une adresse, signée par les notables du pays , fut
envoyée en Chine au pontife élu de Dieu, pour le féli-
citer. Mgr Danicourt fut très sensible à cette démarche
de ses compatriotes.
NN. SS. Baldus, Mouly et Daguin avaient quitté
chacun sa résidence pour se rendre à Ning-Po, non seu-
lement pour le sacre de Mgr Danicourt, mais aussi pour
une affaire très importante. Le supérieur général des
Lazaristes avait envoyé à Xing-Po son premier assistant,
M. Poussou, avec pleins pouvoirs pour tenir une assem-
blée générale des missionnaires lazaristes et traiter en
commun des intérêts spirituels et temporels de la Con-
grégation. De graves questions, que nous n'avons pas à
examiner ici, y furent débattues, quelques-unes d'entre
elles concernaient les pouvoirs et les attributions des
évèques.
Aussitôt après la clôture de cette assemblée et le
départ de M. Poussou, les évêques tinrent conseil, et,
après mûre délibération, adressèrent à Rome, par l'en-
tremise de Mgr Forcade, alors vicaire apostolique du
Japon, une demande collective ayant pour but d'obtenir
du Saint-Siège l'érection des vicariats apostoliques de
la province de Pékin, du Tché-Kiang, du Ilo-nan et de
la Mongolie, en évêchés titulaires. La cour de Rome
jugea que le moment n'était pas encore venu d'établir en
Chine une province ecclésiastique, aVec hiérarchie ; elle
laissa les choses dans le statu quo.
On aurait tort de penser que Mgr Danicourt a pris
l'initiative de cette grave mesure. Nous disons grave
mesure, en ce qui concerne la Congrégation de la
Mission, car si elle eût été adoptée par la cour de Rome,
— 254 —
elle aurait eu pour conséquence de relever trois évêques
Lazaristes de l'obéissance envers leur Supérieur général.
Nous ferons observer que le véritable inspirateur en a
été Mgr Forcade, alors missionnaire au Japon *, qui
s'était rendu au sacre de Mgr Danicourt. Gomme il n'ap-
partenait pas à la Congrégation de la Mission, il pouvait
agir ainsi, d'autant plus qu'il ne s'écartait en rien des
règles de l'Eglise.
Dès lors il serait injuste d'en faire retomber la respon-
sabilité sur Mgr Danicourt dont nous connaissons la
soumission et la fidélité à la Congrégation de la Mis-
sion; soumission et fidélité qu'il a gardées, en véritable
fils de saint Vincent, jusqu'à son dernier soupir.
Quoi qu'il en soit, il y a eu là-dessus de regrettables
malentendus, aussi Mgr Danicourt a-t-il accompagné la
date de son sacre de cette note significative : Initium
omnium undique tribulationum. L'épiscopat fut pour lui
le commencement de toutes les tribulations venant à la
fois de toutes parts. Nous reviendrons là-dessus plus
tard au chapitre intitulé : La Croix.
1. Mort archevêque d'Aix eu 1885.
CHAPITRE II
séjour a ning-po-fou, 1851-1852 (Suite).
Sa promotion à l'épiscopat est pour Mgr Danicourt un motif de
travailler avec plus d'ardeur au salut des fidèles confiés à sa
sollicitude. — Il consacre son vicariat apostolique à Marie Imma-
culée. — Notre-Dame des Victoires, à Ning-Po. — Travaux,
établissements de Mgr Danicourt dans cette ville : il y installe
les sœurs de charité et la procure. — Temple de la Charité et
de la Miséricorde à Ning-Po. — Témoignage rendu à Mgr Dani-
court. — Calamités qui fondent sur le Tché-Kiang et les pro-
vinces environnantes.
La lourde charge que l'épiscopat imposa à Mgr Dani-
court, dit la Notice extraite des archives de la Propa-
gande, fut pour lui un nouveau titre pour redoubler de
soins vis-à-vis des fidèles qui lui étaient confiés. D'un
naturel ardent et d'un très grand courage, il a toujours
servi de modèle aux missionnaires par son puissant
exemple. Il affrontait tous les dangers, il méprisait tous
les obstacles qu'il rencontrait dans ses entreprises
ardues. Regardant la province confiée à son ministère
comme le centre de l'idolâtrie dans ces régions, il ne
négligeait aucun des moyens qui lui paraissaient les
plus efficaces pour promouvoir le culte du vrai Dieu.
Convaincu par expérience que Satan régnait en Chine,
il le considérait avant tout comme le premier ennemi à
combattre; c'est pourquoi, ayant toujours présentes à
— rôG —
l'esprit la promesse et la prophétie de l'Écriture en vertu
desquelles la femme devait écraser la tête du serpent,
i] voulut commencer par consacrer sa province à Marie
Immaculée et placer son diocèse sous le patronage de
saint Thomas, apôtre. Il obtint quelques mois plus tard
ce privilège de Sa Sainteté Pie IX.
11 fut d'autant plus encouragé à se placer sous la pro-
tection spéciale de Marie que vers cette époque il reçut
de Paris une slatue de Notre-Dame des Victoires. C'est
le jour même de la fête de la Maternité de Marie qu'il
plaça « dans la chapelle du séminaire cette belle et
charmante Vierge avec son tout aimable enfant. Notre-
Dame des Victoires est donc à Ning-Po et quand ses
servantes (nos sœurs) y seront aussi installées je suis
sur que les affaires iront bien. »
Deux mois avant son sacre, Mgr Danicourt était allé
passer trois semaines à Tcheousan en la compagnie de
M. de Montigny, ambassadeur, et de sa famille.
Dans les jours qui l'ont suivi, il retourna à Tcheousan
en la société de M. Poussou, premier assistant, pour
visiter les intéressantes chapelles de cette île. De retour
à Ning-Po, ils ouvrirent les séances dont nous avons
parlé précédemment; les séances closes il a fallu les
écrire toutes; puis eut lieu le départ de M. Poussou et la
réunion des évêques.
Aussitôt après le départ de M. Poussou, il reçut la
visite de M. de Montigny et de sa famille et se transporta
avec eux à Tcheousan.
Mgr Danicourt ne négligea jamais d'entretenir de bons
rapports avec les ambassadeurs français quels qu'ils
fussent : il savait que par eux et par l'action de la France
on pouvait faire et obtenir beaucoup dans l'intérêt des
missions. C'était le seul motif qui le portait à agir ainsi,
car il n'aimait pas les grandeurs; ses préférences étaient
pour les pauvres, pour les enfants abandonnés.
— 257 —
Vers cette époque il faisait construire à ]Ning-Po la
maison qui devait recevoir les Filles de la Charité; et
M. (.iuillet était parti à Macao pour les chercher et les
installer à Ning-Po ainsi que la procure.
Dans la lettre adressée à la sœur Thérèse, à laquelle
nous empruntons ces détails, il ajoute : « Si le bon Dieu
me donne des jours pour voir s'élever une belle église
à Ning-Po, ce sera une bien grande consolation pour
moi, qui suis arrivé si pauvre ici, d'avoir pu réunir dans
un même établissement /(/lise, séminaire, maison de
mission, procure, maison de sœurs, hospices et école.
Comme la chapelle des femmes a disparu pour faire
place à la maison des sœurs et que nous n'avons main-
tenant qu'une chapelle qui ne pourra guère tenir long-
temps, du moment que nos sœurs seront ici, j'espère
que nos sœurs d'Europe ne seront pas les dernières à
nous venir en aide pour bâtir une église dans la ville de
Ning-Po. »
Le séminaire se composait alors (1851; d'une douzaine
d'élèves, dont les pius avancés commençaient la philo-
sophie.
Vu les dépenses occasionnées par la construction de
la maison des sœurs, il dut arrêter pour quelque temps
l'admission des enfants trouvés à l'hospice de ?Sing-Po.
« Je vous prie, dit-il encore à la sœur Thérèse, de
continuer à me recommander à la sainte Vierge. Notre
établissement de ?sing-Po m'a coûté beaucoup de peines
pour l'obtenir et pour le mettre en l'état où il est; et j'es-
père bien que les missionnaires et les sœurs, qui vien-
dront après moi vivre ici, n'oublieront pas dans leurs
prières celui à qui la Providence a donné la tâche de
fonder cet établissement *. »
Les Filles de la Charité et la procure des Lazaristes
1. Lettre à la sœur Thérèse, datée du 20 novembre 1851.
17
— T5H —
furent installées à Ning-Po par Mgr Danicourt et
M. Guillet le 21 juin 1852. « C'est le steamer le Cassini
qui les a amenées gratis de Macao à Ning-Po. Nos
chères sœurs que j'ai tant désirées et que j'attendais
depuis si longtemps sont installées dans la maison
qu'on leur a bâtie l'année dernière. On met la dernière
main à l'hospice qui pourra contenir de 60 à 70 enfants :
on travaille aussi aux salles de pansement et on fait sur
la rue (c'est une des plus fréquentées de Ning-Po) une
belle porte avec cette enseigne en chinois, Jen, tse, tang.
Temple de la Charité et delà Miséricorde. J'ai la confiance
que lorsque nos sœurs seront connues, elles feront à
Ning-Po tout le bien qu'elles font ailleurs ; mais pour
cela, il faut du temps et de la patience.
« Notre procure est enfin installée à Ning-Po, de sorle
que Ning-Po est maintenant, pour notre congrégation
en Chine, comme un point central, aussi bien que pour
nos sœurs. La première fois que je suis venu à Ning-Po,
j'ai été obligé de loger chez un étranger, M. Simibaldo
de Mas, dernièrement ministre d'Espagne en Chine
Aujourd'hui nous avons au cœur de la ville de Ning-Po
un vaste établissement où se trouvent réunis le sémi-
naire, les sœurs de charité, la procure et bientôt une
église, car on vient de m'annoncer des fonds pour la
commencer. Le nombre des séminaristes est réduit
pour le moment... Je les exerce beaucoup sur le chant
et les jours de fête nous avons la grand'messe chantée
de manière à plaire même à un Picard ' . »
Avant de faire le récit des malheurs qui vont fondre
sur la province du Tché-hiang, nous sommes heureux
de reproduire ici le témoignage rendu par un témoin
oculaire à Mgr Danicourt. Dans une lettre adressée à sa
famille [1853), la sœur Thérèse disait : « Lorsque
I. Lettre de Mgr Danicourt à sou frère Charles. 29 aoûl 1852.
— 230 —
Mgr Danicourt, vicaire apostolique du Tché-Kiang, est
arrivé à Ning-Po. il y avait à peine une dizaine de chré-
tiens. Aujourd'hui, il a la consolation d'en compter plus
de deux cents, qui se réunissent fréquemment dans sa
petite chapelle, la seule qui existe dans cette ville im-
mense, où une centaine de pagodes, dont plusieurs,
très spacieuses et assez richement décorées, sont affec-
tées au culte des idoles. Mais si le nombre des adora-
teurs du vrai Dieu est petit, il n'en est pas moins fervent.
Oh ! que leur exemple, leur maintien pieux et respec-
tueux dans le lieu saint, confondrait la plupart des chré-
tiens d'Europe ! »
Mais ces consolations furent bientôt suivies de cruelles
épreuves qui firent une large blessure au cœur de
Mgr Danicourt. Il les avait du reste pressenties à
l'avance et pour ainsi dire prophétisées, tant dans la
lettre adressée à la sœur Thérèse que dans celle écrite
à son frère Charles Danicourt (novembre 4851): « Le
nouvel empereur Schien-fong se montre hostile à la reli-
gion et il la persécuterait ouvertement, s'il n'était
retenu par la crainte des Européens. Ensuite les révoltés
du Kouang-Sy ainsi que les pirates de la côte le tiennent
trop occupé pour vexer les chrétiens. Cependant je crois
bien que si la France ne vient de bonne heure au secours
des missions de Chine, pour arrêter les premières
mesures du gouvernement chinois contre elles, les mis-
sionnaires et les chrétiens auront beaucoup à souffrir
dans l'intérieur. La Chine est actuellement en si mau-
vais état qu'on dirait que la dynastie Mantchoux va
tomber. Mais qui la remplacera? Qui pourra guérir ce
grand corps malade pour ne pas dire pourri dans toutes
ses parties? Il n'y a que l'Europe et ce sera nécessaire-
ment l'Europe qui aura la grande tache de relever, con-
solider et gouverner la Chine... »
Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser., comme
— -200 —
nous allons le voir dans la lettre adressée à son frère
Charles le 29 août 1852:
« La grâce de Notre-Seigneur soit avec nous pour
jamais. J'ai reçu le 25 janvier votre longue épitre du
2o septembre 1851 ; je l'ai lue et relue avec attention et
elle m'a fait un certain plaisir qui m'a reporté par trop
au pays natal. En présence de telles lettres, il faut avoir
le grain de sel à la bouche et l'acte d'humilité au fond
du cœur. Passe encore si ceux qui se souviennent de
moi ont la charité de prier pour moi, afin qu'en tout et
partout je demeure solidement et pleinement convaincu
de ma misère et de ma bassesse. La crosse, la mitre et
l'anneau sont chose facile à porter, mais c'est chose fort
difficile que d'être bon évèque '.
a Je vous prie de vouloir bien à l'occasion présenter
mes respects, amitiés et compliments à toutes les per-
sonnes et cela nomïnatim qui se souviennent de moi et
dont vous me parlez dans votre lettre, à laquelle je n'ai
pu répondre plus tôt, mais que je lisais hier pour la
seconde fois.
« J'ai été fort occupé depuis le mois d'août 1851, et
surtout depuis janvier dernier, tant à cause de la per-
sécution que l'ennemi de tout bien a suscitée contre
noire mission de Tcheousan qu'à cause de l'arrivée de
notre procure et de nos sœurs à Psing-Po.
« Plusieurs Chinois se sont figuré qu'en se faisant
chrétiens, c'était un moyen de faire fortune, pensant que
la religion chrétienne était, comme celle des bon;:
fondée et soutenue par l'argent. Cette persuasion, au
lieu d'être combattue et dissipée par les prêtres chinois,
a trouvé chez eux une espèce d'écho dans ce sens qu'ils
se sont montrés trop faciles à acquiescer au désir des
\ Dans cette première partie de sa lettre. Mgr Danicourt répond
ù l'Adresse faite par les habitants d'Authie.
— 261 —
catéchumènes et des chrétiens, et à suivre leurs idées do
donner du relief à la religion à Tcheousan par des
moyens où leur propre intérêt était pour beaucoup et où
la justice et l'équité ont été lésées plus d'une fois. C'est
incroyable avec quelle facilité les Chinois dépassent les
limites de la justice lorsqu'il s'agît d'argent et ce n'est
qu'à la longue que nos chrétiens comprennent l'esprit
de la religion. Mais je ne sais par quel vice de nature,
le mammona iniquitatis leur fausse la conscience, leur
frappe l'imagination, leur charme le cœur d'une manière
irrésistible, si je puis parler ainsi.
« Par suite d'une imprudence commise par les chré-
tiens, les païens de Tcheousan, encouragés par les gens
du tribunal, se sont portés par centaines sur les trois
chapelles de la partie Ouest de l'île, savoir le Sacré-
Cœur, Saint-Pierre et Saint- Vincent et les ont dévas-
tées après les avoir pillées. Ils ont aussi profané le tom-
beau de Mgr Lavaissière, puis sont tombés sur les
chrétiens qu'ils ont vexés de toutes les manières et
réduits à la dernière misère, sans que l'autorité dont
nous avons réclamé le secours y mît le moindre obs-
tacle. Peu après les chapelles de la partie Est ont subi
le même sort, ainsi que les chrétiens de l'endroit. Nous
avons eu recours à l'autorité qui n'a fait qu'empirer le
mal. Vous devez comprendre que la vue de tant de vexa-
tions contre nos néophytes et la dévastation de nos
.chapelles ont dû. nous causer bien du chagrin. Je tenais
à ces chapelles, parce que je pensais que c'était un.
moyen de prêcher plus facilement aux païens en tâchant
de les réunir dans ces différents sanctuaires. Mais Dieu
a d'autres desseins, puisqu'il a permis qu'elles nous
fussent enlevées. Que son saint nom soit béni! Ce coup
de la main miséricordieuse de Dieu a été très sensible à
nos néophytes. Je dis que c'est une miséricorde de
Dieu, parce que les soins, la vigilance, les embarras de
— 262 —
ces chapelles nous dérangeaient beaucoup de nos tra-
vaux pour le salut des âmes ; puis nous avions peine à
trouver des gens intègres et fidèles pour les garder et
veiller à leurs revenus; enfin elles excitaient la jalousie
des bonzes et des païens et portaient ombrage aux man-
darins. Dieu nous a ôté ces chapelles pour nous donner
mieux, j'en ai la confiance. Nous avons souffert sans la
moindre résistance. Mais aussi Dieu n'a pas tardé à
châtier ceux qui nous ont tant persécutés. Les autorités
de Ning-Po, qui en dessous avaient suscité cette persé-
cution, ont été peu après chassées de leurs tribunaux
par le peuple de la campagne qui les a saccagés et a
encore réduit en cendres des douanes et des maisons
magnifiques appartenant aux percepteurs des droits sur
le sel, etc., etc.
<c Voilà bientôt trois mois de sécheresse qui pèsent
sur le district de Ning-Po et surtout sur l'île de Tcheousan
où toutes les récoltes sont perdues. Outre que les mau-
vais sujets qui ont pillé nos chapelles et ruiné nos
chrétiens n'y ont rien gagné, voilà maintenant toute
File qui ne se suffit pas à elle-même, manquant de riz,
de patates douces, de légumes, etc., de tout en un mot.
Puissent-ils reconnaître la main qui les frappe, brûler
ce qu'ils adorent et adorer ce qu'ils viennent de détruire
et brûler. Car je dois vous dire que tous les objets reli-
gieux des six chapelles, autels, crucifix,, chandeliers,
images, etc., tout a été brisé, profané, foulé aux pieds.
Nous prions continuellement la sainte Vierge de venir
au secours de cette mission naissante que je lui ai con-
sacrée si souvent et j'espère que sous peu le mal sera
guéri et que cette mission, qui est maintenant dans le
creuset, en sortira plus pure et plus belle.
« Ce qui vient de se passer à Tcheousan a été une excel-
lente leçon pour les chrétiens de Ning-Po, et maintenant
je ne suis plus obligé comme ces années passées d'user
— 263 —
de fermeté et même de sévérité pour empêcher les
mêmes faits qui, à Tcheousan, faute d'être réprimés,
comme ici, ont été en partie cause de la persécution...
« Aux mois de décembre et janvier derniers, les côtes
du district et de Ning-Po ont été visitées par des pirates,
venus de Canton, Hong-Kong et Macao et connus sous
le nom de Koman-tings, ce qui veut dire sauterelle
noire, parce que ces navires ont la forme de sauterelles.
Ces pirates sont restés avec leur flotte durant plusieurs
mois dans un port appelé Che-pou, d'un accès extrême-
ment difficile, où ils ont rançonné toutes les jonque?
chinoises qui sont obligées de passer là, en allant du
midi au nord et vice-versâ, et ont ramassé des sommes
énormes. Les forces de l'empereur, soit de terre, soit
de mer, n'ont pas osé les attaquer. L'amiral le Fou-tay,
le toa-tay et les autres mandarins d'ici, les ont achetés à
prix d'argent et ont élevé les chefs au grade de manda-
rins, ce que toutefois ils ne seraient pas venus à bout de
faire, s'ils n'avaient mis la puce à l'oreille des Koman-
tings, en leur répétant que s'ils ne faisaient pas leur
soumission, l'autorité serait forcée de demander du
secours aux Européens. Un certain nombre de ces
pirates sont restés à Xing-Po, et dernièrement, de conni-
vence avec les matelots chinois de Macao qui sont en
grand nombre à bord des lorchas, ils ont enlevé, pen-
dant la nuit, dans le port de Tchen-haï, la lorclvi por-
tugaise n° 28, et sont allés faire le brigandage avec elle
dans l'archipel de Tcheousan. Le consul portugais,
M. Marques, a déjà envoyé à sa recherche plusieurs lor-
chas bien armées ; mais on n'a pas encore rencontré la
lorcha volée. On a rencontré un Koman-ting chargé de sucre
volé, dont l'équipage au nombre d'environ soixante -dix, a
été en partie tué, en partie noyé, et le reste, au nombre de
dix-neuf, livré au tao-tay deXing-Po. Voilà donc la guerre
déclarée entre les lorchas portugaises, dont on compte
— 264 —
plus de quarante sur la côte, et les Koman-tingsX,' a.\a.n\^
scia du côté des lorchas, pourvu qu'on y mette un plus
grand nombre de chrétiens, c'est-à-dire de macaïsles ou
d'Européens...
« Je vous ai dit plus haut que les gens de la campagne
étaient venus chasser les mandarins de Ning-Po et sac-
cager leurs tribunaux. Voilà ce qui a donné cause à ces
désordres, qui ont été suivis d'autres bien autrement
grands. Le peuple ici fatigué de la dureté des gens du
monopoliste du sel est venu, au nombre de plus de
trente mille, saccager et brûler l'immense et magnifique
maison du monopoliste, sans que l'autorité y mit obs-
tacle. Peu après le peuple, enhardi par ce premier succès,
a envoyé demander à l'autorité la diminution du tribut
impérial, que l'injustice des mandarins avait augmenté
du double dans l'espace de peu d'années ; les envoyés
ou députés avant été mal reçus par l'autorité, les cam-
pagnards par milliers sont venus saccager le tribunal
du préfet, celui du magistrat, la douane, et réduire en
cendres les maisons des trois principaux percepteurs du
tribut impérial.
« Le Fou-tay, gouverneurde la province, pour se ven-
ger, a envoyé ici quatre mille soldats ; mais ils n'étaient
pas encore à moitié chemin de l'endroit où ils voulaient
tomber sur les paysans, qu'ils se sont vus environnés de
tous les côtés par des nuées de paysans, poussant des
cris affreux et dans l'impossibilité de se sauver, parce
qu'ils se trouvaient dans de petits sentiers, au milieu de
rivières où il y avait de Ja boue au-dessus du genou ; le
peuple est tombé sur eux avec ses instruments de labou-
rage. Ces soldats se sont sauvés h la débandade, laissant
dans les canaux, les rivières et sur les sentiers près de trois
cents morts, plus vingt-sept mandarins, dont un à boulon
rouge, tués et mutilés d'une manière horrible. Main-
tenant la paix est rétablie: au milieu de tous ces dé-
— 265 —
sordres, Dieu nous a protégés d'une manière bien vi-
sible, car nous n'avons élé nullement ni inquiétés ni
molestés.
« Vous avez peut-être entendu parler des révoltés du
Kouang-Sy : je vais vous dire où ils en sont maintenant.
Ils se sont choisi un empereur qui est Chinois et qui
s'appelle Kien-te, « la Vertu, la Force du ciel ». Ils sont
en possession de la province du Kouang-Sy , d'une par-
tie : 1° de celle de Kouang-tong, 2° de celle de Yun-nan,
3° decelle deKou-nan. Les troupes impériales ne peuvent
rien contre eux. On est content du nouvel empereur et
si son parti vient à bout de prendre Ou-tehang-fou, ca-
pitale du Hou-Kouang , où MM. Glet et Perboyre ont élé
martyrisés, la Chine est divisée : Yun-fong aura Pékin
et Kien-te Nankin. Les événements qui se passent en
Chine semblent présager un changement prochain.
L'année dernière le fleuve jaune Hoang-Ho a brisé ses
digues et a encombré de sables plus de deux lieues du
canal impérial, de sorte que le riz est porté à Pékin par
mer, où il est exposé à être enlevé par les pirates.
« Les gens de Tcheousan n'ont rien gagné en nous
enlevant les chapelles, parce que tout a été gaspillé par
les mauvais sujets : au contraire ils ont tout perdu cette
année, puisque la sécheresse a fait périr toutes les ré-
coltes dans l'île de Tcheousan. Grand nombre de païens
disent hautement que la sécheresse est un châtiment du
ciel sur l'île de Tcheousan, en conséquence de la dé-
vastation des chapelles catholiques, et il peut se faire que
les choses y prennent bientôt une autre tournure.
« La sécheresse se fait de plus en plus sentir à Ning-Po.
Il n'y a plus d'eau douce dans les canaux, et les puits
sont à sec. On vient nous prier de laisser puiser de l'eau
chez nous; je le permets d'autant plus facilement que
nous avons quatre puits qui jusqu'à présent n'ont pas
tari. Il faut vraiment que la sécheresse soit bien grandi'
— 260 —
pour qu'on manque d'eau douce ; car outre que la ma-
gnifique vallée de Ning-Po est sillonnée par des canaux
sans nombre pour le riz, les puits sont en grand nombre,
et l'eau de pluie qui sert pour le thé et que l'on conserve
dans des vases immenses inconnus en France, est re-
cueillie partout en Chine en grande abondance.
« Au sujet de sécheresse, je vais vous dire quelque
chose qui vous surprendra et vous édifiera chez un
peuple païen : c'est que toutes les fois qu'il y a manque
de pluie, il y a un mandement d'abstinence de la
viande de porc, en chinois Kin-t'oû (prohibere occiderè),
défense de tuer les animaux et de manger de la viande.
Autrefois on prohibait tout usage de viande en pareil
cas, mais aujourd'hui il n'y a que la viande de porc qui
soit prohibée, encore est-il facile d'en vendre et d'en
manger pourvu qu'on graisse la patte aux satellites. 11
v a eu autrefois en Chine de bien bonnes coutumes, niais
tout est tombé avec le temps, et en fait de peuple, le
Chinois est le plus arriéré des peuples civilisés. Ce n'est
pas qu'il manque d'intelligence et de capacité, non ;
mais il est horriblement mal gouverné et administré *. »
\. Vers la lin de cette longue lettre, dont nous avons cité les
-âges les plus importants, Mgr Danicourt exprime son respect
et ses amitiés à M. Vivier, ancien supérieur de Montdidier; M. Tur-
que!, «son ancien et digne directeur», mort archiprèlre de Péronne;
M. Dumont, un de ses professeurs ; M. Froideval, curé d'Englebel-
rner : M. Rinuy, curé de Pernois; M. Lavalard, curé de Terrain* is-
nil; MM. Ernest Vicart, Prache, curé de Beauquesue; Dubos, cure
de Bus; Delahaye, curé d'Authie... « El mou élève Leboulenyor
est-il encore vivant"? A-t-il encore sa belle voix? » — Il s'agit ici
du chanoine préehantre de la cathédrale d'Amiens qui avait une
voix extraordinaire.
CHAPITRE III
MONSEIGNEUR DANIC.OURT ET L'OEUVRE DE LA SAINTE-ENFANCE.
SÉJOUR A NING-PO-FOU, DE 1831 A 1854 (suite) .
Les lazaristes et les œuvres de charité au xixe siècle. — Rapport
de Mgr Danicourl à M. le Directeur de la Sainte-Enfance : excur-
sion dans le pays des mûriers (1852). — ■ « Le 21 septembre 1852,
saint Mathieu : visité les chrétientés de Kia-Sing, six mois durant. »
Rapport à M. Molinier (1853) : six mois de tournées apostoliques.
— A Mgr Parisis, évêque d'Arras (1853) : détails intéressants
sur sa mission. — A M. le Directeur de l'Œuvre, sur les moyens
qu'il emploie pour sauver les enfants : écoles de médecine et de
pharmacie. — A M. le Président de l'Œuvre : nombre des
enfants baptisés (1854). — « /.<• 3 janvier 1854, octave de saint
Jean l'évangéliste : j'ai fait un voyage à Hong-Kong, Macao, Manille,
partie sur le Cassini, partie sur le Colbert, extrêmement fatigué et
rongé de peines. »
Déjà dans l'un des chapitres du deuxième livre nous
avons cité en partie l'un des intéressants rapports de
Mgr Danicourl à M. Jammes, vice-président du Conseil
central de l'Œuvre de la Sainte-Enfance, rapport où sont
contenus des détails très curieux sur les orphelinats-
hospices fondés par lui à Ning-Po et à Tchen-haï.
Dans une lettre datée du 13 avril 1851, il lui adressa la
liste des enfants baptisés depuis quelques années, grâce
aux aumônes de la Sainte-Enfance qui permettent d'en
recueillir un plus grand nombre ; il y joint le plan de ses
orphelinats-hospices.
— 208 —
L'une des gloires des Lazaristes et des sœurs de cha-
rité au XIXe siècle sera d'avoir créé un grand nombre d'é-
tablissements de ce genre, et de leur avoir donné un
mode d'administration, de leur avoir fait atteindre un
perfectionnement inconnu jusque là. Aureste M. Etienne,
l'un des plus illustres successeurs de saint Vincent de
Paul dans la charge de Supérieur général, avait reçu des
grâces spéciales pour ces sortes d'œuvres. Admis au
nombre des membres de la Société des établissements
charitables vers 1837, il prit une part active à toutes les
réunions, à toutes les mesures adoptées par cette So-
ciété, dont le but principal était « la recherche des amé-
liorations à introduire daus le régime intérieur des mai-
sons de charité établies sous des noms divers.... Il y lut
plusieurs fois des rapports qui furent très remarqués. »
L'un d'eux est « la description exacte d'un hospice de la
Chine, d'après les renseignements fournis par M. Ly.
missionnaire chinois *, » dont Mgr Danicourt a pari.'1
dans l'une de ses lettres, et qui avait habité la France
avant 1830.
La compétence avec laquelle M. le Supérieur général
traitait ces sortes de questions montre évidemment de
quelle utilité il a pu être pour l'organisation de ce genre
d'œuvres dans les maisons dirigées et par les prêtres de
la Mission et par les Filles de la Charité.
En véritable fils de saint Vincent, Mgr Danicourt eut
à cœur de faire prospérer les établissements qui comp-
taient parmi les œuvres les plus chères fondées par ce
grand saint, et partant des plus chères à l'Eglise de
Dieu.
Xous ferons remarquer ici que les rapports de Mgr Da-
nicourt ont un double but : 1° Rendre compte au Conseil
de l'œuvre de l'emploi des fonds qui lui sont alloués
. I . Vie de M. Etienne, p. 94,
— -269 —
chaque année; 2° intéresser les membres du Conseil et
les associés de ia Sainte-Enfance à ses œuvres pour en
obtenir des secours toujours croissants.
Ce dernier but fut atteint au delà même de ses espé-
rances, comme nous le verrons ultérieurement.
Le premier rapport adressé à M. le Directeur de
l'œuvre est daté de Tché-fou-Paug, district de Kia-Sing-
fou, dans la province de Tché-Kiang, 19 novembre 1852.
« Notre vénérable confrère, M. A. Poussou, qui n'a
pas manqué sans doute de vous donner tous les rensei-
gnements, que vous pouviez désirer, sur l'établissement
de la Sainte-Enfance à ?sing-Po, m'a écrit dernièrement
que le Conseil de la Sainte-Enfance avait alloué à la
province du Tché-Kiang la somme de 15.000 francs. Je
remercie la Providence d'avoir inspiré aux membres du
Conseil de nous faire cette année une part plus abon-
dante à ses aumônes; car sans cela, l'établissement des
Filles de la Charité à Ning-Po, sur lequel j'ai toujours
compté pour donner à votre œuvre suréminente une
extension plus grande, «et obtenir des succès plus glo-
rieux pour la religion, surpassait de beaucoup nos res-
sources et nous aurait mis dans la nécessité, pour une
couple d'années, de ne plus recevoir d'enfants, parce
que nos moyens auraient à peine suffi pour l'entretien
de ceux que nous avons à l'hospice.
« M. Poussou a dû vous dire que j'ai consacré environ
la moitié de l'allocation de 1851 à l'agrandissement de
l'hospice de Xing-Po; l'autre partie a été employée à
l'entretien des enfants, au baptême des enfants de
l'hospice chinois, dont je vous envoie la liste, et à aider
quelques garçons plus âgés qui apprennent des métiers.
« Je voulais vous écrire aussitôt après le reçu de la
lettrede M. Poussou, pour vous remerciera, insî que les
membres du Conseil, d'être venu à notre secours d'une
— 270 —
manière si opportune; mais des affaires urgentes m'ont
appelé dans ce district, et je ne serai de retour à Ning-
Po que dans deux ou trois mois ; car j'ai encore bien des
chrétientés à visiter. Ces chrétientés sont éparses çà et
là dans une forêt de mûriers, si je puis parler ainsi, et
cette forêt couvre les districts de Kia-Si?ig-fou. Ou-tcheou-
fou et en partie celui de Ilan-tchcou-fou, capitale de la
province : ce sont ces trois districts quifournissent cette
immense quantité de soie consommée par les Chinois el
importée dans l'Occident par les Anglais et les Améri-
cains. La quantité de canaux qui sillonnent ce pays est
innombrable; ils facilitent beaucoup les communica-
tions. Nous avons deux barques à nous, afin d'être à
même de partir aussitôt qu'on nous appelle pour les
malades. Sur la route on ne voit que des mûriers et des
ponts : les maisons sont cachées en quelque sorte par
les mûriers; .on ne les voit que dans l'hiver lorsque les
feuilles sont tombées. Si vous désirez, Monsieur le Direc-
teur, avoir des renseignements sur les mûriers et les vers
à soie, je suis à même de vous satisfaire; car tous nos
chrétiens de ce district sont occupés une grande partie
de l'année à la culture des mûriers et à l'éducation des
vers à soie. Ils cultivent peu de riz et de froment. Leurs
métiers pour filer et travailler la soie ainsi que pour
travailler le coton en hiver sont d'une simplicité éton-
nante. On croirait vraiment voir les petits-fils de Noé
commençant à dévider la soie et à filer le coton. Sous
un gouvernement juste et paternel, ces contrées seraient
les plus riches du monde ; mais ce pauvre peuple est
écrasé d'impôts et végète clans la misère. Toutefois, nos
chrétiens depuis quelques années ont acquis un peu
d'aisance : la différence est marquante entre eux et les
païens ; ils ont la foi et Dieu bénit leurs mûriers et leurs
vers à soie, insectes si délicats, qu'il ne faut qu'un peu
de changement dans le temps pour les faire périr.
— 271 —
« Comme on craint la misère pour l'année prochaine,
en conséquence de la révolle qui fait des progrès dans
les provinces centrales, et parce que le riz a manqué
dans plusieurs provinces du'Tché-Kiang, je vais aviser
aux moyens d'avoir dans chaque chrétienté des per-
sonnes pour le haptême des enfants moribonds et
pour recueillir ceux qu'on trouvera abandonnés.
« Je vous prie de vouloir bien dire à la personne cha-
ritable qui a fait un don particulier de 168 francs à cette
mission, que j'ai employé cette somme à entretenir deux
jeunes garçons chrétiens qui sont apprentis dans une
boutique où l'on fait des rubans de soie et que, si elle
veut bien continuer ce don, je l'emploierai selon ses dé-
sirs d'une manière ou d'une autre.
«Je vous prie. Monsieur le Directeur, de vouloir bien
être auprès des membres du Conseil de la Sainte-Enfance,
et à l'occasion, auprès des petits sauveurs des enfants chi-
nois, l'interprète de mes sentiments de reconnaissance,
ainsi que de l'estime et de l'amour que j'ai pour l'Œuvre
de la Sainte-Enfance, œuvre de miséricorde et de béné-
diction, suscitée dans ces derniers temps pour ouvrir le
ciel à tant d'enfants qui seraient perdus pour jamais
sans elle.
« 7 F. X. Danicourt, Ev. d'Antipkelles, V. A. »
Le rapport suivant, daté de Ning-Po, 12 juin 1853,
est beaucoup plus explicite; il- nous révèle le chiffre
exact des subsides que Mgr Danicourt obtint de l'Œuvre
pour les années 1847, 1848, 1849, 1850, 1851 et 1852 :
« Ce n'est que le 9 du courant, cher Monsieur Molinier,
que j'ai reçu la lettre de M. .lammes en date du 17 sep-
tembre 1852. Je ne connais point la cause d'un si grand
retard.
— 279
« Toutes les allocations faites à cette province, depuis
le 18 mai 1847 jusqu'au 7 juin 1852, ont été reçues
d'année en année. La première a été de 6.000 francs, la se-
conde de 3.000 francs, la troisième de 10.000 francs, la
quatrième de 10. 000 francs, la cinquième de 1 1 .000 francs
et la sixième de 15.000 francs. Je n'ai pas le temps d'entrer
aujourd'hui dans des détails sur l'emploi de cette somme
Le vapeur de guerre le Cassini qui nous est arrivé hier de
Shang-Haï et qui part demain pour Macao, ayant à bord
M. Guillet qui se rend en France, ne me le permet pas.
« Je pense que vous êtes en possession de la lettre
que je vous ai écrite en janvier dernier du district de
Kia-Sing-fou, où j'ai fait mission pendant cinq mois et
où j'ai pris des mesures pour le baptême des enfants
dans cette partie de mon vicariat.
« Le nombre des enfants à la Sainte-Enfance de Ning-
Po, dirigée par nos sœurs de charité, augmente de jour
en jour et tous se portent bien. La misère qui règne ici
depuis plusieurs mois amène beaucoup d'enfants, qu'on
donne gratis. La bonne manière avec laquelle ces en-
fants sont élevés a donné de la renommée aux sœurs,
et l'œuvre va prendre une grande extension. Dieu soit
béni et loué ! Bénis et loués soient aussi les enfants de la
France, dont la charité nous met à même d'envoyer au
ciel tant d'enfants païens et de donner à ceux qui nous
sont apportés de tout côté une éducation qui portera
ses fruils dans un avenir qui n'est pas loin »
Dans une lettre adressée à MgrParisis, évoque d'Arras
(président du Conseil), datée de Ning-Po, le 25 jan-
vier 1853, sur l'Œuvre de la Sainte-Enfance, Mgr Dani-
court entre dans des détails intéressants sur sa mission
et sur la Chine :
a Monseigneur
«J'ai reçu le 9 courant la lettre de M. Jammes, ainsi
— 273 —
que la note de M. Molinier, en date du 1er et du 17 sep-
tembre 18")2. Je me suis empressé de porter à la con-
naissance de M. Molinier , par une lettre à son adresse
que j'ai confiée à M. Guillet partant pour la France, que
les six allocations faites par le Conseil de la Sainte-
Enfance au vicariat du Tché-Kiang, et qui se montent à
85.000 francs ont été perçues donnée en année. Je lui ai
aussi parlé du change de francs en piastres durant les
six années passées dont le terme moyen a été de 5 fr. 95
de manière que les 55.000 francs alloués à cette province
reviennent à 9.244 piastres. Enfin je lui ai accusé récep-
tion des numéros des Annales de la Sainte-Ewjance de-
puis le 18e jusqu'au 27e inclusivement, comme M. Jammes
me priait de le faire.
« Avant de passer outre, je prie Votre Grandeur, ainsi
que M. Jammes et tous les membres du Conseil de la
Sainte-Enfance que vous êtes si digne à tous égards de
présider, de recevoir ici les remerciements les plus sin-
cères d'un pauvre vicaire apostolique, de ses confrères
collaborateurs ainsi que de tous les chrétiens du Tché-
Kians1
« La Sainte-Enfance commençait à se développer à
Ning-Po et à être connue du public ; le nombre des en-
fants augmentait lorsque le 27 août 1850, à 10 heures
du soir, le feu prit cbez notre voisin, et dans l'espace
d'une demi-heure, nous a dévoré un corps de bâtiments
à la partie Est de notre établissement, composé de
18 chambres. Le feu, favorisé par une brise forte du sud,
nous couvrit de fumée et de charbons ardents, il nous a
été impossible, quoique les chrétiens aidés des gens des
lorckas de Macao jetassent de l'eau et fissent jouer la
pompe, de sauver ces maisons, et c'est à grand'peine si
nous avons sauvé notre grand'porte contre laquelle un
voisin imprudent avait mis tous les meubles de sa bou-
tique. Pendant près de deux heures, nous n'avons cessé,
18
— 274 —
les chrétiens et moi, de répéter Jésus, Marie, secourez-
nous ! La quantité d'eau que nous avons jetée sur la
porte en dedans est incroyable. Nous ne comprenons pas
la cause du feu ardent qui la dévorait en dehors, c'est-
à-dire, les tables, chaises, lits, etc., du voisin. Mais ce
qui nous a sauvés, ainsi que tous les bâtiments de la
Sainte-Enfance, c'est un vieux mur de l'ancienne église,
qui a tenu bon jusqu'à ce que tout a été éteint. Le len-
demain, comme il menaçait de tomber, étant incliné
de plus d'un pied à son extrémité, je l'ai achevé avec les
gens des lorchas, remerciant le bon Dieu de s'en ri re
servi pour sauver presque tout l'établissement de la
Sainte-Enfance. Comme le feu avait fait une énorme
trouée chez nous, j'ai été obligé de bâtir, sur la rue du
midi et du côté de l'est un mur assez haut, pour être
enfin à l'abri de tous côtés. Cela, joint à l'entretien de la
Sainte-Enfance toujours croissante^ absorbé l'allocation
de 1850
« Dans le courant de 1830, j'ai établi notre séminaire
à Ning-Po ; me trouvant à court d'argent, j'ai pris en-
viron o. 000' francs sur l'allocation de 1851, qui était
de 1 1 .000 francs pour payer une partie des dépenses du se
minaire; mais le Conseil sait déjà par M. Poussou que
j'ai remboursé ces 5.000 francs aux sœurs de charité pour
les aider à bâtir leur maison.
« Les 6.000francs qui restaient ont été employés à nour-
rir la Sainte-Enfance jusqu'au mois de juin 1852, époque
à laquelle les sœurs de la charité sont arrivées à Ning-
Po, et ont pris l'administration de la maison, eusuite à
acheter des terrains dans le district de Ping-hou, pour y
avoir quelque pied à terre, sans quoi, il n'y a pas moyen
d'établir la Sainte-Enfance, les chrétiens de cet endroit
étant extrêmement pauvres.
<( J'ai passé l'hiver dernier dans cette partie de mon
vicariat, j'ai tout parcouru et tout visité, et j'ai vu qu'il
n'y a pas moyen d'y établir la Sainte-Enfance, sans
acheter du terrain et bâtir de loin enloin quelques
chambres, tant pour les baptiseurs, que pour les enfants
rachetés ou recueillis. J'ai donc laissé à mon départ, entre
les mains du missionnaire chargé du district, la somme
de 500 piastres, et je suis sur d'obtenir là de bons ré-
sultats, parce que nous y avons plusieurs vierges qui
sont fort zélées pour cette sainte œuvre.
« Enfin, de l'allocation de 1 852 qui est de 15.000 francs,
je n'ai encore employé que quelques centaines de
piastres, et je rendrai compte du tout au Conseil, vers
la fin de l'année
« Votre expérience, Monseigneur, et vos lumières
dans les affaires de religion et dans celles des missions
étrangères vous font comprendre, que. quand on ne
trouve rien, surtout dans un pays comme la Chine, et
qu'on est obligé de tout créer, comme cela a eu lieu ici,
il faut dépenser beaucoup d'argent avant de voir les
choses établies sur un pied un peu satisfaisant. Or les
6.723 piastres que j'ai dépensées jusqu'ici suffiraient à
peine pour payer le terrain de la Sainte-Enfance à
Ning-Po, s'il n'avait été donné par les mandarins, car
le terrain est très cher ici, surtout dans notre quartier,
qui est le plus beau de Ning-Po.
« De grands malheurs sont pendants sur la Chine.
L'iniquité et la corruption ont pénétré jusqu'au fond
des entrailles des Chinois. Dieu commence à les châtier
d'une manière qui fait frémir. Voilà ce qu'un mandarin
de Xing-Po me disait ces jours passés au sujet des
rebelles de Kouang-Sy : « Ces brigands, aujourd'hui
« maîtres de Nankin, Tchen-Tchang-fou, Yang-tchou-fou,
« et Tay-ping-fou ont déjà massacré plus de trois
o millions d'habitants, plus neuf cents mandarins civils
« et bon nombre de mandarins militaires. J'ai perdu
« trentre membres de ma famille à Nankin. L'empereur
— 27G —
« n'a pu envoyer que mille tartares jusqu'à présent, qui
« ne veulent pas en venir aux mains avec les rebelles.
« Nous avons bien trois cent mille soldats chinois, mais
« qui refusent d'obéir à leurs chefs peureux. Le trésor
« impérial est épuisé; le peuple refuse de payer le tri-
ce but : tout est perdu... »
« Grand nombre de chrétiens ont péri h Nankin par la
main des rebelles, dont vingt-cinq appartenant à la même
famille ont été brûlés vifs, hommes, femmes et enfants.
Ces vandales de Chine se disent mahométans et protes-
tants. Les massacres qu'ils ont faits partout où ils sont
passés onljeté l'épouvante de tous côtés. A leur approche
on quitte les villes, les bourgs et les villages pour fuir au
loin. Il y a deux mois, la ville de Ning-Po commençait
à déménager, -parce qu'on disait que les rebelles se por-
taient sur Han-Tcàeou, la capitale de cette province.
Nous n'avons pas bougé, et j'ai dit aux chrétiens de
faire, comme nous. Dans ces cas de fuite, les brigands et
les voleurs profitent du désordre pour voler et piller, ce
qui est arrivé aux personnes riches d'ici, qui s'étaient
retirées à la campagne. Je pense que les rebelles, qui
connaissent la puissance des Européens, nous laisseront
tranquilles ici et à Shang-haï, mais si l'autorité venait ;i
se sauver, comme c'est arrivé partout où les rebelles
sont passés, les mauvais sujets pourraient faire du mal
ici. Mais à la garde de Dieu, ensuite je pense que notre
ministre en Chine, l'énergique M. de Bourboulon,
enverra quelque navire de guerre pour protéger ici la
communauté française ainsi qu'à Shang-haï.
« L'empereur des rebelles Tay-Ping se dit, comme
Attila, le fléau de Dieu, pour punir les crimes des Chinois.
Ils croient (les rebelles) et adorent Dieu et reconnaissent
Notre Seigneur, mais à leur manière. 11 y a parmi eux
des disciples de Gulzlaff, c'est-à-dire de ces espions que
ce Prussien envoyait dans l'intérieur pour obtenir par
eux les renseignements dont il avait besoin. Ils ont juré
d'anéantir le boudhisme en Chine, aussi ils brûlent les
pagodes et tuent les bonzes qu'ils rencontrent. Les pro-
testants les exaltent comme des parfaits iconoclastes. A
quelque secte qu'ils appartiennent, ils s'empressent de
faire cause commune avec eux. Il est fort probable que
Je gouvernement anglais va leur prêter main forte afin
d'étendre son influence en Chine par leur moyen. Mais,
j'espère que la France ne restera pas les bras croisés en
présence de si grands événements. Les rebelles ont
déjà montré qu'ils sont les ennemis des catholiques '..
« Agréez, Monseigneur, les sentiments d'estime, de
vénération et de vive gratitude avec lesquels j'ai l'hon-
neur d'être, etc.. »
Voici quelques extraits d'un rapport adressé à M. le
vice-président (28 novembre 1853) dans lequel Mgr Da-
nicourt parle du nombre des enfants baptisés, des sœurs
de charité que Ton commence à voir circuler à Niog-Po,
et des écoles de médecine 2 où déjeunes Chinois intelli-
1. Dans celle longue lettre, Mgr Danicourt entre dans d'autres
détails concernant Mgr Parisis et son diocèse : « Il se félicite de
s'adresser à l'évêque d'Arras; car. dit-il, je suis en quelque sorte
artésien, étant né à Autbie, près de Pas, et ayant des parents à
Couio, remarquable par son beau château, à Auxi-le-Chàteau où
j'allais pendant mes vacances.
a J1ai aussi ici une de vos chères pénitentes, notre excellente
sœur Pbilomène... j'ai encore ici un jeune missionnaire de votre
diocèse, M. Williaume, né près de Saint-Pol... Nous avons eu sur-
tout en Chine deux célèbres missionnaires d'Arras, M. Roux, le
premier supérieur de notre maison à Pékin, et M. Lamiot qui,
après avoir si bien figuré pendant vingt ans à Pékin, se retira à
Macao, d'où il envoya (1828) à Paris ces quatre séminaristes chi-
nois dont on a tant parlé, etc.. etc. »
2. A cette époque, en Chine, la médecine était loin d'être aussi
avancée qu'en France, et son libre exercice n'était pas soumis aux
mêmes lois. Nous ignorons si elle a fait beaucoup de progrès depuis
ce temps.
_ 9'
gents apprenaient à connaître, sous la direction d'un
médecin capable, les maladies ordinaires et les remèdes
les plus usuels, de manière à donner aux catéchistes
ainsi formés, un accès plus facile dans les maisons des
Chinois.
« Je viens présenter aujourd'hui au Conseil de la Sainte-
Enfance mon petit contingent de baptêmes d'enfants
païens dont le nombre est de trois cent dix-sept. Toute
modique que soit ma moisson, j'ai cependant lieu de me
réjouir, puisqu'elle est d'un tiers plus grande que l'année
dernière. Si l'on y ajoute celle qui a été faite par les Filles
de la Charité qui ont baptisé de leur côté plus de deux
cents enfants, le nombre ira à cinq cents et plus. Ce
chiffre en comparaison de celui des autres missions
parait minime; mais c'est tout ce que nous avons pu
faire à cause du petit nombre des chrétiens de cette pro-.
vince qui n'est que de deux mille et quelques cents ;
mais c'est de la besogne solide et sûre, sur laquelle il
n'y a rien à redire ; car nos enfants baptisés sont
tous morts ou sont soignés à la Sainte-Enfance à l'excep-
tion de cinq ou six qui sont encore à domicile, mais
qu'on surveille avec soin.
« Ces années passées, en conséquence de préjugés et
d'e calomnies affreuses qui existaient parmi les païens
contre nous (on disait que nous arrachions les yeux et
le cœur aux malades), il nous était très difficile de les
aborder. Mais maintenant tous ces bruits ne courent
plus, et grâce surtout aux œuvres de miséricorde des
Filles de la Charité, les portes nous sont ouvertes à peu
près partout, car nos sœurs vont visiter les malades
dans la ville, les faubourgs et à la campagne, et sont
reçues partout avec une confiance, un empressement,
des respects et des égards qui les mettent à même de
faire un grand bien, et ouvrent ainsi une large porte à
l'Evangile. Les païens disent en parlant des œuvres de
— 279 -
nos sœurs : Jamais chose pareille ne s'est eue en Chine.
Daigne le Seigneur leur conserver la santé et augmenter
leur nombre! Leur Sainte-Enfance sera certainement
insuffisante l'année prochaine, et il s'offre maintenant
un terrain des plus convenables à cause de sa position,
qu'on pourrait acheter à raison de huit ou neuf cents
piastres. Les membres du Conseil consentiraient-ils à cet
achat? Il peut être sur que, dans un an, on aura besoin
d'un autre établissement à Ning-Po.
« Voici les moyens que j'ai pris pour donner plus
d'extension à l'œuvre et sauver plus d'enfants. Je viens
d'ouvrir à Ting-Haë, dans l'île de Tcheousan, une école
de médecine pour les enfants, sous la direction de
M.Joseph Kiou, missionnaire chinois, et d'un médecin
chrétien qui jouit d'une grande réputation dans toute
l'île. 11 y a déjà quelques élèves : ce sont des chrétiens
d'une bonne conduite et propres à étudier cette partie.
Je vais en appeler d'autres de Kia-Shing-fou et de Tchu-
Kiou-fou pour les adjoindre à ces premiers, de manière
que, dans un an, j'aurai plusieurs chrétiens capables de
donner des remèdes aux enfants. Sans la connaissance
de la médecine, il n'est guère possible d'avoir entrée
chez les païens. J'ai en outre un médecin chrétien établi
à Tchang-Kiao, grand bourg- à deux lieues de Ning-Po,
et un autre récemment installé à Ho-tckeou-tsao, village
chrétien à quatre lieues de Ning-Po, et un autre dans les
faubourgs de Tckcn-haë-Schien. Je ne parle point de
Ning-Po, puisque dans l'hospice chinois, comme vous
le savez déjà, il y a plusieurs chrétiennes qui y baptisent
tous les enfants en danger de mort, et que les Filles delà
Charité baptisent tous ceux qu'elles rencontrent dans
leurs courses journalières, outre ceux qu'elles reçoivent
tous les jours dans leur maison. J'ai envoyé M. Mon-
tagneux dans le district de Kia-Shing-fou pour y mettre
l'œuvre en vigueur, et il vient de m'écrire qu'avec les
— iSO —
fonds que je lui ai envoyés, on commence à baptiser
dans la ville de Ping-hau à la chrétienté du Sacré-Cœur
et surtout au village du Tsé-fou-pang où plusieurs
vierges ont baptisé un bon nombre d'enfants dans les
villages voisins, et où il y a un commencement de mai-
son de la Sainte-Enfance qui compte huit enfants offerts
par les païens. Pourvu que nous soyons en paix, je suis
persuadé que dans ce district, où nous avons plus de
neuf cents chrétiens, nous pourrons baptiser et recueillir
beaucoup d'enfants, parce que les chrétiens, quoique
très pauvres, sont généralement très bien à leur devoir,
comme je l'ai vu pendant les six mois que je suis resté
au milieu d'eux l'année dernière.
« Faute d'une personne instruite, capable et zélée, je
n'ai encore pu jusqu'à présent établir l'œuvre hHan-
tcheou-foa, qu'on dit être la seconde ville de Chine, et où
il y a des milliers d'enfants à sauver. Nous n'y avons
qu'une quarantaine de chrétiens, tous pauvres et assez
froids, et je n'y vois personne apte pour cette bonne
œuvre. Aussitôt que je verrai quelqu'un dans l'école
de Ting-Haë capable d'entreprendre cette œuvre et de
remplir ce poste important, je m'empresserai de l'y
envoyer ; car il me peine beaucoup de n'avoir personne
dans cette ville immense, qui est comme le centre du
paganisme en Chine.
« Si Dieu permet qu'on nous laisse en paix et si les
choses continuent à aller sur le train où elles sont
aujourd'hui, je suispersuadé quedans un an nous aurons
plus de mille baptêmes.
« Toute l'allocation de 18o2 est entre mes mains et je
vous en rendrai compte en janvier prochain. Celle
de 1853 est aussi arrivée; mais la piastre est si chère
(pour le change) depuis plusieurs mois, que je n'ose pas
la toucher ; je préfère attendre encore quelque temps
pour voir si le prix baissera.
— 281 —
« Vous avez vraiment prévu nos besoins pour l'année
prochaine ; car outre la nécessité d'une autre maison,
nous avons aussi besoin d'un terrain pour un cimetière.
Notre jardin où l'on a déjà enterré près de cent enfants,
ne peut plus en contenir qu'un petit nombre. Puis les
baptêmes et les enterrements sont devenus si fréquents
et si nombreux, qu'il me faut un missionnaire unique-
ment occupé à cela. Comme je n'ai point ce missionnaire,
c'est à peu près moi qui fait toute la besogne, parce que
M. Fou, déjà chargé du séminaire.est fort occupé avec les
confessions et le soin des malades, tant en ville qu'à la
campagne. Il m'arrive fréquemment de faire quatre bap-
têmes en un jour avec autant d'enterrements. Je me
sens affaiblir de jour en jour et j'ai grand besoin d'un re-
pos absolu ; mais quel moyen de se reposer en présence
de tant de besogne »
Nous empruntons les renseignements qui suivent au
rapport adressé (10 janvier 1854) par Mgr Danicourt à
M. Jammes ; ils compléteront tous ceux que nous avons
donnés jusqu'ici sur la Sainte-Enfance :
« Je suis en possession de l'allocation de 1853 c'est-à-
dire de 28.000 francs. J'ai reçu du district de Kia-Shing-
fou, une bonne petite liste d'enfants baptisés que je
m'empresse de vous expédier. Vous vous réjouirez avec
moi des heureux résultats des mesures que j'ai prises
pour étendre autant que possible l'Œuvre dans le Tché-
Iviang, puisque, dans l'espace de moins d'un mois, nous
avons eu cent vingt et un baptêmes.
« Nos sœurs de charité font des prodiges à Ning-Po ;
notre mission s'y étend admirablement; il nous est venu
près de cinq cents catéchumènes les fêtes de Noël der-
nier, mais notre personnel est tellement en disproportion
avec l'ouvrage que nous avons à faire, qu'il est impos-
sible d'y tenir. >>
— 282 —
Par une lettre adressée au préfet de la Propagande
(6 mai 1854) il nous révèle quelles furent ses occupations
pendant la majeure partie de l'année 1853.
« A Ning-Po, durant huit mois consécutifs, j'ai dû
faire la classe aux séminaristes, entendre les confessions,
prêcher les jours de dimanche et fête, instruire les caté-
chumènes, donner aux païens malades les notions les
plus indispensables sur les mystères; baptiser les enfants
chez nos sœurs et enterrer ceux qui mouraient; visiter
et secourir bon nombre de familles réduites à la misère
par suite des malheurs des temps : de telle sorte qu'après
la fête de JNoël (1853) je ne savais plus si j'avais encore
la tête sur les épaules, et qu'il m'était impossible de
dormir la nuit. »
En terminant ce chapitre nous croyons devoir attirer
l'attention du lecteur sur la note qui accompagne la date
qui suit : « Le 3 janvier 1854, octave de saint Jean évan-
géliste : Fait un voyage à Hong-Kong, Macao, Manille,
partie sur le Cassini, partie sur le Colbert (extrêmement
fatigué et rongé de peines) » Le but principal de ce
voyage était l'achat de bois de construction pour l'église
de Ning-Po, que Mgr Danicourl allait faire bâtir. En
attendant, cette note nous révèle une chose : c'est que
le prélat, au milieu de ses grandes occupations et à côté
des consolations qu'il éprouvait ça et là, rencontrait des
épines qui déchiraient son cœur.
Nous en connaîtrons bientôt la cause, au chapitre
cinquième.
CHAPITRE IV
SÉJOUR A NING-PO-FOU [fin).
Etat du vicariat apostolique de Mgr Danicourt, en 1854,
à l'époque de sa translation au Kiang-Sy. — Quelques réflexions.
Avant de voir Mgr Danicourt transféré au Kiang-Sy,
il importe que nous fassions connaître l'état de son dio-
cèse ou vicariat apostolique. Cette tâche nous serait
bien difficile , pour ne pas dire impossible, si nous
n'avions là-dessus des documents authentiques et assez
étendus. Heureusement c'est Mgr Danicourt lui-même
qui va nous renseigner sur l'état de son diocèse, en
1854, dans un des plus remarquables rapports qu'il ait
adressés aux directeurs de l'œuvre delà Sainte-Enfance ;
nous n'en reproduirons que la deuxième partie. Déjà les
chapitres n et in, qui précèdent, nous ont instruit sur ce
qu'il afait dans son vicariat, sur tout le bien qui s'y est
opéré, sur toutes les œuvres qui y ont été établies; mais
le rapport que nous allons citer, outre qu'il est plus
complet que tous les autres, offre un intérêt tout parti-
culier : il a été rédigé un mois avant le départ du prélat
pour le Kiang-Sy.
« Parlons maintenant de la religion catholique dans le
Tché-Kiang. Sur les onze départements de cette pro-
vince, quatre seulement comptent des néophytes, ce
— 28i —
sont ceux de Ning-Po, Kia-Shing, Han-Tcheou, Kiu-
Kieou. Il y a sept chrétientés dans le district de Ning-Po,
savoir : une dans l'arrondissement de Ting-Haë (île de
Tcheousan); une dans celui de Tchen-haï avec une
chapelle ; trois dans celui de Tse-Ky; deux dans celui
de Ning-Po, dont une pour la ville et les faubourgs, et
une autre éloignée de quatre lieues dans la campagne.
Il n'y a qu'un oratoire proprement dit dans ce dépar-
tement, et ce qu'on appelle la chapelle de Ning-Po n'est
autre chose que deux vieilles maisons chinoises, iné-
gales, et jointes ensemble le moins mal qu'on a pu.
Nous sommes réduits à un misérable local qui ne con-
tient pas la moitié de nos chrétiens, dont le nombre
augmente considérablement. Nous avons baptisé trente
adultes aux fêtes de Pâques.
« Quatorze chrétientés récentes habitent le déparle-
ment de Kia-Sing; trois dans l'arrondissement de Ping-
Hou, et les autres dans celui de Ilay-yen. Faute de
chapelles, on dit la messe dans de pauvres chambres,
ouvertes au vent de tout coté. J'y ai passé l'hiver de
1853, et je sais tout ce qu'on endure du froid et de la
neige, dans ces maisons sans feu et sans plancher. Mais
nous sommes venus ici pour souffrir, et il y a peut-être
d'autres missionnaires et d'autres chrétientés plus
pauvres que nous : il faut donc se résigner et prendre
patience.
« Le département de Han-Tcheou n'a des chrétiens
que dans sa capitale ; ils sont en petit nombre, avec une
chambre pour dire la messe. Il est bien triste de trouver
si peu de fidèles là où il y en avait tant autrefois, et de
voir une belle église, avec de nombreux appartements
un jardin spacieux entre les mains des bonzes : je veux
parler de l'ancienne église des RR. PP. Jésuites. Les
dix mille néophytes qu'on comptait jadis à Han-Tcheou
ont tous disparu dans les persécutions de Kien-Long et
— 285 —
Kia-King. Ces poursuites, dirigées avec l'art le plus
diabolique, ont tout éteint, tout détruit et chrétiens et
chapelles, sans toutefois faire couler beaucoup de sang.
Il y a en Chine des vexations pires que les tortures et la
mort. Quand des mandarins veulent punir ou ruiner
quelqu'un, ils sont sûrs de leur coup et parviennent si
bien à leurs fins, que vraiment on les dirait plus rusés
et plus méchants que le diable. Aussi, que d'apostasies
dans les temps d'épreuves ! Que de difficultés à convertir
ces Chinois qui savent ce qu'il en coûte dans les persé-
cutions ! La crainte des mandarins domine toutes leurs
pensées, tous leurs sentiments, et l'envoi officiel d'un
satellite chez eux les fait pâlir de frayeur.
« Il y a quatre chrétientés dans le département de
Kiu-Kieou; une intrà muros, une près de la ville, avec
une chapelle bâtie aux frais des chrétiens, et deux autres
à cinq lieues de là dans les montagnes.
« A San-Ky, arrondissement du département de Kin-
Iloa, on voit une belle église des RR. PP. Dominicains,
convertie en Sse-Tang-, ou temple des ancêtres. Les
chrétiens y étaient très nombreux autrefois, mais il n'en
reste aucun aujourd'hui.
« Ainsi dans tout le Tché-Kiang, nous n'avons que
vingt-six chrétientés, et cinq modestes chapelles. Nous
n'avons que quatre familles un peu aisées : tous les
autres néophytes sont pauvres et g-agnent leur vie du
travail de leurs mains. Donc, point de secours à attendre
d'eux ; au contraire, nous sommes souvent obligés, dans
ces temps malheureux, de leur faire l'aumône pour les
empêcher de mourir de faim. D'un autre côté, la somme
de sept mille francs qui m'est allouée, chaque année,
ne suffit pas pour les dépenses de mon séminaire et l'en-
tretien de mes six missionnaires. Quel moyen, avec cette
modique somme, de bâtir des chapelles, demandées avec
tant d'instances par nos chrétiens, qui se voient oblig'és,
— 280 —
dans la plupart des localités, de déloger pour faire place
au prêtre, et de rester chez leurs voisins tout le temps
que dure la mission? Quel moyen d'avoir des écoles
pour l'instruction des enfants, instruction que nous
hâtons de tous nos efforts, afin de remédier aux vices
qui naissent de l'ignorance?
