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Full text of "Vie de Planat de La Faye, aide de camp des généraux Lariboisière et Drouot, officier d'ordonnance de Napoléon Ier;"

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VIE 


DE 


PLANAT  DE  LA  FAYE 


En  môme  temps  que  ce  volume,  nous 
publions  à  petit  nombre  La  Correspondance 
intime  de  Planât  de  la  Paye,  de  1806  a 
1831,  supplément  à  la  Vie  de  Planât  de 
la  Paye  (170  pages  gr.  in-8'^,  prix  :  3  fr.). 

L'ÉDITELR. 


VIE 


DE 


PLANAT  DE  LA  FAYEn,. 

Aide  de  camp  des  Généraux  Lariboisière  et  Drouot 
Officier  d'ordonnance  de  Napoléon  P*^ 

SOUVENIRS,  LETTRES  ET  DICTÉES 

RECUEILLIS   ET    ANNOTÉS   PAR    SA   VEUVE 
INTRODUCTION   DE  BBNÉ   VALLBBY-BADOT 

Trois  Portraits  en  ?iéliogravure 


\at  LOUï- 


■  C'est  qaelqne  chose  qa'ane  vie  do  quatre- 
vingts  ans  conduite  avec  dignité  et  honneur. 
C'est  quelque  chose  que  la  conquête  de  pensées 
aussi  délicates  que  celles  dont  ***  avait  sa 
remplir  son  âme  et  qui  y  régnaient  avec  tant 
de  charme. ••  ■ 

(Conversation  de  Gobthb  avec  Eckb  rmann.) 


PARIS 

PAUL   OLLENDORFF,    ÉDITEUR 

28    bis,    BUE    DE    RICHELIEU,    28   bis 

1898 

Tous  droits  réservés 


^3 


7iS^\'7-  \^>^ 


INTRODUCTION 


I 


Napoléon,  à  Sainte-Hélène,  écrivait  dans  un  codicille 
daté  du  mois  d'avril  1821  :  «  Je  lègue  quarante  mille  francs 
à  Planât,  mon  officier  d'ordonnance.  » 

Qui  était  ce  Planât  dont  les  lecteurs  les  plus  intrépides 
ne  connaissent  guère  le  nom  ?  Les  mémoires  relatifs  aux 
guerres  du  premier  Empire  et  répandus  avec  une  prodiga- 
lité d'éditeurs  ne  le  mentionnent  pas.  A  peine  peut-on 
relever,  le  16  juillet  1815,  dans  la  relation  trop  oubliée 
du  capitaine  anglais  Maitland,  qui  commandait  le  Belle- 
rophorij  ces  lignes  sommaires  :  «  Tout  le  temps  que  dura 
le  déjeuner,  j'observai  que  le  colonel  Planât,  qui  était  très 
attaché  à  Bonaparte,  avait  des  larmes  qui  lui  coulaient 
le  long  des  joues  et  semblait  extrêmement  peiné  de  la 
situation  où  se  trouvait  son  maître.  »  Bonaparte,  ajoute 
Maitland,  s'exprimait  en  termes  pleins  d'affection  sur  Pla- 
nât, qui  ne  demandait  qu'à  partager  la  destinée  de  l'Empe- 
reur. Dans  une  note  perdue  à  la  fin  du  Mémorial  de  Sainte- 
Hélèney  on  lit  encore  :  «  Le  colonel  Planât,  officier  d'or- 
donnance, nous  avait  suivis  jusqu'à  Plymouth.  »  Comme  le 
nombre  des  compagnons  de  l'Empereur  prêts  à  partir  pour 


Il  INTRODUCTION, 

Tcxil  fut  limité  par  le  gouvernement  anglais.  Planai, 
d'abord  choisi,  fut  remplacé  par  Gourgaud  et  en  ressentit 
un  violent  chagrin.  Il  n'avait  pas  quitté  l'Empereur  depuis 
la  Malmaison.  «  Nous  avons  pris  la  ferme  résolution  de  ne 
point  l'abandonner,  écrivait  Planât  dans  une  de  ses  lettres. 
L'honneur  et  la  reconnaissance  nous  en  font  un  devoir; 
d'autres  sentiments  s'y  joignent  :  je  n'oserais  dire  la  pitié, 
ce  terme  ne  s'accorde  pas  avec  la  vénération  qu'inspire  un 
si  grand  homme;  mais  c'est  une  émotion  vive  et  profonde, 
une  espèce  d'entraînement  de  l'âme  que  Ton  éprouve  en 
voyant  tant  de  grandeur  déchue,  tant  de  prospérité  changée 
en  un  abîme  d'infortune.  » 

A  l'inverse  des  sentiments  éprouvés  par  quelques  officiers 
supérieurs,  l'attachement  de  Planât  pour  Napoléon  avait 
commencé  avec  les  revers.  «  Mon  caractère,  dit-il,  dans  une 
phrase  incidente  où  il  se  peint  tout  entier,  me  portait  à 
m'attacher  au  malheur.  »  Il  s'y  mêlait  aussi  le  souvenir  d'une 
première  rencontre.  C'était  en  18i3,à  Weissenfels,  pendant 
la  campagne  de  Saxe.  L'Empereur  interrogeait  son  hôte, 
gros  bourgeois,  qui  ne  savait  pas  un  mot  de  français.  «  Y 
a-t-il  là  un  officier  qui  parle  allemand?  »  dit-il  d'un  ton 
bref.  Planât  servit  d'interprète  ;  et  comme  l'Empereur  lui 
demandait  où  il  avait  appris  l'allemand  :  «  Â  Berlin,  pen- 
dant la  campagne  de  1807,  Sire.  » 

«  L'Empereur,  écrit  Planât,  me  congédia  avec  un  petit 
signe  de  tête  et  un  gracieux  sourire  qui  me  rendit  le  plus 
heureux  des  hommes.  Gela  ressemble  un  peu,  ajoute-t-il 
spirituellement,  à  M"*®  de  Se  vigne  qui  trouvait  que  Louis  XIV 
était  le  plus  grand  roi  du  monde,  parce  qu'il  avait  dansé 
avec  elle.  »  Planât  aurait  dû,  en  remarquant  ce  sourire,  le 
rapprocher  d'autres  et  peindre  le  don  d'agréer  qu'avait  l'Em- 
pereur, infus  avec  l'esprit  de  domination.  Les  historiens  en 
quête  de  faire  revivre  dans  toutes  les  nuances  la  physiono- 
mie si  complexe  de  cet  homme  extraordinaire  pourraient 


liNTRODUGTION.  jir 

retrouver  la  trace  de  ce  sourire  et  Teffet  de  ce  charme, 
quand  le  maître  daignait  être  bon  prince.  Chateaubriand, 
peu  suspect  de  bienveillance,  racontant  son  premier  entre- 
tien avec  TEmpereur,  dit  :  «  Son  sourire  était  caressant  et 
beau.  »  M"«  de  Rémusat,  dont  la  correspondance  quotidienne 
ne  ressemble  pas  à  ses  Mémoires  si  sévères,  écrit  au  sujet 
d'une  visite  de  Napoléon  aux  habitants  de  Semur  :  «  Avec 
ce  sourire  que  nous  lui  connaissons,  il  a  ravi  tous  ceux  qui 
l'ont  vu.  »  Alexandre,  parlant  de  l'entrevue  de  Tilsitt,  s'ex- 
prime ainsi  :  «  Je  n'ai  jamais  eu  plus  de  prévention  contre 
quelqu'un  que  je  n'en  ai  eu  contre  lui;  mais  après  trois 
quarts  d'heure  elles  ont  toutes  disparu  comme  un  songe.  » 
Même  en  plein  désastre,  sur  le  vaisseau  qui  l'emportait  lui 
et  sa  fortune.  Napoléon  cherche  encore  à  plaire.  A  la  vue 
d*un  portrait  accroché  dans  la  chambre  du  capitaine  Mait- 
land  :  «  Quelle  est  donc  cette  jeune  personne?  demande-t-il. 
—  Ma  femme,  répond  Maitland.  —  Ah!  elle  est  très  jeune 
et  très  jolie.  »  Enfin,  quand  à  Sainte-Hélène  il  reçoit  des 
passagers  qui  ont  désiré  le  voir,  «  l'Empereur,  écrit  Las- 
Cases  à  la  date  du  mois  de  mai  1816,  les  a  reçus  avec  une 
grâce  parfaite  et  ce  sourire  qui  exerce  tant  d'empire.  » 

«  Soyez  heureux,  »  disait-il  à  ceux  qui  le  quittaient  et 
retournaient  en  Europe.  Ces  mots  :  Soyez  heureux,  il  les  avait 
dits  lorsque  Planât  dut  partir  et  fut  emmené  comme  prison- 
nier de  guerre  avec  le  duc  de  Rovigo  et  le  général  Lalle- 
mand,  par  un  abus  de  pouvoir  du  gouvernement  anglais. 
Conduit  à  l'île  de  Malte,  Planât  y  resta  plusieurs  mois.  Déli- 
vré, il  poursuivit  son  idée  fixe  d'aller  à  Sainte-Hélène  et 
de  mériter  d'être  appelé,  comme  un  nouveau  Las-Cases,  le 
courtisan  du  malheur.  11  se  rapprocha  de  la  famille  de  Na- 
poléon et  devint  le  secrétaire  de  l'ancien  roi  de  Westphalie, 
uniquement  parce  que  Jérôme  était  le  frère  de  l'Empereur. 
Comme  Planât  était  de  ceux  qui  sont  nés  pour  se  dévouer, 
il  eut  pour  Jérôme  et  la  fortune  compromise  de  ce  prince 


IV  INTRODUCTION. 

une  sollicitude  qui  ne  fut  pas  récompensée.  Il  essaya  d'ar- 
rêter les  dépenses  inutiles  où  se  laissait  entraîner  cet  an- 
cien roi  qui  voulait  toujours  apparaître,  ainsi  que  le  comte 
Beugnot  le  vit  jadis,  entouré  de  gardes  du  corps  au  cos- 
tume théâtral. 

Si  Ton  était  tenté  de  trouver  injustes  les  appréciations 
de  Planât,  on  pourrait  se  reporter  à  une  lettre  écrite  par 
la  mère  de  Napoléon.  Inquiète  de  cette  ruine  grandissante, 
et  faisant  appel  à  la  sagesse  de  sa  belle-fille,  Catherine, 
fille  du  roi  de  Wurtemberg,  dont  elle  aimait  le  caractère, 
elle  écrivait  à  Jérôme  :  «  S'il  le  faut,  diminuez  votre  mai- 
son, détruisez-la  même  en  renvoyant  tout  le  monde  ;  ce  ne 
sera  que  plus  honorable  de  lutter  et  de  vaincre  l'infortune. 
Je  suis  convaincu  que  Catherine  a  assez  de  grandeur  d'âme 
pour  s'accommoder  au  plus  strict  nécessaire...  Ce  conseil 
est  le  seul  honorable  et  le  seul  convenable  à  votre  ancienne 
et  à  votre  actuelle  position,  et  si  vous  l'embrassez,  ce  sera 
la  plus  belle  opération  de  votre  vie.  Une  mère  seule  peut 
donner  ce  conseil...  » 

Ce  conseil.  Planât  avait  cependant  eu  le  courage  de  le 
donner  beaucoup  plus  tôt.  Les  secrétaires  des  princes  et  des 
ministres  feraient  bien  de  méditer  cette  lettre  qui  fait 
contraste  avec  les  modèles  proposés  au  répertoire  des  cour- 
tisans :  «  Je  ne  puis  rester  spectateur  indifférent  de  votre 
ruine,  écrivait-il  fièrement  au  roi  Jérôme;  c'est  une 
lâcheté  qui  me  révolte.  Convaincu  maintenant  que  rien  ne 
peut  arrêter  le  torrent  des  folles  dépenses  dans  lequel  on 
ne  cesse  d'entraîner  Votre  Majesté,  voyant  que  les  leçons 
de  l'expérience  sont  perdues  pour  Elle,  et  que  les  avis  d'un 
zèle  désintéressé  sont  regardés  comme  les  boutades  d'un 
censeur  austère  et  incommode,  je  supplie  Votre  Majesté  de 
ne  pas  me  condamner  à  être  le  témoin  d'un  mal  auquel  je 
ne  puis  apporter  remède  ;  je  la  supplie  de  vouloir  bienm'ac- 
corder  ma  démission  pure  et  simple  et  me  permettre  de 


INTRODUCTION.  v 

suivre  le  vœu  le  plus  ardent  de  mon  cœur,  en  consacrant  à 
la  défense  et  au  service  de  l'Empereur  le  reste  de  mon  exis- 
tence. )) 

«  Que  n'aî-je  Planât  !  avait  dit  Napoléon  à  Las-Cases,  — 
dans  les  tristes  et  longues  soirées  de  Sainte-Hélène  où  ce 
vainqueur  du  monde^en  était  réduit  à  regarder  comme  une 
conquête  une  heure  gagnée  sur  le  temps,  —  ce  bon  jeune 
homme  nous  serait  utile  !  J'en  connais  le  prix!  »  Napoléon 
savait,  en  effet,  s'emparer  de  ces  natures  affectueuses  et 
tendres.  Lui  dont  le  cœur,  comme  il  le  disait  un  jour  à  son 
chirurgien  O'Meara,  lui  faisait  l'effet  de  ne  pas  battre, 
puisqu'il  ne  l'avait  jamais  senti,  excellait  à  faire  battre  le 
cœur  des  autres.  Il  savait,  par  des  phrases  très  calculées 
sous  leur  impétuosité  apparente,  susciter  l'héroïsme,  la 
passion  de  la  victoire,  l'ivresse  de  la  mort.  11  étonna,  il 
étourdit  la  France  qui  assistait  à  ces  coups  répétés  de  sur- 
prise et  d'éclat,  comme  la  foule  assiste,  en  faisant  la  haie, 
aux  défilés  militaires.  Et  cet  empereur  qui  tenait  le  monde 
entier  en  suspens,  ce  défaiseur  de  nations  et  ce  faiseur  de 
rois,  reconnaissait,  grâce  à  sa  mémoire  prodigieuse,  tout 
homme  à  peine  entrevu.  Il  provoquait  ainsi  l'enthousiasme 
d'un  maréchal,  d'un  capitaine,  d'un  soldat  par  la  brusque 
évocation  d'un  souvenir.  Que  d'existences  ont  été  au-devant 
de  la  mort  pour  un  seul  de  ses  mots,  un  seul  regard  qui 
partait  de  ses  yeux  bleus  où  se  peignaient  d'une  manière 
incroyable,  a  écrit  son  valet  de  chambre  Constant,  les  di- 
verses émotions  dont  il  était  agité,  «  tantôt  extrêmement 
doux  et  caressants,  tantôt  sévères  et  durs.  » 

Mais  à  Sainte-Hélène,  non  seulement  les  bruits  de  gloire, 
mais  encore  les  fracas  de  désastre  s'étaient  éteints.  Le 
silence  grandissait.  Hudson  Lowe,  méfiant  et  brutal,  comme 
un  sous-officier  de  peloton  de  punition,  multipliait  les 
entraves,  craignant  toujours  que  son  immense  proie  lui 
échappât.  Le  cercle  où  était  enfermé  l'Empereur  se  rétré- . 


VI  INTRODUCTION. 

cissait.  Les  amis  s'en  allaient.  Las-Cases  malade  avait  dû 
partir.  Gourgaud  s'était  éloigné.  >!"•  de  Montholon,  appelée 
en  Europe  par  l'éducation  de  ses  enfants,  ne  songeait  qu'à 
faire  revenir  son  mari.  M"*  Bertrand  annonçait  qu'elle- 
même  devrait  un  jour,  dans  l'intérêt  de  ses  enfants,  rega- 
gner aussi  la  France.  Alors,  dans  un  accès  de  profonde 
tristesse.  Napoléon  dit  à  son  fidèle  Marchand  :  «  Toi,  tu  n'as 
pas  d'enfant  à  élever  et  tu  me  fermeras  les  yeux.  Mais  je 
le  vois,  il  est  temps  que  je  m'en  aille.  » 

Planât  renouvelait  ses  démarches  pour  obtenir  du  gou- 
vernement anglais  la  faveur  d'aller  à  Sainte-Hélène.  Vou- 
loir s'exiler  à  deux  mille  lieues  de  l'Europe  pour  consoler 
un  vaincu  et  soigner  un  mourant;  n'avoir  d'autre  ambition 
que  de  donner  sa  vie  dans  l'ombre,  l'effacement,  l'oubli  de 
soi-même;  apporter  à  l'Empereur  déchu  —  que  les  Anglais 
nommaient  avec  dédain  le  général  Bonaparte  —  un  res- 
pect, un  dévouement  plus  complet  et  plus  sincère  que 
dans  les  plus  beaux  jours  des  Tuileries,  n'était-ce  pas 
quelque  chose  d'héroïque?  Planât  avait  soif  de  ce  sacrifice. 
Aussi  sa  déception,  sa  tristesse,  sa  colère  furent-elles 
vives  quand  le  cardinal  Fesch  lui  écrivit  au  mois  de  sep- 
tembre 1820:  «  Nous  pensons  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'envoyer 
d'autres  personnes  à  Sainte-Hélène.  »  Enfin,  à  force  de  dé- 
marches, de  lettres  écrites,  de  titres  invoqués.  Planât  tou- 
chait au  moment  heureux,  désiré,  où  il  pourrait  partir  pour 
l'exil,  quand  arriva  la  nouvelle  de  la  mort  de  l'Empereur. 
«  Tout  est  fini  pour  moi,  écrit  Planât  avec  désespoir.  J'ai 
perdu  tout  ce  qui  faisait  ma  force,  tout  ce  qui  donnait  du 
prix  à  mon  existence.  »  Et,  dans  l'étourdissement  de  son 
chagrin,  qui  lui  faisait  oublier  la  valeur  des  mots,  il  appe- 
lait Napoléon  le  meilleur  des  hommes. 

Qu'allait-il  faire,  maintenant  que  sa  raison  d'être  avait 
disparu  ?  Il  avouait  qu'il  était  plongé  dans  une  sorte  de 
néant.  Comme  les  natures  délicates  qui  sont  souvent  in- 


INTRODUCTION.  vu 

justes,   parce  qu'elles  exigent  que  leurs  enthousiasmes  ou 
leurs  douleurs  soient  partagés  par  tout  le  monde  et  qu'elles 
ne  se  rendent  pas  compte  que  faire  reposer  la  vie  sur  le  sen- 
timent est  ce  qu'il  y  a  de  plus  exceptionnel  et  de  moins 
compris.  Planât  en  voulait  au  monde  entier,  à  la  famille 
impériale  surtout.    D'ailleurs,  en  tout  temps,    sauf  pour 
deux  sœurs  de  Napoléon,  — Tintelligente  princesse  Elisa 
qui  était   morte  quelques  mois  avant    l'Empereur  et  la 
charmante  Pauline,  d'une  sensibilité  maladive  et  qui  aimait 
l'Empereur  jusqu'à  l'exaltation,  —  Planât  avait  pour  le 
reste  de  la  famille  des  sentiments  qui  faisaient  contraste 
avec  ceux   que   lui  inspirait  Napoléon.  Désirant  quitter 
l'Italie  où  il  avait  beaucoup  souffert,  il  ne  voulait  pas  rester 
en  France  pour  ne  pas  donner  aux  ennemis  de  l'Empereur 
la  joie  de  voir  un  fidèle  inconsolable.  Il  songea  un  instant 
i  se  réfugier  dans  un  coin  perdu  de  l'Espagne  où  il  aurait, 
disait-il,  attendu  en  silence,  dans  une  obscure  végétation, 
la  fin  de  toute  chose. 

Un  général,  ancien  ami  de  son  père,  lui  proposa  de  le 
remettre  sur  le  tableau  des  officiers  de  l'armée,  ta  répu- 
gnance de  Planât  à  servir  les  Bourbons  était  invincible.  Il 
lui  semblait  «  que  c'eût  été  faire  outrage  à  la  mémoire  de 
l'Empereur.  »  Il  mêlait  à  ses  sentiments  l'amour  de  la 
liberté  et  invoquait  l'Acte  additionnel.  Napoléon  n'avait-il 
pas  dit  à  Benjamin  Constant  :  «  Discussions  publiques,  élec- 
tions libres,  ministres  responsables,  liberté  de  la  presse,  je 
veux  tout  cela.  »  Planât  avait  cru  à  ces  promesses  d'empe- 
reur. Certains  esprits  associèrent  ainsi  au  culte  de  Napoléon 
la  passion  des  idées  libérales.  Planât  ne  savait  plus  que  faire, 
quand  Lavalette,  rentré  en  France,  gracié  par  Louis  XVIII, 
lui  proposa  de  remplir  auprès  du  prince  Eugène,  qui  ve- 
nait de  perdre  un  aide  de  camp,  ce  poste  de  confiance. 
Être  secrétaire  du  beau-fils  de  l'Empereur,  c'était  encore 
servir  la  mémoire  du  grand  homme. 


VIII  INTRODUCTION. 

Planât  partit  pour  Munich  et  vit  le  prince  Eugène.  Tous 
deux  étaient  faits  pour  s'entendre.  N'avaient-ils  pas  la 
même  droiture,  qui  se  reflétait  dans  leur  physionomie 
cordiale,  la  même  simplicité,  le  même  désintéressement? 
Est-il  vrai  que  Napoléon,  quand  il  songeait  à  divorcer,  ait 
eu  la  velléité,  comme  Taffirme  Lucien  dans  ses  Mémoires, 
d'épouser  celle  qui  devait  être  la  femme  du  prince  Eugène, 
la  fille  du  roi  de  Bavière  ?  Ce  désir  ne  fut  sans  doute  qu'un 
caprice  qui  lui  traversa  l'esprit.  Il  fallait  à  Napoléon  un 
mariage  plus  éclatant  pour  sa  gloire.  Mais  cette  union  qui 
convenait  à  sa  politique,  il  la  commanda  au  fils  de  José- 
phine :  «  J'ai  arrangé  votre  mariage  avec  la  princesse  Au- 
guste, »  lui  écrivit-il,  en  lui  donnant  l'ordre  immédiat  de  se 
rendre  d'Italie  à  Munich. 

Jamais  prince  et  princesse  ne  furent  d'ailleurs  plus  épris 
l'un  de  l'autre.  Huit  ans  plus  tard,  au  commencement  de 
1814,  le  prince  Eugène  fêtait  l'anniversaire  de  son  mariage 
en  adressant  ces  mots  à  sa  femme,  avec  une  sentimentalité 
prodigue  d'épithètes  :  «  Que  de  bonheur,  que  de  charmes 
je  dois  à  ce  14  janvier  qui  a  uni  ma  destinée  à  celle  de  la 
plus  belle,  de  la  meilleure,  de  la  plus  vertueuse  des 
femmes!  »  Lorsque  la  puissance  napoléonienne  s'effondra, 
la  princesse  Auguste  disait  :  «  On  peut  nous  prendre  tout 
ce  que  nous  possédons,  mais  jamais  la  tendresse  que  nous 
avons  l'un  pour  l'autre.  »  «  Dans  une  simple  cabane,  disait- 
elle  encore,  nous  chercherons  le  bonheur  que  tant  d'autres 
cherchent  inutilement  sur  les  trônes.  » 

A  son  arrivée  à  Munich,  en  1822,  Planât  trouva  qu'ils 
avaient  réalisé,  sauf  la  cabane,  ce  rêve  de  bonheur  intime. 
«  C'est  un  couple  charmant,  »  écrivait  Planât  qui  dans  les 
premières  semaines  fut  secrétaire  du  prince  Eugène,  à  peu 
près  dans  les  conditions  où  Gil  Blas  avait  été  secrétaire 
du  duc  de  Lerme.  Beaucoup  d'honneurs,  mais  pas  le  moindre 
argent.  Planât  pouvait  se  demander  comment  il  ferait  pour 


INTRODUCTION.  ix 

subsister  les  jours  où  il  ne  dînerait  pas  chez  le  prince  et  la 
princesse.  Cette  situation  ironique  dura  peu.  Mais  si  l'ave- 
nir semblait  lui  promettre  quelque  compensation,  il  était 
toujours  en  proie  au  chagrin  de  n'avoir  pu  aller  à  Sainte- 
Hélène.  La  reine  Hortense,  comprenant  les  regrets  et  presque 
les  remords  de  Planât,  lui  écrivait,  après  avoir  lu  un  livre 
qui  donne  la  situation  journalière  de  tout  ce  qu'avait  fait 
et  dit  l'Empereur  captif  et  malade  : 

«  Je  viens  enfin  de  lire  l'ouvrage  de  M.  O'Meara  :  j'en 
ai  le  cœur  tout  triste.  Tous  ces  horribles  détails  doivent 
vous  faire  regretter  comme  moi  de  n'avoir  pu  arriver  assez 
tôt  pour  porter  là  quelques  consolations.  On  a  beau  cher- 
cher à  bien  faire  dans  la  vie  :  on  ne  fait  jamais  assez  bien, 
et  c'est  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  secourir  le  malheur  que 
l'homme  est  toujours  trop  faible  et  qu'il  devrait  au  contraire 
réunir  toutes  ses  forces  et  ses  moyens.  Vous  n'avez  rien 
à  vous  reprocher,  puisque  vous  alliez  entreprendre  un  si 
pénible  voyage.  Mais  si  nous,  sa  famille,  n'avions  cessé  de 
tourmenter  ce  vilain  ministre  anglais,  peut-être  aurait-il 
été  moins  barbare  et  cette  idée  m'est  tout  à  fait  pénible.  » 

Planât  eut  pendant  quelque  temps  le  projet  d'écrire  un 
ouvrage  sur  Napoléon.  Livres,  gravures,  médailles,  il  dési- 
rait tout  collectionner  sans  hâte,  sans  fièvre,  comme  un 
homme  qui  sait  que  vivre  avec  un  sujet  sans  avoir  la  préoc- 
cupation de  le  publier  à  jour  fixe  est  ce  qu'il  y  a  au  monde 
de  plus  enviable.  Charmé  en  outre  des  bons  procédés  et  de 
la  confiance  que  lui  témoignaient  le  prince  et  la  princesse, 
il  était  à  cette  période  heureuse  qui  fait  que  celui  qui  se 
dévoue  a,  par  un  singulier  renversement  des  rôles,  une  joie 
qui  ressemble  à  la  gratitude.  Ces  journées  apaisantes  furent 
courtes.  Le  prince  Eugène,  frappé  d'une  attaque  d'apoplexie, 
mourut  au  mois  de  février  1824.  «  De  tous  ceux  qui  entou- 
raient le  prince  Eugène,  écrivit  Planât,  quelques  jours  après 
cette  mort ,  personne  ne  perd  plus  que  moi  :  il  était  pour 


X  INTRODUCTION. 

moi  un  frère  et  un  protecteur.  On  était  heureux  de  le  ser- 
vir, parce  qu'il  exerçait  cet  empire  et  cet  entraînement  que 
produisent  la  grandeur  d'âme  et  la  véritable  bonté.  »  Et 
avec  ce  besoin  de  justice,  que  Ton  retrouve  dans  toute  la 
vie  de  Planât  :  «  La  haute  réputation  du  prince  Eugène, 
écrivait-il,  n'est  souillée  d'aucune  tache.  »  Cette  phrase, 
Planât  sut  la  commenter  avec  courage  dans  toutes  les  cir- 
constances. Après  avoir  accepté,  pendant  huit  années,  d'as- 
sister dans  une  tutelle  des  plus  difficiles  la  veuve  du  prince 
Eugène,  —  qui  s'appela  désormais  la  duchesse  de  Leuchten- 
berg, —  après  avoir  protégé  cette  fortune  princière,  Planât 
devait  défendre  un  patrimoine  infiniment  plus  précieux 
encore  :  la  gloire  du  prince  Eugène. 

Le  monde,  qui  n'est  pas  fâché  d'attaquer  un  homme  dont 
la  réputation  intacte  lui  a  longtemps  échappé,  s'empressa 
d'accueillir  les  premiers  bruits  défavorables  à  la  conduite 
d^Eugène  de  Beauharnais  en  1813  et  en  1814.  On  disait  que 
le  prisonnier  de  Sainte-Hélène,  sans  formuler  une  plainte 
directe  contre  le  prince  Eugène,  gardait,  toutes  les  fois  que 
l'on  prononçait  le  nom  de  l'ancien  vice-roi  d'Italie,  un 
silence  significatif,  et  que  sa  physionomie  avait  brusquement 
quelque  chose  d'irrité.  A  défaut  de  preuve,  n'y  avait-il  pas 
là  l'indice  d'un  abandon,  d'une  trahison  peut-être? 

Secrétaire  du  prince  Eugène,  Planât,  avec  l'instinct  des 
vrais  amis,  prévoyait  les  dangers,  devinait  les  perfidies,  et 
songeait  à  prémunir  le  prince  contre  les  attaques.  Il  lui 
conseilla  d*écrire  ou  de  dicter  les  chapitres  relatifs  aux 
grands  événements  où  s'était  joué  le  sort  de  l'Empire.  Déjà 
malade,  le  prince  n'avait  pu  commencer  ce  travail.  Plus 
tard,  Planât  avait  bien  emporté  de  Munich  quelques  notes 
importantes;  mais  les  pièces  essentielles  étaient  restées 
dans  les  archives  secrètes. 

En  1836,  un  des  meilleurs  amis  de  Planât,  ancien  offi- 
cier d'état-major,  le  colonel  Koch,  se  proposa  de  publier 


INTRODUCTION.  xi 

rhistoire  de  la  campagne  de  1814.  Parmi  les  documents 
qu'il  avait  rassemblés  sur  les  affaires  d'Italie,  se  trouvait 
un  mémoire  tenu  très  secret  aux  archives  de  la  guerre  et 
où  il  était  établi  que  le  prince  Eugène  trahissait  TEmpe- 
reur  et  s'entendait  avec  les  souverains  alliés  qui  Ten  ont 
récompensé,  lisait-on  dans  ce  manuscrit,  en  lui  conservant 
sa  fortune.  Planât  écrivit  immédiatement  à  la  veuve  du 
prince  Eugène  pour  lui  raconter  ce  qui  se  passait  et  lui 
demander  de  «  rétablir  la  vérité  d'une  manière  irrécu- 
sable ».  La*  duchesse  de  Leuchtenberg  s'empressa  de  ré- 
pondre que  le  prince  Eugène  avait  toujours  agi  avec  hon- 
neur et  fidélité.  «  Dites  au  colonel  Kocli,  ajoutait-elle,  que 
j'ai  le  cœur  français  comme  le  prince  Eugène  l'avait  jusqu'à 
son  dernier  soupir.  Si  je  n'ose  réclamer  l'amour  et  l'atta- 
chement des  Français,  j'ose  au  moins,  écrivit  la  duchesse, 
réclamer  leur  justice  et  celle  des  hommes  de  bien.  » 

Dès  lors  s'établit  entre  Planât  et  la  duchesse  une  cor- 
respondance intime.  Planât  indiquait  où  telle  et  telle  pièce 
importante  se  trouvaient.  La  duchesse  les  copiait  et  les 
adressait  à  Planât.  Personne  autour  d'elle  ne  se  douta  de  ces 
recherches  qui,  à  travers  des  obstacles  de  toutes  sortes, 
durèrent  trois  ans.  «  Je  mourrai  tranquille,  écrivait  la 
duchesse  à  Planât,  au  mois  de  février  1840,  quand  je  saurai 
que  la  postérité  connaîtra  le  prince  Eugène  tel  qu'il  mérite 
de  l'ôtre.  »  Elle  mourut  en  18S1,  après  avoir  laissé  à  Planât 
le  soin  de  défendre,  s'il  y  avait  lieu,  cette  pure  mémoire. 

Il  ne  faut  pas  se  fier  aux  disparitions  intermittentes  de 
la  calomnie  :  c'est  une  ouvrière  souterraine.  Dans  des  mé- 
moires posthumes,  parus  en  1857,  le  maréchal  Marmont, 
duc  de  Raguse,  accusait  le  prince  vice-roi  d'Italie,  qui  en 
novembre  1813  était  maître  d'une  armée,  d'avoir  désobéi 
aux  ordres  de  l'Empereur,  lui  prescrivant  de  ramener  cette 
armée  en  France.  «  Il  intrigua,  écrivait  Marmont,  dans  ses 
seuls  intérêts.  Il  s'abandonna  à  l'étrange  idée  qu'il  pou 


XII  INTRODUCTION. 

vait,  comme  roi  d'Italie,  survivre  à  l'Empereur.  Il  a  été  la 
cause  la  plus  efficace  (après  la  cause  dominante  placée 
avant  tout  dans  le  caractère  de  Napoléon),  la  cause  la  plus 
efficace  de  la  catastrophe.  Et  cependant,  ajoute  Marmont, 
avec  la  sourde  colère  de  Thomme  qui  traîna  toute  sa  vie 
la  responsabilité  de  sa  défection  en  1814  et  qui  avait 
entendu  jusqu'aux  enfants  de  Venise  murmurer  en  le  mon- 
trant du  doigt  :  «  Voilà  celui  qui  a  trahi  Napoléon!  »  et 
cependant  la  justice  des  hommes  est  si  singulière  qu'on 
s'est  obstiné  à  représenter  le  prince  Eugène  comme  le  héros 
de  la  fidélité.  Je  tiens  à  conscience  d'établir  ces  faits  dont  la 
vérité  m'est  parfaitement  connue  et  qui  ne  sont  pas  sans 
intérêt  pour  l'histoire.  »  Le  maréchal  invoquait,  à  l'appui 
de  cette  accusation,  le  témoignage,  en  apparence  irrécu- 
sable, d'un  ancien  aide  de  camp  du  prince  Eugène.  «  Le 
général  Danthouard  m'a  raconté,  écrivait  Marmont,que,  se 
trouvant  quelque  temps  après  la  Restauration  à  Munich  et 
travaillant  avec  le  prince  dans  son  cabinet  à  mettre  en 
ordre  des  papiers,  il  retrouva  l'ordre  écrit  qu'il  lui  avait 
porté  pour  exécuter  le  mouvement  dont  je  viens  de  parler. 
Il  le  lui  montra  et  lui  dit  :  «  Croyez-vous,  Monseigneur, 
qu'il  soit  bien  de  conserver  ce  papier?  —  Non,  »  dit  Eu- 
gène. Et  il  le  jeta  au  feu.  » 

L'accusation  était  précise,  absolue.  Qui  donc  pouvait  se 
lever  pour  la  contredire?  Quel  vengeur  s'armerait  prêt  à 
engager  une  polémique  sur  ces  faits  lointains?  Du  fond  de 
son  fauteuil  où  il  était  immobilisé  par  la  souffrance  et  la 
vieillesse.  Planât  écrivit  au  journal  le  Siècle^  à  la  date 
du  18  février  1857  :  «  J'ai  entre  mes  mains  les  preuves  irré- 
cusables de  la  complète  fausseté  de  tout  ce  qu'avance  le  ma- 
réchal Marmont.  »  Et,  en  attendant  qu'il  présentât  au  public 
ces  documents,  Planât  repoussait,  indigné,  «  d'odieuses 
assertions  aussi  dénuées  de  vérité  que  de  preuves.  » 

Les  trois  filles  du  prince  Eugène,  devenues,  l'atnée  reine 


INTRODUCTION.  xiii 

de  Suède,  la  seconde  impératrice  du  Brésil  et  la  plus  jeune 
princesse  de  Wurtemberg,  avaient  toujours  vécu  dans 
l'ignorance  des  calomnies  dirigées  contre  leur  père.  Après 
avoir  lu  la  lettre  adressée  par  Planât  au  journal  le  Siècle ^ 
la  reine  de  Suède  s'empressa  d'écrire  à  Planât  :  «  Toute  la 
belle  vie  du  prince  Eugène  est  là  pour  vous  appuyer  et 
pour  convaincre  le  plus  grand  nombre.  Mais,  hélas!  il 
n'a  plus  de  fils  pour  défendre  son  honneur,  et  que  peuvent 
ses  trois  filles  qui  n'ont  d'autre  avocat  pour  défendre  cette 
noble  vie  que  leur  cœur  filial,  leur  foi  dans  l'honneur  de 
leur  père  et  les  leçons  de  dévouement  et  de  fidélité  à  l'Em- 
pereur qu'elles  reçurent  de  sa  bouche  dans  leur  enfance? 
Le  monde  voudra  des  documents  et  je  me  demande  où  vous 
trouverez  des  preuves  écrites...  »  Ces  preuves,  Planât  pou- 
vait les  envoyer  trois  semaines  après  l'attaque.  La  brochure 
qu'il  publia  le  6  mars  contenait  trente-trois  documents  qui 
appartiennent  désormais  à  l'histoire  et  qu'on  retrouvera 
dans  ce  volume.  «  Je  m'estime  bien  heureux,  écrivait  Pla- 
nât à  la  reine  de  Suède,  d'avoir  pu  défendre  encore  la  mé- 
moire de  votre  glorieux  père  qui  est  pour  moi  l'objet  d'un 
véritable  culte  et  le  restera  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  » 
La  princesse  de  Wurtemberg,  d'un  tempérament  nerveux 
à  l'excès,  avait  été  dans  un  état  terrible  en  lisant  les  Mé- 
moires de  Marmont.  Planât  essayait  de  la  calmer.  N'était-il 
pas  là  toujours  fidèle  et  toujours  vigilant,  en  mesure  de 
prouver  que  les  ordres  et  instructions  de  l'Empereur 
n'avaient  pas  été  brûlés,  qu'ils  existaient  dans  les  archives 
ducales  de  Leuchtenberg?  Ces  ordres  ne  prescrivaient  pas 
au  prince  d'évacuer  le  royaume  d'Italie  :  ils  lui  prescri- 
vaient le  contraire.  Et,  pour  achever  de  faire  crouler  l'écha- 
faudage de  Marmont,  Planât  affirmait  que  Danthouard,  qui 
était  devenu  l'ennemi  du  prince  Eugène,  n'était  jamais  allé  à 
Munich  depuis  la  chute  de  l'Empire.  Comme  une  seconde 
édition  des  Mémoires  du  duc  de  Raguse  allait  paraître,  Pla- 


XIV  INTRODUCTION. 

Dat  conseilla  à  la  princesse  d'exiger  que  les  pièces  officielles 
qu'il  avait  recueillies  fussent  insérées  à  la  suite  des  Mé- 
moires. L'éditeur  ne  s'y  prêta  pas.  Un  procès  fut  intenté. 
«  Je  n'ai  pour  moi  que  la  vérité,  avait  dit  Planât,  en  son- 
geant qu'il  n'était  rien,  qu'il  n'avait  aucun  appui  ;  je  n'ai 
pour  moi  que  la  vérité,  mais  j'espère  qu'elle  me  suffira.  »  La 
princesse  mourut  peu  de  jours  après  l'assignation.  La  reine 
de  Suède  et  l'impératrice  du  Brésil  reprirent  le  procès.  Le 
ministre  de  Suède  en  était  officiellement  chargé;  mais  Pla- 
nât eut  en  réalité  à  le  diriger  exclusivement.  Il  s'épuisa  en 
démarches  de  toutes  sortes;  il  se  heurta  même  aux  insi- 
nuations les  plus  malveillantes  sur  l'origine  des  pièces  pro- 
duites. Planât  prouva  aux  juges  Tauthenticité  de  toutes  ces 
pièces  copiées  sur  les  originaux,  ou  écrits  presque  en  tota- 
lité de  la  main  môme  de  la  duchesse  de  Leuchtenberg. 
Le  24  juillet  1857,  le  tribunal  prononça  le  jugement  sui- 
vant :  «  Attendu  que  l'inexactitude  de  l'assertion  de  Mar- 
mont  est  démontrée  jusqu'à  l'évidence  par  les  pièces  sou- 
mises au  tribunal,  telles  qu'elles  ont  été  recueillies  par  les 
soins  du  sieur  Planât  de  la  Paye,  pièces  dont  l'authenticité 
ne  saurait  être  contestée,  ordonne  que  Perrotîn  sera  tenu 
d'insérer  les  trente-trois  documents  recueillis  par  Planât  de 
la  Paye.  »  Appel  fut  interjeté.  Planât  presque  mourant  re- 
commença la  lutte.  N'était-ce  pas  d'ailleurs,  comme  il  le 
disait  lui-même,  faire  une  bonne  fin? 

Planât  sollicita  et  obtint  de  la  grande-duchesse  Marie  de 
Russie  l'envoi  de  l'original  même  de  certains  documents 
pour  les  garder  entre  ses  mains  tant  qu'il  le  jugerait  né- 
cessaire et  pour  les  produire  au  besoin.  En  avril  1858,  le 
procès  revint  devant  la  Cour.  Ceux  qui  seraient  curieux 
d'en  retrouver  la  trace  peuvent  lire  le  livre  de  conclu- 
sions et  réquisitoires  d'Oscar  de  Vallée.  Marmont,  «  cet 
homme  qui  a  fait  pleurer  des  larmes  de  sang  à  toute  une 
génération  d'héroïques  soldats,  ses  compagnons  d'armes,  » 


INTRODUCTION.  xv 

«  avait  dû  se  dire,  s'écriait  Oscar  de  Vallée,  que  s'il  par- 
venait à  faire  croire  à  la  trahison  du  prince  Eugène,  elle 
dépasserait  de  beaucoup  et  ferait  oublier  la  sienne.  »  Et, 
sur  le  ton  de  prosopopée  qu'il  ne  dédaignait  pas.  Oscar  de 
Vallée  ajoutait  :  «  Nous  ne  mourons  pas  tout  entiers.  Vous 
défendez  bien  contre  les  profanations  les  blocs  de  marbre 
ou  de  pierre  qui  recouvrent  la  cendre  des  morts;  vous 
devez  donc  écarter  des  tombeaux  la  calomnie  qui  s'y  veut 
attacher.  » 

Le  premier  arrêt  fut  confirmé  de  la  façon  la  plus  éclatante. 


II 


Qu'il  y  eût  en  jeu  la  gloire  d'un  nom  historique  ou  le 
salut  d'une  humble  destinée.  Planât  obéissait  toujours  à 
la  fois  à  un  besoin  de  justice  et  à  un  sentiment  généreux. 
  la  suite  du  coup  d'État  de  1851,  le  domestique  de  Pla- 
nât, Auguste  Rieder,  fut  arrêté  sur  la  simple  dénonciation 
d'un  grainetier  et  d'un  porteur  d'eau.  Ces  deux  voisins 
accusaient  Rieder  d'avoir  prononcé  des  paroles  injurieuses 
contre  le  Président.  L'histoire  mérite  d'être  racontée.  On 
voit  à  quel  point,  dans  les  époques  troublées,  on  met  à 
trouver  un  homme  coupable  le  soin  que  l'on  devrait  appor- 
ter i  découvrir  qu'il  est  innocent. 

Rieder  s'était  contenté  de  dire  que  Louis  Bonaparte 
n'avait  pas  eu  raison  de  dissoudre  l'Assemblée  puisqu'il 
n'en  avait  pas  le  droit  et  que,  s'il  se  montrait  dans  les  rues, 
il  pourrait  bien  attraper  un  coup  de  fusil.  Ces  mots  avaient 
été  dits,  non  dans  un  lieu  public,  mais  dans  la  cuisine  de 
Planât.  Rieder  fut  jeté  à  la  Conciergerie,  transféré  au  fort  de 
Bicêtre,  puis  au  fort  d'Ivry.  Planât,  dès  le  lendemain  de 
l'arrestation,  était  allé  à  la  Préfecture  réclamer  Rieder,  qui 


XVI  INTRODUCTION. 

le  servait  depuis  sept  ans.  On  renvoya  Planât  de  Bicêtre  à 
Ivry  par  un  temps  glacial.  Dans  un  récit  personnel,  Rieder 
raconte  Teffet  que  lui  fit  son  vieux  maître  arrivant,  épuisé 
de  fatigue,  pour  le  consoler,  lui  donner  des  moyens  de  dé- 
fense, lui  démontrer  que  l'affaire  ne  pouvait  avoir  aucune 
suite  grave. 

Planât  se  trompait.  «  Le  9  janvier,  écrivait  Rieder  dans 
son  journal  intime,  M.  Démosthène  OUivier  (qui  était  arrêté 
également  et  traité  de  la  même  façon)  nous  dit  que  son  fils 
Emile  était  accouru  tout  en  pleurs,  lui  dire  qu'il  l'embras- 
sait pour  la  dernière  fois,  qu'il  avait  tout  fait  pour  le  sau- 
ver, et  n'avait  rien  pu  obtenir;  qu  on  ne  voulait  revenir  sur 
aucune  décision  prise,  que  le  général  Saint-Arnaud  avait 
dit  :  «  Dans  cinq  jours,  j'en  réunirai  cinq  cents  ;  je  les  enver- 
rai au  Havre,  de  là  à  Brest,  et  ensuite  à  Cayenne,  sans 
aucun  retard.  »  Parmi  ces  condamnés  au  bagne,  sans  juge- 
ment, il  y  avait,  outre  Démosthène  OUivier,  un  avocat,  un 
auteur  dramatique,  un  ancien  colonel  et  un  médecin.  Rieder 
partit  pour  Brest.  Planât  protesta  contre  cette  erreur  qui 
n'était  même  pas  une  erreur  judiciaire,  dans  une  lettre 
adressée  au  Prince-Président.  Il  énumérait  avec  fierté  ses 
anciens  et  glorieux  titres  qui  l'avaient  attaché  au  grand 
Empereur.  Tout  autre  officier  d'ordonnance  eût  rappelé  ces 
souvenirs  pour  solliciter  quelque  faveur  personnelle.  Planât 
était  de  ceux  qui  passent  dans  la  vie  sans  jamais  rien  deman- 
der pour  eux-mêmes.  11  ne  formulait  qu'un  désir  :  la  liberté 
de  ce  domestique  ou  son  renvoi  devant  un  tribunal.  En 
même  temps.  Planât  adressait  ces  mots  à  Rieder  :  «  Ayez 
donc  bon  courage,  mon  cher  Auguste,  et  comptez  toujours 
sur  l'affection  et  l'appui  de  vos  maîtres,  qui  vous  chérissent 
comme  vous  méritez  de  l'être.  » 

Un  mois  se  passa.  Rieder  était  à  Brest.  Il  fallut  que  Pla- 
nât écrivît  une  nouvelle  lettre  au  secrétaire  de  la  Présidence 
pour  protester  de  nouveau.  Même  après  l'ordre  télégra- 


INTRODUCTION.  xvii 

phique,  adressé  par  Persigny  au  préfet  maritime  de  Brest, 
de  relâcher  immédiatement  Rieder,  le  mauvais  vouloir  des 
subalternes  était  tel  que  si  Rieder  n'avait  pas  dit  aux  gen- 
darmes chargés  de  faire  l'appel  des  condamnés  :  «  Je  suis 
très  sûr  qu'il  y  a  un  ordre  exprès  pour  moi,  cherchez  bien 
dans  vos  poches,  »  il  risquait  de  partir  pour  Cayenne. 

Le  l^*^  février,  il  arrivait  à  Paris.  «  En  rentrant  à  la  mai- 
son (raconte  Rieder),  j'eus  la  douleur  d'apprendre  que 
M.  Planât  était  encore  malade,  par  suite  des  peines  et  des 
fatigues  que  je  lui  avais  causées.  Je  ne  voulais  pas  le  ré- 
veiller si  matin  ;  mais  le  petit  domestique,  qui  couchait 
dans  l'antichambre,  me  dit  que  Monsieur  aurait  trop  de 
plaisir  à  me  revoir.  Il  prit  une  lumière  et  m'introduisit 
dans  la  chambre  à  coucher.  En  se  réveillant,  Monsieur  ne 
me  reconnut  pas  tout  de  suite,  tant  j'étais  maigre  et  pâle, 
avec  une  barbe  qui  n'avait  pas  été  faite  depuis  un  mois.  Le 
petit  domestique  lui  dit  :  «  Monsieur,  c'est  Auguste.  »  Alors 
Monsieur  se  mit  sur  son  séant  et  me  tendit  la  main  en  me 
disant  avec  une  expression  de  joie  :  «  Ah  !  c'est  toi,  mon 
pauvre  martyr!  Dieu  soit  [loué  !  j'espère  que  nous  ne  nous 
quitterons  plus  !  » 

A  côté  des  enfants  du  prince  Eugène  et  de  ce  domestique, 
un  autre  témoin  aurait  pu  se  lever  pour  rendre  hommage 
au  dévouement  infini  de   Planât.  C'était  Daniel  Manin... 

Celui  qui,  au  mois  de  mars  1848,  avait  arraché  Venise  à 
la  domination  autrichienne  et  secoué  le  joug  qui  pesait  sur 
la  ville  des  doges  depuis  cinquante  ans,  depuis  le  traité  de 
Campo-Formio  ;  cet  avocat  qui  avait  proclamé  courageuse- 
ment la  République  ;  ce  dictateur  qui  échangeait  avec  l'as- 
semblée des  Vénitiens  ces  simples  mots  :  Vous  voulez  ré- 
sister ?  —  Oui  —  A  tout  prix  ?  —  A  tout  prix  —  Rap- 
pelez-vous que  je  vous  imposerai  des  sacrifices  énormes. 
—  Nous  les  ferons  ;  »  ce  tribun  qui,  dans  cette  ville  affa- 
mée, bombardée,  décimée  par  Fescadre  autrichienne,  rele- 

b 


xviii  INTRODUCTION. 

vait  les  courages  et  gardait  sa  popularité  sans  avoir  dit  un 
mot  qui  ne  fût  pas  sincère  ;  ce  héros  en  redingote  qui, 
après  dix-huit  mois  de  cette  défense,  entendait  le  peuple 
passer  sous  ses  fenêtres  et  dire  filialement  :  «  C'est  là  qu*est 
notre  pauvre  père.  Il  a  tant  souffert  poumons!  »  ce  vaincu, 
cet  exilé  vivait  tristement  à  Paris,  àla  recherche  de  quelques 
leçons  d'italien  qui  lui  permettaient  de  gagner  sa  vie.  Tous 
les  malheurs  l'avaient  frappé.  A  peine  arrivé  en  France,  il 
avait  perdu  sa  femme.  Sa  fille,  toujours  malade  lui  demandait 
pardon  de  l'attrister  par  le  spectacle  perpétuel  de  crises  dou* 
loureuses.  A  travers  ses  larmes,  elle  souriait.  N'était-ce  pas 
comme  l'image  de  la  patrie  vivante  et  souffrante?  Elle 
n'aurait  jamais  voulu  que  son  père  s'éloignât  d'elle.  Quand 
ce  donneur  de  leçons  au  cachet,  que  l'on  nommait  un  jour 
dédaigneusement  le  doge  à  lunettes,  regagnait  le  haut  de  la 
rue  Blanche  où  il  demeurait  et  s'approchait  d'Emilia,  de 
celle  qu'il  appelait  avec  angoisse  la  saiita  martire,  la  lu- 
mière et  presque  la  joie  pénétraient  dans  cette  chambre  de 
mourante.  Elle  succomba  le  23  janvier  1854,  entre  les  bras 
de  M"»*  Planât. 

Si  nous  n'avons  pas  encore  prononcé  le  nom  de  M"»*^  Pla- 
nât, c'est  qu'elle  s'effaçait  toujours  derrière  celui  qui  lui 
inspirait  un  vif  sentiment  d'admiration.  Elle  avait  vingt- 
sept  ans  lorsqu'elle  épousa  Planât  qui  en  avait  quarante- 
huit.  Bavaroise  de  naissance,  elle  était  Française  de  cœur. 
Son  père,  M.  de  Kerstorf,  avait  passé  en  France  une  partie 
de  sa  vie.  II  aimait  notre  pays  et  disait  :  «  Toutes  les  amé- 
liorations  qui  se  sont  produites  depuis  quarante  ans  dans 
nos  institutions  politiques,  administratives  et  judiciaires, 
nous  les  devons  aux  idées  françaises.  »  Bien  que  Planât  eût 
deviné,  dès  les  premiers  jours,  les  sentiments  généreux  qu'il 
y  avait  dans  celte  femme  dont  la  sincérité  était  vive,  impé- 
tueuse, il  ne  prévoyait  pas  à  quel  degré  elle  était  capable 
d'atteindre.  Elle  avait,  comme  lui,  la  passion  du  dévoue- 


INTRODUCTION.  m 

ment.  Pendant  la  longue  agonie  d'Emilia  Manin,  M°^^  Pla- 
nât ne  la  quitta  pas.  «  Ma  femme  est  inconsolable  de  cette 
mort,  écrivait  Planât  ;  elle  avait  voué  à  cette  pauvre  créa- 
ture l'attachement  le  plus  tendre.  » 

En  proie  à  toutes  les  douleurs  morales,  se  débattant  dans 
les  difficultés  matérielles  de  la  vie,  Manin  sentit  plus 
ardente  encore  Tambition  de  se  dévouer  pour  Tltalie.  Il 
groupa,  autour  de  ses  chers  Planât,  un  certain  nombre 
d'amis  qui  obéissaient  aux  enthousiasmes  désintéressés 
dont  on  était  pénétré  dans  cette  maison  hospitalière  au 
malheur.  Cet  appartement,  situé  au  coin  du  boulevard  des 
Italiens  et  de  la  rue  de  la  Ghaussée-d'Ântin,  réunissait  les 
hommes  toujours  prêts  à  plaider  les  nobles  causes.  Ils  ne 
trouvaient  pas  que  la  France  dût  s'enfermer  dans  le  domaine 
étroit  de  ses  intérêts  exclusifs.  Dès  qu'une  oppression  pesait 
sur  quelque  point  de  l'Europe,  ils  protestaient  au  nom  de 
l'éternelle  justice.  Faire  que  Venise  fût  libre,  permettre 
à  l'Italie  de  se  reconstituer,  tel  était  le  programme  de  cette 
politique  de  sentiment.  L'imprudence  qu'ils  commirent  ne 
diminue  pas  la  grandeur  de  leur  &me.  Le  dévouement  ne  se 
mesure  pas  aux  résultats.  C'était  la  cause  de  la  civilisation 
qu'ils  soutenaient.  Manin  leur  apparaissait  comme  la  pro- 
testation du  droit  contre  la  force. 

En  dehors  de  ses  qualités  morales,  Manin  avait  un  esprit 
plein  de  ressources.  Il  y  a  deux  manières  d'être  habile  en 
politique.  On  peut  employer  les  petits  moyens  et  les  com- 
binaisons sournoises  qui  permettent  de  tendre  des  pièges  à 
des  adversaires  et  souvent  à  des  amis  que  l'on  veut  écarter 
de  sa  route.  C'est  la  méthode  la  plus  générale.  Il  en  est  une 
autre  qui  consiste  à  n'avoir  que  de  hautes  prévisions  et  à 
ne  chercher  dans  les  hommes  que  des  collaborateurs  pour 
un  noble  but.  Bien  qu'il  fût  républicain,  Manin  trouvait  que, 
pour  arriver  à  l'indépendance  et  à  l'unité  italiennes,  le  parti 
républicain  devait  sacrifier  ses  préférences  politiques  à  l'in- 


XX  INTRODUCTION. 

térèt  national  et  reconnaître  la  monarchie,  si  elle  concourait 
loyalement  à  faire  l'Italie.  Malgré  les  attaques  violentes  de 
certains  républicains  qui  ne  lui  pardonnaient  pas  d'accepter 
la  royauté  à  telles  et  telles  conditions,  et  les  colères  des 
royalistes  qui  n'admettaient  pas  que  l'on  fixât  des  règles  à 
la  royauté,  sa  tactique  fut  comprise.  Garibaldi,  qui  avait 
des  heures  de  bon  sens  à  travers  des  journées  d'emportement, 
s'y  rallia.  «  Je  ne  suis  bon  qu'à  gouverner  les  hommes,  » 
disait  Manin  à  M.  Legouvé,  avec  un  mélange  de  tristesse  et 
d'ironie.  Répudiant  Mazzini  et  ses  complots,  Manin  se  rap- 
procha de  celui  qui  mériterait  d'être  appelé  le  ministre 
libéral  par  excellence,  de  Gavour.  Dans  un  entretien  qui  eut 
lieu  à  Paris,  il  fut  séduit  par  cet  homme  dont  le  bon  sens 
était  compagnon  de  la  bonne  humeur.  Ne  s'effrayant  pas 
des  attaques,  Gavour  mettait  un  ministre  constitutionnel 
au-dessus  d'un  ministre  de  gouvernement  absolu,  parce 
que,  disait-il  gaiement,  la  plus  mauvaise  des  chambres  est 
encore  préférable  à  la  plus  brillante  des  antichambres. 

Manin  revivait  ainsi  à  l'espérance  quand  il  succomba  à 
une  maladie  de  cœur.  Le  12  septembre  1857,  il  appela  son 
fils  et  l'embrassa  une  dernière  fois.  Son  visage  garda  la 
sérénité  du  patriote  qui  avait  servi  en  France  la  cause  de 
l'Italie  aussi  bien,  mieux  peut-être,  que  s'il  eût  été  à  Venise, 
sur  la  place  Saint-Marc,  au  milieu  d'une  foule  rendue  tour 
à  tour  enthousiaste  ou  docile  par  une  seule  de  ses  paroles 
d'honnête  homme  intrépide.  L'hospitalité  qu'il  avait  reçue 
vivant  le  suivit  dans  la  mort.  Le  peintre  Ary  Scheffer  le  fit 
placer  à  Montmartre  dans  un  caveau  de  famille.  Manin 
devait  y  rester  près  de  dix  ans,  jusqu'en  1867,  quand  son 
cercueil  revint  triomphalement  dans  Venise  délivrée. 

Reprenant  la  tâche  de  celui  qui  avait  disparu,  M.  et 
M""'  Planât  résolurent  de  reconstituer  les  actes  de  Manin 
pendant  les  dix-huit  mois  de  son  pouvoir  à  Venise.  M.  et 
M"'  Planât,  ne    songeant    qu'au  triomphe  de    certaines 


INTRODUCTION.      •  xxi 

idées,  sans  jamais  s'occuper  de  leur  réputation  personnelle, 
apportèrent  à  Henri  Martin  tous  les  documents  qui  lui 
permirent  de  faire  paraître  un  livre  où  éclataient  la  reven- 
dication de  lalliance  fraternelle  entre  peuples  gallo-latins, 
le  principe  des  nationalités,  Tappel  à  la  conscience  euro- 
péenne. De  semblables  pensées  furent  la  préface  de  la 
guerre  avec  TAutriche,  qui  devait  éclater  en  1889.  Quelques 
esprits  clairvoyants  n'envisageaient  pas  sans  inquiétude  ce 
principe  des  nationalités  et  le  danger  que  pouvait  avoir  pour 
la  France  le  voisinage  de  peuples  trop  puissants.  Les  petits 
États  dont  nous  étions  entourés  n'étaient-ils  pas,  en  effet,  la 
ceinture,  le  tampon  qui  nous  mettait  à  l'abri  de  chocs  trop 
rudes  et  immédiats?  Mais,  dans  sa  générosité  imprudente,  la 
France  ne  calculait  rien  :  elle  voyait  un  peuple  qui  souf- 
frait et  qui  l'invoquait  :  elle  était  impatiente  de  répondre  : 
Me  voici.  Cavour  sentait  venir  ce  vent  d'enthousiasme 
qui  partait  de  la  France.  Ainsi  secondé,  il  préparait  l'opi- 
nion de  l'Europe  aux  entreprises  de  Victor-Emmanuel.  Il 
poussait  l'habileté  jusqu'à  dire  hardiment  le  but  que  son 
roi  et  lui  poursuivaient.  «  Je  connais  l'art  de  tromper  les 
diplomates,  disait  Cavour  en  souriant,  je  dis  la  vérité  et 
je  suis  certain  qu'ils  ne  me  croient  pas.  »  Au  mois  de  juillet 
1858,  Cavour  et  l'Empereur  eurent  une  entrevue  à  Plom- 
bières. L'entente  était  faite.  «  L'Autriche,  disait  l'Empereur 
l'année  suivante,  dans  sa  proclamation  de  guerre,  a  amené 
les  choses  à  cette  extrémité  qu'il  faut  qu'elle  domine  jus- 
qu'aux Alpes  ou  que  l'Italie  soit  libre  jusqu'à  l'Adriatique.  » 
Les  noms  de  Magenta  et  de  Solférino  résonnèrent  triom- 
phalement. Tout  annonçait  l'exécution  du  programme 
impérial  quand,  après  deux  mois  de  campagne.  Napoléon 
signa  brusquement,  à  Villafranca,  les  préliminaires  de  la 
paix  avec  l'empereur  d'Autriche.  Dans  sa  crainte  d'une 
guerre  générale,  Napoléon  III  avait  voulu  arrêter  l'incendie 
comme  on  arrête  un  feu  de  cheminée.  Il  proclamait  qu'une 


XXII  INTRODUCTION. 

confédération  de  tous  les  États  de  l'Italie  allait  se  consti- 
tuer sous  la  présidence  honoraire  du  Pape  et  que  la  Véné- 
tie,  si  elle  restait  sous  la  domination  de  T Autriche,  for- 
merait néanmoins  une  province  italienne.  Sauf  le  parti 
ultramontain,  représenté  par  le  journal /'/7«it;^r5  qui  s'écriait 
avec  allégresse  :  «  Gloire  aux  deux  empereurs  catholiques, 
qui  ont  fait  entre  eux  la  paix  du  monde  et  qui  se  réservent 
la  protection  de  TEglisc!  »  la  déception  était  profonde. 
La  France  avait  été  stupéfaite  de  voir  son  armée  arrêtée 
en  pleines  victoires.  L'Italie,  au  lieu  de  constater  avec  joie 
la  réunion  de  la  Lombardie  au  Piémont,  ne  songeait  qu'à 
ses  désirs  ambitieux.  En  France  comme  en  Italie,  les  partis 
ardents  étaient  consternés.  Planât  écrivait  au  fils  de  Manin, 
engagé  dans  l'armée  italienne  et  qui  avait  espéré  entrer  à 
Venise,  une  lettre  où  éclataient  la  douleur  et  l'indignation. 
Et  comme  il  fallait  toujours  que  Planât  se  dévouât  à  une  idée 
personnifiée  dans  un  nom,  qui  devenait  un  symbole, il  reporta 
dès  lors  sur  Garibaldi  l'enthousiasme  qu'il  avait  pour  Manin. 

Dans  un  livre  sur  Cavour,  Charles  de  Mazade  raconte 
que  Victor-Emmanuel,  sombre  el  mécontent,  en  bras  de 
chemise  comme  un  troupier  au  repos,  s'assit  et  dit  à  une  des 
personnes  qui  l'entouraient  de  lire  devant  son  premier  mi- 
nistre les  préliminaires  de  la  paix.  La  colère  de  Cavour  fut 
telle  qu'il  fallut  que  le  roi  priât  le  général  La  Marmora  de 
ne  pas  quitter  le  ministre.  Cavour,  ordinairement  si  maître 
de  ses  impressions  et  qui  avait  dans  sa  valise  diplomatique 
plus  d'un  tour  en  réserve,  sentait  son  esprit  en  pleine  dé- 
route. Séance  tenante,  il  donna  sa  démission.  Le  sentiment 
public  lui  en  sut  gré.  Rompre  les  entraves  qui  s'opposaient 
à  l'unité  et  à  l'indépendance  de  l'Italie,  c'était  l'idée  fixe. 

Napoléon  III  essaya  en  vain  de  contenir  les  efforts  de  ses 
voisins  trop  remuants.  Il  ne  le  pouvait  plus.  D'ailleurs,  ses 
conseils  officiels,  si  pressants  qu'ils  fussent,  étaient-ils  bien 
conformes  à  certaines  paroles  énigmatiques  ?  En  faisant  ses 


INTRODUCTION.  xxiii 

adieux  à  Victor-Emmanuel,  TEmpereur  n'avait-il  pas  dit 
avec  son  paisible  et  mystérieux  sourire  :  «  Nous  allons 
voir  maintenant  ce  que  les  Italiens  pourront  faire  tout 
seuls.  »  Que  se  passait-il  dans  cette  pensée  voilée  cqmme  ce 
regard  insaisissable?  Etrange  souverain  qui  déconcertera 
plus  d'un  historien  !  Il  a  été  maître  absolu  et  il  avait  une 
volonté  hésitante  ;  il  a  fait  la  guerre  et  il  ne  pouvait  voir 
refTusion  du  sang;  il  s'appelait  Napoléon  et  il  repoussait 
toute  idée  de  conquête  violente.  Tandis  que  l'oncle  ne  cher- 
chait dans  sa  politique  intérieure  ou  étrangère  que  sa  puis- 
sance personnelle,  le  neveu  se  perdait  en  combinaisons 
incessantes,  mêlées  à  un  fatalisme  indolent. 

A  la  fin  de  décembre  1859,  et  à  la  veille  d'un  congrès 
projeté  pour  examiner  la  question  du  Saint-Siège  dans  ses 
rapports  avec  l'Italie,  paraissait  une  brochure  d'origine 
mystérieuse,  inspirée,  sinon  dictée  par  Napoléon  III.  Elle 
était  intitulée  :  Le  Pape  et  le  Congrès.  Tout  en  proclamant 
le  maintien  du  pouvoir  temporel,  l'Empereur  proposait  de 
réduire  ce  pouvoir  terrestre.  L'autorité  religieuse  et  pater- 
nelle du  Pape  avait-elle  besoin  de  quelques  lambeaux  de  pro- 
vinces ?  Ne  pouvait-on  imaginer  un  gouvernement  pontifical 
qui  serait  «  une  sorte  d'oasis  où  les  passions  et  les  intérêts 
de  la  politique  n'aborderaient  pas,  et  qui  n'aurait  que  les 
douces  et  calmes  perspectives  du  monde  spirituel  ?  >>  Si  Napo- 
léon III  avait  eu  l'illusion  de  penser  qu'en  s'intitulant  fils 
aîné  de  l'Église,  il  pouvait  parler  en  fils  majeur  et  donner 
respectueusement  des  conseils,  il  fut  bientôt  détrompé.  Six 
jours  après  l'apparition  de  la  brochure,  le  Journal  de  Rome 
définissait  ce  manifeste  impérial  une  thèse  insidieuse  «  pour 
les  esprits  faibles  et  un  sujet  de  douleur  pour  les  bons  ca- 
tholiques ».  Louis  Veuillot  s'empressait  d'enfermer  la  France 
dans  ces  dilemmes  que  les  hommes  de  foi  ou  de  parti 
aiment  à  proposer  aux  foules  :  «  Ou  Pie  IX  ou  Garibaldi  !  » 
s'écriait-il. 


XXIV  INTRODUCTION. 

Au  milieu  de  ces  conflits  d'idées  et  de  sentiments,  dans 
ce  pêle-mêle  de  passions,  Cavour  remontait  au  pouvoir.  Il 
se  rendait  bien  compte  que  le  gouvernement  de  Napoléon  III, 
malgré  son  amour  des  idées,  ne  pouvait  s'éloigner  de  toutes 
les  réalités  de  la  politique,  et  qu'il  n'encouragerait  pas 
sans  compensation  les  projets  d'un  voisin  maître  de  tous  les 
passages  des  Alpes.  c<  Le  nœud  de  la  question,  écrivait 
Cavour  au  comte  Pepoli,  me  parait  être  non  plus  dans  la 
Toscane  (qui  s'était  offerte  à  l'Italie),  ni  dans  la  Romagne 
(que  l'on  pouvait  désormais  considérer  comme  détachée 
du  Saint-Siège),  mais  en  Savoie.  »  Un  Italien,  d'Azeglio, 
écrivait  avec  justesse  :  «  Nous  ne  pouvons  pas  être  pour 
les  nationalités  en  deçà  des  Alpes  et  leur  adversaire  au 
delà.  Une  fois  que  les  Savoisiens  auront  dit  :  «  Nous  nous 
annexons  à  la  France!  »  ce  sera  comme  un  père  qui  marie 
sa  fille  selon  ses  désirs,  l'embrasse  le  cœur  serré,  lui  souhaite 
toute  sorte  de  bonheur  et  lui  dit  adieu.  » 

Garibaldi,  qui  savait  mieux  comment  on  soulève  un 
peuple  que  comment  on  le  gouverne ,  se  trouvait  brusquement, 
par  la  cession  de  Nice  où  il  était  né  en  1807,  dénaturalisé, 
selon  l'expression  dont  il  se  servait  dans  une  lettre  adressée 
à  Planât,  à  la  date  du  27  avril  1860.  Sa  colère  était  sans 
bornes.  11  continuait  bien  encore,  ainsi  qu'il  l'écrivait  dans 
cette  même  lettre,  à  être  l'ami  de  la  France,  n  l'ami  de  la 
grande  nation  à  qui  nous  devons  tant,  »  ajoutait-il,  mais  il 
n'admettait  pas  les  arrangements  pris  entre  Cavour  et 
l'Empereur.  Garibaldi  regardait,  pour  employer  les  termes 
d'un  écrivain  italien,  la  diplomatie  comme  une  perfidie,  le 
repos  comme  une  lâcheté  et  tout  ménagement  comme  une 
bassesse.  Qu'allait-il  faire  dans  son  impatience  irritée,  lui 
qui  ne  doutait  de  rien? 

Coiffé  de  son  feutre  gris,  vêtu  de  sa  chemise  rouge, 
tenant  à  la  fois  du  général  et  de  l'aventurier,  acclamé 
comme  un  héros,  ou  traité  comme  un  forban,  dédaigneux 


INTRODUCTION.  xxv 

des  honneurs,  fier  de  sa  pauvreté,  aimant  la  guerre  comme 
on  l'aimait  jadis,  à  coups  d'audace,  en  vrai  chef  de  parti- 
sans, capable  de  prendre  à  lui  seul  toute  une  ville  comme 
il  avait  pris  Varèse  en  1859,  décidé  à  avoir  pour  programme 
les  mots  de  Dante  :  Faire  l'Italie,  même  avec  le  diable,  il 
se  préparait  à  tenter,  avec  une  poignée  d'hommes,  l'expé- 
dition de  Sicile.  Le  rendez-vous  avait  été  donné  le  8'mai  1860, 
à  quelques  lieues  de  Gênes,  dans  la  villa  Spinola,  sur  le 
bord  de  la  mer.  Deux  navires,  le  Piemonte  et  le  Lombardo^ 
devaient  emporter  un  millier  de  volontaires,  décidés  à 
suivre  aveuglément  le  chef  radieux  qui  emmenait  son  fils 
avec  lui.  Georges  Manin  était  venu  s'enrôler.  «  Il  y  avait 
en  moi,  écrivait  ce  jeune  homme  à  M.  et  à  M"*  Planât,  le 
matin  môme  du  départ,  comme  un  sentiment  de  honte  de 
n'avoir  rien  fait  pour  mon  pays  dans  la  dernière  campagne, 
bien  que  ma  conscience  ne  me  reprochât  rien.  Cette  fois, 
j'espère  me  dédommager.  Je  sens  que  mon  père  approuve- 
rait ma  conduite  ;  cela  me  rend  du  calme  et  me  fera  suppor- 
ter mon  sort,  quel  qu'il  soit.  » 

Les  heures  passaient,  la  nuit  venait.  On  entendait  sur  la 
plage  un  murmure  de  commandements.  Pas  de  cris,  pas  de 
chants.  Toute  la  troupe  attendait  par  une  de  ces  nuits  ita- 
liennes, si  calmes  et  si  pures,  que  les  vaisseaux  annoncés 
parussent  au  large.  «  0  nuit  du  5  mai,  écrivait  Garibaldi 
dans  le  récit  qu'il  a  publié  de  cette  expédition,  nuit  éclairée 
par  le  feu  des  mille  flambeaux  dont  le  Tout-Puissant  a  orné 
l'espace,  nuit  tranquille,  imposante,  tu  étais  belle,  nuit 
du  grand  complot  !  » 

Le  débarquement  à  Marsalale  11  mai,  la  victoire  de  Cala- 
tafimi,  l'entrée  à  Palerme,la  conquête  de  la  Sicile  et  les  pro- 
jets sur  Naples,  tout  cela  est  du  domaine  de  l'histoire  et 
semble  appartenir  à  la  légende  :  «  Tout  s'efface  devant  les 
actions  héroïques  de  Garibaldi  et  de  ses  braves  compa- 
gnons, »  écrivait  Planât.  Manin  lui  semblait  avoir  été  le 


XXVI  INTRODUCTION. 

prophète  d'une  indépendance  italienne  dont  Garibaldi  était 
l'envoyé.  Comme  les  pensées  de  Planât  se  concentraient 
toujours  sur  Venise,  il  espérait  que  la  malheureuse  esclave, 
ainsi  qu'il  l'appelait,  ne  tarderait  pas  à  être  délivrée.  Parler 
de  Venise  comme  d'une  princesse  enchaînée  ;  se  faire  redres- 
seur de  toute  espèce  de  torts  au  risque  de  s'exposer  à  toutes 
sortes  de  mésaventures  ;  aller  droit  aux  faibles  ;  défier  les 
puissants;  regarder  comme  des  compatriotes  tous  ceux 
qui  détestaient  la  violence  et  Tinjustice  ;  s'appeler  enfin 
citoyen  du  monde,  n'était-ce  pas  avoir  quelque  chose  de 
grandiose  et  d'attendrissant  comme  le  héros  de  Cervantes? 

Si  Garibaldi  inspirait  à  Planât  tant  d'admiration,  c'est 
qu'il  y  avait,  dans  ce  dictateur  acclamé  et  qui  voulait 
faire  à  Victor-Emmanuel  une  part  de  roi  dans  l'entrée 
triomphale  à  Naples  le  7  novembre  1860,  un  désintéres- 
sement de  héros.  Vainement  Victor-Emmanuel  offrit-il  à 
Garibaldi  un  château  de  la  liste  civile,  une  dotation  pour 
son  fils  aîné,  le  collier  de  l'Ânnonciade,  Garibaldi,  sans 
avoir  voulu  rien  accepter,  revint  dans  l'île  de  Caprera. 

Après  l'annexion  de  Naples,  Garibaldi  aurait  voulu,  suivi 
de  ses  volontaires,  gagner  Rome  et  Venise.  Cavour  essayait 
de  calmer  ces  témérités.  Ne  fallait-il  pas  procéder  par  étapes 
successives  dans  cette  voie  difficile  de  l'unité  ?  Mais  com- 
ment faire  entendre  la  patience  et  la  raison,  c'est-à-dire  le 
fonds  môme  de  la  politique,  à  Garibaldi  qui  était  l'impulsion 
faite  homme?  11  voyait  le  monde  à  travers  ses  antipathies 
violentes  et  la  fixité  d'un  idéal,  qu'il  voulait  réaliser  à  tout 
prix  et  tout  de  suite.  S'il  partait  un  instant  apaisé  par 
Cavour,  ce  n'étaient  que  projets  remis.  En  1862,  Cavour 
n'existait  plus.  Rien  ne  pouvait  retenir  Garibaldi.  Il  prenait 
pour  mot  de  ralliement  :  Rome  ou  la  mort.  Il  s'insurgea 
contre  le  gouvernement  de  Victor-Emmanuel.  Vaincu  et 
blessé  dans  la  montagne  d' Aspromonte,  Garibaldi  fut  obligé 
de  se  rendre.  On  le  transporta  au  fort  de  Varignano,  près  de 


INTRODUCTION.  xxvii 

la  Spezzia.  Certes,  Planât  aurait  voulu  qu'il  y  eût  dans  ce 
terrible  homme  beaucoup  des  vertus  de  Manin,  et  un  peu 
des  qualités  de  Cavour.Mais,  toujours  entraîné  par  Tadmi- 
ration  que  lui  inspirait  un  désintéressement  absolu,  il  l'ap- 
pelait son  cher  général;  il  le  suppliait  de  recevoir  le  chirur- 
gien français  Nélaton  qui  examinerait  sa  blessure.  Et,  dans 
une  phrase  où  se  révèlent  la  simplicité  et  la  bonté  de  ce 
vieillard  qui,  à  la  veille  de  mourir,  ne  songeait  qu'aux 
autres  :  «  Vous  ne  sauriez,  écrivait-il  à  Garibaldi,  me 
donner  une  plus  grande  preuve  de  votre  affection.  »  Gari- 
baldi accepta. 

Des  souflVances  de  plus  en  plus  cruelles  s'abattirent  sur 
Planât.  Il  devint  aveugle.  Quand  la  nuit  sans  fin  s'annon- 
çait, il  pouvait,  bien  qu'il  n'aimât  pas  à  faire  un  retour  sur  le 
passé,  se  dire  avec  tranquillité  le  mot  parfois  plein  d'an- 
goisses qui  revient  devant  l'esprit  des  mourants  :  Qu'ai-je 
fait  ici-bas  ?  «  Remplir  son  devoir  et  accomplir  dans  sa 
petite  sphère  le  plus  de  bien  et  le  moins  de  mal  possible, 
telle  est  ma  religion,  et  voilà  à  quoi  elle  se  réduit,  »  avait-il 
dit  un  jour.  Il  avait  fait  mieux.  Sa  vie  n'avait-elle  pas  été 
un  dévouement  perpétuel  en  action  ? 

Il  mourut  à  la  fin  d'avril  1864  ;  il  n'avait  voulu  qu'un  pe- 
tit nombre  d*amis  derrière  son  modeste  cercueil  ;  mais  ces 
amis  s'appelaient  Henri  Martin,  Camot,  Lanfrey,  Jules  Si- 
mon. En  revenant  du  cimetière,  Ferdinand  de  Lasteyrie 
écrivait  dans  le  journal  le  Temps  :  «  Toutes  les  pensées  se 
reportaient  vers  une  autre  douleur  si  grande  et  si  profonde 
que  nulle  consolation  ne  saurait  lui  être  offerte.  Tout  le 
monde  savait  que,  depuis  de  longues  années,  un  autre  cœur 
battait  à  l'unisson  de  celui  de  Planât  de  la  Paye,  ouvert 
comme  le  sien  à  tous  les  nobles  et  généreux  enthou- 
siasmes. » 


xxvm  INTRODUCTION 


III 


Celle  dont  on  parlait  ainsi  était  la  vraie  femme  de  notre 
époque,  dans  les  milieux  privilégiés  :  non  seulement  la  com- 
pagne et  la  confidente,  mais  encore  la  collaboratrice  prête 
au  besoin  à  continuer  Tœuvre  inachevée,  —  pur  reflet  de  la 
lumière  reçue.  M.  et  M^^  Planât,  dans  une  intimité  par- 
faite, dans  la  même  communion  d'idées  et  de  sentiments, 
avaient  adopté  pour  règle  religieuse  la  doctrine  prèchée 
par  Ghanning,  la  doctrine  unitairienne.  Très  répandue  en 
Angleterre  et  en  Amérique,  cette  doctrine  a  si  peu  d'adeptes 
en  France  que  Planât  et  sa  femme  étaient  peut-être  les  seuls 
représentants  de  ce  système  réformateur  qui  conserve  le 
souffle  pur  de  l'Évangile,  sans  y  mêler  aucun  dogme.  Tout 
en  n^éprouvant  pas  le  besoin  de  faire  de  la  propagande,  car 
ils  respectaient  infiniment  les  convictions  des  autres,  M.  et 
jyfroe  Planât  se  gardaient  de  ne  pas  dire  leur  pensée.  Peu 
leur  importaient  les  sourires,  les  phrases  toutes  faites, 
l'ironie  des  gens  qui  leur  demandaient  :  Quel  est  donc 
votre  temple  ?  Tous  deux  croyaient,  comme  Ghanning,  que 
la  vraie  religion  est  le  culte  d'un  Être  parfait.  Tous  deux 
croyaient  également  qu'il  y  a  une  famille  de  grandes  et 
bonnes  âmes  qui  appartiennent  à  une  Eglise  universelle. 

«  Geux  qui  ont  ainsi  vécu,  écrivait  Henri  Martin  à 
jjmc  Planât,  sont  sortis  de  ce  monde  plus  grands,  plus 
éprouvés  et  meilleurs  qu'ils  n'y  étaient  entrés  ;  ils  ont  accom- 
pli la  loi  essentielle  des  êtres  intelligents  et  conscients  :  le 
perfectionnement  de  soi-même.  » 

Quand  un  être  que  Ton  a  aimé  par-dessus  tout  disparait, 
il  y  a  quelque  chose  de  plus  cruel  que  toutes  les  douleurs, 
c'est  la  désoricntation  où  l'on  se  trouve  de  n'avoir  plus  à 
se  dévouer  pour  celui  qui  représentait  chaque  jour  et  à 


INTRODUCTION.  xxix 

chaque  heure  un  sentiment  fixe.  Restée  veuve,  M"*  Planât 
n'aurait  pu  se  résigner  à  la  tristesse  infinie  de  ne  songer 
qu'à  elle-même.  Se  réfugiant  dans  ses  souvenirs,  elle 
voulut  reconstituer  l'existence  entière  de  Planât.  Si  elle 
n'eut  pas  toujours  le  sentiment  exact  des  proportions,  c'est 
que  rien  de  ce  qu'avait  dit  ou  fait  son  mari  ne  lui  semblait 
indifférent.  Elle  accumulait  tout  avec  fièvre,  ajoutant  notes 
sur  notes.  Elle  consultait  tout  le  monde,  non  sur  ce  qu'il 
fallait  retrancher,  mais  sur  ce  que  l'on  pourrait  ajouter 
encore  aux  matériaux  accumulés.  Quelques  faits,  comme 
ceux  relatifs  à  la  conduite  du  prince  Eugène,  avaient  déjà 
été  publiés  par  Planât.  Elle  voulut  les  remettre  en  lumière. 
Pendant  six  ans,  elle  vécut  dans  ce  travail  qui  fut  sa 
seule  consolation.  Elle  l'acheva  au  mois  d'avril  1870. 
Tous  les  sentiments  d'une  France  chevaleresque  et  désin- 
téressée se  reflètent  dans  des  centaines  de  pages  qu'il  a 
fallu  resserrer  en  un  volume  *. 

Pierre  Lanfrey,  après  avoir  lu  ces  souvenirs,  ces  dictées 
et  ces  lettres,  avait  été  charmé  à  la  fois  par  ce  naturel  si 
parfait  et  par  la  constante  noblesse  de  ce  caractère.  Il  avait 
promis  à  M"^  Planât  d'écrire  un  jour  l'introduction  du 
livre.  Certes  les  jugements  de  Lanfrey  et  de  Planât  sur 
Napoléon  ne  se  ressemblaient  guère.  Planât  avait  poussé 
l'enthousiasme  jusqu'au  fanatisme  ;  Lanfrey  n'avait  peint 
l'Empereur  qu'à  travers  des  partis  pris  violents.  Le  comte 
d'Haussonville  père,  jugeant  les  critiques  de  Lanfrey  sur 
Napoléon,  disait  :  «M.  Thiers  a  tenu  à  faire  gagner  à  Napo- 
léon toutes  ses  batailles,  même  celles  qu'il  a  réellement 
perdues;  Lanfrey  s'est  efforcé  à  lui  faire  presque  perdre 
toutes  celles  qu'il  a  effectivement  gagnées.  »  Lanfrey  se 
serait  hâté  d'arriver  à  d'autres  chapitres.  Il  aurait  montré, 
avec  la  délicatesse  qui   était  au  fond   de   sa   nature  en 

1.  Nous  ayons  dû  réserver  pour  un  supplément,  qui  ne  saurait  intéresser 
qu'un  très  petit  nombre  de  lecteurs,  une  partie  de  la  correspondance  intime. 


XXX  INTRODUCTION. 

apparence  froide  et  hautaiae,  toute  Tadmiration  qull  avait 
éprouvée  pour  ce  mari  et  cette  femme,  pour  ces  deux  êtres 
exceptionnels  :  «  Tout  m'autorisait  à  compter  avec  sécurité 
sur  Taccomplissement  d'une  précieuse  promesse,  »  écrivait 
avec  désespoir  M"'  Planât,  à  la  fin  de  1877,  quand  elle  apprit 
la  mort  de  celui  en  qui  revivait  quelque  chose  de  Vauve 
nargues  et  d'Armand  Carrel.  Gomme  eux,  il  avait  le  désir 
de  l'action,  le  sentiment  de  la  dignité  et  de  la  fierté.  Ce 
dernier  mot  revient  souvent  dans  les  écrits  de  Lanfrey, 
comme  pour  refléter  sa  qualité  maîtresse. 

Agée,  triste,  à  demi  aveugle,  selon  les  trois  adjectifs 
qu'elle  s'appliquait  à  elle-même,  M™*^  Planât  ne  connut  ce- 
pendant pas  l'angoisse  de  la  solitude.  Un  chroniqueur  mon- 
dain, devenu  un  philosophe  pessimiste,  écrivait  un  jour, 
de  son  lit  de  douleur  :  «  Paris  n'aime  que  les  gens  bien  por- 
tants, parce  qu'il  n'aime  que  le  succès,  et  que  la  maladie 
est  un  revers  ainsi  que  la  pauvreté.  »  Que  d'amis,  on  effet, 
n'ayant  plus  rien  à  attendre  d'un  mourant,  invoquent  des 
motifs  de  discrétion  pour  ne  pas  venir  lui  serrer  la  main! 
Henri  Heine,  paralysé  et  de  plus  en  plus  délaissé,  recevant 
un  jour  la  visite  de  Berlioz,  s'écriait  avec  un  mélange  de 
reconnaissance  et  d'ironie  où  se  concentraient  bien  des  tris- 
tesses :  «  Ah  !  Berlioz,  vous  venez  me  voir  !  Vous  avez  tou- 
jours été  un  original.  »  Dans  ce  Paris  si  oublieux,  M™®  Pla- 
nât avait  conservé  plus  d'un  ami.  Je  ne  veux  parler  que  de 
ceux  qui  ne  sont  plus.  Les  vivants  s'offenseraient  qu'on 
leur  fît  un  mérite  de  ce  qu'ils  ont  regardé  comme  un  devoir 
et  un  charme.  C'était  de  Mazade  qui,  sous  son  air  un  peu 
las  et  déçu,  avait  le  culte  de  l'affection.  Combien  de  fois, 
après  avoir  achevé  sa  chronique  de  quinzaine  pourla/îevue 
des  Deux  Mondes j  écrite  dans  son  modeste  appartement  de 
la  rue  Saint-Jacques,  sur  une  petite  table  de  chêne  si  cou- 
turée de  taches  d'encre  qu'on  ne  voyait  plus  le  bois,  est-il 
venu,  dans  cette  demeure  de  la  rue  de  la  Chaussée-d'Antin, 


INTRODUCTION.  xxxi 

causer  avec  celle  qui  avait  compris  la  politique  à  travers  des 
sentiments  de  justice  et  d^humanité!  Il  avait  promis  à 
M"*  Planât  que  lui  ou  moi  nous  ferions  pour  ce  livre  ce 
que  Lanfrey  s'était  engagé  à  faire.  C'était  J.-J.Weiss,  dédai- 
gneux des  préjugés  de  caste  ou  de  carrière,  et  qui  aimait 
à  parler  avec  celle  qui  jugeait  comme  lui  les  hommes  non 
sur  les  étiquettes,  les  diplômes  et  les  titres,  mais  sur  leur 
mérite  personnel.  C'était  encore  un  autre  grand  ami  qui 
ne  venait  jamais  à  Paris  sans  passer  des  heures  auprès  de 
cette  octogénaire.  L'Empereur  du  Brésil  éprouvait  pour 
celle  qui  s'était  si  bien  placée  au-dessus  des  petitesses  du 
monde  un  profond  attachement. 

Elle  eut  le  chagrin  de  survivre  à  ces  rares  et  précieux 
amis.  «  Souhaitez-moi  de  mourir,  »  disait-elle,  avec  le  dé- 
couragement de  la  vie  qui  ne  lui  apportait  plus  que  des 
deuils.  Ce  visage  de  plus  en  plus  pâli  et  amoindri  avait  pris 
une  teinte  d'ivoire.  Ses  yeux  s'étaient  éteints  etne  pouvaient 
même  plus  regarder,  dans  sa  chambre  qu'elle  appelait  son 
premier  tombeau,  le  portrait  de  son  cher  mari.  La  mort 
l'exauça  le  13  août  1893. 

R.  VALLERY-RADOT. 


SIADA-MK     1'.   K.   l'I.ANAT      DR    I 


/ 

l 


VIE 


DE 


N.-L  PLANAT  DE  LA  FAYE 


SOUVENIRS,  LETTRES  ET  DICTÉES 


AVANT-PROPOS 


Mon  mari  n'a  pas  laissé  de  Mémoires;  bien  des  raisons 
s'opposaient  à  ce  qu'il  le  fît;  avant  tout  son  caractère,  car 
jamais  homme  peut-être  n'eut  autant  de  répugnance  à  en- 
tretenir le  public,  même  ses  amis,  de  ce  qu'il  avait  fait  ou 
souffert  dans  sa  vie.  D'un  autre  côté,  sa  carrière,  jusqu'à 
Tâge  de  quarante-huit  ans,  avait  été  fort  pénible,  et  il  sem- 
blait que  ce  fût  pour  lui  une  grande  fatigue  morale'  que 
d'y  reporter  sa  pensée.  Son  enfance,  seule  époque  de  sa  vie 
dont  il  parlât  volontiers,  est  la  seule  aussi  dont  il  ait  tracé 
spontanément  l'histoire.  Pour  tout  le  reste,  on  eût  dit  qu'il 
ne  voulait  en  garder  le  souvenir  qu'afin  d'y  puiser  des 
enseignements  et  un  moyen  sûr  de  juger  sainement  et  sans 
injustice  les  faits  actuels. 

Comment,  dès  lors,  ce  livre  est-il  né?  J'ai  à  cœur  de  l'ex- 
pliquer, et  c'est  là  l'unique  but  de  cet  avant-propos.  Tout 
autre  commentaire  me  paraîtrait  en  effet  plus  qu'une  incon- 
veiiance,  un  manque  de  respect  envers  la  chère  mémoire 

i 


2  VIE  DE  PLANAT. 

de  mon  mari;  car  vivant,  je  le  sais,  il  eût  désapprouvé 
toute  expression  élogieuse  de  ma  part.  Que  de  fois  cette 
pensée  n'est-elle  pas  venue  retenir  ma  plume  !  que  de  fois, 
dans  le  cours  de  ce  travail,  ne  m'a-t-elle  pas  fait  refouler 
jusqu  au  fond  de  Tâme  les  sentiments  dont  elle  était  péné- 
trée! Si  je  n'ai  pas  toujours  réussi  à  me  tenir  dans  la  limite 
stricte  qui  m'était  imposée,  tout  esprit  équitable  saura  faire 
la  part  d'un  entraînement  involontaire. 

Dès  les  premiers  temps  de  mon  mariage,  mon  mari,  pour 
répondre  à  mes  incessantes  questions,  avait  mis  à  ma  dis- 
position ce  qu'il  appelait,  en  riant,  ses  archives.  C'était 
un  petit  journal  écrit  à  bord  du  Bellérophon;  un  autre,  dans 
les  prisons  de  Malte;  des  notes, quelques  minutes  de  lettres 
importantes;  enfin  le  fragment  sur  son  enfance  dont  je 
viens  de  parler.  Mais  cette  lecture  n'ayant  fait  qu'augmenter 
mon  envie  de  savoir,  je  suppliai  plus  que  jamais  mon  mari 
de  me  raconter  les  événements  de  sa  vie  dans  toutes  leurs 
phases;  et  comme  il  m'objectait  l'impossibilité  de  se  rap- 
peler tant  de  circonstances,  j'obtins  de  tous  les  siens  la 
remise  des  lettres  qu'il  leur  avait  écrites  depuis  de  longues 
années  et  qu'ils  avaient  conservées.  Ces  lettres  rappelèrent 
en  effet  à  mon  mari  mille  détails  oubliés  ;  il  y  prit  intérêt, 
et  promit  dès  lors  de  satisfaire,  autant  que  possible,  mon 
ardente  curiosité. 

Malheureusement,  ses  préférences  restèrent  toujours 
acquises  aux  intérêts  du  moment.  La  question  d'Alger,  la 
coalition,  la  crise  de  1840,  enfin  la  révolution  de  Février, 
absorbèrent  tour  à  tour  ses  préoccupations  et  ses  loisirs,  et 
lui  ôtèrent,  bien  que  simple  spectateur,  toute  envie  de  s'oc- 
cuper du  passé.  Tout  ce  que  je  pus  obtenir,  dans  l'espace 
de  vingt-cinq  ans,  ce  fut  quelques  dictées  sur  ses  cam- 
pagnes et,  en  un  moment  de  gaie  réminiscence,  deux  dic- 
tées sur  son  séjour  à  la  cour  de  Munich. 

A  la  suite  du  coup  d'Etat  du  2  décembre  et  de  certains 


AVANT-PROPOSj  3 

faits  qui  en  furent  la  conséquence,  la  santé  de  mon  mari, 
toujours  précaire,  subit  une  nouvelle  et  grave  altération. 
Depuis  ce  moment  jusqu'à  sa  fin,  chaque  année,  pour  lui, 
fut  marquée  par  de  sérieuses  maladies  ;  une  affection  chro- 
nique des  bronches  s'opposait  notamment  à  toute  dictée 
prolongée.  La  dernière  qu'il  me  fit  est  du  mois  de  janvier 
1837;  le  lendemain,  un  accès  de  fièvre  violent  le  saisit,  met- 
tant pendant  plusieurs  semaines  sa  vie  dans  un  imminent 
péril.  A  peine  convalescent,  il  eut  à  soutenir  une  lutte 
ardente,  qui  dura  dix-huit  mois,  contre  les  calomniateurs 
du  prince  Eugène  ;  il  en  sortit  victorieux,  mais  non  sans  y 
avoir  perdu  le  peu  de  force  qui  lui  restait,  et  de  plus, 
hélas!  la  vue.  Une  demi-obscurité,  s'épaississant  toujours, 
attristait  désormais  sa  vie,  sans  pouvoir  néanmoins  abattre 
son  énergie  morale,  ni  amoindrir  l'intérêt  plein  de  géné- 
reuse ardeur  qu'il  portait  aux  affaires  de  son  pays,  et  aussi 
à  la  cause  des  opprimés  du  monde  entier.  L'indépendance 
italienne,  la  délivrance  de  Venise,  devinrent  bientôt  pour 
nous  une  préoccupation  passionnée  et  active.  Il  ne  fut  plus 
question  de  dictées. 

Cependant  mon  mari,  atteint,  à  l'âge  de  soixante-dix-huit 
ans,  d'un  nouvel  accès  de  maladie,  prévit  sa  fin  prochaine. 
Dès  lors,  douloureusement  préoccupé  du  sort  de  sa  com- 
pagne, qui,  seule  et  sans  enfants,  allait  être  condamnée  à 
lui  survivre,  il  ne  songea  qu'à  lui  créer,  pour  ses  années 
de  deuil  et  de  solitude,  un  intérêt  puissant  qui  pût  encore 
la  rattacher  à  la  vie.  C'est  alors  qu'il  ajouta  à  son  testa- 
ment cette  clause  : 

«  J'entends  que  tous  mes  papiers,  tels  que  lettres,  ma- 
c<  nuscrits,  mémoires  autographes,  articles  politiques  ou 
a  autres,  soient  remis  à  ma  chère  femme,  qui  seule  aura 
c<  le  droit  d'en  disposer.  Mais  je  veux  aussi  qu'aucune 
«  publication  de  tout  ou  partie  de  ces  manuscrits  n'ait  lieu 
(c  avant  1890.  » 


4  VIE   DE   PLANAT. 

Peu  de  temps  après  je  perdis  mon  mari. 

Loin  de  moi  la  pensée  de  peindre  ma  douleur;  la  parole 
n'est  point  faite  pour  de  tels  déchirements.  Ce  que  je  veux 
dire,  c'est  que  la  même  tendresse,  la  même  sollicitude  dont 
mon  mari  m  avait  entourée  pendant  toute  sa  vie,  lui  avaient 
suggéré  aussi  Tunique  moyen,  peut-être,  qui  pût  m'empê- 
cher  de  succomber  au  poids  si  lourd  de  Taffliction  solitaire. 
L'occupation  qu'il  m  avait  léguée  m'a  aidée,  en  effet,  à 
traverser  sans  désespoir  les  sombres  années  qui  se  sont 
écoulées  depuis  lors. 

Presque  tous  les  amis  de  Louis  Planât  avaient  conservé 
SOS  lettres,  et,  sur  ma  prière,  consentirent  à  me  les  ren- 
voyer; j'en  retrouvai  aussi  un  grand  nombre  dans  ses 
papiers  de  famille;  ainsi  toutes  les  lettres  de  mon  mari  à  sa 
mère  et  à  sa  sœur  aînée,  revenues  entre  ses  mains  après  la 
mort  des  destinataires,  et  que  je  ne  connaissais  pas.  Je 
m'absorbai  dans  cette  lecture,  qui  chaque  jour  venait  ajouter 
un  trait  touchant  ou  charmant  à  la  chère  image  que  je 
portais  dans  mon  cœur.  Plus  j'avançai  et  plus  je  sentis 
croître  en  moi  le  désir  de  faire  connaître  la  vie  entière  de 
mon  mari,  et  aussi  l'espérance  d  y  pouvoir  réussir  en  joi- 
gnant à  ses  dictées  et  aux  fragments  de  tout  genre  que 
j'avais  entre  les  mains,  ses  admirables  lettres  privées.  Je 
prévis,  à  la  vérité,  ce  qui  advint  en  effet,  que  pour  com- 
bler les  lacunes,  je  serais  obligée  de  donner  souvent  des 
explications,  et  même  parfois  d'intercaler  des  récits  assez 
longs,  très  difficiles  pour  moi,  car  l'impartialité  et  la  plus 
rigoureuse  exactitude  étaient  dans  cette  circonstance  un 
devoir  sacré;  et  pourtant  il  était  inévitable  que  bien  des 
faits  et  des  allusions  que  mon  mari,  vivant,  m'eût  expli- 
qués en  peu  de  mots,  fussent  pour  moi  des  énigmes.  Il  me 
fallut  en  chercher  péniblement  le  mot,  soit  dans  les  nom- 
breuses lettres  qui  lui  avaient  été  adressées,  soit  dans  les 
Mémoires  ou  les  journaux  du  temps.  Pour  une  époque  ulté- 


AVANT-PROPOS.  5 

rieure,  mes  propres  lettres  (renvoyées  par  ma  famille  avec 
celles  de  mon  mari)  et  mon  journal  m'offraient  un  moyen 
sûr  de  préciser  mes  souvenirs  et  d'éviter  des  erreurs  invo- 
lontaires. 

Sujette  depuis  longtemps  à  de  graves  ophthalmies,  bien- 
tôt Tétat  pitoyable  de  mes  yeux  me  força  à  interrompre  mon 
travail,  une  première  fois  pendant  une  année  et,  à  plusieurs 
reprises,  dans  les  années  qui  suivirent,  pendant  trois  et 
quatre  mois.  Bien  des  fois,  je  désespérai  absolument  de 
pouvoir  achever  ce  que  j  avais  entrepris.  Mais,  grâce  à 
Dieu,  j'ai  pu  enfin  terminer,  malgré  tant  d'obstacles,  le 
cher  travail  commencé  il  y  a  six  ans.  Je  m'en  sépare  aujour- 
d'hui avec  un  grand  serrement  de  cœur,  comme  du  plus 
cher  et  du  dernier  compagnon  de  route  qui  me  restait  sur 
cette  terre.  Pourtant,  une  idée  consolante  se  mêle  à  mes 
regrets.  Bien  que  ce  livre  ne  doive  paraître  que  longtemps 
après  ma  mort,  je  n'en  crois  pas  moins  avoir  fait  œuvre 
utile,  et  par  là  digne  de  celui  que  j'ai  perdu.  Je  crois 
qu'en  tous  les  temps  l'histoire  d'une  vie  si  pure,  si  éprou- 
vée, si  vaillante,  sera  pour  les  esprits  généreux  un  exemple 
fortifiant,  un  encouragement  salutaire. 

F.  PLANAT  DE   LA   FAYE. 


Paris,  avril  1870. 


PREMIÈRE  PARTIE 


1784  A  1812 


PREMIÈRE  PARTIE 


1784   A   1812 


Je  suis  né  à  Paris  le  3  mai  1784  ^  Mon  bisaïeul,  le  sieur 
Gabriel  Planât,  seigneur  châtelain  de  La  Fate,  était  le 
chef  d  une  bonne  famille  de  robe  en  Auvergne,  près  de  Va- 
lore,  actuellement  dans  l'arrondissement  d'Ambert.  Sa  pas- 
sion pour  la  physique  et  la  chimie  lui  fit  manger  presque 
tout  son  bien,  en  sorte  que  mon  grand-père,  le  sieur 
Joseph  Planât  de  La  Faye,  fut  contraint  d'aller  chercher 
fortune  ailleurs.  Il  se  fixa  à  Pézenas,  en  Languedoc.  C'était 
alors  une  ville  riche  et  commerçante.  Mon  grand-père  y 
amassa  quelque  bien,  et  y  épousa  une  demoiselle  de  Ver- 
zanobrc  qui  était  fort  belle  et  que  je  me  rappelle  avoir  vue 
dans  mon  enfance.  Il  en  eut  deux  fils,  Guillaume  et  An- 
toine, qu'il  fit  assez  bien  élever.  Mon  père,  qui  était  l'aîné, 
se  distingua  particulièrement  dans  ses  études,  et  plus  tard 
le  malheur  et  la  nécessité  en  firent  un  homme  de  premier 
mérite.  Je  sais  peu  de  chose  sur  les  premières  années  de 
la  vie  de  mon  père.  Je  sais  seulement  que,  né  avec  un  ca- 
ractère violent  et  décidé,  il  eut  dans  la  maison  paternelle 

1.  Fragment  écrit  à  Munich  en  1830.  {YoivVAvani-propos.)  p.  p. 


10  VIE   DE   PLANAT. 

des  désagréments  par  suite  desquels  il  s'engagea  dans  le 
régiment  de  Royal-Romsillon  infanterie.  J'ignore  comment 
il  en  sortit;  mais  en  1778  il  était  à  Paris,  où  il  gagnait  pé- 
niblement sa  vie  comme  prote  d'imprimerie,  aimant  mieux, 
par  fierté  d'âme,  se  vouer  à  un  rude  labeur  que  de  recourir 
à  la  clémence  paternelle.  11  passa  de  la  sorte  trois  années 
de  gêne  et  de  privations,  qui  toutefois  ne  furent  point  per- 
dues pour  son  instruction.  Il  avait  fait  de  fortes  études  au 
collège  de  Sorrèze,  et  il  acheva  de  perfectionner  son  édu- 
cation par  la  lecture  obligée  des  nombreux  ouvrages  dont 
il  corrigeait  les  épreuves. 

C'est  dans  ce  temps-là  qu'il  connut  ma  mère  qui,  ayant 
perdu  ses  parents  de  bonne  heure,  vivait  sous  la  tutelle 
d'un  beau-père  nommé  Lepage,  officier  de  TUniversité.  Elle 
demeurait  alors,  avec  une  sœur  plus  jeune  qu'elle,  rue 
Saint-Jacques,  près  le  collège  Louis-le-Grand,  et  mon  père 
logeait  vis-à-vis.  Il  était  bon  musicien  et  jouait  fort  bien 
du  violon;  dans  les  soirées  d'été,  après  un  travail  assidu, 
c'était  son  plus  grand  délassement,  et  comme  ce  talent  était 
alors  fort  rare,  on  se  mettait  aux  fenêtres  pour  l'écouter. 
Parmi  ses  auditeurs,  il  eut  bientôt  remarqué  ma  mère  qui 
était  alors  dans  tout  Téclat  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté. 
C'était  une  blonde  de  dix-sept  ans,  avec  de  beaux  yeux 
bleus  pleins  de  douceur  et  d'expression,  une  taille  faite  au 
tour,  un  joli  pied,  des  bras  et  une  gorge  admirables.  Dans 
mon  enfance,  je  lui  ai  encore  connu  tous  ces  avantages.  Je 
ne  voyais  rien  au  monde  de  plus  beau  que  ma  mère,  et 
quand  elle  était  parée,  je  restais  devant  elle  dans  une  sorte 
d'extase.  Mon  père  en  devint  éperdument  amoureux  et  sut 
bientôt  se  faire  écouter  favorablement.  Sa  figure,  son  édu- 
cation et  ses  manières  distinguées  dans  une  condition  fort 
obscure,  lui  donnaient  de  grands  avantages  sur  ses  rivaux 
et  il  les  écarta  promptement.  Mon  père  n'était  pas  fort 
grand,  mais  il  était  parfaitement  bien  fait;  ses  traits  étaient 


PREMIÈRE   PARTIE  (1784   A  4812).  il 

de  la  plus  grande  régularité;  ses  grands  yeux  noirs,  à  demi 
voilés  par  une  large  paupière,  étaient  surmontés  de  deux 
sourcils  bien  arqués  et  presque  joints.  11  était  alors  fort 
pâle,  ce  qui  rendait  sa  physionomie  plus  intéressante.  En 
avançant  en  âge,  il  prit  de  Tenibonpoint  et  les  plus  belles 
couleurs  du  monde.  Aussi  fut-il  toute  sa  vie  très  recherché 
par  les  femmes,  au  grand  chagrin  de  ma  mère,  dont 
l'amour  pour  lui,  après  vingt  ans  de  mariage,  était  aussi 
vif  qu'au  premier  jour. 

Après  bien  des  difficultés  et  des  obstacles  de  la  part  du 
sieur  Lepage,  qui  jouissait  du  bien  de  ma  mère  et  de  ma 
tante,  le  mariage  eut  lieu  le  21  avril  1782,  à  la  grande 
joie  des  deux  amants.  Ma  sœur  Joséphine  est  le  fruit  de 
leurs  premières  amours.  Aussi  eut-elle  tous  les  avantages 
qu'on  prétend  réservés  aux  enfants  de  l'amour,  excepté  le 
bonheur,  car  elle  a  été  malheureuse  dans  son  mariage  et 
dans  presque  toutes  ses  affections;  du  reste,  esprit,  beauté, 
talents,  rien  ne  lui  a  manqué. 

Je  vins  au  monde  le  jour  que  j'ai  dit,  dans  la  rue  du 
Petit-Pont,  et  fus  baptisé  à  l'église  Saint-Sé vérin.  On  me 
mit  en  nourrice  dans  un  village  appelé  Toussu.  Mon  père 
nourricier  était  rebouteur  de  membres,  et  comme  on  croyait 
que  je  serais  cagneux,  il  proposa  à  mes  parents  de  me  cas- 
ser les  deux  jambes  pour  les  remettre  plus  droites.  Cette 
proposition  ne  fut  point  acceptée  ;  la  nature  et  l'éducation 
prirent  soin  de  me  redresser  les  jambes. 

Peu  de  temps  après  ma  naissance,  mon  père,  qui  sentait 
le  besoin  de  se  pousser  dans  le  monde,  rechercha  ses  com- 
patriotes; car  les  Français  du  Midi  ont  cela  de  bon  qu'ils 
s'aident  et  se  soutiennent  mutuellement.  11  rencontra  le 
sieur  Boyer,  qui  était  le  factotum  du  duc  de  Polignac  ;  c'é- 
tait un  homme  médiocre  et  sans  instruction,  mais  adroit, 
intrigant  et  intelligent.  Ayant  reconnu  dans  mon  père  un 
mérite  supérieur,  mais  en  même  temps  beaucoup  de  mo- 


i2  VIE   DE   PLANAT. 

destie  et  de  défiance  de  ses  forces,  il  crut  pouvoir  en  tirer 
parti  pour  suppléer  aux  connaissances  qui  lui  manquaient. 
Dans  cette  vue,  il  procura  un  petit  emploi  à  mon  père  dans 
les  postes  et  haras  de  France,  dont  le  duc  de  Polignac  ve- 
nait d'être  nommé  directeur;  mais  en  même  temps  il  le  fit 
travailler  pour  lui  et  s  attribua  tout  le  mérite  des  travaux 
de  mon  père,  qu'il  espérait  pouvoir  tenir  toujours  dans 
Tobscurité.  Une  circonstance  imprévue  dérangea  ce  plan. 
Le  sieur  Boyer  tomba  malade  et  fut  forcé  de  se  faire  rem- 
placer par  mon  père  près  du  duc  de  Polignac,  qui  sut 
bientôt  Tapprécier  et  reconnaître  toute  la  supériorité  du 
nouveau  secrétaire  sur  l'ancien.  De  sorte  que  mon  père 
supplanta  son  protecteur  sans  le  vouloir.  En  1788,  le  duc  de 
Polignac  fut  nommé  directeur  général  des  postes  et  haras 
de  France,  mais  incapable  de  remplir  cet  emploi,  qu'il 
devait  à  la  protection  de  la  reine,  il  fit  nommer  mon  père 
premier  commis  (c'est-à-dire  secrétaire  général)  de  cette 
administration,  et  s'en  remit  entièrement  sur  lui  du  soin 
de  la  diriger.  Mon  père  s'en  acquitta  avec  un  talent  remar- 
quable, et  il  est  probable  qu'il  serait  arrivé  aux  plus  hauts 
emplois,  si  la  Révolution  n'était  venue  briser  sa  carrière  à 
peine  commencée. 

J'avais  cinq  ans  lors  de  la  première  assemblée  générale, 
en  1789.  Nous  habitions  la  rue  Berthier,  à  Versailles. 
Le  souvenir  de  cette  époque,  déjà  si  loin  de  moi,  est 
encore  bien  vif  dans  ma  mémoire.  Je  vois  notre  petit 
jardin,  la  distribution  de  notre  appartement,  la  place  de 
nos  lits,  et  jusqu'aux  tentures  des  chambres.  Je  me  rappelle 
nos  jeux,  nos  espiègleries,  l'école,  les  bavardages  avec  la 
portière,  les  promenades  dans  le  parc  et  les  visites  au  châ- 
teau. Je  me  rappelle  aussi  les  premières  chansons  popu- 
laires contre  les  abus  de  lancien  régime.  Je  les  répétais 
en  les  estropiant  et  sans  y  comprendre  un  mot.  J'allais 
jouer  quelquefois  avec  les  fils  du  duc  de  Polignac;  Jules, 


PREMIÈRE   PARTIE  (1784   A    1812).  13 

qui  est  à  peu  près  de  mon  âge,  est  aujourd'hui  (1830) 
premier  ministre.  Il  était  fort  bel  enfant,  spirituel,  mais 
sournois;  son  frère,  Armand,  aujourd'hui  duc,  était  bon  et 
trai table,  mais  il  annonçait  peu  d'esprit;  depuis  lors  je  ne 
les  ai  plus  revus.  On  était  fort  tranquille  à  Versailles,  et 
personne  ne  semblait  prévoir  TefiFroyable  tempête  qui  était 
sur  le  point  d'éclater.  Mais,  dès  l'année  suivante,  de  graves 
dissentiments  s'élevèrent  entre  la  Cour  et  l'Assemblée  natio- 
nale. Le  peuple  prit  partout  une  attitude  menaçante  et 
manifesta  une  haine  violente  contre  la  reine  et  contre  ses 
affidés. 

La  famille  de  Polignac,  plus  particulièrement  en  butte 
aux  attaques  populaires,  à  cause  de  la  faveur  dont  elle 
jouissait,  jugea  prudent  de  quitter  la  France  dès  1790.  Quel- 
que temps  après,  mon  père  crut  devoir,  par  un  sentiment 
de  reconnaissance,  rejoindre  son  chef  à  Vienne;  cependant 
il  laissait  derrière  lui  une  femme  et  quatre  enfants  en  bas 
ftge  dont  il  ne  reçut  aucune  nouvelle  pendant  ce  long  et 
périlleux  voyage,  et  auxquels  il  ne  put  en  donner  aucune. 
Je  n'entreprendrai  pas  de  peindre  toutes  les  peines  et  les 
soufiTrances  de  ma  pauvre  mère  pendant  tout  ce  temps. 

Après  le  retour  de  mon  père,  nous  quittâmes  Versailles 
pour  aller  d'abord  à  Claye,  dans  un  château  qui  appartenait 
au  duc  de  Polignac,  et  nous  y  passâmes  quelques  mois.  Mon 
père  faisait  de  fréquents  voyages  à  Paris  pour  les  intérêts 
du  duc;  et  ma  mère,  inquiète  et  alarmée  par  les  troubles 
politiques  de  cette  époque,  était  presque  toujours  malade. 
Nous  restions  donc  souvent,  mon  frère  Auguste  et  moi, 
abandonnés  aux  soins  des  domestiques  qui  m'apprirent 
bientôt  mille  polissonneries.  Mon  frère,  plus  jeune  que  moi 
d'un  an  et  demi,  fut  préservé  du  poison  par  cette  circon- 
stance. Je  n'entendais  parler  que  des  amours  du  village,  de 
maris  trompés,  et  autres  gentillesses  de  cette  espèce.  Je  me 
mis  en  tête  aussi  d'aimer  les  deux  filles  d'un  garde  nommé 


i4  VIE   DE  PLANAT. 

Duperret;  Tainée  avait  sept  ans  et  se  nommait  Angélique; 
la  seconde,  plus  jeune  d'un  an,  se  nommait  Gabrielle,  et 
quoique  j'eusse  à  peine  sept  ans,  je  les  aimais  avec  pas- 
sion; mon  jeune  cœur  battait  avec  violence  quand  je  les 
voyais,  j'étais  inquiet  et  maussade  quand  je  ne  les  voyais 
pas.  Gabrielle  surtout  était  l'objet  de  ma  plus  vive  ten- 
dresse; je  n'ai  jamais  pu  songer  à  elle  sans  émotion;  sa 
figure  riante  et  fraîche,  sa  peau  blanche,  ses  beaux  cheveux 
noirs  bouclés  me  sont  toujours  restés  présents. 

A  cette  époque,  je  fis  une  maladie  grave  qui  me  laissa 
longtemps  comme  hébété.  Après  cette  crise,  je  pris  un  goût 
très  vif  pour  la  lecture,  et  comme  ma  sœur  Joséphine,  plus 
âgée  que  moi  d'un  an  et  demi,  partageait  ce  même  goût, 
nous  lisions  tout  ce  qui  nous  tombait  sous  la  main,  his- 
toires, poèmes,  comédies,  romans,  etc.  Tout  cela  fermentait 
dans  nos  jeunes  têtes  et  donnait  à  nos  discours  un  caractère 
original  fort  au-dessus  de  ce  qu'on  pouvait  attendre  de 
notre  âge.  Aussi  nous  regardait-on  comme  de  petits  pro- 
diges. 11  est  vrai  qu'il  n'y  avait  pas  de  très  bons  juges  en 
pareille  matière  dans  le  village  de  Glaye.  Les  matadors 
étaient  le  sieur  Messier,  notaire,  le  sieur  Petit,  maître  de 
poste,  et  le  sieur  Tartier,  aubergiste  à  VÉpée  de  bois. 

Nous  quittâmes  Glaye  déjà  poursuivis  par  les  révolution- 
naires, et  vînmes  nous  établir  à  Livry,  joli  village  situé  dans 
la  forêt  de  Bondy,  et  rempli  d'habitations  bourgeoises. 
M°*'  de  Damas,  M-"'  Hérault,  M.  de  Bois-André,  MM.  Blondel, 
Vallenet  et  Roubaud  étaient  les  habitants  les  plus  distin- 
gués. Nous  voyions  souvent  ces  deux  derniers,  qui  avaient 
des  enfants  de  notre  âge.  M.  Vallenet,  jeune  militaire  sans 
fortune,  avait  épousé  une  paysanne  riche,  mais  fort  laide 
et  plus  âgée  que  lui;  il  était  franc,  jovial,  grand  parleur 
et  passablement  libertin.  11  n'avait  qu'un  fils,  plus  jeune 
que  moi,  et  qui  est  aujourd'hui  capitaine  dans  le  corps  du 
génie;  c'était  alors  une  espèce  de  petit  paysan  décrassé 


PREMIÈRE   PARTIE  (1784  A    i842).  15 

plein  de  malice  et  d'originalité;  vif,  espiègle  et  rieur,  et 
que  sa  mère  nommait  un  démon  incarné.  Aujourd'hui, 
c'est  un  homme  d'un  mérite  distingué,  calme,  réservé,  et 
ne  conservant  plus  la  moindre  trace  des  dispositions  de  son 
enfance,  pas  môme  ses  cheveux  crépus.  M.  Roubaud,  offi- 
cier de  dragons  pensionné,  était  un  Provençal  enthousiaste 
de  Jean-Jacques  Rousseau,  et  cherchant  en  tout  à  l'imiter; 
il  était  de  mœurs  douces  et  d'un  commerce  très  agréable. 
Sa  femme,  qui  partageait  ses  opinions  libérales,  y  mettait 
toute  la  passion  des  personnes  de  son  sexe  et  toute  l'acti- 
vité d'un  esprit  remuant  et  intrigant.  Elle  poussa  son  mari 
dans  le  torrent  révolutionnaire,  et  ils  devinrent  l'un  et 
l'autre  de  furieux  démagogues.  Cet  homme  si  doux,  si  bon 
père  de  famille,  si  désintéressé,  si  plein  de  vertus  privées, 
devint  atroce  et  impitoyable  dans  sa  vie  politique  ;  il  disait 
quelquefois  fort  tranquillement  :  «  Il  nous  faut  au  moins 
200  000  têtes  ;  nous  ne  pouvons  espérer  de  bonheur  en 
France  tant  qu'il  s'y  trouvera  un  noble  et  un  prêtre.  »  11 
regardait  les  nombreuses  exécutions  comme  une  saignée 
salutaire  qui  devait  rendre  la  vie  au  corps  social.  M.  Val- 
lenet,  son  ami,  avait  des  opinions  tout  opposées,  en  sorte 
que  les  Roubaud  devinrent  plus  tard  ses  ardents  persécu- 
teurs; ils  disaient  froidement  :  «  Quand  il  s'agit  du  salut 
de  la  République,  il  n'y  a  ni  amis  ni  parents.  Brutus  con- 
damna à  mort  ses  propres  enfants.  Vallenet  est  royaliste, 
il  faut  qu'il  passe  à  la  petite  fenêtre  (c'est-à-dire  la  guil- 
lotine). »  Je  me  rappelle  avoir  entendu  dire  à  M""*  Roubaud 
que  la  reine  Marie-Antoinette  voulait  se  baigner  dans  le  sang 
des  Français,  Trop  jeune  pour  comprendre  le  langage  hyper- 
bolique, je  prenais  ces  mots  à  la  lettre,  et  cette  reine  infor- 
tunée devint  pour  moi  un  objet  d'horreur.  Je  la  comparais 
à  Frédégonde  et  à  Catherine  de  Médicis.  Ces  premières 
impressions  sont  si  profondes  qu'aujourd'hui,  et  par  une 
sorte  d'opération  machinale  de  la  mémoire,  le  nom  de 


«6  VIE   DE   PLANAT. 

Marie- Antoinette  réveille  d*abord  en  moi  Tidée  de  la  cruauté 
et  de  la  débauche. 

Ma  sœur  Joséphine  avait  été  nourrie  à  Livry  chez  la 
femme  d'un  journalier  nommée  la  mère  Provost,  dont  le 
mari  était  le  plus  fieffé  Ivrogne  que  la  terre  eût  porté;  il 
ne  passait  guère  de  jour  sans  battre  sa  femme,  ce  qui  était 
alors  plus  en  usage  qu'aujourd'hui.  Elle  lui  adressait  alors 
les  plaintes  et  les  exhortations  les  plus  burlesques.  «  Mon 
pauvre  homme,  lui  criait-elle,  quand  tu  m'auras  crevé  la 
carcasse,  quand  t'auras  mangé  ma  pauvre  fressure,  on  te 
pendra;  tu  seras  bien  avancé!  »  Ces  gens  avaient  quatre 
enfants  et  vivaient  dans  la  plus  grande  misère.  Aussi  la 
pauvre  femme  était-elle  toujours  en  quête  auprès  de  ma 
mère,  ce  qui  la  rendait  fort  insupportable.  Quant  à  nous, 
enfants,  nous  ne  connaissions  pas  de  plus  grand  bonheur 
que  d'aller  chez  la  mère  Provost.  Elle  demeurait  dans  une 
espèce  de  masure  au  fond  d'une  ruelle,  et  il  fallait  passer 
par-dessus  mille  saletés  pour  y  arriver.  Tout  sdn  logement 
consistait  dans  une  chambre  basse  dont  le  plancher  était 
en  terre  battue.  Son  âtre  presque  toujours  sans  feu,  l'odeur 
de  suie  froide  qui  s*en  exhalait,  son  grand  lit  vermoulu 
avec  des  rideaux  de  serge  verte  passée  et  remplis  de  trous, 
le  bénitier  en  faïence  au  chevet  du  lit,  les  images  de  Car- 
touche, de  la  Vierge  et  des  saints,  collées  sur  la  muraille 
enfumée,  la  huche  où  nous  prenions  des  morceaux  de  pain 
de  seigle,  la  maigre  bourrique  attachée  sous  le  hangar,  et 
qu'on  appelait  Coline ,  le  petit  jardin  où  nous  ramassions 
des  prunes  et  des  pommes  véreuses,  tout  cela  faisait  nos 
délices.  C'était  la  poésie  de  notre  âge. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  eu  d'enfance  plus  diabolique 
que  la  mienne.  J'avais  la  tête  farcie  de  récits  extraordi- 
naires et  je  recherchais  avec  ardeur  tout  ce  qui  était  bizarre 
et  périlleux.  Je  grimpais  jusqu'à  la  cime  des  arbres,  je  cou- 
rais sur  les  toits,  je  descendais  dans  les  puits,  je  marchais 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784  A  4812).  17 

sur  les  bords  des  carrières  les  plus  profondes,  enfin  je 
voulais  être  partout  où  Ton  craignait  de  se  hasarder.  Mon 
frère  Auguste,  plus  jeune  et  plus  timide  que  moi,  pleurait 
et  se  désolait  en  voyant  que  je  m'exposais  de  la  sorte;  mais 
peu  à  peu  je  le  formai,  moitié  de  gré,  moitié  de  force,  et 
quelques  années  plus  tard  il  partagea  toutes  mes  expédi- 
tions diaboliques.  Un  jour  que  j  avais  été  méchant,  ce  qui 
m'arrivait  fort  souvent,  on  m'enferma  dans  ma  chambre 
et  Ton  fut  se  promener  sans  moi  à  Clichy-en-Saunois ,  où 
mon  père  faisait  bâtir  une  maison  de  campagne.  Quelques 
minutes  après,  j'ouvris  la  fenêtre  et  me  glissai  sur  un  cordon 
de  maçonnerie,  en  étendant  les  bras  le  long  du  mur,  jus- 
qu'au pilier  de  la  porte  cochère.  De  là  je  descendis  sur  la 
barre  d  appui  et  ensuite  à  terre  ;  puis  je  me  mis  à  courir  à 
travers  champs  pour  arriver  à  Clichy  avant  ma  mère.  On 
fut  bien  ébahi  de  m'y  trouver  en  arrivant  :  on  se  fâcha; 
je  fus  grondé,  et  pourtant  on  finit  par  rire  de  mon  in- 
domptable diablerie. 

Nous  étions  alors  à  la  fin  de  l'année  1791;  les  circon- 
stances politiques  devenaient  de  plus  en  plus  inquiétantes, 
surtout  pour  mon  père,  qui  correspondait  avec  la  famille 
de  Polignac  et  lui  faisait  passer  tout  ce  qu'il  pouvait  re- 
cueillir des  débris  de  sa  fortune.  Pour  se  débarrasser  de 
deux  diables  aussi  gênants  que  nous  Tétions  mon  frère  et 
moi,  on  nous  mit  en  pension  dans  un  petit  village  appelé 
Gourberon,  entre  Chelles  et  Montfermeil,  sur  la  lisière  de  la 
forêt  de  Bondy.  La  maîtresse  de  cette  misérable  pension  se 
nommait  M"*  Grizot;  c'était  une  grosse  femme  réjouie,  avec 
une  figure  bourgeonnée  et  une  moustache  grisonnante. 
Son  mari,  beaucoup  plus  jeune  qu'elle,  était  une  espèce 
d'aventurier  fort  bien  tourné,  qui  avait  trouvé  bon  d'é- 
pouser cette  femme  pour  avoir  un  gîte  et  une  table.  11  ne 
se  mêlait  en  rien  de  l'école,  passait  son  temps  à  pincer  de 
la  guitare  et  à  faire  la  belle  jambe  dans  le  village.  Nous 

2 


48  VIE   DE   PLANAT, 

n*étions  que  quatre  pensionnaires  à  demeure  ;  le  reste  des 
écoliers  était  externe. 

Je  cherche  à  me  rendre  compte  de  ce  que  j'éprouvais 
dans  cette  première  période  de  nia  vie.  Il  me  semble  que 
j'étais  très  aimant,  assez  intelligent  et  fort  curieux,  mais 
en  même  temps  retenu  et  défiant.  Je  n'avais  ni  ordre  ni 
propreté;  je  recherchais  les  jeux  périlleux,  et  j'aimais  à 
jouer  des  tours  inattendus  à  mes  camarades.  J'aimais  la 
lecture,  mais  j'avais  une  véritable  passion  et,  je  crois,  une 
vocation  réelle  pour  le  dessin.  M.  Grizot,  qui  s'en  aperçut, 
voulut  bien  déroger  pour  moi  à  ses  habitudes  de  fainéan- 
tise. Il  entreprit  de  me  donner  des  leçons ,  ainsi  qu'à  un 
élève  nommé  Boitel,  qui,  plus  âgé  que  moi  de  cinq  ans, 
fit  aussi  des  progrès  plus  rapides.  C'est  alors  que  je  connus 
pour  la  première  fois  l'envie  et  la  jalousie.  Les  succès  de 
Boitel  me  remplissaient  de  colère  et  de  dépit. 

Vers  la  fin  de  1792,  on  nous  retira  de  pension,  et  nous 
vînmes  à  Paris  retrouver  nos  parents,  qui  projetaient  de 
partir  pour  le  Languedoc,  pensant  par  là  se  soustraire  aux 
fureurs  révolutionnaires,  qui  commençaient  à  devenir  me- 
naçantes. Mes  parents  étaient  établis  dans  un  logement, 
rue  Guénégaud,  dans  le  voisinage  de  M""*  Bréncseau,  ma 
tante  maternelle.  J'ai  dit,  au  commencement  de  ce  récit, 
que  ma  mère  avait  une  sœur  de  deux  ans  plus  jeune  qu'elle. 
Elle  se  nommait  Agnès  ;  elle  était  aussi  brune  que  ma  mère 
était  blonde;  sans  être  jolie,  l'ensemble  de  sa  personne 
avait  quelque  chose  de  piquant  et  d'élégant;  elle  était  par- 
faitement bien  faite,  avec  un  joli  pied  toujours  bien  chaussé  ; 
sa  mise  était  recherchée,  et  son  babil  intarissable.  Peu  de 
temps  après  le  mariage  de  ma  mère,  elle  avait  épousé  un 
graveur  fort  habile,  mais  d'un  caractère  morose  et  inso- 
ciable. 11  était  maniaque  d'ordre  et  de  propreté,  et  avait 
nos  visites  en  horreur,  parce  que  nous  apportions  toujours 
du  dérangement  et  de  la  malpropreté  dans  son  apparie- 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784   A   1812).  19 

ment.  H  finit  par  devenir  fou,  et  je  dirai  plus  tard  quel 
parti  prit  ma  tante  après  sa  mort.  Une  seule  fille  était  née 
de  cette  union.  La  pauvre  enfant  se  mourait  d'ennui  dans 
la  maison  paternelle,  et  aurait  bien  voulu  passer  sa  vie 
avec  nous;  mais  son  père  s'y  opposait,  et  ne  voulait  pas 
qu'elle  restât  en  compagnie  d'enfants  aussi  mal  élevés  que 
nous  l'étions.  Je  dois  dire  qu'il  n'avait  pas  tout  à  fait  tort. 

Il  faut  que  je  parle  ici  de  deux  personnes  dont  ma  tante 
nous  fit  faire  la  connaissance.  L'une  était  M"®  Vauthier,  et 
l'autre  son  frère,  beaucoup  plus  jeune  qu'elle.  M"*  Vau- 
thier était  une  personne  remarquable  par  sa  beauté,  par 
la  culture  de  son  esprit  et  par  la  distinction  de  ses  ma- 
nières; cela  était  d*autant  plus  étonnant  que  ses  parents 
étaient  des  gens  fort  communs,  tenant  un  hôtel  garni  dans 
la  rue  Mazarine.  M"*^  Vauthier  ne  se  mêlait  en  rien  de  la 
maison  ;  elle  y  avait  seulement  un  petit  appartement  très 
bien  meublé,  dans  lequel  elle  recevait  bonne  compagnie. 
On  y  tenait  bureau  d^esprit  et  débit  d'anecdotes  galantes. 
Le  fait  est  que  M"®  Vauthier  avait  su  plaire  au  comte  d'Ar- 
tois, qui  la  voyait  assez  souvent  incognito,  et  qui,  selon 
toute  apparence,  fournissait  aux  dépenses  de  sa  toilette.  Le 
mystère  de  ces  visites  fut  bientôt  connu  de  tout  le  quartier, 
et  je  l'ai  souvent  entendu  raconter  par  matante  Bréneseau. 
Le  comte  d'Artois  confia  un  jour  à  M"®  Vauthier  le  manur- 
scrit  des  Mémoires  de  Lauztm,  mais  seulement  pour  vingt- 
quatre  heures;  elle  employa  ce  temps,  avec  une  de  ses 
amies,  à  copier  ce  manuscrit,  et  c'est  cette  copie  qui  fut 
publiée  en  1821. 

Le  frère  de  M"®  Vauthier  était  un  garçon  de  treize  à 
quatorze  ans,  à  la  mine  éveillée  et  intelligente.  Il  était  fort 
gravé  de  la  petite  vérole  et  défiguré  par  un  bec-de-lièvre  ; 
mais  sa  physionomie  ouverte  et  honnête  faisait  oublier  ces 
pifformités.  Mon  père  lui  fit  obtenir,  en  1796,  un  petit 
emploi  au  ministère  de  la  guerre;  il  se  plut  à  le  former 


20  VIE   DE   PLANAT. 

dans  les  détails  de  l'administration,  et  à  lui  inspirer  ramour 
de  l'ordre  et  du  travail.  Ses  soins  eurent  un  plein  succès, 
et  M.  Vauthier  est  aujourd'hui  un  des  membres  les  plus 
distingués  de  l'intendance  militaire. 

Nous  quittâmes  Paris  au  mois  de  février  1793,  après  la 
mort  de  Louis  XVI.  Toute  la  famille,  composée  de  mon 
père  et  de  ma  mère,  avec  quatre  enfants,  dont  l'ainé  (ma 
sœur  Joséphine)  avait  à  peine  dix  ans,  fut  emballée  dans 
une  berline  d'un  voiturier  qui  allait  à  petites  journées, 
avec  les  mêmes  chevaux,  jusqu'à  Lyon.  Cette  manière  de 
voyager,  qui  n'existe  plus  en  France,  était  alors  fort  en 
usage;  elle  ne  se  retrouve  plus  guère  aujourd'hui  qu'en  Alle- 
magne et  en  Italie.  Je  ne  saurais  dire  avec  quel  bonheur 
et  quelle  gaieté  se  passa  ce  petit  voyage.  Le  beau  temps, 
la  nouveauté  et  la  variété  des  objets,  la  lenteur  même  de 
notre  équipage,  qui  nous  permettait  d'aller  souvent  à  pied, 
tout  se  réunissait  pour  en  faire  une  véritable  partie  de 
plaisir.  Nos  parents  étaient  aussi  plus  gais;  ils  semblaient 
avoir  laissé  à  Paris  les  idées  noires  et  les  craintes  qui  les 
rendaient  si  tristes  et  si  sérieux  pendant  notre  séjour  dans 
la  rue  Guénégaud.  Du  reste,  c'est  un  effet  ordinaire  des 
voyages  d'engourdir  toutes  les  peines  et  de  chasser  momen- 
tanément tous  les  soucis;  il  semble  que  tant  qu'on  che- 
mine aucun  malheur  ne  saurait  vous  atteindre,  et  que, 
arrivés  au  but  du  voyage,  vous  allez  trouver  une  existence 
paisible  et  exempte  de  chagrins. 

Dans  les  derniers  temps  de  notre  séjour  à  Paris,  les 
livres  de  mon  père  se  trouvant  épars  dans  une  chambre,  en 
attendant  qu'ils  fussent  emballés,  nous  en  avions  profité, 
ma  sœur  et  moi,  pour  lire  tout  ce  qui  nous  tombait  sous  la 
main.  Les  œuvres  de  Gessner  et  de  Florian  surtout  nous 
avaient  charmés.  Cette  lecture  avait  disposé  nos  esprits^u 
genre  descriptif  et  sentimental  ;  aussi  la  vue  de  la  vallée  du 
Rhône  excita-t-elle  chez  nous  le  plus  vif  enthousiasme. 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784   A    1812).  2t 

Notre  imagination  peuplait  ses  bords  de  bergers  et  de  ber- 
gères comme  Estelle  et  Némorin,  ou  bien  d'habitants  inno- 
cents et  primitifs  comme  Abel  et  Thirza.  En  arrivant  dans 
les  auberges,  si  nous  trouvions  quelque  morceau  de  papier, 
nous  écrivions  des  descriptions  ampoulées  et  sentimentales 
de  tout  ce  que  nous  avions  vu  ou  cru  voir.  Dans  cette 
occupation,  notre  émotion  et  notre  exaltation  allaient  quel- 
quefois jusqu'aux  larmes  :  nous  étions  sur  le  chemin  de 
cette  sensiblerie  et  de  ces  faux  sentiments  dont  on  a  tant 
de  peine  à  se  défaire  plus  tard.  Cette  maladie  du  dix-hui- 
tième siècle  atteignait  ainsi  de  pauvres  enfants  sans  qu'ils 
$*en  doutassent.  Nous  passâmes  deux  jours  à  Lyon,  et  c'est 
surtout  pendant  ce  séjour  que  nos  dispositions  poétiques 
trouvèrent  matière  à  se  déployer. 

C'était  la  fête  de  TIle-Barbe,  et  nos  parents  nous  y  me- 
nèrent. Les  fêtes  locales  avaient  alors  une  originalité,  une 
gaieté  et  une  poésie  que  la  Révolution  leur  a  enlevées  et 
qui  s  effacent  de  plus  en  plus  devant  le  puritanisme  libéral 
et  radical.  Nous  revînmes  à  l'auberge  transportés  d'admi- 
ration de  tout  ce  que  nous  avions  vu,  et  nous  ne  man? 
quâmes  pas,  Joséphine  et  moi,  de  faire  des  poèmes  sur  la 
fête  de  l'Ue-Barbe. 

La  veille  de  notre  départ  de  Lyon,  mon  père  fut  obligé 
de  se  rendre  à  la  commune,  pour  faire  viser  son  passeport. 
Ma  mère  eut  grand  soin  de  l'affubler  du  costume  républi- 
cain et  de  lui  recommander  d'en  tenir  le  langage.  Il  était 
en  veste  et  pantalon  de  basin  assez  sales,  la  chemise  ouverte 
et  débraillée,  avec  un  bonnet  de  loutre  et  une  barbe  de 
trois  jours.  La  blancheur  de  ses  mains  et  de  son  cou  tra- 
hissait encore  un  peu  l'homme  comme  il  faut,  mais  sa 
physionomie,  qu'il  savait  rendre  énergique  et  rude,  pouvait 
le  faire  passer  pour  un  révolutionnaire  venu  de  bien  loin. 
Il  faut  croire  qu'il  joua  bien  son  rôle  vis-à-vis  des  jacobins 
qui  composaient  la  commune,  car  il  revint  au  bout  d'une 


22  VIE  DE   PLANAT. 

heure,  et  rit  beaucoup  avec  ma  mère,  en  lui  contant  à  voix 
basse  ce  qui  s'était  passé. 

Le  lendemain,  à  cinq  heures  du  matin,  nous  nous  embar- 
quâmes dans  le  coche  pour  descendre  le  Rhône  jusqu  a 
Avignon.  Ce  coche  était  une  grande  barque  pontée,  avec 
des  ouvertures  sur  le  tillac,  qu'on  fermait  pendant  la  pluie. 
Les  passagers  y  étaient  jetés  péle-méle,  au  milieu  des 
malles,  des  paquets  et  des  ballots;  chacun  se  choisissai 
une  place,  et  on  finissait  par  s'y  établir  passablement  bien. 
On  mettait  alors  trois  jours  pour  aller  de  Lyon  à  Avignon 
par  le  coche,  tandis  qu'aujourd'hui,  grâce  à  la  vapeur, 
quelques  heures  suffisent  pour  franchir  cette  distance. 
Nous  couchâmes  la  première  nuit  à  Valence,  et  la  seconde 
à  Bourg-Saint- Andéol.  Malgré  la  beauté  des  rives  du  Rhône, 
ce  voyage  ne  me  parut  pas  amusant,  parce  que  je  ne  pou- 
vais courir  et  que  j'avais  peur  du  passage  du  pont  Saint- 
Esprit,  regardé  alors  comme  très  dangereux  ;  les  passagers 
ne  parlaient  d'autre  chose,  et  l'on  disait  que  régulière- 
ment il  périssait  un  bateau  sur  cinq  dans  ce  périlleux  pas- 
sage. 

Le  troisième  jour,  dans  la  matinée,  nous  aperçûmes  ce 
fameux  pont  Saint-Esprit  et  le  Rhône  écumant  et  tourbil- 
lonnant autour  de  ses  arches.  Les  bonnes  femmes  et  les 
nourrices  se  mirent  à  genoux,  criant  qu'il  fallait  se  recom- 
mander à  la  sainte  Vierge.  Nous  avions  tous  le  cœur  serré, 
excepté  ma  sœur  Henriette,  qui  dormait  dans  les  bras  de 
notre  bonne  Madeleine.  Le  patron  de  la  barque  cria  de 
faire  silence,  ce  qui  augmentait  la  terreur  des  assistants, 
dont  la  plupart  se  prosternèrent  en  fermant  les  yeux.  Pour 
moi,  qui  n'étais  pas  moins  effrayé  que  les  autres,  je  vou- 
lais cependant  voir  comment  la  chose  se  passerait,  car  la 
curiosité  l'emportait  chez  moi  sur  tous  les  autres  mouve- 
ments de  l'âme.  Enfin  le  passage  fut  heureusement  franchi, 
quoique  le  coche  eût  été  un  moment  en  travers  sous  l'arche  ; 


PREMIÈRE  PARTIE   (4784   A   1812).  23 

mais  ce  fut  Taffaire  d'une  demi-seconde,  et  un  vigoureux 
coup  de  barre  le  remit  aussitôt  dans  la  bonne  voie. 

Ce  jour-là  nous  couchftmes  à  Avignon,  où  nous  primes 
un  voiturin,  qui  partit  le  lendemain  à  la  pointe  du  jour  et 
nous  mena  bon  train  jusqu'à  Nimes  où  nous  devions  cou- 
cher. Etant  arrivés  de  très  bonne  heure,  mon  père  nous 
mena  voir  les  Arènes,  la  Maison-Carrée,  et  tous  ces  beaux 
vestiges  de  la  domination  romaine.  Cette  visite  était 
accompagnée  d'un  commentaire  instructif  qui  nous  char- 
mait d'autant  plus  que  nous  venions  de  lire  à  Paris  une 
histoire  romaine  avec  figures,  et  quelques  vies  des  hommes 
illustres  de  Plutarque. 

Enfin  le  surlendemain  nous  arrivâmes  à  Pézenas,  petite 
ville  assez  vilaine,  située  au  confluent  de  la  Peyne  et  de 
l'Hérault.  Mon  oncle  Antoine  nous  attendait  et  nous 
installa  dans  une  assez  belle  maison  qu*il  avait  louée  pour 
nous  vis-à-vis  de  la  sienne.  Cet  oncle,  qu'on  appelait  Toinet 
dans  la  famille,  était  un  gros  garçon  réjoui,  d'une  figure 
agréable,  qui  rappelait  celle  de  mon  père,  quoiqu'il  fût 
loin  d'avoir  des  traits  aussi  beaux  et  aussi  réguliers.  Il 
avait  épousé  une  de  ses  cousines,  du  nom  de  Verzanobre, 
qui  était  bien  la  plus  belle  créature  qu'on  puisse  imaginer; 
sa  tète  eût  pu  servir  de  modèle  pour  une  madone  ou  pour 
une  Psyché,  tant  ses  traits  étaient  fins  et  réguliers,  son 
regard  angélique  et  son  sourire  divin.  Ma  tante  était  aussi 
bonne  que  belle,  quoiqu'elle  se  fâchât  quelquefois  contre 
son  mari,  qui  était  passablement  coureur  et  libertin. 

Dès  que  nous  fûmes  installés  tant  bien  que  mal,  mon 
père  commença  à  s'occuper  de  notre  éducation,  mais  à  sa 
manière;  il  nous  faisait  écrire  sous  la  dictée,  et  corrigeait 
nos  fautes,  sans  nous  ennuyer  des  règles  de  la  grammaire, 
que  nous  apprîmes  plus  tard.  Je  crois  que  cette  méthode 
est  bonne.  Du  reste  nous  faisions  peu  de  fautes,  ma  sœur 
Joséphine  et  moi.  Il  se  trouva  qu'à  force  d'avoir  lu,  nous 


.  I 


21  VIE  DE  PLANAT. 

avions  appris  machinalement  lorthographe.  Mon  père 
entreprit  aussi  de  nous  enseigner  ritalien,  qu*il  savaittrès 
bien,  et  l'anglais  qu'il  comprenait,  mais  qu'il  prononçait 
à  la  française.  Cette  dernière  partie  de  son  enseignement 
réussit  assez  mal.  Enfm  il  joignait  à  toul  cela  des  leçons 
de  géographie  et  d'arithmétique  et  des  lectures  à  haute 
voix.  Il  voulut  aussi  nous  enseigner  la  musique;  ma  sœur 
Joséphine,  qui  avait  les  plus  heureuses  dispositions  pour 
cet  art,  profita  fort  bien  des  leçons  de  mon  père;  mais 
pour  moi  c'était  différent.  J'aimais  beaucoup  la  musique; 
je  retenais  facilement  tous  les  airs  que  j'entendais  chanter; 
mais  je  n'avais  point  d  oreille  pour  la  mesure.  Aussi,  quand 
mon  père  voulut  me  faire  solfier,  commencèrent  pour  moi 
des  chagrins  et  des  désespoirs  dont  on  ne  peut  se  faire 
l'idée.  Mon  père  n'était  nullement  propre  à  l'enseignement; 
il  était  emporté  et  caustique;  les  moyens  qu'il  employait 
pour  stimuler  nos  facultés  étaient  les  coups  ou  les  sar- 
casmes blessants  qui  révoltaient  nos  jeunes  amours-propres. 
Il  me  donna  à  solfier  lair  bien  connu  de  Richard  C(Bur 
de  Lion  :  Une  fièvre  brûlante^  comme  étant  un  des  plus 
simples  et  des  plus  faciles  pour  la  mesure.  Je  ne  pus  jamais 
y  arriver,  et  après  deux  leçons  mon  père  me  déclara  un 
matin  que  si,  à  deux  heures,  je  ne  lui  chantais  pas  cet  air 
en  mesure,  il  me  rouerait  de  coups.  Je  m'enfermai  dans 
un  cabinet  de  garde-robe,  et  me  mis  à  étudier,  mais 
toujours  sans  aucun  succès.  Le  cœur  troublé,  les  yeux 
noyés  de  larmes,  et  la  voix  pleine  de  sanglots,  je  répétais 
sans  cesse  :  mi,  mij  ut^  fa^  mi,  ré  en  battant  la  mesure  sur 
une  chaise  percée,  et  je  tombais  toujours  à  faux,  sans  pou- 
voir aller  au  delà  de  cette  phrase  musicale.  Mon  désespoir 
allait  crescendo,  mes  sanglots  dégénérèrent  en  hurlements; 
ma  mère  accourut  au  bruit  et  ne  put  s'empêcher  de  rire 
en  voyant  sur  quel  meuble  je  battais  la  mesure.  Mais, 
alarmée  de  l'état  violent  dans  lequel  elle. me  trouvait,  elle 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784   A    1812).  25 

me  prit  dans  ses  bras  et  me  demanda  la  cause  d*un  si 
grand  désespoir.  «  Maman,  —  lui  dis-je  avec  mille  san- 
glots, —  je  t'en  prie,  je  ne  veux  pas  apprendre  la  musique; 
c'est  impossible,  je  ne  peux  pas  aller  en  mesure,  et  papa 
me  battra.  »  Je  lui  contai  ce  qui  m'avait  été  promis  le 
matin,  et  la  suppliai  de  faire  en  sorte  que  mon  père 
renonçât  à  m'apprendre  la  musique  ;  elle  me  le  promit,  et 
en  effet  il  n'en  fut  plus  question;  mais  comme  j'avais  été 
aux  écoutes  quand  mon  père  rentra,  j*en tendis  qu*il  disait 
à  ma  mère  :  «  Votre  fils  est  un  grand  sans-cœur,  un  pares- 
seux que  la  moindre  difficulté  rebute.  Il  ne  veut  faire  que 
ce  qui  lui  plaît  et  ne  fera  jamais  rien  qui  vaille!  »  Il  y 
avait  quelque  chose  de  vrai  dans  ces  reproches  et  dans  celte 
prédiction.  Mais  si  je  suis  devenu  un  homme  fort  ordinaire 
et  d'une  médiocre  instruction,  j'ai  bien  des  choses  à  dire 
pour  mon  excuse.  D'abord  l'homme  est  naturellement 
paresseux  et  ne  travaille  que  contraint  et  forcé.  Ce  qui  est 
vrai  pour  l'homme  fait  lest  bien  autrement  pour  l'homme 
enfant;  la  liberté,  le  grand  air,  les  jeux  bruyants  sont  un 
besoin  impérieux  pour  l'enfance.  Or  l'instruction  que  nous 
donnait  mon  père  était  sans  plan,  sans  suite  et  par  soubre- 
sauts; d'un  autre  côté,  la  tendresse  de  notre  trop  excellente 
mère  ne  pouvait  souffrir  qu'on  nous  imposât  aucune  con- 
trainte. Quand  elle  nous  voyait  pâlir  et  bâiller  sur  nos 
cahiers,  elle  nous  envoyait  promener,  en  nous  recomman- 
dant d'être  bien  sages.  Enfin,  pendant  plusieurs  années,  il 
n  y  avait  point  d^instruction  '  publique  en  France.  Les 
grands  établissements  religieux  avaient  été  détruits  et  les 
professeurs  dispersés.  Ce  ne  fut  guère  que  dans  les  der- 
nières années  du  Directoire  qu'on  songea  à  reconstruire  ce 
que  la  Révolution  avait  fait  disparaître;  aussi,  à  très  peu 
d'exceptions  près,  tous  les  hommes  de  mon  âge  et  de  mon 
époque  n  ont-ils  eu  qu'une  éducation  fort  incomplète. 
Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  regretté  toute  ma  vie  d'avoir  aban- 


26  VIE   DE  PLANAT. 

donné  sitôt  Tétudc  de  la  musique;  il  ny  a  pas  d'art  qui 
procure  d'aussi  grandes  jouissances  ni  d'aussi  prolongées. 
Les  véritables  amateurs  de  la  musique  y  restent  sensibles 
jusque  dans  Tâge  le  plus  avancé.  En  France,  comme  en 
Italie,  on  en  a  vu  plusieurs  mourir  dans  leur  loge  à 
rOpéra. 

Depuis  Versailles,  ma  mère  n'avait  à  son  service  qu'une 
seule  femme,  qui  mérite  bien  que  je  lui  consacre  une  page 
dans  ces  souvenirs;  elle  se  Nommait  Madeleine  Rénaux. 
Elle  avait  vingt  ans  lorsqu'elle  entra  à  notre  service,  en  1789. 
C'était  alors  une  grosse  paysanne  rouge  et  joufflue,  très 
rieuse  et  pleine  de  bonne  volonté.  Il  y  avait  sous  cette 
enveloppe  grossière  un  fonds  de  sentiments  délicats  et  de 
dévouement  réel  qui  se  développèrent  dans  le  cours  de 
l'effroyable  période  révolutionnaire  que  nous  avions  à  par- 
courir. Sa  discrétion,  sa  fidélité  et  son  désintéressement 
faisaient  de  Madeleine  une  domestique  modèle,  et  surtout 
une  domestique  comme  on  n'en  voit  plus  depuis  longtemps  ; 
à  cette  époque  il  y  avait  encore  des  domestiques  vraiment 
dévoués  et  capables  des  plus  grands  sacrifices  pour  leurs 
maîtres.  Il  est  vrai  qu'alors  on  les  traitait  plus  familière- 
ment  qu'aujourd'hui  :  un  bon  domestique  faisait  partie  de 
la  famille;  il  connaissait  toutes  vos  peines  et  toutes  vos 
joies,  et  donnait  souvent  de  bons  conseils.  (]ette  espèce  a 
totalement  disparu,  depuis  que  la  mode  anglaise  s*est  in- 
troduite en  France  de  ne  jamais  parler  aux  domestiques 
que  pour  leur  donner  des  ordres  avec  rudesse  et  sévérité. 
Notre  bonne  Madeleine  était  tout  à  la  fois  cuisinière,  femme 
de  chambre  et  valet  de  chambre  et  bonne  d'enfants.  Elle 
suffisait  à  tout  avec  une  gaieté,  un  courage  et  une  patience 
vraiment  admirables.  Nous  lui  faisions  mille  niches,  nous 
la  faisions  enrager  du  matin  au  soir,  sans  lui  tenir  aucun 
compte  des  services  qu'elle  nous  rendait.  L'enfance  est 
ingrate,  cruelle  et  sans  pitié.  Nous  étions  enchantés  lorsque. 


PREMIÈRE  PARTIE   (1784   A    1812).  27 

à  force  de  la  tourmenter,  nous  parvenions  à  la  faire  sortir 
de  son  naturel  doux  et  patient,  et  à  l'exaspérer  au  point  de 
nous  dire  quelque  grosse  sottise  ou  d'aller  se  plaindre  à 
ma  mère.  Cette  excellente  femme,  pendant  quatorze  ans 
qu'elle  resta  dans  notre  maison,  entrait  dans  toutes  nos 
peines;  elle  consolait  ma  mère  et  soutenait  son  courage 
dans  les  cruelles  épreuves  qu'elle  eut  à  subir.  Ne  se  plai- 
gnant jamais,  elle  se  prêtait  aux  travaux  les  plus  pénibles. 
Rien  ne  lui  coûtait,  rien  ne  lui  répugnait  lorsqu'il  s'agissait 
de  son  service,  et  je  ne  doute  pas  qu'elle  n'eût,  au  besoin, 
fait  le  sacrifice  de  sa  vie  pour  mon  père  ou  pour  ma  mère. 
Pendant  les  premiers  temps  de  notre  séjour  à  Pézenas,outre 
les  leçons  qu'il  nous  donnait,  mon  père  nous  faisait  chaque 
jour  une  lecture  à  haute  voix  choisie  dans  les  meilleurs 
auteurs  du  dix-septième  siècle;  il  nous  lut  ainsi  les  chefs- 
d'œuvre  de  Corneille,  de  Racine,  de  Molière  et  de  Boileau; 
il  nous  fit  aussi  la  lecture  de  Gil  Bios.  Ce  qui  me  frappa  le 
plus  dans  ce  dernier  ouvrage  fut  la  partie  aventureuse  et 
extraordinaire  de  la  vie  de  Gil  Blas,  surtout  dans  son 
enfance;  ses  escapades  me  montaient  la  tète,  je  me  sentais 
un  grand  désir  de  l'imiter  et  de  me  soustraire  au  joug 
paternel  en  allant  courir  le  monde  et  chercher  aventure. 
Il  s  en  présenta  bientôt  une  occasion  ou  un  prétexte.  Nous 
étions  allés  un  après-diner  nous  promener  en  famille 
dans  les  prairies  et  dans  le^s  oseraies  qui  bordent  la  Peyne; 
au  bout  d'une  heure  de  promenade,  on  s'assit  sur  la  pelouse; 
mais  moi,  qui  ne  pouvais  rester  en  place,  je  m'en  fus  courir 
sut  la  chaussée,  qui  était  plus  élevée  que  la  prairie.  Là, 
ramassant  de  tout  petits  cailloux,  je  m'amusais  à  les  lancer 
à  mes  sœurs  et  à  ma  mère,  qui  me  les  renvoyaient.  Ce  jeu 
peu  spirituel  durait  depuis  quelques  minutes,  lorsqu'un 
caillou,  lancé  par  moi,  vint  frapper  ma  mère  sur  le  nez 
et  lui  fit  jeter  un  cri  ;  mon  père  se  leva  furieux  et,  m'apo- 
strophant  avec  sa  violence  ordinaire,  m'enjoignit  de  finir 


28  VIE   DE  PLANAT. 

en  me  traitant  de  f....  polisson.  «  Eh  bien^  répliquai-je, 
pourquoi  jouc-t-on  avec  moi;  on  n  a  qu'à  me  laisser  tran- 
quille. »  A  cette  réponse  insolente,  mon  père  s'élança  vers 
la  chaussée;  mais  j'avais  déjà  pris  mes  jambes  à  mon  cou, 
et  mon  père  ne  pouvant  espérer  de  m'atteindre,  saisit  une 
grosse  pierre  et  me  la  lança  de  toutes  ses  forces.  Le  pro- 
jectile, qui  m'aurait  infailliblement  tué,  s'il  m'avait  atteint 
à  la  tête,  ne  fit  que  me  raser  l'oreille  gauche,  qui  devint 
à  l'instant  toute  chaude.  Ce  fut  pour  moi  un  nouvel  aiguil- 
lon qui  accéléra  ma  course.  Au  bout  d'un  quart  d'heure, 
je  quittai  la  chaussée  et  me  jetai  dans  un  sentier  au  milieu 
des  broussailles  qui  me  cachaient  à  tous  les  yeux;  là,  je 
cessai  de  courir;  mais,  tout  en  marchant,  ma  tête  fermen- 
tait; toutes  les  aventures  de  Gil  Blas  y  passaient  avec  rapi- 
dité comme  dans  une  lanterne  magique.  Je  m'arrêtai  d'abord 
à  l'idée  de  rencontrer  quelques  voyageurs  en  voiture,  et  de 
leur  demander  le  chemin  de  Montpellier.  On  me  trouvait 
intéressant;  on  me  faisait  monter  en  voiture,  on  écoutait 
mes  récits  dans  lesquels  j'aurais  exagéré  la  tyrannie  et  les 
brutalités  paternelles,  etc.  Tout  en  formant  ces  projets^ 
j'arrivai  au  bord  de  la  Peyne,  et,  ne  trouvant  aucun  pont 
pour  passer,  je  me  mis  à  remonter  le  cours  de  cette 
rivière. 

Cependant  le  jour  baissait,  et  avec  lui  je  sentais  baisser 
mon  énergie  et  faiblir  ma  résolution.  Je  voyais  avec  un 
certain  plaisir  le  clocher  de  Pézenas  qui  se  détachait  sur 
les  lueurs  rougeâtres  du  crépuscule.  Le  chemin  que  j'avais 
pris  me  ramena  sur  la  chaussée  et,  comme  j'avais  déjà  les 
pieds  mouillés  par  la  rosée  qui  commençait  aussi  à  péné- 
trer ma  petite  veste  de  siamoise,  je  ne  fus  pas  fâché  de 
me  trouver  sur  un  terrain  sec  et  poudreux.  Je  continuai 
de  marcher  sans  aucun  projet  arrêté  et  j'arrivai  enfin  aux 
portes  de  Pézenas.  Là  je  m'arrêtai  et  commençai  à  déli* 
bérer  avec  moi-même,  Entrerai-je  en  ville?  Mais  je  ne 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784   A    1812).  29 

voulais  point  rentrer  à  la  maison ,  sachant  quelle  correc- 
tion m'y  attendait.  Irai-je  demander  asile  à  quelques  bour- 
geois de  Pézenas?  Mais  je  n'en  connaissais  aucun;  on  me 
prendrait  pour  un  petit  vagabond,  pour  un  petit  voleur, 
et  Ton  me  ferait  mettre  en  prison;  ou  bien,  si  je  me  fai- 
sais connaître,  on  me  ramènerait  de  force  chez  mes 
parents.  J'étais  dans  ces  perplexités,  et  de  plus  j'avais  faim 
(car  c'était  Theure  du  souper),  lorsque  mon  oncle  Toinet 
parut  tout  à  coup  devant  moi  et  me  saisit  par  le  bras. 
J'aimais  beaucoup  mon  oncle  Toinet  :  il  était  toujours  gai; 
il  jouait  avec  nous;  il  nous  menait  baigner  dans  l'Hérault 
et  nous  aidait  à  enlever  nos  cerf  s- volants.  On  ne  pouvait 
donc  choisir  un  meilleur  messager  pour  me  ramener. 
Cependant  je  résistai  et  je  déclarai  à  mon  oncle  que  je  ne 
voulais  pas  rentrer  à  la  maison.  «  Papa  est  trop  méchant, 
m'écriai-je,  il  me  tuera.  »  Mon  oncle  m'assura  qu'il  ne  me 
serait  rien  fait.  «  Te  fies-tu  à  moi?  dit-il.  Eh  bien,  je  te 
promets  que  tu  ne  seras  pas  battu.  Ton  père  me  la  pro- 
mis, et  sans  cela  je  ne  me  serais  pas  chargé  de  venir  te 
chercher.  »  Rassuré  par  cette  promesse,  je  me  laissai  con- 
duire par  mon  oncle,  qui,  après  m'avoir  fait  entrer  dans 
la  maison,  se  retira  chez  lui.  On  était  à  souper;  j'entrai 
dans  la  salle  à  manger  d'un  air  fier,  et,  m'appuyant  sur  le 
dos  de  la  chaise  d'une  de  mes  sœurs,  je  dis  d'un  ton  déli- 
béré et  comme  si  de  rien  n'était  :  «Eh  bien,  me  voilà.  »  Cette 
majestueuse  rentrée  produisit  des  effets  divers  sur  les  assis- 
tants :  ma  sœur  Joséphine  me  contemplait  avec  une  sorte 
d'admiration,  tandis  que  mon  frère  Auguste  jetait  des 
regards  pleins  de  terreur  sur  mon  père,  dans  la  crainte 
d'une  explosion  ;  ma  mère  se  pencha  sur  son  assiette  pour 
cacher  son  envie  de  rire  et,  malgré  la  physionomie  dure 
et  sévère  de  mon  père,  je  surpris  un  sourire  qui  errait  sur 
ses  lèvres.  Après  quelques  instants  de  silence,  ma  mère, 
ayant  repris   contenance,  me  dit  du  ton  le  plus  sévère 


30  VIE   DE  PLANAT. 

qu'elle  pouvait  prendre  :  <c  Monsieur,  vous  allez  monter 
dans  la  chambre  aux  soldats,  et  vous  y  coucherez.  »  La 
chambre  aux  soldats  était  une  petite  pièce  mansardée  où 
Ton  faisait  coucher  les  militaires  qui  étaient  de  passage  à 
Pézenas;  elle  avait  pour  tout  ameublement  un  mauvais 
grabat  garni  de  gros  draps  de  toile  jaune  et  une  chaise  de 
paille.  C'est  là  que  je  fus  conduit  par  ma  bonne  Madeleine 
et  enfermé  à  double  tour.  Je  lui  dis  que  j'avais  faim,  et 
elle  revint  dix  minutes  après  avec  un  morceau  de  pain  et 
un  verre  d'eau;  mon  père  n'avait  pas  voulu  qu'on  me  don- 
nât autre  chose.  Le  lendemain  Madeleine  revint  avec  ma 
sœur  Joséphine,  qui  avait  le  cœur  bien  gros;  elle  me 
demanda  comment  j  avais  passé  la  nuit.  «  Jamais  je  n'ai  si 
bien  dormi,  »  répondis-je  avec  affectation.  Ma  soeur  se  mit 
à  pleurer  et  à  me  faire  de  la  morale;  elle  me  dit  que  j'avais 
eu  de  grands  torts  et  qu'il  fallait  demander  pardon  à  mon 
père.  «  Papa  est  si  bon,  ajouta-t-elle.  —  Oui,  répliquai- 
jc,  bon  pour  toi,  mais  pas  pour  moi;  je  n*en  ai  jamais  eu 
que  des  coups  et  des  injures.  »  Cela  était  vrai.  Autant 
mon  père  était  dur  et  sévère  avec  nous,  garçons,  autant  il 
était  tendre  et  indulgent  pour  ses  filles.  Dans  ce  temps-là 
on  pensait  que  la  sévérité,  la  rigueur  et  les  châtiments 
corporels  étaient  des  moyens  indispensables  pour  l'éduca- 
tion des  hommes. 

J'écrirais  un  gros  volume  sur  notre  séjour  à  Pézenas, 
tant  les  faits  qui  s'y  sont  passés  sont  encore  présents  à  ma 
mémoire  après  quarante  ans  et  plus.  Mais  le  temps  me 
presse;  je  sens  le  besoin  d'abréger,  et  je  veux  terminer 
ces  notes. 

Peu  de  temps  après  notre  installation  à  Pézenas,  mon 
père  partit  mystérieusement  et  il  revint  de  même  quelques 
mois  après  ;  mais  pendant  son  absence  le  régime  de  la  ter- 
reur avait  fait  des  progrès  ;  mon  père  avait  été  porté  sur 
hi  liste  des  émigrés,  et  un  mandat  d'arrêt  avait  été  lancé 


PREMIÈRE    PARTIE   (4784  A   1812).  31 

oontre  lui.  Il  fut  donc  obligé  de  se  cacher  chez  une  certaine 
M""  d'Arquinet,  sœur  de  ma  tante;  c'est  là  qu'on  me 
conduisit  un  soir  pour  voir  mon  père,  qui  pour  la  première 
et  la  seule  fois  de  sa  vie  me  témoigna  beaucoup  de  ten- 
dresse. Il  me  tint  longtemps  embrassé,  me  parla  avec  beau- 
coup d'émotion,  et  me  fit  coucher  dans  son  lit,  comme  s*il 
craignait  de  me  quitter.  Je  pense  que  le  sentiment  du  dan- 
ger qu'il  courait  avait  disposé  son  cœur  à  ces  mouvements 
de  tendresse  et  à  cet  oubli  de  son  habituelle  sévérité.  Le 
lendemain  on  me  reconduisit  à  la  maison  en  me  recom- 
mandant le  silence,  car  il  y  allait  de  la  vie  de  mon  père. 
Quelques  jours  après,  nous  fûmes  réveillés  vers  minuit 
par  des  gémissements  et  un  bruit  de  voix  extraordinaire. 
Je  m'élançai  à  bas  de  mon  lit,  et  tout  en  chemise  j'arrivai 
sur  le  palier,  où  le  spectacle  le  plus  inattendu  vint  frapper 
mes  yeux.  Mon  père,  assis  sur  une  chaise  et  à  demi  nu,  se 
tordait  dans  les  angoisses  du  plus  violent  désespoir,  sou- 
tenu par  ma  mère,  qui,  pâle,  immobile  et  les  yeux  fixes, 
ressemblait  à  une  statue.  Deux  membres  de  la  commune, 
revêtus  de  leur  ceinture  tricolore,  se  tenaient  vis-à-vis  de 
ce  groupe  avec  une  contenance  sombre  et  farouche,  à  tra- 
vers laquelle  perçait  une  certaine  émotion  ;  ma  sœur  José- 
phine, en  chemise  et  tenant  son  petit  jupon  qu'elle  n'avait 
pas  pris  le  temps  de  nouer,  arriva  aussi  sur  le  carré.  Mon 
père  s'écriait  :  «  Ah  !  Chaube  !  mon  ami  Chaube  !  c'est  toi 
qui  me  donnes  le  coup  de  la  mort.  »  Lorsqu'il  nous  aper- 
çut, il  se  mit  à  sangloter  en  disant  :  «  Mes  enfants,  mes 
pauvres  enfants!  bientôt  vous  n'aurez  plus  de  père.  »  A 
ces  mots,  nous  nous  jetâmes  à  genoux,  ma  sœur  et  moi,  en 
criant  et  en  pleurant  à  chaudes  larmes.  Le  silence  que 
gardaient  les  deux  membres  de  la  commune  fut  alors  inter- 
rompu par  ces  mots,  que  Chaube  prononça  d'une  voix 
brève  et  dure  :  «  Faites  rentrer  ces  enfants.  »  Ma  bonne 
Madeleine,  qui  était  survenue,  nous  fit  rentrer,  et  je  rega- 


32  VIE   DE   PLANAT. 

gnai  mon  lit  à  tâtons  et  dans  un  trouble  qu  on  peut  ima- 
giner. Mon  frère  Auguste,  qui  couchait  avec  moi  et  qui 
était  très  poltron,  s'était  fourré  sous  les  couvertures  au 
premier  bruit.  Quand  je  fus  recouché,  il  sortit  la  tête  hore 
du  lit  et  me  dit  d'une  voix  pleine  d'effroi  :  «  Planât,  qu'e^-ce 
donc  que  ça;  est-ce  qu'il  y  a  des  voleurs  dans  la  maison?  » 
Quoique  fort  jeune,  je  comprenais  toute  la  gravité  de  la 
position  de  mon  père;  les  révolutions  développent  et  mûris- 
sent avant  le  temps  les  jeunes  intelligences.  Je  répondis  à 
mon  frère-:  «  Ce  n'est  rien;  laisse-moi  tranquille  et  dors.  » 
Il  suivit  à  l'instant  cet  avis;  mais  quant  à  moi,  je  fus  plus 
de  deux  heures  avant  de  pouvoir  me  rendormir. 

Chaube,  plus  âgé  de  deux  ans  que  mon  père,  avait  été 
son  camarade  de  collège  et  intimement  lié  avec  lui  jus- 
qu'au moment  où  mon  père  s'engagea  dans  le  régiment  de 
Royal-Roussillon.  Depuis  lors,  ils  s'étaient  perdus  de  vue. 
Chaube  avait  de  l'esprit  et  de  l'activité,  point  de  fortune, 
et  un  grand  désir  de  parvenir;  c'est  pourquoi  il  se  jeta  à 
corps  perdu  dans  le  torrent  révolutionnaire.  Il  devint  jaco- 
bin forcené,  et  l'exaltation  de  ses  opinions  le  fit  nommer 
membre  de  la  commune  de  Pézenas  qui  était  alors  dirigée 
par  un  petit  bossu  terroriste  et  féroce,  nommé  Régis.  Lors- 
que Chaube  fut  chargé  d'arrêter  mon  père,  je  crois  qu'il 
avait  déjà  formé  le  projet  de  le  sauver.  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain, c'est  que  mon  père  ne  fut  pas  arrêté,  et  que  dès  le 
lendemain  de  la  visite  nocturne  que  je  viens  de  décrire,  on 
fabriqua  pour  lui  des  certificats  de  résidence  continue  et 
de  civisme  qui  le  rendirent  blanc  comme  neige. 

Quelques  jours  après,  ma  mère  donna  un  grand  dîner  à 
la  famille  Chaube  et  à  deux  membres  de  la  commune.  Mon 
oncle,  ma  tante  et  quelques  autres  personnes  de  notre 
famille  y  figuraient  aussi.  M'"^  Chaube,  grosse  femme  in- 
dolente, avait  amené  ses  deux  enfants,  nommés,  suivant 


PREMIÈRE   PARTIE    (1784   A    1812).  33 

l'usage  du  pays,  Chaubon  et  Chaubette.  Chaubon  était  un 
garçon  de  douze  à  treize  ans,  déjà  gâté  par  la  débauche, 
maigre,  verdâtre,  au  regard  malicieux  et  féroce,  hardi,  ef- 
fronté et  aussi  malappris  qu'on  puisse  l'imaginer;  enfin, 
le  vrai  type  du  gamin  révolutionnaire.  Au  beau  milieu  du 
diner  qui  se  passait  assez  gaiement,  ce  polisson  s'adressant 
à  ma  mère  :  «  Dis  donc,  citoyenne  Planât,  lui  cria-t-il  du 
bout  de  la  table,  tu  as  une  fière  obligation  à  mon  père,  car 
sans  lui  ton  mari  aurait  passé  au  rasoir  national.  »  A  cette 
apostrophe,  ma  pauvre  mère  fondit  en  larmes,  et  le  gamin 
éclata  de  rire  en  regardant  tous  les  assistants  comme  pour 
se  faire  admirer... 


Ici  finit  malheureusement  le  fragment  des  souvenirs  de  Louis 
Planât,  qui  a  trait  à  sa  première  jeunesse.  Tout  le  reste,  soit 
écrit  par  lui-môme  au  moment  des  événements,  soit  dicté  bien 
des  années  après  par  lui  à  sa  femme,  se  rapporte  à  des  époques 
de  beaucoup  ultérieures  (1812,  1815, 1822).  Mais  s'il  ne  peut  être 
donné  à  personne  de  raconter  avec  ce  charme  et  ce  naturel 
exquis  les  événements  qui  remplirent  l'intervalle,  nous  pouvons 
du  moins  les  faire  connaître,  grâce  aux  papiers  qui  sont  entre 
nos  mains. 

Nous  reprenons  le  récit  interrompu  là  où  il  s'arrête  (1793). 

M.  Planât  père,  en  possession  du  précieux  certificat,  se  hâta 
de  retourner  à  Paris  avec  toute  sa  famille.  Mais  déjà  ses  biens 
étaient  séquestrés,  et  une  année  entière  s'écoula  avant  qu'il 
parvint  à  obtenir  sa  radiation  définitive  du  tableau  des  émigrés, 
et  par  suite  la  levée  du  séquestre.  Cependant  il  pourvut  à  l'exis- 
tence des  siens  en  remplissant  l'emploi  de  correcteur  dans  un 
établissement  d'imprimerie  appelé  Agence  pour  l'envoi  des 
Lois.  Il  y  fut  chargé  de  la  vérification  des  lois  traduites  en  italien 
et  de  la  correction  d'oeuvres  littéraires  importantes.  Cette  cir- 
constance le  mit  en  rapports  suivis  avec  plusieurs  personnîiges 
haut  placés  dans  l'administration,  parmi  lesquels  le  général  Mil- 
iet-Mureaux,  qui  faisait  imprimer  le  Voyage  de  La  Peyrovse,  Ce 

3 


34  VIE    DE   PLAiNAT. 

général,  nommé  peu  de  temps  après  chef  de  la  3*  division  de  la 
guerre,  offrit  à  M.  Planât  l'emploi  de  sous-chef,  ce  que  celui-ci 
accepta  avec  joie.  Sa  capacité  le  désigna  bien  vite  à  l'attention 
de  ses  supérieurs,  et,  dès  Tannée  suivante,  à  l'occasion  d'une 
réorganisation  des  diverses  divisions,  le  ministre  de  la  guerre 
décida  que  les  deux  subdivisions  de  l'artillerie  et  du  génie  res- 
teraient désormais  réunies  entre  les  mains  de  M.  Planât.  Cette 
mesure,  qui  ne  lui  valut  qu'un  surcroît  de  travail  écrasant, 
attira  néanmoins  à  M.  Planât  des  ennemis  acharnés.  A  défaut  de 
tout  grief  avouable,  ils  exhumèrent  contre  lui  l'ancienne  accusa- 
tion d'avoir  été  secrétaire  du  duc  de  Polignac,  ce  à  quoi  il  répon- 
dit fort  dignement  dans  une  défense  imprimée  qui  est  sous  nos 
yeux  :  «  J'étais,  on  le  voit,  secrétaire  de  l'administration,  non  de 
l'administrateur.  Ce  n'est  pas  que  j'aie  à  rougir  de  voir  mon  nom 
à  côté  de  celui  du  duc  de  Polignac.  Il  eut  de  l'amitié  pour  moi, 
et,  quoi  qu'il  arrive,  le  souvenir  m'en  sera  toujours  cher.  Le 
patriotisme  n'exclut  pas  la  reconnaissance,  et  ne  fait  pas  un 
crime  des  affections  de  Tàme...  » 

Le  généra]  Millet-Mureaux  ayant  dû  quitter  plus  tard  son 
poste,  M.  Planât  fut  investi  de  la  direction  de  la  3*  division.  Mais 
ses  ennemis  redoublèrent  d'efforts,  et  pendant  un  moment  ils 
paraissaient  devoir  l'emporter.  Subitement  arrêté,  incarcéré 
pendant  quatre  jours  sous  l'absurde  accusation  d'avoir  ordonné 
le  dépalissadement  des  forteresses,  puis  remis  en  liberté  et 
déclaré  innocent,  M.  Planât  n'en  fut  pas  moins  tenu  éloigné  de 
ses  fonctions  pendant  dix-huit  mois.  Les  généraux  Berthier  et 
Andréossi  l'y  rappelèrentàleuravènementaupouvoir(mars  1800), 
et  en  même  temps  son  jeune  fils,  Louis  Planât,  entra  au  corps 
du  génie  en  qualité  d'adjoint  de  â*"  classe. 

Ainsi  commença,  à  l'âge  de  quinze  ans,  la  carrière  du  jeune 
Planât.  Ce  fut  une  des  courtes  époques  heureuses  de  sa  vie. 
Depuis  deux  ans  seulement  il  avait  été  placé  dans  une  des  rares 
maisons  d'éducation  qui  s'étaient  rouvertes,  et  il  venait  de  ter- 
miner à  la  hâte  son  cours  de  mathématiques.  Mais  très  heureu- 
sement doué  et  devenu  fort  studieux,  son  nouvel  emploi  était 
en  tout  point  conforme  à  ses  aptitudes  comme  à  ses  goûts.  H 
se  trouvait  en  outre  à  côté  d'autres  jeunes  gens  fort  distingués, 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784   A    1812).  35 

parmi  lesquels  Casimir  Perier,  plus  âgé  que  lui  de  deux  ans,  et 
adjoint  de  1"*  classe. 

A  tous  les  points  de  vue,  la  fortune  alors  semblait  vouloir 
sourire  à  la  famille  Planât ^  et  une  ère  de  tranquille  prospérité 
semblait  s'ouvrir  devant  elle,  lorsqu'un  revirement  inattendu 
vint  détruire  à  tout  jamais  son  bonheur.  Un  chef  nouveau  venait 
d'ôtre  placé  comme  inspecteur  général  à  la  tête  de  l'artillerie  ; 
il  y  amena  ses  créatures,  et  crut  devoir  donner  à  l'une  d'elles, 
le  général  G...,  la  place  de  M.  Planât,  sans  égard  pour  les  ser- 
vices de  celui-ci  et  sans  compensation.  Nous  croyons  devoir 
reproduire  la  lettre  que  M.  Planât  adressa  en  cette  occasion  au 
ministre  Carnot.  Elle  peint  non  seulement  le  caractère  de 
rhomme  qui  l'écrivit,  mais  aussi  la  situation  vraiment  singulière 
des  serviteurs  de  l'État  à  cette  époque  ;  elle  est  nécessaire,  d'ail- 
leurs, pour  expliquer  certains  faits  qui  suivent. 

Mars  lAOl. 
Citoyen  Ministre, 

Permettez-moi  de  réclamer  votre  justice  contre  un  acte  arbitraire 
dont  je  Tiens  d'être  la  victime.  Ayant  occupé  depuis  quinze  ans  les 
premières  places  de  plusieurs  grandes  administrations  et  particuliè- 
rement de  l'artillerie,  je  me  vois  aujourd'hui  enlevé  à  mes  fonctions 
par  un  abus  d'autorité,  dont  les  temps  les  plus  révolutionnaires 
offrent  à  peine  un  exemple. 

Le  premier  inspecteur  d'artillerie,  en  arrivant  dans  les  bureaux 
de  la  guerre,  y  a  signalé  son  entrée  par  mon  remplacement  dans 
l'emploi  de  chef  de  subdivision  de  l'artillerie.  Sa  lettre  ne  donne 
d'autre  motif  de  cette  exclusion  que  l'habitude  où  il  est,  dit-il,  de 
travailler  avec  un  chef  qui  a  toute  sa  confiance;  que  je  dois,  d'après 
cela,  lui  céder  ma  place,  et  qu'il  regrette  beaucoup  de  ne  pouvoir 
m'en  donner  une  analogue  à  mes  talents. 

Eh  quoi,  Ministre!  est-ce  bien  sous  un  gouvernement  protecteur 
qu'on  peut  disposer  ainsi  de  l'existence  des  employés  de  votre  minis- 

1.  M.  Planât  dit  dans  une  de  ses  lettres  :  «  En  1795,  mon  père  acheta,  pour 
quelques  centaines  de  louis,  des  rentes  5  "/o,  qui  étaient  alors  à  cinq  francs. 
Peu  d'années  après,  elles  dépassèrent  cinquante  francs  ;  en  sorte  que,  avec  dix 
miUe  francs,  U  avait  gagné  en  trois  ans  plus  de  cent  mille  francs.  Il  les  employa 
à  acheter  deux  maisons,  l'une  rue  Neuve-des-Mathurins,  l'autre  rue  de  la  Loi, 
aujourd'hui  rue  Richelieu,  qui  en  1804  avaient  déjà  triplé  de  valeur.  »  p.  p. 


36  VIE   DE   PLANAT. 

tère?  Gomment  parviendra-t-on  à  les  attacher  à  leur  état  s*il  n'existe 
pour  eux  aucune  garantie,  ni  conflance;  et  si,  au  lieu  d'un  état 
permanent  et  invariable,  ils  ne  voient  de  constant  que  l'instabilité  ! 
J'aimais  à  penser  que,  dans  un  État  bien  gouverné,  les  droits  de 
l'expérience  pouvaient  enfîn  prévaloir  sur  Taudace,  l'insolence  et 
l'ineptie  ambitieuse.  Me  serais-je  donc  trompé?  non,  Ministre,  votre 
équité  me  rassure  ;  il  est  impossible  que  vous  ayez  conféré  le  pouvoir 
de  désorganiser  une  des  branches  importantes  de  la  guerre,  et  de  ré- 
duire au  désespoir  le  père  d'une  nombreuse  famille. 

Je  vous  parlerai  peu  de  mes  services,  ils  sont  connus  au  départe- 
ment de  la  guerre. 

Je  fus  nommé  en  4784  secrétaire  général  des  haras;  j'ai  occupé 
cette  place  jusqu'en  1793,  époque  de  la  dissolution  de  cette  partie 
importante  des  richesses  nationales. 

Lors  du  régime  constitutionnel,  le  ministre  Aubert-Dubayct  m'ap- 
pela au  département  de  la  guerre,  on  qualité  de  chef  de  subdivision 
de  l'artillerie. 

Le  ministre  Petiet  me  confia  cette  division,  et  par  suite  celle  du 
génie  que  je  dirigeai  jusqu'en  fructidor  an  VL 

A  cette  époque,  je  fus  dénoncé,  comme  émigré,  et  accusé  d'avoir  or- 
donné le  dépalissadcment  des  places.  Ces  atroces  calomnies  me  firent 
arrêter  comme  prisonnier  d'État  et  conduire  au  Temple.  Il  me  fut 
très  facile  de  prouver  ma  non-émigration  ;  et  quant  au  prétendu  dé- 
palissadement,  je  démontrai  que  c'était  une  mesure  d'économie  pro- 
posée par  les  deux  comités  des  fortifications  et  de  l'artillerie.  Gomme 
il  était  odieux  de  me  retenir  plus  longtemps  sans  incarcérer  tous  les 
membres  de  ces  deux  comités,  on  me  rendit  à  la  liberté,  mais  non  à 
mes  fonctions,  et  le  but  des  délateurs  fut  rempli. 

Après  un  intervalle  de  dix-huit  mois,  j'y  fus  rappelé  par  les  géné- 
raux Berthier  et  Andréossi.  Ge  dernier  peut  vous  dire,  citoyen  Mi- 
nistre, dans  quel  état  nous  trouvâmes  cette  division,  qui  dans  cet  es- 
pace de  temps  avait  eu  cinq  chefs  différents.  Les  opérations  impor- 
tantes qui  s'y  sont  exécutées  depuis  cette  époque  attestent  les  efforts 
qu'il  a  fallu  faire  pour  la  diriger  au  milieu  du  chaos  et  de  la  confu- 
sion. 

Cependant  l'ordre  s'y  est  rétabli;  quatre  armées,  manquant  de 
tout,  ont  été  approvisionnées  (ou  doivent  l'être,  si  l'on  suit  avec  soin 
les  dispositions  déjà  ordonnées);  les  fabrications  spéculatives  ont  été 
suspendues;  les  commandes  d'armes  et  de  projectiles  régularisées; 
les  équipages  d'artillerie  rendus  au  gouvernement  (et  cette  seule  opé- 
ration bien  administrée  doit  produire  une  économie  annuelle  de 
trois  millions)  ;  le  corps  de  l'artillerie  a  été  régénéré,  et  les  promo- 
tions enfin  ont  été  calculées  non  sur  les  rides,  mais  sur  les  cicatrices. 

Je  le  dis  avec  quelque  satisfaction,  citoyen  Ministre,  j'ai  eu  une 


PKEMIÈBE   PARTIE    (1784   A    1812).  37 

grande  part  à  ces  améliorations,  et  je  ne  crains  pas  d'invoquer  sur 
ce  point  le  témoignage  du  général  Andréossi  lui-même. 

