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Full text of "Vie de Mgr de Laval, premier éveque de Québec et apôtre du Canada, 1622-1708"

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VIE 


DE 


M^'  DE  LAVAL 

PREMIER  ÉVÊQUE  PB  QUÉBEC  ET  APQTRE  DU  CANADA 


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PAR 


L'ABÏÉ  AUGUSTE  GOSSELIN 

Curé  de  Saint-Fékéol 

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JPocteur  ès-lettres  de  VUniversUé-ÏAiical^ 


**  Utinàm  omnibus  omnia  âani,  ot 
onfl(?R  Chridto  lucrifaclain  l  " 

Paroles  de  Mgr  de  LavaU 


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TOME    PRRMIBR 


QUEBEC 

IMPRIMERIE  DE  L.-J.  DEMERS  &  FRÈRE 

JBditeurs-proprietaires  de  L'Evéïement, 

30,  RUE  DE  LA   FABRIQUE,  30 
1890 


*      -    '  **  -^ 


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VIE 


DE 


M"''  DE  LAVAL 


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DE 


M"  DE  LAVAL 


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PREMIKR  KVEQUE  DE  QUEBEC  ET  APOTRE  DU  CANADA 

PAR 

L'ABBÉ  AUGUSTE  GOSSELIN, 

CURK  DE  SAINT-FÉRBOL 

Dœteur  ès-lettre^  de  VUniversité-Lnval 

"  UtinÀm  omnibus  omnia  âam,  ot 
oninc8  Christo  lucrifaciam  !  * 

Paroles  de  Mgr  de  Laval. 


TOME   PBEMIER 


QUEBEC 

IMPRIMERIE  DE  L.-J.  DEMERS  &  FRÈRE 

EdUeurë'propriétaires  de  L'Evénement, 

30,  RUE  DE  LA  FABRIQUE,  30 


1890 

1.7 


/ 


THB  NEW  YORK 

PUBLIC  LîPHARY 

51C9G5« 

ASTOB,  LENOX  \Sl) 
TlLftlIN  FOUNOATIONU 

tt         1949         L 


Enregistré  conformément  à  l'acte  du  Parlement  du  Canada,  en  l'année  mil 
huit  cent  quatre-vingt-dix,  par  M.  l'abbé  Auguste  H.  Gosselin,  au  bureau 
du  ministre  de  l'Agriculture,  à  Ottawa. 


\ 


A.  SON  ÉMIISTENOE 

LE  CARDINAL  ELZÉAR- ALEX  ANDRE  TASCHEREAU 

CARDINAL   PRÊTRE   DE  LA   SAINTE  ÉGLISE  ROMAINE 

DU  TITRE  DE  SAINTE-MARIE  DE  LA  VICTOIRE 

ARCHEVÊQUE  DE  QUÉBEC 


Eminentisaime  et  Révérendiasivie  Seigneur, 

Permettez-Tooi  de  déposer  aux  pieds  de  Votre  Êminence 
mon  humble  travail.  Votre  Eminence  a  accueilli  avec 
boTUé  Vidée  que  f  ai  eue  d'écrire  une  vie  —  aussi  complète 
que  possible — du  glorieux  fondateur  de  notre  Eglise; 
Elle  a  bien  voulu  encourager  mes  modestes  efforts  et  suin- 
ter esser  à  cette  publication  :  Vhommage  lui  en  revient  à 
tous  les  titres, 

"  La  réputation  de  Mgr  de  Laval,  disait  un  jour  Votre 
Eminence,  est  sortie  brillante  et  pure  des  nuages  que  quel- 
ques-uns de  ses  contemporains  ont  essayé  de  faire  planer 


yi  LETTRE  DE  l'AUTEUB 


euT  elle.'*  Comme  tovs  les  nuages,  ceux-là  se  dissiperont 
de  plus  en  plus  à  mesure  qu'apparaîtra  aux  yeux  de  tous 
Viciât  de  cette  belle  vie,  de  cette  éminente  et  héroïque  sainteté, 
qui  resplendit  sur  le  berceau  de  l'Eglise  du  Canada, 

Heureuse  notre  Eglise^  d'avoir  eu  pour  fondateur  un  si 
gYomd  et  si  saint  évêque  !  Ajoutons  :  mille  fois  Jieureuse, 
cette  Eglise,  d^avoi/r  eu,  pour  présider  à  ses  destinées,  une 
série  ininterrompue  de  pontifes,  qui  se  sont  transmis  d'une 
Toanière  vraiment  ad/mirable  Vhéritage  de  ses  ve  tus  !  Dans 
cette  longue  suite  de  pontifes,  aucune  ombre,  axu  j,ne  défail- 
lance, ma/is  toujours  le  rayon  lumineux  de  sainteté  qui 
s'échappe  de  la  personne  de  Mgr  de  Laval,  et  continue  à 
projeter  son  éclat  sur  le  peuple  canadien  ! 

Quinzième  successeur  de  Mgr  de  Laval  sur  le  siège  épia- 
copal  de  Québec,  Votre  Eminence  ne  s'est  pas  contentée  de 
recueiZln/i*  et  de  conserver  pieusement  l'héritage  de  ses  vertus, 
elle  Va  embelU  de  la  gloire  de  la  pourpre  romaine,  qu'Elle 
a  mérité  de  recevoir  de  N,  S.  Père  le  Pape  L  <on  XIII. 
Que  le  pieux  prélat  doit  être  heureux  de  contempler,  dit, 
haut  du  ciel,  cette  Eglise  qu'il  aimait  tant,  rattacliée  pdr 
de  nouveaux  liens  à  la  chaire  de  Pierre,  à  laquelle  il 
était  si  dévoué  ! 


A  S.  ÉM.  LE  GABD.  TASCHEREAU  W 


Puisse  ce  modeste  livre,  qui  m\i  coûté  tant  de  lahewni, 
contribuer  à  faire  connaîire,  aimer  et  (jlorifier  Mf/r  dt 
Laval!   C'est  V unique  but  que  je  lae   suis  proposé  «» 

récrivant.     Puisse  cette   Vie  de  Myr  de  Laval  tnériierUk 
haute  approbation  de  Votre  Eminence. 

J'ai  Vhoyinear  d'être, 
Eminentissiiae  et  Révère ndissime  tieiyneur. 
Votre  fils  rcf*]iectnenx  et  soumis, 

A.-H.  GOSSELIX,  rxRE, 

Cure  de  S(t^nf'Fe^ 
Saint-Fëréol,  1er  décembre  1889. 


LETTRE  DE  SON  ËHINENCE 
LB  OARDINAIi  B.  A.   TASOHBRBAU 

ARCHEVÊQUE  DE  QCÉBEC 


,  Québec,  8  décembre  1889. 

A  M.  l'abbé  Auguste  Gosselin, 

Oiiré  de  SahU'Fét^ol. 

MoNSiEuu  LE  Curé:, 

"Vous  ayant  encouragé  à  entreprendre  l'histoire  de  la  vie 
de  Monseigneur  de  I-aval,  premier  évêque  du  Canada,  je  suis 
heureux  d'apprendre  que  vous  aller  bientôt  commencer  à  la 
faire  imprimer.  Le  soin  avec  lequel  vous  avez  consulté  les 
livres  et  les  manuscrits  qu'il  vous  a  été  possible  de  trouver, 
ainsi  que  les  personnes  bien  versées  dans  notre  histoire,  me 
donne  lieu  de  croire  que  votre  ouvrage  fera  autorité. 

n  me  semble  que  le  Saint-Esprit,  dans  le  livre  de  TEcclé- 
.siastique,  a  voulu  faire  Téloge  de  Mgr  de  Laval,  quand  il  a 
^t  :  "  Louons  les  hommes  pleins  de  gloire,  qui  sont  nos  pères. 


LETTRE  DE  SON  ÉMINENGE 


"  Dès  le  commencement,  le  Seigneur  a  signalé  dans  eux  sa 
"  gloire  et  sa  puissance.  Ils  ont  dominé  dans  leurs  étaUs  ; 
"  ils  ont  été  grands  en  vertu  et  ornés  de  prudence.  Les 
"  peuples  ont  reçu  de  leur  sagesse  des  paroles  toutes  saintes. 
•*  Ils  ont  été  riches  en  vertus  ;  ils  ont  gouverné  leur  maisou 
"  avec  sagesse.  Leur  gloii*e  passera  d'âge  en  âge.  Leurs 
"  corps  ont  été  ensevelis  en  paix,  et  leur  nom  vivra  dans 

"  tous  les  siècles.  " 

L'abondance  de  la  moisson  prouve  Tliabileté  du  cultivateur, 
encore  plus  que  la  fertilité  du  cliamp.  Quand  on  considère 
l'immensité  du  territoire  confié  au  zèle  apostolique  de  Mgr 
de  Laval,  la  pauvreté  de  ses  ressources,  le  nombre  si  petit 
de  ses  missionnaires,  les  obstacles  que  le  démon  suscite  contre 
toutes  les  bonnes  œuvres,  on  ne  peut  qu'admirer  sou  courage 
et  son  habileté,  puis  rendre  grâce  et  gloire  â  Dieu,  (jui  à 
donné  une  telle  bénédiction  à  son  travail.  Cette  bénédiction 
a  été  la  récompense  de  sa  piété,  de  son  désintéressement,  de 
sa  mortification. 

La  fondation  d'un  séminaire  2)0ur  recruter  son  clergé, 
ainsi  que  l'établissement  d'écoles  des  arts  et  métiers  et 
d'écoles  élémentaires,  prouvent  sa  confiance  dans  la  Provi- 
dence, et  son  zèle  pour  l'éducation  de  ses  diocésains. 


LB  CARDINAL  TASCHEBEAU  XI 


La  belle  discipline  ecclésiastique  et  paroissiale  de  nos 
jours  remonte  jusqu'à  son  temps,  car  c'est  lui  qui  en  a  posé 
les  fondements.  Voilà  pourquoi  "l'Eglise  de  Québec,  si  petite 
"  et  si  humble,  si  faible  dans  ses  commencements,  charg('e 
**  néanmoins  de  porter  la  parole  divine  et  la  bonne  nouvelle 
"  dans  un  territoire  plus  vaste  que  l'Europe  entière,  cette 
"  Eglise  n'a  point  faibli  à  sa  mission  ;  elle  n'a  pas  succombé 
**  sous  le  fardeau  ;  et  aujourd'hui  elle  compte  avec  orgueil 
"  les  provinces,  les  diocèses  et  les  vicariats  apostoliques 
"dont  elle  est  la  mère  féconde."  —  (Mandement  du  8 
septembre  1874.) 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  remercier  d'avoir  entrepris 
et  conduit  à  bonne  fin  ce  travail  si  important  pour  l'histoire 
ecclésiastique  de  notre  pays,  et  à  vous  en  souhaiter  la  récom- 
pense. 

Veuillez  agréer, 

Monsieur  le  Curé, 

l'assurance  de  mon  dévouement. 

E..A.  Card.  TASCHEREAU, 

Archevecpie  de  Québec. 


LETTRB  DE  Mgr  BËQIN 

ÉvâQUE   DB  CHICOUTIMI 


Chicoutimi,  25  décembre  1889. 

A  M.  Tabbé  Auguste  Gosselin, 

Curé  de  Saiot-Féréol, 
Docteur  h'iettns  de  P  Université  Lavai. 

Bien  cher  ami, 

Vous  venez  de  mettre  la  dernière  main  à  votre  Vie  de  Mgr  de 
Laval  :  je  vous  en  félicite  de  tout  cœur.  Il  ne  vous  reste  plus 
qu'à  vous  hâter  de  la  livrer  au  public,  qui  l'attend  avec  impa- 
tience. Vous  lui  en  avez  donné  un  avant-goût  par  le  magnifique 
chapitre  qui  a  été  déjà  publié  dans  le  Canada-Français  :  ses  espé- 
rances, je  le  sais,  ne  seront  pas  déçues. 

Lorsque  vous  avez  entrepris,  il  y  a  trois  ans,  à  la  denjande  de 
plusieurs  véritables  amis  de  notre  pays,  d'écrire  une  histoire  aussi 
complète  que  possible  de  son  premier  évêque,  j'applaudis  d'autant 
plus  à  votre  généreuse  résolution,  que  je  vous  savais  parfaitement 
capable  de  la  mener  à  bonne  fin.  Je  connaissais,  en  effet,  mieux 
que  personne  vos  talents,  votre  amour  du  travail  et  de  l'étude, 
votre  inclination  particulière  pour  les  recherches  historiques, 
l'esprit  d'ordre  que  vous  savez  mettre  en  toutes  choses,  votre  goût 
fin  et  délicat,  votre  plume  exercée. 


ziy  LETTRE  DE  MQB  BÉQIN 


Vous  êtes,  je  puis  vous  rendre  ce  témoignage,  l'un  des  mem- 
bres de  notre  clergé  canadien  qui  ont  le  mieux  conservé  le  culte 
des  lettres  et  de  ces  études  classiques,  dont  Cicéron  a  dit  **  qu'elles 
nourrissent  notre  jeunesse,  et  font  le  charme  de  nos  vieux  jours, 
notre  ornement  dans  la  prospérité,  notre  refuge  et  notre  consola- 
tion dans  le  malheur."  Aussi,  que  de  fois  je  me  suis  pris  à  regretter 
que  vous  ne  pussiez  vous  décider  à  confier  au  public  le  fruit  de 
vos  études,  de  vos  travaux  et  de  vos  recherches  ! 

Vous  préfériez,  sans  doute,  mettre  en  pratique  la  maxime  favo- 
rite que  professait  l'illustre  maître  de  Mgr  de  Laval,  M.  de  Ber- 
nières  :  "  Il  ne  faut  jamais  se  produire  avant  le  temps.  " 

Et  vraiment,  à  considérer  l'ardeur  fébrile  avec  laquelle  tant  de 
personnes,  de  nos  jours,  lancent  dans  le  public  les  productions 
indigestes  de  leur  esprit,  pour  n'aboutir  trop  souvent  qu'à  des 
avortements  ridicules,  je  ne  puis  que  louer  votre  défiance  de  vous- 
même  et  la  sagesse  avec  laquelle  vous  vous  êtes  tenu  jusqu'ici  à 
l'écart,  pour  vous  préparer  aux  desseins  de  Dieu  sur  vous. 

Vous  débutez  aujourd'hui  par  une  œuvre  d'un  mérite  peu  ordi- 
naire. Votre  Vie  de  Mgr  de  Laval  fait  revivre  au  milieu  de  nous 
le  saint  évêque  qui  quitta  jadis  le  beau  pays  de  France,  pour  venir 
jeter  sur  les  rives  de  notre  grand  fleuve  les  fondements  de  notre 
Eglise  et  de  notre  nationalité  canadienne. 

Il  y  a  quelques  années,  les  ossements  arides  du  pieux  prélat 
furent  exhumés  providentiellement  de  la  poussière  où  ils  dormaient 
depuis  près  de  deux  siècles,  et  promenés  en  triomphe  à  travers  les 
rues  de  Québec.  Un  insftant,  l'imagination  populaire  crut  voir 
Mgr  de  Laval  ressuscité  au  milieu  de  nous  ;  et  nous  nous  rappe- 
lons tous  la  joie  enthousiaste  avec  laquelle  fut  saluée  cette  vision 
éphémère.  Aujourd'hui,  sous  le  souffle  créateur  de  votre  histoire, 
ces  mêmes  ossements  arides  reviennent  de  nouveau  à  la  vie,  et, 
cette  fois,  d'une  manière  durable. 

•Oui,  Mgr  de  Laval  vit  et  respire  dans  les  belles  pages  que  vous 
allez  bientôt  livrer  au  public.    Le  voilà  bien,  cet  illustre  des- 


ÊVêQX7£  DE  CHICOUTIMI 


cendant  des  Montmorency,  qui  nous  consacra  la  plus  grande 
partie  de  son  existence. 

Nous  le  voyons  d'abord  naître  et  grandir  sous  le  toit  paternel, 
à  Tombre  de  la  petite  église  de  Montigny-sur-Avre,  au  milieu  des 
paysages  gracieux  de  ce  joli  village,  dont  vous  nous  donnez,  pour 
la  première  fois,  la  description. 

Bientôt  la  scène  change,  et  revct  un  nouveau  décor.  Il  est 
transplanté  au  collège  de  La  Flèche,  dans  ce  Châteauneuf  ait 
Henri  IV,  où  les  magnificences  de  Tart  s'harmonisent  si  bien  avec 
les  beautés  pittoresques  de  la  nature.  Il  y  passe  sa  jeunesse  sous 
le«  yeux  vigilants  des  PP.  Jésuites,  et  y  apprend  tous  les  secrets 
de  la  science  et  de  la  vertu.  Vous  nous  le  montrez  rivalisant  de 
zèle  et  de  piété  avec  ses  confrères  dans  la  congrégation  du  P. 
Bagot,  puis  se  préparant  au  sacerdoce,  dans  le  collège  de  Cler- 
niont,  à  Paris. 

A  Evreux  il  exerce  durant  plusieurs  années  les  nobles  fonc- 
tions d'archidiacre.  Puis,  tout  à  coup,  le  voilà  à  Rome,  où, 
désigné  avec  deux,  de  ses  confrères  pour  le  vicariat  apostolique 
du  Tonkin,  il  n'attend  qu'un  ordre  du  souverain  pontife  pour 
s'envoler  vers  cette  périlleuse  mission.  Mais  la  Providence  nous 
le  réserve  :  la  mission  du  Tonkin  vient  à  manquer  ;  et  François 
de  Laval,  plein  d'humilité  et  d'abandon  à  la  volonté  de  Dieu,  va 
se  mettre  en  retraite  dans  le  doux  ermitage  de  M.  de  Bernières. 

Vous  nous  avez  décrit  avec  soin  cette  belle  solitude,  ce  nouveau 
Manrèze,  où  le  futur  évêque  de  Québec,  disciple  des  fils  de  saint 
Ignace,  se  prépara  à  Tapostolat  de  la  Nouvelle-France.  Les 
années  qu'il  passa  à  Termitage  de  Caen  sont  une  des  parties  prin- 
cipales de  son  existence.  Il  s'y  recueillit  et  y  concentra  toutes  ses 
forces  spirituelles,  pour  leur  donner  encore  plus  de  vigueur. 

Mais  voilà  l'heure  du  sacrifice  et  de  la  lutte.  Les  négociations 
pour  l'envoi  d'un  évêque  au  Canada,  que  vous  nous  racontez  en 
détail  et  d'une  manière  parfaite,  ont  abouti  à  la  nomination  de 
Mgr  de  î^val  comme  vicaire  apostolique  de  la  Nouvelle-France. 


XVi  LETTRE  DE  MGR  6ÉGIN 


Il  triomphe  de  toutes  les  oppositions  faites  à  sa  ^consécration,  et 
dit  adieu  à  son  pays  natal. 

Avec  Tarrivée  de  Mgr  de  Laval  au  Canada  se  termine  la  pre- 
mière partie  de  votre  ouvrage.  C'est  la  plus  courte,  mais  non  la 
moins  intéressante,  car  la  plupart  des  faits  qui  y  sont  relatés  ont 
à  peine  été  effleurés  jusqu'ici  par  les  biographes  du  prélat. 

Les  trois  autres  parties  de  votre  livre  ont  leurs  divisions  toutes 
naturelles  :  Mgr  de  Laval,  vicaire  apostolique  du  Canada,  puis 
évêque  dé  Québec,  puis  enfin  évêque  démissionnaire.  C'est  la 
vie  apostolique  du  saint  prélat,  laquelle  se  résume  parfaitement 

* 

dans  l'épigraphe  que  vous  avez  mise  en  tête  de  votre  livre: 
"  Utinàm  omnibus  omnia  fiam^  et  omnes  Christo  lucrifaciam  I  " 

Vous  avez  raison  d'appeler  Mgr  de  Laval  V Apôtre  du  Canada  : 
il  a  été  apôtre,  en  effet,  et  un  apôtre  digne  des  fondateurs  de 
l'Eglise  universelle.  Heureux  notre  pays,  d'avoir  eu  pour  premier 
évêque  un  homme  si  saint,  si  désintéressé,  si  attaché  au  saint- 
siège,  si  dévoué  au  salut  des  âmes  !  On  ne  peut  lire  sans  se  sentir 
ému  jusqu'aux  larmes,  le  récit  de  ses  travaux,  de  ses  courses 
apostoliques,  de  ses  efforts  incessants  pour  procurer  la  gloire  de 
Dieu,  l'honneur  de  l'Eglise,  le  salut  de  la  petite  colonie  française 
établie  sur  les  bords  du  Saint-Laurent,  le  salut,  surtout,  des  pau- 
vres sauvages  qui  peuplaient  alors  les  forêts  de  la  Nouvelle- 
France. 

Les  sauvages,  ah  !  qu'il  les  a  aimés  !  C'est  surtout  pour  eux, 
pour  les  amener  à  la  lumière  de  l'Evangile,  qu'il  se  croyait  envoyé 
en  Amérique  :  de  là,  l'affection  vraiment  incomparable  qu'il  leur 
témoignait.  Vous  nous  le  montrez  dès  son  arrivée  à  Québec 
leur  prodiguant  les  prémices  de  son  zèle,  puis  ensuite  s'occupant 
constamment  de  leur  salut,  leur  envoyant  des  missionnaires,  mais 
surtout  luttant  avec  un  courage  invincible  contre  le  fléau  des 
boissons  enivrantes,  qui  menaçait  de  les  perdre  à  jamais.  Vos  pages 
éloquentes  sur  la  traite  de  l'eau-de-vie  nous  révèlent  non  seulement 
le  zèle  ardent,  mais  aussi  le  caractère  énergique,  noble,  j'allais  dire 
chevaleresque  de  notre  saint  pontife. 


ÉVÊQUE  DE  CHICOUTIMI  XVU 

L'Eglise  du  Canada  lui  doit  à  peu  près  tout  ce  qu'elle  est,  son 
organisation,  sa  puissante  vitalité  pour  le  bien,  la  foi  si  puissam- 
ment ancrée  dans  le  cœur  de  ses  enfants,  leur  attachement 
respectueux  à  l'autorité  ecclésiastique,  leur  zèle  inaltérable  pour 
les  bonnes  œuvres.  Ce  vicariat  apostolique,  qui  devint  Tévêché 
do  Québec,  était  immense,  puisqu'il  renfermait  toute  l'Amérique 
du  Nord,  moins  la  colonie  alors  peu  considérable  de  la  Nouvelle- 
Angleterre.  Il  ne  put  jamais  songer  à  le  visiter  dans  toute  son 
étendue,  ^lais  son  esprit  a  pénétré  partout,  grâce  à  ses  mission- 
naires, qui  étaient  animés,  comme  lui,  du  même  souffle  évangé- 
li<]ue,  et  formés  aux  plus  admirables  vertus.  Lui-même  parcourut 
à  maintes  reprises,  et  au  prix  de  fatigues  incroyables,  toute  la 
partie  habitée  par  les  Français,  laissant  partout  des  traces  de  son 
zcle,  et  communiquant  aux  fidèles  et  aux  institutions  religieuses 
cet  esprit  de  force,  de  piété  et  d'union  dont  il  était  rempli. 

C'est  un  grand  plaisir  pour  moi  de  savoir  que  le  saint  évcque  a 
touché  de  ses  pieds  le  sol  de  mon  diocèse.  Votre  beau  chapitre 
îur  sa  visite  à  Tadoussac  a  réjoui  mon  âme  ;  et  chaque  fois  que 
j'aurai  occasion  de  visiter  moi-même  ce  petit  coin  de  mon  diocèse, 
lavorisé  un  jour  de  la  présence  d'un  si  admirable  pontife,  je  ne 
manquerai  pas  de  m'inspirer  des  souvenirs  de  zèle  et  de  dévoue- 
încnt  qu'il  y  a  laissés  :  Adorabimus  in  loco  ubi  steterunt pedes  ejus. 

Je  n'entreprendrai  pas,  cher  ami,  de  résumer  ici  votre  beau 
livre  et  de  rappeler  toutes  les  œuvres  de  Mgr  de  Laval.  Après 
avoir  exposé  sa  carrière  apostolique,  vous  nous  le  montrez  fléchis- 
«^ant  sous  le  poids  des  infirmités  précoces  et  de  la  maladie,  et 
obligé  de  résigner  son  siège  épiscopal  en  faveur  de  son  succes- 
seur, qu'il  a  choisi  lui-même,  mais  qu'il  trouve  bientôt,  à  son  grand 
regret,  tout  opposé  h  ses  vues  dans  le  gouvernement  de  son 
diocèse. 

Ici  se  présentait  sous  votre  plume  plus  d'une  difficulté.  Je 
rrois  que  vous  en  avez  triomphé  d'une  manière  parfaite,  et  que 
vous  avez  bien  compris  votre  rôle  d'historien.     Vous  deviez  à  la 

R 


XViii  LETTRE  DE  MGB  BÉGIN 


vérité  de  ne  pas.  celer  les  dissentiments  qui  éclatèrent  entre  les 
deux  pré'ats  ;  mais  vous  pouviez  excuser  les  intentions,  et  c'est  ce 
que  vous  avez  fait.  Vous  avez  parfaitement  établi  que  tous  deux 
étaient  animés  des  sentiments  les  plus  purs,  qu'ils  voulaient  sincère- 
ment le  bien  de  l'Eglise  du  Canada,  qu'ils  étaient  des  saints  dans 
toute  la  force  du  mot.  L'histoire  ne  manque  pas  d'exemples  de 
saints  qui,  tout  en  ayant  les  opinions  les  plus  divergentes  sur 
certaines  questions,  restaient  inviolablement  unis,  à  la  grande 
édification  des  fidèles,  sur  le  terrain  de  l'amour  de  Dieu  et  de  la 
charité  pour  les  âmes. 

**  Grand  comme  évéque,  a  dit  un  jour  notre  vénéré  métropoli- 
tain, Mp;r  de  Laval  fut  encore  grand  comme  citoyen.  Il  brille  au 
premier  rang  parmi  les  fondateurs  de  notre  nationalité."  Aussi 
dois-je  vous  féliciter  tout  particulièrement  d'avoir  consacre  plusieuis 
chapitres  de  votre  livre  au  rôle  politicpie  de  Mgr  de  Laval.  Vous 
avez  noblement  vengé  le  saint  prélat  des  accusations  injustes 
que  l'on  a  fait  peser  sur  sa  mémoire. 

On  l'a  traité  d'ambitieux  et  d'arbitraire  ;  on  a  dit  qu'il  avait 
recherché  avec  avidité  le  pouvoir  politique,  et  voulu  tout  asservir 
sous  le  joug  de  sa  volonté.  Rien  de  plus  contraire  à  la  vérité  des 
faits;  vous  le  démonirez  amplement.  Le  rôle  politique  qu'il  fut 
appelé  à  exercer  dans  notre  pays,  suivant  l'usage  de  l'époque,  lui 
fut  attribué  par  le  roi,  et  il  ne  s'en  servit  qu'avec  un  rare  esprit  de 
justice,  de  sagesse  et  de  modération.  Au  Conseil  supérieur,  son 
influence  fut  toujours  souverainement  bienfaisance.  Il  était  ferme 
et  prudent,  inflexible  dans  l'accomplissement  de  son  devoir,  mais 
toujours  prêt  à  consulter  et  à  suivre  l'avis  des  hommes  compétents. 

Sa  sagesse,  son  zèle  et  ses  vertus  lui  valurent,  dès  le  commen- 
cement de  son  administration,  l'estime  du  roi  :  -"  Je  serai  bien  aise, 
lui  écrivait  Louis  XIV,  de  vous  donner  dans  toutes  les  occasions 
qui  s'en  pourront  ofl*rir,  des  témoignages  de  l'estime  que  je  his  de 
votre  personne."  Cette  estime  et  celte  faveur  ne  lui  firent  jamais 
défaut,  malgré  les  accusations  injustes  dont  il  fut  souvent  Tobjet. 


EVEQUE  DE  CIIICOUTIMI  XIX 


N'est-ce  pas  en  marchant  sur  ses  traces,  n'est-ce  pas  en  s'inspi- 
rant  de  Tesprit  de  loyauté,  de  sagesse  et  de  prudence  de  Mgr  de 
Laval,  que  notre  clergé  canadien  a  toujours  joui  d'une  si  grande 
influence  dans  notre  pays,  et  qu'il  a  pu  être  le  guide  naturel  de 
nos  populations  à  travers  les  époques  les  plus  critiques  de  notre 
histoire?  Attachons-nous  de  plus  en  plus  à  la  mémoire  de  cet 
illustre  évêque,  qui,  tout  français  qu'il  était  par  sa  noble  origine, 
était  devenu  par  affection  le  plus  canadien  de  tous  les  canadiens  : 
son  souvenir  sera  un  des  plus  fermes  soutiens  de  notre  influence 
et  de  notre  patriotisme. 

L'ambition  !  il  n*en  eut  jamais  d'autre  que  d'ctre  un  pontife 
selon  le  cœur  de  Dieu  et  les  vœux  de  la  sainte  Eglise  ;  il  n'en  eut 
jamais  d'autre  que  celle  de  sauver  les  âmes,  et  surtout  de  sauver 
la  sienne.  On  reste  saisi  d'admiration,  en  voyant  à  quel  degré  de 
mortification  et  de  pénitence  était  arrivé  ce  saint  prélat,  en  voyant 
son  humilité  si  profonde,  sa  foi  vive  et  ardente,  son  abandon 
parfait  à  la  Providence  et  son  désintéressement,  son  esprit  de 
prière,  la  dévotion  à  la  sainte  V^ierge  et  aux  saints  Anges,  cjui 
respire  dans  toutes  ses  lettres,  son  grand  amour  de  Dieu  et  sa 
charité  pour  les  âmes.  On  est  porté  h.  le  comparer  aux  plus  grande 
saints  qui  ont  paru  dans  l'Eglise  ;  on  souhaite  ardemment  que 
Dieu  glorifie  un  jour  son  serviteur,  et  qu'il  soit  permis  de  rhonorer 
sur  nos  autels. 

Votre  livre,  cher  ami,  contribuera  à  ce  résultat  si  désiré.  Il  va 
révéler  de  plus  en  plus  Mgr  de  Laval  à  notre  bon  peuple  cana- 
dien, qui  se  sentira  touché  à  la  vue  de  sa  bonté,  de  son  dévouement 
et  de  son  zèle.  Il  Va  le  révéler  au  clergé,  qui  verra  dans  le  fon- 
dateur de  notre  Eglise  un  des  plus  beaux  exemples  de  vertus  sacer- 
•dotales.  Il  le  révélera  aussi  de  plus  en  plus  aux  enfants  de  son 
Séminaire,  l'objet  spécial  de  son  affection,  auquel  il  consacra  sa  vie 
et  toute  sa  fortune. 

On  voit,  en  lisant  votre  livre,  que  vous  l'avez  écrit  avec  amour^ 
Vous  vous  êtes  attaché  à  Mgr  de  Laval,  à  mesure  que  vous  ave?. 


LETTRE  DE  MGR  BÉGIK 


«lîeux  connu  ses  grandes  qualités,  la  noblesse  de  son  caractère, 
ses  éminentes  vertus  ;  et  vous  faites  partager  ce  sentiment  à  vos 
lecteurs.  Tous  ceux  qui  parcoureront  votre  ouvrage,  s'attacheront 
4  Mgr  de  Laval  ;  ils  seront  portés  à  avoir  confiance  en  lui,  ils  le 
pncront,  ils  l'invoqueront  ;  et,  j'en  ai  la  douce  confiance,  ils 
obtiendront  par  son  secours  quelqu'une  de  ces  faveurs  spirituelles 
qui  sont  le  témoignage  divin  de  la  sainteté. 

Vous  avez  donc  fait  une  bonne  cviuvre,  en  écrivant  ce  livre. 
J'ajoute  que  vous  avez  fait  une  (tuvre  tout  à  fait  littéraire.  Votre 
style  est  sobre,  sans  rechcrch  e  et  sans  prétention,  comme  il  con- 
fient à  l'historien,  toujours  clair,  soigné  et  entraînant.  11  règne 
<iains  votre  ouvrage  une  grande  et  belle  ordonnance,  qui  ne  se 
trouve  pas  toujours  dans  les  œuvres  de  ce  genre  :  tout  y  est  à  sa 
.place.  \'ous  nous  montrez  Mgr  de  Laval  mêlé  à  tous  les  princi- 
paux événements  de  son  époque  ;  mais  tout  est  disposé  de  manière 
Claire  ressortir  toujours  son  action  et  son  inlluence,  et  à  ne 
pniais  le  perdre  de  vue. 

Votre  livre  se  range  parmi  les  meilleuis  ouvrages  hagiographi- 
-sjucs  de  notre  époque  ;  et  je  ne  suis  pas  surpris  que  l'Université 
l^val,  ce  juge  si  éclairé  du  vrai  mérite,  ait  bien  voulu  apprécier  le 
wtre,  en  vous  conférant  le  titre  de  Docteur  a-lettres. 

Veuillez,  cher  ami,  agréer  mes  félicitations  les  plus  sincères,  et 
les  vœux  que  je  forme  pour  que  votre  œuvre  produise  tout  le  bien 
'que  vous  désirez  et  que  je  désire  moi-rticmc. 

-;■  LOUIS-NAZAIRE, 

Ec^ivr  (h'  Chianti  nui. 


LETTRE  DE  Mgr  PAQUET 

rKOTONOTAIRE     APi>STOLl<iUE    a  f    iilstUi'   jXirtU'ipuntinm,    DoiTErR 
THÉOLOfîlE,    SUPÉRIEIR    DU   SÉMINAIRE   DE   QIÊBEC,    V.T 
KECTErR    DE    r/r:r!VER.<<ITé-LAVAL. 


Qnr!h'i\  2g  janvier  iSço: 
\  M.  l'abbc  AutiCsTK  Gosskllv, 

Cure  de  Saint-Féréol, 
Doctcni\cshitrcs  de  V Université  Lavai. 

Mon  cher  ami, 

Il  y  a  plusieurs  années,  dans  une  de  ces  séances  solcnnellcîj  ou 
le  séminaire  de  Québec  se  fait  un  devoir  de  célébrer,  ?\  de> 
époques  aussi  régulières  que  possible,  la  mémoire  de  son  vénéré 
fondateur,  un  de  nos  orateurs  les  plus  distingués,  répondant  aii 
reproche  qu'il  n*y  avait  pas  tncore,  sur  les  bords  du  S lint- Laurent, 
de  monument  élevé  à  la  gloire  de  Mgr  de  Laval,  s'écriait  avec 
enthousiasme  :  "  Ce  monument  existe,  et  il  est  digne  du  grand  f;t 
"  saint  évêque  :  c'est  l'Université  Laval,  qui  éternisera  son  nom^ 
"  et  le  montrera  aux  générations  futures  du  Canada  comme  le 
'*  plus  grand  bienfaiteur  de  ce  i)nys." 

Dans  un  sens,  cette  réponse  est  ju^te  :  l'I- niversité  Laval, comme 
le  séminaire  de  Québec  dont  elle  n'est  que  l'extension,  est  ux\ 
beau  monument  de  la  |)iété,  de  la  générosité  et  du  zèle  a{)Osto- 
lique  de  l'immortel  prélat. 

Mais  il  nous  restait  à  élever  un  autre  monument.  Pour,  tant 
d'œuvres  bienfaisantes  du  fondateur  de  notre  Eglise,  pour  tant  de 


.XXll  LETTRE  DE  MGR  PAQUET 

mérites,  de  sacrifices  et  de  dévouement,  il  fallait  un  hommage 
public  et  durable,  il  fallait  surtout  cet  hommage  que  Ton  ne  refuse 
à  aucune  gloire  véritable  :  celui  <le  publier  sa  vie,  de  raconter  ses 
travaux  et  de  mettre  en  lumière  ses  ém inentes  vertus.  Que  de 
fois  les  continuateurs  de  son  œuvre  par  excellence,  les  ecclésias- 
tiques de  son  séminaire,  ont  songé  h  lui  élever  ce  monument  ! 
<2ue  de  fois  ils  ont  dû  regretter  de  ne  pouvoir,  à  cause  du  labeur 
incessant  de  chaque  jour,  s'acquitter  d'un  vœu  si  cher  à  leurs 
•cœurs  î 

Cette  noble  lâche,  cher  ami,  vous  avez  bien  voulu  vous  l'im- 
poser.    Avec  un  désinléressement  qui  vous  honore,  uniquement 
préoccupé  du  désir  de  faire  une  couvre  utile  à  la  religion  et  à  la 
patrie,  attiré  d'ai.kuis  vers  Mgr  de  Laval  par  l'éclat  d'une  belle 
et  sainte  carrière,  par  le  charme  de  qualités  nobles  que  vous  étiez 
mieux  que  personne  capable  d'apprécier,   vous   vous  êtes  mis 
courageusement  à  l'œuvre.    Vous  avez  fait  les  recherches  les  plus 
minutieuses  dans  nos  bibliothèques  et  dans  nos  archives;  vous 
-avez  consulté  les  hommes  les  mieux  versés  dans  la   science  de 
notre  histoire  ;  vous  vous  êtes  amassé,    avec    une  patience  de 
bénédictin,  un  trésor  inappréciable  de  notes  et  de  documents. 
.Puis,  avec  cet  esprit  d'ordre  et  de  méthode  qui  vous  caiactérise, 
vous  avez  fait  l'unité  dans  la  variété,  et  vous  avez  ensuite  répandu 
sur  votre  travail  le  brillant  vernis  d'un  style  soigné,  aimable  et 
toujours  classique. 

Vous  avez  élevé  un  beau  monument  à  la  mémoire  vénérée  de 
Mgr  de  Laval;  vous  avez  fait  une  (euvre  solide  et  durable,  une 
fjcuvre  qui  restera,  et  dont  vous  pouvez  dire  :  Mofiitmenium  cxcgi 
'^re  peramius. 

C'est  une  œuvre  vraiment  digne  de  Mgr  de  Laval  et  de  son 
univerhiié.  Déjà  cette  dernière  a  reconnu  hautement  votre  mérite, 
et  s'est  cfibrcée  de  vous  payer  si  dette  de  reconnaissance,  en  vous 
-accordant  avec  grand  plaisir  et  d'une  nnnière  toute  spontanée, 
>ur  le  témoignage  éclairé  de  quelques-uns  de  ses  jirofesseurs  qui 


SUPÉRIEUR  DU  SÉMINAIRE  DE  QUÉBEC  Xxiîi 

oni  lu  votre  ouvrage,  le  plus  grand  honneur  dont  elle  puisse 
•disposer,  le  titre  de  Docteur  h-kttres, 

'  Pour  moi,  comme  supérieur  du  séminaire  de  Québec,  je  vous 
dois  une  part  toute  spéciale  de  remerciements.  Vous  avez  parfai- 
tement raconté  la  fondation  et  les  origines  de  cette  institution  plus 
de  deux  fois  séculaire. 

Dans  les  vues  de  Mgr  de  Laval,  le  séminaire  de  Québec  s'iden- 
tifiait, tout  d'abord,  avec  le  clergé  de  la  Nouvelle-France  ;  il  en 
était  Vâme,  la  vie,  le  soutien  et  l'asile.  C'était  une  grande  idée  ; 
c'était  une  institution  à  peu  près  nécessaire  dans  les  commence- 
ments de  la  colonie. 

La  Providence  a  \oj1j  que  cet  ét.it  do  cluses  se  modifiât  par 
ia  suite,  et  que  le  séminaire  bornât  son  action  à  l'enseignement, 
et  à  la  formation  des  élèves  du  sanctuaire.  Mais  les  liens  d'union, 
de  sympathie,  d'estime  et  d'affection  qui  nous  uni -sent  au  clergé  des 
paroisses  ne  sont  pas  rompus.  Cor  unum  et  attima  una:  voilà  la 
maxime  favorite  que  nous  a  léi^uée,  comme  un  pieux  héritage,  notre 
fondateur.  Le  sénnnaire  de  Québec  est  toujours  heureux  de  donner, 
suivant  ses  traditions,  ;i  lous  les  membres  du  cltrgé,  l'hospitalité 
la  plus  franche  et  la  plus  cordiale  ;  et  lorsque,  chaque  année,  ^ 
l'époque  des  retraites  ecclétiastique?,  les  officiers  de  la  sainte 
milice  accourent  vers  cette  antique  maison  pour  y  retremper  leur 
ardeur  et  leurs  forces  dans  les  exercices  spirituels,  il  nous  semble 
voir  revivre  ces  beaux  jours  d'autrefois,  où  les  missionnaires 
envoyés  par  le  séminaire  à  la  desserte  des  différentes  églises  du 
pays,  y  revenaient  de  temps  en  temps  pour  s'y  reposer  de  leurs 
fatigues,  comme  dans  la  maison  de  leur  père. 

J'ai  admiré  les  belles  pages  que  vous  avez  écrites  sjr.  les  colla- 
borateurs de  Mgr  de  Laval  dans  l'organisation  de  son  Eglise  et 
l'établissement  de  son  séminaire  :  les  de  Ecrnièr^s,  les  de  Maize- 
rets,  les  Dudouyr,  les  CîlandcUt  et  les  Tremblay.  Comme  la 
Providence  a  aimé  l'Eglise  du  Canada,  pour  en  avoir  confié  tout 
d'abord  la  direction  aux  admirables  religieux  de  la  Compagnie  de 


XXIV  LETTBE  DE  MGR  PAQUET 


Jésus,  puis  à  des  hommes  a[}ostoliques  comme  Mgr  de  Laval  et 
ses  collaborateurs  ! 

On  a  peine  à  se  figurer  aujourd'hui  ce  qu'il  devait  en  coûter  à 
la  nature  pour  quitter  un  si  beau  pays  que  la  France,  s'expatrier 
peut-être  pour  toujours,  et  venir  dans  une  contrée  encore  sauvage 
et  toute  couverte  de  forêts.  Mais  les  fondateurs  du  séminaire 
étaient  des  hommes  d'une  foi,  d'un  zèle  et  d'un  désintéressement 
vraiment  héroïques.  Votre  livre  nous  retrace  admirablement 
leurs  vertus.  On  se  sent  vivement  ému,  en  voyant  tant  d'abné- 
gation, tant  de  dévouement  et  un  si  grand  abandon  à  la  Provi- 
dence présider  à  la  fondation  du  séminaire  ;  et  l'on  ne  peut 
s'empêcher  de  s'écrier,  après  avoir  assiste  aux  humbles  débuts  de 
cette  maison,  après  Ta  voir  vue  se  développer  ensuite  et  se  fortifier 
d'une  'manière  si  merveilleuse,  puis,  réduite  complètement  en 
cendres  par  deu.x  incendies  successifs,  se  relever  de  ses  ruines 
d'une  manière  plus  merveilleuse  encore  :  A  Domino  fadnvi  est 
istud,  et  est  mirahiU  in  ocitlis  nosiris. 

Oui,  elle  est  bien  Heuvre  de  la  Providence,  cette  institution  du 
séminaire  de  Québec,  qui  a  eu  de  si  humbles  commencements,  qui 
ne  s'est  appuyée  que  sur  les  bras  de  la  pau^/cté  et  du  désintéres- 
sement le  plus  parfait,  qui  a  passé  par  de  si  cruelles  épreuves,  et 
dont  toute  l'existence  semble  être  un  miracle  continud.  Elle  est 
bien  l'œuvre,  également,  de  la  Providence,  cette  Université  Laval, 
développement  merveilleux  du  séminaire  de  Québec,  commencée, 
elle  aussi,  sous  les  auspices  de  la  foi  et  du  désintéressement, 
uniquement  par  obéissance  à  l'Eglise,  subsistant  pleine  de  courage 
après  tant  de  luttes  sans  cesse  renaissante^,  et  bien  décidée  à  ne 
s'appuyer  jamais  que  sur  la  volonté  de  ï)io:i  et  les  désirs  du  saint- 
siège.  Agissons  comme  Mgr  de  Laval  et  ses  pieux  collaborateurs  : 
faisons  l'œuvre  de  Dieu,  sans  trop  nous  occuper  du  succès.  Le 
succès  viendra  toujours  à  qui  l'aura  mieux  mérité  par  sa  bonne 
volonté. 

J'ai  dit  que  votre  livre  est  digne  du  grand  pontife  dont  il 
retrace  la  vie.     Le?  enfxnts  et  les  admirateurs  si   nombreux  de 


SUPERIEUR  DU  SEMINAIRE  DE  QUEBEC  XXV 


Mgr  de  Laval  vont  sa  réjouir  de  voir  ses  vertus  mises  ainsi  au 
grand  jour,  et  sa  sainte  mémoire  vengée  des  attaques  injustes 
qu'elle  a  reçues  de  la  part  de  quelques  personnes,  qui  n'ont  pas 
compris  la  position  du  pieux  prélat,  ni  le  mobile  de  9a  conduite. 
Ils  ne  manqueront  pas  non  plus  de  vous  témoigner  leur  recon- 
naissance. 

Si  j'osais  comparer  Mgr  de  Laval  à  quelque  saint,  en  particulier, 
je  dirais  qu'il  me  paraît  appartenir  à  la  race  des  Hildebrand,  et  je 
lui  appliquerais  volontiers,  comme  on  Ta  fait  pour  ce  saint  pape, 
ces  paroles  de  l'Ecriture  :  JDiUxisti  justitiamy  et  odisti  iniquiiatem. 
C'est  l'amour  de  la  justice  et  de  la  vérité  qui  porta  le  premier 
évêque  de  Québec  à  soutenir  si  énergiquement  au  Canada  les 
droits  exclusifs  de  sa  juridiction,  et  à  faire  reconnaître  son  autorité 
'spirituelle  ;  qui  lui  fit  prendre  en  toutes  circonstances  la  défense 
de  l'honneur  et  des  privilèges  de  l'Eglise  ;  qui  le  fit  s'opposer, 
comme  un  mur  d'airain,  dans  le  Conseil  supérieur,  aux  préten- 
tions injustes  de  certains  hommes  politiques.  C'est  l'horreur  do 
l'iniquité  qui  fortifia  son  courage  dans  ses  luttes  intrépides  contre 
la  traite  de  l'eau-de-vie  ;  c'est  sa  passion  pour  la  justice  et  sa 
tendresse  pour  le  faible  et  l'opprimé,  qui  le  portèrent  à  prendre  en 
mains  la  défense  de  ses  pauvres  sauvages  contre  l'avarice  sordide 
des  traitants. 

Du  reste,  s'il  avait  l'énergie  de  caractère  et  la  force  d'Hilde- 
brand,  il  en  avait  aussi  la  douceur,  la  prudence  et  la  bonté.  On 
le  voit  bien  par  le  fait  qu'il  était  adoré  de  son  clergé,  de  tout  cj 
qu'il  y  avait  de  respectable  dans  la  colonie  frant^aise,  et  surtout 
des  sauvages.  On  le  voit  bien  aussi  par  sa  conduite  sage  et  tem- 
pérée dans  la  question  de  l'établissement  des  dîmes  et  une  foule 
d'autres  circonstances  oii  Thonneur  de  l'Eglise  et  le  salut  des 
âmes  n'étaient  plus  en  cause. 

Il  avait  surtout  l'austérité  de  vie,  l'espiit  de  pénitence  et  de 
prière  du  saint  moine  qui  devint  le  pape  (Grégoire  VII.  On  est 
frappé  d'admiration  et  presque  de  frayeur  à  la  vue  des  mortifica- 
tions extraordinaires  qu'il  s'imposait,  malgré  la  faiblesse  de  sa 


XXVI  LETTRE  DE  MGR  PAQUET 


santé  et  la  délicatesse  de  sa  complexion,  et  surtout  malgré  ses 
immenses  travaux  apostoliques.  Toute  sa  vie  se  passait  dans  le 
travail,  la  pénitence  et  la  prière  ;  et  Ton  ne  voit  pas  ce  qu'il  accor- 
dait de  délassement  ou  de  récréation  à  la  nature.  La  mère  Marie 
de  l'Incarnation  écrit  quelque  part  :  "  C'est  un  homme  d'une  vie 
si  exemplaire,  qu'il  lient  tout  le  monde  en  admiration.  " 

Après  cela,  n'a-t-on  pas  lieu  de  croire  fermement  que  le  fonda- 
teur de  l'Eglise  du  Canada,  et  de  notre  séminaire  en  particulier, 
occupe  dans  le  ciel  une  place  éminente  parmi  les  élus,  et  que 
Dieu  nous  accordera  bientôt  la  grâce,  que  nous  sollicitons  tous, 
de  rho  orer  sur  nos  autels  ?  Votre  livre,  j'en  ai  la  douce  confiance, 
mon  cher  ami,  contribuera  à  ce  résultat  si  désiré,  en  faisant  con- 
naître Mgr  de  Laval,  en  le  faisant  aimer  et  vénérer,  et  aussi  en  le 
faisant  invoquer. 

Pour  vous,  qui  connaissez  si  bien  le  saint  pontife,  et  qui  vivez 
pour  ainsi  dire  depuis  plus  de  trois  ans  en  son  aimable  présence, 
quel  bonheur  de  pouvoir  vous  dire  à  vous-même  :  j'ai  écrit  la  vie 
d'un  saint  !  Quel  bonheur  plus  grand  encore,  lorsque  le  témoi> 
gnage  de  l'Eglise  viendra  confirmer  le  vôtre  !  et  avec  quelle 
(.onfiance  ne  pourrez-vous  pas  invoquer  dans  le  ciel,  celui  que 
vous  avez  si  ])uissamment  contribué  à  faire  glorifier  sur  la  terre  ! 

En  attendant,  cher  ami,  je  souhaite  à  votre  livre  tout  le  succès 
qu'il  mérite.  Qu'il  fasse  son  chemin,  ec  garde  la  place  à  laquelle 
il  a  droit  parmi  les  meilleures  œuvres  hagiographiques  de  notre 
temps  ;  qu'il  éclaire  les  esprits,  réchauffe  les  cœurs,  fasse  du  bien 
à  beaucoup  d'âmes;  qu'il  insi)ire  au  clergé  et  aux  fidèles  un  grand 
désir  d'imiter  les  veitus  de  Mgr  de  Laval  ;  qu'il  inspire  à  tous 
une  grande  confiance  dans  hon  intercession  auprèî  de  Dieu.  C'est 
le  vœu  le  plus  ardent  de  votre  ami  dévoué. 

Benj.  PAQUET,  Prot.  Apost, 

l^}fpM€ny  (ht  lai'minaire  de  Québec, 

Hecfimr  ih.  VUnirersite'  Laval, 


PRÉFACE 


La  vénérable  Mère  Marie  de  rineariiation  écrivait  en 
1665  :  "  Tant  que  Dieu  aura  des  serviteurs  sur  la  terre,  le 
inonde  leur  sera  toujours  contraire.  Nous  sommes  ici  au 
bout  du  monde,  et  nous  ne  laissons  pas  d'expérimenter  cette 
vérité.  Ou  ne  saurait  croire  combien  il  s'v  est  trouvé  de 
calomniateurs  contre  Sfgr  notre  prélat....,  et  cela,  le  plus 
souvent,  à  cause  du  temporel.  Uon  a  écrit  des  lettres 
diffamatoires  qui  sont  allées  jusqu'au  roi...." 

Il  est  vrai  qu'elle  se  lifite  d'ajouter  :  "  Ixî  roi  a  découvert 
les  fourberies  des  calomniateurs,  et  l'innocence  des  servi- 
teurs de  Dieu.  M.  de  Tracv  étant  arrivé,  a  vu  si  clair  dans 
ces  aifaires,  qu'il  a  donné  un  second  avis  au  roi.  Ceux  qu'on 
avait  voulu  abaissf'V  par  ]niro  envie,  sont  estimés  plus  que 
jamais  ^...  "' 

Qui  pouu'Hîi  diri',  ce] Roulant,  ([ue  les  calomnies,  dont  il  est 
:»'i  question,  n\)nt  pîis  porté  leurs  fruits,  au  détriment  d'une 


1  —  Lettre  spiritudlr  U).k\  --Toutes  les  Lettres  de  la  renémUe  Mère 
jtfflm  de  V Incarnat ioiiy  première  su jx^rienre  des  Ursulinesde  la  Nouvelle- 
France,  ont  été  classées  on  132  Lettres  spirituelles,  et  89  Lettres  hûito- 
riqnes,  dans  rédition  de  Paris,  1681,  que  nous  citons  dans  cet  ouvrage. 


XXviii  PRÉFACE 

des  plus  belles  et  dos  plus  glorieuses  figures  de  notre  his- 
toire religieuse  ? 

Le  sinistre  Voltaire,  grand  calomniateur  lui-nicme,  a  dit 
un  jour:  "  Mentez,  mentez  ;  il  en  restera  toujours  quelque 
chose."  La  calomnie  est  une  i)lante  affreusement  vivac^^, 
dont  les  racines  multiples,  pénétrant  à  dos  profondeurs 
incroyables  dans  Tesprit  des  peuples,  y  trouvent  toujours  un 
sol  prêt  à  les  recevoir,  et  résistent  aux  [>lus  puissant.^  scari- 
ficateurs. 

En  voulons- nous  un  exemple  ?  Voici  ce  qu'écrivait  d.î 
Mgr  de  Laval,  deux  siècles  après  IVÏaric*  do  l'Incarnation, 
notre  éminent  historien  national  : 

"  11  avait  de  grands  talents,  dit-il,  et  une  activité  infati- 
gable ;  mais  son  esprit  absolu  et  dominateur  voulait  tout, 
faire  plier  sous  sa  volonté  :  et  ce  penchant,  confirmé  chez, 
lui  par  le  zèle  religieux,  dégénéra,  sur  lo  petit  théâtre  tni  il 
était  appelé  k  figurer,  en  querelles  avec  les  hommes  publics, 
les  communautés  religieuses,  et  momo  avec  les  particuliers. 
Il  s'était  persuadé  qu'il  ne  pouvait  errer  dans  sos  jugements, 
s'il  agissait  pour  le  bien  de  l'Eglise  *....  " 

Quelle  est  l'impression  qui  reste,  aja-ès  la  lecture  de  ces 
lignes,  si  ce  n'est  que  le  premier  évoque  de  Québec  fut  un 
véritable  despote,   persuadé  de  sa  j)ro])ve  infaillibilité,  sans 

1— Oarneau,  His'^oiir  dn  Vawida,  Montréal,  1882,  t.  I,  p.  IftS, 


PRÉFACE  XXix 

cesse  X'n  guerre  avec  tout  le  monde,  et  ne  cherchant  qu'à 
tout  faire  plier  sous  le  joug  de  sa  volonté  ? 

II  est  facile  d'établir  le  lien  de  jiarentu  qui  existe  entre 
!♦'  jugement  iporié  par  M.  Garneau  sur  Mgr  de  Laval,  et  les 
rapports  "  calomniateurs  et  diftamatoires  "  de  MM.  de  Mésy, 
Péronne  Duniesnil  et  autres,  rapports  qui  furent  continués 
dans  la  suite  par  MM.  Talon  et  Frontenac. 

N'eut-il  pas  été  plus  juste  d'imiter  M.  de  Tracy,  d'aller 
;*;i  fond  de  l'aflaire,  et  d'examiner  avec  soin  qui  avait  raison  ? 
N'eut-il  pas  été  plus  sage  d'adopter  le  jugement  du  roi  lui- 
même,  qui  "découvrit  les  fourberies  des  calomniateurs  et 
l'innocence  des  serviteurs  de  Dieu",  et  qui,  nous  le  verrous 
an  cours  de  cet  ouvrage,  conserva  toujours  la  jJus  grande 
(toniîance  en  Min'  do  I^val  ? 

Au  fait,  de  quoi  s'agissait-il  ?  Quelle  fut  l'occasion  de 
ir>ules  les  calomnies  et  de  toutes  les  difficultés?  La  grande 
<]ues(ion  de  la  traite  de  l'eau-de-vie  avec  les  sauvages  ^  qui 
amena  incidemment  celle  des  rajjports  de  TEglise  et  de 
TKtiit. 

Il  y  avait  dans  la  traite  de  l'eau-de-vie  deux  grands 
intérêts  en  jeu  :  l'intérêt  spirituel  des  sauvages,  gravement 
compromis  par  le  commerce  des  boissons  ;  l'intérêt  matériel 
de**  traitante,  en  général.  Lequel  des  deux  devait  l'emporter  ? 
Devait-on  tout  sacrifier  à  l'argent  et  au  commerce  ?  L'Eglise, 


1  —  Latour,  Mémoires  sur  Ut  rie  df  AT.   th*  Lnvnl^  premier  cvrque  de 
i^'Ht'beCy  Cologne,  1761,  paj^c  82. 


* 


XXX  PREFACE 


chargée  du  salut  des  âmes,  devait-elle  céder  devant  lel  pré- 
tentions des  hommes  d*Etat,  uniquement  préoccupés  des 
intérêts  matériels  ?  Poser  ces  questions,  c'est  les  résoudre, 
aux  yeux  de  tout  chrétien  vraiment  digne  do  ce  nom. 

Obligé  de  protéger  les  sauvages  contre  l'avarice  des  trai- 
tants, Mgr  de  Laval  apporta  dans  sa  conduite  toutes  les 
qualités  d'un  grand  et  saint  éveque. 

Ecoutons  la  vénérable  Marie  de  rincarnation  :  après  avoir 
décrit  les  désordres  effroyables  causés  i)ar  la  traite  de  Teau- 
de- vie  :  "  Mgr  notre  prélat,  dit-elle,  a  fait  tout  ce  qui  peut 
s'imaginer  pour  en  arrêter  le  cours,  comme  une  chose  qui 
ne  tend  à  rien  moins  qu'à  la  destruction  de  la  foi  et  de  la 
religion  dans  ces  contrées.  Il  a  emi)loyé  toute  sa  douceur 
ordinaire  pour  détourner  les  Français  de  ce  commerce  si 
contraire  à  la  gloire  de  Dieu  et  au  salut  des  sauvages.  Ils 
ont  méprisé  ses  remontrances,  parce  qu'ils  sont  maintenus 
par  une  puissance  séculière  qui  a  la  main  forte. 

"  Ils  lui  disent  que  partout  les  boissons  sont  permises. 
On  leur  répond  que  dans  une  nouvelle  Eglise,  et  parmi  des 
peuples  non  policés,  elles  ne  doivent  pas  l'être,  puisque 
l'expérience  fait  voir  (][u'elles  sont  contraires  à  la  propagation 
de  la  foi  et  aux  bonnes  mœurs  que  l'on  doit  attendre  des 
nouveaux  convertis.  La  raison  n'a  pas  fait  plus  que  la 
douceur. 

"  Il  y  a  eu  d'autres  contestations  très  grandes  sur  ce  sujets 
Mais  enfin  le  zèle  de  la  gloire  de  Dieu  a  emporté  notre 


PBEFACE  XXXI 

prélat,  et  Ta  obligé  d'excommunier  ceux  qui  exerceraient  ce 
trafic.  Ce  coup  de  foudre  ne  les  a  pas  plus  étonnés  que  lo 
reste.  Ils  n'en  ont  pas  tenu  compte,  disant  que  TEglise  n'a 
point  de  pouvoir  sur  les  afluires  de  cette  nature. 

"  Les  affaires  étant  à  cette  extrémité,  il  s'embarque  pour 
passer  en  France,  afin  de  chercher  les  moyens  de  remédier  à 
ces  désordres,  qui  entraînent  après  eux  tant  d'accidents 
funestes. 

"  Il  a  j)ensé  mourir  de  douleur  à  ce  sujet,  et  ou  le  voi*. 
sécher  sur  pied.  Je  crois  que  s'il  ne  peut  venir  k  bout  dç 
son  dessein,  il  ne  reviendra  pas,  ce  (|ui  serait  une  perte 
irréparable  pour  cette  nouvelle  Eglise  et  pour  tous  les  pau- 
vres Français.  Il  se  fait  i)auvre  pour  les  assister;  et  pour 
dire  en  un  mot  tout  ce  (j[ue  je  conçois  de  son  mérite,  il  porte 
les  marques  et  le  caractère  d'un  saint  ^.  " 

Eh  bien,  si  c'est  là  faiic  preuve  "  d'un  esi)rit  absolu  et 
dominateur,  qui  veut  tout  faire  xdier  sous  su  volonté,"  tant 
mieux  pour  la  gloire  de  Jlgr  de  Laval  ! 

"  La  lutte,  dit  Ferland,  qu'il  eut  à  soutenir  contre  les 
intrigues  et  les  persécutions  de  ceux  qui  favorisaient  le  com- 
merce de  l'eau-de-vie,  forme  comme  un  de  ses  plus  beaux 
titres  à  la  reconnaissance  des  habitants  du  Canada.  Pour 
résister  aux  progrès  d'un  mal  qui  menaçait  de  ruiner  la 
colonie  au  moral  et  au  physique,  il  opposa  une  patience,  une 


1  —  Lettre  hidoriqu-e  (jSc. 


XXXll  PREFACE 

sagesse  et  une  fermeté  qui  arrêtèrent  les  progrès  du  fléau,  et 
le  forcèrent  même  à  rétrograder.  Soutenu  par  son  clergé  et 
par  un  petit  nombre  de  laïques,  amis  de  leur  pays,  le  digne 
prélat  opposa  une  dij:;:ue  que  rien  ne  put  emporter.  Contre 
les  vils  artifices  des  marchands,  il  opposa  la  sagesse  et  la 
fermeté  d'un  véritable  chrétien  '.  " 

On  ne  i)eut  attendre  des  protestants,  au  moins  de  tous  les 
protestants,  une  appréciation  juste  de  notre  histoire  reli- 
gieuse, et  de  Mgr  de  Laval,  en  particulier.  A  leur  point 
de  vue,  TEglise  nV*st  (qu'une  dépendance,  une  succursale 
de  TEtat  ;  c'est  le  pouvoir  civil  qui  doit  avoir  la  haute 
main  partout.  Faut-il  s'étonner  que  M.  Parkman  et  autres 
aient  jugé  défavorablement  Ifgr  de  Laval,  n'aient  pas  com- 
pris sa  noble  et  sainte  mission  au  Canada,  ni  rendu  justice 
à  plusieurs  de  ses  actes  les  plus  importants  comme  évêque 
de  Québec? 

Mais  un  catholique  sait  bien  que  l'Eglise  h  laquelle  il  aie 
bonheur  d'ai)partenir  est  um^  société  immortelle  et  infaillible, 
parfaitement  organisée,  qui  tient  sa  mission  de  Jésus-Christ 
lui-mcme,  qu'elle  est  aussi  supérieure  à  l'Etat,  que  l'âme 
l'est  au  corps  ;  que,  bien  que  ces  deux  sociétés  soient  indé- 
pendantes, chacune  dans  son  domaine  respectif,  les  intérêts 
de  l'une  sont  aussi  supérieurs  aux  intérêts  de  l'autre,  que  le 
ciel  l'est  à  la  terre,  et  que,  par  conséquent,  chaque  fois  que 

1  —  Forlaud,  Cours  d'histoire  <hi  Cumuin,  (»>uébec,  1882,  t.  II,  p.  108. 


PREFACE  XXXlll 

ces  intérêts  peuvent  être  en  conflit,  c'est  l'Etat  qui  doit  se 
soumettre  à  l'Eglise.  Conçoit-on  que  M.  Garneau  puisse 
reprocher  au  clergé  du  Canada,  et  par  conséquent  à  son  chef, 
Mgr  de  Laval,  d'avoir  voulu  "  jouir  de  la  liberté  religieuse 
dans  toute  sa  plénitude,  et  conserver  l'indépendance  des 
temps  passés  \  " 

Oui,  Mgr  de  Laval  a  travaillé  toute  sa  vie  pour  assurer  à 
l'Eglise  du  Canada  la  liberté  religieuse,  et  soutenir  ses  droits. 
Il  a  eu  souvent  à  lutter  contre  le  mauvais  vouloir  "  des 
hommes  publics,"  soit  pour  protéger  ses  pauvres  sauvages 
contre  les  désordres  de  l'eau-de-vie,  soit  pour  rétablisse- 
ment des  dîmes,  soit  pour  l'administration  de  sou  immense 
diocèse.  Toujours  il  montra  dans  l'accomplissement  des 
devoirs  de  sa  charge  épiscopale  la  plus  grande  fermeté.  "  Il 
fallait  ici,  dit  Marie  de  l'Incarnation,  un  homme  de  cette 
force  2." 

Mais  cette  force  était  tempérée  par  la  plus  aimable  dou- 
ceur, et  guidée  par  la  prudence.  Prétendre,  comme  le  fait 
Garneau,  qu'il  "  s'était  persuadé  qu'il  ne  pouvait  errer  dans 
ses  jugements,  s'il  agissait  pour  le  bien  de  l'Eglise,"  c'est 
tout  le  contraire  de  la  vérité.  Nous  verrons  que  jamais 
homme  ne  fut  plus  sage,  plus  humble  et  surtout  plus  porté 
à  n'agir  qu'après  avoir  pris  en  toutes  choses  l'avis  des 
hommes  les  plus  éclairés  et  les  plus  prudents. 


1  — Histoire  du  Caiiada,  tk  T,  p.  238. 
2 -^Lettre  historique  :j7t;. 


XXXiv  PRÉFACE 

Nous  avons  dans  Tappréciation  de  ce  gi*and  cvêque  par 
M.  Garneau  iin  exemple  frappant  de  la  persistance  avec 
laquelle  certains  préjugés  se  transmettent  à  travers  les 
siècles,  et  s'attachent  à  l'histoire.  Cette  appréciation  serait 
de  -peu  de  conséquence  dans  un  feuilletoniste  de  troisième 
ordre  :  dans  un  écrivain  de  cette  valeur,  elle  est  très  grave, 
car  elle  s'impose  à  tous  ceux  qui  ne  veulent  pas  se  donner 
la  peine  d'aller  aux  véritables  sources. 

M.  Garneau  est,  en  effet,  un  historien  de  gi*and  mérite. 
Quelle  belle  et  agréable  manière  que  la  sienne  !  elle  rappelle 
celle  des  bons  historiens  '^français.  Il  a  des  aperçus  larges, 
pleins  de  lumière,  toujours  ouverts  sur  de  vastes  horizons. 
Il  sait  grouper  les  faits,  les  mettre  en  relief  et  en*tirer  toute 
la  valeur  possible.  Son  style  est  soigné,  con^ect,  plein  de  vie 
et  de  mouvement.  Il  entraîne  le  lecteur,  et  ne  le  laisse 
jamais  s'attiédir  au  récit  de  notre  histoire. 

N'en  faut-il  pas  regretter  davantage  que  ses  appréciations 
des  personnages  religieux  ne  soient  pas  toujours  fondées,  et 
que,  catholique  lui-même,  il  n'ait  pas  su  juger,  à  son  véri- 
table point  de  vue,  l'action  de  l'Eglise  catholique  dans  les 
commencements  de  notre  pays  ? 

Voulons-nous  un  autre  exemple  qui  nous  démontre  que 
ce  grand  historien  était  peu  préparé  à  parler  des  personnages 
religieux  de  notre  histoire  ?  Il  s'agit,  cette  fois,  de  Marie  de 
l'Incarnation. 


FRÉFACE 


"  Il  paraît,  dit-il,  que  plusieurs  personnes  se  firent  quié- 
tist^s  au  Canada...;  Le  tremblement  de  terre  de  16G3  fut  le 
])lus  beau  temps  du  quiétisme.  Ce  phénomène  mit  en  mou- 
vement l'imagination  ardente  de  ses  adeptes  :  les  apparitions 
furent  nombreuses,  singulières,  effrayantes;  les  prophéties 
se  multiplièrent.  La  supérieure  de  THôtel-Dieu  ^  et  la  célèbre 
Mère  Marie  de  Tlncarnation,  supérieure  des  ursulines,  i)ar- 
tagèrent  ce  délire  de  la  dévotion.  Ce  furent  elles  nm 
donnèrent  le  plus  d'éclat,  en  Canada,  au  culte  de  la  spiritua- 
lité, pieuse  chimère  qui  affecta  pendant  longtemps  plusieurs 
intelligences  tendres  et  romanesques  ^ .,.." 

Allons  donc  !  La  Mère  de  Tlncarnation,  dont  TEgliso 
vient  de  permettre  l'introduction  de  la  cause  de  ])éatification, 
ot  II  qui  elle  autorise,  par  conséquent,  de  donner  le  titre  de 
Vénérable,  attaquée  "  du  délire  de  la  dévotion  !  "  Cette 
femme  illustre,  que  Bossuet  ne  craint  pas  d'appeler  *'  la 
Thérèse  de  la  Nouvelle- France,  "  cette  écrivain,  dont  les 
lettres  accusent  un  jugement  si  droit,  si  sain,  si  bien  équi- 
libré, rangée  parmi  les  esprits  chimériques  et  rêveurs,  parmi 
"  les  intelligences  tendres  et  romanesques  !  "  En  faut-il 
«lavantage  pour  nous  mettre  en  garde  contre  U^s  jugements 
de  M.  Garneau,  quand  il  s'agit  de  l'histoire  religieuse  de 
notre  pays  ? 


1  —  Il  veut  parler,^8ans  cloute,  do  Catherine  de  Saint-Augustin  ; 
mais  elle  no  fut  jamais  supërieure  do  l'Hôtel -Dieu. 

2  "  Histoire  du  Ckiïui'.hi^  t.  I,  p.  198, 


XXXVl  PREFACE 


Mais  revenons  à  Mgr  de  Laval,  Que  faut-il  pour  rendre 
justice  à  cette  grande  et  noble  figure  de  TEglise  du  Canada  ? 
Uniquement  la  mettre  avec  respect  dans  son  cadre  naturel  ; 
faire  revivre  Mgr  de  LaA'al  au  milieu  de  son  temps  et  de 
son  ëpoque,  le  représenter  comme  évêque,  chargé  de  fonder 
une  Eglise  au  milieu  d'un  pays  tout  nouveau  et  d'une 
colonie  essentiellement  catholique  ;  puis  raconter  sa  vie 
purement  et  simplement  telle  qu'elle  est,  montrant  à  l'œuvre 
ce  grand  serviteur  de  Dieu,  faisant  ressortir  ses  belles  qua- 
lités naturelles,  ses  admirables  vertus,  et  la  carrière  toute  de 
dévouement  de  ce  saint  évêque,  qui,  sorti  de  la  plus  haute 
noblesse  de  France,  vint  ici,  pénétré  de  l'idée  de  sa  sublime 
mission,  et  consacra  au  bien  de  notre  pays  près  de  cinquante 
années  d'une  existence  tout  apostolique. 

La  vérité,  rien  que  la  vérité,  voilà  ce  qui  sufi&t  pour  la 
gloire  de  Mgr  de  Laval.  Dégageons  cette  sainte  mémoire 
des  nuages  de  "  la  calomnie,  "  avec  lesquels  certains  poli- 
tiques du  temps  cherchèrent  à  l'obscurcir.  Eegardons  ce 
grand  évêque  à  la  lumière  de  la  foi  catholique  ;  et  il  nous 
apparaîtra  ce  qu'il  est,  une  fime  dévouée  et  généreuse,  "  un 
grand  citoyen,  un  évêque  tel  que  le  désiraient  les  fondateurs 
de  l'Eglise  universelle  ^  "  mais  surtout  un  saint,  dans  toute 
l'acception  du  mot. 

1  —  Mandement  de  Mgr  Taachercau,  30  avril  1878, 


PREFACE  XXXVU 


Que  de  fois,  en  songeant  aux  pieuses  origines  des  princi- 
pales Eglises  particulières  du  monde  chrétien,  et  y  voyant 
toujours  quelque  saint  évêque  présider  à  leur  fondation,  nous 
nous  sommes  dit  :  Eh  quoi  !  serait-il  possible  que  TEglise  du 
Canada,  qui  semble  appelée  i\  de  si  glorieuses  destinées,  fit 
exception  à  la  règle  générale,  et  que,  plantée  dans  le  san<i; 
des  martyrs  *,  elle  n*ait  eu  qu'un  pontife  de  vertus  ordinaires 
pour  la  diriger  dans  ses  commencements  ?  Non,  Mgr  de  Laval 
n'a  pu  être  cet  "  esprit  absolu  et  dominateur,  "  cet  homme 
violent,  ce  tyran,  qu'on  s'est  plu  ii  le  représenter.  Non,  il 
n'a  pas  été  un  évêque  arbitraire,  mesquin  et  jaloux,  qui  ne 
trouve  bien  que  ce  qu'il  fait  lui-même,  et  qui  ne  songe  ([u'à 
entraver  le  zèle  et  le  dévouement  des  autres  ^. 

Et  nous  nous  sommes  mis  h  étudier,  ii  ses  sources,  lu  vie 
de  Mgr  de  Laval....  A  mesure  que  nous  avancions  dans  nos 
recherches,  l'homme,  le  chrétien,  l'évêque  nous  apparaissait 
en  lui,  doué  des  plus  nobles  qualités,  orné  des  plus  sublimes 
vertus.  Nous  étions  dans  l'admiration  en  présence  de  co 
saint  pontife  que  la  divine  Providence  avait  ménagé  pour 
les  commencements  de  notre  pays.  Nous  nous  attachions 
de  plus  en  plus  à  cet  homme  si  bon,  si  humble,  si  rempli  do 
mansuétude,  si  dévoué  à  ses  fidèles,  si  aimant  et  si  compa- 
tissant pour  son  clergé.     Dans  notre  cœur,  nous  félicitions 


1  —  Les  PP.  de  Brébœuf,  Lalemant,  Jogues  ot  tant  d'autres. 

2  — Faillon,  Histoire  de  la  colonie  Jranf^nisc  en  CanadfJy  Villemario, 
18C5,  t  XI,  ch.  XUI  et  XVLl.  paasim. 


XXXVlll  PREFACE 

l'Eglise  du  Canada  d'avoir  eu  pour  fondateur  un  évoque  égal 
eu  vertus  et  en  mérites  aux  plus  grands  saints  que  Ton 
honore  sur  nos  autels. 

C'est  le  résultat  de  notre  étude  que  nous  offrons  aujour- 
d'iiui  au  public.  Puisse  notre  humble  travail  ne  pas  paraître 
trop  indigne  de  la  noble  et  sainte  mémoire  qu'il  a  pour  objet 
de  faire  bénir  !  Puisse-t-il  contribuer  à  faire  connaître  Mgr 
de  Laval,  à  augmenter  la  confiance  des  fidèles  envers  ce 
gmnd  serviteur  de  Dieu,  et  par  là  même  hâter  le  jour  où 
notre  mère  la  sainte  Eglise,  nous  en  avons  la  conviction, 
nous  permettra  de  l'honorer  d'un  culte  public  ! 


DÉCLARATION  DE  L'AUTEUR. 


Pour  nous  soumettre  aux  décrets  d'Urbain  VIII,  nous  décla- 
rons que,  dans  l'appréciation  des  faits,  comme  dans  les  éloges  ou 
titres  honorifiques  donnés  à  Mgr  de  Laval  ou  à  d'autres  person- 
nages, mentionnés  dans  cet  ouvrage,  il  ne  faut  voir  qu'un  témoi- 
gnage purement  humain,  qui  ne  veut  en  aucune  manière  prévenir 
le  jugement  de  l'Eglise,  notre  Mère. 

DIVISIONS    DE   CET   OUVRAGE. 

Cet  ouvrage,  comme  la  vie  de  celui  qu'il  est  destiné  à  faire 
connaître,  se  divise  naturellement  en  quatre  parties,  dont  les 
deux  premières  forment  le  premier  volume,  et  les  deux  dernières, 
le  second  volume  :  i"*  Mgr  de  Laval,  avant  son  arrivée  au  Canada  ; 
2**  Mgr  de  Laval,  vicaire  apostohque  de  la  Nouvelle- France  ; 
3*  Mgr  de  Laval»  évêque  de  Québec  ;  4°  Mgr  de  Laval,  depuis 
sa  démission  jusqu'à  sa  mort». 


VIE  DE  M«»  DE  LAVAL 


PREMIÈRE  PARTIE 


Mgr  de  Laval  avant  son  arrivée  ad  Canada 

1622-1659 

CHAPITRE  PREMIER 

I^aiBsance  de  François  de  Laval.  —  Montigny-sur-Avre  et  ses  environs. 
—  Origine,  noblesse  et  piëtë  de  la  famille  de  François  de  Laval. — 
Un  événement  tragique.  — 1622-1631. 

PraDçois  de  Montmorency- Laval  de  Montigny,  premier 
évêque  de  Québec,  plus  généralement  connu  sous  le  nom 
de  François  de  Laval,  naquit  à  Montigny-sur-Avre,  dans 
le  diocèse  de  Chartres  i,  en  France,  le  30  avril  1622  *. 
Son  père  était  Hugues  de  Laval,  seigneur  de  Montigny, 
Montbaudry,  Alaincourt  et  Revercourt  ;  sa  mère,  Michelle 
de  Péricard. 

Sur  la  grande  roule  de  Paris  à  Grandville,  à  quelques 
cent  kilomètres  de  la  capitale,  entre  Dreux  et  Verneuil,  on 


1  —  Le  diocèse  de  Chartres  était  très  grand  à  l'époque  de  la  naissance 
de  Mgr  de  Laval,  et  renfermait  même  Blois,  qui  ne  fut  érigé  en  évêché 
qu'eu  1697.  C'est  l'année  même  de  la  naissance  de  Mgr  de  Laval  (1622) 
([lie  Paris  fut  érigé  en  métropole,  avec  Chartres,  Orléans  et  Meauz 
pour  évêchés  suffragants,  et  que  fut  établie  par  le  pape  Grégoire  XV 
la  S.  C.  de  la  Propagande. 

2  —  Voir  note  A  à  la  lin  du  2d  volume. 


\ 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 


rencontre  la  station  de  Tillières-sur-Avre,  paroisse  du 
diocèse  d'Evreux,  limitrophe  de  celui  de  Chartres.  Cet 
endroit  est  célèbre  par  ses  manufactures  de  cuivres  laminés. 
C'est  là  qu'il  faut  descendre  pour  aller  à  Montigny,  qui 
n'en  est  distant  que  d'à  peu  près  six  kilomètres. 

Deux  fois  par  jour,  une  malle- poste  prend  les  lettres  à 
Tillières  pour  les  transporter  à  BrézoUes,  Senonches,  Termi- 
niers,  etc.  ;  de  Brézolles,  chef-lieu  de  canton  du  départe- 
ment d'Eure  et  Loir,  un  courrier  porte  à  Montigny  celles 
qui  lui  sont  destinées.  C'est  ainsi  que  ce  village  se  trouve 
desservi  pour  les  lettres  par  Tillières,  à  peu  près  comme 
du  temps  de  Mgr  de  Laval,  qui  adressait  ses  lettres  pour 
sa  famille  *'  à  monsieur  le  maître  de  poste  de  Tittihes,  pour 
remettre  à  monsieur  de  Montigny^  à  Montigny  i."  ' 

Montigny-sur-Avre  est  un  petit  village  du  canton  de 
BrézoUes,  arrondissement  de  Dreux,  dans  le  département 
d'Eure  et  Loir.  Il  est  au  centre  d'un  triangle  formé  par 
Verneuil,  Tillières  et  BrézoUes,  et  à  quelques  lieues  seule- 
ment des  belles  forêts  de  la  Ferté-Vidame,  de  la  Saucelle 
et  de  Senonches.  Sa  population  est  d'environ  cinq  cents 
âmes. 

Situé  dans  une  vallée  assez  resserrée,  c'est  un  pays  char- 
mant. Il  est  arrosé,  comme  Tillières,  par  une  rivière  qui 
descend  des  collines  du  Perche,  dans  le  département  de 
l'Orne,  et  qui  va  se  jeter,  tout  près  de  Dreux,  à  un  village 
nommé  Saint- George-sur-Eure,  dans  l'Eure,  après  un  par- 


Archives  de  l'archevêché  de  Québec. 


VIE  DE  MQR   DE  LAVAL 


cours  d'environ  cinquante  kilomètres.  Cette  rivière  est 
appelée  l'Avre,  et  donne  son  nom  à  toute  la  vallée  ainsi 
qu'à  bon  nombre  de  hameaux  ou  villages  :  Saint -Chris-  ' 
tophe-sur-Avre,  Saint-Victor-sur-Avre,  Verneuil-sur-Avre, 
etc.  Montigny,  placé  entre  deux  coteaux  peu  élevés,  offre 
un  aspect  des  plus  pittoresques  et  des  plus  gracieux.  En 
été,  c'est  un  bijou  dans  un  écrin  de  verdure. 

Bien  que  compris  dans  l'arrondissement  de  Dreux,  avec 
lequel  commence  le  plateau  de  la  Beauce,  Montigny  appar- 
tient au  territoire  du  Perche,  et  n'est  qu'à  une  dizaine  de 
lieues  de  la  Mortagne,  capitale  de  cette  ancienne  province. 
Rien  n'égale  la  salubrité  du  climat  du  Perche,  et  surtout 
de  cet  ancien  arrondissement  de  la  Mortagne,  d'où  sont 
venus  tant  de  colons  canadiens. 

De  l'autre  cOté  de  Montigny,  en  se  rapprochant  de  Char- 
tres —  Montigny  est  à  peu  près  à  égale  distance  de  Chartres 
et  de  Mortagne  —  commencent  les  plaines  si  renommées 
de  la  Beauce,  qui  ont  été  appelées  avec  raison  l'un  des 
plus  riches  greniers  de  la  France.  ^^  Nulle  part  la  surface 
du  sol  n'est  plus  symétrique,  plus  unie,  plus  reposée. 
De  quelque  côté  qu'on  regarde,  on  voit  se  dérouler  d'im- 
menses plaines,  que  traversent  des  routes  d'une  régularité 
désespérante.  Partout  on  retrouve  la  même  culture,  la 
même  monotonie,  le  même  horizon.  C'est  une  mer  de 
blé  qui  monte,  s'épaissit  et  croît  toujours,  une  mer  dont  les 
flots  verdoyants  ou  dorés  entourent  les  villes,  envahissent 
les  villages  et  débordent  sur  les  chemins.  Mais  l'immensité 
et  l'uniformité  des  plaines  de  la  Beauce  ne  sont  pas  sans 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 


grandeur  et  sans  poésie.  On  en  vient  bientôt  à  admirer 
cette  nature  si  simple  dans  son  inépuisable  fécondité,  cette 
image  calme  de  la  richesse  agricole,  et  ces  perspectives 
sans  fin  qui  nous  font  éprouver  les  mêmes  sensations  de 
plaisir  ou  de  tristesse  que  la  vue  de  l'Océan.  Quel  plus 
beau  spectacle  que  l'éblouissant  éclat  des  champs,  quand 
la  brûlante  ardeur  du  soleil  les  colore  des  tons  chauds  de 
Pété,  quand  ils  se  couronnent  de  bluets  et  de  coquelicots, 
comme  pour  se  préparer  aux  fêtes  de  la  moisson,  et  quand 
ces  fleurs  sauvages,  pliant  sous  le  souffle  des  vents»,  y 
jettent  de  longs  reflets  d'azur  et  de  pourpre  ^  1  " 

Mais  revenons  à  Montigny.  Rien  n'y  est  changé  depuis 
le  temps  de  Mgr  de  Laval.  Ce  village  n'est  pas  plus  popu- 
leux, et  il  est  aussi  isolé  qu'alors.  Il  n'y  a  ni  route  natio- 
nale, ni  route  départementale,  mais  seulement  ce  que  l'on 
appelle  en  France  des  chemins  communaux. 

La  petite  église  actuelle  de  Montigny  est  encore  celle  qui 
existait  du  temps  de  Mgr  de  Laval.  Elle  est  bâtie  en  pierre, 
et  afi'ecte  la  forme  d'une  croix  latine,  comme  du  reste 
la  plupart  des  églises  de  campagne  en  France.  Sa  voûte  en 
bois  repose  sur  des  poutres  transversales.  Il  y  a,  dans  le 
chœur,  une  lame  de  marbre,  avec  l'inscription  suivante: 
,  Van  1618,  le  5^  jour  de  septembre,  cette  église  fut  dédiée  par 
Morueigneur  le  Révirendissime  Père  en  Dieu,  Messire  François 
de  Ptricard,  Evêque  d^Evreux,  Pour  lors  était  Prieur,  Noble 
D.  Claude  Legrix,  Docteur  ;  vicaire,  M,  Jacques  Ribot;  chape- 

1  —  Malte- Brun. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


loin,  M.  Pasquier-Dugay  ;  Seigneur  y  Messire  Hugues  de  Lavat^ 
chevalier  y  et  lUuètre  Dame  Michdle  de  Péricarde  son  &pome  ; 
QiarUè  de  Réctuson,  Eouyer^  Jacques  Fomier,  Gilles  Afoulinet^ 
Jacques  Bvioty  trésoriers. 

Cette  église  remonte  donc  à  l'année  1618)  et  fut,  suivant 
toutes  les  probabilités,  bâtie  par  les  soins  du  père  de  Mgr 
de  Laval  \  nous  n'osons  pas  dire  à  ses  frais,  puisqu'il  est 
fait  mention,  dans  l'inscription,  de  trésoriers,  qui  avaient 
sans  doute  recueilli  des  fonds  de  différentes  personnes. 
Les  seigneurs,  du  temps  de  Hugues  de  Laval,  se  faisaient 
un  devoir  d'entretenir  les  églises  ;  ils  les  construisaient 
même  à  leurs  frais,  quand  ils  voulaient  être  patrons.  C'est 
sans  doute  pour  faire  honneur  au  seigneur  de  Montigny,  et 
pour  reconnaître  les  services  rendus,  que  Ton  avait  mvité 
pour  la  bénédiction,  non  pas  l'évêque  de  Chartres,  dont 
Montigny  dépendait,  mais  l'évêque  d'Evreux,  proche 
parent  de  Mme  de  Montigny. 

C'est  sous  les  dalles  de  cette  église  que  furent  inhumés 
et  que  reposent  encore  les  restes  mortels  du  père  et  de  la 
mère  de  Mgr  de  Laval,  comme  l'attestent  les  registres  de 
la  paroisse.  C'est  dans  la  même  église,  sans  doute,  puis- 
qu'elle était  l'église  de  la  paroisse  et  de  la  famille,  que  fut 
baptisé  le  premier  évêque  de  Québec.  Malheureusement, 
ni  le  jour  de  sa  naissance,  ni  celui  de  son  baptême  ne  peu- 
vent être  constatés  d'une  manière  précise,  parce  que  les 
actes  de  baptême  de  Montigny,  depuis  1612  jusqu'à 
1628,  manquent  dans  les  registres  :  ils  y  ont  été,  nous  ne 
savons  pour  quelles  raisons,  coupés  aux  ciseaux. 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


Il  y  avait  à  Montigny,  à  cette  époque,  un  prieur,  un 
vicaire  et  un  chapelain.  C'était  beaucoup  de  prêtres  pour 
une  population  relativement  peu  nombreuse.  Le  prieur  et 
le  vicaire  desservaient  la  paroisse,  dont  l'église  avait  appar- 
tenu sans  doute  à  une  ancienne  abbaye,  ou  plutôt  à  un 
prieuré,  qui  était  devenu  la  propriété  de  la  famille  de  Mon- 
tigny. Les  fonctions  du  chapelain  devaient  se  borner  à 
acquitter  les  messes  et  les  obits  de  fondation  dans  la  cha- 
pelle seigneuriale  ^ . 

Nous  voyons  en  effet,  par  la  correspondance  de  Mgr  de 
Laval,  que  sa  famille  avait  à  acquitter,  dans  ce  prieuré, 
plusieurs  fondations.  La  même  correspondance  fait  soup- 
çonner que  la  fortune  des  Laval-Montîgny  était  loin  d'être 
considérable,  et  que  la  famille  fut  même,  à  une  époque,  dans 
un  état  assez  voisin  de  la  gêne.  Les  fondations  dont  nous 
venons  de  parler  ne  s'acquittaient  pas,  et  Mgr  de  Laval, 
par  délicatesse*  de  conscience,  se  crut  obligé  de  faire  des 
sacrifices  personnels  pour  y  suppléer  2  . 

Tout  le  patrimoine  de  Hugues  de  Laval  paraît  avoir 
consisté  dans  les  quatre  seigneuries  que  nous  avons  men- 
tionnées plus  haut.  Montigny  seul  avait  quelque  impor- 
tance ;  les  trois  autres  ne  formaient  pas  même  des  paroisses  : 
Montbaudry  est  une  toute  petite  dépendance  de  Verneuil, 
dans  le  diocèse  d'Evreux  ;  Alaincourt  fait  partie  de 
Tillières,  et  Revercourt,  de  BrézoUes. 


1  —  Noua  devons  la  plupart  de  ces  renseignements  à  M.  Tabbé 
Meugnier,  curé  de  Tillières-sur-Avre. 

2  —  Archives  de  l'archevêché  de  Québec. 


VIE  DE  MGR   DE   LAVAL 


Ce  qui  ne  faisait  pas  défaut  dans  la  maison  des  Laval- 
Montigny,  c'était  la  noblesse.  Rien  de  plus  glorieux  et  de 
plus  illustre  que  les  origines  de  cette  famille.  Elle  se 
rattache  directement  à  la  maison  des  Montmorency  ^ , 
qui  a  donné  tant  de  grands  hommes  à  l'Eglise  et  à  la  France, 
qui  s'est  alliée  à  presque  toutes  les  familles  souveraines 
de  l'Europe,  et  dont  l'origine  se  perd  dans  la  nuit  des 
temps.  Le  premier  des  grands  du  royaume  de  France  qui 
reçut  le  baptême  des  mains  de  saint  Rémi,  avec  Clovis, 
était  un  Montmorency  ;  et  voilà  pourquoi  la  famille  avait 
adopté  pour  cri  de  guerre  et  pour  devise  :  '*  Dieu  ayde  au 
premier  baron  chrétien."  Elle  fut  toujours  fidèle  à  ce  cri 
de  guerre,  et  porta  d'une  main  ferme  le  drapeau  de  l'hon- 
neur. 

"  La  maison  de  Montmorency,  dit  M.  de  la  Colom- 
bière  ^  ,  est  plus  ancienne  dans  la  monarchie  que  la  reli- 
gion chrétienne.  Ce  nom  était  connu,  il  était  même  familier 
dans  les  Gaules  avant  qu'on  y  prêchât  Jésus-Christ,  peut- 
être  même  avant  qu'il  vînt  au  monde.    Cette  maison  est 


1  —  Voir  note  B  à  la  fin  du  2d  volume.  Tableau  généalogique  de 
la  famille  Montmorency-Laval,  d'après  Moréri  et  le  P.  Anselme. 

'Z — Joseph  Séré  de  la  Colombière,  frère  du  vén.  P.  de  la  Colom- 
bière,  dont  le  nom  est  intimement  attaché  à  celui  de  la  B.  Margue- 
rite-Marie et  à  la  dévotion  du  Sacré-Cœur.  **  Il  arriva  en  Canada 
te  21  juillet  1682,  dit  M.  l'abbé  Tanguay.  Rappelé  en  France, 
en  1691,  avec  M.  Bailly,  par  l'abbé  Tronson,  il  entra  au  séminaire  de 
Saint-Sulpice  ;  mais  Mgr  de  Saint- Yalier  le  ramena  avec  lui  à  Québec, 
et  le  fit  chanoine  en  1692,  puis  vicaire  général  et  archidiacre  en  1698. . . 
Il  fut  aussi  grand  chantre,  conseiller  clerc,  et  supérieur  des  religieuses 
hospitalières  de  Québec.  Il  mourut  à  l' Hôtel-Dieu  le  18  juillet  1723,  à 
l'âge  de  72  ans,  et  fut  inhumé  dans  le  cimetière  de  la  cathédrale." 
(Répertoire  du  Clergé  canadien.  ) 


8  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

grande  par  tant  d'endroits  et  brille  depuis  si  longtemps, 
que  ce  ne  serait  pas  un  médiocre  embarras  que  de  vouloir 
mesurer  sa  grandeur.  Mais  quoique  de  toutes  parts  elle 
jette  un  éclat  qui  éblouit,  elle  a  un  caractère  d'autant  plus 
précieux  qu'il  engage  à  la  piété,  et  qu'il  doit  être  respecté 
jusqu'à  la  fin  des  siècles  dans  tous  les  lieux  éclairés  de  la 
lumière  de  l'Evangile.  C'est  que  le  premier  seigneur,  le  pre- 
mier baron  français  qui  a  embrassé  le  christianisme,  a  été 
un  Montmorency.  Le  premier  baron  de  l'ancienne  France  a 
été  un  Montmorency  ;  il  est  d'un  bon  augure  qu'un  Mont- 
morency ait  été  le  premier  évêque  de  la  Nouvelle-France. 
Le  premier  des  grands  de  l'ancienne  France  qui  a  écouté 
la  parole  de  salut  et  ouvert  les  yeux  à  la  clarté,  a  été  un 
Montmorency  ;  un  Montmorency  a  été  le  premier  des 
grands  qui,  dans  la  nouvelle,  ait  prêché  cette  parole  avec 
l'autorité  et  la  puissance  épiscopale;  et,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  grand  et  de  plus  solide,  c'est  qu'il  y  a  pratiqué  d'une 
manière  très  touchante  et  très  exemplaire  cette  même 
vertu,  la  charité,  qu'il  recommandait  aux  autres  i." 

Au  treizième  siècle,  un  membre  de  cette  illustre  famille, 
Mathieu  de  Montmorency,  surnommé  le  Grand,  connétable 
de  France  2,  épousa  en  secondes  noces  Emme  de  Laval, 
fille  unique  du  comte  Guy  de  Laval,  dont  la  noblesse  ne 
le  cédait  guère  à  celle  de  sa  propre  maison.   Guy,  issu  de 


1  —  Eloge  fmièbre  de  Mgr  de  Laval,  prononce  à  la  cathédrale  de 
Québec,  le  4  juin  1708. 

2  —  Le  connétable  était,  autrefois,  le  premier  officier  militaire  en 
France.    Il  avait  le  commandement  général  des  armées.    (Larousse.) 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


ce  mariage,  fut  la  souche  de  la  branche  cadette  des  Mont- 
morency. Il  laissa  à  la  branche  aînée,  issue  du  premier 
mariage  de  son  père  avec  Gertrude  de  Soissons,  le  nom  de 
Montmorency,  pour  prendre  le  nom  de  Laval,  celui  de  sa 
mère.  Gela  explique  pourquoi,  tout  en  adoptant  les  armes 
de  la  maison  de  Montmorency,  il  les  chargea  de  cinq 
coquilles  d'argent  sur  la  croix,  comme  marque  de  puîné. 
Et  ce  sont  ces  armes,  ainsi  modifiées,  que  portait  lui-même 
Mgr  de  Laval  ^ 

Cette  branche  cadette  des  Montmorency  se  divisa  elle- 
même  en  un  grand  nombre  de  rameaux,  portant  des  noms 
différents,  mais  vivant  tous  de  la  même  sève,  celle  des 
Laval  et  des  Montmorency.  Presque  toutes  ces  branches 
s'éteignirent  avant  la  naissance  de  Mgr  de  Laval.  Lors- 
qu'il vint  au  monde,  il  n'y  en  avait  plus  que  quatre  :  celle 
de  Lésay,  celle  de  Tartigny,  celle  de  Thibaut- Bois- Dau- 
phin, et  celle  de  Montigny,  qui  elle-même  descendait  des 
Laval  de  Tartigny.  Cette  branche  de  Montigny  commença 
avec  le  père  de  Mgr  de  Laval  ;  et  l'on  appelait  celui-ci 
Vabbé  de  Montigny,  *'I1  était  connu  sous  ce^iomdansle 
monde,"  dît  Latour  2,  Cependant,  lorsque  après  la  mort  de 
son  père  et  de  ses  deux  frères  aînés  il  renonça  à  l'héritage 
paternel  en  faveur  de  son  frère  cadet,  comme  nous  le  ver- 
rons plus  tard,  il  dut  renoncer  en  même  temps  au  titre  de 


1  —  Voici  les  armes  de  Mgr  de  Laval  :  '*  D'or,  à  la  croix  de  gueules, 
cantonnée  de  seize  alërions  d'azur,  chargée  do  cinq  coquilles  d'argent." 

2  —  Mémoires  sur  la  vie  de  M.  de  Laval. 


10  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 

Montigny,  pour  reprendre  le  nom  générique  de  la  famille 
de  Laval. 

Du  côté  maternel,  la  naissance  de  François  de  Laval 
était  aussi  très  honorable.  Hugues  de  Laval,  seigneur  de 
Montigny,  avait  épousé,  le  premier  octobre  1617,  Michelle 
de  Péricard,  fille  de  Nicolas  de  Péricard,  seigneur  de  Saint- 
Etienne,  en  Normandie.  La  famille  de  Péricard  était  de 
noblesse  de  robe.  Elle  avait  occupé  des  charges  impor- 
tantes au  parlement  de  Normandie.  Une  branche  de  cette 
famille  s'était  établie  en  Champagne;  c'est  d'elle  que 
sortait  Mme  de  Montigny  ^.  Un  grand  nombre  d'évêques 
appartenaient  aussi  à  cette  illustre  famille,  et  l'un  d'eux, 
François  de  Péricard,  cousin  germain  2  de  la  mère  de  Mgr 
de  Laval,  occupait  précisément  le  siège  d'Evreux,  vers 
l'époque  de  la  naissance  de  ce  dernier. 

Nous  insistons  sur  ces  détails,  qui  établissent  la  noblesse 
d'origine  de  Mgr  de  Laval.  L'Eglise  catholique,  en  effet, 
n'est  indifférente  à  rien  de  ce  qui  est  grand  et  digne  de 
l'appréciation  des  hommes.  Elle  sait  que  noblesse  oblige, 
et  que  celui*qui  sent  couler  dans  ses  veines  un  sang  noble 
et  illustre,  ne  peut  que  trouver  en  cela  un  puissant  encou- 
ragement à  faire  le  bien.  *^  La  vertu,  dit  M.  de  la  Colom- 
bière,  ne  consiste  pas  dans  la  noblesse,  car  souvent  la 
noblesse  est  destituée  de  vertu  ;  mais  quand  elles  sont 


1  —  Cette  branche  avait  pour  armes  :  *^  D'azur  aux  chevrons  d'or, 
accompagné  en  pointe  d'une  ancre  d'argent,  surmonté  de  trois  étoiles 
du  même." 

2  —  Histoire  des  évêqties  d'Evreux. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  11 

jointes  ensemble,  l'une  et  l'autre  s'entraident  et  s'embel- 
lissent naturellement  ^." 

''  La  noblesse  de  la  naissance,  a  dit  saint  Charles  Borro- 
mée,  est  un  don  et  une  grâce  de  Dieu.  On  ne  doit  point 
mépriser  ce  bienfait  :  ce  serait  une  ingratitude.  La  noblesse 
est  un  puissant  aiguillon  pour  pratiquer  la  vertu,  et  un 
grand  frein  pour  le  vice.  Dans  un  noble,  le  vice  est  plus 
odieux  ;  mais  aussi  la  vertu  resplendit  avec  plus  d'éclat, 
elle  ressemble  à  une  pierre  précieuse  enchâssée  dans  l'or  : 
elle  brille  plus  que  si  elle  était  seulement  dans  l'argent  ^.  " 

Qu'on  lise  avec  attention  les  légendes  du  bréviaire,  et 
l'on  verra  avec  quel  soin  on  y  indique,  suivant  le  cas,  la 
généalogie  des  saints,  leur  noblesse,  les  hauts  faits  de  leurs 
ancêtres.  C'est  avec  le  même  soin  que,  dans  les  informa^ 
lions  canoniques  faites  sur  la  conduite  de  ceux  qui  sont 
appelés  à  l'épiscopat,  les  témoins  ne  manquent  jamais  de 
rappeler,  s'il  y  a  lieu,  la  noblesse  d'origine  des  candidats. 

Lorsque  les  informations  sur  Mgr  de  Laval  furent  faites 
à  Paris,  le  17  juillet  1657,  par  le  nonce  Cœlius  Piccolomini, 
les  quatre  témoins  entendus  s'accordèrent  à  proclamer  la 
haute  noblesse  de  sa  famille  :  '^  Il  est  né,  disent-ils,  d'une 
très  illustre  famille  ;  ses  parents  sont  très  nobles  3."  Et  ils 
ajoutent:  "  Nous  le  savons,  non  seulement  par  le  témoi- 
gnage de  plusieurs  des  parents  du  candidat,  mais  par  celui 


1  —  Eloge  funèbre, 

2  —  Sylvain,  Vie  de  saiiU  Charles  Borromée^  t.  III,  p.  296. 

3  —  lUum    esae    noiv/m    ex  iUudrissima  familia  . . .    iUtistrissimis 
parefUibiis  procreatum,    (Archives  du  séminairo  de  Québec.) 


12  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


de  la  voix  publique  i."  L'un  de  ces  témoins  mentionne  le 
fait,  que  nous  avons  signalé  tout  à  l'heure,  qu'il  y  avait  ea 
beaucoup  d'évêques,  et  des  évêques  très  distingués,  dans  la 
famille  des  Péricard.  Il  aurait  pu  ajouter  que  la  famille 
des  Montmorency  -  Laval  en  avait  fourni  aussi  un  bon 
nombre.  On  ne  compte  pas  moins  de  sept  archevêques  ou 
évêques  parmi  les  descendants  de  Guy  de  Montmorency, 
seigneur  de  Laval.  L'un  d'eux,  Henri  de  Laval,  occupait 
précisément  le  siège  épiscopal  de  la  Rochelle  en  même 
temps  que  François  de  Laval  occupait  celui  de  Québec-. 

Si  l'Eglise  fait  un  grand  cas  de  la  noblesse  du  sang  et  de 
l'origine,  c'est  surtout  pour  la  noblesse  des  œuvres  et  des 
vertus  qu'elle  réserve  sa  plus  haute  estime.  On  a  dit  quel- 
que part  que  l'Eglise  catholique  est  une  grande  école  de 
démocratie;  cela  est  vrai  surtout  en  ce  sens  que,  pour  elle, 
la  vertu  est  toujours  la  vertu,  qu'elle  soit  pratiquée  par  le 
plus  humble  comme  par  le  plus  noble  de  ses  enfants.  Les 
honneurs  de  ses  autels  sont  accordés  aussi  bien  au  fils  du 
paysan  qu'au  prince  le  plus  illustre,  à  un  saint  Benoît- 
Joseph  Labre,  comme  à  saint  Louis,  roi  de  France,  à  une 
Germaine  Cousin,  comme  à  sainte  Elizabeth  de  Hongrie  ou 
à  sainte  Jeanne  de  Chantai. 

La  famille  de  Laval,  en  général,  dans  ses  différentes 
branches,  se  distingua  toujours  par  sa  piété  et  son  attache- 
ment  à  la  religion.  Du  temps  de  Mgr  de  Laval,  il  y  en  avait 


1  —  Ut  accepit  a  pliiribns  cog^untis  domini  promoveïulij  et  per  famam 
ah  omnibxis. 

2  —  Moréri. 


VIE   DE   MGR  DE  LAVAL  13 


à  Paris  un  exemple  remarquable.  L'auteur  de  VEsaai  sur 
rinfluence  de  la  Religion  nous  le  signale  en  ces  termes  :  "  Deux 
frères,  Hilaire  de  Laval,  marquis  de  Laval- Lésay,  et  Guy  de 
Laval,  marquis  de  la  Plesse,  furent  également  recomman- 
dables  par  leur  piété.  Ils  étaient  fils  de  Pierre  de  Laval, 
baron  de  Lésay,  et  d'Isabelle  Rocheouart...  La  prière,  de 
pieuses  lectures,  la  visite  des  pauvres,  et  les  autres  œuvres 
de  miséricorde  formaient  la  plus  douce  occupation  d'Hi- 
laire.  Il  distribuait  d'abondantes  aumônes  et  se  plaisait 
à  décorer  les  églises.  Il  mourut  subitement  à  Paris,  le  11 
février  1670. 

"  Le  marquis  de  la  Plesse,  son  frère,  menait  une  vie 
exemplaire  à  la  Cour,  et  allait  de  temps  en  temps  se 
mettre  en  retraite  chez  les  chartreux  ;  l'ordre  et  la  pjété 
régnaient  dans  sa  maison,  et  son  plus  grand  plaisir  était 
dans  des  entretiens  utiles  sur  des  matières  de  la  vie  spiri- 
tuelle. Il  mourut  avant  son  frère,  le  21  octobre  1661,  lais- 
sant un  fils,  Pierre,  marquis  de  Laval  et  de  Magnac,  qui 
épousa  la  fille  du  marquis  Antoine  de  Fénelon,  et  hérita 
de  la  piété  de  ses  parents  i.  " 

Dans  la  famille  même  de  Mgr  de  Laval,  la  vertu  et  la 
piété  étaient  héréditaires,  aussi  bien  que  la  noblesse  et  la 
valeur  sur  les  champs  de  bataille.  Hugues  de  Laval  et 
Michelle  de  Péricard  étaient  pieux  et  catholiques  dans 
toute  la  force  du  mot.    C'est  le  témoignage  qui  leur  fut 


1  —f^Mui  stir  V infl^ic'iwx  de  la  Religion  en  Fraaa:  un  XVIIe   siècle. 
Pari»,  1824. 


14  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


rendu  dans  les  informations  canoniques  dont  nous  avons 
déjà  parlé  i.  Il  n'est  que  juste  de  conclure  que  ces  parents 
si  pieux  et  si  chrétiens  durent  veiller  avec  un  soin  religieux 
à  la  bonne  éducation  de  leur  famille. 

Ils  eurent  six  enfants.  Les  deux  premiers,  comme  nous 
le  verrons,  moururent,  jeunes  encore,  sur  les  champs  de 
bataille,  au  service  de  la  patrie  2.  Le  troisième,  François, 
est  celui  qui  devint  évêque  de  Québec.  Jean- Louis,  le  qua- 
trième, hérita  du  nom  et  du  patrimoine  de  Montigny, 
après  que  François  eût  résigné  ses  droits  en  sa  faveur.  Le 
cinquième,  Henri  de  Laval,  entra  dans  Tordre  des  béné- 
dictins et  devint  prieur  de  Sainte-Croix- LeufiFrey.  Enfin, 
Anne-Charlotte,  la  dernière  de  la  famille,  se  fit  religieuse, 
à  Nantes,  dans  la  commubauté  des  filles  du  Saint-Sacre- 
ment, dont  elle  devint  même  supérieure.  Elle  mourut 
en  1685. 

Tous  ces  personnages  apparaissent  plusieurs  fois  sur  les 
registres  de  Montigny,  comme  parrains  des  enfants  de  la 
paroisse.  François,  en  particulier,  le  fut  quatre  fois  3.  Tout 
cela  était  bien  conforme  aux  mœurs  de  l'époque,  où  le 
seigneur  était  regardé  plutôt  comme  un  père,  que  comme 
un  maître  rigoureux  ne  vivant  que  pour  recevoir  ses  rede- 
vances. La  dernière  fois  que  François  de  Laval  fut  parrain, 
ce  fut  dans  la  famille  môme  de  son  frère  Jean-Louia.    Il 


1  —  Uluvi  esse  a  plis  et  vere  catholicis  jjarentihus  jirocreatum. 

2  —  Langevin,  N^otke  biographique  sur  François  de  Laval  de  Mmd- 
moreiicij,  Montréal,  1874. 

3  —  Lettre  de  M.  l'abbé  Meugnier,  curé  de  Tillières-sur-Avre,  k 
l'auteur. 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  15 


était  alors  évêque  de  Québec,  et  il  signa  en  cette  qualité 
l'acte  de  baptême  de  son  neveu  François  * . 

On  connaît  peu  de  chose  des  années  d'enfance  de  Mgr  de 
Laval,  et  l'on  n'a  pas  plus  l'acte  de  sa  confirmation  que 
celui  de  son  baptême.  Ces  actes,  cependant,  durent 
être  exhibés  à  l'Ordinaire,  comme  il  est  de  rigueur  dans 
la  discipline  ecclésiastique,  lorsqu'il  reçut  les  saints 
ordres. 

On  lui  donna,  au  baptême,  le  nom  du  grand  apôtre  des 
Indes,  François-Xavier  ^,  qui  venait  d'être  canonisé,  cette 
année-là  même  (1622),  par  le  pape  Grégoire  XV.  C'était 
de  bon  augure  pour  celui  qui  devait  être  l'apôtre  du 
Canada,  et  faire  revivre  sur  ce  vaste  théâtre  de  l'Amérique 
du  Nord  les  vertus  des  premiers  paî-teurs  de  l'Eglise.    Mgr 


1  —  Voici  cet  acte  de  baptême,  tel  qu'on  le  trouve  dans  les  regis- 
tres de  Montigny  :  *'  Le  5e  jour  de  mai  1675,  a  été  baptisé  François 
**  de  Laval,  né  le  24  juin  1668,  fils  de  Messire  Jean-Louis  de  Laval, 
'*  chevalier,  seigneur  de  Montigny,  et  de  Dame  Françoise  de  Clieves- 
"  tre,  sa  femme.  Le  parrain,  R  P.  en  Dieu,  Messire  François  de 
''  LavaJ,  premier  évêque  de  Québec,  ville  capitale  de  tous  les  pa3^sde 
"  la  Nouvelle- France.   (Signé)  François,  Evesque  de  Québec." 

Comment  se  fait-il  qu'on  eût  attendu  si  lonç^teuips,  près  de  sept 
aimées,  pour  faire  baptiser  cet  enfant  ?  Il  est  probable  qu'à  cette  époque, 
même  dans  les  familles  vraiment  catholiques,  on  se  permettait  facile- 
ment de  pareils  retards.  Ici,  la  raison  évidente  qui  avait  fait  ditférer 
le  baptême,  c'est  que  l'on  avait  voulu  attendre  le  voyage  de  l'évoque 
de  Québec  en  Europe,  pour  qu'il  pût  conférer  lui-même  ce  sacrementi 
à  l'aîné  delà  famille.  D'un  autre  côté,  Mgr  de  Laval  était  eti  France 
depuis  près  de  trois  ans,  et  ce  n'est  pour  ainsi  dire  qu'à  la  veille  de 
son  départ  qu'il  va  faire  ce  baptême  à  Montigny. . .  Quoiqu'il  en  soir, 
le  pieux  prélat  était  si  opposé  à  cette  pratique  de  ditférer  le  baptême 
des  enfants,  qu'il  la  prohiba  au  Cunada  sous  les  peines  les  plus  graves. 

2  —  Il  est  probable  qu'il  fut  baptisé  par  le  cousin  de  sa  mère, 
l'évèc^ue  d'Ëvreux,  qui  avait  béni  l'église  de  Montigny  quatre  ans 
auparavant  (1618).  Mgr  de  Péricard  s'appelait,  lui  aussi,  François. 


16  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


de  Laval  eut  toujours  une  grande  dévotion  pour  son  glo- 
rieux patron.  Au  témoignage  de  la  vénérable  M.  de  l'Incar- 
nation, il  célébrait  sa  fête  avec  une  tendre  piété  ;  il  voulut 
même  que  saint  François- Xavier  fût  honoré,  au  Canada, 
comme  le  second  patron  du  pays.  Mais  il  avait  aussi  beau- 
coup de  dévotion  pour  le  patriarche  des  franciscains,  saint 
François  d'Assise  ;  et  nous  verrons  qu'il  avait  tout  d'abord 
choisi  le  jour  de  sa  fête,  le  4  octobre,  pour  recevoir  la  con- 
sécration épiscopale. 

François  de  Laval  passa  ses  années  d'enfance,  tan- 
tôt chez  révêque  d'Evreux,  tantôt,  et  plus  souvent,  à  la 
maison  paternelle.  C'est  un  avantage  inappréciable  pour 
un  enfant  que  de  grandir  sous  les  yeux  vigilants  de  ses 
parents  chrétiens.  Rien  ne  supplée  complètement  à  cette 
bonne  éducation  que  l'on  reçoit  d'un  père  et  d'une  mère 
dévoués.  François  de  Laval  remercia  Dieu  toute  sa  vie  de 
lui  avoir  ménagé  cette  grâce.  Il  avait  déjà  quatorze  ans, 
lorsqu'il  perdit  son  père,  qui  mourut  à  Montigny  le  11 
septembre  1636,  àl'âge  de  quarante-six  ans.  Il  eut  le  bonheur 
de  conserver  sa  mère  beaucoup  plus  longtemps:  elle  mourut 
Agée  de  soixante  ans,  le  11  novembre  1659,  peu  de  temps 
après  le  départ  de  son  ôls  pour  le  Canada. 

Le  jeune  de  Laval  était  encore  à  la  maison  paternelle, 
lorsque  arriva  un  événement  des  plus  tragiques,  qui  remua 
la  France  tout  entière,  mais  dont  le  choc  se  fit  sentir  sur- 
tout dans  la  famille  des  Montmorency.  Richelieu,  arrivé 
aux  affaires  depuis  quelques  années,  avait  entrepris  d'affer- 
mir le  pouvoir  royal,   en  l'élevant  sur  les  débris  de   la 


VIE   DE  MQR   DE  LAVAL  17 


noblesse  ^,  Abaisser  et  réduire  Taristocratie  au  profit  de 
la  royauté,  telle  était  sa  devise.  Ou  comprend  que  ce 
projet  dut  rencontrer  une  vive  opposition  de  la  part 
-de  tout  ce  qui  était  noble  en  France. 

Henri  de  Montmorency,  grand  maréchal  de  France  et 
gouverneur  du  Languedoc,  qui  s'annonçait  comme  un  des 
plus  grands  hommes  de  guerre  d'une  époque  où  devaient 
briller  Condé  et  Turenne,  se  mit  à  la  tête  des  mécontents. 
11  accueillit  dans  son  gouvernement  Gaston,  duc  d'Orléans, 
héritier  présumé  de  la  couronne,  et  entreprit  de  lutter 
contre  le  puissant  ministre  ;  mais  il  y  succomba.  Fait 
prisonnier  à  la  bataille  de  Castelnaudary,  et  couvert  de 
dix-huit  blessures,  il  fut  traduit  au  parlement  de  Toulouse. 
Ni  les  larmes  des  témoins  et  des  soldats,  ni  la  pitié  des 
juges  eux-mêmes  ne  purent  le  sauver.  L'influence  de 
Richelieu  était  là  :  il  fut  condamné  à  mort.  Il  marcha  à 
réchafaud  avec  une  grandeur  d'âme  qui  arracha  des  cris 
d'admiration.  '^  Les  soldats  qui  assistèrent  à  son  supplice, 
dit  l'abbé  Bougaud,  burent  de  son  sang  et  y  trempèrent  la 


1  —  Vuici  le  jugement  que  le  cardinal  de  Bausset  porte  sur  Riche- 
lieu :  **  Ce  ministre,  dit-il,  voulut  asseoir  les  fondements  d'un  gua- 
Tcmement  durable  sur  ces  principes  religieux  qui  sont  les  plus  fermes 
garants  de  l'ordre  et  de  la  tranquillité  d'un  mnd  empire.  Cet  homme, 
qui  avait  l'instinct  de  la  politique,  comme  d'autres  ont  cru  en  avoir  la 
science  ;  cet  homme,  qui  n'avait  pas  une  pensée,  un  sentiment,  une 
volonté,  qui  n'eût  pour  objet  l'affermissement  de  l'autiirité  et  le  main* 
tien  de  Tordre,  savait  que  l'esprit  de  la  religion  est  essentiellement 
un  esprit  conservateur,  parce  qu'elle  commande  toujours  le  respect 
des  lois  et  la  soumission  à  l'autorité  publique."  (Hûstoire  de  Féiidon^ 
Paris,  1853,    t.  I,  p.  10.) 

2 


18  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


pointe  de  leurs  épées,  comme  si  ce  sang  eût  été  capable  de 
leur  communiquer  la  vertu  du  cœur  d'où  il  sortait  ^  ." 

Quelle  impression  pénible  de  terreur  et  de  colère  dut 
produire  parmi  la  noblesse  française,  mais  surtout  dans  1& 
famille  des  Montmorency,  cette  exécution  infamante  d'un 
de  leurs  membres  les  plus  illustres  !  On  y  était  générale- 
ment très  dévoué  à  la  monarchie  ]  mais  on  l'aurait  voulue 
plus  clémente,  plus  juste  et  plus  mesurée.  L'acte  despo- 
tique et  cruel  de  Richelieu,  la  scène  tragique  de  Toulouse, 
eurent  sans  doute  du  retentissement  dans  la  famille  du 
seigneur  de  Montigny  ;  le  jeune  François  de  Laval  dut  en 
entendre  parler  souvent  ;  et  ces  récits  douloureux  ne  man- 
quèrent pas  d'émouvoir  son  âme. 

Il  est  difficile  de  calculer  l'influence  que  de  pareilles 
choses  peuvent  avoir  sur  un  esprit  de  huit  ans.  Cette 
influence,  cependant,  est  toujours  souverainement  forte  et 
puissante  :  ^'  Il  y  a  des  années  sacrées,  celles  de  la  jeunesse, 
où  les  sentiments  et  les  événements  se  précipitent  dans 
une  âme,  comme  un  métal  en  fusion  qui  se  fixe  et  laisse 
une  empreinte  que  les  années  peuvent  ensuite  user  et 
déformer,  mais  n'effacent  jamais  2  ."  Il  est  permis  de 
croire  que  le  jeune  de  Laval  conçut  dès  lors  cette  répul- 
sion quasi  instinctive  qu'il  eut  toute  sa  vie  pour  l'injus- 
tice, pour  les  procédés  arbitraires,  pour  les  empiéte- 
ments des  puissants  du  siècle,  cet  amour  du  droit,  de  la 


1  —  Histoire  de  saiide  Chuntal, 

2  —  Augustin  Cochiii,   Eloge  de  MmUalemhert, 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  19 


paix  et  de  la  conciliation,  cette  inclination  à  prendre  le 
parti  du  faible  et  de  l'opprimé  contre  l'oppresseur,  cette 
grande  fidélité  à  ses  amis  et  à  tout  ce  qu'il  croyait  boa  et 
juste,  que  l'on  remarqua  dans  toute  sa  carrière,  et  qui  lui 
gagnaient  tous  les  cœurs. 


CHAPITRE  DEUXIEME 


François  de  Laval  au  collëge  de  La  Flèche.  — 11  reçoit  la  tonsure 
à  l'âge  de  neuf  ans.  —  Il  est  admis  dans  la  congrégation  du 
P.  Bagot.  — 1631-1637. 

François  de  Laval  n'avait  que  neuf  ans,  lorsque  ses 
parents,  qui  le  destinaient  à  Tétat  ecclésiastique,  l'en- 
voyèrent au  collège  de  La  Flèche  pour  y  faire  ses  étud  es. 
La  haute  réputation  de  ce  collège,  leur  vénération  pour  les 
pères  jésuites  qui  le  dirigeaient,  les  conseils,  peut-être,  de 
l'évêque  d'Evreux  leur  firent  choisir  cette  institution  de 
préférence  à  toute  autre,  bien  qu'elle  fût  assez  éloignée  de 
Montigny.  C'était  s'imposer,  outre  des  dépenses  considé- 
rables, le  sacrifice  pénible  de  ne  voir  l'enfant  qu'à  de 
rares  intervalles:  ils  n'hésitèrent  pas  à  le  faire,  afin  de 
procurer  aux  belles  facultés  de  son  cœur  et  de  son  esprit 
toute  la  culture  possible,  et  de  développer  ses  heureuses 
dispositions  à  la  vertu. 

La  Flèche  est  une  jolie  petite  ville  ^,  agréablement  située 
sur  la  rive  droite  du  Loir,  au  milieu  d'un  charmant  vallon 


1  —  La  ville  de  La  Flëche  n'est  pas  étrangère  au  Canada.  Jérôme 
Le  Royer  de  la  Dauversière,  l'urganisateur  de  la  Compagnie  de  Mont- 
réal, et  l'on  peut  dire  le  véritable  fondateur  de  cette  ville,  vivait  à  La 


22  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 

qu'entourent  des  coteaux  chargés  de  vignes  et  de  bocages. 
Elle  est  régulièrement  bâtie  ;  ses  rues  sont  larges  et  pro- 
pres. Une  promenade  plantée  d'ormes  s'étend  Jà  l'extré- 
mité du  port  formé  par  le  Loir,  et  le  long  du  cours  de 
cette  rivière  ;  on  y  jouit  d'une  vue  délicieuse. 

Cette  ville  était,  après  le  Béarn,  le  lieu  de  prédilection 
de  Henri  IV.  [  C'est  là  qu'il  aimait  à  se  délasser  de  ses 
fatigues  militaires.  C'est  là  qu'il  avait  fait  bâtir  (1603) 
pour  les  jésuites — car  ce  huguenot  converti,  qui  avait 
d'abord  persécuté  les  jésuites,  s'était  sincèrement  récon- 
cilié avec  eux  *  — le  grand  et  magnifique  collège  que  l'on 
y  admire  encore  2.  L'édifice  consiste  en  quatre  corps  de 
logis,  renfermant  cinq  grandes  cours.  Il  a  vue,  au  nord, 
sur  un  parc  splendide,  entouré  de  murs  très  élevés.  Au 
bout  de  la  galerie  qui  y  conduit,  s'élève  une  belle  statue 
de  Henri  IV.  L'église  affectée  au  collège  est  remarquable, 
et  a  beaucoup  d'analogie  avec  celle  du  château  de  Ver- 
sailles.   Le  cœur  de  Henri  IV  est  là  ^,  précieusement  con- 


Flèche,  et  y  exerçait  les  fonctions  de  trésorier  du  revenu  royal.  C'est 
lui  aussi  qui  créa  la  communauté  des  religieuses  de  Saint- Joseph  de 
La  Flèche,  d'où  sont  sorties  les  fondatrices  de  T Hôtel-Dieu  de  Mont- 
réal. 

La  Flèche  est  aussi  le  lieu  d'origine  de  la  famille  de  Mgr  l'évêque 
des  Trois-Rivières.  Le  premier  de  ses  ancêtres  qui  vint  au  Canada 
s'appelait  Pierre  Richer  dit  Laflèchc. 

1  —  Gaillard,  Histoire  de  France. 

2  —  C'est  aujourd'hui  le  prytanée  pour  les  fils  d'officiers  morts  sur 
le  champ  de  bataille  ou  ayant  bien  mérité  de  la  patrie.  Il  a  été  ainsi 
converti  en  école  militaire  ou  1764. 

3  —  Le  4  juin,  anniversaire  de  la  translation  du  cœur  de  Henri  IV 
au  collège,  il  y  avait  exposition  universelle  des  travaux  scolaires  de 
l'année.  Cette  fête  s'appelait  la  Henriade.  (Etwieê  rdigieiises  des 
Fèves  de  la  Compagnie  de  Jésn^,  octobre  1889). 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  23 

f  '    ——    ^    I  '      —  I  ■  1  .-^  ■  -  ■■       I  !■■■■■ I  II»!  ■!■■■  ■  ■■■■  ■■!     ^^■^^M^»^^^^i^— ^1^ 

serve,  avec  celui  de  Marie  de  Médicis,  dans  une  boîte  en 
plomb  doré  ^. 

Le  collège  des  jésuites  à  La  Flèche  était  très  florissant  : 
on  y  accourait  de  toutes  les  parties  du  royaume,  et  même 
des  pays  étrangers.  Il  y  avait  plus  de  quinze  cents 
externes  ;  l'internat  ne  comptait  pas  moins  de  trois  cents 
pensionnaires  -.  Descartes  fut  élevé  dans  cette  école, 
et  il  a  écrit  que  nulle  part  on  n'enseignait  mieux  la  philo- 
sophie.   C'est  là  aussi  que  fut  formé   Guillaume  Rufin  3, 

é 

qui  servit  Dieu  dès  son  enfance  avec  une  ferveur  si  admi- 
rable, et  a  mérité  d'être  proposé  aux  jeunes  gens  comme 
un  modèle  de  vertus  chrétiennes. 

Tel  est  l'endroit  où  le  jeune  de  Laval  se  vit  transféré 
tout  à  coup  pour  y  recevoir  des  pères  jésuites  le  complé- 
ment de  cette  bonne  éducation  qu'il  avait  déjà  puisée  au 
foyer  paternel. 

Lorsque  l'on  arrache  une  plante  du  sol  qui  l'a  vue  naître, 
pour  la  fixer  dans  un  autre  lieu,  il  y  a  toujours  à  craindre 
qu'elle  ne  se  fane  et  ne  languisse.  Il  n'en  fut  rien  pour  le 
jeune  de  Laval,  transplanté  de  la  maison  paternelle  au 
collège  de  La  Flèche.  Il  s'attacha  bientôt  à  sa  nouvelle 
demeure,  et  y  prit  de  fortes  racines.  Les  paysages  si  pitto- 
resques, cette  belle  rivière,  ces  parcs  superbes  avec  leurs 
arbres  séculaires,  le  magnifique  collège,  l'église,  surtout, 


1  —  Joanue. —  Bescberelle. 

2  —  Et^ides  religie^ises. 

3  —  Né  à  Laval  en  1657,  il  mourut  à  la  fleur  de  l'âge,  le  15  août 
1674. 


24  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


OÙ  les  jésuites  savaient  si  bien,  comme  partout  ailleurs  du 
reste,  faire  aimer  le  culte  divin,  tout  dans  cette  ville  était 
propre  à  captiver  Pesprit  du  jeune  de  Laval  et  à  ravir  son 
imagination.  Eloigné  de  sa  famille,  il  retrouvait,  dans 
les  pères  de  la  Compagnie  de  Jésus,  le  dévouement  et 
Taffection  des  parents  chrétiens  qu'il  venait  de  quitter. 

C'est  une  chose  merveilleuse  de  voir  comment  la  Provi- 
dence dirigeait  toutes  les  voies  de  François  de  Laval,  de 
manière  à  assurer  l'accomplissement  de  ses  desseins  sur 
lui.  Il  devait  être  le  premier  évêque  du  Canada.  Elle  le 
fait  naître  d'une  des  plus  illustres  familles  de  la  France, 
celle  des  Montmorency,  où  la  foi  et  la  piété  étaient  hérédi- 
taires, et  dont  le  chef  était  précisément  à  cette  époque 
(1622)  le  vice-roi  de  la  Nouvelle- France  i.  Puis  elle  confie 
son  éducation  aux  jésuites,  ces  intré  pides  missionnaires  de 
l'Amérique  du  Nord,  ceux-là  mêmes  qui,  après  avoir  connu 
ses  talents  et  ses  vertus,  le  proposeront  pour  être  le  fonda- 
teur de  l'Eglise  de  la  Nouvelle-France.  Elle  le  met  entre 
leurs  mains,  pour  ainsi  dire,  afin  qu'ils  le  façonnent,  qu'ils 
le  dirigent,  qu'ils  lui  transmettent  leur  esprit  apostolique. 
Un  jour,  il  ira  travailler  côte  à  côte  avec  eux  dans  les  mis- 
sions du  nouveau  monde,  et  à  son  tour  il  leur  communi- 
quera la  direction  et  la  forme,  que  l'évêque  seul,  forma 
gregis  2,  peut  donner. 


1  —  La  compagnie  formée  par  le  duc  de  Montmorency,  eu  1621, 
subsista  jusqu'en  1627,  et  fut  remplacée  par  la  compagnie  des  Oeut 
Associés.  Le  duc  de  Moutmorency  eut  le  titre  de  vice-roi  de  la  Noa<> 
Telle-France  de  1621  à  1625,  et  fut  remplacé  par  le  duc  de  Yentadour. 
(Ferland,  Cours  d'histoire  du  Canada,  t.  I,  p.  197.) 

2^1.  Pierre,  V,  3. 

I 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  25 


Soas  la  conduite  des  maîtres  éclairés  qui  dirigeaient 
alors  le  collège  de  La  Flèche,  François  de  Laval  fit  des 
progrès  rapides  dans  Tétude  des  belles- lettres  ^  Les  fils 
de  saint  Ignace  ont  toujours  été  et  sont  encore  les  grands 
éducateurs  de  l'Europe  moderne.  Qui  pourrait  contester 
l'étendue  et  la  profondeur  de  leur  science,  leur  habileté  à 
former  des  hommes  et  des  chrétiens  ?  A  leur  école,  le 
jeune  de  Laval  développa  le  jugement  sain  et  droit,  perfec- 
tionna l'esprit  lucide  et  éminemment  pratique,  acquit  enfin 
les  connaissances  variées  que  l'on  admira  plus  tard  en  lui  ^. 

Les  nobles  facultés  de  son  cœur  se  développèrent  surtout 
d'une  manière  merveilleuse  ;  sa  piété  se  fortifia,  et  il  acquit 
cet  amour  insatiable  de  la  vertu,  qu'il  devait  pousser  un 
jour  jusqu'à  l'héroïsme.  C'est  au  collège  de  La  Flèche 
qu'il  reçut  les  véritables  germes  de  sa  vocation  au  sacer- 
doce et  à  l'apostolat.  C'est  là  qu'il  apprit  à  vénérer  et  à 
aimer  les  admirables  prêtres  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
dont  il  devait  plus  tard  partager  les  labeurs  et  les  mérites 
dans  la  Nouvelle- France.  Son  zèle  et  son  afiFection  pour  les 
pères  jésuites  déborderont  un  jour  de  son  cœur  en  traits 


1  —  Latour. 

2—  **  On  sait  avec  quelle  saorac^é  ces  religieux  célëbres  savaient 
distinguer  parmi  leurs  élèves  ceux  que  la  nature  et  la  grâce  avaient 
doués  de  plut»  d'intelligence  et  de  vertu  ;  quel  zèle  ils  mettaient  à 
développer  en  eux  ces  germes  précieux,  et  par  combien  do  soins  ils 
les  cultivaient  selon  les  maximes  et  les  principes  qui  ont  toujours 
animé  leur  ordre.  L'histoire  de  tant  de  grands  hommes  qui  ont  brillé 
dans  l'Eglise  depuis  près  de  trois  siècles,  soit  par  la  sainteté  de  leur 
vie  et  la  pureté  de  leur  doctrine,  soit  par  l'élévation  de  leur  génie  et 
le  sublime  usa^e  qu'ils  en  ont  fait,  prouve  assez  cette  vérité. . .  '^ 
{Fie  de  Henri-Marie  Bandpn,  Paris,  1837.) 


26  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


de  flammes,  et  il  s'écriera,  dans  un  de  ses  moments  d'épan- 
chement  et  d'admiration: 

**  Dieu  seul  qui  sonde  les  cœurs  et  les  reins,  et  qui 
pénètre  jusqu'au  fond  de  mon  âme,  sait  combien  j'ai  d'obli- 
gation à  votre  Compagnie,  qui  m'a  réchaufiTé  dans  son  sein, 
lorsque  j'étais  enfant,  qui  m'a  nourri  de  sa  doctrine  salu- 
taire dans  ma  jeunesse,  et  qui  depuis  lors  n'a  cessé  de 
m'encourager  et  de  me  diriger...  Je  sens  qu'il  m'est  impos- 
sible de  rendre  de  dignes  actions  de  grâces  à  des  hommes 
qui  m'ont  appris  à  aimer  Dieu  et  ont  été  mes  guides  dans 
la  voie  du  salut  et  des  vertus  chrétiennes  *...  " 

Il  fit  probablement  sa  première  communion  au  collège  ; 
mais  nous  n'avons,  malheureusement,  aucun  détail  sur  ce 
grand  événement  de  sa  vie.  Nul  doute  qu'il  se  prépara 
avec  beaucoup  de  soin  à  cette  sainte  action,  et  qu'il  reçut 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  avec  une  grande  pureté  de 
cœur.  ^'  Il  commença  dès  ses  plus  tendres  années  l'étude 
de  la  perfection,"  a  dit  de  lui  la  sœur  Juchereau  de  Saint- 
Ignace  2.  Et  l'abbé  de  Blampîgnon  nous  assure  qu'il  était 
déjà,  au  collège,  un  modèle  de  piété,  et  qu'il  n'avait  pas 
de  plus  grand  bonheur  que  de  s'approcher  très  souvent 
de  la  sainte  eucharistie  ^. 

Il  n'avait  encore  que  neuf  ans  accomplis,  lorsqu'il  reçut 
la  tonsure  cléricale  (1631),  et  entra,  par  conséquent,  dans 


1  —  Lettre  au  P.  Nickel,  général  de  la  Compagnie  de  Jésus,  août 
1659. 

2  —  Hidoire  de  VHôtd-Dieu  de  Qn/bec, 

3  -7  Devotissimum  axidiri  apiul  om^ves,  et  in  susceptione  sacramen- 
iorum  freqn^i\i,issimum,    (Informations  canoniques.) 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  27 


l'état  ecclésiastique  ^  On  n'avait  pas  hésité,  à  cause  de  sa 
vertu  précoce,  à  lui  conférer  cet  honneur,  et  à  satisfaire 
ainsi  les  vœ  ux  et  la  piété  de  ses  parents.  C'était  conforme, 
du  reste,  aux  habitudes  chrétiennes  de  l'époque.  Les 
familles  les  plus  illustres,  dans  ces  âges  de  foi,  tenaient  à 
honneur  de  consacrer  à  Dieu  et  à  l'Eglise,  dès  leur  bas  âge, 
ceux  de  leurs  enfants  qui  paraissaient  montrer  les  plus 
heureuses  dispositions  ^.  On  leur  faisait  donner  la  ton- 
sure, on  les  revêtait,  tout  jeunes,  de  l'habit  ecclésiastique, 
comme  cela  se  pratique  encore  dans  beaucoup  de  collèges 
de  l'Italie  et  de  l'Espagne.  Ces  nouveaux  Eliacins  grandis- 
saient avec  l'idée  qu'ils  n'appartenaient  plus  au  monde, 
mais  à  l'Eglise,  et  trouvaient  dans  cette  pensée  une  protec- 
tion contre  bien  des  dangers.  Il  va  sans  dire  qu'ils  étaient 
toujours  libres,  plus  tard,  de  ratifier  ou  de  résilier  cet  enga- 
gement préliminaire. 

Le  jeune  de  Laval  fut  admis  de  bonne  heure  dans  la 
congrégation  de  la  sainte  Vierge,  qui  était  composée  des 
élèves  les  i)lus  édifiants  du  collège.  Elle  fut  pour  lui  la 
source  de  quelques-unes  des  meilleures  grâces  de  sa  vie. 

C'est  aux  jésuites  que  l'on  doit  la  création  de  ces  admi- 
rables congrégations  de  Marie.  La  première  naquit  au  col- 
lège Romain  en  1563,  et  fut  approuvée  par  le  pape  Grégoire 
XIII;  ce  fut  sur  son  modèle  que  se  formèrent  toutes  les 


1  —  Latour. 

2  —  *'  Il  n'était  point  alors  de  famille  recommandable  qui  ue  payât 
son  tribut  au  sacerdoce  ou  au  cloître."  (Vie  de  Baïuion,) 


30  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


Il  mettait  à  ces  sublimer  fonctions  tout  son  cœur  et  toute 
son  âme. 

Rien,  dans  son  estime,  ne  lui  paraissait  préférable  à  la 
fonction  de  former  les  jeunes  gens  à  la  vertu,  pas  même 
l'important  emploi,  auquel  il  fut  un  jour  appelé,  de  diriger 
la  conscience  du  roi  Louis  XIII.  A  peine,  en  effet,  ce 
monarque  lui  eût-il  donné  cette  marque  éclatante  de  con- 
fiance et  d'estime,  qu'il  ne  songea  qu'à  s'en  dépouiller  pour 
reprendre  le  soin  de  ses  chers  écoliers,  et  revînt  à  La 
Flèche. 

Le  temps  qu'il  consacrait  à  la  direction  des  jeunes  gens 
lui  paraissait  toujours  le  mieux  employé;  quelque  amour 

« 

qu'il  eût  pour  l'étude,  il  l'interrompait  volontiers  pour 
entendre  un  enfant  qui  réclamait  son  attention;  et,  en 
remplissant  ce  devoir  modeste,  il  croyait  suivre  l'ordre  de 
Dieu.  Voilà  le  directeur  qu'avait  à  La  Flèche  le  jeune 
de  Laval,  et  qu'il  retrouvera  plus  tard  à  Paris. 

Parmi  ses  confrères  dans  la  congrégation  de  la  sainte 
Vierge,  il  y  avait,  entre  beaucoup  d'autres,  Pallu  *,  qui 
devint  évêque  d'Héliopolis,  Chevreuil,  le  futur  vicaire 
apostolique  de  la  Chine,  Boudon,  le  célèbre  archidiacre 
d'Evreux,  De  Meurs  et  Fermanel,  deux  des  fondateurs  du 
séminaire  des  Missions  étrangères,  et  Ango  de  Maizerets, 


1  —  L'abbé  Pallu  était  fils  d'un  conseiller  au  présidial  de  Tours,,  et 
fut  chanoine  de  l'église  de  Saint-Martin  de  Tours.  Il  était  intime  ami 
de  Mgr  de  Laval  ;  et  c'est  peut-être  sur  sa  recommandation  que  fut 
établie  entre  le  séminaire  de  Québec  et  le  chapitre  de  Tours  cette 
union  de  prières  (|ui  a  existé  si  longtemps.  ' 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  31 


Tun  des  futurs  directeurs  du  séminaire  de  Québec.  Quelle 
troupe  de  vaillants  soldats  I  Quelle  admirable  école  de 
sainteté  ! 

Un  jour,  —  c'était  en  1640,  —  le  P.  Bagot  réunit  les 
pieux  congréganistes,  et  leur  fait  une  exhortation  pathé- 
tique sur  les  avantages  des  conférences  spirituelles.  Tou- 
chés de  ce  discours,  ils  prennent  la  résolution  de  s'assem- 
bler, autant  que  possible,  chaque  semaine,  sous  la  direction 
de  leur  bon  père.  Ils  y  furent  fidèles.  Dieu  bénit  ces 
assemblées  ;  on  s'y  édifiait  les  uns  les  autres,  on  se  commu- 
niquait le  feu  sacré,  on  s'excitait  à  la  vertu  par  de  pieux 
entretiens  ^.  Beaucoup  de  généreuses  résolutions  furent 
prises,  sans  doute,  dans  ce  petit  cénacle  de  jeunes  gens,  où 
régnait  une  pieuse  émulation  à  qui  ferait  le  plus  de  sacri- 
fices pour  la  gloire  de  Dieu  ^. 

Mais  il  est  probable  qu'entre  tous,  François  de  Laval 
n'était  pas  le  moins  vaillant  ni  le  moins  résolu  pour  le 
bien.  On  assure,  en  effet,  que  tout  jeune  il  éprouvait  déjà 
intérieurement  un  attrait  souverain  pour  le  travail  des 
missions  3.    Il  pre-sentait,  sans  doute,  l'ordre  que  Dieu 


1  — -  '*  La  vertu  dea  congréganiates  so  prouvait  par  ded  œuvres  :  ou 
est  profondémehr  ëditié  de  voir  ces  jeunes  gens  distribuant,  chaque 
jour,  aux  nécessiteux  des  provisions  à  la  sortie  du  collège,  visitant  les 
pauvres  k  domicile,  consolant  les  prisonniers,  rendant  hux  malades  de 
l'hôpital  les  plus  humbk'S  offices,  pour  l'Hmour  de  Jésus-Christ..." 
(Etudes  relUfietises.  ) 

2  —  Latour. 

3--  Voir  plus  loin  Lettre  de  Louis  XIV  au  pape  Alejcandre  VIT,  en 
1657.  D'après  M.  de  la  Colombière,  le  jeune  de  Laval  se  sentit  même 
inspiré  **  dès  ses  plus  tendres  années,  de  venir  en  Canada. "  (£2o</6 
funèbre.)  Cela  n'a  pas  lieu  de  nous  étonner.    Dieu  permet  queli^ue- 


32  VIE   DE   MGB  LE  LAVAL 


devait  lui  donner  un  jour,  comme  autrefois  à  Abraham  : 
"  Sortez  de  votre  pays  et  de  la  maison  de  votre  père,  et 
venez  dan^  la  terre  que  je  vous  montrerai  i.  " 


fois  que  ceux  qui  sont  appelés  à  une  grande  mission  en  ont  un  pres- 
sentiment des  leur  jeune  &ge.  Ceux  qui  ont  lu  la  VU  de  JxCet  de 
BretenUres,  par  Mgr  D*Hulst,  se  rappellent  sans  doute  la  vocation 
extraordinaire  que  le  jeune  confesseur  de  la  foi  éprouva,  des  Tâge  de 
six  ans,  pour  les  missions  lointaines  de  la  Chine  et  de  la  Corée. 

1  —  Egredere  de  ten-a  tua...  et  de  domo  patris  tui,  et  veiii  in  terrain 
qiiam  monstrabo  tibi.  (Genèse,  XII,  l.\  C'est  le  texte  de  V Eloge 
funèbre  de  Mgr  de  Laval ^  par  M.  de  la  Colom bière. 


CHAPITRE  TROISIÈME 


François  de  Laval,  chanoine  d'Evreux.  —  Il  étudie  la  théologie  au 
oollëge  de  Clermont.  —  Il  se  livre  aux  exercices  de  la  piété  et  de 
la  charité  dans  la  congrégation  du  P.  Bagot,  qui  donne  naissance 
au  séminaire  des  Missions  étrangères.  —  Mort  de  ses  deux  frères 
unes.  —  Il  renonce  à  l'héritage  paternel  en  faveur  de  son  frère 
cadet.  -  1637-1645. 

Le  jeune  de  Laval  était  encore  au  collège,  et  n'avait  que 
quinze  ans  environ  (1637),  lorsque  le  cousin  de  sa  mère, 
François  de  Péricard,  évêque  d'Evreux,  le  fit  chanoine  de 
sâ  cathédrale  ^. 

On  a  peine  à  comprendre,  et  surtout  à  justifier,  aujour- 
d'hui, cet  usage,  qui  existait  généralement  alors,  de  donner 
des  prébendes  canoniales  et  autres  aux  jeunes  gens  de 
haut  lignage  initiés  à  Tétat  ecclésiastique.  Les  prescrip- 
tions du  saint  concjle  de  Trente  sont  si  formelles  sur  Page 
requis  pour  les  dignités  ecclésiastiques,  sur  la  résidence, 
sur  la  science  et  les  degrés  exigés  des  candidats  ^.    Ces 


1  —  Histoire  des  évêqiies  d'EvrevM,  —  La  tour.  Mémoires  «tr  la  vie  de 
M.  de  Laval, 
2~i8M5.  XXIV,  De  Reform.,  cap.  XIL 

3 


34  VIE    DE   MGR   DE  LAVAL 


sages  ordonDances  étaient-elles  déjà  tombées  en  désuétude, 
ou,  du  moins,  les  évêques  se  faisaient-ils  souvent  illusion 
sur  les  raisons  qu'ils  croyaient  avoir  de  les  enfreindre  ? 

Dans  tous  les  cas,  François  de  Laval  n'avait  pas  à  dis- 
cuter cette  question.  Il  accepta  par  obéissance  une  dignité 
qu'il  n'avait  certainement  pas  ambitionnée  i.  Dans  toutes 
les  choses  qui  ne  sont  pas  évidemment  opposées  à  la  loi 
de  Dieu,  les  jeunes  gens  bien  nés  se  laissent  facilement 
conduire  par  leurs  parents,  surtout  lorsque  ces  parents 
sont  revêtus  d'un  caractère  sacré. 

En  donnant  à  son  cousin  un  des  canonicats  de  sa  cathé- 
drale, l'évêque  d'Evreux  ne  faisait  que  suivre  Tusage  de 
l'époque.  Il  voulait  aussi  venir  en  aide  au  jeune  de  Laval, 
et  lui  permettre  de  continuer  ses  études  pour  arriver 
au  terme  de  sa  vocation  ecclésiastique.  En  eflFet,  le  seigneur 
de  Montigny,  Hugues  de  Laval,  était  mort,  comme  noua 
l'avons  vu.  Tannée  précédente  (11  septembre  1636).  Il  avait 
probablement  laissé  dans  l'embarras  sa  famille,  dont  les 
moyens  étaient  limités.  Sans  l'assistance  de  l'évêque 
d'Evreux,  le  jeune  François  eût  peut-être  été  obligé  de 
quitter  le  collège  et  d'interrompre  indéfiniment  ses  études. 

Il  eut  successivement  deux  prébendes  canoniales:  la 
première,  dite  sur  le  sceau,  parce  que  Jes  revenus  étaient 


1  —  **  On  regardait  dans  le  monde  ce  canonicat  comme  un  degré 
pour  monter  sur  un  des  trônes  des  deux  évêques  dont  il  était  le  nereu, 
ou  pour  parvenir  à  une  dignité  encore  plus  éclatante  et  plus  conve- 
nable à  sa  naissance.  Mais  ses  pensées  étaient  aussi  éloignées  de  celles 
du  monde,  que  le  ciel  l'est  do  la  terre."  (M.  de  la  Colombiëre,   Eloge 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  35 

fournis  par  le  secrétariat  de  l'évôcbé  d'Evreux  sur  les 
droits  de  sceau  ;  il  la  garda  deux  ans,  de  1637  à  1639  :  la 
seconde,  dite  des  huit  de  Vancienne  fondation,  ou  encore,  de 
la  baronie  d^AngersvUle,  parce  que  le  revenu  était  pris  sut 
le  fîef  d'Ângersville,  propriété  du  chapitre  ;  il  jouit  de 
cette  prébende  depuis  1639  jusqu'à  1646  ^.  En  attendant 
qu'il  fût  en  état  de  remplir  ses  fonctions  de  chanoine, 
Pévêque  d'Evreux  lui  donna  sans  doute  un  suppléant. 

Nous  avons  vu  que  François  de  Laval  avait  reçu  la 
tonsure  cléricale  en  1631,  à  Page  de  neuf  ans  :  il  appar- 
tenait donc  depuis  lors  à  l'état  ecclésiastique.  Après  avoir 
terminé  avec  grand  succès  ^  ses  études  littéraires  au  collège 
de  La  Flèche,  il  n'eut  pas  de  peine  à  se  décider  à  suivre  sa 
vocation.  Tout  l'y  engageait  :  le  désir  de  son  parent, 
l'évêque  d'Evreux,  si  clairement  manifesté  par  le  titre  de 
chanoine  et  les  prébendes  qu'il  lui  avait  conférés,  les 
conseils  de  ses  directeurs  et  du  P.  Bagot,  en  particulier, 
mais  surtout  ce  mystérieux  attrait  de  la  grâce  qui  incline 
la  volonté  humaine,  sans  qu'elle  s'en  rende  toujours  un 
compte  bien  exact,  et  lui  fait  produire  des  sacrifices  si 
généreux  et  si  héroïques  qu'ils  nous  laissent  quelquefois 
dans  la  plus  profonde  admiration. 

A  dix-neuf  ans,  il  se  rendit  à  Paris  (1641)  pour  y  étudier 
la  philosophie  et  la  théologie,  au  collège  de  Clermont  ^, 


1  — Pouillë  du  diooëse  d'Evreux,  cite  dans  le  procès  préliminaire  à 
l'introduction  de  la  cause  de  Mgr  de  Laval. 

2  —  Latour. 

3  —  '*  En  1618,  les  jésuites  obtinrent  d'ouvrir  à  Paris  leur  collège 
de  Clermont,  dit  depuis  le  collège  Louis-le-Grand,  qui  devint  bientôt 


36  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

SOUS  la  direction  des  pères  jésuites.  Il  allait  donc  se 
retrouver  avec  les  premiers  maîtres  de  sa  jeunesse.  La 
Providence  semblait  l'avoir  confié  d'une  manière  spéciale 
aux  fils  de  saint  Ignace,  afin  quUl  se  pénétrât  bien  de  leur 
esprit  de  dévouement,  et  qu'il  devînt  un  véritable  apôtre. 

Le  P.  Bagot  avait  été  transféré  de  La  Flèche  au  col- 
lège de  Clermont.  La  plupart  des  anciens  condisciples  de 
François  de  Laval,  Fallu,  Chevreuil,  de  Maizerets,  Bou- 
don,  etc.,  étaient  eux-mêmes  à  Paris  ;  la  congrégation  de 
La  Flèche  se  trouvait  donc  au  complet.  On  n'eut  pas  de 
peine  à  s'entendre  pour  continuer  à  Paris,  sous  la  direc- 
tion du  P.  Bagot,  les  pieuses  réunions  d'autrefois.  Plu- 
sieurs personnes  très  distinguées,  entr'autres  le  prince  de 
Conti,  "  si  célèbre  par  sa  piété  et  par  son  traité  sur  la 
comédie  ^,  "  et  M.  Gauthier,  qui  devint  plus  tard  archi- 
diacre et  grand  vicaire  à  Dijon,  '*  celui  de  tous  qui  avait 
le  plus  d'habileté,  d'insinuation  et  de  talent,"  s'unirent 
à  ces  jeunes  gens  pour  suivre  leurs  exercices. 

**  Aux  entretiens  de  piété,  qui  avaient  été  le  premier 
objet  de  ces  réunions,  on  joignit  des  austérités,  des  pèleri- 
nages, la  visite  des  hôpitaux  et  des  prisons,  où  l'on  menait 
toujours  quelque  ami  qui  n'était  pas  de  l'assemblée,  pour 
l'engager  et  le  gagner  à  Dieu.     Les  jours  de  congé,  on  se 


une  des  écoles  les  plus  fréqueiitées  du  royauDie.  Le  corps  de  ville  de 
Paris  posa  en  grande  pompe,  le  8  août  1628,  la  première  pierre  des 
nouveaux  bâtiments  de  ce  collège."  {Essai  mr  Vinfinétice  de  la  rdigioti^) 
1  —  Il  avait  mené  tout  d'abord  une  vie  peu  édifiante,  mais  s'ét&it 
converti  sincèrement  à  Dieu.     {Les  Nièces  de  Mazarin,  par  A.  Renée.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  37 

réunissait  au  faubourg  Saint-Marceau,  dans  un  jardin 
appartenant  à  l'un  d'eux,  où,  après  l'oraison,  on  prenait 
des  récréations  innocentes.  C'est  là  surtout  que  François 
de  Laval  se  lia  étroitement  avec  M.  de  Maizerets.  On  était 
aussi  dans  l'usage  de  faire,  le  jeudi  saint,  une  communion 
générale,  de  laver  les  pieds  et  de  faire  une  exhortation  à 
quarante  pauvres,  de  leur  donner  à  dîner  et  de  les  servir 
à  table.  Ensuite  ces  pieux  congréganistes  mangeaient 
ensemble,  et,  avant  de  se  séparer,  s'embrassaient,  en  se 
disant,  comme  les  premiers  chrétiens  :  Oor  unum  et  anima 
una  1.  " 

On  apprend  un  jour  que  le  P.  Alexandre  de  Rhodes, 
de  la  Compagnie  de  Jésus,  vient  d^arriver  de  l'extrémité 
des  Indes,  pour  chercher  des  ecclésiastiques  qui  veuillent 
bien  partager  avec  lui  les  périls  de  cette  mission  lointaine  ; 
il  est  descendu  au  collège  de  Clermont.  Pressés  d'entendre 
de  la  bouche  de  ce  saint  apôtre  le  récit  de  ces  travaux 
évangéliques,  nos  jeunes  congréganistes  conjurent  le  P. 
Bagot  de  leur  procurer  le  bonheur  de  le  voir.  Le  pieux 
directeur  cède  à  leurs  instances,  et  leur  amène  le  P.  de 
Rhodes.  On  ne  put  se  lasser  d'entendre  cette  parole 
vibrante,  qui  remuait  profondément  les  cœurs,  et  de  con* 
templer  ce  visage  amaigri  par  les  fatigues  du  plus  laborieux, 
apostolat. 

Touchés  par  la  peinture  que  leur  fit  le  saint  missionnaire 
du  triste  état  de  tant  de  pauvres  peuplades,   qui  n'atten- 


1  —  Latour,  p.  3. 


88  VIE  DE   MGR   DE  LiLVAL 

daient  pour  sortir  de  leur  idolâtrie  que  des  prêtres  pour 
les  instruire,  nos  pieux  jeunes  gens  conçurent  sérieuse- 
ment le  projet  de  tout  quitter  pour  travailler,  eux  aussi, 
au  salut  des  infidèles.  Ceux  qui  se  destinaient  à  l'état 
ecclésiastique  —  François  de  Laval  était  du  nombre  — 
en  firent  part  au  P.  de  Rhodes  avec  des  sentiments 
d'enthousiasme  qui  l'émurent  vivement.  Il  ne  put  s'em- 
pêcher de  dire  au  P.  Bagot,  en  les  quittant  :  **  Je  viens  de 
trouver  dans  ces  jeunes  gens  des  dispositions  plus  parfaites 
que  celles  que  j'ai  cherchées  dans  les  séminaires  et  les 
autres  lieux  de  l'Europe.  " 

On  peut  dire  que  ce  fut  cette  impression  si  vive  et  si 
profonde,  produite  dans  Tâme  de  nos  congréganistes  par 
les  ^entretiens  du  P.  de  Rhodes,  qui  donna  lieu  à  l'éta- 
blissement du  séminaire  des  Missions  étrangères.  M.  de 
Meurs  ^,  l'un  des  plus  fervents,  en  fut,  avec  les  abbés 
Gazil  et  Poitevin,  le  principal  organisateur.  Ce  fut 
M.  Pallu  qui  fut  chargé  par  le  P.  Bagot  ^  de  faire  les  règle- 
ments, lesquels  furent  approuvés  par  tous  les  membres  3. 

Malheureusement,^  les  désordres  des  guerres  civiles 
(1652)  disperseront  pour  quelque  temps  cette  petite  com- 
munauté du  faubourg  Saint-Marceau  ;  ses  membres  iront 


1  —  Vincent  de  Meurs,  né  à  Tourquedec,  en  Bretagne,  mourut  à 
Vieux-Château,  en  Brie,  le  26  juin  1675. 

2 —  ^^  Le  P.  Bagot  voulut  que  chacun  d'eux,  sans  rien  communiquer 
aux  autres,  donnât  par  écrit  ses  idées.  De  tous  ces  projets,  qui  se 
trouvèrent  à  peu  près  semblables,  M.  Pallu  par  son  ordre  dressa  des 
règles  qui  furent  approuvées  de  tous."  (Lat(nir,) 

3  — -  Vie  de  Henri-Marie  Bwuioii. 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  39 

se  réfugier  en  Normandie,  au  château  de  M.  de  Maizerets. 
Quand  ils  reviendront  à  Paris,  au  bout  de  quelques  mois, 
ils  ?e  sépareront,  et  quelques-uns  d'entre  eux,  comme 
M.  de  Maizerets,  préféreront  rester  à  Permitage  de  Caen  i. 
Le  germe  des  Missions  étrangères,  cependant,  est  sûrement 
jeté  dans  la  capitale  de  la  France;  il  poussera  bientôt, 
il  grandira  et  deviendra  un  arbre  vigoureux.  Mais  n'an- 
ticipons pas  sur  les  événements. 

Nous  avons  laissé  François  de  Laval  au  collège  de  Cler- 
mont,  poursuivant  avec  ardeur  ses  études  théologiques,  et 
s'exerçant  à  la  piété  avec  ses  confrères  dans  la  congréga- 
tion de  la  sainte  Vierge.  Pendant  qu'il  était  ainsi  tout  à 
Dieu  et  au  soin  de  son  âme,  deux  événements  douloureux 
vinrent  successivement  répandre  le  deuil  dans  sa  famille, 
et  mettre  sa  vocation  à  une  grande  épreuve. 

Depuis  la  mort  de  Hugues  de  Laval,  arrivée  en  1636, 
Mme  de  Montigny,  devenue  tutrice  de  ses  enfants,  se 
reposait  avec  confiance  sur  les  deux  aînés  pour  soutenir  la 
gloire  et  l'avenir  de  sa  maison.  Ceux-ci,  fidèles  aux  tradi- 
tions chevaleresques  de  leur  famille,  venaient  de  s'enrôler 
dans  les  armées  de  Condé  et  de  Turenne,  et  les  espérances 
de  la  mère  allaient  dépendre  de  la  bonne  ou  de  la  mau- 
vaise fortune  de  la  guerre  entreprise  sur  la  frontière 
allemande. 

Tout  à  coup,  une  nouvelle  fatale  lui  arrive  :  son  fils  aîné 
vient  de  succomber,  à  la  bataille  de  Fribourg  (3  août  1644). 

1  ~  Le  lecteur  verra  au  ch.  YI  ce  qu'était  l'ermitage  de  Caen. 


40  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


On  connaît  les  détails  de  ce  combat  meurtrie]*,  où  tous  les 
efforts  réunis  des  deux  plus  célèbres  généraux  de  l'Europe 
réussirent  à  peine  à  remporter  une  victoire  douteuse,  qui 
coûta  à  la  France  des  milliers  de  soldats  et  d'officiers, 
tombés  sous  les  coups  impitoyables  de  l'armée  allemande, 
que  commandait  le  vaillant  général  Mercy.  A  un  moment 
donné,  l'armée  française,  qui  cherchait  à  reprendre  Fri- 
bourg  sur  les  Allemands,  allait  abandonner  la  p  artie  et  se 
retirer  en  désordre,  lorsque  Condé  lance  son  bâton  de  com- 
mandement en  dedans  des  fortifications,  et,  par  cet  acte 
d'audace,  ranime  l'ardeur  de  ses  soldats,  qui  m  ontent  à 
l'assaut,  et  battent  l'ennemi. 

Ce  que  la  nouvelle  de  la  mort  de  son  fils  dut  répandre 
d'amertume  dans  l'âme  de  la  mère,  il  est  difficile  de  l'ex- 
primer. Mais  cette  douleur  et  ce  deuil  n'étaient  que  le  pré- 
lude d'une  affliction  non  moins  grande  qui  l'attendait 
encore.  Un  an  après,  jour  pour  jour,  le  3  août  1645,  son 
second  fils  tombait,  à  son  tour,  victime  de  sa  bravoure  et 
de  son  devoir,  à  la  célèbre  bataille  de  Nordlingen.  Cette 
fois  encore,  le  duc  d'Enghien  n'acheta  la  victoire  sur  les 
Allemands  qu'au  prix  des  plus  grands  sacrifi  ces  :  quatre 
mille  soldats  français,  au  moins,  étaient  restés  sur  le 
champ  de  bataille,  et  parmi  eux  le  chef  de  la  maison  de 
Laval-Montigny.  Les  Allemands  avaient  perdu  presque 
autant  de  monde  ;  et,  ce  qui  aggravait  leur  position,  leur 
général  Mercy,  l'illustre  Mercy,  était  tombé  mort  au 
juilieu  de  la  mêlée  ^. 

1  —  Gaillard,  Histoire  de  France. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  41 


François  de  Laval  devenait,  par  le  décès  de  ses  deux 
frères  aînés,  l'héritier  du  nom  et  du  patrimoine  de  sa 
famille.  Allait-il  profiter  de  ces  avantages,  ou  bien  y 
renoncer  généreusement  pour  suivre  sa  vocation  ?  Tout  lui 
souriait  dans  le  monde  :  un  beau  nom,  un  brillant  avenir, 
des  promesses  séduisantes,  le  cortège  habituel  des  hon- 
neurs et  des  plaisirs  assuré  aux  nobles  seigneurs.  La  tenta* 
tion  était  grande  ;  bien  des  courages  moins  vaillants  que 
le  sien  y  auraient  succombé. 

Ce  qui  la  rendit  encore  plus  redoutable,  ce  furent  les 
prières  instantes  de  Mme  de  Montigny.  Comme  autre- 
fois la  mère  de  saint  Jean  Chrysostom  e,  elle  représenta  à 
son  fils,  les  larmes  aux  yeux,  le  besoin  absolu  qu'elle  avait 
de  lui  pour  le  gouvernement  de  ea  maison.  Elle  avait 
d'abord  fait  généreusement  à  Dieu  le  sacrifice  de  son 
enfant;  mais  la  Providence  elle-même  avait  changé  les 
circonstances  :  elle  désirait  maintenant  qu'il  renonçât  à 
l'état  ecclésiastique,  auquel  il  n'était  encore  qu'initié,  pour 
venir  dans  le  monde  soutenir  l'honneur  de  sa  famille,  et 
embrasser  l'état  du  mariage.  Les  qualités  supérieures 
dont  François  était  doué,  l'impression  favorable  qu'il  pro- 
duisait chez  tous  ceux  qui  venaient  en  rapport  avec  lui, 
avaient  naturellement  fait  penser  que,  vu  les  malheurs 
inattendus  de  sa  famille,  il  était  destiné  à  maintenir  dans 
Ba  splendeur  la  gloire  militaire  des  de  Laval. 

La  tentation  devint  encore  plus  sérieuse  pour  le  jeune 
homme,  lorsque  l'évêque  d'Evreux  ajouta  ses  instances 
à  celles  de  Mme  de  Montigny.    Il  lui  assura  que  Dieu 


42  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


le  voulait  dans  le  inonde,  qu'il  devait  renoncer  à  son 
canonicat  et  à  Tétat  ecclésiastique,  embrasser  le  mariage, 
et  ne  songer  qu'à  soutenir  l'honneur  militaire  de  sa 
maison  ^ 

Il  y  avait  un  moyen  terme  qui  s'imposait  à  l'attention 
de  François  de  Laval,  dans  cette  circonstance  critique  ; 
son  rare  bon  sens,  qui  fut,  après  la  grâce  de  Dieu,  la 
grande  lumière  de  sa  vie,  ne  manqua  pas  de  le  lui  faire 
adopter.  Il  avait  consacré  son  corps  et  son  âme  à  Dieu  ; 
il  lui  avait  voué  sa  pureté  et  était  entré  de  plein  gré  dans 
la  vocation  ecclésiastique  ;  il  voulait  à  tout  prix  y  rester 
fidèle.  Mais  il  pouvait,  à  cause  de  la  situation  précaire 
où  se  trouvait  sa  famille,  interrompre  pour  quelque 
temps  ses  études  théologiques,  retourner  à  la  maison 
paternelle  et  donner  à  sa  mère  le  secours  de  ses  lumières, 
de  son  travail  et  de  son  expérience  ;  puis  revenir  au  plus 
tôt  dans  sa  chère  solitude  de  Paris,  pour  suivre  sa  voca- 
tion; c'est  le  parti  qu'il  adopta.  Il  prit  donc  congé  des 
vénérables  directeurs  du  collège  de  Clermont  et  se  hâta  de 
se  rendre  à  Montigny. 

On  ne  peut  qu'admirer  en  tout  cela  les  desseins  de  la 
Providence  sur  François  de  Laval.  Elle  voulait  le  préparer 
de  longue  main  aux  épreuves  de  la  vie;  elle  voulait  que 
celui  qui  devait  fonder  un  immense  diocèse,  participer 
à  l'administration  du  Conseil  souverain   de  la  Nouvelle- 


1  —  M.  de  la  Colorabiëre,  Eloge  fumbre. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  43 


France,  et  soutenir  vigoureusement  les  droits  de  l'Eglise, 
connût  à  fond  la  pratique  des  hommes  et  des  choses. 

Les  espérances  de  Mme  de  Montigny  et  de  Pévêque 
d'Evreux  ne  furent  pas  déçues.  François  de  Laval,  dans 
les  quelques  mois  qu'il  passa  à  Montigny,  mit  un  ordre 
parfait  dans  les  affaires  de  sa  famille.  Quoique  jeune 
encore, — il  n'avait  que  vingt- trois  ans  —  il  montra  en 
toutes  circonstances  une  prudence  et  une  sagesse  qui  lui 
gagnèrent  l'estime  et  l'admiration  de  tout  le  monde.  Dieu 
bénit  ses  travaux  ;  il  bénit  aussi  sa  vocation  i,  et  permit 
qu'un  des  principaux  obstacles  qu'il  avait  rencontrés  sur 
ses  pas  vint  à  disparaître.  *'  Le  ciel,  dit  M.  de  la  Colom- 
bière,  aimait  trop  l'oncle  ^  et  le  neveu  pour  les  laissrer  dans 
une  disposition  si  opposée  à  ses  desseins  3.  "  M.  de  Péricard, 
frappé  de  la  maladie  dont  il  mourut  l'année  suivante 
(1646),  exprima  à  François  de  Laval  le  regret  qu'il  éprou- 
vait de  l'avoir  fait  sortir  de  l'état  ecclésiastique  ;  il  le  pria 
d'y  rentrer,  et  de  suivre  la  voix  de  Dieu  qui  l'appelait  au 
sacerdoce. 

Qu'on  imagine  la  joie  du  jeune  homme:  il  était  sûr, 
maintenant,  de  pouvoir  suivre  sa  vocation.  L'évêque 
d'Evreux  avait  parlé  ;  Mme  de  Montigny,  qui  reposait 
en  lui  toute  sa  confiance,  n'oserait  pas  s'opposer  au  pieux 


1  —  "Ce  changement,  qui  ne  fut  fait  que  par  déférence,  ne  dura 
pas  longtemps.  La  grâce  rappela  l'abbé  de  Montigny  à  sa  vocation." 
(Lat<fvr.  ) 

2  —  Oncle  à  la  mode  de  Bretagne,  c'est-à-dire,  cousin  germain  du 
père  ou  de  la  mère. 

3  —  Eloge  funèbre. 


44  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 

dessein  de  son  fils.  Le  jeune  de  Laval  annonça  donc  à  sa 
mère  la  résolution  quUl  avait  prise  de  retourner  au  plus 
tôt  à  Paria  pour  y  continuer  ses  études  théologiques. 

Avant  de  partir,  il  voulut  cependant  achever  de  briser 
complètement  les  liens  qui  pouvaient  encore  le  tenir 
attaché  au  monde.  Il  fit  en  faveur  de  son  frère  cadet, 
Jean- Louis  de  Laval  ^,  une  renonciation  entière  et  sans 
retour  de  tous  ses  droits  d'aînesse  et  de  tous  ses  titres  à  la 
seigneurie  héréditaire  de  Montigny  et  de  Montbaudry. 
"  De  là  vient,  dit  Latour,  que,  quoique  chef  d'une  maison 
illustre,  il  n'a  jamais  eu  de  biens  de  patrimoine  2.  " 

Les  dernières  chaînes  qui  le  retenaient  captif  étaient 
ainsi  tombées  de  ses  mains.  Désormais  libre  de  toute 
entrave,  il  dit  adieu  à  sa  mère,  et  reprit  le  chemin  de  Paris. 


1  —  *^  Jean-Louis  de  Laval,  le  chef  de  la  maison  de  Laval- Montigny, 
après  que  François  eût  renoncé  à  ces  droits  eu  sa  faveur,  épousa  Fran- 
çoise de  Cheveatrc,  fille  de  Tannoguy  de  Chevestre,  seigneur  de 
Cintray,  et  de  Marie  Caruel.  Il  en  eut  dix  enfants. 

**  Voici  les  noms  de  ces  neveux  et  niëces  de  Mgr  de  Laval  :  Louise, 
Gabriel,  Judith,  Michelle,  Pierre,  Joseph,  François,  François 
(deuxième),  Charles  et  Marie- Anne.  Tous  furent  baptisés  à  Montigny. 

**  Mgr  de  Laval  fut  parrain  du  7e,  François,  en  1675  (voir  plus 
haut,  p.  15.) 

^*  Jean-Louis  mort,  la  terre  de  Montigny  appartint  à  son  fila  aîné 
Gabriel.  Marié  à  Charlotte  de  Besançon,  celui-ci  eut  trois  filles.  Char- 
lotte mourut  en  1710,  et  lui-même  en  17^0.  Leur  fille  aînée  se  maria 
en  1720  au  sei^eur  de  la  Vareude,  et,  à  partir  de  ce  moment  le 
domaine  de  Montigny  passa  en  d'autres  mains,  la  famille  de  Laval 
étant  éteint<ï."  {Lettre  de  M.  Meugii'ier,  curé  de  TUHères-sur-Av^rej  à 
V  auteur.  ) 

2 —  Mémoires  sur  la  vie  de  M.  de  Laval^  p.  2. 


CHAPITRE  QUATRIEME 


François  de  Laval,  prêtre.  —  Il  eat  nomme  archidiacre  d'Evreux.  — 
Il  est  désigné  pour  un  vicariat  apostolique  au  Tonkin.  — Voyage 
à  Rome.  — 1645-1665. 


On  se  figure  aisément  Taccueil  paternel  que  firent  à 
l'abbé  de  Montîgny  les  jésuites  du  collège  de  Clermont  ^ 
Le  P.  Bagot,  surtout,  dut  tressaillir  de  joie  en  J^royant  ce 
jeune  homme  plein  d'espérances,  dont  il  avait  pu  croire 
pendant  quelque  temps  la  vocation  en  danger.  L^allégresse 
de  ses  condisciples  ne  fut  pas  moins  grande.  Sa  place  lui 
fut  naturellement  rendue  dans  la  Congrégation,  et  dans 
ces  pieuses  réunions  où  Ton  rivalisait  de  zèle  pour  la  prati- 
que des  conseils  évangéliques.  Il  reprit  avec  ardeur  l'étude 
de  la  théologie,  mais  s'attacha  surtout  au  travail  de  sa 
perfection. 

Recevoir  bientôt  les  saints  ordres,  devenir  prêtre  de 
Jésus-Christ,  tel  était  l'objet  de  tous  ses  vœux.  On  se  rap- 
pelle l'impression  produite  sur  son  âme  par  les  paroles 


1  —  Le  nom  de  ce  collège  venait  de  Guillaume  du  Prat,  évêque  de 
Clermont,  Tuu  de  ses  fondateurs. 


46  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


enflammées  du  P.  de  Rhodes,  en  1642  ;  avec  plusieurs 
de  ses  confrères,  il  avait  pris  dès  lors  la  résolution  de  se 
consacrer  aux  missions.  Mais  il  voulait  être  avant  tout  un 
prêtre  selon  le  cœur  de  Dieu.  Il  avait  médité  sérieusement 
sur  la  grandeur  du  sacerdoce,  sur  cet  onua  pr^sbyterii^  dont 
parle  le  pontifical  romain  * ,  et  il  savait  qu'il  ne  pouvait 
se  préparer  avec  trop  de  soin  à  remplir  ces  sublimes  fonc- 
tions.  Formé  à  la  même  école  que  le  pieux  Boudon,  il  avait 
sans  doute  les  mêmes  pensées  que  lui  sur  le  sacerdoce. 

**  Les  prêtres,  disait  Boudon,  sont  des  hommes  de  l'autre 
monde...,  ils  n'appartiennent  plus  qu'à  Dieu  seul.  Qui 
peut  douter  que  les  ministres  d'un  si  divin  autel  et  d'an  si 
grand  mystère,  ne  doivent  être  les  plus  séparés  du  com- 
merce et  de  l'esprit  du  monde,  et  les  plus  retirés  de  cœur 
et  d'esprit  dans  les  cieux  ?  C'est  dans  les  cieux  qu'ils  doi- 
vent avoir  leur  conversation,  comme  le  grand  apôtre,  et 
leur  vie  doit  être  toute  cachée  avec  Jésus-Christ  en  Dieu  *. 
Ce  sont  des  hommes  angéliques,  qui  regardent  toujours  la 
face  du  Père  céleste  3.  Leur  état  les  élève  autant  au-dessus 
du  reste  des  hommes,  que  l'âme  surpasse  le  corps  en  excel- 
lence." Puis  il  ajoutait  :  ''  Je  suis  étonné  comment  la  terre 
ne  s'ouvre  pas  pour  m'abîmer,  quand  je  pense  à  la  gran- 
deur divine  et  terrible  de  mon  état,  et  à  l'éloignement  où 
je  suis  de  la  sainteté  qu'il  demande  *.  " 


1  —  Pontificale  romauum,  De  ordinutimu!  Pt-esthi/t^rL 

2  —  Philipp.,  III,  20.  —  C0I088.,  m,  3. 

3  — Matth.,  XVIII,  10. 

4  — Boudon,  De  la  Sainteté  (fe  l'état  ecdéaia^iqtiey  cb.  VI. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  47 


C^est  dans  ces  pensées  salutaires,  c'est  avec  les  disposi- 
tions les  plus  humbles,  et  en  même  temps  les  plus  con- 
fiantes, que  l'abbé  de  Montigny  reçut  les  saints  ordres.  Nous 
ne  pouvons  déterminer  les  dates  de  son  ordination  au  sous- 
diaconat  et  au  diaconat.  Il  reçut  probablement  ces  ordres 
sacrés  à  Paris,  avec  la  permission,  toutefois,  de  l'évêque  de 
Chartres,  dont  il  relevait.  C'est  certainement  à  Paris  qu'il 
fut  ordonné  prêtre,  le  23  septembre  1647,  à  l'âge  de  vingt- 
cinq  ans,  et  qu'il  dit  sa  première  messe,  avec  la  ferveur  la 
plus  édifiante  ^. 

Bien  que  l'on  n'ait  pas  de  détails  circonstanciés  sur  ces 
événements,  il  est  probable  que  sa  mère  y  assistait,  et 
qu'elle  prit  part  au  bonheur  comme  aux  ferventes  prières 
de  son  fils.  Elle  était  venue,  en  efiFet,  se  fixer  à  Paris, 
peu  de  temps  après  le  retour  de  François  au  collège  de 
Clermont.  Cette  pieuse  femme  n'avait  pas  hésité,  pour  se 
procurer  une  diversion,  à  s'éloigner  du  château  de  Mon- 
tigny. Tant  de  malheurs  domestiques  étaient  venus  presque 
coup  sur  coup  en  assombrir  le  séjour:  la  mort  de  son 
époux,  celle  de  ses  deux  fils  aînés,  puis,  en  dernier  lieu,  la 
mort  de  l'évêque  d'Evreux,  qu'elle  s'était  accoutumée  à 
regarder  comme  son  frère  et  son  meilleur  soutien  I 

Mgr  de  Péricard  était  mort  le  22  juillet  1646.  Nous  avons 
vu  que,  dès  l'année  1637,  il  avait  nommé  l'abbé  de  Mon- 
tigny chanoine  de  sa  cathédrale,  et  qu'ensuite,  en  1645,  il 
l'avait  engagé  à  renoncer  à  sçi  prébende  canoniale  et  à 

1  —  Latour. 


48  •    VIE   DE    MGR   DE   LAVAL 


1 

rentrer  dans  le  monde.  Avant  de  mourir,  il  voulut  lui 
donner  un  dernier  témoignage  de  son  affection,  en  le  nom- 
mant archidiacre  de  l'Eglise  d'Evreux  i.  C'était  une  charge 
peu  lucrative,  il  est  vrai,  mais  des  plus  honorables,  et  qui 
pouvait  conduire  aux  plus  hautes  dignités. 

Avant  de  commencer  à  exercer  ses  fonctions  d'archi- 
diacre, François  de  Laval  voulut  se  conformer  aux  pres- 
criptions du  saint  concile  de  Trente  ^  et  se  hâta  de  prendre 
sa  licence  en  droit  canon  à  l'université  de  Paris.  Sa  science, 
d'ailleurs,  était  plus  qu'ordinaire  ;  Mgr  Servien,  évêque  de 
Bftyeux,  lui  rend  un  magnifique  témoignage:  ''Il  était, 
dit-il,  licencié  en  droit  canon,  dans  la  faculté  de  Paris.  Il 
était  très  versé  dans  les  lettres  tant  sacrées  que  profanes 
et  jouissait  d'une  rare  aptitude  pour  inculquer  au  peuple 
chrétien  les  vérités  de  la  religion  et  les  préceptes  de  la  foi 
catholique." 

Sa  piété  sacerdotale  n'était  pas  moins  remarquable,  et 
il  portait  la  plus  grande  exactitude  dans  l'accomplissement 
de  tous  ses  devoirs  de  prêtre.  On  peut  en  juger  par  ces 
paroles  de  M.  Picquet,  curé  de  Saint-Josse,  à  Paris,  et  de  M. 
Joseph  Sain,  dans  les  informations  canoniques:  ''  Il  était, 
dit  le  premier,  très  fidèle  à  ses  exercices  religieux  ;  sa  piété 


1  —  **  François  de  Péricanl  fit  chanoine  et  archidiacre  de  son  Eglise 
Messire  François  de  Laval,  son  cousin  issu  de  germain.  Il  mourut  le 
22  juillet  1646  :  M.  de  Laval  avait  donc  été  nommé  archidiacre 
avant  cette  date."  (lettre  de  M.  Vabbé  Videgrain,  chaiioine  aecrétaire 
de  Vévêché  d^Evreiia:.  ) 

2  —  Archidiacwii. ..  siiU  in  omiiihus  ecdeaiin,  ubifieripoterit,  magiMri 
in  thedoyia  seu  doctores,  avt  licentiati  in  pire  canoitico.  (Sess.  XXIV, 
De  Eef(/rm,  cap.  XII. ^ 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  49 

€t  sa  dévotion  étaient  ravissantes.  "  —  "  Il  était  très  pieux, 
ajoute  le  second,  célébrait  tous  les  jours,  et  avec  une 
grande  dévotion,  le  saint  sacri&ce  de  la  messe,  et  ne  man- 
quait jamais  à  aucun  de  ses  devoirs  religieux  ^.  "  Faut-il 
s'étonner  si  ce  prêtre  zélé  et  pieux  se  hâta  de  remplir 
avec  exactitude  les  fonctions  d^archidiacre  auxquelles  il 
venait  d'être  appelé  ? 

La  charge  d'archidiacre  n'est  pas  une  sinécure  dans 
l'Eglise.  L'archidiacre  était,  dès  les  premiers  temps,  le 
principal  ministre  de  l'évêque  pour  toutes  les  fonctions 
extérieures,  particulièrement  pour  l'a^'ministration  du 
temporel  des  églises  ;  au  dedans  même,  il  avait  le  soin 
de  l'ordre  et  de  la  décence  des  offices  divins.  C'est  lui  qui 
présentait  les  clercs  à  l'ordination,  et  qui  présidait  à  l'ins- 
tallation des  curés  ;  qui  marquait  à  chacun  son  rang  et 
ses  fonctions;  qui  annonçait  au  peuple  les  jours  déjeune 
ou  de  fêtes  ;  qui  pourvoyait  à  l'ornement  des  églises  et 
aux  réparations  à  faire.  Il  avait  l'intendance  des  oblations 
et  des  revenus  ecclésiastiques,  excepté  dans  les  églises 
pourvues  d'économes  particuliers.  Il  faisait  distribuer  aux 
clercs  ce  qui  était  alloué  pour  leur  subsistance  ;  il  avait 
toute  la  direction  des  pauvres  avant  qu'il  y  eût  des  hôpi- 
taux. Il  était  le  censeur  du  clergé  et  du  peuple,  et  devait 
veiller  à  la  correction  des  mœurs  ;  il  devait  prévenir  ou 
apaiser  les  querelles,  avertir  l'évêque  des  désordres,  et  être 


1  —  Les  témoignages  rendus,  dans  ces  infurmations  canoniques,  ont 
d'autant  plus  de  valeur,  qu'ils  sont  donnés  sous  la  foi  du  serment. 


50  VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 


comme  le  promoteur  pour  en  poursuivre  la  réparation  : 
aussi  l'appelait-on  la  main  et  Vœil  de  Vévêque, 

Ces  deux  mots  résument  bien  les  droits  et  les  devoirs  de 
l'archidiacre.  Il  est  Vœil  de  Vévèque  i,  et,  par  conséquent, 
il  a  droit  de  visite  dans  toutes  les  paroisses  de  son  archi- 
diaconé.  Ce  droit  lui  est  reconnu  par  tous  les  conciles,  et 
en  particulier  par  celui  de  Trente  2.  Dans  ces  visites,  qu'il 
doit  faire  en  personne,  sans  pouvoir  être  remplacé  par 
d'autres,  il  est  obligé  d'examiner  attentivement  et  en  détail 
tout  ce  qui  regarde  le  culte  divin  et  le  temporel  de  l'Eglise, 
l'état  des  édifices,  les  réparations  ou  reconstructions  à  faire, 
l'état  des  ornements,  des  vases  sacrés  et  de  tout  ce  qui  sert 
aux  offices  religieux  ;  il  doit  se  faire  rendre  un  compte 
exact  des  affaires  temporelles,  des  revenus  et  des  dépenses, 
des  dettes  de  chaque  fabrique,  et  de  l'emploi  des  biens 
ecclésiastiques.  Il  doit  voir  aussi  aux  abus  et  aux  désor- 
dres qui  peuvent  s'être  glissés  dans  les  différentes  parois- 
ses, soit  dans  le  clergé,  soit  parmi  les  fidèles,  examiner, 
en  un  mot,  l'état  de  cette  autre  maison  de  Dieu,  qui  est 
l'âme  des  chrétiens,  bien  plus  importante  encore  que  les 
édifices  matériels. 

Il  est  la  main  de  Vlveque^  pour  l'aider,  au  besoin,  dans  la 
correction  des  abus,  et  pour  le  remplacer,  soit  de  droit 
commun,  soit  par  délégation  ou  permission  spéciale,  dans 
l'accomplissement  de  certaines  fonctions  ecclésiastiques, 


1  —  '*  Atrhidku'^rniy  qvl  tK^id'i  d'w^intur  epiacojji  "  (Sess.   XXIV,  De 
I{efarm.f  cap.  Xil.) 

2  —  Ibid.,  cap.  III. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  51 


comme,  par  exemple,  le  soin  et  Tentretien  des  pauvres  et 
des  malades,  l'érection  des  paroisses  et  la  construction  des 
églises,  l'installation  des  curés,  la  connaissance  de  diffé- 
rentes causes  litigieuses,  etc. 

On  conçoit  immédiatement  l'importance  et  la  grandeur 
de  ces  fonctions  de  l'archidiacre,  la  sagesse  de  l'Eglise  en 
les  consacrant  et  les  sanctionnant  de  sa  haute  autorité.  Ce 
dignitaire  ecclésiastique  remplace  l'évêque  dans  une  foule 
de  détails  d'administration  où  son  temps  et  ses  talents 
seraient  gaspillés  en  pure  perte  ;  il  lui  enlève  la  respon- 
sabilité, au  moins  extérieure,  d'une  foule  de  règlements 
plus  ou  moins  odieux  ;  il  luisse  à  l'évêque  la  haute  direc- 
tion et  le  suprême  gouvernement  de  son  diocèse  ;  il  lui 
laisse  surtout  la  part  inaliénable  des  fonctions  spirituelles 
et  des  honneurs.  L'évêque,  lui  aussi,  fera  la  visite  de 
son  diocèse;  mais,  quand  il  passera  au  milieu  de  ses 
ouailles,  ce  sera  surtout  pour  répandre  tout  autour  de  lui 
les  grâces  et  les  bénédictions,  administrer  les  sacrements 
et  la  parole  divine,  faire,  en  un  mot,  les  sublimes  fonc- 
tions de  père  et  de  pontife. 

Dans  quelques-unes  des  fonctions  de  l'archidiacre, 
l'installation  des  curés,  par  exemple,  quel  touchant  ensei- 
gnement pour  le  peuple  I  Un  curé  est-il  nommé  à  une 
paroisse  ?  Il  ne  se  présente  pas  à  son  nouveau  troupeau 
sans  y  être  introduit  par  l'archidiacre.  Celui-ci,  de  la  part 
de  l'évêque,  vient  le  conduire  à  l'église  qui  lui  est  échue 
en  partage  ;  il  lui  en  donne  les  clefs,  en  présence  de  tout 
le  peuple.    Il  va  l'installer  à  l'autel,  au  confessional,  en 


52  VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 


chaire,  en  un  mot,  aux  principaux  endroits  où  ce  nouveau 
pasteur  va  avoir  des  fonctions  spirituelles  à  exercer.  Le 
peuple  a  la  démonstration  sensible,  vivante,  matérielle, 
de  la  juridiction  que  son  curé  tient  de  l'évêque. 

Nous  n'avons  malheureusement  pas  de  détails  circons- 
tanciés sur  les  visites  de  Mgr  de  Laval  dans  son  archi- 
diaconé  d'Evreux.  Si  nous  en  jugeons  par  celles  de  son 
successeur,  M.  Boudon,  elles  ressemblaient  beaucoup  à 
nos  visites  épiscopales  d'aujourd'hui.  Pour  leur  donner 
de  la  solennité  et  attirer  le  peuple,  on  annonçait  par  le 
son  des  cloches  l'arrivée  de  l'archidiacre.  Les  curés 
allaient  le  recevoir  processionnellement  à  la  porte  de 
réglise,  en  chantant  le  Veni  Creator,  et  lui  présentaient 
l'étole  et  la  clef  du  tabernacle.  Il  visitait  les  églises  avec 
attention,  et  s'informait  en  détail  des  mœurs  et  de  l'instruc- 
tion de  chacun  des  paroissiens  ;  il  voulait  connaître  les 
procès,  les  désordres  publics,  tout  ce  qui  pouvait  porter 
scandale,  et  il  prenait  pour  y  remédier  toutes  les  voies  pos- 
sibles de  douceur  et  de  patience.  Dans  l'après-midi,  il 
disait  vêpres,  puis  donnait  le  sermon  et  la  bénédiction  du 
saint  Sacrement.  Il  examinait  ensuite  les  comptes  et  les 
affaires  de  la  fabrique.  "  Les  jours  de  visites,  dit  le  biogra- 
phe de  Boudon,  étaient  dans  les  campagnes  de  véritables 
jours  de  fêtes." 

François  de  Laval  avait  près  de  cent  soixante  paroisses 
à  visiter  dans  l'archidiaconé  d'Evreux.  **  Il  fut  archidiacre 
pendant  plusieurs  années  i,  dit  Mgr  Servien,  et  il  remplit 

1  —  Plus  de  sept  ans,  de  1646  à  1663. 


VIE  DE   MGB  DE  LAVAL  53 

ses  fonctions  avec  une  exactitude  et  une  dignité  qui  lui 
firent  le  plus  grand  honneur.  Il  se  démit  ensuite  purement 
et  simplement  de  son  bénéfice,  sans  même  se  réserver 
une  pension,  et  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu.  '^ 
M.  Picquet,  curé  d«  Saint- Josse,  ajoute  :  **  Il  s'acquitta 
toujours  de  ses  fonctions  d'une  manière  parfaite,  et  H 
l'édification  de  tous,  visitant  avec  beaucoup  de  soin  toutes 
les  paroisses  de  son  archidiaconé,  réprimant  les  abus,  et 
annonçant  fréquemment  la  parole  de  Dieu  dans  le  cours 
de  ses  visites  i.  " 

Il  dut  rencontrer  beaucoup  d'obstacles  dans  Taccomplis- 
sement  de  ses  devoirs  d'archidiacre,  si  Ton  en  juge  par  les 
traverses  que  son  successeur,  malgré  ses  hautes  qualités, 
éprouva  lui-même,  et  par  les  désordres  qui  régnaient  alors 
dans  le  diocèse  d'Evreux.  Mais  il  avait  sans  doute  adopté 
la  devise  de  son  ami  Boudon  :  Dieu  seul  /  Faire  le  bien  en 
vue  de  Dieu  et  pour  Dieu,  sans  s'occuper  plus  qu'il  ne  faut 
du  succès.  Ce  n'est  pas  le  succès  que  Dieu  récompense, 
mais  les  efforts  et  la  bonne  volonté. 

Ce  désintéressement  si  généreux,  François  de  Laval  dut 
le  pratiquer  en  maintes  circonstances.  Le  revenu  de  son 
bénéfice  consistait  uniquement  dans  les  rétributions  qu'on 
devait  lui  donner  à  l'occasion  de  chaque  visite  ;  et  il  paraît 
qu'elles  étaient  souvent  fort  mal  payées  2. 

M.  de  la  Colombière,  parlant  de  Mgr  de  Laval  comme 
archidiacre  d'Evreux,  lui  rend  ce  témoignage:  **  L'exacti- 


1  —  Informations  canoniques. 

2  —  Vie  de  Boudon, 


54  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 

tude  de  ses  visites,  la  ferveur  avec  laquelle  il  s'y  comporta, 
la  réforme  et  le  bon  ordre  qu'il  établit  dans  les  paroisses, 
le  soulagement  des  pauvres,  son  application  à  toutes  sortes 
de  biens,  dont  aucun  ne  lui  échappait:  tout  cela  fit  bien 
voir  que,  sans  être  évêque,  il  en  avait  l'esprit  et  le  mérite, 
et  qu'il  n'y  avait  pas  de  service  que  l'Eglise  ne  dût  attendre 
d'un  si  grand  sujet  ^  .  " 

C'est  dire  asbez  clairement  que  François  de  Laval,  bien 
qu'il  fût  un  archidiacre  selon  le  eœur  de  Dieu  et  les  vœux 
de  l'Eglise,  n'était  pas  là  dans  son  élément.  L'archidiaconé 
d'Evreux  n'était  pas  un  champ  assez  vaste  pour  lui.  Son 
zèle  s'y  trouvait  à  l'étroit  ;  il  avait  besoin  de  se  dilater^  de 
se  répandre,  de  se  communiquer  :  il  lui  fallait  de  l'espace. 
Dieu  lui  avait  donné  des  ailes  d'apôtre,  une  soif  ardente 
de  prêcher  l'Evangile  ;  il  aurait  voulu  s'envoler  vers  les 
pays  lointains,  encore  plongés  dans  les  ténèbres  de  l'idolâ- 
trie, pour  communiquer  à  ces  pauvres  peuples  le  feu  divin 
dont  il  était  embrasé,  pour  les  éclairer  de  la  divine  lumière, 
et  pour  gagner  à  Dieu  ces  âmes  encore  captives  du  démon, 
et  cependant  rachetées  au  prix  du  sang  de  Jésus-Christ. 
**  Quoi  de  plus  beau,  s'écrie-t-il  quelque  part,  que  de  se 
dévouer,  de  se  dépenser  tout  entier  pour  le  ealut  des  âmes  1 
C'est  la  grâce  que  je  demande,  que  j'espère,  que  j'aime  *  ." 