« On compte, dans le département de Ning-Po, environ
huit cents chrétiens, près de mille dans celui de Kiu-
Kieou, ce qui fait un total d'environ deux mille deux cent
cinquante, disséminés sur un parcours de cent quarante
lieues. En outre, ce chemin est loin d'être facile et com-
mode; car il faut traverser des bras de mer pour aller à
Tcheousan, comme pour se rendre à Kia-Shing. J'ai sou-
vent éprouvé dans ce trajet des coups de vent furieux,
qui m'ont fait réciter bien des Pater et des Ave. »
Après avoir raconté tous les obstacles qu'il eut à sur-
monter au début de son ministère à Tcheousan ; après
avoir rappelé tout ce que l'enfer a suscité contre lui à
son arrivée à Ning-Po, depuis le vacarme infernal que
les païens firent contre les chrétiens jusqu'aux calom-
nies les plus absurdes qu'ils inventèrent contre les catho-
liques, le vénérable prélat continue en ces termes :
« Quand ces moyens ont été usés, le démon a mis en
jeu, pour nous perdre, un autre expédient plus efficace
que les précédents, c'est-à-dire la cupidité effrénée des
Chinois. On est venu de tout côté 'chez nous, soit à
Xing-Po, soit à Tcheousan, sous le prétexte spécieux
de lire nos livres de religion, d'apprendre les prières et
le catéchisme; puis on a demandé à être inscrit sur le
catalogue des catéchumènes, à assister aux offices; tout
cela, dans la réalité et pour le plus grand nombre, n'était
qu'un masque dont on se couvrait pour avoir le moyen
de s'enrichir. Les uns venaient pour se faire payer de
— 287 —
leurs débiteurs, d'autres pour faire terminer à leur avan-
tage un procès de longues années ; ceux-ci pour obtenir
une place, ceux-là pour ruiner une boutique qui leur
faisait concurrence; d'autres se servaient de leur titre
de catéchumènes pour commettre des injustices, accuser
leurs ennemis devant les tribunaux, etc., etc. ; de sorte
que je me suis vu, pendant plus de deux ans. aux prises
avec une foule d'hypocrites, d'avares, tous d'accord
entre eux pour m'en imposer. Je n'ai pas été longtemps
dupe de leur fourberie ; car, voyant que malgré mes
exhortations, mes reproches et mes menaces, ils n'écou-
taient rien, je me suis armé d'un bras de fer pour flétrir
leur conduite, qui faisait blasphémer contre notre sainte
religion. Le peuple et les mandarins virent bientôt qu'au
lieu de soutenir de pareils fripons, comme ils le pen-
saient d'abord, j'étais le premier à les condamner, à leur
défendre l'entrée de la chapelle, et même à les signaler
à l'autorité
« A Ning-Po, j'ai toujours été sur mes gardes pour
refouler les catéchumènes que je savais donner du scan-
dale et'faire tort aux autres. J'ai dénoncé aux mandarins
des monts-de-piété, défendus par le gouvernement que
des misérables avaient ouvert en leur qualité de chré-
tiens, y mettant des images, des chapelets et des cru-
cifix. Je n'ai pu faire autrement, parce qu'ils ne m'écou-
taient pas, et que la clameur publique nous accusait de
complicité. La répression ne se fit pas attendre : des
satellites démolirent une de ces boutiques, et donnèrent
en plein tribunal une schlague vigoureuse aux cou-
pables.
« Ceux qui connaissent la cupidité, les ruses et les
fourberies des Chinois, comprendront combien j'ai eu de
misères à dévorer; mais j'ai tenu bon, malgré les mur-
mures, malgré les plaintes et même les malédictions de
ces Judas, qui m'accusaient de ne pas prendre leurs
— 288 —
intérêts en mains, et de ne pas les protéger, comme si
j'étais venu en Chine pour faire leur fortune. Du reste,
depuis deux ans, il se présente beaucoup de néophytes
autrement disposés, et ceux que nous avons baptisés
récemment ne tombent point dans le vice que je viens
de signaler pour l'instruction des missionnaires à
venir.
« Comme le culte des ancêtres est le lien le plus puis-
sant qui retienne cette pauvre et infortunée nation dans
l'idolâtrie, je me suis appliqué, d'une manière spéciale,
à Je combattre dans mes discours et mes conversations,
d'autant plus que les chrétiens sont accusés par les païens
d'impiété envers leurs défunts, parce qu'ils n'offrent pas
aux morts ce qu'on appelle le ken-fan (riz au bouillon
gras). C'est là le grand obstacle à la conversion des
Chinois. Je dois le dire en passant, la connaissance que
j'ai tâché d'acquérir des cérémonies observées par les
Chinois au sujet des morts, dans la mise au cercueil,
dans les funérailles et les repas en leur honneur, m'a
donné la raison des défenses et impuretés légales dont il
est si souvent parlé au livre du Lévitique. Les Chana-
néens, au milieu desquels vivaient les Juifs, n'étaient
pas moins superstitieux que les Chinois envers les
morts; mais je ne sais pas s'il y avait chez eux, comme
ici, des champs cultivés et récoltés à tour de rôle par
chaque membre de la famille, à condition seulement de
faire le ken-fdn, c'est-à-dire le repas funèbre, où tous
les parents assistent, même les morts, auxquels on
laisse autant de places vides qu'il y a de défunts invités
au banquet. C'est là surtout qu'est ce lien diabolique qui
empêche les Chinois de se faire chrétiens, car ils savent
bien que les morts ne mangent pas; mais ils ne veulent
pas répudier le culte des ancêtres, parce qu'ils devraient
renoncer en même temps à leur quote-part des champs
destinés à fêter leur mémoire. En un mot, c'est la cupi-
— -289 —
dite seule, et non la piété filiale, qui tient les Chinois
attachés à cette tradition lucrative. La foi d'un Dieu né
pauvre dans une crèche, et mort pauvre sur la croix, est
le seul marteau capable de briser les chaînes qui rivent
ce peuple aux autels de la fortune.
« Pendant plusieurs années, j'ai prêché à peu près
tous les jours à un grand nombre de personnes, et quand
je succombais à la fatigue, ou que j'avais d'autres occu-
pations, un catéchiste me remplaçait. Mais il faut
l'avouer, ce n'est ni le catéchiste ni moi qui avons con-
verti le3 nouveaux chrétiens de Ning-Po; il nous sont
venus je ne sais comment. J'ai demandé à plusieurs
d'entre eux comment ils avaient connu la religion chré-
tienne, et leur réponse m'a fait admirer les voies de la
Providence, qui se plient si bien au caractère de chaque
peuple. Les Chinois ne raisonnent pas; aussi les argu-
ments ne font rien ou presque rien sur eux. Ce qui les
amène, c'est un parent, un ami, une connaissance quils
voient adorer Dieu, et qu'ils suivent à la chapelle; c'est
une cérémonie qu'ils n'ont vu qu'une fois, ce sont des
prières qu'ils entendent réciter le matin et le soir par des
chrétiens de même profession, ce sont surtout les bonnes
œuvres. Oui, c'est par la charité qu'il faut attaquer le
paganisme : plus il y aura de dévoùment, plus il y
aura de conversions. Les soins envers les malades
parlent aux yeux, touchent les cœurs; les païens n'y
résistent pas; bientôt ils viendront en foule embrasser
une religion qui sait compatir aux misères humaines et
les soulager.
« Je suis content des fidèles de ma province. Dans
toutes les chrétientés où il y a une chapelle ou une
chambre spécialement destinée au culte, on récite tous
les jours en commun les prières du matin et du soir,
ainsi que le chapelet. Le chemin de la croix est établi
partout où il y a moyen de l'ériger. Nous avons eu de
19
— 290 —
grandes difficultés, vu la pauvreté des chrétiens, à obte-
nir l'observation du dimanche; mais à force de prêcher
et d'exhorter, nous en sommes venus à bout. Main-
tenant on fait partout le pâ-Kong c'est-à-dire la cessation
des œuvres. Dieu a béni l'obéissance des fidèles sur ce
point, car ici ils sont partout plus à l'aise que les païens
de même condition; tandis qu'autrefois il avait puni Jeur
désobéissance, en permettant qu'ils tombassent dans une
misère telle que plusieurs, pour avoir une poignée de
riz à manger, se virent réduits à vendre leurs femmes à
des païens. Mendier en Chine, où les cœurs sont durs
comme des rochers, c'est aller mourir de faim aux portes
de la première pagode. Heureusement, ces chrétiennes
vendues aux idolâtres ont pu être rachetées presque
toutes. Ceci s'est passé en l'absence des missionnaires
qui, pendant de longues années, étaient si peu nom-
breux dans ces provinces, que les chrétiens étaient à
peine visités une fois tous les trois ans.
« Xing-Po et Kia-Shing comptent beaucoup de
femmes pieuses, ferventes, zélées à visiter les malades,
dont elles ont converti un bon nombre- Par leurs chari-
tables insinuations, elles nous amènent tous les mois un
bon nombre de catéchumènes. Que le bon exemple est
fort! que la charité est puissante ! Mais, il faut le dire, il
y a quelque chose qui stimule irrésistiblement nos chré-
tiennes; c'est l'exemple des Filles de la Charité dont le
zèle à soigner les enfants et les infirmes les anime, les
entraîne dans la voie des sacrifices, comme il excite le
respect, l'estime et l'admiration des païens. Béni soit le
Seigneur de m'avoir enfin envoyé ces bonnes sœurs,
que j'ai demandées dès mon arrivée à Tcheousan! J'étais
sur que leur présence ici, comme partout ailleurs, serait
une source de bienfaits pour les pauvres, une manifesta-
tion de la charité chrétienne aux yeux des idolâtras,
et un principe de conversions nombreuses. Ce qui
— 20 i —
se passe à Xing-Po prouve que je ne me trompais pas.
« Je termine, Messieurs, en vous priant de recevoir
mes sincères remerciements, ainsi que ceux de mes mis-
sionnaires et de tous mes chrétiens, pour tous les secours
que vous avez alloués à cette mission jusqu'à ce jour;
j'ai pleine et entière confiance que votre charité, qui con-
naît nos besoins et surtout l'urgente nécessité d'une
église à Xing-Po, m'enverra les fonds nécessaires pour
en accélérer la construction. Cette aumône, après
laquelle je soupire, ajoutera à ma reconnaissance; mais
elle n'ajoutera rien aux sentiments d'estime et d'affec-
tion avec lesquels je suis toujours, dans le Seigneur et
en union de prières, Messieurs, votre très humble ser-
viteur.
« F.-X. Danicodrt,
« Ec. d'Antiphclles, vie. -op. du Tché-Kianp. »
Lorsqu'on se prend à réfléchir sur tout ce que nous
avons rappelé dans ce chapitre ainsi que dans ceux qui
précèdent, on reste stupéfait à la pensée de tout ce qu'a
fait Mgr Danicourt au Tché-Kiang ; on est de plus en plus
convaincu que cet homme de Dieu fut missionnaire dans
toute la force du terme, qu'il fut un véritable apôtre.
En effet, depuis douze ans, il consacre ses forces
physiques, intellectuelles et morales, toute sa vie en un
mot, à la mission du Tché-Kiang; et, Dieu aidant, le
succès dépasse ses espérances! Voyez plutôt : il n'avait
trouvé en arrivant dans cette province que des chré-
tientés éparses ça et là, sans chapelles, sans culte; les
missionnaires venus avant lui dans cette contrée n'a-
vaient pas eu où reposer la tète et avaient vécu au jour
le jour. Mais voilà que, en quelques années, il a tout
établi, tout organisé, grâce aux industries de son zèle
aux efforts persévérants de sa volonté et aux œuvres dont
nous avons parlé précédemment : orphelinats, écoles,
— 292 —
hospices , séminaire , procure, maison de sœurs, cha-
pelles et bientôt église, il a tout fondé pour abriter et le
troupeau et les pasteurs ; formation de catéchistes, mi-
nistère des vierges ou femmes chrétiennes dont le dé-
voùment rappelle si bien celui de celles qui accompa-
gnaient les premiers apôtres ; jeunes gens instruits dans
des écoles de médecine et de pharmacie pour avoir un
plus facile accès dans les maisons des Chinois ; sœurs de
charité appelées de l'Occident et installées par lui à
Xing-Po; prêtres indigènes formés pour les missions :
tout a été mis en œuvre pour créer, féconder la chré-
tienté et rendre la famille catholique de plus en plus nom-
breuse dans ce pays infidèle. Sa mission n'avait presque
rien à envier à l'Europe chrétienne puisqu'elle possédait
en son sein les éléments régénérateurs du catholicisme!
La moisson se préparait abondante et belle: mais '
voilà que tout à coup Dieu s'approche de son serviteur
et lui dit comme autrefois à Tobie : « Parce que tu m'as
été agréable, j'ai jugé bon de te faire passer par le creuset
de l'épreuve *. »
Et encore : Disciple de l'apôtre des nations, nouveau
Timothée, je t'ai choisi comme « un vase d'élection
pour porter la gloire de mon nom chez les peuples de
l'Extrême-Orient; mais il faut que je t'apprenne combien
tu dois souffrir pour mon nom... 2 »
Le chapitre qui suit va nous montrer Mgr Danicourt
aux prises avec l'adversité. Quand Dieu prédestine une
àme à de grandes choses et veut la frapper à son image
et à sa ressemblance 3, il la marque d'un sceau : le
sceau des élus, c'est la croix.
1. Tobie, xii, xni. Judith, xii, vi : Qmnes qui placuerunt per mili-
tas tribulationea tramierunt.
2. Actes des apôtres, ix, 16.
3. Quos prxdestinavit, conformes fieri imaginis Filii sui. Ad Rom.,
vin, 29.
CHAPITRE Y
LA CROIX
Le disciple n'est pas plus que le Maître. — Est-il étonnant qu'un
missionnaire rencontre des difficultés au milieu des infidèles? —
Surprise que cause à Mgr Danicourt la nouvelle de son change-
ment de destination. — 11 est justifié par son conseil. — Divers
personnages, entre autres l'ambassadeur de France, réclament
en sa faveur auprès du Saint-Siège. — Il se justifie lui-même.
— Il est vengé par Rome.
Lorsqu'on lit l'Évangile, « il est une page solennelle
où le récit est coupé par cette annonce émouvante :
Passio Domini nostri Jesu Christi. Également, quand on
suit le prêtre dans sa carrière, surtout le prêtre mission-
naire, il vient une heure triste où, après avoir évangélisé
le monde, après avoir commandé à Dieu sur l'autel,
après avoir ressuscité les morts au confessionnal, il lui
reste un devoir suprême à remplir, celui de monter au
Calvaire pour y subir sa douloureuse passion *. »
Nous sommes arrivés à cette heure de la vie de
Mgr Danicourl. L'épiscopat ne fut pas seulement pour
lui a un héritage de gloire d, il fut aussi un calice
d'amertume, et il ressemble à son divin modèle par ce
second caractère autant que par le premier 3.
1. Manrèze du prêtre, par le R. P. CaussettEj t. II, p. 23J
2. Ibid.
— 294 —
Voici quelle fut la destinée du Maître : « Le Christ a
dû souffrir pour entrer ainsi dans la gloire de Dieu *. »
Telle doit être la destinée du disciple : « Nous n'en-
trerons dans le royaume de Dieu qu'après être passés
par de nombreuses tribulations 2. »
Le disciple ne peut être de meilleure condition que le
Maître sous peine de renverser l'ordre des choses : « Ils
m'ont persécuté, dit le Sauveur ; ils vous persécuteront
aussi 3. » — « Que celui qui veut venir après moi
prenne sa croix 4. »
Notre-Seigneur n"a-t-il pas dit spécialement pour ses
apôtres et ses missionnaires? « Je vous envoie comme,
des agneaux au milieu des loups. » Et tous les apôtres
s'en sont allés depuis deux mille ans arrosant leur sillon
de leurs larmes jusqu'au moment où il a plu à Dieu de
les appeler à lui pour les faire tressaillir d'allégresse 5.
La souffrance est la condition de toute existence
humaine; mais elle l'est bien plus de celle du mission-
naire. Si la croix est partout, à plus forte raison dans
cette vie de privations, de dangers, de combats, de
peines de toutes sortes.
L'auteur de V Imitation exprime quelque part cette
pensée marquée au coin de l'expérience et qui ajoute à
tout ce qu'il dit sur la croix et la souffrance : « Partout
où vous serez, il se trouvera quelqu'un qui vous fera de
la peine 6. »
Dieu se plaît à éprouver ceux qu'il aime 7, pour les
rendre meilleurs et accroître la somme de leurs mérites.
D'ailleurs c'est la souffrance et le malheur qui achèvent
1. Saint Luc, xxiv, 20.
2. Actes des apôtres, xiv, 21.
3. Saint Jean, xiv, 20.
4. Saint Luc, ix, 23.
5. Psaume 123. 6.
6. Livre III, ch. xxvn.
7. Quem diligit Dominus castigat. Hebr. xii, 6.
— 295 —
d'instruire et de former l'homme. « Un contemporain,
qui n'est pas Père de l'Eglise, mais qui parlait bien
jadis des choses du cœur, Ta dit : Soies un ciel toujours
pur, le cœur ne mûrit pas. Le Saint-Esprit ajoute avec
bien autrement d'autorité : Qui non est tentatus qieidscit ?
Que sait-il celui qui n'est point passé par le creuset de
l'épreuve? La douleur, en effet, est, pour les âmes,
comme ces atmosphères privilégiées qui font éclore pré-
maturément les fruits *. »
Après tout cela, est-il surprenant qu'un missionnaire
rencontre des épreuves, des tribulations, des croix?
C'est le contraire qui devrait étonner. Rien qu'en se
plaçant au point de vue humain, il n'est pas possible
qu'il en soit autrement.
A ceux qui exprimeraient un sentiment de surprise en
apprenant que MgrDanicourt a rencontré des difficultés
au sein du paganisme, de l'idolâtrie et de la superstition
des Chinois, nous répondrons qu'ils doivent bien plutôt
s'étonner de voir des évêques sans cesse en lutte dans
un pays civilisé comme la France, au sein d'un gouver-
nement régulier qui reconnaît la religion catholique
comme celle de la majorité des Français; des évêques
obligés parfois de résigner leurs pouvoirs après force
luttes et concessions pour le bien. A ceux-là nous répon-
drons encore que nous sommes bien plus surpris de voir
dans un pays catholique, civilisé comme le nôtre, des
curés naguère aimés, admirés de toute une paroisse,
tomber tout à coup dans une situation impossible, en
face de populations qui pétitionnent contre eux et
finissent par obtenir leur changement de résidence.
Mais plutôt, ne nous étonnons d'aucune de ces situa-
tions ! La raison en est toujours la même comme au
temps de saint Augustin dont le vaste génie discernait
I. Manrèze du prêtre, ibid., p. 235.
— 290 —
deux cités sans cesse en opposition ici-bas : la cité de
Dieu et la cité du démon ; la lutte du mal contre le bien,
sous mille formes diverses; le mal l'emportant parfois
sur le bien ; Dieu triomphant à la fin, mais en attendant,
exerçant ses serviteurs par toutes sortes de tribulations,
avant de leur faire remporter la couronne de justice.
Il eût manqué quelque chose à Mgr Danicourt s'il ne
fût passé par toutes sortes d'épreuves. En effet jusqu'ici
tout lui a souri, tout lui a tourné à bien, à honneur :
estimé de ses condisciples et de ses maîtres, au collège
de Montdidier, pour ses vertus et ses aptitudes; chéri de
ses élèves et aimé de ses confrères pendant les années
qn'îl professa dans cette même maison ; rempli de con-
solations durant huit années consécutives h Macao au
milieu de ses jeunes séminaristes et de ses excellents
collègues; couronné de tous les succès qu'un mission-
naire ait pu remporter, dans l'archipel Tcheousan, où
pendant quatre ans il fut l'objet de l'estime et de l'admi-
ration de l'armée anglaise ; comblé d'une joie bien légi-
time par tous les bons résultats qu'il obtint dans sa
mission du Tché-Kiang; promu à l'épiscopat pour des
motifs exceptionnels : tout lui a réussi jusqu'ici! ! ! Mais
il ne devait pas en être toujours ainsi, sinon sa vie n'eut
pas été celle du vrai missionnaire.
A l'instar de saint Jean l'évangéliste , l'un de ses
modèles de prédilection, Mgr Danicourt devait recevoir
les présents de Notre-Seigneur, les arrhes de son amour.
Quels furent ces présents?
Xotre-Seigneur a donné à saint Jean, son ( 'œur, sa
Mère et sa Croi.r. 11 n'a pas traité avec moins de faveur
cet autre disciple bien-aimé dont nous racontons la vie :
il lui a en effet donné son divin Cœur pour lieu de
repos, son divin Gœur, par une ardente dévotion qui
Ta fortifié au sein des dangers et des tribulations de l'a-
postolat; il lui a donné sa Mère par une tendre piété qui
— 297 —
la lui rendait présente en toute circonstance au point
qu'il n'entreprenait jamais rien sans elle. Enfin il lui a
donné sa croix. Certes ! dorénavant les peines ne lui
feront pas défaut.
Dans la seconde moitié de l'année 1852, M°r Dani-
court, voyant que tout était rentré dans le calme à
Tcheousan et à Ning-Po, résolut de visiter son vicariat..
Pendant tout l'hiver de 1852-1853 (six mois durant), il
parcourut toutes les chrétientés de sa province afin de
juger par lui-même de leur état, de répondre aux besoins
les plus urgents, de consoler, d'encourager ces chrétiens
que la persécution menaçait sans cesse, de prendre des
moyens pour assurer le baptême des moribonds et de
recueillir les enfants abandonnés pour les élever dans
la religion.
On ne peut s'imaginer au prix de quelles fatigues, de
quels dangers, de quelles privations il accomplit cette
mission : Naviguer sur des cours d'eau d'une canalisa-
tion irrégulière où les secousses et les chocs violents
exposent, à chaque instant, la barque à chavirer; voya-
ger à pied au moment des gelées et faire de longues
courses sur des chemins ou plutôt à travers des sentiers
étroits, raboteux et glissants : s'exposer la plupart du
temps à être dévalisé par les voleurs de grand chemin
qui sont très nombreux en Chine; se nourrir des ali-
ments les plus grossiers et ne prendre pour boisson que
de l'eau de riz, ou par extraordinaire du vin de riz,
liquide qui n'est guère fortifiant : telle fut la vie qu'il
mena pendant ces six mois. Toutefois il retournait
content à Ning-Po, car il avait préparé les moyens pour
opérer le bien sur une plus grande échelle et assurer,
par le baptême, le salut d'un plus grand nombre d'en-
fants. Mais quelles ne furent pas sa surprise et sa stupé-
faction de trouver, en arrivant à Ning-Po, le décret
de la Sacrée Propagande lui annonçant son chan-
— 298 —
gement de destination et l'envoyant au Iviang-Sy !...
Aussitôt il rassemble tous les missionnaires qu'il a
autour de lui pour conférer avec eux, et adresser, de
concert avec eux tous, à M. Etienne, ses réclamations
motivées.
Voici le texte du rapport adressé à M. Etienne par ses
consulteurs, le 1er mars 1833 :
« Monsieur et 1res honoré Père,
« Nous avons l'honneur de vous transmettre le relevé
du conseil tenu dans notre maison de Ning-Po le 27 fé-
vrier 1833.
«Le dimanche 27 février, jour du retour de sa visite
pastorale qui avait duré six mois, S. G. Mgr Dani-
court, évoque d'Antiphelles, vicaire apostolique et visi-
teur de la mission du Ïché-Kiang, nous réunit en qualité
de consulteurs de îa province et nous donna communi-
cation des pièces suivantes qui lui étaient adressées : la
première par M. Etienne, supérieur général de la Congré-
gation, la deuxième par S. Em. Mgr Fransoni, préfet
de la Propagande. » (V. les pièces ci-jointes.)
Après que la lecture en eût été donnée par M. le
secrétaire du conseil, Mgr Danicourt, en sa qualité de
président, s'exprima ainsi :
« Messieurs,
« Ne voulant pas m'en rapporter à moi-même dans
une affaire aussi grave et qui me touche de si près, je
vous prie de l'examiner sérieusement et de m'aider de
vos pensées, afin d'agir avec toute la justice, la prudence
et la dignité que réclament les questions que j'ai à vous
présenter.
« Mon changement, comme vous venez de le voir par
la lecture des pièces qui vous a été faite, est basé sur
— 290 —
deux seuls motifs : d'abord la présence de graves diffi-
cultés qui existeraient pour moi hic et nunc dans la mis-
sion du Tché-Kiang; ensuite l'impossibilité où je suis
de pouvoir y faire le bien. Telles sont les deux raisons
que le décret précité dit avoir été alléguées par M. le
supérieur général...
a Cela posé, Messieurs, pour l'honneur de la justice et
de la vérité, ainsi que pour la rectification de ce qu'il
peut y avoir de faux ou d'inexact dans les informations
qui ont été données à M. le supérieur général, je vous
prie de répondre in Domino aux questions suivantes :
u 1° Les graves difficultés, les embarras, adjunetaque
rerum adversa, dont il est qustion dans les deux lettres
ci-dessus, et qui sont le motif déterminant de mon chan-
gement, existent-ils dans la mission du Tché-Kiang?
« 2° Suis-je dans l'impossibilité d'exercer le ministère,
pastoralia mania, dans cette mission et d'y faire le bien?
« 3° Depuis les malheureux événements qui se sont
passés à Tcheousan seulement, et non dans toute la pro-
vince, est-il vrai de dire que mon séjour ne pourra plus
y être que bien triste et bien amer et qu'il me sera moins
pénible d'aller travailler dans le Kiang-Sy?
« 4° Pourrai -je faire le bien dans le Kiang-Sy plus fa-
cilement que dans le Tché-Kiang?
« 5° L'état actuel de ma santé n'est-il pas un motif
grave de représenter à la Sacrée Congrégation et à M. le
supérieur général les difficultés de ce changement et les
grands embarras ainsi que le mauvais effet qu'il pro-
duira sur les prêtres chinois et les chrétiens des deux
provinces et des autres vicariats voisins.
« 6° Pour toutes ces raisons le conseil est-il d'avis,
qu'avant de mettre à exécution la détermination de M. le
supérieur général et le décret de la Sacrée Congrégation
de la Propagande, qui n'est pas encore connu de Mgr le
vicaire apostolique du Kiang-Sy. je doive informer l'un
— 300 —
et l'autre du véritable état des choses et attendre leur
décision ultérieure?
« Après y avoir sérieusement réfléchi devant Dieu, les
consulteurs ont donné les réponses suivantes :
« Alapremière question, non : il n'existe actuellement
dans la mission aucune difficulté, aucun embarras, ni
local, ni général, ni personnel. Il y a eu, il est vrai, de
graves affaires à Tcheousan comme on peut le voir par
l'exposé fidèle qu'en fait Mgr Danicourt dans sa lettre à
M. le supérieur général et à la Sacrée Congrégation delà
Propagande, mais aujourd'hui tout est en paix et dans
un état meilleur qu'auparavant.
« A la seconde question, non : Mgr Danicourt n'est pas
dans l'impossibilité de faire le bien dans la mission. 11 y
a eu des cabales suscitées contre Sa Grandeur, mais les
coupables ont reconnu leur faute et en ont fait publique-
ment pénitence. La visite pastorale que Mgr Danicourt
vient de faire et qui a duré six mois prouve que Sa
Grandeur a la confiance des chrétiens qui l'ont reçu par-
tout avec le plus grand empressement.
« Du reste il est essentiel de remarquer que Mgr Dani-
court, depuis la mort de son prédécesseur, a presque
toujours été seul et sans aides; mais aujourd'hui qu'il a
avec lui plusieurs confrères européens, il n'y a aucun
doute qu'avec ce secours il n'opère à l'avenir un plus
grand bien dans la mission qui lui est confiée.
« A ia troisième question, nous pensons tout le con-
traire et nous sommes persuadés qu'après avoir été vu
au milieu de graves difficultés, Monseigneur jouira d'un
grand bonheur et de consolations bien douces en voyant
la paix et la prospérité régner dans une mission qu'il a
pour ainsi dire fondée avec tant de peines et dont il est
juste, ce nous semble, qu'il recueille les fruits et ne soit
point séparé.
« Du reste quel est le vicaire apostolique qui n'a pas
— 301 —
eu de difficultés, des embarras, des croix, etc., et par
conséquent quel est celui qui ne sera pas obligé de
changer de vicariat si les difficultés sont un motif de
changement.
« A la quatrième question, non : à cause du nouveau
langage qu'il sera obligé d'apprendre, de l'étude qu'il
sera forcé de faire, des usages, des localités, etc., la-
quelle nous semble être actuellement bien difficile pour
Mgr Danicourt à cause de son âge et de sa santé. Du
reste pour faire le bien il faut avoir la confiance; or
n'est-il pas à craindre que les chrétiens du Kiang-Sy en
voyant qu'on leur envoie un vicaire apostolique changé
de vicariat parce qu'il a eu des difficultés, etc., au lieu
d'avoir confiance en lui, ne soient portés a s'en éloigner.
Que penseront-ils de ce changement? Qu'en penseront
les prêtres chinois du Tché-Kiang et du Kiang-Sy; et
surtout un de cette dernière province qui, ayant été obligé
de quitter Tcheousan comme étant en grande partie la
cause des malheurs de cette chrétienté, ne manquera
pas, en voyant le changement de Mgr Danicourt, de
rejeter toute la faute sur Sa Grandeur et lui nuira gran-
dement dans l'esprit des chrétiens et des missionnaires.
« Si Mgr Danicourt eût été nommé au vicariat du
Kiang-Sy, immédiatement après la mort de Mgr Laribe,
ou tout au moins avant la nomination et l'installation de
Mgr Delaplace qui a déjà pris possession, il n'y aurait
peut-être rien à dire de ce côté-là; mais aujourd'hui que
chaque vicaire apostolique est installé dans sa province
respective, le changement en Question nous semble pré-
senter les plus graves inconvénients pour Mgr Danicourt
dans le Kiang-Sy et pour Mgr Delaplace dans le Tché-
Kiang. D'ailleurs un tel changement ne s'est encore
jamais vu, et il est bon, ce nous semble, que ce ne soit
pas notre congrégation qui donne en Chine le premier
exemple de ce genre.
- 302 —
« A la cinquième question, oui : l'état de soull'rance
dans lequel se trouve habituellement Mgr Danicourt
semble ne pouvoir plus être compatible avec tout ce qu'il
aura à souffrir de bien des manières au Kiang-Sy; et
c'est ce qui nous fait dire qu'il est grandement à
craindre que ce changement n'entraîne après lui quelque
accident fâcheux.
« A la sixième question, oui: Mgr Delaplace n'étant
pas encore informé de ce changement, tout restant dans
le statu quo jusqu'à nouvel ordre et n'y ayant aucun
péril in morâ (k attendre), le conseil est d'avis d'at-
tendre la décision ultérieure de M. le supérieur général
et de la Sacrée Congrégation de la Propagande.
« Telles sont, Monsieur et très bonoré Père, les
réponses que nous avons cru. en conscience et pour le
bien de tous en général, donner aux questions qui nous
ont été proposées par Monsieur le visiteur de cette pro-
vince.
k Nous avons la confiance qu'elles obtiendront votre
sanction et c'est dans cette espérance que nous avons
l'honneur d'être, avec le plus profond respect et le plus
parfait dévoûment,
Monsieur et très honoré Père,
« Vos très humbles et très dévoués serviteur-.
Ces réponses si claires, si nettes, si catégoriques
firent impression sur l'esprit de M. Etienne: nous en
trouvons la preuve dans une lettre de Mgr Delaplace à
Mgr Danicourt : «La manière dont vous a écrit notre
très honoré Père ne parait pas prouver autre chose,
sinon qu'après vos réclamations, notre maison de Paris
-t mise tout à fait de coté. C'est ainsi en effet que la
chose est arrivée. Dès que l'on eut connaissance de vos
réponses au décret du 10 septembre 18o2; on s'est dit à
— 303 —
Paris et on me l'a écrit : Rome arrangera l'affaire
comme elle voudra; en attendant, on nous a traités,
vous et moi, sur l'ancien pied. La Sacrée Congrégation
a donc rendu cette nouvelle décision proprio motu et me
l'a expédiée directement par la voie de Hong-Kong.. '.
En même temps que les consulteurs de la province du
Tché-Kiang, Mgr Maresca, administrateur apostolique
de laprovince de Nankin; Mgr Delaplace. vicaire aposto-
lique du Kiang-Sy, et M. de Bourboulon, ambassadeur
de France en Chine, adressent au Saint-Siège des récla-
mations dans le but que Mgr Danicourt soit maintenu
au Tché-Kiang.
Pendant ce temps-là les chrétiens du vicariat prient
avec ferveur pour obtenir de Dieu le maintien, parmi
eux, de leur bien-aimé pasteur.
Tout le monde s'y est mis, tous, excepté la personne
qui, n'ayant pas, sur certains points, la manière de voir
de Mgr Danicourt, mais étant d'ailleurs bien inten-
tionnée, avait cru devoir adresser à M. Etienne des rap-
ports qui ont eu les conséquences exposées dans le
présent chapitre. Il n'y a rien en cela qui doive nous
surprendre, car L'expérience nous apprend que les
hommes marquants et tous ceux qui jouent un grand
rôle ici-bas soutirent contradiction, très souvent, de la
part de ceux qui devraient agir de concert avec eux. Il
ne faut pas demander à l'esprit humain plus qu'il ne
peut : il est dans sa nature de ne pas toujours voir les
choses avec la pleine lumière de la vérité et surtout de
ne pas les apprécier avec toute la justesse désirable.
Du reste c'est à cela qu'il est fait allusion dans la
notice extraite des archives de la Propagande. (V. le
premier Appendice.)
i. Lettre datée du Ku-Tcheo», 3 juin 1854. Comme on le voit
d'après celte date, l'affaire traîna assez en longueur.
— 304 —
Les lettres de Mgr Danicourt, égarées en chemin,.
n'arrivèrsnt pas à Rome aussitôt qu'elles auraient dû -,
et la Sacrée Congrégation fut étonnée de son silence;
mais avant reçu les lettres de NN. SS. Maresca et Dela-
place, ainsique celles de M. Bourboulon, elle tint conseil
une seconde fois ; enfin les lettres de Mgr Danicourt lui
étant parvenues, elle s'assembla une troisième fois, et,
malgré tout ce qui a été dit pour défendre et justifier le
prélat, elle crut devoir maintenir son décret.
On comprend qu'une Congrégation comme eelle-lù ne
puisse se déjuger, ni revenir sur un décret. Des raisons
d'un ordre supérieur, nous le concevons très bien,
obligent une Congrégation à agir ainsi, à sacrifier plutôt
une personne, fùt-elle évèque, qu'à amoindrir son auto-
rité. La manière dont elle traitera bientôt Mgr Dani-
court, nous prouvera que si elle avait été mieux infor-
nii-e, elle n'eût pas lancé le décret de la translation du
prélat au Kiang-Sy.
Pour qui sait lire entre les lignes, la lettre de la Pro-
pagande que nous citerons, dans le courant du chapitre
<|ui suit, le fera bien comprendre. ïl sera égalemenl
facile d'y voir que M. Etienne revint sur ses premières
impressions et que les nuages amoncelés pour un temps
dans son esprit, ayant été dissipés, il continuera d'avoir
pour Mgr Danicourt la même estime et la même affec-
tion qu'autrefois.
Quoi qu'il en soit la blessure était faite, la victime
immolée.
Dans une lettre intime adressée à son frère, M. Charles
Danicourt, du 16 juin 1853, Mgr Danicourt se justifie
lui-même, mais d'une façon qui fait bien ressortir son
humilité :
c. Les sentiments que vous avez ('prouvés en appre-
nant mon changement et mon envoi au Kiang-Sy sont
- 305 -
les mêmes que les miens, que ceux de mes confrères,
ainsi que ceux dos autorités ecclésiastiques et civiles
dans ces parages, qui tous d'un commun accord ont
porté à Rome et à Paris des réclamations encore plus
fortes que les miennes, d'autant plus que les raisons
alléguées pour mon changement n'existent pas. Cela a
indisposé ici bien des personnes qui sont au fait de l'état
de la religion dans cette province et qui ne comprennent
pas qui apu donner à M. Etienne des détails si erronés à
mou sujet. J'espère que la Sacrée Congrégation, dont j'ai
invoqué la justice et l'équité, reviendra sur ses pas et
révoquera son décret. Le Prolonotâire de la Propagande
en Chine, M. Antonio Feliciani, m'en donne l'assuraoce.
Du reste, il ne m'est pas possible, après les vingt ans que
je viens de passer en Chine, de répondre aux besoins du
Kiang-Sy où Ton compte près de dix mille chrétiens.. .
Je ne suis ni de fer, ni d'airain, mais d'os et de chair
comme les autres ; et de tels procédés ne sont bons qu'à
décourager. Je sais qu'à Paris on veut des gens de
talent, des gens de capacité et mon tort est de n'être ni
l'un ni l'autre * ; mais on se trompe énormément si l'on
pense qu'on ne peut faire le bien en Chine, si l'on n'est
des phénix. L'expérience du contraire est trop connue
pour le démontrer. Je vous dis cela pour que vous sa-
chiez que la position des missionnaires qui vivent long-
temps en Chine est des plus dures qu'on puisse ima-
giner, et qu'ils ont grand besoin de prières pour qu'ils
puissent y tenir. Si je n'avais que quelques années en
Chine, peu m'importerait de travailler dans telle ou telle
province ; mais quand on a roulé sa bosse- pendant
vingt ans, dans ces centrées qu'on connaît très peu en
Europe, je parla de la vie du missionnaire missionnant,
i. C'est sa profonde humilité qui le fait parler ainsi, car nous
savons pertinemment qu'à Paris on le tenait en haute estime.
•20
— 306 —
c'est le rendre inutile que de l'envoyer dans une autre
province, où tout lui est contraire, le langage surtout.
Je ne refuse point le travail [non recuso laborcm), grâce à
Dieu, mais encore une fois, je ne puis en conscience
prendre sur moi, à l'âge où je suis, la responsabilité
d'une province comme celle du Kiang-Sy, où Mgr La-
ribe, d'après l'aveu de Mgr Delaplace, a laissé bien de la
besogne à ses successeurs... »
A peine arrivé au Kiang-Sy, Mgr Danicourt enverra à
son frère ces renseignements qui complètent sa justifi-
cation :
« On a interprété en Europe mes réclamations au su-
jet de mon changement d'une manière tout à fait oppo-
sée à mes sentiments et à mes dispositions qui n'ont
varié en rien depuis plus de vingt-quatre ans, et l'on en
a tiré des conséquences si fausses que la Propagande,
qui n'a pas reçu mes dépêches du 1er mars 1853 (elles
ont été perdues en route), m'offre au nom du Saint-Père
la permission de retourner en Europe pour rétablir ma
santé et réfléchir sur ce que je croirai le mieux à faire
devant Dieu. On lui a sans doute fait croire que je
voulais le Ïché-Kiang ou l'Europe, pas de milieu, et
comme elle n'a point vu mes lettres, elle aura suivi les
inspirations de nos Messieurs de Paris. Mais sa dernière
décision à mon sujet montre un trait de prudence et de
sagesse qui indique bien clairement qu'elle est assistée
par l'Esprit de Dieu ; car elle me conserve le titre de
vicaire apostolique du Kiang-Sy et elle me donne laper-
mission, veniam tribuit, de retourner en Europe. Je viens
de lui répondre, ainsi qu'à Paris, que je ne voulais pas
user, pour bien des raisons solides, de celte permission,
et que j'irais au Kiang-Sy, ma nouvelle mission, après
— 307 —
m'être reposé et avoir repris des forces dans un des
ports de la Chine ouverts aux Européens. Je suis sur que
la Propagande, surtout après avoir reçu la copie des
lettres perdues que je viens de lui expédier, approuvera
grandement mon parti et ma résolution de rester en
Chine...
«Je vous dirai encore qu'on a pensé que je ferais ici
de l'opposition à Mgr Delaplace et que je mettrais les
chrétiens de mon côté : mais tout le monde est ici pour
attester que je suis parti pour le Kiang-Sy aussitôt après
l'arrivée de Mgr Delaplace ; que j'ai reçu Sa Grandeur de
mon mieux et que les chrétiens ont ignoré mon change-
ment et mon départ jusqu'aux derniers moments. Si
j'avais voulu cahaler, cela m'eût été facile pendant l'es-
pace de près de deux ans.
« On se demande aussi pourquoi j'ai tant tardé de me
rendre au Kiang-Sy; mais la réponse est facile. Comme
j'avais écrit à la Propagande, dans l'ignorance où j'étais
de la perte de mes lettres, j'attendais toujours ses
réponses et je ne voulais point faire de démarches sans
les avoir reçues. Mais aussitôt que j'ai vu par les lettres
de la Propagande à Mgr Delaplace, qu'il m'était enjoint
d'aller au Kiang-Sy, je suis parti sans délai et je serais
au Kiang-Sy depuis plusieurs mois, sans la maladie
que j'ai eue en route et qui m'a forcé à rebrousser che-
min
« Je vous dis tout cela, mon cher frère, afin que vous
soyez bien au courant de cette affaire et que vous ne
soyez point scandalisé de certains rapports sans fonde-
ments qu'on a faits sur mon compte. L'esprit de cri-
tique et de censure envenime tout maintenant. Mais tôt
ou tard la vérité se découvre et elle paraîtra bientôt à
Rome et h Paris, pour ce qui me regarde. Mais quand
même elle resterait toujours cachée en ce monde, clic
sera dévoilée au grand jour des révélations : c'est ce qui
- 308 —
donne de la patience et de la consolation à ceux qui
sont calomniés f... »
Voici maintenant l'appréciation de la cour de Rome
sur la conduite de Mgr Danicourt en ces circonstances si
pénibles pour lui :
« Le fait de la translation de Mgr Danicourt au
Kiang-Sy fit paraître sous un nouveau jour les mérites
de ce prélat; car à peine la nouvelle s'en était répandue
en Chine qu'un prélat voisin du Tché-Kiang, ainsi que
d'autres personnages non moins distingués que respec-
tables, se hâtèrent de faire les plus vives instances
auprès de la Sacrée Congrégation de la Propagande,
afin qu'elle ne privât point le vicariat d'un pasteur qui
lui avait rendu tant de services pendant onze années de
travaux incessants. Et dans cette circonstance, ils expo-
saient les vertus dont il était doué, les efforts qu'il avait
faits pour étendre la foi, comme aussi l'influence dont il
jouissait dans cette région.
« D'autre part, la Propagande, qui avait uniquement
en vue les vrais intérêts des deux vicariats, désirant
faciliter à Mgr Danicourt l'exercice de son ministère
pastoral, voulut maintenir le décret du 10 septembre,
dans lequel, sans déroger en aucune manière au décorum
et à l'estime dus au prélat/ on adoptait une mesure ten-
dant à lui assigner un nouveau terrain, sur lequel, libre
de tout embarras, il pourrait développer tout son talent
et mettre ses forces en œuvre pour le bien de la religion
catholique.
« Il est facile de se figurer combien devail être dur
pour lui le sacrifice d'abandonner une terre arrosée de
1. Lettre de Mgr Danicourt à son frère, M. Ch. Danicourt, le
11 octobre 1854.
— 309 —
ses sueurs, où il avait engendré tant dames à la vie de la
grâce et où il voyait fleurir tant d'oeuvres, fruit de son zèle
et de sa charité! Il lui fallait se transporter sous un autre
climat, apprendre une nouvelle langue, faire connais-
sance avec les habitants de cette contrée, étudier leurs
mœurs et leurs usages : tout lui rendait pénible ce chan-
gement.
« Sa santé s'était depuis quelque temps affaiblie : les
vicissitudes par lesquelles il était passé avaient abattu
considérablement son courage au point qu'il était désor-
mais décidé à implorer de la Propagande la grâce d'être
déchargé du poids du gouvernement de n'importe quelle
mission.
« La Sacrée Propagande s'empressa de le réconforter
et elle chargea même Mgr Delaplace de faire tous ses
efforts pour le tranquilliser dans ses appréhensions mal
fondées et le soulever de l'état d'abattement dans lequel
il se trouvait.
<c Etant ainsi réconforté, il se prépara bientôt à suivre
avec une louable docilité les ordres du Saint-Siège,
auquel il ne s'était jamais opposé; et sans manquer à cet
esprit de généreuse abnégation, qui fut toujours propre
aux apôtres et à leurs successeurs, il quitta sa chère
mission du Tché-Kiang et partit immédiatement pour le
Kiang-Sy... * »
1. Notice biographique extraite des Archives de la Propagande
CHAPITRE VI
SÉJOUR DE MONSEIGEUR DANICOURT AU KIANG-SV
(1854, 1855).
Mgr Danicourt éprouve encore une grande peine avant de quitter
Ning-Po et la province du Tché-Kiang. — « Le 23 juin 1854,
vigile de saint Jean-Baptiste : parti pour le Kiang-Sy, tombé malade
à Hang-Tchéou. — Le 7 septembre 18oi, vigile de la Nativité :
revenu de Kui-Tchéou à Ning-Po pour me rétablir. » — Il reçoit des
lettres encourageantes de Rome et de Paris. — a Le 2 mars 18oi>,
saint Simplice : reparti pour le Kiang-Sy. — Le I9mars 180,'i, saint
Joseph ; arrivé h Yu-Chan dans la familleOu. — Le 28 mars lSo.i,
saint Xiste III : arrivé à Kiou-Tou. » — Etat du Kiang-Sy, son
nouveau vicariat : ses occupations. — Lettres à son beau-frère,
à son frère, M. Charles Danicourt, à Mgr de Salinis, évoque
d'Amiens. — Mgr Danicourt demande des missionnaires à Rome :
réponse du cardinal Antonelli.
Malgré toutes les amertumes qu'il eut à dévorer
depuis un an (de février 1853 à juin 1854), Mgr Dani-
court n'a pas cessé de travailler un jour à sa vigne. Au
milieu de ses plus grandes peines, il s'efforçait de réa-
liser une des choses qu'il avait le plus à cœur, la cons-
truction, à Ning-Po, d'une église qui put contenir tous
les chrétiens dont le nombre allait toujours croissant.
Cette construction était devenue nécessaire, comme il
nous l'apprend lui-même dans une lettre à son frère ' :
1. Lettre à M. Charles Danicourt, 22 septembre 18i>3.
— 311 —
« Les visites des sœurs à domicile font merveille ; les
enfants arrivent de toutes parts. Elles bâtissent main-
tenant pour avoir un peu plus de local : mais notre cha-
pelle qui est au milieu de l'établissement les gêne beau-
coup. Comme je puis disposer d'un peu d'argent, et que
le consul portugais M. Marques vient d'ouvrir une
souscription en notre faveur pour l'église catholique,
qui ira à trois cents piastres au moins, nous perçons les
fondements de notre église; mais comme nous irons
doucement, je ne puis dire quand elle sera terminée, à
moins que les secours pécuniaires n'arrivent plus tôt
que je ne pense. »
Six mois après il entreprenait le voyage assez lointain
de Macao et de Manille (3 janvier 1854) pour l'achat de
bois de construction.
De retour à Ning-Po, le 3 avril, il se mit à l'œuvre
pour bâtir son église.
C'était une bien grande consolation pour lui, au sein
môme de toutes ses tribulatidns, de voir s'élever, au
centre d'une cité païenne, une belle église qui devait
être une prédication permanente de la vraie religion; il
se réjouissait déjà dans la pensée qu'il pourrait y dé-
ployer bientôt l'éclat des cérémonies du culte catholique
et par ce moyen attirer les Chinois, frapper leur esprit,
et les gagnera Dieu. Mais hélas! ce n'était qu'un beau
rêve! Cette église allait devenir aussi pour lui une
source d'amertume. Pendant un séjour forcé dans l'in-
térieur du Tché-Kiang, où une épidémie le retenait
auprès des chrétiens malades, les maçons chinois, étran-
gers aux constructions européennes, avaient changé ses
plans et donné à l'édifice un vice de construction qui
devait en causer la ruine dans un avenir prochain l. On
1. Ces détails sont confirmés dans la lettre de M. Glau que nous
citerons plus loin.
— 312 —
laissa le monument subsister quelque temps, mais peu
après le départ du prélat pour le Kiang-Sy, il ne fut
qu'un monceau de ruines : plus de 25.000 francs y
furent engloutis. Les desseins de Dieu sont impéné-
trables! Tant il est vrai que le bien ne se fait qu'à force
de sacrifices! Sine sanguinis effusione non fit remissio. Le
rachat des âmes, le salut des infidèles ne s'opère que par
l'effusion du sang-, qu'il s'agisse du sang versé dans le
martyre véritable ou de l'effusion du sang du cœur»
c'est-à-dire des larmes, selon saint Augustin, toujours
est-il que leur salut est à ce prix.
Dans le courant du mois de mai 1854, Mgr Danicourt
reçut une lettre pressante de Mgr Delaplace qui le déter-
mina à quitter définitivement le Tché-Kiang pour se
rendre au Kiang-Sy :
« Monsieur et très honoré confrère,
« La grâce de Notre- Seigneur soit avec nous pour
jamais.
« J'ai l'honneur de vous envoyer copie d'une lettre
que j'ai reçue de Rome, il y a cinq jours. D'après cette
lettre, vous voyez quel a été le résultat de nos dé-
marches. Je dis nos démarches : car l'année dernière,
2 mai, en écrivant de Kui-Tchéou à la Sacrée Congréga-
tion, je parlais complètement dans votre sens. La preuve
en est dans ces paroles du cardinal Fransoni : eadem ab
episcopo Antiphellcnsis oblata momenta rationum, etc. Donc
les mêmes motifs que vous aviez allégués, je les allé-
guais, je les confirmais, je les corroborais. Néanmoins
Rome maintient le décret. Que nous reste-t-il sinon le
renovo quod emisi votif m obedientiœ?
« Je sens bien, très cher et très honoré confrère, tout
ce que cette décision doit avoir pour vous de pénible,
surtout après de telles réclamations. De mon côté, per-
— 313 -
metlez-moi que je le dise, j'ai aussi des sacrifices à faire :
ils me touchent au vif, Dieu le sait. Unissons donc notre
holocauste et offrons-le généreusement au Seigneur qui
le demande.
u Aussi bien après cette seconde lettre si formelle, si
urgente, y aurait-il à reculer? Y aurait-il à différer? Y
aurait-il à hésiter? Non...
« D'ailleurs, très honoré confrère, le Kiang-Sy, tout
misérable qu'il est, ne vous laissera pas sans consolation.
Les baptêmes d'adultes ne sont pas si rares, nous en
avons eu cent vingt et un l'année dernière. La Sainte-En-
fance surtout est en très bonne voie et promet considéra-
blement pour l'avenir. Nos derniers comptes donnaient
2.445 baptêmes. Vous direz que votre santé, le changement
de langage, etc., vous empêcheront de faire prospérer les
œuvres? Permettez à cela un seul mot de réponse. Vous
avez en toute simplicité exposé à Rome ces différents
obstacles. Rome a passé par-dessus. Donc l'omission du
bien que vous ne pourrez pas faire ne saurait vous être
imputable d'aucune façon. Et puis : vous avez dix
missionnaires sur lesquels il suffit d'agir directe-
ment, et par eux vous gouvernerez tout votre trou-
peau1, etc., etc.. »
Quelques jours après la réception de cette lettre,
Mgr Danicourt partit pour le Kiang-Sy : c'était le 23
juin 18o4, et par conséquent, quatre mois avant qu'il
reçût du cardinal Fransoni la réponse à ses lettres et la
confirmation du maintien du décret de la Propagande
auquel Mgr Delaplace vient de faire allusion.
« Après l'arrivée de Mgr Delaplace à Ning-Po, écrit
Mgr Danicourt, quoique bien fatigué, je me suis ache-
miné vers le Kiang-Sy, tout le monde me disant qu'il
1. Lettre de Mgr Delaplace, datée de Ling-Kiang, 15 mai 1854.
— 314 —
me serait bien difficile d'y arriver, vu l'état de ma santé.
En quittant Kia-Shing-fou pour me rendre ici, qui est la
dernière ville à l'ouest du Tché-Kiang, j'ai été attaqué
de cette fièvre qui m'a fait souffrir horriblement depuis
Kia-Shingjusqu'à Hang-Tchéou et depuis Hang-Tchéou
jusqu'à Tchu-Tchéou. Les accès étaient tels que je ne
pouvais m'empêcher de crier dans la barque païenne :
Mon Dieu, ayez pitié de moi... Si je fusse resté trois jours
de plus en barque, je crois que j'y serais mort. On ne
trouve que du riz sur ces barques qui font les voyages
les plus laborieux qu'on puisse imaginer : il faut re-
monter une rivière pleine de cailloux, peu profonde et
où l'on touche le fond presque à chaque instant. Enfin,
je suis arrivé le 10 août, mais dans un état pi-
toyable, maigre, pâle, défiguré, la langue noire, sans
forces, sans sommeil aucun depuis Kia-Shing : ce qui
est la plus grande des privations. Aujourd'hui, je com-
mence à reprendre un peu de forces, mais vu mes Ira -
vaux et mes fatigues passés, je suis désormais un
homme inutile pour les missions, ce que j'écris à
M. Etienne, en lui demandant de retourner en France
pour finir mes jours dans la congrégation sans distinc-
tion aucune, mais comme le dernier de ses membres : ce
qui sera le comble du bonheur pour moi. Depuis plus de
vingt ans que je travaille pour les autres, il est temps
que je m'occupe uniquement de moi, surtout après une
vie si agitée, comme celle que j'ai menée ici... Soyez
tranquille à mon sujet : je me confie en la bonté de
Jésus, mon bon Maître et de Marie ma bonne Mère. L'é-
preuve par laquelle je viens de passer a été dure. Me
voilà malade, sans savoir si j'en relèverai; mais grâce
à Dieu, je ne crains pas la mort : Dieu est plein de misé-
ricorde et Marie est ma bonne Mère... ' »
i. Lettre à M. Charles Danicourt, datée de Kui-Tcheou-fou, le
23 août 1854.
— 315 —
Cette consolation de finir ses jours à Saint-Lazare ne
lui fut pas accordée; ses désirs en cela ne furent pas
exaucés pour le moment et de la manière qu'il avait
espérée, mais ils le seront bien autrement, car il y re-
viendra dans cette chère maison; oui il y reviendra dé-
légué par le Vicaire de Jésus-Christ pour la plus noble
des missions que son cœur ait pu envier : pour accom-
pagner les reliques d'un martyr qui fut son ami. Il y
reviendra! pour déposer ces restes précieux qui devront
embaumer le foyer de la Congrégation et faire germer
bien des vocations pour l'apostolat. Il y reviendra! mais
après avoir traversé des épreuves plus grandes encore,
après avoir subi le martyre et confessé la foi. Il y re-
reviendra! pour édifier ses confrères et les jeunes lé-
vites de Saint-Lazare par une sainte mort. Il y
reviendra! pour apporter les reste d'un zèle épuisé au
salut des infidèles et rendre son àme à Dieu auprès du
glorieux tombeau de son bien-aimé Père saint Vin-
cent.
« Peu de jours après vous avoir écrit de Kui-Tchéou-
fou, dit-il encore à son frère *, voyant que les médecins
chinois ne pouvaient m'ôter la fièvre maligne qui m'a-
vait conduit si près de la mort, et me trouvant dans
l'impossibilité de continuer ma route vers le Kiang-Sy,
j'ai pris le parti de retourner à Ning-Po où je suis arrivé
le 7 septembre, après avoir fait plus de cent lieues en
barque dans l'espace de cinq jours. Vous voyez que Dieu
a été avec moi en route. Nos bonnes sœurs (difficile de
vous exprimer la joie qu'elles ont eue ainsi que les chré-
tiens en me voyant) m'ont donné de si bons remèdes, et
m'ont si bien traité, qu'au bout de trois semaines, il s'est
opéré un si grand changement en mieux, que tout le
i. Lettre à son frère M. Charles Danicourt, Ning-Po, le 11 oc-
tobre 18o4.
— 310 —
monde en a été émerveillé et que la sœur Auge qui a
été mon médecin, et qui avait eu de grandes appréhen-
sions à mon sujet, n'en revenait pas me voyant si bien en
peu de temps. Il semble que l'aimable et douce Provi-
dence, qu'on a priée avec tant de ferveur dans toutes
les chrétientés, veuille me retenir en Chine contre tout et
malgré tout... »
Enfin sa santé ayant été à peu près rétablie, Mgr Da-
nicourt partit définitivement pour le Kiang-Sy, le 2
mars 18"Jo. Il a donc quitté le Tché-Kiang l'une des plus
belles et des plus riches provinces de Chine, pour l'une
des plus pauvres, des plus déshéritées ! Il a quitté ces
magnifiques établissements fondés avec tant de peines
et aux prix des plus lourds sacrifices, pour habiter au
milieu des ruines et des dévastations du Kiang-Sy!
Lorsque tu étais jeune, disait Notre-Seigneur à saint
Pierre, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais ;
lorsque tu seras vieux un autre te ceindra et te conduira
où tu ne voudras pas. Mgr Danicourt dut subir le même
sort; mais ce n'est point encore là son calice le plus
amer : plus de deux ans s'écouleront jusqu'à ce que
Notre-Seigneur le lui présente, à cette heure solennelle
où il se trouvera en face de la persécution. En attendant
il lui ménageait deux grandes consolations :
La première lui vint de Paris : M. Etienne, ne con-
naissant pas quelle détermination avait prise Mgr Dani-
court et ignorant qu'il fût parti pour le Kiang-Sy avant
l'arrivée de la troisième réponse de Rome, lui écrivait,
au lendemain de son départ, une lettre dont la princi-
pale pensée répondait on ne peut mieux au désir
exprimé plus haut par le prélat :
« La Propagande vous engage à venir en Europe
remettre votre santé affaiblie par vingt années de rudes
travaux. Yous pensez bien que je serai heureux de vous
recevoir dans notre maison-mère. Vous y serez au sein
— 317 —
d'une famille qui vous estime et vous aime. Je ne négli-
gerai rien pour vous mettre à même de reprendre vos
forces et pour vous rendre capable de rendre encore de
bons services à l'Eglise et à la compagnie. Comptez que
vous trouverez en moi un cœur bien dévoué...»
Lorsque cette lettre parvint à Mgr Dauicourt, il y avait
plusieurs mois qu'il avait quitté le Tché-Kiang et
renoncé à retourner en Europe : elle ne dut pas moins
lui faire plaisir.
En voici venir une autre bien plus consolante : c'est
celle qu'il reçut de Rome.
« Nous nous empressons de répondre immédiatement
à la lettre que Votre Grandeur nous a adressée le 28 sep-
tembre dernier. Bien que nous sacbions à présent que,
grâce à Dieu, la violence du mal est calmée et que nous
avons tout lieu d'espérer que vous avez retrouvé la
santé et êtes revenu à votre ancienne vigueur, cepen-
dant nous avons eu lieu de nous affliger des dangers et
des maux de toute sorte que vous avez affrontés pour
vous rendre à votre mission. Mais de même que nous
nous sommes réjouis en voyant Votre Grandeur, à peine
eût-elle connu et apprécié sagement l'intention du
Saint-Père... obtempérer sans retard aux désirs de Sa
Sainteté, ce qui ne nous a jamais paru douteux; de
même que nous vous apprenons que Sa Sainteté
approuve avec bonheur votre résolution de ne point
user de la faculté qui vous a été laissée de retourner en
Europe ni à Paris, mais de demeurer en Chine, dans une
résidence peu éloignée de votre mission et où vous
puissiez tout à la fois remettre votre santé et veiller sur
votre troupeau, autant que vous le pourrez; et cela
jusqu'à ce que les forces vous étant rendues, vous ren-
triez au milieu du troupeau du Seigneur pour le paître
et le gouverner.
« Nous vous félicitons affectueusement du zèle tout
— 318 —
particulier avec lequel vous n'avez cessé un instant de
travailler pour étendre le règne de la foi et procurer le
salut des âmes; nous vous félicitons également de votre
entière soumission aux ordres du Saint-Père; nous vous
renouvelons toute notre estime et nous prions ins-
tamment le Dieu très bon et tout-puissant de conser-
ver le plus longtemps possible Votre Grandeur saine et
sauve.
« Donné à Rome, au palais de la Propagande, le
30 janvier 18oo.
« Votre frère très dévoué,
« Cardinal Fransoni,^;v^V de 1" Congrégation.
« Al. Barnabo. secrétaire. »
Parti de Xing-Po le 2 mars, Mgr Danicourt était arrivé
à Yu-Chan, dans la famille Ou, le 19 du même mois,
fête de saint Joseph. C'était la première ville, c'était la
première famille qu'il visitait dans cette province. L'im-
pression qu'il ressentit en apercevant les montagnes, les
villes et les villages de cette contrée fut douloureuse ;
Yu-Chan en particulier se ressentait des malheurs des
temps et offrait plutôt l'aspect d'une ville en ruines que
d'une cité florissante.
La famille Ou, pauvre comme toutes les familles chré-
tiennes de ce pays, ne put offrir au prélat que l'hospita-
lité du cœur et non celle de la fortune. Toutefois ce fut
par un jour heureux et sous des auspices favorables que
Mgr Danicourt fit son entrée dans le Kiang-Sy, le jour
de la fête de saint Joseph ; il a pris soin de la men-
tionner. Or les saints donnent leurs vertus à leurs pro-
tégés selon les circonstances qu'ils traversent : les
vertus de saint Joseph, lors de son départ pour l'Egypte,
furent la soumission à Dieu, la confiance et l'abandon à
sa divine Providence, la pauvreté, les fatigues et les
souffrances supportées pour l'amour de Dieu. Xous
— 310 —
voyons les mêmes vertus briller dans la conduite de
notre saint missionnaire, et bientôt nous l'entendrons
s'écrier : Vive la pauvreté ! Vivent les privations! Vive
la souffrance!...
Après avoir encouragé et béni la famille Ou, il prit la
route de Kiou-Tou, lieu de sa résidence et de son sémi-
naire : il y arriva le 28 mars en la fête de saint Xiste III,
comme il nous l'apprend lui-même. Il se plaisait à
chercher dans la vie des saints tout ce qui put servir à
inspirer et guider la sienne. Saint Xiste est un de ceux
qui ont le plus lutté contre l'hérésie de Nestorius :
Mgr Danicourt aura, lui aussi, à combattre bien des
erreurs au Kiang-Sy ; il devra lutter contre la plus gros-
sière ignorance et les plus ridicules superstitions. Il
devra dès son arrivée dans cette province être tout à la
fois instituteur, professeur, catéchiste, tbéoiogïen; il
devra surtout s'appliquer à élever, à former les sémina-
ristes de Kiou-Tou dans la science et la piété : ce sera là
sa principale tâche avec celle du sauvetage et de l'achat
des enfants abandonnés.
Deux de ses lettres, datées de Kiou-Tou 8 octobre 1855).,
nous donnent les renseignements qui suivent, sur son
nouveau vicariat et sur ses occupations.
Nous lisons dans la première ' :
« Je suis au Kiang-Sy depuis le 28 mars dernier. Cette
province, à peu de chose près, est grande comme la
moitié delà France; mais nous n'y avons que neuf mille
catholiques parmi environ quatorze millions de païens
qui ne pensent pas plus à se convertir qu'à se noyer.
« Je reste cette année au séminaire de Kiou-Tou avec
un prêtre chinois. Nous n'avons que onze élèves dont six
\. Adressée à son beau-frère, M. Constantin Danicourt de Saint-
Léser.
— 320 —
en théologie et cinqkYabcd. J'ai de labesogne jusqu'aux
oreilles, ainsi peu de temps pour écrire. Depuis plus
d'un mois, la fièvre m'a fait plusieurs visites. Si je pou-
vais la voir et lui parler, je lui dirais de venir dans un
autre temps; mais elle n'a ni figure ni oreilles, de
sorte qu'il n'y a pas moyen de s'entendre avec elle.
« Nous avons eu cette année une chaleur maligne qui
a emporté subitement des milliers d'individus. Un de
mes missionnaires, M. Jean-Baptiste Ouan, que j'ai eu
pour élève à Macao, est mort étouil'é par la chaleur à
quinze minutes d'ici. Il venait de loin pour passer les
vacances avec moi. Je le regrette beaucoup, parce que
c'était un prêtre régulier et plein d'ardeur.
« Comme je suis nouvellement arrivé dans le Kiang-
Sy, je ne vous dirai que peu de mots sur cette province.
Elle est couverte de montagnes généralement arides.
Depuis quelques années surtout, on rencontre beaucoup
de loups de plusieurs espèces, des sangliers, des renards,
des cerfs, des chats sauvages. Les oiseaux de toute
sorte, et surtout le faisan, fourmillent dans cette pro-
vince, parce qu'il n'y a point de chasseurs. Il y a de
grandes rivières et un lac plus grand que la Picardie, où
il y a du poisson en masse. Les étangs sont aussi pleins
d'une espèce de gros poissons, très bon à manger, et
qu'on nourrit d'herbes comme les vaches. Mais il ne s'y
multiplie pas; on l'apporte ici tout petit des marais de
Kiou-Kiang-fou, où seulement il se multiplie. Les prin-
cipaux produits sont le riz, le thé, l'huile tirée de fruits
de la forme d'un petit marron. Il y a peu de blé et encore
de mauvaise qualité, presque pas de fruits excepté
l'orange dans certains cantons.