Et  c'est  après  une  pareille  conduite  et  sans  égard  pour  ma  qualité 
de  père  d'une  nombreuse  famille  qu'un  homme,  respectable  sans 
doute,  mais  circonvenu  par  l'intrigue  et  la  calomnie,  se  permet  de 
m'éconduire  comme  un  malheureux  salarié.  Quel  est  donc  le  carac- 
tère qui  l'investit  d'une  pareille  autorité?  Son  rang,  quelque  élevé 
qu'il  soit,  le  dispense-t-il  d'être  juste?  Et  faudra-t-il  donc  que  le  faible 
soit  toujours  opprimé,  parce  qu'il  se  trouve  sur  le  chemin  d'un  in- 
trigant ou  d'un  ambitieux?  Cestà  vous,  citoyen  Ministre,  qu'il  appar- 
tient de  mettre  un  terme  à  de  telles  iniquités;  je  parle  à  un  ministre 
longtemps  opprimé  par  la  calomnie;  il  ne  permettra  pas  que  ce  sys- 
tème s'établisse  sous  son  ministère,  et  ce  ne  sera  point  en  vain  que 
j'aurai  réclamé  sa  justice.  Je  l'attends  avec  confiance. 

Salut  et  respect, 

PLANAT. 


Cette  réclamation  n'eut  point  de  résultat.  La  situation  des 
employés  n'étant  pas  alors  réglée  et  garantie  par  la  loi,  le  nou- 
vel inspecteur  de  l'artillerie,  tout  en  usant  durement  de  son 
droit,  ne  l'avait  point  dépassé.  Mais  la  fierté  naturelle  de  M.  Pla- 
nât devait  lui  interdire  toute  autre  démarche,  et,  sous  l'influence 
de  son  juste  ressentiment,  il  alla  jusqu'à  obliger  son  jeune  fils  à 
donner  sa  démission,  ne  voulant  pas,  écrivit-il,  le  voir  entrer 
dans  l'administration  pour  devenir  à  son  tour  la  victime  de  l'ar- 
bitraire et  du  caprice  des  hommes. 

En  ce  moment  (printemps  1801),  le  commerce  avec  la  Russie, 
longtemps  interrompu  par  les  événements,  venait  de  reprendre 
avec  une  grande  vivacité,  notamment  le  commerce  des  objets 
de  luxe  :  bronzes,  bijoux,  livres  précieux,  etc.  Une  foule  de  né- 
gociants improvisés  se  lancèrent  dans  ces  spéculations,  espérant 
réaliser  promptement  de  grands  bénéfices.  Un  ami  de  M.  Planât, 
ancien  négociant,  lui  persuada  d'entreprendre  de  son  côté  une 
expédition  de  ce  genre,  offrant  de  partir  lui-môme  pour  la  Rus- 
sie en  qualité  d'associé  et  de  fondé  de  pouvoir,  et  répondant  du 
succès.  M.  Planât  finit  par  consentir,  et  il  décida  que  son  fils 
accompagnerait  son  ami,  pour  se  former,  sous  sa  direction,  à  la 
carrière  du  commerce,  c'est-à-dire  à  la  seule  profession  qui  fût 


38  VIE   DE   PLANAT. 

en  désaccord  complet  avec  son  caractère  et  toutes  ses  apti- 
tudes. 

Voici  donc  le  jeune  Planât,  à  Tâge  de  dix-sept  ans,  enlevé  à 
sa  famille,  à  son  pays,  à  la  carrière  qu'il  aime,  pour  faire,  dans 
la  triste  et  froide  Russie^  Tapprentissage  d*un  métier  qu'il  dé- 
teste; ce  fut  comme  le  prélude  de  la  pénible  vie  qui  lui  était 
réservée. 

Un  voyage  à  Saint-Pétersboui^  n'était  pas,  à  cette  époque,  une 
petite  afTaire  ;  celui  des  deux  voyageurs  dura  quarante  jours  et 
mit  plusieurs  fois  leur  vie  en  péril  :  «  Grâce  à  Dieu,  écrivait  le 
jeune  Planât  en  arrivant  à  Saint-Pétersbourg,  nous  voici  quittes 
de  tout  danger;  mais  nous  sommes  si  maigres  et  si  noirs  qu'on 
aurait  de  la  peine  à  nous  reconnaître.  »  Secouant  ensuite  vail- 
lamment l'état  de  chagrin  et  de  dépit  où  les  résolutions  de  son 
père  l'avaient  plongé,  il  ajoute  :  «  Je  ferai  tout  mon  possible 
pour  remplir  les  vues  de  mon  père.  Plus  que  jamais  je  sens  le 
besoin  de  travailler;  mais  je  suis  résolu  à  ne  prendre  de  maîtres 
que  lorsque  j'aurai  réalisé  un  premier  bénéfice.  »  Les  senti- 
ments amers  ne  pouvaient  durer  dans  ce  cœur  aimant;  la  récon- 
ciliation entre  le  père  et  le  fils  fut  prompte  et  complète  et 
lorsque,  dès  le  mois  qui  suivit  leur  arrivée,  l'ami  de  son  père 
crut  devoir  renvoyer  son  jeune  compagnon  en  France,  pour  or- 
ganiser à  la  hâte  une  seconde  expédition,  M.  Planât  père  voulut 
reconduire  lui-môme  son  fils  jusqu'à  Lubeck,  et,  le  jour  de  leur 
séparation,  lui  adressa  ces  lignes  caractéristiques  : 

Lubeck,  16  septembre  1801. 

Mon  cher  Planât, 

Le  voyage  que  nous  venons  de  faire  ensemble  m'a  confirmé  dans 
ridée  que  j  ai  toujours  eue  que  tu  seras  un  jour  un  homme.  Tu  as  de 
la  prudence,  du  jugement,  de  Tesprit;  mais  j*ai  cru  remarquer  en  toi 
peu  de  ténacité  dans  les  affaires  et  un  goût  prématuré  pour  la  vie 
tranquille.  Songe  que  tu  entres  dans  la  vie  ;  que  la  nature  a  marqué 
elle-même  le  temps  du  repos  ;  elle  t'a  fait  homme  et  t'a  condamné, 
comme  les  autres,  à  payer  à  la  société  le  tribut  de  ton  travail.  Re- 
garde autour  de  toi  !  Je  ne  demande  pas  que  tu  prennes  tes  exemples 
dans  la  classe  du  peuple,  dont  la  destinée  est  de  vivre  et  de  mourir 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784  A    1812).  39 

dans  les  privations  et  dans  le  besoin;  ni  dans  celle  des  militaires  qui, 
dans  quelque  rang  qu'ils  soient,  ne  sont  jamais  que  des  esclaves  plus 
ou  moins  brillants  ;  mais  arrête  un  peu  ta  pensée  sur  moi-môme  I  Je 
fus  jeté  dans  le  monde,  sans  appui,  sans  argent,  sans  étati  Aban- 
donné comme  un  frôle  arbrisseau,  j'ai  lutté  pendant  vingt  ans  de  ma 
vie  contre  la  misère  et  le  chagrin,  et,  dans  des  temps  que  j'ai  crus 
plus  heureux,  j'ai  eu  à  combattre  les  passions  des  hommes,  cent  fois 
pires  que  la  misère  !  Tu  entres  dans  une  carrière  belle  à  parcourir, 
honorable  et  surtout  indépendante  du  caprice  des  hommes  !  Je  te  le 
répète,  mon  cher  enfant,  avec  ton  caractère  et  les  sentiments  que  je 
te  connais,  tu  ne  peux  manquer  de  réussir  dans  les  affaires,  si  tu  peux 
y  mettre  un  peu  de  ténacité.  Ne  porte  plus  tes  regards  en  arrière  ! 
Vois  le  sillon  que  tu  as  à  tracer  et  repose  ta  pensée  sur  le  temps  qui 
verra  réaliser  nos  agréables  projets,  etc. 

Du  reste,  M.  Planai  approuve  pleinement  le  plan  de  conduite 
de  son  fils,  qui  consiste  à  montrer  dans  toutes  les  transactions 
de  Tassurance  sans  fierté,  de  la  complaisance  sans  bassesse,  de 
la  prudence  sans  astuce  ;  car,  il  faut  le  dire,  la  principale  préoc- 
cupation du  jeune  négociant  était  de  réhabiliter  par  son  attitude 
la  dignité  du  nom  français,  fort  décrié  à  Saint-Pétersbourg,  et 
compromis  par  une  foule  d'aventuriers. 

Mais,  on  le  comprend  aussi,  des  sentiments  si  élevés,  qui  à  la 
longue  auraient  pu  porter  leurs  fruits,  n'étaient  guère  propres  à 
assurer  la  victoire  à  celui  qui  les  professait,  dans  les  luttes  ar- 
dentes de  la  concurrence.  D'un  autre  côté,  M.***  n'était  apparem- 
ment ni  fort  habile,  ni  fort  actif,  car,  dès  le  mois  suivant, 
M**  Planai  écrivait  à  son  fils  :  «  Ton  père  n'est  pas  content;  il 
trouve  que  vous  mettez  bien  de  la  lenteur  à  vos  opérations. 
Songe  que  notre  fortune  est  entre  vos  mains,  et  que  ton  père  en 
a  mis  ime  grande  partie  dans  ces  expéditions.  »  Et  peu  de  jours 
après  :  «  L*inquiétude  de  ton  père  va  toujours  croissant.  Vous 
avez  tort  de  dédaigner  les  moyens  actifs  que  vos  concurrents 
emploient  avec  succès.  Dans  un  pays  où  l'on  n'est  qu'en  passant, 
où  le  commerce  ne  réussit  qu'au  plus  remuant,  on  est  bien 
forcé  de  suivre  la  voie  qu'ils  ont  frayée.  Il  ne  faut  pas  croire  que 
la  gravité  et  la  roideur  soient  ici  nécessaires.  Eh,  mon  ami, 
laisse  à  ce  peuple,  parmi  lequel  tu  ne  veux  pas  vivre,  tous  ses 
préjugés  !  Vends  tes  marchandises,  et  reviens  dans  tes  foyers. 


40  VIE   DE   PLANAT. 

Notre  projet  est  d^abandouner  le  commerce  avec  la  Russie,  qui, 
dût-il  réussir,  entraîne  trop  d'inquiétude.  » 

Mais  les  marchandises,  une  fois  vendues,  n'étaient  point 
payées,  et  le  malheureux  jeune  homme,  chargé  d'une  responsa- 
bilité au-dessus  de  ses  forces,  fréquemment  malade,  écrivit  à  sa 
sœur  ces  lignes  pleines  de  tristesse  :  <'  As-tu  donc  entièrement 
oublié  ton  pauvre  frère  ?  Vois  ma  position  :  des  affaires  embar- 
rassantes, des  reproches  accablants,  un  climat  horrible,  et  toi, 
ma  sœur,  dont  j'attendais  quelques  consolations,  tu  ne  m'écris 
pas.  Je  pars  demain  pour  Moscou.  Je  suis  bien  malheureux  !  » 

Au  commencement  de  1803,  M.  Planât  père  se  décida  à  rappe- 
ler son  fils,  laissant  à  son  ami  le  soin  de  terminer  seul  une  af- 
faire si  mal  engagée  et  de  poursuivre  le  recouvrement  des 
sommes  considérables  qui  lui  étaient  dues.  «  Grâce  au  ciel,  me 
voilà  délivré  de  cette  maudite  Russie,  où  j'ai  laissé  argent,  santé 
et  gaieté,  »  s'écriait,  au  comble  de  la  joie,  le  jeune  Planât,  dans 
une  lettre  à  son  frère,  écrite  en  allemand.  La  connaissance  de 
cette  langue,  perfectionnée  pendant  ses  premières  campagnes, 
était  le  profit  le  plus  clair  que  le  studieux  jeune  homme  rappor- 
tât de  son  exil  ;  mais  cette  circonstance  eut  une  grande  influence 
sur  son  avenir. 

Peu  de  mois  passés  dans  sa  patrie  au  sein  de  sa  famille  suf- 
firent pour  lui  rendre  la  santé  et  la  bonne  humeur.  L'automne  le 
trouva  établi  dans  la  petite  ville  d'Osnabruck,  secrétaire  à  l'état- 
major  et  agent  des  transports  militaires  à  l'armée  de  Hanovre. 
Cet  emploi  était  provisoire  et  ne  rapportait  point  de  traitement 
fixe;  mais  le  jeune  Planât  ne  s'en  trouvait  pas  moins  fort  heu- 
reux. Rien  de  plus  charmant  que  ses  lettres  de  ce  temps;  elles 
débordent  de  gaieté  et  de  bon  vouloir;  tous  ses  chefs  lui  pa- 
raissent fort  aimables,  tous  ceux  qu'il  rencontre  excellents;  le 
monde  entier  lui  semble  animé  pour  lui  d'une  bonté  et  d'une 
bienveillance  qu'il  rend  avec  usure. 

Malheureusement  son  père  voyait  les  choses  autrement;  peu 
satisfait  d'une  situation  précaire,  inquiet  de  l'avenir  de  sa 
famille,  il  revint  bientôt  à  son  premier  projet^  et,  à  peine  rendu 
.au  lieu  de  sa  destination,  Louis  Planât  reçut  lettres  sur  lettres, 
tantôt  dures  et  tantôt  caressantes,  l'engageant  à  abandonner  dé- 


PREMIÈRE   PARTIE    (1784   A    1812).  41 

finitivement  toutes  ses  idées  chevaleresques  et  romanesques 
pour  entrer  en  qualité  de  commis  dans  une  grande  maison  de 
banque  à  Riga.  L*estime  qu'un  si  jeune  homme  avait  su  conqué- 
rir en  Russie,  Texcellent  souvenir  qu*il  y  avait  laissé,  tournèrent 
ainsi  contre  son  repos;  car  son  père  y  voyait  avec  raison  un 
élément  assuré  de  succès.  Mais  Taversion  de  Louis  Planât  pour 
la  carrière  des  affaires  était  plus  forte  que  jamais;  d'ailleurs 
«  celte  fluctuation  continuelle  d'idées  sur  notre  sort,  écrivit-il  à 
son  frère,  est  inconcevable  ;  elle  ne  s'allie  point  dans  mon  es- 
prit au  caractère  ferme  et  solide  de  notre  père.  J'ai  dû  tour  à 
tour  être  ingénieur,  négociant,  employé  aux  armées,  et  finale- 
ment commis  de  comptoir.  Amen  !  Pierre  qui  roule  n'amasse 
pas  de  mousse  !  Sur  le  tout,  il  faut  prendre  patience  et  tâcher 
par  tous  les  moyens  qui  ne  choquent  pas  l'autorité  paternelle 
de  garder  nos  places  et  d'avancer...  » 

La  satisfaction  que  témoignaient  tous  les  chefs  de  Louis  Pla- 
nai de  ses  services  parut  un  moment  ébranler  les  résolutions  de 
son  père  ;  mais  l'âge  de  la  conscription  approchait  :  un  emploi 
définitif  seul  ou  l'éloignement  pouvait  l'y  soustraire.  La  lutte 
recommença  donc,  et  Louis  Planât,  pour  y  mettre  fm,  et  plutôt 
que  de  s'exiler  de  nouveau,  voulut  s'enrôler  sur-le-champ.  Pour- 
tant les  instances  de  sa  mère  le  vainquirent  enfin,  et  il  se  déclara 
prêt  à  partir  pour  Riga.  Voici  en  quels  termes  son  père,  touché 
de  sa  résignation,  l'en  remercia  tout  en  appréciant  son  caractère  : 
«  Crois-en  mon  expérience,  mon  cher  Planât;  il  est  peut-être  des 
('*tats  qui  offrent  plus  d'agréments  que  le  commerce  ;  il  n  en  est 
pas  de  plus  indépendant.  La  France  fourmille  d'artistes,  de  lé- 
gistes, de  militaires;  quelques-uns  percent  la  foule  et  arrivent, 
mais  que  d'embarras,  que  de  cabales,  que  d'intrigues  pour  par- 
venir !  La  nature  t'a  refusé  ces  moyens,  et  tu  n'en  seras  que 
plus  heureux.  Elle  t'a  destiné  à  fournir  une  carrière  dégagée  de 
toute  espèce  d'intrigue.  » 

Cette  fois  ce  fut  le  général  Dulauloy  qui,  en  refusant  un  pas- 
seport, mit  obstacle  au  départ.  Louis  Planât,  ainsi  tiraillé  sans 
cesse,  resta  à  son  poste  jusqu'à  ce  qu'il  reçut  de  son  père  ce  bil- 
let laconique  :  «  Tu  partiras  aussitôt  ma  lettre  reçue,  et  tu 
Tarrêleras  à  Clichy,  où  lu  trouveras  la  mère  et  les  sœurs.  Ne 


42  VIE   DE   PLANAT. 

t'inquiète  pas  du  reste.  Laisse  là  Tannée...  Ne  fais  pas  de 
réflexions.  Pars.  » 

Le  mot  de  cette  énigme  était  celui-ci  :  M.  Montessuy,  muni- 
tionnaire  général  des  Invalides,  venait  de  conclure  avec  le 
ministre  de  la  marine  un  traité  pour  la  fourniture  des  vivres  aux 
hôpitaux  maritimes,  et  il  avait  pris  pour  associé  un  de  ses  frères 
et  M.  Planât  père.  Le  jeune  Planât  était  envoyé  à  Brest  comme 
inspecteur,  emploi  qui  le  mettait  à  Tabri  de  la  conscription. 

Malheureusement  M.  Montessuy  s'était  gravement  trompé 
dans  ses  calculs.  Dès  les  premiers  mois  la  perte  fut  évidente,  et 
les  associés  durent  solliciter  la  modification  de  leur  traité  ou  sa 
résiliation.  En  outre,  Thôpital  de  Brest  exigeait  des  livraisons 
de  beaucoup  plus  considérables  que  celles  prévues  par  le  contrat, 
et,  vu  Turgence,  les  associés  lie  pouvaient  refuser  de  les  fournir  *. 
Ils  espéraient  d'ailleurs  se  concilier  par  cette  conduite  le  bon 
vouloir  de  l'administration,  car  la  résiliation  pure  et  simple 
devait  rendre  la  perte  déjà  éprouvée  irrévocable.  Le  ministre 
promit  en  effet  une  juste  augmentation  s'il  y  avait  lieu,  et  il 
n'attendait,  disait-il,  pour  statuer  définitivement,  que  la  présen- 
tation d'un  rapport  déjà  ordonné. 

Mais  ce  rapport  fut  vainement  attendu  pendant  près  d'un  an  ; 
aucune  décision  ne  fut  prise,  malgré  les  incessantes  réclama- 
tions des  associés,  qui  dans  cet  intervalle  durent  continuer  à 
marcher  dans  la  voie  dangereuse  où  ils  se  trouvaient  engagés  de 
plus  en  plus,  sous  peine  de  perdre  le  fruit  des  sacrifices  crois- 
sants qu'ils  avaient  faits. 

Les  pertes  et  les  avances  s'accumulèrent  ;  au  bout  de  quatorze 
mois,  elles  s'élevèrent  à  400  000  francs,  et  force  fut  de  s'arrêter. 
En  outre,  un  des  MM.  Montessuy  s'étant  déclaré  insolvable,  ses 
deux  associés  devaient  remplir  chacun  par  moitié  ses  obliga- 
tions. M.  Planât  s'était  vu  réduit  à  faire  des  emprunts  onéreux  ; 
tous  ses  immeubles  se  trouvaient  grevés  d'hypothèques;  quant 

1.  L*hospice  de  Brest  exigea  dix  onces  do  viande  par  jour  et  par  malade, 
au  lieu  de  huit  stipulées  par  le  ministre.  Ce  seul  article  occasionna  un  sur- 
croît de  dépense  de  150  000  francs.  En  somme,  la  journée  des  malades,  qui  était 
payée  aux  associés  92  c,  coûtait  1  fr.  40  c.  Ces  faits  non  contestés  forment 
la  base  d'un  mémoire  présenté  plus  tard  au  ministre  de  la  marine  par  la  veuTe 
de  M.  Planât,  f.  p. 


PREMIÈRE   PARTIE    (i784   A    1812).  43 

aux  fonds  placés  en  Russie,  il  n'en  espérait  plus  rien.  Il  entrevit 
en  frémissant  la  ruine  complète  de  sa  famille  ;  son  indomp- 
table énergie  s'affaissa,  sa  santé  dépérit;  au  mois  de  septembre 
1805,  il  s'alita  pour  ne  plus  se  relever.  Les  soins  de  sa  famille 
parurent  le  ranimer  un  moment;  mais  dans  cette  journée  môme, 
la  décision  du  ministre,  si  cruellement  différée  jusque-là,  était 
arrivée.  La  résiliation  pure  et  simple  était  accordée,  mais  aucune 
indemnité,  pas  môme  le  remboursement  des  fournitures  de 
vivres  faites  en  sus  du  marché. 

C'était  la  ruine  complète,  irréparable.  M.  Planât  ne  put  résister 
à  ce  coup  funeste  ;  il  expira  le  lendemain  entre  les  bras  de  sa 
malheureuse  femme. 

Il  serait  inutile  d'insister  sur  le  désespoir  de  cette  famille  et 
sur  son  affreuse  situation.  La  pauvre  veuve  toujours  malade, 
sans  aucune  expérience  des  affaires,  entourée  d'enfants  en  bas 
âge,  écrasée  par  des  intérêts  usuraires  à  payer  chaque  jour,  har- 
celée par  la  foule  des  créanciers,  n'avait  au  monde  d'autre  appui 
ni  d'autre  guide  que  son  fils  aîné.  La  loi  elle-môme  s'opposerait 
aujourd'hui  à  ce  qu'il  lui  fût  enlevé  ;  mais  il  n'en  était  pas  ainsi 
à  cette  époque.  La  catastrophe  qui  avait  tué  le  père  enlevait  au 
fils  la  position  qui  le  dispensait  de  la  conscription.  Après  dix 
mois  passés  près  de  sa  pauvre  mère,  le  jeune  Planât  fut  officieu- 
sement prévenu  que  l'espèce  de  tolérance  dont  il  avait  été  l'objet 
jusque-là  allait  cesser;  qu'à  moins  de  s'engager  volontairement, 
il  pourrait  être  recherché,  peut-être  incorporé  dans  une  compa- 
gnie de  discipline  ^  Le  général  Saint-Laurent,  directeur  général 
du  train  d'artillerie,  alors  à  Varsovie,  répondit  à  M™  Planât,  qui 
Tavait  consulté  :  a  II  faut  qu'au  lieu  d'entrer  dans  l'artillerie  à 
cheval,  monsieur  votre  fils  entre  comme  soldat  dans  le  S^  ba- 
taillon du  train.  Lorsqu'il  y  sera  rendu,  je  l'appellerai  auprès  de 
moi,  et  je  vous  convaincrai  que  je  n'ai  pas  cessé  d'être  le  véri- 
table ami  de  votre  malheureux  époux.  » 

Ainsi  c'est  par  nécessité,  non  par  vocation,  que  Louis  Planât 

1.  Les  tristesses  de  Planât  à  la  mort  de  son  père,  son  dévouement  pour  sa 
famiUe,  son  courage  se  trourent  exprimés  dans  les  lettres  qu'il  écrivit  pendant 
cette  crueUe  année  à  son  frère  Auguste,  alors  à  Saint-Pétersbourg.  Voir  le 
▼clame  Carrestxmdance  intime. 


44  VIE    DE   PLANAT. 

se  fit  militaire.  Une  fois  entré  dans  la  carrière,  il  sut  en  remplir 
les  devoirs  de  manière  à  pouvoir  affirmer  de  lui,  ce  que  lui- 
même  nous  a  dit  de  son  père  :  il  serait  arrivé  aux  plus  hauts 
emplois,  si  une  catastrophe  sans  précédent  dans  l'histoire  n*était 
venue  briser  sa  carrière  à  peine  commencée. 

En  ce  moment  toute  son  opinion  se  bornait  à  se  faire  nommer 
officier  le  plus  vite  possible,  afin  de  consacrer  la  moitié  de  sa 
solde  à  réducation  de  ses  deux  jeunes  frères,  objet  incessant 
d'inquiétude  et  d'anxiété  pour  sa  mère.  G^était  le  but  immédiat 
qu'il  avait  devant  les  yeux;  il  l'atteignit  au  bout  de  trois  ans,  et 
la  pauvre  mère  reçut  sur  son  lit  de  mort  la  nouvelle  de  la  nomi- 
nation de  son  fils  aîné  au  grade  d'officier;  elle  expira  en  le  bénis- 
sant, pleine  de  sérénité  et  de  confiance  dans  l'avenir.  Ce  fut  là 
la  récompense  de  Louis  Planât  et  la  bénédiction  de  toute  sa  vie. 
Mais  par  quelles  soufl*rances  avait-il  dû  passer  pour  la  conqué- 
rir, au  prix  de  quelles  luttes  put-il  seul  accomplir  les  promesses 
faites  à  sa  mère  mourante  ?  11  n'a  laissé  aucun  récit  de  cette 
sombre  période  de  sa  vie,  mais  ce  récit  se  trouve  dans  une  cor- 
respondance suivie  avec  sa  famille  pendant  ces  cinq  années. 

C'est  dans  la  première  quinzaine  de  janvier  1807,  qu'après  des 
adieux  dont  il  est  facile  d'imaginer  la  tristesse,  Louis  Planât 
était  parti  pour  rejoindre  en  Alsace  le  dépôt  de  son  corps.  Dès 
ce  moment,  c'est  sa  correspondance  qui  nous  servira  à  conti- 
nuer ce  récit  ^ 

F.   P. 
Louis  Planai  à  sa  mère. 


De  risle-de-Nogat,  29  juillet  1807. 

J'ai  d*heureuses  nouvelles  à  t'apprendre  !  La  paix  avec 
la  Prusse  et  la  Russie  n'en  est  plus  une  pour  toi  ;  mais  mon 

1.  Ainsi  apparaîtront  les  phases  différentes  de  la  yie  de  Planât  dans  les 
pages  qui  suivent.  Mais  la  i)lupart  des  lettres,  écrites  durant  cette  période, 
où  il  montre  surtout  son  co^ur  de  fils  et  de  frère,  sont  contenues  dans  le 
volume  Correspondance  inlime. 


PREMIÈRE  PARTIE    (1784   A   1812).  45 

excellent  protecteur  vient  enfin  de  recevoir  une  récom- 
pense qui  était  due  depuis  longtemps  à  son  mérite  et  aux 
services  qu'il  a  rendus  dans  les  dernières  campagnes. 
L'Empereur,  avant  son  départ,  Ta  promu  au  grade  de  géné- 
ral de  division;  il  s'est  entretenu  quelque  temps  avec  lui, 
et  lui  a  témoigné  sa  satisfaction.  Le  caractère  connu  de 
l'Empereur  ajoute  beaucoup  à  cette  faveur.  Ce  digne  géné- 
ral n'ignore  pas  combien  je  t'aime,  et  quel  désir  j'ai  de  te 
revoir.  Tous  les  jours  je  lui  parle  de  tes  vertus,  de  tes  mal- 
heurs, de  ta  tendre  sollicitude.  Il  a  eu  la  bonté  de  prévenir 
mes  vœux,  et  m'a  dit,  en  particulier,  qu'à  notre  rentrée 
en  France,  quelle  que  soit  la  destination  du  parc,  il  m'enver- 
rait passer  une  quinzaine  à  Paris.  Pourquoi  ne  te  dirais-je 
pas  tout?  Il  m'a  fait  sous-officier,  et  m'a  enfin  déclaré  qu'il 
allait  tout  mettre  en  œuvre  pour  m'attacher  à  lui  comme 
aide  de  camp.  Il  a  beaucoup  d'obstacles  à  surmonter;  la  loi 
veut  six  ans  de  service  actif,  et  la  place  d'aide  de  camp 
donne  rang  de  capitaine.  Il  m'a  confié  tout  cela,  à  la  con- 
dition d'en  faire  mystère  à  tout  le  monde  sans  t'excepter; 
mais  puis-je  cacher  quelque  chose  à  ma  mère  chérie,  sur- 
tout une  chose  qui  doit  lui  causer  de  la  joie  et  porter  quel- 
que adoucissement  à  ses  peines  !  Mon  excellente  mère,, 
j'éprouve  en  ce  moment  un  besoin  de  te  serrer  dans  mes 
bras,  de  donner  avec  toi  des  larmes  de  reconnaissance  et 
d'amour  à  Thomme  chéri  qui  veut  me  tenir  lieu  du  père 
que  j'ai  perdu.  Mes  pauvres  frères,  ce  sera  aussi  le  vôtre; 
si  le  ciel  permet  que  votre  éducation  s'achève,  vous  mar- 
cherez un  jour  sur  ses  traces  et  sous  ses  auspices  dans  la 
glorieuse  carrière  qu'il  vient  de  remplir  si  dignement! 

Conserve  ton  courage,  ma  bonne  mère,  je  te  développerai 
dans  notre  prochaine  entrevue  tout  ce  que  l'avenir  peut 
nous  présenter  d'heureux.  Cependant,  je  te  demande  le  se- 
cret sur  ce  que  je  viens  de  te  dire.  La  place  d'aide  de 
camp  d'un  général  de  division  est  une  chose  extrêmement 


46  VIE   DE    PLANAT. 

recherchée;  et  depuis  vingt  jours  que  le  général  a  obtenu 
son  nouveau  grade,  elle  lui  a  été  demandée  par  une  infinité 
de  gens  qu'il  a  refusés,  en  disant  qu'il  en  avait  disposé. 
Tu  penses  bien  que  si  Ton  savait  qu'il  me  la  destine,  on 
parviendrait  facilement  à  déranger  son  projet*. 

Nous  partons  sous  peu  de  jours  pour  Berlin  où  nous  sé- 
journerons quelque  temps.  Et  de  là,  si  la  guerre  conti- 
nentale ne  se  rallume  pas,  nous  rentrerons  en  France. 
Alors  nous  nous  reverrons  au  moins  pour  quelques  jours. 
Je  n  ose  encore  compter  sur  ce  bonheur. 

Tu  me  demandes  quelles  sont  mes  ressources  pécuniaires? 
Je  n'ai  rien  de  trop,  rien  ne  me  manque. 

Berlin,  16  octobre  1807. 

Nous  sommes  toujours  à  Berlin,  chère  maman,  sans 
prévoir  quel  sera  le  terme  de  notre  séjour  dans  cette 
pauvre  ville  dont  tous  les  habitants  voudraient  nous  voir 
bien  loin.  L'armée  se  trouve  dans  le  môme  état  d'incerti- 
tude où  elle  était  l'année  passée.  Plaise  à  Dieu  qu'elle  n'en 
sorte  pas  de  la  même  manière.  Il  semble  que  l'on  ne  fasse 
la  paix  que  pour  recommencer  la  guerre,  ou  bien  ne  fait- 
on  la  guerre  que  pour  le  plaisir  de  faire  la  paix?  Quoi  qu'il 
en  soit,  les  pauvres  humains  se  trouvent  mal  de  ces  fluc- 

1 .  Ces  promesses  n'étaient  point  sérieuses  ;  mais  elles  aTaient  l'avantage  de 
réduire  au  silence  les  réclamations  du  jeune  soldat,  qui  témoignait  sans  cesse 
le  désir  d'être  renvoyé  à  son  corps,  afin  d'y  suivre  la  voie  régulière.  11  est 
toutefois  juste  de  dire  que  la  manière  dont  le  général  Saint-Laurent  utilisait 
le  temps  du  jeune  Planât  fit  acquérir  à  celui-ci  des  connaissances  qui  par  la 
suite  lui  devinrent  fort  utiles.  Voici  ce  qu'il  dit  à  ce  sujet  dans  une  note  : 
«  Après  quelques  jours  passés  dans  le  dépôt  de  mon  bataillon,  je  fus  appelé 
par  le  général  Saint-Laurent,  directeur  général  du  train  d'artillerie,  pour 
être  employé  dans  ses  bureaux.  C'est  là  que  je  commençai  k  prendre  des  idées 
nettes  de  la  correspondance  et  de  la  comptabilité.  A  la  vérité  je  ne  faisais 
que  copier  des  lettres  et  des  états  de  caisse;  mais  je  ne  les  copiais  pas 
machinalement;  c'était  toujours  pour  moi  un  sujet  de  réflexion,  avec  dessein 
d'amasser  pour  l'avenir,  et  j'en  profitai  si  bien  qu'en  1808  je  remplaçai  le 
capitaine  Bronet,  l'officier  chargé  de  la  correspondance.  «  p.  p. 


PREMIÈRE  PARTIE  (1784   A    1812).  47 

tuations  des  événements.  J'ai  bien  peur  que  tout  cela  ne 
retarde  mon  voyage  à  Paris. 

Berlin,  2  janvier  1808. 

Quoique  je  conserve  encore  Tespoir  d'aller  incessamment 
à  Paris,  chère  maman,  je  prends  parti  de  t'adresser  le  pro- 
jet d'un  mémoire  que  j'ai  l'intention  de  présenter  à  l'Em- 
pereur. Je  n'ignore  pas  qu'il  y  a  peut-être  de  grands  chan- 
gements à  faire,  mais  j'ai  voulu  le  laisser  tel  que  je  l'ai 
fait  du  premier  jet  de  plume.  Tu  pourras  le  communiquer 
au  petit  nombre  de  ceux  qui  s'intéressent  à  nous  et  dont 
les  conseils  pourront,  dans  cette  occasion,  nous  être  d'une 
grande  utilité.  Que  ce  soit  cependant  sous  le  sceau  du  se- 
cret. Une  indiscrétion  peut  faire  avorter  un  semblable 
projet.  Je  m'attends  que  des  esprits  timides  vont  y  trouver 
bien  des  choses  hardies  ou  hasardées;  à  quoi  je  répondrai  : 
que  l'on  n'a  rien  à  ménager  lorsqu'on  se  trouve  réduit  à 
des  extrémités  aussi  dures  que  celles  où  nous  sommes. 
Lorsque  tu  auras  mûrement  pesé  ce  qu'il  convient  de 
changer  ou  de  laisser  subsister,  tu  me  le  renverras  pour 
que  j'y  mette  la  dernière  main. 

Le  but  de  ce  mémoire  est  d'obtenir  une  indemnité  ou  un 
emploi.  En  cas  de  réussite  dans  l'un  de  ces  deux  points, 
le  présent  deviendra  supportable,  et  l'avenir  plus  riant. 

Mais  comme  je  ne  veux  point  d'avance  me  flatter  du 
succès  de  cette  démarche,  je  suppose  qu'elle  ne  réussisse 
pas.  Alors,  je  profiterai  de  mon  séjour  à  Paris  pour  te  se- 
conder dans  les  opérations  qui  restent  à  faire  pour  rendre 
notre  succession  sinon  entièrement  liquide,  du  moins  bien 
en  ordre.  Nous  tâcherons  de  pourvoir  à  tous  les  besoins 
de  Tannée  qui  va  commencer,  et  je  reviendrai  ensuite  à 
l'armée  où,  me  livrant  avec  liberté  d'esprit  et  avec  courage 
aux  devoirs  et  aux  occupations  de  mon  nouvel  état,  je 
puis  espérer  d'être  officier  au  bout  d'un  an.  De  ce  moment, 


48  VIE   DE   PLANAT. 

compte  sur  une  rente  atinuelle  de  2000  francs,  que  les 
bontés  du  général  pourront  encore  augmenter  et  même 
doubler  \  Que  nous  puissions  en  sauver  à  peu  près  autant 
des  débris  de  notre  fortune,  qu'Auguste  puisse  y  joindre 
environ  1 000  francs  par  an,  voilà  une  existence  qu'on  peut 
regarder  comme  sûre. 

Je  n'ai  point  encore  fait  part  de  ce  projet  au  général 
Saint-Laurent;  d'abord,  c'est  que  je  l'ai  toujours  trouvé 
opposé  au  dessein  de  recourir  à  l'Empereur;  ensuite  il  se 
trouve  depuis  son  séjour  k  Berlin  dans  un  tel  tourbillon  do 
monde  et  d'aflaires  que  je  n'ai  que  très  rarement  l'occasion 
de  lui  parler  confidentiellement.  Je  ne  partirai  pourtant 
pas  sans  le  lui  communiquer. 

Voilà,  ma  bonne  mère,  ce  projet  qu'il  ne  dépendra  pas 
de  moi  de  réaliser;  s'il  est  chimérique,  au  moins  j'aurai  la 
consolation  d'avoir  fait  tout  mon  possible  pour  assurer 
l'existence  de  ma  famille,  heureux  de  lui  consacrer  mon 
temps,  mon  travail  et  ma  vie  s'il  le  faut. 

Aie  du  courage,  mon  excellente  mère,  et  ménage  bien  ta 
santé  ;  je  me  plais  encore  à  croire  que  la  Providence  nous 
secondera  dans  cette  occasion  et  que  c'est  elle-même  qui 
nous  inspire. 

A  l'Empereur, 
Sire, 

Une  malheureuse  famille  se  jette  à  vos  pieds;  tout  son  espoir  est 
dans  voti*c  justice;  c'est  de  vous-môme  qu'elle  attend  l'existence  elle 
repos. 

Chargé  par  elle  de  vous  exposer  ses  malheurs  et  de  mettre  sous  vos 
yeux  les  droits  qu'elle  peut  avoir  à  vos  bienfaits,  je  m'acquitterai  de 
ce  devoir  sacré  avec  toute  la  confiance  qu'inspirent  votre  bonté  et  votre 
équité.  Je  ne  craindrai  point  de  fatiguer  votre  attention  par  un  récit 

1.  Une  fois  officier,  L.  Planât,  outre  les  appointements  de  son  grade,  aurait 
touché  ceux  attachés  à  l'emploi  que  sa  capacité  le  mettrait  à  même  de  rem- 
plir. En  ce  moment  celui  qu'il  remplissait  de  fait  auprès  du  général  Saint- 
Liaurent  n'était  pas  rétribué,  k.  p. 


PREMIÈRE  PARTIE   (1784   A   1812).  49 

peut-être  trop  long,  mais  indispensable,  persuadé  que  le  premier  et 
le  dernier  des  sujets  de  Votre  Majesté  ont  des  droits  égaux  sur  son 
cœur  paternel. 

Au  mois  de  fructidor  an  XII,  mon  père  s'étant  lié  d'intérêt  avec  le 
sieur  Montessuy,  munitionnaire  général  des  Invalides,  ils  prirent, 
conjointement  avec  un  frère  dudit  sieur  M...,  le  service  des  vivres 
des  hôpitaux  de  la  marine,  pour  lequel  ce  dernier  venait  de  traiter 
avec  le  ministre.  Cette  entreprise  ayant  présenté  dès  les  premiers 
mois  une  perte  aussi  énorme  qu'évidente,  ces  messieurs  adressèrent 
à  S.  Exe.  M.  Decrès  plusieurs  réclamations  tendant  à  obtenir  une  aug* 
mentation  sur  le  prix  qui  leur  était  alloué,  ou  quelques  modifications 
dans  les  conditions  du  traité  qui  leur  étaient  les  plus  onéreuses.  Ces 
'  démarches  furent  infructueuses;  on  leur  fit  cependant  espérer,  d'une 
manière  vague,  qu'on  pourrait  par  la  suite  y  avoir  égard.  Ils  redou- 
blèrent alors  de  zèle  dans  leur  service,  espérant  que  le  ministre 
prendrait  en  considération  la  manière  loyale  dont  ils  remplissaient 
leurs  engagements.  Cependant  le  temps  s'écoulait,  les  pertes  s'aggra- 
vaient, et  le  ministre  laissait  sans  réponse  toutes  les  réclamations 
qui  lui  étaient  adressées.  Enfin,  il  ne  fut  plus  possible  de  tenir  :  il 
fallut  solliciter  la  résiliation  du^marché,  qui  fut  accordée  quatorze 
mois  après  sa  conclusion. 

Mon  père  se  trouvait  alors  dans  une  situation  désespérante  :  tous 
ses  biens  étant  engagés  et  hypothéqués  d'outre-valeur  pour  remplir, 
non  seulement  ses  engagements,  mais  encore  ceux  des  sieurs  M..., 
et  obligé  de  servir  des  intérêts  écrasants.  Le  résultat  de  cette  malheu- 
reuse affaire  ne  lui  étant  que  trop  connu,  et  le  caractère  inflexible  du 
ministre  lui  étant  tout  espoir  d'indemnité,  il  ne  put  qu'envisager  sa 
ruine  totale.  Il  était  alors  malade;  ce  dernier  coup  lui  donna  la  mort; 
ridée  de  laisser  sa  femme  et  ses  enfants  dans  l'indigence  rendit  son 
agonie  affreuse.  Enfin,  après  trente-neuf  jours  de  souffrances  inouïes, 
il  expira,  laissant  une  veuve  infortunée  et  six  enfants,  dont  quatre 
mineurs.  Cest  alors  que  tout  semble  se  réunir  pour  nous  accabler; 
livrés  à  des  gens  rapaces  qui  surent  mettre  à  profit  notre  inexpé- 
rience et  le  désordre  des  affaires  que  mon  père  avait  laissées,  notre 
ruine  fut  bientôt  consommée,  et,  malgré  la  sage  prévoyance  des  lois, 
le  bien  du  mineur  devint  la  proie  d'avides  créanciers  et  d'usuriers 
efTrontés;  frustrés  par  des  associés  sans  foi,  il  nous  fallut  transiger 
avec  eux  aux  conditions  qu'il  leur  plut  de  nous  dicter,  notre  extrême 
gène  ne  nous  permettant  pas  de  porter  la  clarté  de  la  justice  dans  ces 
affaires  ténébreuses.  Mais  il  est  inutile  de  dévoiler  toutes  ces  turpi- 
tudes qu'aucune  preuve  juridique,  ne  peut  d'ailleurs  démontrer. 

Cependant  le  sieur  M...  nous  avait  abandonné  le  soin  de  pour- 
suivre les  demandes  en  indemnité,  et  la  notoriété  de  nos  pertes  nous 
laissait  quelque  espoir  de  ce  côté-là. 

4 


50  VIE   DE   PLANAT. 

Ma  mère,  presque  mourante,  se  traîna  chez  le  ministre  de  la  marine 
dont  quelques  amis  lui  avaient  ménagé  l'audience.  Là,  surmontant 
la  timidité  naturelle  à  une  femme  qui  a  toujours  vécu  dans  les  bornes 
de  ses  devoirs  domestiques,  elle  employa  tout  ce  que  l'amour  ma- 
ternel et  le  sentiment  de  ses  malheurs  put  lui  suggérer  de  plus  fort 
et  de  plus  touchant:  mais  rien  ne  put  émouvoir  le  ministre;  une 
réponse  dure  fut  tout  ce  qu'elle  obtint  de  lui,  et  cette  mère  respectable, 
que  tout  concourait  à  rendre  intéressante,  ne  remporta  d'autre  fruit 
d'une  démarche  aussi  pénible  que  Thumiliation  et  le  désespoir.  Sans 
doute,  il  est  du  devoir  d'un  ministre  de  ne  point  céder  à  des  considé- 
rations particulières  lorsqu'il  s'agit  du  bien  et  de  Tintérét  public; 
mais  quelle  loi  lui  prescrit  de  repousser  l'infortune,  et  le  dispense  de 
remplir  la  tâche,  si  honorable  et  si  touchante,  de  recueillir  la  plainte 
du  malheureux  pour  la  porter  au  pied  du  trône  ? 

Sire,  c'est  devant  vous  qu'il  est  permis  de  plaider  la  cause  de  la 
veuve  et  de  l'orphelin.  Votre  Majesté,  moins  rigide  que  ses  ministres, 
ne  peut  croire  qu'il  est  de  l'intérêt  public  de  ruiner  un  de  ses  sujets, 
un  homme  vertueux,  un  père  de  six  enfants,  et  de  lui  faire  expier  par 
une  mort  affreuse  sa  droiture  et  sa  loyauté.  Et  si  les  lois  nous  re- 
fusent absolument  cette  indemnité  que  nous  sollicitons  depuis  si 
longtemps  en  vain,  j'ose  ici  supplier  Votre  Majesté  de  m'accorder  un 
emploi  qui  puisse  sauver  ma  famille  des  horreurs  de  la  misère,  et 
assurer  une  éducation  convenable  à  mes  deux  frères  en  bas  Age.  Par 
cette  faveur.  Sire,  vous  rendrez  le  calme  à  toute  une  famille  qui  ne 
pourra  songer  à  son  bonheur  sans  bénir  le  monarque  bienfaisant 
auquel  elle  le  devra. 

A  des  droits  si  réels  à  votre  bienfaisance,  j'ose  encore  ajouter  les 
services  que  mon  père  a  rendus  au  ministère  de  la  guerre  où  il  occupa 
la  place  de  chef  des  divisions  réunies  de  Tartillerie  et  du  génie  ;  tous 
ceux  qui  l'ont  connu  dans  cet  emploi  difficile  et  honorable  attesteront 
ses  talents  et  son  intégrité.  Messieurs  les  généraux  Duroc,  Marescot, 
Marmont,  Ëblé  et  Saint-Laurent  l'honorèrent  de  leur  amitié  et  ne  re- 
fuseront point  de  rendre  justice  à  la  mémoire  de  ce  père  infortuné. 

Lorsque  Votre  Majesté  ordonna  le  rétablissement  des  haras  en  France, 
mon  père,  jaloux  de  seconder  par  ses  connaissances  un  si  beau  projet, 
présenta  à  ce  sujet,  au  ministre  de  l'intérieur,  un  mémoire  qui  ré- 
pandit les  plus  grandes  lumières  sur  cette  branche  importante  de 
l'industrie  et  des  richesses  nationales.  Il  fit  hommage  de  ce  travail 
au  ministre,  sans  autre  vue  que  celle  de  l'utilité  publique,  et  ne  vou- 
lut d'autre  récompense  que  les  justes  éloges  que  méritaient  ses  sen- 
timents patriotiques  et  désintéressés. 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784   A   1812).  51 

Louis  Planai  à  sa  mère. 

Berlin,  24  février  1808. 

Je  te  renvoie,  ma  chère  maman,  la  copie,  mise  au  net, 
de  mon  mémoire.  Enfin,  d'ici  à  la  fin  du  mois  prochain, 
je  pourrai  probablement  connaître  le  résultat  de  cette 
démarche,  et,  quoique  je  compte  peu  sur  le  succès,  je  t'a- 
vouerai franchement  que  pendant  tout  ce  temps  je  serai 
dans  de  terribles  angoisses. 

Le  général  Saint-Laurent  approuve  mon  mémoire  dans 
tout  son  contenu;  mais  il  n'a  pas  jugé  à  propos  de  l'apos- 
tiller,  parce  que,  en  effet,  il  ne  peut  exister  aucune  rela- 
tion entre  lui  et  moi  dans  la  hiérarchie  militaire.  Ce  n'est 
que  par  faveur  et  pour  ainsi  dire  contre  les  règlements 
que  je  me  trouve  près  de  lui,  et  c'est  même  à  cette  cause 
que  je  dois  attribuer  le  retard  de  mon  avancement.  Il  est 
tout  simple  qu'un  chef  de  corps  s'intéresse  plus  à  des 
sujets  qui  travaillent  sous  ses  yeux,  qu'à  ceux  dont  les 
services  sont  étrangers  à  son  corps;  c'est  précisément  le 
cas  où  je  me  trouve.  Malheureusement  le  général  s'est 
accoutumé  à  ma  manière  de  servir,  et  après  m'avoir  promis 
plusieurs  fois  de  me  faire  rejoindre  ma  compagnie,  il  m'a 
enfin  déclaré  qu'il  désirait  que  je  restasse  employé  près 
de  lui.  Cette  manière  de  servir  est  assurément  la  plus 
agréable,  mais  le  service  actif  est  indispensable  pour 
avancer. 

Dieu  veuille  que  l'événement  me  rapproche  de  vous; 
j'en  sens  plus  que  jamais  le  besoin;  mon  âme  n*est  pas 
toujours  montée  au  ton  qu'exigent  les  grands  sacrifices, 
et  je  n'en  connais  pas  de  plus  grand  que  de  vivre  loin 
de  vous  ;  le  courage  m'abandonne  quelquefois ,  le  dégoût 
s'empare  de  moi,  et,  dans  ces  moments,  tes  lettres  seules 
sont  capables  de  ranimer  et  de  nourrir  cette  ardeur  de 


52  VIE   DE  PLANAT. 

concourir  par  tous  les  moyens  au  bien  commun  de  la  fa- 
mille. 

Si  tu  vois  le  général  Savary,  il  est  possible  qu'il  te  de- 
mande l'emploi  civil  qui  pourrait  me  convenir,  et,  dans  ce 
cas,  tu  sauras  mieux  que  moi  ce  qu'il  faudra  répondre; 
mais  il  se  peut  aussi  qu'il  te  fasse  l'observation  qu^étant 
déjà  pourvu  d'un  emploi  militaire,  il  me  serait  très  diffi- 
cile de  le  quitter.  Il  me  semble  qu  alors  tu  pourrais  lui 
dire  qu'une  sous-lieutenance  dans  le  train,  en  me  faisant 
franchir  le  pas  le  plus  difficile  de  la  carrière  militaire, 
remplirait  également  le  but  que  je  me  suis  proposé  en  pos- 
tulant auprès  de  Sa  Majesté  un  emploi  qui  me  mette  à 
portée  de  secourir  ma  famille  ;  qu'à  la  vérité  les  règlements 
demandent  deux  ans  de  service  avant  d'être  fait  officier; 
mais  qu'une  faveur  spéciale  de  Sa  Majesté,  motivée  sur  les 
services  de  mon  père,  peut  bien  franchir  les  neuf  mois 
qui  me  restent  à  parcourir,  et  trancher  cette  difficulté.  En 
effet,  quelque  avantageux  que  puisse  paraître  un  emploi 
civil,  il  est  dans  ces  temps-ci  infiniment  plus  précaire  et 
moins  stable  que  l'état  militaire.  Une  fois  officier,  je  sors 
de  la  foule;  et  le  désir  bien  prononcé  de  parvenir,  joint  à 
la  protection  du  général  Saint-Laurent,  peut  me  rendre  le 
chemin  facile.  J'abandonne  le  tout  à  ta  sagesse^ 

A  la  même, 

Berlin,  6  septembre  4808. 

Une  circonstance  inattendue  me  fait  présumer  que  mon 
mémoire  a  été  lu  par  l'Empereur  et  qu'il  a  produit  une 
partie  de  l'effet  désiré.  Le  ministre  de  la  guerre  vient  d'é- 

1.  Aucune  réponse  n'arriva  à  cette  lettre.  La  santé  de  la  pauvre  veuve 
déclinait  de  plus  en  plus  ;  elle  fut  de  nouveau  alitée  pendant  deux  mois  ;  les 
anxiétés  pour  ses  affaires  minaient  ses  dernières  forces,  p.  p. 


PREMIÈRE    PARTIE  (1784   A   1812).  53 

crîre  au  major  du  train  d'artillerie  pour  lui  demander  des 
renseignements  sur  ma  conduite,  mes  talents  et  ma  mora- 
lité. Cette  lettre  a  été  communiquée  sur-le-champ  au  gé- 
néral Saint-Laurent,  qui,  comme  tu  le  penses  bien,  y  fera 
répondre  d'une  manière  favorable.  Il  n'y  a  point  de  doute 
que  ce  ne  soit  la  suite  de  ma  pétition.  Le  général  Saint- 
Laurent  désirerait  profiter  de  cette  circonstance  pour  mé 
faire  nommer  officier,  ou  bien  pour  me  procurer  un  em- 
ploi à  Paris;  mais  la  manière  dont  le  mémoire  est  apostille 
décidera  celle  dont  la  réponse  devra  être  conçue  ;  en  sorte 
qu'il  serait  bien  à  propos  que  tu  visses  M.  P***  à  ce  sujet. 
Tout  dépend  de  la  manière  dont  l'affaire  sera  présentée  et 
étayée. 

Je  me  trouve  maintenant  dans  une  alternative  assez 
pénible.  Le  général  Saint-Laurent,  m'ayant  peu  à  peu  con- 
fié la  direction  de  son  travail  et  s'étant  d'ailleurs  beaucoup 
attaché  à  moi,  désire  que  je  puisse  rester  près  de  lui,  tout 
en  m 'engageant  à  me  rapprocher  de  ma  famille.  Je  me 
trouve  donc  partagé  entre  mon  désir  bien  prononcé  de 
suivre  ce  dernier  conseil  et  la  reconnaissance,  qui  me  lie 
à  cet  excellent  homme.  D'un  autre  côté,  l'état  militaire 
s  offre  dans  le  siècle  où  nous  sommes  comme  le  plus  stable 
et  le  plus  susceptible  de  conduire  à  la  fois  aux  honneurs 
et  à  la  fortune;  non  que  j'ambitionne  ces  biens  pour  moi- 
même,  mais  ils  peuvent  me  devenir  nécessaires  pour  l'éta- 
blissement de  mes  frères. 

J'attendrai  ta  réponse  pour  me  fixer  sur  ces  deux 
points'. 


1.  Da  cabinet  de  TEmpereur^  le  mémoire  de  Louis  Planât  avait  été  renvoyé 
au  ministre  de  la  guerre  ;  mais  il  est  probable  que  la  hardiesse  de  cette 
pièce  (incriminant  des  personnages  haut  placés  et  jusqu'à  l'un  de  ses  collègues) 
avait  déplu  au  ministre;  car,  malgré  l'excellence  des  informations  envoyées 
de  Posen  sur  le  compte  du  jeune  sous-officier,  la  pétition  de  Louis  Planât 
resta  sans  réponse.  Le  ministre  ne  donna  aucune  suite  à  sa  demande  de  ren- 
seignements, et  l'espoir  de  la  pauvre  famille  fut  déçu  encore  une  fois.  f.  p. 


54  VIE   DE   PLANAT. 

Une  courte  interruption  dans  cette  correspondance  rend  ici 
quelques  explications  nécessaires. 

Au  commencement  de  1809,  le  général  Saint-Laurent  revint  à 
Paris,  emmenant  Louis  Planât  avec  lui.  Après  deux  ans  de  sépa- 
ration, la  mère  et  le  fils  purent  enfin  s'embrasser.  Mais  le  moment 
du  retour  fut  douloureux,  la  pauvre  mère  eut  le  cœur  navré,  en 
suivant  sur  les  traits  altérés  de  son  fils  la  trace  des  soufTrances 
physiques  et  morales  qu'il  avait  endurées,  et  Louis  Planât  voyait 
avec  épouvante  les  progrès  rapides  du  dépérissement  de  sa  mère  ; 
dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  il  écrivit  à  son  frère:  «  Nous  som- 
mes hélas  I  parvenus  au  point  de  détresse  le  plus  grand  ;  toutes 
nos  ressources  sont  épuisées;  notre  pauvre  mère  est  dans  un 
état  d'affaiblissement  qui  me  fait  trembler  pour  ses  jours,  et 
auquel  la  tranquillité  d'esprit  et  le  bien-être  pourraient  seuls 
remédier  ;  nos  deux  jeunes  frères  vont  se  trouver  sans  éducation, 
et  le  temps  le  plus  précieux  de  la  vie  va  s'écouler  pour  eux  sans 
fruit  I  Je  profiterai  de  mon  séjour  à  Paris  pour  faire  mettre  en 
vente  notre  maison  de  la  rue  des  Mathurins  ;  mais  elle  est  grevée 
de  70000  francs  d'hypothèques,  outre  25  000  francs  d'autres 
créances,  que  cette  vente  doit  couvrir.  Il  ne  nous  reste  donc 
pour  l'avenir  d'autre  ressource  que  les  fonds  déposés  en  Russie. 
Si,  comme  on  nous  le  fait  espérer,  le  change  se  rétablit  au 
printemps,  il  ne  faudrait  pas  tarder  d'envoyer  à  maman,  sinon 
toute  la  somme,  du  moins  tout  ce  que  tu  pourras,  car,  je 
te  le  répète,  nos  propriétés  une  fois  vendues  et  nos  dettes  payées, 
il  ne  nous  restera  aucun  moyen  d'existence.  » 

Pendant  trois  mois  Louis  Planât  resta  à  Paris,  occupé  dans 
les  bureaux  du  général  Saint-Laurent '.  Mais  la  campagne  de  1809 

1.  Voici  ce  que  Louis  Planai  dit  i  ce  sujet  :  «  Après  la  paix  et  le  congrès 
d'Erfurt,  je  rentrai  en  France  avec  le  général  Saint-Laurent,  et  continuai  à 
remplir  sous  ses  ordres  les  fonctions  du  capitaine  Brouet.  Ce  n'était  pas  une 
petite  besogne,  car  il  s'agissait  de  répartir  une  gratification  d'un  million  dans 
le  personnel  des  parcs  d'artillerie.  On  était  presque  sûr  d'arance  que  chacun 
serait  mécontent  de  son  lot,  et  trouverait  son  voisin  mieux  traité  que  lui. 
Cependant  le  général  Saint-Laurent,  qui  avait  de  la  droiture  et  de  la  résolution 
dans  le  caractère,  surmonta  toutes  les  difficultés  et  s'en  tira  do  manière  k 
mériter  les  éloges  de  tous.  Je  no  fus  pas  traite  avec  plus  de  faveur  qu'un 
autre,  car  je  ne  reçus  qu'une  petite  somme  que  je  m'empressai  de  remettre  à 
ma  pauvre  mère,  qui  en  avait  grand  besoin,  v  f.  p. 


PREMIÈRE  PARTIE   (1784   A   1812).  53 

allant  s'ouvrir,  il  dut  se  préparer  à  partir,  malgré  la  douleur  de 
quitter  sa  mère  dans  un  état  de  faiblesse  qui  laissait  peu  d*espoir, 
et  dans  un  dénûment  et  des  angoisses  qui  empiraient  son  mal. 
Le  général  Saint-Laurent,  maintenant  fixé  à  Paris,  semblait  peu 
se  préoccuper  de  tenir  au  pauvre  soldat  des  promesses  tant  de 
fois  réitérées,  et  Louis  Planât  restait  toujours  maréchal  des  logis 
chef,  partant  hors  d*état  de  secourir  efficacement  sa  famille.  Il 
obtint  toutefois,  avant  de  partir,  de  son  ancien  protecteur  im  prêt 
de  2600  francs  pour  sa  malheureuse  mère,  et  il  présenta  une 
pétition  extrêmement  touchante  au  directeur  de  Tinstruction 
publique,  pour  obtenir  l'admission  à  demi-pension  de  ses  frères 
au  Lycée  impérial. 

Apostillée  par  les  généraux  Saint-Laurent  et  Andréossi,  cette 
pétition  le  fut  aussi  par  un  des  hommes  les  plus  haut  placés  dans 
Tartillerie,  le  général  Lariboisière,  dans  ces  nobles  termes: 
«  Les  services  qu'a  rendus  M.  Planât  père  me  paraissent  mériter 
Tintérét  de  tous  les  chefs  de  Tartillerie  et  la  bienveillance  du 
gouvernement  pour  ses  enfants.  C'est  une  dette  que  j'acquitte 
en  réclamant  pour  eux  la  bonté  de  M.  le  conseiller  d'Ëtat  Four- 
croy.  »  C'est  à  cette  occasion  qu'intervient  pour  la  première  fois 
le  nom  de  l'illustre  général  qui,  ancien  ami  du  père,  sut  le  pre- 
mier aussi  reconnaître  les  qualités  exceptionnelles  du  fils. 

Le  pauvre  maréchal  des  logis  prit  enfin  de  sa  mère  un  congé, 
plus  triste  mille  fois  que  le  premier,  et  se  mit  en  route  pour 
rejoindre  avant  le  commencement  des  hostilités  sa  compagnie, 
campée  alors  tout  près  de  Vienne,  à  Saint-Poelten,  en  Autriche. 


F.  P. 


Louis  Planai  à  sa  mère. 


Au  bivouac,  près  Vienne,  20  juin  1809. 


11  y  a  bientôt  un  mois,  ma  bonne  mère,  que  j'ai  rejoint 
ma  compagnie,  et  depuis  ce  temps  nous  sommes  restés 
constamment  bivouaques  à  un  quart  de  lieue  de  Vienne.  Je 
devais  t'écrire  plus  tôt,  mais  outre  que  les  postes  de  notre 


56  VIE  DE   PLANAT. 

corps  d'armée  étaient  très  mal  organisés,  je  suis  tombé 
dans  une  compagnie  où  j  ai  trouvé  tout  à  fairc^  car  depuis 
Tofiicier  jusqu'au  soldat,  je  suis  le  seul  qui  sache  lire  et 
écrire.  Par  ce  moyen,  tous  les  moments  de  ma  journée  se 
trouvaient  remplis  avec  tant  d'exactitude,  que  c'est  aujour- 
d'hui seulement  que  j'ai  pu  trouver  le  temps  de  t'écrire; 
ajoute  à  cela  que  nous  n'avons  ici  d'autre  bureau  que  nos 
genoux,  et  d'autre  siège  que  la  terre,  qui  nous  sert  de  lit. 
Cette  vie  que  je  redoutais  naguère  me  convient  tellement 
que  je  puis  dire  ne  m'ôtre  de  longtemps  aussi  bien  porté 
que  maintenant.  Mon  existence  ici  estasse/  agréable,  à  cela 
près  de  la  subordination  militaire,  toujours  pénible  à  qui- 
conque réprouve  pour  la  première  fois  dans  un  âge  où  le 
caractère,  étant  formé,  a  perdu  toute  sa  souplesse.  Je  n'ai 
pourtant  d'autre  désagrément  que  d'avoir  pour  ofBcier  un 
homme  brutal  et  ivrogne,  et  qui,  dans  des  moments  d'i- 
vresse, s'abandonne  à  la  pente  naturelle  de  son  caractère. 
C'est  avec  du  flegme  et  de  la  patience  que  je   me  tire 
d'affaire  alors.   Quant  à  mes  camarades,  j'en  suis  aussi 
chéri  qu'estimé.  Mes  subordonnés  m'aiment  et  me  res- 
pectent;  le  chef  de  bataillon,   Dardenne,  qui  commande 
l'artillerie  de   la  division,  me    donne  fréquemment  des 
marques  du  plus  grand  intérêt.  11  m'a  promis  dernièrement, 
sans  que  je  lui  en  aie  donné  lieu  ni  directement  ni  indi- 
rectement, de  me  faire  obtenir  à  la  première  affaire  la  dé- 
coration de  la  Légion  d'honneur.  Je  dois,  à  propos  de  cela, 
te  faire  connaître  mes  espérances  pour  l'avenir.  Le  général 
Songis  est  remplacé  par  le  général  Lariboisière  ;   ce  der- 
nier, sur  les  rapports  avantageux  de  M.  C***,  que  tu  con- 
nais déjà,  m'a  fait  dernièrement  appeler  chez  lui,  et  m'a 
dit,  entre  autres  choses  obligeantes  pour  moi,  qu'il  prenait 
beaucoup  d'intérêt  à   notre  famille,   et  que   je   pouvais 
compter  qu'à  la  première  occasion  il  me  ferait  obtenir  un 
emploi  de  sous-lieutenant. 


PREMIÈUE    PARTIE    (1784  A    1812).  57 

Voilà  donc  où  j'en  suis,  et  j'attends  maintenant  Tissue 
de  la  première  bataille  qui  aura  lieu,  pour  savoir  sur  quoi 
compter.  Je  suis  forcé  de  te  quitter;  Tappel  sonne,  et  ne 
peut  se  faire  sans  moi.  Maudit  service,  qui  ne  me  permet 
pas  de  causer  un  instant  avec  ce  que  j  ai  de  plus  cher  au 
monde!  Je  joins  ici  une  traite  de  100  francs  sur  le  Trésor 
public,  payable  à  vue. 

Madame  Planât  à  son  fils. 

Mon  cher  enfant...  je  ne  puis  assez  admirer  la  force  de  ton  âme, 
ton  courage,  les  vertus  héroïques.  Mais,  va!  mon  pauvre  cœur 
n'en  saigne  pas  moins,  je  ne  te  vois  pas  tel  que  tu  voudrais  bien 
rae  le  persuader,  mon  ami!  Je  te  vois  tel  que  je  t'ai  vu  arriver 
cet  hiver  :  bien  pâle,  bien  maigre,  bien  courbé  ;  enfin  ayant  le 
plus  grand  besoin  de  la  maison  paternelle.  Que  Dieu  exauce  donc 
les  vœux  ardents  que  nous  faisons,  pour  que  tu  sortes  de  cet  état 
malheureux!  J'attends  la  réponse  avec  la  plus  vive  impatience. 
J'espère  en  quelque  chose  de  nouveau.  Ma  force  m'abandonne 
en  ce  moment,  et  je  ne  puis  que  te  dire  que  nous  nous  flattons 
de  te  revoir  à  la  fin  de  la  campagne.  Un  millions  de  baisers. 

Ta  pauvre  mère*. 

1 .  Le  jour  même  où  fut  écrite  cette  lettre  eut  lieu  la  bataille  de  Wagram 
(5  et  6  juillet  1809).  Louis  Planât  évitait  autant  que  possible  d'attirer  Tatten- 
tion  de  sa  mère  malade  sur  les  événements  de  la  guerre.  Mais  dans  la  note 
dictée  peu  de  jours  avant  sa  mort,  pendant  les  courts  moments  de  répit  que 
lui  laissait  la  souffrance,  il  raconte,  à  propos  de  ces  journées,  quelques  détails 
tout  personnels,  mais  qu'on  ne  lira  certes  pas  sans  intérêt.  Ces  quelques  lignes, 
empreintes  de  cette  véracité  absolue  et  de  cette  sorte  d'enjouement  triste  et 
doux  qui  lui  étaient  particuliers,  sont  les  dernières  qu'il  ait  eu  la  force  de 
dicter,  p.  p. 

«  Le  4  juillet  ayant  été  fixé  pour  le  passage  du  Danube,  ma  batterie  se  mit 
en  marche  de  bonne  heure  pour  prendre  position  dans  l'ile  de  Lobau.  Quant 
à  moi,  je  fus  encore  obligé  d'aller  à  Vienne  pour  toucher  le  prêt  de  la  troupe, 
et  ce  ne  fut  que  le  soir,  accablé  de  fatigue,  que  j'arrivai  à  la  station  de  ma 
batterie.  J'étais  effectivement  si  fatigué  qu'après  m'être  fourré  sous  un  caisson, 
dans  un  sillon,  je  m'endormis  profondément,  malgré  la  canonnade  qui  dura 
toute  la  nuit.  Mais  à  la  Un  de  la  nuit  survint  un  orage  épouvantable  qui 


58 


VIE   DE  PLANAT. 


Louis  Planai  à  sa  nière. 

Vienne,  18  octobre  1809. 

Je  m'empresse,  ma  bonne  mère,  de  t  annoncer  qu'à  mon 
arrivée  à  Vienne,  où  je  passai  pour  me  rendre  au  dépôt, 
j'ai  trouvé  ma  nomination  au  grade  de  sous-lieutenant, 
avec  l'emploi  d'adjoint  à  l'inspecteur  général  du  train  d'ar- 
tillerie. Cette  place  me  donne  2700  francs  d'appointements, 
et,  d'après  ce  que  m'a  dit  le  général  Lariboisière ,  chez 
lequel  j'ai  déjeuné  ce  matin,  m'ouvre  un  chemin  facile  pour 
mon  avancement. 

La  paix  qui  vient  d'être  conclue  avec  l'Autriche  va  sans 
doute  donner  une  nouvelle  destination  à  l'armée.  Je  ne  sais 
ce  que  je  deviendrai  dans  tout  cela,  et  ne  cherche  pas 
même  à  le  savoir.  Mais  si  le  hasard  me  donne  l'Espagne 
pour  destination,  tu  penses  bien  que  je  passerai  par  Paris, 
et  que  j'y  resterai  au  moins  quinze  jours.  Si,  d'un  autre 
côté,  je  reste  h,  l'armée  d'Allemagne,  comme  ce  ne  sera 
point  une  armée  active,  il  sera  sûrement  facile  d'obtenir 
des  permissions,  et  j'en  profiterai. 

pourtant  ne  me  réveilla  pas.  Ce  ne  fut  qu'au  point  du  jour,  quand  ma  bat- 
terie se  mit  en  marche,  que  je  sortis  de  mon  sillon,  non  comme  j'y  étais  entré, 
mais  tout  le  côté  droit  trempé  d'eau  dont  Torago  avait  rempli  ce  sillon. 
Comme  il  n'y  avait  pas  moyen  do  changer  do  Yétoments,  et  que  je  gardai 
ceux-ci  pendant  trois  jours,  ce  fut  pour  moi  le  principe  de  douleurs  rhuma- 
tismales sur  tout  le  côté  droit  que  j'ai  gardées  pendant  plus  de  cinquante  ans. 
La  bataille  de  Wagram  fut  la  première  à  laquelle  j'assistai  effectivement, 
quoique  mes  états  de  service  en  portassent  d'autres.  Je  dois  dire,  non  pour 
faire  mon  éloge,  mais  parce  que  cela  est  vrai,  que  je  n'éprouvai  point  l'émo- 
tion que  fait,  dit-on,  éprouver  le  premier  boulet  ennemi  qui  vous  passe  sur 
la  tétc.  J'étais  trop  occupé  du  soin  de  ranger  correctement  mes  pièces  ei 
d'obsei*ver  une  figure  toute  nouvelle  pour  moi,  celle  de  i'ofllcicr  commandant 
notre  batterie.  C'était  un  de  ces  anciens  types  do  la  première  Révolution, 
portant  encore  les  oreilles  do  chien,  enfin  un  de  ces  chenapans  qui  aidèrent 
si  puissamment  à  conquérir  l'Allemagne  et  l'Italie.  Après  la  bataille  de  Wa- 
gram, ma  compagnie  fut  mise  en  cantonnement  dans  un  mauvais  village 
appelé  Scharoditz.  » 


PREMIÈRE   PARTIE  (1784   A   1812).  59 

11  ne  faut  plus  concevoir  d'inquiétudes  pour  l'avenir, 
mon  excellente  mère.  J'ai  de  fortes  raisons  de  penser  qu'a- 
vec du  zèle,  de  l'assiduité  et  du  travail,  je  ne  tarderai  pas 
à  le  maîtriser.  Le  général  Lariboisière,  auquel  je  dois  ma 
nomination,  m'a  témoigné  assez  d'intérêt  pour  me  faire 
espérer  que,  par  la  suite,  je  pourrai  recevoir  de  lui  des 
services  plus  importants  encore.  Il  n'a  pas  la  bonhomie  du 
général  Saint-Laurent,  mais  il  y  a  plus  de  fond  à  faire  sur 
son  caractère.  Il  est  d'ailleurs  entrés  grande  faveur  auprès 
du  souverain  mattrc. 

Maintenant,  ma  bonne  mère,  que  me  voici  parvenu  au 
but  que  je  m'étais  proposé  en  embrassant  l'état  militaire, 
tu  dois  croire  que  je  vais  m'appliquer  à  tirer  de  mon  emploi 
tout  le  parti  possible  pour  le  bien  commun  de  notre  famille  ; 
mon  traitement  actuel  me  permet  de  disposer  annuelle- 
ment pour  vous  d'une  somme  d'au  moins  douze  cents  francs  ; 
c'est  un  engagement  sacré  que  je  contracte  ici,  et  que  je 
remplirai  religieusement.  Mais  c'est  encore  le  moindre  des 
avantages  que  ma  place  doit  m'offrir;  je  vais  faire  des 
démarches  pour  obtenir  l'admission  de  mes  deux  frères 
dans  quelque  lycée,  et  j'espère  bien  qu'avec  de  la  persévé- 
rance et  quelques  importunités,  j'en  viendrai  à  bout.  Cet 
objet  une  fois  rempli,  nous  nous  occuperons  de  notre  Hen- 
riette. 

Quant  à  toi,  mon  excellente  et  digne  mère,  je  te  le  répète 
et  je  t'en  conjure,  prends  de  toi  et  de  ta  santé,  si  précieuse 
pour  nous,  tous  les  soins  possibles.  La  moindre  négligence 
est  un  tort  réel  que  tu  fais  à  des  enfants  qui  ont  concentré 
en  toi  toutes  leurs  affections.  Si,  comme  je  l'espère  encore, 
la  suite  des  événements  me  fixe  à  Paris,  sois-en  sûre,  je 
ne  te  quitterai  jamais;  je  te  consacrerai  tous  les  mo- 
ments qui  ne  seront  point  remplis  par  les  devoirs  de  mon 
état,  et  dans  une  heureuse  obscurité,  par  des  soins  mutuels, 
par  de  délicieux  épanchements  inconnus  à  ceux  qui  n'ont 


60  VIE   DE   PLANAT. 

point,  comme  moi,  la  meilleure  et  la  plus  vertueuse  des 
mères,  nous  oublierons  peut-être  les  malheurs  qui  pèsent 
encore  sur  nous.  Cet  avenir  est  pour  moi  le  comble  de  la 
félicité,  c'est  le  véritable  but  où  tendent  toutes  mes  actions, 
et  que  j'entrevois  enfin.  Mais  que  d'obstacles  encore  à  sur- 
monter pour  y  parvenir,  que  de  conditions  difficiles  à 
remplir!  N'importe,  espérons  toujours. 

P.  S.  Je  joins  ici  mon  portrait  que  tout  le  monde  trouve 
très  ressemblant,  quoiqu^un  peu  triste*.  Plus,  deux  traites 
sur  le  Trésor  public,  de  100  francs  chacune.  Pour  te  mettre 
en  garde  contre  les  gens  d'affaires,  je  dois  te  dire  que  ces 
effets  ne  perdent  rien,  et  sont  payables  à  présentation.  J'au- 
rais bien  désiré,  et  j'avais  bien  le  projet  de  Renvoyer 
500  francs,  mais  j  avais  emprunté  cent  écus  pour  m'équi- 
per  suivant  mon  nouveau  grade,  et  je  les  ai  remboui'sés. 

Madame  Planât  à  son  fils. 

i  novembre  1809. 

Mon  cher  enfant,  je  n*ai  de  force  que  pour  te  dire  que  tu  es 
bien  le  meilleur  et  le  plus  tendre  ûlsl  Reçois  un  million  de  bai- 
sers et  les  vœux  que  je  fais  pour  que  nous  soyons  bientôt  tous 
réunis.  Jamais  je  n  eus  tant  de  désir  et  besoin  de  te  voir.  Adieu, 
mon  bon  enfant,  viens  que  je  t'embrasse! 

Ta  pauvre  mère  qui  t'aime  comme  tu  mérites. 


Ce  fut  la  dernière  lettre  adressée  par  M"''  Planât  à  son  fils. 
Huit  jours  après,  son  ami  Constant  lui  écrivit  :  u  Ta  mère  est 

i.  Nous  n*aTons  pu  retrouver  ce  portrait  de  L.  Planât;  mais  celui  qui  so 
trouve  en  tête  de  ce  recueil,  peint  à  l'âge  de  soixante  ans  et  d*une  ressem- 
blance parfaite,  donnera  facilement  une  idée  de  ce  que  pouvait  être  à  vingt 
cinq  ans  cette  physionomie   pleine  d*intelligence   et   de  distinction,   toute 
rayonnante  de  bienveillance,  f.  p. 


PREMIÈRE  PARTIE   (1784  A   1812).  61 

retombée  dans  un  état  de  faiblesse  inquiétant;  tâche  donc  de 
bâter  ton  départ;  elle  te  demande  à  chaque  instant,  elle  dit 
qu'elle  ne  te  verra  plus^  ses  larmes  coulent  alors  en  abondance 
et  nous  déchirent  Tâme  ;  peut-être  que  le  plaisir  de  te  voir  près 
d'elle  apporterait  un  changement  heureux;  hâte-toi  donc  de 
partir.  »  Qu'on  juge  du  désespoir  du  fils  auquel  les  exigences  du 
service  rendaient  alors  impossible  d'obtenir  un  congé  immédiat. 
Au  bout  de  peu  de  jours,  son  ami  lui  écrit  :  «  Le  moment  redouté 
est  arrivé  où  il  faut  t'avouer  toute  la  vérité  ;  ta  pauvre  mère 
n'existe  plus!  Hier,  1"  décembre,  elle  a  expiré  dans  nos  bras. 
Rien  de  plus  touchant  que  ses  derniers  moments;  toujours 
inquiète  sur  le  sort  de  sa  malheureuse  famille,  elle  n'a  cessé  de 
la  recommander  aux  personnes  qu'elle  présumait  pouvoir  lui 
être  utiles.  Lorsque  je  suis  entré  dans  sa  chambre,  elle  m'a 
tendu  la  main,  sur  laquelle  j'ai  senti  le  froid  de  la  mort;  elle 
m'a  adressé  quelques  mots  obligeants,  a  levé  les  yeux  vers  le 
ciel,  me  l'a  indiqué  du  doigt,  et  sa  belle  âme  s'est  envolée  vers 
le  Créateur.  Une  douce  sérénité  était  répandue  sur  son  visage  ; 
aucune  convulsion  n'en  avait  altéré  les  traits,  qui  respiraient  le 
calme  et  la  bonté.  »  Et  sa  sœur  Henriette  ajoute  :  «  Si  la  certi- 
tude d'avoir  adouci  les  peines  de  la  plus  chérie  des  mères  pouvait 
te  faire  éprouver  quelque  soulagement,  sois  donc  assuré  d'avoir 
accompli  presque  seul  cette  tâche,  que  nous  n'osons  t'envier, 
car  tu  étais  seul  digne  de  la  remplir.  Les  souffrances  inouïes 
qu'elle  éprouvait  depuis  six  mois  ne  peuvent  se  peindre;  il  faut 
en  avoir  été  témoin  pour  les  imaginer;  mais  aucune  angoisse, 
aucun  souci  n'a  troublé  ses  derniers  moments;  se  reposant 
entièrement  sur  toi,  elle  ne  semblait  plus  occupée  que  du  bon- 
heur de  nous  voir  encore  réunis  autour  d'elle.  » 

Un  congé  fut  alors  accordé  à  Louis  Planât,  et  dans  les  premiers 
jours  de  janvier  1810  il  arriva  dans  le  petit  logement  où  sa  mère 
n'était  plus. 

Deux  années  nous  séparent  encore  de  l'époque  d'où  com- 
mencent les  Dictées  de  Louis  Planât,  c'est-à-dire  de  la  campagne 
de  Russie.  Au  lecteur  impatient  d'arriver  aux  grands  événe- 
ments, il  suffira  de  savoir  qu'après  un  court  séjour  à  Paris  et  un 


62  VIE   DE   PLANAT. 

voyage  en  Pologne  avec  l'un  des  fils  du  général  Lariboisière, 
Louis  Planai  dut  rester  pendant  dix-huit  mois  à  Hambourg, 
attaché  à  Tétat-major  général  de  l'armée  d'Allemagne^  en  qualité 
d  adjoint  au  directeur  général  du  train  d'artillerie. 

F.   P. 
L.  Planai  à  Constant  D. 

Hambourg,  25  octobre  I8i0. 

C'est  ici,  à  Hambourg,  où  j'ai  enfin  rattrapé  le  quartier 
général,  que  vous  m'adresserez  désormais  vos  lettres. 

J'ai  eu  à  mon  arrivée  ici  une  surprise  fort  agréable,  et 
qui  ne  le  sera  pas  moins  pour  vous  :  mes  appointements 
qui,  comme  vous  le  savez,  étaient  réduits  à  1  500  francs, 
ont  été  portés  invariablement,  par  une  décision  de  l'Empe- 
reur, à  2  400  francs,  ce  qui  va  me  mettre  à  même  de  dis- 
poser de  1  500  francs  pour  nos  enfants  et  de  payer  tout  ce 
que  je  vous  dois  encore  *. 

Hambourg,  i5  février  1812. 

Mon  cher  Constant,  en  recevant  cette  lettre  je  te  prie  de  te 
transporter  sans  perdre  de  temps  à  l'hôtel  du  général  Lari- 
boisière.  11  m'a  réellement  fait  proposer  d'être  son  aide  de 
camp,  et  tu  penses  bien  que  j'ai  accepté  à  belles  baise-mains. 
Il  s'agit  de  savoir  s'il  a  reçu  ma  lettre  et  s'il  n'est  pas  encore 
parti  pour  Mayence;  dans  ce  cas-là  tu  m'achèterais  une 
paire  d'épaulettes  en  or  pareilles  à  celles  que  j'ai  eues  en 
argent  lors  de  mon  dernier  séjour  à  Paris.  Si  le  général 
était  parti,  tu  ne  ferais  cette  emplette  qu'après  t'être  assuré 
près  de  M™*  de  Lariboisière  que  son  mari  est  toujours  dans 
l'intention  de  m'avoir  pour  aide  de  camp  :  voilà  qui  me 

1.  Voir  dans  le  Yolumc  Coivreapondance  intime  les  lettres  écrites  durant 
cette  période  et  d'un  intérêt  tout  à  fait  privé. 


PREMIÈRE   PARTIE   (1784   A    1812).  63 

parait  clair.  Maintenant  je  t'annonce  que  j'ai  chargé  aujour- 
d'hui à  la  poste  aux  lettres  un  paquet  contenant  un  effet, 
payable  à  ton  ordre,  de  2  600  francs.  Cette  somme  m'est 
prêtée  pour  cinq  ans,  sans  intérêts,  par  un  de  mes  amis. 
Tu  te  payeras  dessus  des  avances  que  tu  as  faites  pour  nos 
enfants,  et  je  t'indiquerai  ensuite  l'emploi  du  reste.  Je  te 
prie  de  m'écrîre  le  jour  même  que  tu  auras  été  à  l'hôtel 
Lariboisière.  Ne  crains  pas  de  multiplier  les  lettres  dans 
une  occasion  si  importante  pour  moi.  Songe  que  je  suis 
entre  la  vie  et  la  mort  jusqu'à  ta  réponse. 

Hanovre,  10  avril  1812. 

Après  avoir  passé  toute  l'année  dernière  à  recevoir  des 
chevaux  de  remonte,  ma  mauvaise  étoile  m'a  encore  donné 
cette  corvée,  et  me  voilà  en  remonte  à  Hanovre,  loin  de 
l'armée  et  du  quartier  général,  n'ayant  depuis  un  mois 
aucune  nouvelle  de  vous,  et  ne  sachant  plus  où  est  le  géné- 
ral Lariboisière.  Je  te  prie  instamment  de  me  dire  si  le 
général  a  quitté  Paris?  si  tu  as  reçu  l'argent  que  je  t'ai  fait 
passer?  et  enfin  quelles  poursuites  le  général  Saint-Laurent 
veut  diriger  contre  moi*? 

Je  suis  mal  à  mon  aise,  tourmenté  et  inquiet  comme 
cela  m'arrive  toutes  les  fois  que  je  suis  un  mois  sans  rece- 

1.  Les  importantes  modifications  introduites  par  le  général  Lariboisière, 
devenu  premier  inspecteur  général  de  rartillerie,  dans  le  système  de  Tarme, 
lui  avaient  attiré  la  jalousie  et  l'inimitié  d'un  grand  nombre  de  ses  anciens 
camarades.  Voici  ce  que  dit  à  ce  sujet  Louis  Planât,  dans  une  notice  biogra- 
phique :  «  C'est  en  4801,  que  le  général  Lariboisière  conçut  le  plan  de  ces 
ressources  formidables  qui,  plus  tard,  décidèrent  si  souvent  la  victoire.  Mais 
ce  projet,  suivi  par  lui  avec  toute  la  conscience  de  son  immense  utilité,  ne  put 
s'accomplir  que  dix  ans  plus  tard,  après  une  lutte  acharnée  contre  l'esprit  de 
routine  des  bureaux  de  la  guerre,  et  même  des  officiers  de  l'arme.  Il  fallut 
toute  Tobstinalion  bretonne  et  enfin  l'appui  de  rEmpereur,pour  que  le  géné- 
ral Lariboisière  pût  l'emporter,  n 

Le  général  Saint-Laurent  était  parmi  les  opposants,  et  ses  sentiments  d'hos- 
tilité s'étendirent  désormais  à  tous  ceux  que  le  général  Lariboisière  distin- 
^ait.  p.  P. 


64  VIE   DE  PLANAT. 

voir  de  lettres.  Toutes  ces  incertitudes  me  minent  et  me 
brûlent  le  sang.  Quand  pourrai-je  jouir  de  quelque  repos? 
Je  commence  à  croire  que  ce  n'est  plus  sur  cette  terre  que 
je  dois  Tespérer. 

Magdebourg,  25  avril  1812. 

Je  suis  parti  précipitamment  de  Hanovre,  mon  cher  D... 
alin  do  rejoindre  le  général  Lariboisière,  dont  je  suis  déci- 
dément aide  de  camp.  En  conséquence,  tu  m'adresseras  tes 
lettres  de  la  manière  suivante  :  A  M.  Planât,  aide  de  camp 
de  S.  Exe.  le  comte  de  Lariboisière,  premier  inspecteur  gé- 
néral de  lartillerie,  au  quartier  général  de  la  Grande 
Armée. 

Poson,  12  mai  1812. 

J  ai  rejoint  mon  général,  il  y  a  quinze  jours,  et  je  me 
trouve  jusqu'à  présent  où  ne  peut  mieux  avec  lui  :  les 
égards,  les  distinctions  flatteuses  ne  me  manquent  point; 
tu  penses  bien  que  j'y  réponds  en  le  secondant  de  mon 
mieux  dans  l'immense  travail  dont  il  est  chargé.  Il  m'a 
conté  tout  ce  qu'il  avait  éprouvé  d'opposition  de  la  part  de 
Gassendi,  ainsi  que  les  menées  du  général  Saint-Laurent 
pour  empêcher  ma  nomination.  Enfin  il  s'est  adressé  direc- 
tement à  l'Empereur,  en  sorte  qu'au  lieu  d'être  nommé 
par  le  ministre,  je  le  suis  réellement  par  décret  impérial. 
Nous  nous  attendons  à  quitter  Posen  sous  peu  de  jours 
pour  nous  porter  en  avant,  car  Sa  Majesté  ne  peut  tarder  à 
arriver,  et  alors  le  branle  commencera.  Adieu,  mon  cher  D... 
je  ne  puis  t'en  écrire  bien  long;  nous  avons  de  la  besogne 
par-dessus  la  tête.  Mille  baisers  à  Henriette  et  à  tous  nos 
marmots. 


Nous  sommes  arrivés  au  moment  où  les  Dictées  de  Louis 
Planât  vont  remplacer  sa  correspondance. 


DEUXIÈME  PARTIE 


1812  A  1815 


5 


DEUXIÈME   PARTIE 


1812  A   1815 


CAMPAGNE  DE  RUSSIE^ 


1812 


Je  passais  mon  temps  assez  agréablement  à  Hambourg; 
les  plaisirs  de  l'hiver  m'y  avaient  offert  d'agréables  distrac- 
tions et,  ce  qui  était  encore  plus  de  mon  goût,  je  trouvais 
dans  la  famille  Ellermann  une  société  aimable  et  tranquille 
dont  les  habitudes  me  rappelaient  celles  de  ma  propre 
famille.  Au  dehors,  j'avais  la  société  de  quelques  bons 
camarades  instruits  et  spirituels,  tels  que  Larminat,  Cara- 
man  et  les  deux  frères  de  Sancy.  En  outre,  j'avais  de  fort 
gros  appointements  pour  mon  grade,  en  sorte  qu'il  ne  tenait 
qu'à  moi  de  me  trouver  heureux  et  content;  bien  des  offi- 
ciers auraient  voulu  être  à  ma  place,  et  cependant  mes 
idées  me  reportaient  toujours  vers  Paris.  J'étais  inquiet 
sur  l'avenir  de  ma  famille  et  sur  l'éducation  de  mes  frères; 
je  désirais  vivement  pouvoir  me  rapprocher  d'eux.  Je  fis 
donc  des  démarches  au  commencement  de  cette  année  pour 
rentrer  en  France.  Le  général  Baltus,  ancien  ami  de  mon 
père,  demanda  pour  moi  la  place  de  commandant  du  dé- 

!.  Dicté  à  Papis,  1835  (Voir  V Avant-Propos).  F.  p. 


68  VIE  DE   PLANAT. 

pôt  du  8^  bataillon  (bis),  en  garnison  à  Metz;  j'espérais  de 
là  pouvoir  me  rendre  en  congé  à  Paris,  pour  voir  mes 
frères  et  ma  sœur  Henriette,  pensant  que  ma  présence 
pourrait  leur  être  utile.  Mais,  au  moment  où  je  m  y  atten- 
dais le  moins,  je  reçus  une  lettre  d'Honoré  Lariboisière  qui 
changea  toutes  mes  résolutions.  Il  m'écrivait,  sous  le  sceau 
du  secret,  qu  une  campagne  allait  s  ouvrir  contre  la  Russie, 
et  que  son  père  l'avait  chargé  de  me  demander  si  je  vou- 
lais être  son  aide  de  camp.  On  pense  bien  que  je  ne  me  fis 
pas  prier  pour  accepter  un  poste  envié  par  plus  de  deux 
cents  officiers.  Je  n'avais  fait  aucune  démarche  pour  obte- 
nir cet  emploi  ;  l'idée  même  ne  pouvait  m'en  être  venue, 
car  il  était  sans  exemple  qu'un  officier  du  train  d'artillerie 
eût  été  aide  de  camp  du  premier  inspecteur  général  de 
Tarme.  A  la  vérité  j  y  perdais  beaucoup  sous  le  rapport  des 
appointements  :  au  lieu  de  2  500  francs  je  n'avais  plus  que 
1  800  francs,  ce  qui  était  d'une  grande  considération  pour 
moi;  mais  une  perspective  brillante  s'ouvrait  devant  moi; 
je  quittais  une  arme  que  j'avais  en  aversion,  et  comme  en 
campagne  on  n'a  presque  point  de  dépenses  à  faire,  je  pouvais 
consacrer  presque  toute  ma  solde  à  l'entretien  de  mes  frères. 
J'arrivai  à  Posen  dans  les  premiers  jours  de  mai,  j'y 
trouvai  mon  général  et  son  fils,  qui  me  reçurent  à  mer- 
veille. J'entrai  tout  de  suite  en  fonctions,  et  n'eus  pas  de 
peine  à  me  mettre  au  courant  de  la  besogne.  Tout  ce  que 
j'avais  appris  sous  le  capitaine  Brouet,  et  pendant  les  trois 
mois  où  je  l'avais  suppléé,  me  fut  fort  utile,  et  je  puis  dire 
que,  durant  toute  cette  campagne,  je  fis  en  réalité  les 
fonctions  de  chef  d'état-major,  quoique  je  ne  fusse  que 
simple  lieutenant.  Je  connaissais  parfaitement  le  person- 
nel et  le  matériel  de  Tartillerie  de  l'armée,  j'avais  l'habi* 
tude  de  la  correspondance  et  une  grande  facilité  pour  le 
travail;  de  plus,  je  ne. recherchais  ni  les  plaisirs  ni  les  dis- 
tractions habituelles  des  militaires,  qui  n'ont  jamais  été  de 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A   1815).  69 

mon  goût.  Je  fus  donc  en  peu  de  temps  très  distingué  par 
mon  général  y  honoré  de  toute  sa  confiance,  respecté  et 
jalousé  tout  à  la  fois  par  les  capitaines-adjoints,  qui  étaient 
au  nombre  de  six. 

Leurs  relations  avec  moi,  durant  toute  la  campagne, 
furent  remplies  d'égards  et  de  déférence;  mais  il  s'y  mê- 
lait une  sorte  de  contrainte  et  un  secret  dépit,  que  je  trouve 
fort  excusable.  J'étais  simple  lieutenant  du  train  d'artille- 
rie, nommé  depuis  quinze  jours  aide  de  camp;  et  ces  mes- 
sieurs, capitaines  d'artillerie,  fiers  et  hautains  comme  le 
sont  tous  les  officiers  des  armes  savantes,  se  trouvaient  par 
le  fait  sous  mes  ordres;  je  leur  donnais  mes  minutes  à  co- 
pier, et  je  faisais  quelquefois  recommencer  les  copies, 
lorsqu'elles  n'étaient  pas  assez  lisibles.  C'était  moi  qui,  la 
plupart  du  temps,  leur  transmettais  les  ordres  du  général 
Lariboisière  pour  les  diverses  missions  qu'ils  avaient  à 
remplir.  Ils  se  trouvaient  donc  humiliés;  je  le  comprenais 
fort  bien,  et  je  m'efforçais,  par  beaucoup  de  politesse  et  de 
modestie,  de  leur  rendre  cette  situation  moins  pénible. 

Mes  deux  camarades  aides  de  camp  étaient  d*abord  le 
capitaine  Cailly,  excellent  garçon,  avec  lequel  je  fus  lié 
tout  d'abord  d'une  sincère  amitié;  il  n'entreprit  point  de 
lutter  avec  moi,  et  se  renferma  strictement  dans  les  tra- 
vaux que  lui  confiait  le  général.  L'autre  aide  de  camp  était 
Honoré  Lariboisière,  qui  venait  d'être  nommé  capitaine, 
malgré  son  extrême  jeunesse,  et  qui  n'était  pas  placé  de 
manière  à  rendre  de  grands  services.  La  tendresse  de  son 
père  lui  avait  valu  le  poste  qu'il  occupait,  mais  cette  ten- 
dresse était  regrettable.  Honoré  avait  de  l'instruction,  de 
l'esprit,  de  la  capacité,  et  dans  tout  autre  poste  il  aurait 
pu  facilement  se  distinguer.  Rien  n'était  plus  commun 
alors  que  de  voir  les  fils  des  généraux  placés  de  cette  ma- 
nière, et  rien  n'était  plus  fait  pour  stériliser  en  eux  le 
germe  des  plus  heureuses  et  des  plus  brillantes  qualités 


70  VIE   DE   PLANAT. 

militaires.  Le  général  le  plus  sévère  est  presque  toujours 
le  père  le  plus  faible  et  le  plus  indulgent.  Le  capitaine 
Michel,  homme  caustique  et  spirituel,  dont  les  saillies  nous 
amusaient  infiniment,  nous  avait  caractérisés  au  bout  de 
huit  jours.  Il  disait  :  Planât  est  F  homme  de  lettres;  Cailly, 
l'homme  (Tétat^  et  Honoré,  l'officier  de  luxe.  Je  faisais  la 
correspondance  et  Gailly  les  états  de  situation  :  là  est  le  sel 
de  ce  jeu  de  mots.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  vécus  en  bonne 
intelligence  avec  tout  ce  monde-là  jusqu'à  la  retraite, 
époque  funeste  qui  brisa  toutes  les  relations  bienveillantes. 

L'Empereur  n'arriva  à  Posen  que  le  30  mai,  et  l'armée 
se  mit  sur-le-champ  en  mouvement  pour  se  diriger  sur  le 
Niémen,  où  l'on  pensait  que  les  Russes  nous  attendaient 
Il  était  bien  temps  de  quitter  la  malheureuse  province  de 
Posen,  épuisée  par  le  séjour  d'une  armée  si  nombreuse  et 
surtout  par  l'immense  quantité  de  chevaux;  les  fourrages 
manquaient  depuis  quelques  jours,  et  dans  plusieurs  en- 
droits on  avait  commencé  à  découvrir  les  maisons  pour 
donner  le  chaume  comme  aliment  aux  chevaux*. 

Le  quartier  général  marcha  sans  s  arrêter  jusqu'à  Thorn, 
sur  la  Vistule;  il  y  séjourna  quelques  jours  pour  reposer 
l'armée,  rassembler  les  traînards  et  réparer  le  matériel.  Je 
fis  à  Thorn  une  perte  qui  me  fut  très  sensible;  j'avais  une 
belle  montre  à  répétition,  qui  venait  de  mon  père,  avec 
une  chaîne  d'or,  et,  en  guise  de  breloques,  douze  ou  quinze 
bagues  et  petits  bijoux  de  souvenirs  auxquels  j'attachais 
beaucoup  de  prix  :  tout  cela  me  fut  volé  dans  l'auberge  où 
nous  étions  logés. 

L'armée  marcha  rapidement  de  Thorn  jusqu'à  Gumbin* 
nen,  où  le  grand  quartier  général  arriva  le  19  juin,  et  où 
nous  ne  restâmes  qu'un  seul  jour*. 

1 .  Voir  le  volume  Carrespondance  intime.  Lettre  datée  de  Posen,  1812. 

2.  Voir  le  volume  Correspondance  intime.  Lettre  datée  de  Qombinnen, 
20  juin  1812. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  71 

Le  24  nous  passâmes  le  Niémen  à  Kowno  sans  rencon- 
trer aucun  obstacle,  et  sans  voir  autre  chose  que  quelques 
patrouilles  de  cavalerie  légère,  qui  s'éloignèrent  à  notre 
approche.  Ce  passage  du  Niémen  offrit  la  scène  la  plus 
imposante  et  la  plus  admirable  qui  se  soit  jamais  présentée 
à  mes  regards. 

L'armée  était  en  grande  tenue,  et,  du  haut  du  mamelon 
où  était  l'Empereur,  on  la  voyait  filer  en  bon  ordre  sur  les 
trois  ponts  jetés  sur  le  Niémen.  Chaque  régiment  avait  sa 
musique  en  tête,  et  jouait  des  fanfares  auxquelles  se  mê- 
laient les  cris  de  :  Vive  C Empereur  !  Comme  il  n'y  avait 
pas  d'ennemis  à  combattre,  il  semblait  que  ce  fût  une 
immense  parade  militaire.  L'Empereur  paraissait  content; 
et  néanmoins  il  n'y  avait  pas  autour  de  lui  ce  sentiment 
de  confiance  et  d'enthousiasme  qui  animait  son  état-major 
dans  les  campagnes  précédentes.  On  voyait  avec  une  secrète 
inquiétude  les  Russes  se  retirer  devant  nous,  sans  cher- 
cher à  défendre  leurs  frontières.  On  n'avançait  qu'à  regret 
sur  ce  terrain  qui  nous  était  inconnu;  cette  répugnance 
s'accrut  encore  lorsque  nous  fûmes  à  Wilna,  où  le  quartier 
général  arriva  le  29  juin.  Une  circonstance,  rapportée  de 
différentes  manières  par  les  historiens  du  temps,  contribua 
beaucoup  à  assombrir  les  idées.  En  sortant  de  Kowno  pour 
arriver  à  Wilna,  nous  avions  trouvé  des  chemins  bien  dif- 
férents de  ceux  de  la  Prusse  que  nous  venions  de  quitter; 
au  lieu  de  ces  belles  chaussées  si  bien  entretenues,  c'étaient 
des  routes  sablonneuses,  difficiles,  dans  lesquelles  les  che- 
vaux et  les  hommes  n'avançaient  qu'avec  beaucoup  de 
peine  et  de  fatigue.  Le  jour  même  de  notre  arrivée  à 
Wilna,  le  temps,  qui  avait  été  d'une  chaleur  accablante 
depuis  le  passage  du  Niémen,  changea  subitement;  un 
orage,  suivi  d'une  pluie  froide  qui  dura  près  de  deux  jours, 
fit  périr  3000  chevaux  sur  le  seul  point  où  nous  nous 
trouvions,  et  envoya  aux  hôpitaux  un  grand  nombre  de 


72  VIE  DE   PLANAT. 

soldats.  Ce  début  de  la  campagne  fit  beaucoup  d'impression 
sur  toute  l'armée;  mais  le  beau  temps  une  fpis  revenu,  le 
soldat  reprit  son  courage  et  sa  gaieté,  et  oublia  les  tristes 
pressentiments.  Il  n'en  fut  pas  de  même  pour  un  grand 
nombre  d'officiers,  parmi  lesquels  je  puis  me  compter, 
ayant  retrouvé,  vingt-cinq  ans  plus  tard,  dans  ma  corres- 
pondance de  famille,  une  lettre,  écrite  de  Wilna  sous  l'im- 
pression des  sentiments  que  j 'éprouvais  * . 

Nous  restâmes  à  Wilna  jusqu'au  15  juillet;  l'Empereur 
s'y  était  arrêté  pour  avoir  des  nouvelles  positives  sur  l'em- 
placement des  troupes  russes,  et  pour  diriger  en  consé- 
quence ses  combinaisons  stratégiques.  Durant  ce  temps,  la 
besogne  ne  nous  manqua  pas.  L'Empereur  voulait  être 
informé  de  la  situation  de  tous  ses  dépôts  de  réserves,  tant 
en  matériel  qu'en  personnel,  depuis  Metz  jusqu'à  Wilna.  Il 
écrivait  lettre  sur  lettre  pour  presser  l'arrivée  de  tout  ce 

1.  «  WUruif  SO  Juin  4 SU,  —  Mon  cher  D...,  nous  avons  passé  le  Niémen  k 
Kowno  il  y  a  six  jours,  sans  rencontrer  d'obstacles,  et  nous  sommes  à  Wilna 
depuis  hier,  sans  qu'il  se  soit  passé  autre  chose  que  quelques  affaires  d'avant- 
poste  fort  insignifiantes.  Nous  éprouvons  déjà  de  grandes  privations,  et  depuis 
douze  jours  nous  n'avons  eu  de  vivres  que  ce  que  nous  avons  envoyé  enlever 
de  force  dans  les  villages.  Depuis  deux  jours  nous  sommes  sans  pain.  Une 
pluie  continue,  qui  tombe  depuis  quarante>huit  heures,  achève  d'abattre  nos 
troupes  et  nos  chevaux,  qui  sont  au  bivouac.  Tout  cela  est  assez  triste  et  ne 
nous  présage  pas  de  grands  succès.  Cependant  les  Russes  reculent  devant 
nous  ;  mais  ils  ont  l'avantage  de  se  retirer  sur  leurs  dépôts  de  vivres  et  de 
munitions,  et  nous  nous  éloignons  toujours  plus  des  nôtres.  La  quantité  de 
chevaux  qui  meurent  de  fatigue  et  d'épuisement  passe  tout  ce  qu'on  peut 
imaginer,  en  sorte  qu'on  a  à  craindre  de  laisser  en  arrière  la  moitié  de  l'artil- 
lerie. La  confiance  qu'inspire  l'Empereur  soutient  seule  le  courage  des  troupes, 
et,  malgré  tout  ce  qu'on  a  à  surmonter  encore,  personne  ne  doute  du  succès 
de  la  campagne. 

Je  ne  reçois  toujours  point  de  lettres,  et  je  ne  manque  pourtant  pas  de  vous 
indiquer,  dans  toutes  celles  que  je  vous  écris,  le  moyen  de  me  les  faire  par- 
venir sûrement  et  promptcment.  Nous  sommes  tellement  à  court  de  temps 
que  je  ne  puis  jamais  t'ccrire  longuement.  Nous  marchons  huit  ou  dix  heures 
par  jour,  et,  à  peine  arrivé,  on  ouvre  les  portefeuilles,  on  se  met  à  l'ouvrage 
jusqu'à  onze  heures  ou  minuit.  On  se  jette  ensuite  sur  la  paille,  accablé  de 
fatigue  ;  on  y  dort  trois  heures  d'un  mauvais  sommeil,  souvent  interrompu,  et 
puis  on  se  met  en  route  pour  faire  la  même  chose.  Voilà  quelle  est  notre  exis- 
tence depuis  Thorn.  Je  m  étonne  que  ma  faible  santé  y  résiste.  » 


DEUXIÈME   PARTIE   (18i2   A    1813).  73 

qui  était  en  arrière,  et  chacune  de  ces  lettres  m'en  donnait 
au  moins  vingt  à  faire.  Il  fallait,  en  outre,  mettre  le  plus 
grand  soin  et  les  plus  grandes  précautions  pour  que  ces 
lettres  parvinssent  à  leur  destination  ;  car,  si  elles  s'adres- 
saient à  des  officiers  en  marche,  on  les  envoyait  au  com- 
mandant du  dépôt  ou  de  la  place  où  Ton  supposait  que  ces 
officiers  se  trouvaient  à  une  époque  donnée.  De  là,  néces- 
sité d'écrire  à  ces  commandants  de  places  et  de  dépôts,  ce 
qui  doublait  la  besogne;  et  néanmoins,  malgré  tant  de 
précautions,  bien  des  ordres  ne  furent  pas  exécutés,  soit 
par  cas  fortuit,  soit  par  négligence  des  officiers  auxquels 
ils  étaient  adressés. 

C'est  là  un  des  grands  inconvénients  d'une  ligne  d'opé- 
ration de  cinq  à  six  cents  lieues;  le  zèle  et  l'exactitude 
diminuent  en  raison  de  l'éloignement  où  l'on  se  trouve  du 
chef  de  l'armée.  Il  semble  qu'à  une  si  grande  distance  des 
yeux  du  maître,  on  n'ait  plus  autant  à  redouter  de  sa  sur- 
veillance et  de  sa  sévérité;  d'un  autre  côté,  la  presque  cer- 
titude de  n'être  pour  rien  dans  les  faveurs  et  les  récom- 
penses contribue  puissamment  à  refroidir  le  zèle.  Aussi  les 
plaintes  et  les  reproches  de  l'Empereur  à  tous  les  chefs 
de  service  furent-ils  infiniment  plus  fréquents  dans  cette 
campagne  que  dans  aucune  autre. 

En  quittant  Wilna,  nous  primes  la  route  de  Witepsk,  et 
le  quartier  général  s'arrêta  à  Glubokoë,  où  nous  restâmes 
trois  jours.  Le  24,  nous  arrivâmes  à  Bechenkowitzy.  Toute 
Tarmée  avait  beaucoup  à  souffrir  de  la  chaleur,  du  manque 
de  vivres  et  de  la  mauvaise  qualité  de  l'eau.  Le  pays  que 
nous  parcourions  était  un  immense  plateau,  rempli  de 
marécages  et  de  fondrières,  d'où  surgissent  les  sources  de 
plusieurs  rivières  affluentes  au  Dnieper  et  à  la  Dwina.  Car, 
à  la  différence  des  autres  pays  de  l'Europe,  les  grands 
cours  d*eau  de  la  Russie  ne  sortent  point  des  montagnes. 

L'armée  campait  quelquefois  sur  des  terrains  humides, 


74  VIE   DE   PLANAT. 

et  il  suffisait  de  faire  un  trou  d*un  pied,  avec  une  bôche, 
pour  avoir  de  Teau  ;  on  conçoit  que  cette  eau  était  fort 
malsaine  et  semblable  à  celle  des  tourbières.  Cette  mau« 
vaise  qualité  de  Teau,  jointe  aux  chaleurs  excessives  du 
mois  de  juillet,  occasionna  des  dysenteries,  et  j'en  fus 
atteint  un  des  premiers.  J'eus  donc  doublement  à  souffrir; 
car,  ne  pouvant  interrompre  mes  travaux,  je  ne  pouvais, 
comme  la  plupart  de  mes  camarades,  passer  la  nuit  et  une 
partie  du  jour  tranquillement  couché  sur  la  paille.  Je  com- 
mençais à  comprendre  qu'il  ne  faut  pas  se  rendre  trop 
indispensable;  on  finit  presque  toujours  par  être  dupe  ou 
victime  de  ces  dévouements,  où  lamour-propre  a  beaucoup 
de  part.  J'ai  reconnu,  dans  le  cours  de  ma  carrière  mili- 
taire, que  les  officiers  qui  se  ménageaient  le  plus,  et  qui 
péchaient  le  moins  par  excès  de  zèle,  sont  précisément 
ceux  qui  ont  le  mieux  fait  leur  chemin.  Un  peu  d'adresse, 
de  charlatanisme  et  de  vanterie  les  servit  mieux  qu'un 
zèle  et  un  dévouement  véritables  n'auraient  pu  le  faire. 

C'est  pendant  notre  séjour  à  Bechenkowitzy  qu'eut  lieu 
notre  première  rencontre  sérieuse  avec  l'armée  russe.  La 
cavalerie,  sous  les  ordres  du  roi  de  Naples,  rencontra  l'en- 
nemi à  Ostrowno,  distant  de  six  lieues  de  Witepsk.  Une 
mêlée  sanglante  eut  lieu,  et  le  roi  de  Naples,  avec  sa 
fougue  ordinaire,  n'attendit  point  l'infanterie  qui  était  der* 
rière  lui  pour  lancer  sa  cavalerie  dans  des  bois  garnis  de 
tirailleurs  russes.  Nous  y  perdîmes  beaucoup  de  monde. 

Le  lendemain,  le  prince  Eugène,  étant  arrivé  avec  la 
division  Delzons,  délogea  l'ennemi  de  cette  preinière  posi- 
tion, et  on  reconnut,  quelques  heures  après,  qu'une  grande 
partie  de  l'armée  russe  était  rangée  en  bataille  devant 
Witepsk.  Sur  cette  nouvelle,  l'Empereur  quitta  Bechenko- 
witzy, plein  de  joie  et  d'impatience,  car  le  moment  du 
combat,  après  lequel  il  soupirait  depuis  un  mois,  était  enfin 
arrivé.  Nous  nous  arrêtâmes  pendant  quelques  heures  sur 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  75 

le  champ  de  bataille  d'Ostrowno,  où  je  vis  avec  une  véri- 
table douleur  de  pauvres  blessés  russes  exposés,  depuis 
trois  ou  quatre  jours,  à  Tardeur  du  soleil  ou  à  la  fraîcheur 
des  nuits,  sans  aucun  secours.  Leur  misère  et  leurs  plaintes 
faisaient  d'autant  plus  d'impression  sur  moi  que  j'avais 
appris  assez  de  russe,  en  1801,  pour  comprendre  ce  qu'ils 
demandaient,  et  ce  que  je  ne  pouvais  leur  donner. 

L'Empereur  avait  fait  ses  dispositions  le  27  juillet  au 
soir,  pour  livrer  bataille;  mais,  à  notre  grand  étonnement, 
le  lendemain  toute  l'armée  russe  avait  disparu  comme  par 
enchantement,  et  sans  qu'on  se  fût  aperçu  de  son  départ. 
Nous  entrâmes  donc,  sans  coup  férir,  à  Witepsk,  qui  est 
une  assez  belle  ville.  On  y  trouva  quelques  ressources,  les 
Russes  n'ayant  pas,  selon  leur  usage,  détruit  les  magasins 
qu'ils  y  avaient  amassés.  Une  partie  de  la  journée  fut  em- 
ployée à  rétablir  les  ponts  sur  la  Dwina,  et,  dès  qu'ils  furent 
praticables,  Tinfatigable  roi  de  Naples  se  lança  à  la  pour- 
suite de  l'ennemi.  Toutefois,  on  ne  parvint  pas  à  savoir 
quelle  direction  il  avait  prise.  Ce  ne  fut  que  le  lendemain 
qu'on  apprit  qu'il  s'était  retiré  sur  Smolensk.  Pendant  toute 
la  durée  de  notre  séjour  à  Witepsk,  je  fus  tellement  malade, 
et  me  trouvai  si  affaibli  par  une  dysenterie  continuelle 
que  je  fus  tenté  de  quitter  l'armée.  Mais  le  point  d'honneur 
me  retint,  et  il  est  vrai  de  dire  que,  par  une  sorte  de  grâce 
d'état,  on  supporte  à  l'armée,  sans  cesser  de  servir,  des 
maladies  qui  vous  mettraient  sur  le  grabat  en  tout  autre 
lieu;  il  y  a  plus  :  on  en  guérit  sans  soins  et  sans  médecin. 
C'est  à  Witespk  que  je  reçus  l'agréable  nouvelle  de  l'ad- 
mission de  mon  frère  Abel,  comme  élève  boursier,  au  lycée 
impérial  d'Orléans.  Pendant  longtemps  j'avais  vainement 
sollicité  cette  faveur,  prévoyant  qu'il  me  serait  impossible 
de  payer  à  la  fois  la  pension  de  mon  frère  Jules,  et  celle 
d'Abel  qui  ne  pouvait  rester  plus  longtemps  dans  les  écoles 
primaires,  car  il  avait  onze  ans  et  annonçait  les  plus  heu- 


76  VIE   DE  PLANAT. 

reuses  dispositions.  Le  bon  général  me  servit  chaudement 
dans  cette  occasion,  et  c'est  à  lui  que  je  dus  le  succès  final 
de  ma  demande.  Ce  fut  un  grand  soulagement  pour  mon 
esprit,  sans  cesse  préoccupé  du  sort  de  ma  famille'. 

Nous  partîmes  de  Witepsk,  le  13  août,  pour  nous  diriger 
sur  Smolensk.  L'armée,  bien  reposée  par  un  séjour  de 
quinze  jours  dans  un  beau  pays,  eut  moins  à  souffrir  du- 
rant ce  trajet,  et  Ion  espérait  que  Smolensk  serait  le  terme 
de  nos  fatigues  pour  cette  campagne.  C'était  là,  selon  toute 
apparence,  que  devait  se  donner  la  bataille  décisive.  Les 
troupes  étaient  en  bonne  disposition;  l'aspect  d'une  grande 
ville  et  d'un  beau  pays  relevait  le  moral  du  soldat,  et  Ton 
ne  voyait  plus  sur  son  visage  ces  traces  d'abattement  et  de 
mauvaise  humeur  qu'il  était  facile  de  reconnaître  depuis 
Wilna.  Le  bivouac  du  grand  quartier  général  fut  établi 
dans  un  bois,  à  une  petite  portée  de  canon  de  la  ville,  et, 
pendant  trois  jours  que  dura  l'investissement,  nous  fîmes 
un  service  des  plus  actifs;  car  l'artillerie  devait,  selon  toute 
apparence,  jouer  un  rôle  dans  l'action  qui  se  préparait. 

Le  général  Lariboisière  fit  la  reconnaissance  des  dehors 
de  la  place,  et  ne  tarda  pas  à  reconnaître  que  l'artillerie  se- 
rait impuissante  contre  les  murs  de  cette  place  qui  n'était 
point  [régulièrement  fortifiée,  mais  pourvue  d'une  enceinte 
formidable  à  la  manière  tartare.  C'était  une  muraille  en 
briques  parfaitement  liées,  d'environ  50  pieds  de  haut  et 
de  15  pieds  d'épaisseur,  terrassée  intérieurement,  ce  qui 
lui  donnait  une  sorte  d'élasticité  qui  amortissait  TefTet  des 
projectiles.  Lorsque  nous  passâmes  devant  une  des  portes 
de  Smolensk,  en  traversant  la  principale  rue  du  faubourg» 
nous  reçûmes,  à  bonne  portée,  une  volée  de  mitraille,  qui, 
par  miracle,  ne  blessa  personne;  un  seul  cheval  reçut  un 
biscaïen  dans  la  cuisse,  tout  le  reste  s'en  tira  sain  et  sauf. 

1.  Voir  le   volume    Correspondance  intime.  Lettres    datées  de  Witepsk, 
29  juillet  et  4  août  1812. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  77 

A  gauche  de  la  ville,  en  regardant  le  Dnieper,  il  y  avait 
un  assez  mauvais  ouvrage  grossièrement  fortifié  et  que 
nous  sûmes  plus  tard  être  la  citadelle.  Toute  la  défense 
paraissait  concentrée  sur  ce  point;  car,  du  côté  opposé,  on 
ne  tira  pas  un  coup  de  fusil.  J'ai  toujours  pensé,  et  je  crois 
encore  aujourd'hui  que  si  Ton  avait  fait  une  attaque  vigou- 
reuse sur  cette  citadelle,  on  y  serait  entré  de  vive  force, 
avec  des  résultats  bien  plus  importants  que  ceux  qu'on 
obtint  deux  jours  après  ;  car  l'armée  russe  avait  seulement 
commencé  son  mouvement  de  retraite  sur  Moscou,  et  ne 
l'effectuait  pas  sans  une  grande  difficulté.  On  aurait  donc 
pu  faire  des  prisonniers,  s'emparer  d  une  partie  du  maté- 
riel et  sauver  les  magasins.  Mais  l'affaire  eût  été  sans  con- 
tredit très  meurtrière,  et  il  faut  croire  que  l'Empereur  ne 
voulut  pas,  à  une  aussi  grande  distance  de  son  point  de 
départ,  sacrifier  une  partie  de  ses  meilleures  troupes  dans 
une  action  qui  n'avait  rien  de  décisif. 

Après  que  le  général  Lariboisière  eut  rendu  compte  à 
l'Empereur  de  sa  reconnaissance,  je  fus  envoyé  près  du 
général  Sorbier,  qui  commandait  l'artillerie  de  la  garde, 
et  lui  portai  l'ordre  de  s'approcher  le  plus  près  possible  du 
mur  d'enceinte  avec  une  batterie  de  douze,  pour  essayer 
de  faire  une  brèche.  J'assistai  à  cette  sorte  d'expérience. 
On  tira  une  vingtaine  de  coups  à  portée  de  but  en  blanc, 
et  c'est  à  peine  si  quelques  fragments  de  brique  se  déta- 
chèrent de  la  muraille.  Tout  cela  se  passait  comme  au 
polygone;  aucun  coup  ne  fut  riposté  de  la  place,  aucun 
ennemi  ne  se  montra  sur  la  muraille.  Le  lendemain,  nous 
poussâmes  jusqu'à  la  Dwina,  et  nous  parvînmes,  sous  une 
grêle  de  balles,  à  découvrir  les  ponts  de  l'ennemi.  Le  capi- 
taine Gourgaud,  officier  d'ordonnance  de  l'Empereur,  près 
duquel  je  me  trouvais,  y  reçut  une  balle  morte  qui  lui  fit 
une  légère  contusion. 

Je  n'ai  pas  dessein  de  raconter  l'action  qui  nous  rendit 


78  VIE   DE   PLANAT. 

maîtres  de  Smolcnsk.  Dans  mon  grade  et  dans  mon  emploi, 
témoin  partiel  des  grandes  afTaires,  je  risquerais  fort  de  me 
tromper  si  j'avais  la  prétention  d'en  écrire  Tensemble.  Je 
dirai  seulement  que,  cette  ville  ayant  été  incendiée  par  nos 
obus  et  par  Tennemi  lui-même,  qui  mit  le  feu  à  ses  maga- 
sins, nous  y  entrâmes  le  18  août  à  la  pointe  du  jour.  Nous 
n'y  trouvâmes  personne  que  quelques  blessés  russes, 
comme  à  Witepsk.  L'armée  et  tous  les  habitants  avaient 
disparu.  Le  grand  quartier  général  s'empara  des  maisons 
qui  étaient  restées  debout;  celle  qui  nous  échut  en  partage 
était  la  demeure  d'un  pope,  attenant  à  Tune  des  principales 
églises  de  la  ville;  il  y  avait  des  meubles  et  nous  y  fûmes 
assez  bien,  après  que  nos  canonniers  eurent  réparé  le 
désordre  causé  par  le  pillage  des  soldats  qui  avaient  pénétré 
les  premiers  dans  la  ville. 

L'occasion  de  joindre  l'ennemi  et  de  l'amener  à  un  com- 
bat décisif  ayant  été  encore  une  fois  manquée,  on  com- 
mença à  faire  de  sérieuses  réflexions  sur  l'issue  de  la  cam- 
pagne. Les  vieux  généraux  étaient  d'avis  de  ne  pas  pousser 
plus  loin,  et  craignaient  de  voir  l'Empereur  entraîné  par  le 
désir  d'entrer  à  Moscou.  Mon  général  était  de  ceux  qui  re- 
gardaient cette  résolution  comme  très  imprudente,  à  l'en- 
trée de  la  mauvaise  saison,  et  à  une  aussi  grande  distance 
de  notre  base  d'opération  ;  mais  sa  désapprobation  n'éclatait 
point  en  déclamations  et  en  plaintes  étourdissantes,  comme 
celles  de  bien  d'autres  généraux.  Il  raisonnait  avec  calme 
et  s'affligeait  en  silence  ;  car  deux  sentiments  bien  prononcés 
remplissaient  le  cœur  de  cet  honnête  homme  :  c'était 
l'amour  de  la  patrie  et  un  dévoûment  sans  bornes  pour 
l'Empereur. 

J'entendis  souvent  dire  chez  le  prince  de  Neuchâtel  que 
c'étaient  les  généraux  polonais,  alors  en  grande  faveur,  qui 
poussaient  l'Empereur  à  une  expédition  sur  Moscou,  afin 
de  soulager  leur  pays  du  fardeau  qui  allait  peser  sur  lui, 


DEUXIÈME   PARTIE    (1812   A    1815).  79 

si  rarmée  prenait  ses  quartiers  d'hiver  en  Lithuanie.  Ils 
assuraient  l'Empereur  qu'il  entrerait  à  Moscou  sans  coup 
férir,  et,  qu'une  fois  maître  de  cette  capitale,  les  Russes  se- 
raient forcés  de  faire  la  paix.  Je  ne  sais  jusqu'à  quel  point 
leurs  discours  purent  influer  sur  les  déterminations  de 
l'Empereur,  mais  je  crois  qu'ils  flattaient  ses  desseins  se- 
crets. Quant  à  moi,  je  n'avais  pas  d'opinion  bien  arrêtée,  et 
je  me  rangeais  volontiers  à  celle  de  tous  les  jeunes  offi- 
ciers, qui  désiraient  marcher  sur  Moscou.  Il  n'entrait 
alors  à  l'idée  de  personne  que  les  Russes  détruiraient  eux- 
mêmes  la  ville  la  plus  riche,  la  plus  populeuse  et  la  plus 
importante  de  Tempire.  On  devait,  d'ailleurs,  s'attendre  à 
une  grande  bataille  que  tout  le  monde  désirait,  et  qui  de- 
vait décider  du  sort  de  la  campagne  * . 

Deux  jours  après  notre  entrée  à  Smolensk  eut  lieu  le 
combat  de  Valoutina,  qui  fut  très  meurtrier  et  sans  résultat, 
par  la  faute  du  duc  d'Abrantès.  Il  refusa  obstinément  d'exé- 
cuter un  mouvement  ordonné  par  l'Empereur,  et  il  est 
probable  qu'il  commençait  à  être  atteint  de  la  folie  qui  le 
conduisit  au  tombeau  l'année  suivante.  Le  général  Gudin, 
un  des  meilleurs  et  des  plus  braves  généraux  de  division 
de  l'armée,  eut  les  deux  jambes  emportées  au  combat  de 
Valoutina.  On  le  rapporta  à  Smolensk,  où  il  mourut  le 
lendemain.  Il  fut  très  regretté  de  l'armée  ;  l'Empereur  alla 
le  voir  quelques  heures  avant  sa  mort. 

Nous  quittâmes  Smolensk  le  24,  et  arrivâmes  le  lende- 
main à  Dorogobouje,  qui,  je  crois,  est  la  dernière  ville  de 
l'ancienne  Pologne.  Le  pays  offrait  à  peu  près  le  même 
aspect  que  celui  que  nous  avions  parcouru  pour  arriver  à 
Witepsk;  nous  suivions  aussi  la  même  direction  entre  le 
Dnieper  et  la  Dwina,  remontant  vers  la  source  de  ce  der- 
nier fleuve.  C'était  une  plaine  accidentée,  coupée  de  ravins 

i.  Voir  le  Tolumc  Correspondance  intime.  Lettre  de  Smolensk,  20  août 
1812. 


80  VIE   DE   PLANAT. 

et  de  parties  marécageuses  plantées  de  grands  et  tristes 
bouleaux,  et  n'offrant  de  traces  ni  d'hommes  ni  d'animaux. 

Cette  désertion  systématique,  qui  s'opérait  devant  nous, 
avait  quelque  chose  de  sinistre  et  de  menaçant;  elle  rem- 
plissait l'âme  de  tristesse  et  d'effroi,  et  semblait  présager 
quelque  résolution  désespérée.  Dorogobouje  avait  été  incen- 
dié par  les  Russes  avant  notre  passage.  Wiasma,  où  nous 
arrivâmes  le  29,  aurait  eu  le  même  sort  si  l'ennemi,  plus 
vivement  pressé,  n'avait  été  obligé  d'évacuer  la  ville  plus 
tôt  qu'il  ne  comptait.  Mais  là,  comme  ailleurs,  il  avait  com- 
mencé par  brûler  les  magasins  ;  en  sorte  que  nous  ne  trou- 
vâmes pas  beaucoup  de  ressources  dans  cette  ville,  qui  me 
parut  presque  aussi  grande  que  Smolensk  et  beaucoup  plus 
jolie  à  cause  de  ses  constructions  modernes.  On  avait  es- 
péré que  les  Russes  tiendraient  à  Wiasma,  qui  offre  une 
assez  belle  position  militaire,  et  on  fut  fort  désappointé  de 
voir  qu'ils  se  retiraient  toujours.  Chacun  disait  :  «  Ils  nous 
attendent  sous  les  murs  de  Moscou.  » 

Après  avoir  passé  deux  jours  à  Wiasma,  l'armée  se  remit 
en  marche,  et  arriva  le  !•'  septembre  à  Gjat  où  l'on  éta- 
blit un  grand  dépôt.  Cette  circonstance  nous  fit  présumer 
qu'une  bataille  aurait  lieu  très  incessamment,  et  non  loin 
du  point  où  nous  nous  trouvions.  Effectivement,  l'armée 
quitta  Gjat  le  4  septembre,  pour  se  porter  en  avant  et,  dès 
le  soir,  on  disait,  chez  le  prince  de  Neuchâtel,  que  l'armée 
russe  avait  pris  position  près  d'un  grand  couvent.  La  nou- 
velle était  inexacte  quant  à  l'emplacement;  mais,  du  reste, 
personne  ne  doutait  que  nous  ne  fussions  à  la  veille  d'une 
grande  bataille.  Il  y  a  toujours,  en  pareil  cas,  une  rumeur 
sourde  dans  l'armée,  une  foule  de  propos,  quelquefois  ab- 
surdes, souvent  contradictoires,  qui  sont  le  présage  certain 
d'une  affaire  importante.  A  Gjat,  nous  étions  sur  le  point 
le  plus  élevé  de  ce  grand  plateau,  où  tant  de  rivières 
prennent  leur  source. 


DEUXIÈME  PARTIE    (1812   A   1815).  Si 

Le  lendemain,  5  septembre,  nous  atteignîmes  le  couvent 
de  Kolotskoïé,  où  l'on  disait  que  Tarmée  russe  avait  pris 
possession;  mais  on  n'y  trouva  que  son  avant-garde,  qui 
fut  promptement  délogée.  Il  y  eut  ce  jour  même  une  affaire 
assez  chaude,  par  suite  de  laquelle  on  s'empara  d'un  ma- 
melon situé  à  droite  de  la  grande  route,  en  avant  de 
Kolotskoïé,  sur  lequel  les  Russes  avaient  construit  une 
redoute,  et  qui  joua,  deux  jours  après,  un  grand  rôle  dans 
la  bataille  de  la  Moskowa,  car  l'Empereur  s'y  établit.  L'armée 
russe  avait  pris  position  à  une  lieue  environ  de  ce  mame- 
lon, sa  droite  appuyée  à  Borodino  et  sa  gauche  à  un  bois; 
son  front  était  couvert  par  le  ravin  de  la  Kolotskoïé  et  par 
de  formidables  redoutes.  Le  6  septembre  se  passa,  pour 
l'Empereur,  à  reconnaître  la  position  de  l'ennemi,  à  pres- 
crire l'ordre  et  les  dispositions  de  la  bataille,  et  ordonner 
toutes  les  mesures  de  précautions  usitées  en  pareil  cas.  On 
pense  bien  que  ce  fut  un  jour  de  grande  fatigue  pour  nous. 
L'Empereur  voulait  savoir  exactement  ce  qu'il  avait  de 
coups  de  fusil  à  tirer,  et  ce  qui  existait  en  munitions  de 
guerre  dans  les  parcs  de  réserve.  11  fallait,  pour  recueillir 
tous  ces  renseignements,  courir  après  des  corps  d'armée 
en  marche,  et  s'adresser  à  des  officiers,  fort  mal  disposés 
pour  les  donner,  parce  qu'ils  avaient  autre  chose  à  faire. 
Cependant,  au  nom  de  l'Empereur,  tout  devenait  possible; 
il  semblait  que  les  facultés  humaines  fussent  doubles  ou 
triples.  Aussi,  à  la  fin  de  la  journée,  le  général  Lariboisière 
remit  à  l'Empereur  l'état  exact  de  l'approvisionnement  de 
l'armée  en  coups  à  cai^ons  et  en  cartouches  d'infanterie. 

Je  n'ai  pas  dessein  de  décrire  la  bataille  de  la  Moskowa 
bien  que  ce  soit  une  de  celles  que  j'aie  le  mieux  vues.  Je 
me  bornerai  à  quelques  faits  partiels,  dont  j'ai  été  particu- 
lièrement témoin. 

A  cinq  heures  du  matin,  tout  le  monde  était  à  cheval. 
Mon  général  se  porta  avec  quelques  officiers,  au  nombre 

6 


82  VIE   DE    PLANAT. 

desquels  j'étais,  à  la  batterie  de  douze  du  premier  corps, 
qui  devait  ouvrir  le  feu.  A  ce  signal,  toutes  les  batteries 
commencèrent  à  tirer  sur  toute  la  ligne;  l'ennemi  ne  tarda 
pas  à  riposter.  Le  premier  boulet  qu'il  envoya  de  notre 
côté  atteignit  le  cheval  du  maréchal  Davout;  il  s'abattit 
aussitôt,  entraînant  sous  lui  son  cavalier  que  l'on  croyait 
grièvement  blessé  ;  mais  le  maréchal  se  releva  en  riant  et 
se  fit  amener  un  autre  cheval.  En  ce  moment,  le  général 
Lariboîsière,  jetant  les  yeux  sur  les  officiers  qui  l'avaient 
accompagné,  aperçut  son  fils  Honoré  qui  n'avait  pas  été 
commandé  pour  ce  service.  Il  lui  fit  une  sévère  réprimande 
et  lui  ordonna  de  se  retirer  en  arrière;  mais  il  était  facile 
de  voir  qu'une  tendresse  inquiète  l'occupait  plus  que  les 
règles  de  la  discipline.  Le  pauvre  Honoré  se  retira  un  peu 
confus,  et  n'exécuta  qu'à  moitié  les  ordres  de  son  père;  il 
se  mit,  à  quelques  pas  de  là,  derrière  un  petit  bois  de  bou- 
leaux qui  était  à  notre  droite.  Nous  nous  portâmes  ensuite 
à  la  batterie  du  troisième  corps,  où  était  le  général  Foucher. 
Comme  j'avais  repris  à  Dorogobouje  la  diarrhée  qui  m'avait 
tant  tourmenté  à  Smolensk,  j'éprouvai,  durant  la  journée, 
un  des  plus  grands  supplices  qu'on  puisse  imaginer;  car  je 
ne  voulais  ni  quitter  la  place,  ni  descendre  de  cheval.  Je 
n'ose  dire  comment  je  m'y  pris  pour  me  débarrasser  de  ce 
qui  me  tourmentait,  mais  j'y  perdis  deux  mouchoirs  que 
je  jetai  le  plus  adroitement  possible  dans  le  fossé  des  ou- 
vrages près  desquels  nous  passions  ;  c'était  une  fort  grande 
perte  dans  un  pays  où  il  n'y  avait  pas  de  blanchisseuses, 
du  moins  pour  nous. 

Dans  le  plus  fort  de  Faction,  et  lorsque  le  maréchal  Ney 
se  porta  sur  Scmenofskoïé,  nous  le  suivîmes  dans  cette 
direction  pour  reconnaître  la  redoute  que  nos  troupes  ve- 
naient d'emporter.  L'ennemi  faisait  tous  ses  efforts  pour  la 
reprendre;  il  avait  porté  toutes  ses  réserves  sur  ce  point; 
il  s'engagea  là  un  des  combats  les  plus  meurtriers  que  j'aie 


DEUXIÈME   PARTIE    (1812   A   1815).  83 

VUS.  Il  n'y  a  que  la  bataille  de  Leipzig  que  je  puisse  lui 
comparer.  Les  boulets  et  les  obus  pleuvaient  comme  la 
grêle,  et  la  fumée  était  telle  qu'on  ne  pouvait  distinguer 
qu'à  de  rares  intervalles  les  masses  ennemies.  Le  corps 
westphalien  était  massé  en  colonne  serrée  derrière  la 
redoute,  et  recevait  de  temps  en  temps  des  obus  qui,  en 
éclatant,  faisait  voler  en  l'air  les  schakos  et  les  baïonnettes. 
A  chaque  coup  pareil,  ces  pauvres  soldats  se  jetaient  à 
plat  ventre,  et  tous  ne  se  relevaient  pas.  Le  maréchal  Ney, 
les  naseaux  ouverts,  l'œil  en  feu,  animait  tout  du  geste  et 
de  la  voix;  il  était  vraiment  superbe  et  offrait  l'image  du 
DIEU  DE  LA  GUERRE.  On  fit  dcs  prodigcs  de  part  et  d'autre  sur 
ce  point  qui,  par  les  dispositions  de  l'Empereur,  était  devenu 
le  point  principal  de  l'action.  Vaillamment  défendu,  chère- 
ment acheté,  il  nous  resta  enfin;  et,  dès  lors,  on  regarda 
la  bataille  comme  gagnée,  quoiqu'il  ne  fût  pas  trois  heures. 
Nous  repassâmes  le  ravin  avec  mon  général  et  vînmes  nous 
placer  devant  la  grande  redoute  de  Borodino.  C'est  là  que 
Ferdinand  Lariboisière,  sous-lieutenant  au  premier  régi- 
ment de  carabiniers,  se  détacha  de  son  régiment  qui  pas- 
sait et  vint  serrer  la  main  de  son  père  en  lui  disant,  avec 
l'accent  de  la  plus  vive  joie  :  «  Nous  allons  charger.  »  Peu 
d'instants  après,  il  fut  frappé  d'une  balle,  mais  ce  ne  fut 
que  le  soir,  après  l'action,  qu'on  le  rapporta  dans  la  tente 
du  général.  C'était  un  charmant  jeune  homme,  plein  de 
franchise  et  déloyauté,  et  vraiment  né  pour  l'état  militaire. 
Il  venait  de  sortir  des  pages,  et  je  crois  qu'il  avait  à  peine 
dix-huit  ans.  Lorsque  la  grande  redoute  fut  prise,  nous 
nous  y  portâmes,  et  c'est  de  là  seulement  que  je  pus  voir 
distinctement  le  théâtre  des  exploits  de  notre  extrême 
gauche  commandée  par  le  prince  vice-roi.  Au  commence- 
ment de  l'action,  il  était  placé  vis-à-vis  de  Borodino,  à  che- 
val sur  la  route  de  Smolensk  à  Moscou.  Il  eut  d'abord  à 
soutenir  l'effort  de  la  plus  grande  partie  de  l'armée  russe, 


84  VIE   DE  PLANAT. 

ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  s'emparer  de  Borodino,  où  il  eut 
cependant  beaucoup  de  peine  à  se  maintenir.  Mais  le  géné- 
ral ennemi  y  voyant  que,  contre  son  attente,  tous  nos  efforts 
se  portaient  sur  sa  gauche,  y  envoya  la  plus  grande  partie 
des  troupes  qu'il  avait  devant  Borodino,  ce  qui  permit  au 
corps  du  vice-roi  de  respirer  après  avoir  fait  des  pertes  con- 
sidérables. Vers  quatre  heures,  Taifaire  paraissait  terminée, 
et  les  Russes  étaient  en  pleine  retraite.  Nous  parcourûmes 
toute  la  ligne  dont  la  position  avait  tout  à  fait  changé.  La 
droite  s'était  portée  en  avant.  Laissant  derrière  elle  le  vil- 
lage de  Semenofskoïé  et  les  redoutes  qu'elle  avait  prises, 
elle  venait  de  décrire  un  arc  de  cercle  dont  le  centre  était 
à  Borodino.  Je  n'ai  jamais  compris  pourquoi  les  troupes 
s'arrêtèrent  en  si  beau  chemin,  à  moins  de  penser  que  la 
cavalerie  était  trop  fatiguée;  elle  avait  effectivement  joué 
un  rôle  très  important  dans  la  bataille,  et  les  chevaux,  mal 
nourris  et  affaiblis  par  de  longues  marches,  pouvaient  bien 
en  avoir  assez.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  bataille  si  meur- 
trière n'eut  point  les  résultats  qu'on  devait  s'en  promettre. 
Nous  fîmes  peu  de  prisonniers,  et  les  canons  qui  restèrent 
en  notre  pouvoir  furent  ceux  que  l'ennemi  abandonna  dans 
les  redoutes,  ou  qui  se  trouvèrent  démontés  sur  le  champ 
de  bataille.  L'armée  russe,  qui  devait  être  dans  le  plus 
grand  désordre,  se  retira  donc  fort  tranquillement,  sans 
être  autrement  inquiétée  que  par  une  vaine  canonnade  qui 
dura  jusqu'à  la  nuit. 

Quoique  nous  fussions  harassés  de  fatigue,  ainsi  que 
nos  chevaux,  le  général,  avant  de  nous  permettre  de  nous 
rendre  au  bivouac,  nous  envoya  dans  toutes  les  direc- 
tions pour  recueillir  l'état  des  munitions  consommées 
dans  la  journée.  Le  premier  corps  m'échut  en  partage,  et, 
comme  nous  en  étions  très  près,  ma  mission  se  trouva 
accomplie  une  des  premières;  je  pense  bien  que  mon 
général   l'avait  fait  à  dessein,  afin   de   m'avoir  plus  tôt 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A   1815).  85 

SOUS  sa  main  pour  expédier  le   travail  qui  allait  se  faire. 

Nous  couchâmes  sur  le  champ  de  bataille,  dans  une 
espèce  de  tente  en  planches,  que  les  canonniers  avaient 
fort  artistement  construite.  En  y  entrant  vers  dix  heures, 
lorsque  je  revenais  de  ma  mission,  je  fus  frappé  d'un  bien 
triste  spectacle  :  le  pauvre  Ferdinand  était  couché  sur  des 
manteaux,  gémissant  sans  contrainte,  comme  peut  le  faire 
un  jeune  homme;  son  père  et  son  frère  étaient  près  de  lui, 
plongés  dans  la  plus  profonde  douleur.  En  chargeant  sur 
la  grande  route,  Ferdinand  avait  été  [frappé  d'une  balle 
qui,  après  avoir  traversé  la  cuirasse  et  tout  le  corps,  était 
venue  se  loger  entre  deux  côtes,  au-dessus  des  reins,  assez 
près  de  Tépine  dorsale.  La  balle  fut  extraite  cette  même 
nuit  par  M.  Ivan,  chirurgien  de  l'Empereur,  et  après  cette 
opération,  qui  fut  très  douloureuse,  le  malade  et  les  assis- 
tants se  livrèrent  à  l'espoir  d'une  prompte  guérison,  comme 
cela  arrive  toujours  en  pareil  cas. 

Les  rapports  sur  la  consommation  de  munitions  s'étant 
trouvés  fort  imparfaits,  comme  il  est  facile  de  le  concevoir, 
nous  fûmes  renvoyés  de  grand  matin  le  lendemain  vers  les 
commandants  d'artillerie  des  différents  corps  d'armée,  pour 
avoir  des  documents  plus  exacts;  j'en  fis  le  relevé  pour 
être  remis  à  l'Empereur,  et  je  crois  me  rappeler,  qu'il  y 
eut  de  notre  côté  cinquante-quatre  mille  coups  de  canon 
tirés. 

Le  lendemain,  9  septembre,  nous  arrivâmes  devant 
Mojaïsk.  L'empressement  pour  s'y  loger  était  si  grand  que 
bien  des  officiers  y  entrèrent  avec  les  éclaireurs,  et  sous  les 
boulets  et  les  obus  que  l'ennemi  lançait  dans  la  ville,  de  la 
hauteur  opposée.  Je  fus  de  ce  nombre,  car  j'avais  à 
cœur  de  procurer  un  abri  convenable  à  notre  pauvre 
blessé  qui  nous  suivait,  porté  sur  un  brancard  par  quatre 
canonniers.  Arrivés  dans  Mojaïsk,  dont  la  principale  rue, 
droite  et  large,  était  enfilée  par  les  feux  de  l'ennemi,  je  me 


86  VIE   DE   PLANAT. 

jetai  dans  la  première  rue  que  je  trouvai  à  droite,  et 
m*emparai  d'une  petite  maison  en  bois,  d'assez  bonne 
apparence.  Au  mome.nt  où  j'écrivais  sur  la  porte  le  nom 
du  général  Lariboisière,  un  obus  tomba  près  de  moi;  je 
n^eus  que  le  temps  de  me  jeter  dans  la  maison;  Tobus 
éclata  et  ne  fit  de  mal  à  personne,  et  il  eut  pour  moi  l'avan- 
tage d'écarter  les  concurrents,  car  on  s'arrachait  les  loge- 
ments, et,  dans  mainte  occasion,  les  aides  de  camp  avaient 
entre  eux  des  prises  tellement  violentes  que  partout  ailleurs 
elles  se  seraient  terminées  par  un  duel. 

Nous  nous  établîmes,  tant  bien  que  mal,  dans  cette 
maison,  qui  était  fort  petite  et  assez  malpropre,  mais  qui 
nous  parut  un  palais  auprès  des  gites  que  nous  avions 
occupés  depuis  quelques  jours,  et  surtout  après  les  froids 
bivouacs  de  Borodino.  Ferdinand  fut  placé  dans  une  petite 
chambre  séparée  et  confié  aux  soins  de  notre  chirurgien, 
nommé  GudoUe.  C'était  un  garçon  assez  bon  enfant,  grand 
bavard  et,  je  crois,  fort  peu  instruit;  mais  dans  ces  grandes 
armées  on  n'y  regardait  pas  de  si  près.  Quand  il  faut  nom- 
mer douze  ou  quinze  cents  chirurgiens,  on  prend  tout  ce 
qu'on  trouve. 

Cette  première  journée  et  la  suivante  furent  bien  rem- 
plies pour  Cailly  et  pour  moi  :  après  une  grande  bataille, 
où  tant  d'objets  sont  consommés,  perdus  ou  dégradés,  il  y 
a  toujours  fort  à  faire  pour  remettre  le  matériel  en  ordre 
et  pour  presser  l'arrivée  des  munitions.  Il  fallait,  en  outre, 
pourvoir  au  remplacement  des  officiers  tués,  et  préparer 
le  travail  des  récompenses  et  de  l'avancement. 

L'Empereur  quitta  Mojaïsk  le  12  septembre;  et,  comme 
l'état  du  pauvre  Ferdinand  avait  toujours  été  en  empirant, 
le  général  Lariboisière  resta  encore  quelques  heures, 
attendant  d'un  moment  à  l'autre  que  son  fils  eût  rendu  le 
dernier  soupir.  On  l'entraîna  hors  de  cette  maison  de  dou- 
leur, et  c'est  chez  le  général  Charbonnel,  son  chef  d'état- 


DEUXIÈME   PARTIE    (1812   A    1815).  87 

major,  qu'il  attendit,  toujours  prêt  à  partir,  la  triste  nou- 
velle que  je  devais  lui  annoncer;  car  il  m'avait  prié  de 
rester  auprès  de  son  fils  jusqu'au  dernier  moment,  avec 
un  domestique  de  confiance,  nommé  Joseph,  qui  le  soignait 
depuis  trois  jours.  Vers  quatre  heures,  le  pauvre  blessé, 
qui  n'avait  cessé  de  gémir  depuis  le  matin,  commença  à 
râler,  avec  des  mouvements  convulsifs  qui  annonçaient  sa 
fin  prochaine;  Joseph,  qui  le  soutenait,  éclata  en  sanglots; 
je  le  fis  retirer  promptement,  et  me  mis  à  sa  place.  Fer- 
dinand rouvrit  les  yeux  un  moment,  me  passa  un  bras 
autour  du  cou  ;  je  le  soutins  encore  quelques  minutes  dans 
mes  bras,  et,  peu  d'instants  après,  il  expira.  Je  fis  appeler 
le  docteur  Gudolle,  pour  être  bien  sûr  qu'il  n'y  avait  plus 
d'espoir,  et,  après  lui  avoir  confié  la  garde  du  corps  du 
pauvre  F'erdiçand,  je  me  rendis  chez  son  père,   pour  lui 
annoncer  cette  triste  nouvelle.  Je  ne  sais  comment  je  m'y 
pris,  car  j'étais  vraiment  suffoqué  par  la  douleur.  Le  géné- 
ral me  serra  la  nxain,  et  me  pria  de  rester  pour  faire  rendre 
les  derniers  devoirs  à  son  fils.   Il  partit  peu  de  moments 
après  pour  rejoindre   l'Empereur.  Dans  la  nuit,  je  reçus, 
par  une  ordonnance,  un  petit  billet  au  crayon,  écrit  par 
Honoré,  qui  contenait  ces  trois  mots  :  Son  cœur,  ses  che- 
veuxet  tout  cequihna  appartenu.  Après  avoir  laissé  écouler 
les  vingt-quatre  heures,  Gudolle  procéda  à  l'ouverture  du 
cadavre  et  en  tira  le  cœur  en  ma  présence,  ce  qui  fut  pour 
moi  un  spectacle  terrible  et  bien  douloureux.  Ce  cœur  fut 
mis  dans  un  petit  bocal  rempli  d'esprit-de-vin,  après  quoi 
nous  fîmes  ensevelir  le  corps  par  Joseph  et  placer  dans 
une  bière  grossièrement  faite  par  les  ouvriers  du  génie  de 
la  place.  Je  renfermai  dans  la  bière  un  rouleau  de  papier 
fort,  sur  lequel  j'avais  écrit  ces  mots  : 

Corps  de  Ferdinand  Boston  de  Lariboisière,  lieutenant  de 
carabiniers,  tué  à  la  bataille  de  la  Moskowa,  le  7  septem- 
bre 181  S.  Son  père  recommande  ses  restes  à  la  piété  publique. 


88  VIE   DE   PLANAT. 

L'enterrement  se  fit  à  l'entrée  de  la  nuit,  sans  aucune 
cérémonie  religieuse,  car  nous  n'avions  pas  de  prêtre.  Un 
détachement  de  vingt-cinq  canonniers,  commandé  par  un 
lieutenant,  escorta  le  cercueil.  Pour  le  mettre  à  l'abri  de 
toute  profanation,  nous  avions  fait  creuser  une  fosse  dans 
le  vieux  mur  d'enceinte,  de  construction  tartare,  qui  était 
en  ruines;  d'énormes  blocs  de  pierre  avaient  été  déplacés, 
et  furent  ensuite  remis  en  place,  par-dessus  le  cercueil.  Le 
tout  fut  rétabli  avec  tant  de  soin  dans  l'état  primitif, 
qu'il  était  impossible  de  se  douter  du  travail  qui  venait 
d'être  fait.  Je  pourrais  encore,  si  j'allais  à  Mojaïsk,  mar- 
quer la  place  où  Ferdinand  est  enterré.  Quoique  je  con- 
nusse fort  peu  ce  jeune  homme,  je  l'avais  pris  en  grande 
affection;  il  avait  quelque  chose  de  gai,  de  chevaleresque 
et  de  généreux  qui  plaisait  à  tout  le  monde« 

Le  lendemain  14  septembre,  nous  quittâmes  Mojaïsk  et 
nous  fûmes  coucher  dans  un  petit  château  de  bois  à  droite 
de  la  route,  à  moitié  chemin  de  Moscou.  Enfin  nous  arri- 
vâmes sans  encombre  à  Moscou,  le  15  septembre,  vers  le 
soir,  trois  jours  après  l'entrée  du  quartier  impérial,  qui  y 
était  depuis  le  12. 

Les  flammes  dévoraient  déjà  cette  immense  cité,  et  décri- 
vaient à  l'horizon  un  arc  de  feu  de  deux  ou  trois  lieues 
d*étendue.  Rien  ne  peut  être  comparé  à  cet  horrible  et 
magnifique  spectacle.  Je  trouvai  au  premier  pont,  sur  la 
Moskowa,  un  canonnier  qui  nous  attendait;  il  nous  con- 
duisit au  logement  du  général,  qui  se  trouvait  à  peu  de 
distance.  Après  avoir  remis  à  Honoré  les  précieuses 
reliques  que  je  lui  apportais,  et  avoir  rendu  compte  au 
général  de  l'inhumation  de  son  fils,  je  ne  pus  résister  au 
désir  de  parcourir  la  ville.  Je  la  connaissais  bien,  pour  y 
avoir  séjourné  pendant  trois  mois  en  1802;  je  parvins  donc 
facilement  jusqu'au  Kremlin,  à  travers  les  édifices  embra- 
sés. Je  vis  partout  des  soldats  pénétrant  dans  les  maisons 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  89 

que  rincendie  n'avait  pas  atteintes,  pour  y  chercher  des 
vivres  et  surtout  du  vin  ;  les  uns  portaient  des  chandelles, 
les  autres  des  morceaux  de  sapin  allumés;  plusieurs  d'entre 
eux  étaient  ivres  ;  ce  qui  me  fit  penser  que  si  les  Russes 
avaient  commencé  l'incendie,  nos  soldats  n'avaient  pas 
peu  contribué  à  l'alimenter. 

Dans  l'immense  bazar  qui  entoure  le  Kremlin,  je  vis  des 
boutiques  livrées  au  pillage,  et  toutes  les  richesses  dont 
elles  étaient  pleines,  principalement  en  fourrures,  étoffes, 
parfums  et  drogues  précieuses,  jetées  pôle-môle  sur  la  voie 
publique;  ce  spectacle  me  serra  le  cœur,  surtout  en  pen- 
sant à  l'état  florissant  et  paisible  où  j'avais  vu  cette,  ville 
dix  ans  auparavant.  Je  me  rappelais  aussi  avec  peine,  et 
avec  une  sorte  de  remords,  tous  les  gens  aimables  que  j'y 
avais  connus  et  qui  m'avaient  accueilli  avec  une  si  cordiale 
hospitalité.  Je  me  hâtai  de  rentrer  au  logement,  le  cœur 
navré  de  tout  ce  que  je  venais  de  voir.  En  passant  dans 
une  des  principales  rues,  je  fus  témoin  de  l'embrasement 
spontané  d'une  grande  maison  qui  n'avait  aucun  contact 
immédiat  avec  la  flamme;  mais  la  chaleur  d'un  bâtiment 
qui  brûlait,  vis-à-vis,  était  si  grande  que,  parvenue  à  un 
certain  degré,  elle  suffit  pour  enflammer  tout  à  coup  la 
façade  de  cette  maison.  Du  reste  on  ne  passait  dans  ces 
rues  qu'au  péril  de  sa  vie;  des  pans  de  murs,  des  fragments 
de  charpente  tombaient  de  tous  côtés,  ainsi  que  d'immenses 
feuilles  de  cuivre  roulées  par  le  feu.  La  plupart  des  grands 
édifices  étaient  couverts  avec  ces  bandes  de  cuivre  qui,  en 
tombant,  faisaient  un  fracas  épouvantable.  Quelques  cada- 
vres d'hommes  et  de  femmes  à  demi  brûlés  gisaient  le  long 
des  maisons. 

En  rentrant  au  logement,  on  m'apprit  que  deux  ca- 
nonniers  avaient  saisi  dans  les  caves  de  la  maison  que 
nous  habitions  deux  moujiks  russes,  munis  de  matièj'es 
incendiaires.    Ils    furent    envoyés    au   grand    prévôt   de 


90  VIE   DE  PLANAT. 

Tarmée,  et  probablement   pendus   comme  bien    d'autres. 

Le  lendemain  16  septembre,  Tincendie  ayant  commencé 
à  gagner  le  Kremlin,  TEmpereur  quitta  Moscou  et  fut  s'éta- 
blir à  une  lieue  de  là,  au  château  de  Petrowskoïé,  situé  au 
nord  de  la  ville.  Nous  ly  suivîmes,  et  tout  le  grand  quar- 
tier général  se  logea,  tant  bien  que  mal,  dans  ce  château. 
Il  n  y  avait  qu'une  chambre  au  rez-de-chaussée,  pour  le 
général  Lariboisière  et  tout  son  état-major.  La  lueur  de 
rincendie,  même  à  cette  distance,  était  si  vive  que  mon 
général  ayant  reçu  deux  lettres  de  TEmpereur,  je  pus  les 
lire  aussi  facilement  en  m'approchant  de  la  fenêtre  que  je 
l'aurais  fait  en  plein  jour. 

Ce  ne  fut  que  le  18  que  l'incendie  cessa  complètement. 
L'Empereur  rentra  alors  au  Kremlin,  et,  quoique  la  plus 
grande  partie  de  la  ville  fût  détruite,  il  restait  encore  assez 
de  maisons,  de  palais  et  d'édifices  publics,  pour  que  tout  le 
monde,  officiers  et  soldats,  pût  s'y  loger  à  l'aise.  Nous 
occupâmes  une  très  jolie  maison,  appartenant  au  prince 
Baratinsky.  Il  y  avait  fort  peu  de  meubles  quand  nous  y 
entrâmes,  mais  nos  canonniers,  en  furetant  avec  l'instinct 
et  l'intelligence  des  vieux  soldats,  trouvèrent  une  cachette 
murée,  qui  contenait  tout  le  reste  de  l'ameublement.  On  en 
tira  deux  matelas,  des  chaises,  des  tables,  de  la  vaisselle, 
de  la  batterie  de  cuisine  et  quelque  peu  de  linge  qu'on  y 
trouva.  Mes  camarades  s'étonnaient  qu'il  n'y  eût  pas  plus 
de  matelas;  mais  je  leur  appris  qu'un  lit  à  la  française 
était  un  grand  objet  de  luxe  en  Russie;  que  les  maîtres  de 
la  maison  couchaient  sur  des  divans  et  tous  les  domestiques 
sur  le  plancher.  Nous  fîmes  comme  ces  derniers,  et,  pen- 
dant les  trente  et  un  jours  que  nous  passâmes  à  Moscou,  je 
n'eus  pas  d'autre  lit  que  le  parquet.  Mon  domestique  me 
rapporta  un  jour  un  tapis  de  peau  de  chat,  que  j'étendis  à 
terre  et  qui  me  fit  un  coucher  excellent. 

L'activité  de  l'Empereur  pour  réorganiser  son  armée,  et 


• 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812   A    1815).  91 

la  préparer  à  de  nouveaux  combats,  fut  vraiment  extraor- 
dinaire, et  donna  fort  à  faire  à  tous  les  chefs  de  service. 
Celui  de  Tartillerie  n'était  pas  le  moins  occupé.  Le  général 
Lariboisière,  ayant  pris  une  entière  confiance  en  moi,  se 
reposait  sur  mon  exactitude  et  sur  mon  activité  pour  expé- 
dier la  besogne.  Il  me  fallut  donc  rester  presque  constam- 
ment au  bureau  et  travailler  comme  un  galérien,  tandis  que 
tous  mes  camarades  allaient,  venaient  et  prenaient  du  bon 
temps.  Ce  n'est  pas  qu'ils  ne  fussent  occupés,  mais  ils  étaient 
employés  à  des  missions  du  dehors,  qui  étaient  pour  eux 
des  promenades  intéressantes,  car  ils  parcouraient  à  cheval 
la  ville  et  ses  environs;  d'ailleurs  ils  n'étaient  pas  tous 
constamment  de  service,  et  pendant  notre  séjour  à  Moscou 
ils  eurent  au  moins  la  moitié  de  leur  temps  à  eux.  Je  ne 
crois  pas  être  sorti  plus  de  six  fois  pendant  deux  mois. 
J'employai  une  de  mes  heures  de  liberté  à  visiter  les  lieux 
que  j'avais  le  plus  fréquentés  en  1802,  tels  que  la  place  du 
Théâtre ,  le  pont  des  Maréchaux  et  la  porte  Miàsnitzky.  Je 
vis  avec  plaisir  que  cette  partie  de  la  ville  avait  eu  moins 
à  soufifrir  de  l'incendie  que  tout  le  reste;  mais  la  maison 
d'Isembeck  était  entièrement  brûlée.  Je  fus  envoyé  une 
seule  fois  au  couvent  de  Seminoff,  où  l'artillerie  de  l'armée 
avait  son  principal  dépôt.  Quoique  ce  couvent  fût  compris 
dans  l'enceinte  de  la  ville,  il  occupait  à  lui  seul  un  terrain 
assez  vaste  pour  y  construire  une  petite  ville. 

Nous  faisions  très  mauvaise  chère  au  milieu  des  immenses 
ressources  qu'on  prétendait  avoir  trouvées  à  Moscou;  mais 
c'est  que  chaque  général  ou  chef  d'état-major  ou  admini- 
strateur, en  s'établissant  à  Moscou,  avait  eu  soin  d'amasser 
dans  son  logement  des  provisions  dont  il  ne  faisait  part  à 
personne,  et  c'est  de  là  que  datent  cet  égoïsme  et  cette  dureté 
de  cœur  dont  la  retraite  offrit  plus  tard  de  ai  nombreux 
exemples.  Occupés,  comme  nous  Tétions,  de  notre  service, 
nous  n'avions  point  songé  à  faire  des  provisions,  en  sorte 


92  VIE   DE   PLANAT. 

que,  pendant  tout  le  temps  de  notre  séjour  à  Moscou,  le 
fond  de  notre  cuisine  fut  constamment  du  bœuf  et  des 
pommes  de  terre,  des  pommes  de  terre  et  du  bœuf.  On 
nous  envoya  deux  ou  trois  fois,  —  des  cantonnements,  — 
quelques  poules  et  des  choux,  qui  furent  pour  nous  un  fort 
grand  régal. 

Depuis  la  mort  du  pauvre  Ferdinand,  mon  général  était 
tombé  dans  un  abattement  et  dans  une  tristesse  qui  ne  le 
quittèrent  plus  jusqu'au  jour  de  sa  mort.  Outre  ce  sujet 
d'affliction,  si  juste  et  si  légitime,  il  ne  pouvait  s'abuser 
sur  les  graves  difficultés  que  présentait  Tissue  de  la  cam- 
pagne. Lorsqu'il  recevait  des  ordres  de  l'Empereur,  pour 
l'augmentation  du  matériel  de  l'artillerie,  il  soupirait  et 
disait  :  «  Mon  Dieu,  nous  n'en  avons  déjà  que  trop  pour 
nos  attelages;  et  avec  quoi  l'Empereur  croit-il  que  nous 
ramènerons  tout  cola  on  France?  »  A  table  il  ne  parlait 
plus;  cette  gaieté,  pleine  de  bonhomie  et  assaisonnée  d'une 
légère  dose  de  malice  que  nous  lui  avions  connue,  avait 
totalement  disparu.  Dans  les  premiers  jours  de  notre  séjour 
à  Moscou,  il  lui  échappa  de  me  dire  :  «  Si  nous  restons 
encore  quinze  jours  ici,  notre  retour  en  France  est  bien 
aventuré.  On  amuse  l'Empereur  avec  des  pourparlers,  on 
lui  fait  croire  que  les  Russes  désirent  la  paix.  Mais  com- 
ment l'Empereur  peut-il  encore  s'abuser  là-dessus,  après 
que  les  Russes  ont  détruit  eux-mêmes  leur  capitale?  » 
C'était  ordinairement  le  matin  quand  il  me  remettait  la 
correspondance,  avec  ses  ordres  pour  faire  les  réponses, 
qu'il  me  faisait  part  de  ses  craintes;  car  du  reste  je  crois 
qu'il  ne  s'en  ouvrait  avec  personne.  D'autres  généraux  les 
exprimaient  hautement  et  de  la  manière  la  plus  irrespec- 
tueuse pour  l'Empereur;  ils  allaient  jusqu'à  le  traiter  de 
fou,  et  disaient  qu'il  voulait  nous  faire  tous  périr  jusqu'au 
dernier.  Je  remarquai  dans  cette  occasion,  comme  je  l'aï 
fait  plus  tard,  que  les  propos  les  plus  injurieux  contre 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A   1815).  93 

FEmpereur  partaient  toujours  de  chez  le  prince  de  Neu- 
chàtel.  L'Empereur  ne  l'ignorait  pas,  aussi  n'aimait-il  point 
cet  état-major,  que  Berthier  recrutait  le  plus  qu'il  pouvait 
dans  le  faubourg  Saint-Germain  ^ 

Vers  le  15  octobre,  on  commença  à  parler  du  départ, 
mais  on  ne  savait  pas  encore  quelle  direction  prendrait 
Tannée.  L'idée  de  se  porter  en  avant  répugnait  à  tout  le 
monde,  et  chacun  disait  qu'il  fallait  songer  à  se  retirer 
par  le  chemin  le  plus  court,  si  l'on  ne  voulait  avoir  le  sort 
de  Charles  XII  à  Pultawa.  Cette  disposition  des  esprits  au 
mécontentement  fut  encore  augmentée  par  la  nouvelle 
qu'on  reçut  le  18  d'une  affaire  malheureuse.  Toute  la  cava- 
lerie du  roi  de  Naples  avait  été  surprise,  et  principalement 
la  division  Sébastiani,  qui  avait  perdu  tout  son  parc  d'ar- 
tillerie. Toutefois  cette  mutinerie  des  esprits  ne  pouvait 
aller  jusqu'à  la  désobéissance  et  à  la  révolte;  lascendant 
de  l'Empereur  était  encore  si  grand  à  cette  époque  qu'on 
l'aurait  suivi  jusqu'au  Caucase,  s'il  avait  voulu  y  mener  son 
armée. 

Nous  quittâmes  Moscou  le  19  octobre,  nous  dirigeant 
vers  Taroutino,  où  l'on  disait  que  l'armée  russe  avait  pris 
position;  mais  bientôt  nous  appuyâmes  à  droite  pour 
prendre  la  route  de  Kalouga  à  la  satisfaction  générale.  On 
pensait  que  l'Empereur  voulait  faire  sa  retraite  par  cette 
route,  qui,  jusqu'à  Smolensk,  nous  offrait  un  pays  riche  que 
la  guerre  n'avait  point  épuisé,  et  où  l'armée  pourrait 
trouver  facilement  des  vivres  et  des  abris.  Nos  colonnes 
formaient  un  singulier  et  effrayant  spectacle  par  l'immen- 
sité des  bagages  qu'elles  traînaient  à  leur  suite.  On  avait 
pris  toutes  les  voitures  trouvées  à  Moscou,  même  celles 
de  luxe.  On  les  avait  chargées  de  provisions  et,  il  faut  le 
dire  aussi,  de  beaucoup  d'objets  précieux  provenant  du 

1.  Voir  le  Tolame  Correspondance  intime.  Lettre  datée  de  Moscou,  30  sep- 
tembre 1812. 


94  VIE   DE   PLANAT. 

pillage.  Le  nombre  de  cantiniers  ayant  voiture  s'était  accru 
prodigieusement.  Ainsi,  c'était  lorsque  Tarmée  avait  le 
plus  besoin  d'être  légère  et  mobile  qu'elle  se  trouvait  sur- 
chargée de  bagages,  et,  par  conséquent,  gênée  dans  ses 
mouvements.  On  conçoit  aussi  que  l'attention  apportée 
par  les  militaires  à  la  conservation  de  leurs  provisions  et 
de  leur  butin  devait  nuire  essentiellement  au  service  et 
relâcher  la  discipline.  Ce  fut  là  le  commencement  de  la 
démoralisation  de  l'armée,  ou,  pour  mieux  dire,  des  troupes 
françaises;  car  les  troupes  allemandes  et  hollandaises 
avaient  déjà  commencé  dès  Wilna  leur  métier  de  pillards 
et  de  fricoteurs.  Us  allaient  par  escouades  s'établir  dans 
les  villages,  à  droite  et  à  gauche  de  la  route,  y  faisaient 
main  basse  sur  tout  ce  qu'ils  trouvaient  et  se  gorgeaient 
de  mangeaille.  Le  lendemain,  ils  revenaient  ou  ne  reve- 
naient pas,  car  beaucoup  d'entre  eux  furent  assommés  par 
les  paysans  ou  pris  par  les  Cosaques. 

La  manœuvre  que  nous  fîmes  autour  de  Moscou,  dans  un 
rayon  de  six  lieues,  depuis  le  18  jusqu'au  22  octobre,  sem- 
blait annoncer  que  nous  allions  reprendre  la  route  de 
Mojaïsk;  mais  à  Fomenskoïé,  les  nouvelles  que  l'Empereur 
reçut  de  son  avant-garde  le  portèrent  à  se  diriger  sur  Malo- 
jaroslawetz,  ville  située  entre  Moscou  et  Kalouga.  Ce  fut 
là  que  le  prince  vice-roi  livra  à  toute  l'armée  russe  un 
combat  qui  suffirait  pour  immortaliser  son  nom  ;  ce  fut  là 
que  les  Italiens  se  couvrirent  de  gloire  et  justifièrent  les 
éloges  de  l'Empereur,  éloges  qui  avaient  plus  d'une  fois 
irrité  et  blessé  l'orgueil  national  des  militaires  français. 
L'honneur  de  cette  journée  appartient  tout  entier  au  prince 
Eugène  et  à  l'armée  italienne,  car  les  deux  divisions  fran- 
çaises qui  furent  envoyées  pour  les  soutenir  n'arrivèrent 
en  ligne  qu'au  moment  de  la  retraite  des  Russes. 

Le  soir  de  cette  journée,  comme  nous  retournions  au 
bivouac,  nous  entendîmes  un  cri  d'alarme,  causé  par  un 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  95 

hourra  de  Cosaques,  qui  faillit  enlever  TEmpereur-Dans  la 
mêlée,  un  grenadier  à  cheval  de  la  garde  prit  le  capitaine 
Lecouteux,  aide  de  camp  du  prince  de  Neuchâtel,  pour  un 
officier  russe,  et  lui  passa  son  sabre  au  travers  du  corps. 
C'est  de  ce  moment  que  date  la  terreur  que  les  Cosaques 
ont  toujours  inspirée  depuis  à  nos  soldats,  en  dépit  de 
toutes  les  rodomontades  et  de  toutes  les  indignations 
patriotiques.  Je  ne  veux  pas  par  là  faire  injure  à  la  bra- 
voure de  nos  troupes  ;  mais  les  Cosaques  agissaient  sur  leur 
moral  à  la  manière  des  spectres  et  des  apparitions  diabo- 
liques. 

La  journée  du  lendemain  se  passa  à  observer  l'ennemi  et 
à  tâter  ses  mouvements.  11  était  facile  de  reconnaître  qu'il 
y  avait  beaucoup  d'hésitation  chez  nous,  sur  le  parti  qu'il 
convenait  de  prendre.  Allions-nous  forcer  le  passage  par 
Kalouga,  ou  retourner  par  Mojaïsk?  C'était  là  la  question. 
J'entendis  le  roi  de  Naples  s'écrier  plusieurs  fois  :  «  Ils  s'en 
vont,  ils  s'en  vont;  marchons  sur  eux  !  »  Ce  n'était  pas  l'avis 
de  la  plupart  des  autres  généraux,  qui  voulaient  retourner 
au  plus  vite  à  Smolensk,  sans  hasarder  une  nouvelle  ba- 
taille. Ce  dernier  avis  prévalut,  et  nous  retournâmes  sur 
Borowsk. 

Le  27  octobre,  nous  couchâmes  à  Wereja,  joli  petit  bourg 
qui  n'avait  pas  souffert  de  la  guerre.  C'est  là  que  com- 
mença la  mésintelligence  dans  notre  petit  état-major.  Dès 
ce  moment  chacun  parut  dominé  par  un  seul  sentiment  : 
celui  de  sa  propre  conservation  qui,  prenant  chaque  jour  de 
nouvelles  forces,  dégénéra  plus  tard  en  barbarie  et  en 
égoïsme  brutal.  Je  n'en  fus  pas  exempt  moi-même,  quoique 
je  sois  par  nature  très  compatissant,  et  disposé  à  tout  ce 
qu'on  nomme  sacrifice  et  dévoûment. 

Nous  étions  fort  bien  logés  à  Wereja,  dans  une  maison 
assez  propre,  et  nous  venions  d'y  faire  un  excellent  souper, 
lorsque  le  capitaine  Saint-Michel,  qui  avait  été  envoyé  en 


96  VIE   DE   PLANAT. 

mission,  rentra,  n'ayant  rien  mangé  depuis  le  matin.  Il  ne 
se  trouva  plus  rien  à  lui  donner  qu'un  peu  de  pain  ou  de 
biscuit  et  un  verre  de  mauvaise  eau-de-vie.  Apprenant 
que  tout  le  monde  avait  fait  bonne  chère,  il  fut  irrité,  non 
sans  raison,  et  se  plaignit,  en  termes  fort  vifs,  qu'on  n'eût 
pas  pensé  à  un  camarade  absent,  et  comme  Honoré  était 
chargé  des  détails  de  la  maison,  c'est  à  lui  que  s'adressèrent 
les  reproches  du  capitaine  Saint-Michel.  Honoré  passa  chez 
son  père  et  lui  rendit  compte  de  l'altercation  qu'il  venait 
d'avoir;  le  vieux  général,  qui  était  plein  de  cœur,  se  mit 
dans  une  furieuse  colère  contre  son  fils,  et  lui  ordonna 
d'aller  faire  des  excuses  au  capitaine  Saint-Michel  ;  en  même 
temps  il  me  fit  appeler  et  me  chargea  de  veiller  à  l'exacte 
distribution  des  vivres.  Je  m'acquittai  de  ce  soin  le  mieux 
possible,  et  je  ne  me  souviens  d'y  avoir  manqué  que  dans 
une  seule  occasion.  J'ai  hâte  de  le  dire,  quoique  le  fait  soit 
arrivé  trois  semaines  plus  tard.  Il  s'agissait  de  la  distribu- 
tion d*un  pain,  qui  était  à  ce  moment  une  chose  fort  pré- 
cieuse. Je  fis  les  premières  parts  assez  égales  pour  n'exciter 
aucune  réclamation.  Il  ne  restait  plus  qu'un  morceau  d'en- 
viron un  quart  de   livre,  à  partager  entre  le  capitaine 
Lebouteillcr  et  moi.  Je  ne  sais  comment  cela  se  fit,  mais 
je  coupai  le  morceau  en  deux  parties  inégales  et  m'adjugeai 
la  plus  forte.  Lebouteiller,  qui  était  grand  mangeur,  prit 
le  morceau  en  me  lançant  un  regard  de  reproche;  je  fus 
tenté  de  lui  proposer  sur-le-champ  l'échange  des  deux  mor- 
ceaux, mais  je  ne  sais  quelle  mauvaise  honte  me  retint. 
Quoi  qu'il  en  soit,  cette  injustice,  grave  dans  la  circonstance 
où  nous  nous  trouvions,  m'a  toujours  causé  du  remords, 
et  je  crois  même  que  Lebouteiller  ne  me  l'a  jamais  par- 
donnée.  Ayant  eu  occasion  de  le  revoir  plus  tard,  il  m'a 
traité  avec  beaucoup  de  froideur  et  nous  avons  fini  par  ne 
plus  nous  parler,  sans  que  j'aie  pu  imaginer  d'autre  cause 
à  sa  manière  d'être  à  mon  égard  qu'un  ressentiment  très 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812   A    1815).  97 

juste,  je  le  confesse,  du  mauvais  procédé  que  j'avais  eu 
vis-à-vis  de  lui  dans  cette  circonstance. 

Le  jour  de  notre  départ  de  Wereja  commencèrent  les  em- 
barras causés  par  la  quantité  de  voitures  inutiles  qui  encom* 
braient  Tannée.  Dans  les  défilés,  les  gendarmes  et  les  offi- 
ciers d  artillerie  renversèrent  et  brisèrent  plusieurs  de  ces 
voitures  à  droite  et  à  gauche  de  la  route  ;  ils  étaient  surtout 
impitoyables  pour  ces  voitures  de  cantinicrs  qui  n'apparte- 
naient à  aucun  régiment.  Ces  voitures  étaient  couvertes  de 
toiles  tendues  sur  des  cerceaux.  L'une  d'elles  ayant  été  ren- 
versée, il  en  sortit  une  harpe  magnifique  et  des  livres 
reliés  en  maroquin  et  dorés  sur  tranche,  aux  grands  éclats 
de  rire  de  tous  les  assistants.  Le  lendemain,  28  octobre, 
nous  revîmes  le  champ  de  bataille  de  la  Moskowa,  sur 
lequel  gisaient  encore  bien  des  corps  qu'on  n'avait  pu 
ensevelir.  La  vue  de  ces  cadavres  en  putréfaction,  le  ciel 
gris,  l'air  brumeux  et  les  arbres  à  demi  dépouillés  de  leurs 
feuilles,  remplissaient  l'âme  de  tristesse.  On  répétait  avec 
douleur  les  noms  de  tant  de  braves  restés  sur  ce  terrible 
champ  de  bataille.  On  pense  bien  que  celui  de  Ferdinand 
ne  fut  pas  oublié. 

Je  n'ai  plus  qu'un  souvenir  confus  de  ce  qui  se  passa  jus- 
qu'à  Smolensk,  où  nous  arrivâmes  le  9  novembre.  Le  froid 
était  devenu  déjà  très  vif,  et  la  terre  était  couverte  d'une 
épaisse  couche  de  neige  durcie  et  polie,  sur  la  grande  route, 
par  le  passage  des  hommes  et  des  chevaux.  J'étais  vêtu 
légèrement  pour  la  saison.  Constamment  occupé  de  mon 
service,  je  n'avais  pu,  comme  tant  d'autres  officiers,  me 
procurer  ni  fourrure,  ni  double  chaussure  ;  je  ressentis  donc 
vivement  l'impression  d'un  froid  très  vif  et  venu  assez 
subitement.  J'en  étais  comme  étourdi,  et  j'avais  souvent 
peine  à  rassembler  mes  idées;  je  crois  qu'il  faut  attribuer 
à  cette  disposition  physique  la  faiblesse  ou  l'absence  de 
souvenir  de  ces  premières  journées.  Plus  tard,  je  supportai 

7 


«8  VIE   DE  PLANAT. 

un  froid  beaucoup  plus  rigoureux,  sans  que  mes  facultés 
en  fussent  sensiblement  altérées.  11  est  vrai  aussi  qu'entre 
Wereja  et  Smolensk  j'eus  beaucoup  à  souffrir  de  la  faim  et 
de  la  mauvaise  nourriture,  tandis  que  de  Smolensk  à  Wilna 
je  n'éprouvai  pas  ce  genre  de  privation  à  un  aussi  haut 
degré. 

Quoi  qu'il  en  soit,  toute  cette  période  de  la  retraite  n*a 
laissé  que  des  traces  confuses  dans  ma  mémoire.  Je  me 
rappelle  seulement  qu'après  Gjat,  àWelitchewo,  où  le  froid 
commença  à  se  faire  sentir  assez  vivement,  il  n'y  avait 
qu'une  seule  masure,  occupée  par  l'Empereur.  Nous  étions 
bivouaques  à  peu  de  distance,  dormant,  tant  bien  que  mal, 
autour  d'un  feu  de  bois  vert.  Le  matin,  avant  le  point  du 
jour,  j'entendis  battre  la  diane,  et  ce  souvenir  m'est  resté 
comme  une  des  sensations  les  plus  agréables  que  j'aie 
éprouvées  pendant  la  retraite.  C'était  l'indice  d'un  service 
régulier  au  milieu  de  la  désorganisation  qui  commençait 
à  faire  des  progrès  dans  l'armée.  Le  tambour  que  j'avais 
entendu  était  celui  d'un  bataillon  de  la  vieille  garde,  qui 
bivouaquait  en  carré  autour  du  quartier  impérial.  Le  jour 
commençait  à  paraître,  et  je  vis  ce  bataillon  sous  les  armes, 
dans  la  plus  belle  tenue  et  faisant  bonne  contenance. 

Je  me  rappelle  encore,  qu'ayant  été  envoyé  en  mission 
au  corps  du  maréchal  Davout  qui  faisait  l'arrière-garde,  le 
jour  où  le  quartier  impérial  quitta  Wiasma  (2  novembre), 
je  m'arrêtai  dans  cette  ville,  en  retournant,  pour  y  cher- 
cher à  manger,  car  j'étais  exténué  de  faim.  Après  avoir 
erré  quelque  temps  dans  les  ruines,  sans  avoir  découvert 
une  créature  vivante,  j'aperçus,  au  coin  d'une  masure,  un 
homme  accroupi  devant  un  petit  feu.  En  approchant,  je 
reconnus,  à  ma  grande  surprise,  le  capitaine  Burgstaller, 
avec  lequel  j'avais  été  fort  lié  à  Berlin. 

11  faisait  cuire,  dans  un  tesson  de  marmite,  un  morceau 
de  viande  de  cheval,  assaisonné  avec  un  peu  de  poudre  à 


i 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812   A   1815).  99 

canon.  Il  m'offrit  gaiement  de  partager  son  repas,  ce  que 
j'acceptai;  il  y  joignit  un  petit  morceau  de  biscuit,  et  ce 
fut  pour  moi  un  grand  régal.  Burgstaller  n'avait  rien  perdu 
de  sa  bonne  humeur,  et  me  divertit  durant  une  demi-heure 
par  ses  lazzis  accentués  et  les  gaies  réminiscences  du  passé. 
C'était  un  véritable  philosophe,  sans  souci,  prenant  le  temps 
comme  il  vient  et  les  hommes  comme  ils  sont.  Dans  une 
autre  occasion  à  peu  près  semblable,  je  fus  régalé,  par  le 
capitaine  Dietz,  d'une  bouillie,  faite  avec  du  blé  grossière* 
ment  écrasé  et  de  la  graisse  de  voiture,  le  tout  assaisonné 
avec  du  sucre  rapporté  de  Moscou. 

Il  y  avait  à  Smolensk  d'immenses  ressources  en  appro* 
visionnements  de  toute  espèce,  et  si  on  avait  pu  mettre  de 
Tordre  dans  les  distributions,  le  soldat  eût  pu  facilement 
s'y  approvisionner  pour  quinze  ou  vingt  jours.  Mais  la  dés- 
organisation était  déjà  si  grande  que,  malgré  la  présence 
de  l'Empereur,  les  magasins  furent  mis  au  pillage,  en  sorte 
que  les  corps  qui  venaient  après  nous  ne  devaient  plus 
rien  y  trouver.  Un  officier  de  notre  état-major,  aidé  de  nos 
domestiques  et  de  quelques  canonniers,  parvint  à  s'emparer 
d'un  petit  approvisionnement  fait  avec  beaucoup  d'intel- 
ligence, consistant  principalement  en  riz,  biscuits,  sel  et 
graisse,  plus  un  petit  baril  d'eau-de-vie.  Le  tout  fut  mis 
sur  une  petite  voiture  moscovite  très  légère  appelée  teleke, 
avec  la  marmite  et  batterie  de  cuisine.  La  pénurie  de 
vivres  que  nous  avions  éprouvée  depuis  Wereja  nous  fit 
apporter  un  soin  particulier  à  la  conservation  de  notre 
petit  magasin  ambulant;  un  officier  d'état-major  était  com- 
mandé tous  les  jours  pour  rester  auprès  de  cette  voiture  et 
la  faire  arriver  au  lieu  d'étape.  Ce  fut  là  désormais,  je  puis 
le  dire,  la  partie  la  plus  importante  du  service;  le  com- 
mandement général  de  l'artillerie  n'en  avait  plus  aucune; 
les  corps  d'armée  agissaient  isolément,  pour  faire  à  tour  de 
rôle  l 'arrière-garde  et  protéger  notre  retraite. 


iOO  VIE  DE  PLANAT. 

<  Il  est  bon  de  dire  comment  nos  faibles  ressources  en 
vivres,  ménagées  et  conservées  avec  soin,  purent  nous 
conduire  jusqu'à  Wilna.  Nous  arrivions  ordinairement  à 
rétape  à  la  nuit  tombante,  et  Ton  s'installait,  autant  que 
possible,  dans  quelque  chaumière  abandonnée;  on  y  allu- 
mait du  feu,  et  chacun  se  couchait  comme  il  pouvait,  ayant 
soin  de  nous  serrer  le  plus  possible  les  uns  contre  les 
autres,  afin  d'avoir  moins  à  souffrir  du  froid.  Pendant  que 
nous  dormions,  le  cuisinier  du  général  Lariboisière,  homme 
grand,  maigre  et  pâle,  mettait  le  riz  dans  la  marmite  avec 
Teau,  le  sel  et  la  graisse  nécessaires,  et  laissait  cuire  le 
tout  à  petit  feu,  durant  toute  la  nuit.  A  la  pointe  du  jour, 
on  s'asseyait  en  rond  autour  de  cette  marmite,  et  chacun, 
armé  d'une  cuillère,  en  prenait  sa  petite  portion;  on  buvait 
par  là-dessus  un  petit  verre  d'eau-de-vie,  et  on  distribuait 
à  chacun  un  petit  morceau  de  biscuit  pour  le  reste  de  la 
journée.  C'est  de  cette  manière  que  nous  fûmes  nourris 
jusqu'à  Wilna,  au  nombre  d'environ  vingt  personnes,  offi- 
ciers et  domestiques,  sauf  deux  ou  trois  qui  restèrent  en 
route. 