Ce  désir  fut  un  jour  sur  le  point  d'être  réalisé.  C'était  en 
1652.    Le    P.   de  Rhodes,   dont  nous  avons   déjà   parlé. 


1  —  Eloge  funèbre, 

2  —  Lettre  au  P.  Nickel,  général  de  la  Compagnie  de  Jésus,  1659. 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  55 


venait  d'arriver  de  nouveau  de  ses  missions  lointaines, 
et  voulait  emmener  avec  lui  au  Tonkin  et  en  Cochin- 
chine  quelques  vicaires  apostoliques.  Il  jeta  les  yeux  sur 
trois  de  ces  jeunes  gens  qu^il  avait  connus  autrefois  dans 
la  congrégation  du  P.  Bagot,  lors  de  son  premier  voyage  à 
Paris  :  MM.  Pallu,  Picquet  et  de  Laval.  Il  leur  communi- 
qua son  projet  de  les  proposer  pour  évêques  à  la  cour  de 
Rome,  et  leur  demanda  s'ils  accepteraient. 

L'épiscopat,  en  toute  autre  circonstance,  n'aurait  pas 
tenté  ces  jeunes  gens,  qui  abhorraient  les  honneurs  et  les 
dignités.  Mais  il  ne  s'agissait  pas  ici  d'un  épiscopat  ordi- 
naire ;  c'était  plutôt  une  mission  de  sacrifice,  de  dévoue* 
ment,  et  peut-être  de  martyre.  Ce  n'était  pas  une  couronne 
de  roses  ni  de  diamants  qu'on  leur  offrait,  mais  une  cou- 
ronne d'épines.  Ils  virent  dans  la  proposition  du  P.  de 
Rhodes  une  invitation  de  la  Providence,  qui  leur  offrait 
un  vaste  champ  pour  exercer  leur  zèle.     Ils  acceptèrent. 

Le  P.  de  Rhodes  négocia  l'affaire  avec  la  Cour  de  Rome 
et  celle  de  France.  Déjà  la  Propagande  avait,  l'année  pré- 
cédente (7  août  1651),  rendu  un  décret  dans  lequel  elle 
priait  le  souverain  pontife  de  prendre  des  moyens  efficaces 
pour  doter  les  Eglises  de  la  haute  Asie  d'un  clergé 
indigène.  Mais  il  fallait  auparavant  y  envoyer  quel- 
ques évêques  d'Europe.  Le  projet  du  P.  de  Rhodes  fut 
agréé  par  le  pape  Innocent  X,  ainsi  que  le  choix  des  can- 
didats qu'il  avait  fait.  Il  fut  convenu  que  les  abbés  Pallu, 
Picquet  et  de  Laval  seraient  nommés  évêques,  et  envoyés 


56  VIE   DE   MGR   I>E  LAVAL 


au  Tonkin  et  en  Cochinchine  en  qualité  de  vicaires  aposto- 
liques. 

Ile  se  rendirent  à  Rome,  sur  la  recommandation  du  P. 
de  Rhodes,  qui  leur  avait  conseillé  d'aller  visiter  le  tom- 
beau des  saints  apôtres.  M.  de  Meurs,  un  de  leurs  con- 
frères de  la  Congrégation,  les  accompagnait.  Nous  aime- 
rions à  connaître  quelles  furent  leurs  impressions  dans  la 
ville  éternelle,  et  comment  ils  employèrent  le  temps  pré- 
cieux que  la  divine  Providence  leur  y  avait  ménag  é.  Mal- 
heureusement nous  n'avons  rien  de  précis  sur  ce  sujet. 

Ce  qui  paraît  certain,  c'est  qu'ils  furent  plus  de  quinze 
mois  à  Rome,  se  tenant  toujours  prêts  à  partir  pour  leur 
mission  lointaine,  aussitôt  que  tout  serait  définitivement 
réglé.  Ils  eurent  donc  le  temps  de  visiter  à  loisir  les 
sanctuaires  de  la  ville  sainte,  d'y  nourrir  abondamment 
leur  piété,  et  surtout  de  se  bien  pénétrer  de  l'esprit  de 
l'Eglise  romaine,  qui  est  la  mère  de  toutes  les  Eglises.  Ils 
durent  être  présentés  plusieurs  fois  au  souverain  pontife 
Innocent  X,  qui  portait  un  si  vif  intérêt  aux  missions  du 
Tonkin,  auxquelles  ils  se  destinaient.  Ce  pape  mourut 
pendant  qu'ils  étaient  encore  à  Rome,  le  7  janvier  1655,  et 
ils  eurent  aussi  le  bonheur  de  voir  son  successeur. 

Voici  comment  ils  rendirent  compte  eux-mêmes  de 
l'audience  que  leur  accorda  le  souverain  pontife  Alexan- 
dre VII. 

M.  de  Meurs,  l'un  des  futurs  fondateurs  du  séminaire 
des  Missions  étrangères,  porta  la  parole  au  nom  de  ses 
compagnons,  et  supplia  le  pape  de  vouloir  bien  appuyer 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  57 


de  toute  son  autorité  le  dessein  des  missions  que  ses  prédé- 
cesseurs avaient  projeté  de  faire  faire  en  Orient  par  des 
prêtres  français.  "  Très  Saint  Père,  dit-il,  la  divine  Pro- 
vidence semble  avoir  réservé  à  Votre  Sainteté  Texécution 
de  ce  pieux  projet.  " 

Le  pape  témoigna  à  nos  jeunes  apôtres  une  bonté  toute 
paternelle.  Il  loua  leur  dessein,  et  les  exhorta,  dans  les 
termes  les  plus  forts  et  les  plus  touchants,  à  l'accomplir 
sans  crainte  des  oppositions  qu'il  pourrait  rencontrer.  ^'  La 
protection  du  saint-siège  ne  vous  manquera  jamais,  ''«leur 
dit-il.  Il  daigna  même  leur  ouvrir  familièrement  son 
cœur,  et  les  assurer  qu'il  avait  eu  autrefois  lui-même  le 
dessein  de  se  consacrer  à  ces  missions  de  l'Orient,  mais 
que,  n'ayant  pu  Texécuter,  il  était  ravi  que  la  Providence 
lui  fit  naître  l'occasion  de  l'appuyer  de  son  autorité  apos- 
tolique. **  Je  n'épargnerai  rien,  ajouta- t-il,  pour  faire  réus- 
sir votre  projet  ;  je  vais  nommer  incessamment  cinq 
cardinaux  pour  travailler  à  cette  importante  affaire,  et 
la  terminer  promptement  ^ ...  " 

Heureusement  pour  le  Canada,  l'affaire  du  Tonkin  traîna 
en  longueur.  Une  foule  d'obstacles  se  présentèrent;  la 
Cour  de  Portugal  opposa  une  résistance  absolue  à  la 
nomination  de  nos  trois  jeunes  Français  comme  vicaires 
apostoliques  au  Tonkin  ;  et  ils  repassèrent  en  France.  Le 
saint-siège  renonça  pour  le  moment  à  l'exécution  du  projet. 
Il  ne  fut  repris  avec  succès  qu'en  1658,  au  moment  même 

1  —  Eugène  y euiUot,   Le  TatJciii  et  la  CochhicJUne,   Paria,  188i. 


58  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


OÙ  l'un  des  trois  jeunes  apôtres  désignés  pour  le  Tonkin, 
Mgr  de  Laval,  était  nommé  au  vicariat  apostolique  de  la 
Nouvelle- France  i. 

La  Providence,  qui  conduit  tout  et  dont  les  voies  sont 
vraiment  admirables,  réservait  pour  le  Canada  les  services 
et  le  zèle  de  l'abbé  de  Montigny.    S'il  eût  été  au  Tonkin, 

■ 

notre  pays  aurait  probablement  été  privé  pour  toujours  de 
la  direction  si  sage^  si  droite  et  si  éclairée  de  ce  grand 
homme.  Et  qui  sait  si,  avec  un  autre  évêque  moins 
attaché  que  lui  aux  doctrines  romaines,  ou  entaché  de 
jansénisme  et  de  gallicanisme,  comme  il  y  en  avait  tant 
à  cette  époque,  il  n'aurait  pas  fait  fausse  route  ? 

1  —  Essai  sur  Vinfl^œnct  de  la  Edition,  —  Fie  de  Boiidotu 


CHAPITRE  CINQUIEME 


François  de  Laval  résigne  l'archidiaconé  d'Evreux  en  faveur  de 
Boudon.  —  Rapports  de  sainte  amitié  qui  unissent  ces  deux 
honjmes.  —  Fidélité  de  François  de  Laval  à  son  ami  persécuté. 

"  Le  dernier  jour  de  février  1654,  M.  de  Beaumesnil, 
oflScial  d'Evreux  et  vicaire  général  de  M.  Gilles  Boutant, 
évêque  de  la  dite  ville  i,  a  conféré  à  Henri  Boudon,  clerc 
du  diocèse  de  Laon,  l'archidiaconé  d*Evreux,  vacant  par 
la  résignation  faite  en  sa  faveur  por  François  de  Laval, 
prêtre,  dernier  possesseur,  suivant  la  signature  donnée  à 
Rome  le  7  des  Ides  de  décembre  de  la  10®  année  du  ponti- 
ficat de  Notre  Saint  Père  le  Pape  Innocent  X  2.  " 

Le  document  important  que  nous  citons  ici,  et  qui  se 
trouve  dans  les  archives  du  diocèse  d'Evreux,  prouve  à 
l'évidence  que  François  de  Laval  n'était  plus,  comme  on 
Ta  prétendu  ^ ,  archidiacre  d'Evreux,  lorsqu'il  fut  sacré 


1 —  Successeur  de  Noël  du  Perron. 

2  —  Fouillé  du  diocèse  d'Evreux,  t.  I,  p.  145.  **  En   1654,   le 

dernier  de  février  était  le  28.  Le  7  des  Ides  de  décembre  de  la  10e 
année  du  pontificat  d'Innocent  X  correspond  au  7  décembre  1653.  " 
(Lettre  de  M.  Vahbé  Videgraiiiy  châtaine  secrétaire  iVEwe\f>R.) 

3 —  Voir  note  G,  à  la  fin  du  second  volume,  Article  de  M.  MerUi  s\i.r 
Mgr  de  Laval, 


60  VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 


évêque  en  1658.  Il  avait  donné  sa  démission  depuis  plu- 
sieurs années. 

Ce  fut  pendant  qu'il  était  à  Rome,  le  7  décembre  1653, 
que,  profitant  de  sa  nomination  projetée  au  vicariat  apos- 
tolique du  Tonkin,  il  résigna  son  archidiaconé  d'Evreux. 
Comme  il  lui  était  permis  de  désigner  son  successeur,  ses 
vœux  et  son  choix  tombèrent  sur  Henri-Marie  Boudon^ 
dont  il  connaissait  les  aptitudes  et  la  rare  vertu. 

'^  Ni  la  chair  ni  le  sang,  dit  M.  de  la  Colombière, 
n'eurent  de  part  à  cette  disposition.  Bien  loin  de  jeter 
les  yeux  sur  quelqu'un  qui  le  sollicitât  ou  qui  lui  eût  été 
recommandé,  il  choisit  un  homme  de  grâce,  qui,  en  ce 
temps-là,  n'était  connu  que  de  Dieu  et  d'un  petit  nombre 
de  ses  amis,  mais  dont  la  sainteté  a  depuis  fait  un  des 
ornements  du  clergé  de  France.  Ce  fut  l'humble,  le 
pauvre,  le  zélé  M.  Boudon,  qui  de  nos  jours  a  fait  voir 
dans  sa  personne  la  pauvreté  de  saint  Jean,  jointe  à  la 
prédication  de  saint  Paul.  Ce  fut  là  l'Elisée  que  notre 
Elle  prit  pour  son  successeur  *." 

Henri-Marie  Boudon  et  François  de  Laval  étaient  à  peu 
près  du  même  âge^:  ils  s'étaient  connus  intimement  au 
collège  de  la  Flèche  ain^i  que  dans  la  congrégation  du 
P.  Bagot,  à  Paris,  et  ils  étaient  unis  par  les  liens  d'une 
sainte  amitié.   Mais  ce  qui  resserrait  encore  ces  liens,  c'est 


1  —  Eloge  futièbre. 

2  —  Boudon  uaquit  à  la  Fère,  en  Picardie,  le  14  janvier  1624,  et 
mourut  à  Evreux,  lo  31  août  1702.  11  était  donc  près  de  deux  ans 
plus  jeune  que  Mgr  de  Laval,  et  mourut  six  ans  avant  lui. 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  61 


que,  par  un  admirable  dessein  de  la  Providence,  Boudon 
^tait  depuis  quelques  années  (1648).  l'hôte  delà  famille  des 
Laval-Montigny.  Pauvre,  délaissé  par  ses  parents,  man- 
quant de  tout,  il  avait  été  recueilli  avec  bonté  par  Jean- 
Louis  de  Laval,  et  recevait  dans  cette  noble  famille  le 
bienfait  de  la  plus  cordiale  hospitalité. 

Mme  de  Montigny  et  ses  enfants  ne  tardèrent  pas  à 
apprécier  le  trésor  de  vertus  et  de  mérite  qu'ils  possé- 
daient dans  leur  maison.  La  conduite  de  Boudon  était  si 
réservée,  si  simple  et  si  pieuse,  sa  vertu  si  aimable,  que 
tout  le  monde  se  sentait  attiré  vers  lui.  C'était  à  qui 
aurait  le  bonheur  de  jouir  de  son  entretien  et  de  se  recom- 
mander à  ses  prières. 

**  J'ai  une  grande  confiance  en  vos  prières.  Monsieur, 
lui  écrivait  Anne  de  Laval,  sœur  de  l'abbé  de  Montigny  et 
religieuse  à  Nantes,  et  je  vous  supplie  de  ne  pas  me  les 
refuser.  J'ai  une  grande  consolation  que  la  divine  Provi- 
dence vous  ait  obligé  de  demeurer  avec  mon  frère.  C'est 
pour  lui  un  bonheur  bien  particulier,  et  que  je  sais  qu'il 
estime  parfaitement  ;  et  moi,  j'en  remercie  tous  les  jours 
la  bonté  infinie  de  Dieu.  J'espère,  Monsieur,  que  vous  me 
donnerez  quelquefois  de  vos  nouvelles,  et  que  vous  me 
ferez  part  des  bons  sentiments  que  Dieu  vous  donne  ^.  " 

Heureux  hôte,  qui  avait  su  inspirer  une  pareille  estime 
et  gagner  une  si  sincère  affection  !  L'abbé  de  Montigny, 
surtout,  ne  cessait  de  rendre  grâces  à   Dieu  de  la  faveur 

1  —  Lettre  du  12  janvier  1650,  citée  dans  la  Vie  de  Bomlon. 


62  VIE   DK   MGR   DE  LAVAL 


faite  à  sa  famille.  Il  éprouvait  lui-même  des  jouissances 
ineffables,  lorsque,  au  retour  de  ses  longues  visites  dans  son 
archidiaconé  d'Evreux,  il  pouvait  venir  se  reposer  quelque 
temps  auprès  de  sa  mère,  et  s'entretenir  cœur  à  cœur  avec 
son  ami. 

La  conversation  de  Boudon  était  toujours  douce,  aimable 
et  pleine  de  grâce.  Citons  au  hasard  deux  exemples  de 
sa  manière  délicieuse  d'exprimer  sa  pensée. 

Parlant  de  la  présence  de  Dieu  :  **  C'est  une  douce  pra- 
tique, dit-il,  lorsqu'on  est  dans  les  campagnes,  dans  la  pro- 
menade d'un  bois,  d'une  allée  de  jardin,  de  se  ressouvenir 
que  tous  ces  lieux  sont  remplis  de  Dieu,  que  l'on  est,  que 
l'on  marche  dans  la  divinité,  et  ensuite,  de  temps  en  temps, 
l'adorer.  Il  est  doux  de  prendre  cette  pensée  dans  son 
cabinet,  il  est  doux  de  l'avoir  au  milieu  des  rues  d'une 
ville,  parmi  les  conversations  ;  mais  au  moins  il  faudrait 
la  rappeler  à  toutes  les  heures.  " 

Parlant  ailleurs  de  la  sympathie  qui  entraîne  les  âmes 
vers  les  âmes  :  *'  On  croirait,  dit-il,  qu'un  instinct  secret 
entraîne  les  unes  vers  les  autres  les  âmes  que  la  piété  dis- 
pose à  la  pratique  des  conseils  les  plus  sublimes,  et  celles 
qui  savent  le  mieux  en  montrer  les  voies  cachées,  s'il 
n'était  pas  plus  vrai  de  penser  que  Dieu,  attentif  à  leur 
bonheur  et  à  ba  gloire,  les  conduit  lui-même  à  se  trouver 
et  à  s'entendre.  "  Il  est  difficile  de  mieux  penser  et  de 
mieux  dire. 

Tout  laïque  qu'il  était,  Boudon  exerçait  autour  de  lui  un 
véritable  apostolat  de  bonnes  œuvres.    Il  était  en  rapport 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  63 


de  lettres  et  d'avis  spirituels  avec  les  principaux  hommes 
de  bien  de  son  temps,  les  Vincent  de  Paul,  les  Olier,  les 
Surin,  les  Bourdoise,  les  de  Bernières,  les  Renty.  Il  était 
en  communication  avec  presque  toutes  les  communautés 
religieuses.  Il  rendit  surtout  d'inappréciables  services  à  la 
vénérable  Catherine  du  Bar,  'dite  Mecthilde  du  Saint- 
Sacrement;  c'est  grâce  à  ses  conseils  et  à  ceu.^  de  M.  de 
Bernières  qu'elle  put  réussir  à  fonder  son  admirable  asso- 
ciation de  l'adoration  perpétuell  e. 

On  regrettait  que  Boudon  ne  pût  se  décider  à  entrer 
dans  le  sacerdoce,  pour  lequel  il  semblait  avoir  toutes  les 
marques  possibles  de  vocation.  L'abbé  de  Montigny,  sur- 
tout, qui  savait  tout  ce  que  cette  âme  renfermait  de  res- 
sources et  d'aptitudes  pour  la  direction  des  consciences  et 
pour  le  saint  ministère,  gémissait  de  voir  la  répugnance 
de  son  pieux  ami  à  recevoir  les  ordres  sacré.«.  Le  désir  de 
hâter  sa  détermination  et  de  le  voir  entrer  le  plus  tôt 
possible  dans  la  carrière  sacerdotale,  ne  fut  pas  étranger 
à  la  résolution  qu'il  prit  de  résigner  en  sa  faveur  son  archi- 
diaconé  d'Evreux. 

Mais  ô'il  n'était  pas  facile  de  persuader  Boudon  de  se  faire 
prêtre,  il  l'était  encore  moins  de  l'engager  à  débuter  dans 
la  carrière  ecclésiastique  par  la  dignité  d'archidiacre. 
Longtemps  les  instances  de  l'abbé  de  Montigny  furent 
inutiles;  il  eut  recours  au  P.  Bagot.  Ce  saint  religieux, 
persuadé  que  la  volonté  divine  appelait  Boudon  à  l'Eglise 
d'Evreux,  lui  parla  au  nom  de  l'autorité  qu'il  avait  sur  son 
âme,  et  de  l'obéissance  qu'il  devait  aux  desseins  de  la  Pro- 


64  VIE   J>E   MGR   DE  LAVAL 


vîdence  sur  lui.  Ces  puissants  motifs  triomphèrent  enfin 
de  sa  résistance  ;  Boudon  consentit  à  entrer  dans  Tétat 
ecclésiastique,  et  à  succéder  à  François  de  Laval  dans 
l'archidiaconé  d'Evreux. 

Celui-ci  obtint  à  Rome  un  extra  tempora  et  dispense  des 
interstices.  Boudon  était  déjà  gradué  à  l'université  de 
Bourges.  Il  fut  tonsuré  à  Paris  par  le  nonce  du  pape,  le  4 
novembre  1653  :  '*  Ce  jour  où  l'on  célèbre  la  fête  de  saint 
Charles  Borromée  est  devenu  pour  moi,  écrivait-il,  la  fête 
de  Dieu  seul  ;  car,  y  étant  fait  clerc,  j'y  ai  pris  Dieu  pour 
mon  sort  et  mon  partagea." 

Il  fut  ordonné  prêtre  à  la  fin  de  l'année  1654,  après  avoir 
fait  une  longue  retraite  à  la  Chartreuse  de  Gaillon.  Il  avait 
quitté  définitivement  la  famille  de  Mgr  de  Laval  au  mois 
de  juin  de  la  même  année,  et  pris  possession  de  son  archi- 
diaconé,  qui  lui  avait  été  conféré  dès  le  28  février  précé- 
dent. 

Il  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  cet  ouvrage  de  racon- 
ter la  carrière  édifiante  de  Boudon  dans  l'archidiaconé 
d'Evreux.  Il  y  a  pourtant  une  partie  de  cette  vie  admi- 
rable et  accidentée  que  nous  ne  pouvons  passer  sous 
silence,  parce  qu'elle  fait  voir  un  des  plus  beaux  côtés  de 
la  riche  nature  de  Mgr  de  Laval  lui-même  :  son  grand 
cœur,  et  sa  fidélité  à  ses  amis. 

En  prenant  possession  de  sa  charge  d'archidiacre,  Bou- 
don avait  résolu  d'en  remplir  tous  les  devoirs  avec  fermeté. 


1  —  Lettre  IS^  de  Boiui</fi, 


VIE  DB  MGR   DE  LAVAL  65 

Réformer  les  nombreux  désordres  et  les  abus  qui  régnaient 
^ans  le  diocèse  d'Ëvreux,  voilà  le  but  qu'il  poursuivit  sans 
relâche.  A  peine  eut-il  commeûcé  sed  visites,  '*  qu^il 
trouvE;  nous  dit  son  biographe,  la  plupart  des  églises  dans 
une  malpropreté  dégoûtante  et  dans  un  dénuement  com- 
plet. Dans  beaucoup  de  paroisses,  les  enfants  étaient  lais- 
sés sans  instruction,  la  chaire  muette,  l'office  célébré  sans 
révérence  et  sans  exactitude,  les  malades  souvent  privés 
des  sacrements,  ou  assistés  avec  négligence;  des  exem plies 
scandaleux  étaient  quelquefois  donnés  au  peuple  par  ceux 
dont  la  présence  n'aurait  dû  leur  inspirer  que  des  pensées 
de  vénération  et  de  piété  *.  "  Il  y  avait  surtout  un  usage 
généralement  répandu,  qui  donnait  lieu  à  de  grands  scan- 
dales et  à  des  scènes  très  inconvenantes  ;  c'étaient  les  feux 
qu'on  allumait  la  veille  de  la  Saint- Jean.  Cet  usage,  reçu 
d'abord  comme  pratique  religieuse,  devint  bientôt  pour  le 
peuple  une  occasion  de  licence  déplorable. 

Boudon  ne  pouvait  remédier  à  tant  d'abus  sans  rencon- 
trer une  vive  opposition  ;  il  ne  pouvait  surtout  s'attaquer 
au  clergé  sans  encourir  sa  haine.  Aussi  les  persécutions 
ne  lui  firent  pas  défaut.  Plein  de  confiance,  cependant, 
dans  la  justice  de  sa  cause  et  la  droiture  de  ses  intentions, 
fort  de  l'estime  de  son  évoque,  il  resta  toujours  calme, 
ferme,  marchant  droit  son  chemin  ;  rien  ne  put  l'ébranler. 

Mais  ses  ennemis  se  voyant  perdus,  s'ils  ne  changeaient 
de  tactique,  résolurent  de  le  perdre  lui-même,  si  c'était 


1  —  Vie  de  Bmidon. 


66  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


possible  ;  et,  pour  réussir,  ils  ne  craignirent  pas  de  porter 
auprès  de  l'évêque  ^  les  accusations  les  plus  sérieuses 
contre  ses  mœurs.  Trouvant  l'évêque  sourd  à  leurs  plain- 
tes, parce  qu'il  était  prévenu  contre  eux,  à  cause  de  leurs 
désordres,  ils  font  intervenir  un  célèbre  religieux,  qui 
donne  dans  le  piège,  et  qui,  convaincu  sans  doute  de  la 
vérité  des  crimes  imputés  à  Boudon,  écrit  contre  lui  les 
choses  les  plus  graves.  La  partie  était  gagnée;  l'évêque 
finit  par  se  laisser  surprendre,  et  par  se  préjuger  contre  un 
homme  qu'il  avait  toujours  regardé  comme  un  modèle  et 
comme  un  saint. 

Boudon  avait- il  donné  prise  à  la  calomnie  par  quelqu'une 
de  ces  imprudences,  dont  les  âmesjes  plus  naïves  et  lea 
plus  saintes  sont  capables  ?  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il 
fut  complètement  réhabilité  plus  tard,  et  reconnu  parfaite- 
ment innocent. 

Quoiqu'il  en  soit,  l'évêque  d'Evreux  lui  retira  dès  lors 
toute  sa  confiance,  et  ne  le  regarda  plus  que  comme  un 
homme  perdu  et  méchant.  Un  ecclésiastique  de  Rouen  lui 
ayant  écrit  pour  plaider  la  cause  de  Boudon  :  *'  Je  ne  sais^ 
Monseigneur,  pourquoi  vous  persécutez  ainsi  Boudon  ;  car 
c'est  un  ange  ;  et  Votre  Grandeur  en  a  eu  assez  de  preuves 
parles  grands  biens  qu'il  a  faits  dans  son  diocèse."  —  "  Oui, 
répondit  l'évêque  avec  amertume,  c'était  un  ange,  et  plu» 
qu'un  ange,  mais  il  est  déchu." 


1  -  M.  de  Maupas,  qui  avait  succédé  à  Gilles  Boutaut.  Il  assista,  k 
Rome,  en  1665,  à  la  canonisation  de  saint  François  de  Sales  ;  et,  du- 
rant son  absence,  Boudon  administra  le  diocèse  d'Evreux,  en  qualité 
de  grand  vicaire. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  67 


Comme  il  arrive  presque  toujours  dans  le  malheur, 
Boudon  se  vit  bientôt  isolé,  et  abandonné  de  presque  tous 
ses  amis.  Elle  est  si  nombreuse  la  troupe  des  lâches,  qui 
ne  sont  fidèles  que  dans  la  bonne  fortune,  et  qui,  craignant 
de  se  compromettre,  rougissent  de  tendre  une  main  secou- 
rable  à  un  ami  dans  l'adversité  !  Boudon  en  fit  la  triste 
expérience  ;  mais,  délaissé  de  tout  le  monde,  il  n'en  fut 
que  plus  attaché  à  sa  devise  :  Dieu  seul  !  C'est  en  Dieu 
seul  qu'il  mit  toute  sa  confiance,  et  qu'au  milieu  des  plus 
grandes  épreuves  il  trouva  un  peu  de  bonheur  et  la  paix 
de  l'àme. 

Du  reste,  quelques-uns  de  ses  meilleurs  amis  lui  demeu- 
rèrent fidèles  jusqu'au  bout.  De  ce  nombre  furent  M. 
Fermanel,  l'un  des  fondateurs  du  séminaire  des  Missions 
étrangères,  M.  Tiersault,  aumônier  de  la  reine  Anne 
d'Autriche,  mais  surtout  l'évoque  de  Québec,  Mgr  de 
Laval.  Celui-ci  avait  le  cœur  trop  noble,  il  connaissait 
trop  bien  la  vertu  solide  de  son  ami,  pour  l'abandonner 
au  milieu  des  persécutions  et  des  chagrins.  Rien  de  plus 
beau  et  de  plus  ravissant  que  les  lettres  qu'il  lui  écrivit  du 
Canada,  à  cette  époque.  Ce  ne  sont  pas  tant  des  paroles 
d'encouragement  qu'il  lui  adresse,  que  des  félicitations  de 
ce  que  Dieu  l'a  jugé  digne  de  souffrir  quelque  chose  pour 
lui. 

Il  lui  écrit  de  Québec,  le  30  septembre  1666:  *^  Jésus 
crucifié  soit  notre  force  I  Jamais  je  ne  fus  plus  consolé 
d'aucune  de  vos  lettres,  que  de  celle  que  j'ai  reçue  cette 
année.    L^on  ne  peut  lire  sans  horreur  le  manifeste  perni- 


68  VIE    DE   KOR  J>£  LAVAL 

deux  qui  a  été  publié  contre  votre  réputation.  Je  vois 
que  Penfer  a  vomi  tout  ce  poison,  et  que  ce  malheureux 
auteur  y  a  puisé  toute  la  malice  dont  il  est  composé. 

'•  Je  ne  puis  vous  estimer  malheureux,  puisque  Notre- 
Seigneur,  la  vérité  éternelle,  vous  béatifie  :  Beati  eêtis^ 
quy,m  maledixerint  vobis  homineSy  et  dixeririt  omne  vtalum  adver- 
êumvos^.  Au  contraire,  je  me  réjouirai  avec  voue  de  la 
joie  des  saints  apôtres,  lesquels  ibarU  a  conapectu  condtii, 
gaudemtes  qtMniam  digni  habiti  sunt  pro  naniine  ^us  cofUume- 
hkim  pati  ^. 

"  Ma  consolation  donc,  m^n  cher  Monsieur,  recevant 
votre  lettre,  est  de  ce  que,  par  la  miséricorde  de  Notre- 
Seigneur,  il  vous  a  donné  un  cœur  capable  d'avoir  autant 
de  joie  et  d'amour  pour  la  croix  et  le  mépris,  que  le  monde 
en  conçoit  d'horreur  et  d'aversion  :  Nonjedt  taliier  omni 
naXiom  3.  Sans  doute,  la  très  sainte  Vierge  et  les  saints 
anges  vous  auront  procuré  cette  grâce  par  un  amour 
spécial  qu'ils  ont  pour  votre  âme.  C'est  la  précieuse  pcr!o 
de  l'Evrangile,  qaam  qui  invenit  abseondit,  et  prœ  gaudiio  tilius 
vadit,  et  vendit  universa  quas  habet^  et  émit  illam  ^ 

**  Priez  bien  Notre-Seigneur,  qu'il  me  fasse  la  grâce  de 
bien  user  des  grâoes  qu'il  me  fait,  et  des  petites  croix  qull 
nous  présente  quelquefois  à  souffrir  *  " 


1  -Matth.,  V,  11. 
2^A<lt.,  y,  41. 
3  -  Ps.  147,  V.  20. 
4~M»Ub.,Xm,  44. 

Ô  —  *'L* évoque  de  Pétrée  avait  trouvé  dans  Texil  auquel  il  s'était 
condamné,  dos  souffrances  plus  dlflficlleft  à  supporter  que  celles  que  loi 


r^ 


VIK  BB   MO-lt   I^  LAVAL  69 


Heureux  évéque,  qui,  possédant  à  fond  les  eaintes  Ecri^ 
tares,  pouvait  s^élever  à  des  considérations  si  sublimes, 
prendre  les  choses  de  si  haut,  glorifier  et  diviniser,  pour 
ainsi  dire  la  souffrance,  et  ne  pas  daigner  recourir  à 
d'autres  moyens  qu'à  ces  grandes  vérités  surnaturelles 
pour  consoler  son  ami  !  Plus  heureux  ami  d'avoir  en  pour 
consolateur  un  tel  évoque,  mais  surtout  d'avoir  été  jugé 
capable  de  corn  prendre  un  langage  si  relevé,  et  d'apprécier 
des  sentiments  si  chrétiens  I 

En  même  temps  qu'il  écrivait  à  Boudon,  Mgr  de  Laval 
s'employait  auprès  de  l'évêque  d'Ëvreux  pour  le  supplier 
de  rendre  justice  à  son  ami,  et,  dans  une  lettre  magnifique, 
il  lui  disait  ''  tout  ce  qu'il  connaissait  de  sa  piété  et  de  sa 
vertu  *.  "  Ma:^  tout  fut  inutile.  Cet  évêque,  bien  inten- 
tionné d'ailleurs  et  de  bonne  foi,  s'était  persuadé  que 
Boudon  était  un  monstre  d'hy  pocrisie  et  de  perversité,  dont 
toutes  les  œuvres,  loin  de  glorifier  Dieu,  devaient  porter  au 
scandale  et  au  mépris  de  la  religion.  Tant  il  est  vrai  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  à  craindre  que  les  préjugés,  et  que,  chez 
les  grands  surtout,  ils  peuvent  con  luire  aux  plus  eruolles 
injustices  ^  ! 


promettaient  un  climat  riginireux  et  des  peuplades  sans  religion  et 
sans  discipline.  Tout  ce  qui  l'eiitouraib  semblait  se  réunir  pour  entraver 
les  efforts  de  son  z^le  ;  et,  lorsque  fatigué  de  tant  d'obstacles,  il  se 
démit  plus  tard  de  l'autorité  épiscopale,  il  ne  vit  pas  cesser  pour  cela 
l'opposition  que  des  hommes,  d'ailleurs  recommmdables,  app()rtaient 
à  se»  vues  les  plus  pieuses."  {Vie  de  BovLdtm^  p.  221.) 

1  —  Lettre  de  Mf(r  de  Laval  à  M.  do  Maupas,  octobre  1B66>. 

2  —  M.  de  Maupas  mourut  accidentellement  à  Ëvreux  le   12  août 
1680.   *^  La  mort,  dit  le  biographe  de  Boudon,  conduisit  ce  bon  évêaue 


70  VIE  DE   MGB   DE  LAVAL 

_  -  ^ 

Dix  ans  après  (1677),  la  tempête  était  passée,  le  calme 
s'était  fait,  la  parfaite  innocence  de  Boudon  avait  été 
publiquement  reconnue  ;  et  celui-ci  ayant  écrit  à  Mgr  de 
Laval  pour  lui  annoncer  la  fin  de  ses  épreuves,  le  pieux 
évêque  lui  répondit  :  *' J'ai  reçu,  mon  cher  Monsieur,  bien 
de  la  consolation  d'apprendre  que  Notre-Seigneur,  après 
toutes  les  épreuves  dont  pa  divine  conduite  s'est  servie 
pour  exercer  votre  patience  et  pour  vous  sanctifier,  en  vous 
faisant  la  miséricorde  d'en  faire  un  bon  usage,  enfin  vous 
a  rétabli  dans  la  réputation  que  lui-même  assurément  a 
permis  que  l'on  vous  ait  ôtée.  Dominus  mortifipat  et  vivificat  ; 
deducit  adinferos,  et  reducit  ^.  Tout  ce  que  la  main  de  Dieu 
fait  nous  sert  admirablement,  quoique  nous  n'en  voyions 
pas  sitôt  l«s  effets. 

"  Il  y  a  bien  des  années  que  la  Providence  conduit  cette 
Eglise,  et  nous  par  conséquent,  par  des  voies  fort  pénibles 
et  crucifiantes,  tant  pour  le  spirituel  que  pour  le  temporel  ; 
pourvu  que  sa  sainte  volonté  soit  faite,  il  ne  nous  importe  ; 
et  il  me  semble  que  c'est  toute  ma  paix  et  tout  mon  bon- 
heur en  cette  vie,  où  je  ne  trouve  point  d'autre  paradis. 
C'est  le  royaume  de  Dieu  qui  est  au  dedans  de  l'âme,  et 
qui  fait  notre  centre,  notre  vie  et  notre  tout. 

*'  Priez-le  bien,  sa  sainte  mère,  son  saint  époux,  tous  les 
saints  anges  et  bienheureux  esprit?,  ^u'ils  me  fassent  la  gr&ce 


là  où  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'inconstant  dans  l'amitië  et  d'imparfait 
dans  l'autorité  des  puissfinces  de  la  terre,  est  remis  dans  un  ordre 
éternel.  " 

1  —  1.  Rois,  II,  6. 


VIE  DE  MGR  DE   LAVAL  71 


de  ne  jamais  rien  vouloir  que  raccomplissement  de  cette 
divine  et  aimable  volonté,  per  infamiam  et  bonamfamam...  *  '' 

C'est  bien  là  le  langage  de  la  foi,  de  la  véritable  piété, 
et  de  rabandon  à  la  sainte  volonté  de  Dieu  I  Mgr  de  Laval, 
après  avoir  félicité  son  ami  d'être  sorti  enfin  des  cruelles 
épreuves  que  la  Providence  lui  avait  envoyées,  fait  allu- 
sion aux  contrariétés  qu'il  éprouvait  lui-même  dans  le 
gouvernement  de  son  Eglise.  Nous  reviendrons  plus  tard 
sur  ces  épreuves,  et  le  nom  de  Boudon  apparaîtra  de  nou- 
veau alors  dans  ces  pages. 

En  attendant,  pour  prouver  là  haute  estime  et  la  véné- 
ration que  le  saint  prélat  garda  jusqu'à  la  fin  pour  son 
ami,  citons  les  paroles  qu'il  écrivait  à  M.  Thomas  2, 
quelque  temps  après  la  mort  de  Boudon  (1702)  :  *'  Que  je 
vous  estime  heureux,  lui  disait-il,  d'être  à  portée  d'aller  au 
tombeau  de  ce  cher  défunt,  pour  l'engager  à  prier  pour 
nous  I  Je  souhaite  surtout  que  vous  vouliez  bien  lui  deman- 
der pour  moi  quelque  portion  de  cette  foi  vive,  et  de  ce 
parfait  abandon  à  Dieu,  qu'il  a'si  bien  possédés.  Sa  vie  est 
une  parfaite  imitation  de  Jésus-Christ:  que  Dieu  me  fasse 
la  grâce  de  l'imiter  aussi  bien  que  je  l'honore  !  " 


1  —  2.  Cor. ,  VI,  8.  —  Lettre  de  Mgr  de  Laval  à  Boudon,  6  novembre 
1677. 

2  —  Conseiller  au  Châtelet  de  Paris,  et  ami  de  Boudon.  D'après  le 
biographe  de  celui-ci,  sa  charité  n'aurait  pas  été  étrangère  au  Canada. 
'*  Ce  fut  Boudon,  dit-il,  qui  engagea  ce  pieux  magistrat  à  répandre  ses 
aumônes  sur  les  pauvres  chrétiens  du  Canada.  "  (Vie  de  BoudoUy 
p.  418.) 


CHAPITRE  SIXIEME 


Pninçois  de  Laval,  à  TErmitage  do  Caen.  —Réveil  de  pietë,  en 
France,  dans  la  première  moitié  du  dix-septième  siècle.  —  M.  de 
Bemières,  sa  vie,  sa  mort,  ses  avia  spirituels.  —  Vertus  prati<- 
quëes  par  François  de  Laval  à  l'Ermitage.  —  Il  réforme  une  corn- 
munauté  religieuse  dans  la  ville  de  Caen,  et  soutient  les  droits  d» 
l'hôpital  de  la  môme  ville.  —  1655-1658. 

Nous  sommes  arrivés  aune  époque  bien  importante  dans 
la  carrière  de  François  de  Laval,  à  l'un  de  ces  événe- 
ments qui  exercent  une  influence  décisive  sur  l'esprit  et 
les  destinées  d'un  homme  ;  nous  voulons  parler  de  son 
séjour  à  VErmitage  de  Caen  i.  Prêtre  déjà  depuis  plus  de  six 
ans,  ayant  renoncé  généreusement  à  l'une  des  plus  hono- 
rables dignités  ecclésiastiques,  appelé  par  la  Providence, 


1  —  Caen,  chef-lieu  du  département  du  Calvados,  est  la  ville  savante 
et  littéraire  de  la  Normandie.  Cette  grande  et  belle  cité  est  située  au 
confluent  de  l'Orne  et  de  l'Odon,  à  quatre  lieues  de  la  mer,  avec 
laquelle  elle  communique  par  un  canal.  On  y  trouve  plusieurs  beaux 
moDuments  :  la  cathédrale,  qui  renferme  le  tombeau  de  Guillaume  le 
Couquéra^.t,  Téglise  de  la  Trinité,  l'église  de  Saint-Pierre,  l'hôtel 
Valois,  où  Ton  a  placé  le  musée  et  la  bibliothèque  Les  foires  de  Caen 
•ont  très  considérables  ;  celle  du  premier  lundi  du  carême  a  pour  objet 
les  chevaux  de  luxe.  Caen  ne  date  que  du  dixième  siècle.  Guillaume 
le  Conquérant  en  fit  une  ville  forte...  Il  y  bâtit  des  monastères; 
(Ifatte-Brun.) 


74  \1Z  DE   MGR   DE  LAVAL 


quoique  sans  le  savoir,  à  l'un  des  apostolats  les  plus  péni- 
bles et  les  plus  laborieux  du  dix-septième  siècle,  brûlant 
•du  désir  de  sauver  les  âmes,  il  avait  besoin  d'achever  de 
sanctifier  la  sienne. 

Ce  travail,  il  est  vrai,  était  déjà  bien  avancé.  Formé  depuis 
l'âge  de  neuf  ans  à  Técole  des  fils  de  saint  Ignaoe,  cultivé, 
avec  tous  les  soins  que  Ton  donne  à  une  plante  de  choix, 
par  rillustre  P.  Bagot,  vivant  sans  cesse  dans  l'intimité 
d'amis  les  plus  distingués  par  leur  piété,  l'abbé  de  Monti- 
gny  était  déjà  arrivé  à  une  grande  perfection.  Nous  l'avons 
vu  renoncer  à  toutes  les  espérances  du  monde,  aux  titres 
et  au  patrimoine  de  sa  famille,  poursuivre  exclusivement 
Jésus-Christ.  Nous  l'avons  vu,  dans  son  archidiaconé 
d'Evreux,  exercer  ses  fonctions  ecclésiastiques  avec  une 
grande  fidélité  et  beaucoup  de  zèle. 

Mais  plus  est  élevée  la  destinée  d'un  homme,  plus  sont 
grands  les  sacrifices  auxquels  Dieu  l'appelle,  plus  aussi 
doit  être  éminente  sa  sainteté.  François  de  Laval,  appelé 
à  l'apostolat  et  aux  luttes  héroïques  du  nouveau  monde, 
destiné  à  une  vie  étonnante  d'abnégation  et  d'épreuves  de 
toutes  sortes,  avait  besoin  de  mourir  complètement  à  lui- 
même,  de  détruire  en  lui  jusqu'aux  derniers  germes  de 
l'esprit  du  monde,  pour  ne  garder  que  l'esprit  intérieur  de 
Jésus-Christ;  il  avait  besoin  de  devenir  un  homme  de 
Dieu,  hom)  Dei  ^  dans  toute  Tacceptioa  du  mot.  La  Pro- 
vidence, qui  le  destinait  à  une  si  sublima  mission,  voulut 


1—2.  Tim.,III,  17. 


VIE  DE  .MGR   DE  LAVAL  75 


qu'il  allât  s'y  préparer  à  Tune  des  plus  grandes  écoles  de 
sainteté  qui  fussent  alors,  celle  de  M.  de  Bernières. 

C'est  une  chose  merveilleuse  que  le  grand  réveil  de  piété 
et  d'esprit  religieux  qui  se  fit  en  France,  dans  la  première 
moitié  du  dix-septième  siècle.  Dans  toutes  les  classes  de  la 
société,  depuis  les  plus  humbles  jusqu'aux  plus  nobles, 
depuis  les  plus  pauvres  jusqu'aux  plus  riches,  il  y  eut 
comme  une  sainte  émulation  à  faire  le  bien,  à  pratiquer 
les  bonnes  œuvres,  à  secourir  les  misérables,  à  fonder 
toutes  sortes  d'institutions  de  charité,  d'éducation,  ou 
autres,  et,  ce  qui  est  mieux  encore,  à  se  sanctifier  soi- 
même. 

Qui  n'admirerait  une  époque  où  l'on  vit  éclore  à  la  fois 
tant  de  saints  personnages,  les  Vincent  de  Paul  ^ ,  les 
Surin,  les  Bourdoise,  les  de  Condren,  les  Olier,  les  Eudes, 
les  Boudon,  les  de  Laval,  les  de  Meurs,  et  une  foule  d'au- 
tres? La  duchesse  d'Aiguillon,  nièce  de  Richelieu,  et 
fondatrice  de  l'Hôtel-Dieu  de  Québec,  dont  on  a  dit 
"  qu'aucune  bonne  œuvre  de  son  siècle  ne  lui  avait  été 
étrangère  ^  ^  "  dépensait  à  faire  le  bien  son  immense  for- 
tune, et  sou  exemple  était  imité  par  un  grand  nombre 
d'autres  personijes  de  condition. 


1  —  Saint  Vincent  de  Paul  naquit  à  Pouy,  aux  environs  de  Dax,  le 
24  avril  ld7(>,  et  mourut  à  Paris,  le  27  septembre  1660,  à  Tàge  de 
quatre- vingt- (quatre  ans  et  demi.  Il  faisait  partie  du  Cotiseil  de  c&tis- 
cieiwe  d'Anne  d'Autriche,  et  n'a  probablement  pas  été  étranger  k  la 
nomination  de  Mgr  de  Laval  comme  vicaire  apostolique  de  la  Nouvelle- 
France. 

2  —  Higt(nre  maivuscrite  du  sémimdre  de  Québec,  par  l'abbé  Tasche- 
reaa,  aujourd'hui  S.  Ëm.  le  cardinal  Taschereau. 


76  VIE   DE   MGR    DE   LAVAL 


A  ces  grandes  âmes  le  respect  humain  était  inconnu.  Oa 
tenait  à  honneur  d'être  vertueux,  chrétien,  fervent  catho- 
lique, dévoué  à  la  défense  de  la  Religion.  On  aimait  à  firé-** 
quenter  assidûment  les  églises.  C^est  à  cette  époque  que 
l'on  vit  de  hauts  personnages,  comme  le  baron  de  Renty^  , 
Henri  de  Lévis  ^ ,  duc  de  Ventadour  et  pair  de,Francev 
M.  de  Sillery  ^  ,  et  bien  d'autres,  quitter  le  monde,  mênii^' 
à  un  âge  avancé,  renoncer  à  leurs  dignités  et  aux  hon» 
neuTS  dont  ils  jouissaient,  pour  embrasser  l'état  ecclésias-^ 
tique. 

C'est  aussi  à  cette  époque  que  furent  fondées  tant  de 
saintes  et  pieuses  associations.  Jeanne  de  Chantai  venait 
de  donner  naissance  à  l'ordre  de  la  Visitation.  La  véné- 
rable Catherine  du  Bar  fondait  l'association  des  Filles  du» 
Saint-Sacrement,  saint  Vincent  de  Paul  formait  la  célèbre 
congrégation  des  lazaristes,  M.  Olier,  la  société  de  Saint- 
Sulpice.  Le  séminaire  des  Missions  étrangères  prenait 
naissance,  comme  nous  l'avons  déjà  vu,  dans  la  congré- 
gation du  P.  Bagot,   '*  cette  petite  source,  a  dit  Boudon, 


1  — L'EgliîO  du  Ciiiada  trouva  en  lui  uu  protecteur  actif  et  géné- 
reux. 

2—11  fut  vice-roi  de  la  Nouvelle-France  en  1625,  embrassa  plus 
tard  rétat  ecclésiastique,  devint  chanoine  de  N.-D.  de  Paris,  et  mou- 
rut le  14  octobre  1630,  à  Vkre  do  81  ans.  Sa  femma  se  fit  carmélite, 
du  consentement  de  son  miri,  fonda  un  monastère  à  Chambéry,  et 
mourut  en  odeur  de  sainteté  le  18  janvier  1660,  à  l'âge  de  49  ans. 

3  —  M.  d3  Sillery  a  donné  son  nojn  à  un  village  prèi  de   Québae» 
'*  Noël  BrCllart,  commandeur  de  Sillery,  adopta  l'idée  de  former  au» 
Canada  un  village   uniquement  peuplé  de  sauvages  chrétiens  ou  dis- 
posés aie  devenir  ;  et  ce  village,  bâti  à  une  lieue  de  Québec,   porte 
encore  le  nom  de  Sillery."  {Essai sur Vinfluenoe  de  la  Religion.) 


VIE   D£   MGR   DK  LAVAL  77 

<]ui  est  devenue  un  grand  fleuve,  et  dont  les  eaux  jaillis- 
santes se  sont  répandues  jusqu'au  C.inadu.  '* 

Une  i)urpille  éclosion  de  bonnes  œuvres  et  de  sociétés 
religieuses  faisait  honneur  à  TKglise  de  France.  Il  fallait 
que  le  soleil  de  la  foi  fût  bien  ardent,  que  la  rosée  de  la 
piété  répandue  partout  fût  très  abondante,  et  le  terrain 
4sles  âmes  bien  préparé  par  l'exercice  des  vertus  chré- 
tiennes, pour  que  cette  Eglise  pût  récolter  alors  une  si 
riche  moisson. 

Une  des  grandes  particularités  de  cette  époque  si  remar- 
.^uable,  c'est  d'y  voir  un  nombre  considérable  de  laïques 
arrivés  à  une  sainteté  tellement  éniinente,  que  des  ecclési- 
astiques eux-mêmes  ne  craignaient  pas  d'aller  se  mettre 
sous  leur  conduite,  pour  avancer  de  plus  en  plus  dans  la 
perfection. 

Est-ce  par  humilité,  est-ce  par  une  défiance  exagérée 
d'eux-mêmes  *,  ou  plutôt  par  un  mystérieux  dessein  de 
la  Providence,  que  ces  pieux  laïques  tenaient  à  rester  dans 
le  monde,  pour  y  pratiquer  la  vertu  à  un  degré  qu'on 
s'attend  plutôt  à  trouver  généralement  dans  l'état  reli- 
gieux? La  vertu  elle-même,  quelquefois,  aime  à  se  faire 
illusion  ;  il  semble,  d'ailleurs,  qu'elle  nous  effraie  moins, 
lorsqu'on  la  voit  pratiquée,  même  d'une  manière  héroïque, 
dans  le  monde,  que  lorsqu'elle  a  revêtu  les  livrées  ecclé- 
siastiques. 


1  —On  a  vu  que  c'est  ce  seutimeut  qui  avait  longtemps  fait  késiter 
BoudoD  à  entrer  dans  le  sacerdoce. 


78  VIE   DE   MGK  DE  LAVAL 


Quoi  qu'il  en  soit,  ces  pieux  laïques  ne  manquaient  pas 
de  grouper  bientôt  autour  d'eux  un  certain  nombre  de 
personnes,  qui  toutes  se  proposaient  le  môme  but  :  tendre 
à  la  perfection  chrétienne.  On  se  réunissait,  on  vivait 
autant  que  possible  sous  le  même  toit,  on  mettait  en 
commun  le  peu  de  bien  que  l'on  possédait,  on  se  faisait 
un  règlement,  et,  sous  la  conduite  du  chef  de  la  commu- 
nauté ainsi  organisée,  on  s'efforçait  de  tendre  à  la  vertu 
et  à  pratiquer  toutes  sortes  de  bonnes  œuvres.  C'était 
l'ancienne  vie  cénobitique,  pratiquée  dans  les  conditions 
de  la  société  nouvelle,  mais  avec  non  moins  de  fruits  de 
sainteté  que  dans  le^  premiers  siècles  de  l'Eglise.  • 

C'est  ainsi  que  se  forma  le  célèbre  ermitage  de  Caen» 
sous  la  conduite  de  M.  de  Bernières  ^  Hâtons-nous  de 
faire  connaître  cet  homme  illustre,  dont  le  nom,  comme 
nous  allons  le  voir,  est  intimement  lié,  à  plus  d'un  titre,  à 
l'histoire  de  l'Eglise  du  Canada. 

Jean  dé  Bernières  de  Louvigny  naquit  à  Caen,  en  1602, 
d'une  famille  distinguée.  Il  était  trésorier  de  France,  dans 
la  généralité  de  Caen,  comme  Jérôme  de  la  Dauversière, 
dont  nous  avons  déjà  prononéé  le  nom,  l'était  à  La  Flèche 
pour  la  généralité  de  Tours  ^,  Il  ne  se  maria  point,  et  vécut 
dans  la  pratique  de  la  plus  haute  piété  et  dans  l'exercice 
des  bonnes  œuvres.  Il  avait  eu  quelque  temps  pour  direc- 


1  —  Il  était  l'oncle  de  M.  Henri  de  Bernièrea,  qui  fut  si  longtemps 
curé  de  Québec. 

2  —  Les  géit^nditéë  étaient  les  divisions  financières  de  la  France^ 
sous  l'ancienne  monarchie. 


VIE   DE   MGR  DE  LAVAL  79 

i 


teur  le  P.  Jean  Chrysostome  de  Saint- Lô,  religieux  du 
tiers  ordre,  homme  intérieur  et  contemplatif,  qui  l'avait 
initié  aux  secrets  de  la  vie  spirituelle. 

De  Bernières  s'était  bâti  à  Caen  une  maison  qu'il  appe- 
lait VErmitage;  elle  était  située  dans  la  cour  même  du 
couvent  des  ursulines,  dont  sa  sœur,  Jourdaine  de  Ber- 
nières, était  supérieure  ^  ;  ce  qui  explique  les  rapports 
qu'il  eut  avec  Mme  de  la  Peltrie  et  les  ursulines  de  Québec, 

Il  avait  réuni  dans  son  ermitage  un  petit  nombre  de  ses 
amis,  qui  ne  respiraient,  comme  lui,  que  le  désir  de  se 
sanctifier  et  de  s'immoler  à  la  gloire  de  Dieu  et  au  salut 
des  âmes.  Tous  y  vivaient  uniquement  occupés  de  leur 
sanctification,  pratiquant  l'oraidon,  et  se  tenant  aussi  cons- , 
tamment  que  possible  en  la  présence  de  Dieu.  M.  de 
la  Colombière  appelait  cette  maison  un  paradis  terrebtre. 
"  C'est  ainsi,  dit-il,  que  j'appelle  et  qu'on  doit  appeler  ce 
fameux  Ermitage  de  Çaen,  où  l'auteur  séraphique  du 
Chrétien  intérieur  changeait  en  anges  tous  ceux  qui  avaient 
le  bonheur  d'être  les  compagnons  de  sa  solitude.  Les  occu- 
pations ordinaires  de  ce  céleste  séjour  étaient  la  prière,  la 
mortification,  les  entretiens  spirituels.  Les  récréations 
étaient  de  travailler  à  l'hôpital,  d'y  servir  les  pauvres,  de 
faire  leurs  lits,  de  panser  leurs  plaies  2.  " 


1  —  AbeUle^  vol.  XI,  p.  40.-—  '*  Sa  naissance  fut  illustre  et  avanta- 
gée, tant  eu  noblesse  qu'en  vertu  et  sainteté,  dout  feu  M.  de  Beruièros 
d'heureuse  mémoire,  son  trës  digne  frère,  est  une  preuve  évidente, 
par  sa  vie  et  la  sublimité  de  ses  écrits."  {Archives  du  sémitiaire  de 
Québec,  Lettre  circulaire .  sur  la  mort  de  Jourdaine  de  Bernières, 
supérieure  et  fondatrice  des  ursulines  de  Caen,  Paris,  29  sej^t.  1670.) 

2  —  Eloge  funxèbre. 


80  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


Voici  quelle  était  à  peu  près  la  vie  journalière  des  heureux 
habitants  de  Termitage.  Chacun  y  avait  sa  petite  cellule. 
On  se  levait  de  grand  matin,  et  Ton  faisait  en  commun 
une  heure  d'oraison.  Puis  l'on  entendait  la  sainte  messe, 
et  l'on  y  faisait  presque  tous  les  jours  la  sainte  communion. 
Ceux  qui  étaient  prêtres  pouvaient  cependant  aller  dire  la 
messe  dans  les  différentes  communautés  de  la  ville  ;  oai 
ce  fut  toujours  un  des  principes  de  l'ermitage  :  joindreaux 
exercices  de  sa  propre  sanctification  ceux  qui  pouvaient 
rendre  service  au  prochain.  Les  repas  se  prenaient  en 
commun,  et  à  des  heures  marquées. 

Le  reste  de  la  journée  se  partageait  entre  les  œuvres  de 
piété  personnelles,  et  les  œuvres  de  charité  pour  le  pro- 
chain.    Voyait-on  un  pauvre  dans  la  rue?  on  s'empressait 
de  l'assister  comme  un  des  membres  souffrants  de  Jésus- 
Christ.     On  visitait  les  malades,  soit  à  domicile,  soit  dans 
les  hôpitaux,  et  on  leur  rendait  tous  les  soins  possibles. 
Apprenait-on  que  quelque  famille  était  dans  la  douleur? 
Vite,   on  allait  lui  porter  les  paroles  de  la  consolation 
chrétienne.     Le  catéchisme  aux  enfants  délaissés  était  une 
des  œuvres  favorites  des  disciples  de  M.  de  Bernières.   En 
un  mot,  ils  s'exerçaient  à  toutes  ces  actions  de  charité  qui 
ont  immortalisé,  de  nos  jours,  Ozanam  et  ses  compagnons, 
et  qui  seraient  la   plus  magnifique  démonstration  de  la 
divinité  de  la  religion  chrétienne,   si  elle  avait  encore 
besoin  d'être  démontrée. 

Autant  que  possible,  on  faisait  tous  lee  principaux  exer- 
cices de  piété  en  commun  ;  mais  on  se  réoRÎBSaitau  moins 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  81 


tous  les  soirs,  pour  ces  entretiens  spirituels  où  M.  de 
Bernières  était  passé  maître,  et  où  il  inculquait  à  ses  disci- 
ples, d'une  manière  admirable,  la  doctrine  des  conseils 
évangéliques. 

On  vit  successivement,  ou  à  la  fois,  dans  cet  ermitage  de 
M.  de  Bernières,  les  frères  Dudouyt,  les  frères  De  Maizerets, 
M.  de  Mésy  \  M.  de  la  Vigne,  M.  Merlot,  M.  Morel, 
M.  Boudon,  le  baron  de  Benty,  etc. 

Nous  ne  savons  à  quelle  date  précise  y  alla  résider  Fran- 
çois de  Laval  ;  mais  il  est  probable  que  ce  fut  dans  la 
première  partie  de  1655,  immédiatement  après  son  retour 
de  Rome.  Ayant  renoncé  définitivement  à  l'archidiaconé 
d'Evreux,  et  provisoirement  du  moins  au  vicariat  aposto- 
lique du  Tonkin,  il  alla  s'enfermer  dans  cette  solitude,  pour 
s'y  préparer  aux  desseins  encore  inconnus  de  la  Providence 
sur  lui,  comme  autrefois  Ignace  de  Loyola  dans  la  grotte 
deManrèze,  avant  de  fonder  la  Compagnie  de  Jésus,  ou 
comme  le  Sauveur  des  hommes  lui-même,  dans  le  désert, 
avant  d'inaugurer  sa  carrière  évangélique. 

Nôtre-Seigneur  l'appelait  à  l'Ermitage  pour  qu'il  y  fît 
l'apprentissage  du  dévouement  sacerdotal  le  plus  parfait, 
et  pour  qu'il  pût  y  rassasier  cette  faim  et  cette  soif  de  la 
justice,  dont  son  cœur  était  dévoré.  C'est  là  que  sa  grande 
âme,  passionnée  pour  le  sacrifice,  s'ouvrit  largement  à  la 
grâce,  et  reçut  avec  plénitude,  comme  autrefois  les  disciples 
dans  le  Cénacle,  cet  esprit  apostolique  qui  devait  paraître 


1  —  Plus  tard,  gouverneur  du  Canada. 

6 


82  VIE  LE  MGR  DE  LAVAL 

en  lui  avec  tant  d'éclat  dans  les  vastes  contrées  de  la 
Nouvelle-France.  C'est  là  que  fut  jeté  en  terre  ce  grain  de 
froment,  qui  devait  être  si  fécond  et  se  reproduire  au  cen- 
tuple. Après  avoir  passé  dans  cet  ermitage  trois  années 
entières,  consacrées  à  l'exercice  de  toutes  les  vertus  sacer- 
dotales, François  de  Laval  devint  un  instrument  docile,  et 
prêt  à  tout  entreprendre  pour  la  gloire  de  Dieu. 

''  Ici,  dit  un  témoin  i  dans  le  procès  préliminaire  de 
béatification,  j'ai  des  raisons  personnelles  d'insister  sur 
l'influence  que  cette  sorte  de  noviciat  à  l'ermitage  de  Caen 
exeYça  sur  le  long  et  glorieux  apostolat  de  Mgr  de  Laval. 
J'ai  beaucoup  connu  M.  de  Bernières,  qui  était  l'âme  de 
cet  ermitage,  ou  du  moins  j'ai  eu  l'occasion  d'étudier  beau- 
coup ses  écrits,  spécialement  au  séminaire  de  Saint-Sulpice, 
à  Paris,  où  des  séminaristes  fervents  ne  pouvaient  se  lasser 
de  lire  son  ouvrage  du  Chrétien  intérieur  2  ;  et  ils  avaient 
sans  cesse  à  la  bouche,  dans  leurs  entretiens,  les  sentences 
et  les  maximes  de  ce  livre  admirable.  Aussi,  avions-nous 
la  plus  haute  idée  de  la  sainteté  et  de  la  vertu  de  ce 
petit  nombre  d'âmes  formées  à  une  si  belle  école  d'abné- 
gation chrétienne  et  sacerdotale.  Je  ne  connaissais  pas  alors 
Mgr  de  Laval.     Depuis,  ayant  eu  occasion  délire  l'histoire 


1  —  L*abbë  Nercam,  prêtre  de  Saint-Sulpice. 

2  —  La  preraiëre  édition  de  cet  ouvrage  portait  le  titre  d^Tihtérieur 
chrétien^  et  fut  publiée,  non  pas  par  M.  de  Bernières  lui-même,  mais 
par  quelqu'un  qui  prétendait  être  l'écho  de  ses  sentiments.  Elle  fut 
mise  à  l'Index,  à  cause  de  certains  passages  qui  sentaient  lequiétisme. 

11  parut,  en  1781,  une  autre  édition,  sous  le  titre  de  Chrétien  itiiérieury 
dans  laquelle  on  fit  disparaître  tous  les  passages  incriminés.  C'est  de 
cette  édition,  sans  doute,  que  parle  M.  Nercam. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  88 


de  sa  vie  et  de  ses  œuvres,  je  dois  avouer  que  j'y  ai  reconnu 
avec  admiration  la  réalisation  des  préceptes  et  des  conseils 
de  la  plus  haute  perfection  renfermés  dans  le  Chr&ien 
intérieur.  " 

On  peut  juger  du  degré  de  sainteté  auquel  arriva  Pabbé 
de  Montigny,  à  l'ermitage  de  Gaen,  par  les  œuvres  qu'il  y 
pratiquait  i. 

''Oui  le  voyait,  dans  les  hôpitaux,  dit  Latour,  panser 
les  plaies  les  plus  dégoûtantes,  rendre  les  plus  bas  services, 
et,  par  une  mortification  semblable  à  celle  de  saint  Fran- 
çois-Xavier, porter  à  sa  bouche,  serrer  avec  ses  lèvres  et 
sucer  lentement  les  épingles  et  les  bandages  pleins  de  pus, 
faisant  semblant,  par  humilité,  de  le  faire  sans  attention, 
et  seulement  pour  les  tenir,  tandis  que  ses  mains  travail- 
laient ailleurs.  On  l'a  vu  faire  plusieurs  longs  pèlerinages 
à  pied,  sans  argent,  mendiant  son  pain,  et  cacher  à  dessein 
son  nom,  afin  de  ne  rien  perdre  de  la  confusion,  du  mépris 
et  des  mauvais  traitements  ordinaires  dans  ces  occasions, 
et  qui  ne  lui  furent  pas  épargnés.  Il  s'en  félicitait  comme 
les  apôtres,  et  remerciait  Dieu  d'avoir  quelque  chose  à 
souffrir  pour  son  amour.  " 

Les  avis  que  M.  de  Bernières  donnait  à  son  disciple 
nous  font  bien  voir  la  sûreté  de  sa  doctrine,  ainsi  que  le 
mérite  de  celui  auquel  il  pouvait  les  adresser  en  toute 
confiance,  et  qui  en  a  si  bien  profité  dans  toute  sa  conduite. 

'*  Soyez,  lui  disait-il,  toujours  content,  même  au  milieu 


1  —  **  Afnictttnu  eorum  cognoscetis  eos.  "  (Matth.,  VII,  16.) 


84  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


des  revers:  ne  cherchant  que  Dieu,  vous  le  trouverez 
partout.  —  Attachez-vous  à  Dieu,  plus  encore  qu'à  l'œuvre 
de  Dieu,  et  vous  trouverez  la  paix  du  cœur.  —  Il  y  a  dans 
notre  âme  une  inclination  à  s'écouler  en  Dieu  :  il  faut 
réveiller  et  entretenir  cette  tendance  par  des  prières,  des 
lectures  spirituelles,  des  regards  amoureux  sur  la  vie  et 
la  passion  de  Jésus-Christ  ^  " 

M.  de  Bernières  parlait  évidemment  à  l'abbé  de  Montigny 
comme  à  un  saint  ;  et,  en  vérité,  il  fallait  qu'il  eût  une 
haute  opinion  de  la  vertu  de  son  disciple,  pour  lui  tenir 
un  pareil  langage  :  preuve  évidente  des  progrès  que  celui-ci 
avait  faits  à  l'école  d'un  tel  maître. 

Aussi  la  vénérable  Marie  de  l'Incarnation  disait-elle, 
quelque  temps  après  l'arrivée  de  Mgr  de  Laval  au  Canada  : 
*'  Notre  prélat  tient  tout  le  pays  en  admiration  :  il  est  intime 
ami  de  M.  de  Bernières,  auprès  duquel  il  a  demeuré  quatre 
ans  par  dévotion.  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  si,  ayant 
fréquenté  cette  école,  il  est  parvenu  au  sublime^  degré 
d'oraison  où  nous  le  voyons  2.  " 

Voici  encore  quelques-unes  des  maximes  spirituelles  que 
M.  de  Bernières  inculquait  à  ses  disciples  : 

"  Il  ne  faut  pas  se  produire  avant  le  temps  :  ceux  qui 
s'exposent  à  travailler  pour  le  prochain,  sans  être  morts  à 
eux-mêmes,  font  peu  de  fruit,  et  risquent  de  se  perdre.  — 
On  ne  trouve  la  vie  que  dans  la  mort,  l'être  que  dans  le 


1  —  Latour. 

2 — Lettre  hiitoriqxit  57e. 


VIE   DE  MQR  DE  LAVAL  85 


néant.  —  Fuyons  tout  ce  qui  a  de  l'éclat,  tout  ce  qui  bourrit 
l'orgueil  et  l'amour  propre.  —  L'abjection  est  comme  le 
fumier  de  la  vie  spirituelle,  qui  engraisse  la  terre  et  la  rend 
féconde.  —  Nous  n'avons  point  de  meilleur  ami  que  Jésus- 
Christ. —  Le  propre  intérêt  est  le  plus  grand  obstacle  à 
l'eeprit  d'oraison  ^ .  " 

Admirable  enseignement,  qui  a  toujours  été,  du  reste, 
celui  des  saints,  et  ne  pouvait  produire  que  des  saints. 

Si,  comme  on  le  rapporte  ^  ,  quelques-uns  des  disciples 
de  M.  de  Bernières,  provoqués  par  les  jansénistes  dont  ils 
étaient  entourés,  et  contre  lesquels  ils  ne  pensaient  qu'à  se 
prémunir,  tombèrent  après  sa  mort  dans  des  excès  de  spiri- 
tualité mal  entendue,  que  condamna  le  saint-siège,  c'est 
qu'ils  abusèrent  de  la  doctrine  de  leur  maître.  Leurs  égare- 
ments ne  peuvent  lui  être  imputés  ;  car,  comme  le  dit  si 
bien  Lacordaire,  ''  l'abus  ne  prouve  rien  contre  quoi  que 
ce  soit  ;  et  s'il  fallait  détruire  tout  ce  dont  on  abuse,  c'est- 
à-dire,  ce  qui  est  bon  en  soi,  et  corrompu  par  la  liberté  de 
l'homme,  Dieu  lui-même  devrait  être  arraché  de  son  trône 
inaccessible,  où  trop  souvent  nous  faisons  asseoir  près  de 
lui  nos  passions  et  nos  erreurs.  " 

M.  de  Bernières  mourut  subitement  le  19  mai  1659.  '*  Il 
avait  communié  le  matin,   dit  Latour,  comme  il  faisait 


1  —  Latour. 

2 —  *' Après  la  mort  de  M.  de  Bemiëres,  les  membres  de  la  société 
de  rSrmitage  devinrent  des  exaltés,  et,  sous  prétexto  de  faire  la  guerre 
au  jansénisme,  firent  des  scènes  regrettables,  prêtres  et  laïques,  à 
Caen,  à  FalaUe  et  à  Sées.  "    (Vie  du  F.  Eudes,  Paris,  1827.) 


86  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


habituellement,  gagné  l'indulgence  dans  l'église  du  Groisie, 
et  assisté  à  la  congrégation.  Il  fut  à  la  récréation  et  à  la 
prière  du  soir,  comme  à  l'ordinaire.  A  peine  fut-il  retiré 
dans  sa  chambre  pour  se  coucher,  que  son  valet  se  mit  à 
crier  ;  on  accourut,  on  le  trouva  assis  à  terre,  près  de  son 
lit,  les  yeux  levés  vers  le  ciel,  et  rendant  les  derniers 
soupirs.  " 

^'  Au  milieu  de  la  corruption  du  siècle,  nous  dit  le 
P.  Charlevoix,  M.  de  Bernières  était  parvenu  à  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  sublime  dans  la  vie  mystique  ^.  " 

Mais  il  était  aussi  un  homme  d'action,  un  homme  de 
bonnes  œuvres.  Le  Canada,  en  particulier,  fut  l'objet  de 
ses  soins  et  de  sa  sollicitude.  C'est  grâce  à  lui  que  la 
vénérable  Marie  de  l'Incarnation  et  Mme  de  la  Peltrie 
purent  réussir  dans  leur  projet  de  fonder  un  monastère 
d'ursulines  dans  la  Nouvelle- France.  C'est  pour  réaliser 
leur  pieux  dessein  qu'il  entreprit  un  grand  nombre  de 
voyages,  où  sans  doute  il  contracta  le  germe  de  la  maladie 
dont  il  mourut  ;  et  l'on  peut  affirmer  qu'il  fut  victime  de 
son  zèle  pour  le  bien  des  âmes,  et  de  son  affection  pour  notre 
pays  en  particulier.  Nous  verrons  que  Mgr  de  Laval  sut 
le  reconnaître  plus  tard  d'une  manière  publique  au 
Canada  ^. 


1  —  Vie  de  la  Mère  de  Vliicarnaticyiu 

2  —  M.  de  BerniëreB  avait  été  inhumé  dana  la  chapelle  des  ursalinea 
de  Caen.  Cette  chapelle  n'ayant  point  été  rouverte  après  la  révolution, 
les  restes  de  cet  homme  juste  et  ceux  de  sa  sœur  furent  transportés  en 


VIE   DE  MQR   DE  LAVAL  87 


Pendant  que  l'abbé  de  Montigny  demeurait  chez  M.  de 
Bernières,  il  eut  occasion  de  rendre  de  grands  services,  et 
de  faire  éclater  la  prudence  et  la  sagesse  dont  il  était  déjà 
rempli.  L'évêque  de  Bayeux,  dont  la  j  uridiction  s'étendait 
sur  la  ville  de  Caen,  et  qui  n'avait  pas  tardé  de  connaître 
son  mérite,  le  chargea  de  mener  à  bonne  &n  deux  affaires 
très  importantes  et  en  même  temps  très  épineuses. 

L'une  de  ces  affaires  était  la  réforme  d'une  maison  de 
religieux.  Le  relâchement  s'était  introduit  dans  cette 
communauté;  et  l'on  sait  que  rien  n'est  plus  préjudiciable 
à  l'Eglise  que  les  désordres  dans  les  maisons  religieuses. 

Autant  les  ordres  religieux  qui  se  conservent  dans  leur 
piété  primitive  et  dans  l'observance  de  leurs  règles,  font  la 
gloire,  l'ornement  et  la  joie  de  l'épouse  de  Jésus-Christ, 
autant  ils  la  déshonorent  quand  le  vice  et  la  honte  s'y 
introduisent.  Ce  sont  alors  comme  des  stigmates  d'igno- 
minie qu'elle  porte  au    front.    Le  libertin  et  l'impie  se 


1807  dans  Téglise  de  Saint-Jean,  et  enterrés  en  face  de  Tautel  du 
Sacré-Cœur. 

Voici  l'épitaphe  qui  fut  placée  sur  sa  tombe  :  — 

D.  O.  M. 

Ante  hoc  altare 

Jacet 

Yir  sanctœ  recordationis 

Joannes  de  Bernières  de  Louvigrny 

Pietate  in  Deutn,  charitate  iu  pauperes 

^quë  commendabilis 

Obdormivit  in  Domino 

Die  17â  Maii  anno  1659 

JStatifl  57. 


(AbeiUe,  vol.  XI,  p.  40.) 


88  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


réunissent  pour  lui  reprocher  cet  opprobre,  et  répandre 
l'injure  sur  sa  face  bénie.  Ce  qui  n'est  qu'un  désordre  ordi- 
naire dans  le  monde,  devient,  dans  une  maison  religieuse, 
un  non-sens  et  une  abomination  :  Oorruptio  optimi  pessima. 

Le  désordre  est  d'autant  plus  déplorable,  qu'il  est  ordinai- 
rement très  difficile  de  lui  appliquer  un  remède  efficace.  Il 
faut,  en  effet,  dans  des  cas  semblables,  beaucoup  d'habileté 
pour  découvrir  la  véritable  source  du  mal,  puisque  tous  les 
membres  de  la  maison,  depuis  le  supérieur  jusqu'au  plus 
humble  des  sujets,  sont  intéressés  à  la  cacher.  Quelle 
prudence  et  quel  courage  ne  faut -il  pas  pour  la  faire  dispa- 
raître, de  manière  qu'il  n'y  ait  aucun  scandale,  et  que  le 
remède  ne  soit  pas  pire  que  le  mal  I 

François  de  Laval,  par  ses  exhortations,  ses  exemples, 
ses  prières  et  sa  sagesse,  vainquit  tous  les  obstacles  ^.  Il  se 
servit  avec  tact  et  prudence  de  l'autorité  spirituelle  que 
l'évêque  de  Bayeux  lui  avait  confiée;  il  appela  même 
l'autorité  séculière  à  son  secours  ^,  et  il  fit  si  bien,  dit  M.  de 
la  Colom bière,  ''  que  d'une  maison  de  trouble  et  de  dissen- 
sions, il  en  fit  une  maison  de  paix,  de  piété  et  d'édification, 
ouvrage  pour  lequel  il  sera  éternellement  béni  dans  le  ciel, 
tandis  que  le  saint  fondateur  de  la  maison  où  il  a  établi  la 
réforme,  aura  des  enfants  qui  lui  ressembleront,  et  qui 
auront  une  portion  de  son  zèle  '.  " 


1  —  Latout. 

2  —  On  le  verra  plus  tard  soutenir,  au  Canada,  la  doctrine,  que 
l'Etat  est  obligé  de  prêter  main -forte  à  l'Eglise. 

3  —  Eloge  funèbre. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  8& 


La  seconde  affaire  qui  occupa  l'abbé  de  Montiguy  fut  la 
défense  d'un  hôpital  qui  existait  dans  la  ville  de  Caen. 
Les  administrateurs  laïques  de  l'hôpital,  mécontents  des 
religieuses  qui  en  avaient  la  direction, — il  paraît  que  la 
laïcisation  des  hôpitaux  ne  date  pas  d'hier  —  voulaient  les 
congédier  pour  mettre  à  leur  place  des  domestiques  à 
gages  ^.  On  comprend  tout  ce  que  ce  projet  renfermait 
d'injustice,  et  pour  la  communauté  que  Ton  voulait  priver 
de  ses  droits  acquis,  et  pour  les  pauvres  qui  auraient  souf- 
fert du  changement  à  tous  les  points  de  vue. 

Le  projet  des  administrateurs  fit  naître  un  procès  entre 
eux  et  la  communauté,  et  ce  procès  fut  porté  au  Conseil 
du  roi. 

L'abbé  de  Montigny  se  charge  de  défendre  lui-même  la 
cause  des  religieuses  hospitalières.  Fort  de  l'influence  et 
du  crédit  que  peuvent  lui  donner  à  la  Cour  la  noblesse  de 
son  nom  et  sa  haute  origine,  il  se  rend  à  Paris  auprès  du 
roi  et  des  ministres. 

L'affaire  n'était  pas  si  facile  à  gagner  qu'on  pourrait  le 
croire  au  premier  abord.  On  avait  prévenu  contre  les 
religieuses  le  Conseil  de  Sa  Majesté,  et  rendu  suspecte 
leur  administration.  Ces  filles  généreuses»  toutes  dévouées 
au  service  des  pauvres  par  des  vœux  solennels,  on  les 
avait  représentées  comme  ne  cherchant  qu'à  s'enrichir. 
Le  bien  public,  et  surtout  l'intérêt  des  malades  et  des 


1  —  Latour. 


90 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


indigents,  assurait-on,  demandaient  qu'il  y  eût  un  chan- 
gement, et  que  les  hospitalières  fussent  mises  de  côté. 
*^  Des  princes  mômes,  prévenus  contre  elles,  dit  M.  de  la 
Colombière,  se  déclaraient  en  faveur  de  leurs  adversaires, 
et  ôtaient  aux  gens  de  bien  le  courage  et  l'envie  de  soutenir 
la  bonne  cause  des  servantes  de  Dieu  calomniées  et 
opprimées.  " 

Mais  François  de  Laval,  qui  ne  connut  jamais  la  lâcheté 
ni  la  crainte,  se  présente  courageusement  à  la  Cour.  Il 
expose  devant  le  Conseil  la  justice  de  la  cause  des  reli- 
gieuses, et  revendique  complètement  leurs  droits.  Il  fait 
plus:  il  déclare  la  guerre  à  leurs  adversaires:  *' Il  va 
porter  le  flambeau  dans  la  nuit  de  l'intrigue,  dit  M.  de 
la  Colombière,  il  tire  le  rideau,  et  découvre  l'intérêt  sordide 
de  la  cabale  ;  il  désabuse  les  princes,  il  dessille  les  yeux 
aux  magistrats.  "  Il  plaide,  en  un  mot,  la  cause  de  l'hôpital 
avec  tant  de  zèle  et  d'habileté,  qu'il  le  sauve  de  l'inique 
spoliation  dont  il  était  menacé. 

''  Son  zèle,  ses  sollicitations,  son  crédit  obtinrent  tout, 
dit  Latour.  Par  arrêt,  les  religieuses  furent  maintenues." 
La  Cour  Idur  donna  raison  contre  les  administrateurs  laï- 
ques. 

Cette  victoire  ramena  le  calme  et  la  tranquillité  dans 
l'hôpital  de  Caen  ;  elle  rendit  la  vie  aux  membres  souffrants 
de  Jésus-Christ,  et  aux  épouses  du  Sauveur  la  liberté  de 
se  dévouer  comme  auparavant  à  leur  secours. 

De  retour  à  Caen,  l'abbé  de  Montigny  fut  nommé  con- 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  91 


fesseur  de  cette  communauté  dont  il  venait  d'être  le  pro- 
tecteur, et  il  la  dirigea  avec  le  plus  grand  fruit. 

La  manière  sage  et  habile  avec  laquelle  il  avait  défendu 
l'hôpital  de  Caen,  Pavait  fait  connaître  avantageusement 
à  Paris;  et  lorsque,  quelque  temps  après,  scfn  nom  fut 
proposé  pour  l'évêché  du  Canada,  la  Cour  était  déjà 
favorablement  disposée  en  sa  faveur.  Mais  cette  affaire 
demande  à  être  prise  d'un  peu  plus  haut. 


CHAPITRE  SEPTIÈME. 


Négociations  poar  l'envoi  d'un  évêque  au  Canada.  —  François  de 
Iii?al  proposé  au  saint-siëge  pour  l'épiscopat.  —  Son  parfait  aban- 
don à  la  Providence.  —  1667. 

C'est  une  question  de  savoir  à  qui  revient  Phonneur 
d'avoir  pensé,  tout  d'abord,  à  demander  un  évêque  pour  le 
Canada.  Est-ce  aux  jésuites,  qui  desservaient  avec  tant  de 
zèle  et  depuis  tant  d'années  (1625)  ^  les  missions  de  la 
Nouvelle- France,  ou  bien  à  la  Compagnie  de  Montréal  ^^ 
qui  ne  faisait  pour  ainsi  dire  que  de  naître  (1640),  mais  qui 
mettait  déjà  à  l'accomplissement  de  sa  mission  patriotique 
et  religieuse  un  dévouement  si  admirable? 

Nous  ne  parlons  pas  ici  d'une  idée  purement  spéculative, 
telle  qu'auraient  pu  l'avoir  Champlain  lui-même  et  les 


1  —  **  On  forma  en  1611  un  établissement  à  Port- Royal,  dans 
l'Acadic,  et  deux  missionnaires  jésuites,  les  PP.  Biard  et  Masse,  y 
furent  envoyés  par  It-s  soins  du  P.  Coton,  confesseur  de  Henri  IV.  " 
(EssttisurVinfliieiice  delà  Heliijiwu)  Mais  ce  ne  fut  qu'en  1626  que 
les  jésuites  vinrent  au  Canada  proprement  dit.  Ils  retournèrent  en 
France,  après  la  prise  de  Québec  par  les  Anglais  en  1629,  et  revinrent 
en  1632. 

2  —  **  Une  compagnie  de  personnes  zélées  do  la  Cupiuile  entreprit 
d'exécuter  plus  en  grand  ce  qu'on  avait  fait  à  Sillery.  "  (J^sscii  sur 
Ihhflxieiice  de  la  Eelùji(/n,  ) 


94  VIE  DE   MGR   DE   LAVAL 


récolletB,  en  pensant  aux  destinées  que  Dieu  réservait  à 
notre  pays  :  nous  voulons  parler  d'une  idée  pratique,  c'est- 
à-dire,  des  premières  démarches  qui  furent  faites  ponr 
avoir  un  évêque  au  Canada. 

L'histoire  des  faits  ne  nous  permet  pas  de  douter  que,  si 
les  jésuites  réussirent  à  faire  résoudre  définitivement 
l'envoi  d'un  premier  évêque  au  Canada,  et  surtout  à  faire 
nommer  l'hoftime  dô  leur  choix,  ce  furent  les  associés  de  la 
Compagnie  de  Montréal  qui,  les  premiers,  s'occupèrent 
sérieusement  de  cette  question. 

Dès  1643 1,  ces  pieux  associés  avaient  écrit  au  souverain 
pontife,  le  priant  d'autoriser  le  nonce,  résidant  à  Paris,  à 
donner  des  pouvoirs  de  juridiction  aux  ecclésiastiques 
qu'ils  avaient  résolu  d'envoyer  au  Canada,  pour  y  des- 
servir leur  colonie  naissante  2. 

Cette  première  démarche  leur  fait  beaucoup  d'honneur. 
En  effet,  il  est  probable  que  déjà,  à  cette  époque,  l'arche- 
vêque de  Rouen  avait  des  prétentions  à  la  juridiction  sur 
le  Canada,  puisque  trois  ans  plus  tard  (1646)  on  y  exerçait 
certainement  cette  juridiction  en  son  nom  ^,  Et  cependant, 
ce  n'est  pas  à  lui  que  les  associés  de  Montréal  s'adressent  ; 
ils  vont  tout  droit  à  la  vraie  source  du  pouvoir  ecclésias- 
tique, au  souverain  pontife.  ■ 


1  —  Année  de  la  mort  de  Louis  XIII  (14  mai).  Louis  XIV,  né  le  5 
septembre  1638,  n'avait  pas  encore  cinq  ans.  La  régence  fut  confiée  à 
]a  reine  mëre,  Anne  d'Autriche. 

2  —  Faillon,  Histoire  delà  colœiie  françaine  en  Canada^  t.  II,  p.  47- 

3  —  Archives  de  l'Hôtel-Dieu  de  Québec. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  95 

Ne  recevant  pas  de  réponse,  peut-être  parce  que  leur 
demande  aurait  dû  passer  par  l'intermédiaire  du  nonce,  ils 
concertent  entre  eux  le  moyen  de  faire  ériger  dans  le  pays 
un  siège  épiscopal.  Ils  jettent  les  yeux  sur  M.  Legauffre, 
autrefois  maître  des  comptes  à  Paris,  converti  à  Dieu  par 
le  célèbre  P.  Bernard,  et  qui  avait  embrassé  l'état  ecclé- 
siastique. M.  Legauffre  était  un  homme  vertueux,  qui 
dépensait  en  bonnes  œuvres  son  immense  fortune,  et  qui 
aurait  pu  faire  beaucoup  de  bien  à  l'Eglise  du  Canada. 

Le  cardinal  Mazarin  approuve  le  projet  des  associés 
de  Montréal,  ainsi  que  le  choix  du  sujet.  Les  jésuites, 
consultés,  applaudissent  également  ^  M.  Legauffre  est 
nommé  par  le  roi.  Mais  il  mourut  d'apoplexie,  pendant  la 
retraite  qu'il  faisait  pour  connaître  la  volonté  de  Dieu  sur 
son  acceptation  de  la  charge  pastorale  qu'on  lui  proposait, 
en  l'année  1645. 

L'année  suivante  (1646),  les  associés  de  la  Compagnie 
de  Montréal  prièrent  les  évoques  de  l'assemblée  du  clergé 
de  France  ^  de  prendre  la  chose  en  considération  :  ce  qu'ils 
firent  dans  la  séance  du  25  mai.    Mgr  Godeau  proposa  de 
députer  quelqu'un  à  la  reine  mère,  à  cet  effet. 


1  —  Lettre  spirituelle  J^e  de  Marie  de  rincaruntion. 

2  —  Le  c)ergë  de  France  s'assemblait  par  députés  à  certaines  époques, 
surtout  pour  discuter  les  décimes  que  Ton  accordait  au  roi.  Ces 
assemblées  étaient  de  deux  sortes  :  ordinaires  et  extraordinaires.  Les 
assemblées  ordinaires  ou  générales  représentaient  tout  le  clergé  de 
France  :  elles  se  réunissaient,  d'abord,  de  dix  ans  en  dix  ans  ;  à  partir 
de  1645,  elles  se  tinrent  de  cinq  ans  en  cinq  ans.  Outre  ces  assem- 
blées, il  y  en  avait  d'autres  composées  des  évêques  qui  se  trouvaient 
en  Cour.  Celles-ci  se  réunissaient  suivant  les  circonstances.  L'assem- 
blée de  1646  était  une  assemblée  générale  qui  avait  commencée  dès^ 
l'année  précédente.     {Mémoires  du  clergé  de  France.) 


96  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


Le  11  juillet  suivant,  le  cardinal  Mazarin  accueillit  avec 
une  satisfaction  particulière  la  proposition  renouvelée  par 
l'évêque  de  Grasse,  de  favoriser  l'établissement  d*un  évêque 
au  Canada;  il  promit  même  de  lui  faire  une  pension 
annuelle  de  douze  cents  écus  à  prendre  sur  ses  propres 
bénéfices. 

Cette  fois,  les  jésuites,  à  qui  le  cardinal  en  parla,  firent 
comprendre  que  le  temps  d'une  pareille  création  n'était  pas 
encore  venu.  Et  ils  avaient  raison,  si  l'on  considère  dans 
quel  état  précaire  était  alors  la  colonie,  à  la  veille  d'une 
guerre  meurtrière  avec  les  Iroquois. 

*'  L'on  parle  de  nous  donner  un  évêque  en  Canada,  écri- 
vait Marie  de  l'Incarnation,  le  11  octobre  1646:  pour  moi, 
mon  sentiment  est  que  Dieu  ne  veut  pas  encore  d'évêque  en 
ce  pays,  lequel  n'est  pas  assez  bien  établi.  D'ailleurs,  nos 
Révérends  Pères  y  ayant  planté  le  christianisme  ^,  il 
semble  qu'il  y  a  de  la  nécessité  qu'ils  le  cultivent  encore 
quelque  temps  sans  qu'il  y  ait  personne  qui  puisse  être 
contraire  à  leurs  desseins  2.  " 

Ces  dernières  paroles  de  Marie  de  l'Incarnation  font 
suffisamment  entendre  que  les  jésuites,  outre  la  raison 
avouée  qu'ils  alléguaient  pour  s'opposer  à  la  nomination 
du  nouvel  évêque,  à  savoir  que  le  temps  n'en  était  pi^s 


1  —  Marie  de  rincaroation  n'avait  pas  sans  doute  Tintentioii 
d'exclure  la  part  qu'eurent  les  récollets  dans  rétablissement  de  la 
Religion  au  Canada,  puisqu'ils  fuient  les  premiers  missionnaires  de  ce 
pays. 

2  —  Lettre  spirituelle  4^e. 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  97 

encore  venu,  en  avait  une  autre,  qu'ils  ne  donnaient  pas, 
c'est  qu'ils  craignaient  que  ce  nouvel  évêque  n'eût  des  vues 
différentes  des  leurs. 

La  tentative  des  associés  de  Montréal  n'eut  pas  le  succès 
qu'ils  désiraient;  mais  elle  fut  certainement  l'occasion  qui 
fit  prendre  à  la  Cour  la  détermination  de  donner  un  évêque 
au  Canada  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché.  Aussi 
voyons-nous  qu'en  1647,  dans  les  articles  dressés  pour  le 
gouvernement  du  Canada,  le  roi  déclare  que  le  Conseil 
sera  composé  de  trois  personnes  :  du  gouverneur  de 
Québec,  de  celui  de  Montréal,  et  du  supérieur  des  jésuites, 
*'  en  attendant  qu'il  y  ait  un  évêque  au  Canada  i." 

En  1652,  l'abbé  de  Montigny  fut  choisi  avec  MM.  Picquet 
et  Fallu,  comme  nous  l'avons  vu,  pour  aller  en  qualité  de 
vicaire  apostolique  dans  le  Tonkin  et  la  Cochinchine.  Le 
nonce  du  pape  à  Paris  ^  fit  faire  sur  son  compte  les  infor- 
mations canoniques  requises  en  pareil  cas.  Mais  le  nouvel 
élu  dut  céder  aux  obstacles  qui  s'opposèrent  à  sa  nomina- 
tion définitive.  Son  nom,  cependant,  resta  connu,  et  à  la 
Cour  de  Rome  et  à  celle  de  Versailles,  pour  une  éventualité 
future. 

Il  fut  mis  encore  plus  en  relief  par  la  noble  et  généreuse 
défense  de  l'hôpital  de  Caen,  soutenue  à  Paris  auprès  du 
Conseil  du  roi. 


1  — -  Ferland,  t  I,  p.  367. 

2  —  M.  Ba^î.     Il  devint  plus  tard  cardinal,  et  fut  remplace  commo 
nonce  à  Paris  par  M.  Piccolomini,  parent  du  cardinal  Bicni. 

7 


98  VIE    DE    MGR    DE   LAVAL 


En  1656,  la  Compagnie  de  Montréal,  qui  avait  obtenu  de 
M.  Olier,  supérieur  du  séminaire  de  Saint-Sulpice,  quatre 
de  ses  prêtres  pour  la  colonie  de  Montréal,  en  prit  occasion 
de  presser  l'établissement  d'un  évêque  au  Canada.  Le 
choix  des  associés  tomba  sur  M.  de  Queylus,  abbé  de 
Loc-Dieu,  l'un  des  quatre  missionnaires  désignés  ^  Son 
grand  nom,  ses  éminentes  qualités,  les  services  qu'il  avait 
rendus  à  l'Eglise  dans  plusieurs  diocèses  de  France,  parais- 
saient recommander  sa  nomination  à  Tépiscopat. 

Mgr  Godeau,  évêque  de  Vence,  proposa  la  chose  à 
l'assemblée  du  clergé  dans  la  séance  du  9  août  1656.  *'  Il 
ne  reste  plus,  conclue-t-il,  qu'à  obtenir  l'agrément  du  roi 
touchant  l'érection  et  la  nomination  du  futur  évêque.  " 
Il  fut  chargé  par  l'assemblée  de  faire,  conjointement  avec 
les  agents  du  clergé,  les  démarches  nécessaires  auprès  du 
pape,  du  roi  et  du  cardinal  Mazarin,  ministre  d'Etat. 

Le  mercredi  10  janvier  1657,  le  cardinal  présidant  la 
séance,  l'affaire  fut  représentée  de  nouveau  par  Mgr  Godeau. 
Le  prélat  ajouta  que  le  choix  de  M.  de  Queylus  serait 
agréable  aux  révérends  pères  jésuites.  Peu  après,  cepen- 
dant, lesjésuites,  soit  qu'on  ne  les  eût  pas  consultés  d'abord, 
soit  qu'on  les  eût  mal  compris,  jugèrent  qu'il  valait  mieux 
avoir  pour  évêque  un  homme  de  leur  choix  ^  . 


1  — M.  Olier  l'avait  nummé  supérieur  de  la  mission.  '*  Cette  nomi- 
nation fut  l'un  des  derniers  actes  de  M.  Olier,  qui  mourut  avant  même 
que  les  missionnaires  eussent  laissé  la  rade  de.  8aint  -  NTazaire.  " 
(Ferland,  t.  1,  p.  437.) 

2  —  Faillon,  t.  II,  p.  274. 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  99 


Tout  le  monde,  du  reste,  était  d'accord  qu'il  fallait  que 
le  nouvel  évêque  fût  agréable  aux  jésuites,  alors  seuls 
chargés  de  toutes  les  missions  du  Canada.  Pour  mieux 
arriver  à  cette  fin,  la  reine  mère  voulut,  tout  d'abord,  que 
l'épîscopat  fût  offert  à  l'un  d'eux;  et  le  nom  du  P.  Paul 
le  Jeune,  ancien  missionnaire  de  la  Nouvelle-France,  alors 
retiré  à  Paris,  fut  suggéré.  Mais  les  jésuites  ayant  repré- 
senté que  leurs  règles  ne  leur  permettaient  pas  d'accepter 
répiscopat,  le  P.  le  Jeune  lui-même  >  proposa  à  la  reine 
régente  le  nom  de  François  de  Laval  de  Montigny,  un 
ancien  élève  de  la  Compagnie  de  Jésus,  dont  il  connaissait 
tout  le  talent  et  les  mérites  ^,  et  qui  avait  été  désigné  quel- 
ques années  auparavant  comme  vicaire  apostolique  du 
Tonkin.  La  Providence  avait  tout  préparé  pour  que  ce 
choix  fût  immédiatement  bien  vu,  non  seulement  par  la 
Cour  de  Rome,  mais  aussi  par  celle  de  France  ;  et  quelques 
jours  après,  le  roi  écrivit  au  souverain  pontife  Alexandre 
VII  5  la  lettre  suivante  : 

*'  Très  Saint  Père,  ceux  qui,  sous  la  protection  de  cette 
couronne,  ont  entrepris  de  porter  la  foi  dans  les  pays 
septentrionaux  de  l'Amérique,  ont  si  heureusement  réussi 


1  —  Latour,  p.  10. 

2  —  Il  est  possible  que  le  P.  le  Jeune  ait  connu  Mgr  de  Laval 
écolier  au  collège  de  Laâëche,  et  qu'il  ait  môme  été  son  maître.  Il  ne 
vint  au  Canada  qu'eu  1632,  et  il  était  auparavant  à  La  Flèche.  (Bela- 
tions  des  jésuites,  t.  I,  p.  VII.)  Or  le  jeune  de  Laval  entra  au  collège 
en  1631.  Le  P.  le  Jeune  repassa  en  France  en  1649,  et  eut  sans  doute 
occasion  d'y  voir  souvent  François  de  Laval. 

3  —  Alexandre  VII  fut  élu  le  7  avril  1655  pour  succéder  au  pape 


5139C5n 


100  VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 

idans  leur  pieux  dessein,  par  le  secours  de  la  divine  Bonté, 
que  pour  y  mettre  la  dernière  main,  ils  ont  cru  être  obligés 
<le  demander  qu'il  fût  établi,  dans  ce  pays,  un  siège  épis- 
copal,  et  un  évêque,  afin  que  les  âmes  converties  à  la  foi, 
pussent  recevoir  les  sacrements  conférés  par  ceux  qui  sont 
îionorés  de  ce  caractère.  Sur  quoi  ils  ont  eu  recours  à  nous, 
pour  solliciter,  auprès  de  Votre  Sainteté,  cet  établissement, 
qu'ils  jugent  absolument  nécessaire;  et,  nous  ayant  fait 
comprendre  les  avantages  qui  en  reviendront  à  notre  sainte 
religion,  nous  supplions  Votre  Sainteté  de  vouloir  donner, 
l>ar  ce  moyen,  la  dernière  perfection  à  cette  Eglise  nais- 
;sante. 

'^  Et  d'autant  que  la  conduite  doit  en  être  confiée  à  une 
personne  de  piété  et  de  savoir,  zélée  pour  l'Eglise  de  Dieu, 
nous  avons  cru  devoir  supplier  Votre  Sainteté  d'y  engager 
le  Père  ^  François  de  Laval  de  Montigny,  dont  les  vertus 
l'ont  rendu  si  recommandable,  qu'il  a  été  sollicité  de  plu- 
sieurs endroits  d'aller  travailler  à  la  vigne  du  Seigneur.  Il 
a  paru  toujours  tellement  disposé  à  y  consacrer  ses  services, 
que,   si  Dieu  n'eût  voulu  le  réserver  pour  la  Nouvelle- 


Innocent  X,  mort  le  7  janvier  de  la  mênae  année.  Ce  pape,  qui  éleva 
Mer  de  Laval  à  l'épiscopat,  était  un  Chigi,  natif  de  Sienne. 

Mgr  de  Laval  naquit  sour  Grégoire  XV,  et  mourut  sous  Clément  XI. 
Entre  ces  doux  papes,  il  y  en  eut  huit  autres  :  Urbain  VIII,  Inno- 
cent X,  Alexandre  VII,  Clément  IX,  Clément  X,  Innocent  XI, 
^lexandiy)  VIII  et  Innocent  XII  :  ce  qui  porte  à  dix  le  nombre  des 
jjapes  c^ui  se  succédèrent  du  vivant  de  Mgr  de  Laval.  C'est  sous  Clé- 
iTient  X,  un  Romain  de  la  famille  Altieri^  que  fut  érigé  Tévêché  de 
Québec  (1674). 

1  —  Notons  cette  appellation  de  Père  :  elle  fut  l'occasion  de  quelques 
jnalentenduB  à  Rome. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  101 


France,  il  fût  parti  pour  le  Tonkin  ;  ses  informations  ayant 
été  approuvées  par. le  sieur  Bagni,  alors  nonce  de  Votre 
Sainteté  vers  nous,  et  ensuite  envoyées  en  Cour  de  Rome 
pour  vous  être  présentées.  Mais  après  avoir  demandé  qu'il 
fût  fait  des  prières,  afin  qu'il  plût  à  la  divine  Majesté  de 
l'éclairer,  il  était  prêt  d'embrasser  et  de  suivre  cette  carrière, 
lorsqu'il  en  fut  empêché,  sans  y  avoir  contribué  de  sa 
part. 

"  Il  avouait,  cependant,  qu'il  se  sentait  porté,  par  des^ 
mouvements  secrets  ^,  d'aller  plutôt  en  un  pays  sauvage  et 
rigoureux,  comme  la  Nouvelle-France,  où  l'on  ne  trouve 
que  difficilement  les  choses  nécessaires  à  la  vie,  que  dans 
un  autre  plus  commode  et  plus  civilisé,  tel  que  lui  parut 
celui  qu'on  lui  avait  proposé  alors  ^. 

"  Nous  eussions  pu  présenter  à  Votre  Sainteté  d'autres 
personnes  capables  d'assurer  cette  bonne  œuvre,  si  nous 
n'avions  jugé  celle  du  dit  De  Laval  leur  devoir  être  pré- 
férée, par  les  témoignages  que  nous  ont  rendus  de  sa  piété 
insigne  des  personnes  très  éclairées  ;  en  sorte  que,  notre 
connaissance  étant  fortifiée  de  la  leur,  nous  pouvons  dire 
qu'il  serait  difficile  de  commettre  à  un  sujet  plus  digne  le 
soin  d'un  si  vaste  pays. 


1  —  Voir  plus  haut,  p.  31.  , 

2  —  '*  Dieu  avait  choisi  de  toute  éternité  François  de  Laval  pour 
établir  la  hiérarchie  dans  la  Nouvelle-France.  11  lui  inspira,  dès  ses 
tendres  années,  le  désir  de  venir  en  Canada.  Cette  pensée,  capable 
d'effrayer  un  homme  intrépide  et  une  âme  consommée  dans  la  vertu, 
vint  dans  l'esprit  de  l'abbé  de  Montigny,  qui  n'était,  pour  ainsi  dire^ 
qu'un  enfant."   (Eloge  fiiiièbre^  par  M.  de  la  Colombière.) 


102  VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 

^'  Les  rois  nos  prédécesseurs,  ayant  tant  aidé  à  faire 
recevoir  la  religion  chrétienne  dans  le  Canada,  soumis  à  la 
monarchie  française,  comme  leurs  prédécesseurs  l'avaient 
fait  en  plusieurs  autres  contrées  du  m^nde,  nous  sommes 
obligé,  Très  Saint  Père,  de  les  imiter,  et  même  de  faire 
fonder  une  Eglise  dans  la  Nouvelle-France,  ainsi  que 
plusieurs  Eglises  l'ont  été  dans  l'Allemagne,  par  le  soin 
qu'en  prit  Charles  le  Grand. 

*'  Votre  Sainteté  voudra  donc  bien  se  servir  de  ce  bon 
prêtre  pour  fonder  cet  établissement,  puisqu'Elle  n'a  pas 
moins  de  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu  que  n'en  ont  toujours 
eu  ses  prédécesseurs,  dont  le  soin  et  le  travail  ont  appelé 
à  la  connaissance  de  Dieu  des  nations  entières,  et  leur  ont 
fait  recevoir  agréablement  le  joug  de  TEvangile  ;  et  ainsi, 
comme  tant  d'âmes  furent  redevables  de  leur  salut  à  vos 
prédécesseurs,  celles  de  ce  nouveau  monde  devront  à  Votre 
Sainteté  le  même  avantage. 

**  En  retour,  elles  obtiendront  de  l'infinie  miséricorde  de 
Dieu,  non  seulement  la  durée  de  vos  jours  pour  le  bien  de 
l'Eglise,  mais  aussi,  après  que  vous  l'aurez  longuement 
administrée,  la  récompense  de  vos  travaux  dans  le  royaume 
de  Celui  par  le  moyen  duquel  vous  avez  travaillé.  Nous 
joindrons,  Très  Saint  Père,  nos  prières  aux  leurs,  afin 
qu'elles  soient  exaucées,  et  que  toute  la  chrétienté  soit 
consolée  ^." 


1  — Faillon,  t.  II,  p.  315. 


VIE   DE    MGR   DE   LAVAL  103 


Il  était  difficile  de  parler  au  pape  d'une  manière  plus 
touchante  et  plus  persuasive,  plus  difficile  encore  de  tenir 
un  langage  plus  profondément  chrétien.  L'éloge  que  l'on 
fait,  dans  cette  lettre,  de  Mgr  de  Laval  au  souverain  pon- 
tife, est  magnifique  et  sans  réserve.  Louis  XIV  n'était 
encore  que  dans  sa  dix-neuvième  année  :  ce  n'est  pas  lui 
évidemment  qui  avait  inspiré  cette  lettre.  La  reine  mère, 
Anne  d'Autriche,  conduisait,  en  cette  affaire,  toutes  les  né- 
gociations.  Pénétrée  de  sentiments  pincèrement  religieux, 
elle  avait  pris  à  cœur  l'établissement  d'un  évêché  au 
Canada  ^  et  n'épargna  rien  pour  faire  réussir  le  projet 
dans  un  sens  favorable  aux  jésuites,  auxquels  elle  était 
toute  dévouée.  Il  est  permis  de  croire  que  ces  religieux 
ne  furent  pas  étrangers  à  la  rédaction  de  la  lettre  du  roi. 

Cette  lettre  fut  envoyée  au  cardinal  Bichi,  l'intermé- 
diaire de  la  Cour  de  France  auprès  du  saint-siège  ^,  avec 
ordre  de  la  présenter  lui-même  au  souverain  pontife,  '  et 
d'appuyer  la  demande  autant  qu'il  serait  en  son  pouvoir. 
L»e  roi  écrivit  en  même  temps  à  son  résident  à  Rome, 
M.  Gueffier,  conseiller  d'Etat,  lui  enjoignant  de  faire  toutes 
sortes  d'instances  pour  obtenir  l'érection  du  futur  siège 
épiscopal.  Il  adressa  aussi  des  lettres  dans  le  même  sens 
à  plusieurs  cardinaux,  savoir  :  Colonna,  Acquaviva,  Bran- 
caccio,  Ludovisio,  Carpegna  et  Ginetti,  afin  de  les  inté- 
resser au  succès  de  cette  affaire.     M.  Gueffier  était  chargé 


1 — Archives  de  M.  l'abbë  Verreau,  Correspoiuiati/ie  de  G-ueffier, 
copiée  au  Musée  britannique,  dans  la  collection  Séguier.  Lettre  de 
Gueffier  au  roi,  17  déceuibre  16ô7.  .  ^..  -v  --^^"0^  '    . . 

2  —  Le  roi  n'avait  pas,  à  cette  époque,  d'ambassadeur  à  Rome. 


104  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


de  les  leur  remettre  lui-même.  On  voit  que  rien  n'avait 
été  négligé  pour  la  réussite  d'un  projet  si  important. 

M.  Gueffîer  se  donna  beaucoup  de  peine:  ce  qui  n'empê- 
cha pas  l'affaire  de  languir.  Le  cardinal  Bichi  était  au 
lit,  malade  delà  goutte  ;  et  cependant  il  tenait  à  présenter 
lui-même  au  souverain  pontife  la  supplique  du  roi.  De 
plus,  il  était  dans  le  deuil,  par  la  mort  d'un  de  ses  frères, 
et  ne  recevait  pas  de  visites  ^.  M.  Queffier  attendit  près  de 
deux  mois. 

Enfin,  le  13  mars,  il  écrivit  au  roi  qu'il  s'était  décidé  à 
prendre  lui-même  l'affaire  en  mains,  et  qu'il  venait  de 
recevoir  une  ''  très  gracieuse  et  favorable  audience  "  du 
saint-père.  Il  lui  avait  présenté  un  mémoire,  qu'il  avait 
préparé,  au  sujet  de  l'érection  d'un  évêché  à  Québec.  '*  Le 
saint-père  prit  la  peine,  dit-il,  de  le  lire  en  ma  présence,  et 
montra  qu'il  en  approuvait  plutôt  le  contenu  qu'autrement. 
J'espère  qu'il  en  accordera  la  grâce  *.  "  Le  pape,  en  effet, 
voulut  remettre  lui-même  à  la  Propagande  le  mémoire  de 
M.  Gueffîer,  après  y  avoir  ajouté  une  note  de  sa  main,  pour 
indiquer  qu'il  désirait  accorder  la  grâce  demandée  3. 

Cependant,  divers  incidents  firent  traîner  encore  la 
chose  en  longueur.  La  peste  régnait  depuis  plusieurs  mois 
en  Italie,  ce  qui  retardait  la  marche  des  affaires:  les 
congrégations  ne  s'assemblaient  que  rarement.  Le  roi, 
dans  sa  supplique,  avait  donné  le  nom  de  Pire  à  François 
de   Laval:  la   Propagande  semblait  avoir  compris  qu'il 


1  —  Lettre  de  Gueffîer  à  Brienne,  26  février  1657. 

2  —  Lettre  de  Gueffîer  au  roi,  13  mars  1657. 

3  —  Lettre  dé  Gueffîer  à  Brieniie,  19  mars  1657. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  105 

appartenait,  par  conséquent,  à  un  ordre  religieux,  et 
voulait  savoir  quel  était  cet  ordre.  "  Ayant  envoyé,  dit 
M.  Gueffier,  à  M.  de  Bagni  ^  pour  savoir  de  quelle  religion 
était  ce  Père  François  de  Laval,  il  m'a  mandé  qu'il  ne  s'en 
souvenait  pas.  " 

Enfin,  Sa  Majesté  faisait  mention  des  informations  cano- 
niques qui  avaient  été  faites  autrefois  sur  la  vie  et  les 
mœurs  de  François  de  Laval,  quand  il  s'était  agi  de 
l'envoyer  au  Tonkin  ;  mais  on  avait  perdu  de  vue  ces  docu- 
ments, à  Rome,  et  l'on  avait  oublié,  à  Paris,  de  les  envoyer 
de  nouveau.  La  Congrégation,  cependant,  ne  pouvait 
rien  faire  sans  ces  informations  canoniques  :  ''  J'ai  fait 
demander  aux  banquiers  expéditionnaires  français  ^  qui 
sont  ici,  écrit  M.  Gueffier,  si  quelqu'un  d'eux  les  avait 
reçues  ;  ils  ont  tous  dit  que  non.  De  sorte  que  ne  pouvant 
rien  faire  en  l'expédition  de  cet  évêché,  sans  savoir  de  quel 
ordre  est  le  nommé  (François  de  Laval),  je  vous  supplie 


1  —  L'ancien  nonce  à  Paris. 

2  —  '*  Les  banquiers  expéditionnaires  étaient  plutôt  des  coursiers 
expéditionnaires  que  des  banquiers,  bien  que,  par  leurs  fonctions  mêmes, 
ils  tinssent  une  espèce  de  banque  par  ou  les  expéditions  et  l'argent 
passaient  d'un  pays  à  l'autre . . .  Les  ordonnances  royales,  les  arrêta 
dv  grand  Conseil,  réservaient  aux  banquiers  expéditionnaires  seuls,  à 
l'exclusion  de  toutes  autres  personnes,  toutes  sortes  de  provisions,  de 
bénéfices  et  autres  expéditions  généralement  quelconques  qui  s'obtien- 
nent en  Cour  de  Rome  et  à  la  légation . . .  Ces  banquiers  tenaient  à 
la  fois  de  l'agent  de  change,  de  l'avoué  et  de  l'entrepreneur  de  messa- 
geiiee  ;  gros  personnages,  d'ailleurs,  propriétaires  de  leurs  charges, 
connaissant  tous  les  détours  de  la  curée,  habiles,  depuis  qu'ils  servaient 
d'intermédiaire  obligé  entre  Rome  et  la  France  pour  toutes  sortes  de 
provisions,  de  demandes,  de  papiers,  de  dispenses,  à  faire  aboutir  une 
supplique,  à  obtenir  une  bulle  à  meilleur  compte,  à  marchander  au 
besoin  avec  la  componende  et  les  bureaux  du  cardinal  dataire. 
(Le  Correspondantj  10  septembre  1889,  p.  872.) 


1* 


106  VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 


me  le  faire  savoir  au  plus  tôt,  avec  les  écritures  et  informa- 
tions nécessaires...  ^.  " 

M.  (xueffier  écrivait  à  Paris  lettres  sur  lettres  :  rien  ne 
venait  ;  ou  plutôt,  on  continuait  à  lui  dire  de  "  poursuivre 
l'érection  jusqu'à  Taccomplissement,  "  sany  envoyer  les 
renseignements  demandés  pour  l'expédition  des  bulles. 

Ce  qui  étonnait  surtout  M.  Gueffier,  c'était  la  parfaite 
indiflFérence  du  candidat  proposé,  François  de  Laval,  sur 
le  succès  des  négociations. 

**  On  ne  peut  rien  faire,  écrit-il,  s'il  n'y  a  pas  ici  quelque 
solliciteur  chargé  des  informations  de  sa  vie  et  mœurs,  et 
des  autres  écritures  nécessaires...  Je  ne  puis  assez  m'étonner, 
ajoute-t-il,  que  le  sujet  choisi  n'ait  encore  pourvu  à  cela, 
semblant  par  là  qu'il  ne  veuille  accepter  la  gr&ce  que  le 
roi  lui  en  fait...  2  " 

''  Je  suis  étonné,  écrit-il  quelques  jours  plus  tard,  que  le 
dit  sieur  de  Montigny  n'ait  rien  écrit  ici  de  cette  affaire-là, 
ni  donné  charga  à  quelque  banquier  de  Paris  d'en  com- 
mettre ici  la  sollicitation,  et  d'y  envoyer  les  informations 
de  sa  vie  et  mœur?.  attestées  par  des  notaires,  et  même  par 
devant  M.  le  nonce,  comme  Ton  a  coutume  3.  " 

Cette  réflexion  prouve  bien  que  Mgr  de  Laval,  non  seule- 
ment n'avait  pas  recherché  l'épiscopat,  mais  laissa  complè- 
tement à  la  Providence  le  soin  de  conclure  les  négociations. 
Il  était  à  l'ermitage  de  Caen.  C'est  là,  sans  doute,  qu'on 
vint  lui  proposer  l'évêché  de  la  Nouvelle-France.    D'après 


1  —  Lettre  de  Guefiîer  à  Brieune,  19  mars  1657. 

2  —  Lettre  de  Gueffier  à  Brieune,  25  laai  1657. 

3  —  Lettre  de  Gueffier  à  Brienne,  29  mai  1657. 


VIE    DE   MGR    DE   LAVAL  10' 


M.  de  Latour,  il  aurait  répondu  **  qu'il  était  prêt  à  partir 
pour  le  Canada  en  qualité  de  simple  missionnaire,  mais 
qu'il  ne  pouvait  accepter  la  qualité  d'évêque,  dont  il  se 
jugeait  indigne  ^.  "  Et  M.  de  la  Colombière  :  "  L'abbé  de 
Montigny,  dit-il,  n'eut  poyit  de  peine  de  venir  en  Canada, 
mais  il  en  eut  d'y  venir  comme  évêque...  2  " 

Nous  croyons  qu'il  est  plus  conforme  à  la  vérité  des  faits 
et  au  caractère  de  Mgr  de  Laval,  de  dire  qu'il  s'abandonna 
purement  et  simplement,  dans  toute  cette  affaire,  à  la 
volonté  de  Dieu.  Le  vicariat  apostolique  du  Tonkin  lui 
avait  été  offert:  il  l'avait  accepté.  Depuis  ce  temps,  il  était 
à  l'ermitage  de  M.  de  Bernières,  à  cette  école  d'abnégation 
la  plus  parfaite  :  comment  le  disciple  aurait-il  pu  tenir  une 
conduite  toute  opposée  aux  enseignements  du  maître  ?  "  Il 
faut,  disait  ce  dernier,  s'abandonner  à  la  conduite  de  Dieu, 
et  accepter  l'emploi  que  la  Providence  nous  donne  sans 
l'avoir  recherché  3." 

Encore  moins  peut-on  admettre  ce  que  dit  M.  de  Latour, 
"  qu'il  consentit  enfin  à  être  évêque.  mais  à  condition  de 
n'être  que  vicaire  apostolique,  et  non  pas  évêque  titu- 
laire." Mgr  de  Laval  n'était  pas  homme  à  mettre  des 
conditions  aux  vues  de  la  Providence.  D'ailleurs,  nous  le 
verrons,  presque  aussitôt  après  son  arrivée  au  Canada, 
demander  instamment  l'érection  de  l'évêché  de  Québec, 
parce  qu'il  s'aperçut  bientôt  que  ce  serait  mieux  pour  le 
bien  des  âmes. 


1  —  Latour,  p.  11. 

2  — Eloge  fintèbre. 

3  —  Latour,  p.  28. 


CHAPITRE  HUITIÈME 


Négociations  pour  l'envoi  d'un  évêque  au  Canada  (suite).  —  Au  lieu 
d'un  évêque  titulaire,  le  pape  accorde  un  vicaire  apostolique.  — 
'       François  de  Laval  nommé  évêque  de  Pétrée.  —  1657-1658. 

Ce  n'est  certainement  pas  Mgr  de  Laval  qui  fit  modifier 
le  projet,  exprimé  dans  la  lettre  du  roi  au  souverain  pon- 
tife, d'envoyer  un  évêque  titulaire  au  Canada.  Mais  il  est 
probable  que  les  jésuites,  qui  conduisaient  les  négociations 
de  concert  avec  la  reine  mère,  et  qui  étaient  censés  con- 
naître mieux  que  personne  les  besoins  de  la  Nouvelle- 
France,  jugèrent  que  le  pays  n'était  pas  mûr  pour  un 
évoque  en  titre. 

La  Propagande,  dans  un  mémoire  que  M.  Gueffier  com- 
muniqua à  la  Cour  de  France  ^ ,  donnait  les  détails  d'un 
grand  projet:  celui  d'ériger  dans  l'Amérique  du  Nord  ui^e 
Eglise  métropolitaine,  sous  le  titre  de  Saint  Louis  délia 
OUta  di  Canada,  avec  chapitre,  et  avec  plusieurs  provinces, 
que  desservirait  le  métropolitain,  en  attendant  qu'il  y  eût 
des  évêques  suffragants,  etc.  Il  était  facile  de  voir  que  ce 
projet  n'était  guère  applicable  à  l'état  présent  du  Canada  ; 


i  —  Lettre  de  GuefiBer  à  Brienue,  19  juin  1657. 


110  VIE    DE    MGR   DE    LAVAL 


et  les  jésuites  pensèrent  qu'il  fallait  ne  demander,  pour  le 
moment,  qu'un  vicaire  apostolique. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  11  octobre  1657,  le  roi 
écrivit  dans  ce  sens  à  M.  Gueflfier,  par  l'entremise  des 
jésuites  de  Rome. 

M.  GueflBier  répondit  à  Sa  Majesté  : 

*'  Sire,  j'ai  reçu,  il  y  a  cinçi  jours,  par  les  soins  du  R.  P. 
assistant  français  jésuite  la  lettre  que  Votre  Majesté  m'a  fait 
l'honneur  de  m'écrire...,  par  laquelle  Elle  me  commande 
de  m'employer  soigneusement  pour  obtenir  du  pape  le  titre 
d'évêque  in  partibus  en  faveur  de  celui  dont  je  serai  sollicité 
par  les  PP.  jésuites,  pour  aller  servir  en  la  Nouvelle-France; 
suivant  lequel  commandement,  j'ai  su  du  dit  P.  assistant 
le  nom  de  celui  qu'ils  désirent  faire  pourvoir  de  ce  titre-là, 
et  ce  qu'il  pensait  que  je  devais  représenter  à  Sa  Sainteté 
pour  en  obtenir  la  grâce,  m'ayant  nommé  M.  François  de 
Laval  de  Montigny,  et  les  lieux  où  il  se  devait  employer 
dans  ces  pays-là,  pour  les  faire  savoir  à  Sa  Sainteté. 

"  Sur  quoi  je  le  priai  de  me  les  donner  par  écrit,  comme  il 
a  fait,  dont  j'ai  dressé  un  mémorial,  que  je  présenterai  à  ma 
première  audience  au  pape  ;  ayant  cru,  Sire,  puisque  Votre 
Majesté  me  commandait  de  faire  en  cela  selon  que  je  serais 
sollicité  des  dits  PP.  jésuites,  que  je  pourrais  faillir  en 
quelque  chose  de  cette  poursuite,  sans  leurs  avis  ;  ai  bien 
qu'il  ne  me  reste  plus  qu'à  demander  Taudience  à  Sa 
Sainteté,  pour  y  rendre  mes  devoirs,  laquelle  je  mettrai 
peine  d'avoir  le  plus  tôt  que  se  pourra,  comme  de  retidre 
compte  à  Votre  Majesté  du  succès  de  cette  affaire,  pour 
lequel  il  vous  a  plu  me  mander  que  M.  Piccolomini,  nonce 


r 


VIE   DE    MGR   DE   LAVAL  111 

du  pape,  se  doit  employer  avec  moi,  à  la  recommandation 
de  la  reine,  la  grande  piété  de  laquelle  lui  fait  passionné- 
ment désirer  cet  établissement...  ^.  " 

Les  jésuites  commençaient  à  paraître  plus  ostensible- 
ment dans  les  négociations.  C'est  au  P.  assistant  français 
à  Rome  que  la  lettre  du  roi  à  M.  Gueffier  était  adressée. 
C'est  lui  qui  devait  donner  à  M.  GueflBier  le  nom  du  candidat 
proposé  par  les  jésuites:  on  n'osait  plus,  par  précaution, 
le  mentionner  dans  les  dépêches  officielles.  M.  Gueffier 
n'avait  voulu  préparer  le  mémoire  qu'il  devait  présenter 
au  saint-père,  que  sur  les  notes  écrites  du  P.  assistant 
français,  tant  il  était  convaincu  ^' qu'il  pourrait  faillir  en 
cette  poursuite -là,  sans  leurs  avis.  "  La  reine  mère,  de 
Bon  côté,  9econdait  bien  les  jésuites,  puisque,  comme 
TafiSrme  M.  Gueffier,  sa  grande  piété  lui  faisait  passionné- 
ment désirer  l'envoi  d'un  évêque  au  Canada. 

Ce  qui  engageait  probablement  les  jésuites  à  presser  la 
nomination  de  M.  de  Laval  au  vicariat  apostolique  du 
Canada,  c'étaient  les  difficultés  qui  venaient  de  surgir  à 
Québec  entre  eux  et  M.  de  Queylus.  Tant  qu'ils  avaient 
été  seuls  à  exercer  la  juridiction  de  l'archevêque  de 
Rouen,  ils  n'avaient  pas  parlé  de  faire  nommer  un  évêque 
au  Canada.  Le  P.  DeQuen,  supérieur  ^,  exerçait  les 
pouvoirs  de  grand  vicaire  de  cet  archevêque,  et  avait 
nommé  le  P.  Poncet  pour  faire  les  fonctions  curiales  à 


1  —  Lettre  de  Guefiier  au  roi,  17  décerùbre  1657. 

2  —  Il  avait  succédé  au  P.  Lemercier  en  1656,  et  fut  remplacé  par 
le  P.  Dablon  en  1659. 


112  VIE    DE   MGR   DE   LAVAL 

Québec.    Montréal  était  desservi,  comme  Québec,  par  les 
PP.  jésuites. 

Mais  les  lettres  de  grand  vicaire  ^u  supérieur  des 
jésuites  portaient  expressément  que,  dès  quHl  y  aurait  au 
Canada  des  ecclésiastiques  séculiers  munis  des  mêmes 
pouvoirs,  le  supérieur  ne  ferait  plus  aucun  usage  des 
siens. 

M.  de  Queylus  arrive  avec  ses  compagnons,MM.  Galinier, 
Soûart  et  D'AUet,  dans  l'été  de  1657  i.  Le  P.  DeQuen,  après 
avoir  examiné  ses  lettres,  le  reconnaît  pour  légitime  et  seul 
grand  vicaire.  Sur  les  instances  des  jésuites,  M.  de  Queylus 
visite  la  paroisse  de  Québec,  où  il  est  charmé  et  édifié  du  bel 
ordre  que  le  P.  Poncet  y  avait  établi.  Il  confirme  ce  religieux 
<lans  l'administration  de  la  cure,  lui  remet  une  bulle 
d'indulgences  accordées  par  le  pape  Alexandre  VII  à 
l'occasion  de  son  exaltation  au  souverain  pontificat,  puis 
part  de  Québec  pour  aller  faire  sa  résidence  à  Montréal, 
où  il  nomme  curé  M.  Gabriel  Soûart. 

La  bulle  dont  nous  venons  de  parler  fut  indirectement 
l'occasion  des  difficultés  qui  survinrent.  Le  P.  Poncet  l'ayant 
lue  à  Québec,  sans  en  prévenir  son  supérieur  le  P.  DeQuen, 
celui-ci  en  prit  ombrage  ;  accoutumé  à  réunir  en  sa  personne 
les  fonctions  de  grand  vicaire  et  celles  de  supérieur  de  sa 
communauté,  il  veut  éprouver  le  P.  Poncet,  lui  ordonne  de 
lui  rendre  les  clefs  de  l'église  paroissiale,  nomme  curé  le 
P.  Pijart,  et  envoie  le  P.  Poncet  en  mission  chez  les  Iro- 
quois. 


1  — Jotinud  des  jésuites^  29  juillet  1667. 


VIE  DE   MGR   DE  LA. VAL  113 

En  passant  par  Montréal,  le  P.  Poncet  informa  naturelle* 
ment  M.  de  Queylus  de  ce  qui  venait  d'arriver,  et  celui-ci 
se  hâta  de  descendre  à  Québec. 

Au  lieu  de  confirmer  le  P.  Pijart  dans  l'administration 
de  la  cure,  il  résolut  d'en  prendre  lui-môme  le  gouverne* 
ment,  et  s'installa  curé  de  Québec  vers  la  mi-septembre  ^ 

Les  révérends  P.  jésuites  ne  se  mirent  pas  dans  le 
tort:  ils  cédèrent  devant  l'autorité  de  l'archevôque  de 
Rouen,  qu'ils  avaient  toujours  reconnue  eux-mêmes  2,  se 
confinèrent  dans  leur  chapelle,  et  s'efforcèrent  de  vivre  en 
aussi  bonne  harmonie  que  possible  avec  le  nouveau  curé, 
lui  rendant  même,  dans  l'occasion,  tous  les  services  qu'il 
leur  demandait. 

Mais  il  était  difficile  à  la  nature  humaine  de  ne  pas 
prendre  quelquefois  le  dessus.  En  lisant  le  Journal  des 
jésuites  de  cette  époque,  on  constate  qu'il  y  avait  souvent 
entre  eux  et  M.  de  Queylus  des  froissements  désagréables  : 
ils  s'observaient  et  s'épiaient  mutuellement.  Les  jésuites 
prétendaient  que  M.  de  Queylus,  dans  ses  sermons,  les 
visait  sans  cesse  ^.  Le  P.  Pijart,  dans  une  lettre  privée, 
-qui  devint  publique,  accusait  l'abbé  d'être  violent,  et  de 
leur  faire  une  guerre  plus  fâcheuse  que  celle  des  Iroquois. 
La  présence  du  supérieur  des  jésuites  au  Conseil  devait 
porter  ombrage  à  M.  de  Queylus,  qui  n'avait  pas  droit  d'y 
assister,  d'après  les  termes  de  l'édit  royal. 


1  — Journal  des  jésuites,  12  septembre  1657. 
2 — Jtmnud  des  jésuites,  passim. 

3  —  Journal  des  jésuites,  23  septembre,  21  octobre,  25  novembre 
1657. 


8 


114  VIE  DB  MQR  DE  LAVAL 

La  position  devint  encore  plus  tendue,  lorsque  celui-ci 
intenta  une  action  contre  les  jésuites,  pour  leur  faire 
remettre  à  la  paroisse  le  nouveau  logis  qu'ils  venaient  de 
bâtir,  ou  rembourser  les  6000  livres  qu'ils  avaient  reçues 
des  habitants  pour  cette  construction.  Ici,  il  était  dans  le 
tort  ;  car  les  jésuites,  en  1645,  avaient  été  laissés  libres  de 
bâtir  un  presbytère  sur  le  terrain  de  Téglise,  ou  sur  leur 
propre  fonds:  seulement,  s'ils  bâtissaient  chez  eux,  ils 
devaient  rembourser  les  6000  livres  à  la  communauté  des 
habitants,  ce  qu'ils  avaient  déjà  fait  ^.  Lorsque  M.  de 
Queylus  quitta  Québec,  les  jésuites  restèrent  tranquilles 
chez  eux,  et  la  communauté  des  habitants  garda  ses  6000 
livres  à  la  disposition  de  l'autorité  ecclésiastique,  pour 
bâtir  un  presbytère  en  temps  et  lieu. 

De  son  côté,  M.  de  Queylus,  qui,  au  témoignage  de  la 
sœur  Juchereau  2,  était  un  homme  d'une  rare  vertu  et  d'un 
mérite  distingué,  administra  la  paroisse  avec  beaucoup  de 
zèle  et  de  fruit.  Rien  de  ce  qui  pouvait  intéresser  la  piété 
et  le  bien  spirituel  de  ses  ouailles  ne  lui  était  étranger. 
Il  fit  plusieurs  actes  d'autorité,  qui  auraient  pu  le  rendre 
odieux,  comme  par  exemple  l'excommunication  qu'il  porta 
contre  ceux  qui  avaient  brûlé  la  maison  du  sieur  Denis  ^  : 
cependant,  son  administration  fut  populaire,  car  sa  for- 
tune était  à  la  disposition  des  nécessiteux,  et  il  s'occupa 
sérieusement  du  soin  spirituel  de  l'Eglise  de  Québec. 

C'est  sous  lui  que  fut  commencée  la  construction  de  la 


1  —  Jùunud  des  jésuites,  22  novembre  1657. 

2  —  Histoire  de  VHôtd-Dieu, 

3  —  Jouii%al  des  jésuites,  28  octobre  1667. 


\ 


VIE  DE  MGB  DE  LAVAL  115 

première  église  de  la  Bonne  sainte  Anne  :  ''M.  Vignard  ^, 
délégué  par  M.  l'abbé  (de  Queylus),  bénit  la  place  de 
l'église  du  Petit  Cap  ;  M.  le  gouverneur  y  mit  la  première 
pierre  2.  " 

M.  de  Queylus,  cependant,  pouvait  difficilement  pro- 
longer son  séjour  à  Québec,  près  des  révérends  pères 
jésuites.  Aussi  tout  le  monde  se  sentit  soulagé  lorsqu'ar- 
rivèrent,  dans  l'été  de  1658,  de  nouvelles  lettres  de  l'arche- 
vêque de  Rouen,  déclarant  qu'il  n'exercerait  ses  pouvoirs 
de  grand  vic^iire  qu'à  Montréal,  et  que  le  supérieur  des 
jésuites  continuerait  de  faire  à  Québec  les  mêmes  fonctions 
que  par  le  passé  ^.  M.  de  Queylus  retourna  donc  à 
Montréal  ^. 

Il  dut,  cependant,  laisser  des  regrets  à  Québec  chez  un 
bon  nombre  de  personnes.  D'ailleurs  les  conflits  d'autorité 
dont  nous  venons  de  parler  avaient  créé  partout  un  certain 
malaise.  On  pouvait  craindre  que,  tant  qu'il  n'y  aurait  pas 
au  Canada  un  supérieur  ecclésiastique  bien  reconnu  de 
tout  le  monde,  les  difficultés  ne  vinssent  à  recommencer. 
Aussi  Marie  de  l'Incarnation,  qui,  en  1646,  jugeait  que 
le  pays  n'était  pas  mûr  pour  un  évêque,  écrivait  trois  jours 
après  le  départ  de  M.  de  Queylus  pour  Montréal  : 

''  M.  de  Bernières  me  mande,  et  le  P.  Lalemant  me  con- 
firme, que  l'on  veut  envoyer  pour  évêque  M.  l'abbé  de 
Laval  de  Montigny,  qu'on  dit  être  un  grand  serviteur  de 
Dieu.    Ce  serait  un  grand  bien  pour  ce  pays  d'avoir  un 


1  —  M.  Gmllaume  VignaL 

2  —  Journal  de»  jétuites,  13  mars  1658. 

3  —  Journal  des  jésuites^  8  août  1658. 

4  —  Jawmal  des  jésuUes,  21  août  1658. 


116  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

supérieur  permanent]  et  il  est  temps  que  cela  soit,  pourvu 
qu'il  soit  uni,  pour  le  zèle  de  la  religion,  avec  les  R.  P. 
jésuites  :  ils  ont  seuls  la  conduite  des  âmes,  et  sous  eux  on 
vit  dans  une  sainte  liberté.  Il  pourrait  bien  néanmoins 
arriver  de  certains  cas  où  l'on  aurait  besoin  de  recourir 
à  d'autres;  et  c'est  pour  cela  que  l'on  souhaite  ici  un 
évêque  ^ ." 

On  comprend  maintenant  que,  dans  l'audience  qu'il  eut 
à  la  fin  de  décembre  1657,  M.  Gueffier  ait  pu  dire  au  sou- 
verain pontife  ''  que,  d'après  ce  qu'on  avait  mandé  au  roi. 
Sa  Majesté  avait  lieu  de  craindre  que,  si  l'on  n'y  envoyait  au 
plus  tôt  un  évêque,  la  Religion  ne  se  perdît  au  Canada  s.  " 
On  avait  sans  doute  appris  à  Paris  les  querelles  des  jésuites 
avec  M.  de  Queylus.  Aussi  l'on  redoubla  de  diligence 
pour  hâter  l'affaire  de  l'évêché. 

M.  Gueffier  obtint  une  seconde  audience  du  pape,  vers 
le  milieu  de  janvier  1658  :  ''  Je  suppliai  Sa  Sainteté,  écrit- 
il,  de  vouloir  faire  résoudre  l'affaire  de  M.  de  Montigny, 
afin  qu'il  puisse  s'en  aller  au  plus  tôt  vicaire  apostolique 
en  la  Nouvelle-France  3.  " 

Cependant,  l'affaire,  confiée  au  cardinal  Meltio,  traînait 
encore  en  longueur.  *^  La  Propagande  est  si  occupée  et 
s'assemble  si  peu  souvent,  écrivait  M.  Gueffier,  que  c^est 
une  misère  quand  il  y  faut  avoir  affaire;  ce  qui  m'obligea, 
ces  jours  passés,  allant  à  l'audience  du  pape,  de  lui  en 
faire  des  plaintes  *.  " 


1  —  Lettre  spirit'iieUe  87e,  24  août  1668. 

2  -'  Lettre  de  Gueffier  à  Brienne,  31  décembre  1667. 

3  —  Lettre  de  Gueffier  à  Brienne,  21  janvier  1668. 

4  ->  Lettre  de  Gueffier  à  Brienne,  24  février  1668. 


VIE  DE  MGB  DE  LAVAL  117 

Il  s'en  plaignit  aussi  au  cardinal  Antoine,  préfet  de  la 
Propagande,  qui  lui  dit  que  la  Congrégation  voulait  savoir, 
avant  de  consentir  à  l'expédition  des  bulles,  où  et  comment 
Sa  Majesté  assurerait  les  mille  francs  de  revenu  qu'elle 
avait  assignés  pour  l'entretien  du  futur  vicaire  apostolique. 
En  effet,  la  reine  mère  prenait  si  fort  à  cœur  l'heureuse 
conclusion  de  cette  affaire,  que,  pour  prévenir  les  diffi- 
cultés qui  auraient  pu  la  retarder,  elle  avait  fondé,  par  trois 
contrats,  une  pension  annuelle  de  mille  francs  pour  M.  de 
Laval,  quand  il  aurait  été  fait  évéque  in  partibv^  et  vicaire 
apostolique.  En  outre,  elle  fit  mettre  en  dépôt  la  somme 
de  quatorze  mille  francs  pour  les  dépenses  que  le  vicaire 
apostolique  aurait  à  faire  au  Canada. 

Mais  on  voulait  que  tout  cela  fût  assuré  sur  un  fonds 
certain,  soit  à  Rome,  soit  à  Avignon.  On  avait  l'expérience 
de  l'évêque  de  Babylone,  qui  n'avait  pas  voulu  se  rendre  à 
son  vicariat  apostolique,  parce  qu'il  avait  constaté,  avant  de 
partir,  que  le  revenu  qu'on  lui  avait  fait  n'était  basé  sur  rien. 

Enfin,  le  P.  assistant  français  remit  à  M.  Gueffier  les 
trois  contrats  de  la  fondation  de  la  reine  mère.  Dans  un 
de  ces  actes,  Sa  Majesté  se  réservait  la  disposition  de  cette 
fondation,     quand    elle    aurait    pourvu    l'évêque    d'une 

semblable  rente  ou  d'une  plus  grande. 

« 

M.  Fallu,  qui  agissait  aussi  en  cette  affaire,  apporta  à 
M.  Gueffier  le  procès  de  vUâ  et  moribus  de  l'abbé  de 
Montigny.  Ce  procès  avait  été  fait  à  Paris  le  17  juillet  de 
l'année  précédente,  par  les  soins  du  nonce  Piccolomini  ^. 


1  ^  Ce  sont  les  informatioiHi  canoniques  dont  nous  avons  déjà  cité 
plusieurs  extraits. 


118  VIE  DE  MQR  DE  LAVAL 


Suivant  le  témoignage  de  M.  Gueffier,  il  était  "  fort  avan- 
tageux. "  Quatre  personnes  des  plus  dignes  de  foi  ^  avaient 
déposé  en  faveur  des  qualités,  des  vertus  et  de  l'intégrité 
de  vie  de  l'abbé  de  Montigny.  Elles  avaient  déclaré  d'un 
commun  accord  et  sous  serment,  "  que  M.  de  Laval, 
nommé  par  le  roi  à  l'évêché  que  le  pape  devait  ériger  en 
Canada,  était  très  propre  pour  être  promu  à  cette  future 
cathédrale.  " 

Tous  ces  documents  paraissant  en  ordre,  "j'envoyai  le 
tout,  dit  M.  Gueffier,  au  sieur  de  la  Borne,  qui  est  le  plus 
ancien  et  meilleur  expéditionnaire  français,  pour  en 
dresser  les  mémoires  nécessaires,  et  faire  en  sorte  qu'on  en 
ait  au  plus  tôt  l'expédition  ^.  " 

Un  mois  après,  cependant,  rien  n'était  encore  fait,  car 
M.  Gueffier  écrivait  à  M.  de  Brienne  :  "  Il  ne  reste  plus  qu'à 
proposer  l'affaire  à  la  Propagande,  à  quoi  l'on  n'a  pas  pu 
jusqu'ici  disposer  le  secrétaire  de  la  dite  Congrégation.  " 
Puis  il  ajoutait:  "Je  me  plaindrai  au  pape  du  peu  de 
respect  que  l'on  porte  au  roi,  au  nom  duquel  je  sollicite 
cette  faveur  depuis  cinq  ou  six  mois,  quoiqu'il  s'agisse  en 
cela  d'une  chose  de  laquelle  dépend  entièrement  le  bien 
de  la  religion  chrétienne  en  ces  pays-là  ^.  "- 

Il  est  évident  qu'à  côté  des  influences  qui  travaillaient  à 
faire  nommer  l'abbé  de  Montigny  au  vicariat  apostolique 
du  Canada,  il  y  en  avait  d'autres  qui,  à  l'insu  de  M.  Gueffier, 


1  •--  Mgr   Servien,    évêque   de    Bayeux,    l'abbé  de  Blampignon, 
M.  Picquet,  curé  de  Saint-Jocwe,  et  M.  Joseph  Sain. 

2  —  Lettre  de  Gueffier  à  Brienne,  24  février  1668. 

3  —  Lettre  de  Gueffier  à  Brienne,  25  mars  1668. 


VIE  DE  MGB  DE  LA. VAL  119 


favorisaient  la  nomination  du  candidat  proposé  par  les 
associés  de  Montréal. 

Enfin,  le  11  avril  1658,  la  Propagande,  sur  le  rapport  du 
cardinal  Meltio,  rendit  son  décret  proposant  à  l'approbation 
du  souverain  pontife  la  nomination  de  François  de  Laval 
de  Montigny  comme  vicaire  apostolique,  avec  un  titre 
d'évêque  in  partibus,  '*  pour  le  royaume  du  Canada  dans 
l'Amérique  septentrionale  i."  Deux  jours  après,  ce  décret 
fut  approuvé  par  le  saint-père,  qui  ordonna  de  procéder  à 
son  exécution  ^. 

M.  Gueffier,  cependant,  n'en  eut  communication  que  le 
premier  mai,  et  le  passa  aussitôt  au  sieur  de  la  Borne,  qui 
devait  s'occuper  de  l'expédition  des  bulles.  '*  Je  me  hâterai, 
écrivait-il  à  M.  de  Brienne,  de  vous  prévenir,  aussitôt  que 
les  bulles  auront  été  expédiées,  ainsi  que  le  sieur  de 
Montigny  lui-même,  bien  qu'il  ne  m'ait  jamais  écrit  un 
mot,  sur  ce  qui  regardait  en  cela  son  service  5." 

Puis  il  ajoutait:  '^  Il  y  a  eu  ce  matin  consistoire,  auquel 
on  a  préconisé  M.  de  Montigny  pour  l'évêché  Petren  in  par- 
tibus;  de  sorte  qu'au  premier,  il  sera  |9ropo«é." 

Les  bulles,  cependant,  ne  furent  envoyées  en  France 


1  —  Décret  de  la  S.  C.  de  la  Propagande,  11  avril  1658  :  ''  Ad  rda- 
iûmem  Emi  Dni  Card.  Mdtii,  Sucra  Cmigregatio  vicarinm  Apii4mm 
cum  <diq\u>  tU\do  in  partitniSj  si  SmoplacnériU  decrevit  esse  tra/nsmitter^ 
dum  ad  re^mim  Canada  m  America  oeptentrionali  Franciscum  de  Laval 
de  Montigny j  vi  necessitaiibus  iUius  nascentis  Ecdesûr,  et  Christiani- 
tatis,  opportune  provideri  possit .  " 

2  —  Approbation  du  décret,  13  avril  1658  :  "  Relata  per  Secretariwn 
supradicto  décréta  Smo  Ihw  Nostro,  8.  Sfiia  illtid  henigne  approbavit,  et 
ad  ^dteriora  in  expeditione  mandavit  procedi.  M,  AlherietiSy  8ee,  " 

3  —  liettre  de  Gueffier  à  Brienne,  9  mai  1668. 


120  VIE   DE  MQR  DE  LAVAL 


qu'au  commencement  de  juillet  ^.  Le  secrétaire  de  la  Pro- 
pagande les  adressa  à  M.  Gueffier,  qui  les  transmit  à  M.  de 
la  Borne  ''  avec  ordre  de  ne  pas  manquer  de  les  envoyer.'' 
''L'on  a  jusques  ici  tant  fait  de  difficultés  pour  les  bulles 
de  M.  de  Montigny,  écrivait-il  à  M.  de  Brienne,  qu'il  a  été 
impossible  de  les  lui  envoyer  plus  tôt  ^." 

François  de  Laval  était  probablement  à  Paris,  à  cette 
époque,  car  M.  de  Latour  nous  apprend  que  ''dès  que  les 
bulles  furent  venues  de  Rome,  il  revint  à  l'ermitage  de  M. 
de  Bernières,  pour  se  préparer  à  sa  consécration  ' .  " 

Il  n'avait  certainement  pas  désiré  l'épiscopat  ;  il  n'avait 
pas  fait  une  démarche  vers  cette  haute  dignité  qu'on  lui 
imposait  ^ .  C'est  la  Providence  qui  avait  tout  conduit  d'une 
manière  merveilleuse. 

Les  associés  de  Montréal  avaient  pris  les  devants  sur  les 
jésuites,  et  hâté  l'envoi  d'un  evêque  au  Canada.  Ceux-ci 
étaient  intervenus,  plus  tôt  peut-être  qu'ils  n'auraient  fait 
sans  cela;  et,  imprimant  à  cette  affaire  un  mouvement 
nouveau,  avaient  obtenu  un  vicaire  apostolique  au  lieu 
d'un  évêque  en  titre  :  ce  qui,  dans  les  circonstances,  était 
une  grande  grâce  pour  notre  pays,  le  vicariat  apostolique 
nous  mettant  directement  sous  la  dépendance  de  Rome, 


1  —  La  bulle  qui  nomme  François  de  Laval  évèque  de  Pétrée,  est 
datée  du  3  juin  1668. 

2  —  Lettre  de  GueflQer  à  Brienne,  1er  juillet  1658. 

3  —  Latour,  p.  12, 

4  —  *'  Il  y  avait  dëjà  quelques  années  que  le  prélat,  par  une  inspira- 
tion sainte,  s'était  défait  de  son  archidiaconé  d'Evreuz,  pour  venir  dans 
la  ville  de  Caen,  où  il  menait  une  vie  retirée,  lorsque  Dieu,  qui  le 
destinait  pour  être  le  premier  évèque  de  la  Nouvelle-France,  loi 
ordonna  par  l'organe  de  ceux  qui  le  conduisaient,  de  passer  dans  ce 
continent."    (Eloge  fwnèlyre,  par  M.  de  la  Oulom bière.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  121 

et  nous  soustrayant  à  tous  les  dangers  de  gallicanisme 
qu'aurait  pu  courir  cette  Eglise  naissante,  si  elle  eût 
dépendu  de  quelque  évéché  de  France. 

Nous  voyons,  par  la  correspondance  de  M.  Gueffier,  que 
le  pape  insista  pour  que  le  roi  ne  nommât  pas  au  vicariat 
apostolique,  malgré  la  pension  qu'il  avait  fondée.  ''  La 
Cour  de  Rome  agréait  la  personne  de  M.  de  Laval,  dit 
Latour,  mais  elle  ne  voulait  pas  s'assujétir  à  la  nomination 
du  roi  1  .  " 

Le  choix  de  la  personne  de  François  de  Laval  était  si 
merveilleux,  il  remplissait  si  bien  toutes  les  conditions  de 
piété,  de  zèle,  d'abnégation,  de  dévouement  aux  révérends 
pères  jésuites,  nécessaires  au  premier  évèque  de  la  Nou- 
velle-France, que  Marie  de  l'Incarnation  s'écriait,  dans 
une  de  ces  lettres  :  ''  Que  l'on  dise  ce  que  l'on  voudra,  ce 
ne  sont  point  les  hommes  qui  l'ont  choisi  ^." 

Maintenant  qu'il  se  voyait  appelé  par  la  Providence  aux 
sublimes  fonctions  de  l'épiscopat,  il  ne  songea  plus  qu'à  s'y 
préparer  dans  la  retraite  et  la  prière.  La  lutte,  d'ailleurs, 
était  imminente;  une  opposition  redoutable  se  formait 
contre  lui;  l'orage  commençait  à  gronder  à  l'horizon. 
Comme  le  voyageur,  qui  voit  tout  à  coup  le  ciel  s'as- 
sombrir, et  des  nuages  menaçants  s'amonceler  sur  sa  tôte, 
sent  le  besoin  de  s'arrêter  un  instant,  avant  de  continuer 
sa  marche,  François  de  Laval  voulut,  avant  sa  consé- 
cration, aller  se  recueillir  de  nouveau  dans  son  cher  ermi- 
tage de  Caen. 


1  —  Lfttoar,  p.  12. 

2  —  Lettre  historique  57e, 


CHAPITRE  NEUVIÈME 


Oppoiition  à  la  consécration  de  Mgr  de  Laval.  —  Il  est  consacré  par 
le  nonce  à  Paris.  —  Les  prétentions  de  l'archevêque  de  Rouen 
blâmées  par  la  Cour  de  Rome.  —  Lettres  patentes  du  roi  à  Mgpr 
de  Laval.  —  Il  se  prépare  à  partir  pour  le  Canada.  —  166S-1669. 

Mgr  de  Laval  avait  choisi,  pour  être  consacré  évêque, 
le  4  octobre,  jour  de  la  fête  de  saint  François  d'Assise. 
C'est  révêque  de  Bayeux  qui  devait  faire  la  consécration, 
assisté  de  l'évêque  d'Evreuz,  et  de  l'évêque  d'Ardue,  suf- 
fragant  et  pensionnaire  de  l'archevêque  de  Rouen:  tous 
trois  avaient  accueilli  avec  faveur  et  sans  arriàre-pensée  la 
demande  du  jeune  vicaire  apostolique. 

Il  paraît  probable,  d'après  M.  de  Latour,  que  la  céré- 
monie devait  se  faire  dans  la  ville  même  de  Caen,  où  était 
l'Ermitage,  et  qui  dépendait  de  la  juridiction  de  l'évêque 
de  ^Bayeux. 

A  peine  cependant  l'archevêque  de  Rouen  ^  eut-il  appris 
la  nomination  de  Mgr  de  Laval  comme  vicaire  apostolique 


'  1  —  François  de  Harlay,  qui  devint  plus  tard  archevêque  de  Paris. 
'*  Il  passait  pour  avoir  plus  d'esprit  et  d'habileté  pour  les  afiEftires,  que 
de  qualités  proprement  pastorales.  "  (Essai  sv/r  rinfiuence  de  la  Bdi- 
fùm,  t.  II,  p.  331.)  *'  Quels  que  soient  les  reproches  qu'on  ait  pu  faire 


124  VIE  DE  M6B   DE   LAVAL 


du  Canada,  qu'il  ne  put  dissimuler  sa  mauvaise  humeur. 
Nous  avons  vu,  en  effet,  qu'il  se  regardait  comme  évêque 
du  Canada,  et  qu'il  y  exerçait  ouvertement  la  juridiction. 
Comment  le  souverain  pontife  avait-il  pu  se  permettre  de 
nommer  un  vicaire  apostolique  dans  une  partie  de  son 
diocèse  ?  Il  résolut  de  saisir  de  cette  question  l'assemblée 
particulière  des  évoques,  qui  se  tenait  à  Paris  ;  et,  dans  la 
séance  du  25  septembre  1658,  il  demanda  à  ses  collègues  ce 
qu'il  avait  k  faire  relativement  à  la  bulle  apostolique. 

Il  semble  pourtant  qu'il  n'y  avait  qu'une  chose  à  faire: 
respecter  la  décision  du  souverain  pontife,  et  favoriser,  au 
lieu  de  l'entraver,  l'exécution  de  ses  décrets.  Le  roi  avait 
demandé  un  évêque  pour  le  Canada,  et  le  pape  l'accordait 
avec  le  titre  de  vicaire  apostolique.  Le  clergé  français 
avait  songé  à  M.  de  Queylus  ;  le  saint-père  avait  choisi 
M.  de  Laval  :  et  le  nonce  de  Paris  avait  fait  faire  toutes  les 
informations  canoniques  requises  en  pareil  cas.  Le  saint- 
père  avait  été  parfaitement  libre  dans  son  choix }  et  l'on 
ne  voit  guère  en  quoi  sa  bonne  foi  avait  pu  être  surprise^ 
comme  l'affirmait  l'archevêque  de  Rouen. 

Il  fut  résolu,  cependant,  d'envoyer  aux  évêques  de  France 
une  circulaire,  pour  leur  rappeler  les  décisions  précédentes 
de  l'assemblée  générale  du  clergé  au  sujet  de  la  consécra- 
tion des  évêques  in  partibus.  D'après  la  coutume  admise  en 
France,  ces  évêques  devaient,  avant  d'être  consacrés,  sou- 
mettre leurs  bulles  au  chancelier  du  royaume,  et  obtenir 


à  ce  prëlat,  dit  de  son  côte  le  cardinal  de  Bausset,  il  avait  au  moins  la 
sagesse  et  le  mérite  d'apporter  un  soin  extrême  à  combattre  toutes  les 
nouveautés  qui  pouvaient  troubler  la  paix  de  l'iigiise  et  l'ordre  public." 
(Histoire  de  Fénelon,  t.  I,  p.  214.) 


VIE   DE  MQR  DE  LAVAL  125 


des  lettres  patentes.  Dans  le  cas  présent,  on  ne  devait, 
disait-on,  procéder  à  la  consécration  de  M.  de  Laval, 
qu'après  avoir  vu  auparavant  et  examiné,  selon  l'usage,  le 
contenu  de  ses  bulles  :  M.  de  Laval  devait  se  soumettre 
préalablement  à  cet  examen.  Cette  résolution  de  l'assem- 
blée fut  approuvée  par  le  cardinal  Mazarin  ^. 

Après  avoir  reçu  la  circulaire,  Pévôque  de  Bayeux  *,  qui 
avait  accepté  de  consacrer  le  nouvel  élu,  crut  devoir  s'abs- 
tenir, et  retira  sa  promesse  :  les  évoques  d'Ardue  et 
d'Evreux  en  firent  autant. 

La  position  de  l'évêque  d'Ardue  était  plus  délicate  que 
celle  de  ses  deux  collègues  :  il  était  l'hôte  de  l'archevêque  de 
Houen.  "  Le  jour  même  qu'on  avait  pris  pour  la  céré- 
monie, dit  Latour,  il  reçut  par  un  courrier  exprès  défense 
de  l'archevêque  de  s'y  trouver.  " 

Le  parlement  de  Rouen,  sur  les  instances  de  l'arche- 
vêque de  cette  ville  3,  rendit,  le  3  octobre,  veille  du  jour 
où  devait  avoir  lieu  la  consécration,  un  arrêt,  par  lequel  il 
ne  craignait  pas  de  défendre  ''à  l'abbé  de  Montigny  de 
s'ingérer  dans  les  fonctions  de  vicaire  apostolique  en 
€anada  *." 


1  — Faillon,  t.  II,  p.  326. 

2  —  Mgr  Servieti.  Il  connaissait  parfaitement  François  de  Laval,  et 
rendit  en  sa  faveur  un  magnifique  témoignage^  dans  les  Informatiotis 
rniî4>tiiquesy  en  16Ô7.  C'était  un  très  digne  évêque,  nullement  janséniste. 
Il  rétablit  dans  s^n  diocèse  les  Ëudistes,  que  son  prédécesseur  avait 
renvoyés.  Malgré  Testime  profonde  qu'il  avait  pour  Mgr  do  Laval, 
comme  il  dépendait  de  l'archovêque  de  Rouen,  il  dut  s'abstenir  de 
prendre  part  à  sa  consécration. 

3  —Lettre  du  nonce  Piccolomini  au  préfet  de  la  Propagande, 
27  juillet  1660. 

4  —  Latour,  p.  18. 


126  VIE  DE  MGB   DE  LAVAL 


Tant  d'obstacles  semés  sur  ses  pas  auraient  pu  ébranler 
un  autre  courage  que  celui  de  Mgr  de  Laval.  Se  voir 
refuser  la  consécration  épiscopale,  à  la  veille  même  du 
jour  où  il  s'était  préparé  à  la  recevoir;  ne  trouver  aucun 
collègue  qui  eût  la  volonté  de  lui  imposer  les  mains  ;  voir 
au  contraire  parlements  et  évêques  ligués  contre  lui,  c'était, 
pour  l'héritier  d'un  grand  nom  et  le  descendant  d'une 
famille  illustre,  une  injure  pénible  et  bien  dure  à  sup- 
porter, au  commencement  de  sa  carrière  épiscopale. 

On  ne  voit  pas,  pourtant,  qu'il  ait  exprimé  la  moindre 
plainte.  Retiré  modestement  à  l'ermitage  de  M.  de  Ber- 
nières,  plein  d'humilité  et  d'abandon,  sans  préoccupations 
inutiles,  il  laissa  faire  la  Providence,  bien  sûr  qu'elle  lui 
fournirait  tôt  ou  tard  les  moyens  d'arriver  à  ses  fins,  bien 
disposé  à  la  seconder  alors  de  toutes  ses  forces. 

Son  espoir  ne  fut  pas  trompé.  La  Congrégation  de  la 
Propagande,  informée  de  l'opposition  que  faisaient  les 
évêques  de  France  à  la  consécration  de  Mgr  de  Laval,  vit 
de  suite  que  tout  allait  dépendre  de  l'attitude  que  prendrait 
la  reine  mère  en  cette  affaire.  Si,  comme  on  avait  lieu 
de  le  croire,  elle  était  favorable  à  la  consécration,  et 
qu'aucun  évêque  ne  voulût  prêter  son  concours,  qui  pour- 
rait empêcher  le  nonce  du  pape  à  Paris  de  consacrer  lui- 
même  Mgr  de  Laval?  à  défaut  d'évêques,  il  se  ferait 
assister  par  deux  abbés,  ou  deux  chanoines,  ou  deux 
simples  prêtres.  Il  n'avait  à  craindre,  dans  ce  cas,  aucune 
complication  politique,  puisqu'il  était  sûr  de  n'être  pas 
désapprouvé  à  la  Cour. 


VIE  DE  MOB  DE  LAVAL  127 

Le  nonce  Piccolomini,  qui  connaissait  fort  bien  les  dis- 
positions de  la  reine  mère,  et  qui  savait  que  c'était  sur  ses 
instances  que  le  vicaire  apostolique  avait  été  nommé,  se 
décida  à  le  consacrer  lui-même.  Il  fut  assez  heureux  de 
trouver  deux  évéques  de  France  qui  consentirent  à  l'assister 
dans  cette  cérémonie  :  c'étaient  Louis  Abelly,  évèque  de 
Rodez,  et  l'évéque  de  Toul,  M.  du  Saussaye. 

Mais,  pour  se  passer  de  la  permission  de  l'archevêque 
de  Paris,  où  l'on  voulait  faire  la  consécration,  il  fallait 
trouver  une  église  exempte  de  la  juridiction  archiépisco- 
pale. On  jeta  les  yeux  sur  l'abbaye  de  Saint-Germain-des* 
Prés,  au  faubourg  Saint-Germain.  L'abbé,  Henri  de 
Bourbon,  *  duc  de  Verneuil,  se  prêta  volontiers  à  la 
demande  que  lui  fit  le  nonce,  et  consentit  à  ce  que  la  con- 
sécration se  fît  dans  une  des  chapelles  de  son  église. 

C'est  donc  dans  cette  église  de  Saint-Germain-des-Prés 
que  Mgr  de  Laval  fut  consacré  par  le  nonce  du  pape,  à 
Paris,  le  dimanche  8  décembre  1658,  jour  de  la  fête  de 
l'Immaculée  Conception,  pour  laquelle  il  eut  toujours  une 
dévotion  particulière  \  et  qu'il  fixa  plus  tard  comme  pre- 


1  —  Il  était  fils  naturel  de  Henri  IV,  et  mourut  le  28  mars  1682. 
Le  séminaire  des  Missions  étrangères  se  trouvait  compris  dans  la  juri- 
diction de  son  abbaye.  En  donnant  son  (approbation  aux  fondateurs 
de  cette  institution  formée  de  la  célëbre  congrégation  du  P.  Bagot,  il 
disait  **  que  leur  zèle,  leur  j^nde  piété  et  leur  capacité  pour  les  mis- 
ûons  étrangères  étaient  bien  connus  :  que  c'était  là  que  les  illustris- 
utnes  évèques  de  Pétrée,  d'Héliopolis,  de  Béryte  et  de  Métellopolis 
avaient  puisé  cet  esprit  de  force  et  de  courage,  qui  les  avait  transportés 
aux  extrémités  les  plus  éloignées,  tant  de  l'orient  que  de  l'occident.  " 
(ViedêBintdofi.) 

2  —  **  U  choisit  ce  jour,  par  une  confiance  particulière  qu'il  avait  en 
la  mère  de  Dieu,  conçue  sans  péché."  (Eloge  fuivèbre,  par  M.  de  la 
Oolom  bière.) 


128  VIE   DE  MOR  DE  LAVAL 

mier  titulaire  de  sa  cathédrale  ^.  Il  était  dans  la  trente- 
septième  année  de  son  âge.  Sa  mère  vivait  encore  ;  mais 
on  ne  sait  si  elle  assista  à  la  consécration  :  elle  habitait  alors 
Montigny .  On  ne  connaît  aucun  détail  de  la  cérémonie,  si 
ce  n'est  qu'elle  se  fit  de  bonne  heure,  sans  bruit  et  sans 
éclat,  afin  d'éveiller  le  moins  de  susceptibilités  possible. 

Elle  fut  connue  bientôt,  cependant,  et  souleva  de  vives 
récriminations.  L'archevêque  de  Paris  se  montra  très 
offensé  de  ce  qu'elle  avait  été  faite  dans  sa  ville  épiscopale 
sans  sa  permission. 

''  Le  parlement,  dit  Latour,  entra  dans  ses  vues.  "  Il 
prétendit  "que  le  pape  ne  pouvait  nommer  aucun  évêque 
en  France,  ni  l'évêque  nommé  faire  aucune  fonction,  sans 
l'agrément  du  roi...;  que  le  sacre  de  François  de  Laval 
sans  la  permission  de  l'Ordinaire,  sous  prétexte  de  l'exemp- 
tion de  l'abbaye,  par  le  nonce,  prélat  étranger...,  donnait 
atteinte  aux  droits  de  l'épiscopat,  et  aux  libertés  de  l'Eglise 
gallicane."  Il  rendit,  le  16  décembre,  un  arrêt,  pour  obliger 
le  nouvel  évêque  à  communiquer  ses  bulles  à  la  Cour,  et 
lui  défendre  de  les  mettre  à  exécution,  avant  d'avoir  reçu 
des  lettres  patentes  en  la  forme  accoutumée.  Cet  arrêt  fat 
signifié  à  Mgr  de  Laval  le  19  décembre. 

De  son  côté,  le  parlement  de  Rouen  rendit,  le  23  décembre, 
un  nouvel  arrêt,  renouvelant  celui  du  3  octobre.  Il  défendait 


1  —  Une  coïncideDce  remarquable,  c'est  que  ce  fut  aussi  le  jour  de 
rimmaculëe  Conception,  que  fut  signée  la  charte  royale  de  runivenitë 
catholique  qui  porte  le  nom  de  Mgr  de  Laval,  et  qui  est  le  couronne- 
ment de  l'œuvre  par  excellence  de  ce  grand  évêque,  le  séminaire  de 
Québec. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  129 

à  tous  les  sujets  du  roi  de  reconnaître  François  de  Laval 
comme  vicaire  apostolique,  et  enjoignait  à  tous  les  officiers 
du  royaume  de  s'opposer  à  son  entreprise,  et  d'empêcher 
qu'il  n'exerç&t  aucune  fonction  ^ .  Ce  fut  l'archevêque  de 
Rouen  qui  fut,  en  cette  affaire,  l'instigateur  du  parlement. 
Le  cardinal  Mazarin  lui  ayant  écrit,  eh  effet,  pour  lui  faire 
de  jrifs  reproches  au  sujet  de  cet  arrêt,  il  lui  avoua  qu'il 
l'avait  concerté  avec  Colbert  et  le  procureur  général  Achille 
de  Harlay  ^ . 

Au  milieu  de  toutes  ces  oppositions  qui  lui  étaient  faites, 
Mgr  de  Laval  sut  toujours  garder  la  même  sérénité  d'âme 
tt  la  même  patience  qu'avant  sa  consécration.  Il  attendit 
de  la  divine  Providence  le  secours  qui  ne  pouvait  lui  man- 
quer. 

A  Rome,  on  fut  fort  étonné  de  l'opposition  faite  au  vicaire 
apostolique,  et  des  prétentions  de  l'archevêque  de  Rouen. 
M.  Gueffier  écrivit,  en  effet,  à  M.  de  Brienne: 

*'  Le  pape  m'a  fait  dire,  par  le  secrétaire  de  la  Propa- 
gande, qu'ayant  eu  avis  que  l'archevêque  de  Rouen  s'oppo- 
sait au  vicariat  apostolique  de  M.  de  Montigny  au  Canada, 
sur  ce  qu'il  prétend  que  ce  pays-là  est  dépendant  de  son 
diocèse.  Sa  Sainteté  désirait  que  j'en  écrivisse  à  la  Cour, 
afin  que,  comme  ça  été  à  l'instance  de  la  reine  que  le  dit 
vicariat  a  été  donné,  et  dont  elle  a  même  fait  la  fondation, 
il  plaise  aussi  à  Sa  Majesté  de  faire  ordonner  à  mon  dit 


1  «—  Latour,  p.  14  et  18. 

2  —M.  Fabbé  Verreau,  Rapport  sur  les  archives  du  Canada^  1874. 


180  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


sieur  archevêque  de  se  désister  de  cette  prétention,  puis- 
qu'elle n'est  pas  bien  fondée,  vu  qu'il  n'a  aucun  bref  du 
saint-siège,  pour  telle  dépendance,  et  ne  l'a  pas  acquise 
pour  y  avoir  été  envoyé,  comme  il  dit,  des  prêtres  de  soa 
diocèse. 

"  Le  susdit  secrétaire  a  ajouté  qu'en  ayant  fait  relation  à 
messieurs  les  cardinaux  de  la  dite  Congrégation,  ils  «n 
avaient  été  fort  étonnés.  De  sorte  qu'il  semble  que  mon 
dit  sieur  fera  prudemment  de  déférer  aux  ordres  qui  lui  en 
pourront  être  donnés  de  la  part  de  la  reine  ou  du  roi  même, 
crainte  qu'autrement  on  ne  prît  ici  (comme  on  pourrait 
peut-être  aussi  faire  par  delà)  des  résolutions  qui  ne  lui 
seraient  pas  agréables  *." 

On  ne  pouvait  réfuter  d'une  manière  plus  claire  les 
prétentions  de  l'archevêque  de  Rouen.  Il  n'avait  pour  les 
justifier  aucun  bref  du  saint-siège  ;  et  le  fait  d'avoir  envoyé 
au  Canada  des  prêtres  de  son  diocèse  ne  lui  donnait  aucun 
droit  de  juridiction  dans  ce  pays. 

Le  ton  général  de  la  lettre  de  M.  Gueffier,  les  dernières 
paroles,  surtout,  faisaient  voir  qu'à  Rome  on  était  très 
mécontent  de  ces  prétentions.  Et  s'il  en  était  ainsi  le  10 
décembre,  alors  qu'on  ne  pouvait  savoir  que  ce  qui  s'était 
passé  avant  la  consécration  de  Mgr  de  Laval,  quel  ne  dut 
pas  être  l'étonnement  de  la  Propagande  et  du  souverain 
pontife,  lorsque  l'on  apprit  les  nouveaux  embarras  que  l'on 

1  —  Lettre  de  Gueffier  à  Brieune,  10  décembre  1658. 


VIE  DE  MOR   DE  LAVAL  181 


faisait  au  vicaire  apostolique  depuis  sa  consécration  ?  Rien 
de  surprenant  si  le  cardinal  Mazarin,  tout  favorable  qu'il 
f(it  à  Parchevêque  de  Rouen,  crut  devoir  lui  écrire,  comme 
nous  Pavons  dit,  pour  lui  faire  des  reproches. 

Celui-ci  n'en  continua  pas  moins  à  soutenir  ses  préten- 
tions :  il  voulait  que  sa  juridiction  fût  maintenue  au 
Canada  ;  et  le  3  mare  165911  écrivit  dans  ce  sens  au  cardinal 
Mazarin,  lui  demandant  de  terminer  la  difficulté  entre  lui 
et  Mgr  de  Pétrée  i.  Il  voulait  que  celui-ci  prît  un  vicariat 
de  Parchevêque  de  Rouen,  pour  faire  au  Canada  les  fonc- 
tions d'Ordinaire,  jusqu'à  ce  qu'il  plût  à  Sa  Sainteté  de 
créer  en  ce  pays  un  évêque  titulaire,  qui  deviendrait  suffra- 
gant  de  Parchevêque  de  Rouen  2. 

M.  de  Harlay  se  désista  bientôt  de  la  prétention  de 
donner  au  vicaire  apostolique  des  lettres  de  grand  vicaire, 
prétention  plus  qu'injurieuse  au  souverain  pontife;  mais 
il  conserva  l'autre  prétention,  à  8a voir,  que  sa  juridiction 
fût  maintenue  au  Canada  concurremment  avec  celle  du 
vicaire  apostolique  :  et,  ce  qui  est  plus  grave,  les  lettres 
patentes  du  roi  à  Mgr  de  Pétrée  consacrèrent  cette  pré* 
tention. 

Dans  ce  document,  en  date  du  27  mars  1659,  le  roi  com- 
mence par  des  considérations  générales  sur  le  but  de  la 
puissance  accordée  au  Prince  ;  puis  il  résume,  comme  suit. 


1  —  Bapport  sur  les  archives  du  Catiaday  1874. 

2  -  Faillon,  t.  II,  p.  330. 


132  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


les  négociations  pour  l'établissement  d^un  évêque  en 
Canada  : 

^'  Ayant  été  averti,  dit-il,  que  la  Religion,  qui  com- 
mence à  s'établir  et  à  se  répandre  dans  les  provinces 
du  Canada,  ne  peut  être  avancée  ni  maintenue  qu'en  y 
faisant  l'érection  d'un  évêché,  afin  d'en  pourvoir  quelque 
personne  d'un  grand  mérite,  qui  puisse,  avec  l'autorité  de 
ce  divin  caractère,  et  par  l'usage  de  sa  juridiction,  donner 
la  perfection  à  cet  ouvrage  si  heureusement  .commencé  ; 
cette  considération  nous  a  porté  à  inviter  Notre  Saint  Père 
le  Pape  à  faire  l'érection  d'un  siège  épiscopal  dans  ces 
provinces  éloignées. 

*'  Mais  Sa  Sainteté  ayant  jugé  que  les  choses  néces- 
saires à  cet  établissement  ne  se  trouvaient  pas  encore 
en  ce  pays,  et  qu'il  y  avait  danger  que,  la  dignité 
épiscopale  n'étant  pas  honorée  avec  le  respect  qui  lui  est 
dû,  l'Eglise  n'en  reçût  quelque  désavantage,  nous  avons 
fait  instance  pour  qu'il  plût  à  Sa  Sainteté  de  donner  ordre 
aux  nécessités  de  cette  Eglise  naissante,  par  les  voies 
qu'Elle  jugerait  les  meilleures.  Sur  quoi,  nous  ayant  offert 
de  nommer  vicaire  apostolique  le  sieur  de  Laval  de  Mon- 
tigny,  pourvu  de  l'évêché  de  Pétrée,  pour  faire  toutes  les 
fonctions  épiscopales  dans  l'étendue  de  la  Nouvelle- 
France,  nous  l'avons  accepté,  et  ensuite  les  bulles  lui  ont 
été  expédiées.  " 

Le  roi  reconnaît  ensuite  les  pouvoirs  du  vicaire  aposto- 
lique, dans  les  termes  suivants: 

''  Ayant  donc  mis  cette  affaire  en  délibération  dans  notre 


VIE  DE  MQR  DE  LAVAL  133 


Conseil,  où  était  la  reine,  notre  très  honorée  dame  et  mère, 
notre  très  cher  et  très  aimé  frère  le  duc  d'Anjou,  et  autres 
princes  et  seigneurs,  nous  avons,  de  notre  autorité  royale, 
déclaré  et  nous  déclarons  par  ces  présentes,  signées  de  notre 
main,  que  nous  voulons  et  qu'il  nous  plaît  que  le  sieur  de 
Laval  de  Montigny,  évêque  de  Pétrée,  soit  reconnu  par  tous 
nos  sujets,  dans  les  dites  provinces,  pour  faire  les  fonctions 
épiscopales,  sans  préjudice  des  droits  de  la  jurisdiction 
ordinaire;  et  cela,  en  attendant  l'érection  d'un  évêché, 
dont  le  titulaire  sera  suffragant  de  l'archevêque  de 
Rouen,  du  consentement  irrévocable  duquel  nous  avons 
accepté  la  dite  disposition  de  Notre  Saint  Père  le  Pape  ; 
car  tel  est  notre  bon  plaisir.  " 

La  fin  de  ce  document  gâtait  un  peu  le  reste.  La  reiqe 
mère,  qui  assistait  au  Conseil,  voyant  une  partie  des  mem- 
bres gagnés  d'avance  à  la  cause  de  l'archevêque  ^  crut 
sans  doute  devoir  laisser  passer  ces  expressions  malheu- 
reuses, dans  un  but  de  conciliation,  convaincue  que  le 
vicaire  apostolique  saurait  bien,  par  sa  prudence  et  sa 
fermeté,  triompher  de  tous  les  obstacles,  et  faire  recon- 
naître son  autorité  spirituelle  au  Canada.  Elle  se  réservait 
d'ailleurs  de  l'appuyer  elle-même  de  toutes  ses  forces. 

Le  nonce  du  pape  eut  beau  faire  remarquer  au  cardinal 
Mazarin  que  les  conditions,  qui  étaient  exprimées  à  la  fin 
des  lettres  royales,  étaient  autant  d'atteintes  portées  aux 
droits  incontestables  du  saint-siège,  et  le  prier  de  les  sup- 


1  —  Lettre  du  nonce  Piccoloniini. 


134  VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 

primer,  le  cardinal  n'y  eut  aucun  égard,  et  fit  même  dire  au 
chancelier  de  maintenir  les  lettres  dans  leur  entier  :  ce  que 
ce  magistrat  était  d'ailleurs  bien  décidé  de  faire  ^  C'était 
répondre  à  de  justes  observations  par  le  fameux  Quod 
scripêi^  seripsi  ^. 

Quelques  jours  après,  la  reine  mère  Anne  d'Autriche, 
toujours  si  dévouée  à  Mgr  de  Laval,  écrivit  au  gouverneur 
du  Canada,  pour  réparer  la  faute  commise  dans  les  lettres 
patentes  : 

"^  Monsieur  d'Argenson,  je  veux  bien  accompagner  la 
lettre  du  roi,  monsieur  mon  fils,  de  celle-ci,  pour  vous 
dire  que,  suivant  son  intention  et  la  mienne,  vous  ayez 
à  faire  reconnaître  le  sieur  évêque  de  Pétrée  en  qualité 
de  vicaire  apostolique  dans  tout  le  pays  du  Canada, 
soumis  à  l'obéissance  du  roi,  et  à  tenir  la  main  qu'il  soit 
obéi  dans  toutes  les  fonctions  épiscopales,  même  empêcher 
qu'aucun  ecclésiastique  ou  autre  n'en  puisse  exercer  ni 
avoir  aucune  juridiction  ecclésiastique  que  par  les  ordres 
ou  consentement  du  dit  sieur  évêque;  à  quoi  vous  devez 
contribuer  ce  qui  dépend  de  l'autorité  de  votre  charge,  et 
faire  repasser  en  France  tous  ceux  qui  voudront  s'opposer 
à  son  établissement  et  ne  pas  se  soumettre  à  sa  juridiction, 
que  nous  entendons,  le  roi,  monsieur  mon  fils,  et  moi,  être 
dans  toute  l'étendue  ordinaire,  et  telle  qu'ont  accoutumé 
de  l'avoir  les  autres  évêques  :  à  quoi  ne  doutant  pas  que 


1  —  Faillon,  t.  II,  p.  334. 

2  — Jean,  XIX,  22 


r'   ' 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  135 


TOUS  ne  satisfassiez,  je  prie  Dieu,  Monsieur  d'Argenson, 
qu'il  vous  ait  en  sa  sainte  et  digne  garde...  ^  " 

Muni  des  lettres  patentes  et  de  ce  précieux  document  qui 
les  accompagnait,  Mgr  de  Laval,  après  avoir,  avec  ra8.sen- 
timent  du  saint-siège,  prêté  le  serment  de  fidélité  au  roi  2, 
ne  songea  plus  qu'à  partir  le  plus  tôt  possible  pour  le  poste 
que  la  divine  Providence  lui  avait  confié. 

Il  brûlait  de  se  rendre  dans  sa  patrie  nouvelle  ^.  Aux 
yeux  de  la  nature,  elle  lui  paraissait  bien  triste  et  désolée  : 
d'immenses  contrées  incultes,  couvertes  de  forêts,  habitées 
par  des  peuples  sauvages  et  grossiers,  séparées  de  la  France 
par  un  vaste  océan  ;  pays  inhospitalier,  redoutable  par 
son  climat,  rempli  de  privations,  de  misères  et  de  dangers 
de  toutes  sortes. 

Aux  yeux  de  la  Foi,  au  contraire,  quelle  belle  carrière 
ouverte  à  son  zèle,  quelle  riche  moisson  à  exploiter  !  Tant 
d'âmes  rachetées  au  prix  du  sang  de  Jésus-Christ,  qu'il 
allait  sauver  et  gagner  à  Dieu  I  tant  de  conquêtes  sur  le 
démon  !  tant  de  joies  procurées  à  laPsainte  Eglise  I  Et  pour 
lui,  quel  bonheur  de  se  voir  associé  aux  travaux  de  tant  de 
saints  apôtres,  qui,  depuis  l'origine  de  l'Eglise,  cultivent  la 
vigne  du  Seigneur!  Il  se  proposait  de  l'arroser  de  ses 
sueurs,  de  l'émonder,  de  lui  faire  porter  des  fruits  de  salut, 

• 

mais  surtout  de  ne  perdre  lui-même  aucune  parcelle  des 


1  —  Archives  de  rarchevèché  de  Québec. 

2  -  Latour,  p.  18. 

3  —  **  La  fçkuce  du  Saint-Esprifc  ne  souffre  point  de  délai  ni  de 
remise,  dit  saint  Ambroise.  Un  évêque  qui  en  est  plein,  n'attend  que 
Toccasion  favorable  pour  exécuter  ce  que  le  Saint-Esprit  lui  inspire.  " 
(Éloge  funèbre,  par  M.  de  la  Colombiëre.) 


136  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


mérites  attachés  à  cette  mission  de  dévouement.    Il  lui 
semblait  qu'avec  la  grâce  de  Dieu  il  ne  reculerait  devant 

aucun  sacrifice,  pas  même  devant  le  martyre,  trop  heureux 

» 

de  marcher  sur  les  traces  de  ses  illustres  devanciers,  les 
de  Brébœuf,  les  Jogues  et  les  Lalemant. 

Quelques  années  auparavant,  il  avait  avoué  ''quHl  se 
sentait  porté,  par  des  mouvements  secrets,  d'aller  plutôt 
en  un  pays  sauvage  et  rigoureux,  comme  la  Nouvelle- 
France,  où  l'on  ne  tropve  que  difficilement  les  choses 
nécessaires  à  la  vie,  que  dans  un  autre  plus  commode  et 
plus  civilisé...  ^"  Ces  mouvements  devenaient  sans  doute 
de  plus  en  plus  pressants  dans  son  âme,  à  mesure  que 
s'approchait  le  moment  de  partir  pour  le  Canada  ;  et  que 
de  fois  il  dut  se  dire  à  lui-même,  en  pensant  aux  peuples 
sauvages  de  la  Nouvelle-France,  auxquels  il  était  appelé  à 
porter  le  secours  de  son  ministère  :  ^^  Fasse  le  Ciel  que  je 
me  fasse  tout  à  tous,  et  que  je  les  gagne  tous  à  Jésus- 
Christ  2  !  " 

Bien  que  nous  n'aycftis  aucun  détail  sur  ce  sujet,  nous 
aimons  à  croire  que  le  prélat  ne  quitta  pas  la  France  sans 
aller  voir  la  maison  paternelle,  à  Montigny,  et  dire  à  sa 
mère  un  adieu,  qui  devait  être  le  dernier.  Elle  mourut,  en 
effet,  peu  de  temps  après  le  départ  de  son  fils,  en  1659,  et 
fut  inhumée  près  des  restes  d^  son  époux,  dans  les  caveaux 
de  l'église  de  cette  paroisse  3.    Fidèle  imitateur  du  divin 


1  —  Lettre  de  Louis  XIV  au  pape  Alexandre  VU,  déjà  citée. 

2  —  *'  Utinam  OTnnibus  omniafiam,  et  onities  Christo  hicrifaciatn  !  " 
(Mgr  de  Laval,  Rdaiio  tnisdcynia  CanadefisiSj  1860.  )  * 

3—  Lettre  de  M.  Meugnier,  curé  de  Tillières-sur-Avre,  à  Tauteur. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  137 

• 

maître,  qui  eut  toujours  pour  Marie  des  tendresses  si  mer- 
veilleuses, Mgr  de  Laval  aimait  affectueusement  sa  mère. 
Il  était  aussi  très  attaché  à  sa  famille  ;  et  nous  verrons 
qu'il  fit  étudier  au  séminaire  de  Québec  plusieurs  de  ses 
neveux,  les  fils  de  son  frère  Jean-Louis. 

Il  se  rendit  ensuite  à  Termitage  de  Caen,  pour  y  visiter 
M.  de  Bernières.  C'était  aussi  la  dernière  fois  qu'il  voyait 
ce  saint  homme,  qu'il  regardait  avec  raison  comme  son 
père  spirituel. 

M.  de  Bernières  donna  à  son  illustre  disciple  d'admirables 
avis  :  c'était  comme  le  testament  de  cet  homme  vénérable. 

"  Devenu  évêque,  lui  dit-il,  vous  ne  vous  servirez  que 
des  moyens  évangéliques  qu'employaient  les  apôtres, 
qui  abhorraient  la  prudence  humaine,  et  ne  suivaient 
que  la  folie  de  la  croix.  Il  vaut  mieux  n'être  pas  évêque,^ 
que  d'être  un  évêque  humain.  Ce  serait  un  grand  mal- 
heur, que  l'évêché  empêchât  d'être  un  parfait  chrétien» 
Quoiqu*en  dise  le  monde,  suivez  toujours  les  maximes  de 
Jésus-Christ.  Vous  ne  craindrez  ni  les  souffrances,  ni 
aucun  danger  de  mort.  Le  pur  esprit  de  Jésus-Christ 
porte  à  la  petitesse,  à  la  pauvreté  dans  les  habits,  la  table,, 
le  logement,  l'équipage  ^." 

On  verra  avec  quelle  fidélité  Mgr  de  Laval  suivit  les 
recommandations  de  M.  de  Bernières. 

Peu  de  Français  du  pays  Chartrain  quittaient  leur  patrie, 
sans  faire  auparavant  le  pèlerinage  de  Notre-Darae-de- 


1  —  Latour,  p.  28. 


138  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

I 

Chartres  ^  Il  y  avait  dans  la  cathédrale  de  cette  ville  une 
statue,  qui  remontait,  dit-on,  à  l'époque  même  des  Druides, 
et  que  ces  prêtres  païens,  inspirés  sans  doute  par  le  vrai 
Dieu,  avaient  comme  instinctivement  élevée  à  la  Vierge 
qui  devait  enfanter  un  Sauveur  :   Virgini  parituras. 

Les  Hurons  chrétiens  du  Canada,  formés  à  la  vertu  par 
le  P.  Chaumonot,  adressèrent  un  jour  i  la  Vierge  de 
Chartres  leurs  prières  et  leurs  vœux,  accompagnés  d'une 
offrande  qui  y  est  encore  conservée  2. 

Il  est  probable  que  l'apôtre  du  Canada,  Mgr  de  Laval,  fit, 
avant  de  quitter  la  France,  le  pèlerinage  de  Chartres,  et 
qu'il  alla  s'agenouiller  aux  pieds  de  cette  statue,  pour  de- 
mander à  la  sainte  Vierge — Virgini  pariturss — ^la  grâce 
d'enfanter  beaucoup  d'&mes  à  Jésus-Christ,  le  zèle  et  le 
courage  dont  il  avait  besoin  pour  sa  sublime  mission. 

Puis  il  retourna  à  Paris  faire  les  derniers  préparatifs  de 
son  départ  pour  le  Canada. 


1  —  Mgr  Bouxget,  aucien  évêquo  de  Montréal,  aimait  à  raoonter, 
comme  une  pieuse  tradition  dans  sa  famille,  que  l'un  de  ses  ancêtres, 
natif  de  Chartres,  était  allé,  avant  de  quitter  la  France  pour  le  Canada, 
au  sanctuaire  de  Nutre-Darae-de-Chartres,  et  qu'après  avoir  prié 
quelque  temps  devant  la  statue  de  la  Vierge,  il  avait  gravé  son  nom 
quelque  part  sur  les  boiseries  intérieures  de  l'église.  Le  saint  évêque, 
passant  un  jour  par  Chartres,  voulut  s'assurer  si  cette  tradition  était 
bien  fondée.  Grandes  furent  sa  surprise  et  sa  joie,  lorsqu'aprës  avoir 
cherché  longtemps,  il  découvrit  en  effet  le  nom  d'unBouiget,  écrit  sur 
la  boiserie  d'une  des  stalles  du  chœur  ! 

2  —  C'était  un  collier  de  porcelaine,  sur  lequel  on  avait  inscrit 
ces  mots  :  Virgini  par iturce.  11  fut  envoyé  à  Chartres  en  1678.  Les 
Hurons  reçurent  en  retour  *^  un  grand  reliquaire  d'argent,  très  bien 
travaillé,  pesant  près  de  six  marcs,  ayant  la  figure  de  la  chemise  de 
Notre-Dame  qu'on  garde  à  Chartres,  et  représentant  d'un  côté  l'imMe 
de  la  Vierge  qui  tient  son  fils,  telle  qu'on  l'a  reçue  des  Druides.  "  (Vie 
du  P.  Chaummwt) 


DEUXIÈME  PARTIE 


Mgr  de  Laval,  vicaire  apostolique  de  la 

Nouvelle-Fbance 

165&-1674 


CHAPITRE  PREMIER 


Départ  de  Mgr  de  Laval  pour  le  Canada.  —  Il  aborde  à  Percé.  —  Ses 
impressions  en  remontant  le  fleuve  Saint-Laurent.  —  1669. 

Mgr  de  Laval  devait  s'embarquer  à  La  Rochelle  pour  le 
Canada.  Il  quitta  Paris  au  commencement  d'avril  (1659), 
sans  bruit  ni  ostentation,  comme  il  convenait  à  un  apôtre. 
Il  dut  recevoir,  cependant,  avant  de  partir,  les  félicitations 
et  les  vœux,  non  seulement  de  ses  amis,  mais  de  beaucoup 
d'autres  personnes  qui  s'intéressaient  à  l'Eglise  naissante 
du  Canada  ^. 


1  —  Les  Mdàtions  des  jéanites  ne  contribuaient  pas  peu  à  faire 
connaître  en  France  notre  pays.  Voir  dans  la  Bsvue  de  Montréal 
(t.  I,  p.  107  et  162)  la  remarquable  étude  de  M.  l'abbé  Yerreau  sur 
les  ÈdatiQiUi  de  la  NmireUe-Francc  et  leur  suppression  en  1673  par  le 


140  VIE   TE   MGR   DE  LAVAL 

Ceux  qui  s'étaient  montrés  hostiles  à  sa  nomination  et  à 
sa  consécration,  ne  lui  avaient  pas  fait  une  opposition 
personnelle  :  il  était  estimé  de  tout  le  monde.  On  ne  le 
vit  pas  partir,  sans  un  vif  intérêt,  pour  les  missions  de  la 
Nouvelle-France.  "  Les  associés  de  Montréal  eux-mêmes, 
dit  M.  Faillon,  avaient  demandé  Térection  d'un  siège  épis- 
copal  au  Canada  avec  trop  de  persévérance,  pour  ne  pas  se 
réjouir  de  voir  enfin  leurs  vœux  accomplis  en  partie  parla 
nomination  de  M.  de  Laval.  Ils  s'empressèrent  de  le 
visiter,  et  l'invitèrent  même  à  assister  à  leurs  assemblées, 
pour  être  informé  par  eux  des  desseins  qu'ils  s'étaient 
toujours  proposés  dans  l'œuvre  de  Villemarie  ^  " 

Il  emmenait  avec  lui  deux  prêtres,  Jean  Torcapel  et 
Philippe  Pèlerin,  que  leurs  infirmités  obligèrent  l'année 
suivante  à  retourner  en  France,  et  Henri  de  Bernières, 
simple  tonsuré,  neveu  de  M.  de  Bernières  de  l'ermitage  de 
Caen.  Ce  jeune  homme  avait  renoncé  à  un  brillant  avenir 
en  France,  et  était  parti  à  l'improviste,  sans  même  consulter 
sa  famille,  mais  avec  une  lettre  de  son  oncle  i)our  Mgr  de 
Laval  : 

*'  Mon  très  cher  et  honoré  frère,  écrivait  M.  de  Bernières, 
Jésus  soit  notre  tout  à  jamais  !  Ce  mot  est  pour  vous  prier 
très  humblement  d'agréer  que  mon  neveu  vous  accompa- 
gne.  Je  le  tiendrai  bienheureux  de  faire  le  voyage  avec 


pape  Clément  X.  ''  L'examen  le  plus  sévèref  dit  M.  Parkman,  ne  me 
laisse  aucun  doute  que  les  missionnaires  aient  écrit  avec  une  bonne  fc 
complète,  et  que  les  Bdations  occupent  une  place  importante  comme 
documents  authentiques  et  dignes  de  foi.  " 
1  —  Hûftoirede  la  cdonie  fraîiçdise  en  Canada,  t.  II,  p.  334. 


VIE   DE   MGR   DE    LAVAL  141 


TOUS  ;  VOUS  lui  servirez  de  père  et  de  directeur.  0  que  la 
Providence  de  Dieu  est  admirable  !  Le  petit  clergé  du 
Canada  sera  composé  de  quatre  personnes,  pauvres, 
abjectes,  méprisées  du  monde,  mais  pleines  du  désir  fl'être 
tout  à  fait  à  Dieu,  puisqu'elles  ne  veulent  uniquement  que 
Dieu  1." 

Aces  quatre  personnes  s'était  joint  M.  Charles  de  Lau- 
8on-Charny,  fils  de  rancien  fçouverneur  du  Canada,  et 
administrateur  lui-même  de  ce  pays,  pendant  une  année, 
après  le  départ  de  son  père  pour  la  France  (1656-1657).  Il 
avait  d'abord  été  marié  (1652)  à  Marie-Louise  Giffard, 
fille  du  seigneur  Giffard,  de  Beauport.  Devenu  veuf,  il 
était  passé  en  France  (1657),  avait  embrassé  l'état  ecclé- 
8ia8tique,et  venait  d'être  ordonné  prêtre.  Par  son  expérience 
des  affaires  et  les  rapports  qu'il  avait  eus  dans  le  monde,  il 
devait  rendre  de  grands  services  à  Mgr  de  Laval  durant 
les  premières  années  de  son  épiscopat. 