« Le grand commerce est celui des médecines végé-
tales ; les gens sont généralement pauvres; les chemins
ou plutôt sentiers sont affreux lorsqu'il pleut. Le trans-
port des marchandises se fait par barques ou brouettes
— 321 —
dont les roues à dos d'âne s'enfoncent si profondément
dans la boue, qu'il est fort difficile de les pousser. Ceux
qui ne peuvent payer une chaise à porteurs montent en
brouettes ; mais on y est tellement secoué, dans les
endroits rocailleux, qu'on n'a pas fait deux lieues sans
être écorché. Dans les auberges on est mal nourri, mal
logé... Vos étables à vaches sont plus saines que ces
réduits infects D'après ce que me disent mes con-
frères, c'est à peu près la même chose dans tout le
Kiang-Sy. Vous voyez donc que si jrai eu à souffrir au
Tché-Kiang, je vais en voir de dures au Kiang-Sy. Mais
pourvu que je puisse y faire quelque bien, je mourrai
content... »
Le même courrier apportait une lettre de Mgr Dani-
court à son frère M. l'abbé Charles Danicourt, vicaire
à Saint-Leu d'Amiens, dans laquelle sont consignés de
plus amples renseignements sur sa mission; nous en
détachons les passages suivants :
« Depuis mon arrivée ici, j'ai été fort occupé à faire
mission dans le village de Kiou-Tou et à entendre les
confessions à la chapelle. J'ai réuni ici tous les confrères
du Kiang-Sy, pour les vacances, afin de mieux les con-
naître. Mais par un coup terrible, que je ressentirai de
longtemps, M. J.-B. Ouan est mort sur le chemin à un
quart d'heure d'ici... Sa mort fait un grand vide dans
notre pauvre Kiang-Sy. M. Lu n'est plus propre qu'à
assister les moribonds. Je dois, cette année, rester au
séminaire pour la direction et les classes avec M. Fran-
çois Kiou (maintenant Fan). Il ne me reste plus que
quatre missionnaires pour soigner nos neuf mille chré-
tiens, dispersés dans les coins du Kiang-Sy, c'est-à-dire,
sur un espace de plus de cent lieues en longueur et en lar-
geur. Voyez si nous avons du chemin à arpenter. Pour
21
— 32i —
faire cette besogne comme il convient, il faudrait au
moins dix missionnaires, un dans chaque district, mais
je n'en ai que quatre. Patience ! Dieu aura enfin pitié de
nous *. Je suis assez content du district deKien-Tchang-
fou, d'où dépend Kiou-Tou. Le tribunal de la pénitence
est très fréquenté, mais en général les chrétiens du
Kiang-Sy ne remplissent guère leurs obligations. C'est
le manque de missionnaires, et de bons missionnaires,
qui en est la cause.
« Nous avons eu une mort très édifiante, cette année
à San-Kiao, dans le district de Choui-Tckéou-Jbu, où
était le séminaire avant d'être transféré ici. La vierge
Clara Hou, âgée de 30 ans, est morte comme une sainte
le jour de l'Assomption, vers cinq heures de l'après-
midi, munie de tous les sacrements. Sa grande peine
était de ne pas mourir ce jour-là. Mais comme on lui
eût fait observer, qu'à l'heure qu'il était, on ne faisait
que commencer la fête en Europe, elle s'est tranquil-
lisée et a remis son âme à Dieu dans le plus grand
calme et la sérénité des élus.
« Que vous dire des rebelles ? C'est affreux, horrible,
épouvantable. Au mois de juin dernier, une des hordes
sauvages a massacré à Ning-Tcheou, ville située sur les
limites nord-ouest du Kiang-Sy, aux moins cent mille
individus : hommes, femmes, vieillards, enfants, tout a
été tué à coups de pique. Ils n'ont épargné qu'un
millier d'individus. Ils mangent la chair humaine, après
le carnage , et on les voit fréquemment porter sur
leurs épaules des entrailles humaines, comme s'ils ve-
naient de chez le charcutier. Outre que plusieurs de nos
chrétiens, pris par eux et échappés de leurs mains, nous
racontent ces horreurs, c'est un fait qui est connu de
tout le monde.
1. Deus meus misereatur nostri!
- 323 —
c< 11 y a certainement quelques Européens parmi eux ;
car nos chrétiens ont vu à Kiou-Kiang-fou quatre indi-
vidus dont deux à cheveux blonds à barbe rousse, et
deux autres au teint fort basané et à cheveux indiens,,
et tous avec des pantalons collants et des sous-pieds :
tout le monde disait qu'ils étaient des étrangers. Cette
race infâme fait cependant des prières avant et après
les repas ; mais ce sont évidemment des prières pro-
testantes, caries catholiques, encore moins les païens,
n'ont jamais eu connaissance de semblables prières,
où des louanges aux quatre rois de l'Orient, de l'Oc-
cident, du Nord et du Midi sont mêlées à celles des
trois personnes de la sainte Trinité... Les mission-
naires bibliques, qui ont tant vanté d'abord ces nou-
veaux disciples de leur secte, doivent bien rougir main-
tenant des abominations et des cruautés commises par
leurs prosélytes : A fructibus eorum cognoscetis eos.
Le caméléon Gutzlaff. le cumulateur d'argent, comme
l'appelaient les Ang'lais, d'abord disciple de foeniché.
puis colporteur de bibles sur les côtes de Chine, par le
moyen des navires d'opium, puis attaché, comme inter-
prète, à l'expédition anglaise contre la Chine, puis ma-
gistrat civil à Mng-Po et Ting-Haè(Tcheousan), puis
secrétaire du gouvernement anglais à Hong-Kong-, enfin
mort dans cette colonie en laissant une somme de plus
de deux cents mille piastres, Gutzlaff, que les protes-
tants d'Allemagne ont eu le front de comparer à saint
François-Xavier, et qui n'a jamais pénétré jusqu'au
Japon, ce que je lis avec bien delà surprise dans ï His-
toire unirerselle de V 'Église par M. J. Alzog, doit être
considéré comme le principal auteur de ces quelques
vérités chrétiennes qu'on voit surnager çà et là sur les
ilôts impurs de la morale des rebelles ; car il a eu à son
service pendant plusieurs années des adeptes de Can-
ton, qu'il envoyait dans ces différentes provinces y pro-
— 324 —
pager sa doctrine ; car il avait aussi la sienne, et cela au
moyen de salaires copieux.
« Tout le thé que les Européens exportent de Shang-
haï vient de Ning-Tcheou, de sorte que cette ville, que
la justice de Dieu vient de punir d'une manière si ter-
rible et qui avait aussi ses iniquités, s'était agrandie
étonnamment dans peu d'années. Quatre de nos chrétiens
de Kiou-Tou qui y étaient allés pour le thé, n'ont pu se
sauver à l'arrivée des rebelles, Dieu en a délivré deux
du carnage, et après être restés quelque temps au service
des rebelles, l'un comme médecin et l'autre comme co-
piste, ils ont pu s'échapper et revenir ici. Mais nous
avons lieu de craindre pour la vie des deux autres, dont
l'un, Laurent Yeou, fils aîoé, cause à sa jeune épouse et
à toute sa famille une amertume désolante...
« La Sainte-Enfance fait des progrès au Kiang-Sy :
on a baptisé, cette année, plus de cinq mille enfants, et
si les rebelles nous laissent tranquilles, ce dont je doute,
nous recevrons un plus grand nombre d'enfants. J'ai dit
à mes confrères de faire moins d'attention aux événe-
ments de ce monde et de pousser nos œuvres selon nos
forces et nos moyens. J'aurai soin de faire donner les
noms de nos neveux et nièces '... »
A la date du 10 octobre 18ou, Mgr Danicourt adressa à
Mgr de Salinis, évêque d'Amiens, nommé à l'archevêché
d'Auch, une lettre dans laquelle il donne à Sa Grandeur
une foule de détails sur la Chine et le Kiang-Sy, détails
analogues à ceux qui sont contenus dans celles
que nous venons de citer ; il y joint des renseigne-
1. Vers la fin de cette lettre Mgr Danicourt ajoute : « J'ai fait
part à mes confrères et aux chrétiens de la belle cérémonie qui a
eu lieu dans votre belle cathédrale d'Amiens : tous en ont été
touchés et émus de reconnaissance. Mais j'attends bien autre
chose de Mgr de Salinis. » (Il s'agit de la cérémonie de sainte
Theudosie.')
— 325 —
ments curieux sur les vices et les crimes des Chinois.
Après avoir donné la statistique de sa province et
dépeint sa physionomie physique et morale il ajoute :
« Je vous le déclare, Monseigneur, à la vue de mes
neuf mille chrétiens dispersés jusqu'aux dernières
limites de mon diocèse, et n'ayant de secours à attendre
que de quatre missionnaires, j'ai besoin, pour ne pas
perdre courage, de me souvenir que comme Français je
suis le frère de ceux qui meurent en Crimée ; comme
prêtre et évêque, je suis le serviteur et le ministre d'un
Dieu qui est né dans une étable, qui a mangé son pain à
la sueur de son front et qui est mort crucifié... »
Comme on peut en juger d'après tout ce qui précède,
la grande préoccupation de Mgr Danicourt, depuis son
arrivée au Kiang-Sy, était le manque de mission-
naires : plusieurs fois il s'adressa à la maison de Paris à
l'effet d'en obtenir; mais celle-ci, soit qu'elle manquât
d'ouvriers évangéliques pour le moment, soit qu'elle
préférât attendre, ne répondit pas à son appel. Alors il
prit le parti d'écrire à Rome afin de mettre la Sacrée
Propagande au courant de sa triste situation et d'ob-
tenir, par son influence, les secours dont il avait un si
pressant besoin : c'est ce qu'il fit le 9 novembre 1855.
Quelques mois plus tard, Péminent cardinal Antonelli
lui répondait ainsi qu'il suit :
« C'est à la Sacrée Congrégation elle-même que sont
arrivées les lettres que vous avez adressées le 9 no-
vembre dernier à son éminentissime préfet, sur l'état de
votre mission, car le très illustre prélat, appelé à la
récompense promise dans le ciel, était mort dans le
baiser du Seigneur le 20 avril dernier. Bien que nous
ayons tout lieu d'être rassurés sur le sort heureux de ce
— 326 —
prélat très pieux, il est de notre devoir cependant, de le
recommander aux prières de Votre Grandeur et aux
suffrages du sacrifice non sanglant, ce que vous ferez
avec le plus grand bonheur, nous n'en doutons pas.
« Nous devons vous dire que vos lettres ont fait le
plus grand plaisir à la Sacrée Congrégation. Bien que
tout ce que vous dites de l'état de votre mission soit
triste et navrant, les très illustres prélats se sont réjouis
cependant en voyant avec quel zèle et quelle sollicitude
vous remplissez votre charge et gouvernez votre trou-
peau, en sorte qu'ils espèrent que tous les dommages
qu'a soufferts cette vigne du Seigneur, de l'injure du
temps et des différentes calamités dont vous parlez,
pourront être réparés, avec l'aide de Dieu, et qu'elle
produira les fruits désirés. Mais, comme vous le remar-
quez avec raison, puisqu'il n'est guère possible, ou plu-
tôt qu'il est impossible à qui que soit d'espérer quelque
chose dans un pays où la moisson est très abondante,
mais où les ouvriers sont en si petit nombre, qu'on
peut dire qu'il n'y en a pas, nous avons averti sans
retard les supérieurs de votre Congrégation, et nous
leur avons signifié que c'était pour eux une charge grave
de conscience de vous envoyer les missionnaires que
Votre Grandeur réclame depuis si longtemps, ce qu'ils
comprendront bientôt, nous en avons l'espoir. Votre
Grandeur trouvera ci-joints les induits qu'elle réclame.
Dieu vous garde longtemps sain et sauf.
« Votre frère le plus dévoué,
« J. Antonelli.
« Al. Barnabq, secrétaire. »
M. Etienne, supérieur général des Lazaristes, eut in-
directement connaissance de cette démarche de Mgr Da-
nicourt auprès de la Propagande et en exprima son
— 327 —
mécontentement au prélat lui-même. Mais, comme la
lettre du cardinal Antonelli le fait bien supposer, Mgr Da-
nicourt n'avait agi ainsi qu'à la dernière extrémité afin
d'obtenir à tout prix des missionnaires de la maison de
Paris. Au surplus, en faisant cette démarche, Sa Gran-
deur remplissait un devoir essentiel de sa charge et
l'on ne saurait l'en blâmer, pas plus que son éminent
panégyriste qui n'a pas craint d'émettre cette proposi-
tion, en présence de M. Etienne, à Authie : Supposé
qu'un dissentiment fut possible, il distinguait les liens,
mais il ne voulait en rompre aucun : « Comme enfant de
saint Vincent, je suis tout pour la Congrégation de la
Mission; comme vicaire apostolique et évêque, je suis
tout pour la Sacrée Congrégation de la Propagande ' . »
{. Oraison funèbre de Mgr Danicourt par Mgr Duquesnay.
CHAPITRE VII
MONSEIGNEUR DANICOURT ET LA SAINTE-ENFANCE
AU KIANG-SY (1856).
iut que se propose Mgr Danicourt dans tout ce qu'il fait ou écrit
elativement à la Sainte-Enfance. — Rapport adressé à Mgr Pa-
risis, évèque d'Arras, sur l'infanticide et l'exposition des enfants
en Chine : causes d'infanticide ; nombre d'enfants exposés au
Kiang-Sy; moyens d'exposition. — Appel aux catholiques de
l'Europe en faveur de l'œuvre. — Prêtres 'de la Sainte-Enfance
(rapport adressé à M. Jammes). — Appel des sœurs de charité
au Kiang-Sy pour la même œuvre.
Dès son arrivée au Kiang-Sy, Mgr Danicourt comprit
que, dans cette contrée plus qu'ailleurs, l'avenir de la
mission et par là même de la religion reposait entière-
ment sur la Sainte-Enfance , dans les enfants à re-
cueillir, à baptiser et à élever chrétiennement. Il fallait
dès lors songer à organiser la Sainte-Enfance sur un
assez grand pied; mais pour cela il était indispensable
d'obtenir aes subsides plus considérables et de stimuler
le zèle, la générosité des catholiques de l'Europe pour
cette belle œuvre. C'est ce qu'il eut en vue dans bon
nombre de ses lettres et en particulier dans le rapport
sur l'infanticide et l'exposition des enfants en Chine.
Laissons-le nous exposer lui-même les motifs qui ont
inspiré ce rapport plein d'actualité au moment où il a
été fait et aussi à l'époque à laquelle il reçut les hon-
— 329 —
neurs de la publicité en 1863 ; puis nous en citerons les
principaux points.
« C'est le désir d'effacer de l'esprit des associés toute
espèce de doute sur le résultat et le fruit de leurs au-
mônes; c'est l'amour de la vérité; c'est une estime sin-
gulière et pour ainsi dire une vénération envers l'en-
fance chrétienne d'Europe ; c'est pour lui donner, s'il y
a moyen, un nouveau stimulant que je fais ce rapport.
Je le lui consacre, je le lui dédie, je le lui offre comme
une dette et une redevance à laquelle sa charité a acquis
tout droit. Lorsque l'enfance donne l'exemple d'un dé-
voûment si prodigieux et rivalise d'un zèle si ardent ,
tout cœur chrétien doit se remuer pour bénir la Provi-
dence d'avoir suscité, de nos jours, des phalanges enfan-
tines, dont les cœurs, comme les aumônes, ont pu tra-
verser les mers pour sauver d'autres enfants qu'ils n'ont
jamais vus, mais qu'ils verront dans le ciel qui leur est
ouvert par le centime, l'obole, et le denier de leur
aumône.
« Je saisis la question de l'infanticide et de l'exposi-
tion des enfants en Chine, avec d'autant plus d'empres-
sement et de confiance, que nous vivons dans un siècle
où le pour et le contre ', sur les faits les plus constants
et les plus avérés, se disent, s'écrivent et se publient
avec la facilité la plus étonnante, d'où il arrive que les
lecteurs, éloignés qu'ils sont des lieux dont il est ques-
tion, ne savent plus à quoi s'en tenir. J'aime aussi à
croire qu'on ajoutera autant de foi à un missionnaire
qui , depuis l'établissement de la Sainte-Enfance en
1. Il y a quelques années, Francisque Sarcey a publié, dans le
XIXe Siècle, plusieurs articles contre la Sainte-Enfance et l'infan-
ticide : le journal Le Momie y a répondu. — Dans des ouvrages
publiés sur la Cbine, à l'occasion de la guerre du Tonkin (1884),
on a nié également l'infanticide : ce chapitre est donc ici d'une
grande opportunité.
— 330 —
Chine, s'est occupé d'une manière spéciale à connaître
le sort des enfants nouvellement nés en Chine, qu'aux
voyageurs qui dans leur course rapide, quelque talent,
quelque œil observateur qu'ils aient, n'ont pu qu'effleurer
les mœurs, les coutumes et les usages des Chinois, à
moins qu'ils ne répètent ce qu'ils ont lu dans les livres
écrits dans la solitude du cabinet.
« Je commence par mettre en fait, que si un Européen
n'est pas en contact avec les Chinois, durant de longues
années, il restera ignorant sur une foule de leurs usages
tant bons que mauvais, et je soutiens qu'il n'y a pas un
missionnaire en Chine qui n'apprenne tous les jours du
nouveau sur les mœurs et les coutumes chinoises, fut-il
vétéran dans la carrière apostolique comme le digne et
vénérable Mgr Perrocheau.
« Ismaél, pleurant, gémissant et mourant de soif sous
un arbre dans le désert de Bersabée, remue tout cœur
compatissant et lui fait verser des larmes; Moïse dans
son berceau flottant, exposé à la voracité des vautours
et des crocodiles, jette l'âme dans la sollicitude et la
crainte. Mais l'un avait sa mère pour lui fermer les yeux
et l'enterrer; et l'autre sa sœur pour le sauver, comme
un autre ange gardien. Des milliers d'années ont passé
sur la Chine et des milliards d'enfants sont morts à la
voirie et dans l'eau, sans aucune Marie qui veillât sur
leurs jours et sans aucune Agar qui pleurât sur leur
sort ! ! !
« Avant de mettre dans toute son évidence le chiffre
déplorable des enfants exposés, étouffés et noyés chaque
année en Chine, je ferai observer qu'en France, par
exemple, l'exposition des enfants a toujours été plus
grande dans les temps de misère et de corruption. Ces
enfants jonchaient les portes des églises du temps de
saint Vincent, et depuis plus de cinquante ans, qu'on me
dise combien de fois le libertinage a fait rouler nos tours.
— 331 —
« Or, y a-t-il, en Chine, moins de misère qu'en
France? Y a-L-il moins de calamités, d'épidémies, de
libertinage enfin? Nulle comparaison à établir entre les
calamités de Chine et celles de France, tant les pre-
mières surpassent les dernières
« Sans les trésors versés par la charité chrétienne pour
la conservation des enfants trouvés en Europe, que de
milliers de ces enfants périraient chaque année. Or, en
Chine quel secours accorde le gouvernement ou le peuple
à l'enfance réduite à la misère? On a bien établi dans
presque toutes les villes des hospices pour les recevoir;
ces hospices sont bien dotés de larges revenus ; on a
bien taxé dans beaucoup de villes chaque boutique de
cinq à dix sapèques à payer par mois pour le soutien des
enfants ; mais l'argent est détourné par les administra-
teurs; mais les enfants, presque tous des filles, sont si
mal soignés, si mal vêtus et si mal nourris, qu'on ne
peut mettre les pieds dans ces hospices sans se sentir le
cœur bondir et l'âme dégoûtée à la vue des saletés qui
couvrent les enfants des pieds à la tête. 11 échappe si
peu de ces enfants à la mort que les père et mère pré-
fèrent exposer leurs enfants ou les faire mourir de suite
plutôt que de les porter dans ces asiles dégoûtants où ils
savent qu'une mort certaine les enlèvera après avoir été
macérés par la souffrance et la douleur...
« Puisqu'il y a en Chine tant de myriades d'enfants
exposés et sacrifiés, peut-être va-t-on conclure que le
sentiment de la nature, si profondément gravé par la
main de Dieu dans le cœur du père et surtout de la
mère, sentiment que le glaive de Salomon fit jaillir avec
tant de force des entrailles d'une mère d'ailleurs de mau-
vaise vie, est éteint dans la plupart des Chinois. Non, il
n'est pas éteint, mais bien supplanté et dominé par la
colère, la superstition et la crainte du déshonneur,
source et origine des malheurs qui pèsent incessamment
— 332 —
sur la Chine et qui arrachent la vie à un nombre infini
d'enfants à leur entrée dans la vie et même avant leur
naissance.
« Les Chinois qui ont en partage la pauvreté et la
misère se disent, lorsqu'il leur naît une deuxième ou
troisième fille : à quoi bon nourrir cette fille? Quel
profit en retirer? Ce n'est bon qu'à balayer la maison.
Mieux vaut s'en défaire que de l'élever et la nourrir jus-
qu'à l'âge de seize ou dix- huit ans, sans savoir au bout
du compte où la placer...
« Souvent c'est une bru qui, ne pouvant supporter les
reproches et les malédictions d'une belle-mère ou d'une
belle-sœur, de ce qu'elle ne met au monde que des filles,
dans un accès de colère et de fureur, étouffe et jette sa
fille à Peau. Rien d'affreux comme une femme chinoise
en colère; on la dirait possédée du démon de la rage...
« Plus souvent encore, c'est le père et la mère qui se
disent : il vaut mieux envoyer de suite l'âme de cette
fille transmigrer chez quelque famille riche, plutôt que
de la voir végéter dans la misère et mourir de faim. On
ne se figure pas en Europe combien la croyance à la mé-
tempsycose est commune en Chine. Les missionnaires
qui n'ont des rapports qu'avec les chrétiens, ce qui a lieu
dans presque toutes les missions, n'ont pas occasion de
traiter cette matière, comme je l'ai eue tout le temps que
je suis resté au Tché-Kiang, où il m'a fallu étudier toutes
les sectes, pour être en état de les combattre et d'en dé-
montrer la fausseté aux païens...
« Mais ce sont surtout les enfants du crime qu'on fait
périr avant ou immédiatement après leur naissance ; et,
vu la corruption des mœurs qui règne en Chine, le
chiffre de ces innocentes victimes est effrayant. Et, si
Ton savait en Europe, comme le savent les mission-
naires, combien la vie est peu de chose en Chine, on
croirait bien facilement ce qu'il me peine de démontrer ici.
— 333 —
« Le gouvernement est si indolent que le crime d'in-
fanticide se multiplie partout impunément, et le peuple
est si accoutumé aux proclamations que les nouveaux
préfets, après leur installation, font afficher dans les
rues, contre les noyades d'enfants, qu'il n'y fait plus
attention : il se contente de dire que le préfet a encore
un peu d'humanité. Mais humanité fausse, puisque les
proclamations restent toujours sans effet; mais huma-
nité homicide, puisqu'elle laisse périr des millions d'en-
fants qu'elle pourrait sauver
« Je vais maintenant répondre à une objection que
quelques Européens, je le sais, ne manqueront pas de
faire ; à savoir que ce grand nombre d'enfants, qu'on
voit pourrir sur les fleuves, les rivières, dans les canaux,
les étangs, etc., sont morts de mort naturelle et n'ont
été jetés là que parce que leurs parents, étant pauvres,
n'ont point de terrain pour les enterrer, ni d'argent pour
leur acheter un cercueil. Je réponds qu'expliquer la
chose de cette manière, c'est ignorer un usage ou plutôt
un préjugé qui existe en Chine et que je vais développer,
et j'avoue franchement qu'autrefois j'étais aussi dans
cette erreur, faute d'avoir pris des informations.
« Lorsqu'il nait en Chine une fille, si on veut la con-
server, elle est lavée, sinon elle ne l'est point. Mais une
fois lavée, jamais on ne la jette à l'eau ou à la voirie, et
si elle vient à mourir, elle est toujours enterrée, d'après
un préjugé chinois qui attache un plus grand crime à
l'infanticide d'un enfant lavé qu'à celui d'un enfant non
lavé. Mais si on ne la lave point, c'est qu'on veut l'é-
touffer immédiatement, ou la noyer dans un seau, ou la
jeter à l'eau, ou la suspendre, renfermée dans un panier,
à un arbre ou dans la haie voisine. Je prie le lecteur d'a-
jouter foi à ce que je dis ici, parce que, soit chrétiens,
soit païens, tout le monde ici m'a affirmé, m'a certifié
que tous les enfants qu'on trouve morts, tant sur terre
— 334 —
que sur l'eau, ce sont autant de filles qu'on a fait
ainsi mourir.
« Le fait est tellement vrai que, dans les commence-
ments de l'établissement de la Sainte-Enfance au Kiang-
Sy, dans les localités où l'on recueillait les enfants, nos
chrétiens obtenaient difficilement le lavage de ces en-
fants, parce que les païens craignaient qu'ils ne fussent
pas reçus après avoir été lavés, et qu'ainsi ils ne leur
restassent sur les bras.
« Quoique j'aie déjà fait des interrogations à ce sujet,
je n'ai pu encore découvrir la raison pour laquelle un
enfant, une fois lavé, n'est jamais étouffé ou jeté à l'eau ;
mais bien enterré, s'il vient à mourir. Elle doit reposer
sur quelqu'une de ces mille superstitions, si profondé-
ment enracinées en Chine et si peu connues des Euro-
péens...
« J'en viens maintenant aux enfants exposés dont le
nombre n'est pas moindre que celui des enfants non
lavés, dont je viens de parler. Si je pouvais faire un ta-
bleau complet des malheurs de tout genre qui écrasent
annuellement plusieurs provinces de Chine, comme
les débordements du Houang-ho et du Yang-tse-Kiang;
la piraterie qui a étendu ses escales sur le littoral de
Chine, depuis le golfe du Tong-King jusqu'aux extré-
mités nord de celui de Pékin; les descentes des Si-fanget
de Si-tsang dans les provinces du Sse-tchuen et du Yun-
nàn ; les moissons enlevées par l'inondation, ou mou-
rantes debout soùs les ardeurs d'un ciel sans nuages ;
l'opium, ce virus meurtrier qui, attaquant et minant
le physique comme le moral de la génération présente,
laisse sur la génération suivante les traces ineffaçables
de son venin ; le jeu, cette grande passion des Chinois,
devenu si fréquent, que dans les rues et sur les barques,
on ne voit partout que des cartes, on n'entend partout
que le son des dés ; la fièvre, cette maladie inhérente aux
— 33o —
Chinois, et cela, grâce aux éludes et à la science des
empiriques et des charlatans ; les révoltes, les insurrec-
tions, les guerres, et avant tout ces hordes sauvages,
qui depuis cinq ans ont couvert de carnage et de sang
un tiers de la Chine, affublant leur monstrueuse reli-
gion de quelques lambeaux de la lîible, et des masques
de la chevalerie chinoise ; si, dis-je, je pouvais faire un
tableau complet de toutes ces calamités, personne n'au-
rait de doute sur l'immensité de l'exposition en Chine et
chacun croirait voir avec moi ces pauvres enfants, vic-
times de la misère, nus, gisants et mourants aux
portes des pagodes, sur les ponts, devant les monts-
de-piété, dans les rues, dans les latrines, sur les che-
mins, dans les champs, etc., etc. Si je mentionne tous
ces cas, c'est que j'ai une foule de faits sur chacune de
ces manières d'exposer les enfants par suite de la mi-
sère.
« Les suffocations, noyades et expositions des enfants
n'ont pas seulement lieu chez les pauvres, mais aussi
dans les familles aisées, et en voici la raison : les Chi-
nois tiennent singulièrement à avoir des garçons, afin
qu'après leur mort, ils aient quelqu'un qui leur fasse le
Keng-fan ou Taï-fan, c'est-à-dire qui leur rende le culte
superstitieux, connu sous le nom de culte des ancêtres.
Or, s'il leur naît plus de deux filles consécutivement, la
troisième, la quatrième, etc., est immédiatement étouf-
fée ou noyée, parce que, disent-ils, la mère, épuisée par
l'allaitement de ces filles, ne pourra plus donner de
garçons.
« C'est pour la même raison que la polygamie est
si commune en Chine parmi les riches. Les Chinois
prennent plusieurs femmes, surtout dans l'espoir d'avoir
de la seconde ou troisième femme, des garçons qu'ils
n'ont pu avoir de la première ou de la seconde. Mais les
pauvres ne peuvent pas avoir recours à ce moyeu
— 336 —
pour avoir des garçons, parce que les femmes s'achètent
fort cher en Chine; de sorte que pour conserver les
forces de l'unique femme qu'ils ont, ils se débarrassent
immédiatement des filles qui leur naissent coup sur
coup, pour ne pas épuiser la mère...
« Outre les causes d'infanticide mentionnées ci-
dessus, il y en a d'autres dont je vais parler '. Beau-
coup de parents pauvres, qui ne peuvent donner leurs
filles à d'autres, pour futures épouses, parce qu'il leur
faut encore ajouter plusieurs ligatures qu'ils n'ont pas,
et fournir des habits jusqu'à ce qu'au moins les filles
aient atteint l'âge de six ans, préfèrent les faire mourir
pour en être débarrassés. C'est encore la pauvreté qui
pousse un grand nombre de mères à tuer leurs filles
aussitôt après leur naissance, afin qu'avec leur lait,
elles puissent être admises comme nourrices dans
quelque famille riche, et gagner une vie qu'elles ont si
cruellement éteinte dans le fruit de leurs entrailles.
« La difficulté de trouver un parti sortable à leur con-
dition fait encore qu un grand nombre de familles aisées
tuent toutes les filies qui leur naissent, à l'exception de
la première qu'elles conservent. Et lorsqu'on demande
au père ou à la mère combien ils ont eu de filles, ils
répondent : trois, quatre, cinq, etc., et si on ajoute : où
sont elles ? Us répondent en riant qu'ils les ont offertes
au Dieu, dragondes eaux, c'est-à-dire qu'ilsles ontnoyées.
rs'ous avons ici autour de nous plusieurs familles païennes
qui sont dans le même cas. Il n'y a donc aucun
doute sur cela; car il suffit d'interroger les néophytes,
c'est-à-dire les adultesnouvellement baptisés, et tous de
dire qu'ils ont tué leurs filles, comme tout le monde le
fait, sans penser que ce fût un si grand crime... »
1. Les deux alinéas qui suivent se trouvent dans la deuxième
partie du rapport de Mgr Danicourt, mais Tordre logique des idées
exige que nous les placions ici.
— 337 —
La seconde partie du rapport traite du nombre des en-
fants exposés, des différents modes d'exposition, et se
termine par un appel chaleureux aux associés de l'Eu-
rope.
« D'après une foule d'interrogations que j'ai faites et
d'informations que j'ai prises de tout côté, j'ai acquis la
certitude que sur cent filles qui naissent au Kiang-Sy, il
y en a au moins un quart qu'on fait périr impitoyable-
ment, aussitôt après leur naissance; et pour juger du
nombre de ces innocentes victimes, sacrifiées par leurs
parents, il n'y a qu'à jeter les yeux sur la carte duKiang-
Sy-
On y voit, sur un espace de plus de cent lieues, en
longueur et en largeur, c'est-à-dire depuis Tchang-ning,
au midi, jusqu'à Choui-tchang, au nord, et depuis Yu-
ckan, à l'est, jusqu'à Pin-siang à l'ouest, soixante-dix-
huit villes murées, outre cinq bourgs comparables à des
villes... ; enfin une foule de gros villages. Qu'on juge
d'après cela de la population de la province. Pour moi,
je ne crois pas être au-dessus de la vérité, en lui donnant
vingt-cinq millions d'habitants. D'après cette estimation,
ceux qui sont experts dans la science de la statistique
pourront donner un chiffre approximatif du nombre d'en-
fants qui naissent chaque année dans une telle population,
faisant attention que les filles sont toujours plus nom-
breuses que les garçons.
« J'en viens maintenant aux différentes manières d'in-
fanticide et d'exposition en Chine. C'est généralement
aussitôt après leur naissance que les enfants , et ce
sont toujours des filles, perdent la vie : ou bien on les
noie, ou bien on les étouffe si l'eau est éloignée et
on les fait disparaître ; ce qui a lieu dans les villes
et les bourgs, dans la crainte d'être aperçu des voi-
sins.
22
- 338 —
« En dehors des villes, dans les villages, à la cam-
pagne, on les jette à l'eau ou on les suspend aux arbres,
ou bien on les dépose dans les haies et toujours ren-
fermés dans des paniers quelconques. S'il arrive qu'on
les enterre, après les avoir fait périr, la chose se fait le
plus vite possible, dans la crainte d'être vu, et alors ces
enfants ne sont recouverts que d'un peu de terre ; d'où
il arrive très souvent que les chiens, attirés par l'odeur,
ouïes pourceaux (qui pullulent en Chine), en font leur
pâture...
a L'exposition des petites filles se fait aussi de diffé-
rentes manières. Mais en général leur exposition résulte
de la pauvreté des parents et c'est toujours avant qu'elles
aient atteint l'âge de cinq à six ans. Ces expositions se
font dans les rues, à la porte des pag-odes, des temples
des ancêtres, des monts-de-piété, sur les chemins fré-
quentés, sur les ponts, aux portes des villes, en un
mot là où il passe ou entre du monde, afin qu'on les re-
cueille.
« Que de fois nos chrétiens ont vu des mères aux
aguets à une certaine distance, dans l'attente que quel-
qu'un recueillit l'enfant que la misère ou quelque autre
raison puissante les avait comme forcées à déposer fur-
tivement sur la voie publique. La première fille que j'ai
reçue à Xing-l'o-foua été trouvée à la porte d'une pagode
où sa mère l'avait déposée. Elle a maintenant dix-sept ans
et est mariée à un bon chrétien du département de Kia-
shing-fou, dans le Tché-Kiang-.
« Les séminaristes du Kiang-Sy en ont aussi recueilli
dans leur promenade, et à peine l'enfant était-il ramassé,
qu'on vovait la mère, qui se tenait cachée à quelque
distance, s'en retourner vite à la maison, contente de
voir son enfant en bonnes mains. Dans une foule de
localités, ces petites filles sont déposées la nuit dans un
des endroits mentionnés plus haut, et il arrive souvent
— 339 —
que lorsque la petite a trois ou quatre ans, les boutiques
du voisinage contribuent pour une somme de cinq à six
ligatures qu'elles donnent à une femme connue, à la
condition de nourrir l'enfant pendant un certain nombre
d'années. Si l'enfant ne meurt pas, elle est adoptée
généralement et devient la bru de sa mère par adop-
tion.
« Telles sont, à peu près, les différentes manières de
faire périr ou d'exposer les petites filles au Kiang-Sy, et
cela a lieu dans tous les départements de la province,
excepté dans les arrondissements des deux départements
de Kyn-gan-fou et Kan-tcheou-fou, où les femmes en
généra] ont leurs pieds d'Adam et d'Eve et peuvent
gagner leur vie dans les champs ou sur les montagnes,
en travaillant comme les hommes. Dans le reste de la
province, toutes les femmes ont des pieds de chèvre...
L'origine des pieds de chèvre ou petits pieds repose sur
une fable, qui dit que le diable Mo-Koui, sous la forme
d'une femme à petits pieds et embellie des parures les
plus capables de séduire et de captiver un cœur
farouche, apparut à Tchou-ouang, qui en fut épris et la
prit pour sa femme. Mais c'est tout simplement un
Régulus qui, ayant tout à craindre de la cruauté de
Tchou-ouang et voulant se le rendre favorable, lui
donna sa fille parée comme une déesse et les pieds
étroitement serrés avec des bandelettes, d'où est venu
l'usage des petits pieds...
« Au dire de nos prêtres indigènes, les familles
riches ont dans un coin de la maison ou dans un en-
droit retiré du jardin une fosse dans laquelle on jette
les filles dont on ne veut pas ; c'est ainsi qu'elles cachent
leurs atrocités et qu'elles mettent leur honneur à cou-
vert...
« J'ignore si les Chinois se servent de petits enfants
pour des opérations magiques. Mais je sais que des
— 340 —
charlatans s'en servent pour composer des remèdes
qu'ils appliquent surtout aux membres fracturés.
Après avoir décharné les os des enfants, ils en font
une poudre, puis une pâle qu'ils appliquent sur les
blessures. (Le prélat cite des faits commis par une société
de charlatans.)
c( Si j'entre dans des détails si affligeants et si déchi-
rants pour tout cœur sensible, c'est uniquement dans le
but d'exciter la compassion des chrétiens d'Europe. Si
je mets sous les yeux la plaie la plus affreuse qui ait
jamais rongé une nation, c'est afin de réclamer l'aumône
delà prière que chacun peut donner, puisque le cœur
suffit pour cela; c'est afin de solliciter l'aumône corpo-
relle de tout chrétien dans les mains duquel la bonté de
Dieu a déposé une obole
a La charité des associés de la Sainte-Enfance a déjà
planté ses jalons au delà des limites de l'Europe ; ses
collectes sont déjà parvenues à une somme prodigieuse,
vu ses quelques années seulement d'existence. Mais
qu'il lui reste encore à faire pour parer aux besoins de
la Chine ! Cependant, j'en ai la ferme confiance, son
ardeur lui fera toucher au but que s'est proposé son
illustre fondateur, je veux dire la conversion de la
Chine.
« L'association de la Sainle-Enfance repose sur un
fondement plus ferme et plus solide que le roc; elle a
pour soutien un aliment qui ne sait ni vieillir, ni périr,
la charité divine. Oui, l'enfance chrétienne, éclairée par
la lumière de la grâce et échauffée par le feu de la
charité, peut tout avec son cœur, sa prière et son
aumône. Le cœur d'une fille sans tache a tellement ravi
celui du Fils de Dieu, qu'il est descendu du ciel pour se
rendre à jamais semblable à elle. Serait-il indifférent,
se fermerait-il, ce cœur, pour de jeunes frères qui lui
ressemblent tant par les charmes de l'innocence et
— 341 —
les élans de la chanté? Non jamais : ce cœur, au con-
traire, est à eux avec ses trésors infinis de grâces et
de vertus...
« Courage donc, généreux compagnons de l'enfant
Jésus ! Déjà vous avez arraché à l'enfer des milliers d'en-
fants. Courage! vos centimes et vos sols conservent la
vie à des milliers d'enfants qui ne vivent que pour vous.
Courage! vos aumônes ont déjà, envoyé au ciel des
myriades de frères qui vous attendent et prient pour
vous. Courage ! vous allez avoir des apôtres dans vos
frères adoptifs, qui feront'en paroles, dans un empire où
« tout est Dieu, excepté Dieu lui-même, » ce que vous y
faites par vos prières et vos aumônes. Courage! vous
êtes entrés dans la plus belle carrière d'honneur qui ait
jamais été ouverte à l'ambition du cœur humain, au
bout de laquelle, au lieu de cris de victoire, au lieu de
couronnes périssables et d'ovations passagères, vous
trouverez votre frère d'armes , qui vous a ouvert
le chemin de la gloire, l'enfant Jésus, qui vous re-
cevra, vous embrassera, vous couronnera et vous
ouvrira la marche pour entrer glorieux dans la Jéru-
salem céleste au chant de Y Alléluia et de YHosanna
répétés à jamais par toutes les légions des anges et des
saints.
« Et vous, parents charitables d'enfants si généreux,
salut et bénédiction en Notre-Seigneur. Et vous, pas-
teurs vigilants d'agneaux si aimables, honneur en
Notre-Seigneur! Et vous pontifes et princes de l'Église,
protecteurs puissants, et propagateurs zélés de la
Sainte-Enfance, gloire en Notre-Seigneur !
« Les genoux en terre et les yeux tournés vers l'Occi-
dent, où Confucius a dit qu'était le Saint *, je réclame le
1. Ces paroles remarquables de Confucius sont un témoignage
frappant de la tradition : un des nombreux disciples de ce philo-
sophe lui demandait un jour où était le Saint. Il répondit : « Les
— 342 —
secours de vos prières pour moi et mes pauvres chré-
tiens; je vous offre à tous, au nom du Kiang-Sy,
l'expression de la plus vive reconnaissance pour votre
générosité et vous conjure, par la charité de l'enfant
Jésus, de réserver dans vos prières et vos saints sacri-
fices une part à tant de millions d'àmes qui vivent sans
Dieu sur la terre et tombent tous les jours dans le
malheur éternel '... »
A la date du 2 février 1856, Mgr Danicourt avait
adressé un autre rapport à M. Jammes, directeur de
l'Œuvre, dans lequel on voit briller le même zèle pour
la Sainte-Enfance. En voici les principales pensées; elles
trouvent leur place naturelle ici, après tout ce que nous
venons de reproduire :
« Je viens de faire un mandement qui sera copié à un
grand nombre d'exemplaires et qui va être envoyé à
toutes les chrétientés de la province. J'y exhorte, presse
et pousse les catéchistes, les baptiseurs, les vierges, en
un mot tous les chrétiens de chaque localité à prendre à
cœur le baptême et le sauvetage des enfants païens et
d'y employer tous les moyens possibles. J'espère que
mes efforts obtiendront leur effet; car, depuis mon
arrivée ici, les missionnaires, comme les chrétiens, se
sont montrés parfaitement disposés à seconder mes
desseins et mes projets pour le bien de la religion en
cette province. Je suis heureux de pouvoir leur rendre
ce témoignage, qu'ils méritent à tous égards, et cette
union du pasteur avec ses collaborateurs et son trou-
peau est l'heureux présage du grand bien qui va s'opérer
hommes de l'Occident ont le saint. » Cette parole serait un témoi-
gnage rendu à IVotre-Seigneur.
i, Daté de Kiou Tou, 11 février 1856.
— 343 —
dans le Kiang-Sy pour la Sainte-Enfance et, par consé-
quent, pour la religion.
a Mais il est fâcheux que nous soyons si peu de mis-
sionnaires. Dans l'affliction de mon âme, je conjure le
maître de la mission d'avoir pitié du Kiang-Sy et d'y
envoyer des ouvriers, sans quoi, nos chrétiens tombe-
ront de plus en plus, et elles périront à jamais ces inno-
centes créatures, que la nation la plus insensible et la
plus froide qui ait jamais existé, sacrifie chaque année
par millions avec un sang-froid qui serait inconcevable,
si on ne savait que le péché originel a causé dans les
facultés de l'âme et dans les affections du cœur des
ravages bien autrement désastreux que ceux que le
déluge a exercés dans l'atmosphère et sur le globe ter-
restre.
« J'aurais été bien aise qu'on m'eût signalé quelques-
uns des faits d'exposition ou d'infanticide, sur lesquels
M- l'abbé N... ' a jeté des doutes. Mais quoi qu'il puisse
dire, le témoignage unanime de tant d'évêques et de
missionnaires qui sont dans l'intérieur de la Chine,
depuis tant d'années, est bien préférable à celui de ce
missionnaire qui n'a vu que les contours de cet em-
pire, etc., etc. Je dois cependant faire observer qu'il me
semble qu'il y a quelque chose d'inexact dans la notice
— nouvelle édition 1.851 — page G, où il est dit : « l'u-
sage au moins, si ce n'est expressément la loi même,
donne à tout chef de famille droit de mort sur l'enfant
nouveau-né. »
« L'usage donne si peu le droit de mort sur le nou-
veau-né, que les père et mère ne se défont jamais
publiquement de leur nouveau-né, mais bien en secret
et pendant la nuit, dans la crainte d'être dénoncés ou
1. L'abbé Hue, l'auteur du Voyage au Thibet, dans le Tonkin, la
Tartane, etc.
— 344 —
accusés. Quant à la loi, depuis Confucius, contemporain
de ZorobabeJ, jusqu'à nos jours, les empereurs, les lé-
gislateurs, les philosophes, en un mot X autorité a toujours
défendu V exposition et V infanticide . Mais par un vice d'ad-
ministration tel qu'il n'a point d'exemple dans aucune
autre nation du monde, ni la loi, ni les édits, ni les pro-
clamations, rien n'a été mis à exécution, de sorte que
l'infanticide a comme prescrit sur la loi et a dépassé
toute borne et toute mesure, comme le prouvent [toutes
les relations des missionnaires en Chine. La Providence
a donc suscité la Sainte-Enfance pour opposer une digue
au plus grand des fléaux qui aient jamais ravagé l'es-
pèce humaine...
« Je vous soumets un projet : Les ressources qui nous
viennent de la Propagation de la Foi sont si peu en rap-
port avec les besoins de cette mission, du séminaire
surtout, qu'il ne nous est pas possible d'avoir un clergé
suffisant pour l'administration des chrétiens, et comme
ces ressources resteront encore longtemps dans cette
disproportion, il est de la plus grande urgence que la
Sainte-Enfance, qui ne pourra jamais bien marcher en
Chine que sous l'activité des missionnaires, ait pour son
service un nombre de prêtres analogues à l'extension
de ses œuvres. Voici, en conséquence, un moyen puis-
sant qu'elle devrait adopter, au moins quant à mon vica-
riat : à savoir de fournir les fonds nécessaires pour
l'éducation d'une douzaine d'élèves choisis qui, une fois
ordonnés prêtres, seraient uniquement occupés sous la
haute main et la surveillance du vicaire apostolique et
de concert avec les chrétiens du baptême, du rachat et
de l'éducation des enfants : ils seraient proprement
prêtres de la Sainte-Enfance.
« De cette manière les choses iraient à merveille ; car
les prêtres auraient un avenir sûr. Si j'avais avec moi
aujourd'hui seulement cinq prêtres ad hoc, que d'en-
— 345 —
fants seraient baptisés et recueillis dans l'espace d'un
an, et quel baume pour mon cœur navré du spectacle
déchirant de tant de pauvres innocents qui perdent dans
un instant et l'usure d'une vie éphémère et leur part du
paradis.
« Il me semble que celte idée de prêtres de la Sainte-
Enfance, présentée et exposée avec sa nécessité et ses
résultats immenses, ne peut que plaire et sourire aux
membres du Conseil. Notre Congrégation n'opposera
aucune difficulté à cet ordre de choses, puisqu'il a été
déclaré, dans notre réunion de Ning-Po, présidée par
M. Poussou, qu'il n'était pas expédient, pour bien des
raisons, d'admettre dans notre Congrégation tous les
séminaristes de nos provinces , mais seulement ceux
qui le demanderaient et qu'on jugerait propres à y
entrer.
« Dans tout ce que je vous dis ici, Monsieur le direc-
teur, je n'ai qu'une pensée et qu'un désir; mais une
pensée bien fixée dans mon âme; mais un désir profon-
dément enraciné dans mon cœur, à savoir : de mettre la
Sainte-Enfance, dans la mission du Kiang-Sy qui m'a
été confiée par le Saint-Siège, et à laquelle vous portez
un si vif intérêt, sur un pied qui réponde à votre zèle
ainsi qu'à celui de tous les bien-aimés associés et qui
puissent servir de support à votre sollicitude et d'ali-
ment aux efforts généreux et héroïques de la Sainte-
Enfance. »
Et après avoir parlé des peines et des souffrances
de tout genre qu'il eut à supporter, il ajoute en termi-
nant :
« Mais qu'importe, vive la souffrance! vive la Sainte-
Enfance! et je mourrai content, s'il m'est donne de voir
— 346 —
les sœurs de la Charité à la tète des maisons de la Sainte-
Enfance du Kian<j-Sij.. . i » .
1. Ce zèle qui embrasait son âme pour l'œuvre admirable de la
Sainte-Enfance, Mgr Danicourt l'avait communiqué aux siens :
tandis que son frère, M. l'abbé Ch. Danicourt, lui procurait de
l'accroissement dans la paroisse de Saint-Leu d'Amiens, de concert
avec le père d'un saint missionnaire, martyr en Corée, M. Daveluy;
tandis qu'il la propageait à Abbeville et dans plusieurs communes
de cet arrondissement où il contribua à l'établir, d'autres per-
sonnes, unies au prélat par les liens de la parenté, la popularisaient
à Autbie. Depuis trente ans, elle n'a cessé de produire les résul-
tats les plus consolants dans ce pays, bien qu'il ne soit pas ricbe;
mais nous devons ajouter que les curés d'Authie ont tout fait
pour l'encourager.
CHAPITRE VIII
Zèle que déploie Mgr Danicourtau Kiangg-Sy
pour combattre l'erreur et démasquer les sectes hypocrites (185G).
Mgr Danicourt ne négligeait aucun des moyens qui
lui paraissaient bons pour procurerle bien de sa mission.
Nous venons de le voir s'ingénier à trouver celui de
former un clergé indigène (jui put répondre aux besoins
multiples des chrétientés de sa province ; nous l'avons
entendu faire appel du fond de son âme et de son cœur
à la maison de Paris, à la Sacrée Propagande pour l'en-
voi de missionnaires. Nous avons vu précédemment tout
ce qu'il a fait pour l'enfance dans le but de préparer l'a-
venir de sa mission. Mais il y a autre chose que les en-
fants : il y a les chrétiens vivant au milieu des païens, les
chrétiens qu'il faut maintenir dans la foi et préserver de
l'erreur. Ce n'est pas assez de semer le bon grain dans
les âmes, ni d'assurer des ouvriers évangéliques en
nombre suffisant pour veiller à sa conservation, c'est-à-
dire garder les saines doctrines dans toute leur intégrité ;
il faut encore arracher l'ivraie , il faut connaître les erreurs
répandues chez les infidèles, autour des chrétiens, afin
de conserver intacte la foi de ceux-ci et de dissiper les
ténèbres de ceux-là pour les convertir à la vraie religion.
Dans tous les pays où il a séjourné, Mgr Danicourt
s'est appliqué à connaître la religion, les mœurs, les
superstitions, les erreurs populaires,afin de les combattre
— 348 —
et de les réfuter ; il agit encore de la sorte en arrivant au
Kïang-Sy.
Malgré ses fatigues, malgré l'altération de sa santé, il
fait des recherches et des études sur une des sectes les
plus accréditées et qui ont fait le plus de mal.
Le rapport que nous allons reproduire restera comme
un monument de son zèle en faveur de la vérité et de la
religion, et aussi comme un témoignage frappant de la
vigueur et de la lucidité de son esprit ; car il n'est pas
facile, même après avoir habité un pays pendant un cer-
tain temps, de connaître ses institutions, de discerner
ses religions ou sectes, et d'en parler avec connaissance
de cause.
Depuis queMgr Danicourt vivait au milieu des Chinois
il les étudiait sans cesse ; dès lors il lui était permis de
dévoiler l'hypocrisie de leurs sectes, et en particulier de
celle des Docteurs de la raison, de ces jongleurs qui ont
l'audace d'affubler leurs vices et leur fausseté du man-
teau de la science. Il est terrible envers eux. Au reste il
semble que ce dévoué serviteur de Marie ait pris à tâche
de démasquer le démon du mensonge, sous toutes les
formes qu'il le rencontre, de le détrôner dans l'Extrême-
Orient, pour faire régner à sa place Jésus et sa Mère
Immaculée.
Rapport sur P origine, les progrès et la décadence
de la secte des Tao-sse ou Docteurs de la raison.
« Messieurs ',
« Depuis que le canon des Anglais a fait évanouir le
fantôme de la puissance chinoise, il s'est passé dans le
Céleste Empire des événements si soudains et d'une
4. MM. les Directeurs de l'œuvre de la Propagation à Lyon.
— 349 —
portée si considérable qu'on ne peut s'empêcher d'y voir
la main de Dieu, ébranlant ce trône de Satan, un des
plus solides et des plus hauts, sur lesquels ait jamais
siégé l'esprit du mal parmi les hommes.
« Les catholiques d'Europe, au milieu des autres
préoccupations qui attirent si vivement leurs pensées
vers l'Orient, aimeront sans cloute aussi à fixer leurs
regards sur ce théâtre lointain de l'extrême Asie, à y
chercher le présage de meilleurs jours se levant enfin
pour l'Eglise, sur cette terre où depuis de longs siècles,
l'erreur retient la vérité captive. Les détails que nous
allons donner sur une des principales sectes de la Chine
aideront peut-être à entrevoir cet avenir.
« Le gouvernement chinois, depuis plus de deux
mille ans, ne reconnaît que trois religions ou sectes. La
première, qui eut Confucius pour fondateur, est celle
des lettrés; la seconde, celle des bonzes, fut établie par
l'indien Bouddha, que les Chinois appellent Fo ; c'est
de la troisième, celle des Tao-sse } qu'il est ici question.
« On les nomme Tao-sse ou Docteurs de la raison,
parce que leur dogme fondamental, enseigné par le phi-
losophe Lao-tse, contemporain de Confucius, est celui de
l'existence de la raison primordiale qui a créé le monde.
Mais sous ce titre pompeux, on ne trouve qu'une secte
de jongleurs, de magiciens et d'astrologues, cherchant
le breuvage de l'immortalité et le moyen de s'élever au
ciel en traversant les airs*
« Le fondateur de la secte des Tao-sse, d'après la tra-
dition nationale , est cet ancien empereur de Chine,
nommé Houangti, qui vivait longtemps avant Confucius
et Fo. Il régna immédiatement après Fou-Chi et Aim-
Nung, qui sont regardés comme les deux premiers mo-
narques chinois.
« Ce prince, au témoignage de l'histoire, inventa et
perfectionna les habits, enseigna la culture du mûrier,
— 3S0 —
tandis que l'impératrice sa femme nourrissait les vers à
soie et filait elle-même la soie dont elle fit la première
les vêtements appelés y-chang par les Chinois. Le
même prince passe aussi pour être l'inventeur des cui-
rasses, des casques, des navires, des chars, des poids et
mesures et d'un grand nombre d'arts utiles. Enfin, les
tao-sse, qui s'intitulent les descendants de ce célèbre em-
pereur, prétendent qu'il est monté au ciel avec toute sa
famille, assis sur un dragon.
ce Le second fondateur ou père des Tao-sse est Li-lao-
Ise, Tcd-Ckang-Lao-Kiun, ce qui veut dire : le vieil empe-
reur du commencement du monde, titre qui l'a rendu plus
fameux et plus vénérable que le premier fondateur, qu'il
surpassait d'ailleurs par la science de la magie et par ses
communications avec le diable. Ses sectateurs n'ont pas
manqué de le faire monter également au ciel, non pas
sur un dragon, mais sur un grand, bœuf vert.
« En dépit de toutes ces prétentions à une haute anti-
quité, on sait aujourd'hui que les Tao-sse, comme secte
religieuse, sont postérieurs à Confucius, quoique Lao-
Kiun soit né avant ce philosophe, postérieur même à
Meng-tseu, quoique celui-ci soit venu trois siècles après
Confucius. Ils ne commencèrent à se répandre que sur
la fin de la dynastie des Tchéou, dont les derniers empe-
reurs n'ont marqué dans l'histoire que par un tissu de
folies et de superstitions.
« Les dynasties suivantes virent le mal s'augmenter
et s'étendre. La secte diabolique des Tao-sse a dû
surtout sa diffusion et sa durée à une famille fameuse,
celle des Tchang, qui furent tous, pendant une série
continue de soixante générations, des magiciens de
première force : rien ne peut exprimer à quelle perfec-
tion il portèrent l'art des sortilèges.
« L'un d'eux, nommé Tchang-Kien-Tché , déploya
une puissance infernale si merveilleuse, que l'empereur
— 351 —
alors régnant lui décerna solennellement le titre de
Maître céleste dignité qui jusqu'à ce jour est demeurée
héréditaire dans sa famille. Plus tard, un autre impos-
teur, de même souche, surpassa encore ses ancêtres, et
sut si hien fasciner le chef de l'empire, qu'il reçut, un
sceau en pierre précieuse et une règle en ivoire, sem-
blable à celle que les mandarins portaient toujours à la
main, lorsqu'ils paraissaient devant l'empereur. Toutes
ces distinctions ont passé aux maîtres célestes qui se
sont succédé sans lacune jusqu'à l'époque présente dans
le gouvernement spirituel des Tao-sse.
« Telle est, en résumé, l'histoire de cette secte abo-
minable, dont le caractère fondamental est la pratique
des incantations, et des prestiges magiques. On ne sau-
rait dire le mal ailreux qu'elle a fait dans toute la Chine,
où elle est infiniment répandue.
« Les Européens qui résident dans nos ports ont dû
remarquer, au nouvel an chinois, des feuilles de papier
rouge ou vert, collées sur les enseignes, sur les portes,
sur les fenêtres, dans l'intérieur des maisons, dans les
cuisines. Ce qu'ils ont vu dans les ports se pratique dans
tout l'empire, depuis le palais de l'empereur jusqu'à la
cabane du dernier paysan, les chrétiens seuls exceptés.
Or ce signe de la fête exprimé par un mot chinois, qui
veut dire écriture peinte, est un talisman que les maîtres
célestes prétendent avoir été donné en songe au premier
de leur race par Lao-Kiun, comme un spécifique infail-
lible contre tous les maux et même, par une contradic-
tion étonnante, contre le diable.
« De temps immémorial, les populations affluent à
Long- hou- c/tan, c'est-à-dire à la montagne des dragons et
des tigres, qui est le lieu de la résidence du maître céleste
pour lui demander secours contre les vexations des
esprits mauvais, et lui offrir des sommes d'argent con-
sidérables. Ce qu'il reçoit d'hommages, de respects et de
— 352 —
tribut est incroyable. Il n'y a en Europe ni prince, ni
pontife, ni saint à miracles qui soient l'objet d'un tel
culte. C'est au point que lorsque le maître céleste passe
dans les rues, le peuple s'empresse de recueillir la
poussière ou la boue que ses pieds ont foulées, comme
un préservatif assuré contre tous les maléfices.
« Sous plusieurs dynasties, les maîtres célestes étaient
appelés, chaque année, à la cour, d'abord pour y saluer
l'empereur, puis pour y faire des sortilèges et des
prières, afin d'obtenir du ciel la paix et la prospérité de
l'empire, de détourner ou faire cesser les calamités
publiques.
« Quand le maître céleste se rendait ainsi de la mon-
tagne des tigres et des dragons à Pékin, ou dans les autres
villes qu'habitait la cour, sur sa route les esprits et les
dieux devaient venir de toute part à sa rencontre pour
lui rendre leurs hommages, à moins pourtant qu'il
voulût les en exempter; et alors il faisait suspendre à
son palanquin une planche sur laquelle étaient écrits
des caractères dont le sens voulait dire : dispense de
saluer.
« La secte des Tao-sse est de beaucoup la plus nom-
breuse dans l'empire; et si les superstitions de tout
genre ont jeté des racines si profondes parmi ce peuple
ignorant, c'est à ces sectaires que ce malheur est dû.
Aussi peut-on affirmer sans crainte de se tromper,
qu'ils sont le plus grand obstacle à la propagation de la
foi catholique ; car les païens sont comme enchaînés par
tous ces sortilèges, qui les fascinent et les abêtissent.
« Le maître spirituel a un prétoire comme un grand
mandarin. Ce tribunal se nomme le palais du vrai
/tomme, car c'est sous ce titre de vrai Aomme que le
peuple désigne communément le grand magicien,
comme si tous les autres hommes n'étaient que de la
pacotille. Il y a dans son tribunal plus de soixante offi-
— 353 —
ciers occupés à la magie et à vendre les sceaux ou
papiers rouges et verts. Les affaires politiques et civiles
leur sont interdites et lorsqu'il s'élève parmi eux
quelque discorde, ce qui n'est pas rare, la cause est
déférée aux mandarins ordinaires.
« Le madré céleste, ainsi que tous les descendants de
la famille de Tchang se marient ; leur costume ne se
distingue pas de celui du vulgaire, seulement plusieurs
d'entre eux ont droit de porter des boutons de diffé-
rentes couleurs selon leur grade, comme parmi les man-
darins. Autrefois le maître céleste portait le bouton
rouge, comme les vieux rois et les plus bauts digni-
taires de l'Empire; mais aujourd'hui il n'a plus que le
bouton bleu.
« C'est un commencement de décadence qui date de
trente ans, et qui nous donne de bonnes espérances. Le
prédécesseur du madré céleste actuel perdit le privilège
de paraître devant l'empereur. Il avait emprunté une
grosse somme d'argent qu'il ne put rendre ; ses créan-
ciers ne l'épargnèrent pas, et de là sa disgrâce qui a
rejailli sur son successeur. Celui-ci par sa conduite a
encore plus avili son nom et son autorité : c'est un
polygame, un joueur, un fumeur d'opium, un homme
perdu de vices. Il est tombé dans le plus profond mépris
parmi les gens qui ne sont pas éloignés de sa résidence.
Cependant, comme ses désordres sont bien moins
connus au loin, on vient encore le consulter pour une
foule de cas et lui offrir de l'argent. Mais le concours et
les dons ont bien diminué ; le palais du mai homme est
beaucoup moins célèbre, et même, dit-on, il menace
ruine, faute de finances pour le réparer.
« Lorsque l'année dernière les rebelles parurent dans
le voisinage, la terreur se répandit dans la famille du
madré céleste qui alla se cacherdanslesmontagnes.il
redoute singulièrement les gens qui renversent les idoles,
23
— 3o4 —
brûlent les pagodes et parlent de détruire toutes les
antiques superstitions de la Chine, sans s'inquiéter ni de
Confucius, ni de Fo, ni de Lao-Kiun. C'est assez humi-
liant pour un homme qui sait sa magie sur le bout
des doigts, qui a des enchantements contre tous les
malheurs, qui s'arroge le pouvoir de constituer des
dieux de tout genre suivant son bon plaisir, ou plutôt
suivant les offres pécuniaires que lui font les familles.
Il est incroyable combien de mandarins civils et mili-
taires, morts depuis longtemps, ont été ainsi élevés,
moyennant rétributions, aux honneurs de la divinité.
« Autour du palais du maître céleste il y a vingt-quatre
pagodes ou monastères, qu'habitent en grand nombre
des Tao-sse de toutes les provinces : ceux-ci n'ont point
de femmes et vivent à la façon des religieux. Un ancien
empereur leur a donné plusieurs milliers d'arpents de
terre pour leur entretien et ils tiennent aussi de grandes
richesses de la crédulité des peuples; mais, comme ils
sont des hommes corrompus et vicieux, ils ont presque
tout dissipé aujourd'hui, et leurs monastères sont dans
un pitoyable état. On ne voit, dans les cours et les jar-
dins, que monceaux de bois pourri, de briques cassées,
de pierres éparses, de décombres de tout genre.
« 11 y a donc des symptômes que celte secte perni-
cieuse est sur le penchant de sa ruine. Il semble que la
Providence veut en finir avec ces ridicules superstitions,
si anciennes et si répandues sur toute la surface de
contrées immenses. Je ne mets pas en doute que leur
disparition ne favorisât puissamment les progrès de la
religion chrétienne, et peut-être ne lui permît de devenir
la religion de l'État. Avouons toutefois qu'il y a bien
des coups à frapper encore, bien des préjugés à dissiper,
bien des réformes à introduire, avant de voir la Chine
régénérée, s'alliant d'esprit et de cœur avec les nations
européennes. La division providentielle, qui sépara les
— 355 —
peuples sous les murs de Babel et qui les rendit étran-
gers les uns aux autres, n'a peut-être détaché aucun
autre rameau de la famille humaine plus radicalement
que la race chinoise.
« Puissent nos prévisions, sur la chute prochaine
d'une secte qui a fait et qui fait encore tant de mal en
Chine, se réaliser bientôt! Je prie tous ceux qui ont à
cœur la conversion de ce peuple misérable de redoubler
d'instances auprès de Dieu, afin de hâter le jour où
viendront s'abriter sous le signe du salut ces millions
d'âmes que l'esprit d'erreur conduit à leur perte.
« J'ai l'honneur, etc.
« f Fraxçois-Xavier-Tdiothée,
« Ev. cVAntipkelles, V. xi. »
CHAPITRE IX
situation de monseigneur danicourt et de sa mission en
18o6et 1857.
Etat physique de Mgr Danicourt : maladies, dangers courus dans
ses voyages. — o Le 23 septembre 1856, saint Lin : parti de Kiou~
Tou,passépar Fou-Tcheou, Hong-Kong, Shang-Haï, arrivé à Ning-
Vu {malade et plein d'amertume). » — Son état moral : dévotions
et pratiques de piété. — Situation politique, financière et morale
de la province du Kiang-Sy depuis l'arrivée des rebelles. —
Situation religieuse de son vicariat : nombre des enfants recueil-
lis; séminaire, hospice; mort de plusieurs missionnaires. —
Comment fonctionne, et par son action et par celle de ses mis-
sionnaires, l'œuvre de la Sainte-Enfance. — « Lf Ier juin 1857,
saint Eleuthère : reparti de Mng-Po pour le Kiang-Sy (troisième
fois). — Le Z juillet 1857, Visitation : amvé à Kiou-Tou. »
C'est par une lettre écrite de Ning-Po, à la date du
27 janvier 1857, et adressée à M. l'abbé Charles Dani-
court, que nous connaissons l'état de santé de Mgr Da-
nicourt :
« Vous êtes sans doute surpris et inquiet en me
voyant vous écrire de Ning-Po ; mais rassurez-vous, car
je ne suis plus si malade que je l'étais au Kiang-Sy en
juillet, août et septembre (1836). Il faut vous dire, mon
cher frère, que l'année dernière, à l'époque susdite, j'ai
eu la même maladie que lorsque je me suis rendu la pre-
mière fois au Kiang-Sy, et j'y serais passé, si au mois dr
septembre dernier, je n'avais été chercher quelque
— 337 —
médecin européen dans l'un des ports libres. Comme la
troisième bande des rebelles, gens pires que des tigres
et des loups, s'était portée, traînant après elle le pillage,
le massacre et l'incendie, à l'est du Kiang-Sy, j'ai pris
la route de Fou-tcheou, capitale du Fo-Kien, et j'y suis
arrivé heureusement après avoir traversé, clans l'espace
de seize jours, cent vingt lieues, d'abord en chaise à tra-
vers de hautes montagnes, puis en barque sur une
rivière (le Min) hérissée partout de rochers, au milieu
desquels il faut passer emporté dans un courant rapide.