Nous  quittâmes  Smolensk  le  14  novembre,  par  un  temps 
des  plus  tristes  et  un  froid  excessif,  le  thermomètre  marquait 
28  degrés.  Le  ciel  était  sombre  et  paraissait  tout  à  fait  noir, 
par  opposition  avec  la  neige  dont  la  terre  était  couverte. 
On  entendait  de  loin  gronder  le  canon  de  l'arrière-garde, 
et  les  cœurs  étaient  navrés  de  douleur  en  pensant  à  tant  de 
braves  qui; se  faisaient  tuer  pour  nous  et  qui  peut-être  ne 
pourraient  jamais  nous  rejoindre.  C'était  le  corps  du  maré- 
chal Ney.  Celui  du  vice-roi,  qui  jusque-là  avait  fait  l'ar- 
rière-garde, avait  été  presque  entièrement  détruit,  et  avait 
perdu  presque  toute  son  artillerie  au  passage  du  Yop.  On 
pensait  avec  douleur  que  le  même  sort  était  peut-être  ré- 
servé au  corps  du  maréchal  Ney,  et  l'on  ne  se  trompait 
pas. 


^ 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  101 

Je  quittai  Smolensk  vers  le  soir  avec  les  équipages  du 
général  y  qui  avait  encore  conservé,  outre  la  précieuse  te- 
leke,  son  fourgon  et  sa  calèche.  Je  ne  pus  le  rejoindre  ce 
jour-là,  et  nous  passâmes  la  nuit  dans  une  espèce  de  cave 
qui  dépendait  d  un  bâtiment  en  ruines,  placé  sur  le  bord 
de  la  route.  C'était  un  excellent  abri  contre  le  froid  mortel 
de  cette  nuit.  Nous  y  fîmes  même  entrer  les  chevaux.  Les 
domestiques  et  les  ordonnances  se  relayèrent  la  nuit  pour 
faire  la  garde  auprès  des  voitures.  Le  lendemain,  15  no- 
vembre, je  rejoignis  mon  général  sur  la  route  deKrasnoë. 
Il  nous  quitta  pour  rejoindre  l'Empereur,  qui  était  arrivé 
dans  cette  ville  depuis  la  veille,  et  me  laissa  en  arrière  avec 
Honoré  pour  faire  arriver  les  voitures.  La  file  des  bagages 
de  larmée  était  considérable,  et  n'était  gardée  par  aucune 
troupe,  lorsque  à  environ  une  demi-lieue  du  ravin  de  Kras- 
noë  nous  vîmes  apparaître  une  troupe  de  Cosaques  à  notre 
gauche.  A  cette  vue,  je  m'élançai  au-devant  des  traînards 
qui  fuyaient,  et  dont  quelques-uns  avaient  conservé  leur 
fusil  ;  je  les  exhortai  à  ne  point  se  désunir  et  à  marcher 
lentement;  je  leur  dis  que  tant  que  les  Cosaques  verraient 
un  fusil  et  une  baïonnette,  ils  n'avanceraient  pas.  Mes 
efforts  furent  inutiles,  et  chacun  ne  songea  qu'à  chercher 
son  salut  dans  la  fuite.  Ce  fut  le  signal  du  hourra  pour  les 
Cosaques.  Honoré  avait  déjà  ordonné  à  nos  voitures  de  se 
jeter  sur  la  droite,  et,  comme  elles  étaient  bien  attelées, 
elles  gagnèrent  bien  vite  à  travers  champs  un  petit  village 
situé  sur  le  ravin  de  Krasnoë.  La  petite  rivière  qui  coulait 
au  bas  de  ce  ravin  était  entièrement  gelée.  La  calèche  y 
passa  facilement;  mais  le  fourgon,  beaucoup  plus  lourd, 
rompit  la  glace  et  s'abîma  dans  l'eau  jusqu'au-dessus  des 
moyeux.  Des  quatre  chevaux  qui  l'attelaient,  deux  furent 
noyés,  et  on  sauva  ceux  de  devant  en  coupant  les  traits. 
Tous  les  papiers  de  l'artillerie  étaient  dans  ce  fourgon  et 
furent  perdus.  Il  s'y  trouvait  une  quantité  de  minutes  de 


10*  VIE  DE   PLANAT. 

mon  écriture.  J'aurais  du  plaisir  à  les  revoir,  si  elles  ont 
été  recueillies  et  placées  dans  les  archives  russes. 

Je  perdis,  à  cette  occasion,  une  petite  malle  qui  conte- 
nait, entre  autres  ouvrages  précieux  pour  moi,  un  journal 
de  mon  premier  et  de  mon  second  voyage  en  Russie,  écrit 
en  1801  et  1802.  Le  tout  était  sans  doute  fort  mal  rédigé; 
mais,  écrit  sous  les  impressions  du  moment,  il  vaudrait 
encore  beaucoup  mieux  que  tout  ce  que  j'aurais  pu  laisser 
dans  ces  mémoires,  sur  cette  période  de  ma  vie.  Une  autre 
perte,  non  moins  regrettable  pour  moi,  fut  celle  de  toutes 
ines  lettres  de  famille  depuis  1810.  Je  ne  parle  pas  de  mon 
linge  ni  de  mes  effets,  tels  que  bottes  et  pantalons;  mais, 
à  dater  de  ce  moment,  je  restai  véritablement  avec  ce  que 
j'avais  sur  le  corps.  Ce  ne  fut  qu'à  Berlin  que  je  pus  renou- 
veler en  partie  ma  garde-robe.  Malgré  ce  triste  accident, 
je  ne  pus  m'empôcher  de  rire  en  voyant  Honoré  occupé  à 
dévorer,  à  pleine  cuillère,  un  grand  bocal  de  framboises 
confites,  qu'il  venait  de  tirer  du  fourgon.  Il  ressemblait  à 
ceux  qui  aiment  mieux  se  donner  une  indigestion  que  de 
rien  laisser  sur  les  plats  chez  le  traiteur. 

Nous  arrivâmes  à  Krasnoë  à  la  nuit  tombante,  et  je  fus 
rejoindre  mon  général  dans  une  des  maisons  de  cette  ville; 
nous  y  restâmes  deux  jours  pleins.  Je  me  rappelle  qu'au 
milieu  de  la  seconde  nuit,  le  général  Alix,  de  l'artillerie, 
connu  par  sa  surdité  et  sa  dureté,  mais  du  reste  fort  brave 
militaire,  vint  nous  dire  que  toute  l'armée  russe  nous 
entourait,  qu'il  venait  d  en  prévenir  l'Empereur,  et  que 
celui-ci  n'en  voulait  rien  croire. 

Le  lendemain,  à  notre  grand  étonnement,  au  lieu  de 
continuer  notre  route  vers  Wilna,  l'Empereur,  vers  la  pointe 
du  jour,  reprit  le  chemin  par  lequel  nous  étions  venus. 
Chacun  se  demandait,  avec  surprise  et  inquiétude,  ce  que 
signifiait  ce  mouvement  rétrograde  ;  mais  nous  sûmes  bien- 
tôt le  mot  de  l'énigme.  Le  récit  du  général  Alix  n'était  que 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A   1815).  103 

rop  vrai,  notre  arrière-garde  était  coupée.  Le  prince 
Eugène  avait  eu  beaucoup  de  peine  à  nous  rejoindre,  et 
n'y  était  parvenu  qu'en  abandonnant  la  grande  route;  il 
avait  laissé  derrière  lui  les  corps  de  Ney  et  de  Davout,  aux- 
quels l'ennemi  barrait  le  passage.  C'est  pour  leur  donner 
la  main  que  l'Empereur  avait  pris  l'héroïque  résolution  de 
retourner  sur  ses  pas  avec  ce  qui  lui  restait  de  sa  garde, 
au  risque  d'être  cerné  et  pris  avec  les  débris  de  son  armée. 
Malheureusement  il  ne  réussit  qu'à  dégager  le  corps  du 
général  Davout,  et  attendit  vainement  jusqu'au  soir  celui  du 
maréchal  Ney.  Nous  le  regardâmes  comme  perdu,  et  l'armée 
se  remit  en  marche,  traversant  Krasnoë  pour  se  diriger  sur 
Liady.  Le  général  Neigre,  directeur  des  parcs  d'artillerie, 
ouvrit  le  passage  par  quelques  coups  de  canon,  et,  à  notre 
grande  surprise,  l'ennemi  se  retira  sans  nous  le  disputer. 

Le  19,  nous  arrivâmes  à  Orcha,  et  c'est  là  que  le  maré- 
chal Ney  nous  rejoignit  avec  les  débris  de  son  corps.  Son 
admirable  et  miraculeuse  retraite  est  trop  connue  pour 
qu'il  soit  nécessaire  d'en  parler.  Le  prince  Eugène  fut  à  sa 
rencontre  et  l'embrassa  le  premier.  Ney  fut  d'abord  de  très 
mauvaise  humeur,  se  plaignant  qu'on  l'avait  abandonné; 
mais  quand  il  connut  les  détails  de  notre  retraite,  il  vit 
bien  qu'on  avait  fait  tout  ce  qu'il  était  humainement  pos- 
sible de  faire.  Sa  gaieté  revint,  et  il  dit,  en  plaisantant,  un 
de  ces  mots  soldatesques  qui  courent  l'armée  comme  une 
traînée  de  poudre.  Parlant  des  maux  inouïs  de  cette  re- 
traite :  «  Ceux  qui  en  reviendront,  dit-il,  auront  les  c... 
attachées  avec  du  fil  de  fer.  » 

En  quittant  Orcha,  on  commençait  à  s'entretenir  des  diffn 
cultes  que  présenterait  le  passage  de  la  Bérézina.  On  savait 
que  le  corps  de  TchitchakofT,  devenu  disponible  par  la  paix 
conclue  entre  la  Russie  et  la  Turquie,  nous  y  attendait  en 
force,  et  qu'il  devait  opérer  sa  jonction  avec  l'armée  de 
Wittgenstein,  qui  poussait  devant  lui  les  corps  du  duc  de 


104  VIE   DE  PLANAT. 

Bcllunc  et  du  duc  de  Reggio.  On  espérait  pouvoir  prévenir 
l'ennemi  àBorizow;  mais  l'inquiétude  était  dans  tous  les 
esprits,  car  les  bruits  les  plus  contradictoires,  les  nouvelles 
les  plus  alarmantes  circulaient  dans  l'armée.  Bien  des  gens 
disaient  :  «  La  Bérézina  sera  notre  tombeau.  »  Effective- 
ment, le  22  novembre  au  matin,  nous  apprîmes  que  le  pont 
de  Borizow  était  au  pouvoir  de  l'ennemi.  Ce  soir-là,  on 
s'arrêta  àTolotchin,et  le  lendemain  à  Bobr,  d'où  l'Empereur 
expédia  les  ordres  pour  le  passage.  Les  généraux  Eblé,  com- 
mandant les  équipages  de  pont,  et  Chasseloup,  comman- 
dant le  génie,  furent  chargés  d'établir  les  ponts.  Le  25  no- 
vembre, nous  couchâmes  à  Borizow,  où  je  vis  le  pont  brûlé 
par  les  Russes  quelques  jours  auparavant.  Ce  fut  là  que  je 
perdis* mon  domestique;  il  se  coucha,  en  arrivant,  dans 
une  maison  de  juifs,  et  ne  voulut  plus  en  sortir;  il  n'était 
ni  gelé  ni  malade  en  apparence,  mais  démoralisé  à  l'excès 
et  dans  un  état  de  stupidité  effrayant.  C'était  un  gros  Ham- 
bourgcois  très  mou  et  très  lourd,  quoique  fort  propre  et 
fort  exact  dans  son  service.  Je  lui  avais  fait  connaître  à 
Hambourg  toutes  les  misères  auxquelles  il  s'exposait;  mais 
alors  il  était  plein  de  santé  et  d  ardeur,  et  me  disait  qu'il 
avait  désiré  toute  sa  vie  faire  campagne  avec  les  braves 
Français.  Le  pauvre  diable  en  avait  déjà  assez  avant  que 
nous  eussions  passé  le  Niémen,  et  je  laurais  renvoyé  dès 
Kowno,  s'il  m'eût  été  possible  de  le  remplacer. 

Depuis  quelques  jours,  le  temps  tournait  au  dégel,  ce 
qui  devait  rendre  le  passage  encore  plus  difficile,  car  la 
Bérézina,  chargée  de  glaçons  à  demi  fondus,  présentait, 
sur  le  bord  opposé,  un  rivage  plat  et  marécageux,  dans  le- 
quel les  voitures  auraient  bien  pu  rester.  Heureusement 
la  gelée  reprit  avec  force  dans  la  nuit  du  25  au  26.  Nous 
arrivâmes  le  27  à  Studianka,  lieu  choisi  pour  le  passage. 
Le  pont  n'était  pas  encore  terminé,  ou,  pour  mieux  dire, 
réparé,  car  il  avait  déjà  livré  passage  au  duc  de  Reggio, 


DEUXIÈME    PARTIE  (i812   A   1815].  105 

quî  avait  pris  position  sur  la  grande  route  de  Wilna,  fai- 
sant face  à  notre  gauche.  C'était  derrière  ce  corps  que  toute 
Tarméc  devait  passer  par  le  défilé  de  Zembin.  En  attendant 
que  le  pont  fût  praticable,  je  m'établis  près  de  là,  dans  la 
cour  d'une  maison  de  paysans,  démolie  comme  toutes  les 
autres,  car  on  avait  employé  le  bois  de  ces  maisons  à  la 
construction  du  pont.  Bientôt  la  masse  des  traînards  en- 
combra tout  le  village.  La  confusion,  les  cris,  les  disputes 
de  tous  ces  malheureux  formaient  un  concert  effroyable. 
On  se  battait  pour  s'arracher  quelques  morceaux  de  pain 
ou  de  biscuit,  et  le  plus  fort  l'emportait.  Mais  tout  cela  ne 
fut  rien  auprès  de  ce  qui  se  passa  le  lendemain.  Je  n'en  fus 
pas  témoin,  car,  prévoyant  l'encombrement  et  m'étant  as- 
suré, au  milieu  de  la  nuit,  que  le  pont  était  réparé,  je  fis 
atteler  les  voitures,  et  nous  passâmes  sans  accident  de 
l'autre  côté.  J'eus  occasion  d'observer,  dans  cette  circon- 
stance, combien  le  malheur  abrutit  et  rend  imprévoyant. 
Le  pont  resta  libre  toute  la  nuit,  sans  qu'il  y  passât  peut- 
être  vingt  personnes.  J'engageai  quelques-uns  des  malheu- 
reux traînards,  qui  étaient  près  de  moi,  à  profiter  de  cette 
facilité  pour  passer  à  l'autre  rive;  mais  comme  ils  n'y 
voyaient  ni  feu  ni  village,  ils  préféraient  passer  la  nuit  ac- 
croupis devant  les  tisons  d  un  mauvais  feu  de  bivouac, 
plutôt  que  d'acquérir  un  salut  certain  au  prix  d'une  nuit 
passée  sans  feu.  La  plupart  de  ces  malheureux  périrent  le 
lendemain,  car,  bien  avant  le  jour,  les  troupes  et  les  équi- 
pages commencèrent  à  défiler  sur  les  ponts,  d'où  les  traî- 
nards étaient  impitoyablement  repoussés,  afin  de  ne  pas 
obstruer  le  passage. 

Nous  passâmes  la  nuit  au  milieu  d'un  marais  gelé,  à 
environ  une  demi-lieue  du  pont,  et  sans  pouvoir  faire  de 
feu;  ce  fut  une  des  nuits  les  plus  rudes  de  la  retraite,  car 
jusque-là  nous  avions  eu  presque  toujours  un  abri  ou  un 
feu  de  bivouac.  i 


106  VIE  DE   PLANAT. 

Le  lendemain  nous  montâmes  à  cheval  et  suivîmes  TEm- 
pcrcur  qui  allait  au  corps  du  duc  de  Reggio  ou  plutôt  du 
maréchal  Ney,  qui  l'avait  remplacé,  car  le  premier  avait 
été  blessé  la  veille,  ainsi  que  le  général  Legrand.  L'ennemi 
fut  repoussé  vers  Borizow,  on  lui  fit  même  un  assez  grand 
nombre  de  prisonniers,  dont  nous  fûmes  fort  embarrassés; 
aussi  parvinrent-ils  pour  la  plupart  à  s'échapper;  quel- 
ques-uns périrent  de  misère  et  de  froid,  car  on  n'avait  rien 
à  leur  donner. 

Le  29  au  matin,  nous  vîmes  les  feux  du  corps  d  armée 
de  Wittgenstein,  de  l'autre  côté  de  la  Bérézina.  Le  corps 
d'armée  du  duc  de  Bellune,  qui  faisait  l'arrière-garde,  ve- 
nait de  passer  heureusement  les  ponts,  et  l'artillerie  de 
Wittgenstein  ne  tirait  plus  que  sur  les  malheureux  traî- 
nards, qui  se  précipitaient  pêle-mêle  avec  les  bagages,  pour 
passer  sur  l'autre  rive;  je  ne  vis  point  cet  affreux  spec- 
tacle, mais  mon  camarade  Cailly,  qui  venait  de  franchir  le 
fleuve  à  la  nage  et  au  milieu  des  glaçons,  grâce  à  un  excel- 
lent cheval  qu'il  montait,  m'en  fit  le  récit.  Il  avait  été  en? 
voyé  k  Borizow,  au  moment  de  notre  passage. 

Nous  partîmes  à  l'instant  pour  Zembin  et  j'admirai  com- 
ment les  Russes,  qui  avaient  été  maîtres  de  ce  passage  trois 
jours  auparavant,  nous  l'avaient  laissé  intact.  C'était  un 
défilé  d'environ  une  lieue,  entièrement  planchéié,  au  mi- 
lieu d'un  marais  planté  d'aulnes,  et  dont  le  fond  était  tel- 
lement bouleversé  que,  malgré  la  gelée,  il  aurait  été  très 
difficile  d'y  passer  à  pied.  Si  les  Russes,  en  quittant  ce  point 
pour  se  porter  sur  Borizow,  avaient  mis  le  feu  aux  plan- 
ches, non  seulement  aucune  voiture  et  aucun  cheval  n'au- 
rait pu  passer  par  là,  mais  encore,  je  le  répète,  il  eût  été 
fort  difficile  d'arriver  à  pied  de  l'autre  côté  du  bois. 

Ayant  franchi  ce  redoutable  défilé,  nous  respirâmes  plus 
librement,  et,  malgré  notre  misère,  l'espoir  et  la  gaîté  com- 
mencèrent à  renaître  parmi  nous;  il  semblait  que  notre 


DEUXIÈME   PARTIE   C1812  A    1815).  107 

retour  en  France  ne  pouvait  plus  rencontrer  d'obstacle  sé- 
rieux, car  nous  connaissions  parfaitement  la  route  que 
nous  avions  à  parcourir  jusqu'au  Niémen.  De  plus,  on  an- 
nonçait que  des  divisions  bien  organisées  s'avançaient  de 
Wilna  pour  nous  soutenir  et  protéger  la  retraite.  Chacun 
s'abandonna  donc  à  l'espoir  de  revoir  bientôt  la  France, 
et  l'on  pensait  que  les  désastres  de  cette  campagne  amène- 
raient la  paix  générale.  On  ne  murmurait  point  contre 
l'Empereur,  parce  qu'on  l'avait  vu  partager  nos  fatigues  et 
nos  dangers  sans  se  ménager  aucunement.  Chacun  était 
témoin  du  soin,  souvent  bien  inutile,  qu'il  prenait  du  sol- 
dat; sa  sollicitude  ne  s'étendait  pas  seulement  aux  blessés 
et  aux  hommes  courageux,  qui  étaient  restés  en  corps  or- 
ganisés; elle  embrassait  aussi  les  malheureux  traînards, 
dont  la  masse  se  composait  d'hommes  démoralisés,  qui 
avaient  jeté  leurs  armes,  et  ne  s'occupaient  plus  que  du 
soin  de  conserver  leur  chétive  existence. 

Le  froid  ne  fit  qu'augmenter,  depuis  le  passage  de  la  Bé- 
rézina;  mais  on  le  supportait  mieux  qu'auparavant  parce 
qu'on  y  était  accoutumé.  L'exemple  de  cette  campagne,  et 
de  celle  d'Egypte,  a  prouvé  qu'il  n'y  a  pas  de  soldats  en 
Europe  plus  capables  de  supporter  les  températures  ex- 
trêmes que  les  soldats  français.  J'en  vis  des  exemples  frap- 
pants durant  la  retraite.  Ainsi  le  général  Sorbier,  comman- 
dant l'artillerie  de  la  garde,  forcé  d'abandonner  ses  bagages 
au  pont  de  la  Bérézina,  en  avait  tiré  son  plus  bel  habit 
d'uniforme,  brodé  sur  toutes  les  coutures,  et  l'avait  revêtu. 
Il  faisait  ainsi  son  étape  sans  manteau  ni  fourrure,  trottant 
sur  un  petit  cheval  polonais  et  armé  d'une  longue  perche 
qui  lui  servait  à  écarter  les  traînards,  dont  la  route  était 
encombrée  ;  tout  en  trottant,  il  criait  :  «  Place  !  place  !  »  et 
chacun  se  rangeait  machinalement.  Il  franchissait  ainsi  en 
deux  heures  le  chemin  que  nous  mettions  toute  la  journée 
à  parcourir.  C'était  un  homme  de  moyenne  stature,  maigre 


108  VIE   DE   PLANAT. 

et  jaune,  à  figure  revêche  et  repoussante,  et  ce  quW 
nomme,  en  argot  militaire,  un  mauvais  coucheur.  Je  pour- 
rais encore  citer  le  capitaine  Brechtel,  de  Tartillerie,  au- 
jourd'hui commandant  du  palais  de  Versailles,  qui  fit  toute 
la  campagne  avec  une  jambe  de  bois,  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  de  monter  à  cheval  et  de  servir  avec  un  zèle  et  une 
activité  qui  ne  se  démentirent  pas  un  instant  pendant  toute 
la  retraite.  Il  n'était  pas  vêtu  plus  chaudement  que  le  gé- 
néral Sorbier.  J'en  pourrais  dire  autant  de  cinquante  offi- 
ciers ou  sous-officiers,  que  j'ai  connus  et  dont  la  plupart 
vivent  encore.  Il  va  sans  dire  que  c'étaient  des  hommes 
énergiques,  soigneux  de  se  conserver,  tandis  que  ceux  qui 
ne  possédaient  pas  ces  qualités  périssaient  comme  des 
mouches.  C'étaient  surtout  les  Allemands  et  les  Hollan- 
dais qui  perdaient  courage  le  plus  vite.  Cela  vient  sans 
doute  de  l'habitude  qu'ont  ces  peuples  de  se  bien  chaufi'er 
pendant  l'hiver,  tandis  qu'en  France  et  en  Italie,  on  se 
chauffe  fort  mal  ou  pas  du  tout. 

Ce  môme  jour,  29  novembre,  nous  poussâmes  jusqu'à 
Camen,  et  le  lendemain  à  Pletchenitzy,  où  il  y  avait  eu  la 
veille  un  hourra  de  cosaques.  Ce  fut,  je  crois,  le  dernier  de 
la  retraite,  du  moins  jusqu'à  Wilna.  Pendant  les  huit  jours 
qui  suivirent,  nous  ne  fûmes  poursuivis  que  faiblement, 
ce  qu'il  faut,  je  crois,  attribuer  à  la  rigueur  toujours  crois- 
sante du  froid,  dont  les  Russes  avaient  presque  autant  à 
souffrir  que  nous-mêmes. 

Le  3  décembre,  nous  arrivâmes  à  Molodctchno,  où  mon 
général  reçut  des  nouvelles  de  France.  Il  n'y  avait  point 
de  lettres  de  ma  sœur,  mais  M™*  de  Lariboisiôre  mandait  à 
son  mari  qu'elle  l'avait  vue  et  qu'elle  se  portait  bien  ainsi 
que  sa  famille.  Ce  fut  une  grande  joie  pour  moi;  car  il  y 
avait  plus  de  deux  mois  que  je  n'avais  eu  de  nouvelles  di- 
rectes de  Paris. 

De  Molodetchno,  l'Empereur  prit  les  devants  pour  aller 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  109 

à  Smorgoniy  et  lorsque  nous  y  arrivâmes,  le  6  décembre, 
nous  apprîmes  qu'il  venait  de  partir  pour  la  France  afin  d'y 
oi^niser  une  nouvelle  armée,  laissant  le  commandement 
uu  roi  de  Naples.  Quelle  que  fut  la  coutume  de  fronder  toutes 
les  actions  de  l'Empereur,  personne,  que  je  sache,  ne  s'avisa 
de  blâmer  cette  résolution;  chacun  en. comprenait  la  portée 
et  la  nécessité  ;  seulement  le  choix  du  commandant  en  chef 
de  l'armée  était  peu  rassurant;  tout  le  monde  rendait  jus- 
tice à  la  brillante  bravoure  du  roi  de  Naples,  mais  on  le  re- 
gardait comme  incapable  d'exercer  un  grand  commande- 
ment, principalement  dans   des   circonstances    difficiles. 
C'était  un  homme  d'action  et  de  succès  à  tout  prix;  mais  il 
n'avait  ni  le  calme ,  ni  la  prévoyance ,  ni  la  prudence  in- 
dispensables pour  bien  conduire  une  retraite.  On  fut  bien 
aise  d'apprendre  que  le  major-général  restait  avec  lui.  Ce 
n'est  pas  qu'on  le  crût  non  plus  capable  d'exercer  un  com- 
mandement important,  mais  comme  il  était  l'interprète  ha- 
bituel des  plans  et  des  idées  de  l'Empereur,  on  pensait 
qu'il  en  conserverait  la  tradition  et  qu'il  agirait  en  consé- 
quence. Nous  vîmes  bientôt  qu'il  n'en  était  rien,  comme  le 
prouva  quelques  jours  après  le  désastre  de  Wilna.  Les  liens 
de  la  discipline  et  l'esprit  militaire,  déjà  si  relâchés  par  de 
si  longues  souffrances,  achevèrent  de  se  briser,  et  chacun 
ne  songea  plus  qu'à  sa  propre  sûreté.  On  s'en  remettait  du 
soin  de  couvrir  notre  fuite  sur  les  nouvelles  divisions  qui 
arrivaient  de  Wilna.  Nous  rencontrâmes  celle  du  général 
Loyson  le  7,  à  Ochmiana.  Elle  était  belle,  nombreUs^^'èft 
bien  armée.  Deux  jours  après  il  n'en  restait  plus  de  traces, 
et  la  division  Hudelet,  qui  la  suivait,  eut  bientôt  le  même 
sort.  Il  est  vrai  de  dire  que  le  froid  avait  atteint  une  inten- 
sité inaccoutumée,  même  pour  le  climat  sous  lequel  nous 
nous  trouvions;  l'haleine  gelait  au  sortir  de  It  bôUche  :  leà 
cils,  les, favoris  et  les  moustaches  étaient  chargés  de  gla- 
çons, et  il  m'est  arrivé  souvent  d'avoir  les  yeux  fermés  par 


no  VIE   DE   PLANAT. 

la  glace;  je  pressais  mes  cils  entre  mes  doigts  pour  faire 
fondre  la  glace,  afin  de  pouvoir  rouvrir  les  yeux.  J'ai  tou- 
jours eu  la  vue  fort  tendre  et  un  froid  même  modéré  me 
fait  jaillir  les  larmes  des  yeux.  Cette  disposition  particu- 
lière, jointe  k  des  cils  fort  longs,  explique  suffisamment  ce 
que  je  viens  de  dire. 

Mon  général,  qui  souffrait  beaucoup  du  froid,  malgré  les 
soins  et  les  précautions  dont  nous  nous  efforcions  de  Ten- 
tourer,  perdit  presque  entièrement  lusage  de  la  voix  après 
notre  départ  de  Sniorgoni.  Il  toussait  péniblement  et  s  af- 
faiblissait à  vue  d'œil. 

Le  jour  de  notre  arrivée  à  Wilna  fut  le  plus  froid  de 
toute  la  retraite,  ou  au  moins  égal  au  froid  que  nous  avions 
éprouvé  à  Smorgoni.  Nous  y  arrivâmes  le  9  décembre, 
une  heure  avant  la  chute  du  jour.  Le  général  Lariboisièro 
était  dans  sa  calèche,  fort  abattu  et  souffrant,  avec  son  fils. 
Je  marchais  à  côté  de  sa  voiture,  car  depuis  Smolensk  je 
n'avais  plus  qu'un  cheval,  que  je  ne  montais  pas,  tant  pour 
mieux  combattre  le  froîd  par  la  marche  que  pour  m'assurer 
cette  dernière  ressource  en  cas  de  danger.  Derrière  la  ca- 
lèche du  général  venait  la  teleke  dans  laquelle  était  blotti 
son  aide  de  camp  Cailly,  qui  avait  eu  les  pieds  gelés  à  la 
suite  du  passage  de  la  Bérézina,  qu'il  avait  été  forcé  de  tra- 
verser à  la  nage  au  milieu  des  glaçons,  comme  je  lai  déjà 
dit.  11  était  dans  cette  petite  voiture  pêle-môle  avec  ce  qui 
lioos  restait  de  provisions  faites  à  Smolensk,  et  quelques 
débm  de  nos  bagages.  Nous  trouvâmes  la  porte  de  Vilna 
encombrée  de  voitures  de  toute  espèce,  de  chevaux,  de 
bagages,  et  d'une  foule  innombrable  de  traînards  qui  s'écra- 
saient pour  entrer  dwKsla  ritte.  Notn  restâmes  pr^  de  deux 
heures  arrêtés  par  cet  obstacle,  et  je  ne  saurais  exprimer 
tout  ce  que  je  souffris  durant  ce  temps.  L'impression  du 
froid  porté  à  ce  degré,  sur  un  corps  faible  et  exténué, 
est  une  sensation  dont  il  est  impossible  de  se  ùite  un^ 


DEUXIÈME    PARTIE  (1812   A   1815).  111 

idée  dans  nos  pays  tempérés.  Je  n'avais  point  de  fourrure, 
mais  seulement  un  manteau  de  drap  bleu  à  collet  bien  râpé, 
par-dessus  mon  uniforme.  Mes  bottes,  que  je  n  avais  pas 
quittées  depuis  Smolensk,  étaient  trouées  sous  la  semelle; 
pour  garantir  mes  oreilles,  j'avais  noué  sur  ma  tête  une 
cravate  de  batiste,  devenue  aussi  noire  que  mon  schako 
que  j'avais  mis  par-dessus.  C'est  dans  cet  équipage  que  j'ai 
fait  toute  la  retraite,  et  cependant  je  n'eus  rien  de  gelé. 
J'en  fus  quitte  pour  la  perte  du  tact  dans  les  mains  et  dans 
les  pieds  pendant  une  quinzaine  de  jours.  Je  crois,  d'après 
les  observations  du  célèbre  Larrey,  que  je  dus  mon  salut 
à  ma  constitution  sèche  et  bilieuse,  et  à  la  ferme  résolu- 
tion que  j'avais  prise  de  ne  jamais  me  laisser  abattre. 

Pendant  que  la  voiture  du  général  attendait  son  tour, 
ne  pouvant  résister  aux  douleurs  que  me  causait  le  froid,  je 
fus  plusieurs  fois  sur  le  point  d'entrer  dansWilna,  et  de  me 
jeter  dans  la  première  maison  que  je  trouverais  ouverte  ; 
cependant  je  résistai  à  cette  tentation,  ne  voulant  pas  aban- 
donner mon  général  malade.  Je  passai  donc  tout  mon 
temps  à  m'agiter  comme  un  fou,  frappant  dans  mes  mains 
et  sautant  sur  la  neige  durcie,  tantôt  sur  un  pied,  tantôt 
sur  lautre;  il  me  semblait,  par  moment,  que  mes  idées 
m'abandonnaient,  et  que  j'étais  réduit  à  une  existence 
mécanique;  quelquefois  j'allais  de  la  voiture  à  la  porte  de 
la  ville,  essayant  vainement  de  rétablir  l'ordre  dans  cet 
étroit  passage,  et  de  persuader  aux  traînards  que  moins 
ils  se  presseraient  et  plus  ils  avanceraient;  mais  c'était 
peine  perdue.  Chacun  voulait  arriver  le  premier,  et  le  plus 
fort  l'emportait.  Il  était  environ  six  heures  lorsque  nous 
entrâmes  dans  Wilna;  un  canonnier,  qui  nous  attendait  à 
la  porte,  nous  conduisit  chez  le  commandant  de  l'artillerie, 
qui  était  le  chef  d'escadron  Poirel,  mon  ancien  chef  à 
Hambourg.  Le  logement  du  général  y  était  préparé,  et  un 
fort  bon  souper  nous  y  attendait.  Je  ne  saurais  décrire  1^ 


112  VIE   DE   PLANAT. 

joie  et  le  bonheur  que  nous  éprouvâmes  en  nous  asseyant 
à  cette  grande  table,  couverte  de  linge  blanc,  de  porcelaine 
et  d*argenterie,  et,  ce  qui  valait  mieux  encore,  des  mets 
les  plus  succulents.  La  veille  encore,  nous  avions  eu  pour 
toute  pitance,  comme  à  l'ordinaire,  un  petit  morceau  de 
biscuit  gelé  et  une  petite  portion  de  riz  cuit  à  Teau;  ce 
modeste  repas  avait  été  fait  dans  une  misérable  hutte  sans 
toit,  à  moitié  démolie,  autour  d  un  feu  sans  chaleur,  qui 
ne  nous  envoyait  que  de  la  fumée.  Un  changement  si  subit 
semblait  une  féerie,  on  croyait  rêver,  mais  le  rêve  était 
délicieux.  Nous  fimes  honneur  au  souper,  comme  on  peut 
bien  [le  penser,  mais  il  eut  des  suites  funestes  pour  quel- 
ques-uns d'entre  nous.  Le  capitaine  Lebreton  de  Vanoise 
devint  fou  pendant  la  nuit  et  resta  à  Wilna,  où  il  est  mort 
misérablement;  c'était  un  très  bel  homme,  robuste  et  qui 
avait  très  bien  supporté  jusqu'alors  les  fatigues  de  la  re- 
traite. Un  autre  capitaine,  Italien,  dont  j  ai  oublié  le  nom, 
y  resta  aussi;  je  n'ai  jamais  vu  d'homme  plus  courageux, 
ni  plus  gai  que  ce  Piémontais;  il  avait  eu  les  orteils  des 
deux  pieds  gelés  avant  le  passage  de  la  Bérézina.  Â  Smor- 
goni,  la  gangrène  s'y  mit,  et  il   ne  put  plus  supporter 
aucune  chaussure;  tous  les  soirs,  en  arrivant  au  gîte,  il 
coupait  avec  un  couteau  la  partie  gangrenée ,  et  envelop- 
pait ensuite  soigneusement  le  reste  de  ses  pieds  avec  des 
chiffons,  et  tout  cela  avec  une  gaieté  qui  navrait  le  cœur. 
Le  lendemain  il  se  mettait  en  route  à  l'aide  d'un  bâton 
pour  recommencer  le  soir  la  même  opération,  de  sorte 
qu'en  arrivant  à  Wilna,  il  ne  lui  restait  plus  guère  que  les 
deux  talons.  Il  ne  put  aller  plus  loin ,  quoique  son  courage 
et  sa  gaieté  ne  l'eussent  point  abandonné;  mais  il  lui  ar- 
riva, ainsi  qu'à  une  foule  d'autres,  de  succomber  sous 
l'effet  d'un  bien-être  inattendu.  L'exaltation  nerveuse  qui 
soutenait  tant  de  malheureux  depuis  quarante  jours,  et  qui 
leur  faisait  supporter  des  fatigues  et  des  souffrances  inouïes, 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   i8<5).  113 

les  abandonna  à  Wilna,  et  ils  ne  purent  en  sortir.  Après  le 
souper,  nous  nous  jetâmes  sur  la  paille,  car  on  pense  bien 
qu'il  n'y  avait  pas  de  lits  pour  tout  le  monde.  Mais  quelle 
délicieuse  nuit  nous  allions  passer  dans  une  grande  salle 
propre  et  bien  chaufTée,  après  avoir  passé  tant  de  nuits  au 
froid  ou  sans  sommeil! 

Je  commençais  à  bien  dormir,  lorsque,  vers  minuit,  le 
général  Lariboisière  reçut  ordre  du  roi  de  Naples  d'envo- 
yer un  officier  à  son  quartier  général  dans  le  faubourg  de 
Kowno.  J'étais  le  plus  ingambe  de  tout  Tétat-major,  et  le 
général  m'envoya  Tordre  de  me  rendre  près  du  roi,  que  je 
donnai  au  diable  de  tout  mon  cœur.  J'étais  tellement  en- 
gourdi par  la  lassitude,  le  sommeil  et  la  bonne  chère  que 
je  restai  cinq  minutes  sur  mon  séant  avant  de  pouvoir  me 
lever;  enfin  je  pris  mon  parti  et  m'acheminai,  dans  les  ténè- 
bres et  par  le  froid  le  plus  vif,  jusqu'à  la  Maison-Rouge, 
où  logeait  le  roi  de  Naples.  Je  m'annonçai  à  son  chef  d'état- 
major,  qui  me  dit  d'attendre  en  bas  dans  le  vestibule  avec 
les  officiers  et  les  ordonnances  des  différents  chefs  de  ser- 
vice. Ce  vestibule  était  dallé  en  pierres,  ouvert  de  deux 
côtés,  sur  la  rue  et  sur  la  cour,  et  était  incessamment  tra- 
versé par  les  domestiques,  les  ordonnances  et  les  officiers 
en  mission.  Il  n'y  avait  point  de  paille,  et  les  officiers  de 
planton  comme  moi  étaient  couchés  sur  le  carreau,  pêle- 
mêle  avec  les  ordonnances.  Je  fis  comme  eux  et,  après 
avoir  écarté  doucement  deux  chasseurs  qui  ronflaient  côte 
à  côte  dans  un  coin  assez  bien  abrité,  je  m'entortillai  dans 
mon  manteau  et  me  blottis  entre  eux  deux  pour  avoir  plus 
chaud,  ramenant  mes  genoux  jusqu'à  la  poitrine,  afin  de 
pouvoir  couvrir  mes  pieds  et  ma  tête.  Le  repos  que  je  goû- 
tai cette  nuit  ressemblait  fort  à  un  cauchemar  ;  assoupi  par 
la  fatigue,  j'entendais  néanmoins  distinctement  aller  et 
venir,  parler,  crier,  et,  de  plus,  j'étais  tourmenté  par  l'idée 
qu'on   pouvait   m'appeler  d'un  moment  à  l'autre.  Deux 

8 


H4  VIE  DE  PLANAT. 

heures  avant  le  jour,  j'entendis  un  grand  bruit,  tout  le 
inonde  se  levait  autour  de  moi.  Le  roi  de  Naples  montait 
à  cheval. 

Néanmoins  je  ne  bougeai  pas  ;  vaincu  par  le  sommeil 
et  par  la  fatigue,  j'éprouvais  une  sorte  de  plaisir  en  enten- 
dant peu  à  peu  diminuer  le  bruit  et  le  mouvement;  il  me 
semblait  que  j'allais  enfin  pouvoir  dormir  et  reposer  tout 
à  mon  aise  :  mon  esprit  engourdi  était  incapable  de  s'occu- 
per d'autre  chose.  Il  est  probable  que  je  serais  resté  là,  et 
que  Wilna  aurait  été  pour  moi  aussi  le  terme  de  mon  éner- 
gie, si  un  chasseur  qui  venait  de  se  lever  ne  m'eût  donné 
un  coup  de  pied  dans  les  reins  en  m'apostrophant  :  «  Ah  çà! 
dites  donc,  est-ce  que  vous  voulez  rester  là  pour  les  Cosa- 
ques? »  A  cette  rude  apostrophe,  je  me  secouai;  j'écartai 
mon  manteau  qui  me  couvrait  la  tète,  mais  mon  sauveur 
avait  déjà  disparu.   Le  froid  piquant  du  matin,  inondant 
ma  figure  brûlante,  m'eut  bientôt  ranimé;  je  sortis  dans  la 
rue  et  rencontrai  presque  au  môme  instant  la  calèche  du 
général  avec  la  teleke,  filant  lentement  à  la  suite  d'une 
innombrable  quantité  de  voitures  de  toute  espèce.  Quoiqu'il 
ne  fit  pas  encore  jour,  le  ciel  était  si  pur,  les  étoiles  si 
brillantes  et  la  campagne  tellement  couverte  de  neige  qu'on 
distinguait  assez  loin  des  deux  côtés  de  la  route.  A  une 
demi-lieue  de   Wilna,  j'aperçus  quelques  équipages   qui 
filaient  sur  la  gauche  par  une  route  que  je  reconnus  être 
celle  de  Nowoï-Troki,  pour  l'avoir  étudiée  et  reconnue  sur 
la  carte,  au  commencement  de  la  campagne.  Cette  remar- 
que nous  sauva  de  la  captivité  et  peut-être  de  la  mort,  car 
à  peine  étions-nous  arrivés  à  la  montagne  de  Wilna  que 
nous   trouvâmes  toute   la   route   encombrée   de  voitures 
marchant  sans  ordre  et  arrêtées  bientôt  par  l'impossibilité 
de  gravir  la  montagne.  La  route  était  couverte  d'un  ver- 
glas si  dur  et  si  poli  qu'elle  ressemblait  à  un  pavé  de 
marbre.  Ainsi  à  mesure  qu'une  voiture  essayait  de  monter, 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A    1815).  115 

les  chevaux  perdaient  pied  et  la  voiture  descendait  rapi- 
dement, entraînant  avec  elle  son  attelage.  Les  voitures  qui 
suivaient,  en  voulant  Téviter,  tournaient  au  milieu  du 
chemin,  de  manière  à  barrer  la  route.  En  peu  d'instants, 
il  se  forma  de  cette  manière  une  épaisse  barricade  impé- 
nétrable même  pour  les  piétons.  Le  désordre  fut  bientôt 
augmenté  par  le  pillage  des  fourgons  du  trésor.  Nos  mal- 
heureux soldats,  pouvant  à  peine  se  soutenir,  retrouvèrent 
des  forces  dans  leur  cupidité  ;  les  barils  d'or  et  d'argent 
furent  défoncés,  et  il  s'ensuivit  une  mêlée  où  tous  les  rangs 
étaient  confondus  par  la  soif  du  pillage.  Des  officiers  et 
des  employés  militaires  se  battaient  avec  les  soldats  pour 
avoir  quelques  pièces  d'or  :  je  le  dis  parce  que  je  l'ai  vul 
Nous  étions  arrivés  au  dernier  degré  d'abrutissement  et  de 
démoralisation.  Après  avoir  été  témoin  de  cet  affligeant 
spectacle,  je  retournai  vers  la  voiture  du  général.  Il  faisait 
déjà  jour,  et  les  coups  de  fusil  que  nous  entendions  du 
côté  de  Wilna  depuis  une  heure  commençaient  à  se  rappro- 
cher. Je  fis  ouvrir  la  voiture  du  général  et  lui  déclarai  qu'il 
était  impossible  de  passer,  mais  que,  s'il  voulait  m'en 
croire, nous  rétrograderions  jusqu'à  la  route  de  Nowoï-Troki, 
qui  n'était  pas  à  un  quart  de  lieue  en  arrière,  et  que  si 
nous  parvenions  au  sommet  de  la  montagne  par  cette  route 
dont  la  pente  était  beaucoup  plus  douce,  nous  pouvions 
ensuite  nous  jeter  sur  la  droite  et  regagner  à  travers  champs 
la  route  de  Kowno.  Le  général  hésitait.  Honoré  était  d'avis 
de  dételer  les  chevaux,  de  les  charger  de  tout  ce  qu'on 
pourrait  sauver  du  bagage,  de  faire  monter  son  père  sur 
un  des  porteurs  et  d'essayer  de  passer  à  travers  les  bois  qui 
bordaient  les  deux  côtés  du  chemin.  J'insistai  en  représen- 
tant que  mon  général  n'était  pas  en  état  de  se  tenir  à  cheval 
et  de  se  tirer  d'une  bagarre  comme  celle  de  la  rampe  de 
Wilna.  En  ce  moment,  le  général  Pernetty,  dont  la  calèche 
suivait,  ayant  entendu  notre  discussion,  mit  pied  à  terre 


il6  VIE   DE   PLANAT. 

et  se  rangea  à  mon  avis,  disant  qu'il  fallait  faire  tous  ses 
efforts  pour  nous  faire  passer.  II  n'y  avait  pas  de  temps  à 
perdre  et,  sans  m'arrêter  plus  longtemps  à  parlementer,  je 
pris  la  bride  d  un  cheval  de  devant  et  fis  tourner  la  calèche. 
Comme  les  voitures  venues  derrière  nous  nous  avaient 
dépassés  de  droite  et  de  gauche,  espérant  toujours  trouver 
une  issue,  nous  rétrogradâmes  sans  obstacle,  et  au  bout 
d  un  quart  d'heure  nous  étions  dans  la  route  deNowoï-Troki, 
d'où  nous  entendîmes  bientôt  la  fusillade  et  les  hourras. 
Cette  route  n'était  pas  encombrée,  mais  les  équipages  y 
marchaient  sans  ordre.  Nous  courûmes  donc  à  la  tète,  le 
général  Pernetty  et  moi,  pour  organiser  deux  files  régu- 
lières de  voitures  et  pour  faire  arrêter  tout  ce  qui  n'était 
que  fourgon  ou  caisson  d'artillerie.  Les  paroles  et  l'uni- 
forme du  général  Pernetty  nous  furent  très  utiles  dans 
cette  occasion,  et,  au  bout  d'une  demi-heure,  nous  attei- 
gnîmes le  sommet  de  la  montagne,  ainsi  que  je  l'avais 
pensé.  Arrivés  sur  le  plateau,  nous  traversâmes  sans  obs- 
tacle les  champs  situés  à  notre  droite,  et  en  peu  d'instants 
nous  fûmes  sur  la  grande  route  de  Kowno.  Nous  couchâmes 
ce  soir-là  à  Jyzmory,  village  entièrement  dévasté.  Ce  petit 
séjour  fut  marqué  par  une  circonstance  qui  me  fait  en- 
core horreur  quand  j'y  pense.  Nous  ne  trouvâmes,  pour 
nous  établir,  qu'une  petite  hutte  bâtie  de  terre  et  de  bois 
et  du  reste  entièrement  vide,  au  milieu  de  laquelle  deux 
soldats  hollandais  de  nouvelle  levée  se  chauffaient  près 
d'un  misérable  feu.  Les  domestiques  du  général  mirent 
ces  soldats  à  la  porte.  L'un  d'eux,  qui  n'avait  pas  vingt  ans, 
se  mit  à  pleurer  et  pria  en  grâce  qu'on  le  laissât,  mais  ce 
fut  en  vain,  car  la  hutte  pouvait  à  peine  nous  contenir 
tous;  du  reste,  il  était  très  bien  couvert  et  n'avait  éprouvé 
aucune  des  fatigues  de  la  campagne,  car  il  faisait  partie 
d'une  des  colonnes  de  marche,  qui  s'évanouissaient  ensuite 
comme  de  la  fumée  dès  qu'elles  avaient  été  mises  en  contact 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812  A   1815).  117 

avec  notre  effrayante  colonne.  Le  pauvre  malheureux  fut 
donc  mis  sans  pitié  à  la  porte  ;  son  camarade  alla  chercher 
place  ailleurs,  mais  lui  se  coucha  dehors  près  de  la  porte. 
Nous  Tentendimes  gémir  pendant  une  partie  de  la  nuit,  le 
lendemain  il  était  mort. 

  mesure  que  nous  rencontrions  des  hommes  qui 
n'avaient  pas  fait  la  campagne,  ils  étaient  frappés  de  stu- 
peur et  d'effroi  à  la  vue  des  débris  de  la  Grande  Armée, 
espèce  de  cohue  plus  semblable  à  une  légion  de  réprouvés 
ou  de  hideux  farfadets  qu'à  des  troupes.  Cette  vue  suffisait 
pour  les  démoraliser,  beaucoup  plus  que  nous  ne  Tétions 
nous-mêmes.  Nous  en  eûmes  un  exemple  remarquable  à 
Wilna.  Roche,  artiste  vétérinaire  en  chef  des  parcs  d'artil- 
lerie, qui  était  resté  à  Wilna  pendant  toute  la  campagne 
pour  les  remontes,  mourut  de  saisissement  en  voyant  nos 
colonnes  traverser  la  ville.  C'était  un  fort  brave  homme^ 
d'une  bonté  et  d'une  obligeance  sans  égales  ;  je  lui  étais 
fort  attaché,  non  seulement  à  cause  de  ses  qualités  person- 
nelles, mais  aussi  parce  qu'il  m'avait  obligé  de  sa  bourse 
lorsque  je  fus  nommé  officier  et  que  je  dus  m'équiper;  je 
n'étais  pas  le  seul  dans  ce  cas. 

Nous  arrivâmes  à  Kowno  le  14  décembre  vers  six  heures 
du  soir.  Il  n'y  avait  pas  autant  de  presse  qu'à  WUna  : 
d'abord  parce  qu'une  grande  partie  de  l'armée  était  restée 
dans  cette  dernière  ville,  et  ensuite  parce  que  ceux  qui 
avaient  dépassé  heureusement  la  montagne  s'étaient  en 
partie  jetés  sur  la  gauche  pour  gagner  la  Pologne  par  le 
plus  court  chemin.  Néanmoins,  instruit  par  l'expérience, 
j'engageai  mon  général  à  passer  le  pont  du  Niémen  sur-le- 
champ.  Il  y  consentit,  et  nous  fûmes  nous  loger  dans  une 
maison  isolée,  située  sur  la  rive  gauche.  Le  lendemain, 
nous  étions  sur  le  territoire  prussien,  et  comme  il  y  avait 
un  cours  de  postes  organisé,  le  général  et  son  fils  prirent 
des  chevaux  de  poste  pour  se  rendre  à  Kœnigsberg.  Nous 


118  VIE  DE  PLANAT. 

suivîmes  comme  nous  pûmes,  dans  des  traîneaux,  Cailly  et 
moi,  ainsi  que  ce  qui  restait  d'officiers  d'état-major.  Nous 
atteignîmes  Kœnigsberg  le  surlendemain,  et  ce  fut  avec  un 
bonheur  exprimable  que  nous  nous  trouvâmes  enfin  dans 
une  grande  ville  bien  peuplée,  qui  n'avait  point  souffert  de 
la  guerre,  et  où  Ton  ne  manquait  de  rien.  De  toutes  les 
douceurs  qu'offrait  cette  bonne  ville,  celle  qui  me  toucha 
le  plus  fut  le  café  à  la  crème,  dont  je  vécus  presque  uni- 
quement pendant  les  deux  premiers  jours;  j'en  prenais 
partout,  à  toute  heure,  et  ne  pouvais  m'en  rassasier. 

Le  général,  qui  était  arrivé  la  veille,  était  si  malade  et 
si  abattu  qu'il  ne  pouvait  plus  parler.  Néanmoins  il  était 
encore  assis  sur  un  sofa  lorsque  j'arrivai,  et  j'étais  loin  de 
prévoir  que  cet  excellent  homme  allait  nous  être  ravi  dans 
moins  de  deux  jours.  Il  sexoucha  le  soir  pour  ne  plus  se 
relever.  La  perte  de  son  fils  cadet  lui  avait  porté  un  coup 
terrible,  et  paraissait,  dès  Moscou,  lui  avoir  ôté  toute  son 
énergie.  Depuis  ce  moment  jusqu'à  sa  mort,  nous  ne  le 
vîmes  pas  sourire  une  seule  fois,  ni  avoir  l'air  de  prendre 
intérêt  à  quoi  que  ce  soit  :  quoiqu'il  eût  été  toute  sa  vie 
fort  sobre  et  modéré  en  toutes  choses,  son  corps  était  usé 
par  le  travail  et  par  un  service  consciencieux.  Un  catarrhe 
s'était  jeté  sur  sa  poitrine  à  Smolensk;  on  conçoit  que  la 
rigueur  du  froid,  les  fatigues  et  les  privations  de  toute 
espèce^durant  la  retraite  ne  firent  qu'empirer  son  état.  Je 
fus  le  voir  la  veille  de  sa  mort  et  trouvai  près  de  son  lit 
deux  médecins  qui  consultaient  en  mauvais  latin.  L'un 
d'eux  était  M.  Gibert,  médecin  en  chef  des  hôpitaux.  Mal- 
gré la  tristesse  du  moment,  je  ne  pus  m'empôcher  de  rire 
intérieurement  de  cette  scène,  qui  rappelait  trop  bien  les 
médecins  de  Molière. 

Le  lendemain,  à  cinq  heures  du  matin,  on  vint  m'éveil- 
1er  dans  mon  logement  et  me  dire  que  le  général  venait 
d'expirer.  Je  me  rendis  sur-le-champ  à  sa  demeure,  où  je 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  119 

trouvai  le  pauvre  Honoré,  qui  se  jeta  dans  mes  bras  en 
fondant  en  larmes.  On  peut  croire  que  je  partageai  vive- 
ment sa  douleur;  je  perdais  dans  le  général  Lariboisière 
un  protecteur  et  un  ami  qui,  pendant  le  peu  de  temps  que 
j'ai  servi  près  de  lui,  m'avait  traité  avec  une  bonté  et  une 
confiance  dont  je  conserverai  toujours  un  souvenir  recon- 
naissant. 

Après  les  premiers  moments  consacrés  à  la  douleur, 
j'engageai  Honoré  à  partir  sur-le-champ  pour  Paris,  afin  de 
consoler  sa  pauvre  mère,  et  de  se  préparer  à  lui  servir 
d'appui  dans  les  affaires  de  la  succession.  Il  me  fit  pro- 
mettre de  ramener  à  Paris  le  corps  de  son  père  et  le  cœur 
de  son  frère  Ferdinand,  que  nous  avions  sauvé  des  désas- 
tres de  la  retraite.  Il  me  laissa  la  calèche  du  général,  avec 
son  valet  de  chambre  Boband,  et  partit  dans  la  teleke. 
Après  son  départ,  je  mis  ordre,  le  mieux  que  je  pus,  aux 
affaires  du  général,  et,  après  avoir  fait  mettre  son  corps 
dans  une  caisse  qui  fut  fixée  sur  la  calèche,  de  manière 
que  la  tête  reposât  sur  le  coussin  à  côté  de  moi,  je  partis 
le  lendemain  en  me  dirigeant  par  Dantzig. 

Avant  de  quitter  Kœnigsberg,  je  fus  voir  le  général 
Eblé,  que  je  connaissais  d'ancienne  date.  Je  lui  demandai 
ses  ordres  pour  Paris.  Il  ne  m'en  donna  aucun.  Il  était 
complètement  démoralisé,  et  ne  fit  autre  chose,  durant 
cette  visite,  que  me  montrer  la  ceinture  de  son  panta- 
lon, devenue  trop  large  de  moitié,  pour  me  prouver  à 
quel  point  son  corps  était  fondu.  Il  mourut  deux  jours 
après  mon  départ,  sans  avoir  eu  la  consolation  d'ap- 
prendre que  l'Empereur  l'avait  nommé  premier  inspec- 
teur général  de  l'artillerie,  en  remplacement  du  général 
Lariboisière. 

Je  me  rappelle  qu'en  passant  sur  la  place  d'Elbing  je  vis, 
non  sans  émotion,  mon  pauvre  cheval  que  le  domestique 
de  Cailly  avait  abandonné  dans  la  montagne  de  Wilna.  Je 


120  VIE   DE   PLANAT. 

fis  arrêter  la  voiture  pour  dire  adieu  à  ma  pauvre  Fillette^ 
qui  m'avait  rendu  tant  de  services,  et  dont  Tœil  intelligent 
semblait  me  reconnaître.  Je  dis  au  dragon  que  le  cheval 
m  appartenait,  et  le  lui  prouvai,  en  lui  disant  ce  que  con- 
tenaient mes  fontes  à  pistolets,  qu'il  n'avait  pas  songé  à 
ouvrir;  il  me  dit  qu'il  avait  trouvé  le  cheval  dans  la  mon- 
tagne de  Wilna,  et  qu'il  était  prêt  à  me  le  rendre,  si  je  vou- 
lais lui  donner  quelque  chose  pour  boire.  On  pense  bien 
que,  pressé  d'arriver  à  ma  destination,  je  n'en  avais  nulle 
envie;  mais  je  lui  donnai  cinq  francs  en  lui  recommandant 
d'avoir  bien  soin'de  ma  pauvre  bête  et  de  ne  pas  la  mal- 
traiter. 

Arrivé  à  Dantzig,  je  vis  bien,  au  train  dont  allaient  les 
dépenses,  que  je  n'aurais  pas  assez  d  argent  pour  atteindre 
la  France.  J'empruntai  cent  louis  à  un  chef  de  bataillon  de 
la  garnison,  qui  se  contenta  d'une  assignation  sur  M*"®  de 
Lariboisière,  laquelle  fut  exactement  payée. 

Je  fus  obligé  de  m'arrêter  deux  jours  à  Berlin  ;  d'abord 
pour  me  reposer,  et  ensuite  parce  que,  ayant  trouvé  une 
température  plus  douce,  je  craignais  que  le  corps  du  géné- 
ral n'entrât  en  putréfaction.  Je  le  fis  déposer  à  l'hôpital 
militaire,  et  baigner  dans  une  solution  d'acide  muriatique. 
L'officier  de  santé  qui  me  prêta  son  ministère  était  un 
jeune  homme  enthousiasmé  de  son  art,  et  ne  voyant  dans 
les  maux  de  la  guerre  qu'un  moyen  d'agrandir  rapidement 
le  domaine  de  la  science.  Lorsque  j'allai  reprendre  le  corps 
de  mon  général,  il  vint  à  moi  d'un  air  radieux  et  s'écria  : 
«  Oh!  j'ai  un  sujet  magnifique,  il  faut  que  je  vous  le 
montre,  c'est  un  cuirassier.  »  Là-dessus  il  m'entraîna  daûs 
la  cour,  ouvrit  une  petite  cellule  basse,  dallée  en  pierre, 
et  je  vis,  étendu  sur  le  carreau,  un  grand  cadavre  de  six 
pieds  tout  raide  et  rouge  comme  une  écrevisse.  Cette  vue 
me  fit  horreur  et  il  me  fut  impossible  de  partager  la  joie 
et  l'enthousiasme  de  mon  docteur  qui  répétait  toujours  : 


DEUXIÈME   PARTIE    (1812   A    1815).  121 

«  C'est   magnifique!  avcz-vous  jamais   rien  vu    de   plus 
beau?  » 

Jusque-là  je  n'avais  pu  penser  à  me  débarrasser  d'une 
multitude  d'insectes  dégoûtants,  ramassés  dans  les  chau- 
mières et  les  bivouacs  de  la  Russie;  j'en  étais  entièrement 
couvert.  Le  lendemain  de  mon  arrivée  à  Berlin  j'achetai 
du  linge  neuf,  et  me  fis  conduire  au  bain.  Avant  d'y  entrer, 
je  fis  un  paquet  de  tout  ce  que  j'avais  sur  le  corps,  et  le 
jetai  par  la  fenêtre  dans  la  Sprée.  Je  ne  puis  dire  tout  le 
bien-être  que  j'éprouvai  après  être  sorti  du  bain  et  m'être 
revêtu  de  ce  linge  neuf.  Il  me  semblait  revenir  à  une  nou- 
velle vie  après  une  cruelle  agonie.  En  me  promenant  le  soir 
sous  les  tilleuls,  je  ne  fus  pas  peu  surpris  de  rencontrer  le 
petit  Fritz  Ellermann,  que  j'avais  quitté  à  Hambourg  huit 
mois  auparavant.  Il  m'apprit  que  sa  famille  s'était  retirée 
à  Âltona;  que  pour  lui,  il  était  venu  à  Potsdam  près  de  .son 
beau-frère  Hildebrand  pour  y  faire  son  apprentissage.  Je 
lui  demandai  pourquoi  il  était  à  Berlin;  il  me  dit  qu'il  y 
était  venu  pour  voir  sa  sœur  Jeannette,  et  que,  si  je  vou- 
lais, il  me  conduirait  chez  elle,  persuadé  qu'elle  serait  bien 
contente  de  me  voir.  J'acceptai  avec  empressement  et, 
effectivement,  au  bout  de  cinq  minutes  nous  arrivâmes  chez 
sa  sœur,  qui  habitait  une  chambre  au  rez-de-chaussée  dans 
la  Charlottenstrasse.  Elle  éprouva  un  grand  saisissement, 
en  me  voyant  entrer  et  se  mit  à  pleurer.  Je  l'embrassai 
tendrement,  en  présence  de  son  frère,  car  jamais  je  n'avais 
pris  cette  liberté  dans  le  tête-à-tête;  elle  me  dit  qu'elle 
m'avait  cru  mort,  et  qu'elle,  ainsi  que  toute  sa  famille, 
m'avait  déjà  pleuré.  Nous  causâmes  pendant  deux  heures 
environ  sans  interruption.  Je  lui  contai  toute  la  campagne  ; 
elle  me  donna  des  détails  sur  sa  famille;  nous  rappelâmes 
le  passé  avec  attendrissement  et  nos  parties  de  campagne, 
et  nos  promenades  à  Wandsbeck,  et  les  jours  heureux  que 
nous  avions  passés  l'année  précédente.  Quel  triste  contraste 


122  VIE  DE   PLANAT. 

offrait  le  présent  avec  ce  passé  encore  si  près  de  nous  !  Je 
me  séparai  de  Jeannette  et  de  Fritz  avec  peine,  mais  cette 
rencontre  me  fut  cependant  d'une  grande  consolation; 
c'étaient  les  premiers  êtres  qui  m'eussent  témoigné  de  l'in- 
térêt depuis  bien  longtemps;  c'était  comme  le  premier 
anneau  qui  me  rattachait  à  des  aiTections  véritables,  après 
une  campagne  qui  semblait  devoir  éteindre  chez  nous  tout 
sentiment  d'humanité. 

Je  n'ai  plus  aucun  souvenir  de  ce  qui  m'arriva  jusqu'aux 
bords  du  Rhin;  je  me  rappelle  seulement  qu'à  notre  aspect 
les  Allemands  laissaient  percer  une  secrète  joie,  à  peine 
contenue  par  le  joug  qui  pesait  encore  sur  eux.  Arrivé  à 
Hœchst,  j'écrivis  au  directeur  des  douanes  à  Mayence  pour 
le  prier  de  m'exempter  de  la  visite,  et  lui  faire  connaître 
ce  que  j'étais  chargé  de  conduire  à  Paris;  il  m'accorda 
sur-le-champ  cette  exemption  et  je  passai  le  Rhin  le  soir 
même.  J'éprouvai  une  vive  satisfaction  en  entrant  sur  le 
territoire  français,  et  en  pensant  que  je  serais  bientôt  au 
terme  de  ce  pénible  voyage. 

Je  visa  Mayence'lc  colonel  Humbert,  directeur  de  l'artil- 
lerie, et  le  capitaine  La  Fizelière,  qui  devint  plus  tard  aide 
de  camp  du  général  Drouot.  Je  leur  fis  une  peinture  animée 
de  nos  désastres  et  je  terminai  en  disant  :  «  Non,  les  annales 
de  la  guerre  ne  présentent  rien  d'aussi  effroyable,  et  il  est 
impossible  de  voir  l'humanité  plus  indignement  foulée  aux 
pieds.  »  Je  me  rappelle  ces  expressions  parce  que  je  me 
repentis  sur-le-champ  de  les  avoir  proférées;  elles  me  sem- 
blèrent indignes  du  caractère  militaire.  En  général  on 
n'oublie  jamais  les  paroles  qu'on  a  eu  tort  de  prononcer; 
elles  vous  poursuivent  comme  un  remords  et  se  gravent 
dans  la  mémoire  en  traits  ineffaçables. 

Je  résolus  d'aller  jour'et  nuit  malgré  le  mauvais  temps; 
mais  à  cette  époque  c'était  chose  facile,  parce  que  les  routes 
étaient  parfaitement  bien  entretenues.  J'atteignis  Bondy  le 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  123 

surlendemain  à  l'entrée  de  la  nuit;  mais,  quelque  impatient 
que  je  fusse  d'arriver  à  Paris,  je  ne  pus  résister  à  la  ten- 
tation d*embrasser  ma  sœur  qui  demeurait  alors  à  Noisy- 
le-Sec.  Il  fallait  à  la  vérité  s'écarter  d'un  quart  de  lieue  de 
la  route;  mais  M.  Frémin,  le  maître  de  poste,  que  je  con- 
naissais depuis  longtemps,  eut  l'extrême  obligeance  de  se 
prêter  à  mon  désir.  Ainsi  au  bout  d'un  quart  d'heure,  une 
voiture  de  poste  s'arrêtait  à  la  porte  du  notaire  de  Noisy, 
chose  inouïe  dans  les  annales  de  cette  commune.  Je  trouvai 
mon  beau-frère  sur  sa  porte  et  nous  nous  tînmes  longtemps 
embrassés.  Depuis  plus  de  quatre  mois  ils  n'avaient  pas  eu 
de  mes  nouvelles  directes,  mais  ils  savaient  par  Lariboi- 
sière  que  je  devais  arriver.  Je  trouvai  ma  sœur  au  coin  de 
son  feu  avec  ses  enfants;  elle  faillit  s'évanouir  en  me 
voyant,  et  m'embrassa  en  versant  d'abondantes  larmes.  Je 
ne  lavais  pas  revue  depuis  son  mariage.  Nous  ne  pûmes 
rester  longtemps  réunis;  je  voulais  arriver  d'assez  bonne 
heure  à  Paris  pour  ne  point  causer  d'embarras  ni  de  déran- 
gement à  rhôtel  de  Lariboisière.  Arrivé  devant  la  porte,  je 
fis  appeler  Honoré  par  le  portier,  en  lui  recommandant  de 
ne  rien  dire  à  M"®  de  Lariboisière.  Nous  fîmes  entrer  la 
voiture  doucement  dans  la  cour,  et  le  corps  du  général  fut 
porté  par  ses  domestiques,  dans  une  chambre  inhabitée, 
dans  l'aile  gauche  de  l'hôtel.  Il  fut  convenu  que  je  ne  me 
montrerais  point  ce  soir-là,  et  que  M™®  de  Lariboisière  ne 
serait  prévenue  que  le  lendemain  matin.  Je  m'établis  au 
second  dans  une  petite  chambre  qu'on  m'avait  fait  préparer 
du  côté  du  jardin;  j'y  trouvai  un  bon  lit  et  ne  tardai  pas  à 
m'endormir  du  plus  profond  sommeil;  c'était  la  première 
bonne  nuit  que  je  passais  depuis  sept  mois. 

Je  n'essayerai  pas  de  peindre  la  profonde  douleur  de 
M"«  de  Lariboisière,  qui  avait  perdu,  dans  une  seule  cam- 
pagne, son  mari  et  son  fils;  cette  douleur  n'éclatait  ni  en 
plaintes  ni  en  gémissements.  C'était  la  résignation  d'un 


124  VIE  DE  PLANAT. 

cœur  brisé,  mais  plein  de  religion  et  de  confiance  en  Dieu. 
Cette  figure  pâle,  amaigrie  par  le  chagrin,  ce  parler  doux 
et  lent,  ce  sourire  pénible,  ces  yeux  rouges  et  presque 
toujours  remplis  de  larmes  involontaires,  enfin,  toute  cette 
affliction  vraie,  profonde  et  silencieuse  pénétrait  d'atten- 
drissement ceux  qui  en  étaient  témoins. 


CAMPAGNE  DE  SAXE^ 


1813 


M"®  de  Lariboisière  avait  conçu  pour  moi  une  amitié  de 
mère,  à  laquelle  se  mêlait  une  sorte  de  sentiment  religieux. 
Je  lui  avais  ramené  les  restes  de  son  mari  et  le  cœur  de 
son  second  fils.  J'avais,  selon  toute  apparence,  sauvé  l'aîné 
de  la  captivité,  et  peut-être  de  la  mort,  par  ma  résolution 
à  Wilna;  elle  m'en  témoignait  souvent  sa  reconnaissance. 
Mon  caractère,  naturellement  doux  et  tranquille,  lui  plai- 
sait, et  comme  j'avais  pour  elle  autant  d'attachement  que 
de  respect,  je  passais  des  journées  entières  avec  elle  au 
coin  du  feu,  en  compagnie  de  sa  nièce,  M"«  de  Pontavie  et 
de  M.  Lebeschu  de  Champsavin,  son  frère.  Nous  faisions 
des  lectures,  nous  parlions  quelquefois  de  ceux  qui  n'étaient 
plus,  et  plus  souvent  encore  des  dangers  qui  menaçaient 
la  France.  M"®  de  Lariboisière,  quoique  élevée  en  province, 
avait  beaucoup  d'espritet  d'originalité  dans  la  conversation  ; 
elle  était  avec  cela  si  douce  et  si  bienveillante,  elle  avait 
tant  de  bonhomie,  de  nerf  et  de  simplicité  tout  à  la  fois 
que  je  trouvais  le  plus  grand  charme  dans  ses  entretiens. 

1.   Dicté  à  Paris,  1850  (Voir  V Avant-Propos)»  F.  p.  Voir  Coirespondance 
Htime,  Lettres  de  janvier  et  mars  1813. 


126  VIE  DE  PLANAT. 

Elle  désirait  fort  que  je  me  fixasse  à  Paris,  et  voulait 
s'employer  pour  me  faire  entrer  au  ministère  de  la  guerre. 
Le  général  Évain  était  bien  disposé  pour  moi,  et  j'avoue, 
à  ma  honte,  que  la  campagne  de  Russie  avait  un  peu 
refroidi  mon  ardeur  belliqueuse. 

Mais  une  circonstance  imprévue  vint  déranger  notre 
plan.  Le  général  Drouot,  colonel  de  Tartillerie  à  pied  de  la 
garde,  qui  avait  longtemps  servi  sous  les  ordres  du  général 
Lariboisière,  venait  souvent  voir  sa  veuve,  qui  le  recevait 
avec  le  plus  grand  plaisir,  comme  elle  faisait  de  tous  les 
officiers  qu'avait  distingués  son  mari.  Dans  les  premiers 
jours  d'avril,  il  fut  nommé  aide  de  camp  de  l'Empereur,  et 
vint  annoncer  cette  nouvelle  à  M"^  de  Lariboisière. 

Après  avoir  reçu  nos  félicitations  bien  sincères,  le  géné- 
ral nous  dit  que  la  campagne  allait  bientôt  s  ouvrir  et,  se 
tournant  vers  moi,  il  ajouta  :  «  Et  vous,  monsieur  Planât, 
que  comptez-vous  faire?  »  Cette  question  m'embarrassa, 
et  comme  j'hésitais  à  répondre,  M™«  de  Lariboisière  s'em- 
pressa de  prendre  la  parole  et  dit  :  «  Oh  !  pour  M.  Planât, 
nous  voulons  le  garder  ici;  nous  l'aimons  trop  pour  le 
laisser  partir;  il  travaillera  auprès  du  général  Évain.  — 
Ce  n*est  pas  possible,  reprit  le  général  Drouot,  moitié 
sérieux,  moitié  riant;  dans  un  moment  comme  celui-ci, 
tout  le  monde  se  doit  au  service  de  l'fctat.  —  Vous  en  ex- 
cepterez bien  mon  fils,  »  dit  M"*  de  Lariboisière  en  sou- 
riant doucement,  tandis  que  deux  grosses  larmes  lui  cou- 
laient le  long  des  joues.  Je  dis  alors  au  général  Drouot  : 
«  Vous  savez,  mon  général,  que  je  compte  dans  le  train 
d'artillerie,  et  il  me  serait  bien  pénible  de  prendre  ce  ser- 
vice, après  avoir  été  aide  de  camp  du  premier  inspecteur 
général.  —  Eh  bien,  dit  le  général  Drouot,  je  vous  pren- 
drai pour  aide  de  camp,  si  cela  vous  convient.  Je  sais  que 
vous  avez  bien  servi  en  Russie,  et  que  le  général  Lariboi- 
sière faisait  un  cas  particulier  de  vous  ;  cela  me  suffit.  » 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  127 

On  pense  bien  que  je  ne  me  fis  pas  prier  pour  accepter, 
malgré  les  soupirs  et  les  hélas  de  ma  bonne  et  respectable 
protectrice. 

Huit  jours  après,  nous  étions  sur  la  route  de  Mayence. 
Le  général  Drouot  prit  les  devants  en  poste,  et  je  ne  rejoi- 
gnis le  quartier  général  qu'à  Mayence,  le  23  avril.  Le  len- 
demain, nous  couchâmes  à  Weissenfels.  Ce  fut  laque  mon 
service  régulier  commença,  et  je  puis  dire  que  ce  fut  le 
plus  rude  et  le  plus  actif  de  toute  ma  carrière  militaire, 
car,  outre  le  service  d'aide  de  camp  auprès  de  nos  généraux 
(aides  de  camp  de  l'Empereur) ,  nous  faisions  encore  le  ser- 
vice concurremment  avec  les  officiers  d'ordonnance  de  Sa 
Majesté,  qui  ne  nous  ménageait  pas.  En  général,  l'Empe- 
reur s'emparait  de  tous  les  officiers  d'état-major  qui  se 
trouvaient  à  sa  portée.  Pour  que  ses  ordres  fussent  ponc- 
tuellement exécutés,  il  les  faisait  successivement  porteir 
par  deux,^  trois,  jusqu'à  quatre  officiers,  indépendamment 
du  prince  de  Neuchâtel,  major  général,  qui  transmettait 
de  son  côté  les  mêmes  ordres  par  ses  aides  de  camp  et  les 
officiers  de  son  état-major.  Aussi,  jour  et  nuit,  point  de 
repos,  ni  pour  nous,  ni  pour  nos  pauvres  chevaux*. 

Ce  fut  à  Weissenfels  que  j  eus,  pour  la  première  fois  de 
ma  vie,  l'occasion  de  parler  à  l'Empereur.  J'étais  de  ser- 
vice ce  jour-là  avec  Ravignan,  aide  de  camp  du  général 
Flahaut,  et  MM.  de  Lauriston  et  Lamezan,  officiers  d'or- 
donnance de  l'Empereur.  A  peine  logé,  l'Empereur  fit 
monter  son  hôte,  qui  était  un  riche  marchand  et  Tun  des 
magistrats  de  la  ville,  afin  de  l'interroger,  suivant  son  ha- 
bitude; mais,  comme  ce  bon  bourgeois  ne  savait  pas  un 
mot  de  français,  l'Empereur  fit  demander  M.  de  Caulain- 
court;  il  n'y  était  pas;  ensuite  le  comte  de  Lobau,  qui  ne  se 
trouva  pas  non  plus.  Alors  l'Empereur  mit  lui-même  la 

1.  Voir  Correspondance  intime.  Lettre  datée  de  Longueyllle,  21  avril  181 3, 
et  lettre  datée  d'Ërfurt,  27  avril  1813. 


128  VIE  DE   PLANAT. 

tête  hors  de  la  porte  avec  impatience  et  demanda  d  un  ton 
bref,  qui  lui  donnait  l'air  d  un  homme  en  colère  :  «  Y  a-t-il 
là  un  officier  qui  parle  allemand  ?  »  Ravignan  me  poussa, 
et  je  m'avançai,  non  sans  éprouver  un  violent  battement 
de  cœur;  mais  cette  émotion  fut  passagère,  car  l'Empereur 
fit  ses  questions  avec  tant  de  calme  et  de  douceur  que  je 
me  remis  promptement,  de  môme  que  le  bon  bourgeois, 
qui  était  fort  essoufflé  et  fort  eflaré,  et  qui  suait  à  grosses 
gouttes,  lorsqu'il  traversa  notre  salon  de  service.  L'Empe- 
reur lui  demanda  les  noms  des  généraux  qui  avaient  couché 
la  veille  à  Weissenfels,  le  nombre  des  troupes,  des  che- 
vaux et  des  pièces  d'artillerie,  aidant  lui-même  aux 
réponses  en  répétant  souvent  :  Mais  à  peu  près^  à  peu  près^ 
car  ce  bonhomme,  consciencieux  comme  un  Allemand, 
pensait  qu'il  y  allait  de  sa  tète  s'il  avait  dit  cinquante 
hommes  de  plus  ou  deux  canons  de  moins.  L'Empereur 
demanda  aussi  quelle  direction  avaient  prise  les  troupes, 
quelles  ressources  offraient  la  ville  et  les  environs,  et  ajouta 
d'autres  questions  moins  importantes.  Je  me  tirai  assez  bien 
de  mon  emploi  d'interprète,  après  quoi  l'Empereur  me  de- 
manda où  j'avais  appris  l'allemand.  «  A  Berlin,  pendant  la 
campagne  de  1807,  Sire.  »  L'Empereur  me  congédia  avec 
un  petit  signe  de  tète  et  un  gracieux  sourire,  qui  me  ren- 
dit le  plus  heureux  des  hommes. 

Jusqu'à  la  campagne  de  Russie,  j'avais  peu  aimé  l'Empe- 
reur. Fils  d'émigré  et  enfant  de  la  Révolution  tout  à  la  fois, 
j'avais  été  élevé  à  le  regarder  comme  un  usurpateur  et 
comme  un  despote;  mais,  dès  ce  moment,  je  me  vouai  à 
son  service  avec  un  dévouement  sans  bornes  et'qui  ne  s'est 
jamais  démenti.  Cela  ressemble  un  peu  à  M™®  de  Sévi- 
gné  qui  trouvait  que  Louis  XIV  était  le  plus  grand  roi  du 
monde  parce  qu'il  avait  dansé  avec  elle.  Je  dois  dire  aussi 
que  mon  caractère  me  portait  à  m'attacher  au  malheur. 
Sans  aimer  l'Empereur,  il  m'inspirait  une  grande  admira- 


DEUXIÈME   PARTIE    (i812   A    1815).  129 

lion,  parce  qu'on  ne  pouvait  lui  refuser  ce  sentiment,  mais 
mon  attachement  pour  lui  commença  avec  ses  revers. 

Le  lendemain,  qui  était  le  1*'  mai,  nous  eûmes  une 
affaire  d'avant-garde  en  avant  de  Weissenfels,  dans  le  dé- 
filé de  Posenna.  Le  maréchal  Bcssières  qui  s'y  étiiit  porté, 
comme  on  dit,  en  flâneur,  y  fut  coupé  en  deux  par  un 
boulet  de  canon.  L'Empereur  le  regretta  beaucoup  ;  c'était 
un  homme  utile  et  dévoué  et  un  ami  sincère  ;  il  était  sans 
rudesse  comme  sans  bassesse,  et  savait  dire  des  vérités, 
même  désagréables,  avec  douceur  et  ménagement.  Sans 
être  un  très  grand  homme  de  guerre,  il  savait  son  métier 
de  général  de  cavalerie  et  inspirait  de  la  confiance  aux 
troupes.  Duroc  et  Caulaincourt,  qui  partageaient  avec  lui  la 
confiance  et  l'amitié  de  l'Empereur,  avaient  des  formes 
plus  rudes  et  plus  sèches. 

Ce  fut  le  lendemain,  2  mai,  qu'eut  lieu  la  fameuse  ba- 
taille de  Lutzen.  Je  n'entreprendrai  point  de  la  décrire,  je 
dirai  seulement  ce  que  j'ai  vu.  Nous  arrivâmes  vers  dix 
heures  à  Lutzen,  qui  est  Tendroit  où  la  route  de  Nossen  se 
réunit  par  Pegau  à  celle  de  Leipzig.  Les  reconnaissances 
envoyées  sur  cette  route  n'annonçant  pas  que  l'ennemi  y 
fût  en  force  ni  en  mesure  de  livrer  bataille,  l'Empereur  se 
mit  en  marche  sur  Leipzig,  laissant  le  corps  du  maréchal 
Ney  sur  la  route  de  Nossen,  où  il  occupait  les  villages  de 
Kaja,  Gross  et  Klein-Gôrschen,  entre  Pegau  et  Lutzen.  Le 
corps  du  maréchal  Marmont  était  échelonné  sur  la  route  de 
Weissenfels  à  Markranstadt. 

Nous  arrivions  lentement,  à  cause  des  troupes  et  des 
parcs  d'artillerie  qui  couvraient  la  route,  et  à  peine  avions- 
nous  dépassé  Markranstadt  ou  Schônau,  d'où  l'on  voyait 
les  clochers  de  Leipzig,  que  nous  entendîmes  derrière  nous 
une  forte  canonnade  et  un  feu  de  mousqueterie  des  mieux 
nourris.  L'Empereur  s'arrêta  sur-le-champ  et  au  môme 
instant  un  aide  de  camp  du  maréchal  Ney,  arrivant  â  toute 

9 


130  VIE   DE  PLANAT. 

bride,  Finforma  qu'au  moment  de  son  départ  Tennemi  dé- 
bouchait en  force  et  en  bon  ordre,  et  se  déployait  en 
bataille  dans  la  plaine  de  Lutzen,  entre  le  Flossgraben  et 
le  Grunersbach.  Une  épaisse  colonne  se  dirigeait  sur 
Gross-Gôrschen  et  Kaja  pour  couper  notre  centre.  L'Em- 
pereur se  recueillit  deux  minutes  au  plus,  expédia  cinq  ou 
six  officiers,  dit  deux  mots  au  major  général  et  rebroussa 
chemin  au  grand  galop  vers  Lutzen.  En  même  temps  toutes 
les  troupes  qui  étaient  en  colonne  sur  le  chemin  de  Leipzig 
firent  un  à  droite,  quittèrent  la  route  et  se  portèrent  rapi- 
dement dans  la  plaine  en  obliquant  à  droite  pour  rallier 
notre  centre. 

Il  était  évident  que  l'Empereur  avait  été  pris  au  dé- 
pourvu ;  mais  on  ne  s'en  étonnera  pas  si  l'on  réfléchit  que 
nous  n'avions  point  de  cavalerie  et  par  conséquent  aucun 
moyen  de  nous  éclairer,  tandis  que  l'ennemi,  qui  avait  plus 
de  vingt  mille  chevaux,  pouvait  nous  masquer  tous  ses 
mouvements.  Il  nous  attaquait  vivement  et  nous  surpre- 
nait dans  une  marche  de  flanc,  ce  qui  est  la  position  la  plus 
périlleuse  pour  une  armée.  La  promptitude  avec  laquelle 
le  mal  fut  réparé  mérite  ladmiration  de  la  postérité,  et 
surtout  des  hommes  de  guerre.  C'est  dans  de  telles  occa- 
sions que  l'Empereur  n'avait  point  d'égal  pour  le  sang- 
froid,  l'activité,  la  rapidité  du  jugement,  et  le  don  de  faire 
passer  ses  inspirations  dans  l'&me  du  dernier  soldat. 

Quand  nous  eûmes  dépassé  Lutzen,  l'Empereur  se  plaça 
avec  son  état-major  à  droite  de  la  route  de  Pegau.  Les  vil- 
lages de  Gross-Gôrschen  et  de  Kaja  étaient  déjà  en 
flammes.  Une  épaisse  colonne  d'infanterie  d'élite,  à  la- 
quelle nous  n'avions  à  opposer  que  des  conscrits,  poussait 
devant  elle  les  divisions  du  maréchal  Ney,  malgré  la  bra- 
voure de  nos  jeunes  soldats.  Un  peloton  de  cavalerie  d'un 
aspect  étranger  se  montra  près  de  Kaja;  l'Empereur  m'en- 
voya pour  reconnaître  cette  cavalerie.  C'étaient  des  dra- 


DEUXIÈME   PARTIE    (1812  A    1815).  131 

gons  de  Bade,  et  devant  eux  un  escadron  du  10'  de  hus- 
sards. Voilà  toute  la  cavalerie  que  nous  avions  à  Lutzen; 
en  rendant  compte  à  TEmpereur,  je  dis  à  Sa  Majesté  que 
les  Prussiens  étaient  tout  près  d'atteindre  Kaja,  occupé  par 
les  troupes  du  maréchal  Ney.  L'Empereur  y  envoya  le 
comte  de  Lobau  avec  la  division  Ricard,  qui  arriva  à  temps 
pour  reprendre  Kaja,  domt  l'ennemi  venait  de  s'emparer 
Les  affaires  rétablies  sur  ce  point  important,  l'Empereur 
se  porta  à  l'aile  droite  et  rencontra  la  division  Compans, 
qui  entrait  en  ligne.  Cette  division  était  composée  de 
troupes  de  la  marine.  L'Empereur,  en  galopant  sur  leur 
front,  leur  cria  avec  ce  geste  qui  enlevait  la  troupe  :  «  Al- 
lons, les  marins  !  montrez  que  vous  êtes  aussi  les  soldats 
de  ma  grande  armée.  »  Mille  cris  d'enthousiasme  répon- 
dirent à  cet  appel,  et  ces  soldats  de  mer  combattirent  aussi 
vaillamment  que  notre  meilleure  infanterie. 

Cependant  le  général  Drouot,  secondé  par  les  généraux 
Devaux  et  Dulauloy,  avait  reçu  l'ordre  de  réunir  60  bou- 
ches à  feu,  la  plus  grande  partie  de  la  garde,  et  de  les 
porter  le  plus  rapidement  possible  sur  le  flanc  gauche  de  la 
colonne  ennemie.  Cette  formidable  batterie  commençait  à 
se  déployer,  lorsque  nous  retournâmes  au  centre  vers  Kaja. 
En  ce  moment,  un  vigoureux  effort  de  l'ennemi  venait  d'en 
déloger  nos  troupes  et  menaçait  nos  réserves  et  notre 
centre,  placé  à  Lutzen.  L'Empereur  y  envoya  sur-le-champ 
une  des  divisions  de  jeune  garde  et  vint  lui-même  l'ani- 
mer par  sa  présence,  car  le  moment  était  critique  et  notre 
ligne  presque  rompue.  L'Empereur  et  son  état-major  res- 
tèrent exposés  pendant  un  quart  d'heure  aux  balles  de 
Tennemi,  qui  pleuvaient  comme  la  grêle;  un  postillon  de 
l'estafette  fut  tué  à  dix  pas  derrière  lui  ;  le  piqueur  Jardin 
reçut  une  balle  dans  le  bras;  il  criait  et  se  démenait 
comme  un  possédé,  plus  par  peur  sans  doute  que  par  souf- 
france, car  il  n'y  a  presque  pas  de  blessure  qui  soit  dou- 


132  VIE   DE   PLANAT. 

lourcusc  au  premier  moment.  L'officier  d'ordonnance  Dé- 
ranger reçut  une  balle  au  front,  qui,  heureusement,  s'arrêta 
après  avoir  percé  le  quadruple  repli  du  feutre  de  son  cha- 
peau ;  il  en  fut  quitte  cette  fois  pour  un  étourdissement. 

La  présence  de  l'Empereur  et  le  danger  auquel  il  s'ex- 
posait portèrent  au  plus  haut  degré  l'enthousiasme  des 
jeunes  soldats,  qui  se  précipitèrent  sur  les  Prussiens  et  les 
refoulèrent  dans  le  village.  En  même  temps,  les  canons  du 
général  Drouot  commencèrent  un  feu  terrible  qui,  prenant 
d'écharpe  la  colonne  ennemie,  y  porta  bientôt  le  ravage  et 
la  mort.  L'ardeur  des  Prussiens  commença  à  se  ralentir; 
ils  évacuèrent  le  village  de  Kaja  et  peu  de  temps  après 
celui  de  Gross-Gôrschen.  Nous  vîmes  alors  de  loin  les  feux 
du  général  Bertrand,  qui  était  entré  en  ligne  à  notre 
extrême  droite,  et  ceux  du  prince  Eugène,  fort  avant  sur  la 
gauche.  Je  crois  que  la  coopération  de  ce  prince  contribua 
puissamment  au  succès  de  cette  journée.  Lorsqu'il  reçut 
l'ordre  de  l'Empereur  de  former  l'aile  gauche  sur  le  champ 
de  bataille,  au  lieu  de  suivre  la  grande  route,  comme  le 
lui  conseillait  le  maréchal  Macdonald,  il  se  porta  à  travers 
champs,  par  le  chemin  le  plus  court,  sur  l'aile  droite  de 
l'ennemi,  sans  trop  se  soucier  de  s'appuyer  au  centre.  A  la 
vérité,  il  se  trouvait  un  peu  en  l'air,  mais  le  succès  jus- 
tifie tout  à  la  guerre.  Par  ce  mouvement  hardi,  il  gagna 
près  d'une  heure,  déborda  la  droite  de  l'armée  ennemie,  et, 
l'attaquant  vigoureusement  de  front  et  de  flanc,  menaça 
bientôt  ses  communications  sur  Pegau.  A  la  vérité,  il  avait 
quelque  cavalerie,  tandis  que  le  reste  de  l'armée  n'en  avait 
point. 

L'armée  ennemie  fit  sa  retraite  en  bon  ordre,  masquée 
par  un  immense  rideau  de  cavalerie.  Nos  troupes  couchè- 
rent sur  le  champ  de  bataille,  et  l'Empereur  retourna  à 
Lutzcn,  au  bruit  de  la  canonnade,  qui  se  prolongea,  tou- 
jours en  s'afi'aiblissanty  jusqu'à  dix  heures  du  soir.  Nous 


DEUXIÈME   PARTIE  (1812   A    1815).  133 

entendimcs  des  feux  de  mousqueteric  pendant  la  nuit,  ci 
nous  sûmes  le  lendemain  que  la  cavalerie  ennemie  avait 
tenté  plusieurs  charges  sur  notre  infanterie  ;  mais  on  était 
sur  ses  gardes,  et  les  charges  furent  rppoussées  avec  perte 
sur  toute  la  ligne  par  nos  carrés. 

L'Empereur  consacra  la  plus  grande  partie  de  la  nuit  à 
s'occuper  des  blessés  ;  car,  malgré  tout  ce  qu'on  a  pu  dire 
et  imprimer,  personne  n'était  plus  soigneux  que  lui  du 
soldat.  Pendant  la  bataille,  il  avait  déjà  donné  des  ordres 
à  ce  sujet  à  l'ordonnateur  en  chef,  et  avait  chargé  le  grand 
maréchal  Duroc  d'en  surveiller  l'exécution. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  ce  qui  se  passa  depuis  la  bataille 
de  Lutzen  jusqu'à  notre  arrivée  à  Dresde.  Le  vice-roi,  qui 
avait  pris  l'avant-garde,  nous  ouvrait  les  passages,  en  sorte 
que  ce  n'était  pour  nous  qu'une  promenade  militaire.  Je 
me  rappelle  seulement  que  M.  de  Montaran,  écuyer  de 
l'Empereur  qui  n'avait  aucune  habitude  de  la  guerre,  fut 
pris  à  WildsdrufF  par  une  patrouille  de  Cosaques.  Il  con- 
duisait aux  avant-postes  une  brigade  de  chevaux  de  selle 
de  l'Empereur;  trompé  par  le  brouillard,  il  prit  une  mau- 
vaise route  sur  la  droite,  malgré  l'avis  du  piqueur  (ces gens- 
là  ont  un  instinct  qui  ne  les  trompe  guère)  ;  bref,  il  fut  pris 
avec  toute  sa  brigade.  On  le  renvoya  le  lendemain,  car 
que  faire  d'un  écuyer?  mais  on  garda  les  chevaux  de  Sa 
Majesté*. 

1.  L'intéressante  lettre  qui  suit  fut  écrite  le  surlendemain  do  la  bataillé 
de  Lutzen  par  Louis  Planât  à  Honoré  de  Larihoisièrc.  p.  p. 

■f  PegaUf  4  mai  1813.  —  Mon  cher  Honoré,  nous  Tenons  de  gagner  la  ba- 
taille la  plus  extraordinaire  qui  se  soit  peut-être  jamais  Tue,  puisque  sans 
caoalerie  nous  sommes  restés  maîtres  du  champ  de  bataille,  et  que  nous 
aTons  poursuiri  pendant  plus  d'une  lieue  un  ennemi  qui  arait  plus  de 
20  000  hommes  de  cayalerie. 

L'Empereur,  dédaignant  les  parUs  qui  se  sont  jetés  dans  le  nord  de  son 
empire  et  de  la  Westphalie,  avait  résolu  de  rassembler  toutes  ses  forces 
entre  Weissenfels  et  Leipzig  le  1°'  de  mai.  Les  ordres  furent  donnés  en  con- 
séquence et  exécutés  arec  la  plus  grande  précision.  Le  maréchal  Ney  faisait 


134  VIE  DE  PLANAT. 

A  i^uclquc  distance  de  Dresde,  les  magistrats  vinrent  ha- 
ranguer TEmpereur,  qui  les  gronda  beaucoup  à  cause  de 
Tenthousiasme  qu  avaient  montré  les  habitants  de  Dresde 
à  larrivéc  des  Russes,  et  des  vociférations  qu'ils  avaient 
prononcées  contre  les  Français  lorsqu'ils  furent  forcés 
d'évacuer  cette  ville.  C'était  le  sort  ordinaire  de  ces  bons  et 
honnêtes  bourgeois  allemands  d'être  tour  à  tour  bousculés 
et  chapitrés  par  les  vainqueurs.  Une  arche  du  beau  pont 
de  Dresde,  vis-à-vis  de  Neustadt,  avait  été  détruite,  et  Ton 
ne  pouvait  tenter  le  passage  de  ce  côté  sans  exposer  la  ville 
à  voir  détruire  ses  plus  beaux  édifices,  particulièrement  la 
résidence  royale  et  la  magnifique  église  catholique  qui  sont 


l'avant-garde  et  suivait  Tcnnemi  depuis  Erfurt.  L'Empereur  arriva  à  Weifl- 
senfels  le  30  avril.  Il  fut  le  lendemain  aux  avant-postes  où  le  maréchal  duc 
d'istrie  fut  coupé  par  un  boulet  de  canon.  Nous  couchâmes  ce  jour-là  i 
Lutzen,  bourg  fameux  par  la  victoire  et  la  mort  de  Oustavè-Adolphe.  Le 
vicc-roiy  qui  était  venu  par  Merseburg,  déboucha  sur  la  grande  route  de 
Leipzig  à  MarkranstAdt  ainsi  que  le  maréchal  Macdonald  ;  le  général  Lau- 
riston  les  suivait  à  une  journée.  Le  duc  de  Raguse  vint  occuper  Weissenfeb 
que  nous  avions  quitté,  et  le  général  Bertrand  le  suivait  a  une  journée.  Le 
corps  du  maréchal  était  à  cheval  sur  la  route  directe  de  Lutzen  à  Dresde,  à 
une  demi-licuc  du  quartier  impérial.  Le  lendemain  matin  vers  sept  heures, 
on  entendit  une  canonnade  assez  vive,  au  delà  de  MarkranstAdt;  c'était  une 
fausse   attaque  ;   mais   comme  nous  n'avions    point    de    cavalerie  (excepté 
3  000  chevaux  de  la  garde  en  réserve),  on  n'était  pas   bien  éclairé  sur  les 
mouvements  de  Tennemi.   L'Empereur  monta  à  cheval  à  huit  heures  et  se 
porta  sur  la  route  de  Leipzig,  jusqu'au  delà  do  MarkranstAdt;  toute  la  garde 
suivit  le  mouvement.  On  entendit  alors  une  canonnade  extrêmement  vive  du 
côté  de  Lutzen.  Le  maréchal  Ney  envoya  dire  que  l'ennemi  s'y  portait  en 
force.  L'Empereur  retourna  au  grand  galop,  la  garde  exécuta  le  mouvement 
rétrograde  avec  la  plus  grande  précision.  A  midi,  l'affaire  devint  générale  ; 
nous  avions  derrière  nous  la  ville  de  Lutzen.  Le  maréchal  Ney  était  au  centre, 
ayant  la  garde  derrière  lui  ;  à  droite  était  le  duc  de  Raguse,  à  gauche  le  ma- 
réchal Macdonald  et  le  vice-roi.  Un  ruisseau  assez  profond,  nommé  le  Floss- 
grabcn,  partageait  diagonalcment  le  champ  do  bataille.  Que  vous  dirai-je, 
mon  cher  Honoré;  on  se  battit  de  part  et  d'autre  avec  un  acharnement 
extrême  ;  nos  conscrits  s'y  sont  couverts  de  gloire  ;  l'Empereur  s'est  exposé 
comme  à  Marengo  ;  il  a  rallié  lui-niènic  et  ramené  au  combat  la  division  Sou* 
ham,  qui  était  au  centre  et  qui  a  plié  plusieurs  fois.  Jamais  je  ne  le  vis  si 
beau,  si  animé,  si  actif;  sa  présence  élcctrisait,  enlevait  la  troupe;  tous  ces 
jeunes  gens  se  jetaient  dans  le  feu  en  criant  :  Kt««  VBmpetieur!  A  six  heures 
dusoir,  la  victoire  paraissait  indécise  à  nos  yeux  vulgairaa;  mais  l'Empereur 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812   A   1815).  135 

situés  tout  près  du  pont,  sur  la  rire  gauche.  Le  lendemain, 
l'Empereur  fit  mine  de  vouloir  passer  le  fleuve  à  une  lieue 
au-dessous,  près  du  village  de  Priesnitz;  il  se  transporta, 
avec  tout  son  état-major,  sur  le  point  désigné.  Une  batte- 
rie formidable  était  placée  sur  la  rive  opposée  et  tirait  sans 
interruption,  quoique  notre  artillerie  ripostât  vigoureuse- 
ment; mais  le  terrain  ne  nous  était  pas  favorable.  Le  chef 
d'escadron  d*Hautpoul,  ancien  officier  d'ordonnance  de 
l'Empereur,  y  fut  grièvement  blessé  au  genou  d'un  éclat 
d  obus.  L'Empereur  lui-même  y  courut  un  grand  danger  : 
il  avait  fait  étendre  une  grande  carte  sur  le  sol,  et  s'était 
mis  à  plat  ventre  dessus  pour  l'étudier.  Le  major  genè- 


se tourna  vers  nous  en  souriant  et  dit  :  «  La  bataille  est  gagnée.  »  En  effet, 
Tennemi  fit  encore  un  feu  d'artillerie  assez  vif,  mais  c'était  pour  masquer  son 
mouTement  rétrograde;  à  la  chute  du  jour  il  était  en  pleine  retraite.  Il  en- 
voya la  nuit  des  Cosaques  et  des  dragons  pour  inquiéter  notre  infanterie  ; 
mais  on  s'y  était  attendu,  et  partout  ces  messieurs  trouvèrent  des  carrés  qui 
les  reçurent  de  manière  à  leur  ôter  ronvic  d'y  revenir.  Le  maréchal  ne  tarit 
point  dans  Téloge  qu'il  fait  de  nos  conscrits  ;  il  y  en  a  qui  dans  l'affaire  du 
i*'  mai  ont  attendu  les  Cosaques  à  trente  pas,  et,  après  avoir  fait  une  bonne 
décharge,  ont  chargé  dessus  en  criant  hourra^  ce  qui  a  fort  dérouté  les  Co- 
saques. Voilà  de  ces  traits  réjouissants  qui  sont  propres  au  soldat  français; 
tout  cela  se  répand  dans  l'armée  et  l'anime  beaucoup.  Quoique  nous  n'ayons 
ni  prisonniers,  ni  drapeaux,  ni  canons,  le  résultat  de  cette  bataille  est  cepen- 
dant des  plus  importants.  Vous  comprenez  l'effet  moral  qu'il  doit  produire, 
non  seulement  dans  l'armée,  mais  dans  toute  l'Europe.  Le  prince  de  Mecklen- 
bourg-Strelitz,  frère  de  la  feue  reine  de  Prusse,  a  été  tué,  et  le  prince  royal 
de  Prusse  blessé.  Nous  n'avons  point  perdu  de  généraux  ni  d'officiers  de 
marque.  Le  maréchal  Bessiéres  avait  été  tué  la  veille,  mais  il  était,  comme 
on  dit,  en  flâneur,  et  tout  en  le  plaignant  on  ne  peut  s'empêcher  de  dire 
qu'il  n'était  point  à  sa  place. 

Voilà  bien  assez  de  bavardages,  mon  cher  Honoré;  il  me  reste  à  peine 
assez  de  place  pour  vous  assurer  de  toute  mon  amitié  et  pour  offrir  à  ma- 
dame votre  mère  l'hommage  de  mon  respect.  Je  m'en  suis  encore  tiré  sans 
une  égratignure.  Un  officier  d^ordonnance,  qui  était  près  de  moi,  a  reçu  dans 
la  tète  une  balle  qui,  sans  lui,  me  revenait  de  droit.  Gourgaud  a  eu  un  che- 
val tné  par  un  biscaïen;  un  autre  officier  d'ordonnance  a  eu  quatre  boutons 
de  sa  veste  emportés  par  une  balle,  et  tout  cela  à  la  suite  de  l'Empereur, 
qui  semble  commander  aux  balles  et  aux  boulets,  et  qui  est  dons  le  feu 
comme  dans  son  élément.  Pourcroy  a  été  tué  par  un  boulet.  J'ai  écrit  hier  à 
M"*  D...;  ayez  la  bonté  de  lui  envoyer  les  lignes  ci-incluses,  pour  le  cas  où 
elle  n'aurait  pas  reçu  ma  lettre.  » 


136  VIE  DE   PLANAT. 

rai  était  assis  près  de  lui,  et  tout  le  reste  à  une  distance 
respectueuse,  les  yeux  fixés  sur  lui;  tout  à  coup  un  obus 
vient  tomber  à  dix  pas  derrière  lui,  s'enfonce  et  éclate  en 
le  couvrant  de  terre,  ainsi  que  sa  carte.  Heureusement, 
personne  ne  fut  blessé;  les  éclats  portèrent  presque  tous 
sur  une  petite  baraque  de  bois,  à  gauche  de  TEmpereur^ 
dans  laquelle  il  n'y  avait  personne.  L'Empereur  se  releva 
en  secouant  la  terre  dont  il  était  couvert,  et  dit  gaiement  : 
«  Ces  drôles-là  n'en  font  jamais  d'autres.  »  Cependant  nous 
avions  tous  frémi  du  danger  qu'il  avait  couru,  et  l'on 
remarqua  que,  dans  toute  cette  campagne,  l'Empereur  s'ex- 
posa plus  qu'il  n'avait  jamais  fait.  Vers  le  soir,  les  pon- 
tonniers firent  passer  une  compagnie  d'infanterie  sur  l'autre 
rive;  elle  s'y  logea  sous  le  feu  de  la  mitraille,  et  nous 
retournâmes  à  Dresde.  Je  ne  sais  plus  ce  qui  se  passa  sur 
ce  point;  mais  le  lendemain,  l'ennemi  ayant  évacué  Neus- 
tadt,  on  travailla  à  la  reconstruction  du  grand  pont,  et  les 
troupes  commencèrent  à  passer  de  l'autre  côté,  se  dirigeant 
vers  la  Silésie  sur  les  pas  de  l'ennemi  dans  sa  retraite,  ce 
qui  confirma  l'opinion,  déjà  répandue  dans  l'armée,  que 
TAutriche  allait  faire  cause  commune  avec  nos  ennemis. 

Nous  séjournâmes  huit  jours  à  Dresde  et  nous  nous  y 
trouvâmes  parfaitement  bien.  J'étais  logé  avec  mon  général 
chez  le  comte  Cerrini,  ministre  de  la  guerre,  mais  nous 
mangions  au  palais,  où  l'on  faisait  alors  très  bonne  chère. 
J'eus  occasion  d'y  voir  la  famille  royale  de  Saxe,  dont  les 
manières  antiques  et  cérémonieuses,  les  mœurs  pieuses  et 
austères  contrastaient  singulièrement  avec  celles  du  grand 
quartier  général.  Toute  cette  famille  était  néanmoins  chérie 
et  vénérée,  et,  ce  qui  est  plus  rare,  elle  méritait  de  l'être  : 
surtout  le  vieux  roi  de  Saxe,  dont  les  vertus  méritaient 
un  traitement  bien  différent  de  celui  que  lui  firent  les 
monarques  alliés  après  la  bataille  de  Leipzig.  C'était  un 
grand  vieillard  au  regard  fixe,  à  la  figure  calme  et  sérieuse. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815}.  137 

Il  marchait  en  traînant  les  jambes.  La  personne  la  plus 
vive  et  la  plus  agissante  de  toute  cette  famille  était  la  prin- 
cesse Thérèse,  femme  du  prince  Antoine,  aujourd'hui  roi 
de  Saxe.  Elle  était  archiduchesse  d'Autriche,  borgne,  mal 
mise,  d  une  laideur  effroyable,  et  pourtant  elle  ne  laissait 
pas  de  plaire.  C'était  une  sœur  de  l'empereur  François.  Je 
vis  aussi  avec  beaucoup  d'intérêt  et  de  curiosité  la  prin- 
cesse Auguste,  fille  unique  du  roi.  Elle  passait  alors  pour 
la  plus  riche  héritière  d'Allemagne,  et  l'on  disait  qu'elle 
avait  refusé  d'épouser  le  roi  Jérôme  de  Westphalie.   Elle 

-  avait  assurément  fort  bien  fait;  mais  on  prétendait  que  ce 
refus  l'empêchait  de  contracter  un  autre  mariage,  et  de  fait 
elle  ne  s'est  jamais  mariée.  Cette  princesse  me  parut  grande 
et  forte,  nullement  jolie,  mais  avec  une  bonne  physio- 

-  nomie,  comme  tous  les  princes  de  cette  famille. 

On  nous  raconta  des  traits  singuliers  de  l'étiquette  sé- 
vère de  cette  cour  et  des  règles  constantes  et  minutieuses,  éta- 
blies dans  l'intérieur  de  la  famille  royale.  On  s'y  ennuyait 
fort,  mais  on  savait  à  heure  et  jour  fixes  tout  ce  qu'il  y 
avait  à  faire  dans  le  courant  de  Tannée.  On  comprend  tout 
ce  que  Tétat-major  impérial  dut  porter  de  trouble  et  de 
dérangement  dans  les  habitudes  de  cette  excellente  famille, 
d'autant  plus  que  l'Empereur  logeait  au  palais.  Les  jeunes 
princesses,  filles  du  duc  Antoine,  n'en  paraissaient  pas  très 
fâchées  et  s'amusaient  probablement  de  la  diversité  des 
^figures,  de  la  variété  des  uniformes  et  dé  tout  ce  mouve- 
.  ment  si  nouveau  pour  elles.  Les  jeunes  princes,  Frédéric 
et  Jean,  étaient  sérieux  et  timides.  Ils  avaient  été  élevés 
loin  du  monde  et  dans  les  sentiments  d'une  grande  piété. 
.  On  poussait  même  le  scrupule,  lorsqu'ils  montaient  à  che- 
val, jusqu'à  leur  faire  traverser  la  ville  dans  une  voiture 
fermée  de  persiennes,  afin  qu'ils  ne  vissent  point  de  femmes 
dans  les  rues;  des  chevaux  les  attendaient  hors  de  la  ville, 
et  ils  faisaient  leur  promenade,  bien  escortés,  sur  quelque 


i38  VIE   DE   PLANAT. 

route  peu  fréquentée;  à  leur  retour,  on  usait  des  mënies 
précautions  pour  les  ramener  au  château.  Il  faut  dire 
aussi  que  la  famille  royale  de  Saxe  est  catholique,  au  mi- 
lieu d'une  population  protestante,  et  qu'elle  était  dirigée 
par  des  prêtres  ultramontains.  On  prétend  que  le  duc  Max, 
frère  du  roi  régnant,  étant  gravement  malade,  fit  vœu,  s'il 
en  réchappait,  d'aller  à  Rome  sur  ses  genoux.  Il  en  réchappa, 
et  se  trouva  fort  embarrassé  pour  accomplir  son  vcbu;  on 
écrivit  au  saint-siège,  et  les  casuistes  romains  imaginèrent 
un  singulier  expédient.  Le  pape  écrivit  au  duc  Max  qu'il 
pouvait  s'acquitter  de  son  vœu  sans  sortir  de  ses  appar- 
tements, en  s'y  promenant  sur  les  genoux  aussi  longtemps 
qu'il  le  faudrait  pour  la  longueur  du  trajet  de  Dresde  à 
Rome;  seulement,  arrivé  au  dernier  tour,  il  devait  faire 
placer  devant  lui  une  représentation  de  l'église  de  Saint- 
Pierre.  Cela  fut  religieusement  exécuté.  Chaque  jour  le 
prince  employait  une  heure  à  se  traîner  sur  les  genoux  en 
son  appartement,  en  présence  d'un  prêtre  catholique  qui 
tenait  registre  de  la  distance  parcourue.  Cette  manœuvre 
dura  plus  de  deux  ans,  et  le  vœu  fut  accompli  à  la  grande 
édification  des  fidèles.  Cette  anecdote,  qui  paraît  peu  vrai- 
semblable, n'aurait  pas  trouvé  place  dans  mes  souvenirs, 
si  elle  ne  m'avait  été  confirmée,  depuis,  par  des  princes  de 
la  famille  de  Bavière,  amis  et  proches  parents  du  doc 
Max. 

Mais,  je  le  répète,  malgré  ses  travers  et  ses  ridicules, 
la  famille  Albertine  de  Saxe  n'en  est  pas  moins  la  meil- 
leure et  la  plus  respectable  de  toutes  les  familles  royales 
de  l'Europe*. 

Pendant  que  nous  menions  joyeuse  vie  à  Dresde,  les  diffé- 
rents corps  de  la  Grande  Armée  avaient  franchi  l'Elbe  et 
s'avançaient  sur  Bautzen  par  Bischofswerda,  poussant  devant 

1.  Voir  dHns  la  Correspondance  mftme.  Lettn  datée  de  Dresde,  t3mmi  1813. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  139 

eux  les  Russes  et  les  Prussiens,  qui  ne  s'arrêtèrent  qu'à 
Bautzen,  où  il  parut  qu'ils  voulaient  livrer  bataille.  Dès 
que  l'Empereur  en  fut  averti,  il  quitta  Dresde  avec  tout  son 
état-major  et  arriva  devant  Bautzen  le  19  mai  au  soir.  Il 
trouva  l'ennemi  établi  dans  cette  ville,  ayant  son  armée 
déployée  à  droite  et  à  gauche  et  son  front  couvert  par  la 
Sprée.  La  journée  du  20  mai  fut  employée  à  le  déloger  de 
ses  positions.  On  y  parvint  après  plusieurs  combats  meur- 
triers, et  le  soir  il  ne  restait  plus  aux  alliés  que  les  hauteurs 
de  Kreckwitz,  position  formidable,  d'où  ils  dominaient 
notre  ligne  et  la  rompaient  en  quelque  sorte. 

Le  soir  de  cette  journée,  je  fus  pris  d'une  violente  mi- 
graine, chose  qui  ne  m'était  jamais  arrivée  en  campagne; 
mais  les  excellents  dîners  de  Dresde  m'avaient  un  peu  gâté 
Testomac,  et  le  soir,  à  Bautzen,  au  lieu  du  bon  vin  de  France, 
auquel  nous  étions  accoutumés,  le  maître  d'hôtel  nous  donna, 
faute  de  mieux,  du  vin  de  Meissen,  qui  ressemblait  assez 
à  du  vinaigre  étendu  d'eau.  Après  le  dîner,  j'éprouvai  un 
violent  mal  de  tête  provenant  sans  doute  de  cette  détes- 
table boisson,  et,  au  lieu  d'aller  avec  mes  camarades,  j'en- 
trai dans  le  premier  hangar  que  je  trouvai  et  je  me  jetai 
sur  la  paille,  où  bientôt  mon  mal  ne  fit  qu'empirer.  J'envi- 
sageais avec  effroi  le  lendemain,  persuadé  que  je  ne  pour- 
rais me  trouver  à  la  grande  bataille  et  que  je  deviendrais 
la  risée  de  mes  camarades  qui,  tous  robustes  et  bien  por* 
tants,  ne  pourraient  jamais  comprendre  qu'une  migraine, 
comme  je  les  avais  alors,  pût  anéantir  toutes  les  facultés. 

Vers  minuit,  je  fus  soulagé  par  d'horribles  vomissements 
et  une  sueur  abondante,  après  quoi  je  m'endormis  du  plus 
profond  sommeil.  Le  lendemain,  j'étais  guéri,  mais  si 
faible  que  je  pouvais  i  peine  me  soutenir.  Une  fois  à  cheval 
je  n'y  pensai  plus.  J'arrivai  assez  à  temps  au  quartier  géné^ 
rai  de  l'Empereur  pour  partir  avec  tout  le  cortège.  La  ba- 
taille était  engagée  depuis  longtemps,  et  les  hauteurs  de 


i40  VIE   DE   PLANAT. 

Kreckwitz  n'étaient  pas  encore  emportées,  ce  qui  arrêtait 
les  progrès  de  notre  gauche.  L'Empereur  s  y  porta  avec  le 
maréchal  Soult,  qui  fut  chargé  d'enlever  la  position.  En 
même  temps,  je  fus  chargé  d  aller  trouver  le  général  Drouot 
qui  se  portait  avec  une  batterie  de  12  de  la  garde  àTextrôme 
gauche  du  maréchal  Soult,  pour  lui  annoncer  que  le  mou- 
vement allait  commencer,  et  qu'il  devait  le  seconder  par 
le  feu  de  son  artillerie.  Le  général  Drouot  prit  position  et 
commença  à  canonner  les  retranchements  de  Kreckwitz. 
En  retournant  au  quartier  impérial,  j'entendis  un  feu  très 
vif,  et  quand  je  rejoignis  l'Empereur,  la  position  était 
iîmportée.  Je  regrettai  de  n'avoir  pu  être  témoin  de  ce  beau 
fait  d'armes,  qui  fut  très  glorieux  pour  le  maréchal  Soult; 
mais  le  terrain  que  je  venais  de  parcourir  était  tellement 
entrecoupé  de  collines,  de  ravins  et  de  bouquets  de  bois 
que  je  ne  pouvais  rien  voir  au  delà  de  quelques  cents  pas. 
L'Empereur,  après  cette  affaire,  ayant  rectifié  sa  ligne 
de  bataille  et  lancé  son  aile  droite,  revint  au  centre  sur 
un  mamelon,  où  il  demeura  tout  le  reste  de  la  journée. 
Cette  hauteur  dominait  la  plaine  de  Wurschen,  où  l'armée 
ennemie  s'était  retranchée  par  une  longue  suite  de  redoutes. 
L'œil  embrassait  ainsi  tout  le  champ  de  bataille;  l'action 
principale  paraissait  engagée  sur  notre  droite,  et  l'ennemi 
y  portait  une  grande  partie  de  ses  forces.  C'était  ce  que  voulait 
l'Empereur,  qui  avait  détaché  de  notre  gauche,  et  assez  loin 
de  la  ligne  principale,  le  maréchal  Ney  dans  la  direction  de 
Klitz  et  de  Preititz,  afin  de  déborder  la  droite  de  l'ennemi 
et  le  forcer  ainsi  à  abandonner  ses  retranchements.  Vers 
une  heure,  le  feu  de  mousqueterie  se  ralentit,  et  on  n'en- 
tendait presque  plus  que  la  canonnade.  L'Empereur,  voyant 
que  tout  allait  suivant  ses  désirs,  demanda  son  matelas 
pour  se  reposer  pendant  une  heure  ;  on  lui  apporta  un  ma- 
telas de  cuir  que  portait  un  mulet  de  bat,  derrière  son  es- 
corte ;  l'Empereur  s'y  étendit  et  ne  tarda  pas  à  s'endormir 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812    A    1815).  141 

au  bruit  de  la  canonnade  ;  chacun  de  nous  mit  alors  pied  à 
terre,  et,  passant  au  bras  la  bride  de  son  cheval,  se  coucha 
sur  le  sol  et  s'endormit  à  Timitation  du  maître.  A  deux 
heures,  nous  fûmes  réveillés  par  la  voix  perçante  du  grand 
écuyer,  criant  :  «  Messieurs,  à  cheval  !  »  L'Empereur  était 
déjà  debout,  observant  avec  sa  longue-vue,  appuyée  sur 
Tépaule  du  page  de  service,  ce  qui  se  passait  sur  le  champ 
de  bataille.  Bientôt  il  se  tourna  vers  nous  d'un  air  joyeux 
en  disant  :  «  Ney  a  fait  son  mouvement,  la  bataille  est 
gagnée.  » 

Un  moment  après,  il  m'envoya  au  bas  du  mamelon,  de- 
mander un  rapport  au  duc  de  Trévise,  qui  était  dans  la 
plaine  avec  deux  divisions  de  jeune  garde,  faisant  face  à  la 
dernière  redoute  de  droite  du  camp  ennemi,  devenue  alors 
le  point  principal  de  l'action. 

Je  vins  rendre  compte  à  l'Empereur.  Après  plusieurs 
questions  auxquelles  je  pus  répondre,  l'Empereur  me  dit  : 
«  Et  l'ennemi,  a-t-il  tout  à  fait  abandonné  la  redoute?  » 
Au  lieu  de  lui  faire  une  réponse  adroite,  comme  n'auraient 
pas  manqué  de  le  faire  la  plupart  des  officiers  de  son  état- 
major,  je  lui  dis  tout  naïvement  :  «  Je  ne  sais  pas,  Sire.  » 
Il  leva  les  épaules  en  disant  :  <(  C'est  précisément  ce  qu'il 
fallait  savoir.  »  On  peut  juger  si  je  fus  mortifié  de  ce  com- 
pliment. 

L'Empereur,  voyant  les  feux  éteints  du  côté  de  la  redoute, 
descendit  dans  la  plaine  et  vint  trouver  le  duc  de  Trévise  ; 
il  lui  dit  :  «  Eh  bien,  vos  jeunes  gens  ont  fait  bonne  con- 
tenance?—  Oui,  Sire;  mais  cela  nous  coûte  un  peu  cher.  » 
En  effet,  ces  troupes  étaient  restées  pendant  plus  d'une 
heure  l'arme  au  bras,  exposées  au  feu  de  l'artillerie  en- 
nemie. L'Empereur  continua  sa  route  tranquillement  jus- 
qu'à Wurschen,  où  il  établit  son  quartier  général,  après 
avoir  donné  ordre  de  poursuivre  l'ennemi,  qui  se  retira  en 
deux  colonnes  sur  Reichenbach.  Le  lendemain,  22,  on  se 


142  VIE   DE   PLANAT. 

remit  en  mou  veinent  dans  la  direction  de  Reichenbach,  où 
il  y  eut  un  combat  assez   remarquable,    et  surtout  des 
charges  de  cavalerie,  que  nous  distinguâmes  parfaiteoient 
du  haut  des  collines  qui  dominent  la  plaine  de  Reichen- 
bach.  L'Empereur  était  tout  à  fait  à  Tavant-garde,  ce  qui 
mécontentait  les  vieux  généraux,  qui  voyaient  devant  eux 
des  masses  considérables  de  cavalerie  ennemie,  et  qui  sa- 
vaient notre  infanterie  à  plus  d'une  lieue  en  arrière.  Ils 
craignaient  que  TEmpereur  ne  fût  enlevé  dans  quelque 
charge  à  fond  de  la  belle  et  nombreuse  cavalerie  russe  et 
prussienne.  Deux  escadrons  de  service,  dont  un  de  grenadiers 
à  cheval  et  un  de  chasseurs  de  la  garde,  accompagnaient 
toujours  l'Empereur  dans  tous  ses  mouvements  sur  le  champ 
de  bataille,  et  se  tenaient  à  une  certaine  distance  de  son 
groupe.  L'Empereur,  voyant  sa  cavalerie  plier  dans  une 
charge,  commandée  par  le  jeune  général  Bruyère,  m'en- 
voya an  grand  galop  vers  le  général  Walter  pour  lui  or- 
donner de  se  porter  au  secours  du  général  Bruyère  avec  les 
deux  escadrons  de  service.  Le  général  Walter  ne  me  répon- 
dit pas;  je  lui  répétai  l'ordre  que  j'avais  reçu  de  l'Empereur; 
il  me  répondit  d'un  air  de  bouledogue  :  «  C'est  bon  !  »  et  ne 
bougea  pas.  L'Empereur,  irrité  de  son  inaction,  y  envoya 
le  général  Flahault;  il  ne  bougea  pas  davantage,  et  se  con- 
tenta de  dire  à  ce  général  :  «  Si  je  désobéis  à  l'Empereur, 
il  peut  me  faire  fusiller.  »  Durant  ces  allées  et  venues, 
Tarrière-garde  ennemie  s'était  retirée  ;  l'Empereur  continua 
de  se  porter  en  avant,  et  je  ne  sache  pas  que  l'entêtement 
du  général  Walter  ait  eu  de  mauvaises  suites.  L'Empereur 
était  trop  juste  pour  ne  pas  sentir  que  Walter  avait  eu 
raison. 

Cette  journée,  qui  s'était  passée  si  gaiement,  fut  terminée 
de  la  manière  la  plus  triste  et  la  plus  inattendue.  Vers 
huit  heures  du  soir,  l'Empereur,  animé  à  la  poursuite  de 
l'ennemi,  se  porta  avec  tout  son  groupe  jusqu'au  village  de 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  143 

Markransdorf,  qui  était  encore  occupé  par  nos  tirailleurs , 
et,  par  conséquent,  à  quelques  centaines  de  pas  de  Tarrière- 
garde  russe.  Le  canon  ennemi  ne  tirait  plus  depuis  plus 
d*une  heure;  en  ce  moment  un  coup  de  canon,  le  dernier 
qui  fut  tiré  de  toute  la  journée,  partit  d'une  colline  en  pain 
de  sucre,  située  vis-à-vis  de  nous,  appelée  le  Landskron. 
Le  boulet  vint  tomber  à  trente  pas  derrière  TEmpereur,  tua 
le  général  Kirgener  et  emporta  la  hanche  du  maréchal 
Duroc.  Nous  étions  à  dix  pas  de  là,  Canou ville  et  moi.  Nos 
chevaux,  échaujBTés,  fatigués  et  altérés,  étaient  entrés  dans 
le  ruisseau  qui  coule  au  bas  de  Markransdorf  et  essayaient 
de  s'y  rafraîchir  la  bouche.  Un  coup  sourd  nous  fit  porter 
en  même  temps  les  yeux  sur  la  route,  où  nous  vîmes  le 
maréchal  Duroc  qu'on  emportait  dans  une  maison  du  vil- 
lage. L'Empereur,  apprenant  ce  funeste  événement,  tourna 
bride  et  rentra  dans  le  viUage  pour  voir  et  consoler  le  ma- 
réchal Duroc,  qui  depuis  longtemps  était  pour  lui  un  ami. 
Sa  figure  était  décomposée  et  portait  l'empreinte  d'une  pro- 
fonde douleur.  Nous  rentrâmes  tous,  à  l'exception  du  grand 
écuyer,  au  quartier  général,  en  arrière  du  village  de  Mar- 
kransdorf, où  l'Empereur  avait  fait  dresser  sa  tente.  Le 
maréchal  Duroc  vécut  encore  dou2e  heures  dans  les  plus 
atroces  souffrances.  C'était  un  homme  robuste ,  bien  con- 
stitué, et  marqué  pour  vivre  longtemps.  Sa  mort,  suivant 
de  si  près  celle  du  général  Bessières,  autre  ami  de  l'Empe- 
reur, parut  à  toute  l'armée  d'un  funeste  présage.  On  se 
rappelait  le  divorce  et  les  prédictions  qui  se  firent  alors  : 
que  TEmpereur,  en  renvoyant  l'impératrice  Joséphine,  per- 
dait sa  bonne  étoile,  et  qu'à  dater  de  ce  moment  sa  fortune 
décroîtrait.  D'ailleurs  les  désastres  de  la  campagne  de 
Russie  étaient  tout  récents  et  impressionnaient  encore  la 
tète  de  l'armée.  C'est  alors  qu'on  entendit  ces  mots,  sou- 
vent répétés  dans  le  cours  de  cette  campagne  :  «  Quand 
cela  finira-t-il  ?  Où  l'Empereur  s'arrëtera-t-il  ?  Il  faut  faire 


144  VIE   DE   PLANAT. 

la  paix  à  tout  prix.  »  Les  généraux  que  TEmpereur  avait 
le  plus  comblés  de  faveur  et  gorgés  de  richesses  n'étaient 
pas  les  derniers  à  tenir  ce  langage ,  et,  par  les  états-majors 
qui  les  entouraient,  ces  idées  descendaient  de  proche  en 
proche  parmi  tous  les  officiers;  mais  jamais  elles  n'attei- 
gnirent le  soldat,  plus  sensible  que  ses  chefs  à  la  voix  de 
l'honneur  et  du  devoir,  dont  il  parle  beaucoup  moins 
qu'eux. 

Le  lendemain,  23  mai,  nous  arrivâmes  à  Gorlitz,  où 
l'ennemi  avait  fait  une  assez  vive  résistance.  En  passant 
sur  la  place  où  les  troupes  d'avant-garde  avaient  établi  un 
poste,  je  vis  quelques  prisonniers  prussiens,  et  parmi  eux 
un  sous-officier  dont  la  contenance  fière  et  dédaigneuse  me 
frappa;  ces  prisonniers  n'étaient  nullement  abattus  ni  dé- 
couragés, et  semblaient  exprimer,  par  leurs  regards  et  leurs 
sourires,  que,  malgré  nos  efforts,  l'Allemagne  serait  bientôt 
délivrée. 

Il  m'arriva  à  Gorlitz  un  grand  malheur  pour  un  officier 
aussi  pauvre  que  je  l'étais,  car  la  campagne  de  Russie 
m'avait  complètement  ruiné.  Un  de  mes  deux  chevaux 
devint  fourbu,  et  quoique  je  lui  fisse  administrer  sur-le- 
champ  les  remèdes  nécessaires,  il  me  parut  que  je  ne  pou- 
vais plus  m'en  servir  de  toute  la  campagne,  et  qu'il  fallait 
songer  à  en  acheter  un  autre;  mais  je  n'avais  pas  le  pre- 
mier sou  pour  faire  cette  acquisition.  Un  événement  inat- 
tendu et  très  heureux  pour  moi  sous  tous  les  rapports"  vint 
bientôt  me  tirer  d'embarras. 

L'Empereur,  poursuivant  ses  avantages,  avait  poussé 
son  avant-garde  jusqu'aux  portes  de  Breslau  et  débloqué 
Glogau,  lorsque,  le  29,  un  aide  de  camp  de  l'Empereur  de 
Russie  se  présenta  aux  avant-postes,  pour  demander  de  la 
part  de  l'Empereur  Alexandre  un  armistice.  Gomme  les  deux 
partis  en  avaient  un  égal  besoin,  l'armistice  fut  bientôt 
conclu  à  Pleiswitz,  ville  de  la  Silésie  prussienne  (à  deux 


DEUXIÈME    PARTIE   (1812   A    i815).  145 

lieues  en  avant  de  Neumark),  où  était  le  quartier  impérial. 

Le  lendemain,  le  prince  de  Neuchàtel,  major  général  de 
Tarmée,  m'envoya  de  la  part  de  l'Empereur  Tordre  de  par- 
tir pour  Dantzig,  afin  d'y  porter  au  général  Rapp  la  nou- 
velle de  Tarmistice  et  des  conditions  qui  le  concernaient. 
A  cet  ordre  était  jointe  une  instruction  sommaire,  d'après 
laquelle  je  devais  me  rendre  d'abord  à  Neumark  pour  y 
attendre  un  aide  de  camp  de  Tempereur  Alexandre,  chargé 
de  porter  la  même  nouvelle  au  commandant  du  corps  de 
blocus  devant  Dantzig.  Je  devais  faire  route  avec  cet  offi- 
cier. J'étais  occupé  à  faire  mes  préparatifs  de  départ,  lors- 
qu'on vint  m'avertir  que  l'Empereur  me  demandait.  Je  me 
rendis  avec  joie  à  cet  ordre.  Dès  que  je  fus  entré  dans  son 
cabinet,  il  me  dit  :  «  Vous  allez  partir  pour  Dantzig  pour 
porter  au  général  Rapp  l'armistice;  les  Russes  sont  tenus 
de  ravitailler  la  garnison,  et  vous  ne  quitterez  Dantzig 
qu'après  avoir  vu  commencer  l'exécution  du  ravitaillement. 
Vous  informerez  le  général  Rapp  de  tout  ce  qui  s'est  passé 
depuis  l'ouverture  de  la  campagne,  et  vous  lui  ferez  con- 
naître la  situation.  Pendant  que  vous  serez  à  Dantzig,  vous 
vous  ferez  rendre  compte  des  ressources  existant  dans  la 
place,  tant  en  vivres  qu'en  munitions  de  guerre,  argent  en 
caisse,  etc.,  etc.  Vous  passerez  en  revue  la  garnison,  dont 
je  veux  connaître  le  chiffre  exact  :  combien  d'hommes  sous 
les  armes,  combien  dans  les  hôpitaux,  etc.  Vous  ne  pren- 
drez aucune  note  écrite;  car  je  connais  les  Russes,  ils  sont 
capables  de  vous  faire  assassiner  pour  avoir  vos  dépêches. 
Le  général  Rapp  devra  vous  dire  combien  de  jours  il  peut 
encore  tenir.  » 

Voilà  tout  ce  que  ma  mémoire  me  fournit,  après  trente- 
sept  années,  de  ces  instructions  verbales. 

L'Empereur  quitta  Pleiswitz  le  même  soir.  Le  trésorier 
du  quartier  impérial  me  compta  cent  napoléons  d'or  pour 
mes  frais  de  route,  et  je  me  rendis  à  Neumark;  j'y  restai 

10 


146  VIE   DE   PLANAT. 

avec  le  général  Flahaut,  qui  était  chargé  de  régler  la  ligne 
de  démarcation  des  deux  armées  pendant  la  durée  de  lar- 
mistice.  J'attendis  près  de  cinq  jours  l'arrivée  de  l'officier 
russe,  et  je  fus  heureux,  pendant  ces  jours  d  un  mortel 
ennui,  de  trouver  mon  camarade  Ravignan,  aide  de  camp 
du  général  Flahaut.  C'était  un  garçon  d'esprit  et  de  bon 
sens  que  j'aimais  beaucoup.  Nous  rendîmes  quelques  visites 
aux  deux  officiers  russes  de  notre  grade  qui  étaient  à  Neu- 
marck;  nous  les  trouvâmes  fort  polis;  ils  étaient,  disaient* 
ils,  très  amis  des  Français  et  désiraient  beaucoup  la  paix. 
Je  fus  aussi  voir  lofficier  qui  commandait  le  détachement 
des  Cosaques.  Je  le  trouvai  dans  sa  chambre,  assis  devant 
un  grand  bol  de  punch,  dans  lequel  il  avait  largement  puisé, 
à  en  juger  par  sa  physionomie.  Je  savais  assez  de  russe 
pour  lui  dire  l'objet  de  ma  visite;  il  se  leva  en  chancelant, 
et  comme  les  gens  du  Nord  ont  le  vin  très  tendre,  il  m'em- 
brassa et  me  serra  à  m'étoufTer,  après  quoi  il  me  dit  : 
Golova  houUit  (la  tète  me  fait  mal),  et  se  jeta  sur  son  lit, 
où  il  s'endormit.  Je  sortis  doucement  pour  ne  pas  l'éveiller, 
et  vins  raconter  cette  histoire  au  général  Flahaut  et  à  Ra* 
vignan,  qui  en  rirent  comme  on  peut  bien  s'imaginer*. 

La  ville  de  Breslau  se  trouvant  dans  le  terrain  neutre,  il 
me  prit  fantaisie  d'y  aller  avec  Ravignan  et  un  autre  officier 
qui  était  venu  porter  des  ordres  à  Neumark.  Après  avoir 
parcouru  la  ville,  nous  entrâmes  dans  une  auberge  pour 
nous  rafraîchir.  Nous  y  trouvâmes  cinq  à  six  officiers  prus* 
siens  attablés,  qui  firent  une  vilaine  grimace  en  nous  voyant 
entrer;  nous  n'y  fîmes  nulle  attention  et  nous  nous  mîmes 
à  boire  et  à  deviser.  Alors  les  Prussiens  se  mirent  à  parler 
entre  eux,  en  disant,  comme  de  raison,  beaucoup  de  mal  des 
Français.  Cela  m'échauffa  les  oreilles;  je  me  levai  en  leur 
disant  en  allemand  :  «  Messieurs,  je  vous  préviens  que  je 

1.  Voir  Correspondance  intime.  Lettre  datée  de  Neumark,  13  juin  1813. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  147 

comprends  tout  ce  que  vous  dites.  »  Ils  se  turent  alors,  et  le 
plus  âgé  d'entre  eux  vint  à  notre  table  avec  beaucoup  de 
politesse  :  «  Messieurs,  nous  dit-il  en  bon  français,  il  faut 
excuser  des  jeunes  gens  qui  ont  la  tête  un  peu  montée.  » 
L'affaire  n'eut  pas  d'autre  suite. 

L'officier,  qui  devait  aller  avec  moi  au  corps  de  blocus, 
arriva  enfin  le  15  juin.  C'était  un  officier  d'ordonnance  de 
l'empereur  Alexandre.  Il  se  nommait  le  colonel  baron  de 
Wolzogen,  et  était  Saxon  de  naissance;  il  pouvait  avoir 
cinquante-quatre  ans,  ce  qui  me  parut  un  peu  mûr  pour 
son  emploi.  Il  était  gros  et  court,  avec  une  figure  blafarde, 
un  œil  furetant  et  une  physionomie  paperassière  ;  sans  son 
uniforme  on  l'aurait  pris  volontiers  pour  un  bailli  ou  bourg* 
mestre  allemand.  Il  avait  une  petite  calèche  à  deux  che- 
vaux, dans  laquelle  je  m'installai  avec  lui.  Je  n'avais  pour 
tout  bagage  qu'un  de  ces  petits  portemanteaux  appelés 
boudins,  dans  lequel  étaient  pourtant  les  journaux  et  les 
dépêches  que  m'avait  remis  le  prince  de  Neuchâtel.  Nous 
quittâmes  Neumark  sur-le-champ,  et  traversâmes  en  poste 
toute  la  partie  de  la  Pologne  appelée  autrefois  le  grand- 
duché  de  Varsovie.  J'examinais  chemin  faisant  la  physio- 
nomie des  habitants;  elle  exprimait  une  curiosité  mêlée 
de  joie,  à  l'aspect  de  l'uniforme  français;  mais  mon  com- 
pagnon de  voyage  me  surveillait  avec  tant  de  soin  qu'il 
n'y  avait  pas  moyen  d'échanger  même  un  signe  avec  eux. 
Pourtant  j'échappai  à  cette  surveillance  trois  ou  quatre  fois 
pendant  ce  voyage,  soit  en  prétextant  un  besçin,  soit  en 
profitant  du  temps  qu'il  mettait  lui-même  â  en  satisfaire. 
Alors  le  maître  de  poste  ou  le  gentilhomme  présent  venait 
me  serrer  la  main,  et  me  demander  furtivement  :  «  Ver- 
rons-nous bientôt  l'Empereur?  —  Je  l'espère.  —  Où  est-il? 
—  A  Dresde.  —  Et  larmée?  —  En  Silésie.  »  Ces  mots 
rapidement  échangés,  chacun  redevenait  muet  et  immobile. 

Dans  quelques  fermes  et  maisons  de  paysans,  on  me 


148  VIE  DE   PLANAT. 

montra  plusieurs  prisonniers  français  que  les  habitants 
avaient  recueillis,  et  n'avaient  pas  voulu  livrer  aux  Russes, 
malgré  les  peines  sévères  portées  contre  ces  généreux  rece- 
leurs. Je  distribuai  quelques  napoléons  à  ceux  que  je 
pus  approcher,  et  leur  donnai  un  espoir  de'prochaine  déli- 
vrance que  je  n'avais  pas  moi-môme,  car  je  prévoyais  dès 
lors  tous  les  malheurs  de  la  campagne. 

Au  sujet  de  ces  petites  distributions  de  secours  que  je 
Taisais  sur  la  route,  il  m'arriva,  vingt-cinq  ans  après,  une 
aventure  singulière  que  je  veux  raconter  ici.  Vers  i838« 
étant  établi  à  Paris  et  marié  depuis  six  ans,  je  vis  arriver 
chez  moi  un  certain  M.  Ghédeville,  se  disant  négociant 
établi  à  Alençon,  qui  débuta  par  me  faire  les  plus  grandes 
protestations  de  reconnaissance.  Je  m'en  montrai  fort  sur- 
pris, et  il  me  dit  alors,  qu'étant  prisonnier  et  malade  à 
l'hôpital  de  Bromberg,  lorsque  je  traversai  cette  ville  pour 
me  rendre  à  Dantzig,  je  l'avais  aperçu  à  la  porte  de  l'hôpi- 
tal et  que,  le  reconnaissant  pour  un  prisonnier  français,  je 
lui  avais  glissé  dans  la  main  cinq  napoléons;  qu'à  son  re- 
tour en  France,  il  s'était  empressé  de  rembourser  cette 
somme  à  ma  famille,  se  réservant  de  trouver  un  jour  l'oc- 
casion de  venir  me  témoigner  toute  sa  reconnaissance.  Je 
lui  dis,  ce  qui  était  vrai,  que  je  n'avais  absolument  aucun 
souvenir  de  cette  rencontre,  et  que  je  pensais  qu'il  se  trom- 
pait. Après  cinq  minutes  de  conversation,  lui  toujours 
insistant  et  moi  me  défendant,  il  tira  de  sa  poche  un  prix 
courant  de.  vins,  disant  qu'il  venait  d'établir  une  maison 
de  commerce  de  vins  à  Paris,  et  qu'il  serait  très  heureux 
de  pouvoir  m'en  fournir;  que  je  pouvais  compter  qu'il  me 
servirait  avec  un  soin  tout  particulier.  Je  le  congédiai  poli- 
ment sans  rien  conclure;  mais  lorsqu'il  revint,  je  fis  dire 
que  je  n'y  étais  pas  et  depuis  oncques  ne  l'ai  revu.  J  ad- 
mirai cet  ingénieux  moyen  de  produire  sa  marchandise,  et 
cependant  une  chose  me  paraissait  inexplicable  :  comment 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A   1815).  149 

avait-il  su  que  j'avais  été  à  Dantzig,  et  que  j'avais  distribué 
de  l'argent  sur  la  route  ? 

Nous  avions  passé  deux  nuits  en  voiture,  et,  vers  la  fin 
de  la  seconde,  comme  nous  approchions  de  Dantzig,  nous 
arrivâmes  sur  un  point  où  le  chemin  côtoie  la  Yistule. 
Mon  compagnon  dormait  profondément,  je  faisais  comme 
lui  et  le  postillon  dormait  sur  sa  selle  ;  mais  les  chevaux, 
qui  ne  dormaient  pas  et  qui  avaient  soif,  s'en  furent  droit 
à  la  Vistule,  où  ils  nous  versèrent  bel  et  bien  dans  un  en- 
droit qui,  heureusement,  n'était  pas  très  profond.  Je 
faillis  cependant  y  être  noyé;  la  voiture  avait  versé  de 
mon  côté,  et  mon  gros  compagnon  de  voyage,  réveillé  en 
sursaut,  se  débattait  en  m'écrasant  de  son  poids.  Je  fis  un 
effort  pour  le  pousser  hors  de  Ja  voiture,  tout  en  avalant 
quelques  gorgées  d'eau  et,  étendant  mon  bras  pour  me 
cramponner  quelque  part,  je  rencontrai  un  petit  carreau 
de  vitre  qui  me  mit  la  main  tout  en  sang.  Nous  nous  ti- 
râmes cependant  de  ce  mauvais  pas,  mais  il  fallut  bien  s'ar- 
rôter  à  la  poste  pour  sécher  mes  habits,  car  j'étais  trempé 
de  la  tète  aux  pieds,  et  n*avais  point  dans  mon  bagage  de 
quoi  changer.  On  m'alluma  un  grand  feu  devant  lequel  je 
fis  sécher  mes  habits,  et  le  maître  de  poste  m'ayant  prêté 
une  chemise  et  un  pantalon,  nous  déjeunâmes  gaiement, 
le  colonel  Wolzogen  et  moi,  en  riant  de  notre  mésaven- 
ture. 

Deux  heures  après,  nous  arrivâmes  au  quartier  général 
du  duc  Alexandre  de  Wurtemberg  qui  commandait  le  corps 
de  blocus.  Mon  compagnon  de  voyage  fut  tout  de  suite 
introduit  chez  Son  Altesse,  et  je  restai,  en. attendant  mon 
tour,  avec  les  aides  de  camp  que  je  trouvai,  selon  l'usage, 
établis  autour  d'une  table  chargée  d'un  bol  de  punch.  Ce 
n'était  pas  assurément  la  fleur  des  officiers  de  l'armée 
russe.  Il  y  avait  entre  autres  un  petit  crapaud  comme  on 
n  en  voit  qu'en  Russie,  avec  de  petits  yeux,  un  nez  épaté  et 


150  VIE  DE   PLANAT. 

une  bouche  fendue  jusqu'aux  oreilles.  II  sortait  sans  doute 
de  Técole  militaire,  et  se  donnait  des  airs  de  matamore  et 
de  mauvais  sujet  tout  à  fait  divertissants.  Il  affectait  sur- 
tout de  ne  pas  parler  français.  Son  camarade  au  contraire 
était  poli  jusqu'à  l'humilité.  Il  se  nommait  Glasenap,  et  je 
ne  sais  pourquoi  ses  camarades  lui  avaient  donné  le  surnom 
de  «  cul-de-poule  ».  On  m'offrit  un  verre  de  punch  que  je  ne 
voulus  pas  refuser,  par  politesse, et  que  je  feignis  de  porter 
à  mes  lèvres,  malgré  le  dégoût  que  m'inspirait  la  saleté 
des  verres  et  de  toute  la  chambre;  ce  que  voyant,  le  petit 
crapaud  se  versa  un  grand  verre  de  punch  en  s'écriant, 
avec  ce  mot  russe  qu'on  ne  peut  répéter  :  «  Ya  soldat  iebit 
twonia  Mate.  »  Ce  qu'on  pourrait  traduire  en  français  :  Sa- 
cré nom  de  Dieu,  je  suis  soldat,  —  voulant  dire  qu'il 
n'y  avait  que  les  bons  soldats  qui  savaient  boire.  Je  me 
contentai  de  lui  rire  au  nez,  en  quoi  je  fus  secondé  par 
Glasenap. 

On  vint  me  dire  alors  que  le  duc  me  demandait.  Je 
montai  à  son  cabinet,  dont  la  porte  était  gardée  par  deux 
Cosaques,  ayant  le  sabre  nu,  ce  qui  me  parut  bien  ridicule. 
Je  trouvai  un  grand  et  gros  vieillard,  ressemblant  à  tous 
les  princes  de  Wurtemberg,  mais  avec  une  physionomie 
moins  mauvaise  que  celle  du  roi  actuel  ou  du  prince  Paul, 
qui  sont  ses  neveux.  Il  avait  une  énorme  loupe  au  front,  et 
comme  il  n'avait  pas  lair  de  s'en  douter  en  parlant,  cela 
donnait  envie  de  rire.  Il  fut  d'une  politesse  extrême,  et  me 
débita  une  foule  de  lieux  communs  sur  les  malheurs  de  la 
guerre  et  sur  le  désir  sincère  qu'avait  l'empereur  Alexandre 
de  faire  la  paix.  Après  quoi,  il  me  dit  :  «  Je  vais  vous  faire 
conduire  aux  avant-postes  français  à  vos  risques  et  périls, 
car  depuis  quinze  jours  le  général  Rapp  reçoit  tous  mes 
parlementaires  à  coups  de  fusil.  »  Ensuite  il  me  recon- 
duisit jusqu'à  la  porte  de  son  cabinet.  Je  retrouvai  la  ca- 
lèche en  bas  qui  m'attendait,  mais  je  ne  revis  point  le 


DEUXIÈME  PARTIE  (1812   A  1815).  151 

colonel  Wolzogen.  Je  partis  seul  et  je  m  acheminai  vers 
les  murs  de  Dantzig* 

Arrivé  à  une  petite  portée  de  canon  de  cette  place ,  un 
coup  de  fusil  partit  du  rempart.  Alors  je  fis  arrêter  la  voi- 
ture, je  montai  sur  le  siège  du  cocher  et,  agitant  un  mou- 
choir en  Tair,  je  me  plaçai  de  telle  sorte  qu'on  pût  bien 
reconnaître  Tuniforme  français.  Quelques  minutés  après, 
je  vis  sortir  quelques  hommes  de  la  place,  et  je  continuai 
à  m'avancer  lentement  vers  eux.  Ces  hommes  étaient  com- 
mandés par  un  lieutenant  qui  m'introduisit  dans  Dantzig. 
Déjà  le  bruit  de  mon  arrivée  s'était  répandu  dans  la  ville, 
et  je  trouvai  sur  mon  passage  une  foule  de  militaires  de  tout 
grade  dont  les  regards,  à  la  fois  inquiets  et  joyeux,  sem- 
blaient m'interroger.  Arrivé  chez  le  général  Rapp,  on  me 
conduisit  à  une  chambre  où  je  trouvai  un  valet  de  pied 
pour  me  servir;  après  m'être  un  peu  nettoyé,  je  tirai  mes 
dépèches  de  mon  portemanteau  et  je  descendis  chez  le  gé- 
néral Rapp  qui  m'attendait  avec  impatience.  L'entrevue 
fut  longue  et  bien  remplie.  Il  avait  tant  de  choses  à  me 
demander,  et  moi  tant  à  lui  raconter  ! 

Au  bout  d'une  heure  et  demie,  il  me  congédia  pour  lire 
ses  dépèches,  et  je  remontai  dans  ma  chambre,  trompant 
peut-être  l'attente  de  beaucoup  d'officiers  qui  s'étaient 
réunis  dans  le  salon.  Mais  j'avais  mal  à  la  tête,  et  j'étais 
un  peu  rompu  par  suite  d'un  voyage  où  je  n'avais  dormi 
que  juste  le  temps  nécessaire  pour  me  faire  jet^r  dans  la 
Vistule  ;  car  je  n'ai  jamais  eu  cette  précieuse  faculté  de 
dormir  en  voiture,  que  mon  compagnon  de  voyage  possér^ 
dait  au  plus  haut  degré. 

Vers  six  heures,  on  m'invita  à  descendre  pour  dîner.  Je 
trouvai  une  foule  d'officiers  de  tout  genre,  dont  plusieurs 
étaient  mes  camarades,  entre  autres  d'Arenberg,  officier 
d'ordonnance  de  l'Empereur,  qui  avait  eu  les  doigts  gelés 
en  Russie  et  était  resté  malade  à  Dantzig  pendant  la  re- 


152  VIE  DE   PLANAT. 

traite;  je  pense  que  c'est  le  duc  d'Arenherg  d'aujourd'hui. 
Je  vis  aussi  Marmier  et  l'excellent  Turkheim,  tous  deux 
aides  de  camp  du  général  Rapp.  Le  dîner  était  à  peu  près 
de  vingt  couverts;  car,  pour  fôter  mon  arrivée,  le  général 
Rapp  avait  invité  tous  les  généraux  et  plusieurs  chefs  de 
service.  Je  trouvai  la  chère  excellente  pour  une  place  où 
Ton  disait  que  les  vivres  manquaient.  Le  général  Rapp  me 
dit  :  «  Comment  avez- vous  trouvé  ce  bœuf  à  la  mode? 
—  Excellent,  »  lui  répondis-je,  et  cela  était  vrai.  11  se  mit  à 
rire  en  disant  :  «  Eh  bien,  c*est  du  cheval,  et  depuis  huit 
jours  nous  n'avons  pas  d'autre  viande.  »  Mais  il  faut  dire 
qu'il  avait  un  cuisinier  de  l'Empereur,  si  habile,  que  la 
sauce  faisait  passer  le  poisson.  Après  le  diner,  je  fus  pressé 
et  entouré  par  toute  l'assistance,  et  obligé  de  raconter  de 
nouveau  ce  que  j'avais  déjà  narré  au  général  Rapp.  Puis 
vinrent  les  questions,  les  demandes  de  nouvelles  de  tel  ou 
tel  officier;  c'était  à  n'en  plus  finir.  Quand  je  me  retirai, 
j'en  avais  la  langue  et  le  gosier  secs,  je  méritais  bien  le 
verre  d'eau  sucrée  parlementaire.  Aussi  me  fut-il  apporté 
par  un  valet  de  pied  de  l'Empereur  que  j'avais  vu  souvent 
à  Moscou.  Il  me  reconnut  tout  d'abord,  et  me  demanda  des 
nouvelles  de  l'Empereur  et  de  toute  sa  maison.  Il  se  nom- 
mait l'Espérance  et  avait  un  grand  attachement  pour  l'Em- 
pereur; il  me  dit  qu'il  serait  bien  heureux  s'il  pouvait 
aller  avec  moi  pour  le  rejoindre,  et  qu'il  pensait  que  cela 
ne  ferait  pas  de  difficulté,  puisqu'il  n'était  pas  combattant. 
Je  lui  promis  d'en  parler  au  général  Rapp,  ce  que  je  fis 
deux  jours  après  ;  mais  le  général  n'y  voulut  pas  consentir, 
disant  :  «  D'abord,  je  ne  veux  rien  demander  au  duc  de 
Wurtemberg,  qui  est  un  animal,  et  puis  je  craindrais  que 
cela  ne  fît  un  mauvais  effet  sur  le  soldat,  qui  n'est  que  trop 
porté  à  jalouser  les*  domestiques.  » 

Pendant  les  six  jours  que  je  passai  à  Dantzîg,  le  général 
me  fit  passer  la  revue  des  troupes,  qui  avaient  une  belle 


DEUXIÈME  PARTIE    (1812   A    1815).  153 

contenance.  11  me  donna  ensuite  des  officiers  pour  visiter 
Tarsenal,  les  magasins  de  vivres  et  de  munitions,  les  hôpi- 
taux et  tous  les  établissements  militaires.  Je  pris  partout 
des  notes,  que  j*avais  soin  d'apprendre  par  cœur  tous  les 
soirs  avant  de  me  coucher,  après  les  avoir  classées  dans  un 
ordre  méthodique.  Je  les  brûlai  avant  de  quitter  Dantzig, 
voulant  me  conformer  strictement  aux  instructions  de 
l'Empereur;  et,  s'il  faut  dire  la  vérité,  je  n'ai  jamais  com- 
pris pourquoi  l'Empereur  m'avait  défendu  de  rien  écrire, 
puisque  j'étais  porteur  de  ses  dépêches  en  allant,  et  de 
celles  du  général  Rapp  en  revenant. 

Le  général  Rapp  m'emmena  un  jour  chez  sa  maîtresse, 
et  quoique  je  ne  sois  pas  puritain,  cela  me  parut  assez  peu 
convenable  ;  mais,  malgré  la  haute  position  qu'occupait  le 
général  Rapp,  il  avait  toujours  conservé  les  allures  d'un 
officier  de  hussards.  Du  reste,  cette  maîtresse  était  une 
demoiselle  de  Dantzig  très  bien  élevée  et  d'une  charmante 
figure.  Nous  prîmes  le  thé  chez  elle;  elle  joua  du  piano  et 
soutint  très  bien  la  conversation.  Le  général  Rapp  lui 
témoignait  beaucoup  de  tendresse,  peut-être  plus  qu'il  ne 
fallait  de  vaut  un  tiers;  mais  elle  ne  répondait  à  ses  empres- 
sements qu'avec  beaucoup  de  réserve  et  de  modestie. 

Il  n'était  pas  difficile  de  reconnaître  que  le  général  Rapp 
était  inquiet  de  la  situation  de  la  France,  mais  surtout  de 
la  sienne  propre.  Il  m'emmenait  souvent  dans  son  jardin, 
et  là,  il  me  faisait  part  de  ses  appréhensions.  Au  fond,  je 
les  partageais  ;  mais  cependant  je  lui  témoignais  toujours 
beaucoup  de  confiance  dans  la  fortune  et  le  génie  de  l'Em- 
pereur. Il  me  dit  un  jour  :  «  Mais  si  l'Empereur  est  ren- 
versé, que  deviendrons-nous?  »  Je  lui  dis  moitié  riant  : 
«  Eh  bien,  mon  général,  nous  tomberons  avec  lui;  nous 
serons  en  bonne  compagnie.  »  Cette  perspective  ne  me 
parut  pas  du  tout  de  son  goût,  et  il  changea  de  conversa- 
tion. Dans  ces  entretiens,    il  me   raconta   tous  les  faits 


154  VIE  DE   PLANAT. 

d'armes  glorieux  de  la  garnison  de  Dantzig,  que  j'écoutai 
avec  un  plaisir  et  un  intérêt  extrêmes,  me  proposant  de  les 
rapporter  à  l'Empereur.  Je  me  dispenserai  de  les  retracer 
ici,  parce  qu'ils  sont  consignés  dans  plusieurs  relations  et 
histoires  militaires.  Je  ne  veux  en  mentionner  qu'un  seul, 
qui  ne  se  trouve  nulle  part,  et  qui  est  un  trait  de  plus  à 
ajouter  à  cette  gaieté  qui  n'abandonne  jamais  le  soldat 
français. 

L'ennemi  avait  inondé  Dantzig  de  proclamations  rem- 
plies de  mensonges  sur  les  événements  de  la  guerre,  et  de 
menaces  contre  les  officiers  et  les  soldats  de  la  Confédéra- 
tion du  Rhin  qui  se  trouvaient  dans  la  place.  Les  soldats 
réunirent  toutes  ces  proclamations,  et  vinrent  trouver  le 
colonel  Chambure,  connu  pour  être  un  crrf/ie;  ils  le  prièrent 
de  les  mener  aux  avant-postes  et  qu'ils  voulaient  faire 
voir  à  Tennemi  le  cas  qu'ils  faisaient  de  ses  proclamations. 
Le  colonel  Chambure,  ayant  obtenu  la  permission  du  géné- 
ral Rapp,  sortit  de  Dantzig  avec  quinze  cents  hommes, 
tant  infanterie  que  cavalerie.  Après  avoir  repoussé  les 
avant-postes  ennemis,  les  fantassins  se  mirent  en  ligne,  et, 
protégés  par  la  cavalerie  qui  tiraillait  toujours,  chacun  tira 
sa  proclamation  de  sa  poche,  la  posa  par  terre  et...  Après 
cette  espièglerie,  le  détachement  rentra  joyeusement  en 
ville,  pensant  à  la  mine  que  ferait  l'ennemi  lorsqu'il  vien- 
drait reprendre  sa  position. 

Après  avoir  assisté  à  la  première  distribution  de  vivres 
pour  le  ravitaillement  de  la  place,  je  fis  mes  préparatifs 
de  départ.  Mais,  au  moment  de  fermer  mon  portemanteau, 
on  m'apporta  une  corbeille  remplie  de  lettres,  au  nombre 
d  environ  six  cents.  Il  y  avait,  avec  les  dépêches  que  me 
donna  le  général  Rapp,  de  quoi  remplir  amplement  mon 
portemanteau.  Je  me  décidai  donc  à  laisser  tous  mes 
effets  à  Dantzig,  regardant,  comme  une  chose  sacrée,  d'em- 
porter, à  leur  place,  des  trésors  de  consolation  pour  bien 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  153 

des  familles.  Je  confiai  tout  mon  petit  bagage  à  mon  ami 
Turkheim,  en  le  priant  de  me  le  renvoyer  par  les  avant- 
postes  russes,  dès  qu'il  pourrait  penser  que  je  serais  arrivé 
à  Dresde;  mais  je  n'espérais  guère  le  revoir,  et  en  effet, 
huit  jours  après  mon  arrivée  à  Dresde,  je  reçus  une  lettre 
de  Turkheim  qui  devait  accompagner  mes  effets.  Sa  lettre 
me  fut  envoyée  sans  retard  des  avant-postes  russes,  mais 
quant  au  reste,  je  n'en  revis  jamais  rien.  Il  y  avait  un  seul 
objet  que  je  regrettai  beaucoup  :  c'était  un  charmant  petit 
nécessaire  à  barbe,  garni  en  argent,  qui  m'avait  été  donné 
par  ma  sœur  Joséphine  et  qui  m'était  extrêmement  utile. 

Je  retrouvai  au  quartier  général  du  duc  de  Wurtemberg 
le  colonel  Wolzogen,  qui  m'attendait  depuis  plusieurs  jours. 
Je  fus  prendre  congé  de  Son  Altesse  royale,  qui  me  répéta 
les  mêmes  fariboles  qu'à  mon  premier  passage,  après  quoi, 
nous  nous  mîmes  en  route  et  arrivâmes  à  Neumark  le 
troisième  jour,  sans  que  notre  voyage  ait  été  marqué  par 
aucun  incident.  Seulement,  durant  le  trajet,  le  colonel  Wol- 
zogen essaya,  par  d'adroites  insinuations,  d'ébranler  ma 
fidélité,  en  me  représentant  que,  selon  toute  apparence, 
l'Empereur  Napoléon  était  perdu  et  que  le  sort  le  plus  mal- 
heureux attendait  ceux  qui  seraient  dévoués  à  sa  cause.  Je 
coupai  court  à  ses  attaques  détournées  en  lui  disant  : 
(c  Mon  cher  colonel,  les  chances  de  la  guerre  sont  diverses. 
J'ai  confiance  dans  le  génie  de  l'Empereur;  mais,  quel  que 
soit  son  sort,  je  lui  ai  juré  fidélité  et  lui  serai  fidèle  jus- 
qu'à la  mort.  » 

Quand  j'arrivai  à  Dresde,  je  trouvai  l'Empereur  établi 
dans  le  palais  Marcolini,  belle  villa,  située  dans  le  faubourg 
Friederichstadt.  Il  était  environ  trois  heures  et  demie; 
l'Empereur  se  promenait  dans  le  jardin  avec  le  prince  de 
Neuchfttel.  Dès  qu'il  sut  que  j'étais  arrivé,  il  me  fit  appeler 
et  je  fus  lui  remettre  mes  dépêches;  il  les  donna  au  prince 
de  Neuchfttel  en  lui  disant  :  «  Allez  lire  cela.  »  Puis  il  me 


156  VIE   DE   PLANAT. 

retint,  toujours  en  se  promenant  de  long  en  large,  et  me 
fit  raconter  dans  le  plus  grand  détail  tout  ce  que  j'avais  vu 
et  entendu  à  Dantzig.  J'étais  plein  de  mon  sujet  et  très 
animé,  en  sorte  que  je  ne  laissai  pas  tarir  un  momentl'en- 
tretien.  Il  en  parut  très  satisfait  et  témoignait  par  des  excla- 
mations son  admiration  pour  la  garnison  de  Dantzig,  dont 
je  lui  racontai  les  glorieux  faits  d'armes;  je  n'oubliai  même 
pas  l'histoire  du  colonel  Chambure,  qui  le  fit  beaucoup 
rire.  J'étais  là  depuis  deux  heures,  lorsqu'on  vint  lui  annon- 
cer que  le  dîner  l'attendait;  il  me  dit  :  «  Venez  avec  moi; 
vous  me  conterez  pendant  que  je  dtnerai.  »  En  rentrant,  il 
trouva  le  major  général  qui  l'attendait;  ils  s'assirent  à  une 
table  et  se  mirent  à  diner.  Il  continua  ses  demandes  et  je 
sentis  que  mon  feu  était  complètement  éteint.  En  voyant  ce 
bon  dîner,  je  me  ressouvins  que  j'avais  faim,  et  en  voyant 
ces  deux  hommes  tranquillement  assis,  je  sentis  que  j'étais 
fatigué.  L'Empereur  remarqua  mon  air  languissant  et  me 
congédia  en  me  disant  avec  un  sourire  gracieux  :  «  Vous 
êtes  fatigué,  allez  vous  reposer.  » 

Quand  j'entrai  dans  le  salon  de  service,  je  fus  entouré, 
pressé  et  félicité  par  tous  ceux  qui  étaient  là.  Chacun  me 
disait  un  mot,  et  tous  étaient  restés  collés  aux  vitres  des 
fenêtres  qui  donnaient  sur  le  jardin,  pendant  tout  le  temps 
qu'avait  duré  ma  promenade  avec  l'Empereur.  On  m'ap- 
prit que,  pendant  mon  absence,  j'avais  été  nommé  légion- 
naire sur  la  demande  du  grand  écuyer;  ce  fut  Résigny  qui 
me  l'apprit  en  m'embrassant.  Cet  excellent  garçon,  aide  de 
camp  du  duc  de  Plaisance,  avait  pour  moi  la  plus  tendre 
amitié;  il  me  dit  :  «  Si  le  duc  de  Vicence  n'avait  pas  pensé 
à  toi,  tu  n'aurais  rien  eu;  car  tu  as  toujours  le  bonheur 
d'avoir  des  généraux  qui  ne  demandent  rien  pour  leurs 
aides  de  camp.  »  Tout  le  monde  s'étonnait  de  la  longueur 
de  mon  entretien  avec  l'Empereur  et  du  sans-gêne  de  ma 
contenance  pendant  toute  celle  promenade.  11  est  vrai  que, 


DEUXIÈME    PARTIE   (1812   A    I81o).  157 

dans  la  chaleur  de  ma  narration,  j*a vais  totalement  oublié 
les  attitudes  de  respect  et  d'humilité  en  usage  à  la  cour  vis- 
à-vis  du  maître.  On  alla  ensuite  se  mettre  à  table,  à  ma 
grande  satisfaction,  et  là  les  questions  et  les  interpella- 
tions recommencèrent  comme  à  Dantzig.  Mais  je  demandai 
grâce,  afin  de  pouvoir  manger  tranquillement,  promettant 
de  satisfaire  toutes  les  curiosités  après  le  dîner.  Le  lende- 
main, le  major  général  me  donna  Tordre  de  faire  mon  rap- 
port par  écrit  à  TEmpereur.  Il  me  fallut  donc  passer  encore 
deux  ou  trois  heures  à  écrire  ce  que  je  lui  avais  raconté, 
en  y  ajoutant  quelques  chiflres  que  ma  mémoire  plus  repo- 
sée put  me  fournir.  Ce  rapport  fut  sans  doute  très  impar- 
fait, comparé  à  ceux  que  l'Empereur  avait  reçus  du  géné- 
ral Rapp,  et  je  le  fis  avec  d'autant  moins  de  plaisir  qu'il 
me  paraissait  inutile;  mais  l'Empereur  voulait  toujours  un 
contrôle  en  toute  chose,  afin  de  pouvoir  mieux  juger  par  la 
comparaison  tout  ce  qui  lui  était  présenté  sur  une  même 
affaire. 

Quelques  jours  après,  on  publia  un  bulletin  sur  la  situa- 
tion de  Dantzig  qui  commençait  par  ces  mots  :  «  Le  capi- 
taine Planât,  officier  d'état-major,  etc.,  etc.  »  Comme  je 
n'étais  que  lieutenant,  mes  camarades  me  dirent  tout  de 
suite  :  «  Puisque  l'Empereur  vous  désigne  dans  un  bulletin 
comme  capitaine,  cela  équivaut  à  une  nomination;  allez 
donc  bien  vite  trouver  le  major  général  et  vous  êtes  sûr  de 
l'obtenir.  »  Mais  je  me  trouvais  déjà  si  bien  récompensé 
par  la  décoration  de  la  Légion  d'honneur  que  j'eus  honte 
de  profiter  de  la  méprise  du  bulletin;  cela  me  semblait 
une  escroquerie.  Résigny  surtout  se  fâcha  contre  moi,  trou- 
vant que  ma  délicatesse  était  de  la  bêtise,  et  je  conviens 
aujourd'hui  qu'il  avait  raison. 

Le  lendemain,  le  général  Drouot,  qui  était  très  sobre 
d'éloges  et  de  paroles,  me  dit  :  «  L'Empereur  a  été  content 
de  la  manière  dont  vous  avez  rempli  votre  mission;  il  m'a 


158  VIE   DE   PLANAT, 

dit  ce  matin  :  «  Vous  avez  un  aide  de  camp  intelligent;  il 
fera  son  chemin.  »  A  mes  yeux,  un  tel  mot  de  l'Empereur 
valait  mieux  qu'un  grade,  qui,  du  reste,  me  fut  accordé 
trois  mois  plus  tard  \ 

Tout  le  mois  de  juillet  se  passa  sans  incident  remar- 
quable. L'Empereur  avait  à  pourvoir  au  remplacement  du 
maréchal  Duroc  ;  il  hésita  quelque  temps  entre  le  général 
Drouot  et  le  général  Bertrand,  et  se  décida  enfin  pour  ce 
dernier.  Je  dis  à  cette  occasion  au  général  Drouot  :  u  Ma 
foi,  mon  général,  je  vous  félicite  de  n'avoir  pas  été  nommé 
grand  maréchal.  —  Pourquoi  donc?  —  Parce  que,  selon 
moi,  c'est  un  emploi  qui  tient  toujours  un  peu  de  la  domes- 
ticité. »  Le  général  Drouot  me  répondit  avec  sévérité  :  «  Il 
ne  faut  pas  parler  ainsi  quand  il  s'agit  du  service  de  l'Em- 
pereur; tout  emploi  près  de  sa  personne  est  honorable  et 
doit  être  envié.  »  Je  repris  :  «  Mais  au  fond,  êtes-vous 
f&ché  de  n'avoir  pas  été  nommé?  »  11  se  contenta  de  sourire 
et  ne  me  répondit  pas.  Je  crois  qu'au  fond  il  n'était  pas 
fâché  de  garder  une  position  plus  indépendante  et  plus 
militaire,  et  qui  s'accordait  cependant  avec  son  extrême 
attachement  pour  l'Empereur. 

Le  plus  grand  divertissement  que  nous  eûmes  pendant 
ces  semaines  fut  celui  de  la  comédie  française,  l'Empereur 
ayant  fait  venir  les  principaux  artistes  du  Théâtre-Fran- 
çais. M**®  Mars  était  alors  dans  toute  la  force  de  son  talent; 
aussi  ne  manquai-je  pas  une  seule  de  ses  représentations. 
Depuis  Dresde,  je  ne  la  revis  plus  qu'en  1840,  et,  malgré 
tout  le  prestige  de  son  admirable  talent,  elle  me  fit  alors 
plus  de  peine  que  de  plaisir. 

Vers  la  fin  du  mois  de  juillet,  nous  vîmes  arriver  plu- 
sieurs envoyés  autrichiens,  et,  entre  autres,  le  général 
Boubna.  On  disait  que  l'empereur  d'Autriche  menaçait  de 

1.  Voir  lo  Tolumo  Correspondance  intime.  Lettre  datée  de  Dresde, 
24  juin  18J3. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  159 

se  joindre  aux  Russes  et  aux  Prussiens,  à  moins  que  TEm- 
pereur  ne  consentit  à  faire  la  paix,  en  abandonnant  toutes 
les  conquêtes  qu'il  avait  faites  en  Allemagne  et  en  Italie. 
Une  paix,  faite  même  à  ces  conditions,  était  sans  doute 
désirable,  et  peut-être  même  raisonnable;  mais  on  com- 
prend cependant  que  TEmpereur  n'ait  pu  Taccepter.  L'hu- 
miliation était  trop  grande  pour  la  France  et  pour  lui; 
l'Empereur  y  aurait  perdu  tout  son  prestige,  et  la  France 
toute  sa  prépondérance.  11  semblait  que  la  campagne,  si 
défavorable  qu'elle  fût  pour  nos  armes,  ne  pouvait  amener 
un  résultat  plus  fâcheux,  et  qu'ainsi  il  fallait  encore  tenter 
les  chances  de  la  guerre.  Ce  fut  sans  doute  l'avis  qui  pré- 
valut dans  les  conseils  de  l'Empereur*. 

L'armistice,  qui  ne  devait  durer  que  jusqu'au  11  juillet, 
fut  prolongé  jusqu'au  11  août,  et  le  12,  je  fus  chargé  par 
l'Empereur  d'aller  à  Hambourg  pour  porter  au  maréchal 
Davout  l'ordre  de  marcher  sur  Berlin  et  de  se  mettre,  dès 
qu'il  le  pourrait,  en  communication  avec  la  Grande  Armée. 
Je  devais  rester  auprès  du  maréchal  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
commencé  son  mouvement.  J'arrivai  le  15  à  Hambourg,  et 
remis  mes  dépêches  au  maréchal  Davout,  qui  ne  me  fit 
aucune  question.  En  revanche,  on  m'en  fit  beaucoup  à  son 
état-major;  j'y  répondis  avec  beaucoup  de  réserve,  ayant 
trouvé  là  beaucoup  de  jeunes  gens  du  faubourg  Saint-Ger- 
maiUy  foyer  de  toutes  les  inimitiés  et  de  tous  les  complots 
contre  l'Empereur.  Je  ne  sais  par  quelle  faiblesse  ces  jeunes 
gens  étaient  recherchés  par  tous  les  maréchaux  et  géné- 
raux de  division  de  l'Empire,  mais  surtout  par  le  prince  de 
Neuchâtel.  L'Empereur  s'en  plaignit  plusieurs  fois  à  lui  ; 
car,  quoiqu'il  eût  fait  tout  au  monde  pour  ramener  l'an- 
cienne noblesse,  il  ne  se  fiait  pas  à  elle  pour  tout  ce  qui 
touchait  son  gouvernement  et  sa  puissance.  Il  ne  prit  le 

1.   Voir   le  volume    Correspondance   intime.    Lettre   datée    de    Dresde, 
il  août  1813. 


160  VIE   DE   PLANAT. 

comte  de  Narbonne  pour  aide  de  camp  qu  après  avoir  mis 
souvent  à  l'épreuve  son  dévouement  et  sa  fidélité.  Le  seul 
des  aides  de  camp  du  maréchal  Davout  qui  me  convint  dans 
tout  cet  état-major  était  le  capitaine  d'Houdetot,  qui  depuis 
a  été  aide  de  camp  du  roi  Louis-Philippe.  C'était  alors  un 
fort  bon  enfant,  très  serviable  et  très  empressé  pour  ses 
camarades  ;  mais  quand  je  le  retrouvai  trente  ans  après,  la 
faveur  et  la  cour  l'avaient  furieusement  changé.  Le  maré- 
chal Davout,  après  avoir  rassemblé  son  corps  d'armée  qui 
n'était  pas  considérable,  se  mit  en  marche  le  18,  et  m'ex- 
pédia le  môme  jour  pour  le  quartier  impérial. 

Je  courais  la  poste  à  toute  voiture,  comme  c'était  alors 
l'usage  en  Allemagne.  Quand  j'eus  dépassé  Magdebourg, 
j'appris  que  les  partis  ennemis  avaient  passé  l'Elbe  sur  nos 
derrières,  pour  intercepter  nos  communications  et  enlever 
nos  convois.  Sur  cette  nouvelle,  je  me  jetai  à  droite  de  la 
route  et  gagnai,  avec  un  bonheur  Jnouï,  la  petite  ville  de 
Nossen,  à  quatre  ou  cinq  lieues  de  Dresde  ;  les  partis  enne- 
mis s'étaient  montrés  dans  presque  tous  les  lieux  de  poste 
où  j'avais  relayé,  et  c'est  un  vrai  miracle  que  je  n'aie  pas 
été  enlevé.  Quand  j'arrivai  à  Nossen,  je  trouvai  la  petite 
garnison  de  cette  ville,  occupée  à  évacuer  ses  malades  et 
ses  vivres  sur  le  château,  pour  s'y  renfermer.  J'arrivai  à 
la  nuit  tombante  à  Dresde,  où  il  régnait  beaucoup  de  confu- 
sion. La  garnison  s'attendait  à  être  attaquée  le  lendemain, 
et  on  avait  fait  rentrer  dans  la  place  tous  les  détachements 
cantonnés  aux  environs.  Avant  de  me  remettre  en  route,  je 
voulus  prendre  des  informations,  mais  personne  ne  sut 
m'en  donner  de  positives;  on  allait,  on  venait,  dans  tous 
les  sens,  et  personne  ne  semblait  avoir  le  temps  de  s'arrê- 
ter. J'eus  beaucoup  de  peine  à  obtenir  des  chevaux  de 
poste  et  un  tuourst,  et  ne  pus  partir  avant  trois  heures  du 
matin. 

Arrivé  à  quatre  ou  cinq  lieues  de  Dresde,  sur  la  route  de 


DEUXIÈME   PARTIE   (J8i2   A    iHlo).  i61 

Hoyerswcrda,  je  rencontrai  TEmpereur,  qui  était  dans  sa 
voiture  de  voyage  avec  le  prince  de  Neuchâtel.  Je  fis 
arrêter  la  voiture,  et,  ayant  mis  pied  à  terre,  je  m'approchai 
de  la  portière  pour  remettre  mes  dépêches  à  l'Empereur, 
auquel  je  dis  que  le  maréchal  Davout  s'était  mis  en  marche 
le  18,  et  que  je  l'avais  laissé  à  ***.  Je  lui  dis  aussi  que  les 
partis  ennemis  avaient  franchi  l'Elbe,  et  menaçaient  notre 
ligne  d'opération.  Il  me  demanda  avec  empressement  : 
«  Et  Dresde,  que  s'y  passe-t-il?  »  Je  lui  répondis  :  «  Je 
n'ai  pu  en  être  informé  exactement;  tout  le  monde  y  est 
fort  occupé,  il  m'a  paru  qu'on  y  était  un  peu  en  désarroi.  » 
Ce  mot  le  fit  sourire;  il  dit  :  «  C'est  bien;  nous  allons 
mettre  ordre  à  tout  cela,  »  et,  m'ayant  congédié,  il  repartit 
au  grand  trot.  Je  le  suivis  comme  je  pus,  avec  mon  wourst, 
et,  comme  mes  chevaux  étaient  déjà  très  fatigués,  je  n'ar- 
rivai à  Dresde  que  deux  ou  trois  heures  après  l'Empereur. 

Déjà  on  avait  jeté  deux  ponts  de  service  sur  l'Elbe,  en 
amont  et  en  aval  de  Dresde,  sur  lesquels  les  troupes  que 
l'Empereur  amenait  de  laSilésie  commençaient  à  défiler  en 
bon  ordre;  Tennemi  attaquait  déjà  les  ouvrages  de  cam- 
pagne construits  autour  de  Dresde,  et  ses  projectiles  arri- 
vaient jusque  dans  la  ville,  au  grand  effroi  des  pauvres 
habitants,  qui  descendaient  des  étages  supérieurs  de  leurs 
maisons  pour  se  réfugier  dans  les  caves.  Je  remarquai  qu'ils 
emportaient  tous  des  lits  de  plumes. 

L'ennemi  attaquait  avec  une  vigueur  inaccoutumée,  et 
paraissait  sur  le  point  d'emporter  les  retranchements  malgré 
une  défense  non  moins  énergique.  Cependant,  à  mesure  que 
notre  infanterie  passait  l'Elbe,  l'Empereur  l'avait  massée 
dans  les  faubourgs  et,  à  un  moment  donné,  elle  s'élança 
contre  l'ennemi  et  le  força  à  la  retraite.  La  nuit  mit  fin  à 
cette  lutte  acharnée,  et  l'ennemi  prit  position  à  une  lieue  de 
Dresde.  Dans  cette  journée,  le  pauvre  Béranger,  officier 
d'ordonnance  de  l'Empereur,  eut  la  cuisse  emportée  par  un 

11 


162  VIE  DE  PLANAT. 

boulet  de  canon.  Il  mourut  dans  la  nuit  par  suite  du  téta- 
nos. C'était  un  beau  et  brave  officier,  très  aimé  de  ses  cama- 
rades et  bien  vu  par  TEmpereur;  il  fut  universellement 
regretté. 

En  rentrant  à  Dresde,  nous  trouvâmes  toute  la  ville 
illuminée,  ce  qui  avait  été  ordonné  pour  faciliter  les  mou- 
vements de  la  troupe  pendant  la  nuit;  les  habitants,  revenus 
de  leur  frayeur,  circulaient  joyeusement  dans  les  rues,  et  il 
est  probable  qu'ils  avaient  remonté  leurs  lits  de  plumes. 

Rien  ne  troubla  notre  repos  durant  cette  nuit,  qui  fut  si 
laborieuse  pour  TEmpereur.  Il  vit  tous  les  maréchaux  et 
leur  donna  ses  ordres  pour  la  grande  bataille  du  lendemain. 
Le  27,  à  la  pointe  du  jour,  l'Empereur  monta  à  cheval  et 
traversa,  avec  son  état-major,  le  faubourg  de  Friedrich- 
stadt;  il  avait  porté  principalement  son  attention  sur  ce 
point,  où  l'aile  gauche  de  l'ennemi  paraissait  peu  en  force 
et  assez  compromise.  L'Empereur  donna  le  commandement 
de  Taile  droite  à  Murât,  qui  disposait  d'une  nombreuse 
cavalerie,  et  lui  ordonna  d'attaquer  vigoureusement  le 
corps  de  Giulay  qui  lui  était  opposé,  et  de  le  culbuter. 
Murât  s'acquitta  de  la  commission  avec  son  impétuosité 
accoutumée  ;  tandis  que  son  infanterie  et  son  artillerie  atta- 
quaient de  front  avec  vigueur,  il  se  mit  à  la  tête  de  sa  cava- 
lerie, tourna  la  gauche  de  l'ennemi,  le  culbuta  et  le  poussa 
jusque  dans  le  ravin  d'un  ruisseau,  appelé  Weisseritz,  der- 
rière le  centre  de  l'armée  austro-russe;  en  même  temps, 
son  infanterie  occupa  Plauen,  qui  nous  rendait  maîtres  de 
la  route  de  Freyberg,  une  des  grandes  communications  de 
l'armée  ennemie.  Je  suis  heureux  d'avoir  été  témoin  de  ce 
beau  fait  d'armes. 

L'Empereur,  voyant  la  gauche  de  l'ennemi  complète- 
ment anéantie,  se  porta  au  centre  ;  c'était  sur  ce  point  que 
le  prince  Schwarzenberg,  général  en  chef  de  l'armée  austro- 
russe,  avait  rassemblé  la  majeure  partie  de  ses  forces. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  163 

L'Empereur,  au  contraire,  ne  lui  avait  opposé  relativement 
qu'un  petit  nombre  de  troupes,  mais  en  revanche  une  for- 
midable artillerie,  celle  de  la  garde  impériale,  qui  était  cer- 
tainement la  première  artillerie  du  monde.  Aussi  suffit-elle 
pour  paralyser  les  attaques  les  plus  furieuses  des  corps 
ennemis;  la  canonnade  était  épouvantable. 

Au  milieu  de  ce  tumulte  et  à  travers  les  balles,  les  bou- 
lets et  la  fumée,  on  vit  accourir  une  charmante  levrette 
grise,  qui  vint  se  réfugier  dans  le  groupe  de  TEmpereur; 
elle  portait  au  cou  un  collier  avec  une  plaque  de  métal  sur 
laquelle  on  lut  ces  mots  :  J'appartiens  au  général  Moreau, 
C'est  ainsi  qu'on  apprit  la  présence  de  ce  transfuge  dans  les 
rangs  de  l'armée  ennemie.  La  nouvelle  courut  comme  une 
traînée  de  poudre  tout  le  long  de  notre  ligne,  et  remplit 
tous  les  cœurs  d'indignation  ;  elle  sembla  redoubler  l'ardeur 
de  nos  soldats.  Quelques  instants  plus  tard,  le  général  Mo- 
reau  reçut  le  juste  châtiment  de  sa  trahison  envers  la 
patrie.  Un  boulet,  parti  d'une  batterie  de  la  garde,  lui 
emporta  les  deux  jambes,  au  moment  où  il  désignait  une 
position  à  occuper  contre  nous.  Il  fut  porté  hors  du  champ 
de  bataille  et  transporté  en  Bohême,  où  il  mourut  le  lende- 
main. Ces  détails  furent  racontés  par  les  nombreux  prison- 
niers autrichiens  faits  à  la  bataille  de  Dresde. 

Vers  quatre  heures,  TEmpereur,  voyant  que  le  feu  de 
l'ennemi  se  ralentissait  et  qu'il  se  préparait  évidemment  à 
la  retraite,  m'envoya  à  laile  gauche,  commandée  par  le 
maréchal  Ney,  afin  de  savoir  s'il  était  maître  de  la  chaussée 
de  Pirna.  Comme  je  devais  traverser  Dresde  pour  remplir 
ma  mission,  le  général  Drouot  me  pria  de  passer  à  notre 
logement,  et  de  dire  à  son  domestique  de  lui  amener  un 
cheval  frais.  En  arrivant  auprès  du  maréchal  Ney,  je  le 
trouvai  précisément  en  bataille  sur  la  chaussée  de  Pirna. 
Il  me  dit  :  c(  Je  viens  d'envoyer  un  de  mes  aides  de  camp 
à  l'Empereur  pour  lui  annoncer  que  non  seulement  je  suis 


i6V  VIE   DE  PLANAT. 

maître  de  cette  communication,  mais  que  j'espère  bien  ne 
pas  en  rester  là.  »  Ainsi  laile  droite  de  Tennemi  avait  été 
repoussée,  sinon  détruite,  comme  son  aile  gauche,  et  les 
admirables  dispositions  de  l'Empereur  se  trouvaient  justi- 
fiées par  le  succès. 

En  retournant  au  quartier  impérial,  comme  je  traversais 
Dresde  au  grand  trot,  mon  cheval  s'abattit  des  quatre  pieds 
sur  le  pavé,  et  j'en  reçus  une  si  violente  commotion  que  je 
restai  sans  mouvement,  avec  le  genou  droit  déchiré  et 
contusionné.  Comme  c'était  près  de  notre  logement,  les 
domestiques  du  général  Drouot  accoururent,  et  me  trans- 
portèrent dans  ma  chambre.  On  me  fit  revenir  avec  de 
l'eau  et  du  vinaigre,  et  dès  que  j'eus  repris  mes  sens, 
j'exécutai  la  commission  de  mon  général  en  priant  le  domes- 
tique de  lui  faire  connaître  l'accident  qui  m'était  arrivé. 
Heureusement  la  fin  du  jour  approchait,  et  la  bataille  était 
finie,  sans  quoi  je  me  serais  difficilement  consolé  de  n'y 
avoir  pas  assisté  jusqu'au  bout. 