On  ignore  le  nom  du  navire  sur  lequel  s'embarqua  le 
ficaire  apostolique  avec  sa  jietite  troupe  d'apôtres  ^.  On 
ignore  également  si  c'était  un  simple  vaisseau  marchand, 
ou  l'un  des  navires  du  roi.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  ne 
put  prendre  le  premier  vaisseau  du  printemps:  on  confia 


1  —  Latour,  p.  21. 

2  —  **  On  demandait  à  cette  ëpoque  (1659)  pour  le  passage  de 
Fronce  à  Québec,  175  francs,  indépendamment  des  provisions.  " 
(Afchiees  de  M.  Vahlté  Varreav^  MS8  de  Jacques  Vujer.)  D'après 
Leber,  qui  a  fait  do  longues  et  consciencieuses  recherches  sur  le  pou- 
voir de  l'argent,  la  valeur  du  franc  était,  à  cette  époque,  environ 
triple  de  ce  qu'elle  est  aujourd'hui. 


142  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

à  celui-ci,  pour  le  Canada,  la  nouvelle  de  la  prochaine 
arrivée  de  l'évêque, 

Mgr  de  Laval  passa  à  La  Rochelle  les  jours  delà  semaine 
Sainte,  et  attendit  le  départ  du  second  vaisseau,  afin  de 
pouvoir  emmener  avec  lui,  si  possible,  le  P.  Lalemant^ 
qui  n'était  pas  encore  arrivé. 

**  Le  P.  Jérôme  Lalemant,  dit  Latour,  oncle  du  P.  Gabriel 
Lalemant,  jésuite,  qui  venait  d'être  martyrisé  par  les  Iro- 
quois  avec  le  P.  Jean  de  Brébœuf  (16  mars.  1649),  fut  aussi 
du  voyage.  Il  était  revenu  en  France  pour  travailler  aux 
affaires  de  la  colonie,  et  paraissait  avoir  renoncé  à  son 
ancienne  mission  ;  il  était  alors  recteur  du  collège  de  La 
Flèche.  Mais  M.  de  Pétrée,  instruit  de  ses  vertus,  de  ses 
talents,  et  des  fruits  qu'il  avait  faits,  le  demanda  comme 
un  homme  qui  lui  était  nécessaire.  Il  arriva  trois  heures 
avant  le  départ  du  vaisseau,  et  n'eut  que  le  temps  de  s'em- 
barquer." 

Ce  vaisseau  portait  donc  toutes  les  meilleures  espérances 
de  l'Eglise  du  Canada:  le  premier  évêque  de  la_ Nouvelle- 
France,  quatre  prêtres  dévoués,  et  un  simple  ecclésiastique. 
Sur  ces  six  hommes  apostoliques,  deux  seulement,  le  P. 
Lalemant  et  M.  de  Charny,  avaient  vu  le  nouveau  monde. 
Tous  partaient,  comme  autrefois  les  apôtres,  avec  le  plus 
entier  abandon  à  la  Providence,  n'ayant  d'autre  ambition 
que  d'imiter  la  pauvreté  de  Jésus-Christ,  et  pénétrés  de  la 
confiance  que  donne  aux  saints  cette  parole  du  Sauveur  : 
'•  Quand  je  vous  ai  envoyés  sans  aucun  bagage,  ni  provi- 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  143 

sions,  sans  argent,  ni  môme  de  chaussures  pour  protéger  vos 
pieds,  est-ce  que  quelque  chose  vous  a  jamais  manqué  ^  ?  '' 

Hgr  de  Laval,  en  particulier,  ayant  renoncé  à  ses  biens 
de  famille,  n'avait  pour  tout  partage  que  la  fondation  de 
mille  livres  assurée  par  la  reine  mère.  Si  l'on  en  croit  M. 
de  Latour,  ses  amis  lui  auraient  fait,  en  sus,  un  petit 
revenu  de  mille  livres.  Peut-être  s'en  trouva-t-il  trop  ;  car, 
ajoute  Latour,  '*  il  donna,  depuis,  cette  rente  au  séminaire 
de  Québec,  pour  ne  plus  subsister  que  sur  le  fonds  de  la 
Providence.  " 

'*  Ma  mense  épiscopale,  écrivait-il  l'année  suivante  au 
souverain  pontife,  n'a  aucun  revenu,  mais  je  n'en  demande 
pas  non  plus.  La  Providence  nous  donne,  non  seulement 
ce  qui  nous  est  nécessaire  pour  notre  frugale  nourriture  et 
notre  vêtement,  mais  encore  de  quoi  secourir  les  pauvres 
de  Jésus-Christ,  tant  parmi  les  Français  que  parmi  nos 
néophytes  sauvages  ^  .  " 

Quelques  personnes  lui  reprochèrent  plus  tard,  comme 
une  imprudence,  de  s'être  désisté  de  son  patrimoine,  qui 
aurait  pu,  disait-on,  lui  servir  pour  les  besoins  de  son 
Eglise  3 .  Mais  quand  on  songe  aux  œuvres  qu'il  a  créées, 
sans  cela,  et  aux  aumônes  qu'il  a  faites,  avec  le  trésor  de 
la  Providence,  on  ne  tarde  pas  à  comprendre  qu'il  avait 
bien  choisi  la  meilleur  part  ^. 


1  —  Luc,  XXII,  35. 

2  —  Rdatio  missionis  Canadeims,  1660. 

3  —  Faillon,  t.  II,  p.  343. 

4 —  "  Pendant  les  trois  premières  années  de  son  épiscopat, . . .  il 
distribua  par  ses  mains  ou  par  les  mains  d'autrui,  secrètement,  dix 
mille  ëcus  à  ses  ouailles."    (Eloge  fuiièbre,) 


144  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

L'on  fit  voile  le  13  avril,  jour  de  Pâques:  c'était  de  bon 
■augure  pour  des  apôtres,  qui  allaient  annoncer  l'heureuse 
nouvelle  de  l'Evangile  à  tant  de  peuplades  sauvages,  encore 
ensevelies  dans  les  ombres  de  la  mort. 

La  traversée  fut  longue,  et  probablement  très  orageuse, 
s'il  faut  en  juger  par  ce  qui  advint  au  premier  vaisseau, 
qui,  parti  quelques  jours  avant  Mgr  de  Laval,  essuya  tant 
de  contretemps  sur  sa  route,  qu'il  n'arriva  à  Québec  qu'au 
commencement  de  septembre.  Mais  le  courage  de  notre 
prélat,  d'ailleurs  préparé  à  tout,  ne  fut  pas  '  ébranlé,  car  il 
écrivait  l'année  suivante  au  souverain  pontife  : 

''  La  traversée  de  la  mer  n'a  rien  de  très  dangereux  : 
elle  est  d'environ  huit  cent  lieues,  et  se  fait  en  deux 
ou  trois  mois,  quand  on  vient  de  France  au  Canada;  elle 
est  plus  courte  quand  on  retourne  en  France,  et  se  fait  alors 
très  souvent  en  trente  jours  ^  " 

L'évêque  de  Pétrée  et  ses  compagnons  abordèrent  à 
Percé,  le  vendredi  16  mai.  C'était  probablement  le  premier 
^vêque  qui  mettait  le  pied  sur  le  sol  de  l'Amérique  du 
Nord  2  :  et,  chose  bien  consolante  pour  un  cœur  d'apôtre, 
il  se  trouvait  en  pays  chrétien.  Les  jésuites  avaient  de 
belles  missions  depuis  Gaspé  jusqu'à  la  partie  de  l'Acadie 
occupée  par  les  Anglais.     Le  territoire  où  ils  exerçaient 


1  —  Rdatio  missmiis  Caiiadeuins,  1660. 

2  —  Nous  ne  voulons  rien  préjuger,  cependant,  dans  la  questioa 
-des  établissements  chrétiens  au  Groenland  et  sur  les  côtes  de  la  Nou- 
velle-Angleterre  avant  l'ère  colombienne.  Voir  les  beaux  livres  de 
M.  Marmier,  Légendes  des  Plantes,  et  En  pays  lointains. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  145 


leur  zèle  comprenait  les  districts  de  Miscou,  Richibouctou, 
et  le  Cap  Breton  ;  il  appartenait  à  MM.  de  Cangé  et  Denis  i. 
"  Le  district  de  Miscou  (où  se  trouvait  Percé)  est  le  plus 
peuplé,  le  mieux  disposé,  et  où  il  y  a  plus  de  chrétiens, 
dit  la  Relation  de  1659;  il  comprend  les  sauvages  de 
Gaspé,  ceux  de  Miramichi  et  ceux  de  Nepigîgoùet  2.  " 

Outre  les  sauvages,  il  y  avait  aussi  bon  nombre  de  Fran- 
çais, plus  ou  moins  sédentaires,  attirés  là  par  le  commerce, 
la  chasse,  et  surtout  la  pêche.  Les  vaisseaux  qui  venaient 
de  France,  arrêtaient  ordinairement  aux  ports  de  l'Acadie 
ou  de  Gaspé,  avant  d'aller  à  Québec,  et  souvent  même 
n'allaient  pas  plus  loin. 

C'est  donc  ce  petit  coin  de  terre  de  Percé  qui  eut  les  pré- 
mices de  l'apostolat  de  Mgr  de  Laval  en  Amérique.  Il  y 
passa  plusieurs  jours  3,  et  eut  le  bonheur  d'y  confirmer  140 
personnes  *,  dont  plus  de  la  moitié  étaient  français,  presque 
tous  natifs  de  l'évêché  de  Lizieux,  quelque.s-uns  cependant 
de  l'archevêché  de  Rouen*:  les  autres  confirmés  étaient 
des  sauvages.  Les  révérends  pères  Richard,  Lyonne  et 
Frémin,  qui  desservaient  alors  l'Acadie  française,  infor- 
més sans  doute  l'automne  précédent  de  l'arrivée  prochaine 
d'un  évêque  en  Amérique,  avaieiit  préparé  et  réuni  à  Percé 
autant  de  néophytes  qu'ils  avaient  pu,  afin  de  leur  pro- 


1  —  M.  de  r Incarnation,  Lettre  hidoriin^  6ôe. 

2  —  Relatimui  des  jésuites f  t.  III,  1659. 

3  —  Latour,  p.  22. 

4  —  Relatiotui  des  jésuites^  1659. 

5  —  Archives  de  l'archevêché  de  Québec,  Registre  des  Co^ifirnuitiom. 


10 


146  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


curer  la  grâce  de  la  confirmation  et  la  bénédiction  de 
l'évêque,  qu'ils  n'auraient  peut-être  jamais  eues  sans  cela. 

Mgr  de  Laval  n'eut  pas  plus  tôt  terminé  cette  mission, 
qu'il  partit  pour  Québec,  où  il  arriva  le  lundi  dans  l'octave 
du  Saint- Sacrement,  16  juin,  un  mois  jour  pour  jour  après 
son  arrivée  à  Percé.  Il  fallut  donc  presque  autant  de 
temps  pour  remonter  le  fleuve  de  Percé  à  Québec,  c'est-à- 
dire,  l'espace  de  150  lieues,  que  l'on  en  avait  mis  à  traverser 
la  mer. 

Quelles  furent  les  impressions  du  grand  évêque,  en 
remontant  le  cours  de  notre  fleuve,  en  voyant  se  dérouler 
de  chaque  côté  ces  tableaux  admirables  d'une  nature  encore 
sauvage,  en  approchant  surtout  de  Québec,  et  voyant  se 
dessiner  ce  qu'on  lui  dit  être  sa  ville  épiscopale  ?  Il  n'a 
pris  la  peine  de  les  communiquer  à  personne.  Nous  en 
sommes  réduits  aux  conjectures,  et  ne  croyons  mieux  faire 
que  de  reproduire  les  impressions  mêmes  que  lui  prêtait 
naguère  son  quinzième  successeur,  le  cardinal  Taschereau, 
ainsi  que  le  songe  allégorique  qu'il  lui  attribuait  à  son 
arrivée  à  Québec  :  c'est  un  tableau  achevé  d'histoire,  autant 
qu'une  belle  page  de  littérature. 

"Au  delà  de  deux  siècles,  dit-il,  se  sont  écoulés,  depuis 
que  le  premier  évêque  du  Canada,  l'illustre  et  saint  Mon- 
seigneur de  Montmorency-Laval,  remontait  le  Saint-Lau- 
rent.    Pendant  un  mois  entier  que  dura  ce  voyage,  il  eut 

m 

le  loisir  de  contempler  les  deux  rives  de  ce  fleuve  majes- 
tueux, dont  la  sublime  grandeur  lui  faisait  deviner  l'im- 
mensité du  pays  qu'il  devait  évangéliser.  Son  œil  d'apôtre 


VIE  DE  MQR  DE  LAVAL  147 

se  fixait  ardttKiment  et  avec  anxiété  sur  ces  vastes  forêts, 
abritant  d'innombrables  peuplades  assises  à  Vombre  de  la 
mort  1,  et  plongées  dans  les  ténèbres  de  l'ignorance  et  de  la 
barbarie. 

"  Plus  d'une  fois  peut-^ltre  un  nuage  de  découragement 
€t  de  frayeur  fit  passer  une  ombre  sur  cette  grande  âme, 
que  le  zèle,  la  foi  et  la  charité  la  plus  ardente  ne  pouvaient 
soustraire  à  l'infirmité  humaine... 

^^  Un  jour  donc  que  Mgr  de  Laval  avait  longtemps  prié 
pour  attirer  les  bénédictions  célestes  sur  lui-même,  sur  ses 
missionnaires  et  sur  cette  innombrable  multitude  d'àmes 
au  salut  desquelles  il  s'était  généreusement  dévoué,  un 
sommeil  profond  vint  le  surprendre. 

'*  Tout  à  coup  lui  apparaît  un  homme  portant  un  vête- 
ment fait  de  poil  de  chameau  et  une  ceinture  de  cuir,  tel 
que  l'Evangile  nous  dépeint  le  précurseur  du  Messie  ^. 

"Ne  crains  point,  dit-il  à  l'apôtre  du  Canada:  je  suis 
Jean-Baptiste,  le  patron  des  Canadiens;  je  suis  envoyé 
vers  toi  pour  te  montrer  ce  que  deviendra  ce  pays. 

*'  Ouvre  les  yeux  et  porte  tes  regards  sur  les  rives  de  ce 
grand  fleuve.  Vois-tu  ces  champs  fertiles  qui  ont  remplacé 
les  forêts  dont  le  sombre  aspect  t'effrayait  tout-à-l'heure  ? 

**  Les  maisons  échelonnées  sur  les  rives  abritent  des 
familles  nombreuses  et  contentes  de  leur  sort. 

'^  Regarde  ces  villages  rapprochés  les  uns  des  autres, 
entourant  le  temple,  où  le  Sauveur  du  monde  reçoit  les 


1  —  Ps.  CVI,  10. 

2  — Mattb.,111,  4. 


148  VIE    DE   MGR   DE   LAVAL 


hommages  des  fidèles,  et  verse  sur  eux  les  trésors  de  sa 
miséricorde  et  de  son  amour.  Entre  dans  cette  église  de 
campagne,  et  admire  le  sentiment  profond  de  ces  hommes, 
dont  la  générosité  n'a  pas  de  borne  quand  il  s'agit  de  con- 
tribuer à  la  magnificence  de  la  maison  de  Dieu. 

''  Dans  quelques  instants  apparaîtra  cette  ville  naissante 
où  le  vicaire  de  Jésus-Christ  a  placé  le  siège  épiscopal  que 
tu  dois  occuper.  C'est  là  que,  pendant  un  demi-siècle 
d'épiscopat,  tu  travailleras  à  la  vigne  du  Seigneur. 

**  Compte,  si  tu  peux,  les  provinces  et  les  diocèses  qui, 
sur  ce  vaste  continent,  regarderont  l'Eglise  de  Québec 
comme  leur  mère. 

"  Regarde  ces  rochers  couronnés  par  utie  citadelle  impre- 
nable :  vois  ce  que  sera  dans  deux  siècles  cette  cité  où 
doivent  reposer  tes  cendres  ;  contemple  ces  nombreux  asiles 
de  la  piété  et  de  la  science.  Vois-tu  ces  immenses  construc- 
tions ?  Ce  sont  ton  Séminaire  et  l'Université  qui  se  glorifiera 
de  porter  ton  nom.  Ecoute  les  accents  de  la  joie  universelle, 
qui,  dans  deux  siècles,  retentiront  dans  tout  le  Canada, 
parce  que  ton  quinzième  successeur  aura  été  revêtu  de  la 
pourpre  ;  prends  part  avec  moi  à  cette  réjouissance.  Vois- 
tu,  assis  autour  de  lui,  dans  un  banquet,  les  représentants 
de  l'autorité  civile,  de  nombreux  prélats,  une  armée  de 
ministres  du  Seigneur,  des  convives  de  toutes  nationalités 
et  de  toutes  croyances,  levant  les  yeux  et  les  mains  au 
Ciel,  pour  le  remercier  d'un  honneur  qui  rejaillit  sur  tout 
le  Canada? 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  149 


*'  Le  Canada,  si  petit  aujourd'hui,. et  qui  compte  à  peine 
quelques  centaines  de  Français,  le  Canada  s'étendra  alors 
d'un  océan  à  l'autre,  et  ces  océans  seront  reliés  par  un 
chemin  de  fer,  sur  lequel  rouleront  des  palais  emportés  par 
le  feu  et  l'eau.  Sans  être  une  nation  indépendante,  il  en 
aura  tous  les  privilèges,  et  l'immortel  Pontife  qui  occupera 
alors  le  siège  de  Pierre,  fera  tomber  sur  cette  nation  un 
rayon  de  lumière  céleste,  et  la  reconnaîtra  comme  telle,  en 
appelant  un  de  ses  enfants  à  partager  avec  lui  la  soUi- 
citude  de  toutes  les  Eglises  ^ .  A  cette  occasion,  il  déclarera 
solennellement  qu'il  a  voulu  récompenser  la  foi  de  cette 
jeune  nation,  destinée  à  de  grandes  choses,  et  son.  attache- 
ment au  saint-siège.  Tels  seront  alors  les  fruits  de  cette 
vigne  que  tu  vas  planter  et  cultiver.  Tes  sueurs  n'auront 
donc  pas  été  stériles. 

*'  A  la  vérité,  tes  successeurs,  comme  toi-même,  auront 
des  fatigues  à  endurer,  des  combats  à  livrer,  des  jours 
d'angoisse,  des  tentations  de  découragement  :  il  y  aura 
des  guerres,  des  luttes  intestines... 

"  Un  siècle  après  ton  arrivée,  il  y  aura  une  guerre  ter- 
rible entre  les  deux  plus  grandes  puissances  du  temps. 
Voisines  sur  ce  continent  nouveau,  comme  sur  l'ancien, 
elles  y  transporteront  leurs  querelles  européennes,  et  le 
Canada,  après  une  résistance  héroïque,  passera  sous  la 
domination  de  l'Angleterre...  Console- toi,  pauvre  famille 
orpheline,  la  Providence  veille  sur  toi,  et  ce  sera  précisé- 

I .  ..  ....  ■  II» 

1  —  2  Cor.,  XI,  28. 


150  VIE  DE  MGB   DE  LAVAL 


ment  cette  douloureuse  séparation  qui  fera  ton  salut  et  ton 
bonheur. 

**  La  France  sera  bouleversée  de  fond  en  comble,  et  elle 
sera  comme  une  ville  bâtie  sur  un  volcan  toujours  prêt  à 
l'anéantir.  Pendant  ce  temps,  la  famille  canadienne  aura 
sans  doute  ses  jours  d'épreuves  et  de  luttes,  mais  à  la  tem- 
pête succédera  le  calme  ;  elle  grandira  avec  une  rapidité 
étonnante;  elle  envahira  pacifiquement  ces  immenses 
forêts,  puis  se  répandra  peu  à  peu  d'un  océan  à  l'autre,  et 
jusque  dans  une  grande  république  voisine  ;  et  tout  cela, 
parce  que,  sous  l'égide  de  la  puissante  Angleterre,  elle 
jouira  de  toute  la  liberté  religieuse  et  politique  qu'il  est 
possible  de  désirer.^. 

"  En  ce  temps-là,  l'Empire  britannique,  sur  lequel  le 
soleil  ne  se  couchera  point,  sera  gouverné  par  une  Souve- 
raine dont  les  vertus  feront  l'admiration  et  l'édification  de 
ses  innombrables  sujets,  en  même  temps  que  sa  justice  et 
sa  bonté  la  leur  rendront  chère  comme  une  mère  à  ses 
enfants... 

'*  Que  Dieu  la  conserve  longtemps  à  leur  affection  ! 

"  A  peine  saint  Jean-Baptiste,  le  plus  canadien  des 
Canadiens,  a-t-il  prononcé  ces  paroles  de  loyauté  vraiment 
canadienne,  qu'un  coup  de  canon  annonce  l'entrée  au  port. 
Mgr  de  Laval  se  réveille,  tout  consolé  et  émerveillé  de 
cette  vision,  et  se  prépare  à  prendre  possession  de  cette 
terre,  qui  est  devenue  sa  patrie... ^  " 


1  —  2/€  Premier  Cardhial  Ca^tadieHj  Québec,  1886. 


CHAPITRE  DEUXIÈME 


Arrivée  à  Québec.  —  Description  de  cette  ville  naissante.  —  Portrait 
de  Mgr  de  Laval.  —  Il  donne  aux  sauvages  les  prémices  de  son 
zèle.  —  Ce  que  pense  de  lui  la  colonie  française.  —  Son  dévoue- 
ment héroïque. 

Il  était  déjà  tard,  six  heures  du  soir  \  lorsque  le  vais- 
seau qui  portait  Mgr  de  Laval  mouilla  devant  Québec.  La 
nouvelle  se  répandit  bientôt  dans  la  ville  que  le  vicaire 
apostolique  envoyé  par  le  souverain  pontife  venait  d'arri- 
ver, et  ce  fut  une  agréable  surprise  pour  tout  le  monde. 
On  attendait  bien,  cette  année,  la  venue  d'un  évêque  en 
Canada,  mais  pas  si  tôt.  On  n'avait  pas  été  prévenu  de  son 
arrivée,  parce  que,  comme  nous  l'avons  vu,  le  vaisseau  qui 
devait  apporter  la  nouvelle  avait  été  retardé  par  le  mau- 
vais temps,  et  n'était  pas  encore  rendu  à  destination.  *'  Ce 
retardement,  dit  Marie  de  l'Incarnation,  a  fait  que  nous 
avons  plus  tôt  reçu  l'évêque,  que  la  nouvelle  qui  nous  le 
promettait  2.  " 


1  —  JoMTiud  de»  jésuites. 

2  —  Lettre  hidorvqxu  57e. 


152  1  VIE   DE   MGR    DE   LAVAL 


Il  fut  résolu  que  le  prélat  attendrait  au  lendemain  pour 
descendre  à  terre  avec  ses  compagnons,  et  faire  son  entrée 
solennelle  dans  la  ville. 

On  se  ferait  difficilement  aujourd'hui  une  idée  exacte  de 
l'aspect  que  présentait  Québec  à  l'époque  où  Mgr  de  Laval 
l'aborda  pour  la  première  fois.  Les  quais,  les  murailles, 
les  grands  édifices  que  l'on  y  voit  aujourd'hui,  et  qui 
n'existaient  pas  alors,  ont  dû  modifier  considérablement 
l'apparence  de  ce  havre,  de  cette  colline  abrupte,  de  ce 
promontoire. 

A  la  haute  ville,  il  n'y  avait  guère,  alors,  que  les  com- 
munautés et  les  édifices  publics.  Les  résidences  privées, 
les  magasins  et  les  comptoirs  étaient  en  bas,  pour  la  com- 
modité du  commerce,  sur  une  lisière  de  terrain  qui  devait 
paraître  bien  plus  étroite  qu'aujourd'hui,  surtout  à  marée 
haute,  alors  que  la  vague  venait  expirer  au  pied  des  mai- 
sons :  çà  et  là  pourtant,  quelques  quais,  de  forme  plus  ou 
moins  primitive,  destinés  à  faciliter  le  déchargement  des 
marchandises  sur  la  plage,  ou  à  amarrer  les  nombreuses 
embarcations  ou  canots  d'écorce  qui  étaient  alors  d'une 
utilité  journalière. 

La  basse  ville  se  dessinait  d'une  manière  bien  plus  tran- 
chée qu'aujourd'hui  d'avec  la  haute  ville,  toutes  deux  se 
trouvant  reliées  par  un  chemin  que  la  nature  elle-même 
semblait  avoir  tracé. 

Sur  la  colline,  plus  près  de  l'escarpement  que  le  Vieux- 
Château  actuel,  le  solide  Fort  en  pierre  bâti  par  Cham- 
plain,  garni  de  meurtrières  et  de  canons,  —  arx  beUo.  muni* 


VIE    DE    MGR   DE   LAVAL  153 


tisdima,  comme  l'appelait  Mgr  de  LavaP  —  donnait  déjà 
à  Québec  un  certain  aspect  militaire.  Le  moulin  de 
M.Denis,  situé  plus  haut,  sur  le  cap  Diamant,  formait  avec 
cette  forteresse  un  singulier  contraste. 

En  face  du  Fort,  la  place  d'armes,  au  milieu  de  laquelle 
on  avait  planté  un  mai  :  sur  ce  mai  flottait,  aux  grandes 
fêtes,  le  drapeau  aux  fleurs  de  lis.  De  l'autre  côté  de  la 
place  d'armes,"  la  vaste  maison  des  Cent  associés.  Les  rues 
Saint-Louis  et  de  la  Fabrique,  les  Ursulines,  l'église  parois- 
siale, l'Hôtel-Dieu,  tout  cela  était  h  peu  près  aux  mêmes 
endroits  qu'aujourd'hui.  Devant  l'église  paroissiale,  la 
grande  place;  et,  au  delà,  le  couvent  et  la  chapelle  des 
jésuites.  La  maison  Couillard  devait  être  à  peu  près  où  se 
trouve  l'entrée  du  séminaire  sur  le  jardin,  tel  qu'il  était 
avant  les  nouvelles  constructions. 

Du  reste,  il  y  avait  alors  beaucoup  d'accidents  de  terrain 
que  l'on  ne  voit  plus  ;  et  les  défrichements  n'avaient  pas 
encore  fait  disparaître  complètement  cette  épaisse  forêt 
qui  couvrait  jadis  le  promontoire  de  Québec:  ce  qui  en 

restait  devait  donner  à  notre  ville  naissante  je  ne  sais  quel 

« 

cachet  mystérieux  de  grandeur.  La  forêt  s'étendait  sur 
les  bords  de  la  rivière  Saint-Charles,  jusqu'aux  défriche- 
ments faits  par  les  récollets,  et  à  leur  ancien  monastère  de 
Notre-Dame- des- Anges  2. 

Du  côté  de  Lévis,  la  forêt  était  à  peu  près  intacte,  et  le 
spectacle  de  cette  vaste  nappe  de  verdure,  aux  nuances  si 


1  —  Bdatio  mûaûmU  Canaileitsût^  1660. 

2  -  Aujourd'hui  rHôpital-Général. 


154  VIE   DE  MGR   DE   LAVAL 


variées,  qui  s'élevait  en  amphithéâtre  en  face  de  Québec, 
devait  être  beau  à  voir  :  sur  le  rivage,  ça  et  là,  quelques 
coins  défrichés,  et  des  cabanes  sauvages.  La  colonisation 
s^était  développée  davantage  sur  Tîle  d'Orléans,  à  Beauport 
et  sur  la  tôte  Beaupré. 

Il  n'y  avait  pas,  à  cette  époque,  plus  de  cinq  cents  habi- 
tants à  Québec  ;  et  la  population  française  de  tout  le 
Canada,  dispersée  sur  une  étendue  d'environ  quatre-vingt 
lieues,  n'excédait  guère  2200  âmes  ^ 

Telle  était  la  portion  de  la  vi^ne  du  Seigneur  confiée  aux 
soins  du  nouveau  vicaire  apostolique.  Nous  parlerons 
plus  loin  de  la  population  sauvage. 

On  aurait  tort  de  croire  que  l'âme  de  Mgr  de  Laval  se 
sentit  abattue,  à  la  vue  du  peu  d'avancement  de  la  colonie, 
et  surtout  de  la  ville  de  Québec  qu'il  avait  choisie  pour  sa 
résidence.  Les  hommes  de  Dieu  voient  plus  loin  que  le 
dehors  des  choses  :  ils  voient  les  âmes  à  sauver,  le  sang  de 
Jésus-Christ  à  recueillir.  Dieu,  par  un  effet  spécial  de  sa 
bonté,  leur  permet  souvent  de  deviner  avec  une  grande 
sûreté  de  jugement  le  développement  futur  d'une  nation 
chrétienne  :  c'est  ce  qui  donne  encore  plus  de  vraisemblance 
au  songe  allégorique  que  S.  Em.  le  cardinal  Taschereau 
attribue  à  Mgr  de  Laval. 


1  —  D'après  M.  Rameau,  elle  était  de  300  âmes,  en  1640  ;  en  1648, 
de  8  à  900  âmes  ;  et  en  1664,  de  2500  âmes.  Il  y  avait,  eu  1659,  31 
seigneuries  concédées,  dans  tout  le  Canada,  outre  Québec  et  Trois- 
Rivières,  qui  étaient  des  établissements  royaux.  Il  y  eut  plus  do  80 
mariages  dans  le  district  de  Québec,  de  1660  à  1660.  (La  France  mu 
colonies.  ) 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  165 


Le  prélat,  d'ailleurs,  était  loin  d'être  insensible  aux 
beautés  grandioses  de  notre  pays.  Qu'on  lise  son  rapport 
de  1660  au  souverain  pontife:^  on  y  verra  comme  il  avait 
bien  saisi  déjà  le  caractère  général,  retendue,  les  distances 
de  notre  pays,  comme  il  avait  admiré  ''  nos  montagnes 
sauvages  et  élevées,  nos  lacs  immenses  comme  des  mers, 
DOS  fleuves  majestueux,  bien  plus  grands  que  ceux  de 
l'Europe,  nos  rivières  pleines  de  rapides  et  de  chûtes 
superbes  ^"  On  verra  surtout,  par  le  ton  général  qui  règne 
dans  ces  pages,  comme  il  était  rempli  de  courage  et  d'es- 
pérance, comme,  tout  en  ne  se  faisant  pas  illusion  sur 
Pétat  moral  de  la  colonie,  ni  sur  les  dangers  qu'elle  courait 
de  la  part  des  Iroquois,  il  se  réjouissait  du  grand  bien  qui 
avait  déjà  été  opéré  ici  par  les  Pères  de  la  Compagnie  de 
Jéau?,  et  des  œuvres  qui  lui  restaient  à  accomplir. 

Ce  dut  être  pour  lui  un  moment  de  grande  joie,  mêlée 
de  surprise,  lorsque  le  17  juin  au  matin,  il  aperçut  la  pro- 
cession qui  descendait  de  la  haute  ville,  aux  sons  de  toutes 
les  cloches,  et  s'avançait  vers  le  fleuve  à  sa  rencontre  ^. 

En  avant,  les  Pères  jésuites,  avec  les  élèves  de  leur 
collège,  revêtus  de  surplis  et  chantant  des  hymnes,  pré- 
cédés de  la  croix  de  procession,  et  musique  en  tête.  A  côté 
du  P.  DeQuen,  supérieur  de  la  Compagnie  de  Jésus,  Ton 


1  —  "  Aspera  ubique  regio  ac  montuosa  ;  lacus  habet  in.  entes  hùc 
atqne  illùc  sparsos,  quœ  maria  non  malè  dixeris  ;  ilumina  Ëuropm 
fluviÎB  liobiliora,  sed  quœ  prœrupto  siepiè  aquarum  descensu,  atque 
ex  alto  prsecipiti  navi^^tionem  reddunt  difficilem ..." 

2  —  ooiinud  des  jésuites. 


156  VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 


voyait  le  pieux  gouverneur  général  du  Canada,  M.  D'Ar- 
genson,  en  habit  militaire,  accompagné  de  ses  officiers. 
Venaient  ensuite  les  principaux  dignitaires  et  fonction- 
naires du  gouvernement  civil  de  l'époque,  puis  les  chefs 
des  tribus  sauvages,  auxquels  les  Pères  de  la  Compagnie 
de  Jésus  n'avaient  pas  manqué  de  donner  une  place 
d'honneur  en  cette  circonstance.  En  arrière,  la  foule,  sans 
distinction,  de  tous  les  habitants  de  Québec  et  des  environs, 
hommes,  femmes  et  enfants,  Français  et  sauvages,  mêlés 
dans  une  commune  joie  et  dans  le  même  empressement  de 
voir  leur  nouvel  évêque.  Toute  la  colonie  de  Québec  était 
accourue,  à  la  voix  des  révérends  Pères,  au  devant  de  son 
premier  pasteur. 

A  peine  Mgr  de  Laval  eut-il  mis  pied  à  terre,  que  le 
canon  du  Fort  se  fit  entendre;  et  le  prélat,  revêtu  de  ses 
habits  pontificaux,  la  mître  en  tête  et  la  crosse  à  la  main, 
fit  descendre  du  ciel  sur  cette  foule  agenouillée  dans  là 
poussière,  la  première  bénédiction  épiscopale  dont  ces  lieux 
furent  témoins. 

Il  reçut  ensuite  les  hommages  du  gouverneur,  du  supé- 
rieur des  jésuites  et  de  tous  les  principaux  personnages 
présents  ;  puis  la  procession  se  mit  en  marche  vers  l'église 
paroissiale,  le  prélat  s'avançant  majestueusement,  accom- 
pagné du  gouverneur,  et  du  supérieur  des  jésuites,  et 
continuant  de  bénir  les  fidèles  qui  accouraient  sur  son 
passage  pour  le  voir.  *'  Il  paraissait,  dit  le  P.  Lalemant, 
comme  un  ange  du  paradis,  et  avec  tant  de  majesté,  qw 


VIE   DE  *MGH  DE  LAVAL  157 


nos  Canadiens  ne  pouvaient  détacher  leurs  yeux  de  sa 
personne  i." 

Mgr  de  Laval  avait  naturellement  de  grands  aire,  de 
nobles  et  dignes  manières,  une  haute  stature,  un  port 
grave  et  majestueux.  Tout  dans  sa  personne  inspirait  le 
respect,  et  dénotait  un  esprit  élevé,  un  homme  de  caractère  : 
front  haut  et  bien  développé,  nez  accentué  et  très  long, 
sourcils  fortement  arqués,  œil  vif  et  clair  ;  peu  de  cheveux  ; 
lèvres  minces,  comprimées  et  rigides,  accusant  une  volonté 
ferme  et  bien  déterminée;  et,  suivant  l'usage  du  temps, 
une  légère  moustache  et  une  impériale  :  voilà  les  princi- 
paux traits  de  cette  figure  distinguée,  sur  laquelle  la  vertu 
et  Taustérité  de  la  vie  avaient  répandu  je  ne  sais  quel  air  de 
bonté,  qui  corrigeait  ce  que  la  nature  y  avait  mis  d'un  peu 
sévère,  et  charmait  tous  ceux  qui  le  voyaient.  Faut-il 
s'étonner  de  l'enthousiasme  que  sa  présence  fit  éclater  par- 
tout, et  de  l'impression  profonde  qu'il  laissa  dans  tous  les 
cœurs  ? 

Il  dut  6tre  agréablement  surpris  à  la  vue  de  cette  grande 
église  en  pierie,  que  les  jésuites  avaient  fait  construire 
pour  la  paroisse.  La  première  église  paroissiale,  Notre- 
Dame-de-Recouvrance,  était  en  bois,  et  avait  brûlé  en 
1640.  Celle-ci,  commencée  en  1647,  et  dédiée  à  l'Imma- 
culée Conception,  n'avait  été  définitivement  ouverte  au  culte 
qu'à  Pâques  1657  ^  .  Elle  n'était  pas  encore  terminée  :  Mgr 


1  — ItdiUimis  des  jésuites^  1659. 

2  —  Jovnud  den  jeuuiie.'i,  passini. 


158  VIE   DE  MGR   DE  lAVAI* 


de  Laval  devait  y  mettre  la  dernière  main,  avant  delà 
consacrer  en  1666;  mais  elle  était  déjà  tout  à  fait  digne 
d'un  évêque  ^. 

Le  prélat,  on  le  comprend,  n'en  prit  pas  possession 
comme  de  sa  cathédrale,  puisqu'il  n'était  pas  évêque  de 
Québec  :  il  y  fit  seulement  son  entrée  solennelle,  comme  le 
vicaire  et  le  représentant  du  souverain  pontife  en  Canada: 
'*  Il  fut  reçu,  dit  le  P.  Lalemant,  avec  les  cérémonies 
ordinaires,  comme  un  ange  consolateur  envoyé  du  ciel,  et 
comme  un  bon  pasteur,  qui  vient  ramasser  le  reste  du  sang 
de  Jésus-Christ,  avec  un  généreux  dessein  de  ne  pas  épar- 
gner le  sien,  et  de  tenter  toutes  les  voies  possibles  pour  la 
conversion  des  pauvres  sauvages,  pour  lesquels  il  a  des 
tendresses  dignes  d'un  cœur  qui  vient  les  chercher  de  si 
loin  2 .  » 

Il  eut  occasion,  le  jour  même  de  son  arrivée,  de  leur 
témoigner  son  affection  et  son  zèle  pour  le  salut  de  leurs 
âmes.  Un  jeune  enfant  huron  étant  venu  au  monde,  il 
voulut  le  tenir  lui-même  sur  les  fonts  baptismaux,  afin  de 
donner  aux  sauvages  une  grande  idée  de  l'importance  du 
baptême.  Puis,  apprenant  qu'un  jeune  homme,  aussi 
huron,  était  malade  à  Textrémité,  et  qu'on  allait  lui  admi- 
nistrer les  derniers  sacrements,  il  accourt  à  son  chevet, 
pour  lui  donner  ses  soins  et  les  premiers  secours  de  son 
ministère.    On  vit  alors  ce  grand  évêque  prosterné  à  terre 


1  —  '*  Basilica  nuiic  ibi  lapidibuB   constructa  ceniitur,  et  niagDa 
aaiiè  et  magniiica.  "  (Injarmaiio  de  statu  JEcdesÛEy  1664.) 

2  —  Belatùnis  des  jésuites^  1659. 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  159 


auprès  de  ce  pauvre  malade  sale,  dégoûtant,  malpropre,  et 
<iui  sentait  déjà  la  pourriture,  lui  prodiguer  tous  les  ser- 
vices qu'il  pouvait  lui  rendre,  et  lui  laver  même  de  ses 
propres  mains  les  endroits  où  il  devait  recevoir  les  onctions 
sacrées. 

Quelque  temps  après,  donnant  solennellement  la  confir- 
mation aux  Français  dans  l'église  paroissiale,  il  voulut 
commencer  toutes  les  cérémonies  pat  quelques  sauvages 
qu'il  avait  aussi  à  confirmer  ;  ''  ce  qu'il  fit,  dit  le  P.  Lale- 
mant,  avec  une  grande  joie,  voyant  à  ses  pieds  et  imposant 
les  mains  à  des  peuples  qui,  jamais  depuis  la  naissance  de 
l'Eglise,  n'avaient  reçu  ce  sacrement.  " 

On  dirait  que  Mgr  de  Laval  se  regardait  comme  envoyé 
au  Canada  surtout  pour  les  sauvages,  et  que  la  colonie 
française  ne  devait  recevoir  ses  secours  que  comme  la 
partie  accessoire  de  son  troupeau.  **  Je  n'ai  été  envoyé 
qu'aux  brebis  perdues  de  la  maison  d'Israël,  "  disait  le 
Sauveur  i. 

Les  sauvages,  oui,  les  sauvages,  avant  tout,  voilà  ceux 
à  qui  Mgr  de  Laval  se  croyait  redevable,  afin  de  procurer 
à  ces  nations  barbares  la  dernière  grâce  de  salut  que  Dieu, 
dans  sa  miséricorde,  leur  avait  ménagée. 

*'  Je  ne  puis  vous  dire,  écrivait-il  le  20  octobre  1659,  la 
paix  et  la  consolation  de  mon  cœur,  de  me  voir  dans  un 
lieu  où  je  suis  assuré  que  sa  sainte  volonté  me  veut,  et  où 
je  suis  en  l'attente  du  moment  précieux  de  lui  sacrifier  ma 


l~Matth,,  XV,  24. 


160  VIE    DE   MGR   DE   LAVAL 


vie,  pour  le  salut  des  âmes  qui  ont  été  depuis  tant  d'année» 
l'objet  de  son  amour.  " 

Sa  joie  fut  au  comble,  lorsque  le  24  août  il  fut  appelé  à 
confirmer,  dans  Téglise  de  l'Hôtel-Dieu,  toute  l'élite  de» 
chrétientés  algonquines  et  huronnes.  Tlvit  alors  prosternés 
à  ses  pieds  cent  sauvages,  qui  se  préparaient  depuis  huit 
jours  dans  la  retraite  et  la  prière  à  recevoir  ce  grand  sacre- 
ment. Ces  pauvres  enfants  des  bois  avaient  presque  tous 
fait  des  confessions  générales,  et  le  bonheur  de  l'fime  se 
reflétait  sur  leurs  figures.  ^'  Pendant  la  cérémonie,  dit  le 
P.  Lalemant,  on  loua  Dieu  en  quatre  langues  différentes." 
C'étaient,  sans  doute,  l'algonquin,  le  huroh,  le  français  et 
le  latin.  Les  Hurons  et  les  Algonquins  chantèrent  à  tour 
de  rôle  des  cantiques  spirituel?,  qui  firent  pleurer  bien  des 
assistants. 

Ce  fut  dans  la  même  circonstance  que  Mgr  de  Laval 
voulut  administrer  lui-même  le  saint  baptême,  avec  toutes 
les  solennités  de  l'Eglise,  à  un  Huron,  âgé  de  cinquante 
ans.  Cet  homme,  après  s'être  échappé  d'entre  les  mains 
des  Iroquois  qui  le  retenaient  prisonnier  depuis  longtemps, 
était  venu  trouver  à  Québec  la  véritable  liberté  des  enfants 
de  Dieu. 

L'évêque  de  Pétrée  accompagna  toutes  ces  cérémonies 
d'un  de  ces  sermons  dont  il  avait  le  secret,  fait  à  la  portée 
de  ces  pauvres  gens,  pour  les  animer  à  résister  courageuse- 
ment aux  tentations  du  démon,  et  à  supporter  avec  patience 
toutes  les  misères  de  cette  vie,  en  vue  d'une  autre  vie  éter- 
nellement bienheureuse.  Puis  on  introduisit  les  nouveaux 
confirmés  dans  la  grande  salle  de  Thôpital,  où  les  reli- 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  161 

gieases  avaient  dressé  des  tables  chargées  de  mets  pour 
régaler  ces  sauvages  ;  et  le  prélat  se  mit  à  les  servir  lui- 
mêmis  avec  une  humilité  et  une  charité  qui  remplirent  tout 
le  monde  d'admiration:  ''spectacle,  dit  la  relation  de 
1659,  bien  agréable  aux  anges  tutélaires  de  ce  pays." 

C'est  par  tous  les  moyens  légitimes  de  âatter  les  sens^ 
c'est  surtout  par  de  grands  et  abondants  festins,  que  l'on 
gagne  l'affection  des  enfants  des  bois.  Chez  eux,  ce  n'est 
pas  l'intelligence  qui  est  développée,  c'est  la  sensibilité  et 
l'instinct.  Il  faut  frapper  leurs  yeux  et  parler  à  leurs  sens 
par  la  magnificence  des  cérémonies,  par  Téclat  et  l'abon- 
dance des  festins.  C'est  par  là  qu'ils  jugent  de  la  qualité 
et  de  la  valeur  des  étrangers.  Mgr  de  Laval  l'avait  si  bieui 
compris,  qu'il  voulut,  dès  le  22  juin,  cinq  jours  seulement 
après  son  arrivée,  donner  un  grand  festin  aux  sauvages, 
dans  une  des  salles  du  collège  des  jésuites.  Algonquins  et 
Hurons  s'y  trouvaient  réunis. 

Ce  repas  devait  consister,  sans  doute,  suivant  les  mœurs 
des  sauvages,  en  une  sagamité  ^  aussi  riche  que  possible  en 
huile,  avec  abondance  de  viandes  :  ours,  chevreuil,  cari- 
bou, castor,  etc.  ''  Leurs  plus  grands  festins,  dit  la  rela- 
tion de  1633,  sont  de  graisse  ou  d'huile.  "  Le  chien  ne^ 
devait  pas  avoir  été  épargné  ;  car,  dit  la  relation  de  1636^ 
"le  chien  est  un  mets  aussi  rare  que  délicieux  pour  les 
Hurons.  " 

*'Le  P.  de  Brébœuf  parle  d'une  fête  semblable,  où. 
vingt  cerfs  et  quatre  ours  furent  mis  au  feu  dans  trente 


1  —  Espèce  de  potage  ou  brouet  chaud,  fort  estime  des  sauvages^ 
(itdatiaits  des  jésuites,  1633.) 
11 


162  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 

chaudières.  Les  convives  s'assayaient  sur  les  nattes,  qui 
servaient  de  chaises  et  de  tables  ;  chacun  d'eux  avait  dû 
apporter  sa  gamelle  et  sa  cuiller  de  bois.  Un  cri  du. 
maître  annonçait  que  le  repas  était  prêt;  puis  il  nommait 
les  animaux  qui  garnissaient  les  chaudières.  Chacun 
marquait  son  api)robation  en  frappant  la  terre  de  son  plat. 
et  en  répétant  du  fond  de  Testomac  :  Ho  !  Ho  !  i  " 

Les  sauvages  firent  le  plus  grand  honneur  au  festin  que 
leur  donna  Mgr  de  Laval;  car,  dit  le  P.  Lalemant,  ''ce 
repas  les  ayant  mis  en  bonne  humeur,  ils  lui  firent  leurs 
harangues  entremêlées  de  leurs  chants  ordinaires.  Ils  le 
complimentaient  chacun  en  leur  langue,  avec  une  élo- 
<]uence  aussi  aimable  que  naturelle. 

""  Le  premier  qui  prit  ]a  parole  fut  un  des  plus  anciens 
Hurons,  qui  s'étendit  bien  amplement  sur  les  louanges  de 
hi  Foi,  laquelle  fait  passer  les  mers  aux  plus  grands 
liommes  du  monde,  et  leur  fait  encourir  mille  dangers  et 
essuyer  mille  fatigues  pour  venir  chercher  et  convertir  des 
misérables. 

''  Nous  ne  sommes  plus  rien,  dit-il,  en  appelant  Mgr  de 
Laval  d'un  nom  qui  signifie  Vhommc  de  la  grande  affaire^ 
nous  ne  sommes  plus  que  le  débris  d'une  nation  florissante, 
qui  était  autrefois  la  terreur  des  Iroquois,  et  qui  possédait 
toutes  sortes  de  richesses  - .  Ce  que  tu  vois  n'est  que  la  car- 


1  —  Ferlaïul,  t.  I,  p.  135. 

li  -  Les  Hurons  habitaient  autrefois  les  bords  du  lac  qui  porte  leur 
)i<»tn,  tandis  que  les  Iroquois  étaient  au  sud  du  lac  Ontario.  Quelle  est 
lori^iue  de  cette  haine  invétérée  qui  existait  entre  les  deux  Dations? 
Les  opinions  sont  bien  partagées  sur  ce  sujet. 

Au  nicjis  de  mars  1649,  les  Iroquois  se  précipitèrent  avec  fureur  sur 
Il  nation  huronne,  et  l'anéantirent  tellement  que  les  quelques  débris 


VIE   DE  MQR  DE  LAVAL  163 


casse  d'un  grand  peuple,  dont  l'Iroquois  a  rongé  toute  la 
ohair,  et  qui  s'efforce  d'en  sucer  j  usqu'à  la  moelle.  Quels 
attraits  peux-tu  trouver  dans  nos  misères?  Comment  te 
laisses-tu  charmer  par  ce  reste  de  charogne  vivante,  pour 
venir  de  si  loin  prendre  part  à  un  si  pitoyable  état  auquel 
tu  nous  vois  ?  Il  faut  bien  que  la  Foi  qui  opère  ces  mer- 
veilles soit  telle  qu'on  nous  l'a  publiée  il  y  a  plus  de  trente 
ans.  Ta  présence  seule,  quand  tu  ne  dirais  mot,  nous 
parle  assez  haut  pour  elle,  et  pour  nous  confirmer  dans  les 
sentiments  que  nous  en  avons. 

"  Mais  si  tu  veux  avoir  un  peuple  chrétien,  il  faut  dé- 
truire l'infidèle  ;  et  sache  que,  si  tu  peux  obtenir  de  la 
France  mainmorte  pour  humilier  l'Iroquois,  qui  vient  à 
nous,  la  gueule  béante,  pour  engloutir  le  reste  de  ton 
peuple  comme  dans  un  profond  abîme,  sache,  dis-je,  que 
par  la  perte  de  deux  ou  trois  bourgades  de  ces  ennemis, 
tu  te  fais  un  grand  chemin  à  des  terres  immenses,  et  à  des 
nations  nombreuses  qui  te  tendent  les  bras,  et  qui  ne  sou- 
pirent qu'après  les  lumières  de  la  Foi.  Courage  donc, 
liomme  de  la  grande  affaire,  fais  vivre  tes  pauvres  enfants 
qui  sont  aux  abois.  De  notre  vie  dépend  celle  d'une 
infinité  de  peuples  ;  mais  notre  vie  dépend  de  la  mort  des 
Iroquoiâ.  " 


qui  en  restaient  allèrent  se  réfugier  sur  Tîle  Saint- Joseph.  ''  Après 
une  année  passée  dans  cette  retraite,  ce  peu  de  Hurons  survivants  se 
décidèrent  a  se  réfugier  dans  la  colonie  française,  sous  la  protection 
du  Fort  de  Québec.  On  retrouve  encore  aujourd'hui  près  de  Québec, 
et  aussi  dans  quelques  contrées  de  l'Ouest,  des  débris  de  ce  peuple 
autrefoia  puissant  et  nombreux.  "  {Vie  du  P,  de  Brébœuf^  par  le 
P.  Martin.) 


164  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


"  Ce  discours,  dit  avec  chaleur,  ajoute  le  P.  Lalemant, 
était  d'autant  plus  touchant,  qu'il  représentait  naïvement 
les  derniers  soupirs  d'une  nation  mourante." 

La  harangue  que  fit  ensuite  un  capitaine  algonquin  ne 
fut  pas  moins  pathétique. 

^^  Je  m'en  souviens,  dit-il,  en  comptant  par  ses  doigts,  il 
y  a  vingt-trois  ans  que  le  P.  le  Jeune,  en  nous  jetant  les 
premières  semences  de  la  Foi,  nous  assura  que  nous 
verrions  un  jour  un  grand  homme,  qui  devait  avoir 
toujours  les  yeux  ouverts,  —  c'est  ainsi  qu'il  nous  le 
nommait — et  dont  les  mains  seraient  si  puissantes,  que  du 
seul  attouchement  elles  inspireraient  une  force  indomp- 
table à  nos  cœurs  contre  les  efforts  de  tous  les  démons  ^ 
Je  ne  sais  s'il  y  comprenait  les  Iroquois:  si  cela  est,  c'est  à 
présent  que  la  Foi  va  triompher  partout  ;  elle  ne  trouvera 
plus  d'obstacle  qui  l'empêche  de  percer  le  plus  profond  de 
nos  forêts,  et  d* aller  chercher  à  trois  et  quatre  cents  lieues 
d'ici  les  nations  qui  nous  sont  confédérées,  au  pays  des- 
quelles cet  ennemi  commun  nous  bouche  le  passage." 

Le  spectacle  de  l'évêque  imposant  les  mains  sur  eux, 
dans  la  cérémonie  de  la  confirmation,  avait  frappé  l'esprit 
des  sauvages  :  il  leurs  emblait  voir  les  mains  puissantes  dont 
leur  avait  parlé  le  P.  le  Jeune.  Quand  il  les  bénissait,  il 
ne  manquait  pas  non  plus  de  leur  mettre  la  main  sur  la 
tête.  Aussi,  ces  pauvres  enfants  des  bois  ne  partaient 
point  pour  la  guerre  sans  aller  auparavant  se  jeter  à  ses 


1  — 11  était  difiScile  de  mieux  exprimer  les  effets  du  sacrement  de 
confirmation. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  165 


pieds,  pour  lui  demander  sabéaédiction,  avec  grande 
confiance  d'en  obtenir  la  force  et  la  victoire  ^ 

Mgr  de  Laval  répondit  avec  beaucoup  d'à  propos  aux 
deux  harangues  algonquine  et  huronne.  Il  félicita  ces 
sauvages  de  leurs  bons  sentiments,  et  les  engagea  à  persé- 
vérer toujours  dans  la  Foi  que  Dieu  leur  avait  donnée:  elle 
leur  promettait  des  biens  infiniment  supérieurs  à  ceux  que 
riroquois  leur  avait  fait  perdre. 

Le  cœur  des  sauvages  lui  était  gagné.  Il  ne  manqua 
pas,  nous  le  verrons  plus  tard,  de  profiter  de  leur  confiance 
et  de  leur  affection  pour  procurer  leur  salut. 

L'impression  favorable  que  produisit  l'évêque  de  Pétrée 
sur  les  Français  de  la  colonie  ne  fut  pas  moins  profonde. 

^'  Il  fut  reçu,  dit  Latour,  avec  tous  les  honneurs  dus  à 
son  rang  et  à  son*  mérite  ;  et  toute  la  colonie  fit  paraître  sa 
vénération  2.  " 

**  C'est  une  consolation  pour  tout  le  pays,  écrit  Marie 
de  l'Incarnation,,  d'avoir  pour  évoque  un  homme  dont  les 
qualités  personnelles  sont  rares  et  extraordinaires.  Sans 
parler  de  sa  naissance  qui  est  fort  illustre,  car  il  est  de  la 
maison  de  Laval,  c'est  un  homme  d'un  haut  mérite  et 
d'une  vertu  singulière...  Je  ne  dirai  pas  que  c'est  un  saint, 
ce  serait  trop  dire;  mais  je  dirai  avec  vérité  qu'il  vit  sain- 
tement, et  en  apôtre.  Il  ne  sait  ce  que  c'est  que  respect 
humain.  Il  est  pour  dire  la  vérité  à  tout  le  monde,  et  il 
la  dit  librement  dans  les  rencontres...  En  un  mot,  sa  vie 


1  ~  lielatio)iS  dea  j.'siiiie,^  1659. 

2  —  Latour,  p.  22. 


166  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


est  si  exemplaire,  qu'il  tient  tout  le  pays  en  admira- 
tion 1.  » 

^'  Jamais,  dit  le  P.  Lalemant,  le  Canada  ne  pourra  recon- 
naître les  immenses  obligations  qu'il  a  à  notre  incomparable 
reine  (Anne  d'Autriche),  d'avoir  comblé  tous  ses  bienfaits 
par  le  plus  précieux  de  tous  ceux  qu'elle  pût  faire,  en  lui 
procurant  un  tel  pasteur.  Cette  faveur  a  tant  d'approba- 
tion, que  tout  le  monde,  Français  et  sauvages,  ecclésias- 
tiques et  laïques,  ont  tout  sujet  de  s'en  louer,  et  d'espérer 
que  Dieu  conservera  un  pays  qui  est  pourvu  d'une  si  sainte 
et  si  forte  protection  2  .  " 

'*  Les  jésuites,  dit  la  8œur  Juchereau,  s'emploj'èrent 
pour  avoir  un  évêque  qui  fût  plein  de  zèle,  et  qui  ne  cher- 
chât que  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  de  son  troupeau.  On 
ne  pouvait  mieux  répondre  à  leurs  désirs  qu'en  nommant 
à  cette  dignité  Mgr  de  Laval,  connu  en  France  sous  le 
nom  de  l'abbé  de  Montigny...  On  le  reçut  avec  toutes  les 
marques  de  la  plus  grande  distinction  3 .  " 

Et  M.  d'Argenson,  gouverneur  du  Canada:  ''  Je  ne  puis, 
dit-il,  assez  estimer  le  zèle  et  la  piété  de  M.  de  Pétrée. 
C'est  un  vrai  homme  d'oraison,  et  je  ne  fais  aucun  doute 
qu'il  ne  fasse  grand  fruit  en  ce  pays  * ." 

De  son  côté,  M.  Boucher,  gouverneur  des  Trois- Rivières, 
écrivait  :  '*  Nous  avons  un  évêque,  dont  le  zèle  et  la  vertu 
sont  au  delà  de  tout  ce  que  je  puis  dire  ^ .  " 


1  —  Lettre  historique  57e, 

2  —  Belations  des  jésixites,  1659. 

3  —  Histoire  de  V Hôtel-Dieu  de  Québec. 

4  —  Archives  de  la  province  de  Québec,    Correspomlafice  de   3f . 
D'Argensotu 

6  —  Histoire ...  delà  Nouvelle- France  ^  1663. 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  16' 


Enfin,  la  sœur  Morin,  de  l'Hôtel-Dieu  de  Montréal, 
parlant  de  l'évoque  de  Pétrée,  l'appelle  '*  un  grand  servi- 
teur de  Dieu,  et  un  homme  tout  apostolique  * .  *' 

La  Providence  voulut  qu'une  triste  calamité  vînt  tout  à 
coup  donner  occasion  à  Mgr  de  Laval  de  faire  éclater  aux 
yeux  des  Français  de  la  colonie  sa  charité  héroïque.  Le 
vaisseau  qui  était  parti  de  France  avant  lui,  n'arriva  à 
Québec  que  le  7  septembre,  apportant  ici  la  contagion. 
Des  fièvres  pourprées  et  pestilentielles  s'étaient  déclarées  à 
bord.  Il  y  avait  sur  le  navire  plus  de  deux  cents  per- 
sonnes, presque  toutes  destinées  pour  la  colonie  de  Mont- 
réal, sous  la  conduite  de  MM.  Vignal  et  Lemaîtro  :  la 
plupart  étaient  atteintes  de  la  maladie.  Huit  moururent 
sur  mer,  et  un  grand  nombre  après  leur  arrivée.  Tout  lo 
pays  fut  infecté  de  la  contagion,  et  l'hôpital  de  Québec  se 
remplit. 

Mgr  de  Laval  voulut  donner  lui-même  à  ses  prêtres 
l'exemple  du  zèle.  Formé  à  l'école  de  M.  de  Bernières,  habi- 
tué de  bonne  heure,  à  l'ermitage  et  dans  les  hôpitaux  do 
la  ville  de  Caen,  à  pratiquer  les  œuvres  les  plus  admirables 
de  dévouement,  il  s'estimait  heureux  de  pouvoir  faire 
quelque  chose  de  semblable  à  Québec.  "  Il  est  continuelle- 
ment à  l'hôpital,  écrivait  Marie  de  l'Incarnation,  pour 
servir  les  malades  et  faire  leurs  lit-?.  On  fait  ce  que  l'on 
peut  pour  l'en  empêcher,  et  pour  conserver  sa  personne, 
mais  il  n'y  a  point  d'éloqu*ence  qui  le  puisse  détourner 


1  —  Anitalf^  tic  riIôtd-Dieu.  île  Montréal. 


168  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

-de  ces  actes  d'humilité.    Le  P.  DeQuen  i,  par  sa  grande 
charité,  a  pria  ce  mal,  et  en  est  mort  2." 

L'exemple  du  bien  est  contagieux  comme  celui  du  mal. 
On  comprend  le  merveilleux  effet  que  dut  produire,  non 
seulement  sur  les  prêtres,  mais  sur  les  laïques,  la  vue  de 
leur  évêque  se  dévouant  ainsi  pour  sauver  son  troupeau, 
prêt  à  donner  sa  vie,  s'il  le  fallait,  stimulant  le  zèle  et  la 
•charité  de  tous  ceux  qui  l'entouraient.  Plus  heureux  que 
son  quatrième  successeur,  Mgr  d'Auberivière,  qui  mourut 
victime  du  même  zèle  \  il  fut  épargné  ;  et  par  ses  prières 
il  obtint  bientôt  de  Dieu  la  cessation  du  fléau. 


X  —  C'est  lui  qui,  remontant  le  Saguenay,  en  1652,  avait  découvert 
le  lac  Saint-Jean,  appelé  en  montagnais  FacouagamL 

2  —  Lettre  historique  57e.  —  M.  de  la  Colombiëre,  Eloge  fmièbre. 
—  D'après  la  sœur  Morin,  on  avait  coutume,  à  Québec,  sitôt  qu'un 
-navire  venant  de  France  était  en  vue,  d'aller  au  devant,  en  canot 
U'écorce,  **  pour  voir  les  amis,  et  savoir  plus  tôt  des  nouvelles  de 
France."  La  Sœur  raconte  que  le  P.  DeQuen  alla  ainsi  au  devant  du 
vaisseau  qui  portait  Mlle  Mance,  et  que  c'est  ainsi  qu'il  prit,  à  bord, 
cette  maladie  du  pourpre  dopt  il  mourut.  (Annales  de  l'Hôtel-Dieu 
^1e  Montréal,) 

3  —  Le  20  juin  1740,  treize  jours  après  son  arrivée  à  Québec,  à  l'âge 
de  29  ans.  Il  était  né  à  Grenoble  le  17  juin  1711,  et  était,  par  couse- 
-quent,  un  compatriote  de  Mgr  do  Saint- Valier. 


CHAPITRE  TROISIEME 


Mgr  de  Laval  Ic^e  succesBÎvenicnt  chez  les  jésuites,  à  riiôtel-Dieu,  et 
aux  ursulines.  •—  L'ermitage  de  Québec.  —  Le  collège  des  jésuites. 
—  Sen-ice  pour  M.  do  Bernières. 

Nous  avons  vu  qu'en  arrivant  à  Québec,  Mgr  de  Laval 
avait  été  agréablement  surpris  d'y  trouver  une  grande  et 
belle  église  paroissiale.  Malheureusement,  il  n'avait  pas 
encore  de  maison  pour  se  loger.  Il  demeura  successive- 
ment chez  les  jésuites,  d'abord,  puis  à  l'Hôtel-Dieu,  et  aux 
ursulines. 

"  Chez  les  hospitalières,  dit  Latour,  il  se  logea  dans  un 
appartement  dépendant  de  l'hôpital.  Il  y  demeura  près 
de  trois  mois.  Il  y  fut  traité  autant  que  la  pauvreté  de  la 
maison  le  permettait,  avec  beaucoup  de  propreté  et  de  zèle, 
quoique  très  simplement.  Mais  cette  simplicité  ne  lui 
suffisait  pas  ;  il  se  plaignait  toujours  qu'on  en  faisait  trop, 
montrait  du  dégoût  pour  ce  qui  était  bien  apprêté,  et  affec- 
tait au  contraire  une  sorte  d'avidité  pour  ce  qu'il  y  avait 
de  moins  bon.  Pour  ne  pas  être  plus  longtemps  à  charge 
aux  pauvres,  en  occupant  un  de  leurs  appartements  ^,  il 


1 — M.  de  ]ft  Colonil)ière  noiiR /ipprend  un  détail  qui  paraît  avoir 
échappé  jusqu'ici  à  rntteiitinii  lU'S  bisturici<s  :  c'est  que  Mgr  de  Laval, 
dans  son  amour  do  la  jjauvruté,  retourua  plus  tard  à  l'Hôtel-Dieu, 


170  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 

alla  loger  ensuite  dans  le  pensionnat  sauvage  des  ursu- 
Unes,  qu*on  appelait  Séminaire  i." 

Il  y  était  déjà  en  novembre  1659,  car  Marie  de  l'Incar- 
nation écrivait  à  cette  date:  **  Nous  lui  avons  prête  notre 
séminaire,  qui  est  à  l'un  des  coins  de  notre  clôture  et  tout 
proche  de  la  paroisse.  Il  y  aura  la  commodité  et  l'agrément 
d'un  beau  jardin.  Et  afin  que  lui  et  nous  soyons  logés 
selon  les  canons,  il  a  fait  faire  une  clôture  de  séparation. 
Nous  en  serons  incommodées,  parce  qu'il  nous  faut  loger 
nos  séiiiinaristes  dans  nos  appartements  ;  mais  le  sujet  le 
mérite,  et  nous  porterons  cette  incommodité  avec  plaisir, 
jusqu'à  ce  que  la  maison  épiscopale  soit  bâtie  2." 

Cette  partie  du  monastère  des  ursulines  occupée  par  Mgr 
de  Laval,  était  la  maison  de  Mme  de  la  Peltrie,  appelée 
aussi  VExternat,  située  au  coin  des  rues  Desjardins  et  Don- 
nacona  3.  Les  traditions  désignent  encore  l'endroit  où  le 
prélat  célébrait  tous  les  jours  la  sainte  messe. 

Il  demeura  aux  ursulines  jusqu'au  6  novembre  16G1, 
c'est-à-dire,  l'espace  de  deux  ans.  Il  nous  apprend  lui- 
même  qu'il  avait  loué  cette  petite  maison  de  ^[me  de 
la  Peltrie  pour  deux  cents  livres  par  années:  *' Nous  la 
trouvons  assez  riche,  disait-il,  parce  qu'elle  suffit  à  notr^ 


avec  l'intention  de  s'y  fixer  pour  toujours.  **  Lorsqu'aprës  quelques 
«linnëcs  les  choses  furent  changées,  dit-il,  il  retourna  à  Thôx^ital,  pour 
y  demeurer  toujours.  On  n'osa  s'opposer  à  cette  résolution,  de  peur  de 
faire  trop  de  violence  à  son  attrait  et  à  sa  ferveur.  Il  fallut  laisser 
passer  du  temps,  et  employer  Icâ  négociations  de  quelques  personnes 
de  piété  pour  le  faire  revenir  au  séminaire.  "  (Eloge  funèbre.) 

1  —  Mémoires  sur  la  tw  de  M.  de  La  vulj  p.  22. 

2  —  Lettre  hidoriq^ie  iî7e. 

3  —  Voir  Plan  de  Québec  de  1060. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  171 

pauvreté.    Nous  avons  avec  nous  trois  prêtres,  qui  sont  nos 
commensaux,  deux  serviteurs,  et  c'est  tout  i.  " 

Ces  trois  ecclésiastiques  étaient,  sans  doute,  M.  de 
Bemières,  qu'il  venait  d'ordonner  prêtre  (13  mars  1660), 
et  MM.  Torcapel  et  Pèlerin.  Ceux-ci  partirent  dans 
Tautomne  de  1660,  mais  furent  remplacés  bientôt  par 
MM.  Morel  et  Dudouyt  ^,  M.  de  Lauson-Charny,  qui  était 
allé  tout  d'abord  chez  les  jésuites  avec  Mgr  de  Laval,  y 
resta  jusqu'au  17  avril  1664,  à  raison  de  cent  écus  de  pen- 
sion par  année. 

A  la  fin  de  1661,  Mgr  de  Laval  quitta  les  ursulines  pour 
aller  passer  l'hiver  chez  les  révérends  pères  jésuites.  Au 
printemps  de  1662,  il  acheta  une  vieille  maison,  située  à 
l'endroit  du  presbytère  actuel  de  Québec,  et  s'y  logea  avec 
8a  petite  famille.  Aucun  autre  mot  ne  peut  mieux  expri- 
mer, en  effet,  la  vie  de  communauté  et  d'union  la  plus 
parfaite  que  menait  le  pieux  vicaire  apostolique  avec  son 
clergé.  "  Ils  n'étaient  tous  qu'un  cœur  et  qu'une  âme, 
sous  la  conduite  de  M.  de  Laval,  et  ne  faisaient  qu'une 
famille,  dont  il  était  le  père,"  dit  Latour. 

La  modeste  maison  de  Mgr  de  Laval  était  bien  l'ermi- 
tage de  Caen,  transporté  sur  les  rives  de  notre  grand 
fleuve.  Du  reste,  le  règlement  que  l'on  y  suivait  avait  été 
donné  par  M.  de  Bemières  de  Louvigny  lui-même.  Aussi 
pouvait-on  admirer  dans  l'ermitage  de  Québec  les  mêmes 


1  —  Rdaiio  missionis  Canadeusis,  1660. 

2  —  M.  Thoina»  Morcl  arriva  à  Québec  le  22  août  1661,  et  M.  Jcau 
Dudouyt,  dans  l'automne  de  1662. 


172  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


étonnantes  vertus  de  désintéressement,  d'abnégation  et  de 
charité  qui  avaient  fleuri  dans  Termitage  de  Caen. 

"  Nos  chers  frères  du  Canada,  disait  M.  de  Bernières, 
feront  de  grands  progrès,  s'ils  joignent  aux  travaux  exté- 
rieurs les  souffrances  intérieures.  La  Providence  les  favo- 
rise infiniment  en  les  envoyant  dans  un  pays  sauvage  tra- 
vailler au  salut  des  âmes,  mourir  à  eux-mêmes,  et  se  réunir 
si  leur  dernière  fin."  Puis  il  ajoutait:  "  Il  est  impossible 
d'aller  à  la  vie,  qui  est  Dieu,  que  par  le  détachement  des 
créatures  et  la  mort  à  soi-même.  La  conversion  de  toute 
la  terre  ne  sert  de  rien,  si  l'on  ne  meurt  à  soi-même:  cette 
mort  seule  sufiit,  quand  on  ne  convertirait  personne." 

Rien  ne  rappelle  mieux  le  pusillvs  grex  de  l'Evangile 
que  cette  famille  dont  Mgr  de  Laval  était  le  père.  "  Ne 
craignez  point,  petit  troupeau,  disait  le  Sauveur  à  ses  dis- 
ciples,  parce  qu'il  a  plu  à  votre  Père  de  vous  donner  un 
royaume  i."  Les  hommes  apostoliques  qui  composaient 
l'ermitage  de  Québec  étaient  appelés  à  faire  de  grandes 
choses  pour  notre  pays.  Ils  ont  travaillé  pour  y  répandre 
les  lumières  de  la  Foi  et  y  établir  le  règne  de  Dieu.  C'est 
l'ermitage  de  Québec  qui  a  été  le  noyau  de  cette  grande 
institution  que  l'on  y  admire  aujourd'hui,  le  Séminaire. 

Notre  prélat  était  probablement  encore  chez  les  jésuites, 
le  3  août  1659,  lorsque  les  révérends  Pères  donnèrent,  dans 
leur  chapelle,  une  représentation  en  son  honneur.    Nous 


1  —  Luc,  XII,  32. 


VIE  DE  MQR  DE  LAVAL  173 


n'avons  pas  le  programme  de  cette  séance  ;  mais  si  nous 
en  jugeons  par  celle  qu'ils  avaient  donnée  l'année  précé- 
dente à  M.  D'Ârgenson,  à  l'occasion  de  sa  première  visite 
au  collège  comme  gouverneur  de  la  Nouvelle-France,  elle 
dut  réjouir  beaucoup  Mgr  de  Laval,  en  lui  faisant  voir 
quelle  éducation  patriotique  et  relevée  les  jésuites  don- 
naient à  leurs  élèves  ^. 

Lorsque  l'on  songe  que  les  Pères  de  la  Compagnie  de 
Jésus  furent  pendant  plus  d'un  siècle  les  seuls  instituteurs 
du  peuple  canadien,  pour  l'enseignement  classique,  et 
formèrent  à  la  vertu  tant  de  générations  d'hommes  distin- 
gués, quelle  reconnaissance  n'éprouve-t-on  pas  pour  ces 
mattres  admirables  de  la  science  et  de  la  religion  ! 

Leur  collège  de  Québec  étdit  encore  bien  petit,  du  temps 
de  Mgr  de  Laval.  **I1  n'est  pas  si  peuplé  que  celui  de 
Paris,  disait  aimablement  le  P.  Ragueneau  ;  mais  Rome 
n'était  pas  si  grande,  ni  si  triomphante,  sous  Romulus  que 
sons  Jules  César.  Pour  petit  qu'il  soit,  les  écoliers  i\e  lais- 
sèrent pas  de  recevoir  M.  D'Argenson  en  trois  langues  -." 

L'enseignement  et  tous  les  accessoires  de  la  bonne  éduca- 
tion étaient  sur  le  même  pied  au  collège  des  jésuites  de 
Québec,  que  dans  leurs  institutions  de  l'Europe,  au  témoi- 
gnage de  l'évêque  de  Pétrée  lui-même  3.  La  musique  y  était 


1  —  Journal  des  jésuUe.%  3  août  1669.  —  Parkraaii,  TJkt  M  régime 
in  Canada,  p.  115. 

2  —  Rdations  des  jestiites,  1658. 

3—  **  CoUegium  habent  Patres  o  Sc^ciotate  Jesu,  iii  quo  et  lumia- 
**  niarum  litterarum  ilorent  scholie,  et  pueri  non  alio  quàm  in  Oallio 


174  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


en  honneur  ;  et  nous  voyons,  par  le  Journal  des  jésuites^ 
qu'elle  figurait  dans  toutes  leurs  solennités  religieuses  on 
profanes:  du  moment  que  quelque  musicien  distingué 
arrivait  à  Québec,  ils  s'empressaient  de  requérir  ses  services 
pour  en  faire  profiter  leurs  élèves.  La  fête  donnée  en 
rhonneur  de  Mgr  do  Laval  eut  sans  doute  tout  le  succès 
possible  à  cette  époque. 

Ce  fut  probablement  peu  de  temps  après,  vers  le  com- 
mencement de  septembre,  que  l'évêque  de  Pétrée  apprit, 
par  quelque  vaisseau  arrivé  d'Europe,  la  mort  de  sou 
vénéré  maître,  M.  de  Bernières.  Celui-ci  était  décédé  un 
mois  environ  après  le  départ  de  Mgr  de  Laval.  Le  prélat 
n'oublia  pas  ce  que  la  Nouvelle- France  devait  à  ce  grand 
homme,  qui  lui  avait,  pour  ainsi  dire,  donné  son  pre- 
mier évêque,  et  qui  avait  été,  avec  Mme  de  la  Peltrie, 
le  véritable  fondateur  du  monastère  des  ursulines  de 
Québec  ^  C'est  lui  qui  avait  aussi  formé,  à  l'ermitage  de 
Caen,  plusieurs  des  vénérables  prêtres  qui  devaient  diriger 
si  longtemps  et  si  glorieusement  le  séminaire  de  Québec: 
les  de  Bernières,  les  Dudouyt,  les  de  Maizeretâ.  Mgr  de 
Laval  voulut  que  l'on  chantât  dans  toutes  les  églises  un 
service  pour  le  repos  de  son  âme.  Chez  les  jésuites,  la 
cérémonie  eut  lieu  le  jeudi  11  septembre,  et  c'est  le  prélat 


"  modo  pensione  vivuut,  educanturque."  (Informatio  de  statu  EccIcsUb 
iwvœ  Fraiiciœ  ad  saiictam  Sedem  missa,  21  octobre  1664.) 

1  —  Les  Ursidifies  de  Qiiébec,  t.  I,  ch.  ^préliminaire.  —  Sœur  Juclie- 
reau,  Histoire  de  VEôid-Dlen  de  Québec. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  175 


lui-même  qui  célébra  la  sainte  messe  ^  Tous  les  Pères 
dirent  aussi  la  messe  de  Requiem  pour  M.  de  Bernières  -. 

Nous  ne  savons  si  la  nouvelle  de  la  mort  de  sa  mère, 
arrivée  aussi  en  1659,  parvint  la  même  année  à  Mgr  de 
Laval.  Le  Journal  des  jésuites  ne  mentionne  aucun  service 
public  ordonné  à  Québec  à  cette  occasion.  Mais  nous  ne 
pouvons  douter  que  le  prélat  n'ait  rendu  à  sa  mère  tous 
les  devoirs  de  la  piété  filiale  la  plus  tendre. 

Le  grand  évêque  d'Hippone,  saint  Augustin,  avait  cou- 
tume de  dire  de  sa  mère,  sainte  Monique,  qu'elle  Pavait 
engendré  deux  fois,  une  première  fois  à  la  vie  naturelle,  une 
seconde  fois  à  la  vie  de  la  grâce.  Il  l'aimait  si  tendrement, 
«lue  la  voyant  un  jour  gravement  malade,  alors  qu'il  se 
disposait  à  partir  pour  l'Afrique,  il  renonça  à  son  voyage, 
et  demeura  à  Ostie,  afin  de  rester  près  de  son  chevet  et 
de  l'assister  dans  sa  maladie.    . 

Mgr  de  Laval,  qui  avait  été  privé  du  bonheur  de 
consoler  sa  mère  dans  ses  derniers  moments,  s'efforça  du 
moins  de  lui  être  utile  après  sa  mort,  par  de  ferventes 
prières  pour  le  repos  de  son  âme. 


1  —  Jounud  den  jésuite». 

2  —  Nous  croyons  quo  c'est  ce  service  chante  à  Québec  pour  M.  de 
Beniièresde  Caen,  qui  a  fait  naît1;^  l'opinion  qu'il  était  venu  au  Canada 
deux  neveux  de  M.  de  Bernières  :  le  premier,  qui  serait  arrivé  en  même 
temps  que  Mgr  de  Laval  et  serait  mort  la  même  année  ;  et  un  second, 
<|ui  serait  arrivé  l'année  suivante,  et  serait  devenu  le  curé  de  Québec. 
Noua  avons,  au  contraire,  tout  lieu  do  croire  qu'il  n'en  vint  qu'un  uu 
Canada,  celui  quo  Mgr  de  Laval  lui-même  amena  avec  lui,  simple 
tonsuré,  à  qui  il  donna  les  ordres  mineurs  le  2  décembre  1659,  en 
même  temps  qu'il  tonsurait  M.  Germain  Morin,  et  qu'il  fit  prêtre 
l'année  suivante,  le  3  piara  1660. 


CHAPITRE  QUATRIÈME 


Mgr  de  Laval  fait  reconnaître  son  autorité.  —  Origine  des  prétentions 
de  Tarche^êque  de  Rouen.  —  L'ëvêque  de  Pétrëe  et  M,  de 
Queylus.  —  1659-1661. 

Mgr  de  Laval,  envoyé  par  le  saint-siège  comme  vicaire 
apostolique  dans  un  pays  où  jamais  diocèse  n'avait  été 
établi,  était  bien  résolu  d^y  faire  respecter  son  autorité. 

Les  vicaires  apostoliques,  il  est  vrai,  ne  sont  pas  Ordi- 
naires des  lieux  où  ils  sont  envoyés  ;  ils  n'ont  pas,  par  consé- 
quent, d'église  cathédrale  proprement  dite,  ni  de  trône 
dans  l'église  de  la  ville  où  ils  résident,  ni  de  chapitre  ; 
mais,  comme  délégués  du  saint-siège,  ils  exercent,  dans 
les  limites  de  leur  juridiction,  tous  les  pouvoirs  ordinaires 
des  évoques  diocésains  ;  ils  sont,  non  pas  de  droit  propre, 
mais  par  délégation,  les  vrais  pasteurs  et  les  supérieurs  du 
clergé  et  du  peuple  confiés  à  leurs  soins.  Ils  ont  donc  tous 
les  pouvoirs  qui  sont  nécessairement  attachés  au  gouver- 
nement et  à  l'administration  de  leur  vicariat,  tant  au  for 
intérieur  qu'au  for  extérieur:  pouvoir  législatif,  pouvoir 
judiciaire,  pouvoir  coercitif  sur  les  personnes,  pouvoir 
administratif  sur  les  biens  de  l'Eglise  ;  '^  de  sorte  qu'au- 

12 


178  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


cua  évêque  ou  autre  Ordinaire,  dit  Mgr  Zitelli,  quand 
même  il  serait  revêtu  de  la  dignité  de  métropolitain  ou  de 
primat,  ou  de  n'importe  quelle  dignité,  n'a  le  droit  de 
s'ingérer  en  aucune  façon  dans  les  lieux  confiés  aux  soins 
de  ces  vicaires  apostoliques.  Ainsi  le  déclarait  la  sacrée 
Congrégation  de  la  Propagande  dès  le  commencement  du 
dix-huitième  siècle  (1702)  \  " 

Ces  droits  et  ces  pouvoirs  des  vicaires  apostoliques  n'ont 
peut-être  pas  toujours  été  définis  d'une  manière  aussi 
explicite.  Mais  c'est  un  des  mérites  de  Mgr  de  Laval 
d'avoir  compris,  dès  le  commencement,  que  l'autorité  d'un 
vicaire  apostolique,  dans  le  territoire  que  le  saint-siège  lui 
a  assigné,  ne  peut  être  partagée  ;  que,  recevant  ses  pouvoirs 
de  la  source  même  de  toute  autorité,  il  ne  peut  être  assujéti 
à  aucun  autre  pouvoir  inférieur,  ni  souffrir  qu'aucune 
autre  autorité  pour  ainsi  dire  collatérale  d'évêque  et  même 
d'archevêque  vienne  s'afiirmer  à  côté  de  la  sienne  ;  que 
"  personne  ne  peut  servir  deux  maîtres  2,"  et  que,  par 
conséquent,  dans  la  Nouvelle- France,confiée  à  sa  sollicitude 
pastorale,  personne  ne  devait  reconnaître  d'autre  autorité 
que  la  sienne. 

Le  fait  seul  que  l'évêque  de  Pétrée  avait  été  envoyé  par 
le  souverain  pontife  comme  vicaire  apostolique  en  Canada, 
devait  faire  évanouir  toutes  les  prétentions  de  l'archevê- 
que de  Rouen  à  la  juridiction  ecclésiastique  sur  ce  pays. 


1  — Zitelli,  Apparatus  Juris  Eccletiaitici,  p.  128. 

2  — Mattb.,  VI,  24. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  ITO 


Sur  quoi,  en  effet,  s'appuyaient  ces  prétentions?  Sur 
aucun  acte  positif  et  direct  du  saint-siège  ;  mais  seulement 
sur  le  fait  que  l'on  s'embarquait  ordinairement  pour  le 
Canada  à  quelqu'un  des  ports  situés  dans  le  diocèse  de 
Rouen,  que  beaucoup  de  colons  canadiens  venaient  de  ce 
diocèse,  qu'on  avait  probablement  demandé  souvent  des 
pouvoirs  à  l'archevêque,  soit  pour  la  traversée,  soit  même 
pour  les  pays  d'outre  mer,  et  que  peu  à  peu  celui-ci  s'était 
habitué  à  regarder  ces  pays  comme  lui  appartenant  pour 
le  spirituel,  comme  ils  appartenaient  au  roi  pour  le  tem- 
porel. 

Mais  se  figure-t-on  un  diocèse  qui  s'agrandit  ainsi 
indéfiniment,  même  par  delà  les  mers,  et  qui  finit  par 
s'étendre  sur  une  grande  partie  de  la  chrétienté?  N'était-il 
pas  plus  naturel,  et  surtout  plus  conforme  à  l'enseignement 
et  à  Tesprit  de  l'Eglise,  de  supposer  que  ces  nouveaux 
territoires,  conquis  et  possédés  par  la  France,  relevaient 
directement,  pour  le  spirituel,  de  l'autorité  du  pape,  le 
vicaire  de  Celui  à  qui  **  tout  pouvoir  a  été  donné  dans  le 
ciel  et  sur  la  terre  i  ?  " 

Du  reste,  nous  avons  vu  que  le  souverain  pontife,  en 
décembre  1658,  fit  dire  à  M.  Gueffier,  résidant  français  à 
Rome,  d'écrire  à  la  Cour  de  France,  qu'elle  ordonnât  à 
l'archevêque  de  Rouen  de  se  désister  de  ses  prétentions  sur 
le  Canada,  attendu  qu'elles  étaient  mal  fondées,  et  que  cet 
archevêque  n'y  avait  acquis  aucune  juridiction  2. 


1-Matth.,  XXVIII,  18. 
2  — Voir  plus  haut,  p.  129. 


ISO  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


Quoiqu'il  en  soit,  l'archevêque  de  Rouen  se  regardait 
-comme  l'Ordinaire  de  la  Nouvelle- France,  et  il  y  était  aussi 
généralement  regardé  comme  tel. 

A  quelle  époque  précise  avaient  commencé  ces  pré- 
tentions ?  Il  est  certain  que  les  récollets  et  les  premiers 
jésuites  qui  vinrent  au  Canada,  tenaient  leurs  pouvoirs 
directement  de  Rome  ^.  Lorsque  les  jésuites  revinrent  seuls 
.au  Canada,  en  1682,  il  y  a  lieu  de  croire  que  c'est  aussi  du 
saint-siège,  soit  directement,  soit  indirectement,  qu'ils 
vivaient  obtenu  leurs  pouvoirs. 

Ce  n'est  que  plus  tard  que  l'on  s'adressa  à  Rouen;  mais 
il  est  difficile  de  dire  à  quelle  date. 

Nous  voyons  que,  dès  le  mois  d'octobre  1646,  l'on 
écrivait,  à  Québec,  dans  un  acte  de  profession  religieuse: 
*'  Sous  l'autorité  du  R.  P.  Jérôme  Lalemant,  supérieur  des 
missions  de  la  Compagnie  de  Jésus,  grand  vicaire  de  Mon- 
seigneur Varchevêque  de  Ronen,  notre  prélat  et  supérieur  2." 

L'année  suivante  (1647),  les  jésuites  eurent  des  doutes 
sérieux  sur  la  validité  des  mariages  et  des  professions  reli- 
gieuses ;  et  leurs  doutes  furent  augmentés  par  des  lettres 
<iu'ils  avaient  reçues  de  France.  Leur  Journal  de  cette 
«poque  déclare  que  jusque-là  "  on  n'avait  eu  rapport 
iivec  aucun  évêque  pour  le  gouvernement  spirituel  de  ce 
pays  3." 


1  —  Les  récollets,  directement  ;   et  les  jésuites,  de  ces  derniers. 
C  est  le  supérieur  des  récollets  qui  était  le  préfet  de  la  missioD. 

2  —  Archives  de  THôtel-Dieu  de  Québec. 

S  —  Jovrunl  (les  jésuite»^  août  et  octobre  1647. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  181 


Le  P.  Vîmont  fut  député  en  France.  **  Après  avoir  coii- 
Bulté  Rome,  dit  le  Journal  des  jésuites,  les  principaux  Pères 
de  notre  Compagnie  de  la  maison  professe  et  du  collège,  le 
sens  le  plus  commun  fut  quUl  fallait  s'adresser  et  attacher 
à  M.  de  Rouent"  On  obtint  de  celui-ci  des  lettres  de 
grand  vicaire;  puis  l'on  continua  d'exercer  les  fonctions 
ecclésiastiques  au  Canada  comme  auparavant.  ''  On  ne^ 
jugea  pas  toutefois  à  propos,  ajoute  le  Journal,  de  faire 
encore  éclater  beaucoup  au  dehors  cette  affaire.'' 

Ainsi,  il  y  avait  du  mystère,  de  la  timidité,  dans  ces 
débuts  de  la  juridiction  de  l'archevôque  de  Rouen  sur  le 
Canada. 

Celui-ci  ne  tarda  pas,  cependant,  de  s'affirmer  davar.* 
tage.  ''  Il  envoya,  dit  le  P.  Lalemant,  une  patente  bien 
ample,  adressée  au  R.  P.  assistant,  par  laquelle  il  éta- 
blissait le  supérieur  de  la  mission  son  vicaire  général,  avec 
toutes  les  précautions  possibles  pour  le  bien  de  notre  Com- 
pagnie." 

Son  successeur  renouvela  cei  pouvoirs  en  1653,  et 
ce  fut  aussi  cette  année  qu'il  fit  publier  au  Canada  le 
jubilé  du  souverain  pontife  Innocent  X.  *'  Son  man- 
dement (pour  le  jubilé  de  1653),  dit  le  Journal,  doit  être 
conservé  dans  les  archives,  comme  pièce  authentique  de  la 
continuation  de  possession  que  le  susdit  seigneur  arche- 
vêque a  déjà  prise  par  quelques  actes  du  gouvernement 
spirituel  de  ce  pays.  Cette  publication,  toutefois,  du  jubilé, 


1  —  Journal  des  jésuites,  août  1653. 


182  VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 

SOUS  son  nom  et  autorité,  est  le  premier  acte  qui  ait  paru 
notoirement  dans  le  pays  ;  qui  est  d'autant  plus  authen- 
tique qu'il  s'est  fait  en  présence  du  gouverneur  ï,  ipso  non 
répugnante,  (immo  ipso  prxmùnito  et  consentientej  quod  tamm 
non  est  passim  evulgandayn)^  et  in  viaximâ  popvii  Jrequentiâ  2." 

Ainsi,  il  n'y  a  guère  de  traces  connues  de  la  juridiction 
de  l'archevêque  de  Rouen  en  Canada  avant  1646  ou  1647. 
Elle  ne  fut  affirmée  publiquement  qu'en  1653  :  et,  à  cette 
occasion,  le  supérieur  des  jésuites  crut  devoir  soumettre  la 
chose  au  gouverneur  et  s'assurer  de  son  consentement; 
mais  il  écrivait  en  môme  temps,  dans  son  Journal,  qu'il 
ne  fallait  pas  en  parler. 

Les  jésuites  continuèrent  de  jouir  seuls  de  cette  j  uridic- 
tion  jusqu'en  1657.  M.  de  Queylus  arriva  alors  pour  la 
l^artager  avec  eux,  ou  plutôt  pour  se  substituer  à  eux,  et 
nous  avons  vu  les  démOlés  qui  s'en  suivirent  ^. 

Mgr  de  Laval,  après  son  arrivée  au  Canada,  n'eut  pas 
de  peine  à  faire  reconnaître  son  autorité  à  Québec.  Cepen- 
dant, mume  en  cette  ville,  il  trouva  tout  d'abord  divergence 
d'opinion.  "  Il  y  eut,  écrit  la  sœur  Juchereau,  plusieurs 
discussions  pour  savoir  à  qui  les  communautés  obéiraient, 
et  nous  nous  trouvâmes  assez  embarrassées.  Car  M.  l'abbé 
de  (iueylus  avait  les  pouvoirs  de  Mgr  l'archevêque  de 
Rouen,  qui  jusqu'alors  avait  été  reconnu  pour  le  supérieur 
du  pays,  et  bien  des  personnes  disaient  que  cet  archevêque 


1  —  M.  de  Lauson. 

2  —  Journal  de^  jésuites^  lô  août  1653^ 

3  —  Voir  plus  haut,  p.  111. 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  183 


était  au  dessus  de  Mgr  de  Laval,  qui  n'était  que  vicaire 
apostolique  ^" 

C'est  donc  le  titre  de  vicaire  apoâtolique  que  portait  Mgr 
de  Laval,  qui  faisait  la  difficulté.  On  s'attendait  d'avoir 
un  évêque  titulaire  de  Québec  :  on  n'avait  qu'un  vicaire 
apostolique  ;  et  comme  l'évoque  de  Pétrée  était  le  premier 
à  exercer  ces  fonctions  dans  un  pays  relevant  de  la  France, 
on  "ne  connaissait  probablement  pas  encore  aussi  parfai- 
tement qu'aujourd'hui  toute  l'étendue  de  ses  pouvoirs  et  de 
3on  autorité.  ''  Mgr  notre  prélat  est  ici,  dit  Marie  de  l'In- 
carnation, non  pas  sous  le  titre  d'évêque  de  Québec  ou  du 
Canada,  mais  comme  commissaire  apostolique,  sous  le 
titre  étranger  d'évêque  de  Pétrée  ;  et  ce  titre  a  fait  parler 
bien  du  monde  2." 

Cependant,  l'on  ne  tarda  pas,  à  Québec,  de  reconnaître 
entièrement  la  juridiction  du  vicaire  apostolique.  **  Après 
avoir  bien  consulté  Dieu,  écrit  la  sœur  Juchereau,  et 
demandé  les  sentiments  des  plus  éclairés,  nous  nous 
soumîmes  à  Mgr  de  Laval  3.  " 

L'exemple  s'étendit  bientôt  à  tout  le  pays:  **  La  juri- 
diction de  l'archevêque  de  Rouen  cessa  tout  à  fait  en 
Canada,  dit  M.  Faillon,  et  l'on  n'y  en  exerça  plus  d'autre 
que  celle  du  vicaire  apostolique  *.  " 


1  —  Hûftoire  de  VHôtd-Dieu  de  Québec. 

2  —  Lettre  historique  57e, 

3  —  Ilidoire  de  Vllôtd-Dien  de  Québec. 

4  —  Histoire  de  la  colonie  frawxdse^  t.  11,  p.  339. 


184  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

Il  le  fallait  bien  :  l'autorité  spirituelle  de  Pévêque  de 

f 

Pétrée  s'imposait  d'elle-même  ;  et  de  plus  elle  était  appuyée 
par  le  bras  séculier.  Mgr  de  Laval  avait  les  lettres  patentes 
du  roi,  en  date  du  27  mars  ;  et  la  reine  mère,  comme  nous 
l'avons  vu,  avait  écrit,  le  31  mars,  à  M.  D'Argenson,  lui 
ordonnant  d*empêcher  qu'aucun  ecclésiastique  exerçât 
quelque  acte  de  juridiction  sans  le  consentement  du  vicaire 
apostolique,  et  même  de  faire  repasser  en  France  tous 
ceux  qui  refuseraient  de  se  soumettre  à  son  autorité  :  elle 
déclarait  que  telle  était  son  intention  et  celle  du  roi  son 
fils. 

Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que,  sans  les  efforts  persistants 
de  l'archevêque  de  Rouen  pour  maintenir  sa  juridiction 
sur  la  Nouvelle-France,  et  la  trop  grande  complaisance  de 
certains  personnages  de  la  Cour  pour  ce  prélat  si  haut 
placé  et  si  influent,  Mgr  de  Laval  n'eût  guère  éprouvé  de 
difficulté  à  faire  reconnaître  promptement  son  autorité 
spirituelle  au  Canada. 

M.  de  Queylus  avait  trop  de  sens  et  do  vertu  pour  se 
rebeller  contre  la  volonté  bien  déclarée  du  saint-siège. 
Aussi,  lorsqu'il  eut  appris  à  Montréal  l'arrivée  du  nouveau 
vicaire  apostolique,  il  descendit  à  Québec  pour  lui  rendre 
ses  hommages.  "  Cet  abbé,  écrit  Marie  de  Tlncarnation, 
est  descendu  de  Montréal  pour  saluer  notre  prélat.  Il  était 
établi  grand  vicaire  en  ce  lieu-là  par  Mgr  l'archevêque  de 
Rouen;  mais  aujourd'hui  tout  cela  n'a  plus  lieu,  et  soa 
autorité  cesse  ^. 


1  --  Lettre  historique  57c. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  185 


Il  alla  loger  au  Fort  ^,  chez  le  gouverneur,  '^  qui  lui 
témoignait  une  estime  particulière  ^"  M.  D^Argenson  ne 
manqua  pas,  sans  doute,  de  lui  communiquer  les  vues  de 
la  Cour  sur  Tautorité  du  vicaire  apostolique:  ce  qui  le  con- 
firma dans  ses  premières  dispositions.  Aussi,  protesta-t-il 
**quQ,  quelque  lettre  et  pouvoir  qui  lui  serait  envoyé  de 
Rouen,  il  ne  l'accepterait  pas  3."  Il  vit  plusieurs  reprises 
Mgr  de  Laval,  et  lui  donna  toutes  les  marques  possibles  de 
soumission  et  d'amitié  ^.  De  son  côté,  le  prélat  fut  plein 
d'égards  pour  lui,  et  l'invita  même  à  prêcher  en  sa  présence 
le  jour  de  la  fête  de  saint  Augustin,  à  l'Hôtel- Dieu,  où  il 
officiait  pontificalement  ^. 

M.  de  Queylus  était  évidemment  descendu  de  Montréal 
avec  l'intention  de  repasser  en  France  ^,  Il  se  préparait 
donc  à  partir,  lorsque  ses  dispositions  changèrent  tout  à 
coup.  Le  vaisseau  Saint-André^  qui  arriva  le  7  septembre, 
lui  apporta  deux  lettres,  une  de  l'archevêque  de  Rouen, 
qui,  s'appuyant  sur  les  lettres  patentes  du  roi  à  Mgr  de 
Laval,  nommait  de  nouveau  M.  de  Queylus  son  grand 
vicaire  au  Canada,  l'autre  du  roi,  en  date  du  11  mai,  per- 
mettant à  M.  de  Queylus  de  continuer  ses  fonctions  de 
vicaire  général,  sans  préjudice  de  la  juridiction  du  vicaire 
apostolique. 


1  —  Jounial  des  jésuites,  7  août  1659. 

2  —  Faillon,  t.  II,  p.  340. 

3  —  Jou/nwl  des  jés\iUes,  8  septembre  1669. 

4  — JtW. 

5  — JW.,  29  août  1659. 

6  —  Ibid.,  8  septembre  1659. 


186  VIE  LE   MGR  DE  LAVAL 


La  conduite  de  la  Cour  en  cette  circonstance  était  très 
grave.  '*  C'était,  écrit  M.  Faillon,  reconnaître  deux  juri- 
dictions indépendantes  l'une  de  l'autre,  et  vouloir  établir 
la  confusion  dans  l'Eglise  du  Canada,  au  lieu  d'en  pro- 
curer le  bien  ^" 

Alors,  Ait  le  Journal  des  jésuiUs,  ^'  M.  de  Queylus  changea 
de  dessein...  ;  il  leva  le  masque,  et  voulut  se  faire  recon- 
naître grand  vicaire  de  M.  de  Rouen  2." 

Heureusement  pour  le  bien  de  l'Ëglise  du  Canada,  la 
Cour  de  France  s'était  déjugée  du  jour  au  lendemain.  Ea 
même  temps  que  M.  de  Queylus  recevait  ces  lettres  du  11 
mai,  M.  D'Argenson  en  recevait  une,  datée  du  14,  dans 
laquelle  le  roi  dérogeait  complètement  à  celle  du  11,  pour 
s'en  tenir  à  ce  qu'avait  déjà  écrit  la  reine  mère  le  31  mars. 

'*  Monsieur  D'Argenson,  disait  le  roi,  je  vous  ai  ci- 
devant  écrit  pour  vous  ordonner  d'appuyer  le  sieur 
évêque  de  Pétrée  en  la  fonction  épiscopale^  selon  les 
pouvoirs  qu'il  en  a  obtenus  de  Notre  Saint  Père  le  Pape, 
lequel,  à  ma  prière,  l'a  ordonné  évêque,  afin  que  sans 
aucune  opposition  il  en  pût  faire  les  fonctions  en  l'étendue 
de  la  Nouvelle-France.  Présentement,  je  vous  écris,  non 
seulement  pour  vous  recommander  de  nouveau  la  personne 
du  dit  sieur  évêque,  mais  pour  vous  dire  que,  si  les  vicaires 
du  sieur  archevêque  de  Rouen  voulaient  s'ingérer  de 
faire  aucune  fonction  de  juridiction,  vous  ayez  à  les  en 
empêcher,  et  à  leur  dire  que,  quelques  lettres  que  j'aie 


1  —  Faillon,  t.  II,  p.  341. 

2  —  Journal  deajémitesy  8  septembre  1659. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  187 


accordées  au  dît  sieur  archevêque,  mon  intention  n'est 
point  que  lui,  ni  eux  de  son  autorité,  s'en  prévalent,  jusqu'à 
ce  que,  par  celle  de  l'Eglise,  il  ait  été  déclaré  si  le  dit  sieur 
archevêque  est  en  droit  de  prétendre  que  la  Nouvelle- 
France  soit  de  son  diocèse  ;  car,  outre  qu'on  ne  convient 
pas  que  c'ait  été  sous  son  autorité  ou  celle  de  ses  prédéces- 
seurs que  la  Religion  a  été  portée  en  ces  pa3's  de  par  là, 
quand  on  demeurerait  d'accord  que  cela  lui  eût  acquis  le 
droit,  Notre  Saint  Père  le  Pape  n'en  est  pas  persuadé,  et 
ce  serait  un  scandale  si,  dans  une  Eglise  naissante,  la 
juridiction  de  celui  que  Dieu  a  établi  chef  de  l'universelle 
venait  à  être  contestée. 

"  Je  sais  bien,  ajoutait  le  roi,  qu'on  y  veut  engager  mon 
autorité;  et,  sous  le  prétexte  de  la  maintenir,  on  essaie  de 
donner  atteinte  à  celle  du  pape.  Mais  je  ferai  ce  que  je 
dois,  en  maintenant  la  mienne,  sans  toutefois  blesser 
l'autre.  Ce  que  vous  aurez  à  faire  se  réduit  à  maintenir  le 
dit  sieur  évêque  en  la  pleine  fonction  de  sa  charge,  soit 
qu'on  le  considère  honoré  du  caractère  épiscopal,  soit  du 
vicariat  apostolique  dont  j'ai  recherché  Sa  Sainteté.  Mais 
je  désire  que  vous  ménagiez  en  sorte  les  chose3,  que  les 
vicaires  du  dit  sieur  archevêque  aient  sujet  de  se  louer  de 
votre  conduite  i." 

Cette  nouvelle  lettre  du  roi  fut  sans  doute  communiquée 
à  Mgr  de  Laval,  puis  signifiée  à  M.  de  Queylus.  Celui-ci 
eut-il  de  la  peine  à  se  soumettre  aux  ordres  de  la  Cour,  et  à 
renoncer  aux  nouvelles  prétentions  que  les  lettres  du  11 

1  —  Archives  de  rarclicveclit^  de  Québec. 


188  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 

avaient  réveillées  dans  son  esprit  ?  Ce  qui  est  eertain,  c^est 
qu'il  se  soumit,  si  non  de  bon  cœur,- du  moins  par  devoir. 
Il  eut  plusieurs  conférences  avec  Mgr  de  Laval,  et  finit  par 
se  rendre  à  ses  raisons.  "Il  fut  contraint  de  désister," 
dit  le  Journal  des  jésuites.  D'après  M.  d'Argenson,  il  y  mit 
la  meilleure  volonté  du  monde  :  "  M.  l'abbé  s'est  bien 
comporté,  écrit-il  ;  car  il  s'est  contenté  de  s'expliquer 
de  toutes  choses  avec  M.  de  Pétrée,  et  après  n'a  voulu  faire 
éclater  aucune  marque  de  son  pouvoir  ^ ." 

Rien  n'indique  même  qu'il  soit  remonté  à  Montréal  avant 
son  départ  pour  l'Europe.  Le  11  septembre,  il  dînait  chez  les 
jésuites  avec  M.  d'AUet  et  ses  deux  confrères,  MM.  Vignal 
et  Lemaître,  qui  venaient  d'arriver  par  le  Saint- André  ;  puis 
le  22  du  mois  suivant  il  s'embarquait  pour  la  France  ^. 


1  —  Lettre  de  M.  d'Argenson,  21  octobre  1659.  —  Faillon,  t.  11, 
p.  342. 

2  —  Sur  quoi  se  fonde  donc  la  légende  racontée  par  M.  Faillon 
(Histoire  de  la  cclanie  française^  t.  II,  p.  345-360)?  D'aprëa  cette 
légende,  M.  de  Queylus,  s'opiniâtrunt  à  exercer  au  Canada  les  fonc- 
tions de  vicaire  général  de  l'archevêque  de  Rouen,  serait  remonté  à 
Montréal  :  l'évêque  de  Pétrée  aurait  obtenu  de  la  Cour  une  lettre 
de  cachet  pour  le  faire  repasser  en  France  ;  puis  il  aurait  obligé 
M.  D'Argenson  de  mettre  cette  lettre  à  exécution.  Le  gou\rerneur  serait 
monté  à  Montréal  **  avec  une  escouade  de  soldats,  "  se  serait  emparé  de 
M.  de  Queylus,  l'aurait  descendu  à  Québec  '*sous  une  escorte  nom- 
breuse, "  puis  l'aurait  forcé  à  repasser  en  France . .  ! 

Cette  légende,  on  le  voit,  n'est  pas  plus  favorable  à  M.  de  Queylus, 
qu'elle  po?e  en  victime  de  sa  désobéissance,  qu'à  Mgr  de  Laval,  à  qui 
elle  attribue  le  rôle  odieux  de  persécuteur. 

Sur  quel  fondement  s'appuie-t-elle  ?  Uniquement  sur  un  certain 
mémoire  ou  prétendu  mémoire  de  M.  d'Allet,  dont  personne  n'a  vu 
l'original,  et  ne  peut  garantir,  par  conséquent,  l'authenticité,  mémoire 
perdu  dans  les  Œuvres  d'Artiaiddy  le  célèbre  janséniste  (t.  XXXIV, 
p.  724,  La  morale  pratiqm  des  jésiUtes,  3e  partie,  ch.  12),  et  que  l'un 
peut  vraisemblablement  soupçonner  d'être  une  charge  inventée  à 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  189 


Deux  ans  plus  tard,  au  commencement  d'août  1661,  une 
chaloupe  partie  de  Percé  remontait  le  fleuve,  faisant  voile 
vers  Québec,  et  portant  un  prêtre  qui  paraissait  se  hâter 
pour  arriver  avant  les  premiers  vaisseaux  du  printemps. 
Ce  prêtre  débarqua  incognito  à  Québec,  le  3  août,  et  monta 
à  la  haute  ville  pour  rencontrer  l'évêque,  qui  lui  fit  immé- 
diatement défense  expresse  d'aller  plus  loin.  C'était  M.  de 
Queylus  qui  revenait  de  France.  Que  s'était-il  donc  passé  ? 

Mgr  de  Laval,  après  le  départ  de  M.  de  Queylus  pour 
l'Europe,  le  22  octobre  1659,  se  doutait  bien  que  celui-ci 
ferait  l'impossible  pour  revenir  au  Canada,  et  serait  aidé 
dans  ses  démarches  non  seulement  par  l'archevêque  de 
Rouen,  mais  aussi  par  les  associés  de  la  Compagnie  de 


plaisir,  commo  tant  d'autres,  contre  les  jésuites  et  les  adversaires  des 
jansénistes,  en  général,  contre  Mgr  de  lîaval  en  particulier.  (Dans  sa 
Vie  de  la  sœrtr  Bcnirgeoisy  M.  Faillon  réfère  aux  Œuvres  d'Anuiuld  ; 
dans  son  Histoire  de  la  cdœiiefra'nçaisey  il  dit  tout  simplement  ^i^moiVe 
de  M.  d'AUet) 

Ni  les  jésuites,  dans  leur  Jonmal^  ni  M.  Dollior  de  Casson,  dans 
son  Histoire  du  Montréal,  ni  Marie  de  rincamation,  ni  aucun  des 
écrivains  contemporains  n'apportent  le  moindre  appui  à  cette  légende. 
Bien  plus,  elle  estppposée  au  témoignage  de  Mgr  de  Laval  lui-même. 
Le  prélat,  dans  sou  rapport  de  1660  au  saint-siège,  parlant  du  retour 
en  France  de  M.  de  Queylus,  lui  attribue  le  dessein  de  soutenir  au 
Canada  la  juridiction  de  l'archevêque  de  Rouen,  et  d'entraver  celle  du 
vicaire  apostolique,  mais  il  dit  expressément  qu'il  repassa  on  France 
de  lui-même.  (ïn  Gcdliam  ipse  transfretavit,  cum  veUet  juriëdxHimiem 
hic  tueri  Ihmini  archiepisco^n  Bothomageiisis,  ah  eoque  potens  aiixUium 
îiperaret  nt  se  vicarinm  e/ns  hic  projiteretnr,  meamqiie  Apostoliti  ricarii 
jvrvtdictionem  impediret,) 

L'on  a  probablement  confondu  les  années  1659  et  166L  La  chose 
parait  même  évidente  pour  ce  qui  regarde  M.  de  Belmont.  Celui-ci, 
qui  écrivait,  du  reste,  un  demi-siëcle  après  les  événements,  dit  à  la 
date  de  1659  :  **  M.  l'abbé  de  Kélus  (Il  signait  Queyhtô,  dit  Jacques 
Yiger),  reçut  l'ordre  de  retourner  en  France,  au'on  lui  fit  signifier  à 
Montréal  par  un  commandant  et  une  escouade  de  soldats.  "    Puis,  un 


190  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Montréal,  intéressés  à  Tavoir  dans  leur  ville  naissante,  à 
cause  des  richesses  dont  il  y  disposait  en  faveur  des  colons. 
M.  de  Queylus  lui-même,  avant  de  partir  pour  la  France, 
avait  donné  à  entendre  que  son  absence  ne  serait  pas  longue, 
et  qu'il  reviendrait  bientôt,  après  avoir  fait  décider  ce  qu'il 
appelait  encore  la  question  de  juridiction.  "  Nous  avions 
toujours  espéré,  écrivait  en  1660  M.  D'Argenson,  que 
M.  l'abbé  de  Queylus  nous  apporterait  l'entière  décision 
pour  notre  Eglise  ;  cela  me  fait  croire  que  les  affaires  ne 
sont  pas  encore  terminées  ^ .  " 

On  voit  si  Mgr  de  Laval  avait  raison  de  se  défier  de  ceux 
qui  mettaient  toujours  ainsi  en  question  son  autorité. 

Il  ne  manqua  pas  d'exposer  à  la  Cour  ses  craintes  sur  le 
retour  de  M.  de  Queylus  au  Canada.    Aussi,  du  moment 


peu  plus  loin:  *^£n  1661,  dit-il,  environ  le  temps  de  la  mort  de 
M.  Lemaître,  M.  Tabbé  de  Kélus  revint  au  Canada  hicognitOy  venant 
de  Rome.  Ce  fut  pour  lors  qu'on  l'obligea  de  repasser.  "  (Histoire  dit 
Canada^  par  M.  de  Belmont,  publiée  par  la  Société  historique  de  ÇuébeCj 
p.  10  et  11.  — M.  François  Vachon  de  Belmont,  ordonné  prêtre  par 
Mgr  de  Laval  en  1681,  fut  supérieur  du  séminaire  de  Montréal  de 
1701  à  1732.  ) 

Ce  fut  bien,  en  effet,  en  1661,  comme  nous  le  verrous,  et  non  pas 
en  1659,  que  M.  do  Queylus  fut  forcé  par  Taucorité  de  repasser  eu 
France.  En  1661,  il  y  eut,  à  cet  effet,  une  lettre  de  cachet  :  en  1659, 

Suoiqu'en  dise  M.  Faillon  (Histoire  de  la  cdmiiefratiçaisey  t.  II,  p.  346), 
n'y  eut  pas  d'autre  lettre  adressée  de  la  Cour  au  gouverneur  du 
Canada,  que  celles  du  31  mars  et  du  14  mai  que  nous  avons  citées. 
Dans  cette  dernière,  le  roi  disait  expressément  à  M.  D'Argenson: 
''  Je  désire  que  vous  ménagiez  en  sorte  les  choses,  que  les  vicaires  du 
dit  sieur  archevêque  aient  sujet  de  se  louer  de  votre  conduite.  " 
M.  D'Argenson  était  tout  préparé  par  son  esprit  de  conciliation  à  se 
conformer  sur  ce  point  aux  désirs  du  roi  ;  mais  il  n'eut  d'ailleurs 
aucune  occasion  de  sévir:  *' M.  de  Queylus  s'est  bien  comporté," 
écrit-il. 

1  —  Archives  de  la  province  de  Québec,  Correspondance  de  Af.  D'Ar' 
gtnsmi. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  191 


que  l'on  eut  connaissance  que  celui-ci  se  préparait  en  effet 
à  partir,  le  roi  lui  adressa  la  lettre  énergique  suivante  : 

"M.  l'abbé  de  Queylus,  ayant  été  informé  que  voua 
faisiez  état  de  partir  au  plus  tôt  par  le  premier  vaisseau  pour 
retourner  en  Canada,  et  ne  désirant  pas,  pour  de  bonnes 
considérations,  que  vous  fassiez  ce  voyage,  je  vous  écria 
cette  lettre  pour  vous  dire  que  mon  intention  est  que  vous 
demeuriez  dans  mon  royaume  ;  vous  défendant  très  expres- 
sément d'en  partir  sans  ma  permission  expresse.  A  quoi 
m'assurant  que  vous  satisferez,  je  ne  vous  ferai  la  présente 
plus  longue,  que  pour  prier  Dieu  qu'il  vous  ait,  M.  l'abbé 
de  Queylus,  en  sa  sainte  garde  ^." 

Cette  lettre,  datée  du  27  février  1660,  fut  suivie  d'une 
autre,  adressée  quelques  jours  plus  tard,  à  M.  D'Argen- 
son,  gouverneur  du  Canada,  pour  l'informer  de  cette 
défense  du  roi,  et  pour  lui  recommander  de  travailler 
à  maintenir  l'autorité  ecclésiastique  de  l'évêque  de  Pétrée, 
et  à  empêcher  tout  ce  qui  pourrait  être  à  son  détriment. 

M.  de  Queylus  se  voyant  frustré,  par  ces  lettres,  de 
l'espoir  de  retourner  bientôt  au  Canada,  on  imagina,  pour 
faire  lever  la  défense  royale,  de  faire  signer  par  M.  de 
Bretonvilliers,  supérieur  de  Saint-Sulpice,  à  Paris,  et  l'un 
des  associés  de  la  Compagnie  de  Montréal,  une  décla- 
ration par  laquelle  celui-ci  promettait  que  tous  les  ecclé- 
siastiques résidant  à  Montréal,  ou  qu'on  y  enverrait  à 
l'avenir,  ne  reconnaîtraient  d'autre  juridiction  que  celle 


1  —  Archives  de  rarchevêchë  de  Québec. 


192  VIE  DE  MQB   DE  LAVAL 


du  vicaire  apostolique.  La  déclaration  fut  signée  au  mois 
de  mai  1660,  mais  n'eut  aucun  résultat  pratique  pour  le 
retour  de  M.  de  Queylus  au  Canada. 

De  son  côté,  par  delà  les  mers,  Mgr  de  Laval  travaillait 
efficacement  à  faire  reconnaître  son  autorité,  et  prenait 
vigoureusement  en  mains  la  conduite  de  son  Eglise.  Peu 
de  temps  après  son  arrivée  au  Canada,  il  établit  M.  de 
Lauson-Charny  son  officiai;  puis  il  donne  la  cure  de 
Québec  à  M.  Torcapel  ^  et  celle  de  Montréal  à  M.  Soûart, 
'^  celui  des  sulpiciens  qui  lui  paraît  le  plus  soumis  à  l'au- 
torité du  saint-siège  *." 

Dans  l'automne  de  la  même  année,  il  fait  publier  dans 
toutes  les  principales  parties  du  pays,  avec  le  concours  du 
pouvoir  civil,  la  lettre  royale  du  14  mai  à  M.  D'Argen- 
son.  C'était,  en  effet,  un  document  extrêmement  important 
pour  la  reconnaissance  de  l'autorité  spirituelle  du  vicaire 
apostolique.  Le  commandant  militaire  chargé  de  faire  cette 
publication  était  accompagné  ^'  d'une  escouade  de  sol- 
dats^," à  cause  des  sauvages  Iroquois  qui  infestaient  le 
pays. 

Le  document  fut  publié  aux  Trois- Rivières  le  26  octobre  ^. 
Il  le  fut  sans  doute  aussi  à  Montréal  vers  le  même  temps; 
et  comme  le  séminaire  était  l'endroit  principal  de  cette 


1  —  M.  Torcapel  commença  à  siffner  sur  les  registres,  comme  curé 
de  la  paroisse,  le  13  août  1069.  (J^iUon,  t.  II,  p.  339.) 

2  —  Bdatio  misdonia  Caiiadetisisy  1660. 

3  —  M.  de  Belmont,  Histoire  du  Canada. 

4  —  Archives  de  M.  Tabbë  Verreau,  Mss  de  Sir  L,  H,   Lafontaine, 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  193 

ville  naissante,  c'est  au  séminaire  que  dut  se  faire  cette 
publication.  On  y  joignit  peut-être  la  lecture  de  la  lettre 
du  31  mars,  dans  laquelle  il  était  ordonné  à  M.  D'Argenson 
''  même  de  faire  repasser  en  France  tous  ceux  qui  refuse- 
raient de  se  soumettre  à  Tautorité  du  vicaire  aposto- 
lique." 

Evidemment,  Mgr  de  Laval  entendait  être  reconnu 
comme  le  chef  spirituel  de  l'Eglise  de  la  Nouvelle- France. 
Aussi,  le  supérieur  des  jésuites  écrivait-il,  à  la  date  du  8 
septembre  1659:  *'  M.  de  Pétrée  n'ayant  plus  sujet  de  s'y 
fier  (à  M.  de  Queylus),  disposa  de  tout  ici-bas  (à  Québec) 
et  à  Montréal  souverainement  pour  le  spirituel  ^  " 

Le  13 juin  1660,  il  écrit  à  la  Propagande,  pour  supplier 
les  éminentissimes  cardinaux  de  cette  Congrégation,  de 
n'accorder  aucune  lettre  qui  puisse  favoriser  en  quoi  que 
ce  soit  les  prétentions  de  l'archevêque  de  Rouen  :  comme 
s'il  eût  prévu  la  trame  que  l'on  ourdissait  contre  lui  en 
France.  Puis,  le  3  août  suivant,  il  fait  une  ordonnance 
enjoignant  à  tous  les  ecclésiastiques  séculiers  du  pays,  de 
désavouer  toute  juridiction  étrangère,  pour  ne  reconnaître 
que  la  sienne,  et  de  n'exercer  aucune  fonction  ecclésias- 
tique, qu'en  vertu  de  cette  juridiction  qu'il  tenait  lui-même 
de  l'autorité  du  souverain  pontife  :  et  il  leur  ordonne  de 
signer  ce  règlement. 


1  — Journal  des  jésuites,  —  On  saib  que  M.  Failloii —  dans  quel 
dessein  ?  —  en  citant  ce  passage,  retranche  les  mots  pour  le  spiritu^, 
(Hîjftoire  de  la  coUniie  française^  t.  Il,  p.  346.)  Voir  à  ce  sujet  la  note  de 
M.  Laverdière,  Journal  (l»:s  jésulte^^  édit.  de  Québec,    1871,  p.  264. 


13 


lî>4  VIK   DE   MGR  DE  LAVAL 


Tous  le  signèrent,  en  effet,  y  compris  MM.  Soûart, 
Vigual,  Lemaître  et  Galinier,  de  Montréal  *.  C'était  un 
grand  point  de  gagné.  Par  son  énergie,  Mgr  de  Laval 
avait  rallié  à  son  autorité  tout  le  clergé  de  la  colonie.  On 
ne  saurait  trop  admirer  l'esprit  de  suite  et  de  persévérance 
qu'il  mit  dans  toute  cette  affaire. 

Mais,  en  France,  les  associés  de  Montréal  se  remuent  de 
leur  côté.  Voyant  qu'ils  n'ont  rien  à  attendre  ni  du  roi,  ni 
de  Mgr  de  Laval,  ils  imaginent  un  plan  qui,  dans  leur 
esprit,  doit  avoir  le  double  but  de  procurer  le  retour 
de  M.  de  Queylus  au  Canada,  et  d'assurer  il  Montréal 
une  certaine  indépendance  du  vicaire  apostolique:  c'est 
d'obtenir  de  Rome  pour  quelque  prGtre  de  leur  Com- 
pagnie, pour  M.  de  Bretonvilliers,  par  exemple,  la  faculté 
d'ériger  la  paroisse  de  Montréal  et  de  nommer  le  curé. 


1  —  On  sigiua  dans  l'ordre  suivant,  après  Mgr  de  Laval  :  C.  de 
Lauson-Charny,  Presbyter  et  Oilicialis  ;  J.  Torcapel,  presbyter  et 
parocbus  Ecclesije  Quebecensis  ;  G.  Soùart,  presbyter  et  paroclius 
Montis  Regii  ;  H.  de  Bernières,  presbyter  ;  F.  Pèlerin,  presbyter  ; 
G.  Vignnl,  presbyter  ;  Lemaître,  presbyter  ;  D.  Galiuier,  presbyter. 

Le  nom  de  M.  Jean  Le  Sueur  de  Saint-Sauveur  ne  se  trouve  pas  au 
bas  de  cette  ordonnance.  Ce  digne  prêtre  était  pourtant  encore  à 
Québec,  où  il  mourut  en  1668,  à  V^q  de  70  ans  ;  mais  il  était  retiré 
du  ministère,  et  logeait  chez  M.  Bourdon.  Ancien  curé  do  Saint- 
Sauveur  de  Thury,  en  Normandie,  il  fut  le  premier  prêtre  séculier 
(|ui  vint  au  Canada.  Il  fut  longtemps  chapelain  do  l'Hôtel-Dieu,  et 
desservit  aussi  la  chapelle  Saint-Jean,  sur  le  coteau  Sainte-Generiève. 
Un  des  faubourgs  de  Québec  porte  le  nom  de  Saint-Sauveur  en  sou- 
venir de  ce  vénérable  prêtre. 

On  ne  voit  pus  non  plus  parmi  les  signataires  de  l'ordonnance 
M.  Jean  LoBey,  un  autre  chapelain  de  l'Hôtel-Dieu,  qui  arriva  à 
Québec  en  1656,  et  y  mourut  en  1676.  Il  était  i>eut-être  absent 
temporairement  du  Canada. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  105 


M.  de  Queylus  aurait  ainsi  une  chance  de  retourner  au 
Canada  conj^me  curé  de  Montréal. 

Comment  faire,  cependant,  pour  obtenir  une  pareille 
faveur?  On  ne  pouvait  s'adresser  au  nonce  de  Paris,  que 
Ton  savait  tout  dévoué  à  Mgr  de  Laval.  On  ne  voulait  pa? 
passer  par  la  Propagande,  trop  bien  renseignée  sur  les 
affaires  du  Canada  pour  donner  raison  aux  adversaires  du 
vicaire  apostolique.  On  députa  à  Rome,  dans  Pautomne  de 
1660,  M.  de  Queylus,  qui  s^adressa  à  la  Daterie,  et  réussit 
au  delà  de  toute  espérance.  Grâce  à  l'appui  de  certains 
personnages,  le  cardinal  Bagni,  entr'autres,  il  reçut  en 
décembre  les  bulles  tant  désirées.  Mais  il  redoutait  telle- 
ment la  Propagande,  que,  d'après  ^I.  Faillou,  il  partit  de 
Rome,  sans  môme  informer  cette  Congrégation  de  la  faveur 
qu'il  venait  d'obtenir  de  la  Daterie  ^ 

Les  bulles  chargeaient  l'archevôque  de  Rouen  person- 
nellement de  s'assurer  de  la  solidité  des  biens-fonds  assi- 
gnés pour  la  dotation  de  la  cure  ;  et  elles  étaient  tellement 
conçues,  que  celui-ci  se  crut  autorisé  à  se  déclarer  l'Ordi- 
naire du  Canada,  établi  par  le  saint-siège,  et  qu'en  consé- 
quence, par  un  écrit  particulier,  il  délégua  Mgr  de  Laval 
lui-même  pour  mettre  en  possession  de  la  cure  de  Mont- 
réal M.  de  Queylus  2.  S'imagine-t-on  un  évéque  de  France 
déléguant  un  vicaire  apostoli(iue  dépendant  du  saint-siège^ 


1  — Histoire  de  la  colonie  française^  t.  II,  p.  485.  —  M.  Faillon  iiou» 
apprend  aussi  '*  que,  dans  le  même  temps,  on  avait  fait  instance  pour 
obtenir  l'érection  d'une  paroisse  dans  le  lieu  de  Québec,  en  faveur  de 
M.  Gabriel  de  Pestel.  " 

2  — /7m/.,  p.  482. 


lî>6  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

pour  présider  à  l'installation  d'un  curé  dans  le  territoire 
-de  ce  même  vicaire  apostolique  ! 

Voilà  donc  M.  de  Queylus  nommé  curé  de  Montréal  par  ' 
l'archevêque  de  Rouen  !  Il  fallait  maintenant  partir  au 
plus  tôt  pour  la  Nouvelle- France.    Mais  la  défense  royale 
■était  encore  là...    On  résolut  de  passer  outre,  et  M.   de 
Queylus  s'embarqua  pour  l'Amérique... 

Nous  l'avons  vu  arriver  incognito  à  Québec,  et  se  rendre 
•chez  Mgr  de  Laval.  Il  allait  sans  doute  lui  communiquer 
les  bulles  de  la  cure  de  Montréal,  ainsi  que  le  mandat  de 
rarchevêque  de  Rouen  chargeant  l'évêque  de  Pétrée  de  le 
anettre.en  possession  de  cette  cure. 

Dans  la  crainte  que  le  vaisseau  sur  lequel  il  avait  tra- 
Tersé  l'océan  n'apportât  quelques  messages  qui  lui  fussent 
<iontraires,  —  comme  c'était  bien  le  cas,  en  eflFet,  —  il  avait 
j)ris  une  chaloupe  à  Percé  pour  le  devancer  à  Québec. 

Mgr  de  Laval  vit  tout  de  suite  ce  qu'il  avait  à  faire  : 
regarder  comme  non  avenue  l'érection  de  la  cure  de  Mont- 
réal, jusqu'à  ce  que  les  volontés  du  saint-siège  lui  fussent 
-directement  et  clairement  signifiées;  puis  empêcher  M.  de 
"Queylus  de  monter  à  Montréal. 

Pour  empêcher  les  bulles  d'avoir  un  effet  au  moins  im- 
médiat, il  n'avait  qu'à  refuser  d'exécuter  le  mandat  de 
Parchevêque  de  Rouen.  Empêcher  M.  de  Queylus  d'aller 
à  Montréal  était  plus  difficile  ;  et  cependant  cela  lui  parut 
fi  nécessaire  au  bien  et  à  la  tranquillité  de  l'Eglise  du 
Canada,  qu'il  n'hésita  pas  un  instant  à  employer  dans  ce 
but  tous  les  moyens  légitimes  en  son  pouvoir. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  19T 

Il  supplia  tout  d'abord  M.  de  Queylus  de  rester  à 
Québec;  mais  comme  celui-ci  paraissait  vouloir  absolument 
monter  à  Montréal,  sous  prétexte  de  s'occuper  des  intérêtîi^ 
temporels  des  associés,  il  lui  signifia  par  écrit,le  lendemain^ 
4  août,  défense  formelle  d'y  aller. 

''Jugeant,  dit-il,  que  votre  présence  au  Montréal,  avant  la 
venue  des  premiers  navires  qui  doivent  en  bref  arriver  (le 
France,  serait  nuisible  au  bien  de  notre  Eglise;  et  que, 
nonobstant  la  prière  que  nous  vou?  avons  faite  de  n'y  pas 
aller,  vous  êtes  néanmoins  dans  le  dessein  d'y  monter  au 
plus  tôt:  nous  vous  faisons  défense,  sous  peine  de  déso- 
béissance, de  quitter  cette  habitation  de  Québec  ;  et  afin 
que  vous  n'en  prétendiez  cause  d'ignorance,  nous  mandons 
au  premier  clerc,  ou  prêtre,  de  vous  signifier  notre  présente 
ordonnance.  " 

Le  même  jour,  il  écrivit  il  M.  D'Argenson  pour  le  prier 
de  lui  prêter  main-forte,  et  de  soutenir  son  autorité,  selon 
la  volonté  du  roi  ;  mais  le  gouverneur  alla  trouver  l'évêque, 
et  s'excusa  de  ne  pouvoir  lui  donner  son  appui  en  cette 
circonstance.  Il  en  reçut,  le  lendemain,  5  août,  une  seconde 
lettre  encore  plus  pressante  que  la  première. 

''  Monsieur,  lui  écrivait  le  prélat,  je  supplie  Notrc- 
Seigneur  de  vous  donner  sa  paix  et  son  amour.  Je  vous 
ai  prié  par  lettre,  et  de  vive  voix,  lorsque  hier  vous  prîtes" 
la  peine  de  venir  ici,  de  tenir  la  main  aux  défenses  que 
nous  avons  été  obligé  de  faire  à  M.  l'abbé  de  Queylus,  de 
monter  au  Montréal,  jusqu'à  la  venue  des  premiers  vais- 
seaux qui  doivent  arriver  dans  peu  de  France.     N'ayant 


l 


198  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

voulu  déférer  aux  prières  que  nous  lui  en  avons  faites  pré- 
cédemment, jugeant  d'ailleurs  la  chose  très  importante 
pour  le  bien  et  la  paix  de  notre  Eglise,  j'ai  cru  qu'il  était 
de  notre  obligation  (crainte  d'être  responsable  de  ce  qui 
en  peut  arriver),  de  vous  supplier,  pour  une  troisième  fois, 
de  considérer  qu'il  ne  se  peut  rien  de  plus  clair,  ni  de  plus 
exprès  que  les  ordres  que  vous  avez  du  roi,  lesquels  nous 
lûmes  hier  ensemble,  de  nous  donner  le  secours  qui  nous 
est  nécessaire  pour  la  conduite  de  noire  Eglise,  en  quoi 
consiste  uniquement  notre  charge  ^,  et  pour  y  maintenir  la 
subordination  dans  l'obéissance  qui  nous  y  est  due  de  tous 
les  ecclésiastiques,  qui  n'y  peuvent  être  que  sous  notre 
dépendance. 

*'  Voici,  de  plus,  des  ordres  postérieurs  du  roi,  donnés  à 
Aix,  du  14  mars  1660,  qui  vous  doivent  confirmer  des 
intentions  de  Sa  Majesté  sur  ce  sujet.  Vous  ne  pouvez 
non  plus  les  ignorer  touchant  la  personne  de  M.  de  Queylus, 
vous  ayant  fait  voir  et  lu  les  défenses  expresses  qu'Elle  lui 
il  faites  de  retourner  au  Canada,  même  de  sortir  de  son 
royaume,  données  à  Aix,  du  27  février  16G0. 

"  En  vérité,  monsieur,  il  me  semble,  devant  Dieu,  que 
tout  cela  est  plus  que  suffisant  pour  vous  obliger  à  m'ac- 
corder  l'aide  que  je  vous  demande,  ne  s'agissant  que  de 


1  —  Et  non  pas  votre  climye,  comme  dit  M.  Faillon.  Du  reste, 
en  coDationnaut  les  lettres  qu'il  cite  de  Mgr  de  Laval  à  M.  de 
Queylus  et  à  M.  d'Argenson  (t.  II,  p.  485-488)  avec  les  oiiginauz:  qui 
se  trouvent  aux  Archives  de  Varchevêché  de  Québec,  Registre  -4,  on 
trouve  qu'il  a  changé  ou  omis  plusieurs  expressions  que  le  prélat 
*.MnpI«>3'ait  évidemment  pour  accentuer  ou  atténuer  sa  pensée. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  1Î19 


rexécution  d'un  ordre,  le  plu3  doux,  quoiqu'il  ne  vous 

semble  pas  tel,  ni  à  M.  de  Queylus,  qui  puisse  être  porté 

par  un  évêque  envers  un  ecclésiastique  qui,  ayant,  par  le 

passé,  été  la  cause  de  beaucoup  de  désordres  en  notre 

Eglise,  part  de  France  contre  la  volonté  du  roi,  signifiée 

raenie  au  port  de  mer,  et  contre  celle  des  personnes  qui  ont 

le  soin  de  nos  affaires  spirituelles,  comme  j'en  suis  assuré 

par  les  lettres  que  j'ai  reçues  de  France  depuis  hier.     Je 

veux  donc  croire  que  les  intérêts  des  Majestés  divine  et 

humaine  joints  ensemble  auront  quelque  pouvoir  sur  votre 

esprit,  et  que  j'obtiendrai  ce  que  je  vous  demande  en  toute 

justice." 

Mais  M.  D'Argenson  était  d'autant  moins  disposé  à  se 

rendre  aux  désirs  de  Mgr  de  Laval,  que  son  terme  d'oflSce 

comme  gouverneur  était  expiré,  et  que  son  successeur, 

M.  D'Avaugour,  étiiit  (léji\  rendu  â.  Percé,  où  il  l'atten- 
dait. 

L'évêque  de  Pétrée  se  vit  donc  réduit,  pour  le  moment, 
aux  seuls  moyens  coercitifa  spirituels.  Voyant  que  M.  de 
Queylus  persistait  dans  son  dessein  de  monter  à  Montréal, 
il  lui  écrivît  le  5  août  une  deuxième  lettre,  dans  laquelle 
il  le  menaçait  de  suspense,  s'il  s'obstinait  li  désobéir,  et 
lui  faisait,  par  cette  seule  lettre,  les  trois  monitions  cano- 
niques usitées  en  pareil  cas. 

Ces  menaces  de  peines  spirituelles  n'arrêtèrent  pas, 
malheureusement,  M.  de  Queylus  ;  il  passa  outre,  comme 
il  avait  fait  en  France  pour  les  défenses  du  roi.     Dans  la 


200  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 

nuit  du  5  au  6  août,  il  partît  en  canot  furtivement  pour 
Montréal  *. 

A  peine  Mgr  de  Laval  eut-il  appris  son  départ,  qu'il  lui 
écrivit  le  6  août  en  ces  termes  : 

^'  D'autant  que,  depuis  notre  ordonnance  portée,  nous 
avons  appris  que  non  seulement  vous  vous  disposiez  & 
partir  au  plus  tôt,  mais  encore  que  le  jour  d'hier,  *5  août, 
vous  vous  êtes  embarqué  de  nuit,  nous  vous  réitérons  les 
défenses  précédentes  ;  et  au  cas  que  vous  ne  retourniez  à 
Québec  pour  y  recevoir  nos  ordres  et  y  obéir,  nous  vous 
déclarons  suspens  de  l'office  sacerdotal,  peine  que  vous 
encourez  si  vous  passez  outre." 

Cette  lettre  atteignit-elle  M.  de  Queylus  pendant  qu'il 
était  en  route,  ou  seulement  après  son  arrivée  à  Montréal  ? 
Nous  l'ignorons.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  fut  plus 
de  deux  mois  sans  obéir,  et  resta  tout  le  temps  sous  le  coup 
de  la  suspense. 

M.  Faillon  s'apitoie  sur  le  sort  rigoureux  qui  lui  fut  fait 
en  cette  circonstance  ;  et,  tout  en  louant  la  pureté  d'inten- 
tion de  Mgr  de  Laval,  il  qualifie  d'outrées  et  de  violente? 
les  mesures  qu'il  se  vit  forcé  d'employer  2.  Mais  il  était  si 
facile  à  M.  de  Queylus  de  rester  en  France  et  d'écouter  le 
roi  I  puis,  arrivé  au  Canada,  d'écouter  son  évêque  !  Mgr  de 
Laval  n'était-il  pas  le  meilleur  juge  de  ce  qui  était  néces- 
saire pour  la  tranquilité  de  l'Eglise  du  Canada,  ou  de  ce 


1  —  Jminial  des  jémiites^  5  août  1661. 

2  —  Histoire  de  la  cdoiiic  française  y  t.  II,  p.  488  et  suiv. 


VIE   DE   MGB  DB  LAVAL  201 


qui  lui  était  préjudiciable?  Et,  s'il  était  convaincu,  comme 
il  le  déclare  ouvertement  à  M.  D^Ârgenson,  que  la  pré- 
sence de  M.  de  Queylus  à  Montréal  serait  une  cause  de 
maux  et  de  désordres  dans  son  Eglise,  ne  pouvait-il  pas, 
ne  devait-il  pas  l'empêcher  ? 

Dira-t-on  qu'il  se  trompait  dans  l'appréciation  des  choses  ? 
Les  agissements  de  M.  de  Queylus  en  France  et  à  Rome, 
cette  persistance  à  ressusciter  sans  cesse  la  question  de  la 
juridiction  de  l'archevêque  de  Rouen,  et  à  s'identifier  avec 
elle,  ce  qu'il  venait  de  faire,  surtout,  en  obtenant  cette 
bulle  de  la  cure  de  Montréal,  à  l'insu  du  vicaire  apostoli- 
que, àl'insu  du  nonce  et  de  la  Propagande  elle-même,  tout 
cela  était  plus  que  suflBsant  pour  faire  craindre  à  Mgr  de 
Laval  que  la  présence  de  M.  de  Queylus  à  Montréal  ne 
surexcitât  les  esprits,  ne  fomentât  des  espérances  malsaines, 
et  ne  créât  une  espèce  de  schisme  au  Canada.  Il  n'y  a  pas 
un  esprit  impartial  qui  ne  doive  admettre  que  Mgr  de 
Laval  avait  toujours  vu  juste  en  cette  affaire  ;  et  d'un  autre 
côté,  l'on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  l'habileté  et  la 
sagesse  avec  lesquelles  il  sut  passer  à  travers  les  mille 
dîflBcultés  de  cette  question  de  juridiction,  sans  y  laisser  le 
moindre  lambeau  de  sa  dignité  épiscopale. 

Le  nouveau  gouverneur,  M.  D'Avaugour,    arrivait    au 

Canada  avec  instruction  spéciale  de  faire  repasser  M.  de 

Queylus  en  France,  et  il  lui  fit  signifier  d'obéir  sans  relard 

aux  ordres  du  roi  et  du  vicaire  apostolique  ^     **  Ce  fut 

pour  lors  (1661),  dit  M.  de  Belmont,  qu'on  l'obligea  de 

I 


1— Faillon,  t.  Il,  p.  491. 


202  VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 


repasser  i.  "  Nous  n'avons  aucun  détail  sur  la  manière 
dont  le  gouverneur  s'acquitta  de  cette  mission  délicate; 
nous  savons  seulement  que  S!,  de  Queylus  descendit  à 
Québec  vers  le  milieu  d'octobre,  et  qu'il  s'embarqua  le  22 
pour  la  France,  absolument  le  même  jour  qu'il  était  parti 
deux  ans  auparavant  2. 

Le  vaisseau  sur  lequel  il  fit  voile  pour  la  France,  empor- 
tait en  jinême  temps  des  lettres  de  Mgr  de  Laval  au  roi  et 
ou  faint-pitge.  Le  vicaire  apostolique  ne  manqua  pa?, 
en  efîet,  d'informer  la  Cour  de  France  de  tout  ce  qui  venait 
de  se  passer  au  Canada,  et  surtout  de  la  concession  des 
bulles  pour  la  cure  de  Montréal.  Le  roi  écrivit  aussitôt  à 
Rome  pour  se  plaindre  de  ce  que  ces  bulles  avaiexit  été 
accordées.  Le  nonce  se  plaignit  également,  surtout  à  la 
Daterie. 

Dans  sa  lettre  au  souverain  j.ontife,  Mgr  de  Laval 
exposait  en  toute  franchise  et  sincérité  les  différentes 
circonstances  de  ses  démêlés  avec  M.  de  Queylus,  et  les 
dangers  qu'il  voyait,  pour  l'Eglise  du  Canada,  dans  la 
reconnaissance  de  la  juridiction  de  l'archevêque  de  Rouen 
à  côté  de  la  sienne;  puis  il  ajoutait  avec  un  abandon  tout 
filial  :  ''  Je  prie  Votre  Sainteté  de  me  faire  connaître  quelle 
est  sa  volonté  au  sujet  de  celte  contestation  :  je  me 
soumettrai  à  tout  ce  qu'Elle  décidera  3. 


1  —  Hittoire  du  Canada, 

2  —  Joiinutl  des  jétnâtes.     . 

3  —  '*  Qnidquld  demtini  statuent  (Sanditas  Vestra),  obseqitenm  ^n>." 
(Lettre  de  Mgr  de  Laval  au  suint-siège,  22  octobre  166L) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  20o 

Le  saint-siège  repondit  d'une  manière  ferme  et  catégo- 
rique. **  Il  donna  ordre  au  nonce,  dit  M.  Faillon,  d'em- 
pêcher l'exécution  des  bulles  accordées  à  M.  de  Queylup, 
de  peur  que  tout  le  fruit  de  la  mission  du  Canada  ne  fût 
perdu  ;  et  l'on  fut  d'avis  de  faire  savoir  à  cet  abbé,  au  nom 
de  la  Propagande,  ou  au  nom  du  souverain  pontife,  qu'il 
n'eût  i\  s'attribuer  aucun  droit  dans  la  colonie  de  Mon- 
tréal ».  " 

M.  de  Queylus  était  parti  pour  la  France:  la  paix  et 
Tunion  étaient  rendues  à  l'Eglise  du  Canada.  Plus  tard, 
en  166S,  nous  le  verrons  revenir  à  Montréal  ;  mais  alors 
les  circonstances  seront  changées.  L'archevêque  de  Rouen 
ayant  dû  renoncer  à  toute  prétention  sur  l'Eglise  du  Ca- 
nada 2,  l'autorité  seule  de  Mgr  de  Laval  y  sera  reconnue  ; 
et  ce  prélat  non-seulement  accueillera  M.  de  Queylus  avec 
bonté  et  faveur,  mais  reconnaîtra  son  mérite  éminent  en  le 
nommant  son  grand  vicaire  à  Montréal. 


1  —  HiMiAi'i'  fie  la  colonk  fninçdinej  t.  II,  p.  494. 

2  —  11  n'y  renonça  cependant  tout  à  fait,  que  lorsciue  Québec  fut 
érigé  en  évêchë.  Colbert  lui  écrivit  alors  qu'il  ne  voyait  aucun  moyeu 
de  forcer  la  congrégation  consistorialo  à  mettre  Québec  dans  Tarcho- 
véché  de  Rouen.  *'  Le  pape,  dit-il,  prétend  que  vous  n'avez  pu  acquérir 
aucun  droit  de  ce  côté."  Il  invitait  cependant  l'archevêque  à  faire  un 
mémoire  sur  ce  sujet.  Le  mémoire  fut  fait,  et  envoyé  par  Colbert  à 
l'abbé  Bourleniont,  à  Rome,  avec  ordre  de  le  présenter  au  saint-siëge 
et  au  cardinal  Rospigliosi.  ^^  S'ils  résistent,  disait  Colbert,  n'insistez 
l>as:  acceptez  l'évêché  relevant  du  saint-siëge,  jusqu'à  ce  qu'il  y  ait  un 
Hrchevêclié  au  Canada.  "  Les  prétentions  de  l' archevêque  de  Rouen  no 
turent  pas  maintenues  par  les  bulles  de  l'évêché  de  Québec.  (Architrit 
'"  ùiuwia.  Rapport  de  M.  l'abbé  Verreau,  1874.) 


CHAPITRE  CINQUIEME 


Mgr  de  Laval  et  M.  D'Argenson.  —  Leurs  dëniêlés  sur  des  questions 
de  préséance,  et  autres. 

Pendant  que  Mgr  de  Laval  faisait  reconnaître,  au  Canada, 
son  autorité  comme  vicaire  apostolique,  il  y  soutenait  avec 
non  moins  de  vigueur  tous  les  droits  et  privilèges  de  l'Eglise, 
et  veillait,  >comme  un  bon  pasteur,  à  ce  qu'il  ne  s'y  intro- 
duisit aucun  abus  que  l'on  pourrait  regretter  dans  la  suite. 
Cette  vigilance  à  prévenir  les  abus  et  à  soutenir  les  droits 
de  l'Eglise,  fut  cause  de  plusieurs  démêlés  qu'il  eut  avec 
M.  D'Argenson,  gouverneur  du  Canada,  et  sur  lesquels  il 
est  nécessaire  de  se  former  une  opinion  exacte. 

On  comprend  qu'il  ne  pouvait  s'agir,  à  cette  époque,  de 
contester  à  l'Eglise  ses  droits  essentiels,  ni  de  la  persécuter 
d'une  manière  violente.  La  Nouvelle-France  était  une 
colonie  catholique,  d'où  l'on  avait  même  exclu  avec  soin 
tout  élément  hétérogène  et  protestant.  Dans  les  vues  du  roi 
Très  Chrétien,  elle  avait  pour  but  de  procurer  avant  tout 
la  gloire  de  Dieu,  et  la  conversion  des  peuples  sauvages 
ensevelis  depuis  si  longtemps  dans  les  ténèbres  de  l'infi- 
délité. 


206  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 


Mais  précisément  parce  que  la  Nouvelle- France  était  dans 
les  conditions  d'une  province  essentiellement  catholique, 
l'Eglise,  cette  grande  société  des  âmes,  avait  droit  d'y 
occuper  la  place  qu'elle  doit  avoir  dans  les  desseins  du 
Sauveur:  celle  de  IVime  par  rapport  au  corps.  Tout  en  lais- 
sant ù  UEtat  ses  fonctions,  ses  attributs  et  ses  droits  dans 
sa  sjjlière  propre,  elle  pouvait,  elle  devait  réclamer  pour 
elle-même  la  x)remièro  place  ;  elle  devait  se  considérer 
comme  lïime  qui  anime  le  corps  d'un  Ktat  vraiment  catho- 
lique, qui  lui  communique  l'esprit  chrétien  avec  lequel  il 
doit  poursuivre  toutes  ses  entreprises,  de  manière  à  pro- 
curer en  tout  le  règne  de  Dieu  ;  elle  pouvait  exiger  de 
l'Etat  la  reconnaissance  et  lu  protection  de  tous  ses  droits  ; 
elle  pouvait  surtout  réclamer  du  souverain  catholique,  qui 
n'était  que  lo  plus  honoré  de  ses  enfants,  l'assistance  dont 
elle  avait  besoin  pour  l'exécution  de  ses  lois. 

C'est  à  ce  point  de  vue,  parfaitement  conforme  à  la 
doctrine  catholique  ^  mais  malheureusement  peu  appli- 
cable dans  les  conditions  de  nos  sociétés   moderne?,  et 


1  —  Rappelons  ici  ce  que  dit  M.  de  Ratisbonne  de  saint  Grégoire 
VII  :  '*  L'harmonie  entre  l'Eglise  et  l'Etat  a  été  le  problème  de  toutes 
les  phases  critiques  de  rhistoire.  Toujours  on  cherche  à  déterminer 
les  limites  et  les  rapports  réciproques  des  deux  puissances.  L'ane 
ressort-elle  de  l'autre  ?  L*Etat  doit-il  se  séparer  de  l'Eglise  \  l'Eglise 
doit-elle  se  séparer  do  l'Etat  \  ou  bien  les  deux  pouvoirs  doivent-ils  être 
identifiés  ?  Questions  &:raves,  qui  ont  soulevé  d'interminables  débats. 

'*  Saint  Grégoire  VIT,  nouvel  Alexandre,  trancha  ces  difficultés  avec 
le  glaive  magistnd  de  sa  parole.  Il  proclama  à  la  face  du  monde  le  prin- 
cipe de  la  suprématie  spirituelle,  et  déclara  que  la  papauté,  investie  de 
la  puissance  d'en  haut,  et  représentant  Dieu  lui-même  sur  la  terre, 
est  nécessairement  élevée  au-dessus  des  pouvoirs  politiques."  (Hisiohe 
(le  snint  Z)cnirT/v/,  In  traduction.) 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  207 


surtout  peu  accessible  à  un  esprit  protestant  ^  qu'il  faut  so 
placer  pour  juger  les  actes  episcopaux  de  Tépoque  dont 
nous  nous  occupons. 

Il  y  a,  de  plus,  une  autre  chose  à  considérer.  En  lisant 
aujourd'hui  le  récit  de  ces  grands  démêles  de  répo|ue  de 
Louis  XIV  sur  des  questions  de  préséance  ou  d'étiquette, 
on  est  tenté  de  sourire,  et  de  s'apitoyer  sur  ces  grands  hom- 
mes, qui  nous  paraissent  petits  dans  leurs  prétentions.  On 
oublie  qu'en  étudiant  unej^ériode  de  l'histoire,  il  faut  tou- 
jours se  mettre  dans  l'esprit  du  temps.  Ces  questions  de 
préséance  et  d'étiquette  n'étaient  pas  alors  sans  importance, 
et  avaient  même  quelquefois  une  grande  ]>ortée  poli- 
tique. 

"  Les  dififérends  en  question,  dit  M.  Parkman,  bien  que 
de  nature  à  faire  naître  le  sourire  sur  des  lèvres  irrévéren- 
cieuses, n'étaient  pas  aussi  puérils  qu'ils  semblent  l'êtie. 
Il  est  difficile,  au  milieu  d'une  société  démocratique 
moderne,  de  se  faire  une  idée  de  l'importance  réelle  des 
marques  de  la  dignité  et  de  l'autorité,  à  une  époque  et 
chez  une  nation  où  on  les  avait  fixées  de  la  manière  la  plus 
scrupuleuse,  et  où  le  peuple,  en  général,  les  acceptait 
comme  emblèmes  des  degrés  relatifs  dans  l'échelle  sociale 
et  politique.  La  question  de  savoir  si  Tévêciue  ou  le  gou- 
verneur devait  occuper  le  premier  siège  à  table,  pouvait 
devenir  ainsi  une  question  politique;  car,  aux  yeux  du 


1  —  Eu  parlant  du  Mgr  de  Laval,  M.  Parkmau  dit  :  '*  He  is  one  of 
thote  conceming  whom  Proteatanta  and  Catholics,  at  Icast  ultramun- 
tane  Catholica,  will  never  ajçrco  in  judgment.  "  (Tlte  Old  liefjime  in 
Canada,  p.  105.) 


208  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


peuple,  c'était  la  position  relative  de  PEglise  et  de  l'Etat 
dans  leurs  domaines  respectifs  ^.  " 

Du  reste,  il  n'est  pas  nécessaire  de  remonter  à  deux 
siècles,  pour  trouver  les  hommes  engagés  dans  des  questions 
d'étiquette  ou  de  préséance.  De  nos  jours,  dans  notre 
société  démocratique  elle-même,  que  'de  contestations  sur 
la  place  que  chacun  doit  occuper  à  un  dîner  officiel,  dans 
une  procession,  dans  une  cérémonie  religieuse  !  Que  d'am- 
bitions pour  les  places  d'honneur,  les  distinctions,  les  titres 
honorifiques  !  C'est  bien,  surtout,  dans  les  prétentions  des 
hommes  aux  dignités  et  aux  honneurs,  que  l'histoire  se 
répète:  et  il  convient  d'examiner  toujours  ces  prétentions 
avec  calme  et  sang-froid. 

La  première  difficulté  qui  survint  entre  Mgr  de  Laval  et 
M.  D'Argenson  fut  au  sujet  de  la  situation  respective  de 
leurs  bancs  dans  l'église  paroissiale.  Nous  avons  déjà  vu 
que  les  vicaires  apostoliques  n'ont  pas,  comme  tels,  de  * 
cathédrale  proprement  dite,  ni  de  trône  dans  l'église  du 
chef -lieu  de  leur  j  uridiction  ;  mais  ils  ont  certainement 
droit  à  la  première  place  dans  le  chœur,  et  Mgr  de  Laval 
devait  tenir  à  ce  que  ce  droit  ne  lui  fût  pas  contesté. 

Mais  quelle  place  devait  occuper  M.  D'Argenson  ?  Cette 
question  suppose  admis  le  droit  honorifique  du  gouverneur 
d'avoir  un  banc  dans  l'église.  Ce  droit  inhérent  à  la 
charge  du  gouverneur  fut  reconnu  expressément,  pour  le 
Canada,  par  le  Conseil  d'Etat,  en  1716;  mais,  à  l'époque 
qui  nous  occupe,  c'est-à-dire,  vers  1660,  il  pouvait  être 
discutable. 


1  —  The  Old  Régime  in  Cmiada^  p.  110. 


VIE  DE  MGB  DE  LAVAL  20î> 


Etant  admis,  cependant,  que  le  gouverneur  avait  droit  à 
un  banc  dans  l'église,  ce  qui  ne  paraît  pas  avoir  été 
contesté,  où  ce  banc  devait-il  être  placé  ?  Nous  ne  connais- 
sons pas  la  nature  des  prétentions  de  M.  D'Ârgenson  ;  mais 
il  voulait  probablement  que  son  banc  fût  placé  dans  le 
chœur.  Peut-être  occupait-il  déjà  cette  position  dans  la 
grande  église  paroissiale,  qui  était  définitivement  ouverte 
au  culte  depuis  plus  de  deux  ans  ^.  Qui  sait  même  s'il  ne 
prétendait  pas  à  la  première  place,  ou  du  moins  que  son 
banc  fût  sur  la  même  ligne  que  celui  de  l'évêque,  sous 
prétexte  qu'il  était  gouverneur  dans  son  gouvernement, 
tandis  que  l'évêque  de  Pétrée,  suivant  l'opinion  d'un  certain 
nombre,  n'était  qu'un  étranger  dans  la  juridiction  de 
Tarchevêque  de  Rouen  ? 

Quoiqu'il  en  soit,  au  point  de  vue  du  cérémonial  romain, 
la  prétention  du  gouverneur  d'avoir  son  banc  dans  le 
chœur  était  inadmissible  2. 

Mais,  eu  égard  aux  usages  français,  elle  n'était  peut-être 
pas  si  étrange  qu'elle  nous  semble  au  premier  abord.  Il 
était  reconnu  en  France  que  les  patrons  des  églises,  ainsi 
que  les  seigneurs  haut-justiciers,  avaient  droit  à  la  première 
place  dans  le  chœur  après  l'évêque  ou  le  premier  dignitaire 
ecclésiastique:  il  en  était  de  même  pour  certains  gouver- 


1  —  Journal  des  jésuites,  31  mars  1657. 

2  —  **  Sedes  autem  pro  nobilibus  atque  illustribus  viris  laïcis,  magis- 
tratibus  ac  principibus,  quantumlibet  magnis,  et  primariaB  nobilitatiSf 
plus  minusve,  pro  cujusquam  dignitate  et  gradu  ornatœ,  debent  extra 
rJborxim  et  presbyterium  collocari,  juxta  sacrorum  canonum  prescriptuni, 
laudabilisque  antiquie  disciplinas  documenta,  jam  inde  ab  exordiis 
christianiB  religionistintroductœ  ac  longo  tempore  observata)."  {Ceremo- 
niale  Episcoporum,  lib,  I,  cap,  XIII,  a  H,  13.) 

14 


210  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


neurs  de  province.  M.  D'Argenson  pouvait  se  prévaloir 
non  seulement  de  sa  charge  de  gouverneur,  mais  aussi  de 
son  titre  de  représentant  au  Canada  de  la  Compagnie  des 
Cents  associés,  laquelle  avait  droit  de  haute  justice  dans 
tout  le  î)ays. 

Parmi  les  innombrables  décisions  du  Conseil  d'Etat, 
nous  trouvons  un  arrêt  du  20  avril  1675,  par  lequel  un 
simple  commandant  de  ville,  le  commandant  de  Saumur. 
avait  '*  la  seconde  place  au  chœur  pour  les  dimanches  et 
fêtes  solennelles  et  non  solennelles.  " 

Et,  sans  nous  éloigner  de  notre  pays,  le  Conseil  d'Etat 
ne  réglait-il  pas,  en  1716,  '*  que  le  gouverneur  général  et 
l'intendant  de  la  Nouvelle- France  auraient  chacun  un  prie- 
Dieu  dans  réglise  cathédrale  de  Québec  et  dans  l'église 
paroissiale  de  Montréal,  savoir,  celui  du  gouverneur  général 
à  la  droite  du  chœur,  et  celui  de  l'intendant  à  la  gauche 
sur  la  même  ligne  ^  ?  " 

Mais,  en  1660,  la  Cour  n'avait  encore  rien  réglé,  du 
moins  pour  le  Canada,  au  sujet  du  banc  du  gouverneur. 
Mgr  de  Laval  n'avait-il  pas  droit  de  faire  tous  ses  efforts 
pour  préjuger  la  question  en  faveur  de  l'Eglise,  et  faire 
prévaloir  les  prescriptions  du  cérémonial  romain  ? 

La  situation  respective  des  bancs  des  dignitaires,  dans 
l'église,  est  aux  yeux  des  peuples  l'emblème  de  leur 
autorité.  Mettre  le  gouverneur  dans  le  chœur  à  côté  de 
l'évêque,  c'était  assimiler  l'autorité  temporelle  à  l'autorité 


1  —  Edtf.H  d  Onhiinanre.%  t.  I,  p.  352. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  211 


spirituelle,  c'était  mettre  l'Eglise  sur  le  même  pied  que 
PEtat.  Or,  non  seulement  Mgr  de  Laval  se  regardait,  et 
avec  raison,  comme  le  premier  supérieur  ecclésiastique 
dans  son  vicariat  apostolique,  mais  il  considérait  l'autorité 
de  l'Eglise,  et  par  conséquent  la  sienne,  comme  aussi 
supérieure  à  celle  de  l'Etat,  que  l'âme  l'est  au  corps.  Dans 
son  église,  surtout,  il  entendait  bien  être  et  paraître  le 
premier.  Aussi  résista-t-il  de  toutes  ses  forces  aux  préten- 
tions de  M.  D'Argenson. 

M.  D'Ailleboût,  ancien  gouverneur,  s'entremit  pour 
régler  le  différend.  "  La  chose  fut  accordée,  dit  le  P. 
Lalemant,  que  le  banc  de  M.  l'évêque  serait  dans  le& 
balustres,  et  celui  de  M.  le  gouverneur  hors  des  balustres 
au  milieu  ^"  C'était  un  arrangement  parfaitement  raison- 
nable, qui  assurait  au  pouvoir  civil  une  place  d'honneur 
dwàB  l'église,  sans  nuire  au  prestige  de  l'évêque.  Mais  co 
résultat,  on  le  devait  surtout  à  l'énergique  résolution  de. 
Mgr  de  Laval. 

On  a  bientôt  fait  de  dire,  comme  M.  Faillon,  par  exemple,, 
qui  en  toutes  rencontres  se  montre  si  acharné  contre  Mgr 
de  Laval,  que  le  prélat  pécha  souvent  *'  par  excès  de  zèle," 
et  ne  se  montra  pas  assez  ''  facile  "  dans  les  questions  de 
préséance  K  Quand  on  se  rappelle  le  rang  élevé  que  les 
rois  Très  Chrétiens  avaient  attribué  à  l'Eglise  de  France 
dans  la  société  du  dix-septième  siècle,  on  n'est  pas  tenté  de 
tenir  ce  langage  ;  on  applaudit  plutôt  de  tout  cœur  au  zèle 


1  —  Journal  des  jésuites^  7  septembre  1659. 

2  —  Hidoire  de  la  cotmiie  française^  t.  II,  p.  466  et  Buiv. 


212  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


des  prélats,  qui,  non  pas  par  orgueil  ni  vaine  ostentation, 
mais  parle  sentiment  de  leur  dignité,  se  montraient  jaloux 
de  tous  les  privilèges  accordés  à  l'épouse  de  Jésus-Christ, 
savaient  les  revendiquer,  au  besoin,  et  s'opposer  aux 
injustes  prétentions  de  ceux  qui  auraient  voulu  abaisser 
l'Eglise. 

Voulons-nous  avoir  une  idée  de  la  dignité  de  l'ancien 
lépiscopat  français  ?  Ecoutons  la  RemorUrance  qui  fut  pré- 
.sentée  à  Louis  XIII  par  les  évêques,  vers  1635  : 

**  L'Ordre  ecclésiastique,  disent-ils,  a  toujours  tenu  le 
premier  rang  en  votre  royaume,  ainsi  qu'en  tout  le  reste  de 
la  chrétienté.  Votre  Majesté  est  suppliée  de  le  lui  conserver, 
4iussi  bien  en  particulier  comme  en  général,  et,  à  cette  fin, 
-défendre  à  tous  gouverneurs  de  provinces,  s'ils  ne  sont 
princes,  et  aux  présidents  de  vos  Cours  souveraines  d'entre- 
prendre aucune  préséance  sur  les  archevêques  et  évêques 
^n  toutes  assemblées  publiques  et  particulières,  sur  peine 
d'encourir  l'indignation  de  Votre  Majesté...,  et  qu'aux 
xissemblées  générales  des  maisons  de  ville,  les  vicaires 
généraux  des  évêques  et  députés  du  chapitre  tiennent  les 
premières  places,  et  qu'en  toutes  assemblées  générales  ou 
î)articulières,  les  abbés  et  principales  dignités  des  chapitres 
précèdent  dans  leurs  villes  tous  les  officiers  d'icelles..." 

Voici  la  réponse  du  roi  Très  Chrétien  :  on  doit  admirer 
:avec  quelle  précision  elle  fut  donnée  ;  et  elle  peut  nous 
servir  à  apprécier  quelques-uns  des  actes  de  Mgr  de  Laval  : 

*'  Veut  Sa  Majesté  que  l'Ordre  ecclésiastique  soit  conservé 
«n  son  ancienne  splendeur  et  dignité,  et,  pour  cet  effet, 
<iue  les  archevêques  et  évêques,  étant  en  leurs  diocèses, 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  213 


précèdent  en  toutes  assemblées  générales  et  particulières, 
les  gouverneurs  qui  ne  sont  princes  du  sang,  les  lieutenants 
généraux,  présidents  des  parlements  et  tous  autres  de- 
quelque  qualité  et  dignité  qu'ils  soient,  et  qu'ès-assemblées 
générales  des  maisons  de  ville,  les  vicaires  généraux  des- 
archevêques  et  évéques  y  tiennent  la  seconde  place;  et,  au 
surplus,  Sa  Majesté  veut  et  entend  que  les  ecclésiastiques 
soient  traités  honorablement  par  tous  les  officiers,  comme 
étant  le  premier  Ordre  du  royaume  *.  " 

Nous  ne  voyons  pas  que  cette  décision  de  Louis  XIII  ait 
été  abrogée  par  son  successeur;  elle  était  donc  en  vigueur 
du  temps  de  Mgr  de  Laval.  D'après  cette  décision,  les 
archevêques  et  évêqucs,  dans  leurs  diocèses,  avaient  droit 
de  préséance  sur  les  gouverneurs  dans  toutes  les  assem^ 
blées  publiques  ou  particulières.  Il  n'y  avait  d'exception 
qu'en  faveur  des  princes  du  sang. 

Remarquons  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  réunions  purement 
ecclésiastiques,  mais  de  toute  assemblée,  en  général, 
comme  par  exemple,  un  dîner,  une  séance  littéraire,  une 
assemblée  politique,  etc  :  on  le  voit  bien  par  ce  qui  regarde 
les  assemblées  des  maisons  de  ville,  où  il  est  dit  que  les 
vicaires  généraux  des  archevêques  et  évoques  tiendront^ 
non  pas  la  première  place  (^ue  l'on  avait  demandée,  mais 
la  seconde. 

Mgr  de  Laval  connaissait  parfaitement  la  situation  très 
honorable  faite  au  clergé  du  royaume  de  France  par  les 


1  —  Mémoires  du.  dergé  de  France,  édit.  de  1771,  t.  XIIL 


214  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


décisions  royales.  Il  était  donc  persuadé  que,  comme 
évêque  nommé  par  le  eaint-siège,  à  la  demande  du  roi, 
pour  gouverner  l'Eglise  de  la  Nouvelle-France,  il  avait 
droit  de  préséance  sur  M.  D'Argenson  dans  toute  assemblée 
publique  ou  privée,  comme,  par  exemple,  un  dîner  ou  une 
séance  littéraire  ;  à  plus  forte  raison,  lorsque  ces  dîners 
avaient  lieu  dans  quelqu'une  de  ses  communautés,  ou 
lorsque  ces  séances  avaient  un  caractère  religieux. 

Faut  il  s'étonner  qu'il  ait  tenu  à  ce  droit  de  préséance? 
îse  devait-il  pas,  surtout  dans  les  commencements  de  son 
épiscopat,  veiller  avec  un  soin  jaloux,  sur  les  privilèges  de 
l'Eglise,  mettre  un  frein  à  tous  les  empiétements  du  pouvoir 
civil,  et  faire  en  sorte  que,  suivant  les  intentions  de  Sa 
Majesté,  les  ecclésiastiques  fussent  toujours  "  traités  hono- 
rablement par  tous  les  officiers,  comme  étant  le  premier 
Ordre  du  royaume.  " 

Ce  qui  a  lieu  de  nous  surprendre,  c'est  que  les  jésuites, 
au  lieu  de  se  prononcer  franchement  sur  cette  question  du 
droit  de  préséance  de  l'évêque  sur  le  gouverneur,  prirent 
le  j)arti,  pour  ne  pas  se  compromettre,  de  n'inviter  à  dîner 
ni  le  gouverneur  ni  l'évêque  *  ;  et,  au  catéchisme  solennel, 
qui  se  donnait,  dans  leur  chapelle,  sous  forme  d'action  ou 
de  dialogue,  de  ne  faire  saluer  ni  l'un  ni  l'autre  par  leurs 
élèves,  au  commencement  et  à  la  fin  de  l'action  2.  C'était 
faire  preuve  de  plus  d'habileté  que  de  courage. 


1  — Jonnutl  des  jé.viUeii,  décembre  1C59. 
2—Ihi(i,  février  1661. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  215 


Dira-t-on  que  Mgr  de  Laval  n'était  que  simple  vicaire 
apostolique,  et  que,  par  conséquent,  les  décisions  royales 
ne  pouvaient  s'appliquer  à  lui  ?  C'était  l'objection  des  par- 
tisans de  M.  de  Queylus  et  de  l'archevêque  de  Rouen  :  ils 
le  refi^ardaient  comme  un  évêque  étranger  dans  la  Nouvelle- 
France  ^  C'était  aussi  la  prétention  de  certains  hommes 
d'Etat,  dont  parle  quelque  part  Mgr  de  Laval  dans  une  de 
ses  lettres  à  la  Propagande,  et  qu'il  appelle  "  contempteurs 
de  la  puissance  ecclésiastique." 

Mais  le  vicaire  apostolique  envoyé  ici  par  le  saint-siège 
avait  pleine  juridiction  sur  toute  la  Nouvelle-France.  Sans 
en  avoir  le  titre,  il  possédait  toutes  les  attributions  d'un 
évêque  dans  son  diocèse:  et  l'on  no  peut  s'empêcher  de 
reconnaître,  en  lisant  attentivement  les  lettres  du  roi,  que 
c'était  l'intention  formelle  de  Sa  Majesté  de  le  faire  jouir 
au  Canada  de  tous  les  honneurs  et  privilèges  inhérents  à 
sa  charge:  **Ce  que  vous  avez  k  faire,  écrivait  le  roi  à 
M.  D'Argenson,  se  réduit  à  maintenir  le  dit  sieur  évêque 
en  la  pleine  fonction  de  sa  charge,  soit  qu'on  le  considère 
honoré  du  caractère  épiscopal,  soit  du  vicariat  apostolique 
dont  j'ai  recherché  Sa  Sainteté."  "Nous  entendons,  le  roi 
mon  fils  et  moi,  ajoutait  la  reine  mère,  que  sa  juridiction 
est  dans  toute  l'étendue  ordinaire  et  telle  qu'ont  accoutumé 
de  l'avoir  les  autres  évêques."    Ainsi  l'avait  compris  Mgr 


1  —  Dans  un  document,  daté  de  1660,  ot  portant  pour  titre  AvU  et 
HésoliUioius  à  demander  sur  certaiiie,H  (fisêtUni^^  il  est  dit  :  *^  Il  n'y  a 
point  dans  ce  pays  d'évèque  titulaire,  mais  seulement  un  vicaire  apos- 
tolique, et  TEglise  n'y  est  survie  que  par  commission.  "  (Archives  rfu 
/a  province  de  Québec j  2e  Série,  vol.  I.  ) 


216  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


de  Laval  :  de  là  son  énergie  à  soutenir  le  droit  de  préséance 
du  vicaire  apostolique  au  Canada. 

Ce  n'était  pas  par  ostentation,  ni  par  vanité  qu'il  tenait  à 
la  première  place,  même  en  dehors  de  l'église  :  il  était,  de 
l'aveu  de  tout  le  monde,  le  plus  pieux,  le  plus  austère  et  le 
plus  humble  des  hommes;  mais  c'est  à  l'Eglise,  dont  il 
était  ici  le  représentant,  qu'il  voulait  assurer  le  premier 
rang.  Sans  refuser  au  gouverneur  l'autorité  et  la  liberté 
d'action  qui  lui  revenaient  dans  sa  sphère  propre,  il  le 
regardait  avant  tout  comme  le  bras  séculier  de  l'Eglise  '. 
et  comme  spécialement  envoyé  par  le  roi  pour  protéger  et 
appuyer  l'évêque  :  "  Les  ordres  que  vous  avez  du  roi, 
écrivait- il  un  jour  à  M.  D'Argenson,  vous  obligent  de  nous 
donner  le  secours  qui  nous  est  nécessaire  pour  la  conduite 
de  notre  Eglise." 

Ce  qui  prouve  que  la  prétention  de  Mgr  de  Laval  à  la 
première  place,  avant  le  gouverneur,  n'était  pas  pour  lui 
une  affaire  personnelle,  mais  qu'il  agissait  surtout  en  vue 
de  l'Eglise  et  pour  la  gloire  de  Dieu,  c'est  qu'il  ne  soute- 
nait pas  avec  moins  de  vigueur  les  droits  de  préséance  des 
marguillers,  qui  sont,  dans  le  gouvernement  de  l'Eglise, 
les  aides  de  l'évêque  et  les  administrateurs  laïques  des 
biens  ecclésiastiques  2.  Le  gouverneur  voulait,  dans  les 
processions,  faire  passer  plusieurs  corps  civils  devant  les 
marguillers  :  Mgr  de  Laval  s'y  opposa  de  toutes  ses  forces  ; 
et  comme  M.  D'Argenson,  piqué  sans  doute  par  les  diffi- 


1  —  CoiicUe  de  Trente,  Sess.  XXV,  De  Befoi-matmit,  cap.  XX. 

2  —  Co)ic\le  de  TrenU,  Sess.  XX IT,  De  Befm^matione,  cap,  IX, 


VIE   DE  MGS  DE  LAVAL  21 


1 


cultes  qu'il  avait  déjà  eues  avec  l'évêque,  ne  voulait  pas 
céder  sur  ce  point,  celui-ci  finit  par  interdire,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  toute  procession  religieuse  ^ 

On  a  raconté,  de  manière  à  en  faire  un  reproche  à  Mgr 
de  Laval  \  le  fait  qu'à  une  assemblée  de  fabrique,  il 
déclara  qu'à  l'avenir  le  gouverneur  ne  serait  plus  marguiller 
honoraire,  et  par  conséquent  n'assisterait  plus  aux  assem- 
blées ^.  Mais  il  semble  que  la  première  chose  à  établir, 
c'est  le  droit  que  pouvait  avoir  le  gouverneur  d'assister 
aux  assemblées  de  fabrique  comme  marguiller  d'honneur. 
Ce  droit,  il  ne  l'avait  certainement  pas  en  vertu  de  sa 
charge.  L'avait-il  en  vertu  de  quelque  délibération  de  la 
fabrique  ou  de  la  paroisse? 

Remontons  aux  sources.  M.  D'Ailleboût  avait  été  élu, 
non  pas  marguiller  ex  offido  ^,  mais  marguiller  honoraire, 
le  21  novembre  1650,  et  cela,  dit  le  P.  Vimont,  '^  pour  le 
temps  seulement  de  son  gouvernement  "  ;  **  parce  que, 
ajoute-t-il,  les  autres  gouverneurs  pourront  être  priés  de 
prendre  le  même  titre  et  les  mêmes  soins  ^  " 


1  —  Joum(d  des  jésiiit-esj  février  et  avril  1661. 

2  —  ParkiDAD,  The  Old  Megimê  in  Catiada^  p.  109. 

3  —  Jminud  des  jéfmites,  28  novembre  1660. 

4  —  Comme  dit  M.  Parkman,  loco  citato, 

5  —  Il  iï*y  a  pas  d'acte  do  cette  élection,  à  proprement  parler.    Lo 
"•  fait  se  trouve  seulement  mentionné  dans  un  acte  intitulé  :  *'  Première 

messe  dite  à  la  paroisse,  24  décembre  1650.  "  Voici  cet  acte,  tel  qu'on 
le  trouve  dans  le  Livre  dés  Deiibératiaics  de  la  fabrique  de  Notre-lJanie 
de  Québec  : 

^*  Première  messe  dite  à  la  paroisse,  24  décembre  1650.  Le  24 
décembre  1660,  on  a  dit  la  première  messe  en  la  susdite  église  (L'acte 
qui  précède  a  pour  titre  :  Première  pierre  mise  à  V église  paroissi4xle  le 
êS  septembre  1647),  après  la  bénédiction  faite  auparavant,  M.  D'Aille- 
boût étant  gouverneur,  et  le  R.  P.  Paul  Ragueneau,  de  la  Compagnie 
do  Jésus,  supérieur  delà  mission,  le  R.  P.  Barth él cm i  Vimont  taisant 


218  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


C'était  évidemment  une  faveur  que  la  Fabrique  avait 
voulu  faire  à  M.  D'Ailleboût;  mais  elle  n'entendait  pas 
se  lier  x>our  l'avenir  vis-à-vis  les  autres  gouverneurs.  Or, 
il  n'est  nullement  question  dans  le  Livre  des  DélibèratwnB 
(h  la  Fabrique^  ni  M.  de  Lauson,  qui  succéda  à  M.  D'Aille- 
boût, ni  de  M.  D'Argenson,  qui  vint  plus  tard,  comme 
marguillers  honoraires.  Il  faut  remonter  jusqu'au  temps 
de  la  seconde  administration  de  Frontenac,  pour  retrouver 
une  seconde  élection  de  gouverneur  comme  marguiller 
honoraire  (o  mai  1693)  ^.  Sur  la  proposition  de  Mgr  de 
Saint-Valier,  le  comte  de  Frontenac  fut  prié  d'accepter 
le  titre  de  marjçuiller  d'honneur  de  la  Fabrique;  et  il 
accepta. 

Il  est  probable  que  M.  D'Ailleboût,  dans  sa  seconde 
administration  (1657),  continua  à  se  prévaloir  du  titre  de 
marguiller  honoraire  qui  lui  avait  été  ci-devant  accordé, 
et  que  M.  D'Argenson,  qui  lui  succéda  comme  gouverneur 
(1658),  se  regarda,  lui  aussi,  comme  investi  du  même 
privilège,  avec  le  consentement  sinon  exprès,  —  les  regis- 
tres n'en  disent  rien  —  du  moins  tacite  du  corps  des  fabri- 
ciens.     Le  P.  Lalemant  nous  laisse  clairement  entendre 


roffice  de  curé,  et  le  R.  P.  Joseph  Poncet,  Tofficd  de  vicaire, 
M.  Sovestrc  et  M.  Jacques  Mahou,  marguillers  en  office,  élus  le  21 
novembre  du  dit  1650,  et  M.  D'Aillebodt.  gouverneur,  étant  mai^iller 
Ii(jnoraire,  élu  pareillement  le  21  novembre  1650,  pour  le  temps  seule- 
ment de  son  gouvernement,  parce  que  les  autres  gouverneurs  pourront 
être  priéa  de  prendre  le  même  titre  et  les  mêmes  soins.  (Signé)  P.  Bar. 
Vimont  Ptre.  " 

On  remarquera  la  distinction  que  fait  le  P.  Vimont  entre  marg^iUler 
en  office  et  maryuiller  fvoiioraire  :  MM.  Sevestre  et  Bfaheu  étaient 
mar<;uillers  en  office  ;  M.  D'Ailleboût,  marguiller  honoraire. 

1  —  Livre  fie  Délibérations  fie  hi  Fabrique  de  N,-D.  de  Qiiéher. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  219 

qu'il  assistait  habituellement  aux  assemblées  de  fabrique, 
et  s\  considérait  comme  "  en  sa  charge  ^.  " 

Ce  n^était  pas,  il  faut  l'avouer,  sans  quelque  raison,  au 
moins  de  convenance,  que  la  Fabrique  avait  donné  à 
M.  D'Ailleboût  le  titre  de  marguiller  honoraire.  Le 
gouverneur  était  au  Canada  le  représentant  de  la  Compa- 
gnie des  Cent  associés.  Or,  c^était  la  Compagnie  qui 
pourvoyait  en  grande  partie  aux  frais  du  culte  à  Québec  : 
les  offices  paroissiaux  se  faisaient  même  à  cette  époque 
dans  sa  maison,  qu'on  appelait  le  magasin  du  roi.  Il  était 
donc  convenable  qu'elle  fût  représentée  aux  assemblées  de 
fabrique  par  le  gouverneur.  D'après  M.  de  Latour,  celui- 
ci  avait  même  '*  l'inspection  des  comptes  de  la  fabrique  2." 

Mais  tout  cela  n'avait  plus  sa  raison  d'être.  Depuis  plus 
de  trois  ans,  la  grande  église  paroissiale  était  ouverte  au 
culte,  et,  par  ses  revenus,  elle  allait  désormais  se  suffire  à 
elle-même.  On  n'avait  plus,  d'ailleurs,  grand'chose  à 
attendre  de  la  Compagnie  des  Cent  associés.  La  présence 
du  gouverneur  aux  assemblées  de  fabrique  pouvait  devenir 
un  abus  et  influencer  les  décisions  des  marguillers:  elle 
pouvait  amener  l'ingérence  indue  de  l'Etat  dans  l'admi- 
nistration des  biens  ecclésiastiques. 

Mgr  de  Laval  laissa  cependant  s'écouler  plus  d'une 
année  (16  juin  1659—28  novembre  1660),  avant  de  déclarer 
publiquement  que  M.  d'Argenson  n'était  pas  marguiller,  et 
par  conséquent  n'avait  pas  droit  d'assister  aux  assemblées 
de  fabrique:  et  il  est  probable  qu'il  n'aurait  pas  songé  à  le 


1 — Jounial  des  jésulteji,  28  novembre  1660. 
2  —  Latour,  p.  80. 


220  VIS  DE  MGR  DE  LAVAL 


troubler  dans  la  jouisBance  de  ce  privilège,  si  celui-ci  eût 
montré  plus  de  déférence  pour  les  droits  de  l'Eglise.  Mais 
nous  avons  vu  que  le  gouverneur  disputait  en  toute  occa- 
sion la  préséance  à  l'évêque.  Sans  aller  peut-être  aussi 
loin  que  les  partisans  de  l'archevêque  de  Bouen,  ni  déclarer 
ouvertement  que  l'évêque  de  Pétrée  n'était  qu'un  évêque 
étranger,  au  Canada,  il  était  bien  aise  de  lui  faire  sentir 
qu'il  n'était  pas  évêque  de  Québec,  et  lui  contestait  les 
honneurs  et  les  privilèges  dus  à  sa  dignité.  Qui  sait  si 
M.  D'Argenson  n'avait  pas  essayé  d'imposer  sa  volonté 
dans  les  assemblées  de  fabrique,  et  même  d'y  accaparer  la 
présidence,  qui  appartient  d'une  manière  incontestable  à 
l'Eglise,  puisqu'il  s'agit,  dans  ces  assemblées,  de  l'adDii- 
nistration  de' biens  ecclésiastiques  ? 

L'évêque  de  Pétrée  jugea  donc  qu'il  était.temps  de  retirer 
au  gouverneur  une  faveur  qu'il  était  trop  disposé  à  regarder 
comme  un  droit.  Le  titre  de  marguiller  d'honneur  avait 
été  accordé  à  M.  D'Ailleboût  *'  pour  le  temps  seulement  de 
son  gouvernement  "  :  on  ne  voyait  pas  qu'il  eût  été  con- 
tinué à  ses  successeurs.  D'ailleurs,  ce  qui  n'est  qu'une 
faveur  peut  toujours  être  retiré  quand  on  le  juge  à  propos* 
Il  déclara  donc  que  M.  D'Argenson  "n'était  plus  mar- 
guiller honoraire,"  et  par  conséquent  n'avait  pas  droit  de 
siéger  aux  assemblées  de  fabrique.  C'était  revenir  tout 
simplement  à  la  règle  ordinaire  et  au  droit  commun. 

Il  en  fut  de  même  pour  la  question  du  pain  bénit,  que 
le  gouverneur,  les  jours  de  grandes  fêtes,  donnait  inim 
missam,  au  son  des  fifres  et  du  tambour.  L'évêque  jugea 
avec  raison  que  cet  usage  était  peu  conforme  aux  rubriques, 
et  surtout  peu  favorable  au  recueillement  nécessaire  pen- 


VIE  DB  MGR  DE  LAVAL  221 


dant  les  offices  du  culte  divin.  Le  jour  de  Pâques  1660,  il 
donna  ordre  que  la  bénédiction  et  l'offrande  du  pain  bénit 
se  feraient  désormais  avant  la  messe  i.  Ce  règlement, 
pourtant  bien  sage,  acheva  d'indisposer  M.  D'Argenson. 

On  ne  peut  douter  que  ce  gouverneur  ne  fût  un  homme 
d'an  grand  mérite.  Tous  les  mémoires  du  temps  lui  ren- 
dent ce  témoignage.  ''  C'est  un  homme  d'une  haute  vertu 
et  sans  reproche,  dit  Marie  de  l'Incarnation  ...Il  y  a 
toujours  à  profiter  avec  lui,  car  il  ne  parle  que  de  Dieu  et 
de  la  vertu...  Il  assiste  à  toutes  les  dévotions  publiques, 
étant  le  premier  à  donner  l'exemple  aux  Français  et  à  nos 
nouveaux  chrétiens  2." 

La  sœur  Juchereau  ne  s'exprime  pas  d'une  manière 
moins  élogieuse  sur  son  compte  :  '*  Il  n'accepta,  dit-elle,  cet 
emploi  (de  gouverneur)  que  par  un  principe  de  vertu,  dans 
la  vae  de  faire  fleurir  la  piété  en  Canada  et  d'y  étendre  la 
Foi.  Son  rare  mérite  était  parfaitement  connu...  Il  fut 
rappelé  en  France  après  trois  ans  de  séjour  au  Canada,  où 
il  avait  édifié  et  gagné  tout  le  monde  par  sa  grande  piété, 
sa  douceur  et  sa  charité  3." 

Mgr  de  Laval  lui-même,  écrivant  au  frère  de  M.  D'Ar- 
genson, conseiller  d'Etat,  à  Paris,  lui  disait:  'V J'ai  reçu, 
dans  mon  entrée  dans  ce  pays,  de  monsieur  votre  frère, 
toutes  les  marques  d'une  bienveillance  extraordinaire.  J'ai 
fait  mon  possible  pour  la  reconnaître,  et  lui  ai  rendu  to^s 
les  respects  que  je  dois  à  une  personne  de  sa  vertu  et  de 


1  —  JoMrtud  des  jéiiuUen,  mars  1660. 

2  —  Lettre  «piriUieUe  (Hfe.  ♦ 

3  —  Histoire  de  VHôtd'Diev  de  Quéltec. 


222  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


son  mérite^  joint  à  la  qualité  qu'il  porte,  comme  son  plus 
véritable  ami  et  fidèle  serviteur...  i.  " 

Mais  les  gens  les  plus  vertueux  ne  sont  pas  toujours 
exempts  de  préventions.  M.  D'Argenson  croyait  avoir 
raison  de  se  plaindre  de  son  prédécesseur,  M.  D'Ailleboût, 
qu'il  disait  lui  avoir  manqué  d'égard  en  diverses  circons- 
tances, et  qu'il  soupçonnait  de  vouloir  le  supplanter  dans 
le  gouvernement  du  Canada  2 .  Mais  il  avait  tort  d'exiger 
que  tout  le  monde  épousât  ses  sentiments.  M.  D'Ailleboût 
avait  des  amis  personnels  parmi  les  jésuites,  et  M.  D'Argen- 
son s'imagina  que  ceux-ci  prenaient  fait  et  cause  contre  lui 
en  faveur  de  son  prédécesseur.  De  là  ses  préventions 
contre  certains  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus,  contre  le 
P.  Ragueneau,  en  particulier.  Il  se  plaisait  à  dire  qu'il  y 
avait  deux  partis  parmi  les  jésuites,  celui  du  P.  Lalemant, 
qui  étcait  un  homme  de  sens,  et  celui  du  P.  Ragueneau, 
qu'il  représentait  comme  exagéré  et  porté  à  se  mêler  de 
toute  espèce  d'affaires  :  **  Il  serait  à  désirer,  écrivaît-il,  que 
l'évéque  de  Pétrée  donnât  plutôt  sa  confiance  au  P.  Lale- 
mant qu'au  P.  Ragueneau.  " 

Mgr  de  Laval,  qui  ne  fat  jamais  un  homme  de  coteries, 
mais  ne  songeait  qu'à  faire  son  devoir,  ayant  un  jour  donné 
sur  ce  sujet  à  M.  D'Argenson  un  avertissement  charitable, 
celui-ci  prit  cet  avis  en  mauvaise  part,  et  devint  désormais 


1  —  Lettre  de  Mgr  de  Laval,  20  octobre  1659. 

2  —  **  M.  l'abbë  de  Queylus  passe  en  France  pour  se  plaindre  de  b 
manière  d'agir  de  M.  D'Ailleboût  à  Montréal.  11  me  semble  que  cela 
ne  lui  servira  pas  pour  être  gouverneur  du  pays,  comme  il  prétend." 
(Corre92}(yi\dai}ce  de  M.  D* Arfjen-soir.  ) 


VIE  DE  MGR   DE   LAVAL  223 


aussi prévenucontrcleprélatquecontrelesjésuitcs  i.  Quand 
on  laisse  pénétrer  de  pareils  sentiments  dans  son  cœur,  on 
n'est  pas  loin  de  Tinimitié  et  quelquefois  de  grandes  injus- 
tices. On  interprète  en  mal  les  actions  du  prochain,  on 
leur  attribue  des  motifs  coupables. 

C'est  ainsi,  par  exemple,  que  Mgr  de  Laval  ayant  fait 
sortir  une  servante  de  la  maison  d'un  des  principaux 
citoyens  de  Québec,  M.  Denis,  pour  la  faire  entrer  aux 
ursulines,  M.  D'Argenson  attribue  ce  fait  à  un  excès  de 
zèle  de  la  part  du  prélat,  t\  une  volonté  qui  ne  recule  devant 
aucune  injustice  et  ne  respecte  aucun  droit.  "  M.  Tévêque 
de  Pétrée,  dit-il,  a  un  zèle  qui  le  porte. si  souvent  hors  du 
droit  de  sa  charge,  et  une  telle  adhérence  à  ses  sentiments, 
qu'il  ne  fait  aucune  difliculté  d'empiéter  sur  le  pouvoir  des 
autres,  et  avec  tant  de  chaleur  qu'il  n'écoute  personne... 
Il  dit  que  l'évoque  peut  ce  qu'il  veut,  et  ne  menace  que 
d'excommunication  '-.  " 

Mgr  de  Laval,  cependant,  pouvait  avoir  d'excellentes 
raisons  de  faire  sortir,  coûte  que  coûte,  cette  servante  de 
la  maison  où  elle  était  engagée,  raisons  qu'en  sa  qualité 
de  confesseur  ou  de  directeur  spirituel,  il  ne  pouvait 
donner  au  public,  et  dont  il  n'était  redevable  qu'à  Dieu  et 
à  sa  conscience.  En  tout  cas,  la  présomption  était  en  sa 
faveur,  et  il  n'y  avait  pas  lieu  de  lui  attribuer  cette  doc- 
trine excessive  :  Vévèque  peut  ce  quHl  veut.    Il  n'y  a  rien 


1  —  Lettre  de  Mgr  de  Laval  à  M.  D*Argeii8on,  frère  du  gouverneur, 
2)  octobre  1659. 

2  —  Ck>rTe8pondance  de  M.  D'Argonson. 


224  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


dans  la  correspondance  de  Mgr  de  Laval  qui  fasse  croire 
que  telle  était  sa  pensée. 

M.  Faillon,  emboîtant  le  pas  derrière  M.  D'Argenson  : 
''  Ce  fut  appAremment  d'après  ce  principe,  dit-il,  que  M.  de 
Laval  ordonna  d'amener  de  la  campagne  à  Québec  une 
allé  que  l'on  croyait  possédée  du  démon,  ainsi  qu'an 
meunier  qui,  l'ayant  demandée  en  mariage,  et  ayant  été 
refusé  à  cause  de  sa  mauvaise  conduite,  était  soupçonné 
d'avoir  jeté  sur  elle  quelque  maléfice  et  d'être  magicien. 
Cet  homme  fut  mis  en  prison,  et  la  fille  enfermée  chez  les 
hospitalières  i." 

Qu'on  lise  les  Lettres  de  Marie  de  l'Incarnation,  et  l'on 
verra  que  ce  meunier  était  un  apostat  et  un  magicien,  qui 
"  par  son  art  diabolique"  avait  réellement  ensorcelé  cette 
fille  pour  l'épouser.  **  L'on  eut  sujet  de  croire  qu'il  y  avait 
du  maléfice  delà  part  de  ce  misérable;  car  il  lui  appa- 
raissait jour  et  nuit,  quelquefois  seul,  et  quelquefois 
accompagné  de  deux  ou  trois  autres,  que  la  fille  nommait, 
quoiqu'elle  ne  les  eût  jamais  vus.  Monseigneur  y  envoya 
des  Pères,  et  il  y  est  allé  lui-même  pour  chasser  les  démons 
par  les  prières  de  l'Eglise...  Le  lieu  est  éloigné  de  Québec, 
ajoute  Marie  de  l'Incarnation,  et  c'était  une  grande 
fatigue  aux  Pères  d'aller  faire  si  loin  leur  exorcisme.  C'est 
pourquoi  monseigneur  ordonna  que  le  meunier  et  la  fille 
fassent  amenés  à  Québec.  L'un  fut  mis  en  prison,  et  l'antre 
fut  enfermée  chez  les  Mères  hospitalières  2." 