La barque est en danger d'être brisée à chaque instant.
Le bon Dieu m'a soutenu et m'a délivré de ces dangers
et d'autres plus grands encore que je n'ai pas le temps
de dire ici.
« J'ai trouvé à Fou-tcheou un médecin Irlandais qui
m'a ôté mon mal, au moyen de quelques purges; et,
après quinze jours de la plus généreuse hospitalité chez
Mgr Anguilar, coadjuteur du Fo-Kien, je me suis em-
barqué pour Hong-Kong où je suis arrivé dans l'espace
de quarante-huit heures. Notre petit navire, le Siméon
Draper, schouner américain, poussé par une brise vio-
lente d'arrière, volait plutôt qu'il ne marchait. La fièvre
m'a pris de nouveau chez M. Libois , et un autre
médecin Irlandais m'a conseillé d'aller respirer l'air de
Macao. Je suis resté là chez Mgr da Matta, pendant
cinq semaines. C'est l'unique repos que j'aie goûté
depuis que je suis en Chine. Je m'y suis rétabli de
manière à pouvoir prendre de nouveau la merle 24 jan-
vier à Hong-Kong sur le Rémi, appartenant à un com-
merçant français de ce nom établi depuis longtemps à
Shang-haï. Il m'en a coûté beaucoup de passer la
Noèl sur mer sans pouvoir dire les trois messes. Mais
j'étais pressé et j'avais déjà manqué une première occa-
sion. Pendant qu'on célébrait, partout dans l'univers,
dans le silence de la nuit, la naissance du Sauveur du
— 358 —
monde, nous étions à lutter, au sud-est de Formose,
contre une forte brise du nord, qui nous soulevait dans
le Ht et nous faisait rouler, avec malles, caisses, etc.,
de tribord à bâbord, et vice versa. Je dis nous, parce
qu'il y avait avec moi deux RR. PP. franciscains et
M. Journiac, des missions étrangères. Ce dernier ne put
s'empêcher de me dire qu'il était plus facile d'aller
au ciel qu'en Chine.
« Aux approches des îles Tcheousan, nous avons eu
encore, pendant deux jours, le même temps qu'en dou-
blant Formose, et ce n'est que le 5 janvier que nous
sommes arrivés à Shang-haï. Je m'y suis reposé chez
le brave M. Rémi jusqu'au 23, où je me suis réem-
barqué avec M. Journiac pour Ning-Po, sur une barque
appartenant à un bon chrétien, Vincent Kong, qui a
été baptisé, il y a de longues années, dans notre sémi-
naire à Macao, et qui se montre toujours plein de recon-
naissance envers les lazaristes. Nous avons encore été
si ballottés par le vent, dans cette traversée d'un jour,
qu'arrivé à Tchen-haï, j'ai demandé au bon Dieu de
me faire la grâce de ne plus remettre les pieds sur aucun
navire, mais de mourir ici ou mieux encore au Kiang-Sy,
ma chère mais bien pauvre mission... »
Quelques mois plus tard il répondait en ces termes à
une lettre l de son frère : « C'est à tort que vous dites, ou
que l'on dit, que je n'écris pas assez souvent. J'écris
souvent et longuement sur ce qui regarde les affaires de
ma mission et de la Sainte-Enfance, et naturellement
cela ne se publie pas. Après cela, tout mon temps est
pour mes chrétiens et mes enfants. J'aurais belle grâce
devant Dieu et même devant les hommes, de laisser mes
chrétiens sans confessions et sans prédications pour aller
1. Lettre du 29 mai d8u7.
— 359 —
me faire peindre sur les feuilles publiques d'Europe,
dans des lettres de fantaisie. Si nous étions un nombre
suffisant de missionnaires, je pourrais avoir un peu plus
de relâche, je pourrais avoir, sinon un secrétaire, du
moins un copiste : mais rien de tout cela, et je suis ré-
duit à mes forces épuisées par vingt-quatre ans de tra-
vauxforcés. Je n'aurais pas perdu l'usage de mon œil ca-
nonique * si j'avais moins écrit depuis trois mois »
Cette perte de son œil gauche lui causera désormais
une grande gêne et lui occasionnera de vives douleurs.
Au milieu de toutes ses occupations, malgré ses souf-
frances et ses fatigues, Mgr Danicourt ne perd pas un
instant de vue l'œuvre de sa sanctification. D'après plu-
sieurs passages de lettres que nous n'avons pas repro-
duites, nous pouvons juger de son état moral et voir avec
quel soin il s'efforçait d'avancer l'œuvre du salut de son
àme. Il avait puisé dans la lecture habituelle de saint
Paul cette conviction toujours présente à son esprit : « A
quoi me servirait d'avoir sauvé les autres si je perds mon
àme. »
La lecture quotidienne de l'Evangile selon saint Jean,
l'un de ses saints de prédilection, l'aidait à faire des pro-
grès dans la connaissance et l'amour de Notre-Seigneur.
Il lui arrivait souvent de dire à ses prêtres comme il
se plaisait à l'écrire à son frère, depuis qu'il avait re-
vêtu la soutane: « Je vous conseille, pour mieux con-
naître et aimer davantage notre bon Maître, de lire sou-
vent et de méditer l'Evangile selon saint Jean, en vous
aidant d'un bon interprète : c'est une source inépuisable
de lumière et d'amour de Dieu"2. »
i. Œil gauche, ainsi appelé, parce que c'est principalement lui
qui lit les prières dans le canon de la messe, le missel étant placé
à la gauche du célébrant.
2. Lettre (entre autres) du 5 octobre i8oo,à son frère, M. Charles
Danicourt.
— 360 —
Cette connaissance et cet amour de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, il les puisait à deux sources plus fécondes
encore : X Eucharistie et les Plaies adorables de Jésus.
La dévotion envers la sainte Eucharistie a toujours été
la première dévotion de sa vie de prêtre et de mission-
naire ; il y trouvait non seulement les lumières dont il
avait besoin, mais aussi la force et les consolations qui
lui étaient nécessaires au sein des épreuves et des tri-
bulations de tout genre qu'il eut à traverser.
L'Eucbaristie était bien pour lui le pain de chaque
jour, le pain du voyageur, le pain des forts.
Il est une prière admirable que le saint missionnaire
récitait souvent après avoir célébré les saints mystères,
laquelle résume les heureux effets que la sainte Eucha-
ristie produisait en son âme et les fruits de salut qu'elle
lui faisait porter. C'est la prière du Pape Clément IX que
l'on trouve à la fin du Memoriale vitœ sacerd otalis *.
Comme elle n'est guère connue des fidèles, nous en
donnons ici la traduction : elle nous redira quelque chose
de tout ce que la sainte Eucharistie a opéré en l'âme du
prélat :
« Je crois, Seigneur, mais faites que je croie plus fer-
mement. J'espère, Seigneur, mais donnez moi une espé-
rance plus assurée. J'aime, Seigneur, mais donnez-moi
une charité plus ardente ; je me repens de mes fautes,
Seigneur, mais faites que je m'en repente plus vivement.
« Je vous adore comme mon premier principe; je
vous désire comme ma dernière fin ; je vous loue comme
mon bienfaiteur perpétuel ; je vous invoque comme
mon protecteur le plus propice.
« Que votre sagesse me dirige, que votre justice me
retienne, que votre clémence me console, que votre
puissance me protège.
1. Fcria IV3 post Missam.
- 361 —
« Seigneur, je vous offre mes pensées, afin qu'elles
soient pour vous; mes paroles, afin que vous soyez leur
unique objet; mes actions, afin qu'elles soient conformes
aux vôtres; mes peines, afin que je les supporte pour
l'amour de vous.
« Je veux tout ce que vous voulez, parce que vous le
voulez et quand vous le voulez.
« Je vous prie, ô mon Dieu, d'éclairer mon intelli-
gence, d'enflammer ma volonté, de purifier mon corps,
de sanctifier mon âme.
« Que l'orgueil ne se glisse pas dans mon esprit; que
je ne me laisse point séduire parles artifices de la flat-
terie, ni tromper par le monde, ni circoûvenir par le
démon.
« Accordez-moi la grâce de purifier ma mémoire, de
mettre un frein à ma langue, de contenir mes regards,
de réprimer mes sens; de pleurer mes iniquités passées,
de repousser les tentations à venir, de corriger mes
inclinations vicieuses, de pratiquer les vertus dont j'ai
le plus grand besoin.
« O Dieu infiniment bon, accordez-moi de vous aimer
et de me haïr, d'être zélé pour le salut du prochain et de
mépriser le monde.
« Faites que je m'applique de plus en plus à obéir à
mes supérieurs, à venir en aide à mes inférieurs, à
donner de bons conseils à mes amis, à n'avoir de haine
pour personne.
« O Jésus, que je me souvienne sans cesse de votre
commandement et de votre exemple, en aimant mes
ennemis, en supportant les injures, en faisant du bien à
ceux qui me persécutent, en priant pour ceux qui me
calomnient.
« Accordez-moi la grâce de vaincre le sensualisme
par l'austérité, la cupidité par la libéralité, la colère par
la douceur, la tiédeur par la piété.
— 36-2 —
ce Donnez-moi la prudence dans les conseils/ la cons-
tance au sein des périls, la patience dans les choses
contraires et l'humilité dans la prospérité.
« Rendez-moi attentif dans mes prières, sobre dans
mes repas, diligent dans l'accomplissement des devoirs
de ma charge, et ferme dans mes résolutions.
« Que j'aie bien soin d'avoir la sainteté intérieure, la
modestie extérieure, une conversation exemplaire, une
vie régulière.
« Que je sois attentif à dompter la nature, à conserver
la grâce, à observer votre loi sainte, à mériter le salut
éternel.
« Que j'acquière la pureté de conscience par une sin-
cère confession de mes fautes, par une fervente commu-
nion, par le recueillement intérieur et continuel de mon
ùme, par des intentions pures.
« 0 mon Dieu, faites-moi apprécier combien sont viles
les choses de la terre, combien sont grandes les choses
du ciel; combien est passager ce qui est temporel et
combien est durable ce qui est éternel.
« Accordez-moi la grâce de ne pas me laisser sur-
prendre par la mort, d'éviter l'enfer et de mériter le
paradis. Par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il. »
Tout prêtre, tout évêque qui termine son action de
grâces par la récitation d'une aussi belle prière puise
abondamment, dans la lumière et la chaleur de l'Eucha-
ristie, tous les secours nécessaires pour la journée, tant
pour l'accomplissement des plus difficiles devoirs que
pour la pratique des grandes vertus chrétiennes.
Il y a une autre dévotion que Mgr Danicourt cultiva
d'une manière spéciale en raison même des peines qu'il
eut à dévorer : ce fut la dévotion aux souffrances et aux
•plaies de Jésus. « Xul n'a le cœur si sensiblement touché
de la passion de Jésus-Christ que celui à qui il est arrivé
— 3G3 —
de souffrir quelque chose de semblable. » Cette parole
de VImitation eut son entière réalisation dans les neuf
dernières années de sa vie. Les souffrances morales
qu'il avait endurées pendant longtemps, les souffrances
physiques auxquelles il était en proie depuis plusieurs
années, la persécution qu'il entrevoyait à brève
échéance : tout avait contribué à le pénétrer de la pas-
sion de Jésus-Christ et à l'y associer, si bien qu'il pou-
vait dire avec l'Apôtre : « J'accomplis en ma chair ce
qui manque aux souffrances de Jésus-Christ. »
Il portait dans son Bréviaire une feuille sur laquelle il
avait écrit de sa main :
ce Jésus! 0 vous tous qui passez, attendez et
voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur...
« Sept chutes depuis le jardin des Oliviers jusqu'au
tribunal d'Anne. — Cent quarante-quatre coups de
pied. — Cent vingt coups de poings. — Cent et un
soufflets et coups de poings sur la figure. — Cinq mille
coups de fouet et plus dans la flagellation. — Trois
chutes sous le poids de la croix sur la route du Calvaire.
— Soixante-douze afflictions de cœur. — Mille bles-
sures occasionnées par les épines de sa couronne. —
Soixante-douze crachats sur la figure. — Soixante-douze
coups de marteau. — Cent neuf gémissements et sou-
pirs. — Six mille quatre cent soixante-quinze blessures
sur tout le corps. — ■ Deux cent trente mille gouttes de
sang répandu. — Soixante mille larmes versées pour
nos péchés... ! Qui donc n'aimerait pas en retour Celui
qui nous a tant aimés... ! » (29 décembre 1855.)
Mgr Danicourt relisait souvent cette page qui enflam-
mait son cœur d;amour et de reconnaissance pour
Noire-Seigneur. Aussi bien la méditation habituelle des
souffrances du Sauveur, ainsi exposées, énumérées, lui
— 364 —
fut une excellente préparation aux grandes épreuves
qui l'attendaient pour l'année suivante, une excellente
préparation au martyre qu'il devait subir.
Dans le même but, et pour se rappeler constamment
la parole de Notre-Seigneur à ses apôtres : « Voici que
je vous envoie comme des agneaux au milieu des
loups, » il avait écrit, sur une autre feuille qui servait de
signet à son Bréviaire, une exhortation à la douceur
chrétienne.
Mais si ardentes qu'aient été ses dévotions envers la
sainte Eucharistie et la passion de Xotre-Seigneur, elles
ne lui faisaient point négliger sa bonne et tendre Mère
du ciel, au contraire. Non seulement il l'aimait, mais
encore il s'efforçait de la faire aimer de tous ceux avec
qui son ministère le mettait en contact ; il inculquait sa
dévotion dans l'âme des enfants et se faisait un bonheur
de chanter ses louanges avec eux. Dans une lettre
adressée à M. Yicart, supérieur du collège de Mont-
didier, que nous reproduirons en partie au chapitre sui-
vant, il dit en post-scriptum :
« Ici nous ajoutons au cantique : Bénissons de Marie
le saint nom :
C'est toi qui nous a fait braver les mers (bis)
Dans nos combats, soutiens nos pas; (his)
S'il faut mourir, mourons, mourons dans tes bras.
« Vous, vous pourrez y ajouter :
Qui pourra jamais dire ses douceurs! bis
Au ciel il embaume les saints (bis)
Ici-bas, il ravit le cœur des bumains.
Tandis que Mgr Danicourt chantait au fond de la
Chine, avec ses chrétiens et des centaines d'enfants, les
paroles de cet admirable cantique, le peuple d'Authie
— 365 —
aimait à les redire dans son église; et, depuis trente ans,
elles n'ont cessé de réveiller les échos de ce sanctuaire
témoin des premiers accents de la piété du saint mis-
sionnaire.
Pour ce qui est de la situation politique, financière et
morale de la province du Kiang-Sy, Mgr Danicourt
nous met au courant dans une lettre à M. Salvayre,
procureur général de la maison mère à Paris * :
« Depuis deux ou trois mois, notre position au Kiang-
Sy s'est singulièrement améliorée, en comparaison des
deux années précédentes. Après nous être vus dans la
nécessité de transférer le séminaire de San-Kiagao à
Kiou-Tou à cause de la proximité des rebelles; après
avoir été pendant un an réduits à l'impossibilité de
communiquer même par lettres avec nos confrères du
Sud-Ouest de la province, à la, suite du sac de Kigan-
fou qui a jeté l'épouvante au loin; réduits à ne pouvoir
plus circuler que dans le seul district de Kouan-sin-fou,
à cause des révoltés et des impériaux maitres des
autres; les uns exterminant tout ce qui leur faisait
opposition, les autres pillant et dévastant tout ce qui se
trouvait sur leur passage; ceux-là voulant que l'on portât
les cheveux longs, ceux-ci commandant de se raser la
tête; après avoir vu de notre séminaire, pendant plus
d'un mois, les flammes dévorer d'abord une partie, puis
la totalité des faubourgs de Kien-tchang au bruit de la
canonnade et de la fusillade; après avoir entendu le récit
lamentable des affreuses dévastations qui ont fait un
amas de ruines des villes si florissantes de Fou-tchéou
et de Jao-tchéou-fou; après avoir vu toutes les cam-
pagnes de Kien-tchang-fou et les environs de Kiou-Tou
livrés au pillage; après avoir dû nous-mêmes racheter
1. Lettre datée du 17 février 18o7.
— 366 —
au prix de cent piastres notre maître chinois et un de nos
élèves malades qu'un Si-ping (révolté) à l'air farouche
est venu enlever dans notre chapelle de Kiou-Tou;
après avoir vécu pendant près de six mois sur le qui vire,
craignant d'un côté d'être tués ou volés par les impé-
riaux qui passaient souvent par milliers à dix minutes
de Kiou-Tou, de l'autre craignant que les Si-pings ne
vinssent fondre sur le séminaire pour nous enlever nos
élèves et en faire des soldats; enfin après mille soucis
et mille anxiétés sur le sort de nos pauvres chrétiens
que nous savions être exposés comme les païens à la
rapacité des impériaux et à la cruauté des Si-pings, Dieu
dans sa miséricorde a eu pitié de nous et s'est servi d'un
chrétien deKien-tchang, enrôlé parmi les Si-pings, pour
nous ménager une entrevue avec le chef des insurgés.
MM. Anot et Montels ont été parfaitement reçus par les
chefs dont ils ont obtenu des passeports qui nous per-
mettent de circuler librement dans le domaine des
Rouges, c'est-à-dire dans tout le Kiang-Sy, car il ne
leur reste plus à prendre que la capitale et Kouang-Sin-
fou contre lesquelles marchent actuellement des forces
immenses commandées par le roi Y-houang, qui a tout
exprès quitté Nankin.
a Les insurgés du Kiang-Sy viennent de Canton et
des autres provinces limitrophes. Les chefs sont généra-
lement des Cantonnais, fumeurs d'opium pour la plu-
part. Sous le rapport religieux, ils reconnaissent l'exis-
tence d'un Dieu en trois personnes et ont quelques
notions de l'Ancien et du Nouveau Testament reçues
des ministres protestants ou puisées dans leurs livres!
Comme ils voient que nous sommes de la religion de
Jésus, et que nous condamnons le culte des idoles, ils
se figurent qu'il n'y a pas grande différence entre eux
et nous ; c'est pourquoi au lieu de nous molester ils pa-
raissent vouloir se montrer bienveillants envers nous.
— 367 —
Comme ils ont juré d'anéantir le culte des idoles avec
celui de Confucius, ils détruisent partout les Pouzzas et
les tablettes du philosophe. Je suis bien porté à croire
qu'avant peu d'années, la religion des grands et du
peuple aura subi comme une transformation radicale
dans la plus grande partie de la Chine, parce qu'elle
n'est fondée que sur un matérialisme abject, une cupi-
dité sans frein, et que le malheur est la plus grande
école des peuples. Or fùt-il jamais calamités plus af-
freuses que celles qui dévorent aujourd'hui la Chine.
Pour ne parler que du Kiang-Sy, il y a dans cette pro-
vince plus de quinze millions d'habitants réduits à la
dernière misère. Le nombre des enfants abandonnés et
privés de tout secours, qui nous sont apportés partout
où la Sainte-Enfance est connue, s'est multiplié au
point qu'un million de francs ne suffirait pas pour sou-
lager tant d'infortunés orphelins...
« Une chose bien extraordinaire, c'est l'effet produit
sur le cœur des païens par la vue des œuvres de la
Sainte-Enfance. Ils sont clans la plus grande admiration
pour une religion qui sait inspirer aux hommes des
sentiments si efficaces de compassion et de bienfaisance.
Dans certaines localités ils se sont mis par centaines à
apprendre le catéchisme et les prières, condition néces-
saire après la foi pour être admis à la grâce du baptême.
Au reste depuis quelques années les Européens sont
bien vus au Kiang-Sy; les missionnaires s'en aper-
çoivent sur les routes, où sans s'y attendre, ils s'en-
tendent appeler du nom de maître Européen, par les
païens qui leur disent qu'ils ont vu des Européens dans
les ports libres, que ce sont des hommes justes, riches
et puissants, ce qui est le nec plus ultra du droit à l'es-
time dans l'esprit des Chinois.
« Puisque d'un côté les rebelles nous sont favorables,
et que de l'autre les païens nous voient de bon œil,
— 368 —
puisque le nombre des enfants à baptiser et à recueillir
augmente si extraordinairement, et que les païens
ouvrent les yeux à la vérité partout où la Sainte-Enfance
est établie, nous avons besoin de renfort. Dieu veuille
nous en envoyer bientôt.
« Quoique la révolution qui s'opère maintenant en
Chine ne marche que lentement, selon les habitudes
séculaires de cet empire ; quoique le parti des Si-pings,
ne soit composé que de misérables, de voleurs, de gens
sans aveu, abrutis par l'opium, cependant elle triom-
phera si nous ne nous trompons, parce qu'elle n'a à
lutter que contre une autorité avilie, détestée par le
peuple et contre des troupes dépourvues d'énergie, inca-
pables de soutenir une attaque tant soit peu sérieuse.
« Je suis persuadé, avec tous ceux qui connaissent
l'audace et la fougueuse intrépidité des insurgés, que
dans deux ou trois ans, plus de la moitié de la Chine
sera tombée en leur pouvoir, à moins que les Européens
ne prennent fait et cause pour le parti impérial. Cela
n'est pas à désirer : la vieille société chinoise a besoin
d'une secousse universelle et radicale ; il faut qu'elle
soit remuée tout entière et pour ainsi dire bouleversée ;
qu'aucune de ses institutions et de ses habitudes idolâ-
triques ne soit épargnée, afin que, purifiée par l'épreuve,
elle devienne plus apte à recevoir l'action essentielle-
ment régénératrice du catholicisme, à qui seul il est
donné de faire entrer les nations dans la voie de la civi-
lisation, du progrès et de la prospérité temporelle, tout
en lui ouvrant les portes de l'éternelle félicité... »
Deux mois plus tard * le prélat terminait une de ses
lettres par ces détails encore plus saisissants :
« L'insurrection grandit en Chine, dont la moitié est à
1. Lettre du 29 mai 1837.
— 369 —
peu près perduepour l'empereur Hieng-Fong. Ce pauvre
Fils du Ciel ne reçoit presque plus de tribut et est sans
argent. Tout le monde s'attend à un changement de
dynastie, et la pauvre Chine, en expiation de ses longues
iniquités et abominations, se trouve aujourd'hui dans
une commotion violente et dans une misère qu'aucune
plume ne peut décrire.
« Je vais au triomphe ou à la mort, priez pour moi
afin que je fasse quelque bien parmi les insurgés s'ils
continuent, comme je l'espère, de nous être favorables,
ou de leur donner ma tète, si le démon les pousse contre
nous. Marie Immaculée est notre force et la Sainte-
Enfance notre espoir. Il faut bien que Marie signale en
Chine, comme partout ailleurs, son inimitié contre le
serpent, etc.. »
On pourrait croire qu'au sein de tant d'alarmes occa-
sionnées par la présence continuelle des plus grands
dangers, le saint missionnaire et les siens voient leur
action paralysée et se trouvent dans l'impuissance de
faire le bien. Il n'en est rien. Malgré tous les périls
incessants suscités par les hommes, par les choses et
par les événements, l'œuvre du bien s'accomplit dans la
mission du Kiang-Sy. Le nombre des enfants reçus
augmente considérablement et, chose plus étonnante,
celui des vocations ne diminue pas. « Nous avons plus
de 1.200 enfants recueillis au Kiang-Sy, écrit le
prélat *. Ceux que nous ne pouvons plus recueillir faute
de ressources sont déposés la nuit aux portes de toutes
nos chapelles et il faut avoir le cœur bien dur pour ne
pas mêler nos larmes aux gémissements de ces inno-
centes créatures... Dans une province dont les districts
offrent l'aspect de champs de bataille et où il périt
i. Lettre à M. Charles Danicourt, 1857.
24
— 370 —
chaque semaine du monde en masse, malgré les dangers
sans nombre que nous courons partout, nous avons pu
baptiser 3.283 enfants... »
Dans le courant de la même année, M. Anot, écrivant
au prélat, lui dit : « Une bonne nouvelle, Monseigneur.
Le bon Dieu nous donne des vocations nombreuses pour
notre séminaire. Aujourd'hui nos élèves sont dix-neuf,
j'en compte encore sept ou huit qui demandent, qui
désirent venir; mais certains obstacles soit du côté
des parents, soit d'un autre côté, sont cause qu'ils ne
sont pas arrivés. Les deux du Tché-Kiang qui nous
viennent feront vingt et un, de sorte qu'il n'y aurait
rien d'étonnant que nous puissions compléter la tren-
taine dans quelque temps. Mais certes, cela donne de
l'ouvrage, et surtout demande une bien grande vigi-
lance depuis le lever jusqu'au coucher... »
Yoilà pour les enfants et les élèves du séminaire.
Voici maintenant pour l'hospice, d'après la même
lettre de M. Anot : « Une chose d'une grande impor-
tance que je vous annonce et qui, je ne doute pas, vous
fera grand plaisir, c'est d'avoir fait l'acquisition d'un très
bel endroit pour y bâtir un hôpital ; que l'endroit soit
très beau, très favorable, c'est l'aveu de tous les con-
frères, de M. Glau, de M. Rouger, même des confrères
qui ne trouvent bien que ce qu'ils font, M. Yeou. Cet
endroit est on ne peut mieux exposé. La partie nord-
ouest forme comme un pied de cheval de montagne ou
bien comme la moitié d'une tasse à riz. La partie du
midi est bien découverte, bien dégagée. Bon air : on le
boit à pleine gorge ; belle vue par devant ; et puis, ce
qui est peut-être le plus précieux, un beau ruisseau qui
ne dessèche jamais ! grande facilité pour l'eau. Ce bel
endroit n'est point à Kiou-tou, mais tout près, ni trop
près ni trop loin. Là du séminaire on peut très bien veil-
— 371 —
1er sur l'hôpital. Les sœurs de charité pourront être lo-
gées avec tous les avantages désirables. A droite de
l'hôpital, presque tout contre, se trouvent une dizaine
de familles chrétiennes, mauvais chrétiens, il est vrai,
mais pour le coup ils sautent en l'air de joie ; il sera très
facile de les rappeler au devoir. Certaines bonnes fa-
milles chrétiennes pensent s'y réfugier. Or, comme nous
sommes en retard sous le rapport des établissements,
nous sommes déjà à l'ouvrage, que Mgr Danicourt le
veuille ou non. Mais je sais que Votre Grandeur ne peut
que s'en réjouir Le plan est fait de manière que ce
vaste hôpital puisse présenter aux sœurs de beaux loge-
ments, car tout bien considéré, les sœurs de charité seront
nécessaires pour gouverner notre petit peuple ou plutôt
notre nombreuxpeuple d'orphelins. Comment nous autres
missionnaires pourrions-nous nous en tirer avec des
Chinois et surtout des Chinoises, ce serait pour nous un
fardeau au-dessus de nos forces1. »
Au nombre des enfants que Mgr Danicourt élevait
dans son séminaire, avec l'argent de la Sainte-Enfance
en vue de les préparer au sacerdoce, il en est un qui l'é-
tait aux frais des dames ursulines d'Abbeville. Le pré-
lat en parle dans plusieurs lettres, entre autres dans celle
du 21 novembre 1857 : « Le protégé des Dames Ursu-
lines d'Abbeville que j'ai choisi senommeEtienneTchen;
il est âgé de douze ans, natif du Ngan-Houi, sur les li-
mites du Kiang-Sy, fils unique de parents pauvres,
mais très pieux. Il a des moyens ; il est pieux ; il est le
sixième sur la liste de la première classe de latinité
composée de treize élèves, et le troisième sur la liste de
la première classe de chinois composée de quatorze élè-
ves. Il n'écrit en latin que depuis quelques mois et
1. Mgr Danicourt exprime tout au long (dans la fin de sa lettre
à M. Boury, citée plus haut) le même désir et les mêmes vues
relativement à la présence des sœurs de charité au Kiang-Sy.
— 372 —
comme il s'applique sérieusement, je pourrai bientôt
envoyer de son écriture à Mme Saint-Joseph * d'Abbe-
ville... Mais son titre ne peut être autre que celui de
prêtre de la Sainte-Enfance, puisqu'il appartient à la So-
ciété de la Sainte-Enfance. »
Le prélat termine ainsi une lettre à son beau-frère
M.ConstantinDanicourt2 : « J'ai vingt-sixélèves dans mon
séminaire ils épluchentle latin commelepremiercuisinier
de Paris épluche une volaille. J'ai plus de douze cents
enfants à nourrir, qui me coûtent plus de 10.000 piastres,
et cette année, la Sainte-Enfance ne nous alloue que
5.500 piastres. Voyez dans quelle position je me trouve.
« J'ai perdu cette année deux missionnaires, dont
l'un, M. Montels, a été décapité par les mandarins le
26 juin dernier, avec deux chrétiens ; l'autre (M. Than)
est mort de misère, en attendant les mauvais jours.
« On se bat dans tout le Kiang-Sy et il meurt du monde
par millier. La seconde moisson de riz a manqué par
suite des pluies qui ont duré deux mois. Il y aura fa-
mine et le riz sera à un prix exorbitant. Pas de com-
merce dans tout le Kiang-Sy: tout le monde dépérit à
vue d'œil, tant les malheurs sont grands. »
Relativement aux missionnaires, dont nous venons
de parler, Mgr Danicourt donne quelques autres détails à
son frère 3, M. l'abbé Charles Danicourt : « Deux de nos
missionnaires, MM. Montels et Than, occupés de la
Sainte-Enfance dans le district de Ky-ngan-fou, ont
péri, le premier sous le sabre des mandarins avec deux
chétiens, le second de chagrin, de misère et de maladie.
Et le plus déplorable c'est que pendant huit mois qu'ils
sont restés dans ce district, éloignés l'un de l'autre de
1. Supérieure des Ursulines d'Abbeville (Somme).
2. Lettre du 21 novembre 18.">7.
3. Lettre du 21 novembre 18."»7.
— 373 —
sept lieues seulement, ils n'ont pu se voir une fois, et
sont morts sans les consolations de la religion.
« Depuis le mois de juillet, je suis sans nouvelles de
MM. Lu et Yeou, confrères chinois occupés aussi de la
Sainte-Enfance dans le district de Yao-tchéou-fou tout
près de la fabrique impériale de porcelaine. Leur rési-
dence ayant été pillée par les brigands qui ont enlevé
plus de 100 piastres de la Sainte-Enfance, ils se sont ré-
fugiés dans les montagnes avec les chrétiens. Depuis
lors je ne sais rien de leur situation. »
Nous venons d'entendre dire, à plusieurs reprises, à
Mgr Danicourt, que ses missionnaires étaient occupés de
Vœuvre de la Sainte-Enfance. C'était l'œuvre capitale
pour lui comme pour ses prêtres, et il sera intéressant,
nous n'en doutons pas, pour le lecteur, d'apprendre
comment elle fonctionnait, tant par son action que par
celle de ses auxiliaires. Quelques passages d'un rapport
de M. Joseph Yeou, adressé cette même année 1857 au
prélat, suffiront pour cela :
« Aussitôt après le départ de Votre Grandeur du sé-
minaire de Iviou-Tou, j'ai été envoyé à Fou-tchéou-fou,
et de là à Nan-tchan, capitale du Kiang-Sy. J'ai établi à
Fou-tchéou-fou dans deux chrétientés deux hospices
destinés à recevoir les enfants exposés. Deux mois après,
ils en avaient déjà recueilli cent vingt. Mon unique occupa-
tion a été depuis de conférer le baptême. Car les uns, pro-
fitant des ténèbres de la nuit, suspendaient leurs enfants
à un arbre sur le bord du fleuve, en face de la maison de
mon catéchiste Yao. Les autres les jetaient vers le cou-
rant afin que leurs vagissements, entendus des voya-
geurs, émussent leur pitié et qu'ils les portassent à ceux
qui sont chargés de les recueillir. Mais ce qui m'a fait le
plus d'impression a été ce dont je fus témoin après les
fêtes de Noël. Le froid était vif : un gardien de pagode.
— 374 —
portant dans sa main gauche une corbeille et dans sa
droite un long bident, allait ramasser des immondices ;
il trouva une petite enfant nouvellement née, qu'on avait
jetée dans une citerne... Il la recueillit avec son bident
fétide et l'ayant couverte de paille deriz.il nous l'ap-
porta... A cette vue, la femme du catéchiste, avec ses brus
et ses filles, s'écrièrent : « Mais, père, pourquoi recueil-
lir de ces enfants si repoussants et si sales alors que
nous en refusons tant d'autres qui sont propres et bien
vêtus? D'ailleurs notre nombre de mille est complet, et
nous en recevrions encore de tels ! » Je leur répondis :
ce sont principalement ceux-là que vous devez préférer,
afin que vos mérites soient pleins devant Dieu et qu'il
bénisse vos enfants. Alors toutes joyeuses, elles prennent
de l'eau et se hâtent de laver la petite enfant, déjà
noircie par le froid. Je l'approchai du feu et une nour-
rice l'enveloppa dans sa robe ; dès que la chaleur eut ré-
chauffé ses membres engourdis, nous la baptisâmes.
« Quelque temps après, une femme nous apporta une
autre enfant qu'elle avait arrachée des mains de ses parents
qui voulaient l'étouffer. Mais mon catéchiste Yao, sourd
à toutes ses supplications, ne voulut pas la recevoir,
à défaut d'argent et parce qu'on lui avait défendu d'en
recevoir d'autres. A peine avait-elle fait deux cents
pas pour s'en retourner qu'elle se dit à elle-même : il
vaut mieux cependant la jeter ici que de la reportera ses
cruels parents ; elle jeta aussitôt l'enfant dans le fleuve
Sia-Kou-tou, et s'enfuit à toutes jambes. Un chrétien,
Vincent Ou, passait alors par là ; touché de pitié, il prend
l'enfant et l'apporte à Yao, promettant de lui donner
400 sapèques chaque mois pour son entretien. Nous la
reçûmes donc et la baptisâmes.
« Yoilà, Monseigneur: les traits de cette sorte sont
nombreux et il serait trop long de les énumérer tous.
«De Sia-Kou-Tou,je me suis rendu directement à Nan-
— 375 —
tchan et j'ai été témoin de l'état déplorable de cette capi-
tale. Toutes les maisons, mille ateliers, soixante-douze
greniers publics et toutes les pagodes des faubourgs, tout
a été livré aux flammes ; les pierres des fondations ont été
arrachées et extraites pour fortifier la ville et les rives
du canal qui l'entoure. Notre chapelle seule, l'hospice
des vieillards, l'ancien hospice des enfants ont été pré-
servés. Le nouvel hospice a été fermé parce qu'il était
entretenu par les marchands, et les familles les plus
riches y admettaient un grand nombre d'enfants. Main-
tenant tout étant détruit, notre œuvre a cessé ici.
« L'ancien hospice qui possède un fonds et de grands
revenus nourrit encore soixante-quatre enfants, mais
pour comble de malheur, les curateurs et les curatrices
de cet hospice fraudent autant qu'ils peuvent ou volent
l'argent de ces revenus La somme avec laquelle ils
nourrissent soixante-quatre enfants abandonnés nous
suffirait pour en nourrir trois cents, si cette œuvre nous
était confiée Quant à ceux qui dépassent le nombre
soixante-quatre et qu'on recueille devant la porte de
l'hospice, ceux-là sont véritablement abandonnés.
Comme ils n'ont pas de parents qui donnent de
l'argent aux curateurs, on les livre à quatre nourrices
qui passent alternativement les nuits pour les soigner;
mais parce que leur gage n'est pas pour cela aug-
menté, après quelques nuits, ces enfants, faute de soin,
meurent de faim et de froid Aussi j'avais eu soin
de disposer dans cet hospice des chrétiens et des chré-
tiennes pour baptiser les moribonds : ce qui a continué
pendant quelques années
« J'ai reçu dans cet intervalle une lettre de mon
supérieur qui me disait que le nombre des enfants ne
devait pas dépasser mille et que, puisqu'il était complet,
on ne devait plus en recueillir. Alors j'ai dû avertir,
avec beaucoup de difficulté et de supplications, les col-
— 376 —
lecteurs de n'en plus recevoir d'autres. Mais tous n'ont
pas voulu croire à nos paroles, et, ne voulant pas les
jeter dans le fleuve, quelques-uns sont venus déposer
leurs enfants dans la citerne qui est auprès du cimetière
des mahométans, non loin de notre chapelle.
« Peu de temps après, ^des voisins nous portèrent
encore un enfant et, l'ayant déposé sur le seuil de la cha-
pelle, ils s'enfuirent aussitôt pour n'être pas reconnus.
Emu de pitié parles cris de l'enfant, je le pris entre mes
hras, et j'exhortai autant qu'il était en moi les pauvres
chrétiens de contribuer en quelque chose au soutien
d'une vie si débile. Ils inscrivirent volontiers son nom
sur un catalogue et promirent de donner des sapèques
pour toute l'année.
« Trois jours après mon arrivée àNan-tchan, je voulus
pénétrer dans la ville pour me procurer quelques res-
sources pour la Sainte-Enfance dans un magasin dont
le maître est voisin de notre séminaire de Kiou-Tou
Ce ne fut qu'après bien des démarches, des difficultés,
des péripéties, que je pus y entrer. Ensuite j'ai pu en
sortir par trois fois pour travailler pour la Sainte-En-
fance.
« Je mandai à mon catéchiste Lo de recueillir dans la
ville tous les enfants abandonnés. Il se rendait matin et
soir sur le pont Kao-Kiao (haut pont) près du collège
impérial placé au milieu de la ville. 11 recueillit tous
ceux qu'il put trouver. Les enfants sont généralement
jetés dans un large marais ou étang que traverse le
pont, sur lequel seulement les exposent les parents
moins cruels. Lo en recueillit onze les premiers jours.
Mais restait encore l'insuffisance de notre prix de
700 sapèques par mois qui nous empêchait de trouver
des nourrices. Lo préleva alors sur propre argent ce
salaire et donna ici 800 sapèques, là 900, ailleurs 1000,
et nourrit ainsi ces enfants pendant trois mois
— 377 —
« Ces jours derniers on porta chez lui trois enfants
pour lesquels il n'a pu trouver de nourrices; il les a
remis à chaque porteur en leur donnant 400 sapèques
pour chaque enfant, afin qu'il leur sauvassent la vie et
les reportassent à leurs mères. Mais sachant que parmi
tous ces enfants qu'il refusait presque tous étaient
jetés à l'eau par les parents ou étouffés, il se repentit
beaucoup de ne les avoir pas baptisés tous. Depuis il a
eu soin de baptiser tous ceux qu'on lui apportait, parce
que s'ils sont refusés, ils vont à une mort certaine.
« Ainsi donc, si Votre Grandeur daigne encore conti-
nuer cette œuvre de miséricorde, nous ne devrons pas
nous attacher si strictement au prix de 700 sapèques
par mois puisque ici les enfants sont véritablement
abandonnés et voués à la mort. D'ailleurs les vivres
sont très chers à cause du grand nombre de soldats...
« De la capitale du Kiang-Sy, je suis revenu à Fou-
tchéou-fou et de là je me suis rendu à Koui-tchéou-fou,
où était parvenu le même avertissement aux collecteurs,
de ne pas dépasser le nombre mille. Dans l'espace de
quelques jours, quelques paysans occupés à ramasser
du fumier nous ont apporté dans leur corbeille trois
petites filles dégoûtantes, qu'ils avaient recueillies avec
le bident au milieu de leurs immondices. Les chrétiennes
voyant cela les repoussaient : « Pourquoi, disaient-elles,
portez-vous de telles saletés àlaporte de notre chapelle?»
Et elles m'appelèrent en même temps pour gourmander
ces hommes. Je sortis, et voyant au milieu de la paille
dans la corbeille une petite enfant qui criait, j'ordonnai
sur le champ de la laver et de l'inscrire dans le cata-
logue, ajoutant que c'étaient principalement ces enfants
que l'Œuvre de la divine enfance aimait à recevoir. Et
ainsi au nombre déjà fixé j'ai ajouté encore ces trois
enfants dans notre hospice.
« Pendant ce temps -là une sage-femme nous apporta
— 378 —
une enfant qu'elle avait tirée d'un tonneau d'eau, etc..
« Dans le Fou-tcheou-fou nous avons un grand nombre
d'enfants déjà grands et qui ne peuvent demeurer plus
longtemps sous la direction des nourrices, de peur qu'ils
ne soient imbus de leurs superstitions et mauvaises
mœurs. Il est nécessaire de les retirer et de bâtir pour
eux un hospice.
« Je prie Dieu de tout mon cœur qu'il accorde à Votre
Grandeur une parfaite santé et qu'il daigne rétablir
votre œil canonique, afin que vous puissiez revenir le
plus tôt possible au Kiang-Sy où tant de chrétientés
désirent voir depuis si longtemps leur évêque; et ce
bonheur n'a pu encore leur être accordé.
« Joseph Yeou, i. p. d. l.c.d. I. m. »
Ce rapport, dont nous n'avons pu donner que quelques
extraits» fait par un prêtre d'origine chinoise, connais-
sant parfaitement les mœurs de son pays, vient con-
firmer tout ce que Mgr Danicourt a écrit sur l'infan-
ticide (V. 1. III, ch. vu) ; il nous montre clairement tout
ce que la Sainte-Enfance opérait de bien en Chine et
par l'action du prélat, dont nous racontons la vie, et par
celle des prêtres qui le secondaient; enfin il nous prouve
que les membres de la Congrégation de la Mission con-
tinuent, dans l'Extrême-Orient, les œuvres de miséri-
corde de leur saint et illustre fondateur.
Le désir que nous venons d'entendre exprimer par
M. Yeou fut bientôt comblé. Mgr Danicourt, s'étant
reposé quelques mois à Ning-Po, reprit, pour la troi-
sième fois, la route du Kiang-Sy. Son repos cependant
n'avait pas été absolu : apôtre vigilant et zélé, il n'avait
cessé de correspondre avec les missionnaires de sa pro-
vince, d'écrire à Rome, à Paris, aux conseils centraux
de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance,
— 379 —
toujours dans le but d'obtenir des secours pour sa chère
mission.
Il se mit en marche le 1er juin et arriva à Kiou-Tou le
2 juillet en la fête de la Visitation de la sainte Vierge.
Son retour en cette ville fut une grande consolation pour
ses élèves, pour les chrétiens et même pour les païens
qui le vénéraient. C'était le ret.our du pasteur au. milieu
de ses ouailles : le père était heureux de se retrouver,
après une aussi longue absence, parmi ses enfants, et
les enfants étaient heureux de contempler les traits du
vénéré pontife, leur père bien-aimé.
Une plume plus autorisée que la nôtre redira tout à
l'heure quelle joie sa présence fit renaître chez les
siens.
CHAPITRE X
PERSÉCUTION ET MARTYRE (1857-1858)
Arrivée de Mgr Danicourt à Kiou-Tou racontée par un témoin
oculaire. — Bonté et soins du prélat pour ses confrères. — Com-
ment il prêche la confiance en Dieu et la patience aux approches
de la tribulation. — Il déjoue habilement le général des insur-
gés et fait ainsi épargner ses établissements et les siens. — Mais
la persécution vient des impérialistes. — « Le 3 juin 1 808, Cor-
pus Christi : pris et maltraité par les impérialistes. » — Mgr Dani-
court confesse la foi, subit le martyre. — Coïncidence frappante,
rapprochement, réflexions.
Au commencement du mois de juillet 1857, M. Glau,
lazariste, se trouvait à Kiou-Tou. Il fut témoin de la ré-
ception que l'on y fit à Mgr Danicourt et des vertus dont
le saint missionnaire donna de si beaux exemples : aussi
est-ce pour nous une grande consolation de l'entendre
raconter ce qu'il vit de ses yeux :
« Je dois 1 vous parler maintenant des dix-huit mois
que j'ai passés avec Mgr Danicourt à Kiou-Tou, temps de
joie et d'épreuves,alternatives de sécurité apparente et de
cruelles vexations ; de projets consolants et d'espérances
trompées ; d'abondance relative et de disette absolue ; de
repos momentané et de fuites précipitées ; de séparation
douloureuse et de mutuelle rencontre dans un commun
i. Lettre de M. Glau, lazariste, à M. Charles Danicourt : Evreux,
le 3 février 1866.
— 381 —
cachot : telle fut notre vie pendant ces dix-huit mois,
vie qui résume plus ou moins le train ordinaire des
pauvres missionnaires.
« Sa Grandeur nous arriva donc à Kiou-Tou le 2 juillet,
vers 3 heures de l'après-midi. On la reçut pontificale-
ment dans notre modeste oratoire, et, dans une courte
et chaleureuse allocution faite au pied de l'autel, Mon-
seigneur fit verser bien des larmes aux assistants, en les
exhortant à se disposer par un redoublement de foi et
de ferveur aux jours de cruelles épreuves dont l'ap-
proche se faisait de plus en plus sentir. Tous paraissaient
cependant on ne peut plus heureux de voir au milieu
d'eux leur évèque, car sa présence était pour chacun une
consolation, un encouragement.
n Dès le lendemain de son arrivée, ou du moins très
peu de jours après, il réunit successivement et ses mis-
sionnaires et ses séminaristes pour rappeler à chacun ce
qu'il devait être et la ligne de conduite à suivre à travers
des circonstances si perplexes et si imprévues.
« A cette époque et depuis plus de deux mois, je
me trouvais malade, le climat ayant ajouté à nos
autres épreuves celle d'une fièvre aiguë et débilitante.
J'étais donc là dans une chambre isolée, la plupart du
temps gisant sur mon grabat et constamment dévoré
par une fièvre brûlante que rien ne pouvait éteindre.
Dans ces moments pénibles, votre bon frère était là
se tenant à mon chevet, tâchant de me distraire par
d'agréables récits et poussant la condescendance de son
inépuisable charité, jusqu'à me préparer lui-même des
remèdes et jusqu'à me rendre, à ma confusion, les plus
humbles services.
« Bien des fois, dans ces premiers mois où les rebelles
nous laissaient tranquilles, j'eus occasion d'admirer en
lui plus d'une vertu. D'abord son esprit de foi qui sui-
vait pas à pas la marche de la Providence et de la divine
— 382 —
justice dans ces terribles et désastreux événements dont
les nouvelles désolantes nous arrivaient de tout côté.
Ensuite sa confiance en Dieu qui était son point d'appui
et le grand mobile de sa conduite. Très souvent il me
répétait ce qu'il avait appris lui-même d'un saint mis-
sionnaire: «La grande vertu des missionnaires en Chine,
c'est la confiance en Dieu, parce que, me disait-il, ici
plus que partout ailleurs, on est environné de tout côté
d'innombrables et profondes misères dont la perspective
navrante porte au découragement. En soi-même, en der-
nière analyse, on ne trouve que faiblesse et néant, mais
ce néant, dans l'isolement de la vie apostolique, on le
pénétre, on le touche du bout du doigt. On se sent si
souvent impuissant devant la besogne ; on a tant de dé-
ceptions et tant d'angoisses, que si l'on ne se jetait pas
avec un entier abandon entre les bras de la Providence,
il y aurait vraiment de quoi sécher d'ennui. La confiance
en Dieu, ajoutait-il, a toujours été mon soutien et ma
devise et jamais je ne m'en suis mal trouvé. » Ce fut
surtout aux grandes épreuves du mois dejuiul858,
qu'il sut donner des marques visibles de cette grande
confiance.
« Je n'ai pas besoin de m'étendre sur sa patience : il
en a donné des preuves bien manifestes et dans les per-
sécutions qui venaient du dehors et dans les contradic-
tions qui lui étaient suscitées de la part de ses chrétiens
et même de la part de ceux qui auraient dû être les pre-
miers à lui procurer tout leur meilleur concours. C'est
surtout en cela que je l'ai trouvé admirable de douceur
et de longanimité. Avait-il à punir, il ne le faisait qu'à
regret et toutes les punitions étaient toujours ordonnées
de manière à tourner au plus grand bien des délin-
quants. Ceux-ci finissaient par reconnaître la justice
et la sagesse des mesures prises à leur égard et ils l'en
remerciaient.
— 38a —
« Habituellement il était souffrant, tantôt de l'esto-
mac, tantôt de la migraine, tantôt de la fièvre. Vers le
printemps, au moment oùj'allais mieux, il tombamalade
à son tour. Je voulus lui rendre les services que j'avais
reçus de lui et en particulier le veiller une partie des
nuits; il ne voulut jamais le permettre, aimant mieux,
disait-il, souffrir seul : cela le reposait mieux. Néan-
moins on avait pour lui toutes les attentions qu'exigeait
son état. Heureusement cette maladie ne se prolongea
pas. Dieu voulait exiger de lui de plus grands sacri-
fices. »
Les jours mauvais que Mgr Danicourt attendait
depuis si longtemps ne devaient point tarder d'arriver.
Les rebelles, dont la présence 'au Kiang-Sy était une
menace continuelle pour sa mission, se portèrent sur
Kiou-Tou dans les premiers mois de l'année 1858.
Cependant ce n'est point de ces derniers qu'il eut à
souffrir, du moins à Kiou-Tou. La persécution et les
plus grands malheurs lui vinrent de ceux qui devraient
faire régner l'ordre et respecter les propriétés, du côté
des impérialistes.
Il ne reçut des rebelles, lui et les siens, que des témoi-
gnages de bienveillance et de protection ; mais nous
devons ajouter que ce fut en grande partie grâce à son
habileté, comme le prouve le récit suivant qu'il fit à
son frère, M. Charles Danicourt, à son retour de Chine :
« Comme nous passions parmi les païens pour des
gens riches, bienfaisants et justes, je devais m'attendre
et je m'attendis en effet à la visite des rebelles. Dans
celte prévision j'avais fait transporter dans le village de
Kiou-Tou et descendre dans un puits les fonds de la
Sainte-Enfance et les objets précieux du séminaire. Le
général en chef vint en effet, suivi de ses grands offi-
— 384 —
ciers, nous rendre visite. Je le reçus avec respect mais
avec assurance. Je lui offris de visiter le séminaire, la
chapelle, le réfectoire, les lieux les plus secrets de la
maison pour lui prouver que nous n'avions ni armes, ni
munitions. La vue des tableaux du chemin de la croix
et de l'enfant Jésus couché dans sa crèche attira beau-
coup son attention. Je lui expliquai brièvement les
mystères de notre sainte religion. Au réfectoire, afin
d'intéresser à notre cause des gens qui tenaient notre
vie entre leurs mains, j'avais fait préparer une collation
abondante. Ces Messieurs ne se firent pas dire deux fois
de s'asseoir et de se rafraîchir : ils mangèrent et burent
comme entre amis et furent reconnaissants de nos bons
procédés.
« Cependant le but de leur visite n'était pas atteint.
Ce qu'ils voulaient, ce n'était pas de visiter un établisse-
ment religieux : c'était avant tout de l'argent et beau-
coup d'argent.
u Quand le général s'en fut ouvert à moi avant de
nous quitter : « Général, lui dis—je, je n'ai pas une
sapèque dans mon séminaire. Si tu veux descendre
dans les caves, ouvrir les armoires et les malles, tu
verras la vérité de ce que j'avance ; et quand même je
serais cousu d'or et d'argent, je ne pourrais t'en donner.
Ne sais-tu pas que tous mes missionnaires sont répandus
dans la province pour baptiser et recueillir les petits
enfants abandonnés? Ne sais-tu pas que j'en ai plus de
douze cents à nourrir et que ces pauvres petits périront
infailliblement si je ne viens à leur secours? Tu dois
comprendre, général, puisque tu as du cœur, que mes
besoins et mes nécessités, ce sont les besoins et les
nécessités de ces innocentes créatures »
« Mes paroles firent impression sur cette nature sau-
vage. « Il est franc l'Européen, dit-il à ses officiers. »
— « Mais pour te prouver mon amitié et ma gratitude,
— 385 —
repris-je, je vais te faire un présent qui doit avoir du
prix à tes yeux, ce sont des objets de la mère patrie.
J'allais en effet chercher une douzaine de foulards à
dessin, qu'on nous avait envoyés de France, et quelques
objets de curiosité. « Je te prie de recevoir et de garder
ces objets comme un témoignage de ma sincère amitié. »
Et le général enchanté se confondit en politesse pour me
remercier, me disant, qu'en cas de besoin je pourrais
compter sur lui. C'est ainsi que notre bonne et tendre
Mère nous couvrit de sa maternelle protection pendant
cette visite qui aurait pu être fatale à nos élèves et à nos
établissements.
« Le général des rebelles s'étant retiré parla en bien
de notre maison, et fit partout l'éloge des bons procédés
avec lesquels nous l'avons accueilli. »
Nous l'avons dit ci-dessus : la persécution ne vint pas
du coté des rebelles, mais des partisans de l'empereur
de Chine, des impérialistes, selon l'expression employée
par le saint missionnaire ; en un mot des troupes qui
marchaient contre les rebelles. Laissons le prélat faire
lui-même le récit de son arrestation, puis nous citerons
à l'appui la lettre de M. Glau.
Extrayons d'abord le passage suivant d'une lettre
adressée à M. Yicart, supérieur du collège de Montdi-
dier ' :
« Nous en avons vu de dures et de bien dures depuis
deux ans dans notre pauvre Kiang-Sy. M. Monlels
décapité par les impérialistes avec deux chrétiens;
MM. Anot et Hou poursuivis par les rebelles, et ne trou-
vant, après avoir erré pendant six jours dans les mon-
tagnes, qu'une carcasse de chapelle là où ils se dispo-
saient à passer les fêtes de Noël. Notre chapelle de
1 . Séminaire de Kiou-Tou, le 23 novembre 18o8.
25
— 386 —
Ou-tchen, sur le lac Pou-yang, détruite par les manda-
rins, et son gardien Quentin Sié, plus qu'octogénaire,
décapité devant la grande porte pour la cause de la
religion ; trois autres chapelles brûlées ; quatre dévas-
tées de fond en comble; neuf pillées; huit caisses ou
chapelles ambulantes enlevées; dix ornements de diffé-
rentes couleurs volés; mille six cents objets perdus dans
le pillage du séminaire; votre serviteur pris avec votre
confrère Yuen, traîné par deux soldats à trois lieues
d'ici, enchaîné, garrotté et presque décapité sans l'inter-
vention d'un brave païen qui a répondu pour nous. Ceci
s'est passé le mercredi et le jeudi 2 et 3 juin. Vous voyez
donc que nous avons eu une triste fête et une triste pro-
cession du saint Sacrement. Mais si nous n'avions été
fermes et sans peur, nous en aurions vu de plus dures
encore. Sur la route, avant d'arriver à la pagode Ou-li-
tien, où je pensais qu'on allait nous expédier, je me
recommandais à la sainte Vierge en récitant le Sub
tuum, etc., etc. Je pensais à Dieu devant qui j'allais
paraître, et comment je pourrais recevoir l'absolution
de mon confrère et la lui donner. J'ai fait le sacrifice de
ma vie et j'espère que Dieu m'en tiendra compte. Dieu a
sévi immédiatement contre ces pillards : deux des chefs
ont été disgraciés peu après ; deux soldats ont été tués
du même coup de foudre; d'autres sont atteints de mala-
dies incurables. Partout Dieu punit ceux qui ont dé-
pouillé nos chapelles; mais je n'ai pas le temps de vous
le raconter... »
Dans une lettre adressée, à la même époque, à son
frère M. Charles Danicourt, le prélat donne, sur son
arrestation, des détails plus amples que ceux qui pré-
cèdent. Voici la première partie de cette lettre ' :
1. Lettre à M. l'abbé Charles Danicourt, du 21 novembre 18o8.
— 387 —
« Si vous avez eu connaissance de nos tribulations
depuis un an et des miennes en particulier, vous ne
devez pas être surpris de mon silence à votre égard.
« Notre séminaire respecté par plus de huit mille
rebelles a été pillé le 2 juin par des gueux de gardes
nationaux. J'ai été pris avec M. Yuen, confrère chinois,
et sans un païen qui a répondu pour nous et de nous,
nous aurions eu la tête tranchée dans une pagode à une
demi-lieue d'ici : les sabres étaient levés par des soldats
atroces qui n'attendaient qu'un mot du chef pour nous
massacrer.
« De cette pagode nous avons été poussés plutôt que
menés à trois lieues de là où l'on nous a mis la chaîne
au cou, et lié rudement les mains derrière le dos :
tout cela pour avoir de l'argent. Comme nous n'avions
qu'une chemise et un caleçon sur le corps, le reste
nous ayant été enlevé en route; nous n'eûmes pas
même une sapèque à leur donner. Après avoir passé la
nuit dans une mortelle inquiétude sur le sort des autres
confrères et des élèves du séminaire, nous avons été
mis en liberté le lendemain matin d'une manière toute
providentielle. Les rebelles vinrent fondre pendant la
nuit sur le village où nous étions captifs; la terreur se
répandit partout et le chef, craignant pour ses jours,
nous permit de retourner à Kiou-Tou.
« Je monte sur la chaise d'un catéchumène qui était
venu avec quatre chrétiens pour traiter de notre déli-
vrance, et à 2 heures de l'après-midi, jeudi du saint
Sacrement, nous arrivions à Kiou-Tou où nous avons
été reçus par les confrères, les élèves et les chrétiens
avec une joie et une consolation indicibles. Notre pro-
cession du saint Sacrement a été belle, comme vous
voyez, pour moi et M. Yuen. Ce cher confrère n'en pou-
vait plus, n'ayant rien mangé depuis 24 heures... Nous
avons encore été sur le qui-vive jusque vers le 14 juin,
— 388 —
où j'ai écrit en long et en large à M. Aymery, notre pro-
cureur général, l'histoire de mon arrestation et du déva-
lisement du séminaire où nous avons perdu 1 .600 objets.
Depuis lors nous avons toujours été fort tranquilles,
mais mon pauvre œil gauche s'obscurcit de plus en plus
et ma tête, au milieu de mille occupations différentes, ne
me permet pas de prendre le repos nécessaire.
« M. Glau, toujours malade, est allé se rétablir à
Ning-Po ou Shang-Haï. M. Fang est malade depuis
deux mois. M. Lu est mort le jour de la Toussaint der-
nière. Ces deux confrères sont restés près de deux ans à
Paris avec moi. M. Anot est dans la partie Sud de la
province. M. Rouger est dans les environs de la capi-
tale. Vous voyez donc que toute la besogne du séminaire
composé de vingt et un élèves, des comptes de la mis-
sion, de la Sainte-Enfance, tout tombe sur moi et c'est
un miracle que ma pauvre tête n'ait encore sauté... »
Le récit de son arrestation et de son martyre fait par
Mgr Danicourt lui-même, dans les extraits que nous
venons de citer, pourrait faire naître une objection dans
l'esprit de plus d'un lecteur : testis unus, testis nullus, le
témoignage d'un seul est nul; au reste nul n'est juge
dans sa propre cause. Pour répondre à cette objection
ou plutôt pour la prévenir, nous allons citer le témoi-
gnage d'un témoin oculaire, de M. Glau, lazariste.
« Ce fut surtout aux grandes épreuves du mois de
juin 1858, que Mgr Danicourt sut donner des marques
visibles de sa grande confiance en Dieu. Indignement
traité par des brigands qui se disaient défenseurs de
l'empereur, ignominieusement dépouillé de ses habits,
séparé par force de ses prêtres et de ses chrétiens, et
traîné les mains liées derrière le dos sous une grêle de
coups et de grossières injures jusqu'à un endroit situé à
quatre lieues de Kiou-Tou, et cela par un soleil tropical
dardant en pleine heure de midi toute l'ardeur de ses
— 389 —
rayons; puis enchaîné avec des malfaiteurs ou d'autres
victimes des vengeances des mandarins, subissant un
jugement et une condamnation à mort dont on avait
remis l'exécution au lendemain (vous savez par quelle
providence il fat délivré) : qui pourrait dire ce qu'il eut
à souffrir dans d'aussi terribles rencontres. Il faudrait
l'avoir vu, comme nous, revenir de sa prison, couvert
seulement d'un caleçon chinois et d'un simple morceau
de toile jeté sur ses épaules, les bras couverts de meur-
trissures, les mains encore gonflées par les étreintes des
menottes, pour s'en faire une idée. Tous nous versions
des larmes, lui seul paraissait jouir d'un doux calme,
nous exhortant à mettre notre confiance dans la Provi-
dence, en répétant sans cesse que c'était cette confiance
qui faisait toute sa consolation et son soutien.. »
Bien que ces divers récits se complètent les uns les
autres, nous devons encore ajouter quelques détails
puisés dans la correspondance du prélat ou recueillis
de sa bouche par son frère pendant leur commun séjour
à Paris, au commencement de l'année 1860; ils achève-
ront de nous instruire sur cette circonstance capitale de
la vie que nous avons entrepris de raconter.
Dans le compte rendu qu'il fit de sa mission pour
l'année 1858, trouvé dans son portefeuille après sa mort,
Mgr Danicourt parle en ces termes de sa personne et de
celle de M. Yuen : « Deux missionnaires arrêtés, traînés
longtemps sur la route, dépouillés, chargés de chaînes,
les mains cruellement liées derrière le dos et subissant
à genoux un interrogatoire devant un mandarin. »
Au cours des causeries intimes qu'il eut à Paris avec
son frère, il lui arriva d'avouer, à plusieurs reprises, des
détails que son humilité lui avait fait taire dans sa cor-
respondance. Illui révéla que cet interrogatoire dont nous
venons de parler avait duré longtemps et que le man-
— 390 —
darin lui avait fait une foule de questions sur son nom,
sa patrie, la durée de sa résidence en Chine ; les noms
des divers pays qu'il avait habités; la raison pour la-
quelle il avait quitté sa patrie et le but de son séjour en
Chine; ses occupations, sa manière de vivre.
Le prélat répondit à toutes ces questions avec la sin-
cérité dont il ne s'est jamais départi et sur le ton d'une
noble fermeté.
Il déclara au mandarin qu'il avait quitté la France
pour venir évangéliser la Chine, c'est-à-dire y répandre
la religion de Jésus-Christ. A ce sujet il s'efforça de lui
faire connaître Notre-Seigneur Jésus-Christ, puis il af-
firma hautement sa divinité et la divinité de sa religion
auprès de laquelle les autres ne sont qu'erreur et que
mensonge.
Il ajouta qu'il n'avait jamais eu d'autre profession que
celle de missionnaire ou d'apôtre ; qu'à l'heure présente
il l'exerçait encore, mais que sa principale occupation
pour le moment était de baptiser et de recueillir les en-
fants abandonnés.
Cette dernière déclaration aurait dû suffire pour tou-
cher le mandarin et lui faire respecter la vie d'un homme
si précieux pour l'humanité, mais non.
Durant cet interrogatoire, un scribe placé auprès du
mandarin inscrivait toutes les réponses du prélat, tandis
que de chaque côté de ce dernier se tenait un soldat
armé d'un sabre prêt à frapper au moindre signal de son
chef.
De tout ce qui précède nous devons inférer d'abord
que Mgr Danicourt confessa la foi et mérite le titre de
confesseur de la foi que tout le monde s'est plu à lui ac-
corder jusqu'ici.
Xous pouvons inférer en second lieu qu'il eut le mé-
rite du martyre à la façon des saints qui l'ont subi sans
répandre leur sang. En effet il fut une première fois con-
— 391 —
damné à mort, après avoir confessé Jésus-Christ, à une
demi-lieue de sa résidence ; il vit les sabres levés au-
dessus de sa tête et ne dut son salut qu'à la générosité
d'un païen qui offrit une somme d'argent pour sa rançon.
Il fut une seconde fois condanné à mort à quatre lieues de
sa résidence, après avoir enduré de mauvais traitements ;
il accepta derechef et avec générosité le calice du mar-
tyre, passa la nuit dans un cachot et devait être exécuté
le lendemain matin, comme il a été dit précédem-
ment, etc.
Mais, objectera- t-on, était-ce bien en haine de la reli-
gion catholique qu'il fut persécuté et condamné à mort?
Nous répondrons à cela qu'il est difficile d'assigner
un autre mobile à la rage de ses persécuteurs. Assuré-
ment ce n'est point comme partisan des rebelles qu'il
fut saisi.