La  bataille  de  Dresde  est  en  effet  une  des  plus  belles  que 
l'Empereur  ait  livrées,  et  l'on  peut  dire  aussi  que  ce  fut  le 
dernier  éclat  que  jeta  la  gloire  de  nos  armes  sur  la  terre 
d'Allemagne.  Cette  victoire  fut  suivie,  et  même  précédée, 
de  journées  désastreuses  sur  les  points  où  l'Empereur  n'était 
pas.  Au  moment  même  où  l'Empereur  avait  de  si  grands 
succès,  le  maréchal  Macdonald  était  battu  par  Blûcher  sur 
la  Katzbach  ;  Oudinot  éprouvait  le  même  sort  à  Dennewitz, 
sur  la  route  de  Berlin;  mais  la  journée  la  plus  funeste,  par 
l'effet  moral  qu'elle  produisit  sur  la  Grande  Armée,  fut  celle 
de  la  défaite  du  général  Vandamme  à  Kulm,  en  Bohême. 
J'en  parlerai,  parce  qu'elle  se  lie  étroitement  avec  la  bataille 
de  Dresde. 

L'Empereur,  certain  du  succès  de  cette  bataille,  avait 
détaché  de  son  extrême  gauche  le  général  Vandamme  avec 
un  corps  de  20  à  25  000  hommes  pour  s'emparer  du  défilé 


DEUXIÈME   PARTIE    (1812   A    1815).  165 

de  Peterswald,  et  couper  ainsi  la  retraite  à  Tarmée  ennemie. 
Le  général  Vandamme,  arrivé  à  Pirna,  y  trouva  un  corps 
russe  fortement  retranché.  11  l'attaqua  avec  vigueur  et  réso- 
lution et  parvint  à  le  déloger;  l'ennemi  se  retira,  en  aban- 
donnant la  route  de  Pirna  qui  conduit  à  Prague  par  Peters- 
wald. Mais  Vandamme,  animé  par  le  succès,  au  lieu 
d'attendre  qu'un  autre  corps  vînt  le  soutenir,  s'engagea 
témérairement  dans  le  défilé  de  Peterswald,  et  poussa 
jusqu'à  Tœplitz.  Là,  il  se  trouva  en  face  de  60  à  70  000  hom- 
mes de  troupes  ennemies,  qui  le  repoussèrent  jusqu'à 
Kulm.  Au  lieu  de  continuer  son  mouvement  de  retraite, 
et  de  chercher  à  s'appuyer  sur  notre  aile  gauche,  Van- 
damme s'obstina  à  s'y  défendre.  Peut-être  serait-il  parvenu 
à  tenir  jusqu'à  la  nuit,  sans  un  incident  qu'un  général  pru- 
dent aurait  su  prévoir. 

Le  corps  de  Kleist,  poussé  par  les  troupes  de  notre  aile 
gauche  et  trouvant  le  défilé  de  Peterswald  abandonné,  y 
pénétra  pour  rentrer  en  Bohème ,  et  arriva  sur  les  derrières 
du  corps  de  Vandamme  dans  le  fort  de  l'action.  Pris  de  la 
sorte  entre  deux  feux,  et  coupé  de  sa  ligne  de  communica- 
tion, Vandamme  fut  pris,  avec  presque  toutes  ses  troupes 
et  toute  son  artillerie.  Il  n'en  réchappa  guère  que  6  à 
7000  hommes  d'infanterie  et  de  cavalerie,  qui  se  sauvèrent 
à  travers  les  montagnes  boisées,  et  arrivèrent  dans  la  nuit 
au  quartier  du  duc  de  Trévise.  La  plupart  avaient  jeté  leurs 
armes,  afin  de  mieux  courir. 

Le  lendemain  de  la  bataille  de  Dresde,  l'Empereur  était 
sorti  par  la  route  de  Pirna,  d'assez  bon  matin;  mais  après 
avoir  fait  environ  une  lieue,  il  s'était  senti  fort  mal  et  était 
rentré  à  Dresde.  Il  est  probable  que,  sans  cet  incident,  la 
malheureuse  affaire  de  Vandamme  n'aurait  pas  eu  lieu  et 
que  l'Empereur,  arrivé  à  Pirna,  aurait  envoyé  sur-le-champ 
des  troupes  à  Peterswald  pour  le  soutenir;  mais,  soit  que 
la  maladie  de  l'Empereur  eût  affaibli  momentanément  en 


J66  VIE   DE   PLANAT. 

lui  une  activité  et  une  prévoyance  infatigables,  soit  qu'il 
ne  pût  imaginer  jusqu'où  irait  la  témérité  de  Vandamme, 
il  est  certain  que  toute  cette  journée  se  passa  sans  qu'on 
reçût  d'information  de  ce  côté,  et  sans  qu'on  y  envoyât  des 
ordres.  Seulement,  vers  dix  heures  du  soir,  mon  général 
me  donna  ordre  d'aller  à  Pirna,  auprès  du  duc  de  Trévise, 
pour  lui  annoncer  que  l'Empereur  y  arriverait  le  lende- 
main, et  lui  donner  ordre  de  l'y  attendre.  Je  dis  à  mon 
général  :  «  Le  maréchal  doit-il  attendre  de  sa  personne  ou 
avec  son  corps  d'armée?  »  C'est  une  question  que  nous 
avions  tous  bien  soin  de  faire,  parce  que  des  ordres  de 
cette  nature  avaient  souvent  donné  lieu  à  des  méprises 
fâcheuses.  Je  pense  que  mon  général  ne  voulut  pas  retour- 
ner auprès  de  l'Empereur  qui  était  fort  souffrant,  car  il  re- 
prit :  ((  Portez  l'ordre,  tel  que  je  vous  le  donne;  le  maré- 
chal Mortier  saura  ce  qu'il  a  à  faire.  »  J'arrivai  à  Pirna  à 
minuit  et  m'acquittai  de  ma  mission,  après  quoi  je  fus  me 
coucher,  pour  attendre  l'arrivée  du  quartier  impérial. 

L'Empereur  arriva  à  Pirna  et  la  première  chose  qu'il  fit 
fut  de  demander  des  nouvelles  du  général  Vandamme; 
mais  on  n'en  avait  pas.  Il  demanda  si  le  passage  de  Peters- 
wald  étaii  occupé.  On  lui  répondit  qu'on  n'en  savait  rien. 
Là-dessus  l'Empereur  entra  dans  une  violente  colère,  et 
demanda  au  duc  de  Trévise  pourquoi  il  ne  s'y  était  pas 
porté.  Le  duc  de  Trévise  s'excusa  en  disant  qu'il  avait  reçu 
dans  la  nuit  l'ordre  d'attendre  l'Empereur  à  Pirna;  nou- 
velle colère  de  TEmpereur,  affirmant  qu'il  n'avait  jamais 
donné  un  pareil  ordre,  et  demandant,  d'un  regard  irrité,  à 
tous  les  assistants  :  m  Qui  est-ce  qui  a  donné  cet  ordre-là  ?  » 
Tout  le  monde  tremblait,  lorsque  le  général  Drouot, 
s'avançant  avec  son  calme  ordinaire,  lui  dit  d'une  voix  as- 
surée :  «  C'est  moi.  Sire,  d'après  l'ordre  formel  que  Votre 
Majesté  m'en  a  donné  hier  soir  avant  dix  heures.  »  L'Em- 
pereur ne  répondit  rien,  et  rentra  dans  son  cabinet.  Il  fit 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A   1815).  167 

partir  le  jour  même  une  division  pour  Peterswald  ;  ce  fut 
elle  qui  recueillit  le  lendemain  les  débris  du  corps  de 
Vandamme. 

Après  la  déroute  de  Kulm,  TEmpereur  manœuvra  pen- 
dant un  mois  autour  de  Dresde,  qui  devint  le  pivot  de  ses 
opérations.  Ces  manœuvres  avaient  pour  but  de  réparer 
autant  que  possible  les  échecs  subis  par  ses  lieutenants,  et 
surtout  d'empêcher  ou  du  moins  de  retarder  la  jonction  de 
trois  grandes  armées  ennemies,  savoir  :  celle  de  Bohème, 
commandée  pour  le  prince  de  Schwarzenberg,  celle  de  Si- 
lésie  aux  ordres  de  Blûcher,  et  celle  du  Nord,  commandée 
par  le  prince  royal  de  Suède  (Bernadotte). 

Je  fis  durant  ce  mois  le  service  le  plus  fatigant  que  j'aie 
fait  de  ma  vie.  Dès  avant  la  bataille  de  Dresde,  l'Empe- 
reur, appréciant  de  plus  en  plus  les  grands  talents  du  gé- 
néral Drouot,  l'avait  nommé  aide-major  général  de  sa 
garde.  Les  détails  que  comportait  ce  service  me  donnèrent 
un  surcroit  d'occupations  accablant.  Je  passais  toutes  les 
journées  à  cheval  et  presque  toutes  les  nuits  à  écrire  ;  le 
temps  était  devenu  très  mauvais  et  les  pluies  fréquentes; 
l'Empereur  voulait  avoir  tous  les  cinq  jours  une  situation 
exacte  de  sa  garde,  alors  divisée  en  plusieurs  détache- 
ments; or,  cette  situation  générale  ne  pouvait  se  composer 
que  des  situations  particulières  de  chaque  détachement,  et 
les  chefs  d'étafrmajor,  fatigués  par  les  longues  marches  de 
la  journée,  ne  mettaient  aucune  exactitude  à  les  envoyer. 
Il  nous  fallait  donc,  Lacoste  et  moi,  monter  à  cheval,  et 
nous  rendre  dans  les  divers  cantonnements,  afin  d'obtenir 
les  situations  partielles.  Nous  y  étions  fort  mal  reçus  et 
envoyés  à  tous  les  diables  par  les  chefs  d'état-major.  11  fal- 
lait, pour  le  bien  du  service,  dévorer  toutes  ces  rebuffades. 
De  retour  au  quartier  général,  qui  était  souvent  une  ma- 
sure abandonnée,  où  le  vent  et  la  pluie  pénétraient  sans 
obstacle,  Lacoste  se  jetait  sur  la  paille  et  s'endormait. 


168  VIE   DE    PLANAT. 

Mais  moi,  je  me  mettais  à  louvrage  pour  dépouiller  les 
états  que  nous  avions  rapportés  et  en  former  une  situation 
générale,  divisée  en  cinq  ou  six  colonnes  et  accompagnée 
d'observations  et  éclaircissements.  Ce  travail  long  et  minu- 
tieux, qui  ne  devait  renfermer  aucune  erreur,  occupait  au 
moins  trois  heures,  après  quoi,  je  le  mettais  au  net,  car  il 
fallait  garder  les  minutes. 

Plus  d'une  fois  le  général  Drouot,  me  voyant  tomber  de 
fatigue  et  de  sommeil,  me  prit  la  plume  des  mains,  pour 
achever  mon  travail,  et  m'envoya  coucher.  La  plupart  du 
temps,  mon  lit  était  une  botte  de  blé  que  nos  soldats  ve- 
naient de  faucher,  et  qui  était  toute  mouillée.  Quant  au 
général  Drouot,  il  avait  l'heureuse  faculté  de  se  priver  de 
sommeil;  tant  que  Tarmée  était  en  mouvement,  je  ne  me 
rappelle  pas  l'avoir  vu  dormir.  J  attrapai,  sur  ces  coucheins 
humides,  un  mal  d'oreilles  qui  me  fit  horriblement  souf- 
frir, et  que  je  gardai  jusqu'à  la  bataille  de  Leipzig. 

Notre  armée  était  trop  faible  pour  pouvoir  contenir  long- 
temps des  forces  triples  qui  lui  étaient  opposées,  et  qui 
allaient  toujours  en  augmentant.  Déjà  même,  l'aile  gauche 
de  l'armée  de  Bohême  envoyait  des  partis  sur  la  route  de 
Leipzig  à  Francfort  qui  était  désormais  notre  seule  ligne 
d'opération,  et  par  laquelle  devait  s'effectuer  la  retraite.  Il 
fallait  donc  se  résoudre  à  abandonner  Dresde  pour  se  rap- 
procher de  Leipzig.  En  quittant  Dresde,  l'Empereur  y  laissa 
une  garnison  de  vingt  mille  hommes,  sous  le  commande- 
ment du  maréchal  Saint-Cyr,  ce  qui  affaiblit  d'autant  son 
armée.  Ensuite  il  se  porta  le  long  de  l'Elbe  pour  s'opposer 
à  Blûcher  qui  marchait  avec  ardeur  contre  notre  aile 
gauche,  et  qui  se  retira  précipitamment  en  voyant  la 
Grande  Armée  se  déployer  devant  lui.  L'Empereur  fit  mine 
de  le  poursuivre,  mais  l'armée  de  Bohème,  qui  était  der- 
rière lui,  menaçait  ses  communications,  en  sorte  qu'au 
lieu  de  passer  l'Elbe,  l'Empereur  fit  volte-face  et,  se  diri- 


DEUXIÈME   PARTIE   {i812   A   1815).  169 

géant  sur  Leipzig,  il  s'arrêta  dans  un  champ,  sur  le  bord 
de  la  route,  pour  voir  défiler  ses  troupes  qui  allaient 
prendre  position. 

Vers  le  soir,  on  vit  arriver  de  Dresde  trois  de  ces  vieilles 
voitures  de  la  cour,  dont  la  forme  rappelait  celles  du  temps 
de  Louis  XIV.  On  vint  dire  à  TEmpereur  que  c'était  la  fa- 
mille royale  de  Saxe  qui  fuyait  de  Dresde.  Lorsque  ces  voi- 
tures furent  arrivées  à  la  hauteur  du  lieu  où  se  tenait 
l'Empereur,  on  vit  que  la  première  contenait  le  roi  et  la 
reine  de  Saxe,  la  princesse  Auguste  et  la  princesse  Antoine, 
archiduchesse  d'Autriche.  L'Empereur  fit  arrêter  et 
s'avança  sur  la  route,  le  chapeau  à  la  main,  pour  parler  à 
ces  augustes  personnages.  J'entendis  qu'il  disait  :  «  Mes- 
dames, nous  allons  avoir  demain  une  grande  bataille,  il 
ne  faut  pas  vous  en  effrayer.  »  La  princesse  Antoine  répon- 
dit vivement  :  «  Ah  !  Sire,  partout  où  est  Votre  Majesté  il 
n'est  pas  permis  d'avoir  peur.  »  Les  voitures  continuèrent 
leur  route  jusqu'à  Leipzig  et  l'Empereur  monta  à  cheval, 
immédiatement  après,  pour  reconnaître  le  champ  de 
bataille. 

Nous  couchâmes  dans  le  faubourg  de  Leipzig  sans  en- 
trer en  ville.  Les  troupes  avaient  pris  position,  à  environ 
une  lieue  au  sud-est  de  Leipzig;  leur  ligne  s'étendait 
depuis  les  marais  de  l'Elster  jusqu'à  un  gros  village  ap- 
pelé Liebert-Wolkwitz,  sur  la  Partha.  Le  centre,  entre 
ces  deux  points,  était  à  Wachau,  qui  donna  son  nom  à 
la  journée  du  lendemain;  on  l'appelle  aussi  la  première 
journée  de  la  bataille  de  Leipzig. 

Ce  jour-là,  16  octobre,  l'Empereur  monta  à  cheval  à  la 
pointe  du  jour,  et  commençait  à  parcourir  la  ligne,  lorsque 
l'ennemi  ouvrit  le  feu  avec  beaucoup  de  vivacité,  princi- 
palement sur  notre  droite,  entre  Mark-Kleeberg  et  Wachau. 

Je  n'entreprendrai  point  de  décrire  les  phases  diverses 
de  cette  longue  et  sanglante  journée.  Toutes  les  positions 


170  VIE   DE  PLANAT. 

furent  successivement  prises  et  reprises  ;  mais  la  supério- 
rité numérique  de  Tennemi,  tant  en  hommes  qu'en  pièces 
de  canon^  rendit  tous  nos  efforts  infructueux. 

L'Empereur  sentait  bien  que  cette  journée  allait  décider 
du  sort  de  la  campagne,  et  peut-être  de  la  France.  Vers  le 
soir  il  fit  un  effort  désespéré  pour  percer  le  centre  de 
l'armée  ennemie.  Gomme  dans  tous  les  cas  décisifs,  il  fit 
soutenir  ce  mouvement  par  une  batterie  de  cinquante 
bouches  à  feu  de  sa  garde,  commandée  par  le  général 
Drouot.  Il  s'en  fallut  de  peu  que  cette  manœuvre  ne  réus- 
sit. Mais,  en  ce  moment,  le  prince  Schwarzenberg  réunit 
toutes  ses  réserves  et  repoussa  nos  colonnes  qui,  en  même 
temps,  étaient  prises  d'écharpe  par  l'artillerie  des  deux 
ailes.  Il  fallut  donc  se  retirer  et  les  deux  armées  passèrent 
la  nuit  dans  les  positions  qu'elles  avaient  occupées  avant 
l'action. 

Je  perdis  dans  cette  journée  un  beau  cheval  que  j'avais 
acheté  du  général  Frésia,  après  mon  retour  de  Dantzig.  Le 
pauvre  animal  fut  tué  sous  moi;  il  semblait  avoir  un 
pressentiment  de  sa  fin  prochaine,  car  il  me  donna  un  mal 
incroyable  pendant  toute  l'action,  s'abattant  des  quatre 
membres,  chaque  fois  qu'un  boulet  tombait  devant  lui, 
et  m'emportant  à  droite  et  à  gauche,  comme  pris  de  ver- 
tige. J'y  perdis  mon  chapeau  et  un  grand  collet  de  drap 
bleu,  qui  était  en  travers  sur  le  devant  de  ma  selle.  Enfin, 
laissant  la  pauvre  bote  sur  le  champ  de  bataille,  je  fis  ma 
retraite  à  pied,  mon  portemanteau  sur  l'épaule,  avec  mon 
camarade  Lacoste,  blessé  d'une  balle  morte  à  l'articulation 
du  genou. 

L'Empereur  passa  la  nuit  au  bivouac,  assis  sur  une 
chaise  de  paille,  auprès  d'un  grand  feu;  il  avait  l'air  triste 
et  préoccupé.  Il  fit  venir  le  général  autrichien  Merweld,  fait 
prisonnier  sur  notre  droite,  et,  après  l'avoir  entretenu 
pendant  quelque  temps,  il  le  renvoya  aux  avant-postes 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812    A    1815).  171 

ennemis.  Vers  dix  heures,  je  fus  envoyé,  pour  porter  des 
ordres  au  duc  de  Trévise,  au  village  de  Lîeberl-Wolkwitz, 
à  notre  extrême  gauche.  Ses  officiers,  qui  sou  paient,  m'in- 
vitèrent à  prendre  part  à  leur  festin,  ce  que  j'acceptai  de 
grand  cœur,  car  je  mourais  de  faim,  n'ayant  rien  pris  de 
la  journée.  En  retournant  au  quartier  général,  je  trouvai 
la  plaine  tellement  émaillée  de  feux  de  bivouacs,  qu'il 
était  impossible  de  distinguer  notre  ligne  de  celle  de  Yen- 
ncmi;  aussi  fus-jc  donner  dans  les  avant-postes  autrichiens. 
Le  cri  de  Wer-dal  m'avertit  de  ma  méprise,  et  m'enseigna 
la  direction  que  je  devais  prendre;  je  tournai  bride  au 
galop,  accompagné  de  deux  ou  trois  coups  de  fusil. 

Le  lendemain  17,  on  ne  se  battit  point;  il  y  eut  comme 
un  armistice  tacite.  Mais  il  n'était  point  à  notre  avantage, 
car  pendant  cette  journée  toutes  les  armées  alliées  complé- 
tèrent leur  jonction,  et  formèrent  autour  de  nous  un  cercle, 
dont  le  centre  était  Leipzig.  Aussi  la  bataille  du  lendemain 
18,  fut-elle  très  meurtrière  pour  nous,  car  les  feux  de 
l'ennemi,  partant  de  la  circonférence,' convergeaient  tous 
vers  ce  centre  où  notre  armée  était  amoncelée.  La  résis- 
tance de  nos  troupes  fut  héroïque  sur  tous  les  points,  mais 
principalement  au  centre  et  à  la  droite,  où  se  tenait  l'Em- 
pereur. Le  général  Drouot  commandait  cinquante  bouches 
à  feu  de  la  garde,  qui  tiraient  avec  une  telle  vivacité  qu'on 
ne  vit  pendant  plusieurs  heures  qu'un  nuage  épais   de 
fumée  qui  nous  dérobait  entièrement  les  lignes  ennemies. 
Le  général  faillit  être  tué  d'une  balle  qui  lui  arriva  en 
pleine  poitrine  ;  heureusement  il  portait  de  grosses  aiguil- 
lettes tressées  qui  amortirent  le  coup;  il  en  fut  quitte  pour 
une  forte  contusion  qui  lui  fit  cracher  le  sang.  Quant  à 
moi,  je  m'en  tirai  sain  et  sauf.  Cependant  notre  gauche 
commençait  à  plier  et  se  rapprochait  sensiblement  des 
murs  de  Leipzig.  11  était  environ  trois  heures  et  demie, 
lorsque  l'Empereur  ordonna  la  retraite.   Elle  se  fît  dans 


172  VIE   DE   PLANAT. 

le  plus  grand  désordre  par  la  faute  du  major  général 
(Berthier)  qui  avait  négligé  de  jeter  plusieurs  ponts  sur 
TElster,  afin  de  faciliter  le  passage  des  troupes,  de  l'artil- 
lerie et  des  bagages.  Il  en  résulta  que  l'armée  se  retirant 
en  éventail  par  toutes  les  portes  de  Leipzig,  ses  colonnes 
venaient  aboutir  à  un  seul  défilé,  qui  était  le  pont  de 
Lindenau.  Là,  il  y  avait  un  tel  encombrement  que,  lors- 
qu'une voiture  s'arrêtait,  les  soldats  la  jetaient  à  l'instant 
dans  TElster  pour  se  frayer  un  passage.  En  traversant 
Leipzig,  nous  trouvâmes  les  rues  et  les  places  encombrées 
d'une  quantité  innombrable  de  blessés,  qui  erraient  comme 
des  âmes  en  peine,  ne  sachant  où  s'abriter.  Je  remarquai 
parmi  eux  une  figure  qui  faisait  horreur;  c'était  celle  d'un 
artificier,  de  grande  taille,  dont  la  figure  avait  été  brûlée 
par  l'explosion  d'un  caisson;  sa  figure  était  tellement 
enflée  qu'elle  avait  le  double  du  volume  ordinaire;  on  ne 
lui  voyait  plus  les  yeux,  et  sa  langue,  horriblement  gonflée 
et  brûlée,  lui  sortait  de  trois  pouces  hors  de  la  bouche  ;  cet 
aspect  était  à  la  fois  risible  et  effroyable. 

L'Empereur  mît  pied  h  terre  sur  la  grande  place  et  monta 
au  palais  pour  faire  ses  adieux  à  la  famille  royale  de  Saxe, 
pendant  que  le  canon  tonnait  aux  portes  de  Leipzig.  Il  y 
resta  environ  vingt  minutes,  qui  parurent  bien  longues  à 
tout  son  état-major;  à  chaque  instant  des  officiers  arrivaient 
du  pont  de  Lindenau,  s'écriant  que  si  l'Empereur  tardait 
encore  d'un  quart  d'heure  il  ne  pourrait  plus  passer,  tant 
étaient  grands  l'encombrement  et  la  confusion  qui  régnaient 
sur  ce  point.  Enfin  il  arriva,  monta  à  cheval  et  nous  par- 
tîmes pour  passer  le  pont  de  Lindenau.  A  son  arrivée,  la 
foule,  malgré  son  empressement,  s'écarta  devant  lui  et  lui 
livra  passage,  tant  était  grand  le  respect  qu'il  inspirait; 
mais  le  passage  se  referma  presque  aussitôt,  en  sorte 
que  plusieurs  officiers  de  sa  maison  eurent  une  peine 
infinie    à  le    rejoindre;    quelques-uns  passèrent  l'Elster 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A    1815).  173 

à  la  nage,  et  faillirent  rester  embourbés  dans  les  marais. 

Le  défilé  de  Lindenau,  qui  a  environ  trois  quarts  de 
lieue,  est  une  suite  de  ponts,  jetés  sur  les  nombreuses 
branches  de  TElster.  Quand  nous  l'eûmes  franchi,  nous 
trouvâmes  une  plaine  élevée,  sur  laquelle  on  avait  planté, 
h  droite  et  à  gauche  de  la  route,  de  longues  perches,  por- 
tant les  numéros  des  différents  corps  d'armée,  afin  d'in- 
diquer aux  soldats  isolés  leurs  points  de  réunion. 

A  peine  avions-nous  franchi  le  défilé  qu'une  forte  déto- 
nation nous  apprit  que  le  pont  de  l'Elster  à  Leipzig  venait 
de  sauter.  Personne  ne  s'y  attendait,  et  l'on  était  parti  de 
Leipzig  avec  l'espoir  de  conserver  cet  unique  passage  jus- 
qu'au lendemain  matin  ;  mais  il  parait  que  les  officiers  du 
génie,  chargés  de  cette  opération,  s'effrayèrent  en  voyant 
arriver  quelques  fuyards  qui  affirmaient  que  l'ennemi  était 
sur  leurs  talons  ;  et  sur  ces  récits  exagérés,  les  ingénieurs, 
sans  attendre  d'ordre,  mirent  le  feu  à  la  mine  et  le  pont 
sauta. 

L'Empereur  s'arrêta  au  bruit  de  l'explosion;  il  parais- 
sait fort  affecté  et  envoya  quelques  officiers  en  arrière  pour 
lui  apporter  des  nouvelles.  Peu  d'instants  après,  on  vit 
arriver  le  maréchal  Macdonald  qui  avait  passé  l'Elster  à  la 
nage.  11  raconta  à  l'Empereur  qu'au  moment  de  l'explosion 
il  tenait  encore  à  la  porte  Halle,  mais  qu'alors  les  troupes 
s'étaient  débandées  en  se  précipitant  vers  le  pont,  et  qu'en- 
traîné par  le  mouvement,  il  était  arrivé  à  l'Elster  qu'il  avait 
franchi  à  la  nage. 

Pendant  que  nous  étions  arrêtés  là,  le  général  Drouot 
m'envoya  aux  équipages,  avec  ordre  de  faire  brûler  sa 
calèche  et  tout  ce  qu'elle  contenait,  afin  de  ne  pas  embar- 
rasser la  marche  de  l'armée.  Je  crois  que  peu  de  généraux 
imitèrent  cet  exemple,  surtout  parmi  les  aides  de  camp  de 
l'Empereur,  qui,  malgré  leur  bravoure  personnelle,  avaient 
des  habitudes  de  luxe  et  de  confort  qui  leur  rendaient 


174  VIE   DE   PLANAT. 

leurs  voitures  de  bagages  indispensables.  Cela  a  peu  d'in- 
convénient lorsqu'on  marche  en  avant,  et  qu'on  a  des 
succès,  mais  dans  une  retraite  précipitée,  ces  bagages 
augmentent  le  désordre  et  ralentissent  la  marche  des  troupes. 
Cependant  l'Empereur  avait  hâte  d'arriver  à  Francfort,  car 
il  avait  appris,  sur  le  champ  de  bataille  même  de  Leipzig, 
la  défection  de  la  Bavière  et  la  marche  d'une  armée  austro- 
bavaroise,  commandée  par  le  prince  de  Wrède,  qui  venait 
lui  couper  la  route  de  Mayence. 

Effectivement,  après  avoir  traversé  rapidement  Erfurt  et 
Gelmhausen,  nous  trouvâmes  à  peu  de  distance  de  Hanau 
la  forêt  de  Lamboë,  fortement  occupée  par  l'infanterie  en- 
nemie, et  il  n'y  avait  pas  d'autre  route  que  celle  qui  tra- 
versait cette  forêt.  Un  régiment  de  chasseurs  vieille  garde 
suffit  néanmoins  pour  repousser  les  tirailleurs  ennemis 
jusqu'à  la  lisière  de  la  forêt;  mais,  arrivé  là,  on  se  trouvait 
en  présence  d'une  formidable  batterie  de  quarante  bouches 
à  feu,  qui  tirait  constamment  sur  le  point  où  la  grande 
route  débouchait  dans  la  plaine.  L'Empereur  donna  ordre 
au  général  Drouot  de  rassembler  trente  ou  quarante  pièces 
d'artillerie  de  la  garde,  afin  de  faire  taire  Tartillerie  enne- 
mie; mais  il  fallait  prendre  position,  et  il  n'était  pas  facile 
de  se  déployer  sous  cette  grêle  de  boulets  et  d'obus.  Néan- 
moins le  général  Drouot  y  parvint  et  prit  position  sur  la 
lisière  de  la  forêt  avec  une  merveilleuse  rapidité  ;  un  quart 
d'heure  lui  suffit  pour  éteindre  le  feu  de  l'ennemi.  Mais 
alors  le  prince  de  Wrède  fit  charger  nos  batteries,  qui 
n'étaient  soutenues  par  aucune  infanterie;  le  général  Drouot 
attendit  la  charge  à  petite  portée  de  mitraille,  et  une  salve 
générale  de  toute  la  batterie  joncha,  en  un  instant, 
d'hommes  et  de  chevaux  toute  la  ligne  ennemie.  Néan- 
moins, quand  une  charge  de  cavalerie  est  lancée,  elle  ne 
s'arrête  pas,  et  les  cavaliers  ennemis  qui  suivaient,  arri- 
vèrent presque  sur  nos  pièces  ;  ce  fut  un  moment  critique  ; 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A    1815).  175 

le  général  Drouot,  qui  était  à  pied,  avait  tiré  son  épée,  les 
canonniers  s'étaient  armés  de  refouloirs  et  de  leviers  de 
pointage;  nous  risquions  de  passer  un  fort  mauvais  quart 
d'heure. 

Heureusement  le  général  Nansouty  avait  tourné  le  bois 
derrière  nous  et  déboucha  sur  notre  droite,  renversant  tout 
ce  qui  se  trouvait  sur  son  passage  ;  la  cavalerie  ennemie  se 
replia  plus  vite  qu'elle  n'était  venue,  et  nous  fûmes  ainsi 
délivrés.  Sans  perdre  de  temps,  le  général  Drouot  porta  son 
artillerie  en  avant  et  acheva  de  balayer  la  plaine,  secon- 
dant ainsi  d'une  manière  puissante  les  progrès  de  notre 
gauche,  dont  je  n'ai  pas  été  témoin;  la  bataille  de  Hanau 
s  est  bornée  pour  moi  au  rôlequy  a  joué  le  général  Drouot. 

Le  résultat  fut  de  forcer  le  maréchal  de  Wrède  à  rétrogra- 
der et  à  repasser  le  Mein  sur  le  pont  de  Hanau.  Cependant 
nous  ne  pûmes  entrer  dans  cette  ville  pour  y  passer  la 
nuit;  Tarrière-garde  du  prince  de  Wrède  en  avait  fermé 
les  portes  et  s'y  maintint  jusqu'au  jour;  elle  lança  même 
quelques  boulets  dans  le  bivouac  de  TEmpereur,  établi  sur 
la  lisière  du  bois. 

Nous  rentrâmes  tard  au  quartier  impérial,  car  le  général 
Drouot  ne  quittait  ses  canonniers  qu'après  s'être  assuré 
qu'il  ne  leur  manquait  rien.  En  arrivant,  on  dit  au  géné- 
ral Drouot  que  l'Empereur  l'avait  demandé  deux  fois;  il  se 
rendit  sur-le-champ  dans  la  tente  impériale.  Dès  que  l'Em- 
pereur le  vit  entrer,  il  s'avança  gaiement  vers  lui  et,  lui 
prenant  la  tète  entre  les  deux  mains,  il  lui  dit  :  «  Eh  bien, 
fameux  canonnier,  vous  avez  fait  de  bonne  besogne  aujour- 
d'hui !  »  C'était  de  la  part  de  l'Empereur  une  grande  marque 
de  satisfaction,  et  il  en  était  fort  avare.  Je  n'ai  pas  été 
témoin  de  ce  fait;  c'est  M.  de  Turenne,  grand  maître  de  la 
garde-robe  de  l'Empereur,  qui  me  l'a  raconté;  il  me  dit 
aussi  qu'en  entrant  dans  sa  tente,  après  la  bataille,  l'Empe- 
reur lui  avait  dit  :  «  Drouot  a  rendu  de  grands  services 


176  VIE  DE   PLANAT. 

aujourd'hui;  faites-le  appeler;  je  veux  lui  dire  que  je  suis 
content  de  lui.  » 

Après  la  bataille  de  Hanau,  Tarmée  austro-bavaroise 
ayant  repassé  le  Mein,  et  la  grande  armée  des  alliés  ne 
mettant  pas  beaucoup  d'ardeur  dans  sa  poursuite,  nous 
pûmes  achever  tranquillement  notre  mou vement  de  retraite 
sur  Mayence,  où  l'Empereur  fit  son  entrée  le  2  décembre, 
ne  ramenant  guère  plus  de  70000  hommes. 

Comme  il  arrive  toujours,  après  une  campagne  malheu- 
reuse et  une  longue  suite  de  fatigues  et  de  privations,  un 
grand  nombre  de  soldats  tombèrent  malades  du  typhus,  et 
les  hôpitaux  militaires  furent  bientôt  encombrés. 

Après  avoir  mis  un  peu  d'ordre  dans  les  débris  de  la 
Grande  Armée  et  ordonné  des  mesures  pour  la  défense  des 
frontières  du  Rhin,  l'Empereur  quitta  Mayence  le  9  dé- 
cembre pour  retourner  à  Paris.  Mon  général  le  suivit, 
voyageant  en  poste  dans  sa  calèche,  avec  moi  et  son  secré- 
taire. Gomme  on  ne  pouvait  tenir  que  deux  dans  cette 
calèche,  le  général  Drouot  imagina  de  nous  faire  courir  la 
poste  à  franc  étrier  alternativement,  son  secrétaire  et  moi. 
Get  exercice  violent  n'était  guère  de  mon  goût,  car  j'étais 
épuisé  par  les  fatigues  de  la  campagne  de  Saxe,  qui,  comme 
je  l'ai  déjà  dit,  a  été  pour  moi  la  plus  pénible  de  toutes. 

Enfin,  le  11  décembre,  nous  arrivâmes  à  Paris,  et  j'eus 
le  bonheur  de  revoir  ma  famille*. 

\.  Voir  le  Tolume  Correspondance  intime.  Lettre  datôe  du  15  décembre  1813. 


CAMPAGNE  DE  FRANCE^ 


1814 


Lorsque  l'Empereur  quittait  Paris  pour  se  rendre  à  Tar- 
mée,  personne  ne  savait  d'avance  ni  le  jour  de  son  départ 
ni  le  lieu  désigné  pour  le  quartier  impérial  ;  les  personnes 
les  plus  rapprochées  de  lui  avaient  soin  de  s'informer  aux 
écuries  du  départ  de  ses  chevaux  de  selle,  et  faisaient  suivre 
une  partie  des  leurs  ;  mais  tout  cela  se  faisait  avec  mystère 
et  avec  la  plus  grande  discrétion,  en  sorte  que  les  pauvres 
aides  de  camp  n'étaient  avertis  qu'au  dernier  moment  et 
rejoignaient  comme  ils  pouvaient.  Quoique  le  général 
Drouot  m'eût  exempté  de  tout  service  pendant  mon  séjour 
à  Paris,  j'allais  cependant  tous  les  jours  prendre  ses  ordres  ; 
le  25  janvier,  il  me  dit  :  «  L'Empereur  part  ce  matin  pour 
Ghâlons;  je  pars  avec  lui  en  poste;  arrangez-vous  pour  me 
suivre.  »  Rentré  chez  moi,  je  fis  partir  mes  deux  chevaux 
avec  mon  domestique,  et  je  me  mis  dans  un  coucou  qui  me 
conduisit  jusqu'à  Meaux.  Je  fis  ainsi  par  voiture  d'occasion 
les  quarante  lieues  qui  séparent  Paris  de  Ghàlons,  où  je 
n'arrivai  que  le  27  au  soir.  Là,  j'appris  que  l'Empereur  et 
toute  l'armée  étaient  partis  pour  Saint-Dizier,  où  l'on  pen- 

I.  Dicté  à  Paris  en  1834.  {\o\vV Avant- Proiyos.)  p.  p. 

42 


178  VIE   DE   PLANAT. 

sait  qu'il  y  aurait  une  bataille.  Comme  les  voituriers  ne  se 
souciaient  pas  d'aller  dans  cette  direction,  crainte  de  se 
trouver  dans  quelque  bagarre,  j'achetai  un  bidet  de  poste 
tout  sellé  et  bridé,  et  je  partis  dans  la  direction  de  Saint- 
Dizier.  Mais  arrivé  à  Vitry,  j'y  trouvai  l'ordre  de  ne  plus 
correspondre  avec  Saint-Dizier,  attendu  que  l'armée  avait 
pris  par  la  traverse  et  se  dirigeait  sur  Brienne  par  Mon- 
tierender.  A  la  première  poste  après  Vitry,  le  chemin  se  bi- 
furquait, et  je  m'adressai  au  maître  de  poste  qui,  soit  malice, 
soit  malentendu,  m'indiqua  la  route  qui  conduisait  à  Troyes; 
à  deux  lieues  de  là  seulement,  le  maire  d'un  village  m'en- 
gagea à  rebrousser  chemin  si  je  voulais  aller  à  Montieren- 
dcr,  ce  que  je  fis,  tantôt  à  pied,  tantôt  à  cheval,  avec  une 
pluie  battante  et  dans  la  boue  jusqu'à  la  cheville  du  pied. 
Je  restai  ainsi  un  jour  et  une  nuit  dans  la  traverse,  et  ne 
rejoignis  le  quartier   impérial  que  le  30  janvier  dans  la 
matinée.  Il  y  avait  eu  la  veille  une  affaire  très  chaude  à 
Brienne,  et  j'eus  bien  du  regret  de  n'y  avoir  pas  assisté'. 

Nous  restâmes  à  Brienne  jusqu'au  1*'  février;  mais  ce 
jour-là  l'Empereur,  informé  que  l'ennemi  s'avançait  en 
grande  force  dans  la  direction  de  Bar-sur-Aube  à  Brienne, 
résolut  de  lui  livrer  bataille  dans  un  lieu  appelé  la  Bothiëre, 
ayant  sa  droite  appuyée  à  TAubc,  et  sa  gauche  à  un  grand 
bois.  Le  combat,  qui  commença  à  une  heure  de  la  journée, 
se  prolongea  jusqu'à  la  nuit  et  ne  fut  pas  heureux  pour 
nous;  l'ennemi,  très  supérieur  en  nombre  et  en  artillerie, 
nous  repoussajusqu'àBriennc-la-Vieille;  le  général  Drouot 
resta  sur  la  route  avec  une  batterie  de  douze  pour  protéger 
la  retraite,  et  nous  ne  rentrâmes  à  Brienne  qu'à  neuf  heu- 
res du  soir. 

Le  lendemain,  la  retraite  continua  en  descendant  l'Aube, 
que  nous  passâmes  au   pont  de   Lesmont.  L'Empereur 

1.  Voir  le  Tolume  Correspondance  intime.  Lettre  datée  de  Brienne,  31  jan- 
vier 1814. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  179 

coucha  à  Piney,  et  le  lendemain,  3  février,  il  se  poiia  sur 
Troyes,  où  nous  restâmes  jusqu'au  5.  Là  nous  vîmes  un 
matin  arriver  Rohan-Chabot,  qui  est  aujourd'hui  le  prince 
de  la  Paix.  Il  était  alors  à  Tétat-major  du  prince  de  Neu- 
chfttel.  Il  arriva  avec  une  blouse  de  paysan,  prétendant 
avoir  été  fait  prisonnier  au  combat  de  la  Rothière,  et  s'être 
sauvé  avec  beaucoup  de  peine  des  mains  de  l'ennemi  à  la 
faveur  de  son  déguisement.  Mon  service  m'ayant  appelé 
deux  fois  à  l 'état-major  du  prince  de  Neuchâtel,  j'y  en- 
tendis des  propos  qui  me  firent  juger  qu'on  n'y  était  pas 
fâché  de  voir  arriver  l'ennemi  à  Paris. 

L'Empereur,  ayant  fait  tâter  l'ennemi  en  avant  de 
Troyes,  reconnut  qu'il  était  en  force  comme  sur  l'autre 
rive  de  l'Aube;  en  même  temps  il  reçut  la  nouvelle  que 
l'armée  de  Silésie,  commandée  par  Blûcher,  s'avançait  ra- 
pidement sur  la  route  de  Châlons  à  Meaux,  et  avait  déjà 
débordé  sa  gauche.  Il  se  décida  alors  à  se  retirer  sur  No- 
gent,  pour  se  porter  de  là  par  la  traverse  sur  la  route  de 
Châlons.  Le  5  au  soir,  je  reçus  l'ordre  d'aller  explorer  la 
traverse  qui  conduit  de  Nogent  à  Montmirail  par  Ville- 
nauxe  et  Sézanne,  et  de  revenir  auprès  de  l'Empereur  pour 
lui  dire  ce  que  j'aurais  remarqué  sur  les  mouvements  de 
l'ennemi.  En  arrivant  à  Nogent,  jallai  voir  le  maréchal 
Marmont,  qui  s'y  trouvait  avec  son  corps  d'armée;  je  lui 
fis  part  de  ma  mission,  et  lui  demandai  s'il  avait  quelque 
information  à  me  faire  connaître.  Il  me  reçut  avec  cet  air 
hautain  et  railleur  qui  lui  était  commun  avec  le  maréchal 
Macdonald.  Il  me  dit  avec  un  demi-sourire  :  «  Mon  Dieu, 
vous  verrez  par  vous-même;  du  reste,  vous  pourriez  bien 
être  pris  par  les  Cosaques  qui  rôdent  sur  cette  route.  » 
Je  lui  dis  :  «  Monsieur  le  maréchal,  peu  importe,  j'ai  ma 
mission  à  remplir;  je  vous  prie  seulement  de  me  faire 
donner  un  guide.  »  Il  me  répondit  :  «  Adressez-vous  à  la 
municipalité,  »  et  me  tourna  le  dos.  Après  avoir  fait  re- 


180  VIE   DE   PLANAT.. 

poser  mon  cheval,  je  partis  à  la  pointe  du  jour  avec  mon 
guide  S  qui  n'alla  pas  loin  et  me  quitta  en  me  disant  : 
«  Vou§  voilà  sur  la  route  de  Viilenauxe  ;  allez  toujours  tout 
droit.  »  Cette  route  était  un  bourbier  dont  on  ne  peut  se 
faire  d'idée  ;  c'était  une  terre  grasse  et  argileuse  d'où  mon 
cheval  avait  beaucoup  de  peine  à  se  tirer.  A  cette  époque, 
on  ne  s'était  pas  encore  occupé  des  chemins  vicinaux;  ils 
étaient  dans  toute  la  France  et  même  aux  portes  de  Paris 
dans  un  état  déplorable;  plus  j'avançais,  moins  je  conce- 
vais comment  l'artillerie  pourrait  passer  par  de  tels  che- 
mins. Il  est  probable  que  l'ennemi  l'avait  jugé  comme 
moi  impraticable,  car  j'arrivai  jusqu'à  Sézanne  sans  avoir 
entendu  parler  même  d'une  reconnaissance  de  Cosaques. 
Je  couchai  à  Sézanne,  ne  pouvant  aller  plus  loin,  et  j'ap- 
pris le  lendemain  en  m'éveillant  que  le  maréchal  Marmont 
et  tout  son  corps  d'armée  était  déjà  passé;  l'Empereur 
était  déjà  annoncé,  et  ma  mission  étant  devenue  inutile, 
je  rejoignis  le  quartier  impérial. 

Quand  nous  arrivâmes  sur  les  hauteurs  qui  dominent 
la  rivière  appelée  le  Petit-Morin,  le  corps  du  maréchal 
Marmont  était  déjà  aux  prises  avec  l'ennemi.  L'infanterie 
de  la  garde,  avec  ses  hauts  bonnets  à  poil,  se  mit  en  ligne 
et  couronna  les  hauteurs;  il  fut  aisé  alors  de  voir  l'effet 
que  produisait  sur  l'ennemi  cette  apparition  inattendue; 
on  remarqua  dans  ses  lignes  de  l'hésitation  et  du  flotte- 
ment. Cependant  les  dragons  de  la  garde  ayant  passé  la 
rivière  sur  notre  droite,  tirent  une  charge  à  fond  sur  les 
bataillons  ennemis,  et  quand  nous  arrivâmes  sur  la  route 
de  Chftlons,  nous  apprîmes  que  le  général  russe  Alsoufielf 
venait  d'être  pris  avec  tout  son  état-major,  et  sa  division 
détruite;  en  sorte  que  le  corps  de  Blttcher  se  trouvait 
coupé  en  deux.  Les  soldats  russes  avaient  jeté  leurs  armes 

1.  Voir  le  volume  Correspondance  intime,  Lcllro  datée  do  (Nogent-sor- 
Seine,  6  février  1814. 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812   A    1815).  181 

et  s'étaient  sauvés  dans  les  bois.  Les  paysans  leur  firent 
une  rude  chasse;  on  voyait  jusqu'à  des  gamins  de  douze 
ans,  portant  chacun  deux  fusils  sur  leurs  épaules,  faire 
marcher  devant  eux  deux  ou  trois  de  ces  gaillards,  et  les 
amenant  en  triomphe  à  l'Empereur.  On  fit  de  la  sorte  une 
grande  quantité  de  prisonniers  ;  mais  comme  l'ennemi  oc- 
cupait la  route  de  Paris,  on  ne  put  les  diriger  tout  de  suite 
sur  la  capitale,  en  sorte  que  plusieurs  s'échappèrent  dans  la 
nuit.  Cette  journée  fut  nommée  le  combat  de  Ghampaubert. 

Le  lendemain  eut  lieu  celui  de  Montmirail,  et  ce  der- 
nier  combat  fut  très  sanglant;  l'ennemi  s'était  retranché 
avec  des  troupes  d'élite  dans  la  grande  ferme  de  la  Haute- 
Épine;  il  fallait,  pour  l'emporter,  faire  avancer  la  garde. 
Je  vis  alors  une  chose  qui  me  toucha  et  m'émut  profon- 
dément :  le  vieux  maréchal  Lefèvre  se  mit  à  pied  à  la  tète 
d'un  bataillon  de  la  vieille  garde,  pour  le  conduire  à 
l'ennemi;  il  avait  par-dessus  son  uniforme  une  petite  re- 
dingote fauve  avec  un  petit  collet  dit  à  la  bavaroise;  sa 
physionomie  était  grave  et  triste,  et  semblait  déjà  porter 
le  deuil  de  toutes  nos  gloires  passées,  et  je  crois  qu'il  eût 
été  bien  aise  de  trouver  la  mort  à  l'attaque  de  la  Haute- 
Épine.  L'affaire  fut  chaude  et  meurtrière  ;  plusieurs  géné- 
raux de  la  garde  y  furent  blessés,  entre  autres  le  général 
Michel,  qui  reçut  une  balle  dans  le  bras.  Quand  j'entrai 
à  la  Haute-Epine,  un  chirurgien  était  occupé  à  extraire 
cette  balle,  et  lui  fit  une  large  et  profonde  incision  au  bras; 
le  bon  général  criait;  plusieurs  officiers  étaient  scanda- 
lisés de  ses  cris,  mais  j'avoue  que  je  les  trouvais  tout 
naturels;  cependant  je  m  en  souvins  dans  une  occasion 
qui  ne  tarda  pas  à  se  présenter. 

L'ennemi  s'étant  retiré  par  sa  gauche  sur  Château- 
Thierry,  la  route  de  Paris  devint  libre,  et  l'on  put  diriger 
sur  la  capitale  le  général  Alsoufieff  et  tous  les  prisonniers, 
s'élevant  à  peu  près  à  5  000  hommes. 


182  VIE  DE  PLANAT. 

Le  lendemain,  Tarmée  se  dirigea  sur  Château-Thierry, 
et  eut  affaire  au  corps  d'York;  elle  n  eut  pas  de  peine  à  lui 
faire  repasser  la  Marne,  mais  elle  ne  put  le  suivre  au  delà, 
l'ennemi  ayant  établi  de  formidables  batteries  à  droite  et 
à  gauche  du  pont,  auquel  il  avait  mis  le  feu.  L'Empereur 
coucha  au  château  de  Nesle,  et  je  regus  l'ordre  du  géné- 
ral Drouot  de  monter  à  cheval  une  heure  avant  le  jour 
pour  l'accompagner  au  pont  de  Château-Thierry,  qu'il 
était  chargé  de  faire  réparer;  après  quoi,  je  fus  me  jeter 
sur  la  paille  avec  beaucoup  d'autres  officiers. 

J'étais  à  côté  d'un  chef  d'escadron  nommé  Richebé,  aide 
de  camp  du  duc  de  Trévise;  il  était  fils  d'un  brasseur  de 
Lille;  c'était  un  garçon  gai,  jovial  et  toujours  de  bonne 
humeur;  tout  à  coup,  au  milieu  de  la  nuit,  il  me  dit  : 
«  J'ai  dans  l'idée  que  je  serai  tué  demain,  »  et  effective- 
ment, il  fut  tué;  c'était  la  seconde  fois  que  je  voyais  de 
tels  pressentiments  se  réaliser. 

Le  lendemain,  à  l'heure  dite,  je  fus  rejoindre  le  général 
Drouot,  et  nous  descendîmes  au  faubourg  de  Château- 
Thierry.  Nous  trouvâmes  la  grande  rue  déserte  ;  la  troupe 
s'était  mise  à  l'abri  dans  les  maisons,  étant  fort  incom- 
modée par  le  feu  des  tirailleurs  ennemis  qui  garnissaient 
la  rive  opposée.  Le  général  prit  avec  lui  un  officier  de 
pontonniers,  et  nous  descendîmes  tous  les  trois  la  pre- 
mière arche  du  pont,  pour  voir  s'il  y  avait  moyen  de  le 
rétablir.  Malgré  l'obscurité,  et  quoique  nous  parlassions 
bas,  la  Marne  est  si  peu  large  en  cet  endroit  que  les  tirail- 
leurs ennemis  s'aperçurent  de  notre  présence  et  nous  en- 
voyèrent au  hasard  quelques  balles,  qui  heureusement  ne 
nous  firent  aucun  mal.  Nous  montâmes  ensuite  sur  la 
berge  et  prîmes  sur  la  droite  en  nous  glissant  le  long  des 
maisons,  cherchant  toujours  à  reconnaître  dans  quel  état 
était  le  pont  et  ce  qui  serait  nécessaire  pour  le  raccommo-. 
der.  Quelques  minutes  après,  nous  nous  arrêtâmes  pour 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812   A    1815).  183 

nous  faire  part  de  nos  mutuelles  observations;  mais  à 
peine  avions-nous  échangé  quelques  paroles  que  les  tirail- 
leurs ennemis,  guidés  par  nos  voix,  nous  envoyèrent  une 
grêle  de  balles.  En  ce  moment,  je  sentis  mes  deux  jambes 
comme  traversées  par  un  glaçon  ;  je  me  baissai  pour  tftter 
ma  jambe  droite;  je  portais  alors  de  grandes  bottes  de  ca- 
valerie en  cuir  fort,  qu'on  appelait  tuyaux  de  poêle,  et  je 
reconnus  que  les  deux  bottes  avaient  été  percées  de  part 
en  part  par  une  balle.  Je  ne  souffrais  pas  du  tout,  mais  il 
me  parut  indécent  de  rester  debout  étant  blessé  aux  deux 
jambes  ;  je  m'assis  à  terre  en  disant  à  mon  général  :  «  Je 
crois  que  je  suis  blessé.  .»  Aidé  de  Tofficier  de  ponton- 
niers, il  me  transporta  dans  une  petite  masure  dont  la 
porte  était  ouverte;  il  envoya  ensuite  l'officier  chercher 
des  hommes  pour  me  transporter.  Quant  à  lui,  il  se  mit 
devant  la  porte,  les  bras  croisés,  regardant  toujours  le 
pont,  et  offrant  un  point  de  mire  aux  tirailleurs,  car  le 
jour  commençait  à  paraître.  Cette  bravade  me  parut  sin- 
gulière, et  aujourd'hui  encore  je  ne  me  l'explique  pas,  à 
moins  de  penser  que,  comme  tant  d'autres,  il  n'ait  cher- 
ché la  mort  en  présence  des  désastres  inévitables  de  notre 
chère  patrie. 

Bientôt  après,  l'officier  revint  avec  un  canonnier,  qui  me 
prit  sur  ses  épaules  et  me  porta  dans  une  auberge  du  fau- 
bourg qui  servait  d'ambulance;  je  fus  placé  dans  une  cham- 
bre à  deux  lits  dont  l'un  était  déjà  occupé  par  un  officier 
russe  blessé;  on  me  déshabilla,  on  coupa  mes  bottes,  et 
l'on  me  coucha  dans  l'autre  lit.  Un  petit  chirurgien  vint 
ensuite  panser  mes  blessures,  mais  sans  les  sonder;  il  y 
mit  simplement  un  peu  de  charpie  qu'il  assujettit  par  des 
bandes.  Je  dormis  tranquillement  toute  la  nuit;  mais  le 
lendemain  de  bonne  heure,  je  fus  éveillé  par  le  bruit  des 
troupes  qui  traversaient  le  faubourg  pour  se  porter  de 
l'autre  côté  de  la  Marne,  ce  qui  me  fit  juger  que  l'ennemi 


184  VIE   DE   PLANAT. 

avait  été  entièrement  chassé  de  Château-Thierry,  et  le  pont 
rétabli  dans  la  journée  précédente.  Vers  le  soir,  le  secré- 
taire du  général  Drouot  vint  me  voir,  amenant  avec  lui 
M.  Yvan,  chirurgien  de  l'Empereur.  Il  leva  l'appareil  pro- 
visoire et  trouva  les  quatre  plaies  un  peu  enflammées; 
j'avais  aussi  un  commencement  de  fièvre  de  suppuration. 
M.  Yvan  me  dit  qu'il  fallait  débrider  les  plaies,  afin  de  don- 
ner passage  aux  corps  étrangers,  tels  que  fragments  de  cuir 
et  de  drap  qui  y  étaient  probablement  restés;  il  me  de- 
manda si  je  voulais  me  soumettre  à  cette  opération  un  peu 
douloureuse.  Je  lui  dis  de  la  faire  puisqu'il  le  jugeait 
nécessaire.  Il  prit  alors  son  bistquri  et  me  fît  à  la  première 
plaie  deux  incisions,  une  en  haut  et  une  en  bas,  qui  me 
causèrent  une  très  vive  douleur,  à  cause  de  l'inflammation 
des  chairs;  cela  fut  répété  pour  les  trois  autres  plaies. 
J'avais  bien  envie  de  crier,  mais  je  me  rappelai  le  général 
Michel  et  me  contentai  de  mordre  les  manches  de  ma  che- 
mise. Quand  ce  fut  fini,  la  servante  d'auberge,  qui  était 
présente,  s'écria  les  larmes  aux  yeux  :  «  Ah!  le  pauvre 
cher  homme!  il  n'a  pas  soufflé  mot;  on  voit  bien  que  c'est 
un  Français  !  Si  vous  aviez  entendu  ce  Cosaque-là  (désignant 
l'officier  russe)  quand  le  chirurgien  l'a  pansé,  il  gueulait  à 
faire  trembler  la  maison.  » 

Vers  le  soir,  le  quartier  impérial  était  établi  à  Château- 
Thierry;  je  fus  transporté  dans  l'auberge  où  le  général 
Drouot  était  logé  ;  on  me  coucha  dans  un  lit  bien  douillet 
avec  des  draps  blancs;  quand  j'y  fus  bien  établi,  je 
m'écriai  :  «  Je  me  trouve  dans  le  paradis  !  »  ce  qui  fit  rire 
deux  ou  trois  do  mes  camarades  qui  se  trouvaient  dans  la 
chambre.  Ils  s'approchèrent  du  lit  et  me  demandèrent  si  je 
souiTrais.  Je  répondis  :  «  Pas  du  tout;  mais  j'aimerais  mieux 
être  à  Paris  qu'ici,  car  s'il  arrivait  quelque  bagarre  je  ne 
saurais  comment  m'en  tirer,  n'étant  pas  en  état  de  monter 
à  cheval.  » 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   18io).  185 

Les  ponts  de  Château-Thierry  ayant  été  rétablis,  le  duc 
de  Trévise  fut  envoyé  au  delà  de  la  ville  à  la  poursuite  du 
général  York;  mais,  le  lendemain,  l'Empereur ,  ayant  été 
informé  que  Tennemi  avait  reparu  vers  Montmirail  venant 
d'Étanges,  fit  rétrograder  toute  l'armée  par  le  chemin  qu'elle 
avait  fait  deux  jours  auparavant. 

Je  ne  dirai  rien  de  l'affaire  qui  s'ensuivit  et  qu'on  appelle 
le  combat  de  Vauchamps,  puisque  je  n'en  fus  pas  témoin; 
je  sais  seulement  qu'elle  fut  très  glorieuse  pour  nos  armes 
et  particulièrement  pour  le  général  Drouot.  Son  service 
était  tellement  actif  que  je  ne  le  vis  point  à  Château- 
Thierry  ;  mais  il  envoyait  souvent  son  secrétaire  pour  avoir 
de  mes  nouvelles. 

Le  15,  ne  voyant  plus  personne  et  apprenant  par  les  gens 
de  Fauberge  que  le  duc  de  Trévise  repassait  les  ponts  pour 
rejoindre  l'Empereur,  je  commençai  à  m'inquiéter,  pré- 
voyant que  l'ennemi  ne  tarderait  pas  à  rentrer  à  Château- 
Thierry.  Je  fis  demander  s'il  y  avait  des  moyens  de  trans- 
port pour  les  blessés;  on  me  répondit  qu'il  n'y  en  avait 
pas,  toutes  les  voitures  d'ambulance  ayant  été  employées, 
dès  le  13,  à  évacuer  sur  Meaux  les  blessés  du  combat  de 
Château-Thierry,  mais  qu'on  pouvait  se  servir  pour  cet 
usage  des  voitures  de  bagages  qui  suivaient  l'armée.  Je 
me  fis  habiller  à  la  hâte  et  me  fis  porter  dans  la  cour  de 
l'auberge,  où  se  trouvait  une  petite  charrette  portant  la 
batterie  de  cuisine  du  général  V. . .  On  y  jeta  quelques  poignées 
de  foin,  et  on  m'établit  là-dessus;  il  est  à  noter  que  je 
n'avais  pas  de  souliers.  Quelque  mauvais  que  fût  cet  équi- 
page, je  me  trouvai  fort  heureux  de  l'avoir. 

Quand  nous  eûmes  rejoint  la  grande  route,  du  côté  de 
Champaubert,  nous  tournâmes  à  gauche  poursuivre  le  mou- 
vement de  l'armée,  tournant  ainsi  le  dos  à  Paris.  A  peine 
avions  nous  fait  une  demi-lieue  dans  cette  direction  que  le 
général  V...  vint  à  passer  à  la  tête  de  son  état-major;  il 


186  VIE  DE  PLANAT. 

s'arrêta  en  voyant  sa  petite  charrette,  et,  s'adressant  à  son 
cuisinier  qui  était  assis  à  côté  de  moi,  il  l'interpella,  di* 
sant  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que  cet  homme-là?  —  Mon 
général,  c'est  un  officier  blessé.  —  Qu'on  le  mette  à  terre, 
ma  voiture  n'est  pas  une  ambulance.  »  Il  fit  signe  à  deux 
de  ses  ordonnances,  qui  mirent  pied  à  terre,  m'enlevèrent 
dans  leurs  bras  et  me  déposèrent  sur  la  route,  au  pied  d'un 
arbre.  Je  laissai  faire  sans  dire  un  mot,  après  quoi,  le  gé- 
néral V...  partit  au  galop,  suivi  de  sa  batterie  de  cuisine. 

Au  fond  je  n'étais  pas  très  fâché  de  la  dureté  d'ftme  de 
ce  général;  je  pensai  que  tôt  ou  tard  il  passerait  bien 
quelque  voiture  allant  dans  la  dii*ection  de  Meaux,  et  que 
j'y  pourrais  trouver  place. 

Je  restai  à  peu  près  une  heure  et  demie  à  attendre,  et 
je  commençais  à  souffrir  du  froid  aux  pieds  et  aux  jambes. 
Tout  à  coup  j'aperçus  la  calèche  du  général  Drouot,  qui 
se  dirigeait  de  mon  côté  ;  elle  s'arrêta,  et  le  secrétaire  du 
général  en  descendit;  il  me  dit  que  mon  général,  appre- 
nant que  Gh&teau-Thierry  allait  être  évacué,  l'avait  envoyé 
pour  me  prendre  et  me  conduire  jusqu'à  Meaux,  où  la  ca- 
lèche devait  rester;  mais  le  secrétaire  devait  me  conduire 
jusqu'à  Paris  en  prenant  quelque  autre  moyen  de  trans- 
port. 

Arrivés  à  Meaux,  nous  ne  trouvâmes  que  des  coucous, 
espèce  de  voitures  très  dures  et  fort  incommodes;  mes 
jambes  commençaient  à  me  faire  souffrir,  et,  pour  les  tenir 
dans  une  position  horizontale,  on  bourra  de  foin  tout  le 
devant  de  la  voiture.  Il  y  a  dix  lieues  de  Meaux  à  Paris,  et 
nous  fîmes  ce  trajet  en  six  heures,  pendant  lesquelles  les 
cahots  de  la  voiture  me  firent  beaucoup  souffrir.  En  arri- 
vant à  la  barrière,  qu'on  avait  palissadée,  le  cocher,  ayant 
mal  pris  ses  mesures,  heurta  violemment  contre  une  palis- 
sade, ce  qui  me  fit  jeter  les  hauts  cris  et  jurer  comme 
un  païen.  Enfin  nous  arrivâmes  vers  huit  heures  à  l'hôtel 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  187 

Liariboisièrey  où  je  fus  reçu  comme  l'enfant  de  la  maison; 
on  m'y  attendait,  et  tout  était  préparé  pour  me  recevoir; 
je  fus  placé  dans  une  belle  cbambre  qui  sert  aujourd'hui 
de  petit  salon;  Honoré  me  donna  un  de  ses  domestiques 
pour  me  servir  tout  le  temps  que  je  resterais  à  l'hôtel,  et 
ne  me  quitta  qu'après  m'avoir  vu  couché  dans  un  bon  lit 
et  disposé  à  dormir. 

J'avais,  en  effet,  bien  besoin  de  repos,  mais  les  douleurs 
que  j'éprouvais  me  tinrent  éveillé  une  grande  partie  de  la 
nuit.  Le  lendemain,  la  bonne  M""  de  Lariboisière  vint  s'éta- 
blir dans  ma  chambre  pour  me  soigner  et  me  veiller  comme 
aurait  pu  le  faire  une  sœur  de  charité  ;  ensuite  vint  le  doc- 
teur Jouan,  chirurgien  ordinaire  de  l'Empereur,  qui  était 
chargé  de  ma  cure.  Il  leva  l'appareil,  qui  n'avait  pas  été 
renouvelé  depuis  quarante-huit  heures,  et  trouva  les  plaies 
en  fort  mauvais  état;  les  bords  en  étaient  violets,  roides  et 
gonflés,  et  la  suppuration  ne  pouvait  se  faire,  sans  doute 
par  suite  du  froid  que  j'avais  éprouvé.  Il  s'efforça  d'y  por-r 
ter  remède  au  moyen  d'opérations  et  de  pansements  qui 
me  firent  beaucoup  souffrir;  mais  au  bout  de  dix  à  douze 
jours,  une  de  mes  jambes  commença  à  devenir  très  dou- 
loureuse et  gonflée,  tandis  que  l'autre  conservait  sa  forme 
naturelle;  en  peu  de  temps  elle  devint  dure  comme  du 
marbre  et  si  douloureuse  que  je  ne  pouvais  même  plus 
supporter  la  pression  du  drap  de  lit  et  des  couvertures; 
il  fallait  faire  un  appareil  avec  des  cerceaux  destinés  à 
soutenir  le  drap  et  à  préserver  ma  jambe  de  tout  contact  ; 
on  l'arrosa  de  baume  tranquille  ;  mais  le  mal  ne  diminuait 
pas,  et,  au  bout  de  deux  jours,  le  docteur  Jouan  fit  venirun  de 
ses  confrères  pour  consulter.  Celui-ci  fut  d'avis  de  me  cou- 
per la  jambe,  disant  qu'il  était  à  craindre  que  la  gangrène 
ne  s'y  mit.  Le  docteur  Jouan  me  demanda  si  je  voulais  me 
soumettre  à  cette  opération  ;  je  dis  que  s'il  le  fallait  absolu- 
ment je  m'y  soumettrais,  mais  que  ce  ne  serait  qu'avec  une 


i88  VIE   DE   PLANAT. 

extrême  répugnance,  et  que  je  ne  voyais  pas  d'inconvénient 
à  attendre  encore  quelques  jours.  Le  docteur  Jouan  me 
donna  raison  et  dit  à  son  confrère  :  «  Il  est  bien  jeune^  il  a 
une  chair  saine  et  dans  ces  conditions  la  nature  a  encore 
bien  des  ressources.  J^espère  que  nous  lui  conserverons  sa 
jambe.  »  Effectivement,  quelques  jours  après,  la  sensibilité 
diminua  ainsi  que  Tenflure,  et  peu  à  peu  la  suppuration 
s'établit,  et  les  plaies  prirent  un  bon  aspect;  le  bon  docteur 
s'en  réjouit  sincèrement  et  me  répétait  souvent  :  ce  Vous 
voyez  bien  que  j'avais  raison;  j'étais  sûr  que  votre  bonne 
constitution  triompherait;  »  cependant  il  en  avait  douté, 
mais  il  ne  s'en  souvenait  plus. 

Maguérison  marchait  lentement,  et  je  crois  que  les  émo» 
tions  pénibles  que  me  causaient  les  nouvelles  de  l'armée 
en  retardaient  le  progrès.  Malgré  mes  souflFrances,  j'écri- 
vais souvent  au  général  Drouot,  et  je  suivais  avec  anxiété 
les  opérations  de  l'armée.  Ce  bon  général,  qui  n'avait  de 
repos  ni  jour  ni  nuit,  trouvait  pourtant  le  temps  de  me 
répondre,  et  cette  circonstance  seule  peut  donner  une  idée 
de  la  sérénité  de  son  flme  au  milieu  des  désastres  de  cette 
époque. 

Le  11  avril,  nous  apprîmes  que  l'ennemi  était  sous  les 
murs  de  Paris,  et  que  l'Empereur  se  retirait  sur  Fontaine- 
bleau, abandonnant  la  défense  de  la  capitale  aux  corps,  bien 
réduits,  des  ducs  de  Trévise  et  de  Raguse  et  à  la  garde 
nationale. 

Le  12,  après  une  vigoureuse  mais  inutile  résistance,  les 
troupes  rentrèrent  dans  Paris,  et  l'ennemi,  ayant  porte 
quelque  pièces  d'artillerie  sur  les  hauteurs  de  Belleville, 
commença  à  lancer  quelques  boulets  dans  Paris.  Il  en 
tomba  deux  ou  trois  près  de  l'hôtel  Lariboisière,  et  l'on 
songea  à  me  transporter  dans  le  faubourg  Saint-Germain; 
vers  le  soir,  on  fit  avancer  un  fiacre  dans  lequel  on  me 
porta,  enveloppé  dans  une  couverture;  mais,  comme  j'ai- 


DEUXIÈME   PARTIE   (^812   A   1815).  189 

lais  partir,  on  annonça  que  la  ville  avait  capitulé,  et  que 
les  états-majors  de  Tarmée  ennemie  entreraient  le  même 
soir  dans  Paris. 

M"*  de  Lariboisière  reçut  un  billet  de  logement  pour 
un  général  autrichien  et  dix-neuf  personnes,  tant  aides  de 
camp  que  domestiques  et  ordonnances;  il  fallut  donc  son- 
ger à  me  faire  quitter  la  chambre  que  j'occupais.  Je  fus 
encore  une  fois  enveloppé  dans  un  drap  et  transporté  dans 
l'étage  souterrain  qui  du  côté  du  jardin  était  au  rez-de- 
chaussée,  mais  au  nord.  Comme  je  traversais  une  chambre, 
•porté  dans  les  bras  du  domestique,  un  officier  autrichien 
qui  entrait  s'approcha  de  moi  d'un  air  satisfait  qui  voulait 
grimacer  la  pitié,  et  me  dit  :  «  Vous  êtes  blessé,  Monsieur?  » 
Je  fermai  les  yeux  sans  lui  répondre.  Grâce  à  mes  blessu- 
res, ce  fut  le  seul  Autrichien  que  je  vis  dans  Paris. 

Malgré  l'embarras  et  l'occupation  causés  par  la  présence 
de  ces  étrangers,  la  bonne  M"*  de  Lariboisière  trouva 
toujours  moyen  de  venir  passer  chaque  jour  deux  ou  trois 
heures  près  de  mon  lit.  Elle  y  recevait  même  les  personnes 
qui  venaient  la  voir,  ce  qui  m'exposait  souvent  à  enten- 
dre des  choses  fort  déplaisantes,  car  M"*  de  Lariboisière 
comptait  dans  sa  famille  et  dans  ses  nobles  amis  de*  la 
Bretagne  bon  nombre  de  royalistes  et  même  d'anciens 
chouans.  Lorsque  le  roi  Louis  XVIII  eut  fait  son  entrée  dans 
Paris,  il  vint  un  de  ces  anciens  chouans,  qui  était  son  cousin. 
C'était  une  véritable  caricature.  Selon  le  costume  adopté  par 
son  roi,  il  portait  un  frac  bleu  à  boutons  de  métal,  avec  de 
longues  épaulettes;  il  était  frisé  et  poudré  à  l'ancienne 
mode,  et  tenait  à  la  main  un  petit  tricorne  sur  lequel  s'éta- 
lait une  énorme  cocarde  blanche.  Il  s'établit  au  coin  du  feu 
et  là,  sans  le  moindre  égard  pour  la  veuve  d'un  général 
qui  avait  été  un  des  plus  hauts  dignitaires  de  l'armée  impé- 
riale, il  commença  à  exhaler  la  joie  que  lui  causait  le 
retour  de  ses  princes  légitimes,  le  tout  accompagné  d'in- 


i90  VIE  DE   PLANAT. 

jures  contre  TEmpcreur,  son  système  et  les  brigands  de  la 
Loire,  c'est-à-dire  l'armée  française.  Il  disait  entre  autres  : 
«  11  n'y  a  jamais  eu  en  France  qu'un  roi  et  un  drapeau;  le 
drapeau  tricolore  et  l'usurpateur  ne  sont  qu'un  mauvais 
rêve,  et  l'Empire  a  été  un  véritable  carnaval.  » 

Il  continua  sur  ce  ton  pendant  quelques  minutes,  lors« 
que  je  l'interrompis  brusquement,  ne  pouvant  maîtriser 
mon  indignation.  «  Mais,  Monsieur,  lui  dis-je,  vous  oubliez 
donc  que  vous  parlez  à  la  veuve  d'un  des  plus  illustres 
généraux  de  l'Empire,  dont  je  m'honore  d'avoir  été  l'aide 
de  camp?  Et  quant  à  vos  Bourbons,  qui  est-ce  qui  les  con* 
naît  aujourd'hui  en  France?  quelques  vieux  royalistes,  et 
c'est  tout;  quant  à  l'immense  majorité  des  Français,  ils 
ignoraient  jusqu'à  leur  existence  et  leur  nom.  Vous  dites 
qu'ils  viennent  faire  le  bonheur  de  la  France,  mais  la 
France  ne  peut  pas  être  heureuse  dans  l'humiliation,  et 
c'en  est  une  grande  pour  elle  d'être  gouvernée  par  des 
princes  avilis  par  les  aumônes  de  l'étranger  et  ramenés 
par  lui  en  France.  Vous  pouvez  être  sûr  que  des  princes 
imposés  par  la  force  à  la  nation  française  n'y  prendront 
jamais  racine,  et  que  dès  que  les  armées  ennemies  auront 
quitté  le  sol  français,  les  Bourbons  seront  chassés.  » 

Je  lui  dis  encore  beaucoup  d'autres  choses  du  même 
genre  avec  cette  énergie  et  cette  exaltation  nerveuse  que 
donne  parfois  la  maladie.  Je  n'avais  pas  fini  ma  tirade  lors- 
que ce  monsieur  se  leva  et  sortit  de  la  chambre  sans  rien 
dire.  Quand  il  fut  parti,  je  demandai  pardon  à  M"*  de 
Lariboisièrc  de  mon  emportement,  et  la  priai  de  ne  pas 
m'en  vouloir  d'avoir  été  si  peu  maître  de  moi.  Elle  me 
dit  :  «  Bien  loin  d'être  fâchée,  je  vous  approuve  fort;  vous 
m'avez  délivrée  pour  quelque  temps  d'une  fâcheuse  visite. 
Je  voudrais  bien  qu'il  en  fût  de  même  de  beaucoup  de  gens 
qui  semblent  ne  venir  chez  moi  que  pour  m'insulter.  » 

Deux  jours  après  l'entrée  des  alliés  à  Paris,  je  reçus  du 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    I8I0).  191 

général  Drouot  une  lettre,  datée  de  Fontainebleau,  qui 
m'annonçait  son  prochain  départ  pour  Tlle  d'Elbe  où  il 
accompagnait  l'Empereur.  Je  lui  répondis  sur-le-champ  pour 
lui  proposer  d'aller  le  rejoindre  dès  que  mes  blessures 
seraient  guéries.  Voici  la  réponse  qu'il  me  fît  : 

«  Fontainebleau f  /7  avril  1814.  —  Mon  cher  Planât,  je 
viens  de  recevoir  vos  deux  lettres  du  15;  celle  du  12  ne  m'est 
pas  parvenue.  Je  suis  vraiment  touché  de  la  proposition 
que  vous  me  faites  de  venir  avec  moi;  je  l'accepte  avec 
reconnaissance.  J'en  ai  parlé  à  l'Empereur.  Mais  avant  de 
vous  mettre  en  route,  il  sera  nécessaire  :  1"  que  votre  gué- 
rison  soit  complète  ;  que  vous  me  rejoigniez  deux  mois  plus 
tôt  ou  plus  tard,  cela  ne  fait  rien;  l'essentiel  est  de. vous 
guérir;  2<*  que  vous  attendiez  d'avoir  reçu  de  mes  nou- 
velles. Je  vous  écrirai  dès  mon  arrivée,  et  si  j'entrevoyais 
que  ce  voyage  ne  dût  vous  procurer  que  des  désagréments 
sans  avantage,  je  vous  engagerais  à  rester  à  Paris.  » 

Vers  la  fin  du  mois  d'avril,  mes  blessures  étaient  presque 
fermées;  je  pus  sortir  de  mon  lit  etm'établir  sur  un  fau- 
teuil près  de  la  fenêtre  qui  donnait  sur  le  jardin.  Le  domes- 
tique qui  me  soignait,  le  même  qui  avait  fait  avec  nous  la 
campagne  de  Russie,  me  portait  de  mon  lit  sur  ce  siège;  il 
m'y  laissait  pendant  deux  ou  trois  heures  seul,  après  quoi, 
il  venait  me  reprendre  et  me  recoucher.  Un  jour,  pendant 
son  absence,  j'essayai  de  me  lever;  mais  à  peine  debout,  je 
sentis  un  tiraillement  douloureux  dans  les  deux  jambes, 
et,  perdant  l'équilibre,  je  tombai  tout  de  mon  long  sur  le 
parquet,  renversant  une  table  et  une  carafe  pleine  qui 
reposait  sur  le  marbre.  Je  restai  assis  trois  quarts  d*heure 
sur  le  parquet,  sans  pouvoir  me  relever  et  mouillé  par  le 
liquide  répandu  par  terre.  Joseph  vint  enfin  me  délivrer, 
et  je  me  promis  bien  de  ne  plus  recommencer  cet  essai  de 
mes  forces,  sans  un  aide.  Cependant  l'humidité  de  la  cham- 
bre que  j'habitais  et  son  exposition  au  nord  empêchaient 


492  VIE   DE   PLANAT. 

mes  plaies  de  se  cicatriser;  il  s'y  formait  des  excroissances 
fongueuses  que  le  chirurgien  brûlait  tous  les  jours  avec 
la  pierre  infernale.  A  la  fin,  il  me  demanda  si  je  ne  pouvais 
pas  aller  à  la  campagne,  ajoutant  que  le  soleil  et  l'air  suffi- 
raient pour  compléter  ma  guérison.  Je  n'avais  d'autre  parti 
à  prendre  que  d'aller  chez  ma  sœur  Henriette  à  Noisy-le-Sec, 
dont  mon  beau-frère  était  maire  ;  mais  j'y  répugnais,  sachant 
que  les  troupes  alliées  étaient  cantonnées  dans  tous  les 
villages  de  la  banlieue.  Cependant,  sur  les  instances  de 
ma  sœur,  je  pris  mon  parti  et  quittai  Thôtel  Lariboisière 
le  l**"  mai,  après  avoir  pris  un  tendre  congé  de  ma  bonne 
et  généreuse  garde-malade  et  de  son  fils. 

11  n'y  avait  à  Noisy  qu'une  demi-compagnie  d'infanterie 
russe,  commandée  par  un  officier  très  poli  et  parlant  fort 
bien  le  français,  ce  qui  ne  m'empêcha  pas  d'être  fort  irrité 
de  sa  présence.  Au  bout  de  huit  jours,  il  partit,  et  depuis 
lors  je  ne  vis  plus  aucun  militaire  de  l'armée  des  alliés 
à  Noisy. 

Ainsi  que  le  bon  docteur  Jouan  me  l'avait  prédit,  l'air 
de  la  campagne  compléta  très  vite  ma  guérison  ;  cependant 
je  fus  encore  longtemps  obligé  de  faire  usage  de  béquilles, 
et  je  ne  les  quittai  tout  à  fait  qu'à  la  fin  de  juillet  pour 
prendre  des  bas  de  peau  lacés,  que  je  conservai  pendant 
plusieurs  mois  ^ 

D'après  le  désir  de  Lariboisière,  je  continuai,  en  retour- 
nant à  Paris  à  la  fin  de  juillet,  à  occuper  la  chambre  basse 
où  j'avais  si  longtemps  souffert;  mais  je  n'y  étais  que  pour 
coucher,  étant  occupé  tout  le  reste  du  jour  chez  le  général 
Evain,  chef  de  la  division  d'artillerie  au  ministère  de  la 
guerre.  A  la  sollicitation  de  M™*  de  Lariboisière,  ce  géné- 
ral m'avait  fait  entrer,  un  peu  à  contre-cœur,  dans  les 
bureaux  de  l'artillerie,  avec  le  traitement  attaché  à  mon 

1.  Voir  le  Tolumo  de  la  CoiTespondanee  intime.  Lettre  datée  de  Noisy-le-Sec, 
19  mai  1814. 


DEUXIÈME   PARtIE   (4812  A   1815).  193 

grade.  Cela  me  venait  fort  à  propos,  car  ma  bourse  était 
presque  à  sec  et  mes  deux  jeunes  frères  m'occasionnaient 
des  dépenses  assez  considérables  pour  l'état  actuel  de  ma 
fortune.  Le  général  Evain  était  un  grand  travailleur,  mais 
taciturne  et  bourru;  sa  haute  capacité  était  appréciée  par 
les  ministres  de  la  Restauration  comme  elle  l'avait  été  par 
ceux  de  l'Empire;  il  était  donc  fort  bien  en  cour,  et  c'est 
pour  cette  raison  qu'il  répugnait  un  peu  à  me  prendre  près 
de  lui. 

C'est  ici  le  lieu  de  dire  pourquoi  je  pris  ce  parti  au  lieu 
de  rejoindre  mon  général  à  l'île  d'Elbe. 

Je  n'avais  pas  cessé  d'entretenir  une  correspondance 
active  avec  le  général  Drouot;  mais  dès  son  arrivée  à  Porto- 
Ferrajo,  il  m'écrivit  pour  m'engager  à  rester  en  France, 
et  cette  recommandation  reparut  dans  toutes  ses  lettres 
suivantes.  Voici,  du  reste,  toutes  celles  qu'il  m'écrivit  de 
l'île  d'Elbe;  je  crois  utile  de  les  faire  connaître,  parce 
qu'elles  mettent  «n  lumière  plus  que  toutes  les  phrases  du 
monde  le  caractère  du  général  Drouot,  cette  modestie,  cette 
absence  de  toute  ambition  vulgaire,  cette  simplicité  de 
cœur  qui,  à  mes  yeux,  le  placent  au-dessus  de  presque  tous 
les  chefs  militaires  que  j'ai  connus. 

F  éjus,  27  avril  181  S.  —  Mon  cher  Planât,  je  vous  écris  à  la  hâte 
pour  TOUS  prévenir  de  notre  heureuse  arrivée  ici.  Dans  une  heure,  je 
serai  embarqué  et  j'irai  à  ma  nouvelle  destination  ;  j'ai  le  cœur  bien 
gros  au  moment  de  quitter  cette  chère  France.  Ne  prenez  point  de 
décision  do  départ  que  vous  n'ayez  reçu  de  nos  nouvelles  de  l'tle 
d'Elbe. 

Porto-Ferrajo,  5  mai,  —  Je  suis  arrivé  ici  après  cinq  jours  de  navi- 
gation fort  pénible. 

Je  prends  possession  de  la  solitude  à  laquelle  je  me  suis  résigné. 
J'ai  reçu  l'ordre  de  prendre  le  gouvernement  de  Tile;  je  l'ai  accepté, 
à  condition  de  ne  le  conserver  que  pendant  une  quinzaine  jusqu'à 
l'arrivée  des  troupes  de  la  garde  qui  viennent  de  France;  je  veux  vi- 
vre ici  libre,  sans  affaires,  sans  emploi  ;  la  lecture  fera  ma  principale 
et  ma  plus  chère  occupation.  Je  vous  engage,  mon  cher  Planât,  à 

13 


194  VIE  DE   PLANAT. 

vivre  heureux  dans  le  sein  de  notre  chère  patrie^;  c'est  là  seulement 
qu'on  peut  espérer  de  trouver  le  bonheur. 

48  mai.  —  Mon  cher  Planât,  je  profite  de  toutes  les  occasions  pour 
vous  donner  de  mes  nouvelles:  j'attends  les  vôtres  avec  impatience 
et  serai  parfaitement  heureux  quand  vous  m'aurez  dit  un  mot  de  vous 
et  de  M"**  de  Lariboisière.  Étes-vous  bien  guéri,  mon  cher  Planât?  Je 
désire  vivement  en  avoir  bientôt  l'assurance.  Je  vous  ai  engagé  dans 
mes  précédentes  à  servir  dans  notre  chère  patrie  si  votre  blessure  vous 
permet  de  continuer  à  servir.  Je  vais  être  sous  peu  de  jours  libre  de 
toute  fonction.  Je  me  livrerai  entièrement  à  l'étude,  qui  me  donne  un 
plaisir  inexprimable.  Après  vingt-deux  ans  de  fatigues  et  de  dangers, 
combien  il  est  doux  de  se  livrer  à  ses  occupations  chéries.  Lorsque 
vous  me  reverrez  à  Paris,  je  serai,  j'espère,  beaucoup  moins  ignorant 
que  vous  ne  m'avez  vu. 

26  mai.  —  Je  me  plairai  dans  l'Ile  d'Elbe  aussitôt  que  j'y  vivrai  en 
particulier  ;  j'ai  demandé  à  n'avoir  ici  ni  emploi  ni  traitement  quel- 
conque ;  tout  le  temps  de  mon  exil,  je  le  donnerai  à  l'étude.  Vous  de- 
vez avoir  reçu  plusieurs  lettres  de  moi.  Je  vous  ai  engagé  à  ne  point 
quitter  la  France  ;  je  vous  renouvelle  la  même  recommandation. 

42  août.  —  Je  vous  recommande  un  peu  mes  petits  intérêts;  je 
pense  que  vous  avez  fait  vendre  tous  mes  chevaux  et  tous  mes  har- 
nais. Si  ces  derniers  ne  sont  pas  vendus,  je  conserverais  volontiers 
une  selle  complète,  avec  housse,  chaperons,  bride.  Si  ma  calèche  n'est 
pas  vendue,  je  la  conserverais  aussi  avec  plaisir. 

Je  me  plais  toujours  beaucoup  à  Itle  d'Elbe;  j'y  suis  parfaitement 
heureux,  je  m'y  porte  on  ne  peut  mieux.  Gela  n'empêche  pas  que  je 
ne  me  fasse  une  fête  d'aller  vous  embrasser  cet  hiver,  et  de  revoir  le 
sol  de  notre  chère  France.  Lorsque  pendant  vingt-deux  ans  on  a  versé 
son  sang  pour  son  pays,  lorsqu'on  lui  a  fait  les  plus  grands  sacri- 
fices, il  est  impossible  de  ne  pas  le  regretter  et  désirer  de  le  revoir. 

4  février  4845.  —  Mon  cher  Planât,  j'ai  reçu  avant-hier  vos  deux 
lettres  des  12  octobre  et  29  novembre.  Elles  m'ont  fait  le  plus  grand 
plaisir;  je  ne  savais  à  quoi  attribuer  votre  silence  et  j'en  éprouvais  un 
grand  chagrin.  Je  vois  que  plusieurs  de  mes  lettres  s'égarent  et  que 
je  ne  reçois  pas  toutes  celles  que  vous  m'envoyez.  Celles  que  j'ai  reçues 
de  vous  depuis  le  1*'  juillet  sont  datées  des  9  et  30  juillet,  27  sep- 
tembre, 13  octobre  et  29  novembre  ^  J'apprends  avec  joie  que  votre 
rétablissement  est  complet  ;  c'est  la  plus  heureuse  nouvelle  que  vous 
puissiez  me  donner;  j'ai  toujours  craint  que  vous  ne  fussiez  estropié 
de  vos  blessures.  Je  vois  aussi  avec  plaisir  que  vous  êtes  employé  près 

1.  Aucune  de  ces  lettres,  qui  aTaient  été  communiquées  à  TEmpereur  et 
eurent  une  grande  influence  sur  le  sort  de  L.  Planât,  n*a  pu  être  retrouTée,  le 
général  Drouot  ayant  brûlé  avant  sa  mort  tous  ses  papiers,  f.  p. 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812   Â   1815).  195 

dn  général  Eyain  ;  Tancienne  amitié  qui  me  lie  à  lui  m'est  garant 
qu'il  cherchera  à  rendre  votre  service  et  votre  position  les  plus  agréa- 
bles possibles.  Je  vous  remercie  des  vœux  que  vous  faites  pour  me 
revoir  parmi  vous;  je  ne  puis  savoir  si  j'aurai  jamais  ce  bonheur-là. 
Ce  qui  doit  vous  consoler  dans  ma  position  actuelle  c'est  que  je  suis 
parfaitement  heureux  ;  qu'il  ne  m'est  pas  arrivé  une  seule  fois  de  re- 
gretter le  parti  que  j'ai  pris;  que  si  c'était  à  recommencer,  j'agirais 
comme  j'ai  fait.  Je  ne  prévois  plus  pour  moi  des  plaisirs  bien  vifs, 
mais  je  vivrai  toujours  dans  le  calme  et  la  tranquillité  de  l'&me.  Je 
trouverai  de  grandes  consolations  dans  les  regrets  de  mes  amis; 
rétude  est  pour  moi  d'une  grande  ressource.  Votre  ami  pour  la  vie. 

DROUOT. 

On  voit  par  ces  lettres  que  le  général  Drouot  parle  sou- 
vent du  bonheur  dont  il  jouit  à  Tile  d'Elbe,  et  pourtant 
j'ai  su,  de  bonne  part,  qu'il  y  avait  été  souvent  en  butte  à 
des  tracasseries  qu'il  supportait  sans  se  plaindre,  et  dont 
les  motifs  étaient  tellement  au-dessous  de  lui  qu'il  ne  s'en 
mit  jamais  en  peine.  On  craignit  qu'il  ne  prit  trop  d'ascen- 
dant sur  l'esprit  de  l'Empereur,  qu'il  ne  devînt  le  confident 
de  toutes  ses  pensées;  de  là  les  petites  jalousies,  les  suppo- 
sitions, les  mauvais  propos,  en  un  mot  toutes  les  misères 
d'une  petite  cour.  C'est  sans  doute  pour  se  soustraire  à  ces 
ennuis  que  le  général  avait  pris  la  résolution  de  vivre  dans 
la  solitude,  et  de  s'adonner  uniquement  à  l'étude,  qui  d'ail- 
leurs était  sa  passion  dominante. 

Malgré  les  recommandations  réitérées  du  général  Drouot, 
j'aurais  peut-être  dû  insister  pour  le  rejoindre  à  l'île 
d'Elbe;  mais  il  m'avait  fait  espérer  qu'il  viendrait  à  Paris 
et,  pour  être  tout  à  fait  sincère,  je  dois  dire  aussi  que  je 
me  trouvais  si  bien  à  Paris,  après  dix  ans  d'une  vie  si  tour- 
mentée, qu'il  ne  fallait  pas  beaucoup  d'efforts  pour  m'en- 
gager  à  y  rester.  J'étais  suffisamment  occupé,  j'avais  quel- 
ques amis  sincères  et  les  relations  de  lamille  les  plus 
douces;  j'avais  enfin  l'existence  que  j'avais  vainement 
désirée  toute  ma  vie.  Je  me  rappelle  qu'à  l'âge  de  dix-huit 


196  VIE   DE   PLANAT. 

ans,  mon  père  m'écrivit  une  fois  pour  me  reprocher  ces 
dispositions  et  ce  qu'il  appelait  un  goût  prématuré  pour 
la  vie  tranquille. 

Le  général  Evain  se  montrait  satisfait  de  la  manière  dont 
je  m'acquittais  de  divers  travaux  dont  je  fus  chargé  dans 
les  bureaux  de  la  guerre,  et,  vers  la  fin  de  l'année  1814,  il 
me  fit  nommer  à  l'emploi  de  son  aide  de  camp,  ce  qui 
diminua  un  peu  la  gêne  où  je  me  trouvais. 


LE  RETOUR  DE  UILE  D^ELBE  * 


1815 


Ne  voulant  plus  être  à  charge  à  Lariboisière,  je  quittai 
le  logement  qu'il  m'avait  laissé  dans  son  hôtel  au  commen- 
cement de  1815,  et  vins  m'établir  avec  Résigny  dans  un 
petit  logement  à  l'entresol,  sur  le  quai  Voltaire;  j'y  trou- 
vais l'avantage  de  me  rapprocher  du  ministère  et  de  me 
loger  à  peu  de  frais. 

C'est  là  que  nous  reçûmes  la  nouvelle  du  débarquement 
de  l'Empereur  à  Fréjus.  Il  m'est  impossible  de  rendre  l'es- 
pèce de  commotion  électrique  dont  fut  frappée  la  popula- 
tion parisienne  à  cette  nouvelle  inattendue.  Les  Bourbons, 
sous  l'influence  de  l'émigration  et  du  parti  prêtre,  avaient 
commis  tant  de  sottises  et  de  vexations,  qu'ils  s'étaient 
aliéné  toute  cette  population;  le  souvenir  ^es  gloires  de 
l'Empire,  comparé  à  l'état  d'abjection  qui  lui  avait  succédé, 
se  réveilla  dans  tous  les  cœurs  avec  une  force  et  une  vio- 
lence incroyables.  Personne  ne  doutait  du  succès  de  cette 
entreprise  hardie,  si  ce  n'est  quelques  royalistes  bien 
encroûtés;  quant  aux  transfuges,  ils  ne  se  faisaient  aucune 
illusion  à  cet  égard. 

1.  Dicté  en  1854  (voir  V Avant-propos),  f.  p. 


198  VIE   DE  PLANAT. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  cette  nouvelle  nous  combla 
de  joie  et  d'espérance.  En  me  rappelant  quelques  phrases 
de  ses  lettres,  je  me  persuadai  que  le  général  Drouot  avait 
voulu  m'indiquer  le  projet  de  l'Empereur  et  qu'il  en  était 
instruit  depuis  longtemps  ;  mais  à  notre  première  entrevue 
il  m'assura  qu'il  n'en  avait  rien  su  qu'au  dernier  moment, 
et  qu'il  ayait  môme  émis  un  avis  contraire. 

J'avais  entretenu  pendant  Thiver  des  relations  constantes 
avec  les  officiers  les  plus  dévoués  à  la  cause  de  l'Empereur, 
et  principalement  avec  le  général  Flahaut,  les  colonels 
Briqueville,  Gourgaud,  Duhamel,  sans  parler  de  Résigny, 
avec  lequel  je  logeais.  Il  est  vrai  que  la  conduite  de  Gour- 
gaud  à  Fontainebleau,  et  puis  à  Paris,  nous  avait  d'abord 
éloignés  de  lui.  Il  devait  partir  avec  l'Empereur  pour  l'île 
d'Elbe,  et  protestait  dans  les  termes  les  plus  chaleureux 
de  son  dévouement  pour  lui;  mais  la  veille  du  départ,  il 
demanda  la  permission  d'aller  embrasser  sa  mère  et  lui 
faire  ses  adieux.  Il  alla,  mais  il  ne  revint  pas. 

Le  19  mars  au  soir,  on  apprit  que  l'Empereur  approchait 
et  que  la  famille  royale  s'apprêtait  à  quitter  Paris.  Nous 
nous  mîmes  en  campagne,  Résigny,  Briqueville  et  moi, 
pour  nous  entendre  avec  les  officiers  dévoués  à  la  cause  de 
l'Empereur  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  le  lendemain.  Je  fus 
chez  le  général  Flahaut,  que  je  trouvai  se  promenant  dans 
son  jardin;  je  lui  dis  que  nous  allions  rejoindre  l'Empe- 
reur et  lui  demandai  s'il  voulait  se  joindre  à  nous.  A  mon 
grand  étonnement,  il  refusa,  tout  en  protestant  de  son 
dévouement  à  l'Empereur,  mais  en  même  temps  de  son 
horreur  pour  les  discordes  civiles.  Je  n'insistai  point  et  me 
hâtai  de  le  quitter. 

Le  lendemain,  nous  étant  procuré  des  chevaux  et  ayant 
revêtu  nos  uniformes,  nous  nous  rendîmes,  Résigny,  Bri- 
queville et  moi,  chez  Gourgaud,  ne  doutant  pas  qu'il  ne  fût 
prêt  à  se  joindre  à  nous.  Nous  le  trouvâmes  couché,  se 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  fli)9 

disant  très  malade,  et  ayant  un  grand  bol  de  médecine 
sur  sa  table  de  nuit.  Il  nous  dit,  d'un  ton  languissant, 
ce  qu'il  avait  une  inflammation  d'entrailles,  qu'il  enviait 
notre  sort  et  se  trouvait  bien  malheureux  d'être  hors  d'état 
de  témoigner  son  dévouement  à  l'Empereur.  » 

Là-dessus,  nous  nous  acheminâmes  vers  la  route  de  Fon- 
tainebleau. Nous  trouvâmes  partout  les  rues  remplies  par 
une  foule  agitée,  émue  et  joyeuse.  De  temps  en  temps  des 
cris  de  :  Vive  f Empereur!  se  faisaient  entendre,  et  la  police 
ne  cherchait  pas  à  les  réprimer.  Quand  nous  fûmes  hors 
de  la  barrière,  nous  arborâmes  nos  cocardes  tricolores,  et 
continuâmes  notre  route  sans  encombre.  Arrivés  sur  le 
plateau  de  Villejuif,  nous  trouvâmes  un  régiment  d'infan- 
terie en  bataille;  le  colonel  s'avança  vers  nous  et  nous 
demanda  où  nous  allions.  Briqueville  lui  répondit,  d'une 
voix  forte  :  «  Nous  allons  rejoindre  l'Empereur.  Voici 
MM.  Planât  et  Résigny,  officiers  de  son  état-major,  et  moi, 
je  suis  le  colonel  Briqueville.  »  Il  n'avait  pas  achevé  que 
tout  le  régiment  se  débandait  et  nous  entourait  en  criant  : 
Vive  f Empereur!  Nous  leur  dîmes  :  «  Mes  amis,  restez  à 
vos  rangs.  L'Empereur  va  venir,  mais  jusque-là  il  faut 
obéir  à  vos  chefs.  »  Les  soldats  reprirent  leurs  rangs  et 
nous  poursuivîmes  notre  chemin,  sans  que  le  colonel  fit 
rien  pour  nous  en  empêcher. 

Entre  Villejuif  et  la  Courneuve,  nous  rencontrâmes  les 
voitures  de  l'Empereur,  précédées  d'un  piquet  de  lanciers. 
Je  ne  puis  dire  tout  ce  que  j'éprouvais  en  ce  moment, 
surtout  lorsque  le  général  Drouot,  m'ayant  aperçu,  me 
tendit  la  main  hors  de  la  voiture.  J'étais  tellement  ému  et 
bouleversé  que  je  me  sentais  sufToqué  et  prêt  à  m'éva- 
nouir. 

Cependant  je  fus  bien  surpris  de  voir  le  général  Flahaut 
à  cheval  auprès  de  la  voiture  de  l'Empereur.  Depuis  notre 
entrevue,  il  avait  reçu  des  avis  de  Fontainebleau,  et  avait 


200  VIE   DE   PLANAT. 

acquis  la  certitude  que  l'entrée  de  TEmpereur  à  Paris 
n'éprouverait  aucun  obstacle. 

Nous  suivîmes  le  cortège  impérial.  Nous  étions  persuadés 
qu'il  allait  traverser  Paris  par  le  pont  d'Austerlitz  et  les 
boulevards,  où  une  foule  immense  et  impatiente  attendait 
l'Empereur.  Mais  la  vieille  police  de  l'Empire  avait  déjà 
recommencé  ses  manœuvres  accoutumées,  et  persuadé  au 
grand  maréchal  et  aux  autres  grands  personnages  qui 
entouraient  l'Empereur  que  S.  M.  courrait  de  grands  dan- 
gers en  suivant  cette  voie.  En  conséquence,  arrivé  à  la 
barrière,  le  cortège  suivit  les  boulevards  extérieurs,  et 
entra  dans  Paris  par  la  barrière  du  Mont-Parnasse,  se  diri- 
geant par  le  boulevard  des  Invalides,  le  pont  de  la  Con- 
corde et  le  quai  des  Tuileries.  Le  trajet  avait  été  long,  et 
il  était  nuit  close  lorsque  la  voiture  de  l'Empereur  entra 
dans  la  cour  des  Tuileries  par  le  guichet  du  bord  de  Teau. 

Il  ne  s'y  trouva  pas  beaucoup  de  monde.  Ainsi  que  je 
l'ai  dit,  la  foule  était  ailleurs.  Néanmoins  les  cris  de  :  Vive 
r Empereur!  partis  simultanément  de  quatre  ou  cinq  cents 
poitrines,  étaient  si  énergiques  qu'on  en  était  assourdi.  Mais 
sur  le  perron  et  dans  le  vestibule  se  trouvaient  au  moins 
trois  cents  officiers  en  demi-solde,  dont  les  clameurs  non 
moins  bruyantes  eurent  un  caractère  particulier.  C'étaient 
des  phrases  entrecoupées,  des  sanglots,  des  vociférations 
contre  les  Bourbons,  mêlés  au  cri  de  :  Vive  f  Empereur  !  A  la 
descente  de  voiture,  l'Empereur  fut  saisi  par  plusieurs  offi- 
ciers qui  le  portèrent  dans  leurs  bras,  au  travers  de  mille 
cris,  jusqu'au  haut  de  l'escalier;  là,  ils  le  déposèrent  à 
terre,  et  le  laissèrent  entrer  dans  ses  appartements  sans  y 
entrer  eux-mêmes.  Ils  s*éloignèrent  en  se  livrant  aux  trans- 
ports de  leur  joie. 

Nous  entrâmes  dans  les  salons  d'attente  et  y  restâmes 
jusqu'à  minuit.  J'eus  à  peine  le  temps  d'échanger  quelques 
paroles  avec  le  général  Drouot,  tant  il  était  entouré  et 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  201 

pressé  par  ses  anciens  camarades;  il  me  dit  seulement  de 
venir  le  trouver  dans  son  ancien  logement,  qui  était  situé 
dans  les  combles  du  pavillon  de  Flore.  Nous  rentrâmes, 
Résigny  et  moi,  bien  contents  de  notre  journée,  et  nous 
livrant  avec  confiance  aux  plus  riantes  espérances  pour 
l'avenir.  Par  un  hasard  singulier,  et  comme  si  nous  avions 
prévu  le  retour  de  File  d'Elbe,  notre  logement  n'était 
séparé  des  Tuileries  que  par  le  pont  Royal. 

Le  lendemain,  j'étais  à  sept  heures  du  matin  chez  le 
général  Drouot.  Je  le  trouvai,  déjeunant  avec  une  croûte 
de  pain  et  un  petit  verre  d'eau-de-vie,  détestable  habitude 
prise  au  bivouac,-  qui  n'a  pas  peu  contribué  à  ruiner  sa 
santé.  Notre  conversation  ne  fut  pas  longue,  car,  dans  la 
nuit,  l'Empereur  avait  chargé  le  général  Drouot  de  réorga- 
niser la  garde  impériale,  et  nous  nous  mimes  immédiate- 
ment au  travail.  Je  fus  chargé  d'inscrire  tous  les  officiers 
qui  se  présenteraient  et  de  les  diriger  sur  les  dépôts  déjà 
désignés. 

Lorsque  je  descendis  au  salon  de  service,  la  première 
personne  que  j'aperçus  fut  Gourgaud  en  grand  uniforme 
d'officier  d'ordonnance.  «  Tiens,  lui  dis-je,  vous  n'êtes  donc 
plus  malade?  »  11  me  répondit  :  «  L'arrivée  de  l'Empereur 
m'a  rendu  la  santé.  »  Il  paraissait  gai,  il  riait  et  faisait 
des  plaisanteries  auxquelles  personne  ne  répondait.  Ce- 
pendant cette  bonne  contenance  dura  peu;  l'Empereur 
ayant  refusé  de  le  voir,  il  en  conçut  un  mortel  chagrin  :  ce 
qui  ne  l'empêcha  pas  pourtant  de  s'installer,  bon  gré  mal 
gré,  dans  une  petite  chambre  des  combles  du  château. 
Il  y  resta  huit  jours  sans  pouvoir  arriver  à  ses  fins.  Il 
s'abandonnait  sans  contrainte  à  toute  sa  douleur;  il  criait, 
il  pleurait  et  jurait  chaque  jour  qu'il  allait  se  brûler  la 
cervelle  si  l'Empereur  ne  voulait  pas  le  recevoir.  Nous 
allions  de  temps  en  temps  avec  Briqueville  pour  le  con- 
soler, en  lui  disant  de  prendre  patience,  qu'avec  l'Em- 


202  VIE  DE  PLANAT. 

pereur  il  n'y  avait  jamais  de  disgrâce  complète,  ce  qui 
était  vrai,  et  qu'il  finissait  toujours  par  revenir.  EflFective- 
ment,  après  cette  épreuve  de  huit  jours,  Gourgaud  reçut  le 
prix  de  sa  persévérance.  Il  obtint  son  pardon  et  par  suite 
la  confirmation  du  grade  de  colonel,  et  le  titre  de  premier 
officier  d'ordonnance,  car  il  était  le  seul  qui  restait  de  l'an- 
cienne promotion  de  1812  et  1813. 

Je  dois  dire  maintenant  comment  j'avais  quitté  le  général 
Evain.  Le  19  mars  au  soir,  il  faisait  ses  paquets  pour  suivre 
le  roi  en  Belgique.  En  arrivant  chez  lui,  je  trouvai  d'abord 
M"*  Agathe,  qui  me  fit  part  du  projet  de  son  frère  et  qui 
n'en  paraissait  pas  fort  contente.  Nous  tînmes  conseil  sur 
le  moyen  de  l'empêcher,  et  pendant  que  nous  discutions, 
le  général  entra  au  salon.  M"«  Agathe  me  fit  signe  de  lui 
parler;  je  ne  savais  trop  comment  m'y  prendre,  mais 
jyjue  Agathe  me  montra  le  chemin  en  disant  :  «  Voilà 
M.  Planât  qui  n'est  pas  d'avis  que  tu  partes.  »  Je  pris  cou- 
rage et  dis  résolument  :  «  Mon  général,  je  crois  que  vous 
auriez  tort  de  partir;  vous  n'êtes  point  un  homme  politique 
et,  quel  que  soit  le  gouvernement  qui  s'établisse  en  France, 
on  y  aura  toujours  besoin  de  vos  talents  et  de  votre  expé- 
rience. D'ailleurs  les  Bourbons  n'ont  rien  fait  pour  vous, 
et  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  leur  donneriez  une  preuve 
de  dévouement  aussi  excessive  ;  vous  vous  devez  à  la  France, 
elle  a  besoin  de  vos  services;  le  général  Drouot  est  votre 
ami,  et  il  ne  manquera  pas  de  vous  maintenir  dans  le  poste 
que  vous  occupez.  »  Après  avoir  réfléchi  quelques  instants, 
le  général  Evain  dit  :  «  Eh  bien,  je  resterai.  — Maintenant, 
repris-je,  vous  trouverez  bon  que  je  reprenne  mes  fonctions 
d'aide  de  camp  auprès  du  général  Drouot? —  Certainement.  » 
Là-dessus,  je  le  quittai  ainsi  que  M"®  Agathe,  qui  paraissait 
fort  contente.  Le  général  Evain  fut  efl^ectivemont  conservé 
dans  sa  place  et  ne  la  quitta  même  pas  après  la  seconde 
restauration. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A    1815).  203 

Quoiqu'un  peu  déshabitué  par  la  vie  tranquille  que 
j'avais  menée  depuis  six  mois,  je  me  remis  avec  ardeur  et 
sans  difficulté  à  un  travail  des  plus  fatigants.  Je  devais, 
contme  je  l'avais  déjà  fait  pendant  la  campagne  de  Saxe, 
réunir  tous  les  états  de  situation  des  différents  corps,  à 
mesure  qu'ils  se  formaient,  et  en  établir  une  situation 
générale;  je  recevais  les  rapports  des  chefs  de  corps  et  des 
commandants  des  dépôts,  dont  je  faisais  des  résumés  pour 
les  présenter  au  général  Drouot;  en  outre  je  fus  chargé 
d'une  grande  partie  de  la  correspondance.  En  un  mot  je 
travaillai  au  moins  douze  heures  par  jour. 

Vers  la  fin  d'avril,  l'Empereur  quitta  les  Tuileries  pour 
aller  s'établir  à  l'Elysée.  Après  avoir  pourvu  avec  une  ra- 
pidité sans  exemple  à  la  réorganisation  de  l'armée,  il  s'oc- 
cupa de  la  composition  de  sa  maison  militaire.  Je  fus  pro- 
posé pour  officier  d'ordonnance  par  le  général  Caulaincourt, 
duc  de  Vicence,  qui  déjà  m'avait  témoigné  beaucoup  de 
bienveillance  pendant  toute  la  campagne  de  Saxe  sans  que 
j'aie  rien  fait  pour  la  mériter  ou  la  rechercher;  je  lui  de- 
vais déjà  mes  deux  promotions  dans  la  Légion  d'hon- 
neur. 

Lorsque  le  général  Drouot  m'annonça  ma  prochaine  no- 
mination, je  lui  objectai  mon  éloignement  pour  la  cour,  et 
le  désir  bien  sincère  que  j'avais  de  ne  point  le  quitter.  Mais 
il  me  fit  comprendre  bien  facilement  qu'il  m'était  impossible 
de  refuser  l'honneur  que  me  faisait  l'Empereur*. 

Outre  Gourgaud,  premier  officier  d'ordonnance,  la  pro- 
motion se  composait  de  Regnault  de  Saint-Jean  d'Angély, 

1.  La  nomination  de  Louis  Planai  à  remploi  d'officier  d'ordonnance  fut 
proposée  en  effet,  selon  Tusage,  par  le  duc  do  Vicence,  grand-écuyer  ;  mais 
eUe  le  fut  sur  un  ordre  spécial  de  l'Empereur,  qui  en  avait  préyenu  le  général 
Drouot  dès  son  arrivée  à  Paris.  Ce  général  lui  avait  communiqué,  pendant 
son  séjour  à  Tile  d'Elbe,  quelques  lettres  de  son  ancien  aide  de  camp,  et  c'est 
le  souvenir  de  ces  lettres  qui  détermina  le  choix  de  rEmpcreùr.  Cette  cir- 
constance, ignorée  de  Louis  Planât,  fut  racontée  par  le  général  Drouot  au 
comte  de  Lariboisiôre,  duquel  nous  la  tenons,  f.  p. 


204  VIE  DE   PLANAT. 

aujourd'hui  général  de  division;  Saint-Yon,  qui  fut  depuis 
ministre  de  la  guerre  sous  Louis-Philippe  ;  Résigny  ;  Lari- 
boisière  ;  Delannoy,  officier  d'infanterie  ;  AmilhetetChiappe, 
officiers  du  génie,  et  enfin  Dumoulin,  qui  n'avait  d'autres 
services  que  celui  de  lieutenant  dans  la  garde  nationale  de 
Grenoble. 

L'histoire  de  ce  Dumoulin  est  assez  curieuse  pour  que  je 
m'y  arrête.  Il  était  fabricant  de  gants  à  Grenoble  et  fana- 
tique de  l'Empereur;  à  la  nouvelle  de  son  débarquement 
il  réalisa  trois  cent  mille  francs  et  alla  les  offrir  à  l'Em- 
pereur qui  les  accepta;  ensuite  de  quoi  il  partit  pour  Lyon, 
monté  sur  un  petit  cheval  chargé  de  proclamations  de 
l'Empereur  et,  le  devançant  d'une  journée,  il  les  répandit 
partout  à  profusion,  au  risque  de  se  faire  fusiller.  L'Empe- 
reur, touché  d'un  si  admirable  dévouement,  lui  demanda 
ce  qu'il  pourrait  faire  pour  le  reconnaître.  Dumoulin  de- 
manda pour  toute  récompense  le  grade  de  capitaine  et 
l'emploi  d'officier  d'ordonnance,  afin  de  rester  attaché  à  sa 
personne.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  qu'il  n'était  nullement 
propre  à  cet  emploi,  n'ayant  aucune  habitude  de  la  guerre 
ni  aucune  connaissance  militaire. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  être  nommé  :  il  fallait  s'habiller, 
s'équiper  et  se  pourvoir  de  chevaux.  L'uniforme,  riche- 
ment brodé  en  argent,  était  fort  coûteux,  et  le  harnache- 
ment ne  l'était  pas  moins;  or  la  plupart  d'entre  nous  étaient 
hors  d'état  de  pourvoir  à  cette  dépense  qui,  avec  les  che- 
vaux, devait  monter  au  moins  à  six  mille  francs.  Nous 
tînmes  conseil,  et  je  fus  chargé  d'adresser  une  demande 
au  général  Bertrand,  grand  maréchal  du  palais.  Mais  au 
lieu  de  six  mille  francs  dont  nous  avions  besoin,  nous 
n'obtînmes  que  deux  mille  francs  d'entrée  en  campagne. 
Je  suis  encore  à  me  demander  aujourd'hui  comment  je  par- 
vins à  m'équiper  avec  une  si  faible  somme;  heureusement 
beaucoup  d'officiers  royalistes  vendaient  leurs  chevaux  à 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812  A   1815).  205 

tout  prix,  pour  se  retirer  dans  leurs  terres;  quant  aux  tail- 
leur, sellier  et  autres  fournisseurs,  je  payai  une  partie 
comptant  et  fis  pour  le  reste  des  billets  qui  furent  acquittés 
plus  tard. 

Aussitôt  après  notre  nomination,  nous  nous  rendîmes  au 
lever  de  TEmpereur  pour  lui  être  présentés;  la  plupart 
d'entre  nous  n'étaient  point  connus  de  l'Empereur;  mais 
lorsque  le  général  Bertrand  me  nomma,  l'Empereur  dit  : 
«  Ah!  celui-là,  je  le  connais;  il  m'a  servi  d'interprète  en 
Saxe,  et  je  l'ai  envoyé  à  Dantzig;  »  puis  il  me  fit  un  gra- 
cieux sourire,  auquel  je  répondis  en  m'inclinant,  après 
quoi,  il  passa  à  un  autre. 

Dès  que  nous  fûmes  équipés,  nous  entrâmes  en  fonctions. 
La  première  fois  que  je  fus  de  service,  on  annonça  que 
l'Empereur  passerait  la  revue  des  fédérés,  c'est-à-dire  des 
ouvriers  des  faubourgs  Saint-Antoine  et  Saint-Marceau, 
ainsi  que  de  ceux  des  halles  et  ports.  Effectivement,  vers 
une  heure,  l'Empereur  monta  à  cheval  et  se  rendit  dans 
la  cour  des  Tuileries,  où  les  fédérés  se  trouvaient  rassem- 
blés au  nombre  de  trois  à  quatre  mille.  Il  fut  accueilli  par 
de  formidables  acclamations  ;  c'étaient  des  hommes  superbes 
et  pour  la  plupart  des  colosses,  principalement  les  forts  de 
la  halle,  les  charpentiers,  les  brasseurs  et  les  tailleurs  de 
pierre.  L'Empereur  parcourut  leurs  rangs  au  petit  galop; 
je  le  précédai  à  cinquante  pas  de  distance,  recommandant 
à  ces  masses,  presque  sauvages,  le  calme  et  l'immobilité. 
Mais  j'avais  beau  dire,  ils  faisaient  éclater  leurs  transports 
dune  manière  vraiment  effrayante.  L'Empereur,  étant 
revenu  au  pavillon  de  l'Horloge,  leur  fit  une  petite  harangue 
tout  à  fait  à  leur  portée,  et  qu'ils  trouvèrent  très  belle  ;  elle 
l'était  en  effet,  et  les  journaux  du  temps  l'ont  rapportée. 
Dès  qu'il  eut  fini,  les  cris  de  :  «  Vive  l'Empereur  !  »  redou- 
blèrent ;  mais  les  hommes  les  plus  proches  rompirent  leurs 
rangs  et  s'élancèrent  sur  l'Empereur  pour  toucher  ses 


206  VIE   DE  PLANAT. 

mains,  ses  habits  et  son  cheval,  et  pour  lui  adresser  dans 
leur  grossier  langage  les  protestations  d'amour  les  plus 
énergiques.  Les  généraux  qui  entouraient  l'Empereur 
furent  inquiets  de  ce  mouvement,  car  un  assassin  aurait 
pu  facilement  se  glisser  parmi  ces  braves  gens.  Tout  à 
coup  le  comte  de  Lobau  cria  avec  sa  voix  de  stentor  :  «  A  vos 
rangs!  »  en  accompagnant  ce  commandement  d'un  juron 
énergique.  On  vit  alors  avec  étonnement  ces  hommes  rudes 
et  enivrés  reprendre  leurs  rangs  comme  des  moutons. 

En  rentrant  aux  Tuileries,  j'entendis  plusieurs  généraux 
blâmer  cette  revue,  et  dire  que  «  ces  moyens  révolution- 
naires ne  convenaient  pas  à  l'Empereur  ».  Je  ne  sais  ce 
que  Sa  Majesté  en  pensa,  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  qu'il  ne  fut  donné  aucune  suite  à  l'organisation  des 
fédérés.  Alors,  comme  aujourd'hui,  les  classes  élevées 
redoutaient  l'énergie  du  peuple  et  préféraient,  dans  leur 
for  intérieur,  l'invasion  étrangère  au  déchaînement  des 
masses,  qui  auraient  pu  sauver  la  patrie  comme  au  temps 
de  la  première  révolution.  N'avons-nous  pas  vu  de  nos 
jours,  dans  un  pamphlet  réactionnaire  devenu  célèbre,  un 
de  ces  hommes  appeler  le  canon  russe  au  secours  de  leurs 
frayeurs  ! 

Dans  le  courant  du  mois  de  mai,  nous  fûmes  prévenus 
par  Gourgaud  que  l'Empereur  allait  envoyer  plusieurs  de 
ses  officiers  d'ordonnance  en  mission  dans  les  départements 
du  Midi,  dont  les  dispositions  n'étaient  pas  très  favorables 
au  nouvel  ordre  de  choses.  Je  fus  envoyé  à  Toulouse,  Rési- 
gny  à  Bordeaux  et  Delaunay  à  Marseille.  Nous  avions  pour 
instructions  :  V  de  rendre  compte  des  dispositions  de 
l'esprit  public;  2^  de  passer  en  revue  les  dépôts  des  diffé- 
rents corps  qui  pouvaient  se  trouver  dans  la  ligne  que  nous 
avions  à  parcourir;  d'en  envoyer  la  situation  exacte  à  l'Em- 
pereur, de  lui  rendre  compte  des  progrès  des  levées,  des 
enrôlements  et  des  appels  faits  aux  anciens  militaires; 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  207 

3^  de  nous  assurer  de  l'organisation  des  corps  d  armée  qui 
se  formaient  dans  les  grandes  villes  du  Midi. 

Nous  devions  voir  toutes  les  autorités  civiles  et  militaires, 
afin  d'en  obtenir  les  renseignements  nécessaires  à  l'accom- 
plissement de  notre  mission. 

Jusqu'à  Châteauroux  je  ne  remarquai  aucun  signe  de 
désaffection  pour  le  gouvernement  impérial,  si  ce  n'est  à 
Orléans,  où  il  y  avait  beaucoup  de  légitimistes  ;  à  partir  de 
la  Loire  il  y  avait  beaucoup  de  tiédeur  dans  les  popula- 
tions; cène  fut  qu'à  Montauban  que  je  commençai  à  remar- 
quer des  dispositions  hostiles,  surtout  dans  les  basses 
classes,  dominées  et  fanatisées  par  les  prêtres. 

En  arrivant  à  Toulouse,  je  fus  voir  le  général  Frayssinet, 
qui  commandait  le  corps  des  Pyrénées-Orientales;  mais  ce 
corps  n'existait  guère  que  sur  le  papier.  Le  général  Frays- 
sinet me  parut  un  fort  brave  homme  et  un  chaud  patriote. 
Je  ne  crois  pas  qu'il  fût  bien  dévoué  à  l'Empereur,  mais 
il  Tétait  certainement  à  la  France  et  détestait  les  Bourbons. 
Il  me  fit  voir  une  lettre  de  l'Empereur,  qui  lui  écrivait 
entre  autres  choses  :  «  Vous  devez  avoir  maintenant  vingt 
mille  hommes.  »  En  me  la  montrant,  il  dit  :  «  L'Empereur 
est  vraiment  désolant!  je  n'ai  pas  cinq  mille  hommes  prêts 
à  combattre;  il  le  sait  bien,  puisqu'il  tire  tout  à  lui;  je  ne 
l'en  blâme  pas,  car  le  péril  est  du  côté  du  Nord  ;  et  il  fait 
très  bien  d'y  concentrer  ses  forces;  mais  où  veut-il  que  je 
prenne  vingt  mille  hommes?  Du  reste,  quoique  le  départe- 
ment soit  assez  mal  disposé,  je  réponds  de  sa  tranquillité, 
malgré  les  intrigues  et  la  propagande  active  du  duc  d'Angou- 
lême,  qui  est  en  Espagne  sur  la  frontière,  vis-à-vis  de  moi  *.  » 

1.  Dans  une  brochure  publiée  en  1815  {Portefeuille  de  Buonaparte^  pris  à 
Charleroy)  se  trouTont  les  rapports  de  Louis  Planai  envoyés  à  l'Empereur.  En 
Toici  quelques  extraits.  F.  p. 

«  Montauban,  3  juin  1815.  —  Sire,  le  département  de  Tam-et-Garonne  me 
parait  devoir  appeler  l'attention  de  Votre  Majesté. 

Il  n'y  a  à  Montauban  ni  préfet  ni  maire  ;  ces  fonctionnaires  si  importants, 


208  VIE   DE   PLANAT. 

J'abrégeai  ma  mission  le  plus  que  je  pus,  car  le  télé- 
graphe nous  avait  appris  que  l'Empereur  était  parti  pour 
se  mettre  à  la  tète  de  Tarmée  rassemblée  sur  les  frontières 
de  la  Belgique;  j'en  étais  vivement  contrarié,  craignant  de 
ne  pouvoir  arriver  à  temps  pour  prendre  part  aux  combats 
qui  allaient  se  livrer.  Je  partis  de  Toulouse  le  4  juin,  dans 
une  chaise  de  poste  que  j'avais  louée  à  Paris;  chemin  fai- 
sant, j'appris  la  nouvelle  de  la  victoire  de  Ligny;  malgré 
un  violent  mal  de  tête,  je  résolus  de  courir  jusqu'à  Paris 
sans  m'arrêter.  Après  avoir  dépassé  Orléans,  j'étais  arrêté 
à  la  poste  de  ***  où  je  changeais  de  chevaux.  Il  était  à  peu 
près  dix  heures  du  soir;  un  monsieur  fort  bien  mis  s  appro- 
cha de  ma  voiture  et  me  dit  :  «  Eh  bien  !  savez-vous  les 
nouvelles?.))  Je  lui  répondis  :  «  Oui,  la  victoire  de  Ligny. 
—  Oh  !  ce  n'est  plus  cela  !  l'Empereur  a  perdu  une  grande 
bataille,  il  est  revenu  à  Paris,  et  il  a  abdiqué.  » 

surtout  ici,  sont  remplacés  par  un  conseil  de  préfecture  sans  vigueur  et  par 
des  adjoints  qui  viennent  de  donner  leur  démission,  en  sorte  que  l'action  du 
gouvernement  est  tout  à  fait  nulle.  M.  Saunier,  préfet  de  ce  département,  a 
été  appelé  à  celui  de  l'Aube,  au  moment  où  tout  commençait  à  bien  marcher. 
Son  départ  a  tout  paralysé.  M.  de  Rambuteau,  qui  devait  le  remplacer,  est 
nommé  à  la  Chambre  des  représentants,  ainsi  que  M.  Bessière,  maire  de  Mon- 
tauban.  Le  maréchal  de  camp  Barrié,  commandant  le  département,  est  la 
seule  autorité  qu'il  y  ait  ici,  et,  quoique  rempli  de  zèle  et  des  meilleures 
intentions,  obligé  de  pourvoir  à  tout,  il  me  parait  efirayé  de  sa  tâche,  et  fort 
intimidé  par  l'insolence  et  les  menaces  du  parti  royaliste  qui  domine  à  Mon- 
tauban.  Ni  lui,  ni  le  conseil  de  préfecture  n'ont  pu  me  préciser  quelque 
chose  sur  le  rassemblement  des  deux  bataillons  d'élite  do  la  garde  nationale, 
sur  leur  habillement,  etc.  Encore  moins  sur  l'époque  présumée  de  leur 
départ. 

Il  y  a  dans  ce  département  environ  mille  militaires  rappelés,  dans  le  cas  de 
marcher;  sur  ce  nombre,  il  n'en  est  pas  parti  plus  de  cent;  on  ignore  quand 
le  reste  partira.  Sur  quarante  chevaux  que  le  département  devait  fournir,  il 
n'en  a  été  livré  que  cinq.  Le  conseil  de  préfecture  va  passer  un  marché  pour 
la  fourniture  du  reste.  Les  militaires  retraités  ont  été  réunis  dès  le  27  mai. 
Il  s'en  est  trouvé  en  état  de  marcher  trois  cents,  qui  sont  déjà  rendus  à  Per- 
pignan. 

L'esprit  du  département  de  Tarn-ot-Garonno  est  des  plus  mauvais  ;  le^  mots 
de  patrie,  de  gloire,  d'indépendance,  de  cause  nationale  y  sont,  non  seule- 
ment sans  effet,  mais  encore  un  objet  de  dérision.  Il  n'y  a  rien  à  faire  ici  que 
par  une  administration  ferme  et  la  force  armée;  faute  de  ce  dernier  moyen. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  209 

Je  restai  comme  pétrifié  à  cette  fatale  nouvelle  et  hors 
d^état  d'articuler  une  parole;  mon  homme,  qui,  sans  doute 
était  un  légitimiste,  s'éloigna  en  ricanant.  11  me  fut  impos- 
sible d'aller  plus  loin,  car  tout  mon  sang  s'était  porté  à  la 
tête,  et  il  me  semblait  qu'elle  allait  se  fendre.  Je  passai  la 
nuit  dans  une  petite  auberge  voisine  de  la  poste  et  fus  bien 
des  heures  sans  pouvoir  m'endormir  ;  mais  la  fatigue  et  la 
jeunesse  l'emportèrent  enfin  sur  les  tristes  préoccupations 
qui  m'agitèrent.  Vers  sept  heures,  je  m'éveillai,  la  tête  libre 
et  bien  reposée  ;  mais  alors  le  cortège  des  tristes  pensées 
s'empara  de  mon  esprit  et  m'accompagna  jusqu'à  Paris,  où 
j'arrivai  dans  l'après-midi. 

Je  descendis  à  l'Elysée  et  fus  tout  de  suite  trouver  Gour- 
gaud,  qui  me  confirma  dans  de  grands  détails  la  funeste 
nouvelle  que  j'avais  apprise.  Il  me  dit  aussi  que  tout  le 
monde  abandonnait  l'Empereur;  mais  que  cette  fois  il  était 
décidé  à  le  suivre.  Je  lui  dis  que  c'était  aussi  mon  inten- 
on ne  pourra  pas  obtenir  d'hommes  dans  ce  département.  Il  ne  faut  point 
penser  à  établir  des  colonnes  mobiles  composées  de  gardes  nationaux.  Ce 
serait  presque  fournir  des  armes  contre  l'autorité.  On  annonce  ici  presque 
hautement  l'entrée  prochaine  des  ennemis  sur  le  territoire  français,  le  retour 
des  Bourbons,  les  yengoanccs  qu'ils  exerceront  contre  tous  ceux  qui  servi- 
raient la  cause  do  V.  M.  Ces  nouvelles  absurdes,  jointes  à  celles  de  l'insur- 
rection de  la  Vendée,  jettent  la  crainte  dans  l'Âme  des  bons  citoyens  et 
encouragent  la  désobéissance  chez  les  autres.  » 

«  Toulouse,  4  juin  1815.  —  L'organisation  de  la  garde  nationale  dans  le 
département  do  la  Haute- Garonne  se  poursuit  avec  activité.  Une  administra- 
tion ferme  et  vigoureuse  lutte  avec  succès  contre  la  mauvaise  volonté  des 
habitants.  Le  préfet,  M.  Treilhard,  déploie  beaucoup  de  talent  dans  l'admi- 
nistration difficile  de  ce  département.  Il  montre  le  plus  grand  dévouement 
pour  la  cause  publique.  L'esprit  public  et  l'opinion  sont  très  divisés  dans  le 
département  de  la  Haute-Garonne.  Mais  quoique  la  marche  ferme  et  sage  des 
autorites  les  ait  beaucoup  améliorés,  on  s'aperçoit  que  les  nobles  et  les  prêtres 
exercent  encore  une  fâcheuse  influence.  Ces  deux  classes  montrent  une 
extrême  opposition  au  gouvernement  actuel.  Il  parait  même  certain  qu'elles 
soudoient  à  Toulouse  un  assez  grand  nombre  de  gens  dans  les  dernières  classes 
du  peuple. 

Les  tribunaux  sont  entièrement  opposés  au  gouvernement;  les  membres  ont 
cependant  prêté  leur  serment,  mais  ils  ne  se  croient  pas  compromis  pour  cela. 

Vofficier  d'ordonnance,  planât.  » 

14 


240  VIE   DE   PLANAT. 

tion,  et  je  m'établis  à  l'Elysée  pour  n'en  sortir  qu'avec 
l'Empereur.  Je  ne  revis  même  plus  mes  sœurs  ni  mes 
beaux-frères.  Seulement  mon  frère  Jules,  qui  était  maré- 
chal des  logis  dans  Tartillerie  de  la  jeune  garde ,  vint  me 
voir  quelques  instants;  il  avait  échappé  au  désastre  de 
Waterloo  et  s'était  bien  conduit;  mais  il  n'avait  pas  le 
sou;  il  me  restait  dix  ou  douze  napoléons  en  or  dont  je  lui 
donnai  la  moitié;  je  l'embrassai,  en  lui  disant  que  j'étais 
décidé  à  suivre  l'Empereur,  je  le  priai  d'en  informer  nos 
sœurs  et  le  congédiai. 


LA  MALMAISON-ROCHEFORT-BELLÉROPHON 


SUITE    DE    1815 


J'arrive  à  Tépoque  la  plus  intéressante  de  ma  vie,  les 
journées  passées  à  la  Malmaison  avant  le  départ  pour  Roche- 
fort,  et  ensuite  à  bord  du  Bellérophon. 

Quarante-deux  ans  se  sont  écoulés  depuis  cette  époque, 
et  ma  mémoire  afTaiblie  pourrait  laisser  échapper  ou  invo- 
lontairement altérer  des  détails  importants  ;  je  crois  donc 
ne  pouvoir  mieux  faire  que  de  transcrire  exactement  les 
lettres,  notes,  relations  et  documents  de  tout  genre,  rela- 
tifs à  cette  époque,  que  j*ai  eu  le  bonheur  de  retrouver. 
Non  seulement  les  faits,  mais  encore  les  impressions  du 
moment  s'y  trouvent  fidèlement  reproduits,  et  je  me  ferais 
scrupule  d'y  rien  changer.  Qu'on  ne  s'étonne  donc  pas  d'y 
trouver  un  style  défectueux,  et  cette  emphase  qui  est  le 
propre  de  la  jeunesse  ;  car  il  faut  vieillir  pour  en  revenir, 
en  fait  de  jugement  à  l'indulgence,  et  en  fait  de  style  à  ce 
qui  est  simple,  sobre  et  naturel. 

Je  commencerai  par  une  lettre  fort  détaillée  que  j'écrivis 
à  mon  beau-frère  le  lendemain  de  notre  arrivée  à  la  Mal- 
maison. 

.    1.  Dicté  à  Paris  en  1857  (Toir  V Avant-Propos),  f.  p. 


212  VIE   DE  PLANAT. 

La  Malmaison,  26  juin  1815. 

r 

«  Mon  cher  Constant,  je  t  aï  écrit  avant-hier  de  TElysée, 
et  j'ai  remis  ma  lettre  à  Jules  ;  mais  comme  je  Tai  en  môme 
temps  engagé  à  rejoindre  sur-le-champ  sa  compagnie,  dont 
les  débris  se  rassemblent  à  Bercy,  il  est  possible  que  cette 
lettre  ne  te  parvienne  pas  ;  je  te  prie  de  rassurer  ta  femme 
et  Joséphine  sur  mon  sort  futur,  et  de  leur  cacher  tant  que 
tu  pourras  la  résolution  que  j*ai  prise  de  suivre  TEmpereur. 
J'aurais  voulu  te  voir  avant  mon  départ;  mais, depuis  mon 
retour  à  Paris,  je  m'étais  établi  à  l'Elysée  avec  Résigny 
pour  ne  point  quitter  l'Empereur*. 

«  Quel  aspect  différent  avait  alors  ce  palais  de  celui  qu'il 
offrait  il  y  a  un  mois  1  qu'était  devenue  cette  foule  de  cour- 
tisans, de  guerriers,  de  magistrats  qui  jadis  obstruaient 
tous  les  appartements, et  à  lempressement  desquels  l'Em- 
pereur ne  pouvait  suffire?  Tout  avait  disparu,  le  palais  était 
désert.  On  a  beau  être  accoutumé  à  l'égoïsme  et  à  l'ingra- 
titude des  hommes,  on  a  beau  être  rebattu  de  toutes  les 
maximes  de  l'intérêt  personnel,  ces  exemples  frappent  et 
déchirent  l'&me  et  la  remplissent  d'indignation.  Quelques 
amis  véritables,  tels  que  M.  de  Lavalette  et  les  ducs  de  Bas- 
sano  et  de  Rovigo,  quelques  officiers  obscurs  mais  dévoués, 
étaient  les  seuls  qu'on  vît  errer  dans  cette  solitude.  De  tous 
les  membres  du  gouvernement  provisoire,  le  ministre  Carnot 
est  le  seul  qui  ait  continué  de  voir  l'Empereur  et  de  lui 

1.  La  lettre  du  général  Bertrand,  en  réponse  à  la  demande  de  Louis  Planât 
de  suivre  l'Empereur,  était  ainsi  conçue.  F.  p.  : 

A  M.  le  chef  d'escadron  Planât,  officier  (l'ordonnance  de  V Empereur. 

«  Au  palais  de  l'Elysée.  23  juin  1813. 

L'Empereur  me  charge  de  vous  informer,  Monsieur,  que  vous  êtes  admis  à 
l'honneur  de  le  suivre  dans  sa  retraite.  Sa  Majesté  ne  pouvait  vous  donner  une 
meilleure  preuve  de  la  satisfaction  qu  elle  a  éprouvée  de  vos  services. 

J'ai  l'honneur  de  vous  saluer.  Le  grand  maréchal^  Bbrtrano. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A    4815).  213 

témoigner  de  Tintérêt  ;  cette  conduite  est  digne  de  son  beau 
caractère.  On  ne  s'étonne  pas  que  le  duc  d'Otrante  n'ait 
pas  agi  de  même;  mais  que  dire  du  duc  de  Vicence  qui 
n'est  pas  venu  une  seule  fois?  Je  crois  que  l'Empereur  est 
bien  sensible  à  cet  abandon.  Il  n'a  pas  trouvé  plus  de  zèle 
dans  sa  maison  ;  on  sent  que  la  fortune  et  le  pouvoir  le 
quittent,  et  les  ingrats  ne  se  contraignent  plus. 

«  Il  n'y  a  plus  que  le  peuple  qui  donne  encore  quelques 
marques  d'attachement  à  celui  qui  ne  règne  déjà  plus  sur 
lui.  La  foule  s'est  rassemblée  plusieurs  fois  devant  le  palais 
de  l'Elysée,  en  criant:  «  Vive  l'Empereur!  »  Ces  cris  nous 
ont  causé  un  serrement  de  cœur  inexprimable,  en  nous 
rappelant  les  jours  encore  récents  de  triomphe  et  d'allé- 
gresse qui  suivirent  son  entrée  à  Paris,  ces  jours  où,  en- 
touré, pressé,  porté  par  la  foule  de  ses  admirateurs,  il  ne 
pouvait  suffire  à  l'empressement  du  peuple  et  de  l'armée. 
Nous  nous  rappelions  ces  belles  revues  du  mois  d'avril  où 
une  innombrable  multitude,  répandue  sur  la  place  du  Car- 
rousel, sur  le  quai,  dans  le  jardin  des  Tuileries  et  jusque 
dans  la  rue  de  Rivoli,  faisait  retentir  l'air  de  ces  bruyantes 
acclamations  qui  allaient  porter  la  rage  dans  les  salons  du 
faubourg  Saint-Germain.  Quel  délire,  quelle  ivresse  éprou- 
vait alors  la  nation  !  Ce  feu  si  vif  ne  jette  plus  que  quelques 
étincelles. 

«  L'Empereur  parait  affligé,  mais  non  abattu.  Sa  douleur 
a  un  grand  caractère  ;  elle  porte  l'empreinte  du  calme  et  de 
la  résignation  ;  son  regard  est  triste  sans  être  sombre,  il  est 
silencieux  sans  marquer  d'humeur.  Depuis  le  moment  de 
son  abdication,  ses  amis  l'ont  engagé  à  ne  pas  s'abuser  sur 
sa  position,  et  à  pourvoir  à  sa  sûreté  personnelle.  D'après 
leur  conseil  il  a  fait  demander  des  passeports  au  gouver- 
nement anglais  pour  se  rendre  en  Amérique.  On  prétend 
que  le  général  Wellington  a  dit  en  recevant  cette  demande: 
«  Mais  pourquoi  ne  viendrait-il  pas  en  Angleterre?  je  suis 


214  VIE   DE   PLANAT. 

«  persuadé  qu'il  y  serait  bien  reçu  et  que  Ton  ne  Vy  gêne- 
ce  rait  pas.  » 

«  Je  pense  que  TEmpereur  avait  l'intention  de  rester  à 
Paris  en  attendant  la  réponse  du  cabinet  britannique  ;  mais 
le  gouvernement  provisoire  lui  a  fait  dire  «  que  sa  présence 
«  dans  la  capitale  causait  de  la  fermentation  et  gênait  les 
«  délibérations  des  Chambres  ;  que  les  intérêts  de  son  fils 
«  exigeaient  qu'il  s'éloignât,  afin  d'ôter  tout  prétexte  à  la 
«  malveillance  et  de  prouver  la  sincérité  de  sa  renonciation.  » 
Quant  à  moi,  je  crois  que  cela  cache  quelque  perfidie,  car 
la  grande  majorité  du  peuple  ne  demande  pas  mieux  que  de 
retenir  l'Empereur  jusqu'à  l'adhésion  des  souverains  alliés 
à  l'avènement  de  Napoléon  II.  Mais  l'Empereur  a  voulu 
prouver,  en  obéissant  au  vœu  du  gouvernement  provisoire, 
qu'il  n'était  plus  et  ne  voulait  plus  être  qu'un  simple  parti- 
culier entièrement  détaché  des  affaires  politiques.  En  con- 
séquence, nous  sommes  tous  venus  hier  à  la  Malmaison. 

«  On  a  donné  à  l'Empereur  une  garde,  composée  du  dépôt 
des  grenadiers  et  chasseurs  à  pied  qui  se  trouve  à  Rueil  et 
d'un  piquet  de  dragons  de  la  garde.  Nous  sommes  six  offi- 
ciers d'ordonnance,  sans  compter  Gourgaud,  qui  avons  ob- 
tenu la  permission  d'accompagner  l'Empereur  ;  c'est  Saint- 
Yon,  Saint-Jacques,  Résigny,  Autric,  Chiappe  et  moi.  Nous 
avons  pris  la  ferme  résolution  de  ne  point  l'abandonner  ; 
l'honneur  et  la  reconnaissance  nous  en  font  un  devoir; 
d'autres  sentiments  s'y  joignent  ;  je  n'oserais  dire  la  pitié, 
ce  terme  ne  s'accorde  pas  avec  la  vénération  qu'inspire  un 
si  grand  homme  ;  mais  c'est  une  émotion  vive  et  profonde, 
une  espèce  d'entraînement  de  l'âme  que  l'on  éprouve  en 
voyant  tant  de  grandeur  déchue,  tant  de  prospérité  changée 
en  un  abîme  d'infortune  I  J'exprime  mal  ce  que  je  sens, 
mais  tu  me  comprendras. 

«  On  est  vraiment  indigné  de  voir  que  presque  toute  la 
maison  de  l'Empereur  l'abandonne.  Il  y  a  cependant  ici 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A   1815).  21^ 

deux  chambellans  qui  se  conduisent  à  merveille.  Non  seu- 
lement ils  ont  continué  à  faire  leur  service,  mais  encore 
ils  ont  dit  qu'ils  suivraient  TEmpereur  partout  où  il  le  ju- 
gerait nécessaire,  et  tout  cela  sans  affectation,  sans  pathos. 
L'un  de  ces  chambellans  est  le  comte  Montholon,  maréchal 
de  camp,  d'une  ancienne  famille  de  robe  ;  l'autre  est  le 
comte  de  Las-Cases,  conseiller  d'État,  connu  dans  le  monde 
littéraire  par  l'excellent  Atlas  historique  de  Lesage.  L'un  et 
l'autre  sont  bien  établis  en  France  et  y  jouissent  d'une 
grande  aisance.  M.  de  Las-Cases  est  un  homme  d'environ 
cinquante  ans,  fort  instruit,  d'une  conversation  agréable, 
ayant  une  imagination  jeune  et  vive  et  professant  une  ad- 
miration et  un  attachement  sans  bornes  pour  l'Empereur. 
Ce  qu'il  y  a  de  fort  étonnant,  c'est  que  c'est  un  ancien  émi- 
gré. Il  emmène  avec  lui  son  fils,  jeune  homme  de  dix-^ 
sept  ans,  fort  doux  et  fort  intéressant.  Un  autre  jeune 
homme  non  moins  intéressant  et  plus  original  est  le  petit 
d'Audiffret  Sainte-Catherine,  neveu  éloigné  de  l'Impératrice 
Joséphine  et  page  de  l'Empereur  ;  il  est  vif  et  espiègle  comme 
son  âge  et  son  emploi  le  comportent,  mais  il  a  des  senti- 
ments nobles  et  élevés  ;  il  a  peu  d'instruction,  mais  on  peut 
dire  qu'il  a  l'instinct  de  tout  ce  qui  est  beau  et  honorable  ; 
il  a  montré  un  désir  si  vrai  et  si  prononcé  de  suivre  l'Em- 
pereur qu'on  n'a  pu  le  refuser;  d'ailleurs  il  a  sa  famille 
à  la  Martinique,  en  sorte  que  cela  a  moins  d'inconvénient. 

«  Voilà  donc  à  quoi  se  réduit  l'escorte  de  ce  monarque 
naguère  si  puissant  et  si  courtisé  ! 

«  En  relisant  cette  lettre,  je  m'étonne  d'avoir  encore  pu 
rassembler  autant  d'idées  de  suite;  nous  sommes  tous  ici 
comme  des  gens  ivres  ou  étourdis  ;  on  se  demande  si  tout 
cela  n'est  pas  un  songe  et  l'on  ne  veut  même  pas  penser  à 
l'avenir  de  demain.  Il  n'y  a  qu'une  idée  qui  soit  bien 
claire,  bien  prononcée  :  l'Empereur,  l'aimer,  le  suivre,  se 
vouer  à  son  sort.  Ce  sentiment  nous  tire  du  décourage-r 


216  VIE  DE   PLANAT. 

ment;  il  prend  de  nouvelles  forces  dans  Tanéantissement 
de  tous  les  autres.  L'âme  a  besoin  d'être  occupée;  fatiguée 
du  désordre  et  de  la  confusion  de  nos  autres  pensées,  elle 
s'attache  de  toutes  ses  facultés  à  la  seule  qui  soit  distincte. 
Je  n'ai  jamais  éprouvé  un  sentiment  pareil  à  celui  que 
l'Empereur  m'inspire;  je  ne  puis  le  fixer  sans  être  attendri 
jusqu'aux  larmes.  Oh!  mon  ami,  si  toute  la  France  l'avait 
soutenu  dans  cette  terrible  lutte,  je  suis  sûr  qu'il  l'aurait 
rendue  heureuse!  Après  vingt-cinq  ans  de  guerre  et  de 
calamités,  nous  n  avions  plus  qu'un  effort  à  tenter  pour 
conquérir  la  libeiHé  et  f  indépendance^  et  nous  n'avons  pu 
faire  ce  dernier  effort!...  » 

Je  reprends  les  lettres  écrites  de  la  Malmaison  à  mes 
deux  beaux-frères. 


A  M,  Ch...j  à  Paris, 


27  juin  1815. 


«  Mon  cher  Ch.,.,  je  crois  que  nous  partons  cette  nuit. 

«  La  première  chose  à  faire  pour  mes  intérêts,  c'est  d'en- 
voyer demain,  à  six  heures  du  matin,  à  mon  logement,  faire 
sortir  mon  cheval  et  mon  domestique,  avec  un  équipage 
de  selle  tout  neuf  et  ma  schabraque  galonnée.  J'ai  encore 
pour  huit  jours  de  fourrage,  mais  on  peut  négliger  cet 
article;  l'essentiel  est  de  sortir  mon  cheval  pour  le  mettre 
en  sûreté.  Je  dois  le  mois  courant  à  mon  domestique,  et 

1 .  Allusion  à  l'acte  additionnel. 

Les  libertés  constitutionnelles,  stipulées  dans  I'acte  additionnel,  étaient  les 
suivantes  :  responsabilité  des  ministres  et  des  fonctionnaires  à  tous  degrés. 
Choix  des  maires  et  des  municipes  dévolu  aux  communes.  Liberté  absolue  delà 
presse,  etc.  L.  Planât,  ennemi  décidé  du  système  despotique,  bien  que  très  at- 
taché à  l'Empereur,  a  toujours  été  convaincu  de  la  sincérité  de  Napoléon  à 
cette  époque,  et  cette  croyance,  jointe  à  la  chute  et  aux  malheurs  de  l'Empereur, 
transforma  dbs  ce  moment  son  attachement  en  dévouement  exalté  et  absolu,  f.  p. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   18i5).  217 

en  outre  490  francs  à  divers  fournisseurs  :  tailleur,  bottier, 
chapelier.  On  trouvera  dans  mon  portefeuille  des  notes 
sur  tout  cela.  Les  300  francs  que  je  vous  ai  laissés,  la 
vente  de  mon  cheval  et  de  son  harnais  suffiront,  j'espère, 
pour  faire  face  à  tout.  J'ai  promis  trois  francs  au  porteur 
du  présent  billet;  je  vous  prie  de  les  lui  payer.  Adieu, 
adieu  *  !  » 

A  M.  Constant  Z)... 

Malmaison,  29  juin  1815. 

«  Mon  cher  Constant, 

«  Il  est  décidé  que  nous  partirons  ce  soir  pour  Roche- 
fort,  et  de  là  probablement  pour  TAmérique.  Je  conçois 
toute  la  douleur  de  mes  pauvres  sœurs;  mais  j'ose  croire 
qu'elles  ne  me  blâmeront  pas.  D'ailleurs  ce  n'est  pas  une 
séparation  éternelle  ;  pourrait-on  jamais  quitter  son  pays, 
si  l'on  ne  conservait  l'espoir  d'y  revenir? 

«  Nous  avons  été  hier  et  aujourd'hui  dans  une  grande 
agitation,  et  peu  s'en  est  fallu  que  nous  ne  soyons  restés. 
Depuis  le  22,  le  parti  royaliste  s'agitait  sourdement  à  Paris, 
et  n'était  contenu  que  par  la  crainte  que  lui  inspirait  le 
peuple;  car  celui-ci  veut  Napoléon  II,  et  je  crois  qu'au 
fond  de  l'âme  l'Empereur  conserve  un  espoir  secret  de  voir 
son  fils  sur  le  trône  de  France.  Mais  le  ton  mystérieux  et 
réservé  des  grands  faiseurs  me  fait  craindre  que  cet  espoir 
ne  se  réalise  jamais. 

«  L'Empereur,  en  faisant  demander  des  passeports  il  y 
a  quelques  jours,  requit  le  ministre  de  la  marine  de  mettre 
à  sa  disposition  une  ou  deux  frégates  pour  le  transporter 
avec  sa  suite  aux  États-Unis.  M.  Decrès,  tout  en  protestant 
de  son  zèle,  trouvait  toujours  quelque  obstacle  qu'il  mettait 

1.  Lo  départ  n'eut  réellement  lieu  que  le  surlendemain.  F.  p. 


218  VIE   DE   PLANAT. 

sur  le  compte  du  gouvernement  provisoire,  de  sorte  que 
le  grand  maréchal  et  les  autres  amis  de  l'Empereur  pas- 
saient toutes  leurs  journées  à  faire  antichambre  chez  le 
duc  de  Vicence  ou  chez  le  duc  d'Otrante,  pour  tâcher  de  les 
voir  et  de  les  engager  à  régler  définitivement  cet  objet. 

«  Pendant  ces  négociations  infructueuses  le  temps  s'écou- 
lait; les  armées  ennemies,  au  lieu  de  suspendre  leur 
marche,  comme  on  s'en  était  flatté,  avançaient  à  grandes 
journées  vers  la  capitale;  les  souverains  alliés  ne  s'expli- 
quaient point  sur  le  compte  de  Napoléon  II,  en  sorte  que 
tout  prenait  une  nouvelle  face  pour  l'Empereur.  Notre 
armée  était  arrivée  sous  les  murs  de  Paris;  découragée  par 
les  revers  de  Waterloo,  harassée  par  une  retraite  pénible, 
sa  contenance  farouche  exprimait  la  rage  et  le  désespoir. 
C'est  alors  que  le  prince  d'Eckmuhl  en  a  pris  le  comman- 
dement; il  a  déployé  ce  beau  caractère  et  cette  énergie  qui 
le  rendront  recommandable  à  la  postérité,  plus  juste  que 
ses  contemporains;  sa  présence,  ses  discours,  son  patrio- 
tisme ont  ranimé  ces  courages  abattus;  il  a  fait  renaître 
l'espoir  et  la  confiance  dans  tous  les  cœurs. 

«  Une  bonne  partie  des  Parisiens  se  montra  animée  du 
même  esprit,  et  si  ce  premier  mouvement  avait  été  secondé 
par  le  gouvernement  provisoire,  comme  il  l'est  par  les 
Chambres,  nul  doute  qu'il  n'en  fût  résulté  quelque  événe- 
ment salutaire  pour  la  cause  de  la  patrie.  Quelque  con- 
fiance qu'on  ait  dans  les  talents  et  dans  le  caractère  du 
prince  d'Eckmuhl,  l'armée  n'a  pu  se  trouver  si  près  du 
chef  qu'elle  idolâtre  sans  désirer  le  voir  à  sa  tète;  les 
officiers  subalternes  surtout,  qui  ont  tant  d'influence  sur 
l'esprit  du  soldat,  disaient  «  qu'il  fallait  aller  chercher 
l'Empereur  pour  lui  rendre  le  commandement,  et  que, 
puisqu'il  était  évident  que  les  alliés  refusaient  la  régence, 
son  abdication  était  nulle.  »  Presque  toute  la  population  de 
Paris  partageait  les  mêmes  sentiments  ;  dès  hier  matin,  on 


DEUXIÈME  PARTIE   (1812   A    1815).  219 

entendait  partout  les  cris  de  :  «  Vive  TEmpereur!  »  et 
Tenthousiasme  commençait  à  gagner  les  Chambres. 

«  Le  gouvernement  provisoire  a  employé  toute  la  soirée 
d'hier  et  toute  la  nuit  à  calmer  ce  mouvement;  dès  avant- 
hier,  pour  éloigner  l'Empereur,  il  s'était  déterminé  à  lui 
accorder  les  deux  frégates  demandées  en  vain  depuis  huit 
jours.  Effectivement,  M.  Decrès  était  venu  d'un  air  très 
empressé  apportant  à  l'Empereur  une  décision  qui  met  à 
sa  disposition  les  deux  frégates  la  Saale  et  la  Méduse^  qui 
se  trouvaient  toutes  prêtes  à  Rochefort.  Mais  alors  nous 
avions  reçu  cette  nouvelle  avec  indifférence;  informés  du 
mouvement  de  la  veille,  nous  nous  étions  tous  livrés  à  l'es- 
poir d'engager  l'Empereur  à  en  profiter.  Ce  projet  avait 
mis  tout  le  monde  en  mouvement  à  la  Malmaison,  et  cha- 
cun travaillait  à  le  faire  réussir. 

«  Ce  matin,  vers  neuf  heures,  le  duc  de  Bassano  et  M.  de 
Lavalette  arrivèrent  de  Paris,  et  furent  introduits  chez 
l'Empereur  où  ils  restèrent  fort  longtemps.  Je  ne  sais  ce 
qui  se  passa  dans  cette  entrevue,  mais  quelque  temps  après, 
le  général  Becker  fut  appelé,  et  partit  ensuite  pour  Paris 
avec  M.  de  Lavalette,  chargé  d'une  mission  pour  la 
Chambre  des  députés. 

«  L'Empereur  proposait  de  se  remettre  à  la  tête  de 
l'armée,  non  comme  souverain,  mais  comme  général  en 
chef,  et  de  tenter  un  dernier  effort  pour  sauver  la  patrie,  en 
livrant  bataille  aux  alliés  sous  les  murs  de  Paris.  Quel  que 
fût  le  résultat  de  l'action,  il  promit  de  partir  aussitôt  pour 
Rochefort. 

«  Tu  juges  de  notre  joie  en  apprenant  cette  résolution  ! 
Il  nous  répugnait  de  partir  en  fugitifs  au  moment  d'une 
crise  si  terrible  ;  cela  nous  humiliait  intérieurement.  Nous 
avions  fait  venir  nos  chevaux  de  Paris  la  nuit  dernière; 
nos  armes  ne  nous  avaient  pas  quittés;  en  un  clin  d'œil 
nous  avions  revêtu  nos  uniformes,  enfin  nous  étions  prêts. 


220  VIE  DE   PLANAT. 

et  pendant  quelque  temps  nous  nous  sommes  livrés  à  l'es- 
poir de  trouver  du  moins  une  fin  honorable  en  combattant 
pour  la  patrie. 

«  L'arrivée  du  général  Becker  a  tout  dissipé  ;  il  est  rentré 
vers  deux  heures,  et,  avant  de  descendre  de  sa  voiture,  il 
nous  a  annoncé  notre  arrêt  par  un  geste  négatif.  Les 
Chambres,  préparées  par  de  sourdes  menées,  ont  rejeté  les 
offres  de  l'Empereur,  et  il  parait  même  que  les  termes  de 
ce  refus  ne  sont  ni  décents  ni  obligeants. 

«  Le  départ  est  donc  résolu,  et  il  est  d'autant  plus  ui^ent 
de  ne  point  le  retarder  qu'un  parti  ennemi  peut ,  à  tout 
moment,  passer  la  Seine  et  venir  enlever  l'Empereur. 

«  Le  général  Becker,  dont  je  t'ai  parlé,  a  été  envoyé  parle 
gouvernement  provisoire  auprès  de  l'Empereur  sous  pré- 
texte de  veiller  à  sa  sûreté,  mais  dans  le  fond  pour  éclairer 
toutes  ses  démarches.  Il  arriva  avant-hier  dans  la  soirée, 
comme  je  faisais  partir  ma  lettre  à  Ch...  En  entrant,  il  dit 
à  Gourgaud,  qui  nous  le  rapporta  tout  de  suite  :  «  Je  suis 
«  chargé  auprès  de  l'Empereur  d'une  mission  bien  désa- 
«  gréable.  »  11  ne  s'expliqua  pas  davantage,  et  passa  dans  le 
jardin,  où  l'Empereur  se  promenait.  Ils  restèrent  près  de 
deux  heures  ensemble.  Nous  les  observions  de  loin  avec 
anxiété,  et  comme  leur  conversation  était  animée,  notre 
inquiétude  redoublait  à  chaque  instant.  Enfm  le  général 
Becker  vint  nous  apprendre  que  le  gouvernement  provi- 
soire l'avait  chargé  de  prendre  le  commandement  des 
troupes  qui  étaient  à  la  Malmaison,  et  de  ne  point  quitter 
l'Empereur,  «  que  la  nation  avait  pris  solennellement  sous 
«  sa  protection.  »  Tout  le  monde  a  senti  ce  que  cela  voulait 
dire,  et  les  intentions  hostiles  du  gouvernement  provisoire 
envers  l'Empereur  nous  paraissaient  clairement  démon- 
trées. Qui  sait  si  ce  voyage  de  Rochefort  ne  cache  pas  un 
piège?  J'aurais  mieux  aimé  un  port  de  la  Bretagne  que 
cette  ville  enfoncée  dans  le  golfe  de  Biscaye. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  221 

«  La  suite  de  TEmpereur  s'est  augmentée  de  trois  per- 
sonnes, qui  sont  :  le  duc  de  Rovigo,  les  généraux  Lallc- 
mand  et  Labédoyère;  mais  je  doute  encore  que  ce  dernier 
vienne  ;  car  il  est  entre  les  mains  du  général  Flahaut,  qui 
l'engage  de  tout  son  pouvoir  à  rester  et  à  ne  pas  faire  ce 
qu'il  appelle  la  plus  grande  sottise  du  monde.  Le  général 
Flahaut  est  venu  de  temps  en  temps  voir  l'Empereur,  mais 
plutôt  comme  un  curieux  que  comme  un  homme  qui  s'in- 
téresse à  son  sort.  En  vérité,  j'en  veux  moins  à  ceux  qui 
ne  viennent  pas  du  tout;  il  vaut  mieux  abandonner  déci- 
dément l'Empereur  que  venir  lui  montrer  autant  d'insen- 
sibilité. 

«  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  lui  témoigner  un  peu  verte- 
ment ma  façon  de  penser  dans  une  occasion  qui  s'est  pré- 
sentée tout  naturellement.  Je  causais  il  y  a  deux  ou  trois 
jours  avec  la  princesse  Hortense,  lorsque  le  général  Flahaut, 
qui  faisait  sa  première  visite  à  la  Malmaison,  s'avança  vers 
nous.  En  m'apercevant  il  m'apostropha  par  un  :  «  Ah,  vous 
voilà,  mon  cher!  eh,  que  diable  faites- vous  ici?  — Eh  mais, 
mon  général,  lui  dis-je  en  souriant,  je  suis  à  mon  poste 
comme  officier  de  la  maison  de  l'Empereur;  il  me  semble 
que  je  ne  dois  pas  quitter  Sa  Majesté  qu'elle  ne  m'ait  congé- 
dié. —  Comment  donc,  n'allez-vous  pas  faire  aussi  la  folie 
de  vouloir  l'accompagner?  —  Je  ne  regarde  pas  cela  comme 
une  folie,  mais  comme  un  devoir;  et  puis  c'est  une  occa- 
sion de  prouver  à  l'Empereur  que  je  suis  reconnaissant  du 
bien  qu'il  m'a  fait.  — Mon  cher  ami,  tout  cela  est  fort  beau, 
mais  enfin  on  a  une  patrie.  —  Mon  général,  repris-je  vive- 
ment, quand  l'Empereur  est  heureux,  tout  pour  l'Empe- 
reur; quand  il  est  malheureux,  tout  pour  la  patrie.  Voilà 
le  langage  qu'on  a  déjà  tenu  l'an  dernier  à  Fontainebleau; 
quant  à  moi,  je  ne  sais  pas  composer  avec  mes  engage- 
ments ni  avec  ma  conscience.  —  Diantre,  mon  cher,  voilà 
de  bien  beaux  sentiments!  »  En  disant  cela,  il  se  mit  à 


222  VIE   DE   PLANAT. 

ricaner  en  faisant  une  pirouette.  Je  sentis  que  l'indi- 
gnation allait  m'emporter,  et  dans  les  circonstances  où 
nous  nous  trouvons,  rien  ne  serait  plus  déplacé  qu'une 
scène. 

«  Le  duc  de  Rovigo  est  sincèrementattachéàTEmpereur 
et  lui  en  donne  aujourd'hui  une  grande  preuve;  il  voyait 
avec  indignation  toute  la  maison  de  l'Empereur  s'éloigner 
de  lui,  mais  il  ne  le  manifesta  qu'en  redoublant  d'assi- 
duité. L'Empereur  lui  dit  il  y  a  quelques  jours  :  «  Mon 
cher  Savary,  vous  le  voyez,  tout  le  monde  m'abandonne. 
Drouot  veut  restera  l'armée,  Bertrand  est  indécis,  m'aban- 
donnerez-vous  aussi?  »  Le  duc  de  Rovigo,  vivement  ému, 
lui  jura  qu'il  ne  l'abondonnerait  point  et  lui  demanda  seu- 
lement vingt-quatre  heures  pour  mettre  ordre  à  ses  affaires; 
il  a  tenu  parole.  Gela  me  réconcilie  un  peu,  non  pas  avec 
lui  que  je  ne  connais  pas,  mais  avec  sa  réputation.  Je 
disais  il  y  a  quelques  jours  qu'on  se  désabusait  souvent,  on 
examinant  de  près  certains  hommes  et  certaines  réputa- 
tions. Cela  peut  s'appliquer  au  duc  de  Rovigo  dans  un  sens 
différent.  Je  me  figurais  autrefois  que  le  duc  de  Rovigo 
devait  avoir  un  extérieur  aussi  horrible  que  tout  ce  qu'on 
lui  impute,  et  je  n'ai  pas  été  peu  surpris,  lorsque  je  l'aper- 
çus pour  la  première  fois  aux  Tuileries,  de  voir  un  fort 
bel  homme  d'une  physionomie  à  la  fois  noble  et  préve- 
nante. Il  y  a  dans  sa  figure  quelque  chose  d'ouvert  et  de 
riant. 

«  L'Empereur  a  toujours  été  en  famille  pendant  le  temps 
de  son  séjour  ici.  Le  prince  Lucien,  Madame-mère  et  le 
cardinal  Fesch  ont  dû  partir  hier  pour  Rome;  il  n'y  a  plus 
ici  que  le  prince  Joseph  et  la  princesse  Hortense,  qui  ne 
songe  pas  à  faire  emporter  à  Paris  les  meubles  de  la  Mal- 
maison. Ce  beau  château  sera  peut-être  saccagé  demain,  et 
tant  de  chefs-d'œuvre  de  l'art  qui  y  sont  amassés  seront 
anéantis  en  un  instant.  Mais. en  vérité,  ce  sont  de  si  petites 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812  A   1815).  223 

considérations,  auprès  des  grands  intérêts  qui  occupent 
tout  le  monde  en  ce  moment,  qu'on  rougirait  presque  de 
s'en  occuper. 

«  J'espère  que  tu  seras  rentré  à  Paris  avec  ta  femme  et  tes 
enfants;  à  tout  hasard  j*y  envoie  Georges  avec  cette  lettre 
et  les  deux  chevaux  qui  me  restent.  Je  te  prie  de  les  vendre 
le  plus  tôt  possible,  et  de  faire  en  sorte  de  placer  ce  pauvre 
Georges,  qui  m'a  servi  très  fidèlement  pendant  le  peu  de 
temps  qu'il  a  été  auprès  de  moi.  Tu  sais  qu'il  était  chez  le 
maréchal  Macdonald  avant  d'entrer  à  mon  service.  Il  pourra 
peu^étre  y  rentrer,  car  je  pense  que  le  maréchal,  qui  a  été 
si  malade  pendant  le  séjour  de  l'Empereur  à  Paris,  va 
retrouver  sa  santé  maintenant,  et  ^ue  par  suite  il  remon- 
tera sa  maison. 

«  Ma  lettre  est  d'une  longueur  effrayante,  mais  vous  m'a- 
vez tous  accoutumé  à  croire  que  tout  ce  qui  m'intéresse 
vous  touche  également;  j'ai  prétexté  une  indisposition  pour 
employer  tout  le  temps  à  t'écrire.  Je  continuerai  à  le  faire 
aussi  souvent  qu'il  me  sera  possible;  de  ton  côté,  ne  né- 
glige aucun  moyen  pour  me  faire  passer  des  nouvelles  de 
toute  ma  famille.  Songe  que  je  laisse  en  France  tous  les 
objets  de  mon  alTection...  » 


A  M,  Ch...,  à  Paris. 

Malmaison,  29  juin  1815. 

«  Mon  cher  beau-frère,  quand  vous  recevrez  cette  lettre, 
je  serai  parti;  notre  destination  première  est  Rochefort, 
mais  peut-on  supposer  que  nous  y  arriverons  sains  et  saufs? 
C'est  au  reste  la  chose  qui  m'inquiète  le  moins. 

«  Vous  serez  peut-être  bien  aise  de  connaître  les  per- 
sonnes qui  accompagnent  l'Empereur  :  le  comte  Bertrand, 


224  VIE  DE   PLANAT. 

le  duc  de  Rovigo,  le  général  Labédoyère,  le  général  Gour- 
gaud,  le  comte  de  Montholon,  M.  de  Las-Cases,  et  les  offi- 
ciers d'ordonnance  que  vous  connaissez;  mais  je  crois  que 
tous  ne  viendront  pas! 

«  Pour  moi,  ma  résolution  est  invariable;  c'est  une  con- 
duite tracée,  et  quant  aux  suites,  je  ne  veux  point  m'en 
inquiéter.  Si  je  disais  que  je  quitte  la  France  sans  regret, 
cela  aurait  Tair  d'un  dépit;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est 
que  si  je  pouvais  transporter  bien  loin  d'ici  les  objets  qui 
me  sont  chers,  je  n'aurais  rien  à  désirer. 

«  Nous  vous  laissonsdans  unecrise  pénible;  engagez D... 
à  la  supporter  avec  toute  la  résignation  que  sa  situation  exige. 
Adieu,  mon  cher  ami  !  je  me  sens  émouvoir  en  songeant  à 
cette  séparation  qui  est  peut-être  éternelle.  J'embrasse  bien 
mes  sœurs;  consolez-les  de  mon  absence.  » 

A  M.  Constant  Z).., 

Larochefoucauld,  2  juillet  1813. 

«  Nous  voilà  dans  un  détestable  trou,  à  quelques  lieues 
de  Rochefort;  la  route  que  nous  avons  prise  depuis  Limoges 
est  si  peu  fréquentée  que  l'on  manque  de  chevaux  à  pres- 
que tous  les  relais  de  poste.  Nous  avons  six  heures  à 
attendre  ici  avant  de  pouvoir  aller  plus  loin,  et  tandis  que 
mes  compagnons  consacrent  tout  ce  temps  au  sommeil,  je 
veux  l'employer  à  t'écrire. 

«  Nous  sommes  partis  le  29  comme  je  l'avais  mandé,  et 
ce  n'a  pas  été  sans  peine  ;  comme  le  grand  maréchal  ne  s'est 
décidé  que  fort  tard,  au  moment  de  partir,  rien  ne  se  trouva 
prêt.  Vers  deux  heures  il  donna  les  ordres  pour  le  départ, 
et  vint  lui-môme  présider  à  l'arrangement  des  voitures;  je 
n'ai  jamais  vu  d'homme  plus  embarrassé  ni  plus  empêtré 
qu'il  ne  le  fut  dans  cette  occasion;  il  allait  et  venait  sans 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    I8I0).  225 

but,  il  passait  d  un  objet  à  l'autre  sans  rien  terminer,  ses 
distractions  étaient  continuelles,  enfin  il  paraissait  avoir 
tout  à  fait  perdu  la  tète.  Heureusement  pour  lui  et  pour 
nous,  Marchand,  premier  valet  de  chambre  de  TEmpereur, 
jeune  homme  qui  a  de  la  tète  et  de  l'intelligence,  se  chargea 
de  tout  et  eut  bientôt  terminé  les  apprêts  du  départ.  Mais 
on  n'avait  pas  retenu  de  chevaux  de  poste,  en  sorte  qu^l 
fallut  bien  vite  envoyer  des  dragons,  pour  amener  tous 
ceux  du  relais  de  Nanterre  qui  suffirent  à  peine  à  l'attelage 
des  voitures  qui  partaient  avec  l'Empereur;  car  sa  suite  a 
été  partagée  en  deux  convois,  qui  ont  pris  deux  routes 
différentes,  pour  éviter  l'encombrement  et  les  retards.  Le 
duc  de  Rovigo,  le  général  Becker,  Gourgaud,  un  aide  de 
camp  du  général  Montholon  et  les  valets  de  chambre  ont 
pris  avec  l'Empereur  la  route  de  Tours;  MM.  de  Las-Cases 
père  et  fils.  Bâillon,  fourrier  du  palais,  Résigny,  Chiappe, 
Autric,  le  petit  Sainte-Catherine  et  moi,  nous  avons  pris 
celle  de  Limoges,  qui  est  la  plus  longue  de  beaucoup. 

«  Les  généraux  Lallemand  et  Labédoyère  ne  se  sont  pas 
trouvés  au  moment  du  départ,  non  plus  que  nos  camarades 
Saint-Yon  et  Saint-Jacques.  Je  ne  sais  ce  qui  a  pu  retenir 
le  général  Lallemand;  quant  à  Labédoyère,  je  le  sais  à 
merveille.  Je  ne  suis  pas  surpris  non  plus  que  Saint-Jacques 
Revienne  pas;  il  n'a  jamais  témoigné  beaucoup  d'empres- 
sement; mais  ce  qui  m'étonne  c'est  la  conduite  de  Saint- 
Yon.  Personne  n'a  montré  plus  de  chaleur  et  plus  de  dévoue- 
ment que  lui;  il  semblait  nous  accuser  tous  de  tiédeur 
envers  l'Empereur,  et  voilà  qu'au  moment  décisif  tout  ce 
beau  feu  s'est  éteint.  Je  ne  te  ferai  aucune  réflexion  là- 
dessus;  quand  on  fart  son  devoir  on  a  mauvaise  grâce  de 
déclamer  contre  ceux  qui  ne  le  font  pas  ;  notre  position  est 
telle  que  nous  ne  pouvons  signaler  les  absents  sans  qu'on 
ne  nous  suppose  l'intention  de  faire  valoir  notre  con- 
duite. 

45 


226  VIE   DE  PLANAT. 

«  L'Empereur  quitta  la  Malmaison  à  cinq  heures  du  soir  ; 
les  voitures  qui  formaient  son  convoi  avaient  employé  tous 
les  chevaux  de  poste,  en  sorte  que  nous  courions  grand 
risque  de  rester  là  jusqu'au  lendemain,  et  peutr-ètre  qu'a- 
lors d'autres  raisons  auraient  empêché  notre  départ.  Un 
écuyer,  qui,  par  prudence,  était  resté  auprès  de  l'Empereur 
jusqu'à  la  fin,  nous  tira  de  cet  embarras  et  nous  fit  con- 
duire par  des  attelages  de  la  maison  jusqu'à  Bercy,  d'où 
nous  avons  continué  notre  route. 

c(  Il  y  a  avec  nous  une  suite  de  domestiques  beaucoup 
trop  nombreuse  ;  cela  est  ridicule  dans  la  position  actuelle 
de  l'Empereur;  mais  le  grand  maréchal,  sa  femme  surtout, 
veulent  de  la  cour  partout;  ils  ont  embarrassé  le  train  de 
l'Empereur  d'un  tas  d'hommes  et  d'effets  inutiles,  et  si  1  on 
se  permet  quelque  observation  là-dessus,  ils  vous  ferment 
la  bouche  en  disant  que  VEmpereur  le  veut  ainsi;  nous 
savons  tous  très  bien  qu'il  n'en  est  rien,  et  que  l'Empe- 
reur, habitué  de  longue  main  à  laisser  tous  ces  détails  au 
grand  maréchal,  ne  s'en  est  pas  occupé  du  tout  à  la  Mal- 
maison. Tout  ce  qu'il  a  recommandé,  c'est  de  réunir  et 
d'emporter  les  cartes  et  les  livres  qui  traitent  de  l'Amérique. 
Le  grand  maréchal  et  M.  de  Montholon  emmènent  aussi 
leur  femme  et  leurs  enfants;  c'est  une  chose  fâcheuse  et 
embarrassante  dans  la  position  où  nous  sommes.  Il  me 
semble  que  ces  messieurs  auraient  dû  les  laisser  en  France, 
jusqu'à  ce  qu'un  établissement  certain  leur  permit  de  les 
faire  venir.  Nous  n'avons  pas  quitté  la  France,  et  l'Empe- 
reur peut  se  trouver  encore  dans  des  circonstances  telles 
que  tout  ce  monde-là  devienne  fort  embarrassant  ^  Je  crois 
que  le  prince  Joseph  vient  avec  nous,  car  depuis  Paris  nous 
l'avons  trouvé  dans  différents  relais,  suivant  la  même  route 
que  nous  ;  il  voyage  dans  une  petite  calèche  avec  un  officier 

1.  La  suite  de  l'Empereor  se  composait  en  tout  de  cinquante  personnes, 
dont  deux  dames,  trois  enfants  et  vingt-neuf  domestiques,  f.  p. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   ISib).  227 

espagnol  qui  lui  est  resté  attaché  ;  nous  Favons  laissé  hier 
entre  Orléans  et  Limoges. 

«  Malgré  la  consternation  qui  règne  dans  les  départe- 
ments que  nous  venons  de  traverser,  nous  avons  recueilli 
partout  des  témoignages  d^attachemcnt  pour  l'Empereur  ; 
à  chaque  poste  les  paysans  venaient  nous  demander  de  ses 
nouvelles.  «  Le  pauvre  cher  homme,  disaient-ils,  il  a  donc 
encore  été  trahi!  Est-ce  que  ces  b...  de  Bourbons  vont 
encore  revenir?  »  Voilà  ce  que  j'ai  entendu  vingt  fois  de  mes 
propres  oreilles.  Dans  un  village  où  nous  arrivâmes  à  la 
brune,  les  paysans,  nous  prenant  pour  des  royalistes,  entou* 
rèrent  notre  voiture  avec  des  gestes  menaçants  en  criant  : 
Vive  r  Empereur,  à  bas  les  royalistes  !  Nous  fûmes  obligés 
de  nous  faire  connaître,  pour  éviter  ce  qu'une  méprise 
aurait  pu  avoir  de  fâcheux.  A  Limoges,  où  nous  avons  passé 
hier  soir,  nous  n'avons  remarqué  qu'une  curiosité  muette 
et  une  sorte  d'ilidiflFérence  sur  le  sort  futur  de  la  France. 

«  J'espère  que  nous  arriverons  demain  dans  l'après-midi 
à  Rochefort,  car  une  fois  à  Angoulême  on  doit  retrouver 
les  relais  de  poste  mieux  fournis.  Je  craindrais  que  nous 
n'arrivassions  trop  tard  pour  rejoindre  l'Empereur,  si  je 
ne  savais  qu'il  a  promis  à  M"**  Bertrand  de  l'attendre,  et 
elle  n'a  dû  partir  de  Paris  qu'avant-hier,  30  juin.  Au  reste, 
quelque  court  séjour  que  nous  fassions  à  Rochefort,  je  te 
promets  de  ne  point  m'embarquer  sans  t'écrire.  » 

Au  même, 

Rochefort,  4  juillet  1815. 

«  11  ne  parait  pas  que  nous  devions  partir  tout  de  suite, 
ci  comme  nous  n'avons  absolument  rien  à  faire,  je  puis 
t'écrire  aussi  longuement  que  je  le  jugerai  à  propos. 

a  Nous  ne  sommes  arrivés  ici  que  ce  matin  à  onze  heures, 


228  VIE   DE   PLANAT. 

c'est-à-dire  près  de  cinq  jours  après  notre  départ  de  Paris! 
Tu  dois  bien  penser  qu'il  a  fallu  des  accidents  extraor- 
dinaires pour  occasionner  une  telle  lenteur;  effectivement, 
il  nous  est  arrivé  bien  des  aventures  depuis  Angoulôme 
jusqu'ici.  Si  Ton  pouvait  encore  rire  au  milieu  des  mal- 
heurs qui  nous  accablent,  je  te  raconterais  des  scènes 
dignes  de  la  comédie  que  nous  ont  données  les  royalistes 
de  Cognac  et  de  Saintes. 

«  Nous  partîmes  de  Larochefoucauld  avant-hier  fort 
tard,  et  nous  arrivâmes  à  la  pointe  du  jour  à  Angoulème. 
Notre  camarade  Ghiappe,  qui  a  eu  un  doigt  emporté  à  la 
bataille  de  Waterloo,  avait  la  fièvre  depuis  deux  jours; 
la  chaleur  et  Tagitation  du  voyage  avaient  fort  envenimé 
sa  plaie,  qui  commençait  à  se  gangrener;  à  Angoulème, 
il  se  trouva  si  mal  que  nous  fûmes  obligés  de  le  laisser; 
il  a  promis  de  nous  rejoindre  dès  qu'il  se  sentirait  mieux. 

«  Arrivés  à  Jarnac,  nous  commençâmes  à  remarquer  une 
population  ennemie;  l'esprit  du  commerce  de  la  Rochelle 
y  fait  sentir  son  influence.  Comme  notre  voiture  était  la 
dernière  de  toutes^,  nous  étions  partout  en  butte  à  la 
curiosité  inquiète  des  habitants.  A  Cognac,  toute  la  ville 
était  rassemblée  près  de  la  porte  et  nous  offrit  une  scène 
de  la  Petite  Ville  de  Picard.  Les  femmes  bien  mises  étaient 
aux  fenêtres  et  tâchaient  de  pénétrer  de  l'œil  dans  l'in- 
térieur de  notre  voiture.  Dès  que  l'un  de  nous  se  mon- 
trait à  la  portière,  il  se  faisait  un  brouhaha  général;  on 
se  pressait,  on  se  portait  pour  mieux  voir,  on  chuchotait, 
on  montrait  au  doigt;  j'entendais  dire  autour  de  moi  : 
«  C'est  Murât;  non,  c'est  le  prince  Jérôme;  non,  c'est  le 
«  cardinal  Fesch,  etc.  » 

M  Nous  mîmes  pied  à  terre  en  attendant  les  chevaux; 
on  nous  apprit  alors  que  les  voitures  qui  nous  précédaient 

1.  Le  manque  de  chevaux  nous  obligea  à  nous  séparer,  et  mit  plusieurs 
heures  d'intervalle  entre  l'arrivée  et  le  départ  des  différentes  voitures. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  229 

avaient  été  Tobjet  d'une  semblable  curiosité;  la  pour- 
voyeuse^ surtout,  dans  laquelle  était  Bâillon,  avait  fait 
tourner  toutes  les  tètes  de  Cognac.  On  assurait  que  la  caisse 
renfermait  un  personnage  de  grande  importance,  auquel 
on  passait  les  mets  les  plus  délicieux  par  un  trou  fait 
exprès;  quelques-uns  affirmaient  avoir  vu  une  grande 
main  brune  et  décharnée  avec  un  diamant  au  petit  doigt 
sortir  par  cette  ouverture  ;  ce  personnage  mystérieux,  pou- 
vait-on douter  que  ce  ne  fût  TEmpereur?  Je  n'en  finirais 
point  si  je  voulais  te  rapporter  tous  les  propos  extravagants 
et  ridicules  de  ces  bons  habitants  de  Cognac.  Nous  par- 
tîmes enfin,  et  nous  traversâmes  la  ville  lentement,  à  cause 
du  pavé  qui  est  horriblement  mauvais.  Comme  la  foule 
des  bourgeois  nous  suivait  toujours,  je  mis  la  tête  à  la 
portière  et  leur  dis  :  «  Messieurs,  vous  feriez  beaucoup 
«  mieux  de  faire  paver  vos  rues  que  d'importuner  les  voya- 
«  geurs  par  votre  sotte  curiosité,  »  Je  ne  sais  s'ils  prirent 
cela  pour  une  politesse,  mais  ils  me  firent  une  profonde 
inclination  et  se  retirèrent. 

«  Une  scène  plus  burlesque,  mais  aussi  plus  tumul- 
tueuse, nous  attendait  à  Saintes,  et  puisque  me  voilà  en 
train  d'écrire  je  vais  te  la  rapporter.  La  renommée  avait 
déjà  porté  de  Cognac  à  Saintes,  hier  matin,  la  nouvelle 
du  passage  des  voitures  mystérieuses,  lorsque  M*"*  de 
Montholon  y  arriva,  n'ayant  avec  elle  que  son  enfant,  sa 
femme  de  chambre  et  un  domestique.  D'abord  on  s'at- 
troupe, on  fait  des  remarques  et  des  conjectures;  quelques 
élégants  de  Saintes,  qui  revenaient  de  la  campagne  de  Bé- 
thune,  déclarent  que  c'est  la  princesse  Hortense  et  courent 
en  faire  part  à  tous  ceux  qui,  comme  eux,  servaient  la 
cause  du  Roi  par  leurs  vœux  plus  que  par  leurs  actions. 

1.  C'est  une  Toiture  dont  la  caisse  est  carrée  et  formée  de  tous  côtés;  elle 
serrait  à  transporter  les  effets  précieux  de  la  chambre  et  de  la  bouche,  et 
quelquefois  des  papiers.  F.  p« 


230  VIE   DE   PLANAT. 

Ces  royalistes  purs  s'assemblèrent  aussitôt  pour  délibérer. 
Ils  venaient  de  recevoir  de  Paris  des  lettres  qui  leur  don- 
naient la  certitude  du  retour  du  Roi;  ils  n'avaient  rien  à 
redouter  de  la  population,  que  son  commerce  d'eau-de-vie 
dispose  au  royalisme;  de  plus,  les  trois  quarts  des  auto- 
rités étaient  dans  leur  parti,  et  il  n  y  avait  point  de  troupes 
dans  la  ville.  Ayant  tout  bien  pesé  et  reconnu  qu'ils  ne 
couraient  aucun  danger,  ils  résolurent  de  se  dévouer  pour 
la  cause  royale.  En  conséquence,  douze  des  plus  déter- 
minés, parmi  lesquels  étaient  trois  gardes  du  corps,  mon- 
tèrent à  cheval  pour  arrêter  la  prétendue  princesse  Hor- 
tensc  et  visiter  sa  voiture  ;  les  autres  restèrent  pour  arrêter 
les  voitures  que  l'on  attendait  et  pour  organiser  un  mou- 
vement*. 