1  — Histoire  de  la  colanie  fraiiçaise^  t.  II,  p.  469. 

2  —  Lettre  histainque  60e. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  225 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Mgr  de  Laval  ne  put  faire 
emprisonner  cet  homme,  sans  le  concours  de  l'autorité 
séculière.  La  connaissance  des  sortilèges  et  des  maléfices 
était  du  ressort  de  l'ofïicialité  diocésaine.  Celle-ci,  appa- 
remment, examina  le  cas  avec  ses  circonstances,  rendit  son 
jugement,  et  livra  le  coupable  au  bras  séculier. 

Quant  à  la  fille,  elle  se  trouvait  dans  la  juridiction  du 
seigneur  Gifiart,  de  Beauport  i,  qui,  comme  tous  les  sei- 
gneurs, avait  droit  de  justice  dans  sa  seigneurie.  C'est 
probablement  par  son  entremise  qu'elle  fut  amenée  à 
Québec  ;  et  Mgr  de  Laval  lui  rendit  un  grand  service  en  la 
faisant  entrer  à  l'hôpital.  "  Elle  fut  mise,  dit  le  Journal 
desjésuiteSy  dans  une  chambre  du  vieux  hôpital,  où  elle 
passait  la  nuit  avec  compagnie  d'une  garde  de  son  sexe, 
quelque  prôtre  et  serviteurs." 

Qui  n'admirerait  la  bonté  et  les  soins  attentifs  du  prélat 
pour  cette  personne  infortunée  ?  Et  c'est  cette  conduite 
toute  charitable  que  l'on  a  voulu  représenter  comme  enta- 
chée de  violence  et  d'injustice  \ 

N'oublions  pas,  cependant,  que  Mgr  de  Laval  n'était 
qu'au  début  de  son  épiscopat,  et  n'avait  encore  que  trente- 
huit  ans.  Quoi  d'étonnant  si,  dans  son  désir  de  prévenir 
les  abus  qui  auraient  pu  s'introduire  dans  l'Eglise  nais- 
sante du  Canada,  et  de  tout  mettre  dans  un  ordre  parfait, 
il  eût  montré  un  peu  trop  de  zèle  et  dépassé  quelquefois  la 
mesure  ;  si,  préoccupé  du  besoin  de  faire  respecter  son 

1  —  Jounud  d€4f  jésuite»,  dëcenibre  1660. 

13 


226  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

autorité  comme  vicaire  apostolique,  après  les  entraves 
qu'on  avait  mises  à  sa  nomination  et  les  difficultés  qu'on 
lui  avait  suscitées,  il  eût  paru  dans  les  questions  de  pré- 
séance ou  autres,  plus  susceptible  peut-être  que  s'il  eût  été 
déjà  évoque  de  Québec  ;  si  enfin,  avec  les  meilleures  inten- 
tions du  monde,  il  lui  fût  arrivé  de  se  tromper  quelquefois 
dans  les  débuts  de  sa  carrière  apostolique  *  ? 

Nous  avons  vu,  par  exemple,  que  le  prélat  avait  été 
parfaitement  justifiable  d'exclure  le  gouverneur  des  assem- 
blées de  fabrique.  Maisle  Journal  (lef^  jésuites  nous  assure 
qu'il  le  fit  '.'  sans  lui  en  avoir  parlé  "  auparavant.  Le 
gouverneur  se  rendit  subséquemment  **  avec  sa  suite  ordi- 
naire "  à  une  assemblée  des  marguilleri,  et  prétendit  se 
maintenir  en  sa  charge,  déclarant  à.  l'évoque  "  qu'il  n'avait 
pas  le  pouvoir  de  le  démettre.  "  Il  se  dit  beaucoup  de 
paroles  peu  respectueuses  à  l'égard  du  prélat,  et  le  mécon- 
tentement fut  grand  de  part  et  d'autre  -. 

Que  de  froissements  regrettables  auraient  peut-c'tre  été 
évités,  si  révoque  eût  prévenu  le  gouverneur  de  son  inten- 
tion, et  l'eût  prié  de  ne  plus  se  présenter  aux  assemblées 
de  fabrique  ! 

Lorsque  Mgr  de  Laval  vint  dans  le  pays,  il  remarqua  que, 
dans  les  offices  publics,  le  gouverneur  était  encensé  après 


1  —  En  parlant  de  saint  Grégoire  VIT,  M.  de  Ratisboniie  ne  craint 
p&B  de  dire  :  **  Il  y  eut  peut-être  dans  l'expression  de  sou  vouloir 
(juelque  chose  de  trop  vif,  de  trop  inflexible."  Puis  il  ajoute  :  *^Mais 
81,  à  la  distance  oii  nous  sommes  placés  de  cette  mémorable  époque, 
on  veut  en  apprécier  le  caractère,  il  faut,  sans  s'arrêter  aux  det&ils, 
envisager  l'ensemble  des  résultats..."  (Hidoire  île  s(unt  B'*fn*tr*l^ 
Introduction.) 

2  —  Jonnud  (h's  jesuUeft^  28  novembre  1660. 


VIE   DE   MGB  DE  LAVAL  227 

le  chœur,  et  par  le  diacre  qui  avait  encensé  le  chœur.  Ne 
trouvant  sans  doute  pas  convenable  que  cet  encensement 
d'un  laïque  fût  fait  parle  diacre,  il  régla  que  ce  serait  l^e 
thuriféraire  qui  porterait  Tencens  au  gouverneur,  et,  comme 
de  coutume^  après  que  le  chœur  aurait  été  encensé.  Le 
changement  se  fit  à  la  messe  pontificale  de  Noël  ^,1659). 

M.  D'Argenson  en  fut  très  mortifié.  Le  cérémonial 
romain,  répondant  à  la  question  :  par  qui  doivent  être 
encensés  les  vices-rois  et  gouverneurs  des  royaumes  et  des 
provinces,  dit  que  '*  cela  dépend  de  la  coutume  "  ;  mais  il 
ajoute  qu'ils  doivent  être  encensés  *'  immédiatement  aprè3- 
l'évêque  i." 

Le  gouverneur  voulut  se  prévaloir  de  ce  privilège,  que 
TEglise  accorde  i\  ces  hauts  dignitaires  civils  en  signe 
d'honneur  et  de  respect.  **  Non  seulement  il  prétendit  être 
encensé  par  le  diacre  à  la  messe,  mais  aussi  par  le  prêtre 
assistant  qui  avait  encensé  l'évêque,  aux  vêpres,  et  ce, 
immédiatement  après  l'évêque,  avant  les  prêtres  du  chœur, 
soit  à  la  messe  soit  aux  vêpres." 

Ce  fut  l'objet  **  d'une  grande  contestation  entre  l'évêque 
et  le  gouverneur,  celui-ci  se  fondant  sur  le  texte  du  céré- 
monial romain,  l'autre  sur  l'usage  de  France,  qu'il  disait 
être  contraire,  et  surtout  sur  l'usage  où  l'on  était  de  faire- 
encenserles  prêtres  du  chœur  avant  le  gouverneur,  depuis 
que  l'on  faisait  l'office  dans  la  nouvelle  église  2."    Les 


1  —  '*  Thurificandi  sunt  Proreges  et  Giibernatores  regnoruin  -et 
provinciarum  immédiate  post  Episcopum.  Hi  omnes  ab  iis  thoiifi- 
cantur,  ad  quos  ex  consuetudine  id  inunus  pertinet."  (Cereinonial<^ 
Epiêcopontm,  lih,  J,  cap.  XXIII.) 

2  —  Jwfriud  (les  jésiiiteSj  décembre  1659. 


"228  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 

jésuites  s'entremirent  poiîr  régler  le  différend  et  réussirent 
à  faire  adopter  un  compromis.  Mais  il  eût  été  mieux  de 
s^entendre  tout  d'abord,  et  de  préparer  les  esprits  aux 
changements  que  l'on  voulait  faire  dans  le  cérémonial  *. 

Dans  une  autre  circonstance,  Mgr  de  Laval  offensa  encore 

\î>ubliquement  M.  D'Argenson.     C'était  le  dimanche  dans 

l'octave  du  saint  Sacrement.     La  grand'  procession  devait 

descendre  d'abord  à  la  basse  ville,  remonter  au  Fort,  de  là 

tiux  ursulines  et  chez  les  jésuites,  puis  rentrer  à  la  paroisse. 

L'évêque  fit  dire  au  gouverneur  qu'il  n'arrêterait  au  repo- 
soir  du  Fort,  qu'à  la  condition  que  les  soldats  s'y  tiendraient 
la  tête  découverte  :  condition  qui  fut  agréée.  Arrivé  au 
'Fort,  voyant  les  soldats  découverts,  mais  debout,  il  voulut 
■exiger  qu'ils  se  missent  à  genoux  ;  mais  le  gouverneur  fit 
<lir%que  c'était  leur  devoir  de  rester  debout.  Mgr  de  Laval 
•.^:e  décida  immédiatement  à  passer  outre,  et  ne  voulut  pas 
;tirrêter  au  reposoir  du  Fort  -. 

Cette  affaire  fit  beaucoup  de  bruit.  Le  gouverneur  fut 
j)rofondément  blessé  de  l'injure  qu'il  venait  de  recevoir. 
Ml'hacun  se  demandait  si  TévOque  avait  le  droit  d'exiger  des 
foldats  ce  qu'il  réclamait.  *'  Ce  qui  parut  de  plus  certain 
par  le  rapport  de  quelqu'un  digne  de  foi,  dit  le  Journal  des 
jcsiiitcs,  est  qu'en  semblable  rencontre  les  soldats  des  gardes 
du  roi  mettent  un  genou  en. terre,  sans  se  découvrir.  "    Et 


1  —  Dans  un  document  sans  signature  ni  date,  on  trouve  la  réponse 

«ui  van  te  :    *'  Pour  l'encens,   il  faut  suivre  ponctuellement  le  céré- 

juonia),  et  établir  l'Eglise  du  Canada  de  la  manière  ordinaire,  et  dans 

4' usage  des  autres  Eglises.'  (ArchiveH  île  la  provimic  de  Çmlm-^  2e  série, 

wol.  1.) 

2  ^  Jtmrn'il  <len  je'fiifitf's,  juin  1661. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  220 


le  Journal  ajoute  avec  raison:  "  C'est  de  quoi  il  eût  fallit 
s'éclaircir  auparavant,  et  en  convenir.  " 

En  effet,  si  Ton  s'était  entendu  d'avance,  Mgr  de  Laval 
aurait  probablement  obtenu  de  M.  D'Argenson  ce  qu'il 
obtint  deux  ans  plus  tard  du  baron  D'Avaugour  :  **  La. 
procession,  dit  le  Journal  des  jésuites,  alla  au  magasin  à 
Pordinaire,  où  il  y  avait  reposoir,  puis  monta  au  Fort,  où. 
il  y  avait  aussi  reposoir,  et  les  soldats  en  haie  depuis  1& 
canon  qui  était  sur  la  plate-forme  en  dehors  ayant  à  dos 
la  porte  du  Fort,  tous  à  genoux  et  découverts,  et  la  bouche- 
du  fusil  contre  terre  ^  " 

Mgr  de  Laval  avait  donc  fini  par  gagner  ce  qu'il  dési- 
rait ;  et  l'on  ne  peut  nier  que,  si  ce  cérémonial  pour  les 
soldats  n'était  pas  tout  à  fait  conforme  aux  usages  mili- 
taires, il  était  plus  respectueux  pour  le  saint  Sacrement. 

Dans  les  divers  incidents  rapportés  au  cours  de  ce 
chapitre,  quelques-uns  ont  cru  voir  la  nature  des  Mont- 
mor*ency- Laval'  reprendre  quelquefois  le  dessus  dans  le^ 
disciple  de  M.  de  Betnières  :  comme  si  l'on  devait  s'étonner 
de  trouver  quelques  légères  taches  dans  une  si  belle  et  si 
sainte  vie  ! 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Tévéque  de  Pétrée  était  déjîl- 
un  homme  d'une  vertu  peu  ordinaire.  ''  Sa  vie  est  si 
exemplaire,  écrivait  Marie  de  l'Incarnation  en  1659,  qu'il 
tient  tout  le  pays  en  admiration  2."  Elle  disait  encore  de- 
lui,  au  plus  fort  de  ses  démêlés  avec  M.  de  Queylus  et 


1  —  JourtifU  des  jésuitea^  8  juin  16G2. 

2  —  Lettre  hiMoriqne  oîe. 


idt^  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 

M.  D'Argenson  :  "  C'est  un  autre  saint  Thomas  de  Ville- 
neuve pour  la  charité  et  pour  l'humilité...  C'est  l'homme 
le  plus  austère  et  le  plus  détaché  des  biens  de  ce  monde  ^." 

Mais  les  saints  n'arrivent  pas  du  premier  coup  au  plus 
haut  degré  de  la  perfection.  La  vertu,  plus  encore  que  le 
génie,  est  une  œuvre  de  grande  patience.  L'homme  qui 
aspire  à  la  sainteté,  commence  par  bien  fixer  dans  son  cœur 
les  échelons  mystérieux  par  lesquels  il  doit  s'approchet  de 
Dieu  2  3  puis  il  s'élève  peu  à  peu  de  vertus  en  vertus,  de 
mérites  en  mérites,  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  aux  plus  hauts 
commets  de  la  perfection  chrétienne,  comme  le  soleil  en 
plein  midi. 

Nous  verrons  Mgr  de  Laval,  déjà  si  distingué  par  sa 
piété  et  sa  vertu  au  commencement  de  sa  carrière  épisco- 
paie,  atteindre  bientôt  ces  sommets  lumineux,  et  projeter 
réclat  de  la  plus  émînente  sainteté  sur  l'Eglise  du  Canada. 


1  —  Lettre  historlqu^y  17  septembre  1660. 

2 —  '*  Ascetisioneu  in  corde  mio  JinjKfinit.  "  (Fa.  LXXX,  6.) 


CHAPITRE  SIXIÈME 


Aperçu  général  du  vicariat  apostolique  de  l'évêque  de  Pétrée.  *-La 
population  sauvage.  —  La  colonie  française. 

Le  vicariat  apostolique  confié  à  Mgr  de  Laval  ne  ressem- 
blait guère  aux  diocèses  bien  organisés  de  l'Europe.  Baigné 
du  côté  de  l'Orient  par  les  eaux  de  la  mer,  il  n'avait  pour 
ainsi  dire  pas  de  limites  du  côté  du  Nord  et  de  l'Occident: 
il  comprenait  les  possessions  déjà  soumises  à  la  couronne 
de  France,  et  celles  que  Ton  pourrait  y  réunir  dans  la  suite. 
C'était  toute  l'Amérique  septentrionale,  moins  les  colonies 
encore  peu  développées  de  la  Nouvelle-Hollande  et  de  la 
Nouvelle-Angleterre  :  immense  territoire,  plus  grand  que 
toute  l'Europe,  aussi  vaste  que  l'Afrique,  et  que  la  vie 
d'un  homme  suffirait  à  peine  à  parcourir.  Il  était  couvert 
d'épaisses  forêts  et  de  prairies  incultes,  sillonné  en  tous 
sens  par  de  magnifiques  rivières,  parsemé  de  lacs  et  de 
hautes  montagnes,  habité  par  une  infinité  d'oiseaux  et 
d'animaux  de  toutes  sortes. 

Ce  vaste  domaine  où  la  civilisation  a  aggloméré  aujour- 
d'hui des  millions  d'êtres  humains,  ne  contenait  alors  que 
quelques  centaines  de  tribus  plus  ou  moins  errantes,  aux- 


/ 


232  VIE   DE  MGR   DE   LAVAL 


quelles  on  est  convenu  de  donner  le  nom  de  sauvaf^es  : 
%  restes  perdus  de  quelque  civilisation  antique,  tristes  épaves 

de  naufrages    inconnus,   enfants    déshérités   de  la    race 
humaine,  qui  avaient  à  peu  près  perdu  tout  souvenir   de 
leur  origine,  toute  idée  de  leur  destinée,  mais  en  qui  le 
missionnaire  reconnaissait  des  frères  créés  comme  lui   à 
l'image  de  Dieu,  rachetés  comme  lui  au  prix  du  sang  do 
Jésus-Christ. 

A  ces  pauvres  enfants  des  bois,  qui  avaient  perdu  le 
chemin  de  leurs  destinées  éternelles,  et  qui,  comme 
des  brebis  privées  de  pasteur,  couraient  à  une  perte 
certaine,  la  Providence  avait  réservé  une  dernière  grâce 
de  salut.  FA\e  avait  commencé  déjà  à  faire  pénétrer 
chez  eux,  par  le  ministère  des  récollets  et  des  jésuites, 
les  lumières  de  la  vraie  foi  ;  elle  leur  envoyait  maintenant 
un  évêque,  un  successeur  de  ces  mêmes  apôtres  i\  qui 
Notre-Seigneur  avait  dit:  ** Allez,  enseignez  toutes  les 
nations  * .  " 

Toutes  ces  tribus  sauvages  pouvaient  se  rattacher  ù  deux 
races  principales  :  la  race  Algonquine  et  la  race  Huronne. 
Les  Hurons  et  les  Iroquois,  ces  ennemis  irréconciliables, 
appartenaient,  chose  étonnante,  à  la  même  famille  ;  leurs 
langues,  quoique  très  diverses,  étaient  sœurs,  et  '*  il  y  avait 
entre  elles  à  peu  près  la  même  différence  qu'entre  la  langue 
italienne  et  la  langue  latine,"  dît  Mgr  de  Laval. 

•      -  .  -  _   - 

1  —  M:itth.,  XXVIII,  19. 


VIE  DE   MGR   DE  LAVAL  233 


Les  Iroquois  étaient  '*  un  peuple  féroce,  très  cruel  et 
accoutumé  à  la  guerre  :  leurs  victoires  les  avaient  rendus 
insolente."  Divisés  en  cinq  nations  bien  distinctes,  ayant 
chacune  leur  chef,  leur  gouvernement,  leur  organisation, 
ils  s'étaient  constitués  pour  les  fins  militaires  en  une  espèce 
de  confédération,  et  habitaient  ce  pays  magnifique  et  fertile 
qui  est  situé  au  sud  du  lac  Ontario,  et  forme  maintenant 
partie  du  vaste  état  de  New- York.  Par  le  lac  Champlain  et 
la  rivière  Richelieu,  ils  avaient  un  accès  facile  au  fleuve 
Saint-Laurent. 

Le  pays  des  Hurons  n'était  guère  moins  avantageux.  Il 
comprenait  cette  partie  de  la  province  d'Ontario  qui  se 
trouve  entre  le  lac  Erié  et  celui  qui  porte  leur  nom.  Les 
jésuites  avaient  réussi  à  y  établir  des  missions  très  floris- 
santes, où  les  vertus  et  les  mœurs  rappelaient  celles  de  la 
primitive  Eglise. 

Malheureusement,  des  inimitiés  implacables  existaient 
entre  ces  deux  peuples.  Les  Iroquois  tombèrent  un  jour 
(1649)  sur  la  nation  huronne,  devenue  en  partie  chrétienne, 
mirent  tout  à  feu  et  à  sang,  firent  un  massacre  horrible,  et 
anéantirent  ce  peuple  à  tel  point,  que,  lorsque  Mgr  de  Lav«al 
arriva  en  Canada,  il  n'en  trouva  plus  que  quelques  débris 
épars  ça  et  là  autour  de  Québec  et  dans  l'île  d'Orléans. 

Du  reste,  les  Iroquois  et  les  Hurons  étaient  à  peu  près 
les  seuls  sauvages  un  peu  sédentaires  de  l'Amérique  du 
Nord,  faisant  quelque  culture,  ayant  leurs  foyers,  leurs 
villages  ordinairement  entourés  de  fossés  et  de  fortifications 
ou  palissades  en  bois.    Avant  la  destruction  des  Hurona, 


234  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 

les  deux  peuples  comptaient  environ  quatre-vingt  à  cent 
-mille  âmes. 

A  la  race  Algonquine  se  rattachaient  d'une  manière  plus 
ou  moins  éloignée  cette  infinité  de  tribus  errantes  et 
nomades,  qui,  sous  les  noms  les  plus  divers,  Abénakis, 
Etchemins,  Micmacs,  Montagnais,  Outaouais,  etc.,  étaient 
répandues  dans  les  forêts  de  TAcadie,  du  Labrador,  du 
Saguenay,  de  la  baie  d'Hudson,*  de  TOutaouais,  etc.  Ces 
sauvages  ne  vivaient  que  de  chasse  et  de  pêche,  campaient 
ordinairement  sur  le  bord  des  rivières,  pour  profiter  de  la 
facilité  qu'elles  offraient  aux  transports  et  aux  communi- 
cations, et  n'avaient  guère  de  résidence  fixe  ni  de  villages. 
Les  missionnaires  y  firent  beaucoup  de  chrétiens;  bon 
nombre  de  ces  néophytes  se  réunissaient  au  moins  une  fois 
par  année,  comme  par  exemple  à  Tadoussac,  pour  entendre 
la  parole  de  Dieu  et  s'approcher  des  sacrements.  D'autres 
ne  pouvaient  le  faire  qu'à  de  rares  intervalles,  à  cause  de 
la  distance  des  lieux  et  de  la  terreur  qu'inspiraient  les 
Iroquois  répandus  partout. 

Les  Iroquois.  en  effet,  étaient  les  ennemis  déclarés,  non 
seulement  des  Hurons,  mais  de  tous  les  autres  sauvages. 
La  religion,  cependant,  avait  pénétré  aussi  chez  eux  ;  il  y 
avait  au  milieu  de  ce  peuple  plusieurs  missions  et  de  bons 
néophytes  ;  il  y  avait  surtout  les  Hurons  chrétiens  emme- 
nés captifs,  et  qui  furent  toujours  l'objet  d'une  sollici- 
tude toute  paternelle  de  la  part  des  jésuites. 

Les  sauvages  de  l'Amérique  du  Nord,  en  général,  avant 
l'arrivée  des  missionnaires,  n'avaient  plus  qu'une  connais* 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  235 

sance  bien  confuse  de  la  divinité,  et  de  l'immortalité  de 
rânic.  Ils  croyaient  à  l'existence  do  bons  et  de  mauvais 
esprits  ;  et  tout  leur  culte,  si  ces  pratiques  grossières  peu- 
vent mériter  le  nom  de  culte,  ne  consistait  qu'en  obser- 
vances superstitieuses,  divinations,  interprétations  de 
songes,  incantations,  surtout  pendant  les  festins  ;  ce  qui 
faisait  dire  îl  un  missionnaire  :  "'  C'est  par  les  festins  que 
le  parti  du  démon  se  soutient  ici.  " 

"  Ils  font  au  démon,  dit  Mgr  de  Laval,  des  sacrilices  de 
chiens,  qu'ils  tuent,  font  cuire  au  feu  et  mangent  ensuite. 
Ils  prennent  du  tabac,  plante  qu'ils  affectionnent  beaucoup, 
jettent  ce  tabac  au  feu,  en  invoquant  le  démon,  le  lui  offrent 
en  holocauste,  ou  bien  le  jettent  à  l'eau,  s'ils  se  trouvent 
en  quelque  naufrage....  Il  y  en  a  aussi  parmi  eux  qui  se 
Jisent  magiciens,  capables  de  guérir  les  maladies,  de  pré- 
dire l'avenir,  et  en  imposent  au  vulgaire  par  mille  tours 
Je  passe- passe  ^" 

Du  reste,  aucune  trace  quelconque  de  temples,  ni  do 
culte  public  :  les  différentes  pratiques  superstitieuses  dont 
nous  venons  de  parler  se  faisaient  en  famille,  au  fo3'er 
Jomcstique,  et  dans  les  grandes  occasions,  comme  la 
chasse,  la  guerre  et  les  voyages. 

Ce  fut  chez  les  sauvages  voisins  du  Mississipi,  chez  les 
Tamarois,  par  exemple,  les  Taensas  et  les  Natchez,  que 
Ton  trouva  i>our  la  première  fois  quelque  espèce  de  culte 


236  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 

public.  **  Ils  ont,  dit  M.  de  Montigny  i,  des  temples  assez 
beaux,  dont  les  murailles  sont  des  nattes.  Celui  de  Taensas 
a  des  murailles  épaisses  de  sept  à  huit  pieds,  à  cause  de 
la  grande  quantité  de  nattes  qui  sont  les  unes  sur  les  autres. 
Ils  ont  pour  une  de  leurs  divinités,  autant  que  j'ai  pu  voir, 
le  serpent.  Ils  n'oseraient  rien  accepter  ou  s'approprier 
d'un  peu  considérable  sans  l'avoir  auparavant  porté  à  leur 
temple.  Lorsqu'ils  reçoivent  quelque  chose,  c'est  avec  une 
espèce  de  vénération  qu'ils  se  tournent  vers  ce  temple--" 

On  trouva  aussi  chez  ces  peuplades  le  culte  du  feu;  et 
M.  de  Latour,  parlant  des  tribus  errantes  qui  habitaient  le 
long  de  la  baie  d'Hudson,  nous  assure  "  qu'elles  adoraient 
le  soleil,  et  que,  dans  les  affaires  importantes,  le  chef  de  la 
famille  offrait  en  sacrifice  à  cet  astre  de  la  fumée  de 
tabac  3  ;  "  ce  qui  ferait  croire  que  beaucoup  de  ces  sauvajçes 
avaient  une  origine  orientale. 

Le  calumet  était  en  grande  vénération  chez  tous  les 
sauvages.  En  parlant  de  ceux  du  Mississipi:  *' Il  n'est 
rien,  parmi  ces  Indiens,  ni  de  plus  mystérieux,  ni  de  plus 
recommandable,  dit  un  missionnaire.  On  ne  rend  pas 
tant  d'honneur  aux  couronnes  et  aux  sceptres  des  rois, 
qu'ils  lui  en  rendent.  Il  semble  qu'il  est  le  dieu  de  la  paix 
et  de  la  guerre,  l'arbitre  de  la  vie  et  de  la  mort.  C'est  assez 
de  le  porter  et  de  le  faire  voir,  pour  marcher  en  assurance 


1 — L'un  des  missionnaires  envoyés  en  1693  par  le  séiinn«')ire  de 
Québec  pour  évaugéliser  les  sauvages  du  Mississipi. 
2  —  Hcliition  de  la  mission  du  mississljnt  New-York,  18G1. 
îj  —  Mémoires  }<Hr  la  vie  de  M.  de  Laval. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  237 

au  milieu  des  ennemis,  qui,  dans  le  fort  du  combat,  mettent 

bas  les  armes  quand  on  le  montre.    Ce  fut  pour  cela  que 

les  Illinois  en  donnèrent  un  au  P.  Marquette,  comme  une 

sauvegarde  parmi  les  nations  du  Mississipi,  par  lesquelles 

il  devait  passer  dans  son  voyage  à  la  découverte  de  ce 

fleuve  et  des  peuples  qui  l'habitent  ^" 

Les  mœurs  ne  valaient  pas  mieux  que  les  croyances. 

'  Chez  la  plupart  des  sauvages,  le  lien  du  mariage  était  à. 
peu  près  nul;   la  polygamie  était  souvent  en  usage;  la 

fornication  n^avait  rien  d'odieux,  et  l'adultère  ne  l'était 

que  pour  les  femmes  2." 

La  plus  grande  cruauté  était  permise  à  l'égard  des  enne- 
mis et  des  prisonniers  de  guerre:  les  couper  par  morceaux, 
leur  enlever  la  chevelure,  les  brûler  vifs,  étaient  des  raffi- 
nements de  torture  grandement  en  honneur.  L'anthropo- 
phagie n'avait  pas  pénétré  dans  les  mœurs,  comme  parmi 
certaines  tribus  de  l'Afri(iue  ;  elle,  n'était  ici  que  l'ex- 
ception 3. 

Aucune  instruction,  aucune  culture  quelconque  ;  on  ne 
savait  ni  lire,  ni  écrire.  Mais  il  y  avait  souvent,  parmi  les 
sauvages,  des  hommes  de  génie,  très  spirituels,  très  habiles 
à  raconter  ce  qu'ils  avaient  vu,  ce  qu'ils  avaient  entendu. 


1  — lUlaiiou  dit  P.  Gravier,  New-York,  I80ÎK 

2  —  Eelai'w  Mission isQtmuieim^^  1660. 

3 —  **  Au  fond  du  lac  Supérieur,  où  il  s'était  rendu  en  1655,  dit 
M.  Tabbé  Verreau,  le  P.  Allouez  avait  rencontré  une  vingtaine  do 
nations,  la  plupart  nouvelles,  qui  lui  apportaient  leurs  mœurs  et  leurs 
langues  différentes,  depuis  les  Illinois  doux  et  hospitaliers,  jusqu'aux 
Sioux  farouches,  jusqu  &  des  peuplades  du  Nord  qui  nuiiuieaient  leunt 
mwtniij*,  et  luttaient  contre  led  ours. . , .  "  (Rer)ie  de  Montréal,  t.  I, 
p.  171.) 


238  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

Il  y  avait  parmi  eux  des  diplomates,  et  des  hommes  poli- 
tiques adroits  pour  discuter  les  affaires  publiques,  pour 
gouverner,  pour  organiser  une  expédition,  pour  conclure  un 
traité  de  paix,  et  avec  qui  nos  homiac»  d*Slat  devaîat 
toujours  compter.  Il  y  avait  aussi  parmi  eux  des  hommes 
d'une  grande  éloquence,  et  qui,  "  dans  Tart  de  la  parole, 
dit  Mgr  de  Laval,  ne  le  céderaient  nullement  à  nos 
Européens.'' 

Les  langues  algonquine  et  huronne  sont,  dit-on,  très 
riclief?,  non  pas  tant  par  la  quantité  de  mots  qu'elles  ren- 
ferment, que  par  les  mille  nuances  différentes  d'exprimer 
une  idée,  et  par  les  formes  très  variées  du  langage.  Comme 
elles  n'ont  pas  î\  exprimer  d'idées  abstraites,  toutes  leurs 
ressources  se  portent  à  rendre  de  la  manière  la  plus  imagée 
et  la  plus  frappante  les  idées  qui  nous  viennent  des  sens, 
de  la  nature,  et  de  tout  ce  qui  nous  entoure.  Ces  langues, 
où  le  verbe,  surtout,  domine,  avec  ses  conjugaisons  les 
plus  variées,  sont  éminemment  propres  à  exprimer  la 
pensée  des  sauvages,  et  à  favoriser  leur  éloquence. 

Ce  qui  surprenait  les  Européens,  ce  n'était  pas  de  trouver 
chez  nos  sauvages  tant  d'éléments  de  barbarie,  de  paga- 
nisme et  de  désordre  moral,  c'était  plutôt  d'y  trouTer 
encore  beaucoup  de  germes  de  civilisation,  après  cette 
longue  suite  de  siècles  pendant  lesquels  ils  s'étaient  vus 
irrémédiablement  séparés  de  tout  peuple  civilisé,  com- 
plètement laissés  à  eux-mûmes,  sans  enseignement,  sans 
modèles,  privés  de  tous  les  instruments  que  l'on  regarde 
généralement  comme  nécessaires  à  la  civilisation,  le  fer, 


VIK   DE   MGR   DE   LAVAL  239 

en  particulier,  dont  ils  n'avaient  pas  ici  la  moindre  trace. 
La  Providence,  qui  leur  ménageait  la  grâce  de  la  foi, 
n'avait  pas  i^ermis  qu'ils  fussent  descendus  aux  derniers 
degrés  de  la  barbarie. 

Ce  qui  est  encore  plus  étonnant,  peut-utre,  c'est  de  voir 
que  ces  peuples,  même  dans  leur  état  de  dénuement, 
ne  connaissant  ni  pain,  ni  vin,  ni  aucune  de  nos  douceurs, 
ne  vivant  que  de  chasse  et  de  pêche,  à  demi  vêtus,  très  mal 
logés,  se  trouvaient  cependant  heureux,  et  n'auraient  pas 
changé  leur  SOI t  pour  celui  des  Européens:  à  i)reuvc,  la 
diflBculté,  pour  ne  pas  dire  l'impossibilité,  qu'il  y  eut  tou- 
jours  de  franciser  les  sauvages.  Ils  ne  voulaient  pas 
se  dépouiller  de  leur  liberté  pour  porter  les  chaînes  de 
notre  civilisation.  L'on  vit  plutôt,  en  maintes  occasions,  le 
Français  se  faire  sauvage,  adopter  la  vie  des  bois,  quitter 
ses  habitudes  réglées  et  civilisées,  pour  se  faire  nomade  et 
courir  à  l'aventure. 

Au  milieu  des  peuplades  barbares  de  l'Amérique  septen- 
trionale, sur  les  côtes  de  l'Acadie,  et  sur  les  rives  du  Saint- 
Laurent,  étaient  venus  se  fixer  quelques  groupes  de  colons 
français,  attirés  la  plupart  par  l'appât  du  commerce  avec 
les  sauvages,  un  bon  nombre  par  un  but  plus  noble,  celui 
de  cultiver  la  terre  et  de  répandre  parmi  les  infidèles 
le  bienfait  de  la  Religion. 

Sur  les  côtes  de  l'Acadie,  se  faisait  surtout  le  commerce 
du  poisson  :  il  y  avait  là  bon  nombre  d'habitations  fran- 
çaises, et  des  missions  desservies  par  les  pères  jésuites. 
L'île  Percée  était  un  poste  où  mouillaient  ordinairement  les 


240  VIE  DE  MGR  DE  LAVAI. 


vaisseaux  venant  de  la  France.  Nous  avons  vu  Mgr  de 
Laval  y  descendre  lui-même  tout  d'abord,  et  y  donner 
les  prémices  de  son  zèle  apostolique.  Mais  nous  ne  croyons 
pas  qu'il  ait  jamais  eu  occasion  de  retourner  dans  cette 
partie  de  son  vicariat. 

Sur  le  Saint -Laurent,  quatre  postes  principaux  attiraient 
les  regards  :  Tadoussac,  Québec,  les  Trois -Rivières  et 
Montréal  ;  ils  étaient  séparés  les  uns  des  autres  par  une 
trentaine  de  lieues  de  distance.  C'était  là  que  les  sauvages 
venaient  apporter  le  produit  de  leurs  chasses,  les  peaux  de 
castors,  surtout,  qu'ils  échangeaient  contre  les  produits 
européens  ^ 

Ces  quatre  postes  furent  les  premiers  centres  de  coloni- 
sation canadienne.  Mgr  de  Laval  avait  choisi  pour  sa 
résidence  celui  qui  était  alors  le  plus  ancien  et  le  plus 
populeux,  Québec. 

On  a  peine  à  se  figurer  aujourd'hui  ce  que  devait  être  à 
cette  époque  la  vie  du  colon  canadien,  perdu  pour  ainsi 
dire  au  milieu  de  ces  forêts,  éloigné  de  mille  lieues  de  sa 
patrie.  L'hiver,  surtout,  quel  isolement!  "Les  navires 
qui  vont  de  France  en  Canada,  dit  le  P.  Ragueneau,  ne 
l^artent  qu'au  printemps,  aux  mois  d'avril,  mai  et  juin:  et 


1  —  **  Il  y  a  (à  Ville-Marie)  une  place  grands  et  spacieuse  dans  la 
▼il le,  où  Ica  marchands  dressei^t  des  boutiques  plusieurs  fois  Tannée, 
pour  traiter  avec  les  saur  âges,  qui  sont  quelquefois  quatre  et  cinq 
cents  à  la  fois  :  ce  qui  est  si  récréatif  à  voir,  que  grand  nombre  de 
personnes  viennent  de  60  lieues  de  loin  ])our  voir  ces  sortes  de  foires.' 
(Annales  de  V Hôtel-Dieu,  de  Montréal.) 


VIE  DE  MGB  DE  LAVAL  241 


les  mêmes  vaisseaux  retournent  de  Québec  en  France  dans 
Pautomne,  aux  mois  d'octobre,  novembre  et  décembre  i.  '^ 

On  était  donc  la  moitié  de  l'année  sans  aucune  nou- 
velle de  la  France,  sans  rapports  possibles  avec  ses  parents 
et  ses  amis.  Ce  n'est  que  tard  le  printemps  que  l'on  voyait 
renaître  ses  espérances,  avec  les  feuilles  et  les  fleurs. 
Comme  ces  mois  de  l'hiver  devaient  paraître  longs  ! 

Dans  les  villes,  à  Québec,  surtout,  où  il  y  avait  déjà  une 
excellente  société,  on  avait  plusieurs  occasions  de  se  dis* 
traire.  Le  gouverneur,  et  les  jésuites  dans  leur  collège, 
donnaient  de  temps  en  temps  des  séances  publiques,  qui 
ne  manquaient  pas  d'attirer  l'élite  des  citoyens:  plu* 
sieurs  des  meilleures  pièces  du  répertoire  classique,  leCid, 
par  exemple,  furent  jouées  avec  succès  à  cette  époque  ^. 

Il  y  avait  quelquefois  des  réjouissances  d'un  autre  genre, 
qui  étaient  très  appréciées  :  on  faisait,  le  soir,  des  feux  de 
joie,  à  l'occasion  de  certaines  grandes  fêtes.  C'est  ainsi 
que  le  jour  de  la  Saint- Joseph  1660,  il  y  eut  trois  feux  de 
joie,  l'un  au  collège  des  jésuites,  un  autre  chez  M.  Couillard 
et  un  troisième  chez  les  ursulines  ^. 

On  connaît  l'importance  que  l'on  attachait  au /eu  de  la 
Saint- Jean^  et  quelle  réjouissance  cette  cérémonie  était  pour 
le  peuple.  ^'  La  solennité  du  feu  de  la  Saint-Jean,  dit  le 
Journal  des  jésuites  de  1666,  se  fit  avec  toutes  les  magnifi- 
cences possibles,  Mgr  l'évoque  revêtu  pontificalement,  avec 


1  —  Vie  de  Catherine  de  Saint-Auguatin. 

2  —  Jcwnal  des  jéauiUë^  paasiiii. 

3  —  Journal  des  jfyvàJteSy  mais  1660. 

16 


242  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


tout  le  clergé,  nos  Pères  en  surplis,  etc.  Il  présente  le 
flambeau  de  cire  blanche  à  M.  de  Tracy,  qui  le  lui  rend, 
et  l'oblige  à  mettre  le  feu  le  premier,  etc.  " 

Le  clergé  réussit  pendant  longtemps  à  empêcher  les 
amusements  dangereux.  Le  premier  bal  au  Canada  eut 
lieu  le  4  février  1667  ;  et  le  Journal  des  jésuites  qui  rapporte 
ce  fait,  ajoute:  '*Dieu  veuille  que  cela  ne  tire  point  en 
<îonséquence  !  " 

A  la  campagne,  où  il  n'y  avait  encore  qu'une  poignée  de 
<;olons,  la  vie  était  nécessairement  plus  monotone  qu'en 
ville.  Les  habitations  n'étaient  pas  groupées  en  hameaux 
comme  en  France;  on  s'était  bâti  un  peu  au  hasard, 
<;hacun  à  sa  commodité,  près  du  fleuve,  sur  la  terre  con- 
cédée par  le  seigneur  du  lieu.  Et  puis,  quelles  habitations! 
les  arbres  de  la  forêt,  que  l'on  avait  abattus  et  réunis  à  faux 
frais  dans  leur  forme  grossière,  de  manière  à  se  procurer 
un  abri  quelconque  contre  l'intempérie  des  saisons.  Nulle 
part,  de  chemins,  pour  communiquer  d'une  habitation  à 
l'autre:  en  été,  on  se  servait  du  canot  sur  le  fleuve;  en 
hiver,  on  avait  les  sentiers  que  l'on  se  frayait  soi-même  en 
raquettes  sur  la  neige. 

Jamais  cependant  le  colon  canadien  ne  connut  l'ennui  ; 
il  avait  apporté  avec  lui  la  gaieté  gauloise  si  proverbiale. 
La  chasse,  la  pêche,  les  courses  sur  la  neige  le  distrayaient, 
l'hiver,  de  ses  travaux  ;  il  lui  fallait  abattre  les  arbres  de 
la  forêt  pour  se  faire  une  maison  et  se  protéger  contre  le 
froid  ;  l'été,  il  avait  à  ensemencer  et  à  cultiver  son  champ. 
Il  se  serait  trouvé  trop  heureux,  s'il  n'avait  pas  eu  à  redou- 
ter sans  cesse  les  incursions  du  farouche  Iroquois. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  243 


De  Québec  à  Tadoussac,  on  ne  voyait  encore  à  cette  époque 

que  deux  églises,  une  en  pierre,  bâtie  sur  le  bord  du  fleuve, 

au  Château- Richer,  et  la  petite  église  en  bois  que  M.  de 

Queylus  avait  fait  commencer  à  la  Bonne  Sainte- Anne.    A 

Tadoussac,  il  y  avait  une  jolie  petite  église  en  pierre  i,  que 

les  jésuites  avaient  fait  construire  pour  leurs  néophytes 

MontagnaiSj  qui  s'y  rendaient  en  foule  dans  la  belle  saison, 

au  retour  de  leurs  chasses,  pour  y  recevoir  les  sacrements 

et  entendre  la  parole  de  Dieu.    Aucune  église  sur  Pîle 

d'Oriéans,  ni  sur  la  côte  sud.    A  Montréal,  il  n'y  avait 

encore  que  la  pauvre  église  en  bois  attenante  à  l'Hôtel- 

Dieu,  qui  ne  trouvait  à  peu  de  distance  du  fleuve.    Aux 

Trois-Rivières,  une  église  paroissiale,  en  bois,  bâtie  par  les 

jésuites,  sous  le  vocable  de  l'Immaculée  Conception. 

Il  fallait  ensuite  venir  jusqu'à  Sillery  pour  trouver  une 
église,  celle  des  pères  jésuites,  près  de  leur  résidence 
Saint- Joseph  :  puis,  il  y  avait,  à  l'endroit  occupé  aujour- 
d'hui par  la  paroisse  Saint-Jean-Baptiste,  sur  le  coteau 
Sainte-Geneviève,  une  petite  chapelle  en  bois,  que  desservît 
longtemps  M.  de  Saint-Sauveur. 

Avec  les  quatre  églises  de  Québec,  en  pierre,  celles  de  la 
I>aroisse,  des  jésuites,  des  ursulines  et  de  l'Hôtel-Dieu,  il 
n'y  avait  donc  encore  à  cette  époque  (1660)  que  onze  églises 
dans  toute  la  colonie  française  du  Canada  2. 


1  —  £lle  avait  remplacé  la  pauvre  chapelle  en  écorce  et  en  feuillage 
où  les  pères  récollcts  Dolbeau,  Huet  et  Le  Caron  avaient  célébré  la 
luesse,  du  temps  de  Champlain  (1615-1622),  et  l'humble  *'  masure  " 
où  les  pères  jésuites  De  Quen  et  Albanel  desservirent  si  longtemps 
(1641-1660)  les  Montagnais  do  Tadoussac.     (Rdationt  des  jésuites.  ) 

2  —  Rdatio  MissionU  CamvhnslSf  1660. 


244  VIE  EE  MGR  DE  LAVAL 


Les  missionnaires  allaient  aussi  souvent  que  possible,  avec 
leurs  chapelles  portatives,  célébrer  une  ou  deux  messes 
le  dimanche  dans  quelques-unes  des  habitations  les  plus 
convenables,  et  quelquefois  à  de  grandes  distances,  pour 
procurer  l'avantage  des  sacrements  aux  colons  dispersés  çà 
et  là  sur  les  rives  de  notre  grand  fleuve. 

Pour  compléter  cet  aperçu  du  vicariat  apostolique  de 
Mgr  de  Laval,  lors  de  son  arrivée  au  Canada,  on  aimerait 
peut-être  à  savoir  ce  que  pensait  le  prélat  des  Français  de 
la  colonie.  Bien  qu'il  soit  d'une  grande  réserve  pour  les 
personnes,  tant  dans  ses  lettres  que  dans  ses  rapports  au 
souverain  pontife,  il  laisse  clairement  entendre  que  le 
grand  mal  d'alors  —  les  choses  sont-elles  bien  changées  ? 
—  c'était  que  la  plupart  des  colons  recherchaient  trop  leurs 
intérêts  temporels,  et  négligeaient  le  but  principal  que  la 
colonie  devait  avoir  dans  les  vues  du  roi,  de  la  reine  mère 
et  de  tant  de  saintes  personnes  qui  s'intéressaient  à  l'avenir 
du  Canada  :  le  bien  de  la  Religion  et  la  propagation  de  la 
foi  catholique.  Nous  verrons  que  c'est  précisément  cette 
recherche  excessive  des  intérêts  temporels,  qui  sera  au  fond 
de  la  grande  question  de  l'eau-de-vie,  laquelle  causera  tant 
de  chagrins  à  Mgr  de  Laval. 

^'  Je  ne  vois  ici  personne,  disait- il  au  souverain  pontife, 
sur  le  zèle  et  l'autorité  de  qui  on  puisse  compter  pour 
l'affermissement  de  la  Religion.  La  plupart  n'ont  pas  le 
moindre  souci  de  la  propagation  de  la  foi,  et  ne  recher- 
chent que  leurs  intérêts  propres  i.  " 


Bdatio  Missionis  Canadensis,  1660. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  245 


Naturellement,  ces  hommes  affamés  de  gains  illicites 
n'aimaient  guère  les  remontrances  de  l'évéque  ou  des 
jésuites  :  "  Vous  avez  ici,  écrivait-il  au  général  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  des  envieux  et  des  ennemis,  qui  s'indi- 
gnent contre  vous  et  contre  moi  ;  mais  ce  sont  de  mauvais 
juges,  qui  se  réjouissent  du  mal  et  n'aîment  pas  le  triomphe 
de  la  vérité  K  " 

Il  y  avait  aussi  la  race  des  médisants  et  des  mauvaises 
langues,  que  l'on  trouve  infailliblement  dans  tous  les  petits 
villages,  et  qui  faisait  alors  beaucoup  de  mal  à  Québec. 
Dans  cette  société  encore  en  germe,  on  s'épiait  les  uns  les 
autres,  on  interprétait  en  mal  les  actions  du  prochain,  on 
critiquait  tout  ce  que  Ton  voyait.  Ce  fléau  de  la  médisance 
désolait  le  cœur  du  prélat  :  **  Il  fallait  un  homme  de  cette 
force,  dit  Marie  de  Plncarnation,  pour  extirper  la  médi- 
sance, qui  prenait  un  grand  cours  et  jetait  de  profondes 
racines."  Et  elle  ajoute  plus  loin:  *' Pour  le  pays,  en 
général,  sa  perte,  à  mon  avis,  ne  viendra  pas  tant  du  côté 
des  Iroquois,  que  du  côté  de  certaines  personnes  qui,  par 
envie  ou  autrement,  écrivent  quantité  de  choses  fausses 
contre  les  plus  saints  et  les  plus  vertueux,  et  qui  déchirent 
par  leurs  calomnies  ceux  qui  y  maintiennent  la  justice  et 
la  font  subsister  par  leur  prudence  2." 

Il  fallait  que  le  fléau  fût  bien  grand,  pour  que  la  Mère 
de  l'Incarnation,  dont  le  jugement  est  toujours  si  sûr  et  si 
réfléchi,  le  trouvât  même  plus  dommageable  à  la  colonie 


1  —  Lettre  au  P.  Nickel,  1659. 

2  —  Lettre  historique  57e, 


246  VIE   DE  MGB  DE  LAVAL 


que  les  incursions  des  Iroquois.  Et  cependant  l'on  sait 
avec  quelle  fureur  ces  sauvages  s'acharnaient  à  la  ruine  du 
Canada.  Nous  verrons,  au  cours  d'un  prochain  chapitre, 
que,  dans  les  premières  années  d'administration  de  Mgr  de 
Laval,  ils  mirent  plusieurs  fois  la  colonie  à  deux  doigts  de 
sa  perte. 

D'un  autre  côté,  il  y  avait  à  Québec  plusieurs  citoyens 
d'élite,  qui  furent  toujours  dévoués  à  la  cause  du  bien. 
Parmi  eux  se  distinguaient  surtout  MM.  de  Villeray, 
Bourdon,  Juchereau  de  la  Ferté,  etc.,  hommes  respectés 
dans  la  colonie,  mais  contre  lesquels  ne  manquait  pas  de 
s'aiguiser  la  langue  de  la  médisance  dont  nous  venons  de 
parler.  Ils  se  montrèrent  toujours  les  véritables  amis  de 
Tordre  et  de  la  religion.  Nous  verrons  Mgr  de  Laval  les 
soutenir  énergiquement  et  leur  rester  fidèle  dans  la  bonne 
comme  dans  la  mauvaise  fortune  ;  nous  le  verrons  s'oppo- 
ser comme  un  mur  d'airain  aux  injustes  persécutions  du 
gouvBrneur  De  Mésy  contre  ces  bons  citoyens. 


CHAPITRE  SEPTIEME 


Mgr  de  Laval  organise  sut!  vicarint  apostolique.  — Les  missions  sau- 
vages  confiées  aux  jésuites  ;  la  colonie  canadienne,  aux  prêtres 
séculiers.  —  Création  d'une  ofiicialité.  —  Touchants  exemples  de 
zèle,  de  bonté  et  de  foi  donnée  pnr  Mgr  de  Lavul.  —  Divers  tra- 
vaux administratifs.  1659-1632. 

Pour  l'aider  dans  Padministration  de  son  immense  vi^- 
riat  apostolique,  Pévcque  de  Pétrée  n'avait  à  sa  disposition 
que  vingt-cinq  ecclésiastiques,  savoir,  neuf  prCtres  sécu- 
liers ^,  et  seize  pères  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Quel  petit 
nombre  d'ouvriers  pour  une  si  vaste  moisson  I  Le  zèle 
devait  suppléer  à  tout. 

Depuis  près  de  trente  ans,  les  jésuites  évangélisaient  le& 
sauvages  du  Canada  :  *'  eux  seuls  comprenaient  la  langue 
des  indigènes  ;  eux  seuls  pouvaient  la  parler  parfaite- 
ment."   Il  était  naturel  que  Mgr  de   Laval  leur  laissât  la 


1  —  Voici  les  noms  de  ces  prêtres,  avec  la  date  do  leur  arrivée  au 
Canada  :  à  Montréal,  MM.  Vignal  (1648),  Soûart  et  Galinier  (1657) 
et  Lemaître  (1659)  ;  à  Québec,  MM.  Losùeur  de  Saint-Sauveur  (1634), 
LeBey  (1666),  Torcapel,  Pèlerin  et  de  Bernières  (1669).  11  est  pro- 
bable que  M.  D'AUet,  venu  on  1657  avec  M.  de  Queylus,  était  aussi 
en  Canada  :  il  passa  l'hiver  de  1659  malade  h.  l'Hôtel-Dieu  de  Québec. 


248  VIE  DE  HGB  DE  LAVAL 

charge  des  missions,  se  réservant  pour  lui-même  la  direc- 
tion générale  du  vicariat  apostolique,  et  pour  ses  prêtres 
séculiers  la  desserte  de  la  colonie  française. 

Il  y  avait  à  Québec  huit  pères  jésuites,  dont  quelques- 
uns  étaient  employés  au  collège,  les  autres,  toujours  prêts 
à  partir,  au  moindre  signe  de  leur  supérieur,  pour  les 
missions  les  plus  lointaines,  ou  à  la  disposition  de  l'évêque 
pour  n'importe  quelle  fonction  du  saint  ministère. 

Deux  autres  pères  jésuites  desservaient  les  missions  de 
l'Acadie  ;  un  autre,  celle  de  Sillery,  près  de  Québec  ;  il  y 
en  avait  deux  à  la  résidence  des  Trois-Rivières.  Le 
P.  Chaumonot  avait  été  envoyé  à  Montréal  tant  pour  l'ins- 
truction et  le  8oin  des  sauvages  qui  y  accouraient  de  tous 
côtés,  que  pour  la  consolation  de  beaucoup  de  Français,  qui 
l'avaient  demandé  instamment  à  Mgr  de  Laval.  Il  était, 
dans  l'exercice  du  saint  ministère,  le  collaborateur  des 
vénérables  sulpiciens,  qui  desservaient  avec  zèle  cette  ville 
naissante  ;  et  il  vécut  toujours  avec  eux  dans  les  ternies 
d'une  douce  fraternité. 

Enfin,  deux  autres  pères  de  la  Compagnie  de  Jésus 
partirent,  dans  l'été  de  1660,  pour  une  mission  éloignée 
de  plus  de  quatre  cents  lieues  de  Québec,  où  **  il  y  avait 
des  nations  innombrables  qui  n'avaient  jamais  entendu 
parler  de  religion,  dit  Mgr  de  Laval.  L'un  d'eux  \  aban- 
donné de  ses  compagnons,  et  revenu  à  Québec,  devait  ee 
rendre  à  Tadoussac  pour  y  instruire  des  néophytes  sau- 


1  —  Le  P.  Albanel. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  249 

Yages;  de  là,  il  se  proposait  de  pénétrer  jusqu'aux  rivages 
de  la  baie  d'Hudson  pour  y  porter  les  lumières  de  la  foi. 
L'autre  ^  avait  continué  sa  route  du  côté  de  l'Occident, 
vers  cet  océan  pacifique  que  Ton  ne  connaissait  encore 
qu'imparfaitement,  et  par  où  l'on  espérait  pénétrer  jusqu'en 
Chine  V 

Le  zèle  de  tous  ces  ouvriers  apostoliques  remplissait  de 
joie  le  cœur  de  Mgr  de  Laval  :  '*  J'ai  vu  ici  et  admiré  les 
travaux  de  vos  Pères,  écrivait-il  au  général  delà  Compagnie 
de  Jésus.  Ils  ont  réussi,  non  seulement  auprès  des  néo- 
phytes, qu'ils  ont  tirés  de  la  barbarie  et  amenés  à  la 
connaissance  du  seul  vrai  Dieu,  mais  encore  auprès  des 
Français,  auxquels  par  leurs  exemples  et  la  sainteté  de 
leur  vie,  ils  ont  inspiré  de  tels  sentiments  de  piété,  que  je 
ne  crains  pas  d'aflSrmer  en  toute  vérité  que  vos  Pères  sont 
ici  la  bonne  odeur  de  Jésus-Christ  partout  où  ils  tra- 
vaillent 3.» 

Ce  qu'il  dit  des  jésuites,  dans  son  rapport  au  souverain 
pontife  (1660),  est  un  des  plus  beaux  éloges  qui  soient 
jamais  sortis  do  la  bouche  d'un  évêque  en  faveur  de  ces 
religieux.  P 

'*  Les  pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  me  sont,  dit-il, 
d'un  grand  secours,  tant  pour  la  desserte  des  Français 
que  pour  celle  des  sauvages.  Toujours  prêts  à  entendre  les 
confessions  et  à  annoncer  la  parole  divine,  ils  enseignent  le 


1  —  Le  P.  Mënard. 

2  —  Rdatio  Miasionis  Caimdensis,  1660. 

3  —  Lettre  au  P.  Nickel,  1669. 


250  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 


catéchisme  aux  enfants  et  aux  ignorants,  et  forment  tout 
le  monde  à  la  piété,  en  particulier  comme  en  public.  Ils 
visitent  avec  une  égale  attention  les  gens  du  peuple  et  ceux 
de  la  haute  société,  exercent  les  œuvres  de  miséricorde  et 
répandent  partout  de  nombreuses  aumônes.  ConnaîssaDt 
la  langue  et  les  mœurs  des  indigènes,  ils  les  aiment  en 
Jésus-Christ,  et  en  sont  tendrement  aimés. 

*'  Leurs  revenus  ne  suffiraient  pas  aux  larges  aumônes 
qu'ils  répandent,  s'ils  n'avaient  d'abondants  secours  de  la 
France.  Ils  ne  reçoivent  rien  pour  l'administration  dec 
sacrements. 

''  Ils  me  sont  très  soumis  et  se  montrent  toujours  pMs 
à  exécuter  mes  ordres.  Ce  sont  des  hommes  de  paix  et  de 
bon  exemple.  Il  y  en  a  qui  ne  les  aiment  pas  sufliaani- 
ment  ;  mais  c'est  par  jalousie,  ou  parce  que  les  Pères  ne 
favorisent  en  aucune  manière  ceux  qui  ont  trop  d'attache 
aux  biens  temporels. 

"  Très  versés  dans  la  théologie  et  les  belles-lettres, 
appelés  pour  la  plupart  à  jouer  un  rôle  remarquable  e n 
France,  s'ils  y  étaient  restés,  ils  se  dévouent  tout  entiers  au 
salut  des  âmes.  Il  n'y  a  pas  de  nation  si  barbare  ni  si 
éloignée,  où  ils  ne  brûlent  de  porter  leur  zèle  et  leur  tra- 
vaux apostoliques.  On  en  a  vu  périr  de  froid  au  milieu 
des  neiges,  à  genoux,  et  les  yeux  levés  vers  le  ciel  ;  ils 
étaient  morts  en  priant,  pendant  qu'ils  cherchaient  à  se 
frayer  un  chemin  au  milieu  de  ces  neiges  épaisses,  pour 
aller  porter  aux  âmes  le  secours  de  leur  ministère. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  251 


*'  D'autres  ont  été  consumés  à  petit  feu  ;  d'autres,  percés 
de  glaives.... Plus  de  dix  ont  été  pris  par  les  Iroquois  infi- 
dèleSf  massacrés,  égorgés,  soumis  à  toute  espèce  de  tortures, 
qu'ils  ont  endurées  avec  une  patience  vraiment  chrétienne 
et  un  zèle  apostolique." 

Les  prêtres  séculiers  ne  donnaient  pas  moins  de  consola- 
tion que  les  jésuites  à  l'évêque  de  Pétrée. 

"  Ceux  que  j'ai  avec  moi,  dit-il,  me  remplissent  de  joie 
par  leur  piété  et  par  la  bonne  odeur  de  leur  vie.  Ils  annon- 
cent au  peuple  la  parole  de  Dieu,  entendent  les  confessions, 
et  remplissent  toutes  les  fonctions  de  leur  ministère  avec 
beaucoup  de  zèle  et  de  ferveur.  Ils  ne  se  mêlent  aucune- 
ment de  politique,  aiment  la  pauvreté,  ne  reçoivent  rien 
pour  l'administration  des  sacrements,  en  un  mot,  ne  recher- 
chent aucunement  leurs  intérêts  propres,  mais  uniquement 
ceux  de  Jésus-Christ.  " 

Il  faut  dire  que  ces  prêtres  avaient  dans  leur  évoque  un 
admirable  modèle  de  dévouement,  d'abnégation  et  de 
zèle. 

'*  Je  me  suis  appliqué  dans  la  mesure  de  mes  faibles  for- 
ces, écrit-il  humblement  au  souverain  pontife,  avec  tout  le 
soin  et  la  vigilance  dont  j'ai  pu  être  capable,  à  toutes  les 
fonctions  sacrées,  prêcher,  entendre  les  confessions,  admi- 
nistrer le  sacrement  de  confirmation,  visiter  tous  les  fidèles 
confiés  à  mes  soins,  mais  surtout  ceux  qui  restent  à  la 
campagne,  qui  sont  loin  de  Québec,  et  qui  ont  moins  de 


secours.  " 


262  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


Pais  il  fait  entendre  au  saint- père  ce  cri  d'apôtre  :  **  Fasse 
le  ciel  que  je  me  fasse  tout  à  tous,  et  que  je  parvienne  à 
procurer  des  âmes  à  Jésus-Christ  I  " 

Qui  n'admirerait  cet  évêque  de  la  primitive  Eglise,  tout 
dévoué  au  salut  de  son  troupeau,  se  faisant,  au  besoin, 
simple  missionnaire,  et  ne  reculant  devant  aucune  fatigue 
pour  aller  porter  à  chacun  les  secours  de  la  religion? 
Certes  les  Canadiens  devaient  être  fiers  lorsqu'ils  recevaient 
inopinément  la  visite  d'un  tel  pasteur  ! 

*'  Comme  les  autres  prêtres  de  la  colonie,  on  l'a  vu  cent 
fois,  dit  M.  de  Latour,  aller  administrer  les  sacrements  aux 
malades,  à  la  ville  et  à  la  campagne,  ramant  dans  un  canot, 
en  été,  n^archant  en  hiver  sur  la  neige,  en  raquettes;  on  l'a 
VU;  portant  sur  son  dos  sa  chapelle,  aller  à  une  et  deux 
lieues  dire  la  messe  dans  une  cabane,  donner  le  saint 
viatique  et  l'extrême  onction,  puis  s'en  revenir,  après  avoir 
mangé,  en  courant,  un  morceau  de  pain,  et  souvent  tout  à 
jeun  1.  " 

Il  n'y  avait  encore,  à  l'arrivée  de  Mgr  de  Laval,  que 
trois  paroisses  un  peu  organisées,  celle  de  Québec,  celle  de 
Montréal,  et  celle  de  Château- Richer,  ou  '^  l'église  de 
Beaupré,  la  seule  église  de  campagne  française  qui  fût 
encore  formée,  "  dit  M.  de  Latour. 

Le  prélat  nomma  M.  Torcapel  curé  de  Québec,  et,  à 
défaut  de  prêtres  séculiers,  lui  donna  le  P.  Lemercier  pour 
vicaire.    Mais,  pour  perpétuer  la  mémoire  des  services 


1  —  Mémoires  sur  la  vie  de  M.  de  Laval. 


VIE   DE  MGB  DE  LAVAL  253 


rendus  à  la  paroisse  de  Québec  par  les  jésuites,  il  établit, 
à  partir  du  premier  janvier  1660,  une  cérémonie  qui,  répé- 
tée à  certaines  dates  axes,  devait  permettre  aux  citoyens 
de  leur  exprimer  leur  reconnaissance.  M.  Torcapel  fut 
chargé  d'annoncer  en  chaire  ses  intentions,  le  dimanche 
précédent. 

S'était-il  acquitté  de  cette  tâche  d'une  manière  un  peu 
tiède?  N'avait- il  pas  assez  insisté  sur  la  reconnaissance 
due  aux  pères  jésuites?  Quoi  qu'il  en  soit,  Mgr  de  Laval 
voulut  monter  en  chaire  lui-même  le  premier  jour  de  l'an, 
et  reprendre  le  prône  de  M.  Torcapel  i.  Dans  une  allocu- 
tion pleine  de  chaleur,  il  rappela  aux  paroissiens  de 
Québec  ce  qu'ils  devaient  aux  révérends  pères  jésuites. 
Apostrophant  saint  Ignace,  le  fondateur  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  il  le  pria  de  veiller  toujours  du  haut  du  ciel  sur 
ses  enfants  bien-aimés,  et  de  ne  pas  permettre  que  les 
enseignements  qu'ils  avaient  répandus  partout  sur  le  sol 
de  la  Nouvelle- France,  avec  tant  de  zèle  et  souvent  au  prix 
de  leur  sang,  fussent  jamais  oubliés. 

Puis  il  régla  que  trois  fois  par  année,  savoir,  le  premier 
jour  de  l'an,  le  jour  delà  Saint-Ignace,lorsque  cette  fête  tom* 
berait  un  dimanche,  et  le  jour  de  la  Saint-François- Xavier, 
on  irait  en  procession,  de  la  paroisse,  chanter  les  vêpres  à 
l'église  des  jésuites.  On  commença  ce  jour-là  même;  la 
procession  fut  magnifique,  et  le  peuple  s'y  porta  en  foule. 

Ce  fut  là  la  première  ordonnance  de  Mgr  de  Laval  (25 


1  —  Jounud  des  jeêuites^  janvier  1660. 


254  VIE  DE  MGB  DE  LAVAL 


janvier  1660);  elle  était  un  hommage  d'affection  et  de 
piété  filiale  pour  ses  maîtres  vénérés,  les  pères  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  Elle  fut  maintenue  tout  le  temps  de  son 
épiscopat,  et  observée  encore  longtemps  après. 

Un  des  premiers  actes  d'administration  de  Mgr  de  Laval 
fut  la  création  d'une  officialité,  ou  d'un  tribunal  ecclésias- 
tique, chargé  de  juger  toutes  les  affaires  où  le  clergé 
pouvait  être  concerné  ;  tant  ce  grand  évêque  avait  à  cœur 
de  sauvegarder  les  immunités  ecclésiastiques,  de  protéger 
ses  prêtres  contre  l'ingérence  indue  des  tribunaux  civils, 
et  de  tout  établir  ici,  dès  le  commencement,  d'une  manière 
conforme  au  droit  canonique  I 

M.  Torcapel  fut  nommé  promoteur  de  l'officialité,  et 
M.  de  Lauçon-Charny,  juge  ou  officiai  i.  Celui-ci  était  en 
même  temps  le  grand  vicaire  de  l'évêque  ^.  Mgr  de  Laval 
lui  rend  un  beau  témoignage  :  "  C'est  un  homme,  dit-il, 
d'une  haute  naissance,  mais  plus  remarquable  encore  par 
sa  piété,  sa  prudence  et  son  expérience,  qui  est  bien  au- 
dessus  de  son  âge,  car  il  a  à  peine  trente  ans.  Avant 
d'être  prêtre,  il  a  remplacé  son  père  comme  gouverneur 
du  Canada,  lorsque  celui-ci  est  repassé  en  France  il  y  a 
quatre  ans.     Son  père  est  conseiller  du  roi  3." 

Il  y  a  peu  de  détails  sur  les  travaux  de  cette  première 
officialité.    Nous  savons  seulement  que,  dès  le  début,  il  y 


1  —  Latour,  p.  23. 

2  —  D'après  le  Journal  desjùiiUes,  il  était  déjà  grand  vicaire  lo  21 
octobre  1660.  Ses  lettres,  inscrites  dans  les  registres  de  rarchevêché 
de  Québec,  sont  datées  du  9  août  1662. 

3  —  lieîatio  Mmionis  Canaden^ia,  1660. 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  255 

eut  quelquefois  conflit  de  juridiction  entre  le  tribunal  civil 
et  le  tribunal  ecclésiastique,  ou  contestation  sur  les  ma- 
tières qui  devaient  être  du  ressort  de  l'un  ou  de  l'autre. 
C'est  ainsi  que,  vers  la  fin  de  février  1661,  il  y  eut,  dit  le 
Journal  des  jésuites,  "  grande  brouillerie  entre  les  puis- 
sances; on  en  pensa  venir  aux  extrémités  au  sujet  d'une 
sentence  portée  par  Mgr  l'évêque  contre  Daniel  Uvil,  pri- 
sonnier hérétique  relaps,  blasphémateur  et  profanateur  des 
sacrements  :  cvjus  crimina  utncmque  forum  sibi  vindicabat,^^ 
Lç  coupable  fut  enfin  condamné  par  le  tribunal  civil  "  à 
être  pendu,  ou  plutôt  arquebuse,"  le  9  octobre  de  la  même 
année  i. 

Plus  tard,  après  la  création  du  conseil  souverain,  de 
nombreux  conflits  éclatèrent  aussi  entre  ce  haut  tribunal 
et  l'officialité.  On  voulut  même,  en  certaines  circonstances, 
contester  les  droits  et  l'autorité  du  tribunal  ecclésiastique, 
sous  prétexte  que  celui  qui  l'avait  établi  n'était  pas  évêque 
de  Québec  2.  Mais  l'officialité  créée  par  le  vicaire  aposto- 
lique n'en  continua  pas  moins  utilement  son  œuvre,  et 
rendit  les  plus  précieux  services  à  l'Eglise  du  Canada. 

L'évoque  de  Pétrée  avait  donc  réussi  à  donner  à  son 
vicariat  apostolique  une  première  organisation.  Aux  j  ésuites 
était  dévolue  la  charge  d'évangéliser  les  sauvages,  jusqu'aux 
endroits  les  plus  reculés  ;  la  colonie  de  Montréal  était 
desservie  par  les  messieurs  de  Saint-Sulpice  ;    celle  de 


1  —  Journal  den  jéaniteH. 

2  —Ju(/ements  et  DélihératioH'i  du  Coiiseil  Souverain  de  la  Nonvelle- 
fr^ince,  passim. 


256  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Québec,  par  d'autres  prêtres  séculiers.  C'est  dans  cette 
dernière  ville  qu'il  faisait  lui-même  sa  résidence;  et,  bien 
qu'il  y  eût  un  curé  et  un  vicaire,  il  était  toujours,  comme 
nous  l'avons  vu,  le  premier  à  l'œuvre,  courant  aux  malades, 
administrant  les  sacrements,  se  dévouant  à  l'hôpital  au 
service  des  pauvres,  encourageant  par  ses  visites  les  élèves 
des  jésuites  et  des  ursulines,  se  faisant  tout  à  tous  pour  la 
gloire  de  Dieu. 

Le  dimanche,  il  assistait  régulièrement  aux  offices  de  la 
paroisse,  et  fut  fidèle  à  cette  pratique  jusqu'à  sa  mort.  Il 
prêchait  à  son  tour,  et  officiait  à  toutes  les  grandes  fêtes, 
soit  à  l'église  paroissiale,  soit  dans  quelqu'une  des  com- 
munautés religieuses.  Plein  d'attention  pour  les  cérémo- 
nies de  l'Eglise,  ce  prélat,  d'ailleurs  si  humble  et  si 
modeste,  tenait  à  ce  que  l'on  exerçât  toutes  les  fonctions 
du  culte  divin  avec  splendeur  et  magnificence. 

Tout  ce  qui  pouvait  intéresser  la  piété  des  fidèles  lui 
était  à  cœur.  Il  avait  obtenu  du  souverain  pontife  la 
faveur  d'accorder  à  son  peuple  trois  indulgences  plénières. 
Il  en  donna  une  chez  les  jésuites  le  19  mars  1660  ^ .  M.  de 
Bernières,  ordonné  la  veille,  avait  dit  le  matin  sa  première 
messe  chez  les  révérends  pères.  Dans  l'après-midi  il  y 
eut  sermon  à  la  paroisse,  et  M.  de  Bernières  y  donna  la 
bénédiction  du  saint  sacrement. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  lundi  de  Pâques,  eut  lieu 
chez  les  jésuites  une  autre  cérémonie  bien  touchante,  celle 


1  —  C'était   un  vendredi  la  Saint-Joseph  était  alors,  au  Canada, 
f  êto  d'obligation. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  25' 


de  la  première  communion.  C'était  la  première  cérémonie 
de  ce  genre  depuis  l'arrivée  de  Mgr  de  Laval  à  Québec. 
Il  voulut  y  présider  lui-même,  bénit  avec  affection  les 
quarante  jeunes  gens  qui  avaient  communié,  puis,  après  la 
messe,  les  convia  tous  à  sa  modeste  demeure,  invitant  en 
même  temps  ceux  qui  avaient  fait  leur  première  commu- 
nion l'année  précédente  ^ . 

Ce  bon  père  avait  fait  préparer  à  ses  enfants  un  magni- 
fique déjeûner.  Il  était  là  lui-même,  avec  quelques-uns  de 
ses  prêtres,  comme  autrefois  Notre-Seigneur  et  les  apôtres 
au  milieu  des  enfants,  les  servant  à  table,  veillant  à  tous 
leurs  besoins,  se  faisant  donner  le  nom  de  leurs  familles, 
et  leur  adressant  de  bonnes  paroles  :  spectacle  ravissant, 
digne  de  l'admiration  des  anges  et  des  hommes  !  Faut -il 
s'étonner  de  ce  que  dit  quelque  part  le  P.  Lalemant,  que  le 
prélat,  par  sa  grande  bonté,  avait  gagné  le  cœur  de  tous  les 
Français  et  sauvages  de  la  colonie,  et  que  l'on  avait  pour 
lui  la  plus  grande  vénération  ? 

Arrivait-il  quelque  malheur,  il  était  le  premier  à  cher- 
cher le  moyen  d'y  remédier.  Un  jour, — c'était  le  dimanche 
de  la  Septuagésime  —  pendant  qu'il  assistait  chez  les 
jésuites  au  catéchisme  solennel,  qui  se  faisait  sous  forme 
de  dialogue  et  attirait  toujours  beaucoup  de  monde,  il 
apprend  que  le  feu  vient  d'éclater  à  la  basse  ville,  qu'une 
maison  est  déjà  devenue  la  proie  des  flammes,  et  que  l'in- 
cendie menace  de  s'étendre  et  de  gagner  toute  cette  partie 


1  —  Journal  des  jémUies^  29  mars  1660. 

17 


258  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


•de  Québec.  Le  serviteur  de  Dieu,  poussé  sans  doute  par 
une  inspiration  d'en  haut,  court  vite  à  l'église  paroissiale, 
organise  à  la  hâte  une  procession,  et  se  dirige  vers  le 
théâtre  de  Tincendie,  portant  le  saint  sacrement  avec  une 
foi  et  une  piété  angéliques,  qui  ravissent  tous  ceux  qui 
accourent  sur  son  passage. 

Le  Journal  des  jésuites  affirme  qu'aussitôt  après  l'arrivée 
•du  prélat,  l'incendie  diminua  peu  à  peu,  puis  cessa  tout  à 
fait.  Et  notre  pieux  évêque,  invitant  tout  le  monde  à  le 
suivre,  remonta  en  procession  à  la  haute  ville,  et  rentra  à 
l'église,  remerciant  Dieu,  comme  autrefois  saint  Charles 
Borromée,  d'avoir  délivré  son  peuple  d'une  grande  cala- 
mité ^ 

C'est  à  peu  près  vers  le  même  temps  que  surgirent  entre 
Mgr  de  Laval  et  M.  D'Argenson  les  difficultés  au  sujet  du 
rang  que  devaient  occuper  les  marguilliers  dans  les  praces- 
eions.  Ceux-ci  avaient  toujours  marché  immédiatement 
après  le  gouverneur.  Quelques  personnages  voularent 
leur  disputer  la  préséance,  et  menacèrent  même,  pour 
arriver  à  leur  but,  d'employer  Ja  violence  et  la  force.  Nous 
avons  vu  que  l'évêque,  pour  le  bien  de  la  paix,  ordonna 
<iu'à  l'avenir  il  n'y  aurait  plus  de  procession,  jusqu'à  ce 
<iue  l'on  se  fût  entendu  sur  le  droit  d'un  chacun. 

**  Dans  le  désir  que  nous  avons,  dit-il,  selon  le  devoir  de 
notre  charge,  de  procurer  la  paix  et  l'édification  de  notre 
Eglise,    et  d'ôter  toutes  les  occasions  de  troubles,  nous 


1  — Jounud  f/f.s  jd'tjn'frs,  13  février  1661. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  259 


avons  jugé  qull  serait  plus  expédient  de  ne  faire  aucune 
procession,  jusqu'à  ce  que  l'on  se  soit  accordé  en  cette 
affaire  ^  " 

L'année  précédente,  il  avait  réglé  la  question  de  pré- 
séance des  marguilliers  les  uns  vis-à-vis  des  autres, 
ordonnant  que  Ton  suivrait  tout  simplement,  pour  cette 
préséance,  l'ordre  d'ancienneté  des  marguilliers  :  "  Tous 
successivement,  dit-il,  les  uns  après  les  autres,  selon  l'ordre 
de  leur  antiquité,  monteront  d'année  en  année,  pour  être 
et  second  et  premier  marguillier.  "  Et  il  en  donne  la 
raison:  ^*  C'est  pour  conserver,  dit-il,  la  paix  et  l'union 
dans  notre  Eglise,  et  pour  ôter  tous  les  désordres  que  nous 
voyons  présentement  inévitables  dans  l'élection  des  mar- 
guilliers..., et  aussi  pour  conserver  l'humilité  chrétienne, 
ne  donnant  pas  de  prise  à  l'ambition  2." 

La  paix,  l'humilité,  l'union,  voilà  ce  que  n'a  cessé  de 
prêcher  toute  sa  vie  Mgr  de  Laval  :  union  des  prêtres  entre 
eux,  union  des  citoyens,  union  du  clergé  et  des  fidèles  ; 
voilà  quel  a  été  l'objet  de  tous  ses  vœux  et  de  tous  ses 
travaux. 

C'est  encore  pour  le  bien  de  la  paix  qu'il  régla  que 
rélection  des  marguilliers,  dans  la  paroisse  de  Québec,  ne 
€e  ferait  pas  par  tous  les  citoyens,  mais  seulement  par  les 
anciens  marguilliers  ^  Cette  ordonnance  est  encore  en 
vigueur. 


1  —  Acte  du  5  mars  1661. 

2  —  Ordonnance  du  29  novembre  1660. 

3  —  Ordonnance  du  5  décembre  1660. 


260  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Le  10  juillet  1661,  il  fit  pour  la  même  paroisse  un  autre 
règlement  très  sage,  qui  dénote  Tesprit  pratique  dont  il 
était  doué.  Le  prix  des  enterrements  dans  l'église  étant 
minime,  c'était  à  qui  s'y  ferait  inhumer.  L'église  parois- 
siale allait  bientôt  être  remplie  de  cadavres.  On  ordonnait 
de  magnifiques  funérailles,  avec  quantité  de  cierges  et 
grand  déploiement  de  tentures  noires  ;  mais  on  se  mettait 
peu  en  peine  de  payer  la  fabrique. 

Mgr  de  Laval  régla  qu'à  l'avenir  le  prix  des  fosses  dans 
l'église  serait  augmenté  ;  et.  de  plus,  que  la  fabrique  n'avan- 
cerait plus  de  luminaire  pour  les  services,  excepté  pour 
les  pauvres,  auxquels  on  accordait  la  sépulture  gratis: 
règlements  pleins  de  justice,  dont  tout  le  monde  bénéficia 
dans  la  suite  ^ 

Tels  furent  les  principaux  actes  administratifs  de  l'évê- 
que  de  Pétrée  pendant  les  trois  premières  années  de  son 
épiscopat.  Nous  l'avons  vu  à  l'œuvre  dans  le  saint  minis- 
tère à  Québec  ;  montrons-le  maintenant  dans  ses  visites 
pastorales. 


1  —  Règlements  du  10  juillet  1661. 


CHAPITRE  HUITIÈME 


Première  visite  pastorale  de  Mgr  do  Laval.  —  La  côte  Beaupré.  — 
Les  communautés  de  Québec.  —  Montréal.  —  Rencontre  du 
P.  Ménard.  —  lies  Trois-Riviëros.  1660. 

Les  courses  apostoliques  de  Mgr  de  Laval  n'ont  pas  été 
au  delà  de  la  colonie  française  et  des  missions  sauvages 
qu'elle  renfermait.  C'est  un  espace  de  plus  de  cent  lieues, 
depuis  la  rivière  Saguenay,  au-dessous  de  Québec,  jusqu'au 
lac  des  Deux-Montagnes  au-dessus  de  MontréaL  *'  Ce  serait 
en  Europe  un  grand  diocèse,  dit  M.  de  Latour  ;  mais  il 
s'en  faut  de  beaucoup  qu'il  y  en  ait  aucun  si  difficile  à 
visiter." 

En  effet,  pour  se  rendre  d'un  endroit  &  un  autre,  il  n'y 
avait  guère  d'autres  ressources,  en  été,  que  le  canot  sur  le 
fleuve  ;  en  hiver,  les  sentiers  que  l'on  se  fraj^ait  péniblement 
en  raquettes  sur  la  neige  à  travers  les  bois.  Aucune  route 
publique,  aucun  pont  sur  les  rivières;  des  ravins,  des  pré- 
cipices, des  obstacles  et  des  dangers  partout;  les  habita- 
tions   extrêmement    clairsemées  :     il    fallait    quelquefois 


262  .VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 

marcher  des  journées  entières,  avant  d'arriver  à  une  pauvre 
cabane  pour  y  passer  la  nuit. 

Ajoutons  à  cela  le  triste  état  où  se  trouvait  la  colonie, 
par  suite  des  invasions  des  Iroquois.  Ces  sauvages  nous 
faisaient  depuis  dix  ans  la  guerre  la  plus  féroce  ;  ils  cou- 
raient les  forêts  et  les  campagnes,  dressant  partout  des 
embuscades,  tâchant  de  surprendre  les  habitants  isolés,  et 
exerçant  les  cruautés  les  plus  horribles  sur  les  malheureux 
qui  tombaient  entre  leurs  mains.  Au  printemps  de  1660, 
moins  d'un  an  après  l'arrivée  de  Mgr  de  Laval,  ils  avaient 
tramé  la  destruction  complète  de  la  colonie;  elle  ne  fut 
sauvée  que  par  l'héroïsme  de  DoUard  et  de  ses  compagnons, 
au  saut  Saint- Louis.  Les  trois  premières  années  d'admi- 
nistration du  vicaire  apostolique  se  passèrent  ainsi  dans 
des  alarmes  continuelles  et  un  danger  constant  de  perdre 
la  vie  au  milieu  des  supplices  ^ 

Ce  fut  dans  ces  conditions  que,  mettant  toute  sa  confiance 
en  Dieu,  et  ne  trouvant  dans  les  maux  de  son  Eglise  qu'un 
nouvel  aliment  à  son  zèle,  il  fit,  dans  le  cours  de  l'année 
1660,  sa  première  visite  pastorale. 

Il  commença  par  la  côte  de  Beaupré,  et  partit  de  Québec 
le  23  janvier,  emmenant  avec  lui  M.Henri  de  Bernières. 
qui  n'était  encore  que  diacre,  son  valet  Durand,  et  le  "bon 
Boquet  ",  que  les  chroniques  du  temps  nous  représentent 
comme  l'homme  de  confiance  des  révérends  pères  jésuites  -^ 


1  —  Infoiinatio  de  statu  Ecdesiœ,  21  octobre  1604. 

2  —  On  l'appelait  généralement  le  Ocnorier  apostoUqive  ;  et  Marie 
de  rincamation  dit  quelque  part  :  ^*  Je  le  nommerais  volontierB  le 
visiteur  évangélique,  car  il  va  de  mission  en  mission  visiter  les  ouvriers 


de  l'Evangile.  " 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  263 

Le  P.  Lemercier  était  parti  la  veille,  pour  préparer  sans- 
cloute  les  voies  à  Pévêoue  i. 

On  dut  souffrir  beaucoup  du  froid,  de  la  neige,  de  la 
poudrerie,  et  surtout  de  Pinexpérience  où  l'on  était  de  nos 
hivers  canadiens,  qui  ont  bien  leur  charme,  pourtant, 
maintenant  que  l'on  sait  se  prémunir  contre  leurs  rigueurs. 
Celui  de  IBGO  fut  exceptionnellement  rude;  le  pont  de 
glace  devant  Québec  se  forma  le  20  janvier  -, 

Le  ^fi,  on  était  encore  à  Beauport,  et  Ton  dîna  chez  M. 
Giffard,  seigneur  de  l'endroit.  Mgr  de  Laval  avait  dû 
s'arrêter  plusieurs  fois,  sans  doute.'pour  visiter  les  familles 
établies  de  Québec  à  Beau  port,  et  leur  porter  les  secoure 
de  son  saint  ministère. 

Le  2  février,  il  donna  solennellement  la  confirmation 
dans  réglise  de  Chateau-Richer  à  près  de  cent  soixante- 
dix  personnes,  dont  plusieurs  étaient  d'un  âge  avancé. 
Dans  la  liste  des  confirmés  se  trouve  le  nom  d'un  jeune 
homme  qui  devait  devenir  célèbre,  ct^lui  cîe  Louis  Jolliet, 
le  découvreur  du  Mississipi  '^ 

Cette  première  visite  de  Mgr  de   Laval  sur  la  côte  de 

Beaupré  remplit  son  cœur  de  joie  et  de  consolation.     Il 

avait  commencé  à  réaliser  son  vœu  le  plus  ardent  :  ''  Fasse 
le  Ciel  que  je  me  fasse  tout  i\  tous,  et  que  je  gagne  des 

âmes  à  Jésus-Christ  !  " 


1  —  S.  Eni.  le  curd.  Taschercau,  suivant  l'exemple  du  pieux 
prélat,  se  fait  également  devancer,  dans  ses  visites,  par  deux  prêtres 
qui  préparent  les  enfants  à  recevoir  la  contirmation. 

2  —  Journal  des  jemites. 

3  —  Archives  de  rarchevêché  de  Québec,  Rvjistre  des  Coufirmat'nms. 


264  VIE  DE  MQR  DE  LAVAL 


Revenu  à  Québec,  il  y  donna,  vers  la  fin  de  février,  la 
confirmation  à  plus  de  soixante  personnes  ;  puis,  au  lien 
de  se  reposer  de  ses  fatigues,  il  entreprit  de  faire  la  visite 
de  ses  communautés.    Il  commença  par  PHôtel-Dieu. 

Ce  monastère,  fondé  à  Québec  par  la  munificence  du 
cardinal  de  Richelieu  et  de  sa  nièce  la  duchesse  d'Aiguillon, 
comptait  alors  quinze  religieuses,  dont  il  ne  put  s'empêcher 
d'admirer  les  vertus,  le  dévouement  pour  les  malade?,  le 
renoncement  à  toutes  les  choses  terrestres.  Il  se  crut 
même  obligé  d'adoucir  un  peu  l'austérité  de  leurs  règles, 
et  de  retrancher  certains  jeûnes  qu'il  pensait  incompatibles 
avec  leurs  travaux.  Il  renvoya  aussi  les  pensionnaires 
qu'elles'  avaient  gardées  jusque-là,  afin  qu'elles  pussent 
se  livrer  exclusivement  à  l'œuvre  de  leur  institut. 

L'esprit  de  sacrifice  qui  régnait  à  l'Hôtel-Dieu  était  com- 
municatif  ;  il  avait  pénétré  dans  nos  meilleures  familles, 
qui  donnèrent  plusieurs  de  leurs  enfants  à  ce  monastère. 
C'est  ainsi  que  le  14  février  1662  Mgr  de  Laval  bénit  Mlle 
Juchereau  de  la  Ferté,  qui  fit  son  entrée  à  l'Hôtel-Dien,  et 
écrivit  plus  tard  l'histoire  de  cette  maison  ^.  Mlle  Bourdon 
y  était  aussi  religieuse  depuis  quelques  années.  Elle  tomba 
malade  en  novembre  1660  et  mourut  le  29  du  même  mois, 
pendant  que  son  père  et  sa  mère  étaient  en  route  pour  la 
France.  L'évêque  de  Pétrée  fit  preuve,  en  cette  occa- 
sion, de  sa  grande  bonté,  et  de  l'estime  singulière  qu'il 
avait  pour  cette  famille,  en  assistant  lui-même  cette  reli- 

1  —  Elle  est  souvent  citëe  dans  cet  oiivnxge. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  265 

giease  pendant  sa  maladie,  et  passant  mêqfie  auprès  d'elle, 
avec  M.  de  Lauson-Charny,  la  nuit  qui  précéda  sa  mort  * . 

La  direction  forte  et  pieuse  que  Mgr  de  Laval  et  les 
jtsnites  imprimèrent,  dès  le  commencement,  à  THôtel-Dieu 
de  Québec  subsiste  encore  ;  et  Poïi  peut  y  admirer  les 
mêmes  vertus  qu'autrefois.  Dans  cette  maison  se  conserve 
surtout  d'une  manière  étonnante  la  vertu  chrétienne  de  la 
reconnaissance  :  aujourd'hui,  au  bout  de  deux  siècles  et 
demi,  les  dames  de  l'Hôtel-Dieu  prient  encore  pour  leurs 
bienfaiteur?,  le  cardinal  de  Richelieu  et  la  duchesse  D'Ai- 
guillon, avec  la  même  ferveur  que  par  le  passé. 

Dans  le  mois  d'avril,  l'évéque  de  Pétrée  visita  le  monas- 
tère des  ursulines,  que  dirigeait  la  vénérable  Marie  de 
l'Incarnation.  Il  y  trouva  la  môme  ferveur  qu'à  l'Hôtel- 
Dieu,  un  dévouement  sans  bornes  pour  l'éducation  des 
jeunes  filles,  et  surtout  des  jeunes  filles  sauvages.  La  vue 
de  ces  pauvres  enfants  des  bois,  que  les  religieuses 
essayaient  de  former  à  la  piété,  à  la  vertu,  à  l'amour  du 
travail,  enflamma  son  cœur  d'un  saint  zèle  ;  et  c'est  alors 
qu'il  fit  entrer  vingt  pensonnaires  i\  ses  frais  chez  les  ur- 
sulines. C'est  un  mystère,  que  ce  saint  évoque,  avec  si 
peu  de  ressources  à  sa  disposition,  ait  pu  suffire  à  tant  de 
bonnes  œuvres. 

Quelques  religieuses  lui  demandèrent,  pendant  sa  visite, 
"à  l'insu"  des  supérieure?^  de  leur  donner  *'  un  abrégé  de 
leurs  constitutions  -."  Ces  règles  avaient  été  préparées  en  1646 


1  —  Sœur  Jucherenu,  Uistoire  (h  VHôtel-Divn,  (h  Québec. 

2  —  ]Maric  de  rincarnation,  Lettre  du  13  septembre  16G1. 


266  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

par  le.  P.  Jérôme  Lalemant,  en  conformité  des  exigences, 
des  besoins  et  de  la  situation  du  pays.  Les  anciennes  reli- 
gieuses, Marie  de  Tlncarnation  en  particulier,  y  tenaient 
d'autant  plus,  qu'elles  avaient  été  faites  ''  d'après  leuis 
expériences,  avec  une  entière  charité  et  beaucoup  de  défé- 
rence à  leurs  sentiments  ^."  Mais  elles  avaient,  au  moin.? 
dans  plusieurs  parties,  un  caractère  tout  provisoire.  Or/ 
les  laissa  de  côté,  en  1682,  pour  prendre  simplement  les 
constitutions  de  Paris. 

L'évêque  de  Pétrée  acquiesça  à  la  priera  des  jeunes  reli- 
gieuses, et  fit  préparer  un  abrégé  des  constitutions  du 
P.  Lalemant.  Il  en  profita  pour  y  introduire  quelque*^ 
réformes  qu'il  jugeait  utiles,  mais  qui  soulevèrent  dans  la 
communauté  certaines  récriminations.  Entr'autres  chan- 
gements proposés,  **  il  voulait  que  la  maîtresse  des  novices 
le  fût  aussi  des  jeunes  professes,  et  que  cette  charge  fût 
sujette  à  Pélection."  Il  aurait  voulu  aussi  que  Ton  fît  une 
réforme  dans  la  manière  de  chanter  les  oflices,et  que,  pour 
leur  donner  une  teinte  plus  religieuse  et  plus  simple,  o:i 
adoptât  le  chant  à  voix  droite,  tel  qu'il  se  pratique  à  la  Vi- 
sitation et  au  Carmel  2. 

La  vénérable  Marie  de  l'Incarnation  elle-même  ne  put 
échapper  à  ce  premier  sentiment  d'impatience  dont  ne  se 
défendent  pas  toujours  les  âmes  les  plus  saintes,  lorsqu'on 
les  contrarie  vivement  dans  leurs  habitudes.  Après  avoir 
avoué  que  le  prélat  leur  avait  "  donné  huit  mois  ou  un  an 


1  --  Les  Ursidutes  de  Québec,  t..  I,  p.  293. 

2  —  Marie  de  l'Incarnat  ion,  LHtre  du  13  octobre  1660. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  261 


pour  y  penser  "  :  —  **  UafiTaire  est  déjà  toute  pensée,  dit-elle, 
et  la  résolution  toute  prise  :  nous  ne  Taccepterons  pas,  si 
ce  n'est  à  l'extrémité  de  l'obéissance."  Puis  elle  ajoute: 
''Nous  avons  affaire  à  un  prélat  qui,  étant  d'une  très  haute 
piété,  s'il  est  une  fois  persuadé  qu'il  y  va  de  la  gloire  de 
Dieu,  il  n'en  reviendra  jamais,  et  il  nous  en  faudra  passer 
parla,  ce  qui  causerait  un  grand  préjudice  à  nos  obser- 
vances ^.  " 

Nous  ne  connaissons  pas  les  raisons  qui  pouvaient  en- 
gager Mgr  de  Laval  à  proposer  ces  réformes.  Peut-être 
avait-il  principalement  en  vue  d'éprouver  la  vertu  des 
bonnes  religieuses.  Le  prélat,  quoi  qu'en  dise  Marie  de 
rincarnation,  était  le  moins  entôté  des  hommes.  Elle 
avoue  elle-même  que,  sur  leurs  remontrances,  il  n'ordonna 
le  changement,  concernant  Télection  de  la  maîtresse  des 
novices,  que  pour  trois  ans,  et  à  titre  d'essai  *^;  et  quant 
au  nouvel  abrégé  de  leurs  constitutions,  il  leur  donna 
toute  une  année  pour  y  réfléchir.  Au  bout  de  ce  temps, 
voyant  qu'elles  persistaient  dans  '*  leurs  sentiments,"  il 
laissa  de  côté  le  sien.  ^^  Le  digne  prélat,  dit  l'annaliste  des 
ursulines,  qui  avait  donné  une  année  à  la  communauté 
pour  la  discussion  de  cette  affaire,  changea  lui-même 
d'opinion,  et  confirma  les  constitutions  primitives,  qui 
furent  observées  jusqu'à  l'adoption  des  constitutions  do 
Paris,  en  1682  3." 


1  —  Lettre  du  13  septembre  1661. 

2  —  Lettre  du  13  septembre  1660. 

3 — Les  Ursidines  4e  Québec^  t.  I,  p.  2ÎU. 


268  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

Ce  fut  peu  de  temps  après  sa  visite  aux  ursulinea  qne 
les  Iroquois  firent  irruption  sur  Québec  et  les  environs. 
Aussitôt  que  le  danger  le  plus  prochain  fut  passé,  le 
prélat  se  disposa  à  aller  faire  sa  première  visite  pastorale 
à  Montréal.  Il  avait  d'autant  plus  hâto  de  remplir  ce 
devoir,  que  les  sulpiciens  venaient  de  lui  causer  un  sensi- 
ble plaisir  en  signant  l'ordonnance  qu'il  avait  publiée  pour 
faire  reconnaître  sa  juridiction  i. 

Il  partit  de  Québec  le  mardi  17  août,  avec  M.  de  Lauson- 
Charny  et  une  couple  de  domestiques  -.  Son  bagage  était 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  simple.  Une  crosse  en  bois, 
une  mitre  aussi  unie  que  possible,  voilà,  disent  les  Rda- 
tlons,  quels  étaient  les  insignes  de  cet  évêque  dW^  comme  on 
appelait  les  évêques  d'autrefois  3.  Il  se  croyait  obligé,  dans 
ses  visites  pastorales,  d'observer  un  certain  cérémonial,  à 
cause  de  la  dignité  de  sa  charge;  mais  du  reste  la  plus 
admirable  simplicité  régnait  dans  tout  l'extérieur  de  cet 
homme  vraiment  apostolique. 

On  mit  près  de  cinq  jours  à  remonter  le  fleuve,  et  l'on 
n'arriva  à  Montréal  que  le  samedi  21  août,  sur  les  cinq 
heures  du  soir  ^.  Le  soleil  lançait  obliquement  ses  rayons 
de  feu  sur  l'épaisse  forêt  de  pins  et  de  chênes  qui  recouvrait 


1  —'Ordonnance  du  3  aofit  1660. 

2  —  Il  paraît  qu'il  y  avait  déjà,  à  cette  époque,  un  Bervice  plus  ou 
moins  régulier  entre  Québec  et  Montréal;  car  nous  voyons  par  le 
Jouimal  (les  jésuites  que  le  bac  était  arrivé  k  Québec  depuis  deux  joursi, 
et  qu'il  y  avait  amené  Mme  d'Ailleboût,  ainsi  que  quatre  sauvages  qui 
étaient  venus  apporter  des  coUiera  au  P.  Ménard,  leur  ancien  pasteur. 

3  —  Belatioiis  biédiies  de  lu  Nouvelle- Fraiice,  t.  II,  p.  57. 

4  — Journal  des  jésuite  a. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAT.  269 


alors  le  mont  Eoyal,  et  tout  la  plaine  environnante;  c'est 
le  moment  le  plus  favorable  pour  bien  saisir  le  ton  des 
objets,  leur  forme  et  leur  couleur. 

Le  Fort  de  la  Pointe-à-Callière,  avec  ses  quatre  bastions 
et  son  enceinte  de  longs  pieux,  et  le  monastère  de 
l'Hôtel-Dieu,  qui  était  alors  près  du  rivage,  se  détachaient 
nettement  sur  le  fond  vert  de  la  forêt,  comme  le  spectre 
de  la  guerre  et  l'ange  de  la  paix,  en  présence  l'un  de  l'autre, 
et  prêts  à  se  livrer  un  combat  décisif  pour  l'avenir  de  ces 
contrées.  En  arrière,  cette  immense  nappe  de  verdure,  qui 
paraissait  onduler  comme  les  vagues  de  la  mer,  à  cause 
des  accidents  de  terrains.  On  venait  de  passer  les  rapides 
d'Hochelaga;  et  l'île  Sainte-Hélène  émergeait  comme  une 
corbeille  de  verdure,  au  milieu  de  la  plaine  liquide  toute 
miroitante  de  lumière,  comme  on  la  voit  souvent  dans  les 
douces  journées  du  mois  d'août.  Le  spectacle  était  impo- 
sant et  magnifique  ;  il  dut  impressionner  vivement  Mgr  de 
Laval. 

Cette  grande  cité,  qui  s'étend  aujourd'hui  à  perte  de  vue 
jusque  sur  les  flancs  du  mont  Royal,  était  alors  peu  de 
chose.  Le  P.  Vimont,  célébrant,  le  17  mai  1642,  sur  la 
Pointe-à-Callière,  la  première  messe  qui  ait  été  dite  à 
Montréal,  en  présence  de  la  petite  colonie  française  qui  y 
lirrivait  avec  M.  de  Maisonneuve  et  Mlle  Mance,  s'écria, 
dit-on,  dans  un  saint  transport  :  '*  Ce  que  vous  voyez  ici, 
Messieurs,  n'est  qu'un  grain  de  sénevé  ;  mais  il  est  jeté  par 
des  mains  si  pieuses  et  si  animées  de  foi  et  de  religion, 
^u'il  faut  sans  doute  que  le  Ciel  ait  de  grands  desseins, 
puisqu'il  se  sert  de  tels  instruments  pour  son  œuvre.  Oui^ 


270  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 


je  ne  doute  nullement  que  ce  petit  grain  ne  produise  un 
grand  arbre,  qu'il  ne  fasse  un  jour  des  progrès  merveilleux, 
ne  se  multiplie  et  ne  s'étende  do  toutes  parts  ^" 

Ces  paroles,  qu'on  dirait  prophétiques,  étaient  pronon- 
ctes  à  l'endroit  même  où,  trente  ans  auparavant,  Cham- 
plain,  le  fondateur  de  Québec,  avait  pour  ainsi  dire  marqué 
la  place  de  Montréal,  y  faisant  le  premier  défrichement  et 
la  première  culture  '^.  Elles  étaient  prononcées  non  loin 
de  ce  lieu  fameux,  où,  un  siècle  auparavant,  Jacques  Cartier 
avait  admiré  la  cité  des  Algonquins,  la  célèbre  Hochelaga  ', 
avec  ses  "  belles  grandes  campagnes  pleines  de  blé,  " 
laquelle  avait  disparu  comme  par  enchantement  sous  le 
souffle  dévastateur  des  Iroquois.  DeMaisonneuvearrive  à. 
son  tour  ;  il  reprend  l'œuvre  de  Champlain,  et  avec  l'aide 
de  Dieu  fonde  cette  cité  de  Montréal  dont  nous  voyons 
aujourd'hui  les  prodigieux  développements. 

A  l'époque  où  Mgr  de  Laval  y  arriva  pour  la  première 
fois,  ]\Iontréal  ne  comprenait  encore  qu'une  trentaine  de 
maisons,  bâties  principalement  des  deux  côtés  de  la  rue 
i>aint-Paul,  depuis  la  rue  Saint-Joseph  jusqu'au  delà  de  la 


1 — lielat Ions  (les  jesi fîtes,  164:2. — M.  Dollier  de  Casaon,  Htstoin 
(ht  Montréal, 

2  —  **  Champlain  est  venu  plusieurs  fois  à  Montréal,  et  a  même 
dressé  une  carte  du  lieu  (1611),  où  il  indique,  à  ne  s'y  pouvoir  troaiper, 
la  Pointe-à'CaUière  comme  point  de  son  premier  débarquement  et  de 
son  premier  séjour.  11  bâtit  quelques  cabanes  pour  la  traite,  y  aema 
des  graines  de  jardin,  et  y  éleva  une  petite  muraille  en  briquea.  H 
appelle  Flcœe  Roijale  le  coin  de  terre  qu'il  défricha  et  habita.  "  {Jaeq^ies 
VUjer.) 

'6  —  '^  Hochelaga  était  vraisemblablement  sur  le  coteau  qui  s'étend 
au  pied  de  la  montagne,  du  côté  de  la  ville  de  Montréal.  "  {FeHand^ 
i.  I,p.  29)  ;  peut-être  à  l'endroit  où  est  aujourd'hui  le  couvent  de  Villa* 
Maria. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  271 


rue  Saint-Françoîs-Xavier.  Le  premier  séminaire  s'élevait 
en  face  du  fleuve,  un  peu  en  arrière  de  l'emplacement  actuel 
de  la  Douane  *.  La  sœur  Bourgeois  venait  de  jeter  les 
fondations  de  l'église  de  Bonsecours.  L'Hôtel-Dieu  était 
situé  au  coin  des  rues  Saint- Paul  et  Saint- Joseph  ;  la  cha- 
pelle en  bois,  qui  y  était  attenante,  servait  encore  d'église 
paroissiale,  et  elle  était  de  construction  récente.  Les  offices 
publics  s'étaient  célébrés  longtemps  à  Tintérieur  du  Fort, 
dans  une  simple  chapelle  d'écorce  qui  existait  encore  2. 

La  population  de  Montréal  pouvait  être  d'environ  deux 
cents  âmes.  "  Ce  petit  peuple,  dit  la  sœur  Morin,  vivait  en 
saints,  tous  unanimement,  et  dans  une  piété  et  une  reli- 
gion telles  que  sont  maintenant  de  bons  religieux.  Celui 
d'entre  eux  qui  n'avait  pas  entendu  la  sainte  messe  un 
jour  de  travail,  passait  parmi  les  autres  quasi  pour  excom- 
munié, à  moins  qu'il  n'eût  des  raisons  et  empêchements 
aussi  forts  qu'on  en  demande  aujourd'hui  pour  s'exempter 
du  péché  mortel  aux  jours  de  fêtes  et  dimanches.  On 
voyait  tous  les  hommes  de  travail  à  la  première  messe  qui 
se  disait  avant  le  jour,  pendant  l'hivei',  et  dans  l'été  à 
quatre  heures  du  matin,  aussi  modestes  et  recueillis  que 
le  pourraient  être  les  plus  dévots  religieux  ;  et  toutes  les 
femmes  à  une  autre  qui  se  disait  à  huit  heures.  Elle  ne 
cédaient  en  rien  à  leurs  maris  en  dévotion  et  en  vertu. 

"  Rien  ne  fermait  à  clef,  dans  ce  temps,  ni  maisons,  ni 
coffres  ;  tout  était  ouvert,  sans  jamais  rien  perdre. 


1  —  31.  Tabbé  Verreau,  Jonnud  de  V Iiistrnctlati  pidduiue^  1864. 

2  —  Paillon,  Vie  de  Mlle  Mancc,  —  Rdatiom  des  jésuitea^  1642. 


272  VIE  DE  MGR  DE  LA7AL 


''  Celui  qui  avait  des  commodités  à  suffisance  en  aidait 
celui  qui  en  avait  moins,  sans  attendre  qu'on  le  lui 
demandât  ;  se  faisant  au  contraire  un  grand  plaisir  de  le 
prévenir,  et  de  lui  donner  cette  marque  d'estime  et  d'amour. 
Quand  l'impatience  avait  fait  parler  durement  à  son  voisin 
ou  autre,  on  ne  se  couchait  point  sans  lui  faire  excuse  îl 
genoux. 

"  Enfin,  c^était  une  image  de  la  primitive  Eglise  que  ce 
cher  Montréal  dans  son  commencement  et  progrès  ;  c'est-à- 
dire  pendant  trente-deux  ans  environ  ï.  "     • 

Nous  savons  peu  de  chose  de  Ixi  visite  de  Mgr  de  Laval  à 
Montréal  en  1660  ;  M.  Faillon  ne  la  mentionne  même  pas. 
Le  lendemain  de  son  arrivée,  il  voulut  faire  ce  qu'il  avait 
fait  à  Québec  l'année  précédente  ;  et,  pour  inspirer  aux 
sauvages  une  grande  idée  des  sacrements  de  l'Eglise,  il 
baptisa  lui-même  solennellement  un  de  ces  pauvres  enfants 
des  bois,  qui  avait  embrassé  la  foi  chrétienne.  M.  Lam- 
bert Closse  servit  de  parrain  ;  la  marraine  fut  Mlle 
Mance  ^. 

Deux  jours  après,  le  mardi  24  août,  il  donna  la  confir- 
mation dans  l'église  paroissiale  à  cent  sept  personnes.  Parmi 
ces  confirmés  se  trouvait  M.  de  Maisonneuve,  qui,  sans 
respect  humain,  avait  voulu  donner  ce  bel  exemple  de 
religion  à  la  petite  colonie  dont  il  était  le  gouverneur. 
On  remarquait  aussi  parmi  eux  Jacques  Le  Ber,  père  de  la 
célèbre  Mlle  Le  Ber,  et  le  brave  Lambert- Raphaël  Closse, 


1  —  Annales  de  VHôtd-Dieu  de  Montréal. 

2  —  Archives  de  M.  l'abbé  Verreau. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  273 


qui  deux  ans  plus  tard  devait  périr  glorieusement  dans 
une  rencontre  avec  les  Iroquois. 

Pendait  qu'il  accompagnait  son  évêque  à  Montréal,  M. 
de  Lauson-Charny,  officiai,  instruisit  un  procès  canonique, 
et  déclara  un  mariage  nul.  Il  fit  enregistrer  sa  déclaration 
au  greffe  de  cette  ville. 

L'évêque  de  Pétrée  ne  manqua  pas,  sans  doute,  de  visiter 
les  deux  communautés  naissantes  des  sœurs  de  la  Congré- 
gation et  des  hospitalières  de  Saint- Joseph.  Ces  dernières 
avaient  voulu  repasser  en  France  l'année  précédente. 
^^  Mais,  dit  Marie  de  l'Incarnation,  notre  prélat  les  a 
retenues,  sur  la  requête  qhi  lui  a  été  présentée  par  les  habi- 
tants de  Montréal;  car  ce  sont  des  filles  d'une  grande 
vertu  et  édification  ^"  Il  fit  plus  :  il  leur  accorda,  d'abord, 
une  lettre  d'obédience,  puis,  quelques  années  plus  tard, 
comme  nous  le  verrons,  une  lettre  pastorale  établissant 
définitivement  leur  communauté. 

Quant  à  la  sœur  Bourgeois,  il  la  trouva  installée  avec  ses 
compagnes  dans  un  pauvre  hangar  que  lui  avait  cédé  M.  de 
Maisonneuve  ;  c'est  là  que  depuis  deux  ans  elle  faisait  la 
classe  aux  jeunes  filles  de  ffontréal;  Le  prélat  bénit  et 
encouragea  ses  travaux.  "  Mgr  de  Laval  a  toujours  été 
pour  notre  vénérable  mère  un  père  et  un  protecteur,  a  dit 
une  religieuse  de  cette  communauté.  C'est  ainsi  que  le 
représentent  nos  plus  vieilles  traditions."  Et  elle  ajoutait: 
*'  J'ai  toujours  entendu  dire  qu'il  avait  été  un  véritable 


1  —  Lettre  spiritueUe  90e. 

18 


274  VIE  DE  MÛR   DE  LAVAL 


père  pour  toutes  les  communautés  de  son  diocèse.  La 
nôtre,  en  particulier,  l'a  toujours  regardé  et  le  regarde 
encore  comme  tel.  Chaque  fois  qu'il  daignait  l'honorer  de 
sa  visite,  il  était  reçu  avec  un  grand  bonheur  i." 

En  revenant  à  Québec,  vers  la  fin  d'août,  l'évoque  de 
Pétrée  rencontra  non  loin  de  Montréal  une  flottille  de 
soixante  canots  outaouais,  qui  remontaient  le  fleuve,  après 
avoir  laissé  aux  Trois-Rivières  leur  cargaison  de  pelleteries. 
Les  sauvages  étaient  au  nombre  de  trois  cents.  A  peine 
eurent-ils  reconnu  de  loin  leur  évêque,  qu'ils  le  saluèrent 
î\  leur  manière,  en  poussant  des  cris  de  joie,  dont  l'écho 
retentit  longtemps  sur  le  fleuve  et-dans  les  forêts  du  rivage. 
L'évùque  les  bénit,  leur  rendit  leurs  civilités,  et  aperçut 
tout  à  coup  au  milieu  d'eux  le  P.  Ménard,  le  missionnaire 
héroïque  qui  s'en  allait  dans  leur  pays,  sur  les  bords  du 
lac  Supérieur,  se  dévouer  à  leur  salut. 

Ce  fut  pour  le  pieux  prélat  un  moment  de  bonheur 
inexprimable  ;  il  avait  devant  lui  l'idéal  du  dévouement 
surnaturel  qu'il  avait  toujours  rêvé.  Il  aurait  voulu  par- 
tager les  travaux  apostoliques  du  P.  Ménard. 

*^  Sitôt  que  Mgr  de  Pétrée  eut  appris  le  dessein  que  nous 
avions  de  commencer  cette  miséion,  dit  le  P.  Lalemant,  on. 
ne  peut  croire  combien  il  y  fut  affectionné.  Son  zèle,  qui 
embrasse  tout,  lui  faisait  souhaiter  d'aller  chercher  daas 
le  plus  profond  des  forêts  la  brebis  égarée,  pour  laquelle  il 
avait  traversé  les  mers....  Du  moins,  soq  cœur  y  a  volé. 


1  —  Procès  préliminairo  do  béatification  do  Mgr  do  Laval,   Temoi- 

guntje  th  la  .siv^w  Suiid-Lujori. 


VIE  DE  MQR  DE  LAVAL  275 

pendant  qu'il  s'arrête  ici  comme  au  centre  de  toutes  les 
missions,  pour  pouvoir  donner  ses  soins  et  partager  son 
zèl#  à^tous  également  i.  " 

Le  P.  Ménard,  déjà  courbé  sous  le  poids  des  ans  et  brisé 
par  la  fatigue,  paraissait  triste,  absorbé  dans  ses  pensées, 
et  presque  indécis  ;  on  eût  dit  qu'il  pressentait  le  triste  sort 
qui  l'attendait  chez  ces  sauvages.  —  "Que  dois-je  faire, 
Monseigneur,  demanda-t-il  avec  un  pieux  abandon  ?  Est-ce 
que  je  dois  continuer  mon  voyage  ?  —  Mon  Père,  lui  répon- 
dit l'éveque,  toute  raison  semble  vous  retenir  ici;  mais 
Dieu,  plus  fort  que  tout,  vous  veut  en  ces  quartiers-là  !  " 
Oh  !  que  j'ai  béni  Dieu,  depuis  cette  entrevue,  s'écria 
ensuite  le  P.  Ménard  ;  et  que  ces  paroles,  sorties  de  la 
bouche  d'un  si  saint  prélat,  me  sont  doucement  venues 
dans  l'esprit,  au  plus  fort  de  nos  peines,  de  nos  misères 
et  de  notre  abandon  I  Dieu  1119  veut  en  ces  quartiers-là  ! 
Que  j'ai  souvent  repassé  ces  paroles  dans  mon  esprit,  au 
milieu  du  bruit  de  nos  torrents,  et  dans  la  solitude  de  nos 
grandes  forêts  2  !  " 

On  connaît  la  fin  héroïque  de  ce  bon  missionnaire. 
Arrivé,  après  mille  dangers,  dans  le  pays  de  ces  sauvages 
ingrats,  à  quelques  centaines  de  lieues  de  Québecj  il  fut 
abandonné  complètement  à  lui-même,  et  ne  rencontra 
qu'opposition  et  rebuts  de  toutes  sortes.  Voyant  qu'il  ne 
pouvait  rien  gagner  de  ces  peuples  plongés  dans  le  vice,  il 
résolut  d'aller  plus  loin,  à  une  bourgade  huronne,  pour 


1  —  Rdatlo'iis  des  jeaniteK,  1660. 

2  -IbuL,  1664. 


276  VIE  DE  MOB  DE  LAVAL 


gagner  quelques  âmes  à  Jésus-Christ  ;  mais  il  se  perdit  en 
chemin.  Exténué  de  fatigues,  manquant  de  nourriture,  il 
expira  quelque  part  dans  la  forêt,  sans  avoir  même  l'assis- 
tance de  son  fidèle  compagnon,  Jean  Guérin,  qui  l'avait 
perdu  de  vue  et  s'était  égaré  lui-même  à  sa  recherche.  Sa 
soutane  et  son  bréviaire  furent  retrouvés  plus  tard  chez  les 
Sioux,  qui  gardaient  ces  objets  comme  des  reliques  et  leur 
rendaient  une  espèce  de  culte  ^ 

Le  P.  Ménard  était  un  véritable  saint.    Sa  parole  habi- 

telle  aux  Pères  qui  l'accompagnaient  quelquefois  dans  les 

missions,  était  celle-ci:  "  Mon  cher  Père,  nous  n'en  faisons 

que  trop  ;  mais  nous  n'en  faisons. pas  assez  par  amour  pour 

Dieu." 

Mgr  de  Laval  fit  sa  visite  aux  Trois- Rivières,  à  la  fin 
d'octobre.  Parti  le  21  de  ce  mois,  il  fut  dix  jours  absent, 
et  ne  rentra  à  Québec  que  le  31  2. 

La  petite  ville  des  Trois-Rivières  avait  été  fondée  en 
1634  par  Laviolette,  sur  Tordre  de  Champlain.  Située  au 
confluent  des  trois  branches  du  Saint-Maurice,  elle  occu- 
pait une  position  importante  au  point  de  vue  du  commerce 
des  fourrures.  C'était  un  lieu  de  rendez-vous  pour  les  sau- 
vages qui  y  affluaient  de  toutes  part.  C'est  là  qu'en  1645, 
sous  M.  de  Montmagny,  fut  conclu  entre  les  Iroquois,  les 
Algonquins,  les  Huions  et  les  Français,  ce  fameux  traité 
de  paix,  qui  ne  devait  être,  pour  ainsi  dire,  que  le  signal 
de  la  destruction  des  Hurons, 


1  —  Rdatiœis  des  jéanUiesj  1663. 

2  —  Journal  des  jésuites. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  277 

Les  jésuites  avaient  aux  Trois- Rivières  une  mission 
florissante,  et  une  résidence  qu'y  avait  fondée  en  1634  le 
P.  Paul  le  Jeune. 

Nous  ne  savons  absolument  rien  de  la  visite  de  Mgr  de 
Laval  en  cette  ville  ;  nous  ignorons  même  s'il  y  donna  la 
confirmation  ;  les  registres  n'en  disent  rien. 

Après  avoir  terminé  sa  première  visite  pastorale,  l'évêque 
de  Pétrée  s'empressa  d'écrire  au  saint-père  pour  lui  rendre 
compte  de  l'état  de  son  vicariat  apostolique.  Son  rapport, 
dont  nous  avons  cité  de  nombreux  extraits,  est  un  chef- 
d'œuvre  de  clarté  et  d'exposition.  Rien  n'y  est  oublié: 
topographie  parfaite  de  la  Nouvelle-France,  caractère  et 
mœurs  des  indigènes,  état  de  la  colonie  française,  travaux 
des  missionnaires,  espérances  de  l'évêque,  craintes  que  lui 
causent  les  mauvais  penchants  de  certains  colons  ainsi  que 
les  invasions  des  Iroquois.  Il  faut  regretter  de  n'avoir  pas 
la  réponse  du  souverain  pontife  Alexandre  YII  ;  elle 
devait  être  pleine  d'encouragement  pour  le  jeune  vicaire 
apostolique,  qu'il  avait  vu  quelques  années  auparavant, 
à  Rome,  si  bien  disposé  à  partir  pour  le  Tonkin,  et  qui, 
envoyé  pour  gouverner  l'Eglise  de  la  Nouvelle-France,  y 
déployait  tant  de  zèle  et  de  dévouement. 


CHAPITRE  NEUVIEME 


Mgr  de  Laval  et  la  traite  de  Teau-do-vie.  —  Sentences  dVxcommuni* 
cation.  —  Difficultës  avec  M.  D' Avaugour. 

On  a  (lit  avec  raison  que,  pour  rendre  jJeine  justice  aux 
généraux  d'armées,  il  fallait  les  voir  sur  les  champs  de 
bataille.  Les  évêques  ont  aussi  leurs  champs  de  bataille, 
où  on  les  retrouve  tout  entiers,  armés  pour  la  défense  de 
la  vertu  et  des  principes  chrétiens. 

C'est  dans  les  luttes  énergiques  qu'il  eut  à  soutenir  pen- 
dant toute  la  durée  de  son  administration,  que  Mgr  de 
Laval  fit  éclater  surtout  sa  vertu  principale,  et,  Ton  peut 
dire,  la  qualité  maîtresse  de  bon  caractère  :  la  force.    Son 
zèle  pour  le  salut  des  (Imes  était  sans  bornes,  sa  foi  invin- 
cible, son  mépris  de  toute  considération  humaine  vraiment 
étonnant.    Mais  Ce  qui  donnait  le  plus  de  relief  à  toutes 
ces  vertus,  c'était  l'esprit  de  force  qui  les  animait.    Quand 
il  voyait  le  bien  à  faire,  le  devoir  à  accomplir,  les  îlmes  il 
sauver,  aucun  obstacle  ne  pouvait  l'arrêter. 

Dieu  lui  avait  donné  l'esprit  d'Elie  et  de  Jean-Baptiste  : 
il  était  toujours  prêt  h  dire,  comme  celui-ci,  aux  grands  et 


280  VIE  DB  MGR   DE  LAVAL 


aux  petits,  le  Non  licet  de  l'Evangile,  suivant  sa  conscience 
«t  sans  respect  humain  ;  et  l'on  pouvait  lui  appliquer  la 
parole  des  pharisiens  à  Notre-Seigneur :  "Vous  n'avez 
^gard  à  qui  que  ce  soit  ;  car  vous  ne  considérez  point  la 
qualité  des  personnes  i.  "  Ne  voyant  que  les  jugements 
de  Dieu,  il  s'occupait  peu  des  jugements  des  hommes.  "  Il 
fermait  les  yeux,  dit  M.  Faillon,  à  toutes  les  considérations 
humaines,  quand  il  était  convaincu  qu'il  y  allait  de  son 
devoir  et  de  la  gloire  de  Dieu.  " 

''  Il  fallait  un  homme  de  cette  force  2,  "  dit  Marie  de 
rincarnation.  Esprit  décidé,  quand  il  était  persuadé  que 
Dieu  lui  demandait  telle  pu  telle  mesure,  il  portait  à 
l'accomplissement  de  son  devoir  la  vaillance  et  Tintrépî- 
^ité  que  ceux  de  sa  race  avaient  si  souvent  déployées  sur 
les  champs  de  bataille  pour  la  défense  de  la  religion  et 
de  la  patrie. 

Nous  avons  dit  avec  quel  courage  il  avait  renoncé  à 
toutes  les  espérances  du  monde  pour  suivre  Jésus-Christ, 
triomphé  des  obstacles  qui  s'étaient  opposés  à  sa  consécra- 
tion épiscopale,  travaillé  à  faire  reconnaître  l'autorité  du 
saint-siège  au  Canada.  Le  même  esprit  de  force  que  nous 
l'avons  vu  déployer  jusqu'ici,  il  le  montra  surtout  au  sujet 
de  la  traite  de  l'eau-de-vie  avec  les  sauvages. 

La  traite  de  l'eau-de-vie  est  une  de  ces  questions  mixtes 
qui  devait  naturellement  amener  des  conflits  entre  l'auto- 


1  —  Matth.,  XXII,  16. 

2  —  Lettre  historique  57e. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  281 

rite  civile  et  l'autorité  religieuse.  Elle  présente,  en  effet, 
des  aspects  différents,  suivant  le  point  de  vue  où  l'on  se 
place  pour  l'étudier. 

Les  hommes  religieux  condamnaient  la  vente  des  bois- 
sons alcooliques  aux  sauvages,  parce  qu'ils  avaient  Pexpé- 
rience  que  ceux-ci  ne  pouvaient  user  de  ces  boissons  sans 
se  porter  à  tous  les  excès.  Elle  était,  à  leurs  yeux,  une 
violation  de  la  loi  évangélique,  et  même  de  la  loi  naturelle. 

Les  politiques,  au  contraire,  tâchaient  de  la  iustifier, 
sous  le  prétexte  de  nécessité  ou  d'utilité.  Suivant  eux, 
l'intérêt  du  commerce,  le  progrès  et  l'avenir  de  la  colonie, 
le  besoin  d'allécher  les  sauvages,  de  s'en  faire  des  amis, 
d'attirer  le  plus  de  pelleteries  possible  au  Canada,  exi- 
geaient que  l'on  n'exclût  pas  le  commerce  de  l'eau-de-vie 
avec  les  Indiens,  et  que  l'échange  de  l'alcool  pour  les 
peaux  de  castors  fût  permis  comme  celui  de  n'importe  quel 
autre  article  de  commerce.  Ils  pensaient  qu'on  pouvait 
tolérer  la  traite,  sans  graves  inconvénients. 

Entre  ces  deux  points  de  vue,  Mgr  de  Laval  ne  pouvait 
hésiter.  Le  débit  des  boissons  enivrantes  faisait  un  mal 
énorme  à  la  colonie.  Le  pays  était  en  proie  à  l'hostilité 
des  Iroquois,  et  se  débattait  dans  leurs  étreintes  mortelles 
avec  un  courage  presque  désespéré  ;  et  cependant  on  fout- 
nîssait  un  nouvel  aliment  à  leur  fureur,  en  leur  donnant 
de  l'alcool  ;  on  affaiblissait  par  le  même  procédé  tous 
nos  alliés  chrétiens.  L'avarice  et  une  soif  insatiable  de 
s'enrichir  à  tout  prix  avaient  gagné  beaucoup  de  Français, 
qui,  pour  faire  de  l'argent,  ne  reculaient  devant  aucun 


282  VI B  DE  MGR  DE  LAVAL 


moyen,  pas  même  devant  ce  qui  allait  causer  indubitable- 
ment le  malheur  de  la  colonie. 

Mais  ce  qui  désolait  surtout  le  prélat,  c^était  la  perte  des 
âmes,  la  ruine  spirituelle  des  Français  qui,  ne  recherchant 
que  leurs  intérêts  matériels,  avaient  oublié  leur  fin  der- 
nière ;  la  perte,  surtout,  des  âmes  des  pauvres  sauvages, 
pour  le  salut  desquelles  il  avait  été  envoyé  au  Canada. 
'*  Les  âmes,  les  âmes,  n^est-ce  pas  ce  quUl  faut  sauver  avant 
tout,"  s'écriait  ce  noble  émule  des  fils  de  saint  Ignace  ? 

A  la  vue  des  désordres  que  causait  parmi  les  sauvages 
la  traite  de  Teau-de-vie,  son  cœur  était  suffoqué  par  le 
chagrin.  '*  Il  a  pensé  mourir  de  douleur  à  ce  sujet,  et  on  le 
voit  sécher  sur  pied,''  dit  Marie  de  l'Incarnation.  Puis 
elle  ajoute  :  *'  Il  y  a  en  ce  pays  des  Français  si  misérables 
et  sans  crainte  de  Dieu,  qu'ils  perdent  tous  nos  nouveaux 
chrétiens,  leur  donnant  des  boissons  très  violentes,  pour 
tirer  d'eux  des  castors.  Ces  boissons  perdent  tous  ces 
pauvres  gens,  les  hommes,  les  femmes,  les  garçons  et  les 
filles  mêmes;  car  chacun  est  maître  dans  sa  cabane  quand 
il  s'agit  de  manger  et  de  boire  ;  ils  sont  pris  tout  aussitôt 
et  deviennent  comme  furieux.  Ils  courent  nus  avec  de? 
épées  et  autres  armes,  et  font  fuir  tout  le  monde;  soit  de 
jour,  soit  de  nuit,  ils  courent  par  Québec,  sans  que  per- 
sonne les  puisse  empêcher.  Il  s'en  suit  des  meurtres,  des 
violences,  des  brutalités  monstrueuses  et  inouïes.... 

**  Un  capitaine  algonquin,  excellent  chrétien,  et  le  pre- 
mier baptisé  du  Canada,  nous  rendant  visite,  se  plaignait, 
disant  :  •*  Onontio  nous  tue,  de  permettre  qu'on  nous  donne 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  283 


^'  des  boissons.''  Nous  lui  répondîmes  :  '^  Dis-lui  qu'il  le 
^^  défende." — '' Je  lui  ai  déjà  dit  deux  fois,  repartit- il,  et 
^^  cependant  il  n'en  fait  rien.  Mais  priez-le  vous-même 
"  d'en  faire  la  défense  ;  peut-être  vous  obéira-t-il."  C'est 
une  chose  déplorable  de  voir  les  accidents  funestes  qui 
naissent  de  ce  trafic  ^" 

^*  Le  démon,  dit  le  P.  Lalemant,  nous  a  suscité  un  en- 
nemi domestique  plus  cruel  que  l'ennemi  public  :  c'est  la 
manie  de  quelques  sauvages  de  prendre  des  boissons  par 
excès,  et  la  manie  de  quelques  Français  de  leur  en  vendre. 
Tous  les  Américains  ont  d'abord  de  l'horreur  de  nos  vins; 
mais  quand  ils  en  ont  une  fois  goûté,  ils  les  recherchent 
avec  une  telle  passion,  que  les  uns  se  mettent  à  nu  et 
réduisent  leur,  famille  à  la  mendicité,  et  quelques  autres 
vendent  jusqu'à  leurs  propres  enfants,  pour  avoir  de  quoi 
contenter  cette  passion  enragée. 

'^  Je  ne  veux  pas  décrire  les  malheurs  que  ces  désordres 
ont  causés  à  cette  Eglise  naissante.  Mon  encre  n'est  pas 
assez  noire  pour  les  dépeindre  de  leurs  couleurs  ;  il  faudrait 
du  fiel  de  dragon  pour  coucher  ici  les  amertumes  que  nous 
en  avons  ressenties  2 .  " 

M.  de  Latour,  qui  fut  chargé  en  1730  de  présenter  au  roi 
un  mémoire  sur  la  vente  de  l'eau-de-vie  aux  sauvages, 
nous  fait  la  peinture  la  plus  triste  des  effets  désastreux  de 
l'alcool  sur  ces  pauvres  enfants  des  bois. 


1  —  Lettre  historique  OJe. 

2  —  Rdatioiis  des  jésfiites. 


284  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


'^  On  aurait  bien  de  la  peine,  dit-il,  à  se  persuader  dans 
quels  excès  l'ivresse  entraîne  ces  barbares  ;  il  n'y  a  sorte 
de  folie,  de  crime,  d'inhumanité,  où  ils  ne  tombent.  Ua 
sauvage,  pour  un  verre  d'eau-de-vie,  donne  jusqu'à  ses 
habits,  sa  cabane,  sa  femme,  ses  enfants  ;  une  sauvagesse 
qu'on  enivre  souvent  exprès,  se  livre  au  premier  venu, 

^^  Ils  se  déchirent  entre  eux,  ils  se  déchirent  eux-mêmes. 
Qu'on  entre  dans  une  cabane  où  l'on  vient  de  boire  de 
l'eau- de- rie,  on  verra  avec  étonnement  et  horreur  le  pète 
égorgeant  son  fils,  le  fils  menaçant  son  père  ;  le  mari  et  la 
femme,  les  meilleurs  amis,  s'assommant,  se  mordant, 
s'arrachant  les  yeux,  le  nez,  les  oreilles  ;  ils  ne  sont  plus 
connaissables  ;  ce  sont  des  forcenés,  il  n'y  a  peut-être 
aucune  image  plus  vive  de  l'enfer.  Il  s'en  trouve  souvent 
parmi  eux  qui  cherchent  à  s'enivrer  pour  se  venger  de 
leurs  ennemis,  et  commettre  impunément  toutes  sortes  de 
crimes,  à  la  faveur  de  cette  belle  excuse,  qui  passe  chez 
eux  pour  une  justification  complète,  que,  dans  ces  moments, 
ils  ne  sont  point  libres,  ils  n'ont  point  d'esprit.  " 

M.  de  Latour  n'a  pas  d'expressions  moins  fortes  pour 
caractériser  la  conduite  des  Français  qui  favorisaient  ainsi 
les  mauvais  penchants  des  sauvages. 

"  S'il  est  diflicile  d'expliquer  les  excès  des  sauvages,  dit-il, 
il  est  aussi  malaisé  de  comprendre  jusqu'où  va  la  cupidité,  la 
mauvaise  foi,  la  friponnerie  de  ceux  qui  leur  distribuent  ces 
boissons.  La  facilité  que  leur  donnent  l'ignorance  et  la  pas- 
sion de  ces  peuples,  de  faire  des  profits  immenses,  et  la  certi- 
tude de  l'impunité,  sont  des  choses  dont  ils  ne  se  défendent 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  285 


pas  ;  Pappât  du  gain  fait  sur  eux  ce  que  l'ivresse  fait  sur  les 
autres.  Combien  de  crimes  coulent  de  la  même  source  ! 
Il  n'est  pas  de  mère  qui  ne  craigne  pour  sa  fille,  et  de  mari 
pour  son  épouse,  un  libertin  armé  d'une  bouteille  d'eau- 
de-vie;  on  vole,  on  pille  ces  misérables,  qui,  stupides  dans 
l'ivresse,  s'ils  ne  sont  furieux,  ne  peuvent  ni  refuser,  ni  se 
défendre.  Il  n'est  plus  de  barrière  qu'on  ne  force,  ni  de 
faiblesse  dont  on  n'abuse,  dans  ces  terres  écartées,  où 
n'ayant  plus  ni  témoins,  ni  maître,  on  n'écoute  que  des 
passions  brutales,  dont  un  verre  d'eau-de-vie  facilite  tous 
les  attentats  ;  les  Français  y  sont  pires  que  les  sauvages  ^,  " 

Et  qu'on  ne  croie  pas  qu'il  eût  été  possible  de  régulariser 
et  de  modérer  le  commerce  des  alcools  avec  les  sauvages, 
plutôt  que  de  le  défendre  tout  à  fait.  Ce  qui  est  déjà  un 
problème  difficile  à  résoudre  chez  les  peuples  chrétiens  et 
civilisés,  devenait  une  impossibilité  chez  les  nations  sau- 
vages. Tous  les  mémoires  du  temps  en  font  foi;  un  seul 
verre  d'eau-de-vie  les  mettait  en  fureur  ;  pour  en  avoir  un 
autre,  ils  pouvaient  se  livrer  à  tous  les  excès  ;  et,  devenus 
de  plus  en  plus  enflammés  par  ces  boissons  enivrantes,  il 
n'est  pas  de  crimes  auxquels  il  ne  pussent  se  porter. 

Il  est  donc  évident  qu'au  point  de  vue  religieux  et 
naturel,  il  ne  pouvait  y  avoir  deux  opinions  sur  cette 
question  de  la  traite  de  l'eau-de-vie  avec  les  sauvages.  On 
ne  pouvait  pactiser  avec  ce  désordre  ;  il  n'y  avait  pas  ici 
de  juste  milieu,  ni  d'hésitations  possibles:  il  fallait  couper 

1  —  mémoires  mr  la  rie  lU  M,  de  Laval^  p.  69. 


286  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

le  mal  dans  sa  racine  ;  il  fallait  défendre  absolument,  non 
seulement  de  vendre,  mais  aussi  de  donner,  sous  n'importe 
quel  prétexte,  des  boissons  enivrantes  aux  sauvages. 

Aussi,  ce  que  les  jésuites  avaient  fait  dès  le  commence- 
ment de  la  colonie,  M.  de  Queylus,  dans  son  zèle  pour  le 
ealut  des  âmes,  n'hésita  pas  à  le  faire,  aussitôt  après  son 
arrivée  au  Canada,  en  1657  :  il  défendit,  sous  peine  de  péché 
mortel,  de  donner  aucune  boisson  enivrante  aux  sauvages  ^. 

Les  vrais  politiques,  du  reste,  ceux  qui  savent  que  **  la 
justice  élève  les  peuples  2,  "  et  qu'aucune  nation  ne  repose 
sur  des  bases  solides,  si  elle  ne  s'appuie  sur  des  principes 
chrétiens,  ne  manquaient  pas  de  partager  l'opinion  des 
hommes  religieux.  Ecoutons  ce  qu'écrivait  en  1690  un 
homme  d'une  probité  à  toute  épreuve  et  d'une  piété  sincère, 
le  marquis  de  Denonville,  qui,  après  avoir  été  gouverneur  du 
Canada,  devint  précepteur  des  princes.  Dans  un  mémoire 
adressé  à  M.  de  Seignelay,  il  trace  le  tableau  suivant  des 
ravages  qu'avaient  causés  en  ce  pays  les  boissons  eni- 
vrantes : 

"  Il  y  a  bien  longtemps,  dit-il,  que  l'on  se  plaint  avec 
raison  des  maux  que  l'eau- de- vie  fait  et  des  empêchements 
qu'elle  porte  au  progrès  de  la  religion.  L'avarice  seule  a 
fait  dire  le  contraire  à  ceux  qui  croyaient  s'enrichir  par  ce 
malheureux  trafic,  qui,  assurément,  est  la  perte  non  seule- 
ment des  sauvages,  mais  des  Français  et  de  tout  le  com- 


1  —  Jonnial  des  jéauUeSy  31  mars  16u8. 
2-  Prov.,  XIV,  34. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  287 

inerce.  La  preuve  en  est  dans  l'expérience  que,  depuis 
plusieurs  années,  l'on  n'a  vu  personne  s'enrichir  dans  ce 
négoce,  et  que  l'on  a  vu  périr  tout  ce  grand  nombre  de 
sauvages,  nos  amis,  que  nous  avions  autour  de  la  colonie  ; 
et  dans  le  peu  de  vieillards  que  l'on  voit  parmi  les  Français, 
qui  sont  vieux  et  usés  à  l'âge  de  quarante  ans.  La  débauche 
Je  l'eau-de-vie  est  fréquente  en  ce  pays-là,  comme  celle  du 
vin  en  Allemagne  ;  les  femmes  mômes  en  boivent. 

"  J'ai  l'expérience  des  maux  que  cette  boisson  cause 
parmi  les  sauvages  :  c'est  l'horreur  des  horreurs.  Il  n'y  a 
crime  et  infamie  qui  ne  se  commettent  entre  eux  dans 
leurs  excès.  Une  mère  jette  son  enfant  dans  le  feu;  ils  se 
mangent  le'  nez  ;  c'est  ce  qui  se  voit  communément. 
L'image  de  l'enfer  est  chez  eux  dans  ces  débauches.  Il 
faut  avoir  vu  ce  qui  est  pour  le  croire  tel.  Très  souvent 
ils  s'enivrent  exprès  pour  avoir  le  droit  d'exercer  leurs 
vieilles  rancunes  ;  les  châtiments  ne  se  peuvent  pas  faire 
comme  on  le  ferait  par  rapport  aux  Français  qui  tombe- 
raient en  faute. 

"  Les  remèdes  sont  impossibles,  tant  qu'il  sera  permis  à 
tout  le  inonde  de  vendre  et  de  trafiquer  de  l'eau-de-vie  ; 
quelque  peu  que  chacun  à  la  fois  en  puisse  donner,  les 
sauvages  s'enivreront  toujours;  il  n'y  a  artifice  dont  ils  ne 
se  servent  pour  en  avoir  et  pour  s'enivrer,  outre  que  chaque 
maison  est  un  cabaret.  Ceux  qui  disent  que  si  on  ne  donne 
de  l'eau-de-vie  à  ces  sauvages,  ils  iront  aux  Anglais  en 
chercher,  ne  disent  pas  vrai  ;  car  il  est  certain  qu'ils  ne  se 
soucient  pas  de  boire,  tant  qu'ils  ne  voient  point  l'eau-de- 


288  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


vie,  et  que  les  plue  raisonnables  voudraient  qu'il  n'y  en 
eût  jamais  eu,  car  ils  se  ruinent  en  donnant  leurs  pellete- 
ries et  leurs  hardes  pour  boire,  et  se  brûlent  les  entrailles/' 

Il  ne  fut  jamais  question  du  désordre  de  l'eau-de-ne 
chez  les  sauvages  du  Canada  avant  la  prise  de  Québec,  en 
1629,  par  les  Anglais.  Ce  sont  eux  qui  introduisirent  dans 
notre  pays  cet  élément  funeste,  que  les  Français  propagè- 
rent ensuite  d'une  manière  effrayante  ^ . 

Le  P.  le  Jeune,  dans  sa  Relation  de  1632,  n'a  pas  d'ex- 
pressions assez  fortes  pour  peindre  les  ravages  causés  dès 
lors  parmi  les  sauvages  par  le  fléau  de  la  boisson,  et  il  nous 
assure  que  leurs  capitaines  allaient  souvent  trouver  les 
Français  pour  les  prier  "  de  ne  plus  traiter  d'eau-de-vie,  ni 
de  vin,  disant  qu'ils  seraient  cause  de  la  mort  de  leurs 
gens." 

.  «Champlain  fit  les  règlements  les  plus  sévères  contre  la 
vente  des  boissons  aux  sauvages.  Mais,  dit  le  P.  le  Jeune, 
"  il  y  a  toujours  quelqu'un  qui  leur  traite,  ou  vend  quelque 
bouteille  en  cachette;  si  bien  qu'on  ne  voit  qu'ivrogne= 
hurler  parmi  eux,  se  battre  et  se  quereller." 

Les  gouverneurs  qui  succédèrent  à  Champlain,  continuè- 
rent à  aider  les  jésuites  dans  la  suppression  de  ce  désordre. 
Le  roi  lui-môme,  par  un  arrêt  du  conseil  d'Etat,  du  7  mars 
1657,  défendit  la  vente  des  boissons  aux  sauvages  sous  des 
peines  très  graves. 

M.  D'Ailleboût  montra  beaucoup  de^fermeté  pour  empê- 
cher la  traite  de  l'eau-de-vie,   quand  elle  commença  à 


1  —  Bdatlom  des  jésuites. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  28D 


Tadoussac  en  1650.  M.  D^Argenson,  qui  lui  succéda,  mar- 
cha sur  ses  traces.  Et  quant  à  M.  D'Avaugour,  '*  rien  de 
plus  zélé  et  de  plus  ferme  que  lui  dans  les  commencements  ; 
il  décerna  de  nouvelles  peines  contre  les  coupables  ^" 

En  se  montrant  inflexible  contre  la  vente  des  boissons 
aux  sauvages,  Mgr  de  Laval  ne  faisait  donc  que'suivre  les 
traditions  mêmes  du  gouvernement  civil  de  la  colonie, 
aussi  bien  que  les  intentions  les  mieux  avouées  du  roi,  qui 
voulait^  faire  du  Canada  un  pays  modèle  dans  toute  la 
force  du  mot. 

Avant  d'employer  toute  la  rigueur  des  moyens  spirituels 
pour  arrêter  un  désordre  que  les  défenses  civiles  étaient 
impuissantes  à  réprimer,  il  voulut  consulter  son  clergé. 
Ce  grand  homme,  que  l'on  a  accusé  d'être  un  autocrate  et 
de  vouloir  toujours  imposer  sa  volonté,  ^'entreprenait 
jamais  rien  d'important  sans  consulter.  '^  Le  prélat,  écri« 
vait  un  jour  M.  de  Maizerets,  ne  faisait  rien  de  considérable, 
que  de  concertavec  nous  tous  2."  De  là  cet  esprit  de 
suite,  et  cette  ligne  de  conduite  toujours  droite  et  invariable, 
que  l'on  remarque  dans  son  administration. 

Il  tint  donc,  vers  la  fin  de  l'année  1659,  dans  sa  maison 
et  chez  les  jésuites,  plusieurs  conférences  sur  la  question 
de  la  vente  des  boissons  fortes  aux  sauvages  3.  Ce  furent 
probablement  les  premières  conférences  ecclésiastiques  du 
clergé  canadien. 


1  —  Latoar,  p.  80. 

2  —  Latoor,  p.  34,  Lettre  à  M.  de  DeiionvUle, 

3  — Journal  desjéduites,  nov.  et  déc.  1659. 


19 


2ÎK)  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


Après  avoir  pris  l'avis  de  ses  prêtres,  il  voulut  épuiser 
tous  les  moyens  de  persuasion  et  de  douceur,  et  laissa 
s'écouler  plusieurs  mois  avant  d'exercer  aucun  acte  d'au- 
torité. Voyant  enfin  que  l'avarice  des  traiteurs  était  sourde 
aux  avertissements  de  la  religion,  et  que  les  ûmes  s'enfon- 
•yaient  de  plus  en  plus  dans  le  vice,  il  se  décida  à  fulminer 
l'excommunication  ipso  fado  contre  ceux  qui  vendaient  des 
boissons  alcooliques  aux  sauvages. 

Son  mandement,  daté  du  5  mai  1660.  fut  publié  le  lende- 
main, jour  de  l'Ascension,  dans  l'église  paroissiale  de 
Québec  ^ .  Afin  de  créer  une  jdIus  profonde  impression,  il 
voulut  que  cette  publication  se  fît  avec  une  grande  solen- 
nité. "  Célébrant  la  messe  pontificalement,  il  monta  après 
révangile  dans  une  chaire  au  milieu  du  chœur,  la  mitre  en 
tête,  la  crosse  à  la  main,  environné  de  son  clergé  ;  après  un 
discours  pathétique,  où  il  prit  pour  texte  ces  paroles  que 
Dieu  dit  à  Moïse  :  **  Descende,  peccarit  populus  tuus  2,  "  il 
fulmina  l'excommunication  3 . 

Dans  son  mandement,  le  prélat  commence  par  rappeler 
les  désordres  causés  par  la  vente  des  boissons  aux  sauvages, 
désordres  qui  vont  croissant  de  jour  en  jour,  malgré  les 
défenses  portées  par  le  roi  et  les  gouverneurs  du  pays.  Il 
aimait  toujours,  en  effet,  à  appuyer  ,ses  ordonnances  sur 
celles  de  l'autorité  civile,  et  n'avait  rien  de  plus  à  cœur 


1  —  Jipiirnal  ih»  jeanifes,  mai  1660. 

'^  —  **  Descendez,  votre  peuple  a  péché.  "  (Exod.^  XXXII,  7.) 

^j  —  Latour,  p.  82. 


VIE  DE  MQR  DE  LAVAL  291 


que  de  voir  le  pouvoir  civil  et  le  pouvoir  ecclésiastique  se 
prêter  un  in,utuel  secours.    Puis  il  prononce  la  sentence  : 
"  Dans  la  crainte  que  nous  avons,  dit-il,  que  Dieu  juste- 
ment irrité  ne  retire  le  cours  de  ses  grâces,  et  ne  réserve  ses 
plus  rigoureux  châtiments  sur  cotte  Eglise...,  nous  voyant 
obligé  d'apporter  les  derniers  remèdes  à  ces  maux  arrivés 
dans  l'extrémité;  à  cet  effet  nous  faisons  très  expresse 
inhibition  et  défense  sous  peine  d'excommunication,  en- 
courue ipso  fadoy  de  donner  en  paiement  aux  sauvages, 
Tendre,  traiter  ou  donner  gratuitement  et  par  reconnais- 
sance soit  vin,  soit  eau-de-vie,  en  quelque  façon  et  manière, 
et  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  de  laquelle  excommu- 
nication nous  nous  réservons  à  nous  seul  l'absolution." 

Puis,  afin  de  ne  pas  dépasser  la  mesure,  ni  paraître 
imposer  même  aux  pauvres  sauvages  un  joug  insuppor- 
table, comme  Notre^Seigneur  reprochait  un  jour  aux  pha- 
risiens de  le  faire  pour  leurs  compatriotes  ^  il  apporte  à  sa 
défense  quelque  adoucissement  : 

''  Nous  déclarons  toutefois,  dit-il,  que  dans  ces  défenses 
sous  peine  d'excommunication,  nous  ne  prétendons  pas  y 
comprendre  quelques  rencontres  qui  n'arrivent  que  très 
rarement,  et  où  l'on  ne  peut  quasi  se  dispenser  de  donner 
quelque  peu  de  cette  boisson,  comme  il  pourrait  arriver  en 
des  voyages  et  fatigues  extraordinaires,  et  semblables 
nécessités  ;  mais  môme  dans  ces  cas  l'on  saura  que  l'on 
tomberait  dans  l'excommunication  susdite,  si  l'on  y  excé- 


1  — Mfttth.,  XXIII,  4. 


292  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 

dait  la  petite  mesure  ordinaire,  dont  les  personnes  de 
probité  et  de  conscience  ont  coutume  de  se  ^servir  envers 
leurs  domestiques  en  ce  pays;  et  tous  ceux  qui  préten- 
draient, sous  ce  prétexte,  user  de  quelque  fraude  et  trom- 
perie, en  quelque  rencontre  que  ce  soit,  se  souviendront  que 
rien  ne  peut  être  caché  à  Dieu,  et  que, trompant  les  hommes, 
cela  n'empêcherait  pas  que  sa  malédiction  et  sa  juste 
colère  ne  retombât  sur  eux. 

''Mais  toujours  Ton  saura  que  lorsqu'il  s'agira  directe- 
ment ou  indirecteipent  de  la  traite  de  pelleteries,  souliers, 
et  de  quoi  que  ce  soit,  il  ne  sera  aucunement  permis  de 
donner  aucune  boisson  aux  sauvages,  non  pas  même  ce 
petit  coup,  que  dans  les  cas  susdits,  afin  qu'on  ne  tombe 
point  dans  notre  défense  et  excommunication.  " 

On  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  la  bonté  de  cœur  de  ce 
grand  évêque,  son  esprit  pratique  et  son  désir  de  rester 
toujours  dans  les  limites  de  la  modération.    Il  ne  s'était 
décidé  à  fulminer  l'excommunication,  que  parce  qu'il  avait 
vu  le  penchant  naturel  des  sauvages  à  l'ivrognerie,  et  les 
grands  maux  qui  en  résultaient.  Il  n'ignorait  pas,  en  effet. 
que  ce  n'est  pas  l'usage  de  la  boisson  qui  est  péché,  mais 
seulement  l'abus  qu'en  fait  la  perversité  des  hommes.    Un 
jour,  les  soldats  du  Fort  ayant  donné  le  pain  bénit,   le 
prélat,  à  qui  ils  en  avaient  porté  un  chanteau,  leur  envoya 
à  son  tour  '*deux  pots  d'eau-de-vie  et  deux  livres   de 
tabac  1.  "    Mais  comme,  pour  les  sauvages,  l'usage   de  la 


1  —  Jaunjaî  des  jésuites,  6  janv.  1660. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  293 


boisson  était  presque  invariablement  accompagné  de  l'abus, 
il  l'avait  défendu  d'une  manière  absolue  et  formelle. 

Une  fois  la  défense  portée,  Mgr  de  Laval,  qui  n'avait  agi 
qu'avec  le  concours  de  ses  prêtres,  et  après  mûre  délibéra- 
tion, apporta  à  l'exécution  de  son  mandement  une  énergie 
indomptable.  '*  Il  mit  en  mouvement  les  religieux  et  le 
clergé,  dit  M.  de  Latour,  et  il  fut  secondé  avec  zèle  ;  on 
tonna  dans  la  chaire,  on  fut  inflexible  dans  le  confessionnal. 
Ce  fut  le  signal  d'une  persécution  qui  n'a  jamais  été  bien 
éteinte.  Sss  ennemis  prétendirent  que  les  consciences  étaient 
gênées,  ils  invectivèrent  contre  les  confesseurs  et  les  prédi- 
cateurs ;  on  attaqua  leurs  mœurs  et  leur  conduite;  le 
prélat  ne  fut  pas  plus  épargné  que  les  autres  >.  " 

Mais  il  ne  fléchit  pas  un  instant.  Méprisant  ces  calom- 
nies, et  animé  de  l'esprit  d'en  haut,  il  maintint  avec  cou- 
rage ses  ordonnances,  et  les  peines  qu'il  avait  portées  contre 
les  vendeurs  de  boissons  aux  sauvages. 

Bien  plus,  il  voulut  un  jour  faire  un  exemple  solennel, 
afin  d'imprimer  aux  coupables  une  salutaire  terreur.  Un 
individu  nommé  Pierre  Aigron  dit  Lamothe,  ayant  encouru 
plusieurs  fois  la  peine  de  l'excommunication  pour  avoir 
vendu  de  l'alcool  aux  sauvages,  et  ne  voulant  pas  cesser 
sa  mauvaise  vie,  Mgr  de  Laval  l'excommunia  nommé- 
ment, et  le  retrancha  de  la  société  des  fidèles,  obligeant 
tout  le  monde  à  le  fuir  et  à  l'éviter  comme  un  homme 
atteint  de  la  peste  2. 


1  —  Latour,  p.  82.  —  Voir  aussi  Lettre  de  Marie  [de  Tin  carnation, 
30  août  1665. 

2  —  Journal  îles  jésuites,  avril  1601. 


294  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Il  faudrait  citer  toute  cette  sentence,  dont  le  langage  à 
la  fois  sévère  et  paternel  nous  reporte  aux  âges  de  foi  de 
la  primitive  Eglise,  et  nous  rappelle  rexcommunicatiou 
portée  autrefois  contre  l'incestueux  de  Corinthe  i.  Le 
passage  suivant  nous  donnera  une  idée  de  la  force  déployée 
par  Mgr  de  Laval  en  cette  occasion  : 

*'  Nous,  de  l'autorité  de  Dieu  tout-puissant,  Père,  Fils  et 
Saint-Esprit,  et  des  bienheureux  apôtres  Pierre  et  Paul,  et 
de  tous  les  saints,  la  contumace  du  dit  Pierre  Aigron  nous 
y  ayant  forcé,  avons,  quoique  avec  un  extrême  regret, 
excommunié   et  excommunions   par  ces  présentes  le  dit 
Pierre  Aigron,  et  dès  à  présent  le  retranchons  du  corps  de 
PEglise,   comme   membre  infect  et  gâté,   le  privant  des 
prières  et  suffrages  des  chrétiens  et  de  tout  usage  des 
sacrements,  lui  interdisons  l'entrée  de  l'église  pendant  le 
divin  service,  et  en  cas  qu'il  meure  dans  la  présente  excom- 
munication, ordonnons  que  son  corps  soit  privé  de  sépul- 
ture et  jeté  à  la  voirie....    Admonestons  un  chacun  et  tou3 
les  fidèles  de  ne  le  fréquenter,  ni  parler,   ni  saluer  pour 
quelque  raison  que  ce  soit,  mais  plutôt  le  fuir  et  éviter, 
comme    une    personne  maudite  et  excommuniée....    Et 
même,  au  cas  que  le  dit  Pierre  Aigron  soit  si  téméraire  et 
si  impudent  que  d'entrer  dans  aucune  église  pendant  que 
l'on  dira  la  sainte  messe,  et  que  l'on  fera  le  divin  service, 
nous  commandons  que  l'on  cesse  le  sacrifice  de  la  messe 
et  tout  autre  service,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  chassé  ou  jeté 
dehors  2....  " 


1  — ICor.,  V. 

2  ~  Mandement  du  18  avril  1661. 


VIE   DE  MGR   DE   LAVAL  2U5 

Cette  terrible  sentence  eut  un  heureux  effet  aur  le 
coupable.  Chassé  de  tous  côtés,  il  rentra  en  lui-même,  se 
convertit  à  Dieu,  et  se  soumit  à  la  pénitence  publique  le 
dimanche  suivant. 

L'énergie  déployée  par  Téveque  de  Pétrée  produisit  aussi 
les  meilleurs  résultats  parmi  les  sauvages.  **  Il  a  re- 
tranché tous  les  désordres,  dit  la  Relation  de  16G0;  ils 
n'ont  plus  paru  depuis  l'excommunication,  tant  elle  a  été 
accompagnée  de  bénédictions  du  ciel  :  ce  qui  a  tellement 
surpris  nos  meilleurs  et  plus  sages  sauvages,  qu'ils  sont 
venus  exprès  en  faire  remerciement  de  la  part  de  leur.5 
nations  à  Mgr  de  Pétrée,  lui  confessant  qu'ils  ne  pouvaient 
assez  admirer  la  force  de  sa  parole,  qui  a  achevé,  en  un 
moment,  ce  qu'on  n'avait  pu  faire  depuis  longtemps." 

La  Relation  ajoute:  ''  Une  des  choses  qui  a  le  plus  éclaté 
dans  le  Canada  depuis  l'arrivée  de  Mgr  de  Pétrée,  et  qui 
peut  passer  pour  une  merveille,  c'est  de  voir  l'ivrognerie 
presque  toute  exterminée  de  chez  nos  sauvages.  Dieu  a 
tant  donné  de  bénédictions  au  zèle  de  ce  bon  prélat,  qu'il 
est  enfin  venu  à  bout  d'un  mal  qui  s'était  fortifié  depuis  si 
longtemps,  et  qui  semblait  irrémédiable.'' 

Le  zèle  de  Mgr  de  Laval  fut  bien  secondé,  comme  nous 
Tavons  vu,  par  M.  D'Argenson,  d'abord,  puis  par  M. 
D'Avaugour  dans  les  commencements  de  son  administra- 
tion. Ce  dernier  n'hésita  pas  à  employer  toute  la  sévérité 
de  la  loi  pour  faire  observer  les  défenses  que  le*  roi  avait 
portées  contre  la  vente  des  boissons  aux  sauvages.  En  1661, 
deux  individus  furent  condamnés  à  la  peine  capitale  pour 


296  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


plusieurs  offenses  criminelles,  et  en  particulier  pour  avoir 
à, maintes  reprises  vendu  de  Peau-de-vie  aux  sauvages.  Un 
autre  fut  fouetté  pour  la  même  offense  i. 

Tant  de  sévérité  de  la  part  de  l'autorité  civile  comme  de 
la  part  de  l'autorité  ecclésiastique  produisit  de  si  merveil- 
leux effets,  que,  dans  le  mois  d'octobre  1661,  Mgr  de  LavaJ, 
qui  n'avait  frappé  que  pour  guérir,  résolut  de  suspendre 
l'excommunication  portée  le  5  mai  1660,  et  de  reprendre  à 
l'égard  de  son  troupeau  Tunique  rôle  de  pasteur  et  de  père 
dont  il  n'aurait  jamais  voulu  se  départir. 

Hélas  !  une  circonstance  fâcheuse  vint  bientôt  ramener 
la  douleur  dans  son  âme,  et  lui  faire  reprendre  la  verge 
qu'il  espérait  avoir  déposée  pour  toujours. 

Le  baron  D'Avaugour  était  un  homme  d'une  probité 
reconnue  et  d'une  foi  pratique  ;  il  était  sincèrement  attaché 
i\  la  Religion  - .  Vieux  soldat  de  quarante  ans  de  service, 
il  apportait  dans  l'administration  de  sa  charge  beaucoup 
d'énergie  et  de  franchise,  mais  aussi  des  allures  raides, 
cassantes  et  impérieuses,  qu'on  pardonne  plus  facilement 
à  un  général  qu  a  un  gouverneur.  ''  Il  a  servi  longtemps  en 
Allemagne,  pendant  que  vous  y  étiez,  écrivait  Colbert  au 
marquis  de  Tracy  :  et  vous  devez  avoir  connu  ses  talents, 
aussi  bien  que  son  caractère  bizarre  et  quelque  peu  impra- 
ticable 3 .  " 


1  — Journal  des  jesniteSy  oct.  1661. 

2  —  Une  vieille  chronique  l'appelle  le  ''sage  et  vertueux  M.  Dulxiis 
D'Avaugour"  ;  et  elle  ajoute  qu'on  l'avait  ''nomme  avec  justice  le  Du 
Terrail  du  temps".  (Union  Libérale  de  Québec,  2  nov.  1889.) 

3  —  Cité  par  M.  Parkinan,  The  OUI  Reijime  in  Canada,  p.  120. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  297 

Ennemi  du  faste  et  des  cérémonies,  il  avait  pria  le  plus 
sûr  moyen  d'éviter  les  conflits  de  préséance  qui  avaient 
causé  tant  de  déboires  à  son  prédécesseur  :  c'était  de  fuir  les 
solennités  publiques.  Dès  son  arrivée,  il  avait  décliné  la 
réception  que  Mgr  de  Laval  et  les  jésuites  lui  avaient 
préparée  à  l'église  paroissiale  ^ . 

Prévenu  contre  l'éveque,  il  affectait  de  n'avoir  avec  lui 
que  les  relations  de  rigueur,  et  s'efforçait  au  contraire  de 
rester  en  termes  d'amitié  avbc  les  jésuites  ^.  C'était  déjà 
pour  lui  une  situation  un  peu  anorn^ale,  car  l'évoque  et  les 
jésuites  s'entendaient  parfaitement  pour  tout  ce  qui  regar- 
dait l'administration  spirituelle  de  la  colonie.  Le  dissen- 
timent le  plus  grave  ne  tarda  pas  à  éclater  entre  eux  et  le 
gouverneur. 

Nous  avons  vu  que,  tout  d'abord,  M.  D'Avaugour  avait 
appuyé  énergiquement  la  défense  portée  par  Mgr  de  Laval 
contre  la  vente  de  l'eau-de-vie  aux  sauvages.  Un  incident 
fit  tout  à  coup  changer  ses  dispositions. 

Une  femme  de  Québec  fut  surprise  en  contravention  à  la 
loi,  et  conduite  en  prison.  Le  P.  Lalemant,  supérieur  des 
jésuites,  cédant  aux  sollicitations  pressantes  de  la  famille, 
et  peut-être  tt  un  mouvement  naturel  de  compassion,  alla 
se  présenter  chez  le  gouverneur  pour  demander  sa  grâce, 
et  voulut  Texcuser.     "  Comment  !  répliqua  brusquement 


1  —  Journal  dts  jcsvitcs, 

2  —  Dans  rautomnc  do  KîGl,  il  pria  le  supérieur  des  jésuites  d'assis- 
ter au  Conseil  (Jonnud  des  jcfniites,  oct.  1661).  L'évêque  y  était 
déjà  do  droit  ;  et  ce  droit  fut  confirmé  par  un  nouvel  arrêt  du  conseil 
d'État,  en  date  du  24  mai  1661,  enregistré  au  conseil  do  Québec  le 
27  septembre  de  la  même  année.    {Archires  de  Varcheirché  de  Québec.) 


298  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 


M.  D'Avaugour,  vous  êtes  les  premiers  à  crier  contre  li 
traite,  et  vous  ne  voulez  pas  qu'on  punisse  les  traitants  1 
Je  ne  serai  plus  le  jouet  de  vos  contradictions  ;  puisque  ce 
n'est  pas  une  faute  punissable  dans  cette  femme,  elle  ne  le 
sera  plus  pour  personne.  "  Et  il  congédia  ainsi  le  V. 
Lalemant. 

Le  raisonnement  et  la  conduite  du  gouverneur  n'étaient 
pas  justes.  Faut-il  abolir  une  loi  et  permettre  le  crime, 
parce  que  l'on  aura  mal  à  propos  demandé  la  prace  d'uv. 
criminel  ? 

Mais  M.  D'Avaugour  était  un  de  ses  hommes  raides  et 
inflexibles  que  rien  ne  peut  changer.  Aucune  considéra- 
tion ne  fut  capable  de  lui  faire  rétracter  cette  parole,  c: 
cette  funeste  ï)ermission  qu'un  moment  de  mauvaise 
humeur  lui  avait  arrachée. 

"  L'évêque,  le  clergé,  les  jésuites,  tout  ce  qu'il  y  uvait 
d'honnêtes  gens  dans  la  colonie,  les  sauvages  mêmes,  par 
des  députations  solennelles  de  leurs  anciens  et  de  leur.- 
capitaines,  eurent  beau  lui  représenter  les  inconvénient? 
de  cette  liberté  de  la  traite,  et  le  supplier  de  faire  exécuter 
ses  propres  ordonnances  ;  soit  prévention  qu'on  exagérait 
le  mal,  soit  ressentiment  contre  les  jésuites,  soit  raideur 
outrée  do  caractère,  on  ne  put  rien  obtenir  :  il  lâcha  h 
bride  aux  traitants. 

"  Le  mal  fit  de  si  grands  et  si  rapides  progrès,  que  bientôt 
il  fut  extrême  et  sans  remède  :  on  distribua  l'eau-de-vie 
avec  profusion,  on  en  but  avec  excès  ;  la  défense  qui  eu 
avait  été  faite  semblait  lui  donner  un  goût  plus  piquant. 
Grand  nombre  d'idolâtres  qui  se  faisaient  instruire,  abar- 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  21$) 


donnèrent  la  religion;  les  plus  fervents  néophytes  aposta- 
sièrent,  ou  vécurent  en  idolâtres.  Ces  fervents  chrétien?, 
qai  faisaient  revivre  la  primitive  Eglise,  et  que  les  infidèles 
mêmes  admiraient,  devinrent  l'opprobre  et  le  scandale  du 
christianisme,  dont  par  leur  dérangement  ils  faisaient 
blâmer  la  sainteté  et  soupçonner  la  certitude.  Il  n'y  eu 
eut  qu'un  très  petit  nombre  qui  résista  à  ce  torrent  débordé  ; 
et  encore  fallut-il  que,  se  réfugiant  à  Sillery  ou  au  Cap-de- 
la-Madeleine,  et  rompant  tout  commerce  avec  le  monde, 
ils  s'éloignassent  promptement  du  danger  ^  " 

On  comprend  de  quelle  douleur  fut  navré  le  cœur  de 
Mgr  de  Laval  à  la  vue  de  ces  désordres  et  de  la  perte  de 
tant  d'âmes.  Comme  il  n'avait  plus  aucun  secours  à  atten- 
dre du  gouverneur,  il  résolut  de  remettre  en  force  Texcom- 
munication  ipso  facto  que  sa  tendresse  paternelle  Pavait 
engagea  suspendre  quelques  mois  auparavant. 

Son  mandement  venait  de  recevoir  des  éminents  doc- 
teurs de  la  Sorbonne  une  des  plus  solennelles  approbations 
qui  fussent  accordées  à  cette  époque.  Interrogés  par 
l'évêque  de  Pétrée,  ils  avaient  répondu  que  '*  vu  les  désor- 
dres qui  arrivent  de  la  vente  de  telles  boissons  aux  Améri- 
cainfl,  le  prélat  peut  défendre  sous  peine  d'excommunicu- 
tion  ipso  facto  aux  Européens  la  vente  de  telles  boissons,  et 
traiter  ceux  qui  sont  désobéissants  et  réfractaires  comme 
des  excommuniés."     La  Sorbonne    se  prononça   encore 

1  —  Latour,  p.  81. 


300  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 

dans  le  même  sens,  et  d'une  manière  plus  explicite,  treize 
ans  plus  tard  ^. 

Le  24  février  1662,  Mgr  de  Laval  remit  donc  en  force  son 
mandement  du  5  mai  1660.  Le  mal  était  arrivé,  disait-il, 
aux  derniers  excès,  dans  tous  les  lieux  où  il  y  avait  des 
sauvage?,  et  même  au  milieu  de  Québec,  par  suite  de 
l'ivresse  journalière  des  sauvages  de  l'un  et  de  l'autre  sexe. 
Ils  en  venaient  à  des  meurtres  et  à  des  violences  qui  fai- 
saient horreur.  *'  Tout  le  christianisme  de  cette  nouvelle 
Eglise  est  malheureusement  étouffé  par  ces  désordres  dans 
les  âmes  de  ces  pauvres  sauvages.  Nous  les  voyons,  avec 
une  douleur  extrême,  malgré  tous  les  soins  des  mission- 
naires, abandonner  la  foi. 

'*  Etant  obligé,  par  les  devoirs  de  notre  charge,  de  nous 
opposer  de  tout  notre  pouvoir  au  torrent  de  ce  désordre 
qui  ruine  entièrement  la  foi  de  cette  Eglise,  nous  vons 
enjoignons,  disait-il  aux  pasteurs,  de  publier  au  peuple 
dont  vous  avez  le  soin,  que  la  suspension  de  l'excommuni- 
cation est  ôtée,  et  icelle  excommunication  remise  en  force 
et  vigueur  contre  tous  ceux  qui  donnent,  en  quelque  façon 
que  ce  soit,  des  boissons  enivrantes  aux  sauvages,  sinon 
un  ou  deux  coups  par  jour  de  la  petite  mesure  ordinaire 
que  l'on  donne  aux  gens  de  travail....  Enjoignons  d'exhor- 
ter un  chacun  de  prendre  garde  soigneusement  à  soi,  en 
cela,  pour  n'attirer  point  sur  sa  personne  et  sur  tout  le 


1  —  Délibérât lom  de  la  Sorbomie  du  1er  îév.  1662  et  du  8  mars  1675.4 
Voir  ces  deux  docunieuts  à  la  fin  du  t.  11. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  301 


pays  la  malédiction  du  Seigneur,  qui  n'est  que  trop  à 
craindre....  " 

Deux  mois  plus  tard,  le  mal,  au  lieu  de  diminuer,  s'était 
encore  aggravé  ;  et  l'évêque  fit  une  nouvelle  déclaration,  le 
30  avril  1662,  pour  accentuer  davantage  sa  défense  de 
procurer  de  l'eau-de-vie  aux  sauvages,  et  renouveler  la 
sentence  d'excommunication  contre  les  coupables. 

Malheureusement,  l'autorité  civile  avait  ouvert  la  porte  à 
tous  les  désordres.  Aucune  considération  morale  ne  pou- 
vait plus  retenir  ceux  des  Français  qui  n'étaient  venus  au 
Canada  que  pour  s'enrichir,  et  qui,  possédés  du  démon  de 
l'avarice,  se  livraient  désormais  avec  impunité  au  trafic 
des  boissons  alcooliques. 

*'  Ils  ont  méprisé  ses  remontrances,  dit  Marie  de  l'Incar- 
nation, parce  qu'ils  sont  maintenus  par  une  puissance 
séculière  qui  a  la  main  forte.  Ils  lui  disent  que  partout  « 
les  boissons  sont  permises.  Le  coup  de  foudre  de  l'excom- 
munication  ne  les  a  pas  plus  étonnés  que  le  reste.  Il  n'en 
ont  tenu  compte,  disant  que  l'Eglise  n'a  point  de  pouvoir 
sur  les  affaires  de  cette  nature  ^.  " 

Ainsi,  il  y  avait  déjà,  à  cette  époque,  des  esprits  forts, 
qui  se  moquaient  des  peines  les  plus  graves  de  l'Eglise,  et 
contestaient  à  l'autorité  religieuse  le  droit  de  s'occuper  de 
ce  qui  intéressait  si  vivement  la  conduite  morale  des 
fidèles.    On  voit  combien  Mgr  de  Laval  avait  raison  lors- 


1  —  Lettre  hidoriqiœ  63e. 


302  VIE  1>&  MGR   DE  LAVAL 


qu'il  disait  que  le  grand  mal  d'alon^  c'était  la  recherche 
excessive  des  intérêts  temporels.  L'avaxice  avait  porté 
quelques  colons  canadiens  à  mépriser  les  défenses  de  l'au- 
torité religieuse. 

Ces  malheureux,  cependant,  ne  se  moquèrent  pas  toujours 
de  l'excommunication.  S'il  faut  en  croire  M.  de  Latour, 
''  les  particuliers  qui  avaient  traité  de  l'eau-de-vie  furent 
visiblement  châtiés  par  la  justice  divine;  plusieurs  tom- 
bèrent dans  des  crimes  énormes,  et  reçurent  des  flétrissures 
publiques  ;  tout  le  pays  fut  pendant  six  mois  agité  par  des 
tremblements  de  terre  et  des  phénomènes  affreux,  qui  con- 
vertirent bien  du  monde  ^ ...." 

En  attendant,  Mgr  de  Laval  voyant  que  les  moyens 
extrêmes  qu'il  avait  employés  ne  réussissaient  pas  à  arrê- 
ter les  désordres  de  l'ivrognerie  chez  les  sauvages,  que  sa 
voix  était  impuissante  à  empêcher  les  Français  de  la  colonie 
de  faire  leur  infâme  trafic,  parce  qu'elle  n'était  plus  sou- 
tenue par  l'autorité  civile,  résolut  de  passer  en  France 
pour  exposer  au  roi  l'état  de  la  colonie,  et  implorer  le 
secours  du  bras  séculier  en  faveur  de  son  autorité. 

''  Il  s'embarque  pour  passer  en  France,  dit  Marie  de 
l'Incarnation,  afin  de  chercher  les  moyens  de  remédier  à 
ces  désordres  qui  tirent  après  eux  tant  d'accidents  funestes. 
Il  a  pensé  mourir  de  douleur  à  ce  sujet,  et  on  le  voit  sécher 
sur  pied.  Je  crois  que  s'il  ne  peut  venir  à  bout  de  son 
dessein,  il  ne  reviendra  pas,  ce  qui  serait  une  perte  irrépa- 


1  —  Latour,  p.  83. 


VIE   DE   MGR  DE  LAVAL  303 

rable  pour  cette  nouvelle  Eglise  et  pour  tous  les  Français. 
Il  se  fait  pauvre  pour  les  assister  ;  et  pour  dire  en  un  mot 
tout  ce  que  je  conçois  de  son  mérite,  il  porte  les  marques 
et  le  caractère  d'un  saint."  Puis  elle  ajoutait  :  "  Je  vous 
prie  de  recommander  et  de  faire  recommander  à  Notre- 
Seigneur  une  affaire  si  importante,  et  qu'il  lui  plaise  de 
nous  renvoyer  notre  bon  prélat,  père  et  véritablement  pas- 
teur des  âmes  qui  lui  sojit  commises  ^" 


1  —  Lettre  hldorviue  fj^Je. 


CHAPITRE  DIXIEME 


Mgr  de  Laval  gémit  sur  le  triste  état  de  la  colonie,  exposée  sans  cesse 
aux  incursions  des  Iroquois. —  La  compagnie  des  Cent  associés  et 
le  Canada.  —  Péronno  Dumesnil  à  Québec.  —  L'évêquo  de  Pétrée 
s'embarque  pour  la  France.  1662. 

Le  vicaire  apostolique  da  Canada  désirait  exposer  à  la 
Cour  les  funestes  effets  de  la  traite  de  l'eau-de-vie,  les 
mesures  qu'il  avait  prises  pour  enrayer  ce  désordre,  et  les 
obstacles  qu'il  avait  rencontrés  de  la  part  de  M.  D'Avau- 
gour.  Mais  il  voulait  aussi  joindre  ses  prières  les  plus 
pressantes  à  celles  qu'à  maintes  reprises  on  avait  déposées 
au  pied  du  trône  pour  obtenir  un  secours  efficace  contre  les 
invasions  des  Iroquois. 

Nul  plus  que  lui  ne  gémissait  sur  l'état  déplorable 
auquel,  depuis  tant  d'années,  ces  féroces  sauvages  rédui- 
saient la  colonie.  '*  La  crainte  des  Iroquois,  écrit-il  au 
souverain  pontife,  empêche  beaucoup  de  nos  sauvages 
chrétiens  les  plus  éloignés,  de  venir  jusqu'à  nous....  Leurs 
hostilités  continuelles  infectent  tout,  et  nous  ferment,  pour 
ainsi  dire,  tout  accès  à  plusieurs  nations  où  la  foi  n'a  pas 
encore  pénétré.  Néanmoins,  ajoute- t-il,  nos  missionnaires, 

20 


306  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


infatigables  pour  le  salut  des  âmes,  à  Pexemple  de  saint 
Paul,  qui  ne  regardait  pas  sa  vie  connue  plus  précieuse  que 
lui-même  *,  courent  vers  ces  nations  par  toutes  les  portes 
qui  leur  sont  ouvertes,  au  risque  de  rencontrer  "toute 
espèce  d'obstacles  et  de  croix,  et  même  une  mort  immi- 
nente 2.  " 

En  arrivant  au  Canada,  il  avait  trouvé,  comme  nous 
l'avons  vu,  le  pays  tout  en  armes  et  réduit  aux  abois.  Les 
Iroquois  ne  se  proposaient  rien  moins  que  d'exterminer 
tous  les  Français  de  la  colonie.  Leurs  partis  couraient  les 
campagnes  et  ravageaient  tout  le  pays.  "On  n'osait  ni 
semer,  ni  moissonner,  ni  cultiver  les  terres,  ni  sortir  delà 
maison  sans  être  bien  escorté  ^,  " 

L'année  1659  se  passa  ainsi  dans  des  transes  et  des 
alarmes  continuelles.  Les  Iroquois,  avec  qui  on  avait 
d'abord  fait  la  paix,  manquèrent  à  leurs  engagements,  firent 
prisonniers  plusieurs  Français  près  des  Trois  -  Rivières, 
et  menaçaient  de  se  rendre  jusqu'à  Québec.  "  Ils  ont  déjà 
fait  brûler  tout  vif  un  de  ces  prisonniers,  dit  Marie  de 
l'Incarnation;  ce  sera  merveille  si  les  autres  ont  meilleur 
traitement  *.  " 

M.  D'Argenson,  qui  avait  pris  les  armes  contre  eux  l'an- 
née précédente,  le  jour  même  de  son  arrivée  au  pays 
(12  juillet  1658),  se  mit  de  nouveau  à  leur  poursuite.  "  Ces 


1— Act.,  XXII,  24. 

- —  RcUiiio  Misicionia  LUnaUn.^isy  IWîO. 

->  —  Liitour,  p.  64. 

4  —  Lettn:  hisfnriqut'  ."tTv. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  307 


e:xpéditions  servaient  à  convaincre  les  ennemis  que  les 
Français  ne  se  laisseraient  pas  surprendre.  Mais  elles 
n'avaient  pas  d'autres  résultats  ;  car  ces  petites  bandes 
iroquoises,  par  la  rapidité  de  leur  fuite  et  leur  adresse  à  se 
cacher,  se  rendaient  insaisissables." 

Il  fallait  donc  être  toujours  sur  le  qui-vive,  et  les  armes 
à  la  main.  ^'Cés  luttes  continuelles  devenaient  si  haras- 
santes, que  beaucoup  d'hommes,  arrivés  avec  l'intention 
de  s^établir  dans  le  pays,  étaient  décidés  à  retourner  en 
France,  lorsque  leur  engageraient  serait  terminé  *." 

En  1660,  mêmes  frayeurs,  et  de  plus  grandes  encore. 
On  parlait  de  douze  cents  Iroquois  qui  avaient  leur  rendez- 
vous  près  de  la  Roche-Percée,  à  Montréal,  et  allaient 
fondre  sur  Québec. 

*'  Leur  dessein,  dit  Marie  de  l'Incarnation,  est  d'enlever 
la  tête  à  Onontio,  qui  est  M.  le  gouverneur,  afin  que,  le 
chef  étant  mort,  ils  puissent  plus  facilement  mettre  tout  le 
pays  à  feu  et  à  sang....  La  nouvelle  de  cette  grosse  armée, 
qu'on  estimait  proche^  donna  une  telle  appréhension  à 
Mgr  notre  évoque  qu'il  n'arrivât  mal  aux  religieuses,  qu'il 
fit  emporter  le  saint  sacrement  de  notre  église,  et  commanda 
à  notre  communauté  de  le  suivre....  Il  fallut  obéir.  Il  en 
fit  de  même  aux  hospitalières.  Le  saint  sacrement  fut 
pareillement  ôté  à  la  paroisse." 

Les  religieuses  allèrent  loger  chez  les  jésuites.  ''Notre 
communauté  et  celle  des  hospitalières  étant  sorties,  elles 
furent  conduites  chez  les  révérends  pères,  où  le  supérieur 


1  —  Ferland,  t.  I,  pp.  444  et  452. 


! 
i 


308  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


leur  donna  des  appartements  séparés  de  leur  grand  corps 
de  logis,  savoir,  à  la  nôtre  le  logis  de  la  Congrégation,  et 
aux  hospitalières  un  autre  qui  en  est  assez  proche.  Tout 
cela  est  comme  un  Fort,  fermé  de  bonnes  murailles,  où  l'on 
était  en  assurance.  Les  sauvages  chrétiens  étaient  cabanes 
dans  la  cour,  et  à  couvert  de  leurs  ennemis." 

C'est  ainsi  que  le  danger  commun  avait  réuni  les  diffé- 
rentes communautés  de  la  ville,  non  seulement  dans  une 
même  prière,  mais  aussi  dans  un  même  lieu  de  refu|];e.  La 
Religion  n'avait  pas  oublié  sts  nouveaux  prosélytes  ;  et  l'on 
ne  peut  s'empêcher  d'admirer  le  soin  avec  lequel  on  s'était 
occupé  de  protéger  les  sauvages  chrétiens  contre  les  atta- 
iques  de  l'ennemi,  en  les  mettant  dans  la  cour  du  collège 
des  jésuites. 

Le  monastère  des  ursulines  lui-même  fut  converti  en 
forteresse. 

'*  L'on  posa  deux  corps  de  garde  aux  deux  extré- 
mités de  notre  maison.  La  faction  s'y  faisait  régu- 
lièrement. On  fit  quantité  de  redoutes,  dont  la  plus 
forte  était  proche  de  notre  écurie,  pour  défendre  la  grange 
d'un  côté,  et  l'église  de  l'autre.  Toutes  nos  fenêtres  étaient 
garnies  de  poutreaux  et  murailles  à  moitié  avec  des  meur- 
trières.  L'on  avait  fait  des  défenses  sur  nos  perrons.  Il 
y  avait  des  ponts  de  communication  d'un  appartement  à 
un  autre,  et  même  de  notre  maison  à  celle  de  nos  domes- 
tiques. Nous  ne  pouvions  même  sortir  dans  notre  cour 
que  par  une  petite  porte  à  moulinet,  où  il  ne  pouvait 
passer  qu'une  personne  à  la  fois. 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  309 

'*  En  un  mot,  notre  monastère  était  converti  en  un  Fort, 
gardé  par  vingt-quatre  hommes  bien  résolus.  Quand  on 
nous  fit  le  commandement  de  sortir,  les  corps  de  garde 
étaient  déjà  posés  ^.  '* 

Il  fallait  que  le  danger  d'une  invasion  iroquoise  fût  bien 
imminent,  pour  que  les  autorités  civile  et  religieuse  eussent 
cru  devoir  prendre  toutes  ces  mesures  de  précaution,  et 
transformer  en  bastions  le  couvent  des  jésuites  et  celui  des 
ursulines. 

Ceci  se  passait  au  milieu  de  mai,  vers  la  fête  de  la  Pen- 
tecôte, quelques  semaines  seulement  après  la  visite  de  Mgr 
de  Laval  à  ses  communautés.  Les  ursulines  et  les  hospi* 
tal^ves  demeurèrent  ainsi  durant  huit  jour?,  couchant 
chez  les  révérends  pères  jésuites,  et  allant  passer  la  journée 
dans  leur  monastère. 

Au  commencement  de  juin,  huit  sauvages  hurons,  "  qui 
s'étaient  iroquiséa  ",  s'emparèrent  d'une  famille  française 
près  de  Saint-Joachim  2  .     La  terreur  était  partout. 

Lehuit  juin,  nouvelle  alerte  à  Québec.  "On  vint  nous 
dire,  continue  Marie  de  l'Incarnation,  que  l'armée  était 
proche,  et  qu'on  l'avait  vue.  En  moins  d'une  demi-heure, 
chacun  fut  rangé  à  son  poste,  et  en  état  de  se  défendre.  " 

Heureusement,  cette  fois  encore,  on  fut  quitte  pour  la 
peur.  *•  Le  lendemain,  on  vit  arriver  les  chaloupes  dont 
ou  était  en  peine.  Elles  apportèrent  les  tristes  nouvelles 
de  la  mort  de  nos  Français  de  Montréal,  qui,  étant  allés  au 
nombre  de  dix-sept,  accompagnés  de  quarante  sauvages, 


1  —  Lettre  hidoriqiie  5Se, 

2  —  Jtmrual  des  jeun 'des ^  juin  1630. 


310  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 


Hurons  et  Algonquins,  pour  surprendre  quelques  Iroquoîs, 
furent  pris  eux-mêmes  et  mis  en  pièces  par  ces  barbares. 

Nous  avons  déjà  mentionné  cette  célèbre  affaire  Dollard. 
qui  rappelle  les  plus  grandes  gloires  antiques,  et  que  l'on  a 
pu  comparer  au  combat  des  Thermopyles.  Une  poignée  de 
Français  et  de  sauvages  chrétiens,  retranchés  dans  un  Fort 
de  palissades,  sur  les  bords  de  la  rivière  Ottawa,  se  défendit 
héroïquement  durant  toute  une  semaine  contre  plusieurs 
centaines  de  sauvages,  jetant  ces  barbares  dans  Tépouvante 
et  la  terreur  par  leur  intrépidité.  Ces  héros  chrétiens  pui- 
saient dans  une  prière  continuelle  et  fervente  le  secret  de 
leur  force,  et  succombèrent  enfin  les  uns  après  les  autres, 
mourant  tous  jusqu'au  dernier  pour  le  salut  de  la  patrie^. 

Ce  furent  ces  bravas  qui  sauvèrent  le  pays  de  l'invasion 
iroquoise.  Les  barbares,  décimés  par  une  poignée  d'hom- 
mes, et  effrayés  par  cette  résistance  inattendue,  ne  pous- 
sèrent pas  plus  loin  leurs  courses. 

"  La  colonie  entière,  dit  Ferland,  reconnut  qu'elle  avnit 
été  sauvée  par  l'héroïsme  de  Dollard  et  de  ses  compagnons. 
Tout  en  regrettant  leur  mort,  les  cœurs  catholiques  des 
colons  étaient  consolés  par  la  pensée  qu'ils  étaient  tombés 
le  fusil  à  la  main,  l'espérance  dans  l'âme  et  la  prière  sur 
les  lèvres.  On  était  tenté  de  les  vénérer  comme  des  martyrs 
de  la  foi.  " 

Mgr  de  Laval  profita  du  moment  de  répit  que  l'affaire 
Dollard  apporta  au  Canada,  pour  faire  sa  visite  à  Montréal. 


1  —  M.  DoUicr  de  Casson,  Histoire  du  MontréaL  —  Belations  dcx 
jemites.  —  Marie  de  rinctirnation,  Lettre  hisUyiique  58c. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  311 


Oq  put  recueillir  sans  danger  les  moissons,  dont  on  avait 
craint  pendant  longtemps  la  ruine  complète.  A  la  faveur 
de  la  paix,  les  sauvages  Outaouais  apportèrent  à  Montréal, 
pendant  l'été,  pour  200,000  francs  de  pelleteries.  Une 
providence  spéciale  veillait  évidemment  sur  le  Canada. 

Dès  le  2  novembre,  cependant,  la  mère  de  l'Incarnation 
écrivait  à  son  fils  que  les  Iroquois  avaient  mis  à  mort  les 
prisonniers  qu'ils  avaient  faits  le  printemps,  et  qu'ils 
avaient  juré  la  destruction  de  la  colonie.  De  leur  côté,  les 
Français  étaient  décidés  à  les  exterminer  ;  et  quand  ils 
faisaient  quelques  prisonniers  iroquois,  ils  les  donnaient 
aux  Algonquins,  afin  que  ceux-ci  les  fissent  périr  dans  les 
tourmenta. 

L'évêque  de  Pétrée  s'était  d'abord  opposé  à  cette  pratique. 
Dans  son  zèle  pour  la  conversion  des  sauvages,  il  aurait 
plutôt  voulu  leur  donner  sa  vie.  Il  avait  môme  fait 
apprendre  la  langue  îroquoise  à  M.  de  Bernières,  afin  qu'il 
pût  aller  les  instruire.  *'  Mais,  après  tant  d'efforts  inutiles 
et  d'expériences  de  la  perfidie  de  ces  infidèles,  monseigneur 
a  bien  changé  de  sentiment,  dit  Marie  de  l'Incarnation,  et 
il  tombe  d'accord  avec  toutes  les  personnes  sages  du  paj's, 
ou  qu'il  les  faut  exterminer,  si  l'on  peut,  ou  que  le  chris- 
tianisme du  Canada  périsse  ^" 

En  1661,  les  Iroquois  firent  prisonniers  ou  massacrèrent 
plus  de  cent  Français,  à  partir  de  Montréal  jusqu'au  cap 
Tourmente,  la  dernière  habitation  française.  Puis  ils 
allèrent  en  bas  de  Tadoussac   poursuivre  une  flottille  de 

1  —  Lettre  historique  5îk. 


312  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


canots  remplis  de  sauvages  chrétiens,  qui,  accompagnés 
de  quelques  jésuites  et  de  plusieurs  Français,  étaient  des- 
cendus pour  la  traite  des  pelleteries. 

D'où  venait  cette  rage  des  Iroquois  contre  les  Français  ? 
Ceux-ci  avaient  cru  devoir,  du  temps  de  Champlain,  se 
faire  les  alliés  des  Hurons,  et  épouser  leurs  haines  contre 
leurs  ennemis.  Maintenant  les  Iroquois,  qui  avait  détruit 
la  nation  huronne,  en  pourchassaient  les  débris  jusque 
dans  la  Nouvelle-France,  et  se  vengeaient  du  même  coup 
contre  les  Français. 

Il  semble  d'ailleurs  que  le  démon,  qui  voyait  son  empire 
sur  ces  vastes  contrées  de  l'Amérique  du  Nord  lui  échap- 
per, par  la  conversion  des  sauvages,  mettait  tout  en  œuvre 
pour  empêcher  ou  du  moins  retarder  l'avènement  du  règne 
de  Dieu  sur  le  Canada.  Cet  esprit  infernal  avait  choisi 
pour  ses  instruments  les  sauvages  les  plus  naturellement 
opposés  au  christianisme,  et  les  avait  déchaînés  contre  nos 
missionnaires,  nos  néophytes,  nos  Français  et  tout  ce  qui 
portait  le  nom  de  chrétiens.  Deux  vénérables  sulpiciens, 
MM.  Lemaître  et  Vigna),  succombèrent,  dans  l'automne 
de  1G61,  sous  les  coups  perfides  de  ces  barbares  ^. 

La  colonie  de  Montréal  était  presque  toujours  la  première 
exposée  aux  incursions  des  Iroquois.  Nous  avons  vu  DoUard 
et  ses  compagnons,  par  une  lutte  héroïque,  empêcher  toute 
une  armée  de  ces  barbares  de  descendre  jusqu'à  Québec 
(1G60).  Le  brave  Lambert  Closse  rendit  aussi,  deux  ans 
plus  tard,  le  même  service  au  pays.     C'était  un  homme 

1  —  Jttui'inil  tît's  jviiiiltCA^  IIOV.   1661. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  313 


dont  la  piété  égalait  le  courage,  et  qui  avait  une  rare  pré- 
sence d'eaprit  dans  la  chaleur  des  combats.  Il  tint  ferme,  à 
la  tête  de  vingt-six  hommes  seulement,  contre  deux  cents 
Iroquois,  combattant  depuis  le  matin  jusqu'à  trois  heures 
de  l'après-midi.  Frappé  d'un  coup  mortel,  il  expira  au 
milieu  de  la  mêlée.  Mais  on  réussit  à  cacher  sa  mort  aux 
ennemis  ;  et  ils  prirent  la  fuite  ^. 

M.  Ferland,  parlant  des  Iroquois,  ne  craint  pas  de  dire  : 
"L'on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  l'énergie  et  la  bravoure 
de  ce  petit  peuple  sauvage,  qui  porte  la  terreur  de  son  nom 
dans  la  moitié  de  l'Amérique  septentrionale,  et  lance  ses 
partis  de  guerre  depuis  les  côtes  de  la  Nouvelle-Angleterre 
jusqu'aux  rivages  du  lac  Supérieur,  depuis  les  pays  arrosés 
par  la  Susquehannah  jusqu'aux  régions  glacées  de  la  baie 
d'Hudson.  Les  Iroquois  cherchaient  au  loin  des  ennemis 
qu'ils  ne  connaissaient  pas,  quand  ils  n'en  voyaient  plus  à 
vaincre  parmi  leurs  voisins  ;  ils  se  faisaient  gloire  de  pro- 
longer leurs  sentiers  de  guerre  jusqu'aux  limites  les  plus 
reculées,  et  de  marquer  leurs  étapes  par  l'incendie,  le 
pillage  et  le  meurtre.  Les  expéditions  lointaines,  entre- 
prises par  ces  barbares  en  1662,  les  empêchèrent  de  troubler 
îa  paix  des  Français  durant  le  temps  des  semailles,  et  même 
pendant  l'été  tout  entier.  Tandis  que  la  hache  iroquoisese 
promenait  au  loin,  menaçant  des  nations  qui  n'avaient  pas 
encore  appris  à  la  redouter,  le  calme  régnait  au  sein  de  la 
colonie...." 

1  — Jonviud  des  jeanite^,  mars  1662.  —  Relut hn  de  1662. 