Ce n'est point comme étranger, comme Français, puis-
qu'à cette époque il y avait accord entre la France et le
gouvernement chinois, que représentaient les mandarins
ses persécuteurs.
Au demeurant ils le connaissaient comme évêque mis-
sionnaire ; ne Peussent-ils pas connu comme tel dès l'a-
bord qu'ils ne l'eussent plus ignoré après l'interroga-
toire qu'ils lui ont fait subir.
C'est donc comme missionnaire et partant en haine de
la religion catholique qu'ils l'ont ainsi traité ; et le titre
de martyr vient embellir sa gloire d'une seconde
auréole.
Une vertu qui ajoute singulièrement à toutes celles
qui ont brillé pendant cette persécution est l'humilité.
Mgr Danicourt n'a pas tout dit sur cette circonstance
mémorable de sa vie ; on le comprend, s'il n'est pas
permis de se glorifier, il l'est encore moins de s'at-
tribuer une gloire que l'Eglise seule a qualité pour
décerner à ses enfants. Mais il se peut, et il est encore
— 392 —
temps, que la vérité tout entière soit révélée sur son
martyre ; en attendant voici ce qu'il écrivait à son frère
quelques mois plus tard :
« Mais dans vos lettres, trêve, trêve de compliments
et de félicitations, de peur que ma misère soulevée par
l'orgueil ne me jette et ne me fasse échouer sur quelque
rocher... Vous me parlez sans cesse d'apostolat, de
martyre, etc., que ces mots sont déglace sur votre cœur!
Levez donc le talon une bonne fois et venez manger
notre tou-fou (plat d'herbes salées). Quand viendra donc
la dissolution de mon corps ! Ah ! priez, mon cher frère,
priez pour qu'au sortir de ce monde, je voie mon Créa-
teur, mon Rédempteur, notre Sanctificateur, notre bien-
heureux père saint Vincent ! » N'est-ce point là le cri de
l'apôtre demandant la dissolution de son corps pour être
réuni à Jésus-Christ?
Nous serions incomplet si nous ne notions, avant de
terminer ce chapitre important, une coïncidence frap-
pante et si nous ne faisions un rapprochement.
Remarquons d'abord la date de son arrestation, de
sa condamnation à mort, le 2 juin, et de son exécution
qui devait avoir lieu le 3, le matin du jour de la fête du
saint Sacrement, à l'heure même à laquelle il aurait
offert ,1e saint Sacrifice, s'il avait été rendu à la liberté.
A ce signe, à cette coïncidence, on reconnaît le dis-
ciple d'un Dieu crucifié et en même temps le prêtre de
l'Eucharistie.
Il y a bien des rapprochements à faire entre le sacri-
fice de la croix et celui de nos autels, entre le mystère
de la souffrance et celui de l'Eucharistie.
De même il y a bien des analogies à établir entre la
Victime de nos autels et ce que doit être le prêtre de
l'Eucharistie. Un saint l'a dit * : le prêtre qui a célébré
i. Saint Ambroise dit aussi quelque part : t Celui qui ne s'est
— 393 —
le sacrifice de la messe et n'est pas disposé à souffrir
pour les âmes et pour Dieu, n'en a pas retiré tout le
fruit qu'il devait. C'est dans les plaies de Jésus crucifié,
c'est aux mêmes plaies de Jésus présent sur l'autel de
l'Eucharistie qu'il doit puiser, comme à cinq sources
fécondes, la grâce et la force de souffrir pour Celui qu'il
aime. C'est là que Mgr Danicourt a puisé cetle énergie
chrétienne qui a marqué son âme d'un si beau caractère.
Prêtre et victime sont synonymes quand on envisage
les deux grandes choses qu'ils expriment, à la lumière
de l'Eucharistie.
Le divin Maître offre à ses prêtres bien-aimés, chaque
matin, son calice de joie et de consolation, mais c'est à
la condition qu'ils y prendront la force de boire son
calice d'amertume lorsqu'il aura jugé à propos de le
leur présenter. Potestis bibere calicem quem ego bibiturus
sum
i >
Au prêtre de l'Eucharistie, à l'évêque marqué du
sceau de la croix de Jésus, cette force n'a pas manqué,
cette grâce de choix n'a pas été refusée : le 3 juin 1858,
jour de la Fête-Dieu, le Seigneur lui présenta son calice.
L'apôtre Je reçut avec générosité en acceptant la mort
pour la gloire de son nom. Le divin Maître eut pour
agréable le sacrifice de son disciple, mais il ne permit
point sa mort, au contraire, il le délivra d'une manière
qui tient du prodige.
Il n'avait pas autrement traité saint Jean son disciple
bien-aimé, que Mgr Danicourt avait pris pour modèle
dans sa vie intime avec Notre-Seigneur. C'est le rap-
prochement que nous nous plaisons à faire ici. Les
desseins de Dieu sont impénétrables ! mais ce qu'il
fait est toujours marqué au coin de la sagesse et les
point sacrifié tout entier n'est pas digne d'offrir le saint sacri-
fice. »
1. Saint Matthieu, ch. xx, v. 22,
— 394 —
yeux les moins clairvoyants sont aptes à le discerner.
On pourrait s'étonner de ce que saint Jean, le seul
des disciples qui fut au pied du Calvaire, soit aussi le
seul parmi les apôtres qui n'ait pas versé son sang. Il
fut bieu martyr à Rome devant la porte latine, mais il
n'y mourut pas, préservé 'qu'il fut par un miracle de la
puissance de son Maître bien-aimé.
11 nous est permis de voir quelque chose d'analogue
dans la fin de celui qui fut aussi le disciple bien-aimé de
Jésus et l'enfant privilégié de Marie.
A ceux qui sembleraient exprimer le regret que sa vie
n'ait pas été couronnée par le martyre sanglant, nous
redirons la réponse que Notre-Seigneur a faite à ses
disciples qui le questionnaient au sujet de saint Jean :
« Quant à celui-ci, peu vous importe : je veux qu'il
demeure ainsi »
Ce qui va arriver nous montrera que si la mission de
Mgr Danicourt en Chine était terminée d'une façon le
3 juin 1858, elle ne l'était point d'une autre. Dieu lui
réservait l'honneur d'accompagner en France les restes
du vénérable Perboyre, son confrère et son ami. En outre
il ne voulait pas lui refuser la grâce, qu'il avait si sou-
vent demandée, de revoir la chère maison de Saint-
Lazare ; il la revit en effet pour y terminer sa carrière, y
exhaler son âme auprès des restes de saint Vincent, y
édifier ses frères par une sainte mort.
Enfin il est une conséquence de cette mission, que la
Providence lui réservait, dont nous sommes frappé.
Parmi les nombreux missionnaires qui depuis des siècles
ont versé leur sang en Chine pour la cause de Dieu, il
en est peu relativement dont les corps aient été rap-
portés et placés sur les autels. Si Mgr Danicourt avait
eu la tête tranchée par le fer des barbares qui l'ont
condamné à mort, il se peut que sa dépouille jetée au
cours d'un fleuve ou cachée dans quelque lieu écarté
— 395 —
n'ait pu être retrouvé; dès lors son tombeau fût resté
ignoré.
Tandis qu'il a plu à Dieu, toujours admirable dans
ses voies, de rendre son tombeau glorieux, si bien
qu'après avoir évangélisé les contrées lointaines, il con-
tinue de prêcher dans le pays qui l'a vu naître. En effet,
le parfum des vertus qui s'exhale de son tombeau n'est-il
pas une prédication constante? Les vocations ecclésias-
tiques de plus en plus nombreuses à Àuthie, depuis
vingt-cinq ans, n'en sont-elles pas une preuve frappante?
Defunctus adkuc loquitur, a dit son illustre panégyriste :
il est mort, mais il parle encore par sa vie , par ses
exemples et par ses vertus.
CHAPITRE XI
FIN DE LA MISSION DE MONSEIGNEUR DANICOURT
EN CHINE (1858-1 859).
Lettre de M. Etienne à Mgr Danicourt. — Lettre de Rome. —
Triste état de la province du Kiang-Sy. — Mgr Danicourt est
désigné par la Sacrée Propagande pour accompagner en France
les restes du vénérable Perboyre. — « Le 27 avril 1 859, saint Anas-
tase: parti de Kiou-Tou avec MM. Tching, Xavier et Justin, pour
Shang-Haï, malade de la fièvre. — Le 19 mai I8.'i9, saint Pierre
Célestin, arrivé à Shang-Haï. » — Ses adieux à sa chère Mission;
témoignages qu'il reçoit. — Mgr Mouly. — Le 31 août 1859, saint
Raymond : embarqué à Shang-Haï sur le Neville, capitaine Kerr,
allant à Londres, dans la compagnie des restes précieux du véné-
rable Perboyre. »
Peu de temps avant de passer par toutes les épreuves
que nous avons racontées dans le chapitre précédent,
Mgr Danicourt reçut de M. Etienne, supérieur général
des lazaristes, une lettre par laquelle Sa Grandeur était
invitée à retourner en France pour traiter de différentes
affaires concernant la province du Kiang-Sy, etc. Le
prélat crut devoir attendre avant de se rendre à l'invita-
tion de M. Etienne, d'autant plus que la présence des
rebelles dans le Nord de son vicariat lui faisait pressent ir
les plus graves dangers : effectivement ce n'est point en
de pareilles conjonctures que le pasteur doit quitter son
troupeau. Bien lui en a pris, car deux mois plus tard il
reçut de la Propagande l'ordre de rester à son poste :
— 397 —
« En ce qui concerne la réponse que nous avons adressée
aux demandes réitérées à Votre Grandeur par le révé-
rend supérieur de votre compagnie, lui écrit le cardinal
Barnabo, nous voulons que vous sachiez, qu'attendu le
mauvais état de votre santé qui déclinait de plus en
plus, la permission lui avait été accordée par la Sacrée
Congrégation de vous rappeler en France, afin que par
le moyen de remèdes plus efficaces et par le bienfait de
l'air natal, vous puissiez plus facilement vous rétablir...
Mais l'intention de la Sacrée Propagande n'a jamais été
que vous soyez forcé de quitter votre mission dans les
tristes circonstances où elle se trouve, alors qu'on vous
refuse, pour vous pousser à bout, les ouvriers évangé-
liques dont elle a un si pressant besoin, ou que l'on
néglige de vous les envoyer... Connaissant tous les
motifs que vous avez de ne pas quitter présentement
votre mission, nous les exposons clairement au même
supérieur général, pour lui faire accepter votre résolu-
tion et afin qu'il se conforme en cela au gré de la Propa-
gaode. Nous lui déclarons que nous avons approuvé
votre projet de ne pas quitter votre mission dans de
telles conjonctures; et de ne pas vous mettre en chemin,
sauf dans un cas de besoin, soit pour des raisons de
santé, soit pour traiter des affaires importantes, auquel
cas vous seriez appelé par la Sacrée Propagande.
« En attendant nous pressons le même supérieur gé-
néral de s'efforcer, selon le devoir de sa charge, de vous
envoyer le plus tôt possible les ouvriers évangéliques
que vous demandez.. »
Cette lettre est signée par le cardinal Barnabo, préfet
de la Propagande et contresignée par son secrétaire
Mgr Cajetan.
De graves motifs retenaient donc Mgr Danicourt au
centre de sa mission : en effet les malheurs spirituels de
son vicariat étaient plus grands encore que sa ruine
— 398 —
matérielle. M. Montels avait été décapité le 26 juin 1857;
M. Than était mort de faim, de chagrin, de misère;
M. (llau, malade de la fièvre, avait été obligé de se
retirer à Shang-Haï ; M. Lu était mort le jour de la Tous-
saint 1858 ; M. Fang était malade. Il ne restait plus à la
fin de 1858 et au commencement de 1859 que deux Eu-
ropéens, MM. Anot et Rouger avec quelques prêtres
chinois ; encore ces derniers avaient besoin de la direc-
tion et de l'aide des prêtres européens, comme l'a dit
souvent Mgr Danicourt : les prêtres chinois ne peuvent
faire tout tout seuls.
Donc un évèque, deux prêtres français, trois ou
quatre missionnaires chinois pour répondre aux besoins
spirituels de chrétiens disséminés dans une province
grande comme la moitié de la France : quel fardeau et
quelle disproportion!
« Hélas! lui écrivait M. Anot, le 20 janvier 1859,
comme vous le présumez bien, après tant de ravages
que de déficit, le démon allait jusqu'à souffler à nos
pauvres chrétiens : bah! c'est le temps de la révolution,
nous pouvons pécher hardiment, les prêtres ne vien-
dront plus nous en empêcher. Jouissons !... Pauvre mis-
sion! tout tombe en ruines, les âmes comme les maisons
et les chapelles; partout des débris. Pour parler en gé-
néral, sauf les exceptions, plus de dimanche, plus de
prière en commun, tout à la débandade. Jugez du reste :
ô mon Dieu ! qu'il nous a fallu de force. « Ferme ! ferme !
dites-vous », certes il le faut bien. Il faut bien autre
chose encore que la fermeté, il faut être bien habile pour
ne pas tout détruire. Des chrétiens m'ont dit quelquefois :
Père, il était temps que les missionnaires arrivassent.
Encore un an, je ne sais s'il y aurait encore eu des chré-
tiens par ici.
« Et la pauvre Sainte-Enfance, la voici elle aussi à
l'agonie. Ne recevant aucun secours, je n'ose m'engager.
— 399 —
Nous ne pouvons courir la poste selon nos désirs. Les
nouvelles que je reçois de M. Rouger ne sont pas plus
consolantes. En résumé je ne vois partout, dans tout le
Kiang-Sy, que grande misère. »
Une voix plus autorisée que la précédente nous donne
le vrai de la situation de la province en question, c'est
celle de Mgr Danicourt lui-même. A la date du 1er oc-
tobre 1858, il termine un rapport adressé à la Sacrée
Propagande par cette phrase significative : « II n'est
pas en Chine de mission qui soit réduite à un plus graDd
abîme de malheurs et de calamités, et celui qui trace ces
lignes ne pourrait les écrire si une longue série d'années
ne l'avait habitué à boire jusqu'à la lie le calice de
toutes les tribulations. »
La mission de Mgr Danicourt en Chine allait finir :
il la terminait comme les saints, comme les apôtres,
dans les larmes, dans la tristesse : Senti nant in lacrimis,
in exultatione metent! Ils sèment dans les larmes pour
récolter dans la joie. Cette terre d'exil ne peut être le
lieu de leur récompense ; pour eux plus que pour les
autres on a pu dire : « La vie est un combat dont la
palme est aux cieux. »
Au mois de mars 1859, le prélat reçoit du cardinal
préfet de la Propagande une lettre qui le charge d'ac-
compagner en France les dépouilles des vénérables Clet
et Perboyre. En voici les parties principales :
« Nous pensons que vous avez reçu notre réponse du
5 juin à la lettre que Votre Grandeur nous a adressée le
7 février dernier, réponse dans laquelle nous approu-
vons, attendu les graves malheurs de votre mission, le
projet d'ajourner votre voyage en Europe au gré de la
Sacrée Congrégation. Nous vous accordions cette faveur
d'autant plus volontiers que ce voyage nous paraissait
utile non seulement pour refaire votre santé mais encore
pour arranger et terminer les affaires de grande impor-
— 400 —
tance concernant votre mission et celle du Tché-Kiang.
Cependant comme à cette époque la Sacrée Congré-
gation des Rites avait chargé, avec l'assentiment du
Souverain Pontife, l'illustre évêque d'Adrianopolis '
d'exhumer les restes des deux ouvriers évangéliques,
François Clet et Jean Gabriel Perboyre, et de les trans-
porter en Europe et qu'après les avoir exhumés et
les avoir transportés à Ning-Po, Sa Grandeur nous a
appris dernièrement que les plus grands troubles poli-
tiques avaient éclaté dans la partie occidentale de sa
mission , nous n'avons pas cru devoir lui conseiller
d'entreprendre ce voyage, bien qu'elle fût disposée à le
faire ; nous l'avons déchargée de ce message si
agréable et tant désiré par elle, pour le confier à Votre
Grandeur, et nous vous le déclarons confié par ces
présentes Nous voulons que vous sachiez que l'inten-
tion de la Sacrée Congrégation est qu'après avoir confié
à un pro-vicaire sage le soin et l'administration de votre
vicariat pour tout le temps de votre absence, vous vous
mettiez en marche le plus tôt possible, et qu'après avoir
déposé en France les saintes dépouilles, vous arriviez à
Rome. Et comme pendant ce temps de nouveaux
ouvriers évangéliques naviguent vers la Chine, ou se
disposent à partir, nous vous exhortons à avertir et à
prier Mgr d'Adrianopolis de recevoir favorablement, de
favoriser et d'envoyer à votre mission ceux qui sont
désignés pour elle. Nous le prions pendant votre
absence de prendre soin de votre vicariat autant qu'il
le pourra et selon que les circonstances l'exigeront
« E. Barnabo, préfet,
« Cajetan, secrétaire. »
1. Mgr Delaplace, mort évêque de ékin en 1884.
— 401 —
Peu de jours après il en recevait une autre de Mgr De-
laplace conçue en ces termes :
« Monseigneur et très honoré confrère ',
« Vous avez su que je devais porter en France les
précieux restes de nos vénérables martyrs Glet et Per-
boyre. En effet, je serais déjà parti sans un accident qui
est venu retarder mon voyage au moment où il ne me
restait plus qu'à mettre le pied sur le navire. Ce voyage
que je croyais simplement retardé, le voilà aujourd'hui
complètement rompu par une lettre de S. Em. le
cardinal Barnabo, en date du 26 décembre 1858. On
m'annonce que la commission de transférer à Paris les
dépouilles de nos martyrs est confiée à Votre Grandeur.
Soyez donc félicité, Monseigneur et très honoré con-
frère. Vous verrez nos supérieurs et le bel ordre de
notre maison-mère; vous toucherez le sol de Rome;
vous puiserez aux lumières de la Sacrée Congrégation;
vous recevrez la bénédiction du Souverain Pontife!
Oui, je vous félicite et, si je l'osais dire, je vous porte
envie. Mais il ne faut pas tout vouloir pour soi. Depuis
dix mois j'ai la compagnie de nos martyrs, il est juste
qu'un autre maintenant prenne sa part à une telle
faveur; et il est juste que le choix tombe sur un con-
frère comme vous déjà vieilli dans les missions de
Chine.
« Rome et Paris désirent que la translation ait lieu
sans retard, comme on a dû vous l'écrire. Par consé-
quent Voire Grandeur va infailliblement se mettre en
route le plus tôt possible, et j'espère que j'aurai bientôt
l'honneur de vous voir. Une entrevue nous est d'ailleurs
indispensable pour que je vous remette le précieux
dépôt et les pièces qui le concernent, pour que je vous
1. Lettre datée de Tsa-Fou-Pang, 19 mars 1859.
26
— 402 —
communique à ce sujet quelques renseignements ver-
baux et enfin pour que je connaisse vos intentions sur la
manière dont je pourrai remplir les vues de la Sacrée
Congrégation, qui me dit que » durant votre absence je
veille sur votre vicariat avec tout le soin et toute la
vigilance qu'il me sera possible
« Si votre intention était de descendre d'abord à
Ning-Po, veuillez, s'il vous plaît, dès votre arrivée, me
faire connaître à quelle époque précise vous serez à
notre procure de Shang-Haï. C'est là que se trouvent
aujourd'hui les caisses dont vous devez être por-
teur; et c'est là aussi que je m'empresserai d'aller
vous rejoindre et de vous réitérer de vive voix l'assu-
rance des sentiments de profond respect et de frater-
nelle cordialité avec lesquels j'ai l'honneur d'être, dans
les saints cœurs de Jésus, Marie, Joseph, saint Vincent,
« Monseigneur et très honoré confrère,
« Votre humble serviteur et tout dévoué confrère,
« f L. G. Delaplace, i.p. d. I. m,
u. Ec. d'Adr., vie. op. du Tché-Kiang. »
Ayant reçu une lettre si formelle et si pressante du
cardinal Barnabo, ainsi que celle de Mgr Delaplace,
Mgr Danicourt s'empressa d'organiser le gouvernement
spirituel du Kiang-Sy, en nommant M. Anot son pro-
vicaire. Puis il dit adieu à sa chère mission du Kiang-Sy.
Ces adieux furent tristes et poignants : ils rappellent
ceux de saint Paul aux Ephésiens... Il bénit ses prêtres,
ses chrétiens, leur adressa les exhortations les plus tou-
chantes, leur fit les recommandations d'un père qui
quitte ses enfants et les confia à la garde de la divine
Providence.
Avant de s'éloigner de Kiou-Tou il reçut bien des
— 403 —
marques d'affection et de regret de la part de ses sémi-
naristes et de ses prêtres. Quelques-uns de ceux qui
étaient éloignés lui écrivirent une lettre collective :
« Hélas! ô père, ô évêque, nous ne vous reverrons
plus en ce monde. Vous voilà vieilli, épuisé par les tra-
vaux. Oubliez, ah! oubliez avant de partir les chagrins
que nous vous avons causés. Priez pour nous afin que
si nous ne vous revoyons plus en ce monde, nous ayons
le bonheur de vous revoir au ciel... »
Mot Danicourt partit de Kiou-tou le 27 avril 18o9 en
compagnie d'un prêtre, M. Tching, et de deux élèves
MM. Xavier et Justin, qui étaient sortis de la maison de
la Sainte-Eûfance de JNing-Po et allaient revoir les sœurs
de la charité qui les avaient élevés.
La fièvre, et une fièvre ardente, accompagnait aussi
Tillustre voyageur. Les accès en étaient tels que plusieurs
fois il descendit de barque pour se baigner dans le fleuve,
et trouver un peu de rafraîchissement au sein de ses ar-
deurs. Etrange climat que celui de la Chine, au moins
pour les Européens ! La fièvre régnait dans les vallées,
elle minait les santés, abattait les courages; mais sur les
collines, dans les pays de montagnes où l'on respirait
un air plus vif, et partant plus pur, elle faisait moins
sentir ses effets. « Au fureta mesure que je gravissais
une montagne, disait le prélat à Paris, je sentais la fièvre
diminuer et je me trouvais à merveille sur les plateaux;
mais elle me reprenait avec la même intensité au fur et à
mesure que je descendais l'autre versant, et ainsi de
suite pendant un voyage de 2o0 lieues. »
Trois semaines après, le 49 mai, il arriva à Shang-
Haï où il devait passer trois mois en la compagnie de
M. Aymery. procureur général des lazaristes en Chine.
Pendant son séjour dans cette ville, le prélat eut i'occa-
— 404 —
sion de voir souvent l'honorable famille de Montigny,
dont le chef était consul de France en Chine. Nous ne
dirons jamais assez les impressions de gratitude que lui a
laissées cette excellente famille, pour les attentions, les
soins délicats qu'elle lui a prodigués à Shang-Haï.Il se
faisait un bonheur de la revoir à Paris, car elle était
repartie pour l'Europe quelque peuavantlui; mais hélas!
les joies de ce monde sont pleines de déceptions. Mme de
Montigny devait bientôt mourir à Malte, et, en arrivant
à Paris, Mgr Danicourt ne trouva plus que M. de Mon-
tigny et des orphelins.
Avant de quitter la Chine, le saint missionnaire dut
s'imposer un grand sacrifice. Mgr Delaplace, comme
nous l'avons vu, l'avait invité à se rendre à Ning-Po :
M. Guierry, directeur des sœurs de charité de la même
résidence et plus tard évêque, les sœurs de charité elles-
mêmes, en un mot toute la chrétienté de Ning-Po
désirait le revoir; mais le prélat en fit le sacrifice.
Le 22 mai il recevait à Shang-Haï la lettre sui-
vante de M. Guierry :
« Monseigneur et très honoré confrère,
« Je viens d'apprendre par une lettre de M. Aymery,
que vous êtes heureusement arrivé à Shang-Haï, mais
sans avoir laissé votre fièvre au Kiang-Sy Votre ar-
rivée à Shang-Haï nous a tous trompés ici, car nous
avions la confiance que vous seriez passé par Ning-Po
pour aller de là à Shang-Haï. Enfin Jîat voluntas Dei!
Mais ne pourriez-vous pas venir nous rendre une petite
visite? Bien des personnes seraient heureuses de vous
voir, en particulier notre petite maison de la ville et les
deux maisons de nos chères sœurs. Tous ces personnels
me prient de vouloir bien être leur interprète auprès de
Votre Grandeur et de lui offrir leurs très humbles hom-
— 405 —
mages. Le 4 6 mars dernier, j'ai eu l'honneur de vous
adresser par la poste marchande un gros pli renfermant,
outre plusieurs lettres, quelques médicaments que les
sœurs vous envoyaient. Les avez-vous reçus ? Je vous
ai encore écrit le 19 du même mois, encore par la poste
marchande. Ce dernier pli ne se composait que de ma
seule lettre. Gomme j'ignore si elle vqus est parvenue,je
vais vous répéter l'essentiel de ce que je vous écrivais.
Dans sa lettre du 8janvierdernier,Monsieur notre très ho-
noré Père m'avait chargé de vous faire une commission.
Voici son texte même : « Décidément, Mgr Delaplace ne
vient point en France, c'est Mgr Danicourt qui est chargé
par la Propagande de rapporter les restes de nos véné-
rables martyrs. S'il pouvait avant de venir entendre un
témoin oculaire du martyre de M. Perboyre, fallût-il le
faire venir exprès et à nos frais à Ning-Po, ce serait très
important pour hâter la conclusion du procès de sa ca-
nonisation. Veuillez lui exprimer mon désira cet égard.
Cette affaire marche bien. »
« Voilà l'alinéa tout entier. Bien entendu, je n'ai point
de réflexion à y ajouter : c'est à vous de juger ce que
vous pourrez faire pour cela. M. Glau est toujours à
Tcheousan; il n'a pas profité de la permission que
M. Aymery lui avait donnée de retourner au Kiang-Sy,
parce qu'un nouveau dérangement lui est survenu
depuis peu. Il a un grand désir de vous voir. Il m'avait
bien recommandé de l'avertir aussitôt que vous seriez
arrivé à Ning-Po. Ce soir même je lui écrirai pour lui
annoncer votre arrivée à Shang-Haï, mais ce |n'est pas
la même chose. Que devrai-je faire s'il vous plaît? Si je
savais que vous dussiez venir à Ning-Po je l'en aver-
tirais; mais si vous ne devez pas venir, devra-t-ii aller
vous trouver à Shang-Haï? etc »
Mgr Danicourt recevait en même temps les lettres
— 406 —
d'adieux des deux supérieures des sœurs de charité de
Ning-Po, la sœur Auge et la sœur Jaurias. La sœur
Perboyre, sœur du martyr dont Monseigneur emportait
la dépouille, lui écrivait également et conjurait le prélat
de demander pour elle à son saint frère l'esprit de sacri-
fice et d'immolation qui l'animait pendant sa vie. Enfin
les deux familles de saint Vincent avaient les yeux fixés
sur le prélat pour l'accompagner de leurs vœux, de leurs
prières jusqu'à la maison-mère.
Pour comble de bonheur, Mgr Mouly, évêque de
Pékin, son condisciple et son ami, son compagnon de
route pour la Chine, arrivait à Shang-IIaï pour le sacre
de Mgr Borgnier. Ils purent échanger encore une fois
leurs vues, leurs aspirations communes sur les missions
de Chine ; et Mgr Danicourt s'est inspiré des conseils de
ce cher collègue dans l'épiscopat dans son rapport
adressé à la Propagande.
L'on ignorait en Europe, en 18o9, qu'il fût question
du rappel de Mgr Danicourt, lorsque M. Charles Dani-
court reçut une lettre datée du 26 mai par laquelle le
prélat lui annonçait que la Sacrée Propagande l'avait
désigné pour ramener en France les restes des véné-
rables Clet et Perboyre.
Le 16 août, il portait à sa connaissance que le 25 cou-
rant il devait s'embarquer sur le Neville pour prendre
la direction de Londres. Il ajoutait, en postscript um .
qu'il n'était chargé d'accompagner que les restes du
vénérable Perboyre.
Mais ce ne fut que le 31 août qu'il partit de Shang-
IIaï. Au moment où il allait s'embarquer, Mgr Mouly
l'accompagna jusqu'à bord du JSfeville. Les deux
évêques, amis depuis si longtemps, s'embrassèrent et
se dirent adieu. Hélas ï ils ne devaient plus se revoir
en ce monde. Les desseins de Dieu sont inscrutables,
— 407 -
mais ses voies loujours admirables! Qui eût pensée
cette heure que deux ans plus tard l'évèque de Pékin
viendrait du fond de la Chine à Authie dire un suprême
adieu à son ami et rendre hommage à ses vertus devant
une assemblée d'élite?
LIVRE QUATRIÈME
RETOUR DE M"R DANICOURT EN FRANCE. - SÉJOUR A PARIS.
SA MORT. — SES DIVERSES FUNÉRAILLES.
DÉVOTIONS SPÉCIALES,
VERTUS ÉMINENTES DU SAINT MISSIONNAIRE.
CHAPITRE PREMIER
Traversée de Shang-Haï à Douvres. — Arrivée à Londres.
Arrivée à Paris. — Séjour dans la capitale.
Mgr Danicourt s'était embarqué à Shang-Haï le
31 août 1859, avec son précieux trésor, les reliques du
vénérable Perboyre. Le temps fut calme, splendide
même, jusqu'à la ligne ; cela permit au saint évèque
de travailler, selon ses désirs, à la rédaction de son rap-
port sur les missions de Chine et en particulier sur le
Kiang-Sy. Ce rapport, écrit dans la belle langue de
l'Eglise, ne comportait pas moins de vingt pages de
grand format.
Comme il devait aller à Rome et conférer avec divers
— 110 —
membres de la Sacrée Congrégation de la Propagande
et autres, il se livra à l'étude de la langue italienne qu'il
avait quelque peu apprise autrefois; et, grâce à son
aptitude pour les langues, après quelques mois d'ap-
plication, il comprenait bien l'italien et le parlait assez
facilement, au point que les prêtres d'Italie qui se trou-
vaient à Saint-Lazare étaient émerveillés de l'entendre
causer si bien en leur langage.
C'est également sur mer qu'il rédigea la notice bio-
graphique sur sa vie, publiée plus tard par son frère
sous le titre de « Document trouvé dans le portefeuille de
Mgr Danicourt, après sa mort. » Nous l'avons insérée
partiellement dans les sommaires des chapitres au fur et
à mesure que nous avons raconté les diverses étapes de
sa vie. Ceux qui ont parcouru avec nous ces dates rap-
pelant les dons de la nature et de la grâce que Dieu lui
a si largement dispensés, dates marquant les principaux
faits, les grandes épreuves, les joies et les douleurs, les
coïncidences frappantes, les rapprochements providen-
tiels de cette carrière si bien remplie, ont dû admirer
l'esprit de foi qui animait son âme et la reconnaissance
qui débordait de son cœur pour Dieu son bienfaiteur.
C'est comme une sorte de tableau synoptique où l'on
embrasse d'une seule vue les grâces et les faveurs
insignes dont ?sotre-Seigneur et sa divine Mère se sont
plu à le combler tour à tour. Le prélat portait dissémi-
nées çà et là dans ses portefeuilles et papiers particu-
liers les principales dates de sa vie : il les réunit en un
seul tableau et ce travail fut sa dernière œuvre. En le
composant uniquement pour se rappeler les bontés de
Dieu à son égard et s'exciter à la reconnaissance, vertu
qui était, avec la bonté, le fond même de son âme. il
n'aurait jamais pensé que ce Document jetterait une
grande lumière sur sa vie et nous servirait à en poser
les jalons principaux.
— 411 —
La Providence a permis que, publié d'abord en Picar-
die, puis à Paris, il fût ensuite porté en Chine dans
diverses maisons de la Congrégation de la Mission. 11 y
a plus : un vénérable missionnaire affirma, il y a
quelque vingt ans, à M. l'abbé Charles Danicourt, avoir
vu ce document au delà de la grande muraille, en Mon-
golie, dans le réfectoire de la résidence de Si-Wan.
Nous avons dit précédemment qu'un ami de la famille
avait eu la délicate attention de le faire encadrer pour
l'offrir en ex-voto à la très sainte Vierge et le plaça
dans la chapelle absidale de la basilique de l'Imma-
culée-Conception de Notre-Dame de Lourdes.
La mer était restée calme jusqu'à la ligne, mais à
partir de là elle devint menaçante et furieuse.
Avant d'entendre Mgr Danicourt nous en parler
brièvement, écoutons le récit qu'en a fait un étudiant^ '
de Saint-Lazare qui en a recueilli les détails de la bouche
même du vénérable prélat.
a Les quatre dernières semaines de son voyage, Mon-
seigneur eut à lutter surtout contre une mer furieuse et
les fatigues qu'il y endura étaient plus que suffisantes
pour épuiser un homme fort et robuste. Il y a eu, sur-
tout les derniers jours de la navigation, une chose sur-
prenante que je tiens de sa propre bouche, la voici : « La
tempête avait redoublé et à la tempête s'était joint un
brouillard tel qu'on en voit à Montdidier et dans lesquels
on ne voit plus à deux pas devant soi. Monseigneur se
tenait continuellement à côté des reliques et invoquait
le vénérable avec toute la ferveur dont il était capable.
A chaque instant on craignait quelque malheur : les ais
du navire s'ouvraient et se fermaient. Mais ce que Ton
craignait le plus, c'était la rencontre de quelque vaisseau.
On ne pensait même pas aux écueils; car on se croyait
t. M. E. William.
— 412 —
encore à trois cents lieues des côtes d'Angleterre. Tout
à couple brouillard disparait et au grand étonnement de
tout le monde, on se trouve dans la Manche. On venait
de naviguer pendant l'espace de quatre-vingts lieues au
milieu de bancs de sable, de rochers et de toute espèce
de dangers et on ne s'en doutait pas. Le capitaine et
ceux qui connaissent la Manche trouvèrent qu ils
n'avaient échappé à la mort que par un véritable pro-
dige attribué à la protection du vénérable Per-
boyre. »
Enfin après avoir subi toutes les tourmentes de
l'Océan, le ' Neville arriva dans la Manche en rade de
Deale, le 1er janvier 4860. C'est de là que Mgr Dani-
court écrivit ce même jour à son frère, vicaire à Saint-
Wulfran d'Abbeville :
A bord du Neville, en rade de Deale, près Douvres.
«< Mon bien cher frère,
« Grâce à Dieu, bénie soit Marie Immaculée, me voici
arrivé ici après une traversée de centvingtjours '.Temps
magnifique jusqu'à la ligne ; depuis là temps inouï et
inconnu des voyageurs : coups de vent, orage, tempête,
roulis affreux surtout depuis le 18 décembre. Au milieu
de tout cela, nous n'avons eu que trois voiles déchirées.
Remerciez Dieu avec nous d'une protection si éclatante
dont je suis redevable, après Dieu, à notre bonne Mère
et aux vénérables martyrs Clet et Perboyre que je n'ai
cessé d'invoquer depuis que je suis à bord. Cent vingt
jours sans messe, quelle misère et quelle privation! J'ai
tâché de me défrayer en disant tous les jours avec le
Missel la messe blanche.
1 . Grâce à la vapeur, et à Theure qu'il est, on met moins de
temps encore par le canal de Suez. Vingt-sept ans auparavant il
avait mis huit mois pour faire le même trajet.
— 413 —
«Je vous souhaite, ainsi qu'à tous nos parents, la
bonne année et je prie le Seigneur de vous donner à
tous une large bénédiction.
«t J'attends quelqu'un de Paris, pour me venir en aide,
car je suis bien fatigué, ne pouvant dormir depuis
plusieurs semaines. Je passerai par Abbeville, mais
j'ignore si je m'y arrêterai ne connaissant point les ter-
minus du chemin de fer, etc.. »
Cette première lettre fut bientôt suivie d'une seconde:
« Mon bien cher frère,
« Je vous ai écrit le premier de ce mois à cinq heures
du matin, en rade de Deale, mais à mon arrivée ici chez
mon bon ami, M. Rémi, j'apprends qu'il n'a point reçu
ma leltre pour vous et une autre pour Paris. J'ai donc de
suite annoncé à notre maison de Paris par le télégraphe
électrique mon heureuse arrivée ici après cent vingt
jours de traversée, et je vous écris de nouveau pour
que vous ayez la bonté de remercier Dieu avec moi de la
protection qu'il m'a accordée dans cette longue traversée,
surtout les derniers quinze jours qui ont été des jours
bien durs, je vous assure. Je ne vous dirai que ce peu de
mots parce que je suis roué de fatigues. J'ignore le jour
où je passerai par Abbeville parce que j'attends quelque
confrère de Paris pour m'accompagner et surtout mon
précieux trésor, les reliques du vénérable Perboyre, jus-
qu'à la maison-mère. Ce seront de belles étrennes pour
notre congrégation. Je demeure, en attendant des nou-
velles de Paris, chez M. Rémi (11, Billiter city, London).
Je dis cela dans le cas où l'envie vous prendrait de venir
à ma rencontre à Londres. Je vous souhaite la bonne
année ainsi qu'à nos parents et amis, etc. »
Mgr Danicourt avait prié M. Etienne de vouloir bien
— AU —
lui envoyer à Londres un prêtre qui l'aidât et présidât
avec lui au déchargement de la caisse contenant les
saintes reliques et les accompagnât avec lui jusques à
Paris. Ce prêtre ne vint pas. Avis fut donné au prélat de
se rendre immédiatement à Paris. Comme le connaisse-
ment du Beville demandait plusieurs jours , Monsei-
gneur partit pour Paris laissant forcément à Londres
son précieux dépôt. Il quitta Londres le 5 janvier à
8 heures du soir, s'embarqua à Douvres, arriva à Calais
vers H heures du soir et à Paris dans la matinée du
6 janvier. Dans son rapide trajet il passa auprès d'une
ville et d'un sanctuaire bien chers à son cœur : la ville
d'Albert et le sanctuaire de Notre-Dame de Brebières,
situés à quelques lieues de son pays natal qu'il ne devait
plus revoir!
Entre Amiens et Paris, à la station de Creil, il fit la
rencontre de deux évêques de Picardie, Mgr Boudinet,
évêque d'Amiens, et Mgr Gignoux, évêque de Beauvais;
ces deux prélats se rendaient aux funérailles de
Mgr P évêque de Châlons.
Mgr l'évêque d'Amiens estimait beaucoup Pévêque
du Kiang-Sy, bien que Sa Grandeur ne le connût encore
que par la renommée. Elle avait écrit en ces termes à
son sujet, quelques mois auparavant, à son frère
M. Charles Danicourt :
« Allez, allez, mon cher abbé ; le vénérable archi-
prêtre tout souffrant qu'il est, avec son premier vicaire
souffrant lui-même, vous accorde comme moi toutes les
autorisations nécessaires et nous tâcherons de lui en-
voyer le secours dont il aura besoin pendant votre
absence.
«Je vous trouve heureux, mon cher ami, comme
frère d'abord, mais aussi comme prêtre, d'avoir à vivre
si près de ce saint évêque, de ce vénérable évêque. Car
— 415 —
en vérité, quand je considère ce qu'il fait, et ce que je
fais, j'ai bien honte. Vous mettrez à ses pieds, à ses
pieds vénérables qui ont porté les chaînes peut-être,
mais qui sont bien beaux en tous cas, tous mes senti-
ments de tendre et profonde vénération. Vous lui direz
avec quel respect plein de foi je le recevrai dans mon
diocèse, avec quel légitime orgueil je le présenterai à
mes prêtres. Vous lui direz que pendant son séjour en
Picardie nous serons deux évêques d'Amiens et qu'il a
tous mes pouvoirs.
« Aujourd'hui même, je reçois un autre évèque de
Saint-Lazare, Mgr Amat, évêque de Monterey en Cali-
fornie.
« Tout à vous, cher et digne fils.
a f Jacques-Antoine, évêque d'Amiens. »
D'après cette lettre on peut se faire une idée de la
joie qu'éprouva Mgr l'évêque d'Amiens en rencontrant
le saint missionnaire : ils voyagèrent ensemble jusqu'à
Paris.
Ce ne fut pas sans émotion que Mgr Danicourt fran-
chit le seuil de la chère maison de Saint-Lazare ; il y
avait vingt-sept ans qu'il l'avait quittée et plus d'une
fois dans ce long intervalle il avait désiré la revoir.
Cette faveur lui fut accordée, mais en y rentrant il ne
pensait pas que son bonheur serait de courte durée.
Plus heureux furent ceux qui devaient être les témoins
édifiés de ses derniers instants ! Il avait embaumé cette
sainte maison dans sa jeunesse, il venait l'embaumer
encore par une fin digne de couronner une sainte vie.
Mais n'anticipons pas sur les faits.
Pendant que Mgr Danicourt arrivait en France par la
Voie de Calais, son frère, M. Charles Danicourt, et
M. l'abbé Langevin, curé de Saint-Gilles d'Abbeville, se
— 416 —
rendaient au devant de lui par la voie de Boulogne et de
Folkestone.
Arrivés à minuit à Londres, à l'hôtel de M. Rémi, les
deux voyageurs demandent à voir le prélat. On leur
répond, qu'après avoir visité le palais de cristal dans
la journée, il est parti vers 8 heures pour la France.
Le lendemain 6 janvier ils se hâtent de revenir en
France, et après diverses péripéties, ils parviennent à
rencontrer Monseigneur dans la maison-mère des Filles
de la Charité. Grande fut l'émotion de M. Charles Dani-
court : il ne put retenir ses larmes en présence de son
digne frère qu'il n'avait pas vu depuis vingt-sept ans.
« Je ne vous aurais jamais reconnu, lui dit le prélat.
— « Et moi lui répondit son frère, je vous reconnais aussi
bien que si vous aviez quitté la France depuis quelques
mois seulement. » En effet, c'étaient bien les mêmes
traits quoique brunis par le soleil de l'Orient, mûris par
les fatigues et les tribulations, et empreints d'une plus
grande énergie. C'est bien ainsi du reste que nous le
représente le portrait que nous avons de lui.
Le saint évêque put contenir ses larmes, mais son
cœur n'en était pas moins rempli d'émotion et d'atten-
drissement.
M. l'abbé Danicourt lui offrit alors une magnifique
chapelle en vermeil comme témoignage de bienvenue.
Un instant après ils se rendent à Saint-Lazare :
M. Charles Danicourt était encore sous le coup de la
première émotion :
« Allons donc! lui dit le prélat ; et moi aussi je pleu-
rerais, mais ce serait au souvenir de mes missionnaires
et de mes séminaristes du Kiang-Sy qui éclatèrent en
sanglots en me voyant partir. »
La veille de ce jour, le 5* janvier, Mgr Boudinet, évêque
d'Amiens, était allé à Saint-Lazare rendre visite à son
collègue dans l'épiscopat, avant de se diriger vers Châ-
— 417 —
Ions. Les deux prélats s'entretinrent assez longuement
de la Chine et de la Picardie. « Au premier abord, disait
plus tard Monseigneur d'Amiens, je n'avais pas saisi le
caractère et l'âme de ce saint missionnaire; mais voilà
que tout à coup, pendant qu'il me reconduisait à la porte
de Saint-Lazare et me faisait ses adieux, l'homme tout
entier s'est révélé à moi : quelle vivacité ! quelle spon-
tanéité d'âme ! -»
Pendant les premiers jours que les deux frères pas-
sèrent ensemble à Paris, la conversation roula la plu-
part du temps, et c'était naturel, sur la Chine et le
Kiang-Sy. « Pauvre Chine! Pauvre Chine! répétait Mon-
seigneur les larmes aux yeux! Non, ce pays n'est pas
habitable pour un Européen. Aucune parole humaine
ne peut exprimer l'état de misère et d'abaissement où
ce pavs est réduit en expiation de ses longues iniquités, d
— « Mais je suis surpris, répliqua son frère, de ce que
l'on ait fait si peu de progrès dans la conversion de ce
peuple depuis tant de siècles que l'on y travaille. » —
« Le mal moral, reprit le prélat, ressemble au mal phy-
sique : il faut du temps pour le guérir; et plus un mal
est invétéré, plus il faut savoir attendre. J'ai confiance
en celui qui a fait les nations guérissables et j'espère qu'un
jour, qui n'est peut-être pas éloigné, la Chine sera con-
vertie au catholicisme. »
Sa translation du Tché-Kiang au Kiang-Sy lui tenait
toujours au cœur : « Mon sacrifice a été grand, disait-il
à ce sujet. J'avais fondé la mission du Tché-Kiang au
prix de bien des sueurs, de bien des fatigues, Dieu seul
le sait! Toutes les œuvres catholiques y étaient assises;
je n'avais plus qu'à les continuer, à les développer, à les
étendre, et voilà que par un décret inattendu, je suis
placé à la tête d'une province où tout élait à créer et
obligé de recommencer ma carrière à l'âge de 48 ans.
Personne n'a gagné à ce changement : la mission de
27
— 418 —
INing-Po est tombée; quand se relèvera-t-elle? » Ce
n'était point seulement à son frère que Monseigneur
s'ouvrait de ses choses, il les déclarait ouvertement à
quelques dignitaires de la Congrégation.
Il faisait également part à son frère des souffrances
morales, des combats intérieurs qu'il avait dû endurer
et à cause de son tempérament, et à cause du climat, et
à cause des dangers que les missionnaires rencontrent
en Chine.
Enfin il racontait les épreuves de tout genre par
lesquelles il était passé. L'apôtre saint Paul fait quelque
part, dans l'une de ses épîtres, la longue énumération
de tous les périls qu'il a courus dans sa vie : bien longue
serait aussi celle de l'apôtre de la Chine.
A entendre parler Monseigneur de tout ce qui lui était
arrivé, on voyait clairement que le mobile de toutes ses
actions était la charité, l'amour de Dieu et l'amour des
âmes.
Son frère lui ayant fait observer que la charité ne dé-
truit pas le sentiment de la famille, ni l'amour de la
patrie, ajouta : « Mais quand vous avez mis le pied sur
le sol de la France à Calais, vous avez dû être heureuse-
ment impressionné? » — « Non! non! reprit le prélat,
avec vivacité : il y a longtemps que j'ai mis la terre sous
les pieds et que je confonds toutes mes affections dans
une seule et même affection, l'amour de Dieu. » — « Mais
cependant, repartit son frère, lorsque vous avez été em-
mené pieds et poings liés parles impérialistes, maltraité,
condamné à mort, etc., la nature a dû frémir en vous;
vous avez dû avoir peur? » — « Pas plus que vous en ce
moment, répondit le prélat. J'avais fait à Dieu le sacri-
fice de ma vie et j'étais heureux de mourir pour la gloire
de son nom. »
Le dimanche soir, 8 janvier, Monseigneur se rendit
chez M. de Montigny, consul de France en Chine. Quand
— 419 —
on a vécu ensemble sur la terre étrangère on est double-
ment heureux de se retrouver dans la mère patrie ; ce
sentiment était partagé et par l'évêque, et par le consul,
et par ses enfants.
A la table de M. de Montigny, Mgr Danicourt se re-
trouvait en quelque sorte à Shang-Haï; la conversation
tout entière roula sur la Chine, et les plats chinois qui
se succédaient rappelaient les diverses provinces du
céleste empire : il y avait des fruits du Pé-tché-ly, de la
Mongolie et des environs de Shang-Haï.
Après avoir parlé de différentes choses, on causa
affaires sérieuses. Monseigneur insista surtout sur la
nécessité d'une intervention militaire dans l'extrême-
Orient. C'était le seul moyen, à son avis, d'arriver à des
négociations effectives : « Tant que la France n'aura pas
donné une bonne leçon à la Chine, tant qu'elle n'aura
pas frappé un grand coup, les traités seront lettre morte
et nous serons joués comme nous l'avons été tant de
fois. Il faut que la France s'empare de Pékin. Une fois
maîtres de la capitale, nous pourrons avoir des ambassa-
deurs à la cour même pour représenter les intérêts de
notre pays et du catholicisme. » Monseigneur ne se
trompait pas, les événements lui ont depuis lors donné
pleinement raison.
Le 10 janvier, il reçut la visite de Mme de Pas qui,
après avoir donné à Dieu un de ses enfants dans le cou-
vent du Sacré-Cœur, réservait le plus jeune de ses fils
pour la défense du Saint-Siège, M. Mizaël ', mort des
suites d'une blessure reçue dans le guet-apens de Castel-
fidardo.
Le même jour il recevait l'un des plus grands défen-
seurs de l'Église, M. Louis Veuillot, à qui il dit en l'a-
1. M. Mizaël de Pas, l'un des martyrs de Castelfidardo. Sa
dépouille, ramenée d'Italie, fut inhumée à Pas, près d'Authie;
— 420 —
bordant : « Je salue en vous l'un des plus illustres
champions de l'Eglise. » Puis la conversation s'engagea
sur les missions de la Chine, sur la cause du Saint-
Siège que le célèbre polémiste défendait de toute la
vigueur de son génie. Quelques jours après, Y Univers
était supprimé et son rédacteur en chef condamné au
silence pour plusieurs années.
Monseigneur avait également reçu les visites de
M. Albert de Lapparent et de Me Dentemt de Pingre,
l'une des familles aristocratiques de Paris.
La journée du H janvier se passa à visiter les églises
de Paris. Monseigneur ne pouvait se lasser d'admirer :
« Oh! disait-il, si nous avions des églises comme celles-
là en Chine, nous attirerions tous les païens à notre
sainte religion. »
Le jeudi 12 janvier, la Providence lui ménagea une
bien douce consolation en lui faisant présider l'Assem-
blée générale des zélateurs, des zélatrices et des associés
de l'Œuvre de la Sainte-Enfance si chère à son cœur.
Ayant pris pour texte ces paroles de nos saints Livres :
« Beatus qui intelligit super egenum et paupercm, etc.
Heureux celui qui comprend les besoins du ' pauvre
et du nécessiteux : le Seigneur le délivrera dans les
jours mauvais », Monseigneur redit toutes les bénédic-
tions que Dieu répand sur ceux qui s'occupent de l'en-
fance abandonnée dans les pays infidèles ; il cita à l'ap-
pui de son texte plusieurs faits dont il avait été témoin ;
il fit comprendre à tous ses auditeurs l'importance de
l'Œuvre de la Sainte-Enfance. « Il parla, dit M. de
Fresne, avec tant de bonté, de douceur, de simplicité
qu'on croyait entendre le dernier chant du cygne. » Il y
a dans la voix des apôtres, des missionnaires, quelque
chose qui n'est pas de ce monde, quelque chose qui vient
de Notre-Seigneur.
Les jours suivants, Monseigneur poursuivait son apos-
— 421 —
tolatdans les églises et chapelles de Paris : on le man-
dait de toutes parts pour présider les fêtes de la Sainte-
Enfance et lui faire raconter ses lointains voyages. 11
oubliait qu'il était revenu en Europe pour se reposer,
pour respirer tranquillement l'air natal ; il reprenait la
prodigieuse activité de sa vie de missionnaire et la santé
la plus robuste eût été ébranlée par de telles fatigues •.
Monseigneur se croyait guéri, erreur! il avait fait diver-
sion au mal, et celui-ci n'avait suspendu momentané-
ment ses effets que pour reprendre bientôt sa victime
avec une rigueur implacable.
Cependant le 14 janvier, M. l'abbé Charles Danicourt
avait quitté son frère pour revenir en Picardie, à
Amiens d'abord auprès de Mgr Boudinet, puis à Authie
et de là à Abbeville, afin d'annoncer à tous sa visite pro-
chaine et de préparer sa réception. Il avait à peine quitté
Paris que les reliques du vénérable Perboyre y arri-
vaient. Mgr Danicourt s'empressa de l'en informer, par
une lettre datée du 16 janvier : « Les restes précieux du
vénérable Perboyre sont arrivés à la maison; on a
sonné les cloches et M. Etienne nous a fait une exhorta-
tion devant la caisse qui les contient. Mgr le cardinal
Morlot viendra à la maison le 25 du courant pour véri-
fier l'intégrité des sceaux ; après quoi je pourrai me
rendre en Picardie... J'en suis à mon cinquième sermon
ou mieux entretien sur la Sainte-Enfance: tout le monde
paraît enchanté de mes détails. J'espère que je trouverai
un écho favorable dans les cœurs des Picards. »
Quelques jours après2, Monseigneur écrivait de nou-
veau à Abbeville :
1. Dans le mécontentement de n'avoir pas vu leur évoque vivant,
les habitants d'Àuthie exprimaient une grande vérité, en disant
avec la simplicité et la franchise de leur langage : «Ceux de Paris
l'ont fait mourir. »
2. Le 21 janvier.
27*
— 422 -
u Vous avez déjà reçu les quelques lignes que je vous
ai écrites ces jours passés ; depuis lors j'ai été dîner
chez Mme de Pas qui m'a donné quinze louis pour ma
mission. Je pense aller voir demain ou après-demain
Mme Dentemt de Ping-ré. Hier j'ai été introduit chez le
frère du marquis de Rougé de Moreuil : c'est une maison
très religieuse.
« Je pense, après y avoir bien réfléchi, qu'il est néces-
saire que vous veniez ici me prendre, le 26 du courant,
pour m'accompagner en Picardie, surtout à Amiens,
afin qu'en nous entretenant, nous puissions nous
entendre bien sur la manière d'exposer l'œuvre de la
Sainte-Enfance à Monseigneur d'Amiens. Ici je ne puis
compter sur un compagnon, tout le monde étant très
occupé : ainsi je vous attends.
« Avant-hier j'ai consacré cent vingt-sept pierres
d'autel, ce qui a duré près de douze heures. Aujourd'hui
j'ai aussi consacré votre calice... J'ai écrit aujourd'hui
à Saint-Léger... »
Comme le saint missionnaire se révèle partout! Nous
venons encore d'en avoir une preuve; ce qui le préoc-
cupe en se rendant en Picardie, ce ne sont point les
réceptions de ses parents, de ses amis; ce ne sont point
les ovations qu'on lui prépare à Authie et ailleurs, non !
mais la manière de s'y prendre pour obtenir de Mgr Bou-
dinet une plus grande propagation de l'Œuvre de la
Sainte-Enfance. Ainsi le salut de ses petits enfants de la
Chine prime chez lui l'amour de son pays, de ses pa-
rents, de ses amis!
En veut-on une nouvelle preuve? Il y avait quinze
jours qu'il était à Paris et qu'il prêchait partout pour la
Sainte-Enfance, et cependant il n'avait pas encore fait
part de son arrivée à sa sœur Sidonie. N'allez pas croire
qu'il n'aimait pas sa sœur; si, il l'aimait beaucoup;
mais c'est que. chez les sainls.la famille spirituelle passe
— 423 —
avant la famille naturelle. 11 fallut une lettre de sa sœur
pour provoquer une réponse. Nous la reproduisons ici
car c'est la dernière qu'il ait écrite.
« Ma chère sœur et mon cher frère,
« Quand bien même je vous aurais écrit une lettre de
cent pages, cette lettre n'aurait pu vous en dire plus à
mon sujet que la lettre vivante que je vous ai envoyée
dans la personne de notre frère Charles qui vous a sans
doute raconté tout ce que vous pouvez désirer d'ap-
prendre sur mon compte. Depuis mon arrivée ici, on
vient me voir et on m'invite de tout côté; de sorte qu'au
lieu de me reposer, ce dont j'ai besoin, je suis comme
forcé d'aller prêcher la Sainte-Enfance et de faire des
visites dans tout Paris. Si je n'étais que simple mission-
naire, je serais tranquille ; mais parce que je suis évêque
et vicaire apostolique en Chine, je suis assailli de de-
mandes et de visites de tous les bords.
« Je pense partir pour Amiens le 27 du courant : de là,
j'irai à Abbeville, puis à Authie et Saint-Léger. J'aurai
soin de vous faire savoir d'avance le jour où j'arriverai
à Authie... Je salue toute votre chère famille, ainsi que
tous nos parents et amis d' Authie.
<£ Votre tout affectionné frère,
« f Francois-Xavier-Tdiothée, évêque a" Antiphelles ,
« Vicaire apostolique du Kiang-Sy '.-»
Une touchante cérémonie avait lieu à Saint-Lazare le
25 janvier: Mgr le cardinal Morlot était venu procéder
à la vérification des sceaux et des pièces concernant les
reliques du vénérable martyr Perboyre. La cérémonie
n'avait pas duré moins de cinq heures, tant l'Eglise
apporte de vigilance et de soins pour tout ce qui con-
— 424 —
cerne les ossements qui doivent être un jour offerts à la
vénération des fidèles.
Cette cérémonie avait comblé de joie l'âme de Mgr Da-
nicourt. Mais bientôt après il reprenait ses visites et ses
courses apostoliques dans Paris.
Le jeudi 26, il alla célébrer la sainte messe et prê-
cher * sur la Sainte-Enfance dans l'église de Saint-Yin-
cent-de-Paul. Il peignit les malheurs de la Chine avec
des traits si frappants ; il appela au secours de cette
pauvre contrée avec des accents si touchants, si péné-
trants, qu'il rappela à tous le fameux discours de saint
Vincent : « Or, sus, Mesdames... »
L'auditoire, le clergé, M. le curé étaient émus jus-
qu'aux larmes.
Ce fut la dernière instruction qu'il prononça en ce
monde ; il donna donc à la Chine sa dernière pensée et
lui consacra le suprême effort d'un zèle qui allait s'é-
teindre à jamais.
Le soir de ce même jour, il alla diner chez M. de Mai-
sonneuve en compagnie de M. Louis Yeuillot et autres
excellents catholiques de la capitale. Précédemment il
avait dû répondre aux invitations de Mme de Pas, de
MmeDentemt de Pingre, etc.; mais les visites et les dî-
ners le fatiguaient beaucoup. Sans doute il était content
de ces attentions, mais sa santé en soutirait. Il soupirait
après le repos et la solitude de sa chambre.
« Oh! disait-il, je serais bien plus heureux dans ma
petite cellule avec mon bréviaire, mon crucifix et mes
livres! Quand donc me laissera-t-on un peu de repos?...
Il n'y a pas moyen de tenir ici, il faut absolument que je
quitte Paris. »
Et comme il se sentait travaillé par la fièvre, il de-
i . Il avait prêché quelques jours auparavant dan> la vaste
église de Saint-Sulpice.
— 425 —
mandait de temps en temps à son frère : « Y a-t-il de la
bière en Picardie? Je me sens brûlé, j'ai besoin de repos
et de rafraîchissement. »
Cependant il fallut encore sortir le 27 pour aller
rendre visite au nonce du Pape, Mgr Sacconi.
De la nonciature il se transporta chez le directeur de
l'Œuvre de la Sainte-Enfance afin de lui exposer les
besoins de son vicariat et de le conjurer de lui venir en
aide. Ayant ensuite visité le vénérable supérieur des
Missions Etrangères, il se rendit, toujours accompagné
de M. Charles Danicourt, chez les Frères des Écoles
chrétiennes afin de ranimer leur zèle pour l'œuvre si
chère à son cœur ; car, il savait de source certaine
qu'on avait essayé de les détourner de cette œuvre
admirable.
En arrivant dans la salle de réception,, quelques Frères
étaient occupés à photographier. Aussitôt tous se lèvent
et le Frère Thomas de dire immédiatement : « Monsei-
gneur, si vous le permettez, nous prendrons votre photo-
graphie. » Le prélat, qui s'y étaittoujours refusé jusque-
là, hésitait.
« Vite, vite, lui dit son frère, asseyez-vous! » Mon-
seigneur se laissa faire. C'est donc grâce à cette circons-
tance et aussi aux instances des bons Frères que nous
avons son portrait. Il faut ajouter que le Frère Thomas
du Gros-Caillou était venu quatre fois à Saint-Lazare
pour voir l'êvêque missionnaire et que c'était au sortir
de son établissement que Monseigneur se rendait en sa
compagnie, à la maison-mère. Le prélat ne pouvait rien
refuser à celui qui venait de lui promettre de travailler
avec ardeur au développement delà plus chère de toutes
ses œuvres.
De retour à Saint-Lazare, Monseigneur trouva Mme la
marquise de Pastoret qui venait l'inviter à se rendre au
château de Moreuil, lors de son voyage en Picardie; elle
— 426 —
ajoutait qu'elle serait heureuse de faire à Sa Grandeur
les honneurs de sa chapelle et de son château.
Il avait reçu également, le même jour, des invitations
par écrit, de Mgr l'archevêque de Rouen et de Monsei-
gneur de Beauvais, le pressant de venir prêcher dans
leurs cathédrales sur la Sainte-Enfance, pour donner un
nouvel essor à cette œuvre.
Mais un instant après la visite de Mme la marquise de
Pastoret, Monseigneur dit à son frère : « Je n'irai pas ce
soir au réfectoire, je suis fatigué et je sens des frissons;
déjà je les avais ressentis pendant que les bons Frères
me photographiaient... » Il se mit au lit et c'était, hélas !
pour ne plus se relever.
CHAPITRE II
Maladie et mort de Mgr Danicourt.
Son inhumation au cimetière du Montparnasse.
Lorsque Mgr Danicourt, de retour de Chine, arriva à
Saint-Lazare, son aspect surprit bien des personnes. On
s'était attendu à voir en lui un homme épuisé par les
labeurs de vingt-six ans d'apostolat et amaigri par les
maladies. Au contraire, il paraissait fort et robuste.
« Mais il n'était tel qu'en apparence, car les médecins
qui l'ont soigné ont assuré que jamais ils n'auraient cru
capable de marcher un homme si faible, si épuisé et dont
les organes étaient si usés. Du reste cela se conçoit après
vingt-six ans de mission en Chine ; après avoir porté les
chaînes et confessé la foi plusieurs fois ; après avoir vu
piller et dévaliser le séminaire dont il était supérieur;
après avoir enduré la faim, la soif, les fatigues, les con-
tradictions, les persécutions, les ennemis, les mauvais
traitements, les coups, les affronts, les trahisons des
faux frères, etc., etc., et cela pendant vingt-six ans! il
ne pouvait qu'être épuisé. Aussi on attendait ici avant
son arrivée à ne voir en lui que le squelette d'un homme
et on était fort surpris de le trouver sibien portant, mais
on se trompa complètement, on prit pour une réalité ce
qui n'était qu'une apparence. C'est le voyage, disait Mon-
seigneur, qui a opéré en moi ce changement. C'était
plutôt le vénérable Perboyre qui voulut qu'il terminât
complètement sa belle mission, et qui lui a obtenu cette
— 428 —
santé nécessaire pour achever son voyage et assister à
]a reconnaissance authentique de ses précieuses reliques.
On ne peut expliquer autrement l'amélioration qui s'est
opérée sur mer et qui a duré jusqu'au surlendemain du
jour où l'importante cérémonie de la reconnaissance du
corps a eu lieu. Car naturellement le voyage aurait dû
être fatal pour un homme que les médecins reconnais-
saient épuisé à ce point... Enfin, quoi qu'il en soit, il est
arrivé ici apparemment très fort et en réalité dans un
épuisement complet. Et pendant son séjour à Saint-
Lazare, on ne lui donna pas un moment de repos. C'é-
taient toujours des visites, des dîners, etc., etc., telle-
ment qu'il en était fatigué et qu'il se disposait à aller
passer quelque temps dans sa famille comme vous le
savez. Il devait partir pour Amiens le dimanche 29 au
soir, mais Dieu en avait jugé autrement. Le 27 il ressent
une violente douleur à la poitrine et se met au lit1... »
Reprenons ici le récit interrompu au chapitre précé-
dent et laissons la parole à M. Charles Danicourt témoin
des derniers moments de son saint frère :
La nuit du 27 au 28 janvier fut laborieuse; la fièvre,
accompagnée de délire, ne le quitta pas un instant et
continua de l'agiter une grande partie de la journée du
lendemain. Le samedi matin après la messe, je le vis, la
fièvre le travaillait et lui laissait peu d'instants lucides.
« Ne pourriez-vous pas vous lever, mon frère ? lui dis-je.
— Oh ! non, je tomberais par terre, la fièvre est trop forte. »
me répondit-il. Mais si la vie du corps était abattue, la
vie de l'âme était forte et puissante en lui. Notre-Sei-
gneur a dit que la bouche parle de l'abondance du cœur,
eh bien, on peut juger Monseigneur par les paroles qui
1. Lettre de M. E. William à M. Vicart, supérieur au collège de
Mortdidier.
— 429 —
montaient de son cœur sur ses lèvres. Dans son délire il
prêche en chinois; il se croît au milieu des infidèles et
des idolâtres et il annonce la nécessité du baptême...
Puis il bénit Dieu au sein de ses souffrances; il le
remercie : Deo gratias! Te Deum laudamus...