«  Vers  dix  heures,  arriva  la  seconde  voiture,  dans 
laquelle  étaient  MM.  de  Montholon,  Las-Cases  père  et  fils, 
et  Résigny  ;  à  peine  avait-elle  passé  le  pont  de  la  Charente 
qu'un  coup  de  fusil  donna  le  signal  aux  conjurés,  qui,  s'é- 
lançant  aussitôt  de  tous  les  coins  de  la  ville  et  suivis  de 
quelques  polissons,  vinrent  se  jeter  à  la  tête  des  chevaux, 
cernèrent  la  voiture  en  poussant  des  cris  confus,  et  l'arrê- 
tèrent devant  l'auberge  des  Armes  de  France;  plusieurs 
dames  parurent  aux  fenêtres  agitant  des  mouchoirs  blancs 
et  criant  avec  une  grâce  infinie  :  «  Il  faut  les  tuer,  il  faut 
«  les  pendre.  »  Sur  ces  entrefaites,  le  commissaire  de  police, 
accompagné  de  quelques  gardes  nationaux,  vint  mettre  le 
holà;  la  voiture  fut  remisée  dans  l'auberge,  les  voyageurs 
y  descendirent,  et  on  leur  donna  des  sentinelles  pour 
empêcher  qu'ils  ne  fussent  assaillis  de  nouveau.  11  resta 
néanmoins  une  grande  foule  sur  la  place  pour  examiner 

l.  On  m'a  assuré  que  les  chefs  de  cette  ridicule  expédition  étaient  un  garde 
du  corps  nommé  D...  et  le  receveur  des  contributions  de  Saintes.  Et  qu'on  ne 
croie  pas  que  j'exagérais;  tous  ces  détails  m'ont  été  donnés  par  les  gens  du 
pays  et  par  M»»  de  Montholon  elle-même. 


DEUXIÈME   PARTIE   (18i2   A    1815).  231 

ces  messieurs,  qui  s'étaient  mis  à  la  fenêtre.  On  tira  des 
conjectures  sur  leurs  véritables  noms.  M.  de  Las-Cases, 
qui  est  d'une  très  petite  taille  et  d'assez  mauvaise  mine, 
fut  reconnu  pour  être  le  duc  de  Rovigo.  «  C'est  bien  lui, 
(c  disaient  les  royalistes,  c'est  bien  sa  figure  ignoble 
«  et  atroce!  »  Il  est  bon  de  remarquer  que  le  duc  de 
Rovigo  est  un  des  plus  beaux  hommes  qu^on  puisse  voir, 
et  que  sa  physionomie  est  pleine  de  douceur  et  de  no- 
blesse. 

«  Cependant  les  douze  cavaliers  qui  avaient  couru  sur 
la  route  de  Rochefort  après  la  voiture  de  M"°  de  Mon- 
tholon  la  trouvèrent  dételée  devant  la  petite  poste  de***, 
attendant  des  chevaux.  Tout  dormait  dans  cette  voiture  : 
M"*^  de  Montholon,  son  fils,  sa  femme  de  chambre  et 
le  domestique  qui  était  sur  le  siège  en  dehors.  Le  chef  de 
la  bande  royale,  ayant  reconnu  cet  état  de  choses,  prit  ses 
dispositions.  Il  fit  entourer  la  voiture  avec  précaution, 
puis,  prenant  son  pistolet  et  l'ajustant  sur  M""*  de 
Montholon,  il  cria  d'une  voix  forte  :  «  Rendez-vous!  »  A  ce 
cri,  tout  le  monde  se  réveille  en  sursaut.  M"«  de  Montholon, 
voyant  huit  ou  dix  pistolets  dirigés  contre  elle,  se 
croit  d'abord  attaquée  par  des  voleurs;  mais  l'aspect  des 
gens  du  village,  qui  étaient  tranquilles  spectateurs  de 
cette  scène,  lui  ayant  fait  deviner  ce  que  cela  signifiait, 
elle  se  remit  promptement  et  demanda  ce  qu'on  lui  vou- 
lait :  «  Madame,  nous  voulons  savoir  qui  vous  êtes,  et  ce 
<c  que  vous  emportez  dans  cette  voiture.  —  N'est-ce  que 
«  cela?  on  peut  vous  satisfaire.  Je  me  nomme  la  comtesse 
«  de  Montholon  ;  cette  voiture  est  la  mienne  ;  quant  à  ce 
«  que  j'emporte,  ce  sont  de  petits  secrets  de  femme,  et 
u  vous  me  paraissez  trop  bien  élevés  pour  ne  pas  les  res- 
«  pecter.  —  Madame,  il  ne  s'agit  point  de  dissimuler  ni  de 
M  plaisanter  ;  nous  savons  très  bien  que  vous  êtes  la  prin- 
ce cesse  Hortense  ;  on  ne  veut  point  vous  faire  de  mal,  on 


232  VIE   DE   PLANAT. 

«  VOUS  laissera  partir  ;  mais  auparavant  il  faut  que  vous 
«  nous  rendiez  nos  millions.  » 

«  A  cette  burlesque  sommation,  M"®  de  Montholon  ne 
répondit  que  par  des  éclats  de  rire  qu'elle  interrompait 
de  temps  en  temps  pour  dire  :  «  Ah!  Messieurs,  vos  mil- 
«  lions  !  des  millions  dans  ma  voiture  !  cela  est  trop  plai- 
«  sant!  » 

«  Enfin,  reprenant  son  sérieux,  elle  leur  demanda  s'ils 
avaient  des  ordres  pour  en  agir  ainsi.  «  Oui,  Madame.  — 
«  Où  sont-ils?  —  Les  voilà.  »  Ils  exhibèrent  en  effet  un 
ordre,  vrai  ou  faux,  qui  leur  enjoignait  de  visiter  la  voi- 
ture d'une  dame,  voyageant  sous  le  nom  de  la  comtesse 
Montholon;  mais,  en  même  temps,  de  la  laisser  aller  si 
ses  passeports  étaient  en  règle  et  si  sa  voiture  ne  con- 
tenait rien  de  suspect.  Il  fallut  donc  obéir;  la  visite  ne 
produisit  rien,  comme  bien  on  pense.  Furieux  d'avoir  été 
trompés  dans  leur  attente,  ils  résolurent  alors  de  se  venger 
par  des  vexations  sur  M"*  de  Montholon,  et  lui  dé- 
clarèrent qu'ils  allaient  la  ramener  à  Saintes;  elle  eut 
beau  protester  et  leur  rappeler  la  teneur  de  leurs  ordres, 
elle  ne  put  rien  obtenir.  Enfin  on  partit.  Deux  cavaliers, 
le  pistolet  au  poing  et  prêts  à  faire  feu,  furent  placés 
aux  deux  portières  pour  veiller  sur  M"®  de  Montholon; 
deux  autres  marchèrent  derrière,  et  c'est  de  cette  manière 
qu'on  lui  fit  faire  six  lieues  pour  la  ramener  à  Saintes.  A 
son  arrivée  dans  cette  ville,  même  attroupement,  mêmes 
clameurs,  même  descente  à  l'auberge  des  Annes  de  France, 
où  elle  rejoignit  son  mari. 

«  Peu  d'instants  auparavant  était  arrivé  le  prince  Joseph  ; 
il  avait  été  accueilli  avec  les  mêmes  vociférations,  et,  s'étant 
fait  connaître,  il  avait  demandé  à  être  conduit  chez  le  sous- 
préfet,  où  il  se  logea.  La  voiture  dans  laquelle  j'étais  avait 
été  retardée  par  le  manque  de  chevaux,  de  sorte  que  je 
n'arrivai  à  Saintes  que  vers  six  heures  du  soir,  et  ce  matin 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  233 

seulement  à  Rochefort,  où  l'Empereur  est  arrivé  depuis 
hier.  » 


A  notre  vif  regret,  nous  sommes  forcé  de  prendre  ici  pendant 
un  moment  la  parole. 

Les  observations  qui  accompagnent  les  lettres  qu'on  vient  de 
lire  sont  à  peu  près  les  derniers  mots  de  souvenirs  que  Louis 
Planât  put  consacrer  à  sa  vie  passée.  Peu  de  temps  après  les 
avoir  dictées  (janvier  1857),  il  tomba  gravement  malade,  et  de- 
puis lors  ne  se  remit  jamais  entièrement.  D'autres  préoccupa- 
tions, des  souffrances  croissantes  Tempêchèrent,  pendant  le 
peu  d'années  qui  lui  restèrent  à  vivre,  de  reprendre  ces  dictées. 

Nous  avons  entre  les  mains  tous  les  papiers  dont  il  comptait 
se  servir;  mais  lui  seul  aurait  pu  y  joindre  les  développements 
nécessaires,  des  commentaires  précieux.  Nous  ne  pouvons  que 
les  citer  textuellement. 

Il  y  a  pourtant  quelques  lacunes  qu'il  est  indispensable  de 
combler.  Ainsi  nous  possédons  un  journal  contenant  des  notes 
rapides,  écrites  à  bord  du  Bellérophon  (du  15  juillet  au  7  août); 
mais  la  première  partie  de  ce  journal,  celle  écrite  à  Rochefort 
et  à  l'ile  d'Aix,  a  été  perdue.  Nous  le  regrettons  d'autant  plus 
que  c'est  pendant  les  journées  si  pleines  d'émotion  passées  à 
nie  d'Aix  que  l'attachement  de  Louis  Planât  pour  le  souverain 
déchu  s'exalta  jusqu'à  l'enthousiasme,  et  que,  de  son  côté.  Na- 
poléon Semble  avoir  conçu  pour  son  jeune  officier  d'ordonnance 
une  véritable  affection.  Nous  tâcherons  de  pourvoir,  autant  que 
possible,  à  cette  interruption,  en  nous  aidant  pour  cela  du  mé- 
morial de  M.  de  Las-Cases,  de  la  relation  du  capitaine  Maitland, 
dont  Louis  Planât  loua  souvent  la  parfaite  exactitude  sous  le 
rapport  des  faits,  et  enfin,  lorsque  nous  le  croirons  opportun, 
du  souvenir  de  ce  qu'il  nous  a  dit. 

L'Empereur,  arrivé  le  3  juillet  à  Rochefort,  y  resta  jusqu'au  8, 
puis  s'embarqua  sur  la  frégate  la  Saale,  en  rade  de  l'ile  d'Aix, 
et  que  le  gouvernement  provisoire  avait  mise  à  sa  disposition. 
Le  sauf-conduit  demandé  à  Londres  n'étant  pas  encore  arrivé 
le  10,  MM.  de  Rovigo  et  de  Las-Cases  furent  envoyés  près  du 


23i  VIE   DE  PLANAT. 

capitaine  Maiiland,  commandant  du  yaisseau  anglais  le  Belléro- 
phon,  posté  en  observation  près  du  port  de  Rochefort,  pom*  lui 
demander  s'il  avait  ordre  de  s'opposer  au  départ  de  l'Empereur. 
Le  capitaine  Maitland  avait  reçu  dans  la  journée  même  des 
ordres  péremptoires  à  cet  égard.  «  Mais,  dit-il  naïvement,  sen- 
tant que  les  forces  que  j'avais  à  ma  disposition  n'étaient  pas 
suffisantes  pour  garder  les  différents  passages  par  où  l'on  pou- 
vait s'échapper,  surtout  si  l'on  adoptait  le  projet  de  se  mettre 
en  mer  sur  un  petit  bâtiment,  je  répondis  de  manière  à  engager 
Napoléon  à  attendre  la  réponse  de  l'amiral  Keith,  ce  qui  donne- 
rait le  temps  d'attendre  des  renforts  ^  »  Dans  le  cours  de  la  con- 
versation, le  capitaine  Maitland,  sans  aucun  doute  de  bonne  foi, 
adressa  môme  à  ces  messieurs  la  question,  attribuée  déjà  à  lord 
Wellington  :  «  Pourquoi  Napoléon  ne  demanderait-il  pas  un 
asile  en  Angleterre?  »  et  cette  question  impressionna  tellement 
l'esprit  de  M.  de  Las-Cases,  elle  répondait  si  bien  aussi  aux 
vœux  de  la  majeure  partie  de  la  suite  de  l'Empereur  qu'elle 
contribua  beaucoup  à  la  fatale  détermination  prise  quatre  jours 
plus  tard. 

Le  n  juillet  se  passa  à  bord  de  la  Saale  en  discussions  sur  le 
parti  à  prendre;  le  12,  l'Empereur  résolut  de  partir  pour  l'Ame* 
rique  sans  attendre  le  sauf-conduit  anglais.  Mais  le  commandant 
de  la  frégate  refusa,  «  probablement,  a  dit  Napoléon  à  Sainte- 
Hélène,  d'après  les  instructions  du  duc  d'Otrante,  qui  déjà  tra- 
hissait et  voulait  livrer  l'Empereur  ».  Les  officiers  de  la  garnison 
d'Aix  proposèrent  alors  d'armer  des  chasse-marées  ;  le  lieutenant 
de  vaisseau  Doret,  les  enseignes,  les  aspirants  de  la  frégate  la 
Saale f  réclamèrent  à  l'envi  l'honneur  de  diriger  et  de  seconder 
l'entreprise,  même  en  qualité  de  simples  matelots.  Louis  Planât, 
et  avec  lui  toute  la  partie  jeune  et  hardie  de  la  suite  de 
l'Empereur  y  poussèrent  ardemment,  et  un  moment  Napoléon 
y  fut  décidé.  Le  journal  de  M.  de  Las-Cases  porte,  à  la  date  du 
43-14  juillet  :  «  A  11  heures  du  soir,  l'Empereur  est  sur  le  point 
de  se  jeter  dans  les  chasse-marées;  deux  de  ces  bâtiments  appa- 
reillaient déjà  avec  les  gens  et  une  partie  des  bagages.  M.  Planât 

1.  Voir  Helaiion  du  capitaine  Maiiland,  p.  31.  p.  p. 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A   1815).  235 

est  sur  l'un  d^eux.  »  Mais  tout  échoua  au  dernier  moment  sur  la 
déclaration  des  jeunes  marins,  qu'il  serait  difficile  de  gagner 
l'Amérique  sans  toucher  par  un  point  la  côte  d'Espagne  ou  du 
Portugal,  afin  de  ravitailler  ces  petits  bâtiments.  C'est  alors  que 
se  révéla  dans  toute  sa  gravité  l'inconvénient  d'une  suite  trop 
nombreuse.  Ce  fut  un  véritable  chagrin  pour  Louis  Planât  > 
toujours  plein  de  défiance  dans  les  intentions  de  l'Angleterre. 
Enfin,  le  lendemain,  après  une  sorte  de  conseil  tenu  avec  les 
personnes  de  sa  suite,  Napoléon  écrivit  sa  fameuse  lettre  au 
Prince-Régent.  Le  général  Gourgaud,  premier  officier  d'ordon- 
nance, eut  mission  de  la  porter,  et  avec  lui  partit  M.  de  Las- 
Cases,  ravi  de  la  résolution  prise,  de  plus  en  plus  confiant  dans 
l'Angleterre,  et  chargé  d'annoncer  au  capitaine  Maitland  la 
venue  de  l'Empereur  à  bord  du  Bellérophon  le  lendemain  matin, 
15  juillet  1815. 
Le  journal  de  Louis  Planât  commence  à  cette  date. 

F.  p. 


JOURNAL  DU  «  BELLÉROPHON  » 


15  juillet.  —  L'Empereur  se  remet  entre  les  mains  des 
Anglais  en  rade  des  Basques.  Il  a  envoyé  avant  lui  en  An- 
gleterre le  général  Gourgaud  chargé  d'une  lettre  pour  le 
Prince-Régent.  Le  général  vient  de  partir  sur  la  corvette 
le  Slaney,  capitaine  Sartorins.  A  cinq  heures  du  matin, 
l'Empereur  s'est  embarqué  sur  le  bâtiment  français  VÉper- 
vier,  parlementaire,  et  a  passé  à  bord  du  Bellérophon,  vais- 
seau de  guerre  anglais  de  74,  commandé  par  le  capitaine 
Maitland.  L'amiral  Hotham,  arrivé  à  bord  du  Superbe,  vient 
dans  la  matinée  voir  l'Empereur  et  lui  témoigne  beaucoup 
de  respect;  son  exemple  est  suivi  par  les  officiers  du  Belle- 
rophon. 

16  juillet.  —  Une  partie  des  officiers  et  des  domestiques 
passe  à  bord  de  la  corvette  le  Mimiidon,  capitaine  Gambier. 
L'Empereur  et  tous  les  officiers  laissés  à  bord  du  Belléro- 
phon  vont  déjeuner  à  bord  du  vaisseau-amiral;  honneurs 
rendus  à  l'Empereur;  déjeuner;  contenance  de  M"*  Ber- 
trand et  de  quelques  autres;  je  ne  puis  retenir  mes  larmes'. 

1.  L.  Planât,  parlant  do  cette  yisite  à  bord  du  Superbe,  nous  disait  que  ce 
n'était  point  l'inquiétude  pour  l'avenir  qui  lui  mettait  les  larmes  aux  yeux, 
mais  bien  la  douleur  de  voir  l'Empereur  réduit  à  courtiser  en  quelque  sorte 
SCS  ennemis,  et  aussi  l'irritation  que  lui  causait  la  contenance  joyeuse  de  la 
plupart  de  ses  compagnons.  Voici  dans  quels  termes  le  capitaine  Maitland 
rend  compte  de  cet  incident  (p.  98)  :  «  Pendant  tout  le  temps  que  dura  le  dé- 


pi 


DEUXIÈME   PARTIE   (18i2   A   18i5).  237 

A  une  heure  nous  retournons  à  bord  du  Bellérophon  qui 
fait  voile  pour  TAngleterre  ainsi  que  la  corvette. 

17  juillet.  —  Prévenances  des  officiers  anglais.  Je  fais 
connaissance  avec  le  chirurgien  O'Meara.  Au  moyen  de 
quelques  mots  de  mauvais  italien  nous  conversons  ensem- 
ble; c'est  un  bon  homme  qui  parait  s'intéresser  à  nous. 

18  juillet,  —  Nous  avons  peu  de  vent  et  nous  n'avançons 
point;  cette  situation  fait  naître  des  réflexions  tristes.  On 
voudrait  voir  abréger  ce  voyage  pour  sortir  de  l'état  d'in- 
certitude dans  lequel  on  se  trouve.  M.  de  Las-Cases  voit  la 
chose  en  beau  ;  Montholon  et  le  général  Lallemand  pensent 
qu'il  y  a  plusieurs  manières  de  la  voir.  Je  ne  m'abuse  pas, 
et  je  crois  fortement  que  le  ministère  anglais  veut  la  perte 
de  l'Empereur  et  qu'il  la  consommera. 

L'Empereur  a  été  taciturne  à  déjeuner.  Au  dîner,  il  a 
repris  sa  gaieté;  on  a  parlé  de  plusieurs  choses.  Etendue 
de  ses  connaissances^  sagacité  et  profondeur  de  ses  vues. 
On  a  parlé  du  ch&teau  de  Blenheim.  Le  général  Bertrand 
a  dit  que  l'entretien  du  jardin  coûtait  un  million  par  an 
aux  descendants  de  Marlborough  ;  l'Empereur  a  relevé  cette 
absurdité  avec  grâce.  Indécente  bouderie  du  général  Ber- 
trand; il  sort  du  ton  respectueux  qu'il  nous  importe  tant 
de  garder  vis-à-vis  de  l'Empereur,  surtout  devant  les  An- 
glais ^ 

19  juillet.  —  L'Empereur  cause  beaucoup  pendant  le  dé- 

jeûner,  j'observai  que  le  colonel  Planât,  qui  était  très  attaché  à  Napoléon,  et 
sur  le  compte  duquel  celui-ci  s'exprimait  en  termes  pleins  d'affection,  avait 
des  larmes  qui  lui  coulaient  le  long  des  joues  et  semblait  extrêmement  peiné 
de  la  situation  où  se  trouvait  son  maître.  D'après  les  occasions  que  j'ai  eues 
d'observer  le  caractère  de  ce  jeune  homme,  je  demeure  convaincu  qu*U  avait 
un  vif  attachement  pour  la  personne  de  Bonaparte.  »  Le  capitaine  Maitland 
témoignait  une  considération  toute  particulière  à  L.  Planât,  et  lui  disait  sou- 
vent avec  son  accent  anglais  :  «  J*ai  beaucoup  de  regard  pour  votre  carac- 
tère, n  F.  p. 

1.  Dans  la  relation  de  Maitland,  ce  fait  est  ainsi  raconté  (p.  237)  :  «  Bona- 
parte ayant  dit  en  riant  :  a  Bah  I  ce  n'est  pas  possible  »,  le  général  Bertrand  ré- 
pliqua d'un  ton  piqué  :  «  Ah  !  si  vous  répondez  de  cette  manière,  il  n'y  a 


238  VIE   DE   PLANAT. 

jeûner.  Pourquoi  les  femmes  ne  Taiment  pas  et  pourquoi 
les  hommes  se  plaisent  tant  dans  sa  conversation?  Dialogue 
vif,  rapide,  animé,  plein  de  traits  et  de  saillies;  expressions 
pittoresques  et  concises.  Dans  le  genre  futile  sa  conversa- 
tion est  au-dessous  du  médiocre;  mais  dès  qu  on  traite  un 
sujet  élevé,  intéressant,  instructif,  il  reprend  toute  sa  su- 
périorité.  On  parle  de  TEgypte  ;  je  ne  puis  retenir  ses  expres- 
sions, et  Ton  ne  peut  rendre  une  pareille  conversation  sans 
Taffaiblir.  L'Empereur  nous  enchante  par  ses  connaissances 
universelles,  ses  idées  grandes,  la  vivacité  de  Timagination, 
le  tour  fin  et  original  qu'il  donne  à  ses  phrases  ;  il  caracté- 
rise les  divers  personnages  avec  la  concision,  la  force  et 
le  mordant  de  La  Bruyère. 

Dans  Taprès-^nidi,  le  vent  souffle  fort,  nous  sommes  tous 
malades.  Je  reste  avec  M™*  Bertrand  jusqu'à  minuit;  elle 
nous  entretient  des  bontés  de  TEmpereur  pour  elle  et  pour 
sa  famille  pendant  son  séjour  à  Tile  d'Elbe,  etc. 

SO  juillet.  —  Nous-  passons  Belle-Isle  pendant  la  nuit 
Vent  contraire.  Nous  rencontrons  le  Swifisure  qui  vient  de 
Plymouth  ;  il  nous  apporte  les  journaux  du  15  ;  platitude 
des  journaux  de  Paris  !  On  dit  que  les  alliés  ont  frappé  une 
énorme  contribution  sur  Paris  ;  l'Empereur  en  parait  affligé. 

2/  juillet.  —  Vent  contraire  et  très  faible.  Tout  le  monde 
est  triste  et  inquiet,  excepté  l'Empereur.  On  joue  au  vingt- 
et-un  après  le  déjeuner. 

22  juillet.  —  Le  vent  ayantfraîchi,  nous  devions  nous  trou- 
ver le  matin  par  le  travers  d'Ouessant  et  prêts  à  entrer  dans 
la  Manche  ;  mais  le  vent  était  totalement  contraire.  La  fré- 
gate VEurotaSf  venant  de  Brest,  passe  près  de  nous  et  nous 
apprend  que  le  drapeau  blanc  y  a  été  arboré  avant-hier.On 
ne  s'y  était  pas  autant  pressé  qu'à  la  Rochelle,  où  il  flottait 

«  plus  moyen  de  raisonnor  »,  et  pendant  quelque  temps  ne  Toulait  plus  lui 
parler.  Bonaparte,  loin  de  se  formaliser,  fit  tout  ce  qu*il  put  pour  Tapaiser 
et  le  remettre  de  bonne  humeur,  ce  qui  ne  fut  pas  très  difficile.  »  r.  p. 


DEUXIÈME   PA.RTIE   (1812  A   1815).  239 

dès  le  13  sur  les  Cours  !  La  nuit  vient,  on  n'aperçoit  tou- 
jours point  la  côte  d'Ouessant,  quoique  le  capitaine  eût 
assuré  dès  le  matin  qu'elle  serait  en  vue  à  cinq  heures  du 
soir.  Inquiétude  des  officiers  anglais,  mais  notre  surprise 
est  encore  plus  grande.  Gomment  des  marins  expérimentés 
peuvent-ils  faire  une  erreur  semblable,  sans  avoir  pour 
ainsi  dire  quitté  une  côte  qu'ils  connaissent  comme  celle 
d'Angleterre  ?  Il  y  a  bien  du  charlatanisme  dans  la  réputa- 
tion des  marins  anglais  ;  on  en  rabattrait  de  beaucoup  si  on 
les  examinait  de  près.  Une  frégate  passe  près  de  nous  et 
donne  le  point. 

93  juillet.  —  Ce  matin,  vers  sept  heures  seulement,  on 
découvre  Ouessant,  et  dès  le  soir  nous  apercevons  la  côte 
méridionale  d'Angleterre,  en  sorte  que  nous  pouvons  espé- 
rer d'arriver  demain  matin  à  Torbay. 

S4  juillet.  —  A  quatre  heures  du  matin,  nous  mouillons 
dans  la  rade  de  Torbay.  L'Empereur  sort  de  très  bonne  heure 
et  reste  dans  la  dimette  pendant  qu'on  carguait  les  voiles; 
toutes  les  manœuvres  finies,  il  rentre  chez  lui  à  six  heures. 
La  corvette  le  Slaney  est  mouillée  à  peu  de  distance.  Gour- 
gaud  arrive  vers  dix  heures  et  nous  dit  qu'il  n'a  pu  obtenir 
de  débarquer,  qu'il  a  eu  une  dispute  avec  son  capitaine, 
lequel  est  parti  pour  Plymouth  sans  lui,  pour  parler  au  lord 
Keith  ;  Gourgaud  a  gardé  la  dépèche  adressée  au  Prince- 
Régent;  il  prétendait  la  remettre  lui-même,  etc.  Mauvais 
choix  de  ce  messager  !  Un  officier  du  Superbe^  porteur  des 
dépêches  de  sir  Henri  Hotham  et  d'une  copie  de  la  lettre 
de  l'Empereur,  part  pour  Londres.  Nous  attendons  avec 
impatience  la  réponse  du  gouvernement  anglais.  Quant  à 
moi,  je  n'augure  rien  de  bon.  On  se  berce  des  espérances 
les  plus  chimériques.  Le  général  Lallemand  et  moi  sommes 
les  seuls  qui  voyons  la  chose  d'une  manière  raisonnable. 
Gourgaud  dit  que  l'Empereur  sera  reçu  en  Angleterre,  et 
que  le  peuple  l'y  portera  en  triomphe  ;  M.  de  Las-Cases  dit 


240  VIE   DE   PLANAT. 

que  les  Anglais  voudront  avoir  une  belle  page  dans  Thistoire 
et  traiteront  l'Empereur  avec  tout  le  respect  que  mérite  un 
grand  homme  dans  Tadversité  ;  le  général  Montholon,  sa 
femme,  mais  par-dessus  tout  M"®  Bertrand,  renchéris- 
sent sur  ces  billevesées  ;  le  général  Bertrand  a  une  indif- 
férence et  un  air  de  sécurité  qui  assomment,  et  tout  ce 
monde  parle  de  la  nation  anglaise ,  comme  si  nous  n'étions 
pas  dans  les  griffes  des  ministres  qui  seuls  décideront  de 
notre  sort.  Leur  ouvrage  ne  serait  pas  complet  s'ils  n'ache- 
vaient pas  de  perdre  l'Empereur  *.  Il  vient  des  barques  de 
curieux  dans  l'après-midi.  L'Empereur  vient  sur  le  pont 
selon  sa  coutume  à  cinq  heures  ;  il  est  salué  par  les  gens 
comme  il  faut.  Aspect  de  la  baie  de  Torbay.  Maison  de 
M.  Guerry  ;  il  envoie  des  fruits  à  l'Empereur. 

25  juillet.  —  Journée  ennuyeuse.  Grand  concours  de 
spectateurs.  Je  fais  des  profils  de  l'Empereur  qu'on  distribue 
et  qu'on  trouve  fort  ressemblants.  La  petite  ville  de  Brixham 
^encombrée  de  monde.  Cherté  des  barques  ;  on  paye  jusqu'à 
50  guinées.  L'Empereur  sort  à  son  heure  accoutumée. 

26  juillet.  —  Nous  mettons  à  la  voile  pour  Plymouth  où 
nous  arrivons  le  même  soir.  Pendant  le  passage  chacun 
était  agité  et  faisait  ses  conjectures  ;  ce  mouvement  rétro- 

1.  Sur  une  autre  fcuiUe  du  journal  de  L.  Planât  se  trouve  sur  le  même  sujet 
la  note  suiyante.  f.  p.  : 

M.  de  Cases  me  répétait  toujours  :  u  La  nation  anglaise  doit  être  fière  de  la 
confiance  que  l'Empereur  lui  témoigne  ;  elle  ne  voudra  pas  se  déshonorer  ; 
les  Anglais  seront  bien  aises  d'avoir  une  belle  page  de  plus  dans  rhistoirCr  etc. 
—  Pour  que  votre  raisonnement  fût  bon,  lui  dis-jc,  il  faudrait  que  le  peuple 
gouvernât,  et  non  pas  les  ministres.  —  Mais  ils  sont  obligés  de  se  soumettre 
à  l'opinion.  —  Bon,  ne  voyez-vous  pas  tous  les  jours  en  Angleterre  le  minis- 
tère faire  des  entreprises  contraires  à  Topinion  publique,  mais  dont  le  peuple 
oublie  l'injustice  lorsqu'elles  sont  couronnées  de  succès  ?  Les  ministres  qui 
sous  des  princes  sans  talent  gouvernent  aujourd'hui  l'Europe  sont  trop  inté- 
ressés à  abattre  l'Empereur  et  &  consommer  sa  perte  pour  laisser  échapper 
cette  occasion  ;  ils  l'enverront  dans  quelque  coin  éloigné  od  ils  se  déferont  de 
lui,  si  la  nature  et  le  climat  ne  les  servent  pas  assez  promptement.  »  M.  de 
Las-Cases  souriait  de  pitié  et  me  dit  :  a  Mon  cher  monsieur,  vos  idées  ne  sont 
pas  couleur  de  rose  I  » 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815].  241 

grade,  sans  autre  explication,  donne  assez  à  penser.  Cepen- 
dant chacun  cherche  encore  à  s'abuser,  on  répète  sans  cesse  : 
«  La  nation  anglaise  doit  être  fière  de  la  confiance  que  TEm- 
pereur  lui  a  témoignée,  elle  ne  voudra  pas  se  déshonorer 
par  une  perfidie,  etc.  »  II  semble  vraiment,  à  les  entendre, 
que  nous  soyons  encore  dans  un  temps  où  l'on  consultait 
le  peuple  sur  la  place  publique,  et  où  Ton  rejetait  avec 
horreur  une  perfidie  lors  même  qu'elle  pourrait  sauver  la 
patrie.  Je  suis  seul  à  me  débattre  contre  tout  ce  monde-là. 
J'ai  beau  dire  qu'en  Angleterre,  comme  partout,  ce  sont 
les  ministres  qui  gouvernent,  non  le  peuple,  et  que,  sur- 
tout en  matière  politique,  la  nation  n'est  jamais  consul- 
tée que  pour  la  forme  et  après  que  toutes  les  décisions  sont 
prises,  on  ne  m'écoute  pas. 

^7  juillet. — Je  suis  transporté  à  bord  de  la  Liffey.  Visite 
de  l'amiral  Keith  qui  change  de  manières  avec  nous  '. 

S8  et  W  juillet.  —  Rien  d'important. 

30  juillet.  —  Arrivée  de  M.  Bunbury  à  Plymouth  ;  le 
bruit  de  sa  mission  transpire.  Scènes  de  M"*  Bertrand  avec 
Maitland. 

31  juillet.  —  Le  sieur  Bunbury  vient  avec  lord  Keith  si- 
gnifier à  l'Empereur  sa  translation  à  Sainte-Hélène  et  qu'il 
ne  lui  est  permis  d'emmener  que  trois  officiers,  dont  on 
excepte  les  généraux  Lallemand  et  Savary.  On  lui  laisse 
douze  domestiques.  Protestation  de  l'Empereur  contre  cette 
décision  du  gouvernement  anglais.  Sa  dignité,  son  éloquence. 
Consternation  de  M"*  Bertrand.  Scène  effroyable  qu'elle  fait 
à  l'Empereur;  elle  veut  se  jeter  par  la  fenêtre  ^ 

1.  C'est  par  suite  d*un  ordre  do  lord  Keith  que  L.  Planât  dut  passer  sur  la 
Liffey  et  plus  tard  sur  VEurotas,  tandis  que  le  général  Gourgaud  restait  à 
bord  du  Bellérophon.  Cette  double  circonstance  eut  quelques  jours  plus  tard» 
sur  le  sort  de  l'un  et  de  l'autre,  une  influence  décisiTe.  f.  p. 

2.  Dans  le  Mémorial  de  Sainte-Hélène  (toI.  I,  p.  23),  on  lit  :  «  M"*  Bertrand, 
sans  s'être  fait  annoncer,  se  précipita  tout  d'un  coup  dans  la  chambre  de 
l'Empereur.  Elle  était  hors  d*elle-méme  et  criait  :  Qu'il  n'all&t  pas  à  Sainte- 
Hélène,  qu'il  n'emmenât  pas  son  mari  !  Sur  la  réponse  calme  de  l'Empereur, 

16 


242  VIE   DE   PLANAT. 

Les  généraux  Savary  et  Lallemand  écrivent  à  Londres,  se 
doutant  bien  qu'on  veut  les  livrer  aux  Bourbons. 

i,  2  et  3  août.  —  Ces  journées  se  passent  à  attendre  une 
réponse  définitive. 

4  août.  —  Dans  la  nuit,  nous  sommes  réveillés  par  l'ar- 
rivée des  ordres  du  départ.  A  huit  heures,  on  fait  des  dis- 
positions pour  lever  l'ancre.  On  devait  attendre  le  Northum- 
berland,  destiné  pour  transporter l'Empereurà Saint-Hélène, 
à  Plymouth  ;  mais  il  parait  que  des  raisons  particulières 
engagent  l'amiral  Keith  à  hâter  le  départ  ;  on  croit  que 
c'est  Vhabeas  corpus.  Le  lord  Keith  vient  à  bord  de  la  frégate 
YEurotas.  Il  fait  dire  à  l'Empereur  de  désigner  les  personnes 
qu'il  choisit  ;  l'Empereur  répond  qu'étant  déterminé  à  ne 
point  aller  à  Sainte-Hélène,  il  n'a  personne  à  désigner;  il 
fait  la  même  réponse  au  grand  maréchal.  Embarras  de  l'a- 
miral Keith  qui  n'ose  aller  sur  le  Bellérophon;  il  se  décide 

elle  sortit  aussi  précipitamment  qu'elle  était  Tenue.  L'Empereur,  toujours 
étonné,  me  dit:  «  Gonceyez-Tous  rien  à  cela?  »  lorsque  nous  entendîmes  de 
grands  cris.  C'était  M"**  Bertrand  qui  avait  touIu  se  jeter  à  la  mer!  »  D'après 
ce  que  M.  de  Las-Cases  raconta  depuis  à  Louis  Planât,  les  propres  paroles 
do  Mne  Bertrand  et  de  l'Empereur  étaient  celles-ci  :  «  Sire,  tous  n'avez  pas 
le  droit  d'enlever  un  père  à  sa  famille,  un  citoyen  à  sa  patrie  I  —  Mais,  Ma- 
dame, je  n'oblige  pas  du  tout  Bertrand  à  me  suivre;  il  est  entièrement  libre.  » 
Après  cotte  tentative  de  suicide,  M»«  Bertrand  consulta  M.  Maitland,  qui 
finit  par  lui  dire  qu'à  son  avis,  son  mari  perdrait  sa  réputation  par  une  telle 
conduite  (Relat.j  p.  215).  f.  p.  —  Planât  écrivait  au  sujet  du  départ  de  Bertrand  : 
«  Il  faut  tenir  grandement  compte  de  la  position  du  général  Bertrand  âgé  de 
»lus  de  45  ans,  marié  et  père  de  famille.  Mb>*  Bertrand  était  une  femme  char- 
mante, pleine  d'excellentes  qualités,  capable  même  d'enthousiasme  et  de  dé- 
vouement lorsque  la  passion  ne  Tégarait  pas  ;  mais  habituée  à  la  vie  facile  et 
splendide  de  Paris ,  mère  de  trois  enfants  en  bas  âge,  elle  ne  put  se  résigner 
facilement,  ni  pardonner  k  Bertrand  de  sacrifier  à  son  maître  le  bien-être  de 
sa  famille.  Elle  éprouva  des  sentiments  très  exaltés  par  moments,  mais  très 
variables,  et  elle  les  exprimait  avec  une  véhémence  inouïe,  sans  aucun  égard 
pour  la  situation  où  elle  se  trouvait.  On  ne  peut  douter  qu'avant  d'en  venir  k 
sa  tentative  de  suicide  à  bord  du  Bellérophon,  et  de  recourir  aux  agents  du 
gouvernement  anglais  pour  tâcher  d'empêcher  son  mari  de  partir,  elle  n'ait 
fait  subir  bien  des  scènes  de  larmes  et  de  reproches  à  ce  pauvre  général  qui 
Taimait  tendrement.  En  vérité,  lorsqu'on  pèse  toutes  ces  circonstances,  on 
cesse  de  s*étonner  des  hésitations  du  général  Bertrand  ;  on  lui  sait  gré  au 
contraire  d'avoir  su  en  triompher.  » 


DEUXIÈME   PARTIE   (1812   A    1815).  243 

à  sortir  de  Plymouth  avec  le  Tonnanty  le  Bellérophon  et 
VEurotas  pour  aller  à  la  rencontre  du  Northumberland.  Le 
capitaine  va  à  bord  de  Tamiral  le  soir.  Il  dit  que  TEmpe- 
reur  est  malade;  on  craint  qu'il  ne  se  soit  empoisonné.  Nos 
inquiétudes. 

5  août.  —  La  journée  se  passe  sans  qu'on  aperçoive  le 
Northumberland.  Je  demande  à  aller  au  Bellérophon  ;  on 
me  refuse  sous  un  prétexte  frivole.  Ces  retards  rendent  notre 
situation  semblable  à  une  longue  agonie  !  Vent  violent,  gros 
temps,  ennui,  journée  triste.  Supposition  sur  le  retard  du 
Northumberland.  Envie  et  crainte  de  le  voir  paraître. 

6  aoAt.  —  A  huit  heures  et  demie,  à  la  hauteur  de  Tor- 
bay,  nous  apercevons  le  Northumberland  ;  ce  nom  sinistre 
nous  fait  éprouver  un  sentiment  d'effroi.  Salut  de  l'amiral. 
A  dix  heures  et  demie,  le  Northumberland  est  près  du  Ton- 
nant; le  vent  souffle  avec  violence  et  s'oppose  à  la  com- 
munication par  les  canots  et  les  chaloupes  ;  à  midi,  l'ami* 
rai  donne  l'ordre  de  se  diriger  sur  Torbay  et  d'y  jeter  l'ancre. 
En  approchant  des  côtes,  nous  désirions  que  tout  s'y  englou- 
tît !  A  trois  heures,  nous  jetons  l'ancre  sous  le  fort  de  Berry- 
head,  à  l'entrée  de  la  rade  de  Torbay.  Mon  premier  soin 
est  d'envoyer  demander  la  permission  d'aller  à  bord  du 
Bellérophon  pour  voir  encore  une  fois  l'Empereur  ;  mais 
cette  permission  m'est  refusée,  et  l'amiral  y  joint  la  défense 
d'y  faire  passer  aucune  lettre  qu'il  ne  l'eût  vue.  Je  ne  crois 
pas  que  cette  réserve  soit  nécessaire  ni  même  commandée. 
A  cette  occasion,  je  remarque  la  pusillanimité  des  officiers 
de  la  marine  anglaise.  Toutes  les  petites  vexations  que 
nous  éprouvons  ont  leur  source  dans  la  crainte  qu'ils  ont 
de  se  compromettre  en  se  relâchant  dans  l'exécution  des 
ordres  qu'ils  reçoivent  de  l'amirauté.  On  nous  prend  nos 
armes.  Ridicule  de  cette  précaution  ;  nous  couchons  dans 
une  chambre  où  il  y  a  trente  ou  quarante  fusils  avec  leurs 
baïonnettes,  des  sabres,  des  haches,  etc. 


244  VIE   DE  PLANAT. 

7  août.  —  Dans  la  nuit,  quatre  domestiques,  Cipriani, 
Santini,  Archambaud  et  Rousseau  vont  à  bord  du  Norihum- 
berland.  Ils  reviennent  à  onze  heures  à  notre  bord  pour 
prendre  leurs  effets.  Gipriani  nous  raconte  que  l'amiral 
Gockburn  lui  a  dit  qu'avant  de  se  décider,  il  ne  doit  pas 
se  faire  d'illusion  sur  le  sort  qui  l'attend  :  «  Qu'à  Sainte- 
Hélène,  l'Empereur  et  sa  suite  seront  gardés  très  étroite- 
ment; qu'à  la  vérité  rien  ne  leur  manquera,  mais  qu'ils 
ne  pourront  sortir  d'une  forteresse  qui  leur  sera  assignée' 
pour  prison,  et  qu'ils  ne  doivent  guère  espérer  de  jamais 
revoir  la  France*.  » 

Sur  nos  instances  réitérées  pour  voir  l'Empereur,  l'ami- 
ral nous  envoie  le  capitaine  du  Tonnant,  espèce  d'imbécile, 
qui  nous  dit  avec  toute  l'emphase  de  la  sottise  :  «  Messieurs, 
si  vous  voulez  voir  votre  Empereur,  le  général  Bonaparte, 
vous  pouvez  aller  à  bord  du  Northnmberland,  mais  vous 
ne  pourrez  en  descendre  que  d'après  les  ordres  du  gouver- 
nement de  Sa  Majesté  Britannique.  »  Il  appuya  sur  les 
mots  soulignés  avec  une  affectation  et  une  grosse  gentil- 
lesse, tout  à  fait  dans  le  goût  anglais.  Son  discours  nous 
paraissant  inintelligible,  nous  le  prions  de  retourner  près  de 
l'amiral  pour  avoir  une  explication.  Il  va,  mais  ne  revient 
pas.  J'écris  au  lord  Keith.  A  trois  heures  seulement,  nous 
obtenons  lapermission  d'aller  faire  nos  adieux  àl'Empereur. 

Sa  Majesté  nous  fait  introduire,  Résigny  et  moi.  Ses 
paroles,  sa  contenance,  notre  émotion.  Il  nous  embrasse 
tous  les  deux.  Séparation... 

1.  Louis  Planât  fit  de  yains  efforts  pour  être  embarqué  à  bord  du  Sorthum" 
berkmd  en  qualité  de  domestique,  s'il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen.  Le  capi- 
taine Maitland,  tout  en  témoignant  ses  regrets,  refusa  d'assumer  sur  lui  une 
telle  responsabilité,  p.  p. 


DEUX1ÈM.E  PARTIE   (1812  A   1815).  245 


-  Ces  notes  succinctes  sont  tout  ce  que  nous  possédons  de  la 
main  de  Louis  Planât  sur  ces  moments  douloureux.  Nous  n'y 
joindrons  que  ces  mots  d'une  lettre,  écrite  par  lui  un  an  après  : 
«  Le  7  août,  jour  de  funeste  et  douloureuse  mémoire,  on  nous 
annonça  que  le  Northumberland  allait  mettre  à  la  voile.  L'amiraJ 
Keith,  cédant  à  mes  importunités,  voulut  bien  me  permettre  de 
revoir  encore  celui  qu'on  n'ose  plus  nommer.  A  peine  eus-je  le 
temps  d'arroser  de  mes  larmes  ses  mains  glorieuses.  Son  calme, 
sa  dignité  purent  seuls  me  faire  supporter  cet  affreux  mo- 
ment... » 

Du  reste,  le  vœu  de  Louis  Planât  de  partir  pour  Sainte-Hélène 
n'échoua  que  par  suite  de  son  absence  du  Bellérophon  au  moment 
décisif  .Yoici,raconté  par  le  capitaine  Maitland,  l'incident  qui  s'était 
passé  à  son  bord  dans  la  matinée  du  7  août,  peu  de  moments  avant 
la  translation  sur  le  Nortkumbef*land  :  «  Le  comte  Bertrand  s'oc- 
cupa à  dresser  une  liste  de  ceux  qui  devaient  aller  à  Sainte- 
Hélène  avec  Bonaparte.  Le  nom  du  général  Gourgaud  y  avait  été 
omis,  et  le  colonel  Planât  était  porté  comme  secrétaire  de  Napo- 
léon. Cela  offensa  tellement  M.  Gourgaud,  qu'il  employa  un 
langage  très  dur  {very  strong  language)  envers  le  général  Ber- 
trand. Après  beaucoup  d*altercations,  il  fut  réglé  (je  crois  par 
Bonaparte  lui-même)  que  le  nom  de  Gourgaud  serait  rétabli  sur 
la  listel  » 

Louis  Planât  n'apprit  qu'en  1818,  lors  du  retour  du  comte  de 
Las-Cases  en  Europe,  ce  qui  s'était  passé  dans  cette  circonstance. 
Le  gouvernement  anglais  ayant  réduit  à  trois  le  nombre  des 
officiers  admis  à  accompagner  l'Empereur,  Napoléon  avait  dési- 
gné les  noms  de  Bertrand,  Montholon  et  Planât,  que  le  général 
Bertrand  inscrivit  sur  la  liste  remise  aux  agents  anglais  dans  la 

1.  Relation  de  Maitland,  p.  213.  f.  p. 


246  VIE  DE   PLANAT. 

matinée  du  7  août.  Mais  Louis  Planât,  transféré  depuis  dix  jours 
sur  YEurotaSy  ne  put  être  immédiatement  informé  du  choix  de 
TEmpereur,  tandis  que  Gourgaud,  à  bord  du  Bellérophon,  connut 
sur-le-champ  son  exclusion.  Il  en  devint  furieux.  N*osant  toute- 
fois faire  remonter  son  ressentiment  jusqu'à  l'Empereur,  il 
accabla  le  général  Bertrand,  pourtant  bien  innocent,  de  tant  de 
reproches  et  de  menaces  si  violentes  que  celui-ci  supplia  Napo- 
léon de  revenir  sur  sa  décision,  non  encore  communiquée  à 
Louis  Planât.  L'Empereur  céda  à  la  crainte  d'un  scandale  public, 
f&cheux  dans  sa  position,  comme  il  avait  cédé  quatre  mois  aupa* 
ravantà  la  menace  d'un  suicide.  C'est  ainsi  que  le  nom  de  Gour- 
gaud  remplaça  sur  la  liste  celui  qui  avait  été  choisi  par  Napoléon, 
et  que  ce  général  put  aller  à  Sainte-Hélène. 

F.   P. 


TROISIÈME  PARTIE 


181S   A   1822 


TROISIÈME   PARTIE 


1815  A  1822 


JOURNAL  DE  MA  CAPTIVITÉ^ 

1815   ET   1816 

Lorsque  TEmpereur  Napoléon  fut  parti  pour  Sainte-Hé- 
lène, ceux  d'entre  nous  qui  n'eurent  pas  le  bonheur  de 
l'accompagner  devaient  s'attendre  à  être  mis  en  liberté  ;  il 
n'y  avait  aucun  motif  apparent  pour  nous  retenir.  Le  duc 
de  Rovigo  et  le  général  Lallemand  paraissaient  seuls  pou- 
voir être  exceptés,  mais  uniquement  pour  des  raisons  poli* 
tiques,  car  aux  yeux  de  l'équité  leurs  droits  étaient  les 
mêmes;  ils  étaient  venus  comme  nous  demander  l'hospita- 
lité à  l'Angleterre,  et  s'il  ne  convenait  pas  au  gouverne- 
ment britannique  de  nous  accorder  un  asile,  du  moins 
n'était-il  pas  en  droit  de  nous  ravir  notre  liberté. 

Nous  étions  sortis  de  la  rade  de  Plymouth  le  8  août  1815, 

i.  Tandis  que  le  Northumberland  mettait  à  la  voile,  l'Eurotoê  et  le  Belléro- 
pfum  retournaient  à  Plymouth,  y  ramenant  ceux  des  compagnons  de  Napoléon 
que  le  gouTemement  anglais  avait  empêchés  de  partir  avec  lui,  et  qui  dès 
lors  s'attendaient  à  rentrer  immédiatement  dans  la  libre  disposition  de  leurs 
personnes.  Leur  espoir  fut  déçu  ;  une  étroite  captivité  les  attendait,  et  pendant 
tonte  une  année  ils  furent  relégués  du  reste  du  [monde.  Le  récit  complet  de 
cette  injuste  détention  fut  écrit  à  Florence  par  L.  Planât  au  sortir  de  sa  cap« 
tivité,  c'est-à-dire  vers  la  fin  de  1816.  f.  p. 


250  VIE   DE   PLANAT. 

à  bord  de  la  frégate  YEurotas;  l'Empereur  était  sur  le  Bel- 
lérophon.  Le  lendemain,  vers  le  soir,  nous  rencontrâmes  le 
Northumberland  à  la  hauteur  de  Torbay;  l'Empereur  y 
passa  le  7  avec  ceux  qui  devaient  l'accompagner.  On  mit 
à  la  voile  le  même  soir,  et  le  lendemain  8,  le  Northumber- 
land ayant  continué  sa  route  pour  Sainte-Hélène,  nous 
rentrâmes  dans  la  rade  de  Plymouth  avec  la  persuasion 
qu'on  allait  nous  mettre  en  liberté.  Il  est  essentiel  d'ob- 
server que,  jusqu'alors,  on  ne  nous  avait  point  fait  connaître 
à  quel  titre  nous  étions  détenus  ;  il  n'avait  jamais  été  ques- 
tion que  nous  fussions  prisonniers  de  guerre,  et  ce  ne  fut 
que  longtemps  après  qu'on  nous  le  déclara  lorsque,  nous 
ayant  déportés  à  600  lieues  de  l'Angleterre,  on  nous  eut 
mis  dans  l'impossibilité  de  nous  opposer  à  cette  injuste 
décision*. 

La  frégate  YEurotas  était  commandée  par  le  capitaine 
J.  Lillicrap,  officier  dont  les  manières  et  les  procédés  envers 
nous  ne  furent  pas  tels  que  nous  aurions  dû  l'espérer.  Jus- 
qu'alors nous  avions  trouvé  les  officiers  de  la  marine 
anglaise  d'une  politesse  et  d'une  courtoisie  extrêmes;  res- 
pectant nos  malheurs,  ils  avaient  évité  avec  soin  tout  ce 
qui  pouvait  nous  blesser,  et  nous  avaient  prodigué  les 

1.  On  avait  mis  la  ycille  sur  notre  bord  un  prétendu  major  d'infanterie  du 
régiment  destiné  à  Sainte-Hélène.  Il  retournait  à  Plymouth  sous  un  prétexte 
auquel  nous  ne  fîmes  nullement  attention.  Cet  officier,  qui  n*aYait  aucune 
marque  distinctive  de  son  grade,  nous  fit  beaucoup  de  questions  avec  le  ton 
de  l'intérêt  ;  plusieurs  d'entre  nous  y  répondirent  avec  cette  sotte  confiance, 
cette  impétuosité,  et  ce  flux  de  paroles  indiscrètes  qui  caractérisent  les  Fran- 
çais ;  nous  ne  prenions  aucun  soin  de  déguiser  notre  rage  et  notre  indignation  ; 
nous  éclatâmes  en  imprécations  contre  la  bassesse  et  la  perfidie  du  ministère 
anglais;  enfin  nous  manifestâmes  assez  clairement  l'intention  de  porter  nos 
plaintes  au  prochain  parlement.  Notre  major  nous  répondait  ayec  une  douceur 
et  une  politesse  qui  nous  charmaient  et  augmentaient  notre  confiance.  11 
paraissait  entrer  dans  nos  chagrins,  et  cherchait  à  nous  consoler.  Le  soir  il 
ccriTit  beaucoup,  et  le  lendemain  il  nous  quitta.  Nous  nous  avisAmes,  un  peu 
tard,  que  ce  pouvait  bien  être  un  espion;  aujourd'hui  je  n'en  doute  pas,  et  je 
suis  persuadé  de  plus  que  ses  rapports  ont  déterminé  le  ministère  anglais  à 
nous  traiter  avec  tant  de  rigueur. . 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  251 

égards  et  les  attentions  les  plus  délicates.  Nous  sentîmes 
cruellement  la  différence  qu'il  y  avait  entre  eux  et  le  sieur 
Lillicrap.  En  arrivant  à  Plymouth,  il  se  rendit  près  de 
l'amiral  Keith,  et  revint  nous  dire  qu'il  n'y  avait  point 
d'ordres  pour  nous,  mais  qu'en  attendant  ceux  qui  devaient 
venir  de  Londres,  nous  resterions  à  son  bord. 

Le  duc  de  Rovigo  et  le  général  Lallemand  étaient  restés 
à  bord  du  Bellérophon;  nous  demandâmes  à  communiquer 
avec  eux,  mais  cela  nous  fut  refusé  ;  on  nous  défendit 
même  de  leur  écrire  ;  ces  mesures  sévères  nous  firent 
appréhender  quelque  chose  de  funeste  pour  eux.  Il  parait 
en  effet  que  le  ministère  anglais  avait  d'abord  résolu  de 
les  livrer  au  gouvernement  français  ;  mais  par  bonheur  ils 
avaient  pris  les  devants,  et,  trompant  la  vigilance  de  leurs 
geôliers,  ils  avaient  trouvé  moyen,  à  force  d'or,  de  faire 
passer  un  mémoire  à  un  célèbre  avocat  de  Londres,  qui  fit 
quelques  démarches  en  leur  faveur.  Ils  ont  toujours  été 
persuadés  que  cette  circonstance  leur  avait  sauvé  la  vie» 

Nous  restâmes  huit  jours  dans  cette  rade  de  Plymouth, 
en  proie  à  tout  ce  que  l'ennui  et  l'inquiétude  ont  de  plus 
insupportable.  Les  officiers  anglais  nous  assuraient  que  l'on 
ne  pouvait  nous  retenir  longtemps,  et  que  si  nous  n'obte- 
nions pas  tout  de  suite  notre  liberté,  on  nous  permettrait  sans 
doute  de  rester  sur  parole  dans  quelque  petite  ville  d'An- 
gleterre, jusqu'à  la  conclusion  de  la  paix.  Ces  discours  ne 
nous  rassuraient  pas,  car  c'était  avec  un  langage  à  peu 
près  semblable  qu'on  avait  fini  par  conduire  l'Empereur 
à  Sainte-Hélène.  Nos  craintes  n'étaient  que  trop  bien 
fondées. 

Le  16  août,  Lillicrap,  après  avoir  été  comme  à  l'ordinaire 
prendre  les  ordres  du  lord  Keith,  vint  nous  annoncer  qu'il 
avait  reçu  ordre  de  mettre  à  la  voile,  mais  qu'il  lui  était 
défendu  de  nous  faire  connaître  le  lieu  de  notre  destinai 
tion.  Il  ne  devait  nous  l'apprendre  que  lorsque  nous  serions 


252  VIE   DE   PLANAT. 

en  pleine  mer;  tout  ce  qu'il  pouvait  nous  dire,  c'est  que 
nous  irions  dans  un  pays  chaud  ;  nous  insistâmes  vainement 
pour  en  savoir  davantage,  Lillicrap  ne  nous  écouta  point. 
Également  consternés  et  indignés  d'une  décision  aussi 
révoltante,  nous  restâmes  quelque  temps  dans  un  état  de 
stupeur  qui  tenait  du  désespoir.  Un  abus  d'autorité  aussi 
efTroyable  chez  un  peuple  libre  bouleversait  toutes  nos 
idées;  on  allait  nous  arracher  violemment  à  toutes  nos 
relations  sociales,  à  nos  affections  les  plus  chères,  pour 
nous  déporter  dans  un  pays  lointain  qu'on  ne  daignait 
même  pas  nous  faire  connaître,  et  cependant  nous  n'avions 
commis  aucune  offense  envers  le  gouvernement  britan- 
nique ;  quel  sort  plus  dur  nous  aurait-il  fait  éprouver,  si 
nous  eussions  été  vraiment  coupables?  Notre  imagination, 
épouvantée  de  tant  d'actes  tyranniques  et  arbitraires,  ne 
voyait  plus  de  bornes  où  ils  dussent  s'arrêter  :  nous  ne 
rêvions  que  Cayenna,  Botany-Bay  ou  quelque  île  déserte  ; 
quelquefois  nous  pensions  qu'on  voulait  nous  vendre  comme 
esclaves  à  quelque  despote  d'Afrique  ou  d'Asie. 

Revenus  de  ces  premiers  mouvements,  quelques-uns 
d'entre  nous  se  déterminèrent  à  réclamer  contre  la  décision 
du  gouvernement  anglais.  Lillicrap  observa  que  cette  dé- 
marche était  inutile,  parce  que  rien  ne  pouvait  l'empêcher 
d'exécuter  les  ordres  qu'il  avait  reçus  :  de  partir  sur-le- 
champ.  Néanmoins  ils  persistèrent  dans  leur  demande. 
J'obtins  de  l'amiral  Keith  que  le  jeune  Sainte-Catherine, 
page  de  l'Empereur,  serait  renvoyé  dans  sa  famille  à  la 
Martinique  ;  c'était  un  enfant  de  seize  ans,  qui  sans  cette 
démarche  aurait  été  associé  à  toute  la  rigueur  de  notre 
sort.  MM.  Mercher,  capitaine  de  cavalerie,  Autric,  officier 
d'ordonnance  (jeune  homme  de  dix-neuf  ans),  et  Rivière, 
aide  de  camp  du  général  Montholon,  ne  furent  pas  aussi 
-heureux;  leur  réclamation  resta  sans  réponse.  Cependant 
quelle  crainte  pouvaient-ils  inspirer?  Ils  demandaient  à 


\ 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  253 

être  renvoyés  en  France,  et  certes  tout  devait  faire  croire 
que,  comme  partisans  de  Napoléon,  ils  y  auraient  été  sur- 
veillés plus  rigoureusement  qu'en  Angleterre.  Il  en  fut  de 
même  du  chef  d'escadron  Schultz,  officier  polonais,  qui  ne 
demandait  qu'à  retourner  dans  sa  patrie.  Je  cherche  encore 
aujourd'hui  si,  injustice  à  part,  il  pouvait  y  avoir  un  motif 
raisonnable  pour  rejeter  ces  demandes,  et  je  suis  tenté  de 
croire  que  des  raisons  d'intérêt  particulier  engageaient 
quelqu'un  à  les  supprimer.  M.  de  Résigny  et  moi  gardâmes 
le  silence  :  nous  ne  voulions  point  nous  ravaler  par  des 
supplications,  et  nous  devions  éviter  d'irriter  nos  persécu- 
teurs par  des  vérités  que  la  colère  et  l'indignation  rendent 
toujours  trop  dures.  Nous  sentions  bien  d'ailleurs  toute 
l'inutilité  d'une  réclamation,  dont  on  ne  nous  laisserait 
pas  le  temps  d'attendre  l'effet. 

Vers  le  soir,  le  duc  de  Rovigo  et  le  général  Lallemand 
quittèrent  le  Bellérophon  et  vinrent  à  notre  bord.  Nous 
apprîmes  par  eux  que  Malte  était  le  lieu  de  notre  déporta- 
tion; ils  avaient  eu  eux-mêmes  beaucoup  de  peine  à  le 
savoir;  le  capitaine  Maitland,  en  les  prévenant  qu'ils  allaient 
passer  à  bord  de  VEurotas,  avait  ajouté  qu'il  ignorait  le  lieu 
de  leur  destination.  Les  deux  généraux  ayant  insisté,  il  leur 
déclara  qu'à  la  vérité  il  le  savait,  mais  qu'il  lui  était  expres- 
sément défendu  de  le  dire.  Le  général  Lallemand  cria  à  la 
violence  et  à  l'injustice,  protesta  contre  un  enlèvement 
secret,  et  fit  si  bien  qu'il  détermina  Maitland  à  retourner 
près  de  l'amiral  Keith  pour  obtenir  la  permission  de  faire 
connaître  aux  deux  généraux  leur  véritable  destination. 
Cependant,  comme  il  tardait  à  revenir,  le  premier  lieute- 
nant du  Bellérophon,  homme  rude  et  mal  élevé,  contraignit 
les  deux  généraux  de  partir  pour  VEurotas;  heureusement, 
dans  la  traversée  ils  rencontrèrent  le  capitaine  Maitland, 
qui  leur  dit  enfin  qu'ils  allaient  à  Malte. 

Le  duc  de  Rovigo  et  le  général  Lallemand  avaient  passé 


254  VIE   DE   PLANAT. 

dix  jours  dans  des  tourments  et  des  inquiétudes  continuelles. 
Le  soin  qu*on  avait  mis  à  les  priver  de  toute  communication 
avec  nous  leur  avait  d'abord  fait  craindre  d'être  renvoyés 
en  France,  comme  il  est  certain  qu'on  en  avait  eu  le  projet; 
mais  leurs  craintes  redoublèrent  lorsque,  par  un  hasard 
singulier,  une  frégate  française,  qui  était  depuis  longtemps 
dans  le  port  de  Plymouth,  en  sortit  et  vint  mouiller  en  rade 
à  très  peu  de  distance  du  BeUérophon;  par  une  circonstance 
non  moins  bizarre,  cette  frégate  s'appelait  la  Duchesse  (TAnr- 
gotdéme.  Le  capitaine  Maitland  lui-même  parut  inquiet.  Il 
n'avait  pu  refuser  aux  instances  des  deux  généraux  une 
lettre  par  laquelle  il  reconnaissait  qu'en  les  recevant  à 
bord  du  BeUérophon^  il  leur  avait  garanti  la  vie  sauve  ; 
quoique  cette  attestation  ne  contint  qu'une  partie  de  la 
vérité,  le  duc  de  Rovigo  et  le  général  Lallemand  s'en  ser- 
virent utilement  en  l'envoyant  secrètement  à  Londres,  où 
elle  fut  mise  sous  les  yeux  du  ministère;  cela  valut  une 
sévère  réprimande  de  la  part  du  lord  Keith  au  capitaine 
Maitland,  qui  en  témoigna  de  l'humeur  aux  deux  généraux, 
en  disant  qu'ils  abusaient  de  sa  confiance  et  de  sa  facilité. 
On  est  révolté  au  seul  récit  de  tant  d'injustices;  entourés 
de  surveillants,  privés  arbitrairement  de  leur  liberté,  et 
menacés  de  perdre  la  vie,  on  leur  faisait  encore  un  crime 
de  se  plaindre  et  de  chercher  à  faire  valoir  leurs  droits. 

Le  duc  de  Rovigo  nous  apprit  encore  ce  jour-là  qu'ayant 
demandé  un  homme  de  loi  pour  faire  des  dispositions  rela- 
tives à  ses  affaires  d'intérêt,  on  le  lui  refusa.  Ce  fait  eut 
lieu  avant  le  départ  de  l'Empereur;  je  crois  me  rappeler 
que  ce  fut  le  30  juillet,  jour  où  M.  Bunburry  vint  signifier 
à  l'Empereur  qu'il  serait  conduit  à  Sainte-Hélène,  et  que 
les  généraux  Savary  et  Lallemand  étaient  spécialement 
exceptés  du  nombre  des  personnes  qui  pouvaient  l'accom- 
pagner. Les  Anglais  qui  me  liront  auront  peine  à  croire 
que,  dans  un  de  leurs  ports,  on  se  permit  de  violer  aussi 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  255 

ouvertement  les  lois  de  leur  pays,  et,  pour  mieux  dire, 
celles  de  Thumanité;  car  je  ne  crois  pas  que,  dans  les  Etats 
de  l'Europe  les  plus  despotiques,  on  puisse  refusera  un  pri- 
sonnier, fût-il  le  dernier  des  criminels,  les  secours  et  les 
conseils  d'un  homme  de  loi.  On  donna  pour  raison  de  ce 
refus  que  nous  n'étions  point  sur  le  territoire  anglais,  et 
qu'à  bord  d'un  vaisseau,  dans  une  rade,  nous  ne  pouvions 
invoquer  la  protection  des  lois  anglaises;  c'est  ainsi  que 
plus  tard,  à  Malte,  on  nous  refusa  également  l'assistanQe 
d'un  homme  de  loi,  en  nous  disant  que  Malte  était  une 
colonie  qui  ne  se  gouvernait  point  d'après  les  lois  de  l'An- 
gleterre, et  que  ceux  qui  s'y  trouvaient  détenus  étaient 
sous  l'autorité  du  général-gouverneur,  lequel  agissait  en- 
vers eux  selon  les  ordres  et  instructions  de  son  gouverne- 
ment. 11  est  à  remarquer  que  ces  réponses  nous  furent 
transmises  verbalement,  et  que  jamais,  dans  le  cours  de 
notre  détention,  on  ne  répondit  par  écrit  à  nos  demandes, 
quel  qu'en  ait  été  l'objet. 

Ce  môme  jour,  16  août,  le  page  Sainte-Catherine  et  les 
domestiques  de  l'Empereur  qui  se  trouvaient  encore  à  notre 
bord  furent  transférés  sur  le  Bellérophon.  Le  lendemain,  on 
vint  chercher  le  lieutenant  Piontkowski,  officier  polonais, 
espèce  de  fou  qui  avait  voulu  suivre  l'Empereur  malgré 
vent  et  marée;  il  fut  mis  à  bord  du  vaisseau  le  Saint- 
Georges,  en  attendant  une  occasion  pour  Sainte-Hélène. 

Nous  mimes  à  la  voile  dans  la  soirée  du  18  août  par  un 
vent  peu  favorable;  notre  traversée  fut  longue  et  fatigante. 
J'épargne  au  lecteur  le  récit  des  mauvais  procédés,  des 
petites  tracasseries  et  vexations  de  toute  espèce  que  nous 
eûmes  à  essuyer  de  la  part  du  capitaine  Lillicrap;  mon 
intention  en  écrivant  cette  relation  n'est  point  de  mettre  au 
jour  les  torts  des  individus,  mais  plutôt  ceux  du  Ministère 
anglais.  D'ailleurs  cet  officier  n'appartenait  point  à  ce 
qu'on  nomme  en  Angleterre  la  classe  des  gentlemen;  le 


256  VIE   DE   PLANAT. 

défaut  d'éducation  et  le  manque  de  savoir-vivre  Tempê- 
chaient  d'apercevoir  tout  ce  que  ses  manières  pouvaient 
avoir  de  choquant  pour  nous;  sorti  d'une  classe  obscure, 
il  envisageait  le  patriotisme  à  la  manière  des  gens  du  peu- 
ple qui  le  font  consister  dans .  la  haine  nationale  ;  son  zèle 
pour  son  gouvernement  lui  faisait  peut-être  croire  que  mal- 
traiter un  Français  c'était  bien  mériter  de  l'Angleterre.  Dans 
tous  les  pays  du  monde,  les  hommes  grossiers  sont  plus 
disposés  à  insulter  au  malheur  qu'à  le  respecter;  la  géné- 
rosité n'est  pas  une  vertu  à  l'usage  du  bas  peuple,  toujours 
plus  sensible  au  plaisir  de  satisfaire  sa  haine  et  son  esprit 
de  vengeance. 

Mais,  si  dans  le  cours  de  cette  longue  et  cruelle  persécu- 
-cution  nous  avons  eu  lieu  de  nous  plaindre  de  quelques 
individus,  il  m'est  bien  doux  de  reconnaître  que  nous  eû- 
mes beaucoup  à  nous  louer  du  plus  grand  nombre.  Je  citerai 
avec  plaisir,  pour  leur  humanité  et  leurs  bons  procédés, 
MM.  Launders,  Hume  (neveu  du  .célèbre  historien  et  phi- 
losophe de  ce  nom)  et  Bakem,  officiers  de  VEurotas,  le 
maître-pilote  Dawson,  et  surtout  cinq  ou  six  jeunes  mid- 
shipmen  dont  je  regrette  de  n'avoir  point  les  noms,  tous 
plus  aimables  les  uns  que  les  autres,  qui  comme  des  êtres 
consolateurs  s'empressaient  autour  de  nous,  cherchant 
toutes  les  occasions  de  nous  être  utiles  et  de  nous  distraire 
de  nos  chagrins.  Il  n'est  point  de  prévenances,  d'égards  et 
d'attentions  qu'ils  n'aient  eus  pour  nous,  ils  contribuèrent 
puissamment  à  diminuer  l'ennui  de  cette  longue  et  pénible 
traversée;  ces  aimables  jeunes  gens  promettaient  de  deve- 
nir des  hommes  distingués  et,  ce  qui  vaut  encore  mieux, 
des  hommes  de  bien. 

Nous  arrivâmes  à  Malte  le  19  septembre,  c'est-à-dire  un 
mois  après  notre  départdePlymouth.  Le  capitaine  Lillicrap 
se  rendit  tout  de  suite  chez  le  gouverneur,  et  bientôt  après 
on  envoya  des  ordres  très  sévères  pour  interdire  toute  com- 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  257 

munication  entre  notre  frégate  et  les  habitants  de  l'île; en 
même  temps  il  vint  des  barques  de  garde  pour  veiller  à 
Texécution  de  ces  ordres.  Nous  voilà  donc  de  nouveau  dans 
cette  situation  pénible  où  nous  étions  à  Plymouth  un  mois 
auparavant,  dont  le  souvenir  s'était  presque  eiïacé  par  la 
longueur  de  notre  traversée.  Rien  n'est  plus  propre,  en 
effet,  à  suspendre  les  peines  de  l'âme  qu'un  long  voyage; 
on  oublie  le  point  de  départ,  l'imagination  se  repose,  on 
s'exerce  sur  des  objets  nouveaux,  on  rêve  un  meilleur 
avenir.  D'ailleurs,  en  pleine  mer  nous  sentions  moins  la 
perte  de  notre  liberté,  parce  qu'alors  tout  ce  qui  nous  en- 
tourait n'en  avait  pas  plus  que  nous,  et  que  l'impossibilité 
d'une  évasion  faisait  que  nous  n'étions  point  assujettis  à 
une  surveillance  importune. 

Le  gouverneur  de  Malte  était  le  lieutenant  général  Mait- 
land,  parent  du  capitaine  du  Bellérophon.  Au  moment  de 
notre  départ,  ce  dernier  avait  remis  au  duc  de  Rovigo  une 
lettre  de  recommandation  pour  son  cousin.  Dès  que  nous 
fûmes  arrivés,  le  duc  do  Rovigo  envoya  cette  lettre  par 
Lillicrap,  et  écrivit  lui-même  au  gouverneur  pour  lui  expri- 
mer le  regret  qu'il  éprouvait  de  ne  pouvoir  la  lui  porter, 
et  le  désir  qu'il  avait  de  se  trouver  en  relations  avec  lui. 
Non  seulement  M.  Maitland  ne  répondit  point  à  cette  lettre, 
mais  encore  il  ne  fit  rien  dire  au  duc  de  Rovigo  par  Lilli- 
crap, qui  revint  le  soir  coucher  sur  la  frégate.  Ce  manque 
d'égards,  cet  oubli  des  règles  les  plus  ordinaires  de  poli- 
tesse ne  nous  parut  pas  être  d'un  bon  augure. 

Notre  capitaine  nous  apprit  que  nous  aurions  encore  à 
passer  quelques  jours  à  son  bord,  en  attendant  qu'on  eût 
terminé  les  préparatifs  nécessaires  pour  notre  établisse- 
ment à  Malte;  mais  il  ne  dit  rien  qui  pût  nous  faire  con- 
naître en  quoi  consistait  cet  établissement.  Seulement  il 
nous  lit  entendre  que  nous  ne  serions  point  privés  entière- 
ment de  notre  liberté,  et  que  nous  pourrions  communiquer 

17 


258  VIE   DE  PLANAT. 

avec  les  habitants.  Les  jours  suivants,  il  nous  entretint  dans 
cette  erreur,  probablement  pour  se  soustraire  aux  questions 
et  aux  observations  que  nous  aurions  pu  lui  faire,  si  nous 
avions  connu  le  sort  qu'on  nous  destinait.  Mais  la  longueur 
de  notre  séjour  sur  VEuroias  nous  indiquait  clairement  que 
les  préparatifs  qu'on  faisait  pour  nous  recevoir  étaient  des 
préparatifs  de  réclusion. 

Le  22  septembre,  nous  apprîmes  enfin  la  vérité  par  le 
rapport  de  deux  personnes  du  bord  que  notre  malheur  avait 
intéressées,  et  qui  nous  avaient  déjà  fait  des  offres  de 
service. 

Au  moment  de  nous  voir  renfermés,  peut-être  pour  tou- 
jours, nous  délibérâmes  si  nous  ne  profiterions  pas  de  ces 
offres  pour  faire  connaître  publiquement  Tattentat  dont 
nous  allions  être  victimes.  C'était  mon  avis,  mais  il  fut 
rejeté;  on  eut  trop  de  défiance,  on  redoutait  un  piège,  on 
craignait  que  cène  fût  un  moyen  de  pénétrer  nos  intentions 
et  nos  projets  futurs,  et  que  nos  réclamations  parvenant 
seulement  à  la  connaissance  du  gouvernement  anglais  no 
fussent  un  motif  pour  nous  resserrer  davantage.  Je  repré- 
sentai en  vain  qu'il  ne  pouvait  rien  nous  arriver  de  pire 
que  la  détention  qui  nous  menaçait,  et  que  dans  une  posi- 
tion aussi  critique  que  la  nôtre  on  pouvait  bien  donner 
quelque  chose  au  hasard.  N'ayant  pu  déterminer  mes  com- 
pagnons d'infortune,  je  pris  le  parti  de  travailler  pour 
mon  compte  particulier,  et  je  fis  la  lettre  suivante  que  j*a- 
dressai  à  M.  Wilberforcc,  membre  du  Parlement  d'Angle- 
terre, célèbre  comme  défenseur  des  noirs. 

A  bord  de  VEurotas,  le  S2  septembre  1815. 

Monsieur, 

Je  n'ai  pas  l'honneur  de  tous  connaître  personaellementy  mais  le 
beau  caractère  que  vous  avez  déployé  dans  les  dernières  discussions 
parlementaires,  la  chaleur  avec  laquelle  vous  a?ez  plaidé  la  cause 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822].  259 

sacrée  de  rhumanité,  raversion  que  vous  avez  manifestée  pour  la 
Tiolence  et  la  tyrannie,  tout  me  fait  espérer  que  vous  voudrez  bien 
être  mon  avocat  à  la  prochaine  session  du  Parlement. 

Je  suis  victime  d'une  grande  iniquité,  commise  au  nom,  d'après  les 
ordres  et  par  les  agents  du  gouvernement  anglais.  J'étais  officier 
d'ordonnance  de  l'empereur  Napoléon,  et  n'ai  pas  cru  devoir  aban- 
donner dans  l'infortune  celui  qui  dans  la  prospérité  m'avait  comblé 
de  ses  bienfaits.  Je  suis  venu,  comme  lui,  chercher  un  asile  en  Angle- 
terre, au  moment  où  la  liberté  française  était  chassée  du  continent 
par  les  armées  du  Congrès.  Les  journaux  vous  ont  fait  connaître  notre 
arrivée  à  bord  du  Bellérophon,  et  comment  nous  avons  été  trompés. 
Je  n'entrerai  donc  point  dans  ces  détails  ;  je  ne  parlerai  pas  non  plus 
de  l'hospitalité  violée,  ni  de  la  tache  imprimée  au  pavillon  britan- 
nique sous  lequel  nous  avions  été  reçus  avec  toutes  les  apparences 
de  la  bonne  foi.  Mais  je  demanderai  pourquoi,  après  m'avoir  séparé 
de  l'empereur  Napoléon,  oq  m'arrache  à  tous  mes  liens  sociaux  pour 
me  déporter  sur  un  rocher  au  milieu  de  la  Méditerranée,  et  me  priver 
de  ma  liberté?  Quels  crimes  et  quelles  offenses  ai-je  commis,  surtout 
envers  le  gouvernement  britannique?  Je  n'ai  jamais  violé  mes  ser- 
ments, je  n'ai  trempé  dans  aucun  complot,  et  ne  suis  même  pas  porté 
sur  les  listes  de  proscription,  publiées  dans  les  journaux  français. 
Voudrait-on  me  punir  de  mon  attachement  et  de  ma  fidélité  pour 
l'Empereur?  Mais  quoi!  les  gouvernements  de  l'Europe  poussent-ils 
l'immoralité  au  point  de  nous  faire  un  crime  de  l'accomplissement 
du  plus  saint  des  devoirs,  celui  de  la  reconnaissance  et  du  respect 
pour  le  malheur  ? 

Tel  est.  Monsieur,  l'objet  de  ma  juste  réclamation;  j'ose  croire 
qu'elle  ne  sera  pas  entendue  en  vain  par  un  ardent  ami  de  la  justice 
et  de  l'humanité.  Je  réclame  ma  liberté  avec  la  faculté  de  me  retirer 
où  bon  me  semblera. 

Je  vous  écris  au  moment  d'être  transféré  dans  une  forteresse, 
j'ignore  même  si  ma  lettre  vous  parviendra.  On  plaint  notre  infor- 
tune, mais  on  n'ose  se  charger  de  nos  réclamations  dans  la  crainte  de 
se  compromettre  vis-à-vis  d'un  ministère  implacable. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc.  *. 

Ma  lettre  finie,  j'en  fis  deux  copies,  et  remis  le  tout  à  la 
personne  qui  m'avait  ofiFert  de  s'en  chaîner,  en  la  conju- 
rant de  ne  point  me  tromper,  et  de  brûler  ces  papiers  plu- 

1.  U  est  aisé  de  voir  que  cette  letti'e  fut  écrite  dans  un  moment  d'exaspéra- 
tion. En  la  relisant  de  sang-froid  je  vois  tout  ce  qu'il  y  a  d'exagéré  dans 
ses  termes,  mais  comme  je  veux  surtout  être  vcridique,  je  n'ai  pas  cm  devoir 
y  rien  changer. 


260  VIE   DE   PLANAT. 

tôt  que  de  les  laisser  parvenir  à  la  connaissance  du  gouver- 
nement. Simple  et  crédule  que  j'étais,  je  ne  pouvais  m'ima- 
giner  qu'un  homme  qui  défendait  si  chaudement  les  noirs 
ne  fût  à  plus  forte  raison  le  défenseur  zélé  de  ses  frères 
blancs. 

On  nous  prévint  aussi  secrètement  que,  selon  toute  appa- 
rence, nos  papiers  et  notre  argent  nous  seraient  enlevés; 
d'après  cet  avis,  nous  passâmes  une  partie  de  la  nuit  et  la 
matinée  du  jour  suivant  à  imaginer  des  moyens  pour  sous- 
traire ces  objets  aux  recherches  de  nos  persécuteurs.  L'expé- 
dient le  plus  plaisant  fut  celui  dont  s'avisa  le  duc  de  Ro- 
vigo,  qui  mit  dans  sa  seringue  environ  200  napoléons  d'or, 
après  les  avoir  enveloppés  séparément  dans  de  petits  mor- 
ceaux de  papier.  Quant  à  moi,  comme  je  portais  un  appa- 
reil de  bandes  aux  jambes,  à  cause  de  deux  coups  de  feu 
que  j'y  avais  reçus  en  1814,  je  m'en  servis  pour  y  mettre 
mon  or  que  j'avais  cousu  dans  des  compresses  de  linge, 
ainsi  que  la  lettre  de  congé  que  l'Empereur  m'avait  donnée 
en  partant  pour  Sainte-Hélène*. 

Cependant  le  capitaine  Lillicrap  évitait  toujours  de  nous 
dire  la  vérité,  et  ne  voulait  pas  s'expliquer  clairement  sur 
la  manière  dont  nous  serions  traités  à  Malte  ;  il  avait  été 
voir  nos  logements  qu'il  trouvait  confortables.  Il  s'étendait 
avec  complaisance  sur  le  nombre  de  chaises,  de  tables  et 
de  domestiques,  ainsi  que  sur  la  cuisine  qu'on  nous  desti- 
nait. Il  paraissait  croire  qu'un  homme,  logé,  servi  et  bien 
nourri,  n'a  pas  droit  de  se  plaindre  et  que  la  liberté  est 


1.  Voici  cette  lettre,  datée  <lu  BeUérophon,  remise  par  l'Empereur  à  L.  Pla- 
nât :i  bord  du  Norihumberland.  f.  p. 

•     «  M.  Planât,  mon  officier  d'ordonnance,  les  circonstances  me  prescrivent 
de  renoncer  à  vous  conserver  près  de  moi.  Vous  m'avez  servi  avec  lèle  et 
j'ai  toujours  été  content  de  vous.  Votre  conduite,  dans  ces  derniers  temps,  est 
digne  d'éloge,  et  confirme  à  ce  que  je  devais  attendre  de  vous. 
«  A  bord  du  Bellrrophon,  7  août  1815. 

«  Napoléon.  <• 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  261 

peu  de  chose  auprès  de  ces  avantages.  Nous  ne  pûmes 
jamais  lui  faire  comprendre  que  du  pain  noir,  de  Teau  et 
le  bivouac,  avec  la  liberté,  sont  mille  fois  préférables.  Il  ne 
s'expliquait  pas  non  plus  sur  le  lieu  où  étaient  situés  nos 
logements,  il  disait  seulement  qu'ils  se  trouvaient  hors  de' 
la  ville.  Lorsque  nous  lui  demandâmes  si  nous  aurions  la 
liberté  de  nous  promener  dans  Tîlc,  il  nous  répondit  qu'il 
n'en  savait  rien,  mais  qu'il  pensait  que  cela  ne  souffrirait 
pas  de  difficulté.  C'est  par  des  discours  aussi  vagues  que 
nous  avons  été  constamment  trompés  depuis  notre  départ 
de  Rochefort,  et  il  faut  convenir  que  le  caractère  confiant 
et  crédule  des  Français  offre  toujours  un  beau  champ  à  la 
duplicité. 

Quoique  nous  ne  pussions  douter  du  sort  qui  nous  atten- 
dait, nous  conservions  encore  cette  sorte  d'espoir  indéfi- 
nissable qui  n'abandonne  pas  même  les  gens  condamnés 
à  mort.  Nous  ne  pouvions  nous  persuader  qu'un  gouverne- 
ment aussi  fort  que  le  gouvernement  anglais,  qui  par  la 
chute  de  l'Empereur  dominait  sur  toute  l'Europe  et  presque 
sur  le  monde  entier,  voulût  déshonorer  son  caractère  et 
ternir  l'éclat  de  ses  succès  en  persécutant  injustement  des 
hommes  obscurs  qui  n'avaient  rien  fait  pour  exciter  son 
ressentiment.  Notre  réclusion  dans  un  fort  nous  paraissait 
une  chose  si  inutilement  cruelle  que,  malgré  nous,  notre 
esprit  se  refusait  à  y  croire.  Aujourd'hui  même,  je  doute 
encore  si  les  rigueurs  qu'on  nous  a  fait  éprouver  n'ont  pas 
été  la  suite  de  rapports  faux  ou  exagérés  faits  sur  notre 
compte  par  des  agents  subalternes  qui  ont  voulu  faire 
preuve  de  zèle  et  de  dévouement  envers  les  ministres,  pour 
obtenir  à  nos  dépens  des  emplois  ou  des  récompenses. 
Cela  est  d'autant  plus  probable  que  la  marine  anglaise 
allait  éprouver  une  grande  réduction,  et  qu'en  pareille  cir- 
constance chacun  emploie  tous  les  moyens  qu'il  peut  ima- 
giner, pour  conserver  son  traitement  d'activité. 


Î62  VIE   DE   PLANAT. 

Enfin,  le  23  septembre  à  cinq  heures  du  soir,  le  capi- 
taine Lillicrap,  accompagné  de  deux  officiers  anglais,  entra 
dans  la  cabine  où  nous  étions  rassemblés,  attendant  avec 
anxiété  la  décision  de  notre  sort.  L'un  des  officiers  était 
le  lieutenant-colonel  Otto,  du  10*  régiment  d'infanterie. 
Une  physionomie  douce  et  affable,  des  manières  préve- 
nantes et  une  politesse  affectueuse  parlaient  d*abord  en  sa 
faveur.  L'autre  était  un  lieutenant  suisse  du  régiment  de 
Roll,  nommé  Tugginer;  à  son  jargon  plein  de  tei*mes  solda- 
tesques, nous  reconnûmes  facilement  qu'il  avait  servi  autre- 
fois en  France.  Je  ne  sais  quel  motif  l'avait  déterminé  à 
quitter  ce  service,  mais  il  paraissait  disposé  à  nous  traiter 
comme  les  renégats  traitent  les  chrétiens  en  Barbarie.  Ses 
manières  rudes  et  impolies  formaient  un  contraste  frappant 
avec  celles  du  colonel  Otto.  11  l'avait  accompagné  sous  pré- 
texte de  servir  d'interprète,  mais,  dans  le  fait,  pour  épier  nos 
démarches,  ce  dont  il  s'acquitta  à  merveille  pendant  le 
court  séjour  qu'il  fit  à  bord  de  VEurotas.  Il  avait  cet  œil 
furetant  et  cette  physionomie,  à  la  fois  insolente  et  basse, 
qui  font  naître  sur-le-champ  la  défiance  et  l'aversion. 

Après  les  civilités  d'usage,  le  colonel  Otto  nous  invita  à 
nous  asseoir  pour  entendre  la  lecture  du  règlement  auquel 
nous  devions  être  assujettis  pendant  notre  séjour  à  Malte. 

Il  serait  difficile  d'exprimer  l'indignation  que  nous  éprou- 
vâmes à  la  lecture  de  ce  règlement,  monument  remarquable 
du  despotisme  ministériel.  A  peine  les  annales  de  la  tyran- 
nie moderne  offront-elles  rien  de  semblable,  et  cependant 
c'était  au  nom  d'un  gouvernement  réputé  en  Europe  comme 
le  plus  libéral,  qu'on  foulait  ainsi  aux  pieds  les  lois  et  les 
droits  les  plus  sacrés.  Des  hommes  qui  n'avaient  commis 
d'autre  crime  que  de  se  fier  à  la  parole  d'un  officier  de  la 
marine  anglaise,  se  voyaient  ainsi  privés  de  tous  leurs 
droits  civils,  sans  examen,  sans  jugement  préalable.  C'était 
après  plus  de  deux  mois  d'une  détention  injuste  et  arbi- 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A   1822).  263 

traire  qu'on  venait  enfin  nous  déclarer  que  nous  étions />rf- 
soimiers  de  gtterre;  que  comme  tels  nous  étions  condamnés 
à  une  captivité  des  plus  dures  et  pour  un  temps  illimité; 
que  toute  communication  nous  était  interdite  avec  d'autres 
individus  que  nos  geôliers;  que  Tusage  de  Tencre  et  du 
papier  nous  était  défendu,  à  moins  de  justifier  de  leur  em- 
ploi; et  que,  pour  nous  poursuivre  dans  nos  derniers  re- 
tranchements, on  plaçait  près  de  nous  comme  domestiques 
des  gens  payés  pour  éclairer  nos  actions  les  plus  secrètes. 
Enfin,  par  une  affreuse  et  infernale  dérision,  après  nous 
avoir  ainsi  lié  les  pieds  et  les  mains  et  nous  avoir  mis  un 
bâillon  dans  la  bouche,  on  nous  engageait  à  mériter  par 
une  conduite  tranquille  les  bontés  de  Monsieur  le  Gouver- 
neur! 

Notre  situation  ne  nous  permettait  aucune  observation, 
et  nous  savions  bien  qu'il  aurait  été  inutile  d'en  faire  :  tous 
les  droits  s'évanouissent  devant  le  droit  du  plus  fort;  toute 
justice  se  tait  là  où  règne  l'arbitraire.  Renfermant  au  fond 
de  notre  âme  les  sentiments  violents  qui  nous  agitaient, 
nous  affectâmes  le  silence  du  mépris  et  de  l'indignation. 

Le  23  septembre  1815,  à  la  chute  du  jour,  nous  quittâmes 
VEurotas  pour  entrer  dans  ce  triste  fort  Manuel  dont  nous 
ne  devions  sortir  que  sept  mois  après.  Tous  nos  effets 
furent  réunis  et  enfermés  dans  une  salle  pour  y  être  visités. 
Nous  objectâmes  qu'on  ne  nous  avait  point  prévenus  de  cette 
mesure;  mais  on  ne  s'en  mit  point  en  peine,  et  l'on  pro- 
céda à  une  visite  aussi  rigoureuse  que  vexatoire.  Le  colonel 
Otto,  qui  n'était  pas  fait  pour  remplir  des  fonctions  aussi 
dégoûtantes,  se  retira  tout  de  suite  et  chargea  un  capitaine 
de  son  régiment,  nommé  Dent,  de  le  remplacer.  Le  lieute- 
nant suisse  Tugginer  s'offrit  volontairement  pour  l'assister, 
et  ces  deux  individus,  aidés  de  quelques  soldats,  commen- 
cèrent leurs  perquisitions.  Jamais  douanier,  gendarme  ou 
agent  de  police  ne  s'en  acquitta  mieux  qu'ils  ne  le  firent  : 


264  VIE  DE   PLANAT. 

chaque  pièce  de  linge  fut  déployée  et  secouée,  chaque  hahit 
tâté  et  retourné  dans  tous  les  sens,  chaque  livre  feuilleté 
d'un  bout  à  Tautre;  on  alla  jusqu'à  ouvrir  les  montres  et 
les  lorgnettes.  Ils  eurent  néanmoins  quelque  honte  de  tou- 
cher à  la  seringue  du  duc  de  Rovigo,  en  sorte  qu'il  sauva 
son  argent*.  Cette  visite,  faite  en  public  et  sans  ménage- 
ments, dura  jusqu'au  lendemain  à  midi. 

On  peut  juger  de  notre  colère  pendant  tout  ce  temps-là. 
Quant  à  moi,  je  ne  pus  me  contenir,  et  dis  tout  net  à  ces 
indécents  visiteurs  :  «  Je  ne  m'étonne  pas  qu'il  n'y  ait  pas 
d'agent  particulier  de  police  en  Angleterre,  puisqu'un 
homme  qui  porte  Tépaulette  ne  rougit  pas  d'en  faire  l'of- 
fice. »  Un  silence  dédaigneux,  im  flegme  insultant  fut  tout 
ce  qu'on  opposa  à  cette  apostrophe.  Tout  ce  que  nous  avions 
de  papiers  écrits  nous  fut  enlevé  et  remis  au  sieur  Wood, 
secrétaire  du  Gouvernement,  qui  nous  les  renvoya  au  bout 
de  quelques  jours,  après  les  avoir  tous  lus  et  probablement 
fait  copier. 

Cette  odieuse  cérémonie  terminée,  nous  commençâmes  à 
nous  établir  dans  nos  cellules,  à  examiner  le  fort,  et  à  con- 
venir des  règles  de  notre  conduite  ;  l'ameublement  de  nos 
chambres  n'offrait  que  le  strict  nécessaire,  mais  suffisait 
pour  des  militaires  accoutumés  à  toutes  sortesde  privations. 
Peut-être  aurait-il  été  décent  de  faire  quelque  chose  de 
plus  en  faveur  du  duc  de  Rovigo,  à  cause  du  rang  qu'il 
avait  occupé  précédemment.  Les  ministres  qui  le  traitaient 
si  mal  oubliaient  qu'il  avait  été  leur  égal,  et  que  les  mêmes 
revers  de  fortime  pourraient  un  jour  les  atteindre. 

L'intérieur  du  fort  Manuel  présentait  un  carré  d'environ 
soixante  toises,  renfermant  des  logements  casemates  pour 


i.  n  est  juste  de  déclarer  ici,  pour  éviter  toute  fausse  interprétation,  que 
l'argent  qu*on  nous  prit  à  notre  entrée  au  fort  Manuel  nous  fut  rendu  lorsque 
nous  en  sortîmes,  sauf  la  réduction  des  dépenses  faites  pour  notre  habille- 
ment, etc. 


THOISIÉMK    PARTIE    (i8i5   A    1822).  2G5 

deux  ou  trois  cents  hommes,  une  chapelle  et  quatre  grands 
pavillons.  Nous  occupâmes  deux  de  ces  pavillons;  le  com- 
mandant et  les  officiers  de  garnison  se  logèrent  dans  les 
deux  autres.  On  employa  deux  cent  cinquante  hommes  pour 
nous  garder,  et  je  puis  affirmer  que  leur  service  était  des  plus 
pénibles,  car  nous  étions  sous  une  quadruple  ligne  de  sen- 
tinelles; la  première  était  à  nos  portes,  la  seconde  dans 
Fenceinte  du  fort,  la  troisième  dans  les  fossés,  et  la  qua- 
trième au  pied  des  glacis.  Les  postes  étaient  doublés  la 
nuit,  et,  indépendamment  de  ces  précautions,  il  y  avait  des 
barques  de  garde  autour  de  la  petite  île  sur  laquelle  est 
bâti  le  fort;  Tofficier  de  garde  entrait  chaque  matin  et 
chaque  soir  dans  nos  chambres  pour  s'assurer  par  lui- 
même  de  notre  présence.  Tous  les  jours,  vers  dix  heures, 
il  nous  remettait  en  compte,  comme  un  troupeau  de  mou- 
tons, à  l'officier  qui  le  relevait.  Les  soldats  qu'on  nous 
avait  donnés  partageaient  notre  captivité  dans  toute  reten- 
due du  mot;  il  ne  leur  était  pas  permis  de  sortir  de  l'en- 
ceinte de  nos  logements  ;  on  leur  apportait  leurs  rations  et 
leur  linge  ;  ils  ne  pouvaient  aller  puiser  de  l'eau  dans  la 
citerne  qui  était  à  quarante  pas  de  nos  pavillons,  sans 
être  accompagnés  par  un  homme  de  garde  ;  des  soldats  de 
planton,  qu'on  relevait  tous  les  jours,  étaient  chargés  de 
transmettre  nos  demandes  au  colonel  Otto,  commandant 
du  fort;  il  leur  était  sévèrement  défendu  de  nous  parler, 
excepté  pour  l'objet  de  leurs  messages.  Toutes  ces  mesures 
de  précautions  et  une  infinité  d'autres,  plus  ridicules  en- 
core, furent  réglées  par  le  général  Layard,  sous-gouverneur 
de  Malte,  qui  croyait  sans  doute  ne  pouvoir  employer  trop 
de  rigueur  envers  des  adhérents  de  l'usurpateur.  Je  ne  doute 
même  pas  qu'il  ne  s'en  soit  faitun  mérite  auprès  des  minis- 
tres, dans  un  voyage  qu'il  fit  à  Londres  peu  de  jours  après*. 

1.  Pour  qu'on  ne  me  chicane  pas  sur  l'expression  de  précautions  ridicules, 
j'en  rapporterai  un  exemple  remai*quable  :  Le  ])avilIon  qu'occupaient  les  deux 


266  VIE   DE  PLANAT. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée,  on  signifia  au  duc  de 
Rovigo  que,  d'après  les  ordres  du  Gouvernement,  on  ne  lui 
donnerait  pas  le  titre  de  duc,  et  qu'on  ne  le  reconnaissait 
que  comme  général  Savary.  Cette  puérilité  nous  divertit 
fort,  et  si  je  la  rapporte  ici,  c'est  pour  faire  connaître  quelle 
est  la  petitesse  des  grands  gouvernements.  On  en  verra 
plus  d'un  exemple  dans  le  cours  de  cette  relation.  Le  duc 
de  Rovigo  ne  laissa  pas  de  réclamer  contre  cet  arrêté,  et 
de  faire  observer  à  M.  Wood,  que  depuis  huit  ans  il  signait 
tous  ses  actes  publics  et  particuliers  comme  dtœ  de  Rovigo; 
que  ce  titre,  qui  lui  avait  été  conféré  par  l'Empereur,  lui 
était  confirmé  par  Louis  XVIII  dans  sa  Charte  constitution- 
nelle, et  qu'enfin  on  lui  avait  même  conservé  ce  nom  dans 
la  liste  de  proscription  du  24  juillet.  Il  ajoutait  qu'il  ne 
croyait  pas  que  le  gouvernement  anglais  eût  le  droit  de  le 
dépouiller  de  ses  titres,  puisqu'il  n'était  pas  sujet  de  la 
Grande-Bretagne.  Mais,  comme  au  fond  cela  lui  était  indif- 
férent, il  ne  poussa  pas  plus  loin  sa  plaidoirie,  et  l'affaire 
en  resta  là. 

Nous  eûmes  ensuite  la  visite  du  colonel  Hankey,  officier 
d'état-major  et  factotum  du  général  Maitland.  Il  était  en- 
voyé par  lui  pour  inspecter  le  fort  et  s'assurer  qu'il  ne 
nous  manquait  rien.  Il  fut  poli  et  prévenant,  et  nous  fit 
espérer  que  nous  serions  mis  en  liberté  dès  que  la  paix 
serait  définitivement  conclue.  Cela  paraissait  d'autant  plus 


généraux  était  perpendiculaire  à  celui  où  logeaient  les  autres  officiers  de 
grade  inférieur,  en  sorte  qu'ils  formaient  ensemble  un  angle  droit;  nous 
conununiquions  par  une  galerie  ouverte  qui  régnait  le  long  de  nos  logements. 
On  conçoit  que  le  chemin  le  plus  court  entre  les  deux  extrémités  saillantes  de 
ces  pavillons  était  la  ligne  diagonale  qui  figurait  le  grand  côté  du  triangle  ; 
mais  pour  parcourir  cette  ligne,  il  fallait  faire  cinquante  pas  dans  la  cour  du 
fort  et  cela  était  sévèrement  défendu;  s'il  arrivait  donc  que,  par  mégarde  ou 
par  oubli,  l'un  de  nous  se  hasardât  sur  cette  route  fatale,  aussitôt  une  senti- 
nelle, baïonnette  en  avant,  le  faisait  rétrograder  et  l'obligeait  à  rentrer  sous 
la  galerie  où  il  lui  fallait  faire  son  trajet  en  suivant  les  deux  autres  côtés  du 
triangle.  Cela  est  exactement  vrai. 


TROISIÈME   PARTIE   (18!5   A    1822).  267 

probable  que  tous  les  prisonniers  de  guerre  français,  qui 
se  trouvaient  à  Malte,  devaient  partir  incessamment  pour 
retourner  en  France;  quant  à  la  rigueur  de  notre  détention, 
il  nous  dit  que  le  général  Maitland  lui-même  n'en  conce- 
vait pas  le  motif,  et  que  selon  toute  apparence  la  prochaine 
dépêche  d'Angleterre  apporterait  des  ordres  pour  se  relâ- 
cher de  cette  sévérité.  Nous  embrassâmes  avec  transport 
C4}  fantôme  d'espérance'. 

Cependant  le  mois  d'octobre  s'écoula  sans  qu'il  fût  ques- 
tion de  nous,  malgré  l'arrivée  de  deux  paquebots  et  de 
plusieurs  exprès  venus  par  Marseille,  où  se  tenait  alors 
l'amiral  Exmouth.  Loin  d'adoucir  notre  captivité  comme  on 
nous  l'avait  fait  espérer,  on  redoubla  de  rigueur  et  de  vigi- 
lance. Il  y  avait  près  de  nous  une  espèce  de  majordome  ita- 
lien et  un  cuisinier  napolitain,  mariés  l'un  et  l'autre;  on 
les  obligea  de  renvoyer  leurs  femmes  en  ville,  et  elles  n'eu- 
rentla  permission  de  voirleursmarisqu'unefois  par  semaine; 
l'officier  de  garde  assistait  à  ces  entrevues,  et  ne  permettait 
pas  à  ces  pauvres  gens  de  s'approcher  l'un  de  l'autre,  ni  de 
parler  autrement  que  dans  un  idiome  qui  lui  fût  connu. 
Quatre  grands  réverbères  furent  placés  dans  lacour  du  fort, 
de  crainte  que  nous  ne  cherchassions  à  profiter  de  la  nuit 
pour  tenter  une  évasion.  Dans  le  jour,  lorsque  nous  voulions 
prendre  l'air,  jouir  du  bienfait  de  la  promenade  dans  la 
cour  du  fort,  nous  ne  pouvions  le  faire  qu'accompagnés 
d'un  officier  anglais  qui  ne  nous  quittait  point,  quoique 
nous  fussions  partout  entourés  de  sentinelles.  On  sent  com- 
bien ces  promenades  devaient  être  gênantes  pour  nous  et 
pour  ces  officiers  ;  aussi  n'en  usions-nous  que  très  rarement, 
on  sorte  que  pendant  les  six  mois  de  notre  secret,  nous 
restâmes  presque  toujours  renfermés  dans  nos  logements. 
Nous   nous  promenions  sur  la   plate-forme  du   pavillon 

1.  Voir  dans  le  Tolume  Correspondance  intime  les  Icttrefi  datées  du  fort  Ma- 
nuel, 29  septembre  et  8  octobre  1815. 


268  VIE   DE  PLANAT. 

qu'habitait  le  duc  de  Rovigo,  et  lorsque  l'ardeur  du  soleil 
ou  le  mauvais  temps  nous  en  chassait,  nous  nous  conten- 
tions de  parcourir  la  galerie  qui  servait  de  communication 
à  nos  cellules.  Ce  trajet  court  et  répété  mille  fois  dans  le 
jour  nous  avait  fait  contracter  un  tic  comparable  au  tic  de 
Tours.  Lorsque  la  nuit  était  sombre  et  orageuse,  l'officier 
de  garde  venait  frapper  à  nos  portes  jusqu'à  ce  qu'on  lui 
répondît;  réveillés  en  sursaut,  troublés  par  cet  effroi  invo- 
lontaire que  le  bruit  et  les  ténèbres  font  toujours  éprouver 
à  l'homme  opprimé  et  sans  défense,  nous  avions  souvent 
beaucoup  de  peine  à  nous  rendormir.  Il  semblait  qu'on 
nous  enviât  ces  courts  instants  de  repos  qui  du  moins  nous 
faisaient  perdre  le  sentiment  de  notre  infortune. 

Depuis  notre  départ  de  Plymouth,  nous  n'avions  opposé 
que  du  calme  et  de  la  résignation  à  tous  les  mauvais  trai- 
tements qu'on  nous  avait  fait  essuyer.  Nous  n'avions  fait 
aucune  démarche  pour  adoucir  la  rigueur  de  notre  sort,  ne 
croyant  pas  qu'il  fût  possible  de  nous  laisser  longtemps 
dans  une  semblable  position.  Cependant  rien  ne  se  décidait, 
et  l'état  d'incertitude  dans  lequel  nous  vivions  devenait 
tous  les  jours  plus  insupportable.  Lassés  d'attendre  inuti- 
lement, nous  commençâmes  à  penser  que  le  ministère 
anglais  ne  demandait  pas  mieux  que  de  nous  voir  garder 
le  silence.  Nous  taire  plus  longtemps  eût  été  donner  une 
sorte  d'approbation  au  traitement  injuste  qu'on  nous  fai- 
sait éprouver.  Q'importe  en  effet  à  ces  grands  hommes 
d'Etat  que  des  infortunés  gémissent  dans  les  cachots,  qu'ils 
soient  séparés  de  tout  ce  qui  leur  est  cher,  séquestrés  du 
monde  entier,  et  exposés  à  perdre  leur  état  et  leur  for- 
tune? Ces  petites  considérations  ne  méritent  pas  de  les 
distraire  un  instant  des  grands  intérêts  qui  les  occupent. 

11  fut  donc  résolu  entre  nous  d'adresser  au  gouvernement 
anglais  une  réclamation,  contenant  l'exposé  exact  de  notre 
affaire,  et  la  demande  de  notre  mise  en  liberté.  La  difficulté 


TROISIEME  PARTIE   (1815   A    1822).  269 

était  de  concilier  dans  ce  mémoire  la  vérité  et  notre  propre 
dignité,  avec  les  ménagements  que  nous  commandait  la 
prudence  envers  des  hommes  à  l'arbitraire  desquels  nous 
étions  livrés.  Cette  réclamation  ainsi  arrêtée  entre  nous, 
il  ne  s'agissait  plus  que  de  savoir  à  qui  il  convenait  de 
l'adresser  pour  qu'elle  fût  efficace.  Nous  pensâmes  d'abord 
à  l'envoyer  directement  au  prince-régent,  puis  au  lord- 
chancelier  comme  chef  de  la  justice.  Mais  le  général  Mait- 
land,  que  nous  consultâmes  par  l'intermédiaire  du  colonel 
Hankey,  nous  fit  dire  qu'en  adressant  ce  mémoire  au 
prince-régent,  nous  courrions  le  risque  qu'il  fût  mis  au 
rebut  par  omission  de  quelque  formalité;  que  quant  au 
lord-chancelier,  cette  affaire  ne  le  regardait  pas,  et  qu'il 
convenait  mieux  l'adresser  au  comte  Bathurst,  dans  les 
attributions  duquel  nous  nous  trouvions.  Nous  suivîmes 
ce  conseil,  et  notre  réclamation,  accompagnée  d'une  lettre 
très  pressante  pour  le  comte  Bathurst,  partit  pour  l'Angle- 
terre par  le  paquebot  qui  mit  à  la  voile  le  9  novembre. 
Dans  la  crainte  que  son  arrivée  ne  fût  retardée  ou  empo- 
chée par  quelque  événement  imprévu,  nous  envoyâmes 
un  duplicata  par  le  paquebot  suivant*. 

Nous  nous  étions  promis  un  heureux  résultat  de  cette 
démarche,  et  mettant  à  part  (autant  que  possible)  toute 
prévention  en  notre  faveur,  il  nous  semblait  que  le  gouver- 
nement anglais  ne  pouvait  se  refuser  à  l'évidence,  ni  s'em- 
pêcher de  reconnaître  nos  droits.  Nous  conservions  encore 
cette  sorte  de  préjugé,  si  répandu  en  Europe,  qui  fait  croire 
que  la  justice  et  l'humanité  sont  comptées  pour  quelque 
chose  dans  les  conseils  de  ce  gouvernement.  Cependant, 
nous  n'obtînmes  pas  même  une  réponse  verbale  ;  seulement 
le  général  Maitland  nous  fit  dire,  deux  mois  après,  que  le 
ministre  lui  avait  accusé  réception  des  deux  mémoires. 

1.  Voir  dans   le   volume   Cof*re8pondance  intime    lettres    datées    du  fort 
Manuel,  3  noT.  1815. 


270  VIE  DE   PLANAT. 

J'ignore  jusqu'à  quel  point  un  ministre  anglais  peut  être 
autorisé  à  mettre  en  oubli  des  réclamations  de  ce  genre; 
mais  ce  silence  dédaigneux,  cette  affectation  de  mépris 
pour  les  plaintes  de  ceux  qu'on  opprime,  est  peut-être  ce 
que  le  pouvoir  arbitraire  a  de  plus  révoltant. 

Quelques  jours  après  Tenvoi  de  notre  mémoire,  nous 
lûmes  dans  les  journaux  un  article  daté  de  Liège,  par  lequel 
un  sieur  D'Hénoul,  avocat,  accusait  le  duc  de  Rovigo  d'avoir 
assassiné  le  capitaine  Wright,  et  prétendait  avoir  été  témoin 
oculaire  de  ce  fait.  Il  insinuait  que  le  duc  de  Rovigo  avait 
toujours  eu  sur  les  prisons  d'Etat  une  surveillance,  indé- 
pendante du  ministre  de  la  police.  L'artifice  de  cette  der- 
nière assertion  décelait  le  personnage,  qui  se  cachait 
sous  le  nom  emprunté  de  D'Hénoul.  Le  reste  était  fa- 
cile à  réfuter,  puisque  le  duc  de  Rovigo  était  à  Vienne 
auprès  de  l'Empereur,  à  l'époque  de  la  mort  du  capitaine 
Wright. 

Ces  calomnies  étaient  d'autant  plus  atroces  et  plus  lâches 
que  le  duc  de  Rovigo  se  trouvait  dans  l'impossibilité  d'y 
répondre.  Il  s'adressa  donc  à  M.  le  comte  Rathurst  et  lui 
envoya  une  note  (très  longue  à  la  vérité)  dans  laquelle  il 
employait  les  arguments  les  plus  forts  et  les  plus  pres- 
sants, pour  confondre  «es  accusateurs  et  démontrer  clai- 
rement leur  perfidie.  Il  conjura  M.  Rathurst,  au  nom  de 
ce  que  les  hommes  ont  de  plus  sacré,  de  faire  insérer  cette 
note  dans  les  journaux,  et  de  ne  pas  ajouter  à  l'horreur 
de  sa  situation  la  douleur  de  voir  son  nom  flétri  par  de 
basses  calomnies  qu'il  ne  pouvait  repousser.  Une  telle  prière 
devait  être  sacrée  pour  une  àme  honnête,  pour  un  cœur 
généreux.  Je  no  connais  par  le  lord  Rathurst,  mais  il  ne 
répondit  point,  et  ne  fit  pas  insérer  dans  les  journaux  l'ar- 
ticle en  question.  Ainsi  ce  n'était  pas  assez  pour  le  Ministère 
anglais  de  ravir  injustement  au  duc  de  Rovigo  sa  liberté, 
de  le  frapper  arbitrairement  d'interdiction  ;  il  voulait  encore 


TROISIÈME  PARTIE   (1815   A    1822).  271 

le  voir  succomber  dans  Topinion  publique  sous  le  poids  des 
imputations  les  plus  odieuses. 

Vers  la  fin  de  ce  même  mois  de  novembre,  le  chef  d'esca- 
dron Schultz,  un  de  nos  compagnons  d^infortune,  tomba 
dangereusement  malade.  Nous  nous  trouvions  tous  dans  un 
assez  mauvais  état  de  santé,  et  il  n'était  pas  difficile  d'en 
reconnaître  les  causes.  Bourrelés  de  chagrins  et  d'inquié- 
tudes, le  cœur  ulcéré  par  ce  sentiment  vif  et  profond  que 
fait  épouver  une  grande  injustice,  nous  étions  livrés  tout 
entiers  et  sans  aucune  espèce  de  distraction  au  plus  affreux 
tourment  de  Tàme;  point  d'espoir  dans  l'avenir;  tout  était 
sourd  autour  de  nous,  tout  se  taisait;  partout  régnait  Tin- 
certitude  la  plus  cruelle.  D'un  autre  côté,  nous  nous  étions 
TUS  transportés  rapidement  des  rives  tempérées  de  l'An- 
gleterre sous  un  climat  dévorant  que  les  vents  d'Afrique 
rendent  souvent  mortel  aux  étrangers;  nous  passions  subi- 
tement d'une  vie  très  active  à  un  état  de  repos  absolu;  à 
des  exercices  violents  succédait  l'inaction  la  plus  complète: 
en  fallait-il  davantage  pour  abattre  des  tempéraments  déjà 
usés  par  les  fatigues  de  la  guerre?  Il  se  trouvait  encore 
une  autre  circonstance  bien  faite  pour  frapper  des  esprits 
déjà  ébranlés  :  les  logements  que  nous  occupions  avaient 
servi  d'hôpital  pendant  la  peste  de  l'année  précédente.  Les 
malades  qu  on  y  avait  entassés  y  mouraient  par  centaines, 
en  sorte  que  nous  ne  touchions  pas  une  place  qui  n'eût  été 
le  lit  de  mort  d'une  des  victimes  de  ce  redoutable  fléau.  11 
nous  semblait  être  enfermés  vivants  dans  des  tombeaux; 
certes  nous  avions  tous,  quand  il  le  fallait,  donné  des 
preuves  du  mépris  de  la  vie  ;  mais  si  la  mort  nous  parut 
belle  sur  les  champs  de  bataille,  nous  la  trouvions  hideuse 
au  fort  Manuel. 

Nous  profitâmes  de  la  maladie  de  Schultz  pour  repré- 
senter au  Gouverneur  que  nous  avions  un  besoin  indis- 
pensable de  prendre  quelque  exercice  pour  notre  santé. 


272  VIE   DE    PLANAT. 

Nous  le  priâmes  de  nous  accorder  la  permission  de  nous 
promener  dans  Tintérieur  de  Tîle,  en  nous  soumettant  à 
toutes  les  mesures  de  sûreté  qu'il  jugerait  convenables. 
L'humanité  semblait  intéressée  à  ce  qu'une  demande  sem- 
blable nous  fût  accordée  ;  néanmoins  on  ne  nous  fit  pas  de 
réponse.  On  se  contenta  de  nous  envoyer  pour  la  forme  le 
sieur  Grives,  médecin  en  chef,  qui,  après  avoir  examiné 
nos  logements,  les  trouva  très  sains  et  assez  spacieux  pour 
pouvoir  y  prendre  un  exercice  modéré.  Si,  comme  je  n'en 
doute  pas,  le  Gouverneur  avait  la  faculté  de  nous  accorder 
cet  adoucissement,  il  me  semble  que  rien  ne  peut  justifier 
l'inhumanité  de  son  refus.  Il  pouvait  nous  faire  sortir  sépa- 
rément et  nous  faire  conduire  dans  les  endroits  les  moins 
fréquentés  de  l'île,  sous  une  escorte  aussi  nombreuse  qu'il 
l'aurait  jugé  à  propos.  Pouvait-il  craindre  une  évasion? 
elle  était  absolument  impraticable.  D  ailleurs,  qu'aurions- 
nous  fait  dans  une  lie  au  milieu  des  mers,  et  dont  la  popu- 
Jation,  inhospitalière  pour  nous,  ne  devait  nous  offrir  que 
des  ennemis? 

Ce  refus  nous  humilia,  et  nous  résolûmes  de  ne  faire 
dorénavant  au  Gouverneur  aucune  demande  pour  adoucir 
notre  sort.  Je  pense  que  cela  lui  convenait  beaucoup,  car  il 
ne  parut  jamais  se  souvenir  de  notre  existence  que  pour 
s'assurer  de  l'exécution  de  ses  ordres.  Il  ne  s'est  pas  relâ- 
ché un  seul  instant  de  cette  rigueur  pendant  six  mois.  La 
contrainte  dans  laquelle  nous  vivions  s'étendait  à  tout  ce 
qui  habitait  le  fort  Manuel;  et  comme  il  est  naturel  aux 
gens  du  commun  de  s'en  prendre,  des  maux  qu'ils  souffrent, 
aux  causes  les  plus  apparentes,  nous  étions  encore  des 
objets  de  haine  et  de  malédiction  pour  toute  cette  garnison. 
Il  y  avait  de  plus  contre  nous  cette  prévention  qui  résulte 
de  la  calomnie,  arme  toujours  si  puissante  entre  les  mains 
du  Ministère  anglais.  Pour  justifier  aux  yeux  du  public  la 
rigueur  du  traitement  que  nous  éprouvions,  on  nous  avait 


TROISIÈME   PARTIE    ^1815    A    i822).  273 

dépeints  comme  des  brigands,  des  gens  de  sac  et  de  corde^ 
capables  ou  coupables  de  tous  les  crimes;  en  sorte  qu'on 
trouvait  que  nous  étions  encore  trop  heureux  qu'on  ne 
nous  pendit  pas. 

La  réunion  forcée  de  huit  individus  qui  ne  se  connaissent 
pas  nous  faisait  éprouver  des  désagréments  d'une  autre 
espèce.  Il  y  avait  peu  d'harmonie  entre  nous.  Quoique  utiis 
par  une  même  cause,  nous  n'étions  nullement  liés  d'affec- 
tion. Quelques-uns  d'entre  nous  s'étaient  vus  de  loin  en 
loin  dans  le  monde,  mais  il  n'existait  point  d'intimité,  et  je 
puis  affirmer  qu'un  des  plus  grands  supplices  qu'on  puisse 
imaginer  est  de  forcer  à  vivre  ensemble  des  hommes  qui 
diffèrent  entre  eux  par  Tàge,  le  rang,  les  mœurs,  les  goûts, 
et  surtout  par  l'éducation.  Cette  contrainte  n'a  pas  été  le 
moindre  des  maux  que  nous  ayons  eu  à  souffrir  pendant 
cette  pénible  captivité. 

La  paix  entre  la  France  et  l'Angleterre  avait  été  signée  le 
21  novembre,  et  les  nouvelles  de  Paris  arrivaient  si  promp- 
tement  par  Marseille  qu'on  le  sut  à  Malte  dans  les  premiers 
jours  de  décembre.  Nous  en  fûmes  informés  par  le  colonel 
Hankey,  qui  avait  pour  nous  beaucoup  d'égards  et  de  pré- 
venances; il  nous  procurait  de  temps  en  temps  quelques 
journaux  anglais  et  français;  mais  il  est  bien  entendu 
qu'on  ne  nous  laissait  pas  voir  ceux  qu'on  croyait  avoir 
intérêt  à  nous  cacher;  on  ne  mit  jamais  sous  nos  yeux  les 
journaux  de  l'opposition,  ni  ceux  qui  contenaient  les  débats 
du  Parlement  relativement  au  sort  de  l'Empereur. 

J'ai  dit  plus  haut  qu'à  notre  arrivée  à  Malte  on  nous 
avait  déclaré  que  nous  étions  prisonniers  de  guerre.  Il  était 
naturel  de  penser,  d'après  cela,  que  la  paix  étant  conclue, 
nous  serions  mis  en  liberté;  car  je  ne  crois  pas  qu'en 
temps  de  paix,  on  puisse  conserver  des  prisonniers  de 
guerre  sans  violer  les  droits  et  les  lois  de  toutes  les  nations 
de  l'Europe. 

13 


274  VIE   DE   PLANAT. 

Nous  fûmes  confirmés  dans  cette  opinion  par  une 
ouverture  singulière  que  le  colonel  Hankey  fit  au  duc  de 
Rovigo.  Il  vint  le  trouver  vers  la  fin  du  mois  de  décembre, 
et  lui  dit  avec  tous  les  ménagements  possibles  :  «  Que  le 
gouvernement  anglais  était  informé  que  les  Ministres  de 
l'Empereur  avaient  eu  autrefois  des  intelligences  secrètes 
dans  les  offices  du  Ministère  britannique,  et,  comme  on  ne 
doutait  point  que  le  duc  de  Rovigo  ne  connût  les  noms  des 
employés  anglais  qui  avaient  trahi  le  secret  de  TEtat,  on 
l'engageait  à  les  désigner.  »  Le  colonel  Hankey  fit  entendre 
au  duc  de  Rovigo  qu'il  était  vraisemblable  que  ces  révé- 
lations amèneraient  de  grands  adoucissements  dans  sa 
position,  tandis  qu'au  contraire  un  refus  pourrait  lui  atti- 
rer de  nouveaux  désagréments. 

Il  est  inutile  de  dire  combien  le  duc  fut  blessé  d'une 
proposition  aussi  outrageante;  c*est  une  chose  que  tout 
homme  bien  né  doit  sentir.  Il  dissimula  néanmoins  son 
ressentiment,  et  se  contenta  de  répondre  au  colonel  Hankey 
qu'il  ignorait  entièrement  si  le  Gouvernement  de  l'Empe- 
reur avait  jamais  eu,  avec  les  offices  du  Ministère  anglais, 
des  communications  secrètes;  mais  que,  quant  à  lui,  il  ne  le 
croyait  pas.  Il  ajouta  :  «  Je  suis  fâché,  colonel,  que  vous 
soyez  chargé  d'une  semblable  commission.  Je  sais  bien  que 
la  calomnie  m'a  dépeint  comme  un  homme  sans  foi  ni  loi, 
mais  je  pensais  aussi  que  vous  n'étiez  pas  du  nombre  de 
ceux  qui  forment  leur  opinion  sur  des  pamphlets  et  des 
vociférations  de  journalistes.  Il  y  a  assez  longtemps  que 
nous  sommes  en  relations  pour  que  vous  ayez  pu  me  juger 
plus  favorablement.  » 

Le  colonel  Hankey  s'excusa,  comme  de  raison,  sur  la 
nécessité  d'obéir  aux  ordres  qu'on  lui  donnait  et  n'en  re- 
parla plus  au  duc  de  Rovigo.  Lorsqu'il  fut  sorti,  et  que  le 
duc  nous  eut  fait  part  de  cette  ouverture,  nous  pensâmes 
que  le  gouvernement  anglais,  sur  le  point  de  nous  rendre 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  275 

la  liberté,  cherchait  auparavant  à  tirer  parti  de  la  situation 
du  duc  de  Rovigo  pour  en  obtenir  les  renseignements 
qu'il  lui  importait  le  plus  d'avoir.  Nous  nous  livrâmes 
donc  à  l'espoir  de  voir  finir  bientôt  une  captivité  dont  les 
rigueurs  ne  pouvaient  plus  avoir  de  prétexte  ni  d'objet 
réel.  Mais  cet, espoir  fut  de  courte  durée,  et  nous  ne  tar- 
dâmes pas  à  être  détrompés  par  le  silence  du  Gouverneur. 
Il  se  passa  encore  plusieurs  semaines  pendant  lesquelles 
il  semblait  que  nous  fussions  oubliés  de  toute  la  terre. 
Dans  la  position  où  nous  nous  trouvions,  on  passe  facile- 
ment de  l'espoir  au  découragement;  c'est  ce  qui  nous  ar- 
riva en  voyant  que  la  conclusion  de  la  paix  générale  n'api- 
portait  aucun  changement  à  notre  sort.  Nous  envisageâmes 
avec  effroi  une  captivité  sans  fin  ;  nous  nous  persuadâmes 
que  notre  liberté  était  subordonnée  à  la  durée  de  la  vie 
de  l'Empereur,  comme  si  Ton  eût  voulu  nous  mettre  dans 
l'affreuse  nécessité  de  souhaiter  la  mort  de  celui  pour 
lequel  nous  aurions  donné  notre  existence.  De  temps  en 
temps  un  rayon  d'espérance  semblait  luire  pour  nous  :  à 
l'arrivée  de  chaque  paquebot  d'Angleterre,  on  nous  assu- 
rait que,  selon  toute  apparence,  il  appoi:tait  l'ordre  de  nous 
rendre  notre  liberté;  au  bout  de  quelques  jours, on  venait 
nous  dire  qu'il  n'y  avait  rien  de  nouveau  pour  nous,  mais 
qu'il  était  impossible  que  ce  ne  fût  pas  pour  le  paquebot 
suivant.  C'est  ainsi  que  notre  temps  s'écoulait.  Ceux  qui 
connaissent  bien  le  prix  de  la  liberté,  ceux  qui  se  sont 
trouvés  dans  une  situation  semblable,  sentiront  mieux  que 
je  ne  puis  le  dire  tout  ce  qu'avait  d'affreux  l'état  d'incer- 
titude dans  lequel  nous  vivions.  Assurément  nous  aurions 
été  moins  malheureux  si  l'on  avait  assigné  d'avance  un 
terme  à  notre  détention,  quelque  long  qu'il  eût  été  ;  cette 
-certitude  aurait  fixé  nos  idées,  uqus  n'aurions  pas  éprouvé 
ces  alternatives  continuelles  d'espoir  et  de  désespoir.  Le 
duc  de  Rovigo  et  le  général  Lallemand  avaient,  de  plus 


276  VIE^  DE   PLANAT. 

que  nous,  la  crainte  d'être  livrés  au  roi  de  France,  et  leur 
procès  était  tout  fait,  en  sorte  que  le  glaive  était  toujours 
suspendu  sur  leur  tète»  Puissent  les  Ministres  qui  se 
jouent  ainsi  du  repos  et  de  la  liberté  des  hommes,  éprou- 
ver un  jour  les  mêmes  tribulations  !  Je  ne  désire  pas  d'au- 
tres réparations  du  tort  qu'ils  nous  ont  fait. 

Vers  la  fin  du  mois  de  janvier  1816,  le  général  Maitland 
partit  pour  aller  prendre  possession  des  iles  Ioniennes,  et 
y  établir  la  domination  anglaise.  Son  départ  nous  aurait 
été  fort  indifférent  s'il  n'avait  eu  pour  nous  le  désagrément 
de  nous  enlever  le  colonel  Hankey,  et  de  mettre  de  nou- 
velles lenteurs  dans  les  ordres  qui  pouvaient  nous  regar- 
der jusqu'à  l'arrivée  du  général  Layard,  qui  du  reste  re- 
vint de  Londres  dans  le  courant  du  mois  suivant. 

Peu  de  jours  après  son  arrivée,  le  duc  de  Rovigo  reçut 
la  visite  d'un  colonel  Edwards  qui  était  venu  d'Angleterre 
à  Malte  pour  y  passer  les  mois  d'hiver  les  plus  rigoureux. 
Il  avait  l'intention  d'y  rétablir  sa  santé,  mais  il  était  pul- 
monique  au  dernier  degré  et  paraissait  n'avoir  plus  qu'un 
souffle  d'existence.  On  l'avait  choisi  pour  renouveler  au 
duc  de  Rovigo  la  proposition  que  lui  avait  faite  M.  Hankey. 
Je  vais  rapporter  les  circonstances  de  cette  nouvelle  mis- 
sion d'après  tout  ce  qui  m'en  a  été  dit  par  le  duc  de  Ro- 
vigo, et  tout  ce  que  j'ai  vu  moi-même. 

Le  colonel  Edwards  arriva  au  fort  Manuel  le  24  février, 
vers  midi.  Il  était  tellement  épuisé,  après  avoir  monté 
l'escalier  du  fort,  qu'on  le  porta  dans  une  salle  basse  du 
logement  du  colonel  Otto,  d'où  il  fit  dire  au  duc  de  Rovigo, 
qu'il  le  priait  de  venir  le  trouver,  n'ayant  pas  la  force  de 
monter  chez  lui.  Le  duc  s'y  rendit  sur-le-champ,  et,  après 
les  politesses  d'usage,  M.  Edwards  lui  dit  :  «  qu'il  dépens 
dait  de  lui  d'adoucir  beaucoup  son  sort,  et  même  d'obtenir 
sa  liberté;  qu'il  ne  s'agissait  que  de  faire  connaître  au 


TROISIÈME  PARTIE   (1815   A    1822].  277 

gouvernement  anglais  quelles  avaient  été  les  relations 
secrètes  de  la  France  avec  les  offices  anglais  pendant  le 
règne  de  TEmpereur  Napoléon,  et  de  nommer  les  employés 
du  Ministère  britannique  qui  avaient  servi  le  gouverne» 
ment  français  en  lui  révélant  les  secrets  de  l'Etat.  »  Il 
ajouta  à  cet  exorde  toutes  les  raisons  qu'il  crut  capables 
de  déterminer  le  duc  de  Rovigo,  et  lui  dit  entre  autres 
choses  :  «  Que,  d'après  des  traités  secrets,  il  était  dans  le 
cas  d'être  livré  au  gouvernement  français,  ainsi  que  le 
général  Lallemand;  qu'ils  devaient  l'un  et  l'autre  regarder 
comme  une  grande  faveur  de  n'avoir  subi  qu'une  déten- 
tion de  quelques  mois,  lorsqu'il  y  allait  de  leur  tète  ;  que 
si  le  gouvernement  anglais  consentait  à  les  mettre  en  li- 
berté, ils  devaient  reconnaître  et  mériter  ce  bienfait  en 
lui  fournissant  les  renseignements  demandés;  qu'au  sur- 
plus on  était  tellement  persuadé  de  leur  docilité  à  cet 
égard  que  dès  ce  moment  ils  allaient  avoir  la  permission 
de  sortir  du  fort  pour  se  promener  dans  la  campagne,  etc.  » 

Le  duc  de  Rovigo  lui  fit  à  peu  près  la  même  réponse 
qu'au  colonel  Hankey,  et  M.  Edwards  termina  l'entretien 
en  disant  qu'il  lui  laissait  le  temps  d'y  penser  :  «  J'espère, 
ajouta-t-il,  que  la  réflexion  vous  déterminera  à  prendre  un 
parti  d'où  dépend  votre  sort  et  même  votre  existence.  » 

Il  est  à  remarquer  que  le  colonel  Otto,  commandant  du 
fort,  ne  fut  pas  présent  à  cette  entrevue,  et  qu'il  n'en  con- 
naissait pas  l'objet.  Il  n'avait  reçu  d'autre  instruction  dans 
tout  cela  que  l'ordre  de  faire  entrer  le  colonel  Edwards 
dans  le  fort  et  de  lui  laisser  la  faculté  d'entretenir  le  duc 
de  Rovigo  en  particulier. 

Nous  ne  fûmes  pas  instruits  sur-le-champ  du  véritable 
motif  de  cette  visite  ;  le  duc  de  Rovigo  se  contenta  d'abord 
de  nous  dire  que  nous  pouvions  faire  la  demande  d'une 
permission  pour  aller  nous  promener  dans  l'intérieur  de 
l'île,  ajoutant  que]nous  ne  devions  pas  craindre  un  refus, 


278  VIE   DE   PLANAT. 

puisque  c'était  une  chose  convenue.  En  conséquence,  nous 
écrivîmes  la  lettre  suivante  à  M.  Wood,  secrétaire  du  gou- 
vernement : 

Monsieur,  nous  avons  eu  Thonneur  de  vous  écrire  il  y  a  trois 
mois  pour  vous  prier  de  demander  à  M.  le  Gouverneur  qu'il  nous  fût 
permis  de  sortir  quelquefois  de  l'enceinte  du  fort  Manuel  pour  nous 
promener  dans  l'intérieur  de  l'île.  La  réponse  à  cette  demande  ayant 
été  négative,  nous  avons  passé  Thiver  sous  le  secret  et  dans  les  termes 
les  plus  précis  de  l'instruction  qui  nous  a  été  communiquée  à  notre 
entrée  dans  ce  fort. 

Les  approches  de  la  saison  des  chaleurs  faisant  appréhender  à  plu- 
sieurs d'entre  nous  de  tomber  malades,  faute  d'exercice,  nous  vous 
prions  de  vouloir  bien  renouveler  notre  demande  à  M.  le  Gouverneur. 
Nous  espérons  qu'après  cinq  mois  d'une  détention  aussi  rigoureuse 
S.  Exe.  voudra  bien  nous  accorder  ce  léger  adoucissement. 

Nous  avons  l'honneur  d'être,  etc. 

Signé  .-Leduc    DE   ROVIGO,  CH.    LALLEMAND,   PLANAT, 
RÉSIGNT,   SCIIULTZ,  MERCHER,  AUTRIC,  RIVIÈRE. 

Cette  missive  n'eut  pas  plus  de  succès  que  la  première, 
et  nous  eûmes  encore  une  fois  le  désagrément  d'avoir  fait 
une  démarche  inutile;  on  ne  daigna  môme  pas  y  faire  une 
réponse  verbale.  Le  jour  suivant,  M.  Edwards  fit  demander 
au  duc  de  Rovigo  une  réponse  écrite  aux  propositions  qu'il 
lui  avait  faites.  Ce  fut  alors  que  nous  connûmes  toute  cette 
affaire.  Le  duc  nous  lut  sa  réponse  que  je  regrette  beau- 
coup de  n'avoir  pas  copiée.  Il  en  remit  une  copie  au  colo- 
nel Otto  après  l'avoir  informé  très  en  djStail  de  ce  qui  lui 
avait  été  proposé;  il  paraît  que  le  gouvernement  de  Malte 
fut  très  piqué  que  le  duc  ne  lui  en  eût  pas  fait  un  mystère, 
et  cette  circonstance  fut  probablenjent  la  cause  du  mauvais 
succès  de  notre  demande.  Après  ce  petit  incident,  il  ne  fut 
plus  question  de  rien,  et  il  semblait  encore  une  fois  que 
l'on  nous  eût  totalement  oubliés.  Le  colonel  Edwards  mou- 
rut au  bout  de  quelques  jours;  nous  vîmes  son  convoi  fu- 
nèbre du  haut  de  notre  donjon. 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A   1822).  279 

Nous  passâmes  encore  un  mois  dans  cet  état  de  calme 
et  d'oubli.  Rien  ne  marquait  plus  notre  triste  et  monotone 
existence  que  l'arrivée  des  paquebots.  Lorsque  cette  épo- 
que approchait,  nous  montions  sur  notre  donjon,  et,  malgré 
l'ardeur  du  soleil  ou  la  violence  des  vents,  nous  y  passions 
nos  journées,  les  yeux  fixés  sur  la  mer  du  côté  de  Gibral- 
tar. Dès  qu'un  bâtiment  paraissait  à  l'horizon,  nous  nous 
arrachions  une  mauvaise  lunette  d'approche  pour  tâcher 
de  distinguer  la  flamme  qui  indique  le  paquebot;  presque 
toujours  notre  espoir  était  trompé.  Ce  n'était  qu'après  dix 
ou  douze  jours  d'observations  semblables  qu'arrivait  enfin 
ce  paquebot  si  désiré  :  son  arrivée  n'apportait  aucun  chan- 
gement à  notre  destinée*. 

Le  sentiment  de  nos  maux  ne  nous  empêchait  pas  de 
gémir  sur  ceux  qui  accablaient  la  France.  Ses  malheurs, 
son  asservissement  étaient  pour  nous  un  surcroît  de  peines 
et  d'afflictions.  Nous  avions  tracé  un  méridien  sur  la  plate- 
forme du  donjon  au  moyen  des  ombres  projetées  d'un  bâ- 
ton perpendiculaire.  De  là,  dirigeant  nos  regards  suivant 
la  ligne  du  nord-K)uest,  il  nous  semblait  voir  les  rivages 
de  France;  nous  nous  représentions,  avec  une  douleur 
mêlée  d'indignation,  les  étrangers  avides,  pillant,  dévas- 
tant ces  belles  contrées,  et  consommant  enfin  ce  démem- 
brement, objet  de  tant  de  coalitions;  nous  frémissions  de 
rage  de  ne  pouvoir  mourir,  en  nous  vengeant  du  moins  de 
ces  Vandales  insolents  que  nous  avions  vus  naguère  si  vils 
et  si  rampants.  Alors,  les  yeux  fixes  et  mornes,  les  bras 
roidis,  la  poitrine  oppressée,  nous  nous  écriions  souvent  : 
O  France!  France!  chère  et  malheureuse  patrie,  infâme 
congrès,  alliance  impie  ! 

Il  serait  inutile  et  fatigant  pour  le  lecteur  de  répéter  ici 
tout  ce  que  nous  éprouvions  de  tourments  et  de  dégoûts  ; 

i.  Voir,  dans  le  volume  Correspondance  intime ,  lettre  datée  du  fort  Ma- 
nuAl   21  mars  1816. 


280  VIE   DE   PLANAT. 

nous  étions  parvenus  au  comble  du  découragement;  l'espoir, 
cet  agent  secret  de  l'existence,  nous  abandonnait  chaque 
jour,  une  sombre  mélancolie  ou  plutôt  un  vrai  marasme 
s'était  emparé  de  nous,  et  je  crois  que  plusieurs  d'entre 
nous  y  auraient  succombé  si  la  Providence,  après  une  si 
rude  épreuve,  n'avait  enfin  mis  un  terme  à  nos  maux. 

Nous  étions  au  secret  depuis  plus  de  huit  mois,  sur  les- 
quels nous  en  avions  passé  six  au  fort  Manuel,  lorsque  Ton 
annonça  au  duc  de  Rovigo  la  visite  inopinée  d  un  certain 
M.  Denison,  négociant  anglais  établi  à  Malte.  Jusqu'à  ce 
moment,  nos  seules  relations  avec  Tile  s'étaient  bornées  à 
un  tailleur  de  Valette,  qui  ne  nous  avait  jamais  parlé  qu'en 
présence  d'un  officier  anglais  et  uniquement  pour  des  objets 
de  son  métier.  Nous  fûmes  donc  étonnés  de  voir  arriver 
ce  M.  Denison  sans  aucune  des  précautions  d'usage,  ayant 
la  liberté  de  voir  et  d'entretenir  le  duc  de  Rovigo  à  toute 
heure  et  sans  témoins.  Les  officiers  anglais  en  furent  encore 
plus  surpris  que  nous,  d'après  la  sévérité  des  ordres  qui 
nous  concernaient  et  qu'ils  étaient  eux-mêmes  chargés 
d'exécuter.  Tout  le  monde  se  douta  que  M.  Denison  était 
chargé  d'une  mission  secrète,  et  le  colonel  Otto,  qui  était 
responsable  de  nos  personnes,  ne  pouvait  pas  voir  d'un 
bon  œil  ces  visites  mystérieuses,  dans  le  secret  desquelles 
on  ne  daignait  pas  l'initier.  J'en  sus  bientôt  le  motif  par 
les  confidences  que  me  fit  le  duc  de  Rovigo. 

M.  Denison  venait  le  prévenir  qu'il  avait  à  sa  disposition 
une  somme  de  500  guinées  qui  lui  avait  été  envoyée  par  le 
banquier  Baring,  de  Londres.  C'était  le  motif  apparent  de 
sa  visite,  mais  il  ajouta  :  «  Je  suis  chargé  de  vous  annoncer, 
de  la  part  du  général  Layard  et  de  M.  Wood,  que  vous 
pouvez  obtenir  votre  liberté  ainsi  que  le  général  Lallemand. 
Le  gouvernement  anglais,  par  des  motifs  particuliers,  n'y 
met  qu'une  condition,  c'est  que  vous  vous  prêtiez  à  une 
évasion  simulée.  Vous  allez  avoir  la  liberté  de  sortir  du 


TROISIÈME   PARTIE   (1815    A    1822).  281 

fort  pour  vous  promener  dans  Tîle  ;  on  disposera  un  bâtiment 
pour  vous  transporter  dans  le  lieu  que  vous  aurez  choisi, 
et,  pendant  le  cours  d'une  de  vos  promenades,  on  s'arran- 
gera pour  faire  trouver  une  barque  qui  vous  enlèvera  et 
vous  conduira  à  bord  du  navire.  »  Le  duc  de  Rovigo  demanda 
quelques  explications,  sur  lesquelles  M.  Denison  répondit 
en  substance  :  «  Que  les  généraux  pouvaient  choisir  le 
lieu  de  leur  retraite  entre  la  Russie,  la  Prusse  et  TAutriche 
ou  même  la  Turquie  ;  mais-  qu'il  ne  leur  serait  point  permis 
de  se  rendre  en  Angleterre,  ni  dans  aucun  endroit  soumis 
à  la  domination  anglaise,  non  plus  qu'en  Egypte;  qu'ils 
seraient  embarqués  tous  deux  sur  le  môme  vaisseau;  que 
pour  les  autres  officiers  français,  on  statuerait  à  part  sur  leur 
sort.  »  Enfin,  il  ajouta  :  «  qu'il  était  nécessaire  de  garder 
le  plus  profond  silence  sur  toute  cette  affaire,  et  même  de 
n'en  rien  dire  au  colonel  Otto  ».  M.  Denison  abrégea  sa 
visite  en  disant  qu'il  reviendrait  dans  deux  ou  trois  jours 
pour  savoir  la  résolution  qu'auraient  prise  les  deux  géné- 
raux. 

Dès  qu'il  -fut  parti,  le  duc  de  Rovigo  se  hâta  de  com- 
muniquer ces  propositions  au  général  Lallemand  qui  les 
trouva  louches  et  suspectes.  «  Quel  motif  pouvait  engager 
le  gouvernement  anglais  à  employer  des  voies  obliques  et 
ténébreuses  pour  leur  rendre  la  liberté?  C'était  un  acte  de 
justice  qu'on  pouvait  très  bien  exercer  ouvertement.  Pour- 
quoi insistait-on  de  ne  point  les  renvoyer  séparément?  C'est 
que  probablement  on  leur  réservait  le  même  sort.  Pourquoi 
en  faire  un  mystère  au  colonel  Otto  qui,  par  son  emploi  de 
commandant  du  fort,  était  responsable  de  leurs  personnes, 
et  sans  le  concours  duquel  on  ne  pouvait  rien  faire?  Enfin, 
une  fois  sortis  du  fort  Manuel,  quelle  garantie  leur  reste- 
rait-il pour  leur  sûreté,  leur  liberté,  leur  existence  même?» 
Telles  furent  les  questions  que  les  deux  généraux  agitèrent 
jusqu'au  retour  de  M.  Denison.  Elles  les  conduisirent  à 


282  VIE  DE   PLANAT. 

penser  que  ces  préparatifs  mystérieux  pouvaient  très  bien 
couvrir  un  piège,  et  que  les  ministres  anglais  n'osant,  par 
un  reste  de  respect  humain,  les  livrer  publiquement  au 
gouvernement  français,  voulaient  faire  croire  qu'ils  étaient 
tombés  entre  ses  mains  par  leur  propre  imprudence,  et  en 
cherchant  à  s'enfuir  de  Malte.  Il  était  possible  qu'il  y  eût 
un  brick  français  aposté  dans  les  environs,  et  qu'à  un  signal 
convenu,  il  vînt  s'emparer  d'eux  à  leur  sortie  du  port. 

L'idée  d'une  aussi  noire  perfidie  me  parut  d'abord  devoir 
être  repoussée,  mais,  en  me  rappelant  les  moyens  qu'on 
avait  employés  avec  l'Empereur  et  avec  nous  depuis  notre 
départ  de  Rochefort,  je  fus  forcé  de  convenir  qu'à  la  rigueur 
la  chose  était  possible,  et  qu'il  fallait  au  moins  ne  rien 
négliger  pour  obtenir  tous  les  éclaircissements  et  toutes  les 
sûretés  désirables.  Le  général  Lallemand  fut  d'avis  d'en 
parler  sur-le-champ  au  colonel  Otto,  de  manière  à  intéres- 
ser son  honneur  à  ce  qu'ils  ne  devinssent  point  les  victimes 
d'une  trahison  et  qu'il  ne  les  laissât  partir  qu'à  bonnes 
enseignes.  «  C'est  précisément,  disait-il,  parce  qu'on  insiste 
pour  qu'il  ne  soit  pas  mis  dans  la  confidence  qu'il  faut  l'y 
mettre,  et  donner  à  cette  affaire  toute  la  publicité  qui  peut 
s'accorder  avec  la  prudence  ;  car  si  le  gouvernement  anglais 
veut  nous  faire  tomber  dans  un  piège,  il  trouvera  autant 
d'accusateurs  qu'il  y  aura  de  gens  instruits  de  la  vérité.  » 
D'après  ce  raisonnement,  ils  se  déterminèrent  à  faire  con- 
naître au  colonel  Otto  le  véritable  motif  de  la  visite  du  sieur 
Denison  ;  en  môme  temps  ils  lui  firent  part  de  toutes  leurs 
craintes.  Le  colonel  parut  surpris;  néanmoins  il  les  enga- 
gea à  bannir  toute  inquiétude,  ajoutant  qu'à  leur  place 
il  n'hésiterait  pas  à  accepter  la  proposition. 

Le  lendemain  matin,  le  duc  de  Rovigo,  dont  l'imagina- 
tion avait  travaillé  toute  la  nuit,  fit  venir  le  colonel  Otto, 
et  le  força  en  quelque  sorte  à  se  rendre  en  ville  près  du 
général  Layard  et  de  M.  Wood  pour  leur  dire  :  «  qu'il  avait 


TROISIÈME   PARTIE   (i815   A   1822).  283 

réfléchi  à  la  proposition  dont  ils  avaient  chargé  M.  Denison; 
qu'il  n'y  trouvait  point  de  sûreté,  mais  au  contraire  beau- 
coup de  motifs  d'appréhension  ;  qu'il  lui  fallait,  ainsi 
qu'au  général  Lallemand,  des  garanties  pour  leur  liberté 
et  pour  leur  existence  lorsqu'ils  auraient  quitté  le  fort,  etc.  » 
S'il  faut  en  croire  le  rapportdu  général  Otto, le  général  Layard 
et  M.Wood  furent  très  courroucés  du  manque  de  discrétion 
du  duc  de  Rovigo,  et  dirent  assez  sèchement  au  colonel  de 
ne  se  mêler  nullement  de  cette  affaire  et  de  se  contenter 
d'exécuter  les  ordres  qu'on  lui  donnerait. 

Le  mauvais  succès  de  cette  démarche  augmenta  la  mé- 
fiance des  deux  généraux,  et  dans  la  seconde  visite  que 
leur  fit  M.  Denison,  ils  s'en  expliquèrent  avec  tant  de  véhé- 
mence que  ce  négociant  s'en  trouva  presque  offensé.  Il  leur 
dit  :  «  Messieurs,  je  ne  suis  point  venu  ici  pour  entendre 
des  plaintes  ni  des  injures  contre  mon  gouvernement;  je  ne 
me  suis  mêlé  de  concourir  à  votre  évasion  qu'avec  la  per- 
suasion de  vous  être  utile.  Vous  redoutez  un  piège  et  votre 
crainte  ne  me  parait  pas  fondée.  Je  vous  déclare,  quant  à 
moi,  que  si  je  soupçonnais  la  moindre  fausseté  dans  les 
paroles  de  M.  Wood  et  du  général  Layard,  j'abandonnerais 
toute  cette  affaire  dont  je  suis  très  fâché  maintenant  de 
m'être  chargé.  » 

Je  supprime  le  détail  de  toutes  les  allées  et  venues  de 
M.  Denison  pendant  dix  ou  douze  jours  que  dura  la  négo- 
ciation; il  venait  toujours  sous  le  prétexte  du  crédit  que 
M.  Baring  avait  ouvert  chez  lui  au  duc  de  Rovigo,  mais 
cela  fut  bientôt  usé,  et  la  vérité  commença  à  percer  sour- 
dement. Les  deux  généraux  eurent  la  permission  de  se 
promener  hors  du  fort,  sans  autre  escorte  qu'un  officier,  et, 
par  une  maladresse  inconcevable,  nous  ne  fûmes  point 
compris  dans  cette  permission,  quoique  nos  demandes  eus- 
sent toujours  été  collectives.  Nous  priâmes  le  colonel  Otto 
de  réclamer  pour  nous,  et,  d'après  sa  réponse,  on  pouvait 


284  VIE   DE   PLANAT. 

juger  que  le  général  Layard  avait  eu  beaucoup  de  peine  à 
concevoir  qu'il  était  plus  convenable  à  son  projet  de  nous 
accorder  une  permission  générale  que  de  fixer  l'attention 
publique  sur  les  deux  généraux  par  une  exception  unique 
en  leur  faveur. 

Sur  ces  entrefaites,  M.  Wood,  secrétaire  du  gouverne- 
ment, partit  pour  Corfou,  en  sorte  que  nous  rest&mes  entiè- 
rement sous  les  ordres  du  général  Layard.  Ce  départ  nous 
fit  de  la  peine;  ce  n'est  pas  que  M.  Wood  ait  jamais  eu  la 
moindre  attention  pour  nous,  mais  ce  qu'on  racontait  de 
ses  talents  et  de  son  caractère  résolu  nous  inspirait  de  la 
confiance,  tandis  que  nous  n'en  avions  aucune  dans  le  géné- 
ral Layard,  que  les  officiers  anglais  nous  avaient  représenté 
comme  un  homme  pusillamine  et  très  borné,  dont  tout  le 
mérite  consistait  à  exécuter  ponctuellement  les  ordres  du 
général  Maitland.  En  général,  ces  sortes  de  gens  ne  sont 
pas  propres  à  conduire  des  affaires  délicates,  où  il  faut 
souvent  prendre  beaucoup  sur  soi,  et  trancher  les  diffi- 
cultés. 

M.  Denison  revint  le  !•'  avril,  et  peu  s'en  fallut  que 
l'affaire  ne  manquât  tout  à  fait.  11  était  convenu  que  les 
deux  généraux  seraient  munis  de  passeports  sous  de  faux 
noms  qu'on  les  avait  engagés  à  prendre,  et  qu'ils  parti- 
raient sur  un  vaisseau  marchand  qui  devait  sous  peu  mettre 
à  la  voile  pour  Odessa  en  passant  par  Smyrne,  où  le  géné- 
ral Lallemand  voulait  débarquer,  et  par  Constantinople, 
où  le  duc  de  Rovigo  avait  intention  de  se  rendre.  Le  prix 
de  leur  passage  était  déjà  retenu  par  M.  Denison  en  déduc- 
tion de  la  somme  qu'il  avait  à  payer  au  duc,  en  sorte  que 
tout  semblait  prêt. 

Cependant,  lorsque  nos  deux  généraux  voulurent  savoir 
le  nom  du  vaisseau  et  celui  du  capitaine  qui  devait  les 
conduire,  M.  Denison  répondit  qu'il  n'en  savait  rien.  Nou- 
velle scène;  le  général  Lallemand  se  plaignit  amèrement 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  283 

du  peu  de  bonne  foi  que  dénotait  tout  cet  appareil  mysté- 
rieux ;  il  déclara  qu'il  ne  partirait  point  sans  avoir  ces  ren- 
seignements ainsi  que  les  passeports  demandés /et  qu'il 
ne  voulait  s'embarquer  que  sur  un  vaisseau  portant  pavil- 
lon anglais;  encore  exigeait-il  que  ce  vaisseau  fût  com- 
mandé par  un  capitaine,  Anglais  de  nation,  parce  qu'un 
Maltais  ne  lui  inspirait  pas  assez  de  confiance.  On  trouvera 
peut-être  cette  défiance  excessive,  mais  si  l'on  veut  réflé- 
chir à  tout  ce  qui  nous  était  arrivé  depuis  Rochefort,  si 
l'on  veut  se  rappeler  qu'on  ne  répondait  jamais  à  nos 
demandes  que  d'une  manière  vague  et  évasive,  et  qu'enfin 
nous  n'avions  aucun  moyen  d'éclaircir  nos  doutes,  on  ces- 
sera de  s'étonner  que  notre  âme  fût  ouverte  à  tous  les 
soupçons.  Tout  ce  qui  nous  entourait,  tout  ce  qui  nous 
approchait,  nous  semblait  payé  pour  nous  tromper. 

D'après  les  récits  du  duc  de  Rovigo  (dont  je  tiens  tous 
ces  détails),  il  m'a  paru  que  M.  Denison  mit  beaucoup  de 
patience  et  d'obligeance  dans  toute  cette  affaire.  Il  assura 
que  M.  Wood  et  le  général  Layard  lui  avaient  engagé  leur 
parole  d'honneur  qu'il  n'y  avait  aucun  piège  à  redouter,  et 
que  tout  se  passerait  exactement  comme  on  en  était  con- 
venu. Il  remit  en  même  temps  aux  deux  généraux  des 
lettres  de  recommandation  pour  ses  correspondants  de 
Smyrne  et  de  Constantinople,  et  les  pria  très  instamment 
de  lui  écrire  dès  qu'ils  seraient  arrivés  à  bon  port.  Enfin, 
il  parut  prendre  à  leur  sort  un  véritable  intérêt. 

M.  Denison  revint  le  lendemain  2  avril,  et  leur  fit  con- 
naître que  le  vaisseau  qui  devait  les  transporter  était  le 
brick  marchand  the  Marryann^  commandé  par  un  capitaine 
Anglais  de  nation.  Mais  il  n'apporta  point  de  passeports 
et  dit  seulement  qu'ils  avaient  été  remis  au  capitaine  pour 
être  enregistrés  sur  son  rôle  d'équipage;  il  fallut  bien  se 
contenter  de  cette  excuse.  Ce  fut  la  dernière  visite  de 
M.  Denison. 


286  VIE   DE   PLANAT. 

Les  deux  jours  suivants,  le  temps  fut  si  mauvais  et  le 
vent  tellement  contraire  qu'on  ne  put  songer  à  sortir  du 
port. 

Cette  aiïaire,  emmanchée  et  conduite  si  maladroitement, 
fut  enfin  terminée  le  5  avril;  on  peut  dire  qu'alors  c'était 
le  secret  de  la  comédie.  Les  visites  fréquentes  de  M.  Deni- 
son  avaient  ouvert  les  yeux  aux  moins  clairvoyants,  et 
l'affectation  qu'on  mettait  depuis  deux  jours  à  ne  laisser 
sortir  les  deux  généraux  qu'à  l'entrée  de  la  nuit,  démontrait 
assez  qu'on  voulait  favoriser  leur  fuite.  Je  suis  persuadé 
que  personne  n'en  a  été  dupe,  et  s'il  m'était  resté  quelques 
scrupules  sur  la  publication  de  tous  ces  détails,  cette 
conviction  les  aurait  levés.  Ce  fut  donc  dans  la  matinée 
du  5  avril  que  le  colonel  Otto,  ayant  été  appelé  en  ville 
près  du  général  Layard,  en  revint  avec  un  ordre  verbal  de 
sortir  du  fort  Manuel  à  cinq  heures  de  l'après-midi,  avec 
les  généraux  Savary  et  Lallemand,  de  les  conduire  jus- 
qu'aux magasins  de  chauffage  au  fond  du  port  marchand, 
et  de  les  remettre  à  un  officier  supérieur  de  l'état-major, 
qui  devait  s'y  trouver,  mais  sans  aucune  marque  distinc- 
tive.  Il  lui  était  expressément  recommandé  de  s'assurer 
que  les  deux  généraux  n'emportaient  aucune  arme  avec 
eux. 

Cet  ordre,  communiqué  au  duc  de  Rovigo  et  au  général 
Lallemand,  révolta  ce  dernier,  qui  s'emporta  de  nouveau 
contre  le  gouvernement  anglais,  l'accusant  toujours  d'as- 
tuce et  de  perfidie;  il  ne  doutait  pas  qu'on  n'eût  l'intention 
de  les  livrer  aux  Bourbons,  puisqu'on  leurôtait  les  moyens 
de  résister  à  une  violence.  Il  finit  par  déclarer  qu'il  ne 
partirait  pas.  Cependant  le  duc  de  Rovigo  était  déterminé  à 
partir,  quelque  chose  qui  pût  arriver;  il  voulait  absolu- 
ment mettre  fin  à  l'état  d'incertitude  et  d'angoisse  dans 
lequel  il  vivait  depuis  huit  mois.  Cette  résolution  et 
quelques  explications  du  colonel  Otto  entraînèrent  le  gé- 


TROISIÈME  PARTIE   (1815   A   1822).  287 

néral  Lallemand,  homme  d'ailleurs  recommandable  sous 
beaucoup  de  rapports,  mais  un  peu  véhément  dans  ses  dis- 
cours. Le  malheur  de  sa  situation  et  le  sentiment  de  Tin- 
justice  qu'il  éprouvait  remportaient  quelquefois  au  delà 
des  bornes  de  la  prudence  et  de  la  politesse.  Dans  ces  occa- 
sions, le  colonel  Otto  savait  concilier  à  merveille  le  res- 
pect dû  au  malheur,  avec  les  devoirs  de  son  emploi  ;  sans 
jamais  convenir  des  torts  de  son  gouvernement,  ni  rien 
perdre  de  la  dignité  de  son  caractère,  il  opposait  à  cette 
fougue  une  patience  et  une  douceur  inaltérables. 

Toutes  les  difficultés  étant  aplanies,  Tévasion  s'exécuta 
comme  elle  avait  été  projetée.  En  voyant  sortir  les  deux 
généraux,  personne  ne  douta  un  instant  qu'ils  ne  devaient 
plus  revenir,  car,  comme  il  ne  leur  était  pas  permis  de 
prendre  de  bagage  avec  eux,  ils  avaient  mis  sur  leur  corps 
et  dans  leurs  poches  autant  de  linge  et  autres  effets  qu'ils 
pouvaient  en  porter,  ce  qui  doublait  leur  volume  ordinaire  ; 
ils  avaient  par-dessus  tout  cela  de  grands  manteaux  à  collet, 
qu'on  ne  met  pas  ordinairement  pour  la  promenade.  Le 
colonel  Otto  avait  toutes  les  peines  du  monde  à  garder  son 
sérieux  en  les  voyant  dans  cet  équipage,  et  eux-mêmes, 
malgré  leurs  inquiétudes,  ne  pouvaient  s'empêcher  de  rire. 
Ils  partirent  enfin,  accompagnés  du  colonel  qui  rentra  seul 
vers  sept  heures  du  soir.  L'officier  de  garde  alla  sur-le- 
champ  lui  faire  son  rapport  sur  la  disparition  des  deux 
généraux;  mais  comme  on  voulait  gagner  du  temps,  afin 
que  le  vaisseau  qui  les  portait  pût  s'éloigner  de  Malte,  le 
colonel  Otto  fut  obligé  de  donner  ordre  à  son  officier  de  ne 
lui  faire  ce  rapport  qu'à  dix  heures  du  soir,  parce  qu'alors 
il  n'y  avait  plus  de  communication  entre  la  ville  et  le  fort 
Manuel.  On  interrogea  pour  la  forme  les  domestiques,  sol- 
dats, et  le  majordome;  cette  comédie  faisait  rire  tout  le 
monde,  et,  malgré  la  sévérité  de  la  discipline  anglaise,  les 
soldats  en  haussaient  les  épaules. 


288  VIE   DE  PLANAT. 

Tels  furent  les  moyens  honteux  et  ridicules  qu'em- 
ployèrent les  ministres  anglais  pour  réparer  une  injustice 
qu'ils  craignaient  d'être  obligés  de  terminer  par  un  crime. 
Il  n'est  pas  douteux  qu'ils  s'étaient  engagés  envers  le  gou- 
vernement français  à  lui  livrer  les  deux  proscrits;  mais 
n'osant  s'exposer  à  l'exécration  que  devait  leur  attirer  une 
action  aussi  lâche,  et  une  violation  aussi  manifeste  du  droit 
des  gens,  ils  se  déterminèrent  à  les  faire  évader*. 

Le  lendemain  de  leur  départ,  le  colonel  Otto  se  rendit 
près  du  général  Layard,  pour  lui  faire  le  rapport  qui  avait 
été  concerté  d'avance.  Le  général  lui  dit  de  nous  engager  à 
être  discrets  sur  cet  événement,  et  à  rester  dans  nos  loge- 
ments jusqu'à  nouvel  ordre.  Nos  promenades  furent  sup- 
primées; mais  au  bout  de  quelques  jours,  on  leva  la  pre- 
mière ligne  de  sentinelles,  et  nous  eûmes  la  faculté  de 
pouvoir  circuler  librement  dans  l'intérieur  du  fort. 

Je  me  rappellerai  toute  ma  vie  la  joie  que  cette  permis- 
sion causa  à  nos  domestiques  et  à  leurs  camarades,  dont  ils 
étaient  séparés  depuis  plus  de  six  mois;  les  transports  d'al- 
légresse de  toute  cette  garnison  contrastaient  singulière- 
ment avec  l'état  habituel  de  silence  et  de  gravité  du  mili- 
taire anglais;  il  en  résulta  une  ribote  générale  qui  dura 
huit  jours,  car,  malgré  la  défense  qu'on  leur  avait  faite  de 
recevoir  de  l'argent,  nous  les  avions  tous  généreusement 
récompensés  et  mis  en  état  de  bien  régaler  leurs  cama- 
rades. Ils  s'enivrèrent  avec  une  régularité  dont  on  ne  peut 
se  faire  une  idée  quand  on  ne  sait  pas  jusqu'où  le  soldat 
anglais  porte  le  goût  de  l'ivrognerie.  Il  faut  aussi  rendre 
justice  à  ces  braves  gens  :  ils  nous  servirent  avec  un  zèle 
et  une  exactitude  extrêmes,  sans  jamais  murmurer  contre 


1.  Les  deux  généraux  durent  engager  leur  parole  de  ne  pas  révéler  la  vérité 
sur  cette  prétendue  évasion.  On  remarque,  en  effet,  dans  les  Mémoires  du  duc 
de  RovigOy  beaucoup  de  réserve  à  cet  égard.  Mais  la  même  obligation  n*exis- 
tait  pas  pour  leurs  compagnons  d'infortune,  f.  p. 


TROISIÈME  PARTIE   (1815   A   1822).  289 

leur  sort,  ni  s'écarter  un  instant  du  respect  qu'ils  nous 
devaient. 

Le  duc  de  Rovigo,  en  partant,  nous  avait  fait  espérer  que 
nous  serions  mis  en  liberté  immédiatement  après  leur  sor- 
tie du  fort,  et  Ton  pouvait  raisonnablement  y  compter. 
Pouvait-on  imaginer  que  le  gouvernement  anglais  voulût 
garder  des  prisonniers  qui  ne  lui  étaient  d'aucune  impor- 
tance, lorsqu'il  faisait  échapper  secrètement  les  seuls  qu'il 
sembl&t  avoir  quelque  intérêt  de  garder  ? 

Effectivement,  après  quinze  jours  d'attente,  on  nous 
annonça  qu'il  était  arrivé  de  Corfou  des  ordres  qui  nous 
concernaient.  M.  l'adjudant  général  Anderson,  chargé  de 
nous  les  communiquer,  se  rendit  près  de  nous  le  21  avril 
et  nous  donna  lecture,  en  présence  du  colonel  Otto,  d'une 
lettre  du  général  Maitland  qui  portait  en  substance  : 

Que  les  trois  officiers  inférieurs  en  grade  seraient  mis  aussitôt  en 
liberté,  avec  la  faculté  de  se  rendre  où  ils  voudraient,  excepté  dans 
les  lieux  soumis  à  la  domination  anglaise  ;  qu'il  leur  serait  alloué 
trois  mois  d'appointements  pour  subvenir  aux  frais  de  leur  voyage,  etc. 
Que  les  trois  officiers  supérieurs  en  grade  seraient  envoyés  à  Gozo  où 
ils  resteraient  comme  prisonniers  de  guerre  sur  parole,  jusqu'à  ce  que 
le  gouvernement  de  S.  M.  Britannique  eût  définitivement  statué  sur 
leur  sort  ;  qu'ils  y  recevraient  le  traitement  affecté  à  leur  grade,  etc. 

On  ajoutait  que  cette  mesure  avait  été  prise  dans  la  vue 
du  bien-être  des  trois  lieutenants-colonels,  attendu  que, 
pendant  la  saison  des  chaleurs,  le  séjour  de  Gozo  était  plus 
sain  que  celui  de  Malte. 

Cette  affectation  d'humanité,  au  milieu  des  actes  les  plus 
despotiques,  est  assurément  une  des  choses  les  plus  révol- 
tantes dans  le  gouvernement  anglais;  ce  genre  d'hypocri- 
sie n'est  pas  de  nouvelle  invention,  et  cependant  il  faut 
avouer  que  toute  l'Europe  en  est  la  dupe.  Tandis  que  l'on 
vantait  partout  l'humanité  des  Anglais  envers  leurs  prison- 
niers, nos  malheureux  compatriotes,  entassés  dans  les  pon- 

19 


290  VIE  DE  PLANAT. 

tons  ou  dans  des  prisons  malsaines,  manquant  de  tout, 
dévorés  par  les  maladies  et  les  chagrins,  y  périssaient  par 
milliers;  et  lorsque  toute  l'Europe  se  déchaînait  contre 
nous,  et  nous  traitait  de  barbares,  les  prisonnière  de  toutes 
les  nations  étaient  reçus  en  France  et  traités  comme  des 
frères.  Beaucoup  de  Russes  et  de  Hongrois  s'y  sont  fixés, 
préférant  cette  terre  hospitalière  à  leur  propre  patrie. 

D'après  cet  ordre,  MM.  Mercher,  Autric  et  Rivière  par- 
tirent pour  Gênes  sur  un  aviso  anglais  qui  mit  à  la  voile  le 
30  avril.  Quant  à  M.  Schultz,  à  Résigny  et  moi,  nous 
fûmes  envoyés  à  Gozo,  sans  savoir  encore  quel  terme  on 
voudrait  assigner  à  notre  captivité. 

Nous  avions  d*abord  refusé  de  donner  notre  parole,  dans 
la  crainte  que  cet  acte  ne  fût  regardé  comme  un  consente- 
ment tacite  à  la  dénomination  de  prisonniers  de  guerre 
qu'on  nous  avait  donnée  et  contre  laquelle  nous  avions 
toujours  protesté.  Cela  donna  lieu  à  une  petite  négocia- 
tion ;  enfin  il  fut  convenu  qu'on  se  contenterait  de  la  lettre 
suivante  adressée  au  général  Layard  : 

Monsieur  le  général, 

Nous  acceptons  avec  reconnaissance  d'aller  résider  à  Gozo,  nous 
vous  donnons  même  notre  parole  de  ne  faire  aucune  tentative  pour 
nous  échapper  de  cette  île,  et  de  n'en  sortir  qu'avec  le  consentement 
des  autorités  anglaises  ;  mais  il  nous  est  impossible  de  souscrire 
aucun  engagement  par  lequel  nous  pourrions  nous  reconnaître  pri- 
sonniers de  guerre  :  ce  serait  nous  mettre  en  contradiction  avec  la 
réclamation  que  nous  avons  adressée,  le  6  novembre  dernier,  au  gou- 
vernement anglais. 

Nous  avons  l'honneur  d'être,  etc. 

Signé  : 

PLANAT,  SCHULTZ,  RÉSIGNT, 
Au  fort  Manuel,  le  23  ayril  1816. 

Nous  primes  ensuite  quelques  informations  sur  les  res- 
sources que  pouvait  oflTrir  Tîle  de  Gozo  pour  les  besoins  de 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A   1822).  291 

la  vie.  On  nous  répondit  que  c'était  un  lieu  misérable  où  il 
n'y  avait  ni  auberges,  ni  chambres  meublées,  en  un  mot, 
rien  de  ce  qui  nous  était  nécessaire  ;  on  y  avait  quelquefois 
envoyé  des  officiers  sur  parole,  mais  c'étaient  des  marins 
qui,  comme  on  sait,  ont  toujours  avec  eux  leurs  meubles  et 
ustensiles  de  toute  espèce.  Comme  nous  étions  dénués  de 
tout,  nous  fîmes  demander  au  général  Layard,  par  le  colo- 
nel Otto,  la  permission  de  faire  transporter  à  Gozo  les  effets 
de   casernement   qui   nous   avaient   servi   pendant  notre 
séjour  au  fort  Manuel  ;  nous  nous  engagions  à  les  remettre 
en  bon  état,  lors  de  notre  départ,  à  l'employé  du  caserne- 
ment de  l'île  de  Gozo.  Le  général  Layard  refusa  tout  net, 
en  disant  que  nous  aurions  un  traitement  de  six  shillings 
et  demi  par  jour,  au  moyen  duquel  nous  nous  arrangerions 
comme  bon  nous  semblerait.  Il  ajouta  que  d'ailleurs  le 
commandant  de  Gozo  avait  reçu  des  ordres  pour  nous  pro- 
curer des  logements. 

Nous  partîmes  du  fort  Manuel  le  27  avril,  à  sept  heures 
du  matin.  Un  capitaine  d'infanterie  anglaise  (le  même  qui 
avait  si  bien   visité  nos  bagages)  était  chargé   de  nous 
conduire  et  de  nous  remettre  au  major  Ferklow,  comman- 
dant de  l'île  de  Gozo.  Ce  major  nous  reçut  fort  bien  ;  mais 
il  nous  fit  voir  ses  ordres  qui  lui  annonçaient  seulement 
notre  arrivée,  et  le  prévenaient  que  nous  serions  prison- 
niers sur  parole  dans  la  ville  de  Rabbato,  avec  la  faculté 
de  nous   promener  autour  de  cette  ville  dans  un  rayon 
d'une  demi-lieue.  Il  n'était  question  d'aucun  arrangement 
pour  nous  loger,  en  sorte  que  nous  nous  trouvions  dans  la 
rue.  Le  major  Ferklow  eut  la  complaisance  de  nous  con- 
duire lui-môme  par  la  ville  pour  nous  aider  à  trouver  un 
gîte,  mais  ce  fut  inutilement.  Comment  aurait-on  trouvé 
une  chambre  et  un  lit  dans  un  pays  dont  les  habitants,  à 
moitié  Arabes,  ont  à  peine  pour  eux-mêmes  le  strict  néces- 
saire? La  nuit  étant  venue,  le  major  Ferklow  nous  fit  don- 


292  VIE   DE   PLANAT. 

lier  iino  masure  dans  le  chàteaii-fort  avec  quelques 
planches  et  des  paillasses  sur  lesquelles  nous  passâmes  la 
nuit.  Le  lendemain,  une  cantinière  anglaise  nous  (it  un 
mauvais  dîner  que  nous  payâmes  aussi  cher  que  si  nous 
eussions  été  chez  Véry,  et  comme  notre  traitement  aurait  à 
peine  suffi  pour  ce  détestable  repas,  nous  fûmes  réduits  à 
faire  notre  cuisine  nous-mêmes,  à  Taide  d  un  vieux  soldat 
que  le  colonel  Otto  avait  eu  la  bonté  de  nous  laisser  comme 
domestique.  Certes,  il  n'est  pas  de  militaire  qui,  dans  le 
cours  de  sa  carrière,  ne  se  soit  trouvé  plus  mal  que  nous 
ne  Tétions  alors;  la  masure  et  la  paille  de  Gozo  auraient 
été  sans  doute  un  gîte  excellent  dans  la  retraite  de  Moscou, 
mais  les  circonstances  étaient  bien  différentes;  on  supporte 
volontiers  un  mal  auquel  on  s'est  exposé  volontairement. 
Je  dirai  plus  :  si  le  sort  des  armes  nous  eût  fait  tomber  au 
pouvoir  des  Anglais,  la  misère  de  notre  condition  nous  eût 
paru  très  supportable,  parce  que  nous  aurions  pu  la  prévoir 
et  l'envisager  avant  que  de  combattre;  mais  on  a  mille  fois 
sujet  de  se  plaindre  lorsqu'un  gouvernement  qui  vous 
retient  pour  des  motifs  purement  politiques,  loin  de  cher- 
cher à  faire  oublier  l'injustice  de  sa  conduite  par  de 
bons  traitements,  aggrave  encore  ses  torts,  en  faisant 
peser  sur  vous  tous  les  désagréments  et  toute  la  misère  du 
sort  d'un  criminel. 

Nous  restâmes  six  jours  dans  notre  masure,  donnant  de 
bon  cœur  les  ministres  anglais  à  tous  les  diables.  Au  bout 
de  ce  temps,  nous  trouvâmes  enfin  un  asile  dans  le  couvent 
des  Augustins;  ces  bons  moines  nous  accueillirent  avec 
toute  la  charité  et  toute  la  cordialité  possibles.  Ils  adminis- 
traient eux-mômes  notre  petit  ménage  avec  soin  et  écono- 
mie, en  sorte  que  nous  nous  trouvâmes  fort  bien  chez  eux 
pendant  tout  le  temps  de  notre  séjour  à  Gozo.  Enfin,  dans 
les  premiers  jours  de  mai, nous  vîmes  avecgrand  plaisir  ar- 
river le  colonel  Otto, qui  venait  remplacer  le  major  Ferklow. 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A   1822).  293 

Deux  mois  se  passèrent  ainsi  sans  qu'il  fût  question  de 
notre  mise  en  liberté;  nous  nous  épuisions  en  conjectures 
pour  savoir  ce  qui  pouvait  motiver  un  tel  retard.  Pour- 
quoi donc  nous  retenir  si  longtemps  prisonniers? Qu'avions- 
nous  fait  de  plus  que  nos  compagnons  ?  Etait-ce  la  crainte 
que  nous  ne  portassions  nos  plaintes  au  Parlement?  Mais 
ceux  qui  depuis  plus  de  deux  mois  se  trouvaient  libres 
pouvaient  le  faire  sans  crainte,  et  peut-être  Tont-ils  fait. 

Pendant  Tennuyeux  séjour  que  nous  fîmes  à  Gozo,  le 
colonel  Otto  fît  tout  ce  qu'il  put  pour  nous  distraire  et  nous 
rendre  notre  sort  plus  supportable.  Il  nous  prêta  ses  livres 
et  ses  chevaux,  il  vint  nous  voir  fréquemment  et  nous 
réunit  plusieurs  fois  cjiez  lui;  enfin  nous  le  trouvâmes, 
comme  au  fort  Manuel,  plein  d'attentions  et  de  désir  de  nous 
obliger.  La  liberté  que  nous  avions  de  nous  promener  dans 
Tîle  fut  dans  les  premiers  jours  de  notre  séjour  un  plaisir 
très  vif,*mais  qui  dura  peu;  au  bout  d'un  mois,  nous  éprou- 
vâmes presque  autant  de  dégoût  et  d'ennui  qu'au  fort 
Manuel;  car  en  fait  de  liberté  il  faut  tout  ou  rien.  C'est 
un  bien  dont  on  ne  peut  pas  jouir  â  demi. 

Nous  attendions  avec  une  grande  impatience  le  retour  du 
général  Mai tl and,  qui  depuis  longtemps  devait  revenir  de 
Corfou  pour  se  rendre  ensuite  en  Angleterre.  Nous  étions 
persuadés  qu'il  avait  des  ordres  pour  nous,  et  qu'il  ne  par- 
tirait pas  sans  avoir  terminé  notre  affaire.  Il  arriva  effecti- 
vement à  Malte  le  jeudi  27  juin,  deux  mois  juste  après 
notre  sortie  du  fort  Manuel.  Une  des  premières  personnes 
qu'il  demanda  fut  le  colonel  Otto,  et  cet  empressement  jious 
persuada  qu'il  s'agissait  de  nous;  en  conséquence,  nous 
nous  livrâmes  encore  une  fois  à  l'espoir  de  voir  finir  notre 
captivité.  Le  colonel  Otto  se  rendit  à  Malte  le  samedi  sui- 
vant, et  deux  jours  après,  il  nous  fit  dire  par  Montanaro, 
chirurgien,  qu'il  n'y  avait  rien  de  nouveau  poumons;  mais 
que  le  gouverneur  attendait  la  décision  du  gouvernement, 


294  VIE   DE   PLANAT. 

et  qu'il  était  persuadé  que  cette  décision  arriverait  par  le 
prochain  paquebot.  Nous  voilà  donc  encore  une  fois 
replongés  dans  cette  horrible  incertitude  qui  depuis  près 
d'un  an  faisait  le  tourment  de  notre  existence. 

Le  général Maitland  partit  pour  l'Angleterre,  le  dimanche 
7  juillet,  sur  la  frégate  VEuphrate.  Nous  apprîmes  son  départ 
dès  le  lendemain  8,  et  alors  il  ne  nous  resta  plus  aucun 
espoir  d'une  délivrance  prochaine.  Nous  ne  vîmes  plus  de 
terme  à  notre  captivité,  et  déjà  nous  agitions  la  question  de 
savoir  s'il  ne  nous  était  pas  permis  en  conscience  de  rompre 
notre  parole  à  cause  de  l'injustice  trop  manifeste  de  notre 
détention.  Lorsque  mes  camarades^me  proposèrent  une  éva- 
sion, je  leur  répondis  par  ces  vers  : 

Prisonnier  sur  ma  foi,  dansThorreur  qui  me  presse, 
Je  suis  plus  enchaîné  par  ma  seule  promesse 
Que  si  de  cet  état  les  tyrans  inhumains 
Des  fers  les  plus  pesants  avaient  chargé  mes  mains* 
Au  pouvoir  des  Anglais  ici  Fhonneur  me  livre. 

Ils  me  répliquèrent,  avec  quelque  raison,  que  des  enga- 
gements contractés  par  la  nécessité,  sous  l'empire  de  la 
violence  et  de  l'injustice,  devaient  être  nuls,  et  qu'en  pareil 
cas  c'était  être  dupe  que  d'être  esclave  de  sa  parole.  «  C'est 
avec  de  tels  raisonnements,  ajoutaient-ils,  que  les  honnêtes 
gens  succombent,  tandis  que  les  coquins  triomphent.  » 
Oui;  mais  en  manquant  à  sa  parole  sous  un  prétexte  quel- 
conque, ne  cesse-t-on  pas  d'être  honnête  homme?  Voilà  la 
question.  La  Providence  jeta  alors  sur  nous  un  regard  de 
bonté,  et  ne  permit  pas  que  nous  fussions  réduits  à  nous 
servir  d'un  moyen  aussi  pénible  par  les  traces  qu'il  laisse. 

Le  10  juillet,  je  reçus  une  lettre  d'Otto  qui  m'annonçait 
qu'enfin  le  gouvernement  avait  donné  des  ordres  pour 
nous,  qu'il  n'en  connaissait  pas  au  juste  le  contenu,  mais 
que  selon  toute  apparence  nous  devions  être  mis  en  liberté 
de  la  même  manière  que  lavaient  été  les  trois  autres  offi- 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A   i822).  295 

ciers.  II  arriva  lui-même  le  11  au  soir,  et  il  eut  la  complai- 
sance de  nous  envoyer  sur-le-champ,  par  le  commissaire 
Davis,  Tordre  qu'il  avait  reçu  pour  nous  de  la  part  du  gou- 
vernement. En  voici  la  traduction  : 

«  Monsieur,  d'après  Tordre  de  S.  Exe.  le  lieutenant  Gou- 
verneur, j'ai  à  vous  informer  que  vous  êtes  autorisé  à  dire 
aux  officiers  français,  MM.  Planât,  Résigny  et  Schulz,  déte- 
nus sur  parole  à  Gozo,  qu'ils  sont  libres  de  partir  pour  tout 
autre  pays,  excepté  l'Angleterre,  les  possessions  anglaises, 
les  iles  Ioniennes  et  la  France,  et  à  la  condition  qu'ils  ne 
viendront  pas  à  Malte  avant  de  partir.  Il  leur  sera  remis 
trois  mois  des  appointements  de  leur  grade,  et  ils  devront 
chercher  eux-mêmes  un  moyen  de  transport.  J'ai  Thon- 
neur,  etc.  » 

Otto  vint  nous  trouver  le  lendemain;  nous  lui  fîmes 
observer  que  Tordre  ci-dessus  était  conçu  de  manière  à  ne 
pouvoir  être  exécuté,  puisque,  tout  en  nous  imposant  l'obli- 
gation de  chercher  un  passage,  on  nous  défendait  d'aller  à 
Malte,  qui  était  le  seul  endroit  où  nous  pouvions  nous  le 
procurer;  il  parut  un  peu  confus  de  la  sotte  rédaction  de 
cette  pièce,  et  nous  dit  qu'ayant  déjà  senti  le  ridicule  et 
l'incohérence  de  ces  mesures,  il  avait  prié  quelqu'un  de 
ses  amis  de  nous  chercher  un  [passage  pour  Livourne  ou 
Civita-Vecchia,  qui  étaient  les  deux  ports  que  nous  avions 
désignés  d'avance.  Cependant  huit  jours  se  passèrent  sans 
que  nous  entendissions  parler  de  rien.  Il  semblait  vraiment 
qu'on  voulût  épuiser  notre  patience  et  nous  faire  mourir  à 
petit  feu.  Nous  fûmes  trouver  le  colonel  Otto  pour  lui 
témoigner  notre  impatience,  et  le  prier  de  nous  dire  caté- 
goriquement si  nous  étions  libres,  et  si,  aux  termes  de  la 
lettre  qu'il  nous  avait  montrée, nous  pouvions  prendre  une 
barque  et  nous  en  aller.  Le  colonel  Otto  avait  jusqu'alors 
été  d'une  politesse  extrême  avec  nous;  malheureusement 
c'était  après  son  diner,  et  il  était  dans  l'état  où  sont  tous  les 


296  VIE   DE  PLANAT. 

officiers  anglais  à  ce  moment  de  la  journée.  Il  nous  dit  que 
c<  non  certainement,  nous  n'étions  pas  libres,  et  qu'il  ne 
pouvait  nous  laisser  partir  sans  un  ordre  exprès  du  gouver- 
neur. »  Il  joignit  à  cela  plusieurs  phrases  désobligeantes, 
et  parut  fort  irrité  de  ce  que  des  malheureux  qu'on  oppri- 
mait si  injustement  depuis  un  an  témoignassent  de  l'impa- 
tience de  voir  arriver  le  terme  de  leur  captivité... 


NOTES  ET  PENSÉES 


ÉCRITES  AU  FORT  MANUEL  ET  A  GOZO 


Fort  Manuel,  octobre  1815. 

En  examinant  attentivement  l'histoire  des  quinze  années 
qui  viennent  de  s*écouler,  on  voit  avec  étonnement  un  con- 
quérant qui  passe  pour  le  fléau  de  l'humanité  semer  par- 
tout la  liberté  par  Tintroduction  de  son  Code  immortel,  et 
par  la  destruction  des  institutions  féodales  ;  tandis  que  d  un 
autre  côté  la  nation  la  plus  libre  de  l'Europe,  en  détrui- 
sant la  puissance  de  Napoléon,  a  ramené  avec  les  anciennes 
constitutions  le  rétablissement  des  aristocraties  féodales,  et 
a  rendu  aux  peuples  de  TEurope  des  chaînes  que  la  ven- 
geance et  l'animosité  des  grands  ont  rendues  plus  pesantes 
que  jamais.  Tous  les  sophismes  ne  sauraient  détruire  cette 
vérité. 

On  a  prétendu,  pour  excuser  le  traitement  fait  à  TEmpe- 
reur  Napoléon,  que  sa  détention  importait  à  la  tranquillité 
de  l'Europe.  Il  est  facile  de  réfuter  cet  argument;  mais 
quand  bien  môme  l'injustice  et  la  perfidie  du  Ministère 
anglais  procureraient  un  avantage  momentané  à  la  nation, 
cet  intérêt  peut-il  être  mis  à  côté  de  la  tache  inffaçable,  de 
l'opprobre  éternel  dont  se  couvrirait  le  peuple  anglais  en 


298  VIE   DE   PLANAT. 

sanctionnant  des  actes  que  l*honneur  et  la  morale  réprou- 
vent également;  l'avantage  qui  en  résulte  est  douteux,  et 
dans  tous  les  cas  passager,  mais  la  honte  serait  certaine  et 
éternelle,  car  Thistoire  ne  pourra  la  passer  sous  silence. 