314  VIE  DE  MGK   DE   LAVAL 


Parmi  les  Iroquois  eux-mêmes,  tous  n'étaient  pas  égale- 
ment mal  disposés  à  l'égard  des  Français.  Les  Agniers  et 
les  Onnéyouts  étaient  les  pires  ennemis.  Les  trois  autres 
nations  avaient  conservé  de  bons  sentiments  ;  on  n'y  avait 
pas  complètement  oublié  Dieu,  ni  la  prière. 

Ces  sauvages  demandèrent  des  missionnaires  à  Mgr  de 
Laval  en  1661,  et  il  leur  envoya  le  P.  Lemoyne.  "  AprJ^s 
tout,  dit  Marie  de  l'Incarnation,  Dieu  est  le  maître  du  cœur 
des  hommes;  et  lui  seul  sait  le  moment  de  leur  conver- 
sion *.  " 

Ce  qu'il  fallait  pour  le iCanada,  c'était  du  secours  delà 
France.  Le  P.  le  Jeune  fut  envoyé  en  1660  pour  le  solli- 
citer ;  et  Mgr  de  Laval  avait  tant  de  confiance  dans  l'heu- 
reuse issue  de  ce  voyage,  qu'il  écrivait,  cette  même  année, 
au  souverain  pontife  :  "  On  attend  de  France,  l'annoe  pro- 
chaine, un  puissant  renfort  de  soldats  contre  les  Iroquois -." 

Ce  secours,  cependant,  ne  venait  pas. 

La  compagnie  des  Cent  associés  devait,  d'après  les 
termes  de  sa  charte  (6  mai  1628),  pourvoir  à  l'entretien  et 
à  la  défense  du  pays.  Mais  elle  s'était  déchargée  depui? 
longtemps  de  la  plus  grande  partie  de  ses  obligations  sur 
la  communauté  des  habitants  du  Canada  (6  mars  1645). 

Ceux-ci  avaient  obtenu  le  privilège  exclusif  de  la  traite 
des  fourrures.  Mais,  en  retour,  ils  devaient  entretenir  au 
Canada  le  nombre  d'ecclésiastiques  nécessaires,  acquitter 
les  pensions  annuelles  qu'on  avait  coutume  de  leur  payer, 


1  —  Lettre  hUtoriqne  Ole. 

2  —  Rekitio  MiAsionls  CanadenaiH,  1600. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  315 


et  remplir  les  obligations  contractées  envers  la  duchesse 
D'Aiguillon,  les  hospitalières  et  les  ursulines.  Ils  devaient 
aussi  pourvoir  aux  dépenses  du  gouvernement  civil  de  la 
colonie,  réparer  les  forts  et  entretenir  au  moins  cent  hom- 
mes pour  les  garnisons.  Ils  avaient  enfin  à  payer  à  la 
Compagnie  une  redevance  annuelle  de  mille  livres  de  peaux 
de  castor. 

Par  un  arrêt  royal  du  5  mars  1648,  la  direction  des  affaires 
du  pays  et  du  commerce  fut  confiée  à  un  conseil,  compose 
du  gouverneur  général,  du  supérieur  desjésuites,  en  atten- 
dant qu'il  y  eût  un  évêque,  du  dernier  gouverneur  sorti  de 
charge,  et  de  deux  habitants  du  pays,  élus  par  les  gens 
tenant  le  conseil  et  parles  syndics  des  habitants  de  Québec, 
Montréal  et  Trois- Rivières.  Les  gouverneurs  de  Montréal 
et  des  Trois -Rivières  avaient  aussi  droit  d'assister  au  con- 
seil, lorsqu'ils  se  trouvaient  à  Québec. 

Les  affaires  de  la  communauté  des  habitants  furent  loin 
d'être  toujours  prospères.  Les  guerres  incessantes  des  Iro- 
quois  et  la  destruction  de  la  nation  huronne  (1649)  nuisi- 
rent considérablement  au  commerce  des  fourrures. 

M.  de  Lauson,  gouverneur  du  Canada  i,  s'était  vu  obligé 
de  défendre  à  la  compagnie  des  habitants  la  traite  du  côté 
de  Tadoussac.  Il  avait  créé,  dans  cette  partie  du  pays,  une 
ferme  particulière,  dont  les  produits  étaient  employés  à 
acquitter  les  charges  du  gouvernement,  le  quart  imposé 
sur  les  castors  ne  suffisant  plus  pour  remplir  ces  obliga- 
tions.  Plus  tard,  la  guerre  contre  les  Iroquois  exigeant  de 


l-Del651àl65C. 


316  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 

grandes  dépenses,  il  cessa  de  payer  à  la  compagnie  des 
Cent  associés,  dont  il  faisait  lui-même  partie,  les  mille 
livres  de  castor  qu'elle  s'était  réservées. 

Marchant  sur  les  traces  de  son  prédécesseur,  M.  D'Ar- 
genson,  pour  assurer  les  appointements  des  officiers  publics, 
et  acquitter  les  charges  du  pays,  organisa  une  nouvelle 
compagnie,  composée  de  douze  des  meilleurs  bourgeois  du 
Canada,  et  lui  accorda  la  ferme  de  Tadoussac.  Mais  il  ne 
put  davantage  payer  à  la  compagnie  des  Cent  associés  sa 
redevance  annuelle.  Les  dépenses  occasionnées  par  les 
guerres  des  Iroquois  absorbaient  tous  les  revenus  de  la 
ferme  de  Tadoussac;  et  de  son  côté  la  Compagnie,  toujours 
maîtresse  du  Canada,  ne  voulait  rien  faire  pour  la  sou- 
tenir 1. 

M.  D'Argenson  lui  adressa  un  mémoire  à  ce  sujet,  en 
1659.  Il  n'avait,  disait-il,  à  sa  disposition,  que  cent  hom- 
mes à  opposer  aux  deux  mille  quatre  cents  guerriers 
iroquois  qui  infestaient  la  Nouvelle-France.  Il  demandait 
qu'on  lui  en  envoyât  cent  autres,  dont  il  pourrait  se  servir,  au 
besoin,  soit  pour  faire  la  guerre,  soit  pour  cultiver  la  terre. 
On  fut  sourd  à  cette  proposition  pourtant  si  raisonnable  -. 

**  Cette  compagnie,  dit  M.  de  la  Colombière,  n'était  ni 
assez  puissante  pour  soutenir  le  Canada,  ni  assez  désiaié- 
ressée  pour  l'abandonner.  Dans  cette  situation,  le  Canada 
ne  faisait  que  languir  ^. 


1  —  FerJand,  passim. 

2  —  Parkmaii,  The  OU  Reijhiv  in  Vunvln^  p.  116. 

3  —  EUuic  funèbre. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  317 


"  Toute  son  histoire,  dit  M.  Parkman,  n'a  été  qu'une 
suite  de  déconvenues,  accompagnée  de  découragement  et 
d'apathie.  Il  est  difficile  de  dire  si  la  possession  qu'elle  a 
eue  du  Canada,  lui  a  été  plus  nuisible  à  elle-même  qu'à 
la  colonie." 

En  1660,  elle  se  décida  à  envoyer  au  Canada  un  agent, 
Péronne  Dumesnil,  avec  instruction  do  s'enquérir  de  l'état 
des  affaires.  C'était  un  homme  actif,  tenace,  agressif, 
décidé  à  aller  au  fond  de  tous  les  abus  et  de  toutes  les 
difficultés.  Il  avait  re(;u  les  pouvoirs  de  contrôleur  général, 
d'intendant  et  déjuge  souverain. 

"  Le  gouverneur  et  son  conseil,  dit  Ferland,  refusèrent 
de  reconnaître  les  commissions  du  sieur  Dumesnil  et  l'em- 
pêchèrent d'exercer  ses  fonctions.  Mais  Dumesnil,  ancien 
avocat  au  parlement  de  Paris,  était  disposé  à  disputer  le 
terrain  pied  à  pied.  Il  trouva  le  moyen  d'obtenir  les  arrêtés 
de  comptes  des  anciens  receveurs  de  la  communauté  des 
habitants  :  c'étaient  les  hommes  les  plus  respectables 
de  la  colonie,  et  plusieurs  d'entre  eux  étaient  devenus 
membres  du  Conseil.  Comme  jusqu'alors  on  avait  plutôt 
suivi  les  règles  de  l'honnêteté  que  les  formes  légales,  l'œil 
perçant  et  exercé  du  praticien  découvrit  l'absence  de  for- 
malités auxquelles  les  bons  bourgeois  n'avaient  jamais 
songé.  Aussi  Dumesnil  réclama  bruyamment,  non  seule- 
ment contre  les -commis  et  les  receveurs,  mais  encore  contre 
les  conseillers,  les  gouverneurs,  les  jésuites,  les  commu- 
nautés religieuses  et  l'évêque  lui-môme.  Il  voulait  faire 
rendre  compte  de  trois  ou  quatre  millions  de  francs  don- 
nés autrefois  par  le  cardinal  de  Richelieu,  la  duchesse 


318  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


D'Aiguillon,  le commandear  de  Sillery  elles  fondateurs  de 
Montréal  K'' 

Ses  procédés  soulevèrent  à  Québec  une  véritable  tem- 
pête. L'un  de  ses  fils  \  Péronne  des  Touches,  fut  attaqué 
en  plein  jour  par  des  inconnus,  dans  les  rues  de  la  vîUe, 
et  reçut  un  coup  qui  lui  fut  fatal.  On  le  transporta  à  la 
maison  de  son  père,  où  il  mourut  le  29  août  1661  '.  Il  fut 
inhumé  le  31,  le  jour  même  que  M.  D'Avaugour  arriva  à 
Québec  pour  remplacer  M.  D'Argenson. 

Le  nouveau  gouverneur  parut  prendre  fait  et  cause  pour 
Péronne  Dumesnil,  en  reconstituant  complètement  le  con- 
seil, à  sa  guise,  au  printemps  de  1662  *.  Tout  cela  était  peu 
propre  à  ramener  la  paix  dans  la  colonie. 

Pendant  ce  temps,  M.  Pierre  Boucher  avait  été  député 
en  France  par  les  habitants  du  Canada  (1661),  pour  expo- 
ser au  roi  la  triste  situation  du  pays,  et  appuyer  la  demande 
de  secours  qu'avait  déjà  faite  le  P.  le  Jeune.  "  Il  fut  fort 
bien  accueilli  à  la  Cour,  dit  Ferland,  et  profita  de  son 
voyage  pour  publier  un  mémoire  intéressant  sur  le  Canada, 
sur  ses  productions,  son  climat,  ses  habitants,  et  sur  les 
avantages  qu'il  offrait  à  la  population  surabondante  de  la 
mère  patrie.  Sans  être  écrivain,  M.  Boucher  était  un 
homme  sensé  et  pratique,  tel  qu'il  en  faut  dans  les  pays 


nouveaux." 


1  —  Ferland,  t.  I,  p.  500. 

2  —  Sou  autre  fils,  Péronne  de  Mazé,  fut  secrétaire  de  M.  D'Arau- 
gour. 

3  — Jininml  (les  jesiiitv.!*. 

4  -  Ihuf. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  319 

Il  revint  au  Canada  l'année  suivante  (1662),  accompagné 
d'an  officier,  M.  Dumont  i,  qui  était  charp^é  par  le  roi  de 
dresser  un  rapport  sur  l'état  du  pays.  M.  Boucher  amenait 
avec  lui  plus  de  deux  cents  colons,  et  M,  Dumont,  cent 
soldats,  que  le  roi  envoj^ait  comme  gage  de  sa  bonne 
volonté  pour  la  Nouvelle-France. 

M.  Dumont,  en  passant  à  Terreneuve,  prit  possession  du 
port  de  Plaisance,  au  nom  de  la  France.  Terreneuve 
entrait  par  là  même  dans  la  juridiction  du  vicaire  aposto- 
lique. Il  y  laissa  un  ecclésiastique  et  trente  soldats,  chargés 
d'éloigner  les  Hollandais  et  les  Anglais  qui  désiraient  s'en 
emparer. 

Puis  il  remonta  le  Saint-Laurent  jusqu'à  Québec,  dont  il 
visita  les  environs,  et  jusqu'aux  Trois-Rivières,  où  il  ins- 
talla M.  Boucher  comme  gouverneur. 

Les  impressions  de  cet  envoyé  royal,  consignées  dans  son 
journal  de  voyage,  étaient  des  plus  favorables  à  notre  pays  : 

**Ce  nous  fut,  dit -il,  une  navigation  divertissante,  en 
îuontant  la  rivière,  depuis  le  cap  Tourmente  jusqu'à 
Québec,  de  voir  de  part  et  d'autre,  l'espace  de  huit  lieues, 
les  fermes  et  les  maisons  de  la  campagne  bâties  par  nos 
Français  tout  le  long  de  ces  côtes  :  à  droite,  les  seigneuries 
tle  Beaupré,  de  Beauport,  de  Notre-Dame-des- Anges;  et  à 
la  gauche,  cette  belle  île  d'Orléans,  qui  continue  à  se 
peupler  heureusement  d'un  bout  à  l'autre  -. 


i  —  Ou  M.  de  Monta,  suivant  Marie  de  rincarnatir)n. 
2  —  On  suivait  évidemment,  à  cette  époque,  en  remontant  le  fleuve, 
le  chenal  au  nord  de  l'île  d'Orléans. 


320  VIE  EE   MGR   DE  LAVAL 


'*  La  basse  et  la  haute  ville  de  Québec  donnaient  encore 
I>lus  d'agrément  à  notre  vue,  y  voyant  de  loin  des  églises 
et  des  monastères  bâtis,  et  une  forteresse  sur  le  haut  d'un 
rocher,  qui  commande  sur  toute  la  rivière. 

*'  Passant  plus  outre,  nous  y  voyions  à  gauche  les  habi- 
tants de  la  côte  de  Lauson,  et  à  droite  les  habitants  de  la 
côte  Sainte-Geneviève,  et  les  forteresses  de  Saint-Jean  et  de 
Saint-Xavier  dans  les  terres,  Sillery,  et  toute  la  côte  du  Cai>- 
Rouge,  habitée  sur  les  rives  du  grand  fleuve. 

*'  Environ  trente  lieues  plus  haut  que  Québec,  les  habi- 
tants du  Cap-de-la-Madeleine  sortaient  de  leurs  maisons, 
répandues  plus  d'unelieue  sur  toute  cette  côte,  nous  venant 
au-devant,  et  nous  invitant  de  mettre  pied  à  terre,  pour 
nous  régaler  à  la  champêtre. 

''  Mais  il  fallait  aller  descendre  à  la  ville  des  Troîa- 
Rivières,  qui  n'est  distante  que  d'une  lieue  de  ce  cap.  Nous 
y  fûmes  reçus  avec  autant  d'abondance,  et  les  tables  où 
nous  fûmes  invités  étaient  quasi  aussi  bien  couvertes  et 
aussi  bien  fournies  ^  qu'elles  peuvent  être  en  plusieurs 
endroits  de  la  France  ^ .  " 

Marie  de  l'Incarnation  nous  assure  que  M.  Dunaont 
examina  attentivement  toutes  choses  ;  puis  elle  ajoute  : 
'^  Il  est  tombé  d'accord  avec  tout  ce  que  M.  le  gouverneui 
avait  mandé  au  roi,  et  que  M.  Boucher  lui  avait  confirma 
de  bouche,  que  Ton  peut  faire  en  ce  pays  un  royaume  plus 


1  —  *'  Dans  uue  de  ses  lettres,  M.  D'Aigenson  reproche  aux  Cana- 
diens l'amour  des  procës,  et  leur  penchant  a  faire  des  dépenses  inutile» 
pour  les  plaisirs  de  la  table.  "  (Feiiand,  t.  I,  p.  446.  ) 

2  —  Éclations  des  jésuites,  1663. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  321 

grand  et  plus  beau  que  la  France.  Je  ne  juge  pas  d'après 
ma  propre  opinion,  dit-elle  ;  mais  c'est  le  sentiment  de 
ceux  qui  disent  s'y  connaître.  Il  y  a  des  mines  en  plusieurs 
endroits  ;  les  terres  y  sont  fort  bonnes  ;  il  y  a  surtout  un 
grand  nombre  d'enfants. 

'*  Ce  fat  un  des  points  sur  lesquels  le  roi  questionna  le 
plus  M.  Boucher,  savoir,  si  le  pays  était  fécond  en  enfants. 
Il  l'est  en  effet  ;  et  cela  est  étonnant  de  voir  le  grand  nombre 
d'enfants  très  beaux  et  bien  faits,  sans  aucune  difformité 
corporelle,  si  ce  n,'est  par  accident  ^,  " 

Quel  dommage  qu'un  si  beau  pays,  un  pays  si  plein 
d'avenir  et  de  promesses,  fût  en  proie,  d'une  part,  aux 
désordres  causés  par  la  traite  de  l'eau-de-vie,  et  de  l'autre, 
aux  fureurs  incessantes  des  Iroquois  ! 

Il  est  vrai  que  le  roi  venait  de  se  décider  à  envoyer  des 
secours  au  Canada.  Mais  malheureusement  les  deux  vais- 
seaux sur  lesquels  s'étaient  embarqués  MM.  Boucher  et 
Dumont  avec  les  nouveaux  colons  et  les  soldats,  ne  purent 
quitter  La  Rochelle  qu'au  commencement  de  juillet,  mirent 
quatre  grands  mois  à  faire  la  traversée,  et  n'arrivèrent  à 
Tadoussac  qu'au  commencement  de  novembre.  Par  sur- 
croît de  malheur,  le  scorbut  s'était  déclaré  à  bord,  et  avait 
fait  périr  plus  de  cent  cinquante  personnes.  Ceux  qui 
restaient,  débarquèrent  à  Tadoussac,  et  durent  se  rendre  en 
chaloupe  à  Québec  2. 


1  —  Lettre  du  6  novembre  1662. 

2  —  Ibid.  —  Voir  aussi  une  vieille  chronique  publiée  dans  l' Union 
libérale  de  Québec,  2  novembre  1889. 

21 


^2  VIE  DE  M6B  DE  LAVAL 


£q  attendant,  comme  on  n'avait  aucune  nouvelle  de  la 
xnère  patrie,  le  découragement  devint  si  général  au  Canada 
•qu'on  alla  jusqu'à  proposer  d'abandonner  toutes  les  espé- 
rances de  l'avenir,  et  de  retourner  en  France.  "  Mais,  dit 
un  éminent  prélat,  Mgr  de  Laval,  déjà  plus  canadien  que 
français,  résista  énergiquement  à  un  projet  qui  nous  eût 
:anéanti  comme  peuple  ^.  "  Il  se  décida  à  passer  lui-même 
•en  Europe,  dans  l'été  de  1662,  afin  d'obtenir  de  la  Cour  de 
J^rance  un  prorapt  remède  aux  maux  qui  désolaient  le  pays. 

Qui  n'admirerait  le  courage,  la  force  et  l'intrépidité  de 
ce  grand  évêque  ?  Depuis  trois  ans  qu'il  était  au  Canada, 
il  n'avait  pu  faire  ses  visites  pastorales  ni  aucune  fonction 
<ie  son  ministère  qu'au  milieu  de  dangers  de  mort  sans 
«esse  renaissants  de  la  part  des  Iroquois.    Il  luttait  avec 
«ne  énergie  indomptable  contre  les  désordres  de  la  traite 
«de  l'eau-de-vie.    Il  n'avait  réussi  qu'à  force  de  fermeté  et 
de  prudence  à  faire  reconnaître  son  autorité  au  Canada  ; 
•et  tous  les  jours  il  avait  encore  à  résister  aux  exigences  et 
-au  mauvais  vouloir  des  autorités  civiles.    Le  pays  était 
«délaissé  d'une  manière  déplorable  par  la  compagnie  des 
<3ent  associés  ;  et,  pour  comble  de  malheur,  elle  venait  d'v 
•envoyer  un  agent  qui  y  avait  soulevé  des  tempêtes. 

Rien  de  tout  cela,  cependant,  n'avait  pu  décourager 
aiotre  prélat.  Au  milieu  de  l'affaissement  général,  il  met 
■<»n  Dieu  toutes  ses  espérances,  et  entrevoit  du  côté  de  la 
iiuère  patrie  Taurore  de  meilleurs  jours.  "  Allez,  ange  tuté- 


1  —  S.  Eiii.  le  card.  Taschereau,  Mandement  du  30  avril  1878, 


VIE  DE  MQR  DE  LAVAL  323 

laire  de  la  Nouvelle- France,  s'écrie  M.  de  la  Colombière, 
allez  au  delà  des  mers  ménager  ses  intérêts,  représenter 
ses  besoins,  donner  des  ouvertures  pour  y  remédier  i.  " 

Les  raisons  du  voj^ge  de  Mgr  de  Laval  étaient  évidem- 
ment multiples.  Outre  le  désir  de  faire  appuyer  sa  con- 
duite par  rapport  à  la  traite  de  l'eau-de-vie,  et  d'obtenir  des 
secours  efficaces  pour  arrêter  les  incursions  des  Iroquois, 
'*  il  est  clair,  dit  M.  Parkman,  que  l'un  des  objets  qu'il 
avait  aussi  en  vue,  était  de  rétablir  au  Canada  la  tranquil- 
lité que  les  procédés  de  Dumesnil  avaient  si  violemment 
troublés  ^."  Sans  entrer  dans  le  mérite  de  la  question,  ni 
se  prononcer  en  faveur  des  citoyens  que  cet  agent  avait 
incriminés,  il  voulait  que  justice  leur  fût  rendue,  et  leur 
procès,  conduit  avec  équité.  Il  souhaitait,  pour  le  bien 
du  pays,  de  voir  disparaître  la  compagnie  des  Cent  asso- 
ciés, le  roi  rentrer  dans  tous  ses  droits  sur  le  Canada,  et 
une  administration  sage,  vigoureuse  et  puissante  s'établir 
dans  la  colonie. 

Pour  affermir  sa  propre  autorité,  surtout  par  rapport  au 
pouvoir  civil,  toujours  disposé  à  lui  disputer  ses  droits 
comrae  vicaire  apostolique,  il  sentait  le  besoin  de  faire 
ériger  le  plus  tôt  possible  l'évêché  de  Québec  ^,  Il  voyait 
la  nécessité  d'augmenter  son  clergé,  de  lui  assurer  un 
revenu  et  de  mettre  cette  Eglise  naissante  en  état  de  se 
suffire  à  elle-même.    L'esprit  des  fondateurs  du  séminaire 


1  —  JEloge  fwnèbre. 

2  —  The  Œd  Régime  in.  CaïuuUi,  p.  13o. 
5  —  Latoar,  p.  83. 


324  VIE  PE  MGR  DE  LAVAL 


des  Missions  étrangères,  dont  il  était  lui-même  si  rempli, 
a  toujours  été  de  travailler  à  la  formation  d'un  clergé 
indigène.  Il  voulait  donc  établir  à  Québec  un  séminaire, 
et  aussi  un  chapitre.  Pour  cela,  il  avait  besoin,  suivant 
l'usage  et  le  droit  de  l'époque,  de  l'autorisation  et  de  ]a 
sanction  du  roi. 

Il  s'embarqua  pour  la  France  ^  avec  le  P.  Ragueneau,  le 
12  août,  à  quatre  heures  après-midi,  après  avoir  confié 
l'administration  de  son  vicariat  apostolique  à  son  grand 
vicaire,  M.  de  Charny,  et  à  M.  de  Bernières. 

Trois  jours  après,  Péronne  de  Mazé,  secrétaire  du  gou- 
verneur, s'embarquait  lui-même  pour  l'Europe  sur  un 
autre  vaisseau.  Le  baron  D'Avaugour  sentait  évidemment 
qu'il  allait  avoir  à  rendre  compte  au  souverain  de  l'oppo- 
sition peu  raisonnable  qu'il  avait  faite  à  l'évêque  de  Pétrée 
dans  la  question  de  la  traite  de  l'eau-de-vie. 


Sur  le  vaisseau  de  Poulet.  (Journal  des  jésuites.) 


CHAPITRE  ONZIEME 


Phénomènes  extraordinaires  arrivés  au  Canada  durant  l'absenca  de 
Mgr  de  Laval.  —  Le  tremblement  de  terre  de  1663.  —  Vision  do 
Catherine  de  Saint-Augustin.  —  Prodiges  de  conversions. 

L'un  des  principaux  motifs  qui  avaient  engagé  Mgr  de 
Laval  à  passer  en  France,  était  d'obtenir  du  roi  son  appui 
pour  arrêter  les  désordres  causés  par  la  traite  des  boissons. 
L'avarice  et  la  cupidité  l'emportaient  souvent,  au  Canada, 
sur  les  principes  chrétiens,  et  l'on  avait  été  jusqu'à 
mépriser  la  sentence  d'excommunication.  La  médisance 
et  la  calomnie  y  faisaient  aussi  de  funestes  ravages.  Il  y 
avait  donc  dans  la  Nouvelle- France  plus  d'une  source  de 
chagrins  pour  son  premier  pasteur. 

Le  Ciel  sembla  vouloir  se  charger  d'avertir  les  coupables, 
de  les  faire  rentrer  en  eux-mêmes,  et  de  préparer  les  esprits 
à  recevoir  avec  docilité  les  règlements  que  le  prélat  pourrait 
apporter  de  France. 

Les  désordres  des  boissons  furent  si  considérables,  après 

son  départ,  que  les  grands  vicaires  et  les  jésuites  se  virent 

obligés  de  publier  de  nouveau  l'excommunication  ipso 

fado  contre  la  traite  de  l'eau-de-vie.    Mais  ce  fut  sans 


326  VIE  DE  MQB  DE  LAVAL 


résultat  sensible  :  ''Le  mépris  de  l'excommunication  con- 
tinuant, dit  le  Journal  des  jésuites,  on  la  renouvela;  et 
s'étant  suivi  peu  d'amendement,  Dieu  parut  vouloir  parer 
ses  injures." 

Un  tremblement  de  terre  des  plus  violents,  et  tel  que  les 
annales  du  monde  en  racontent  peu  d'aussi  terribles,  vint, 
au  printemps  de  1663,  bouleverser  la  Nouvelle-France,  et 
y  répandre  une  salutaire  terreur.  Tous  les  mémoires  de 
l'époque,  et  en  particulier  les  lettres  du  P.  Lalemant  et  de 
Marie  de  l'Incarnation,  dont  on  ne  peut  mettre  en  doute 
la  gravité  et  la  véracité,  s'accordent  sur  les  circonstances 
principales  de  ce  grand  événement. 

Il  avait  été  précédé,  dans  l'automne  de  1662,  de  plusieurs 
phénomènes  extraordinaires  que  l'on  avait  remarqués  dans 
le  ciel.    Nous  laisserons  ici  la  parole  au  P.  Lalemant,  qui 
écrivait  de  Québec  le  4  septembre  1663,  alors  que  tout  était 
encore  frais  dans  sa  mémoire  : 

*'  Le  ciel  et  la  terre,  dit-il,  nous  ont  parlé  bien  des  fois 
depuis  un  an.  C'était  un  langage  aimable  et  inconnu,  qui 
nous  jetait  en  même  temps  dans  la  crainte  et  dans  l'admi- 
ration. Le  ciel  a  commencé  par  de  beaux  phénomènes,  la 
terre  a  suivi  par  de  furieux  soulèvements....  Nous  avons  vu, 
dès  l'automne  dernier,  des  serpents  embrasés,  qui  s'enla- 
çaient les  uns  dans  les  autres,  en  forme  de  caducée,  et 
volaient  par  le  milieu  des  airs,  portés  sur  des  ailes  de  feu. 
Nous  avons  vu  sur  Québec  un  grand  globe  de  flammes, 
qui  faisait  un  assez  beau  jour  pendant  la  nuit,  si  les  étio- 


I  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  327 


celles  qu'il  dardait  de  toutes  parts  n'eussent  mêlé  de 
frayeur  le  plaisir  qu'on  prenait  à  le  voir. 

"  Ce  même  météore  a  paru  sur  Montréal  ;  mais  il  sem- 
blait sortir  du  sein  de  la  lune,  avec  un  bruit  qui  égale 
celui  des  canons  ou  des  tonnerres.  S'étant  promené  trois 
lieues  en  l'air,  il  fut  se  perdre  enfin  derrière  la  grosse- 
montagne  dont  cette  île  porte  le  nom. 

^'  Mais  ce  qui  nous  a  semblé  plus  extraordinaire,  c'est 
l'apparition  de  trois  soleils.  Ce  fut  un  beau  jour  de  l'hiver 
dernier,  que  sur  les  huit  heures  du  matin,  une  légère 
vapeur  presque  imperceptible  s'éleva  de  notre  grand  fleuve^ 
et  étant  frappée  par  les  premiers  rayons  du  soleil,  devenait 
transparente^  de  telle  sorte  néanmoins  qu'elle  avait  assez 
de  corps  pour  soutenir  les  deux  images  que  cet  astre 
peignait  dessus.  Ces  trois  soleils  étaient  presque  en  ligne 
droite,  éloignés  de  quelques  toises  les  uns  des  autres,  selon 
l'apparence,  le  vrai  tenant  le  milieu,  et  ayant  les  deux 
autres  à  ses  côtés.  Tous  trois  étaient  environnés  d'un  arc* 
en-ciel,  dont  les  couleurs  n'étaient  pas  bien  arrêtées,  tantôt 
paraissant  comme  celles  de  l'iris,  puis  après  d'un  blane 
lumineux,  comme  si,  au-dessous  tout  proche,  il  y  eût  eu 
une  lumière  excessivement  forte. 

**  Ce  spectacle  dura  près  de  deux  heures,  la  première  foi» 
qu'il  parut  ;  c'était  le  sept  janvier  1663  :  et  la  seconde  foîs^ 
qui  fut  le  quatorze  du  même  mois,  il  ne  dura  pas  si  long- 
temps, mais  seulement  jusqu'à  ce  que  les  couleurs  de  l'iris 
venant  à  se  perdre  petit  à  petit,  les  deux  soleils  des  côtés 


328  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 

s'éclipsaient  aussi,  laissant  celui  du  milieu  comme  victo- 
rieux." 

Ces  phénomènes  n'avaient  sans  doute  rien  que  de  naturel  ; 
mais  ils  n'en  annonçaient  pas  moins  la  présence  de  l'auteur 
de  la  nature,  qui  aime,  de  temps  en  temps,  par  des  signes 
extraordinaires,  à  manifester  sa  puissance,  et  à  rappeler 
aux  hommes  que  tout  vient  de  lui  et  que  tout  dépend  de 
lui.  La  foudre  et  les  éclairs  sont  aussi  des  phénomènes 
naturels  :  qui  ne  redoute  cependant  leur  voix  terrible 
et  puissante  ?  Qui  ne  reconnaît  dans  les  tremblements 
de  terre  la  force  souveraine  du  Créateur  ?  Laissons  le 
P.  Lalemant  nous  décrire  celui  de  1663  : 

"  Ce  fut  le  5  février  1663,  sur  les  cinq  heures  et  demie  du 
soir,  qu'un  grand  bruissement  s'entendit  en  même  temps 
dans  toute  l'étendue  du  Canada.  Ce  bruit,  qui  paraissait 
comme  si  le  feu  eût  été  dans  les  maisons,  en  fit  sortir  tout 
le  monde,  pour  fuir  un  incendie  si  inopiné.  Mais  au  lieu 
de  voir  la  fumée  et  la  flamme,  on  fut  bien  surpris  de  voir 
les  murailles  se  balancer,  et  toutes  les  pierres  se  remuer, 
comme  si  elles  se  fussent  détachées  ;  les  toits  semblaient  se 
courber  en  bas,  d'un  côté,  puis  se  renverser  de  l'autre  ;  les 
cloches  sonnaient  d'elles-mêmes;  les  poutres,  les  soliveaux 
et  les  planchers  craquaient;  la  terre  bondissait,  faisant 
danser  les  pieux  des  palissades  d'une  façon  qui  ne  parais- 
sait pas  croyable,  si  nous  ne  l'eussions  vue  en  divers 
endroits. 

**  Alors  chacun  sort  dehors,  les  animaux  s'enfuient,  les 
enfants  pleurent  dans  les  rues,  les  hommes  et  les  femmes 


VIE  DE   MGR   DE  LAVAL  329 


saisis  de  frayeur  ne  savent  où  se  réfugier,  pensant  à  tout 
moment  devoir  être  ou  accablés  sous  les  ruines  des  mai- 
sons, ou  ensevelis  dans  quelque  abîme  qui  s'allait  ouvrir 
sous  leurs  pieds  :  les  uns,  prosternés  à  genoux  dans  la 
neige,  crient  miséricorde  ;  les  autres  passent  le  reste  de  la 
nuit  en  prières,  parce  que  le  tremblement  de  terre  continue 
toujours  avec  un  certain  branle,  presque  semblable  à  celui 
des  navires  qui  sont  sur  mer,  et  tel  que  quelques-uns  ont 
ressenti  par  ces  secousses  les  mêmes  soulèvements  de  cœur 
qu'ils  enduraient  sur  l'eau. 

"  Le  désordre  était  bien  plus  grand  dans  les  forêts.  Il 
semblait  qu'il  y  eût  combat  entre  les  arbres  qui  se  heur- 
taient ensemble  ;  et  non  seulement  leurs  •  branches,  mais 
même  on  eût  dit  que  les  troncs  se  détachaient  de  leurs 
places  pour  sauter  les  uns  sur  les  autres,  avec  un  fracas  et 
un  bouleversement  qui  fit  dire  à  nos  sauvages  que  toute 
la  forêt  était  ivre  i. 

'*  La  guerre  semblait  être  même  entre  les  montagnes, 
dont  les  unes  se  déracinaient  pour  se  jeter  sur  les  autres, 
laissant  de  grands  abîmes  au  lieu  d'où  elles  sortaient,  et 
tantôt  enfonçaient  les  arbres  dont  elles  étaient  chargées 
bien  avant  dans  la  terre  jusqu'à  la  cime;  tantôt  elles  les 


1  —  '*  Sur  la  côte  sud  du  fleuve  Saint-Laurent,  on  voit  encore  ce 
qu'on  appelle  dans  le  pays  Vahbatis  du  diable,  c'est-à-dire  que  sur  trois 
lieues  de  front,  sur  plus  de  cent  lieues  de  longueur,  tous  les  arbres  de 
cette  immense  forêt  furent  abattus,  et  ne  se  sont  jamais  relevés.  " 
{Latoiir,  p.  18o.) 

''  Dans  le  journal  qu'il  fit  de  son  voyage  au  Canada,  en  1700,  M.  de 
la  Potheric  remarqua  que,  partout  où  il  travailla,  la  j:erre  était  encore 
bouleversée  par  le  tremblement  de  1663.  "  (Histoire  manuxrite  du 
séminaire.) 


330  VIE  PE  MGR   DE  LAVAL 

enfouissaient  les  branches  en  bas,  qui  allaient  prendre  la 
place  des  racines;  de  sorte  qu'elles  ne  laissaient  plu3 
qu'une  forêt  de  troncs  renversés. 

*'  Pendant  ce  débris  général  qui  se  faisait  sur  terre,  les 
glaces  épaisses  de  cinq  et  six  pieds  se  fracassaient,  sautant 
en  morceaux,  et  s'ouvrant  en  divers  endroits,  d'où  s'évapo- 
raient de  grosses  fumées,  ou  des  jets  de  boue  et  de  sable 
qui  montaient  fort  haut  dans  l'air  ;  nos  fontaines  ou  ne 
coulaient  plus,  ou  n'avaient  que  des  eaux  ensouffrées  ;  les 
rivières  ou  se  sont  perdues,  ou  ont  été  toutes  corrompues,  lea 
eaux  des  unes  devenant  jaunes,  les  autres  rouges;  et  notre 
grand  fleuve  Saint-Laurent  parut  tout  blanchâtre  jusque 
vers  Tadoussac  :  prodige  bien  étonnant,  et  capable  de  sur- 
prendre ceux  qui  savent  la  quantité  d'eau  que  ce  gros 
fleuve  roule  au-dessous  de  l'île  d'Orléans,  et  ce  qu'il  fallait 
de  matière  pour  les  blanchir. 

*'  L'on  voit  de  nouveaux  lacs  où  il  n'y  en  eut  jamais;  ou 
ne  voit  plus  certaines  montagnes  qui  se  sont  engouffrées  ; 
plusieurs  sauts  sont  aplanis  ;  plusieurs  rivières  ne  parais- 
sent plus;  la  terre  s'est  fendue  en  bien  des  endroits,  et  a 
ouvert  des  précipices  dont  on  ne  trouve  point  le  fond. 
Enfin,  il  s'est  fait  une  telle  confusion  de  bois  renversés  et 
abîmés,  qu'on  voit  î\  présent  des  campagnes  de  plus  de 
mille  arpents  toutes  rases,  et  comme  si  elles  étaient  tout 
fraîchement  labourées,  là  où  peu  auparavant  il  n'y  avait 
que  des  forêts  ^  " 


1  —  Relations  desjeêuUcSj  1663. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  381 

D'après  cette  description  du  P.  Lalemant,  témoin  oculaire 
de  tous  ces  événements,  la  voix  de  Dieu  s'était  fait  enten- 
dre au  Canada  d'une  manière  solennelle.  C'était  bien  là 
cette  voix  formidable  et  magnifique  à  la  fois^  dont  parle  le 
prophète  :  '^  La  voix  du  Seigneur  est  accompagnée  de  force  ; 
la  voix  du  Seigneur  est  pleine  de  magnificence.  Elle  brise 
les  cèdres  du  Liban  et  les  met  en  pièces,  fait  jaillir  les 
flammes  et  les  feux,  ébranle  le  désert,  et  découvre  les  lieux 
sombres  et  épais  i." 

'*  Au  reste,  ajoute  le  P.  Lalemant,  trois  circonstances  ont 

rendu  ce  tremblement  de  terre  très    remarquable.    La 

première  est  le  temps  qu'il  a  duré,  ayant  continué  jusque 

dans  le  mois  d'août,  c'est-à-dire  plus  de  six  mois.    Il  est 

vrai  que  les  secousses  n'étaient  pas  toujours  également 

rudes  ;  en  certains  endroits,   comme  vers  les  montagnes 

que  nous  avons  à  dos,  le  tintamarre  et  le  trémoussement 

y  a  été  perpétuel  pendant  longtemps  ;  en  d'autres,  comme 

vers  Tadoussac,  il  y  tremblait  d'ordinaire  deux  et  trois  fois 

le  jour  avec  de  grands  efforts,  et  nous  avons  remarqué 

qu'aux  lieux  plus  élevés,  l'émotion  y  était  moindre  qu'aux 

plats  pays. 

"  La  seconde  circonstance  est  touchant  l'étendue  de  ce 
tTemblement  de  terre,  que  nous  croyons  être  universel  en 
toute  la  Nouvelle-France;  car  nous  appienons  qu'il  s'est 
fait  Tessentir  depuis  l'île  Percée  et  Gaspé,  qui  sont  à  l'em- 
bouchure de  notre  fleuve,  jusques  au  delà  de  Montréal, 
comme    aussi  en  la  Nouvelle-Angleterre,  en  l'Acadie  et 

1  — Ps.  XXVIII. 


332  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


autres  lieux  fort  éloignés  ;  de  sorte  que,  de  notre  connais- 
sance, trouvant  que  le  tremblement  de  terre  s'est  fait  en 
deux  cents  lieues  de  longueur  sur  cent  de  largeur,  voilà 
vingt  milles  lieues  de  terre  en  superficie  qui  ont  tremblé 
tout  à  la  fois,  en  même  jour  et  à  même  moment. 

"  La  troisième  circonstance  regarde  la  protection  parti- 
culière de  Dieu  sur  nos  habitations;  car  nous  voyons 
proche  de  nous  de  grandes  ouvertures  qui  se  sont  faites, 
et  une  prodigieuse  étendue  de  pays  toute  perdue,  sans 
que  nous  y  ayons  perdu  un  enfant,  non  pas  même  un 
cheveu  de  la  tête.  Nous  nous  voyons  environnés  de 
bouleversements  et  de  ruines,  et  toutefois  nous  n'avons  eu 
que  quelques  cheminées  démolies,  pendant  que' les  monta- 
gnes d'alentour  ont  été  abîmées." 

Il  était  donc  bien  évident  que  Dieu  ne  frappait  la  colonie 
canadienne  que  pour  la  guérir  ;  ce  n'était  pas  la  mort  des 
coupables  qu'il  voulait,  mais  leur  conversion  et  leur  vie. 
'*  Le  Seigneur,  dit  le  prophète,  châtie  dans  son  indignation  ; 
il  donne  la  vie  par  un  pur  effet  de  sa  volonté  ^ .  " 

Tout  dans  les  différentes  circonstances  du  tremblement 
de  terre  de  1663,  telles  que  les  raconte  le  P.  Lalemant,  peut 
sans  doute  s'expliquer  d'une  manière  naturelle.  Ce  fut 
un  de  ces  cataclysmes,  produits  par  la  rencontre  de  certaines 
forces  de  la  nature,  qui  arrivent  dans  le  monde,  à  un 
moment  donné,  et  bouleversent  une  partie  plus  ou  moins 
grande  de  l'orbe  terrestre. 


1  —  Ps.  XXIX,  6. 


\ 


VIE  DE  MGR  IJE  LAVAL  333 


Mais  ce  qui  est  plus  merveilleux,  ce  qui  tient  du  surna- 
turel, c'est  que  ce  cataclysme  fut  connu  d'avance  et  prédit 
par  plusieurs  saintes  personnes,  à  qui  Dieu  voulut  révéler 
ses  desseins  de  miséricorde  et  de  justice  sur  le  Canada. 
Nous  n'en  citerons  que  deux  exemples,  l'un  tiré  d'une  des 
lettres  de  Marie  de  l'Incarnation  ^ ,  l'autre  du  journal  de  la 
célèbre  Catherine  de  Saint- Augustin,  religieuse  de  l'Hôtel- 
Dieu. 

'*  Le  troisième  jour  de  février  1663,  dit  Marie  de  l'Incar- 
nation, une  femme  sauvage,  mais  très  bonne  et  excellente 
chrétienne,  étant  éveillée  dans  sa  cabane,  tandis  que  tous 
les  autre^  dormaient,  entendit  une  voix  distincte  et  arti- 
culée qui  lui  dit:  '*Dans  deux  jours,  il  doit  arriver  des 
"  choses  bien  étonnantes  et  merveilleuses."  Et  le  lendemain, 
la  même  femme  étant  dans  la  forêt  avec  sa  sœur,  pour  faire 
sa  provision  journalière  de  bois,  elle  entendit  distinctement 
la  même  voix  qui  lui  dit  :  '*  Ce  sera  demain,  entre  les  cinq 
"  et  six  heures  du  soir,  que  la  terre  sera  agitée  et  qu'elle 
"  tremblera  d'une  manière  étonnante.  "  Elle  rapporta  ce 
qu'elle  avait  entendu,  à  ceux  de  sa  cabane,  qui  prirent  avec 
indifférence  ce  qu'elle  disait,  comme  un  songe,  ou  comme 
un  pffet  de  son  imagination  -^ .  " 


1  —  *'  Il  ne  faut  pas  oublier,  dit  le  P.  Martin,  que  la  vén.  M.  do 
l'Incarnation  n'était  pas  une  femme  ordinaire  ;  que  c'était  une  &me 
très  élevée,  un  esprit  distingué  et  nourri  dans  la  spiritualité  la  plus 
&ûre  et  la  plus  sublime.  "  (Belations  inédites  de  la  Nouvdlc-Frmhce^ 
t.  II,  p.  337.; 

2  —  Lettre  historique  COe. 


334  VIE  DE  MGR  DE  UIVAL 


De  son  côté,  voici  ce  qu'écrivait  dans  son  jo\jirnal  Catherine 
de  Saint- Augustin  : 

**  Le  cinq  février,  ayant  offert  mes  dévotions  pour  les 
âmes  qui  sont  en  péché  mortel,  je  priai  les  premiers  martyrs 
du  Japon  de  la  Compagnie  de  Jésus,  dont  on  faisait  la  fête, 
d*en  faire  eux-mêmes  l'application,  selon  ce  qm  aendt  plus 
à  la  gloire  de  Dieu.  J'eus  pour  lors  un  pressentiment  aseei 
considérable  et  comme  une  assurance  infaillible  que  Dieu 
était  près  de  punir  le  pays,  pour  les  péchés  qui  s'y  com- 
mettaient, surtout  pour  le  mépris  qu'on  faisait  de  l'Eglise.  Il 
me  sembla  pour  lors  que  Dieu  était  beaucoup  irrité.  Je  ne 
pus  m'empêcher  de  souhaiter  ce  châtiment,  quel  qu'il  fût, 
car  je  n'eus  pour  lors  aucune  idée  de  ce  que  ce  pourrait 
être. 

^'  Le  soir,  au  même  instant  qu'un  tremblement  de  terre 
commença,  j  e  vis  en  esprit  quatre  démons,  qui  occupaient  les 
quatre  côtés  des  terres  voisines  et  les  secouaient  fortement, 
comme  voulant  tout  renverser  ;  et  sans  doute  ils  l'auraient 
fait,  si  une  puissance  supérieure  qui  donnait  comme  le 
branle  à  tout,  n'eût  mis  obstacle  à  leur  volonté.  Ensuite 
les  démons  me  dirent  qu'ils  feraient  leur  possible  pour 
continuer  ce  renversement,  qu'il  y  avait  bien  du  monde 
effrayé,  et  que  la  peur  les  faisait  recourir  à  Dieu  et  penser 
à  leur  conscience,  mais  qu'ils  feraient  bien  en  sorte  que 
cela  ne  leur  servirait  guère. 

''  Deux  ou  trois  jours  après,  étant  devant  le  saint  sacre- 
ment, je  me  sentis  intérieurement  invitée  d'écouter  et  de 
voir.  Je  fus  un  peu  troublée  d'abord  ;  la  voix  et  la  présence 


VIE  DE  MGR  DB  LAVAL  335 


de  celui  qui  me  parla,  quoique  ce  fût  d'une  façon  non 
visible,  m'imprima  une  grande  terreur,  à  raison  de  sa 
majesté.  Néanmoins,  mon  esprit  se  calma,  et,  quoique  je 
fasse  dans  une  crainte  respectueuse,  mon  cœur  possédait 
une  paix  profonde. 

''  Il  me  sembla  que  saint  Michel  était  celui  qui  me  par- 
lait. Voici  d'abord  ce  qu'il  me  fit  entendre:  ^^  Loquimini 
"  ad  cor  Jérusalem,  et  advocate  eam,  quoniam  compléta  estmali- 
"  lia  eju8,  dimiêsa  est  iniquUas  iUius  ^.  "  Il  portait  en  sa 
main  gauche  trois  flèches,  et  à  la  droite  une  balance  ;  sur 
les  flèches,  était  écrit:  "  Quis  vJt  Deus^?^^  Et  la  môme 
devise  semblait  lui  composer  une  espèce  d'habillement  ; 
les  flèches  étaient  prêtes  à  être  décochées  ;  un  des  bassins 
de  la  balance  était  rempli,  et  comme  comblé  des  paroles 
précédentes  du  prophète  Isaïe;  l'autre  était  presque  vide, 
et  l'on  ne  voyait  dedans  qu'une  légère  vapeur. 

"  On  me  fit  entendre  que  ces  flèches  étaient  trois  sortes 
de  punitions  pour  trois  sortes  de  péchés,  qui  sont  ordinaires 
en  ce  pays  :  l'impiété,  l'impureté,  et  le  peu  de  charité, 
surtout  dans  les  détractions  et  les  désunions. 

"  Je  priai  l'ange  d'avoir  un  peu  de  patience,  et  de  ne  pas 
lancer  sitôt  ses  flèches.  Il  me  dit  :  "  Deus  non  irridetar  ^.  " 
Je  lui  dis  :  *'  Dieu  s'oubliera-t-il  de  ses  grandes  miséricor- 
"  des?  Qu'il  me  punisse,  moi,  qui  ai  attiré  sa  colère  sur  ce 


1  —  *'  Parlez  au  cœur  de  Jérusalein,  et  assurez-la  que  ses  maux  sont 
finis,  que  ses  iniquités  lui  sont  pardonnées.  "  (Isaïe,  XL,  2.) 

2  —  ''  Qui  est  semblable  à  Dieu  ?  " 

3  —  *'  On  ne  se  rit  point  de  Dieu.  "  (Galat^  VI,  7.) 


336  VIB  DE   MGR  DE  LAVAL 


*'  pauvre  pays;  qu'il  pardonne  aux  autres.-'  On  ne  me  fit 
autre  réponse,  sinon  que  je  lusse  bien  l'écriture  qui  était 
dans  la  balance. 

"  Je  restai  étrangement  touchée  que  Dieu  fût  si  irrité, 
et  mon  cœur  était  dans  un  grand  désir  de  pouvoir  l'apaiser. 
Je  n'ai  jamais  si  bien  conçu  ce  que  c'est  que  le  péché,  que 
pour  lors.  Qu'il  y  a  peu  de  foi,  et  que  Ton  ne  comprend 
guère  ce  que  c'est  que  Dieu  ^  !  " 

Nous  avons  aimé  à  citer  en  entier  cette  page  merveilleuse 
de  Catherine  de  Saint- Augustin,  parce  qu'elle  nous  trans- 
porte, pour  ainsi  dire,  dans  un  autre  monde,  auquel 
malheureusement  les  hommes,  même  ceux  qui  ont  la  foi, 
s'accoutument  à  vivre  trop  étrangers,  un  monde  pourtant 
aussi  réel  que  le  monde  extérieur  qui  nous  entoure,  le 
monde  des  esprits,  et  qu'elle  nous  fait  voir  le  rôle  que 
jouent,  dans  la  nature,  les  démons  et  les  bons  anges,  avec 
la  permission  de  Dieu.  Sans  déranger  le  cours  ordinaire 
des  choses,  sans  faire  dévier  les  lois  de  la  nature,  ils 
interviennent  souvent,  pour  la  punition  ou  pour  le  bonheur 
des  hommes,  dans  les  différents  événements  de  la  vie. 
Dieu  les  emploie  comme  les  instruments  de  sa  justice  ou 
de  sa  miséricorde. 

La  sœur  Catherine  de  Saint-Augustin  n'était  pas  une 
illuminée;  c'était  une  religieuse  d'une  sublime  vertu, 
remplie  des  dons  de  Dieu,  ornée  de  grâces  spéciales.  Elle 
jouissait  de  la  plus  grande  estime  de  Mgr  de  Laval  et  de 


1  —  Ragueneau,  Vie  de  Cathcnne  de  Saint-Av^tcstin^  Paris,  167L 


•H 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  337 

tous  les  personnages  les  plus  distingués  de  son  temps. 
"  Mgr  de  Pétrée,  dit  le  P.  Ragueneau  i,  cet  évêque  sage  et 
éclairé,  que  toute  la  France  connaît  comme  un  prélat  d'une 
piété  solide  et  d'un  zèle  tout  apostolique,  avait  une  grande 
vénération  pour  la  vertu  de  cette  bonne  religieuse." 

Dieu  voulut  la  favoriser  de  cette  vision  au  sujet  du 
tremblement  de  terre  du  Canada,  afin  de  l'engager  à  prier 
et  à  s'offrir  en  holocauste  pour  les  péchés  du  peuple. 
'*  Depuis  ce  tremblement  de  terre,  dit-elle,  je  suis  toutes 
les  nuits  comme  percluse,  et  dans  l'impuissance  de  me 
pouvoir  remuer  le  moins  du  monde.  Cela  a  duré  plus  de 
quinze  jours.  " 

Le  Ciel  accepta  et  eut  pour  agréables  les  prières,  les 
larmes  et  l'holocauste  de  cette  sainte  religieuse.   Il  permit 

que  le  peuple  du  Canada,  comme  autrefois  celui  deNinive, 
rentra  en  lui  -  même,  reconnut  Ténormité  des  fautes  qui 
avaient  excité  à  un  si  haut  degré  la  oolère  divine,  et  prit 
la  résolution  de  se  convertir  d'une  manière  sincère. 

*'0n  ne  saurait  croire,  dit  Marie  de  l'Incarnation,  le 
grand  nombre  de  conversions  que  Dieu  a  opérées,  tant  du 
côté  des  infidèles  qui  ont  embrassé  la  foi,  que  de  la  part 
des  chrétiens  qui  ont  quitté  leur  mauvaise  vie.  Au  même 
temps  que  Dieu  a  ébranlé  les  montagnes  et  les  rochers  de 
marbre  de  ces  contrées,  on  eût  dit  qu'il  prenait  plaisir  à 
ébranler  les  consciences.  Les  jours  de  carnaval  ont  été 
changés  en  des  jours  de  pénitence  et  de  tristesse  :  les 


1  —  Dans  sa  dédicace  de  la  Vie  de  Catherhie  de  Saiivt- Augustin, 

22 


338  VIE   DE  MGE   DE  LAVAL 


prières  publiques,  les  processions,  les  pèlerinages  ont  été 
continuels;  les  jeûnes  au  pain  et  à  l'eau  fort  fréquents;  les 
confessions  générales  plus  sincères  qu'elles  ne  l'auraient 
été  dans  l'extrémité  des  maladies. 

"Un  seul  ecclésiastique,  qui  gouverne  la  paroisse  de 
Château  -  Richer  ^,  nous  a  assuré  qu'il  a  fait  faire  plus 
de  huit  cents  confessions  générales.  *  Je  vous  laisse  à 
penser  ce  qu'ont  pu  faire  les  révérends  pères,  qui  jour  et 
nuit  étaient  dans  les  confessionnaux.  Je  ne  crois  pas  que, 
dans  tout  le  pays,  il  y  ait  un  habitant  qui  n'ait  fait  une 
confession  générale.  Il  s'est  trouvé  des  pécheurs  invétérés 
qui,  pour  assurer  leurs  consciences,  ont  recommencé  la 
leur  plus  de  trois  fois. 

''  On  a  vu  des  réconciliations  admirables,  les  ennemis 
se  mettant  ù  genoux  les  uns  devant  les  autres  pour  se 
demander  pardon  avec  tant  de  douleur,  qu'il  était  aisé  de 
voir  que  ces  changements  étaient  des  coups  du  ciel  et  delà 
miséricorde  de  Dieu,  plutôt  que  de  sa  justice. 

''  Au  Fort  de  Saint-François- Xavier,  qui  est  delà  paroisse 
de  Hillery,  il  y  avait  un  soldat  de  la  garnison  venu  de 
France,  dans  les  navires  du  roi,  le  plus  méchant  et  le  plus 
abominable  homme  du  monde.  Il  se  vantait  impudem- 
ment de  ses  crimes,  comme  un  autre  pourrait  faire  d'une 
action  digne  de  louange.  Lorsque  le  tremblement  de  terre 
commença,  il  fut  saisi  d'une  frayeur  si  étrange  qu'il  s'écria 
devant  tout  le  monde:    *' Qu'on  ne  cherche  point  d'autre 


1  —  Probablement  M.  Th  nnas  Morel. 


VIE  DE  MGB  DE  LAVAL  339 

*'  eause  de  ce  que  vous  voyez,  que  moi  :  c'est  Dieu  qui  veut 
'^ehâtier  mes  crimes."  Il  commença  ensuite  à  confesser  tout 
haut  ses  péchés,  sans  rien  avoir  devant  les  yeux  que  la 
justice  de  Dieu,  qui  Fallait,  à  ce  qu'il  croyait,  précipiter 
dans  les  enfers.  Ce  Fort  est  à  un  quart  de  lieu  de  Sillery, 
où  il  le  fallut  porter  à  quatre  pour  le  confesser,  la  peur 
l'ayant  fait  devenir  comme  perclus.  Dieu  a  fait  en  lui  une 
si  heureuse  et  si  entière  conversion,  qu'il  est  aujourd'hui 
un  modèle  de  vertu  et  de  bonnes  œuvres  i.  " 

II  est  facile  d'imaginer  combien  Mgr  de  Laval  eût  été 
heureux,  s'il  eût  vu  de  ses  yeux  ces  merveilles  de  grâces. 
Autant  il  aurait  gémi  sur  les  malheurs  qui  venaient  de 
fondre  sur  la  Nouvelle- France,  autant  il  se  serait  réjoui  des 
fruits  de  conversions  opérés  dans  les  cœurs  ;  et  il  aurait 
remercié  le  Seigneur  d'avoir  bien  voulu  visiter  son  peuple. 
Il  est  probable  qu'il  n'apprit  qu'à  son  retour  le  tremble- 
ment de  terre  qui  avait  bouleversé  le  Canada,  car  il  quitta 
la  France  avant  qu'aucun  vaisseau  parti  de  la  colonie  pût 
être  arrivé  en  Europe.     Lorsqu'il  revint,  tout  était  rentré 
dans  le  calme. 

En  effet,  le  tremblement  de  terre  ne  laissa  aucune  trace 
fâcheuse  pour  le  Canada.  *'  Nous  craignions  la  peste  ou  la 
famine,  dit  Marie  de  l'Incarnation  :  Dieu  nous  a  préservés 
de  l'une  et  de  l'autre.  Il  se  trouva  qu'après  les  grandes 
secousses,  et  les  feux  qui  étaient  sortis  par  les  ouvertures  de 
ia  terre,  une  extrême  sécheresse  avait  comme  brûlé  la  sur- 


1  —  Lettre  hidorique  67e. 


340  VIE  DE   MGB  DE  LAVAL 


face  de  la  terre  et  consumé  toutes  les  semences.  Ensuite 
de  ces  aridités,  Dieu  permit  qu'il  tombât  des  pluies  en  si 
grande  abondance,  que  les  torrents  semblaient  avoir 
emporté  tout  le  reste  de  l'herbe  et  tout  ensemble  Tespé- 
rance  de  faire  aucune  moisson. 

*^  Le  contraire  est  arrivé,  car  la  moisson  a  été  si  abon- 
dante, que  jamais  l'on  n'a  recueilli  tant  de  blé,  ni  d'autres 
grains,  dans  ce  pays.  Et  pour  les  maladies,  il  n'y  en  a  eu 
aucune,  sinon  celles  que  les  vaisseaux  du  roi  nous  apportent. 

*^  Vous  voyez  par  là  que  Dieu  ne  blesse  que  pour  guérir, 
et  que  s  es  fléaux,  que  nous  avons  expérimentés,  ne  sont 
que  les  châtiments  d'un  bon  père  ^ .  " 


1 —  Ldtra  hiatariqne  OSe, 


CHAPITRE  DOUZIEME 


Accueil  ftivonible  fait  à  M^r  de  Laval  en  France.  —  Il  s'occupe  des 
intérêls  spirituels  et  temporels  de  la  colonie.  —  Succès  de  son 
voyage.  — 11  revient  nu  Canada  avec  M.  de  Méay.    1662-1663. 

Le  vicaire  apostolique  du  Canada  fut  reçu  par  le  roi  avec 
beaucoup  de  bienveillance.  On  assure  même  qu'à  une 
grande  réception  qui  eut  lieu  à  la  Cour  peu  de  temps  après 
son  arrivée,  et  à  laquelle  il  assista,  il  fut  l'objet  d'une  atten- 
tion toute  spéciale  de  la  part  du  souverain  i. 

'"  La  haute  naissance  de  ce  prélat,  dit  M.  de  la  Colom- 
bière,  et  l'accès  que  lui  donnaient  auprès  du  roi  l'estime 
qu'il  faisait  de  sa  vertu  et  l'idée  qu'il  avait  conçue  de  sa 
droiture  et  de  sa  probité,  engagèrent  ce  prince  à  écouter  et 
à  suivre  ses  conseils  '^.  " 

Certes,  il  fallait  un  mérite  peu  ordinaire  et  une 
cause  pleine  d'intérêt  pour  fixer  tout  d'abord  l'attention 
d'un  monarque  si  puissant.     Louis  XIV  entrait  dans  sa 


1  —  C'était  une  tradition  conservée  encore  au  séuiinaire,  du  temps 
de  M.  Jérôme  Deniers,  qui  aimait  à  la  raconter. 

2  —  Eloge  funèbre. 


342  \aE  DE  MGR   DE  LAVAL 


vingt-cinquième  année  ^,  et,  sans  être  encore  à  l'a.p*i 
sa  gloire,  faisait  déjà  pressentir  l'éclat  et  l'iiuto, 
son  règne. 

A  dix-sept  ans,  il  avait  paru  un  jour  en  habit  de 
et  le  fouet  à  la  main,  en  pleine  assemblée  du  pari 
de  Paris,  où  l'on  discutait  quelques-unes  de  ses  ordo 
ces;  et  d'un  ton  de  voix  qui  révélait  une  volonté  il 
"  Messieurs,  dit-il,  on  sait  les  malheurs  qu'ont  prc 
vos  assemblées;  j'ordonne  qu'on  cesse  celles  qui  sont 

■ 

mencées  sur  mes  édits.    Monsieur  le  président,  je 
défends  de  souffrir  des  assemblées,  et  à  pas  un  de  voc 
les  demander.  " 

Mazarin  venait  de  mourir  2,  laissant  le  roi  libre  de  ti 
entrave  à  son  pouvoir.  Le  lendemain  de  la  mort 
ministre,  l'archevêque  de  Rouen,  président  de  l'asserni 
du  clergé,  se  présente  au  roi  :  '*  A  qui,  désormais,  doi 
m'adresser,  sire,  lui  dit-il  ?  —  A  moi,  M.  l'archevêijl 
répondit  le  monarque.  "  De  ce  jour,  il  fut  le  maître,  et 
n'y  eut  plus  en  France  d'autre  volonté  que  la  sienne. 

Ce  n'est  pas  qu'il  fît  tout  par  lui-même,  et  sans* 
lumières  de  personne,  Le  chancelier  Séguier,  Le  TelW 
secrétaire  d'état  de  la  guerre,  Lyonne,  ministre  des  affaii^ 
étrangères,  Louvois,  D'Aligre,  D'Ormesson,  Voisin,  Lâ/n^ 
gnon,  et  surtout  Colbert,  le  nouveau  contrôleur  des  finances^ 
à  la  place  de  Fouquet,  que  le  roi  venait  de  faire  condamna 


1  --  Il  était  né  le  5  septembre  1638. 

2  --  Le  9  mars  1661. 


DE   LAVAL  34 


o 


1  :  quelle  pléiade  de  ministres 

l'^ne  d'un  si  grand  monarque  ! 

m,   dit  un  historien,  à  aucune 

iivoir  soumise  à  ses  ministres,  et 

.  lent  par  un  examen  approfondi  de 

I  à  l'arbitre  de  l'Europe.  La  Cour  d'Es- 

ait  pu  disputer  à  celle  de  France  la 

t.  (le  faire  acte  de  soumission  à  l'autorité 

:')po3  d'une  question  d'étiquette  entre  les 

'  >  deux  pays  à  la  Cour  d'Angleterre. 

.,rque  qui  avait  fait  un  si  bon  accueil  au 

les  Canadiens,  M.  Pierre  Boucher,  l'année 

:  1  reçut  le  vicaire  apostolique  avec  une  faveur 

marquée. 

a  de  l'estime  que  professait  Louis  XIV   pour 

.viil,   par  la  lettre  qu'il  venait  de  lui  écrire,  au 

:'r^  de  cette  même  année  1662  -: 

■   vu,  lui  disait-il,  par  les  lettres  que  vous  m'avez 

.  les  peines  et  les  travaux  que  vous  souffrez  journel- 

M  pour  convertir  à  la  foi  catholique  les  peuples  de 

')uvelle-France;  et  comme  il  ne  se  peut  rien  ajouter  îi 

satisfaction  qui  m'en  demeure,  j'ai  bien  voulu  vous  le 

..loigner  par  celle-ci,  et  vous  dire  qu'outre  qu'en  conti- 

uant  ces  exercices  de  piété  et  de  vertu,  vous  ne  sauriez 


1  —  Mennechet,  HUtoire  de  Fraw^e. 

2  — Le  30  avril.     Elle  était  adressée:    ''A  M,  Vccàfts  d"  PetrcCy 
^onmUer  en  mon  Cmiseil  d'Etat.  " 


344  VIE   DE   KGB   DE  LAVAL 


mieux  employer  vos  soins,  ni  rien  faire  de  plus  méritoire 
envers  Dieu,  vous  me  rendrez  un  service  très  agréable,  que 
je  désire  reconnaître,  non  seulement  en  vous  établissant 
évêque  dans  le  dit  pays,  lequel  je  veux  protéger  et  secourir 
puissamment,  mais  aussi  en  vous  gratifiant  d'un  bénéfice 
de  revenu  convenable,  pour  soutenir  cette  dignité....  *" 

Il  est  plus  que  probable  que  Tévêque  de  Pétrée  ne  put 
recevoir  cette  lettre  avant  son  départ  pour  la  France.  Les 
vaisseaux  partis  le  printemps,  ceux-là  même  sur  lesquels 
étaient  montés  MM.  Boucher  et  Dumont,  n'arrivèrent  â 
Québec  que  très  tard,  comme  nous  l'avons  vu,  après  quatre 
mois  de  traversée. 

Le  roi  confirma  de  bouche  à  Mgr  de  Laval  ce  qu'il  lui 
avait  écrit,  à  savoir,  qu'il  le  nommait  évêque  de  la  Kouvelle- 
France;  et  il  lui  donna,  pour  le  soutien  de  son  évêché, 
l'abbaye  de  Maubec,  en  Berry,  de  l'ordre  de  Saint-Benoît, 
devenue  vacante  par  le  décès  de  son  dernier  possesseur, 
Gabriel  de  Louault. 

Dans  un  acte  daté  du  14  décembre  1662,  il  déclare  "qu'il 
a  nommé  et  nomme  à  notre  saint-père  le  pape  le  sieur  de 
Laval  pour  être  le  premier  pourvu  par  Sa  Sainteté  de 
l'évêché  du  Canada...,  auquel  évêché  Sa  Majesté  consent 
et  accorde  que  l'abbaye  de  Maubec  soit  unie  pour  servir 
de  revenu  et  fondation.  Pour  cet  effet,  le  dit  sieur  de 
Laval  consentira  tant  à  l'érection  du  dit  évêché  du  Canada 


1  —  Archives  du  sëminnirc  de  Québec. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  345 


qu'à  l'union  de  la  dite  abbaye;  et  pour  lors  le  titre  de  la 
dite  abbaye  sera  éteint  et  supprimé.  " 

Ce  ne  fut  que  deux  ans  plus  tard,  le  28  juin  1664,  que  le 
roi  .écrivit  au  souverain  pontife,  pour  le  prier  d'ériger 
Québec  en  évÊché,  et  d'y  nommer  Mgr  de  Laval.  L'afifaire 
traîna  ensuite  en  longueur,  à  cause  des  difficultés  qui 
existaient  entre  la  Cour  de  France  et  celle  de  Rome.  Mgr 
de  Laval  ne  fut  nommé  par  le  souverain  pontife  évêque  de 
Québec  qu'en  1674. 

Mais  c'était  déjà  beaucoup  de  pouvoir  se  dire  nommé 
par  le  roi  à  cet  éveché,  surtout  vis-à-vis  de  Tadministra- 
tion.cîvile.  Il  ne  manquait  pas,  en  effet,  de  personnes  qui 
refusaient  au  vicaire  apostolique  les  honneurs  et  les  égards 
qui  lui  étaient  dus,  sous  prétexte  qu'il  n'était  pas  évêque 
titulaire  du  Canada.  Le  titre  officiel  d'évêque  de  ce  pays, 
reconnu  par  le  roi,  venait  couper  court  à  toutes  les  objec- 
tions. Aussi  révéque  de  Pétrée  s'empressa-t-il  de  s'en 
prévaloir  aussitôt  après  sa  nomination. 

L'établissement  d'un  séminaire  était  une  conséquence 
naturelle  de  Térection  d'un  évêché  à  Québec.  Ce  fut  à 
Paris  mûme,  comme  nous  le  verrons  au  chapitre  suivant, 
que  Mgr  de  Laval  posa  les  fondements  de  cette  grande 
institution.  Louis  XIV  l'appuya  de  sa  haute  autorité,  et 
lui  procura,  par  rétablissement  des  dîmes,  les  moyens  de 
faire  subsister  ce  séminaire  ainsi  que  le  clergé  qui  devait 
s'y  former  sous  la  direction  tutélaire  de  la  sainte  Eglise. 

Il  est  dilficile  de  dire  la  part  exacte  qu'eut  Mgr  de  Laval 
dans  la  résolution  prise  ])ar  le  roi  de  retirer  le  Canada  de 


346  VIE   DK  MGR   DE  T^VAL 


la  compagnie  des  Cent  associés,  pour  le  faire  rentrer  da»^ 
le  domaine  royal,  d'y  établir  un  Conseil  souverain,  et  dV 
envoyer  des  forces  suffisantes  pour  protéger  le  pays  contre 
les  Iroquois.  La  voie  à  ces  arrangements  avait  été  déjà 
préparée  par  M.  D'Argenson;  elle  le  fut  encore  davantage 
par  les  rapports  de  MM.  Dumont  et  Boucher. 

C'était,  d'ailleurs,  l'idée  de  la  Cour,  à  cette  époque,  de 
faire  rentrer  dans  le  droit  commun  les  différentes  posses- 
sions de  la  couroone,  d'y  reprendre  la  direction  générale 
des  affaires,  et  d'y  établir  des  Conseils  supérieurs  sur  le 
modèle  des  parlements  de  France  ^. 

Le  roi  avait  écrit,  de  plus,  à  Mgr  de  Laval  qu'il  voulait 
^'  protéger  et  secourir  puissamment  "  le  Canada. 

Les  représentations  de  Tévêque  ne  furent  probablement 
pas  sans  influence  sur  la  décision  du  monarque,  si  bic:i 
disposé  à  les  entendre.  Son  éminente  sainteté,  ses  vertu= 
apostoliques,  son  dévouement  pour  le  bien  de  la  colonie. 
donnaient  un  grand  poids  à  ses  paroles.  Il  ne  manqua  pa>. 
sans  doute,  d'exposer  le  triste  état  où  les  Iroquois  avaient 
réduit  le  pays,  le  peu  de  secours  que  Ton  pouvait  attendre 
de  la  compagnie  des  Cent  associés,  et  les  troubles  qu'avaient 
suscités  à  Québec  les  démarches  imprudentes  de  Péronno 
Dumesnil. 

Si  l'on  en  croit  M.  de  la  Colombiôre -,  les  observations 


1  —  Un  de  CCS  Conseils  avait  ét6  établi  à  la  Martinique  en  1661. 

2  —  Il  ne  faut  pas  oublier  que  M.  de  la  Colonibiëre  pronoin^it  ce^ 
paroles  devant  un  auditoire  composé  en  grande  partie  de  personnes 
qui  avaient  été  témoins  des  événements,  et  qui  pouvaient  contrôler  b 
vérité  do  ce  que  disait  Torateur.     M.  de  la  Colombiëre.  grand  vicùrc 

•de  Québec,  était  d'ailleurs  un  homme  du  caractère  le  plus  élevé. 


VIB  DE  MGR  DE  LAVAT.  347 


de  Mgr  de  Laval  eurent  même  une  influence  toute  décisive 
sur  les  résolutions  qui  furent  prises  alors. 

**  D'un  côté,  dit-il,  la  Compagnie,  touchée  de  ses  vives  et 
fortes  raisons,  et  comme  forcée  par  ses  pressantes  sollicita- 
tions, abandonna  un  fardeau  qui  était  trop  pesant  pour 
elle,  et  qui  avait  perdu  déjà  beaucoup  de  son  prix  entre  ses 
mains  ;  et  de  l'autre  côté,  notre  grand  monarque,  persuadé 
par  Phomme  de  Dieu,  chargea  tout  seul  comme  un  autre 
Atlas  ce  nouveau  monde  sur  ses  épaules,  et  lui  communi- 
qua une  force  sans  laquelle  il  y  a  longtemps  qu'il  serait 
expiré.  Ce  fut  à  la  très  humble  prière  du  pasteur  que  le 
maître  du  troupeau  songea  tout  de  bon  à  sa  conservation 
et  à  son  accroissement.  Ce  fut  sur  ses  charitables  et  respec- 
tueuses instances  qu'il  envoya  des  troupes,  qu'il  augmenta 
les  appointements  des  gouverneurs,  qu'il  fit  un  intendant, 
qu'il  créa  un  Conseil  i.  " 

"Quoique  l'établissement  d'une  cour  souveraine,  dit  de 
son  côté  M.  de  Latour  ^,  ne  soit  pas  du  ressort  de  l'Eglise, 
le  Conseil  souverain  du  Canada  fut  l'ouvrage  de  son  premier 
évêque  ^,  " 


1  —  Eloge  funèhre. 

2  —  Mémoires  sur  la  vie  de  M.  de  Lavfdj  p.  109. 

3  —  ^' Mgr  de  Laval  contribua  puissamment  à  organiser  sur  une 
base  plus  solide  et  plus  rationnelle  le  gouvernement  de  la  colonie. 
Jusque-là,  le  régime  patriarcal  de  l'autorité  presque  absolue  des  gou- 
verneurs avait  pu  suffire  ^  mais,  avec  Taccroissement  de  la  population, 
les  affaires  s'étaient  multipliées,  et  les  abus  étaient  devenus  faciles. 
L'évêque  do  Pétrée  repassa  en  France  après  un  séjour  do  trois 

années Par  son  crédit  auprès  de  Louis  XIY,  qui  l'honorait  du 

titre  de  cousin,  il  obtint  la  création  d'un  Conseil  souverain,  composé 
du  gouverneur  et  des  principaux  colons,  qui  devait  servir  de  législature 


348  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


Ce  qui  est  certain,  c'est  que  peu  de  temps  après  Parrivée 
del'évêque  de  Pétrée  à  Paris,  le  roi  fit  signifier  à  la  compa- 
gnie des  Cent  associés  son  intention  de  reprendre  le  Canada. 
Les  associés  se  réunirent,  le  24  février  1663,  pour  délibérer 
sur  la  proposition  du  souverain  ;  et,  le  naême  jour,  fut  signé 
par  eux  un  acte  d'abandon  du  Canada  à  Sa  Majesté.  Quel- 
ques jours  plus  tard,  le  roi  acceptait  la  démission  de  la 
Compagnie,  et  rentrait  en  possession  directe  du  Canada  ^. 

Dans  le  mois  d'avril  suivant,  le  roi  établissait  à  Québec 
un  Conseil  souverain,  dans  lequel  il  attribuait  à  l'évêque 
de  Pétrée  une  large  part  d'autorité  conjointement  avec  le 
gouverneur.  Nous  verrons  plus  tard  le  rôle  politique  que 
le  prélat  fut  appelé  à  jouer  dans  ce  Conseil,  non  pas  de  son 
propre  choix,  mais  par  la  volonté  môme  du  roi. 

Ce  fut  à.  la  même  occasion,  et  sur  les  instances  de  Tévêque 
de  Pétrée,  que  Louis  XIV  se  décida  d'envoyer  au  Canada 
des  forces  suffisantes  pour  protéger  la  colonie  2.  Mgr  do 
Laval,  écrivant  en  16G4  au  souverain  pontife,  lui  annonçait 
l'arrivée  prochaine  du  marquis  de  Tracy,  avec  un  corps 
d'armée  considérable: 

"  Nous  attendons  l'année  prochaine,  disait-il,  douze 
cents  soldats,  avec  lesquels,  Dieu  aidant,  nous  essaierons  de 


et  de  haut  tribunal  judiciaire  dans  la  Nouvelle-France.  "  (200e  aumr. 
((e  V arrivée  de  M<jr  de  Lural  an  Canada^  Discours  de  M.  Tabbé  Tasche- 
reau,  p.  64.) 

1  — Edits  et  Ordonnances^  t.  I,  p.  30  et  suiv. 

2  —  '*  Des  troupes  furent  envoyées,  radiuinistration  des  affiûres 
publiques  s'organisa,  et  Ja  reconnaissance  aurait  pu  décerner  à  Mgr  de 
Laval  le  titre  de  Sauveur  de  la  patrie.^^  (Mandement  de  S.  Em.  le  card. 
Taschereau,  30  avril  1878.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  349 

dompter  les  farouches  Iroquois,  dont  les  attaques  cruelles 
nous  empêchent  de  faire  pénétrer  la  lumière  de  PEvangile 
chez  beaucoup  de  nations  sauvages....  Le  marquis  de  Tracy 
se  rendra  aussi  au  Canada  le  printemps  prochain,  afin  de 
voir  par  lui-même  les  mesures  qu'il  y  a  à  prendre  pour  que 
le  roi  fasse  de  hx  Nouvelle-France  une  colonie  forte  et 
prospère  i." 

Rien  de  ce  qui  pouvait  intéresser  l'Eglise  du  Canada  ne 
restait  étranger  au  vicaire  apostolique.  Il  avait  toujours 
eu  à  cœur  de  ne  laisser  pénétrer  au  i^ays  que  des  colons  de 
choix,  des  familles  de  bonnes  mœurs  et  de  bon  exemple, 
professant  la  religion  catholique.  ''  Nous  ne  souffrons  ici, 
écrivait-il  au  souverain  pontife,  aucune  secte  hérétique  ; 
c'est  ce  que  le  roi  m'a  accordé  pieusement  sur  la  demande 
que  je  liii  en  ai  faite  avant  de  quitter  la  France  2." 

Malgré  cela,  l'immigration  ne  présentait  pas  toujours  les 
garantie^désirables.  Le  prélat  s'occupa  sérieusement  de 
ce  sujet,  dans  son  voyage;  il  en  parla  plusieurs  fois  au 
ministre  Colbert,  qui  lui  écrivit  l'année  suivante  : 

"Pendant  le  séjour  que  vous  fîtes  ici,  vous  me  témoi- 
gnâtes que  les  gens  des  environs  de  La  Rochelle  et  des  îles 
circonvoisines,  qui  passaient  à  la  Nouvelle-France,  étaient 
peu  laborieux,  et  que  même,  n'étant  pas  fort  zélés  pour  la 
religion,  ils  donnaient  de  mauvais  exemples  aux  anciens 
habitants  du  pays.  Le  roi  a  pris  résolution,  suivant  notre 
avis,   de  faire  lever  trois  cents  hommes  cette  année  en 


1  —  Informatio  de  statu  EccUsUb^  1664. 

2  —  Belatio  Missionis  Canadeiisùi^  1660. 


350  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

Normandie,  et  dans  les  provinces  eirconvoisines  ;  ils  seront 
conduits  sur  des  vaisseaux  marchands,  dont  les  capitaines 
sont  obligés,  par  leurs  traités,  de  rapporter  des  certificat3 
du  Conseil  de  Québec,  touchant  le  nombre  d'hommes  qu'ils 
auront  débarqués.  J'espère  que  ce  secours  tournera  à 
l'avantage  du  pays,  ainsi  que  les  autres  que  Sa  Majesté  a 
résolu  d'y  envoyer  tous  les  ans,  en  cas  que  celui-ci  réussisse, 
ainsi  qu'on  se  le  promet.  " 

L'évêque  de  Pétrée  avait  donc  réveillé  l'attention  de  la 
Cour  sur  les  questions  les  plus  importantes  pour  l'aTenir 
du  Canada.  Aussi  pouvait-il  écrire,  l'année  suivante,  au 
souverain  pontife  :  "  Le  soin  et  l'amour  de  nos  églises 
touchent  le  cœur  religieux  du  roi,  et,  pour  cet  objet,  il  nous 
accorde  toutes  nos  demandes....  Quoique  accablé  d'un  grand 
nombre  d'affaires,  il  favorise  cette  colonie  d'une  manière 
admirable,  surtout  par  son  zèle  pour  y  propager  la  religion, 
quoiqu'il  ne  retire  presque  aucun  avantage  dfc  ce  pays 
barbare  ^.  " 

Mais  ce  qui  occupa  surtout  le  vicaire  apostolique,  dans 
son  voyage,  ce  fut  la  question  de  la  traite  de  l'eau-de-vie. 
C'est  pour  cela  principalement  qu'il  était  passé  en  Europe. 
Sur  ce  sujet,  il  eut  plus  de  peine  à  se  faire  entendre.  Les 
partisans  du  commerce  de  l'eau-de-vie  s'étaient  déjà  plaints 
à  la  Cour  de  l'ingérence  de  l'autorité  religieuse  dans  une 
question  qui  leur  paraissait  intéresser  uniquement  l'ordre 
temporel  ;    et  nous  avons  vu  que  Péronne  de  Mazé  était 

1  —  Informat io  de  statrt  Ecdeûcp^  1664. 


VIE  DE  MGR'  DE  LAVAL  851 

passé  en  France  pour  défendre  la  conduite  de  M.  D'Avau- 
gour  à  ce  sujet. 

**  L'évêque,  dit  Marie  de  l'Incarnation,  a  eu  bien  du 
démêlé  en  France  au  sujet  des  boissons  que  l'on  donnait 
aux  sauvages,  et  qui  ont  pensé  perdre  entièrement  cette 
nouvelle  Eglise  ^  " 

**  Mais  il  parla  au  roi  avec  tant  de  zèle  apostolique,  qu'il 
finit  par  être  écouté,  et  qu'il  obtînt  tout  ce  qu'il  demanda. 
Le  commercé  des  boissons  fut  absolument  défendu  2." 

'*  Il  eut  le  bonheur  de  voir  la  droiture  de  ses  intentions 
reconnue,  la  vérité  triompher  du  mensonge,  et  la  traite  de 
Teau-de-vie  défendue  avec  sévérité  ^.  " 

M.  D'Avaugour  reçut  ordre  de  repasser  en  France.  Son 
secrétaire,  Péronne  de  Mazé,  lui  apporta  le  5  juillet  cette 
iKalencontreuse  nouvelle.  Le  gouverneur  n'attendit  pas, 
pour  partir,  l'arrivée  de  son  successeur;  il  s'embarqua 
pour  l'Europe  le  23  juillet,  avant  môme  le  retour  au  Canada 
de  Mgr  de  Laval. 

*'  C'était,  dit  Latour,  un  homme  d'honneur,  qui  fit  tou- 
jours son  devoir  avec  distinction,  à  ce  travers  près,  si  fatal 
au  Canada,  triste  effet  d'une  raideur  inflexible.  On  ne  peut 
refuser  des  éloges  à  sa  probité,  à  sa  religion  et  à  sa  valeur." 
En  s'en  allant,  il  écrivit  de  Gaspé  un  mémoire,  adressé  à 
Colbert,  dans  lequel  il  exprimait  les  vues  les  plus  élevées 
sur  les  destinées  du  Canada  : 

"  Le  Saint- Laurent,  disait-il,  est  l'entrée  d'un  pays,  qui 


1  —  Lettre  historique  OTe. 

2  —  Latour,  p.  83. 
l*  — Ehifje  fnncbrv. 


352  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


peut  devenir  le  plus  grand  état  du  monde."  Puis  il  expo- 
sait les  moyens  que  l'on  devait  prendre  pour  réaliser  ce 
but.  '*  On  devrait  envoyer  à  la  colonie  trois  mille  soldats, 
que  l'on  déchargerait  après  trois  ans  de  service,  et  que  Ton 
convertirait  en  colons.  Pendant  leurs  trois  années  de 
service,  ils  pourraient  faire  de  Québec  une  forteresse  impre- 
nable, soumettre  les  Iroquois,  bâtir  un  Fort  menaçant  sur 
les  bords  de  la  rivière  Hudson,  où  les  Hollandais  n'avaient 
qu'une  misérable  hutte  en  bois,  appelée  Fort  Orange 
(Albany),  bref,  ouvrir  pour  la  Nouvelle-France  un  chemin 
k  la  mer  par  cette  rivière  *.  " 

Nous  verrons  plus  tard  MM.  de  Tracy  et  de  Courcelle 
réaliser  en  partie  ce  magnifique  projet  de  M.  D'Avaugour. 
De  son  côté,  le  baron,  de  retour  en  France,  se  remit  brave- 
ment au  service  de  son  pays,  et  alla  mourir  en  Croatie,  en 
défendant  contre  les  Turcs  la  forteresse  de  Zrin. 

Louis  XIV  voulut  donner  à  Tévêque  de  Pétrée  la  plus 
grande  marque  possible  de  confiance  :  il  lui  offrit  de 
choisir  le  successeur  de  M.  D'Avaugour,  et  l'obligea  même, 
malgré  lui,  de  le  faire  2.  *'Le  prélat  s'en  défendit  long- 
temps," dit  la  sœur  Juchereau.  Mais  à  la  fin,  vaincu  par 
les  bontés  du  roi,  il  proposa  la  nomination  du  chevalier 
de  Mésy,  qu'il  avait  bien  connu  à  l'ermitage  de  Caen. 
M.  de  Mésy  fit  quelque  résistance,  mais  finit  par  accepter 
la  charge  de  gouverneur  du  Canada  \ 


1  —  Ferland,  t.  I,  p.  497. 

2  —  Latour,  pp.  84  et  118. 

3  —  Histoire  de  VEÙtel-Dien,  p.  148. 


VIE  DE  MGB  DE  LAVAL  *         35^ 


C'était  un  homme  qui  avait  mené  autrefois  une  vie 

dissipée  ^,  mais  s'était  sincèrement  converti  à  Dieu,  et 

vivait  à  Caen  de  la  manière  la  plus  édifiante.    Mgr  de 

Laval  espérait  beaucoup,  pour  le  bien  de  l'Ejçlise  du  Canada» 

de  la  piété  et  des  bonnes  dispositions  de  M.  de  Mésy.    Il 

espérait  surtout  que  l'union  de  leurs  cœurs  contribuerait  à 

l'union  de  leurs  efforts  pour  arrêter  le  fléau  de  la  traite  de 

l'eau-de-vie. 

'^  Mais  il  était  dans  la  destinée  de  cet  homme  apostoli* 
» 

que,  dit  M.  de  Latour,  que  ceux  qu'il  plaçait  fussent  la^ 
source  de  ses  peines.  Le  P.  Lalemant,  qu'il  avait  désiré 
avec  ardeur,  occasionna,  par  hasard  et  sans  le  vouloir,  ses 
persécutions  auprès  de  M.  D'Avaugour.  Son  successeur  à 
l'épiscopat,  qu'il  avait  choisi  avec  complaisance,  renversa 
tous  ses  ouvrages.  M.  de  Mésy,  son  ami  de  cœur,  placé  de 
sa  main,  devint  son  plus  violent  ennemi.  A  peine  ce  gou- 
verneur fut-il  arrivé,  que  la  contagion  le  gagna:  soit 
sollicitation,  soit  intérêt,  il  favorisa  sourdement  la  traite 
de  l'eau-de-vie,  qu'il  avait  ordre  et  qu'il  avait  promis  d'em- 
pêcher 2." 

En  attendant,  tout  paraissait  sourire  en  France  à  Mgr  de 
Laval.  Il  avait  réussi  à  la  Cour  au  delà  de  toutes  ses  espé- 
rances ;  le  roi  lui  avait  accordé  beaucoup  plus  qu'il  n'avait 

demandé. 


1  —  C*est  pour  cela,  sans  doute,  que  la  vieille  chronique  déjà  citéa 
l'appelle  *'  un  homme  de  peu  de  conduite.''  ( Union  libéride  de  Québec,. 
2  novembre  1889.) 

2  —  Latour,  p.  84. 


23 


Soi  .  VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 


N'allons  pas,  cependant,  nous  le  représenter  triom- 
phant ^.  Il  était  trop  humble,  trop  fidèle  disciple  de  M.  de 
Bernières,  pour  prendre  l'attitude  du  triomphe.  "  Il  obtint 
de  la  Cour  tout  ce  qu'il  demanda,  il  gagna  tous  les  cœurs, 
dit  M.  de  Latour,  mais  ne  se  laissa  pas  éblouir  par  ses 
brillants  succès  2."  Ne  recherchant  en  tout  que  la  gloire 
de  Dieu,  il  lui  rapporta  tout  le  succès  de  sa  mission  auprès 
■du  roi  ;  il  le  pria  surtout  de  bénir  ce  qui  était  si  bien  com- 
mencé, afin  que  son  voyage  eût  d'heureux  résultats  pour 
.le  Canada.  • 

C'est  pendant  son  séjour  en  France,  vers  la  fin  de  1662, 
•que  Mgr  de  Laval  donna  son  approbation  au  livre  de  son 
ami,  le  vénérable  P.  Eudes,  sur  la  dévotion  au  saint  cœur 
<le  Marie.  Cet  illustre  religieux  avait  institué,  trois  ans 
auparavant,  dans  son  séminaire  de  la  ville  de  Caen,  la  fête 
du  saint  cœur  de  Marie  (8  février  1659).  En  1672  (20  octo- 
bre), il  y  établit  la  fête  du  sacré  cœur  de  Jésus. 

Chose  singulière,  la  dévotion  au  sacré  cœur  de  Jésus 
prit  naissance  à  peu  près  dans  le  même  temps  en  Nor- 
«nandie  et  en  Bourgogne  :  en  Normandie,  sous  la  direction 
<lu  P.  Eudes;  et  en  Bourgogne,  à  Paray-le-Monial,  sous 
l'inspiration  de  la  bienheureuse  Marguerite-Marie  et  de  son 
-confesseur,  le  vén.  P.  Claude  de  la  Colombière,  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus. 

On  aime  à  voir  le  nom  du  premier  évêque  de  Québec  uni 
-si  intimement,  dans  les  mêmes  pensées  de  zèle,  de  piété  et 


1  --  Connue  le  fait  un  historien  protestant,  M.  Parkman.  (Tfte  OU 
J{f[l'nnc  in  Canada^  p.  135.) 
'1  —  Latour,  p.  107. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  355 


(le  dévouement,  à  celui  du  P.  Eudes  i,  l'inspirateur  de  deux 
dévotions  si  chères  au  peuple  canadien  ;  et  l'on  est  moins 
surpris  de  trouver  ces  deux  dévotions  établies  au  Canada, 
et  particulièrement  chez  les  ursulines  de  Québec,  presque 
en  même  temps  qu'elles  étaient  établies  en  France. 

L'évêque  de  Pétrée  aurait  bien  voulu  décider  bon  nom- 
bre d'ecclésiastiques  à  le  suivre  au  Canada  ;  mais  les  voca- 
tions pour  ce  pays  lointain  étaient  rares.  Il  réussit  à 
en  gagner  un,  qui  devait  être  un  des  piliers  de  son  sémi- 
naire et  de  son  Eglise,  M.  Louis  Ango  de  Maizerets.  Il 
l'avait  connu  intimement  autrefois,  dans  la  congrégation 
du  P.  Bagot,  et  s'était  lié  avec  lui  d'une  sainte  et  étroite 
amitié. 

M.  de  Maizerets  appartenait  fi  une  famille  aisée  de  la 
Normandie  ';  ^'  ses  ancêtres,  riches  marchands  de  Dieppe, 
traitaient  presque  d'égal  à  égal  avec  les  rois  3.  "  Mais  il 
avait  renoncé  de  bonne  heure  aux  avantages  du  monde. 


1  —  Mgr  de  Laval  était  uni  d'une  sainte  amitié  avec  le  P.  Eudes, 
cumme  avec  M.  Boudon  :  ''Je  trouve  dans  nos  annales  la' liste  des 
amis  spirituels  du  P.  Eudes  ;  et  parmi  les  50  ou  60  personnages  qui  y 
sont  énumérés,  figure  au  commencement  le  nom  do  M.  de  Laval, 
évêque  de  Pétrée.  "  (Lettre  du  P.  Prorosfy  de  la  Congrégation  des 
(xuiiste»^  à  l'auteur.) 

En  tête  d'un  livre  (ju'il  adressait  à  T Université- Laval,  le  23  juin 
1874,  le  P.  Le  Doré,  de  la  même  congrégation,  écrivait  :  ''  Offert  à 
r Université-Laval  de  Québec,  en  souvenir  de  l'amitié  qui  unissait 
Mgr  de  Laval-Montmorency  et  le  Vén.  Jean  Eudes.  " 

Le  P.  Eudes  mourut  à  Caen  le  19  août  1630.  ''  Il  n'a  pas  demeuré 
à  l'ermitage  de  M.  de  Bernières.  "  (Lettre  du  F,  Le  Doré^  à  l'auteur.) 

2  —  La  famille  de  Maizerets  avait  sou  château  à  Argentan,  sur  la 
li^ne  de  Paris  à  Grandville. 

3  —  Discours  de  M.  l'abbé  Verreau,  :^  t'>e  annircrstdre  de  la  décou- 
l'ttie  dn  MM^ipi. 


356  •  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


pour  embrasser  la  vie  sainte,  pénitente  et  mortifiée  de 
l'ermitage  de  Caen.  Comme  Mgr  de  Laval,  il  avait 
demeuré  plusieurs  années  dans  cette  douce  retraite,  et  s'y 
était  pénétré  de  l'esprit  si  pieux  et  si  éclairé  de  M.  de  Ber- 
nières  de  Louvigny. 

Depuis  la  dispersion  de  l'ermitage,  il  était  venu  se 
retirer  à  Paris,  avait  fait  son  séminaire  aux  Bons-Enfans, 
et  venait  de  recevoir  les  saints  ordres  des  mains  de  Mgr 
Fallu,  évêque  d'Héliopolis.  Souvent  il  se  sentait  appelé 
à  aller  rejoindre  au  Canada  ses  anciens  confrères  de  Termi- 
tage,  révêque  de  Pétrée,  MM.  de  Bernières,  Morel  et 
Dudouyt.  Mais  sa  vocation,  dit  Latour,  était  encore  incer- 
taine ;  elle  se  décida  pendant  le  séjour  de  Mgr  de  Laval 

en  France. 

Le  vicaire  apostolique,  ayant  terminé  heureusement 
l'objet  de  son  voyage,  avait  hâte  de  se  réunir  à  son  cher 
troupeau.  Malgré  les  offres  réitérées  du  roi,  qui  l'estimait 
à  cause  de  ses  vertus  et  voulait  le  retenir  en  France  ^,  il 
s'embarqua,  dès  les  fêtes  de  la  Pentecôte  1663,  vers  le 
milieu  de  mai,  sur  un  des  vaisseaux  de  Sa  Majesté,  avec 
M.  de  Mésy.  le  nouveau  gouverneur  du  Canada,  et  M. 
Gaudais-Dupont,  qui  allait  prendre  possession  du  pays,  au 
nom  de  la  Couronne. 

Il  emmenait  avec  lui  M.  de  Maizerets,  un  autre  prêtre,  M. 
Hugue  Pommier,  trois  ecclésiastiques,  et  le  P.  Rafeix,  de 
la  Compagnie  de  Jésus. 


Lettre  de  Marie  de  l'Incarnation,  20  octobre  1663. 


VIE  DK   MGR  DE  LAVAL  367 


:  La  traversée  fat  longue  et  orageuse  ;  elle  dura  près  de 
quatre  mois.  On  eut  beaucoup  à  souffrir  sous  tous  les  rap- 
ports. Le  vaisseau  portait  quantité  de  troupes,  et  beaucoup 
(le  familles  que  le  roi  envoyait  pour  peupler  le  Canada. 
Plusieurs  des  soldats  étaient  huguenots,  la  plupart  liber- 
tins, et  causèrent  beaucoup  d'ennuis  à  l'évêque.  Le  scorbut 
éclata  à  bord;  plus  de  soixante  personnes  succombèrent 
pendant  la  traversée,  et  il  en  mourut  presque  autant  à 
Québec. 

Les  ecclésiastiques  déployèrent  auprès  de  tous  ces  mala- 
des un  zèle  admirable.  Ils  ne  pouvaient  suffire  à  les 
instruire,  à  les  consoler  et  à  leur  administrer  les  derniers 
î^acrements.  M.  de  Maizerets  lui-même  fut  malade  à  T extré- 
mité ;  il  dut  sa  guérison  à  un  vœu  qu'on  fit  pour  lui  à  saint 
Ignace  et  à  saint  François-Xavier  *.  Ces  saints  fondateurs 
ile  la  Compagnie  de  Jésus  se  réjouissaient,  sans  doute,  du 
haut  du  ciel,  à  la  vue  de  cet  apôtre,  qui  allait  si  vaillam- 
ment consacrer  sa  vie  à  l'Eglise  du  Canada. 

Mgr  de  Laval  fut  le  premier  à  l'œuvre.  Aguerri  contre 
toutes  les  maladies,  par  les  fréquentes  visites  qu'il  avait 
faites  autrefois  dans  les  hôpitaux  de  la  ville  de  Caen  et  à 
r  Hôtel-Dieu  de  Québec,  il  déploya  à  bord  du  vaisseau  une 
admirable  charité. 

"  Il  distribua  les  emplois  à  son  petit  clergé,  dit  M.  de 
Latour,  et  se  réserva  le  plus  pénible.  Quoique  incommodé 
hii-niênie  par  de  fréquents  vomissements,  il  était  sans  cesse 


1  —  Latour,  p.  107. 


358  VIE  DE  MGB  DE  LAVAL 

auprès  des  malades,  les  exhortait,  les  consolait,  les  soula- 
geait et  leur  rendait  toutes  sortes  de  services.  Il  en  reve- 
nait souvent  couvert  de  vermine  ;  plus  d'une  fois  on  crai- 
gnit qu'il  ne  contractât  ce  mal  contagieux. 

''  Il  avait  fait,  en  partant,  moins  pour  lui  que  pour  les 
siens,  une  provision  de  volaille,  de  liqueurs,  de  confitures, 
et  autres  douceurs  ;  c'est  assez  l'usage  dans  une  longue 
traversée,  où  Ton  risque  de  voir  manquer  jusqu'à  l'eau 
douce  :  il  distribua  tout  aux  malades,  sans  se  rien  réserver, 
et  manqua  de  tout,  lui-même,  le  reste  du  voyage.  Mais  il  eu 
supporta  la  privation  avec  plaisir.  Son  clergé  et  ses  domes- 
tiques, pleins  de  son  esprit,  et  animés  par  son  exemple, 
en  firent  le  sacrifice  avec  joie.  On  ne  se  lassait  pas  d'admi- 
rer sa  charité  et  sa  mortification,  et  il  n'est  pas  de  bénédic- 
tions qu'on  ne  lui  donnât  ^  ". 

M.  Pommier  s'était  embarqué  sur  un  autre  vaisseau, 
pour  y  donner  des  secours  spirituels  aux  passagers.  Ce 
vaisseau  fit  escale  à  Plaisance,  dans  l'île  de  Terreneuve. 
On  se  rappelle  que  M.  D  umônt,  l'année  précédente,  y  avait 
laissé  une  poignée  de  soldats,  avec  un  ofi^cier  pour  les  com- 
mander et  un  prêtre  pour  les  desservir.  Prêtre  et  comman- 
dant avaient  été  massacrés.  Deux  des  meurtriers  furent 
pris,  amenés  à  Québec,  et  condamnés  à  subir  la  peine 
capitale.  M.  Pommier  eut  pitié  des  colons  de  Terreneuve 
privés  de  tous  secours  religieux.  Il  se  décida  à  passer 
l'hiver  dans  l'île,  et  ne  vint  à  Québec  que  l'année  suivante. 


1  —  Latour,  p.  108. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  359 


La  nouvelle  de  l'arrivée  du  vaisseau  du  roi,  qui  portait 
le  gouverneur  et  Tévêque,  parvint  à  Québec  le  7  septembre, 
et  l'on  envoya  immédiatement  une  chaloupe  au-devant  à 
Tadoussac.  Cette  chaloupe  amena  à  Québec  les  deux  illus- 
tres personnages,  qui  descendirent  à  terre  le  samedi  !> 
septembre  i. 

Grande  fut  la  joie  de  toute  la  population,  à  la  vue  du 
nouveau  gouverneur,  à  la  vue,  surtout,  de  Mgr  do  Laval 
qui  revenait  au  milieu  des  siens,  après  une  absence  de 
treize  mois.  Cette  absence  avait  paru  d'autant  plus  longue^ 
que  le  pays  venait  de  passer  par  les  cruelles  épreuves  d'un 
tremblement  de  terre,  et  que,  dans  les  calamités  publiques, 
il  n'y  a  rien  de  plus  propre  à  rassurer  les  peuples  que  la 
présence  de  leur  premier  pasteur. 

Le  prélat  dut  être  profondément  affligé  d'apprendre  les 
fléaux  qui  étaient  venus  fondre  sur  le  Canada.  Mais  le 
tremblement  de  terre  n'avait  pas  eu  de  suites  fâcheuses. 
Au  contraire,  cet  avertissement  du  Ciel  avait  produit  d'heu- 
reux fruits  de  salut  dans  les  âmes;  on  voyait  partout 
d'admirables  retours  à  Dieu,  et  de  merveilleux  élans  ver5 
la  vertu.  Le  pieux  évêque  remercia  sans  doute  la  divine 
Providence  d'avoir  ainsi  préparé  le  terrain  sur  lequel  il 
allait  continuer  ses  travaux  apostoliques  ;  et  il  dut  s'écrier 
avec  l'apôtre  de  la  charité:  '^  Je  n'ai  pas  de  plus  grande 
joie  que  d'apprendre  que  mes  enfants  marchent  dans  la 
vérité  2." 


1  —  Journal  des  jétniites. 

2  —  3e  ép.  <1^  3-  Jean,  v.  4. 


360  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

On  dépêcha  immédiatement  des  chaloupes  à  Tadoussac 
pour  aller  chercher  les  malades  qu'on  y  avait  laissés, 
réduits  à  la  dernière  extrémité.  Mais  elles  ne  purent 
revenir  plus  tôt  que  les  vaisseaux  du  roi,  lesquels  entrèrent 
dans  le  port  de  Québec  le  22  septembre. 

Les  hôpitaux  se  remplirent,  et  les  religieuses  montrèrent 
un  zèle  infatigable  à  secourir  les  pauvres  malheureux. 
Plusieurs  d'entre  elles  furent  gravement  incommodées; 
mais  aucune  ne  succomba. 

Mgr  de  Laval,  comme  toujours,  ne  s'épargna  pas  lui- 
même,  et  continua  à  Québec  l'œuvre  de  charité  et  de 
dévouement  qu'il  avait  commencée  à  bord  du  vaisseau. 
••  C'est  un  homme  saint,  le  père  des  pauvres  et  du  public," 
écrivait  précisément  à  cette  époque  Marie  de  Tlncarna- 
lion  ï.  Jour  et  nuit  il  était  à  l'hôpital,  soignant  les 
malades  et  leur  prodiguant  tous  les  secours  de  la  religion. 
Religieuses  et  malades  furent  encouragés  par  sa  présence 
et  par  son  exemple.  La  maladie  perdit  peu  à  peu  du 
terrain,  et  finit  par  disparaître. 


Lettre  du  20  octobre  1663. 


CHAPITRE  TREIZIEME 


Fondation  du  séminairo  de  Québec.  —  Co  qu'il  était  dans  le  principe. 
—  But  spécial  de  l'évoque,  en  lui  unissant  tout  le  clergé.  —  Rap- 
proclienient  entre  l'œuvre  de  Mgr  de  Laval  et  celle  du  vénérable 
Holzhauzcr.  1663. 

*'  Le  séminaire  de  Québec,  a  dit  M.  de  Latour,  fut  le 
chef-d'œuvre  et  l'ouvrage  favori  de  Mgr  de  Laval." 

Ici,  il  ne  faut  pas  entendre  le  mot  séminaire  dans  le  sens 
rétréci  d'un  collège,  d'une  maison  d'éducation  classique 
ordinaire,  ou  d'un  simple  lieu  de  formation  ecclésiastique, 
ni  même  dans  le  sens  plus  large  d'une  grande  institution 
embrassant  l'instruction  à  tous  les-  degrés,  distribuant  les 
palmes  universitaires,  et  projetant  sa  lumière  bienfaisante 
SUT  toute  l'étendue  d'un  pays.  Le  séminaire  de  Québec, 
tel  qu'il  fut  conçu  dans  l'esprit  de  Mgr  de  Laval,  et  tel 
qu'il  sortit  de  ses  mains,  était  tout  cela,  au  moins  en  germe 
et  en  puissance  ;  mais  il  était  plus  que  tout  cela. 

C'était  une  grande  organisation  qui  comprenait  tout  son 
clergé  séculier,  et  devait  être  comme  l'âme  de  l'Eglise  de 
la  Nouvelle-France,  imprimer  partout  la  même  direction, 
le  même  mouvement  et  la  même  vie,  et  réaliser  ici  cette 


362  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 


unité  spirituelle  que  désirait  tant  Notre-Seîgneur  :  "  Vf 
sint  unum^  sicut  et  nos  unum  aumus  i."  Admirable  concep- 
tion, œuvre  sublime,  dont  la  hauteur  et  la  perfection  nou.? 
étonnent.  De  même  que  Mgr  de  Laval,  dans  les  luttes  pro- 
longées et  soutenues  de  son  administration,  fit  éclater, 
comme  nous  l'avons  vu,  la  qualité  maîtresse  de  son  carac- 
tère, la  force  ;  on  peut  dire  que,  dans  la  fondation  du 
séminaire  de  Québec,  il  donna  la  mesure  de  sa  vaste intelU- 
gence,  de  la  profondeur  de  ses  vues,  et  de  la  sagesse  de 
ses  plans  de  gouvernement. 

Cet  illustre  disciple  du  P.  Bagot  et  de  M.  de  Dernières 
avait  connu  la  puissance  créatrice  des  associations;  ii  avait 
vu  ce  que  peuvent  acquérir  de  force  des  âmes  bien  trem- 
pées, qui  se  réunissent,  s'encouragent  les  unes  les  autres, 
et  se  répandent  ensuite,  comme  la  vapeur  longtempa  com- 
primée, pour  exercer  leur  zèle.  Il  voulut  modeler  sur  ce^ 
associations  tout  le  clergé  de  la  Nouvelle-France,  et  lui 
inculquer  Tesprit  de  dévouement  et  de  piété  dont  il  s'était 
pénétré  lui-même  à  Caen  et  à  Paris. 

Dans  ridée  du  prélat,  le  séminaire  de  Québec  devait  C*tre 
non  seulement  la  grande  pépinière  de  ses  prêtres,  le  lieu 
de  formation,  de  culture,  de  développement  spirituel  de 
ses  ecclésiastiques,  mais  encore  le  quartier  général  où  ii 
pourrait  choisir,  à  un  moment  donné,  les  officiers  dont  il 
aurait  besoin  pour  desservir  son  immense  diocèse.  C'était 
aussi  la  maison  de  refuge  où  ces  ouvriers  apostoliques 


1  —  **  Afin  qu'ils  soient  un,  comme  noua.  "  (Jeitu,  XVII,  11, ) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  '        363 


viendraient  se  reposer  de  leurs  travaux,  se  retremper  au 
contact  de  leurs  anciens  maîtres,  de  leurs  amis,  de  leurs 
frères  d'armes.  C'était  Tarsenal  où  ils  seraient  toujours 
sûrs  de  trouver  les  munitions  et  les  secours  dont  ils  avaient 
besoin. 

Chaque  prêtre  devait  considérer  le  séminaire  comme  sa 
maison  ;  et  il  avait  la  consolation,  quelque  éloigné  qu'il 
fût  de  Québec,  quelque  délaissé  qu'il  se  trouvât  au  milieu 
des  forêts,  de  pouvoir  se  dire,  en  pensant  au  séminaire, 
d'où  il  était  parti  :  '*  Hœc  requies  mea  ^  Voilà  le  lieu  de 
mon  repos.  "  C'est  là  que  je  trouverai  la  subsistance  quand 
je  n'aurai  plus  rien  à  manger,  que  j'irai  me  reposer  quand 
je  serai  malade,  que  j'irai  mourir  au  milieu  de  mes  frère?, 
quand  je  sentirai  le  déclin  de  mes  jours  approcher. 

Telle  fut  la  conception  de  Mgr  de  Laval.  A  peine  eut-il 
terminé  sa  première  visite  pastorale,  qu'il  comprit  la  gran- 
deur de  sa  tâchcyct  le  peu  de  moyens  à  sa  disposition,    Tl 

avait  confié  aux  jésuites  la  charge  honorable  et  périlleuse 

< 

d'aller  au  loin  évangéliser  les  tribus  sauvages,  réservant 
pour  son  clergé  séculier  les  missions  françaises  disséminées 
sur  les  bords  du  Saint- Laurent. 

Mais  ces  prêtres  missionnaires,  qui  pourvoirait  à  leur 
subsistance  dans  des  endroits  si  nouveaux  et  si  distants 
les  uns  des  nutres  ?  Le  pauvre  colon  avait  à  peine  de  quoi 
vivre  lui-même  ;  comment  pourrait- il  suffire  à  l'entretien 
de  SCS  prêtres  ?  Ce  n'est  pas  de  sitôt  que  Ton  pourrait  songer 

1  —  P».  CXXXI,  14. 


364       *  VIE  DE  MQB  DE  LAVAL 


à  la  création  de  paroisses  subsistant  par  elles-mêmes,  et 
organiser  dans  la  Nouvelle- France  une  Eglise  à  Tinstar  des 
diocèses  de  l'Europe. 

.  Quels  sont  d'ailleurs  les  prêtres  de  l'ancien  monde, 
même  les  plus  zélés  et  les  plus  fervents,  qui  consentiraient 
à  venir  en  Amérique,  avec  la  perspective  de  passer  des 
années,  non  pas  seulement  au  milieu  des  plus  grandes 
privations,  mais  dans  l'isolement  le  plus  complet,  sans 
aucune  assurance  de  secours  en  maladie  et  sur  leurs  vieux 
jours?  Mgr  de  Laval  comprit  qu'il  lui  falla^;  un  clergé 
formé  sans  doute  aux  plus  grands  sacrifices,  mais  en  même 
temps  assuré  du  lendemain,  et  appuyé  sur  une  orgamsa- 
tion  puissante,  sur  un  séminiokire,  où  tout  fût  en  commun, 
les  joies  comme  les  peines,  les  biens  comme  les  privations, 
les  mérites,  les  prières  et  les  souffrances. 

Il  imagina  donc  que  ses  prêtres  séculiers  feraient  partie 
d'un  séminaire,  ou  plutôt  que  son  clergé,  ce  serait  son 
séminaire  lui-même.  Dans  ce  séminaire,  on  vivrait  comme 
des  frères,  sous  la  direction  de  l'évêque  ou  d'un  supérieur. 
Tous  les  biens  seraient  en  commun,  et  chacun  pratiquerait 
le  plus  parfait  esprit  de  désappropriation.  On  se  tiendrait 
toujours  prêt  à  faire  ce  qui  serait  jugé  nécessaire  pour  les 
besoins  de  l'Eglise,  soit  pour  la  formation  des  ecclésias- 
tiques, soit  pour  la  desserte  des  missions. 

Le  séminaire  subviendrait  aux  besoins  de  tous,  en  santé 
comme  en  maladie.  Il  pourvoirait  aussi  à  toutes  les  exi- 
gences du  culte,  des  églises,  des  missions,  et  suppléerait  à 
l'insuffisance  et  à  la  pauvreté  de  la  colonie.  Les  mission- 
naires viendraient  de  temps  en  temps  s'y  retremper  dans 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  365 


les  exercices  de  la  vie  spirituelle  ;  ils  seraient  toujours 
assurés  d'y  trouver,  en  maladie  et  à  la  mort,  un  lieu  de 
refuge,  de  paix  et  de  consolation. 

On  raconte  qu'il  y  a  en  Hongrie  de  grandes  associations 
agraires  ou  familles  patriarcales,  appelées  zadrugas,  *'  La 
zadruga,  dit  M.  de  Laveleye,  constitue  une  personne  civile, 
comme  une  fondation.  Elle  a  une  durée  perpétuelle.  Elle 
peut  agir  en  justice.  Ses  membres  associés  n'ont  pas  le 
droit  de  demander  le  partage  du  patrimoine,  ni  d'en  vendre 
ou  hypothéquer  une  part  indivise.  A  la  mort  du  père  et 
delà  mère,  les  enfants  n'héritent  pas,  sauf  de  quelques 
objets  mobiliers.  Ils  continuent  à  avoir  leur  part  des 
produits  du  domaine  collectif,  mais  en  vertu  de  leur  droit 
individuel  et  comme  membres  de  la  famille  perpétuelle. 
Celui  qui  quitte  sans  esprit  de  retour,  perd  ses  droits. 

"  L'administration,  tant  pour  les  affaires  intérieures  que 
pour  les  relations  extérieures,  est  confiée  à  un  chef  élu, 
qui  est  ordinairement  le  plus  âgé  ou  le  plus  capable.  On 
l'appelle  starechina,  l'ancien.  Le  Starechina  règle  l'ordre 
des  travaux  agricoles,  vend  et  achète  :  il  remplit  exacte- 
ment le  rôle  de  directeur  d'une  société  anonyme,  ou  plutôt 
encore  d'une  société  corporative  ;  car  les  zadrugas  sont  de 
tout  point  des  sociétés  corporatives  agricoles,  ayant  pour 
lien,  au  lieu  de  l'intérêt  pécuniaire,  les  coutumes  sécu- 
laires et  les  affections  de  la  famille  ^." 

C'est  précisément  une  grande  famille  patriarcale  de  ce 
genre  que  Mgr  de  Laval  voulait  faire  de  tout  le  clergé  du 


1  —  Le  CarreBpofidant^  1886. 


366  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Canada.  Et,  comme  pour  les  zadrugas  de  la  Hongrie,  ce 
n^était  pas  l'intérêt  pécuniaire  qui  devait  être  le  lien  de  la 
société,  mais  plutôt  l'affection  de  la  famille  ecclésiastique, 
le  zèle  pour  le  salut  des  âmes  et  le  dévouement  à  l'Eglise 
du  Canada. 

Cette  idée,  le  prélat  ne  se  contenta  pas  de  la  concevoir, 
il  voulut  la  réaliser.  Se  trouvant  à  Paria^  au  printemps  de 
1663,  il  profita  des  bonnes  dispositions  du  roi  pour  procé- 
der à  la  fondation  de  son  séminaire.  Les  circonstances 
étaient  favorables:  le  séminaire  des  Misnons  étrangères 
se  formait,  et  les  fondateurs,  anciens  confrères  et  amis  de 
révêque,  lui  promettaient  leur  concours.  Le  roi,  de  son 
côté,  lui  avait  donné  l'assurance  qu'il  le  ferait  nommer 
évêque  de  Québec,  et  il  avait  même  déjà  doté  sonévêehé. 

Ce  fut  le  26  mars  1663  que  le  vicaire  apostolique,  désigné 
par  le  roi  pour  l'évêché  futur,  rendit  à  Paris  son  ordon- 
nance pour  l'établissement  d'un  séminaire  épiscopal  à 
Québec. 

Dans  ce  mandement,  il  s'appuie  tout  d'abord  sur  le  saint 
Concile  de  Trente,  qui  ordonne  le  rétablissement  des  sémi- 
naires pour  former  les  ecclésiastiques  aux  vertus  et  aux 
sciences  convenables  à  leur  état,  et  sur  l'exemple  de  saint 
Charles  Borromée,  qui,  aussitôt  après  le  concile,  en  mit  à 
exécution  les  ordonnances,  et  rendit  bientôt  à  son  clergé 
son  ancienne  splendeur.  Puis  il  exprime  la  confiance  que 
ce  moyen  si  efficace  pour  réformer  le  clergé  ne  le  sera  pas 
moins  pour  créer  un  clergé  nouveau,  nécessaire  aux  besoins 
de  son  Eglise  naissante. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  367 

**  Les  saints  conciles,  dit-il,  et  celui  de  Trente  particu- 
lièrement, pour  remettre  efficacement  la  discipline  ecclé- 
siastique dans  sa  première  vigueur,  n'ont  rien  trouvé  de 
plus  utile  que  d'ordonner  le  rétablissement  de  l'usage 
rmcien  des  séminaires,  où  l'on  instruisait  les  clercs  dans 
les  vertus  et  les  sciences  convenables  à  leur  état.  L'excel- 
lence de  ce  décret  s'est  fait  voir  par  une  expérience  toute 
sensible,  puisque  le  grand  saint  Charles  Borromée,  qui 
Texécuta  le  premier,  bientôt  après  ce  concile,  et  plusieurs 
évêques  qui  ont  suivi  son  exemple,  ont  commencé  de 
redonner  au  clergé  sa  première  splendeur,  particulière- 
ment en  France.  Ce  moyen  si  efficace  pour  réformer  la 
conduite  ecclésiastique  dans  les  lieux  où  elle  s'était  affai- 
blie, nous  a  fait  juger  qu'il  ne  serait  pas  moins  utile  pour 
rintroduire  où  elle  n'est  pas  encore,  qu'il  l'a  été  dans  les 
premiers  siècles  du  christianisme." 

Puis  il  procède  immédiatement  et  sans  autre  préambule 
à  l'établissement  de  son  séminaire  : 

'*  A  ces  causes,  dit-il,  considérant  qu'il  a  plu  à  la  divine 
Providence  nous  charger  de  l'Eglise  naissante  du  Canada, 
et  qu'il  est  d'une  extrême  importance,  dans  ces  commence- 
ments, de  donner  au  clergé  la  meilleure  forme  qui  se  pourra 
pour  perfectionner  des  ouvriers,  et  les  rendre  capables  de 
cultiver  cette  nouvelle  vigne  du  Seigneur,  en  vertu  de 
l'autorité  qui  nous  a  été  commise,  nous  avons  érigé  et  éri- 
geons dès  à  présent  et  à  perpétuité,  un  séminaire  pour 
servir  de  clergé  à  cette  nouvelle  Eglise.  " 

Voilà  bien  l'idée  de  Mgr  de  Laval  :  son  séminaire  ne 
^loit  pas  être  seulement  une  maison  d'éducation  ou  de  for- 


368  VIE   DE  MGR  DE  LAVAt 


mation  ecclésiastique  ;  il  doit  avant  tout  servir  ée  clergé  à 
cette  nouvelle  Eglise,  il  doit  être  le  clergé  lui-même. 

*'  Il  sera  conduit,  ajoute-il,  et  gouverné  par  les  supérieurs 
que  nous  ou  les  successeurs  évêques  de  la  Nouvelle-France 
y  établiront,  en  suivant  les  règlements  que  nous  dresserons 
à  cet  effet."  L'intention  du  prélat  était  de  faire  de  tout  son 
clergé  comme  une  petite  république,  dont  l'évêque  serait 
le  directeur,  une  famille,  dont  il  serait  le  père.  Aussi 
appelait-il  son  séminaire  la  sainte  famille  des  MissioTis  itran- 
ghcs.  Il  le  mit  en  effet  sous  la  protection  de  la  sainte 
Famille,  et  lui  recommanda  de  prendre  pour  modèles 
Jésus,  Marie  et  Joseph. 

Le  prélat  développe  ensuite  d'une  manière  précise  le  but 
de  son  séminaire  : 

"  On  élèvera,  dit-il,  et  formera  les  jeunes  clercs  qui 
paraîtront  propres  au  service  de  Dieu,  et  auxquels,  à  cette 
fin,  l'on  enseignera  la  manière  de  bien  administrer  les 
^sacrements,  la  méthode  de  catéchiser  et  prêcher  apostoli- 
quement,  la  théologie  morale,  les  cérémonies,  le  plain- 
chant  grégorien,  et  autres  choses  appartenant  aux  devoirs 
d'un  bon  ecclésiastique  ;  et  en  outre,  afin  que  l'on  puisse, 
dans  le  dit  séminaire  et  clergé,  former  un  chapitre  qui  soit 
composé  d'ecclésiastiques  du  dit  séminaire,  choisis  par 
nous  et  les  évêques  du  dit  pays  qui  succéderont,  lorsque  le 
roi  aura  eu  la  bonté  de  le  fonder,  ou  que  le  dit  séminaire, 
de  soi,  aura  le  moyen  de  fournir  à  cet  établissement  par  la 
bénédiction  que  Dieu  y  aura  donnée. 

**  Nous  désirons  que  ce  soit  une  continuelle  école  de 
vertu  et  un  lieu  de  réserve,  d'où  nous  puissions  tirer  dea 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  36î> 


sujets  pieux  et  capables,  pour  les  envoyer,  à  toutes  ren- 
contres, et  au  besoin,  dans  les  paroisses,  et  tous  autres 
lieux  du  dit  pays,  afin  d'y  faire  les  fonctions  curiales  et 
autres,  auxquelles  ils  auront  été  destinés,  et  de  les  retirer 
des  mêmes  paroisses  M  fonctions,  quand  on  le  jugera  à 
propos,  nous  réservant  pour  toujours  et  aux  successeurs 
évêques  du  dit  pa^s,  comme  aussi  au  dit  séminaire  par  nos 
ordres  et  les  dits  sieurs  évêques,  le  pouvoir  de  révoquer 
tous  les  ecclésiastiques  qui  seront  départis  et  délégués  dans 
les  paroisses  et  autres  lieux,  toutefois  et  quantes  qu'il  sera 
jugé  nécessaire,  sans  qu'on  puisse  être  titulaire  et  attaché 
particulièrement  à  une  paroisse,  voulant  au  contraire  qu'ils 
soient  de  plein  droit  amovibles,  révocables  et  destituables  îl 
la  volonté  des  évêques  et  du  dit  séminaire  par  leurs  ordres, 
conformément  à  la  sainte  pratique  des  premiers  siècles, 
suivie  et  conservée  encore  à  présent  en  plusieurs  diocèses 
de  ce  royaume." 

Trois  œuvres  principales  se  détachent  de  ce  mandement,, 
comme  le  glorieux  apanage  du  séminaire  de  Québec  : 

Il  y  a  d'abord  l'œuvre  propre  à  tout  séminaire,  la  for- 
mation des  ecclésiastiques  et  la  préparation  du  clergé  aux 
vertus  sacerdotales.  Il  y  a  ensuite  la  création  d'un  chapitre,, 
que  l'évéque  de  Pétrée  considéra  toujours  comme  si  impor- 
tante dans  un  diocèse  bien  organisé  ;  il  voulait  trouver  les 
éléments  de  ce  chapitre  dans  son  séminaire,  lorsque  le  roi 
aurait  pourvu  à  sa  dotation,  ou  que  le  séminaire  lui-même- 
poiirrait  en  faire  les  frais.  Il  y  a  enfin  ce  qui,  dans  les 
intentions  de  Mgr  de  Laval,  était  l'œuvre  par  excellence 

24 


370  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 


du  séminaire,  son  œuvre  vitale  :  le  séminaire  ne  devait  pas 
être  seulement  une  continudle  école  de  vertu,  mais  aussi  un 
lieu  de  réserve,  d'où  il  pût  tirer  les  sujets  dont  il  aurait 
besoin  pour  l'administration  de  son  diocèse,  et  où  il  pût 
les  renvoyer  quand  il  le  jugerait  à  propos. 

Toutes  les  cures  sont  unies  au  séminaire  ;  mais  elles 
«ont  toutes  amovibles.  Le  prélat  pose  ici  nettement  et 
catégoriquement  la  question  de  l'amovibilité  des  cures. 
Dans  ses  procédés,  il  n'y  a  ni  hésitations,  ni  détours.  Il  ne 
cherche  pas  à  tromper  le  souverain,  à  qui  il  va  soumettre 
«on  mandement.  Pour  lui,  dans  l'état  actuel  de  la  Nou- 
veJle-France,  il  ne  peut  être  question  de  cures  fixes:  les 
curés  doivent  être  de  plein  droit  amovibles,  révocables  à 
Sa  volonté  de  l'évêque;  et,  comme  il  convient  à  un  prélat 
«digne  de  la  primitive  Eglise,  il  s'appuie  toujours,  dans 
ses  ordonnances,  sur  '*  la  sainte  pratique  des  premiers 
:siècles." 

La  question  était  clairement  posée.  Elle  fut  ainsi  com- 
prise par  le  souverain,  qui  approuva,  quelques  jours  plus 
tard,  le  mandement  de  Mgr  de  Laval.  Lorsque  dans  la 
«uite  la  môme  autorité  vint  réclamer  l'établissement  de 
cures  fixes,  ce  ne  fut  pas  Mgr  de  Laval  qui  fit  preuve  de 
A'ersatilité  et  d'inconséquence  ;  ce  fut  l'autorité  royale  qui 
:se  trouva,  au  moins  en  apparence,  en  contradiction  avec 
elle-même. 

Le  séminaire  de  Québec  ayant  été  investi  de  toutes  les 
cures,  devait  aussi  en  avoir  les  revenus.  Aussi,  dans  le 
même  mandement,   le  prélat  établit  les  dîmes  dans  la 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  371 


Nouvelle- France,  et  les  attribue  tout  entières  au  séminaire, 
A  certaines  conditions  qu'il  énonce  très  expressément  : 

"  D'autant  qu'il  est   absolument  nécessaire,  dit-il,  de 
pourvoir  le  dit  séminaire  et  clergé  d'un  revenu  capable  de 
soutenir  les  charges  et  les  dépenses  qu'il  sera  obligé  de 
faire,  nous  llui  avons  appliqué  et  appliquons,  affecté  et 
affectons  dès  à  présent,  et  pour  toujours,  toutes  les  dîmes 
de  quelque  nature  qu'elles  soient,  et  en  la  manière  qu'elles 
seront  levées  dans  toutes  les  paroisses  et  lieux  du  dit  pays, 
ponr^être  possédées  en  commun  et  administrées  par  le  dit 
séminaire,  suivant  nos  ordres  et  sous  notre  autorité,  et  des 
successeurs  évéques  du  pays,  à  condition  qu'il  fournira  la 
subsistance  de  tous  les  ecclésiastiques  qui  seront  délégués 
dans  les  paroisses  et  autres  endroits  du  dit  pays,  et  qui' 
seront  toujours  amovibles  et  révocables  au  gré  des  dits 
évêques  et  séminaire  par  leurs  ordres  ;  qu'il  entretiendra 
tous  les  dits  ouvriers  évangéliques,  tant  en  santé  qu'en 
maladie,  soit  dans  leurs  fonctions,  soit  dans  la  commu- 
nauté, lorsqu'ils  y  seront  rappelés  ;  qu'il  fera  les  frais  de 
leurs  voyages,  quand  on  en  tirera  de  France,  ou  qu'ils  y 
retourneront,  et  toutes  ces  choses  suivant  la  taxe  qui  sera 
faite  par  nous  et  les  successeurs  évoques  du  dit  pays,  pour 
obvier  aux  contestations  et  aux  désordres  que  le  manque 
de  règle  y  pourrait  mettre.  " 

Le  séminaire  de  Québec  recevait  donc  toutes  les  dîmes  ; 
mais  il  était  obligé  de  faire  vivre  et  d'entretenir  tous  les 
prêtres  chargés  de  desservir  la  colonie.  Il  pourvoyait  à 
leurs  besoins,  tant  en  santé  qu'en  maladie  ;  il  faisait  même 


372  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


les  frais  de  voyage  de  tous  ceux  qu^oa  était  obligé  de  faire 
venir  du  vieux  monde. 

Pour  enlever  aux  fidèles  jusqu'au  soupçon  que  le  sémi- 
naire voudrait  s'enrichir  avec  le  surplus  du  revenu  de? 
dîmes,  l'évêque  de  Pétrée  en  fixe  l'emploi  d'une  manière 
précise  : 

"  Comme  il  est  nécessaire,  ajoute-t-il,  de  bâtir  plusieurs 
églises  pour  faire  le  service  divin  et  pour  la  commodité 
des  fidèles,  nous  ordonnons  (sans  préjudice  néanmoins  de 
l'obligation  qu'ont  les  peuples  de  chaque  paroisse  de  four- 
nir à  la  bâtisse  des  dites  églises)  qu'après  que  le  dit  sémi- 
naire aura  fourni  toutes  les  dépenses  annuelles,  ce  qui 
pourra  rester  de  son  revenu  sera  employé  à  la  construction 
des  églises,  en  aumônes  et  en  autres  boilûes  œuvres  pour 
la  gloire  de  Dieu  et  pour  l'utilité  de  l'Eglise,  selon  les 
ordres  de  l'évêque,  sans  que  toutefois  nous  ni  les  succes- 
seurs évoques  du  dit  pays  en  puissent  jamais  appliquei 
quoi  que  ce  soit  à  nos  usages  particuliers,  nous  ôtant  même 
et  aux  dits  évoques  la  faculté  de  pouvoir  aliéner  aucun 
fonds  du  dit  séminaire  en  cas  de  nécessité,  sans  l'exprès 
consentement  de  quatre  personnes  du  corps  du  dit  sémi- 
naire et  clergé,  savoir,  le  supérieur,  les  deux  assistants  et 
le  procureur.  " 

Tel  est  ce  mandement  de  l'érection  du  séminaire,  oùron 
ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer,  des  paroles  de  désin- 
téressement héroïque  qui  le  terminent,  delà  précision  avec 
laquelle  sont  tracés  tous.les  détails  de  cette  grande  organi- 
sation, ou  de  l'esprit  général  de  sagesse  qui  respire  dans 
ces  pages. 


VIE   DE   MGR  DE  LAVAL  373 


On  a  reï^roché  à  Mgr  de  Laval  d'avoir  établi  au  Canada 
im  système  de  cures  tout  à  fait  en  dehors  de  la  pratique  et 
(les  usages  ordinaires  de  l'Eglise.  Mais,  d'abord,  il  ne  fit 
rien,  nous  l'avons  vu,  sans  l'approbation  expresse  du  roi. 
Pais,  il  exposa  tout  au  souverain  pontife,  et  n'en  reçut  pas 
un  mot  de  blâme. 

"  J'ai  établi,  écrivait-il  au  saint-siège,  dans  cette  Eglise 
du  Canada,  un  séminaire,  où  Ton  forme  à  la  discipline 
ecclésiastique  les  jeunes  canadiens  qui  doivent  être  promus 
au  sacerdoce.  J'en  ai  confié  le  soin  et  le  gouvernement  à 
six  prêtres  qui  travaillent  avec  zèle  et  succès  à  cette  belle 
œuvre,  dont  j'attends,  avec  la  grâce  de  Dieu,  beaucoup  de 
fruits  de  salut.  J'ai  réussi,  à  force  de  travail  et  d'industrie, 
i\  assurer  à  ce  séminaire  un  revenu  suffisant  pour  le. faire 
subsister,  en  y  ajoutant  celui  des  paroisses,  que  j'ai  toutes 
unies  au  séminaire.   Le  roi  a  tout  confirmé  de  son  autorité 


souveraine....  " 


Il  ajoute  plus  loin  :  ^*  J'ai  établi  mon  domicile  dans  mon 
séminaire;  il  y  a  là  avec  moi  huit  prêtres,  que  j'envoie, 
suivant  les  besoins,  et  à  ma  discrétion,  dans  les  différentes 
missions  de  mon  vicariat,  ou  que  j'occupe  sans  relâche  à 
d'autres  fonctions  ecclésiastiques  ^  " 

Qu'était,  d'ailleurs,  l'organisation  du  séminaire  et  du 
clergé  établi  par  Mgr  de  Laval,  sinon  quelque  chose 
d'absolument  analogue  à  celle  des  clercs  séculiers,  formés 
autrefois  en  Allemagne  par  le  vénérable  Holzhauzer,  et  qui 


Inforjnatw  de  statu  Ecdesûey  1664, 


374  VIE  DE  MGB  DE  LAVAL 


reçut,  du  vivant  même  de  l'évêque  de  Pétrée,  une  si  écla- 
tante approbation  du  pape  Innocent  XI  ?  Le  souveram 
pontife  ne  se  contenta  pas  d'honorer  de  deux  bulles 
l'institut  des  clercs  séculiers  \  mais  il  adressa  un  grand 
nombre  de  brefs  aux  princes  archevêques  et  évêques 
d'Allemagne,  pour  les  exhorter  à  protéger  en  toutes 
manières  ce  pieux  institut,  et  à  favoriser,  autant  qu'il  étak 
en  leur  pouvoir,  sa  propagation  dans  tous  les  lieux  de  leur 
ressort. 

'^  L'organisation  de  cet  institut,  disait  la  sacrée  congré- 
gation des  évéques,  est  pieuse  et  sainte,  conforme  aux 
anciens  canons;  elle  n'a  pas  besoin  de  confirmation, 
puisqu'elle  ne  prétend  autre  chose  que  ce  que  faisait  le 
clergé  de  la  primitive  Eglise.  Que  ces  prêtres  aillent  donc 
en  paix,  et  que  leur  œuvre  soit  accompagnée  de  bénédic- 
tions. " 

De  nos  jours  2,  le  souverain  pontife  Léon  XIII,  dans  un 
bref  adressé  à  M.  Victor  le  Beurrier,  supérieur  général  de 
l'Union  apostolique,  bénit  également  et  recommande  une 
œuvre  absolument  identique  à  celle  de  Mgr  de  Laval.  Ses 
paroles  ont  d'autant  plus  d'importance  qu'elles  s'adressent 
à  tous  les  prêtres  séculiers  de  l'univers  :  ^'  QuotquGt  ^e?U 
ssscvlarea  sacerdotes  ".  Citons  un  extrait  de  ce  bref  : 

"  Il  convenait,  dit-il,  de  rendre  une  nouvelle  vie  à  cet 
ancien  institut,  soit  que  l'on  considère  le  peu  d'accord  qui 
existait  entre  ses  membres  séparés  les  uns  des  autres,  et  la 


1  —  7  juin  1680  et  27  août  1684. 

2  —  Le  31  mai  1880. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  375 


grande  diverEité  dans  leur  manière  de  penser,  déjuger  et 
d'enseigner,  qui  résultait  précisément  de  cette  séparation  ; 
soit  que  l'on  remarque  l'habileté  avec  laquelle  les  ennemis 
de  l'Eglise,  dans  leur  désir  de  briser  l'unité  catholique^ 
travaillent  à  corrompre  le  clergé,  à  le  désunir,  à  le  séparer 
de  ses  pasteurs  et  du  saint-siège. 

^^  Quoi  de  plus  propre  à  faire  un  seul  tout  des  différents: 
membres  de  cette  société,  que  ce  règlement  de  vie  uniforme' 
proposé  à  tous,  ces  exercices  qui  entretiennent  la  piété  et 
protègent  la  vertu  contre  les  dangers  du  siècle,  cette  pieuse- 
pratique  de  soumettre  sa  vie  et  sa  conduite  aux  remarques^ 
de  ses  supérieurâ)  ces  conférences  ecclésiastiques  mensuel- 
les, qui  ramènent  au  même  sentiment  les  opinions  qui  ne 
sont  pas  assez  d'accord,  cette  union  des  forces  pour  attein- 
dre un  but  déterminé,  et  ce  zèle  à  se  secourir  les  uns  les- 
autres,  soit  par  amitié,  soit  par  l'entraînement  même  de  la. 
coutume  ?  Les  membres  de  la  société,  que  les  devoirs  de 
leurs  charges  retiendront  momentanément  éloignés  de  la. 
maison,  y  resteront  attachés  par  des  liens  spirituels  si 
paissants,  que  personne  ne  se  croira  en  dehors  de  la^ 
famille,  ni  privé  de  la  conduite  de  ses  supérieurs,  des- 
secours  et  des  conseils  de  ses  frères,  ou  abandonné  à  soi- 
même". 

Ne  croirait-on  pas,  en  parcourant  ces  lignes,  que  Léon 
XIII  parle  ici  du  séminaire  môme  de  Mgr  de  Laval? 
Faisant  allusion  ensuite  à  l'approbation  donnée  par  Inno- 
cent XI  à  l'institut  des  clers  séculiers,  il  ajoute  : 

"  Aussi,  si  nos  prédécesseurs  ont  comblé  d'éloges  cet 


376  VIE  DE  MGB  DE  LAVAL 


institut,  nous  n'hésitons  pas  à  le  faire  nous-même,  surtout 
dans  les  temps  mauvais  que  nous  traversons,  où  nous 
avons  un  si  grand  besoin  de  son  secours.  Bien  plus,  nous 
exhortons  tous  les  prêtres  séculiers  ^  qui  veulent  efficace- 
ment leur  ealut  et  le  bien  de  l'Eglise,  à  s'affilier  à  cet  ins- 
titut. Qu'ils  voient  tous  une  invitation  de  la  divine  Provi- 
dence, dans  le  fait  qu'elle  vient  de  ressusciter  cet  institut, 
pour  le  soutien  de  l'Eglise,  dans  ces  temps  mauvais. 

'*  Tout  les  engage  à  entrer  dans  cette  association:  les  béné- 
dictions célestes  déjà  répandues  sur  elle,  les  approbations 
qu'elle  a  reçues  de  l'é]pi?copat  et  du  saint-siège,  les  fruits 
de  salut  qu'elle  a  déjà  produits  et  ceux  qu'elle  ne  peut 
manquer  de  produire  encore  avec  plus  d'abondance,  à 
mesure  qu'elle  se  propagera  dans  l'Eglise  ". 

Ne  craignons  pas  d'admirer,  maintenant,  la  sagesse  de 
Mgr  de  Laval,  qui,  pour  le  bon  gouvernement  de  son 
Eglise,  avait  donné  à  son  clergé  une  organisation  absolu- 
ment semblable  à  celle  que,  quelques  années  plus  tard,  le 
pape  Innocent  XI  approuvait  de  la  manière  la  plus  solen- 
nelle, et  que  le  souverain  pontife  aujourd'hui  régnant 
comble  lui-môme  des  plus  grands  éloges. 

Oui,  eans  doute.  Mgr  de  Laval,  en  organisant  ainsi  son 
clergé  et  son  vicariat  apostolique,  s'éloignait  de  l'usage 
ordinaire  et  des  sentiers  battus.  Ce  fut  précisément  son 
mérite,  d'avoir  compris  que  l'Eglise  du  Canada  ne  pouvait 
pas  de  sitôt  être  conduite  à  la  manière  des  diocèses  de  la 


1  —  **  Quotquot  gnnt  sofeiilares  aticerdotcs.  " 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  377 

France,  qu'il  fallait  ici  une  organisation,  un  système  spé- 
cial ;  et  ce  système,  il  n'hésita  pas  à  l'établir  dans  son 
mandement  pour  l'érection  du  séminaire  de  Québec. 

Voulons-nous,  de  suite,  savoir  comment  fonctionna  ce 
système  établi  au  Canada  ?  Ecoutons  ce  que  disait  à  ce 
sujet,  quelques  années  plus  tard,  le  P.  Dablon,  de  la 
Société  de  Jésus.  Mgr  de  Laval  était  alors  en  France,  dans 
son  second  voyage  ;  et  voici  comment  l'illustre  jésuite 
appréciait  son  œuvre  : 

"  Pour  éloigné  qu'il  soit  de  corps,  disait-il,  son  cœur  est 
toujours  avec  nous.  Nous  en  éprouvons  les  effets  par  la 
continuation  des  bénédictions  dont  Dieu  favorise  et  les 
travaux  de  nos  missionnaires  et  ceux  de  MM.  les  ecclésias- 
tiques de  son  Eglise,  qui  continuent  avec  un  grand  zèle  et 
avec  l'édification  publique  à  procurer  l'honneur  de  Dieu, 
et  à  travailler  au  parfait  établissement  des  paroisses  dans 
toute  l'étendue  de  ce  pays  :  ce  qui  ne  sert  pas  peu  au  pro- 
grès que  fait  notre  sainte  Foi,  qui  n'avait  pas  encore  été 
portée  si  loin,  ni  publiée  avec  plus  de  succès  *. 


Miition  de  iriTL'. 


CHAPITRE  QUATORZIÈME 


Xj'ëtabliMement  du  séminaire  de  Québec,  confirmé  par  le  roi.  —  Les 
commencements  de  cette  institution  ;  premiers  règlements.  — 
Affiliation  au  séminaire  des  Missions  étrangères.  —  Premières 
constructions. 


Mgr  de  Laval  n^eut  pas  plutôt  publié  à  Paris  son  mande- 
ment pour  l'établissement  du  séminaire  de  Québec,  qu^il 
le  soumit  au  roi,  afin  de  le  faire  confirmer  pour  les  ejBfets 
civils. 

Dans  ses  lettres  patentes  d'approbation  (avril  1663), 
Louis  XIV  rappelle  d'abord  le  vif  intérêt  qu'il  porte  à  tout 
ce  qui  peut  procurer  l'instruction  spirituelle  des  habitants 
du  Canada  et  la  conversion  des  sauvages,  et  par  consé- 
quent à  l'établissement  du  séminaire  que  l'évoque  de 
Pétrée  vient  d'ériger  dans  ce  but  pour  la  Nouvelle-France. 

Puis  il  confirme  cet  établissement,  attribue  au  séminaire 
toutes  les  dîmes  du  pays,  ^'  de  quelque  nature  qu'elles 
puissent  être,  tant  de  ce  qui  naît  par  le  travail  des  hommes, 
que  de  ce  que  la  terre  produit  d'elle-même,"  aux  condi- 
tions exprimées  dans  le  mandement,  et  règle  que  ces 
dîmes  '*  se  paieront  seulement  de  treize  une.  " 


380  VIE  LE   MGB   DE  LAVAL 


Le  roi  décide  ensuite  que  l'évêque  ou  ses  successeurs  ne 
pourront  aliéner  les  biens-fonds  du  sén^inaire,  sans  le  con- 
sentement du  supérieur,  d^s  deux  assistants  et  du  procu- 
reur ;  puis  il  ajoute  : 

^*  Pour  maintenir  tous  les  ecclésiastiques  de  ce  clergé 
dans  une  totale  soumission  à  leur  évêque,  et  remédier  à 
quantité  d'inconvénients  que  produit  quelquefois  la  stabi- 
lité des  cures,  dont  le  changement  ne  dépend  point  des 
supérieurs,  nous  approuvons  et  voulons  que  tous  ceux  qui 
seront  délégués  dans  les  paroisses,  églises  et  autres  lieux 
en  toute  la  Nouvelle-France,  pour  y  faire  les  fonctions 
curiales  et  autres  auxquelles  ils  auront  été  destinés,  soient 
amovibles,  révocables  et  destituables,  toutes  et  quantes 
fois  que  le  dit  seigneur  évèque  et  les  successeurs  évêques 
du  dit  pays  le  trouveront  à  propos,  conformément  i  la 
sainte  pratique  des  premiers  siècles,  dont  l'usage  se  con- 
serve encore  en  plusieurs  diocèses  de  notre  royaume,  à  la 
charge  que  le  dit  séminaire  entretiendra  de  toutes  choses 
nécessaires  les  dits  ecclésiastiques,  tant  en  santé  qu'en 
maladie,  soit  dans  les  paroisses  ou  autres  lieux  où  ils 
seront  envoyés,  soit  dans  la  communauté  lorsqu'ils  y 
seront  rappelés,  et  qu'il  paiera  les  frais  de  leurs  passages 
et  de  leur  retour,  lorsqu'ils  seront  tirés  de  France,  ou 
qu'ils  y  seront  envoyés." 

Le  roi  termine  sa  lettre  en  reconnaissant  au  séminaire 
de  Québec  tous  les  droits  civils  généralement  accordés  aux 
communautés  ecclésiastiques  de  son  royaume,  et  l'exempte 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  381 


de  tous  droits  d'amortissement.  Puis  il  revient  encore 
une  fois  sur  le  sujet  des  dîmes,  afin  de  donner  encore  plus 
de  force,  si  possible,  à  son  ordonnance. 

''Voulant  et  entendant  derechef  que  le  dit  clergé  et  sémi- 
naire jouisse  de  la  totalité  des  dîmes,  grosses  et  menueS; 
anciennes  et  nouvelles,  de  tous  les  fruits  généralement 
quelconques  et  sans  aucune  distinction,  qui  proviendront 
sur  toutes  les  terres  dans  le  dit  pays  de  la  Nouvelle- 
France  ou  Canada  i." 

Après  avoir  obtenu  une  approbation  si  entière  de  son 
œuvre,  Mgr  de  Laval  se  hâta,  comme  nous  l'avons  vu,  de 
revenir  au  Canada,  et  fut  reçu  à  Québec  avec  une  grande 
joie.  Son  petit  clergé,  surtout,  fut  heureux  d'apprendre 
l'établissement  du  séminaire.  L'ermitage  de  Québec  allait 
changer  de  nom,  mais  nullement  de  vie  ni  de  pratiques 
spirituelles.  De  nouvelles  recrues  venaient  le  renforcer. 
On  allait  y  voir  une  belle  efflorescence  de  piété  et  de 
vertus. 

On  se  logea  comme  Ton  put  dans  la  petite  maison  que 
Mgr  de  Laval  avait  achetée  l'année  précédente,  et  qui  était 
située,  nous  Pavons  déjà  dit,  à  peu  près  à  l'endroit  du 
presbytère  actuel. 

Jetpns  un  regard  à  l'intérieur  de  cette  humble  demeure. 
Nous  y  verrons  M*  de  Bernières,  dont  les  vertus  aussi  bien 
que  le  nom  rappellent  à  tous  le  fondateur  de  l'ermitage  de 
Caen  ;  M.  Thomas  Morel,  ce  missionnaire  si  zélé,  qui  était 


1  —  Edits  et  Ordo^muxiicfis^  t.  I,  p.  35. 


382  VIE   DE  MQR  DE  LAVAL 


arrivé  d'Europe  Tannée  précédente  ^  ;  M.  Jean  Dudouyt, 
'^  l'an  des  plus  grands  ecclésiastiques,  dit  Latour,  que  M. 
de  Laval  ait  employés  au  Canada  "  ;  MM.  Morin  et  Jolliet, 
encore  aspirants  au  sacerdoce  ;  puis  MM.  de  Maizerets  et 
Pommier,  et  les  trois  ecclésiastiques  2  qui  viennent  d'arri- 
ver d'Europe  :  au  milieu  d'eux,  Mgr  de  Laval,  comme  un 
père  au  milieu  de  ses  enfants.  Voilà  le  noyau  du  sémi- 
naire de  Québec  ]  voilà,  à  part  les  jésuites  et  les  messieurs 
de  Saint-Sulpice,  à  peu  près  tout  le  clergé  du  Canada. 

M.  de  Bernières  fut  nommé  premier  supérieur  du  sémi- 
naire, '*  et  commença  la  liste  de  ces  hommes  d'élite  qui, 
jusqu'à  ce  jour,  se  sont  signalés  à  l'envie,  par  les  travaux  les 
plus  utiles  à  la  religion  et  à  la  patrie  ^.  "  Lui  et  M.  Ango 
de  Maizerets  gouvernèrent  alternativement  le  séminaire 
pendant  plus  d'un  demi-siècle  *. 

"  Rien,  dit  Latour,  ne  représente  mieux  la  primitive 
Eglise,  que  la  vie  de  ce  petit  clergé.    Biens  de  patrimoine, . 
bénéfices  simples,  pensions  de  la  Cour,  présents  et  hono- 
raires, ils  mirent  tout  en  commun." 

'*  Nos  biens  étaient  communs  avec  ceux  de  l'évêque, 
écrit  M.  de  Maizerets.    Je  n'ai  jamais  vu  faire  parmi  nous 


1  —  M.  Morel  vint  au  Canada,  *'  avec  Denis  Roberge,  ëlëve  et 
domestique  de  M.  de  Berniëres  de  Louvigny,  qui,  plein  de  Tesprit  de 
son  maître,  alla  par  zële  au  Canada,  se  donner  à  M.  de  Laval,  et  le 
servit  jusqu'à  sa  mort.  "  (Latour^  p.  32.) 

2  —  Le  Jounuil  des  jésuites  nous  fait  connaître  les  noms  de  deux  de 
ces  ecclésiastiques  :  MM.  Forest  et  Lechevalier. 

3  —  Discours  de  M.  Tabbé  Antoine  Racine,  maintenant  ëvêqae  de 
Sherbrooke,  ^iOOe  anniversaire  de  la  fondation  du  séminaire. 

4  —  Voir  à  la  fin  du  t.  II,  la  liste  des  supérieurs  du  séminaire  de 
Québec  jusqu'à  nos  jours. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  383 


aucune  distinction  du  pauvre  et  du  riche,  ni  examiner  la 
naissance  et  la  condition  de  personne,  nous  regardant  tous 
comme  frères  ^.  " 

Cette  union  admirable  qui  existait  entre  tous  les  membres 
du  clergé  frappa  Mgr  de  Saint- Valier,  lorsqu'il  arriva  au 
Canada;  et  il  écrivit:  "  Tous  les  ecclésiastiques,  chanoines, 
curé,  séminaire,  ne  composent  qu'une  communauté,  dont 
Ja  sainteté  attire  le  respect  de  tout  le  monde  2.  " 

Ni  M.  de  Lauson-Charny,  qui  demeurait  encore  chez  les 
jésuites  3,  ni  M.  Le  Bey,  chapelain  de  l'Hôtel-Dieu,  ni  M. 
(le  Saint-Sauveur,  ne  paraissent,  cependant,  avoir  jamais 
fait  partie  du  séminaire.  Cela  confirme  ce  que  dit  l'auteur 
de  VHistoire  manuscrite  de  cette  institution  : 

"  Il  ne  faut  pas  croire  que  Mgr  de  Laval  obligeât  aucun 
(le  ses  prêtres  i\  faire  partie  de  son  séminaire.  Il  se  con- 
tentait de  les  exhorter  à  entrer  dans  Vhèritage  de  VEnfant- 
Jisus,  et  de  leur  montrer  tous  les  avantages  spirituels  et 
temporels  qu'ils  en  devaient  attendre.  Il  fallait  demander 
soi-même  avec  instance  d'y  être  admis,  et  offrir  de  remplir 
les  conditions  requises,  savoir,  de  rendre  compte  de 
tous  ses  revenus  fixes  et  casuels  au  supérieur,  et  de  ne 
point  quitter  son  bénéfice  sans  l'agrément  du  séminaire.  " 

Dans  ces  conditions  de  liberté  laissée  aux  prêtres  de 
^'aflBlier  ou  de  ne  pas  s'affilier,  l'organisation  du  clergé 
séculier  du  Canada  en  un  corps  ecclésiastique  appelé  sémi- 


1  —  Lettre  à  M.  de  Den  on  ville. 

2  —  Latour,  p.  34. 

3  —  Joiirmil  des  jésuitts. 


384  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


naire,  offrait  encore  bien  moins  d'inconvénients  que  si  eUe 
eût  été  de  rigueur  pour  tout  le  monde. 

Au  reste,  ce  qui  prouve  le  grand  attachement  des  prêtres 
au  séminaire  de  Québec,  et  le  cas  qu'ils  faisaient  des  avan- 
tages que  leur  procurait  l'affiliation  à  cette  institution,' 
c'est  le  cri  général  de  douleur  qui  se  fit  entendre,  lorsque 
plus  tard  il  fallut  briser  cette  union  du  clergé  avec  le  sémi- 
naire, établir  des  cures  fixes,  séparer  les  frères  d'avec  leurs 
frères,  les  enfants  d'avec  leur  père.  Mais  n'anticipons  pas 
sur  les  événements. 

Voici  les  principaux  règlements  qui  furent  faits  pour  le 
séminaire,  par  Mgr  de  Laval,  conformément  à  l'ordonnance 
d'érection  : 

1.  Tous  les  ecclésiastiques  seront  très  soumis  à  la  con- 
duite du  supérieur,  sous  la  direction  de  l'évêque. 

2.  Ils  ne  se  regarderont  pas  comme  propriétaires  de  ce 
qui  leur  sera  assigné  pour  leur  subsistance  ;  mais  afm  de 
pratiquer  le  détachement,  ils  rendront  compte  tous  les  ans 
de  leur  temporel. 

3.  Ils  mèneront  une  vie  si  pure,  qu'on  n'ait  pas  sujet  de 
les  retrancher  d'un  corps  dont  ils  sont  les  menibres. 

4.  Pour  entretenir  leur  ferveur,  ils  viendront  tous  les  ans 
faire  une  retraite  au  séminaire,  qui,  pendant  ce  temps-là, 
fera  desservir  leur  paroisse. 

5.  Le  séminaire  les  regardera  comme  les  enfants  de  la 
maison;  ils  y  seront  reçus  et  traités  avec  charité  quand 
ils  viendront  à  Québec  pour  maladie  ou  affaires  néces- 
saires. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  385 


6.  On  pourvoira  à  leurs  besoins  en  santé  et  en  maladie, 
et  l'entretien  sera  uniforme  pour  tous  les  ecclésiastiques, 
de  quelque  rang  qu'ils^£oient. 

7.  Pour  les  soutenir^t  les  consoler  dans  l'éloignement, 
on  entretiendra  avec  eux  une  parfaite  correspondance  de 
charité. 

8.  Si  Page,  les  travaux,  les  infirmités  les  rendent  inva- 
lides, ils  trouveront  un  asile  assuré  dans  le  séminaire  jus- 
qu'à leur  mort,  après  laquelle  on  fera  pour  eux  les  prières 
communes  ^. 

On  respire  en  lisant  cette  page  un  parfum  délicieux  de 
désintéressement  ;  et  l'on  croirait  entendre  comme  un  écho 
des  conseils  évangéliques  donnés  par  Notre-Seigneur  à  ses 
disciples. 

C'étaient  des  caractères  fortement  trempés,  ces  illustres 
fondateurs  du  séminaire  de  Québec,  qui  s'étaient  imposé 
un  code  si  merveilleux. 

Mgr  de  Laval,  qui  l'avait  fait,  s'y  soumit  tout  le  premier. 
Il  était  le  plus  pauvre  de  tous  dans  ses  habits  et  ses 
meubles.  Extrêmement  mortifié  dans  sa  nourriture,  ne 
cherchant  qu'à  se  retrancher  toute  jouissance  sensible,  il 
courait  pour  ainsi  dire  après  les  occasions  de  crucifier  la 
nature.  Il  ne  se  contentait  pas  des  sacrifices  qu'il  avait 
constamment  à  faire  dans  l'exercice  si  pénible  de  ses  fonc- 
tions, il  y  ajoutait  des  mortifications  volontaires  qui  mon* 
traient  la  haine  qu'il  avait  de  lui-même,  et  son  ardent  désir 

—  -         -  MBM  r»  ■  I  I  -       -      -  .1  — 

1  —  Latour,  p.  94. 

25 


386  VIK  DE   MGR  DE  LAVAL 

de  s^avancer  toujours  dans  la  perfection.  Son  éttinente 
sainteté  rayonnait  autour  de  lui,  et  il  avait  totmé  tous  ses 
prêtres  i  son  image.  Faut-il  s'étonner  si  cet  homme  apos- 
tolique et  ses  collaborateurs  ont  imprimé  &  leurs  œuvres 
ce  cachet  de  perfection  que  l'on  y  admire  encore? 

Pour  assurer  à  son  séminaire,  à  part  les  dîmes,  un  revenu 
:suf&sant,  Mgr  de  Laval  fit,  à  diverses  reprises,  l'acquisition 
<le  i)lu8ieurs  biens-fonds.  Il  acheta  ^  en  avril  1666,  un 
emplacement  de  seize  arpents  dans  la  haute  ville,  joignant 
l'église  paroissiale,  sur  la  côte  de  Québec,  "  d'où  l'on  décou- 
vre, dit  Latour,  toute  la  rade,  l'île  d'Orléans,  la  Pointc- 
Lévis  et  la  rivière  Saint-Charles,  autant  que  la  vue  peut 
s'étendre  ". 

Il  acquit  également  la  seigneurie  de  Beaupré,  depuis  la 
'  rivière  Montmorency  jusqu'à  celle  du  Gouffre  qui  se 
<lécharge  dans  la  baie  Saint- Paul,  l'anse  Saint-Michel,  la 
seigneurie  de  la  Petite  -  Nation,  sur  l'Ottawa,  et  l'île 
<l'Orléans.  Mais  il  échangea  bientôt  cette  dernière  pro- 
priété avec  M.  Berthelot,  pour  l'île  Jésus,  montrant  en  cela 
:son  esprit  pratique.  Suivant  lui,  en  effet,  il  était  prudent 
<Ie  n'avoir  pas  tous  ses  biens  dans  le  même  endroit. 
Quand  les  années  sont  mauvaises  dans  une  partie  du  pays, 
«lies  peuvent  ôtre  prospères  ailleurs;  et  en  ayant  ainsi  des 
sources  de  revenus  en  différents  endroits,  on  a  plus  de 
«chances  de  n'en  jamais  manquer  tout  à  fait. 


3  —  De  (iuillemette  Hébert,  veuve  de  Guillaume  Couillard. 


VIS  DE  MGR  DE  LAVAL  387 


Nous  verrons  plus  tard  Mgr  de  Laval  faire  l'abandon 
pur  et  simple  de  toutes  ces  propriétés  au  séminaire,  et  lui 
donner  en  même  temps  tous  les  meubles,  livres,  ornements, 
arrérages  de  rentes  qu'il  posséderait  à  sa  mort. 

Le  séminaire  de  Québec  avait  donc  son  existence  propre, 
il  formait  un  corps  distinct,  avant  même  qu'il  fût  question 
de  l'unir  au  séminaire  des  Missions  étrangères  de  Paris.  Il 
avait  ses  administrateurs,,  ses  revenus  en  dîmes  et  en  rentes 
qu'avait  commencé  à  lui  donner  l'évêque  de  Pétrée.  Il 
était  vraiment  séminaire  épiscopal  et  diocésain,  et  comme 
tel  soumis  à  l'évêque,  selon  les  canons  du  concile  de  Trente. 

Pour  l'asseoir  sur  des  bases  durables  et  solides,  le  prélat 
crut  devoir  l'unir  à  un  corps  stable,  qui  fût  comme  la 
source  toujours  féconde  des  ouvriers  évangéliques.  Il  avait 
assisté,  au  printemps  de  1663,  à  la  fondation  du  séminaire 
des  Missions  étrangères  de  Paris,  auquel  Mgr  de  Sainte- 
Thérèse,  évêque  de  Babylone,  venait  de  donner  sa  propriété 
de  la  rue  du  Bac,  et  sa  maison  d'Ispahan  en  Perse.  Depuis, 
en  juillet  1663,  le  roi  avait  donné  des  lettres  patentes  à  ce 
séminaire  ;  et  ces  lettres  furent  enregistrées  au  parlement 
de  Paris  le  7  septembre  de  la  même  année  ^. 

Mgr  de  Laval  apprit,  au  printemps  de  1664,  l'établisse- 
ment définitif  du  séminaire  de  Paris.  Il  se  hâta  d'écrire  à 
ses  anciens  confrères  de  la  Congrégation  pour  leur  expri- 


1  —  Le  seininaire  de  Québec  existait  donc  avant  que  celui  de  Paris 
eût  reçu  son  organisation  civile,  puisque  ses  lettres  patentes  sont  du 
mois  d'avril  1663. 


388  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


mer  sa  joie  et  les  prier  d'étendre  leur  œuvre  de  zèle  jusqu'à 
la  Nouvelle-France  : 

**  J'ai  appris  avec  joie,  dit-il,  l'établissement  de  votre 
séminaire  des  Missions  étrangères,  que  les  bourrasques  et 
tempêtes  dont  il  a  été  agité  dès  le  commencement  n'ont 
servi  qu'à  rendre  plus  ferme  et  plus  inébranlable.  Je  ne 
puis  assez  louer  votre  zèle,  lequel  ne  se  pouvant  contenir 
dans  les  bornes  et  limites  de  la  France,  cherche  à  se 
répandre  dans  toutes  les  parties  du  monde  et  aller  au  delà 
des  mers  dans  les  régions  les  plus  éloignées  ;  ce  que  consi- 
dérant, j'ai  cru  ne  pouvoir  procurer  un  plus  grand  bien  ù 
notre  nouvelle  Eglise,  plus  à  la  gloire  de  Dieu  et  au  salut 
des  peuples  que  Dieu  a  confiés  à  notre  conduite,  qu'en 
contribuant  à  l'établissement  d'une  de  vos  maisons  dans 
Québec,  lieu  de  notre  résidence,  où  vous  serez  comme  la 
lumière  posée  sur  le  chandelier,  pour  éclairer  toutes  ces 
contrées  par  votre  sainte  doctrine  et  l'exemple  de  vo? 
vertus. 

*'  Puisque  vous  êtes  le  flambeau  des  pays  étrangers,  il 
est  bien  raisonnable  qu'il  n'y  ait  aucune  région  qui  ne 
ressente  votre  charité  et  votre  zèle.  J'espère  que  notre 
Eglise  sera  l'une  des  premières  qui  auront  ce  bonheur, 
d'autant  plus  qu'elle  possède  déjà  une  partie  de  ce  que 
vous  avez  de  plus  cher  i. 

*'  Venez  donc  à  la  bonne  heure,  nous  vous  recevrons  avec 
joie.    Vous  trouverez  un  logement  préparé  et  un  fonds 


1  —  Les  prêtres  du^séminaire  de  Québec  et  Mgr  de  Laval  lui-même 
étaient  tous  d'anciens  confrères  des  MM.  du  séminaire  de  Paris. 


VIE   DE   MGR  DE  LAVAL  389 


suffisant  pour  commencer  un  petit  établissement  qui  ira 
toujours  en  croissant,  je  l'espère...  ^  " 

Il  écrivait  presque  en  même  temps  à  son  ami  Boudon 
une  lettre  affectueuse,  qui  fait  voir  la  foi  et  le  courage  avec 
lesquels  il  menait  cette  affaire  de  l'établissement  de  son 
séminaire,  malgré  mille  obstacles  et  surtout  malgré  le 
mauvais  état  de  sa  santé. 

'*  J'ai  reçu,  dit-il,  vos  chères  lettres,  qui  ne  respirent  que 
Dieu  seuletVamouT  de  Jésna  et  Marie,  du  glorieux  saint 
Joseph  et  des  saints  anges.  L'indisposition  où  je  suis 
m'oblige  de  me  servir  d'une  autre  main  que  la  mienne 
pour  vous  écrire.  Ma  santé  n'a  pas  été  beaucoup  meilleure 
pendant  la  plus  grande  partie  de  cette  année  ;  et  néan- 
moins nous  sommes  accablés  de  beaucoup  d'affaires.  Dieu 
soit  béni  de  tout  !  Faites  en  sorte  par  vos  prières  et  celles 
des  bonnes  âmes  avec  qui  vous  communiquez,  que  Jésus- 
Christ  soit  connu  et  aimé  dans  le  Canada,  et  des  Français 
et  des  sauvages,  et  qu'il  lui  plaise  donner  bénédiction  à 
l'établissement  du  séminaire  et  du  clergé  où  nous  tra- 
vaillons 2.  " 

Le  séminaire  des  Missions  étrangères  reçut  la  sanction 
apostolique  le  16  août  1664  3;  puis,  le  29  janvier  1665,  jour 
de  la  Saint-François  de  Sales,  fut  signé  à  Paris  l'acte 
d'union  du  séminaire  de  Québec  à  celui  de  Paris,  par  MM. 


1  —  Lettre  du  20  août  1664. 

2  —  Lettre  du  27  août  1664. 

3  —  Du  cardinal  Chigi,  lëgat  a  laUre^  le  même  qui  donna  la  sanction 
apostolique  au  séminaire  do  Saint-Sulpice  de  Paris  le  3  août  1664. 


390  VIE  DE  MGB  DE  LAVAL 

■  —  -« 

de  Meurs,  Bazaud,  Fermanel,  Gazil  et  Lambert,  directeojrs 
des  Missions,  et  MM.  Poitevin  et  Lescot,  procureurs,  ^e 
révéque  de  Pétrée  et  du  séminaire  de  Québec  ^ 

Cette  union  fut  renouvelée  et  confirmée  dix  ans  plij^ 
tard,  le  19  mai  1675,  après  que  Mgr  de  Laval  fût  devenu 
évoque  titulaire  de  Québec.  Le  roi  approuva  cette  unioa 
par  ses  lettres  patentes  du  mois  d'août  1676,  enregistrées 
au  parlement  de  Paris  et  au  Conseil  souverain  de  Québec  ^. 
Le  séminaire  de  Québec  fut  la  première  branche  de  ce 
grand  arbre  du  séminaire  de  Paris,  et  porta  le  nom  de 
Séminaire  des  Missions  étranghres  de  Québec. 

En  même  temps  qu'il  opérait  l'union  de  son  séminaire 
avec  celui  de  Paris,  l'évêque  de  Pétrée  souhaitait  qu'il  récùX 
toujours  en  parfaite  intelligence  avec  les  jésuites,  auxquels 
il  était  lui-même  si  attaché.  Le  21  décembre  1665  fat  signé 
à  Québec  un  acte  d'union  spirituelle  par  le  P.  Lemercier, 
supérieur  des  jésuites,  d'une  part,  et  MM.  de  Bernièreaet 
de  Maizerets,  supérieur  et  premier  assistant  du  séminaire, 
de  l'autre.  On  s'y  engageait  à  vivre  toujours  enfrires^  i\  pra- 
tiquer l'hospitalité  les  uns  à  l'égard  des  autres,  et  à.  &^ 
rendre  le  devoir  mutuel  de  la  prière.  Les  prêtres  du  sémi- 
naire et  ceux  de  la  Société  de  Jésus  à  Québec  disaient  les 
uns  pour  les  autres  une  messe  par  année  :  on  disait  aussi 
trois  messes  pour  chaque  associé  défunt. 

Le  7  décembre  de  la  même  année,  on  renouvela,  de  part 
et  d'autre,  le  vœu  admirable  qu'avaient  fait  à  Québec,  <Jî& 


1  —  Latour,  p.  102. 

2  —  Mdits  et  OrdœmanceSy  t.  I,  p.  84. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  391 

1636,  les  jésuites  du  Canada,  déjeuner  la  veille  de  l'Imma* 
culée  Conception  pour  honorer  ce  glorieux  privilège  de 
Marie,  et  pour  obtenir,  par  l'intercession  de  cette  bonne- 
mère,  la  conversion  des  sauvages.  Ce  jeûne  est  encorid* 
observé  fidèlement  au  séminaire  de  Québec. 

Mgr  de  Laval  voulut  même  qu'il  y  eût  entre  le  sémi- 
naire et  les  différentes  communautés  de  femmes  une 
association  de  prières  analogue  à  celle  qui  existait  avec  le?s> 
jésuites.  Quant  aux  récoUets,  qui  revinrent  au  Canada  en 
1670,  il  n'y  eut  jamais  d'union  bien  intime  entre  eux  et  le 
reste  du  clergé  *. 

Pour  compléter  l'union  de  son  clergé,  le  vicaire  apostor 
lique  aurait  voulu  que  le  séminaire  de  Québec  et  celui  .d& 
Saint-Sulpice  de  Montréal  n'eussent  formé  qu'un  seul  corps.. 
Il  paraît  même,  d'après  Latour,  que  de  part  et  d'autre  oi\ 
désirait  cette  union.  Il  en  écrivit  donc  à  M.  Dudouyt,  son 
agent  à  Paris,   et  à    M,  Tronson,    supérieur    de    Saint* 

Sulpice. 

''  La  piété,  le  zèle,  la  réputation  de  cette  maison,  dit 
Latour,  le  nombre  de  bons  sujets  qui  s'y  forment,  son  crédit 
dans  le  royaume,  faisaienf  désirer  une  protection  si  puis- 
sante et  une  source  si  abondante  de  bons  ouvriers.  D\ui). 
autre  côté,  il  était  à  craindre  que  l'esprit  primitif  de  .ces- 
/communautés  étant  fort  différent,  on  ne  conservât  plus  la 
même  intelligence,  pialgré  Testime  mutuelle,  que  le  gra;n(,\ 
n'absorbât  le  petit,  et  que  Saint-Sulpice  fournissant  presque 
tous  les  sujets  formés  de  sa  main,  les  Missions  ne  fissent 


1  —  liAtour,  p.  42. 


392  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


plus  qu'un  séminaire,  ou  que  la  multiplicité  des  objets  ne 
fît  tort  à  l'un  ou  à  l'autre.  M.  Tronson  ne  voulut  point  de 
l'union  * . 

Il  fallut  donc  renoncer  à  ce  projet  d'union  absolue: 
ce  qui  n'empêcha  pas  que  les  liens  de  charité  ont  toujours 
été  fort  étroits  entre  le  séminaire  de  Québec  et  celui  de 
Montréal.  Il  y  eut  entre  eux,  comme  avec  les  jésuites,  asso- 
ciation spirituelle  parfaite  2. 

Dans  sa  lettre  aux  messieurs  de  Paris,  Mgr  de  Laval 
parle  d'un  certain  fonds  déjà  suffisant  pour  commencer  un 
petit  établissement.  En  effet,  dès  le  80  décembre  1663,  il 
avait  assemblé  les  paroissiens  de  Québec,  et  les  avait  fait 
consentir  à  lui  abandonner  les  6,000  francs  qu'ils  avaient 

souscrits  autrefois  pour  la  construction  d'un  presbytère. 

Les  prêtres  du  séminaire,  présents  à  l'assemblée,  deman- 
dèrent de  bâtir  avec  cet  argent  un  établissement  pour  leur 
propre  institution,  s'obligeant  de  loger  à  perpétuité  le 
curé  et  les  vicaires,  à  condition  qu'on  leurlaissât  le  terrain 
situé  autour  de  l'église  :  ce  qui  leur  fut  accordé.  Ils  firent 
construire,  en  1666,  à  peu  près  à  l'endroit  du  palais  archié- 
piscopal actuel,  une  grande  maison  en  bois  pour  leurs 
ecclésiastiques,  qui  ne  pouvaient  plus  loger  dans  la  petite 
maison  de  Mgr  de  Laval.  Celle-ci  continua  à  servir  de 
résidence  à  l'évêque  et  au  curé  de  Québec,  M.  de  Bernières, 
qui  était  en  même  temps  le  supérieur  du  séminaire.    La 


1  —  Latour,  p.  105. 

2  —  Un  acte  d'union  de  fraternité  entre  les  deux  institutions  fut 
fiigné  en  février  1688.  (Histoire  mannscrite  du  séminaire  de  Qvébee.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  393 

grande  maison  en  bois  dont  nous  venons  de  parler  n'était, 
du  reste,  qu'un  logis  temporaire  ^. 

M.  de  Tracy  voulut  signaler  sa  piété,  en  faisant  élever 
devant  cette  maison,  sur  le  bord  du  cap,  en  vue  de  tout  le 
port,  et  probablement  à  Pendroit  de  la  petite  terrasse 
actuelle  du  séminaire,  une  grande  croix  de  soixante-cinq 
pieds  de  hauteur.  Une  large  allée,  à  partir  de  la  maison, 
conduisait  à  cette  croix,  monument  de  la  dévotion  et  de 
l'esprit  religieux  du  vice-roi. 

L'on  se  borna,  jusqu'en  1668,  à  former  aux  fonctions 
ecclésiastiques  les  jeunes  gens  qui  avaient  fait  leurs  études 
au  collège  des  jésuites  ou  en  France,  et  se  destinaient  au 
sacerdoce.  Il  n'y  avait  donc  encore,  à  proprement  parler, 
qu'un  grand  séminaire.  Nous  verrons  bientôt  l'œuvre  de 
Mgr  de  Laval  se  développer  d'une  manière  merveilleuse^ 
de  vastes  contructions  en  pierre  surgir  sur  le  coteau  de 
Québec  ;  et  nous  pourrons  admirer  ce  qu'a  fait  ce  grand 
évêque  pour  l'instruction  de  la  jeunesse  de  notre  pays. 


1  —  Elle  servit  plus  tard  do  logement  au  curé  et  à  Mj^r  de  Lava]^ 
et  elle  brûla  on  1701. 


1 


CHAPITRE  QUINZIÈME 


Mgr  de  Laval  et  rëtablissemeut  de  la  dîme.  —  Difficultés  qu'il  éprouve» 
et  dont  il  triomphe  par  sou  esprit  de  conciliation,  —  Différentes 
phases  de  la  question  des  dîmes,  jusqu'à  sa  fixation  définitive. 

L'histoire  des  dîmes  au  Canada  est  intimement  liée  à 
celle  de  la  fondation  du  séminaire  de  Québec,  d'abord 
parce  qu'elles  furent  établies  dans  le  même  mandement 
qui  érigea  le  séminaire,  puis,  parce  qu'elles  étaient  payables 
au  séminaire  lui-même,  tant  que  les  prêtres  de  la  Nouvelle- 
France  lui  demeurèrent  unis.  Ce  fut  aussi  la  même  ordon- 
nance royale  qui  confirma  pour  les  effets  civils  rétablisse- 
ment des  dîmes  et  celui  du  séminaire  de  Québec.  L'exis- 
tence de  la  dîme  au  Canada  remonte  donc  au  printemps 
de  1663,  alors  que  l'évêqu^de  Pétrée  donna  à  Paris  son 
mandement  pour  rétablissement  du  séminaire  de  Québec. 
Seulement,  elle  a  subi  peu  à  peu  des  modifications  impor- 
tantes, qu'il  convient  d'exposer  dans  ce  chapitre. 

Mgr  de  Laval,  par  un  désintéressement  qui  l'honore,  ne 
voulut  pas  fixer  la  dîme  au  dixième  ^,  comme  elle  existait 


1  —  Dîme,  du  latin  décima^  dixième  partie.  (Ltivoiuvie.) 


398  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

au  Canada,  ne  les  eussent  encouragés  à  la  révolte,  si  le 
gouverneur  De  Mésy,  en  particulier,  n'eût  appuyé  leurs 
plaintes,  afin  de  mortifier  le  clergé  et  l'évèque,  avec  les- 
quels il  venait  de  se  brouiller,  et  dont  Tautorité  loi  était 
devenue  suspecte  ^ 

Le  mandement  pour  l'érection  du  séminaire  de  Québec 
et  l'établissement  des  dîmes  au  Canada,  ainsi  que  les  lettres 
patentes  du  roi,  furent,  à  la  demande  de  Mgr  de  Laval, 
enregistrées  le  10  octobre  1663  au  Conseil  souverain,  qui 
donna  des  ordres  pour  que  ces  documents  fussent  affichés 
•à  Québec  et  connus  de  tout  le  monde  ^.  La  loi  des  dîmes 
fut  donc  en  force,  pour  les  effets  civils,  à  partir  de 
cette  date. 

L'évêque  voulut  cependant,  un  mois  après,  faire  une 
exception  en  faveur  de  la  paroisse  de  Québec  ;  et,  dans  une 
ordonnance  spéciale,  il  régla  que  les  habitants  de  cette 
paroisse,  pendant  six  ans,  ne  paieraient  la  dîme  qu'au 
vingtième  minot.  Il  leur  abandonnait  même  la  dîme  de 
l'année  courante.    Voici,  du  reste,  cette  ordonnance  : 

'^  A  tous  les  habitants  de  la  paroisse  de  Québec,  salut. 
Déclarons  qu'ayant  été  obligé,  pour  le  bien  et  avancement 
de  ce  Christianisme  3,  d'ordonner  que  les  dîmes  seraient 
levées  à  la  treizième;  eu  égard  néanmoins  à  l'état  présent 
du  pays,  nous  avons  jugé  à  propos  de  vous  accorder  et  vous 
accordons  par  ces  présentes  qu'elles  ne  seront  payées,  six 
années  durant,  qu'à  la  vingtième. 


1  —  Latour,  p.  167. 

-  —  JxufermnU  et  Ddibératunis  du  CoiiseU  Souverainy  t.  I,  p.  18. 
3  —-  Mgr  de  Laval  emploie  souvent,  dans  ses  minti déments,  Je  mo 
<'hristlanlsme  pour  le  mot  éijlm. 


VIE  DE  MOB  DE  LAVAL  399 


'^  Déclarons  en  outre  que  pour  contribuer  aux  nécessités 
de  votre  église,  nous  donnons  les  dîmes  de  la  présente 
année  mil  six  cent  soixante-trois,  à  la  réserve  de  celles  de 
la  c6te  de  Lauson  et  de  la  Pointe  de  l'île  d'Orléans,  les- 
quelles seront  employées  pour  bâtir  les  églises  paroissiales 
(leô  dits  lieux  i.  " 

On  voit  par  cette  ordonnance  que  la  paroisse  de  Québec 
s'étendait  encore,  à  cette  époque,  sur  un  vaste  territoire, 
puisqu'elle  comprenait  môme  la  côte  de  Lauson  et  au 
moins  une  partie  de  l'île  d'Orléans.  On  commençait  &  bâtir 
des  églises  à  ces  deux  endroits;  mais  ils  n'étaient  pas 
encore  détachés  de  la  paroisse  de  Québec  2. 

L'évoque  avait  des  raisons  spéciales  d'adoucir  la  loi  de 
la  dîme  en  faveur  des  habitants  de  Québec  :  ils  faisaient 
depuis  longtemps  de  grands  sacrifices  pour  achever  leur 
épjlise  paroissiale,  qui  devait  être  plus  tard  la  cathédrale. 
Du  reste,  dans  une  ville  naissante  comme  Québec,  il  devait 
y  avoir  tous  les  jours  des  besoins  nouveaux  qui  s'impo- 
saient à  la  générosité  des  habitants. 

Il  est  probable,  toutefois,  que  cette  ordonnance  spéciale 
éveilla,  dans  tous  les  endroits  du  pays  où  elle  fut  connue, 
<ies  espérances  malsaines,  qui  ne  tardèrent  pas  à  éclater  en 
murmures  contre  la  loi  de  la  dîme.  On  se  disait  que 
l'évéque,  qui  avait  commencé  à  céder  de  ses  droits  en 
faveur  de  la  paroisse  de  Québec,  ne  pourrait  faire  autre- 


1  —  Devlardtiuii  du  10  novembre  1663. 

2  —  Cette  paroisse,  d^ailleurs,  ne  fut  vraiment  érigée  que  le  15  sep- 
tembre 1664. 


400  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

ment  que  d'abroger  la  loi  pour  tout  le  reste  du  pays,  si  on 
lui  tenait  tête. 

Aux  Trois- Rivières,  on  n'avait  pas  mCme  voulu  permetire 
que  l'arrêt  des  dîmes  fût  lu,  publié  et  affiché.  MM.  de 
Repentigny,  Charron  et  Madry,  "  députés  de  Québec  K  " 
ayant  exposé  au  Conseil  cette  opposition  qui  leur  avait  été 
faite  de  la  part  des  habitants,  celui-ci  donna  de  nouveaux 
ordres  pour  que  l'ordonnance  fût  publiée  dans  tous  les 
endroits  du  pays  2. 

L'évêque  et  le  gouverneur  s'étant  brouillé  ensemble,  les 
choses  s'envenimèrent  de  i>lus  en  plus.  "On  forma  au 
Conseil,  ditLatour,  une  opposition  aux  lettres  patentes  qui 
y  avaient  été  enregistrées.  M.  de  Mésy  écrivit  au  roi  eu 
faveur  des  habitants,  et  déclara  que  la  dîme  ruinerait  et 
ferait  déserter  la  colonie.  Pour  aigrir  encore  plus  les  esprits, 
on  fit  courir  le  bruit  que  le  clergé  donnerait  une  étendue 
infinie  à  l'objet  de  la  dîme,  en  dîmant  sur  les  herbages, 
les  bois,  la  volaille,  les  moutons,  etc.  " 

On  ne  pouvait  être  plus  déraisonnable.  L'ordonnance  de 
Mgr  de  Laval  et  les  lettres  du  roi  étaient  pourtant  assez 
claires  et  précises  :  on  devait  payer  la  dîme  "tant  de  ce 
qui  naît  du  travail  des  hommes,  que  de  ce  que  la  terre 
produit  d'elle-même."  Il  s'agissait  bien  ici  du  travail 
appliqué  à  la  culture  de  la  terr^,  et  non  pas  aux  manufac- 
tures ou  à  tout  autre  objet.  Jamais  un  esprit  sérieux 
n'entendit  les  choses  d'une  autre  manière. 


1  —  C'étaient  les  syndics  nommés  par  les  habitant»  pour  représenter 
leurs  besoins  et  leurs  plaintes  au  Conseil. 

2  —  Conseil  Souverain,  t.  I,  p.  169. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  40Î 

Il  pouvait  y  avoir  contestation  sur  la  question  de  savoir- 
quels  étaient  les  produits  décimables  de  la  terre.  Cette 
question  fut  réglée  plus  tard. 

Quant  à  la  prétention  du  gouverneur,  que  la  dîme  allait 
ruiner  et  faire  déserter  la  colonie,  elle  avait  lieu  de  sur- 
prendre de  la  part  d'un  homme  qui  avait  toujours  passé 
pour  avoir  des  sentiments  religieux.  La  colonie  de  la 
Nouvelle  -  France,  composée  d'éléments  exclusivement 
catholiques,  ne  pouvait  subsister,  au  contraire,  sans  Fin- 
fluence  salutaire  de  la  Religion  et  sans  la  protection  du 
clergé.  Celui-ci,  d'un  autre  côté,  ne  pouvait  se  soutenir 
sans  l'assistance  des  fidèles,  sans  la  dîme  qui  lui  était  due. 

Mgr  de  Laval  avait  étendu  à  tout  le  pays  l'ordonnance 
spéciale  faite  en  faveur  de  la  paroisse  de  Québec.  Voyant 
que  les  fidèles  n'étaient  pas  encore  satisfaits  de  la  conces- 
sion  qu'il  leur  avait  faite,  en  mettant  ainsi  la  dîme  aa 
vingtième  pour  six  ans,  il  voulut  bien,  dans  l'intérôt  de  la 
paix  et  dans  un  but  de  conciliation,  prolonger  le  terme  de 
six  ans  à  toute  la  durée  de  sa  vie,  sans  préjudice  toutefois 
des  droits  de  son  successeur  *. 

Comme  il  y  avait  encore  des  murmures,  il  accorde  aux. 
habitants  jusqu'au  retour  d-es  vaisseaux,  en  16&5,  pour 
qu'ils  aient  le  temps  de  représenter  au  roi  leurs  raisons^ 
En  attendant,  il  consent,  lui  et  son  clergé,  à  leur  donner- 
comme  ci-devant  tous  les  secours  spirituels,  sans  aucune^ 
rémunération.   Il  leur  recommande  ensuite  de  commence^- 


1  —  Déclaration  du  1er  février  1664. 

26 


402  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


à  bâtir  des  églises  et  des  presbytères,  **  afin  que  les  prêtres, 
dit-il,  puissent  au  plus  tôt  résider  sur  les  lieux  convena- 
blement à  leur  condition,  et  par  ce  moyen  desservir  les 
paroisses." 

On  voit  par  ces  paroles  que  Mgr  de  Laval,  tout  en  ne 
voulant  pas  de  cures  fixes  et  inamovibles,  n'avait  rien  de 
plus  à  cœur  que  d'établir  des  paroisses  partout  où  le  besoin 
s'en  faisait  sentir,  et  de  faire  desservir  ces  paroisses  avec 
efficacité  par  des  prêtres  attachés  à  son  séminaire,  mais 
résidant  sur  les  lieux.  '*  Quoique  les  prêtres  du  Canada, 
dit  Latour,  fissent  une  espèce  de  corps,  chaque  paroisse 
avait  pourtant  son  pasteur  propre." 

Plus  tard,  il  sera  obligé,  pour  obtempérer  aux  volontés 
du  roi,  d'établir  un  certain  nombre  de  curés  inamovibles. 

Mais  ces  prêtres,  même  après  leur  nomination  à  des  cures 
fixes,  resteront  affiliés  au  séminaire,  et  lui  rendront 
compte  de  leurs  revenus. 

Mgr  de  Saint -Valier,  comme  nous  le  verrons  en  son  temps, 
brisa  l'union  du  clergé  avec  le  séminaire,  qu'il  avait  d'abord 
tant  admirée.  Mais  il  ne  fit,  par  rapport  à  la  fixation  des 
cures,  que  continuer  ce  qu'avait  commencé  Mgr  de  Laval. 
Tout  le  changement  qu'il  opéra,  ce  fut  d'empêcher  que  ses  , 
curés  ne  restassent  affiliés  au  séminaire. 

La  condition  des  curés  devint  alors  très  précaire. 
Privés  de  l'assistance  du  séminaire,  ils  n'avaient  plus 
pour  se  soutenir  que  les  dîmes,  qui  étaient  encore  peu 
de  chose,  et  un  supplément  presque  nominal.  C'est  ce  qui 
créa  le  malaise  général  qui  régna  pendant  plusieurs  années 
dans  l'Eglise  du  Canada.    Mais  revenons  à  Mgr  de  Laval. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  403 


Pour  mettre  fin  aux  bruits  étranges  que  l'on  se  plaisait  à 
répandre  partout,  jusqu'en  France  même,  au  sujet  delà 
dîme,  il  fut  obligé  de  faire  publier  dans  toutes  les  paroisses, 
i|ue  la  dîme  ne  se  prenait  que  sur  les  grains  provenant  de  la 
culture  de  la  terre. 

'*  On  a  semé,  dit-il,  dans  l'esprit  du  peuple  de  faux  bruits 
et  des  calomnies,  disant  que  l'oi^  voulait  exiger  la  dîme 
des  œufs,  des  choux,  des  planches,  des  cordes  de  bois,  ou 
généralement  de  toutes  sortes  de  manufactures  :  ce  qui  est 
contre  la  vérité  de  l'établissement  de  la  dîme,  contre  la 
coutume  universelle,  et  contre  l'institution  de  l'Eglise  ; 
car  le  mot  de  travail  des  hommes^  dont  il  est  parlé  dans  le  dit 
établissement,  ne  veut  dire  autre  chose  que  le  labourage  de 
la  terre  ^ .  " 

Mais  les  explications  ne  réussirent  pas  mieux  que  les 
adoucissements  apportés  aux  ordonnances.  Tout  fut  inutile  ; 
la  révolte  contre  la  dîme  devint  générale. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  que  le  soulèvement 
ne  fut  en  aucun  endroit  plus  marqué  que  dans  les  terres 
du  séminaire,  sur  la  côte  Beaupré,  où  il  se  faisait  le  plus 
d'aumônes.  Il  fallut  même  en  retirer  le  missionnaire,  M. 
Morel,  qui  n'y  était  plus  en  sûreté,  et  que  d'ailleurs  on 
n'était  plus  en  état  d'y  entretenir,  depuis  qu'on  n'en  recevait 
rien  2." 

Les  choses  demeurèrent  près  de  quatre  ans  en  cet  état. 
On  ne  paya  rien  aux  curés  j usqu'en  1667. 


1  —  Déclaration  du  10  mars  1664. 

2  —  Latour,  p.  158. 


404  VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 


Lorsque  M.  de  Tracy  fut  arrivé  au  Canada,  Mgr  de  Laval 
le  pria  de  mettre  en  vigueur  la  loi  de  la  dîme  telle  qu'ap- 
prouvée par  le  roi  en  1663.  Le  vice-roi,  qui  montra  toujours 
de  si  bienveillantes  dispositions  envers  l'Eglise,  donna 
immédiatement  un  ordre  en  conséquence,  et  le  fit  commu- 
niquer aux  habitants  du  pays  par  leurs  syndics. 

Mais  les  habitants  aydlit  fait  leurs  objections  ordinaires 
à  la  dîme  au  13e,  le  marquis  de  Tracy,  ''  à  la  prière  de 
l'évêque  de  Pétrée  ^  ''  rendit  son  ordonnance  du  23  août 
1667  2,  dans  laquelle  il  établit  la  dîme  au  26e,  pour  vingt 
ans  seulement,  sans  préjudice  des  droits  de  TEgliseau  13e 
après  ces  vingt  ans  révolus,  laissîint  subsister  ainsi  pour 
l'avenir  l'arrêt  de  1663. 

Cette  "ordonnance  réglait  de  plus  que  les  dîmes  seraient 
payables  aux  curés  eux-mcmes,  et  non  pas  directement  ai: 
séminaire  —  ce  qui  toutefois  revenait  au  même  dans  la  pra- 
tique— .qu'elles  seraient  payables  en  blé  net,  et  portées 
sans  frais  chez  les  curés,  mais  que,  pour  éviter  toute  fraude, 
les  curés  i30urraient  les  faire  estimer  quinze  jours  avant  la 
récolte  ^, 

On  comprend  que  cette  ordonnance  créait  une  grande 
diminution  dans  le  produit  de  la  dîme,  puisqu'elle  larédui- 


1  —  Latour,  p.  158. 

2  —  D'après  redit  de  1679,  l'ordonnance  de  M.  de  Tracy  était  du 
4  septembre  1667  (Edvts  et  Ordonivaiiceê,  t.  I,  p.  231X  Bans  les  r^p»- 
tres  de  rarchevêché  de  Québec,  elle  porte  la  date  du  23  août  1667. 
Elle  ne  se  trouve  pas  dans  les  cahiers  imprimés  du  Conseil  SouveraU*-, 
Elle  resta,  paraît-il,  au  secrétariat  de  M.  ïalon,  et  fut  perdue  arec 
beaucoup  d'autres  papiers.  (Edits  et  Ordcynnances,  t.  I,  p.  303.) 

3  —  Latour,  p.  159. 


VIE  DE   MGR   DE  LAVAL  405 


sait  tout  d'abord  de  moitié.  La  diminution  n'était  pas 
compensée  par  l'obligation  qu'avaient  les  gens  de  porter  le 
grain  tout  battu  et  net  chez  le  curé.  Les  habitants  gar- 
daient la  paille,  pouvaient  battre  d'ailleurs  quand  ils  vou- 
laient, à  leur  guise  ou  à  leur  commodité,  et  la  dîme  était 
ainsi  exposée  à  tous  les  accidents  qui  pouvaient  arriver 
chez  les  différents  particuliers.  Seulement,  on  pouvait 
espérer  que,  dans  ces  conditions,  elle  serait  mieux  payée  ; 
et  puis-révÊque  avait  toujours  la  ressource  de  retirer  les 
prêtres  des  paroisses,  lorsqu'il  n'y  avait  pas  de  quoi  les 
l'aire  vivre,  l'ordonnance  de  M.  deTracy  reconnaissant  que 
les  curés  devaient  rester  amovibles  et  révocables  comme 
ils  étaient" auparavant. 