Dans la matinée du 28, M. le docteur Leménant des
Chenays le visite : il lui trouve le pouls violent et sac-
cadé; il lui prescrit la diète et lui défend de se lever, de
dire la messe, de réciter son bréviaire.
Comme on avait cru jusque là qu'il n'y avait rien de
sérieux, personne ne s'inquiétait, on pensait que ce
ne serait qu'une indisposition. Monseigneur garda le lit
pendant toute la journée du samedi, je restai auprès de
lui et dans les intervalles lucides je causais avec lui,
puis j'écrivis à Mgr l'évêque d'Amiens de ne pas
compter sur nous pour le lendemain.
Le dimanche 29 le délire avait quitté mon frère, la
fièvre avait diminué ; mais le mal répandu d'abord dans
tous les organes s'était cantonné dans les parties essen-
tielles de l'organisme, dans la poitrine et dans les
entrailles. Monseigneur crachait le sang et son pouls
était devenu faible quoique précipité. Le frère infirmier
qui le soignait me dit: «Le pouls n'annonce rien de bon. »
Dans un tel état. Monseigneur ne pouvait penser à dire
la messe, encore moins à conférer l'ordination '. Le
médecin lui avait défendu de lire une ligne de son bré-
viaire et c'était là sa plus grande privation après celle
de la sainte messe, « Le médecin m'a défendu, répétait-
il, de dire la messe, quelle misère! mais voilà plus de
trois mois que je ne l'ai dite! » Il se croyait encore en
mer. Puis il continuait : « Il m'a défendu de dire mon
bréviaire... Mon Dieu! mon Dieu ! que votre volonté soit
faite! »
1 . M. Etienne avait prié Mgr Danicourt de conférer le diaconat
à deux séminaristes malades.
— 430 —
Dans la soirée le frère infirmier lui appliqua des sina-
pismes aux jambes afin de rétablir la circulation du
sang.
Ne voyant pas de mieux et me rappelant la nuit pré-
cédente qui avait été pour moi de mauvais augure, je
commençais à entrer dans une profonde tristesse et une
mortelle inquiétude. Ces messieurs de Saint-Lazare
commençaient eux-mêmes à s'alarmer. MM. Martin,
Marion et Perboyre venaient voir souvent le vénérable
prélat. M. Martin surtout ne le quittait guère.
Le lundi 30, le mal paraissait stationnaire, Monsei-
gneur semblait même rassuré sur son état. Comme la
tête était parfaitement libre, il causa longuement, mais
toujours avec cette ardeur qu'il apportait dans tout ce
qu'il faisait. « J'ai eu quatre fois en Chine, disait-il, des
fièvres semblables : la tête, la poitrine, les entrailles
étaient prises; j'en suis sorti. »
Comme il était d'une humeur gaie et d'un caractère
ouvert, il riait, et plaisantait avec le frère infirmier ; la
joie d'une bonne conscience se manifeste souvent même
au sein des plus grandes épreuves.
Mais quand on transportait la question sur un terrain
ferme, Monseigneur avait bientôt repris sa gravité et
cette habitude de la réflexion qui était le caractère
propre de son esprit.
Le mieux que l'on avait espéré ne se déclarant pas,
M. Etienne, supérieur général, autorisa la visite d'un
second, médecin M. Moneray, attaché à l'hôpital Necker;
mais il ne put venir que le lendemain.
Lundi après midi, Monseigneur causa assez longtemps,
et comme il venait d'apprendre la maladie de M. Pous-
sou, et il me dit : « Allez à l'infirmerie voir M. Poussou;
demandez-lui de ma part des nouvelles de sa santé; et
dites bien que c'est moi qui vous envoie. » Je partis im-
médiatement, mais je ne pus voir le malade auquel
— 431 —
Monseigneur s'intéressait si vivement. Je revins donc
dire que je n'avais pu le voir, attendu que la porte de sa
chambre était fermée. Il me fallut repartir aussitôt et
rapporter à Monseigneur des nouvelles directes ou indi-
rectes. Cet empressement du prélat pour ce cher malade
venait d'une parole que celuirci avait dite dans le cor-
ridor : « Monseigneur, votre changement n'a pas été
décidé en conseil. » Cette parole avait été au cœur de
l'évêque.
Nous causâmes ensuite de M. Vivier. « Où donc est-il,
me dit mon frère; je voudrais lui écrire. Son long
silence me fait souffrir. »
Les soins de M. Martin le touchaient profondément.
Je lui disais : « M. Martin m'a toujours aimé. » — « Il
nous aime tous deux, reprit-il avec vivacité. Mettez-
vous à ma table et écrivez-lui sous ma dictée... » Mais
Monseigneur était incapable de dicter.
Au cours de la maladie du saint missionnaire, on put
juger combien il aimait l'humilité, la pauvreté, la mor-
tification. Ainsi la délicatesse de son lit le faisait souf-
frir ; il ne s'y reposait pas, il y souffrait. « Mon lit de
Chine m'est bien plus agréable. » Il l'avait rapporté,
c'était une natte de paille qu'il étendait sur la terre nue.
Une autre natte de paille ou de joncs roulée lui servait
d'oreiller.
Cette journée du lundi 30 avait été assez bonne. Mon-
seigneur avait pu causer et avait reçu de Chine deux
lettres qui lui faisaient le plus grand plaisir : une de
M. Guierrv et une autre d'un missionnaire dont il appré-
ciait l'intelligence et la droiture, M. l'abbé Glau. Il avait
reçu également une lettre de M. Turquet, archiprêtre
de Péronne, son ancien professeur au collège de Mont-
didier.
Si la journée du 30 m'a laissé quelque répit, celle du
mardi 31 devait être cruelle. Le matin, après avoir dit la
— 432 —
sainte messe, je montai dans la chambre de mon frère ;
on Pavait veillé toute la nuit et ces Messieurs, ainsi que
le frère infirmier, me disaient : « Monseigneur ne dort
plus; il y a trois nuits qu'il n'a pas fermé l'œil. »
Je me rappelais alors l'une de ses lettres dans laquelle
il me disait que sa plus grande privation était le manque
de sommeil. Jusque-là il avait été sans inquiétude sur
l'issue de sa maladie, mais cette absence de sommeil,
son embarras de poitrine qui allait toujours en augmen-
tant, les crachats verdâtres qu'il expectorait lui don-
nèrent à penser. Il m'avait déjà dit plusieurs fois ;
« Mais M. Leménant me paraît bien jeune; quel âge
a-t-il? » — «f Puisque M. Etienne l'a pris pour médecin,
lui répondis-je, nous pouvons avoir confiance en lui. »
Enfin à onze heures, M. Moneray, un des meilleurs
praticiens de Paris, arriva en compagnie de M. Lemé-
nant; ils auscultèrent le malade, examinèrent ses cra-
chats; l'interrogèrent en notre présence, et après vingt
minutes d'examen se retirèrent dans un appartement
voisin pour délibérer. Dix minutes s'étaient à peine
écoulées que M. Moneray m'appelle et me dit :
« Monsieur l'abbé, vous êtes prêtre, vous pouvez en-
tendre la vérité, eh bien, Monseigneur est dans un état
désespéré... » Le prélat était atteint d'une pneumonie
aggravée par la complication de divers accidents.
A peine ces paroles eurent-elles retenti à mes
oreilles que je baissai la tête comme si j'eus été frappé
par la foudre. Je me rendis de suite à la chapelle et là
je baisai la terre devant le Maître de la vie et de la mort ;
mais je n'avais que cette parole sur mes lèvres : Mon
Dieu, sauvez mon frère! Puis je récitai le chapelet, je
conjurai la très sainte Vierge de ne pas laisser mourir
sitôt celui qui l'avait tant aimée et priée sur la terre.
Je revins ensuite dans la chambre de mon cher ma-
lade. Sa vue me brisait le cœur; cependant je me conte-
— 433 —
nais au point qu'il me dit : « Vous ne laissez rien pa-
raître. » Et lui était bon, affectueux, ne se plaignant
pas, ne murmurant jamais, mais continuant sa prière,
ses louanges, son action de grâces.
Cependant on avait tenté tous les moyens extrêmes
de guérison. On lui avait appliqué au dos des ventouses
parce que les saignées n'avaient tiré que peu de sang;
mais les ventouses n'opéraient qu'imparfaitement; le
mal s'était accru et les poumons se remplissaient de plus
en plus. M. Moneray avait dit : « Veillez-le, ne le quittez
pas; il mourra en parlant, il sera étouffé. »
Dans l'après-midi je restai dans sa chambre et comme
je m'étais assis assez loin de son lit, il me dit : « Mais,
mon frère, asseyez-vous là près de moi. »
Puis nous causâmes d'Authie et de ses habitants. Sa
mémoire si fidèle lui rappelait tous ceux qu'il avait
connus. Il me parlait de nos parents et des jeunes gens
qui avaient été ses condisciples au collège de Montdi-
dier : MM. Macron, Périn, Froideval.
La plupart de ces Messieurs de Saint-Lazare connais-
sant la situation du malade vinrent le voir dans l'après-
midi. L'anxiété était grande dans la maison. Son plus
fidèle visiteur était le bon, le vénérable M. Martin.
Je le quittai vers dix heures du soir, le laissant à la
garde des prêtres et des séminaristes qui le veillaient à
tour de rôle. Avant de sortir de sa chambre je le vis faire
sa prière du soir. Assis dans son lit, la tête penchée
sur sa poitrine, dans le plus profond recueillement, il
répéta lentement le Pater, Y Ave Maria et le Credo: il se
sentait aux pieds du souverain Juge.
Pendant la nuit du mardi au mercredi, on vint m'ap-
peler en disant : Monseigneur vous demande, il veut
que vous soyez auprès de lui. Je me levai en toute hâte
et je me rendis dans sa chambre ; je le trouvai en proie
à une fièvre terrible. Je ne pouvais rien pour la calmer,
28
— 434 —
mais ma présence lui était une consolation et comme
un point d'appui. Je n'ai jamais mieux compris, qu'en
cette circonstance douloureuse, la parole de Notre -Sei-
gneur à ses disciples au Jardin des Oliviers : « Demeurez
avec moi, veillez et priez afin que vous n'entriez point
en tentation. »
Nous étions là deux séminaristes et moi. Vers deux
heures du matin, nous l'entendîmes crier d'une voix
humble et suppliante : « Jesu loatientissime, miserere
riobiè ! Jésus très patient, ayez pitié de moi. Mater
dolorosa, ora pro nobis. Mère de douleur, priez pour
nous. y>
Dans la matinée du mercredi (1er février) deux ou trois
séminaristes vinrent le visiter. Monseigneur leur dit
avec un accent pénétrant : « Vous ne venez pas me voir.
Venez donc me voir! » Je traduis cette plainte amicale
par ce commentaire dont je garantis l'authenticité : vous
ne savez pas combien je vous aime; si vous le saviez,
vous viendriez me voir comme l'un de vos confrères les
plus dévoués. Monseigneur aimait beaucoup la com-
pagnie qui était sa famille.
Quelques instants après, vers dix heures, les méde-
cins revinrent, mais le mal empirait et les remèdes deve-
naient inutiles. Monseigneur disait souvent : « Ma tête
ressemble à une forêt dépouillée de son feuillage; j'en-
tends des sifflements continuels... » Et il attachait sur
moi ses yeux pleins de bonté et de charité.
Dans l'après-midi, M. l'abbé Sturchi vint le confesser
et le préparer à recevoir les derniers sacrements.
Vers cinq heures, M. Etienne, accompagné de ses
assistants et d'une vingtaine de prêtres de la Congré-
gation, lui apporta le saint viatique, puis lui donna
l'extrême-onctiôn. A toutes les questions qui lui furent
posées, d'après le cérémonial des évêques, il répondit :
oui, avec cette foi. cette humilité dont il ne s'est jamais
— 43o —
départi, et aussi avec une douceur et un bonheur qui
transpiraient dans les accents de sa voix.
Au moment où s'achevait cette imposante cérémonie,
il prit la parole à son tour et fit en latin, qui est la
langue de l'Eglise, une action de grâces embrassant toute
sa vie. En voici quelques passages en français :
« Je remercie Dieu mon Créateur de toutes les grâces
et de tous les bienfaits, tant de l'ordre naturel que de
l'ordre surnaturel qu'il m'a accordés, depuis que je suis
dans le monde. Je le remercie, par Jésus-Christ Notre-
Seigneur son Fils unique, de m'avoir créé et de m'avoir
ensuite régénéré dans les eaux du baptême; de m'avoir
conduit de degré en degré, de grâce en grâce jusqu'à la
dignité du sacerdoce; de m'avoir fait entrer dans la Con-
grégation de la Mission, laquelle a pour fin d'évangéliser
les pauvres et de secourir les malheureux.
«Je le remercie de m'avoir discerné parmi ses prêtres
pour aller annoncer son nom et son Evangile aux nations
idolâtres. Maintenant que ma carrière est achevée, je le
prie et le conjure par les mérites de Notre-Seigneur de
reconnaître et de ne pas rejeter sa brebis, mais de l'ad-
mettre dans la société des élus, dans ce beau ciel que
nous a ouvert notre Sauveur. Que je sois reçu dans le
sein de l'indivisible Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit;
auprès de notre Immaculée Mère, la très sainte Vierge,
Reine du ciel et de la terre; en la compagnie de notre
bienheureux père saint Vincent et de notre vénérable
martyr Perboyre.
ce Je demande pardon à mes confrères de mes négli-
gences dans l'accomplissement des devoirs de ma voca-
tion.
« Je remercie M. Etienne, notre très honoré Père, de-
toutes les bontés qu'il a eues pour moi et pour mon frère
Charles.... »
— 436 —
Les assistants se retirèrent profondément édifiés, si
édifiés que plusieurs dans la soirée vinrent baiser les
pieds de l'auguste malade. Avant de sortir de l'appar-
tement, M. Etienne dit à l'un de ses confrères : « Monsei-
gneur conserve jusqu'à la fin les traditions de sa
jeunesse; il avait chaque année le prix de sagesse à
Montdidier. »
Quand tout le monde se fut retiré, je me jetai au pied
de son lit et je lui demandai sa bénédiction pour moi-
même, pour notre famille, pour les habitants d'Authie
et d'Abbeville; pour les pauvres Chinois qu'il avait évan-
gélisés ; pour tous les prêtres et. toutes les filles de
saint Vincent.... « Bien volontiers, me répondit-il, mais
je n'ai pas mon anneau ; donnez-moi mon anneau ! »
Quand je le lui eus remis, il leva la main en disant :
« Oui, je vous bénis, vous et toutes les personnes que
vous me recommandez. » Puis il ajouta : « Soyez sans
inquiétude. »
Monseigneur ne paraissait avoir aucune appréhension
sur son salut éternel ; la confiance en Dieu, qui avait
toujours été l'une des principales vertus de sa vie, lui
faisait espérer, qu'au sortir de ce monde il verrait et
posséderait Dieu. Sa conscience lui rendait, comme à
saint Paul, le témoignage « d'avoir bien combattu ; il ne
lui restait plus qu'à recevoir la couronne de justice ».
M. Etienne était venu le revoir un instant après lui
avoir administré les derniers sacrements : c'était une
visite d'adieu. Dans notre pensée il ne devait point
passer le lendemain, fête de la Purification de la très
sainte Vierge. Nous en parlions dans ce sens avec
M. Martin : non, il ne passera pas la journée de demain;
la sainte Vierge qu'il a tant aimée et si bien servie l'ap-
pel'era à lui le jour de sa fête.
Le 2 février à o heures du matin, Monseigneur me fait
appeler. Je me rends aussitôt auprès de lui ; la nuit avait
— 437 —
ressemblé aux autres nuits : pas de sommeil, pas de
repos, un pouls faible mais rapide... Il me parla d'Authie,
de Saint-Léger, de nos neveux et nièces, puis tout à
coup il s'écria : « Je n'ai pas sur moi ma médaille de la
sainte Vierge, il n'y en a pas non plus au chapelet que
vous m'avez offert . Vite ! allez me chercherma médaille. »
Un des séminaristes présents lui en offrit une qui lui
avait été donnée par sa mère; mais elle ne lui suffisait
pas : j'allai lui chercher la sienne, et ce n'est qu'après
l'avoir reçue et replacée sur sa poitrine qu'il fut
tranquille.
Ainsi il ne voulait pas mourir sans porter l'image qu'il
avait pressée tant de fois contre son cœur et si souvent
baisée avec un respect mêlé de tendresse.
Vers 7 heures du matin, je lui dis : « Mon frère, je
vais célébrer la sainte messe. — Oui, me répondit-il,
dites-la pour moi et pour vous. « Et comme j'ajoutai:
« C'est la Purification de la sainte Vierge, aujourd'hui. »
Il me répondit: « Je le sais bien, m J'allai dire la sainte
messe à son intention. Ensuite je remontai auprès de
lui et je trouvai M. Sturchi auquel il se confessait en
italien pour recevoir l'indulgence plénière à l'article de
la mort. Il fit son acte de contrition, puis il resta long-
temps devant son crucifix, plongé dans l'humilité, le
repentir, la douleur et la charité.
Lorsque M. Sturchi se fut retiré, je m'approchai de
son lit et lui dis :«Mon frère, n'avez-vous rien à me dire?
— Non, non, me dit-il simplement. » Puis, après quel-
ques minutes de réflexion: k Vous prendrez dans ma
malle ma correspondance, je vous la laisse ; vous
remettrez à ces Messieurs les deux bulles du Pape. »
Je lui posai ensuite quelques questions, entre autres
celle-ci : « A qui appartiennent telles et telles propriétés
en Chine ?» — Après quelques secondes de réflexion, il
me dit : « Ces biens sont des biens de mission ; ils ap-
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partiennent à la mission. » Telles furent les dernières
paroles qu'il m'adressa. Au moment où il achevait
M. Etienne entra; je les quittai pour me retirer dans
ma chambre.
Aussitôt que M. Etienne fut sorti, M. l'abbé Per-
boyre, frère du martyr, vint auprès du prélat agonisant.
Monseigneur se sentant étouffé demanda sa croix. Puis,
jetant un dernier regard sur toute sa vie, sur ce qu'il
avait souffert et sur ce qu'il souffrait encore, il s'écria
d'une voix solennelle et plaintive tout à la fois :« Elevez
la croix ! » Et ce disant il expira...
Ainsi mourut, entre les bras de Jésus crucifié, celui
qui toute sa vie avait généreusement porté sa croix ; il
était 10 heures moins quelques minutes et c'était le
2 février, fête de la Purification, jour anniversaire de
son entrée dans la Congrégation de la Très Sainte Vierge
à Montdidier.
Le 3 février, vers 7 heures du matin, ma sœur Sidonie
accompagnée de son mari, M. Constantin Dani court,
arrivait à Saint-Lazare; je les reçus. L'entrevue fut des
plus douloureuses, on le pense bien.
Cependant on avait descendu la dépouille de Monsei-
gneur dans la chambre des évèques, et ce fut là, avant
de clore la bière, que ma sœur Sidonie embrassa son
frère pour la dernière fois.
Il n'y avait pour le saint évêque ni chapelle ardente,
ni exposition. « Si vous me connaissiez, m'a- t-il écrit un
jour, vous demanderiez qu'on me jette à la voirie après
ma mort. » Son désir ne pouvait être exécuté à la lettre,
mais ses funérailles furent simples et rapides comme
dans les communautés.
A 8 heures du matin, pendant le chant des Ma-
tines, le corps du défunt était porté dans la chapelle et
escorté par les dignitaires de la Congrégation.
M. Etienne officia tout le temps. A 10 heures, le cortège
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composé de 200 prêtres, séminaristes, étudiants et
autres, et d'autant de sœurs de charité, s'avançait vers
le cimetière du Montparnasse.
Mais voici le récit plus complet des funérailles de
Mgr Danicourt fait par un étudiant de Saint-Lazare
qui, moins absorbé par la douleur que M. Charles
Danicourt, a pu en observer et en recueillir tous les
détails :
« J'ai vu Mgr Danicourt sur son lit de mort, il
n'était pas du tout changé. 11 était absolument tel que
je l'ai vu souvent à la salle d'oraison ou à la chapelle,
les yeux fermés, la sérénité empreinte sur son visage et
dans l'attitude d'un homme perdu dans la méditation
de quelque grande mais consolante vérité. Il était vrai-
ment beau à voir. Le seul changement qu'on pouvait
remarquer en lui c'est qu'il était devenu un peu jaunâtre,
effet de sa terrible et impitoyable" maladie. Après sa
mort, on sonna la grande cloche pour annoncer cette
ail'reuse nouvelle, et il est impossible de vous dire l'im-
pression que cela produisit sur nous tous, sachant que
Monseigneur était à l'extrémité. Chacun en entendant
la cloche était convaincu qu'il y avait un confrère de
mort sur la terre et un saint de plus dans le ciel. Chaque
battement de la cloche pénétrait le cœur comme si cha-
cun avait perdu son père, et une tristesse inexprimable
était empreinte sur tous les visages. Nous allions en
classe au moment où la cloche sonnait et chacun, mal-
gré le silence, avait ce mot à la bouche : Monseigneur est
mort !
« On le laissa toute la journée du jeudi dans la chambre
où il était mort et le soir on le descendit à la chambre de
Monseigneur. On ne le revêtit ni on ne l'exposa. Je suis
certain que son humilité en était satisfaite. Le lendemain
vendredi, l'autel était tendu en noir comme pour le jour
— 440 —
des morts. On dressa dans le chœur un catafalque et à
8 heures l'office fut célébré par M. le supérieur général
qui chanta ensuite la messe, et à 10 heures et demie le
cortège se mit en marche pour le Montparnasse. M. le
supérieur général officia tout le temps, même au cime-
tière. La seule chose qu'il ne fit pas, ce fut l'absoute qui
fut chantée par un prêtre étranger que je ne connais pas.
M. le supérieur général avait l'air tout défait ; on voyait
bien qu'il enterrait un de ses enfants qu'il aimait comme
sa propre vie.
«Toute la cérémonie de l'office et de l'enterrement
avait quelque chose de si triste et de si saisissant qu'on
en était frappé. J'ai vu plusieurs enterrements à Saint-
Lazare, mais je n'en ai jamais vu qui ait pu faire tant
d'impression que celui de Mgr Banicourt ; tout contri-
buait à le rendre entièrement solennel et touchant.
« La procession de Saint-Lazare au cimetière était ainsi
disposée ; une voiture de deuil précédait le corbillard,
puis immédiatement le corps. Les prêtres anciens et les
prêtres étrangers marchaient deux à deux. Ensuite
venaient, encore deux à deux, les étudiants, les sémi-
naristes, les frères et les étrangers laïques, puis venaient
environ 200 sœurs de charité et enfin quelques voitures
de deuil fermaient la marche. Il y avait dans la rue une
foule de gens qui paraissaient extraordinairement
frappés. La présence des sœurs de charité produisait un
magnifique effet. Pendant la procession, j'ai entendu des
ouvriers qui se disaient : La mort est bien triste en elle-
même, mais elle est encore plus triste avec des proces-
sions comme celle-ci ; il n'y a pas au-dessus des maisons
religieuses pour faire des enterrements. Au cime-
tière j'ai entendu des ouvriers qui disaient envoyant
passer la procession et en entendant chanter le Miserere:
Que c'est beau ! que le scommunautés fontbien les choses !
« Pendant la procession, un rochet, une étole, une mitre
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et la croix pastorale étaient attachés sur le cercueil.
« Durant sa vie, Mgr Danicourt avait aimé la simplicité,
il Ta prèchée par ses exemples, par ses paroles, par ses
actions, de toute manière ; il la prêche, il la pratique
encore après sa mort, car il repose sans distinction
parmi les autres * »
i. Lettre de M. E. William, étudiant de Saint-Lazare, à M. Vicart,
supérieur au collège de Montdidier.
CHAPITRE III
Deuil général à la nouvelle de la mort de Mgr Danicourt. — Trans-
lation de sa dépouille à Authie. — Son inhumation dans le cime-
tière de cette paroisse par Mgr Boudinet, évêque d'Amiens, le
16 février 1860.
La nouvelle de la mort de Mgr Danicourt produisit
un deuil public. A Paris chez les lazaristes et dans toutes
les maisons des sœurs de charité, à Amiens, à Abbeville,
à Montdidier, à Authie et dans tout l'arrondissement de
Doullens, il n'était bruit que de cette mort annoncée par
plusieurs grands journaux delà capitale et par ceux de
la Picardie.
Le peuple d'Authie était atterré par cette mort si inat-
tendue. Il avait préparé une splendide réception au plus
illustre de ses enfants et il se voyait contraint de changer
en deuil les apprêts du triomphe !
M. l'abbé Charles Danicourt recevait de toutes parts,
an nom de la famille du prélat défunt, des témoignages
de condoléance et de vive sympathie.
C'était d'abord Mgr l'évêque d'Amiens, de douce et
sainte mémoire, qui lui écrivait * en ces termes :
« Je partage votre douleur, mon cher abbé. Je vous
plains de toute mon âme et je prie le bon Dieu d'adoucir
votre chagrin qui doit être bien grand. Mais je pleure
aussi ce saint évêque, comme un évêque doit pleurer un
1. Lettre du 3 février 1860.
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frère, un ami de l'Eglise, un apôtre. Les desseins de
Dieu sont impénétrables et ici plus que jamais il faut les
adorer : quitter la France pour aller mourir en Chine et
revenir mourir en France quand il ne voulait qu'y passer !
Il semble aussi que c'est un ami que je perds ; mon cœur
s'était vivement attaché à cette nature si sympathique et,
je dois le dire, il m'avait lui-même témoigné une affec-
tion dont j'avais été pénétré. Demain matin j'offrirai le
saint sacrifice pour cette chère âme.
« Adieu, mon cher abbé; je vous bénis et vous serre
contre mon cœur de toute la tendresse dont je suis
capable. »
« f Jacques- Antoine, êvêque d'Amiens. »
Après la lettre de Mgr Boudinet, il en est une autre
que nous nous plaisons à reproduire parce qu'elle émane
du cœur du père d'un saint missionnaire ' martyrisé en
Corée quelques années plus tard, de M. Daveluy :
Amiens, le 3 février 1860.
« Monsieur l'abbé,
« Que dire autre chose que les mots tracés au com-
mencement de votre lettre ! Mots que Jésus-Christ a
prononcés pour nous apprendre ce que nous devons dire
à Dieu : « Que votre volonté soit faite ! » Il l'a faite sur
sur la terre le saint évoque que vous pleurez, puisqu'il a
répondu à l'appel de Dieu, bien qu'il le fît entrer dans
une carrière d'abnégation, de croix, de souffrances de
toute espèce, car voilà ce que l'on rencontre sur la route
que suit Jésus. Que votre volonté soit faite, ô bon,
ô doux, ô aimable Jésus, oui, toujours aimable même
lorsque vous arrachez à votre couronne une de ces
1. Mgr Daveluy, évêque d'Acônes, martyrisé eu Corée, le jour du
vendredi saint 1866.
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longues épines qui percent votre front, pour en enfoncer
la pointe dans notre pauvre cœur. Il est cruellement
éprouvé ce cœur de frère si joyeux il y a quelques jours
de voir celui qu'il aimait si tendrement, qu'il serrait si
amicalement dans ses bras, sentant son amour fraternel
augmenté, doublé, rehaussé du respect qu'il ressentait
pour un confesseur de la foi. Oh! qu'il fait beau de
mourir après avoir confessé Jésus-Christ devant les tri-
bunaux des idolâtres 1 ! Comme Jésus s'avance radieux
pour prendre par la main ces généreux confesseurs et
les présenter à son Père, à Marie et à saint Vincent dont
ils sont les enfants. Que ce spectale est beau, Monsieur
l'abbé et cher ami. Rendez des hommages à ce corps qui
a été le temple du Saint-Esprit, qui un jour aura part à
la résurrection glorieuse. Pleurez, soulagez votre cœur,
mais n'oubliez pas que les anges dans le ciel chantent
des cantiques de louanges au pied du trône de Dieu, en
l'honneur du saint athlète que le Seigneur a couronné
de la double couronne de la virginité et du martyre. Oui,
n'en doutez pas, nous prierons, ma femme et moi, pour
vous surtout, car pour lui, il est dans la gloire.
Nous nous faisions une fête de le recevoir, de lui de-
mander sa bénédiction, de baiser ces mains qui avaient
été liées, garrottées comme celles de saint Paul et qui un
jour seront rayonnantes de gloire dans le ciel. Nous
n'étions pas dignes de ce bonheur! Priez donc aussi
pour nous, cher abbé, ut digni ejjicÀamur promissionibus
Ckristi. Faisons un échange de prières, nous le de-
vons : prier les uns pour les autres, c'est le commande-
ment de Dieu.
« Ma femme me charge de vous dire qu'elle partage
bien votre affliction, qu'elle est de moitié dans tout ce
1. L'homme qui nourrissait de tels sentiments dans son cœur
était digne d'avoir un fils martyr,
— 445 —
que je vous dis. Espérons que ce saint évêque, dont mon
fils a eu l'honneur et le bonheur d'être un moment le
socius ' voudra bien aussi intercéder pour nous auprès
de Dieu et lui demander les grâces dont nous avons
besoin, avec toute l'autorité que donnent les souffrances
supportées pour Jésus, avec le secours de Jésus.
« Agréez, Monsieur l'abbé et digne ami 2, l'assurance
de mes sentiments respectueux et dévoués...
« Isidore-Nicolas Daveluy. »
La comtesse de Joinville, née de Bréda, si célèbre
dans Paris par ses aumônes et son amour des souf-
frances (elle avait échangé ses armes de famille pour
la croix), écrivait à son tour à M. l'abbé Ch. Danicourt,
le 2 février, au soir :
« Monsieur l'abbé,
« Je reçois à l'instant la lettre que vous md faites
l'honneur de m'écrire. J'en suis profondément touchée.
J'avais connu M. l'abbé Danicourt à Montdidier dans ma
jeunesse et je me réjouissais d'être bénie par un prélat.
Maintenant ma tête s'incline sous l'auréole d'un saint!
Oh! qu'il prie pour vous, frère désolé, pour moi brisée
de douleur et pour la sainte Eglise ! Si ma santé ne me
condamnait pas à une retraite absolue, je me serais pré-
sentée vers vous, Monsieur l'abbé, mais permettez que
je vous exprime ici mes regrets bien sentis et l'expres-
sion de ma respectueuse gratitude pour votre souvenir.
« A. de Bkéda, comtesse de Joinville.
« P. S. M. l'abbé Vivier se réjouissait de revoir Mon-
1. Avant que Mgr Daveluy entrât en Corée.
2. M. l'abbé Cbarles Danicourt a connu tout particulièrement la
famille Daveluy tandis qu'il était vicaire à Saint- Le u.
— 446 —
seigneur, il va s'unir de toute son âme à votre si juste
affliction. »
Une autre lettre, aussi précieuse pour nous que les
précédentes, est celle de M. Mizaël de Tas, l'un des mar-
tyrs de Castelfîdardo :
« Monsieur,
« Je vous ai cherché vendredi vers une heure, vous
veniez de partir ; c'était pour vous dire combien ma
mère et moi nous prenions part à la perte de Mgr Dani-
court, que vous veniez de faire, perte bien grande pour
vous, pour son ordre qu'il illustrait par ses travaux ,
pour tous ces peuples qu'il avait appelés à le foi... J'o-
serai dire qu'elle est bien sensible aussi pour nous, qui
avons eu le bonheur de l'approcher pendant quelques
instants.
« Nous ne pourrons oublier cette bonté, cette simpli-
cité toute apostolique.
« Des morts comme celle de Mgr votre frère trouvent
plus de regrets mais aussi plus de consolations.
a II avait souffert pour le Christ, il meurt entouré de
ses frères en saint Vincent de Paul, que je voyais en si
grand nombre autour de son cercueil, et les petits Chi-
nois sauvés parla Sainte-Enfance lui préparaient une
place là haut.
« Veuillez, je vous prie, Monsieur, recevoir l'expres-
sion de tous mes regrets, et l'assurance de mes senti-
ments les plus distingués.
« Mizaèl Le Mesre de Pas. »
4 février.
Citons encore, au nombre des lettres les plus remar-
quables, celle de Mme la marquise de Pastoret :
— 447 —
« J'ai été très fâchée, Monsieur l'abbé, de ne plus
vous trouver, rue de Sèvres, lorsque j'ai été vous y cher-
cher ; mais je veux au moins vous faire parvenir
l'expression de la peine si vive que m'a causée la perte
immense que vous venez de faire et bien aussi l'Eglise.
Votre vénérable frère, Mgr Danicourt, avait déjà fait
beaucoup ; on pouvait encore espérer de lui pendant long-
temps une suite de hautes actions,l 'achèvement en Chine
de tout ce qu'il avait admirablement entrepris. Quelle
douleur éprouveront tous ses enfants si éloignés ! quelle
douleur pour tous ceux qui ont eu le bonheur de le con-
naître! Mais vous, Monsieur l'abbé, que vous devez souf-
frir! Je me rappelle que Monseigneur me disait que vous
aviez pensé mourir de joie en le revoyant. Que ce bonheur
a été court! je vous plains de 'toute mon âme; je vous
comprends. Mais je sais aussi qu'il vous reste une grande
consolation en pouvant bien espérer que celui que vous
pleurez prie pour vous et vous attend dans le ciel.
« Ma fille, la marquise du Plessis-Bellière, sans avoir
Thonneur de vous connaître particulièrement, désire
cependant que je ne vous laisse pas ignorer sa vive
sympathie dans cette douloureuse circonstance et sera
charmée, ainsi que moi, si, quand vous viendrez à Paris,
vous vouliez bien ne pas nous oublier. Veuillez, Mon-
sieur l'abbé, agréer l'assurance de tous mes meilleurs et
respectueux sentiments.
a La marquise de Pastoret. »
Nous n'en finirions pas si nous voulions reproduire
toutes les lettres admirables que M. l'abbé Danicourt
reçut en ces tristes circonstances, lettres qui nous retra-
cent toutes quelque chose à la louange du saint évèque
missionnaire.
C'est M. l'archiprètre * de Saint-Wulfran qui s'écrie :
1; M. Michel, homme d'une rare distinction d'esprit et de cœur.
— 448 —
« Tout Abbe ville pleure avec nous, mon cher ami.... »
C'est Mme Saint-Joseph, supérieure du couvent
des Ursulines de la même ville, qui exprime dans son
langage à elle des sentiments empreints de la plus
exquise délicatesse, à l'adresse des deux frères.
C'est Mme Dentemt de Pingre qui prend la plus large
part à la douleur qui accable M. l'abbé Charles Danicourt
et ses amis les plus dévoués.
C'est M. Masse, ancien curé d'Authie, c'est Mlle Dé-
sirée Danicourt d'Authie, qui mêlent leurs larmes aux
larmes du frère si affligé, et cela, dans des termes si
éloquents que nous regrettons vivement de ne pouvoir
les reproduire ici ; mais nous conservons ces lettres
comme de précieux souvenirs pour la famille du prélat.
Cependant les habitante d'Authie, mus par un sen-
timent bien légitime, réclamaient à tout prix la dépouille
de Mgr Danicourt : « Nous ne l'avons pas vu vivant,
disaient-ils, nous le verrons mort ; sa place est à Authie. »
Ce désir si ardent sera bientôt réalisé ; il le sera même
au delà de leurs espérances, car en parlant ainsi ils
voulaient désigner son cercueil; mais il leur sera donné,
nous le dirons tout à l'heure, de contempler et de vénérer
ses traits eux-mêmes.
Tandis que M. Capella, curé d'Authie, marchait en
tête du mouvement à l'effet d'obtenir cette faveur,
M. Charles Danicourt était en instance auprès de
M. Etienne, lui faisait part du vif désir des habitants
d'Authie et obtenait son adhésion.
Le 12 février, MM. Danicourt et Capella prenaient le
chemin de Paris et se rendaient à Saint-Lazare.
Le lendemain ils se portaient vers le cimetière de
Montparnasse, en la compagnie d'un lazariste et d'un
frère de la maison, pour faire procéder à l'exhumation.
Toutes les autorisations requises étant signées à l'avance,
la chose demanda peu de temps et le sarcophage était
— 449 —
rendu à la gare du Nord pour onze heures du matin.
M. Etienne, supérieur général, se montra plein de bonté
et de bienveillance pour le frère de Mgr Danicourt et
pour M. le curé d'Authie ; au moment de les quitter, il
donna au premier la croix pectorale et les anneaux du
vénérable prélat, et son bréviaire au second.
Nous devons ajouter que M. Charles Danicourt s'était
empressé de lui offrir la belle chapelle dont il fit pré-
sent au pontife, à son arrivée ; par ce témoignage, il
avait voulu exprimer à M. Etienne la reconnaissance
qu'il lui devait tant en son nom qu'au nom de son saint
frère .
Avant de quitter Paris il avait remis à la poste une
vingtaine d'invitations pour l'inhumation qui devait
avoir lieu le jeudi 16. Dans sa pensée la cérémonie
funèbre allait se passer en famille, sans pompe et sans
éclat; il avait prié M. Masse, aumônier de l'hospice de
Montdidier, ancien curé d'Authie, de prononcer une
oraison funèbre. Mais Dieu disposa les choses autre-
ment.
Le convoi quitta Paris vers trois heures de l'après-
midi et arriva à Amiens à six heures et demie. A sept
heures on prit le chemin d'Authie ; un corbillard et une
seule voiture de deuil composaient le triste cortège.
Après un relais de quelques minutes à Puchevillers, il
arriva à Authie à dix heures du soir. La bière ayant été
descendue de voiture fut portée dans l'église et placée
dans le chœur sur des sciures. Un froid glacial pénétrait
partout et les vitres de l'église s'agitaient au souffle du
vent. Quelques saintes femmes, rappelant celles qui
avaient suivi Noire-Seigneur au tombeau, passèrent la
nuit dans l'église.
La nouvelle de l'arrivée de la dépouille de Mgr Dani-
court ne fut pas sitôt connue que toute la population
d'Authie et des environs s'ébranla : ce fut une continuelle
29
— 450 —
procession depuis le 14 février jusqu'au jour de la sépul
ture au cimetière, le 16. Mais le flot du peuple deviDt si
abondant dans l'après-midi qu'il fallut, bon gré mal gré.
ouvrir la bière et offrir à la vénération des fidèles les
traits augustes de celui qu'ils appelaient leur évêque.
Vers trois heures, malgré des appréhensions bien lé-
gitimes, après douze jours de décès, on ouvrit la bière,
et, par une permission providentielle, le corps de Mon-
seigneur n'exhalait aucune odeur. Sa physionomie était
naturelle et douce ; ses yeux tranquillement fermés, an-
nonçaient plutôt le sommeil que la mort. Ses parents et
ses amis lui baisaient le front ; les petits enfants portés
par leurs mères entraient clans le cercueil et l'embras-
saient des deux bras. Tandis que les uns lui faisaient
toucher leurs médailles et leurs chapelets, d'autres lui
coupaient des cheveux, de la barbe *, et du suaire qu'ils
emportaient comme reliques.
Pendant toute la journée du 14, le flot des visiteurs ne
fut pas interrompu un instant ; la nuit suivante ce fut à
qui aurait l'honneur de veiller auprès de ses restes.
La journée du 15 ressembla à la précédente.
Cependant M. l'abbé Charles Danicourt avait, quelques
jours auparavant, informé Mgr Févêque d'Amiens de
la translation du corps de son frère à Authie; mais
la réponse de Sa Grandeur ne lui était pas encore
1. Un ami d'enfance de Mgr Danicourt, très connu et très popu-
laire à Authie, François-Pierre Jus, lui avait écrit trois ans aupara-
vant, et, dans cette lettre, il demandait au prélat de vouloir bien lui
envoyer, comme souvenir, de -sa barbe d'évêquc missionnaire. Cette
demande lui valut, de la part du prélat, une lettre très spirituelle
que nous conservons précieusement. Il lui disait entre autres
choses : a Si je meurs martyr, vous aurez de ma barbe ; mais
comme je suis très indigne d'une telle faveur, je crois que vous
attendrez en vain. » Dieu n'a pas voulu priver cet homme de la
consolation que l'humilité du prélat avait refusée à un ami d'en-
fance, car ce dernier l'a eue dans la circonstance que nous venons
de rappeler.
— 451 —
arrivée le 14 février, de sorte qu'il ignorait les honneurs
qu'elle voulait rendre à son collègue dans l'épiscopat.
Il fut agréablement surpris de trouver en arrivant à
Authie les deux lettres suivantes, l'une de M. Masse et
l'autre de Mgr Boudinet :
« Bien cher et affligé ami,
« Votre douleur est grande comme la mer ; Dieu seul
peut guérir la plaie de votre cœur et j'apprends que sa
bonté vous prépare une grande consolation. Je reviens
de chez M. Vicart où j'allais pour demander quelques'
renseignements sur votre frère; quelle fut ma surprise
agréable, lorsqu'il me dit que Mgr Boudinet, notre digne
évêque, s'était chargé de faire le discours funèbre à la
gloire de votre saint frère et de l'enterrer. En effet, M. Vi-
cart reçut hier samedi une lettre de Sa Grandeur où elle
le priait de lui donner tous les renseignements possibles
sur l'édifiante vie de Mgr Danicourt. M. Vicart a envoyé
quatre grandes pages de renseignements et de plus une
lettre de Paris qu'il avait reçue, dans laquelle il est parlé
longuement des vertus apostoliques de votre digne frère.
Je serai donc avec vous pour vous voir, vous consoler
et respirer l'odeur des vertus auprès des reliques de notre
pieux évêque et je me réjouirai avec vous, d'entendre
notre saint évêque d'Amiens prononcer un discours qui
vous sera si agréable. Monseigneur a compris ce qu'il
devait à un apôtre de notre Picardie; nous bénirons tous
sa pensée, etc..
« Masse, aumônier à Montdidier. »
Voici la lettre de Monseigneur l'évêque d'Amiens.
« Mon cher abbé,
« Mon intention est de présider moi-même à la trans-
lation des restes vénérés de votre saint frère.
— 452 —
« C'est en allant à Châlons que je l'ai connu de la ma-
nière touchante que je vous ai dit. J'allais là à l'enter-
rement d'un évêque qui devait avoir un cardinal et
d'autres évêques pour honorer ses ohsèques ; et moi,
l'évêque de ce saint évêque de Chine qui vient mourir si
loin de son cher troupeau, je ne lui rendrais pas tous
les devoirs qui pourraient honorer sa mémoire ? C'est la
gloire de mon bien-aimé diocèse ; c'est le modèle de
mes prêtres ; il appartient aussi à cette congrégation
modeste à laquelle je dois tant puisque depuis deux
siècles elle forme le clergé d'Amiens. Voilà bien des
titres aux honneurs exceptionnels que nous devons lui
rendre. Tenez-moi bien au courant de vos démarches et
fixez-moi sur le jour ou je devrai être à Authie, etc.
« 7 Jacqdes-AjntoinEj évêque d'Amiens.
Le 1S février, vers 4 heures de l'après-midi, on ferma
la bière par mesure de salubrité publique. Et comme le
bruit avait déjà circulé que l'empereur autoriserait
l'inhumation dans l'église même, et que l'on craignait
qu'un long séjour dans la terre ne rendît très difficile le
transport du corps du cimetière dans l'église, on revêtit
le cercueil en chêne d'une enveloppe de zinc.
Les fidèles qui vinrent dans la soirée pour vénérer
la dépouille de Monseigneur furent très affligés de
trouver la bière fermée et de ne point voir les traits que
tant d'autres avaient eu la consolation de contempler.
Déjà le bruit avait couru que l'on avait aperçu sur le
chemin de Thièvres la voiture de Mgr l'évêque d'Amiens.
En effet quelques instants après, Mgr Boudinet arrivait
au presbytère, accompagné de M. Morel, grand vicaire,
et de M. Leboulanger, chanoine préchanlre, ancien élève
de Mgr Danicourt au collège de Monklidier.
On se mit à préparer avec une nouvelle ardeur la
cérémonie du lendemain.
— 453 —
A Paris, dans la chapelle des lazaristes, les funérailles
avaient été pleines de pompe et de grandeur. A Authie,
elles furent plus majestueuses encore et marquées d'un
plus grand deuil et d'une profonde tristesse. Cette
église ornée de tentures funèbres aux armes du prélat
défunt; ce catafalque aux belles proportions, couronné par
un dôme surmonté d'une croix, symbole de ce qu'avait
été toute la vie du saint missionnaire ; ces prêtres
nombreux et recueillis accourus de toute part; ces flots
pressés de fidèles à l'attitude émue, affligée ; ce chant
incomparable de l'office des morts exécuté sous la di-
rection de M. Leboulanger; la voix 1 de ce dernier
remplissant toute l'église et dominant toutes les autres
voix : cet ensemble faisait frissonner et palpiter toutà la
fois.
Lorsque l'office fut terminé, Mgr Boudinet monta en
chaire et prononça l'éloge funèbre avec cette éloquence
du cœur, avec ce tact exquis qui excellaient toujours
en lui. Nous regrettons de ne pouvoir le reproduire en
entier. En voici les pensées principales dont nous garan-
tissons le sens :
« Non, vénérable et saint frère, non, ce n'étaient point
ces pompes funèbres que nous vous préparions ; c'étaient
d'autres pompes et d'autres fêtes, et la mort atout replié..
Mais pourquoi nous abandonner à une tristesse stérile ?
Celui que nous pleurons n'est pas mort, il est vivant,
il est tout resplendissant dans l'éternité. L'Église, dans
son langage élevé, désigne la mort des saints par un
terme bien significatif; elle l'appelle aies natalis, jour
de la naissance pour le ciel. Or, pouvons-nous douter
que Monseigneur ne soit au ciel ? Pouvons-nous douter
1. M. l'abbé Leboulanger avait une voix extraordinaire : il n'y a
que ceux qui l'ont entendue qui puissent s'en faire une idée.
— 434 —
que son nom ne soit inscrit un jour dans les fastes de
l'Église, comme il l'est au livre de vie?...
« Il nous souvient de sa jeunesse si belle, si pure, si
édifiante ; vos âmes en sont encore embaumées. On dit
de lui qu'il n'a pas connu les degrés de la perfection et
qu'il est arrivé le même jour au faîte de la sainteté, à
l'âge parfait, à l'âge viril de Jésus-Christ. N'a-t-il pas
été apôtre à l'aurore de sa vie ? N'allait-il pas à l'atelier
de son père édifier celui-ci et instruire les ouvriers par
les bonnes et pieuses lectures qu'il leur faisait, dès
l'âge de onze ans ? Au point que son père a dit un jour
ces touchantes paroles : « Quand je sens là mon Xavier,
mon marteau reste suspendu en l'air. » C'est bien là le
cri d'un père tout heureux et légitimement fier des
dispositions et des vertus de son enfant *.
« Au collège de Montdidier onle voyait grouper autour
de lui ses condisciples, et plus tard ses élèves, et les
encourager à Pinnocence, à la vertu, à l'amour de Notre-
Seigneur et de sa Mère Immaculée.
« Dans son sacerdoce n'a-t-il pas été la gloire et l'orne-
ment du sanctuaire ? Dans les missions lointaines de la
Chine, n'a-t-il pas été un autre saint Paul par la science,
par le zèle, par la charité, par les périls, par les tribula-
tions, par la prison et par les fers ? Si sa vie n'a pas été
couronnée par le martyre violent, n'a-t-elle pas été
couronnée par le martyre, plus lent il est vrai, mais plus
douloureux, de l'exil, des privations et des angoisses
du cœur? Il n'y a pas de martyr que celui qui tombe
sous les coups du bourreau : il y a le martyr de l'apos-
tolat ; il n'y a pas de glaive que le glaive des persécu-
teurs : il y a le glaive des tribulations et des amertumes,
le glaive des faux frères...
1. .Mgr Boudinet, dans ses instructions, avait' toujours quelques-
uns de ces traits délicieux. Aussi bien nous nous sommes plu à
relever celui-là entre autres.
— 455 —
« Monseigneur porte donc au front l'auréole des martyrs,
et son tombeau sera glorieux comme celui des saints. Il
en sortira une vertu qui guérira les corps et transfigurera
les âmes. Authie ne sera pas la moindre paroisse du
diocèse d'Amiens et quand on voudra s'encourager à
la vertu et aux grands sacrifices, c'est à Authie, près du
tombeau de l'un des grands apôtres de la Chine, que
l'on viendra méditer et prier.»
Ce discours de Mgr l'évêque d'Amiens, dont nous ne
donnons qu'une faible esquisse, ce discours, écouté au
milieu des larmes, resta au fond des cœurs comme l'ex-
pression de la vérité, comme un baume à une immense
douleur, et comme la révélation prophétique de ce que
Dieu réserve, même en ce monde, à ses élus.
On procéda ensuite à l'inhumation dans le cimetière ;
le corps de Mgr Danicourt fut déposé dans une fosse
creusée au pied du calvaire ; il devait y séjourner
jusqu'au 1er octobre 1 861 .
CHAPITRE IV
Translation des restes de Mgr Danicourt dans le sanctuaire de
l'église d'Authie. — Cérémonie des funérailles présidée par
Mgr Moaly, évoque de Pékin, et M. Etienne, supérieur général
des lazaristes. — Oraisons funèbres prononcées par Mgr Du-
quesnay et Mgr Mouly. — Monument érigé à Mgr Danicourt
(1er octobre 1861).
Dans le discours que nous venons d'esquisser au cha-
pitre précédent, Mgr Tévêque d'Amiens exprima un
vœu dont nous n'avons point parlé à dessein : Sa Gran-
deur dit à la population d'Authie que le cimetière ne
devait pas être le lieu de repos du saint apôtre, mais que
sa place était dans l'église : « Oui, il reposera au pied de
l'autel, entre l'autel où il a célébré sa première messe et
la table sainte où il s'est agenouillé pour sa première
communion. Je désire que tous les prêtres qui monte-
ront désormais à cet autel aient sous leurs yeux cette
tombe d'où s'exhaleront de grands souvenirs de foi, d'es-
pérance et d'amour ; que tous ceux qui s'approcheront
de cette table sainte soient, par son exemple, encouragés
à communier avec la même ferveur que lui... »
Mgr l'évêque d'Amiens ne s'en tint pas là; il écrivit
immédiatement à S. Exe. le minisire de l'intérieur
qui lui répondit par un refus. Sa Grandeur insista;
on lui répondit de nouveau que les lois n'accordaient
l'honneur de la sépulture ecclésiastique dans les églises
qu'aux évèques titulaires de diocèses français.
— 437 —
L'opinion était toute étonnée de ce refus du gouverne-
ment à l'égard d'un évêque qui avait contribué à étendre
en Orient l'influence du nom français, qui avait reçu à
sa table les ambassadeurs et leur avait rendu des ser-
vices, et qui d'ailleurs était étranger à toutes les luttes
de l'épiscopat français avec le gouvernement.
Cependant nos flottes mouillaient dans les mers de
Chine,remontaientlePeï-ho,etnos soldats, par un coup de
main qui a surpris toute la terre, entraient victorieux dans
les murs de Pékin. Alors Monseigneur d'Amiens fit va-
loir de nouveau, et plus fortement que jamais, les services
rendus par les missionnaires français dans l'Extrême-
Orient, en particulier à nos nationaux. Cette fois le décret
ne se fit pas attendre, et il est même rédigé en des termes
qui ajoutent un nouveau prix à la faveur impériale. En
voici la teneur :
Paris, le 17 janvier 1801.
« Monseigneur ',
« J'ai l'honneur de vous annoncer que par une décision
en date de ce jour l'Empereur a bien voulu autoriser
l'inhumation des restes mortels de Mgr Danicourt,
évêque in partions d'Antiphelles et ancien vicaire apos-
tolique en Chine, dans l'église d'Authie, lieu de sa nais-
sance. En présence desglorieux événementsqui viennent
de s'accomplir en Chine, Sa Majesté a pensé qu'une
pareille dérogation au droit commun ne pouvait être
refusée en faveur du courageux prélat dont les travaux
apostoliques ont contribué à répandre dans ce pays les
bienfaits de la religion.
« Les autorités civiles et religieuses devront se con-
certer pour les mesures de salubrité à prendre dans cette
circonstance.
1. Mgr l'évêque d'Amiens.
— 458 —
« Je suis heureux, Monseigneur, de vous annoncer
cette nouvelle conforme à vos désirs.
« Veuillez agréer, Monseigneur, l'assurance de ma
haute considération.
« Le ministre des cultes, secrétaire (TÉtat.
<( Rouland. »
Mgr Boudinet s'empressa de communiquer cette heu-
reuse nouvelle à M. l'abbé Charles Danicourt.
Quelques mois plus tard, tandis que celui-ci songeait
à préparer une nouvelle cérémonie et que sa famille et
les habitants d'Authie attendaient vaguement le jour de la
déposition du corps de Monseigneur dans le sanctuaire,
une nouvelle inattendue arrivait en Picardie : « Mgr Mou) v,
évèque de Pékin, est à Paris, et c'est lui qui doit présider
les funérailles de Mgr Danicourt. » Effectivement
Mgr Boudinet écrivait de Vichy à M. l'abbé Danicourt :
« Je n'ai sans doute pas à vous apprendre l'arrivée à
Paris de Monseigneur de Pékin. Mgr Mouly présidera la
translation des restes de votre frère vénéré. Je me réjouis
avec vous du touchant éclat que cette cérémonie emprun-
tera à la présence de ce prélat. Sa Grandeur sera à vos
ordres, ainsi que M. Etienne. Arrangement providentiel !
Venir de Pékin à Authie pour rendre les derniers devoirs
à son compagnon d'apostolat et de martyre !
« f Jacques- Antoine, év. d'Amiens. »
De son côté Mgr Mouly lui écrivait aussi * :
« Monsieur l'abbé,
« Je suis fâché de n'avoir pu répondre plus tôt à la
i. Paris, rue de Sèvres, 95 ; le 3 juillet 1801,
— 459 —
lettre que vous m'avez écrite au sujet de la sépulture de
votre frère vénérable. Quand je l'embrassai pour la der-
nière fois à Shang-haï et que je l'accompagnai dans sa
barque partant pour Paris, où il portait les restes vé-
nérés de notre martyr Perboyre, j'étais loin de prévoir
que le bon Dieu l'appellerait si vite à lui! Mais il est le
maître de notre vie et de notre mort, et c'est à nous de
nous tenir toujours prêts à paraître devant lui. Mon vé-
néré confrère, mon vieil ami, mon compagnon de voyage
en Chine était prêt à ce grand passage ; et, à notre
grande consolation, il a fait la mort la plus édifiante
auprès des reliques de saint Vincent et du vénérable
Perboyre, au sein de ses frères, dans la même maison-
mère où nous avons été élevés ensemble. J'aime à croire
qu'il est au ciel, où il ne nous sera pas moins utile, et
notamment à la Chine, au salut de laquelle il s'était
consacré.
« J'ai eu l'honneur de voir ici Monseigneur d'Amiens
qui me dit qu'il comptait sur moi pour la cérémonie
d'Authie. C'est trop d'honneur pour votre serviteur ,
mais il s'y prêtera de tout cœur et avec grand plaisir.
Je suis tout à fait à la disposition de Monseigneur d'A-
miens pour le jour qu'il voudra bien désigner. Il est
fâcheux qu'on ait d'abord refusé cet honneur à votre
frère vénéré, mais il est consolant d'apprendre que la
permission est enfin accordée, et je serai heureux de
déposer moi-même mon ancien et vénéré ami dans cette
sépulture d'honneur que lui a disposée le respect et l'at-
tachement de ses concitoyens, et d'offrir encore auprès
de sa tombe le saint sacrifice pour le repos de son
âme, etc., etc.
« f Joseph Martial, év. de Fessulan,
« vie. ap. de Pékin. »
Dieu est toujours admirable dans ses voies! Mais les
— 400 —
dispositions de sa Providence sont bien différentes des
vues humaines. Il arrange les choses à l'insu des
hommes et les fait aboutir souvent au gré de leurs désirs
par des moyens qu'ils ne soupçonnaient même pas.
Ainsi, on avait récriminé contre le gouvernement parce
qu'il n'accordait pas l'autorisation d'inhumer dans le
sanctuaire, eh bien, ce délai était marqué dans les des-
seins de Dieu. Mgr Danicourt attendait la prise de Pékin,
après laquelle il avait soupiré si longtemps, pour obtenir
le décret impérial. Ce décret ayant été émis en janvier
1861 . on se plaignait dans le courant de la belle saison
de ce que la cérémonie n'avait pas lieu dans les beaux
jours d'été et allait être renvoyée à l'automne. Vains
calculs des hommes ! (le délai était encore ménagé par
la divine Providence : Mgr Danicourt attendait son
ami Mgr l'évèque de Pékin qui venait des extrémités
de la terre pour rendre un dernier hommage à ses
vertus apostoliques et le déposer dans son sépulcre
d'honneur.
Le jour des funérailles solennelles fut fixé au Ier oc-
tobre 1861. Deux fois déjà Mgr Danicourt avait reçu les
honneurs de la sépulture : une première fois dans le
cimetière de Montparnasse à Paris, et une seconde fois
dans le cimetière d'Authie; mais toute la pompe reli-
gieuse déployée dans les deux premières cérémonies
funèbres n'avait été rien auprès de la magnificence
qu'elle devait revêtir le 1er octobre, dans ce que nous
appellerons la translation des restes du vénéré pontife ;
car à dire vrai ce ne fut pas un jour de deuil, mais un
jour de triomphe.
Le ciel voulut manifester sa sympathie pour la terre,
son amour pour les saints; le temps fut admirable toute
la journée.
Vers huit heures du matin, une procession parfaite-
ment organisée parles soins du digne M. Capella, curé
— ilil —
d'Authie, escortée par une compagnie de sapeurs-pom-
piers et précédée de quelques cavaliers, se porta à la ren-
contre de Mgr l'évêque de Pékin, dans la plaine qui s'é-
tend entre Authie et Louvencourt.
Chemin faisant le cortège se grossit de la multitude
qui arrivait de Louvencourt, Yauchelles et environs,
des prêtres qui descendaient de voiture et se joignaient
au clergé.
Enfin Mgr Mouly arrive et est reçu triomphalement
au bruit des tambours qui battent aux champs, des coups
de feu que tirent les sapeurs-pompiers.
La procession se met en marche au chant des hymnes
sacrées et bientôt elle descend les sinuosités de la côte
rapide du Mont, d'où l'on découvre tout le village. Quel
spectacle ! et quel contraste pour Mgr l'évêque de Pékin !
Pendant vingt-huit ans, il est obligé de fuir, de se
cacher pour faire le bien. En dehors de sa cathédrale et
de ses établissements, il ne lui a guère été donné de
recevoir les honneurs dus à sa dignité. Et voilà qu'à
Authie la foule se porte au devant de lui dans la plaine,
dans les rues du village, aux abords de l'église, partout
en un mot, sur son passage, pour recevoir sa béné-
diction.
Cet évêque missionnaire n'est pas encore fort avancé
en âge, mais ses fatigues et ses campagnes apostoliques
Font vieilli avant le temps. Son teint bruni par le soleil,
sa longue barbe qui rappelle les patriarches, la suave et
profonde piété qui se décèle dans son moindre geste, ce
je ne sais quoi d'apostolique qui respire dans toute sa
personne, font que sa vue inspire tout d'abord une véné-
ration profonde et que la foule se précipite à genoux sur
les pas de Sa Grandeur.
Arrivé à l'église avec son pieux cortège, Monseigneur
y célèbre la sainte messe.
Déjà la foule emplit le temple saint, et, malgré le re-
— 462 —
cueillement exigé par la circonstance et par la présence
de l'évêque, les fidèles ne peuvent se défendre d'une légi-
time curiosité en promenant leurs regards sur la magni-
fique décoration de l'église. Jamais celle-ci n'en reçut
de pareille. Nous aurons tout dit au lecteur en lui appre-
nant qu'elle avait emprunté, pour ce grand jour, le cata-
falque et les riches tentures de la collégiale d'Abbeville.
A l'issue de la messe pontificale, vers dix heures, le
clergé présidé par M. Etienne, supérieur général des
lazaristes, se rend au cimetière pour la levée du corps.
La précieuse dépouille du pontife est alors portée par
des prêtres dans cette église où il a été baptisé, où il a
fait sa première communion ; au pied de cet autel où il a
célébré sa première messe et où il lui vint, selon toute
apparence, l'inspiration de se consacrer aux missions.
La foule qui encombre le cimetière ne perd pas un
détail et suit tout de ses regards attendris. Cependant
l'église est littéralement pleine de monde, ce&t à peine
si le cortège peut y pénétrer, car la plupart des fidèles,
entrés tout d'abord, se gardèrent bien de sortir de peur
de perdre leurs places.
Lorsque la bière eut été placée sous le catafalque, la
grand'messe commença; elle fut chantée par M. Etienne.
Les fonctions de diacre étaient remplies par M. Vicart,
supérieur du collège de Montdidier; celles de sous-
diacre, par M. Marion, lazariste, enfant d'Authie.
On remarquait auprès du catafalque, M. l'abbé Charles
Danicourt, frère du défunt, accompagné de M. Dela-
sorne, archiprêtre de Saint- Wulfran, son curé et son ami.
Derrière eux se tenait Mme Sidonie Danicourt, sœur de
Monseigneur.
On remarquait encore MM. les archiprêtres de Notre-
Dame d'Amiens et de Doullens; une députation des
Pères Jésuites de la Providence, ayant à leur tête le
R. P. Guidé ; MM. les doyens de Mailly, Albert, Picqui-
— 403 —
gny, Bernaville, Pas-en-Artoîs, etc. ; les anciens curés
d'Authie, tous les prêtres originaires de cette paroisse;
les condisciples et les élèves du prélat défunt; une cen-
taine de prêtres; une députation des sœurs de charité
d'Amiens et une autre de Doullens, etc..
Parmi les laïques nous citerons M. Fatou de Faver-
nav, qui a tenu à honneur de faire construire à ses frais
le caveau de Monseigneur ; la famille de Pas, M. le comte
et Mme la comtesse de Louvencourt, M. le comte de
Diesbach, M. le baron de Choqueuse, M. de Xempty,
M. Poujol de Fréchencourt, M. Courbet-Poulard, membre
du conseil général, et d'autres familles notables des
environs.
Cependant M. l'abbé Duquesnay, curé de Saint-Lau-
rent à Paris, orateur désigné pour la circonstance, était
arrivé au commencement de l'office, et de son regard
scrutateur il avait évalué approximativement le nombre
de ses auditeurs. Ayant vu les abords de l'église et une
partie du cimetière encombrés de fidèles, il monte dans
ce lieu pour examiner s'il n'y a pas un site favorable
d'où il put se faire entendre de toute la foule.
Effectivement il voit au pied du calvaire un tertre tout
préparé et entouré de pièces de bois en forme de chaire,
pour le panégyriste, au cas où il lui plairait de parler en
plein air. Cette idée lui sourit beaucoup, il entre dans
l'église et fait part à quelques prêtres de la résolution
qu'il a prise de parler dans le cimetière. Aussitôt après
le Dies irœ l'heureuse nouvelle se communique de proche
en proche à travers les rangs pressés des assistants :
« On prêche au cimetière ! on prêche au cimetière!.. »
Le clergé sort processionnellement, la foule le suit et le
vaste cimetière d'Authie suffit à peine pour les con-
tenir.
Quel coup d'œill quel magnifique auditoire! Il y a là
près de 4.000 personnes, tant parents, amis, condis-
— 404 —
ciples et compatriotes du défunt, que pieux fidèles
accourus de tous les environs.
On pouvait attendre beaucoup de l'ancien professeur
d'éloquence sacrée à la Sorbonne, de l'ancien doyen de
Sainte-Geneviève, du prédicateur des Tuileries ; l'attente
générale ne fut pas trompée; l'orateur y répondit vic-
torieusement, et l'on peut dire qu'il s'est surpassé. Il est
monté tout d'abord et s'est admirablement maintenu à
la hauteur de sa réputation et de son sujet. Son puissant
organe parvenait jusqu'aux extrémités du cimetière.
Mais il y avait dans cet orateur plus que la voix, le geste
et le débit; il y avait de la vie, de l'âme, l'âme d'un
apôtre ; il y avait le feu de la belle éloquence ; il y avait
enfin la forme. L'oraison funèbre de Mgr Danicourt
était belle à entendre, elle est belle à lire, car elle est
très bien écrite1. Nous la reproduisons en entier sous
forme d'appendice et tout lecteur sérieux ne doit pas
achever la lecture de cette vie sans en prendre connais-
sance.