Un  monarque,  le  plus  grand  homme  de  son  siècle,  suc- 
combant sous  TetTort  de  la  haine  et  de  Tenvie,  vaincu  par 
une  coalition  sans  exemple,  fugitif  dans  ce  même  pays  qu'il 
venait  d'arracher  pour  la  seconde  fois  à  l'esclavage  ou  à 
l'anarchie,  vient  demander  l'hospitalité  à  un  peuple  qui  se 
vante  d'être  le  plus  grand  et  le  plus  généreux  des  peuples 
de  l'Europe  et  du  monde  entier;  on  l'accueille  sous  cet 
étendard  que  la  perfidie  n'avait  pas  encore  souillé;  on 
l'amène  vers  les  rives  de  l'Angleterre,  en  ayant  soin  d'éloi- 
gner de  lui  des  soupçons  que  sa  grande  âme  n'avait  même 
pas  conçus;  déjà  l'on  touche  cette  terre  glorieuse,  et  l'illus- 
tre fugitif  se  prépare  à  descendre  sur  son  sol  hospitalier  : 
mais  bientôt  tout  change  de  face,  on  prétend  par  un  lâche 
subterfuge,  indigne  d'une  grande  nation,  qu'on  ne  lui  a 
promis  que  la  vie,  et  qu'il  est  trop  heureux  de  l'obtenir;  au 
lieu  de  l'asile  qui  lui  était  promis  on  lui  donne  des  fers,  on 
l'arrache  violemment  à  toutes  ses  affections,  à  tout  ce  qui 
pouvait  le  consoler  de  tant  de  malheurs,  on  le  déporte  sous 
un  ciel  brûlant,  confiant  ainsi  à  un  climat  dévorateur  le 
soin  de  terminer  promptement  ses  jours. 

Ah  !  qui  pourra  sans  frémir  lire  un  jour  dans  les  fastes 
de  l'Angleterre  que  le  peuple  britannique  a  consacré,  par 
une  décision  solennelle,  tant  d'injustice  et  de  cruauté? 
Anglais,  on  vous  trompe,  lorsqu'on  vous  dit  que  votre  inté- 
rêt et  le  repos  de  l'Europe  exigent  tant  d'inhumanité,  de 
bassesse  et  de  mauvaise  foi.  Jamais  de  pareils  actes  ne  peu- 
vent être  dans  l'intérêt  véritable  des  nations.  11  n'y  a  rien 
d'utile  que  ce  qui  est  fondé  sur  la  justice  et  sur  la  morale; 
et  si  l'Empereur  Napoléon  s'est  écarté  de  ces  principes,  ce 
n'est  pas  un  motif  de  les  violer  à  son  égard,  et  quand  même 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  299 

il  serait  coupable  de  tous  les  crimes  dont  Tenvie  et  la 
calomnie  se  sont  plu  à  le  noircir,  ce  ne  serait  pas  encore 
un  prétexte  suffisant  :  il  ne  saurait  être  permis  de  punir  un 
crime  par  un  autre  crime. 

Un  jour  les  passions  qui  animent  toute  l'Europe  se  cal- 
meront, on  jugera  froidement  et  sévèrement  cette  époque 
extraordinaire.  Les  peuples  détrompés  reconnaîtront  que 
Napoléon,  tout  en  les  subjuguant,  les  menait  à  la  liberté, 
et  que  les  persécuteurs  de  ce  grand  homme  n'ont  consommé 
sa  perte  que  pour  pouvoir  rendre  plus  sûrement  à  l'Europe 
ses  anciennes  chaînes.  Quelle  flétrissure  alors  pour  le  peu- 
ple britannique  d'avoir  contribué  à  cette  œuvre  impie,  par 
ses  trésors,  parle  sang  de  ses  guerriers,  et,  qui  plus  est,  en 
se  rendant  complice  d'une  lâche  trahison.  Anglais,  nation 
généreuse,  on  vous  a  trompés  :  révoquez,  il  en  est  temps 
encore,  cet  injuste  décret  qui  serait  aux  yeux  de  la  postérité 
un   monument  d'infamie.  La  générosité  est  le  plus  bel 
attribut  de  la  puissance;  il  sied  bien  à  une  grande  nation  de 
revenir  sur  ses  erreurs  lorsqu'elle  n'y  trouve  aucun  intérêt 
présent;  c'est  un  noble  sacrifice  qu'elle  fait  à  la  postérité. 
Justifiez  la  confiance  que  vous  a  témoignée  un  grand  homme 
en  se  remettant  entre  vos  mains,  et  montrez  à  l'Europe 
entière,  par  ce  grand  exemple,  que  la  véritable  politique 
des  nations,  c'est  la  bonne  foi  et  l'équité.  La  gloire  d'une 
si  belle  action  subsistera  dans  les  siècles  à  venir,  et  vos 
neveux,  en  bénissant  votre  mémoire,  auront  lieu  de  s'enor- 
gueillir d'avoir  eu  pour  pères  des  hommes  assez  magna- 
nimes pour  réparer,  d'une  manière  éclatante,  l'injustice 
qu'on  leur  avait  fait  commettre,  en  égarant  leur  religion. 


L'Empereur  possède  au  suprême  degré  la  rapidité  de 
l'analyse,  cette  faculté  propre  à  l'homme  de  génie,  qui  fait 
saisir  en  un  clin  d*œil  les  rapports  d*un  objet,  quelque  com- 


300  VIE   DE   PLANAT. 

pliqué  qu'il  soit,  qui  porte  en  un  instant  Tordre  et  la  clarté 
dans  les  choses  les  plus  obscures  et  les  plus  embrouillées, 
et  qui  fait  arriver  au  résultat  par  le  chemin  le  plus  court. 
Cent  fois  je  Tai  vu  sur  les  champs  de  bataille  deviner  le 
sens  d'un  rapport  inintelligible  pour  tout  autre  que  lui.  Je 
Tai  vu  dernièrement  résoudre  en  un  instant  des  problèmes 
difficiles  sans  le  secours  de  la  science  et  par  la  seule  force 
de  ses  facultés  intellectuelles.  Ceux  qui  lui  refusent  ces 
moyens  supérieurs  ont  oublié  qu'à  son  retour  d'Egypte  il 
trouva  la  France  dans  l'anarchie  la  plus  complète,  sans 
armées,  sans  finances,  ayant  l'ennemi  sur  ses  frontières  et 
la  guerre  civile  dans  l'intérieur,  et  qu*au  bout  d'un  an  la 
France  était  victorieuse  au  dehors,  tranquille  et  florissante 
au  dedans.  L'ordre  admirable  qu'il  avait  établi  et  la 
vigueur  qu'il  avait  imprimée  à  tous  les  ressorts  de  l'admi- 
nistration étaient  tels  que  trois  ans  de  malheurs  inouïs  et 
deux  années  d'un  gouvernement  faible  n'ont  pu  les  anéantir 
entièrement;  on  peut  dire  que  c'est  l'esprit  de  l'Empereur 
qui  soutient  encore  la  France.  Il  a  fallu  tout  l'enivrement 
de  la  gloire,  tout  le  poison  de  la  flatterie  et  toute  la  per- 
fidie de  ses  ennemis  pour  déranger  une  tête  aussi  admira- 
blement organisée. 

On  a  dit  souvent  que  l'Empereur  était  brutal  et  emporté; 
comment  se  fait-il  que  je  n'aie  jamais  eu  occasion  de  le  re- 
marquer pendant  deux  ans  que  j'ai  passés  auprès  de  lui? 
Je  me  rappellerai  toujours  avec  reconnaissance  la  manière 
dont  il  me  traita  la  première  fois  que  je  lui  parlai.  C'était 
en  1813,  à  notre  arrivé  à  Weissenfels;  il  désirait  interroger 
lui-même  son  hôte,  et  comme  il  n'y  avait  personne  au  salon 
de  service  qui  comprît  l'allemand,  je  m'ofi'ris  pour  lui  servir 
d'interprète.  Naturellement  timide,  j'éprouvais  en  l'appro- 
chant ce  saisissement,  cette  sorte  d'efi'roi  religieux  qu'inspire 
la  présence  d'un  héros  ;  mes  premières  paroles  se  ressentirent 
du  trouble  que  j'éprouvais;  mais  avec  quelle  patience  il 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A    1822).  301 

attendait  la  fin  de  mes  phrases  longues  et  entortillées,  avec 
quelle  douceur  il  m'indiquait  Tcxpression  que  j'avais  de  la 
peine  à  trouver;  cette  extrême  bonté  m'enhardit  par  degrés, 
et  je  me  tirai  passablement  de  mon  office.  Lorsque  j'eus 
fini,  l'Empereur  me  congédia  par  un  regard  bienveillant  en 
me  disant  :  «  C'est  bien,  je  vous  remercie.  »  J'étais  si  pénétré 
de  son  accueil  qu'en  rentrant  dans  le  salon  j'en  fis  part  à 
mes  camarades;  le  plus  ancien  d'entre  eux  me  dit  :  «  Cela 
ne  m'étonne  pas,  depuis  cinq  ans  que  je  suis  attaché  à 
l'Empereur,  il  ne  m'a  jamais  dit  un  mot  désagréable.  Je 
ne  l'ai  jamais  vu  en  colère  que  contre  les  lâches,  les  fripons 
M  ceux  qui  négligent  leurs  devoirs.  » 

Effectivement,  il  traitait  mal  cette  espèce  de  gens,  et  l'on 
a  pu  remarquer  qu'au  moment  de  sa  chute,  ce  sont  eux 
qui  l'ont  abandonné  pour  se  jeter  dans  le  parti  du  plus  fort. 
Si  l'on  veut  remonter  à  la  source  de  ces  bruits  injurieux  à 
l'Empereur,  on  trouvera  encore  que  ce  sont  eux  qui  les  ont 
Répandus;  en  efi'et,  il  est  bien  plus  simple  de  dire  :  L'Em- 
pereur m'a  maltraité  sans  sujet,  que  de  dire  :  L'Empereur 
ma  maltraité  parce  que  je  suis  un  lâche  et  un  fripon,  ou 
parce  que  j'ai  négligé  mes  devoirs.  Je  conviens  encore  que 
les  souverains  doivent  savoir  se  contenir  et  dissimuler  leurs 
ressentiments  môme  les  mieux  fondés;  mais  l'Empereur 
était  soldat  avant  d'être  roi;  il  n'a  jamais  pu  perdre  entiè- 
rement cette  sorte  de  franchise  rude  que  l'on  contracte  dans 
les  camps. 

Lorsque  nous  étions  à  bord  du  Bellérophon,  je  demandai 
à  Marchand,  son  premier  valet  de  chambre,  si  l'Empereur 
ne  l'avait  jamais  brusqué,  et  s'il  l'avait  vu  souvent  de  mau- 
vaise humeur;  il  me  répondit  :  «  Il  est  impossible  d'avoir 
un  meilleur  maître.  Jamais  il  ne  m'a  dit  une  parole  plus 
haute  que  l'autre  ;  interrogez  Gilles,  Noverra  et  Saint-Denis  : 
ils  vous  diront  la  même  chose  ».  Je  rapporte  littéralement 
cette  réponse.  Il  me  semble  que  le  témoignage  de  Marchand 


302  VIE   DE   PLANAT. 

n'est  pas  à  rejeter,  car  il  n'y  a  pas  de  héros  qui  se  contraigne 
devant  son  valet  de  chambre. 

C'est  cette  bonté  de  l'Empereur  qui  lui  gagnait  le  cœur 
des  soldats  ;  il  leur  parlait  souvent  et  toujours  de  ce  ton  qui 
marque  un  véritable  intérêt  auquel  on  ne  se  méprend  pas  : 
aussi  supportaient-ils  patiemment  la  fatigue  et  le  besoin 
quand  ils  le  savaient  avec  eux.  Je  veux  raconter  un  trait 
dont  j'ai  été  témoin,  il  fera  connaître  mieux  que  des  phrases 
combien  l'Empereur  était  bon,  et  comment  il  savait  se 
faire  adorer  du  soldat.  Pendant  l'armistice  qui  suivit  la  ba- 
taille de  Wagram,  l'Empereur  vint  à  Brilnn  passer  la  revue 
du  3*  corps  d'armée  où  je  me  trouvais  alors  comme  sergent- 
major;  avant  cette  revue,  il  visita  les  établissements  et  les 
fortifications  de  Briinn,  et  en  passant  dans  la  citadelle,  de- 
vant la  prison  militaire,  il  entendit  une  voix  suppliante  qui 
criait  :  Grâce,  grâce!  L'Empereur,  suivant  sa  coutume,  en- 
voya un  de  ses  aides  de  camp  pour  savoir  la  cause  de  ces 
cris,  et  lui  en  faire  le  rapport  à  son  retour.  C'était  un  gre- 
nadier du  3*  qui,  étant  ivre,  avait  blessé  mortellement  un 
de  ses  camarades;  il  devait  être  jugé  le  lendemain,  et  selon 
toute  apparence  fusillé;  ayant  vu  passer  l'Empereur,  il  avait 
crié  grâce  dans  l'espoir  d'échapper  au  supplice. 

L'Empereur  ordonna  que  cet  homme  lui  fût  amené  à  la 
revue;  le  lendemain,  en  passant  devant  le  front  du  3%  il 
trouva  ce  grenadier  à  la  droite  du  régiment  :  il  était  à  ge- 
noux, le  visage  caché  dans  ses  deux  mains;  l'Empereur 
s'approcha  de  lui  et  lui  dit  :  a  C'est  donc  toi,  malheureux 
misérable,  qui  tue  tes  camarades,  ne  sais-tu  pas  que  ce  sont 
mes  enfants?  —  Ah  !  Sire,  s'écria  le  malheureux  en  sanglo- 
tant, j'en  ai  bien  du  regret,  j'avais  bu,  je  ne  savais  ce  que 
je  faisais.  —  Ce  que  tu  me  dis  là  est-il  bien  vrai?  —  Oui, 
Sire,  foi  de  grenadier  »,  reprit  le  coupable,  en  portant  vive- 
vement  la  main  sur  son  cœur.  L'Empereur  alors,  s'adres- 
sant  à  lai''*  compagnie  d'élite  qui  était  près  de  lui,  demanda: 


TROISIÈME   PARTIE   (i815   A    1822).  303 

«  Grenadiers,  est-ce  un  bon  soldat?  —  Oui,  Sire!  »  cria 
tout  d'une  voix  le  peloton.  Le  chef  de  bataillon  ajouta  :  «  C'est 
un  bon  et  un  brave  soldat.  »  L'Empereur  alors  s'approcha 
de  nouveau  du  grenadier  qui  était  resté  à  genoux,  le  prit 
par  les  deux  oreilles  et  lui  secoua  doucement  la  tète.  «  Qu'est- 
ce  que  tu  serais  devenu,  malheureux,  si  j'étais  arrivé  deux 
jours  plus  tard?  Songe  à  ne  plus  t'enivrer  et  à  te  faire 
tuer  honorablement  à  la  première  occasion.  »  Puis,  faisant 
quelques  pas  en  avant  du  régiment  :  «  Soldats  du  3«,  je 
vous  ai  toujours  vus  vous  conduire  en  braves  gens;  pour 
vous  prouver  que  je  suis  content  de  vous,  je  fais  grâce  à 
votre  camarade.  »  Aussitôt  mille  cris  de  :  Vive  f Empereur I 
partirent  à  l'instant  du  régiment  et  furent  répétés  par  tout 
le  corps  d'armée.  De  grosses  larmes  tombaient  sur  les  joues 
durcies  et  sur  les  moustaches  poudreuses  des  grenadiers  : 
tout  le  monde  était  attendri.  Il  est  impossible  de  peindre 
l'enthousiasme  que  des  traits  semblables  et  des  mots  plus 
simples  encore  excitaient  dans  l'âme  du  soldat.  Les  gens  du 
monde  ne  peuvent  le  concevoir,  parce  que  l'égoïsme  et 
l'esprit  de  moquerie  ont  émoussé  chez  eux  tous  les  senti- 
ments; et  d'ailleurs  des  scènes  semblables  perdent  tout  à 
être  racontées. 


Il  serait  curieux  de  rechercher  pourquoi  l'imposture  et 
la  calomnie  ont  plus  d'influence  sur  l'opinion  en  Angleterre 
que  dans  tout  autre  pays,  et  ensuite  pourquoi  l'opinion  de 
l'Angleterre  forme  celle  du  reste  de  l'Europe.  C'est  un  sujet 
qui  mérite  d'être  approfondi,  et  si  j'étais  libre,  j  2  m'en  occu- 
perais volontiers  ;  mais,  d'après  ce  que  j'ai  pu  observer  chez 
le  petit  nombre  d'Anglais  que  j'ai  fréquentés,  il  me  semble 
qu'on  pourrait  d'abord  assigner  deux  motifs  à  la  première 
de  ces  deux  questions. 

Il  y  a  en  Angleterre  beaucoup  de  gens  très  forts  et  très 


304  VIE   DE   PLANAT. 

éclairés,  mais  on  peut  dire  néanmoins  que  les  lumières  y 
sont  généralement  moins  répandues  qu'en  France  ou  en 
Allemagne,  et  Ton  peut  affirmer  que  la  masse  de  la  nation 
anglaise  a  cette  ignorance,  ces  préjugés  et  cette  obstination 
qui  dans  les  basses  classes  de  la  société  tiennent  lieu  d'es- 
prit national.  La  haine  et  la  jalousie  contre  les  Français 
étant  une  des  passions  les  plus  actives  de  cette  masse,  elle 
accueille  avec  transport  tout  ce  qui  tend  à  les  dénigrer,  et 
repousse  dédaigneusement  les  elTorts  de  quelques  hommes 
raisonnables  et  impartiaux  qui  cherchent  de  temps  en  temps 
à  adoucir  cette  férocité  d'opinion.  De  plus,  en  Angleterre 
comme  dans  tous  les  pays  du  monde,  les  gens  ignorants 
et  crédules  ont  une  sorte  de  confiance  et  de  respect  pour 
tout  ce  qui  est  imprimé.  J'ai  vu  la  preuve  de  cette  vérité 
chez  Silliergs  et  plusieurs  autres  officiers  de  marine  qu'on 
peut  regarder  comme  appartenant  à  la  classe  la  plus  nom- 
breuse de  la  nation.  Lorsque  nous  cherchions  à  justifier 
l'Empereur  ou  quelques-uns  de  ses  amis  des  faits  odieux 
qu'on  leur  impute,  ces  officiers  nous  répondaient  :  «  Vous 
avez  raison  de  parler  comme  vous  le  faites,  mais  nous 
sommes  bien  sûrs  du  contraire.  —  Comment  pouvez-vous 
en  être  sûrs?  —  Comment?  parce  que  nous  l'avons  lu  dans 
tous  les  journaux,  et  qu'on  ne  se  permettrait  pas  d'imprimer 
des  choses  semblables  si  elles  n'étaient  pas  vraies.  » 

Ce  qui  justifie  en  quelque  sorte  le  raisonnement  de  ces 
gens-là,  c'est  qu'ils  ignorent  que  l'Empereur,  sa  famille  et 
tous  ses  amis  ont  été  presque  toujours  dans  l'impossibilité 
de  repousser  la  calomnie,  ou  qu'ils  ont  dédaigné  de  le  faire. 
En  effet,  les  hommes  puissants  ont  mauvaise  grâce  à  se  dé- 
fendre contre  la  calomnie,  et  telle  est  la  haine  qu'inspire 
le  pouvoir,  qu'en  pareil  cas  leurs  justifications  ne  servent 
qu'à  convaincre  le  public  qu'ils  sont  réellement  coupables. 
En  tout  cas,  on  ne  manque  jamais  d'axiomes  et  de  phrases 
banales  pour  les  condamner  :  s'ils  se  taisent,  on  dit  que  leur 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A   1822).  305 

silence  est  un  aveu  tacite,  et  qu'on  ne  se  laisse  pas  accuser 
quand  on  peut  se  défendre  ;  s'ils  se  défendent,  on  dit  qu'il 
n'y  a  que  la  vérité  qui  blesse,  et  que  si  c'était  une  calomnie 
ils  la  mépriseraient. 

Malheureusement  aussi  les  Français  ont  trop  peu  de  soin 
de  leur  réputation  et  poussent  trop  loin  le  mépris  de  la  ca- 
lomnie. Il  n'en  est  pas  de  même  en  Angleterre;  là,  un  ci- 
toyen attaqué  dans  son  honneur  est  convaincu  aux  yeux  du 
public,  s'il  n'exige  pas  par  la  voie  des  tribunaux  une  répa- 
ration éclatante.  En  France,  les  hommes  se  contentent  de 
l'opinion  des  gens  de  bien;  en  Angleterre,  on  ne  fait  cas 
que  de  l'opinion  publique. 

Il  faut  convenir  aussi  que  les  lois  françaises  ne  protègent 
pas  assez  la  réputation;  en  Angleterre,  les  fortes  amendes 
pécuniaires  et  les  emprisonnements  sont  un  frein  puissant 
pour  les  calomniateurs.  Dans  notre  siècle,  où  les  moyens 
diffamatoires  se  sont  multipliés  à  l'intini,  on  devrait  faire 
suivre  la  même  progression  aux  lois  répressives.  Depuis 
que  le  commerce,  les  arts  et  l'universalité  des  connaissances 
humaines  ont  fait  de  toute  l'Europe  un  seul  peuple,  il  n'est 
plus  permis  de  mépriser  la  calomnie,  car  elle  vous  poursuit 
partout.  L'opinion  des  gens  de  bien,  perdue  dans  la  masse, 
est  bientôt  étouffée  par  la  clameur  publique,  et  telle  est  la 
force  d'une  calomnie  toujours  répétée  sans  contradiction 
que  les  gens  les  plus  honnêtes  et  les  plus  éclairés  finissent 
par  y  ajouter  foi  sans  s'en  apercevoir.  Le  colonel  Otto,  un 
des  hommes  les  plus  instruits  et  les  mieux  pensants  que 
j'aie  connus,  m'en  a  fourni  un  exemple  frappant.  En  dis- 
cutant avec  lui  sur  plusieurs  faits  relatifs  à  l'Empereur,  et 
en  remontant  à  la  cause  de  son  opinion  sur  ces  mêmes 
faits,  nous  l'avons  forcé  de  convenir  qu'elle  venait  plus 
souvent  des  pamphlets  et  des  articles  de  journaux  que  de 
documents  officiels. 

Parmi  les  moyens  employés  par  le  ministère  anglais  pour 

20 


306  VIE   DE   PLANAT. 

abattre  TEmpercur,  il  n  a  pas  négligé  la  calomnie  ;  ce  mi- 
nistère, toujours  perfidement  habile,  savait  très  bien  que 
ce  moyen,  tout  usé  qu'il  parait,  ne  manque  jamais  son  effet 
sur  la  multitude  avide  du  scandale  et  du  mensonge.  Non 
content  de  payer  de  vils  libellistes,  comme  Peltier  et  Golds- 
chmidt,  il  a  fait  imprimer  et  répandre  dans  tout  l'univers 
une  feuille  in-quarto  que  j'ai  vue  ici  entre  les  mains  d'un 
officier  de  la  garnison  :  c'est  une  liste  de  la  famille  impé- 
riale et  des  principaux  personnages  de  la  cour  de  l'Empe- 
reur. Ce  morceau  est  vraiment  curieux  et  amusant  à  force 
d'être  absurde  et  grossier;  on  a  rassemblé  là  dedans  tous 
les  crimes  passés,  présents  et  futurs,  et  on  les  a  distribués 
au  hasard  à  tous  les  noms  qui  s'y  trouvent.  L'officier  qui 
m'a  montré  cette  liste  m'a  assuré  qu'elle  lui  était  venue 
par  la  poste,  sans  qu'il  ait  su  de  quelle  part,  et  que  presque 
tous  les  officiers  de  son  régiment  l'avaient  reçue  de  la 
môme  manière. 

Les  moyens  que  pouvait  offrir  la  superstition  pour  dif- 
famer l'Empereur  ont  aussi  été  mis  en  œuvre.  Un  Anglais, 
nommé  M.  Pann,  a  fait  un  ouvrage  célèbre  pour  prouver 
que  l'Empereur  était  le  Gog  prédit  par  Ézéchiel  ;  il  a  trouvé 
dans  cette  prédiction  la  campagne  de  Russie,  l'incendie  de 
Moscou  et  la  délivrance  de  l'Europe  par  les  Russes.  Il  a 
fallu  tourmenter  furieusement  les  paroles  du  prophète  pour 
arriver  à  ce  résultat.  M.  Pann  est  un  homme  de  beaucoup 
d'esprit  et  de  talent;  son  ouvrage  fait  voir  jusqu'à  quel 
point  on  peut  abuser  de  l'un  et  de  l'autre. 

La  basse  classe  du  peuple  est  aussi  superstitieuse  en 
Angleterre  que  dans  les  pays  catholiques.  Il  n'y  manque 
pas  de  gens  qui  regardent  l'Empereur  comme  l'Antéchrist, 
comme  le  démon  incarné,  etc.  Les  hommes  puissants  qui 
favorisent  et  propagent  toutes  ces  opinions  savent  très  bien 
que  le  vulgaire,  qui  se  montre  toujours  si  défiantde  la  vérité, 
adopte  avec  empressement  tout  ce  qui  est  faux  et  absurde. 


TROISIÈME   PARTIE   (iSio   A   1822).  307 

Il  y  a  une  erreur  sur  laquelle  je  crois  qu'il  est  presque 
impossible  de  ramener  nos  contemporains,  c'est  que  l'Em- 
pereur soit  le  seul  auteur  de  toutes  les  guerres  qui  ont  eu 
lieu  depuis  plus  de  quinze  ans.  Rien  ne  prouve  mieux 
l'habileté  du  ministère  anglais  à  manier  l'opinion  publique 
que  la  force  avec  laquelle  cette  erreur  est  enracinée  par- 
tout; c'est  au  point  qu'on  ne  peut  témoigner  le  moindre 
doute  là-dessus  sans  se  couvrir  de  ridicule,  et  comme  il  y 
a  très  peu  d'hommes  qui  consentent  à  braver  le  ridicule 
pour  faire  connaître  la  vérité,  cette  erreur  influera  vrai- 
semblablement sur  les  décisions  de  la  postérité.  Il  me 
semble  que  ceux  des  amis  de  l'Empereur  qui  ont  entre 
leurs  mains  ou  dans  leurs  souvenirs  les  matériaux  néces- 
saires pour  rectifier  les  jugements  du  public  sur  son  compte 
sont  bien  coupables  de  ne  pas  les  publier.  C'est  trahir 
l'amitié  et  manquer  à  la  reconnaissance. 


Je  viens  de  lire  deux  ouvrages  de  M™«  de  Staël  :  De  la 
Littérature  et  De  F  Allemagne.  Je  ne  les  connaissais  pas, 
malgré  leur  célébrité.  La  lecture  du  premier  m'a  fait  grand 
plaisir;  j'y  trouve  moins  d'exagération  et  d'enflure  que  dans 
les  romans  de  Delphine  et  de  Corinne.  Il  y  a  des  pages  d'une 
éloquence  vraiment  sublime  et  entraînante;  des  aperçus 
fins  et  profonds;  des  tours  de  phrases  neufs  et  piquants,  et 
quelques  hardiesses  heureuses;  mais  ce  qui  rend  ce  livre 
recommandable,  c'est  qu'on  y  trouve  partout  une  morale 
pure,  de  beaux  sentiments,  des  idées  généreuses  et  un 
enthousiasme  vrai  pour  la  vertu.  Il  me  semble  que  je  me 
trouve  meilleur  après  avoir  lu  cet  ouvrage. 

Je  n'ai  pas  lu  l'autre  avec  un  égal  plaisir;  il  me  parait  de 
beaucoup  inférieur  sous  les  divers  rapports  des  idées,  des 
sentiments  et  des  expressions.  Ce  qui  doit  surtout  en  rendre 
la  lecture  pénible  à  tout  bon  Français,  c'est  qu'on  y  trouve 


308  VIE   DE   PLANAT. 

à  chaque  page  cet  esprit  de  dénigrement  contre  la  France 
dont  Voltaire  et  ses  disciples  ont  donné  le  honteux  exemple. 
Le  dépit  de  l'amour-propre  blessé  perce  partout;  on  voit 
une  femme  avide  de  gloire  et  de  distinction,  irritée  d'être 
comptée  pour  rien  par  le  gouvernement  français,  irritée 
de  n'avoir  pu  opérer  dans  notre  littérature  la  révolution 
sentimentale  et  mélancolique  qu'elle  avait  tentée,  irritée 
enfin,  et  peut-être  avec  raison,  des  critiques  peu  ména- 
gées dont  elle  a  été  l'objet.  Une  femme  auteur  agitée  par 
de  tels  sentiments  ne  saurait  être  impartiale;  aussi  son 
injustice  pour  ses  compatriotes  est-elle  extrême,  et  tout  ce 
qu'elle  leur  retire  de  son  affection  est  reporté  sans  mesure 
sur  les  Anglais  et  sur  les  Allemands.  Elle  établit  constam- 
ment entre  eux  et  nous  des  parallèles  choquants,  presque 
toujours  accompagnés  d'une  ironie  mordante;  l'effet  d'un 
pareil  livre  n'est  pas  de  rendre  les  Français  meilleurs, 
mais  d'exciter  leur  indignation  contre  l'auteur,  et  de  leur 
faire  détester  les  objets  de  son  admiration. 

Il  est  pénible  de  voir  un  si  beau  talent  se  tourner  contre 
la  patrie,  et  surtout  s'avilir  par  une  préface  et  des  notes 
écrites  dans  le  style  de  ces  pamphlets  dont  nous  sommes 
inondés  depuis  deux  ans. 

Ces  deux  ouvrages,  composés  à  des  époques  différentes, 
mais  lus  ensemble,  font  bien  ressortir  ce  que  nous  avons 
si  souvent  remarqué  dans  nos  lectures,  c'est  que  les  pas- 
sions qui  agitent  l'auteur  au  moment  où  il  écrit  se  montrent 
à  chaque  instant  dans  ses  ouvrages,  quelque  soin  ou  quelque 
artifice  qu'il  emploie  pour  les  cacher;  un  enthousiasme 
vertueux  a  inspiré  à  M"«  de  Staël  son  livre  De  la  IdUircUwre^ 
des  passions  haineuses  ont  présidé  à  la  composition  de  son 
ouvrage  sur  T Allemagne. 


Il  me  semble  que  l'âme  a  besoin  d'être  continuellement 


TROISIÈME   PARTIE   (1815   A   1822).  309 

occupée  de  quelque  chose  de  grand,  et  dans  notre  siècle 
je  ne  vois  rien  de  plus  grand  que  TEmpereur,  rien  qui  soit 
plus  fait  pour  le  remplir  entièrement  :  ses  talents,  ses 
vertus,  son  génie,  son  inconcevable  destinée,  cette  gran- 
deur sans  exemple,  cette  infortune  inouïe,  tout  vous  émeut 
et  vous  ébranle  fortement.  En  méditant  sur  un  sujet  aussi 
extraordinaire,  le  cercle  des  idées  s'agrandit,  de  nouvelles 
lumières  viennent  vous  frapper,  on  croit  commencer  une 
nouvelle  existence. 


L'Empereur  était  plus  guerrier  et  administrateur  que 
grand  politique,  et  il  a  eu  le  malheur  d'avoir  à  la  tête 
des  affaires  étrangères  des  hommes  faibles  et  bornés, 
qui  se  sont  persuadés  que  la  ruse  et  la  duplicité  étaient 
de  la  politique,  sans  songer  que  ces  moyens,  qui  peuvent 
convenir  à  de  petits  Etats,  affaiblissent  au  contraire  et  dé- 
considèrent les  grands.  M.  de  Talleyrand,  dont  on  a  tant 
vanté  rhabileté,  doit  tpute  sa  réputation  à  nos  succès  mili- 
taires; il  n'est  pas  difficile  d'être  bon  diplomate  quand  les 
négociations  sont  appuyées  par  des  armées  victorieuses. 
Bien  loin  qu'il  ait  déconseillé  la  révolution  d'Espagne, 
c'était  lui  qui  l'avait  préparée,  et  son  éloignement  du  mi- 
nistère, au  lieu  d'être  une  disgrâce,  était  une  nouvelle 
marque  de  faveur.  M.  de  Talleyrand  voulait  être  grand 
dignitaire  et  voulait  se  débarrasser  d'un  travail  qui  ne 
s'accordait  point  avec  sa  paresse  naturelle.  Il  fut  satisfait, 
et  ne  prit  l'attitude  d'un  homme  mécontent  et  persécuté 
que  lorsqu'il  vit  décliner  la  fortune  de  l'Empereur. 


Plus  je  réfléchis  sur  la  conduite  des  puissances  de  l'Eu- 
rope envers  l'Empereur,  moins  je  la  trouve  d'accord  avec 
une  saine  politique.  Il  n'y  a  que  l'Empereur  de  Russie  à 


310  VIE  DE   PLANAT. 

qui  tout  cela  puisse  profiter  ;  les  autres  souverains  ont  tra- 
vaillé à  leur  perte,  car  l'Empereur  Napoléon  était  trop  affai- 
bli pour  pouvoir  les  inquiéter.  Mais  il  était  assez  fort  pour 
maintenir  longtemps  l'équilibre  entre  le  nord  et  le  midi  ; 
sa  chute  a  préparé  une  lutte  plus  terrible  que  celle  qui 
vient  de  finir,  et  dont  le  résultat  sera  l'envahissement  de 
l'Europe  par  les  Russes  et  la  destruction  de  la  puissance 
anglaise  par  l'Amérique. 


Les  peuples  de  l'Europe  veulent  la  liberté,  mais  ils  n'ont 
pas  assez  d'énergie  pour  la  conquérir  :  il  leur  fallait  un 
homme  qui  les  menât  de  force  vers  ce  but  si  difficile  à 
atteindre.  L'Empereur  était  cet  homme,  il  ne  subjuguait 
l'Europe  que  pour  la  rendre  libre  ;  partout  il  a  semé  la 
liberté  par  l'introduction  de  son  code  immortel,  et  par  l'a- 
bolition de  l'ancienne  aristocratie.  Ces  semences  germent 
sourdement  dans  l'Allemagne  et  dans  l'Italie,  et  peut-être 
le  jour  n'est  pas  loin  où  nous  les  verrons  éclore.  Heureuse 
l'Europe,  si  une  révolution  salutaire  lui  rend  la  vigueur  dont 
elle  a  besoin  pour  arrêter  l'irruption  des  barbares  qui  la 
menace  ;  heureux  les  gouvernements,  s'ils  sont  assez  sages 
pour  opérer  d'eux-mêmes  et  sans  secousse  cette  révolution 
si  nécessaire  ! 


QUATRIÈME  PARTIE 


CORRESPONDANCE 


QUATRIÈME  PARTIE 


CORRESPONDANCE* 


L.  Planât  à  Madame  Ch**\ 

Rome,  14  septembre  1816. 

Ma  chère  Joséphine,  c'est  vraiment  de  Rome  que  je  t'écris 
après  une  si  longue  interruption  dans  nos  lettres.  Je  t'é- 
pargne le  récit  de  tout  ce  que  j'ai  eu  à  souffrir  pendant 
l'année  qui  vient  de  s'écouler.  Tout  cela  est  passé,  et  j'ai 
enfin  recouvré  cette  chère  liberté,  sans  laquelle  tous  les 
biens  de  la  vie  ne  sont  rien.  Je  ne  te  cacherai  point  que  ma 
santé  a  reçu  de  furieuses  atteintes  ;  je  suis  maigre,  jaune  et 
débile;  je  tousse  continuellement;  en  vérité,  quand  je  me 

i .  Nous  ignorons  les  pourparlers  des  derniers  jours  que  les  prisonniers 
durent  passer  à  Qozo.  Toujours  est-il  que  le  passeport  promis  ne  leur  fut 
délivré  que  le  5  août,  près  d'un  mois  après  qu'on  leur  eut  annoncé  leur  mise 
en  liberté.  Quelques  jours  furent  encore  nécessaires  pour  trouver  une  petite 
embarcation  qui  les  transportât  à  Civita-Vecchia.  Enfin  ils  purent  partir. 
Mais  leur  yoyage  fut  des  plus  pénibles  :  forcés  par  la  tempête  de  relâcher  à 
rUe  de  Procida  et  à  d'autres  ilcs,  la  trayersée,  ordinairement  de  trois  jours, 
dura  trois  semaines.  La  santé  déjà  si  ébranlée  de  L.  Planât  en  reçut  un  rude 
choc.  La  correspondance  nous  aidera  de  nouveau,  désormais,  à  raconter  sa 
rie.  C'est  de  Rome  qu'il  adressa  sa  première  lettre  à  sa  sœur  aînée.  On  com- 
prend que  cette  lettre,  envoyée  par  la  poste,  fut  écrite  avec  une  grande  circon- 
spection, p.  p. 


314  VIE   DE   PLANAT. 

tâte,  je  trouve  que  j'ai  soixante  ans.  Que  faire  à  cela? 
Prendre  son  parti  de  bonne  grâce  et  se  soumettre  aux 
décrets  de  la  Providence. 

Je  ne  resterai  à  Rome  que  le  temps  nécessaire  pour  voir  . 
les  monuments  qu'elle  renferme.  J'ai  commencé  hier  par 
la  fameuse  église  de  Saint-Pierre  ;  elle  est  grande  et  magni- 
fique au  delà  de  tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Mais  si  le 
temple  de  Saint-Pierre  remplit  Tâme  d*admiration,  la  vue 
des  ruines  de  l'ancienne  Rome  la  plonge  dans  une  espèce 
de  délire.  On  oublie  tout  à  fait  notre  vilain  monde  et  les 
vilaines  passions  qui  l'agitent  ;  on  croit  voir  au  milieu  de 
ces  ruines  tous  les  héros  de  Corneille ,  tous  ces  grands 
hommes  dont  les  cœurs  généreux  ne  connaissaient  que  l'a- 
mour de  la  gloire  et  l'amour  de  la  patrie.  Il  faut  renoncer 
à  décrire  ce  qu'on  éprouve  alors  ;  mais  qu'on  est  heureux 
de  pouvoir  ressentir  de  telles  émotions  et  d'avoir  pu  pré- 
server son  âme  du  dessèchement  général. 

En  quittant  Rome,  je  me  rendrai  à  Florence,  où  je  passe- 
rai l'hiver.  Je  m'y  occuperai  uniquement  du  soin  de  réta- 
blir ma  santé,  si  la  chose  est  encore  possible.  L'air  y  est 
sain,  les  beaux-arts  y  sont  en  honneur  ;  je  tâcherai  d'avoir 
la  société  de  quelques  artistes,  et  je  passerai  mon  temps 
fort  tranquillement  entre  la  musique,  la  peinture  et  la 
sculpture.  Cette  vie  paresseuse  ne  serait-elle  point  de  ton 
goût?  Mon  Dieu,  que  je  voudrais  te  tenir  ici  avec  Henriette 
pour  rire  et  dire  des  bêtises  !  Il  y  a  dans  cette  ville  des 
choses  qui  font  pâmer  ;  mais  malheureusement  on  ne  peut 
rire  tout  seul  ;  il  faut  pouvoir  se  communiquer,  et  depuis 
un  an  je  ne  trouve  personne  qui  m'entende.  Résigny  en  est 
à  cent  lieues.  Quel  malheur  d'être  obligé  d'expliquer  ce 
qu'un  mot  a  de  plaisant  ou  d'expressif!  Cela  jette  une  glace 
mortelle  dans  le  discours.  J'ai  perdu  l'habitude  de  rire,  et 
j'ai  oublié  tout  ce  vocabulaire  qui  nous  paraissait  si  plai- 
sant. Il  ne  faut  plus  penser  à  cela,  car  de  longtemps  je  ne 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        315 

re verrai  Noisy  et  nos  coins  du  feu.  Ecrivez-moi  tous  des 
lettres  longues  avec  des  lignes  bien  serrées,  et  adressez-les- 
moi  poste  restante  à  Florence.  Je  ne  veux  de  détails  que  sur 
ce  qui  peut  nous  intéresser  mutuellement,  en  faisant  abs- 
traction du  reste  du  monde.  Donnez-moi  des  détails  sur 
Abel  ;  cet  enfant  m'inquiète  ;  il  n'a  pas  fini  son  éducation, 
et  il  me  parait  qu'il  n'est  plus  dans  son  lycée. 

A  la  même. 

Florence,  19  octobre  1816. 

Vos  réponses  me  sont  parvenues  au  jour  et  à  Theure 
fixés  par  mes  calculs,  et  cette  fois,  je  n'ai  pas  même  eu  le 
temps  de  m'impatienter.  Me  voilà  bien  soulagé  et  débar- 
rassé d'ime  foule  d'inquiétudes.  Vous  savoir  tous  heureux, 
tranquilles  et  contents,  autant  qu'on  peut  l'être  dans  notre 
siècle  de  fer,  c'est  tout  ce  que  je  désirais.  Nous  vivons  dans 
un  temps  où  il  ne  faut  pas  trop  songer  à  l'avenir,  hasta 
qu'on  puisse  exister  sur  le  présent.  Il  y  a  près  d'un  mois 
que  je  suis  à  Florence.  C'est  une  jolie  ville  ;  elle  me  plaît 
et  je  m'y  trouve  bien.  Les  Florentins  sont  affables  et  riants; 
les  femmes  y  sont  jolies  ;  elles  ont  le  désir  d'être  aimables, 
malheureusement  elles  crient  en  parlant,  ce  qui,  je  crois, 
vient  de  l'habitude  de  converser  au  spectacle.  Au  surplus, 
je  n'ai  vu  la  société  de  Florence  que  par  très  petits  échan- 
tillons. Pour  Résigny,  c'est  différent:  le  voilà  de  nouveau 
lancé  dans  le  tourbillon  du  monde  où  je  n'ai  pas  envie  de 
le  suivre.  Je  me  suis  retiré  dans  mon  trou  pour  soigner 
ma  frôle  santé.  Mon  trou,  c'est  un  fort  joli  appartement 
au  premier,  dans  un  quartier  populeux  et  bruyant,  car  si 
j'aime  la  solitude,  je  ne  hais  pas  le  tapage  de  la  rue  ;  c'est 
une  de  ces  contradictions  du  cœur  humain  que  tu  com- 
prends bien  et  qui  nous  apprennent  mieux  que  le  livre  des 


316  VIE   DE   PLANAT. 

synonymes  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  solitude  etVisoie- 
ment.  Mes  hôtes  sont  d'assez  bonnes  gens  dont  il  ne  tien- 
drait qu'à  moi  de  faire  ma  société  habituelle  ;  mais,  il  faut 
t'avouer  mes  faiblesses,  je  ne  puis  vaincre  le  dégoût  et 
l'ennui  que  me  donne  la  société  des  gens  communs  et  bor- 
nés. J'ai  beau  me  dire  que  cela  ne  convient  ni  à  mon  état 
présent,  ni  à  ma  mauvaise  fortune,  et  qu'en  général,  cela 
ne  convient  pas  du  tout,  c'est  plus  fort  que  moi  ;  je  fais  le 
renchéri  et  la  bégueule,  je  vais  dans  mon  trou,  et  j'aime 
encore  mieux  l'ennui  qui  vient  de  moi  que  celui  qui  vient 
des  autres.  J'irais  bien  voir  les  curiosités  de  cette  ville, 
mais  on  ne  peut  faire  un  pas  sans  mettre  le  pied  sur  un 
Anglais  ;  ils  sont  partout,  dans  les  églises,  dans  les  galeries, 
dans  les  ateliers.  Ces  gens-là  me  déplaisent  avec  leur  fureur 
d'avoir  le  goût  des  beaux-arts;  ils  n'en  ont  pas  même  le 
sentiment.  Nés  sous  un  ciel  sans  soleil,  ils  ont  l'air,  en 
Italie,  de  gens  qu'on  vient  de  tirer  d'une  cave  pour  les 
exposer  subitement  au  grand  jour  ;  leur  curiosité  a  quelque 
chose  de  stupide.  Les  Florentins  les  bernent  le  plus  joli- 
ment du  monde  ;  on  vend  des  croûtes  pour  des  chefs-d'œuvre, 
du  rococo  pour  de  l'antique  ;  ils  envoient  tout  cela  à  bon 
compte  en  Angleterre  pour  se  faire  des  galeries  à  l'instar 
des  grands  seigneurs  italiens.  Il  y  a  ici  un  sculpteur  de 
beaucoup  de  talent  qui  leur  fait  faire  par  ses  écoliers  des 
bustes  et  des  statues  qui  font  mal  au  cœur,  il  y  met  son 
nom  et  voilà  qui  est  fini  ;  les  Anglais  les  lui  payent  ce 
qu'il  veut.  En  vérité  il  y  a  conscience  ! 

J'aime  tes  réflexions  sur  les  grands  hommes  de  l'anti- 
quité; elles  sont  justes  en  général.  Je  conviens  que  Cor- 
neille n'a  pas  toujours  choisi  pour  ses  héros  les  plus  gens 
de  bien  ;  c'est  que  les  coquins  font  plus  d'effet  au  théâtre 
que  les  honnêtes  gens;  enfin  je  te  livre  César  et  Pompée, 
mais  je  te  demande  grâce  pour  les  Cincinnatus,  les  Camille, 
les  Scipion,  les  Paul-Emile,  les  Caton,  les  Germanicus  et 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        317 

tant  d'autres!  que  te  dirai-je?  notre  esprit  voyage  dans  un 
cercle,  et  le  mien  est  déjà  revenu  à  toutes  les  idées  de  Ten- 
fance.  Je  suis  redevenu  admirateur  des  anciens  ;  je  crois 
à  la  vertu,  au  désintéressement,  à  la  générosité,  je  suis 
timide  et  fier,  et  facile  à  émouvoir;  voilà  comme  j'étais  à 
dix  ans,  de  sorte  que  j'ai  vécu  vingt-deux  ans  en  pure 
perte. 

Tu  me  demandes  quels  sont  m'es  moyens  d'existence? 
C'est  tout  uniment  une  centaine  de  napoléons  que  j'ai  sau- 
vés du  naufrage.  Je  vis  là-dessus,  en  disant  comme  dans 
le  vaudeville  :  Ça  durera,  ça  durera  tant  gu'ça  pourra. 
Ce  petit  ton  gaillard  et  sans  souci  ne  va  guère  avec  ma 
mine  étique  ;  pourtant  je  ne  vois  rien  de  mieux  à  faire  que 
de  prendre  mon  parti  gaiement,  et  de  me  recommander 
pour  le  reste  à  cette  Providence  qui  est  toujours  prête  à 
aider  ceux  qui  ont  confiance  en  elle.  Je  voudrais  bien  te 
dire  que  ma  santé  est  meilleure,  mais  vraiment  il  n'en  est 
rien.  Au  demeurant,  elle  n'a  point  empiré,  et  c'est  toujours 
quelque  chose.  Le  médecin  me  fait  espérer  qu'au  printemps 
je  pourrai  me  rétablir  ;  mais  l'hiver  me  désole,  car  on  ne 
sait  pas  se  chauffer  en  Italie.  Je  n'ai  pas  même  de  chemi- 
née dans  mon  appartement.  Enfin  je  crois  que  j'irai  àNaples 
pour  y  passer  la  mauvaise  saison.  Quant  à  Milan,  je  n'irai 
certainement  pas,  car  si  je  n'aime  pas  les  Anglais,  les 
Autrichiens  ne  me  plaisent  pas  davantage. 


A  M.  Ch 


HH-k 


Florence,  3i  octobre  1816. 


Mon  cher  beau-frère,  je  profite  d'une  occasion  sûre  pour 
vous  écrire  enfin  à  cœur  ouvert,  après  plus  d'un  an  de 
contrainte  ! 

Nous  ne  sommes  pas  encore  au  bout  de  nos  tribulations. 


318  VIE   DE   PLANAT. 

En  débarquant  à  Civita-Vecchia,  un  consul  français  nous 
suscita  d^abord  quelques  désagréments,  mais  à  Rome  ce  fut 
bien  autre  chose.  Comme  à  notre  départ  de  Malte  on  nous 
avait  défendu  de  retourner  en  France,  nous  allâmes  fran- 
chement nous  présenter  à  notre  ambassadeur  pour  savoir 
dans  quelle  situation  nous  nous  trouvions;  le  Blacas,  qui 
est  un  enragé,  ne  voulut  ni  nous  voir,  ni  entendre  parler 
de  nous  ;  on  nous  traita  de  conspirateurs,  de  jacobins,  etc. 
Comme  ces  épithètes  nous  vont  bien  !  Bref,  après  avoir 
bataillé  pendant  cinq  jours  avec  cette  légation,  l'ambassa- 
deur nous  fit  donner  Tordre  par  le  gouvernement  romain 
de  partir  en  vingt-quatre  heures  ;  nous  voilà  donc  en  route 
pour  Florence.  A  Florence,  autre  légation  française,  autres 
tracasseries  ;  mais  au  moins  on  fut  poli  et  on  entendit  rai- 
son, en  sorte  que  jusqu'à  nouvel  ordre  il  fut  convenu  de 
tolérer  notre  séjour  ici.  Il  est  probable  qu'on  nous  y  aurait 
laissés  tranquilles,  si  la  fureur  de  se  faire  remarquer  n'a- 
vait porté  Résigny  à  se  lancer  dans  le  grand  monde.  Il  y  a 
été  accueilli  avec  distinction  ;  des  amis  imprudents  et  des 
femmes  étourdies  y  ont  ajouté  l'intention  de  narguer  la 
légation  française  qu'on  n'aime  pas.  L'envoyé  de  France, 
qui  est  un  vrai  voltigeur,  n'a  pas  entendu  raillerie  ;  il  a  si 
bien  fait  des  pieds  et  des  mains  que  la  police  vient  de  nous 
faire  à  peu  près  le  môme  compliment  qu'à  Rome.  Je  ne 
sais  pas  oîi  cette  persécution  s'arrêtera  ;  cependant,  comme 
on  ne  m'a  point  vu  dans  le  monde  et  qu'il  est  notoire  que 
je  suis  malade  et  dans  les  drogues  jusqu'au  cou,  on  m'ac- 
corde un  délai  que  j'espère  allonger  jusqu'au  mois  de  jan- 
vier. Pour  Résigny,  on  n'a  pas  voulu  lui  laisser  un  moment 
de  répit  ;  il  est  censé  parti,  et  il  partira  en  effet  pour  Vienne 
dans  quatre  jours.  Cette  séparation  m'est  douloureuse,  mais 
je  ne  veux  absolument  pas  de  l'Autriche.  Résigny  a  l'in- 
tention d'y  prendre  du  service.  J'ai  combattu  cette  résolu- 
tion tant  que  j'ai  pu,  mais  inutilement;  c'est  un  parti  pris. 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        31fl| 

Quant  à  moi,  je  n'ai  encore  rien  résolu,  parce  qu'avant  tout 
il  faut  rétablir  cette  maudite  santé.  Cependant  je  ne  m'en- 
dors pas,  et  j'ai  en  train  plusieurs  projets  dont  je  vous 
informerai  plus  tard.  J'ai  recueilli  ce  fruit  de  mes  malheurs 
passés  que  tous  les  petits  désagréments  que  j'éprouve  main- 
tenant ne  me  font  pas  même  l'effet  d'une  piqûre  d'épingle. 
Je  ne  bois,  ne  mange  et  ne  dors  ni  moins  ni  plus  mal  ;  au 
contraire,  cela  réveille  un  peu  et  empêche  qu'on  ne  s'en- 
gourdisse tout  à  fait. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  une  juste  idée  de  ce  qu'est  l'Italie 
maintenant;  mais  si  vous  la  regardez  comme  un  des  pays 
les  plus  misérables  du  monde,  vous  ne  vous  trompez  pas. 
Elle  gémit  sous  un  joug  de  fer,  et  l'on  peut  la  considérer 
comme  une  vaste  province  autrichienne  ;  car  le  gouverne- 
ment autrichien  y  lève  des  tributs  partout  et  y  envoie  ses 
lieutenants  jusqu'en  Toscane.  Naples  et  les  principales 
villes  de  ce  royaume  ont  garnison  autrichienne.  Le  Saint 
Père  n'est  pas  plus  ménagé  qu'un  autre;  à  la  vérité,  il  n'a 
point  de  troupes  à  loger,  mais  il  paie  cette  faveur  à  beaux 
deniers  comptants.  Le  reste  de  l'Italie  est  immédiatement 
sous  la  férule  austriaque.  Vous  dire  que  le  régime  français 
est  regretté  partout  n'est  plus  une  nouvelle  pour  vous  ;  et 
quand  je  dis  partout,  c'est-à-dire  à  Rome  aussi  bien  qu'à 
Milan,  à  Naples  comme  à  Florence.  Le  commerce,  l'agri- 
culture, l'industrie,  tout  languit,  tout  est  mort;  en  récom- 
pense les  meurtres,  les  vols,  le  brigandage  et  la  mendicité 
sont  partout.  Voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  des  souverains 
légitimes  et  un  congrès! 

Au  même. 

Florence,  30  novembre  1816. 

Ma  santé  s'améliore  un  peu,  et  je  crois  qu'à  force  d'ou- 
blier le  passé  et  de  ne  point  songer  à  l'avenir,  je  parvien- 


320  VIE   DE  PLANAT. 

draî  à  la  rétablir.  Résigny  est  décidément  parti  pour  Vienne. 
Je  ne  sais  s'il  réussira  avec  des  gens  si  froids,  si  compas- 
sés, si  lourds  et,  pour  trancher  le  mot,  si  ennemis  des  Fran- 
çais que  le  sont  les  Autrichiens  ;  quant  à  moi,  si  les  circon- 
tances  m'obligeaient  un  jour  à  changer  de  patrie,  ce  n'est 
pas  l'Autriche  que  je  choisirais!  Mais,  Dieu  merci,  je  n'en 
suis  pas  encore  réduit  là,  et  j'espère  même  pouvoir  vous 
embrasser  à  Paris  le  printemps  prochain,  car  il  n'y  a  vrai- 
ment plus  d'autres  obstacles  à  ma  rentrée  en  France  que  la 
saison  et  ma  mauvaise  santé.  La  légation  française  m'ayant 
invité  à  rentrer  en  France,  je  désire  savoir  comment  j'y 
serai  reçu  et  ce  que  j'aurai  à  espérer;  je  vous  prie  donc  de 
vous  informer  si,  en  retournant  en  France,  on  me  rendra 
mon  grade  et  mes  autres  attributions.  J'attendrai  votre 
réponse  pour  m'expliquer  catégoriquement  vis-à-vis  de  l'en- 
voyé de  France.  Vous  connaissez  toute  mon  affaire  et  pou- 
vez donner  à  cet  égard  tous  les  renseignements  désirables. 
Jusqu'à  présent  je  me  suis  expliqué  sans  détour  et  avecla 
plus  grande  franchise.  C'est  une  voie  que  je  suivrai  tant 
que  je  pourrai,  car  je  hais  tout  ce  qui  est  louche  et  tor- 
tueux. Malgré  tous  les  lieux  communs  qu'on  débite  sans 
cesse  contre  la  droiture  et  la  probité,  je  suis  persuadé  qu'on 
gagne  toujours  à  les  prendre  pour  guides. 

Mon  langage  d'aujourd'hui  ne  s'accorde  guère  avec  celui 
de  la  lettre  que  je  vous  ai  envoyée  il  y  a  un  mois  par  K***; 
mais  c'est  que  peu  de  jours  après  son  départ  les  choses  ont 
changé  pour  moi.  M.  le  duc  de  Richelieu  n'a  pas  approuvé 
la  persécution  ridicule  que  M.  de  Rlacas  exerçait  contre 
nous  et  a  au  contraire  envoyé  les  ordres  les  plus  précis 
pour  qu'on  facilite  notre  retour  en  France*.  J'étais  encore 
à  même  de  profiter  de  la  protection  qui  m'est  offerte,  mais 

1.'  On  connaît  la  lutte,  alors  dans  toute  son  ardeur,  du  parti  ultra-royaliste 
contre  le  ministère,  comparativement  libéral,  do  M.  de  Richelieu. 
Une  ordonnance  royale  du  5  septembre  1816,  on  dissolvant  la  Chambre, 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        321 

Résigny,  poursuivi  plus  vivement  que  moi,  avait  déjà  pris 
des  engagements  vis-à-vis  de  l'Autriche  et  a  cru  son  hon- 
neur intéressé  à  ne  point  les  rompre.  J'ai  été  bien  affligé, 
comme  vous  pouvez  le  croire,  qu'il  ait  pris  un  parti  aussi 
extrême,  mais  il  faut  convenir  qu'on  l'y  a  poussé  l'épéc 
dans  les  reins. 

A  Madame  D***. 

Florence,  4  janvier  1817. 

Comment  est-il  possible,  ma  chère  Henriette,  que  depuis 
plus  de  trois  mois  tu  ne  m'aies  point  donné  de  tes  nou- 
velles? Il  me  semble  que  je  n'ai  pas  mérité  cet  abandon. 

11  y  a  un  an  qu'à  pareil  jour,  enfermé  dans  ce  triste  fort 
Manuel,  j'éprouvai  une  joie  des  plus  vives,  en  recevant 
vos  premières  lettres  depuis  notre  séparation;  ce  fut  le  pre- 
mier rayon  de  bonheur  et  d'espoir  que  m'ait  envoyé  la  Pro- 
vidence après  les  tristes  événements  du  mois  de  juin  1815; 
des  jours  comme  ceux-là  font  époque  dans  la  vie,  et  le  4  jan- 
vier sera  toujours  pour  moi  aunombredes  bons  jours. Mais 
pour  cette  fois,  il  ne  sera  pas  au  nombre  des  plus  beaux, 
car  il  pleut  à  verse  et  je  suis  seul  dans  ma  chambre,  où  je 
m'ennuie  à  lire  la  vie  de  Sixte-Quint.  Nous  voici  pourtant 
dans  la  véritable  saison  des  plaisirs  dont  la  signora  Be£fana 
donnera  le  signal  après-demain.  C'est  alors  que  les  Floren- 
tins jettent  leurs  bonnets  par-dessus  les  moulins  !  La  loge, 
la  voiture  et  le  domino  sont  aussi  indispensables  que  boire, 
manger  et  dormir;  il  n'y  a  pas  moyen  de  s'en  passer;  on 
vendrait  plutôt  sa  chemise.  Cette  fureur  des  plaisirs  est 
vraiment  épidémique;  les  gens  les  plus  sérieux  en  sont 
atteints  comme  les  autres,  mais  ce  qui  la  rend  plus  pi- 

aTsdt  annoncé  la  fin  du  régime  »  inauguré  en  France  depuis  le  mois  d'octobre 
1815,  connu  sous  le  nom  de  terreur  blanche,  ainsi  que  le  retour  aux  mesures 
conciliatrices,  p.  p. 

21 


322  VIE   DE   PLANAT. 

quante,  c'est  le  mélange  des  diverses  nations  et  le  contraste 
qu'il  présente.  Les  Florentins  et  les  Anglais  par  exemple 
sont  les  antipodes  ;  les  uns  pétillent  d'esprit^  de  gentillesse 
et  de  vivacité  ;  les  Anglais  au  contraire  sont  gauches,  lourds 
et  taciturnes  ;  Tennui  leur  tient  partout  fidèle  compagnie. 
Chez  les  femmes  ces  jdifférences  se  remarquent  moins  ;  elles 
ont  un  but  commun  dans  tous  les  pays  du  monde,  c'est  le 
désir  de  plaire,  etc.  Tu  vas  croire,  peut-être',  que  je  suis 
relancé  dans  le  monde,  point  du  tout;  je  fais  toutes  ces 
observations-là,  du  coin  de  mon  feu,  par  les  yeux  de  mes 
amis;  car  j'en  ai,  des  amis,  parmi  lesquels  je  compte  le 
médecin  qui  me  soigne,  une  famille  alsacienne  de  cinq  à 
six  personnes,  et  le  secrétaire  de  la  légation  française  qui 
n'est  pas  un  éteignoir  et  qui  m'a  rendu  des  services.  Je  me 
porte  beaucoup  mieux.  Me  voilà  réconcilié  avec  la  vie  et  il 
n'est  pas  besoin  de  dire  que  l'esprit  s'en  ressent.  On  reprend 
de  l'espoir,  du  courage  et  de  la  gaieté. 

Je  voulais  t' écrire  une  lettre  un  peu  sèche  et  je  vois  que 
je  bavarde  comme  si  je  tisonnais  au  coin  de  ce  feu  que  tu 
sais  bien.  Il  n'y  a  donc  pas  moyen  de  se  fâcher  avec  vous 
autres,  tas  de  faigniantsi  Adieu  donc,  belle  indifférente! 

A  M.  et  Madame  Ch*"*. 

Florence,  5  janvier  1817. 

Il  ne  faudrait  pas  me  prier  beaucoup,  chers  amis,  pour 
me  déterminer  à  rentrer  en  France.  Je  suis  même  là-dessus 
d'une  faiblesse  qui  m'a  engagé  dans  quelques  démarches 
que  j'aimerais  presque  autant  n'avoir  pas  faites.  Ces  sœurs, 
ces  beaux-frères,  ces  coins  du  feu,  et  puis  cet  isolement 
dans  une  terre  étrangère,  tout  cela  vous  assiège  et  vous  rend 
couard.  Je  n'ose  entreprendre  le  voyage  d'Amérique,  car, 
outre  ma  mauvaise  santé,  quelle  effroyable  barrière  que 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        323 

dix-huit  cents  lieues  d'eau  entre  soi  et  tout  ce  qu'on 
aiïectionne;  faut-il  donc  pour  conserver  l'existence  renon- 
cer aux  seuls  objets  qui  attachent  à  la  vie? 

Deux  moyens  me  sont  offerts  ici  :  le  commerce  et  l'en- 
seignement; je  ne  puis  plus  en  attendre  un  sort  brillant. 
Néanmoins^  je  pourrai  y  gagner  ma  vie,  et  c'est  encore 
beaucoup  de  végéter  dans  un  temps  où  les  trois  quarts  des 
hommes  meurent  de  faim. 

Mais  avant  tout  je  veux  rétablir  ma  santé,  et  cette  volonté 
est  si  ferme  qu'elle  commence  à  opérer;  si  je  guéris,  ce 
sera  un  bel  exemple  de  ce  que  peut  une  détermination  bien 
prise.  Je  n'épargne  rien  pour  arriver  à  ce  but:  soins  minu- 
tieux pour  ma  personne,  docilité  aveugle  aux  conseils  des 
médecins,  attention  à  fuir  le  chagrin  et  à  rechercher  des 
distractions  et  des  divertissements  honnêtes,  tout  est  mis 
en  œuvre.  Et  je  m'en  trouve  tellement  bien  que,  depuis 
un  an,  je  ne  crois  pas  m'ôtre  porté  aussi  bien  que  je  fais 
maintenant.  Ma  santé  me  parait  si  miraculeuse,  que  je  n'ose 
quasi  me  remuer ^  de  crainte  d'une  rechute  ! 

A  M.  le  chevalier  de  Vemègues, 
envoyé  de  France  à  Florence. 

Florence,  15  janvier  1817. 

Monsieur  le  chevalier,  lorsque  le  9  novembre  dernier  j'ai 
manifesté  à  Votre  Exe.  le  désir  de  rentrer  dans  mes  foyers,  j 'es- 
pérais, et  tout  faisait  croire,  que  la  loi  suspensive  de  laliberté 
individuelle  serait  rapportée.  Cette  loi  est  maintenue,  et  je 
ne  doute  nullement  que  ce  ne  soit  par  des  motifs  indispen- 
sables'. Je  dois  donc  déclarer  franchement  à  Votre  Exe.  que 

1 .  L'acharnement  du  parti  ultra  avait  empêché  le  ministère  do  donner  suite 
aux  projets  annoncés.  La  loi  suspensive  de  la  liberté  individuelle  était  con- 
servée pour  un  an  encore,  f.  p. 


324  VIE  DE  PLANAT. 

je  ne  rentrerai  jamais  en  France  sous  Tempire  de  cette  loi. 
Je  viens  d'éprouver  dans  les  prisons  de  Malte  tout  ce  qu'a 
d'affreux  une  détention  arbitraire  et  non  méritée  ;  les  suites 
de  cette  cruelle  captivité  ont  tellement  altéré  ma  santé 
qu'elle  ne  résisterait  pas  à  une  seconde  épreuve.  Dans  un 
temps  plus  tranquille,  cette  loi  ne  m  aurait  point  effrayé» 
mais  les  partis  s'agitent  encore;  il  y  a  des  troubles;  les  mi- 
litaires à  demi-solde  en  sont  désignés  comme  les  auteurs 
parles  députés  mêmes,  et  je  me  trouverai  dans  cette  mal- 
heureuse catégorie.  Je  sais  tout  ce  qu'a  de  rassurant  la 
composition  actuelle  du  ministère;  rien  n'est  plus  propre 
à  inspirer  de  la  confiance  que  le  noble  caractère  de  M.  le 
duc  de  Richelieu  ;  mais  lui-même  est  en  ^butte  aux  coups 
d'une  faction  puissante,  et  si  cette  faction  parvient  à  le  ren- 
verser,   que  deviendront  ceux  dont  toute  la  sécurité   se 
fonde  sur  la  permanence  de  son  ministère? 

Je  vous  ai  faitma  profession  de  foi,  monsieur  le  chevalier, 
et  je  ne  crains  pas  de  vous  en  répéter  les  expressions  par 
écrit.  Lorsque  j'ai  accompagné  Napoléon  dans  sa  retraite, 
je  n'ai  été   mû  par  aucun  motif  politique;  j'ai  suivi  les 
mouvements  de  la  reconnaissance,  ceux  d'un  attachement 
profond,  et  cette  sorte  d'entraînement  que  fait  éprouver 
l'infortune  d'un  grand  homme.  Mes  sentiments  à  cet  égard 
seront  invariables,  quelles  que  soient  les  circonstances. 
J'ose  croire  que  les  hommes  justes  et  éclairés  ne  m'en 
feront  point  un  crime.  Mais  ceux  que  la  passion  aveugle, 
ceux  qui  voudraient  nous  forcer  à  dépouiller  en  un  instant 
des  affections  de  vingt  années,  ceux  que  la  vue  du  malheur 
irrite  et  qui  n'ont  d'affection  que  pour  le  pouvoir,  ceux-là 
m'en  feront  un  crime,  et  leur  nombre  est  grand  en  France. 
Cependant  ma  résolution  de  suivre  Napoléon  n'était  point 
un  acte  d'hostilité  contre  le  gouvernement  des  Bourbons; 
loin  de  là,  je  respecte  ce  gouvernement  par  cela  seul  qu'il 
est  établi;  et  qu'il  est  le  gouvernement  de  mon  pays.  Je 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        325 

suis  disposé  à  Taimer  lorsque  je  le  verrai  faire  le  bonheur 
et  la  gloire  de  la  France.  Je  regarde  comme  coupable  toute 
tentative  pour  le  renverser,  parce  que  les  biens  qui  résul- 
tant d'un  changement  de  gouvernement  sont  toujours  dou- 
teux, tandis  que  les  maux  sont  certains;  nous  en  avons  fait 
de  cruelles  épreuves. 

Voilà,  monsieur  le  chevalier,  ce  que  j'ai  dit  souvent  à 
Votre  Exe.  Je  ne  lui  aijamaisfaitdeces  protestations  outrées 
et  ridicules,  langage  ordinaire  de  ceux  qui  se  vendent  à 
tous  les  partis.  Je  ne  suis  point  un  factieux;  j'aime  ma 
patrie  au  delà  de  toute  expression,  et  si  demain  elle  était 
menacée,  vous  me  verriez  demander  à  combattre  ses  enne- 
mis, comme  volontaire  et  dans  les  derniers  rangs  de  Tar- 
méc,  sans  m'informer  du  gouvernement  qui  la  régit. 

J'ose  croire,  monsieur  le  chevalier,  que  vous  me 
connaissez  assez  pour  être  persuadé  de  ma  sincérité  et 
de  la  pureté  de  mes  intentions.  En  m'exilant  momenta- 
nément de  la  France,  je  ne  renonce  point  au  titre  de  Fran- 
çais. Je  conserve  Tespoir  d  y  rentrer  dès  que  le  rétablis- 
sement complet  de  Tordre  et  de  la  tranquillité  permettra 
de  nous  rendre  toute  la  plénitude  de  nos  droits,  et  ce  mo- 
ment ne  peut  être  éloigné.  Mais,  dans  l'état  actuel  des 
choses,  mon  existence  y  serait  trop  pénible. 

Votre  Exe.  a  l'esprit  trop  juste  pour  ne  pas  apprécier  la 
force  de  mes  motifs.  Je  la  prie  donc  de  vouloir  bien  demander 
à  M.  le  duc  de  Richelieu  l'autorisation  de  m'accorder  des 
passeports  pour  telle  contrée  de  l'Europe  ou  de  l'Amérique 
où  mes  intérêts  peuvent  m'appeler;  je  dis  mes  intérêts, 
parce  que  n'ayant  qu'une  fortune  très  médiocre,  je  dois 
chercher  à  me  créer  de  nouveaux  moyens  d'existence. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


326  VIE   DE   PLANAT. 


A  M.  et  Madame  Ch*^\ 

Florence,  28  mars  1817. 

Je  dois  à  votre  amiti<^,  mes  chers  amis,  de  vous  donner 
quelques  détails  sur  un  projet  que  j'avais  formé  pour  mon 
avenir  et  qui  m'avait  décidé  à  faire  le  voyage  de  Rome. 
Malheureusement,  l'accueil  que  j'ai  reçu  de  la  part  du 
gouvernement  romain,  instigué  par  notre  cher  ambassa- 
deur, m'a  convaincu  qu'il  fallait  renoncer  à  ce  projet.  Mon- 
signor  Pacca,  gouverneur  de  Rome,  m'a  fait  l'honneur  de 
me  dire  :  que  la  ville  de  Rome  et  M.  Planât  ne  pourraient 
jamais  s'accorder  ensemble!  Cette  importance  politique 
qu'on  veut  me  donner  malgré  que  j'en  aie  me  divertirait 
fort,  si  elle  n'était  toujours  accompagnée  de  persécutions 
qui  m'empêchent  de  pourvoir  à  mon  existence.  Il  y  a  à 
Rome  un  brave  négociant,  nommé  L...,  qui,  pendant  un 
séjour  de  deux  mois  qu'il  a  fait  à  Florence  cet  hiver,  m'a- 
vait pris  dans  une  telle  affection  qu'il  voulait  m'associer 
à  son  commerce  sans  aucune  mise  de  fonds,  et  pour  le  seul 
plaisir  d'obliger  un  être  malheureux.  Un  pareil  désinté- 
ressement ne  se  rencontre  pas  souvent  chez  les  négociants. 
J'allais  accepter  les  oflFres  de  ce  bon  M.  L...,  et  c'était  là  le 
motif  de  mon  voyage  à  Rome.  Mais  le  Blacas,  toujours 
enragé,  n'a  voulu  ni  me  voir  ni  m'entendre,  et  m'a  fait 
signifier  l'ordre  de  quitter  Rome  en  vingt-quatre  heures. 
Tout  le  monde  est  indigné  de  sa  conduite,  et  je  me  propose 
d'en  porter  mes  plaintes  à  M.  le  duc  de  Richelieu*. 

Une  dernière  corde  à  mon  arc  est  un  emploi  qu'on  m'of- 

1.  n  répugnait  au  caractère  de  L.  Planât  de  porter  plainte  et,  après  ré- 
flexion, il  préféra  adresser  directement  à  M.  de  Blacas  qui,  disait-on,  s'était 
exprimé  sur  son  compte  d'une  manière  outrageante,  une  sorte  de  factum.  f.  p. 
Nous  l'abrégeons. 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        327 

fre  près  du  prince  de  Montfort  (l'ex-roi  de  Westphalie), 
établi  dans  une  maison  de  campagne  auprès  de  Vienne. 
Peut-être  serai-je  forcé  de  l'accepter.  Ce  ne  sera  pas  sans 
un  vif  chagrin  que  je  quitterai  ce  beau  pays  de  Tltalie; 
tout  bien  compté,  tout  bien  balancé,  c'est  encore  le  pre- 
mier pays  du  monde. 


A  Son  Exe.  le  comte  de  Blâcas  d'Aulps, 
Ambassadeur  extraordinaire  de  Sa  Majesté  très-chrétienne 

près  la  cour  de  Rome. 

Florence,  2  avril  1817. 

Monseigneur, 

...  Lorsque  j'arrivai  à  Rome,  il  y  a  six  mois,  vous  m'en  fîtes 
chasser  par  le  gouvernement;  mais  alors  les  circonstances 
étaient  différentes  et  pouvaient  servir  d'excuse  à  un  mi- 
nistre qui  craint  de  se  compromettre  et  de  nuire  à  la  cause 
qu'il  sert.  Je  sortais  des  prisons  de  l'Angleterre;  j'avais 
été  détenu  à  Malte,  dans  une  même  forteresse,  avec  les  gé- 
néraux Savary  et  Lallemand;  j'étais,  au  mois  de  juin  1815, 
officier  d'ordonnance  de  Napoléon  et  j'avais  témoigné  un 
vif  désir  de  l'accompagner  dans  sa  retraite.  D'un  autre  côté, 
la  France  était  agitée  et  l'autorité  du  roi  n'y  était  pas 
encore  bien  affermie.  Toutes  ces  circonstances  pouvaient 
à  cette  époque  vous  faire  hésiter  à  m'accorder  votre  pro- 
tection. Il  est  bien  vrai  que  je  n'étais  compris  sur  aucune 
liste  d'exil;  mais  on  pouvait  croire  que  j'appartenais  à 
Tune  de  ces  ingénieuses  catégories  inventées  par  M.  le  duc 
de  Feltre,  ou  que  j'étais  l'objet  d'une  mesure  de  police 
particulière.  Bref,  je  trouvai  alors  qu'on  ne  pouvait,  jus- 
qu'à  un  certain  point,  blâmer  Votre  Exe. 

Mais  aujourd'hui  que  la  fureur  des  partis  est  assoupie, 
aujourd'hui  que  tous  nos  efforts  doivent  tendre  à  l'étein- 


328  VIE   DE  PLANAT. 

dre,  aujourd'hui  que  tous  les  Français  sont  des  Français, 
quelle  qu'ait  été  leur  conduite  politique,  comment  peut-on 
expliquer  les  étranges  procédés  de  Votre  Exe?  Lorsque 
vous  me  fîtes  renvoyer  de  Rome,  il  y  a  six  mois,  je  me 
rendis  à  Florence  où  je  trouvai  enfin  un  asile,  grâce  aux 
principes  de  sagesse  et  de  modération  du  gouvernement 
de  la  Toscane,  car  Votre  Exe,  en  me  refusant  un  passe- 
port, m'avait  mis  dans  le  cas  d'être  arrêté  comme  un  va- 
gabond. Fort  heureusement  encore  je  trouvai  dans  le 
ministre  français  à  Florence,  M.  de  Vemègues,  un  homme 
d'esprit  et  de  bon  sens.  Obligé  de  céder  à  l'influence  que 
vous  exercez  sur  les  petites  légations  françaises  en  Italie, 
il  n'osa  m'accorder  ouvertement  son  appui,  avant  d'avoir 
pris  les  ordres  de  son  gouvernement;  mais  du  moins,  il 
ne  poussa  pas  plus  loin  la  persécution.  Comme  Français, 
il  ne  vit  en  moi  qu'un  compatriote  dans  le  malheur;  touché 
de  l'état  de  dépérissement  où  m'avaient  réduit  les  prisons 
de  l'Angleterre,  il  favorisa  tacitement  mon  séjour  à  Flo- 
rence. Mais  si,  au  lieu  de  rencontrer  en  lui  un  homme 
sage,  humain  et  modéré,  j'avais  encore  trouvé  un  homme 
dur,  borné  et  passionné,  je  demande  à  Votre  Exe.  où  se 
serait  arrêtée  cette  vie  errante  qu'elle  m'avait  fait  com- 
mencer? 

M.  le  duc  de  Richelieu,  consulté  à  mon  sujet,  fit  la  ré- 
ponse qu'on  devait  attendre  d'un  esprit  droit,  ferme  et 
éclairé,  qui  regarde  comme  indigne  d'un  grand  gouverne- 
ment toutes  ces  petites  tracasseries.  Il  donna  l'ordre  à 
M.  de  Vemègues  de  me  prendre  sous  sa  protection,  et  de 
me  donner  des  passeports,  non  seulement  pour  la  France, 
mais  encore  pour  tout  autre  pays  où  pourraient  m'appeler 
mes  intérêts.  C'est  d'après  ces  instructions  que  M.  de 
Vemègues  m'avait  accordé,  le  5  du  mois  dernier,  un  pas- 
seport pour  Rome.  Je  veux  bien  dire  à  Votre  Exe.  les  mo- 
tifs qui  m'y  appelaient.  Ayant  perdu,  par  suite  des  der- 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        329 

nîers  événements,  le  fruit  de  onze  années  de  service  et  me 
voyant  réduit  à  de  faibles  moyens  d'existence,  je  trouvai 
dans  M^**,  négociant  français  établi  à  Rome,  un  ami  gé- 
néreux et  désintéressé  qui  m'offrit  de  mî'associer  à  son 
commerce.  J'acceptai  avec  joie,  et  partis  sur-le-champ  pour 
Rome  où  j'arrivai  le  12  du  mois  dernier. 

Le  lendemain,  je  me  présentai  à  l'hôtel  de  l'ambassade;  * 
Votre  Exe.  venait  de  partir  pour  Albano,  mais  son  premier 
secrétaire  me  dit  que  Votre  Exe,  sans  vouloir  entrer  dans 
les  motifs  de  mon  voyage,  le  désapprouvait  entièrement  et 
qu'elle  ne  souffrirait  point  mon  séjour  à  Rome;  qu'elle 
serait  même  étonnée  d'apprendre  que  j'y  fusse  arrivé,  ayant 
invité  le  gouvernement  romain  à  me  faire  arrêter  aux 
frontières.  Cet  accueil  me  surprit;  je  demandai  à  M.  le  secré- 
taire si  vous  étiez  informé  que  j'étais  muni  d'un  passeport 
en  règle,  délivré  au  nom  du  Roi.  Il  me  répondit  que  Votre 
Exe.  en  avait  été  informée  par  une  lettre  particulière  de  M.  de 
Vernègues,  mais  qu'en  la  recevant  elle  s'était  écriée  : 
«  Voilà  de  Vernègues  qui  me  renvoie  un  homme  que  j'ai 
fait  chasser  de  Rome  l'an  passé!  Il  n'y  a  qu'un  émigré 
qui  soit  capable  de  faire  une  pareille  bêtise  !  »  A  cela, 
j'objectai  la  lettre  de  M.  le  duc  de  Richelieu  qui  semblait 
ne  mettre  aucune  différence  entre  moi  et  le  reste  des  Fran- 
çais, et  je  demandai  enfin  les  motifs  de  la  rigueur  dont  Votre 
Exe.  usait  envers  moi.  On  me  répondit  que  je  devais  bien 
les  deviner  :  «  que  j'avais  été  attaché  à  Napoléon;  que  j'a- 
vais joui  de  sa  confiance;  que  j'avais  été  en  prison  avec 
Savary;  qu'on  pouvait  croire  que  j'avais  des  instructions 
secrètes;  qu'il  existait  une  vaste  conspiration  contre  la 
monarchie;  qu'il  y  avait  à  Rome,  dans  la  famille  Bona- 
parte, un  foyer  d'opposition  contre  le  gouvernement  du 
roi;  qu'il  était  de  la  prudence  d'en  éloigner  tous  les  in- 
dividus suspects;  enfin,  ajouta-t-on,  il  y  a  à  Rome  dix- 
huit  Bonapartes!  » 


330  VIE   DE  PLANAT. 

Mais^  Monseigneur,  si  c'est  un  crime  irrémissible  que 
d'avoir  été  attaché  à  l'Empereur  Napoléon,  la  France  en- 
tière serait  coupable.  Les  conseils  du  roi,  sa  garde,  ses 
armées,  sanoblesse,  sont  remplis  des  créatures  de  Napoléon. 
M.  le  duc  de  Mortemart,  pair  de  France  et  capitaine- 
général  des  Cent-Suisses,  a  été,  comme  moi,  officier  d'or- 
donnance de  l'Empereur;  il  lui  a  donné  des  preuves  d'atta- 
chement et  en  a  reçu  des  marques  de  confiance.  S'il  lui 
prenait  fantaisie  de  venir  à  Rome,  Votre  Exe.  Ten  ferait- 
elle  chasser?  Quant  aux  instructions  secrètes  qu'on  suppose 
que  j'ai  pu  recevoir  du  duc  de  Rovigo,  cela  est  petit  et  mi- 
sérable, et  ne  mérite  pas  de  réfutation.  C'est  un  de  ces 
fantômes  que  l'on  crée  pour  se  donner  de  l'importance, 
sans  penser  que  par  là  on  avilit  son  gouvernement,  en 
faisant  croire  qu'il  partage  des  craintes  aussi  puériles  et 
aussi  ridicules.  Qu'un  extravagant  comme  M.  de  Chateau- 
briand écrive  :  qu'il  existe  une  vaste  conspiration  contre  la 
monarchie j  cela  se  conçoit;  que  des  sots  et  des  gobe-mou- 
ches prennent  à  la  lettre  ces  phrases  ampoulées,  cela  se 
conçoit  encore;  mais  que  l'ambassadeur  extraordinaire 
d'une  des  principales  puissances  de  l'Europe  répète  de 
pareilles  sornettes,  voilà  ce  qui  sera  toujours  inconcevable. 
Lorsqu'on  me  dit  qu'il  y  avait  à  Rome  dix-huit  Bonaparies, 
j'ai  cru  d'abord  que  c'était  une  plaisanterie,  mais  en  y  ré- 
fléchissant, j'ai  reconnu  que  Votre  Exe.  savaitcompter.il  y 
a  véritablement  dix-huit  Bonapartes  à  Rome  en  y  compre- 
nant Madame  Mère,  le  cardinal  Fesch,  la  princesse  Pau- 
line et  les  huit  petites  filles  de  Lucien.  Quel  foyer!  Quels 
conspirateurs!  Eh,  Monseigneur,  ne  voyez- vous  pas  com- 
bien cela  est  ridicule?  Vous  appelez  la  famille  Ronaparte 
un  foyer  d'opposition;  ah!  vraiment,  il  y  a  bien  d'autres 
foyers  à  Rome,  et  il  ne  faut  pas  y  séjourner  longtemps 
pour  les  reconnaître.  Cependantils  ont  échappé  à  la  perspi- 
cacité de  Votre  Exe.  C'est  ce  qui  arrive  ordinairement  lors- 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        33i 

qu'on  se  noie  dans  dés  détails  de  petites  intrigues.  Cela 
rappelle  les  rapports  secrets  du  consul  de  Livourne  en  1815  ; 
ils  étaient  remplis  de  récits  d'aventures  galantes,  ou  de 
propos  de  café  de  Tîle  d'Elbe,  et  cependant  Napoléon  dé- 
barquait au  golfe  Juan. 

Je  discutai  mes  droits  avec  M.  votre  secrétaire,  qui  me 
parut  être,  bien  malgré  lui,  l'interprète  de  la  passion  et  de 
l'injustice.  D'après  son  conseil,  je  pris  le  parti  d'écrire  à  Votre 
Exe.  dans  des  termes  que  je  crois  décents  et  respectueux.  Je 
finissais  par  demandera  Votre  Exe.  la  permission  de  lui  re- 
mettre moi-môme  la  lettre  de  recommandation  de  M.  de 
Vemègues  dont  j'étais  porteur.  A  cela.  Votre  Exe.  me  fit 
répondre  verbalement  «  qu'elle  ne  voulait  point  me  voir, 
et  que  si  j'avaisune  lettre  pourelle,je  pouvais  la  remettre  à 
son  portier  ». 

Mais  je  passe  à  un  fait  plus  grave.  Monsieur  votre  secré- 
taire me  demanda,  toujoursde la partde  Votre  Exe,  pourquoi 
je  ne  passerais  pas  en  Autriche.  «  Le  gouvernement  de  ce 
pays,  ajouta-t-il,  accueille  volontiers  les  Français  mécon- 
tents, et  surtout  ceux  qui,  comme  vous,  ont  approché 
Bonaparte;  il  parait  que  ça  entre  dans  sa  politique.  Allez-y, 
je  suis  persuadé  que  vous  y  serez  bien  reçu.  »  L'ai-je  bien 
entendu ,  Monseigneur?  Quoi  !  C'est  vous  qui  engagez  des 
Français  à  abandonner  la  France,  pour  se  réunir  à  ses 
ennemis?  C'est  vous  qui  repoussez  du  sein  de  la  patrie  des 
hommes  qui  ne  demandent  qu'à  y  rentrer?  Ah ,  vous  aurez 
beau  faire,  quel  que  soit  le  gouvernement  de  la  France, 
des  hommes  tels  que  moi  seront  toujours  prêts  à  verser 
encore  leur  sang  pour  sa  défense  ;  jamais  ils  ne  trempe- 
ront leurs  mains  dans  le  sang  des  Français  ;yamat>  ils  ne 
guideront  d'avides  et  cruels  étrangers  pour  venir  ravager 
cette  terre  sacrée. 

Mais  il  parait  que  c'est  un  parti  pris  par  Votre  Exe.  Il  y  a 
six  mois  queM.  Artaud,  alors  son  premier  secrétaire,  me  tint 


332  VIE  DE   PLANAT. 

absolument  le  même  langage,  et  il  ajouta  ironiquement  : 
«  Pour  rentrer  en  France,  il  n'y  faut  pas  penser;  mais 
qui  sait  ce  qui  peut  arriver;  vous  resterez  en  exil  deux  ans, 
trois  ans,  plus  ou  moins;  les  émigrés  y  sont  bien  restés 
plus  de  vingt  ans;  moi-môme  j*ai  été  persécuté  pendant 
sept  ans  et  me  voilà.  Allez  à  Gratz;  on  s'y  amuse  beaucoup, 
on  y  joue  la  comédie,  etc.  »  Je  m'abstiens  de  toute  réflexion 
sur  des  discours  si  peu  conformes  à  la  décence  et  à  la  di- 
gnité du  caractère  diplomatique. 

Deux  jours  après,  je  reçus  de  la  police  de  Rome  l'ordre 
de  me  rendre  chez  le  gouverneur,  Monsignor  Pacca.  Il  me 
dit  :  «  Vous  savez  bien  quelle  est  votre  position,  et  vous 
ne  devez  pas  ignorer  que  M.  Planât  et  la  ville  de  Rome 
ne  peuvent  jamais  aller  ensemble;  ainsi,  il  faut  vous  pré- 
parer à  partir  demain  matin.  »  J'observai  à  Monsignor 
Pacca  que  l'on  me  faisait  assurément  trop  d'honneur,  mais 
que  le  délai  accordé  était  un  peu  court.  Je  lui  demandai 
quel  crime  j'avais  commis  pour  être  traité  si  rigoureuse- 
ment :  mes  papiers  étaient  en  règle;  je  ne  troublais  point 
le  bon  ordre;  si  l'on  avait  quelque  raison  de  me  suspecter, 
je  me  soumettais  à  toutes  les  mesures  de  surveillance 
qu'on  jugerait  convenables.  Monsignor  me  répondit  que 
chacun  était  maître  chez  soi,  et  que  Sa  Sainteté  ne  voulait 
point  me  souffrir  dans  ses  États.  «  Mais  au  moins,  lui 
dis-je,  on  ne  peut  sans  injustice  me  refuser  le  délai  maté- 
riellement nécessaire  pour  partir;  je  n'ai  point  de  voiture 
à  moi,  et  je  ne  puis  trouver  d'occasion  pour  Florence 
avant  le  19.  »  Monsignor  Pacca  termina  ce  colloque  en  di- 
sant :  «  Si  je  m'étais  rendu  à  l'invitation  de  votre  ambassa- 
deur, vous  ne  seriez  pas  entré  à  Rome;  si  je  faisais  mon 
devoir,  je  vous  ferais  partir  sur-le-champ;  je  veux  bien 
vous  donner  un  délai  de  vingt-quatre  heures,  le  reste 
vous  regarde,  et  si  demain  vous  n'êtes  pas  parti,  figlio  mio^ 
non  v*è  rimedio,  je  vous  ferai  arrêter.  »  Il  n'y  avait  rien  à 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPOiNDANCE.        333 

répondre  à  un  langage  si  précis.  Aussi,  après  m'ètre  incliné 
respectueusement,  je  sortis  sans  proférer  une  parole.  Je 
dois  cependant  rendre  justice  à  Monsignor  Pacca  :  il  me  dit 
tout  cela  d'un  ton  fort  doux  et  il  eut  même  Textréme 
bonté  de  fixer  les  boucles  de  ses  souliers,  pendant  tout  le 
temps  que  dura  cet  entretien. 

Voilà  donc  un  sujet  du  roi  de  France,  muni  d'un  passe- 
port délivré  par  un  de  ses  ministres,  et  recommandé  par- 
ticulièrement àlabienveillancede  Votre  Exe, prêt  à  se  voir 
arrêté  arbitrairement  et  traîné  en  prison,  sous  vos  yeux,  au 
mépris  des  droits  du  gouvernement  que  vous  représentez. 
Dans  cette  circonstance  je  crus  qu'il  était  de  mon  devoir, 
comme  Français,  de  tenter  un  dernier  effort.  Je  me  rendis 
chez  votre  secrétaire,  et  je  lui  dis  :  «  11  m'est  impossible  de 
partir  avant  mercredi,  et  comme  je  suis  menacé  d'être 
arrêté  demain,  il  ne  me  reste  autre  chose  à  faire  qu'à  me 
réfugier  à  l'hôtel  de  l'ambassade.  Là  je  suis  en  France; 
personne  n'osera  violer  cet  asile,  et  je  n'en  sortirai 
que  pour  monter  en  voiture  et  quitter  la  pétaudière  de 
Rome.  » 

M.  J...  parut  surpris  et  resta  quelque  temps  sans  me  ré- 
pondre. A  la  fin,  il  me  dit  :  qu'il  pouvait  m'assurer  que  Votre 
Exe.  ne  permettrait  point  que  je  restasse  dans  son  hôtel, 
que  c'était  un  parti  extrême  et  qu'on  trouverait  bien  un 
tempérament  pour  arranger  l'afiaire. 

Enfin,  Monseigneur,  je  vous  ai  poussé  dans  vos  derniers 
retranchements,  mais  aussi  Votre  Ëxc.  acomblé  la  mesure... 
...  Il  faut,  manda  Votre  Exe.  (à son  secrétaire),  que  ces  gens- 
là. sachent  un  peu  de  quel  bois  je  me  chauffe!...  Je  neveux 
pas  voir  M.  Planât,  qui  a  été  officier  d'ordonnance  de 
Monsieur  Bonaparte,  qui  a  voulu  le  suivre  à  Sainte-Hélène; 
qui  a  été  retenu  prisonnier  par  le  gouvernement  anglais 
avec  Savary  et  Lallemand.  Il  ne  peut  jamais  rien  y  avoir 
de  commun  entre  nous  ;  je  ne  puis  ni  ne  dois  lui  accorder 


334  VIE   DE   PLANAT. 

ma  protection;  s'il  a  des  lettres  pour  moi,  il  peut  les 
remettre  à  mon  suisse. 

...Votre  Exe.  déclare  qu'elle  ne  peut  ni  ne  doit  m'accorder 
sa  protection.  Qu'il  me  soit  permis  d'en  douter;  car,  pour 
ajouter  foi  à  cette  assertion,  il  faudrait  renoncer  à  la  con- 
fiance que  doivent  inspirer  les  promesses  du  roi  ;  il  faudrait 
croire  que  le  gouvernement  français,  tout  en  professant 
extérieurement  la  modération,  l'oubli  du  passé,  le  désir 
de  l'union  et  de  la  concorde,  donne  en  secret  à  ses  agents 
des  instructions  opposées  à  ces  principes. 

Maintenant,  Monseigneur,  permettez-moi  de  vous  de- 
mander où  tend  cette  persécution,  et  d'où  vient  cet  achar- 
nement à  vouloir  me  donner  l'attitude  d'un  mécontent  et 
d'un  conspirateur?  J'ose  croire  que  Votre  Exe.  serait  fort 
embarrassée  pour  répondre.  Il  vaut  mieux  avouer  de  bonne 
foi  qu'elle  agit  aveuglément  dans  le  sens  du  parti  qui  la 
fait  mouvoir,  sans  s'embarrasser  des  instructions  ni  des 
principes  du  gouvernement  qu'elle  représente.  Car  enfin 
Votre  Exe.  a  beau  dire  :  «  qu'elle  n'est  point  sous  les  ordres 
de  M.  de  Richelieu,  et  qu'elle  n'en  reçoit  que  du  roi,  »  elle 
ne  me  fera  jamais  croire  que  les  instructions  de  S.  M.  ne 
soient  pas  conformes  au  système  général  du  gouvernement 
de  la  France  ! 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  etc*. 

A  M.  de  Lariboisière. 

Florence,  28  a\Til  1817. 

Mon  cher  Lariboisière,  j'ignorais  que  vous  vous  occupiez 
de  moi,  lorsque  mon  beau-frère  m'a  fait  connaître  les  dé- 

1.  La  lettre  resta  sans  réponse. 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        335 

marches  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  faire*.  Certes,  je  n'ai 
jamais  douté  de  votre  amitié.  Et  si  je  ne  vous  ai  pas  écrit 
plus  tôt,  ce  n'est  pas  que  je  craignisse  qu'un  ami  dans 
l'infortune  fût  un  être  importun  pour  vous.  Mais  je  suis 
dans  la  classe  des  réprouvés,  et  il  faut,  autant  que  Ton 
peut,  éviter  de  compromettre  ses  amis,  même  par  les  dé- 
marches les  plus  innocentes.  D'ailleurs,  que  vous  aurais-je 
écrit?  des  détails  affligeants  sur  ma  situation,  des  plaintes 
sur  l'injustice  et  sur  l'ingratitude  des  hommes?  Tout  cela 
n'est  pas  gai,  et  vous  avez  sans  doute  bien  d'autres  sujets 
de  peine.  Je  profite  d'une  occasion  sûre  pour  vous  envoyer 
cette  lettre.  J'ai  tenté  ici  plusieurs  moyens  pour  me  tirer 
d'embarras,  mais  on  m'a  opposé  partout  des  obstacles  et 
des  persécutions  qui  m'ont  forcé  d'embrasser  un  parti 
extrême.  J'ai  accepté  une  place  de  secrétaire  auprès  du 
prince  de  Montfort',  et  je  compte  partir  incessamment  pour 
Vienne.  Mais  j'y  vais  avec  la  presque  certitude  que  nous 
ne  nous  convenons  pas  réciproquement,  et  je  m'attache  à 
lui  comme  un  homme  qui  se  noie  s'attache  à  la  première 
planche  qu'il  trouve.  Vous  voyez  que  la  perspective  n'est 
pas  agréable. 

1.  Voici  ce  qne  0.  D...  avait  écrit  en  date  du  8  avril  1817  :  «  M.  de  Lariboisièrc, 
après  bien  des  démarches  infructueuses ,  m'a  fait  passer  la  réponse  suivante 
qu'il  venait  de  recevoir  d'un  colonel  employé  au  ministère  de  la  guerre  :  a  Je 
connais  beaucoup  le  pauvre  Planât;  c'est  dire  que  je  m'y  intéresse.  Je  ne 
connais  ni  loi  ni  ordonnance  qui  l'efface  du  tableau  des  officiers;  mais, pour 
être  réadmis  à  un  traitement  quelconque,  il  faudrait  faire  un  rapport,  et  il 
m'est  impossible  de  dire  quelle  décision  en  résulterait,  attendu  qu'il  se  trouve 
dans  un  cas  tout  particulier.  Avant  tout,  il  devrait  faire  une  demande  au 
ministre;  mais,  pour  qu'elle  soit  prise  en  considération,  il  serait  nécessaire 
qu'il  demeurât  en  France,  autrement  on  n'y  aurait  aucun  égard.  Reste  main- 
tenant à  savoir  s'il  peut  rentrer  en  France?  Je  le  crois;  néanmoins,  ceci 
étant  du  ressort  de  la  police  générale  (avec  laquelle  il  est  bon  do  n'avoir  au- 
cune relation  équivoque),  je  pense  qu'il  convient  de  s'assurer  positivement, 
avant  tout,  si  elle  n'a  rien  à  objecter  à  sa  rentrée,  etc.,  etc.  » 

2.  L'ex-roi  de  Wcstphalie. 


336  VIE   DE  PLANAT. 

A  Constant  /)*** 

Florence,  2  mai  1817. 

Mon  cher  ami,  tes  lettres  me  font  toujours  un  plaisir 
extrême,  je  ne  me  plains  que  d'une  chose,  c'est  qu'elles 
sont  rares;  dans  Tétat  d'isolement  où  je  me  trouve,  j'ai 
besoin  de  m'entendre  répéter  souvent  qu'on  s'intéresse  à 
moi  et  qu'on  ne  m'oublie  pas;  c'est  la  bonne  moitié  de 
mon  existence.  Ne  me  parle  pas  de  nos  plantations,  ni  de 
ces  ombrages  de  Noisy ,  cela  fait  mal  ;  mais  ce  qui  fait  grand 
bien  c'est  de  savoir  que  vous  êtes  heureux,  tranquilles  et 
contents.  C'est  ton  propre  ouvrage,  mon  cher  ami,  et  tu 
dois  en  jouir  doublement,  car  c'est  le  fruit  du  travail,  de 
l'ordre  et  de  la  persévérance;  j'appelle  cela  le  triomphe  de 
la  morale,  et  ce  n'est  pas  par  une  fausse  modestie  que  je  me 
déclare  indigne  d'un  si  grand  bonheur;  je  crois  en  con- 
science ne  pas  l'avoir  mérité,  mais  je  ne  sais  pas  si  c'est»  la 
faute  de  Rousseau  ou  celle  de  Voltaire.  »  Il  ne  faut  pas  faire 
de  grands  frais  d'éloquence  pour  me  prouver  que  Noisy  est 
le  lieu  du  monde  où  l'on  est  le  plus  heureux,  et  où  l'on 
doit  le  plus  désirer  de  vivre.  Il  m'a  fallu  soutenir  de 
grands  combats  avec  moi-même  pour  résister  à  la  tenta- 
tion; mais  j'ai  horreur  d'une  vie  inutile.  La  santé  môme, 
ce  bien  si  précieux,  ne  me  parait  pas  désirable  à  ce  prix. 
J'ai  profité  d'une  occasion  particulière  pour  remercier  Ho- 
noré de  ses  soins  obligeants  ;  mais  toute  démarche  ultérieure 
serait  inutile.  J'ai  pris  mon  parti  et,  en  attendant  mieux, 
j'ai  accepté  l'emploi  de  secrétaire  du  prince  de  Montfort. 
Dans  quinze  jours  au  plus  tard,  je  partirai  pour  Vienne, 
où  je  retrouverai  Résigny,  ce  qui  n'est  pas  une  petite  con- 
solation pour  moi.  Je  suis  bien  aise  de  n'être  pas  dans  la 
nécessité  de  reprendre  du  service  en  France.  Il  me  semble 
que  je  l'aurais  trouvé  bien  pénible.  D'ailleurs,  dans  mes 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        337 

idées,  le  militaire,  en  temps  de  paix,  me  parait  un  fardeau 
inutile  pour  TEtat,  outre  que  Tesprit  qu'on  lui  a  donné 
le  rend,  pour  ainsi  dire,  l'ennemi  de  la  nation.  J'ai  tou- 
jours regretté  qu'on  ne  cherchât  pas,  à  l'imitation  des 
anciens  Romains,  à  occuper  les  loisirs  de  nos  armées, 
par  de  grands  travaux  d'utilité  publique  qui  auraient 
en  tout  temps  rendu  le  soldat  recommandable  au  ci- 
toyen. 

A  M.  Ch**\ 

Baden,  près  Vienne,  4  septembre  1817. 

Mon  cher  Ch***,  peu  de  jours  après  le  départ  de  ma  der- 
nière lettre,  je  suis  tombé  assez  sérieusement  malade  pour 
qu'on  ait  jugé  à  propos  de  me  transporter  ici  où  j'ai  reçu 
des  soins  et  des  secours  que  je  ne  pouvais  avoir  à  Schœnau. 
Je  commence  à  me  rétablir,  mais  je  sens  bien  que  chaque 
assaut  de  ce  genre  m'avance  vers  le  terme  fatal.  Il  y  a 
près  de  huit  ans  que  je  lutte  contre  le  mal  qui  me  mine  *, 
et  si  quelque  chose  m'étonne  après  tant  de  souffrances  phy- 
siques et  morales,  c'est  d'être  encore  en  vie.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  combien  je  regrette  l'Italie.  C'est  le 
seul  pays  qui  me  convienne  désormais;  il  est  doux  d'y  vivre 
et  même  d  y  mourir.  Il  n'y  a  pas  trois  mois  que  je  suis  ici, 
et  déjà  le  dégoût  que  j'éprouve  pour  le  séjour  de  l'Autriche 
et  pour  ma  nouvelle  condition  est  porté  à  son  comble.  Ma 
mauvaise  santé  est  bien  pour  quelque  chose  là  dedans,  mais 
j'ai  aussi  des  motifs  réels  de  désagrément.  Mon  patron, 
quoique  rempli  d'excellentes  qualités,  ne  veut  point  des- 
cendre à  la  condition  de  simple  particulier;  cela  met  beau- 
coup de  gêne  dans  nos  relations.  Sa  maison  est  une  petite 
cour  qui  n'a  que  les  inconvénients  et  aucun  des  avantages 

1.  Une  douloureuse  affection  chronique,  contractée  par  L.  Planât  dans  ses 
premières  campagnes.  F.  p. 

22 


338  VIE   DE   PLANAT. 

d'une  cour  souveraine.  Le  luxe,  Tégoïsme,  l'envie  et  la  mé- 
fiance y  régnent  comme  dans  la  maison  du  roi  de  Westpha- 
lie.  Vous  jugez  comme  cela  me  convient.  Je  n'ai  point 
d'amis  et  ne  vois  point  d'étoffe  autour  de  moi  pour  en  faire; 
en  sorte  que  je  me  trouve  dans  un  isolement  plus  grand 
qu'au  fort  Manuel.  Résigny  est  allé  à  Lucques,  et  je  ne  crois 
pas  qu'il  revienne  en  Autriche.  La  vie  que  je  menais  à 
Florence,  au  milieu  du  petit  cercle  d'amis  dont  je  vous  ai 
parlé,  était  la  chose  la  plus  douce  du  monde;  ici  Ton  passe 
sa  vie  à  se  contraindre,  à  s'observer  et  à  se  détester;  plus 
d'épanchement,  plus  de  véritable  joie,  aucune  marque  sin- 
cère d'intérêt.  Je  ne  suis  donc  plus  occupé  que  des  moyens 
de  me  tirer  d'une  position  qui  me  convient  si  peu.  Néan- 
moins il  faut  passer  l'hiver  ici,  car  je  ne  suis  plus  de  force 
à  voyager  pendant  la  mauvaise  saison.  On  me  néglige  fort 
dans  ce  benedetto  paese  de  Noisy-le-Sec,  et  l'on  a  vraiment 
bien  tort,  car  je  n'ai  plus  d'autre  joie  dans  ce  monde  que 
les  lettres  qui  me  viennent  de  France.  Voilà  ce  qu'on  a  de 
la  peine  à  faire  comprendre  à  des  gens  qui  ont  le  bonheur 
tout  autour  d'eux,  et  qu'une  lettre  du  dehors  ne  rend  ni 
plus  ni  moins  contents.  T&chez  donc  de  mettre  cela  dans  la 
tête  de  ces  vilains  campagnards.  Quant  à  vous,  mon  cher 
ami,  vous  avez  été  d'une  exactitude  dont  je  sens  vivement 
le  prix  et  dont  je  ne  saurais  trop  vous  remercier.  Ce  serait 
bien  dommage  de  ne  pouvoir  faire  faire  à  votre  fils  de 
bonnes  études  ;  il  est  bien  vrai  que  cela  est  à  peu  près  inu- 
tile pour  faire  son  chemin.  Mais  aussi  Ton  aime  à  se  sentir 
au-dessus  du  commun  des  hommes;  cette  supériorité  mo- 
rale procure  des  jouissances  que  la  fortune  ne  donne  pas. 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        339 


A  Madame  /)***. 

Schœnau,  49  décembre  1817. 

Me  voici,  pour  la  première  fois  de  ma  vie,  dans  une  de 
ces  situations  où  rien  n'occupe  Tesprit,  le  cœur,  ni  Tima- 
gination.  Cela  m'a  fait  tomber  dans  une  sorte  d'apathie 
dont  je  ne  me  tire  de  temps  en  temps  qu'en  faisant  beau- 
coup d'efforts  sur  moi-même.  L espoir  et  un  but  dans  fave- 
nir,  ces  deux  grands  mobiles  de  nos  actions  et  de  nos  pen- 
sées, n'existent  plus  pour  moi,  en  sorte  que  mes  facultés 
intellectuelles  sont  comme  paralysées.  Je  deviens  stupide  ; 
je  n'écris  plus  parce  que  je  n'ai  plus  d'idées;  tout  est  tari, 
tout  est  desséché.  Le  malheur,  la  persécution,  l'injustice 
des  hommes,  leur  égoïsme  et  leur  indifférence  ont  épuisé 
toutes  mes  forces  morales;  je  cesse  de  lutter  et  je  m'aban- 
donne au  sort. 

D  ailleurs,  de  quoi  me  plaindrais-je  maintenant?  Je  suis 
bien  logé,  je  fais  bonne  chère,  je  vois  bonne  compagnie,  et, 
en  définitive,  autant  vaut  végéter  à  Schœnau  qu'à  Paris. 
Je  n'éprouve  plus  qu'un  seul  regret,  mais  un  regret  bien 
amer;  je  m'étais  toujours  flatté  de  pouvoir  un  jour  contri- 
buer au  bien-être  de  ma  famille.  Cet  espoir  m'avait  fait 
supporter  toutes  les  privations,  et  m'avait  soutenu  dans  la 
pénible  carrière  que  j'ai  parcourue.  Aujourd'hui  il  m'est 
enlevé  sans  retour.  N'ayant  plus  ni  état,  ni  force,  ni  santé, 
mes  soins  doivent  se  borner  à  ne  point  tomber  dans  Tavi- 
lissement;  car  si  jamais  j'arrivais  à  ce  fatal  degré,  ce  serait 
pour  moi  le  dernier. 

Mais  faisons  trêve  aux  idées  noires  et,  s'il  se  peut,  jouis- 
sons du  présent.  Depuis  que  ma  santé  s'est  rétablie,  le 
prince  m'a  chargé  de  diriger  et  de  surveiller  les  travaux 
qui  se  font  ici;  cela  m'amuse  et  m'occupe  sans  trop  me 


340  VIE   DE   PLANAT. 

fatiguer.  J'ai  deux  cents  ouvriers  sous  mes  ordres  :  ma- 
çons, charpentiers,  menuisiers,  peintres,  jardiniers,  terras- 
siers, etc.  Mais  ce  qui  m'intéresse  par-dessus  tout,  c'est 
un  appareil  d'éclairage  par  le  gaz  hydrogène  que  j'ai  en- 
trepris, malgré  les  préjugés  et  les  préventions  de  beau- 
coup de  personnes;  j'espère  bien  m'en  tirer  à  mon  hon- 
neur. 

On  a  ici  pour  moi  beaucoup  d'égards  et  de  bons  procédés  ; 
mais  j'éprouve  toujours  du  vide  et  de  l'ennui;  je  me  trouve 
isolé,  n'ayant  personne  avec  qui  je  puisse  causer  à  cœur 
ouvert.  Nous  attendons  ici  le  médecin  qui  m'a  soigné  à 
Florence*.  Son  arrivée  va  me  faire  grand  bien,  car  je  re- 
trouve en  lui  un  ami  véritable. 

J'espère  qu'en  voyant  cette  longue  lettre  où  je  ne  t'ai 
parlé  que  de  moi,  tu  ne  douteras  pas  que  tous  tes  péchés 
te  sont  pardonnes;  néanmoins  je  n'ajoute  pas  beaucoup  de 
foi  à  ces  mille  circonstances  qui  ont  autorisé  un  silence,  etc., 
mais  ce  que  je  crois  volontiers  c'est  que  tu  m'aimes  et  que 
de  longs  détails  sur  moi  peuvent  t'intéresser.  J'en  juge  par 
moi  et  je  puis  dire  que  cette  sollicitude  pour  les  personnes 
qui  nous  sont  chères,  sentiment  quelquefois  si  pénible,  est 
pourtant  la  plus  grande  jouissance  que  m'ait  offerte  cette  vie. 

A  Constant  D**\ 

Vienne,  21  décembre  1817. 

Je  t'écris  de  Vienne;  j'y  resterai  quelques  jours  pour  les 
affaires  du  prince  et  un  peu  pour  mes  plaisirs.  Nous  me- 
nons à  Schœnau  une  vie  de  reclus  dont  on  se  dédommage 

1.  M.  Foureau  de  Beaurcgard,  ancien  médecin  par  quartier,  très  dévoué  à 
l'Empereur  qu'il  avait  suivi  k  Tile  d'Elbe.  Il  s'était  établi  à  Florence  après 
1815  et,  au  bout  de  six  mois  passés  à  la  petite  cour  de  Schœnau,  il  retourna 
à  B'iorence  au  grand  déplaisir  du  roi  qui  garda  contre  le  docteur  un  vif  ressen- 
timent. F.  p. 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        341 

un  peu  dans  les  voyages  de  Vienne.  C'est  quelquefois  aux 
dépens  de  la  santé,  mais,  en  vérité,  l'existence  devient  un 
grand  fardeau  dès  qu'il  faut  renoncer  à  tout  pour  la  con- 
server. Il  me  devient  tous  les  jours  plus  difficile  d'aider 
notre  Abel  autant  que  je  le  voudrais.  Nous  vivons  sur  un 
pied  qui  me  fait  éprouver  la  gêne  au  milieu  de  l'abondance. 
J'ai  plus  dépensé  pour  ma  mise  depuis  six  mois  que  je  n'ai 
fait  pendant  les  deux  années  précédentes,  et  tu  le  conce- 
vras facilement  lorsque  tu  sauras  qu'il  y  a  tous  les  soirs  au 
château  un  cercle  qui  est  de  rigueur  et  d'étiquette.  C'est 
une  des  plus  grandes  misères  humaines  que  j'aie  éprouvées. 


*** 


A  M.  Ch 


Vienne,  25  décembre  1817. 

Mon  cher  Ch***,  je  vais  commencer  l'année  1818  d'une 
manière  assez  singulière  et  tout  à  fait  inopinée. 

Je  vous  ai  dit  que  j'avais  peu  d'occupations  ici;  ma  faible 
santé  s'en  arrangeait  assez  bien,  seulement,  dans  ces  der- 
niers temps,  j'avais  pris  la  surveillance  et  la  direction  des 
travaux.  Mais  une  circonstance  particulière  obligeant 
M.  Abbatucci,  le  grand  maître  de  la  maison  du  prince,  à 
s'absenter  pour  quelques  mois,  je  me  vois  tout  d'un  coup 
chargé  de  toutes  ses  affaires.  Le  prince,  en  me  l'annonçant, 
s'est  servi  d'expressions  si  flatteuses  et  si  pressantes  qu'il 
n'y  avait  pas  moyen  de  résister.  J'ai  donc  accepté  ad  inie- 
rim  cet  emploi  qui  est  au-dessus  de  mes  forces  ^  Mais  enfin 

1.  Ces  mots,  on  le  comprend,  se  rapportent  aux  réformes  que,  sur  les  solli- 
citations du  prince  Jérôme,  L.  Planât  s'efforçait  vainement  d'introduire  dans 
le  budget  des  dépenses.  Chaque  proposition,  admise  d*abord  avec  enthou- 
siasme par  le  prince,  se  brisait  ensuite  (sans  parler  du  mauvais  vouloir  des 
parasites  et  des  courtisans)  contre  la  résistance  latente  du  roi  Jérôme  lui- 
même,  et  surtout  contre  l'opposition  ouverte  et  irritée  de  sa  femme.  L'ex-reine 
de  Westphalie  avait  montré  des  sentiments  élevés  ;  très  attachée  à  son  mari, 
elle  avait  noblement  refusé,  malgré  l'insistance  du  roi  de  Wurtemberg,  son 


342  VIE  DE  PLANAT. 

il  faut  montrer  du  zèle  et  de  la  reconnaissance.  J'abrège 
ma  lettre  et  je  ne  vous  en  promets  pas  de  bien  longues  à 
Tavenir,  ayant  plus  d'occupations  que  je  n'en  puis  sup- 
porter. 

Ati  même, 

Saint-Poelten,  14  janvier  4818. 

Vous  voyez,  mon  cher  Ch***,  que  je  suis  toujours  par 
voie  et  par  chemin.  J'arrive  d'une  terre  que  le  roi  Jérôme 
possédait  dans  les  montagnes  à  deux  lieues  d'ici  et  qu'il  a 
vendue.  Il  s'agissait  d'en  liquider  les  comptes,  opération 
que  je  viens  de  terminer,  au  risque  de  me  rompre  le  cou, 
de  me  noyer  dans  les  torrents,  ou  de  rester  enseveli  sous 
les  neiges;  choisissez.  Vous  ne  pouvez  vous  faire  d'idée  de 
ce  qu'est  un  chemin  de  traverse  en  Autriche  dans  cette 
saison;  mais  je  ne  désire  pas  que  vous  en  fassiez  Texpé- 
rience*. 

frère,  de  se  séparer  de  lui  au  moment  du  malheur.  Elle  disait  souvent  à 
M.  Planât  que  le  devoir  de  Marie-Louise  eût  été  de  rejoindre  son  mari, 
«  n'eût-ellc,  pour  s'évader,  d'autre  moyen  que  d'attacher  à  sa  fenêtre  les 
draps 'do  son  lit,  >  et  elle  ajoutait  :  «  Certes,  j'aime  bien  mon  mari;  eh  bien, 
monsieur  Planât,  j'aurais  voulu  être  la  femme  do  l'Empereur,  seulement  en 
ce  moment-là,  pour  faire  voir  au  monde  la  différence  qu'il  y  a  entre  une 
Marie-Louise  et  moi  I  » 

Par  une  inconcevable  contradiction,  ces  nobles  sentiments  se  trouvaient 
neutralisés  et  en  quelque  sorte  anéantis  par  une  passion  pour  la  représenta- 
tion et  pour  le  luxe.  Loin  de  s'opposer  aux  penchants  trop  connus  de  l'ex-roi 
de  Westphalie  à  la  prodigalité,  la  reine  Catherine  s'y  était  toujours  associée, 
et  peut-être  mémo  allait-elle  plus  loin  que  lui.  Dans  l'exil,  ce  goût  extrava- 
gant devint  promptcment  une  cause  de  ruine  inévitable,  et  (ce  qu'il  y  eut  de 
plus  triste)  les  embarras  qui  on  résultèrent  entrainërent  bientôt  le  prince 
Jérôme  et  sa  femme  à  des  démarches  et  à  des  sollicitations  auprès  des  sou- 
verains alliés,  tout  à  fait  inconciliables  avec  la  dignité  d'un  frère  de  l'Empe- 
reur, comme  avec  le  caractère  élevé  qu'avait  montré  sa  femme. 

Les  explications  qui  précèdent  sont  indispensables  pour  faire  comprendre 
des  faits  importants  et  la  correspondance  qui  suivent,  f.  p. 

1 .  Ici  se  place  un  incident  qui  devait  bientôt  faire  regretter  doublement  k 
L.  Planât  l'espèce  d'engagement  moral  contracté  envers  le  roi  Jérôme.  La 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        343 
Lettre  du  comte  de  Las-Cases  à  Z.  Planât. 

Francfort,  26  février  1818. 

Mon  cher  compagnon'de  malheur,  j  ai  eu  trop  de  plaisir  par 
les  expressions  de  votre  amitié  et  les  preuves  de  votre  touchant 
souvenir  pour  que  je  n'y  réponde  pas  à  Tinstant.  Ma  femme,  qui 
s'est  montrée  une  héroïne,  qui  a  été  refusée  deux  fois  par  le 
gouvernement  anglais  dans  sa  demande  de  venir  partager  ma 
prison  au  bout  de  Tunivers,  qui  m'a  rejoint  sur  les  grands  che- 
mins et  vient  de  retourner  à  Paris  chercher  nos  deux  enfants, 
y  avait  pour  une  de  ses  premières  commissions  de  ma  part  de 
savoir  de  votre  beau-frère  quelles  avaient  été  vos  destinées.  Je 
suis  bien  aise  de  vous  donner  ce  grand  détail  pourquoi  vous  soit 
la  preuve  que  vous  m'étiez  venu  à  la  pensée,  môme  au  milieu  de 
mes  premières  affections  de  famille.  Ce  qui  va  être  pour  votre 
cœur  sensible  et  dévoué  un  trésor  de  jouissance  et  de  satisfac- 
tion, c'est  d'apprendre  de  moi  que  votre  nom  a  été  prononcé 
plus  d'une  fois  par  la  bouche  auguste  qui  nous  est  si  chère  ;  que, 
dans  l'intimité  et  la  confidence,  il  m'a  été  dit  à  plusieurs  reprises  : 
«  Que  n'ai-je  Planât!  ce  bon  jeune  homme  nous  serait  utile;  j'en 
connais  le  prix.  »  J'aime  à  vous  répéter  les  propres  paroles;  elles 
m'étaient  douces  à  entendre,  parce  que  c'était  une  justice,  et  que 
j'avais  la  même  opinion. 

réponse  de  son  beau- frère  Ch***  à  sa  dernière  lettre  contenait  ce  passage  : 
«  Paris,  8  février  1818.  —  J'ai  vu  hier  M"«  de  Las-Cases  qui  arrivait  de 
Francfort.  Son  mari  demande  avec  instance  de  vos  nouvelles,  où  vous  êtes,  etc. 
Il  vous  regrettait  beaucoup  dans  son  exil,  lui,  et  surtout  celui  qu'il  a  servi.  Il 
est  libre  et  le  maître  d'aller  où  bon  lui  semble.  U  s'est  mis  sous  la  protection 
de  r Autriche  et  peut  se  rendre  en  Autriche,  s*il  le  désire,  etc.  » 

On  sait  que  M.  de  Las-Cases,  enlevé  de  Sainte-Hélène  dès  novembre  1816, 
puis  retenu  au  Cap  pendant  un  an,  arriva  à  la  fin  de  1817  en  Angleterre,  et 
qu'après  maintes  tribulations  il  put  fixer  sa  résidence  à  Francfort.  C'est  là 
que  le  rejoignit  une  lettre,  déjà  vieille  de  date,  de  L.  Planât.  Cette  première 
lettre  ni  la  suivante  ne  se  sont  retrouvées  dans  les  papiers  du  comte  de  Las- 
Cases,  dont  nous  avons  pourtant  la  réponse  ;  mais  presque  tout  le  reste  de  la 
correspondance,  échangée  pendant  les  années  1818  et  1819  entre  les  deux  com- 
pagnons d'infortune,  a  été  conservé.  Un  fils  du  comte  de  Las-Cases  a  bien 
voulu  communiquer  à  la  veuve  de  L.  Planât,  non  seulement  les  lettres  que 
son  mari  écrivit  à  M.  de  Las-Cases,  mais  encore  plusieurs  autres  lettres  de  la 
mémo  époque  qui  le  concernent,  f.  p. 


344  VIE  DE  PLANAT. 

Si  vous  en  versez  une  larme  d'attendrissement,  vous  ferez  bien  ; 
vous  la  devez  à  celui  dont  les  tourments  là-bas  seraient  difflciles 
à  rendre.  Ils  le  tueront  et  nous  demeurerons  pour  le  pleurer. 
Personne  au  monde  ne  lui  rend  justice,  et  cela  serait  impossible, 
y  fût-on  disposé  ;  car  on  ne  peut  connaître  son  cœur  et  ses  qua- 
lités privées  que  quand  on  Ta  vu  comme  nous  Tavons  fait.  Pour 
moi,  il  est  bien  plus  grand,  bien  plus  aimable,  bien  plus  aimé 
que  quand  il  disposait  de  l'univers. 

Mon  cher,  qui  vous  eût  dit  qu'à  2  000  lieues  nous  parlions  de 
vous,  et  qui  m*eût  dit  à  moi  alors  que  je  viendrais  vous  le  dire  ? 
Tout  peut  donc  arriver  dans  le  monde.  Je  n'avais  point  connu 
toutes  vos  infortunes.  Que  vos  peines  corporelles  ont  été  bien 
au-dessus  des  nôtres!  Ma  femme  m'en  avait  bien  dit  quelque 
chose,  je  ne  l'avais  pas  cru  possible.  Mandez-moi  tout  cela  dans 
le  plus  grand  détail.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  l'intérêt  que 
j'y  prends.  Ce  sont  plutôt  des  droits  que  je  réclame.  Notre  dé- 
vouement et  nos  malheurs  ont  créé  désormais  une  fraternité 
entre  nous.  C'est  encore  une  phrase  du  bon,  du  grand,  du  vrai- 
ment adorable  Empereur.  Qu'est  devenu  Savary  et  tous  les  au- 
tres? ...Adieu,  mon  cher  camarade,  mon  cher  ami. 


Au  comte  Las-Cases. 

Vienne,  4  ami  1818. 

Très  cher  ami,  le  roi,  accablé  d'occupations  et  trop  pressé 
par  le  temps,  se  voit  privé  du  plaisir  de  répondre  en  détail 
à  votre  lettre  du  19  mars.  Il  me  charge  de  remplir  cette 
tâche  bien  douce  pour  mon  cœur.  Votre  lettre  et  tous  les  pa- 
piers qui  y  étaient  joints  nous  sont  parvenus  très  prompte- 
ment.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  avec  quel  empresse- 
ment nous  avons  dévoré  les  volumes  d'écriture  que  vous 
avez  adressés  au  roi;  mais  surtout  avec  quel  douloureux 
attendrissement  nous  avons  contemplé  et  étudié  ce  tracé 
fidèle  de  la  chétive  habitation  que  la  haine  et  Tenvie  ont 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        345 

à  peine  laissée  au  plus  grand  et  au  meilleur  des  hommes. 

Le  roi  désire  que  vous  lui  fassiez  savoir  positivement  de 
quelle  utilité  je  puis  être  à  la  cause  de  TEmpereur,  d'après 
le  désir  que  vous  avez  manifesté  à  la  reine  Julie  et  au 
général  Macdonald  de  m'avoir  près  de  vous.  Je  suis  dans 
ce  moment  à  peu  près  seul  auprès  du  roi,  en  sorte  que 
mes  services  lui  sont  utiles;  mais  cette  considération  dis- 
paraît sans  doute  devant  Tutilité  bien  démontrée  de  ma 
présence  à  Francfort  ou  à  Londres,  ce  qui  devra  toujours 
être  préparé  de  longue  main. 

N'oubliez  pas  aussi,  cher  ami,  de  faire  connaître  au  roi 
ce  qu  on  pourrait  faire  dès  à  présent  pour  soulager  TEm- 
pereur,  car  le  temps  se  passe,  il  souffre!  Et  que  de  re- 
proches n'aurait-on  pas  à  se  faire  d'avoir  retardé  d'un  seul 
jour  le  moment  d'adoucir  son  sort.  Faites-nQus  connaître 
aussi  vos  projets  pour  l'avenir.  Mais  il  faut  du  positif,  des 
quantités  déterminées  ;  le  roi  se  chargera  de  la  répartition 
à  faire  dans  sa  famille  ^ 


1.  Las-CascSy  malade,  atteint  d'ophthalmie,  deyait  écrire  chaque  mois  à 
Sainte-Hélène,  organiser  le  concours  pécuniaire  régulier  de  la  famille  de 
l'Empereur,  etc.  Voici  ce  qu'il  répondit  à  la  demande  du  roi  Jérôme  : 

«  Francfort^  28  avril.  —  V.  M.  demande  sur  quoi  peut  être  fondé  le  besoin 
d'avQir  M.  Planât  auprès  de  moi  ?  Il  repose  littéralement  sur  la  nécessité  do 
me  remplacer  au  plus  vite  et  sans  délai.  Je  sens  chaque  jour,  à  chaque  in- 
stant, que  le  besoin  augmente.  Daignez  ne  pas  différer  davantage.  Si  tous  me 
demandez  pourquoi  je  me  suis  fixé  sur  M.  Planât,  c'est  que  j'ai  cru  deviner 
ses  excellentes  qualités,  et  que  tout  le  monde  n'est  pas  propre  à  l'emploi  que 
nous  avons  à  remplir.  C'est  une  espèce  de  sacerdoce  :  il  faut  savoir  faire 
abnégation  de  soi-même  et  ne  vivre  que  dans  un  autre,  que  pour  un  autre. 
Je  me  suis  banni  volontairement  de  ma  patrie,  j'ai  à  peu  près  détruit  ma 
fortune,  je  me  suis  condamné  aux  vexations  publiques  et  à  la  retraite  la  plus 
absolue;  je  me  suis  fait  trappiste  et  je  ne  m'en  plains  pas.  Cet  état  n'est  pas 
sans  charmes  pour  qui  sait  les  apprécier.  J'en  ai  cru  M.  Planât  digne;  non 
que  j'entende  m'isoler  de  lui  :  mes  forces  appartiennent  à  ma  sainte  mission 
jusqu'au  dernier  instant.  Mais  j'aurai  du  moins  l'esprit  plus  tranquille  et 
mourrai  plus  content.  Si  V.  M.  demeure  convaincue  de  la  nécessité  du  sacri- 
fice qu'elle  fera,  ce  doit  être  sans  délai.  » 

Malgré  le  ton  pressant  de  cette  lettre,  le  roi  déclara  ne  pouvoir  se  passer 
des  services  de  M.  Planât  avant  le  retour  de  M.  Abbatucci.  Il  fut  toutefois 


346  VIE   DE   PLANAT. 


Au  même. 


Vienne,  iO  août  1818. 


Mon  digne  et  cher  ami,  dès  mon  arrivée  ici,  je  n  ai  pas 
manqué  de  soumettre  au  roi  le  plan  de  répartition  que 
nous  avions  adopté,  et  de  lui  exposer  combien  il  était 
urgent  de  faire  des  fonds,  pour  venir  au  secours  de  l'Em- 
pereur qui,  d'après  les  nouvelles  les  plus  récentes,  parait 
encore  dénué  de  tout!  Nous  avons  pensé  que  si  chaque 
membre  de  la  famille  fournissait  15000  francs  par  an,  cela 
pourrait  suffire.  En  conséquence,  le  roi  vous  a  adressé  le 
5  de  ce  mois,  sous  le  couvert  des  frères  Mahlens,  deux 
lettres^  de  change  sur  Paris,  Tune  de  12  et  l'autre  de 
3000  francs.  En  môme  temps,  il  a  écrit  à  la  grande-du- 
chesse pour  l'engager  à  en  faire  autant;  je  pense  que  la 
reine  de  Naples  suivra  cet  exemple,  et  je  vous  engage  fort 
à  faire  connaître  au  prince  vice-roi  que  le  contingent  a  été 
fixé  par  la  famille  à  15000  francs  par  an,  afin  de  mettre  à 
profit  pour  l'Empereur  la  bonne  volonté  qu'il  vous  a  témoi- 
gnée. 

Je  vous  avais  promis  d'écrire  d'ici  à  Londres  et  à  Sainte- 
Hélène  le  15  août;  mes  lettres  étaient  effectivement  prêtes 
dès  le  4  de  ce  mois,  l'une  au  général  Bertrand  et  l'autre  à 
lord  Bathurst;  mais  des  considérations  (que  je  maudis  de 
tout  mon  cœur)  ont  empêché  le  roi  de  donner  son  assenti- 
ment à  l'envoi  de  ces  lettres.  Vous  devez  juger,  d  après 
cela,  combien  il  me  tarde  d'être  dégagé  des  liens  qui  me 
retiennent  ici;  mais  jusque-là  je  suis  entièrement  nul  et 
paralysé*. 

conTonu  que  dans  lo  courant  de  l'été  une  entrevue  à  Baden  aurait  lieu  entre 
les  deux  amis,  à  l'occasion  et  sous  prétexte  d'un  voyage  aux  eaux  de  Wildbad, 
où  L.  Planât  accompagnerait  la  reine,  f.  p. 

1.  Des  réclamations  personnelles  auprès  des  souverains  alliés  gênèrent  en 
ce  moment  toutes  les  démarches  du  roi  ;  voici  en  quoi  elles  consistaient  :  Le 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        347 

Je  VOUS  avoue  néanmoins,  très  cher  et  digne  ami,  qu'en 
acceptant  de  vous  un  emploi  si  cher  à  mon  cœur,  je  tremble 
que  ma  mauvaise  santé  ne  me  permette  pas  de  le  garder 
longtemps.  Je  suis  tourmenté  d'horribles  migraines  qui  de- 
viennent de  jour  en  jour  plus  fréquentes;  mais  enfin  ma 
vie  entière  est  à  lui,  et  il  faut  bien  souffrir  pour  être  digne 
de  celui  qui  souffre  tant  pour  la  cause  de  l'humanité. 
J'attends  avec  une  impatience,  impossible  à  décrire,  le  re- 
tour de  M.  d'Abbatucci  qui  doit  rompre  les  chaînes  qui 
m'attachent  ici.  Les  détails  minutieux  et  arides  dont  je  suis 
chargé  rétrécissent  mon  âme  et  m'éloignent  du  but  su- 
blime que  vous  m'avez  montré. 


traité  de  Fontainebleau  avait  assigné  à  la  famille  de  Napoléon  2  500  000  francs 
de  rentes,  dont  500  000  pour  l'ez-roi  do  Westphalic.  Mais  les  CTénements 
de  1815,  auxquels  Jérôme  avait  participé,  ayant  annulé  pour  lui  comme  pour 
l'Empereur  les  effets  de  ce  traité,  la  reine  Catherine,  comme  princesse  royale 
de  Wurtemberg,  sollicitait  maintenant  près  des  souverains  le  paiement  de  la 
moitié  de  cette  somme  (soit  250  000  francs  par  an),  étant,  disaitHsUe,  restée 
personnellement  étrangère  à  ces  événements  ;  elle  réclamait  de  plus  le  paie- 
ment par  le  gouvernement  français  du  douaire  stipulé  par  son  contrat  de 
mariage  (120  000  francs  par  an),  en  appuyant  sa  demande  sur  la  mort  civile 
dont  était  frappé  son  mari. 

Au  moment  où  L.  Planât  déplorait  dans  sa  lettre  à  Las- Cases  do  si  tristes 
empêchements,  celui-ci  informait  le  roi  Jérôme  que  le  prince  Eugène  avait 
versé  150  000  francs  pour  les  besoins  de  Sainte-Hélène,  ce  qui  rendait  le  con- 
cours du  reste  de  la  famille  inutile  pour  cette  année.  Mais  sa  lettre  contenait 
aussi  do  très  affligeantes  nouvelles  sur  la  santé  de  l'Empereur  et  des  détails 
fâcheux  sur  le  retour  du  général  Gourgaud,  arrivé  à  Londres  le  14  mai,  et 
dont  le  départ  lui  avait  été  annoncé  par  le  général  Bertrand  dans  ces  termes 
significatifs  :  «  Le  général  Gourgaud  nous  a  quittés  il  y  a  peu  de  jours  ;  11  est 
parti  mal  disposé.  Il  a  été  logé  près  d'un  mois  à  Plantation- H ousc,  sans  que 
nous  l'ayons  vu  :  ceci  pojur  votre  règle,  »  On  comprend  que,  malgré  la  réserve 
nécessairement  observée  dans  une  lettre  qui  devait  passer  ouverte  sons  les 
yeux  du  ministère  anglais,  ces  paroles  étaient  pour  Las-Cases  un  motif  do 
plus  de  s'inquiéter  et  do  désirer  l'aide  d'un  ami  sûr  et  dévoué  :  «  Lo  sort  et 
l'état  de  l'Empereur  empirent  chaque  jour,  écrivait-il,  le  général  Gourgaud 
est  parti  mécontent,  on  s'est  séparé  assez  mal.  Il  devient  de  plus  en  plus 
argent  que  vous.  Sire,  et  tous  les  membres  de  la  famille,  fassiez  des  repré- 
sentations aux  souverains  dans  leur  congrès  d'Aix-la-Chapelle.  L'Empereur 
est  en  péril  imminent;  il  est  attaqué  du  foie;  c'est  mortel  dans  cette  lati- 
tude. Sire,  ma  santé  empire  constamment  :  M.  Planât  me  serait  plus  néces- 
saire que  jamais.  »  F.  p. 


348  VIE   DE  PLANAT. 

Au  même. 

Vienne,  23  août  1818. 

Mon  digne  et  respectable  ami,  le  roi  m'écrit  de  Schœnau 
pour  me  faire  part  des  nouvelles  bonnes  ou  mauvaises  que 
vous  lui  avez  transmises.  Ainsi  nos  soins  pécuniaires  de- 
viennent désormais  inutiles  à  TEmpereur.  Mais  à  quelles 
mains  est  confié  le  soin  de  veiller  à  sa  conservation  et  de 
pourvoir  à  tous  ses  besoins?  Voilà  ce  qui  m'inquiète.  Com- 
ment recevrons-nous  désormais  de  ses  nouvelles?  Quel  do- 
cument incontestable  pourra  nous  garantir  Tétat  de  sa 
santé  et  son  existence  môme?  Suis-je  par  cela  dégagé  des 
promesses  que  je  vous  ai  faites  de  travailler  conjointement 
avec  vous  à  adoucir  la  rigueur  de  son  sort? 

Veuillez,  cher  et  digne  ami,  me  répondre  sur  tous  ces 
points  ;  vous  savez  l'importance  que  j'y  mets  ;  ainsi  que  pour 
vous,  TEmpereur  est  tout  pour  moi;  sans  lui  je  ne  conçois 
pas  lexistence,  et  il  me  semble  que  le  jour  oîi  j'appren- 
drai sa  mort,  aucun  lien  ne  pourra  plus  me  retenir  sur 
cette  terre. 

N'oubliez  pas  de  me  dire  comment  vous  vous  trouvez 
maintenant;  j'espère  que  les  soins  de  M™*  de  Las-Cases 
contribueront  puissamment  à  vous  rétablir.  Tout  ce  qui 
vous  entoure  est  digne  de  vous,  et  le  ciel,  en  vous  faisant 
éprouver  les  chagrins  les  plus  cuisants,  vous  a  aussi  réservé 
les  jouissances  les  plus  délicieuses  que  puisse  donner  la 
vertu  sur  cette  terre.  Ah!  laissons  dire  les  égoïstes  et  les 
intrigants,  et  savourons  ces  délices  qu'ils  ne  connaîtront 
jamais,  et  que  leur  âme  avide  ne  saurait  comprendre.  Re- 
connaissance, attachement,  désintéressement,  dévouement 
dans  le  malheur,  ces  trésors  de  jouissances  pures  leur 
sont  à  jamais  fermés  *. 

1.  Le  mois  d'octobre  ramena  enfin  M.  Abbatucci  et  avec  lui  Jules  Planât, 
alors  âgé  de  vingt-deux  ans,  que  son  frère  avait  appelé  dans  l'espoir  de  Tcm- 


QUATRIÈftE   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        349 

Au  même. 

Vienne,  29  octobre  1818. 

Mon  digne  ami,  vous  aviez  peut-être  deviné  la  cause  de 
mon  silence.  En  vérité  j*ai  honte  de  moi-même,  et  je  me 
sens  bien  peu  digne  de  vous;  je  n'ai  point  la  force  de 
rompre  les  liens  qui  me  retiennent  ici.  M.  d'Abbatucci,  re- 
venu de  Paris  depuis  quinze  jours,  va  repartir  tout  de  suite, 
sans  qu'on  puisse  prévoir  le  terme  de  son  absence  !  Le  roi, 
dont  la  position  devient  chaque  jour  plus  critique  et  plus 
embarrassante,  me  conjure  de  ne  point  l'abandonner.  Par- 
tagé ainsi  entre  mes  devoirs  envers  l'Empereur  et  la  pitié, 
la  reconnaissance  que  le  roi  m'inspire,  ma  position  est 
affreuse.  De  grâce,  aidez-moi  par  vos  lettres  à  sortir  de  ce 
cruel  embarras. 

Une  autre  considération,  sans  doute  bien  peu  digne  de 
nous  occuper,  mais  qui  m'est  commandée  par  des  devoirs 
de  famille,  devoirs  sacrés  que  j'ai  pu  remplir  jusqu'à  pré- 
sent, m'arrête  encore.  Depuis  la  mort  de  mes  parents,  j'ai 
servi  de  père  à  mes  deux  frères  alors  en  bas  âge  ;  l'un  d'eux 
est  encore  soutenu  par  moi,  et  en  me  vouant  au  saint 
ministère  qui  nous  occupe,  je  désirerais  voir  mon  existence 
assurée  pour  deux  ans,  afin  d'être  entièrement  dégagé  des 
intérêts  de  ce  monde.  Je  rougis  devons  entretenir  de  choses 
semblables,  mais  je  puis  avouer  une  pauvreté  qui  n'a  rien 
que  d'honorable,  et  ma  sollicitude  pour  mes  jeunes  frères 
sera  appréciée  par  le  plus  tendre  des  pères  et  le  plus  indul- 
gent des  hommes.  Je  vous  fais  passer  cette  lettre  par  la 
main  qui  m'a  remis  votre  billet  du  9  de  ce  mois. 

mener  et  do  l'employer  utilement  près  de  lui,  soit  à  Francfort,  soit  ailleurs  : 
car,  écriTait-il  à  sa  sœur,  il  me  faut  de  ma  chair  et  de  mon  sang  pour  ra- 
nimer mon  courage  et  me  donner  une  nouvelle  vie  I  f.  p.  —  Voir  dans  le 
Tolume  Correspondance  intime  la  lettre  datée  de  Vienne,  20  octobre  1818. 


350  VIE  DE   PLANAT. 

Je  viens  d'envoyer  votre  lettre  à  notre  ami  commun  le 
bon  Foureau;  j'espère  qu'il  prendra  le  parti  que  je  m'esti- 
merais heureux,  mille  fois  heureux  de  pouvoir  prendre  à  sa 
place.  Avec  quel  transport  j'embrasserai  ce  digne  O'Meara, 
et  que  de  choses  nous  aurons  à  nous  dire  ! 

Lettre  du  comte  Las-Cases  à  L,  Planât, 

Manhcim,  9  octobre  1818. 

Mon  cher  Planât,  je  vous  fais  griffonner  à  la  hâte  quelques 
lignes.  Le  cardinal  vient  d*ôtre  autorisé  par  lord  Bathurst  à  lui 
adresser  un  aumônier  et  un  médecin  de  son  choix.  Je  vous  le 
communique  aussitôt  afm  que  vous  en  donniez  connaissance  au 
brave  et  digne  docteur  Foureau,  pour  qu'il  en  écrive  sans  délai 
au  cardinal,  si  son  cœur  le  porte  à  un  aussi  noble  et  touchant 
dévouement.  Il  y  a  bien  longtemps  que  je  n'ai  entendu  parler 
du  roi  ni  de  vous.  Aura-t-il  été  fait  de  votre  côté  quelque 
démarche  à  Aix-la-Chapelle  ?  J'y  ai  adressé  une  lettre  de  Madame 
et  ai  fait  de  mon  côté  tout  ce  que  mes  facultés  m'ont  permis.  Je 
ne  puis  vous  écrire  plus  longuement,  cela  vous  fera  juger  com- 
bien vous  me  manquez.  Vous  avez  su  le  retour  du  respectable 
O'Meara.  Il  peint  l'empereur  fort  souffrant,  très  malade  ;  il  vient 
de  m'écrire,  et  peut-être  ira-t-il  vous  voir. 

Du  même  au  même, 

Manhcim,  13  novembre  1818. 

N'ayez  aucune  inquiétude,  cher  ami,  pour  des  nécessités  qui 
doivent  faire  votre  gloire  plutôt  que  votre  embarras.  Mais  com- 
ment vous  mettre  à  môme  de  venir  me  joindre;  je  ne  le  conçois 
pas  plus  que  vous.  Je  suis  loin  de  vouloir  vous  enlever  aux 
besoins  du  roi  pour  vous  porter  à  ceux  de  l'Empereur.  J'ai  écrit 
dans  le  temps  au  roi  Jérôme  que  je  croyais  la  chose  nécessaire, 
indispensable  ;  mais  c*eût  été  au  roi  à  se  prononcer.  Sans  doute 
nous  eussions  fait  beaucoup  plus  que  je  n'ai  pu  faire,  et  mon 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        35i 

état  personnel  serait  moins  grave.  Si  jamais  vous  devez  venir, 
que  ce  soit  sur-le-champ  et  sans  délai,  quand  cela  peut  être 
encore  utile  à  TEmpereur.  Je  pense  que  le  brave  docteur  devrait 
se  mettre  en  route  sans  délai  sur  Francfort  ou  Bruxelles,  avant 
que  les  nobles  soins  auxquels  il  se  dévoue  si  généreusement 
n'attirassent  Tattention.  Adieu,  mon  cher  ami  ;  je  vous  aime  et 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

Au  roi  Jérôme. 

Schœnau,  21  novembre  1818. 
Sire, 

Je  suis  arrivé  hier  soir  de  Vienne,  transi  de  froid  et 
mourant  de  faim.  Un  valet  insolent,  qui  parait  investi  du 
droit  de  manquer  impunément  de  respect  à  vos  officiers,  a 
refusé  de  me  donner  à  manger*,  à  moins  d'un  ordre  écrit 
de  Votre  Majesté,  en  sorte  qu'à  la  honte  de  son  nom  je  me 
suis  vu  forcé  de  faire  chercher  mon  dîner  dans  la  détestable 
gargote  où  mangent  vos  valets  de  pied.  Quelque  abnégation 
qu'on  puisse  faire  de  soi-même,  Sire,  on  ne  tient  pas  à  de 
pareils  procédés.  Le  zèle  s'éteint,  le  cœur  s'ulcère  par  des 
manques  d'égards  aussi  prononcés.  S'il  était  possible  qu'il 
y  ait  près  de  vous  des  êtres  assez  vils  pour  être  sous  le  con- 
trôle d'un  domestique.  Votre  Majesté  a-t-elle  pu  croire 
qu'un  officier  français  se  dégraderait  à  ce  point? 

Néanmoins,  j'aurais  peut-être  pu  dévorer  encore  une  fois 
sans  me  plaindre  un  outrage  qui,  pour  bien  des  gens, 
semble  ne  toucher  qu'à  mon  bien-être  personnel;  mais  il 
est  un  autre  point  qui  me  fait  un  devoir  de  rompre  le 
silence.  Sire,  je  l'ai  déjà  dit  à  Votre  Majesté,  je  ne  puis 
rester  spectateur  indifférent  de  votre  ruine  ;  c'est  une  lâcheté 

1.  Il  va  sans  dire  que  rincident  lui-même  n'était  qu'une  des  mille  petites 
manifestations  que  sayait  inrenter  la  tourbe  des  subalternes  pour  témoigner 
son  inimitié  à  cet  homme  si  doux,  mais  si  sérieux,  qui  ne  cessait  de  recom- 
mander à  leur  prodigue  patron  l'ordre,  la  simplicité  et  l'économie,  f.  p. 


352  VIE   DE   PLANAT. 

qui  me  révolte.  Convaincu  maintenant  que  rien  ne  peut 
arrêter  le  torrent  de  folles  dépenses  dans  lequel  on  ne  cesse 
d'entraîner  Votre  Majesté,  voyant  que  les  leçons  de  l'expé- 
rience sont  perdues  pour  Elle,  et  que  les  avis  d'un  zèle  dé- 
sintéressé sont  regardés  comme  les  boutades  d'un  censeur 
austère  et  incommode,  je  supplie  Votre  Majesté  de  ne  pas 
me  condamner  à  être  le  témoin  d'un  mal  auquel  je  ne  puis 
apporter  remède;  je  la  supplie  de  vouloir  bien  m'accorder 
ma  démission  pure  et  simple,  et  de  me  permettre  de  suivre 
le  vœu  le  plus  ardent  de  mon  cœur,  en  consacrant  à  la 
défense  et  au  service  de  FEmpereur  le  reste  de  mon  exis- 
tence. 

Il  y  a  quatre  mois,  je  n'aurais  pas  tenu  ce  langage  à 
Votre  Majesté;  la  situation  difficile  dans  laquelle  elle  se 
trouvait  me  faisait  un  devoir  de  tout  supporter  plutôt  que 
de  l'abandonner.  Mais  aujourd'hui  qu'elle  peut  se  passer 
de  mes  services,  je  crois  pouvoir  réclamer  ma  liberté,  per- 
suadé qu'il  ne  résultera  de  mon  absence  aucun  préjudice 
pour  ses  intérêts. 

Sire,  cette  séparation  sera  douloureuse  pour  mon  cœur; 
l'attachement  trop  réel  que  j'ai  conçu  pour  Votre  Majesté 
et  pour  le  Prince  son  fils  en  feront  un  des  moments  les 
plus  pénibles  de  ma  vie.  Mais  enfin  ce  moment  fatal  est 
arrivé,  et  je  ne  puis  rester  plus  longtemps  dans  une  situa- 
tion qui  m'avilit  à  mes  propres  yeux.  Je  m'éloigne  en 
plaignant  amèrement  votre  destinée ,  qui  semble  vous 
condamner  à  vivre  entouré  de  valets  et  de  flatteurs ,  et 
cependant  votre  âme  était  faite  pour  entendre  les  nobles 
accents  de  l'honneur  et  de  la  vérité*. 

1.  Aucune  instance  n'ayant  pu  yaincrc  la  résolution  de  L.  Planât,  on  rédigea 
d'un  commun  accord  une  lettre  de  congé  fixant  au  !•'  janvier  1819  la  retraite 
de  L.  Planât,  et  calculée  de  manière  à  ménager  le  plus  possible  la  susceptibi- 
lité ombrageuse  du  roi,  toujours  prêt  i  considérer  comme  une  injure  pcrson- 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        353 

Au  comte  Las-Cases. 

Schœnau,  27  novembre  1818. 

Cher  et  digne  ami,  il  y  a  déjà  huit  jours  que  j*ai  obtenu 
du  roi  Tassurance  positive  qu'il  me  rendrait  ma  liberté  au 
!"•  janvier  prochain,  en  sorte  que  si  je  puis  obtenir  Tappui 
d'une  des  grandes  puissances,  rien  ne  s'opposera  plus  à 
notre  réunion;  c'est  à  quoi  je  vais  travailler  maintenant. 

Vous  ne  m'aurez  pas  fait  l'injure  de  penser  que  les  cal- 
culs d'un  vil  intérêt  pussent  jamais  se  mêler  aux  nobles 
soins  qui  nous  occupent;  si  j'ai  désiré  voir  mon  avenir 
assuré  pour  deux  ans,  c'est  afin  de  pouvoir  m'y  consacrer 
tout  entier,  et  dégagé  de  toute  inquiétude.  Dans  une  entre- 
prise où  toutes  les  forces  de  Tâme  suffisent  à  peine,  il  ne 
faut  pas  avoir  à  lutter  contre  le  besoin,  il  ne  faut  pas  que 
le  cœur  puisse  éprouver  d'autre  sollicitude  que  celle  dont 
l'Empereur  est  l'objet.  Nous  avons  vu  avec  une  nouvelle 
indignation  les  journaux  remplis  du  conte  absurde  d'une 
conspiration  pour  enlever  l'Empereur  de  Sainte-Hélène. 
Dans  le  premier  mouvement  de  colère,  j'ai  jeté  sur  le 
papier  le  projet  d'un  article  à  faire  insérer  dans  les  jour- 
naux libéraux  ;  je  vous  l'envoie  sous  le  n<*  1 .  Le  lendemain, 
étant  plus  calmes,  nous  jugeâmes  que  le  style  en  était 
peut-être  trop  impétueux,  et  nous  rédigeâmes  de  concert 
un  article  que  je  vous  envoie  aussi,  n®  2.  Vous  ferez  de 
tout  cela  l'usage  que  vous  croirez  convenable,  et  si  vous 
pensez  que  mon  nom  puisse  y  figurer  sans  que  cette  publi- 
cation nuise  à  notre  projet  de  réunion,  vous  pouvez  me 
mettre  en  avant  comme  auteur  de  l'article. 

nelle  le  désir  de  le  quitter,  quel  qu'en  pût  être  le  motif.  En  ce  moment 
même,  tandis  que  la  reine  Catherine  appuyait  officiellement  auprès  de  Madame 
le  vœu  du  docteur  Foureau  d'être  envoyé  à  Sainte-Hélène,  le  ressentiment 
que  le  roi  avait  conçu  contre  ce  docteur,  k  la  suite  de  son  départ  pour 
Schœnau,  le  portait  à  le  desservir  auprès  du  cardinal,  f.  p. 

23 


354  VIE  DE   PLANAT. 

Notre  docteur  n'est  pas  encore  en  mesure  de  partir,  car 
il  croit  devoir  attendre  du  cardinal  Fesch  les  directions 
qu'il  lui  a  demandées;  mais  cela  ne  doit  pas  tarder,  et  le 
retard  qui  en  résultera  ne  peut  pas  aller  à  plus  de  quinze 
jours.  Je  n'ai  point  reconnu  Técriture  de  votre  lettre  du 
13  novembre  :  ce  n'est  ni  celle  de  Madame,  ni  celle  de  votre 
cher  Emmanuel  ;  mais,  quoique  cette  lettre  soit  d'une  main 
étrangère  et  remplie  de  fautes,  il  m'a  paru  qu'il  y  avait 
des  phrases  que  vous  seul  pouvez  avoir  dictées.  C'est  ce  qui 
fait  que  j'y  donne  pleine  créance. 

Au  même. 

Vienne,  7  décembre  1818. 

Très  cher  ami,  vous  savez  que  je  ne  puis  vous  joindre 
qu'autant  que  j'aurai  l'appui  d'une  des  grandes  puissances* 
et  de  pareilles  choses  doivent  se  traiter  directement  avec 
les  ministres  ;  par  lettres,  on  serait  sûr  d'échouer.  J'attends 
donc  le  retour  du  prince  de  Metternich  à  Vienne,  et,  s'il 
me  refuse,  je  m'adresserai  à  l'Empereur  Alexandre. 

Le  bon  docteur  Foureau  est  au  désespoir  de  ne  point 
recevoir  de  lettre  de  Rome;  il  craint  que  les  dernières 
machinations  des  ennemis  de  l'Empereur  n'empêchent  tout 
à  fait  son  voyage.  Nous  comptons  beaucoup  sur  le  retour 
du  prince  de  Metternich  pour  lever  nos  doutes,  et,  si  nos 
démarches  réussissent,  il  est  fort  possible  que  nous  partions 
ensemble. 

Au  prince  de  Metternich. 

Vienne,  20  décembre  1818. 
Monseigneur, 

Celui  auquel  j'ai  sacrifié  fortune,  état  et  patrie,  est  et  sera 
jusqu'à  mon  dernier  soupir  l'objet  de  toute  ma  sollicitude; 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        355 

mais  ce  sentiment  est  pur  et  dégagé  de  toute  idée  de  poli- 
tique et  d'ambition. 

Assez  heureux  pour  avoir  toujours  suivi  jusqu'à  présent 
le  droit  chemin  de  l'honneur,  et  confiant  dans  les  bontés 
de  Votre  Altesse  Sérénissime,  je  viens  lui  déclarer  sans  dé- 
tour que  mon  unique  désir,  mon  vœu  le  plus  ardent  serait 
d'unir  mes  eCForts  à  ceux  du  vertueux  Las-Cases  pour  tâcher 
d'adoucir  le  sort  d'un  illustre  captif.  Las-Cases  est  mourant, 
et,  prêt  à  descendre  dans  la  tombe,  il  me  croit  digne  de  le 
remplacer  dans  le  glorieux  ministère  auquel  il  s'est  voué. 
Fier  d'une  distinction  si  honorable,  j'ose  supplier  Votre 
Altesse  sérénissime  de  me  faire  obtenir  l'insigne  faveur  de 
demeurer  à  Francfort,  sous  la  protection  spéciale  de  Sa 
Majesté  l'Empereur  d'Autriche.  J'ose  lui  promettre  que  je 
ne  me  rendrai  jamais  indigne  de  ce  généreux  appui,  et 
telle  est  la  pureté  de  mes  intentions,  telle  est  la  franchise 
qui  doit  présider  aux  nobles  soins  qui  m'occupent  que  je 
serais  prêt  en  tout  temps  à  communiquer  toutes  mes  écri- 
tures au  ministre  d'Autriche,  résidant  à  Francfort*. 

Je  suis  avec  respect,  de  V.  A.  S.,  etc. 

Au  comte  Las-Cases, 

Schœnau,  8  janvier  1819. 

Mon  digne  et  cher  ami,  la  consultation  d'O'Meara  nous  a 
pénétrés  de  la  plus  vive  douleur;  il  n'y  a  plus  moyen  de 

1.  La  communication  des  correspondances  pour  Sainte-Hélène  n'était 
obligatoire  qu'envers  le  cabinet  anglais  (assez  jaloux  même  de  sa  prérogative; 
▼oir  Mémoires  de  Hudson  Lowe).  Mais  ni  la  yille  de  Francfort^  ni  aucun  État 
allemand,  n'auraient  souffert  la  présence  de  L.  Planât  sans  l'assentiment 
explicite  d'une  des  grandes  puissances,  et  il  espérait  l'obtenir  par  cette  con- 
cession. Néanmoins,  depuis  dix  jours  déjà  sa  lettre  était  demeurée  sans 
réponse,  ce  qui  devait  lui  faire  craindre  un  refus,  lorsqu'il  eut  en  outre  le 
chagrin  d'apprendre  que  le  cardinal  Fesch  refusait,  contre  toute  attente, 
l'offre  du  docteur  Foureau  et  qu'il  envoyait  à  sa  place  un  chirurgien,  M. 


156  VIE   DE  PLANAT. 

se  faire  illusion;  l'affreuse  situation,  les  horribles  tour- 
ments de  l'Empereur  y  sont  représentés  avec  une  préci- 
sion désespérante! 

Je  vous  ai  fait  connaître  par  ma  dernière  lettre  la  dé- 
marche que  j'avais  faite  près  du  prince  de  Mettemich.  Après 
quinze  jours  d'attente,  il  m'a  fait  appeler  et,  tout  en  don- 
nant les  plus  grands  éloges  à  ma  conduite,  tout  en  profes- 
sant pour  vous  la  plus  haute  estime  et  admiration,  il  m'a 
déclaré  qu'il  se  voyait,  à  regret,  forcé  de  me  refuser  l'ap- 
pui de  son  Gouvernement  ailleurs  qu'en  Autriche.  Ce  refus 
a  été  adouci  par  tout  ce  que  la  politesse  a  de  formes  ai- 
mables et  gracieuses;  mais  enfin  mon  but  est  manqué,  et 
si  vous  ne  trouvez  pas  un  expédient  pour  me  tirer  de  cette 
maudite  Autriche  sans  compromettre  ma  liberté,  je  déses- 
père de  pouvoir  vous  rejoindre. 

Vous  avez  dû  recevoir,  cher  et  digne  ami,  une  lettre  du 
docteur  dans  laquelle  il  se  plaint  amèrement  de  la  manière 
singulière  dont  la  famille  de  l'Empereur  apprécie  son  zèle. 
La  lettre  du  brave  0*Meara  a  redoublé  notre  chagrin  et 
notre  indignation.  Il  n'y  a  pas  de  doute  que  l'Empereur 
n'ait  besoin  des  soins  assidus  d'un  médecin,  à  la  fois  dévoué 
et  éclairé,  et  on  lui  envoie  un  chirurgien  inconnu,  lors- 
qu'il y  va  de  sa  vie!  Mon  Dieu,  quels  reproches  Madame  et 
surtout  le  cardinal  n'auront-ils  pas  à  se  faire  d'avoir  em- 
pêché notre  docteur  de  se  rendre  à  Sainte-Hélène  !  Nul 
homme  ne  convenait  mieux  à  l'Empereur.  Au  nom  du  ciel, 

tommarchi,  simple  prosecteur  à  l'école  de  médecine  de  Florence.  La  lettre 
dans  laquelle  L.  Planât  annonce  à  son  ami  ces  fâcheuses  nouvelles  nous 
manque;  mais  voici  la  réponse  du  comte  Las-Cases,  p.  p. 

«  Manhtinif  !•'  janvier  1819.  —  Je  reçois  votre  lettre  et  celle  du  docteur 
(Foureau).  Tout  cela  me  navre  et  m'achève...  Quant  au  bon  et  digne  docteur, 
que  puis-jo  faire  ?  J'ai  à  peine  la  force  de  combiner  mes  idées.  Sans  doute 
que  sa  lettre  ira  à  Sainte-Hélène  ;  bien  plus,  celle  qu'il  a  écrite  à  son  confrère 
sur  ce  sujet  va  se  trouver  publique  ;  elle  l'honore  trop  pour  qu'il  puisse  s'en 
inquiéter.  Mon  fils  a  été  rappelé  près  de  moi  pour  quelques  jours,  parce  que 
ma  santé  avait  empiré.  Adieu.  Je  vous  embrasse.  Puissc-je  vous  voir  bientôt  î...% 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        3$7 

si  vous  y  pouvez  quelque  chose,  tâchez  de  renouer  la 
chose  et  d'engager  le  cardinal  à  rappeler  ce  chirurgien  en 
lui  donnant  une  bonne  gratification.  Représentez  lui,  avec 
toute  la  chaleur  et  toute  l'éloquence  qui  vous  est  si  natu- 
relle lorsque  vous  parlez  de  l'Empereur,  quelles  funestes 
conséquences  peut  avoir  un  mauvais  choix.  Pourquoi  es- 
sayer d'un  homme  nouveau  que  l'Empereur  ne  connaît 
pas,  lorsqu'on  en  a  un  sous  la  main,  connu  de  l'Empereur, 
ayant  toute  sa  confiance,  et  aussi  recommandable  par  son 
dévouement  que  par  ses  talents  et  ses  lumières.  Quel  fatal 
et  inconcevable  aveuglements 

1 .  On  sait  qu'Ântommarchi  n'inspira  jamais  ainsi  aucune  confiance  à  l'Em- 
pereur,  qui  le  considérait,  dit-il,  comme  un  homme  «  auquel  il  donnerait  bien 
son  cheval  à  disséquer,  mais  non  son  pied  à  guérir».  {Mémoiresd'Aniommarchi.) 
Quant  aux  démarches  réitérées,  tentées  par  Las-Cases  en  faveur  du  docteur 
Foureau,  non  seulement  elles  n'aboutirent  pas,  mais  il  reçut  peu  de  temps 
après  du  cardinal  une  lettre  plus  singulière  encore  que  tout  le  reste,  et  qui, 
si  L.  Planât  l'avait  connue,  lui  aurait  épargné  bien  des  douloureux  mé- 
comptes. Las-Cases,  presque  aveugle,  réduit  à  dicter,  ne  pouvait  alors  con- 
fier au  papier  une  semblable  confidence;  mais  nous  hésitons  d'autant  moins 
à  reproduire  ici  l'étrange  épitre  du  cardinal  Fesch  qu'elle  est  plutôt  de  na- 
ture à  atténuer  qu'à  aggraver  de  trop  justes  reproches.  L'aberration  d'es- 
prit qu'elle  révèle  peut  expliquer  en  effet  son  apathie  et  son  indifiércnce  pour 
les  besoins  les  plus  sérieux  du  captif  de  Sainte-Hélène,  et  le  fait,  qu'il  con- 
fiait au  comte  Las-Cases,  peut  faire  croire  à  sa  sincérité.  Voici  la  lettre  qu'il 
lui  adressa  au  moment  du  départ  d'Antommarchi,  avec  une  autre  (plus  folle 
encore)  écrite  un  peu  plus  tard.  Lune  et  l'autre  nous  ont  été  communiquées 
par  M.  Barthélémy  de  Las- Cases,  f.  p. 

«  Borne,  27  février  1819.  —  La  petite  caravane  pour  Sainte-Hélène  est  par- 
tie de  Rome  au  moment  où  nous-mêmes  croyons  qu'ils  n'arriveront  pas  à 
Sainte-Hélène;  parce  qu'il  y  a  quelqu'un  qui  nous  assure  que  trois  ou  quatre 
jours  avant  le  19  janvier,  l'Empereur  a  reçu  la  permission  de  sortir  de  Sainte- 
Hélène,  et  qu'en  effet  les  Anglais  le  portent  ailleurs.  Que  vous  dirai-je?  Tout 
est  miraculeux  dans  sa  vie,  et  je  suis  très  porté  à  croire  encore  ce  miracle. 
D'ailleurs,  son  existence  est  un  prodige,  et  Dieu  peut  continuer  à  faire  de  lui 
ce  qui  lui  plaît.  Qu'on  dise  ce  que  l'on  voudra  :  qu'on  se  moque  des  révéla- 
tions ;  celle-ci  en  est  une,  et  bien  des  raisons  et  des  circonstances  me  portent 
à  y  croire.  Cum  ipso  sum  in  tribulatione,  etc.  » 

«  Rome,  31  juillet  1819.  —  D'après  toutes  nos  lettres,  vous  avez  dû  com- 
prendre l'assurance  que  nous  avons  de  la  délivrance  et  des  époques  de  la 
manifestation.  Quoique  les  gazettes  et  les  Anglais  veulent  toujours  insinuer 
qu'il  est  toujours  à  Sainte-Hélène,  nous  avons  lieu  de  croire  qu'il  n'y  est 
plus,  et,  bien  que  nous  ne  sachions  ni  le  lieu  où  il  se  trouve,  ni  le  temps  où  il 


3o8  VIE   DE   PLANAT. 

Au  même. 

Schœnau,  3  février  1819. 

Cher  et  digne  ami,  vous  aurez  vu,  par  ma  dernière,  que 
ma  démarche  auprès  du  Gouvernement  autrichien  n'a  pas 
réussi.  Depuis,  j*en  ai  fait  une  autre  près  du  ministre  de 
Russie,  qui  n*a  pas  eu  plus  de  succès,  et  qui  m'a  suscité 
ici  bien  des  désagréments,  qui  du  reste  ne  me  paraissent 
rien,  quand  je  pense  à  celui  qui  souffre  tant,  à  celui  qu'on 
abreuve  d'amertume  à  chaque  instant  du  jour! 

Je  ne  sais  vraiment  plus  quel  moyen  employer  pour  vous 
rejoindre,  et  je  suis  quelquefois  tenté  de  rentrer  en  France 
pour,  de  là,  me  rendre  à  Francfort.  Mais  il  y  a  encore  des 
difficultés  presque  insurmontables  dans  l'exécution  de  ce 
projet,  sans  compter  la  perte  énorme  de  temps.  J'espère 
toujours  que  vous  m'indiquerez  vous-même  les  moyens  de 
sortir  de  cet  embarras. 

Le  zèle  de  notre  bon  docteur  est  toujours  paralysé,  et 
une  nouvelle  lettre  de  Rome  est  encore  venue  confirmer 
l'étrange  lettre  du  Cardinal.  Nous  n'y  concevons  rien,  et 
nous  craignons  môme  de  voir  clair  dans  tout  cela  pour 
l'honneur  de  certaines  gens*. 

se  rendra  visible,  nous  arons  des  prcuyes  suffisantes  pour  persister  dans  nos 
croyances  et  pour  espérer  même  que  dans  peu  de  temps  nous  l'apprendrons 
d'une  manière  humainement  certaine.  H  n'y  a  pas  de  doute  que  le  geôlier  de 
Sainte-Hélène  oblige  le  comte  Bertrand  à  vous  écrire  comme  si  Napoléon 
était  encore  dans  ses  fers  ;  mais  nous  ayons  des  certitudes  supérieures  !  — 

CARDINAL  FE8CH.   » 

1.  Le  yague  soupçon  d'une  perfidie  envahit  dès  ce  moment  l'esprit  de 
L.  Planât  et  augmenta  son  dégoût  pour  le  séjour  de  Schœnau.  Malheureu- 
sement le  refus  du  duc  de  Metternich,  et  par  suite  l'impossibilité  d'aller  re- 
joindre Las-Cases,  lui  avait  enlevé  son  meilleur  argument,  et  il  n'osa  insister 
sur  l'accomplissement,  à  l'époque  fixée,  de  la  promesse  qui  lui  était  faite,  car 
les  embarras  du  roi  allaient  en  augmentant,  et  le  retour  de  M.  Abbatucci. 
toujours  attendu,  était  retardé  de  jour  en  jour.  Des  semaines,  des  mois  s'écou- 
lèrent ainsi  dans  la  plus  pénible  situation,  f.  p 


QUATRIÈME   PARTIEL  —  CORRESPONDANCE.        339 


A  Madame  Ch 


***i 


Schœnau,  4  octobre  1819. 

Je  partirai  pour  Trieste  dans  peu  de  jours  d'ici  :  je  quitte 
enfin  ce  beau  et  triste  séjour  de  Schœnau,  oii  j'ai  passé 
peut-être  les  jours  les  plus  malheureux  de  mon  existence. 
Là  s'est  vérifiée  cette  espèce  de  prédiction  du  général  Lai- 
lemand,  pendant  notre  captivité  :  «  Nous  regretterons  peut- 
être  un  jour  le  fort  Manuel  !  »  J'ai  trouvé  ici  tout  ce  qui 
peut  blesser,  froisser,  déchirer  une  âme  fière  et  un  cœur 
aimant.  Âh  !  tout  cela  fait  bien  mal  quand  on  ne  sait  pas 
se  mettre  à  l'unisson,  s'armer  d'indifférence,  quand  on  est 
organisé  de  manière  à  prendre  tout  à  cœur,  à  mettre  de 
Tâme  en  toute  chose.  C'est  un  métier  de  dupe;  mais  quand 
on  l'a  fait  jusqu'à  trente-cinq  ans  on  n'en  saurait  faire 
d'autre. 

Adieu,  belle  et  bonne.  Ti  baccio  et  ^abbraccio  di 
cuore. 

Nous  arrivons  enfin  à  une  phase  moins  malheureuse  de  la  vie 
de  L.  Planât.  II  avait  rencontré  aux  eaux  de  Carisbad  Tex-roi 
Louis  de  Hollande  et  la  princesse  Élisa,  ex-grande  duchesse  de 
Toscane,  sœur  atnée  de  Napoléon.  Cette  princesse,  peut-être  la 
seule  de  sa  famille  qui  possédât  quelques-unes  des  qualités  de 
son  frère,  ne  put  voir  sans  émotion  cet  homme  si  jeune  encore, 
mais  si  malade  et  dépouillé  de  tout  avenir  par  suite  de  son  dé- 
vouement à  TEmpereur.  Elle  déclara  qu'elle  considérait  comme 
le  devoir  strict  de  toute  sa  famille  de  pourvoir  â  l'existence  in* 
dépendante  de  celui  qui  avait  tout  sacrifié  à  l'Empereur,  et  dit 

1.  Voir  le  Tolume  Correspondance  intime.  Schœnau,  4  octobre  1819. 


360  VIE   DE  PLANAT. 

qu'elle  se  réservait  d'en  prendre  Tinitialive  auprès  des  siens. 
Elle  exigea,  en  outre,  la  promesse  de  L.  Planât,  puisqu'il  était 
résolu  à  quitter  Schœnau,  de  prendre  la  direction  d'une  partie 
de  ses  biens  dès  que  sa  santé  le  lui  permettrait,  et,  en  attendant, 
de  venir  à  Campo-Marzo  (villa  de  la  princesse  aux  portes  de 
Trieste),  pour  s'y  occuper  exclusivement  de  son  rétablissement. 
L.  Planât  accepta,  à  la  condition  d'aller  passer  les  mois  les  plus 
rudes  de  l'hiver  en  Italie.  Retourné  à  Schœnau  pour  prendre  congé 
du  roi  Jérôme,  il  y  fut  retenu  malgré  lui  pendant  deux  mois  en- 
core, et  même  alors  ne  put  s'éloigner  qu'au  prix  d'une  lutte  péni- 
ble. Soit  amour-propre  ou  tout  autre  motif,  le  roi  et  la  reine  Ca- 
therine elle-même  ne  voulurent  plus  absolument  consentir  à  son 
départ,  et  L.  Planât,  pour  recouvrer  sa  liberté,  fut  obligé  de  rappe- 
ler que  des  considérations  personnelles  n'étaient  pas  le  seul  motif 
de  son  éloignement;  que  la  cause  principale,  qui  avait  dicté  sa 
résolution,  était  la  profonde  diiîérence  qui  existait  entre  sa  pro- 
pre manière  de  penser  et  de  sentir  et  celle  du  roi  Jérôme  et 
de  sa  femme,  au  sujet  de  la  véritable  dignité  et  de  la  conduite 
à  tenir  par  un  frère  de  l'Empereur. 

Cette  déclaration  mit  fin  à  de  plus  longues  obsessions. 

Après  avoir  passé  le  mois  de  novembre  fort  agréablement  à 
Campo-Marzo,  L.  Planât  se  rendit  à  Florence,  accompagné  de 
son  frère.  Le  roi  Louis,  à  son  passage  à  Vienne,  avait  engagé 
Jules  Planât  à  quitter  la  maison  de  banque  où  il  était  placé  à 
Vienne,  pour  le  suivre  à  Rome  en  qualité  de  secrétaire.  L'ex- 
trême bienveillance  que  lui  avait  témoignée  le  roi  fit  sur  l'âme 
ouverte  et  affectueuse  de  ce  jeune  homme  de  vingt-trois  ans 
une  telle  impression  que  L.  Planât  dut  céder  à  ses  instances, 
malgré  de  vifs  regrets  et  les  trop  justes  craintes  que  lui  inspi- 
rait sa  propre  expérience.  Une  fois  séparés,  les  deux  frères 
s'écrivirent  presque  journellement;  mais  aucune  des  lettres  de 
Louis  à  Jules  Planât,  écrites  après  1814,  n'a  été  conservée;  nous 
n'avons  que  les  réponses  de  ce  dernier.  Heureusement,  L.  Pla- 
nât s'était  lié,  pendant  son  séjour  à  Campo-Marzo,  d'une  étroite 
amitié  avec  M.  E.  Lebon,  homme  de  son  âge,  sympathique,  fort 
instruit,  qui,  ayant  fait  partie  de  la  dernière  administration  en 
Toscane,  avait  voulu  suivre  la  princesse  Élisa  à  Trieste.  C'est  à 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        361 

lui  que  sont  adressées  la  plu3  grande  partie  des  lettres  de  cette 
époque,  qui  nous  ont  été  rendues  par  les  héritiers  de  M.  Lebon, 
et  que  nous  allons  reproduire. 

F.   P* 


A  Eugène  Lebon. 

Florence,  i2  décembre  1819. 

Mon  cher  Eugène^  je  passe  ma  vie  chez  le  docteur  le 
plus  bourgeoisement  du  monde  et  le  moins  gaiement.  La 
mamma  brontola,  il  bimbo  mucola^  la  baglia  fà  il  chiasso 
colla  donnay  il  bobo  si  lamenta  ed  io  m'infaslidisco  quanto 
mai.  Voilà  une  peinture  florentine  très  fidèle  de  toutes  mes 
journées;  mais  je  dois  ce  petit  sacrifice  à  Tamitié,  à  la 
reconnaissance.  Dans  un  temps  où  j'étais  persécuté  et  oii 
chacun  me  fuyait  comme  un  pestiféré,  lui  seul  m*a  tendu 
les  bras.  Sa  maison  et  sa  bourse  m'ont  été  ouvertes,  ses 
soins  m'ont  été  prodigués,  tandis  qu'à  Rome  on  prenait  à 
peine  notice  de  mon  existence.  C'est  ce  que  je  ne  saurais 
oublier  quand  je  vivrais  cent  ans.  C'est  ce  que  je  ne  pourrai 
malheureusement  jamais  reconnaître.  C'est  aussi  ce  que  ne 
comprennent  pas  les  illustres  ingrats^  que  vous  connaissez. 
Il  est  bien  plus  commode  pour  eux  de  fonder  une  telle 
liaison  sur  de  méchants  motifs  que  sur  des  sentiments  dont 
ils  n'ont  pas  d'idée  et  qu'ils  ne  connaîtront  jamais.  D'un 
autre  côté,  je  ne  sors  guère,  car  on  ne  peut  faire  un  pas 
sans  marcher  sur  des  Anglais.  Les  Caséines  et  le  Lung- 
Amo  en  sont  empestés,  ce  qui  me  fait  prendre  ces  prome- 
nades en  aversion.  Je  ne  ressemble  pas  mal  à  ce  voyageur 
français  qui,  ayant  rencontré  dans  les  ruines  de  Thèbes  une 
Anglaise  avec  un  chapeau  plat,  un  spencer  rose  et  un  pa- 
rasol, fut  tellement  désappointé  par  cette  apparition  qu'il 

1.  Expression  de  M.  Planât  père,  en  parlant  des  princes,  f.  p. 


362  VIE   DE   PLANAT. 

rebroussa  chemin  sur-le-champ  et  s'en  fut  tout  d'une  traite 
jusqu'à  Marseille  au  lieu  d'aller  en  Nubie,  comme  il  en 
avait  l'intention.  Florence  est  toujours  la  même  que  nous 
l'avons  connue  il  y  a  trois  ans;  je  n'ai  rien  trouvé  de  nou- 
veau, mais  j'ai  remarqué  en  toute  chose  un  air  de  vieillis- 
sement qui  m'a  déplu,  à  cause  des  retours  que  cela  fait  faire 
sur  soi-même.  J'ai  vu  Bartolini  qui  gagne  toujours  sa  vie 
à  faire  des  faces  britanniques;  ce  métier  a  tout  à  fait 
anéanti  son  talent.  Il  fait  des  bustes  à  la  douzaine;  il 
compte  bientôt  aller  à  Londres  pour  une  spéculation  de  ce 
genre;  il  n'a  plus  du  tout  cette  figure  d'inspiré  que  vous 
lui  avez  connue;  il  a  pris  un  gros  ventre,  il  est  devenu  in- 
téressé et  il  s'habille  à  l'anglaise.  Vous  voyez  bien  qu'il 
n'est  pas  possible  de  conserver  du  génie  avec  tout  cela. 

Mon  Jules  est  arrivé  bien  portant  à  Rome,  on  l'a  reçu  à 
merveille  dans  la  famille.  Tout  nouveau,  tout  beau,  comme 
disent  les  bonnes  gens!  Le  roi  Louis  m'écrit  une  lettre 
charmante  dans  laquelle  il  me  reproche  d'avoir  exagéré  les 
petits  défauts  de  mon  frère,  tandis  que  je  lui  laissais  igno- 
rer ses  excellentes  qualités.  Je  suis  bien  aise  que  cela 
commence  ainsi;  mais  attendons  la  fin! 

Je  suis  depuis  huit  jours  entre  les  mains  d'un  fort  habile 
chirurgien  qui  me  promet  une  guérison  radicale  et  com- 
plète en  six  semaines.  Je  ne  puis  m'empêcher  de  recon- 
naître qu'il  y  avait  du  pressentiment  dans  le  désir  que 
j'éprouvais  de  revoir  Florence.  J'étais  poussé  par  mon  bon 
génie,  car  je  n'avais  plus  de  raisons  bien  valables  à  donner 
pour  mon  éloigncment.  Je  crois  rêver  quand  je  pense 
qu'avant  deux  mois  je  serai  guéri  d'un  mal  dont  j'ai  souf- 
fert plus  ou  moins  pendant  près  de  dix  ans;  quant  à  la  mi- 
graine, point  de  nouvelles;  je  ne  prends  aucune  drogue.  Je 
ne  fais  que  boire,  manger,  dormir  et  me  reposer.  J'ai  le 
teint  clair  et  les  yeux  brillants.  Du  reste,  je  suis  avec  une 
constance  tout  héroïque  mes  plans  de   sagesse.  Je  vois 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        363 

toutes  ces  jolies  paysannes  qui  viennent  aux  jours  de  fête 
visiter  les  églises  de  Florence,  comme  je  verrais  les 
lableaux  gracieux  de  Jean  Bellin  ou  de  Garofalo  ;  il  y  a  des 
ligures  qui  pourraient  se  soutenir  à  côté  des  Madones  et  des 
Anges  de  Raphaël. 

Bonsoir,  cher  Eugène.  M 'aimez- vous  toujours?  Je  suis 
mécontent  de  vos  mille  amitiés  sincères.  Je  trouve  cela 
banal,  et  ces  mille  amitiés  ont  Tair  d'un  hors-d'œuvre. 
N'avez-vous  rien  de  mieux  à  me  dire  ?  Vraiment  ce  serait 
bien  mal  payer  Tamitié  (et  non  les  amitiés)  que  j'ai  pour 
vous.  Ce  sentiment  prend  tous  les  jours  de  nouvelles  forces, 
car  je  suis  constant,  j'ai  besoin  d'un  ami  et  je  crois  l'avoir 
trouvé.  Il  serait  cruel  de  me  laisser  cette  illusion  si  je  dois 
la  perdre  plus  tard.  En  attendant,  je  m'identifie  avec  vous, 
je  pense  vos  pensées,  je  ressens  vos  plaisirs,  je  souffre  vos 
douleurs,  et,  si  M™®  de  Sévigné  n'était  pas  venue  avant  moi, 
je  dirais  que  j'ai  mal  à  votre  foie.  Je  suis  sûr  que  mon 
amitié  aurait  trouvé  ce  mot-là.  Ne  souriez  pas  de  pitié. 
Aimez-moi  un  peu,  dites-le-moi  souvent. 

Au  même. 

Florence,  16  décembre  1819. 

Mon  cher  Eugène,  vous  semblez  prendre  à  tâche  de  me 
faire  avoir  tort;  au  moment  où  je  me  plaignais  de  la  froi- 
deur de  vos  lettres  en  voici  une  qui  m'arrive  toute  char- 
mante, tout  aimable,  toute  pleine  de  tendresse,  toute 
propre  à  m'attendrir  et  à  me  donner  des  regrets  mortels 
de  ce  que  je  vous  avais  écrit.  La  dernière  page  (qui  n'est 
pas  de  vous)  n'est  pas  celle  qui  m'a  le  moins  touché  et  je 
maudis  de  bon  cœur  en  pareil  cas  la  politique,  la  bien- 
séance, la  grandeur,  la  prudence,  la  police  et  tout  ce  qui 
arrête  et  comprime  les  effusions  de  l'âme  ;  mais  quand  on 


364  VIE  DE  PLANAT. 

ne  peut  parler  dignement  et  à  son  aise  de  ceux  qui  sont 
l'objet  de  notre  vénération  et  de  notre  amour,  il  vaut  mieux 
se  taire.  Je  suis  bien  chagrin  de  vous  savoir  encore  une 
fois  retenu  dans  votre  lit  par  ces  vilains  maux  de  jambe; 
si  vous  pouviez  trouver  quelque  consolation  à  me  savoir 
en  même  posture,  je  vous  dirais  que  je  suis  ancKio  gisant 
depuis  trois  jours.  J'ai  grande  honte  de  vous  avouer  que  je 
ne  me  suis  pas  occupé  du  dessin  de  la  bibliothèque,  mais 
on  m'a  défendu  tout  travail  appliquant. 

Je  partage  bien  vivement  la  joie  qu'on  a  ressentie  chez 
vous  de  ce  décret  relatif  aux  fouilles.  J'y  suis  surtout  sen- 
sible, parce  que  j'y  trouve  une  gloire  d'un  nouveau  genre, 
qui  est  de  faire  de  grandes  et  belles  choses  au  sein  de  l'exil 
et  de  l'oppression. 

-P.  S.  —  Je  viens  de  recevoir  une  lettre  du  roi  Jérôme. 
11  me  donne  à  entendre  que,  si  je  retourne  à  Triesle,  il  me 
regardera  comme  son  plus  cruel  ennemi  !  Je  vous  enverrai 
ces  jours-ci  ce  sermon  aigre-doux  *  ! 

Au  roi  Louis  de  Hollande. 

Florence,  18  décembre  1819. 

J'ai  bien  tardé  à  répondre  à  la  lettre  que  Votre  Majesté 
a  daigné  m'écrire  au  commencement  de  ce  mois.  J'espère 
que  mon  frère  lui  aura  fait  connaître  les  motifs  de  ce 
retard. 

Mon  frère  me  marque  qu'il  ne  sait  comment  reconnaître 
les  bontés  et  la  confiance  que  Votre  Majesté  lui  témoigne. 