Ce  fut  sous  l'inspiration  de  l'intendant  Talon  que  fut  pré- 
parée l'ordonnance  de  1667.  Cet  homme,  qui  avait  d'ail- 
leurs tant  de  qualités  brillantes  et  solides,  fut  toujours  un 
peu  prévenu  contre  le  clergé,  dont  il  redoutait  l'influence. 
Il  s'imaginait  que  le  clergé  allait  devenir  trop  riche;  et 
comme  il  savait  que  la  richesse  est  un  des  plus  puissants 
leviers  dans  le  monde,  il  voulait  lui  ôter  dès  le  commen- 
cement la  possibilité  même  d'en  abuser.  Il  fit  donc  réduire 
la  dîme  du  13®  au  26''. 

Le  Conseil  favorisait  les  idées  peu  bienveillantes  de 
Talon  à  l'égard  du  clergé.  Quelque  temps  après,  on 
retrancha  le  droit  qu'avaient  les  curés,  d'après  T  ordon- 
nance, de  faire  faire  une  estimation  préalable,  avant  la 
récolte  des  grains.  On  exempta  même  de  toutes  dîmes, 
pendant  cinq  ans,  les  terres  nouvellement  défrichées. 


406  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


L'ordonnance  de  M.  deTracy,  quimaîntenait  le  principe 
de  l'amovibilité  des  cures,  et  fixait  pour  vingt  ans,  sans 
préjudice  de  l'avenir,  les  dîmes  au  26«,  resta  en  force 
jusqu'en  1679.  Fut-elle  bien  observée?  Il  y  a  lieu  d'en 
douter.  Mais  nous  voyons  par  un  procès  qui  fut  réglé 
au  Conseil  le  20  mars  1668,'que  le  clergé  se  montra  résolu, 
cette  fois,  de  faire  respecter  ses  droits,  et  de  recouvrer  la 
dîme  dans  les  modestes  conditions  auxquelles  l'ordonnance 
l'avait  réduite. 

Nicolas  Roussin  avait  loué  à  Michel  Esnault  une  ferme 
qu'il  possédait  sur  la  côte  Beaupré;  mais  on  n'avait 
pas  stipulé,  dans  le  bail,  qui  devait  payer  la  dîme.  Cette 
ferme  devait  au  missionnaire  la  dîme  de  cinquante  minois 
de  grain  ;  et  les  officiers  de  Mgr  de  Laval  avaient  pour- 
suivi Esnault  pour  se  la  faire  payer.  De  son  côté,  le 
sieur  Esnault  demandait  au  Conseil  que  ce  fût  le  proprié- 
taire de  la  ferme  qui  fût  condamné  à  acquitter  la  dîme, 
ajoutant  "  que  s'il  avait  su  qu'il  la  lui  fallût  payer,  il 
n'aurait  pris  la  dite  ferme  qu'il  n'en  eût  eu  meilleure  com- 
position. " 

Roussin,  au  contraire,  rejetait  le  fardeau  sur  le  bail- 
leur, disant  que  celui-ci  devait  *'  demeurer  chargé  aussi 
bien  de  ce  qui  est  onéreux  que  de  ce  qui  est  avantageux, 
ayant  pris  la  dite  terre  à  bail,  et  partant  à  forfait." 

Il  paraît  que  les  raisons  étaient  concluantes  de  part  et 
d'autre,  car  le  Conseil  ordonna  '*  que  le  propriétaire  et  le 
fermier  paieraient  les  dîmes  à  proportion  de  ce  que  chacun 
d'eux  retirerait  soit  en  grain,  soit  en  argent,  et  qu'à  l'avenir 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  407 

les  différends  en  pareille  matière  seraient  réglés  sur  ce 
pied,  s'il  n'en  était  autrement  convenu  par  les  contrats  de 
bail  ou  par  autre  convention  entre  les  intéressés  ^  '' 

Le  clergé  ne  manqua  pas  de  se  plaindre^  i\  diverses 
reprises,  de  la  condition  précaire*  qui  lui  était  faite  par  la 
réduction  de  la  dîme  d  u  13^'  au  26"-'  ;  mais  ses  représentations 
demeurèrent  sans  effet.  C'est  précisément  l'amoindrisse- 
ment du  clergé  que  l'on  voulait. 

*'  La  raison  secrète,  dit  Latour,  qui  avait  fait  agir  le 
Conseil  et  l'intendant,  était  que  le  séminaire  et  l'éveque 
deviendraient  trop  puissants  et  trop  riches,  s'ils  jouissaient 
du  13«  de  tous  les  fruits  de  la  colonie.  Cela,  ajoute  le 
même  auteur,  pouvait  arriver  dans  la  suite  des  siècles  ; 
mais  il  faut  convenir  que  ce  danger  était  alors  bien  éloigné, 
et  qu'on  n'aurait  pas  pris  l'alarme,  si  l'on  n'avait  été  pré- 
venu contre  le  clergé. 

"  A  Montréal,  dit  M.  l'abbé  Rousseau,  la  dîme  se  régla 
à  l'amiable.  Les  colons,  touchés  de  tous  les  sacrifices  que 
les  seigneurs  avaient  faits  pour  l'établissement  des  familles, 
se  réunirent  en  1668,  en  asseuiblée  générale,  et  réglèrent 
que  pendant  trois  ans  la  dîme  serait  fixée  au  21^-  pour  les 
gerbes  de  blé,,  et  au  20*'  pour  les  autres  grains  2.*' 

Lorsque  Frontenac  arriva  aux  affaires,  il  profita  de  la 
question  des  cures  et  des  dîmes  pour  montrer  son  mauvais 
vouloir  vis-à-vis  du  clergé,  avec  qui  il  n'avait  pas  tardé  de 
se  brouiller.     Il  fit  représenter  au  roi  que  beaucoup  de 


1  —  dniseil  Souveniinj  t.  I,  p.  480. 

2  —  Hiiitoire  de  la  vie  fie  M,  Paul  (h  Chnuied*'tf^  .<*/<'»//•  de  3/(rfMo/j»</'»n*' . 


4()8  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


Seigneurs  et  d'habitants  de  la  Nouvelle-France  désiraient 
^voir  des  curés  fixes  pour  leur  administrer  les  sacrements, 
au  lieu  de  prêtres  et  curés  amovibles  qu'ils  avaient  eus 
Jusque-là.  Le  roi,  qui  s'était  prononcé  à  plusieurs  reprises 
-en  faveur  du  système  de  Mgr  de  Laval,  pour  la  desserte 
des  paroisses  du  Canada,  changea  d'avis.  Ce  qu'il  avait 
toujours  regardé  jusque-là  comme  **  si  conforme  à  la  sainte 
pratique  des  premiers  siècles  ",  devînt  tout  à  coup  con- 
traire à  la  discipline  de  l'Eglise. 

*^  Les  grâces  singulières  que  Dieu  nous  a  faites,  dit-il,  et 
tians  la  dernière  guerre  ^..,  et  dans  la  paix  que  nos  ennemis 
ont  été  forcés  d'accepter...,  nous  obligent,  comme  protecteur 
<les  saints  canons,  d'appliquer  nos  soins  à  ce  que  la  disci- 
pline de  l'Eglise  soit  observée  même  dans  les  pays  de  notre 
obéissance  les  plus  éloignés  -....  " 

C^est  donc,  chose  singulière,  comme  protecteur  des  saints 
canons  et  de  la  discipline  ecclésiastique,  qu'il  rendit  son 
arrêt  du  mois  de  mai  1G79,  par  lequel  il  ordonnait  que  les 
dîmes  dans  la  Nouvelle-France  ne  seraient  dues  et  payables 
qu'à  des  curés  perpétuels  et  inamovibles,  et  qu'elles  se 
paieraient  désormais  et  pour  toujours  suivant  le  règlement 
d«  1667,  c'est-à-dire  au  2fr'. 

Il  n'était  plus  mention  de  l'obligation  des  habitants  de 
porter  à  leurs-  curés  la  dîme  de  grain  net  et  battu.    Au 


1  —  Il  s'agit,  sans  doute,  de  la  guerre  contre  la  Hullaude,  TEspagne 
pt  l'Empire,  qui  se  tevmina  par  le  traite  de  Nimë^ue  (août  1678X 
'C*est  ce  traité  qui  donna  à  la  France  la  Franohe-Comtë,  la  Flandre 
presque  toute  entière,  et  l'Alsace. 

^  —  EdiU  et  OntoniumcpA^  t.  I,  p.  231. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  409 


contraire,  T  article  suivant  semblait  y  pourvoir  autre- 
ment: 

**  Il  sera  au  choix  de  chaque  curé  de  les  lever  et  exploiter 
par  ses  mains,  ou  d'en  faire  bail  à  quelques  particuliers, 
habitants  de  la  paroisse....  "  Et  l'ordonnance  ajoutait  :  *'  En 
cas  que  le  prix  du  bail  ne  soit  pas  suffisant  pour  l'entretien 
du  curé,  le  supplément  nécessaire  sera  réglé  par  notre 
Conseil  de  Québec,  et  sera  fourni  par  le  seigneur  de  fief  et 
les  habitants....  " 

Ces  dispositions,  on  le  voit,  mettaient  les  curés  il  la  merci 
(le  beaucoup  de  monde,  et  rendaient  leur  position  bien 
précaire.  Qui  serait  juge  de  l'insuffisance  de  la  dîme  ou 
du  prix  d'affermage  pour  leur  subsistance  et  leur  entretien  ? 
Cet  affermage  lui-même  était-il  réalisable?  Dans  quelles 
conditions  se  ferait-il  ?  A  quelles  complications  ne  çlonne- 
rait-il  pas  lieu  ? 

On  proposait  de  donner  aux  curés,  en  cas  d'insuffisance 
de  la  dîme,  un  supplément,  ou  portion  congrue^  comme  on 
disait  alors.  '*  Ce  n'était  qu'une  vaine  espérance,  dit 
Latour;  jamais  on  n'a  pensé  à  exécuter  cet  article.  Ce 
moyen  même  était  à  charge:  obliger  les  curés  à  demander 
des  suppléments,  et  les  faire  régler  proportionnellement  à 
l'estimation  des  dîmes,  c'était  les  jeter  dans  une  infinité 
(le  procès  pour  faire  faire  cette  fixation,  et  de  procès  renais- 
sant chaque  année  pour  en  obtenir  le  paiement,  et  de 
procès  bien  douteux,  puisque  le  Conseil  était  juge  et 
partie." 

Toutes  ces  difficultés  que  rencontraient  sur  leur  chemin 
les  politiques  qui  auraient  voulu  arranger  les  cures  et 


410  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


régler  la  dîme  à  leur  manière,  ne  faisaient  que  mettre 
mieux  en  relief  la  sagesse  du  plan  de  Mgr  de  Laval. 

Il  savait  bien  ce  qu'il  faisait,  lorsqu'il  constituait  tout 
son  clergé  séculier  en  un  séminaire,  investi  du  soin  de 
toutes  les  paroisses,  recevant  toutes  les  dîmes,  mais  respon- 
sable aussi  de  toutes  les  dépenses  nécessaires  pour  l'entretien 
et  la  subsistance  des  pasteurs  de  tout  le  diocèse.  Il  savait 
bien  qu'il  était  impossible  de  songer  de  sitôt  à  établir  ici 
des  paroisses  sur  le  pied  de  celles  de  la  France,  et  de  faire 
vivre  des  curés  séparés  et  inamovibles  avec  le  peu  de 
ressources  que  pouvaient  leur  fournir  ces  paroisses.  *'  Il 
est  constant,  écrivait  Talon  en  1G66,  que  l'évoque  de  Pétrée 
ne  peut  fournir  de  curés  ou  de  missionnaires  dans  tous  les 
endroits  de  ce  pays  qui  en  ont  besoin,  s'il  n'est  assisté  par 
le  roi  ou  par  la  Compagnie  ^  Le  fonds  des  dîmes,  établi 
avec  beaucoup  de  modération,  ne  peut  suffire." 

Tout,  en  dehors  du  plan  de  Mgr  de  Laval,  n'était  que 
ténèbres  et  difficultés  de  toutes  sortes. 

L'ordonnance  royale  de  1G79  sur  les  dîmes  fat  enregis- 
trée le  23  octobre  de  la  même  année  au  Conseil  souverain. 
On  décida  de  se  réunir  de  nouveau  au  bout  de  quelque? 
jours,  pour  aviser  sur  la  manière  de  procurer  des  supplé- 
ments aux  curés  dont  la  dîme  ne  serait  pas  jugée  suffi- 
sante 2 . 

L'évêque  était  alors  absent  du  Canada  ;  mais,  Taunée 
I)récédente,  peu  de  temps  avant  son  départ  pour  la  France, 


1  —  La  Compagnie  de»  Indes  Occidentales,  qui  succtStla  à  la  Compa- 
gnie des  Cent  associés. 

2  --  Coim'il  Sourerahiy  t.  II,  p.  .')2I. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  411 

il  avait  tenu  à  Québec  (17  octobre  1678)  une  conférence,  à 
laquelle  avaient  assisté  M.  de  Frontenac,  ^intendant 
Duchesneau  et  quelques  seigneurs  du  pays  ^  On  était 
convenu  qu'il  fallait  donner  200  francs  à  chaque  curé  pour 
son  entretien,  et  300  francs  pour  payer  sa  pension  chez 
celui  de  ses  habitants  qu'il  choisirait.  Mais  comme  per- 
sonne ne  voulait  pensionner  le  curé,  à  moins  de  400  franc?, 
le  projet  était  tombé. 

Dans  la  séance  du  31  octobre  1679,  on  prit  de  nouveau 
en  considération,  au  Conseil,  l'ordonnance  du  roi,  ainsi 
qu'un  mémoire  présenté  par  les  ecclésiastiques  du  sémi- 
naire de  Québec  sur  le  sujet  des  dîmes,  et  le  procès- verbal, 
dressé  par  l'intendant,  de  la  conférence  de  l'année  précé- 
dente. Il  fut  décidé  que  l'on  donnerait  communication  de 
l'édit  royal,  du  procès-verbal  de  l'intendant  et  du  mémoire 
des  curés,  aux  seigneurs  et  aux  habitants  de  toutes  les 
paroisses  du  pays,  afin  qu'ils  pussent  présenter  leurs  obser- 
vations dans  le  cours  du  printemps  de  1680  -. 

Au  printemps  de  1680,  M.  Pierre  Francheville  présenta 
au  Conseil  une  requête  de  la  part  d'un  grand  nombre  do 
curés.  Ils  alléguaient  qu'ils  ne  pouvaient  trouver  personne 
qui  voulût  affermer  les  dîmes,  et  que,  d'ailleurs,  leurs 
fonctions  spirituelles  les  empêchaient  de  s'occuper  de  les 
recueillir  eux-mêmes.  Ils  demandaient  qu'on  voulût  bien 
adopter  un  mode  d'affermage  des  dîmes,  et  fixer  la  quotité 
du  supplément  payable  aux  curés,  en  cas  d'insuffisance  de 
la  dîme,  ainsi  que  la  manière  de  le  payer. 


1  — MM.  do  Varennes,  de  Sorel,  Berthier  et  de  Saint-Ours. 

2  —  Conaeil  SovveraKii^  t.  IF,  p.  335.  j 


<• 


412  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


Le  Conseil  ordonna  (23  décembre  1680)  que,  chaque 
année,  les  dîmes  seraient  affermées  à  la  criée  publique, 
après  plusieurs  avis  donnés  d'avance,  au  dernier  et  plus 
offrant  «nchérisseur.  S'il  n'y  avait  aucun  enchérisseur,  le 
Conseil  pourvoyait  à  la  manière  de  faire  évaluer  et  de  réa- 
liser les  dîmes  en  argent,  puis  d^en  faire  tenir  la  valeur 
aux  curés.  On  peut  voir  dans  les  cahiers  du  Conseil  souve- 
rain ce  mode  d'affermage  de  dîme,  qui,  du  reste,  était  assez 
compliqué  *. 

Il  ne  fut  pas  question,  à  cette  séance,  de  régler  l'affaire 
du  supplément,  qui  fut  toujours,  comme  nous  l'avons  vu, 
une  source  de  difficultés. 

A  la  Cour,  on  était  partagé  sur  ce  sujet.  Les  uns  comme 
le  marquis  de  Seignelay  2,  voulaient  que  le  roi  accordât  au 
clergé  du  Canada  une  gratification  qui  suppléât  à  rinsuffi- 
sance  de  la  dîme;  et  leur  avis  finit  par  prévaloir.  Les 
autres,  comme  Colbert  lui-même,  auraient  voulu  que  le 
pays  pourvût  à  l'entretien  de  ses  prêtres;  et  cependant, 
par  une  inconséquence  inexplicable,  ils  trouvaient  le  pays 
trop  pauvre  pour  payer  la  dînae  au  13®. 

En  attendant  que  la  chose  fût  définitivement  réglée, 
Mgr  de  Laval  montra  une  patience  et  un  désintéressement 
admirable.  Il  ne  voulut  pas  retirer  les  prêtres  des  parois- 
ses, môme  lorsqu'il  n'y  avait  pas  de  quoi  vivre,  et  il  fit  les 
plus  grands  sacrifices  pour  leur  subsistance. 


1  —  V-imneil  Souverain^  t.  II,  p.  450. 

2  —  Fils  de  Colbert. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  413 

Partout  où  les  fidèles  pouvaient  donner  au  séminaire  les 
200  francs  en  argent  dont  nous  avons  parle,  celui-ci  se 
chargeait  du  reste,  et  pourvoyait,  avec  une  générosité 
digne  des  plus  grands  éloges,  à  tous  les  besoins  de  pension, 
d'entretien  et  de  voyages  des  missionnaires.  Le  séminaire 
fournissait  tout;  au  départ  du  prêtre,  livres  et  meubles 
restaient  à  la  mission.  C'est  ainsi  que  le  séminaire  ser- 
vait de  lien  à  la  concorde  entre  le  clergé  et  les  fidèles,  et 
acquérait  chaque  jour  de  nouveaux  titres  à  l'affection  et  à  la 
reconnaissance  des  prêtres  du  diocèse  ^ 

Les  récollets,  que  l'intendant  Talon  fit  venir  au  Canada 
en  1670,  un  peu  contre  le  gré  de  Mgr  de  Laval,  furent,  sans 
le  vouloir  peut-être,  un  obstacle  au  règlement  de  la  ques- 
tion des  dîmes  et  du  supplément. 

Ces  bons  religieux  ne  vivaient  que  do  quêtes,  suivant 
leur  règle.  '*  Pour  mieux  s'insinuer  dans  les  esprits,  dit 
Latour,  sans  doute  par  zèle,  ils  s'offraient  partout  ù  des- 
servir les  cures  gratuitement,  se  contentant  des  aumônes 
qu'on  voudrait  leur  faire."  Ils  se  trouvaient  donc,  pour  ainsi 
dire,  en  opposition  au  clergé  séculier,  qui,  n'ayant  pas  fait 
vœu  de  pauvreté,  ne  croyait  pas,  en  réclamant  la  dîme, 
demander  une  aumône  volontaire,  mais  une  chose  due  en 
toute  justice  2. 

La  vie  des  récollets,  tout  admirable  qu'elle  est  en  elle- 
même  et  au  point  de  vue  de  la  sanctification  personnelle, 


1  —  Histoire  mamiscrUe  du  sémiimlre  de  Québei'. 

2  —  Latour,  p.  164. 


414  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


ne  s'adapte  guère  au  ministère  des  paroisses.  Cette  vie 
d'aumônes  est  très  édifiante,  et  conforme  aux  conseils 
évangéliques;  mais  les  fidèles,  en  général,  préfèrent  trouver 
chez  leurs  prêtres  une  modeste  indépendance. 

Enfin,  en  1682,  le  roi  déchargea  les  habitants  de  lobli- 
gation  imposée  par  l'ordonnance  de  1679,  de  payer  le 
supplément,  et  donna,  à  la  place,  sur  son  domaine  é^occiderU  ^, 
une  somme  annuelle  de  8,000  francs,  sur  laquelle  en  devait 
prendre  2,000  francs  pour  les  prêtres  infirmes  ou  usés  par 
la  vieillesse  ou  la  maladie,  et  1,200  francs  pour  aider  à  la 
construction  des  églises  paroissiales. 

Cette  somme  fut  d'abord  payée  au  séminaire,  comme 
chargé  de  l'entretien  des  curés,  pour  leur  en  faire  la  distri- 
bution. [1  en  fut  ainsi  jusqu'en  1692.  Mgr  de  Saint- Valier 
ayant  alors  changé  l'état  du  clergé,  comme  nous  le  verrons 
en  son  lieu,  obtint  que  l'évêque  seul  distribuerait  à  l'avenir 
les  portions  congrues. 

En  1705,  M.  Boulard,  curé  de  Beauport,  et  M.  Dufoumel, 
curé  de  TAnge-Gardien,  ayant  émis  en  chaire  certaines 
prétentions  ^  au  sujet  des  dîmes,  et  ayant  aussi  préparé  un 
mémoire  sur  le  même  sujet,  furent  cités  à  comparaître 
devant  le  Conseil  souverain.  Ils  défendirent  habilement 
leurs  prétentions  exagérées,  mais  ne  réussirent  pas  à  con- 
vaincre leurs  juges.  Le  Conseil  rendit  un  arrêt  le  1*^  février 


1  —  On  désignait  ainsi   les  revenus  royaux  provenant  des  Indet 
Occidentales. 

2  ~  Ces  prétentions  sont  exposées  au  long  dans  l'arrêt  royal  de  1707. 
(Eâits  et  Ortfonnauceit,  t.  I,  p.  305.) 


VIE  T>£  MGR  DE  LAVAL  415 


1706,  dans  lequtsl  il  était  statué  que  l'on  n'était  obligé  de 
payer  que  la  dîme  de  grain,  et  cela  suivant  l'usage  du 
pays.  Il  n'y  avait  aucune  redevance  sur  les  prairies,  sur 
les  vignes,  sur  les  terres  labourables,  en  général,  mais  non 
exploitées  pour  la  culture  des  grains.  Les  membres  du 
Conseil  insinuaient  clairement  que  le  clergé  était  assez 
riche,  et  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  rien  ajouter  à  la 
dîme. 

Les  curés  de  la  Nouvelle- France  présentèrent  au  roi  une 
longue  requête,  dans  laquelle  ils  demandaient  tout  simple- 
ment l'exécution  des  arrêts  de  1663  et  de  1679,  selon  leur 
forme  et  teneur,  '*  priant  Sa  Majesté  d'ordonner  que  tous 
les  habitants  du  Canada  possédant  des  terres,  seront  tenus 
de  payer  la  dîîbe  de  treize  portions  une  i,  savoir,  de  toutes 
sortes  de  grains,  du  lin,  chanvre,  tabac,  citrouilles,  fruits 
qui  naissent  sur  les  arbres,  jardinages,  foins,  et  générale- 
ment tout  ce  que  la  terre  produit  d'elle-même,  et  le  tout 
sur  le  même  pied.  " 

Le  roi  n'écouta  pas  leurs  plaintes,  et  maintint  l'arrêt  du 
Conseil  souverain  du  1er  février  1706  -. 

En  conséquence,  les  dîmes  furent  fixées  pour  toujours 
au  26*^,  pour  les  grains  seulement,  et  avec  obligation  à 
chaque  habitant  de  porter  sa  dîme  chez  le  curé.  C'est  la 
forme  sous  laquelle  la  dîme  existe  encore  au  Canada. 


1  — L'arrêt  de  1679  ne  faisait  que  confirmer  celui  de  1667.  Or 
l'arrêt  de  1667  n'avait  mis  la  dîme  au  26e  que  pour  vingt  ans.  Les  20 
années  éeoulées,  la  dîme  étixit  censée  remise  au  13e. 

2  >- Arrêt  du  12  juillet  1707.  (EdiU  H  Orrïounances,  t.  I,  p.  305.) 


416  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Le  roi  accordait  pour  le  supplément  des  prêtres  la  mo- 
dique somme  de  4,000  francs  ;  mais  comme  cette  somme 
devait  être  partagée  entre  une  centaine  de  curés,  la  portion 
congrue  était  bien  modique  pour  chacun. 

Telles  sont  les  différentes  phases  par  lesquelles  a  paaaé 
la  question  de  la  dîme  au  Canada,  avant  d'arriver  à  sa 
forme  définitive,  qu'elle  a  encore  aujourd'hui,  et  qui 
remonte,  comme  on  le  voit,  à  l'arrêt  royal  de  1707,  ou 
plutôt  à  celui  de  M.  de  Tracy,  en  16G7  ;  car  dans  son  ordon- 
nance du  12  juillet  1707,  le  roi  ne  faisait,  après  tout,  que 
régler  pour  toujours  ce  que  M.  de  Tracy  n'avait  réglé  que 
pour  vingt  ans,  mais  sans  préjudice  des  droits  de  l'Eglise 
pour  l'avenir  ;  à  savoir,  que  la  dîme  se  paierait  au  26",  au 
lieu  du  13'",  mais  en  grain  net  et  bien  battu,  et  portable  au 
domicile  du  curé. 

Dans  cette  question  de  l'établissement  de  la  dîme  au 
Canada,  on  ne  peut  qu'admirer  sans  réserve  le  désintéres- 
sement et  la  longanimité  de  Mgr  de  Laval.  Ce  prélat,  qui, 
dans  l'affaire  de  la  traite  de  l'eau-de-vie  avec  les  sauvages, 
déploya  une  énergie  et  une  force  indomptables,  parce  qu'il 
s'agissait  de  la  perte  ou  du  salut  des  âmes  ;  ce  prélat,  qui 
n'avait  pas  hésité  à  fulminer  les  plus  grandes  peines  ecclé- 
siastiques pour  arrêter  les  désordres  de  l'ivrognerie,  montra 
au  contraire  une  patience  inaltérable  et  le  plus  grand 
esprit  d'abnégation  dans  une  question  où  il  aurait  pu  être 
soupçonné  d'avarice  ou  de  zèle  intéressé. 

On  ne  voit  pas  qu'il  ait  sévi  une  seule  fois  contre  ceux 
qui  montraient  de  la  mauvaise  volonté  dans  le  paiement 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  41' 


des  dîmes  ou  du  supplément,  qu'on  leur  demandait  pour 
l'entretien  de  leurs  pasteurs.  Il  ne  montra  un  peu  de 
sévérité  qu'en  une  seule  occasion,  lorsqu'il  retira  le  mis- 
sionnaire de  la  côte  Beaupré,  M.  Morel;  et  encore,  ce  ne 
fat  que  parce  que  les  habitants  de  l'endroit  araient  poussé 
la  révolte  contre  la  dîme  à  un  tel  point,  que  le  prôtre  n'était 
plus  en  sûreté  parmi  eux. 

Mgr  de  Laval  avait  vu  de  si  près  la  misère  des  premiers 
habitants  de  la  colonie,  qu'il  compatissait,  comme  un  bon 
père,  à  leurs  privations,  à  leurs  besoins,  à  leurs  ennuis,  et 
ne  pouvait  se  résoudre  à  se  montrer  sévère  à  leur  égard  au 
sujet  de  la  dîme.  Nous  l'avons  vu,  après  avoir  établi  la 
dîme  au  13e,  l'abandonner  complètement  dans  les  pre- 
mières années,  agréer  ensuite,  pour  le  bien  de  la  paix,, 
qu'elle  fût  fixée  au  26e,  s'imposer  à  lui-même  et  à  son 
séminaire  les  plus  grands  sacrifices  pour  suppléer  à  l'in- 
suffisance de  la  dîme  ainsi  réduite. 

La  Providence  permit  que  son  œuvre,  commencée  avec 
tant  de  désintéressement  et  de  vertu,  s'établit  enfin,  du 
vivant  même  du  prélat,  sur  des  bases  solides  et  durables^ 
et  que  ce  qu'il  avait  cédé  pour  la  quotité  de  la  dîme,  il  le 
gagnât  en  stabilité.  Cette  institution,  un  peu  odieuse  en 
elle-même,  si  elle  eût  été  maintenue  dans  sa  première 
forme  et  pressée  avec  rigueur,  n'aurait  peut-être  pas  résisté 
à  répreuve  du  temps  et  à  la  malice  des  hommes.  Assise^ 
au  contraire,  sur  le  terrain  de  la  modération,  de  la  pru- 
dence et  du  désintéressement,  elle  subsiste  encore  après 
plus  de  deux  siècles,  après  avoir  rencontré  les  obstacles 

27 


418  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


les  plus  redoutables,  et  traversé  victorieusement  l'époque 
critique  de  la  conquête. 

S'il  y  a  un  de  nos  anciens  privilèges  qui  courait  alors 
mille  chances  de  périr,  c'est  bien  celui  de  la  dîme.  Mais 
grâce  à  la  prudence  de  Mgr  de  Laval,  la  dîme  était  telle- 
lement  entrée  dans  les  habitudes  et  les  mœurs  du  peuple 
canadien,  que  personne  ne  s'avisa  d'y  objecter.  Nous 
liavons  conservée,  avec  les  autres  droits  et  privilèges 
attachés  au  culte  de  nos  iières:  vénérables  drapeaux  que 
nous  avons  sauvés  de  l'ennemi,  et  suspendus  avec  orgueil 
dans  le  sanctuaire  de  la  patrie. 


CHAPITRE  SEIZIEME 


Rôle  politique  de  Mgr  de  Laval.  —  Première  ftéance  du  Conseil  sou- 
verain. —  Influence  de  l'ëvèquo  au  Conseil. 

Le  mardi  18  septembre  1663,  au  matin,  la  grande  salle 
du  château  Saint-Louis  de  Québec  présentait  un  coup  d'œil 
inaccoutumé.  Autour  d'une  longue  table  venaient  de 
s'asseoir  quelques-uns  des  principaux  personnages  de  la 
colonie,  que  l'intérêt  de  leur  commune  patrie  avait  assem- 
blés. A  voir  leur  maintien  solennel  et  imposant,  la  gravité 
de  leurs  délibérations,  on  se  serait  cru  au  milieu  de  quelque 
aréopage  antique,  ou  plutôt  de  quelque  comité  du  parle- 
ment de  Paris,  transporté  des  rives  de  la  Seine  sur  les  bords 
du  Saint- Laurent. 

Tous  ces  personnages  avaient  un  grand  air  de  distinction. 
Deux  cependant  fixaient  de  préférence  les  regards,  et 
venaient  de  recevoir  les  hommages  de  leurs  subordonnés. 
L'un  portait  l'habit  de  Cour  ;  c'était  le  nouvel  occupant  du 
château,  le  représentant  du  grand  roi  en  la  Nouvelle- 
France,  Augustin  Saffray  de  Mésy.  L'autre,  suivant  l'usage 
des  parlements  en  France  \  était  revutu  du  manteau  ecclé- 

1  — Diethmnaire  de  juridiction,  art.  CohmU  Sou.ceraiiu 


420  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


siasiique,  et  sur  »a  poitrine  brillait  la  croix  épiscopale  ; 
c'était  le  jeune  et  illustre  vicaire  apostolique  du  Canada, 
qui  venait  d'arriver  d'Europe  ^  à  la  suite  d'une  traversée 
longue  et  pénible  :  sur  son  visage  étaient  empreintes  les 
traces  des  fatigues  qu'il  avait  endurées  à  bord  du  vaisseau, 
au  service  de  ses  compagnons  de  voyage. 

Ces  deux  personnages  étaient  assis  à  côté  l'un  de  l'autre, 
au  haut  de  la  table  :  l'Eglise  et  l'Etat  se  donnaient  la  maii. 
pour  assurer  le  bonheur  de  la  colonie. 

C'était  la  première  séance  du  Conseil  souverain  que  le 
roi  venait  d'établir  dans  la  Nouvelle-France.  Aussitôt 
après  leur  arrivée,  le  gouverneur  et  l'évêque  s'étaient 
empressés  d'exécuter  les  instructions  qu'ils  avaient  reçue.- 
de  Sa  Majesté,  et  de  nommer  les  membres  du  Conseil.  Ils 
avaient  choisi  pour  procureur  général  Jean  Bourdon,  pour 
greffier  et  secrétaire  du  Conseil  Jean-Baptiste  Peuvret  de 
Mesnu,  et  i)Our  conseillers  Louis  Rouer  de  Villeray  -,  Jeau 
Jucliereau  de  la  Ferté,  Denis-Joseph  Rûette  D'Auteuil  de 
Monceaux  3,  Charles  Le  Gardeur  de  Tilly  et  Mathieu 
Damours  Deechauffour,  tous  anciens  et  respectables  ci- 
toyens de  la  colonie,  plusieurs  de  vieille  noblesse  fran- 
çaise. 

Voilà  les  heureux  fonctionnaires  qui,  avec  le  gouverneur 
et  l'évoque,  étaient  assis  à  la  table  du  Conseil,  la  tête  cou- 
verte, suivant  l'usage  des  parlements.    M.  Gaudais  y  était 


1  —  Trois  jours  auparavant. 

2  —  Ci-devant  lieutenant  particulier  eu  la  juridictiun  de  Québec. 

3  —  Ancien  avocat  au  parlement  de  Paris. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  421 


aussi  \  de  droit,  tant  en  sa  qualité  de  commissaire  royal, 
que  comme  substitut  de  l'intendant  Robert,  qui  avait  été 
uommé,  mais  qui  ne  vint  jamais  au  Canada. 

Il  eût  été  difficile  de  dire  lequel,  du  gouverneur  ou  de 
révêque,  était  le  véritable  chef  du  Conseil,  tant  le  roi  avait 
paru  vouloir  les  mettre  sur  le  même  pied  :  "  Lequel  Conseil 
souverain,  disait-il  *,  nous  voulons  être  composé  de  nos 
chers  et  bien-aimés  les  sieurs  de  Mésy,  gouverneur,  repré- 
sentant notre  personne,  de  Laval,  évêque  de  Pétrée...,  et 
de  cinq  autres  qu'ils  nommeront  et  choisiront,  conjointe- 
ment et  de  concert."  La  nomination  des  membres  du  Con- 
seil devait  donc  se  faire  par  le  gouverneur  et  l'évoque, 
conjointement  et  de  concert, 

La  destitution  de  ces  conseillers  et  une  nouvelle  nomi- 
nation exigeaient  également  le  concours  des  deux  à  la  fois  : 
•'  Lesquelles  cinq  personnes  choisies  pour  faire  la  fonction 
de  conseillers  seront  changées  ou  continuées  tous  les  ans, 
selon  qu'il  sera  estimé  plus  à  propos  et  plus  avantageux 
par  les  dits  gouverneur  et  évoque...." 

Plus  loin,  le  roi  exprimait  avec  encore  plus  de  force, 
peut-être,  sa  volonté  d'investir  le  gouverneur  et  l'évêque, 
au  Conseil  souverain,  d'une  autorité  pour  ainsi  dire  égale, 
en  les  chargeant  tous  deux  de  l'exécution  de  son  édit  :  '*  Si 
donnons  en  mandement  aux  sieurs  de  Mésy,  gouverneur, 
et  de  Laval,  évêque  de  Pétrée...,  que  notre  présent  édit  ils 


1  —  Son  nom  n'apparaît  qu'à  deux  séances  du  Conseil,  le  18  et  le 
26  septembre.  Il  signait  api^s  le  gouverneur  et  i'ëvêque. 

2  —  Edits  et  Ordomiafices,  t.  I,  p.  37. 


422  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


aient  à  exécuter  et  fai^e  exécuter,  pour  le  choix  par  eux 
fait  des  dits  conseillers,  notre  procureur  et  greffier,  et  îceux 
assemblés,  le  faire  publier  et  enregistrer....  " 

Le  fait  est  que  si  M.  de  Mésy,  comme  gouverneur  du 
Canada,  avait  de  droit  la  présidence  du  Conseil  souverain, 
l'éclat  de  cette  présidence  était  bien  neutralisé  par  Tinflu- 
ence  politique  que  le  roi  avait  donnée  à  l'évêque  de  Pétrée, 
non  moins  que  par  Tautorité  morale  dont  jouissait  le 
prélat. 

Dans  une  autre  ordonnance,  le  roi  semblait  mettre  encore 
Mgr  de  Laval  sur  le  même  pied  que  le  gouverneur,  en  leur 
accordant  conjointement  le  pouvoir  de  faire  la  distribution 
des  terres  non  défrichées  dans  la  Nouvelle-France,  et  de 
veiller  à  Pexécution  de  son  arrêt  :  '*  Mande  et  ordonne  Sa 
Majesté  aux  sieurs  de  Mésy,  gouverneur,  évêque  de  Pétrée, 
et  Robert,  intendant  au  dit  pays,  de  tenir  la  main  à  Pexé- 
cution  ponctuelle  du  présent  arrêt,  même  de  faire  la  distri- 
bution des  dites  terres  non  défrichées,  et  d'en  accorder  des 
concessions  au  nom  de  Sa  Majesté  ^." 

Mgr  de  Laval  jouissait  donc,  à  cette  époque,  d'une  grande 
confiance  à  la  Cour.  Nous  avons  vu  le  roi  insister  pour 
qu'il  nommât  lui-même  le  gouverneur  du  Canada.  C'est 
aussi  à  l'évêque,  et  non  pas  au  gouverneur,  bien  que  tous 
deux  fissent  route  ensemble  pour  l'Amérique,  que  furent 
confiées  les  ordonnances  de  1663,  et  les  blancs  de  commis- 
sions à  remplir  pour  les  charges  du  Conseil  2. 


1  —  Edita  et  OrdonnanceSj  t.  I,  p.  33. 

2  —  Parkman,  Th^  Old  Re/jime  in  (Jaiiadci, 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  423 


Le  rôle  politique  qu'on  avait  attribué  au  prélat,  et  qu'il 
n'avait  certainement  pas  usurpé,  était  immense,  eu  égard 
à  l'état  naissant  de  la  colonie. 

Plus  tard,  on  se  plaindra  des  envahissements  de  l'autorité 
ecclésiastique.  Le  ministre  Colbert  écrira  des  phrases 
comme  celle-ci  :  "  Empêcher  que  la  puissance  ecclésias* 
tique  n'entreprenne  rien  sur  la  temporelle,  à  quoi  les 
ecclésiastiques  sont  assez  portés  ^  " — '*  Je  vois  que  M» 
révêque  de  Québec  affecte  une  autorité  un  i)eu  trop  indé- 
pendante de  l'autorité  royale,  et  que  par  cette  raison  il 
serait  peut-être  bon  qu'il  n'eût  pas  de  séance  dans  le  Con- 
seil 2....» 

S'il  était  vrai,  ce  qui  n'est  pas  du  tout  prouvé,  que  Mgr 
de  Laval  eût  dépassé  les  limites  de  son  autorité,  il  faut 
avouer  qu'on  ne  lui  en  avait  pas  ménagé  la  tentation. 

Cette  première  séance  du  Conseil  souverain  fut  assez 
longue.  On  y  procéda  à  ce  que  l'on  appellerait  aujourd'hui 
la  vérification  des  pouvoirs.  Quatre  documents  importants 
furent  communiqués  à  l'assemblée  :  l'édit  de  création  du 
Conseil  souverain  de  Québec  (avril  1663)  ;  l'acte  d'abandon 
du  Canada  au  roi  par  la  compagnie  des  Cent  associés 
(24  février  1663),  et  les  lettres  patentes  par  lesquelles  Sa 
Majesté  acceptait  cet  abandon  (mars  1663)  ;  la  nomination 
de  M.  de  Mésy  comme  gouverneur  de  la  Nouvelle-France 
(1er  mai  1663)  ;  et  enfin  la  commission  donnée  par  le  roi  à 


1  —  Lettre  de  Colbert  à  Duchesneau,  15  avril  1676. 

2  —  Le  même  au  même,  1er  mai  1677. 


424  VIE   DE   MGR  DE  L.WaL 


M.  Gaudais-Dupont  d'aller  prendre  possession  du  Canada 
en  son  nom,  ainsi  que  les  instructions  qui  y  étaient  annexées 
(7  mai  1663).  Le  Conseil  en  ordonna  l'enregistrement,  et 
ce  fut  là  le  premier  acte  de  son  existence. 

M.  Gaudais  ^  avait  instruction  de  s'informer  des  besoins 
de  la  colonie,  de  faire  des  recherches  sur  la  population,  le 
défrichement  des  terres,  la  traite  des  pelleteries,  l'admi- 
iiistration  de  la  justice,  l'emploi  des  deniers  publics.  Ce 
dernier  article  lui  avait  été  particulièrement  recommandé, 
sur  les  représentations  de  la  compagnie  des  Cent  asso- 
ciés. Il  devait  s'enquérir  des  accusations  que  Péronne 
Dumesnil  avait  portées  contre  plusieurs  des  principaux 
citoyens  du  Canada. 

"  Mais  lorsqu'il  eut  vu  à  Québec,  dit  Ferland,  le  sieur 
Péronne  Dumesnil,  il  comprit  que  ses  prétentions,  bâties 
<ur  des  arguties  de  palais,  n'avaient  aucun  fondement 
réel,  et  il  refusa  de  s'en  occuper  -. 

Mgr  de  Laval,  qui  n'avait  pas  hésité  à  recommander 
pour  les  charges  du  Conseil  quelques-uns  de  ces  citoyens, 
dont  il  connaissait  la  probité  et  la  vertu,  dut  se  sentir  sou- 
lagé, lorsqu'il  apprit  la  décision  de  M.  Gaudais.  La  seule 
observation  qu'avait  faite  à  leur  sujet  le  commissaire  royal, 
c'est  ''  qu'ils  étaient  illettrés,  et  qu'ils  avaient  peu  d'expé- 
rience et  d'aptitude  pour  les  affaires."    Mais  l'évêque  et  le 


1  —  M.  (jaudais-Dupont,  d'Après  une  chronique  déjà  citée,  était  uii 
**  fort  galant  homme  et  fort  judicieux."  {Lhiion  Libérale  de  Quéliec,  2 
aiovcmbre  1889.) 

2  —  Ferlaiid,  t.  I,  p.  500. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  425 


gouYerneur  avaient  choisi  ce  qu'il  y  avait  de  mieux,  dans 
le  temps. 

M.  Gaudais  fit  faire  le  recensement  de  la  colonie,  exigea 
de  tous  les  habitants  le  serment  de  fidélité  au  roi,  porta 
plusieurs  ordonnances  sur  la  police  et  la  justice,  et  pré- 
para des  mémoires  sur  les  diverses  plaintes  qu'avaient 
faites  le  gouverneur  et  le  clergé. 

"  U  le  fit  en  honnête  homme,  dit  Latour  ;  tout  le  monde 
fut  satisfait,  et  les  démêlés  furent  apaisés.  Le  commissaire 
s'en  retourna  la  même  année,  selon  les  ordres  de  la  Cour." 

La  Mère  de  Plncarnation,  après  avoir  parlé  de  l'œuvre 
bienfaisante  de  M.  Gaudais,  ajoute: 

''  Dans  les  règlements  qui  ont  été  faits,  Québec  se  nomme 
ville,  et  la  Nouvelle-France,  province  ou  royaume.  L'on  a 
élu  un  maire  et  des  échevins  ;  et  généralement  tous  les 
officiers,  qui  sont  gens  d'honneur  et  de  probité,  ont  été 
faits  par  élection.  On  remarque  entre  tous  une  grande 
union.  Mgr  l'évêque  et  M.  le  gouverneur  sont  nommés  les 
chefsdu  Conseil  ^....M.  notre  gouverneur,  qui  se  nomme 
M.  .de  Mésy,  est  un  gentilhomme  de  Normandie  très  pieux 
et  très  sage,  intime  ami  de  feu  M.  deBernières,  qui,  durant 
sa  vie,  n'a  pas  peu  servi  à  le  gagner  à  Dieu  2.  " 

Hélas  !  nous  verrons  bientôt  que  cette  belle  union  ne 
dura  pas  longtemps,  que  M.  de  Mésy  ne  réalisa  pas  les 
espérances  qu'il  avait  fait  concevoir,  qu'il  se  rendit  cou- 
pable d'injustice  à  l'égard  des  mêmes  officiers  dont  Marie 


1  —  Notons  C08  paroles  de  Marie  de  l'Incarnation,   qui  reflètent 
bien  Topiuion  publique  sur  la  situation  politique  faite  à  Mgr  de  Laval. 

2  —  Lettre,  historique  67e, 


426  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


de  l'Incarnation  vante  ici  l'honneur  et  la  probité,  et  finit 
par  se  mettre  en  guerre  ouverte  avec  Mgr  de  Laval,  son 
ami,  à  qui  il  devait  sa  position. 

La  commission  de  M.  de  Mésy  le  nommait  ""  gouverneur 
et  lieutenant  général  dans  toute  l'étendue  du  fleuve  Saint- 
Laurent  en  la  Nouvelle- France,  îles  et  terres  adjacentes  de 
part  et  d'autres  du  dit  fleuve  et  autres  rivières  qui  se 
déchargent  en  icelui  jusqu'à  son  embouchure."  Il  était 
donc  gouverneur  non  seulement  de  Québec,  mais  de  tout 
le  pays.  Aussi  le  Conseil  souverain  enjoignit-t-il  *'à  tous 
gouverneurs  de  places  et  capitaines  de  l'étendue  contenue 
es  dites  lettres,  qu'ils  aient  à  lui  obéir,  tout  ainsi  qu'ils 
feraient  à  Sa  Majesté  ^  ". 

M.  de  Mésy  se  crut  autorisé  à  révociuerla  commission  de 
gouverneur  de  Montréal  que  M.  de  Maisonneuve  tenait  des 
seigneurs  de  l'île,  et  à  lui  donner,  de  son  chef,  une  nouvelle 
commission.  Mais  on  ne  voit  pas  que  Mgr  de  Laval  ait 
pris  part  à  cette  nomination.  Il  concourut  seulement  à  la 
faire  enregistrer  au  Conseil  souverain.  Les  prêtres  de 
Saint-Sulpice  firent  valoir  le  droit  qu'ils  prétendaient  avoir, 
comme  seigneurs  de  Montréal,  d*en  nommer  le  gouver- 
neur. La  nouvelle  commission  de  M.  de  Maisonneuve  fut 
enregistrée,  mais  seulement  en  attendant  que  le  roi  se  fût 
IJrononcé  sur  la  justice  de  leurs  prétentions-.  Trois  an3 
après,  on  leur  reconnut  le  droit  de  nommer  le  gouverneur 
de  Montréal. 


1  •'  -  Cmiscil  Soitverain^  t.  I,  p.  3. 

2  —  Conseil  Stnivemiuj  t.  I,  p.  38. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  427 


On  leur  reconnut  de  même  le  droit  d'y  rendre  la  justice, 
droit  que  le  Conseil  paraissait  avoir  voulu  leur  enlever. 
En  effet,  M.  Gaudais,  sur  la  recommandation  du  gouver- 
neur, avait  donné  des  commissions  de  juge  pour  la  séné- 
chaussée de  Montréal  à  M.  Sailly,  de  procureur  du  roi  à 
M.  Le  Moyne,  et  de  greffier  à  M.  Basset  ;  et  le  Conseil,  dans 
la  séance  du  18  octobre  1663,  avait  confirmé  ces  com- 
missions ^ 

On  s'était  appuyé  sans  doute  sur  ces  termes  si  formels  de 
redit  royal  :  ''  Donnons  pouvoir  au  Conseil  de  commettre  à 
Québec,  à  Montréal,  aux  Trois- Rivières,  et  en  tous  autres 
lieux,  autant  ci  en  la  manière  qu'ils  jugeront  nécessaire, 
des  personnes  qui  jugent  en  première  instance...,  de  nom- 
mer tels  greffier,  notaires  et  tabellions,  sergents,  autres 
officiers  de  justice  qu'ils  jugeront  à  propos  *^....  " 

Par  l'édit  de  1663,  le  roi  confiait  au  Conseil  souverain  tout 
pouvoir  législatif,  judiciaire  et  exécutif,  pour  le  bien  de  la 
colonie,  ne  se  réservant  que  le  droit  suprême  d'approbation 
ou  de  désapprobation.  Le  Conseil  avait  le  pouvoir  de 
connaître  de  toutes  causes  civiles  et  criminelles,  pour  juger 
souverainement  et  en  dernier  ressort. 

Ses  attributions  s'étendaient  îl  l'administration  des 
deniers  publics,  aux  règlements  i\  faire  pour  la  traite  des 
pelleteries  avec  les  sauvages,  et  pour  le  commerce  en 
général,  puis  à  toutes  les  affaires  de  police  et  d'intérêt 
public.  Le  Conseil  était  la  véritable  autorité  civile, politique 


1  —  Coit>seil  Sanceraiut  t.  I,  p.  33. 

2  —  Edits  et  Ordonnanceii,  t,  I,  p.  38. 


428  -    VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


et  judiciaire  du  pays;  le  gouverneur  était  l'exécuteur  de 
ses  volontés. 

On  peut  dire  que  Mgr  de  Laval  fut  Pâme  et  la  vie  du 
Conseil  souverain,  dont  il  avait  été  le  véritable  fondateur. 
Le  Conseil  était  son  œuvre,  presque  au  même  titre  que  le 
séminaire  de  Québec.  C'est  lui  qui  avait  contribué  à  le 
faire  établir  par  le  roi,  qui  en  avait  nommé  le  président 
dans  la  personne  du  gouverneur  de  son  choix,  qui  en 
nomma  aussi  tous  les  membres  et  tous  les  officiers.  C'est 
lui  qui  le  mit  en  mouvement  et  qui  dirigea  les  premiers 
travaux  de  cette  grande  institution,  dans  laquelle  étaient 
concentrées  toutes  les  forces  vives  de  la  colonie. 

Quelle  reconnaissance  le  Canada  ne  doit-il  pas  à  son 
premier  évoque,  pour  cette  institution  qui  établit  ici  le 
règne  de  l'ordre  et  de  la  justice,  rendit  pour  la  police  tant 
d'ordonnances  sages  et  admirables,  et  fut  comme  l'aurore 
du  régime  constitutionnel  parmi  nous!  Si  en  effet  les 
membres  du  Conseil  n'étaient  pas  nommés  directement 
par  le  peuple,  ils  le  représentaient  du  moins  à  un  certain 
degré,  écoutaient  ses  demandes,  faisaient  connaître  ses 
besoins  ;  et  le  pays  n'avait  pas  à  subir  le  joug  de  la  tyrannie. 

A  cette  époque  de  notre  histoire,  le  rôle  politique  de 
Mgr  de  Laval  fut  donc  considérable. 

L'avait-il  recherché?  Rien,  absolument  rien  n'indique 
qu'il  l'ait  fait  ;  pas  plus  qu'il  n'avait  recherché  l'honneur 
de  nommer  le  gouverneur  du  Canada.  Ce  rôle  politique 
s'était  imposé  à  lui  tout  naturellement  par  les  circons- 
tances. Il  le  devait  à  ses  rares  vertus,  plus  encore  qu'à  sa 


VIE   DE    MGR   DE  LAVAL  429 


naissance  et  à  Eon  nom  ;  il  le  devait  à  Ees  éminentes  qua- 
lités, aux  services  rendus,  et  à  la  confiance  sans  bornes 
(Ju'il  avait  su  inspirer  au  souverain,  malgré  les  accusa- 
tions injustes  dont  il  avait  été  déjà  l'objet  ^ 

Mais,  dira- 1- on  peut-être,  ce  prélat  si  vertueux,  de  Paveu 
de  tout  le  monde,  si  mortifié  et  si  désintéressé,  ne  devait-il 
pas  repousser  absolument  tout  ce  qui  aurait  pu  le  faire 
soupçonner  d'ambition?  Ne  devait-il  pas  refuser  toute 
Xmrticipation  aux  affaires  politiques  et  civiles,  pour  ne 
s'occuper  qne  des  intérêts  spirituels  de  la  colonie? 

N'oublions  pas  que  nous  sommes  en  plein  dix-septième 
siècle,  à  une  époque  où  rien  ne  paraissait  plus  naturel, 
dans  les  pays  catholiques,  que  de  faire  une  large  part  à 
l'Eglise  dans  l'administration  des  affaires  publiques  '-. 
Personne  ne  songeait  alors  î\  nier  aux  membres  du  clergé 
leur  titre  et  leurs  droits  de  citoyens;  comme  tels,  leur 
influence  politique  était  en  proportion  de  leurs  lumières, 
de  leurs  talents  et  leur  expérience. 

En  France,  Ilichelieu,  après  avoir  dirigé  si  longtemps 
les  affaires,  avait  été  remplacé  par  un  autre  homme  d'église, 
Mazarin.  Le  clergé  exerçait  alors  une  très  grande  influence 
politique  ;  et  cette  influence  s'accentua  davantage  lors  de 


1  —  ^^  M.  Gaudais  avait  inatructiou  do  s'enquérir,  avec  soin  et  pru- 
dence, de  la  condaito  do  Tévèque  et  dos  raisons  pour  lesquelles  les 
jésaites  avaient  demandé  le  rappel  do  M.  D'Avaugour."  (Parkman, 
The  (M  Begime  in  Canada,  p.  136.) 

2  —  Un  siëclo  auparavant  (1548),  Charles-Quint  avait  envoyé  au 
Pérou  un  eoclésiastiquo  de  grand  savoir  et  do  beaucoup  de  vertu, 
Pierre  de  la  Gasca,  **  avec  le  titre  de  président  de  la  justice  pour  touto 
U  colonie."  (Vi^  de  S.  Thnribe,  Paris,  1872,  p.  XVI.) 


' 


430  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


la  réunion  des  états  généraux.  Il  n'y  avait  pas  moins  de 
douze  conseillers  ecclésiastiques  au  parlement  de  Paris. 
Qui  pouvait  trouver  étrange  que  Mgr  de  Laval  eût  sa  place 
au  Conseil  souverain  de  Québec?  Il  ne  faisait  d'ailleurs 
que  remplacer  le  supérieur  des  jésuites,  qui  siégeait  depuis 
nombre  d'années  dans  l'ancien  Conseil. 

A  une  époque  où  l'Eglise  était  si  intimement  unie  à 
l'Etat,  son  influence  pour  le  bien  de  la  Religion  était  en 
proportion  de  son  influence  politique.  Négliger  cette 
influence,  se  désintéresser  des  affaires  publiques  et  tem- 
porelles, c'eût  été  faire  un  acte  de  faiblesse  et  compromet- 
tre gravement  les  intérêts  les  plus  sérieux  de  la  Religion. 

Il  y  avait  déjà  assez  de  politiques  qui  cherchaient  à 
asservir  l'Eglise.  Celle-ci  devait  être  toujours  sur  sesgardes, 
n'abdiquer  aucune  des  influences  à  sa  disposition,  et 
s'efforcer  de  maintenir  la  société  civile  aussi  près  que  pos- 
sible de  cet  état  de  société  catholique  parfaite,  où  l'Eglise 
doit  être  réellement  l'âme  du  gouvernement,  et  où  celui-ci 
doit  se  regarder  comme  inférieur  et  soumis  à  l'autorité 
religieuse  i. 

Au  Canada,  surtout,  cette  colonie  naissante  et  toute 
catholique,  qui  s'appuyait  particulièrement  sur  la  Religion, 
il  convenait  que  l'Eglise  eût  une  large  part  d'influence. 
C'était  le  temps  où  les  questions  si  vitales  de  la  dîme,  des 
cures,  de  la  traite  de  Teau-de-vie,  allaient  être  soulevées 


1  —  **  L'empereur,  disait  autrefois  saint  Ambroise,  est  au  dedans 
d»  l'Eglise,  mais  il  n'est  pas  au-dessus  d'elle.  "  (Paroles  citées  par 
Fénelon,  dans  son  Di^ours  pour  le  sacre  dé  V Electeur  de  Cologfi^.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  431 


de  nouveau,  où  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  allaient 
Ctre  discutés  et  réglés  pour  l'avenir,  où  le  Conseil  devait 
s'occuper  de  la  distribution  des  deniers  publics,  et  où  les 
institutions  religieuses  allaient  avoir  à  réclamer  leur  part. 
Combien  n'importait-il  pas  que  l'Eglise  fût  représentée  au 
Conseil  pour  le  règlement  de  toutes  ces  questions  ?  Et  qui 
pouvait  la  représenter  plus  dignement  et  plus  efficacement 
que  son  premier  pasteur?  Il  faut  donc  louer  et  bénir  Mgr 
de  Laval  d'avoir  accepté  courageusement  le  rôle  politique 
qui  lui  fut  attribué  par  le  roi  dans  la  Nouvelle-France,  et 
d'avoir  essayé  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible  pour  le 
bien  de  l'Eglise. 

Mais  n'a-t-il  pas  abusé  de  son  rôle  politique?  N'a-t-ilpas 
cherché  à  étendre  son  autorité  au  delà  des  bornes?  N'a-t-il 
pas  été  trop  absolu  dans  ses  idées  ? 

On  le  voit,  nous  posons  nettement  la  question,  car  nous 
ne  craignons  pas  la  réponse.  Cette  réponse  nous  est  suggé- 
rée par  la  simple  lecture  des  cahiers  du  Conseil  souverain, 
et  elle  est  toute  favorable  à  Mgr  de  Laval.  En  voyant  à 
l'œuvre  M.  de  Mésy  et  l'évêque  de  Pétrée,  il  n'est  pas 
diflBcile  de  dire  de  quel  côté  se  trouvent  le  bon  sens, 
la  dignité,  l'honneur,  la  fidélité  aux  principes  de  la 
justice. 

Il  n'est  pas  si  aisé  de  comprendre  parfaitement  la  véri- 
table origine  de  leur  mésintelligence. 

Comment  s'expliquer  que  ce  gouverneur,  qui  devait  tout 
à  Mgr  de  Laval,  position,  honneurs,  preuves  constantes 
d'une  amitié  sincère,  acquittement  de  dettes  aux  frais  du 


432  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


trésor  royal  ^,  se  soit  tourné  si  complètement  contre  son 
bienfaiteur  et  son  ami  ?  Comment  cet  homme,  dont  les  ver- 
tus et  la  piété  avaient  gagné  la  confiance  du  prélat,  au  point 
de  le  lui  faire  proposer  comme  gouverneur  de  la  Nouvelle- 
France,  put-il  se  décider  tout  à  coup  tl  suivre  une  ligne  de 
conduite  qui  attrista  si  profondément  tout  ce  quUl  y  avait 
d'âmes  saintes  et  honnêtes  dans  PEglise  du  Canada? 

Se  laissa-t-il  surprendre  par  ce  sentiment  de  malaise 
indéfinissable  que  fait  éprouver  quelquefois  le  fardeau  de 
la  reconnaissance  ?  Fut-il  jaloux  de  la  haute  position  poli- 
tique faite  au  prélat  à  côté  de  la  sienne,  et  de  la  confiance 
toute  particulière  que  lui  avait  témoignée  le  souverain? 
Ou  bien,  prêta-t-il  trop  facilement  Toreille  à  la  médi- 
sance, qui,  d'après  Marie  de  l'Incarnation,  s'attaquait  aux 
citoyens  les  plus  respectables,  et  faisait  tant  de  mal  à  la 
colonie?  Se  persuada-t-il  que  ces  citoyens  étaient  réelle- 
ment ce  que  les  avait  représentés  Dumesnil,  et  qucl'évêque 
avait  voulu  le  tromper  en  les  lui  proposant  pour  faire 
partie  du  Conseil? 

Il  est  probable  qu'il  y  eut  un  peu  de  tout  cela  dans  la 
conduite  de  M.  de  Mésy,  et  qu'il  subit  l'influence  des  pré- 
jugés qu'on  avait  soulevés  dans  son  esprit  contre  les 
jésuites,  contre  l'évoque  et  les  principaux  membres  du 
Conseil. 


1  —  ^'11  (M.  do  Laval)  obtint  du  roi,  dit  la  sœur  Juchereau,  dà 
grosses  gratifications,  capables  de  libérer  M«  de  Mésy,  afin  de  lever 
toutes  les  difficultés  qu'il  opposait  au  voyage."   (HUttoire  df  l'HôH 
Dieu  de  Québec^  p.  149.) 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  433 

Les  esprits  inquiets  qui  avaient  aigri  M.  D'Avaugour,  et 
lui  avaient  fait  dissoudre  d'une  manière  illégale  le  Conseil 
d'alors,  agirent  de  la  même  manière  sur  M.  de  Mésy. 

Péronne  Dumesnil  était  encore  à  Québec  ^  ;  et  dès  la 
troisième  séance  du  Conseil,  il  présentait  une  requête  renou- 
velant ses  accusations  de  vol  et  de  concussion  contre  quatre 
des  conseillers,  MM.  de  Villeray,  de  la  Ferté,  D'Auteuil 
et  Tilly  2.  Il  ne  mentionnait  pas  Bourdon;  mais  c'est  à 
lui,  surtout,  et  à  Villeray  qu'il  en  voulait.  Ce  sont  eux 
principalement  qu'il  accusait  de  s'être  enrichis  aux  dépens 
de  la  Compagnie  et  du  public.  L'affaire  fut  renvoyée  au 
commissaire  royal.  M.  Gaudais,  qui,  nous  l'avons  vu, 
trouva  les  accusations  si  futiles,  qu'il  ne  voulut  pas  s'en 
occuper. 

La  cause  véritable  de  la  persécution  dont  Bourdon  et 
Villeray  furent  alors  les  victimes,  c'est  qu'ils  étaient  les 
amis  de  l'évêqueet  des  jésuites,  et  que  leur  vie  honorable 
et  chrétienne  condamnait  la  conduite  de  beaucoup  d'hom^ 
mes  politiques  d'alors. 

Voici  ce  que  la  Vénérable  Mère  de  l'Incarnation  écrit  de 
Bourdon,  en  particulier  : 

*'  M.  Bourdon  était  procureur  du  roi,  charge  qui  lui  fut 
donnée  à  cause  de  sa  probité  et  de  son  mérite.  Il  avait 
avec  moi  une  liaison  de  biens  spirituels  ;  car,  sous  son 
habit  séculier,  il  menait  une  vie  des  plus  régulières.  Il 


1  —  n  n'était  plus,  cependant,  l'agent  do  la  compagnie  des  Cent 
associés,  puisque  celle-ci  avait  cessé  d'exister. 

2  —  Conseil  Smtverainj  t.  I,  p.  6. 

28 


434  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

avait  une  continuelle  présence  de  Dieu  et  union  avec  sa 
divine  majesté.  Il  a  une  fois  risqué  sa  vie  pour  faire 
un  accommodement  avec  les  Hollandais,  à  l'occasion  de 
nos  captifs  français,  car  cet  homme  charitable  se  don- 
nait entièrement  au  bien  public.  C'était  le  père  des  pau- 
vres, le  consolateur  des  veuves  et  des  orphelins,  l'exem- 
ple de  tout  le  monde.  Enfin,  depuis  qu'il  s'est  établi  en  ce 
pays,  il  s'est  consommé  en  toutes  sortes  de  bien  et  de 
bonnes  œuvres  *.  " 

''  Jean  Bourdon,  dit  l'abbé  Ferland,  était  un  homme 
énergique,  plein  de  bon  sens  et  de  ressources,  dévoué  à  son 
pays  d'adoption,  et  toujours  prêt  à  lui  rendre  service.  Tour 
à  tour  ingénieur,  arpenteur,  légiste,  soldat,  ambassadeur, 
découvreur  2j  conseiller,  il  se  montra  toujours  digne  des 
fonctions  qui  lui  furent  confiées  ^.  Mais  avant  tout  il  était 
honnête  homme  et  bon  chrétien  ^." 

Voihi  celui  que  Dumesnil  accusait  de  n'avoir  pas 
voulu  rendre  compte  à  la  compagnie  des  Cent  associés 
d'une  immense  quantité  de  peaux  de  castors,  estimée  à 
300,000  francs,  et  d'avoir  en  mains  plus  de  37,000  livres 
appartenant  à  la  même  compagnie. 


1  — :  Lettre  hiatoriqiw  Ole. 

2  — 11  reçut  de  lu  Cour,  eu  1656,  la  commission  d'aller  explorer  la 
hAxQ  d'Hudson.  Il  était  parti  de  Tadousaac,  et  avait  parcouru  toute  la 
cote  du  Labrador.  Puis  il  avait  pénétré  par  le  73e  degré  dans  cette 
baie  immense,  dont  il  avait  pris  possession  au  nom  du  souverain. 

3  —  Il  avait  même  été  pendant  quelque  temps  gouverneur  des  Trois- 
liiviëres  (Journal  desjés^nte.f,  août  1645). 

4  —  Ferland,  t.  I,  p.  342. 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  435 


Pour  ce  qui  concerne  Villeray,  qui  fut  l'objet,  non  seule- 
ment des  accusations  de  Dumesnil,  mais  aussi  de  persécu- 
tions de  la  part  des  gouverneurs  de  Mésy,  Courcelle  et 
Frontenac,  la  Cour  elle-même  se  chargea  de  rétablir  sa 
haute  réputation.  , 

Frontenac  l'avait  expulsé  du  Conseil,  et  pour  se  justifier 
avait  écrit  à  Colbert  :  *'  M.  de  Villeray  est  un  de  ceux  qui, 
sans  porter  l'habit  de  jésuite,  ne  laisse  pas  d'en  avoir  fait 
les  vœux."  Le  ministre  lui  répondit,  en  faisant  le  plus  bel 
éloge  de  Villeray,  et  le  représentant  comme  un  homme 
très  probe,  très  capable,  qui  avait  rendu  de  grands  services 
au  Canada,  et  qui,  après  avoir  beaucoup  travaillé,  ne  s'était 
point  enrichi  ^,  mais  jouissait  seulement  d'une  honnête 
médiocrité  2. 

Dumesnil  ne  se  contenta  pas  de  chercher  à  noircir  la 
réputation  des  hommes  publics  du  Canada.  Ayant  appris 
que  le  Conseil  demandait  aux  commis  et  receveurs  des 
deniers  de  la  communauté,  de  rendre  leurs  comptes  pour 
les  deux  dernières  années,  et  redoutant  sans  doute  la 
lumière  qui  pourrait  se  produire,  il  fit  forcer  l'étude  de 
M.  d'Andoûart,  greffier  de  l'ancien  Conseil,  et  enlever  cer- 
tains registres  ainsi  que  les  pièces  justificatives  dont  on 
pouvait  avoir  besoin  pour  cette  reddition  de  comptes  ^. 

Le  Conseil  usa  alors  d'autorité.   Il  chargea  MM.  Villeray 


1  —  M.  Parkman,  cependant,  Tappelie  *'  the  richeât  man  in  Canada." 
(  27m;  Old  Régime,  p.  138.  ) 

2  —  RelatUyns  inédites  des  jésuites,  t.  Il,  p.  362. 

3  —   CatiseU  Stm-oerain,  t.  I,  p.  4. 


436  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


et  Bourdon  d'aller  saisir  tous  les  papiers  de  Dumesnil,  et 
après  les  avoir  scellés,  de  les  mettre  sous  bonne  garde, 
puis  de  le  forcer  lui-môme  à  quitter  la  maison  où  il  habi- 
tait et  qui  appartenait  au  gouvernement. 

M.  de  Mésy  appuya  la  décision  du  Conseil,  et  donna  :* 
MM.  de  Villcray  et  Bourdon  une  escorte  de  soldats  pour 
leur  permettre  de  remplir  avec  plus  de  sûreté  leur  mission 
périlleuse. 

L'ordre  fut  exécuté  avec  toute  la  fermeté  nécessaire  ;  et 
Dumesnil  se  décida,  peu  de  temps  après,  à  s'embarquer 
pour  la  France. 


CHAPITRE  DIX-SEPTIEME 


Ivôle  politique  de  Mgr  de  Laval  (suite).  —  Mgr  de  Lfwal  et  M.   de 
Mésy.  1663-1665. 

La  bonne  entente  entre  le  gouverneur,  d'un  côté,  Mgr  de 
Laval  et  le  Conseil,  de  l'autre,  ne  fut  pas  troublée  extérieu- 
rement avant  le  commencement  de  février  1664.  Le  gou- 
verneur et  l'évêque  dînèrent  ensemble  chez  les  jésuites 
le  jour  de  la  Saint-François-Xavier.  M.  de  Mésy  invita 
aussi  Pévêque  à  dîner  au  château,  le  premier  jour  de  Pan, 
et  Mgr  de  Laval  y  alla  avec  MM.  de  Bernières  et  de 
Maizerets  ^ 

Au  Conseil,  M.  de  Mésy  donna  son  concours  à  plusieurs 
décisions  importantes,  comme,  par  exemple,  Penregistre- 
nient  de  l'ordonnance  royale  sur  le  paiement  des  dîmes, 
l'octroi  de  subsides  aux  différentes  communautés  reli- 
gieuses, le  paiement  d'une  indemnité  aux  sœurs  dePHôtel- 
Dieu  pour  la  quantité  de  malades  que  les  vaisseaux  leur 
avaient  apportés.  Il  se  chargea  aussi,  conjointement  avec 
révêque,  de  la  distribution  des  vivres  et  des  habillements 


1  —  Journal  desjésifiteSf  décembre  1663  ;  janvier  1664. 


438  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


que  le  Conseil  avait  ordonné  de  faire  aux  pauvres  colons 
qui  étaient  arrivés  malades  par  les  vaisseaux  de  septembre. 

Les  brouiUeries  entre  les  puissances  *  éclatèrent  à  l'occasion 
des  dîmes.  Le  Conseil  avait  été  unanime  à  enregistrer 
l'ordonnance  royale  ;  et  cependant  il  s'y  forma  bientôt 
une  opposition,  comme  il  y  en  avait  une  parmi  le  peuple. 
Le  Conseil  sursit  à  l'exécution  de  la  loi.  '*  M.  de  Mésvlui- 
même,  dit  Latour,  écrivit  en  faveur  des  habitants,  et 
déclara  que  la  dîme  ruinerait  et  ferait  déserter  la  colonie  -." 

MM.  Bourdon,  Villeray  et  D'Auteuil  se  déclarèrent  haute- 
ment en  faveur  de  l'évêque.  Le  gouverneur  leur  enleva  leurs 
charges  au  Conseil,  destituant  d'abord  MM.  de  Villeray 
et  D'Auteuil,  puis,  au  bout  de  quelques  jours,  M.  Bourdon. 

Les  conseillers  avaient  pressenti  cet  attentat  du  gouver- 
neur ;  car  dans  la  séance  du  8  février,  ils  avaient  ordonné 
que  tous  les  arrêts  du  Conseil  seraient  entrés  avec  soin 
dans  les  registres,  puis  signés  chaque  mois  par  tous  les 
conseillers,  et  que  le  sceau  serait  confié  à  l'un  d'eux,  à 
tour  de  rôle.  Le  gouverneur,  qui  ne  savait  pas  dominer 
ses  sentiments,  s'était  retiré  de  dépit  pendant  la  séance. 

Le  9  février,  le  Conseil  ordonne  que  le  lendemain, 
dimanche,  on  affichera  à  la  porte  de  l'église  paroissiale  de 
Québec  l'édit  de  création  du  Conseil  souverain  et  la  nomi- 
nation des  conseillers,  ainsi  que  celle  du  procureur  général 
et  du  greffier.    C'était  protester  solennellement  contre  la 


1  —  Jounud  dea  jés^iites. 

2  —  Latour,  p.  158. 


VI K  DK   MGR  DE  LAVAL  439 

destitution  arbitraire  qui  avait  déjà  été  faite,  et  contre 
celle  que  l'on  appréhendait  et  qui  ne  manqua  pas  d'arriver. 

L^mercredi  13  février,  pendant  que  Mgr  de  Laval  était 
au  château,  dans  la  salle  ordinaire  des  séances,  avec  MM. 
de  la  Ferlé,  de  Tilly  et  Damours,  M.  Angoville  vint  lui 
présenter,  de  la  part  du  gouverneur,  un  écrit  dont  il  lui  fit 
la  lecture.  M.  de  Mésy  annonçait  officiellement  à  TévC- 
que  qu'il  avait  destitué  de  leurs  charges  MM.  de  Villera^', 
D'Auteuil  et  Bourdon. 

'*  Il  ne  les  avait  nommés,  disait-il,  qu'à  la  suggestion  de 
l'évoque  de  Pétrée,  dont  ils  étaient  les  créatures.  Ils  avaient 
voulu  se  rendre  maîtres  du  Conseil,  contre  les  intérêts  du 
roi  et  du  public,  dans  le  but  de  favoriser  des  particuliers. 
Ils  avaient  formé  et  fomenté  des  cabales,  contrairement  à 
leur  devoir  et  au  serment  de  fidélité  qu'ils  avaient  prêté  au 
roi.  On  avait  profite,  ajoutait-il,  de  sa  bonne  foi  et  de  son 
ignorance  du  pays  pour  le  faire  consentir  à  leur  nomina- 
tion. Il  priait  maintenant  le  prélat  de  se  joindre  à  lui 
pour  faire  une  assemblée  du  peuple,  à  l'effet  de  choisir 
d'autres  officiers." 

Mgr  de  Laval  se  contenta  de  faire  remarquer  que  cette 
déclaration  ne  pouvait  avoir  aucune  valeur,  puisqu'il  ne 
lui  avait  pas  donné  son  concours  ;  il  pria  cependant  M. 
D'Angovillc  de  la  laisser  au  greffe.  Le  sergent  répliqua 
que,  puisque  le  Conseil  refusait  de  l'enregistrer,  son  maître 
allait  la  faire  publier.  Et  en  effet,  dès  le  lendemain,  elle 
était  affichée  au  poteau  public,  défiant  pour  ainsi  dire 
l'ordonnance  royale  qne  le  Conseil  avait  fait  afficher  à  la 


440  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 


porte  de  l'église.     Le  gouverneur  ne  pouvait  se  condam- 
ner lui-même  d'une  manière  plus  évidente. 

Le  prélat  lui  répliqua  officiellement  le  16  février  :  * 
'*  Laissant  de  coté  les  paroles  offensives  et  les  accusations 
injurieuses  qui  me  regardent  dans  cette  aflBche...,  et  dont 
je  prétends  me  justifier  devant  Sa  Majesté,  je  réponds  à  la 
prière  que  M.  le  gouverneur  m'y  fait  d'agréer  l'interdiction 
des  personnes  qui  y  sont  comprises,  et  de  vouloir  procéder 
à  la  nomination  d'autres  conseillers  ou  officiers,  et  ce  par 
l'avis  d'une  assemblée  publique,  que  ni  ma  conscience,  ni 
mon  honneur,  ni  le  respect  et  l'obéissance  que  je  dois  aux 
volontés  du  roi,  ni  la  fidélité  et  l'affection  que  je  dois  à  son 
service  ne  me  le  permettent  aucunement,  jusqu'à  ce  que, 
dans  un  jugement  légitime,  les  personnes  nommées  dans 
la  dite  affiche  soient  convaincues  des  crimes  dont  on  les  y 


accuse  ^  " 


Réponse  vraiment  digne,  non  seulement  d'un  évêque, 
mais  de  toute  autorité  qui  se  respecte  soi-même.  Il  est 
élémentaire,  en  effet,  de  ne  condamner  ni  destituer  per- 
sonne, avant  de  faire  son  procès.  Cette  réponse  élevait 
Mgr  de  Laval  bien  au-dessus  de  M.  de  Mésy,  laissant  à 
celui-ci  tous  les  torts,  mais  surtout  le  tort,  très  grave  aux 
yeux  du  roi,  de  vouloir  en  appeler  au  peuple  pour  h 
nomination  des  conseillers,  quoiqu'elle  ne  pût  être  faite 
que  par  le  gouverneur  et  l'évêque. 


1  —  Registre  des  insinuations  du  Conseil  supérieur,  t.  I,  lettre  A, 
p.  8  ro. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  441 


M.  de  Mésy  alliait  une  foi  profonde  à  de  grands  travers 
«resprit.  On  lui  fit  entendre  que  ses  actes  arbitraires  force- 
raient le  clergé  à  lui  interdire  les  sacrements  de  l'Eglise  ; 
de  ce  moment,  sa  conscience  ne  fut  pas  en  repos.  Il 
écrivit,  ù  la  fin  de  février,  une  longue  lettre  aux  révérends 
pères  jésuites,  pour  leur  demander  ce  qu'il  avait  à  faire. 

''  Il  se  trouvait,  disait-il,  dans  Talternative  ou  de  man- 
quer à  ses  devoirs  envers  Dieu,  représenté  par  l'évêque,  ou 
de  ne  pas  servir  son  roi.  Les  intérêts  du  roi  demandaient 
qu'il  renvoyât  de  leurs  charges  les  sieur»  Villeray,  D'Auteuil 
et  Bourdon,  à  cause  de  leur  mauvaise  conduite,  ce  qu'il  ne 
pouvait  faire  sans  blesser  l'évoque  ;  et  il  ne  savait  comment 
concilier  ses  obligations  envers  l'évoque  et  envers  le  roi  ^" 

Il  oubliait  seulement  de  prouver  que  ces  conseillers 
avaient  réellement  démérité  de  leur  souverain,  et  que 
les  intért-ts  du  roi  étaient  incompatibles  avec  ceux  de 
l'Eglise. 

Le  P.  Lalenumt,  en  habile  homme,  lui  fit  une  réponse 
peu  compromettante  :  il  n'avait  pas  d'avis  à  lui  donner 
tlans  les  choses  purement  temporelles  ;  pour  les  affaires 
spirituelles,  M.  de  Mésy  devait  s'en  rapporter  à  la  direc- 
tion de  son  confesseur  - . 

Cependant,  il  n'y  avait  pas  de  procureur  général  :  le 
;?ouverneur  n'avait  pas  osé  en  faire  élire  un  par  le  peuple, 
comme  il  l'avait  d'abord  projeté  ;  les  affaires  languissaient. 
Le  5  mars,  il  propose  au  Conseil  de  nommer  un  substitut 


1  —  Parknian,  The  Old  Rnjinn;  in  Canada ,  p.  415. 
-  —  Jovnial  <U\H  jt'snitt'î<. 


442  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


du  procureur  général,  et  invite  l'évêque  à  concourir  avec 
lui  à  cette  nomination.  , 

Mgr  de  Laval  lui  fait  alors,  séance  tenante,  la  même 
réponse  qu'il  lui  a  fait  signifier  le  16  février  :  "  Ni  sa  cons- 
cience, ni  son  honneur  ne  le  lui  permettent,  jusqu'à  ce  que 
le  procureur  général  soit  convaincu  des  crimes  dont  on 
l'accuse.  Il  n'empêche  pas  le  gouverneur  de  faire  cette 
nomination,  pourvu  qu'il  en  prenne  seul  toute  la  respon- 
sabilité." 

M.  Chartier  de  Lôtbinière  fut  nommé  par  le  gouverneur, 
et  admis  au  Conseil  comme  substitut  du  procureur  général: 
mais  le  prélat  entra  immédiatement  sa  protestation:  "  Par 
la  présente  signature,  dit-il,  je  ne  prétends  aucunement 
autoriser  la  qualité  de  substitut,  au  préjudice  des  droits  et 
protestations  de  M.  le  procureur  général,  pour  les  causes 
portées  par  ma  déclaration  faite  dans  le  Conseil  le  cin- 
quième jour  du  présent  mois  de  mars.  " 

On  ne  saurait  assez  admirer  en  toute  cette  afr.iire  l'esprit 
de  suite  de  Mgr  de  Laval,  sa  sagesse  et  son  équité.  Il  ne 
veut  pas  par  un  entêtement  déraisonnable  s'opposer  il  h 
marche  des  affaires  ;  mais  il  proteste  contre  tout  ce  qui  lu: 
semble  contraire  au  droit  et  à  la  justice. 

Quelques  jours  plus  tard,  surgit  au  Conseil  une  question 
délicate  :  il  s'agit  d'ôter  le  scellé  mis  sur  les  papiers  de 
Dumesnil,  et  de  faire  rinventairo.  L'évuque  de  Polrée 
enregistre  sa  protestation  dans  les  termes  suivants  : 

''  Vu  l'état  présent  du  Conseil,  et  les  intérêts  du  roi  dans 
l'ouverture  du  dit  coffre,  je  déclare  qu'elle  ne  se  fait  pas 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  443 


de  mon  consentement,  et  que  je  juge  à  propos,  pour  les 
raisons  que  je  dirai  en  temps  et  lieu,  que  l'on  diflfêre  la  dite 
ouverture,  jusqu'à  ce  que,  à  la  venue  des  vaisseaux,  il  y  ait 
une  personne  de  la  part  de  Sa  Majesté.  " 

Tout  est  digne  dans  la  conduite  du  prélat.  Il  ne  se  retire 
pas  du  Conseil,  comme  aurait  fait  M.  de  Mésy  dans  &a 
mauvaise  humeur  ;  il  ne  fait  pas  de  scènes,  à  la  manière 
de  Frontenac  :  il  se  contente  de  protester  contre  l'injustice 
et  l'illégalité. 

Le  sentiment  du  devoir  reprit  bientôt  son  empire  sur  le 
gouverneur.  Dès  le  26  mars,  il  fait  rentrer  M.  D'Auteuil 
dans  sa  charge,  et  retire  les  accusations  portées  contre  lui. 
La  réparation  commence  ;  le  temps  et  la  grâce  vont 
l'achever. 

A  la  séance  du  16  avril,  le  mercredi  de  pâques,  le  Conseil 
s'assemble  au  complet:  MM.  Villeray  et  Bourdon  vien- 
nent d'y  rentrer.  M.  de  Mésy  leur  a  rendu  ses  bonnes 
grâces,  déclare  nul  et  non  avenu  tout  ce  qu'il  a  dit  et  écrit 
contre  eux,  et  approuve  lui-môme  par  conséquent  la  con- 
duite de  l'évêque  dans  toute  cette  affaire.  La  disgrâce  de 
MM.  Villeray,  Bourdon  et  D'Auteuil  avait  duré  deux 
mois  1. 

Il  nous  semble  que,  jusqu'ici,  ce  n'est  pas  Mgr  de  Laval 
qu'il  faut  accuser  d'avoir  abusé  de  son  rôle  politique  et 
excédé  les  bornes  de  son  autorité. 

Tout  alla  bien  au  Conseil  jusqu'au  mois  d'août  1664.  On 
y  passa  plusieurs  résolutions  très  importantes,  surtout  par 


1  —  Cmiseil  Sœiverainy  t.  I,  p.  127  à  170. 


444  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 


rapport  à  la  traite  de  l'eau-de-vie.  Le  Conseil  avait  renou- 
velé l'ordonnance  royale  du  7  mars  1657,  qui  défendait 
de  traiter  des  boissons  aux  sauvages,  sous  peine  d'une 
amende  de  300  francs,  et,  en  cas  de  récidive,  sous  peine  du 
fouet  ou  du  bannissement.  Cette  défense  avait  été  publiée 
à  Québec,  aux  Trois-Rivières  et  à  Montréal.  Elle  produisit 
d'autant  plus  de  bien  qu'on  la  fit  exécuter  avec  beaucoup 
de  fermeté. 

Mais,  au  printemps  de  1664,  par  suite  des  brouilleries 
survenues  entre  l'évêque  et  le  gouverneur,  celui-ci  s'était 
relâché  de  sa  sévérité  pour  la  traite  de  l'eau-de-vîe,  comme 
il  l'avait  fait  pour  la  loi  des  dîmes  ;  et  les  désordres  avait 
recommencé  avec  une  fureur  incroyable.  Au  cap  Rouge  et 
ti  Silîery,  tout  le  monde,  paraît-il,  faisait  la  traite  de  l'eau- 
de-vie. 

Le  17  avril  1664,  le  Conseil  se  décide  de  nouveau  à  sévir 
contre  les  désordres.  Il  renouvelle  l'ordonnance  de  1657, 
avec  toutes  les  peines  portées  contre  ceux  qui  donnent  des 
boissons  aux  sauvages.  Dans  le  procès-verbal  de  la  séance, 
le  Conseil  reconnaît  que  "  la  vente  des  boissons  aux  sau- 
vages a  toujours  été  défendue  depuis  le  commencement 
de  la  colonie,  parce  que  ces  peuples  deviennent  furieux 
quand  ils  sont  ivres,  et  qu'ils  ne  veulent  boire  que  pour 
s'enivrer  ^  "  On  ne  pouvait  donner  plus  solennellement 
raison  aux  sentiments  de  Mgr  do  Laval. 

Le  Conseil  fit  exécuter  l'ordonnance  avec  tant  de  fermeté 


1  —  Conseil  Sovverain,  t.  I,  p.  170. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  445 


et  de  rigueur,  que  les  désordres  diminuèrent  considérable- 
ment dans  Pété  de  16G4. 

Cependant  les  colères  de  M.  de  Mésy  contre  Bourdon, 
Villeray  et  autres  membres  du  Conseil  n'étaient  calmées 
qu'à  la  surface;  elles  n'attendaient  qu'un  moment  favo- 
rable pour  éclater  de  nouveau.  Ce  moment  arriva  à  l'expi- 
ration de  l'année  d'office  de  ces  conseillers. 

On  a  le  procès-verbal  de  la  séance,  où  le  gouverneur 
prononça  leur  destitution  (19  septembre  1664)  ^.  Ce  procès- 
verbal,  écrit  de  la  main  de  M.  de  Mésy  lui-même,  fut 
trouvé  si  extraordinaire,  si  illégal,  si  indigne  d'un  gouver- 
neur, que  MM.  de  Tracy,  de  Courcelle  et  Talon  ordon- 
nèrent plus  tard  (31  mai  1666)  qu'il  fût  bâtonné. 

M.  de  Mésy  avait  choisi,  pour  prétexte  de  son  coup 
d'état,  l'opposition,  pourtant  bien  judicieuse,  que  les  con- 
seillers D'Auteuil  et  de  la  Ferté,  de  concert  avec  le  procu- 
reur général  Bourdon  et  M.  de  Charny,  qui  représeritait 
l'évêque  au  Conseil,  avaient  faite  ti  la  nomination  de  M. 
Lemire  comme  syndic  des  habitants.  Une  première  élec- 
tion de  syndic  avait  été  faite  en  assemblée  publique  con- 
voquée légalement  par  ordre  du  Conseil,  et  M.  Charron 
avait  été  nommé.  Mais  comme  il  était  marchand,  on  lui 
persuada  qu'il  ne  pouvait  représenter  d'une  manière  dés- 
intéressée la  communauté  des  habitants,  et  il  résigna.  Une 
assemblée  convocjnée  pour  une  nouvelle  élection  fut  sans 
résultat.  Enfin,  une  troisième  assemblée,  convoquée  très 
irrégulièrement  par  le  gouverneur  seul,  nomma  M.  Lemire. 

1  —  Cotii^U  Smiremin,  t.  I,  p.  278. 


446  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


C'est  contre  cette  nomination,  qu'ils  regardaient  comme 
tout  à  fait  illégale,  que  protestèrent  les  conseillers  et  M.  de 
Cliarny.  Le  gouverneur  ne  put  se  contenir.  Il  prit  sur  lui 
de  suspendre  de  leurs  fonctions  les  conseillers  récalcitrants 
D'Auteuil,  de  la  Ferté  et  Villeray,  ainsi  que  le  procureur 
général. 

Les  conseillers  subirent  leur  sort  avec  patience.  Mais 
M.  Bourdon  ayant  déclaré  qu'il  ne  se  croyait  pas  dépos- 
sédé de  sa  charge  par  la  seule  volonté  du  gouverneur, 
celui-ci  ordonna  de  le  faire  sortir  du  Conseil,  le  maltraita 
de  toutes  manières  ^  et  l'obligea  même  à  passer  en  Europe  ; 
ce  qu'il  fit  avec  son  fils  et  M.  de  Villeray. 

*'  En  tout  cela,  observe  Garneau,  le  gouverneur  violait 
l'édit  royal  ;  car,  s'il  ne  pouvait  nommer  les  conseillers 
sans  le  consentement  de  l'évêque,  il  ne  pouvait  non  plus 
se  passer  de  ce  consentement  pour  les  destituer  ou  les 
suspendre  -  ". 

De  son  côté,  Mgr  de  Laval,  toujours  juste,  calme,  fidèle 
à  la  cause  de  l'opprimé  contre  le  persécuteur,  avait  refusé 
de  concourir  à  ces  actes  arbitraires,  et  de  déposséder  de 
leurs  charges  les  membres  du  Conseil,  suppliant  le  gonvei- 
neur  d'attendre  l'arrivée  prochaine  de  M.  de  Tracy,  i>onr 
faire  juger  par  le  vice-roi  les  différents  sujets  de  plainte 
qu'il  pouvait  avoir  contre  eux  3. 

De  Mésy,  sans  écouter  les  sages  avis  de  l'évêque,  résolut 


1  —  Conseil  Souverain,  t,  I,  p.  280. 

2  —  Histoire  du  Canada,  t.  I,  liv.  IV,  ch.  I. 

3  — Ferland,  t.  II,  p.  23. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  447 


de  consommer  son  coup  d'état  ;  et  à  la  séance  subséquente 
du  Conseil  (24  septembre  1664)  * ,  il  nomma  lui-même,  de 
son  propre  chef,  un  procureur  général  et  de  nouveaux  con- 
seillers, pour  remplacer  ceux  qu'il  venait  de  destituer. 
.  Le  Conseil,  se  trouvant  ainsi  illégalement  organisé, 
n'avait  plus  aucune  autorité  aux  yeux  de  l'évêque.  Aussi, 
ne  voulut-il  plus  y  assister  une  seule  fois  jusqu'à  l'arrivée 
de  M.  de  Tracy. 

Cette  abstention  ne  suffisait  pas.  Il  fallait  éclairer  le 
peuple  sur  la  valeur  présente  du  Conseil,  et  l'avertir  que, 
tel  qu'actuellement  constitué,  il  ne  représentait  plus  le 
droit  ni  le  pouvoir  légal.  Mgr  de  Laval  chargea  M.  Pom- 
mier de  dire  tout  cela  dans  le  prône  du  dimanche  29 
septembre  -. 

De  Mésy,  qui  avait  été  à  la  Bonne  Sainte-Anne,  la  veille, 
montrant  bien  en  cela  son  esprit  religieux,  apprit  à  son 
retour  le  prône  de  M.  Pommier,  et  entra  dans  un  vif  accès 
décolère.  '*  Il  fit  publier  à  son  de  tambour  réitéré  une 
pancarte  d'injures  contre  M.  l'évêque  et  autres,  "  dit  le 
Journal  des  jésuites.  Sur  ses  instantes  prières,  le  nouveau 
Conseil  chargea  M.  de  Tilly  et  le  procureur  général 
Chartier  de  Lotbiniôre  de  faire  enquête  sur  le  prône  de 
M.  Pommier  3. 

Aux  injures  et  à  l'insolence  du  gouverneur,  Mgr  de  Laval 
n'opposjïi  que  le  silence  et  la  résignation.  Il  se  contenta  de 
prier  beaucoup  et  de  faire  prier  pour  son  ancien  ami.  Plu- 


1  —  QhukU  Sourerain,  t.  II,  p.  281. 

2  —  Journal  des  jé-tuites, 

3  —  Cijnw'd  Souverain^  t.  I,  p.  233. 


448  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 

sieurs  fois  il  se  rendit  au  parloir  de  l'Hôtel-Dieu,  i)Our 
demander  à  la  pieuse  sœur  Catherine  de  Saint- Augustin 
des  prières  pour  M.  de  Mésy  ^  Avis  charitables,  représen- 
tations bien  motivées,  sévères  réprimandes,  il  n'épargna 
rien  pour  ramener  le  gouverneur  dans  la  voie  du  devoir; 
mais,  par  tous  ces  bons  procédés,  il  ne  réussit  qu'il  l'irriter 
davantage. 

Un  jour  qu'il  était  en  conversation  avec  lui,  le  gouver- 
neur s'emporta  au  x)oint  de  lui  jeter  à  la  tôte  la  clef  qu'on 
lui  avait  donnée  pour  qu'il  pût  venir  à  toute  heijre  au  sémi- 
naire, et  il  l'accabla  des  plus  grossières  injures. 

*'  Il  en  vint,  dit  Latour,  à  des  extrémités  x)eu  croyables, 
selon  nos  mœurs.  Il  crut,  sans  doute,  l'intimider  par  des 
menaces  et  un  appareil  de  guerre,  car  on  ne  peut  penser 
qu'il  eût  seulement  le  dessein  d'attenter  à  sa  vie  ou  à  sa 
liberté.  Un  jour,  à  la  tête  de  ses  gardes  et  de  la  garnison 
du  Fort,  il  investit  l'église  et  la  maison  attenante  où  logeait 
l'évoque.  Celui-ci,  sans  s'étonner,  après  avoir  fait  sa  prière 
et  le  sacrifice  de  sa  vie  au  pied  des  autels,  paraît  à  la  porte 
de  l'église,  devant  le  gouverneur  et  sa  petite  armée. 

"  Le  bruit  courut  que  le  gouverneur  avait  donné  ordre 
de  le  saisir  ou  de  tirer  sur  lui.  Mais  tous  les  soldats,  de 
concert,  au  lieu  de  lui  faire  aucune  insulte,  défilèrent 
devant  lui,  et  lui  firent  chacun  en  passant  le  salut  des 
armes,  qu'on  ne  fait  qu'aux  princes  et  aux  généraux^  Le 
gouverneur  confus  se  retira  2.  " 


1  — Sœur  Juchereau,  Histoire  de  VlIôtel-DicM. 

2  —  Latour,  p.  120. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  449 


"Toutes  ces  brouilleries,  dit  Ferland,  semblent  avoir  com- 
plètement tourné  la  tête  à  M.  de  Mésy.  Il  s^imaginait  être 
en  butte  aux  attaques  des  ecclésiastiques  et  des  religieux. 
Ses  actes  publics,  à  cette  époque,  indiquent  une  violence 
et  une  maladresse  qu'on  ne  pouvait  attendre,  dans  les  cir- 
constances ordinaires,  d'un  homme  de  son  âge  et  de  son 
caractère  *." 

Dieu,  qui  voulait  le  sauver,  permit  qu'il  tomba  grave- 
ment malade,  en  février  1665.  Il  rentra  en  lui-même,  se 
rappela  ses  beaux  jours  de  l'ermitage  de  Caen,  et  se  fit 
transporter  à  l'Hôtel- Dieu,  pour  s'y  mettre  sous  les  soins 
des  religieuses,  dans  la  salle  des  pauvres.  Il  fit  venir  Mgr 
de  Laval,  le  pria  d'entendre  sa  confession,  et  se  réconcilia 
sincèrement  avec  lui.  Puis  il  fit  publier  partout  un  acte 
de  rétractation  de  tout  ce  qu'il  avait  dit  et  écrit  contre  le 
clergé  et  les  principaux  citoyens  de  la  colonie  ^. 

Dans  une  lettre  qu'il  adressa  à  M.  de  Tracy  peu  de  jours 
avant  sa  mon,  il  dit  entre  autres  choses  : 

''Dieu  ayant  disposé  de  mes  jours,  m'a  fait  prier  M.  de 
Tilly  de  vous  donner  les  lumières,  avec  les  écrits  de  ce 
que  j'ai  fait  savoir  au  roi  de  ce  qui  s'est  passé  entre  l'évêque 
de  Pétrée,  les  jésuites  et  moi.  Vous  éclaircirez  bien 
mieux  que  moi  les  choses  que  j'aurais  pu  faire  savoir  au 
roi,  touchant  leur  conduite  dans  les  choses  temporelles. 
Je  ne  sais  néanmoins  si  je  ne  me  suis  pas  trompé,  en  me 


1  —  Ferland,  t.  Il,  p.  24. 

2  —  Latour,  p.  122. 

29 


450  VIE   DE  MGR   DE   LAVAL 


laissant  trop  légèrement  persuader  au  rapport  qu'on  m'en 
a  fait....  Si  vous  trouvez  dans  mon  procédé  quelque  manque 
dans  le  général,  je  vous  conjure  de  le  faire  connaître  ù 
Sa  Majesté,  afin  que  ma  conscience  n'en  puisse  être 
chargée  ^..." 

'*  D'après  ces  paroles,  dit  Ferland,  il  avait  été  troin])é 
par  quelques-uns  de  ces  hommes  inquiets  et  turbulents, 
qui  cherchaient  à  faire  fortune  en  semant  le  trouble.  Une 
fois  lancé  dans  une  fausse  voie,  M.  de  Mésy  s'était  laisse 

m 

entraîner  par  la  violence  naturelle  de  son  caractère,  et 
avait  poussé  les  choses  si  loin,  que  le  roi  dut  donner  l'ordre 
de  le  rappeler  en  France  2." 

Mgr  de  Laval,  depuis  longtemps,  disait  tous  les  jours  If^ 
messe  pour  son  ancien  ami  ^,  justifiant  ainsi  ces  paroles  de 
M.  de  la  Colombière  :  "L'oubli  de  ses  bienfaits  ne  Va  pas 
empêché  qu'il  ne  les  ait  redoublés,  et  il  ne  s'est  jamais 
vengé  que  par  toutes  sortes  de  bons  oflSces  des  injures  qu'il 
avait  reçues  ^ .  Il  voulut  aussi  que  la  messe  fût  dit^  deux 
fois  près  de  son  lit  de  douleur,  à  l'Hôtel-Dieu,  le  jour  de 
la  Saint-Joseph  et  le  jour  de  Pâques. 

M.  de  Mésy  eut  le  bonheur  de  mourir  dans  les  bras  de 
l'évoque,  dans.la  nuit  du  5  au  6  mai,  avec  toutes  les  marque- 
d'une  pénitence  sincère.  Il  fut  enterré,  suivant  son  désir, 
dans  le  cimetière  des  pauvres  de  l'Hôtel-Dieu. 


1  —  Registre  des  iiisitiuntious  du  Conseil  supérieur,  t.  I,  lettre  A, 
p.  21  ro.  ^ 

2  --  Ferland,  t.  II,  p.  34. 

3  —  Latour,  p.  122. 

4  —  Elofje  funèhra. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  .451 

Il  avait  assisté  au  Conseil  pour  la  dernière  fois  le  7 
février.  Sa  mort  y  fut  annoncée  le  6  mai,  et  ne  paraît  pas 
y  avoir  excité  de  regrets  * .  Ces  conseillers,  qui  lui  devaient 
pourtant  leur  position,  se  gardèrent  bien  d'exprimer  des 
sentiments  qui  n'auraient  pas  trouvé  d'écho  dans  les  cc$urs. 
Ils  refusèrent  môme  d'admettre  au  Conseil  2  celui  qu'il 
avait  nommé  pour  le  remplacer,  après  sa  mort,  comme  son 
^'  lieutenant  au  gouvernement  du  Canada,"  M.  Jacques 
Leneuf  de  la  Potterye  ^ . 

M.  de  Courcelle  avait  été  nommé  pour  le  remplacer 
comme  gouverneur  du  Canada.  Il  était  chargé,  conjoin- 
tement avec  MM.  de  Tracy  et  Talon,  de  s'informer  de  la 
vérité  des  plaintes  formées  contre  son  administration,  et, 
si  elles  étaient  reconnues  comme  fondées,  de  l'arrêter,  de 
faire  faire  son  procè?,  et  de  l'envoyer  prisonnier  en  France. 

Ils  arrivèrent  au  Canada  quelques  mois  après  sa  mort, 
et  ne  jugèrent  pas  à  propos  d'informer  contre  lui.  Comme 
Mgr  de  Laval  et  les  particuliers  qu'il  avait  blessés  par  sa 
conduite  n'élevaient  aucune  réclamation,  les  commissaires 
'^  crurent  qu'il  valait  mieux  ensevelir  ses  fautes  avec  sa 
mémoire  *.  "  Ils  eurent  même  le  soin  de  biffer,  sur  le 
registre,  toutes  les  écritures  qui  pouvaient  rappeler  les 
malheureuses  affaires  de  son  administration  ^. 


1  —  Co}i8eU  Souverain,  t.  1,  p.  343. 

2  —  Bdits  et  Qrdaniukiwes,  t.  II,  p.  25. 

3  —  Registre  dea  insinuations  du  Conseil  supérieur,  t.  I,  lettre  A, 
p.  11  vo. 

4  —  Lettre  de  Talon. 

5  —  Ferland,  t.  II,  p.  34. 


CHAPITRE  DIX-HUITIEME 


Rôle  politique  de  Mgr  de  Lavid  (suite).  —  Le  vicaire  apostolique  con* 
tinue  à  jouir  de  la  confiance  du  roi.  —  Ses  rapports  avec  MM.  de 
Courcelle  et  Talon.  1665-1671. 

Nous  avons  pu  admirer,  dans  les  chapitres  précédents, 
la  confiance  que  Mgr  de  Laval  avait  su  inspirer  au  roi,  la 
part  importante  qui  lui  fut  attribuée  dans  la  formation  du 
Conseil,  l'influence  qu'il  y  exerça  pour  le  bien  de  la  colonie, 
son  attitude  calme  et  correcte  en  présence  des  procédés 
arbitraires  de  M.  de  Mésy.  Rien,  dans  ses  rapports  avec  ce 
gouverneur,  ne  peut  donner  prise  à  une  critique  raison- 
nable; tout  y  est  sagesse,  dignité,  attachement  aux  prin- 
cipes de  la  justice. 

Continua-t-il  à  jouir  de  la  confiance  de  la  Cour  ?  Son 
influence  fut-elle  amoindrie  dans  la  suite  ? 

Pour  réi)ondre  à  ces  questions,  ce  ne  sont  pas  les  paroles 
de  quelques  personnages  intéressés,  plus  ou  moins  sus- 
pects d'hostilité  à  TEglise,  qu'il  faut  citer,  ni  les  instruc- 
tions secrètes  données  aux  différents  gouverneurs  ou 
intendants,  de  s'enquérir  de  la  conduite  de  l'évêque  et  des 
jésuites.    Il  est  tout  naturel  que  les  accusations  portées 


454  VIE   LE   MGR   I)E  LAVAL 


contre  le  clergé,  de  vouloir  tout  dominer  au  Canada,  aient 
éveillé  à  la  Cour  des  susceptibilités  et  des  craintes,  et  que 
Ton  voulût  s'assurer  si  elles  n'avaient  pas  quelque  fonde- 
ment. A  ces  accusations,  du  reste,  le  clergé  ne  manqua 
jamais  de  répondre,  et  toujours  d'une  manière  victorieuse. 

Ce  qu'il  faut  voir,  ce  sont  les  lettres  mêmes  du  roi  à  Mgr 
de  Laval,  c'est  sa  conduite  à  l'égard  du  pieux  prélat. 

L'observateur  impartial  ne  peut  s'empêcher  d'admettre 
que  non  seulement  celui-ci  ne  perdit  pas  la  confiance  du 
souverain,  mais  que  son  influence  se  fortifia  en  proportion 
des  attaques  inj^ustes  dont  il  fut  l'objet. 

'^  Ceux,  dit  l'abbé  Langevin,  qui  ont  voulu  faire  croire 
que  Mgr  de  Laval  était  tombé  dans  la  disgrâce  de  la  Cour, 
et  que  sa  conduite  dans  le  gouvernement  de  son  diocèse 
avait  été  blâmée,  n'ont  pas  réfléchi  sans  doute  qu'il  existe 
des  documents  historiques  capables  d'établir  la  vérité.  On 
est  surpris  de  la  persistance  qu  ils  ont  mise  dans  leurs 
assertions,  lorsqu'on  parcourt  la  correspondance  de  l'illus- 
tre prélat  avec  les  ministres  '.  " 

Dès  le  10  novembre  1663,  alors  que  M.  D'Avaugour  avait 
pu  lui-même  personnellement  porter  toutes  ses  plaintes  à 
la  Cour,  le  roi  écrit  à  Mgr  de  Laval  :  *'  M.  l'évêque  de 
Pétrée,  j'ai  pourvu  le  sieur  de  Tracy  de  la  charge  de  mon 
lieutenant  général  en  Amérique....  Je  vous  fais  cette  lettre 
pour  vous  en  donner  avi?,  et  vous  exhorter  de  reconnaître 
le  dit  sieur  de  Tracy  en  la  dite  qualité,  de  déférer  aux 


1  — Notice  hioiji'aphliiHH  s'//"  Fi'dïiçins  de  Laval ^  p.  GO.     Nous  avons 
emprunté  à  cet  ouvrage   plein  de   mérite  les  cinq  lettres  qui  suivent. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  455 


ordres  qu'il  donnera,  et  de  concourir  avec  lui  en  tout  ce 
qui  dépendra  de  vous  pour  l'effet  des  choses  qui  regarde- 
ront mon  service.  " 

Colbert  lui  écrit  peu  de  temps  après,  le  18  mars  1664  : 
"  Sa  Majesté  a  résolu  d'envoyer  en  Canada  un  bon  régi- 
nientd'infanterie...,  afin  de  ruiner  entièrement  les  Iroquois; 
et  Elle  a  ordonné  à  M.  de  Tracy  de  s'y  transporter,  pour 
conférer  avec  vous  sur  les  moyens  de  réussir  promptement 
clans  cette  guerre.  " 

Ainsi,  le  roi  prend  la  peine  d'informer  lui-même  Mgr  de 
Laval  de  l'arrivée  prochaine  de  M.  de  Tracy.  Il  le  prie  de 
lui  donner  son  concours  pour  assurer  le  succès  de  son 
œuvre;  et  il  veut  même  que  le  vice-roi  s'entende  avec 
révoque  au  sujet  de  l'expédition  i\  entreprendre  contre  les 
Iroquois. 

L'année  suivante,  23  mars  1GG5,  il  témoigne  au  prélat 
une  confiance  et  une  bonté  encore  plus  grandes.  Pourtant, 
les  rapports  de  M.  de  Mésy  ont  été  envoyés  à  la  Cour;  ses 
accusations  contre  Févêque  et  le  clergé  du  Canada  sont 
venues  s'ajouter  à  celles  de  MM.  D'Avaugour  et  Dumesnil. 
On  connaît  à  Paris  l'opposition  que  l'évêque  a  faite  au 
gouverneur,  dans  le  Conseil  souverain.  Le  roi,  cependant, 
lui  écrit  en  ces  termes  : 

"  M.  l'évêque  de  Pétrée,  j'ai  reçu  toutes  vos  lettres,  et  vu 
les  avis  que  vous  me  donnez  de  ce  qui  s'est  passé  en 
Canada....  Cette  lettre  vous  sera  un  témoignage  de  la 
grande  satisfaction  que  j'ai  des  soins  que  vous  donnez  au 
ijîen  des  peuples,  à  leur  instruction  et  à  leur  salut.  J'espère 


/ 


456  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

que  vous  les  continuerez,  et  je  vous  y  exhorte.  Prenez  une 
entière  assurance  en  ma  protection,  dont  vous  recevrez  des 
preuves  en  toutes  rencontres....  " 

Paroles  significatives,  bien  propres  à  consoler  Mgr  de 
Laval  dés  injures  de  M.  de  Mésy.  Témoignage  précieux 
de  la  confiance  du  roi  à  son  égard,  et  de  Padmiration  qu'il 
avait  pour  son  zèle. 

M.  de  Tracy  vient  alors  au  Canada  (1665).  Il  examine 
tout  par  lui-même,  et  prend  connaissance  des  difficultés 
survenues  entrePévêque  et  le  gouverneur.  Il  cherche  d'une 
manière  impartiale  et  minutieuse  sur  quoi  peuvent  être 
fondées  les  accusations  portées  contre  le  clergé  du  Canada  ; 
puis  il  fait  rapport  au  roi.    Quel  sera  le  résultat  ? 

"M.  Pévêque  de  Pétrée,  écrit  le  roi  à  Mgr.de  Laval, 
le  1er  avril  1666,  je  n'attendais  pas  moins  de  votre  zèle  pour 
l'exaltation  de  la  foi,  et  de  votre  affection  au  bien  de  mon 
service,  que  la  conduite  que  vous  tenez  dans  une  mission 
aussi  importante  et  aussi  sainte  que  la  vôtre.  La  principale 
récompense  en  est  réservée  au  Ciel,  qui  seul  peut  vous  la 
donner  proportionnée  à  votre  mérite.  Mais  vous  devez 
faire  état  que  celles  qui  dépendent  de  moi  ne  vous  man- 
queront pas  dans  les  rencontres.  Je  me  remets  du  surplus 
à  ce  que  le  sieur  Colbert  vous  mandera  de  ma  part...." 

Le  ministre,  de  son  côté,  écrit  au  prélat  l'année  suivante. 
Ie5  avril  1667: 

'*  Après  la  satisfaction  que  le  roi  vous  témoigne  lui-même 
qu'il  a  des  soins  que  vous  continuez  de  prendre  toujours 
avec  le  même  zèle  du  christianisme  de  la  Nouvelle-France, 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  457 

d'établir  une  solide  piété  parmi  les  habitants,  de  les  entre- 
tenir dans  les  exercices  de  notre  religion,  et  de  les  main- 
tenir dans  les  deux  devoirs  auxquels  ils  sont  obligés  envers 
Dieu  et  envers  Sa  Majesté,  il  serait  superflu  que  je  vous  en 
parlasse. 

*^  Ainsi  je  me  renferm-erai  à  vous  dire  en  mon  particulier 
que  je  vous  envoie  par  son  ordre  la  somme  de  six  mille 
livres,  pour  en  disposer  ainsi  que  vous  le  jugerez  pour  le 
mieux  pour  subvenir  à  vos  besoins  et  à  ceux  de  votre 
Eglise,  et  que  l'on  ne  saurait  donner  un  trop  grand  prix  à 
une  vertu  comme  la  vôtre,  qui  se  soutient  toujours  égale- 
ment, qui  étend  charitablement  ses  assistances  partout  où 
elles  sont  nécessaires,  qui  vous  rend  infatigable  dans  les 
fonctions  de  l'épiscopat,  nonobstant  la  faiblesse  de  votre 
santé  et  les  infirmités  fréquentes  dont  vous  êtes  attaqué,  et 
qui  ainsi  vous  fait  partager  la  peine  d'administrer  les 
sacrements,  dans  les  lieux  les  plus  écartés  des  principales 
habitations,  avec  le  moindre  de  vos  ecclésiastiques.  Je 
n'ajouterai  rien  à  cette  expression,  qui  est  toute  sincère,  de 
peur  de  blesser  la  modestie  qui  vous  est  naturelle....  " 

Est-il  possible  de  concevoir  plus  bel  éloge  d'un  évêque, 
delà  part  d'un  grand  prince,  et  d'un  ministre  d'Etat? 
Certes  il  ne  paraît  guère  que  les  accusations  de  M.  de  Mésy 
et  autres  aient  fait  perdre  à  Mgr  de  Laval  la  confiance 
dont  il  jouissait  à  la  Cour  ! 

Remarquons  que  le  roi  et  le  ministre  confondent  dans 
un  commun  éloge  le  zèle  du  prélat  pour  la  gloire  de  Dieu, 
et  celui  qu'il  professe  pour  le  service  de  Sa  Majesté.     Ils 


458  VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 


ne  regardent  donc  pas  les  intérêts  de  l'Etat  comme  incom* 
patibles  avec  ceux  de  PEglise.  Mgr  de  Laval  est  égale- 
ment dévoué  aux  uns  et  aux  autres  ;  et  Ton  ne  songe  à  lui 
reprocher  aucun  empiétement  sur  le  pouvoir  séculier. 

Nous  sommes  en  1667.  Le  Conseil  souverain  est  com- 
plètement renouvelé  ;  ou  plutôt,  les  conseillers  nommés 
illégalement  par  M.  de  Mésy  ont  disparu  ^,  pour  faire 
place  aux  anciens  conseillers  nommés  de  concert  avec 
Mgr  de  Laval. 

Cette  reconstruction  du  Conseil  fut  un  des  premiers  actes 
de  M.  de  Tracy.  Elle  rendit  justice  à  ces  bons  citoyens  et 
donna  raison  d'une  manière  éclatante  à  l'évêque,  qui 
n'avait  pas  voulu  consentir  à  les  destituer  de  leurs  charges, 
avant  qu'on  eût  fait  leur  procès. 

M.  de  Tracy,  arrivé  à  Québec  le  30  juin  1665,  apparut, 
quelques  jours  après,  au  Conseil  nommé  par  M.  de  Mésy. 
Ce  ne  fut  que  pour  y  faire  enregistrer  ses  lettres  de  vice- 
roi  2,  et  celles  de  la  compagnie  des  Indes  Occidentales  ^ 
qui  remplaçait  la  compagnie  des  Cent  associés. 

La  séance  suivante  eut  lieu  le  23  septembre.  On  y 
voyait,  sous  la  présidence  du  vice-roi,  le  nouveau  gouver- 
neur, M.  de  Courcelle,  l'évêque  de  Pétrée,  l'intendant  Talon 


1  —  Le  Conseil  formé  par  M.  de  Mésy  se  composait  de  MM.  de 
Tilly,  Damours,  Denys,  Jacques  de  Cailhaut  de  la  Tesserie,  et  Louis 
Péronne  de  Mazé,  du  procureur  général  Louis-Théandre  Chartier  de 
Lotbinière,  et  du  greffier  Michel  Filion.  (Con$t'd  Souterainl  t.  I, 
p.  281.) 

2  —  Sa  commission,  du  19  novembre  1663,  le  nommait  **  lieutenant 
général  de  l'Amérique  Méridionale  et  Septentrionale,  "  à  la  place  du 
maréchal  d'Estrados,  le  véritable  vice-roi  d'Am'érique. 

3  —  Mai  1664. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  459 


et  M.  Le  Barrois,  agent  général  de  la  compagnie  des  Indes, 
puis  tous  les  anciens  conseillers,  MM.  de  Villeray,  de  la 
Ferté,  D'Auteuil,  de  Tilly  et  Damours,  le  procureur  géné- 
ral Bourdon,  récemment  revenu  d'Europe,  et  le  greffier 
Peuvret  de  Mesnu.  On  aurait  cru  assister  à  une  seconde 
représentation  de  la  première  séance  du  Conseil,  rehausséfi 
cette  fois  par  la  présence  d'un  vice-roi. 

Il  ne  fut  nullement  question  des  conseillers  de  M.  de 
Mésy.  Le  vice-roi  regardait  tout  simplement  comme  non 
avenu  ce  qui  avait  été  fait  jmr  ce  gouverneur,  et  reprenait 
le  Conseil  tel  qu'il  existait  auparavant. 

Cette  séance  fut  consacrée  à  la  vérification  des  pouvoirs. 
On  y  lut  les  lettres  de  M.  de  Courcelle,  de  l'intendant 
Talon  et  de  M.  Le  Barrois.  Celui-ci,  comme  agent  général 
de  la  compagnie  des  Indes,  avait  oUtenu  le  droit  de  siéger 
au  Conseil  immédiatement  au-dessus  du  premier  con- 
seiller. Le  Conseil  ordonna  renregistrement  de  ces  diverses 
commissions. 

Rien  n'indique  qu'il  ait  siégé  de  nouveau,  à  partir  de  ce 

jour  jusqu'il  la  fin  de  l'année  suivante.    Il  semble  que  le 

vice-roi,  avant  de  continuer  les  anciens  conseillers  dans 

* 

leurs  fonctions,  voulut  leur  permettre  de  s'exonérer  com- 
plètement des  accusations  qu'on  avait  fait  peser  sur  eux, 
et,  suivant  le  langage  du  palais,  d'acquitter  leur  dossier. 
Peut-être  aussi  i)rofita-t-il  de  cet  intermède  prolongé,  pour 
référer  à  la  Cour  plusieurs  questions  importantes,  entre 
autres  la  question  de  savoir  lequel,  de  l'intendant  Talon  ou 
de  révCque,  aurait  préséance  au  Conseil. 


460  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


Quoiqu'il  en  soit,  le  Conseil  no  fut  convoqué  que  le  6 
décembre  1666.  M.  de  Tracy  présida  rassemblée,  "  assisté 
de  M.  de  Courcelle,  de  M.  Talon  et  de  Messire  François 
de  Laval,  évoque  de  Pétrée.  "  On  fit  mander  MM.  de  Ville- 
ray,  de  Gorribon  i,  de  Till}^  Damours,  delà  Tesserie  2, 
Bourdon  et  Peuvret  de  Mesnu  ;  puis  on  leur  déclara  qu'on 
avait  fait  choix  de  leurs  personnes  pour  remplir  les  char- 
ges du  Conseil,  assignant  à  chacun  la  place  qu'il  devait 
occuper.  M.  de  Villeray  était  "  continué  en  la  charge  de 
premier  conseiller  après  Tévêque,  "  M.  de  Gorribon  "  établi 
en  la  seconde  charge,  "  M.  de  Tilly  en  la  troisième,  M. 
Damours  en  la  quatrième,  et  M.  de  la  Tesserie  en  la  cin- 
quième, M.  Bourdon  '*  continué  en  la  charge  de  procureur 
général,  et  M.  Peuvret,  en  celle  de  greffier.  "  Tous  ces  fonc- 
tionnaires furent  installés  en  office,  et  prêtèrent  serment  le 
5  janvier  suivant  •'^. 

Mgr  de  Laval  était  mis  sur  le  même  pied  que  le  gouver- 
neur et  l'intendant  *,  et  désigne  comme  **  conseiller  periu'- 
tuel  au  Conseil  souverain  ". 

Il  ne  faudrait  pas  conclure  de  ce  qu'il  n'était  noiniiié 
qu'en  troisième  lieu,  après  le  gouverneur  et  l'intendant, 
q\i'il  était  déchu  du  rang  auquel  il  avait  droit.  Eu  effet, 
dans  l'édit  de  1663,  il  n'était  pas  question  d'un  intendant 
Depuis,  M.  Talon  avait  été  nommé  à  cette  charge,  et  sa 


1  —  Ci-devaiit  conseiller  au  Présidiul  do  Mareniics. 

2  —  L'un  des  conseillers  noniméH  par  M.  de  Mésy. 

3  —  Coiiœil  Sonverainf  t.  I,  p.  387. 

4  —  "M.    de    Tracy    présidait,    assisté    de  M.    de  Courcelle.   de 
M.  Talon  et  de  l'évêciuo  de  Pétrée.  "    (ComeilSouwrain,  t.  I,  p.  36C.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  461 


commission  lui  donnait  le  droit  de  présider  le  Conseil,  en 
l'absence  du  vice-roi  et  du  gouverneur.  Il  était  donc 
naturel  qu'il  fût  nommé  et  placé  avant  l'évêque,  à  moins 
qu'il  n'en  eût  été  décidé  autrement,  d'une  manière  spéciale, 
comme  il  le  fut  plus  tard  par  l'édit  de  1675.  Aussi  l'on  ne 
voit  pas  que  l'évoque  de  Pétrée  ait  protesté  contre  la 
troisième  place. 

Talon,  d'ailleurs,  était  un  personnage  d'une  éminente 
distinction,  doué  de  hautes  qualités  administratives.  La 
commission  d'intendant  qu'il  tenait  du  roi  lui  donnait  une 
autorité  si  grande  dans  la  colonie,  qu'elle  éclipsait  même 
celle  du  gouverneur,  en  certaines  circonstances.  Il  formait 
lui  seul,  une  cour  de  justice,  à  part  le  Conseil.  En  matière 
civile,  il  jugeait  souverainement,  et  sans  appel.  Aucune 
affaire  importante  ne  pouvait  être  réglée  par  le  Conseil, 
sans  qu'elle  lui  fût  préalablement  soumise.  Il  fit  enregistrer 
ses  pouvoirs,  à  deux  reprises  différentes  i.  M.  de  Courcelle 
protesta;  mais  il  fallut  se  soumettre. 

Mgr  de  Laval  eut  plusieurs  fois  à  subir  le  mauvais  vou- 
loir du  gouverneur;  mais  par  sa  fermeté  et  sa  prudence, 
il  maintint  toujours  la  dignité  de  sa  position.  Le  ministre 
d'Etat  fut  un  jour  obligé  de  faire  dire  à  M.  de  Courcelle, 
"  de  se  conduire  avec  douceur  envers  tout  le  monde,  de  se 
corriger  de  ses  emportements,  et  de  ne  point  blâmer  publi- 
quement la  conduite  de  l'évoque  ". 

L'intendant  essaya,  lui  aussi,  de  restreindre  l'autorité  de 

1  —  Le  20  août  1667  et  le  16  janvier  1668  (Com^'d  Soneemin.) 


462  VJE  DE   MGR   DE  LAVAL 

Mgr  de  Laval  ;  mais  lorsqu'il  demanda  plus  tard  son  pro- 
pre rappel  à  la  Cour,  il  lui  échappa  de  dire  :  "  Si  je  voulais 
laisser  TEglise  sur  le  pied  d'autorité  que  je  l'ai  trouvée, 
j'aurais  moins  de  peine  et  plus  d'approbation  "  ^ 

Paroles  significatives,  qui  prouvent  en  même  temps  et  les 
mauvais  desseins  de  cet  intendant,  et  la  noble  énergie  arec 
laquelle  le  prélat  maintenait  les  droits  de  l'£glise,  ainsi 
que  l'influence  politique  qui  lui  avait  été  attribuée  pour  le 
bien  de  la  colonie. 

Au  commencement  de  chaque  année,  le  gouverneur 
reconstituait  le  Conseil;  mais  il  ne  le  faisait  pas  sans  lo 
concours  de  l'intendant  et  de  l'évêque  :  l'édit  royal  de  1663 
était  ainsi  exécuté.  Le  13  janvier  1670,  Mgr  de  Laval  fut 
empêché  par  la  maladie  de  prendre  part  à  la  séance  où 
furent  nommés  les  conseillers  ;  mais  son  absence  et  son 
consentement  à  la  nomination  furent  consignés  au  procès- 
verbal. 

Il  partit  pour  la  France,  dans  l'automne  de  1671  2,  eu.- 
menant  avec  lui  son  grand  vicaire  ^I.  de  Lauson-Charny, 
et  laissant  l'administration  de  son  vicariat  apostolique  à 
MM.  Dudouyt  et  de  Bernières. 

MM.  de  Courcelle  et  Talon   v  retournèrent  eux-même.^ 


1  —  Langevin,  Notice  hitxjruphupte^  p.  70. 

2  —  Il  assista  au  Conseil  pour  la  dernière  fois  le  4  octobre,  et  \\y 
avait  pas  assisté  depuis  le  4  février,  peut-être  par  prudence,  afin  de  ne 
pas  empirer  ses  relations  avec  le  gouverneur  et  l'intendant. 

C'est  à  cette  séance  du  4  février  1671,  qu'un  homme  fut  condamné 
k  avoir  une  fleur  de  lis  marquée  au  fer  rouge  sur  la  joue,  et  à  la  peine 
du  carcan  pendant  une  demi-heure,  *'  pour  avoir  mal  parlé  de  la 
royauté."  ((^ouscil  S«)HVf'rnin^  t.  T,  p.  G44.) 


VIE   DE   MGU  DE  LAVAL  463 


l'année  suivante.  L'intendant  ne  fut  pas  remplacé,  pour  le 
moment  ;  M.  de  Courcelle  le  fut  par  le  comte  de  Frontenac. 

Nous  verrons  plus  tard  les  rapports  de  Mgr  de  Laval 
avec  ce  gouverneur,  l'un  des  plus  distingués  que  la  France 
ait  envoyés  au  Canada. 

Nous  comparerons  l'œuvre  de  Frontenac  avec  celle  du 
premier  évêque  de  Québec  ;  nous  verrons  que  Mgr  de  Laval 
continua  à  jouir  de  la  confiance  royale,  que  l'édit  de  1675, 
loin  de  diminuer  son  influence  politique,  consacra,  au  con- 
traire, sa  position  et  son  prestige  au  Conseil,  et  que  le  pieux 
prélat  ne  cessa  d'en  profiter  pour  assurer,  dans  la  mesure 
de  ses  forces,  tout  ce  qui  pouvait  intéresser  le  bien  de  la 
colonie. 


CHAPITRE  DIX-NEUVIEME 


Mgr  de  Laval  et  M.  de  Tracy.  —  Le  rëgimeut  de  Carignan.  —  Conso- 
lationa  et  épreuves  de  Mgr  de  Laval.  —  Beaux  exemples  de  piété 
donnés  par  le  gouverneur  et  le  vice-roi.  1665-1666. 

Nous  avons  dû,  pour  faire  mieux  ressortir  le  rôle  poli- 
tique de  Mgr  de  Laval,  anticiper  un  peu  sur  les  événements. 
Revenons  maintenant  sur  nos  pas,  et  reprenons  la  suite 
des  faits  à  l'arrivée  de  M.  de  Tracy,  et  du  gouverneur  M. 
de  Courcelle,  qui  vint  remplacer  en  1665  M.  de  Mésy. 

L'arrivée  du  marquis  de  Tracy  au  Canada  fut  pour  le 
prélat  comme  l'aurore  d'un  beau  jour,  et  pour  l'Eglise  de 
la  '  Nouvelle-France  le  signal  d'une  éclatante  prospérité. 
II  fut  reçu  comme  un  libérateur  que  l'on  attendait  depuis 
longtemps. 

'*  Le  marquis  de  Tracy,  écrivait  l'évêque  au  souverain 
pontife,  le  21  octobre  1664,  viendra  ici  le  printemps  pro- 
chain, et  parcourra,  de  la  part  du  roi,  cette  colonie  nais- 
sante, afin  d'y  établir  le  règne  de  la  paix  et  de  la  justice. 
Il  est  allé  d'abord  dans  l'Amérique  méridionale,  avec  sept 
gros  navires,  pour  y  faire  la  guerre.  Nous  espérons  qu'il 
nous  amènera  l'année  prochaine  plus  de  mille  soldats,  qui 

30 


466  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


nous  aideront  à  détruire,  ei  possible,  avec  le  secours  do 
Dieu,  cette  nation  iroquoise,  dont  la  cruauté  et  la  barbarie 
sont  un  obstacle  invincible  à  la  diffusion  de  la  lumière  de 
l'évangile  chez  les  autres  peuples  sauvages  ^ ." 

Le  vice-roi  arriva  à  Québec  le  30  juin  1665,  accompa>rné 
des  PP.  Bardy  et  Dupéron,  et  de  quatre  compagnies  dix 
régiment  de  Carignan  2 .  • 

L'évêque,  entouré  de  son  clergé,  le  reçut  à  la  grande 
porte  de  l'église  paroissiale,  avec  tous  les  honneurs  dus  à 
ses  hautes  fonctions.  On  lui  avait  préparé  un  prie- Dieu  à. 
l'entrée  du  chœur  ;  il  ne  voulut  pas  s'en  servir  :  il  s'age- 
nouilla humblement  sur  le  pavé,  pour  faire  sa  prière.  Ol 
chanta  ensuite,  avec  accompagnement  d'orgue  et  de 
musique  instrumentale,  un  Te  Deum  en  actions  de  grâces 
de  son  heureuse  arrivée. 

M.  de  Tracy  se  rendit  au  château,  au  milieu  des  accla- 
mations enthousiastes  de  tout  le  peuple.  Son  cortège  était 
des  plus  imposants.  Le  roi  avait  voulu  frapper  l'esprit 
des  colons  français,  et  surtout  des  indigènes,  par  un  reflet 
de  sa  propre  magnificence,  en  entourant  son  représentant 
de  l'éclat  d'une  pompe  extraordinaire. 

*'  Le  vice-roi,  dit  la  sœur  Juchereau,  ne  marchait  jamais 
sans  être  précédé  de  vingt-quatre  gardes  et  de  quatre  pages 
suivis  de  six  laquais,  et  environné  d'un  grand  nombro 


1  —  Infaitruitlo  de  8t<Uu  Ecdesiaf  1664. 

2  —  Ce  régiment  fut  levé  en  avril  1644  par  Philibert  de  Saroic, 
prince  de  Carignan.  Il  prit  le  nom  de  Carignan-Balthazard,  en  1606, 
et  de  Carignan-Salière,  en  1662  ;  puis,  après  1676,  il  abandonna  com- 
plètement le  nom  do  Carignan. 


VIE  DE  MQR  DE  LAVAL  467 


d'officiers  richement  vêtus  ;  il  était,  de  plus,  accompagné 
d'un  gentilhomme,  nommé  M.  de  Chaumont,  qui  depuis  a 
été  ambassadeur  de  France  à  Siam.  Le  roi  lui  avait  donné 
quatre  compagnies  d'infanterie,  et  voulut  que  ses  gardes 
portassent  les  mêmes  couleurs  que  celles  de  Sa  Majesté  i." 

M.  de  Prouillé,  marquis  de  Tracy,  conseiller  d'Etat, 
avait  le  titre  de  lieutenant  général  sur  toutes  les  terres 
dépendantes  du  roi  de  France,  dans  l'Amérique  septen-* 
triçnale  et  méridionale,  "  avec  une  commission,  dit  Latour, 
pour  visiter  les  îles  et  terres,  déposséder  les  seigneurs 
propriétaires,  y  rétablir  l'ordre,  chasser  les  Hollandais, 
qui  y  avaient  fait  quelque  invasion,  et  de  là  passer  à  Québec 
pour  y  établir  solidement  la  colonie,  et  mettre  les  Iroquois 
à  la  raison  2." 

''  Nous  avons  vu,  écrivait  Marie  de  l'Incarnation,  l'im- 
primé des  pouvoirs  que  le  roi  lui  donne  ;  ils  nous  étonnent, 
parce  qu'ils  ne  peuvent  être  plus  grands,  ni  plus  étendus, 
à  moins  d'être  roi  lui-même  et  absolu  3." 

On  se  ferait  difficilement  une  idée  de  l'activité  et  du 
mouvement  qui  régnèrent  à  Québec  et  dans  tout  le  pays, 
pendant  les  deux  années  de  séjour  du  vice-roi  au  Canada* 
Tout  l'été  de  1665,  surtout,  la  ville  de  Québec  fut  tenue  en 
excitation  par  l'arrivée  successive  des  navire?»,  qui  ame- 
naient au  pays  les  diverses  compagnies  du  régiment  de 
Carignan  *. 


1  —  Hidoire  de  VHôtd-Diev^ 

2  —  Latour,  p.  121. 

3  —  Lettre  historiqi.ie  GSe. 

4  — '  JoMnioZ  des  jésuites. 


468  VIE  DE  MGU  DE  LAVAL 


Qu'on  se  figure  cette  petite  ville,  si  peu  accoatumée  à 
tant  de  mouvement,  augmentée  tout  à  coup  de  plusieurs 
milliers  de  personnes  ;  ses  rues,  ses  places  publiques,  ses 
eollines  parcourues  en  tous  sens  par  tant  de  brillants 
uniformes,  et  réjouies  par  les  sons  joyeux  de  la  fanfare 
militaire  ;  la  parade  se  faisant  régulièrement  sur  la  place 
«l'armes,  en  face  du  château  ;  les  réceptions  et  les  fêtes 
données  aux  officiers  dans  les  principales  familles;  le 
dimanche,  les  différentes  compagnies  se  rendant  àVéglise, 
musique  en  tête,  pour  le  service  divin  :  tout  cela  répandait 
dans  Québec  un  charme  sans  pareil,  et  rappelait  aux  Cana- 
diens que  la  mère  patrie  ne  les  avait  pas  oubliés. 

Le  colonel  du  régiment,  M.  de  Salière,  n'arriva  à  Québec 
«iue  le  11)  août.  II  était  accompagné  de  son  fils,  jeune 
Viomme  de  15  ans,  de  l'abbé  Dubois,  aumônier  du  régiment, 
%i  de  quatre  compagnies.  M.  de  Courcelle,  le  nouveau 
gouverneur  du  Canada,  et  l'intendant  Talon  n'arrivèrent 
^ue  le  12  septembre. 

Ce  célèbre  régiment  de  Carignan,  qui  rendit  tant  de 
services  à  la  colonie,  était  composé  généralement  d'hommes 
^  de -choix,  sortis  de  différentes  provinces  de  la  France,  et 
remarquables  par  un  grand  fond  de  religion  et  de  piété. 
Beaucoup  de  ces  militaires  se  fixèrent  au  Canada,  lorsque 
le  régiment  fut  licencié  après  la  défaite  des  Iroquois,  et 
devinrent  la  souche  de  plusieurs  de  nos  meilleures  familles. 

Bon  nombre  d'entre  eux  n'avaient  pas  encore  reçu  le 
incrément  de  confirmation.  On  leur  fit  comprendre  que 
nien  ne  serait  plus  propre  que  ce  sacrement  à  les  rendre 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  46^ 


intrépides  dans  la  guerre  qu^ls  allaient  faire  contre  l«fi 
Iroquois,  et  ils  se  préparèrent  immédiatement  à  le  recevoir, 
sous  la  direction  des  révérends  pères  jésuites. 

Mgr  de  Laval  montra  dans  cette  occasion  le  zèle  U 
plus  ardent,  et  voulut  se  faire  tout  à  tous.  Profitant  des 
bonnes  dispositions  de  ces  soldats,  il  confirma  jusqu'à  sept 
fois,  dans  l'église  paroissiale,  depuis  le  25  juillet  jusqu'à» 
6  octobre  ^. 

Il  avait  fait  l'année  précédente  (1664)  sa  visite  pastoiale 
aux  Trois- Rivières  et  à  Montréal  ;  il  renonça  à  l'entrepren- 
dre de  nouveau  cette  année  (1665),  afin  de  se  dévouer  tout 
entier,  à  Québec,  aux  soldats  qui  arrivaient  de  France. 

Le  24  août  fut  un  jour  de  grande  fête  religieuse.  '*  Mon- 
seigneur donna  la  confirmation,  dit  le  P.  Lalemant,  à  ua 
grand  nombre  de  soldats  et  à  quelques  habitants.  Le  P, 
Dablon  les  y  avait  disposés  par  deux  sermons  sur  la  péni- 
tence, les  deux  jours  précédents,  à  8  heures  du  matin,  dans 
la  paroisse.  Le  soir,  il  se  fit  un  grand  feu  de  joie,  où  s« 
trouvèrent  les  troupes,  tout  le  clergé  en  surplis,  et  quatre 
de  nos  Pères.  Monseigneur  mit  le  feu,  avec  M.  de  Tracy  2," 

Le  fils  du  colonel  du  régiment,  M.  de  Salière,  avait  été 
confirmé  le  matin,  et  c'est  probablement  en  son  honneur 
qu'avait  lieu  cette  réjouissance.  Elle  coïncidait,  du  r€st«, 
avec  la  Saint-Louis,  qui  tombait  le  lendemain.  Quelques 
jours  plus  tard,  fut  aussi  confirmé  un  des  fils  de  M.  de 
Chaumont. 


1  —  Archives  de  rarchevêché  do  Québec,  liCfiifre  <(€.'<  Conjînr.atwu,. 

2  —  Journal  des  ji^sniteis. 


470  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Le  dimanche  8  octobre,  un  capitaine  d'une  des  compa- 
gnies de  M.  de  Tracy,  Isaac  Berthier  i,  fit  abjuration 
d'hérésie,  dans  l'église  paroissiale,  entre  les  mains  de 
l'évêque  de  Pétrée.  La  cérémonie  se  fit  en  présence  du 
vice-roi,  du  gouverneur  et  de  l'intendant. 

Celui-ci  écrivit  au  roi,  à  cette  occasion:  ''Nous  avons 
assisté,  MM.  de  Tracy,  de  Courcelle  et  moi,  à  l'abjuration 
que  M.  Berthier,  capitaine  du  régiment  de  Carignan-Salière, 
s.  faite  de  son  hérésie  entre  les  mains  de  M.  l'évêque  de 
Pétrée  ;  il  l'a  faite  en  secret.  Depuis  mon  arrivée,  et  il  n'y 
a  pas  encore  un  mois,  voilà  le  seizième  converti.  Ainsi 
Votre  Majesté  moissonne  déjà  à  pleines  mains  delà  gloire 
pour  Dieu,  et  pour  elle  bien  de  la  renommée  dans  toute 
retendue  de  la  chrétienté  2.  " 

L'exemple  de  M.  Berthier,  bientôt  connu,  entraîna  bon 
nombre  d'autres  hérétiques  du  régiment,  qui  se  converti- 
rent comme  lui  à  la  religion  catholique  ^.  Quand  les  offi- 
ciers d'une  armée  sont  des  hommes  de  religion  et  de  devoir, 
il  n'est  pas  étonnant  que  les  soldats  marchent  sur  leurs 
traces. 

Il  y  avait  chez  les  soldats  du  régiment  de  Carignan 
comme  un  courant  électrique  de  foi  et  d'enthousiasme. qui 


1  —  **  Isaac  Berthier,  capitaine  au  régiment  de  l'Allier,  était  de  la 
paroisse  de  Bergerac,  en  Périgord,  dans  le  diocèse  de  Périgueux.  " 
(^Ardiircs  de  Varcltevêcké  de  Québec,  Registre  des  abjurations  d'hérésie.) 

2  —  Archives  de  l'archevêché  de  Québec,  Lettre  de  Talon  au  rcn, 
oct<ibre  1665. 

3  —  Le  registre  des  abjurations  donne  les  noms  de  22  personnes  qui 
firent  abjuration,  à  Québec,  dans  le  cours  de  l'année  1665.  De  son 
côté,  Mgr  de  Laval  nous  assure  qu'il  n'y  eut  pas  moins  de  30  héré- 
tiques ({ui  se  ctmvertiront  à  THôtel-Dieu,  dans  l'autunnie  de  la  même 
sinnée.   (Lettre  de  M(jr  de  Lond  à  la  Pr<tpaf]€tnde.  ) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  471 

les  excitait  à  vouloir  répandre  leur  sang  pour  la  cause  de 
la  Religion  et  de  la  France.  Ce  courant  partait,  tout  d'abord, 
du  vice- roi  lui-môme  :  ^ 

"  M.  de  Tracy  a  déjà  fait  de  très  beaux  règlements,  dit 
Marie  de  Tlncarnation.  Je  crois  que  c'est  un  homme  choisi 
de  Dieu  pour  l'établissement  solide  de  ces  contrées,  pour 
la  liberté  de  TEglise,  et  pour  l'ordre  de  la  justice.  Il  a 
voulu  établir  la  police  sur  toutes.choses....  C'est  un  homme 
d'une  haute  piété  ;  toute  sa  maison,  ses  officiers,  ses  sol- 
dats imitent  son  exemple.  Cela  nous  ravit,  et  nous  donne 
beaucoup  de  joie." 

Puis  elle  ajoute,  en  i)arlant  de  la  guerre,  où  l'on  allait 
bientôt  conduire  ces  soldats  : 

**  On  leur  fait  entendre  que  c'est  une  guerre  sainte,  où 
il  ne  s'agît  que  de  la  gloire  de  Dieu  et  du  salut  des  âmes  ; 
et,  pour  les  y  animer,  on  tâche  de  leur  inspirer  de  vérita- 
bles sentiments  de  piété  et  de  dévotion.  C'est  en  cela  que 
les  Pères  font  merveille.  Il  y  a  bien  cinq  cents  soldats  qui 
ont  pris  le  scapulaire  de  la  sainte  Vierge.  C'est  nous  qui 
]es  faisons,  à  quoi  nous  travaillons  avea  bien  du  plaisir.  Ils 
disent  tous  les  jours  le  chapelet  de  la  sainte  Famille  avec 
tant  de  foi  et  de  dévotion,  que  Dieu  a  fait  voir  par  un  beau 
miracle  que  leur  ferveur  lui  est  agréable." 

Elle  raconte  ensuite  avec  un  charme  particulier  ce 
miracle,  qui  acheva  d'enflammer  l'imagination  et  la  foi 
des  soldats  : 

**  Un  lieutenant,  dit-elle,  ne  s'étant  pu  trouver  à  l'assem- 
blée pour  reciter  le  chapelet,  s'était  retiré  dans  un  buisson. 


472  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


pour  le  dire  en  son  particulier.  La  sentinelle,  ne  le  distin- 
guant pas  bien,  crut  que  c'était  un  iroquois  qui  s'y  était 
caché,  et,  dans  cette  créance,  le  tira  quasi  à  brùle-pour- 
point,  et  se  jeta  aussitôt  dessus,  croyant  trouver  son  homme 
mort.  Il  le  devait  être,  en  effet,  la  balle  lui  ayant  donné 
dans  la  tête  deux  doigts  au-dessus  de  la  tempe.  Mais  la 
sentinelle  fut  bien  étonnée  de  trouver  son  lieutenant  à 
terre,  tout  en  sang,  au  lieu  d'un  iroquois.  On  le  prend,  on 
fait  son  procès  ;  mais  celui  qu'on  croyait  mort  se  leva, 
disant  qu'il  demandait  sa  grâce,  et  que  ce  ne  serait  rien. 
£t  en  effet  on  le  visita,  et  on  trouva  la  balle  enfoncée, 
mais  l'homme  sans  péril,  ce  qui  a  été  approuvé  miracle. 
Cette  occasion  a  beaucoup  augmenté  la  dévotion  dans 
l'armée,  où  les  Pères  de  la  Compagnie  font  merveille." 

C'est  probablement  dans  le  corps  d'armée  où  le  P.  Chau- 
monot,  ce  grand  dévot  de  la  sainte  Famille,  avait  été 
nommé  chapelain,  que  ce  fait  miraculeux  arriva.  Le  Pète 
était,  dès  le  23  juillet,  avec  les  quatre  premières  compagnies 
du  régiment,  que  l'on  avait  expédiées  pour  bâtir  le  Fort 
Richelieu,  à  l'embouchure  de  la  rivière  des  Iroquois. 

''  Les  compagnies  qui  sont  arrivées,  ajoute  Marie  de 
l'Incarnation,  sont  déjà  parties  avec  cent  Français  de  ce 
pays  et  un  grand  •  nombre  de  sauvages,  pour  prendre  les 
devants,  et  s'emparer  de  la  rivière  des  Iroquois,  et  pour  y 
faire  des  Forts  et  les  garnir  de  munitions.  L'on  fait  ici  un 
grand  appareil  de  bateaux  plats,  pour  passer  les  bouillons 
d'eau,  qui  se  rencontrent  dans  les  sauts.  Les  provisions 
de  vivres  et  les  munitions  de  guerre  sont  toutes  prêtes 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  473 


Le  P.  Chaumonot  accompagne  cette  première  armée,  car  il 
parle  auçsi  bien  les  langues  iroquoise  et  huronne  que  les 
naturels  du  pays.  Le  P.  Albanel  raccompagne  pour  aider 
les  Algonquins,  les  Montagnais  et  les  Français.  Quand  le 
gros  deParmée  partira,  l'on  y  joindra  d'autres  Pères,  avec 
des  ecclésiastiques,  pour  lui  donner  les  secours  spirituels  K 

Le  plan  de  M.  de  Tracy  était  bien  organisé,  en  vue  de  la 
grande  campagne  qu'il  préparait  contre  les  Iroquois  : 
garnir  de  fortifications  solides  la  voie  ordinaire  par  où  ces 
ennemis  avaient  coutume  de  pénétrer  jusqu'au  fleuve  Saint- 
Laurent  et  dans  tout  le  pays,  c'est-à-dire,  bâtir  plusieurs 
Forts  sur  la  rivière  des  Iroquois,  puis  ensuite  aller  hardi- 
ment attaquer  ces  sauvages  chez  eux. 

On  passa  l'été  et  la  plus  grande  partie  de  l'automne  il 
construire  le  Fort  Richelieu,  aujourd'hui  Sorel,  le  Fort 
Saint-Louis,  ou  Chambly,  le  Fort  Sainte-Thérèse,  et  le 
Fort  Saint-Jean.  Le  printemps  suivant  (1666),  on  cons- 
truisit sur  une  île,  à  l'entrée  même  du  lac  Champlain,  le 
Port  Sainte-Anne  2,  d'où  M.  de  Tracy  devait  partir  le  4 
octobre  pour  son  expédition  dans  le  pays  des  Iroquois. 

Cependant,  les  compagnies  qui  étaient  restées  à  Québec 
continuaient  à  se  préparer  avec  ardeur  pour  la  lutte  pro- 


1  —  Lettres  histwiqims  70e  et  7 le. 

2  —  "Ce  Fort,  dit  Jacques  Viger,  complétait  la  ligne  de  défense 
qui  devait  nous  protéger  contre  les  invasions  des  Iroquois.  Aujourd'hui 
il  n'y  en  a  plus  de  traces  ;  mais  nous  savons  qu'il  s'élevait  dans  une 
île  qui  porte  le  nom  de  M.  do  la  Motte,  capitaine  du  régiment  de 
Carignan,  qui  diriji^ea  les  travaux,  et  qui  y  commanda  ensuite.  M.  de 
la  Motte  devint  commandant  à  Montréal  en  1670.  "  (Histoire  d^i 
Montrtfcdj  par  M.  Dollier  de  Casson,  note  XVII,  p.  255.) 


474  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 

chaîne,  et  édifiaient  tout  le  monde  par  leur  foi  et  leur  piété. 
Ce  spectacle  procurait  à  l'évêque  de  Pétrée  les  plus  douces 
consolations. 

Il  en  avait  besoin,  au  milieu  des  tristes  nouvelles  qui  lui 
arrivaient  de  toutes  parts.  La  divine  Providence  ménage 
toujours,  sur  les  pas  de  ses  serviteurs  les  plus  fidèles,  des 
épines  parmi  les  fleurs,  des  tristesses  à  côté  des  sujets  de 
joie. 

Dans  l'automne  de  1665,  le  Fort,  l'église  et  le  presbytère 
de  Tadoussac  devinrent  en  un  instant  la  proie  des  flammes, 
et  la  nouvelle  en  arriva  aussitôt  à  Québec.  "  Nous  venons 
d'apprendre,  dit  Marie  de  Plncarnation,  que  le  Fort  de 
Tadoussac  est  brûlé  par  accident,  avec  l'église  et  la  maison. 
C'est  une  très  grande  perte,  parce  que  c'était  une  retraite 
pour  le  trafic,  et  un  refuge  pour  les  Français  et  pour  les 
sauvages  *.  " 

Aux  ursulines,  deux  domestiques  s'étaient  enivrés,  et, 
dans  la  chaleur  d'une  discussion,  avaient  engendré  querelle 
à  un  soldat,  et  l'avaient  tué.  Ils  furent  saisis,  et  empri- 
sonnés au  château.  Les  religieuses  étaient  dans  la  déso- 
lation, et  l'évêque  eut  naturellement  le  contre-coup  de 
leur  malheur.  Les  deux  mauvais  sujets  furent  bientôt 
après  condamnés  à  être  fouettés,  et  le  plus  criminel,  ^eur- 
delysé  par  les  mains  du  bourreau,  suivant  l'expression  du 
P.  Lalemant  -. 


1  —  Lettre  historique  70e. 

2  —  Jo^irnal  des  jésnitea. 


VIE  DE   MGR  DE   LAVAL  475 

Plusieurs  vaisseaux  arrivèrent  d'Europe,  chargés  de 
malades.  L'Hôtel-Dieu  se  remplit  tellement  que  les  hospi- 
talières ne  pouvaient  suffire  à  leur  héroïque  besogne. 

*'  Nous  avons  eu  sur  les  bras  une  mission  qui  ne  nous  a 
pas  été  désagréable,  écrivait  Mgr  de  Laval.  Plus  de  cent 
malades  en  même  temps  à  l'hôpital  ;  parmi  eux,  trente 
hérétiques  qui  sont  revenus  à  la  Foi.  Et  comme  l'hôpital 
ne  pouvait  contenir  un  si  grand  nombre  de  malades,  nous 
en  avons  placé  plusieurs  dans  l'église,  que  nous  avons  fait 
servir  à  cette  œuvre  de  charité  ^" 

M.  Dudouyt,  prôtie  du  séminaire,  tomba  gravement 
malade  de  ces  fièvres  pestilentielles,  et  reçut  même  les 
derniers  sacrements.  Mais  la  Providence  voulut  conser- 
ver une  vie  si  précieuse  pour  l'Eglise  du  Canada.  Deux 
jésuites,  les  PP.  Nicolas  et  Bèchefer,  furent  également 
atteints  de  la  contagion.  On  les  transporta,  l'un  des  Trois- 
Rivières,  l'autre  de  Sillery,  à  la  communauté  de  Québec  ; 
tous  deux  échappèrent  aussi  à  la  mort. 

Moins  heureux  fut  le  P.  Dupéron,  qui  mourut  au  Fort 
Saint-Louis,  le  10  novembre,  après  treize  jours  de  maladie. 
M.  de  Chambly  et  M.  de  Sorel  rendirent  tous  les  honneurs 
possibles  aux  restes  mortels  de  ce  digne  missionnaire,  et 
Texpédièrent  A.  Québec,  où  il  fut  inhumé  dans  l'église  des 
jésuites,  le  IG  novembre.  Mgr  de  Laval  étant  alors  en  visite 
pastorale  sur  l'île  d'Orléans  et  sur  la  côte  de  Lauson,  ce 
fut  M.  de  Bèrnières  qui  fit  la  sépulture.  M.  deTracy  voulut 


1  —  Lettre  de  Msçr  de  Laval  à  la  Propagande. 


476  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


y  assister,  afia  de  donner  une  dernière  marque  d'estime 
pour  ce  saint  religieux,  qui  avait  traversé  la  mer  avec  lui, 
et  venait  de  mourir  au  service  d'un  de  ses  corps  d'armée. 

Quelques  jours  plus  tard,  mourait  aux  Trois-Rivières  un 
autre  ouvrier  apostolique,  le  P.  Simon  Le  Moyne. 

A  toutes  ces  pertes  et  à  toutes  ces  douleurs,  qui  rempli- 
rent d'amertume  le   cœur  de  Mgr  de  Laval,    venaient 
s'ajouter  les  tristes  nouvelles  qui  arrivaient  du  golfe.   De 
grandes  tempêtes  y  avaient  sévi  tout  l'automne;  et  la 
plupart  des  vaisseaux  venus  au  Canada  avaient  horrible- 
ment souffert  en  retournant  en   France,     La  frégate  qui 
avait  amené  M.  de  Tracy,  avait  même  coulé  à  fond,  à 
deux  cents  lieues  de  Québec.  Les  passagers  avaient  pu  se 
sauver,  mais  étaient  restés  sur  le  rivage  dans  la  plus  grande 
détresse.   Un  navire  qui  venait  au  Canada  avait  fait  fausse 
route,    et   beaucoup  de  provisions  que  l'on   attend«ait  de 
France  n'étaient  pas  arrivées  cette  année. 

La  Mère  de  l'Incarnation,   écrivant  à  son  lils  pour  lui 
raconter  ces  sujets  d'afïïiction,  lui  disait: 

'*  Voilà,  mon  cher  fils,  les  accidents  de  la  vie  humaine, 
qui  nous  apprennent  qu'il  n'y  a  rien  d'assuré  dans  le 
monde,  et  que  nous  ne  devons  attacher  nos  cœurs  qu'aux 
biens  de  l'éternité.  Je  bénis  Dieu,  ajoutait-elle,  dans  son 
langage  si  chrétien,  de  nous  avoir  mises  dans  un  pays,  où, 
plus  qu'en  aucun  autre,  il  faut  dépendre  de  la  divine  Pro- 
vidence ^" 


1  —  Lrttre  historicité  7îe. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  477 


D'un  autre  côté,  les  Iroquois,  pressentant  sans  doute  ce 
qui  allait  leur  arriver,  commençaient  à  se  remuer.  On 
apprit  en  octobre  qu'un  de  leurs  partis  avait  massacré  un 
certain  nombre  d'Algonquins  sur  la  rivière  des  Outaouais. 

Usant  de  leurs  stratagèmes  ordinaires,  ils  envoyèrent  à 
Québec  quelques  ambassadeurs  pour  renouveler  avec  M.  de 
Tracy  des  traités  de  paix  qu'ils  n'avaient  aucune  intention 
d'observer.  Le  vice-roi  les  reçut  parfaitement  ;  mais,  con- 
naissant la  valeur  de  leurs  promesses,  il  se  garda  bien 
d'engager  la  sienne,  et  conserva  la  résolution  de  marcher 
contre  eux  i\  la  première  occasion  favorable. 

C'est  ainsi  que  se  termina  l'année  1665,  plutôt  dans  l'af- 
fliction que  dans  la  joie. 

L'année  suivante  ne  commença  pas  sous  des  auspices 
plus  favorables.  On  connaît  la  malheureuse  expédition  de 
M.  deCourcelle,  qui  partit  en  guerre  au  commencement  de 
janvier,  et  revint  à  Québec  kt  17  mars,  après  avoir  perdu 
une  bonne  partie  de  ses  sojijats,  et  n'avoir  essuyé  que  des 


revers  ^. 


Avait-il  pris,  avant  de  partir,  l'avis  de  M.  de  Tracy  ?  Il 
est  très  probable  que  non.  La  saison  de  l'hiver  était  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  moins  favorable  pour  une  expédition  au 
pays  des  Iroquois.  M.  de  Salière  l'avait  compris  ;  aussi,, 
après  avoir  eu  des  démClés,  à  ce  sujet,  avec  le  gouverneur, 
était-il  allé  hiverner  à  Montréal.  Il  avait  cependant,  dans 
l'automne,   visité  les  différents  Forts   construits    sur  la 


1  —  lidatioii,'!!  des  ji'sitih-a^  1666  —  Iliiftoirtdn  Montvéd. 


478  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 

f 

rivière  des  Iroquois,  et  exploré  le  lac  Champlain.  Il  avait 
trouvé  le  pays  admirable,  et  brûlait  de  porter  la  guerre 
chez  l'ennemi  ;  mais  il  se  réservait  pour  une  occasioi» 
opportune. 

M.  de  Courcelle  emmena  avec  lui  cinq  ou  six  cents  hom- 
mes. Il  ne  connaissait  pas  le  pays,  et  comptait  sur  le 
secours  de  quelques  Algonquins,  qui  lui  avaient  promis  de 
raccompagner.  Par  un  concours  de  circonstances  fatale?, 
ces  sauvages  ne  purent  le  rejoindre. 

Il  se  trouva  sans  guides,  s'égara,  et  au  lieu  d'aller  au 
pays  des  Iroquois,  se  rendit  à  la  Nouvelle- Hollande.  Les 
marches  forcées,  la  fatigue,  les  misères  de  toutes  sortes 
épuisèrent  ses  troupes.  On  manqua  de  vivres  ;  plus  de 
soixante  soldats  moururent  de  faim. 

Pour  comble  de  malheur,  M.  de  Courcelle  se  persuada 
que  les  jésuites  étaient  au  fond  de  cette  mauvaise  afl&ire, 
et  que  c'étaient  eux  qui  avaient  empêché  les  Algonquins  de 
le  suivre.  Il  n'en  était  rien,  cependant;  qu'est-ce  qui 
aurait  pu  engager  ces  bons  Pères  à  trahir  leur  pays,  et  à 
désirer  le  revers  d'une  expédition  qui  devait  C^tre  toute  à 
l'avantage  de  leurs  missions  sauvages  ? 

De  retour  au  Fort  Saint-Louis,  il  ne  put  se  contenir,  et  se 
répandit  en  reproches  amers  contre  le  P.  Albanel,  qui  y 
faisait  les  fonctions  curiales. 

Rendu  aux  Trois-Rivières,  et  rencontrant  le  P.  Frémin: 
"  Mon  Père,  lui  dît-il  en  l'embrassant,  je  suis  le  plus  mal- 
heureux gentilhomme  du  monde,  et  c'est  vous  autres  qui 
ctes  la  cause  de  mon  malheur  ". 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  479 

Il  fallut  tous  les  efiforts  de  persuasion  de  M.  de  Tracy, 
joints  aux  solennelles  protestations  des  jésuites,  pour  le 
faire  changer  d'idée,  et  lui  ôter  la  conviction  qu'il  devait 
ses  revers  à  ces  bons  religieux. 

Il  s'était  ouvert  à  l'intendant  Talon  de  ses  sentiments  de 
vengeance.  Celui-ci  ne  put  jamais  se  défaire  de  ses  préven- 
tions contre  les  jésuites. 

M.  de  Courcelle  était  au  fond  un  homme  sincèrement 
religieux.  Il  retrouva  la  paix  du  cœur  dans  la  pratique 
de  ses  devoirs  de  chrétien. 

Rien  de  plus  admirable  que  les  exemples  de  foi  et  de 
piété  que  donnèrent,  il  Québec,  au  printemps  de  1666,  ceux 
qui  présidaient  aux  destinées  politiques  de  la  colonie.  On 
eût  dit  qu'ils  voulaient,  par  une  communication  plus 
intime  avec  les  choses  de  Dieu,  assurer  le  succès  de  leurs 
entreprises. 

Deux  jours  après  son  retour  de  sa  malheureuse  expédi- 
tion, M.  de  Courcelle  voulut  aller  à  confesse  à  son  confes- 
seur ordinaire,  le  P.  Chastelain,  et  fit  ses  dévotions. 

Le  premier  jour  de  mai,  il  donna  à  ses  soldats  et  à  tous 
les  citoyens  de  Québec  un  autre  exemple  de  foi.  Mgr  de 
Laval  administrant  la  confirmation  dans  l'église  parois- 
siale, il  profita  lui-même  de  ce  bienfait  spirituel  qu'il  n'avait 
pas  encore  reçu.  Le  premier  sur  la  liste  des  confirmés  de 
ce  jour  fut  "Messire  Daniel  de  Remy,  seigneur  de  Cour- 
celle, gouverneur  de  ce  pays^".  Il  était  accompagné  du 

1  —  Registre  des  confirmations. 


480  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


capitaine  Alexandre  Berthier,  frère  de  celui  qui  avait  fait 
abjuration  d'hérésie  l'année  précédente. 

De  son  côté,  le  vice-roi  se  signalait  lui-même  par  la  plus 
ardente  piété.  **  Le  jour  de  la  Saint-Joseph,  dit  le  P.  Lale- 
mant,  Mgr  de  Tracy  fit  sa  confession  générale  de  toute  sa 
vie,  communia  aux  ursulines,  y  présenta  trois  beaux  pains 
bénits,  deux  louis  d'or  tant  au  cierge  qu'à  la  quête,  en 
tout  vingt  écus  pour  les  mères  ursulines.  " 

Quelques  jours  plus  tard,  le  30  mars,  il  allait  en  pèleri- 
nage à  la  Bonne  Sainte-Anne,  avec  le  gouverneur,  le  P. 
Bardy,  et  sa  suite  ordinaire.  Son  but  principal  était  de 
remercier  la  grande  Thaumaturge  de  l'avoir  préservé  du 
naufrage  auquel  il  avait  été  exposé  en  arrivant  au  Canada 
l'année  précédente.  "  Le  lendemain  matin,  ils  firent  tous 
leurs  dévotions,  au  nombre  de  trente  personnes,  ou  environ. 
La  quête  pendant  la  messe  y  fut  de  soixante  livres.  Ils 
furent  de  retour  le  même  jour." 

Le  12  avril  suivant  fut  un  jour  de  fête  au  collège  des 
jésuites.  Le  P.  Julien  Garnier,  ordonné  prêtre  la  veille, 
dit  ce  jour-là  sa  première  messe.  U  y  eut  à  cette  occasion 
chez  les  jésuites  un  grand  dîner  où  furent  invités  Pévêqne 
et  le  vice-roi.  *'  Ce  même  jour,  continue  le  P.  Lalemant, 
nous  donnd.mes  à  dîner,  dans  notre  salle,  comme  au  jour 
de  Saint-Ignace,  à  toutes  les  puissances,  et  aux  six  capi- 
taines qui  étaient  dans  Québec.  La  compagnie  était  de 
seize  personnes  ^ ." 


1  — Jvnrn<(l  des  jesuitett. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  481 

Heureux  temps  que  celui  où  régnait  ainsi  une  douce 
harmonie  entre  la  puissance  ecclésiastique  et  l'autorité 
séculière!  Les  beaux  jours  du  gouvernement  du  vice-roi 
faisaient  oublier  la  triste  administration  de  M.  de  Mésy. 

L'été  de  1666  fut  remarquable  par  un  grand  nombre  de 
solennités  :  pose  des  premières  pierres  de  la  nouvelle  église 
<Ies  jésuites;  feu  de  la  Saint- Jean  ;  séance  de  philosophie 
au  collège  des  jésuites  ;  consécration  de  l'église  paroissiale 
de  Québec  ;  translation  des  reliques  des  saints  martyrs 
Flavien  et  Félicité.  Ces  différentes  fêtes  tinrent  en  émoi 
la  population  de  Québec,  et  donnèrent  à  la  religion  et  î\  la 
piété  un  puissant  aliment. 

Mgr  de  Laval  était  en  visite  pastorale  à  Montréal,  lorsque 
se  firent  la  bénédiction  solennelle  et  la  pose  des  quatre  pre- 
mières pierres  de  l'église  des  jésuites,  le  31  mai  1666  :  ce  fut 
M.  de  Lauson-Charny  qui  officia  à  sa  place.  Le  vice-roi  posa 
la  première  pierre  du  corps  principal  de  l'église  ;  M.  de 
Courcelle,  la  première  pierre  d'une  des  chapelles  ;  l'inten- 
dant Talon,  celle  de  la  seconde  chapelle  ;  M.  Le  Barrois,  la 
première  pierre  du  portail.  Cette  nouvelle  église  avait  la 
forme  d'une  croix  latine  ;  c'était  un  beau  monument,  qui 
faisait  honneur  à  la  ville  de  Québec. 

La  solennité  du  feu  de  la  Saint- Jean  était  toujours  à 
cette  époque  l'occasion  de  grandes  réjouissances.  Elle  se 
faisait  à  la  tombée  de  la  nuit,  sur  la  place  publique,  la 
veille  de  la  Saint- Jean-Baptiste. 

Celle  du  23  juin  1666  fut  rehaussée  par  la  présence  du 
vice-roi  et  de  l'éveque.     **  Elle  se  fit,   dit  le  Journal  des 

31 


482  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 

jésuites,  avec  toutes  les  magnificences  possibles.  Mgr  Tévé- 
que,  revêtu  pontificalement,  y  était,  avec  tout  le  clergé  et 
nos  Pères  en  surplis.  Il  présenta  le  flambeau  de  cire  blan- 
che à  M.  de  Tracy,  qui  lo  lui  rendit,  et  l'obligea  à  mettre 
le  feu  le  premier.  " 

Attention  délicate  de  la  part  du  vice-roi  :  il  voulait  aîn^i 
reconnaître  publiquement  une  faveur  que  Pévêque  lui  avait 
faite  quelque  temps  auparavant,  le  20  septembre  1665-  Sur 
sa  demande,  en  effet,  le  prélat  avait  accordé,  pour  conser- 
ver la  bonne  harmonie  entre  les  puissances,  que  MM.  de 
Courcelle  et  Talon  seraient  encensés  à  l'église,  avant  le 
clergé,  sans  préjudice,  toutefois,  des  droits  de  l'Eglise,  et 
de  la  conduite  que  l'évêque  pourrait  tenir  dans  la  suite  i. 
Cette  concession,  de  la  part  de  Mgr  de  Laval,  montrait 
bien  qu'il  n'était  pas  un  homme  tranchant  et  inflexible, 
comme  on  a  voulu  quelquefois  le  représenter.  Il  n'était 
vraiment  inflexible  que  lorsque  son  devoir  était  engagé. 

La  soutenance  des  thèses  de  philosophie  par  JoUiet  et 
Francheville,  au  collège  des  jésuites,  le  2  juillet  suivant, 
eut  un  brillant  succès.  Les  quatre  premiers  personnages 
de  la  colonie,  l'évêque,  le  vice-roi,  le  gouverneur  et  l'inten- 
dant y  assistaient.  Les  deux  jeunes  étudiants  canadiens 
eurent  d'autant  plus  de  mérite  à  soutenir  leurs  thèses, 
qu'ils  eurent  affaire  à  plus  forte  partie.  "  L'intendant 
Talon,  surtout,  dit  le  Journal  des  jésuites,  argumenta  très 
bien." 


1  —  Archives  de  l'archevêché  de  Québec. 


CHAPITRE  VINGTIEME 


Cousëcration  de  l'église  paroissiale  de  Québec.  —  Translation  des 
reliques  des  SS.  martyrs  Flavien  et  Félicité.  —  Pèlerinage  do 
Tévêque  et  du  vice- roi  à  la  Bonne  Sainte-Anne.  1666. 

Les  deux  principaux  événements  religieux  de  l'année 
1666  furent  la  consécration  de  Péglise  paroissiale  de 
Québec,  et  la  translation  des  reliques  des  saints  martyrs 
Flavien  et  Félicité. 

L'église  en  pierre,  qu'il  s'agissait  de  consacrer,  avait  rem- 
placé l'ancienne  chapelle  en  bois  de  Notre-Dame-de-la- 
Recouvrance.  Mgr  de  Laval  l'avait  trouvée  construite;  mais 
il  venait  d'y  mettre  la  dernière  main.  Il  la  dédia  à  l'Imma- 
culée Conception  de  la  sainte  Vierge,  comme  les  jésuites 
l'avaient  déjà  fait  auparavant. 

Dans  cette  église,  il  y  avait  une  chapelle  de  la  sainte 
Famille,  ornée  plus  tard,  d'après  Latour,  d'un  magnifique 
autel  sculpté  par  les  élèves  du  séminaire.  ^^Les  enfants 
du  petit  séminaire,  dit-il,  eurent  la  dévotion  de  travailler 
à  l'autel  et  au  retable  de  la  chapelle  de  la  sainte  Famille. 
Ils  y  réussirent.  On  est  adroit  au  Canada,  et  Dieu  sans 
doute  bénit  leur  zèle.  Ce  qu'il  y  eut  de  bien  singulier,  leurs 


4S4  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


études  n'en  souffrirent  pas  ;  elles  ne  furent  jamais  plus 
florissantes  '." 

C'est  à  cet  autel  de  la  sainte  Famille  que  Mgr  de  Laval 
érigea,  d'abord  en  1670,  et  plus  tard  en  1684,  la  cure  et 
paroisse  de  Québec  2.  Cet  autel  était  donc,  à  proprement 
parler,  l'autel  de  la  paroisse,  qui  était  unie  au  séminaire. 
Le  reste  de  l'église  était  censé  la  cathédrale  de  l'évêque. 

L'église  paroissiale  de  Québec  avait  trois  cloches,  que 
l'évoque  avait  bénites  dans  l'automne  de  1664  3,  et  un 
orgue  qu'il  avait  apporté  lui-môme  de  Paris. 

Ce  fut  le  dimanche  11  juillet  qu'il  choisit  pour  faire  la 
consécration  de  son  église;  et  c'est  en  souvenir  de  cet 
événement,  que,  dans  le  diocèse  de  Québec,  la  fête  de  la 
dédicace  a  toujours  été  célébrée  le  second  dimanche  de 
juillet. 

''  La  dédicace  de  la  paroisse,  dit  le  Journal  desjlsnikê,  se 
fit  avec  toutes  les  solennités  possibles  *.  '* 

'•  Il  a  consacré  et   dédié  l'église  cathédrale   avec  une 


1  —  Latour,  p.  172. 

2  —  Archives  de  l'archevêché  de  Québec,  Reg.  A,  p.  220.  Daus  la 
])remiëre  érection,  faite  en  16<)4,  la  paroisse  avait  été  érigée  à  l'autel 
principal,  sous  le  titre  de  riminaculée  Conception  de  la  sainte  Vierge. 

3  —  D'après  Latour  (p.  172),  elles  avaient  été  fondues  dans  le  pays. 

4  —  Voici  l'acte  de  la  Dédicace,  fait  par  Mgr  de  Laval  :  Anno  Domini 
f  (>(!(!,  undccimn  (lie  m^nitit  julii^  etjo  Fi anciAcns  de  Lavaly  ej>us  FetrensU^ 
vicurtius  tfjtoahtlioLH  lu  nova  Frauda^  et  ejustem  regionU  a  liège  diristui- 
nl.s.sim^f  Lndnvko  XIV lyrimy^n  epincopMs  ttoniinat^iSj  cminecravi  eaJfSMm 
f't  ultare  in  honovem  B.  M.  V.  subtitido  ejua  Imm'QCulaUf  Concept ionis, 
tt  in  (dtari  indiusi  reliqvias  aahdorum  quorum  nomina  in  cataliMff* 
pttritf)'  iiirhtiin  dvstn'ipta  suitt  ;  et  siiufuUx  chndijîddihus  h<Hiie  hh»m 
onnmn^  et  in  die an}tircrsarii con}vcratio)iish}ijn.^modi  ipmm  risitaidif**fj^ 
tfif{idnnfititn  dics  de  verd  Iiidvhjentia  informa  Ecdenia  consiieta  con^esft. 
(Archives  :1e  rarchcvOché  de  Québec.) 


VIE   DE   MGR  DE  lAVAL  485 

pompe  magnifique,  écrit  à  son  tour  Marie  de  l'Incarnation  ; 
et  il  espère  consacrer  la  nôtre  Tannée  prochaine.  Je  n'auraU 
jamais  osé  espérer  de  voir  une  si  grande  magnificence  dans 
TEglise  du  Canada,  où,  quand  j'y  suis  venue,  je  n'avais 
rien  vu  que  d'inculte  et  de  barbare  ^  " 

Les  prières  et  les  cérémonies  de  la  consécration  des 
églises  sont  admirables.  L'Eglise  nous  y  rappelle  sans 
cesse  cette  grande  vérité  catholique,  que  nos  corps  sont 
les  temples  de  Dieu,  dont  les  temples  matériels  ne  sont  que 
la  figure.  Pour  un  chrétien,  la  manière  la  plus  utile 
d'assister  à  la  consécration  d'une  église,  c'est  de  s'appliquer 
à  lui-même  tous  ces  symboles  et  ces  rites  mystérieux  qu'il 
voit  se  dérouler  en  sa  présence. 

Les  cérémonies  de  la  consécration  d'une  église  doivent 
trouver  un  écho  dans  toute  îime  chrétienne;  et  plus  cette 
âme  est  sainte,  plus  elle  ressent  les  grâces  qui  sont  repré- 
sentées par  les  symboles  mystiques  de  la  consécration. 

On  s'était  porté  en  foule  à  cette  cérémonie  de  la  dédicace 
de  l'église  paroissiale.  Mgr  de  Laval  en  expliqua  aux 
fidèles  la  signification  ;  et  nul  doute  que  tous  en  tirèrent 
un  grand  profit  spirituel. 

Mais  ce  qui  est  plus  admirable,  c'est  que,  par  une  faveur 
toute  particulière  du  Ciel,  une  pieuse  religieuse  de  l'Hôtel- 
Dieu,  que  la  règle  du  cloître  avait  empêchée  d'assister  de 
corps  à  la  cérémonie,  la  sœur  Catherine  de  Saint-Augustin, 
s'y  trouva  présente  d'esprit,  en  suivit  de  point  en  point 


1  —  Ldtre  historiqnv  7'./f. 


486 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


les  différentes  parties,  et  participa  réellement  à  tous  les 
fruits  sprirituels  de  la  dédicace  de  l'église.  Elle  écrivit 
ensuite  le  récit  de  sa  céleste  vision,  que  le  P.  Ragueneau 
nous  a  transmis. 

Nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  d'en  citer  quelques 
extraits.  Ils  nous  donneront  une  idée  non  seulement  des 
grâces  particulières  accordées  en  celte  occasion  à  cette 
grande  servante  de  Dieu,  mais  aussi  de  la  manière  ange- 
lique  avec  laquelle  Téveque  de  Pétrée  s'était  acquitté  de 
ses  fonctions,  et  des  faveurs  spirituelles  qu'il  avait  reçues 
lui-même. 

'*  J'ai  participé,  dit-elle,  à  la  dédicace  et  consécration, 
et  à  tout  ce  qui  s'est  fait  dans  cette  cérémonie.  Le  P.  de 
Brébœuf  m'y  ayant  conduite,  et  me  faisant  observer  chaque 
chose,  me  l'appliquant  et  me  le  faisant  appliquer  par 
M.  l'évêque,  ou  plutôt  par  Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 
que  je  voyais  sensiblement  comme  incorporé  et  uni  à  mon 
dit  seigneur  Tévêque  :  en  sorte  qu'il  me  paraissait  qu'en 
tout  ce  qu'il  faisait,  il  était  comme  mené,  conduit  et  poussé 
par  Notre-Seigneur,  lequel  faisait  en  même  temps  les 
mêmes  choses  avec  lui  ;  et  il  me  semblait  qu'à  chaque  action 
de  la  cérémonie,  le  P.  de  Brébœuf  me  faisait  approcher 
pour  y*  recevoir  la  même  part  que  l'Eglise.  Saint  Joseph 
et  la  sainte  Vierge  daignèrent  de  temps  en  temps  m'offrit 
à  la  très  sainte  Trinité  et  à  Jésus-Christ,  pour  être  de 
nouveau  dédiée  et  consacrée  à  la  divine  Majesté  ^.  " 


1  —  Rjigueiienu,  Vie  (h  Catherine  lïe  S.  AmjHstin, 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  487 

On  se  rappelle  involontairement,  en  lisant  ces  lignes,  la 
légende  de  la  consécration  de  Notre-Dame-de-Einsiedeln 
par  Notre-Seigneur  lui-même.  L'évêque  qui  devait  faire 
cette  cérémonie,  étant  en  prière  la  nuit  précédente  dans  ce 
sanctuaire  si  renommé,  vit  distinctement  Notre-Seigneur 
qui  en  faisait  la  consécration,  assisté  de  plusieurs  saints  et 
esprits  bienheureux  de  la  cour  céleste.  Il  fut  tellement 
convaincu  de  la  vérité  et  de  la  réalité  de  cet  événement, 
qu'il  n'osa  pas,  le  lendemain,  répéter  cette  consécration. 
Jamais  non  plus  elle  n'a  été  renouvelée  depuis,  et  cela  sur 
l'ordre  même  des  souverains  pontifes  ^ 

A  Québec,  c'est  Mgr  de  Laval,  sans  doute,  qui  faisait  la 
consécration  de  son  église;  mais  Notre-Seigneur,  au  témoi- 
gnage de  Catherine  de  Saint- Augustin,  dirigeait  son  esprit 
et  tous  ses  mouvements,  ou  plutôt  agissait  lui-même  par 
l'entremise  de  son  fidèle  et  dévot  serviteur. 

La  pieuse  religieuse  rappelle  ensuite  successivement  les 
différentes  cérémonies  de  la  consécration,  et  les  grâces 
particulières  qu'elle  recevait  à  chacune  d'elles. 

On  sait  que  cette  sainte  personne,  par  un  dessein  extra- 
ordinaire de  la  Providence,  était  obsédée  sans  cesse  par 
une  infinité  de  démons  qui  la  tourmentaient  de  mille 
manières.  Une  soif  étrange  de  pénitence  et  de  mortifica- 
tion l'avait  portée  à  désirer  ce  genre  de  souffrance  inté- 
rieure. Elle  avait  voulu,  à  l'exemple  du  divin  Maître,  se 
charger,  pour  ainsi  dire,  des  péchés  du  peuple,  afin  de  les 
expier. 


1  — DtscriptioH  du  Pèlerinaif'i  de  N.-D.  dei  Ermites^  cli.  III. 


488  VIB  DE  MGR  DE  LAVAL 


Que  de  fois  de  grands  pécheurs  se  présentèrent  à  la  grille 
du  monastère  pour  solliciter  ses  prières  I  Dans  son  esprit 
d'héroïque  abnégation,  elle  s'offrait  pour  eux  à  Dieu  en 
sacrifice  d'holocauste.  On  assure  que  ce  furent  ses  prières 
ferventes  et  ses  grandes  mortifications  qui  obtinrent  de 
Dieu  la  conversion  et  la  fin  chrétienne  de  M.  de  Mésy. 

Les  démons,  obligés  par  ses  prières  de  s'éloigner  des 
pécheurs  repentants,  s'acharnaient  à  persécuter  la  sainte 
qui  en  était  la  cause.  Voici  ce  qu'elle  raconte,  à  propos 
d'un  des  rites  de  la  consécration  : 

"  Lorsque  l'on  faisait  les  trois  processions .  autour  de 
l'église,  aux  aspersions  et  aux  prières,  je  sentdis  comme  si 
cela  eût  tombé  sur  moi,  et  il  me  semblait  que  c'était  autant 
de  coups  de  fouet  que  je  recevais.  Mes  hôtes  eussent  bien 
voulu,  dès  le  premier  tour,  s'en  aller  ;  mais  on  ne  le  Jeur 
permit  pas.  Quand  on  entra  dans  l'église,  il  y  en  eut  trois 
mille,  vrais  ministres  d'impureté,  lesquels  reçurent  com- 
mandement de  sortir  et  d'aller  droit  en  enfer  :  ce  qui  leur 
fut  très  rude,  car  ils  appréhendent  plus  qu'on  ne  saurait 
s'imaginer  cette  prison.  Ils  étaient  bien  aises  de  sortir 
d'avec  moi,  mais  ils  ne  désiraient  pus  de  descendre  si  bas. 
En  sortant,  ils  me  brisèrent  et  me  brûlèrent,  et  je  sentis 
comme  si  un  éclat  de  tonnerre  fût  sorti  de  dedans  de  moi, 
et  la  violence  m'en  a  laissé  de  sensibles  douleurs.  Les 
autres  démons  furent  aussi  commandés  de  sortir,  mais  non 
pas  de  me  quitter  tout  à- fait.  Ceux-là  sont  maintenant  à 
l'entour  de  moi,  comme  m'accompagnant  ;  le  destructeur 
de  la  gloire  de  Dieu  en  est  le  chef." 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  489 


Catherine  termine  son  récit  par  le  passage  suivant  : 

'^  Les  cérén)onies  dont  on  se  sert  à  la  consécration  d'une 
église,  marquent  la  dignité  d'un  temple  dédié  et  consacré 
à  la  divine  Majesté,  le  respect  que  l'on  doit  porter  à  ces 
lieux  ;  et  comme  ce  n'est  qu'une  figure  de  l'âme  consacrée 
à  Dieu,  cela  nous  doit  faire  estimer  infiniment  le  bonheur 
que  nous  avons  d'être  chrétiens,  et  de  plus  d'être  consacrés 
particulièrement  au  service  de  Notre-Seigneur....Je  voyais 
que  tous  les  assistants  recevaient  beaucoup  de  grâces,  à 
proportion  néanmoins  de  leur  disposition.  Les  absents 
qui  s'unissaient  à  l'action  y  participaient  semblablement, 
selon  leur  disposition  et  préparation." 

Le  P.  Bagueneau,  après  avoir  reproduit,  dans  sa  vie  de 
la  sœur  Catherine,  le  récit  dont  on  vient  de  lire  quelques 
extraits,  ajoute  : 

"Notez  que  plusieurs  saints  ont  ressenti  de  semblables 
opérations  de  Jésus-Christ,  comme  il  arriva  à  saint  François 
de  Sales,  lorsqu'il  fut  sacré  évêque  :  la  très  sainte  Trinité 
lui  ayant  fait  connaître  et  sentir  qu'elle  opérait  dans  son 
âme  les  mômes  actions  que  les  évêques  faisaient  sur  son 
corps  ;  en  lui  donnant  l'intelligence  de  ces  saintes  céré- 
monies, en  présence  de  la  glorieuse  Vierge  et  des  apôtres 

saint  Pierre  et  saint  Paul." 

On  sait,  en  effet,  que  le  saint  évt'que  de  Genève,  pendant 
tout  le  temps  de  sa  consécration,  se  trouva  pour  ainsi  dire 
en  extase,  ne  voyant  que  ce  qui  se  passait  mystérieusement 
par  la  grâce  divine  dans  l'intérieur  de  son  âme,  mais  exté- 
rieurement insensible  à  tout  ce  qui  l'entourait,  comme  une 


490  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


statue  de  cire  entre  les  main-s  des  évêques  qui  opéraient 
sur  lui  les  actes  de  la  consécration. 

Peu  de  temps  après  la  dédicace  de  l'église  paroissiale, 
eut  lieu  la  translation  solennelle  des  reliques  des  saints 
martyrs  Flavien  et  Félicité,  que  Mgr  de  Laval  avait  obte- 
nues du  saint-siège  par  l'entremise  de  Mgr  Fallu.  L'évêque 
de  Pétrée  avait  apporté  avec  lui,  en  1659,  ces  pieuses  reli- 
ques, comme  un  précieux  trésor,  ou  plutôt  comme  un  talis- 
man spirituel,  dont  il  attendait  les  efiFets  les  plus  salutaires 
pour  le  bien  de  son  Eglise. 

Le  26  juin  1660,  il  avait  fait  visiter  et  reconnaître  les 
ossements  de  ces  saints  par  les  principaux  médecins  et 
chirurgiens  de  la  colonie,  en  présence  du  clergé,  du  gou- 
verneur et  de  l'élite  de^  citoyens,  afin  d'en  constater 
l'authenticité.  Mais  il  remit  d'en  faire  la  translation  solen- 
nelle dans  l'église  paroissiale,  jusquà  ce  qu'elle  fût  con- 
sacrée. 

C'est  ici  le  lieu  de  faire  remarquer  la  grande  richesse  de 
reliques  que  posséda,  dès  son  origine,  l'Eglise  du  Canada. 
Ce  fait  prouve  l'esprit  de  foi  de  ces  missionnaires  dévoués, 
qui,  en  quittant  leur  patrie,  pour  venir  travailler  sur  nos 
plages  lointaines,  n'avaient  aucune  pensée  d'ambition 
humaine,  et  ne  songeaient  qu'à  emporter  avec  eux  quelques 
reliques  de  saints  confesseurs  ou  martyrs,  qui  fussent 
comme  les  compagnons  de  leur  exil  et  les  protecteurs  de 
leurs  travaux. 

Les  parents  ou  les  amis  qu'ils  laissaient  en  France,  les 
communautés   religieuses,   surtout,   ne    manquaient   pas 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  491 


ordinairement  de  leur  faire  une  petite  part  du  patrimoine 
4e  reliques  qu'ils  possédaient.  M.  D'Ailleboût  en  reçut 
de  sa  sœur,  Catherine  D'Ailleboût,  religieuse  du  monas- 
tère de  Saint-Pierre  de  Reims.  L'abbesse  de  Montmartre, 
Françoise-Rénée  de  Lorraine,  donna  à  M.  de  Maizerets 
une  relique  notable  de  saint  Denis.  Elle  lui  disait  dans  sa 
lettre  d'envoi,  que  c'était  *'  en  considération  du  grand  zèle 
qu'il  avait  pour  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes,  où 
il  allait  se  consommer  et  sacrifier  dans  la  mission  de  ces 
pays  étrangers,  " 

Mgr  de  Laval,  en  consacrant  son  église,  déposa  dans  le 
tombeau  du  maître-autel  plus  de  quatre-vingts  reliques 
différentes,  y  compris  celles  de  la  Bonne  Sainte-Anne,  des 
cheveux  de  la  ?ainte  Vierge  et  du  bois  de  la  vraie  Croix. 

La  translation  des  reliques  de  saint  Flavien  et  de  sainte 
Félicité  1  eut  lieu  le  dimanche  29  août,  jour  de  la  fête  de 
saint  Augustin.  Elle  se  fit  avec  une  magnificence  qui 
surpassa  même  celle  de  la  consécration  de  la  cathédrale. 

'*  Il  ne  s'était  point  encore  vu  dans  ces  contrées  une  si 
belle  cérémonie,  dit  Marie  de  l'Incarnation.  Il  y  avait  à 
la  procession  quarante-sept  ecclésiastiques  en  surplis, 
chapes,  chasubles  et  dalmatiques.  Comme  il  fallait  porter 
les  reliques  dans  les  quatre  églises  de  Québec,  nous  eûmes 


1  —  La  fête  de  ces  saints  martyrs  se  célèbre  tous  les  ans  le  premier 
dimanche  de  septembre  dans  1h  cathédrale  de  Québec.  On  eut  toujours 
pour  leurs  reliques  une  grande  dévotion  :  '*  Dans  les  nécessités  publi- 
ques, on  a  souvent  descendu  et  porté  ces  reliques  en  procession,  comme 
on  porte  à  Paris  celles  do  suinte  (ieneviève,  et  toujours  avec  succës.  '* 
(Ixitonr,  p.  174.) 


492  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

la  consolation  de  voir  cette  magnifique  cérémonie.  M.  de 
Tracy,  vice- roi,  M.  de  Courcelle,  gouverneur,  avec  les  deux 
plus  considérables  de  la  noblesse,  portaient  le  dais.  Le? 
plus  élevés  en  dignité  d'entre  les  ecclésiastiques  portaient 
les  quatre  grandes  châsses  sur  des  brancards  magnifique- 
ment ornés.  La  procession,  sortant  d'une  église,  y  laissait 
une  châsse.  La  musique  ne  cessa  point,  tant  dans  les  che- 
mins que  dans  les  stations.  Monseigneur  suivait  les  sainte? 
reliques  et  la  procession  en  ses  habits  pontificaux  ^  ". 

Aux  ursulines,  il  se  produisit  un  accident  qui  aurait  pu 
avoir  des  suites  fâcheuses.  Le  plancher  de  l'église  fléchit 
sous  le  poids  de  la  foule  qui  y  avait  pénétré,  et  s*écroula. 
Grand  nombre  de  personnes,  entre  autres  Mgr  de  Laval  lui- 
même,  tombèrent  dans  la  cave,  qui  était  assez  profonde  : 
heureusement  personne  ne  fut  blessé  2. 

La  Mère  de  l'Incarnation,  après  avoir  fait  le  récit  de  la 
translation  des  reliques,  à  laquelle  le  vice-roi  avait  pris 
une  part  d'honneur,  ajoute  :  ''  C'est  une  chose  ravissante 
de  voir  M.  de  Tracy  dans  une  exactitude  merveilleuse  à  se 
rendre  le  premier  à  toutes  cçs  saintes  cérémonies,  car  il 
n'en  perdrait  pas  un  moment.  On  Ta  vu  plus  de  six 
heures  entières  dans  l'église,  sans  en  sortir.  Son  exemple 
a  tant  de  force,  que  le  monde  le  suit  comme  des  enfant? 
suivent  leur  père.     Il  favorise  et  soutient  l'Eglise  par  sa 


1  —  Li'ttre  hutorlquc  7 Je. 

2  —  Un  accident  de  ce  genre  arriva  en  1S54  à  N.   S.  P.  Je  pape 
Pie  IX,  à  Sainte-Agnes  hors  les  murs. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  493 


piété  et  par  le  crédit  qu'il  a  universellement  sur  tous  les 
esprits." 

Le  15  août  précédent,  jour  de  l'Assomption,  cet  homme, 
aussi  grand  par  ses  sentiments  religieux  que  par  sa  noblesse, 
s'était  fait  recevoir  de  la  congrégation  de  la  sainte  Vierge, 
chez  les  pères  jésuites  ;  puis  il  avait  passé  le  reste  de  la 
journée  à  l'Hôtel-Dieu  pour  y  soigner  et  servir  lui-même 
les  malades. 

Le  17,  encore  tout  pénétré  des  grâces  qu'il  avait  obtenues 
au  sanctuaire  de  la  Bonne  Sainte-Anne,  au  mois  de  mars 
précédent,  il  voulut  y  faire  un  second  pèlerinage,  et  y 
porter  lui-même  l'ex-voto  qu'il  avait  promis,  lorsqu'il  avait 
tté  si  exposé  à  faire  naufrage,  en  arrivant  au  Canada. 
Il  s'y  rendit  cette  fois  avec  Mgr  de  Laval. 

Quel  touchant  spectacle  que  celui  de  ce  saint  évêque  et 
Je  cet  illustre  représentant  du  premier  monarque  du  monde, 
les  chefs  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  dans  la  Nouvelle- France, 
allant  s'agenouiller  ensemble  au  pied  des  autels  de  sainte 
Anne,  et  y  confondre  leurs  prières  avec  celles  de  la  foule 
des  pèlerins  !  De  pareils  exemples  ne  pouvaient  manquer 
de  porter  efficacement  au  bien  les  fidèles  de  l'Eglise  du 
Canada. 

L'ex-voto  de  M.  de  Tracy  était  un  tableau  de  sainte 
Anne  pour  le  maître-autel  i.     On  l'y  conserve  encore,  avec 


1  —  Suivant  la  tradition,  ce  tableau  serait  de  Lebrun.  Plusieurs  con- 
naisseurs qui  l'ont  vu,  entr'autres  M.  l'ubbé  Desmazures,  de  Saint- 
^iulpice  de  Montréal,  assurent  qu'il  a  plusieurs  des  qualités  d'un 
tableau  de  maître.  M.  do  Tracy  avait  eu  tout  le  temps  de  le  comman- 
der et  de  le  faire  faire  en  Europe  l'hiver  précédent. 


494  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


de  beaux  ornements  en  drap  d'or,  qui  furent  envoyés  à  ce 
sanctuaire  par  la  reine  mère,  Anne  d'Autriche. 

Cette  pieuse  femme,  à  qui  surtout  le  Canada  devait  on 
évêque,  venait  de  mourir,  ou,  du  moins,  on  venait  d'ap- 
prendre au  Canada  la  nouvelle  de  sa  mort  (20  janvier  1666). 
Mgr  de  Laval,  qui  aimait  tant  la  France  et  son  souverain,  û\ 
célébrer  partout  des  services  pour  le  repos  de  l'âme  d'Anne 
d'Autriche.  Celui  qui  eut  lieu  chez  les  jésuites,  le  4  août, 
fut  très  solennel  :  toutes  les  autorités  de  la  colonie  y  assis- 
tèrent. L'église  des  jésuites  resta  tendue  de  noir  pendant 
plusieurs  jours. 