Lorsque le clergé fut de retour à l'église, on continua
l'office des morts; mais à peine fut-il achevé qu'une
nouvelle jouissance était accordée auxfidèles: MgrMouly
montait en chaire pour faire à son tour l'éloge du prélat
défunt, son condisciple au noviciat, son ami, son com-
pagnon d'apostolat. Ah! sans doute ce ne sont plus les
éclats de la grande éloquence de M. l'abbé Duquesnay;
non, c'est la simplicité apostolique, c'est quelque chose
de tendre, de paternel, d'onctueux qui pénètre les
cœurs et fait verser des larmes à tous les assistants.
D'ailleurs tout parle dans l'extérieur de ce prélat venu
de l'Extrême-Orient. On dirait un évêque des premiers
1. M. l'abbé Duquesnay, mort archevêque de Cambrai, en 1884,
est né à Rouen; mais ses parenls étaient Picards; ils sont enterrés
dans le cimetière d1Harbronuières. Il a commencé ses études au
collège de Montdiilier où il fut le condisciple de Mgr Danicourt.
— 465 —
siècles: il en a l'attitude, l'esprit, la piété, la bonté. Mais
pour l'apprécier il y a mieux que tout cela, il suffit de
l'entendre parler :
« Requiescat in pace, qu'il repose en paix!
« Oui, reposez en paix, bon et excellent confrère;
reposez en paix, ami véritable, cœur généreux et magna-
nime; reposez en paix, illustre et saint pontife dont on
vient de célébrer la vie, les qualités, les travaux et les
vertus avec tant de vérité, de force et d'éloquence
Qui eût dit, lorsqu'il y a deux ans je vous conduisais de
Shang-haï au navire qui vous a ramené en France, qui
eût dit que notre dernier rendez- vous serait ici à Authie,
au bord d'une tombe, et que j'aurais la mission de vous
accompagner à votre dernière demeure? Les desseins
de Dieu sont impénétrables! que sa volonté soit faite
à jamais !....
« Il va eu hiervingt-huitans, le30 septembre, quenous
nous embarquions à JNantes pour les missions de Chine.
Je connaissais déjà Mgr Danicourt: j'avais passé deux ans
avec lui au séminaire de Saint-Lazare à Paris. Il était
l'un des plus réguliers, des plus fervents et des plus
instruits.
« Je le revis plus tard en Picardie lorsqu'il était profes-
seur au collège de Montdidier et que j'étais moi-même
au collège de Roye...
« Le sacrifice de sa famille et de sa patrie lui fut très
douloureux, car il avait le cœur très sensible et extraor-
dinairement reconnaissant. Mais il savait le maîtriser
par la raison et par la foi.... Notre traversée fut longue
et laborieuse et ce ne fut qu'après six mois que nous
relâchâmes à Manille, et deux mois après que nous arri-
vâmes à Macao. Néanmoins Monseigneur ne se ressentit
pas trop des fatigues du voyage ; sa santé était robuste,
30
— 460 —
et le mal de mer, par une exception assez rare, n'eut pas
de prise sur lui.
« La Congrégation de la Mission possédait à Macao un
séminaire destiné à former des prêtres indigènes aux
différentes missions confiées à notre compagnie. Le
digne supérieur, M. Torrette, avait besoin d'un prêtre
européen pour ce séminaire ; la province de Pékin en
réclamait un autre. Nous étions deux, nous invoquâmes
les lumières de l'Esprit-Saint, nos noms furent déposés
dans une urne, on tira au sort. Le sort, ou plutôt la
Providence me désigna pour Pékin, et elle désigna
Mgr Danicourtpour le séminaire interne de Macao.
« Le rôle de directeur dans un séminaire sourit peu à
l'imagination et n'a rien qui flatte la nature; mais aux
yeux de la foi, cette vocation est grande, elle est sublime,
car il n'y a rien de plus nécessaire à l'Eglise que la for-
mation de bons prêtres. Mgr Danicourt accepta cet
humble rôle et se dévoua tout entier à cette œuvre
admirable. Il fallait tout enseigner, même l'écriture à
ces jeunes Chinois, et les conduire de Va, b, c, d, jus-
qu'aux éléments les plus abstraits de la philosophie et
de la théologie. Il le fit avec un zèle, une patience, une
ponctualité qui ne se sont jamais démentis pendant
huit ans, mais qui aussi ont été couronnés des plus
heureux succès. Vingt prêtres chinois sont sortis de
cette école; trois d'entre eux sont dans ma province de
Pékin et je puis dire à la louange de Monseigneur que
ce sont des prêtres très réguliers et très capables.
« Cependant, grâce à l'influence européenne qui se
mêlait de plus en plus à l'élément chinois, grâce au
traité conclu par M, de Lagrenée avec le gouvernement
de Chine, nous pûmes respirer plus librement et donner
à nos œuvres un mouvement plus régulier. Chaque
vicaire apostolique put avoir un séminaire dans sa pro-
vince. Alors le séminaire de Macao, devenu inutile, dut
- 467 —
êlre dissous et ses élèves répartis dans nos différentes
missions. Mgr Danicourt reçut de nos supérieurs une
autre destination : il fut chargé de fonder une chrétienté
dans l'archipel Tcheousan, devenu propriété tempo-
raire de l'Angleterre, et annexe du vicariat apostolique
du Tché-lviang.
« Là, les difficultés ne lui firent pas défaut; il dut
apprendre la langue chinoise, qu'il avait quelque peu
négligée à Macao pour se livrer entièrement à l'ensei-
gnement de la théologie; et la langue anglaise pour
s'occuper avec fruit des soldats Irlandais en résidence
dans l'île. Dès son arrivée à Tcheousan il ne trouva pas
un seul chrétien indigène et fut obligé de célébrer la
sainte messe dans la chambre d'un païen. Néanmoins à
force de zèle, de charité et de patience il parvint à se
faire estimer et aimer des Anglais et des Chinois; il
fonda plusieurs chapelles et créa un noyau qui devint
une chrétienté florissante. Il y a, à présent, dans l'ar-
chipel une belle église, un séminaire, une ferme modèle.
Les voyageurs qui arrivent à Ting-haë, capitale de l'île,
sont tout surpris de rencontrer des édifices européens
dans ces contrées lointaines. Sans doute, Mgr Danicourt
n'a pas élevé ces monuments, mais il en a préparé les
pierres.
« Au bout de trois ans, après l'évacuation de File par
les Anglais, Monseigneur dut quitter ce sol qui rede-
venait chinois et se retira à Ming-Po-Fou, port de mer
considérable, ouvert au commerce européen par le
traité de M. de Lagrenée. Là encore il eut des obstacles
à vaincre et des tribulations à dévorer. Quelques familles
chrétiennes éparses çà et là, une police ombrageuse et
jalouse, pas un pied-à-terre, voilà ce que Monseigneur
trouva dans ce nouveau poste.
« Cependant il entend dire que Ning-Po possédait au-
trefois des établissements catholiques considérables ; il
— 468 —
va aux informations ici et là, et sait enfin de source
certaine que ces établissements ont existé, mais que tout
a été rasé. Il ne se décourage pas; s'il ne peut recouvrer
le tout, il recouvrera au moins le fonds ; mais le fonds
est aliéné, une partie aux païens et l'autre partie est
grevée d'un cimetière : nouvel obstacle qu'il faut lever,
car dans les mœurs chinoises, un cimetière est une
chose plus que sacrée. Cependant à force d'activité et
d'énergie, et grâce à l'intervention de M. de Montigny,
consul général en Chine, il vient à bout de son projet.
Le terrain lui est vendu et c'est là qu'il élève un sémi-
naire, une chapelle, une procure, une maison de mission.
Plus tard il appelle et installe les Filles de la Charité, de
sorte que la ville de Ning-Po devint un centre considé-
rable de mission.
« Nous étions en 1851, le Tché-Kiang venait de perdre
son premier pasteur, Mgr Lavaissière. M. Danicourt fut
proposé par notre congrégation et agréé par la Sacrée
Congrégation delà Propagande commeévèqueet succes-
seur du prélat défunt. Par une disposition spéciale de
l.i Providence, nous étions trois évêques réunis à Ning-
Po pour traiter des affaires des missions et pour sacrer
l'élu du Seigneur. Je le vois encore pendant cette
cérémonie ; il était profondément recueilli et les larmes
tombaient abondamment de ses yeux. Hélas qui eût dit
que notre bonheur devait être de si courte durée et que
deux d'entre nous seraient sitôt rappelés de ce monde à
Dieu!
« La mitre et la crosse, surtout en pays de mission, sont
lourdes à porter ; néanmoins Mgr Danicourt accepta ce
fardeau, comme il avait accepté la direction du séminaire
de Macao, pour la plus grande gloire de Dieu et le salut
des âmes. Devenu évêque, il put réaliser ses projets et
pousser plus activement les œuvres de Dieu. Il déploya
dans ses fonctions apostoliques un zèle, une énergie
— .469 —
vraiment extraordinaires. Le bien, un bien véritable
s'opérait sous sa direction, lorsque la Providence qui
dispose toutes choses et se sert de la tribulation pour
élever ses élus à une plus haute sainteté, l'enlève à son
cher troupeau et le charge de celui du Kiang-Sy.
La route qui sépare Ning-Po de la capitale du Kiang-
Sy mesure près de 300 lieues ; il lui faut parcourir cette
dislance, subir un nouveau climat, apprendre un autre
dialecte ; puis la province est centrale, elle est pillée,
ravagée tour à tour par les rebelles et les impérialistes ;
malgré tous ces obstacles, Mgr Danicourt part et recom-
mence, à 40 ans, une vie nouvelle.
((Convaincu que la religion n'a de base solide que dans
un clergé régulier et instruit, il élève un grand sémi-
naire dont il prend la direction, tout pontife qu'il est ; en
même temps il s'occupe du sort des enfants abandonnés.
L'infanticide est la grande plaie de la Chine, surtout
du Kiang-Sy où les rebelles et les impérialistes pillent et
saccagent. Monseigneur se met à l'œuvre avec le zèle
d'un enfant de saint Vincent de Paul, et grâce à sa
charité, grâce à la charité de ses prêtres, de ses chrétiens
et de ses vierges, des milliers d'enfants sont baptisés
chaque année. Plus tard il élève un hôpital considérable
où il se propose d'appeler les Filles de la Charité.
« Tandis qu'il était ainsi tout entier à ses œuvres, son
séminaire est pillé par les impérialistes; il est lui-même
chargé de chaînes et conduit dans une pagode pour y
être décapité. Les sabres sont levés sur sa tête lorsque,
grâce à l'intervention d'un païen il est providentielle-
ment délivré. Mais de cette pagode, on le traîne devant
un tribunal militaire, où il subit à genoux, la chaîne au
cou, un long interrogatoire. Monseigneur confessa har-
diment ce qu'il était et ce qu'il était venu faire en Chine
depuisvingt-cinqans. L'instruction du procèsétaitremise
au lendemain, lorsque pendant la nuit les rebelles au dra-
— 470 —
peau noir fondent sur le camp des impérialistes et jettent
partout l'épouvante. Grâce au sauve qui peut général,
Monseigneur parvient à se débarrasser de ses chaînes,
ainsi qu'un missionnaire prisonnier avec lui. Le bon
Dieu n'en demanda pas plus au saint missionnaire : il
avait porté les fers, confessé la foi, accepté le martyre ;
c'était assez, et la Chine ne devait pas être son tombeau.
a Arrive un avis de Rome qui le charge de transporter à
Paris les restes du vénérable Perboyre, et de venir
ensuite exposer au Saint-Siège la situation et les besoins
de sa mission. Monseigneur part, et. de mer en mer, après
avoir essuyé unegrave tempête dans laManche, il arrive à
Paris. Enfin, après avoir adressé son rapport au Saint-
Père, après avoir fait avec S. Km. le cardinal
archevêque de Paris la reconnaissance canonique des
précieux ossements du vénérable Perboyre, après avoir
édifié toute la Congrégation de la Mission par la simpli-
cité et l'héroïsme de ses vertus, il rend sa belle âme à
Dieu le 2 février 18G0, jour anniversaire de son admis-
sion dans la congrégation de la Sainte- Vierge au col-
lège de Montdidier. Sa mort fut sainte comme sa vie... »
Lorsque Mgr Mouly termina son discours,il était près
de 2 heures ; la cérémonie avait commencé à 8 heures
du matin.
Vers cinq heures du soir, on descendit la bière dans
le caveau construit clans le sanctuaire, entre le palier de
Pautel et la table de communion ; un grand nombre de
fidèles étaient revenus à l'église pour assister à cette
cérémonie.
Le fond du caveau est pavé de dalles noires ; les murs
et la voûte sont en briques. On plaça au-dessus la ma-
gnifique pierre tumulaire dont nous allons donner la
description. M. l'abbé Charles Danicourt avait, de con-
cert avec M. Capella, fait paver pour la circonstance tout
— 471 —
le sanctuaire en dalles noires et rouges de Flandre.
Mais on craignit bientôt pour les sculptures et l'ins-
cription que l'on foulait aux pieds ; car, malgré toutes
les précautions prises, un accident pouvait arriver
chaque jour. M. l'abbé Charles Danicourt, qui en était
le premier préoccupé, trouva le moyen de sauvegarder
l'intégrité du monument. Ayant fait valoir, en 1863, les
services rendus par les missionnaires en Chine, il obtint
du gouvernement de S. M. Napoléon III, par l'entremise
de M. Thuilier, sous-secrétaire d'Etat, une somme assez
importante, devant être affectée, en partie au monument
de son frère, en partie à la restauration de l'église
d'Authie.
C'est ainsi qu'il fit construire les marches du sanc-
tuaire en beau marbre noir ; placer la pierre tumulaire,
que l'on foulait aux pieds, dans le mur latéral gauche;
poser sur le caveau un nouveau marbre blanc tout uni,
avec cette simple inscription : « Monseigneur Da-
nicourt. »
Le reste de l'argent fut consacré à badigeonner
l'église, à peindre, à dorer, etc.
Il en est résulté que, outre le caveau et le beau
marbre qui le recouvre, l'église d'Authie fut mise en
possession d'un monument qui est le plus riche orne-
ment de son sanctuaire. Il mesure environ 12 pieds de
hauteur et se compose de la pierre tombale qui fut
placée primitivement sur le caveau ; d'un encadrement
en marbre blanc surmonté d'une croix de même matière,
ornés l'un et l'autre de moulures et de rinceaux d'or;
d'un socle également en marbre blanc sur lequel se
détachent trois rosaces sculptées et dorées.
On aperçoit dans la partie supérieure du monument
les armes du pontife, sculptées en bas-relief.
Le dessin que nous en donnons ici en fera mieux
juger que toutes les descriptions;
- 472 —
Mais quelle que soit la richesse du mausolée, nous ne
craignons pas de dire ici : ce n'est pas le monument qui
fait la gloire du défunt; c'est le défunt qui fait la gloire
du tombeau où il repose.
On y lit, gravée en lettres d'or, une épitaphe remar-
quable qui résume toute la vie du saint évêque. En voici
le texte et la traduction :
« Hic dormit lllustrissimus ac Reverendissimus D. D. Franciscus-
Xaverins-Timotheus Danicourt, Congregationis Missionù presbyter,
episcopus Antiphellensis, vicarius apostolicus prowncise Kiang-Sy in
Sinis, Authii ' natots die XVIII Martis 1806, Parisiis defunctus
die II Februarii 1860.
HOMO DEI
Ab infantiâ usque ad obitum doctrine, pietate, Deiparse cidtu,
humilitate, mansuetudine, stupendo animi vigore prseclarus.
Sex et viginti annis, inter varia hominum rerumque pericula apud
Sinas, venator animarum indefessus.
Ad episcopatum sublimatus, multa sacraria, duo semimaria, plu-
rimas erexit scholas; sacerdotes Sanctse Infantiae instituit, Puellas
Caritatis prior advocavit et instauravit 2; longé latèque regnum Dei
diffudit.
Famé, siti, laboribus, febribus, serumnis, Ecclesix e\ ecclesiarum
sollicitudine irrequietns : vestibus nudatus, catenâ vinctus, morte
condemnatus, omnem cujuslibet fellis amarUudinem devoravit,
omnium undique tribulationum undas superavit propter majorer» Dei
hominumque amorem.
Pie Jesu, Domine, dona ei requiem sempiternam. »
lit dono utriusque familix sancti Vincentii a Paulo.
(Sturbofs, Abbeville.)
i. M. Charles Danicourt n'a jamais eu connaissance des chartes
du prieuré d'Authie que nous avons découvertes depuis sa mort et
d'après lesquelles le correspondant latin du mot Aulhie est Alteia,
génitif Alteise
2. Dans la pensée de M. Ch. Danicourt et d'après la traduction
qu'il nous a laissée de cette épitaphe, l'expression instauravit
signifie installa. Ce n'est pas tout, à fait juste, car d'après les dic-
tionnaires latins, elle signifie fonder, établir, reconstruire, restau-
rer, etc.
— H3 —
« Ici dort l'Illustrissime et Révérendiasime Monseigneur Fran-
çois-Xavier-Timothée Danicourt, prêtre de la Congrégation de la
Mission, évêque d'Antiphelles, Vicaire apostolique de la province
du Kiang-Sy, en Chine, né à Authie, le 18 mars 1806, et mort a
Paris, le 2 février 1800.
HOMME DE DIEU
Il se distingua, depuis son enfance jusqu'à sa mort, par la
science, par la piété, par le culte de la Mère de Dieu, par l'humi-
lité, par la douceur, et par une incroyable énergie de caractère.
Pendant vingt-six ans, au sein de tous les périls suscités par les
hommes et par les choses, il a travaillé, en Chinoj au salut des
âmes, avec un courage qui ne s'est jamais lassé.
Elevé à l'épiscopal, il a érigé un grand nombre de sanctuaires
et plusieurs écoles; il a institué «les prêtres de la Sainte- Enfance ;
il a appelé et installé le premier, en Chine, les Filles delà Charité,
et a propagé le royaume de Dieu sur une longue et large étendue
de provinces.
Pressé par la faim, la soif, les labeurs, les lièvres, les malheurs,
et par sa sollicitude pour ses églises et pour l'Église de Jésus-Christ,
jamais il n'eut de repos ; dépouillé de ses vêtements, chargé de
chaînes, condamné à mort, il a bu jusqu'à la lie la coupe de toutes
les amertumes, il a triomphé des eaux de toutes les tribulations,
de quelque côté qu'elles vinssent, parce que son amour pour Dieu
et pour les hommes était supérieur à tout.
Don Jésus, notre Maître, accordez lui le repos éternel. »
Don des deux familles de saint Vincent de Paul.
Sturbois, sculpteur à Abbeville.
Mme la supérieure générale des sœurs de charité
de Saint- Yincent-de-Paul, autorisée par M. Etienne,
supérieur général des Lazaristes, a offert le prix du
marbre sur lequel est gravé l'épitaphe, en souvenir de
tout ce que Mgr Danicourt avait fait pour introduire et
installer en Chine les Sœurs de Charilé.
CHAPITRE V
Dévotions spéciales et vertus éminentes qui ont rempli la vie intime
et la vie extérieure de Mgr Danicourt.
Nous avons étudié en grand et en détail les traits
principaux de la vie de Mgr Danicourt; il est bon main-
tenant de les concentrer comme en un tableau afin de
les considérer de plus près et de les embrasser d'une
seule vue. Nous obtiendrons ce résultat en résumant
toutes les données que nous possédons sur les dévotions,
les vertus et les œuvres spéciales qui forment le tissu
de la vie de notre héros. Cette étude aura de plus l'avan-
tage de nous permettre de révéler certains faits, certains
détails intéressants qui n'ont pu trouver place dans le
cours de l'ouvrage. Et ici ils nous est permis de faire
une réflexion avec le même à-propos que l'auteur de la
Vie de saint François de Sales : « Outre les faits qui se
rattachent à une époque particulière, et dont nous avons
fait le récit en suivant pas à pas le saint évoque depuis
le berceau jusqu'à la tombe, il est un autre ordre de
faits qui n'appartiennent à aucune époque proprement
dite, parce que, constituant l'état habituel de l'homme,
ils appartiennent également à toutes les époques. Les
faits historiques de la vie d'un saint ont une date fixe;
mais le fait moral de ses belles qualités ou de ses vertus
n'en a point ; on ne peut pas dire : Ces vertus sont de
— 470 —
telle année. Il faut donc les raconter à part; telle est la
carrière qui nous reste à parcourir1 »
D'autre part, une des mines les plus riches à exploiter
dans la vie des saints est sans contredit celle qui nous
livre les désirs de leur cœur : quelles ardeurs! quels
élans ! quelle fécondité !
Malheureusement il est rare que le regard de l'histo-
rien puisse pénétrer là où le regard de Dieu seul lit à
livre ouvert.
Quels moyens nous aideront donc à soulever quelque
peu le voile qui dérobe à nos regards la vie intime du
saint missionnaire que nous désirons de plus en plus
connaître? Ce sont ses pratiques de piété et ses vertus
avec toutes les œuvres qu'elles lui ont inspirées par
rapport à Dieu et au prochain.
I
Après l'adhésion ferme et inébranlable de l'esprit aux
vérités de la religion, après la pratique des commande-
ments de l'Eglise et des conseils évangéliques, un des
moyens les plus puissants que les saints ont employé
pour se sanctifier, ce sont les dévotions spéciales.
Sans doute, elles ne sont pas à proprement parler la
religion ; elles ne sont pas le dogme, elles ne sont pas
la morale, elles ne sont pas le culte, mais elles parti-
cipent de tout cela à la fois; ellesy sontintimement liées;
elles en sont l'expansion, l'épanouissement, la fleur. Si
le protestantisme est frappé de stérilité dans ses œuvres,
c'est qu'il manque à lui et à ses ministres les grandes
dévotions qui sont la gloire du catholicisme et le secret
de son efficacité en tout.
Au sommet de toutes les pratiques de piété, MgrDani-
1. Vie de saint. François de Sales, par M. Hamon, curé de Saint-
Sulpice, t. II, page 3)7, 6e édition.
— 477 —
court plaçait le culte de la sainte Trinité, qui est le pre-
mier fondement de la religion, le principal objet du
catholicisme et à laquelle toutes les dévotions se rap-
portent comme à leur dernière fin. Dès le collège de
Montdidier, il se signala par un zèle tout particulier à
glorifier dans toutes ses actions les trois personnes ado-
rables de la sainte Trinité. Sa religion pour elles ne fit
que s'accroître lorsqu'il eût fait sa théologie à Saint-
Lazare. La manière dont il faisait le signe de la croix
donnait la mesure de sa foi et de son amour pour le plus
auguste des mystères.
La dévotion qui occupait la première place dans sou
esprit et dans son cœur, après la sainte et adorable Tri-
nité, est celle qui a pour objet Notre-Seigneur Jésus-
Christ, Dieu et homme tout ensemble. Elle se divise en
plusieurs branches qui toutes émanent du même tronc.
Les quatre principales qui ont fait porter tant de fruits
à son âme, sont : 1° la dévotion à la sainte enfance de
Notre-Seigneur, qu'il s'efforça d'inspirer aux nombreux
enfants dont il était le père, à ses prêtres chargés de leur
formai ion, à tous les membres zélés de la Sainte-Enfance
et à tous les bienfaiteurs de celte œuvre admirable qui a
absorbé la plus grande partie de sa vie; 2° la dévotion
au Saint-Sacrement sur laquelle nous avons insisté à
plusieurs reprises aux chapitres n, met x dupremierlivre,
aux chapitres i, ix et x du troisième livre ; 3° la dévotion
et la passion de Noire-Seigneur Jésus-Christ et à tout ce
qui s'yrapporle; nous l'avons fait ressortir suffisamment
au chapitre ix du troisième livre : 4° enfin la dévotion au
Sacré-Cœur de Jésus danslequelil trouva les consolations
les plus précieuses au seindes amertumes quiontdévoré
son âme, et la force de supporter les tribulations sans
nombrequi l'ontassailli pendant une grande partie de son
existence. Comme pour donner un gage public de sa piété
envers le grand objet de ses affections, il consacra une
— 478 —
de ses églises sous le vocable du Sacré-Cœur de Jésus.
Le double culte du Saint-Sacrement et du Sacré-Cœur
a fait les délices de son enfance, la joie de sa jeunesse
sacerdotale, la force de son apostolat et lui a valu la
gloire de donner sa vie pour Jésus. Il semble que le
Divin Maître se soit plu à le récompenser dès ici-bas en
voulant que sa dépouille mortelle vînt, après mille péré-
grinations lointaines, après avoir échappé à mille dan-
gers et plusieurs fois à la mort, reposer dans le sanc-
tuaire où il a fait sa première communion, au pied môme
de l'autel de l'Eucharistie que domine la statue du
Sacré-Cœur de Jésus f. Et le saint prélat nous dit du
fond de son sépulcre devenu glorieux. Uejunctus ad hue
loquitur : c'est ici le lieu de mon repos pour toujours.
Hue requies mea in sœcuhtm sœculi .
Lorsque l'on aime tant le Fils, comment n'aimerait-on
pas la Mère?
Mgr Danicourt porta jusqu'à une sainte passion la
dévotion qu'il a ressentie, dès sa plus tendre enfance,
pour sa Mère du ciel. On pourrait intituler sa vie : His-
toire d'un Prêtre de Afarie, ou du Missionnaire de Marie.
Toutes les grandes ligues de sa vie, toutes les princi-
pales étapes de sa carrière apostolique sont marquées
par des dates coïncidant avec une fête de la très sainte
Vierge. Il serait bien aveugle celui qui ne voudrait pas
y voir une disposition spéciale de la divine Providence.
Il reçut le sous-diaconat et lit par conséquent, le vœu
de chasteté le jour de la fête de la très sainte Vierge ;
il entra dans la congrégation de la très sainte Vierge le
jour de la Purification, et mourut le même jour trente-
sept ans plus tard.
Cette tendre dévotion pour la Mère de Dieu et des
1. Erigée en 1887, par les soins de M. l'abbé Turbin, curé d'Au-
tbie, grâce aux largesses d'une âme pieuse.
— 479 —
hommes est restée légendaire à Authie où l'on se sou-
vient encore du serviteur dévoué de Marie, du pèlerin
de Notre-Dame de Brebières ; où l'on n'a pas encore oublié
les beaux cantiques qu'il fit apprendre ou qu'il envoya de
Chine. Elle est également restée légendaire à Montdidier
et dans l'Extrême-Orient partout où il fut l'apôtre de
l'Immaculée-Conception. Nous n'ajouterons rien car
nous nous sommes assez étendus sur ce sujet dans les
chapitres ni , iv et v du premier livre, n et v du
deuxième livre, n et ixdu troisième livre et n du qua-
trième livre.
L'auguste époux de Marie, saint Joseph, avait aussi
une place de choix dans son cœur. Il ne cessa de le prier
toute sa vie, ni de s'appliquer à imiter les vertus cachées
dont il est le modèle accompli. Il l'invoquait avant toutes
ses entreprises, plaçait ses maisons, ses établissements
sous son patronage. 11 le faisait prier par tous ses or-
phelins lorsqu'il se trouvait dans la gène, et l'économe
de la Sainte Famille ne tardait jamais d'envoyer les
secours demandés. Il n'y a que ceux qui ont été l'objet
des faveurs de ce grand saint qui sachent apprécier com-
bien est grande sa puissance d'intercession. Aussi bien,
Mgr Danicourt, qui en avait fait plus d'une fois la douce
expérience, ne tarissait point quand on le plaçait sur le
chapitre des bontés de saint Joseph.
Il avait dédié, sous le vocable de ce grand saint ,
une des chapelles fondées par lui dans l'archipel
Tcheousan.
Les saints Anges étaient l'objet d'une dévotion bien
grande pour notre saint prélat. Nous avons entendu un
jour un vénérable ecclésiastique nous dire combien il
était heureux d'avoir une dévotion spéciale aux saints
Anges, « et ce qui ajoute à mon bonheur, nous disait-il,
c'est que je tiens cette dévotion de Mgr Danicourt. Sans
doute, je priais mon ange gardien tous les jours, comme
— 480 —
font d'ordinaire les bons chrétiens, mais je n'avais pas
pour eux cette tendre piété que j'ai toujours ressentie
depuis que Mgr Danicourt me l'a inspirée. »
Mais voici venir un témoignage qui nous est encore
plus cher et plus précieux : c'est celui de M. l'abbé Glau.
Après avoir raconté toutes les péripéties d'un long et
périlleux voyage, il termine ainsi : « Malgré tant de
dangers et d'avanies, je n'eus pas à perdre un seul des
cheveux de ma tête et personne non plus n'osa toucher
au petit bagage que je portais avec moi ; sans doute parce
que les saints anges à la protection desquels Mgr Dani-
court m'avait confié étaient là à mes côtés ou pour me
rendre invisible aux yeux de tant d'ennemis ou pour les
empêcher de songer à me nuire. Je vous dirai en pas-
sant qu'une des dévotions particulières qu'il aimait à
pratiquer et qu'il me recommanda instamment dès les
premiers jours que je passai avec lui, était la dévotion
aux saints anges, m'assurant qu'il avait obtenu une
foule de grâces par leur favorable et puissante entre-
mise... ' »
Un de ses saints de prédilection était saint Jean
l'Evangéliste. Il est facile de deviner les motifs de cette
prédilection : non seulement saint Jean était pour lui le
type de l'apôtre, le disciple vierge, l'ami de Jésus ; mais
il réunissait en lui les deux dévotions qui furent l'âme
et comme le centre de toute son existence : l'Eucharistie
et la très sainte Vierge.
Dès sa première année de théologie jusqu'à sa mort, il
médita le quatrième Evangile dont on a pu dire : « C'est
l'ouvrage le plus beau que laterre ait possédé et possédera
jamais, même entre ceux qui sont sortis de l'inspiration
de Dieu 2. »
Il s'appliqua journellement à imiter ce saint dans ses
1. Lettre de M. l'abbé Glau à M. Cb. Danicourt, 3 février 1866.
2. L' Apôtres saint Jean, par M. Raunard, p. 311.
— 481 —
rapports avec Notre-Seigneur Jésus-Christ et la très
sainte Vierge. (V. les ch. v et x du IIP livre.) 11
plaça sous son vocable une des chapelles de la chrétienté
de Tcheousan.
L'apôtre saint Paul et son disciple Timothée étaient
bien chers au cœur du grand évèque qui n'a cessé toute
sa vie de les regarder comme ses deux modèles, ni de
s'appliquer à marcher sur leurs traces. Le nom de
Timothée lui était deux fois cher parce qu'il lui rap-
pelait et le modèle des évèques et le grand maître qui
avait formé celui-là à son école. Le double souvenir de
ces deux saints était un puissant stimulant pour celui qui
aspirait à devenir, parmi les peuples qu'il voulait évan-
géliser, un vrai disciple de l'Apôtre des nations. Il se fit
une étude continuelle de remplir son esprit des senti-
ments que le grand apôtre inspire si bien à son disciple,
et de pratiquer les grands devoirs qu'il lui trace de main
de maître.
Parmi les épîlres incomparables qu'il étudie sans
cesse, il en est deux qu'il se plaît à relire tout particu-
lièrement, ce sont celles qui rappellent à Timothée les
obligations de Tévêque. Et lorsqu'après avoir travaillé
plus d'un quart de siècle au salut des infidèles, il quittera
la Chine, il pourra redire les paroles de l'apôtre à Timo-
thée, que ses panégyristes n'ont pas négligé de lui appli-
quer : « J'ai bien combattu, j'ai achevé ma course, j'ai
gardé ma foi, il ne me reste plus qu'à recevoir la cou-
ronne de justice que le juste juge ne me refusera pas ' ».
Saint François-Xavier, son premier et véritable
patron, saint Thomas, apôtre, qui, après avoir porté le
doute si loin, devait aller plus loin que les autres dans
i. Paroles imprimées derrière l'image qui porte la photo*
graphie de Mgr Danicourt, image très répandue après sa mort,
surtout à l'époque de la translation de ses restes dans le sanc-
tuaire de l'église d'Authie.
31
— 482 —
la foi et dans l'amour, ont toujours été, pour Mgr Dani-
court, les objets d'une grande dévotion. Ils furent tous
deux apôtres des Indes, de cet Extrême-Orient où s'est
passée la plus grande partie de sa vie. Aussi, il n'est pas
étonnant qu'il se soit continuellement appliqué à repro-
duire, dans ses actions, leurs vertus apostoliques. Il ne
cessa de les invoquer pendant 25 ans comme de puis-
sants protecteurs ; il leur consacra successivement ses
deux diocèses ; il dédia une chapelle à saint François-
Xavier ; il consacra l'église de Ning-Po à saint Thomas
et obtint de Rome que ce dernier fût considéré comme
patron de son vicariat apostolique.
Saint Vincent de Paul, fondateur de la Congrégation
de la Mission, occupait une bien large place dans l'âme
de notre saint missionnaire. Il connaissait sa vie par
cœur et, ce qui est bien préférable, il s'appliquait à la
reproduire par l'imitation de ses vertus, notamment de
son humilité, de sa mansuétude, de son esprit de pau-
vreté, de sa charité immense pour le soulagement des
misères humaines.
Les milliers d'enfants qu'il a arrachés à la mort du
corps et surtout à la mort de l'âme, les bienfaits sans
nombre au'il a semés au sein des incalculables infor-
tunes de la Chine, le bien qu'il a produit en travaillant
à la formation du clergé, le service inappréciable qu'il a
rendu à l'humanité en contribuant pour une large part à
l'introduction des Filles de la Charité en Chine, disent
assez que sa vie fut la copie du saint fondateur.
Toutes les œuvres que saint Vincent a établies en
grand dans notre patrie, Mgr Danicourt les a répandues
et appliquées, dans une certaine mesure, dans l'Extrême-
Orient : là est le grand côté de sa vie apostolique. Aussi
bien nous sommes heureux de pouvoir lui appliquer le
vieil adage : « Tel père , tel fils. » C'est pourquoi
Mgr Duquesnay a osé dire dans son oraison funèbre :
— 483 —
« Mgr Danicourt est le Vincent de Paul de la Chine au
xixe siècle. »
II
Toute la religion catholique se résume dans les trois
vertus théologales. Pour donner la mesure de l'âme d'un
saint et apprécier jusqu'à quel point il a servi Dieu
ici-bas, il suffit d'exposer la manière dont il a pratiqué
la Foi, V Espérance et la Charité.
La foi résume la vie tout entière de Mgr Danicourt
et lui a mérité, par le témoignage héroïque qu'il lui a
rendu, en deux circonstances mémorables, le titre glo-
rieux de confesseur de la foi.
Elle n'a cessé de se manifester dans toutes ses actions
par une disposition spéciale qui est l'un des caractères
de la vie des saints que l'on appelle l'esprit de foi.
N'agir que par des principes et pour des motifs de foi ;
voir et juger les choses au point de vue de la foi;
ne travailler que pour l'acquisition des biens promis en
récompense à la foi chrétienne : telle fut son applica-
tion constante. Au surplus, tout ce qui entoura le mis-
sionnaire en Chine était bien de nature à lui inspirer de
l'horreur pour ce monde et à s'élever sans cesse aux
vues surnaturelles de la foi. Il a pleinement justifié cette
maxime de l'Apôtre que nous aurions pu inscrire en tête
de sa vie : « Le juste vit de la foi, Justus e.rfide ricit. »
La vertu d'espérance qui a pour tilles la confiance en
Dieu et cette autre disposition qu'on appelle l'abandon
à la divine Providence ou la résignation, fut l'âme de sa
conduite parmi les événements de sa vie si agitée et au
sein de toutes les épreuves qui l'ont traversée. Elle
anime tous ses discours, elle transpire clans toutes ses
lettres.
La confiance en Dieu est son grand cheval de bataille;
— 484 —
il y revient continuellement dans ses avis à ses élèves, à
ses séminaristes, à ses collaborateurs; dans sa corres-
pondance, au risque de passer pour un homme qui se
répète. Elle lui a dicté deux de ses plus belles lettres
dont l'une est un chef-d'œuvre.
Le souvenir de cette confiance en la divine Providence
a inspiré à M. l'abbé Glau les plus beaux passages de la
lettre admirable que nous avons citée (ch. x, 1. III).
Cet abandon plein et entier de lui-même entre les
mains paternelles du Tout-Puissant a fait naître et
grandir en son âme une vertu qu'il a poussée, nous ne
craignons pas de le dire, jusqu'à l'héroïsme, la force de
caractère ou X énergie chrétienne.
Cet athlète de la foi, si vigoureusement trempé pour
les combats du Seigneur, si fortement ancré dans la
confiance en Dieu, a vu de pied ferme la persécution et
n'a pas tremblé lorsque ses bourreaux ont mis une pre-
mière fois sa tête à prix, ou levé les sabres à ses côtés
dans une autre circonstance non moins terrible que
celle-là. La simple vue de sa photographie arrache ce
cri à tous ceux qui l'aperçoivent pour la première fois :
« Quel homme d'énergie! quel homme de caractère!
Quelle physionomie mâle et vigoureuse! » Effectivement
ses traits sont empreints de la force morale en même
temps que de la force physique.
La charité pour Dieu et le prochain est encore une des
grandes vertus de celui qui s'est fait une application
continuelle d'imiter en tout saint Jean l'Evangéliste et
cet autre apôtre de la charité dans les temps modernes,
saint Vincent de Paul.
On a dit avec raison que Mgr Danicourt avait quelque
chose du cœur de saint Vincent. Un mot suffirait au
besoin pour résumer sa vie et peindre sa physionomie
spéciale : « Mgr Danicourt fut un grand cœur. » Sen-
sible, tendre et dévoué comme une mère, il était en même
— 485 —
temps capable des plus généreuses résolutions et des
plus grands sacrifices. S'il n'a point versé de larmes en
quittant son pays, il n'en ressentit pas moins les dou-
leurs de la séparation; mais il sut maîtriser toutes les
émotions qui d'ordinaire trahissent les sentiments du
cœur. On lui demandait à Paris, à son retour de Chine,
si la vue de la France, après vingt-six ans d'absence, ne
l'avait point impressionné : « Non! non! dit-il; il y a
longtemps que j'ai mis la terre sous les pieds et qu"* je
confonds toutes mes affections en une seule et n. "me
affection, l'amour de Dieu. »
La sainte Trinité était en première ligne l'objet de
cette charité dont son cœur débordait ; mais elle se
traduisait sous les formes que nous avons eu occasion
de faire ressortir bien souvent : l'amour de Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ ; l'amour de la sainte Eucharistie et
du Sacré-Cœur; la dévotion à la Passion.
Il poussa cet amour de Dieu jusqu'au sacrifice et à
l'immolation, à l'exemple de son divin Maître. Il aima
son Père du ciel plus que son père de la terre, plus que
sa mère ! En effet ne les a-t-il pas quittés pour étendre
le règne de Dieu parmi les infidèles ?
Puis cette charité embrassait les saints que nous avons
rappelés précédemment.
De Notre-Seigneur et des saints elle descendait sur les
âmes. Cet apôtre si ferme devant sa famille et son pays
versait des larmes sur la Chine, sa patrie adoptive, sur
des milliers d'infidèles, de petits enfants abandonnés
qu'il voulait gagnera Jésus-Christ, dont il soulageait les
misères physiques pour arriver à guérir les misères
morales. Au surplus, son amour pour le prochain
résume toutes les œuvres qu'il a fondées, tout le bien
qu'il a fait dans l'Extrême-Orient; il se résume en
20 années d'apostolat. Le Maître l'a dit : « La plus
grande preuve que l'on puisse donner de sa charité est
— 486 —
de sacrifier sa vie pour ceux que l'on aime. » L'apôtre
du Tché-kiang et du Kiang-Sy l'a donnée positivement,
non pas une fois, mais quatre fois à la lettre ', dans les
circonstances que nous avons racontées au cours de cet
ouvrage. Que disons-nous ! Il l'a donnée toutes les fois
u'il a couru quelque danger sérieux, soit de la part des
maladies, soit de la part des infidèles ; et cela s'est pré-
senté cent fois.
Il fut dans toute la force du terme « le bon pasteur qui
don.. 3 sa vie pour ses brebis». Là est son plus grand
honneur, là est son principal mérite ; ils découlent l'un
et l'autre de sa sublime vocation.
Huit maximes résument les vertus morales, les
conseils évangéliques, en un mot la perfection sacerdo-
tale et religieuse : ce sont les huit béatitudes. MgrDani-
court en a fait le code de son âme et elles sont comme
les traits saillants de sa physionomie d'évêque, en un
mot la synthèse de sa vie.
« Bienheureux les pauvres d'esprit », c'est-à-dire les
pauvres de gré, de cœur et d'affection.
Fidèle au vœu de pauvreté qu'il avait émis au novi-
ciat, il garda précieusement toute sa vie cette admirable
vertu qui en nous détachant de la terre nous rapproche
de Dieu. « La pauvreté, dit saint Bernard, est une
grande aile qui nous emporte rapidement vers le
royaume des cieux. » Mgr Danicourt fut pauvre dans ses
goûts, pauvre dans ses vêtements, pauvre dans son
ameublement et sa nourriture.
Nous ne citerons qu'un trait de sa pauvreté entre
mille autres. On sait que les aumônes recueillies par les
œuvres de la Propagation de la Foi et de la Sainte-En-
1. A. Montdidier, en sauvant la vie à deux élèves; àTcheousan,
lorsque le typhus décimait l'armée anglaise; enfin au Kiang-Sy,
où il fut deux fois condamné à mort.
— 487 —
fance sont réparties entre les missionnaires pour eux et
leurs chrétientés. En sa qualité d'évêque missionnaire,
Mgr Danicourt pouvait au moins s'accorder ce qui lui
était nécessaire pour ses besoins ordinaires et ce qui con-
venait à sa dignité épiscopale. Nullement : il arriva de
Chine avec une soutane toute râpée, au point que les
officiers du Necille lui en marquaient leur étonnement
Il acheta, en passant à Londres, un parapluie dont il avait
besoin, pour une somme si minime, que le lecteur ne
nous croirait pas si nous lui en disions le chiffre.
Dans plusieurs de ses lettres nous l'avons entendu
s'écrier : a Vive la pauvreté ! Vivent les privations ! »
Si par ces paroles « Bienheureux les pauvres d'esprit »
il faut entendre avec plusieurs Pères de l'Eglise les
âmes humbles et simples, nous en ferons également une
heureuse application à notre saint missionnaire. L'hu-
milité d'esprit et de cœur a toujours été l'un de ses carac-
tères distinctifs. Elle empreint toutes ses lettres d'un
cachet spécial qui fait qu'on ne sait ce qu'il faut le plus
admirer ou du talent qui les inspire ou du charme que
cette vertu y répand. Nous l'avons vu, après les plus
grandes épreuves, revenir toujours à cette vertu fonda-
mentale.
Lorsque son frère Charles lui parla de faire insérer la
nouvelle de son retour en France dans les grands
journaux de Paris, il lui répondit sur le ton du reproche :
« Est-ce que vous croyez que je suis revenu en Europe
pour faire du bruit? »
La simplicité était chez lui la compagne fidèle de
l'humilité. Elle a constamment brillé dans sa personne à
côté de la pauvreté. Sa conversation, le style de ses dis-
cours et de ses lettres ont été invariablement marqués
au coin de cette vertu tant recommandée par Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ et tant vantée par saint François de
Sales.
— -488 —
La simplicité avait conservé en Mgr Danicourt deux
autres vertus natives : la droiture et la franchise. Né
Picard, il ne dévia jamais de cette sincérité qui est la
caractéristique des habitants de la Picardie. Ce n'est
pas en vain qu'on dit encore <r les Francs Picards ».
On pourrait croire que le contact du monde et prin-
cipalement de la fourberie chinoise aurait à la longue
déteint sur son âme ; il n'en est rien. Il dédaigna tou-
jours les ressources de la diplomatie qui auraient pu le
servir dans bien des cas. aimant mieux, à l'exemple
de saint François de Sales, une colombe que dix ser-
pents.
Bien qu'il eut à cœur de conserver en tout sa dignité
épiscopale, toutefois il ne connaissait ni l'apprêt, ni la
mise en scène. Il était d'un abord des plus faciles et des
plus simples, si bien que tous ceux qui l'approchaient
de près étaient frappés de cette cordialité et de cette
simplicité.
La douceur évangélique, préconisée par la deuxième
béatitude, est aussi une de ses grandes vertus. Tous
ceux qui Tout connu à Montdidier, en Chine, sont una-
nimes à louer en lui cette bonté, cette douceur qui
l'ont fait aimer partout où il a séjourné. M. l'abbé Glau
lui rend ce témoignage dans une des plus précieuses
lettres que nous ayons citées au cours de cet ouvrage.
Tout récemment encore i , un prélat qui a vécu dans son
intimité et qui lui succéda dans la partie méridionale du
Kiang-Sy, Mgr Rouger, que nous avons eu l'honneur
de voir à Saint-Lazare, ne tarissait pas en nous parlant
de sa bonté, de sa douceur. Aussi-bien eut-il en récom-
pense le royaume promis dès ici-bas à la douceur :
« Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre »,
c'est-à-dire qu'ils régneront en ce monde sur les cœurs
i. Kn février 1887, un mois avant sa mort.
— 489 —
de leurs semblables, par suite de cet empire que la
douceur exerce, en attendant qu'ils régnent dans la vé-
ritable terre des vivants.
Une vertu qui tient à la précédente par plus d'un
côté, et qui fait l'objet d'une autre béatitude, que le
prélat a su garder intacte, c'est l'amour de la paix.
Si la miséricorde et la bonté étaient nées avec lui. il
n'en est pas de même delà mansuétude, de l'esprit de
paix, étant donné sa nature ardente, son énergie in-
domptable. Cette mansuétude ne fut chez lui que l'effet
d'une longue guerre intestine qu'il s'était livrée à lui-
même par l'esprit de mortification, ou d'une autre guerre
extérieure dont la patience a été éprouvée. Nous avons
dit au livre troisième, ch. ix, p. 364, quel moyen il employa
pour rappeler cette vertu journellement à son esprit.
La béatitude qui tenait le plus au cœur de Mgr Da-
nicourt est celle qui célèbre la vertu qui était le fond
même de son tempérament : La miséricorde. « Bien-
heureux les miséricordieux ! »
Nous aurions tout un chapitre à faire sur les œuvres
de miséricorde exercées par lui. Dans la fameuse lettre
adressée à ses parents, avant son départ pour la Chine * ,
il semble avoir prédit toutes celles qui devaient remplir
sa carrière. Rien ne nous serait plus facile que d'en faire
le relevé et d'établir un parallèle entre sa vie apostolique
et les sept œuvres de miséricorde. ^Nous les trouvons
rien que dans ce qu'il a fait pour les enfants abandonnés,
pour les malades et les infirmes de ses hôpitaux, sans
nous occuper du reste de sa chrétienté.
Il a « nourri ceux qui ont faim; donné à boire à ceux
qui ont soif ; vêtu ceux qui étaient nus ; donné l'hos-
pitalité aux étrangers ;»cela pour des centaines d'enfants
qui étaient par rapport à lui des étrangers.
1. L I, cb. xi, p. 84.
— 490 —
Il a « visité les malados, racheté les captifs, » par
milliers ; « enseveli les morts, » les pauvres enfants qui,
dans certaines épidémies, mouraient en si grand nombre
que le personnel de ses établissements ne suffisait pas
pour rendre à tous ce dernier devoir.
La chasteté, qui fait l'objet de la sixième béatitude,ré-
pandait sur toutes les autres vertus dont son âme était
ornée un nouveau lustre. Sans doute, on ne fait point
l'éloge de cette vertu chez un évoque, attendu que tous
la possèdent ; mais chez Mgr Danicourt, elle mérite une
mention spéciale. De même qu'elle avait brillé aux jours
de son enfance et de sa jeunesse, elle fut par lui gardée
intacte au sein de la corruption raffinée du peuple chi-
nois, dont nous, Français, nous n'avons pas même
l'idée. Le Chinois en raison de sa corruption, est très
défiant et ne croit guère à la vertu du prêtre : aussi le
saint évèque apportait-il une réserve austère, une pru-
dence poussée presque jusqu'à l'exagération dans ses
rapports extérieurs, indispensables, avec les sœurs de
charité et les femmes chinoises, de crainte de scandaliser
les faibles, et afin de ne pas laisser pénétrer dans l'âme
d'un seul Chinois le moindre soupçon sur la plus belle
vertu du prêtre.
« Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ! » La
pureté avait chez luipourgardienne la Reine des Vierges,
pour soutien et pour aliment le Pain des forts.
Elle avait aussi pour sœur et compagne la modestie
qui règle tout l'homme, selon l'ordre et la décence, en
tout temps et en tout lieu, soitqu'il se trouve seul ou en
compagnie, et cela, par respect pour son âme et son
caractère, par respect pour le prochain qu'il doit édifier
toujours, par respect pour Dieu et ses anges qui nous
regardent sans cesse.
Une autre gardienne de la chasteté que nous pourrions
faire ressortir ici longuement, c'est la mortification. On
— 491 —
ne se rend pas compte, dans notre pays où règne lebien-
êtrè, du régime de nos missionnaires en Chine. Pendant
les longues années de sa vie apostolique, môme pendant
qu'il était évêque, il s'est nourri uniquement de riz cuit
à l'eau, de légumes et parfois d'herbes que l'on donne
aux bestiaux dans nos pays; pour boisson il ne prit que du
vin de riz ou de l'eau claire. Cependant il recevaitparfois
des sommes d'argent assez considérables, mais il les em-
ployait avant tout pour ses orphelins, ses œuvres, etc.
C'est par la pratique de la mortification journalière, qu'à
l'exemple de saint Paul il châtiait son corps et le réduisait
en servitude, afin de conserver sans tache son âme et son
corps.
Dans les chapitres intitulés la Croix, la Persécution et
le Martyre nous avons fait assez ressortir, d'après les té-
moignages des personnes qui l'ont vu à l'œuvre, jusqu'à
quel point Mgr Danicourt pratiqua la patience dans
les persécutions (Lettre de M. Glau, 1. III, ch. x,
p. 382). Chez lui cette vertu était sœur jumelle de la con-
fiance en Dieu. Elles furent comme les deux remparts de
sa vie ; il s'y est sans cesse abrité, et à leur ombre pro-
tectrice, il a vu venir lamort d'un œil calme et paisible.
La patience qu'il a montrée en face de la persécution et
du martyre est la plus héroïque de ses vertus ; elle
acheva et couronna sa vie. « Heureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice ! »
Il eut également en partage le don des larmes, cette
autre béatitude si chère aux amis du divin crucifié. Il a
pleuré sur ses péchés, pleuré sur Jérusalem infidèle, sur
la Chine coupable ; pleuré sur les pauvres enfants aban-
donnés. Il a souvent arrosé de ses larmes le pénible
sillon de l'apostolat; mais il a connu aussi la douceur
des larmes versées pour Jésus : « Bienheureux ceux qui
pleurent, car ils seront consolés. »
La faim et la soif de la justice qui dévorèrent son
— 492 —
âme dès le jour de sa première communion jusqu'à son
dernier soupir ont pu seules le porter à entreprendre tant
d'oeuvres pour la gloire de Dieu, à soutenir tant de tra-
vaux pour le salut des âmes, à supporter tant de peines
et d'afflictions. Pour les saints, c'est le comble de la per-
fection et du bonheur d'être si fortement attachés à la
vérité et à la justice par le lien de l'amour divin, que
rien ne soit capable de les en séparer, « ni la vie, ni la
mort, ni les puissances de l'enfer, ni les choses futures,
ni la violence, ni les persécutions. »
Si la bonté et la miséricorde faisaient le fond de sa
nature et de son tempérament, l'amour de la vérité et de
la justice était le fond même de son âme. Nul ne saura
jamais ce qu'il a souffert pour ces deux grandes et
saintes choses.
Il est bien heureux « d'avoir eu faim et soif de la jus-
tice », car il nous est permis de croire qu'il est pleine-
ment rassasié.
11 fut bien heureux d'avoir été persécuté pour elles, « car
une grande récompense lui était réservée danslescieux. »
APPRECIATION ÉLOGIEUSE
DE LA COUR DE ROME
oc
NOTICE BIOGRAPHIQUE
EXTRAITE DES ARCHIVES DE LA SACRÉE PROPAGANDE
SUR
MSB DANICOURT
Le document le plus précieux que nous possédions
sur Mgr Danicourt est une notice biographique extraite
des Archives de la Sacrée Propagande, et obtenue
par l'entremise de M. l'abbé Morel, vicaire général d'A-
miens •.
C'est le résumé le plus complet, le plus authentique
de sa vie. Nous n'insistons pas davantage sur la valeur
de ce document, laissant au lecteur le soin de l'apprécier
par lui-même :
« Mgr François-Xavier Danicourt est l'un de ces
champions de la Congrégation de la Mission qui ont
entrepris la tâche difficile de propager la foi dans les
1. Elle a été traduite de l'italien, par M. l'abbé Capella, curé
d'Authie, actuellement en Espagne.
— 494 —
vastes régions de la Chine. Il fut envoyé vers la fin de
1833 avec des lettres patentes de missionnaire aposto-
lique. Nos archives nous fournissent peu de renseigne-
ments pendant le temps qu'il travailla, n'étant encore
que simple prêtre; il correspondait alors avec son supé-
rieur régulier, avant que de le faire avec la Propagande.
« Nous savons seulement que ses talents lui méri-
tèrent d'être placé à la tête du séminaire des Lazaristes
àMacao, d'où il fut transféré ensuite dans la province
du Tché-Kiang.
« Ce qui prouve d'ailleurs qu'il était d'un zèle infati-
gable dans l'exercice de son ministère, ce sont les fruits
qu'il en rapporta, et qui sont évidents d'après les témoi-
gnages les plus grands qu'en a rendus le supérieur de
ladite congrégation, le très révérend M. Jean-Baptiste
Etienne, dans l'année 1850.
« En cette année il était question de pourvoir le vica-
riat apostolique du Tché-Kiang, resté vacant depuis la
translation de Mgr Jandard au vicariat du Kiang-Sy.
M. Danicourt fut jugé le sujet le plus apte à di-
riger la susdite Mission, et voici en quels termes l'a
proposé M. Etienne dans sa lettre du 5 octobre 1850 :
« Pour vicaire apostolique du Tché-Kiang, je propo-
serai M. François-Xavier Danicourt qui est en Chine de-
puis dix-sept ans, qui y a toujours travaillé avec succès et
bénédiction, et qui a été l'instrument dont Dieu s'est
servi pour développer la propagation de l'Evangile
d'une manière bien consolante dans le vicariat aposto-
lique du Tché-Kiang. J'ai tout lieu de croire que placé à
la tête de ce vicariat où il jouit de l'estime et de la con-
fiance des chrétiens et où il est bien vu même des infi-
dèles, il y ferait un grand bien. Déjà dans l'île de
Tcheousan , il a obtenu des infidèles qu'ils lui aban-
donnassent bénévolement sept pagodes qu'il a trans-
formées en chapelles. Il a aussi obtenu, des autorités
— 493 —
chinoises de Ning-Po , un vaste terrain dans la ville
pour y organiser des établissements catholiques. Son
élévation au vicariat apostolique de cette province le
mettrait à même de grandir en considération et d'exer-
cer une plus grande intluence au profit de la reli-
gion. y>
« Des mérites aussi éclatants étant parvenus à la con-
naissance du Saint-Père, Sa Sainteté n'hésita point à le
choisir pour vicaire apostolique dans le Consistoire du
22 octobre, l'élevant en même temps à la dignité épisco-
pale avec le titre in partions d'Antiphelles. Le décret
par lequel il fut promu à une telle dignité le nomme :
Operarium Evangelicum pietate, doctrinâ, studio religionis
et animarum zelo maxime probatum, quippe qui a complu-
ribus annis inprovinciâ Tche-Kiang sedulam, perutilemque
promorendœ catholicse fidei operam navat. Un apôtre très
remarquable par la piété, par la science, par le zèle de
la religion et du salut des âmes, et qui en effet depuis
plusieurs années consacre constamment et utilement sa
vie à étendre la religion dans la province du Tché-
Kiang.
« La nouvelle de sa promotion était de nature à l'ef-
frayer; mais sa vive confiance en Dieu, son respect pour
les dispositions du Saint-Siège et le désir de plus grandes
fatigues supportées pour l'amour de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, purent seuls décider sa modestie à accepter
la dignité qui lui était conférée. Voici ce qu'il écrivait le
20 octobre 1851 au très illustre Préfet de la Propagande,
après avoir reçu le Bref de sa nomination : « J'étais
loin de m'attendre à recevoir les Bulles par lesquelles
Notre Saint-Père le Pape Pie IX me nomme, moi pécheur,
évêque de l'église d'Antiphelles * et vicaire apostolique
\ . Antiphelles, siège d'un ancien évêché de l'Asie-Mineure.
(Note du Traducteur.)
— 496 —
de la province du Tché-Kiang. Cet honneur pouvait
sourire à ma vanité, mais la conscience de ma faiblesse
me faisait redouter un si lourd fardeau. Cependant
comme cette province était privée depuis longtemps de
son pasteur, par suite du décès de son illustre évèque,
Mur Pierre-Nicolas Lavaissière, qui a fait tant de bien
et qui a opéré de si grandes choses au milieu des païens,
soit dans le Kiang-Nan, soit dans le Tché-Kiang, je me
suis incliné sous le joug (collum jugo prœbuï), en m'ap-
puyanl sur la ferme confiance que le Dieu tout-puissant,
qui fait servir à sa gloire les instruments les plus vils
aussi bien que les plus nobles, fortifiera ma faiblesse,
jettera la Lumière au sein de mes ténèbres, et dirigera
mes voies, n
« Sa consécration eut lieu le 7 septembre 1851. La
charge qui lui était imposée fut pour lui un motif de
redoubler de soins envers les fidèles qui lui étaient con-
fiés. Apôtre d'un naturel aident et d'un grand courage,
toujours il servit de modèle à ses missionnaires par son
puissant exemple. Il affrontait toute sorte de dangers, il
prisai! les obstacles qu'il rencontrait dans ses entre-
prises ardues. Regardant la province confiée à son
ministère pastoral comme le centre de l'idolâtrie dans
ces régions, il ne négligeait aucun des moyens qui lui
paraissaient les plus efficaces pour promouvoir le culte
du vrai Dieu. Jamais il ne se laissa épouvanter par les
autorités chinoises, qui souffraient, comme il était natu-
rel, de le voir combattre la religion de (ïonfucius.
« Après avoir mis son troupeau sous la protection de la
sainte Vierge conçue sans péché, et de saint Thomas
apôtre, que le Saint-Siège lui donna pour patrons de
son vicariat, aussitôt il le visita pour en connaître de
près les besoins. Il recueillit partout, et il les signala,
les témoignages de la dévotion des fidèles et même de la
sympathie des païens.
- 497 —
« Les choses opérées par lui en peu de temps et avec
l'aide de quelques missionnaires seulement, selon ce
qu'il en disait à S. Km. le cardinal préfet de la Pro-
pagande, dans sa lettre de Hong-Kong en date du
24 janvier 1854, étaient une société de catéchistes desti-
nes à baptiser les enfants qui étaient en danger de mort;
une école de médecine ouverte à Tcheousan afin de faci-
liter aux fidèles l'accès dans les familles païennes; une
notaMr augmentation de la chrétienté de Ning-Po ; enfin
la fondation d'orphelinats. L'orphelinat de Ning-Po
avait été tellement perfectionné sous sa direction que
tous ceux qui le visitaient s'écriaient avec admiration :
« On n'a jamais vu rien de semblable en Chine ! » Nun-
quam simile visu/// est in Sinis !
« Il n'est pas de ministère auquel il ne se prêtât
(comme on peut en juger par ce passage d'une de ses
lettres que nous avons sous les yeux) : « A Ning-Po,
pendant lmil mois, j'ai été obligé de faire la classe a mes
séminaristes, entendre les confessions, prêcher les
dimanches et les jours de fête, instruire 1rs catéchu-
mènes, aller auprès des païens malades pour leur
apprendre nos saints mystères: baptiser nos enfants
chez nos sœurs et les enterrer; visiter et secourir un
grand nombre de familles réduites à la misère par l'in-
jure du temps, en si. rie qu'après les fêtes de Noël, je ne
savais plus si j'avais encore la tète sur les épaules et que
je ne pouvais plus dormir .... »
Mais Mgr Danicourt ne put conduire à terme, dans
le Tché-Kiang, toutes les œuvres qu'il avait entreprises,
ni récolter les fruits de ses travaux apostoliques.
« Les mesures prises par lui pour accélérer le progrès
de la religion, mais jugées par d'autres peu prudentes,
l'avaient placé dans quelque embarras, et un incident
regrettable arrivé parmi les fidèles et les païens de l'île
de Tcheousan donna lieu à une complication de cir-
3 2
— 498 —
constances qui, provoquant contre l'illustre prélat une
âpre guerre, paralysèrent ses droites intentions. On lui
suscita de si graves obstacles que difficilement il aurait
pu continuer à diriger avec utilité la mission du Tché-
Kiang.
« Il était donc devenu nécessaire de lui ouvrir un
autre champ, où il pourrait librement exercer son zèle
laborieux pour le salut des âmes. La Sacrée Congréga-
tion ne tarda pas à le délivrer de cette pénible situation.
En effet, informée du véritable état des choses, et tou-
jours vigilante à pourvoir au bien des missions, par un
décret du 10 novembre 1852, elle le transféra au vicariat
limitrophe du Kiang-Sy, en faisant passer Mgr Louis
Gabriel Delaplace, évêque in partions d'Adrianopolis, et
membre de la même société, à celui du Tché-kiang.
<( Le fait de cette translation fit paraître sous un nou-
veau jour les mérites du prélat, car à peine la nouvelle
en fut-elle répandue en Chine, qu'un prélat voisin du
Tché-Kiang, ainsi que d'autres personnages non moins
distingués que respectables, se hâtèrent d'adresser à la
Propagande les plus vives instances, afin qu'elle ne
privât point ce vicariat, d'un pasteur qui lui avait rendu
tant de services pendant onze ans d'incessants travaux.
Et dans cette circonstance, ils exposaient les vertus dont
il était doué, les efforts qu'il avait faits pour enraciner
la foi, comme aussi l'influence dont il jouissait dans ces
régions.
« D'autre part, la Propagande qui avait uniquement
en vue les vrais intérêts des deux vicariats, voulant
faciliter à Mgr Danicourt l'exercice de son ministère
pastoral, crut devoir maintenir fermement le décret du
10 novembre dans lequel, sans déroger en aucune ma-
nière à la dignité et à l'estime dues au prélat, on adop-
tait une mesure tendant à lui assigner un nouveau ter-
rain, où libre de tout embarras, il pourrait donner
— 499 —
l'essor à son talent * et mettre en activité toutes ses
forces pour le bien de la religion catholique.
« Il est facile de se figuier combien devait être dur
pour lui le sacrifice d'abandonner une terre arrosée de
ses sueurs, où il avait engendré tant d'âmes à la vie de
la grâce, et où il voyait fleurir tant d'œuvres, fruits de
sa charité. Il lui fallait se transporter sous un autre ciel
où la nouveauté du langage, des lieux, des personnes,
des usages, en un mot tout lui rendait ce changement
douloureux.
« Sa santé s'était affaiblie depuis quelque temps et la
série des vicissitudes qu'il avait endurées avait abattu
profondément son courage. À ce point qu'il avait l'in-
tention d'offrir sa démission à la Propagande, et de
revenir en Europe (dans l'état grave où il se trouvait
déchargé du poids de n'importe quelle mission.
« La Sacrée Congrégation s'empressa de le réconforter
et elle chargea Mgr Delaplace de faire tous ses efforts
pour le tranquilliser dans ses appréhensions mal fondées
et pour le relever de l'état d'abattement dans lequel il se
trouvait.
« Etant ainsi réconforté, il se prépara bientôt à suivre
avec une louable docilité les ordres du Saint-Siège,
auxquels du reste, il ne s'était jamais opposé, et fidèle à
cet esprit de généreuse abnégation qui fut toujours
propre aux apôtres et à leurs successeurs, il quitta sa
chère mission du Tché-Kiang et partit immédiatement
pour le Kiang-Sy.
« La Propagande ne pouvait pas ne point le féliciter
d'une telle conduite. Elle lui écrivait à la date du 10 jan-
vier 1855 : « Nous avons à cœur de rendre témoignage à
ce qui domine en vous : à voire zèle pour la propagation
de la foi et le salut des âmes; et à votre entière soumis-
sion aux ordres du siège apostolique... »
1. Le texte italien porte : il suo genio.
— 500 —
« Ensuite l'éminentissime préfet de la Sacrée Con
grégation étant informé du besoin qu'il avait de se
reposer, et ayant le vif désir de le conserver longtemps
aux missions, lui avait obteu du Saint-Père dans l'au-
dience du 14 mai 1834, la permission de revenir en Eu-
rope, où ii aurait pu rétablir sa santé plus facilement,
et reprendre haleine après de si longues fatigues ; mais
il renonça à cette faveur. Cependant la maladie dont il
était atteint le contraignit à séjourner quelque temps à
Ning-Po. Arrivé ensuite à la résidence du Kiang-Sy, il
s'empressa sans retard de cultiver la nouvelle vigne que
le Seigneur lui avait confiée et il y apporta tout l'em-
pressemenl que ses faibles forces lui permettaient.