1.  Le  roi  Jérôme  venait,  lui  aussi,  d'oblonir  du  gouyernement  autrichien 
l'autorisation  de  passer  désormais  les  hivers  à  Trieste,  et  il  trouTÛt  blessant 
pour  son  orgueil  que  L.  Planât  résidât  dans  la  même  Tille  que  lui,  et  surtout 
chez  un  membre  de  sa  famille,  après  l'avoir  quitté.  L.  Planât  repoussa,  avec 
autant  d'indignation  que  de  fermeté,  les  prétentions  et  les  menaces  du  roi 
Jérôme.  F.  p. 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        365 

Je  l'engage  à  redoubler  de  zèle  et  d'activité,  et  surtout  à  ne 
jamais  craindre  de  demander  ce  qu'il  ignore  ou  ce  qu'il  ne 
comprend  pas.  Néanmoins,  je  dois  avouer  à  Votre  Majesté 
que  je  crains  que  le  fardeau  n'excède  ses  forces  :  l'admi- 
nistration d'une  fortune,  le  détail  d'une  maison  et  la  sur- 
veillance d'un  jeune  prince  qui  entre  dans  l'âge  des  pas- 
sions, ne  sont  pas  une  petite  affaire  pour  un  jeune  homme 
de  vingt-trois  ans,  qui  n'a  l'expérience  d'aucune  de  ces 
choses.  Votre  Majesté  retirerait  peut-être  une  utilité  plus 
réelle  de  ses  services  en  ne  lui  confiant  ces  trois  parties 
que  l'une  après  l'autre  et  à  mesure  qu'il  se  mettrait  bien 
au  fait  de  chacune  ^  Je  crains  tellement  que  mon  frère, 
malgré  sa  bonne  volonté,  ne  justifie  pas  toute  la  bonne 
opinion  que  Votre  Majesté  a  conçue  de  lui,  qu'EUe  doit 
excuser  mes  redites  continuelles  sur  ce  sujet. 

J'ai  reçu  ces  jours-ci  une  lettre  du  roi  Jérôme,  qui  m'a 
causé  un  des  plus  violents  chagrins  que  j'aie  éprouvés  de 

1.  Voici  quelques  extraits  des  lettres  écrites  par  Jules  Planât  à  son  arrivée 
k  Rome,  auxquelles  L.  Planât  faisait  allusion  : 

«  Romef  8  décembre  1819.  —  J'ai  été  reçu  avec  la  même  bonté  qu'on  m'avait 
déjà  témoignée.  Viens  donc  &  Rome;  le  roi  me  charge  de  t'y  engager  encore; 
tu  seras  reçu  et  choyé  comme  tu  le  mérites  ;  tout  le  monde  t'adore  ici.  Le  roi 
est  plein  de  douceur  et  de  sincérité.  J'ai  hasardé  quelque  chose  touchant  le 
bon  docteur;  tout  s'explique  :  l'ancien  patron  l'avait  déchiré  1  » 

M  10  décembre,  —  J'ai  reçu  ta  lettre  du  6,  et  j'y  vois  avec  peine  l'empreinte 
de  la  tristesse.  Notre  séparation  me  jette  bien  plus  que  toi  dans  l'isolement 
et  m'environne  de  dangers;  je  n'ai  plus  ce  Mentor  qui  réglait  ma  conduite, 
qui  me  faisait  connaître  mes  devoirs  et  dont  la  présence  seule,  me  rappelant 
ses  souffrances,  m'aurait  fait  tout  supporter  et  tout  entreprendre.  Mes  soins  ! 
et  qui  était  plus  intéressé  que  moi  à  te  les  prodiguer  ?  qui  aurait  pu  y  trouver 
le  même  plaisir?  qui  te  les  devait  à  plus  juste  titre?  Je  les  aurais  disputés  à 
tout  l'univers  ! 

«  Le  roi  a  toujours  pour  moi  beaucoup  d'égards  et  de  confiance.  Plus  on  le 
connaît,  plus  on  l'aime.  Il  vient  de  me  confier  l'administration  de  sa  fortune, 
Tordre  de  sa  maison  et  la  surveillance  du  prince.  C'est  un  fardeau  que  je  ne 
puis  supporter  qu'à  l'aide  de  tes  conseils,  mon  bon  Planât  ;  le  roi  me  croit 
plus  de  mérite  que  je  n'en  ai  réellement,  sa  confiance  m'honore,  mais  elle 
m'efifraye.  Adieu,  cher  ami,  écris-moi  souvent,  et  beaucoup  de  morale  et  de 
conseils  ;  tu  sais  que  je  leur  dois  la  conservation  du  cœur  que  j'ai  reçu  en 
naissant,  sans  lequel  il  ne  me  resterait  rien.  » 


366  VIE   DE   PLANAT. 

ma  vie.  J'avais  fait  tous  les  sacrifices  imaginables  pour  le 
quitter  d'une  manière  décente.  J'ai  compromis  ma  santé  et 
peut-être  mon  existence  pour  qu'il  fût  bien  persuadé  que 
ma  retraite  était  indispensable,  et  je  croyais  avoir  atteint 
mon  but.  Vain  espoir  !  Le  roi  Jérôme,  après  m'avoir  rendu 
deux  fois  ma  liberté  pleine  et  entière,  prétend  régler  l'em- 
ploi que  j'en  dois  faire.  Son  orgueil  s'irrite  de  ce  qu'en 
me  séparant  de  lui  j'aie  pu  trouver  asile  chez  un  membre 
de  sa  famille;  il  jure  qu'il  ne  le  souffrira  pas,  et  il  me 
menace  de  toute  son  inimitié  si  je  reviens  à  Tricste.  Rien 
de  plus  cruellement  injuste  que  ces  reproches  et  ces  pré- 
tentions. J'en  suis  profondément  affecté,  et  un  coup  aussi 
inattendu  a  porté  une  rude  atteinte  à  ma  santé  déjà  si 
frêle.  Certes,  je  suis  loin  de  chercher  à  faire  valoir  ce  que 
j'ai  fait  et  ce  que  je  suis  prêt  à  faire  pour  l'Empereur; 
mais  je  ne  puis  m'empêcher  d'être  très  sensible  aux  pro- 
cédés du  roi  Jérôme;  l'intérêt  que  Votre  Majesté  m'a 
témoigné  me  donne  la  hardiesse  de  lui  confier  ma  douleur. 
Il  est  possible  que  cette  circonstance  retarde  mon  retour  à 
Trieste,  car  je  ne  voudrais  pas  même  servir  de  prétexte  à 
des  mésintelligences,  qui,  du  reste,  sont  inévitables  par  la 
différence  totale  de  manières  d'être  et  de  penser  du  roi 
Jérôme  et  de  la  princesse  Élisa. 

Votre  Majesté  apprendra  avec  peine  que  les  renseigne- 
ments pris  sur  Ântommarchi  ne  justifient  nullement  la 
bonne  opinion  qu'on  avait  conçue  de  lui.  C'est  un  homme 
qui  n'a  aucune  connaissance,  et  qui  était  tout  simplement 
préparateur  des  dissections  à  l'amphithéâtre  de  Florence. 
Deux  illustres  professeurs  de  la  faculté  de  Toscane  ont  sur 
la  conscience  de  lui  avoir  donné  de  beaux  certificats  qui 
ont  déterminé  le  choix  du  cardinal  et  de  Madame,  à  l'ex- 
clusion de  M.  Foureau.  C'est  ainsi  que  des  faux  témoi- 
gnages d'un  côté,  de  petites  haines  particulières  de  l'autre, 
ont  privé  l'Empereur  d'un  homme  de  son  choix,  dont  les 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        367 

soins  lui  eussent  été  agréables.  Que  de  reproches  n'a-t-on 
pas  à  se  faire  ! 

A  Eugène  Lebon. 

Florence,  18  décembre  1819. 

Mon  cher  Eugène,  voici  cette  fameuse  lettre  ainsi  qu'une 
copie  de  ma  réponse  ^  Il  faut  bien  que  je  vous  avoue 
toutes  mes  faiblesses.  Malgré  mes  résolutions  et  malgré 
mon  mépris  pour  toutes  ces  menées,  je  conserve  une  rage 
et  une  indignation  sourdes  qui  me  font  beaucoup  de  mal, 
parce  qu'elles  sont  contenues.  Je  ne  vois  cependant  rien 
de  mieux  à  faire  en  ceci  que  de  prendre  son  parti,  voir 
venir,  rester  calme,  et  faire  comme  on  fera.  Mais  il  faut 
être  organisé  pour  cela!  Mon  Dieu,  que  j'envie  les  gens 
qui  n'ont  point  de  nerfs  ni  de  creux  d'estomac.  Quels  im- 
menses avantages  ils  ont  sur  les  êtres  sensibles  qui,  à  vrai 
dire,  sont  des  êtres  bien  faibles. 

Je  suis  enchanté  que  la  famille  d'Otrante  aille  à  Triestc. 
Cela  semble  fait  exprès;  une  jeune  duchesse,  un  vieux 
personnage  politique  viendront  fort  à  notre  soulagement. 
On  sera  plus  souvent  chez  eux  qu'à  Campo-Marzo,  et  la 
petite  colonie  ne  s'en  plaindra  pas. 

Je  trouve  sage  et  digne  d'éloges  la  résolution  de  rester 
dans  votre  simplicité,  nonobstant  les  roi  Jérôme  et  les  duc 
d'Otrante;  j'ajouterai  même  que  c'est  le  cas  de  redoubler 
de  simplicité.  Je  n'ai  jamais  compris  le  luxe  des  équipages 
ni  celui  de  la  table;  ces  jouissances-là  me  paraissent  mi- 
sérables, et  faites  pour  les  esprits  rétrécis.  Je  comprends 
fort  bien,  au  contraire,  le  luxe  d'un  salon  bien  arrangé, 

1 .  Ces  deux  pièces  ne  se  sont  retrouyées  ni  dans  les  papiers  de  M.  Planât 
ni  dans  les  lettres  renvoyées  à  sa  veuve  par  les  héritiers  de  M.  Eugène 
Lebon.  f.  p. 


368  VIE  DE   PLANAT. 

bien  chauffé  et  bien  éclairé,  où  Ton  reçoit  sans  gêne  et 
sans  étiquette  bonne  et  nombreuse  compagnie. 

Le  retard  qu'éprouvent  mes  lettres  m'afflige  sans 
m'étonner.  Le  docteur  n'a  reçu  celles  que  je  lui  écrivais 
de  Trieste  qu'à  trois  semaines  et  même  vingt-quatre  jours 
de  leur  date  ;  ce  sont  des  désagréments  de  position  sur  les* 
quels  il  faut  bien  prendre  son  parti.  Je  voudrais  seulement 
avoir  quelque  chose  de  plus  intéressant  à  vous  mander 
que  ce  qui  fait  ordinairement  le  sujet  de  mes  lettres,  mais 
je  suis  dans  mon  lit  toute  la  sainte  journée.  Je  n*ai  d'autre 
société  que  le  bon  docteur  et  un  vieux  valet  bourru  qui 
grogne  du  matin  au  soir.  J'ai  vis-à-vis  le  carillon  de  San- 
Felice,  et  sous  mes  fenêtres  les  cris  monotones  d'un  bruc- 
ciatojo  enroué.  Voilà  toute  ma  sphère,  voilà  tout  ce  que 
j'ai  pour  égayer  mon  esprit  et  exciter  mon  imagination. 

Je  vous  prie  instamment  de  continuer  vos  gazettes,  ce 
sont  les  seules  que  je  lise;  je  renonce  à  la  politique 
moderne,  j'en  fais  de  la  vieille  avec  le  cardinal  de  Retz, 
dont  les  mémoires  m'amusent  au  delà  de  ce  que  je  puis 
dire; il  me  semble  les  lire  pour  la  première  fois; je  trouve 
les  frondeurs  et  les  mazarins  beaucoup  plus  gais  et  plus 
divertissants  que  les  ultras  et  les  libéraux,  et  puis  il  y  a 
dans  les  ouvrages  de  ces  temps-là  un  naturel,  un  piquant, 
une  négligence  de  bonne  compagnie  qui  me  charment  tou- 
jours. 

Au  même. 

Florence,  19  décembre  1819. 

J'ai  reçu  votre  lettre  du  23;  je  ne  puis  vous  dire  tout  le 
bien  qu'elle  m'a  fait,  ni  tout  ce  qui  s'était  passé  dans  ma 
tête  depuis  le  jour  fatal  *.  Quel  chemin  peut  faire  une  pauvre 

1.  Celui  de  l'arrivée  du  roi  Jérôme  à  Trieste:  parmi  ses  menaces  avait  figuré 
celle  de  se  brouiller  avec  sa  sœur  et  son  beau-frére,^  le  prince  Félix  Bac- 
ciochi.  F.  p. 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        369 

imagination  lorsqu'on  est  dans  son  lit,  triste,  agité,  atten- 
dant des  nouvelles  qui  n'arrivent  pas!  Je  vous  avouerai 
que  mes  nerfs  étaient  exaltés  au  plus  haut  degré  jusqu'à 
l'arrivée  de  votre  lettre,  et,  malgré  ce  que  vous  me  dites  de 
tranquillisant,  je  ne  suis  pas  encore  entièrement  rassuré. 
Ce  calme  dont  vous  me  parlez  et  qui  me  surprend  si  fort 
ne  serait-il  que  le  présage  de  quelque  orage  bien  noir? 
Enfin  je  vois  qu'à  tout  événement  on  y  est  préparé,  et 
qu'on  ne  sera  pas  pris  au  dépourvu;  je  vous  assure,  au 
demeurant,  que,  pour  ce  qui  me  concerne,  j'ai  bien  pris 
mon  parti  de  ce  voisinage;  il  me  suffira  de  savoir  que  cela 
ne  trouble  en  rien  le  bonheur  et  la  tranquillité  de  Campo- 
Marzo.  Je  pense  aussi  que  le  roi  Jérôme  aura  assez  d'es- 
prit pour  sentir  combien  il  y  aurait  de  ridicule  et  d'enfan- 
tillage de  sa  part  à  persister  dans  les  intentions  qu'il  avait 
manifestées;  il  sait  bien,  d'ailleurs,  que  j^aurai  toujours 
devant  lui  l'attitude  du  respect  et  du  dévouement,  car  je 
ne  puis  oublier  de  qui  il  est  frère. 

Que  me  parlez-vous  de  mûrir  ma  tête  ?  Elle  n'est  que 
trop  mûre,  car  je  me  suis  découvert  des  cheveux  blancs  ! 
Mais  si  vous  l'entendez  autrement,  je  vous  renvoie  aux 
phrénologistes.  Vous  y  verrez  que  pour  avoir  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  une  bonne  tête,  il  faut  avoir  un  cœur 
sec  et  froid;  que  c'est  le  cœur  qui  envoie  à  la  tête  toutes 
les  impressions,  et  que  lorsqu'il  est  troublé,  inquiet,  mal  à 
l'aise,  la  tête  la  mieux  organisée  ne  vaut  pas  grand'chose. 
Bonsoir,  très  aimable  régent.  Je  crois  que  la  contagion 
vous  gagne,  et  que  vous  voulez  aussi,  comme  on  dit,  ap- 
prendre à  votre  père  à  faire  des  enfants. 


24 


370  VIE  DE   PLANAT. 


A  Constant  If**. 

Florence,  31  décembre  1819. 

Mon  cher  Constant,  voici  une  époque  de  paix  et  de  récon- 
ciliation, où  Ton  dit  que  tous  les  torts  sont  oubliés  et  par- 
donnés,  il  n'y  a  que  les  ultras  et  les  fanatiques  qui  n'ou- 
blient et  ne  pardonnent  rien,  et  comme  j'espère  que  tu  n'es 
ni  l'un  ni  l'autre,  je  choisis  ce  jour  pour  réparer  d*énormes 
négligences  qui  datent  déjà  de  fort  loin.  Depuis  ma  der- 
nière lettre  il  s'est  vraiment  passé  bien  des  choses  dans  le 
roman  de  ma  vie.  Les  eaux  de  Carlsbad  ne  m'ont  fait  ni 
bien  ni  mal  ;  mais  le  voyage  a  eu  de  grands  avantages  pour 
moi,  en  ce  qu'il  m'a  fourni  l'occasion  de  briser  enfin  des 
liens  devenus  insupportables. 

On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  tout  ce  que  j'ai  souffert 
moralement  et  physiquement  pendant  les  trente  mois  que 
j'ai  passés  auprès  du  prince  Jérôme.  Veut-on  savoir  mes 
crimes?  C'est  d'avoir  toujours  parlé  avec  eux  le  langage  de 
l'honneur  et  de  la  vérité,  d'avoir  constamment  cherché  à 
les  éclairer  sur  leurs  véritables  intérêts,  d'avoir  combattu 
avec  courage,  à  mes  risques  et  périls,  les  idées  folles  et 
dangereuses  de  leurs  flatteurs;  enfin,  de  les  avoir  servis 
avec  toutes  les  forces  de  mon  corps  et  de  mon  âme...  J'ai 
été  noirci,  calomnié,  couvert  d'opprobres,  sans  qu'on  ait 
pu  me  faire  quitter  un  seul  instant  ma  ligne  droite.  Je  ne 
me  suis  plaint  à  personne  ;  engagé  par  l'honneur  dans  cette 
cause,  l'honneur  m'ordonne  de  taire  tout  ce  qui  peut  la 
discréditer;  mais  ces  chagrins,  qui  ne  pouvaient  s'épan- 
cher, réagissaient  fortement  sur  moi,  et  une  lutte  aussi 
disproportionnée  a  totalement  épuisé  ce  qui  me  restait  de 
forces.  Ce  n'est  pas  tout,  et  en  ceci  il  faut  admirer  la  fai- 
blesse et  l'inconséquence  inhérentes  à  l'espèce  humaine! 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        371 

Le  prince,  quoique  ma  présence  lui  fût  très  incommode, 
ne  pouvait  se  résoudre  à  me  laisser  partir,  car  au  fond  de 
Tàme  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  me  rendre  justice;  au- 
tre genre  de  combat.  Depuis  le  mois  de  novembre  1818,  je 
lui  ai  demandé  quatre  fois  ma  démission...  Ainsi,  ces  deux 
années  et  demie,  qui  devaient  être  pour  moi  un  temps  de 
calme  et  de  repos,  et  qui  auraient  pu  me  rendre  la  santé, 
n'ont  abouti  qu'à  augmenter  mes  maux  et  à  me  faire  des 
ennemis  à  qui  tout  est  bon  quand  il  s'agit  de  perdre  l'objet 
de  leur  haine.  Je  crois  toutefois  avoir  gagné,  dans  l'opinion 
du  reste  de  la  famille,  tout  ce  qu'ils  y  ont  perdu  par  ces 
menées*. 

Il  serait  maintenant  trop  long  de  te  détailler  ma  position 
actuelle,  et  de  te  raconter  comment  Jules  s'est  décidé  (à 
mon  grand  regret)  à  quitter  brusquement  Vienne  et  sa  car- 
rière pour  entrer  comme  secrétaire  chez  un  prince  qui 
habite  Rome.  Il  te  suffira  de  savoir  que  notre  situation 
présente  est  très  supportable,  et  qu'elle  nous  a  permis  d'ap- 
peler Joséphine  en  Italie  pour  lui  procurer  une  existence 
plus  heureuse,  plus  aisée  et  plus  analogue  à  ses  goûts.  Je 
n'ai  point  voulu  vous  parler  de  ce  projet  avant  de  la  savoir 
en  route,  car  nous  désirons  dans  cet  arrangement  éviter 
avec  soin  tout  ce  qui  pourrait  la  blesser  ou  diminuer  la 
juste  considération  qu'on  doit  avoir  pour  elle  dans  le 
monde. 

Ma  santé  s'est  très  améliorée  depuis  un  mois.  Cette  cir- 
constance, jointe  à  la  situation  plus  heureuse  dans  laquelle 
je  me  trouve,  m'a  vraiment  réconcilié  avec  l'existence;  je 
commence  à  croire  que  j'ai  lassé  ma  mauvaise  fortune,  et 
que  mon  bon  génie  va  reprendre  le  dessus  ;  je  ne  veux  pas 

i.  Voici  ce  que  Jules  Planât  écrivait  à  son  frère  de  Rome  :  «  Tu  aurais  bien 
tort  do  t'inquiéter  des  perfidies  et  des  noirceurs...  Madamb  me  parle  souvent 
de  toi  avec  émotion;  eUc  me  charge  de  te  dire  que  toutes  les  fois  qu'elle 
pourra  te  donner  une  marque  de  sa  reconnaissance,  elle  en  saisira  l'occa- 
sion, n  F.  P. 


372  VIE   DE   PLANAT. 

me  vanter  trop  haut  de  ces  heureux  changements;  car  j'ai 
appris  à  me  défier  de  la  fortune,  et  je  suis  un  peu  comme 
ces  gens  qui,  lorsqu'ils  ont  la  certitude  qu'il  va  leur  arriver 
quelque  bien,  ont  l'air  d'appréhender  un  mal.  Mais  enfin, 
en  jetant  les  yeux  autour  de  nous,  auprès  et  au  loin,  je 
trouve  que  nous  ne  sommes  pas  encore  les  plus  mal  par- 
tagés. Il  n'y  a  donc  qu'à  ne  pas  regretter  le  passé,  se  con- 
tenter du  présent,  et  envisager  l'avenir  sans  inquiétude  ;  je 
crois  qu'il  ne  t'est  pas  difficile  de  mettre  cette  philosophie 
en  pratique.  Quant  à  moi,  j'y  fais  tous  mes  efforts,  et  je 
m'en  trouve  bien  payé  par  le  calme  de  mon  esprit  et  l'amé- 
lioration de  ma  santé. 


A  Eugène  Lebon. 

Florence,  !•' janvier  1820, 

...Le  roi  Louis  s'est  mis  dans  la  tête  de  me  rapatrier  avec 
le  roi  Jérôme;  il  me  mande  qu'il  lui  a  écrit  en  ma  faveur. 
Je  suis  au  désespoir  de  cette  démarche  indiscrète.  En 
vérité,  il  y  a  des  gens  dont  le  zèle  est  bien  incommode,  et 
il  faut  encore  que  je  le  remercie  pour  une  chose  qui  me 
déplaît  et  me  contrarie  au  dernier  point  ! 

Au  même. 

Florence,  1"  février  1820. 

...  Le  bon  roi  Louis,  comme  je  l'avais  prévu,  a  eu  le  sort 
de  ceux  qui  veulent  réconcilier  les  gens  malgré  eux;  il  a 
f&ché  tout  le  monde.  Je  m'étais  plaint  tout  doucement  à 
lui  de  cette  démarche  ;  il  vient  de  m'écrire  pour  s'excuser 
sur  ses  bonnes  intentions  et  sur  le  désir  qu'il  a  de  me  voir 
heureux.  Gela  m'a  attendri  et  touché  au  point  que  je  vais 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        3l2 

lui  écrire  pour  m'excuser  de  m'ètre  plaint.  Je  ne  sais  où 
cela  s'arrêtera;  il  y  a  entre  nous  un  échange  de  tendresses 
incroyables.  Il  me  donne  des  commissions,  je  les  oublie  ou 
je  les  fais  mal;  cela  n'empêche  qu'il  ne  m'en  remercie  et  ne 
m'assure  toutes  les  semaines  de  son  estime  et  de  son 
amitié. 

A  Madame  Ch*^*. 

Trieste,  12  avril  1820. 

Je  connais  et  j'apprécie  comme  toi  les  tribulations  que 
font  éprouver  les  politesses  persécutantes.  Aussi  je  trouve 
à  merveille  que  tu  ailles  passer  l'été  à  la  campagne  dans 
le  voisinage  de  notre  Jules.  Florence  est  l'endroit  du  monde 
où  l'on  peut  se  donner  ces  jouissances-là  au  meilleur  marché. 
Nous  sommes  déjà  accablés  par  la  chaleur  dans  ce  pays-ci  ; 
je  crois  que  l'été  y  est  plus  chaud  qu'en  Toscane;  Trieste 
est  au  pied  des  montagnes  et  comme  en  espalier  devant 
d'immenses  rochers  qui  l'abritent  du  nord  :  la  verdure  y 
est  grise  et  rare,  enfin  cela  n'est  pas  beau;  mais  nous  al- 
lons passer  la  belle  saison  à  Villa-Vicentina,  dans  le  voisi- 
nage d'Aquilée,  où  la  campagne  est  délicieuse.  Ma  santé, 
grâce  à  Dieu,  se  soutient  et  même  s'améliore.  Je  suis  presque 
toujours  à  l'air,  je  dirige  des  travaux;  cela  m'amuse  et  me 
fortifie.  Adieu,  chère  amie,  je  te  quitte  pour  aller  trouver 
mes  ouvriers,  car  on  ne  peut  les  quitter  sans  s'exposer  à 
des  négligences  \ 

i.  Nous  reproduisons,  à  propos  de  ces  travaux,  quelques  lignes  de  la  prin- 
cesse Élisa,  qui,  sans  grande  importance,  peignent  toutefois  son  caractère  et 
Texistence  qu'on  menait  chez  elle.  F.  p. 

H  Villa- Vicentina,  12  mai  1820.  —  Mon  cher  Planât,...  ce  n'est  qu'en  exé- 
cutant les  travaux  qu'on  s'aperçoit  des  inconvénients  ;  ainsi,  remédiez-y  tout 
à  votre  aise,  sans  vous  inquiéter  du  qu'en-dira-t-on,  qu'il  faut  mépriser.  Ne 
TOUS  tourmentez  pas  si  vos  travaux  vont  lentement;  je  sais  très  bien  attendre, 
quoique  vous  ayez  l'air  d'en  douter  ;  soyez  bien  persuadé  que  je  n'attribuerai 
jamais  aucun  retard  à  votre  négligence   L'essentiel  est  de  ne  pas  se  faire 


374  VIE   DE  PLANAT. 


A  Madame  CA**». 

Villa-Vicentina,  20  mai  1820. 

Chère  Josèphe,  j  ai  laissé  pour  trois  jours  mes  occupations 
de  Trieste,  et  suis  venu  rafraîchir  ma  tête  et  mes  idées 
dans  cette  délicieuse  campagne  ;  nous  célébrerons  à  la  fois 
la  Pentecôte  et  une  fête  de  famille  où  régneront  la  gaieté, 
la  simplicité  et  Tabondance.  Notre  bonne  princesse,  qui  se 
plaît  beaucoup  au  milieu  de  ses  paysans,  a  choisi  cette 
époque  pour  doter  un  couple  pauvre,  mais  honnête.  Les 
dames  de  sa  maison  ont  fait  le  trousseau  de  la  mariée.  On  a, 
de  plus,  acheté  écuelles,  lit  et  bahut,  et  le  tout  se  termine 
par  une  galimafrée  et  par  des  danses  frioulanes  les  plus  co- 
miques du  monde.  Je  voudrais  bien  que  tu  fusses  des  nôtres. 
Il  me  paraît  que  Chariot  est  né  poète,  et  de  plus  impro- 
visateur. Pour  moi,  qui  ne  m'attache  plus  qu'aux  choses 
froides  et  réelles,  je  le  félicite  de  son  orthographe. 


A  Madame  Ch***. 

Trieste,  14  août  1820. 

Ma  chère  Joséphine,  un  coup  de  foudre  vient  de  détruire 
toutes  mes  espérances  et  de  renverser  tout  mon  avenir.  J'ai 
besoin  de  tout  mon  courage  pour  le  supporter.  Notre  excel- 
lente princesse  vient  de  succomber  après  une  maladie  aiguë 
dont  la  durée  a  été  de  treize  jours!  Comme  un  malheur 
n'arrive  jamais  sans  l'autre,  j'apprends  que  Jules  n'est  plus 

de  mauvais   sang  et  de  se  bien  porter  pour  faire  enrager  ceux  qui  ne  nous 
aiment  pas...  Je  suis  charmée  de  voir  arriver  le  peintre,  M.  Hoficr  ;  notre  colo- 
nie sera  ainsi  bientôt  complète.  Croyez  à  toute  mon  amitié.  Elisa.  » 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        373 

bien  avec  son  patron.  Si,  comme  je  le  prévois,  je  ne  puis 
rester  ici,  je  compte  me  rendre  à  Florence,  et  là  nous  avi- 
serons aux  moyens  de  nous  créer  une  existence  indépen- 
dante. Elle  vaudra  mieux,  quelque  obscure  qu'elle  soit, 
que  toutes  les  chaînes  dorées  que  j 'ai  portées  jusqu'à  ce  jour. 


A  Madame  /)***. 

Trieste,  48  août  1820. 

Ma  chère  Henriette,  j'ai  reçu  ta  jolie  lettre  dans  un  bien 
triste  moment;  je  venais  de  perdre  cette  bonne  et  excel- 
lente princesse  qui  était  pour  moi  une  seconde  providence  ; 
avec  elle  se  sont  évanouies  toutes  mes  espérances.  Tout 
mon  avenir  est  encore  une  fois  détruit.  Il  parait  qu'elle  n'a 
point  fait  de  testament,  en  sorte  que  la  promesse  d'une  rente 
viagère  de  deux  mille  francs,  qu'elle  m'avait  faite,  ne  se 
trouve  pas  non  plus  réalisée*.  Je  ne  sais  où  je  trouve  la 
force  de  résister  à  tant  d'assauts.  La  fin  de  tout  cela  sera 
sans  doute  mon  retour  en  France  ;  mais  comment  y  revien- 
drai-je?  Gomme  l'enfant  prodigue,  dépouillé  de  tout,  pres- 
que sans  ressources.  A  trente-six  ans  et  avec  une  santé 
débile,  cela  est  bien  triste.  Pourtant,  je  ne  perds  pas  cou- 
rage. Le  plus  embarrassant  est  d'avoir  fait  venir  Joséphine 
en  Italie  sans  pouvoir  peut-être  l'y  maintenir  ni  l'en  faire 
sortir;  voilà  ce  qui  m'inquiète  et  m'afflige.  Je  n'ai  pas  le 
courage  d'écrire  à  son  mari,  qui  aurait  droit  de  m'accuser 
d'imprudence  ;  croyant  l'associer  à  mon  bonheur,  je  lui  fais 
effectivement  partager  toute  mon  infortune. 

Ce  coin  du  feu  dont  tu  me  parles  dans  toutes  tes  lettres 

1.  Quote-part  do  la  princesse  Éllsa  dans  la  pension  viagère  qu'elle  voulait 
que  la  famille  de  l'Empereur  assurât  à  L.  Planât.  Peu  de  temps  après,  le  prince 
Félix  informa  ce  dernier  que  la  princesse,  sa  femme,  n'ayant  pu  accomplir 
son  projet,  y  avait  substitué  un  legs  de  20000,  qui  lui  fut  exactement  payé.  p.  p. 


376  VIE   DE  PLANAT. 

me  fait  toujours  palpiter.  Qui  sait  si  je  n'y  aurai  pas  ma 
place  cet  hiver? 


A  Madame  CK^*^^  à  Florence. 

Trieste,  27  août  1820. 

Ma  chère  Joséphine,  ta  lettre  du  22  a  produit  l'effet  ordi- 
naire ;  elle  a  ranimé  mon  courage,  et  m'a  fait  rougir  de 
mon  abattement.  Ta  résignation  et  celle  de  Jules  me  font 
grand  plaisir,  quoique  je  ne  voie  pas  encore  bien  clairement 
ce  que  notre  Jules  veut  faire*.  Il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de 
rester  encore  quelque  temps  auprès  du  prince  Félix  ;  mais 
le  charme  qui  me  retenait  dans  cette  maison  est  détruit; 
cette  femme  incomparable  n'est  plus,  qui  enchaînait  tous 
les  cœurs;  qui  dirigeait  d'un  geste  toute  sa  maison,  qui  sa- 
vait, par  l'ascendant  d'un  grand  caractère,  maintenir  l'ordre 
et  l'union;  chaque  jour  nous  fait  sentir  plus  vivement  sa 
perte.  Jatnais  je  ne  sentis  aussi  fortement  le  besoin  de  me 
rapprocher  de  ma  famille. 

Au  milieu  de  tant  de  chagrins,  ma  santé  s'est  conservée 

1 .  Il  était  encore  auprès  do  Tex-roi  de  Hollande,  mais  ne  devait  point  retour- 
ner avec  lui  à  Rome  l'hiver  suivant.  Ainsi  que  Tavait  prévu  L.  Planât,  le  su- 
bit engouement  du  roi  Louis  pour  son  frère,  le  naïf  enthousiasme  de  celui-ci 
pour  son  royal  patron,  s'étaient  transformés,  en  peu  de  temps,  en  froideur 
réciproque,  «  causée  (lui  écrivit  Jules  Planât)  par  la  différence  des  opinions 
tant  littéraires  que  politiques.  »  Tout  le  monde  sait  les  prétentions  du  comte 
de  Saint-Leu  comme  littérateur  et  comme  poète  ;  son  jeune  secrétaire,  invité 
sans  cesse  par  lui  k  émettre  sincèrement  son  avis  au  sujet  de  ses  productions, 
le  fit  avec  toute  l'ingénuité  et  la  franchise  do  son  âge  :  premier  motif  d*un  secret 
déplaisir  pour  le  royal  écrivain.  Bientôt  survint  un  sujet  de  dissentiment  plus 
grave.  Au  printemps  de  1820,  parurent  simultanément,  A  Paris  et  à  Londres, 
les  Mémoires  historiques  sur  la  Hollandey  écrits  par  le  roi  Louis,  qualifiés  de 
libelle  par  son  frère  mourant  (voir  le  testament  de  Napoléon).  Quels  qu'aient 
pu  être  les  griefs,  bien  ou  mal  fondés,  de  Tex-roi  de  Hollande  contre  son  frère, 
on  conviendra  que  le  moment  de  les  publier,  après  dix  années  de  silence,  était 
singulièrement  choisi,  lorsque  l'Empereur  agonisait  sur  le  roc  do  Sainte-Hélène. 
Aussi,  n'est-ce  pas  seulement  dans  sa  religion  politique  que  Jules  Planât  se 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        377 

meilleure  que  je  n'osais  Tespérer.  Seulement  je  suis  très 
faible,  je  ne  puis  marcher  ni  m'appliquer  à  quoi  que  ce 
soit,  pans  être  en  nage  et  moulu.  Je  t'assure  que  j'envisage 
avec  un  certain  plaisir  la  vie  dont  tu  me  parles.  Je  copierai 
tes  romans,  car  je  ne  sais  pas  en  faire;  je  pourrais  seule- 
ment faire  des  Souvenirs  et  des  Portraits  assez  intéressants, 
si  mon  imagination  pouvait  reprendre  de  la  force  et  de  la 
vivacité.  Mais,  hélas  !  elle  devient  chaque  jour  plus  languis- 
sante, et  mon  esprit,  ainsi  que  mon  corps,  ne  sont  pas 
propres  à  grand 'chose.  Je  t'envoie  par  ce  courrier  quelques 
centaines  de  francs  ;  je  suis  désolé  que  mes  faibles  ressources 
pécuniaires  ne  me  permettent  pas  de  plus  forts  secours.  Je 
sens  tout  le  malaise  que  vous  devez  éprouver,  et  c'est  là 
mon  plus  grand  chagrin.  Adieu,  ma  bonne  Josèphe,  mille 
tendresses  à  Jules;  je  n'aspire  plus  qu'au  bonheur  de  vous 
rejoindre  et  de  vivre  obscur.  Adieu. 

Jules  Planât  à  Louis  Planai. 

28  août  1820. 

Je  viens  te  demander,  avant  tout,  si  tu  as  connaissance  de 
la  demande  qu'a  faite  de  toi  TEmpereur?  C'est  une  nouvelle  que 

sentit  cruellement  froissé  par  cette  publication,  mais  dans  les  sentiments  les  plus 
généreux  et  les  plus  saints  :  l'amour  fraternel  et  le  culte  du  malheur.  On 
convint  de  se  séparer  amicalement  :  «  D'ailleurs  (ajoutait  J.  Planât  en  parlant 
du  roi),  je  le  gênais;  il  ne  me  trouve  pas  assez  religieux  pour  habiter  Rome, 
c'est-à-dire  pas  assez  cagot,  car  il  m'est  impossible  de  le  croire  naïvement 
coiffé  des  momeries  indignes  qui  se  faisaient  sous  ses  yeux.  » 

Ce  qu'il  y  eut  do  plus  fâcheux  en  tout  ceci,  ce  fut  l'impression  produite  par 
cette  déception  sur  l'esprit  de  Jules  Planât,  déjà  porté  à  la  mélancolie  par  le 
souvenir  de  son  enfance  malheureuse,  de  sa  carrière  brisée  à  l'âge  de  dix-huit 
ans.  n  refusa  de  retourner  dans  une  maison  de  banque  :  «  L'étude  seule  me 
plaît,  écrivait-il,  parce  que  je  suis  devenu  presque  misanthrope;  tâche  de 
m'utiliser  ainsi,  mon  bon  Planât;  je  crois  que  cela  me  rendrait  heureux,  si 
c'est  possible.  »  On  décida  finalement  qu'il  emploierait  ses  petites  économies 
à  parcourir  l'Italie  pendant  l'hiver,  afin  de  perfectionner  son  talent  pour  la 
peinture,  et  qu'au  i)rintemps  prochain,  il  retournerait  en  France  avec  sa  sœur 
et  son  neveu,  p.  p. 


378  VIE   DE   PLANAT. 

je  tiens  du  comte  de  Possé  (gendre  de  Lucien  Bonaparte),  maïs 
sans  autre  explication.  J'écris  aujourd'hui  même  à  Rome  pour 
en  obtenir,  et  si  tu  ne  me  dis  pas  que  l'avis  t'en  soit  venu  offi- 
ciellement du  cardinal,  je  t'écrirai  ce  que  j'aurai  pu  savoir  par 
Colonna  (chevalier  d'honneur  de  Madame  mère)  '. 

1.  Lo  comte  de  Possé  venait  de  faire  la  même  communication  au  prince 
Félix  Bacciochi.  Voici  quels  étaient  les  faits  qui,  à  l'insu  de  L.  Planât,  s'étaient 
passés  depuis  plusieurs  mois. 

M**  de  Montholon,  arrlTéc  en  Europe  dans  le  courant  de  septembre  1819, 
s'était  préoccupée  d'obtenir  l'assentiment  de  lord  Bathurst,  pour  cnToycr  à 
Sainte-Hélène  un  successeur  à  M.  de  Montholon.  Ce  dernier,  atteint  d'iuie 
maladie  de  foie,  devait  venir  rejoindre  sa  femme  au  bout  de  peu  de  semaines, 
car  il  n'attendait,  pour  partir,  que  rarrivêe  très  prochaine,  à  Sainte-Hélène, 
du  médecin  et  du  prêtre,  envoyés  par  le  cardinal,  et  avec  lesquels,  effective- 
ment, la  comtesse  s'était  croisée  en  route.  Mais  l'intention,  manifestée  par  le 
général  Bertrand,  de  retourner,  lui  aussi,  en  Europe,  mit  obstacle  à  l'accom- 
plissement immédiat  du  projet  de  Montholon  :  «  Parmi  les  personnes  nou- 
vellement arrivées  àLongwood  (écrivait,  le  31  janvier  1820,  M™«  de  Montholon 
à  lord  Holland,  intermédiaire  habituel  entre  Sainte-Hélène  et  lord  Bathurst), 
aucune  n'est  en  état  d'écrire  le  français,  qu'elles  parlent  à  peine.  L'Empereur 
a  absolument  besoin  d'un  homme  qui  non  seulement  ait  sa  confiance,  mais 
qui  sache  le  comprendre;  c'est  la  seule  consolation  qui  lui  reste.  »  (Sotcv. 
diplom.  de  lord  Holland.) 

Lord  Bathurst  consentit  néanmoins  à  écrire  ce  qui  suit  à  sir  Hudson-Lowe  : 

«  Downing  sireet^  16  mars  1820.  —  Monsieur,  j'apprends  que  l'intention 
du  comte  de  Montholon  et  du  comte  Bertrand  est  de  demander  à  retourner 
en  Europe,  et  comme,  par  suite  de  ce  double  départ,  la  société  du  général 
Bonaparte  à  Longwood  se  trouverait  essentiellement  réduite,  je  vous  prie  de 
saisir  une  occasion  favorable  pour  lui  faire  savoir  la  disposition  où  est  S.  M. 
d'accéder  au  désir  qu'il  exprimerait  en  faveur  de  toute  autre  personne,  dont 
l'arrivée  pourrait  lui  être  agréable.  Si  le  général  Bonaparte  préférait  laisser 
ce  choix  au  cardinal  Fesch  ou  à  la  princesse  Borghèse,  je  suis  tout  prêt  à 
leur  faire  cette  communication.  Bathurst  ».  (3fém.  de  H.  Lowe,  pièces  justifiât 
t.  IV,  p.  493.) 

Il  importe  de  dire  que,  par  suite  de  la  résolution,  prise  depuis  longtemps, 
de  laisser  sans  les  ouvrir  les  missives  de  sir  Hudson  Lowe,  Napoléon  ne  con- 
nut point  et  ne  répondit  point  à  cette  lettre  officielle.  Toutefois,  M^^  de 
Montholon,  prévenue  officieusement  par  lord  Holland,  se  hâta  d'en  informer 
son  mari.  {Ibid.y  t.  III,  p.  224.) 

En  attendant  la  réponse  de  Sainte-Hélène,  M^e  de  Montholon  désirait 
s'assurer  des  dispositions  de  diverses  personnes  qui  déjà  lui  avaient  été  d^ 
signées  par  l'Empereur  ou  qui  pourraient  l'être,  car  l'assentiment  d'une  seule, 
lui  écrivait  M.  de  Las-Cases,  ne  souffrait  aucun  doute  :  celui  de  L.  Planai^ 
Voici,  en  effet,  ce  que  la  reine  Hortense,  consultée  par  Las-Cases  à  ce  sujet, 
lui  avait  répondu  : 

ft  AugsbourÇf  le  12  mai  1820.  —  J'apprends  avec  bien  de  la  peine  que 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        379 


A  S.  E.  le  cardinal  Fesch. 

Trieste,  4  septembre  1820. 
Monseigneur, 

Le  prince  Félix  vient  d'apprendre  par  M.  de  Possé  que 
l'Empereur  témoignait  le  désir  de  m'avoir  près  de  lui. 
L'attachement  et  la  confiance  dont  m^honore  S.  A.  eussent 
été  sans  doute  un  obstacle  pour  tout  autre  motif  de  dépla- 

« 

cément,  mais  quand  il  s'agit  de  l'Empereur  aucun  sacrifice 
ne  coûte  au  prince,  et  il  me  verra  avec  plaisir  remplir  la 
tâche  honorable  que  je  m'étais  imposée  il  y  a  cinq  ans. 
Il  me  reste  maintenant  à  prier  votre  A.  E.  d'être  mon 
guide  et  mon  appui  dans  cette  circonstance.  Bien  des  obs- 

rEmpereur  va  se  trouver  absolument  seul,  par  le  départ  des  généraux  Ber- 
trand et  Montholon  ;  mais  je  ne  connais  absolument  personne  qui  puisse  les 
remplacer...  Le  général  Drouot  est  un  des  hommes  que  l'Empereur-  estimait 
le  plus;  il  vit,  dit-on,  à  Nancy,  retiré  du  monde,  et  peut-être,  s'il  connaissait 
risolement  où  Ta  se  trouver  l'Empereur,  serait- il  heureux  de  partager  son 
infortune.  Mais  dans  de  semblables  circonstances,  c'est  à  celui  qui  veut  bien 
se  dévouer  à  se  proposer.  Qui  oserait  l'engager  à  quitter  son  pays  pour  tou- 
jours I...  M.  de  Planât,  qui  avait  désiré  l'accompagner  une  fois,  voudrait-il  y 
retourner?  Dans  ces  tristes  circonstances,  c'est  un  dévouement  héroïque  qu'il 
faut  rencontrer;  car  l'intérêt  n'a  plus  rien  k  faire  là!  M.  de  Las-Cases  a 
prouvé  qu'il  pouvait  encore  exister  des  hommes  que  le  malheur  attache,  et 
qui  savent,  au  besoin,  sacrifier  leur  propre  intérêt  pour  soulager  une  noble 
infortune.  Dieu  veuille  qu'il  s'en  trouve  encore,  car  l'idée  de  savoir  l'Empereur 
abandonné  par  tout  le  monde  est  aussi  triste  pour  ceux  qui  lui  sont  attachés 
que  pour  ceux  qui  ont  encore  besoin  d'estimer  notre  faible  humanité...  Hor- 
TBMSK.  n  (Letli^e  communiçuée  à  la  veuve  de  L,  Planât  par  M.  Barthélémy 
Lai'Cases.) 

Enfin,  vers  la  fin  de  juillet,  Min«  de  Montholon  reçut  une  nouvelle  lettre 
de  Longwood,  exprimant  le  désir  primitif  de  Napoléon  de  voir  arriver 
L.  Planât  auprès  de  lui.  Il  était  très  difficile  et  peu  sûr  pour  M««  de  Mon- 
tholon de  correspondre  directement  avec  celui-ci;  d'ailleurs,  Tappui  moral, 
comme  le  concours  pécuniaire  de  la  famille,  paraissait  toujours  nécessaire  ; 
die  commença  donc  par  écrire  de  nouveau  au  cardinal,  puis  à  la  princesse 
Pauline,  mais  ne  reçut  aucune  réponse.  Pourtant  le  bruit  do  la  demande  de 
l'EZmpereur  se  répandit  et  finit  par  arriver  aux  oreilles  de  L.  Planât,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu.  Il  s'empressa,  dès  le  lendemain,  d'écrire  au  cardinal  et 

Madame.  Voici  les  lettres  qu'il  leur  adressa  :  f.  p. 


380  VIE   DE   PLANAT. 

tacles  se  sont  déjà  opposés  au  désir  que  j*ai  constamment 
manifesté  de  rejoindre  TEmpereur.  Mais  ce  qui  est  dou- 
loureux à  penser,  c'est  qu'il  en  existe  jusque  dans  sa  fa- 
mille, et  je  me  vois,  avec  bien  du  regret,  forcé  d'aller  au- 
devant  de  l'opposition  que  le  roi  Jérôme  ne  manquera 
point  de  mettre  à  mon  départ.  V.  A.  E.  n'ignore  pas  que 
j'ai  été  pendant  deux  ans  au  service  de  Sa  Majesté;  témoin 
de  ses  prodigalités,  je  n'ai  pas  voulu  l'être  de  sa  ruine... 
J'ai  mieux  aimé  lui  déplaire  que  de  lui  farder  la  vérité: 
j'ai  mieux  aimé  le  quitter  que  de  me  condamner  au  rôle 
vil  et  méprisable  de  spectateur  indifférent  de  sa  ruine. 
Voilà,  Monseigneur,  quels  sont  mes  torts.  Ils  ont  attiré  sur 
moi  des  ressentiments  implacables;  ils  furent  cause  que 
Tannée  dernière  le  roi  Jérôme  s'opposa,  sous  je  ne  sais 
quel  prétexte,  au  départ  de  mon  digne  et  respectable  ami 
M.  Fourcau  de  Beauregard. 

Je  prie  donc  V.  A.  E.,  ainsi  que  Madame,  de  ne  point 
s'arrêter  aux  torts  imaginaires  qu'on  me  reproche,  et  de 
remplir  le  vœu  le  plus  ardent  de  mon  cœur,  en  me  donnant 
les  moyens  de  rejoindre  l'illustre  et  infortuné  Prince  au- 
quel j'ai  consacré  ma  vie. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 


A  S,  A.  f.  Madame  Lœtitia. 

Trieste,  4  septembre  f820. 
Madame, 

Je  viens  d'apprendre,  par  le  comte  de  Possé,  que  l'Em- 
pereur a  daigné  se  souvenir  d'un  de  ses  plus  fidèles  servi- 
teurs, et  que  Sa  Majesté  a  témoigné  le  désir  que  j'allasse 
partager  sa  glorieuse  captivité.  Je  saisis  avec  empressement 
cette  occasion  pour  faire  connaître  à  V.  A.  I.  que  mes  sen- 
timents à  cet  égard  n'ont  jamais  varié,  et  que  le  vœu  le 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        381 

plus  cher  à  mon  cœur  est  de  me  réunir  à  Tillustre  captif, 
et  de  lui  consacrer  mes  soins  jusqu'à  mon  dernier  soupir; 
c'est  dans  ces  sentiments  que  je  partis,  il  y  a  cinq  ans,  de 
la  Malmaison.  C'est  dans  ces  sentiments  que  je  partirai 
avec  joie  pour  Sainte-Hélène,  et  V.  A.  I.  peut  être  sûre 
que  j'y  persévérerai  jusqu'à  la  fin  de  ma  vie. 

Quoi  qu'il  m'en  coûte  d'affliger  le  cœur  de  l'auguste  mère 
de  mon  Empereur,  je  dois  cependant  la  prévenir  que  parmi 
ses  fils  il  en  est  un  qui  s'opposera  à  mon  départ.  C'est  le 
roi  Jérôme.  Mais  les  motifs  de  son  animosité  sont  hono- 
rables pour  moi;  lorsque  j'étais  à  son  service,  je  me  suis 
constamment  opposé  à  ses  prodigalités,  et  j'ai  mieux  aimé 
lui  déplaire  que  de  lui  cacher  jamais  la  vérité.  Voilà  les 
seuls  torts  qu'il  puisse  me  reprocher,  s'il  est  sincère.  Les 
mêmes  n\otifs  Tempéchèrent,  il  y  a  un  an,  de  consentir  au 
départ  de  M.  Foureau  de  Beauregard,  mon  ami.  En  sorte 
que,  pour  de  petites  animosités  domestiques,  l'Empereur 
s'est  vu  privé  des  soins  d'un  médecin  de  sa  confiance  et 
dont  la  société  lui  aurait  été  agréable. 

J'ose  espérer  que  V.  A.  L,  convaincue  de  la  sincérité  de 
mes  sentiments,  ne  s'arrêtera  pas  aux  torts  imaginaires 
que  m'impute  le  roi  Jérôme,  et  qu'elle  mettra  le  comble  à 
ses  bontés  pour  moi,  en  me  facilitant  les  moyens  de  re- 
joindre son  auguste  fils,  objet  éternel  de  ma  vénération  et 
de  mon  dévouement'. 


1.  Vingt  jours  s'étaient  écoulés  sans  qu'aucune  réponse  de  Rome  ne  fût 
parvenue  à  L.  Planât,  lorsqu^il  reçut,  par  une  main  mystérieuse,  la  lettre 
suivante,  vieille  de  plus  d'un  mois  de  date,  de  M"*  de  Montholon  : 

«  Paris,  19  août  1820. 

«  J'ai  écrit,  Monsieur,  il  y  a  déjà  longtemps,  à  M"*  la  princesse  Borghèse. 
Je  la  priais  de  vous  proposer  d'aller  à  Sainte-Hélène.  Je  lui  disais  que 
vous  étiez  un  de  ceux  dont  le  choix  serait  agréable  à  FEmpereur,  et  m'était 
désigné.  Je  n'ai  pas  eu  sa  réponse,  et  je  vous  prie  de  me  dire  franchement  si 
votre  santé,  vos  affaires  vous  permettent  d'entreprendre  ce  voyage.  J'attends 
votre  réponse  pour  faire  auprès  du  gouvernement  anglais  les  démarches  pour 


382  VIE   DE   PLANAT. 


A  S.  E,  le  cardinal  Fesch. 

Trieste,9  octobre  1820. 
Monseigneur, 

J'ai  reçu,  il  y  a  quelques  jours,  une  lettre  de  M"*  la 
comtesse  de  Montholon,  qui  ne  s'accorde  point  avec  celle 
que  V.  A.  E.  a  bien  voulu  m'écrire  le  23  du  mois  der- 
nier, et  qui  me  jette  dans  une  nouvelle  perplexité.  Cette 
dame  me  mande  qu'elle  sait  positivement  que  l'Empereur 
serait  bien  aise  de  m'avoir  près  de  lui,  et  que,  d'après  cette 
certitude,  elle  s'était  adressée  à  sa  famille,  par  l'entremise 
de  la  princesse  Pauline;  mais  que  n'en  recevant  point 
de  réponse  satisfaisante,  elle  se  décide  à  m'écrire  pour  savoir 
si  je  persiste  dans  mes  résolutions  d'il  y  a  cinq  ans.  Ma 

obtenir  les  permissions  nécessaires,  et  je  les  ferai  indépendamment  de  la 
famille,  qui  parait  ne  pas  vouloir  s'en  mêler.  Vous  pouvez  m'adresser  votre 
lettre  sous  couvert  de  MM.  Outrcquin  et  C'*,  rue  Neuve-du-Luxembourg.  Si 
vous  partez  jamais  pour  le  triste  séjour,  j'envierai  votre  sort.  Je  n'ai  pas  be- 
soin de  vous  dire  que  si  vous  acceptez,  je  vous  donnerai  sur  votre  position 
l;i-bas  et  sur  le  lieu  tous  les  renseignements  qui  vous  seront  nécessaires. 

a  J'espère  que  vous  êtes  plus  content  de  votre  santé.  Ce  pays-là  n'est  pas 
mauvais  pour  les  poitrines  délicates.  Adieu,  Monsieur,  recevez,  je  vous  prie,  etc. 

«   V.   DE  MONTHOLON.  >• 

u  Romet  23  septembre  1820.  —  Monsieur,  M.  de  Possé  n'étant  point  ici,  je 
n'ai  pas  pu  connaître  par  quelle  voie  il  a  appris  que  l'Empereur  témoignait 
le  désir  de  vous  avoir  auprès  de  lui  ;  mais  c*est  sans  doute  un  malentendu, 
puisque  toutes  les  fois  qu'on  a  demandé  quelques  personnes  à  Sainte -Hélène, 
c'est  à  moi  qu'on  s'est  adressé.  C*est  peut-être  quelque  intrigant,  qui  veut  se 
rendre  intéressant  et  qui  écrit  d'Angleterre,  donnant  ses  propres  idées  pour 
celles  de  l'Empereur,  ou  peut-être  est-il  intéressé  à  cela.  Au  demeurant, 
nous  pensons  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'envoyer  d'autres  personnes  à  Sainte-Hélène. 
Madame  me  charge  do  vous  dire  que,  d'ici  au  printemps  prochain,  il  est 
possible  qu'elle  puisse  vous  faire  quelques  propositions,  si  les  circonstances 
le  permettent;  et,  jusqu'à  ce  moment-là,  elle  vous  conseille  de  continuera 
demeurer  où  vous  êtes.  Je  connais  l'affaire  de  M.  Foureau  de  Boaurcgard,  et 
je  puis  vous  assurer  que  la  reine  Catherine  nous  écrivit  en  sa  faveur  pour 
qu'il  fût  choisi  pour  Sainte -Hélène;  mais  je  ne  pus  pas  prendre  sur  moi  de 
le  laisser  partir  avec  la  quantité  de  gens  qu'il  demandait  à  sa  suite. 

ft  Agréez,  Monsieur,  l'assarance  de  ma  haute  considération  avec  laquelle  je 
suis  votre  très  dévoué  serviteur.  «  Le  cardinal  Fbsch.  » 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        383 

réponse  a  été  bientôt  faite.  Cependant,  Monseigneur,  que 
dois-je  croire?  Si  je  m'en  rapportais  à  M"*®  de  Montholon 
je  ne  pourrais  m'empécher  d'être  affligé  et  presque  blessé 
du  mystère  qu'on  m'a  fait  de  cette  démarche.  J'osais  croire 
que  mon  attachement  et  mon  dévouement  pour  l'Empereur, 
éprouvés  par  six  années  de  malheurs  et  de  persécutions, 
méritaient  delà  confiance  et  quelques  égards,  seules  récom- 
penses que  j'ambitionne.  Néanmoins,  plein  d'une  respec- 
tueuse soumission  aux  décisions  de  Madame,  j'attendrai 
qu'elle  daigne  me  faire  les  propositions  dont  me  parle 
V.  A.  E.  Du  reste,  ma  position  actuelle  est  des  plus  heu- 
reuses, et  je  ne  la  quitterais  volontairement  que  pour  accom- 
plir ce  que  rhonneur  et  le  devoir  me  prescrivent.  Je  remercie 
beaucoup  V.  A.  E.  des  éclaircissements  qu'elle  veut  bien 
me  donner  relativement  à  mon  estimable  ami  M.  Foureau 
de  Beauregard  ;  mais  il  me  semble  qu'il  ne  demandait  à 
emmener  que  sa  femme  et  un  domestique  ;  ce  qui  me  fait 
croire  qu'il  y  eut  alors  un  malentendu.  Je  vais  lui  écrire 
pour  m'en  assurer  '.  Je  suis  avec  respect,  etc. 


Au  comte  Lariboisière . 

Trieste,  15  novembre  1820. 

Mon  cher  Honoré,  rien  ne  pouvait  m'être  plus  agréable 
que  l'assurance  de  votre  amitié  après  une  interruption  de 
plus  de  cinq  ans,  et  dans  une  position  oîi  l'on  ne  trouve 
ordinairement,  au  lieu  d'amis,  que  des  indifférents  ou  des 
persécuteurs.  Je  vous  ai  écrit  quatre  fois  depuis  notre  sépa- 

1.  L.  Planât  ne  poussa  pas  plus  loin  la  correspondance  avec  le  cardinal. 
Il  comprit  qu'il  n'y  avait  absolument  rien  à  espérer,  si  ce  n'est  du  succès 
des  démarches  de  M"*  de  Montholon,  et  il  résolut  de  l'attendre  en  silence, 
recommandant  à  son  frère  Jules  et  à  sa  sœur  une  extrême  réserve.  Deux 
mois  se  passèrent  toutefois  sans  qu'il  reçût  d'autres  nouvelles  à  ce  sujet,  f.  p. 


384  VIE   DE   PLANAT. 

ration,  mais  n'ayant  jamais  reçu  de  réponse  à  mes  lettres 
et  me  trouvant  en  quelque  sorte  proscrit,  j'ai  craint  de 
vous  compromettre  ou  de  vous  désobliger  en  insistant, 
sans  pour  cela  avoir  jamais  douté  de  votre  amitié  ;  voilà 
pourquoi  j'ai  mis  de  si  longs  intervalles  entre  mes  lettres. 
Enfin  je  n'étais  pas  heureux,  je  ne  voyais  partout  qu'égoïsme 
et  ingratitude,  et  j'avais  besoin  d'être  encouragé;  je  le  suis 
beaucoup,  maintenant  que  je  tiens  votre  bonne  et  aimable 
lettre  du  22  octobre,  et  j'espère  qu'en  recevant  celle-ci 
vous  m'absoudrez  entièrement  du  crime  supposé  de  négli- 
gence ou  de  lèse-amitié. 

Je  vous  ennuierais  beaucoup,  mon  cher  Honoré,  si  j'en- 
treprenais de  vous  raconter  toutes  mes  disgrâces  depuis 
notre  séparation.  Résigny  a  pu  vous  en  apprendre  une  partie, 
et  j'ajouterai  que  c'est  la  plus  amusante! 

Votre  lettre  est  pleine  d'une  raison  et  d'une  philosophie 
qui  ne  m'étonnent  pas,  mais  qui  me  charment.  Que  vous 
êtes  sage  d'avoir  renoncé  à  la  trompeuse  et  périlleuse  carrière 
des  honneurs!  Combien  je  vous  félicite  d'avoir  préféré  une 
honorable  indépendance  et  de  paisibles  occupations  à  ces 
chaînes  dorées  dont  l'éclat  n'empêche  jamais  de  sentir  toute 
la  pesanteur;  j'admire  cette  noble  et  patriotique  ambition 
qui  vous  fait  borner  tous  vos  désirs  à  être  un  jour  l'organe 
et  l'appui  de  vos  concitoyens.  Enfin,  mon  cher  Honoré,  je 
vous  retrouve  tel  que  je  vous  désirais,  et  en  bon  chemin 
pour  devenir,  comme  votre  digne  et  vertueux  père,  un 
véritable  homme  de  bien. 

Adieu,  mon  cher  Honoré,  je  vous  embrasse  tendrement. 


*** 


A  Madame  Ch 

Trieste,  19  décembre  1820. 

Ma  chère  Joséphine,  je  suis  fort  aise  de  te  savoir  pour 
cet  hiver  casée  bien  chaudement  à  Florence,  et  bien  con- 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        385 

tent  aussi  de  te  savoir  dans  ces  dispositions  de  tolérance 
et  de  bienveillance  pour  le  monde,  que  je  recommande  si 
souvent  à  Jules.  Pourtant  je  ne  puis  le  croire  aussi  misan- 
thrope qu'il  se  fait.  Il  n'y  a  que  l'idée  de  ton  avenir  qui  me 
tourmente  sans  cesse,  quoique  je  fasse  les  plus  grands 
efiorts  pour  chasser  tout  ce  qui  peut  m'attrister.  Je  me  suis 
assez  bien  tiré  de  ce  catarrhe  furieux  dont  je  t'ai  parlé;  je  me 
sens  fort  bien  maintenant;  il  ne  me  reste  que  quelques 
dolorini,  et  une  petite  toux  qui  diminue  tous  les  jours. 

Le  pauvre  duc  d'Otrante,  notre  voisin,  n'a  pas  été  aussi 
heureux  que  moi  ;  il  s'en  meurt,  et  l'année  ne  se  passera 
peut-être  pas  sans  que  nous  assistions  à  son  enterrement; 
que  dis-tu  de  l'étrange  fin  de  ce  fameux  personnage?  Après 
une  vie  si  agitée,  après  avoir  traversé  si  heureusement  nos 
dévorantes  révolutions,  il  vient  mourir  à  Trieste,  dans  l'exil 
et  avec  la  douleur  de  ne  pas  voir  ses  ennemis  confondus. 
Je  fus  le  voir  hier,  et  malgré  toutes  ses  trahisons,  malgré 
sa  mauvaise  conduite  envers  nous  dans  ces  derniers  temps, 
et  envers  moi  en  particulier,  je  n'ai  pu  m'empêcher  d'être 
ému  et  même  attendri  en  le  voyant.  Sa  position  actuelle, 
et  le  rôle  important  qu'il  a  joué;  ce  nom  si  fameux,  et  ce 
corps  décharné  qui  dans  quelques  jours  ne  sera  qu'un  ca- 
davre; tout  cela  m'a  remué  et  m'a  rempli  l'âme  de  tristesse; 
quand  je  me  suis  levé  pour  sortir,  il  m'a  serré  la  main  et 
m'a  remercié  de  ma  visite  dans  les  termes  les  plus  affec- 
tueux, comme  pour  faire  amende  honorable  envers  moi. 
i<  Je  suis  si  heureux ,  m'a-t-il  dit,  de  voir  encore  un  bon  Fran- 
çais! »  Il  n'y  a  pas  de  ressentiment  qui  tienne  contre  cjbs 
approches  de  mort;  le  mien  s'est  tout  fondu,  et  en  descen- 
dant l'escalier,  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  pleurer. 


25 


386  VIE  DE  PLANAT. 


A  la  même. 

Trieste,  27  décembre  1820. 

Ma  chère  Joséphine,  j'ai  écrit  il  y  a  trois  joursà  ton  mari; 
je  ne  te  réponds  pas  sur  la  partie  intéressante  de  sa  lettre, 
parce  qu'il  faut  écrire  le  moins  qu'on  peut  sur  un  pareil 
sujet  et  jamais  inutilement.  Il  va  sans  dire  que  j'agis  toujours 
dans  le  même  sens,  et  comme  il  convient*. 

1.  s  Voici  ce  que  M.  Gh***  venait  de  mander  à  sa  femme:  «  Paris,  9  décem- 
bre 1820.  —  Hier»  M*"*  de  Montholon  m'a  fait  prier  de  passer  chez  elle.  EUe 
m*a  chargé  de  faire  savoir  à  ton  frère  que  si  elle  ne  lui  avait  pas  écrit,  c'est 
qu'elle  n'avait  encore  rien  de  positif  à  lui  dire  ;  mais  que,  du  reste,  elle  faisait 
toutes  les  démarches  nécessaires.  Bien  qu'il  n'y  ait  rien  de  mystérieux  dans 
tout  ceci,  il  convient  d'être  fort  discret,  ne  fût-ce  qu'à  cause  de  la  famille.  Tu 
ne  peux  te  faire  une  idée  des  misérables  petites  intrigues  I  II  faut  que  le  gou- 
vernement anglais  accorde  la  permission,  et  il  ne  la  donnera  pas  avant  d'avoir 
des  informations  sur  Planât,  ce  qui  entraine  des  délais.  Le  choix  de  ton  frère, 
s'il  est  agréé  par  l'Angleterre,  sera  le  plus  agréable  au  prisonnier  de  Sainte- 
Hélène.  » 

On  comprend  que,  dans  l'absence  d'une  réponse  officielle  de  Napoléon, 
l'inconcevable  inertie,  pour  ne  pas  dire  plus,  de  ses  proches,  paralysait  les 
efforts  des  personnes  étrangères  à  la  famille,  et  jetait  même  une  sorte  de  dé- 
faveur sur  leurs  assertions  et  sur  leurs  instances.  Lord  Bathurst  y  voyait  un 
motif  de  plus  pour  de  mesquines  appréhensions,  et  il  ne  voulut  autoriser  le 
départ  du  successeur  de  Montholon  qu'après  l'arrivée  de  celui-ci  ou  du  géné- 
ral Bertrand  en  Europe.  Voici  ce  que,  le  lendemain  de  son  entrevue  avec 
M.  Ch***,  M"**  de  Montholon  écrivait  à  lord  Holland,  son  intermédiaire  habi- 
tuel :  «  Lord  Bathurst  parait  avoir  contre  moi  des  préventions  qui  lui  font 
croire  que  toutes  mes  demandes  cachent  quelque  mystère  inquiétant;  vous 
serez  persuadé,  milord,  que  je  n'ai  qu'un  seul  but  :  celui  d'apporter  quelque 
consolation  au  malheur.  Lord  Bathurst  sait,  mieux  que  moi,  qu'on  a  permis  à 
Napoléon  d'avoir  trois  officiers  généraux,  plus  M.  de  Las-Cases  et  son  fils. 
M»  de  Las-Cases  a  été  enlevé,  sans  qu'on  ait  jamais  bien  compris  pourquoi  : 
le  général  Gourgaud  a  quitté  Longwood  volontairement;  il  n'y  reste  donc 
plus  que  deux  personnes  au  lieu  de  cinq,  et  je  demande  d'envoyer  M.  de 
Planât  comme  secrétaire  de  Napoléon.  Ce  serait,  ce  me  semble,  une  barbarie 
d'exiger  qu'il  ne  partit  qu'en  remplacement  du  comte  Bertrand  ou  du  comte 
de  Montholon.  »  (Suivent  des  renseignements  sur  le  passé  de  L.  Planât)  (Sokv. 
diplom,  de  lord  HoUand,  p.  270.)  p.  p. 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        387 
Lettre  de  M^  de  Montholon  à  Louis  Planât, 

Paris,  27  mars  1821. 

Ce  n'est  qu'hier,  Monsieur,  que  j'ai  reçu  la  décision  qui  vous 
concerne  ;  je  n'avais  pas  voulu  vous  écrire  sur  des  espérances 
ni  avant  d'avoir  un  assentiment  positif.  Lord  Bathurst  a  accordé 
ma  demande,  et,  après  avoir  pris  des  renseignements  sur  vous^ 
il  permet  votre  départ  (pour  Sainte-Hélène).  Je  ne  puis  vous  dire 
combienj'en  suis  heureuse.  Votre  dernière  lettre  m'ayant  assuré 
que  vous  étiez  toujours  dans  les  mêmes  dispositions,  je  commen- 
çais à  désespérer  du  succès,  et  comme  j'attendais  chaque  jour 
la  permission  ou  le  refus  de  votre  départ,  je  n'ai  pas  cru  devoir 
vous  écrire  inutilement.  Vous  ne  pourrez  vous  rendre  à  votre 
destination  que  sur  un  bâtiment  anglais.  Partez  tout  de  suite  pour 
Paris,  et  de  là  vous  vous  rendrez  à  Londres.  C'est  auprès  du 
gouvernement  français  que  l'on  a  pris  des  renseignements  sur 
vous  :  ainsi  je  ne  pense  pas  qu'il  puisse  y  avoir  d'obstacle  à  votre 
retour  en  France;  j'espère  également  que  vos  affaires  vous  per- 
mettront de  venir  sans  délai.  Je  suis  sans  nouvelles  depuis  trois 
mois,  et  je  vous  assure  que  je  me  trouverais  heureuse  de  partir 
avec  vous.  Adieu,  Monsieur;  j'espère  avoir  incessamment  le  plai- 
sir de  vous  voir,  et  vous  prie  de  recevoir  l'assurance,  etc. 


A  Madame  Ch 


*** 


Trieste,  !•' mai  1821. 


J'ai  Tespoir  de  faire  un  voyage  d'ici  à  deux  mois  ;  c'est 
te  dire  que  j'ai  reçu  une  lettre  décisive  d'une  certaine  dame 
que  ton  mari  connaît  bien.  Je  serais  parti  sur-le-champ  si 
l'on  pouvait  partir  quand  on  veut  dans  certains  temps  et 
dans  certains  pays.  Je  ne  crois  pas  pouvoir  quitter  Trieste 
avant  un  mois,  et  la  France  avant  le  1®'  septembre;  voilà 
ce  que  je  te  prie  de  lui  dire  afin  qu'elle  sache  à  quoi  s'en 
tenir.  Adieu,  ma  bonne  Josèphe,  l'espoir  de  te  revoir  bien- 


388  VIE   DE  PLANAT. 

tôt  m'empêche  de  sentir  la  douleur  d'une  séparation  peut- 
être  éternelle.  Un  de  mes  vœux  les  plus  ardents  est  de 
trouver  ma  famille  en  bonne  intelligence  à  mon  arrivée, 
et  de  la  laisser  de  même  quand  je  partirai. 


Au  marquis  de  Caramatij  ambassadeur  de  France  à  Vienne. 

Trieste,  5  mai  1821. 

Votre  Excellence  m'excusera  si  je  l'entretiens  longuement 
d'un  sujet  qui  devrait  être  fort  simple,  puisqu'il  s'agit  d'un 
passeport  que  je  la  prie  de  m'accorder  pour  me  rendre  à 
Paris,  où  ma  présence  est  indispensable  après  une  absence 
de  six  ans.  Mais  il  s'agit  d'obtenir  aussi  l'autorisation  du 
prince  de  Metternich,  pour  que  ce  passeport  soit  visé  ici 
par  les  autorités  locales,  afin  de  pouvoir  traverser  sans  obs- 
tacle la  partie  de  l'Italie  qui  me  sépare  de  la  France.  J'es* 
père  que  Votre  Exe.  aura  la  bonté  de  faire  lever  les  diffi- 
cultés qu'on  parait  vouloir  opposer  à  mon  départ.  Ces  diffi- 
cultés sont,  à  la  vérité,  sans  motif  qui  me  soit  connu,  mais 
enfin  elles  existent,  puisque  le  gouverneur  a  déclaré  que  je 
ne  pourrais  quitter  Trieste  sans  une  autorisation  spéciale  du 
ministre  de  la  police,  ou  du  prince  de  Metternich.  J'aurais 
pu  crier  bien  haut,  et  me  plaindre  avec  raison  de  ces 
étranges  restrictions  mises  à  ma  liberté,  par  des  autorités 
que  je  ne  dois  pas  connaître.  J'ai  préféré  m'adresser  à 
Votre  Exe,  ne  doutant  pas  que  ces  renseignements  ne 
soient  utiles  à  celui  qui  est  en  Autriche  le  protecteur  na- 
turel de  tous  les  Français. 

Je  ne  puis  remettre  à  Votre  Exe.  mon  dernier  passeport, 
attendu  qu'il  est  déposé  à  la  police  et  que,  par  suite  du 
régime  d'exception  auquel  je  suis  assujetti,  il  ne  m'a  été 
donné,  en  échange,  ni  un  reçu,  ni  une  carte  de  sûreté.  Pour 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        389 

y  suppléer,  j'ai  rhonneur  d'adresser  à  Votre  Exe.  le  passe- 
port qui  me  fut  donné  en  1816,  à  mon  départ  de  Malte,  où 
j'étais  prisonnier  de  guerre,  ainsi  qu'une  note  en  forme  de 
demande,  qui  contient  des  renseignements  sur  la  véracité 
desquels  Votre  Exe.  peut  compter  entièrement.  Mon  désir 
serait  de  m'embarquer  à  Livourne  pour  Cette,  afin  d'arri- 
ver à  Paris  par  Toulouse  et  Limoges,  où  se  trouve  une 
partie  de  ma  famille.  Néanmoins,  si  cet  arrangement  don- 
nait lieu  à  la  moindre  objection,  j'y  renonce  d'avance  et  sui- 
vrai volontiers  la  route  qui  me  sera  tracée. 


Malgré  cet  appel  à  Tintervention  de  l'ambassadeur  de  France, 
L.  Planât  ne  put  quitter  Trieste  qu'au  commencement  de  juin, 
et  à  la  condition  de  renoncer  à  la  route  qu'il  eût  préférée,  pour 
suivre  celle  d'Allemagne,  de  beaucoup  la  plus  pénible  et  la  plus 
coûteuse.  Ce  dernier  point  n'était  pas  sans  importance  pour  un 
homme  aussi  dénué  de  moyens  pécuniaires  que  L.  Planât;  car, 
bien  qu'il  eût  cru  de  son  devoir  de  prévenir  la  mère  de  l'Empe- 
reur de  son  départ  définitif  pour  Sainte-Hélène,  aucun  membre 
de  la  famille  n'avait  donné  signe  de  vie  à  cet  égard.  L.  Planât  se 
serait  vu  obligé  d'entamer  le  petit  capital,  légué  par  la  princesse 
Ëlisa,  si  le  prince  Bacciochi  ne  s'y  était  opposé,  en  déclarant 
qu'il  entendait  fournir  la  somme  nécessaire  pour  le  voyage.  Le 
7  juin  1821,  L.  Planât  partît  pour  la  France. 

F.  P. 

A  Eugène  Lebon. 

Arenenbergi  18  juin  1821. 

Je  suis  depuis  hier  près  de  cette  bonne  et  aimable  reine 
Ilortense.  Elle  désire  beaucoup  que  le  prince  Félix  vienne 
se  fixer  en  Bavière,  observant  avec  raison  qu'à  Bologne, 
comme  partout  en  Italie,  vous  retrouverez  maintenant  le 
joug  autrichien,  etc.  Je  ne  saurais  trop  vous  faire  l'éloge 


390  VIE    DE   RLANAT. 

de  la  reine  Hortense;  elle  m'a  paru  la  raison  et  la  bonté 
personnifiées,  unissant  aux  formes  les  plus  aimables  une 
grande  solidité  d'esprit  et  des  vues  élevées.  Elle  sait  prendre 
tous  les  tons  et  se  mettre  à  la  portée  de  tout  le  monde  ;  aussi 
est-elle  respectée  et  aimée  dans  le  pays.  Elle  a  arrangé  sa 
fortune  avec  le  même  ordre  et  la  môme  supériorité  d*espril 
que  la  princesse  Elisa.  Enfin  il  ne  lui  manque,  pour  res- 
sembler à  cette  adorable  et  inoubliable  princesse,  que  sa 
franchise  et  sa  sensibilité. 

J'avais  projeté  de  vous  écrire  fort  au  long,  mais  j'ai  peu 
de  temps,  car,  outre  des  conversations  sans  fin  avec  la  reine, 
je  dévore  des  ouvrages  pleins  d'intérêt  sur  le  sujet  qui 
m'intéresse  par  excellence.  De  ce  nombre  sont  les  Mémoires 
de  Fleury  de  Chaboulon  sur  les  Cent-Jours. 


Au  même. 

Strasbourg,  20  juin  1821. 

Enfin,  je  suis  en  France!  Mais  concevez-vous  bien  tout  ce 
qu'il  y  a  dans  ces  quatre  mots-là?  Peut-être  demain  me 
fera-t-on  déguerpir;  mais  en  attendant,  je  jouis  tout  à  mon 
aise  du  bonheur  de  revoir  cette  dolce  e  ingrata  patria.  En 
sortant  des  gorges  de  la  Kinzing,  j'aperçus  de  loin  le  clocher 
de  Strasbourg  et  la  chaîne  des  Vosges,  et  me  voilà  tout 
bouleversé;  ma  poitrine  s'oppresse,  il  me  semble  que  je 
vais  étouffer,  et  il  n'y  a  qu'un  torrent  de  larmes  qui  puisse 
me  soulager;  en  vérité,  j'ai  pleuré  comme  un  enfant  ou 
comme  un  veau',  choisissez.  Mon  postillon  me  croyait  fou, 
car  après  lui  doit  avoir  fait  mettre  ses  chevaux  au  galop,  je 
lui  criai  encore  d'aller  vite.  En  arrivant  sur  le  pont  de 
Kehl,  je  vis  des  soldats  que  j'aurais  embrassés  de  bien  boa 
cœur,  malgré  leurs  vilains  uniformes  blancs;  et,  si  j'en  avais 
cru  mes  transports,  douaniers,  gendarmes  et  jusqu'au  vieux 


QUATRIÈME  PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        391 

portier-consi^e,  chacun  en  aurait  eu  sa  part;  cependant 
je  me  contins  et  la  vexation  de  la  douane  acheva  de  me 
refroidir.  Tout  m'a  paru  bien  changé  ici.  J'ai  reconnu  quel- 
ques officiers  en  me  promenant  dans  les  rues,  mais  je  n'ai 
eu  garde  de  m'en  approcher.  Je  ne  connais  rien  de  plus 
fâcheux  que  ces  rencontres,  et  les  assommantes  questions 
auxquelles  elles  donnent  lieu.  Vous  voyez  que  j'ai  passé 
deux  jours  à  Arenenberg,  chez  la  reine  Hortense.  Elle 
connaît  bien  l'esprit  qui  règne  chez  presque  tous  les  mem- 
bres de  sa  famille;  malgré  toute  son  indulgence,  elle  m'a 
raconté  mille  traits  de  leur  orgueil  et  de  leur  égoïsme,  et 
de  cet  esprit  bizarre  et  soupçonneux  dont  elle-même  a  été 
victime.  Elle  m'a  lu  une  partie  des  mémoires  de  sa  vie, 
qu'elle  compose  dans  sa  retraite;  rien  n'est  plus  attachant, 
et  il  m'est  impossible  de  ne  pas  croire  qu'elle  ait  été  victime 
d'odieuses  calomnies. 

(Le  21.)  Je  sors  de  chez  le  préfet,  et  à  mon  grand  étonne- 
ment  il  visa  mon  passeport  sans  difficulté  ;  quoique  bien 
résigné  à  tous  les  événements,  je  n'ai  pu  me  défendre  d'une 
sorte  de  tremblement  en  entrant  dans  le  cabinet  de  ce  pré- 
fet; j'ai  trouvé  en  lui  un  homme  d'une  politesse  extrême; 
il  a  relu  les  instructions  qui  me  concernaient  et  il  ne  m'a 
fait  aucune  question,  ce  qui  m'a  mis  fort  à  mon  aise.  Ce- 
pendant je  ne  veux  faire  aucun  mystère  de  ma  résolution, 
et  puisque  j'ai  atteint  le  seul  but  que  je  me  proposais,  celui 
de  revoir  et  d'embrasser  ma  famille  avant  de  dire  à  l'Europe 
un  étemel  adieu,  je  ne  vois  pas  pourquoi  j'emploierais  des 
détours. 

Je  pars  demain,  et  dans  quatre  jours  je  serai  à  Paris; 
hâtez-vous  donc  de  m'écrire;  vous  savez  comme  je  suis 
prompt  à  m'inquiéter,  et  comme  ma  faible  tête  travaille 
quand  je  n'ai  point  de  nouvelles  de  ceux  qui  m'intéressent. 


392  VIE   DE   PLANAT. 


Au  même. 

Noisy-le-Sec,  28  juin  1821. 

Mon  cher  Eugène, 

Il  y  a  trois  jours  que  je  suis  ici,  mais  les  émotions  que 
j'ai  éprouvées  ont  été  si  fortes  qu'elles  m'ont  causé  une 
migraine  des  plus  violentes  et  qui  ne  m'a  quitté  que  ce 
matin.  M"*  de  Montholon  me  presse  de  partir  parce  qu'elle 
voudrait  voir  revenir  son  mari;  cependant  je  dois  à  ma  fa- 
mille, à  mes  affaires  et  surtout  à  ma  santé  de  rester  ici  au 
moins  six  semaines;  mon  zèle  et  mon  dévouement  n'en 
sont  pas  moins  ardents,  mais  ils  sont  raisonnes;  ce  ne  serait 
rien  que  de  se  sacrifier  pour  lui;  il  faut  pouvoir  lui  être 
utile.  Je  vais  me  fixer  à  Passy  et  commencer  le  traitement 
que  je  voulais  faire  à  Trieste.  On  me  fait  espérer  que  ma 
santé  se  rétablira,  et  que  je  serai  alors  en  état  de  résister  au 
climat  dévorant  des  tropiques. 

J'ai  passé  vingt-quatre  heures  avec  mon  digne  général*; 
quel  homme  admirable!  et  quelles  heures  délicieuses  j'ai 
passées  près  de  lui  !  mon  âme  s'est  tout  à  fait  purifiée  près 
de  lui  et  s'est  dégagée  de  tout  ce  que  l'influence  hiérony- 
mique  y  avait  laissé  d'impur;  plus  de  passions  haineuses, 
plus  de  désirs  de  vengeance  :  l'indiflFérence,  et  même  une 
sorte  de  compassion  a  remplacé  tout  cela.  Je  me  retrouve 
tel  que  j'étais  il  y  a  six  ans,  je  respire  librement;  tout  ce 
qui  m'occupe  est  noble  et  pur.  Ah  !  je  ne  veux  plus  revoir 
les  grands,  puisqu'on  ne  peut  être  bon  et  vertueux  que 
dans  la  médiocrité.  Voilà  encore  de  mon  verbiage  accou- 
tumé, mais  je  ne  connais  rien  de  plus  doux  que  de  vous 
dire  tout  ce  que  j'éprouve,  et  de  m'épancher  dans  le  sein 

1.  Le  général  Drouot,  condamné  à  mort  en  1815,  puis  acquitté  par  une  mi> 
norité  de  fayour»  TiTait  depuis  lors  à  Nancy  dans  une  profonde  retraite,  f.  p. 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        393 

d'un  ami  tel  que  vous.  Depuis  mon  arrivée  je  suis  dans  une 
ivresse  continuelle;  fêté,  chéri,  accablé  de  soins  et  de  ca- 
resses; en  vérité  si  l'amitié  la  plus  tendre  et  la  plus  sincère 
pouvait  être  importune,  j'aurais  de  quoi  me  plaindre.  Mais 
ce  n'est  pas  seulement  dans  ma  famille;  de  tous  les  coins 
de  Paris  m'arrivent  des  camarades  de  collège,  d'anciens 
compagnons  d'armes,  des  gens  même  que  leurs  opinions  et 
leur  position  actuelle  devraient  éloigner  de  moi.  C'est  à  qui 
me  témoignera  sa  joie  et  son  attachement;  cet  empresse- 
ment me  fait  croire  que  je  suis  meilleur  qu'on  ne  m'a  fait, 
et  que  rendu  à  moi -même  je  pourrai  encore  trouver  le 
bonheur  au  sein  de  l'amitié.  Il  faut  que  je  compte  beau- 
coup sur  la  vôtre  pour  vous  parler  aussi  longuement  de 
moi.  Adieu,  cher  Eugène;  je  ne  sais  que  vous  dire;  car  il 
me  semble  que  les  mots  expriment  bien  mal  tout  ce  que 
vous  m'inspirez. 

Au  même. 

Passy,  il  juillet  1821». 

Mon  cher  Eugène,  n'attendez  plus  de  moi  ces  lettres  où 
je  me  livrais  sans  contrainte  à  tous  les  caprices  d'une  ima- 
gination bizarre  et  d'un  esprit  bavard.  Tout  est  fini  pour 
moi;  j'ai  perdu  tout  ce  qui  faisait  ma  force,  tout  ce  qui 
donnait  du  prix  à  mon  existence. 

Depuis  deux  mois,  une  seule  pensée,  un  seul  objet  occu- 
pait toutes  les  facultés  de  mon  âme;  j'avais  retrouvé  le  feu 
sacré.  Les  six  années  qui  se  sont  écoulées  depuis  le  Belle- 
rophon  s'étaient  effacées  de  ma  mémoire  comme  un  songe 
pénible  ou  comme  une  obscure  végétation  ;  vivre  et  mourir 
pour  le  plus  grand  et  le  meilleur  des  hommes  était  l'objet 
de  mes  vœux  les  plus  ardents.  J'allais  lire  dans  cette  âme 

1.  L'Empereur  était  mort  le  5  mai  et  la  funèbre  nouTelle  fut  connue  à  Paris 
le  6  juillet  suiTant;  mais  on  comprend  que  pendant  les  premiers  jours 
L.  Planât  fut  hors  d'état  d'écrire.  F.  p. 


394  VIE  DE   PLANAT. 

si  noble  et  si  généreuse;  il  m'aurait  initié  aux  mystères  de 
ces  sublimes  conceptions  que  la  multitude  ne  voit  encore 
qu'à  travers  un  nuage.  J'étais  sûr  que  mes  soins  auraient 
adouci  son  horrible  captivité;  car  j'avais  fait  une  abnéga- 
tion totale  de  moi-même...  Telles  étaient  les  pensées  qui 
m'absorbaient  entièrement  lorsque  nous  reçûmes  l'affreuse 
et  accablante  nouvelle  de  sa  mort!  Comment  vous  peindre 
mon  désespoir  et  ma  stupeur  en  apprenant  cette  horrible 
catastrophe?  Où  trouver  des  dédommagements  pour  une 
perte  semblable?  Je  serais  tombé  dans  l'accablement,  dans 
le  découragement  le  plus  complet,  si  la  rage  et  l'indigna- 
tion ne  soutenaient  mon  existence.  Car  il  est  mort  assas- 
siné, et  c'est  en  vain  qu'on  prétendrait  éloigner  l'idée  de  ce 
crime.  Ceux  qui  depuis  six  ans  lont  torturé  de  mille  ma- 
nières passeront  toujours  aux  yeux  de  l'Europe  et  de  la 
postérité  pour  ses  assassins  ;  il  n'y  a  qu'un  cri  là-dessus  à 
Paris,  et  telle  est  la  force  de  la  conviction  et  de  l'indigna- 
tion générale  que  personne  n'ose  contredire  cette  opinion. 
Les  ultras  et  les  transfuges,  qui  sont  ses  ennemis  les  plus 
acharnés,  ne  peuvent  s'empêcher  eux-mêmes  de  laisser 
percer  un  doute  accusateur. 

La  nouvelle  de  cette  mort  a  répandu  une  consternation 
générale;  les  marchands  quittaient  leurs  boutiques,  les 
ouvriers  abandonnaient  leurs  travaux  pour  s'entretenir  de 
ce  grand  événement.  Partout  la  douleur  et  l'indignation 
étaient  peintes  sur  les  visages.  Le  souvenir  de  tout  ce  qu'il 
fit  pour  la  gloire  et  la  prospérité  de  la  France  se  réveillait 
dans  tous  les  cœurs  et  les  pénétrait  de  reconnaissance  et 
d'attendrissement.  Ses  fautes  mêmes  disparaissaient  devant 
ses  infortunes,  et  l'horreur  qu'on  a  pour  ses  bourreaux 
donne  de  nouvelles  forces  aux  sentiments  d'amour  et  de 
vénération  qu'inspire  sa  mémoire.  Bien  des  personnes  ont 
pris  spontanément  le  deuil.  Les  femmes  surtout,  passionnées, 
pour  ce  qui  est  grand  et  noble,  se  sont  montrées  admirables 


QUATRIÈME   PAHTIii:.  -^  COllHESPONDANCE.       39:> 

dans  ces  tristes  moments.  Si  quelque  chose  peut  adoucir 
le  chagrin  d'une  perte  aussi  grande,  c'est  de  penser  que 
l'Empereur  n'a  jamais  démenti  son  caractère,  qu'il  s'est 
montré  plus  grand  peut-être  dans  les  fers  qu'aux  jours  de 
sa  prospérité,  et  qu'enchatné  sur  un  rocher  au  milieu  des 
mers,  il  imposait  encore  à  ses  lâches  persécuteurs,  dont  la 
rage  tourne  encore  au  profit  de  sa  gloire, 

Votre  lettre,  mon  cher  Eugène,  est  venue  m'arracher  un 
instant  à  mes  regrets  et  à  ma  tristesse.  Je  n'ai  pu  m'em- 
pêcher  de  sourire  à  tout  ce  qu'elle  contient  de  gai  et  d'ai- 
mable. Hélas!  je  ne  vous  répondrai  point  sur  le  même  ton; 
mais  cette  lettre  m'a  fait  du  bien.  Les  accents  de  la  véri- 
table amitié  sont  un  baume  de  consolation.  Ils  savent 
adoucir  et  cicatriser  les  plaies  de  l'âme  les  plus  doulou- 
reuses et  les  plus  profondes.  Ecrivez-moi  donc,  mon  cher 
Eugène;  donnez^moi  des  consolations,  j'en  ai  bien  besoin. 

Au  même. 

i\oisy-le-Sec,  23  juillet  1821, 

J'ai  été  bien  malade  ces  jours  passés;  le  chagrin  m'avait 
donné  un  commencement  d'inflammation  du  foie.  On  m'a 
appliqué  douze  sangsues  au  côté,  puis  des  bains,  puis  des 
frictions  et  des  tisanes;  enfin  on  m'a  transporté  ici.  L'air 
de  Noisy  me  vaut  beaucoup  mieux  que  celui  de  Passy,  et 
je  suis  assez  bien  maintenant. 

Au  même, 

Noisy,  28  juillet  1821. 

Je  viens  de  recevoir  votre  lettre  du  13  juillet.  La  lettre 
que  vous  m'avez  envoyée,  venant  de  Rome*,  n'a  pas  pro- 

1.  Une  réponse  tardive  du  cardinal  Fesch  k  la  lettre  par  laquelle  L.  Planât 
arait  annonce  à  Mb«  I^œtitia  son  départ  pour  Sainte-Hélène.  Cette  réponse 


396  VIE  DE  PLANAT. 

duit  sur  moi  Teffet  que  vous  redoutiez.  Je  sais  tout  ce  qu'on 
peut  attendre  du  sot  orgueil  et  de  Tégoïsme  barbare  qui 
caractérisent  ces  gens-là.  Qu'est-ce  d'ailleurs  que  la  piqûre 
d'une  méchante  épingle,  auprès  des  traits  poignants  et  acé- 
rés, qui,  depuis  six  ans,  ont  déchiré  mon  triste  cœur  de 
mille  et  mille  manières!  Enfin,  celui  qui  pouvait  me  faire 
attacher  quelque  importance  à  tout  cela  n'existe  plus... 

Je  ne  puis  trop  vous  remercier  de  votre  exactitude  à 
m'écrire.  Vos  lettres  font  toute  ma  consolation,  car  je  n'en 
trouve  même  point  dans  ma  famille  pour  un  malheur  si 
grand.  Je  suis  comme  un  homme  écorché  vif;  tout  ce  qui 
me  touche  me  fait  jeter  les  hauts  cris;  quand  on  cherche  à 
me  consoler,  je  me  mets  en  fureur.  Il  faut  toute  l'amitié  et 
toute  la  patience  de  mes  sœurs  pour  tenir  à  mes  brus- 
queries. 

Adieu,  cher  et  excellent  ami,  puisque  les  témoignages  de 
mon  amitié  vous  font  du  bien,  je  vous  dirai  que  je  ne  trouve 
rien  de  plus  doux  que  de  vous  aimer  et  de  vous  le  dire. 

avait  été  adressée  au  prince  Félix  qui,  ignorant  encore  le  13  juillet  la  mort  de 
l'Empereur,  chargea  k  regret  Eugène  Lebon  d*enToyer  l'étrange  épitre  du  car- 
dinal à  L.  Planât,  f.  p. 

Rome,  30  juin  1821. 

«  Monsieur,  Madamb  n'a  reçu  votre  lettre  du  10  mai  que  depuis  six  jours. 
Elle  me  charge  de  vous  répondre  que  nous  ne  pensons  point  que  vous  deviez 
entreprendre  le  voyage  auquel  vous  vous  êtes  décidé.  Soyex  certain  que  si  l'on 
avait  besoin  de  quelqu'un,  c'est  à  moi  qu'on  en  aurait  écrit,  et  l'on  ne  se 
serait  pas  adressé  à  des  étrangers  pour  vous  engager  à  faire  ce  qui  était 
d'ailleurs  dans  votre  cœur. 

«  Je  dirige  cette  lettre,  sous  l'enveloppe  du  prince  Félix,  qui  vous  la  fera 
transmettre,  dans  le  cas  que  vous  fussiez  parti.  Cependant,  comme  vous  ne 
pouvez  pas  quitter  le  continent  avant  septembre,  vous  aurez  du  temps  à 
réfléchir  et  k  prendre  toute  autre  délibération.  A  cet  effet,  je  prie  Dieu  qu'il 
vous  éclaire,  afin  que  vous  n'ayez  pas  lieu  à  vous  repentir  de  la  décision  que 
vous  prendrez. 

«  Soyez  convaincu.  Monsieur,  que  tout  ceci  est  dicté  par  l'intérêt  que 
vous  m'avez  inspiré,  et  que  je  vous  dois  pour  votre  attachement  à  celui  que 
je  porte  dans  mon  cœur. 

«  Je  suis,  avec  un  attachement  inviolable,  votre  très  dévoué  et  très  affec- 
tionné serviteur 

Il  Cardinal  Fbsch.  >» 


QUATRIÈME   PARTIE.  —  CORRESPONDANCE.        397 


Au  même. 


Passy,  9  août  1821. 


Je  suis  depuis  quatre  jours  à  Passy,  mais  toujours  ma- 
lade et  toujours  tourmenté  par  un  point  de  côté  opiniâtre 
et  une  oppression  accablante.  Je  ne  puis  faire  un  pas  sans 
être  en  nage  et  prêt  à  me  trouver  mal  ;  tout  cela  se  conçoit! 
Quand  je  pense  à  l'agitation  de  ma  vie  depuis  quinze  ans, 
à  tous  les  grands  événements  auxquels  j'ai  pris  part,  à 
tant  de  coups  inattendus  qui  m'ont  frappé,  si  quelque 
chose  m'étonne,  c'est  de  me  trouver  encore  en  vie.  Cher 
Eugène,  vous  avez  bien  compris  toute  ma  douleur,  vous 
l'avez  vivement  partagée  ;  vos  lettres  font  toute  ma  conso- 
lation; elles  me  font  plus  de  bien  que  tous  les  soins  de  ma 
famille,  car  je  n'y  trouve  personne  qui  m'entende  comme 
vous,  qui  conçoive  toute  l'étendue  de  cette  perte.  Vous 
concevez  quel  déchirement  de  cœur  doit  éprouver  celui  qui 
avait  mis  en  lui  seul  toute  son  existence  et  qui  le  voit  périr 
d'une  manière  aussi  cruelle  et  inattendue.  La  transition  a 
été  affreuse  pour  moi  :  je  partais  plein  de  joie  et  d'espé- 
rance, le  cœur  rempli  d'idées  nobles,  parce  qu'elles  se 
rapportaient  à  lui;  pour  la  première  fois  depuis  six  ans, 
l'existence  avait  du  prix  à  mes  yeux,  puisque  j'allais  la  lui 
consacrer!  Je  me  vois  tout  d'un  coup  replongé  dans  une 
espèce  de  néant  et  condamné  à  traîner  encore,  sans  but 
comme  sans  espoir,  une  existence  inutile. 

J'ai  reçu  ces  jours  passés  deux  lettres  de  la  princesse 
Pauline.  Elle  ignorait  encore,  le  15  dii  mois  dernier,  le  fatal 
événement*.  Ces  lettres,  quoique  mal  écrites,  sont  fort  tou- 

1.  L'abbé  Buonavita,  récemment  arrivé  de  Sainte-Hélëne,  avait  été  chargé  de 
remettre  directement  entre  les  mains  de  la  princesse  Borghèse  la  copie  d'une 
lettre  de  Bertrand  à  lord  Bathurst,  datée  du  3  septembre  1820,  et  restée  sans 
réponse,  lettre  se  terminant  par  ces  mots  : 

«  Le  docteur  a  déclaré  que  le  malade  est  venu  à  un  point  tel  qug  ies  remèdei 


398  VIE  DE   PLANAT. 

chantes  et  respirent  Tamour  et  la  vénération  dont  elle  fut 
toujours  pénétrée  pour  l'Empereur.  Elle  semble  pressentir 
le  coup  qui  allait  la  frapper;  ses  craintes  et  ses  angoisses 
sont  extrêmes  et  jettent  le  plus  grand  désordre  dans  ses 
deux  lettres.  Il  est  impossible  de  feindre  tout  cela.  Elle 
me  conte  des  choses  incroyables  du  cardinal  et  de  Madame... 
Une  visionnaire  allemande  s'était  emparée  de  leur  esprit  et 
leur  faisait  croire  que  la  Vierge  lui  apparaissait  toutes  les 
nuits  pour  lui  donner  des  nouvelles  de  TEmpereur,  qui, 
depuis  longtemps,  avait  été  enlevé  de  Sainte-Hélène  par  des 
anges,  et  se  portait  fort  bien  ;  tout  ce  qu'on  disait  dans  les 
journaux,  tout  ce  qu'on  écrivait  de  Sainte-Hélène,  n'était 
que  mensonges  et  impostures...  Mais  que  sert  de  s'en 
occuper,  puisque  tout  est  fini,  et  qu'il  ne  nous  reste  plus 
aucun  espoir! 

L'opinion  publique  se  prononce  tous  les  jours  avec  plus 
de  force  pour  rendre  justice  à  la  mémoire  de  l'Empereur; 
tes  regrets,  la  reconnaissance  et  l'admiration  de  toute  la 
France  éclatent  chaque  jour  dans  des  brochures  à  sa 
louange;  la  plupart  de  ces  productions  sont  médiocres, 
mais  elles  prouvent  le  besoin  qu'avaient  les  Français  de 
manifester  hautement  des  sentiments  comprimés  depuis 
six  années.  Continuez,  cher  Eugène,  à  m'écrire  le  plus  sou- 
vent possible,  vous  ne  sauriez  croire  tout  le  bien  que  me 
font  vos  lettres;  elles  seules  me  donnent  du  courage  et 
relèvent  mon  âme  abattue. 


ne  peuvent  plus  luttet*  contre  la  malignité  du  climat;  qu'il  a  besoin  des  eaur 
minérales;  que  tout  le  temps  qu'il  demeurera  dans  ce  séjour  ne  sera  qu'une 
longue  agonie;  qu'il  ne  peut  éprouver  de  soulagement  que  par  son  retour  en 
Europe^  ses  forces  étant  épuisées  par  cinq  années  de  séjour  dans  cet  affreux 
climat,  privé  de  tout,  et  en  proie  aux  plus  mauvais  traitements.  VEmpereur 
me  charge  de  vous  demander  d'être  transféré  dans  un  climat  européen,  comme 
le  seul  moyen  de  diminuer  les  douleurs  auxquelles  il  est  en  proie,  » 

La  princesse  PaulinOi  qui  n'avait  reçu  que  dans  les  premiers  jours  de  juillet 
cette  triste  pièce,  se  h&ta  d'en  faire  de  nombreuses  copies  pour  les  envoyer 
aux  •ouveraint  alliés,  a^x  miembres  influents  du  Parlement  anglais,  f.  p. 


CINQUIÈME  PARTIE 


1821   A  1833 


CINQUIÈME  PARTIE 


1821   A  1833 


Des  mois  s'étaient  écoulés.  La  santé  physique  et  morale  de 
L.  Planât  se  remit  lentement,  mais  graduellement,  de  la  rude 
secousse  qu'elle  avait  subie.  La  conscience  d'avoir  rempli  jus- 
qu'au bout  son  devoir  envers  une  immense  infortune,  l'air  de 
la  patrie,  les  soins  de  la  famille,  concoururent  à  rendre  à  son 
cœur  la  sérénité,  à  son  esprit  toute  son  énergie  habituelle,  for- 
tifiée encore  par  les  témoignages  universels  d'estime  que  lui 
avait  valus  sa  conduite.  «  Votre  sacrifice  était  immense,  lui  écri- 
vit E.  Lebon,  et  la  récompense  vous  en  est  acquise  dans  le 
respect  des  gens  mômes  qui  affectaient  de  vous  désapprouver. 
Aujourd'hui  que  tout  est  fini,  chacun,  rentrant  en  lui-môme, 
jugera  et  vos  intentions  et  ses  propres  œuvres,  et  l'on  appré- 
ciera, dans  toute  sa  pureté  et  dans  toute  son  étendue,  un  dé- 
vouement qui  ne  peut  plus  porter  ombrage.  » 

Toutefois  une  question  urgente  se  dressait  devant  L.  Planât, 
celle  de  son  prochain  avenir.  L'eût-il  voulu,  il  ne  pouvait  songer 
à  retourner  à  Trieste,  le  prince  de  Metternich  ayant  accordé  au 
prince  Bacciochi  l'autorisation  de  passer  désormais  ses  hivers  à 
Bologne,  à  la  condition  expresse  de  ne  pas  emmener  L.  Planât 
avec  lui.  Le  ministre  autrichien  qui,  jusqu'au  printemps  de  18S1 , 
s'était  toujours  montré  bienveillant,  avait  tâché,  à  cette  époque, 

26 


M)2  VIE   DE   PLANAT. 

Topposer  au  départ  de  L.  Planai  de  Trieste  toutes  sortes  de 
chicanes  et  de  difficultés  qui  toutefois  n'avaient  pu  empêcher 
celui-ci  d'exécuter  son  projet.  Mais  cette  inébranlable  résolution 
d  aller  rejoindre  Napoléon  à  Sainte-Hélène,  malgré  tous  les  obsta- 
cles, dénotait  aux  yeux  du  prince  de  Metternich,  chez  Thomme 
qui  l'avait  prise,  un  degré  d'exaltation  exceptionnel,  dangereux 
même  après  la  mort  de  l'Empereur.  L.  Planât,  instruit  du  fait, 
écrivit  aussitôt  au  prince  Félix  une  lettre  «  calculée,  dit-il,  de 
manière  à  mettre  à  la  fois  la  délicatesse  du  prince  à  l'aise,  et  ma 
fierté  à  l'abri.  »  D'ailleurs,  vivre  indépendant  et  obscur  dans  sa 
patrie,  auprès  des  siens,  avait  toujours  été  pour  L.  Planât  un 
rêve  de  bonheur  vainement  poursuivi.  La  nécessité  et  un  noble 
dévouement  Tavaient  forcé  pendant  de  longues  années  à  y  re- 
noncer. Mais  la  mort  de  l'Empereur  avait  tristement  dénoué  tous 
ses  liens,  et  pendant  un  moment  il  put  espérer  de  jouir  du 
moins  h  l'avenir  de  cette  existence  tranquille. 

Il  fallait  songer,  avant  tout,  à  régulariser  sa  position  au  mi- 
nistère de  la  guerre.  Des  personnages  très  haut  placés  dans 
cette  administration  crurent  pouvoir  lui  assurer  que,  vu  sa  posi- 
tion personnelle  auprès  de  l'Empereur  en  1815,  la  demi-solde 
afférente  à  son  grade  lui  serait  allouée,  comme  aux  autres  offi- 
ciers de  l'armée  dissoute,  malgré  son  départ  et  sa  longue 
absence. 

Dans  tous  les  cas,  le  revenu  de  son  petit  capital  et  le  traite- 
ment de  sa  Légion  d'honneur,  bien  que  réduit  de  moitié  par  la 
Restauration,  auraient  suffi  aux  modestes  besoins  de  L.  Planât 
si,  comme  il  l'espérait,  il  pouvait  y  joindre  le  produit  d'un  tra- 
vail littéraire  sérieux  qu'il  avait  commencé  et  pour  lequel,  mal- 
gré les  plus  tristes  expériences,  il  croyait  pouvoir  compter  sur 
l'appui  de  la  famille  de  l'Empereur.  A  ce  dernier  projet  se  rat- 
tachaient même  pour  lui  d'autres  espérances  d'un  avenir  plus 
heureux.  Comment  furent-elles  déçues,  comment  L.  Planât  fut-il 
forcé  à  s'expatrier  de  nouveau,  c'est  ce  qu'expliqueront  quel- 
ques lettres  qu'il  écrivit  à  son  ami,  pendant  les  trois  derniers 
mois  qui  précédèrent  son  départ. 

F.  P. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  403 

L.  Planai  à  E.  Lebon. 

Paris,  15  octobre  1821. 

N'ayant  rien  à  faire,  et  la  tête  constamment  occupée  de 
l'Empereur,  j'ai  commencé  depuis  deux  mois  un  précis 
historique,  par  ordre  de  date,  de  sa  vie  et  de  son  règne.  Je 
veux  me  borner  à  y  raconter  les  faits,  sans  réflexion  et 
sans  autre  ornement  que  les  paroles  mêmes  de  l'Empereur, 
extraites  de  ses  harangues,  discours  et  conversations  bien 
authentiques.  Il  me  semble  qu'il  y  a  une  témérité  presque 
égale  à  le  louer  ou  à  le  blâmer.  Ce  n'est  pas  avec  des  phrases 
banales   ou  ampoulées  qu'il   faut   écrire  l'histoire   d'un 
homme  tel  que  lui  ;  tout  doit  y  être,  au  contraire,  simple, 
naturel  et  solide.  L'élévation  et  l'éclat  ressortiront  du  sujet 
même,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de  s'en  occuper.  Voilà 
l'esprit  dont  je  suis  pénétré  depuis  que  j'ai  commencé  ce 
travail.  Paris  est  encore  le  pays  du  monde  où  l'on  trouve 
le  plus  de  matériaux  pour  des  ouvrages  semblables.  J'y 
travaille  avec  ardeur;  mais,  par  des  motifs  faciles  à  conce-- 
voir  dans  ma  position,  je  commence  à  avoir  besoin  d'en- 
couragement. Depuis  que  je  suis  à  Paris,  personne  de  la 
famille  de  l'Empereur  n'a  pris  notice  de  moi,  et,  sans  les 
bontés  du  prince  Félix,  il  est  probable  que  j'aurais  fait 
tout  le  voyage  à  mes  frais  et  que  je  me  serais  endetté  de 
trois  à  quatre  mille  francs.  Peut-être  la  famille  de  l'Em- 
pereur n'a-t-elle  besoin  que  d'être  avertie  pour  songer  à 
tout  cela;  et,  dans  ce  cas,  mon  cher  Eugène,  j'attends  de 
votre  amitié  une  démarche  qui  peut  me  rendre  heureux, 
en  même  temps  qu'elle  aurait  pour  résultat  d'élever  à  la 
mémoire  de  l'Empereur  un  monument  durable  ;  car  je  serai 
puissamment  aidé  ici  par  tous  ceux  qui  l'ont  approché,  et, 
une  fois  tranquille  sur  mon  avenir,  je  me  livrerais  sans 


404  VIE   DE  PLANAT. 

crainte  et  sans  relâche,  comme  aussi  sans  précipitation, 
aux  travaux  que  j'ai  projetés  et  qui,  depuis  six  ans,  n'ont 
cessé  d'occuper  mon  esprit.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire 
que  j'accepterai  avec  joie  toute  mission  dont  on  voudrait 
me  charger  relativement  à  l'Empereur.  Mes  projets  sont 
entièrement  subordonnés  à  ce  qui  intéresse  sa  mémoire,  et 
je  les  ajournerai,  tant  qu'on  croira  que  je  peux  me  rendre 
utile  dans  ce  sens. 

Au  même. 

Paris,  10  novembre  1821. 

Mon  cher  Eugène,  je  voulais  attendre,  pour  vous  écrire, 
une  lettre  qui  m'annoncerait  votre  retour  à  Trieste;  mais 
vous  avez  sans  doute  bien  autre  chose  à  faire  que  de 
m'écrire,  et  moi  je  ne  sais  pas  résister  au  besoin  que  j  ai 
de  causer  avec  vous. 

La  captivité  de  l'Empereur,  l'affreuse  incertitude  de  son 
sort  à  venir,  l'obligation  que  je  m'étais  imposée  d'aller  le 
rejoindre,  tout  cela,  depuis  six  ans,  tenait  mon  âme  dans 
une  agitation  constante  et  plaçait  mon  esprit  hors  de  son 
assiette  naturelle.  Cet  état  violent  a  cessé  à  la  mort  de 
l'Empereur,  et  je  m'aperçois  que  la  même  cause  a  produit 
le  même  effet  chez  tous  ceux  qui  lui  restaient  fidèles;  ils 
ne  songent  plus  qu'à  vivre  doucement,  obscurément  et  unis 
entre  eux.  Tout  ce  qui  m'entoure,  tout  ce  qui  compose  mes 
relations  habituelles,  est  plein  de  cet  esprit  de  paix  et  de 
repos.  Chacun  trouve,  dans  un  bon  ménage  et  dans  les 
douceurs  de  la  vie  privée,  d'amples  dédommagements  pour 
ce  qu'il  a  perdu  du  côté  de  la  fortune  et  de  l'ambition. 
Cette  douce  maladie  devient  contagieuse;  je  sens  qu'elle 
me  gagne.  Mes  vœux  sont  bien  bornés;  Dieu  permettra- 
t-il  qu'ils  soient  exaucés?  En  attendant,  je  savoure  à  longs 
traits  les  douceurs  de  l'obscurité  ;  j'ai  retrouvé  du  goût 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  405 

pour  l'étude;  je  vis  en  anachorète  et  ma  santé  s'en  trouve 
bien. 

Du  reste,  il  n'y  a  que  Paris  pour  vivre.  Que  j'étais  sot 
de  penser  qu'on  ne  pouvait  plus  vivre  en  France  !  On  s'y 
trouve  bien  plus  vite  et  bien  plus  complètement  dans  sa 
sphère  qu'en  tout  autre  pays  du  monde.  On  y  rencontre, 
quand  on  veut  bien  s'en  donner  la  peine,  autant  de  bon 
sens,  de  philosophie,  d'absence  de  préjugés  qu'en  Italie 
même.  Rien  n'est  plus  facile  que  d'y  fuir  les  sots  et  les 
ennuyeux,  inévitables  ailleurs.  C'est  donc  à  Paris,  cher 
Eugène,  que  je  vous  donne  rendez-vous  pour  l'an  1800... 
et  tant;  il  n'importe.  Ne  nous  désolons  pas  trop  de  voir 
fuir  le  temps;  il  est  des  jouissances  de  tous  les  âges,  et 
quand  mon  rêve  se  réalisera,  je  vous  promets  d'en  jouir 
sans  réserve. 

Vous  savez  que  Bertrand  et  Montholon  sont  ici  depuis 
trois  semaines;  ils  sont  muets  et  mystérieux,  ce  qui  jette 
sur  eux  un  vernis  défavorable.  Cependant  ne  nous  pres- 
sons pas  de  juger;  je  trouve  qu'ils  ont  bien  raison  d'être 
circonspects.  Tout  ce  qu'ils  diront  sera  commenté,  brodé, 
interprété  selon  les  passions  des  divers  partis  qui  agiteni 
encore  la  France.  Ils  font  donc  très  bien  de  se  taire.  La 
contenance  de  Bertrand,  jusqu'à  présent,  a  été  niodeste  et 
noble.  Il  est  arrivé  à  Paris  en  grand  deuil  et  toute  sa  mai- 
son le  porte  encore;  il  est  descendu  chez  M.  de  Lavalette, 
où  il  a  reçu  toute  l'ancienne  cour  de  l'Empereur,  ainsi  que 
beaucoup  de  généraux  et  d'officiers  de  l'ancienne  armée; 
cela  lui  a  donné  une  couleur  convenable.  A  la  vérité,  il  a 
consenti  à  rentrer  en  France  par  l'amnistie,  au  lieu  de 
purger  sa  contumace  comme  on  s'y  attendait  et  comme  il 
le  désirait  lui-même  ;  mais  le  gouvernement  a  craint  l'éclat 
du  procès  en  revision  et  Bertrand  a  cédé  par  amour  de  la 
paix.  Il  n'a  point  voulu  heurter  le  pouvoir,  parce  que  cela 
ne  va  pas  à  son  caractère  ;  du  reste  il  a  formellement  dé- 


40«  VIE   DE   PLANAT. 

claré  qu'il  ne  mettrait  jamais  les  pieds  aux  Tuileries, 
demandant  pour  toute  grâce  qu'on  voulût  bien  respecter  sa 
douleur  et  réfléchir  un  instant  sur  sa  position,  qui  rendait 
la  chose  impossible.  Il  est  sur  un  bien  beau  terrain,  et, 
pour  s'y  maintenir,  il  ne  faut  que  rester  tranquille.  Les 
bruits  qui  courent  sur  Montholon  ne  sont  pas  aussi  hono- 
rables :  il  s'est  logé  d'abord  dans  la  rue  de  la  Paix,  en  vue 
de  la  colonne  et  des  Tuileries.  Il  a  pris  de  grands  airs  et  a 
déployé  un  luxe  qu'on  a  trouvé  ridicule.  Enfin,  dans  tout 
cela,  il  faut  aussi  faire  la  part  de  l'envie  et  de  l'esprit  de 
parti  qui  cherchent  toujours  à  rabaisser  les  mérites  et  les 
réputations  qui  leur  déplaisent.  Je  vis  beaucoup  avec  le 
comte  Las-Cases,  dont  la  société  m'est  infiniment  douce  et 
agréable.  De  tous  ceux  qui  ont  suivi  l'Empereur,  c'est,  à 
mon  avis,  le  seul  qui  se  soit  montré  digne  en  tout  de  cette 
noble  mission.  On  aura  éternellement  à  regretter  qu'il  ne 
soit  pas  resté  près  de  lui.  On  ne  saurait  trop  exécrer  sir 
Hudson  Lowe  et  un  certain  Thomas  Reade,  geôliers  de 
l'Empereur,  qui  l'ont  tourmenté  jusqu'au  dernier  moment 
avec  la  plus  ingénieuse  barbarie. 

A  Abel  Planât  [à  Limoges). 

Paris,  21  novembre  1821. 

Mon  cher  Abel,  je  serais  bien  disposé  à  me  fixer  à  Paris; 
mais  il  y  a  dans  ma  position  de  grandes  difficultés;  je  ne 
puis  y  rester  sans  rien  faire,  et  il  est  presque  impossible 
pour  moi  d'y  trouver  un  emploi,  indépendant  du  gouver- 
ment,  et  qui  ne  me  ravale  point.  Non  que  j'aie  de  vaines 
idées  d'orgueil;  mais  mon  grade  et  ma  décoration  m'im- 
posent l'obligation  de  rester  dans  une  certaine  sphère,  ou 
bien  de  me  retirer  dans  un  coin.  Je  ne  sais  encore  si  la 
famille  de  l'Empereur  se  croit  tenue  de  faire  quelque  chose 


CINQUIÈME  PARTIE  (1821    A   4833).  407 

pour  moi.  Maia,  dans  le  cas  contraire,  je  suis  décidé  à  me 
fixer  à  la  campagne  pour  y  végéter  jusqu'à  ce  qu'il  plaise 
à  Dieu  de  m'appeler  à  lui,  ou  de  ramener  un  ordre  de 
choses  qui  m'assigne  la  place  que  je  dois  avoir  dans  la 
société. 

A  Eugène  Le  bon. 

Paris,  2  décembre  1821. 

J'ai  trouvé  ici,  pour  prix  de  mes  services,  de  mes  cam- 
pagnes et  de  mes  blessures,  une  lettre  du  Ministre  de  la 
guerre  qui  m'annonce  que  je  suis  rayé  du  tableau  des 
officiers  de  l'armée,  pour  avoir  abandonné  mon  poste  et  la 
France  en  1818  *.  Me  voilà  donc  frappé  dans  ma  patrie  de 
déshonneur  et  d'incapacité,  sans  que  la  famille  de  celui 
auquel  j'ai  tout  sacrifié  se  croie  tenue  de  m'offrir  le  moindre 
dédommagement.  Je  sens  que  je  vous  fatigue  et  que  je  vous 
ennuie,  cher  Eugène,  mais  je  suis  vraiment  malheureux, 
et  je  le  serais  bien  davantage  si  vous  me  forciez  à  douter 
de  votre  amitié  ;  hâtez-vous  donc  de  me  rassurer  ! 

1.  La  lettre  du  ministre  de  la  guerre  était  conçue  en  ces  termes  : 

«  Je  vous  préviens,  Monsieur,  en  réponse  à  votre  lettre  du  15  octobre, 
qu'ayant  abandonné  votre  poste  et  la  France  de  votre  propre  volonté  et  sans 
aucune  autorisation,  vous  avez  été  considéré  comme  démissionnaire,  et  rayé 
en  conséquence  du  contrôle  des  officiers  de  l'armée,  le  16  janvier  de  l'année 
1816,  six  mois  après  votre  départ  de'France. 

«  J'ai  l'honneur  d'être,  etc., 

«  Marquis  de  Latour-Maubouro.  » 

Voici  Tunique  réclamation  que  L.  Planât  crut  devoir  opposer  à  cette  déci- 
sion : 

Il  J'ai  reçu  la  lettre  que  V.  E.  m'a  fait  écrire  le  8  du  courant,  par  le  bureau 
du  personnel  de  l'artillerie,  pour  m'annoncer  que  j'ai  été  rayé  du  contrôle  des 
officiers  de  l'armée  le  16  janvier  1816.  Il  s'est  glissé  dans  la  rédaction  de  cette 
lettre  une  erreur  trop  grave,  pour  que  je  n'en  sollicite  pas  avec  instance  le 
redressement.  On  motive  ma  radiation  sur  ce  que  j'ai  abandonné  mon  poste 
et  la  France  de  ma  propre  volonté  et  sans  autorisation.  Je  demeure  d'accord 
que  mon  départ  de  France  et  une  absence  de  six  années  peuvent  équivaloir  à 


408  VIE  DE  PLANAT. 


Au  mime. 

Paris,  3  décembre  1821. 

Mon  cher  Eugène,  j'étais  triste  hier  quand  je  vous  écri- 
vis, et  ma  lettre  a  dû  être  fort  maussade;  je  ne  suis  pas 
beaucoup  plus  gai  aujourd'hui,  mais  j'ai  au  moins  l'inten- 
tion de  faire  des  frais  pour  vous  plaire.  Je  vais  donc  vous 
conter  tout  ce  que  je  sais  et  tout  ce  qu'on  dit  à  Paris;  on 
y  est  toujours  très  frivole,  et  bien  des  gens  s'intéressent 
bien  moins  à  la  guerre  qui  menace  les  Turcs  qu'au  procès 
de  Béranger  qui  doit  se  juger  incessamment.  Ce  Béranger 
a  bien  fait  les  plus  jolies  chansons  et  les  plus  spirituelles 
que  vous  ayez  jamais  lues;  mais  il  faut  convenir  qu*il  a 
poussé  un  peu  loin  la  plaisanterie  et  qu'il  sent  son  fagot 
d'une  lieue.  Dans  une  de  ses  chansons,  il  fait  dire  au  bon 
Dieu,  à  la  fin  de  chaque  couplet  :  Si  fat  jamais  fait...  (telle 
ou  telle  chose)  Je  veux^  mes  amis^  que  le  Diable  m'emporte! 
Dans  une  autre,  c'est  Margot  qui  prend  les  clefs  du  Paradis 
dans  le  gousset  de  la  culotte  de  saint  Pierre,  et  qui  fait 
entrer  dans  le  saint  lieu  les  plus  mauvais  sujets  du  monde, 
et  mille  folies  semblables.  Il  y  a  d'autres  chansons  d'un 
genre  plus  élevé,  et  dans  lesquelles  il  rivalise  avec  Horace 

une  démission;  mais  en  quittant  la  France,  je  n*ai  point  abandonné  mon 
poste,  car  j'étais  commissionné  officier  d'ordonnance  de  VEmpereur, 

«  J'ai  donc  pensé  qu'il  y  avait  erreur  dans  l'emploi  de  cette  expression  et 
je  Tiens  prier  V.  E.  d'ordonner  qu'il  me  soit  expédié  une  nouTclle  lettre  de 
congé  dans  laquelle  les  mots  abandonné  votre  poste  soient  supprimés. 

«  Je  suis  avec  respect,  a  Planât.  • 

Nous  nous  empressons  de  dire  qu'un  mois  plus  tard  L.  Planât  reçut  l'invi- 
tation  de  renvoyer  sa  lettre  de  congé.  Le  ministre,  frappé  de  la  justesse  de 
sa  réclamation,  lui  en  expédia  une  autre  dans  laquelle,  tout  en  maintenant  la 
radiation,  les  mots  :  abandonnât  votre  poste  étaient  supprimés.  Le  directeur 
du  personnel,  M.  de  Caux  o£frit  même  à  L.  Planât  de  le  faire  rétablir  sur 
le  tableau  des  officiers  et  de  soigner  son  avancement,  s'il  voulait  reprendre 
du  service  actif,  ce  que,  toutefois,  celui-ci  ne  crut  pas  devoir  accepter,  p   p. 


CINQUIÈME  PARTIE   (182!    A   1833).  409 

et  La  Fontaine  pour  la  verve,  la  grâce  et  la  bonhomie. 
Son  recueil  est  terminé  par  un  fort  beau  morceau  sur  le 
Cinq  Mai.  Cet  ouvrage  s'est  fait  par  souscription,  et  Dé- 
ranger en  avait  placé  dix  mille  avant  la  saisie.  Gela  lui  a 
produit  60000  francs,  et  il  n*a  même  pas  eu  de  frais  d'im- 
pression àp^yer;  les  libéraux  s'en  sont  chargés.  Son  procès 
fait  grand  chiasso  et  l'on  blâme  fort  le  ministère  d'attacher 
tant  d'importance  â  des  chansons.  Ce  qu'il  y  a  d'amusant, 
c'est  que  Béranger  fait  une  chanson  sur  chaque  nouvel 
incident  de  son  procès;  il  en  a  déjà  fait  deux  charmantes, 
sur  son  assignation  et  son  interrogatoire.  Mais  la  fin  de 
tout  cela  pourrait  être  moins  plaisante  pour  Béranger.  Il 
est  entre  les  mains  de  l'inexorable  Marchangy,  qu'il  a 
chansonné  trois  fois,  et  d'un  jury  arrangé  exprès  pour  lui  ; 
car  le  jury  est  tellement  au  choix  et  à  la  disposition  du 
gouvernement  que,  dans  tous  les  cas  importants,  il  devient 
une  véritable  commission. 

Je  ne  vous  parle  pas  de  l'Adresse,  c'est  déjà  une  vieillerie  ; 
mais  le  spectacle  qu'elle  a  offert  était  nouveau  et  divertis- 
sant :  c'est  la  réunion  des  deux  bouts  opposés  de  la  Chambre. 
Y  a-t-il  rien  de  plus  drôle  que  de  voir  des  ultras,  devenus 
tout  d'un  coup  démocrates,  demander  au  roi  l'exécution  de 
la  charte  et  les  institutions  qu'elle  promet,  parler  de  l'hon- 
neur national,  défendre  les  droits  du  peuple  et  invoquer 
la  liberté?  Il  semble  voir  le  diable  que  Dieu  force  à  louer 
les  saints. 

Une  chose  dont  vous  n'avez  pas  d'idée,  c'est  la  nouvelle 
manie  qui  s'est  emparée  des  Français  depuis  quelques 
années,  celle  du  jeu  de  Bourse,  de  la  hausse  et  de  la  baisse. 
C'est  à  la  fois  comique  et  affligeant;  tout  le  monde  y  court, 
on  se  croit  transporté  au  temps  du  système  de  Law,  ou 
bien  à  ces  temps  de  féerie  où  le  roi  Oberon  faisait  danser 
pêle-mêle,  avec  son  cor,  les  princes,  les  évêques,  les  guer- 
riers, les  magistrats,  les  bourgeois  et  les  manants.  C'est 


410  VIE  DE  PLANAT. 

vraiment  à  la  Bourse  que  Tégalité  triomphe  et  règne  sans 
partage.  De  quelque  côté  qu  on  aille,  on  n'entend  que  ces 
mots  :  «  Qu'est-ce  qu'a  fait  la  rente  aujourd'hui?  A  prime 
dont  un,  ferme;  à  prime  fin  courant,  etc.  »  Ce  langage  est 
devenu  familier  à  tout  le  monde.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux 
dames  qui  ne  s'en  mêlent.  Vous  dire  la  démoralisation, 
l'avidité,  l'égoïsme  qui  résultent  de  ce  jeu  de  bourse,  c'est 
ce  que  vous  comprendrez  sans  peine.  Du  reste,  nos  grands 
intérêts  nationaux  sont  plus  que  ja,mais  livrés  à  l'intrigue; 
on  trouve  toujours,  sous  le  beau  semblant  du  bien  public, 
la  soif  de  l'or  et  du  pouvoir;  on  veut  renverser  les  mi- 
nistres, mais  c'est  pour  se  mettre  à  leur  place.  La  grande 
intrigue  qui  a  produit  le  résultat  si  comique  du  rapproche- 
ment des  ultras  et  des  libéraux  est,  dit-on,  conduite  par 
Talleyrand. 


Au  même. 


Paris,  15  janvier  1822. 


Mon  cher  Eugène,  je  regrette  beaucoup  que  vous  ayez 
employé  deux  pages  de  vos  lettres,  déjà  trop  rares,  à  vous 
justifier  de  torts  que  vous  n  avez  pas.  Du  reste,  je  ne  m'en 
prends  qu'à  moi  :  je  suis  susceptible  comme  tous  les  petits 
esprits  et  comme  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  heureux.  N'allez 
pas  croire  cependant  que  je  songe  à  me  noyer  ou  à  me 
pendre.  Loin  de  là,  je  fus  hier  soir,  moitié  gré,  moitié 
force,  à  un  bal  (si  Ton  peut  donner  ce  nom  à  une  cohue 
de  quatre  cents  personnes),  chez  mon  ami  Lariboisière.  Je 
trouvai  là  beaucoup  d'anciens  souvenirs  ;  des  fortunes 
déchues  et  des  fortunes  nouvelles,  l'armée,  la  cour,  la  ville 
et  surtout  la  banque;  le  maréchal  Soult,  le  duc  de  Damas, 
l'avocat  Dupin  et  le  juif  Rothschild,  voilà  les  échantillons: 
c'était  un  véritable  raout  anglais,  qui  a  été  pour  moi  une 
lanterne  magique  amusante. 


CINQUIÈME   PARTIE   (4821    A   1833).  411 

En  somme,  je  commence  Tannée  sous  d'assez  fâcheux 
auspices,  et  pourtant  je  me  sens  un  courage  et  une  sérénité 
<i'âme  que  je  n'avais  pas  éprouvés  depuis  longtemps;  cela 
lient,  je  crois,  à  Tétat  d'indépendance  absolue  dans  lequel 
je  me  trouve.  Je  vis  un  peu  comme  le  bon  La  Fontaine, 
mangeant  le  fonds  avec  le  revenu;  car,  malgré  toute  mon 
économie,  je  ne  saurais  empêcher  que  la  viande,  le  vin, 
les  bottes  et  les  loyers  ne  soient  fort  chers. 

Du  reste,  on  me  berce  d'espérances  qui  sont  peut-être 
chimériques.  Gourgaud,  qui  arrive  de  Munich,  m'a  donné 
des  détails  au  sujet  d'une  démarche  que  la  reine  Hortense 
a  faite  en  ma  faveur.  Cette  princesse  lui  a  dit  qu'elle 
avait  écrit  à  toute  la  famille  (excepté  à  Jérôme)  qu'il  fal- 
lait se  réunir  pour  m'assurer  une  pension  de  6  000  francs; 
mais  je  ne  compte  pas  beaucoup  sur  tout  cela.  Pourtant  le 
bon  ou  le  mauvais  succès  de  cette  affaire  va  décider  pro- 
bablement du  sort  de  toute  ma  vie,  étant  trop  usé  et  trop 
souffrant  pour  rien  entreprendre  qui  exige  un  travail  sou- 
tenu. J'ai  bien  acquis  la  certitude  d'un  legs  de  40  000  francs 
que  m'a  fait  l'Empereur;  mais  ce  legs  est,  dit-on,  assigné 
sur  l'impératrice  Marie-Louise,  et  les  exécuteurs  testamen- 
taires ne  veulent  faire  aucune  démarche  dans  mon  intérêt, 
disant  que  ce  serait  en  pure  perte.  Quant  à  moi,  je  ne  puis 
en  prendre  l'initiative,  n'ayant  pas  même  obtenu  un  ex- 
trait de  la  disposition  qui  me  concerne. 


Au  même. 


18  janvier  4822. 


Mon  cher  Eugène,  voici  ce  qu'on  vient  de  publier  des 
dernières  volontés  de  l'Empereur.  Ce  ne  sont  que  des  ex- 
traits relatifs  à  certains  legs,  je  me  suis  assuré  qu'ils  sont 
exacts. 


412  VIE   DE  PLANAT. 

D'abord,  TEmpereur  donne  beaucoup  de  conseils  à  son 
fils;  il  lui  recommande  de  ne  jamais  oublier  qu'il  est  Fran- 
çais, et  lui  défend  de  jamais  servir  d'instrument  à  la  poli- 
tique à  venir  du  triumvirat  qui  opprime  l'Europe.  Il 
réclame  du  Domaine  extr.  de  France  deux  cents  millions, 
fruit  de  ses  économies,  et  veut  que  cette  somme  soit  em- 
ployée, partie  à  indemniser  les  départements  qui  ont  le 
plus  souffert  de  l'invasion,  et  partie  à  assurer  le  sort  des 
anciens  militaires  de  la  Grande  Armée,  particulièrement 
des  amputés.  Dans  la  partie  qui  concerne  la  famille  il  dit  : 
«  Je  pardonne  à  mon  frère  Louis  le  libelle  qu'il  a  publié 
contre  moi.  »  Si  j'apprends  d'autres  particularités,  je  vous 
en  ferai  part. 

Je  suis  sur  le  point  de  prendre,  par  nécessité,  un  parti 
fort  dur.  Je  vous  dirai  dans  ma  première  lettre  de  quoi 
il  s'agit. 

J'avais  commencé  à  me  livrer  à  des  recherches  et  à  des 
travaux  sur  l'Empereur,  ne  doutant  pas  que  sa  famille  me 
seconderait  en  pourvoyant  du  moins  à  ma  vie  animale. 
Déchu  dans  cette  attente,  ayant  mangé  2000  écus  depuis 
mon  départ  de  Trieste,  j'abandonne  à  regret  ce  travail  qui 
m'était  si  doux  et  qui,  j'ose  le  dire,  serait  devenu  profi- 
table à  la  mémoire  de  l'Empereur.  Je  vous  ferai  passer 
incessamment  un  premier  recueil  de  pièces  que  M.  de  Las- 
Cases  m'a  fournies  en  grande  partie,  et  qui  commençait 
un  ouvrage  dont  j'étais  éditeur.  Mais  l'incertitude  du  suc- 
cès de  cet  ouvrage  et  la  réalité  des  dépenses  d'impression 
me  forcent  à  abandonner  encore  cette  entreprise. 

Adieu,  cher  Eugène,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


Dans  une  lettre  écrite  deux  mois  plus  tard  de  Munich,  L.  Pla- 
nât dit  à  son  ami  :  «  La  date  de  ma  lettre  vous  surprendra  sans 
doute.  Vous  voyez  que  j'ai  pris  le  parti  de  m'exiler  encore  une 


CINQUIÈME   PARTIE  (4821    A   4833).  413 

fois  sous  un  ciel  rigoureux,  et  au  milieu  de  gens  qui  ne  nous 
aiment  pas.  Mais  ce  n'est  pas  encore  là  ce  parti  fort  dur  que  je 
voulais  prendre.  Je  ne  pouvais  rester  plus  longtemps  à  Paris, 
sans  donner  aux  ennemis  de  notre  cause  le  plaisir  de  me  voir, 
comme  ils  disent,  puni  par  la  justice  divine  de  mon  attachement 
à  l'usurpateur.  J'étais  donc  décidé  à  quitter  la  France  et  à  aller 
m'enterrer  dans  quelque  coin  de  l'Espagne  oh  j'aurais  mis  à 
profit  mes  faibles  connaissances  et  où  j'aurais  attendu  en  si- 
lence, dans  une  obscure  végétation,  la  fin  de  toute  chose...  » 

Ce  qui  avait  seul  empêché  l'exécution  de  ce  triste  plan,  ce 
fut  une  proposition  inattendue  que  lui  fit  M.  de  Lavalette,  an- 
cien aide  de  camp  de  l'Empereur  (le  même  qui,  condamné  à 
mort  en  1815,  avait  pu  s'évader  sous  un  travestissement,  grâce 
au  dévouement  de  sa  femme  restée  à  sa  place  dans  la  prison). 
Il  s'agissait  pour  L.  Planât  de  se  rendre  à  Munich,  d'y  faire  la 
connaissance  personnelle  du  prince  Eugène  et,  si  l'on  se  plai- 
sait mutuellement,  d'occuper  auprès  de  ce  prince  un  poste  de 
confiance,  à  tous  égards  conforme  à  ses  antécédents.  Pourtant 
L.  Planât  était  indécis  :  l'exiguïté  de  ses  ressources  le  faisant 
reculer  devant  la  possibilité  d'un  voyage  coûteux  et  peut-être 
inutile.  Une  lettre  pressante  de  la  reine  Hortense,  prévenue  par 
Lavalette,  mit  fin  à  ses  hésitations,  en  lui  exprimant  l'entière 
certitude  où  était  la  sœur  du  prince  Eugène  que,  de  part  et 
d'autre,  on  se  conviendrait. 

Nous  avons  le  bonheur  de  pouvoir  ici  intercaler  un  fragment 
qui  nous  fut  dicté  par  L.  Planât  en  1850. 

F.    P. 


FRAGMENT^ 

J'étais  à  Paris  depuis  cinq  mois,  perdant  mon  temps,  ne 
sachant  trop  que  faire  et  que  devenir,  et  tout  près  d'épuiser 

1.  Dicté  à  Paris  en  1850  (voir  V Avant-propos),  f.  p. 


41«  VIE   DE  PLANAT. 

mes  dernières  resoùrces;  car  j  avais  été  forcé  d'entamer  les 
20  000  francs  que  la  princesse  Ëlisa  m'avait  légués  et,  au^ 
moyen  desquels,  en  arrivant  à  Paris,  je  m'étais  constitué 
1  200  francs  de  rente.  Le  général  de  Gaux,  ancien  ami  de  mon 
père  et  fort  bien  avec  la  légitimité,  m'offrait  à  la  vérité  de 
me  faire  rétablir  sur  le  tableau  des  officiers  de  l'armée  et 
de  favoriser  mon  avancement  futur;  mais  la  répugnance 
que  j'avais  à  servir  les  Bourbons  était  invincible;  il  me 
semblait  que  c'eût  été  faire  outrage  à  la  mémoire  de  T  Em- 
pereur, auquel  j'avais  tout  sacrifié.  Dans  ces  circonstances, 
si  critiques  pour  moi,  j'eus  l'idée  d'aller  voir  M.  de  Lava- 
lette,  sans  trop  savoir  ce  que  je  lui  dirais.  11  venait  de 
rentrer  en  France,  après  avoir  été  gracié  par  Louis  XVIII. 
Son  dévouement  à  l'Empereur  était  bien  connu,  et  je  re- 
cherchais volontiers  des  hommes  tels  que  lui.  Je  fus  donc 
le  trouver  dans  son  logement,  rue  Richepanse.  Je  ne  l'avais 
pas  vu  depuis  la  Malmaison,  et  probablement  il  ne  se  sou- 
venait plus  de  moi;  aussi,  en  l'abordant,  eus-je  soin  de 
décliner  mon  nom  et  mes  anciens  titres.  M.  de  Lavalctte 
m'accueillit  avec  une  extrême  bienveillance  et  la  conver- 
sation s'engagea  aussitôt.  Je  lui  racontai  tout  ce  qui  était 
arrivé  à  l'Empereur  et  à  ses  compagnons,  depuis  le  départ 
de  la  Malmaison  jusqu'à  celui  du  Northumberland.  Je  lui 
fis  le  récit  de  ma  captivité  et  de  toutes  les  tribulations  que 
j'avais  éprouvées  depuis  1818. 

De  son  côté,  il  me  raconta  son  procès,  son  évasion  et 
son  séjour  en  Bavière;  il  regrettait  presque  de  n'y  être 
pas  resté,  tant  le  séjour  de  Paris  lui  semblait  insuppor- 
table dans  sa  position  actuelle.  11  me  demanda  ce  que  je 
voulais  faire;  je  lui  répondis  que  je  n'en  savais  rien  moi- 
même,  ne  voulant  pas  reprendre  du  service  sous  les  Bour- 
bons. Au  moment  de  nous  sépareretcomme  jemelevais,  il 
se  frappa  le  front  :  ce  Attendez  donc,  me  dit-il,  il  me  vient  une 
idée  que  je  crois  excellente  ;  le  prince  Eugène  vient  de  perdre 


CINQUIÈME  PARTIE    (1821    A   1833).  415 

son  aide  de  camp  de  confiance,  le  colonel  Bataille  ;  il  m*a 
prié,  pour  le  remplacer,  de  lui  chercher  un  officier  instruit, 
discret,  et  attaché  à  la  mémoire  de  l'Empereur.  Je  crois 
que  vous  conviendriez  parfaitement,  et  si  vous  m*y  auto- 
risez j'en  écrirai  au  prince,  et  j'en  parlerai  à  son  intendant 
à  Paris,  le  baron  Darnay.  » 

On  peut  juger  avec  quel  empressement  et  quelle  joie 
j'accueillis  cette  ouverture.  La  réponse  du  prince  ne  se  fit 
pas  attendre,  mais  elle  n'était  point  explicite.  Le  prince 
Eugène  désirait  me  connaître  personnellement  avant  de 
s'engager  définitivement  avec  moi;  sa  prudence  était  très 
excusable;  mais  de  mon  côté  j'hésitai  à  faire. un  voyage 
coûteux,  dont  le  succès  n'était  point  assuré.  Néanmoins, 
après  quelques  lenteurs  et  pourparlers,  quelques  obstacles, 
que  le  zèle  du  comte  de  Lavalette  parvint  à  surmonter,  il 
m'embarqua  pour  Munich. 

En  quittant  Paris,  j'eus  le  regret  d'y  laisser  mon  frère 
Jules,  à  peu  près  dans  la  même  situation  que  moi,  et  dans 
la  même  disposition  d'hostilité  envers  les  Bourbons.  J'ai- 
mais tendrement  ce  frère,  que  j'avais  vu  naître,  que  j'a- 
vais fait  élever  en  m'imposant  de  grands  sacrifices,  et  que 
j'avais  poussé  dans  la  carrière  militaire,  où  il  aurait  par- 
faitement réussi  sans  les  événements  de  1815,  car  c'était 
là  sa  véritable  vocation.  Mais  ce  pauvre  garçon,  plein  de 
cœur  et  de  sentiments  d'honneur,  n'avait  ni  fixité  dans  les 
idées,  ni  persévérance  dans  les  résolutions.  Il  avait  besoin 
d'être  maintenu  par  les  inflexibles  rigueurs  de  la  disci- 
pline; il  était  incapable  de  se  conduire  par  lui-même,  et 
c'était  avec  une  vive  douleur  que  je  le  laissais,  sans  guide, 
sur  le  pavé  de  Paris.  Il  s'était  affilié  aux  carbonari  et 
croyait  fermement  que  cette  secte  était  destinée  à  ren- 
verser sous  peu  la  puissance  des  Bourbons,  et  à  s'emparer 
du  gouvernement  de  la  France.  Je  fis  tout  ce  que  je  pus 
pour  le  dissuader  de  ces  idées  folles.  Je  l'engageai  à  cher- 


4J6  VIE   DE   PLANAT. 

cher  une  occupation  utile,  et,  quelle  que  fût  la  carrière 
qu'il  embrassât,  à  y  persévérer.  Peu  de  temps  après  notre 
séparation,  il  passa  au  service  du  Pacha  d'Egypte,  et  y 
rendit  de  véritables  services,  en  créant  l'Ecole  militaire 
qui  subsiste  encore  aujourd'hui. 

Arrivé  à  Munich  le  8  février,  je  fus  très  bien  reçu  par 
le  prince  Eugène,  quoique  avec  cette  réserve  et  ce  calme 
qui  lui  étaient  habituels;  et  comme  ces  qualités,  ou  ces 
défauts  sont  aussi  les  miens,  il  ne  tarda  pas  à  m'accorder 
une  entière  confiance. 

Au  bout  de  huit  jours,  il  me  dit  :  «  Vous  voyez  comme 
je  suis  entouré.  Tascher*  est  un  bon  enfant  qui,  je  crois, 
m'est  très  dévoué,  mais  qui  me  compromet  à  chaque  ins- 
tant par  son  babil  imprudent.  Méjean*,  avec  plus  de  finesse 
et  d'esprit  naturel  que  lui,  n'est  pas  moins  compromettant 
dans  un  autre  genre.  Tous  deux  sont  remplis  d'exagéra- 
tion, ce  que  j'ai  en  horreur,  et  ils  sont  toujours  à  côté  de 
la  vérité;  Hennin'  est  un  homme  d'esprit  et  de  savoir; 
mais  il  passe  les  trois  quarts  de  Tannée  à  Paris,  et  ne 
vient  ici  que  pour  mettre  en  ordre  ma  bibliothèque  et  mes 
archives.  Je  n'avais  près  de  moi  qu'un  homme  qui  me  con- 
vînt tout  à  fait,  c'était  le  colonel  Bataille,  mon  ancien  ca- 
marade d'études,  officier  instruit,  discret,  dévoué  et  qui  était 
pour  moi  plutôt  un  ami  qu'un  aide  de  camp  ;  aussi  avait-il 
toute  ma  confiance,  et  je  n'ai  jamais  eu  à  me  repentir  de 
la  lui  avoir  accordée.  J'espère  que  vous  le  remplacerez; 
mais  il  faut  pourtant  que  nous  ayons  le  temps  de  nous  con- 
naître. » 

Je  n'avais  pas  revu  le  prince  Eugène  depuis  la  bataille 
de  Malojaroslavetz,  où  il  acquit  tant  de  gloire.  Il  était  extrê- 
mement changé  :  je  l'avais  laissé  maigre,  pâle  et  fluet;  il 

1.  Ancien  aido  do  camp,  cousin  de  l'impératrice  Joséphine. 

2.  Gouverneur  du  prince  Auguste . 

3.  Ancien  commis  de  la  trésorerie  du  royaume  d'Italie. 


CINQUIÈME  PARTIE   (182i    A   1833).  417 

était  maintenant  gros  et  gras,  il  avait  le  visage  plein  et 
coloré,  les  yeux  brillants,  et  toute  Tapparence  d'une  excel- 
lente santé.  Au  moral  le  changement  était  encore  plus  sen- 
sible. Ce  prince,  autrefois  si  vif  et  si  expansif,  était  devenu 
apathique  et  tellement  circonspect  dans  ses  paroles  qu'ex- 
cepté dans  le  tête-à-tète  on  ne  pouvait  tirer  de  lui  que 
des  phrases  banales  et  insignifiantes.  La  chute  du  régime 
impérial,  et  les  humiliations  qu'il  avait  été  forcé  de  subir 
dans  l'intérêt  de  ses  enfants,  avaient  abattu  son  esprit,  et 
semblaient  lui  avoir  ôté  tout  ressort.  Il  m'a  dit  plus  d'une 
fois  :  «  Si  je  n'avais  pas  épousé  la  fille  du  roi  de  Bavière, 
j'aurais  été  m'établir,  non  pas  en  Suisse,  mais  aux  États- 
Unis  d'Amérique.  Je  sais  très  bien  qu'ici  ma  position  est 
fausse  et  dépendante,  malgré  la  bonté  du  roi  et  l'amitié  du 
prince  Charles;  mais  j'ai  cru  devoir  faire  à  mes  enfants  et 
à  ma  femme  le  sacrifice  de  mon  indépendance.  D'un  autre 
côté,  je  dois  beaucoup  à  l'empereur  Alexandre,  et  je  lui  ai 
promis  de  ne  jamais  entrer  dans  aucune  intrigue  politique  ; 
je  tiendrai  ma  parole;  je  ne  puis  désormais  m'occuper 
que  de  l'éducation  et  de  l'établissement  de  mes  enfants.  » 

D'après  tout  ce  que  j'ai  entendu  dire  du  prince  Eugène, 
et  tout  ce  que  j'ai  pu  observer  par  moi-même,  le  prince 
Eugène,  homme  plein  de  droiture  et  de  loyauté,  était  sans 
initiative  politique.  Il  avait  du  calme,  de  la  suite  et  un  ju- 
gement sain.  Toutes  ces  qualités  faisaient  de  lui  un  instru- 
ment excellent  dans  les  mains  de  l'Empereur,  qu'il  servit 
toujours  avec  une  fidélité,  une  exactitude  et  un  dévoue- 
ment sans  bornes.  Aussi  l'Empereur  disait-il  quelquefois  : 
«  Dans  toute  ma  famille,  il  n'y  a  qu'Eugène  qui  ne  m'ait 
jamais  donné  de  sujet  de  plainte.  »  Il  faut  songer  aussi  que 
le  prince  Eugène  avait  à  peine  quatorze  ans  lorsque  le 
général  Bonaparte  épousa  Joséphine.  Accoutumé  à  chérir 
et  à  respecter  son  beau-père,  à  se  laisser  guider  par  lui 
et  à  lui  obéir  en  toutes  choses,  il  est  difficile  de  juger  de 

27 


418  VIE  DE  PLANAT. 

ce  que  le  prince  Eugène  aurait  pu  faire,  s'il  eût  été  aban- 
donné à  lui-même.  Gomme  vice-roi  d'Italie,  et  âgé  seulement 
de  vingt-cinq  ans,  il  gouverna  les  provinces  qui  lui  étaient 
confiées  avec  douceur,  avec  sagesse,  mais  aussi  avec  éner- 
gie. Le  prince  Eugène  m'a  dit  souvent  que  sa  véritable  vo- 
cation était  la  marine,  et  qu'il  était  certain  qu'il  aurait 
réussi  dans  cette  carrière.  Je  le  crois  facilement,  car  il 
avait  les  qualités  essentielles  à  un  brave  marin  :  le  sang- 
froid,  le  coup  d'œil  et  la  décision.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n  a 
pas  moins  bien  réussi  comme  général,  et  je  pense  qu'il  ne 
lui  a  manqué,  pour  être  mis  au  rang  de  nos  grands  capi- 
taines, qu'une  carrière  militaire  plus  longue,  et  des  occa- 
sions plus  fréquentes  de  développer  les  talents  qu'il  montra 
toutes  les  fois  qu'il  eut  un  commandement  séparé  et  indé- 
pendant, comme  à  Raab,  à  Malojaroslavetz,  dans  la  défense 
de  la  ligne  du  Mincio  et  dans  sa  retraite  de  Posen  sur 
l'Elbe,  après  la  campagne  de  Moscou.  Lorsque  l'Empereur 
passa  le  Rhin  pour  ouvrir  la  campagne  de  1809,  il  donna 
ordre  au  prince  vice-roi  de  rassembler  toutes  ses  forces, 
qui  étaient  à  peine  de  36  000  hommes,  de  se  porter  sur  le 
Frioul,  en  éclairant  le  Tyrol  par  sa  gauche,  et  de  tâcher 
de  rejoindre  la  Grande  Armée  sous  les  murs  de  Vienne. 
Les  débuts  du  prince  Eugène  ne  furent  pas  heureux.  Fier  de 
la  haute  mission  qu'il  recevait,  et  emporté  par  l'ardeur  bien 
naturelle  à  un  général  en  chef  de  vingt-sept  ans,  il  voulut  à 
Sacile  surprendre  et  bousculer  les  Autrichiens.  Mais  il  fit  de 
'mauvaises  dispositions,  et  ne  prit  pas  le  temps  de  bien  recon- 
naître la  ligne  des  positions  ennemies  ;  il  fut  reçu  vigoureuse- 
ment, battu  et  repoussé  avec  une  perte  considérable.  Cet 
échec  fut  pour  lui  une  leçon  profitable  ;  dès  ce  moment,  il  de- 
vint prudent  et  <;irconspect.  Le  reste  de  sa  marche  au  travers 
du  Frioul,  de  la  Carinthie  et  de  la  Styrie  jusqu'aux  frontières 
de  la  Hongrie,  fut  pour  lui  une  suite  non  interrompue  de 
succès  ;  mais  il  n'eut  guère  affaire  qu'à  l'arrière-garde  de 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A   1833).  419 

l'archiduc  Jean  qui  lui  était  opposé.  Il  ne  le  joignit  qu'à 
Raab,  où  Tarchiduc  avait  pris  position  avec  son  corps  d'ar- 
mée, et  semblait  lui  proposer  la  bataille.  Quoique  le  prince 
eût  laissé  une  division  en  arrière,  pour  assurer  son  flanc 
gauche  et  pousser  des  reconnaissances  dans  la  direction 
de  Vienne,  il  n'hésita  pas  à  accepter  la  bataille,  comptant 
surtout  sur  Telfet  moral  que  les  succès  de  l'Empereur 
avaient  dû  produire  sur  l'espritde  l'armée  ennemie.  Il  com- 
mandait seul  à  cette  bataille;  il  la  gagna  sans  que  le  succès 
eût  été  un  moment  douteux. 

La  bataille  de  Malojaroslavetz  eut  lieu  au  commencement 
de  la  retraite  de  Russie,  sur  la  route  de  Kalouga.  Le  prince 
Eugène,  avec  les  seules  troupes  italiennes,  y  tint  tète  au 
gros  de  l'armée  russe,  et  resta  maître  du  champ  de  ba- 
taille. L'Empereur,  qui  n'était  pas  prodigue  d'éloges,  té- 
moigna hautement  dans  cette  occasion  sa  satisfaction  au 
prince  Eugène.  A  la  retraite  de  Russie,  laissé  par  l'Empe- 
reur à  Smolensk  pour  faire  l'arrière-garde  et  arrêter  le 
plus  possible  la  poursuite  de  l'armée  ennemie,  le  prince 
Eugène  ne  se  distingua  pas  moins  par  son  courage  et  sa 
fermeté.  Accablé  par  le  nombre,  voyant  ses  troupes  déci- 
mées par  le  froid  et  par  la  faim,  entouré  de  tous  côtés  par 
la  cavalerie  ennemie,  il  sut,  par  une  manœuvre  hardie,  se 
frayer  un  passage  au  milieu  des  neiges.  Il  rejoignit  l'Empe- 
reur à  Orcha  avec  les  débris  de  son  corps. 

Lorsque  l'Empereur  quitta  l'armée  pour  se  rendre  à  Pa- 
ris, afin  de  réunir  une  nouvelle  armée,  il  chargea  le  roi  de 
Naples  du  commandement  des  débris  de  la  Grande  Armée 
qui  opéraient  leur  retraite.  Mais  ce  prince,  si  admirable  sur 
les  champs  de  bataille,  n'était  point  propre  à  un  pareil  com- 
mandement, dans  de  semblables  circonstances;  il  perdit  la 
tête,  et  l'on  peut  dire  que  sa  marche,  depuis  le  Niémen 
jusqu'à  Posen,fut  plutôt  une  fuite  qu'une  retraite.  Arrivé  à 
Posen^  il  quitta  subitement  l'armée,  sans  avoir  donné  d'autre 


420  VIE  DE  PLANAT. 

ordre  que  celui  du  départ  pour  le  lendemain  matin.  Ce  fut 
un  grand  sujet  d'étonnement  et  d'effroi  pour  toute  l'armée, 
car  personne  n'avait  mission  de  prendre  le  commandement 
après  le  roi  de  Naples.  La  nécessité,  le  salut  de  l'armée  et  la 
certitude  d'être  approuvé  par  TEmpereur,  déterminèrent 
le  prince  Eugène  à  prendre  ce  commandement,  et  dès 
lors  tout  changea  de  face.  Non  seulement  l'ordre  de  dé- 
part donné  par  le  roi  Murât  ne  fut  point  exécuté,  mais 
le  prince  Eugène,  qui  voulait  savoir  à  qui  il  avait  af- 
faire, resta  vingt-six  jours  à  Posen;  et  lorsque  les  forces 
qui  lui  étaient  opposées  le  contraignirent  à  quitter  sa 
position,  il  se  retira  lentement,  disputant  le  terrain  pied 
à  pied  jusqu'à  Magdebourg.  Cette  retraite,  qui  est  certai- 
nement une  des  plus  belles  pages  de  notre  histoire  mi- 
litaire, eut  pour  résultat  de  donner  à  l'Empereur  le  temps 
d'amener  sa  nouvelle  armée  jusqu'en  Saxe,  et  de  maintenir 
la  Confédération  du  Rhin. 

La  réunion  de  l'armée  du  vice-roi  avec  la  Grande  Armée 
eut  lieu  sur  le  champ  de  bataille  de  Lûtzen,  où  l'Empereur 
embrassa  son  fils  adoptif,  en  approuvant  et  louant  haute- 
ment sa  conduite. 

Après  Liitzen,  le  prince  vice-roi  retourna  en  Italie,  pour 
y  organiser  un  corps  d'armée,  afin  de  s'opposer  aux  ten- 
tatives que  l'Autriche  pourrait  faire  pour  recouvrer  ses 
anciennes  possessions  d'Italie.  11  trouva  le  royaume  entiè- 
rement épuisé  d'hommes,  d'argent,  d'armes  et  d'effets  d'ha- 
billement. Dans  cette  circonstance  difficile,  il  sut  créer, 
en  moins  de  six  mois,  une  armée  italienne  parfaitement 
équipée,  et  des  magasins  abondamment  pourvus  de  muni- 
tions de  guerre,  vivres  et  fourrages.  Le  vice-roi  essaya 
d'abord  de  se  maintenir  sur  la  haute  Saxe;  mais,  après  la 
bataille  de  Leipzig,  l'Autriche  ayant  pu  envoyer  des  ren- 
forts considérables  à  son  armée  d'Italie,  il  fut  contraint  de 
se  replier  sur  l'Adige,  où  il  resta  jusqu'à  la  fin  de  janvier. 


CINQUIÈME  PARTIE   (i821    A   4833).  424 

Malheureusement,  dans  cette  position,  deux  circonstances 
Tempêchaient  de  prendre  Toflensive;  d'abord  ses  soldats 
étaient  des  conscrits  sans  expérience  de  la  guerre;  et,  d'un 
autre  côté,  l'attitude  plus  que  suspecte  du  roi  Murât  l'obli- 
geait à  tenir  de  forts  détachements  vers  Parme  et  Reggio. 
Affaibli  par  cette  position  scabreuse,  le  prince  Eugène  se  re- 
tira sur  le  Mincio,  suivi  par  l'armée  autrichienne  du  ma- 
réchal Bellegarde;  là,  il  put  réunir  toutes  ses  forces,  et 
livra  aux  Autrichiens  une  bataille  glorieuse  qui  paralysa 
leur  action  pour  le  reste  de  la  campagne.  Pendant  ce  temps. 
Murât  avait  annoncé  hautement  l'intention  de  réunir 
ses  forces  à  celles  de  l'armée  autrichienne.  Le  prince  Eu- 
gène ne  lui  en  donna  pas  le  temps.  Il  se  porta  rapidement 
avec  deux  divisions  au-devant  de  lui,  et  le  battit  complè- 
tement sous  les  murs  de  Parme.  Un  mois  après,  les  alliés, 
vainqueurs  de  l'Empereur,  étaient  entrés  à  Paris,  et  la  car- 
rière militaire  du  prince  Eugène  se  trouva  ainsi  brisée.  Il 
n'avait  alors  que  trente-deux  ans.  Peu  d'existences  aussi 
courtes  ont  été  aussi  honorablement  remplies. 

J'aurais  pu  réserver  ces  détails  pour  une  autre  place  : 
Non  erat  hic  locus.  Mais  comme  je  n'écris  que  pour  moi,  je 
me  laisse  aller  au  courant  de  ma  plume  et  ne  veux  m'as- 
treindre  à  aucune  méthode,  en  retraçant  mes  souvenirs. 

Peu  de  jours  après  mon  arrivée  à  Munich,  le  Prince  me 
présenta  au  vieux  roi  Maximilien,  son  beau-père.  C'était 
un  bonhomme  jovial,  aimant  la  gaudriole,  et  fort  libre  dans 
ses  propos.  Il  avait  été,  sous  Louis  XVI,  colonel  du  régi- 
ment d'Alsace  (Infanterie).  Il  était  fort  goûté  à  la  cour  ga- 
lante de  Marie-Antoinette,  où  on  le  connaissait  sous  le  nom 
du  beau  prince  Max.  Aussi  était-il  intarissable  sur  cette 
époque  brillante  de  sa  vie.  Il  racontait  toutes  les  anecdotes 
scandaleuses  de  ce  temps,  avec  une  crudité  d'expressions 
tout  à  fait  déconcertante  pour  ceux  qui  n'étaient  pas  accou- 


422  VIE   DE  PLANAT. 

tumés  à  rentendre.  J'en  témoignai  mon  étonnement  au 
prince  Eugène,  au  sortir  de  Taudience,  et  il  convint  avec 
moi  que  ce  langage  n'était  guère  séant  dans  la  bouche  d'un 
roi.  Mais  à  Munich  tout  le  monde  y  était  accoutumé,  hommes 
et  femmes;  car  le  bon  roi  ne  se  gênait  pour  personne,  pas 
même  pour  les  jeunes  princesses,  ses  filles.  Je  dis  au  prince 
Eugène,  que  le  roi  me  semblait  justifier  sa  réputation  de 
bonté,  et  la  grande  popularité  dont  il  jouissait.  Il  me  ré- 
pondit, avec  un  sourire  tant  soit  peu  ironique  :  «  Oui,  mon 
beau-père  est  un  excellent  homme,  pourvu  qu'on  ne  se 
frotte  pas  au  droit  divin.  Il  ferait  pendre  sans  le  moindre 
remords  tous  ceux  qui,  dans  les  Chambres,  font  opposition  à 
son  gouvernement,  comme  aussi  le  paysan  qui  aurait  tué 
un  lapin  dans  ses  chasses.  Et  puis  ces  rois  sont  tous  les 
mêmes  ;  autrefois  ils  tremblaient  devant  l'Empereur,  au- 
jourd'hui ils  tremblent  devant  Metternich.  Si  je  n'étais  pas 
son  gendre,  je  doute  qu'il  m'eût  accueilli  dans  ses  États, 
par  la  crainte  de  déplaire  à  Metternich.  » 

Je  n'ai  encore  rien  dit  de  la  princesse  Auguste,  fille 
aînée  du  roi  Max  et  femme  du  prince  Eugène.  Je  ne  Tavais 
pas  entrevue  depuis  le  mariage  de  l'Empereur  avec  Marie- 
Louise,  et  je  trouvai  que  le  temps  avait  exercé  de  grands 
ravages  sur  sa  beauté,  naguère  si  vantée.  Elle  avait,  à  la 
vérité,  conservé  sa  belle  taille,  ses  manières  gracieuses  et 
cet  air  de  princesse  qui,  quoi  qu'on  en  dise,  n'appartient 
qu'aux  personnes  d'ancienne  race  royale  ;  mais  c'étaient  là 
à  peu  près  les  seuls  avantages  extérieurs  qui  lui  restaient. 
La  princesse  Auguste,  comme  presque  toutes  les  personnes 
de  son  rang,  avait  reçu  une  détestable  éducation  dans  tout 
ce  qui  ne  concernait  pas  la  représentation.  Le  bon  naturel 
de  la  princesse  Auguste,  et  une  élévation  de  sentiments  peu 
commune,  triomphèrent  d'une  éducation  si  mal  dirigée.  A 
la  vérité,  elle  resta  sans  grande  culture  d'esprit,  mais  elle 
remplit  admirablement  ses  devoirs  d'épouse  et  de  mère. 


CINQUIÈME  PARTIE   («821    A   1833).  423 

et  se  glorifia  toujours  d'être  la  femme  du  prince  Eugène. 

Après  sept  années  de  tribulations,  je  me  trouvai  tout  à 
coup  jeté  dans  une  vie  de  fêtes  et  de  plaisir  tout  à  faitnou- 
velle  pour  moi.  Je  m'en  serais  bien  vite  dégoûté,  si  mes 
journées  n'avaient  été  remplies  par  des  occupations  sérieuses. 
Au  bout  de  quelques  jours,  le  prince  ne  pouvait  plus  se  pas- 
ser de  moi.  Il  m'avait  chargé  de  sa  correspondance  et  de 
son  cabinet  topographique.  Ma  connaissance  parfaite  des 
langues  allemande  et  italienne,  de  même  qu'une  grande 
facilité  de  rédaction,  me  rendaient  précieux  pour  lui.  Il 
était  pair  du  royaume  de  Bavière,  et  avait  besoin  de  se  te- 
nir au  courant  de  toutes  les  questions  d'intérêt  public, 
concernant  l'Allemagne  en  général,  et  l'Etat  bavarois  en 
particulier;  à  cet  effet,  je  lui  faisais  tous  les  jours  des  ex- 
traits ou  traductions  des  brochures  et  journaux  qui  trai- 
taient de  ces  matières.  Enfin,  j'étais  suffisamment  occupé 
jusqu'à  quatre  heures,  et  assez  content  de  moi,  pour  pou- 
voir me  livrer  sans  remords  aux  divertissements  de  la 
soirée. 

A  Munich,  une  fois  présenté  à  la  cour,  on  était  admis 
partout,  sans  avoir  besoin  d'invitation  particulière.  Cet 
usage  s'est  un  peu  modifié  depuis.  Gomme  le  carême  ap- 
prochait, les  bals  et  les  fêtes  se  succédaient  avec  une  espèce 
de  rage.  Ceux  du  prince  Eugène  étaient  les  plus  courus  et 
les  plus  gais,  et  la  famille  royale  ne  manquait  jamais  d'y 
venir.  Il  faut  que  je  donne  une  idée  des  principaux  person- 
nages qui  en  faisaient  partie. 

J'ai  déjà  dit  que  le  roi  Max  avait  passé  sa  jeunesse  au 
service  de  la  France  et  à  la  cour  de  Marie- Antoinette.  II 
était  alors  cadet  de  la  branche  palatine  de  Deux-Ponts,  et 
bien  loin  de  prévoir  la  haute  fortune  qui  l'attendait,  car  il 
y  avait  alors  sept  princes  entre  lui  et  l'électeur  Charles- 
Théodore,  qui  n'avait  point  d'héritiers.  Mais,  en  moins  de 
vingt  ans,  tous  les  princes  m&Ies  des  branches  de  Sulzbach, 


424  VIE   DE  PLANAT. 

de  Neubourg  et  de  Deux-Ponts  s'éteignirent,  moins  le  beau 
prince  Max  qui,  en  1798,  devint  électeur  de  Bavière. 

Le  roi  Max  avait  épousé  en  premières  noces  une  prin- 
cesse de  Hesse-Darmstadt.  De  ce  premier  mariage,  il  avait 
eu  quatre  enfants.  L*ainé  naquit  à  Strasbourg;  c'est  le  roi 
Louis»  Le  second  enfant  fut  la  princesse  Auguste,  admirable- 
ment belle  dans  sa  jeunesse,  qui,  en  1806,  épousa  le  prince 
Eugène.  Ensuite  vint  Timpératrice  douairière  d'Autriche, 
mariée  d'abord  au  prince  héréditaire  de  Wurtembei^. 
Après  les  événements  de  1815,  le  prince,  devenu  roi  de 
Wurtemberg,  demanda  et  obtint  son  divorce,  auquel  le 
pape  acquiesça,  quoique  la  princesse  fût  catholique.  Ces 
petites  gracieusetés  entre  princes  et  papes  ne  sont  pas  rares 
dans  l'histoire.  Très  peu  de  temps  après,  elle  épousa  l'em- 
pereur d'Autriche,  François  I"'',  qui  avait  déjà  enterré  trois 
femmes;  mais,  cette  fois-ci, ce  fut  elle  qui  l'enterra.  Enfin, 
le  quatrième  de  ses  enfants  n'a  été  remarquable  que  par 
une  beauté  peu  commune.  Il  était  l'ami  sincère  du  prince 
Eugène,  malgré  la  divergence  de  leurs  opinions. 

Devenu  veuf  en  1794,  le  prince  Max  s'était  remarié  avec 
une  princesse  de  Bade,  qui  ne  le  rendit  pas  très  heureux. 
Cette  princesse  avait  eu  un  tendre  attachement  pour  le  duc 
d'Enghien,  lorsque  l'armée  de  Condé  séjourna  à  Carlsruhe. 
Aussi  devint-elle  une  ardente  ennemie  de  l'Empereur, 
lorsqu'elle  apprit  l'exécution  de  ce  malheureux  prince. 
Quoiqu'elle  n'aimât  pas  son  mari,  elle  ne  laissa  pas  de  lui 
donner  huit  enfants,  dont  un  fils  et  sept  filles,  tous  enfants 
jumeaux.  Le  fils  mourut,  ainsi  qu'une  fille.  Des  six  autres, 
l'une  est  devenue  reine  de  Prusse,  l'autre  reine  de  Saxe, 
la  troisième  est  la  fameuse  archiduchesse  Sophie,  mère  de 
l'empereur  d'Autriche  actuel  (18S0). 

Nous  reprenons,  après  ce  fragment,  la  correspondance  de 
L.  Planât  :  elle  nous  aidera  à  raconter  les  événements  de  sa  vie 
pendant  le  séjour  de  onze  années  qu'il  fit  en  Bavière.  F.  p. 


CINQUIÈME  PARTIE  (1821    A   1833).  425 

A  Madame  Ch^\ 

Munich,  9  février  1822. 

Ma  chère  Joséphine,  mon  voyage  s'est  fort  bien  passé  et 
sans  grande  fatigue.  Je  me  porte  bien,  sauf  mon  pied  qui 
est  toujours  debolino*. 

J'ai  dîné  aujourd'hui  chez  le  prince  Eugène,  qui  m'a 
reçu  ^  merveille,  ainsi  que  la  princesse.  C'est  un  couple 
charmant,  et  leur  vie  intérieure  est  des  plus  heureuses. 
Chemin  faisant,  j'ai  vu  deux  docteurs  allemands,  enthou- 
siastes comme  moi  de  l'Empereur,  mais  enthousiastes  à 
l'allemande,  c'est-à-dire  avec  des  têtes  montées  et  chauffées 
à  un  degré  dont  nous  n'avons  pas  d'idée  en  France.  Ils  le 
mettent  au-dessus  de  tout  ce  qui  a  existé  jusqu'à  ce  jour, 
y  compris  Jésus-Christ,  et  ne  sont  nullement  éloignés  d'en 
faire  un  Dieu.  J'ai  passé  des  moments  bien  agréables  avec 
ces  bons  docteurs  qui,  d'ailleurs,  sont  des  gens  de  beau- 
coup d'esprit  et  d'un  mérite  reconnu.  La  reine  Hortense 
m'a  aussi  fort  fêté  à  mon  passage  à  Augsbourg. 

A  la  même. 

Munich,  23  février  1822. 

Ma  chère  Joséphine,  voici  une  lettre  qui  te  prouvera  que 
la  tienne  a  tout  à  fait  manqué  son  but.  Tu  voulais  me  pi- 
quer d'honneur,  et  voilà  dix  jours  que  je  l'ai  reçue  sans  y 
avoir  répondu.  Il  est  vrai  que  ces  dix  jours  ont  été  fort 
remplis  par  des  visites,  des  présentations,  des  dîners,  des 
spectacles,  des  concerts,  voire  même  des  bals.  Dieu  merci, 
nous  voici  en  carême,  et  je  commence  à  me  reconnaître 
un  peu. 

1.  L.  Plaaat,  qui  ne  parlait  jamais  de  ses  blessures,  en  souffrit  toute  sa 
▼ie.  F.  p. 


426  VIE  DE   PLANAT. 

J'ai  été  présenté  au  roi  Maximilicn,  qui  est  sans  contredit 
le  meilleur  homme  qu'on  puisse  voir.  Il  a  cette  affabilité 
naturelle,  cette  bienveillance  de  cœur  que  tout  Fart  du 
monde  ne  saurait  donner  à  certains  princes.  Il  est  impos- 
sible de  rapprocher  sans  l'aimer.  Enfin,  jeudi  dernier,  je 
fus  invité  à  dîner  chez  ce  roi,  et  comme  je  n'avais  pas 
encore  été  présenté  à  la  reine  et  aux  princes  de  la  famille, 
je  fus  obligé  de  bâcler  en  une  demi-heure  six  autres  pré- 
sentations ;  la  tête  m'en  tournait,  et  le  dîner  vint  fort  à 
propos  pour  me  remettre  dans  mon  assiette.  Le  roi  dîne  à 
trois  heures  et  demie,  environné  de  ses  enfants,  comme  un 
vrai  patriarche.  En  outre,  il  invite  tous  les  jours  cinq  ou 
six  personnes  à  dîner;  cela  se  passe  dans  ses  petits  apparte- 
ments, en  sorte  qu'il  n'y  a  nulle  gêne  et  point  d'étiquette. 
Du  reste,  je  passe  ma  vie  chez  le  prince  Eugène;  il  me 
traite  on  ne  peut  mieux  ;  mais  rien  n'est  encore  décidé  pour 
ma  position  future.  En  attendant,  j'ai  loué  un  joli  petit 
appartement,  à  la  portée  d'une  promenade  délicieuse  qu'on 
appelle  le  Parc  ou  Jardin  anglais. 

Ma  santé  est  bonne;  je  supporte  bien  le  froid  des  mon- 
tagnes du  Tyrol;  je  n'ai  plus  de  douleur  de  côté;  enfin,  ma 
jambe  va  bien,  pourvu  que  je  ne  la  fatigue  pas.  Adieu,  je 
te  quitte  pour  aller  à  la  répétition.  Nous  jouons  la  comédie 
devant  la  cour,  le  2  du  mois  prochain,  et  je  suis  engagé 
pour  les  raisonneurs  et  les  rôles  à  manteaux.  Qu'en  dis-tu? 

A  A  bel  Planât. 

Munich,  6  mars  1822. 

Mon  cher  enfant,  je  viens  de  recevoir  ta  lettre  du 
22  février,  au  sujet  de  la  conscription.  Il  faut  faire  tout  ce 
qui  sera  nécessaire  pour  te  tirer  de  là  avec  le  moins  d'ar- 
gent possible;  cependant,  cette  dernière  considération  ne 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  427 

doit  pas  être  un  obstacle,  ^t  j'y  ai  déjà  pourvu.  Constant  a 
entre  les  mains  Targent  nécessaire  pour  cette  dépense,  et, 
vu  ma  position  actuelle,  cela  ne  me  généra  pas*.  D'ailleurs, 
il  faut  absolument  prendre  son  parti  sur  ce  qui  est  inévi- 
table. Le  chagrin  et  le  découragement  ne  mènent  à  rien  de 
bon,  et  souvent  ils  font  d'une  chose  qui  n'est  que  fâcheuse 
une  chose  insupportable  et  désespérante.  Je  te  recommande 
de  mettre  en  pratique,  en  toute  occasion,  ce  petit  axiome  : 
savoir  prendre  son  parti  et  ne  s'épouvanter  de  rien  ;  s'ac- 
coutumer à  envisager  les  choses  froidement,  pour  en  recon- 
naître le  meilleur  côté. 

A  Eugène  Lebon. 

Munich,  14  mars  1822. 

Mon  cher  Eugène,  je  viens  de  recevoir  votre  lettre  du 
16  février.  J'étais  préparé  d'avance  à  tout  ce  que  vous 
m'annoncez  au  sujet  de  la  famille.  Je  vous  prie  de  dire  au 
prince  Félix  combien  je  suis  pénétré  de  reconnaissance 
pour  l'intérêt  qu'il  a  bien  voulu  me  témoigner  dans  ces 
derniers  temps.  J'ai  su  qu'il  avait  écrit  en  ma  faveur  (et 
de  la  manière  la  plus  pressante)  à  tous  les  membres  de  la 
famille,  et,  quoique  ces  démarches  aient  été  sans  résultat, 
je  n'en  sens  pas  moins  le  prix.  Mais  je  ne  ferai  rien  moi- 
même  pour  obtenir  de  la  famille  de  l'Empereur  ce  qu'il 
n'eût  été  que  juste  qu'elle  m'accordât  ;  cela  ne  peut  conve- 
nir à  la  dignité  d'un  homme  honoré  jadis  des  bontés  de 
l'Empereur.  Puisque  c'est  un  parti  pris  d'abandonner  ceux 
qui  se  sont  sacrifiés  pour  lui,  il  n'y  a  qu'à  se  résigner. 

Je  suis  arrivé  à  Munich  le  8  février.  Le  prince  Eugène 
et  la  princesse  m'accueillirent  à  merveille  et  me  témoi- 

1.  Cette  position  était  encore  tout  à  fait  précaire,  mais  il  s'agissait  de  faire 
accepter  Tofire.  F.  p. 


428  VIE  DE  PLANAT. 

gnèrent  beaucoup  d'intérêt,  mais  voilà  tout.  Depuis  ce 
temps,  j'y  dîne  cinq  fois  par  semaine  ;  je  suis  de  tous  leurs 
plaisirs  ;  je  vais  au  théâtre  dans  leur  loge  ;  mais...  de  Caron, 
pas  un  mot.  L'emploi  que  Lavalette  avait  en  vue  est  rem- 
pli par  un  ancien  serviteur  du  prince,  qui  paraissait  ne 
l'avoir  accepté  que  provisoirement  et  par  complaisance, 
mais  qui  s'est  décidé,  dès  qu'il  m'a  vu  arriver.  Enfin,  j'é- 
prouve ce  qui  arrive  ordinairement  aux  nouveaux  venus  ; 
c'est  à  qui  leur  fermera  les  avenues.  Je  ne  fais  rien  pour 
combattre  ces  petites  menées,  persuadé  que  le  calme,  la 
réserve  et  le  temps  sont  les  meilleures  armes  à  leur  oppo- 
ser. Mais  cet  état  ne  serait  pas  tenable  au  delà  d'un  mois 
encore,  car  mes  ressources  diminuent  d'une  manière  sen- 
sible. M"*  de  Sévigné  a  bien  raison  de  dire  qu'il  n'y  a 
rien  qui  ruine  comme  de  n'avoir  pas  d'argent.  Le  malheur 
est  un  gouffre,  où  tout  va  s'engloutir  avec  une  rapidité 
effrayante.  J'ai  dû  faire  un  nouveau  sacrifice  de  trois  mille 
francs  pour  arracher  mon  plus  jeune  frère  au  service 
militaire.  Enfin  le  croiriez-vous,  cher  Eugène?  des  vingt 
mille  francs  du  legs  de  la  princesse,  il  ne  m'en  reste  plus 
que  douze. 

Au  milieu  de  tant  de  contrariétés,  j'admire  cette  Provi- 
dence bienfaisante  qui  m'envoie  une  santé  beaucoup  meil- 
leure que  dans  les  années  précédentes,  et  qui  me  donne  la 
force  de  supporter  gaiement  les  coups  du  sort.  Il  me  parait 
même,  au  ton  de  votre  lettre,  que  mon  avenir  vous  touche 
et  vous  inquiète  plus  que  moi-même.  Ces  marques  de  votre 
amitié  me  sont  précieuses  ;  je  vous  avouerai  môme  que  je 
m'y  complais  ;  mais,  après  ce  petit  mouvement  d'égoïsme 
et  d'amour-propre,  je  dois  vous  rassurer.  C'est  un  malheur, 
sans  doute ,  que  de  descendre  ;  mais  voyons-nous  autre 
chose  depuis  huit  ans?  Enfin  je  suis  homme  et  je  puis  tra- 
vailler. En  définitive,  personne  ne  meurt  de  faim,  et  la 
nécessité  suggère,  au  plus  faible  comme  au  plus  sot,  les 


CINQUIÈME   PARTIE   (182<    A   1833).  429 

moyens  de  se  tirer  d'affaire.  Je  me  confie  beaucoup  à  ce  que 
les  uns  nomment  le  hasard,  et  les  autres  la  Providence.  Si 
vous  saviez  tout  ce  que  j'ai  gagné  en  philosophie  pratique 
depuis  les  grands  et  terribles  événements  qui  nous  ont 
frappés,  vous  en  seriez  surpris,  car  vous  m'avez  vu  bien 
différent,  il  y  a  deux  ans  *  ! 

Au  même. 

Ismaning,  8  juin  1822. 

Mon  cher  Eugène,  je  conçois  votre  spleen;  je  vous  plains 
comme  un  homme  à  qui  ces  sortes  de  tourments  ne  sont 
point  étrangers.  Que  j'aurais  de  choses  à  vous  dire  là-des- 
sus, et  que  je  voudrais  vous  tenir  ici  pendant  vingt-quatre 
heures  seulement!  Mais,  à  propos,  qui  vous  empêcherait 
donc  de  faire  une  petite  excursion  de  quinze  jours  à  Munich? 
Nous  avons  ici  tout  ce  qui  peut  flatter  un  amateur  des 
beaux-arts.  Vous  me  trouverez  fort  proprement  établi  dans 
mon  ménage  de  garçon  ;  j'aurai  un  lit  à  vous  donner,  une 
jolie  chambre,  à  portée  de  la  plus  belle  promenade  que 
vous  puissiez  imaginer  ;  ma  cuisinière  sera  à  vos  ordres  ; 
enfin,  à  l'exception  d'un  équipage  que  je  ne  puis  vous  offrir, 
vous  serez  confortablement  chez  moi.  Je  fais  peindre  des 
hêtres  dans  mon  salon,  pour  me  coucher  dessous  et  pour 
dire  comme  Tityre  :  Deus  nobishœc  otia  fecit  ;  excepté  qu'au 
lieu  d'être  sur  la  terre,  je  serai  sur  un  bon  canapé  élastique 
et  douillet. 

1.  Il  semblait  que  la  fortune  Toulût  récompenser  tant  d'abnégation.  Le  . 
jeune  frère  de  L.  Planât  tira  un  bon  numéro,  et,  peu  de  jours  après,  le  prince 
Eugène  écrivit  à  Planât,  dans  les  termes  les  plus  affectueux,  qu'il  le  consi- 
dérait comme  définitivement  attaché  à  son  service,  en  la  même  qualité  et  avec 
le  même  traitement  affecté  à  tous  ses  anciens  aides  de  camp.  Toutefois,  le 
prince  ajoutait  que,  n'ayant  officiellement  aucun  titre  militaire  à  sa  disposition, 
il  lui  offrait,  comme  à  tous  ses  camarades,  celui  de  gentilhomme  de  cour, 
indispensable  à  Munich  pour  être  admis  à  la  cour  et  dans  la  société  qui,  natu- 
rellement, était  celle  du  prince  Eugène.  F.  p. 


430  VIE   DE   PLANAT. 

Je  VOUS  écris  d'une  jolie  maison  de  campagne,  où  le 
prince  passe  environ  six  semaines  tous  les  ans.  Il  y  a  un 
jardin  délicieux  qui  n*a  point  de  vilains  murs  comme  en 
France  ;  on  s*y  promène  sur  une  belle  pelouse,  ombragée 
de  grands  tilleuls,  restes  d'un  vieux  jardin  à  la  française  ; 
il  y  fait  le  plus  beau  temps  possible;  on  boit  du  lait,  on 
fait  ses  foins,  on  chasse  au  cerf,  on  lit,  on  joue  au  billard, 
on  chante,  on  fait  la  cour  aux  dames;  enfin,  c'est  une  vie 
de  château,  la  plus  agréable  du  monde.  Cela  va  se  renou- 
veler à  Eichstett,  dans  un  mois,  sur  une  plus  grande  échelle  ; 
nous  y  recevrons  le  prince  Oscar  de  Suède  ;  on  y  jouera  la 
comédie  (et  vous  saurez  que  votre  serviteur  y  a  déjà  eu  un 
succès  prodigieux)  ;  puis  des  tableaux  charmants,  dans  les- 
quels je  fais  les  héros  africains  et  les  tètes  d'expression. 
Vous  saurez  aussi  que  je  me  suis  mis  en  tète  d'apprendre 
à  dessiner  le  paysage,  et  que  j'y  fais  merveille.  Comme  nous 
passons  six  mois  de  l'année  à  la  campagne,  j*ai  pensé  qu'il 
fallait  s'y  créer  une  occupation  analogue  à  ce  séjour.  Mon 
exemple  a  entraîné  la  plus  jeune  des  dames  de  la  princesse, 
en  sorte  que  l'émulation  s'en  mêle,  sans  compter  des  sen- 
timents plus  doux. 