Un  second  service  fut  chanté  à  la  cathédrale  le  13  août, 
et  le  P.  Dablon  prononça  l'oraison  funèbre  de  la  reine. 


CHAPITRE  VINGT  ET  UNIEME 


Expédition  de  M.  de  Tracy  contre  les  Iroquois.  —  11  appuie  les  ordon- 
nances de  Mgr  de  Laval.  —  Il  repasse  en  France.  1666-1667. 

Le  temps  était  arrivé  où  le  marquis  de  Tracy  allait 
montrer  qu'il  n'était  pas  seulement  un  homme  de  religion, 
mais  aussi  un  grand  capitaine,  ou  plutôt  que  rien  ne  s'allie 
plus  que  la  vraie  piété  avec  la  bravoure  sur  les  champs 
de  bataille,  et  que  celui  qui  sert  bien  son  Dieu  est  aussi  le 
plus  propre  à  bien  servir  son  roi. 

Avant  de  marcher  contre  les  Iroquois,  il  avait  voulu 
connaître  exactement  le  terrain  sur  lequel  il  allait  com- 
battre, et  les  ressources  à  sa  disposition.  La  triste  aven- 
ture de  M.  de  Courcelle  lui  avait  démontré  qu'on  ne  gagne 
rien  à  se  précipiter.  Maintenant  il  savait  la  valeur  de  ses 
troupes  et  leur  désir  d'aller  se  mesurer  avec  les  sauvages  ; 
il  avait  appris  surtout  à  se  défier  de  la  fourberie  des  Iro- 
quois, qui  ne  tenaient  jamais  leurs  promesses. 

Il  gardait  au  château  un  de  leurs  chefs  les  plus  fameux, 
appelé  le  Bâtard  Flamand  i,  et  le  traitait  avec  bonté,  parce 


1  —  Fils  d'une  Iroquoise,  du  canton  des  Agnicrs,  et  d'un  Hollandais  ; 
d'où  son  nom  Bâtard  Flamand,  Il  était  d'une  grande  bravoure.  (His- 
toire du  Montréal,  note  do  Jacques  Viger,  p.  192.) 


496  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


que  ce  barbare  avait  épargné,  dans  une  rencontre,  un  de 
ses  proches  parents  i.  ^*  Voilà  que  nous  allons  chez  toi, 
lui  dit  un  jour  M.  de  Tracy:  qu'en  dis-tu?  "  Ce  chef  sau- 
vage se  mit  à  pleurer,  et  lui  répliqua  :  *'  Onontio,  je  vois 
bien  que  nous  sommes  perdus;  mais  notre  perte  te  coûtera 
cher.  Notre  nation  ne  sera  plus  ;  mais  je  t'avertis  qu'il  y 
demeurera  beaucoup  de  ta  belle  jeunesse,  parce  que  la  nôtre 
se  défendra  jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Je  te  prie  seu- 
lement de  sauver  ma  femme  et  mes  enfants  2.  " 

M.  de  Tracy  se  mit  en  marche  le  14  septembre,  jour  de 
la  fête  de  l'Exaltation  de  la  sainte  Croix:  c'était  de  bon 
augure.  Son  armée,  composée  d'environ  treize  cents  hom- 
mes, reçut,  avant  de  partir  pour  la  guerre  sainte,  la  bénédic- 
tion de  l'évêque. 

Il  emmenait  avec  lui  MM.  de  Courcelle,  de  Salière  et  de 
Chaumont.  M.  Dollierde  Casson  3,  prêtre  de  Saint -Sulpice, 
nouvellement  arrivé  d'Europe  ^,  accompagnait  l'expédi- 
tion, avec  l'abbé  Dubois  et  quelques  jésuites. 

On  entra  dans  le  lac  Champlain  vers  le  29  septembre, 


1  —  M.  de  Lerolo,  son  cousin.  M.  de  Chasy,  neveu  du  vice-roi»  ne 
fut  pas  si  heureux  :  il  fut  tuë  par  les  Agniers.  Il  a  donné  son  nom  à 
la  rivière  Chasy.  (Ibid. ,  p.  267.  ) 

2  — Lettre  historique  ÏJ/e. 

3  —  *'  Avant  d'entrer  dans  les  saints  ordres,  il  suivit  le  parti  des 
nrnies,  fut  capitaine  de  cavalerie,  servit  sous  le  maréchal  de  Turcnne, 
et  s'acquit  par  sa  bravoure  l'estime  de  ce  grand  général  d'armée. 

*^  11  avait  une  taille  avantageuse,  et  une  force  si  extraordinaire,  qu'il 
portait  deux  hommes  assis  sur  ses  deux  mains.  "  (Notice  sur  M,  DUlitr^ 
par  M.  Grandet.) 

4  —  Avec  trois  autres  sulpiciens,  MM.  Barthélémy,  Frémont  et 
(1  uyottc. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  497 

par  un  temps  splendide,  et  l'on  se  reposa  quelques  jours  au 
Fort  Sainte-Anne. 

La  marche  de  l'armée  avait  été,  jusque-là,  des  plus  heu- 
reuses. On  rencontra  bientôt  des  obstacles  sérieux.  Des 
pluies  torrentielles  avaient  gAté  les  chemins,  haussé  le 
îûveau  des  lacs  et  des  rivières;  on  était  à  bout  de  vivres  et 
{-puisé  de  fatigues  ^  La  Providence,  cependant,  veillait 
sur  cette  petite  armée,  comme  autrefois  sur  le  peuple  de 
Dieu  dans  le  désert. 

A  Québec,  tout  le  monde  était  en  prières  ;  et  Mgr  de 
Laval  avait  les  mains  levées  vers  le  Ciel  pour  le  succès  de 
Texpédition  '-. 

Les  soldafs  de  M.  de  Tracy  firent  des  prodiges  de  valeur, 
et  franchirent  vaillamment  tous  les  obstacles.  Le  vice-roi 
lui-même  était,  paraît-il,  un  homme  d'une  stature  et  d'une 
force  prodigieuses,  une  espèce  de  géant,  capable  d'affronter 
toutes  les  fatigues. 

Comme  on  manquait  de  pain  et  de  provisions,  **  Notre- 
Seîgneur,  pour  les  intérêts  duquel  on  s'était  exposé,  dit 
Marie  de  T  Incarnation,  pourvut  abondamment  aux  besoins 
de  l'armée  par  la  rencontre  d'un  grand  nombre  de  châtai- 
gniers si  chargés  de  fruits,  que  tout  le  monde  fut  repu  de 
cette  manne.  Ces  châtaignes,  quoique  petites,  sont  meil- 
leures que  les  marrons  de  France.'* 


1  — M.  Dollier  raconte  spirituellement  ses  priration.^,   dans   son 
HiMoire  du  Montréd, 

2  —  BdatioïiS  des  jé,mdc.\  1666. 


il  mé 


498  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Puis  elle  ajoute:  "Il  semble  à  toute  cette  milice  qu'elle 
va  assiéger  le  paradis,  et  qu'elle  espère  le  prendre  et  y 
entrer,  parce  que  c'est  pour  le  bien  de  la  foi  et  de  la  religion 
qu'elle  va  combattre  i.  " 

On  arriva  au  pays  des  Agniers,  la  première  des  cinq 
tribus  iroquoises,  le  14  octobre,  jour  de  la  Sainte-Thérèse. 
Il  y  avait  là  quatre  grandes  bourgades,  appartenant  à  cette 
tribu  sauvage  ;  et  à  mesure  que  les  Français  arrivaient  dans 
une  de  ces  bourgades,  ils  la  trouvaient  déserte. 

Du  haut  de  leurs  collines,  les  Iroquois  avaient  vu  l'armée 
de  M.  de  Tracy.  Est-ce  la  frayeur  qui  s'était  emparé  de 
leur  imagination, et  avait  ébloui  complètement  leur  regard? 
Est-ce  la  divine  Providence  elle-même  qui  avait  multiplié 
en  apparence  les  soldats  du  vice-roi,  comme  elle  fit  autre- 
fois pour  l'armée  du  peuple  d'Israël?  Quoi  qu'il  en  soit, 
les  Iroquois  étaient  persuadés  que  M.  de  Tracy  avait  à  sa 
suite  plus  de  4,000  hommes. 

Les  Français  furent  charmés  de  la  beauté  de  ce  pays  et 
de  la  richesse  de  ces  bourgades.  Il  y  avait  là  des  maisons 
construites  à  l'européenne,  dont  quelques-unes  avaient 
jusqu'à  120  pieds  de  longueur,  et  où  logeaient  plusieurs 
familles.  ^'  Les  cabanes  étaient  bien  bâties  et  magnifique- 
ment ornées,  dit  Marie  de  PIncarnation  ;  jamais  on  ne 
l'eût  cru.  Ces  sauvages  avaient  des  outils  de  menuiserie  et 
autres,  dont  ils  se  servaient  pour  la  décoration  de  leurs 
cabanes  et  de  leu^s  meubles  2." 


1  —  Lettre  historique  7oe. 

2  —  Ibi(L 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  499 


Les  Agniers  cultivaient  la  terre  et  récoltaient  beaucoup 
de  grains  et  de  légumes.  En  un  mot,  la  civilisation  iro- 
quoise  était  plus  avancée  que  celle  des  autres  sauvages 
qu'on  avait  vus  jusque-là. 

Les  maisons  et  les  greniers  regorgeaient  de  vivres  et  de 
provisions.  On  en  prit  ce  qu'il  fallait  pour  le  retour  de 
l'armée  ;  on  mit  le  feu  à  tout  le  reste  :  et  bientôt  ces  bour- 
gades ne  furent  plus  qu'un  amas  de  ruines,  de  cendres  et 
de  décombres. 

Le  peuple  iroquois  avait  été  suffisamment  châtié,  au 
moins  pour  le  moment.  La  tribu  des  Agniers,  qui  avait 
toujours  empêché  les  quatre  autres  nations  de  faire  avec 
les  Français  une  paix  franche  et  durable,  se  trouvait  main^ 
tenant  sans  foyers  et  sans  asile. 

Comme  la  saison  était  déjà  avancée,  M.  de  Tracy  résolut 
de  rentrer  au  Canada.  Mais  auparavant  il  prit  solennelle- 
ment possession  du  pays  au  nom  de  Dieu  et  du  roi  de 
France.  On  célébra  plusieurs  fois  le  saint  sacrifice  de  la 
messe  dans  ces  lieux  où  n'avaient  régné  jusque-là  que 
l'impureté  et  les  superstitions  idolâtriques.  Un  Te  Deum 
fut  chanté  de  tout  cœur  en  l'honneur  du  Dieu  des  armées  ; 
puis  l'on  se  mit  en  route  pour  le  Canada. 

Le  retour  des  troupes  ne  se  fit  pas  sans  de  grandes  diffi- 
cultés, à  cause  de  la  crue  des  eaux  et  du  mauvais  état  des 
chemins.  Il  s'opéra  pourtant  avec  une  rapidité  merveil- 
leuse et  un  élan  indescriptible.  L'intrépidité  de  MM.  de 
Tracy,  de  Courcelle  et  de  Salière  donnait  des  ailes  à  nos 
soldats. 


500 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


On  arriva  à  Québec  le  5  novembre  ;  et,  chose  admirable, 
après  une  marche  si  longue,  si  difficile  et  si  périlleuBe, 
après  tant  de  travaux  et  de  fatigues,  l'armée  se  retrouvait 
presque  au  complet,  comme  au  départ.  On  n'avait  perdu 
que  huit  ou  neuf  hommes,  qui  s'étaient  noyés,  en  revenant, 
dans  le  lac  Champlain. 

Le  14  novembre,  Mgr  de  Laval  ordonna  une  grand'messe 
dans  la  cathédrale  et  une  procession  solennelle  d'actions 
de  grâces.  Un  Te  Deum  fut  chanté  pour  remercier  Dieu  de 
la  protection  visible  qu'il  avait  accordée  à  l'expédition  de 
M.  de  Tracy  i. 

Les  nations  iroquoises  avaient  reçu  une  verte  leçon.  Le 
vice-roi  leur  envoya  le  Bâtard  Flamand  pour  leur  proposer 
la  paix  et  les  conditions  auxquelles  il  la  leur  accordait. 
Il  leur  donnait  quelque  temps  pour  réfléchir,  ajoutant  que 
s'ils  n'acceptaient  pas  ces  conditions  et  remuaient  davan- 
tage, il  irait  les  visiter  de  nouveau,  et  que  cette  fois  ils  ne 
seraient  pas  quittes  à  si  bon  marché. 

On  attendit  la  suite  des  négociations  :  elles  ne  furent 
pas  lentes  à  aboutir. 

La  nouvelle  de  la  fuite  précipitée  des  Agniers  fut  bientôt 
connue  de  toutes  les  tribus  iroquoises.  Au  printemps  de 
1667,  on  envoya  à  M.  de  Tracy  des  ambassadeurs. 

"  Ils  ont  acquiescé  à  toutes  les  conditions  qui  leur  ont 
été   proposées,   écrit  Marie  de  l'Incarnation  ;   savoir,  de 


1  —  C'est  probablement  à  la  mémo  occasion  que  le  vice-roi  fit  élever 
sur  le  bord  du  cap,  en  face  du  séminaire,  cotte  grande  croix,  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut,  p.  393.  Il  était  parti  en  guerre  le  jour  do 
l'Kxaltatiun  de  la  s^iinte  Croix. 


VIE  DE  MGR  DK   LAVAL  501 


ramener  tous  nos  captifs  de  Pun  et  de  Pautre  sexe,  et 
d'amener  ici  de  leurs  familles,  pour  otages  des  Pères  et  des 
Français  qui  seront  envoyés  dans  leur  pays  ^  ". 

La  conversion  des  Iroquois  et  des  sauvages,  en  général, 
tel  avait  été  le  but  pour  ainsi  dire  unique  de  Texpédition 
de  M.  de  Tracy  ;  et  voilà  ce  qui  en  avait  fait  une  guerre 
sainte,  dans  toute  la  force  du  mot.  La  conclusion  de  la 
paix  fut  aussi  l'aurore  d'une  période  de  salut  pour  ces  pau- 
vres peuples. 

L'année  1667,  si  glorieusement  commencée,  se  continua 
sous  les  auspices  les  plus  favorables.  Ce  fut  peut-être 
l'une  des  époques  les  plus  heureuses  et  les  moins  troublées 
de  l'Eglise  du  Canada. 

A  la  faveur  de  la  paix  conclue  avec  les  Iroquois,  et  grâce 
à  la  présence  de  M.  de  Tracy,  qui  était  bien  disposé  à  la 
maintenir  si  elle  venait  à  être  menacée,  grâce  aussi  aux 
exemples  bienfaisants  que  ne  cessaient  de  donner  les  chefs 
de  la  colonie,  les  bonnes  mœurs  florissaient,  la  foi  et  la 
piété  produisaient  des  fruits  étonnants  de  salut,  la  prospé- 
rité matérielle  elle-même  prenait  un  essor  merveilleux. 

L'union  la  plus  parfaite  régnait  parmi  le  clergé  comme 
parmi  les  fidèles.  Tout  le  monde  en  était  ravi.  La  Mère 
de  l'Incarnation  en  ouvre  son  cœur  dans  une  page  admira- 
ble, que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  citer  : 

*'  Mon  cher  Père,  écrit-elle  au  P.Joseph  Poncet  2,  ne  nous 


1  —  Lettre  hhtorique  76e. 

2  —  Le  P.  Poncet  exerça  longtemps  les  fonctions  de  curé  de  Québec  ; 
il  y  établit  la  confrérie  du  S.  Scapulaire  le  1er  nov.   165(5.     C'est  lui 


502  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


verrons-nous  point  encore  quelque  jour,  pour  nous  entre- 
tenir  de  nos  aventures  ?  Notre  divin  Maître  le  fera  quand 
il  lui  plaira  ;  et,  si  c'est  sa  plus  grande  gloire,  il  vous  fera 
revoir  cette  Eglise  qui  vous  a  tant  coûté  ^.  Tout  y  est  à 
présent  magnifique,  et  c'est  une  bénédiction  devoir  l'union 
-qui  est  entre  Mgr  notre  évoque  et  nos  révérends  pères.  Il 
semble  qu'eux  et  MM.  du  séminaire  ne  soient  qu^un.  M.  de 
Tracy,  qui  m'a  déclaré  ses  sentiments,  en  est  ravi,  comme 
aussi  de  la  majesté  de  l'Eglise,  et  des  grandes  actions  de 
piété  de  ceux  qui  la  servent. 

'*  Vos  Pères  y  éclatent  à  l'ordinaire,  et  en  font  l'un  des 
plus  grands  ornements.  Vous  verriez  vos  petits  enfants, 
<iui  commençaient,  de  votre  temps,  à  connaître  les  lettres, 
porter  aujourd'hui  la  soutane,  et  étudier  en  théologie. 

*'  Votre  collège  est  florissant  ;  et  notre  séminaire  -,  qui 
«'est  qu'un  grain  de  sable  en  comparaison,  fournit  d'excel- 
lents sujets.  Vous  avez  vu  des  petites  filles,  à  qui  nous 
avons  depuis  donné  l'habit,  et  d'autres  à  qui  nous  sommes 
sur  le  point  de  le  donner,  toutes  destinées  pour  le  chœur. 
Voua  pleureriez  de  joie  de  voir  de  si  heureux  progrès,  et 
un  moment  de  votre  réflexion  sur  l'état  où  les  choses  ont 
été,  et  sur  celui  où  elles  sont,  vous  ferait  oublier  tou3  vos 
travaux  passé?.    Vous  nous  avez  vues  trois  religieuses,  qui 


quo  le  P.  DeQuen  remplaça  par  le  P.  Pijart,  eu  1657,  sans  en  parler 
à  M.  de  Queylus.  (Voir  plus  haut  p.  112.)  Il  était  repassé  en  France 
peu  de  temps  après  cette  affaire. 

1  —  Il  avait  eu  les  mains  mutilées  par  les  Iroquois,  et  brûlées  avec 
-tlos  charbons  ardents.  (Répertoire  du  clergé  cattadieèt.  ) 

2  —  Elle  appelait  ainsi  le  pensionnat  des  ursulines. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  503 


ont  eu  l'honneur  de  faire  le  voyage  en  votre  compagnie  ; 
aujourd'hui,  nous  sommes  vingt,  et  nous  en  demandons 
encore  en  France.  Le  R.  P.  Lalemant  est  toujours  notre  bon 
et  infatigable  père." 

Elle  continue  ensuite  sur  ce  ton  charmant  à  exposer  au 
P.  Poncet  les  sentiments  de  joie  qui  débordent  de  son  âme, 
et  lui  apprend  la  faveur  dont  M.  de  Tracy  et  Mgr  de  Laval 
viennent  d'honorer  l'église  des  ursulines. 

**  Vous  nous  aviez  donné  autrefois  quelques  reliques, 
(lit-elle,  mais  une  partie  a  été  employée  à  la  consécration 
de  notre  grand  autel,  dont  Mgr  notre  évêque  a  eu  la  bonté 
de  faire  la  dédicace,  le  17  août  1667,  à  la  prière  de  M.  de 
Tracy,  sous  le  nom  du  grand  saint  Joseph,  avec  une  magni- 
ficence extraordinaire.  Tout  fut  ravissant,  et  les  cérémonies 
V  furent  exactement  observées  à  la  romaine  ^ ." 

Malheureusement,  M.  de  Tracy  était  à  la  veille  de 
repasser  en  France.  Sa  mission  était  terminée,  et  il  l'avait 
remplie  à  la  satisfaction  de  tous.  Il  avait  mis  les  Iroquois 
à  la  raison,  et  conclu  avec  eux  une  paix  solide.  Il  avait 
rétabli  le  Conseil  supérieur  sur  ses  premières  bases,  et 
réparé  les  fautes  de  M.  de  Mésy.  Il  avait  fait  de  sages 
règlements  pour  le  bien  de  la  colonie,  et  prêté  main-forte 
à  Mgr  de  Laval  dans  la  question  des  dîmes  et  celle  de  la 
traite  de  l'eau-de-vie  avec  les  sauvages. 

Il  appuya  aussi  d'une  manière  éclatante  une  ordonnance 
de  l'évêque,  du  6  août  1667,  contre  certains  désordres  que  se 
perrhettaient  les  Français  chez  les  sauvages  Outa  ouais. 


1  —  Lettre  spirituelle  109e. 


504  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


Cette  ordonnance  était  ainsi  conçue  :  "  A  notre  bien-aimé 
le  P.  Claude  Allouez,  supérieur  de  la  mission  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  aux  Outaouais,  Salut.  Sur  l'avis  que  nous 
avons  eu  du  désordre  qu'il  y  a  en  vos  missions  au  regard 
des  Français  qui  y  vont  trafiquer,  qui  ne  font  point  de 
difficulté  d'assister  à  tous  les  festins  profanés  qui  s'y  font 
par  les  payens,  au  grand  scandale  quelquefois  de  leurs 
âmes,  et  de  l'édification  qu'ils  doivent  donner  aux  nou- 
veaux chrétiens  ;  nous  vous  enjoignons  de  tenir  la  main  à 
ce  qu'ils  n'y  assistent  jamais  lorsque  ces  festins  seront 
manifestement  idolâtres  ;  et,  s'ils  font  le  contraire  de  ce 
que  vous  aurez  jugé  faire  ou  ne  pas  faire  en  ce  point,  de 
les  menacer  des  censures,  s'ils  ne  se  mettent  en  leur  devoir, 
et,  en  cas  de  coutumace,  d'y  procéder  selon  votre  pru- 
dence et  discrétion  ;  comme  aussi,  d'en  user  de  la  même 
manière,  envers  ceux  qui  seraient  extraordinairement 
atteints  d'impureté  scandaleuse.  " 

M.  deTracy  appuya  en  ces  termes  l'ordonnance  deMgr  de 
Laval:  ** Défenses  sont  faites,  dit-il,  à  tous  ceux  auxquels 
nous  avons  permis  d'aller  aux  Outaouais,  de  se  trouver 
dans  les  superstitions  et  manières  de  sacrifices  que  font  les 
susdits  Outaouais  et  Nipissins.  Il  leur  est  aussi  ordonné 
de  rapporter  attestation  du  supérieur  des  pères  jésuites  qui 
sera  sur  les  lieux,  de  leur  bonne  vie  et  mœurs,  à  faute  de 
quoi  les  pelleteries  qu'ils  apporteront  au  Canada  leur 
seront  confisquées  i.  " 


1  —  Mgr  de  Laval  fit  enregistrer  cette  ordonnance  du  vîce-roi,  à  Li 
suite  de  la  sienne,  dans  les  registres  de  l'ëvêché. 


/        VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  505 


On  ne  pouvait  rêver  un  plus  admirable  accord  entre 
l'autorité  civile  et  l'autorité  ecclésiastique.  Aussi  tout  le 
monde  était  chagrin  de  voir  partir  le  vice-roi. 

"  Nous  allons  perdre  M.  de  Tracy,  écrivait  Marie  de 
l'Incarnation.  Le  roi  qui  le  rappelle  en  France  a  envoyé 
un  grand  vaisseau  de  guerre  pour  l'emmener  avec  honneur. 
Cette  nouvelle  Eglise  et  tout  le  pays  y  feront  une  perte  qui 
ne  sp  peut  dire,  car  il  a  fait  ici  des  expéditions  qu'on 
n'aurait  jamais  osé  entreprendre  ni  espérer.  Dieu  a  voulu 
donner  cela  à  la  grande  piété  de  son  serviteur,  qui  a  gagné 
tout  le  monde  par  ses  bonnes  œuvres  et  par  les  grands 
exemples  de  vertu  et  de  religion  qu'il  a  donnés  à  tout  le 
pays.  Nous  perdons  beaucoup  pour  notre  particulier  :  il 
nous  fait  faire  une  chapelle  qui  lui  coûtera  plus  de  2,500 
livres.  C'est  le  meilleur  ami  que  nous  ayons  eu  depuis  que 
nous  sommes  en  ce  pays.  Nous  souhaiterions  pour  le  bien 
de  l'Eglise  et  de  tout  le  Canada,  que  Sa  Majesté  le  voulût 
renvoyer  ^  " 

M.  de  Tracy  s'embarqua  pour  la  France  le  28  août  dans 
le  navire  Saint-Sébastien^  accompagné  du  P.  Bardy,  avec 
lequel  il  était  venu  au  Canada. 


1  —  Lettre  historique  70e. 


I     * 


CHAPITRE  VINGT-DEUXIEME 


^Igr  de  Laval  et  les  stiuvages.  —  Epanouisseiuent  des  missions  chez 
les  Iroquois,  et  dans  Tes  différentes  parties  du  pays.  1667-1671. 

La  paix  conclue  avec  les  Iroquois  par  M.  de  Tracy  donna 
un  puissant  essor  au  développement  matériel  du  Canada. 

*'  Il  fait  beau,  disait  la  Relation  de  1668,  voir  les 
rivages  de  notre  fleuve  Saint  -  Laurent  habités  de  nou* 
velles  colonies,  qui  vont  s'étendant  sur  plus  de  quatre- 
vingt  lieues  de  pays,  le  long  des  bords  de  cette  grande 
rivière,  où  l'on  voit  naître  d'espace  en  espace  de  nouvelles 
bourgades  qui  facilitent  la  navigation,  la  rendant  plus 
agréable  par  la  vue  de  quantité  de  maisons,  et  plus  com- 
mode  par  de  fréquents  lieux  de  repos." 

Les  colons  ne  gagnaient  pas  encore  l'intérieur  des  terres. 
A  part  les  Forts  de  la  rivière  Richelieu,  il  n'y  avait  guère 
d'habitations  que  sur  les  rives  du  Saint-Laurent. 

On  pouvait  maintenant  se  livrer  au  travail  du  défriche- 
ment et  abattre  les  arbres  de  la  forêt,  sans  être  exposé  à 
rencontrer  l'ennemi  en  embuscade.  Le  laboureur  ensemen- 
çait ses  champs,  en  toute  sécurité,  et  la  terre  encore  vierge 
se  couvrait  d'abondantes  moissons. 


508  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 


La  chasse  se  faisait  sans  danger  ;  et  no3  sauvages  alliés, 
ne  craignant  plus  de  rencontrer  Tlroquois,  venaient  gaie- 
ment de  cinq  où  six  cents  lieues  nous  apporter  leurs  pelle- 
teries. On  voyait  même  arriver  à  Québec,  chargés  de 
fourrure?,  des  sauvages  qu'on  n'y  avait  encore  jamais 
rencontrés. 

Le  commerce  avait  d'excellentes  perspectives  ;  et  M. 
Talon  se  proposait  de  nouer  des  relations  non  seulement 
entre  le  Canada  et  la  France,  mais  aussi  avec  l'Espagne  et 
les  Antilles. 

On  avait  découvert  des  mines  importantes  dans  plusieurs 
endroits  du  pays,  mais  surtout  au  nord  du  lac  Supérieur; 
et  il  songeait  à  les  exploiter  i. 

Tout  en  encourageant  la  culture  des  terres,  il  favorisait 

« 

aussi  l'industrie.  *^  Un  pays  ne  peut  se  former  entièrement 
sans  l'assistance  des  manufactures,  dit  la  Relation  déjà 
citée.  Nous  voyons  déjà  celle  des  souliers  et  des  chapeaux 
commencée;  celle  des  toiles  et  des  cuirs  est  projetée*,  et 
l'on  attend  que  la  multiplication  des  moutons  produise 
suffisamment  des  laines,  pour  introduire  des  manufactures 
de  draps.  C'est  ce  ([ue  nous  espérons  dans  peu,  puisque 
les  bestiaux  se  peuplent  ici  abondamment,  entre  autres  les 
chevaux,  qui  commencent  à  se  distribuer  dans  tout  le 
pays." 
M.  Talon  avait  fait  construire  une  brasserie  à  Québec. 


1  —  *'  Le  P.  Allouez  descendit  en  1667,  portant  avec  lui  des  échan- 
tillons de  cuivre  qu'il  avait  recueillis  sur  les  rivages  du  lac  Supérieur.'' 
(Ferlniui,  t.  II,  p.  67.; 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  509 


*'  Elle  ne  servira  pas  peu  pour  la  commodité  publique, 
ajoutait  la  Relation,  soit  pour  l'épargne  des  boissons 
enivrantes...,  soit  pour  conserver  dans  le  pays  l'argent  qui 
en  sort  par  l'achat  qu'on  fait  en  France  de  tant  de  boissons, 
soit  enfin  pour  consommer  le  surabondant  des  blés,  qui  se 
sont  trouves  quelquefois  en  telle  quantité,  que  les  labou- 
reurs n'en  pouvaient  avoir  le  débit." 

Le  roi,  qui  s'intéressait  beaucoup  à  l'avenir  du  Canada, 
y  envoyait  chaque  année  un  certain  nombre  de  colons. 
Avec  son  agrément,  et  celui  de  leur  vaillant  colonel  et 
propriétaire,  M.  de  Salière,  plus  de  quatre  cents  soldats  du 
régiment  de  Carignan  ainsi  que  plusieurs  officiers  se 
fixèrent  au  pays.  Afin  de  les  encourager,  on  leur  fit  des 
conditions  avantageuses. 

Le  nombre  des  mariages  augmentait,  et  par  suite  le 
chiffre  de  la  population.  Dans  la  seule  paroisse  de  Québec, 
il  y  en  eut  93  dans  l'espace  de  trois  ans  (1666-68).  Le  pre- 
mier recensement  du  Canada,  fait  au  commencement  de 
1666,  accusait  une  population  de  3,148  âmes,  qui  devait 
s'élever  dix  ans  plus  tard  à  8,515  âmes  i.  La  colonie  fran- 
çaise était  entrée  dans  une  ère  de  progrès  matériel. 

Mais  ce  furent  surtout  les  missions  sauvages  qui  prirent 
alors  un  élan  admirable.  '*  Depuis  que  nous  jouissons  du 
bienfait  de  la  paix,  écrit  Marie  de  l'Incarnation,  nos  mis- 
sions fleurissent  et  prospèrent.  C'est  une  chose  merveilleuse 
de  voir  le  zèle  des  ouvriers  de  l'Evangile.     Ils  sont  tous 


1  —  Collection  lit  (hicn.menis  (/«•  ^f  Noiivelle- France j  Québec,  t.  I, 
pp.  186  et  261. 


510  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


partis  pour  leurs  missions  avec  une  ferveur  et  un  courage 
qui  nous  donnent  sujet  d'en  espérer  de  grands  succès." 

Dès  l'été  de  1667,  plusieurs  pères  jésuites  s'étaient  envolés 
vers  le  pays  des  Iroquois  pour  y  gagner  à  la  cause  de  Jésus- 
Christ  ceux  que  l'on  venait  de  soumettre  à  la  couronne  de 
France.  Ce  pays  avait  déjà  vu  la  lumière  de  la  Foi  ;  mais 
elle  y  était  presque  éteinte.  Il  avait  même  été  arrosé  du 
sang  des  martyrs  :  c'est  là  que  le  P.  Jogues  avait  eu  à 
endurer  d'horribles  tortures  (1644).  Ce  sang  des  martyrs 
allait  devenir  la  semence  de  nouveaux  chrétiens,  et  la 
lumière  de  l'Evangile,  briller  de  nouveau  sur  ces  plages 
lointaines. 

Les  jésuites  arrivent;  et  bientôt  des  chapelles  s'élèvent, 
des  missions  s'organisent  dans  les  cinq  bourgades  iro- 
quoises  :  la  mission  des  Martyrs,  dans  le  pays  des  Agniers; 
la  mission  de  Saint-François-Xavier,  chez  les  Iroquois 
d'Onneyoùt  ;  celle  de  Saint- Jean-Baptiste,  chez  les  Onnon- 
tagués,  où  commande  le  brave  capitaine  Garakontié;  la 
mission  de  Saint-Joseph,  chez  les  Iroquois  d'Oyogouin  ;  et 
enfin  celle  de  Saint-Michel  chez  les  Tsonnontouans. 

Ce  dernier  peuple,  le  plus  éloigné  de  Québec,  est  aussi 
le  plus  populeux.  Les  jésuites  y  établissent  bientôt  deux 
autres  missioi^  ;  de  sorte  que,  dès  l'automne  de  166S,  il  y 
a  déjà  sept  missions  chrétiennes  au  milieu  de  cette  nation 
iroquoise  qui  s'est  toujours  montrée  si  rebelle  aux  ensei- 
gnements de  la  Foi. 

Ces  missions  sont  fréquentées  d'abord  principalement 
par  les  nombreux  captifs  chrétiens,  de  race  algonquine  ou 
huronne,   qui  sont  répandus  parmi  les  Iroquois,  et  ont 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  511 

conservé  la  pratique  de  la  prière.  Mais  peu  à  peu  ce  noyau 
se  grossit  d'un  bon  nombre  d'Iroquois. 

Les  jésuites  baptisaient  chaque  année  beaucoup  d'en- 
fants, et  aussi  plusieurs  adultes  dangereusen^ent  malades. 
Mais  ils  se  montraient,  avec  raison,  difficiles,  quand  il 
s'agissait  de  baptiser  les  adultes  en  santé.  Ils  exigeaient 
auparavant  des  preuves  sérieuses  de  la  sincérité  de  leur 
conversion. 

Beaucoup  d'obstacles  s'opposaient,  en  effet,  à  la  conver- 
sion des  Iroquois,  entre  autres,  la  croyance  invétérée  aux 
songes  et  à  la  jonglerie,  le  vice  impur,  qui  les  tenait  sous 
la  puissance  du  démon,  l'instabilité  de  leur  caractère,  et 
aussi,  vers  cette  époque,  la  guerre  qu'ils  avaient  à  soutenir 
contre  la  nation  des  Loups,  dispersée  sur  les  bords  de 
l'Hudson.  Ce  peuple  sauvage  leur  faisait  payer  cher 
l'acharnement  barbare  avec  lequel  ils  avaient  eux-mêmes 
poursuivi  autrefois  le  pauvre  peuple  huron,  qu'ils  avaient 
complètement  exterminé  en  1640. 

Ajoutons  à  ces  obstacles  à  la  conversion  des  Iroquois  le 
commerce  des  boissons  pratiqué  par  les  colons  de  la 
Nouvelle-Angleterre.  *'  Si  l'eau-de-vie  était  bannie  de 
chez  les  sauvages,  dit  M.  Dollier,  nous  aurions  des  milliers 
de  conversions.  Cette  liqueur  est  un  appât  si  diabolique, 
qu'il  attrape  tous  les  sauvages  qui  sont  proche  des  Fran- 
çais.... On  voit  tout  périr  parce  malheureux  compierce  ^...." 

Les  Iroquois  eux-mêmes  s'émurent  à  la  vue  de  ce  désor- 
dre, qui  faisait  parmi  eux  de  si  grands  ravages;  et,  sur 

'~  ■  m I  m^ 

1  —  Histoire  du  Montréal. 


512  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


l'avis  du  p.  Pierron,  ils  s'adressèrent  au  gouverneur  de 
New-York  pour  le  prier  d'y  apporter  remède.  Nous  avons 
la  réponse  de  M.  François  Lovelace  :  elle  est  digne  d'un 
gouverneur  chrétien  ;  il  l'adressa  au  P.  Pierron.  En  voici, 
dit  la  Relation  de  1669,  "  les  propres  termes  tirés  mot  à 
mot  de  l'original.  " 

'*  Père,  j'apprends  votre  complainte,  laquelleest  secondée 
par  celle  des  capitaines  Iroquois...,  comme  il  appert  plus 
ouvertement  par  leur  requête  enclose  dans  la  vôtre,  tou- 
chant la  grande  quantité  de  liqueurs  que  quelques-ans 
d'Albany  prennent  la  liberté  de  vendre  aux  Indiens  ;  en 
ce  faisant,  que  de  grands  désordres  se  sont  commis  par  eux, 
et  qu'il  est  à  craindre  davantage,  si  l'on  n'y  prévient. 
Pour  réponse,  vous  saurez  que  j'ai  pris  tout  le  soin  possible, 
et  y  continuerai  sous  de  très  sévères  amendes,  à  restreindre 
et  empêcher  de  fournir  aux  Indiens  aucun  excès.  Je  suis 
fort  aise  d'entendre  que  de  telles  vertueuses  cogitations 
procèdent  des  infidèles,  à  la  honte  de  plusieurs  chrétiens. 
Mais  cela  doit  être  attribué  à  vos  pieuses  instructions,  vous 
qui  étant  bien  versé  en  une  étroite  discipline,  leur  avez 
montré  le  chemin  de  mortification,  tant  par  vos  préceptes 
que  pratique.  " 

Malgré  tous  les  obstacles  que  les  jésuites  rencontraient 
dans  l'exercice  de  leur  apostolat,  ils  réussirent  à  produire 
beaucoup  de  fruits  de  salut. 

Les  Iroquois  qui  ne  se  convertissaient  pas  dans  leur  pays, 
venaient  souvent  chercher  la  grâce  de  la  foi  à  Québec  ou  à 
Montréal.    Répandus  dans  le  Canada  pour  la  traite  des 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  513 

fourrures,  ils  rencontraient  les  pères  jésuites,  qui  tâchaient 
de  les  attirer  à  leurs  missions  de  la  Praierie  ou  de  Notre- 
Dame-de-Foye,  les  fixaient  aussi  longtemps  que  possible 
dans  ce  milieu  où  ils  étaient  hors  des  atteintes  des  jongleurs, 
les  instruisaient,  et  en  faisaient  d'excellents  chrétiens. 

Mgr  de  Laval  n'avait  pas  de  plus  grand  bonheur  que  de 
baptiser  lui-même  ces  pauvres  enfants  des  bois.  Obligé  de 
rester  au  centre  de  son  troupeau,  incapable  de  s'éloigner 
pour  partager  les  travaux  apostoliques  de  ses  mission- 
naires, il  aimait,  du  moins,  à  mettre  la  dernière  main  à 
l'œuvre  de  sanctification  des  Iroquois  qui  venaient  se 
réfugier  près  de  lui.  En  une  seule  année,  il  baptisa  lui- 
même  à  Québec  et  confirma  plus  de  soixante  sauvages. 

Il  y  avait  souvent  parmi  ces  néophytes  des  exemples 
<run  héroïsme  admirable. 

"  Une  Iroquoise  du  bourg  Saint-François-Xavier  avait 
entendu  parler  de  la  Foi  à  son  mari,  Iluron  de  nation, 
baptisé  autrefois  par  nos  Pères,  dit  la  Relation  de  1668. 
Ces  paroles  lui  avaient  donné  au  cœur,  et  laissé  un  grand 
'lésir  de  pouvoir  s'aboucher  avec  quelque  Père  pour  être 
éclairée  plus  particulièrement  sur  les  mystères  dont  son 
mari  l'entretenait.  Plusieurs  années  s'écoulèrent  sans 
qu'elle  pût  contenter  ses  désirs»  et  elle  avait  déjà  lié  partie 
avec  ce  bon  Huron  pour  aller  avec  lui  faire  la  chasse  du 
côté  de  Montréal,  et  de  là  donner  jusqu'à  Québec,  pour  y 
trouver  ce  qu'elle  souhaitait  depuis  si  longtemps. 

"  Comme  ils  sont  prêts  à  partir,  ajoute  la  Relation,  voilà 
nue  nouvelle  qu'on  apporte  dans  le  bourg  :  une  Robe  noire 

33 


514  VIE   DE   MGB  DE  LAVAL 

vient  d'arriver;  c'est  le  P.  Bruyas....  Notre  Iroquoise  se  fait 
écolière  du  Père,  et  celui-ci  réciproquement  se  fait  son 
écolier,  pour  apprendre  les  secrets  de  la  langue  iroquoise. 
pendant  qu'il  lui  découvrira  ceux  de  son  salut. 

**  Cette  femme  eut  à  souffrir  une  grande  persécution  de 
la  part  de  ses  parents,  et  même  de  toute  la  bourgade.... On 
lui  reprochait  de  hâter  sa  mort.  La  Foi,  qui  avait  déjà  tué 
tant  de  monde,  disait-on,  ne  l'épargnerait  pas.  A  quoi 
cette  généreuse  catéchumène  répondait:  ''  Quand  je  verrai 
'*  que  ceux  qui  ne  croient  pas  ne  meurent  point,  j'écouterai 
*'  vos  remontrances  ;  sinon,  vous  ne  gagnerez  rien  sur  mon 
^'  esprit.  " 

''  Après  avoir  été  suffisamment  instruite  des  mystères 
de  la  Religion,  elle  entreprit  le  voj^age  de  Montréal;  et  là 
elle  fit  instance  auprès  de  son  mari  pour  qu'il  descendit 
avec  elle  jusqu'à  Québec.  Elle  y  fut  instruite  plus  ample- 
ment par  le  Père  qui  a  soin  de  l'église  huronne,  et  fut  si 
bien  disposée,  qu'elle  se  trouva  en  état  de  recevoir  en  même 
temps  de  la  propre  main  de  Mgr  l'évêque  trois  sacrement-s, 
savoir:  les  sacrements  de  baptême,  de  mariage  et  de  con- 
firmation. " 

Qui  n'admirerait  les  voies  de  la  Providence  pour  le  salut 
de  cette  pauvre  sauvagesse  ?  Dieu  connaît  ceux  qui  lui 
appartiennent,  quelque  éloignés  et  quelque  barbares  qu'ils 
semblent  être.  Il  veut  le  salut  de  tout  le  monde  ;  mais  à 
certaines  âmes  privilégiées,  probablement  à  celles  qui  ont 
le  mieux  profité  des  grâces  naturelles,  il  réserve  des  tré- 
sors  de  miséricorde.    Cette  Iroquoise  en   fit  l'heureuse 


VIE   DE  MQR  DE  LAVAL  515 


expérience,  et  voulut  ensuite  faire  partager  son  bonheur 
aux  membres  de  sa  famille.  Laissons  parler  la  Rela- 
tion: 

'^  Cette  Iroquoise  souhaitait  le  même  bonheur  à  ses 
parents,  entre  autres  à  sa  tante  et  à  toute  sa  famille.  Elle 
presse  donc  son  mari  de  retourner  au  plus  tôt  au  pays,  afio. 
de  les  avertir  qu'ils  fissent  le  même  voyage  pour  recevoir 
la  même  faveur.  C'était  plus  de  cent  lieues  que  la  charité 
leur  faisait  faire  ;  mais  Dieu  les  soulagea  par  un  coup  de 
providence. 

"  Leur  chemin  était  de  retourner  par  Montréal.  Ils  y 
arrivèrent,  et,  par  une  rencontre  admirable,  ils  y  trouvè- 
rent ceux  qu'ils  allaient  chercher  bien  loin.  La  joie  fut 
égale  de  part  et  d'autre;  mais  parce  que  les  nouveaux 
venus  n'avaient  aucune  connaissance  à  Québec,  ils  avaient 
peine  à  se  résoudre  d'y  aller:  '^  Venez  avec  moi,  leur  dit 
"  notre  bonne  Iroquoise,  je  veux  vous  faire  le  plaisir  tout 
"  entier;  je  vous  tiendrai  bonne  compagnie  ;  et,  retournant 
''  ainsi  sur  mes  pas,  je  ne  les  crois  pas  perdus,  étant 
"  employés  pour  un  si  bon  sujet." 

*'  Ils  vont  donc  tous  ensemble  ;  et  Dieu  donna  tant  de 
bénédiction  au  zèle  de  cette  fervente  Iroquoise,  qu'en  peu 
de  temps  ils  furent  parfaitement  instruits  par  le  Père,  et 
trouvés  dignes  du  saint  baptême.  Ils  le  reçurent  des  mains 
de  Mgr  l'évêque,  avec  une  joie  toute  extraordinaire;  puis 
ils  résolurent  de  quitter  leur  pays,  où  ils  étaient  dans 
l'abondance,  et  de  se  fixer  à  Québec,  où  ils  ne  pouvaient 
vivre  que  par  aumônes,  pour  mettre  leur  foi  en  plus  grande 


^516  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


sûreté,  la  préférant  à  toutes  les  commodités  et  les  douceurs 
'de  kur  patrie  ^  " 

On  a  dit  avec  raison  que  l'enthousiasme  de  la  foi  donne 

•  des  tiiles.  Cela  se  vérifiait  à  la  lettre  pour  cette  femme 
intrépide,  qui  parcourait  h  pied  la  longue  distance  entre 
Québec  et  son  pays,  afin  de  recevoir  ici  la  grâce  du  bap- 
t«ime,  retournait  aussitôt  sur  ses  pas  pour  aller  chercher  ses 
parents  et  leur  faire  partager  le  même  bienfait,  les  rencon- 

t^raitil  Montréal  par  un  hasard  tout  providentiel,  et  les 

:ianienait  elle-même  à  Québec. 

De  pareils  exemples  ne  prouvent  pas  seulement  la  divi- 
nité de  la  Religion,  ils  la  font  briller  d'une  manière  plus 

'&latante  que  le  soleil. 

La  raison  qui  engageait  Mgr  de  Laval  à  baptiser  lui- 
inciïie  les  sauvages,  c'était,  à  part  l'affection  qu'il  voulait 
leur  témoigner,  le  désir  de  dissiper  aussi  efficacement  que 
|x)i;:5ible  un  préjugé  que  le  démon  avait  enraciné  dans  leur 

'  esprit,  à  savoir,  que  le  baptême  avançait  leur  trépas.  De 
nos  jours,  dans  nos  pays  civilisés,  il  ne  manque  pas  de 

•  chr^^tiens  qui  se  figurent  que  les  derniers  sacrements  font 
mourir  plus  tôt  ceux  qui  les  reçoivent.    Chez  les  sauvages, 

•  les  jongleurs  avaient  réussi  i\  créer  cette  fficheuse  împres-. 
:  sîon,  que  le  baptême  était  un  principe  de  mort. 

Dieu  voulut,  en  plusieurs  rencontres,  par  des  prodiges 
^^'Hiarquables,  aider  le  pieux  évoque  à  triompher  d'un 
|)r/jugé  si  absurde  et  si  injuste. 


^  —  Bvh(t((fn.s  iltff  jesnit«'s,  1(568. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  517 

Un  jour — c'était  à  la  mission  huronne,  près  de  Québec  — 
une  pauvre  sauvagesse,  que  Ton  préparait  depuis  longtemps^ 
au  baptême,  tombe  gravement  malade  ;  on  ne  lui  donne 
plus  que  quelques  heures  dévie.  Elle  avaitjusque-là  refusé 
le  baptême,  dans  la  crainte  que  ce  sacrement  n'abrégefii 
ses  jours.  Se  voyant  près  de  mourir,  elle  consent  enfin  Jk. 
être  baptisée. 

"  Dieu,  dit  la  Relation,  voulant  la  retirer  entièrement  de- 
son  erreur,  permit  que  ces  eaux  sacrées  lui  fussent  salutaires  ^ 
en  même  temps  et  pour  l'Ame  et  pour  le  corps.    Cette  gué— 
rison  si  inespérée  lui  donna  de  si  hauts  sentiments  de  la. 
Foi,  et  la  mit  dans  un  train  de  dévotion  si  rare,  qu'elle  ne 
marchait  dans  les  rues  qu'en  récitant  son  chapelet,  et  servait 
d'exemple  même  aux  plus  ferventes  de  cette  Eglise*  "" 

La  Mère  de    l'Incarnation  raconte  un   autre   fait   naiii 
moins  merveilleux  : 

*' Un  enfant  mourut,  dit-elle,  après  avoir  reçu  le  saint 
baptême  ;  et  comme  la  terre  était  toute  couverte  de  neige,, 
en  sorte  que  ses  parents  ne  le  pouvaient  mettre  en  terre,  ils 
rélevèrent  en  l'air  sur  un  échafaud,  selon  leur  coutume, 
et,  pour  lui  faire  honneur,  l'ornèrent  et  entourèrent  de 
peaux  et  de  porcelaine. 

*'  Une  nuit,  les  loups  affamés  sentant  l'odeur  d'un  corps  - 
mort,  sortirent  du  bois  et  montèrent  sur  l'échafaud.    Ils 
dévorèrent  les  peaux,  les  porcelaines  et  tout  ce  qui  ornait 
l'enfant,  mais  ne  touchèrent  point  à  ce  petit  ange.    Le 
matin,  les  sauvages  vinrent  voir  cette  merveille,  et  tous  com— 
mencèrent  à  louer  et  à  estimer  le  saint  baptême. 


518  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 


**  Ce  miracle,  ajoute  la  Mère  de  l'Incarnation,  n'a  pa3 
seulement  eu  son  effet  au  lieu  où  il  est  arrivé  ;  mais  s'étant 
répandu  dans  les  nations  voisines,  il  a  donné  partout  un 
grand  crédit  à  la  Foi  i." 

C'est  ainsi  que  Dieu,  par  des  prodiges  éclatants,  appuyait 
yenseîgnement  de  l'évoque  de  Pétrée  et  de  ses  mission- 
naires. Aussi  la  Religion  exerçait-elle  partout  un  salutaire 
empire  sur  les  âmes. 

A  quelques  centaines  de  lieues  à  l'ouest  de  Québec,  sur 
les  bords  des  grands  lacs  Huron  et  Supérieur,  quelques 
jésuites  rivalisaient  de  zèle  avec  leurs  confrères  des  mis- 
sions iroquoises,  et  évangélisaient  les  Outaouais  ou  Algon- 
quins supérieurs.  Il  y  avait  là,  sur  une  immense  étendue 
de  terre,  une  dizaine  de  missions  florissantes,  dont  les  prîn- 
eipales  étaient  celles  du  Saut-Sainte- Marie,  du  Saint- 
Esprit,  et  de  Michillimakinac. 

Les  jésuites  avaient  fnême  pénét?:é  plus  loin  encore,  et 
porté  le  flambeau  de  la  Foi  jusque  chez  la  nation  du  Feu; 
tandis  que  le  P.  Albanel,  prenant  une  direction  tout  oppo- 
sée, s'était  rendu  jusqu'à  la  baie  d'Hudson,  en  passant  par 
Tadoussac  et  la  vallée  du  Saguenay,  et  avait  pris  posses- 
sion, au  nom  de  Dieu  et  du  roi  de  France,  de  ces  vastes 
régions  du  nord. 

En  bas  de  Québec,  à  l'embouchure  du  Saguenay,  floris- 
sait  la  mission  de  Tadoussac  ;  et  plus  loin  encore,  sur  la 
rive  nord  du  Saint-Laurent,  les  tribus  errantes  des  Papi- 


Lettre  histin'ique  Slfe. 


VIE  DB  MGR  DE  LAVAL  519 


nachois,  ou  sauvages  axe  sourire  cantinud^  se  réunissaient 
chaque  année  pour  entendre  la  parole,  de  Dieu,  puis  se 
dispersaient,  et  allaient  ensuite  porter  eux-mêmes  cette 
divine  parole  à  leurs  frères. 

Ces  Papinachois  étaient  de  véritables  apôtres.  Une  fois 
qu'ils  avaient  reçu  le  baptême,  rien  ne  pouvait  les  ébranler 
dans  leur  religion.  Le  P.  Nouvel  rencontre  un  jour  un  de 
ces  sauvages,  qui  avait  été  baptisé  à  Chicoutimi  six  ans 
auparavant,  et  l'interroge  sur  l'état  de  son  Ame  :  *'  Je  n'ai 
vu  qu'une  seule  fois  les  Français  depuis  mon  baptême, 
répliqua-t-il  ;  et  après  avoir  été  instruit  et  baptisé  par  le 
P.  Druillettes,  je  me  suis  abstenu,  depuis,  de  recourir  au 
démon.  J'ai  toujours  fait  la  prière  qu'il  m'a  enseignée,  et 
je  compte  le  matin  sur  mes  doigts  les  dix  fois  que  je  dis  : 
Vous  qui  avez  tout  fait,  aj'ez  pitié  de  moi  ;  et  le  eoir,  je 
répète  cinq  fois  la  même  prière." 

Le  P.  Dablon,  résumant  dans  l'automne  de  1G71  le  travail 
des  missions  sauvages,  écrivait  : 

"  Nous  pouvons  dire  que  le  flambeau  de  la  Foi  éclaire  à 
présent  les  quatre  parties  de  ce  nouveau  monde.  Plus  de 
-sept  cents  baptêmes  ont  consacré,  cette  année,  toutes  nos 
forêts.  Plus  de  vingt  missions  différentes  occupent  inces- 
samment nos  Pères  parmi  plus  de  vingt  diverses  nations; 
et  les  chapelles,  érigées  dans  les  pays  les  plus  éloignés  d'ici, 
se  trouvent  presque  tous  les  jours  remplies  de  ces  pauvres 
barbares,  dans  quelques-unes  desquelles  il  s'est  fait  quelque- 
fois dix,  vingt  et  trente  baptêmes  en  une  seule  occasion  i." 


1  —  KeUitiom  dea  jdsnitei^^  1671. 


520 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Un  jour  —  c'était  le  4  juin  1671  —  un  grand  spectacle  fut 
donné  aux  sauvages  de  l'Ouest,  sur  une  éminence  de  la 
bourgade  du  Saut-Sainte-Marie.  ''  On  avait  convoqué,  dit 
la  Relation,  les  peuples  d'alentour,  de  plus  de  cent  lieues 
à  la  ronde,  et  il  y  avait  des  ambassadeurs  qui  représentaient 
quatorze  nations  différentes.  " 

Une  foule  immense  était  répandue  dans  la  plaine  ;  et, 
sur  la  colline,  M.  de  Luçon,  venu  pour  prendre  possession 
de  ces  contrées  au  nom  du  roi  de  France,  plantait  solen- 
nellement la  croix,  et  y  arborait  aussi  les  armes  royales. 

"  La  croix,  dit  la  Relation,  fut  publiquement  bénite, 
avec  toutes  les  cérémonies  de  l'Eglise,  par  le  supérieur  de 
ces  missions  ;  et  pendant  qu'on  l'élevait  pour,  la  planter, 
on  chanta  le  Vexilla  Régis,  que  bon  nombre  de  Français 
entonnèrent,  àlagrandeadmiration des  sauvages. ...Ensuite, 
l'écusson  de  la  France  ayant  été  attaché  à  un  poteau  de 
cèdre,  fut  aussi  élevé  au-dessus  de  la  croix,  pendant  qu'on 
chantait  VExaudiat,  et  qu'on  priait  en  ce  bout  du  monde 
pour  la  personne  sacrée  de  Sa  Majesté." 

Alors  le  P.  Allouez,  prenant  la  parole,  électrise  les  sau- 
vages par  les  accents  enflammés  de  sa  voix  : 

"  Jetez  les  yeux,  dit-il,  sur  la  croix,  qui  est  élevée  si 
haut  au-dessus  de  vos  tCtes  :  c'est  là  que  Jésus-Christ,  Fils 
de  Dieu,  fait  homme  pour  l'amour  des  hommes,  a  voulu 
être  attaché  et  mourir,  afin  de  satisfaire  à  son  Père^éternel 
pour  nos  péchés.  Il  est  le  maître  de  notre  vie,  le  maître 
du  ciel,  de  la  terre  et  des  enfers.  C'est  Celui  dont  je  vous 
parle  sans  cesse,  et  dont  j'ai  porté  le  nom  et  la  parole  en 
toutes  ces  contrées. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  521 


^'  Mais  voyez  en  même  temps  cet  autre  poteau,  où  sont 
suspendues  les  armes  du  grand  capitaine  de  la  France, 
que  nous  appelons  le  Roi.  Ce  grand  chef  habite  au  deliX 
des  mers  :  il  est  le  capitaine  des  plus  grands  capitaines, 
et  n'a  point  son  pareil  au  monde.  Tous  les  capitaines  que 
vous  avez  jamais  vus,  et  dont  vous  avez  entendu  parler,  ne 
sont  que  des  enfants  auprès  de  lui.  Il  est  comme  un  grand 
arbre  :  les  autres  ne  sont  que  de  petites  plantes,  que  Ton 
foule  aus  pieds  en  marchant.       , 

"  Vous  connaissez  Onontio,  le  célèbre  capitaine  de 
Québec  ;  vous  savez  qu'il  est  la  terreur  des  Iroquois  :  son 
nom  seul  les  fait  trembler,  depuis  qu'il  a  désolé  leur  pays 
et  porté  le  feu  dans  leurs  bourgades.  ,  Eh  bien,  il  y  a  au 
delà  des  mers  dix  mille  Onontios  comme  celui-là  :  ils  ne 
sont  que  les  soldats  de  ce  grand  capitaine,  notre  grand 
roi,  dont  je  vous  parle  *." 

C'est  ainsi  que  les  jésuites  savaient  accompagner  de 
l'accent  du  plus  pur  patriotisme  l'enseignement  religieux 
qu'ils  donnaient  aux  sauvages.  A  l'exemple  de  Mgr  de 
Laval,  ils  confondaient  dans  une  même  affection  Dieu  et 
la  France,  et  apprenaient  aux  sauvages  à  n'être  pas  seule- 
ment de  bons  chrétiens,  mais  des  enfants  soumis  à  leur 
roi.  Nous  pourrons  le  constater  encore  d'une  manière  non 
moins  frappante  au  chapitre  suivant. 

1  —  Bdation-H  denjésuite^i,  1671.  —  Lettre  hiitorufte  SVf. 


CHAPITRE  VINGT-TROISIEME 


Mgr  de  Laval  et  les  sauvages  (suite).  —  Visite  à  Tadoussac.  —  Affec- 
tiou  du  prélat  pour  les  sauvages.  —  Baptême  de  Garakontië. 
1668-1671. 

L^évêque  de  Pétrée,  malgré  Pardeur  de  son  zèle,  n'avait 
pu  encore  visiter  aucune  mission  sauvage  un  peu  éloignée 
de  Québec.  La  Providence  lui  ménageait  cette  consolation 
dans  le  cours  de  Pété  1668.  Il  se  rendit  à  la  mission  de 
Tadoussac,  qui  avait  été  si  cruellement  éprouvée  quelques 
années  auparavant  (1665)  par  Pincendie  de  sa  chapelle. 

Les  Montagnais  qui  fréquentaient  cette  mission,  don- 
naient beaucoup  de  consolation  à  leur  pasteur.  ''  Ce  sont, 
dit  Marie  de  l'Incarnation,  les  sauvages  les  plus  soumis  et 
les  plus  dociles  que  l'on  ait  encore  rencontrés."  Réunis  en 
grand  nombre  à  Tadoussac,  au  printemps  de  1668,  ils 
avaient  exprimé  un  si  vif  désir  de  voir  leur  évêque,  que 
celui-ci,  qui  savait  se  faire  tout  à  tous,  ne  voulut  pas  leur 
refuser  ce  bonheur. 

**.  Il  venait  pourtant,  dit  la  Relation,  défaire  la  visite 
de  tout  son  diocèse,  en  canot,  c'est-à-dire,  à  la  merci 
d'une  frôle  écorce;  et,  après  avoir  parcouru  toutes  nos 
habitations   depuis  Québec  jusqu'au-dessus  de  Montréal, 


524  VIE  DE  Mgr  de  lavai. 

donnant  môme  jusqu'au  Fort  Sainte- Anne,  qui  est  le  plus 
éloigné  de  tous  les  Forts,  à  rentrée  du  lac  Champlaîn,  il 
voulut  faire  part  de  ses  bénédictions  à  notre  Eglî?e  des  sau- 
vages de  Tadoussac.  " 

La  visite  pastorale  que  venait  de  faire  l'évêque  de  Pétrée 
était  certainement  la  plus  longue  et  la  plus  difficile  qu*il 
eût  encore  entreprise,  puisque,  non  content  d^avoin  par- 
couru toute  la  colonie  française  de  (Québec  à  Montréal,  il 
avait  visité  aussi  tous  les  Forts  de  la  rivière  Richelieu,. et 
s'était  rendu  môme  jusqu'à  celui  de  Sainte- Anne,  à  Teotrée 
du  lac  Champlain  ',  pour  y  porter  les  consolations  de  son 
ministère  aux  soldats  de  M.  de  Trac}',  qui  y  étaient  restés 
sous  la  conduite  de  M.  de  la  Motte-,  Mais  il  courait 
partout  où  son  zèle  voyait  du  bien  à  faire  ;  et,  î\  |>eîue 
était-il  revenu  à  Québec,  qu'il  ne  craignait  pas  de  repartir 
immédiatement  pour  une  mission  située  à  plus  de  trente 
lieues  en  bas  du  fleuve. 

Il  arriva  à  Tadoussac  le24juin,  par  une  des  plus  grandes 
chaleurs  de  l'été,  et  fut  accueilli  avec  une  joie  indescrip- 
tible, qui  trouva  plus  d'écho  dans  son  âme  que  n'en  auraient 
produit  tous  les  magnifiques  concerts  du  monde.  Il  y 
avait  plus  de  quatre  cents  sauvages  présents  à  son  débar- 
quement. 


1  —  "Sa  charité  l'avait  porté  à  visiter  tous  les  Forts,  jusqua  celui 
qui  est  le  plus  proche  des  Iroquois,  oii  il  donna  le  sacrement  de  con- 
tirmation  a  ceux  qui  ne  l'avaient  pas  reçu."  (Lettre  hiatoriquf  7Sf.  ) 

2  —  M.  Dollier,  dans  sou  Histoire  du  MtmtrcaJy  ne  luentionne  pas 
cette  visite  do  l'évôquo  de  Pétrëo  au  Fort  Sainte-Ânne.  C'est  que  pnv 
bablement  il  n'y  résidait  plus  lui-même.  Il  y  avait  été  envoyé  {xar 
M.  Soûart  dans  Tautonine  de  16CC,  et  avait  desservi  avec  l^caucoup  de 
zèle  les  soldats  de  cette  garnison. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  525 

^^  Ils  témoignèrent,  dit  la  Relation,  par  la  décharge  de 
leurs  fusils  et  par  leurs  acclamations,  le  contentemWt  qu'ils 
éprouvaient  de  voir  une  personne  qui  leur  était  si  chère, 
et  qui  les  avait  prévenus  si  souvent  de  ses  bontés." 

Ceux  qui  ont  une  fois  visité  Tadoussac,  ne  peuvent 
oublier  cette  petite  rade  gracieusement  découpée  en  ovale, 
au  confluent  de  la  rivière  Saguenay  et  du  Saint-Laurent, 
l'aspect  enchanteur  de  ce  coin  de  terre,  perdu,  pour  ain^ 
dire,  au  milieu  des  falaises  du  nord,  la  position  unique  de 
ce  petit  village,  tranquillement  assis,  au  fond  de  la  baie, 
6ur  une  colline  étroite  et  sablonneuse,  au  milieu  d'une 
végétation  modeste,  protégé  contre  les  vents  par  les  caps 
sauvages  et  pittoresques  qui  l'entourent  * . 

En  arrière  et  sur  les  côtés,  la  vue  est  sombre,  bornée, 
sans  horizon.  Mais,  du  côté  du  fleuve,  Tadoussac  est  inondé 
de  lumière,  comme  ces  maisons  japonaises,  dont  les  cloi- 
sons mobiles,  sur  la  fayade,  laissent  pénétrer  abondam- 
ment, lorsqu'elles  sont  ouvertes,  les  rayons  du  soleil,  mais 
où  le  jour  se  fait  de  plus  en  plus  rare  et  mystérieux,  à 
mesure  qu'on  pénètre  dans  l'intérieur.  De  la  colline  de 
Tadoussac,  l'œil  se  promène  avec  délices  sur  ce  beau  fleuve, 
large  comme  une  mer,  immense  miroir. que  l'on  ne  se  lasse 
jamais  d'admirer,  malgré  sa  monotonie,  probablement  à 
cause  des  reflets  qui  lui  viennent  du  ciel. 


1  —  Plusieurs  de  ces  caps  ont  la  forme  de  mamelons  :  do  là  le  nom 
do  Tadoussac;  car,  dit  l'abbé  Langevin,  ''  Tadoussac,  dans  la  langue 
montagnaise,  signifie  M<(inefons."  (Noiirc  sur  S<nntp-Crni.r  th-  Tenions- 
>'N-,  Québec,  1804.) 


526  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Tadoussac  est  l'endroit  favori  du  repos  et  de  la  solitude. 
En  été,  des  centaines  de  touristes  vont  y  cherche!  les 
sereines  émotions  de  la  chasse  ou  de  la  pêche,  ou  bien  les 
douceurs  du  farniente.  La  saison  terminée,  chacun  fait 
ses  malles,  et  Tadoussac  rentre  dans  sa  solitude. 

Autrefois,  c'était  la  traite  qui  venait,  à  certaines  époques 
de  l'année,  troubler  la  jjlacidité  ordinaire  de  ce  lieu.  La 
rade  se  couvrait  alors  de  navires,  nolisés  par  les  traitants 
qu'attirait  l'appât  des  fourrures  ^.  De  leur  côté,  des  cen- 
taines de  sauvages  accouraient  de  toutes  parts,  installaient 
à  la  hâte  et  pêle-mêle  leurs  tentes  ou  leurs  cabanes  autour 
de  la  maison  du  poste,  près  de  la  chapelle  de  la  mission, 
et  étalaient  aux  regards  avides  leurs  richesses  de  pelle- 
teries.    Il  régnait  alors  à  Tadoussac  une  grande  activité. 

Les  jésuites  profitaient  de  l'affluence  des  sauvages  pour 
leur  parler  de  la  grande  affaire  du  salut,  infiniment  plus 
importante  que  celle  qui  les  avait  attirés  en  ces  lieux. 
Puis  ''  la  traite  finie,  dit  un  missionnaire,  les  marchands 
retournaient  chez  eux,  les  sauvages  reprenaient  le  chemin 
de  leurs  villages  ou  de  leurs  forêts,  et  les  ouvriers  évangé- 
liques  suivaient  ces  derniers  pour  acheverde  les  instruire  V 

Lorsque  Mgr  de  Laval  arriva  à  Tadoussac,  la  colline 
devait  être  ainsi  couverte  de  cabanes  et  de  tentes,  au 
milieu  desquelles  circulaient  les  sauvages  aux  costumes 
pittoresques  et  variés:     La  plupart  vinrent  sans  doute  à  sa 


1  —  **  L'on  a  vu  quelquefois,  dit  Bergeron,  jusqu'à  20  navires  au 
port  do  Tadoussac  pour  le  trafic."    (Traité  de  navigation^  p.  132.) 

2  —  Notice  sur  Sainte-Croix  de  Tadonssac, 


VIE  DE   MGR   DE   LAVAL  527 


rencontre,   sur  le    bord  du  rivage,   pour  l'accompagner 
jusqu'à  la  mission. 

Malheureusement,  à  la  place  de  Téglise  et  de  la  maison 
des  Pères,  il  n'y  avait  plus  que  des  ruine?,  dont  le  triste 
aspect  faisait  mal  à  l'âme.  Le  prélat  se  rendit  de  suite  à 
l'humble  chapelle  d'écorce,  que  l'on  avait  élevée  pour  la 
circonstance,  et  y  fit  son  entrée  solennelle,  avec  autant  de 
joie  qu'il  n'en  eût  éprouvé  dans  le  plus  beau  temple  du 
monde.  Puis  il  exposa  à  ses  chers  sauvages  le  but  de  sa 
visite  : 

"  Je  suis  venu,  dit-il,  pour  me  réjouir  avec  vous  de 
l'affection  et  de  l'attachement  que  vous  portez  pour  notre 
sainte  Religion.  Vous  avez  été  cruellement  éprouvés  par 
la  destruction  de  votre  belle  église  ;  mais  le  plus  beau 
temple  où  Dieu  aime  à  demeurer,  c'est  celui  de  votre  âme. 
Continuez  à  l'orner  de  toutes  les  vertus  chrétiennes.  Je 
viens  vous  aider  dans  ce  but,  en  apportant  à  ceux  qui  ne 
l'ont  pas  encore  reçu  le  sacrement  de  confirmation.  Je 
viens  vous  assurer,  en  môme  temps,  des  bons  sentiments  que 
le  roi  a  pour  vous.  Il  vient  de  vous  en  donner,  d'ailleurs, 
des  marques  éclatantes,  par  l'expédition  qu'il  a  fait  entre- 
prendre contre  les  Iroquois,  et  par  la  paix  qu'il  les.a  forcés 
de  conclure.  " 

Les  pauvres  sauvages  ne  se  possédèrent  pas  de  joie, 
lorsque,  au  sortir  de  leur- chapelle,  ils  virent  Mgr  de  Laval 
entrer  dans  toutes  leurs  cabanes  les  unes  après  les  autres, 
consolant  les  malades,  les  veuves,  les  orphelins,  par  mille 
témoignages  de  la  plus  exquise  bonté,  encourageant  sur- 


528  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


tout  les  capitaines  et  les  chefs  à  appuyer  toujours  de  leur 
autorité  les  enseignements  de  la  Foi,  et  à  se  maintenir  dans 
les  devoirs  de  véritables  chrétiens. 

Puis,  suivant  sa  coutume,  il  donna  un  grand  festin,  dans 
lequel  il  prit  occasion  de  renouveler  tous  les  avis  qull 
avait  donnés  soit  en  public  soit  en  particulier,  recomman- 
dant à  tout  le  monde,  mais  surtout  aux  chefs,  de  n'oublier 
jamais  les  obligations  insignes  qu'ils  avaient  à  SaMa}e6té: 
'*  Vous  devez,  leur  dit-il,  considérer  le  roi  comme  votre 
libérateur,  et  comme  celui  à  qui  seul,  après  Dieu,  vous 
êtes  redevables  de  votre  repos  et  de  votre  vie.  " 

•*  Les  quatre  jours  suivants,  dit  la  Relation,  furent 
employés  à  disposer  à  la  confirmation  ceux  qui  ne  Pavaient 
pas  encore  reçue  ^  Ce  sacrement  fut  administré,  à  diverses 
reprises,  à  149  personnes.  La  dévotion  dont  les  sauvages 
firent  preuve  pendant  toute  sa  visite  ravit  Mgr  de  Laval. 
Il  avoua  qu'il  était  bien  récompensé  des  peines  qu  il  avait 
prises  pour  faire  ce  voyage,  par  la  satisfaction  qu'il  éprou- 
vait de  voir  de  ses  propres  yeux  le  Christianisme  en  vigueur, 
et  la  piété  régner  parmi  ces  pauvres  sauvages,  autant  et 
l)lu8  que  chez  beaucoup  de  nations  policées  ". 

De  retour  i\  Québec,  l'évoque  de  Pétrée  écrivit  à  son  ami 
le  curé  de  Saint-Josse,  à  Paris  :  **  Si  Notre-Seigneur  me 
donne  autant  de  santé  l'an  prochain  que  j'en  ai  eu  ce  prin- 
temps, j'espère  encore  y  retourner  ;  car  je  vous  avoue  que 

1  —  Mgr  de  Laval  passa  donc  au  moins  cinq  ou  six  joursàTadoussac 


VIE   DE  MGR   DE  LAVAL  529 


s'ils  ont  témoigné  de  la  joie  de  nous  y  voir,  nous  n'en  avons 
pas  moins  ressenti  de  notre  côté  en  cette  visite  *  ". 

Le  pieux  prélat  avait  pour  les  sauvages  une  affection 
toute  particulière.  Comme  nous  l'avons  déjà  remarqué,  il 
semblait  être  venu  au  Canada  spécialement  pour  eux.  Que 
de  fois  il  leur  donna  des  marques  d'une  attention  vraiment 
extraordinaire  I 

Un  jour  —  c'était  au  commencement  de  février  1669  —  il 
apprend  qu'une  pauvre  sauvagesse,  Cécile  Gannandâris, 
vient  de  mourir  à  l'Hôtel-Dieu.  Elle  souffrait  depuis  long- 
temps d'une  maladie  douloureuse,  et  s'était  fait  transpor- 
ter à  l'hôpital  pour  y  finir  ses  jours. 

Mgr  de  Laval  était  allé  plusieurs  fois  la  visiter  dans  sa 
cabane,  à  la  bourgade  des  Hurons  de  Notre-Dame-de- 
Foye,  où  elle  résidait  ;  et  il  lui  prodiguait  depuis  long- 
temps tous  les  secours  de  la  charité. 

C'était  une  sauvagesse  d'une  étonnante  vertu.  Rien  ne 
pouvait  égaler  son  humilité,  sa  foi  et  sa  piété.  Les  visites 
que  lui  faisait  le  prélat,  et  les  secours  dont  il  l'assistait, 
loin  d'enorgueillir  son  cœur,  la  transportaient  d'une  sainte 
ardeur  pour  le  bien.  Elle  en  profitait  pour  élever  vers  le 
Ciel  Tâme  de  son  mari. 

'*  Mon  mari,  lui  disait-elle,  quel  moyen  de  douter  de  la 
vérité  et  de  la  bonté  d'une  religion,  qui  enseigne  et  qui 
commande  à  ceux  qui  la  suivent,  quoiqu'ils  soient  nobles, 
riches  et  puisants,  de  s'abaisser  jusqu'à  venir  consoler 

1  —  Bdations  des  jéftnièes^  1668. 

34 


530  VIE  DE  MGR   I)E  LAVAL 

une  misérable  créature  comme  moi,  dans  une  aussi 
pauvre  cabane  que  la  nôtre  ?  Pourquoi  ce  grand  et  saint 
prélat  prendrait-il  la  peine  de  m'apporter  lui-même  en 
personne  ce  qu'il  a  de  meilleur,  s'il  n'était  assuré  de  la 
récompense  que  Dieu  promet  à  ceux  qui  secourent  les 
misérables  f  Non,  non,  je  ne  saurais  douter  de  ce  que  nous 
disent  nos  Pères,  de  la  bonne  réception  qu'on  fait  aux 
chrétiens  dans  le  ciel,  après  avoir  vu  la  charité  qu'exerce 
envers  moi  une  personne  de  cette  qualité  et  de  ce  rang, 
qui  ne  m'avait  jamais  vue,  à  qui  je  n'appartenais  point,  et 
qui  m'a  fait  tant  de  bien  que  je  ne  saurais  le  reconnaître." 

Mgr  de  Laval  voulut  rendre  un  hommage  public  à  une 
vertu  si  éminente.  A  peine  Cécile  eut-elle  rendu  son  âme 
à  Dieu,  qu'il  fit  sonner  toutes  les  cloches  de  la  ville,  ce  qui 
ne  se  pratiquait  pas  ordinairement  à  la  mort  des  sauvages. 
Le  lendemain,  il  fit  chanter  un  service  solennel  dans  l'église 
de  la  paroisse,  et  y  assista  lui-môme  i. 

Peu  de  temps  après,  mourut  dans  la  même  bourgade  le 
célèbre  chef  Huron,  Ignace  Soûhenhohi.  Cet  homme  avait 
donné  par  testament  à  la  sainte  Vierge  toute  sa  petite  for- 
tune, consistant  en  une  assez  grande  quantité  de  peaux  de 
castors,  qu'il  avait  amassées  pour  sa  famille.  "  Mes  enfants, 
dit-il  à  son  fils  et  à  sa  fille  avant  de  mourir,  souvenez-vous 
que  je  meurs  chrétien  ;  donnez-moi  la  consolation,  après 
ma  mort,  de  vous  voir  vivre  et  mourir  dans  la  même  foi." 

Ils  avaient  reçu,  les  larmes  aux  yeux,  ces  dernières 


1  —  Rdativiis  des  jésuites,  1669. 


VIE  DE  MQR  DE  LAVAL  531 


volontés    d'un    père    mourant,    et  les    exécutèrent  avec 
fidélité. 

Ce  grand  homme,  qui  avait  édifié  toute  la  bourgade 
pendant  sa  vie,  fut  l'objet  de  la  plus  touchante  démonstra- 
tion après  sa  mort  ;  et  ce  fut  encore  Mgr  de  Laval  qui  se 
mit  à  la  tête  du  mouvement. 

''Aussitôt  que  la  nouvelle  de  sa  mort  arriva  à  Québec,  dit 
la  Relation,  Mgr  l'évêque  ordonna  de  lui  faire  un  service 
solennel  dans  la  grande  église  paroissiale.  Il  voulut  que 
Ton  apportât  le  corps  à  Québec  pour  l'enterrer,  après  qu'on 
y  aurait  célébré  la  sainte  messe  pour  le  défunt.  Il  n'y  eut 
quasi  pas  un  habitant  du  bourg  des  Hurons  qui  n'accomr 
pagnât  à  Québec  le  corps  de  leur  bon  capitaine.  Les 
hommes,  les  femmes  et  les  enfants,  tous  lui  voulurent 
rendre  les  derniers  devoirs.... 

"  Mais  lorsqu'ils  arrivèrent  à  Québec,  ils  furent  surpris 
de  voir  l'appareil  avec  lequel  on  fit  le  service.  Il  y  avait 
quantité  de  torches  autour  du  corps  ;  tout  le  clergé  assista 
à  la  grand'messe  des  morts,  qu'on  chanta  avec  les  cérémo- 
nies les  plus  solennelles  de  l'Eglise.  Mais  surtout  la  pré- 
sence de  Mgr  l'évêque  et  la  dévotion  avec  laquelle  il  priait 
pour  le  défunt,  ravirent  tellement  ces  pauvres  gens,  qu'ils 
ne  savaient  s'ils  devaient  plutôt  pleurer  de  joie  pour  l'hon- 
neur qu'on  rendait  à  un  de  leurs  compatriotes,  que  de 
tristesse  pour  sa  mort  ^.  " 

Faut-il  s'étonner  maintenant  de  l'affection  que  les  sau- 
vages portaient  à  Mgr  de  Laval  ?    Avec  cette  finesse  de 


1  —  Relations  des  jésuites^  1670. 


5^2  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


tact  et  de  sentiment  qui  les  caractérisait,  ils  l'avaient  sur- 
nommé Vhomme  de  la  grande  affaire  :  titre  glorieux,  vrai- 
ment digne  d'un  évêque  catholique  qui  descendait  des 
premiers  barons  chrétiens  I 

Les  sauvages  voyaient  surtout  en  Mgr  de  Laval  un  père; 
et  ce  grand  évêque  les  regardait  aussi  comme  ses  enfant-s 
de  choix  et  de  prédilection.  Il  voyait  en  eux  des  âmes 
rachetées,  comme  les  nôtres,  au  prix  du  sang  de  Jésus- 
Christ,  et  il  les  estimait  autant  que  celles  des  gens  civilisés, 
se  rappelant  cette  parole  des  saintes  Ecritures  :  "  Il  n'y  a 
point  de  distinction  de  Juif  ou  de  Grec  ;  tous  ont  le  même 
Seigneur  ^  "  Bien  plus,  la  vertu  de  ces  pauvres  sauvages, 
dans  un  milieu  si  ingrat,  ne  lui  en  apparaissait  que  plus 
éclatante  et  plus  méritoire  :  c'est  pour  cette  raison  qu'il 
l'honorait  d'une  manière  spéciale. 

Il  aimait  surtout  à  reconnaître  et  à  vénérer  l'autorité  des 
chefs  sauvages,  de  la  même  manière  qu'il  entendait  res- 
pecter l'autorité  civile  dans  un  Etat  ou  dans  un  royaume 
ordinadre.  Nous  venons  de  voir  quelles  magnifiques  funé- 
railles il  avait  ordonnées  pour  l'enterrement  d'un  chef  de 
la  bourgade  huronne.  Il  montra  également  le  grand  cas 
qu'il  faisait  de  l'autorité  chez  les  sauvages,  lors  du  bap- 
tême du  célèbre  capitaine  Iroquois,  Garakontié. 

« 

Cet  illustre  chef  de  la  confédération  iroquoise  apparte- 
nait à  la  tribu  des  Onnontagués.  C'était  un  homme  d'une 
rare  intelligence,  d'un  esprit  vif  et  profond,  et  surtout 


1  —  Rom.,  X,  12. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  533 


d'un  caractère  fortement  trempé.  C'était  un  homme  de 
génie,  dans  toute  la  force  du  mot;  et  l'on  se  demande  à 
quel  degré  de  puissance  et  de  gloire  il  aurait  pu  s'élever, 
si  la  Providence  l'eût  fait  naître  au  milieu  des  ressources 
de  la  civilisation. 

Il  devint  l'ami  des  Français,  du  moment  qu'il  apprit  à 
les  connaître,  et  leur  demeura  toujours  inviolablement 
fidèle.  Il  leur  rendit  des  services  importants,  soit  en  apai- 
sant les  haines  de  ses  compatriotes,  soit  en  se  faisant 
médiateur  entre  les  Iroquois  et  les  Français,  soit  en  allant 
traiter  de  la  paix  avec  le  gouverneur  du  Canada. 

Un  jour,  il  apprend  que  ses  compatriotes,  dans  leur 
célèbre  descente  sur  l'île  d'Orléans,  à  Argentenay  (1661), 
se  sont  emparés  d'un  crucifix,  qu'ils  l'ont  emporté  avec 
eux  dans  leur  pays,  et  que  cette  image,  chère  aux  Français 
et  à  tous  les  chrétiens,  est  exposée  à  être  profanée.  Vite,  il 
prend  la  résolution  de  la  leur  enlever,  puis  de  la  rendre  aux 
missionnaires.  Il  retrouve  en  effet  ce  crucifix,  le  rachète  au 
moyen  d'un  riche  présent,  et  va  le  porter  ensuite  lui-même 
avec  honneur  dans  la  chapelle  de  la  bourgade  ^ 

Pourtant,  il  n'était  encore  que  catéchumène.  Les  mission- 
naires, pour  l'éprouver,  le  retenaient  depuis  longtemps 
loin  de  la  fontaine  sacrée,  tant  ilâ  avaient  raison  de  se 
défier  de  l'inconstance  des  sauvages  par  rapport  au  chris- 
tianisme; et  lui-même,  dans  son  humilité,  n'osait  solliciter 
la  grâce  du  baptême.  Mais  le  temps  arrivait  où  Dieu  allait 

1  — Relations  dtJijéisnUeH,  1662. 


534  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 


récompenser  la  générosité  de  son  caractère  et  ses  solides 
Ter.tus. 

Les  Iroquoîs,  qui  paraissaient  regarder  la  paix  avec  les 
Français  comme  un  honteux  esclavage,  venaient  d'atta- 
quer les  Algonquins  supérieurs.  M.  de  Courcelle  menaça, 
à  son  tour,  de  leur  déclarer  la  guerre,  s'ils  ne  faisaient 
réparation. 

Garakontié  fut  député  à  Québec  avec  quelques  représen- 
tants des  cinq  nations  Iroquoises.  Il  plaida  avec  tant  de 
chaleur  et  d'éloquence  la  cause  de  ses  compatriotes,  qu'il 
réussit  à  assurer  le  maintien  de  la  paix  pour  son  pays.  Il 
trouva  en  même  temps  à  Québec,  pour  lui-même,  la  grâce 
du  salut. 

"  Ce  brave  capitaine,  qui   depuis  seize  ans  s'est  toujours 
montré  l'ami  et  le  protecteur  des  Français  dans  son  pays, 
dit  la  Relation,  parla  avec  tant  de  feu  et  de  zèle,  dans  le 
Conseil,  de  Tamour  qu'il  avait  de  la  foi  chrétienne,  et  de 
l'ardeur  qu'il  ressentait  pour  le  baptême,  que  Mgr  Pévêque, 
après  s'être  assuré  de  ses  bonnes  dispositions  et  de  la  pureté 
de  ses  mœurs,  jugea  qu'on  ne  devait  pas  différer  plus  long- 
temps de  lui  donner  ce  sacrement.  Puisqu'il  avait  pendant 
tant  d'années    secouru    nos  Français,  lorsqu'ils    étaient 
esclaves  dans  le  pays  des  Iroquois,   il   était  juste  qu'il 
trouvât  un  promijt  secours  dans  le  sein  de  l'Eglise,  pour 
se  délivrer  de  l'esclavage  du  démon;  et  comme  il  avait 
toujours  soutenu  avec  un  si  grand  zèle  les  intérêts  et  la 
gloire  des  Français,  ceux-ci  devaient  contribuer  à  la  pompe 
et  à  la  solennité  de  son  baptême." 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  585 


Le  gouverneur,  M.  de  Courcelle,  voulut  être  le  parrain  ; 
Mlle  Bouteroûe,  fille  de  l'intendant,  la  marraine.  Mgr  de 
Laval  se  chargea  de  conférer  lui-même  le  saint  baptême, 
lequel  devait  être  suivi  de  la  confirmation. 

Ce  fut  dans  l'église  paroissiale  de  Québec  qu'eut  lieu  la 
cérémonie.  Le  concours  des  fidèles  fut  immense,  et  il  y 
eut  des  représentants  de  toutes  les  nations  sauvages  de  la 
Nouvelle-France. 

*'  Pendant  qu'on  lui  conférait  les  cérémonies  du  baptême, 
dit  la  Relation,  Garakontié  était  fort  attentif  à  l'explication 
qu'on  lui  en  faisait,  et  écoutait  avec  une  si  grande  présence 
d'esprit,  qu'au  moindre  mot  il  concevait  tout  ce  qu'on  lui 
disait.  Il  répondait  à  toutes  les  interrogations  qu'on  a  cou- 
tume de  faire  aux  catéchumènes  qu'on  baptise,  avec  autant 
de  fermeté  et  de  bon  sens,  qu'on  en  pourrait  attendre  d'un 
homme  savant. 

"  Le  nouveau  baptisé  remercia  humblement  Mgr  l'évê- 
que  de  lui  avoir  ouvert,  par  les  deux  sacrements  qu'il 
venait  de  lui  conférer,  la  porte  de  l'Eglise  et  du  Paradis. 
Ensuite,  ayant  fait  à  Jésus-Christ  de  nouvelles  protesta- 
tions de  vivre  doréna^nt  en  bon  chrétien,  il  fut  conduit 
au  Château,  pour  y  aller  remercier  le  gouverneur  de  l'hon- 
neur qu'il  lui  venait  de  faire  en  lui  donnant  son  nom 
(Daniel)  sur  les  fonts  du  baptême. 

**  A  son  entrée,  il  se  vit  saluer  par  la  décharge  de  tous  les 
canons  du  Fort,  et  de  toute  la  mousqueterie  des  soldats, 
qui  étaient  disposés  en  haie  pour  le  recevoir.  Pour  conclu- 
sion de  la  fête,  on  lui  présenta  de  quoi  régaler  pleinement 


536  VIE  DE  MGB  DE  LAVAL 


toutes  les  nations  assemblées  à  Québec,  et  leur  faire  un 
somptueux  festin,  que  M.  le  gouverneur  avait  fait  pré- 
parer  ^. 

Garakontié,  de  retour  dans  son  pays,  fut  fidèle  jusqu'à 
la  mort  à  la  grâce  de  son  baptême.  Reproches  de  la  part 
des  siens,  douceurs  et  tentations  du  pouvoir,  ntauvaîs 
exemples  et  sollicitations  des  jongleurs,  rien  ne  put 
l'ébranler  dans  la  foi  chrétienne. 

''  C'est  un  homme  incomparable,  écrivait  d'Onnontagué 
le  P.  Millet.  Il  est  l'âme  de  tout  le  bien  qui  se  fait  ici  ;  il 
y  soutient  la  Foi  par  son  crédit,  il  y  maintient  la  paix  par 
son  autorité.  Il  ménage  les  esprits  de  ces  barbares  avec 
une  adresse  et  une  prudence  qui  égalent  celles  des  plus 
sages  de  l'Europe;  il  se  déclare  si  hautement  pour  la  gloire 
et  pour  l'intérêt  de  la  France,  qu'on  peut  justement  l'ap- 
peler le  protecteur  de  la  couronne  en  ce  pays  ;  il  a  un  zèle 
pour  la  Foi,  comparable  à  celui  des  premiers  chrétiens  -, 
enfin,  il  sait  se  conduire  de  telle  sorte,  qu'il  se  soutient 
toujours  dans  l'éclat  et  dans  l'autorité  que  lui  donne  sa 
charge  de  capitaine  général  de  cette  nation,  et  qu'il  ne  s'en 
sert  que  pour  faire  du  bien  à  tout#le  monde.  " 

Les  liens  du  respect  humain  ne  pouvaient  plus  retenir 
cet  homme  admirable,  ni  enchaîner  la  puissance  de  sa 
parole.  Un  jour  qu'en  sa  qualité  de  chef  il  était  appelé  à 
présider  un  de  ces  grands  festins,  où  les  sauvages  avaient 

1  —  Hdatlon.'i  d^ii  jesiriteji,  1670. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  537 


coutume  de  se  livrer  à  toutes  sortes  de  superstitions  et  de 
jongleries,  Garakontié  se  lève,  et  d'une  voie  émue,  mais 
pleine  de  fermeté  :  "  Vous  savez,  dit-il,  comme  j'ai  toujours 
porté  les  intérêts  du  public.  On  ne  m'a  jamais  vu  épargner 
ni  ma  voix,  dans  les  occasions  où  j'ai  dû  parler,  ni  ma  vie, 
dans  les  négociations  d'importance,  ou  dans  les^  dangers 
auxquels  je  me  suis  cent  fois  exposé  pour  le  soutien  et  la 
conservation  de  ma  patrie....  N'attendez  plus  de  moi  que 
je  m'emploie  pour  appuyer  et  favoriser  vos  songes,  ou 
pour  maintenir  et  autoriser  les  coutumes  superstitieuses 
de  nos  ancêtres.  Tout  cela  m'est  défendu,  maintenant, 
comme  étant  contraire  aux  lois  de  Dieu. 

**  C'est  im  abus  de  croire  que  ces  choses  soient  le  soutien 
du  pays  et  de  nos  vies  ;  elles  en  sont  plutôt  la  ruine,  et  ne 
servent  qu'à  avancer  notre  mort.  Je  vois  clairement  que 
le  démon  de  l'enfer  nous  trompe  ;  et  vous  en  serez  vous- 
mêmes  persuadés,  quand  il  aura  plu  à  Dieu  vous  faire  la 
même  grâce  qu'à  moi,  et  vous  éclairer." 

"Ce  discours,  et  ce  changement  si  notable  en  une  per- 
sonne d'un  si  grand  mérite  parmi  ces  peuples,  eurent  un 
tel  effet  sur  leurs  espritsjdit  le  P.  Millet,  que  nos  brebis 
égarées  retournèrent  au  bercail  ;  et  plusieurs  qui  n'écou- 
taient pas  auparavant  la  voix  du  pasteur,  s'approchèrent 
et  demandèrent  instamment  d'y  être  admises  ^.  " 

Quelque  temps  après,  Garakontié  se  voyant  bien  âgé  et 
pour  ainsi  dire  sur  le  bord  de  la  tombe,  donna  ce  que  les 


1  —  HdaUmis  des  jésuitcH,  1671. 


5S8  VIE   DE  MGÀ  DE  LAVAL 


sauvages  appelaient  leur  festin  (Tadieux.  Il  réunît  donc 
dans  sa  modeste  demeure  tous  les  hommes  les  plus  consi- 
dérables de  sa  nation.  Il  était  trop  faible  pour  parler  lui- 
même;  mais  il  chargea  deux  des  convives  de  dire  de  sa  part, 
tant  aux  anciens,  qu'aux  jeunes  gens,  qu'il  les  exhortait  à 
respecter  toujours  le  gouverneur  du  Canada,  et  à  vivre  en 
bonne  intelligence  avec  les  Français.  Il  les  conjurait  de 
se  faire  tous  bons  chrétiens,  et  de  quitter  les  superstitions 
auxquelles  il  avait  renoncé  lui-même. 

Se  tournant  du  côté  du  P.  Lamber ville,  qui  était  présent  : 
"  Vous  écrirez,  dit-il,  à  M.  le  gouverneur,  qu'il  perd  le 
meilleur  serviteur  qu'il  avait  parmi  les  Iroquois  ;  et  je 
supplie  Mgr  l'évêque,  qui  m'a  baptisé,  et  tous  les  mission- 
naires, de  prier  Dieu  que  je  ne  reste  pas  longtemps  en 
purgatoire." 

Puis,  recueillant  les  derniers  eflforts  de  sa  voix,  il  proposa 
lui-même  la  santé  de  Mgr  de  Laval,  dont  il  avait  toujours 
admiré  la  charité  à  son  égard  et  envers  ceux  de  sa.  nation. 
Ce  fut  sa  dernière  parole  publique. 

"  Les  convives  s'étant  retirés,  il  m'appela  près  de  lui, 
écrit  le  P.  Lamberville." — **  Il  faut  donc  enfin,  me  dit-il, 

nous  séparer;  je  le  veux  bien,  puisque  j'espère  aller  au 

ciel.  "  Il  me  pria  ensuite  de  réciter  le  chapelet  avec  lui, 
ce  que  je  fis  avec  quelques  chrétiens  ;  et  ensuite,  après  la 
recommandation  de  l'âme,  il  m'appela  et  me  dit  :  **  Voilà 
**  que  je  me  meurs."  Et  puis  il  rendit  fort  paisiblement 
l'esprit. 

*' Je  me  mis  aussitôt  à  genoux  auprès  du  corps,  avec 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  539 


toute  la  parenté,  pour  prier  Dieu  pour  le  repos  de  son 
âme;  mais  les  pleurs  nous  ôtèrent  la  voix  ^,  " 

Ce  grand  homme  avait  demandé  deux  choses  au  P. 
Lamberville,  la  veille  de  sa  mort  :  être  enterré  à  la  fran- 
çaise ;  puis,  avoir  auprès  de  sa  tombe  une  croix  très  élevée, 
afin  qu'on  la  vît  de  bien  loin,  et  qae  l'on  se  souvînt  qu'il 
avait  été  chrétien. 

Français  et  chrétien  !  Tel  est  l'idéal  qu'avait  rêvé  pour 
lui-même  cet  illustre  capitaine.  Voilà  à  quelle  hauteur 
les  jésuites  et  Mgr  de  Laval  avaient  élevé  la  Religion  et  la 
France  dans  l'esprit  des  sauvages  qu'ils  convertissaient  à 
Dieu. 

1  —  Relations  inédites  de  la  Nourdle-France. 


CHAPITRE  VINGT-QUATRIEME 


Mffc  de  Laval  et  les  sauvages  (suite).  —  Mission  de  la  baie  de  Quinte  : 
instructions  à  MM.  Trouve  et  de  Fénelon.  —  MM.  DoUier  et 
de  Galinéc,  au  lac  Erié.  —  Expédition  -de  M.  de  Courcelle  au  lac 
Ontario. 

Nous  avons  vu,  dans  un  chapitre  précédent,  le  grand 
essor  que  prirent  les  missions  sauvages,  à  la  suite  de  l'ex- 
pédition  de  M.  de  Tracy,  et  le  zèle  que  déployèrent  les 
jésuites  chez  les  Iroquois  et  les  Algonquins  supérieurs. 
Mais  ces  religieux  ne  pouvaient  évidemment  suffire  à  la 
tâche  énorme  qui  leur  était  confiée. 

Un  parti  d'Iroquois  venait  de  traverser  le  lac  Ontario, 
pour  aller  s'établir  à  la  baie  de  Quinte  ;  et  ces  sauvages 
n'avaient  pas  encore  de  pasteurs.  La  moisson  était  partout 
abondante,  et  les  ouvriers  apostoliques  peu  nombreux  ^ . 

La  Providence  vint  tout  à  coup  au  secours  de  Mgr  de 
Laval.  Plusieurs  prêtres  lui  arrivèrent  de  France,  au  prin- 
temps de  1668,  les  uns  pour  le  séminaire  de  Québec,  les 


1  —  *'  M.  Soûart  passa  en  France  en  1667  exprès  pour  chercher  des 
ouvriers  évangéliques."     (Histoire  dn  Montréal,) 


542  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


autres,  comme  M.  de  Queylus  *,  pour  la  colonie  de  Mont- 
réal. L'évêque  de  Pétrée,  au  comble  de  la  joie,  fit  part  de 
son  boDheur  à  son  ami  et  grand  vicaire  2,  le  curé  de  Saint- 
Josse,  à  Paris  : 

*^  Le  secours  des  ecclésiastiques  que  vous  nous  avez 
envoyés  par  les  premiers  vaisseaux,  lui  écrit-il,  nous  est 
venu  fort  à  propos  pour  nous  donner  les  moyens  d'assister 
divers  lieux  de  cette  colonie,  qui  en  ont  un  notable  besoin. 

**  La  venue  de  M.  de  Queylus,  avec  plusieurs  ouvriers 
tirés  du  séminaire  de  Saint-Sulpice,  ne  nous  a  pas  moins 
apporté  de  consolation.  Nous  les  avons  tous  embrassés  in 
visceribus  Christi  3.  Ce  qui  nous  donne  une  joie  plus  sensi- 
ble, c'est  la  bénédiction  de  voir  notre  clergé  dans  une  sainte 
disposition  de  travailler,  tous  d'un  cœur  et  d'un  même 
esprit,  à  procurer  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes, 
tant  des  Français  que  des  sauvages.  " 

Puis  il  ajoute:  '^  J'ai  donné  mission  depuis  un  mois  à 
deux  très  vertueux  et  bons  ouvriers,  pour  aller  dans  une 
nation  iroquoise,  qui  s^est  établie  depuis  quelques  années, 
assez  proche  de  nous,  du  côté  du  nord  du  grand  lac  Onta- 
rio.    L'un  est  M.  de  Fénelon,  dont  le  nom  est  assez  connu 


1.  —  Il  amenait  avec  lai  MM.  d'Urfë,  D'AUet  et  Urbain  Brehan  de 
Galinée.  Ce  dernier  n'était  encore  que  diacre.  *'  Il  ëtait  de  la  famille 
de  Brehan,  dont  la  devise  était  :  Foi  de  Brehan  vaut  mieux  qn^ argent,^* 
(Histoire  du  Montréal,  note  de  Jacques  Viger.^ 

2 — **  M.  Poitevin,  grand  vicaire  do  Mgr  notre  évèque."  (L^tn 
hiiitoriq\t£  88e.) 

3 —  *'  M.  de  Queylus  avait  déclaré  qu*cn  allant  au  Canada,  il  vou- 
lait y  vivre  dans  la  dépendance  due  à  son  supérieur  et  à  son  évêque. 
Il  fut  reçu  affectueusement  par  Mgr  de  Laval,  qui  le  nomma  an  de 
ses  grands  vicaires."    (Ferlund,  t.  II,  p.  68.) 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  543 


dans  Paris,  et  l'autre,  M.  Trouvé  i.  Nous  n'avons  pu 
encore  savoir  le  succès  de  leur,  emploi  ;  mais  nous  avons 
tout  sujet  d'en  espérer  un  très  grand  fruit  2.  " 

Les  travaux  de  l'apostolat  dans  les  missions  sauvages, 
qui  jusqu'ici  avaient  été  l'apanage  exclusif  des  jésuites, 
allaient  donc  être  désormais  partagés  par  des  prêtres  sécu- 
liers. L'expérience  ne  fut  pas  vaine.  Les  messieurs  de 
Saint-Sulpice  déployèrent  danô  les  missions  le  zèle  et  le 
dévouement  apostolique  dont  ils  faisaient  preuve  depuis 
longtemps  dans  la  colonie  de  Montréal. 

Rien  de  plus  admirable  que  les  recommandations  de 
l'évêque  de  Pétrée  à  MM.  Trouvé  et  de  Fénelon,  à  leur 
départ  pour  la  mission  de  la  baie  de  Quinte.  Ce  sont 
comme  les  adieux  d'un  tendre  père  à  ses  enfants  qu'il  voit 
partir  pour  un  long  voyage.  En  songeant  aux  dangers 
qu'ils  vont  courir,  il  leur  adresse  les  conseils  de  sa  longue 
expérience  3.  *'  Ces  instructions,  dit  Jacques  Viger,  font 
infiniment  d'honneur  à  la  main  qui  les  a  tracées  et  au  cœur 
qui  les  a  dictées  *.  " 

Le  prélat  loue  d'abord  la  piété  et  le  zèle  qui  ont  porté 
ces  jeunes  prêtres  à  se  dévouer  ainsi  pour  le  salut  des 
nations  sauvages  ;  puis  il  leur  donne  tous  les  pouvoirs  dont 


1  —  'Trançoia  de  Salasrnac,  abbé  de  Fënelon,  frère  de  l'archevêque  de 
Cambrai,  et  Claude  Trouvé  étaient  arrivés  en  Canada  le  27  juin  1667." 
(Histoire  du  Montrécd,  note  de  Jacques  Viger.  ) 

2  —  lielations  des  jésuites,  1668. 

3  — MM.  de  Fénelon  et  Trouvé  venaient  d'être  ordonnés  prètroA  à 
Québec,  celui-ci  le  10  juin,  l'autre  le  11  juin  1663. 

4 —  Histoire  du  Montréal^  note,  p.  260. 


544  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

.ils  auront  besoin  pour  Taccom plissement  de  leur  ministère 

sacré. 

Leur  mission  est  noble,  sublime,  mais  pleine  de  périls. 
Ils  viennent  d'être  ordonnés  prêtres,  ils  sont  jeunes  et  sans 
expérience  ;  mais  la  piété  et  l'humilité  suppléeront  à  tout. 
La  foi  sera  leur  bouclier  et  leur  sauvegarde. 

Le  chef  naturel  de  la  mission  paraissait  être  M.  de  Féae- 
Ion,  à  cause  de  ses  talents  et  de  la  noblesse  de  son  origine. 
Mgr  de  Laval  en  juge  autrement  :  il  lui  donne  pour  supé- 
rieur son  compagnon  de  voyage,  M.  Trouvé,  lui  Recom- 
mandant de  lui  être  subordonné  dans  toutes  ses  fonctions  ; 
et  ce  sera  ainsi  la  gloire  de  ces  deux  apôtres  de  commencer 
leur  mission  sous  la  protection  de  l'obéissance  et  de 
l'humilité  la  plus  chrétienne. 

Dans  leurs  difficultés  et  dans  leurs  peines,  ils  se  mettront 
en  rapport  avec  les  RR.  PP.  jésuites,  qui  desservent  les 
missions  iroquoises  au  sud  du  lac  Ontario,  et  tâcheront  de 
rester  toujours  avec  eux  cor  unum  et  anima  una^  suivant  le 
précepte  du  Sauveur. 

**  Sur  toutes  choses,  dit  le  pieux  évêque,  nous  vous  con- 
jurons de  leur  faire  paraître,  en  toutes  sortes  de  rencontres^ 
des  marques  véritables  et  sincères  du  ressentiment  très 
juste  que  vous  avez  avec  nous  des  grandes  obligations  dont 
cette  Eglise  naissante  est  redevable  à  cette  sainte  Compa- 
gnie, pour  le  zèle  et  les  soins  continuels  avec  lesquels  elle 
y  a  travaillé  depuis  quarante  ans,  et  continue  de  faire 
encore  aujourd'hui.  La  grande  bénédiction  qu'il  a  plu  à 
Notre-Seigneur  de  donner  à  ses  travaux,  nous  sert  d'un 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  545 


l)uiBsant  motif  pour  vous  porter,  autant  qu'il  est  en  notre 
I)ouvoir,  à  conserver  toujours  une  liaison  très  étroite  et 
intime  union  avec  les  religieux  missionnaires  de  cette 
Compagnie,  afin  que  n'ayant  tous  qu'un  même  cœur  et  un 
même  esprit,  il  plaise  à  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  le 
eouverain  pasteur  des  âmes,  vous  rendre  tous  participants 
des  mêmes  grâces  et  bénédictions.  " 

Que  ne  pouvait-on  pas  attendre  d'un  évêque  qui  parlait 
avec  tant  d'onction  paternelle  à  ses  collaborateurs,  enflam- 
mait leur  courage,  et  leur  prêchait  sans  cesse  l'union  de 
leurs  esprits  et  de  leurs  cœurs  ? 

On  rapporte  de  l'apôtre  saint  Jean,  que,  sur  la  fin  de  sa 
carrière,  pressé  par  ses  disciples  de  leur  adresser  souvent 
la  parole,  il  n'avait  rien  à  leur  dire  que  cette  phrase  bien 
courte  :  **  Mes  petits  enfants,  aimez-vous*  les  uns  les 
autres  ^.  "  A  tous  les  membres  de  son  clergé,  également, 
l'évêque  de  Pétrée  répétait  sans  cesse  :  **  N'ayez  tous  qu'un 
cœur  et  qu'une  âme  :  Cor  unum  et  anima  una,  "  Aussi  tous, 
jésuites,  sulpiciens,  prêtres  du  séminaire  de  Québec,  riva- 
lisaient-ils de  zèle  pour  la  vertu,  d'estime  les  uns  pour  les 
autres,  et  de  dévouement  pour  les  fonctions  du  saint 
ministère. 

Pour  aider  l'inexpérience  des  deux  jeunes  missionnaires, 
Mgr  de  Laval  leur  donne  des  conseils  d'une  sagesse  et 


1  —  S.  Jérôme,  Oomment.  sur  Vép.  nf.x  Galates,  liv.  3,  cli.  C. 


546  VIE   DE  MQR  DE  LAVAL 


d'une  suavité  admirables.    Et  d'abord,  voici  le  noble  but 
qu'il  propose  à  leur  ambition  : 

'*  Qu'ils  se  persuadent  bien,  dit-il,  qu'étant  envoj'és  pour 
travailler  à  la  conversion  des  infidèles,  ils  ont  l'emploi  le 
plus  important  qui  soit  dans  l'Eglise,  ce  qui  les  doit 
obliger,  pour  se  rendre  de  dignes  instruments  de  Dieu,  à  se 
perfectionner  dans  toutes  les  vertus  propres  d'un  mission- 
naire apostolique,  méditant  souvent,  à  l'invitation"  de  saint 
François- Xavier,  le  patron  et  l'idéal  des  missionnaires,  ces 
paroles  de  l'Evangile  :  Quid  prodest  homini  si  7nundiim  uni' 
versum  lucretur^  animas  vero  susc  deirinicntum  patiaiur  ^  ?  '' 

Mais  le  zèle  lui-même  a  besoin  d'être  éclairé  ;  et  trop 
souvent,  faute  de  lumière  et  d'expérience,  il  va  se  briser 
contre  deux  écueils,  que  l'on  n'avait  pas  aperçus  tout 
d'abord  :  l'excès  de  confiance,  et  le  découragement. 

*'  Qu'ils  tâchent,  dit  le  prélat,  d'éviter  deux  extrémités 
qui  sont  à  craindre  en  ceux  qui  s'appliquent  à  la  conver- 
tion  des  âmes;  de  trop  espérer,  ou  de  trop  désespérer. 
Ceux  qui  espèrent  trop,  sont  souvent  les  premiers  à  déses- 
pérer de  tout,  à  la  vue  des  grandes  difficultés  qui  se  trou- 
vent dans  l'entreprise  de  la  conversion  des  infidèles,  qui 
est  plutôt  l'ouvrage  de  Dieu  que  de  l'industrie  des  hommes. 
Qu'ils  se  souviennent  que  la  semence  de  la  parole  de  Dieu 
fructum  offert  in  patieniiâ  2.  Ceux  qui  n'ont  pas  cette  patience 


1  —  **  Que  sert  à  rbomme  de  gagner  le  monde  entier,  s'il  perd  son 
âme?"    (Matth.,Xyî,2Q.) 

2  —  **  Porte  du  fruit  par  la  patience."    (Luc^  VIII,  15.) 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  547 


sont  en  danger,  après  avoir  jeté  beaucoup  de  feu  au  com- 
mencement, de  perdre  enfin  courage,  et  de  quitter  l'entre- 
prise." 

Le  zèle  du  missionnaire  a  besoin  aussi  de  ressources. 
Mais  pour  l'œuvre  de  Dieu,  les  moyens  surnaturels  sont 
toujours  supérieurs  aux  moyens  purement  humains.  Voyez 
comme  les  sages  paroles  de  Mgr  de  Laval  peuvent  s'appli- 
quer à  tous  les  temps  et  à  tous  les  lieux,  et  comme  elles 
sont  de  nature  à  encourager  l'humble  missionnaire  qui  n'a 
guère  d'autres  ressources  que  sa  bonne  volonté  : 

'*  La  langue,  dit-il,  est  nécessaire  pour  agir  avec  les  sau- 
vages. C'est  toutefois  une  des  moindres  parties  d'un  bon 
missionnaire;  de  même  que,  dans  la  France,  de  bien  parler 
français  n'est  pas  ce  qui  fait  prêcher  avec  fruit. 

"  Les  talents  qui  font  les  bons  missionnaires,  ajoute-t-il, 
sont  :  1®  être  rempli  de  l'esprit  de  Dieu.  Cet  esprit  doit 
animer  nos  paroles  et  nos  cœurs  :  Ex  abundantia  cordis  os 
loquilur  2. 

2o  Avoir  une  grande  prudence  pour  le  choix  et  l'ordre 
des  choses  qu'il  faut  faire,  soit  pour  éclairer  l'entendement, 
soit  pour  fléchir  la  volonté;  tout  ce  qui  ne  porte  point  là, 
est  paroles  perdues. 

30  Avoir  une  grande  application  pour  ne  perdre  pas  les 
moments  du  salut  des  âmes,  et  suppléer  à  la  négligence 
qui  souvent  se  glisse  dans  les  catéchumènes  ;  car,  comme 
le  diable,  de  son  côté,  circuit  tanquàm  leo  rugiens,  quierens 


2  —  **  C'oRt    do    l'abondanco    du    cœur    que    la    bouche  parle," 
(Matth.,  XII,  34.) 


548  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 

qucm  dcvorct  \  aussi  faut-il  que  nous  soyons  vigilants  con- 
tre ses  efforts,  avec  soin,  douceur  et  amour. 

'*  4»  N'avoir  rien  dans  notre  vie  et  dans  nos  mœurs  qui 
paraisse  démentir  ce  que  nous  disons,  ou  qui  mette  de 
l'indisposition  dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs  de  ceux 
qu'on  veut  gagner  à  Dieu. 

*'  5"*  Il  faut  se  faire  aimer  par  sa  douceur,  sa  patience  et 
sa  charité,  et  se  gagner  les  esprits  et  les  cœurs  pour  les 
gagner  à  Dieu.    Souvent  une  parole  d'aigreur,  une  impa- 
tience, un  visage  rebutant  détruisent  en  un  moment  ce 
qu'on  avait  fait  dans  un  long  temps. 

**  6o  L'Esprit  de  Dieu  demande  un  cœur  paisible,  recueilli, 
et  non  pas  un  cœur  inquiet  et  dissipé  ;  il  faut  un  visage 
joyeux  et  modeste;  il  faut  éviter  les  railleries  et  les  ris 
déréglés,  et  généralement  tout  ce  qui  est  contraire  à  une 
sainte  et  joyeuse  modestie  :  Modcstia  reéira  nota  sit  omnibvs 
koviinibus  2.  " 

Il  y  a  dans  cette  page  de  Mgr  de  Laval  tout  un  traité  de 
prédication,  et  de  théologie  pastorale.  On  y  trouve,  en 
quelques  lignes,  le  secret  de  convertir  les  hommes,  de 
toucher  les  cœurs,  et  de  gagner  le  monde  à  Jésus-Christ, 
Il  n'y  avait  qu'un  saint  qui  pût  trouver  dans  son  cœur  des 
paroles  si  vraies,  si  sages,  si  entraînantes.  "  L'homme  de 
bien  tire  de  bonnes  choses  d'un  bon  trésor  ^  ". 


1  —  *'  Le  diable,  comme  un  lion  rugissant,  rôde  autour  de  vous, 
cherchant  qui  il  pourra  dévorer."  (1  Pierre,  V,  8.) 

2  -    *'  Que  votre    modestie   soit  connue  de  tous  les  houimes.  " 
(Philip.,  IV,  5.) 

3  — Matth.,XTI,  35. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  540 


Le  cœur  du  prélat  était  embrasé  d'amour  pour  ses  prê* 
très.  Il  leur  voulait  du  bien,  il  souhaitait  de  les  voir  aussi 
heureux  et  aussi  parfaits  que  possible,  marchant  avec 
ardeur  à  la  conquête  des  âmes  ;  et  son  cœur  lui  avait  dicté 
les  admirables  instructions  qu'on  vient  de  lire. 

Qu'on  les  médite  avec  attention,  on  y  trouvera  tout  ce 
qu'il  faut  pour  le  succès  du  ministère  pastoral.  L'esprit  de 
Mgr  de  Laval,  qui  respire  dans  ces  pages,  a  pénétré  forte- 
ment l'Eglise  qu'il  a  fondée.  Il  a  traversé  les  siècles,  et 
on  le  retrouve  encore  plein  de  eève  et  de  vigueur  dans  le 
clergé  du  Canada. 

Mgr  de  Laval  termine  ses  instructions  à  MM.  de  Fénelon 
et  Trouvé  par  des  avis  plus  particuliers  sur  le  ministère 
spécial  qu'ils  ont  à  exercer  vis-à-vis  des  sauvages.  Puis  il 
leur  recommande  encore  de  rester  en  bons  termes  avec  les 
RR.  PP.  jésuites  :  *'  Dans  les  occasions,  dit-il,  qu'ils  écri- 
vent aux  PP.  jésuites,  qui  sont  employés  dans  les  missions 
iroquoises,  pour  la  résolution  de  leurs  doutes,  et  pour  rece- 
voir de  leur  longue  expérience  les  lumières  nécessaires 
pour  leur  conduite  ^  " 

Cette  confiance  filiale  et  sans  réserve  pour  les  Pères  de 
la  Compagnie  de  Jésus,  le  pieux  évoque  y  sera  fidèle  toute 
sa  vie.  Plus  tard,  quand  le  séminaire  de  Québec  se  char- 
gera des  missions  de  la  Louisiane  et  du  Mississipi,  et  que 
MM.  de  Montîgny,  Saint-Côme  et  Davion,  s'y  rendront 
avec  l'agrément  et  la  bénédiction  de  Mgr  de  Saint- Valier, 

1  —  Archives  de  rarchevôché  de  Québec. 


550  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


nous  verrons  encore  l'ancien  évêque  de  Québec  intervenir 
avec  sa  maxime  favorite  cor  unum  et  anima  una^  pour  recom- 
mander aux  jésuites  ces  jeunes  missionnaires,  et  faire  des 
vœux  pour  que  la  paix  et  Tunion  régnent  toujours  entre 
les  anciens  et  les  nouveaux  ouvriers  de  la  vigne  du  Sei- 
gneur. 

MM.  de  Fénelon  et  Trouvé  s'embarquèrent  à  La  Chine 
le  2  octobre,  fôte  des  saints  Anges  Gardiens,  et  n'arrivèrent 
à  la  baie  de  Quinte  que  le  28.  Leur  zèle  fut  béni  de  Dieu, 
et  produisit  d'heureux  résultats.  Les  Iroquois  se  disper- 
sant un  peu  sur  les  bords  du  lac  Ontario,  on  les  suivit  par- 
tout ;  et  bientôt  nos  dignes  missionnaires  eurent  trois  ou 
quatre  missions  de  sauvages  à  desservir. 

On  y  convertissait  peu  d'adultes,  tant  les  Iroquois  étaient 
attachés  à  leurs  superstitions  et  à  leurs  mauvaises  habi- 
tudes ;  mais  on  y  baptisait  un  grand  nombre  d'enfants, 
après  en  avoir  obtenu  la  permission  de  Rohiario,  chef  du 
village. 

'*  On  dit  que  ce  baptême  fait  mourir  les  enfants,  dit  un 
jour  ce  chef  à  M.  Trouvé.  S'ils  meurent,  on  dira  que  tu  es 
venu  dans  notre  village  pour  nous  détruire.  —  Ne  crains 
rien,  répliqua  M.  Trouvé;  nous,  Français,  nous  sommes 
tous  baptisés,  et  tu  sais  si  nous  sommes  nombreux.  —  Eh 
bien,  fais  comme  tu  voudras,  répondit  Rohiario,  tu  es  le 
maître." 

Cinquante  enfants  furent  baptisés,  d'un  seul  coup  ;  et  le 
préjugé  des  sauvages  contre  le  baptême  finit  bientôt  par 
disparaître. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  551 

'*  Les  pères  et  les  mères,  dit  M.  Trouvé,  n'ont  aucune 
opposition  à  ce  qu'on  instruise  leurs  enfants  ;  au  contraire, 
ils  en  sont  vains,  et  nous  le  demandent.  Je  suis  obligé, 
ajoutait-il,  de  rendre  ce  témoignage  à  la  vérité,  que  les 
sauvages,  tout  barbares  qu'ils  sont,  et  sans  les  lumières  de 
l'Evangile,  ne  commettent  point  tant  de  péchés  que  la 
plupart  des  chrétiens.  " 

Beaucoup  de  personnes  âgées  embrassaient  le  christia- 
nisme, au  moins  à  l'article  de  la  mort.  **  Les  sauvages, 
écrivait  M.  Trpuvé,  n'ayant  pas  reçu  comme  nous  cette 
grande  grâce  de  l'éducation  chrétienne,  ne  sont  pas  punis, 
comme  nous,  à  la  mort,  de  cet  endurcissement  qui  se 
trouve  ordinairement  en  nous,  quand  nous  avons  mal  vécu. 
Au  contraire,  dès  qu'ils  sont  abattus  par  le  mal,  et,  par  ce 
moyen,  plus  en  état  de  réfléchir  sur  le  peu  qu'est  cette  vie, 
et  sur  la  grandeur  de  Celui  qui  est  le  maître  de  nos  jours, 
si  la  Providence  les  met  entre  les  mains  d'un  missionnaire, 
ils  meurent  communément  dans  les  apparences  d'un  grand 
regret  de  tout  le  passé.  " 

Du  reste,  les  deux  missionnaires  sulpiciens,  suivant 
l'esprit  si  vénérable  de  leur  maison,  faisaient  le  bien  sans 
bruit  et  sans  éclat,  sans  aucune  recherche  d'eux-mêmes, 
ne  travaillant  en  tout  que  pour  la  gloire  de  Dieu. 

M.  de  Fénelon  descend  un  jour  à  Québec,  dans  l'été  de 
1660,  et  va  rendre  ses  hommages  à  Mgr  deLaval.  L'évêque 
6'informe  avec  intérêt  de  la  mission  de  la  baie  de  Quinte, 
et  prie  le  digne  missionnaire  de  faire  un  petit  résumé  de 
-ses  travaux  apostoliques,  afin  qu'on  puisse  l'insérer  dans 
les  Relatiçns.    "  Monseigneur,  repartit  modestement  M.  de 


552  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


FéneloD,  la  plus  grande  grâce    que  vous    puissiez  nous 
accorder,  c'est  de  ne  pas  faire  parler  de  nous  ^.  " 

Il  alla  saluer  aussi  la  vénérable  Mère  de  l'Incarnation  : 
"  M.  l'abbé  de  Fénelon,dit-elle,  ayant  hiverné  auxlroquois, 
nous  a  rendu  visite.  Je  lui  ai  demandé  comment  il  avait 
pu  subsister,  n'ayant  eu  que  de  la  sagamité  pour  tout 
vivre,  et  de  Teau  pure  à  boire.  Il  m'a  reparti  qu'il  y  était 
si  accoutumé  qu'il  ne  faisait  point  de  distinction  de  cet 
aliment  à  aucun  autre,  et  qu'il  allait  partir  pour  y  retourner 
et  y  passer  encore  l'hiver  avec  M.  Trouvé,  ne  l'ayant  laissé 
que  pour  aller  quérir  de  quoi  payer  les  sauvages^qui  les 
nourrissent.  Le  zèle  de  ces  grands  serviteurs  de  Dieu  est 
admirable  ^ .  " 

M.  de  Fénelon  se  hâta,  en  effet,  d'aller  rejoindre  son 
confrère,  M.  Trouvé;  et,  quelque  temps  après,  trois  autres 
sulpiciens  ^  allèrent  aussi  partager  leurs  travaux  aposto- 
liques. Ils  ne  bornèrent  pas  leur  zèle  à  la  simple  mission 
de  Quinte,  mais  parcoururent  à  peu  près  toute  la  partie  de 
la  province  d'Ontario  située  au  nord  du  lac  qui  porte  ce 
nom  *. 

Le  séminaire  de  Saint-Sulpice  se  chargea  généreusement 
des  frais  de  la  mission  de  la  baie  de  Quinte,  qui  continua 
de  produire  d'heureux  fruits  de  salut. 


1  —  Hwtoire  du  Montréal ^  Lettre  de  M.  Trouvé,  p.  209. 

2  —  Lettre  historiqtie  82e. 

3  —  MM.  de  Cicé,  Mariet  et  Mercadier.  Ils  étaient  venus  ensemble 
au  Canada,  l'année  précédente,  le  8  juillet  1668. 

4  —  Le  nom  de  Fénelon's  Falls  donné  à  un  petit  village  du  comté 
de  Victoria,  à  plus  de  100  milles  de  Toronto,  est  un  souvenir  histo- 
rique de  la  mission  des  sulpiciens. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  553 


En  même  temps  que  MM.  de  Fénelon  et  Trouvé  se  dis- 
posaient à  partir  pour  la  mission  du  lac  Ontario,  dans 
l'automne  de  1668,  deux  autres  sulpiciens,  MM.  Barthé- 
lémy et  DoUier  de  Casson,  obtenaient  de  leur  nouveau 
supérieur,  M.  de  Queylus,  grand  vicaire  de  Mgr  de  Laval, 
la  permission  "  d'aller  hiverner  dans  les  bois  avec  les 
sauvages,  pour  les  instruire  de  la  religion  et  apprendre 
eux-mêmes  la  langue  sauvage  ^.  " 

M.  Barthélémy  ee  rendit  chez  les  Algonquins,  apprit  très 
bien  leur  langue,  et  se  mit  en  état  de  rendre  beaucoup  de 
services  à  ces  sauvages. 

M.  Dollier  prit  une  autre  direction.  Un  sauvage  s'offrit 
à  lui  pour  le  conduire  à  plusieurs  centaines  de  lieues  à 
l'ouest  de  Mçntréal,  dans  un  pays  où  n'avait  pas  encore 
pénétré  la  lumière  de  l'Evangile. 

M.  de  la  Salle  voulut  être  du  voyage.  Ils  partirent 
ensemble  dans  l'été  de  1660,  avec  sept  canots  conduits  par 
vingt-deux  Français.  Le  départ  avait  été  retardé  de  plu- 
sieurs semaines,  à  cause  du  meurtre  d'an  Iroquois,  qui 
avait  été  massacré  par  quelques  soldats  français,  près  de 
Montréal.  Ceux-ci  furent  condamnés  à  être  exécutés,  le 
6  juin  ;  et  ce  fut  M.  Dollier  qui  les  prépara  à  la  mort. 

Mgr  de  Laval  donna  à  M.  Dollier  des  lettres  de  pouvoirs 
semblables  à  celles  qu'il  avait  remises  à  MM.  de  Fénelon  et 
Trouvé,  l'année  précédente. 

■ 

M.  de  Galinée,  diacre  du  séminaire  de  Saint-Sulpice, 

l  —  Histoire  du  MmUréaL 


554  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 


accompagna  M.  DoUier  dans  sa  mission.  C'était  un  jeune 
homme  de  beaucoup  de  talents  et  d'espérances  i  ;  il  rédigea 
un  rapport  du  voyage,  et  dressa,  avec  M.  DoUier,  une  carte 
du  pays  qu'ils  reconnurent. 

Nos  deux  missionnaires  se  rendirent  jusqu'au  lac  Erié. 
Sur  les  rivages  de  ce  lac,  ils  plantèrent  une  croix,  au  pied 
de  laquelle  fut  placée  une  inscription  portant  que,  Van  du 
salut  1669,  s'étaient  arrêtés  en  ce  lieu  deux  missionnaiiea 
du  séminaire  de  Montréal,  accompagnés  de  sept  autres 
Français,  et  que,  les  premiers  de  tous  les  Européens,  ils 
avaient  passé  l'hiver  sur  les  bords  de  ce  lac.  L'inscription 
était  signée  de  MM.  DoUier  et  de  Galinée. 

Elle  ne  portait  pas  le  nom  de  La  Salle.  Celui-ci 
s'était  sans  doute  séparé  de  ses  compagnons  ;  car  il  fat 
rencontré  sur  la  rivière  des  Outaouais,  vers  la  fin  de  l'été 
1669,  dans  un  temps,  par  conséquent,  où  les  deux  mission- 
naires devaient  être  fort  loin  2. 

MM.  Dollier  et  de  Galinée  ne  purent  accomplir  leur 
principal  dessein,  qui  était  de  descendre  au  Mississipi,  en 
suivant  la  rivière  Ohio.  Ils  revinrent  à  Montréal  de  bonne 
heure  dans  l'été  de  1670;  et,  l'année  suivante,  M.  Dollier 
accompagna  M.  de  Courcelle  dans  son  expédition  à 
la  baie  de  Quinte,  sur  le  lac  Ontario. 

Les  Iroquois,  en  effet,  ne  pouvaient  se  résigner  à  subir 
sans  murmure  le  joug  de  la  paix.  Ils  remuaient  sans  cesse, 


1  —  Alalhcureuseuicnt,  il  ue  resta  que  trois  ans  au   Canada,  et 
retourna  à  Paris,  où  il  mourut  en  1678. 

2  — Ferland,  t.  II,  p.  72. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  555 

s'attaquant  non  pas  directement  aux  Français,  mais  aux 
sauvages  qui  étaient  censés  nos  alliés.  M.  de  Courcelle  les 
ramenait  toujours  à  la  raison  par  des  menaces 'salutaires. 
Au  printemps  de  1671,  cependant,  il  jugea  qu'il  fallait  faire 
quelque  chose  de  plus,  et  prouver  aux  Iroquois  que  les 
Français  pourraient  bien,  quand  ils  le  jugeraient  néces- 
saire, surmonter  les  difficultés  du  passage  des  rapides,  et 
pénétrer  dans  leur  pays  par  le  lac  Ontario,  comme  ils 
l'avaient  déjà  fait  par  la  rivière  Richelieu. 

Il  fait  donc  préparer  treize  canots,  avec  un  grand  bateau 
plat  pour  transporter  les  provisions,  puis  s'embarque  sur 
cette  flottille  avec  cinquante-six  hommes  de  choix,  parmi 
lesquels  M.  de  Varennes,  gouverneur  des  Trois- Rivières, 
et  M.  Perrot,  gouverneur  de  Montréal. 

La  flottille  remonta  les  rapides  du  Saint- Laurent  en 
moins  de  quinze  jours  ^,  et,  au  grand  étonnement  des  sau- 
vages, arriva  heureusement  à  l'un  des  villages  de  la  baie 
de  Quinte. 

**  Ce  voyage,  dit  Jacques  Vîger,  fait  à  l'improviste  par 
une  voie  encore  plus  difficile  que  celle  du  Richelieu,  sur- 
prit entièrement  les  Iroquois,  qui  virent  leurs  cantons 
exposés  i\  nos  attaques  par  deux  côtés  à  la  fois.  Ils  com- 
prirent plus  que  jamais  qu'il  leur  serait  impossible  de 
résister  à  une  nation  qui  ne  se  laissait  arrêter  ni  par  les 
saisons,  ni  par  les  obstacles  de  la  route  2." 


1  —  **  Du  2  au  16  juin,  "  dit  Jacques  Viger. 
ti  —  Histoire  du  Montréal,  note,  page  259. 


556  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


D'après  Marie  de  rincarnatioD,  M.  de  Courcelle  avait 
accompli  un  coup  de  force,  dont  les  sauvages  eux-mêmes 
n'étaient  pas  capables  :  **  Il  a  pris  avec  lui,  dit-elle,  une 
troupe  de  Français,  et  s'est  embarqué  avec  eux  sur  des 
canots  qu'il  a  conduits  par  des  rapides  et  bouillons,  où 
jamais  les  sauvages  n'avaient  pu  passer,  quoiqu'ils  soient 
très  habiles  à  canoter.  Il  arriva  heureusement  à  Quinte..., 
et  les  Iroquois  furent  tellement  effrayés,  qu'après  avoir 
longtemps  tenu  la  main  sur  la  bouche,  pour  marque  de 
leur  étonnement,  ils  s'écrièrent  que  les  Français  étaient 
des  diables,  qui  venaient  à  bout  de  tout  ce  qu'ils  voulaient, 
et  qu'Onontio  était  l'incomparable  ^" 

Cette  démonstration  de  M.  de  Courcelle  eut  pour  effet 
de  maintenir  les  Iroquois  dans  une  salutaire  terreur,  et 
d'assurer  pour  quelques  années  la  continuation  de  la  paix, 
au  grand  avantage  des  missions. 

1  —  Lettre  hiatorUpH'  S(ht. 


CHAPITRE  VINGT-CINQUIEME 


Mgr  de  Laval  et  rinstructiou  de  la  jeunesse.  —  Le  petit  sëminaire  de 
Qaëbec.  —  Ia  ferme  modèle  do  Saint  Joachim.  —  Une  école 
normale. 

Il  y  avait  cinq  ans,  environ,  que  le  séminaire  de  Québec 
avait  été  établi  par  Mgr  de  Laval.  Il  était  chargé  de 
desservir  toutes  les  paroisses.  On  y  formait  de  plus  aux 
fonctions  ecclésiastiques  les  élèves  du  sanctuaire  qui  avaient 
fait  leurs  études  classiques  chez  les  jésuites  ou  en  France  ; 
î«ais  il  n'y  avait  pas  encore  de  petit  séminaire. 

L'œuvre  du  pieux  prélat  ne  larda  pas  de  se  développer. 

Ce  qui  décida  Tévêque  de  Pétrée  à  ériger  son  petit  sémi- 
naire plus  vite  peut-être  qu'il  ne  se  proposait  de  le  faire,  ce 
fut  une  lettre  qu'il  reçut  de  Colbert,  au  printemps  de  1668. 

Le  ministre  le  félicitait  d'abord,  au  nom  de  Sa  Majesté, 
Ju  zèle  qu'il  apportait  dans  l'accomplissement  de  ses  fonc- 
tions épiscopales  ;  puis  il  lui  communiquait  les  vues  de  la 
Cour  sur  l'éducation  à  donner  aux  sauvages.  On  aurait 
voulu  transformer  leurs  mœurs,  et  leur  faire  adopter  les 
coutumes  françaises.  On  se  flattait  de  pouvoir  les  façonner 
à  nos  usages,  faciliter  par  là  leur  union  avec  les  Français, 
et  hâter  le  dévelopi)ement  de  la  colonie. 


558  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


Le  roi  voulait  intéresser  l'évoque  à  agir  dans  ce  sens  : 
"  Je  vous  conjure  d'y  travailler  vous-même,  écrivait  Col- 
bert,  afin  que,  par  votre  exemple,  tous  les  ecclésiastiques 
et  même  les  principaux  pères  de  familles  soient  coxiviés  à 
s'y  employer  aussi  avec  la  chaleur  et  l'affection  qui  est  à 
désirer  pour  une  fin  si  avantageuse  ^  ....'' 

Cette  idée  do  franciser  les  sauvages  n'était  pas  nouvelle. 
Les  récollets  avaient  songé,  autrefois,  à  établir  près  de 
leur  monastère,  sur  les  bords  de  la  rivière  Saint-Charles, 
un  séminaire,  où  ils  se  proposaient  d'instruire  les  jeunes 
sauvages.  Le  prince  do  Condé  leur  avait  fait,  dans  ce  but 
une  gratification.  Mais  le  projet  ne  fut  i)as  réalisé. 

Les  jésuites  entreprirent  l'œuvre  de  franciser  les  sau- 
vages, lors  de  la  fondation  de  leur  collège,  en  1632.  3Iais 
le  mauvais  succès  qu'ils  eurent  alors  leur  fit  rejeter promp- 
tement  la  proposition  que  leur  adressa  M.  Talon  sur  le 
même  sujet,  en  même  temps  qu'on  la  faisait  à  Mgr  de 
Laval. 

Travailler  à  la  civilisation  des  sauvages,  élever  ces  diffé- 
rentes tribus  à  la  dignité  de  nations,  leur  inspirer  les 
sentiments  de  l'honneur  et  de  la  justice:  c'était  là,  sans 
doute,  une  idée  pleine  de  générosité  et  de  grandeur.  Elle 
n'avait  pas  manqué  de  séduire  Louis  XIV.  Souvent  il 
exprimait  le  désir  de  voir  civiliser  les  sauvages,  pour  en 
faire  des  alliés  fidèles  et  des  sujets  dévoués. 

Il  eût  suffi,  pour  atteindre  ce  but,  de  faire  des  sauvages 


1  —  Lettra  de  Colbert  à  l'évêque  de  Pétrée,  7  mars  1668. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  55D 


de  véritables  chrétiens,  sans  chercher  à  transformer  tout  à 
fait  leurs  mœurs  et  leurs  usages. 

'*  Mais,  pour  Louis  XIV,  une  nationalité  ne  pouvait 
exister  en  dehors  de  la  nationalité  française.  La  civilisa- 
tion, c'était  la  langue  française,  et,  comme  on  disait  alors, 
les  coutumes  françaises.  Au  milieu  des  splendeurs  du  Louvre 
ou  de  Versailles,  il  ne  pouvait  comprendre  qu'une  peuplade 
soumise  à  son  sceptre  restât  étrangère  à  cette  civilisation, 
quand  toute  l'Europe  en  subissait  l'influence  ^ .  " 

Voilà  pourquoi  il  fit  donner  ordre  à  l'intendant  Talon, 
au  Canada,  de  travailler  à  franciser  les  sauvages.  Pour  y 
réussir,  Talon  engagea  Colbert  à  écrire  à  Mgr  de  Laval  la 
lettre  que  nous  venons  de  citer. 

Le  prélat  crut  l'occasion  favorable  de  montrer  la  défé- 
rence qu'il  eut  toujours  pour  son  souverain.  Il  lui  devait 
d'ailleurs  un  témoignage  tout  spécial  de  reconnaissance  ; 
le  roi  venait  de  lui  accorder  une  gratification  annuelle  de 
six  mille  francs  pour  les  besoins  de  son  Eglise. 

C'était  le  temps  d'exécuter  le  dessein  qu'il  avait  conçu, 
de  fonder  un  petit  séminaire,  où  l'on  pût  former  dès  le 
bas  âge  les  enfants  que  Dieu  appelle  à  l'état  ecclésiastique. 

Pour  franciser  les  jeunes  sauvages,  eu  effet,  il  fallait  les 
mêler  avec  des  enfants  français.  Le  prélat  retira  donc  du 
collège  des  jésuites,  qui  tenaient  des  pensionnaires,  tous 
ceux  dont  il  payait  la  pension  en  tout  ou  en  partie,  et  les 


1  —  M.  Tabbé  Verreau,  Joimud  de  Vlmtrudion  publique,  t.   VIII, 
p.  61. 


560  VIB   DE  MGR  DE  LAVAL 


logea  temporairement  dans  une  vieille  maison  qii^il  avait 
achetée  deux  ans  auparavant  de  Mme  Gouillard. 

L'ouverture  du  petit  séminaire  de  V Enfant- Jhus  se  fit  solen- 
nellement le  9  octobre  1668,  jour  de  la  fête  de  saint  Denis, 
apôtre  de  la  France.  Il  y  avait  en  tout  huit  élèves  fran- 
çais ï,  et  six  enfants  hurons  que  Ton  se  proposait  de  fran- 
ciser. Tels  furent  les  humbles  commencements  du  petit 
séminaire  de  Québec. 

Mgr  de  Laval  s'empressa  de  faire  connaître  cet  événe- 
ment à  son  ami,  le  curé  de  Saint- Josse,  à  Paris  :  **  Comme 
le  roi,  dit-il,  m'a  témoigné  qu'il  souhaitait  que  l'on  tâchât 
d'élever  à  la  manière  de  vie  des  Français,  les  petits  enfants 
sauvages,  afin  de  les  policer  peu  à  peu,  j'ai  formé  exprès 
un  séminaire,  où  j'en  ai  pris  un  nombre  à  ce  dessein.  Pour 
y  mieux  réussir,  j'ai  été  obligé  d'y  joindre  des  petits  Fran- 
çais, dont  les  sauvages  apprendront  plus  aisément  les 
mœurs  et  la  langue,  eu  vivant  avec  eux." 

Puis  il  ajoutait,  avec  son  rare  bon  sens  :  '''  Cette  entre- 
prise n'est  pas  sans  difficulté,  tant  du  côté  des  enfants  que 
de  celui  des  pères  et  mères.  Ceux-ci  ont  un  amour  extraor- 
dinaire pour  leurs  enfants,  et  ne  peuvent  presque  se 
résoudre  à  s'en  séparer.  S'ils  y  consentent,on  ne  peut  guère 
espérer  que  ce  soit  pour  longtemps,  parce  que,  pour  l'ordî- 


1  —  Voici  les  noms  de  sept  de  ces  dlèves  :  Pierre  et  Charles  Volant, 
frëres  jumeaux,  des  Trois-Bivières  ;  Jean  Piugaet,  de  Québec,  et  Paul 
Vachou,  de  Beauport  :  ces  quatre  élèves  devinrent  prêtres  ;  Pierre 
Pèlerin  de  Saint-Amant,  de  Québec,  qui  fut  récollet  sous  le  nom  de 
Père  Ambroise  ;  J.-Bte  Haslay,  de  la  côte  Lauson,  et  Michel  Poalin, 
des  Trois-Rlvières,  qui  sortirent,  l'un  on  1669,  l'autre  eu  1670. 
(AheUle,,  vol.  I,  no.  26.) 


VIE  DE  HQR  PB  LAVAL  561 

■        ■ 

naire,  les  familles  des  sauvages  ne  sont  pas  peuplées  de- 
beaucoup  d'enfants,  comme  celles  de  nos  Français,  od^ 
dans  la  plupart,  en  ce  pays,  il  s'en  trouve  huit,  dix,  douze^ 
et  quelquefois  jusqu'à  quinze  et  seize. 

'^  Les  sauvages,  au  contraire,  n'en  ont  pour  la  plupart 
que  deux  ou  trois,  et  rarement  ils  passent  le  nombre  de 
quatre  ;  ce  qui  fait  qu'ils  se  reposent  sur  leurs  enfants  lors- 
qu'ils sont  un  peu  avancés  en  âge,  pour  l'entretien  de  leur 
famille,  qu'ils  ne  peuvent  se  procurer  que  par  la  chasse  et 
d'autres  travaux,  dont  les  pères  et  mères  ne  sont  plus  capa- 
bles, alors  que  leurs  enfants  sont  en  âge  et  en  pouvoir  de 
les  secourir  :  à  quoi  pour  lors  il  semble  que  la  loi  naturelle 
oblige  indispensablement  les  enfants. 

**  Cependant,  nous  n'épargnerons  rien  de  ce  qui  sera  en 
notre  pouvoir  pour  faire  réussir  cette  heureuse  entreprise, 
quoique  le  succès  nous  en  paraisse  fort  douteux  ^." 

Les  prévisions  de  l'évêque  de  Pétrée  étaient  justes- 
L'expérience  de  la  francisation  des  sauvages  n'eut  un  peu 
de  succès  qu'aux  ursulines  :  **  Nous  avons  francisé  plu- 
sieurs filles  sauvages,  tant  huronnes  qu'ai gonquines,  que 
nous  avons  ensuite  mariées  à  des  Français,  qui  font  bon 
ménage,  écrit  Marie  de  l'Incarnation.  Il  y  en  a  une,  entr'au- 
:  très,  qui  sait  lire  et  écrire  à  la  perfection,  tant  en  sa  langue 
huronne,  qu'en  notre  langue  française  ;  il  n'y  a  perscwine 
qui  la  pût  distinguer,  ni  se  persuader  qu'elle  fût  née  sau- 
vage.   M.  l'intendant  en  a  été  si  ravi,  qu'il  l'a  obligée  de 

1  -;-  Eclations  des  jésuites,  1668. 

36 


562  VIJB  DE  MGR  BE  LAVAL 


lui  écrire  quelque  chose  en  sa  langue  et  en  la  nôtre,  pour 
l'emporter  en  France,  et  le  faire  voir  comme  une  chose 
extraordinaire." 

Mais  cette  expérience  coûtait  cher,  et  les  fruits  étaient 
rares  :  "  Il  les  faut  toutes  franciser,  et  les  vêtir  d'habits  à 
la  française,  continue  Marie  de  l'Incarnation,  ce  qui  n'est 
pas  d'une  petite  dépense;  car  il  n'y  en  a  pas  une,  non  plus 
que  des  petits  garçons,  qui  ne  coûte  pour  le  moins  deux 
cents  livres  à  entretenir." 

Puis  elle  ajoute,  après  avoir  raconté  les  généreux  sacri- 
fices que  s'imposaient  quelques  dames  de  France  pour 
l'entretien  de  ces  petites  sauvageases:  '*  C'est  une  chose 
très  difficile,  p.our  ne  pas  dire  impossible,  de  les  franciser 
ou  civiliser.  Nous  en  avons  l'expérience  plus  que  toute 
autre,  et  nous  avons  remarqué  de  cent  de  celles  qui  ont 
l)assé  par  nos  mains,  à  peine  en  avons-nous  civilisé  une. 
Nous  y  trouvons  de  la  docilité  et  de  l'esprit  ;  mais  lorsqu'on 
y  pense  le  moins,  elles  montent  par-dessus  notre  clôture, 
et  s'en  vont  courir  dans  les  bois  avec  leurs  parents,  où 
elles  trouvent  plus  de  plaisirs  que  dans  tous  les  agrémenta 
de  nos  maisons  françaises  ^  " 

Chez  les  jésuites,  qui  s'étaient,  décidés  à  prendre  quel- 
ques Algonquins,  comme  au  petit  séminaire,  l'expérience, 
sérieusement  tentée,  échoua  complètement. 

'*  Ce  mélange  que  l'on  croyait  utile,  dit  Latour,  ne  servit 
de  rien  aux  sauvages,  et  nuisit  aux  Français....  On  eut 


1  —  Lettre  hintin'i'pie  Cîh'. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  563 


d'abord  beaucoup  de  peine  à  en  obtenir;  les  sauvageF, 
infiniment  attachés  à  leurs  enfants,  ne  peuvent  se  résoudre 
à  s'en  séparer.  On  en  prit  beaucoup  de  soin,  mais  on  n'a 
jamais  pu  ni  ouvrir  assez  leur  esprit  pour  les  faire  entrer 
dans  les  matières  théologiques,  ni  fixer  assez  leur  légèreté 
pour  les  attacher  au  service  des  autels.  Après  avoir  passé 
plusieurs  années  au  séminaire,  malgré  eux,  et  comme  en 
prison,  ils  s'enfuyaient  dès  qu'ils  pouvaient,  et  allaient 
avec  les  autres  courir  les  bois  ^  " 

**  On  a  cru  longtemps,  dit  le  marquis  de  Denonville, 
qu'il  fallait  approcher  les  sauvages  de  nous  pour  les 
franciser  ;  on  a  tout  lieu  de  reconnaître  qu'on  se  trompait. 
Ceux  qui  se  sont  approchés  de  nous  ne  se  sont  pas  rendus 
français,  et  les  Français  qui  les  ont  hantés  sont  devenus 
sauvages.  " 

*  **  Jusqu'à  présent,  écrit  à  son  tour  M.  de  Champigny,  les 
missionnaires  ont  toujours  ét^  obligés  d'avoir  des  domes- 
tiques français,  parce  que  le  sauvage  n'aime  pas  à  être 
dépendant  ni  fixe  dans  un  lieu;  de  sorte  qu'il  arrive  plus 
ordinairement  qu'un  français  se  fasse  sauvage,  qu'un  sau- 
vage devienne  français.  " 

Les  élèves  hurons  désertèrent  les  uns  après  les  autres  la 
maison  de  Mme  Oouillard,  et  ne  furent  pas  remplacés.  Le 
dernier  fut  retiré  par  ses  parents  le  15  mars  1673. 

Mais  le  petit  séminaire  de  Québec  était  désormais  fondé  ; 


1  —  Latour,  p.  9/'. 


564  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


et  l'on  s'appliqua  à  y  préparer  à  l'état  ecclésiastique. les 
jeunes  canadiens  qui  avaient  de  la  vocation. 
.  ''  Les  prêtres  de  notre  séminaire  des  Missions  étran- 
gères, écrivait  Mgr  de  Laval,  lïe  nous  ayant  pas  moins  fait 
paraître  de  soin  et  de  vigilance  dans  l'éducation  des  enfants 
de  ce  pays,  que  nous  leur  avons  donnés  à  former  à  l'état 
ecclésiastique,  qu'ils  nous  ont  donné  des  marques  de  ]eur 
zèle  dans  les  travaux  qu'il  y  a  à  souffrir  dans  tous  les  lieux 
des  habitations  de  ce  pays,  où  nous  les  employons,  nous 
avons  estimé  ne  pouvoir  rien  faire  qui  soit  plus  à  la  gloire 
de  Dieu,  et  pour  le  bien  de  notre  Eglise,  que  de  leur  confier 
de  nouveau  la  direction  de  ce  second  séminaire,  d'autant 
plus  que  nous  avons  jugé  à  propos  de  le  renfermer  dans 
Tenceinte  de  notre  séminaire,  dans  laquelle  nous  avons  fait 
accommoder  un  logement  propre  à  ce  dessein." 

Puis  il  ajoutait  :  "Je  supplie  Notre-Seigneur,  au  nom 
de  la  très  sainte  Famille,  en  l'honneur  et  sous  la  protection 
de  laquelle  notre  séminaire  est  établi  ^,  d'y  vouloir  donner 
le  succès  et  la  bénédiction  que  nous  nous  en  promettons-." 

Le  pensionnat  des  RR.  PP.  jésuites,  qui  n'était  pas  bien 
nombreux,  tomba,  par  suite  du  départ  des  séminaristes  de 
Mgr  de  Laval.  Mais  les  classes  dû  collège  restèrent  ouvertes 
pour  les  externes  et  pour  les  élèves  du  petit  séminaire. 

Au  petit  séminaire,  en  effet,  il  n'y  avait  pas  de  classes 
proprement  dites,  ni  de  cours  réguRer  d'études  ;  on  secon- 


1  —  Le  séminaire  de  Québec  est  consacré  à  la  sainte  FaniiUe  ;  le 
petit  séminaire,  à  l'Enfant-Jésus. 

2  —  Bdatioiu  des  jemites^  1668. 


VIE  DE  M6B  DE  LAVAL  565 


tentait  de  former  les  élèves,  tous  pensionnaires,  à  la  piété 
et  à  la  vertu  ;  et  ils  suivaient  les  classes  des  jésuites  K 

n  y  avait  une  première  et  une  seconde  année  de  philo- 
sophie, une  rhétorique  et  une  seconde,  une  troisième  et 
une  quatrième,  non  pas  ensemble,  mais  alternativement, 
de  deux  ans  en  deux  ans.  Il  y  avait  aussi  une  classe  de 
rudiments  et  une  petite  école  pour  ceux  qui  ne  savaient  pas 
lire.  La  durée  des  études  variait,  selon  la  science  et  l'apti- 
tude des  élèves,  entre  cinq  et  sept  ans  ^. 

Le  pensionnat  du  petit  séminaire  de  Québec  était  comme 
le  sanctuaire  où  se  formait  la  milice  sacrée.  Les  jeunes 
lévites,  soustraits  aux  mauvais  exemples  et  à  la  contagion 
du  siècle,  s*y  appliquaient,  dès  le  bas  âge,  aux  vertus  de 
leur  état,  et  apprenaient  les  cérémonies,  le  chant  et  la 
modestie  cléricale. 

Comme  les  élèves  du  grand  séminaire,  ils  servaient  le 
dimanche,  à  l'église,  et  formaient  autour  de  l'évéque  une 
gracieuse  couronne.  '*  Ils  se  tiennent  d'un  air  si  dévot, 
durant  la  célébration  de  l'office  divin,  disait  d'eux  Mgr  de 
Saint-Valier,  qu'ils  inspirent  de  la  dévotion  aux  peuples.  " 

Du  reste,  dès  son  arrivée  au  Canada,  en  1659,  Mgr  de 
Laval  avait  trouvé  bon  nombre  d'enfants  de  chœur  tout 
dressés  et  préparés  avec  soin,  qui  logeaient  dans  une  pen- 
sion tenue  par  une  dame  Dupont,  près  de  Téglise  parois- 
siale. On  peut  dire  que  ce  pensionnat  de  Mme  Dupont 
fut  comme  le  premier  noyau  du  petit  séminaire  de  Québec. 


1  —  Latour,  p.  96. 

2  -  AheUle,  vol.  II.  no.  13. 


566  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


Le  nombre  des  pensionnaires  du  petit  séminaire  avait 
d'abord  été  réduit  à  quatorze,  faute  de  pouvoir  en  loger 
davantage  dans  la  maison  de  Mme  Gouillard.  Mais  on 
se  mit  courageusement  à  Tœuvre,  et  bientôt  une  vaste 
construction  en  pierre  s'éleva  du  côté  de  la  cathédrale. 
C'était,  comme  on  disait  alors,  le  petit  séminaire  du  nouveau 
bâtiment  i.  Mgr  de  Laval  employait  pour  cette  belle  œuvre, 
l'objet  favori  de  ses  soins  et  de  ses  sacrifices,  la  plus  grande 
partie  des  six  mille  livres  que  le  roi  lui  donnait  chaque 
année  pour  les  besoins  de  son  Eglise. 

Les  élèves  entrèrent  dans  le  nouveau  séminaire  le  8 
décembre  1677  2. 

Ce  fut  un  beau  jour.  Il  y  eut  communion  générale.  On 
chanta  tout  d'abord  le  Veni  Creator^  ainsi  que  les  litanies 
de  l'Enfant-Jésus,  auquel  était  consacré  le  petit  séminaire. 
L'image  de  la  sainte  Famille  fut  portée  solennellement  en 
procession.  Mgr  de  Laval  prononça  une  pieuse  allocution*, 
puis  l'on  chanta  le  psaume  LastaXus  sum,  dans  lequel  le 
prophète  se  réjouit  à  la  pensée  qu'il  va  entrer  bientôt  dans 
la  maison  de  Dieu.  C'était  bien,  en  effet,  la  maison  du 
Seigneur,  ce  petit  séminaire  où  devaient  se  former  à  la 
piété  et  se  préparer  au  sacerdoce  tant  de  générations. 

Trois  ans  après,  Mgr  de  Laval  écrivait  au  cardinal  Cibo 
qu'il  y  avait  quarante  pensionnaires,  et  qu'il  avait  ordonné 
durant  cette  année  (1681)  huit  prêtres  du  pays  3. 


1  —  Histoire  mamiacrite  du  semitiaire  de  Québec. 

2  —  Il  y  avait  parmi  eux  deux  neveux  de  Mgr  de  Laval.     (AbeUle^ 
vol.  I,  no.  26.) 

3  —  A})eilley  vol.  If,  no.  13. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  567 

Jusqu'en  1730,  on  donnait  aux  pensionnaires  l'entretien 
complet.  On  cessa  à  cette  époque,  et  l'on  se  réduisit  à  leur 
donner  la  nourriture  et  l'instruction,  laissant  aux  parents 
ou  aux  bienfaiteurs  à  fournir  l'habillement  et  les  livres. 

Lorsque  l'on  cojistatait  d'une  manière  certaine  que 
quelque  élève  n'avait  pas  la  vocation  ecclésiastique,  on  lui 
faisait  apprendre,  avec  le  consentement  de  ses  parents, 
l'agriculture,  ou  quelque  métier,  comme  par  exemple  celui 
de  maçon,  de  cordonnier,  de  couturier,  de  sculpteur,  de 
menuisier,  etc.  On  l'envoyait  ordinairement  pour  cela,  à 
la  ferme  modèle  du  cap  Tourmente,  à  Saint- Joachim. 

Dans  cet  endroit  délicieux,  Mgr  de  Laval,  dont  Tesprit 
large  et  perspicace  embrassait  tous  les  besoins  de  la  société, 
avait  établi  comme  un  troisième  séminaire,  appelé  aussi  la 
Grande  Ferme,  où  les  enfants  des  paysans  apprenaient  à 
lire,  à  écrire,  à  chiffrer,  en  môme  temps  que  les  différents 
métiers,  surtout  celui  de  l'agriculture.  Le  zélé  prélat  com- 
prenait la  salutaire  influence  que  ne  manqueraient  pas 
d'exercer,  dans  un  pays  nouveau,  des  pères  de  famille 
élevés  dans  la  piété  et  doués  d'une  certaine  éducation. 

La  journée  des  élèves  se  partageait  en  de  pieux  exercices, 
des  études  assez  courtes,  et  les  travaux  des  chami)3  ou  de 
différents  métiers  les  plus  nécessaires  au  pays. 

La  grande  Ferme  était  une  pépinière  de  bons  ouvriers 
fort  attachés  au  séminaire,  d'où  l'on  tirait  des  domestiques, 
des  fermiers,  des  habitants,  qu'on  dispersait  dans  les  terres 
du  séminaire.  Plusieurs  ouvriers  y  acquirent  une  telle 
habileté,  qu'ils  furent  souvent  employés  comme  arbitres 
par  le  Conseil  souverain. 


.568  VIE  DE  MGB   DE  LAVAL 


'^  Des  écrits  contemporains  nous  ont  conservé  soignense- 
xnent  les  noms  de  ceux  qui  ont  appris  divers  métiers  dans 
l'école  de  Mgr  de  Laval  ;  et  ils  nous  font  remarquer  que 
tous  savaient  lire,  écrire,  tenir  leurs  comptes,  et,  ce  qui 
Taut  mieux  encore,  qu'ils  avaient  été  formés  aux  bonnes 
mceurs  et  à  la  science  par  excellence,  la  science  de  la  Reli- 
gion, qui  nous  fait  connaître  nos  devoirs  envers  nous- 
m^mes,  envers  la  société  et  envers  Dieu  ^  " 

L'institution  de  Saint-Joachim,  à  la  fois  ferme  modèle 
-«t  école  des  arts  et  métiers,  progressa  de  plus  en  plus,  et 
rendit  d'immenses  services  à  la  colonie. 

En  1685,  Mgr  de  Saint- Valier  essaya  d'y  introduire  les 
-études  classiques.  L'expérience  n'ayant  pas  réussi,  Mgr  de 
Laval,  trois  ans  plus  tard,  ramena  l'école  à  sa  première 
•destination,  et  y  rassembla  bon  nombre  de  jeunes  gens, 
X)our  les  former,  comme  auparavant,  aux  travaux  pour 
lesquels  ils  montraient  le  plus  d'aptitude. 

Nous  le  verrons  en  1691  se  retirer  à  sa  ferme  de  Saînt- 
Joachim,  en  suivre  les  progrès,  et  y  faire  faire  de  grands 
travaux.  En  attendant,  disons  tout  de  suite  les  fondations 
que  créa  sa  générosité  pour  l'instruction  de  la  jeunesse.  ' 

Au  printemps  de  1680,  lorsqu'il  donna  tous  ses  biens 
au  séminaire  de  Québec,  il  y  fonda  huit  pensions  entières 
pour  des  enfants  pauvres,  de  bonnes  mœurs,  et  ayant  voca- 
tion à  l'état  ecclésiastique.  Son  exemple  fut  suivi,  quelques 


1  —  Discours  de  M.  l'abbé  Taschcreau,  200e  anniverêaire  de  Varrivte 
-fU  Mgr  de  Laval  au  Canada. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  569 


années  plus  tard  (1687),  par  Mgr  de  Saint- Valier,  qui  fonda, 
lui  aussi,  six  pensions  dans  le  petit  séminaire,  et  quatre 
dans  le  grand.  On  ne  peut  assez  admirer  le  désintéresse- 
ment de  ces  grands  évêques,  les  fondateurs  de  notre  Eglise, 
qui  se  dépouillaient  de  tout  pour  favoriser  les  œuvres  de 
l'éducation  et  de  la  charité  dans  cette  colonie. 

Pour  éterniser  au  pied  du  cap  Tourmente,  comme  à 
Québec,  le  souvenir  de  sa  sollicitude  en  faveur  de  la  jeu- 
nesse canadienne,  Mgr  de  Laval  résolut  de  fonder  six 
pensions  à  la  ferme  modèle  de  Saint-Joachim.  '^  Ces 
enfants,  dit-il  dans  le  contrat  (1693),  doivent  être  du  pays, 
de  bonnes  mœurs,  propres  au  travail.  Ils  seront  choisis 
par  les  supérieurs  et  directeurs  pour  être  nourris,  entre- 
tenus et  instruits  aux  bonnes  mœurs,  à  la  piété,  à  lire,  à 
écrire,  et  formés  au  travail  et  à  quelqu'un  des  métiers  qui 
s'y  exercent,  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  atteint  l'âge  de  dix- 
huit  ans,  auquel  âge  ils  sont  capables  de  gagner  leur  vie, 
d'être  pris  à  gages,  et  de  n'être  plus  à  charge  au  sémi- 


naire.... " 


C'est  ainsi  que  le  saint  évêque,  retiré  alors  des  affaires, 
employait  ses  modestes  épargnes.  Il  ne  semblait  vivre  que 
^our  faire  du  bien  à  la  jeunesse  canadienne. 

M.  Soumande,  l'un  des  prêtres  de  son  séminaire,  encou- 
ragé par  son  exemple,  voulut  lui  aussi  fonder  trois  pensions 
à  la  ferme  modèle  de  Saint-Joachim,  dont  il  était  le  direc- 
teur. Il  n'y  mit  qu'une  condition:  c'est  que  les  élèves  qui 
en  bénéficieraient,  réciteraient  tous  les  jours  le  petit  office 
de  l'Immaculée  Conception. 


570  VIE  DE  MGB  DE  LAVAL 


Il  fit  plus  ;  il  donna,  en  1701,  la  somme  de  8,000  franca, 
pour  que  le  séminaire  mît  à  la  ferme  modèle  un  maître, 
qui  enseignât  aux  trois  élèves  dont  il  avait  fondé  la  pen- 
sion '*  un  commencement  d'humanités,  afin  qu'ils  devins- 
sent propres  à  être  maîtres  d'écoles.  " 

"  Voilà  bien,  dit  un  annaliste,  la  première  école  normale 
du  Canada.  "  Elle  prit  naissance  du  temps  de  Mgr  de 
Laval. 

On  peut  donc,  à  bon  droit,  regarder  ce  grand  évêque 
comme  le  premier  instaurateur  de  tout  le  système  d'instruc- 
tion publique  de  notre  pays. 

Nulle  œuvre  de  bienfaisance  intéressant  l'avenir  spirituel 
de  la  colonie  française  ne  pouvait  demeurer  étrangère  à  ce 
prélat.  Mais  c'est  surtout  son  séminaire  de  Québec  qui 
fut  l'objet  de  ses  prédilections  et  de  ses  soins  paternels.  Il 
s'y  dévoua  corps  et  âme  ;  il  lui  sacrifia  sa  vie  et  toute  sa 
fortune.  Il  s'identifia  avec  son  séminaire,  qui  fut  Vocca- 
sion,  nous  le  verrons  plus  tard,  des  plus  grandes  douleurs 
de  sa  vie.    Il  vécut  et  mourut  pour  cette  institution. 

Plus  tard,  les  continuateurs  de  son  œuvre,  dégagés,  par 
la  volonté  de  la  divine  Providence,  de  l'obligalion  de 
desservir  les  paroisses,  concentreront  tous  leurs  efforts  vers 
l'autre  but  de  leur  fondation,  l'instruction  de  la  jeunesse; 
ils  en  feront  l'objet  unique  de  leur  zèle  et  de  leurs  travaux. 

Mais  cet  objet  lui-même  se  développera  d'une  manière 
merveilleuse.  La  Providence  appellera  le  séminaire  à 
remplacer  les  jésuites  pour  l'éducation,  non  seulement  du 
clergé,  mais  de  toute  la  jeunesse  canadienne;  et  le  petit 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  571 


séminaire  sera  la  source  féconde  où  les  jeunes  gens  de 
toutes  les  classes  de  la  société  viendront  puiser  les  eaux 
intarissables  de  la  science  sacrée  et  profane. 

Peu  à  peu  se  dresseront  autour  de  cette  fontaine  bien- 
faisante les  portiques  élégants  et  variés  de  la  littérature, 
de  l'éloquence,  de  l'histoire,  de  la  philosophie,  de  toutes 
les  sciences  physiques,  de  la  théologie,  jusqu'à  ce  que  le 
tout  soit  couronné  par  le  dôme  superbe  de  l'enseignement 
universitaire. 

Mais  qui  peut  dire  que  Mgr  de  Laval  n'a  pas  entrevu 
cette  glorieuse  destinée  de  son  séminaire  ?  Qui  peut  dire, 
du  moins,  que  tout  n'était  pas  contenu  en  germe  dans  le 
grain  de  sénevé  que  l'illustre  prélat  planta  un  jour  sur  le 
sol  de  notre  pays  ? 

Oui,  nous  aimons  à  le  répéter  ici,  avec  un  de  ses  plus 
remarquables  panégyristes  :  '*  Mgr  de  Laval  n'a  pas  vu 
précisément  toutes  ces  choses  que  nous  admirons  aujour- 
d'hui; mais  c'est  lui  qui  a  fait  toutes  ces  choses  ^." 


1  —  M.  l'abbé  Taachereau,  200e  anniversaire  de  Varrlree  de  Mgr  de 
Laval  au  Catiada. 


CHAPITRE  VINGT-SIXIEME 


L'enseignement  primaire,  sous  Mgr  de  Laval.  —  Les  sœurs  de  la  Con- 
grégation. —  L'ëcole  de  M.  Soûart. 

Pour  compléter  ce  qui  regarde  le  soin  que  donna  Mgr  de 
Laval  à  Pinstruction  de  la  jeunesse,  il  faudrait  montrer  ce 
que  fut,  de  son  temps,  renseignement  primaire  au  Canada. 

Sans  doute,  il  ne  pouvait  être  question,  à  cette  époque, 
d'une  organisation  de  l'enseignement  primaire  comme  elle 
existe  aujourd'hui.  Dans  un  immense  pays,  où,  à  part  les 
villes  naissantes,  il  n'y  avait  encore  que  quelques  colons 
disséminés  çà  et  là,  comment  supposer  qu'il  eût  été  possible 
d'entretenir  partout  des  instituteurs  d'une  manière  régu- 
lière ?  C'est  à  peine  si  l'on  pouvait  fournir  des  mission- 
naires et  subvenir  aux  besoins  du  c^lte. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'enseignement  primaire  ne 
fit  jamais  défaut  au  Canada.  Dès  le  commencement^  nous 
voyons  les  récollets  établir  des  écoles  aux  Trois- Rivières, 
à  Québec  et  à  Tadoussac.  Ces  saints  religieux  furent  les 
premiers  instituteurs  du  pays  i . 


1  —  M.  Maguan,  Conférence  aux  itistituteurs^  donnée  à  recelé  nor- 
male Laval,  en  1888. 


574  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Les  jésuites,  qui  vinrent  après  eux,  continuèrent  à  donner 
à  Québec  l'instruction  élémentaire,  d'abord,  puis  l'ensei- 
gnement secondaire,  dans  leur  collège,  qui  fut  pendant 
près  d'un  siècle  et  demi  la  source  féconde  où  les  Canadiens 
purent  aller  puiser  les  lettres  et  les  sciences.  Nous  avons 
vu  qa'il  y  avait  dans  ce  collège  une  petite  école,  où  Ton 
apprenait  à  lire  et  à  écrire,  et  où  l'on  recevait  les  rudiments 
de  la  langue  française. 

Ce  que  les  jésuites  faisaient  pour  les  jeunes  gens,  les 
ursulines  le  faisaient  avec  non  moins  de  zèle  x>our  les 
filles  de  toutes  les  classes  de  la  société.  Les  portes  de 
leur  maison  étaient  ouvertes,  non  seulement  aux  enfants 
de  Québec,  mais  aussi  à  beaucoup  de  jeunes  filles  de  la 
campagne  et  de  tout  le  pays  ^  Devenues  plus  tard  mères  de 
famille,  ces  élèves  des  ursulines  entretenaient  partout  avec 
un  zèle  pieux  le  feu  sacré  de  la  vertu  et  de  Tinstruction. 
On  les  voyait  se  faire  les  institutrices,  non  seulement  de 
leurs  propres  enfants,  mais  souvent  de  beaucoup  d'autres 
qui  n'avaient  pas  le  bonheur  d'avoir  des  parents  instruits. 

A  la  ferme  modèle  de  Saint-Joachim,  créée  par  Mgr  de 
Laval,  se  formaient  également  de  pieux  citoyens,  de  bons 
pères  de  famille,  qui  se  répandaient  ensuite  dans  les  cam- 
pagnes, et  communiquaient  à  leurs  frères  ou  à  leurs  enfanta 
le  trésor  de  l'instruction  qu'ils  avaient  reçu.  C'est  ainsi 
qu'il  n'y  avait  guère  de  hameau  qui  ne  possédât  quelque 


1  —  ^*  Les  Français  nous  amëueut  leurs  filles  de  plus  de  soixante 
lieues  d'ici.  "  (Lettre  de  Marie  de  l'Incarnation,  7  oct.  1609.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  575 


instituteur  volontaire,  et  où  ne  brillât  de  quelque  manière 
le  flambeau  de  l'enseignement. 

Ajoutons  à  cela  que  les  missionnaires  si  zélés  du  sémi- 
naire de  Québec  et  de  Mgr  de  Laval  se  faisaient  volontiers 
les  instituteurs  de  leurs  paroissiens.  Malgré  les  fatigues  de 
leur  laborieux  ministère,  on  les  voyait  souvent  s'astreindre 
à  montrer  les  rudiments  dé  la  grammaire  et  de  la  langue 
française  aux  enfants  chez  qui  ils  avaient  remarqué,  au 
catéchisme  ou  ailleurs,  le  plus  d'aptitude  pour  se  faire 
instruire.  Nous  savons  par  la  tradition  que,  non  seulement 
un  grand  nombre  d'ecclésiastiques,  mais  aussi  beaucoup 
de  citoyens  distingués,  durent  ainsi  aux  curés  de  leurs 
paroisses  la  bonne  fortune  qui  avait  ouvert,  préparé  et 
facilité  leur  carrière. 

Quelquefois  de  riches  citoyens  consacraient  une  partie 
de  leur  fortune  à  l'œuvre  si  méritoire  de  l'instruction  de 
la  jeunesse.  C'est  ainsi  que  Mgr  de  Saint- Valier  nous  parle 
de  M.  Berthelot,  '*  si  connu,  dit-il,  dans  le  Canada,  par  son 
zèle  pour  la  décoration  des  églises,  et  par  l'établissement 
des  petites  écoles  pour  les  enfants  ^  " 

D'autres  gardaient  chez  eux  des  précepteurs  particuliers. 
M.  de  Saint-Sauveur,  autrefois  chapelain  de  l'Hôtel-Dieu, 
uvait  été  ainsi  accueilli  dans  la  maison  de  M.  BourdoQ, 
qui  lui  avait  confié  l'éducation  de  sa  famille  2. 

Mais  on  peut  dire  que  le  principal  foyer  de  renseigne- 
ment primaire  au  Canada  fut,  à  cette  époque,  l'institution 


1  —  Etai  présent  de  V Eglise, 

2  —  TestaDient  de  Jean  Bourdon. 


576  VIE  DU  MGR  DE  LAVAL 


fondée  par  la  vénérable  Marguerite  Bourgeois  ;  et  c^est 
une  des  gloires  de  Mgr  de  Laval  d'avoir  béni  et  protégé 
cette  tige  naissante,  qui  est  devenue  ce  grand  arbre,  à  l'om- 
bre  duquel  tant  de  générations  ont  pu  goûter  les  fruits 
bienfaisants  de  la  science  sacrée  et  profane. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  raconter  les  humbles  et  mer- 
veilleux commencements  de  cette  communauté,  les  dififé- 
rentes  phases  qu'elle  traversa,  la  persévérance  héroïque  de 
Marguerite  Bourgeois  et  le  succès  providentiel  qui  cou- 
ronna son  œuvre.  Tout  cela  aura  sa  place  dans  le  chapitre 
où  nous  examinerons  l'action  de  Mgr  de  Laval  à  Montréal. 

Pour  le  moment,  il  ne  s'agit  que  de  montrer  Marguerite 
Bourgeois  et  ses  compagnes  à  l'œuvre  dans  une  carrière  si 
agréable  t\  notre  saint  prélat  :  l'instruction  de  la  jeunesse. 

Dès  1660,  lors  de  sa  première  visite  à  Montréal,  Tévêque 
de  Pétrée  les  trouve  occupées  à  instruire  le<i  jeunes  filles 
de  cette  ville  et  à  se  former  en  communauté.  Mais  il  ne 
veut  pas  croire  tout  d'abord  au  succès  de  leur  entreprise. 
Il  les  bénit  cependant,  et  les  laisse  continuer  leur  œuvre 
bienfaisante. 

Neuf  ans  plus  tard,  dans  sa  cinquième  visite  à  Montréal, 
en  1669,  il  trouve  l'institution  de  Marguerite  Bourgeois  si 
solidement  établie,  qu'il  n'hésite  pas  à  lui  donner  son 
approbation.  Il  visite  avec  intérêt  les  nouvelles  construc- 
tions que  la  sœur  a  fait  bâtir,  et  il  est  tellement  satisfait 
du  succès  de  la  Congrégation  pour  l'instruction  des  jeunes 
filles,  qu^il  lui  permet  de  prendre  son  essor  dans  toutes  les 
parties  de  son  diocèse. 


VIE  PB  MGR  DE  LAVAL  577 


*'  Il  autorisa  rétablissement  de  notre  Congrégation,  en 
1C69,  dit  une  sœur  de  cette  communauté  ;  et  nous  avons 
récrit  par  lequel  il  permit  à  notre  vénérable  mère  d'ouvrir 
des  écoles  dans  toutes  les  parties  de  son  diocèse.  Un 
incendie,  en  1683,  détruisit  entièrement  notre  maison,  où 
durent  périr  plusieurs  pièces  et  documents  importants 
relatifs  à  Mgr  de  Laval  ;  mais  nous  conservons  cet  écrit.  " 
Et  elle  ajoute  :  **  Mgr  de  Laval  a  toujours  été  pour  notre 
vénérable  mère  un  père  et  un  protecteur  ^" 

Dans  récrit  dont  il  est  ici  question,  le  prélat  permet  à 
Marguerite  Bourgeois  et  à  ses  compagnes  de  continuer  les 
fonctions  de  maîtresses  d'écoles  qu'elles  exercent  gratuite- 
ment depuis  plusieurs  années,  en  l'île  de  Montréal  et 
autres  lieux,  ^'  élevant  les  petites  ûlles  dans  la  crainte  de 
Dieu  et  Texercice  des  vertus  chrétiennes,  leur  apprenant 
à  lire  et  îi  écrire,  et  les  autres  travaux  dont  elles  sont 
capables." 

C'est  donc  bien  de  l'enseignement  primaire  qu'il  s'agit 
ici.  Voilà  l'œuvre  de  Marguerite  Bourgeois  et  ses  compa- 
gnes; et  cette  œuvre  bienfaisante,  elles  l'exercent  déjà, 
en  1669,  non  seulement  en  l'île  de  Montréal,  mais  en 
plusieurs  autres  lieux  du  vicariat  apostolique  de  l'évêque 
de  Pétrée. 

Lorsqu'il  fut  devenu  évêque  de  Québec,.  Mgr  de  Laval 
voulut  reconnaître  d'une  manière  plus  solennelle  l'exis- 
tence de  la  Congrégation  des  Filles  séculières  de  Notre- 


1  —  Procès  prëliminaire  de  béatification  de  Mgr  de  Laval. 
37 


578  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Dame  à  Montréal.  Ses  lettres  canoniques,  en  date  du  6 
août  1676,  sont  un  beau  témoignage  en  faveur  du  zèle 
désintéressé  de  ces  pieuses  filles,  et  de  l'intérêt  que  portait 
le  prélat  à  l'éducation  de  la  jeunesse. 

"  Après  avoir  mûrement  considéré  toutes  choses,  dit-il, 
sachant  qu'un  des  plus  grands  biens  que  nous  puissions 
procurer  à  notre  Eglise,  est  l'instruction  et  la  bonne  éduca- 
tion des  enfants,  et  que  c'est  aussi  le  moyen  le  plus  efficace 
pour  conserver  et  augmenter  la  piété  dans  les  familles 
chrétiennes  ;  connaissant  d'ailleurs  la  bénédiction  que 
Notre-Seigneur  a  donné  jusqu'à  présent  à  la  sœur  Bour- 
geois et  à  ses  compagnes  dans  les  fonctions  des  petites 
écoles,  où  nous  les  avons  employées;  voulant  favoriser 
leur  zèle  et  contribuer  de  tout  notre  pouvoir  à  leur  pieux 
dessein  ;  nous  avons  agréé  et  agréons  l'établissement  de  la 
dite  Bourgeois  et  des  filles  qui  se  sont  unies  avec  elle  ou 
qui  y  seront  admises  à  l'avenir,  leur  permettant  de  vivre 
en  communauté  en  qualité  de  Filles  séculières  de  la  Con- 
grégation de  Notre-Dame...,  et  de  continuer  leurs  fonctions 
de  maîtresses  d'écoles  tant  dans  l'île  de  Montréal  qu'aux 
autres  lieux  où  nous  et  nos  successeurs  jugeront  à  propos 
de  les  envoyer...." 

On  voit  par  ces  paroles  quel  prix  Mgr  de  Laval  attachait 
à  l'instruction  et  à  la  bonne  éducation  des  enfants.  Les 
sœurs  de  la  Congrégation  lui  paraissaient  admirablement 
aptes  '*  pour  les  fonctions  des  petites  écoles  où  il  les  avait 
employées.  "  Il  leur  permet  de  vivre  en  communauté,  et 
d'établir  des  couvents  dans  tout  son  diocèse. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  579 

L'œuvre  de  la  sœur  Bourgeois  prit  bientôt  des  dévelop- 
pements merveilleux,  du  temps  même  de  Mgr  de  Laval; 
et  l'on  vit  surgir  plusieurs  couvents  de  la  Congrégation, 
non  seulement  dans  le  district  de  Montréal,  mais  aussi 
dans  celui  de  Québec  ^.  Il  y  en  avait  un,  à  cette  époque,  A 
la  basse  ville;  il  fut  établi  par  Marguerite  Bourgeois  elle- 
même,  sur  les  instances  du  prélat  2. 

Ces  couvents  ont  produit  un  bien  incalculable.  Beau- 
coup de  vocations  religieuses  y  ont  pris  naissance  ;  et  un 
grand  nombre  de  mères  de  famille  s'y  sont  préparées,  par 
la  pratique  de  la  vertu,  à  l'art  si  difficile  de  bien  élever 
leurs  enfants.  Partout  un  prodigieux  essor  a  été  donné  à 
l'instruction  dans  les  campagnes. 

Les  sœurs  de  la  Congrégation  ne  se  contentaient  pas 
d'élever  et  d'instruire  dans  leurs  couvents  les  jeunes  filles 
françaises  ou  sauvages  qui  s'y  présentaient,  elles  avaient 
aussi  à  Montréal  une  maison,  appelée  Za  Providence^  où  elles 
préparaient  des  institutrices  pour  faire  l'école  dans  les 
campagnes,  et  que  l'on  peut  bien  regarder  comme  la  pre- 
mière école  normale  de  filles  qui  ait  existé  au  Canada. 

*'  De  cette  maison,  dit  Mgr  de  Saint- Valier,  sont  sorties 
plusieurs  maîtresses  d'écoles,  qui  se  sont  répandues  ea 
divers  endroits  de  la  colonie,  où  elles  font  des  catéchismes 


1  —  En  1683,  il  est  question,  dans  un  rapport  de  M.  de  Meulles  au 
marquis  de  Seignelay,  de  couvents  de  la  Congrégation  à  Champlain  et 
à  Batiscan.  Les  couvents  de  la  Sainte-Famille  et  de  la  Pointe-aux- 
Trembles  de  Québec  remontent  aussi  à  une  date  très  ancienne. 

2  —  Latour,  p.  142. 


580  VIE    DE  HGR  DE  LAVAL 


aux  enfants,  et  des  conférences  très  touchantes  et  très  utiles 
AUX  autres  personnes  de  leur  sexe  plus  avancées  en  âge^.'' 

C'est  à  Montréal,  sous  l'-égide  tutélaire  de  Saint-Sulpice, 
<iue  l'institution  de  la  sœur  Bourgeois  avait  commencé. 
Les  fils  de  M.  Olier,  toujours  à  la  hauteur  de  leur  mission, 
comprenaient  l'importance  de  la  bonne  éducation  pour 
l'avenir  du  pays.  Aussi  favorisèrent-ils  de  leurs  encoura- 
gements et  de  leurs  puissants  secours  l'établissement  des 
sœurs  de  la  Congrégation  pour  l'instruction  des  jeunes 
filles. 

On  x^eut  dire  que,  du  côté  de  Montréal,  Mgr  de  Laval 
n'eut  qu'à  ee  reposer  sur  les  sulpiciens  pour  l'accomplisse- 
ment du  grand  devoir  de  l'Eglise  par  rapport  à  l'éducation 
delà  jeunesse. 

Dès  1664,  alors  que  Montréal  comptait  à  peine  trente  û 
quarante  familles,  le  vénérable  M.  Soûart,  supérieur  du 
séminaire,  y  fondait  une  école  poui^  l'instruction  élémen- 
taire des  jeunes  gens,  et  prenait  lui-même  le  titre  de 
premier  7naUre  d^ école,  A  son  exemple,  plusieurs  autres 
membres  du  séminaire,  MM.  Ranuyer,  Remy  et  de  la 
Faye,  se  firent  eux-mêmes  instituteurs.  C'est  dans  cette 
première  école  élémentaire  de  Montréal  que  se  formèrent 
tant  de  héros  canadiens,  les  Le  Ber,  les  de  Magnan,  les 
Charles  LeMoyne,  plus  tard  baron  de  Longueil,  le  brave 
Saint-Hélène,  à  qui  Mgr  de  Laval  se  plaisait  à  rendre  un 
si  beau  témoignage  de  vertu,  d'Iberville,  le  héros  canadien 


1  —  Etot  prcsitit  (le  VEijli.tc. 


VIS  DE  MGR  DS  LAVAL  681 


par  excellence,  les  deuxChâteauguay,  Bienville,  fondateur 
de  la  Nouvelle-Orléans,  de  Beaujeu,  le  vainqueur  de  la 
Monongahéla,  les  D'Ailleboût,  les  Le  Gardeur,  les  enfants 
du  marquis  de  Vaudra uil. 

Plusieurs  de  ces  brillants  jeunes  gens  complétèrent  sans 
doute  leurs  études  à  Québec  ou  en  France;  mais  un  grand 
nombre,  aussi,  durent  se  contenter  de  cette  première  instruc- 
tion. La  guerre  ne  laissait  que  très  peu  de  répit;  il  fallait 
prendre  les  armes  à  douze  ans,  comme  le  second  Bienville, 
à  quatorze,  comme  d'Iberville,  pour  ne  les  abandonner 
qu'avec  le  dernier  souffle  de  la  vie.  Tous  cependant  puisè- 
rent dans  les  leçons  de  Técole  cette  bonté  de  cœur,  cette 
énergie  de  caractère,  ce  fond  de  religion  qui  distinguaient 
nos  ancêtres,  et  qui  ont  fait  de  la  ville  de  Montréal  une  pépi- 
nière de  héros  * . 

L'enseignement  primaire  à  Montréal  demeura  sous  la 
direction  immédiate  duséminaire  de  Saint-Sulpice  jusqu'en 
1838,  c'est-à-dire  peudant  174  ans.  Les  frères  des  Ecoles 
chrétiennes  continuèrent  alors  l'œuvre  de  M.  Soûart  2  . 

Dix  ans,  environ,  après  l'inauguration  de  l'école  de  M. 
Soûart,  l'abbé  de  Fénelon  en  commença  une  autre.  Voyant 
que  le  succès  de  la  mission  de  Quinte  ne  répondait  ni  aux 


1  —  M.  Tabbd  Ven-eau,  Journal  de  VlnstniHioti  2)!eWiQr"^»  ^-  VIII, 
p.  131. 

2  —  C'est  rëcole  de  M.  Soûart  qui  donna  naissance  au  collège  de 
Montréal.  Eu  effet,  dès  1733,  il  était  devenu  nécessaire  d'y  joindre 
des  classes  de  latinité.  Quarante  ans  plus  tard,  en  1773,  le  séminaire 
transporta  ces  classes  au  coUëfi^e  qu'il  venait  d'ouvrir  au  château  Vau- 
dreuil,  sur  la  place  Jacques-Cartier.  Câtte  institution  occupe  mainte- 
nant une  position  admirable  sur  le  penchant  do  la  montagne. 


582  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 

efforts  ni  aux  sacrifices  qu'on  y  faisait,  il  prit  la  résolution 
de  se  consacrer  à  l'éducation  des  jeunes  enfants  Iroquois. 

C'était  encore  l'idée  de  la  francisation  des  sauvages  qui 
revenait  sur  le  tapis,  patronnée,  cette  fois,  i)ar  le  comte  de 
Frontenac. 

Le  gouverneur  donna  à  M.  de  Féneîon  les  îles  Dorval, 
appelées  alors  îles  Courcelle,  situées  à  une  demi-lieue  du 
village  de  La  Chine,  près  de  la  Pointe-Claire,  pour  l'enga- 
ger à  y  poursuivre  Textcution  de  son  généreux  dessein. 
C'est  là  que  l'abbé  ouvrit  son  école,  où  il  réunit  bon  nom- 
bre déjeunes  sauvages.  Fort  de  la  protection  du  gouver- 
neur, puissamment  secondé  par  ses  confrères  du  séminaire 
de  Montréal,  dont  les  abondantes  aumônes  lui  permettaient 
de  faire  face  à  des  dépenses  considérables,  il  se  livra  tout 
entier  à  son  oeuvre  de  régénération. 

Tout  en  se  dévouant  principalement  à  l'éducation  des 
enfants,  M.  de  Fénelon  n'oubliait  pas  leurs  parents. 
Chrétiens  ou  infidèles,  il  s'efforçait  de  les  attirer  dans  l'île 
de  Montréal,  pour  les  convertir  à  la  Foi,  ouïes  affermir  dans 
leur  première  ferveur.  Tels  furent  le  germe  et  les  commen- 
cements de  cette  célèbre  mission  qui  reçut  son  nom  de  la 
montagne  où  elle  fut  établie  en  1676  ^  Nous  aurons  occa- 
sion de  parler  plus  tard  de  cette  mission  sédentaire  établie 
par  les  sulpiciens. 

Mgr  de  Laval  n'eut  pas  de  part  directe  aux  travaux  des 
MM.  de  Saint-Sulpice  pour  l'instruction  de  la  jeunesse  à 


1  —  M.  l'abbé  Verreau,  Journal  de  l^n'drnct'on  jinU'np*t\  t.  VIll, 
p.  62. 


VIE   DE   MGR   DE  LAVAL  583 


Montréal.  Mais  que  de  fois,  sans  doute,  dans  ses  visites 
pastorales,  dut-il  admirer  leur  zèle,  et  encourager  leurs 
sacrifices  pour  la  cause  de  l'éducation  !  Son  cœur  d'évêque 
devait  se  sentir  heureux  et  soulagé,  lorsqu'il  voyait  cette 
partie  de  son  diocèse  confiée  à  des  auxiliaires  si  dévoués  ^. 


1  —  On  conserve  dans  les  archives  du  séminaire  de  Québec  un 
*'  Règlement  pour  les  maîtres  et  maîtresses  d'Ecoles  du  diocèse  de 
Lyon  ",  du  28  juillet  1676,  et  une  '*  Méthode  pour  faire  les  Ecoles  ", 
qui  paraît  aussi  remonter  à  la  même  date.  Ces  deux  documents  sont 
imprimés.  La  Méthode  porte  en  vignette  **  Pauperihus  etxingdizare 
raisit  me  ".  Le  Règlement  est  signé  **  Demia,  Directeur  des  Ecoles  ", 
et  contresigné  '^  Basset,  secrétaire  de  l'archevêché  ".  Il  était  proba- 
blement destiné  à  être  affiché  dans  toutes  les  maisons  d'écoles. 

I/archevêque  de  Lyon,  par  un  mandement  daté  du  1er  février  1675, 
avait  donné  à  l'abbé  Demia,  promoteur-général  substitué  de  l'arche- 
vêché, **  la  conduite  et  la  direction  des  petites  écoles  de  la  ville  et  du 
diocèse  ". 

Mgr  de  Laval  était  en  France  lorsque  parut  ce  mandement,  et  il 
voulut  qu'un  exemplaire  du  Règlement  scolaire  de  l'abbé  Demia  lui 
fût  envoyé  à  Québec,  afin  de  l'appliquer  sans  doute  aux  écoles  de  son 
propre  diocèse.  Cela  prouve  l'intérêt  que  portait  notre  saint  prélat  à 
la  cause  de  l'éducation  de  la  jeunesse,  et  en  même  t^mps  la  disposition 
que  montrait  en  toutes  circonstances  cet  homme  si  humble  et  si  pru- 
dent, de  savoir  profiter,  au  besoin,  des  lumières  et  de  l'expérience  des 
autres.  La  Méthode  pour  faire  les  Ecoles  et  le  Bèglenient  de  l'abbé 
Demia  nous  paraissent  conformes  aux  meilleures  notions  pédagogiques. 


CHAPITRE  VINGT-SEPTIEME 


Mgr  de  Laval  encourage  les  dévotions  nationales  du  Canada  :    la 
Sainte-Famille  ;  la  Bonne  Sainte- Anne. 

En  arrivant  au  pays,  en  1659,  l'évêque  de  Pétrée  y  avait 
trouvé  en  honneur  le  culte  de  la  sainte  Famille  Jésus, 
Marie  et  Joseph.  Cette  dévotion,  qui  avait  produit 
d'heureux  fruits  de  salut  dans  plusieurs  villes  d'Europe, 
avait  été  implantée  au  Canada  par  les  jésuites. 

Ils  avaient  aussi  établi  à  Québec  (1657),  dans  leur  église, 
la  congrégation  de  la  sainte  Vierge  ;  mais  elle  était  l'apa- 
nage exclusif  des  hommes  et  des  jeunes  gens.  Mgr  de 
Laval  voulut  ériger  canoniquement  la  confrérie  de  la  sainte 
Famille,  pour  les  personnes  du  sexe,  et  l'attacher  à  l'église 
paroissiale. 

Le  P.  Chaumonot  nous  raconte  lui-même  les  origines  de 
cette  confrérie,  qui  prit  naissance  à  Québec,  sous  les  aus- 
pices de  l'évêque  de  Pétrée,  mais  dont  le  projet  fut  conçu 
à  Montréal, 

Le  pieux  jésuite  y  avait  été  envoyé  en  1662  par  Mgr  de 
Laval  pour  y  porter  des  secours  et  des  vivres  aux  habi- 


586  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


tants,  qui  se  trouvaient  réduits  à  une  grande  misère  i.    Il 
alla  tout  naturellement  loger  chez  les  MM.  de  Saint-Sulpice. 

^^  Nous  passâmes  ensemble  quatorze  mois  pour  le  moins, 
dit-il,  et  toujours  dans  une  si  parfaite  union,  qu'on  nous 
aurait  pris,  eux  pour  être  delà  Compagnie  de  Jésus,  et  moi 
pour  être  du  séminaire  de  Saint-sulpice.  Les  fêtes  et  les 
dimanches,  nous  officiions,  prêchions,  catéchisions  tour  à 
tour.  " 

Il  fit  à  Montréal  la  connaissance  de  Mme  D'Ailleboût  2, 
femme  de  beaucoup  de  vertu,  d'esprit  et  de  conduite.  Elle 
voulut  bien  se  charger  de  la  distribution  des  vivres  qui  lui 
avaient  été  confiées. 

"  Cette  dame,  ajoute  le  P.  Chaumonot,  eut  la  pensée 
pendant    que   j'étais    à    Montréal,    de     trouver   quelque 
puissant  moyen  de  réformer  les  familles  chrétiennes  sur 
le  modèle  de  la  sainte  Famille  du  Verbe  incarné,  en  insti- 
tuant une  société  ou  confrérie  où  l'on  fût  instruit  de  la 
manière  dont  on  pourrait,  dans  le  monde  même,  imiter 
Jésus,  Marie  et  Joseph.     Pour  moi,  il  y  avait  quatorze  ans, 
et  plus,  que  j'avais  de  très  ardents  désirs  que  la  divine 
Marie  eût  grande  quantité  d'enfants  spirituels  et  adoptifs, 
pour  la  consoler  des  douleurs  que  lui  avait  causées  la  perte 
de  son  Jésus.... 


1  —  Joimial  des  jésuites. 