« L'état de son vicariat était alors peu florissant,
comme en témoigne la relation qu'il en fit à la Sacrée
Congrégation en date du 9 novembre 1855. L'éminenl
prélat lui répondit le 2H mai 1856: « liien que les évé-
nements que vous racontez soient tristes et lamentables,
cependant ils ont offert aux éminents prélats de la Sacrée
Congrégation un sujet de joie en leur faisant voir que
vous aviez repris le fardeau et le gouvernement de votre
église avec un zèle et une sollicitude extraordinaires;
en suite qu'ils espèrent que celte vigne du Seigneur
réparera toutes les perles que lui ont fait subir l'injure
du temps et les autres malheurs qui s'y sont joints et
qu'elle produira, dans la suite, avec l'aide de Dieu, les
fruits désirés.
« Le prélat ne négligea aucun des moyens en son
pouvoir, pour répondre à l'attente de la Propagande,
mais il ne lui restait plus guère que le mérite du désir.
Dans l'année 1857 il tomba malade une seconde fois à
Ning-Po. Il était inutile de penser désormais que, vivant
sous ce climat, il pût recouvrer la santé. C'est pourquoi,
après s'être entendu avec le supérieur de la Congréga-
tion, qui partageait avec la Propagande la même solli-
— 501 —
cil iule touchant la vie précieuse de Témérité vicaire
apostolique, l'éminenlissime préfet de la Propagande,
par une lettre en date du 21 octobre 1858, l'invita à se
transporter en France pour refaire sa santé en respirant
l'air natal et en suivant un régime plus régulier, comme
aussi pour terminer quelques affaires pendantes rela-
tives à sa mission. Une autre raison vint encore se joindre
aux précédentes : on a voulu lui confier l'honorable
mission d'amener avec lui en Europe les dépouilles des
vénérables serviteurs de Dieu, François Clet et Jean
Gabriel Perboyre dont on traitait la cause. Et afin qu'il
fut délivré de tout souci de sa mission, pendant son
absence temporaire, la Sacrée Congrégation confia à
Mgr l'évêque d'Adrianopolis l'administration intérimaire
de son diocèse.
« Cédant à cette invitation, Mgr Danicourt se mit
immédiatement en voyage pour Paris où il arriva avec
les reliques dont il vient d'être padé, le 6 janvier 1860,
après quatre mois de navigation. Il ne faudrait point
croire qu'il oubliât l'Extrême-Orient : ses pensées
étaient tous les jours tournées vers son troupeau, et
s'aidant des multiples connaissances qu'il avait acquises
pendant son long séjour dans ce pays, il se prépara
activement à soumettre à la Sacrée Congrégation
quelques-unes de ses idées et à lui suggérer quelques
moyens, qu'il jugeait propres à faire avancer et pros-
pérer davantage les missions de la Chine. Mais au com-
mencement de l'année 1800, lorsqu'il méditait précisé-
ment de venir à Rome, pour plaider les intérêts de son
vicariat, il plut au Seigneur de l'appeler à la récompense
des justes. »
ORAISON FUNEBRE
DE MONSEIGNEUR
FHANÇOIS-XAVIER-TIMOTHÉE DAN1COURT
ÊVÊQUE DANTIPHELLES, VICAIRE APOSTOLIQUE DU KIANG-SY
Prononcée dam le cimetière d'Authie par M. l'abbé Duquesnay,
curé de Saint-Laurent à Paris.
Sicut misit me Pater, et ego mitto vos.
Comme mon Père m'a envoyé, ainsi je vous envoie.
Saint Jean, xx, 21.
Monseigneur1,
En prenant la parole dans celte assemblée pour célé-
brer la mémoire d'un illustre missionnaire, ma pensée,
tout d'abord, se porte invinciblement du disciple au
maître, de l'envoyé de la terre à l'envoyé du ciel.
Le salut de l'univers n'est qu'une grande mission dont
le Christ, notre Seigneur, s'est lui-même chargé.
Et voyez le sort de ce divin missionnaire !
Trente ans il mûrit la pensée née en haut; trente ans
il se prépare par le travail et la prière.
Puis il parcourt les villes et les campagnes, évangé-
lisant les pauvres et guérissant toute misère, sans avoir
où reposer sa tète.
Enfin la terre ingrate qu'il a arrosée de ses sueurs et
1. Mgr Mouly, évêque administrateur de Pékin.
— 504 —
de son sang, en échange de tant d'amour, lui rend la
mort.
Ah ! c'est bien là aussi le sort du missionnaire mortel.
0 Jésus ! sublime vaincu, mort à la peiue, vous l'aviez
bien dit : comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie :
Sicut misit me Pater, et ego mitto vos. Le disciple évan-
gélise, soutire et succombe comme le maître.
Mais non, mes Frères, je me trompe, la croix de
Jésus-Christ n'a été que le trône de sa gloire, et sa
tombe que le berceau de son immortalité; la terre, qui
l'avait un instant repoussé, renouvelée par son Esprit,
s'est abritée à jamais sous l'égide de son nom.
Au missionnaire aussi un sépulcre glorieux, à lui le
triomphe dans la chute même, à lui les nations, con-
quises précisément par la vertu du sacrifice.
Ces glorieux traits du missionnaire chrétien, si fidè-
lement calqués sur le type sacré de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, c'est ma tâche en ce moment, mes Frères,
de les faire resplendir à vos yeux dans la vie de l'Illus-
trissime et Kévérendissime Père en Dieu, Mgr Frax-
çois-Xavieiï-Tmotiiée Dantcourt, de" la Congrégation
de la Mission, évêque d'Antiphelles, et successivement
vicaire apostolique l»l tché-klang et du k.iang-sy, daxs
l'Empire de la Chine.
Mgr Danicourt a été missionnaire dans toute la pléni-
tude de ce grand mot. Son existence sacerdotale n'a eu
vraiment que deux phases convergeant à un même but :
comment le missionnaire s'est préparé, et comment le
missionnaire s'est montré Admirable unité de vie,
qu'il faut exalter d'autant plus qu'elle contraste davan-
tage avec la mobilité des caractères de notre temps, et
qu'elle a été due tout entière à l'énergie de la foi.
Comme témoin de ma parole, je vous présente, mes
Frères, l'illustre prélat qui préside cette pompe funèbre.
Mgr Danicourt a été votre compagnon, votre ami à
— oOo —
vous, Monseigneur, providentiellement venu des loin-
taines contrées pour escorter ses restes comme il avait
escorté les restes des vénérables Clet et Perboyre. Ah!
c'est vous, Monseigneur, c'est vous qui étiez le pané-
gyriste désigné de votre saint ami. Que pourrais-je dire
que vous n'auriez dit, et avec plus d'autorité, et avec
plus d'intérêt, et avec bien autrement de force aposto-
lique et d'onction sainte.
Que du moins ma parole emprunte à la présence
auguste de ce pontife la grâce que mon indignité per-
sonnelle ne saurait lui communiquer. Et vous. Fidèles,
en étudiant la vie d'un des plus nobles enfants de notre
Picardie, attachez-vous davantage aux saintes traditions
de vos religieuses familles ; en contemplant cette douce
ligure d'évèque missionnaire, apprenez à aimer et à ser-
vir l'Eglise comme Mgr Danicourt l'a aimée et servie du
commencement à la fin de sa vie.
I
Un des plus beaux caractères de l'Eglise catholique,
mes Frères, et de l'Eglise de France en particulier, c'est
le zèle des missions.
Épouse légitime de Jésus-Christ, l'Eglise catholique
partage l'ardeur de son Epoux, et se montre jalouse de
continuer ses œuvres; tandis que les épouses adultères
qui l'ont trahi ne comprennent plus son cœur, et se sou-
cient peu des intérêts de sa gloire.
Qui dira avec quelle ardeur les premiers missionnaires
s'élancèrent à la conquête du monde? A force d'élo-
quence, de vertus et de sang, en moins de trois siècles
ils ont ruiné le paganisme antique et donné au royaume
de Jésus-Christ plus d'étendue que les Césars à l'Empire
Romain.
Puis, quand la terre est renouvelée par l'inondation
— 500 —
des Barbares, l'Eglise refait sur le vieux sol bouleversé
l'édifice du christianisme. Dix-huit siècles d'héroïsme
n'ont pas épuisé son zèle; elle envoie ses apôtres bien
au delà des limites où la scieDce croyait que s'arrêtait le
genre humain, renverser un autre paganisme aussi
cruel et plus grossier. Le Nouveau Monde, l'Afrique aux
profondeurs inconnues, le vieil Orient rebelle à la
vérité, en un mot, tout ce qui reste à conquérir à Jésus-
Christ, l'Église, malgré les ennemis qui la harcellent,
l'entreprend. Ses missionnaires sillonnent toutes les
mers, sondent toutes les solitudes. Tout le vieux feu des
Apôtres des premiers jours et des moines conquérants
du moyen âge revit plus ardent que jamais.
Rome, comme toujours, est à la tête du mouvement.
De Rome part la jeune Compagnie de Jésus, saint Fran-
çois-Xavier en tête. A Rome surgit le Collège de la
Propagande, où s'organise et s'administre la conversion
de l'univers infidèle.
Mais Rome n'est plus seule; Paris est désormais le
second foyer de l'apostolat catholique. La France a sa
Compagnie de Saint-Lazare que lui donne saint Vincent
de Paul; et sa Propagande dans le Séminaire des Mis-
sions Étrangères.
François-Xavier Danicourt devait trouver une glo-
rieuse place à Saint-Lazare, dans cette troisième phase
du développement des missions.
Où donc, mes Frères, s'est formée cette génération
illustre d'apôtres dont Dieu a béni notre époque d'ail-
leurs si désolée? où donc s'est formée en particulier cette
grande àme, dont nous étudions plus spécialement la
vie et dont j'ai à vous dire le zèle ardent et l'indomptable
énergie ?
Où?... Ah! mes Frères, dans quatre sanctuaires qu'il
faut demander à Dieu de nous conserver intacts, comme
les refuges uniques et assurés de toute espérance sociale
— 307 —
et chrétienne, je veux dire : la famille religieuse, le
presbytère, le séminaire et le collège chrétien.
François-Xavier Danicourt naquit d'une de ces fa-
milles laborieuses qui allient dans les modestes centres
de nos campagnes le travail des champs au travail de
l'industrie. J'aime à remarquer que c'est au foyer de
nos familles rurales que se forme presque tout le clergé
catholique contemporain. A Dieu ne plaise que je n'ad-
mire pas les pures vocations écloses sous des lambris
splendides. Il y a là de grands cœurs qui, au sein de
l'opulence, brûlent d'embrasser la pauvreté, et qui ne se
souviennent de l'illustration de leurs ancêtres que
comme d'une tradition d'honneur et de foi. Cependant
il faut bien convenir que c'est de la tige populaire, et en
particulier de la forte race de nos campagnes, que sont
sortis depuis longtemps les prêtres de Jésus-Christ et
ses missionnaires. Pure et sainte gloire du peuple, qu'on
lui laisse trop ignorer !
J'aime à voir Xavier Danicourt, le futur évêque d'un
empire oriental, fils d'un modeste ouvrier des cam-
pagnes de Picardie, grandir entre la contemplation de la
nature et l'activité de l'atelier. Le soir, la bêche ou le
marteau déposés, aux derniers feux du soleil couchant,
le père prie avec les siens sous le crucifix, et tous ap-
prennent, du Dieu travailleur et victime, le travail et la
résignation. Parfois, à l'atelier, quand la lime succède
au marteau, la voix de l'enfant s'élève, car Xavier sait
lire. Il lit l'histoire des vertus simples des vieux chrétiens
et la légende merveilleuse des grâces dont Dieu les a
gratifiés, et la famille tout entière, le patron et l'ouvrier,
s'éprennent d'admiration. Xavier, lui, emporte au cœur
un trait plus profond. Il rêve qu'il est beau d'évangéliser
les peuples et de mourir pour Jésus-Christ. 0 Dieu! per-
mettrez-vous jamais que d'abominables récits de luxure
et de cupidité remplacent définitivement auprès du
— 508 —
peuple cette pure lecture de la vie de vos saints!
Cependant le pasteur du village avait entendu un
jour la lecture de l'enfant à l'atelier. Quel accent y
avait-il dans cette voix enfantine redisant les grandeurs
chrétiennes? Je ne sais, mes Frères, mais toujours est-il
que le prêtre se dit : Voilà un enfant qu'il faut que
j'élève pour Dieu! Et peu d'heures après, le jeune ou-
vrier devenait le commensal du presbytère d'Authie.
Bientôt il eut des compagnons. Prêtres de Jésus-Christ
qui m'écoutez, vous n'avez peut-être besoin que de
reporter vos souvenirs vers un passé bien cher pour
reconstruire un asile tout pareil de travail et de prière.
Il est là, le pasteur du village, remplissant ses loisirs
par les sublimes sollicitudes de l'éducation chrétienne
et sacerdotale. 11 a réuni sur les rayons de sa biblio-
thèque les chefs-d'œuvre de l'esprit humain : venez,
jeunes esprits, avides de savoir, étanchez votre soif à
ces sources brillantes et pures. L'heure du plaisir est-
elle venue, courez au verger, et là, sous la présidence
de ses cheveux blancs et de son sourire, livrez-vous à
tous les ébats de l'innocence. Montez au temple avec
lui, chantez les louanges de Dieu, servez le vin du
sacrifice, balancez l'urne embaumée; aux jours de deuil,
suivez votre guide révéré jusqu'au cbevet des mourants,
et consolez par votre angélique piété la douleur de pa-
rents éplorés. O presbytères de nos campagnes, saints
et délicieux asiles, combien n'avez-vous pas donné de
prêtres à l'Eglise pour continuer la chaîne dorée de l'a-
postolat! 0 presbytère d'Authie, berceau du moderne
Xavier, je te salue avec respect comme un cénacle
nouveau, comme un foyer de lumières et de vertus
apostoliques.
C'est là que Xavier Danicourt eut le bonheur de gran-
dir sous la direction d'un prêtre, homme d'une rare
distinction d'esprit et de cœur. Le pasteur est bientôt
— 509 —
après appelé à l'administration du collège de Montdidier.
Xavier l'y suit. Touchante et singulière conduite de la
Providence ! Le héros chrétien et son panégyriste d'au-
jourd'hui devaient se rencontrer dans cette école L'un
des plus vifs et des plus purs souvenirs de ma première
jeunesse, presque de mon enfance, est celui de ce
condisciple que je suis appelé aujourd'hui à louer dans
l'assemblée des saints. Je le vois encore, il avait bien
cette chaste beauté du jeune homme vertueux, son
visage était doux et recueilli, son regard profond et
quelque peu rêveur; à la chapelle, il faisait penser à
saint Louis de Gonzague; à l'étude, il était grave, si-
lencieux, appliqué; aux heures du plaisir, aimable, vif,
enjoué, mais cependant retenu. Les plus brillants succès
venaient, chaque année, couronner ses efforts, sans
jamais altérer sa modestie. Il remplissait littéralement
le collège de la bonne odeur de ses vertus, et, longtemps
encore après son départ, son souvenir vivait au milieu
de nous comme le souvenir d'un saint.
Xavier Danicourt est la plus pure gloire de ce beau
collège de Montdidier, qui a popularisé dans cette pro-
vince la science et la vertu, qui a donné à ce diocèse
tant de prêtres savants et dévoués.
Du collège, Xavier passa au séminaire de Saint-
Lazare, à Paris, où le conduisait une vocation chaque
jour de plus en plus certaine. Je ne dirai pas tout ce
qu'ajouta à sa piété déjà si solide l'observation cons-
ciencieuse de la règle, la pratique de l'oraison et l'étude
des sciences ecclésiastiques; mais j'aime à vous le mon-
trer au temps des vacances évangélisant déjà les
pauvres et les petits, prêtre par le zèle avant de l'être
par l'onction, et écoutant avec docilité de la bouche des
anciens du sacerdoce les conseils de leur expérience
dans la conduite des âmes. 0 Dieu! conservez-nous les
illustres écoles de la prêtrise, où se trouve en germe
— 510 —
l'espérance de la moisson, spes in semine, Saint-Lazare
et Saint-Sulpice, double héritage de saint Vincent de
Paul. Tout ne sera pas perdu tant qu'il en sortira des
prêtres dignes de leurs maîtres, et par conséquent dignes
de vous!
A la dernière période de ce que j'appelle sa vie de
préparation, je retrouve Xavier Danicourt à Montdidier,
c'est-à-dire au collège chrétien, non plus comme élève,
mais comme professeur : c'est le perfectionnement de
cette âme faite pour de si grandes choses. Une voix élo-
quente nous a révélé dans Notre-Dame de Paris toutes
les grandeurs de l'éducation chrétienne. Former des
âmes, esprit, cœur, conscience, caractère, les élever à
toute la hauteur de leurs facultés naturelles, et les suré-
lever de toute la hauteur des dons de Dieu ; conserver à
des imaginations vives et à des sens ardents la pureté
de l'innocence, ou leur rendre la pureté du repentir;
préserver de jeunes raisons téméraires de leurs propres
écarts et de la contagion du sophisme, quelle œuvre,
mes Frères, et que le collège où il y a des maîtres qui
la comprennent et l'accomplissent est une immense
bénédiction de Dieu! Ah! ce sont des missionnaires
aussi, ils courent après les âmes pour leur conserver ou
leur rendre Jésus-Christ. Je comprends que parmi eux
naisse le désir des missions lointaines.
Pour l'abbé Danicourt, le collège fut vraiment l'ap-
prentissage d'une mission. Ses travaux ou ses délasse-
ments, sa parole didactique ou familière, tout respire en
lui le conquérant des âmes. A ses élèves il immole ses
goûts, ses affections, sa santé, bien plus, sa vie même,
et je ne dis pas cela par hyperbole, c'est l'exacte réalité.
Voyez : l'hiver a tout glacé dans la nature, les eaux elles-
mêmes se sont durcies sous le pied; la troupe joyeuse
des élèves de Montdidier s'élance sur ce sol improvisé,
d'autant plus séduisant qu'il est habituellement interdit.
— 511 —
Deux téméraires volent plus avant, là où une couche
plus légère cache à peine l'abîme. La glace cric et se
rompt, les deux imprudents sont engloutis et dispa-
raissent sous l'uniformité de la plaine glacée. L'abbé Da-
nicourt a tout vu, mais trop tard pour prévenir le
malheur. Il le réparera si Dieu le permet. Son vêtement
trop ample est immédiatement rejeté. Il rompt la glace
sur une vaste étendue; il plonge, et aux applaudisse-
ments de tous il ramène au rivage les deux chers
étourdis.
Ce fut à cette époque que le généreux sauveteur offrit
sa première messe. Que se passa-t-il entre Jésus-Christ
et son prêtre dans cette heure solennelle? Fut-ce un en-
gagement définitif d'aller, lui aussi, annoncer comme
son maître la miséricorde et la paix aux nations assises
dans les ténèbres de la mort? On peut le croire, car, peu
de temps après, Xavier déclara son intention de partir
pour les missions.
Quel coup pour sa famille, toute chrétienne qu'elle
est! Prêtre, c'était un premier sacrifice, mais c'était un
honneur. Lazariste, c'était plus dur, mais on pouvait
encore le voir et entendre sa parole dans la chaire du
village; mais missionnaire, missionnaire en Chine...
Grand Dieu! demandez-vous donc cela? Non, car vous
avez dit ; Honore ton père et ta mère. Allons donc d'au-
torité retenir notre enfant. Et le père part pour une en-
trevue. Le vieil ouvrier arrive à Montdidier le front
perlé de sueur, les mains tremblantes, les lèvres agitées.
Le fils se présente ému, mais résolu. Xavier, que t'ai-je
fait? que t'a fait ta pauvre mère? C'est Dieu qui t'a donné
à nous. Mon fils, n'abreuve pas notre vieillesse d'amer-
tume. Et Xavier, pâle, immobile, répond imperturbable-
ment ; Mon père, Dieu le veut, je ne puis méconnaître
sa voix. Un prêtre est là entre eux, c'est celui qui a
élevé le jeune homme; il pleure avec le père, mais il
— 312 —
admire la foi du jeune prêtre. Sa voix rappelle au vieux
chrétien les enseignements de l'Evangile, et le vieux
chrétien vaincu tombe sur un siège, le visage entre ses
mains. Il crie d'une voix étouffée par les sanglots : Qu'il
aille donc, puisque Dieu le veut, mais que Dieu nous le
rende au ciel.
Dieu vous l'a rendu, famille chrétienne, Dieu vous l'a
rendu, sacré de l'huile des pontifes ; il vous l'a rendu
couronné de l'auréole des apôtres ; il vous l'a rendu
mort, mais porté en triomphe sur les épaules des popu-
lations. De la modeste tombe de ses ancêtres, il le rend
aujourd'hui à ce temple du Dieu de sa jeunesse, au milieu
du cortège solennel des éyêques, des prêtres, des magis-
trats, exalté ici-bas par les hymnes sacrés de l'Eglise,
écho affaibli des hymnes angéliqucs qui l'ont accueilli
là-haut.
Il était mûr pour les combats de la terre quand il vous
a été demandé; il était mûr pour les palmes du ciel quand
il vous a été rendu. Le tableau de ses travaux aposto-
liques va vous le montrer.
II
On dit, mes Frères, que lorsque le voyageur a une fois
traversé la Ligne, toute la nature revêt un autre aspect
à ses yeux ; le ciel est peuplé d'astres nouveaux, la terre
est couverte de plantes et d'animaux étranges, la mer
recèle dans ses profondeurs d'autres formes de vie.
Cependant le monde physique y diffère encore moins du
nôtre que le monde moral.
Mœurs, langage, lois, sentiments, idées, tout est pro-
fondément empreint d'un autre esprit. Allez dans l'Inde,
dans l'Annam, au Thibet. au Japon, en Chine, si vous
voulez connaître ce que devient le genre humain là où il
n'a pas été abrité par l'attente oulapossessionde la croix.
— 313 —
Philosophfes bizarres, cultes extravagants, superstitions
cruelles et honteuses, licence effroyable, tyrannie sans
pitié, servitude sans pudeur, duplicité de la conscience,
pusillanimité du caractère, endurcissement du cœur,
voilà tout l'extrême-Orient , sauf quelques rares éclairs
de sagesse et de vertu.
C'est là que se rendait à 28 ans Xavier Danicourt, armé
de la croix, en compagnie de quelques jeunes mission-
naires, dont l'un est aujourd'hui l'illustre évêque de
Pékin.
Il fallait apprendre l'Orient. Le jeune missionnaire
pour cela s'arrêta à Macao, ville européenne au bord de
ce monde nouveau. C'est de là qu'une fois aguerri il s'é-
lancera plus avant.
A Macao, Saint-Lazare possède un séminaire. L'ensei-
gnement de la théologie, puis la direction générale y est
confiée au dévoué professeur de Montidier. Ecoutons sur
ce qui s'y passe le témoignage d'un saint. « Si les saintes
« pratiques de l'ancien Saint-Lazare pouvaient se perdre
« en France, écrit le vénérable Perboyre, alors com-
« mensal de ce séminaire, on les retrouverait vivantes au
« fond de la Chine, grâce aux soins de M. Danicourt. »
L'avez-vous enlendu, mes Frères, dans ce monde
étrange, entre ces Européens cupides qui n'ont guère
apporté que les vices de la patrie, et ces Orientaux dé-
gradés qui, à tous les excès de la barbarie, allient toutes
les hontes d'une civilisation décrépite, Saint-Lazare
existe, l'ancien Saint-Lazare, le Saint-Lazare de saint
Vincent de Paul ! La règle y règne, l'amour du très
Saint-Sacrement, l'amour de la sainte Yierge, le silence,
l'étude, l'esprit chrétien, l'esprit ecclésiastique. Ah!
saint directeur de celte sainte maison, les huit années
que vous y avez passées n'ont pas été les moins fécondes
de votre apostolat, et vous l'avez bien dit. : hic opus, hic
labor, là mon œuvre et mon travail.
33
— 514 —
Dieu cependant lui devait d'autres travaux, non pas
plus saints, mais peut-être plus désirés de son cœur.
Jusques-là, professeur ou directeur, le missionnaire
est enfin à l'œuvre. C'est à Ning-Po-Fou, ville impor-
tante du Tché-Kiang, qu'il s'y met. Quelques individus
européens, deux ou trois familles chinoises chrétiennes,
pauvres comme toujours au début de toute chrétienté,
voilà, je nediraipasle troupeau, mais les quelques brebis
dispersées.
Point d'églises,point de ressources, une police inquiète,
une population malveillante. Leconsul d'Espagne, vieux
pays de foi, reçoit le missionnaire. Mais dans ce consulat
il est trop en vue, il sera plus libre de son action chez les
Chinois. La famille Yao brave tout danger et l'accueille.
Conservons ces noms, toute barbare qu'en soit la conson-
nance, ils valent ceux de Corneille, de Syntiché et d'E-
lecta.La sainte messe est célébrée chaque jour dans une
humble chambre, la prédication de l'Evangile est essayée
dans la langue si étrange des mandarins ; la confession
est établie, la sainte communion embrase les âmes, en
un mot toute la divine conquête des cœurs, qui a vaincu
le vieux monde romain, recommence ses merveilles.
Qu'importe que le rotin soit levé et la cangue prête ?
Qu'importe qu'il faille se glisser dans l'ombre, se cacher
dans des retraites étroites, supporter toute fatigue et
toute misère? Jésus-Christ est connu, annoncé, aimé,
servi. Le missionnaire est content et bénit Dieu. Après
quelques années de semblables efforts, une chrétienté
assez considérable était formée à Ning-Po-Fou. Le mis-
sionnaire prêtre avait fait ses preuves, Dieu allait mon-
trer dans son éclat le missionnaire pontife.
Mgr Danicourt a pris soin de caractériser lui-même
cette seconde phase de sa carrière apostolique. Il avait dit
de la première : hic opus hic laèor, ici mon œuvre et mon
travail. Il a dit de celle-ci : Initium tribulationum, com-
— 515 -
mencement des tribulations. Ah ! oui, elle est lourde à
porter partout la charge d'un diocèse. La foi à conserver
et à étendre, les œuvres chrétiennes à soutenir et à déve-
lopper, un peuple à gouverner, des autorités civiles à
ménager, des prêtres à diriger : partout cela est plein
d'embarras et de difficultés. Que n'est-ce donc pas en pays
démission ?...
Un diocèse de cent lieues d'étendue, vingt millions
d'âmes plongées dans le paganisme ou travaillées par le
protestantisme, rongées plusbas encore par une profonde
ignorance et une incommensurable corruption ; un pays
pillé plutôt qu'administré, ravagé tour à tour par les
armes des rebelles ou par celles des Impériaux : voilà ce
que l'épiscopat donna à Mgr Danicourt.
Vous l'avez donc dit, ô saint Evêque ! l'épiscopat est
pour vous le commencement des tribulations, initium
iribulationum.
Je ne vous dirai pas, mes Frères, toutes les luttes
héroïques soutenues par ce vaillant athlète de la foi, les
haines aveugles de la superstition, les sourdes menées
de l'hérésie, les persécutions de la politique. Je ne vous
raconterai pas l'histoire lamentable des maisons chré-
tiennes livrées au pillage, des chapelles renversées, des
fidèles massacrés outraînés dans les prétoires. Jenéglige
ces détails, il le faut bien, le temps nous manquerait, et
puis c'est la vie de tous nos évêques missionnaires; l'a-
postolat de Mgr Danicourt a triomphé de toutes ces
épreuves ; pendant vingt ans, il a été chaque jour multi-
pliant ses succès ou réparant ses pertes avec un indomp-
table courage. Son caractère, fortement trempé, se com-
posait de foi, d'énergie et d'inflexible patience. Il a écrit
ces admirables paroles que la dignité de cette chaire ne
m'empêchera pas de citer dans leur sublime simplicité :
« Nous sommes dans un pays ravagé où l'on ne trouve
« rien ; cette année, nous avons vécu bien maigrement
— 516 —
« d'herbes à vaches et d'une décoction de riz pour bois-
« son... Vivent les privations et la pauvreté ! ... »
Et ailleurs : « Misère sur misère, croix sur croix :Dieu
« soit béni à jamais! Vive la souffrance!...» Il a dit
enfin, au fort de lapersécution et au milieu de désastres
à faire désespérer de tout, ces autres paroles qui sont
comme lapolitique divine du missionnaire : « Il faut,
a mes chers Frères, faire moins attention aux événe-
« ments de ce monde, et pousser toujours nos œuvres
« avec confiance en Dieu, selon nos forces et nos
« moyens. » Ne croit-onpas entendre saint Vincent de
Paul à Saint-Lazare? ne croit-on pas lire une lettre de
saint François-Xavier. Les saints parlent tous le même
langage, un môme esprit les inspire ?
Cette grande âme savait toujours espérer. Dieu et
Marie au ciel ; Rome et la France sur la terre, lui sem-
blaient des appuis à faire triompher de tout. Ce double
objet de son attachement ici-bas était aussi inséparable
pour lui que le double sujet de son culte en haut. Sup-
posé qu'un dissentiment fût possible, il distinguait les
liens, mais il ne voulait en rompre aucun : « Comme
« enfant de saint Vincent, je suis tout pour la Congrégation
« de la Mission; comme vicaire apostolique et évêque,
« je suis tout pour la Sacrée Congrégation de laPropa-
« gande. i> Admirable mot dont il faudrait faire péné-
trer, sinon la lettre, au moins l'esprit au plus profond de
toutes les âmes, prêtres et fidèles. Tout à la France
comme citoyens, tout à Rome comme chrétiens, sans
jamais séparer ce que Dieu a fait pour être uni.
Cet homme de fer, si bien fait pour la résistance et la
cohésion, a-t-il eu, mes Frères, la vertu plus bienfai-
sante de l'expansion ? Oui, à un haut degré, et il Fa
manifestée dans trois œuvres auxquelles il a voué tous
ses efforts, et dont rien n'égalait à ses yeux l'importance
pour la Chine ; l'éducation du clergé, le rachat des
— 517 —
enfants , et l'introduction des Filles de la Charité.
Déjà, àMacao, il avait consacré huit ans, nous avons
dit avec quelle bénédiction, à former des missionnaires
européens et des prêtres chinois. Plus tard, chef de deux
vicariats apostoliques, il établit deux séminaires. Direc-
teur, professeur, économe, tout pontife qu'il est, il
semble négliger les âmes qui l'attendent, et pendant une
année entière, il reste au séminaire pour relever la dis-
cipline, Tordre et l'esprit sacerdotal. A ses yeux, c'est le
premier poste d'un évèque missionnaire ; et, en effet,
qui sauve le sacerdoce sauve le peuple; comme le peuple
n'est définitivement perdu (l'Enfer le sait bien), que quand
le sacerdoce est lui-même perdu.
Après le prêtre, l'enfant, cette seconde ressource des
sociétés gâtées. Je voudrais, mes Frères, je voudrais
pouvoir vous faire entendre les gémissements pathé-
tiques de l'évèque sur l'horrible sort des enfants en
Chine. Rachel gémissant dans Rama sur le sort de ses
enfants égorgés n'a pas d'accents plus douloureux que
ceux de ce père, au cœur cependant si fort, pleurant sur
les enfants que la barbarie chinoise jette au courant
des ileuves, à la voracité des animaux, aux intempéries
de l'air, à la faim, à tous les genres de mort. L'infanti-
cide n'est pas précisément une loi, mais c'est un usage
toléré par prévoyance sociale et politique, il multiplie
ses victimes. La Chine, mes Frères, est cependant gou-
vernée par des sages et des savants qui font de la philo-
sophie et de la statistique.
L'évèque Danicourt sentait son àme bondir; et ce fut
avec enthousiasme, avec des élans de joie et de recon-
naissance qu'il vit arriver d'Europe l'admirable œuvre
de la Sainte-Enfance. Prêtres, catéchistes, baptiseurs,
vierges , tout fut mis au service du rachat des en-
fants. Mgr Danicourt a sauvé des milliers d'enfants de
la mort éternelle, souvent de la mort temporelle ; il
— 318 —
est le Vincent de Paul de la Chine au xixe siècle !
A lui aussi revient l'insigne honneur de l'introduction
des Filles de la Charité dans l'extrême-Orient : Ning-Po,
la grande ville, vit une de ses plus belles maisons s'orner
de cette inscription Temple de la Miséricorde ; et toutes
les douleurs purent entrer. Mes Frères, les conquêtes
des armes sont belles, quand elles sont le triomphe de
la justice et le progrès de la civilisation ; les conquêtes
de la science sont belles, quand elles sont l'avancement
de l'esprit humain et la prospérité des nations ; mais
qu'est-ce qui est comparable à cette armée de vierges
chrétiennes qui marchent à la suite de tous nos guer-
riers, de tous nos explorateurs, de tous nos mission-
naires, pour planter partout derrière eux la tente de la
charité. 0 Empire de la charité! plus vaste et plus
puissant encore que celui de la foi ! 0 France ! si fière
de tes gloires, tu n'es pas encore assez fière de tes
Sœurs de Charité !
Mgr Danicourt crut avoir tout fait pour le triomphe
de la foi dans ses deux diocèses successifs le jour où il
y eut introduit les humbles filles de saint Vincent. Dieu
en jugea-t-il ainsi ? je ne sais, mais l'heure était venue
où il allait rappeler au ciel ce grand serviteur de
l'Eglise.
Mgr Danicourt avait vu le martyre de près, il avait vu
la hache levée sur sa tète, et il n'avait échappé à la mort
que meurtri de coups. Cependant la terre chinoise ne
devait le tuer que par ses fièvres pernicieuses.
Un avis arrive de Rome pour la convocation d'une
réunion d'évêques. Mgr Danicourt s'y rend, et est dé-
signé pour transporter en France les reliques des véné-
rables Clet et Perboyre, puis aller à Rome, déposer aux
pieds du Saint-Père, les intérêts et l'amour des chré-
tientés nouvelles. Il part, il quitte cette terre de Chine
qu'il ne doit plus revoir; le voilà installé en fidèle gar-
— 5i9 —
dien auprès des restes précieux des martyrs. Bientôt le
temps devient affreux : coups de vent, orages, tempêtes,
roulis menaçant, tout Tabime mugissant. Et l'évêque
n'abandonne pas son poste. Il reste là imperturbable,
comme naguère au milieu des déchaînements de l'enfer.
Avance, ô navire ! avance sans crainte du naufrage ; tu
portes mieux que César et sa fortune, tu portes les saints
de Dieu !
Après cent vingt jours de traversée, Mgr Danicourt
était en Angleterre, bientôt après en France, à Paris,
à Saint-Lazare, où il remettait son précieux dépôt.
Tout était consommé.
Vous savez le reste, mes Frères, vous savez l'émotion
de sa famille, la joie de ses amis, l'empressement de
toute cette province pour recevoir l'illustre mission-
naire qui lui fait tant d'honneur. Déjà les arcs de
triomphe se dressent sur les chemins, les fêtes s'orga-
nisent, tout est prêt; c'est demain, c'est aujourd'hui
qu'il arrive, l'humble enfant d'Authie, l'envoyé du ciel,
le Pontife, l'apôtre, le martyr. O Dieu! quels desseins
sont donc les vôtres? Tout à coup le vaillant athlète est
frappé à mort. Le mal était caché ; mais il était ancien,
Dieu en avait suspendu les effets jusqu'à ce que son ser-
viteur eût rempli son message; cela fait il le rendait au
martyre, car c'étaient les combats de la foi qui le tuaient
jusque sur le sol de la patrie, et près du foyer paternel.
La désolation fut extrême, lui seul ne s'affligea pas.
Il accepta la mort comme le passage au ciel, où l'atten-
daient les palmes. Dieu l'arrachait à vos embrasse-
ments, mes Frères, mais c'était pour le recevoir dans
son éternel embrassement.
Et maintenant, mes Frères, gardez, gardez avec une
sainte jalousie ce précieux dépôt que l'Église tout
entière vous envie. Déjà la confiance spontanée des
peuples porte et envoie ici les invocations et les hom-
— 520 —
mages; déjà, dit-on, de mystérieuses émanations échap-
pées de ce sépulcre glorieux ont répandu la paix, la con-
solation, le soulagement.
Ma foi s'en réjouit en secret, elle attend avec confiance
le jour où l'Eglise, seul juge de la sainte'té de ses entants,
autorisera le culte public et solennel.
Écoutons, mes Frères, écoutons cette grande voix qui
sort de la tombe : Defunctus ad hue loquitur. Il nous
prêche l'amour de Notre-Seigneur, la confiance en Marie,
le dévouement sans bornes à l'Eglise; la foi, l'espérance,
la charité, la croix, la mort à nous-mêmes, toutes ces
vertus qu'il a héroïquement pratiquées sur la terre, qui
font sa gloire dans le ciel, et qui assureront aussi notre
éternel bonheur.
Ainsi soit-il.
DOCUMENT
TROUVÉ DANS LE PORTEFEUILLE DE Mgr DAMCOURT
APRÈS SA MORT
J. M. .T.
MEMENTO ET GRATIAS AGE
JJeo creatori tuo, per Jesum Christum,Jilium ejus unicum.
18 mars 1806, S. Gabriel. -Né à Authie-lès-Doullens (Somme).
14 mai 1806, S. Boniface : Raptisé François-Xavier-Timothée.
Au printemps 1818 : Commencé le latin chez M. Vivier (Aulbie).
30 octobre 1819, dimanche : Fait ma première communion (beau-
coup pleuré).
28 décembre 1820, SS. Innocents : Entré au collège de Montdidier.
1822, dans l'église Saint-Pierre (Montdidier) : Confirmé par Mgr de
Chabons.
2 février 1823, Purification : Admis dans la Congrégation de la
Sainte- Vierge.
8 septembre 1828, Nativité : Entré au séminaire de la Mission
(Saint-Lazare).
8 septembre 1829, Nativité : Fait le bon propos (maison des Sœurs
M. Lambolay).
3 avril 1830, Quatre-Tcmps : Reçu les ordres mineurs de Mgr de
VlLLÈLE.
29 juillet 1830, Ste Marthe : (Révolution), quitté Paris, retiré à
Authie.
19 septembre 1830, S. Janvier : Appelé au collège de Montdidier.
27 septembre 1830, Mort de saint Vincent : Fait les vœux chez no
Sœurs (Montdidier).
18 décembre 1830, Expectatio par tus li. M. V. : Reçu le sous-dia-
conat de Mgr de Chabons (Amiens).
31 janvier 1831, S. Pierre Nolasque : Sauvé la vie aux élèves Halle
et Dizengremel.
20 juin 1831, SS. Jean et Paul : Reçu le diaconat de Mgr de Cha-
bons (Amiens).
24 septembre 1831, B. M. l>. Mercede : Reçu la prêtrise de Mgr de
Chabons (Amiens).
25 septembre 1831, S. Firmin : Dit ma première messe à Authie
(M. Debrie).
30 septembre 1833, S. Jérôme : Parti pour la Cbine avec Mgr Mouly,
sur VActéon, capitaine Letorsac.
14 juin 1834, S. Basile : Arrivé à Macao, avec Mgr Mouly.
23 juin 1838, Vig. S. Jean : Conduit à Manille MM. Tchao, Yang,
Tchan. Ko et Lu, pour l'ordination (Hie opus et labor).
7 mai 1842, S. Stanislas : Arrivé à Tchousan (soin des catboliques).
9 avril 1845 : Première visite aux ebrétiens de Ning-Po-Fou
(Famille Yao).
12 mai 1845, SS. Nérée, Achillée : Visité les pagodes de Pou-Tou.
24 juillet 1845, sainte Christine : Allé me fixer à Ning-Po, dans
l'ancienne église.
Août 1845 : Tremblement de terre, vacarme infernal à Ning-Po.
29 novembre 1849, Vig. S. André : Mort de Mgr Lavaissière, porté
son corps à ïebousan.
21 juin 1851, S. Louis de Gonzague : Arrivée des Filles de la Chanté
en Chine sur le Cassini, leur installation à Ning-Po.
7 septembre 1851, Vig. île la Sut. H. M. V. : Sacré évoque par
Mgr Baldus, aidé de NN. SS. Moltly et Daguin (initium omnium
undique tribulationum) .
21 septembre 1852, S. Mathieu : Visité les chrétiens de Kia-Sing
(six mois durant).
3 janvier 1854, Qrt. de S. Jean évangéliste : Fait un voyage à Hong-
Kong, Macao, Manille, partie sur le Cassini, partie sur le Colbcrl
(extrêmement fatigué et rongé de peines).
13 avril 1854, Jeudi-Saint : Revenu à Ning-Po sur le Colbert.
23 juin 1854, Vig. S. Jean-Baptiste : Parti pour le Kiang-Sy, tombé
malade à Hang-Tcheou.
7 septembre, Vig. de la Nativité : Revenu de Kiu-Tcheou à Ning-
Po, pour me rétablir.
2 mars 1855, S. Simpliee : Reparti pour le Kiang-Sy.
19 mars 1855, S. Joseph : Arrivé à Yu-Clian, dans la famille Ou.
28 mars 1855, S. Xiste III : Arrivé à Kiou-Tou.
— 523 —
23 septembre 1830, S. Lin : Parti de Kiou-Tou, passé par Fou
Tcheou, Hong-Kong, Cbang-Haï. arrivé à Ning-Po (malade et
plein d'amertume).
1er juin 1857, S. Eleuthère : Reparti de Ning-Po pour le Kiang-Sy
(troisième fois).
2 juillet .1837, Visitation : Arrivé à Kiou-Tou.
3 juin 18o8, Corpus Christi : Pris et maltraité par les impérialistes.
27 avril 1859, S. Anastasè : Parti de Kiou-Tou avec M. Tcbi'ng,
Xavier et Justin, pour Cbang-Haï, malade de la fièvre.
19 mai 1859, S. P. Célestin : Arrivé à Chang-Haï.
31 août, S. Raymond : Embarqué à Cbang-Haï sur le Neville, capi-
taine Kerr, allant à Londres, dans la compagnie des restes pré-
cieux du vénérable Perboyre.
François-Xavier-Timothée DANICOURT,
De la Congrégation de la Mission, évéque d'Antiphelles,
vicaire apostolique du Kyang-Sy.
1er janvier 1860, Circoncision : Arrivé à Londres.
6 janvier 1860, Epiphanie : Arrivé à Paris.
2 février 1860, Purification : Mort à Paris, dans la maison-mur des
Prêtres de la Mission.
3 février 1860, S. Ansckaire : Inhumé au cimetière Montparnasse,
par M. Etienne, supérieur général des Prêtres de la Mission.
13 février 1860, S. Canut: Transporté de Paris à Autbie (MM. Ca-
pella et Damcolrt).
16 février 1860, S. Honeste : Inhumé au cimetière d'Authie par
Mgr Boudinet, évéque d'Amiens.
Ier octobre 1861, S. Rémi: Déposé dans le sanctuaire de l'église
d'Authie par Mgr Mouly, évéque de Pékin.
Cb. Damcouet,
Aumônier de l'hospice général, à Amiens,
TABLE DES MATIÈRES
Déclaration de l'auteur TV
Préface. V
Dédicace a Mgr Jacquenet, évèque d'Amiens IX
Lettre de Mgr Jacque.net XI
Lettre de M. Fiat XV
LIVRE PREMIER
De la naissance de Hfigi* Danicourt jusqu'à son
départ pour les Missions de Chine
CHAPITRE PREMIER
Le village d'Autbie. — « 18 mars 1806, saint Gabriel : né à
Authie-les-Doullens (Somme). — 14 mai 1806, saint Boniface
baptisé François-Xacier-Timothce. » — Famille Danicourt.
Première éducation de Xavier. — Son innocence. — Sa
piété filiale 1
CHAPITRE II
« Au printemps 1818, commencé le latin chez M. Vicier (Authie).
— 30 octobre 1819, dimanche : fait ma première communion
(pleuré beaucoup) » 14
CHAPITRE III
« Le 28 décembre 1820, saints Innocents: entré au collège deMont-
didier. » — Le collège de Montdidier; Xavier y entre le
jour des saints Innocents. — Fruits d'une première retraite.
— 526 —
— Sa conduite, son application, ses aptitudes. — Tout pour
la gloire de Dieu. — Son amour pour la sainte Eucharistie,
ses communions, ses confessions. — Sa dévotion envers la
sainte Vierge 20
CHAPITRE IV
« En 1822: confirmé dans l'église de Saint-Pierre de Montdidwr
par Mgr de Chabons. — Le 2 février l!S2.'s. fête de la Purifi-
cation : admis dans la Congrégation de la Sainte-Vierge. » —
Son inlluence sur ses condisciples. — Sa charité pour les
prisonniers. — Prix de sagesse 30
CHAPITRE V
Xavier pendant les vacances. La vie des vacances est l'épreuve
de la vertu des jeunes gens : qu'était celle de Xavier? —
Ses devoirs de piélé. — Son apostolat auprès des familiers
de la maison de son père. — Xavier à l'église. — Il seconde
son curé dans l'exercice de son ministère. — Ses pèleri-
nages à Albert. — Sa sollicitude, son zèle pour son frère
Pierre et sa sœur Sidonie. — Sa compassion pour les
malheureux : un trait charmant de sa charité 30
CHAPITRE VI
Choix décisif de sa vocation. — Son année de philosophie.
— Ses dernières vacances ; un premier sacrifice consommé.
Son départ pour la maison de Saint-Lazare 13
CHAPITRE VII
« Le 8 septembre 1 828, Nativité: entre au séminaire de la Mission,
à Saint-Lazare. » — Ce qu'est le noviciat. — Ce qu'était la
maison de Saint-Lazare à cette époque. — Comment l'abbé
Danicourt y pratique les trois grands vœux et s'applique
à l'étude de la théologie, de l'Écriture sainte et de la vie
de saint Vincent. — 11 se lie à M. Etienne. — Combien il
aimait cette maison î-7
CHAPITRE VIII
Le S septembre 1820, Nativité: fait le bon propos (maison des
Sœurs) M. Lambolay. » — La tonsure. — Les ordres mi-
— 527 —
neurs. — « Le 3 avril IS30, Quatre-Temps : reçu les Ordres
mineurs de Mgr de Villèle. » — Le 24 avril 1830, M. l'abbé
Danicourt est un des beureux témoins de la translation des
reliques de saint Vincent de Paul. — « Le 29 juillet 1830,
sainte Marthe : (Révolution) , quitté Paris, retiré à Authie. » —
11 continue son noviciat dans sa famille. — Témoignage de
M. Debiïe S3
CHAPITRE IX
« Le 19 septembre 1830, saint Janvier: appelé au colley,' de Mont-
didier. — ■ Le 27 septembre 1830, mort de saint Vinrent : fait
les vœux chez nos Sœurs, à Montdidier. » — Lettre élogieuse
de M. Salhorgne, supérieur général, à M. Danicourt. —
« 18 décembre 1830, Expeclatio partus F». M. V., Attente du
divin enfantement : reçu le sous-diaconat [Mgr de Chabons). »
— M. Danicourt est désigné pour la chaire de qualrième au
collège de Montdidier : ce qu'il est comme professeur ; com-
ment il comprend l'éducation; son exactitude; son ascen-
dant sur les élèves. — Trait héroïque de sa charité : « 3\ jan-
vier, saint Pierre Nolasque : sauve' la oie aux élèves Halte et
Dizengremel. » 39
CHAPITRE X
« Le 26 juin 1831. saint Jean et saint Paul : reçu le diaconat
de Mgr de Chabons (Amiens). — 24 septembre 1831, Notre-
Dame de la Merci, reçu la prêtrise de Mgr de Chabons. —
— 25 septembre 1831, fête de saint Firmin, martyr, premier
évêque d'Amiens: dit ma première messe à Authie, M. Debrie. »
— M. Danicourt retourne à Montdidier. — Encore sa dévo-
tion envers la sainte Eucharistie. — Sollicitude pour sa
sœur Sidonie ; ses alarmes à la pensée des dangers auxquels
sa jeunesse est exposée ; lettres à sa mère et à sa sœur à
ce sujet G7
CHAPITRE XI
Les préliminaires de la séparation. — André Danicourt à
Montdidier : le sacrifice est consommé ! — Lettre admirable
de M. Danicourt à ses parents. — Il est désigné pour les
missions de Chine. — Lettre d'avis de M. Etienne. — Letlre
de M. Danicourt à M. Debrie, curé d'Authie. — Dernière
visite à Authie, derniers adieux à sa famille. — Les adieux
— 528 —
dans la Communauté de Saint-Lazare. — Décret de la
Congrégation de la Propagande 70
LIVRE DEUXIÈME
Du départ de Mgr Danicourt pour la Chine
jusqu'à sa promotion à l'épïscopat
CHAPITRE PREMIER
« Le 30 septembre 1833, Saint Jérôme : parti pour la Chine
avec M. Mouly, sur TActéon, capitaine Letorsac. — 14 juil-
let 1834, Saint Basile : arrivé à Macao avec M. Mouly. » 95
CHAPITRE II
SÉJOUR DE M. DANICOURT A MACAO (1834-1842)
Macao centre religieux : pourquoi? — Le personnel du
séminaire de Macao. — Vie et rôle de M. Danicourt dans
cette maison. — Résultats et consolations : paroles du
Vénérable Perboyre. — Appréciations de M. Danicourt
sur la Chine : châtiments visibles de la divine Providence;
situation des missionnaires; tristesses et espérances
résumées, dans ses lettres à M. Debrie et à la Révérende
sœur Boulet, supérieure générale des Filles de la Charité.
— Estime et vénération de M. Danicourt pour ces dernières.
— M. Danicourt est un des premiers apôtres de l'imma-
culée-Conception en Chine lin
CHAPITRE III
SÉJOUR A MACAO (Suite)
M. Danicourt est chargé de conduire de Macao à Manille
cinq de ses élèves pour être ordonnés prêtres : « Le
23 juin 1838, Vigile de Saint Jean-Baptiste : conduit à
Manille MM. Tchao, Yang, Tchan, Ko et Lu pour l'ordina-
tion : (bic opus et labor). » — Retour à Macao le 27 août. —
.Nouvelles consolations, nouvelles espérances données par
les séminaristes de Macao, consignées dans une lettre à
M. Lego, assistant, et dans une autre à M. Debrie, curé
d'Authie... 134
529
CHAPITRE IV
séjour a macao (Fin)
M. DANICOURT ET SA FAMILLE
Son frère Charles à Montdidier: lettres adressées à ce dernier.
Dernière lettre adressée à son père et à sa mère. — Leur
mort : lettre? écrites à ce sujet. — M. Danicourt va quitter
le professorat pour les missions proprement dites : il est
dans la vigueur et la plénitude de ses talents, et son
âme est mûre pour les travaux apostoliques 144
CHAPITRE V
APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS l'aRCHIPEL DE TCHEOUSAN
(DU 7 MAI 1842 AU 18 JUILLET 1840)
ARTICLE PREMIER
La Chine et le gouvernement anglais. — Causes de la
guerre de l'opium. — Traité de Nankin. — M. de Lagrenée :
traité en faveur des Missions. — Occupation de Tcheou-
san. — Traité de Wam-poa. — Action de Dieu visible dans
tous ces événements. — Un mot sur les cinq ordres reli-
gieux qui propagent la religion catholique dans cette
région 160
« Le 7 mai 1842, Saint Stanislas : arrivé à Tcheousan, soin
des catholiques. » — Ce qu'était Tcheousan au point de
vue moral et religieux. — M. Danicourt en est nommé
provicaire : ses pouvoirs. Consécration de l'archipel
à la sainte Vierge. — Première église ou chapelle à Tcheou-
san : conversion d'un bonze. — Témoignage rendu par
M. Faivre à M. Danicourt. — Ministère de M. Danicourt
auprès des soldats irlandais. — Archiconfrérie. — Dévotion
à Marie indispensable aux missionnaires. — Une hardiesse
apostolique : visite dans une pagode. — Correspondance
de M. Danicourt avec M. le supérieur général des Lazaristes ;
il fait appel auprès de lui pour l'envoi en Chine de mission-
naires et de sœurs de Charité 7 J 2
— ri3U
Apostolat de M. Danicourt dans l'archipel de Tcheousan [fin).
a Le 9 avril : première visite aux chrétiens de Ning-Po (famille
Y au). — Le 12 mai 1845, Saints Nérée et AchilUe : visité les
pagodes de Pou-Ton. » — Juin 1845, seconde visite (en
costume ecclésiastique) à INing-Po-Fou et découverte de
l'ancienne chapelle catholique. — Elle est recouvrée en
octohre de la même année. — Troisième visite de M. Dani-
court à Ning-Po-Fou (1840) : acquisitions de terrains. —
Consolations goûtées dans la mission de Tcheousan expri-
mées à M. Etienne. — Influence morale de M. Danicourt
auprès des mandarins. — Son dévoûment dans la peste
de Ting-Haë (184(3) lui attire l'estime et l'admiration de
l'armée anglaise 1 8c
CHAPITRE VI
APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS LE TCHÉ-KIANG I SÉJOUR A NING-PO-FOU,
DU 24 JUILLET 1846 AU 7 SEPTEMBRE 1851
Aperçu de la province du Tché-Kiang. — « Le 24 juillet 1846
Sainte Christine : je suis allé me fixer à Ning-Po. — Le
10 août, vacarme infernal à Ning-Po. » Correspondance de
M. Danicourt avec sa famille pendant Tannée 1846; ren-
seignements divers sur sa mission 196
CHAPITRE VII
APOSTOLAT DE M. DANICOURT DANS LE TCHÉ-KIANG : SEJOUR A NING-PO-FOU
DU 24 JUILLET 1846 AU 7 SEPTEMBRE 1851 [SuiU1)
ARTICLE PREMIER
Œuvres et établissements divers fondés par M. Danicourt
dans le Tché-Kiang, principalement à Mng-Po-Fou. — Par
quels moyens est-il secondé? 212
ARTICLE II
Orphelinats -hospices établis à >.Ting-Po-Fou et à Tchen-Haï
par M. Danicourt 230
531
ARTICLE III
Le 29 novembre 1849, Vigile de saint André : mort de
Mgr Lavaissière, porté son corps à Tcheousan. » Quelques
mots sur ce vénérable prélat. — Correspondance de M. Da-
nicourt avec sa famille : appel pour l'envoi de missionnaires ;
détails sur sa mission 238
LIVRE TROISIEME
Depuis la promotion de Mgr Danicourt
à l'épiscopat j usqu'à son retour en France (18oi - 1859)
CHAPITRE PREMIER
M. Danicourt est proposé pour l'épiscopat par M. Etienne.
— Décret d'élection. — Bref qui lui est adressé à l'occa-
sion de sa promotion; ses pouvoirs de vicaire apostolique.
— Sa réponse. — Son sacre. — « Sept septembre 1851,
Vigile de la Nativité de la sainte Vierge : sacré évêque pur
Mgr Baldus, aidé de WN. SS. Mouly et Daguin (Initium om-
nium undique tribulationum). » — Ses armes. — Réunion
des évèques à Ning-Po-Fou 2i5
CHAPITRE II (1851-1832)
SÉJOUR A NING-PO FOU [Suite)
Sa promotion à l'épiscopat est pour Mgr Danicourt un motif
de travailler avec plus d'ardeur au salut des fidèles confiés
à sa sollicitude. — 11 consacre son vicariat apostolique à
Marie Immaculée. — Notre-Dame des Victoires à Ning-Po.
— M. de Monlignv, ambassadeur et Mgr Danicourt. —
Séjour de M. Poussouà Ning-Po. — Travaux, établissements
de Mgr Danicourt dans cette ville : il y installe les sœurs
de Cbarité et la Procure. — Temple de la Charité et de la
Miséricorde à Ning-Po. — Témoignage rendu à Mgr Dani-
court. — Calamités qui fondent sui le Tehé-Kiang et les
provinces environnantes 253
CHAPITRE III
MGR DANICOURT ET L'ŒUVRE DE LA SAINTE-ENFANCE (DE I80I A 1 854)
séjour a MNG-po-Fou (Suite)
Les Lazaristes et les sœurs de Charité au xixe siècle. — Rap-
port de Mgr Danicourt à M. le directeur de la Sainte -En-
— 532 —
fance : excursion dans le pays des mûriers (1852). « Le
21 septembre 1852, Saint Mathieu : visité les chrétientés de
KiaSing, six mois durant. » Rapport à M. Molinier (18.'i3) :
six mois de tournées apostoliques. — AMgrParisis, évêque
d'Arras (1833) : détails intéressants sur sa mission. — A
M. le directeur de l'Œuvre de la Sainte-Enfance, sur les
moyens qu'il emploie pour sauver les enfanls : écoles de
Médecine et de Pharmacie. — A M. le président de l'Œuvre :
nombre des enfants baptisés (4854). — « Le ^janvier 1854,
octave de saint Jean l'Evangéliste: fait un voyage a Hong-
Kong, Macao, Manille, partie sur le Gassini, partie sur le
Colbert, extrêmement fatigué et rongé de peines. » 267
CHAPITRE IV (1854)
SÉJOUR A NT.NG-PO-FOU (Fin)
Etat du vicariat apostolique de Mgr Danicourt en 1854, à
l'époque de sa translation au Kiang-Sy. — Quelques ré-
flexions 283
CHAPITRE V
Le disciple n'est pas plus que le Maître. — Est-il étonnant
qu'un missionnaire rencontre des difficultés au milieu des
infidèles? — Surprise que cause à Mgr Danicourt la nou-
velle de son changement de destination. — Il est justifié
par son conseil. — Divers personnages, entre autres l'am-
bassadeur de France, réclament en sa faveur auprès du
Saint-Siège. — Il se justifie lui-même. — 11 est vengé par
Rome 293
CHAPITRE VI
SÉJOUR DE MGR DANICOURT AU KIANG-SY (1854-1855)
Mgr Danicourt éprouve encore une grande peine avant de
quitter Ning-Po et la province du Tché-Kiang. — a Le
23 juin 1834, vigile de saint Jean-Baptiste : parti pour le
Kiang-Sy, tombé malade à Hang-Tchéou. — Le 7 septem-
bre 1854, vigile de la Nativité : revenu île Kiu-Tchéou a
Ning-Po pour me rétablir. » — Il reçoit des lettres encoura-
geantes de Rome et de Paris. — « Le 2 mars 1835, saint
— 333 —
Simplice: repartipour le Kiang-Sy. - Le 19 mars 1855, saint
Joseph : arrivé à Yu-Chan dans la famille Ou. — Le
28 mars 1855, saint Xistc III : arrivé à Kiou-Tou. j — Etat
du Kiang-Sy, son nouveau vicariat : ses occupations. —
Lettres à son beau-frère, à son frère, M. Charles Dani-
court, à Mgr de Salinis, évèque d'Amiens. — Mgr Danicourt
demande des missionnaires à Rome : réponse du cardinal
Antonelli 310
CHAPITRE VII
MGR DANICOURT ET LA SAINTE-ENFANCE AU KIANG-SY (1856)
But que se propose Mgr Danicourt dans tout ce qu'il fait
ou écrit relativement à la Sainte-Enfance. — Rapport
adressé à Mgr Parisis, évèque d'Arras, sur Yinfanticide et
l'exposition des enfants en Chine : causes d'infanticide ;
nombre d'enfants exposés au Kiang-Sy; moyens d'expo-
sition. — Appel aux catholiques de l'Europe en faveur
de l'œuvre. — Prêtres de la Sainte-Enfance (rapport
adressé à M. Jammes). — Appel des sœurs de charité au
Kiang-Sy pour la même œuvre 328
CHAPITRE VIII
Zèle que déploie Mgr Danicourt au Kiang-Sy pour com-
battre l'erreur et démasquer les sectes hypocrites (1856). . 347
CHAPITRE IX
SITUATION DE MGR DANICOURT ET DE SA MISSION EN 1856 ET 1857
Etat physique de Mgr Danicourt : maladies, dangers courus
dans ses voyages. — « Le 23 septembre 1856, saint Lin :
parti de Kiou-Tou, passé par Fou-Tcheou, Hong-Kong, Shang-
Eai, arrivé à Ning-Po (malade et plein d'amertume). » —
Son état moral : dévotions et pratiques de piété. — Situa-
tion politique, financière et moi^ale de la province du
Kiang-Sy depuis l'arrivée des rebelles. — Situation reli-
gieuse de son vicariat: nombre des enfants recueillis;
séminaire, hospice; mort de plusieurs missionnaires. —
Comment fonctionne, et par son action et par celle de
ses missionnaires, l'œuvre de la Sainte-Enfance. — « Le
\eT juin 1857, saint Eleuthêre : reparti de Xing-Po pour le
- 534 -
Kiang-Sy (troisième fois). — Le '2 juillet 1857, Visitation:
arrivé à Kiou-Tou. » 356
CHAPITRE X
PERSÉCUTION ET MARTYRE (DE JUILLET 1857 A JUILLET 1858)
Arrivée de Mgr Danicourt à Kiou-Tou racontée par un
témoin oculaire. — Bonté et soins du prélat pour ses con-
frères. — Comment il prêche la confiance en Dieu et la
patience aux approches de la tribulation. — Il déjoue
habilement le général des insurgés et fait ainsi épargner
ses établissements et les siens. — Mais la persécution vient
des impérialistes. — « Le 3 juin 1858, Corpus Cbristi : pris
et maltraité par les impérialistes. » — Mgr Danicourt con-
fesse la foi, subit le martyre. — Coïncidence frappante,
rapprochement, réflexions 380
CHAPITRE XI
FIN DE LA MISSION DE MGR DANICOURT EN CHINE (1838-18o9)
Lettre de M. Etienne à M?r Danicourt. — Lettre de Rome.
— Triste état de la province du Kiang-Sy. — Mgr Da-
nicourt est désigné par la Sacrée Propagande pour accom-
pagner en France les restes du vénérable Perboyre. — « Le
•2~ avril 1859, saint Anastase : parti de Kiou-Tou avec
MM. Tching, Xavier et Justin, pour Shang-Haï, malade de
la fièvre. — Lr lu mai 1859, saint Pierre Célestin : arrivé a
Shang-Hai. » — Ses adieux à sa cbère mission : témoi-
gnages qu'il reçoit. — Mgr Mouly, évêque de Pékin. — « Le
31 août 1859. saint Raymond : embarqué à Shang-Hai sur
le Neville, capitaine Kerr, allant à Londres,dans la compagnie
des restes précieux du vénérable Perboyre. » 396
LIVRE QUATRIÈME
Retour de ^figr Danicourt en France. — Séjour à
Paris. — Sa HBort. — Ses diverses funérailles. —
Dévotions spéciales et vertus émïnentes du saint
missionnaire.
CHAPITRE PREMIER
Traversée de Shang-Haï à Douvres. — Arrivée à Londres. —
Arrivée à Paris. — Séjour dans la capitale St09
— 535 —
CHAPITRE II
Maladie et mort de Mgr Danicourt. — Son inhumation au
cimetière du Montparnasse 427
CHAPITRE III
Deuil général à la nouvelle de la mort de Mgr Danicourt. —
Translation de sa dépouille mortelle à Authie. — Son
inhumation dans le cimetière de cette paroisse par Mgr Bou-
dinet, évêque d'Amiens, le 16 février 1860 442
CHAPITRE IV
Translation des restes de Mgr Danicourt dans le sanctuaire
de l'église d'Authie. — Cérémonie des funérailles présidée
par M. Mouly, évêque de Pékin et M. Etienne, supérieur
général des Lazaristes. — Oraisons funèbres prononcées
par Mgr Duquesnay et Mgr Mouly. — Monument érigé à
Mgr Danicourt V66
CHAPITRE V
Dévotions spéciales et vertus éminentes qui ont rempli la
vie intime et la vie extérieure de Mgr Danicourt 475
APPRÉCIATION ÉLOGIEUSE DE LA COUR DE ROME OU NOTICE BIOGRA-
PHIQUE EXTRAITE DES ARCHIVES DE LA SACRÉE PROPAGANDE, SUR
MGR DANICOURT 493
ORAISON FUNÈBRE DE MGR DANICOURT PRONONCÉE PAR M. L'ABBE
DUQUESNAY, CURÉ DE SAINT-LAURENT A PARIS, MORT ARCHEVÊQUE
DE CAMBRAI 503
DOCUMENT TROUVÉ DANS LE PORTEFEUILLE DE MGR DANICOURT APRÈS
SA MORT 321
Table des matières 525
Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cusselie, 17,
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