2  —  Barbe  de  Boulogne,  veuve  de  Louis  D' Ailleboût  de  Coalonges, 
ci-devant  gouverneur  du  Canada,  et  plusieurs  fois  gouverneur  do 
Montréal  en  l'absence  de  M.  de  Maisonneuve.  M.  D'Ailieboût  mourut 
le  31  mai  1660.  11  était  venu  au  Canada  dès  1643,  comme  Tun  des 
associés  de  la  Compagnie  de  Montréal.  C'est  sur  ses  plans  et  aous  sa 
direction  qu'avait  été  construit  le  Fort-à- bastions  de  la  Poînte-à- 
Callière.  (Histoire  du  MantrMj  note  de  Jacques  Viger.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  587 

'*  Une  fois  donc  que  j'étais  épris  du  désir  ardent  d'obte- 
nir à  la  vierge  Mère  cette  sainte  et  nombreuse  postérité, 
voilà  que  tout  à  coup  j'entendis  distinctement  au  fond  de 
mon  âme  ces  paroles  qui  me  dirent  au  cœur:  "  Vous  ererez 
''  mon  époux,  puisque  vous  voulez  me  faire  mère  de  tant 
*'  d'enfants.  "  Tout  honteux  et  confus  que  la  Mère  de  Dieu 
penFât  à  me  faire  tant  d'honneur,  je  m'abîmai  dans  la 
considération  de  mon  néant,  de  mes  péchés  et  de  mes 
misères.  Cependant,  elle  me  dit  qu'elle  était  mon  épouse." 

Le  P.  Chaumonot,  avec  l'agrément  de  M.  Soûart,  curé 
de  Ville-Marie,  se  mit  alors  à  recommander  et  à  prêcher 
une  dévotion  déjà  bien  reçue  en  France,  celle  du  cordon 
de  la  sainte  Famille,  par  laquelle  on  honore  les  trente 
années  que  Jésus,  Marie  et  Joseph  passèrent  ensemble,  et 
qui  sont  signifiées  par  les  trente  nœuds  de  ce  cordon. 

''  Ce  coup  d'essai,  dit-il,  fut  suivi  d'un  autre  dessein. 
Ce  fut  d'ériger  une  association  sous  le  titre  de  la  Sainte- 
Famille,  et  de  s'y  proposer  pour  fin  la  sanctification  des 
familles  chrétiennes,  sur  le  modèle  de  celle  du  Verbe 
incarné:  les  hommes  imitant  saint  Joseph,  les  femmes,  la 
divine  Marie,  et  les  enfants,  l'enfant  Jésus.  " 

C'était  le  projet  de  Mme  D'Ailleboût,  que  le  P.  Chau- 
monot songeait  à  réaliser. 

Mais  il  fallait  pour  cela  l'approbation  de  Mgr  de  Laval. 
Pour  l'obtenir,  il  mit  son  pieux  dessein  sou?  la  protection 
de  saint  Ignace,  et  composa  en  son  honneur  une  formule 
de  prière  qu'il  signa  lui-même  (1663),  et  fit  signer  égale- 
ment par  M.  Soûart,  ainsi  que  par  Judith  de  BrésoUes, 


588  VIE  DE  MGR   DE  LAVAL 

supérieure  de  PHôtel-Dieu,  Marguerite  Bourgeois  et  Mme 
D'Ailleboût. 

Mgr  de  Laval,  dont  la  piété  n'avait  d'égale  que  la  pru- 
dence, voulut,  avant  de  donner  son  approbation  au  projet 
du  P.  Chaumonot,  en  faire  d'abord  l'essai.  Personne  ne 
connaissait  mieux  l'esprit  de  la  future  association  que  le 
Père  lui-même  et  Mme  d'AîUeboût.  Il  résolut  donc  de  les 
faire  venir  tous  deux  à  Québec,  et  de  les  mettre  à  la  tête 
de  la  confrérie  qu'il  s'agissait  d'établir. 

Voici  ce  qu'écrit  le  pieux  jésuite  sur  l'heureuse  issue  du 
projet  : 

"  Mgr  l'évêque  me  permit,  dit-il,  d'assembler  de  quinze 
jours  en  quinze  jours  un  bon  nombre  de  personnes  dévotes, 
pour  être  admises  dans  cette  nouvelle  société.  Puis,  après 
avoir  reconnu  par  expérience  que  l'association  érigée  sous 
}e  nom  de  la  Sainte-Famille  produisait  dans  les  femmes  et 
les  filles  les  mômes  biens  que  les  congrégations  de  îîotre- 
Dame  produisent  dans  les  hommes  et  les  jeunes  gens,  il 
l'approuva. 

*'  Il  me  fit  même  écrire  au  P.  Ragueneau,  alors  à  Paris, 
qu'il  nous  procurât  de  Rome  des  indulgences  plénières 
pour  cette  association  ;  et  l'année  suivante  nous  reçûmes 
les  bulles  du  pape  Alexandre  VII,  datées  du  28  janvier 
1665,  à  la  sollicitation  du  P.  Claude  Boucher,  assistant  de 
France  ^ 


1  —  D'autres  bulles,  en  date  du  22  janvier  précédent,  accordaient  k 
l'autel  de  la  confrérie,  dans  l'église  paroissiale  do  Québec,  des  induU 
gences  applicables  aux  âmes  du  purgatoire. 


YI£  DE  MGR  DB  LAVAL  589 


''  Ensuite,  Mgr  de  Laval, grand  dévot  delà  sainte  Famille, 
à  laquelle  il  a  dédié  son  très  beau  séminaire  de  Québec, 
souhaitant  que  notre  nouvelle  association  y  fût  attachée  et 
à  sa  cathédrale  môme,  nous  avons  jugé  que  lui  et  ses  très 
dignes  ecclésiastiques  étant  si  zélés  pour  cettebelle dévotion, 
ils  l'établiraient  encore  mieux  que  nous.  Nous  nous 
«sommes  donc  démis  entre  leurs  mains  de  la  conduite  de 
l'association  de  la  Sainte- Famille  en  Canada,  à  condition 
que  ce  nouvel  établissement  servirait  plutôt  à  soutenir  les 
congrégations  de  la  sainte  Vierge,  qu'à  en  diminuer  ou  la 
ferveur  ou  les  sujets  ^ 

*'  C'est,  en  effet,  ce  ([ue  ces  messieurs  observent  très 
ûdèlement,  puisqu'ils  ne  tiennent  des  assemblées  que  des 
femmes  et  des  filles,  qui  sont  de  l'association  de  la  Sainte- 
Famille,  et  que  les  hommes  et  les  jeunes  gens  s'acquittent 
avec  encore  plus  d'assiduité  et  de  ferveur  que  jamais  de 
tous  les  devoirs  de  congiéganistes.  Aussi,  l'association  de 
la  Sainte-Famille  étant  comme  une  imitation  de  la  congré- 


I  —  Il  y  eut  dvidemment  un  compromis  entre  les  jésuites  et  lo 
séminaire  ou  Mgr  de  Laval.  Les  jésuites  abandonnaient  au  séminaire 
la  direction  de  la  Sainte-Famille,  à  condition  que  cette  association  ne 
renfermerait  que  des  personnes  du  sexe,  afin  de  ne  pas  nuire  à  leur 
congrégation  de  la  sainte  Vierge.  Voilà  pourquoi,  bien  que  les  indul- 
gences accordées  par  le  souverain  pontife  fussent  pour  *'  une  associa- 
tion de  fidèles  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  '\  le  mandement  de  Mgr  de 
Laval  pour  l'érection  de  la  Confrérie  ne  mentionne  que  des  assemblées 
de  femmes  et  de  filles  ;  et  les  règlements  qu'il  fit  sont  expressément 
intitulés  :  *'  Règlements  pour  la  Confrérie  des  Femmes  ". 

II  est  possible,  aussi,  que  le  P.  Ragueneau,  en  demandant  à  Rome 
les  indulgences,  n'ait  pas  bien  saisi  la  pensée  de  Mgr  de  Laval,  etqull 
ait  demandé  ces  indulgences  pour  tout  fidèle  indistinctement,  et  non 
pas  seulement  pour  les  personnes  du  sexe.  Le  texte  des  bulles  semble 
l'indiquer. 


590  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


gation  de  la  sainte  Vierge,  par  le  rapport  des  exercices  de 
piété  qui  se  pratiquent  dans  l'une  et  dans  l'autre,  il  n'a 
fallu  que  former  celle-là  sur  celle-ci,  afin  qu'elles  s'aidassent, 
comme  elles  font,  plutôt  l'une  et  l'autre,  que  s'entrenuire. 

"  Tout  le  Canada  est  témoin  des  grands  biens  que  pro- 
duisent, comme  de  concert,  et  les  congréganistes,  de  leur 
côté,  et  les  femmes  et  les  filles  de  la  Sainte- Famille,  de 
leur  côté  aussi  ^.  " 

Le  mandement  de  Mgr  de  Laval  établissant  la  confrérie 
de  la  Sainte-Famille  est  daté  du  14  mars  1665.  Le  pieux 
évoque  commence  par  y  rappeler  l'obligation  qui  lui 
incombe  **  de  veiller  sans  cesse  au  salut  des  âmes  confiées 
à  ses  soins,  "  et  de  rechercher  les  moyens  "  d'inspirer  une 
véritable  et  solide  piété  à  toutes  les  familles  chrétiennes. 
Ces  familles,  dit-il,  doivent,  selon  les  desseins  de  Dieu, 
servir  à  la  conversion  des  infidèles  de  ce  pays,  par  l'exemple 
d'une  vie  irréprochable.  " 

Puis  il  ajoute  :  *'  Nous  n'avons  pas  estimé  pouvoir  faire 
choix  d'un  moyen  plus  efficace  et  plus  solide  pour  le  salut 
et  la  sanctification  de  toutes  sortes  de  personnes,  que  de 
leur  imprimer  vivement  dans  le  cœur  un  amour  véritable 
et  une  dévotion  spéciale,  tant  envers  la  très  sainte  et  très 
sacrée  Famille  de  Jésus,  Marie  et  Joseph,  qu'à  l'égard  de 
tous  les  saints  Anges. 

"  Il  semble  que  Dieu  a  pris  plaisir  à  rendre  lui-même 
cette  dévotion  recommandable  en  plusieurs  villes  de 
l'Europe,  dans  ces  dernières  années,  par  quelques  événe- 


1  — Antohio(jraphle  du  P.  Chaumonot. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  591 

ments  qui  tiennent  quelque  chose  du  mirade,  pendant 
qu'il  donnait  en  Canada  de  très  fortes  inspirations  à  beau- 
coup de  bonnes  âmes  de  se  dévouer  au  culte  de  cette  sainte 
Famille,  et  de  nous  prier  instamment,  pour  rendre  la  chose 
plus  stable  et  plus  utile,  d'établir  dans  Québec  et  autres 
lieux  de  notre  juridiction  quelques  assemblées  de  femmes 
et  de  filles,  où  on  les  instruirait  plus  en  détail  des  choses 
qu'elles  sont  obligées  de  savoir,  pour  vivre  saintement  dans 
leur  condition,  à  l'exemple  de  la  sainte  Famille,  qu'elles 
se  proposent  pour  modèle  avec  les  saints  Anges.  " 

On  le  voit,  le  prélat  ne  séparait  jamais,  ni  dans  son 
estime,  ni  dans  ses  recommandations,  la  dévotion  aux 
saints  Anges  de  celle  de  la  sainte  Famille.  Pour  lui,*  la 
trinité  sainte  de  Jésus,  Marie  et  Joseph,  c'était  le  ciel  sur 
la  terre;  et  il  voyait  toute  la  cour  céleste  transportée  dans 
l'humble  maison  de  Nazareth,  pour  y  faire  honneur  au 
Verbe  incarné  vivant  en  la  compagnie  de  ses  parents  Joseph 
et  Marie. 

Il  continue:  **  Pour  procurer  la  plus  grande  gloire  de 
Dieu,  et  le  plus  grand  bien  des  âmes,  et  spécialement  pour 
le  grand  désir  que  nous  avons  de  graver  et  accroître,  autant 
qu'il  est  en  notre  pouvoir,  dans  le  cœur  de  tous  les  peuples 
que  Dieu,  par  sa  divine  Providence,  a  commis  à  notre 
conduite,  l'amour  et  la  dévotion  envers  cette  sacrée 
Famille  de  Jésus,  Marie  et  Joseph  et  les  saints  Anges,  nous 
permettons,  agréons  et  approuvons  les  dites  assemblées 
être  faites  à  Québec,  et  tous  autres  lieux  de  notre  juridic- 
tion, pour  être  les  dites  assemblées  toutes  unies  à  celles  de 
notre  principale  résidence,  sous  la  conduite  des  ecclésiasti- 


592  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

ques  faisant  les  fonctions  curiales  ou  autres  à  notre  choix^ 
lesquels  nous  exhortons  ainsi  que  tous  ceux  qui  sont  appli- 
qués au  saint  ministère,  d'inspirer  et  augmenter,  autant 
qu'il  sera  en  eux,  l'amour  et  la  dévotion  envers  la  sainte 
Famille  de  Jésus,  Marie  et  Joseph  et  les  saints  Anges, 
comme  étant  une  source  inépuisable  de  grâces  et  de  béné- 
dictions pour  toutes  les  âmes  qui  y  auront  une  sincère 
confiance  ;  et  de  contribuer  de  tout  leur  pouvoir  à  rétablis- 
sement, progrès  et  perfection  des  dites  assemblées.  " 

Le  prélat  termine  son  mandement  par  ces  paroles  :  "  Afin 
de  rendre  cette  association  plus  permanente  et  plus  solide, 
nous  avons  bien  voulu,  nous-même,  dresser  les  règlements 
que  nous  voulons  y  être  observés,  sans  qu'il  soit  permis  à 
qui  que  ce  soit  d'y  rien  ajouter,  retrancher  ou  changer 
sans  notre  permission.  " 

En  lisant  ces  règlements,  il  est  facile  de  remarquer  la 
sagesse  et  l'intelligence  qui  ont  présidé  à  leur  rédaction. 
Tout  y  est  clair,  méthodique,  concis,  tout  y  est  dans  la 
juste  mesure.  L'esprit  de  Mgr  de  Laval  s'y  est  peint  tout 
entier:  esprit  de  fermeté,  tempérée  par  la  douceur  et  la 
miséricorde;  esprit  pratique,  qui  ne  demande  jamais  plus 
que  le  possible,  évite  avec  soin  toute  exagération  de  doc- 
trine, et  repousse  cette  piété  fade  et  sans  consistance  qui 
n'est  qu'à  la  surface. 

Mgr  de  Laval  ne  connut  jamais  les  rigueurs  désespérantes 
du  jansénisme,  pas  plus  que  les  théories  béates  et  indo- 
lentes du  quiétisme.  Son  bon  sens,  sa  raison  éclairée,  sa 
foi  pieuse  et  ardente  le  préservèrent  toujours  des  exagéra- 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  593 

tiens.  Rien  de  mieux  équilibré  que  son  esprit  ;  rien  de  plus 
sage  et  de  plus  raisonnable  que  sa  doctrine. 

Citons  l'un  des  principaux  chapitres  de  ces  règlements 
de  la  Sainte- Famille,  celui  qui  expose  quel  doit  être  l'esprit 
de  cette  confrérie. 

''  L'esprit  de  la  confrérie  consiste  à  imiter  les  sacrées 
personnes  qui  composent  la  sainte  Famille,  chacun  selon 
son  état  et  sa  condition. 

*'  Les  femmes  auront  un  soin  particulier  d'imiter  la 
sainte  Vierge,  qu'elles  auront  toujours  devant  les  yeux, 
comme  le  modèle  de  leurs  actions,  et  la  considéreront 
comme  leur  supérieure  et  la  règle  de  leur  t)erfection  ;  étant 
assurées  qu'elles  seront  de  la  sainte  Famille,  autant  qu'elles 
imiteront  de  plus  près  ses  vertus.  Les  principales  qu'elles 
doivent  se  proposer  sont  les  suivantes  :  ' 

"1.  Envers  Dieu,  la  crainte  de  l'offenser;  la  prompti- 
tude dans  les  choses  où  il  va  de  son  honneur  et  de  son 
service  ;  une  grande  soumission  et  conformité  à  sa  volonté, 
dans  les  accidents  les  plus  fâcheux  ;  un  profond  respect 
pour  toutes  les  choses  saintes. 

'^  2.  Envers  le  mari,  un  amour  sincère  et  cordial,  qui 
fasse  qu'on  ait  un  grand  soin  de  tout  ce  qui  le  regarde, 
selon  le  temporel  et  le  spirituel  ;  tâchant  toujours  de  le 
gagner  à  Dieu  par  prières,  bons  exemples  et  autres  moyens 
convenables  :  le  respect,  l'obéissance,  la  douceur  et  la 
patience  à  souffrir  ses  défauts  et  ses  mauvaises  humeurs. 

"  3.  A'  l'égard  des  enfants,  un  grand  soin  de  les  élever 
dans  la  crainte  de  Dieu,  de  leur  apprendre  et  de  leur  faire 

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594  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 


(lire  tous  les  jours  leurs  prières;  leur  inspirer  une  grande 
horreur  du  péché  ;  ne  leur  souffrir  rien,  où  Dieu  pourrait 
être  offensé  ;  une  grande  douceur  à  les  corriger,  la  patience 
à  souffrir  leurs  petites  faiblesses,  envisageant  sans  cesse 
dans  leurs  personnes  celles  de  l'enfant  Jésus,  dont  ils  sont 
les  images  vivantes  ;  garder  la  netteté  et  la  propreté  dans 
leurs  habits,  évitant  les  ajustements  qui  ne  servent  qu'à 
nourrir  la  vanité  des  parents,  et  il  l'inspirer  aux  enfants. 

**4.  A  regard  des  serviteurs,  faire  son  possible  pour 
qu'ils  évitent  le  péché,  et  pour  les  rendre  affectionnés  au 
service  de  Dieu  ;  ne  pas  permettre  qu'ils  prononcent  de 
mauvaises  paroles;  les  faire  prier  Dieu  en  commun;  les 
envoyer  à  confesse,  au  sermon,  surtout  au  catéchisme, 
autant  que  faire  se  pourra  ;  leur  payer  exactement  leurs 
gages  ;  ne  leur  point  donner  occasion  de  murmurer  et 
d'offenser  Dieu,  mais  les  traiter  avec  amour. 

*'  5.  Envers  le  prochain,  la  charité,  la  patience,  la  dou- 
ceur, l'humilité,  et  tâcher  toujours  de  le  gagner  à  Dieu,  en 
le  retirant  du  péché  par  les  bons  discours,  et  les  bons 
exemples,  qui  persuadent  plus  efficacement  que  les  paroles. 

"  6.  A  l'égard  du  ménage,  un  grand  soin  et  une  grande 
vigilance,  prenant  garde  que  rien  ne  se  perde  ni  ne  se  gâte 
par  sa  faute,  et  une  propreté  sans  affectation. 

*'7.  A  l'égard  de  soi-même,  l'humilité,  la  douceur,  la 
chasteté,  la  tempérance  dans  le  boire  et  le  manger,  la 
modestie  et  la  retenue  en  paroles,  la  simplicité  en  ses 
habits,  y  gardant  la  propreté,  et  y  évitant  la  vanité  et  ce  qui 
excède  l'état  et  la  condition  ;  enfin,  un  très  grand  soin  de 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  595 

retrancher  tout  ce  que  Ton  connaîtra  être  déplaisant  A. 
Dieu,  et  qui  ne  sera  pas  conforme  à  Pesprit  de  la  sainte 
Famille,  se  disant  souvent  à  soi-même  :  Comment  est-ce 
que  la  sainte  Vierge  agissait  en  cette  occasion  ?  faisait-elle 
cela?  parlait-elle  ainsi?  s'habillait-elle  de  cette  sorte? 

"  Cette  imitation  est  tellement  essentielle,  que  si  elle 
manquait,  Ton  ne  serait  pas  véritablement  de  la  Sainte- 
Famille,  quoique  Ton  fît  tout  le  reste;  et  au  contraire, 
quand  l'on  omettrait  le  reste,  pourvu  que  ce  ne  fût  ni  par 
mépris,  ni  par  négligence,  l'on  serait  encore  de  cette  auguste 
Famille,  et  ce  d'autant  plus  que  l'on  imiterait  de  plus  près 
les  vertus  que  l'on  y  remarque.  Et  pour  rendre  cette  imita- 

•  tion  parfaite,  l'on  doit  considérer  dans  la  personne  du  mari 

*  celle  de  saint  Joseph,  dans  celle  de  la  femme  la  sainte 
Vierge,  dans  les  enfants  l'enfant  Jésus,  dans  les  serviteurs 
les  saints  Anges;  et  chacun  se  doit  proposer  d'imiter  prin- 
cipalement la  personne  qu'il  représente,  pour  rendre  une 
sainte  Famille  accomplie.  " 

On  le  voit,  l'évoque  de  Pétrée  n'est  pas  de  ceux  qui 
''  attachent  des  fardeaux  pesants  et  qu'on  ne  peut  porter, 
et  les  mettent  sur  les  épaules  des  hommes  i."  Ce  qu'il 
propose  aux  associés  de  la  Sainte-Famille,  ce  sont  tout 
simplement  les  devoirs  de  la  vie  chrétienne  ordinaire. 
Seulement,  pour  les  engager  à  les  accomplir  avec  fidélité,, 
il  leur  propose  l'exemple  de  la  sainte  Famille.  Voilà  le 
modèle  qu'ils  doivent  imiter  ;  et  c'est  dans  cette  imitation, 
surtout,  qu'il  fait  consister  l'esprit  de  l'association. 


1— Matth.,XXIII,  4. 


503  VIE  DE  MGB  DE  LAVAL 


Les  autres  chapitres  du  règlement  exposent  le  but  et  les 
pratiques  de  la  confrérie,  les  qualités  requises  chez  les 
personnes  qui  y  seront  admises,  les  dispositions  nécessaires 
pour  y  entrer,  le  mode  de  réception,  les  raisons  qui  pour- 
ront faire  exclure  de  la  société,  et  enfin  les  différentes 
charges  qu'on  pourra  être  appelé  à  y  remplir.  Dans  ces 
pages  lumineuses  et  pleines  de  chaleur,  c'est  le  même 
souffle  de  vraie  et  solide  piété  qui  règne  partout. 

La  confrérie  de  la  Sainte-Famille  ne  tarda  pas  à  se 
répandre  dans  beaucoup  de  paroisses  du  Canada,  et  y  pro- 
duisit des  effets  merveilleux.  Que  ne  pouvait-on  pas 
attendre  de  mères  chrétiennes  qui  se  pénétraient  bien  de 
l'esprit  de  cette  société,  et  s'efforçaient  de  modeler  leur 
maison  sur  celle  de  Nazareth  ? 

M.  Rémy,  du  séminaire  de  Saint-Sulpice  de  Montréal, 
vient  un  jour  à  Québec,  et  assiste  à  une  assemblée  de  la 
Sainte-Famille.  Il  est  tellement  édifié  des  exemples  de 
piété  et  de  vertu  dont  il  est  témoin,  qu'il  prend  la  résolu- 
tion d'établir  la  confrérie  à  Montréal,  et  communique  son 
dessein  à  M.  de  Maizerets.  Celui-ci  le  confirme  dans  son 
pieux  projet,  et  l'engage  à  y  travailler  efficacement.  De 
retour  à  Montréal,  M.  Rémy,  avec  l'agrément  de  M.  Dollier, 
supérieur  du  séminaire,  érige  en  effet  la  confrérie  de  la 
Sainte-Famille  et  en  devient  le  i^remier  directeur. 

Dieu  bénit  par  des  faveurs  singulières  la  dévotion  de  la 
Sainte- Famille.  Elle  était,  à  cette  époque,  plus  générale 
peut-être  encore  que  celle  de  la  Bonne  Sainte-Anne;  aussi 
en  obtenait-on  une  protection  toute  spéciale.  Marie  de 
l'Incarnation  raconte  l'histoire  d'une  personne   aveugle. 


VIE   DE  MQR  DE  LAVAL  597 


qui  fut  conduite  à  Sainte-Anne  pour  demander  sa  guérison. 
"  Mais  cette  grâce,  dit- elle,  était  réservée  à  l'invocation 
de  la  sainte  Famille.  La  malade  fut  ramenée  à  Québec 
devant  Pautel  de  ce  nom,  où  la  vue  lui  fut  rendue  ^ ." 

L'évêque  de  Pétrée  avait  fait  graver  des  images  de  la 
sainte  Famille.  Il  en  distribua  dans  toute  la  colonie  :  ce 
qui  ne  contribua  pas  peu  à  augmenter  la  dévotion  tant 
parmi  les  Français  que  parmi  les  sauvages. 

"  Depuis  qu'on  a  introduit  dans  l'Eglise  des  Hurons  de 
Québec,  dit  le  P.  Lalemant,  une-dévotion  qui  fait  de  grande 
fruits  parmi  les  Français  de  ce  pays,  et  qu'on  leur  a  ins- 
piré le  dessein  de  régler  leurs  familles  sur  celle  de  Jésus, 
Marie  et  Joseph,  on  ne  peut  croire  jusqu'où  va  la  ferveur 
de  ces  pauvres  barbares  '-.  " 

Sur  les  instantes  imères  des  ecclésiastiques  et  des  fidèles- 
du  Canada,  Mgr  de  Laval  avait  permis,  dès  1665,  de  célé- 
brer la  fête  de  la  sainte  Famille  le  2e  dimanche  après 
l'Epiphanie,  jour  auquel  le  souverain  pontife  avait  attaché 
une  indulgence  plénière  pour  ceux  qui  visiteraient  la  cha- 
pelle de  la  confrérie  dans  l'église  paroissiale  de  Québec. 
On  disait  ce  jour-là  l'office  et  la  messe  de  l'Annonciation. 
de  la  sainte  Vierge. 

Mais,  comme  il  songeait  dès  lors  à  établir  la  fête 
d'une  manière  permanente,  il  chargea  MM.  de  Bernières  et 
de  Maizerets,  ainsi  que  les  PP.  Dablon  et  Bouvart,  de  la. 
Compagnie  de  Jésus,  de  composer  un  office  et  une  messe- 


1  —  Lettre  historique.  7 le, 

2  —  l{**îafio}is  (h's  jéiuite^,  1634. 


598  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


propres.  Ces  pieux  théologiens  se  mirent  à  l'œuvre,  et 
s'efforcèrent,  chacun  en  leur  particulier,  d'exprimer  de 
leur  mieux  les  sentiments  qu'ils  désiraient  inspirer  à  ceux 
qui  réciteraient  cet  oflBce. 

Ce  premier  travail  étant  ébauché,  ils  en  conférèrent 
ensemble,  se  communiquèrent  ce  qu'ils  avaient  fait,  et, 
dans  leur  profonde  humilité,  jugèrent  que  leur  ouvrage  ne 
répondait  pas  à  la  dignité  du  sujet. 

Ils  convinrent  avec  l'évoque  de  s'adresser  à  M.  de  San- 
teuil,  chanoine  de  l'abbaye  de  Saint- Victor,  à  Paris,  et  lui 
écrivirent  pour  le  prier  de  corriger  et  de  réformer  ce  qu'ils 
vivaient  essayé  de  faire  en  Thonneur  de  la  sainte  Famille. 
M.  de  Santeuil  se  trouva  fort  honoré  de  cette  commission, 
corrigea  et  rais  dans  un  style  plus  élégant  la  prose  et  les 
hymnes,  et  les  renvoya  à  Mgr  de  Laval.  Le  chant  de  la 
messe  et  de  l'office  fut  composé  par  M.  Martin  ^ 

Mgr  de  Laval  établit  canoniquement  la  fête  de  la  sainte 
Famille  par  son  mandement  du  4  novembre  1684,  et 
ordonna  que  l'on  se  servirait  désormais  de  la  nouvelle 
messe  et  du  nouvel  office.  On  ne  voit  pas  que  ces  prières 
liturgiques  aient  été  préalablement  soumises  au  saint-siège, 
sans  doute  i^arce  que  à  cette  époque  la  chose  n'était  pas 
jugée  de  rigueur.  Le  prélat  avait,  dès  le  commencement, 
établi  à  Québec  la  liturgie  et  les  cérémonies  romaines; 
tout  se  faisait,   dans  son   église  et  dans  son  séminaire 


1  --  Charies-Amador  Martin,  2e  prêtre  canadien,  fils  d'Abmbam 
Martin  et  de  Marguerite  LungK>is.  Sou  office  de  la  Sainte-Famille  est 
un  monument  de  l'étude  de  la  musique  religieuse  dans  ce  pnys. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  599 


d'après  les  règles  du  Pontifical  et  du  Bréviaire  romains. 
Il  était  tout  l'opposé  de  ce  que  Ton  est  convenu  d'appeler 
gallican,  et  n'aurait  pas  manqué  de  soumettre  à  Rome 
l'oflSce  de  la  sainte  Famille,  s'il  eût  cru  y  être  obligé  ^. 

L'indulgence  plénièrc  accordée  à  la  confrérie  de  la 
Mainte-Famille  était  pour  le  2^  dimanche  après  l'Epiphanie. 
Comme  ce  jour  ne  convenait  guère  pour  la  célébration  de 
la  fête,  à  cause  de  la  rigueur  de  la  saison  de  l'hiver,  on 
pria  le  souverain  pontife  de  transférer  l'indulgence  au 
3®  dimanche  après  Pâques  :  ce  qui  fut  accordé  par  le  pape 
Innocent  XI  ;  et  c'est  aussi  ce  jour-là  qui  fut  fixé  par  Mgr 
de  Laval  pour  la  fûte  de  la  sainte  Famille  -. 

La  confrérie  du  scapulaire  de  Notre-Dame  du  Mont- 
Carmel  fut  érigée  par  le  pieux  prélat  la  même  année  (1665) 
que  celle  de  la  Sainte-Famille  ^,  Dans  son  mandement,  il 
exhortait  '*  tous  les  fidèles  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  à  se 
mettre  sous  la  protection  spéciale  de  la  sainte  Vierge,  en 
entrant  dans  cette  confrérie,  et  à  vivre  conformément  à 
l'esprit  qu'elle  requiert...." 

Il  avait  mis  son  église  paroissiale  sous  la  protection  de 
Marie  Immaculée.  En  1666,  il  fit  enregistrer  avec  soin  la 
formule  du  vœu  que  les  jésuites  du  Canada  avaient  fait, 
trente  ans  auparavant,  déjeuner  tous  les  ans  la  veille  de 


l~En  1865,  Mgr  Bourget,  évêquo  de  Montréal,  obtint  du  saint- 
siège,  pour  son  diocèse,  l'approbation  de  l'oflSce  et  de  la  messe  de  la 
sainte  Famille.  Cette  approbation  fut  étendue  ensuite  à  tous  les 
diocèses  de  la  province  de  Québec. 

2  —  Depuis  1865,  elle  se  célèbre  le  2e  dimanche  après  Pâques. 

3  —  Cette  érection  confirmait  celle  qui  avait  été  faite  en  1666  par  le 
P.  Poncet. 


600  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


l'Immaculée  Conception  de  la  sainte  Vierge,  afin  d'obte- 
nir de  cette  bonne  Mère  la  conversion  des  sauvages. 

"  Recevez  donc,  disait-il  en  terminant,  ô  sainte  et  sacrée 
Reine  des  anges  et  des  hommes,  sous  votre  sainte  protec- 
tion, ces  peuples  désolés  et  abandonnés  que  nous  vous  pré- 
sentons par  les  mains  de  votre  glorieux  époux  et  de  vos 
fidèles  serviteurs  saint  Ignace  et  saint  François-Xavier,  et 
de  tous  les  anges  gardiens  et  protecteurs  de  ces  lieux,  pour 
les  offrir  à  votre  bien-aime  Fils,  à  ce  qu'il  lui  plaise  les 
maintenir  et  conserver  contre  leurs  ennemis,  donner  la 
connaissance  de  votre  saint  nom  à  ceux  qui  ne  Tont  pas 
encore,  et  à  tous  la  persévérance  en  sa  sainte  grâce  et  en 
son  saint  amour." 

Le  3  décembre  1667,  Mgr  de  Laval,  voulant  encourager 
de  plus  en  plus  la  dévotion  à  la  bonne  sainte  Anne  et  :i 
saint  François- Xavier,  ordonna  de  célébrer  à  l'avenir  leurs 
fêtes  d'obligation.    Le  grand  apôtre  des  Indes  avait  été 
choisi  depuis  longtemps  déjà  par  les  jésuites  comme  le 
second  patron  de  notre  pays  ;  et  il  est  probable  que  ce  sont 
eux  qui  introduisirent  au  Canada  la  neuvaine   en   son 
honneur. 

Quant  à  la  dévotion  à  sainte  Anne,  on  peut  dire  qu'elle 
est  vraiment  la  dévotion  nationale  des  Canadiens.  Le 
prélat  avait  lui-même  la  plus  grande  piété  pour  cette-bonne 
mère,  et  fit  plusieurs  fois  le  pèlerinage  à  son  sanctuaire 
vénéré.  Il  attribuait  à  la  dévotion  à  sainte  Anne  les  meil- 
leurs succès  de  son  épiscopat. 

''  Nous  le  confessons,  dit-il,  rien  ne  nous  a  aidé  plus 
efficacement  à  soutenir  le  poids  de  la  charge  pastorale  de 


VIE  DE  MQR   DE  LAVAL  601 


cette  Eglise  naissante,  que  la  dévotion  spéciale  que  portent 
à  sainte  Anne  tous  les  habitants  de  ce  pays  :  dévotion  qui, 
nous  l'assurons  avec  certitude,  les  distingue  de  tous  les 
autres  peuples  ^" 

Il  voulut  approuver  solennellement  un  petit  livre  que  fit 
paraître,  vers  cette  époque  (1667),  un  des  prêtres  de  son 
séminaire,  M.  Thomas  Morel.  Dans  cet  opuscule,  le  zélé 
missionnaire  de  la  côte  Beaupré  racontait  les  merveilles 
opérées  au  sanctuaire  de  la  bonne  sainte  Anne,  merveilles 
dont  il  avait  été  *'  le  témoin  oculaire  et  bien  informé.  " 

*'  Comme  Dieu  a  toujours  choisi,  disait  M.  Morel,  quel- 
ques églises  spécialement  entre  les  autres,  où,  par  Tinter- 
cession  de  la  sainte  Vierge,  des  anges  et  des  saints,  il  ouvre 
largement  le  sein  de  ses  miséricordes  et  fait  quantité  de 
miracles,  qu'il  n'opère  pas  ordinairement  ailleurs,  il  sem- 
ble aussi  qu'il  a  voulu  choisir  de. nos  jours  l'église  de 
Sainte-Anne-du-Petit-Cap  pour  en  faire  un  asile  favorable 
et  un  refuge  assuré  aux  chrétiens  de  ce  nouveau  monde,  et 
qu'il  a  mis  entre  les  mains  de  cette  sainte  un  trésor  de 
grâces  et  de  bénédictions,  qi^'elle  départ  libéralement  à 
ceux  qui  la  réclament  dévotement  en  ce  lieu. 

*'  C'est  assurément  pour  cette  même  fin  qu'il  a  imprima 
dans  les  cœurs  une  dévotion  singulière  et  une  confiance 
extraordinaire  en  la  protection  de  cette  grande  sainte  :  ce 


1  —  Approbatiou  du  **  Récit  des  merveilles  arrivées  en  l'église  de 
Sainte-Anne-du-Petit-Cap,  côte  de  Beaupré,  en  la  Nouvelle-France  ''. 
Cet  opuscule  de  M.  Morel  est,  avec  celui  de  M.  de  Maizerets  '*  La 
solide  dévotion  à  la  sainte  Famille,  publié  à  Paris  en  1675  ",  Tun  dos 
plus  anciens  monument?  de  la  littérature  religieuse  de  ce  pays. 


602  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


qui  fait  que  les  peuples  y  recourent  dans  tous  leurs  besoins, 
et  qu'ils  en  re(;oivent  des  secours  très  signalés,  comme  nous 
le  voyons  dans  les  merveilles  qui  s'y  sont  opérées  depuis 
six  ans  >." 

La  Mère  de  Tlncarnation,  parlant  à  son  tour  du  pèleri- 
nage de  la  Bonne  Sainte  Anne,  ne  s'exprime  pas  avec  moins 
d'admiration  :  ''A  sept  lieues  d'ici,  écrit-elle,  il  y  a  un 
bourg,  appelé  le  Petit-Cap,  où  il  y  a  une  église  de  samte 
Anne,  dans  laquelle  Notre-Seigneur  fait  de  grandes  mer- 
veilles en  faveur  de  cette  sainte  mère  de  la  très  sainte 
Vierge.  On  y  voit  marcher  les  paralytiques,  les  aveugles 
recevoir  la  vue,  et  les  malades  de  quelque  maladie  que  ce 
soit  recouvrer  la  santé  ^.  " 

Ces  témoignages  irréfutables,  qui  remontent  à  plus  de 
deux  siècles,  semblent  écrits  d'aujourd'hui.  Les  milliers 
de  pèlerins  qui  accourent  chaque  année  de  tous  les  endroits 
du  pays,  et  môme  de  l'étranger,  au  sanctuaire  de  sainte 
Anne,  sont  là  pour  attester  que  la  dévotion  à  la  grande 
thaumaturge  va  croissant  de  jour  en  jour,  et  que  le  bras 
de  Dieu  n'est  pas  raccourci. 

La  petite  église,  dont  parle  Marie  de  l'Incarnation,  était 
cette  chapelle  en  bois  qui  avait  été  commencée  du  temps 
de  M.  de  Queylus.  Mgr  de  Laval  s'occupa  de  la  faire 
reconstruire.     Gn\ce  aux  soins  de  M.  Filion  \  le  nouveau 


1  —  Rrlations  des  jeun,  ite.ij  1667. 

2  —  Li'ttre  historique  71e,  30  septembre  1665. 

3  —  M.  Filion  se  noya  en  1679,  et  fut  inhumé  à  Sainte-Anne  dftns 
régliso  qu'il  avait  fait  construire. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  603 


missionnaire  de  la  côte  de  Beaupré,  elle  fut  remplacée  en 
1675,  par  une  belle  grande  église  en  pierre. 

Il  est  probable  que  Mgr  de  Laval  ne  fut  pas  étranger  au 
titre  de  Sainte- Anne,  qui  fut  donné  au  Fort  bâti  par  M.  de 
la  Motte  à  l'entrée  du  lac  Champlain.  '*  C'est  à  ce  Port, 
dit  Jacques  Viger,  que  se  réfugiaient  les  voyageurs,  surtout 
les  missionnaires,  quand  ils  étaient  en  route  pour  le  pays 
des  Iroquoi?,  surpris  par  l'annonce  d'une  embuscade  ou 
d'une  incursion  ennemie.  " 

Ce  Fort  fut  le  rendez-vous  général  de  l'armée  que  M.  de 
Tracy  conduisit  au  pays  des  Iroquois  (1666)  ^.  Mgr  de 
Laval,  qui  s'intéressait  si  vivement  au  succès  de  Texpédi- 
tion,  voulut  la  mettre  sous  la  protection  de  sainte  Anne, 
ainsi  que  le  Fort  d'où  l'on  devait  partir.  Le  vice-roi  et  ses 
officiers  étaient  d'ailleurs  bien  disposés  à  seconder  ses  vues. 

**  La  dévotion  îl  cette  grande  sainte,  dit  Jacques  Viger, 
était  alors  en  pleine  ferveur,  et  elle  était  justifiée  par  de 
nombreux  miracles.  MM.  de  Tracy,  de  Courcelle,  et  une 
trentaine  d'autres  x)ersonnes,  parmi  lesquelles  devaient  se 
trouver  plusieurs  officiers,  venaient  de  faire  le  pèlerinage 
de  Sainte- Anne,  à  la  cote  de  Beaupré.  Rien  de  plus  natu- 
rel que  de  mettre  la  navigation  du  lac  Champlain  sous  la 
protection  de  celle  qui  a  toujours  été  regardée  comme  la 
patronne  des  marins  2.  '' 

C'est  une  considération  analogue  qui  engagea  Mgr  de 
Laval  à  mettre  sous  la  protection  et  le  vocable  de  sainte 


-  —  Hiitoirv  du  Monh-vn!^  note,  p.  250. 


604  VIE   DE  MGR  DE  LA.VAL 


Anne  une  confrérie  qu'il  érigea  à  Québec  pour  les  hommes 
de  la  classe  ouvrière.  Il  l'attacha  à  la  chapelle  dédiée  à 
cette  grande  sainte,  dans  sa  cathédrale,  et  lui  donna,  en 
1G78,  de  sages  et  utiles  règlements.  P^lle  était  le  digne 
pendant  de  la  Sainte- Famille. 

La  confrérie  de  Sainte-Anne  était  destinée,  surtout,  pour 
les  menuisiers  et  les  hommes  de  métier  en  général.  On 
pouvait  cependant  y  admettre  des  personnes  de  toute  con- 
dition :  le  vice  seul  et  le  mauvais  exemple  en  faisaient 
exclure. 

C'était  une  véritable  union  de  prières  et  de  secours 
spirituels.  Elle  était  dirigée  par  un  chapelain,  assisté  de 
deux  maitres-covfrlres^  qui  étaient  élus  d'année  en  année  au 
scrutin  secret. 

On  payait  un  droit  d'entrée,  en  se  faisant  inscrire  comme 
membre,  puis  une  redevance  annuelle.  Les  revenus  étaient 
employés  à  faire  dire  des  niesses  et  chanter  des  services 
pour  les  confrères  défunts,  puis  à  la  décoration  de  la  cha- 
pelle, qui  était- vraiment  la  chapelle  des  ouvriers. 

Cette  confrérie  de  Sainte-Anne  était  un  lien  merveilleux 
de  bonne  entente  et  de  rapprochement  pour  la  classe 
ouvrière.  Elle  était  une  source  féconde  d'encouragement, 
de  i)rogrès,  de  perfectionnement  dans  les  différents  métiers. 
On  se  réunissait,  on  se  voyait,  on  s'entendait  les  uns  les 
autres  sur  l'état  des  affjiires,  sur  les  prix  du  marché,  sur 
tout  ce  qui  pouvait  intéresser  l'avenir  et  le  bien-être  de  la 
classe  ouvrière.  On  apprenait  à  se  connaître,  mais  surtout 
à  pratiquer  envers  le  prochain  les  grands  devoirs  de  la 
charité  et  de  la  justice.    On  assistait  en  corps  aux  services 


VIE   D£  MGR   DE  LAVAL  605 


des  confrères,  aux  messes  de  confrérie,  aux  assemblées. 
Ces  réunions  étaient  un  moyen  puissant  de  dissiper  bien 
des  haines,  d'opérer  des  réconciliations,  d'abattre  les 
mauvais  instincts,  de  confirmer  les  bonnes  résolutions.  Le 
chapelain  en  profitait  pour  adresser  aux  ouvriers  chrétiens 
cette  parole  évangélique  qui  les  éclaire,  qui  ne  les  trompe 
jamais,  et  les  maintient  toujours  dans  les  voies  de  la 
sagesse  ^. 

Mgr  de  Laval,  en  établissant  cette  confrérie  de  Sainte- 
Anne,  n'avait  pas  seulement  encouragé  la  piété,  il  avait 
fait  une  bonne  œuvre  sociale,  qui  témoignait  de  son  zèle 
éclairé  pour  les  intérêts  de  la  classe  ouvrière,  et  de  cet 
esprit  pratique  dont  il  avait  déjà  fait  preuve  dans  la  créa- 
tion de  la  ferme  modèle  et  de  l'école  des  arts  et  métiers  de 
Saint- Joachim. 


1  —  **  Testimonium  Domini  fidèle,  sapîciitiam  prtestans  parvulia  "• 
(1\  XVIII,  8.) 


CHAPITRE  VINGT-HUITIEME 


Le  vicariat  apostolique  do  Mgr  do  Laval,  préparé,  par  les  éldments 
spirituels  d'unité  et  do  sainteté  qu'il  renferme,  à  former  une  Eglise 
distincte,  et  à  être  érigé  en  évôcbé.  —  Les  Pères  Ae  la  Compa^ie 
de  Jésus.  —  Marie  de  l'Incarnation  et  Mme  de  la  Peltrie.  —  Mar- 
guerite Bourgeois.  —  Jeanne  Mancc.  —  Mme  D'Ailleboût.  —  Le 
P.  Chaumonot. —  Catherine  de  Saint-Augustin. —  Catherine  Gau- 
diakteiia. 

La  Nouvelle-France,  qui  poisédait  un  évoque  depuis  plus 
de  dix  ans,  n'était  encore  qu'un  vicariat  apo.stolique.  Mais 
tous  les  éléments  matériels  nécessaires  pour  la  fondation 
d'une  Eglise  distincte  y  avaient  été  développés  et  préparés 
avec  soin  par  Mgr  de  Laval  :  séminaire  canoniquement 
érigé,  avec  la  double  mission  de  desservir  les  paroisses  et 
de  former  de  bons  ouvriers  apostoliques  ;  seigneuries  et 
biens-fonds,  acquis  avec  prévoyance  pour  le  soutien  de 
cette  maison  ;  dîmes  établies  dans  toute  l'étendue  du  pays; 
paroisses  ou  missions  régulièrement  desservies  par  un 
clergé  peu  nombreux  encore,  il  est  vrai,  mais  suffisant  au 
besoin  par  son  dévouement;  Tordre  et  la  paix  répandus 
partout,  et  le  peuple,  désormais  libre  du  côté  des  Iroquois, 
se  livrant  paisiblement  à  l'œuvre  de  la  culture  et  de  la 
colonisation;  une  belle  cathédrale,  consacrée  déjà  depuis 


608  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


plusieurs  années  ;  des  institutions  de  charité  et  d'éducation 
solidement  établies  à  Québec  et  à  Montréal  ;  des  écoles 
ouvertes  en  plusieurs  endroits  du  pays  pour  l'instruction 
de  la  jeunesse;  un  rôle  politique  important  attribué  à 
l'évêque  dans  le  Conseil  supérieur;  une  position  honorable 
faite  au  clergé  vis-à-vis  des  autorités  civiles  de  la  colonie, 
et,  à  la  Cour,  confiance  et  protection  assurée  à  l'Eglise  du 
Canada,  grâce  à  la  sagesse  de  son  premier  pasteur. 

Le  vicariat  apostolique  de  l'évêque  de  Pétrée  laissait 
certainement  à  désirer  encore  sous  le  rapport  des  ressour- 
ces; mais  il  ne  manquait  pas  des  éléments  matériels  suffi- 
sants pour  l'établissement  d'une  Eglise  particulière. 

Y  avait-il  également  ces  éléments  spirituels  de  sainteté 
et  d'unité  qui  rendent  un  pays  mûr  pour  la  création  d'une 
Eglise  distincte?  Les  Eglises  particulières,  en  efiFet,  doivent 
participer  aux  caractères  et  aux  notes  de  l'Eglise  univer- 
selle, et  l'on  doit  y  trouver  quelque  chose  de  ces  ornements 
précieux  qui  parent  le  front  de  l'épouse  de  Jésus-Christ. 

Or,  quelle  unité  plus  parfaite  que  celle  de  l'Eglise  du 
Canada  ?  Unité  dans  les  cœurs,  unité  de  doctrine,  unité 
dans  l'attachement  au  pontife  romain. 

Mgr  de  Laval  avait  réussi  à  faire  de  tout  son  clergé  un 
seul  cœur  et  une  seule  âme.  Tous,  prêtres  de  Saînt-Sulpîce, 
religieux  de  la  Compagnie  de  Jésus,  prêtres  du  séminaire 
de  Québec,  étaient  unis  entre  eux  par  les  liens  de  la  plus 
étroite  charité.  *^  Rien,  dit  Latour,  ne  représentait  mieux 
le  clergé  de  la  primitive  Eglise."  **  Il  me  sembla,  écrivait 
Mgr  de  Saint- Valîer,  voir  revivre  dans  l'Eglise  du  Canada 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  609 


quelque  chose  de  cet  esprit  de  détachement  qui  faisait  une 
des  principales  beautés  de  l'Eglise  naissante  de  Jérusalem, 
du  temps  des  apôtres." 

L'unité  des  esprits  n'était  pas  moins  ravissante  que  celle 
des  cœurs.  Partout,  à  Québec  comme  à  Montréal  et  dans 
tout  le  pays,  la  plus  parfaite  unité  de  doctrine,  la  plus 
belle  uniformité  dans  l'exposition  de  la  foi  catholique. 

Ni  le  jansénisme,  ni  le  gallicanisme,  ni  aucune  des 
erreurs  qui,  à  cette  époque,  souillèrent  quelques  parties  de 
l'Eglise  de  France,  n'avaient  pénétré  au  Canada.  Les  héré- 
tiques cherchèrent  à  s'y  fixer;  mais  on  réussit  toujours  à 
les  éloigner  de  la  colonie. 

Elève  des  jésuites,  Mgr  de  Laval  avait  en  horreur  les 
fausses  doctrines  dont  nous  venons  de  parler.  Il  était  aussi 
profondément  soumis  et  attaché  au  saint-siège  :  **  Quelque 
chose  que  Votre  Sainteté  m'ordonne  de  faire,  écrivait-il  un 
jour,  je  suis  prêt  à  lui  obéir."  Tout  son  clergé  se  modela 
sur  lui. 

L'autorité  du  saint-siège,  dont  il  relevait  directement 
comme  vicaire  apostolique,  fut  contestée  par  l'archevêque 
de  Rouen.  II  n'épargna  ni  peines,  ni  travaux  pour  la  faire 
respecter  ;  et  il  ne  cessa  de  combattre  que  lorsque  cette 
autorité  eût  été  pleinement  reconnue  par  tous  ses  sujets. 

En  arrivant  au  Canada,  ce  noble  évoque,  sorti  des  rangs 
de  l'illustre  Eglise  de  France,  où  il  y  avait  tant  de  litur- 
gies diverses,  aurait  pu  être  tenté  d'établir  ici  lui-môme 
quelque  liturgie  particulière,  et  de  se  donner  cette  demi- 
émancipation  dont  on  ne  se  faisait  pas  assez  scrupule,  à 

30 


610  VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 


cette  époque.  Un  de  ses  premiers  actes,  au  contraire,  après 
avoir  érigé  son  séminaire,  fut  de  proclamer  solennellement 
qu'on  y  suivrait  à  perpétuité,  ainsi  que  dans  tout  le  Canada, 
la  liturgie  romaine,  et  que  l'on  aurait  toujours  pour  le 
saint-siège  l'amour  que  lui  doivent  des  enfants  respec- 
tueux. 

Si  l'Eglise  de  la  Nouvelle-France  était  une  dans  sa  foi 
et  dans  son  attachement  au  souverain  pontife,  il  était  facile 
d'y  reconnaître  cet  autre  élément  spirituel,  (ju'on  appelle 
la  sainteté.  Le  sol  mCme  de  notre  patrie  était  une* terre 
de  bénédiction.  Il  avait  été  arrosé  bien  des  fois  par  le 
sang  des  martyrs,  et  foulé  par  les  pieds  intrépides  de 
missionnaires  dévoués  à  la  conversion  des  infidèles. 

Tout  ici  prêchait  hautement  la  sainteté:  les  déclarations 
admirables  des  illustres  fondateurs  de  Québec  et  de  Mont- 
réal, Champlain  et  Maisonneuve,  qui  n'avaient  voulu 
s'établir  au  Canada  que  pour  procurer  le  salut  des  âmes; 
la  volonté  du  roi  de  fonder  ici  une  colonie  essentiellement 
catholique;  le  soin  particulier  avec  lequel  on  faisait  le 
choix  des  éléments  de  cette  colonie  ;  le  dévouement  de  tant 
d'illustres  personnes  qui  consacraient  leur  vie  et  leur 
fortune  à  l'Eglise  de  la  Nouvelle-France  ;  les  prodiges  de 
vertu  opérés  chaque  jour  par  l'évêque  et  son  pieux  clergé  ; 
mais  surtout  le  zèle  intrépide  et  désintéressé  des  religieux 
de  la  Compagnie  de  Jésus,  qui,  depuis  près  d'un  demi- 
siècle,  se  dépensaient  tout  entiers  pour  le  salut  des  âmes. 

On  ne  peut  prendre  au  sérieux,  en  efiTet,  ce  que  Frontenac, 
dans  un  moment  de  mauvaise  humeur,  écrivait  un  jour 


VIE  DE   MGR   DE  LAVAL  611 


contre  les  jésuites  :  "  Pour  vous  parler  franchement,  disait- 
il  à  Colbert,  ils  songent  autant  à  la  conversion  du  castor 
qu'à  celle  des  âmes,  car  la  plupart  de  leurs  missions  sont 
de  pures  moqueries,  et  je  ne  croirais  pas  qu'on  leur  dût 
permettre  de  les  étendre  plus  loin,  jusqu'à  ce  qu'on  vît 
une  Eglise  de  ces  Fauvages  mieux  formée  ^" 

Quoi  donc  !  Suspecter  le  désintéressement  de  pauvres 
missionnaires  qui  ne  possédaient  rien  en  propre,  et  vivaient, 
dans  leurs  courses  apostoliques,  au  milieu  de  privations 
incroyables  !  Reprocher  aux  jésuites  de  trafiquer  quelques 
peaux  de  castor  qu'on  leur  donnait,  comme  si  le  castor 
n'était  pas  alors  la  monnaie  courante,  avec  laquelle  ces 
religieux,  comme  les  autres  citoyens,  pouvaient  se  procu- 
rer Tentretien  et  la  subsistance  !  Traiter  de  moqueries  des 
missions  comme  celles  du  pays  des  Iroquois  ou  des  Algon- 
quins, comme  les  missions  de  Sainte-Foye  et  de  Tadoussac, 
où  s'opéraient  tous  les  jours  des  prodiges  de  grâces  et  de 
vertus  ! 

'*  Il  ne  faut  pas  s'attendre  de  servir  longtemps  le  Maître 
que  nous  servons,  sans  être  calomniés,  disait  le  P.  Lejeune  ; 


1  —  Lettre  do  Frontenac  à  Colbort,  2  novembre  1672.  —  On  voit 
par  la  date  de  cette  lettre  que  Frontenac  venait  à  peine  d'arriver  au 
Canada,  et  que  par  conséquent  son  jugement  sur  les  jésuites  ne  pou- 
vait guère  être  porté  en  connaissance  de  cause.  Cette  partie  do  sa 
lettre  était  en  écriture  chiffrée.  Redoutait-il  de  porter  ouvertement  une 
accusation,  qu'il  savait  dénuée  de  fondement,  surtout  quand  lo  roi  lui 
avait  recommandé  d'avoir  beaiicoup  de  coimidcration  pour  les  mission- 
naires jésuites?  **  Ce  sont  eux,  disait  Louis  XIV,  qui  ont  porté  les 
lumières  de  la  Foi  et  de  l'Evangile  en  la  Nouvelle-France,  et  qui,  par 
leur  vertu  et  leur  piété,  ont  contribué  à  l'établissement  et  à  l'augmen- 
tation de  cette  colonie.  "  (Archives  delà  ilfan/ie,  à  Paris.) 


612  VIE  LE   MGR  DE  LAVAL 


ce  sont  ses  livrées.  Il  ne  nous  reconnaîtrait  pas  lui-même, 
si  nous  ne  les  portions....  Gagner  quelque  pauvre  sauvage 
à  Dieu  et  à  l'Eglise,  voilà  tout  notre  trafic  en  ce  nouveau 
monde,  toute  la  manne  que  nous  recueillons  en  ces  déserts. 
Nous  ne  chassons  qu'à  cela  dans  ces  grands  bois,  et  ne 
faisons  autre  pCche  sur  ces  larges  fleuves  ^  " 

Mgr  de  Saint- Valier  rendait  aux  jésuites  un  témoignage 
autorisé:  '^  Il  faut  avouer,  dit- il,  que  parmi  ces  Pères  de 
la  Nouvelle-France,  il  y  a  un  certain  air  de  sainteté  ti 
sensible  et  si  éclatant,  que  je  ne  sais  s'il  peut  y  avoir 
quelque  chose  de  plus  en  aucun  autre  endroit  du  monde.... 
Tous  m'ont  paru  d'une  vertu  et  d'une  soumission  dont  je 
suis  encore  plus  édifié  que  je  ne  suis  satisfait  de  leurs 
talents  'K  " 

"  C'est  une  chose  ravissante,  écrit  à  son  tour  Marie  de 
l'Incarnation,  de  voir  tous  nos  révérends  Pères  prodiguer 
leur  vie  pour  attirer  ces  peuples  au  troupeau  de  Jésus- 
Christ.  C'est  à  qui  ira  aux  lieux  les  plus  éloignés  et  les 
plus  dangereux  et  où  il  n'y  a  aucun  secours  humain.  " 
Puis  elle  ajoute:  **  Dieu  ayant  permis  que  leur  maison  et 
leur  église  de  Québec  aient  été  entièrement  brûlées,  avec 
tous  leurs  meubles  et  ceux  qui  devaient  être  envoyés  dans 
les  autres  maisons,  en  sorte  qu'il  ne  leur  est  resté  que  ce 
qu'ils  avaient  sur  eux,  c'est-à-dire,  des  habits  d'été  fort 
simples  et  usés,  ils  regardaient  ce  désastre  sans  s'émouvoir. 


1  — Relui ii/n»  dea  jeauitenij  lG3(i. 
"2  —  £!tat  pn-acnt  tU'  VE<jlhe. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  613 


disant  qu'ils  en  ressemblaient  mieux  à  Jésus-Chri?t  d'être 
ainsi  dépourvus  de  tout  *.  " 

Un  écrivain  français,  parlant  des  jésuites  :  "  Ces  mission- 
naires, dit-il,  savaient  résister  avec  une  invincible  cons- 
tance et  une  profonde  tranquillité  d'ilme  aux  horreurs 
d'une  vie  entière  passée  dans  les  déserts  du  Canada.  Loin 
de  tout  ce  qui  fait  le  charme  de  la  vie,  loin  de  toutes  les 
occasions  de  s'acquérir  une  vaine  gloire,  ils  mouraient 
entièrement  au  monde,  et  trouvaient  au  fond  de  leur  cons- 
cience une  paix  que  rien  ne  pouvait  altérer  2.  " 

Et  notre  historien  national.  M.  Garneau  :  **  Ces  hommes, 
dit-il,  ont  rempli,  dans  les  forets  du  nouveau  monde,  une 
tâche  noble  et  sainte,  en  soutenant  la  lutte  de  l'esprit  con- 
tre la  matière,  de  la  civilisation  contre  la  barbarie....  Leur 
dévouement  héroïque  et  humble  tout  à  la  fois  a  étonné  le 
philosophe  et  conquis  l'admiration  des  protestants  ^.  " 

Voilà  ce  qu'étaient  les  jésuites,  ces  apôtres  vénérés  de  la 
Nouvelle-France.  Les.sulpiciens  et  les  prêtres  du  sémi- 
naire de  Québec  rivalisaient  avec  eux  de  zèle,  de  dévoue- 
ment et  d'abnégation. 

On  peut  donc  aflirmer  que  .le  clergé  du  Canada,  en 
général,  était  entouré  d'une  brillante  auréole  de  sainteté. 

Comment  le  peuple  n'en  aurait-il  pas  ressenti  la  salutaire 
influence  ?  Comment  ne  se  serait-il  pas  formé  à  l'image  de 
son  clergé  ?  Les  mœurs  étaient  généralement  saines  et 
pures  ;  la  religion,  solidement  ancrée  dans  les  cœurs. 


1  —  Lettre  historique  l'ic 

2  —  Du88ieux,  Le  Can(id(i  S(}>(!i  la  domuiatum  française. 

3  —  Ilidoire  thi  Canada. 


'614  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


Tout  n'était  pas  parfait,  sans  doute.  Le  vice  apparaissait 
quelquefois  çà  et  là,  surtout  dans  cette  population  sans 
domicile  fixe,  que  Pon  trouve  dans  tout  pays  nouveau  ; 
mais  il  n'avait  pas  droit  de  cité,  et  on  lui  faisait  une  guerre 
sans  merci.  Nous  en  avons  la  preuve  dans  les  cahiers  du 
Conseil  souverain. 

La  piété  avait  fait  des  progrès  étonnants.  Sous  le 
souffle  bienfaifciant  de  la  dévotion  à  la  sainte  Famille  et  à 
la  bonne  sainte  Anne,  il  régnait  partout  une  sainte  ardeur 
pour  le  bien.  Le  pays  tout  entier  avait  recueilli  les  plus 
heureux  effets  des  grands  exemples  de  piété  donnés  par  le 
marquis  de  Tracy  et  plusieurs  officiers  du  régiment  de 
•Carignan. 

A  cette  époque  de  notre  histoire,  l'Eglise  du  Canada  nous 
iipparaît  comme  un  vaste  champ  fertile,  travaillé  par  des 
mains  soigneuses,  rempli  de  fleurs,  de  moissons  pleines  de 
promesses,  d'arbres  vigoureux  et  déjà  chargés  de  fruits  de 
sainteté. 

Mais  parmi  ces  arbres,  il  en  est  dont  la  cime  s'élève  bien 
au-dessus  des  autres,  et  dont  les  fruits  paraissent  déjà 
mûrs.  Citons  seulement  quelques  noms  :  Marie  de  l'Incar- 
nation et  Mme  de  la  Peltrie,  la  sœur  Bourgeois  et  Mlle 
Mance,  Mme  D'Ailleboût,  Catherine  de  Saint- Augustin,  le 
P.  Cliaumonot  et  Catherine  Gaudiakteùa.  On  ne  peut 
écrire  la  vie  de  Mgr  de  Laval,  sans  dire  un  mot  de  ces 
grandes  figures,  qui  viennent  se  grouper  naturellement 
autour  de  la  sienne,  et  en  font  ressortir  merveilleusement 
tous  les  traits. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  615 


La  vénérable  Mère  de  rincarnation  ^  n'était  pas  une 
femme  ordinaire  :  c'était  une  âme  très  élevée,  un  esprit  dis- 
tingué, et  nourri  dans  la  spiritualité  la  plus  sûre  comme  la 
plus  sublime.  *'  L'histoire,  dit  Charlevoix,  nous  présente 
peu  de  personnes  qu'on  puisse  lui  comparer....  On  voit  par 
ses  écrits  qu'elle  était  une  des  plus  spirituelles  femmes  de 
son  siècle.  Tout  y  est  solide  ;  elle  pense  juste,  elle  appro- 
fondit tout,  donne  à  ce  qu'elle  dit  un  tour  ingénieux,  et  son 
style  a  cette  simplicité  noble  où  peu  d'écrivains  parvien- 
nent 2.  " 

*'  Elle  était,  dit  Sainte-Foi,  d'une  taille  haute,  d'un  port 
grave  et  majestueux,  que  tempérait  une  douceur  humble 
^t  modeste.  Lorsqu'elle  était  encore  dans  le  monde,  tout 
son  air  avait  quelque  chose  de  si  grand,  qu'on  s'arrêtait 
dans  les  rues  pour  la  voir  passer.  Ses  traits  étaient  régu- 
liers, mais  c'était  une  beauté  mâle,  qui  laissait  voir  toute 
la  grandeur  de  son  âme.  Elle  était  forte  et  bien  constituée, 
d'une  humeur  très  agréiible;  et  quoique  la  présence  conti- 
nuelle de  Dieu  lui  donnât  quelque  chose  de  céleste  qui 
imprimait  le  respect,  on  ne  se  sentait  jamais  embarrassé 
iivec  elle  ^.  " 

Cette  femme  remarquable  était  arrivée  à  un  si  haut 
degré  de  sainteté,  que  Bossuet,  l'oracle  de  son  siècle,  l'appe- 
lait la  Tfierhe  de  la  Nouvelle- France. 

"  C'est  une  sainte,  écrit  M.  Emery,  que  je  vénère  bien 


1  —  Marie  Guyart,  veuvo  de  M.  Martin,  née  à  Tours  le  18  oct.  1599. 

2  —  Vie  de  la  Mère  Marie  de  VliicaniatwH. 
-3  —  Vie  des  premières  ursulines  de  France, 


616  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


sincèrement,  et  que  je  mets  dans  mon  estime  à  côté  de 
sainte  Thérèse  ^.  " 

Comment  était-elle  venue  au  Canada?  L'histoire  de  sa 
vocation  est  intimement  liée  à  celle  de  Mme  de  la  Peltrîe, 
et  remplie  de  merveilles.  Il  faut  admirer  les  voies  de  la 
Providence,  qui  voulut  donner  à  notre  pays  ces  deux  âmes 
d'élite. 

Madeleine  de  Chauvigny  appartenait  à  une  famille  noble 
d'Alençon,  en  Normandie.  Elle  épousa  M.  de  Grival, 
seigneur  de  la  Peltrie,  qu'elle  perdit  de  bonne  heure,  ainsi 
que  l'unique  fille  qu'elle  eut  de  ce  mariage,  et  se  trouva 
héritière  d'une  immense  fortune.  Elle  résolut  alors  de 
consacrer  sa  vie  et  ses  biens  à  la  conversion  des  sauvages 
du  Canada,  et  surtout  à  l'instruction  des  petites  filles  de 
ce  pays  lointain. 

Mais  des  obstacles,  insurmontables  en  apparence,  se 
dressent  devant  elle.  On  lui  intente  procès  sur  procès  pour 
l'empêcher  de  prendre  possession  de  ses  biens.  Elle  se 
défend,  et  fait  vœu  à  saint  Joseph,  protecteur  du  Canada, 
que  si  elle  gagne  son  procès,  elle  emploiera  toute  sa  for- 
tune pour  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes.  Ses  vœux 
sont  exaucés.  *'  Dieu,  dit  la  Relation,  changea  le  cœur  de 
ses  parties,  qui  de  lions  devinrent  des  agneaux....  Elle 
gagna  son  procès.  " 

Au  plus  fort  de  ses  difficultés,  elle  tombe  bien  malade. 
Elle  se  sent  alors  inspirée  de  faire  un  second  vœu,  celui  de 
s'appliquer  avec  encore  plus  de  vigueur  à  rompre  tous  les 

1  —  Lettre  à  Mgr  Plessis,  en  1802. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  617 


obstacles  qui  s'opposeront  à  son  dessein,  si  Dieu  lui  rend 
la  santé  ;  et  la  fièvre  disparaît  aussitôt.  Le  médecin  vient 
la  voir,  et  surpris  de  ne  pas  la  trouver  morte  :  "  Madame, 
lui  dit-il,  je  crois  que  votre  fièvre  est  allée  en  Canada." 
*'  La  malade,  qui  ne  pouvait  encore  parler,  dit  la  Relation, 
leva  doucement  les  yeux  au  ciel,  et  fit  un  petit  souris.  " 

Rendue  à  la  santé,  comme  par  miracle,  elle  se  met  en 
devoir  d'exécuter  le  généreux  dessein  qu'elle  a  de  partir 
pour  le  Canada,  lorsqu'elle  rencontre  une  opposition  formi- 
dable, cette  fois  de  la  part  de  son  père,  qui  met  tout  en 
œuvre  pour  la  dissuader  de  son  projet.  C'est  alors  qu'elle 
fait  providentiellement  la  rencontre  de  M.  de  Dernières, 
celui-là  môme  qui  sera  bientôt  le  directeur  spirituel  de 
François  de  Laval,  et  donnera  au  Canada  son  premier 
évêque.  Elle  lui  communique  ses  vues  et  ses  desseins  :  le 
saint  homme  l'approuve  et  l'encourage.  Il  est  convenu 
que  pour  vaincre  les  résistances  peu  raisonnables  du  père, 
on  emploiera  une  pieuse  fiction.  M.  deBernières  la  deman- 
dera en  mariage,  sans  toutefois  avoir  l'intention  de  l'épou- 
ser jamais. 

Le  projet  réussit.  Le  père  de  Mme  de  la  Peltrie  cousent 
à  donner  à  M.  de  Bernières  la  main  de  sa  fille,  et  les  deux 
prétendus  fiancés  se  concertent  ensuite  librement  pour 
assurer  le  succès  de  la  grande  affaire  du  Canada. 

Peu  après,  le  père  meurt,  et  Mme  de  la  Peltrie  devient 
plus  libre  que  jamais  départir  pour  aller  fonder  au  Canada 
cette  communauté  qu'elle  a  résolu  d'établir  pour  l'instruc- 
tion des  enfants  sauvages. 


G18  VIE   DE   MGR   DE   LAVAL 


Mais  elle  n'est  pas  religieuse;  toute  sa  mission  est  de 
fournir  les  fonds  nécessaires.     Quelle  est  la  religieuse  qui 
consentira  à  partir  avec  elle  pour  aller  fonder  cet  établis- 
sement? Dieu  y  a  ])Ourvu  ;  et  c'est  ici  que  la  main  de  la 
Providence  se  montre  de  plus  en  plus. 

En  même  temps  que  Mme  de  la  Peltrie,  à  Alençon,  con- 
cevait son  généreux  dessein  (1633),  une  religieuse  ursuline, 
dans  un  couvent  de  la  ville  de  Toiirs,  avait  une  vision 
claire  et  distincte  du  Canada-  Elle  s'y  voyait  conduite 
comme  par  la  main  par  une  pieuse  dame,  et  toutes  deux  y 
fondaient  une  communauté  pour  l'éducation  des  jeunes 
filles  du  paj'è.  **  C'est  là  le  Canada,  lui  avait  dit  la  vision  : 
il  faut  que  tu  y  ailles  faire  une  maison  à  Jésus  et  à  Marie." 

Six  ans  se  sont  écoulés.  M.  de  Bernières  et  Mme  de  Ja 
Peltrie,  cherchant  des  religieuses  pour  la  mission  du 
Canada,  se  rendent  à  Paris,  puis  à  Tours,  où  la  Providence 
les  met  en  communication  avec  les  ursulines.  Mme  de  la 
Peltrie  et  Marie  de  l'Incarnation  se  reconnaissent  sans 
s'être  jamais  vues.  *' Dès  que  je  l'eus  envisagée,  écrit  la 
sainte  religieuse,  je  me  souvins  de  ma  vision,  et  recofinus 
en  elle  la  compagne  qui  s'était  jointe  à  moi,  pour  aller  à 
ce  grand  pays  qui  m'avait  été  montré.  Sa  modestie,  sa 
douceur  et  son  teint  m'en  renouvelèrent  l'idée;  tous  les 
traits  de  son  visage  me  parurent  ôtre  les  mêmes." 

Il  fut  décidé  que  l'on  partirait  au  plus  vite  pour  le 
Canada. 

Elles  s'embarquèrent  le  5  mai  1639,  avec  une  autre  reli- 
gieuse. M.  de  Bernières  les  conduisit  jusqu'au  vaisseau. 
Elles  arrivèrent  le  1er  août  i\  Québec. 


VIE    DE   MGR   DE  LAVAL  619 


Il  n'entre  pas  dans  le  cadre  de  cet  ouvrage  de  raconter 
leur  vie  de  sacrifices  et  de  dévouement:  ce  serait  faire 
l'histoire  du  monastère  des  ursulines  de  Québec.  La  Mère 
de  l'Incarnation  s'éleva  à  un  degré  sublime  de  vertu  et  de 
sainteté.  Mme  de  la  Peltric  fut  sa  digne  émule  dans  la  vie 
religieuse. 

Son  zèle  généreux  et  ardent  était  sans  bornes.  Non  con- 
tente d'avoir  donné  la  plus  grande  partie  de  sa  fortune 
pour  fonder  la  communauté  des  ursulines  de  Québec,  elle 
résolut  d'aller  elle-même  dépenser  le  reste,  à  trois  cents 
lieues  plus  loin,  à  la  mission  du  pays  des  Hurons.  *'  Tout 
était  disposé  pour  ce  grand  voyage,  dit  la  Relation,  sa 
compagnie,  ses  canots,  ses  provisions,  ses  petits  balots,  qui 
contenaient  de  quoi  vivre  sur  les  lieux,  et  y  faire  ses 
libéralités»." 

Il  fallut  toutes  les  représentations  les  plus  sérieuses  des 
Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  pour  la  dissuader  d'entre- 
prendre ce  voyage.  Elle  resta  ù  Québec,  et  se  contenta  de 
fonder  la  pension  et  l'entretien  d'un  missionnaire  au  pays 
des  Hurons.  "  Mme  de  la  Peltrie  est  toujours  avec  nous, 
écrit  Marie  de  l'Incarnation  ;  c'est  une  sainte  2." 

Elle  motrut  à  Québec  le  IG  novembre  1671,  âgée  de  G8 
ans,  et  Marie  de  rincarnation,  le  30  avril  de  Tannée  sui- 
vante, à  l'âge  de  72  ans.  Elles  ne  virent  donc  pas  l'érection 
canonique  du  siège  de  Qué])ec,  de  cette  Eglise  de  la 
Nouvelle-France,  pour  laquelle  elles  avaient  dépensé  plus 


1  —  Belatlons  des  ji'sulic,^,  1G72. 

2  —  Lettre  sjyu'itudle^  7  octobre  10(31). 


620  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 

de  trente  années  de  leur  vie.  Mais  ne  contribuèrent-elles 
l)as,  au  moins  indirectement,  à  cette  fondation,  par  les 
éléments  spirituels  de  sainteté  et  de  vertus  qui  se  formèrent 
au  Canada,  grâce  à  leurs  pieux  exemples  et  à  la  bonne 
odeur  de  leur  vie  ? 

**  Nous  tenons  à  bénédiction,  écrivait  Mgr  de  Laval,  la 
connaissance  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  nous  donner  delà  Mère 
Marie  de  l'Incarnation,  première  supérieure  des  ursulines 
de  Québec,  l'ayant  soumise  à  notre  conduite  pastorale.  Le 
témoignage  que  nous  pouvons  en  rendre,  est  qu'elle  était 
ornée  de  toutes  les  vertus  dans  un  degré  très  émiaent. 
surtout  d'un  don  d'oraison  si  élevé,  et  d'une  union  avec 
Dieu  si  parfaite,  qu'elle  conservait  sa  présence  au  milieu 
de  l'embarras  des  affaires  les  plus  diiliciles  et  les  plus 
distrayantes,  comme  parmi  les  autres  occupations  où  sa 
vocation  l'engageait.  Parfaitement  morte  à  elle-mcnie, 
Jésus  seul  vivait  et  agissait  en  elle. 

**  Dieu  l'ayant  choisie  pour  l'établissement  de  l'ordre  de 
sainte  Ursule  en  Canada,  il  Ta  douée  de  la  plénitude  de 
l'esprit  de  cet  institut.  C'était  une  supérieure  parfaite, 
une  excellente  maîtresse  des  novices,  et  elle  était  très 
capable  de  remplir  tous  les  emplois  d'une  communauté 
religieuse.  Sa  vie,  commune  à  l'extérieur,  était  à  l'intérieur 
toute  divine,  de  sorte  qu'elle  était  une  règle  vivante  pour 
toutes  ses  sœurs.  Son  zèle  pour  le  salut  des  âmes,  et  parti- 
culièrement pour  celui  des  sauvages,  était  si  ardent,  qu'il 
semblait  qu'elle  les  portât  tous  dans  son  cœur.  Nous  ne 
doutons  pas  que  ses  prières  n'aient  obtenu  en  grande  partie 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  621 


les  faveurs  dont  jouît  maintenant  l'Eglise  naissante  du 
Canada  K'' 

Plus  heureuse  que  Marie  de  T  Incarnation,  la  vénérable 
Marguerite  Bourgeois  put  voir  l'immense  vicariat  aposto- 
lique de  Mgr  de  Laval  érigé  en  évôché  en  1674.  Elle 
survécut  m(»me  longtemps  îi  la  démission  du  premier 
évêque  de  Québec,  car  elle  ne  mourut  qu'en  1700,  à  l'âge 
de  80  ans. 

Nous  raconterons  plus  tard  l'œuvre  de  cette  sainte  reli- 
gieuse à  Montréal.  Pour  le  moment,  contentons-nous  de 
rappeler  sa  vertu  et  sa  sainteté. 

'*  Rien,  dit  Latour,  n'était  plus  iiumble,  plus  mortifié, 
plus  abandonné  à  la  Providence  que  la  sœur  Bourgeois  ;  et 
SCS  filles  ont  toujours  heureusement  conservé  son  esprit. 
"  Je  n'avais  pas  un  double,  disait-elle,  quand  je  vins  au 
''  Canada,  et  je  n'ai  jamais  promis  à  mes  filles  que  pauvreté 
'*  et  simplicité." 

**  Elle  n'a  jamais  souffert  qu'on  exigeât  de  dot  pour  leur 
réception  ;  et  dans  la  crainte  qu'on  en  vînt  enfin  â  un  usage 
si  généralement  reçu,  elle  a  toujours  refusé  de  s'unir  à 
d'autres  communautés.  '*  J'irais,  disait-elle,  chercher  sur 
*'  mes  épaules  une  fille  qui,  n'ayant  pas  môme  un  habit, 
**  aurait  une  bonne  vocation." 

**  Les  exhortations  à  ses  filles  étaient  simples,  mais 
pleines  d'onction  et  de  force:  ''Allez,  disait-elle  à  une, 
"  qu'elle  envoyait  dans  une  mission  éloignée,  allez,  ma 


1  —  Archives  du  séminaire  de  Québec. 


622  VIE   DE  MGR   DE  LAVAL 

''  sœur,  ramasser  les  gouttes  du  eang  de  Jésus-Christ,  qui 
'^  se  perdent.  " 

'*  Elle  disait,  en  parlant  de  la  charité  :  *'  Nous  ne  devons 
"  pas  seulement  conserver  en  nous  la  charité  que  nous 
"  devons  à  nos  frères  ;  nous  sommes  obligées  de  conserver 
"  en  eux  la  charité  qu'ils  nous  doivent/' 

Rien  ne  pouvait  égaler  son  obéissance  et  son  zèle.  Mgr 
de  Laval  l'invite  à  fonder  à  Québec  une  maison  de  son 
ordre.  Elle  quitte  immédiatement  Montréal,  au  plus  fort 
de  riiiver.  '*  Elle  fit  à  pied,  dit  Latour,  plus  de  soixante 
lieues  sur  les  glaces  et  dans  la  neige.  Elle  B*y  donna 
des  mouvements  infinis,  portant  elle-même  les  meubles 
qu'on  lui  donnait  de  la  haute  ville  à  la  basse,  où  sa  maison 
était  située,  et  passa  la  nuit  entière  du  jeudi  au  vendredi 
saint  à  genoux  et  immobile  devant  le  saint  Sacrement, 
malgré  rextrême  rigueur  du  froid.  " 

Puis  il  ajoute:  ''  Sept  ans  avant  sa  mort,  elle  se  démit 
de  la  supériorité....  Elle  mourut  en  odeur  de  sainteté  le  12 
janvier  1700.  Elle  avait  fait  beaucoup  de  miracles  pendant 
sa  vie  ;  il  s'en  fit  beaucoup  après  sa  mort.  Son  corps 
demeura  exposé  pendant  trente  jours  sans  aucune  corrup- 
tion, son  visage  conserva  un  air  sérieux  et  dévot,  et  ses  mains 
demeurèrent  croisées  sur  sa  poitrine.  Le  concours  à  ses 
obsèques  fut  incroyable  ^  " 

Mgr  de  Laval,  qui  avait  toujours  professé  la  plus  grande 
estime  pour  cette  sainte  religieuse,  écrivit  à  la  supérieure 
de  la  communauté  :  '^  La  sœur  Bourgeois  était  un  fruit 


1  —  Latour,  p.  142. 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  G2 


o 


mûr  pour  le  ciel  ;  elle  était  humble  et  simple.  Dieu  lui  a 
fait  bien  des  grâces;  elle  sera  auprès  du  Sei^^neur  une 
puissante  protectrice  do  votre  maison." 

A  côté  de  la  vénérable  Marguerite  Bourgeois,  se  présente 

la  douce  et  radieuse  ligure  de  Jeanne  Mance,  son  émule  en 

vertu  et  en  dévouement.  L'œuvre  qu'elle  a  fondée,  l'Hùtel- 

Dieu  de  Montréal,  avait  un  but  plus  restreint  que  celle  de 

la  sœur  Bourgeois,  et   sa  bénigne   influence  n'était  pas 

destinée  à  s'étendre  à  tout  le  pays. 

Mais  delà  personne  de  cette  pieuse  fille,  quel  rayonne- 
ment de  sainteté  sur  toute  l'Eglise  du  Canada  !  Elle  quitte 
la  France,  en  1642,  malgré  l'opposition  la  plus  vive  de  ses 
parents  et  de  tous  ses  proches,  pour  venir  au  Canada,  en 
même  temps  que  M.  de  Maisonneuve,  et  se  consacre,  seule, 
pendant  plus  de  seize  ans,  au  soin  des  pauvres  malades  de 
Montréal.  Rien  ne  peut  arrêter  son  zèle  et  son  ardeur  intré- 
pide, ni  les  privations  de  toutes  sortes,  ni  les  difficultés  les 
plus  insurmontables  en  apparence,  ni  les  dangers  conti- 
nuels auxquels  elle  est  exposée  de  la  part  des  Iroquois. 

Elle  intéresse  à  son  œuvre  une  foule  de  personnes  chari- 
tables, mais  surtout  Mme  de  Bullion,  qui  lui  donne  une 
somme  considérable,  et  n'abandonne  la  direction  de  l'hôpi- 
tal qu'elle  a  fondé,  qu'après  l'avoir  vu  confié  par  Mgr  de 
Laval  aux  religieuses  de  Saint-Joseph  de  La  Flèche, 
envoyées  au  Canada  par  M.  de  la  Dauversière. 

Les  noms  de  Marguerite  Bourgeois  et  de  Jeanne  Mance 
nous  apparaissent,  dans  l'histoire  de  notre  pays,  intime- 
ment   associés    dans  une   commune    gloire    à    celui    de 


624  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


M.  Olier.  Pas  plus  que  M.  de  Bernières-Louvîgny,  M.  Olier 
ne  vint  jamais  au  Canada.  Mais  de  môme  que  le  premier 
ne  fut  étranger  à  aucune  des  œuvres  qui  intéressèrent  le 
plus  la  Nouvelle- France,  le  saint  fondateur  des  sulpiciens 
fut  véritablement  l'âme  de  la  colonie  de  Montréal,  dont  il 
dirigea  les  premiers  pas,  et  à  laquelle  il  communiqua  son 
esprit. 

N'omettons  pas  Mme  D'Ailleboût,  Tillustre  épouse  de 
l'ancien  gouverneur  du  Canada,  qui  donna  dans  le  monde 
de  si  beaux  exemples  de  vertus.  Devenue  veuve,  en  1660, 
elle  résolut  de  se  consacrer  entièrement  à  Dieu,  et  demanda 
môme  son  admission  comme  novice  au  monastère  des 
ursulines  de  Québec.  Mais  elle  s'aperçut  bientôt  que  c'était 
dans  le  monde  que  Dieu  l'appelait  à  mener  une  vie  reli- 
gieuse. 

On  la  vit  alors  se  livrer  aux  exercices  les  plus  admira- 
bles de  zèle,  de  piété  et  de  dévouement.  Aucune  œuvre 
de  charité  ne  lui  est  étrangère;  mais  ce  qu'elle  affec- 
tionne surtout,  c'est  le  soin  des  malades.  Des  fièvres  con- 
tagieuses se  déclarent,  à  Québec,  parmi  les  troupes  qui  ont 
accompagné  le  marquis  de  Tracy  :  elle  accourt,  avec 
plusieurs  autres  dames  pieuses,  pour  aider  les  religieuses 
de  l'IIôtel-Dieu  dans  leurs  pénibles  fonctions. 

Elle  eut,  avec  le  P.  Chaumonot,  une  large  part  dans 
l'établissement  de  la  dévotion  à  la  sainte  Famille.  Sa 
piété  était  comme  une  flamme  ardente  et  communicatîve, 
qui  s'insinuait  partout  et  embrasait  les  cœurs. 

Mme  D'Ailleboût  avait  refusé  plusieurs  fois  de  nobles  et 
riches  alliances  ;  elle  avait  voué  entièrement  son  cœur  à 


VIE   DE   MGR   DE   LAVAL  625 

Dieu.  Pour  ne  plus  entendre  parler  d'alliances  humaines, 
elle  rompit  enfin  tout  à  fait  avec  le  monde,  et  se  retira  à 
riIôtel-Dieu  de  Québec,  où  elle  mourut  le  7  juin  1685, 
comblée  de  morites  et  remplie  d'une  douce  confiance  en 
Dieu.  ''  Toute  la  colonie,  dit  Ferland,  la  regardait  et  la 
vénérait  comme  une  sainte  ^  " 

Nous  venons  de  nommer  le  P.  Chaumonot.  C'est  l'une 
des  plus  belles  figures  de  l'Eglise  du  Canada,  et  l'une  des 
gloires  les  plus  pures  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Sa  vie 
n'est  qu'un  tissu  de  sacrifices  de  toutes  sortes.  Il  avait 
une  piété  ardente,  et  une  soif  insatiable  pour  le  Alut  des 
fîmes. 

Il  quitte  la  France  -  en  1630,  figé  de  28  ans,  pour  ne  plus 
jamais  la  revoir,  et  arrive  cette  année-là  même  au  Canada. 
Puis  il  est  envoyé  par  ses  supérieurs  dans  la  mission  loin- 
taine du  pays  des  Ilurons,  où  il  exerce  son  zèle  pendant 
l»lusieurs  années  avec  les  PP.  de  Brébœuf  et  Daniel. 

La  Providence  appelle  ceux-ci  à  la  gloire  du  martyre. 
Pour  le  P.  Chaumonot,  elle  se  contente  de  ses  pieux  désirs, 
et  de  l'immolation  volontaire  qu'il  a  faite  de  lui-môme  i\ 
Jésus-Christ.  Elle  le  réserve  pour  une  grande  et  noble 
tâche.  C'est  lui  qui,  après  la  dispersion  de  la  nation 
liuronne,  est  chargé  d'en  réunir  les  débris  auprès  de  Québec, 
et  de  réconforter,  par  les  espérances  du  ciel  et  les  consola- 
tions de  la  Religion,  ce  pauvre  peuple  si  cruellement  pour- 
chassé par  les  farouches  Iroquois. 


1  —  0)11  l'A  (VhiAtour  du  (Umaiht^  t.  Il,  p.  140. 

al 
40 


2  —  11  était  de  la  Bourgogne. 


626  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


L'apôtre  des  Hurons  fonde  alors  cette  célèbre missionJe 
Sainte-Foye,  plus  tard  transportée  à  Lorette,  où  Ton  vit 
fleurir  parmi  des  sauvages  toutes  les  vertus  de  la  primitive 
Eglise.  La  dévotion  à  la  sainte  Famille,  qu'il  prêcheavec 
ardeur,  est  le  secret  de  sa  force  et  de  tous  ses  succès. 

Sa  piété  et  sa  confiance  en  Marie  sont  sans  bornes.  II  fait 
biitir  la  première  chapelle  de  Lorette,  par  reconnaissance 
envers  la  sainte  Mère  de  Dieu,  dont  il  reçut  un  jour  une 
insigne  faveur,  au  sanctuaire  de  Lorette,  en  Italie. 

Après  une  carrière  apostolique  de  plus  d'un  demi-siècle  \ 
consacrée  i)rcsque  toute  entière  au  service  de  ses  chers 
Ilurons,  le  P.  Cliaumonot  meurt  à  Québec  le  21  février 
1693,  ù  l'âge  de  S2  ans,  encore  plus  chargé  de  gloire  et  de 
mérites  que  d'années. 

*'  Son  nom  seul,  dit  la  sœur  Juchereau,  rappelle  le  sou- 
venir de  sa  sainteté,  et  toutes  les  personnes  qui  l'ont  connu 
ont  admiré  en  lui  ce  qu'on  a  vu  dans  les  plus  grands  saints, 
une  humilité  profonde,  une  douceur  inaltérable,  une 
charité  sans  bornes,  un  zèle  infatigable,  une  union  conti- 
nuelle avec  Dieu,  une  tendresse  pour  la  sainte  Vierge,  qu'il 
inspirait  à  tous  ceux  qui  l'approchaient.  Une  confiance  en 
Dieu  et  une  foi  vive  lui  ont  fait  opérer  plusieurs  miracles  2." 

Le  nom  de  Catherine  de  Saint-Augustin  a  été  déjà  men- 
tionné dans  cet  ouvrage,  à  l'occasion  de  la  dédicace  de 


1  —  Il  est  le  premier  prêtre  qui  ait  célébré  ses  noces  d'or  au  Cauadii. 
Il  le  fit  en  1688,  le  samedi  20  mars.  (Archives  de  VarchevêcJic  de  Québec, 
registre  du  chapitre.) 

2  —  Histoire  de  V Hôtel-Dien  de  Québec. 


VIE   DE  MGR  DE  LAVAL  627 

l'église  paroissiale  de  Québec,  à  laquelle,  quoique  absente 
de  corps,  elle  assista  en  esprit  d'une  manière  merveilleuse. 
Cette  religieuse  fut  pour  l'Hôtel-Dieu  de  Québec  ce  que 
Marie  de  l'Incarnation  était  aux  ursulines,  un  trésor  de 
grâces,  de  vertus  et  démérites.  Mais  les  voies  par  lesquelles 
la  Providence  conduisit  ces  deux  saintes  personnes  furent 
bien  différentes.       ' 

Il  en  est  un  peu  du  monde  de  la  grûce  comme  du  monde 
naturel,  qui  suit  ordinairement  son  cours  régulier,  mais 
procède  aussi  quelquefois  par  orages  et  par  tempêtes.  La 
sainteté,  elle  aussi,  a  ses  voiea  régulières,  douces  et  paisi- 
bles :  ce  fut  celle  de  Marie  de  l'Incarnation.  Mais  elle  a 
quelquefois  ce  qu'on  pourrait  appeler  ses  écarts,  ses  voies 
extraordinaires  :  et  ce  fut  par  ces  voies  que  Dieu  conduisit 
Catherine  de  Saint-Augustin. 

Le  P.  Ragueneau  qui  a  écrit  sa  vie,  se  sent  obligé,  dans 
la  préface  de  son  livre,  de  se  justifier,  pour  ainsi  dire,  de 
raconter  tant  de  merveilles,  et  il  fait  porter  la  responsa- 
bilité de  ses  écrits  à  Mgr  de  Laval  : 

^^*  Après  tout,  dit-il,  j'aurais  eu  assez  de  peine  à  me 
résoudre  de  donner  au  jour  une  vie  si  pleine  de  merveilles, 
si  Mgr  de  Pétrée  ^,  que  toute  la  France  connaît  comme  un 
prélat  d'une  éminente  vertu,  d'une  piété  solide,  et  d'un 
zèle  tout  apostolique,  ne  m'eût  donné  ordre  de  le  faire,  et 
d'y  travailler  sur  les  mémoires  qu'il  a  lui-même  examinés, 


1  —  Le  livro  du  P.  Ragueneau  fut  imprimé  pour  la  première  fois  à 
Paris  en  1671,  alors  que  Mç(r  de  Laval  n'étoit  encore  que  vicaire  apos- 
tolique. Ce  livre  fut  dédié  à  la  ducliesso  D'Aiguillon,  fondatrice  de 
l'Hôtel-Dieu  de  Québec. 


628  VIE  DE   MGR  DE  LAVAL 


approuvés  et  signés  de  sa  main.  Ainsi  j'ai  cru  qu'après  les 
témoignages  authentiques  et  les  marques  d'une  vénération 
toute  extraordinaire  qu'un  évêque  aussi  sage  et  aussi 
éclairé  a  donnés  si  souvent  à  la  vertu  de  cette  bonne  reli- 
gieuse, je  pouvais  entreprendre  la  publication  de  cet 
ouvrage." 

Ces  paroles  du  P.  Ragueneau  établissent  deux  choses: 
d'abord,  la  grande  réputation  de.  sagesse  et  de  sainteté 
dont  l'évoque  de  Pétrée  jouissait  môme  en  France  ;  puis, 
l'estime  profonde  que  le  même  évoque  éprouvait  pour  la 
sœur  Catherine  de  Saint- Augustin. 

Aussi'Charlevoix,  parlant  de  cette  religieuse,  ne  craint 
pas  de  dire  :  "  Le  saint  évoque  de  Pétrée,  qui  avait  lui- 
mOme  une  science  pratique  des  voies  les  plus  sublimes,  l'a 
examinée  avec  la  plus  scrupuleuse  attention."  Et  il  en 
conclut  à  Tauthenticité  des  choses  les  plus  merveilleuses 
racontées  sur  son  compte. 

Iliende  plusextraordinaire,  en  effet,  quela  viedeCatherine 
de  Saint- Augustin.  A  trois  ans  et  demi,elle  éprouve  déjà  des 
dtsirs  ardents  de  faire  en  toutes  choses  la  volonté  de  Dieu; 

« 

et  comme  elle  entend  dire  par  un  jésuite,  le  P.  Malherbe, 
que  c'est  dans  la  souffrance,  et  surtout  dans  la  souffrance 
endurée  pour  le  prochain,  que  l'on  est  le  plus  sûr  de  faire 
cette  volonté,  elle  ressent  déjà  ces  transports  de  charité  qui 
lui  feront  un  jour  accepter  héroïquement  de  se  charger  des 
])Lcliés  du  prochain  pour  les  expier  par  la  pénitence. 

A  dix  ans,  elle  signe  de  son  sang  un  acte  de  donation  de 
sa  personne  à  la  sainte  Vierge,  et  fait  vœu  de  la  regarder 


VIE    DE   MGU   DE   LAVAL  629 

toujours,  comme  sa  mère,  de  ne  jamais  commettre  aucun 
péché  mortel,  et  de  vivre  en  perpétuelle  continence. 

A  quatorze  ans  et  demi,  elle  prend  l'habit  religieux  au 
couvent  des  hospitalières  de  Bayeux.  A  seize  ans,  elle  fait 
profession  ;  puis  elle  part  pour  le  Canada,  après  avoir 
vaincu  par  ses  prières  les  résistances  de  son  pieux  et  digne 
père,  M.  de  Longpré. 

.  La  voilà  entrée  dans  le  monastère  de  THôtel-Dieu  de 
Québec.  C'est  alors  que  commence  pour  elle  cette  vie 
étonnante  de  souffrances  intérieures,  de  croix  et  d'épreuves 
de  toutes  sortes,  cnccompagnées  de  dons  surnaturels. 

Dieu  lui  fait  connaître  l'état  de  conscience  de  diverses 
personnes,  soit  présentes,  soit  absentes,  les  ravages  affreux 
causés  dans  leur  âme  par  le  péché  mortel,  et  lui  inspire  la 
pensée  héroïque  de  se  sacrifier  en  victime  pour  leur  con- 
version. 

Les  démons  s'acharnent  alors  à  la  tourmenter  de  mille 
manières  :  aridités  et  tentations,  abandons  intérieurs, 
délaissements  extrêmes,  souffrances  physiques  atroces,  ils 
l'accablent  de  tous  les  maux,  et  ''  semblent,  dit  une  chro- 
nique, avoir  révolté  toutes  ses  puissances  contre  Dieu 
Mais  ils  n'obtiennent  jamais  d'elle  la  moindre  obéissance 
en  quoi  que  ce  soit  :  son  cœur  armé  de  Dieu  est  plus  fort 
que  tout  Tenfer....  Elle  supporte  tout  saintement,  toujours 
d'un  visage  égal,  répandant  une  joie  pleine  de  piété  dans 
le  cœur  de  ceux  qui  la  voient.  " 

Ces  combats  terribles  durèrent  jusqu'à  sa  mort,  c'est-à- 
dire  plus  de  seize  an?.  *'  Mais  souvent,  dit  la  Relation,  les 


630  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 

saints  du  paradis,  les  anges,  la  sainte  Vierge  et  saint 
Joseph,  et  Jésus-Christ  lui-même  lui  apparaissaient  pour  la 
fortifier,  la  conseiller  et  combattre  avec  elle.  Le  P.  de 
Brébœuf  surtout  lui  apparaissait  souvent,  et  se  rendait  si 
présent  à  elle,  qu'elle  le  sentait,  et  recevait  ses  impressions 
avec  autant  de  certitude,  qu'un  aveugle  qui  serait  près  du 
feu,  est  certain  que  ce  feu  l'échauffé....  Souvent  aussi  Dieu 
lui  fit  connaître  des  choses  futures  et  éloignées,  qui  sont 
arrivées  comme  elle  les  ayait  prévues.  " 

Elle  avait  un  don  ineffable  pour  consoler  les  malheu- 
reux. On  lui  amène  un  jour  à  l'hôpital  une  pauvre  fille 
obsédée  du  démon  et  tourmentée  de  la  façon  la  plus 
étrange.  Elle  affectionne  cette  infortunée,  en  prend  soin 
jour  et  nuit,  et  réussit  à  l'appaiser.  ''  Les  démons,  dit  le 
P.  Ragueneau,  enrageaient  contre  elle  du  mépris  qu'elle 
faisait  d'eux,  et  de  ce  qu'elle  leur  arrachait  leur  proie...." 

Sa  charité  pour  les  malheureux  s'étendait  aux  âmes  du 
purgatoire;  et  afin  de  les  soulager,  elle  demandait  à  Dieu 
d'augmenter  ses  propres  souffrances.  "  Souvent,  dit  la 
Relation,  elle  vit  ces  ûmes,  qui,  au  sortir  du  purgatoire, 
venaient  la  remercier  de  sa  charité.  " 

Au  milieu  des  dons  surnaturels  dont  Dieu  l'honorait, 
elle  était  d'une  humilité  exemplaire,  et  ne  voulait  se  dis- 
tinguer de  personne  en  quoi  que  ce  soit.  '*  Dansla  maison, 
ccrit  sa  supérieure,  elle  était  la  première  au  travail,  et  des 
])lus  ferventes  à  se  mortifier  en  tout  ce  qui  regardait  sa 
personne,  choisissant  toujours  pour  soi  les  choses  les  plus 
incommodes,  supportant  tout  des  autres,  excusant  tout. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  631 


sans  jamais  s'excuser  soi-même,  mais  plutôt  désirant  que 
863  défauts  fassent  connus  de  tout  le  monde.  *'  Bon  Dieu, 
^*  disait-elle  souvent,  puisque  nous  ne  sommes  que  ce  que 
^*  nous  sommes  devant  Dieu,  pourquoi  cherchons-nous  à 
"  paraître  autrement  aux  yeux  des  hommes  ^  ?  " 

Nous  savons  en  quelle  estime  Mgr  de  Laval  tenait  cette 
religieuse,  que  Ton  ajustement  appelée  la  Catherine  de 
Sienne  dià  Canada.  Bien  des  fois,  il  se  rendit  au  parloir 
des  hospitalières  pour  se  recommander  t\  ses  prières  fer- 
ventes, et  l'intéresser  au  succès  des  affaires  les  plus  impor- 
tantes de  son  vicariat  apostolique. 

'  N'est-il  pas  permis  de  croire  que  ce  furent  les  prières  de 
ces  deux  grandes  ilmcs,  Marie  de  l'Incarnation  et  Catherine 
de  Saint- Augustin,  qui,  jointes  aux  siennes,  aidèrent  le 
pieux  prélat  à  triompher  des  premières  difficultés  de  son 
épiscopat,  le  soutinrent  dans  ses  luttes  courageuses  contre 
la  traite  de  l'eau-de-vie,  procurèrent  la  conversion  de 
M.  de  Mésy,  et  donnèrent  à  l'Eglise  du  Canada  cette  ère 
tle  paix  et  de  piété  dont  elle  jouit  ensuite? 

La  Mère  de  l'Incarnation  écrivait  au  sujet  de  Catherine 
de  Saint-Augustin  :  ^'  J'ai  entendu  de  Mgr  notre  prélat  que 
cette  bonne  mère  était  l'àme  la  plus  sainte  qu'il  eût 
connue.  Il  en  pouvait  parler  avec  connaissance,  dit-elle, 
-car  c'est  lui  qui  la  dirigeait  -^ ...." 

Catherine  de  Saint- Augustin  s'éteignit  doucement  .le  8 
mai  1G68.     *'  Elle  avait  rempli  tout  le  Canada  de  l'odeur 


1  —  Relations  (les  jesnitesy  1668. 

2  —  Lettre  spirituelle  du  17  septembre  1670. 


632  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


(le  6a  sainteté,  dit  Charlevoîx  ;  et  le  temps  n'a  encore  rien 
diminué  de  la  vénération  qu'on  avait  pour  elle  de  son 
vivant  ^" 

**  Ma  très-chère  Mère,  écrivait  Mgr  de  Laval  à  la  supé- 
rieure des  hospitalières  de  Bayeux,  il  y  a  grand  sujet  de 
bénir  Dieu  de  la  conduite  qu'il  a  tenue  sur  notre  sœur 
Catherine  de  Saint-Augustin.  C'était  une  âme  qu'il  s'était 
choisie  pour  lui  communiquer  des  grâces  très  grandes  et 
très  particulières.  Sa  sainteté  sera  mieux  connue  dans  le 
ciel  qu'en  cette  vie  ;  car  assurément  elle  est  extraordinaire. 
Elle  a  beaucoup  souffert  avec  une  fidélité  inviolable,  et  un 
courage  qui  était  au-dessus  du  commun.  Sa  charité  pour 
le  prochain  était  capable  de  tout  embrasser,  pour  difficile 
qu'il  fût.  Je  n'ai  pas  tesoin  des  choses  extraordinaires 
qui  se  sont  passées  en  elle  pour  être  convaincu  de  sa 
sainteté;  ses  véritables  vertus  me  la  font  parfaitement 
connaître....  Dieu  a  fait  une  faveur  bien  particulière  à  no3 
hospitalières  de  Québec,  et  même  à  tout  le  Canada,  lorsqu^îl 
y  a  envoyé  cette  âme  qui  lui  était  si  chère." 

Dans  une  autre  lettre,  le  pieux  évoque  racontait  ce  qu'il 
connaissait  des  dons  de  Dieu  accordés  à  cette  vertueuse 
fille;  puis  il  ajoutait:  '*  J'ai  une  très  particulière  confiance 
pour  le  bien  de  cette  nouvelle  Eglise,  au  pouvoir  qu'elle  a 


1  -^  '*  La  sœur  Catherine  Je  Saint- Augustin  était  i>arente  de  saint 
Thomas  de  Cantorbéry,  et  ses  proches  se  nommaient  Becquct,  comme 
lui.  On  assure  que,  partout  où  Ton  possède  des  personnes  de  cette* 
famille,  on  est  préservé  du  feu.  Dieu  veuille  continuer  sa  protection 
sur  notre  maison,  comme  nous  l'avons  tant  de  fois  ressentie,  contre  co 
terrible  élément.  "  (Histoire  de  VJIôM-Dien  de  Québec,) 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  633 


auprès  de  Notre-Seîgneur  et  de  sa  très  sainte  mère  ;  car  si 
elle  nous  a  secourus  si  puissamment  pendant  le  temps 
qu'elle  a  été  parmi  nous,  que  ne  fera-t-elle  pas  maintenant 
qu'elle  connaît  avec  plus  de  lumière  les  besoins  soit  du 
pasteur,  goit  des  ouailles  ^  ?  " 

La  sainteté,  comme  on  le  voit,  s'était  élevée  à  un  haut 
degré  de  perfection  dans  la  colonie  française  du  Canada. 
Chose  étonnante,  il  y  avait  parmi  les  sauvages  des  prodiges 
de  vertu  plus  merveilleux  peut-être  encore.  Citons  l'ex- 
emple de  la  célèbre  Catherine  Gaudîakteùa.  '*  Nous  pou- 
vons remarquer  dans  la  vie  et  dans  la  mort  de  cette  bonne 
chrétienne,  dit  la  Relation,  que  Dieu  ne  met  point  de 
différence  entre  le  grec  et  le  barbare,  et  que  ce  n'est  pas 
seulement  parmi  les  nations  policées  qu'il  choisit  des  Times 
pour  les  élever  i\  une  sainteté  extraordinaire.  " 

Elle  appartenait  à  une  tribu  sauvage,  dont  le  pays,  situé 
au  sud  du  lac  Erié,  fut  pris  un  jour  et  ravagé  par  les 
Iroquois.  Faite  prisonnière  avec  sa  mère,  elle  est  emmenée 
chez  ces  barbares,  et,  au  milieu  de  leur  corruption  extrême, 
garde  la  pureté  parfaite  qu'elle  observe  depuis  son  enfance, 
bien  qu'elle  n'ait  pas  été  éclairée  encore  de  la  lumière  de 
l'Evangile. 


l'-— Vie  de  Catherine  de  Sitint-Anijuatin^  p.  384. — Mgr  do  Laval 
voulut  donner  lui-même  l'idëe  du  dessin  qui  orne  la  première  page  do 
ce  livre  du  P.  Ragueneau,  ainsi  que  l'inscription  qui  se  lit  au  bas  de 
la  gravure  :  Mère  C.  de  tSt-Anguatiti^  UeUijleum  hoqnUdu'rCy  QnéheCy  en 
Cattada^  morte  le  S  mai  166H^  à  SG  am.  J.-C.  et  la  Ste  Viercfe  lui  nppa- 
raissent.  Deux  amjes  la  gouvernent,  i^a  place  lai  eut  m<yntrée  mt  cief,  et 
il  lui  est  dit  que  la  croix  lai  aervira  d'eeheUe  jnnw  y  monter.  Les  âmes 
du  purgatoire  implorent  son  secours.  Elle  est  vietoriease  des  démons.  Lf 
P,  J.  de  BrelHeaf,  hrûlé par  les  Irotjadis  vi\  l^ffU^  travaillant  an  saint 
des  dmeSj  la  dirige  invisihUmen*. 


G34  VIE   DE  MGU  DE  LAVAL 


Le  P.  Bruyas  vient  prêcher  la  foi  chez  les  Onneyouts. 
Elle  entend  parler  du  ciel  et  de  l'enfer,  et  prend  aussitôt  la 
résolution  de  se  faire  chrétienne.  Mille  obstacles  s'opposent 
îi  son  dessein  ;  elle  reste  fidèle  à  Dieu,  se  fait  montrer  les 
principaux  mystères  de  la  Religion,  convertit  à  la  Foi  sa 
mère,  son  beau-père,  son  mari  et  plusieurs  autres  personnes, 
puis  attend  le  moment  favorable  pour  s'enfuir  du  pays  des 
Iroquois,  car  elle  redoute  les  dangers  auxquels  est  exposée 
son  Ame  dans  ce  foyer  dte  corruption. 

La  Providence  ne  tarde  pas  à  récompenser  la  fidélité  de 
ces  pieux  catéchumènes.  Ils  quittent  le  pays  des  Iroquois, 
descendent  à  Québec,  et  reçoivent  le  saint  baptême  des 
mains  de  Mgr  de  Laval  lui-même. 

Ils  sont  douze  ;  mais  c'est  Catherine  qui  les  conduit.  Elle 
sollicite  des  PP.  jésuites  la  faveur  de  rester  au  Canada, 
pour  y  pratiquer  plus  sûrement  sa  religion.  Ces  douze 
sauvages  furent  le  noyau  de  la  célèbre  mission  de  La 
Praierie. 

Dans  cette  mission,  il  n'y  a  pas  de  vertus  que  Catherine 
ne  pratique  à  un  degré  étonnant.  A  l'exemple  de  sainte 
Anne,  elle  a  partagé  son  bien  en  trois  parties,  une  pour 
l'église,  une  pour  les  pauvres,  et  la  troisième  pour  l'entretien 
de  sa  famille.  Sa  cabane  est  le  refuge  des  affligés,  et,  dès 
qu'on  y  est  entré,  toutes  les  peines  se  dissipent.  Elle  est 
si  chaste,  qu'on  n'ose  dire  en  sa  présence  une  parole  con- 
traire à  l'honnêteté.  Son  zèle  est  insatiable:  elle  instruit 
et  catéchisîe  les  sauvage?,  et  en  convertit  des  centaines  à 
Notre-Seigncur.  Elle  introduit  dans  la  mission  la  dévotion 
ù  la  sainte  Famille,  et,  comme  toutes  les  lirties  prédestinées, 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  635 


se  fait  remarquer  surtout  par  une  grande  pîété  envers 
Marie. 

Son  détachement  des  créatures  est  extrême.  Elle  a  tout 
donné:  il  ne  lui  reste  plus  que  deux  objets  qui  sont  pour 
elle  d'un  grand  prix,  une  ceinture  et  des  bracelets  de  por- 
celaine. Elle  se  décide  à  les  porter  à  l'église,  pour  les 
donner  à  Dieu,  afin  qu'il  n'y  ait  plus  rien  qui  l'attache  à 
la  terre  :  "  Mon  Dieu,  s'écrie-t-elle,  je  vous  donnai,  il  y  a 
quatre  ans,  mon  corps  et  mon  âme,  et  la  plus  grande  partie 
de  tous  mes  biens  ;  voici  ce  qui  nie  reste,  je  vous  le  pré- 
sente de  tout  mon  cœur.  Que  vous  dois-je  demander,  après 
vous  avoir  tout  donné,  sinon  que  vous  me  preniez  moi- 
même  dès  maintenant  pour  me  mettre  auprès  de  vous?  " 

Sa  prière  est  exaucée.  Le  lendemain,  elle  tombe  bien 
malade.  Le  P.  Frémin,  qui  l'assiste,  et  ne  peut  retenir  ses 
larmes  à  la  vue  de  ses  saintes  dispositions,  lui  fait  répéter 
une  prière  pour  demander  la  santé.  Mais  la  prière  n'est 
pas  plutôt  achevée  :  '*  0  mon  Père,  lui  dit-elle,  il  m'a  été 
impossible  de  dire  de  cœur  ce  que  j'ai  prononcé  de  bouche  ; 
pourquoi  demander  de  rester  sur  la  terre,  puisque  Dieu 
m'invite  d'aller  au  ciel  ?  " 

Elle  mourut,  en  effet,  quelques  jours  après,  la  joie  dans 
l'âme,  le  sourire  sur  les  lèvres.  ''Le  P.  Frémin,  qui  la  con- 
naissait parfaitement,  dit  la  Relation,  assure  qu'elle  était 
morte  avec  l'innocence  baptismale  ^" 

Le  nom  de  Catherine  paraissait  prédestiné  pour  des  per- 
sonnes d'une  éminente  vertu.    Après  Catherine  de  Saint- 

1  -  lidafiim^  InnlUes  d^-s  jrsidff':*,  t.  T,  p.  284-203. 


636  VIE   DE   MGtt  DE  LAVAL 


Augustin  et  cette  autre  dont  nous  venons  de  parler, 
apparaît  dans  l'histoire  de  la  Nouvelle-France  l'illustre 
Catherine  Tégakouita. 

*'  On  vit  bientôt  dans  le  canton  des  Agniers,  dit  Cliarle- 
voix,  une  Eglise  composée  de  fervents  néophytes,  qui  ont 
depuis  fondé,  ces  florissantes  missions  du  SaïU'Saint'Louû 
et  de  la  Montagne,  si  fécondes  en  saints....  C'est  ce  même 
canton,  qui  a  donné  à  la  Nouvelle-France  la  Geneviève  de 
TAmérique  septentrionale,  cette  illustre  Catherine  Téga- 
kouita, que  le  Ciel  continue  depuis  près  de  soixante-dix  ans 
à  rendre  célèbre  par  des  miracles  d'une  authenticité  a 
l'épreuve  de  la  plus  sévère  critique  ^'' 

Fut-il  jamais  Eglise  naissante  plus  riche  en  éléments 
spirituels  de  sainteté  que  l'Eglise  du  Canada?  "  S'il  est 
des  pays  dont  les  origines  ont  été  x>lus  éclatantes,  a  dit  un 
éminent  écrivain,  il  n'en  est  pas  dont  les  commencements 
ont  été  marqués  par  de  plus  beaux  sacrifices  et  de  plus 
sublimes  dévouements  *-." 

Mais  on  peut  dire  qu'au  milieu  de  toutes  les  âmes  saintes 
dont  nous  venons  de  parler,  au  milieu  de  tous  ces  astres 
brillants  de  vertus,  de  lumière  et  de  beauté  surnaturelles, 
la  personne  de  Mgr  de  Laval  rayonne  d'un  éclat  indéfi- 
nissable. Sa  réputation  de  sainteté  était  répandue  jusqu'en 
France.  Charlevoix  l'appelle  ''  un  évoque  digne  de  la 
primitive  Eglise.  "     Et  Mgr  de  Saint  Valier  :  "  Toutes  les 


1  —  *'  La  bonne  Catherine  Tégakouita,  Iroquoise,  mourut  en  odeur 
fie  sainteté,  le  17  avril  1680,  au  Saut  Saint-Louis,  où  elle  deoieurait 
depuis  plusieurs  années.  "  (Histoire  de  VHoM-Dieu  de  QxiéKç,) 

2  —  M.  l'abbé  CasLçrain,  Ill.stttire  (h-  rHôtfJ-Ditff  de  Quebc. 


ï 


VIE   DE    MGR  DE   LAVAL  637 


grandes  vertus,  dit-il,  que  je  lui  vois  pratiquer  chaque  jour 
clans  le  séminaire  où  je  demeure  avec  lui,  mériteraient  de 
solides  louanges  ;  mais  sa  modestie  m'impose  silence,  et  la 
vénération  qu'on  a  pour  lui  partout  où  il  est  connu,  est  un 
«loge  moins  suspect  que  celui  que  je  pourrais  faire.  " 

"  Pour  dire  en  un  mot  tout  ce  que  je  conçois  de  son 
mérite,  écrit  Marie  de  l'Incarnation,  il  porte  les  marques 
et  le  caractère  d'un  saint.  " 

"  On  remarquait,  dit  la  sœur  Juchereau,  et  on  admirait 
en  lui  toutes  les  vertus  que  saint  Paul  demande  dans  un 
6vêque.  '' 

Les  grandes  Eglises  particulières  ont  généralement  eu,  i\ 
leur  fondation,  de  saints  évoques  pour  présider  à  leur  des- 
tinée. L'Eglise  du  Canada,  qui  devait  ùive  la  mère  féconde 
de  tant  d'autres  Eglises,  ne  pouvait  échapper  à  cette  loi 
I>rovidentielle.  Aussi  Dieu  voulut-il  lui  donner  pour  fon- 
dateur  un  évêque  véritablement  saint  et  **  digne  de  la 
primitive  Eglise.  " 

D'un  autre  côté,  l'éclat  de  tant  de  vertus  répandu  sur  la 
Nouvelle  France,  la  réunion  de  tant  d'éléments  surnaturels 
de  sainteté  dans  le  vicariat  apostolique  de  Mgr  de  Laval 
semblait  indiquer  que  ce  vicariat  était  mûr  pour  la  fonda- 
tion d'une  Eglise  distincte,  et  que  le  temps  était  venu  de 
solliciter  instamment  son  érection  en  évcché.  Nous  ver- 
rons, dans  le  chapitre  suivant,  les  démarches  qui  furent 
faites  dans  ce  sens,  et  l'heureuse  issue  qu'elles  eurent  pour 
l'Eglise  du  Canada. 


\ 


CHAPITRE  VINGT-NEUVIEME 


Second  voyage  de  Mgr  do  Laval  en  France.  —  Erection  de  l'ëvêché  de 
Québec.  — Les  abbayes  de  Maubec  et  d'Estrées.  —  Visites  à  Mon- 
tigny-sur-Avrc.  — Retour  de  l'évèiiue  au  Canada,  1671-1675. 

Dès  son  premier  voyage  en  France,  en  1662,  révoque  de 
Pétrée  s'était  occupé  de  faire  ériger  un  siège  épiscopal  en 
Canada.  Le  roi  était  entré  tout  à  fait  dans  ses  vues,  lui 
avait  promis  de  solliciter  du  souverain  pontife  Térection 
de  ce  siège,  et  l'en  avait  nommé  le  premier  évoque  ^.'  Il 
assignait  au  futur  évêché  les  revenus  de  l'abbaye  de  Maubec. 
''  Je  serai  bien  aise,  écrivait-il  à  Mgr  de  Laval,  de  vous 
donner,  dans  toutes  les  occasions  qui  s'en  pourront  offrir, 
des  témoignages  de  l'estime  que  je  fais  de  votre  personne  -.*' 

Louis  XIV  adressa  Ie28juinl664au  pape  Alexandre  VII 
la  lettre  suivante  : 

'*  Le  choix  que  Votre  ISainteté  a  fait  de  la  personne  du 
sieur  de  Laval,  évêque  de  Pétrée,  pour  aller  en  qualité 
de  vicaire  apostolique  faire  les  fonctions  épiscopales  en 
Canada,  a  été  suivi  de  beaucoup  d'avantages  pour  cette 


1  —  Voir  plus  haut,  p.  344. 

2  —  Archives  de  l'archevêclïé  de  Québec. 


Q^)  VIE   DE   MGR  DE  LAVAL 

Eglise  naissante.  Nous  avons  lieu  de  nous  en  promettre 
encore  de  plus  grands  succès,  s'il  plaît  à  Votre  Sainteté  de 
lui  permettre  d'y  continuer  les  mômes  fonctions  en  qualité 
d'évôque  du  lieu,  en  établissant  pour  cette  fin  un  siège 
épisco])al  dans  Québec  :  et  nous  espérons  que  Votre  Sainteté 
y  sera  d'autant  mieux  disposée,  que  nous  avons  déjà 
pourvu  à  l'entretien  de  l'évêque  et  de  ses  chanoines,  en 
consentant  à  l'union  perpétuelle  de  l'abbaye  de  Maubec 
au  futur  évCché. 

**  C'est  pourquoi  nous  La  supplions  d'accorder  à  l'évêque 
de  Pétrée  le  titre  d'évéque  de  Québec,  à  notre  nomination 
et  prière,  avec  pouvoir  de  faire  en  cette  qualité  les  fondions 
épiscopales  en  tout  le  Canada.  " 

Cette  lettre,  conçue  en  des  termes  si  engageants,  fut 
confiée  à  l'ambassadeur  de  France  à  Rome,  avec  prière  de 
la  remettre  à  Sa  Sainteté, 

De  son  côté,  Mgr  de  Laval  écrivait,  la  même  année,  au 
souverain  pontife,  pour  lui  rendre  compte  des  affaires  du 
Canada,  et  lui  apprendre  que  le  roi  venait  d'affecter  l'abbaye 
de  Maubec  au  soutien  du  futur  évéché,  et  qu'il  avait  bien 
voulu  le  désigner  pour  en  ôtre  le  premier  évêque.  Il  ne 
demandait  pas,  sans  doute,  la  ratification  de  cette  nomi- 
nation; mais  ce  qu'il  disait  de  l'état  avancé  de  son  vicariat 
apostolique,  et  surtout  des  dépenses  généreuses  que  la  Cour 
avait  déjà  faites  et  promettait  d'y  faire  encore  tous  les  ans, 
montrait  bien  le  désir  qu'il  avait  de  voir  ériger  au  plus  tôt 
révêché  de  Québec  i. 

1  —  JnfovumtU)  •{('  ,sfafn  Ecrlenia-^  21  uct.  1604. 


VIE  DE   MGR  DE  LAVAL  641 

La  Propafçande  donna  un  rescrit,  en  date  du  15  décembre 
1666,  par  lequel  elle  décidait  qu'il  fallait  ériger  en  évêché 
le  vicariat  apostolique  du  Canada,  et  accorder  au  roi  de 
France  le  droit  de  nommer  à  cet  évêché,  qu'il  avait  fondé 
en  lui  donnant  l'abbaye  de  Maubec.  Mais  elle  ordonnait 
en  même  temps  d'écrire  au  nonce  de  Paris,  pour  le  prier 
de  s'informer  quels  étaient  ces  privilèges  et  ces  droits  de 
juridiction  mentionnés  dans  l'acte  de  donation  de  l'abbaye 
de  Maubec  à  l'Eglise  du  Canada.  *'  Si,  en  effet,  ajoutait  la 
Propagande,  il  s'agit  ici  des  privilèges  de  l'Eglise  gallicane, 
il  n'est  guère  à  propos  de  les  étendre  à  l'Amérique." 

La  Congrégation  exprimait  ensuite  l'espoir  que  le  roi  Très 
Chrétien  ferait  une  fondation  au  chapitre  de  Québec,  et 
s'assurerait  ainsi  la  nomination  des  chanoines. 

Puis  elle  approuvait  le  système  de  cures  établi  au  Canada 
par  le  vicaire  apostolique,  au  moins  d'une  manière  provi- 
soire et  jusqu'à  nouvel  ordre  ^. 

Malheureusement,  des  difficultés  sérieuses  existaient,  î\ 
cette  époque,  entre  la  Cour  de  France  et  celle  de  Rome.  Les 
négociations  entamées  au  sujet  de  l'érection  de  l'évêchédu 
Canada  traînèrent  en  longueur. 

Ce  qui  compliquait  les  difficultés,  c'est  que  Ton  voulait, 
en  France,  que  l'évêque  de  Québec  relevât  de  l'archevêché 
de  Rouen,  jusqu'à  ce  que  le  saint-siège  y  pût  établir  une 
métropole  et  plusieurs  diocèses  ;  tandis  qu'à  Rome  on  dési- 
rait qu'il  dépendît  immédiatement  du  saint-siège  2. 


1  —  Archives  de  la  Propagande. 

2  — Ferlaiid,  t.  II,  p.  86. 

41 


G42  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 

Il  n'y  avait  encore  rien  de  fait  en  1669  ;  et  le  roi,  comme 
pour  se  laver  les  mains  de  ces  lenteurs,  et  rappeler  i 
révoque  de  Pétrée  ses  bonnes  dispositions  à  son  égard,  lui 
écrivait  le  17  mai  :  ''  Vous  devez  être  assuré  que  je  ferai 
toujours  toutes  les  diligences  nécessaires  à  Rome  pour 
l'érection  de  Tévêché  de  la  Nouvelle-France." 

Mgr  do  Laval  savait  bien,  d'ailleurs,  que  c'était  sur  le  roi 
qu'il  devait  compter  pour  la  réussite  de  cette  affaire.  M. 
Talon  écrivait  à  Colbert  le  10  novembre  1670  :  ''  Sachant 
que  les  PP.  jésuites  faisaient  entendre  à  Pévêque  de  Petrée 
que  leur  Compagnie  agissait  à  Rome  pour  lui  faire  accor- 
der son  titre,  je  lui  ai  fait  connaître  qu'il  le  devait  attendre 
de  Sa  Majesté,  qui  seule  aussi  le  lui  pouvait  faire  accorder.... 
Il  m'a  sur  cela  témoigner  bien  recevoir  mes  avis,  et  ensuite 
beaucoup  de  reconnaissance.  " 

La  Cour  de  Rome  voulut  témoigner,  une  seconde  fois, 
de  sa  bonne  volonté  pour  le  Canada.  La  congrégation  con- 
sistoriale  rendit,  le  9  octobre  1670,  un  décret  qui  approu- 
vait l'érection  de  Québec  en  ville,  et  de  l'église  de  Québec 
en  cathédrale  ^,  mais  à  condition  que  le  nouveau  diocèse 
dépendrait  immédiatement  du  saint-siège. 

Comme  on  ne  voulait  probablement  pas  se  soumettre  ei. 
France  à  cette  condition,  le  nouveau  décret,  comme  le  pré- 
cédent, restait  sans  exécution,  et  les  bulles  n'étaient  pa? 
expédiées.  Si  Ton  en  croit  M.  Talon,  Mgr  de  Laval  reçutde 


1  —  C'est  peut-être  eu  prévision  de  ce  décret,  que  Mgr  de  Lavai 
érigea  la  cure  de  Québec,  eu  1670,  à  l'autel  de  la  Saiute-Famille,  et 
Tuuit  spécialement  au  séminaire.  Le  fait  est  mentionné  daDsTactedc 
14  nov.  1684.   (Archives  de  Vavcheviché  de  Qif€l>ec,  rcg.  A.,  p.  220.) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  643^ 


Rome,  en  1671,  de  mauvaises  nouvelles  sur  ce  sujet  ^^  ir 
résolut  donc  de  passer  en  France,  pour  presser  lui-même  - 
cette  grande  affaire  de  l'érection  de  Pévêché  de  Québec. 

Autant,  en  effet,  le  pieux  prélat  avait  montré  de  sainte  - 
indifférence  quand  il  s'était  agi  de  sa  nomination  t\  l'épîs- 
copat,  autant  il  apportait  d'ardeur  au  sujet  de  sa  nomina- 
tion comme  évêque  en  titre  de  Québec.  Quelle  était  la 
raison  de  cette  conduite,  dont  l'inconséquence,  d'ailleurs,, 
n'était  qu'apparente  ?  Il  s'en  explique  lui-même,  avec 
beaucoup  de  fermeté,  dans  la  lettre  qu'il  écrivit  à  la  Pro- 
pagande peu  de  temps  avant  son  départ  pour  la  France  : 

"  Je  n'ai  jamais,  dit-il,  recherché  jusqu'ici  l'épiscopat; 
et  je  l'ai  accepté  malgré  moi,  convaincu  de  ma  faiblesse. 
Mais  en  ayant  porté  le  fardeau,  je  regarderai  comme  un  j 
bienfait  d'en  être  délivré,  quoique  je  ne  refuse  pas  de  me 
eacrifier  pour  l'Eglise  de  Jésus-Christ  et  pour  le  salut  des 
âmes.  J'ai  appris  toutefois  par  une  longue  expérience  com- 
bien la  condition  de  vicaire  apostolique  est  peu  assurée 
contre  ceux  qui  sont  chargés  des  affaires  politiques,  je  • 
veux  dire  les  officiers  de  la  Cour,  émules  perpétuels  et 
contempteurs  de  la  puissance  ecclésiastique,  qui  n'ont  riei*  . 
de  plus   ordinaire   à  objecter,   que  l'autorité  du  vicaire 
apostolique  est  douteuse,  et  doit  être  restreinte  dans  de  ^ 
certaines  limites. 

"  C'est  pourquoi,  après  avoir  tout  considéré  mûrement,  , 
j'ai  pris  la  résolution  de  me  démettre  de  cette  chargcv  et 


1  —  *'  L'évoque  de  Pétrée,  ayant  reçu  des  lettres  de  Rome  qw.  . 
l'alarmcnt  un  peu  sur  son  titre,  passe  en  France. ..."  (Lettre  de  Talm>^ 
àColbeH,  2nov.  1671.) 


044  VIE    DE  MGR   DE  LAVAL 


tle  ne  plus  retourner  dans  la  Nouvelle- France,  si  Ton  n'y 
érige  révêché,  et  si  je  ne  suis  pourvu  et  muni  de  bulles 
qui  m'en  constituent  rOrdinaire.  Telle  est  la  fin  démon 
voyage  en  France,  et  l'objet  de  mes  vœux.  " 

Ainsi,  ce  n'est  pas  dans  un  but  personnel  qu'il  désira 
C'tre  nommé  évoque  en  titre  de  Québec;  c'est  pour  affer- 
mir l'autorité  de  l'Eglise  vis-à-vis  les  officiers  de  l'Etat, 
'*  émules  perpétuels  et  contempteurs  de  la  puissance 
ecclésiastique.  "  Qui  ne  se  rappelle  les  prétentions  de 
MM.  de  Mésy,  Talon  et  de  Courcelle?  Les  expreEsion? 
dont  se  sert  l'évCque  de  Pétrée  à  leur  égard  ne  Font-ellcs  , 
pas  justifiées? 

Alors  comme  aujourd'hui,  il  y  avait  des  politiques  jaloux 
de  l'influence  de  l'Eglise,  et  toujours  prêts  à  lui  disputer 
.-es  droits.  Le  titre  de  vicaire  apostolique  ne  leur  en  impose 
pas  assez.  Depuis  plusieurs  années,  Mgr  de  Laval  y  ajoute  ! 
celui  de  **  nommé  par  le  roi  premier  évoque  de  la  Nouvelle- 
France,  lorsqu'il  aura  plu  à  N.  S.  P.  le  Pape  y  ériger  un  i 
évôché  ^  "  Il  souhaite  maintenant  d'ûtre  nommé  r^r  le 
saint-siège  évoque  en  titre  de  Québec,  afin  de  rendre  plu« 
incontestables  ses  droits  comme  chef  spirituel  de  l'Eglise 
du  Canada,  et  de  donner  plus  de  stabilité  à  ses  œuvres. 

Il  est  probable  qu'outre  la  raison  de  presser  Térectioa 
de  son  évCché,  Mgr  de  Laval  en  avait  beaucoup  d'autre? 
qui  rengageaient  à  passer  en  France.     Il  lui  fallait  Je^ 


I 

i 

fl       i 


1  —  Ce  fut  dans  son  inandeincnt  pour  l'ëtabUssenient  du  sémiiwire 
♦lo  (^)uébec  {'2i)  mars  1<>(53),  (uie  Mgr  de  Liiv;d  prit  ptair  la  preniirrv 

(l'is  ce  titre. 


VIE   DE   MGR  DE  LAVAL                                  645 
»  

secours  pour  bâtir  son  grand  et  son  petit  séminaire  ;  il  lui 
en  fallait  pour  payer  l'annate,  c'est-à-dire,  le  droit  du 
saint-siège  sur  le  bénéfice  consistorial  qui  lui  avait  été 
accordé.  *'  L'évoque  de  Pétrée  passe  en  France,  écrit 
M.  Talon  à  Colbert,  pour  y  ménager  quelques  secours  de 
famille  ou  d'ailleurs,  qui  le  mettent  en  état  de  payer 
l'annate  qu'on  lui  demande  i....  " 

Il  s'embarqua  pour  la  France  au  commencement  de 
novembre  1671  2,  emmenant  avec  lui  son  grand  vicaire 
M.  de  Lauson-Charny  -^j  et  laissant  l'administration  de  son 
vicariat  apostolique  à  MM.  Dudouyt  et  de  Bernières  ^. 


1  -  F'iilloii,  t.  III,  p.  432. 

2  —  Quelques-uns  ont  pensé  (Fuilloii,  t.  II  l,  p.  432)  qu'il  n'éUit 
parti  qu'au  printemps  de  1672,  après  la  pose  de  la  première  pierre  des 
nouveaux  bâtiments  de  l'Hôtel-Dieu  de  Québec,  le  5  mai,  par  l'inten- 
dant Talon,  se  fondant  sans  doute  sur  co  que,  dans  l'inscription  latine 
posée  à  raccasion  do  cotte  cérémonie,  se  trouvent  ces  mots  :  BenfiJi- 
'^ente  lini'>  Pâtre  Franzisco  de  Laval,  Eplscopo  Petnam. 

Mais  d'jibord,  il  était  bien  rare  qu'il  partît  des  vaisseaux  au  prin- 
temps ;  il  n'y  avait  que  ceux  qui,  par  exception,  avaient  été  forcés 
d'hiverner  au  Canada. 

Puis  il  est  certain  qu'il  n'assista  aux  funérailles  ni  de  Mme  de  la 
Peltrie,  en  novembre  1671,  ni  de  Mirie  de  l'Incarnation,  au  commen- 
cement de  mai  1672  ;  et  le  P.  Lalemant,  dans  une  lettre,  en  donne  la 
raison,  da  moins  pour  cette  dernière,  c'est  qu'il  était  alors  absent  du 
pays.  (Ljs  UrmliHts  de  Qaehei,  t.  I,  p.  392. ) 

Enfin,  on  ne  trouve  aucun  acte  signé  par  Mgr  de  Lival  à  partir  du 
2  novembre  1671. 

Mgr  Henri  Têtu,  dans  son  très  estimable  livre  LzsEchi)ii^  de  Qneh^r, 
suppose  admis,  lui  aussi,  qui  M^r  de  Lival  entreprit  son  second 
voyage  en  Europe  dans  l'automne  de  1671. 

3  —  M.  de  Lauson-Charny,  qui  était  grand  vicaire  depuis  le  î>  août 
16'i2,  ne  revint  pas  au  Canadfl. 

4  —  Les  lettres  de  grand  vicaire  de  M.  de  Bernières  sont  du  20  octo- 
bre 1671.  M.  Ango  (de  Maizerets)  et  M.  Hugues  Pommier  signèrent 
comme  tém4)iMs. 

Incidemment,  duns  ces  niC^nes  lettres,   vers  la  fin,   Mgr  de  Laval 


•*:4>i:6  VIE   DE   MGR   DE  LAVAL 

- M -  -         -  - 

Le  prélat  avait  obtenu  de  la  Propagande  la  faculté  de 

*«hoisir  parmi  ses  prêtres  quelqu'un  pour  gouverner  son 
Kglîse,  en  cas  de  mort,  et  cela,  disait  la  Congrégation, 
■^^  afin  de  couper  court  aux  prétentions  de  Tarcheveque  de 

-'IRoiien,  ou  autres,  à  ce  sujet  ^  " 

M.  -de  Queylus  paspa  en  France  (  n  même  temps  que  Mgr 

•^c  Laval.     Il  avait,  dit  M.  Faillon,  l'intention  de  revenir 
.-îiu -Canada  ;  mais  il  tomba  malade  à  Paris,  et  mourut  au 
séminaire  de  Saint-Sulpice  le  20  mars  1G77. 

Il  avait  fait  beaucoup  pour  la  ville  de  Montréal,  pendant 

les  trois  années  qu'il  venait  d'y  passer  comme  supérieur  du 

séminaire;  c'est  le  témoignage  que  lui  rendait  M.  Talon: 

*^  M.  l'abbé  de  Queylus,  écrit-il  à  Colbert,  donne  une  forte 

•  application  à  former  et  augmenter  la  colonie  de  Montréal. 
Il  pousse  son  zèle  plus  avant:  il  va  retirer  les  enfants  sau- 
vages qui  tombent  en  captivité  dans  la  main  des  Iroquois, 
liour  les  faire  élever,  les  garçons  dans  son  séminaire-,  et 
4es  mies  chez  des  personnes  du  même  sexe  3,  qui  forment 

-  il  Montréal  une  espèce  de  congrégation  pour  enseigner  à  la 
jeunesse,  avec  les  lettres  et  récriture,  les  petits  ouvrages 
<ïe  main  *:  " 


iionmic  aussi  M.  Dudouyt  sou  grand  vicaire,  mais  seulement  dans  le 
o*s-<iù  M.  de  Beriîièrea  viendrait  k  mourir.  {Archivi-»  (.h  Vftrcherich 
-/«  QuebiU'..  ) 

M.  de  Bernières  passa  lui-même  en  Europe  dans  l'automne  de  167-^ 
-et  revint  au  Canada  en  1673.  Pendant  son  absence,  il  fut  rempkc* 
'Comme  supérieur  du  séminaire  et  curé  de  Québec  par  M.  de  Maizeretf. 

1.  —  Archives  de  la  Propagande,  Heiterit  du  lo  dtknnlrc  I()66. 

2  —  Il  s'agit,  sans  doute,  do  l'école  de  M.  Soûart. 

-TJ  —Les  î^ceurs  de  la  Congrégîïtion  de  Notre-Danu. 
-1  -   ?>r'aml,  t.  TI,  p.  .^7.' 


VIE  DE  MGB  DE  LAVAL  647 


A  peine  Tévêque  de  Pétrée  fut-il  arrivé  en  France,  qu'il 
engagea  le  roi  à  poursuivre  vigoureusement  auprès  du 
saint-siège  les  négociations  entamées  depuis  si  longtemps 
pour  l'érection  de  l'évêché  de  Québec.  Une  seule  chose 
pouvait  désormer  empocher  l'heureuse  issue  de  l'affaire,  la 
prétention  de  la  Cour  de  France  que  le  Canada  dépendît 
de  l'archevêché  de  Rouen  ou  de  quelque  autre  évêché  du 
royaume.  Cette  prétention  s'évanouit  peu  à  peu,  et  l'on 
finit  par  y  renoncer. 

Mgr  de  Laval  fut-il  pour  quelque  chose  dans  ce  change- 
ment inespéré  ?  Tout  nous  porte  à  le  croire  :  son  attache- 
ment inviolable  au  saint-siège,  le  peu  de  sympathie  qu'il 
devait  avoir  pour  l'archevêché  de  Rouen,  d'où  lui  étaient 
venues  tant  de  misères,  mais  surtout  la  confiance  dont  il 
jouissait  à  la  Cour.  Il  dut  se  prononcer  franchement  en 
faveur  d'un  évêché  de  Québec  dépendant  immédiatement 
du  saint-siège,  puisque  le  saint-siège  le  désirait. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'année  suivante  le  roi  écrivait 
au  duc  d'Estrées,  son  ambassadeur  à  Rome: 

*'  Mon  cousin,  après  avoir  examiné  le  mémoire  que  vous 
m'avez  envoyé  siïr  les  difficultés  qui  se  sont  trouvées  dans 
l'expédition  des  bulles  d'érection  de  l'évôché  de  Québec, 
j'ai  jugé  à  propos  de  vous  ordonner  de  ne  plu3  insister  sur 
la  demande  que  vous  aviez  faite  que  cet  évêché  dépendît 
de  l'archevêché  de  Rouen,  ou  de  quelque  autre  de  mon 
royaume.  Ainsi,  mon  dessein  est  que  vous  renouveliez 
auprès  de  Sa  Sainteté  les  prières  que  vous  lui  aviez  déjîi 


648  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


faites  sur  ce  sujet,  eans  vous  attacher  à  cette  condition,  n 
Sa  Sainteté  continue  à  s'y  arrêter  '." 

Le  roi  écrivit  en  même  temps  au  saint- père,  pour  le  sup- 
plier de  vouloir  bien  faire  expédier  au  plus  tôt  les  bulles 
de  l'éveché  de  Québec. 

Il  y  eut  encore  quelques  délais;  mais  enfin  Tafifairefut 
conclue  favorablement.  La  bulle  d'érection  de  Tévêché  de 
Québec  fut  signée  à  Rome  le  premier  octobre  1674. 

Clément  X,  qui  était  alors  souverain  pontife  ^,  élerait  au 
rang  de  cité  la  petite  ville  de  Québec,  dont  il  faisait  la 
description  et  vantait  la  beauté  du  climat. 

Il  élevait,  de  même,  au  rang  de  cathédrale  Téglise 
paroissiale  du  lieu,  après  avoir  constaté  que  tout,  rites  et 
cérémonies,  s'y  faisait  suivant  les  prescriptions  de  la  sainte 
Eglise  romaine. 

La  paroisse  de  Québec  était  supprimée,  et  le  soiu  des 
âmes  confié  à  l'évêque,  lequel  devait  y  pourvoir  \  soit  en 
continuant  dans  ses  fonctions  le  curé  d'alors,  soit  par  le 
chapitre  qu'il  était  obligé  d'instituer  le  plus  tôt  possible  S 
soit  de  toute  autre  manière  qui  lui  paraîtrait  la  plus  con- 
venable ^. 


1  —  Langevin,  Notice  sur  Mgr  de  Lnval,  p.  68. 

2  —  C'était  un  Komaiii,  de  la  famille  Altieri. 

3  —  *^  .  ..Pro  futuro  ejuadem  Ecclesiœ  Quebecensis  Epiacopo,  qui. .  • 
curam  animarum  suppressœ  parochialia  Eoclcdise,  per  modemum  ejus- 
deni  Ecclesiœ  rectorcm . . . ,  sive...  per  canonicatum  at  pnebend&m 
obtinentem  aut  ejusdeiu  Ecclesiœ  alium  prcsbyterum . . . ,  sive  prout 
illi  xneliùs  videbitur,  exerceri  faciat.  " 

4 —  *'  Quamprimùm  erigat  et  instituât.  " 

5  —  **  Sive  prout  illi  meliùs  videbitur.  "  —  Nous  ne  pouvons  c«)m- 
prendre  comment  on  a  pu  interpréter  la  bulle  de  manière  à  lui  faire 
dire  qu'elle  donnait  le  soin  des  âmes  au  chapitre  lui-même,  à  rexclu- 
sion  de  tout  autre  mode  de  desservir  la  paroisse. 


VIE  DE  MGR   DE  LAVAL  649 


Le  nouveau  diocèse  s'étendait  sur  toutes  les  possessions* 
de  la  couronne  de  France  dans  l'Amérique  du  Nord,  pré- 
sentes et  futures.  C'était,  par  conséquent,  toute  l'Amérique 
septentrionale,  moins  la  colonie  delà  Nouvelle- Angleterre. 
On  voulut  entamer  plus  tard  la  juridiction  de  l'Gvêque  de 
Québec,  et  faire  placer  des  vicaires  apostoliques  dans  les 
missions  de  la  Louisiane  et  du  Mississipi  ;  il  fut  facile  à 
Mgr  (Je  Saint- Valier,  d'après  les  termes  de  la  huile,  de  sou- 
tenir ses  droits  avec  fermeté  et  avec  succès. 

Le  souverain  pontife  incorporait  à  l'évêché  de  Québec, 
pour  sa  subsistance,  l'abbaye  de  Maubec,  que  le  roi  avait 
donnée,  dès  1662,  à  Mgr  de  Laval  personnellement,  saufs 
toutefois  la  mense  conventuelle  et  les  droits  de  juridiction 
spirituelle  du  prieur  et  des  moines  bénédictins  de  cette 
abbaye.  L'éveque  de  (iuébec  n'avait  donc  à  sa  disposition 
que  la  mense  abbatiale.  Nous  verrons  qu'il  sollicita  plus 
tard  du  saint-siège  la  mense  monacale,  afin  de  pouvoir 
ériger  plus  tôt  son  chapitre. 

Le  roi  de  France  avait  renoncé  pour  toujours  au  droit, 
qu'il  avait  par  les  concordats,  de  nommer  à  l'abbaye  de 
Maubec.  En  considération  de  cet  abandon,  le  pape  lui 
accordait  le  droit  de  nomination  à  révcché  de  Québec.  Il 
y  avait  aussi  un  droit  de  patronage  pour  ceux  qui  feraient 
quelques  fondations  en  faveur  du  chapitre. 

Par  une  clause  spéciale  de  la  bulle,  le  diocèse  de  Québec 
dépendait  immédiatement  du  saint-siège  ^.     La  Cour  de 


1  —  **  Cathedr-iloin  ËccKsiuni  Sedinpoatolici^ immédiate  .subjoctam." 


650  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


France  avait  insisté  longtemps  pour  qu'il  relevât  de  la 
province  ecclésiastique  de  Rouen  :  le  saint-siège  s'y  était 
opposé,  et  avait  fini  par  l'emporter. 

'*  L'on  doit  avouer,  dit  Ferland,  que  les  regards  du  sou- 
verain pontife  pénétraient  bien  plus  avant  dans  l'avenir 
que  ceux  du  grand  Roi.  Louis  XIV  s'occupait  du  royaume 
de  France;  Clément  X  songeait  aux  intérêts  du  monde 
catholique.  La  petite  colonie  française  grandirait  avec  le 
temps  ;  séparée  de  la  mère  patrie  par  l'Océan,  elle  pouvait 
être  arrachée  à  la  France  par  l'Angleterre,  si  puissante 
déjà  en  Amérique:  que  serait  alors  devenue  l'Eglise  de 
Québec,  si  elle  avait  été  accoutumée  à  s'appuyer  sur  celle 
de  Rouen  et  à  en  dépendre?  Mieux  valait  établir  de  suite 
des  rapports  immédiats  entre  l'évêque  de  Québec  et  le  chef 
suprême  de  l'Eglise  catholique  ;  mieux  valait  établir  des 
liens  qui  ne  pourraient  être  brisés  ni  par  le  temps,  ni  par 
la  force;  et  Québec  pouvait  ainsi  devenir  un  jour  la 
métropole  des  diocèses  qui  seraient  tirés  de  son  sein  i." 

Par  une  autre  bulle,  le  pape  Clément  X  transfère  Mgr  de 
Laval  du  siège  de  Pétrée  au  nouvel  évêché  de  Québec  dans 
la  Nouvelle-France.  Il  loue  ses  grandes  vertus  2,  et  attend 
beaucoup  de  sa  sagesse,  de  ses  lumières  et  de  son  zèle  pour 
le  bon  gouvernement  la  nouvelle  Eglise  ^. 


1  —  Ferland,  t.  II,  p.  102. 

2  —  "  Grandium  virtutum  meritis  consideratis " 

3  —  Ce  n'ëtait  pas  là  une  louange  banale,  parce  que  la  bulle  Avait 
ëté  rédigée  à  la  Propagande,  où  l'on  avait  pu  apprécier  le  mérite  de 
Mgr  de  Laval  depuis  le  commencement  de  son  épiscopat. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  651 


L'abbaye  de  Maubec,  dont  nous  venons  de  parler,  était 
située  dans  l'archidiocôse  de  Bourges,  en  Berry.  Elle 
occupait  un  endroit  riche  et  délicieux  ^,  qui  avait  attiré 
autrefois  l'attention  du  roi  Dagobert.  Il  avait  songé  à  y 
fixer  son  séjour. 

Bientôt,  cependant,  entraîné  par  un  de  ces  mouvements 
religieux  si  fréquents  dans  ces  âges  de  foi,  il  avait  acheté 
ce  terrain  et  l'avait  donné  au  moine  bénédictin  Sigirran, 
pour  y  fonder,  aux  frais  du  trésor  royal,  une  maison  de 
prière,  une  grande  abbaye. 

Il  y  avait  là  des  fermes  magnifiques  et  nombreuses,  des 
vignobles,  des  prés  verdoyants,  des  étangs  remplis  de  pois- 
sons, des  forets  où  abondait  le  gibier.  Mais  il  y  avait  aussi 
des  charges  considérables,  soit  pour  l'entretien  ou  la  recons- 
truction des  édifices,  soit  pour  les  redevances  de  toutes 
sortes  qu'il  fallait  payer,  soit  pour  les  pensions  des  moines 
qui  restaient. 

Au  moment  où  Mgr  de  Laval  en  devint  abbé,  le  monas- 
tère était  encore  occupé  par  des  religieux  de  l'ordre  de 
saint  Benoît,  et  l'évêque  de  Québec  devait  pourvoir  à  leur 
subsistance.  Il  se  rendit  donc  à  Maubec  au  commence- 
ment de  janvier  1673,  fit  un  concordat  avec  eux,  et  convint 
de  la  pension  viagère  qu'il  devait  leur  payer. 


1  —  '^  Ëâb  etenim  lociis,  non  longe  îl  confinibus  Pictaviensis  scu 
Turonensis  pagi,  uberrimus  paacuis  pecorum  et  jumentorum,  irriguus 
clo  curaibu3  aquarum,  atque  ammnus  venatione  feraruin,  quo  fuit  mihi 
aiiimus  siepiùa  commoreri,  quietiam  of  frequentiam  Rogum  delectancli 
^ratia  longoretua  a  commanentibus  vocatur.  "  (Charte  de  fondation^ 
du  roi  Dnrjobert,  A.  D.  532.) 


652  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


Dans  cette  convention  notariée  faite  '*  au  logis  abbatial," 
Mgr  de  Laval  est  appelé  '^  abbé  commendataire  de  Tabbaye 
royale  de  Maubec."  Il  y  est  dit  que  le  roi  lui  a  donné 
Maubec  "  pour  servir  à  perpétuité  de  fondation  et  revenu 
tant  à  révêque  de  Québec  que  pour  l'établissement  des 
chanoines  qui  doivent  célébrer  à  perjioluité  le  service 
divin  dans  la  cathédrale  de  Québec." 

Il  parcourut  ensuite  avec  beaucoup  d'intérêt  toutes  les 
fermes  de  l'abbaye,  mais  fut  péniblement  affecté  à  la  vue 
des  édifices.  L'abbaye  avait  été  laissée  dans  un  état 
affreux,  par  suite  des  guerres  de  religion.  Tout  avait  étt'î 
brûlé,  excepté  une  partie  de  l'église  paroissiale. 

Mgr  de  Laval  visita  aussi  le  sieur  Matheron.  qui  était 
l'administrateur  de  Tabbaye,  ainsi  que  les  différents 
fermiers  ^ 

Le  0  septembre  suivant,  le  patriarche  archevêque  de 
Bourges,  primat  des  Aquitaines,  confirma  l'union  de  Tab- 
baye  de  Maubec  à  l'éveché  do  Québec,  à  condition  que 
Mgr  de  Laval  et  ses  successeurs  feraient  acquitter  dans 
leur  cathédrale  les  charges  attachées  aux  fonctions  et  aux 
titres  supprimés  à  Maubec. 

Il  ne  restait  plus  îi  avoir  que  la  sanction  du  saint-siège. 
Elle  fut  donnée,  comme  nous  l'avons  vu,  par  la  bulle  du 
premier  octobre  1674,  qui  unissait-  et  incorporait  l'abbaye 
de  Maubec,  avec  ses  dépendances  et  revenus,  à  l'Eglise  de 
Québec  et  à  sa  mense  épiscopale. 

1  —  Archive'  <lii  scaiiii.'iire  et  de  rarchevôclié  de  Quobcc. 


VIE  DE   MGR   DE  LAVAL  (>53 

Cette  abbayo  demeura  attachée  à  l'Eglise  de  Québec 
pendant  plus  d'un  siècle,  mais  ne  donna  jamais  que  peu 
de  revenus.  S'imagine-t-on,  en  effet,  les  dépenses  que  devait 
entraîner  l'administration  de  fermes,  possédées  en  France 
par  des  i)ropriétaires  résidant  en  Amérique  ?  Se  figure-t-on 
le  gaspillage,  les  vols  de  toutes  sortes  qui  devaient  s'y 
commettre?  Souvent  les  fermiers  étaient  malhonnêtes, 
d'autres  aimaient  la  chicane  et  les  procès,  d'autres,  venant 
ii  mourir,  laissaient  des  successions  très  embrouillées. 

Les  lettres  de  Matheron  à  Mgr  de  Laval  sont  remplies  de 
jérémiades  sur  des  sujets  de  ce  genre. 

Il  lui  écrit  un  jour  :  **  Depuis  votre  départ,  Maubec  est 
bien  diminué,  et  diminue  journellement....  M.  Roiffec  est 
mort  votre  redevable,  et  j'aurai  bien  de  la  peine  à  faire 
payer  sa  veuve-.  J'ai  été  contraint  de  lui  ôter  la  ferme  que 
son  mari  avait,  et  delà  faire  valoir  moi-môme.  " 

Il  lui  parle  ensuite  d'un  autre  fermier,  chicanier  et  grand 
seigneur:  *'  M.  Porcheron  est  toujours  lui-même,  et  me 
veut  du  mal  à  cause  que  je  veux  conserver  vos  intérêts.... 
Je  fais  travailler  incessamment  aux  réparations  nécessaires 
dans  to^s  les  lieux  dépendants  de  Maubec,  principalement 
nux  étangs,  afin  que  le  sieur  Porcheron  n'ait  point  de 
dommages  et  intérêts  contre  vous,  contre  sa  volonté,  car  il 
ne  cherclie  qu'à  plaider,  et  à  vous  payer  en  dommages  et 
intérêts.  Il  jure  qu'il  ne  veut  plus  de  votre  ferme...,  mais 
pour  moi,  je  crois  que  c'est  contre  son  sentiment,  et  qu'il 
voudrait  (^ue  la  ferme  en  fût  passée,  car  il  aime  trop  la 
chasse  et  son  plaisir,  pour  la  quitter.     Il  fait  tout  son  pos- 


654  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


sible  pour  m'ôter  de  votre  service,  supposant  beaucoup 
de  choses  contre  moi,  contre  toute  vérité;  mais  cela  ne 
diminue  point  le  zèle  que  j'ai  de  vous  servir.  " 

D'autres  fermiers  étaient  toujours  à  se  plaindre:  "  M.  de 
Chambois  est  toujours  lui-même,  et  se  plaint,  disant  qu'il 
perd  sur  sa  ferme....  " 

Quelquefois,  les  paroisses  qui  se  trouvaient  sur  le  terri- 
toire de  l'abbaye  étaient  mal  desservies  sous  le  rapport 
religieux:  *'Il  n'y  a  point  encore  de  curé  à  Mérillé,  con- 
tinue Porcheron,  ne  s'en  trouvant  point  dans  le  diocôse  de 
Bourges,  Mgr  l'archevêque  n'en  faisant  point.  Il  y  a  plus  de 
soixante  cures  de  vacantes.  M.  Papineau  n'est  plus  curé 
de  Vandœuvre,  et  Mgr  l'archevôque  y  en  a  mis  un  jeune, 
fait  prôtre  de  Noël,  qui  a  la  tête  ù  la  girouette,  qui  vous 
fait,  dès  son  entrée,  des  prônes,  et  vous  poursuit  pour 
avoir  sa  portion  congrue....  " 

Les  taxes  dont  étaient  grevées  les  fermes  étaient  souvent 
exhorbitantes  :  '*  La  mense  abbatiale  de  Maubec  a  été 
taxée  pour  les  décimes  extraordinaires  à  750  livres,  la 
pitancerie,  à  150  livres,  et  les  autres  offices  en  le  prieuré 
de  Vandœuvre,  à  100  livres  tant  d'extraordinaire  que 
d'ordinaire,  de  sorte  qu'il  y  va  en  tout  à  mille  livres  d'extra- 
ordinaire ^" 

Bref,  Mgr  de  Laval  était  exposé,  dans  son  abbaye  dç 
Maubec,  à  tous  les  inconvénients  attachés  à  la  possession 
de  grandes  propriétés,  surtout  lorsque  ces  propriétés  sont 


1  —  Archives  de  l'arcbevêché  de  Québec. 


VIE   DE  MGU   DE  LAVAL  655 


à  une  trop  grande  distance  pour  que  Toeil  du  maître  puisse 
s'y  promener  à  loisir. 

Aussi,  son  frère,  Henri  de  Laval,  bénédictin,  qui  s'occu- 
pait un  peu  de  ses  affaires,  en  France,  cherchait-il  à  louer 
à  M.  Berthelot,  pour  une  somme  fixe,  toutes  les  fermes  de 
cette  abbaye.  '*  Sans  cela,  lui  écrivait-il  en  1676,  je  ne  crois 
pas  que  vous  puissiez  toucher  aucuns  deniers  de  Maubec, 
tout  se  consommant  en  frais  et  procès  sur  les  lieux.  Nous 
avons  expressément  écrit  et  chargé  Bennassis  de  vous  faire 
un  état,  et  vous  donner  une  connaissance  entière  de  tout 
ce  qui  s'est  fait*  et  passé  à  Maubec  depuis  votre  départ. 
Vous  y  reconnaîtrez  bien  du  désordre  et  des  brouilleries 
en  procédures  et  chicanes  faites  mal  à  propos.  C'est  un 
malheur  que  cette  abbaye  soit  dans  une  si  grande  distance 
et  éloignement  des  personnes  qui  prennent  soin  de  vos 
affaires.  " 

Puis  il  ajoutait  :  *'  Je  suis  persuadé  du  grand  besoin  ^e 
votre  Eglise,  et  suis  bien  touché  du  peu  de  revenus  que 
vous  produisent  vos  abbayes  *." 

A  part  l'abbaye  de  Maubec,  Mgr  de  Laval  en  pos- 
sédait une  autre,  l'abbaye  d'Estrées,  en  Normandie,  qui 
lui  avait  été  assignée  par  le  roi  le  20  avril  1672  2. 


1  —  Dans  son  Informatio  de  statu  EccUsiœ,  Mgr  de  Laval  disait  au 
souverain  pontife  que  l'abbaye  de  Maubec  ne  donnait  pas  moins  do 
6,000  francs  de  revenu  par  année.  Mais  à  cette  époque,  il  ne  pouvait 
guère  affirmer  cela  que  par  ouï-dire. 

2  —  L'abbaye  d'Estrées  était  UTie  des  plus  anciennes  de  l'Ordre  de 
Cîteaux,  ayant  été  fondée  en  1144.  Elle  avait  été  fréquemment  visitée 
par  saint  Bernard,  et  l'on  y  conservait  l'autel  où  il  avait  coutume  de 
célébrer.  (HUf,  manvHc.  du  sémin.  de  Qitel)ec.) 


656  VIE  DE   MGR   DE  LAVAL 


"  Bien  informé,  disait  le  roi,  des  bonnes  vie  et  mœurs, 
suffisance,  capacité,  piété  et  doctrine  de  Messire  François 
de  Laval,  évoque  de  Pétrée,  vicaire  apostolique  de  Sa 
Sainteté  au  pays  du  Canada,  du  grand  fruit  qu'il  a  fait 
par  ses  bonnes  instructions  et  des  exemples  de  vertus  qu'il 
a  donnés  aux  peuples  et  habitants  du  dit  pays,  en  consi- 
dération de  quoi  désirant  le  traiter  favorablement  et  lui 
donner  les  moyens  de  soutenir  la  dignité  épiscopale,  Sa 
Majesté  lui  a  accordé  et  fait  don  de  l'abbaye  d'Estréea, 
ordre  de  Cîteaux,  au  diocèse  d'Evreux,  vacante  par  le 
décès  du  dernier  titulaire,  pour  fetre  unie  et  servir  de 
revenu  au  dit  évéché  du  Canada.  '' 

Cette  abbaye  d'Estrées  ne  devait  pas  Otre  inconnue  de 
l'ancien  archidiacre  d'Evreux.  Il  profita  de  son  séjour  en 
France  pour  aller  la  visiter  en  môme  temps  que  Maubeo. 

y  trouva-t-il  les  clioses  dans  un  état  de  délabrement 
considérable  ^  et  se  crut-il  autorisé,  dans  l'intérêt  même 
de  cette  abbaye  dont  il  venait  d'être  pourvu,  à  y  faire  faire 
quelques  réparations  urgentes?  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  le  procureur  général  de  l'Ordre  de  Cîteaux,  à  Rome, 
opposé  d'avance  à  l'union  de  l'abbaye  à  l'évêché  de  Québec, 
présenta  contre  lui  un  mémoire  au  saint-siège.  "  Il  se  plai- 
gnit de  ce  que  le  prélat,  sans  avoir  de  bulles  pour  cette 
abbaye...,  y  eût  fait  abattre  des  bâtiments,  et  se  fût  porté 
à  beaucoup  d'autres  actes  semblables  2." 


1  —  L'année  précédente  (1672),  Julien  Bellenger,  Téconome 
d'Estrées,  avait  fait  dresser  un  procès-verbal  do  l'état  des  lieux  qui 
avaient  été  démolis,  et  dont  les  ruines  paraissaient  encore.     {Arfhi*>» 

f^e  V archmdié de.  Québec.) 

2  —  Faillon,  t.  HT,  p.  435. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  657 


Ce  religieux  ne  réassit  qa'i  faire  retarder  de  quelques 
mois  l'expédition  des  bulles  de  révêché  de  Québec.  On 
découvrit  bientôt  la  futilité  de  ses  plaintes,  la  droiture 
parfaite  avec  laquelle  avait  agi  Mgr  de  Laval  ;  et  il  ne  fut 
plus  question  de  cette  opposition  du  procureur  général  de 
Cîteaux. 

L'union  de  l'abbaye  d'Estrées  à  Tévôché  de  Québec  ne 
fut  cependant  sanctionnée  à  Rome  que  plus  tard,  sous 
Tadministration  de  Mgr  de  Saint- Valier.  En  attendant, 
révoque  de  Québec  obtint  du  Conseil  du  roi  la  nomination 
d'un  économe  perpétuel,  chargé  du  temporel  de  l'abbaye. 
Cet  économe  fut  François  Bellenger,  le  valet  du  curé  de 
Saint-Josse. 

L'abbaye  d'Estrées  fut  louée  pour  une  somme  fixe  à 
M.  Berthelot  ^  **  Nous  vous  avons  mandé,  le  curé  de  Saint- 
Josse  et  moi,  écrivait  Henri  de  Laval  à  son  frère,  que  nous 
avons  arrêté  ensemble  avec  M.  Berthelot  notre  traité,  après 
avoir  été  à  Estrées....  Il  m'a  assuré  vous  avoir  envoyé  une 
copie  de  ce  que  nous  avons  écrit  et  signé  au  bas  du  dit 
traité  pour  l'éclaircir  et  le  confirmer  '-.  " 


1  —  L'a^etjt  de  M.  Burtbelot  à  Estrées  se  nommait  François 
Poiret. 

2  —  Il  y  avait  à  Estrées  de  beaux  vignobles  et  d^excellenta  pâtu- 
rages. En  1675,  on  y  récolta  44  pièces  de  vin,  et  M.  Berthelot  en  eut 
90  pour  sa  part.  On  y  fit  aussT  10  pièces  de  cidre. 

11  pandt  que  M.  Berthelot  se  plaignait  quelquefois  do  ne  pas  trouver 
son  compte  dans  les  revenus  do  Tabbaye  ;  car  Mgr  de  Laval  lui  rap- 
pelle, dans  une  lettre,  qu'il  avait  dit  ne  pas  tenir  tant  à  la  quantité 
(la'à  la  qualité  ;  **  qu'il  aimait  mieux  avoir  moins  de  vin,  et  qu'il  fût 
bien  délicat,  le  destinant  pour  en  faire  des  présents  à  plusieurs  grands 

42 


658  VIE   DE  MGR  DE  LAVAL 


Cette  abbaye  donnait  à  Pévêque  de  Québec  aussi  peu  de 
revenu,  et  non  moins  de  peine  et  d^ennuis  que  celle  de 
Maubec.  Henri  de  Laval  se  plaint  souvent,  dans  ses  lettres, 
du  peu  de  satisfaction  que  lui  procurent  les  ecclésiastiques 
ou  chapelains  employés  à  Pabbaye.  Quelques-uns  ne  s'oc- 
cupaient que  de  chasse  et  de  pêche  :  "  Je  vous  ai  mandé, 
dit-il,  que  le  sieur  Desjardîns,  prêtre,  a  peu  répondu  à  ce 
que  nous  prétendions  de  sa  personne  pour  toutes  choses, 
ne  s'étant  occupé  qu'à  tirer,  et  à  la  pêche,  et  en  aucune 
manière  à  me  soulager  en  vos  âffiiires.  " 

On  avait  proposé  à  Mgr  de  Laval  un  projet  qui  l'aurait 
exempté  d'entretenir  des  chapelains  à  l'abbaye  d'Estrées, 
et  lui  aurait  procuré,  sans  aucune  charge,  un  certain 
revenu  :  c'était  de  céder  l'abbaye  à  une  communauté  de 
religieuses  de  l'Ordre  de  saint  Bernard,  moyennant  une 
redevance  annuelle.  Il  fut  longtemps  en  correspondance 
à  ce  sujet  avec  l'abbesse  de  Port-Royal-dea-Champs,  à 
Paris.  Mais  comme,  avant  tout,  il  ne  voulait  pas  engager 
sa  conscience,  il  consulta,  posant  la  question  d'une  manière 
nette  et  précise.  La  réponse  n'ayant  pas  été  favorable  au 
projet,  il  n'y  songea  plus. 


de  la  Cour,  et  pour  boire  chez  lui  comme  un  vin  excellent,  et  dod  pu 
de  le  vendre .. .  M.  Berthelofc  se  souviendra,  ajoute  le  prélat,  qa il 
m'a  dit  qu'un  des  motifs  qui  le  portait  à  s'accommoder  de  l'abbije 
d'Estrées  était  sa  commodité  d'y  mettre  une  quantité  de  chevaux  dont 
il  a  besoin  tous  les  ans  pour  les  vivres  de  l'armée,  qu'il  faisait  acheter 
à  Dreux.  On  m'écrit  qu'il  a  fait  faire  à  Estrées  des  écuries  afin  de  les 
loger. . .."  {Archives  de  Vnrchen-ché  de  Québec) 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  659- 


Estrées  n'est  pas  à  une  grande  distance  de  Montigny-sur- 
Avre,  lieu  de  naissance  du  pieux  évêque.  Après  avoir 
visité  ses  abbayes,  il  se  rendit  dans  sa  famille.  Il  y  était 
le  18  mai  1673  ;  et  il  y  retourna  au  printemps  de  1675,  peui 

de  jours  avant  de  partir  pour  le  Canada. 

On  a  lieu  de  croire  que  ses  visites  à  Montigny  ne  furent 
pas  de  simples  visites  de  convenance  ou  de  plaisir,  mais- 
qu'elles  avaient  un  but  de  charité  fraternelle.  Jean-Louis 
lui  donnait  alors  peu  de  satisfaction:  **  Mon  frère,  lui 
écrivait  de  Paris  à  Québec  en.  1676  Henri  de  Laval,  est 
toujours  bien  à  plaindre  dans  la  violence  de  ses  passions, 
qui  fait  bien  souffrir  cette  pauvre  Dame,  qui  a  bien  du. 
mérite  devant  Dieu." 

^^  La  conduite  de  M.  de  Montigny,  dit  une  autre  lettre;, 
me  fait  plus  de  peine  que  toute  autre  chose.  Il  faut  conti^ 
nuer  de  recourir  à  Dieu.  Je  souhaiterais  qu'il  fît  un  bon 
usage  du  petit  chapelet  que  je  lui  ai  envoyé.  Il  a  une 
vertu  particulière  pour  remédier  à  de  semblables  disposi- 
tions.    L'on  en  a  expérimenté  de  grands  soulagements  i.'* 

Mgr  de  Laval  fut  sans  doute  l'ange  consolateur  de  Mme- 
de  Montigny  et  de  toute  la  famille.  Il  prit  ses  neveux, 
sous  sa  protection,  et  fut  pour  eux  un  père  tout  dévoué. 

Henri  de  Laval  lui  écrivait  à  leur  sujet  :  "  L'aîné  se- 
change  un  peu  ;  il  est  à  l'armée  avec  le  roi,  et  son  père  l'a- 
mis  en  bon  équipage.  J'ai  obtenu,  par  ma  sollicitation,  de- 
Paris,  une  place  de  religieux  à  la  Croix  pour  son  second,. 


1  —  Archives  de  l'archevêché  de  Québec. 


460  VIE  D£  MGR  DE  LAVAL 


•que  je  tâcherai  de  faire  élever  dans  la  connaissance  et  la 
«crainte  de  Dieu.  Je  crois  que  le  dernier,  qu'on  vous 
aenvoj'é,  sera  arrivé  à  bon  port  ;  il  promet  quelque  chosede 
hon^  Mon  frère  souhaite  avec  un  grand  désir  que  vous 
^yez  la  bonté  de  procurer  à  Fanchon  l'avantage  de  ses 
«éludes,  Avant  que  de  le  renvoyer.  C'est  une  grande  charité 
.pour  ces  pauvres  enfants  de  leur  donner  un  peu  d'éduca- 
^tion.    Vous  leur  servirez  de  père  en  cette  occasion.  " 

Eanclion  (François)  fit  en  effet  ses  études  au  séminaire 
^e  Québec.  Mgr  de  Laval,  qui  le  baptisa  lui-niôme  à 
Ifontîgny  le  5  mai  1675,  à  l'âge  de  sept  ons  ^,  le  confirmaà 
Québec  le  31  mai  1678. 

Le  jeune  homme  était  encore  au  séminaire  en  1682,  et 
il,  Dudouyt  écrivait  de  Paris,  à  son  sujet,  à  son  oncle: 
**'  Je  crois,  Monseigneur,  que  si  vous  ne  jugez  pas  qu'il  ait 
^disposition  pour  être  d'église,  il  n'est  pas  à  propos  de  le 
^retenir  à  Québec  ;  car,  s'il  a  à  être  du  monde,  il  lui  faut 
Mue  autre  éducation  que  celle  qu'il  prendrait  au  Canada.  " 

En  16Sî>,  il  était  ecclésiastique  au  séminaire  des  Missions 
-étrangères,  et  M.  de  Brisacier  écrivait  à  Mgr  de  Laval: 
*'  M,  votre  neveu  est  à  peu  près  comme  vous  l'avez  laissé, 
d'une  humeur  cachée,  molle,  sensible,  timide  par  fierté,  et 
jnoins  attaché  à  la  règle  que  les  autres....  Il  a  fait  cette 
année  une  sabbatine,' où  nous  fûmes  tous.  Il  y  fit,  non 
pas  excellemment,  mais  médiocrement  bien  ;  et  comme 
-nous  doutons  fort  qu'il  soit  jamais  propre  pour  les  missions, 

X  —  Voir  plus  haut,  p.  15. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  661 


tant  par  le  défaut  des  qualités  nécessaires  à  uq  mission- 
naire, que  manque  de  vocation,  je  fais  quelque  scrupol»- 
de  faire  à  vos  dépens  les  frais  d'une  thèse  de  toute  la  philo- 
sophie, où  il  me  semble  qu'il  ne  ferait  pas  assez  bien  poar 
y  exposer  un  homme  de  son  nom.  " 

Evidemment  Mgr  de  Laval  destinait  son  neveu  aux  nais- 
sions du  Canada.  Celui-ci,  cependant,  prit  un  autre  parti,, 
plus  conforme  à  ses  dispositions,  qui  s'améliorèrent  aiv 
point  de  vue  ecclésiastique. 

**  M.  l'abbé  de  Laval  est  à  présent  à  Montigny,  écrivait- 
plus  tard  M.  Tremblay....  Quoiqu'il  ait  pris  certains  air» 
d'abbé  dans  le  monde,  dont  il  se  pourrait  bien  passer^  et 
dont  cependant  il  aura  bien  de  la  peine  à  se  défaire,  iL 
paraît  cependant  au  reste  très  bien  disposé. 

*'  C'est  dommage  qu'il  se  soit  un  peu  trop  conduit  lui- 
même,  et  qu'il  ait  été  un  peu  trop  abandonné  à  sa  propre 
conduite.  Je  crains  qu'il  n'ait  trop  de  dégoût  pour  l'étude 
pour  s'y  appliquer  à  présent  avec  fruit.  Cependant,  s'il 
n'étudie  pas,  je  ne  sais  ce  qu'il  peut  faire  dans  un  châteaa 
à  la  campagne  où  il  demeure. 

*'  M.  l'abbé  de  Fénelon,  qui  est  nommé  à  l'archevêché 
de  Cambrai,  et  qui  va  être  sacré,  a  souvent  de  bonnes  pla- 
ces à  remplir.  Je  crois  qu'il  est  allié  avec  votre  famille 
par  son  frère  ou  sa  sœur  qui  a  épousé  quelque  personne  de 
la  Maison  de  Laval  i.    S'il  en  était  prié  par  nos  Messieurs^. 


1  —  *'  Mario-Tliérèse-Fraiiçoise  do  Salignac,  fille  unique  d* Antoine» 
marquis  de  Fénelun,  et  de  Catherine  de  Montberon,  avait  épousé  en 
premiëres  nr>ce3,  on  1681,  Pierre  de  Montnn>rency-Laval,  de  la  brancho 


^2  VIE  DE  MGR  DE  LAVAL 


il  ferait  tout  pour  eux.  Je  crois  que  c'est  la  vocation  de  M. 
de  Laval,  et  il  me  semble  qu^il  s'acquitterait  assez  bien  de 
ses  obligations  de  chanoine  ^  " 

Le  neveu  de  Mgr  oie  Laval  devint  en  effet  chanoine,  puis 
^rand  vicaire  du  célèbre  archevêque  de  Cambrai,  et  mourut 
évoque  nommé  d'Ypre?. 

Mais  revenons  à  Toncle,  que  le  neveu  nous  a  fait  un  peu 
oublier.  Nous  ne  savons  à  quelle  date  lui  arrivèrent  à 
Paris  les  bulles,  datées  du  premier  octobre  1674,  qui  le 
nommaient  évêque  de  Québec.  A  peine  les  eut-ils  reçues, 
qu'il  ne  songea  plus  qu'à  aller  prendre  possession  au  plu3 
tôt  de  sa  chère  Eglise  du  Canada. 

Il  ne  pouvait  le  faire,  cependant,  avant  le  printemps  de 
l'année  suivante.  Obligé  de  passer  l'hiver  à  Paris,  il  en 
profita  pour  régler  plusieurs  affaires  qui  intéressaient  son 
nouveau  diocèse. 

Il  s'embarqua  pour  le  Canada  vers  la  fin  de  mai  1675, et 
n'arriva  à  Québec  qu'au  mois  de  septembre,  après  une 
îibsence  de  près  de  quatre  ans.  Il  amenait  avec  lui 
M.  (ilandelet,  qui  devait  être  l'un  des  prêtres  les  plus  dis- 
tingués de  son  séminaire. 


de  Lésay.  Elle  eut  de  ce  premier  in^iriage  un  fiU  unique,  Guy-André 
<le  Laval,  marquis  de  L^»iy  et  de  Magnac,  qui  n'avait  que  huit  mois  à 
lii  mort  de  son  père,  en  1686.  Ce  marquis  de  Laval  ëpousa  Marie-Ânoe 
•^de  Turménies,  veuve  du  marquis  de  la  Rochefoucauld- Bayers,  et  il  eut 
-<lece  mariage  le  dernier  maréchal  de  Laval  et  le  cardinal  de  Montnio- 
ceiicy,  mort  en  1808. 

**  La  marquise  de  Laval,  à  qui  s'adressent  les  lettres  de  Fénclon,  se 
maria  en  secondes  noces,  en  1694,  à  Joseph- François  de  Salignac, 
•comte  de  P  dnelon,  son  cousin  germain,  et  frère  de  l'archevêque  de 
«Cambrai.  "  (HUtoire  de  Féndon^  par  le  card.  de  Bausset,  t.  T,  p.  300.) 

1  —  Lettre  de  M.  Tremblay  à  Mzr  do  Laval,  1695. 


VIE  DE  MGR  DE  LAVAL  663 

On  peut  juger  de  la  joie  avec  laquelle  fut  accueilli  au 
■Canada  le  nouvel  évêque  de  Québec,  par  les  regrets  qu'avait 
causés  son  absence  prolongée  : 

'*  Il  ne  nous  manque  pour  nous  bien-animer,  que  la  pré- 
sence de  Mgr  notre  évêque,  écrivait  le  P.  Dablon.  Son 
absence  tient  ce  pays  comme  en  deuil,  et  nous  fait  languir 
par  la  trop  longue  séparation  d'une  personne  si  nécessaire 
ù  ces  Eglises  naissantes.  Il  en  était  Pâme  ;  et  le  zèle  qu'il 
faisait  paraître  en  toute  rencontre  pour  le  salut  de  nos 
sauvages  attirait  sur  nous  des  grâces  du  Ciel  bien  puis- 
santes pour  le  succès  de  nos  missions  ;  et  comme,  pour 
éloigné  qu'il  soit  de  corps,  son  cœur  est  toujours  avec  nous, 
nous  en  éprouvons  les  effets  par  la  continuatien  des 
bénédictions  dont  Dieu  favorise  les  travaux  de  nos  mis- 
sionnaires 1." 

Ces  paroles  du  P.  Dablon  font  voir  combien  Mgr  de 

Laval  était  aimé  de  ses  prêtres,  de  tous  ses  missionnaires, 

%et  quelle  estime  ils  avaient  pour  lui.     Il  leur  suffisait  de 

penser  que  **  son  cœur  était- avec  eux,"  pour  s'animera 

travailler  avec  ardeur  au  salut  des  âmes. 

Il  est  probable  que  la  nouvelle  de  l'accueil  sympathique 
fait  à  Mgr  de  Laval  ne  tarda  pas  d'arriver  en  France,  car 
son  frère,  Henri  de  Laval,  le  bénédictin  de  Sainte-Croix, 
lui  écrivit  le  premier  avril  de  l'année  suivante  (1676)  : 

"Je  ne  vous  puis  exprimer  la  satisfaction  et  la  joie 
intérieure  que  j'ai  reçues  dans  mon  âme,  en  lisant  une 


1—  Relations  (f es  jésuites^  1672. 


664  VIE   DB  M6B  DE  LAVAL 


relation  qui  a  été  envoyée  du  Canada,  de  la  manière  que 
votre  clergé  et  tout  votre  peuple  vous  ont  reçu,  et  que 
Notre-Seigneur  leur  inspire  à  tous  les  sentiments  justes  et 
véritables  de  vous  reconnaître  pour  leur  père  et  leur 
pasteur.  Ils  témoignent  avoir  reçu  par  votre  chère  per- 
sonne comme  une  nouvelle  vie.  Je  demande  tous  les  jours 
à  Notre-Seigneur,  à  ses  saints  autels,  qu'il  vous  y  conserve 
encore  quelques  années  pour  la  sanctification  de  ces  pauvres 
peuples  et  la  vôtre." 


Fin  du  tome  premier. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Liettrc  de  Fauteur  à  S.  Eni.  le  Gard.  Taschoreau v 

Lettre  de  S.  £m.  le  Card.  Tascliereau  à  Fauteur ix 

Lettre  de  Sa  Grandeur  Mgr  L.-N.  Bégin xiiî 

Lettre  de  Mgr  Benjamin  Paquet xxi 

Préface , xxvii 

Déclaration  do  Fauteur xxxix 


PREMIÈRE  PARTIE 

Mtjr  ih  L*n'-{d  avaitf  son  orriciîe  an  Cun^uUi 


CHAPITRE    PRKMIKR 

Naissance  de  François  de  Laval.  —  Montigny-sur-Avre  et  ses  envi- 
rons. —  Origine,  noblesse  et  piété  de  la  faaiille  de  François 
de  Laval.  —  Un  événement  tragique.     1622-1631 1 

CHAPITRE    DEUXIEME 

François  do  Laval  au  collège  de  La  Flèche.  —  Il  reçoit  la  tonsure 
à  l'âge  de  neuf  ans.  — Il  est  admis  dans  la  congrégation  du 
P.  Bagot.     1631-1637 21 

CHAPITRE   TROISlilME 

François  de  Lival,  chanoine  d'Evreux.  —  Il  étudio  la  théologie  au 
collège  de  Clermont.  —  Il  se  livre  aux  exercices  de  la  piété 
et  de  la  charité  dans  la  congrégation  du  P.  Bagot,  qui  donne 
naissance  au  séminaire  des  Missions  étrangères.  —  Mort  de 
ses  deux  frères  aînés.  —  Il  renonce  à  l'héritage  paternel  en 
faveur  do  son  frère  cadet.     1637-1645 33 


G66  TABLE  DES  MATIÈRES 


CHAPITRE   QUATRIÈME 

Pages 
François  de  Laval,  prêtre.  —  Il  est  nommé  archidiacre  d*£vreax. 

—  Il  est  désigné  pour  un  vicariat  apostolique  au  Tonkin.  — 

Voyasço  à  Rome.     1645-1655 45 

CHAPITRE   ClNQUlîiME 

François  de  Laval  rédigne  l'archidiaconé  d'Evreux  en  faveur  de 
Boudon.  —  Rapports  de  sainte  amitié  qui  unissent  ces  deux 
hommes.  —  Fidélité  de  François  de  Laval  à  son  ami  persécuté.    59 

CHAPITRE    SIXIÈME 

François  de  Laval,  à  l'Ermitage  de  Caen.  —  Réveil  de  piété,  en 
France,  dans  la  première  moitié  du  dix-septiëme  siècle.  — 
M.  de  BemièrcB,  sa  vie,  sa  mort,  ses  avis  spirituels.  —  Vertus 
pratiquées  par  Fninçois  de  Laval  à  l'Ermitage.  —  Il  réforme 
une  communauté  religieuse  dans  la  ville  de  Caen,  et  soutient 
les  droits  de  l'hôpital  de  la  môme  ville.     1655-1658 73 

CHAPITRE   SEPTIÈME 

Négociations  pour  l'envoi  d'un  évêque  au  Canada.  —  François  de 
Laval  proposé  au  saint-siège  pour  l'épiscopat.  —  Son  parfait 
abandon  à  la  Providence.     1657 93 

CHAPI'IRE    HUITlkME 

Négociations  pour  l'envoi  d'un  évêque  au  Canada  (suite). — Au 
lieu  d'un  évêque  titulaire,  le  pape  accorde  un  vicaire  apos- 
tolique. —  François  de  Laval  nommé  évêque  de  Pétrée. 
1657-1658 109 

CHAPITRE    NEUVIÈME 

Ol>position  à  la  consécration  de  Mgr  de  Laval.  —  Il  est  consacré 
par  le  nonce  à  Paris.  —  Les  prétentions  de  l'archevêque  do 
Rouen  blâmées  par  la  Cour  de  Rome.  —  Lettres  patentes  du 
roi  à  Mgr  de  Laval.  —  Il  se  prépare  à  partir  pour  le  Canada. 
1658-1650 123 


TABLE  DES  MATIÈRES  6Q7 


DEUXIEME  PARTIE 

M(fr  (Jf  Laraîf   vimire  OjM^stolîfjKe.  de  la  Nouvelle- France 


CHAPITRE    PREMIER 

Pages 
Départ  de  ISIgr  de  Laval  pour  le  Canada.  —  Il  aborde  à  Perce.  — 

Ses  impressions  en  remontant  le  fleuve  Saint-Laurent.  1659.   139 

CHAPITRE    DEUXIEME 

Arrivée  à  Québec.  —  Description  de  cette  ville  naissante.  —  Por- 
trait de  Mgr  do  Laval.  —  Il  donne  aux  sauvages  les  prémices 
de  son  zële.  —  Ce  que  pense  de  lui  la  colonie  française.  — 
Son  dévouement  héroïque 151 

CHAPITRE   TROISIEME 

Mgr  de  Laval  loge  successivement  chez  les  jésuites,  à  l'Hôtol- 
Dieu,  et  aux  ursulines.  —  L'ermitage  de  Québec.  —  Le  collège 
des  jésuites.  —  Service  pour  M.  de  Bernières 169 

CHAPITRE    QUATRIÈME 

Mgr  de  Laval  fait  reconnaître  son  autorité.  —  Origine  des  préten- 
tions do  l'archevêque  de  Eouen.  —  L'évêque  de  Pétrée  et 
M.  de  Qiieylus.     1059-1661 177 

CHAPITRE    CINQUIEME 

Mgr  de  Laval  et  M.  D'Argensun.  —  Leurs  démêlés  sur  des  ques- 
tions de  préséance,  et  autres , 205 

CHAPITRE    SIXIEME 

Aper<ju  général  du  vicariat  apostolique  de  l'évoque  de  Pétrée.  — 
La  population  sauvage,  —  La  colonie  française 231 


CCS  TABLE  P£S  MATIERES 


(  HAPITRK    SKITIKMK 

l'Aura 

Mgr  de  Laval  organise  aoii  vicariat  apostolique.  —  Les  missions 
sauvages  confiées  aux  jésuites  ;  la  colonie  canadienne,  aux 
prêtres  séculiers. — Création  d'une  offîcialité. — TouchaLta 
exeniples  de  zèle,  de  bonté  et  de  foi  donnée  par  Mgr  de 
Laval.  —  Divers  travaux  administratifs.     165Î>-1<362 247 


CHAPITRK    H  fin  KM  i: 


Première  visite  |)astoi*ale  do  Mgr  de  Laval.  —  L;i  côte  Beaupré. 
—  Les  communautés  de  Québec  —  Montréal.  —  Rencontre 
du  P.  Ménard.  -  Les  Trois-Rivièros.     lOliO il*M 

CHAPIIRK    NRUVIKMK 

Mgr  de  Laval  et  la  traite  de  l'eau-de-vic.  —  Sentences  d'excom- 
munication. —  Difficultés  avec  M.  D'A  vaugour 271* 

CHAPITRE    DIXIÈME 

Mgr  de  Laval  gémit  sur  le  triste  état  do  la  cclonie,  exposée  s:ins 
cesse  aux  incursions  des  Iroquois.  —  La  compagnie  des  Cent 
associés  et  le  Canada. — Péronne  Dumesnil  à  Québec. — 
L'évêque  de  Pétréo  s'embarque  pour  la  France.     1G02   ^>."> 

CHAPITRK   ONZIKMK 

Phénomènes  extraordinaires  arrivés  au  Canada  durant  Tabsence 
de  Mgr  de  Laval.  —  Le  tremblement  de  terre  de  IG60.  — 
Vision  de  Catherine  do  Saint- Augustin.  —  Prodiges  de  c-.>n- 
versions 'VJ.~» 

CH AIMTR V.    DvOUZik.M h 

Accueil  favorable  fait  à  Mgr  de  Laval  en  France.  —  11  s'occupe 
des  intérêts  spirituels  et  temporels  de  la  colonie.  —  Sncc<« 
de  son  voyage.  —  Il  revient  au  Canada  avec  '^L    de  Mésy. 

i66i:-ir>r>3 rai 


TABLE  DES  MATIÈBES  669 


CHAPITRE   TREIZIEME 

PagE3 

Fondation  du  séuiinairc  de  Québec.  —  Ce  qu'il  ëtait  dans  le  prin- 
cipe. —  But  spécial  de  l'évêque,  en  lui  unissant  tout  le  clergé. 
—  liapprochement  entre  l'œurre  de  Mgr  de  Laval  et  celle  du  . 
vénérable  Holzhauzer.     1663 361 

C  H  A  PIT  R  E   QU  ATORZI  KM  E 

L'étabiisseDient  du  séminaire  de  Québec,  confirmé  par  le  roi.  — 
Les  commencements  de  cette  institution  ;  premiers  règle- 
ments. —  Affiliation  au  séminaire  des  Missions  étrangères.  — 
Premières  constructions 379 

CHAPITRE   QUI\Z1Î-:ME 

M'jT  de  Laval  et  rétablissement  dç  la  dîme.  —  Difficultés  qu'il 
éprouve,  et  dont  il  triomphe  par  son  esprit  de  conciliation.  — 
Différentes  phases  de  la  question  des  dîmes,  jusqu'à  sa  fixa- 
tion définitive 395 

CHAPITRE   SEIZli-:ME 

Ilolé-politique  de  Mgr  de  Laval.  —  Première  séance  du  Conseil 

souverain.  —  Influence  de  l'éveque  au  Conseil 419 

CHAPITRE    DIXSEPTiicME 

Kole  politique  de  Mgr  de  Laval  (suite).  —  Mgr  do  Laval  et  M.  de 

Mésy.     1663-1665 437 

CHAPITRE   DIX  HUITIEME 

Jtôle  politique  de  Mgr  de  Laval  (suite).  —  Le  vicaire  apostolique 
continue  à  jouir  de  la  confiance  du  roi.  —  Ses  rapports  avec 
3IM.  de  Courcelle  et  Talon.     1665-1671 453 


670  'tABLE  DES  MATIÈRES 


CHAPITRE    DIX-NEUVIKME 


Pagcs 
Mgr  de  Laval  et  M.  do  Tracy.  —  Le  régiment  de  Carîguan.  — 
Consolations  et  épreuves  de  Mgr  de  Laval.  —  Beaux  exemples 
de  piété  donnés  par  le  gouverneur  et  le  vice-roi.    1665-1666.  465 


CHAPITRE    VINGTIÈME 


Consécration  de  Téglise  paroissiale  de  Québec.  —  Translation  des 
reliques  des  SS.  martyrs  Flavien  et  Félicité.  —  Pèlerinage 
de  l'évoque  et  du  vice-roi  à  la  Bonne  Suinte-Anne.     1666.. . .  483 


CHAPITRE    VINCiT    ET    UNIEME 


Expédition  de  M.  de  Tracy  contre  les  Iroquois.  —  Il  appuie  les 
ordonnances  de  Mgr  de  Laval.  —  Il  repasse  en  France. 
1666-1667 495 


CHAPITRE   ViN(;T-DEUXIEME 


Mgr  de  Laval  et  les  sauvages.  —  Epanouissement  des  missions 
chez  les  Iroquois  et  dans  les  différentes  parties  du  pays. 
1667-1671 507 


CHAPITRE    VINCIT-TROISIEME 

Mgr  de  Laval  et  les  sauvages  (suite).  —  Visite  à  Tadoussac.  — 
Affection  du  prélat  pour  les  sauvages.  —  Baptême  de  Gara- 
kontié.    1668-1671 523 

CHAPITRE    VINGT-C^UATRIKMh; 

^Igr  de  Laval  et  les  sauvages  (suite).  —  Mission  de  la  baie  de 
Quinte  :  instructions  à  MM.  Trouvé  et  de  Féuelon.  —  MM. 
•  Dollier  et  de  Galinée,  au  lac  Erié.  —  Expédition  de  M.  de 
Courcelle  au  lac  Ontario ^ 541 


TABLE  DES  MATIÈRES  G71 


CHAPITRE   VINGT-CINQUIEME 

Pages 
Mgr  de  Laval  et  Tinstruction  de  lu  jeunesse.  —  Le  petit  séminaire 
de  Québec.  —  La  ferme  modèle  de  Saint- Joachim. — Une 
école  normale 557 

CHAPITRK   VINGT-SIXitME 

L'enseignement  primaire,  sous  Mgr  de  Laval.  —  Les  sœurs  de  la 

Congrégation.  —  L'école  de  M.  Soûart 57îi 

CHAPITRE    VINGTSEPTikME 

Mgr  de  Laval  encourage  les  dévotions  nationales  du   Canada  : 

la  sainte-Famille  ;  la  Bonne  Sainte-Anne 585 

*  CHAPITRE    VINGT-HUITIKME 

Le  vicariat  apostolique  de  Mgr  de  Laval,  préparé,  par  les  éléments 
spirituels  d'unité  et  de  sainteté  qu'il  renferme,  à  former  une 
Eglise  distincte,  et  à  être  érififé  en  évêché.  —  Les  Pères  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  —  Marie  de  l'Incaruation  et  Mme  de  la 
Peltrie.  —  Marguerite  Bourgeois.  —  Jeanne  Mancc.  —  Mme 
D'Ailleboût.  —  Le  P.  Chaumonot.  —  Catherine  de  Saint- 
Augustin. —  Catherine  Gaudiakteiia 607 

CHAPITRE    VINGT-NEUVifcME 

Second  voyage  de  Mgr  de  Laval  eu  France.  —  Erection  de  Tévê- 
ché  de  Québec.  —  Les  abbayes  de  Maubec  et  d'Estrées.  — 
Visites  à  Montigny-sur  A  vre.  —  Retour  de  l'évêque  au  Canada. 
1671-1675 630 


FIN   DE   LA   TABLE   DES    MATIÈRES. 


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JAN  P  -  195C