Vous  voulez  que  je  vous  donne  des  nouvelles  de  Jules. 
Ce  pauvre  frère  est  à  Paris  dans  une  profonde  obscurité;  il 
s'est  entièrement  livré  à  la  peinture,  dont  il  veut  faire  son 
gagne-pain.  Il  fait  déjà  de  fort  jolies  choses,  mais  la  fierté 
de  son  caractère  l'empêche  de  tirer  parti  de  ses  talents, 
comme  il  le  pourrait  avec  un  peu  plus  de  souplesse  ;  car,  à 
moins  d'un  talent  supérieur  et  d'une  vogue  décidée,  on  a 
besoin  de  protection  dans  les  arts,  comme  dans  toute  autre 
chose.  Jules  a  conservé  beaucoup  d'attachement  pour  le 
jeune  prince  Napoléon  '  ;  mais  il  ne  lui  écrit  pas,  justement 
par  ce  même  motif  de  fierté  exagérée.  Quant  à  ses  opinions, 

1.  Fils  afné   da  roi  Louis  de  Hollande»  frère  de  Napoléon  III,  mort  à 
Florence  en  1832.  f.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A    1833).  431 

elles  sont  comme  celles  de  tous  nos  jeunes  gens  de  notre 
époque,  c'est-à-dire  qu'elles  tournent  au  républicanisme. 
Vous  seriez  bien  aimable  de  me  donner  de  ces  petites 
nouvelles  d'intérieur,  auxquelles  je  prends  toujours  tant 
d'intérêt;  je  suis  constant  dans  mes  affections,  et  je  con- 
serve à  Campo-Marzo  un  souvenir  de  reconnaissance  ;  c'est 
là  que  j'ai  commencé  à  respirer,  après  cinq  ans  de  malheur, 
d'oppression  et  de  persécutions  de  tout  genre.  N'admirez- 
vous  pas  avec  moi  par  quels  chemins  extraordinaires  la 
Providence  m'a  conduit  enfin  dans  le  port  ? 

A  Madame  Ch***, 

Eîchstett,  6  septembre  1822. 

Je  t'ai  dit  que  nous  attendions  ce  prince  Oscar  avec  une 
certaine  impatience  ;  déjà  même  ces  retards  commençaient 
à  donner  de  l'inquiétude.  La  princesse-mère  et  la  princesse 
fille  étaient  pâles  et  avaient  les  yeux  rouges  ;  tout  ce  qui  les 
entoure  s'agitait,  se  creusait  et  se  montait  la  tète  ;  les  fai- 
seurs, les  mouches  du  coche  étaient  en  grand  travail  ;  moi 
seul,  au  milieu  de  toute  cette  agitation,  armé  de  mon  sys- 
tème d'indifférentisme,  je  restais  calme  et  impassible.  A  tout 
ce  qu'on  me  disait,  je  répondais:  «  Il  n'y  a  rien  à  faire  qu'à 
attendre  ;  toute  démarche  qui  montrerait  de  la  pique  ou  de 
l'impatience  serait  contre  la  dignité  et  contre  les  véritables 
intérêts  de  la  famille.  »  Heureusement,  le  prince  et  Dar- 
nay  étaient  de  cet  avis,  ce  qui  empêcha  maintes  sottises. 
Enfin,  Oscar  le  désiré  arriva  le  23  du  mois  dernier.  Il  n'eut 
qu'à  se  montrer  pour  dissiper  tous  les  nuages,  pour  effa- 
cer toutes  les  mauvaises  impressions.  Figure-toi  un  beau 
jeune  homme  de  vingt-trois  ans,  avec  de  grands  yeux  noirs 
vifs  et  doux,  un  sourire  charmant,  les  plus  belles  dents  du 
monde,  des  cheveux  noirs  naturellement  bouclés,  la  grâce 


422  VIE   DE   PLANAT. 

tumés  à  Tentendre.  J'en  témoignai  mon  étonnement  au 
prince  Eugène,  au  sortir  de  Taudience,  et  il  convint  avec 
moi  que  ce  langage  n'était  guère  séant  dans  la  bouche  d'un 
roi.  Mais  àMunich  tout  le  monde  y  était  accoutumé,  hommes 
et  femmes;  car  le  bon  roi  ne  se  gênait  pour  personne,  pas 
même  pour  les  jeunes  princesses,  ses  filles.  Je  dis  au  prince 
Eugène,  que  le  roi  me  semblait  justifier  sa  réputation  de 
bonté,  et  la  grande  popularité  dont  il  jouissait.  Il  me  ré- 
pondit, avec  un  sourire  tant  soit  peu  ironique  :  «  Oui,  mon 
beau-père  est  un  excellent  homme,  pourvu  qu'on  ne  se 
frotte  pas  au  droit  divin.  Il  ferait  pendre  sans  le  moindre 
remords  tous  ceux  qui,  dans  les  Chambres,  font  opposition  à 
son  gouvernement,  comme  aussi  le  paysan  qui  aurait  tué 
un  lapin  dans  ses  chasses.  Et  puis  ces  rois  sont  tous  les 
mômes;  autrefois  ils  tremblaient  devant  l'Empereur,  au- 
jourd'hui ils  tremblent  devant  Mettemich.  Si  je  n'étais  pas 
son  gendre,  je  doute  qu'il  m'eût  accueilli  dans  ses  Etats, 
par  la  crainte  de  déplaire  à  Mettemich.  » 

Je  n'ai  encore  rien  dit  de  la  princesse  Auguste,  fille 
aînée  du  roi  Max  et  femme  du  prince  Eugène.  Je  ne  l'avais 
pas  entrevue  depuis  le  mariage  de  l'Empereur  avec  Marie- 
Louise,  et  je  trouvai  que  le  temps  avait  exercé  de  grands 
ravages  sur  sa  beauté,  naguère  si  vantée.  Elle  avait,  à  la 
vérité,  conservé  sa  belle  taille,  ses  manières  gracieuses  et 
cet  air  de  princesse  qui,  quoi  qu'on  en  dise,  n'appartient 
qu'aux  personnes  d'ancienne  race  royale  ;  mais  c'étaient  là 
à  peu  près  les  seuls  avantages  extérieurs  qui  lui  restaient. 
La  princesse  Auguste,  comme  presque  toutes  les  personnes 
de  son  rang,  avait  reçu  une  détestable  éducation  dans  tout 
ce  qui  ne  concernait  pas  la  représentation.  Le  bon  naturel 
de  la  princesse  Auguste,  et  une  élévation  de  sentiments  peu 
commune,  triomphèrent  d'une  éducation  si  mal  dirigée.  A 
la  vérité,  elle  resta  sans  grande  culture  d'esprit,  mais  elle 
remplit  admirablement  ses  devoirs  d'épouse  et  de  mère, 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  423 

et  se  glorifia  toujours  d*être  la  femme  du  prince  Eugène. 

Après  sept  années  de  tribulations,  je  me  trouvai  tout  à 
coup  jeté  dans  une  vie  de  fêtes  et  de  plaisir  tout  à  fait  nou- 
velle pour  moi.  Je  m'en  serais  bien  vite  dégoûté,  si  mes 
journées  n'avaient  été  remplies  par  des  occupations  sérieuses. 
Au  bout  de  quelques  jours,  le  prince  ne  pouvait  plus  se  pas- 
ser de  moi.  Il  m'avait  chargé  de  sa  correspondance  et  de 
son  cabinet  topographique.  Ma  connaissance  parfaite  des 
langues  allemande  et  italienne,  de  même  qu'une  grande 
facilité  de  rédaction,  me  rendaient  précieux  pour  lui.  Il 
était  pair  du  royaume  de  Bavière,  et  avait  besoin  de  se  te- 
nir au  courant  de  toutes  les  questions  d'intérêt  public, 
concernant  l'Allemagne  en  général,  et  l'Etat  bavarois  en 
particulier;  à  cet  effet,  je  lui  faisais  tous  les  jours  des  ex- 
traits ou  traductions  des  brochures  et  journaux  qui  trai- 
taient de  ces  matières.  Enfin,  j'étais  suffisamment  occupé 
jusqu'à  quatre  heures,  et  assez  content  de  moi,  pour  pou- 
voir me  livrer  sans  remords  aux  divertissements  de  la 
soirée. 

A  Munich,  une  fois  présenté  à  la  cour,  on  était  admis 
partout,  sans  avoir  besoin  d'invitation  particulière.  Cet 
usage  s'est  un  peu  modifié  depuis.  Comme  le  carême  ap- 
prochait, les  bals  et  les  fêtes  se  succédaient  avec  une  espèce 
de  rage.  Ceux  du  prince  Eugène  étaient  les  plus  courus  et 
les  plus  gais,  et  la  famille  royale  ne  manquait  jamais  d'y 
venir.  Il  faut  que  je  donne  une  idée  des  principaux  person- 
nages qui  en  faisaient  partie. 

J'ai  déjà  dit  que  le  roi  Max  avait  passé  sa  jeunesse  au 
service  de  la  France  et  à  la  cour  de  Marie-Antoinette.  Il 
était  alors  cadet  de  la  branche  palatine  de  Deux-Ponts,  et 
bien  loin  de  prévoir  la  haute  fortune  qui  l'attendait,  car  il 
y  avait  alors  sept  princes  entre  lui  et  l'électeur  Charles- 
Théodore,  qui  n'avait  point  d'héritiers.  Mais,  en  moins  de 
vingt  ans,  tous  les  princes  mâles  des  branches  de  Sulzbach, 


424  VIE  DE   PLANAT. 

de  Neubourg  et  de  Deux-Ponts  s'éteignirent,  moins  le  beau 
prince  Max  qui,  en  1798,  devint  électeur  de  Bavière. 

Le  roi  Max  avait  épousé  en  premières  noces  une  prin- 
cesse de  Hesse-Darmstadt.  De  ce  premier  mariage,  il  avait 
eu  quatre  enfants.  L'aîné  naquit  à  Strasbourg;  c'est  le  roi 
Louis,  Le  second  enfant  fut  la  princesse  Auguste,  admirable- 
ment belle  dans  sa  jeunesse,  qui,  en  1806,  épousa  le  prince 
Eugène.  Ensuite  vint  l'impératrice  douairière  d'Autriche, 
mariée  d'abord  au  prince  héréditaire  de  Wurtemberg. 
Après  les  événements  de  1815,  le  prince,  devenu  roi  de 
Wurtemberg,  demanda  et  obtint  son  divorce,  auquel  le 
pape  acquiesça,  quoique  la  princesse  fût  catholique.  Ces 
petites  gracieusetés  entre  princes  et  papes  ne  sont  pas  rares 
dans  l'histoire.  Très  peu  de  temps  après,  elle  épousa  l'em- 
pereur d'Autriche,  François  !«'',  qui  avait  déjà  enterré  trois 
femmes;  mais,  cette  fois-ci, ce  fut  elle  qui  l'enterra.  Enfin, 
le  quatrième  de  ses  enfants  n'a  été  remarquable  que  par 
une  beauté  peu  commune.  Il  était  l'ami  sincère  du  prince 
Eugène,  malgré  la  divergence  de  leurs  opinions. 

Devenu  veuf  en  1794,  le  prince  Max  s'était  remarié  avec 
une  princesse  de  Bade,  qui  ne  le  rendit  pas  très  heureux. 
Cette  princesse  avait  eu  un  tendre  attachement  pour  le  duc 
d'Enghien,  lorsque  l'armée  de  Condé  séjourna  à  Carlsruhe. 
Aussi  devint-elle  une  ardente  ennemie  de  l'Empereur, 
lorsqu'elle  apprit  l'exécution  de  ce  malheureux  prince. 
Quoiqu'elle  n'aimât  pas  son  mari,  elle  ne  laissa  pas  de  lui 
donner  huit  enfants,  dont  un  fils  et  sept  filles,  tous  enfants 
jumeaux.  Le  fils  mourut,  ainsi  qu'une  fille.  Des  six  autres, 
l'une  est  devenue  reine  de  Prusse,  l'autre  reine  de  Saxe, 
la  troisième  est  la  fameuse  archiduchesse  Sophie,  mère  de 
l'empereur  d'Autriche  actuel  (1850). 

Nous  reprenons,  après  ce  fragment,  la  correspondance  de 
L.  Planât  :  elle  nous  aidera  à  raconter  les  événements  de  sa  vie 
pendant  le  séjour  de  onze  années  qu'il  fit  en  Bavière,  p.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  425 

A  Madame  Ch*'\ 

Munich,  9  février  1822. 

Ma  chère  Joséphine,  mon  voyage  s'est  fort  bien  passé  et 
sans  grande  fatigue.  Je  me  porte  bien,  sauf  mon  pied  qui 
est  toujours  debolino\ 

J'ai  dîné  aujourd'hui  chez  le  prince  Eugène,  qui  m'a 
reçu  ^  merveille,  ainsi  que  la  princesse.  C'est  un  couple 
charmant,  et  leur  vie  intérieure  est  des  plus  heureuses. 
Chemin  faisant,  j'ai  vu  deux  docteurs  allemands,  enthou- 
siastes comme  moi  de  l'Empereur,  mais  enthousiastes  à 
Tallemande,  c'est-à-dire  avec  des  têtes  montées  et  chauffées 
à  un  degré  dont  nous  n'avons  pas  d'idée  en  France.  Ils  le 
mettent  au-dessus  de  tout  ce  qui  a  existé  jusqu'à  ce  jour, 
y  compris  Jésus-Christ,  et  ne  sont  nullement  éloignés  d'en 
faire  un  Dieu.  J'ai  passé  des  moments  bien  agréables  avec 
ces  bons  docteurs  qui,  d'ailleurs,  sont  des  gens  de  beau- 
coup d'esprit  et  d'un  mérite  reconnu.  La  reine  Hortense 
m'a  aussi  fort  fêté  à  mon  passage  à  Augsbourg. 

A  la  même. 

Munich,  23  fémer  1822. 

Ma  chère  Joséphine,  voici  une  lettre  qui  te  prouvera  que 
la  tienne  a  tout  à  fait  manqué  son  but.  Tu  voulais  me  pi- 
quer d'honneur,  et  voilà  dix  jours  que  je  l'ai  reçue  sans  y 
avoir  répondu.  Il  est  vrai  que  ces  dix  jours  ont  été  fort 
remplis  par  des  visites,  des  présentations,  des  dîners,  des 
spectacles,  des  concerts,  voire  même  des  bals.  Dieu  merci, 
nous  voici  en  carême,  et  je  commence  à  me  reconnaître 
un  peu. 

1.  L.  Plaaat,  qui  ne  parlait  jamais  de  ses  blessures,  en  souffrit  toute  sa 
Tie.  F.  p. 


426  VIE   DE   PLANAT. 

J*ai  été  présenté  au  roi  Maximilien,  qui  est  sans  contredit 
le  meilleur  homme  qu'on  puisse  voir.  Il  a  cette  affabilité 
naturelle,  cette  bienveillance  de  cœur  que  tout  l'art  du 
monde  ne  saurait  donner  à  certains  princes.  Il  est  impos- 
sible de  l'approcher  sans  Taimer.  Enfin,  jeudi  dernier,  je 
fus  invité  à  dîner  chez  ce  roi,  et  comme  je  n'avais  pas 
encore  été  présenté  à  la  reine  et  aux  princes  de  la  famille, 
je  fus  obligé  de  bâcler  en  une  demi-heure  six  autres  pré- 
sentations; la  tête  m'en  tournait,  et  le  dîner  vint  fort  à 
propos  pour  me  remettre  dans  mon  assiette.  Le  roi  dîne  à 
trois  heures  et  demie,  environné  de  ses  enfants,  comme  un 
vrai  patriarche.  En  outre,  il  invite  tous  les  jours  cinq  ou 
six  personnes  à  dîner;  cela  se  passe  dans  ses  petits  apparte- 
ments, en  sorte  qu'il  n'y  a  nulle  gêne  et  point  d'étiquette. 
Du  reste,  je  passe  ma  vie  chez  le  prince  Eugène;  il  me 
traite  on  ne  peut  mieux  ;  mais  rien  n'est  encore  décidé  pour 
ma  position  future.  En  attendant,  j'ai  loué  un  joli  petit 
appartement,  à  la  portée  d'une  promenade  délicieuse  qu'on 
appelle  le  Parc  ou  Jardin  anglais. 

Ma  santé  est  bonne;  je  supporte  bien  le  froid  des  mon- 
tagnes du  Tyrol;  je  n'ai  plus  de  douleur  de  côté;  enfin,  ma 
jambe  va  bien,  pourvu  que  je  ne  la  fatigue  pas.  Adieu,  je 
te  quitte  pour  aller  à  la  répétition.  Nous  jouons  la  comédie 
devant  la  cour,  le  2  du  mois  prochain,  et  je  suis  engagé 
pour  les  raisonneurs  et  les  rôles  à  manteaux.  Qu'en  dis-tu? 

A  Abel  Planât. 

Munich,  0  mars  1822. 

Mon  cher  enfant,  je  viens  de  recevoir  ta  lettre  du 
22  février,  au  sujet  de  la  conscription.  Il  faut  faire  tout  ce 
qui  sera  nécessaire  pour  te  tirer  de  là  avec  le  moins  d'ar- 
gent possible;  cependant,  cette  dernière  considération  ne 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  427 

doit  pas  être  un  obstacle,  ^t  j'y  ai  déjà  pourvu.  Constant  a 
entre  les  mains  l'argent  nécessaire  pour  cette  dépense,  et, 
vu  ma  position  actuelle,  cela  ne  me  généra  pas*.  D'ailleurs, 
il  faut  absolument  prendre  son  parti  sur  ce  qui  est  inévi- 
table. Le  chagrin  et  le  découragement  ne  mènent  à  rien  de 
bon,  et  souvent  ils  font  d'une  chose  qui  n'est  que  fâcheuse 
une  chose  insupportable  et  désespérante.  Je  te  recommande 
de  mettre  en  pratique,  en  toute  occasion,  ce  petit  axiome  : 
savoir  prendre  son  parti  et  ne  s'épouvanter  de  rien;  s'ac- 
coutumer à  envisager  les  choses  froidement,  pour  en  recon- 
naître le  meilleur  côté. 


A  Eugène  Lebon. 

Munich,  14  mars  1822. 

Mon  cher  Eugène,  je  viens  de  recevoir  votre  lettre  du 
16  février.  J'étais  préparé  d'avance  à  tout  ce  que  vous 
m'annoncez  au  sujet  de  la  famille.  Je  vous  prie  de  dire  au 
prince  Félix  combien  je  suis  pénétré  de  reconnaissance 
pour  l'intérêt  qu'il  a  bien  voulu  me  témoigner  dans  ces 
derniers  temps.  J'ai  su  qu'il  avait  écrit  en  ma  faveur  (et 
de  la  manière  la  plus  pressante)  à  tous  les  membres  de  la 
famille,  et,  quoique  ces  démarches  aient  été  sans  résultat, 
je  n'en  sens  pas  moins  le  prix.  Mais  je  ne  ferai  rien  moi- 
même  pour  obtenir  de  la  famille  de  l'Empereur  ce  qu'il 
n'eût  été  que  juste  qu'elle  m'accordât  ;  cela  ne  peut  conve- 
nir à  la  dignité  d'un  homme  honoré  jadis  des  bontés  de 
l'Empereur.  Puisque  c'est  un  parti  pris  d'abandonner  ceux 
qui  se  sont  sacrifiés  pour  lui,  il  n'y  a  qu'à  se  résigner. 

Je  suis  arrivé  à  Munich  le  8  février.  Le  prince  Eugène 
et  la  princesse  m'accueillirent  à  merveille  et  me  témoi- 

1.  Cette  position  était  encore  tout  à  fait  précaire,  mais  il  s'agissait  de  faire 
accepter  Tofifre.  f.  p. 


428  VIE  DE  PLANAT. 

gnèrent  beaucoup  d'intérêt,  mais  voilà  tout.  Depuis  ce 
temps,  j'y  dîne  cinq  fois  par  semaine  ;  je  suis  de  tous  leurs 
plaisirs  ;  je  vais  au  théâtre  dans  leur  loge  ;  mais...  de  Caron, 
pas  un  mot.  L'emploi  que  Lavalette  avait  en  vue  est  rem- 
pli par  un  ancien  serviteur  du  prince,  qui  paraissait  ne 
l'avoir  accepté  que  provisoirement  et  par  complaisance, 
mais  qui  s'est  décidé,  dès  qu'il  m'a  vu  arriver.  Enfin,  j'é- 
prouve ce  qui  arrive  ordinairement  aux  nouveaux  venus  ; 
c'est  à  qui  leur  fermera  les  avenues.  Je  ne  fais  rien  pour 
combattre  ces  petites  menées,  persuadé  que  le  calme,  la 
réserve  et  le  temps  sont  les  meilleures  armes  à  leur  oppo- 
ser. Mais  cet  état  ne  serait  pas  tenable  au  delà  d'un  mois 
encore,  car  mes  ressources  diminuent  d'une  manière  sen- 
sible. M"®  de  Sévigné  a  bien  raison  de  dire  qu'il  n'y  a 
rien  qui  ruine  comme  de  n'avoir  pas  d'argent.  Le  malheur 
est  un  gouffre,  où  tout  va  s'engloutir  avec  une  rapidité 
effrayante.  J'ai  dû  faire  un  nouveau  sacrifice  de  trois  mille 
francs  pour  arracher  mon  plus  jeune  frère  au  service 
militaire.  Enfin  le  croiriez-vous,  cher  Eugène?  des  vingt 
mille  francs  du  legs  de  la  princesse,  il  ne  m'en  reste  plus 
que  douze. 

Au  milieu  de  tant  de  contrariétés,  j'admire  cette  Provi- 
dence bienfaisante  qui  m'envoie  une  santé  beaucoup  meil- 
leure que  dans  les  années  précédentes,  et  qui  me  donne  la 
force  de  supporter  gaiement  les  coups  du  sort.  Il  me  parait 
même,  au  ton  de  votre  lettre,  que  mon  avenir  vous  touche 
et  vous  inquiète  plus  que  moi-même.  Ces  marques  de  votre 
amitié  me  sont  précieuses  ;  je  vous  avouerai  même  que  je 
m'y  complais  ;  mais,  après  ce  petit  mouvement  d'égoïsme 
et  d'amour-propre,  je  dois  vous  rassurer.  C'est  un  malheur, 
sans  doute ,  que  de  descendre  ;  mais  voyons-nous  autre 
chose  depuis  huit  ans?  Enfin  je  suis  homme  et  je  puis  tra- 
vailler. En  définitive,  personne  ne  meurt  de  faim,  et  la 
nécessité  suggère,  au  plus  faible  comme  au  plus  sot,  les 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  429 

moyens  de  se  tirer  d'affaire.  Je  me  confie  beaucoup  à  ce  que 
les  uns  nomment  le  hasard,  et  les  autres  la  Providence.  Si 
vous  saviez  tout  ce  que  j'ai  gagné  en  philosophie  pratique 
depuis  les  grands  et  terribles  événements  qui  nous  ont 
frappés,  vous  en  seriez  surpris,  car  vous  m'avez  vu  bien 
différent,  il  y  a  deux  ans  *  ! 

Au  même. 

Ismaning,  8  juin  1822. 

Mon  cher  Eugène,  je  conçois  votre  spleen;  je  vous  plains 
comme  un  homme  à  qui  ces  sortes  de  tourments  ne  sont 
point  étrangers.  Que  j'aurais  de  choses  à  vous  dire  là-des- 
sus, et  que  je  voudrais  vous  tenir  ici  pendant  vingt-quatre 
heures  seulement!  Mais,  à  propos,  qui  vous  empêcherait 
donc  de  faire  une  petite  excursion  de  quinze  jours  à  Munich? 
Nous  avons  ici  tout  ce  qui  peut  flatter  un  amateur  des 
beaux-arts.  Vous  me  trouverez  fort  proprement  établi  dans 
mon  ménage  de  garçon  ;  j'aurai  un  lit  à  vous  donner,  une 
jolie  chambre,  à  portée  de  la  plus  belle  promenade  que 
vous  puissiez  imaginer  ;  ma  cuisinière  sera  à  vos  ordres  ; 
enfin,  à  l'exception  d'un  équipage  que  je  ne  puis  vous  offrir, 
vous  serez  confortablement  chez  moi.  Je  fais  peindre  des 
hêtres  dans  mon  salon,  pour  me  coucher  dessous  et  pour 
dire  comme  Tityre  iDeus  nobishœc  otia  fecit  ;  excepté  qu'au 
lieu  d'être  surla  terre,  je  serai  sur  un  bon  canapé  élastique 
et  douillet. 

1.  Il  semblait  que  la  fortune  Toulût  récompenser  tant  d'abnégation.  Le 
jeune  frère  de  L.  Planât  tira  un  bon  numéro,  et,  peu  de  jours  après,  le  prince 
Eugène  écrivit  à  Planât,  dans  les  termes  les  plus  affectueux,  qu'il  le  consi- 
dérait comme  définitivement  attaché  à  son  service,  en  la  même  qualité  et  avec 
le  même  traitement  affecté  à  tous  ses  anciens  aides  de  camp.  Toutefois,  le 
prince  ajoutait  que,  n'ayant  officiellement  aucun  titre  militaire  à  sa  disposition, 
il  lui  offrait,  comme  à  tous  ses  camarades,  celui  de  gentilhomme  de  cour, 
indispensable  à  Munich  pour  être  admis  à  la  cour  et  dans  la  société  qui,  natu- 
rellement, était  celle  du  prince  Eugène,  f.  p. 


430  VIE   DE   PLANAT. 

Je  VOUS  écris  d'une  jolie  maison  de  campagne,  où  le 
prince  passe  environ  six  semaines  tous  les  ans.  Il  y  a  un 
jardin  délicieux  qui  n*a  point  de  vilains  murs  comme  en 
France  ;  on  s  y  promène  sur  une  belle  pelouse,  ombragée 
de  grands  tilleuls,  restes  d*un  vieux  jardin  à  la  française  ; 
il  y  fait  le  plus  beau  temps  possible;  on  boit  du  lait,  on 
fait  ses  foins,  on  chasse  au  cerf,  on  lit,  on  joue  au  billard, 
on  chante,  on  fait  la  cour  aux  dames  ;  enfin,  c'est  une  vie 
de  château,  la  plus  agréable  du  monde.  Cela  va  se  renou- 
veler à  Eichstett,  dans  un  mois,  sur  une  plus  grande  échelle  ; 
nous  y  recevrons  le  prince  Oscar  de  Suède  ;  on  y  jouera  la 
comédie  (et  vous  saurez  que  votre  serviteur  y  a  déjà  eu  un 
succès  prodigieux);  puis  des  tableaux  charmants,  dans  les- 
quels je  fais  les  héros  africains  et  les  têtes  d'expression. 
Vous  saurez  aussi  que  je  me  suis  mis  en  tète  d'apprendre 
à  dessiner  le  paysage,  et  que  j'y  fais  merveille.  Gomme  nous 
passons  six  mois  de  l'année  à  la  campagne,  j'ai  pensé  qu'il 
fallait  s'y  créer  une  occupation  analogue  à  ce  séjour.  Mon 
exemple  a  entraîné  la  plus  jeune  des  dames  de  la  princesse, 
en  sorte  que  l'émulation  s'en  mêle,  sans  compter  des  sen- 
timents plus  doux. 

Vous  voulez  que  je  vous  donne  des  nouvelles  de  Jules. 
Ce  pauvre  frère  est  à  Paris  dans  une  profonde  obscurité  ;  il 
s'est  entièrement  livré  à  la  peinture,  dont  il  veut  faire  son 
gagne-pain.  Il  fait  déjà  de  fort  jolies  choses,  mais  la  fierté 
de  son  caractère  l'empêche  de  tirer  parti  de  ses  talents, 
comme  il  le  pourrait  avec  un  peu  plus  de  souplesse  ;  car,  à 
moins  d'un  talent  supérieur  et  d'une  vogue  décidée,  on  a 
besoin  de  protection  dans  les  arts,  comme  dans  toute  autre 
chose.  Jules  a  conservé  beaucoup  d'attachement  pour  le 
jeune  prince  Napoléon  '  ;  mais  il  ne  lui  écrit  pas,  justement 
par  ce  même  motif  de  fierté  exagérée.  Quant  à  ses  opinions, 

1.  Fils  ainô   du  roi  Louis  de  Hollande,  frère  de  Napoléon  III,  mort  à 
Florence  en  1832.  f.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A    1833).  431 

elles  sont  comme  celles  de  tous  nos  jeunes  gens  de  notre 
époque,  c'est-à-dire  qu'elles  tournent  au  républicanisme. 
Vous  seriez  bien  aimable  de  me  donner  de  ces  petites 
nouvelles  d'intérieur,  auxquelles  je  prends  toujours  tant 
d'intérêt;  je  suis  constant  dans  mes  affections,  et  je  con- 
serve à  Campo-Marzo  un  souvenir  de  reconnaissance  ;  c'est 
là  que  j'ai  commencé  à  respirer,  après  cinq  ans  de  malheur, 
d'oppression  et  de  persécutions  de  tout  genre.  N'admirez- 
vous  pas  avec  moi  par  quels  chemins  extraordinaires  la 
Providence  m'a  conduit  enfin  dans  le  port  ? 

A  Madame  CA***. 

Eichstett,  6  septembre  1822. 

Je  t'ai  dit  que  nous  attendions  ce  prince  Oscar  avec  une 
certaine  impatience  ;  déjà  même  ces  retards  commençaient 
à  donner  de  l'inquiétude.  La  princesse-mère  et  la  princesse 
fille  étaient  pâles  et  avaient  les  yeux  rouges  ;  tout  ce  qui  les 
entoure  s'agitait,  se  creusait  et  se  montait  la  tête  ;  les  fai- 
seurs, les  mouches  du  coche  étaient  en  grand  travail  ;  moi 
seul,  au  milieu  de  toute  cette  agitation,  armé  de  mon  sys- 
tème d'indifférentisme,  je  restais  calme  et  impassible.  A  tout 
ce  qu'on  me  disait,  je  répondais:  «  Il  n'y  a  rien  à  faire  qu'à 
attendre  ;  toute  démarche  qui  montrerait  de  la  pique  ou  de 
l'impatience  serait  contre  la  dignité  et  contre  les  véritables 
intérêts  de  la  famille.  »  Heureusement,  le  prince  et  Dar- 
nay  étaient  de  cet  avis,  ce  qui  empêcha  maintes  sottises. 
Enfin,  Oscar  le  désiré  arriva  le  23  du  mois  dernier.  Il  n'eut 
qu'à  se  montrer  pour  dissiper  tous  les  nuages,  pour  effa- 
cer toutes  les  mauvaises  impressions.  Figure-toi  un  beau 
jeune  homme  de  vingt-trois  ans,  avec  de  grands  yeux  noirs 
vifs  et  doux,  un  sourire  charmant,  les  plus  belles  dents  du 
monde,  des  cheveux  noirs  naturellement  bouclés,  la  grâce 


432  VIE  DE  PLANAT. 

et  la  fraîcheur  de  son  âge/  une  assurance  modeste  et  un 
fort  bel  uniforme  par-dessus  tout  cela.  Voilà  ce  que  Ton  vit 
à  la  descente  de  voiture,  et  ce  qui  enchanta  tout  le  monde. 
Cette  première  soirée  fut  un  peu  froide  ;  on  s'observait,  on 
s'étudiait  mutuellement  ;  la  princesse  Joséphine,  belle 
comme  une  madone  de  Raphaël,  avait  les  yeux  constam- 
ment baissés  ;  mais,  dès  ce  moment,  sa  physionomie,  que 
nous  trouvions  toujours  froide,  s'anima  et  prit  une  expres- 
sion qui  ne  l'a  plus  quittée  ;  cela  m'a  rappelé  ce  refrain 
suranné  d'une  chanson  qui  ne  l'est  pas  moins  :  «  Crac,  voilà 
la  statue  animée  !  »  Pour  en  revenir  à  notre  prince  Oscar, 
voici  les  personnes  qui  composent  sa  suite  : 

Le  baron  de  Wetterstett,  chancelier,  excellence,  homme 
aimable  et  spirituel,  d'environ  quarante-cinq  ans  ;  physio- 
nomie douce  et  fine,  coiffure  et  contenance  diplomatiques. 
Le  comte  de  Possé,  joli  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  avec 
de  petites  moustaches  noires  cirées,  peu  d'esprit,  beaucoup 
d'assurance, de  belles  dents  qu'il  montre  à  tout  propos,  visage 
toujours  riant,  qui  ressemble  beaucoup  à  un  masque  de  Ve- 
nise. Le  comte  de  Loewenhielm,  grand  homme  mince,  actif, 
remuant,  plein  de  talents,  un  nez  aquilinqui  porte  à  merveille 
unepairede  besicles,  du  feu, du  caractère,  beaucoup  d'empres- 
sement et  de  hardiesse  auprès  des  femmes.  Le  comte  d'Oxens- 
tiern,  camarade  d'études  du  prince  Oscar,  d'une  jolie  figure, 
doux,  timide,  sentimental,  bon  musicien.  Le  baron  de  Ste- 
dingk,  jeune  homme  de  l'âge  du  prince  Oscar,  élevé  en 
France,  plein  de  bon  sens  et  d'instruction,  poli,  affectueux, 
d'un  extérieur  peu  agréable.  Enfin  le  général  baron  de 
Thott,  M.  de  Krog,  conseiller  d'État  norvégien  ;  M.  Thelming, 
médecin  ;  M.  Arénius,  secrétaire,  personnages  muets. 

Il  faut  maintenant  que  je  te  fasse  connaître  aussi  les 
personnes  qui  composent  notre  petite  cour.  Commençons 
par  les  femmes:  La  baronne  de  W...,  chanoinesse,  grande 
maîtresse  de  la  princesse  Auguste  et  autrefois  sa  gouver- 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A    1833).  433 

nante  ;  72  ans,  les  yeux  larmoyants,  mais  le  jarret  ferme, 
élevée  à  TAbbaye-aux-Bois  ;  ne  connaît  rien  de  comparable 
à  l'ancienne  cour  et  à  l'ancien  régime;  tendresse  aveugle 
pour  sa  princesse  ;  sans  pitié  pour  des  faiblesses  qu'elle  n'a 
jamais  eues  :  tête  vive,  imagination  ardente,  aimant  ou 
haïssant  bien  ;  faisant  salon  avec  la  fièvre  ou  une  fluxion  de 
poitrine  ;  sa  devise  est  :  «  Plutôt  mourir  que  de  ne  pas  re- 
présenter. »  —  La  comtesse  T...  de  la  P...,  femme  respec- 
table, bonne  mère  de  famille,  mais  d'un  esprit  aigre  et 
caustique,  fort   entichée    de   sa  noblesse,  mêlant  d'une 
manière  fort  comique  les  idées  libérales  de  son  mari  avec 
les  préjugés  gothiques  de  son  éducation.  Elle  a  le  malheur 
d'avoir  un  nez  rouge  avec  des  yeux  si  bleus  que  son  visage 
en  est  tricolore.  —  La  comtesse  de  S...,  chanoinesse,  40  ans, 
petite  femme  faite  au  tour,  le  plus  joli  pied  du  monde,  de 
l'esprit  et  de  la  gaieté,  mais  contrariante  à  l'excès,  et  cela 
avec  le  ton  le  plus  doux  et  sans  jamais  se  démonter.  Une 
passion  malheureuse  l'a  mise,  il  y  a  près  de  vingt  ans,  au 
bord  du  tombeau,  et,  depuis  lors,  elle  ne  s'est  jamais  remise 
complètement  ;  sourde  comme  un  pot,  figure  de  casse-noi- 
sette. —  La  baronne  B...,  veuve  de  l'aide  de  camp  du  prince. 
Italienne,  vive  et  sémillante,  âgée  de  38  ans,  mais  pouvant 
en  cacher  dix  à  force  d'art,  de  soins  et  de  gaieté  ;  une  belle 
gorge,  de  beaux  cheveux  noirs;  d'une  coquetterie  achevée, 
uniquement  occupée  à  plaire  aux  hommes  et  à  faire  de  mau- 
vais tours  aux  femmes.  —  La  baronne  d'A...,  chanoinesse, 
grande  et  belle  personne  âgée  de  24  à  25  ans,  un  peu  pâle  ; 
douce,  indulgente,  bien  élevée,  bonne  musicienne,  détes- 
tant le  séjour  de  la  cour,  et  n'aspirant  qu'à  se  marier  pour 
se  tirer  de  là.  Enfin  il  y  a  encore  M"'  de  M...,  Française, 
élevée  à  Saint-Denis,  femme  d'esprit  et  de  caractère,  gou- 
vernante des  princesses  Amélie  et  Théodolinde. 

Passons  aux  portraits  des  hommes:  Le  baron  T...,  maré- 
chal de  cour,  ancien  général  de  cavalerie,  espèce  de  butor 

28 


434  VIE   DE  PLANAT. 

ignorant  et  malicieux^  faisant  et  disant  des  balourdises  à  la 
douzaine,  bourré  par  tout  le  monde,  content  de  tout^  mais 
surtout  de  lui-même,  58  ans,  face  réjouie.  —  Le  comte  T... 
de  la  P...,  cousin  et  ancien  aide  de  camp  du  prince,  brave 
militaire,  franc,  loyal,  bon  ami,  mais  quelquefois  grognon 
et  hargneux  ;  d'un  esprit  gai  et  plein  de  boutades,  qui  ne 
vont  qu'à  lui  ;  goutteux  à  34  ans,  comme  on  Test  à  60  ; 
bonapartiste  décidé.  —  Le  comte  M...  fils,  petit  homme  assez 
bien  tourné,  physionomie  basse  qu'il  cherche  à  relever  avec 
deux  moustaches  et  une  royale  ;  de  l'esprit,  mais  un  mau- 
vais ton  qui  dégénère  quelquefois  en  grossièreté  ;  jouant  la 
comédie  à  merveille  ;  dirige  le  théâtre  et  les  tableaux  ;  n'a 
point  d'opinions.  Cet  homme  n'est  considéré  de  personne 
et  pourtant  recherché  de  tout  le  monde.  —  Le  comte  M... 
père,  gouverneur,  espèce  de  petite  caricature  diplomatique, 
visage  rond  et  pâle,  teint  uni  et  légèrement  piqué  comme 
celui  d'une  vieille  coquette;  affectant  les  airs  de  cour,  le 
ton  de  mystère  et  de  supériorité  d'un  diplomate  ;  dominé 
par  le  besoin  de  faire,  de  paraître  et  de  se  mêler  de  tout; 
avec  de  jolies  petites  mains  potelées  qu'il  agite  avec  grâce 
ou  qu'il  pose  précieusement  sur  son  petit  ventre  ;  esprit 
anecdotier,  point  de  caractère,  ni  d'élévation  dans  l'âme.  — 
Le  comte  de  L.,  évêque  de  Tempe,  aumônier  du  prince; 
beau  prêtre  au  teint  fleuri,  à  la  jambe  fine,  toujours  tiré 
à  quatre  épingles,  mielleux,  doucereux  et  pourtant  plein 
d'orgueil  et  de  vanité  ;  conduite  irréprochable,  caractère 
douteux  ;  lié  avec  tout  ce  qu'il  y  a  d'ultras  en  France  comme 
en  Bavière  ;  il  ne  parait  pas  avoir  plus  de  45  ans,  bien  qu'il 
ait  déjà  passé  la  soixantaine.  Enfin  votre  serviteur,  dont  je 
te  laisse  faire  la  portraiture. 

Après   ce    préambule,  je   reviens   au  prince   royal  de 
Suède. 

Il  y  eut  théâtre  italien.  On  donna  le  Barbier  de  Séville. 
Après  le  spectacle,  le  prince  Oscar  nous  chanta  un  air 


CINQUIÈME   PARTIE    (482i    A   1833).  435 

suédois  et  deux  romances  de  sa  façon;  il  a  une  jolie  voix; 
mais  ses  compositions  ressemblent  à  ces  éternelles  roman- 
ces de  chevalerie  dont  nous  avons  été  empestés  pendant 
quinze  ans. 

Le  lendemain  25  (jour  de  la  Saint-Louis),  le  prince  Eugène 
arriva  dans  ma  chambre ,  à  neuf  heures  du  matin  et  avec 
la  figure  la  plus  aimable  du  monde.  Il  m'embrassa,  me 
souhaita  une  bonne  fête  et  me  fit  cadeau  d'une  fort  belle 
épingle  en  turquoise.  J'étais  encore  en  robe  de  chambre  et 
en  bonnet  de  nuit,  et  je  fus  tellement  saisi  de  cette  aimable 
attention  que  je  restai  sot  comme  un  panier.  A  dix  heures, 
il  y  eut  grand'messe,  car  c'était  dimanche.  Le  prince  Oscar 
lorgna  beaucoup  sa  princesse  qui  en  valait  bien  la  peine  ; 
elle  était  belle  comme  un  ange.  Après  le  diner,  les  deux 
princes  furent  à  Neubourg,  ville  distante  de  six  lieues,  pour 
rendre  visite  à  une  vieille  duchesse  de  Bavière,  sœur  du 
roi  de  Saxe  et  belle-sœur  du  roi  de  Bavière,  antiquaille  s'il 
en  fut,  mais  du  reste  bonne  et  excellente  femme.  Les 
princes  rentrèrent  à  dix  heures,  et  le  reste  de  la  soirée  se 
passa  en  famille,  à  deviser  et  à  faire  de  la  musique.  La 
confiance  et  la  gaieté  commencèrent  à  s'établir  ;  les  diplo- 
mates lâchèrent  un  ou  deux  boutons  ;  on  vanta  fort  le  bon- 
heur de  vivre  avec  une  aussi  aimable  famille;  on  admira  la 
beauté  de  la  princesse  Joséphine,  sa  contenance  modeste,  et 
même  sa  voix,  quoiqu'elle  chante  un  peu  en  pensionnaire. 

Le  lendemain,  26  juillet,  la  duchesse  de  Neubourg 
arriva,  amenant  avec  elle  ses  deux  dames,  dont  il  faut 
aussi  que  je  te  fasse  le  portrait  :  La  comtesse  de  Z...,  cha- 
noinesse,  âgée  de  quarante-cinq  ans,  peau  jaune,  yeux  écar- 
quillés,  toujours  coiffée  comme  un  chien  fou,  et  mal  fagotée 
du  reste.  Cette  femme  est  méchante  et  généralement 
détestée.  —  La  comtesse  de  V...,  chanoinesse,  créature  déli- 
cieuse, jolie,  potelée,  blanche,  faite  au  tour,  un  peu  mi- 
naudière,  une  gorge  admirable,  le  son  de  voix  enchanteur. 


436  VIE   DE  PLANAT. 

bonne  enfant,  point  bégueule.  Les  femmes  en  disent  du 
mal  parce  qu'elle  est  jolie;  les  hommes  parce  qu'elle  en 
distingue  très  peu.  Le  soir,  on  joua  Michel  et  Christine;  le 
tout  fut  assez  médiocre,  excepté  le  jeu  du  prince  Eugène 
qui  attendrit  tout  le  monde.  Néanmoins,  comme  il  arrive 
toujours  en  pareil  cas,  tout  le  monde  fut  comblé  d'éloges; 
chacun  avait  fait  merveille,  il  était  impossible  de  mieux 
rendre,  etc. 

Dans  la  matinée  du  27,  le  prince  Oscar  me  fit  prier  de 
monter  chez  lui.  Nous  fîmes  de  la  musique  pendant  une 
heure,  après  quoi  je  causai  artillerie  avec  S.  A.  R.  qui  s'y 
entend  fort  bien.  Je  crois  que  la  déclaration  se  fit  ce  même 
jour,  car  tous  les  visages  étaient  radieux. 

Le  28,  les  princes  et  les  princesses  furent  se  promenerfort 
gentiment,  tout  seuls,  par  la  ville  ;  ils  avaient  l'air  d'être 
au  mieux.  Le  soir  il  y  eut  des  tableaux;  je  ne  sais  si  tu  as 
une  idée  exacte  de  ces  amusements,  qui  mettent  quelques 
personnes  au  supplice  pendant  une  soirée,  pour  en  divertir 
d'autres  pendant  un  instant.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'illusion 
fut  complète.  La  princesse  mère  y  parut  comme  Didon  et 
comme  Claude  de  France.  La  princesse  Joséphine  comme 
sainte  Cécile,  et  comme  Madone  de  Raphaël;  elle  était 
admirablement  belle.  J'y  parus  comme  Achate,  comme 
portrait  de  Van  Dyck,  et  enfin  comme  François  I®*"  recevant 
et  montrant  à  toute  sa  cour  le  tableau  de  la  Sainte  Famille. 
Beaucoup  de  rouge,  des  moustaches  noires,  le  col  nu,  de 
beaux  costumes  donnèrent  à  ma  figure  un  effet  surprenant; 
on  m'en  fit  des  compliments  fort  drôles;  une  dame  de  la 
ville  (car  il  y  a  toujours  une  centaine  d'habitants  à  ces 
fêtes)  me  dit  très  naïvement  :  «  Vous  étiez  si  beau,  que  je 
ne  vous  aurais  jamais  reconnu.  »  A  souper,  je  fis  circuler 
le  mot  qui  nous  divertit  fort. 

Le  29,  il  y  eut  une  grande  chasse;  mais  le  prince  Oscar 
déclara  qu'il  aimait  beaucoup  mieux  voir  courir  les  cerfs  et 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  437 

les  chevreuils  que  de  les  tuer.  On  passa  la  soirée  en  famille. 
Je  chantai  avec  le  prince  Oscar  et  Ronconi  un  trio  suédois 
d'un  très  bel  effet;  cette  musique  du  Nord,  grave  et  plain- 
tive, me  plaît  infiniment.  Un  peu  avant  le  souper,  la  prin- 
cesse Joséphine  montra  publiquement  un  solitaire  que  le 
roi  de  Suède  lui  avait  envoyé,  et  un  jonc  de  gros  diamants 
qu'elle  avait  reçu  le  matin  du  prince  Oscar.  Dès  ce  moment, 
toute  la  cour  suédoise  se  tourna,  à  la  manière  des  Perses, 
vers  ce  nouveau  soleil  levant  qui  devint  Tobjet  de  leurs 
adorations.  Les  courtisans  Scandinaves  commencèrent  à  jeter 
des  jalons  et  à  dresser  des  batteries,  pour  capter  la  faveur 
de  leur  reine  future,  et  moi,  qui  n'ai  jamais  fait  un  pas 
pour  obtenir  des  faveurs  de  cour,  j'observais  tout  cela  en 
riant  dans  ma  barbe,  sachant  bien  que  les  peines  qu'on  se 
donne  en  pareil  cas  sont  presque  toujours  perdues,  et  que 
la  faveur  va  souvent  chercher  ceux  auxquels  on  pense  le 
moins,  et  qui  n'ont  fait  aucun  effort  pour  cela. 

Le  30  juillet  était  la  veille  du  départ  des  Suédois.  Le 
prince  Oscar  ne  voyait  et  n'entendait  que  sa  princesse  qui 
répondait  le  plus  naïvement  du  monde  à  sa  tendresse;  ces 
jeunes  et  innocentes  amours  ont  quelque  chose  de  touchant 
et  de  gracieux.  La  bonne  duchesse  de  Neubourg  arriva  avec 
sa  petite  cour  pour  prendre  part  aux  divertissements  de 
cette  journée;  M"'  de  Z***  était  coiffée  d'un  bonnet,  orné 
de  feuillage  et  de  plumes,  qui  ressemblait  à  un  nid  de  ci- 
gogne ;  la  jolie  V***  elle-même  avait  une  fort  vilaine  robe  de 
gaze,  brochée  en  vert,  qui  sentait  un  peu  la  friperie,  ce  qui 
ne  Fempêchait  pas  d'être  à  croquer;  elle  m'a  prié  de  lui 
donner  des  leçons  de  déclamation  cet  hiver  à  Munich,  ce  que 
j'ai  accepté  avec  empressement. 

Après  le  dîner,  il  y  eut  grand  cercle,  où  quatre-vingts 
personnes  de  la  ville  furent  invitées;  on  passa  dans  la 
salle  du  théâtre  pour  voir  la  Jeunesse  de  Henri  Ket  les  Deux 
Précepteurs.  Le  prince  Oscar,  qui  avait  absolument  voulu 


438  VIE   DE   PLAiNAT. 

prendre  un  rôle,  joua  celui  de  Rochester  en  véritable  éco- 
lier; on  me  demanda  mon  avis;  je  dis  tout  simplement 
que  les  rôles  de  roués  ne  lui  convenaient  pas.  Dans  les 
Detix  Précepteurs^  qui  est  une  farce  assez  spirituelle,  Tas- 
cher  et  moi,  nous  enlevâmes  tous  les  suffrages;  la  salle 
retentissait  des  éclats  de  rire  et  d'applaudissements. 
Lorsque  nous  rentrâmes  au  salon,  tout  le  monde  nous 
embrassa,  nous  remercia,  nous  félicita.  On  était  tout  étonné 
de  voir  qu'un  personnage  aussi  grave  et  aussi  sérieux  que 
moi  eût  pu  saisir,  toutes  les  intentions  bouffonnes  d'un 
rôle  de  Potier  et  les  eût  rendues  avec  naturel. 

Enfin  arriva  le  31  août,  jour  terrible  du  départ,  jour 
ardemment  désiré  par  moi.  On  déjeuna  à  neuf  heures.  La 
princesse  Joséphine  était  pâle  et  avait  les  yeux  rouges,  son 
jeune  prince  était  pensif  et  languissant.  Je  trouvai  qu*ils 
auraient  mieux  fait  de  déjeuner  avec  les  parents  dans  leur 
intérieur,  et  de  nous  laisser  rire  encore  quelques  moments 
avec  les  Suédois;  et  puis  il  ne  me  paraissait  ni  digne  ni 
décent  d'exposer  ainsi  l'innocente  douleur  de  la  jeune 
princesse  aux  regards  curieux.  La  bonne  maman  W..,  qui 
a  l'âme  assez  fière,  fut  de  mon  avis.  Enfin,  â  dix  heures 
et  demie,  toute  la  Suède  se  mit  en  route  pour  Munich.  Le 
prince  Eugène  partit  une  heure  après.  Le  lendemain  partit 
M^^B...,  puis  Tascher  et  sa  femme.  Enfin,  de  trente-quatre 
personnes  que  nous  étions  presque  toujours  à  table,  nous 
ne  sommes  plus  que  sept.  J'ai  payé  par  une  bonne  mi- 
graine les  fatigues  de  ces  huit  journées,  mais  à  cela  près  ma 
santé  est  bonne. 

A  Eugène  Lebon. 

Arenenbergi  26  octobre  1822. 

Mon  cher  Eugène,  me  voici  dans  ces  mêmes  lieux  d  où 
je  vous  écrivais  il  y  a  quinze  mois;  que  de  changements  se 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A   1833).  439 

sont  opérés  depuis  lors,  et  dans  les  intérêts  privés  et  dans 
les  intérêts  publics  !  Ceux  qui,  comme  moi,  se  sont  tirés 
sains  et  saufs  de  ce  grand  naufrage  doivent  s'estimer  bien 
heureux.  Oui,  mon  cher  Eugène,  il  est  très  vrai  que  je  suis 
heureux,  et  que  j'apprécie  mon  bonheur,  par  toutes  les 
tribulations  de  ma  vie  passée.  Le  calme  est  rentré  dans 
mon  âme,  les  passions  se  taisent,  la  raison  reprend  son 
empire,  et  qu'on  ne  dise  pas  qu'elle  n'a  pas  ses  jouissances. 
Cette  opinion  banale  est  bien  fausse;  les  jouissances  de  la 
raison,  pour  être  d'un  ordre  plus  élevé,  plus  calme  que  les 
autres,  n'en  sont  pas  moins  réelles.  Si  j'avais  besoin 
d'exemples  pour  me  convaincre  de  cette  vérité,  ils  ne  me 
manqueraient  point  ici.  Le  prince  Eugène  et  sa  sœur  me 
les  fourniraient;  une  raison  parfaite,  une  humeur  égale, 
cette  bonté  qui  dérive  de  la  force  d'âme,  un  détachement 
complet  et  sincère  des  grandeurs  passées,  voilà  ce  que  je 
trouve  chez  eux,  et  ce  qui  m'a  rendu  le  repos.  Ajoutez-y 
tous  les  égards,  les  bons  procédés,  et  la  confiance  qui  ren- 
dent la  dépendance  insensible,  et  vous  concevrez  pourquoi 
je  me  trouve  si  bien. 

Adieu,  cher  ami,  ne  soyez  pas  si  paresseux;  donnez-moi 
des  nouvelles  de  la  colonie  qui  m'intéresse  toujours.  Je  ne 
suis  pas  de  ceux  que  le  bonheur  rend  ingrats  et  oublieux  ! 


NOUVEAU  FRAGMENT 


Dans  l'hiver  de  1822  à  1823,  la  reine  Hortense,  étant  à 
Augsbourg,  écrivit  à  son  frère,  pour  le  prier  de  permettre 
que  je  l'accompagnasse  dans  un  voyage  qu'elle  voulait 

1.  Dicté  k  Paris,  1830.  r.  p. 


440  VIE   DE   PLANAT. 

faire,  pour  rendre  visite  à  sa  cousine,  la  grande-duchesse 
douairière  de  Bade,  qui  avait  le  siège  de  son  douaire  au 
château  de  Manheim.  Le  prince  accéda  sur-le-champ  à  la 
demande  de  sa  sœur,  et  je  partis  le  lendemain,  fort  heu- 
reux de  voir  et  de  connaître  quelques  nouveaux  person- 
nages, et  aussi  de  rompre  la  vie  monotone  et  fastidieuse 
des  soirées  de  Munich.  Arrivé  à  Augsbourg,  la  reine  Hor- 
tense  me  reçut  le  plus  gracieusement  du  monde,  et  me  de- 
manda pardon  d'avoir  ainsi  disposé  de  moi.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  dire  ce  que  je  répondis;  cela  est  indiqué  par  les 
usages  de  la  cour.  Je  passai  la  nuit  à  Augsbourg,  et  le  len- 
demain nous  nous  acheminâmes  en  poste,  par  la  route  de 
Stuttgard. 

J'avais  un  extrême  désir  de  connaître  la  grande-du- 
chesse, que  je  n'avais  fait  qu'entrevoir  au  congrès  d'Er- 
furt.  Elle  était  alors  dans  tout  l'éclat  de  la  jeunesse  et  de 
la  beauté,  fort  courtisée  par  tout  ce  qu'il  y  avait  là  de  rois 
et  de  princes,  et  surtout  par  l'empereur  Alexandre  ;  mais 
en  tout  bien,  tout  honneur.  On  sait  que  ce  monarque,  très 
empressé  auprès  des  belles,  se  borna  toujours  aux  hom- 
mages les  plus  respectueux.  Quinze  ans  s'étaient  écoulés 
depuis  lors.  Aussi  trouvai-je  la  grande-duchesse  fort 
changée.  Elle  avait  pris  un  peu  d'embonpoint,  ce  qui  ne 
lui  messeyait  pas;  son  teint  n'avait  plus  de  fraîcheur,  mais 
il  était  blanc  et  uni;  ses  yeux  bleus,  un  peu  couverts, 
avaient  toujours  cette  expression  douce,  caressante  et  spi- 
rituelle que  j'avais  remarquée  à  Erfurt;  mais  le  grain  de 
malice  qui  s'y  mêlait  alors  avait  entièrement  disparu  ;  son 
sourire  était  gracieux  et  extrêmement  attrayant.  Enfin  elle 
était  encore  belle  et  son  aspect  me  fut  très  sympathique. 
Je  crois,  sans  trop  de  présomption,  que  je  produisis  le 
môme  effet  sur  elle.  Mais  je  coupe  mal  à  propos  ma  nar- 
ration; il  faut  que  j'y  revienne. 

Il  était  presque  nuit,  lorsque  nous  arrivâmes  au  château 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A    1833).  441 

de  Manheim.  La  reine  Hortense  y  fut  reçue  avec  un  certain 
appareil.  Toute  la  maison  de  la  grande-duchesse  l'attendait 
au  pied  du  grand  escalier  qu'elle  monta,  précédée  du  grand 
maître  et  d'un  chambellan,  et  entourée  des  damçs  de  cour. 
Nous  trouvâmes  la  grande-duchesse  Stéphanie  au  haut  du 
grand  escalier,  et,  après  que  les  deux  cousines  se  furent 
embrassées,  les  présentations  réciproques  se  firent  sur  le 
palier  qui,  à  vrai  dire,  est  comme  un  grand  salon.  Quand 
vint  mon  tour,  la  reine  dit  :  «  Le  chevalier  Planât,  aide  de 
camp  de  mon  frère  qui  a  bien  voulu  le  mettre  à  ma  dispo- 
sition. Vous  ne  le  connaissez  pas  encore?- —  Pas  personnel- 
lement, »  dit  la  grande-duchesse,  puis  s'adressant  à  moi  : 
«  Monsieur  Planât,  soyez  le  bienvenu  !  il  y  a  fort  longtemps 
que  je  vous  connais  de  nom  ;  je  suis  heureuse  de  vous  voir.  Je 
sais  quel  a  été  votre  dévouement  à  l'Empereur;  je  sais  tout 
ce  que  vous  avez  souffert  et  sacrifié  pour  lui  rester  fidèle...  » 
Puis,  voyant  que  ces  éloges  m'embarrassaient,  elle  ajouta 
avec  vivacité  et  d'un  air  enjoué  :  «  Du  reste,  nous  cause- 
rons; nous  causerons.  Vous  avez  beaucoup  à  me  conter! 
Je  vous  préviens  que  je  suis  très  questionneuse.  »  Je  m'in- 
clinai. On  passa  dans  le  salon;  les  dames  s'assirent  en 
cercle,  et  les  hommes  restèrent  debout,  suivant  l'usage  de  la 
cour,  usage  qui  m'a  toujours  fort  déplu.  Je  n'ai  jamais  su 
faire  la  conversation  sur  deux  pieds.  Je  trouve  que  lorsqu'on 
est  commodément  établi  sur  un  bon  siège,  les  idées  et  les 
expressions  arrivent  plus  claires  et  plus  abondantes,  sans 
compter  qu'on  est  dispensé  de  gesticuler,  ce  que  j'ai  tou- 
jours eu  en  grande  aversion. 

Pendant  que  je  suis  dans  cette  position  désagréable,  je 
veux  essayer  de  donner  une  idée  de  tous  les  personnages 
qui  se  trouvaient  dans  ce  salon.  Ces  portraits  n'auront 
rien  de  piquant;  mais  j'aime  à  me  retracer  cette  immense 
galerie  de  personnages  divers,  qui  ont  passé  sous  mes  yeux 
durant  cinquante  ans. 


442  VIE   DE  PLANAT. 

Les  trois  princesses,  filles  de  la  grande-duchesse,  étaient 
à  côté  d'elle.  L'aînée,  du  nom  de  Louise,  était  une  belle 
personne  fraîche  et  dodue,  un  peu  trop  pleine  de  santé. 
Ses  yeux  bleus  avaient  un  grand  charme;  elle  était,  ainsi 
que  ses  sœurs,  fort  bien  élevée.  On  sait  que  cette  princesse 
épousa  le  prince  Gustave  Wasa.  Ce  mariage  fut  très  mal- 
heureux. La  princesse  Joséphine,  qui  pouvait  avoir  alors 
quatorze  ans,  était  une  des  figures  les  plus  régulièrement 
belles  que  j'aie  jamais  vues,  quoique  peut-être  un  peu  trop 
mignonne.  Malheureusement  cette  jeune  princesse  était 
très  sourde,  ce  qui  donnait  à  sa  physionomie  un  air  inquiet 
et  timide.  Elle  épousa,  par  la  suite,  le  prince  de  Hohen- 
zoUern-Siegmaringen,  neveu  par  sa  mère  du  roi  Murât.  Ils 
font,  dit-on,  très  bon  ménage,  et  le  prince,  ayant  cédé  ré- 
cemment sa  principauté  à  la  Prusse  (1850),  ils  vivent  en 
simples  particuliers  avec  un  gros  revenu.  Enfin  la  dernière 
de  ces  princesses  (aujourd'hui  marquise  de  Douglas)  n'était 
qu'une  enfant  fort  vive  et  fort  espiègle  de  cinq  ou  six  ans 
au  plus. 

M'^'de  W...,  grande  maîtresse  de  la  princesse  Stéphanie, 
était  une  femme  plus  que  sur  le  retour.  Elle  venait  du 
faubourg  Saint-Germain,  et  l'on  a  peine  à  comprendre 
qu'une  légitimiste  aussi  outrée  se  fût  mise  au  service  d'une 
fille  adoptive  de  l'Empereur  Napoléon.  C'était  une  petite 
femme  maigre,  vive,  nerveuse,  avec  beaucoup  d'esprit, 
mais  un  peu  prétentieuse.  Elle  avait  cet  air  hautain  et 
résolu  qui  est  propre  à  l'aristocratie.  Elle  aimait  à  domi- 
ner et  à  régenter  tout  le  monde,  sans  excepter  sa  prin- 
cesse. 

Pendant  les  huit  jours  que  nous  passâmes  à  Manheim, 
j'eus  de  fréquentes  conversations  avec  M""  de  W...,  car  j'étais 
à  peu  près  le  seul  homme  avec  qui  l'on  pût  causer.  On 
comprend  que  ces  conversations,  entre  deux  personnes 
d'opinions  si  opposées,  ne  pouvaient  être  que  des  disputes 


CINQUIÈME   PARTIE   (i82i    A    1833).  443 

polies;  mais  cela  même  lui  plaisait;  elle  aimait  les  con- 
testations^ et,  dans  ce  temps-là,  je  ne  les  fuyais  pas  comme 
aujourd'hui.  Nos  entretiens  roulaient  principalement  sur 
la  politique  et  la  littérature.  Elle  portait  aux  nues  les  frères 
de  Maistre,  et  m'obligea  à  les  lire.  Tout  en  rendant  justice 
à  ces  deux  écrivains,  je  ne  partageais  pas  tout  à  fait  son 
admiration.  Elle  avait  peu  de  goût  pour  Chateaubriand  et 
pour  son  école;  elle  lui  trouvait  une  grande  incohérence 
d'idées  et  d'opinions.  Comment  pouvait-on  être  à  la  fois 
ultra-libéral  et  ultra-royaliste?  Elle  terminait  presque  tou- 
jours nos  conversations  politiques  par  ce  refrain  favori  de 
l'aristocratie  et  du  haut  clergé  :  «  La  France  n'a  pas  de  reli- 
gion; c'est  un  pays  ingouvernable.  »  A  quoi  je  ne  manquais 
pas  de  répondre  :  «  La  France  a  de  la  religion  ;  elle  est  facile 
à  gouverner;  mais  elle  ne  veut  pas  du  gouvernement  des 
nobles  et  des  évêques.  »  Nos  disputes  se  terminaient  ordi- 
nairement par  de  petites  phrases  entrecoupées,  que  nous 
nous  renvoyions  avec  prestesse  comme  on  fait  d'un  volant 
avec  des  raquettes,  exemple  :  «  En  vérité  je  rougis  d'être 
Française.  —  Et  moi  je  me  glorifie  d'être  Français.  —  Quel 
motif  avez-vous  de  vous  en  glorifier?  —  La  France  est  tou- 
jours à  l'àvant-garde  ;  elle  se  sacrifie  pour  le  bien  général 
des  nations;  c'est  un  flambeau  qui  éclaire  le  monde.  —  Ce 
n'est  pas  un  flambeau,  c'est  une  torche.  —  C'est  une  torche, 
si  vous  voulez,  qui  brûle  les  broussailles,  pour  fertiliser  le 
sol.  »  Malgré  ces  discussions  véhémentes,  ou  peut-être  à 
cause  de  ces  discussions,  la  comtesse  de  W...  me  conserva 
depuis  une  grande  bienveillance.  Elle  m'écrivit  après  notre 
départ  plusieurs  lettres  fort  aimables  qui  pourraient  peut- 
être  se  retrouver  dans  un  fatras  de  plus  de  deux  mille  lettres 
que  j'ai  conservées,  et  que  je  n'ai  jamais  pu  mettre  com- 
plètement en  ordre.  Je  me  rappelle  seulement  cette  phrase 
d'une  de  ces  lettres,  qui  flatta  singulièrement  mon  amour- 
propre  et  mes  prétentions  d'homme  d'esprit,  communes  à 


4U  VIE  DE   PLANAT. 

tous  les  Français  :  «  On  vous  regrette  fort  ici;  vous  avez 
été  jugé,  pesé  et  trouvé  de  bon  aloi.  » 

Les  deux  dames  de  cour  étaient  M™"  de  Reck  et  de  Kag- 
geneck.  M"'  de  Reck  devait  avoir  passé  la  quarantaine. 
C'était  une  grande  femme  mince  et  assez  bien  faite, 
mais  fort  laide.  Elle  me  rappelait  la  Duchesnois,  ou 
mieux  encore  la  princesse  Antoine  de  Saxe,  d'autant  plus 
qu'elles  louchaient  effroyablement  toutes  deux.  M™*  de  Reck 
avaitun  esprit  très  cultivé,  fruit  d'immenses  lectures,  faites 
avec  réflexion  et  intelligence,  et,  de  plus,  une  mémoire 
excellente  et  infaillible.  Ces  avantages  la  rendaient  extrê- 
mement précieuse  à  la  grande-duchesse,  qui  voulait  con- 
naître la  littérature  allemande,  et  qui  tenait  beaucoup  à  sa 
popularité  comme  princesse  d'Allemagne.  Toutes  les  fois 
qu'un  littérateur  distingué  devait  lui  être  présenté,  M"*  de 
Reck  la  mettait  au  fait  de  ses  ouvrages,  et  même  quelquefois 
de  son  caractère  et  de  ses  relations,  en  sorte  que  la  grande- 
duchesse,  forte  de  ces  renseignements  et  de  son  amabilité 
naturelle,  recevait  l'auteur  de  manière  à  satisfaire  pleine- 
ment sa  vanité.  Il  pouvait  croire  qu'elle  avait  fait  une  étude 
particulière  de  ses  ouvrages  et  qu'elle  en  avait  apprécié  le 
mérite  ;  la  princesse  avait  conquis  un  preneur  de  plus,  et 
l'on  sait  quelle  immense  influence  la  vanité  blessée  ou  satis- 
faite des  écrivains  peut  exercer  sur  l'opinion  publique.  Aussi 
la  princesse  Stéphanie  était-elle  généralement  aimée  et  res- 
pectée en  Allemagne,  et  il  faut  ajouter  qu'à  part  ces  petits 
artifices,  à  l'usage  de  beaucoup  de  princes,  elle  justifiait  ces 
sentiments  par  des  mœurs  irréprochables,  par  une  grande 
affabilité,  une  bienfaisance  intelligente  et  un  parfait  esprit 
de  conduite. 

J'eus  quelques  entretiens  intéressants  avec  M"*^  de  Reck 
sur  la  littérature  allemande,  comparée  à  celle  des  autres 
nations.  Mais  d'abord,  je  lui  trouvai  un  souverain  mépris 
pour  notre  littérature;  et  puis  elle  roucoulait  en  parlant  et 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  445 

prenait  des  airs  tendres  et  naïfs  qui  contrastaient  avec  sa 
figure. 

M"®  de  Kaggeneck  était  une  toute  petite  personne,  avec 
une  grosse  tête  toute  ronde,  de  petits  yeux  vifs,  un  petit  nez 
retroussé  et  une  grande  bouche.  Elle  était  gaie,  pétillante 
et  rieuse  au  possible.  On  la  traitait  sans  conséquence,  mais 
elle  tenait  bien  sa  place  au  salon  qu'elle  égayait  par  son 
babil  et  par  ses  saillies.  M"®  de  W...  n'en  paraissait  pas  très 
édifiée. 

En  fait  d'hommes,  le  salon  de  la  grande-duchesse  était 
moins  brillamment  fourni.  Outre  son  grand  maître,  le  baron 
de  Roggenbach,  et  un  jeune  chambellan,  tous  deux  fort  con- 
venables, mais  d'ailleurs  peu  marquants,  on  n'y  voyait  que 
M.  Thomas,  maître  de  dessin  des  princesses.  Il  y  était  admis 
malgré  l'étiquette  qui,  en  Allemagne,  n'admet  chez  les  per- 
sonnes royales  que  les  gens  titrés,  ou  ayant  charge  à  la  cour; 
M.  Thomas  pouvait  faire  exception  comme  Français.  C'était 
un  petit  homme  d'une  cinquantaine  d'années,  à  la  face  re- 
bondie. Il  me  parut  le  type  d'un  de  ces  plaisants  qui  firent 
leur  apparition  sous  le  Directoire  et  se  perpétuèrent  dans 
la  société  parisienne,  jusqu'aux  premières  années  de  l'Em- 
pire. Leur  genre  d'esprit  consistait  à  débiter  dans  la  conver- 
sation des  phrases  inattendues  et  fort  comiques,  en  gardant 
un  sérieux  imperturbable.  Quelquefois  ils  entreprenaient 
un  pauvre  sot,  qui  n'était  pas  au  fait,  et  l'entraînaient  dans 
les  discussions  les  plus  saugrenues  et  les  plus  bouffonnes, 
sans  laisser  percer  le  moindre  sourire,  au  grand  divertisse- 
ment de  tous  les  assistants.  On  les  nommait  alors  mystifi- 
cateurs ;  vers  la  fin  du  Directoire  ce  genre  de  parasites  fai- 
sait fureur.  Tout  grand  dîner,  toute  soirée  à  la  mode,  devait 
avoir  son  mystificateur  et  sa  victime.  M.  Thomas  apparte- 
nait certainement  à  cette  école  de  mystificateurs  qui  avait 
fini  par  imprimer  son  cachet  à  toute  la  société;  je  l'ai  re- 
trouvé chez  une  foule  de  gens  d'esprit  qui  appartenaient  à 


446  VIE   DE   PLANAT. 

cette  époque.  Quant  à  moi,  j'ai  toujours  eu  de  Taversion 
pour  ce  talent  de  société.  Pourtant  je  n'écoutai  pas  sans  inté- 
rêt M.  Thomas,  comme  on  écoute  une  mauvaise  chanson 
qui  nous  rappelle  un  souvenir  d'enfance. 

A  dix  heures,  on  quitta  le  salon.  On  avait  besoin  de  se 
reposer,  et  moi  plus  que  personne,  car  j'avais  attrapé  un 
gros  rhume  qui  me  donnait  la  fièvre.  Mais  au  moment  où 
je  sortais,  la  grande-duchesse  me  retint,  en  me  disant  de 
l'air  le  plus  gracieux  :  «  Maintenant  nous  allons  causer  tout 
à  notre  aise.  »  Elle  commença  par  les  questions  qu'elle 
m'avait  annoncées,  et  je  fus  obligé  de  lui  raconter  en  détail 
ce  que  j'avais  déjà  raconté  vingt  fois  à  d'autres,  savoir,  notre 
départ  de  la  Malmaison,  le  voyage  de  Rochefort,  rembarque- 
ment à  bord  du  Bellérophon,  enfin  notre  séparation  et  le 
départ  de  l'Empereur  pour  Sainte-Hélène;  puis  ma  captivité 
et  toutes  les  tribulations  que  j'avais  éprouvées  depuis  1818 
jusqu'à  ce  moment.  Ces  redites  me  sont  devenues  si  fasti- 
dieuses que  depuis  vingt  ans  je  n'en  parle  jamais  à  per- 
sonne, à  moins  d'y  être  contraint  et  forcé*. 

J'abrégeai  ma  narration  le  plus  que  je  pus,  car  j'avais 
bien  besoin  de  me  reposer,  et  je  me  doutais,  par  quelques 
phrases  de  la  princesse,  qu'elle  allait,  à  son  tour,  me  par- 
ler d'elle.  Je  ne  me  trompais  pas.  La  grande-duchesse  me 
parla  d'abord  de  son  mariage,  de  l'aversion  que  son  mari 
lui  «rvait  d'abord  témoignée,  en  ajoutant  :  «  Je  Tavais  en- 
tièrement conquis  en  1814  et  je  dois  dire  que,  malgré  les 
événements  de  cette  malheureuse  époque,  il  est  toujours 
resté  bien  pour  .moi.  »  Elle  me  raconta  ensuite  tous  les 
déboires  et  toutes  les  humiliations  qu'elle  avait  eu  à  subir 
jusqu'en  1817,  de  la  part  de  ceux  qui  l'avaient  autrefois  le 
plus  adulée;  elle  se  plaignait  beaucoup  de  ses  belles- 
sœurs,  et  surtout  de  la  reine  de  Bavière,  épouse  du  roi  Max. 

1.  Cela  est  littéralement  vrai.  (Voir  YAvanl-propoe.)  r.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    À    1833).  447 

Mais  ce  qui  lui  avait  été  surtout  sensible,  c'était  la  conduite 
de  Tempereur  Alexandre  vis-à-vis  d'elle,  quoiqu'il  fût  son 
beau-frère,  ayant  épousé  une  princesse  de  Bade,  sœur  du 
grand-duc.  Non  seulement  il  semblait  avoir  oublié  ce  lien 
de  parenté,  mais  encore  les  galanteries  qu'il  lui  avait  pro- 
diguées à  Erfurt.  En  un  mot,  il  l'avait  traitée  avec  le  plus 
froid  dédain.  La  grande-duchesse,  en  parlant,  s'animait 
beaucoup  ;  elle  avait  surtout  un  geste  familier  qui  me  trou- 
blait et  me  déconcertait;  lorsqu'elle  voulait  donner  plus 
de  force  à  ses  affirmations,  elle  frappait  à  coups  redoublés 
du  plat  de  la  main  sur  son  corsage  de  satin,  avançant  sa 
tête  de  plus  en  plus  vers  son  interlocuteur,  sur  lequel  elle 
braquait  des  yeux  fixes  et  ouverts  outre  mesure.  Je  ne  sais 
pourquoi  cela  m'était  insupportable;  il  me  semblait  avoir 
devant  moi  une  actrice,  déclamant  son  rôle.  Et  à  ce  propos, 
j'ai  remarqué  qu'à  Paris,  les  femmes  du  grand  monde  se 
sont  presque  toujours  modelées  sur  une  actrice  en  vogue. 
Sous  l'Empire,  c'était  M"®  Mars  qui  leur  servait  de  modèle; 
mais  que  de  mauvaises  copies  !  D'ailleurs,  ce  qui  est  très 
bien  au  théâtre  est  loin  de  l'être  en  société.  Sous  la  Restau- 
ration, c'était  M"®  Léontine  Fay  qui  servait  de  type  aux 
belles  dames. 

L'impression  qui  me  resta  de  ce  long  entretien  avec  la 
princesse  Stéphanie  fut  qu'avec  moins  d'abandon  que  la 
reine  Hortense,  comme  elle,  elle  manquait  un  peu  de  di- 
gnité et  que  son  maintien,  comme  celui  de  toutes  les  prin- 
cesses de  nouvelle  fabrique  que  j'ai  connues,  trahissait  un 
peu  la  parvenue.  Je  fais  peu  de  cas  des  personnes  royales; 
mais  je  dois  reconnaître,  qu'en  général,  il  y  a  chez  les  prin- 
cesses, dites  légitimes,  un  calme,  une  dignité,  une  certitude 
de  leur  droit  qui  leur  donne  une  tout  autre  attitude.  Néan- 
moins la  princesse  Stéphanie  avait  des  côtés  séduisants  et 
même  attrayants.  Elle  aimait  par-dessus  tout  à  plaire  et  à 
se  faire  des  amis.  Elle  y  réussissait  presque  toujours. 


4^8  VIE  DE   PLANAT. 


L.  Planât  à  E.  Lebon\ 

Munich,  8  janvier  i823. 

...  J*ai  un  service  à  vous  demander,  mon  cher  Eugène. 
Je  ne  vis  plus  que  de  souvenirs,  et  je  recueille  avec  soin 
tout  ce  qui  peut  me  retracer  la  mémoire  de  l'Empereur.  Je 
vous  prie  de  dire  au  prince  Félix  qu'il  mettra  le  comble  à 
ses  bontés  et  à  ma  reconnaissance,  en  m'envoyant  le  buste 
en  marbre  que  la  princesse  Élisa  m'avait  destiné.  Déjà  tout 
est  prêt  dans  la  petite  chambre  qui  lui  est  réservée;  une 
niche  de  marbre  noir  attend  l'image  révérée  ;  quatre  pi- 
lastres qui  l'accompagnent  sont  chargés  d'inscriptions  qui 
indiquent  les  nombreux  travaux  politiques  et  militaires  du 
héros  ;  enfin  les  murs  sont  tapissés  de  gravures  et  de  por- 
traits, dont  le  nombre  va  toujours  s'augmentant.  Si,  dans  le 
cours  de  vos  voyages,  vous  rencontrez  des  livres,  gravures, 
médailles,  etc.,  qui  aient  rapport  à  l'objet  de  toutes  mes 
pensées,  je  vous  prie  de  les  acheter  pour  mon  compte,  et  de 
me  les  envoyer  par  quelque  bonne  occasion.  Je  ne  suis 
point  pressé,  car  j'applique  désormais  à  toutes  mes  actions 
les  proverbes  qui  recommandent  de  savoir  attendre,  et  qui 
font  regarder  l'impatience  comme  chose  nuisible,  domma- 
geable et  détruisante.  Voilà  ce  que  l'on  gagne  à  vieillir; 
tout  s'émousse,  tout  s'amortit,  et  Ton  dit  que  l'on  est  rai- 
sonnable ! 

Adieu,  cher  et  bon  ami;  je  vous  recommande  de  ne  plus 
rester  si  longtemps  sans  m'écrire.  Rien  ne  vous  oblige  à 
me  faire  de  longues  lettres;  les  deux  phrases  essentielles, 
c'est  :  Je  me  porte  bien  et  je  vous  aime  toujours.  Voilà  ce 
qu'il  faut  me  dire  au  moins  une  fois  par  mois. 

1.  Voir  le  Yolume  Correspondance  intime,  même  date. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A    1833).  449 

A  Madame  /)***. 

Munich,  6  avril  1823. 

Ma  chère  Henriette,  j'avais  déjà  commencé  à  te  répondre, 
il  y  a  huit  jours,  lorsqu'un  fâcheux  événement  e&t  venu 
nous  jeter  dans  la  consternation,  et  nous  a  tenus  depuis 
dans  des  inquiétudes  continuelles.  Dimanche  dernier,  jour 
de  Pâques,  le  prince  Eugène  fut  frappé  d'un  coup  d'apo- 
plexie qui  le  priva  pendant  quelques  instants  de  l'usage 
de  la  parole  et  lui  crispa  tous  les  traits  du  côté  gauche  de 
la  face.  D'abondantes  saignées  et  des  sinapismes  ont 
d'abord  porté  remède  au  mal,  et  on  le  croyait  déjà  conva- 
lescent, lorsque  jeudi  passé,  cinquième  jour  de  la  maladie, 
les  symptômes  les  plus  alarmants  se  manifestèrent  de  nou- 
veau ;  on  recourut  encore  à  la  saignée  et  à  l'application  de 
la  glace  sur  la  tête,  et  aujourd'hui  les  médecins  ont  dé- 
claré le  prince  hors  de  tout  danger.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
te  peindre  l'inquiétude  et  l'agitation  qui  régnaient  dans 
toute  la  maison.  La  pauvre  princesse  surtout  faisait  pitié. 
Pendant  ces  huit  jours,  elle  n'a  presque  pas  dormi  ni 
mangé.  La  bonne  reine  Hortense,  accourue  d'Augsbourg  à 
la  nouvelle  de  la  maladie  de  son  frère,  l'a  assistée  dans  lès 
soins  qu'elle  rendait  au  prince.  Enfin,  aujourd'hui,  tout  va 
bien  et  chacun  est  gai  et  content. 

Au  comte  Lariboisière . 

Munich,  2  décembre  1823. 

Mon  cher  Honoré,  il  y  a  bien  longtemps  que  je  vous 
dois  une  réponse.  Mais  que  peut-on  s'écrire,  lorsqu'on  sait 
que  le  secret  des  lettres  n'est  point  respecté  et  qu'une  di- 
plomatie tracassière  et  malveillante  passe  son  temps  à 

29 


4o0  VIE   DE   PLANAT. 

chercher,  dans  ces  épanchements  de  Tàme,  des  prétextes 
pour  exercer  de  sourdes  persécutions?  Que  dire  de  la 
France,  quand,  au  lieu  de  cette  sagesse,  de  cette  modéra- 
tion qui  devrait  présider  à  ses  destinées  et  lui  rendre  sa 
force,  nous  la  voyons  constamment  ballottée  par  des  partis 
furieux  et  livrée  à  tous  les  genres  d'arbitraire  et  de  cor- 
ruption ?  J'avoue  que  cet  état  de  choses  m*a  inspiré  un  grand 
dégoût  de  tout.  Je  suis  devenu,  sinon  égoïste,  du  moins 
indifférent  sur  bien  des  choses.  Je  vis  beaucoup  chez  moi, 
en  société  avec  mes  livres,  et  je  trouve  que  cette  société 
vaut  mieux  que  celle  des  hommes  ;  car,  dans  ce  qu'on  ap- 
pelle le  monde,  les  conversations  sont  ennuyeuses  à  Tex- 
cès,  ou  dangereuses  dès  qu'elles  deviennent  intéressantes; 
surtout  dans  ce  pays  où  Ton  rencontre  des  espions  dorés 
qu'on  appelle  agents  diplomatiques,  chargés  d'affaires,  etc. 
Comme  le  système  autrichien  (qui  est  aujourd'hui  le  sys- 
tème de  tous  les  gouvernements)  est  de  replonger  le  monde 
dans  la  nullité,  toutes  les  fois  que  par  ses  discours  on 
essaye  de  sortir  de  cette  léthargie  morale,  on  est  sûr  d'at- 
tirer sur  soi  les  regards  de  ces  argus  diplomatiques,  et 
c'est  déjà  un  commencement  de  jacobinisme  à  leurs  yeux 
que  d'avoir  le  sens  commun.  Voilà  où  nous  en  sommes  ici, 
et  je  crois  que  vous  n'êtes  guère  mieux  à  Paris,  si  j'en  juge 
par  le  ton  de  certaines  feuilles  semi-officielles  qui,  sous 
les  beaux  prétextes  d'ordre,  de  morale,  de  religion,  etc., 
réduisent  les  hommes  à  la  condition  des  bètes. 

Gourgaud  aura  pu  vous  dire  que  je  suis  très  heureux 
dans  ma  position,  et  même  trop  heureux,  à  ce  qu'il  pré- 
tend*. Le  prince  Eugène  est  un  de  ces  hommes  calmes  et 
solides  avec  lesquels  on  se  trouve,  dès  le  premier  jour. 


i.  Le  général  Gourgaud  était  revenu  à  Munich  pour  obtenir  du  prince 
Eugène,  comme  garantie  de  la  rente  viagère  qu'il  lui  avait  accordée,  une 
hypothèque  sur  ses  biens  en  France.  Le  prince  Eugène,  toujours  généreux, 
consentit  à  cette  demande,  f.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A    1833).  451 

comme  on  sera  toute  sa  vie.  11  est  plein  d'égards  pour  moi, 
me  traite  bien  et  laisse  les  trois  quarts  de  mon  temps  à  ma 
disposition.  Aussi  la  vie  que  je  mène  est-elle  infiniment 
douce  auprès  de  ce  qu'elle  a  été  jusqu'à  présent. 

Adieu,  mon  cher  Honoré,  ne  vous  formalisez  pas  de  voir 
cette  lettre  écrite  par  une  main  étrangère.  J'ai  dû  recou- 
rir à  ce  moyen  pour  soulager  ma  tète  toujours  malade. 


A  Madame  CIi'*\ 

Munich,  12  janvier  1824. 

Tu  ne  t'es  pas  trompée  en  devinant  que  j'étais  triste,  il 
y  a  quelque  temps,  lorsque  je  t'écrivis.  La  santé  du  prince 
Eugène  m'a  donné  et  me  donne  encore  de  vives  inquié- 
tudes. Les  suites  d'une  apoplexie  sont  toujours  terribles. 
Outre  l'affaiblissement  de  tous  les  organes,  on  craint  de 
nouvelles  attaques,  en  sorte  qu'on  n'a  pas  un  instant  de 
repos;  cela  fait  aussi  qu'on  n'est  pas  disposé  à  écrire tle 
longues  lettres.  Adieu  donc,  j'attends  avec  impatience  l'ar- 
rivée de  ton  fils. 

A  Eugène  Lebon. 

Munich,  31  janvier  1824. 

Mon  cher  Eugène,  la  santé  de  notre  cher  prince  nous 
cause  toujours  de  vives  alarmes  et  rend  notre  carnaval 
bien  triste.  Depuis  deux  mois,  des  symptômes  fort  effrayants 
se  sont  de  nouveau  manifestés;  tous  les  organes  sont  af- 
faiblis et  le  côté  gauche  est  menacé  de  paralysie  ;  c'est  une 
chose  qui  navre  le  cœur.  J'ai  fait  ces  jours  passés  un  petit 
voyage  à  Augsbourg  pour  y  voir  mes  pauvres  bannis,  et 
un  mien  neveu  que  j'ai  fait  venir  pour  apprendre  l'aile- 


432  VIE  DE   PLANAT. 

mand  et  pour  travailler  sous  la  direction  du  comte  Thi- 
baudot.  Ce  dernier,  conservant  à  soixante  ans  le  courage 
et  la  liberté  d'esprit  d'un  homme  de  trente  ans,  supporte 
ses  revers  avec  une  philosophie  et  une  résignation  par- 
faites et  il  se  livre  à  des  travaux  littéraires  et  historiques 
qui  lui  donneront  du  profit  et  de  la  gloire. 

A  Madame  Ch**\ 

Munich,  20  février  1824. 

Je  t'écris  deux  mots  seulement  pour  te  donner  de  mes 
nouvelles  et  te  rassurer  sur  ma  santé  qui  n'est  point  mau- 
vaise, grâce  à  Dieu.  Du  reste,  nous  sommes  tellement  ab- 
sorbés par  l'état  du  pauvre  prince  que  ces  soins  ne  nous 
laissent  ni  loisir,  ni  assez  de  liberté  d'esprit  pour  écrire 
de  longues  lettres. 

Je  t'embrasse  tendrement. 


Le  prince  Eugène  mourut  le  lendemain,  21  février  1824.  Avec 
lui  finit  la  trop  courte  époque  de  bonheur  qu'un  sort  avare  avait 
accordée  à  L.  Planât.  Après  deux  années  de  calme,  il  vit  de  nou- 
veau s'ouvrir  pour  lui  une  ère  de  tribulations  et  de  peines,  plus 
grandes  peut-être  que  celles  qui  les  avaient  précédées.  L'extrait 
suivant,  tiré  d'une  lettre  qu'il  écrivit  à  son  frère  Auguste,  quinze 
ans  plus  lard,  expliquera,  mieux  que  nous  ne  saurions  faire, 
sa  position  et  ses  chagrins  pendant  ce  laps  de  temps.  Voici  ce 
qu'on  y  lit  : 

A  Touverture  du  testament  du  prince  Eugène,  on  vit  qu'il  conser- 
vait à  tous  ses  serviteurs  leurs  emplois  et  leurs  traitements.  Mais  comme 
je  ne  pouvais  être  aide  de  camp  de  la  duchesse,  sa  veuve,  ni  d'un 
enfant  de  treize  ans,  j'attendis  en  silence  les  décisions  du  conseil  de 
tutelle,  prêt  à  abandonner  une  partie  de  la  pension  qui  m'était  lé- 
guée, à  la  condition  de  pouvoir  jouir  du  reste  en  France  ou  en  Italie, 

Au  bout  de  quelques  jours,  le  prince  Charles  xic  Bavière,  exécuteur 


CINQUIÈME   PARTIE  (1821   A    1833).  453 

testamentaire  du  prince  Eugène,  son  beau-frère,  me  fit  appeler  pour 
lui  donner  quelques  renseignements  sur  les  affaires  du  prince;  cela 
me  donna  occasion  d'avoir  plusieurs  conférences  avec  lui,  et,  peu  de 
temps  après,  le  roi  Maximilien  et  la  duchesse  de  Leuchtenberg  (sans 
doute  à  l'instigation  du  prince  Charles)  me  proposèrent  de  me  char- 
ger de  la  direction  des  affaires  de  la  tutelle.  Je  m'en  défendis  long- 
temps, alléguant  ma  santé  délabrée,  mon  ignorance  des  matières  con- 
tentieuses,  mon  peu  d'ancienneté  dans  la  maison,  la  difficulté  de  faire 
exécuter  mes  ordres  par  des  administrateurs  consommés,  dont  plu- 
sieurs étaient  depuis  longues  années  au  service  du  prince,  etc.  Il 
fallut  pourtant  me  rendre,  et  j'entrai  en  fonctions  le  i*''  mai  1824. 

Les  difficultés  de  ma  nouvelle  position  étaient  extrêmes.  Le  prince 
avait  toutes  ses  affaires  dans  sa  tête  ;  mais  il  n'en  tenait  aucune  écri- 
ture ;  si  bien  qu'il  me  fallut  tout  créer,  depuis  la  main-courante  jus- 
qu'au grand-livre.  Je  tins  seul,  pendant  plusieurs  mois,  les  livres  et 
la  correspondance  avec  l'Allemagne,  l'Italie,  la  France  et  l'Amérique, 
où  le  prince  avait  ses  propriétés.  Il  laissait  trois  millions  de  dettes, 
les  revenus  d'une  année  mangés  à  l'avance,  et  des  dépenses  ordinaires 
excédant  de  80  000  florins  par  an  les  recettes  ordinaires.  Mais  ce  n'est 
pas  tout.  A  peine  le  prince  avait-il  fermé  les  yeux,  qu'une  nuée  de 
fripons,  d'intrigants  et  de  fidèles  serviteurs  s'abattit  sur  la  succes- 
sion, dont  chacun  prétendait  avoir  sapart.  Je  passai  donc  huitannées 
de  luttes  opiniâtres  pour  écarter  ces  prétentions,  et  d'efTorts  inouïs 
pour  opérer  les  réformes  nécessaires,  afin  de  ramener  les  dépenses 
au  niveau  des  recettes.  J'y  perdis  ma  santé  et  mon  repos  ;  je  me  fis 
des  ennemis  implacables;  mais  enfin  je  parvins  à  mon  but.  A  la  majo- 
rité du  fils  aîné  du  prince  Eugène  (mort  depuis  en  Portugal),  je  lui 
remis  sa  fortune  en  bon  état  et  me  retirai,  n'emportant  pour  toute 
récompense  que  la  pension  de  six  mille  francs  qui  m'était  léguée  par 
son  père  ;  mais  avec  la  certitude  de  l'avoir  bien  gagnée. 

La  suite  de  ces  correspondances  dira  de  quelle  manière 
L.  Planât  sut  acquitter  la  dette  de  la  reconnaissance  envers  le 
prince  Eugène;  comment  il  sut  défendre,  non  seulement  les 
intérêts  des  enfants  mineurs  de  ce  prince  honnête  honmie  qui 
avait  été  son  ami,  mais  surtout  son  honneur  odieusement  at- 
taqué après  sa  mort. 

F.    P. 


454  VIE   DE   PLANAT. 


A  Madame  Ch:*\ 


Munich,  1"  mars  1824. 

Ma  chère  Joséphine,  je  suis  encore  tellement  étourdi  du 
coup  qui  m'a  frappé  que  j'ai  peine  à  rassembler  mes  idées 
pour  répondre  aux  lettres  que  je  reçois.  De  tous  ceux  qui 
entouraient  le  prince  Eugène,  personne  ne  perd  plus  que 
moi  :  il  était  pour  moi  un  frère  et  un  protecteur  ;  il  con- 
naissait mon  éloignement  pour  la  vie  des  cours  et  ne  m'en 
faisait  point  un  crime.  Sa  bonté,  sa  douceur,  son  indul- 
gence étaient  extrêmes  ;  on  était  heureux  de  le  servir  parce 
qu'il  exerçait  sur  tous  les  cœurs  cet  empire  et  cet  entraîne- 
ment que  produisent  la  grandeur  d'âme  et  la  véritable  bonté. 
Sa  bienfaisance  était  inépuisable.  II  a  passé  sa  vie  à  faire 
le  bien  et  emporte  au  tombeau  les  larmes,  les  regrets  et 
Testime  de  tout  le  monde.  Sa  haute  réputation  n'est  souil- 
lée d'aucune  tache,  ce  qui  est  bien  rare  quand  on  a  vécu 
dans  des  temps  orageux  et  qu'on  a  traversé  des  événements 
qni  (comme  le  dit  l'Empereur  à  son  retour  de  l'île  d'Elbe) 
sont  au-dessus  de  l'organisation  humaine.  Jamais  homme 
n'a  été  plus  sincèrement  ni  plus  universellement  regretté; 
et,  en  effet,  la  mort  d'un  prince  aussi  bon,  aussi  parfait,  est 
une  calamité  publique.  Il  est  impossible  de  peindre  la  dou- 
leur de  sa  veuve  ;  on  ne  peut  la  comparer  qu'à  son  courage 
et  à  sa  pieuse  résignation. 

Me  voilà  condamné  à  une  bien  triste  existence,  comme  tu 
peux  le  penser.  La  perte  du  prince  se  fera  sentir  chaque 
jour  davantage.  Il  a  pourvu  au  sort  de  toute  sa  maison  en 
ordonnant  qu'elle  fût  conservée  sur  le  pied  où  elle  était 
avant  sa  mort,  et  que  chacun  continuât  à  jouir  des  avantages 
qu'il  avait  durant  sa  vie.  Mais  quelle  différence  pour  l'exis- 
tence de  tout  ce  qui  était  Français  !  Comment  se  faire 
maintenant  à  la  raideur  et  aux  usages  gothiques  d'une  cour 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  455 

allemande  ?  Je  crois  bien  que  cela  me  sera  impossible,  et 
que  je  transigerai  pour  avoir  ma  liberté.  Ce  n'est  pas  que 
j'aie  à  me  plaindre  des  procédés  qu'on  a  pour  moi,  bien 
loin  de  là;  le  prince  Charles,  cotuteur  des 'jeunes  princes, 
et  la  princesse  Auguste  me  comblent  de  témoignages  d'es- 
time et  de  confiance,  et  veulent  même  me  donner  des  fonc- 
tions importantes  dans  l'administration  de  la  tutelle.  Mon 
respect  pour  la  mémoire  du  prince,  ma  reconnaissance  pour 
ses  bienfaits,  me  font  un  devoir  de  me  rendre  utile  à  sa 
veuve  et  à  ses  enfants.  J'accepterai  donc  momentanément, 
malgré  ma  mauvaise  santé,  l'emploi  qu'on  veut  me  confier; 
mais  une  fois  que  les  affaires  de  la  succession  seront 
débrouillées  et  que  les  choses  auront  repris  une  marche 
simple  et  ordinaire,  je  demanderai  à  me  retirer  et  j'irai 
revoir  les  rives  de  l'Arno. 

Je  vais  faire  venir  ton  fils  près  de  moi  pour  cinq  à  six 
jours.  J'ai  besoin,  dans  ce  triste  moment,  d'avoir  quelqu'un 
qui  m'aime  et  me  console,  car  je  me  trouve  bien  isolé  au 
milieu  de  tant  de  gens  avec  lesquels  je  ne  sympathiserai 
jamais.  Leurs  âmes  rétrécies  ne  sont  occupées  que  de  petites 
intrigues,  de  petites  haines,  de  tripotages  et  de  vues  cupides. 
Grâce  à  Dieu,  tout  cela  est  bien  loin  de  moi. 

A  Eugène  Lebon, 

Munich,  2  mai  1824. 

Mon  cher  Eugène,  je  ne  puis  encore  rien  vous  dire  de 
mes  projets  futurs.  Je  suis  retenu  ici  bien  malgré  moi,  je 
vous  assure; mais  la  connaissance  que  j'ai  de  trois  langues, 
et  quelque  peu  d'habitude  dans  les  afiaires  m'ont  rendu 
nécessaire  à  la  princesse,  et  je  ne  pourrais  la  quitter  cette 
année  sans  encourir  le  reproche  d'ingratitude.  Du  reste  cela 
viendra  de  soi-même,  car  d'un  certain  côté  on  travaille 


456  VIE   DE    PLANAT. 

avec  ardeur  à  éloigner  de  cette  maison  tout  ce  qui  est  Fran- 
çais*. Je  ne  doute  pas  qu'on  n'y  parvienne.  Je  pourrais 
bien  alors  réaliser  le  projet  dont  vous  me  parlez  et  qui  me 
sourit  beaucoup,  puisqu'il  me  rapprocherait  de  vous. 
Adieu,  cher  Eugène,  je  vous  embrasse  du  fond  du  cœur. 

A  Madame  Ch**\ 

Munich,  4  novembre  4824. 

Ma  chère  Joséphine,  mon  commerce  épistolaire  languit 
fort  depuis  quelques  mois.  A  vrai  dire,  j'ai  trop  d'occupa- 
tions pour  une  tôte  aussi  malade  que  la  mienne,  et  il  me 
faut  absolument  une  aide  pour  rendre  à  ma  correspondance 
un  peu  d'exactitude  et  d'activité. 

Je  tiens  cependant  à  t'écrire  quelques  lignes  de  radi  patte 
clique.  Je  te  dirai  que  je  suis  dégoûté  au  dernier  point  de 
ma  position  actuelle.  11  m'arrive  ici  ce  qui  m'était  déjà 
arrivé  à  Schœnau,  et  je  ne  sais  pas  comment  l'expérience 
ne  m'a  pas  rendu  plus  sage  ou  plus  indifférent.  J'ai  pris  à 
cœur  les  intérêts  qui  m'ont  été  confiés,  et  je  me  suis  dès 
lors  attiré  l'envie  et  la  haine  de  la  multitude  de  fripons, 
d'intrigants,  de  gens  avides  qui  assiègent  de  toutes  parts 
l'héritage  du  pauvre  prince.  De  là,  mille  machinations  contre 
moi,  conspirations  de  valetaille,  dans  lesquelles  des  gens, 
prétendus  comme  il  faut,  ne  craignent  pas  d'entrer,  etc.  Cela 
me  fatigue  et  m'afflige  ;  je  n'aime  point  à  exciter  la  haine, 
et  ne  sais  point  résister  aux  traits  de  Tenvie  et  de  la  ca- 
lomnie. La  pureté  de  ma  conduite  et  de*  mes  intentions  ne 
suffit  pas  pour  faire  taire  ma  sensibilité.  A  quoi  sert-il  donc 

1.  Le  prince  héréditaire,  plus  tard  .Louis  I"  de  Bavière,  professait  une 
haine  inyétêrce  pour  la  France  et  pour  les  Français.  Il  succéda  à  son  pèro 
l'année  suivante,  ce  qui  rendit  le  séjour  de  Munich  d'autant  moins  agréable 
aux  anciens  officiers  du  prince  Eugène,  et  même  à  sa  veuve,  quoique  sœur 
du  roi.  F.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A    1833).  457 

d'avoir  bientôt  quarante  ans  pour  manquer  à  ce  point  de 
philosophie?  Enfin  je  voudrais  partir  et  je  ne  puis.  Le 
principe  adopté  par  Texécuteur  testamentaire  est  d'ailleurs 
rigoureux:  ceux  qui  restent  conservent  tous  les  avan- 
tages qui  leur  sont  assurés  par  le  testament  du  prince  Eu- 
gène ;  ceux  qui  partent  n'ont  droit  à  rien. 

Pourtant,  si  je  trouvais  à  Paris  un  emploi  de  mille  écus, 
je  n'hésiterais  pas  à  l'accepter,  dès  que  mes  services  ici  ne 
seront  plus  jugés  indispensables. 


A  Madame  Z)*^*. 

Ismaning,  21  juin  1825. 

J'ai  éprouvé  dans  le  cours  de  cette  dernière  année  tout 
ce  que  peut  une  volonté  forte  et  persévérante  ;  elle  triomphe 
de  tous  les  obstacles,  voire  môme  de  l'envie  et  de  l'intrigue. 
J'ai  eu  des  moments  de  découragement  profond,  parce  que 
je  ne  puis  supporter  d'être  en  butte  à  des  sentiments  hai- 
neux, moi  qui  ne  hais  personne,  et  qui  voudrais  pouvoir 
aimer  tout  le  monde.  Mais  enfin  j'ai  surmonté  cette  espèce 
de  faiblesse,  et  j'en  recueille  le  fruit.  J'ai  rétabli  Tordre  et 
l'équilibre  dans  une  fortune  en  désordre  qu'on  assiégeait  de 
toutes  parts.  L'envie  a  dû  se  taire  devant  des  choses  posi- 
tives ;  le  roi  de  Bavière,  reconnaissant  les  services  que  j'ai 
rendus  à  sa  fille  et  à  ses  petits-enfants,  vient  de  m'envoyer 
la  décoration  de  l'ordre  du  Mérite,  et  a  bien  voulu  me  l'an- 
noncer dans  les  termes  les  plus  obligeants.  Mais,  hélas  !  je 
ne  vois  là  que  de  nouveaux  liens  qui  m'enchaînent  loin  de 
ma  patrie. 

Adieu,  je  t'embrasse  tendrement. 


1.  Voir  le  yolume  Correspondance  intime.  Lettre  do  la  même  date  et  lettres 
précédentes. 


458  VIE   DE   PLANAT. 

Une  circonstance,  en  elle-même  peu  agréable,  ramena  momen- 
tanément L.  Planât  à  Paris.  On  a  vu  que  le  prince  Eugène  avait 
laissé  sa  succession  grevée  d'une  dette  de  trois  millions,  chose 
fort  explicable,  puisque,  depuis  la  mort  de  sa  mère  (1814),  il 
avait  été  forcé,  pour  subvenir  à  l'entretien  des  belles,  mais  dis- 
pendieuses propriétés  qu'elle  lui  laissait  en  France,  et  pour  payer 
l'administration  d'autres  propriétés  improductives,  éparpillées 
en  Europe  et  en  Amérique,  d'emprunter  tous  les  ans.  Il  était 
urgent  de  sortir  de  cette  situation  sous  peine  de  ruine.  La  tutelle 
prit  la  douloureuse  résolution  de  vendre  la  Malmaison,  seule 
propriété  appartenant  en  propre  à  la  famille,  tout  en  sollicitant 
l'autorisation  de  vendre  aux  enchères  publiques  la  terre  de  Na- 
varre (constituée  en  majorât  et  sujette  à  faire  retour  à  l'État), 
sauf  à  en  convertir  le  prix  en  rentes  françaises,  également  réver- 
sibles. Les  personnes,  représentant  les  intérêts  de  la  famille  en 
France,  avaient  été  chargées  de  ces  diverses  négociations  ;  mais 
elles  mettaient  depuis  plus  d'un  an  tant  de  lenteur  et  d'obscurité 
dans  leurs  réponses,  tant  de  négligence  dans  leurs  démarches  et 
même  dans  leurs  comptes  que,  pour  en  finir,  on  résolut  d'envoyer 
d'urgence  L.  Planât  à  Paris.  On  conçoit  le  désagrément  d'une 
pareille  mission. 

Nous  entrerons  le  moins  possible  dans  les  détails  de  la  lâche 
ardue  que  L.  Planât  eut  à  remplir  pendant  huit  années  ;  mais 
nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  reproduire  quelques  bribes 
au  moins  de  sa  correspondance  avec  la  digne  veuve  du  prince 
Eugène,  parce  que  cette  correspondance  porte  à  un  haut  degré 
l'empreinte  des  deux  caractères,  et  qu'elle  explique  de  quels 
obstacles  il  s'agissait  de  triompher,  à  force  de  persévérance  et 
d'énergie  morale.  Voici  ce  que  L.  Planât  écrivit  à  la  duchesse  en 
arrivant  à  Paris  : 

c(  Paris  (8  août  1825).  —  Quoique  le  baron  D***  m'ait  reçu  avec  cordia- 
lité, j'ai  démêlé  facilement  qu'il  avait  pénétré  le  véritable  but  de  mon 
voyage  et  qu'il  en  était  affecté.  Je  n'ai  pas  fait  semblant  de  m'en  aper- 
cevoir, et  j'ai  causé  d'affaires  aveclui  franchement, largement, comme 
un  homme  qui  ne  peut  pas  imaginer  qu'il  s'en  fâche  ou  qu'il  y  mett* 
de  la  retenue.  Je  me  suis  attaché  principalement  à  la  grande  affaire 
des  ventes  de  Navarre  et  de  Malmaison,  et  lui  ai  témoigné  le  désir 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    Â    1833).  459 

d'en  conférer  avec  M.  N***,  ayant  reconnu,  ce'que  nous  avions  déjà  de- 
viné, que  toutes  les  affaires  dont  le  baron  D***  est  chargé,  sont  entre 
les  mains  de  ce  notaire  ou  plutôt  de  son  maître-clerc,  car  (et  c'est 
ce  qu'il  y  a  de  plus  fâcheux)  le  notaire  est  lui-môme  un  homme  de 
plaisir  et  fort  peu  actif,  en  sorte  que  son  clerc  (qui  est  paye'  par  le 
baron  D***  pour  faire  toute  sa  besogne)  trouve  son  compte  et  a  toute 
facilité  à  faire  traîner  les  choses  en  longueur.  Cet  état  de  choses  est 
vraiment  déplorable,  et  jusqu'ici  je  ne  vois  pas  trop  comment  y  re- 
médier. »  —  «  (14  août).  —  J'ai  enfin  réussi  à  obtenir  une  entrevue 
avec  le  notaire  en  présence  du  baron  D***,  qui  s'y  prête  maintenant 
de  fort  bonne  grâce,  et  j'ai  pu  recueillir  des  renseignements  précieux. 
Je  me  suis  convaincu  que,  pour  la  vente  de  la  Malmaison,  la  voie  des 
enchères  publiques  est  infinimement  préférable,  car  si  Ton  vend  à 
Tamiable,  il  est  douteux  qu'on  obtienne  dix-huit  cent  mille  francs, 
tandis  que,  par  vente  publique,  on  peut  espérer  trois  millions,  ù cause 
de  la  concurrence  et  de  la  sécurité  que  donnent  les  formes  françaises. 

«c  D'un  autre  côté,  je  ne  dois  pas  cacher  à  V.  À.  H.  que  cette  vente 
fera  beaucoup  crier,  et  qu'il  faut  s'attendre  à  des  articles  de  journaux 
virulents.  La  Malmaison  est  regardée,  avec  quelque  raison,  comme 
une  relique  sacrée,  et  il  est  toujours  difficile  de  faire  entendre  à  des 
hommes  de  parti  et  passionnés  que  la  vente  de  ce  domaine  est  deve- 
nue indispensable.  C'est  à  quoi  je  me  suis  fort  appliqué,  partout  où 
j'ai  pu  en  parler,  surtout  vis-à-vis  des  anciens  partisans  de  l'Empe- 
reur. 

«  J'ai  entamé  aussi  la  question  de  l'obstacle  que  le  majorât  pouvait 
opposer  à  la  vente  de  Navarre,  et  le  notaire  doit  faire  tout  de  suite  les 
premières  démarches  près  du  Conseil  d'État.  Si,  au  lieu  de  quinze  jours, 
je  pouvais  passer  six  semaines  à  Paris,  je  me  persuade  que  les  affai- 
res seraient  fort  avancées  à  mon  départ.  Néanmoins  mon  voyage  n'aura 
pas  été  sans  utilité.  Le  baron  D***,  qui  au  fond  est  animé  du  zèle 
le  plus  pur  et  qui  voit  que,  de  mon  côté,  il  n'y  a  pas  non  plus  d'ar- 
rière-pensée, se  prête  àtouttrès  volontiers.  Mais,  il  faut  le  dire,  il  n'est 
nullement  propre  aux  affaires  ;  c'est  ce  que  tout  le  monde  répète,  en 
ajoutant  néanmoins  que  c'est  le  plus  parfait  honnête  homme  qu'on 
puisse  voir.  J'ai  aussi  commencé  des  recherches  sur  l'affaire  de  Saint- 
Domingue.  Les  titres  de  propriété  manquent;  mais  en  cela,  comme  en 
toutes  choses,  il  n'y  a  qu'à  s'y  mettre.  A  l'aide  d'un  fil  très  incertain, 
je  suis  parvenu,  séance  tenante,  à  faire  découvrir  dans  l'étude  même 
de  M.  N***le  titre  le  plus  important  et  dont  il  ignorait  l'existence, 
parce  que  c'était  un  acte  fa,it  en  1803  par  son  troisième  prédécesseur. 
Cet  acte  contient  l'abandon,  fait  par  le  marquis  de  Beauharnais,  de 
tous  ses  droits  sur  l'habitation  de  Saint-Domingue,  etc.  » 

Voici  maintenant  quelques  extraits  des  réponses  de  la  duchesse  : 


460  VIE  DE   PLANAT. 

«  Ismaniny  {il  août  4823).  —  Je  ne  regrette  pas  le  parti  que  j'ai  pris, 
persuadée  que  votre  présence  à  Paris  sera  d'une  grande  utilité  pour 
mes  enfants  et  bâtera  le  terme  des  affaires  ;  mais  vous  me  manquez 
bien,  car  Otlo,  quoique  très  exact  et  intelligent,  ne  peut  m'inspirerla 
confiance  que  j'ai  en  vous,  et  que  votre  attachement  justifie  si  bien. 
Quand  j'ai  des  doutes,  je  ne  sais  à  qui  les  dire.  »  —  «  (25  août).  —  rà,i 
reçu  avant-hier  votre  lettre  du  14;  elle  était  plus  tranquillisante  et 
j'espère  que  vous  aurez  reçu  les  miennes  à  temps  pour  prolonger 
voire  séjour  à  Paris  autant  que  vous  le  croirez  nécessaire.  Comme 
tutrice,  il  ne  m'est  pas  permis  d'avoir  égard  à  ce  que  le  public  dira 
de  la  vente  de  Malmaison;  et  je  crois  que  si  on  savait  le  chagrin  que 
j'éprouve  que  l'état  de  fortune  de  mes  enfants  exige  cette  vente,  on 
ne  blâmerait  plus,  mais  on  plaindrait  la  malheureuse  veuve  du  prince 
Eugène. 

«  J'ai  reçu  une  lettre  de  D***,*qui  me  remercie  de  ce  que  vous  pouvez 
prolonger  votre  séjour  à  Paris.  Je  crois  qu'il  sent  l'avantage  d'avoir 
quelqu'un  avec  lui  qui  agisse  et  pense  pour  lui.  »  «  Auguste-Amélie.  » 

«  (4  sept,)  —  J'espère  que  votre  santé  ne  souffrira  pas  trop  et  que  la 
présence  de  votre  famille  vous  dédommagera  un  peu  des  peines  et  fa- 
tigues que  vous  vous  donnez  pour  les  intérêts  de  mes  enfants.  Je  sens 
vivement  les  obstacles  qui  se  présentent  pour  terminer  le  plus  tôt 
possible  et  avantage  les  affaires  qui  me  sont  confiées;  mais  ne  croyez 
pas  que  je  me  laisse  abattre.  Dieu  m'a  accablée  de  malheurs;  mais 
il  m*a  aussi  donné  la  force  de  les  supporter  avec  courage  ;  ainsi  ne 
vous  inquiétez  pas  ;  je  serai  digne  de  la  confiance  du  plus  aimé  des 
époux  I  » 

L.  Planât  comprit  de  plus  en  plus  qu'il  ne  pourrait  songer  à 
quitter  son  pénible  poste  avant  plusieurs  années,  pensée  qui  le 
désolait  :  «  Ma  santé  est  fort  délabrée,  écrivait-il  à  son  frère,  et, 
quoique  la  belle  saison  m'ait  un  peu  remis,  je  ne  suis  pas  sans 
inquiétude  pour  l'avenir.  Mon  mal  est  à  peu  près  sans  remède  : 
c'est  de  l'hypocondrie  pure.  11  faut  lutter  à  force  de  raison,  mais 
il  y  a  des  moments  où  le  mal  l'emporte  !  »  Il  fut  pris  de  crache- 
ments de  sang  et  forcé  de  s'aliter  peu  de  jours  après.  Sa  sœur, 
à  laquelle  il  cachait  avec  soin  l'excès  de  sa  tristesse,  lui  écrivit 
de  Passy  :  «  J'ai  vu  hier  M.  de  ***.  Il  m'a  dit  que  tu  étais  un  bien 
beau  malade,  et  que  tu  ressemblais  à  un  héros  de  roman.  C'est 
aussi  mon  avis.  Pourtant  j'aimerais  autant  que  tu  ressemblasses 
à  un  homme  bien  portant  qui  fût  moins  intéressant  !  » 

C'est  sur  ce  ton  enjoué  que  s'écrivirent,  presque  toujours,  le 


CINQUIÈME   PARTIE   (i82i    A   1833).  461 

frère  et  la  sœur,  au  milieu  des  plus  dures  épreuves  du  sort.  Peu 
de  jours  après,  L.  Planât,  retourné  à  Munich,  y  reprenait  ses 
occupations. 

En  octobre  1826,  on  se  berça  de  Tespoir  de  pouvoir,  à  force 
d'économie,  conserver  sinon  toute  la  propriété,  du  moins  le  châ- 
teau et  le  parc  de  la  Malmaison,  c'est-à-dire  la  partie  la  plus 
intéressante ,  malheureusement  aussi  la  plus  dispendieuse.  La 
propriété  entière  dut  être  vendue. 

F.  P. 

A  Madame  Ch**\ 

En  la  ville  et  chasteau  d'Eichstett,  le  \Q*  de 
novembre  Vdn  de  grâce  1826. 

Belle  dame  et  chière  sœur, 

Ce  n'est  à  tort  qu'avez  remarqué  en  mes  précédentes 
lettres  et  escripts  certaine  mélancholic  et  tristesse  couarde, 
avant-coureurs  de  mal.  Et  de  fait,  fus  prins  depuis  deux 
semaines  en  ça,  de  fièvre  et  mal  de  roignons  fort  aigu  et 
poignant  à  vray  dire,  avec  roideur  et  géhenne  de  toute  sorte  ; 
tellement  que  ne  pouvais  bouger.  Ce  que  voyant  fraters  et 
médecins  me  firent  mettre  en  un  lit  bien  chaud,  et  vinrent 
ensuite  avec  sang-sues,  potions,  juieps  et  emplâstres  dont 
m'administrèrent  bon  nombre,  et  suffisant  à  faire  crever 
âne,  cheval  ou  mulet  ;  et  n'en  eus  point  saulagement,  dont 
ne  fus  nullement  esmerveillé,  sachant  fort  bien  que  méde- 
cins sont  ignares  et  doubteux,  et  volontiers  se  complaisent 
à  faire  en  nos  corps  espreuves  et  expérimens,  dont  plusieurs 
patiens  passent  de  vie  à  trépas,  lesquels  possible,  seraient 
guaris  si  ne  se  fussent  fiez  à  médecins  et  docteurs,  ains  plu- 
tost  à  dame  nature,  grande  et  sage  doctoresse,  ayant  arca- 
nes et  receptes  à  tous  maux.  De  quoi  m'advisant  après 
quatre  jours,  donnai  congé  à  médecins,  fraters  et  apothi- 
caires ;  et  me  fis,  par  mon  valet,  appliquer  en  l'épine  dor- 


462  VIE  DE   PLANAT. 

sale,  lombes  et  roignons,  larges  et  chauds  cataplasmes, faits 
de  beau  pain  blanc,  cuit  en  lait  de  vache,  et  ne  mangeai  ; 
ains  me  tins  coi  en  mon  lit  et  siège  à  bras,  et  continuai 
telle  pratique  durant  six  jours,  dont  fus  parfaitement  guari 
et  ne  m'en  reste  aujourd'hui  que  faiblesse  et  défaillance 
de  jambes,  ce  qui  n'est  merveille  après  si  long  jeûne. 

Maintenant  me  divertis  Tesprit  en  la  lecture  des  trans- 
lations d'Amyot  et  œuvres  du  sieur  Michel  de  Montaigne,  et 
les  trouve  fort  plaisans  et  récréatifs.  Pourtant  un  monsieur 
de  vos  académiciens  qui,  de  fortune  passant  ici,  vint  me 
voir,  et  auquel  montrai  ces  livres,  me  dit  :  «  qu'en  France 
ne  se  lisaient  guères,  étant  du  tout  obscurs  et  non  intelli- 
gibles, hormis  à  aucuns  soi-disant  philosophes,  lesquels. 
Dieu  aidant,  n'entreraient  jamais  dans  leur  Institut  !  »  Tou- 
tefois ne  laisse  pas  de  les  lire  et  y  trouve  du  bon. 

Dieu  vous  garde,  belle  dame  et  chière  sœur,  et  vous  fais 
mes  respects  et  baize-mains,  étant 

Votre  bon  frère  et  vray  ami, 
LouYS-NicoLAS,  seigneur  chastelain  de  Là  Paye'. 

1 .  La  maladie  dont  L.  Planât  parle  si  plaisamment  était  le  résultat  de  peines 
morales  cuisantes.  Dès  l'abord,  les  réformes,  introduites  après  la  mort  du 
prince  Eugène  dans  la  maison  ducale,  avaient  souleyé  la  colère  des  courti- 
sans  qui,  n'osant  blâmer  directement  la  duchesse  ni  son  frère,  affectèrent  de 
s'en  prendre  uniquement  aux  conseils  du  directeur  de  la  tutelle,  devenu  l'ob- 
jet de  leur  haine.  Bientôt  le  projet,  imposé  par  une  stricte  nécessité,  de  vendre 
les  biens  de  France,  avait  fourni  un  prétexte  plus  spécieux  à  leurs  feintes 
indignations  ;  ils  parvinrent  aisément  à  faire  du  jeune  prince  Augtistc,  alors 
âgé  de  seize  ans,  leur  allié  et  leur  instrument  :  «  Ce  prince  (dit  L.  Planât 
dans  une  lettre),  circonvenu  de  bonne  heure  par  les  intrigants,  disposé  par  sa 
vanité  et  par  la  faiblesse  de  son  caractère  à  devenir  la  proie  des  courtisans 
et  des  flatteurs,  ne  me  traitait  pas  avec  les  égards  que  je  croyais  mériter.  • 
Tout  en  n'opposant  à  ces  procédés  que  le  plus  dédaigneux  silence,  L.  Planât 
ne  put  n'être  pas  profondément  froissé  d'une  telle  ingratitude ,  venant  se 
joindre  aux  soucis  et  aux  labeurs  incessants  de  son  épineuse  mission.  Une 
sérieuse  indisposition  en  fut  la  conséquence.  A  peine  rétabli,  il  se  retrouva  en 
face  des  mêmes  hostilités  ;  mais  pour  la  première  fois  des  paroles  franchement 
accusatrices  vinrent  s'y  joindre,  grâce  à  l'imprudence  impétueuse  de  M"»  de  ***, 
gouvernante  des  jeunes  princesses.  La  lettre  de  L.  Planât  à  la  duchesse  de 
Leuchtonberg  a  trait  à  cet  incident.  F.  p. 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A   1833).  463 

A  S.  B.  la  duchesse  de  Leuchtenberg . 

Munich,  12  février  1827. 

Il  me  parait  impossible  de  pouvoir  continuer  à  servir 
utilement  Votre  Altesse  Royale  au  milieu  des  intrigues  et 
des  cabales  dirigées  contre  moi  depuis  trois  ans,  et  qui  sem- 
blent avoir  repris  une  nouvelle  force  dans  ces  derniers 
temps  ;  j'ai  besoin  de  calme  et  de  cette  liberté  d'esprit, 
sans  laquelle  on  ne  peut  suivre  et  diriger  convenablement 
des  affaires  aussi  difficiles  et  importantes  que  celles  de  la 
succession.  Si,  au  milieu  d'occupations  pénibles,  je  me  vois 
encore  abreuvé  de  dégoûts,  forcé  de  repousser  des  imputa- 
tions odieuses  et  de  lutter  contre  des  intrigues  de  camarilla, 
où  trouverai-je,  avec  ma  mauvaise  santé,  la  force  physique 
et  morale  dont  j*ai  besoin?  Les  attaques  violentes  qu'une 
femme  extravagante  s'est  permises  contre  moi,  ces  jours  der- 
niers, me  donnent  la  mesure  de  tout  ce  que  je  dois  attendre 
d'une  clique  acharnée  à  me  poursuivre  ;  elles  m'ont  ouvert 
les  yeux  sur  la  froideur  aussi  inconcevable  que  peu  méritée 
avec  laquelle  le  jeune  duc  me  traitait  depuis  plusieurs 
mois.  Il  est  facile  de  monter  la  tête  à  un  enfant  sans  expé- 
rience et  disposé  à  recevoir  toutes  les  impressions  !  d'au- 
tant plus  facile  que  je  ne  m'abaisserai  jamais  à  combattre 
des  intrigues  par  d'autres  intrigues.  Il  est  sûr  que,  si  on 
lui  répète  tous  les  jours  que  ses  intérêts  sont  en  mauvaises 
mains,  et  que  je  n'ai  d'autre  but  que  de  le  perdre  et  de  le 
rabaisser,  il  ne  peut  me  voir  d'un  bon  œil.  Plus  tard,  lors- 
qu'il saura  juger  par  lui-môme,  et  surtout  compter,  j'espère 
qu'il  me  rendra  justice.  S'il  ne  le  fait  pas,  ce  sera  tant  pis 
pour  lui,  et  je  m'en  consolerai  par  les  témoignages  d'es- 
time et  de  confiance  que  j'ai  reçus  de  feu  le  prince  et  de 
V.  Â.R.  Ces  témoignages  et  ceux  des  gens  de  bien  sont  les 
seuls  que  j'ambitionne;  le  reste  m'est  indifférent. 


464  VIE   DE   PLANAT. 

Mais  ce  que  je  ne  pourrais  supporter,  ce  seraient  des  affronts 
de  tous  les  jours  et  de  tous  les  instants^  de  la  part  d'un  jeune 
prince  qui  croirait  en  cela  faire  merveille,  lorsqu'il  ne  serait 
que  l'instrument  d'une  cabale  intrigante.  Le  jeune  duc  est 
d'un  caractère  bouillant,  et  du  ressentiment  à  l'insulte  il  n'y 
a  qu'un  pas.  Je  puis  bien  supporter  des  froideurs,  des  bou- 
deries d'enfant,  mais  un  outrage,  jamais;  et  en  pareil  cas 
celui  qui  m'offense,  fût-il  prince  ou  manœuvre,  est  égal  à 
mes  yeux.  V.  A.  R.  jugera  quel  trouble  un  tel  état  de  choses, 
fomenté  par  des  têtes  ardentes,  peut  apporter  dans  sa  maison. 
J'en  serais  sans  doute  bien  innocent;  mais  puisque  je  les 
prévois,  il  est  de  mon  devoir  de  chercher  à  vous  les  épar- 
gner. 

Après  y  avoir  bien  réfléchi,  je  n'y  vois  que  deux  moyens: 
le  premier  serait  que  V.  A.  R.  daignât  m'accorder  un 
congé  illimité,  pour  rétablir  ma  santé,  qui  en  vérité  en 
a  grand  besoin,  et  je  ne  lui  cacherai  pas  que  je  regarderai 
cette  faveur  comme  la  plus  grande  qu'elle  pût  m'accorder 
dans  ce  moment.  Pendant  ce  temps,  M.  le  chevalier  H'** 
serait  chargé  des  affaires  de  la  tutelle;  après  un  repos  de 
trois  ans,  il  ne  pourrait  certes  se  plaindre.  D'un  autre 
côté,  le  repos  sous  un  climat  plus  doux  et  des  soins  pour- 
raient rétablir  ma  santé,  et  me  donner  de  nouvelles  forces 
pour  reprendre  le  travail,  lorsque  M.  H***  voudrait  le  quit- 
ter. Quoi  qu'il  en  soit,  un  congé  limité  ou  non  m'est  indis- 
pensable, et  je  dois  en  conscience  déclarer  à  V.  A.  R.  que. 
dès  à  présent,  ses  affaires  souffrent  par  le  seul  fait  du  dé- 
plorable état  de  ma  santé,  car  il  m'est  impossible  de  tra- 
vailler autant  qu'il  le  faudrait. 

Le  second  moyen  (dans  le  cas  où  V.  A.  R.  ne  jugerait  pas 
possible  d'adopter  immédiatement  le  premier)  serait  de 
m'exempter  de  tous  les  devoirs  de  cour  pendant  tout  le 
temps  que  dureraient  mes  fonctions  de  directeur  des  affai- 
res de  la  tutelle,  sur  le  motif  bien  fondé  de  ma  mauvaise 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  465 

santé  et  du  besoin  d'être  entièrement  aux  affaires.  Dispensé 
par  ce  moyen  de  me  trouver  au  dîner  et  au  salon,  ne  voyant 
V.  A.  R.  qu'aux  heures  accoutumées  du  travail,  étranger 
à  rintérieur  de  sa  maison,  je  pourrais  la  servir  avec  suite 
et  avec  utilité  plus  réelle.  Sans  doute,  aux  yeux  du  monde, 
cela  aura  Tapparence  d'une  disgrâce,  mais  peu  m'importe 
l'opinion  des  gens  superficiels  qui  le  composent.  Mon  seul 
but  est  de  remplir  dignement  la  tâche  que  je  me  suis  imposée, 
en  me  dévouant  aux  intérêts  de  l'auguste  veuve  du  prince 
Eugène  et  à  ceux  de  ses  enfants  \ 


SUR   LES   PRINCES 


1827 


A  la  cour,  tout  le  monde  est  maquignon,  courtier,  brocan- 
teur. On  persuade  facilement  aux  grands  qu'ils  sont  con- 
naisseurs. On  leur  procure  des  objets  d'art,  des  tableaux, 
des  livres  rares,  des  médailles  inédites,  des  chevaux  de 
pur  sang.  Ils  payent  au  poids  de  l'or;  ils  sont  toujours  trom- 

1.  Quant  à  la  demande  do  L.  Planât  do  quitter  la  direction  de  la  tutelle,  la 
duchesse  et  son  frère  lui  déclarèrent  qu'ils  ne  pouraient  y  adhérer,  tant  que 
les  principales  difficultés  ne  seraient  pas  surmontées.  Pour  cette  année  encore, 
tout  devait  se  borner  pour  lui  à  un  voyage  en  France,  à  entreprendre  au  mois 
de  mai  suivant.  Mais  du  moins  jusqu'à  ce  moment,  il  put  vivre,  comme  il  le 
désirait,  entièrement  retiré  chez  lui,  ne  se  rendant  au  palais  que  pour  son 
travail.  Pourtant  la  mélancolie  et  la  soif  de  solitude  ne  dégénérèrent  jamais 
chez  L.  Planât  en  farouche  misanthropie  :  «  Cette  maladie  n'est  pas  dans  ton 
sang,  »  lui  écrivit  un  jour  sa  sœur  avec  raison.  Une  des  causes  qui  l'aidèrent  à 
s'en  préserver  fut  sans  doute  l'extrême  facilité  et  le  soulagement  qu'il  éprou- 
vait à  se  rendre  compte,  la  plume  à  la  main,  de  ses  impressions  et  de  ses  idées. 
C'est  ainsi  que,  pendant  les  deux  mois  qui  précédèrent  son  départ,  il  écrivit, 
sur  les  cours  et  sur  les  princes,  une  suite  d'aphorismes,  retrouvés  parmi  ses 
papiers,  et  que  nous  allons  reproduire.  F.  p. 

30 


466  VIE   DE   PLAiNAT. 

pés,  jamais  corrigés.  La  vanité,  Torgueil  et  Tégoïsme  des 
princes  seront  toujours  une  mine  féconde  pour  les  fripons 
et  pour  les  intrigants. 

Les  princes  sont  tellement  impatients  de  toute  espèce  de 
joug  que  les  règles  qu'ils  s'imposent  dans  leurs  propres  et 
plus  chers  intérêts  leur  deviennent  bientôt  insupportables. 

Les  princes  ont  un  talent  merveilleux  pour  éviter  d'en- 
tendre des  vérités  qui  leur  déplaisent. 

Les  princes  ont  besoin  d'ôtre  flattés,  trompés,  mais  surtout 
amusés,  carTennui  les  dévore.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  une 
princesse  vertueuse  se  plaire  infiniment  dans  la  société  des 
plus  mauvais  sujets  et  des  femmes  les  plus  décriées  de  la 
cour.  J'ai  connu  une  grande  princesse  qui  ne  pouvait  se 
passer  d'un  homme  qu'elle  méprisait  souverainement,  ni 
d'une  femme  qui  lui  inspirait  un  profond  dégoût  :  ils  avaient 
le  talent  de  ïamuser. 

Le  premier  mérite  aux  yeux  des  princes,  c'est  de  les 
amuser;  le  second,  de  les  flatter;  le  dernier  de  tous  est  de 
leur  être  utile.  Toutes  les  rigueurs  du  prince  sont  pour 
l'homme  utile,  toutes  ses  faveurs  pour  l'homme  agréable. 
On  aura  beau  crier  à  la  bassesse,  à  la  servilité  ;  plus  les 
services  d'un  courtisan  approchent  de  ceux  d'un  valet,  plus 
il  avancera  dans  la  faveur  du  prince.  Le  courage  d'un  cour- 
tisan qui  débite  avec  assurance  une  basse  flagornerie  ne 
peut  être  surpassé  que  par  l'intrépidité  du  prince  qui 
l'écoute. 

Quand  les  princes  sont  malheureux  ou  embarrassés,  ils 
ont  recours  aux  honnêtes  gens.  Ils  ressemblent  à  ces  mate- 
lots impies  qui  invoquent  les  saints  dans  la  tempête  ;  le  péril 
passé,  ils  n'v  pensent  plus. 


CINQUIÈME   PARTIE   (4821    A    1833).  467 

J'ai  vu  quelques  princes  faire  cas  du  mérite  et  de  l'hon- 
nêteté;  Texception,  pour  être  rare,  n*en  est  que  plus  hono- 
rable. Il  n'y  a  rien  de  si  difficile,  pour  un  prince,  que  d'être 
homme.  Si  Ton  savait  tout  ce  qu'il  faut  de  force  et  de  cou- 
rage aux  princes,  pour  soutenir  le  mérite  et  la  probité,  on 
serait  moins  prompt  à  blâmer  les  mauvais  choix.  Il  ne  faut 
au  public  que  du  jugement  et  de  la  conscience  pour  recon- 
naître et  soutenir  le  vrai  mérite.  Pour  le  prince,  c'est  un 
travail  d'Hercule. 

DE     l'éducation     des     PRINCES 

La  vanité  est  une  faiblesse,  commune  à  toute  l'espèce 
humaine;  ce  penchant,  nourri  et  fortifié  continuellement 
chez  les  princes  par  la  louange,  dénature  leur  caractère  ; 
la  flatterie  les  gâte  et  engendre  peu  à  peu  chez  eux  tous  les 
vices.  Entourés  dès  leur  berceau  de  gens  flatteurs  et  com- 
plaisants, l'éloge  devient  pour  eux  un  besoin  impérieux  et 
bientôtinsatiable.  La  tendresse  mal  éclairée  et  plus  souvent 
encore  l'orgueil  et  l'amour-propre  de  leurs  parents,  telle  est 
la  première  cause.  Si,  dans  les  classes  les  plus  basses  de  la 
société,  les  pères  et  mères  s'aveuglent  sur  les  défauts  de 
leurs  enfants,  que  sera-ce  donc  dans  les  rangs  élevés,  dans 
ces  classes  privilégiées,  accoutumées  à  se  croire  d'une  autre 
pâte  et  d'une  nature  plus  parfaite  que  les  autres  hommes? 
Il  faut,  sous  peine  de  disgrâce,  que  tout  ce  qui  les  entoure 
soit  sans  cesse  en  extase  devant  leurs  enfants  ;  il  faut  des 
cris  d'admiration,  des  transports  vrais  ou  faux,  des  larmes 
de  joie  et  de  bonheur,  et  surtout  des  comparaisons  dénigran- 
tes pour  les  enfants  des  autres  princes.  La  bassesse  ou  la 
faiblesse  des  courtisans  et  des  valets  ne  laisse  rien  à  désirer 
en  ce  genre.  Voilà  donc  les  pauvres  enfants  corrompus  au 
sortir  du  berceau;  les  voilà  qui  s'élèvent,  non  pour  étrej 
mais  iponrparatire;  l'envie,  l'orgueil  et  la  haine  se  glissent 


468  VIE   DE   PLANAT. 

dans  leur  cœur  à  la  suite  de  la  flatterie.  Comblés,  mais 
jamais  rassasiés  de  louanges,  ils  deviennent  malheureux, 
se  dégoûtent,  se  croient  abandonnés  du  moment  où  toutes 
les  hyperboles  du  langage  ont  été  épuisées  en  leur  faveur. 
Concentrés  en  eux-mêmes,  rapportant  tout  à  eux,  ils  ne 
peuvent  s'occuper  d'autre  chose.  L'éloge  que  Ton  fait  d'une 
personne  étrangère  les  irrite  comme  une  insulte  ;  le  récit 
d'une  belle  action, loin  d'élever  leur  âme  et  de  dilater  leur 
cœur,  les  crispe  et  fait  naître  un  désir  secret  de  rabaisser  et 
de  dénigrer.  Quelle  triste  et  humiliante  condition,  quelle 
déplorable  suite  de  la  flatterie! 

Vous  répétez  sans  cesse  que  les  princes  sont  orgueilleux, 
faibles,  faux  et  capricieux  ;  qu'ils  sont  défiants  et  crédules, 
avares  et  prodigues,  dissimulés  et  indiscrets;  qu'ils  sont 
envieux,  égoïstes,  ingrats,  dénaturés.  C'estàmerveillc!  mais 
dites-moi,  de  grâce,  s'il  leur  est  possible  d'être  autrement? 
Tous  les  hommes  ont  leurs  défauts,  leurs  ridicules  ou  leurs 
travers,  on  l'a  dit  jusqu'à  satiété;  mais  il  est  bien  rare  que 
dans  le  cours  de  leur  vie  ceux  d'une  condition  ordinaire 
n'en  soient  pas  avertis,  quelquefois  par  leurs  amis,  plus 
souvent  par  leurs  ennemis.  Les  princes  n'ont  point  cet  avan- 
tage; aussi  sont-ils  ridicules  à  plaisir.  Comment  feraient- 
ils  autrement,  s'ils  trouvent  à  chaque  pas  des  flatteurs  qui 
changent  leurs  défauts  en  vertus,  leurs  travers  et  leurs 
ridicules  en  perfections?  Un  jeune  prince  se  montre-t-il 
impoli,  sans  égards,  on  dit  qu'il  est /ranc  e^na/i/r^/;  sa  curio- 
sité est  réputée  désir  de  s'instruire;  ses  bavardages  avec  les 
domestiques  sont  de  Vaffabilité;  le  ton  tranchant  dont  il 
décide  sur  des  matières  qu'il  connaît  à  peine  fait  dire  aux 
sots  qu'il  est  fort  instruit  pour  son  âge;  s'il  déraisonne,  on 
dit  qu'il  est  dominé  par  V abondance  de  ses  idées  et  la  viva- 
cité de  son  imagination;  s'il  débite  avec  pédanterie  quelques 
maximes  banales,  on  admire  sa  raison  précoce j  la  maturité 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A    1833).  469 

de  son  jugement.  Enfin  ce  pauvre  petit  prince  a  beau  se 
montrer  le  plus  impertinent  jeune  homme  du  monde,  on  en 
fait,  bon  gré  mal  gré,  un 'phénix,  et  il  faut  bien  qu'il  finisse 
par  se  le  persuader. 

Les  princes  sont  nécessairement  faibles,  faux,  paresseux, 
vains,  orgueilleux,  perfides,  intéressés,  égoïstes  et  surtout 
ingrats.  Je  dis  nécessairement  y  et  j'aurai  peut-être  occasion 
de  le  prouver,  car  je  vois  cette  nécessité  se  développer 
sous  mes  yeux.  Voici  un  jeune  prince  de  quinze  ans,  né 
avec  un  bon  cœur  et  d'heureuses  dispositions.  Que  faites- 
vous  pour  cultiver  ces  dons  précieux?  Lui  parlez- vous  de 
son  père,  modèle  de  sagesse  et  de  vertu,  de  noblesse  et  de 
modestie?  Non,  vous  ne  l'entretenez  que  des  vaines  préro- 
gatives d'un  rang  douteux;  il  connaît  et  épouse  déjà  les 
petites  haines  de  famille  ;  il  est  initié  dans  tous  les  caquets 
de  la  cour  et  de  la  ville.  S'agit-il  de  ses  études,  vous  portez 
aux  nues  un  petit  succès  que  rien  ne  peut  constater  ni 
contester,  car  ce  jeune  prince  n'a  point  d'émulés.  S'agit-il 
de  ses  plaisirs,  tout  le  monde  s'empresse  et  semble  faire 
assaut  de  bassesse  autour  de  lui.  S'il  danse  passablement 
une  contredanse,  s'il  tue  un  lièvre  ou  un  chevreuil  à  la 
chasse,  des  transports  de  joie  et  d'admiration  éclatent  de 
toutes  parts.  Un  vieillard  à  cheveux  gris,  couvert  d'hono- 
rables cicatrices  et  revêtu  d'un  grade  éminent,  sera  son 
complaisant;  naguère  on  le  traitait  avec  respect;  aujour- 
d'hui, perdant  tout  égard  pour  son  âge  et  pour  ses  bles- 
sures, on  lui  parle  en  maître,  on  ne  voit  plus  en  lui  qu'un 
premier  valet.  Bientôt  un  intrigant  adroit  et  fourbe  se  glisse 
auprès  du  jeune  prince;  il  était  aide  de  camp  de  son  père, 
il  parle  avec  larmes  de  son  dévouement;  comment  en  dou- 
terait-on? II  a  de  l'esprit,  il  sait  plaire  et  amuser,  le  voilà 
établi  le  confident  de  notre  adolescent;  il  le  tient  sous  sa 
dépendance;  déjà  il  spécule  sur  sa  majorité;  voilant  avec 


47Ô  VIE   DE   PLANAT. 

art  ses  desseins  cupides,  il  sème  adroitement  dans  Tâme  du 
jeune  prince  des  soupçons  et  des  préventions  contre  le  peu 
d'honnêtes  gens  qui  servent  sa  maison;  il  verse  à  grands 
flots  dans  ce  cœur  crédule  et  confiant  les  poisons  du  men- 
songe et  de  la  calomnie.  Déjà  notre  jeune  prince  traite  avec 
froideur  les  véritables  défenseurs  de  ses  intérêts,  qui, 
forts  de  leur  conscience,  rougiraient  de  descendre  devant 
lui  au  rôle  de  flatteurs  et  de  complaisants.  Leurs  fronts 
sévères  le  fatiguent  et  l'impatientent,  et  il  médite  les  dé- 
goûts qui  les  éloigneront  à  jamais.  Eh  quoi!  vous  n'avez 
pas  pitié  de  sa  jeunesse  et  de  son  inexpérience?  Non!  rien 
n'égale  l'active  et  persévérante  industrie  d'un  courtisan, 
pour  corrompre  un  jeune  prince,  dans  l'espoir  d'en  tirer 
parti  pour  sa  propre  fortune. 

DES     COURTISANS 

Il  y  a  des  courtisans  par  nature.  Ils  ne  peuvent  pas  plus 
se  passer  de  la  cour  qu'on  ne  peut  se  passer  d'air.  Tant  que 
le  prince  est  heureux,  toutes  les  facultés  de  leur  âme  suf- 
fisent à  peine  à  leur  zèle;  ils  sont  prêts  à  lui  sacrifier  âme, 
corps  et  biens.  Les  grandes  cérémonies,  les  acclamations, 
les  vivats,  leur  font  verser  des  larmes  abondantes  et  même 
sincères,  tant  ils  s'identifient  avec  la  puissance.  Mais  si  le 
prince  est  malheureux,  ces  mêmes  courtisans  l'abandonnent, 
le  trahissent  et  l'outragent  avec  la  même  fureur,  sans 
aucun  remords.  Ce  n'est  pas  qu'ils  soient  plus  pervers  que 
les  autres;  mais  c'est  la  cour  qui  leur  importe,  et  non  le 
prince. 

J'ai  entendu  des  courtisans  dire,  avec  tout  le  sérieux  d'une 
profonde  conviction,  que  les  bonnes  mœurs  ne  sont  faites 
que  pour  la  canaille,  et  qu'il  est  essentiel,  au  contraire, 
que  les  princes  n'en  aient  pas,  pour  marquer  l'extrême  diflé- 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A    i833).  471 

rence  qu'il  y  a  entre  eux  et  le  commun  des  hommes.  Un 
prince  doit  entretenir  des  actrices  et  des  danseuses,  avoir 
une  maîtresse  en  titre,  la  faire  anoblir,  lui  donner  des 
terres  et  lui  bâtir  un  palais.  Il  doit  avoir  des  bâtards,  et 
les  plus  grands  seigneurs  du  pays  doivent  tenir  à  honneur 
de  s'allier  à  eux.  Tout  cela  est  de  règle  et  de  rigueur.  A 
cet  égard,  Louis  XIV  et  Louis  XV  sont  toujours  pour  eux  le 
type  et  le  modèle,  dont  le  prince  légitime  ne  saurait  s'écarter. 

J'ai  vu  un  courtisan  attraper  une  fluxion  de  poitrine, 
en  courant  après  le  petit  chien  d'une  princesse,  égaré  dans 
un  bois,  revenir  sans  l'avoir  trouvé,  être  traité  de  sot  et 
de  maladroit  par  la  princesse  désolée,  mourir  de  tout  cela 
au  bout  de  cinq  jours,  sans  être  plaint  ni  regretté.  Assu- 
rément c'est  jouer  de  malheur;  mais  ce  n'est  pas  tout.  Le 
lendemain,  le  chien  fut  retrouvé;  la  princesse,  au  comble 
du  bonheur,  versa  des  larmes  de  tendresse  ;  toute  sa  cour  en 
fit  autant,  et  du  pauvre  défunt,  pas  un  mot. 

Quelques  courtisans  savent  être  flatteurs  avec  noblesse^ 
soumis  avec  audace,  serviles  avec  fierté.  Cela  ne  va  guère 
qu'aux  gens  d'une  très  haute  naissance. 

A  la  cour,  on  passe  facilement  sur  un  manque  d'honneur, 
jamais  sur  un  manque  de  savoir-vivre. 

Dire  des  impertinences  avec  une  adresse  telle  que  celui 
qui  les  reçoit  ne  puisse  se  fâcher  sans  être  ridicule,  c'est 
le  talent  d'un  cœur  lâche  et  pervers;  c'est  aussi  celui  qu'on 
estime  le  plus  à  la  cour.  La  méchanceté  est  une  puissance 
à  la  cour;  on  la  redoute,  on  la  hait,  mais  on  se  prosterne 
devant  elle. 

Les  courtisans  sont  lâches,  et  n'attaquent  jamais  leur 


472  VIE  DE  PLANAT. 

ennemi  de  front.  Les  femmes,  qui  partout,  mais  surtout  à  la 
cour,  valent  mieux  que  les  hommes,  sont  les  instruments 
dont  ils  se  servent  ordinairement  pour  arriver  à  leurs  fins. 
L'esprit  crédule  et  passionné  des  femmes,  leur  imagination 
ardente,  leur  jugement  faux  sont  toujours  exploités  avec 
succès  par  d'adroits  intrigants. 

Un  genre  d'hypocrisie  fort  commune  la  cour,  est  \k  fausse 
bonhomie.  Les  vieux  courtisans  y  excellent.  Sans  se  remuer, 
ils  savent  tout  et  dirigent  tout,  et  cependant  ils  ont  Tair  de 
tout  ignorer  et  de  n'être  plus  de  ce  monde.  Ils  jouent  l'éton- 
nement  sur  ce  qu'ils  savent  le  mieux.  Ils  racontent  de 
travers  et  confondent  à  dessein  les  faits  et  les  noms,  pour 
paraître  n'être  au  fait  de  rien.  Une  nuance  de  plus,  et  vous 
les  croiriez  stupides.  Ces  gens-là  font  le  plus  de  dupes. 

Il  y  a  des  courtisans  maladroits  qui  se  réunissent  en 
coterie  et  conviennent  de  se  prôner  mutuellement  pour  par- 
venir. C'est  un  mauvais  moyen.  Le  premier  d'entre  eux  qui 
réussit  se  sépare  à  l'instant  de  ceux  qui  l'ont  servi  ;  il  oublie 
ses  engagements  et  se  montre  ingrat.  Dès  lors  la  coterie  dé- 
laissée travaille  à  sa  perte  avec  plus  d'ardeur  qu'elle  n'en 
a  mis  &  son  élévation.  Les  moyens  qui  ont  servi  à  cette 
élévation  sont  employés  contre  elle  avec  plein  succès  et 
amènent  une  chute  inévitable.  Un  bon  courtisan  ne  met 
personne  dans  le  secret  de  ses  intrigues.  Pour  se  soutenir  à 
la  cour,  il  ne  suffit  pas  de  n'avoir  pas  de  cœur,  cela  serait 
trop  facile,  il  faut  encore  se  donner  de  garde  de  laisser 
croire  qu'on  en  ait. 

Il  y  a  des  courtisans  qui  ont  le  mérite  de  montrer  &  nu 
les  vices  de  la  cour;  ils  sont  ouvertement  envieux,  avides, 
calomniateurs  ;  on  leur  sait  gré  de  cette  espèce  de  cynisme 
qui  les  rend,  en  quelque  sorte,  moins  méprisables  que  leurs 
pareils. 


CINQUIÈME   PARTIE  («821    A   1833).  473 

Le  plus  grand  malheur  qui  puisse  arriver  à  un  homme 
de  bien  serait  de  s'attacher  à  la  cour^  s'il  n'avait  à  redouter 
un  malheur  plus  grand  encore,  celui  de  ne  pouvoir  la  quitter. 
Et  qu'on  ne  croie  pas  que  ce  soit  chose  facile  :  ceux  qui  ont 
vécu  &  la  cour  savent  pourquoi;  vouloir  le  démontrer  à 
ceux  qui  n'y  ont  pas  vécu  serait  peine  perdue. 

Nous  arrêtons  ici  ces  aphorismes.  Par  une  singulière  coïnci- 
dence, L.  Planât  fut  appelé,  au  moment  où  il  les  traçait,  à  donner 
une  nouvelle  preuve  d'attachement  à  la  mémoire  d'un  de  ces 
quelques  princes  qu'il  en  avait  reconnus  dignes.  Un  journal  s^é- 
cXdl,  le  Spectateur  militaire  yV^noxi  de  publier  un  article  outrageant 
pour  la  mémoire  du  prince  Eugène.  Voici  la  réponse  de  L.  Pla- 
nât à  l'article  anonyme  du  Spectateur  : 

F.  P. 

A  if.  le  Directeur  du  Spectateur  militaire. 

Le  Spectateur  militaire  du  mois  de  février  (IP  vol.,  xi«  livraison) 
contient  un  article  évidemment  écrit  dans  le  but  de  ternir  une  des 
plus  belles  réputations  des  temps  modernes.  Sous  le  titre  peu  appa- 
rent de  :  Dispositions  relatives  aux  opérations  de  l'armée  d* Italie  en  1814, 
Tauteur  anonyme  de  cet  article  accumule,  sans  preuves,  des  faits 
inexacts  et  des  assertions  aussi  fausses  qu'injurieuses  à  la  mémoire 
du  prince  Eugène,  alors  vice-roi  d'Italie.  11  va  plus  loin,  et  ne  craint 
pas  de  répandre  le  fiel  dont  il  est  rempli  sur  l'auguste  veuve  de  ce 
prince,  objet  des  respects  et  de  l'estime  universelle.  La  noble  conduite 
du  prince  Eugène  et  les  hautes  vertus  de  la  princesse  Auguste  sont 
tellement  connues  qu'on  devrait  peut-être  mépriser  de  semblables 
attaques;  mais  une  note,  qui  accompagne  l'article  en  question,  semble 
y  reconnaître  un  caractère  d'authenticité,  et  annonce  qu'il  est  écrit 
par  un  homme  qui  a  pris  une  grande  part  à  ces  événements.  Enfin 
l'opinion  publique  l'attribue  à  un  officier  supérieur,  recommandable 
du  moins  par  ses  talents  et  ses  connaissances  militaires.  Dès  lors  il 
devient  indispensable  de  démentir  des  faits  controuvés  et  des  alléga- 
tions perfides  qui,  avec  l'appui  d'une  pareille  autorité,  pourraient 
avec  le  temps  devenir  de  l'histoire. 

Sans  parler  de  ce  qu'il  y  a  de  peu  honorable  à  dénigrer  sous  le 
voile  de  l'anonyme,  je  demanderai  à  l'auteur  de  cet  article  où  sont 
les  preuves  de  ce  qu'il  affirme  avec  tant  d'assurance.  A-t-il  lu  les  lettres 


474  VIE   DE   PLANAT. 

de  TEmpereur  et  les  réponses  du  prince  Eugène  ?  Gonnalt-il  les  cor- 
respondances familières  de  ce  prince  et  de  la  princesse  Auguste  ?  Plus 
heureux  que  lui  et  mieux  informé,  la  confiance  dont  m'honorait  le 
feu  prince  Eugène  m'a  mis  à  portée  de  connaître  ces  diverses  corres- 
pondances, et  je  ne  crains  pas  d'affirmer  qu'elles  démentent  complète- 
ment les  faits  allégués  par  l'anonyme.  Elles  prouveront,  quand  il  en 
sera  temps,  que  l'auguste  couple,  si  indignement  méconnu,  se  montra 
toujours,  et  au  milieu  des  plus  rudes  épreuves,  fidèle  aux  sentiments 
du  devoir,  de  Thonneur  et  de  la  reconnaissance. 

Je  veux  encore  supposer  que  l'auteur  anonyme  ait  eu  principale- 
ment en  vue  de  servir  la  mémoire  de  l'empereur  Napoléon.  Mais  la 
gloire  de  ce  grand  homme  n'exige  pas  qu'on  lui  sacrifie  la  réputa- 
tion de  ses  enfants  adoptifs;  elle  n*a  pas  besoin  de  pareils  holo- 
caustes, pour  être  immense,  immortelle.  Vouloir  l'appuyer  sur  le 
mensonge  et  la  calomnie,  c'est  la  ternir. 

PLANAT    DE    LA    PAYE, 
Ancien  ofAcier  d'ordonnance  de  l'Empereur. 
Munich,  4  avril  1827  i. 

Au  général  Gourgaud, 

Munich,  27  novembre  1827. 

Je  viens  de  recevoir,  mon  cher  Gourgaud,  votre  dernière 
réponse  à  Walter  Scott;  je  Fai  lue  avec  intérêt,  et  je  vous 
en  remercie.  Vous  devez  bien  penser  néanmoins  que  je 
n'avais  pas  attendu  cette  réfutation  pour  fixer  mon  opinion 
sur  les  assertions  de  cet  écrivain. 

Je  profite  de  cette  occasion  pour  me  plaindre  à  vous,  de 
vous-même. 

Vous  m'avez  dit,  en  présence  du  général  Corbineau,  que 

1.  L'insertion  do  cette  réponse  ayant  été  refusée  par  le  Spectateur,  L,  Pla- 
nât prit  le  parti  de  la  publier  dans  un  journal  de  Berlin,  d'où  elle  fut  enfin 
reproduite  dans  les  Sciences  mililaires,  feuille  rivale  du  Spectateur. 

On  peut  dire  que  dès  ce  moment  s'établit  entre  L.  Planât  et  les  détracteurs 
du  prince  Eugène  cette  lutte  sourde  et  opiniâtre  qui  ne  devait  se  terminer 
qu'au  bout  de  longues  années,  d'une  manière  éclatante. 

Après  avoir  passé  quelques  mois  heureux,  tantôt  en  Bretagne,  chex  l'excel- 
lente comtesse  Lariboisiére,  tantôt  chez  son  plus  jeune  frère,  devenu  père  de 
famille,  et  enfin  aux  eaux  de  Vichy,  L.  Planât  dut  retourner  à  Munich,  selon 
la  promesse  qu'il  en  avait  faite.  F.  p. 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A    1833).  475 

le  prince  Eugène  avait  déshonoré  son  nom  de  Français  et 
souillé  ses  lauriers.  Vous  deviez  croire  que  de  pareils  pro- 
pos, sur  le  compte  de  celui  auquerj'étais  attaché  par  les 
liens  du  respect  etde  la  reconnaissance,  ne  pouvaient  m'être 
que  fort  pénibles  à  entendre.  Je  pensais  dès  lors  que  c'était 
moi  qui  avais  droit  de  vous  faire  des  reproches.  Quel  a  donc 
été  mon  étonnement  lorsque  j'ai  appris  par  notre  ami  Lari- 
boisière  que  c'était  vous  qui  croyiez  avoir  à  vous  plaindre 
de  moi!  Et  vos  reproches  sont  d'une  telle  nature  que  je 
croirais  manquer  &  mon  caractère  si  je  cherchais  à  m'en 
justifier. 

On  vous  a  dit  «  que  j'avais  fait  des  rapports  à  la  duchesse 
sur  votre  compte  et  que  j'avais  contribué  à  l'indisposer 
contre  vous  ».  J'ignore  d'où  vous  sont  venus  de  tels  avis. 
Mais,  si  vous  voulez  vous  rappeler  le  passé,  vous  reconnaî- 
trez que  si  la  princesse  a  pris  de  vous  une  mauvaise  opinion, 
vous  ne  devez  vous  en  prendre  qu'à  vous-même. 

Quant  à  moi,  plein  de  mépris  pour  les  délateurs  cachés, 
tout  ce  qui  me  fâche,  c'est  qu'après  avoir  vécu  si  souvent 
ensemble,  vous  m'ayez  assez  mal  connu  pour  me  confondre 
avec  eux. 

Je  suis  toujours,  malgré  votre  injustice,  votre  dévoué 
camarade. 

A  Madame  Z)***. 

Munich,  3  janvier  1828. 

Il  me  semble  que  vous  avez  pris  un  très  bon  parti  en 
renonçant  pour  cet  hiver  à  donner  des  soirées.  Je  ne  connais 
rien  de  plus  ennuyeux  que  ce  genre  d'amusement;  le  coin 
du  feu  sans  gêne  et  sans  contrainte  est  mille  fois  préfé- 
rable. Je  me  donne  ce  plaisir  tous  les  soirs,  et  je  ne  m'y 
ennuie  jamais.  Je  lis,  j'écris,  je  repasse  des  papiers  et  des 
cartes,  je  réfléchis  mais  pas  beaucoup,  je  m'indolente  déli- 


476  VIE   DE   PLANAT. 

cieusement.  Depuis  que  j*ai  pris  mon  parti  sur  les  grâces 
et  les  disgrâces  de  la  cour,  et  que  je  m'y  montre  parfaite- 
ment insensible,  on  est  aux  petits  soins  pour  moi;  on  m'ac- 
cable de  caresses  et  de  cadeaux.  «  A  tout  cela  je  suis  comme 
une  pierre.  »  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  me  tienne  â  cœur, 
c'est  de  remplir  scrupuleusement  mes  devoirs.  Il  semble 
qu'on  se  doute  de  ma  résolution,  et  on  me  prépare^  en  cas 
de  retraite,  le  rôle  d'un  ingrat^. 

Voici  la  mesure  d'une  jolie  bague  d'écaillé  brune  doublée 
en  or,  que  je  voudrais  avoir  pour  mettre  au  plus  charmant 
petit  doigt  potelé  qui  soit  au  monde.  Je  te  recommande 
cette  importante  affaire. 

A  Madame  CK"'\ 

Munich,  3i  octobre  1828. 

Me  revoici  dans  mon  coin  depuis  hier;  je  revois  me^ 
murs,  mes  papiers,  mes  meubles,  et  je  redeviens  avec  eux 

1 .  On  comprend  que  L.  Planai  veut  designer  ici  le  fils  du  prince  Eu^ae. 
non  sa  veuve  qui  s'était  toujours  montrée  pleine  de  reconnaissance  et  qui. 
en  recevant,  peu  de  jours  après,  le  tableau  comparatif  de  l'état  de  fortune  de 
ses  enfants,  au  moment  où  elle  avait  pris  la  tutelle  et  au  moment  actuel, 
écrivit  à  L.  Planât  :  «  Le  résultat  satisfaisant  que  ce  travail  présente  est  une 
bien  douce  récompense  pour  moi  et  me  dédommage  des  tourments  que  j'ai 
à  supporter  sans  cesse.  Mais  loin  de  m'en  attribuer  tout  le  mérite,  je  saisis 
avec  empressement  cette  occasion  pour  vous  dire  que  je  connais  toutes  les 
difficultés  que  vous  avez  eues  à  vaincre,  et  combien  j'ai  été  touchée  de  votre 
infatigable  zèle  et  de  l'attachement  réel  que  vous  avez  montré,  tant  â  la  mé- 
moire du  prince  mon  époux  qu'à  mes  enfants.  Car  au  lieu  de  vous  laisser  rebuter 
par  les  obstacles  et  de  tâcher  do  m'étre  agréable,  en  me  montrant  1  ctat  des 
affaires  sous  un  faux  point  de  vue,  vous  avez  toujours  suivi  le  chemin  de 
l'honneur,  et  vous  n'avez  point  hésité  à  me  faire  connaître  l'état  des  choses 
tel  qu'il  était,  quoique  cela  ne  pouvait  que  me  peiner.  Continuez  ainsi,  Mon- 
sieur, no  me  cachez  jamais  la  vérité,  aussi  désagréable  qu'elle  pourrait  m'étre  !  • 

Le  conseil  de  tutelle  décida  que  si,  après  un  congé  de  deux  ans,  L.  Planai 
persistait  dans  ses  projets  de  retraite,  le  traitement  de  six  mille  francs,  qui 
lui  avait  été  légué  par  le  prince  Eugène,  serait  converti  en  pension  viagère, 
sans  aucune  condition. 

A  la  fin  d'octobre,  L.  Planai,  heureux  d'une  décision  qui  assui^ait  son 
repos,  partait  pour  Munich,  accompagné  de  M.  R***  qu'il  allait  installer  à  sa 
place.  F.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  477 

triste,  maussade  et  chagrin.  Du  reste,  j'ai  trouvé,  en  arri- 
vant ici,  de  la  neige  et  de  la  glace  à  bouche  que  veux-tu. 
Je  suis  donc  blotti  auprès  de  mon  poêle,  dans  une  chambre 
qui  a  dix-sept  pieds  de  haut,  et  dont  les  murs  ne  sont  pas 
encore  suffisamment  échauffés.  C'est  de  là  que  je  t'écris,  en 
attendant  un  doux  sommeil  qui  me  transporte  souvent  à 
Passy.  Pourtant,  chose  extraordinaire!  j'ai  revu  Munich 
avec  plaisir;  je  suis  heureux  d'être  chez  moi;  on  me  fête, 
on  me  caresse,  on  me  témoigne  du  plaisir  à  me  revoir;  je 
ne  vois  que  des  physionomies  bienveillantes  et  empressées. 
Je  ne  comprends  rien  moi-même  à  ce  mélange  de  senti- 
ments qui  fait  que  je  me  trouve  bien  et  mal,  triste  et  con- 
tent tout  à  la  fois.  Ma  princesse  et  ses  enfants  sont  absents, 
mais  j'ai  vu,  un  instant,  le  prince  Charles,  frère  de  la 
duchesse,  qui,  apercevant  ma  voiture  arrêtée  devant  la 
porte  de  mon  logement,  est  monté  sans  cérémonie  chez 
moi  et  m'a  entretenu  pendant  un  quart  d'heure  de  la 
manière  la  plus  amicale.  J'étais  dans  toute  la  crasse  de 
mon  voyage,  avec  le  nez  rouge  et  les  pieds  froids,  et  la 
tête  encore  tout  ébranlée  par  le  bruit  des  roues  de  la  voi- 
ture, en  sorte  que,  malgré  toute  son  amabilité,  je  donnais 
de  bon  cœur  cet  excellent  prince  à  tous  les  diables. 

Je  vais  m'occuper  maintenant  de  remettre  à  mon  succes- 
seur tout  le  service  dont  j'ai  été  chargé  jusqu'à  présent.  Je 
resterai  ensuite  quelques  mois  pour  le  mettre  au  courant 
des  affaires*. 

Un  épisode,  d'un  genre  entièrement  nouveau  dans  la  vie  de 
L.  Planât,  vint  heureusement  apporter  à  ses  chagrins  une  diver- 
sion forcée.  Il  s'agissait  du  mariage  de  la  princesse  Amélie,  troi- 

1.  Au  mois  de  décembre,  Planât  écrivait  qu'il  n'avait  pu  triompher  de  l'in- 
vincible répugnance  de  ce  successeur  R***  &  rester  dans  ce  pays.  «  Après  en 
avoir  tàté  pendant  un  mois  à  peine,  il  m'a  supplié,  les  larmes  aux  yeux,  disait 
Planât,  de  l'en  délivrer.  Comme  je  l'ai  pris  en  grande  affection,  je  n'ai  pu 
résister.  En  conséquence,  je  reste  à  ramer  sur  mon  banc.  »  Une  grande  dou- 


478  VIE   DE  PLANAT. 

sième  fille  du  prince  Eugène,  avec  Don  Pedro,  empereur  du 
Brésil,  et,  pour  cela,  de  conduire  à  bon  port  une  négociation 
diplomatique  secrète,  fort  difficile,  car  elle  était  contrariée  par 
de  puissantes  intrigues.  L.  Planât,  chargé  de  cette  délicate  mis- 
sion, y  appliqua  la  même  loyauté  de  caractère,  la  même  finesse 
d'esprit  qui  caractérisaient  tous  ses  actes,  et  qui,  réunies,  con- 
'  stitucnt  peut-être  la  meilleure  habileté.  La  note  ci-après,  que 
nous  avons  trouvée  dans  ses  papiers,  explique  \e  rôle  qu'il  eut 
à  jouer  dans  cette  affaire  et  les  difficultés  qui  s'y  opposèrent  : 
La  voici  : 

Depuis  la  mort  de  sa  première  femme,  fille  de  l'empereur  François  I*' 
d'Autriche,  l'empereur  du  Brésil  avait  témoijU'nc  un  désir  extrême  do 
se  remarier.  Il  n'avait  pas  été  heureux  dans  son  premier  mariage  avec 
une  femme  fort  laide  et  fort  disgracieuse.  Il  espérait  Tètre  davantage 
dans  une  seconde  union  et  la  désirait  avec  ardeur.  Le  cabinet  anglais 
et  le  cabinet  autrichien,  avertis  de  cette  disposition,  résolurent  d'en 
tirer  parti,  pour  obtenir  du  monarque  brésilien,  comme  condition  de 
son  second  mariage,  des  concessions  sur  le  Portugal  et  la  reconnais- 
sance de  Don  Miguel.  On  voulait,  en  outre,  obtenir  des  avantages  com- 
merciaux, et  l'Angleterre,  qui  depuis  longtemps  convoite  Montevideo, 
pour  être  maîtresse  du  cours  de  la  Plata,  espérait  mettre  à  profit  cette 
circonstance  pour  arriver  à  ses  fins.  Toutefois  le  caraclèn^  ferme  dé 
Don  Pedro  déjoua  ces  intrigues.  Voyant  que  le  marquis  de  Rezende 
(chargé  d'affaires  du  Brésil  à  Vienne  et  dupe  de  Metternich)  avait 
échoué  dans  plusieurs  négociations  de  mariage,  entamées  sous  les 
auspices  de  l'empereur  d'Autriche,  il  lui  écrivit  de  ne  plus  s'en  occu- 
per, remercia  son  beau-père  de  ses  bons  offices,  et  chargea  secrète- 
ment le  marquis  de  Barbacena  (sénateur  brésilien,  résidant  depuis 
deux  ans  comme  envoyé  exti*aordinaire  en  Angleterre,  où  il  avait  été 
chargé  de  conduire  la  jeune  reine  de  Portugal,  Doua  Maria)  de  lui 
trouver  une  femme.  Mais  M.  do  Barbacena,  crédule  et  méfiant  tout 
à  la  fois,  très  propre,  en  un  mot,  à  devenir  le  jouet  de  la  diplomatie 
européenne,  éprouva  le  même  sort  que  son  collègue.  Après  avoir 
échoué  dans  cinq  ou  six  négociations,  il  allait  repartir  très  mortifié 
pour  le  Brésil,  avec  la  jeune  Dona  Maria,  lorsqu'une  circonstance 
inespérée  vint  à  son  secours. 

leur  vint  quelque  temps  après  accabler  Planât  :  la  mort  de  son  frère  Jules. 
11  venait  de  se  tuer  dans  un  accès  d'hypocondrie,  provoque  par  une  décep- 
tion du  cœur;  toutefois  L.  Planât  ne  connut  qu'au  bout  de  plusieurs  année* 
la  triste  vérité.  Après  lui  avoir  parlé  d'une  maladie,  on  lui  dit  que  son 
frère  avait  succombé  à  une  congestion  cérébrale,  causée  par  ses  chagrins.  F.  p. 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A    1833).  479 

L'Impératrice  d'Autriche,  sœur  de  la  duchesse  de  Leuchtcnberp, 
ignorante  des  artifices  de  Metternich  et  ne  concevant  rien  aux  diffi- 
cultés qu'éprouvait  Don  Pedro  pour  se  remarier,  avait  écrit,  quinze  mois 
auparavant,  à  la  duchesse  pour  lui  proposer  ce  mariage  pour  sa  fille 
Amélie,  âgée  seulement  de  quinze  ans.  La  duchesse  de  Leuchtenberg 
m'avait  fait  alors  Thonneur  de  me  consulter,  et  comme  tout  ce  qui 
vient  de  l'Autriche  m'est  suspect,  je  l'engageai  à  répondre  à  l'Impé- 
ratrice  d'une  manière  évasive,  sans  refuser,  mais  en  alléguant  seule- 
ment l'extrême  jeunesse  de  la  princesse  sa  fille.  Je  pressentais,  par 
une  sorte  d'instinct,  que,  si  la  diplomatie  venait  à  s'en  mêler,  c'était 
une  affaire  manquée. 

Les  premières  informations  que  je  pris,  à  un  voyage  fait  à  Paris 
pendant  l'année  1828,  justifièrent  mes  prévisions.  Je  fus  mis  au  fait 
de  toutes  les  intrigues  de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche,  et,  après  m'êtrc 
abouché  avec  quelques  personnes  intéressées  au  succès  de  cette 
affaire,  nous  convînmes  de  la  laisser  dormir  pendant  quelque  temps, 
afin  de  mieux  dépister  les  diplomates. 

Au  printemps  de  1829,  de  nouvelles  ouvertures  furent  faites  à  la 
duchesse  de  Leuchtenberg,  qui,  cette  fois,  les  accueillit  et  en  instrui- 
sit sa  fille.  Le  promoteur  le  plus  zélé  de  cette  alliance  et  l'agent  secret 
de  Don  Pedro  était  alors  le  vicomte  de  Pedra-Branca,  ancien  chargé 
d'affaires  et  l'un  des  hommes  les  plus  distingués  du  Brésil,  établi  au- 
jourd'hui à  Paris  et  en  apparence  uniquement  occupé  de  l'éducation 
de  sa  fille.  Nommé,  de  mon  côté,  négociateur  pour  la  maison  de 
Leuchtenberg,  je  partis  à  la  fin  d'avril  pour  Paris.  J'y  passai  quelques 
semaines,  employées  à  conférer  avec  M.  de  Pedra-Branca  et  à  stipuler 
toutes  les  conditions,  de  manière  à  prévenir  des  difficultés  ultérieures  ; 
puis  nous  partîmes  ensemble  pour  Canterbury.  Cest  là  que  je  signai 
les  préliminaires  du  mariage,  avec  M.  d'Itabayana,  ambassadeur  du 
Brésil  à  Londres  et  M.  de  Barbacena,  qui  avait  reçu  des  pleins  pou- 
voirs spéciaux  à  cet  égard.  Nous  y  étions  si  secrètement  qu'on  nous 
prit  pour  des  gens  du  haut  commerce  qui  négociaient  un  emprunt. 
Cest  à  sa  stupéfaction,  et  avec  une  impuissante  colère,  que  la  diplo- 
matie apprit,  lorsque  tout  fut  terminé,  le  véritable  but  de  notre  séjour 
à  Canterbury. 


Ici  se  termine  la  note  de  L.  Planât.  Nous  n'avons  point  copie 
des  lettres  qn'il  écrivit  pendant  ces  négociations,  mais  bien  les 
réponses  de  la  duchesse,  dont  nous  citerons  quelques  extraits, 
tout  en  rappelant  que  Don  Pedro  s*était  vu  trompé  cruellement, 
dix  ans  auparavant,  en  se  trouvant  marié,  à  vingt  ans,  à  une 
femme  fort  laide  que  des  rapports  et  des  portraits  mensongers 


480  VIE   DE  PLANAT. 

lui  avaient  représentée  comme  une  beauté  accomplie.  Rendu 
plus  circonspect,  Dom  Pedro  voulut  que,  cette  fois,  avant  de 
conclure  irrévocablement,  un  seigneur  brésilien  de  son  intime 
confiance  eût  affirmé  de  visu,  à  ses  intermédiaires,  la  beauté  de 
la  future  impératrice.  Le  chevalier  Verna  de  Magelhaens,  arrivé 
dans  cette  intention  à  Munich,  le  lendemain  du  départ  de  L.  Pla- 
nât, se  convainquit  bientôt  que  la  renommée,  cette  fois,  était 
restée  au-dessous  de  la  réalité;  mais  à  son  tour  il  fut  obligé 
d'attendre  assez  longtemps  la  solution  désormais  désirée,  M.  de 
Barbacena,  gardien  de  la  jeune  Dona  Maria,  ne  pouvant  quitter 
TAngleterre,  et  L.  Planât  ayant  déclaré  de  son  côté  à  M.  de  Pedra- 
Branca  qu'il  ne  consentirait  à  passer  le  détroit  qu'alors  que 
tous  ses  doutes  au  sujet  du  caractère  de  Don  Pedro,  ainsi  que 
toutes  les  autres  difûcultés  seraient  levées,  et  qu'il  ne  resterait 
plus  qu'à  signer  les  préliminaires.  Voici  à  ce  sujet  quelques  ré- 
ponses de  la  duchesse  : 

Munich,  9  mai  1829,  — ...  Vous  m'avez  donné  tant  de  preuves  d'atta- 
chement à  ma  famille  et  de  votre  mérite  que  je  suis  certaine  que  vous 
justifierez  aussi  dans  cette  mission  diplomatique  la  confiance  que  j*ai 
en  vous.  Mes  enfants  et  les  personnes  qui  connaissent  TafTaire  pensent 
comme  moi...  Le  chevalier  de  V***  n'a  absolument  pas  voulu  que  je  lui 
parle  de  rien,  n'y  étant  pas  autorisé,  mais  depuis  qu'il  a  vu  A***,  il  a  dit 
que  M.  de  B***  avait  les  pleins  pouvoirs,  qu'on  désirait  que  des  pré- 
liminaires fussent  signés,  afin  de  rendre  inutiles  toutes  les  autres 
démarches  et  intrigues.  Il  voulait  se  convaincre  qu'A***  était  la  plus 
belle,  parce  qu'on  tient  à  un  joli  visage...  (/4  mat).  —  Je  crains 
comme  vous  que  le  retard  du  voyage  nous  sera  préjudiciable,  mais 
on  ne  pouvait  pas  faire  autrement.  Vous  faites  très  bien  de  no  faire 
aucun  pas  sans  les  garanties  désirables.  On  ne  saurait  agir  avec  trop 
de  prudence,  afin  de  ne  pas  être  mêlée  dans  des  intrigues  que  je 
déteste,  et  qui  sont  au-dessous  de  moi.  Vous  savez  combien  j  aime  à 
traiter  les  affaires  avec  franchise  et  loyauté;  cela  ne  réussit  pas 
toujours,  mais  au  moins  la  conscience  est  tranquille...  (27  mai),  — 
[Votre]  dernière  [lettre]  m'a  fait  envisager  les  choses  sous  un  point 
de  vue  bien  tranquillisant  pour  une  mère.  Notre  véritable  destinée 
est  de  vivre  pour  le  bonheur  des  autres,  cl  la  perspective  de  pouvoir 
remplir  d'une  manière  si  digne  cette  destinée  doit  faire  naître  une 
espèce  d'exaltation  dans  une  âme  bien  née.  C'est  le  sentiment  qu'a  pro- 
duit en  nous  votre  lettre;  car  je  l'ai  communiquée  à  mes  enfants,  qui 
pensent  comme  moi,  et  qui  vous  font  dire  bien  des  choses  aimables. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A    1833).  481 

Eugénie  et  Amélie  ont  pris  copie  de  la  note^,  cela  vous  prouve  le  prix 
qu'on  y  met.  Peut-être  ma  lettre  ne  vous  trouvera-t-elle  pas  à  Paris  ; 
tout  ce  que  vous  ferez  sera  bien  fait;  j'ai  une  confîance  entière  dans 
votre  attachement  dont  vous  avez  déjà  donné  tant  de  preuves  à  ma 
famille. 

AUGUSTE-AMÉLIE. 

Le  contrat  de  mariage  étant  signé,  L.  Planât  revint  à  Munich 
vers  la  fin  de  juin.  Très  vivement  pressé  par  les  négociateurs 
brésiliens,  il  avait  à  peu  près  promis  d*accompagnerla  princesse 
Amélie  au  Brésil,  et  d'y  rester  pendant  quelque  temps,  afin  de 
diriger  pour  le  mieux  les  premiers  pas  de  la  jeune  impératrice. 
M.  de  Pedra-Branca  surtout  semblait  attacher  à  cette  promesse 
une  grande  importance,  la  considérant  comme  la  garantie  la 
plus  sûre  d'un  heureux  avenir.  Sans  doute,  l'incontestable  utilité 
d'un  tel  voyage  aurait  pu  devenir  pour  le  cœur  de  L.  Planât  la 
plus  digne  et  la  meilleure  des  récompenses,  toutefois,  il  se  vit 
obligé  d'y  renoncer  par  des  motifs  qui  ressortiront  des  lettres 
qu'on  va  lire. 

F.  P. 

Au  vicomte  de  Pedra-Branca^. 

Munich,  3  juillet  1829. 

J'ai  expédié  hier  le  chevalier  d'Oliveira  au  marquis  de 
Barbacena;  cet  officier  est  porteur  :  1*»  de  la  ratification  en 
bonne  et  due  forme  ;  2^  de  la  copie  certifiée  de  mes  pleins 
pouvoirs;  3**  de  la  réponse  de  S.  A.  R.  à  S.  M.  l'empereur 
du  Brésil. 

1.  11  s'agissait  d'une  note,  rédigée  par  L.  Planât  d'après  les  indications  de 
M.  de  Pedra-Branca,  sur  les  améliorations  de  tout  genre  à  introduire  au 
Brésil,  parmi  lesquelles,  en  première  ligne,  des  bureaux  d'affranchissement 
pour  les  esclaves,  des  établissements  d'instruction  publique,  etc.  f.  p. 

2.  Toutes  les  lettres  écrites  par  L.  Planât  à  M.  de  Pedra-Branca,  ainsi 
qu'une  sorte  d'instruction,  adressée  par  lui  à  la  princesse  Amélie,  dont  il 
crut  devoir  envoyer  également  une  copie  au  vicomte,  se  trouvent  entre  les 
mains  de  la  fille  de  ce  dernier.  M"*  la  comtesse  de  Barrai,  et  nous  ont  été 
communiquées  par  elle.  F.  p. 

31 


482  VIE   DE  PLANAT. 

Du  reste  nos  projets  ont  souffert  des  modifications.  Je  ne 
serai  point  du  voyage.  Deux  motifs  s'y  opposent  :  l'un  est 
la  confiance  de  S.  A.  R.  qui  ne  croit  pas  pouvoir  se  passer 
de  mes  services;  l'autre  est  l'envie  et  la  jalousie  de  mes 
camarades,  dont  les  intrigues  m'ont  déjà  beaucoup  traversé 
dans  d'autres  projets,  également  bons.  Mon  caractère  ne  se 
prête  point  à  employer  les  mêmes  moyens  pour  combattre 
dans  ce  qui  m'est  personnel,  et  du  moment  où  l'on  pour- 
rait faire  croire  qu'il  y  a  de  ma  part  des  motifs  d'ambition 
ou  d'intérêt,  je  renonce  à  mon  projet. 

Au  même. 

Munich,  11  juillet  1829. 

Vous  VOUS  feriez  difficilement  une  idée  de  tout  ce  que 
j'ai  eu  à  souffrir,  depuis  que  la  nouvelle  du  mariage  de  la 
princesse  est  devenue  publique  dans  cette  ville.  Le  déchaî- 
nement a  été  général,  et  comme  on  me  regarde,  avec  rai- 
son, comme  artisan  et  partisan  de  cette  union,  c'est  contre 
moi  que  s'est  tournée  la  fureur  du  public.  Toutes  les  ca- 
lomnies, pul)liées  sur  le  compte  de  l'Empereur,  ont  été 
réchauffées  et  mises  sur  table;  on  l'a  peint  fort  rude  et 
brutal,  comme  menant  une  vie  scandaleuse,  insultante 
pour  la  morale  publique  ;  on  a  ajouté  qu'il  était  incapable 
d'apprécier  les  vertus  innocentes  et  les  nobles  qualités  de 
la  princesse  Amélie;  que  c'était  une  victime,  sacrifiée  à 
l'ambition  de  sa  famille  et  à  mon  intérêt  personnel;  que 
j'avais  agi  légèrement  et  sans  prendre  de  renseignements; 
que  les  princesses  qui  avaient  refusé  la  main  de  l'Empereur 
étaient  bien  informées,  et  que  tout  ce  que  Ton  pouvait  dire 
de  plus  favorable  pour  moi,  c'est  que  je  m'étais  laissé 
tromper.  Vous  voyez  maintenant,  monsieur  le  vicomte, 
quelle  terrible  responsabilité  pèse  sur  vous,  comme  sur 


J 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  483 

moi.  Nos  efforts  réunis  ont  donné  au  Brésil  une  Impéra- 
trice, à  l'Empereur  une  femme,  belle  et  vertueuse,  et 
peut-être  n'en  recueillerons-nous  d'autres  fruits  que  cha- 
grins et  dégoûts.  Le  déchaînement  public  est  arrivé  jusque 
dans  notre  maison;  les  dames  surtout  m'en  veulent  à  la 
mort.  Le  prince  Auguste  et  moi  sommes  les  seuls  qui  ayons 
fait  tête  à  l'orage.  Heureusement  nous  avons  empêché  que 
ces  calomnies  n'arrivassent  jusqu'aux  princesses,  car  si 
elles  avaient  pu  en  croire  seulement  la  moitié,  tout  aurait 
été  rompu.  Une  chose  pourtant  m'a  rassuré  :  c'est  que 
jamais  on  n'a  attaqué  ni  la  loyauté  ni  la  bonté  de  votre 
maître  ;  et  en  supposant  même  qu'il  ait  une  partie  des  torts 
qu'on  lui  reproche,  il  y  a  bien  des  ressources  dans  un  cœur 
vraiment  bon,  et  dans  une  âme  élevée. 

Au  milieu  de  mes  tribulations,  le  bon  chevalier  de  Vema 
a  été  le  confident  de  mes  chagrins  et  mon  consolateur. 
Malgré  sa  réserve  habituelle,  il  a  défendu  son  Empereur 
avec  toute  la  chaleur  que  donnent  un  attachement  et  une 
conviction  sincères.  Ses  discours  ont  ramené  un  peu  de 
calme  dans  notre  maison.  Quant  à  moi,  monsieur  le  vicomte, 
je  dis  comme  vous  disiez  en  revenant  de  Londres  :  «  ...  Jura, 
mais  un  peu  tard,  qu'on  ne  l'y  prendrait  plus.  » 

Quoique  persuadé  que  les  bruits,  répandus  sur  le 
compte  de  l'Empereur,  sont  en  partie  faux,  en  partie  exa- 
gérés, j'ai  besoin  que  vous  m'écriviez,  pour  me  rassurer 
entièrement,  et  pour  me  rendre,  dans  cette  grave  circon- 
stance, la  force  morale  qui  quelquefois  est  prête  à  m'aban- 
donner*. 


1.  M.  de  Pedra-Branca,  appuyé  d'ailleurs  par  le  témoignage  de  Français 
honorables  qui  avaient  passé  plusieurs  années  au  Brésil,  démontra  facilement 
que  les  calomnies  répandues  alors  de  nouveau  sur  le  compte  de  Don  Pedro 
n'étaient  autre  chose  que  la  continuation  de  l'intrigue  diplomatique ,  qui  déjà 
ayait  entravé  tous  les  projets  de  mariage.  Rappelant  les  côtés  vraiment  grands 
et  généreux  du  caractère  de  Don  Pedro,  incontestés  même  par  ses  ennemis, 
il  parvint  à  rassurer  pleinement  L.  Planât,  et  nous  nous  hâtons  d'ajouter  que 


484  VIE  DE  PLANAT. 


A  M.  de  Pedra-Branca. 

18  juillet  1829. 

Vous  auriez  tort  de  croire,  Monsieur,  que  je  suis  devenu 
froid  et  insensible  pour  le  succès  de  notre  œuvre.  Au  con- 
traire, j'ai  travaillé  sans  relâche  et  avec  ardeur,  pour 
arriver  à  notre  but.  Vous  vous  en  convaincrez  par  les  notes 
dont  j'aurai  Thonneur  de  vous  envoyer  incessamment 
copie.  Obligé  de  renoncer  au  voyage,  par  des  raisons  de 
force  majeure,  j'ai  tâché  de  tirer  le  meilleur  parti  possible 
de  la  nouvelle  combinaison  et  j'espère  avoir  réussi,  de 
manière  â  ce  que  rien  ne  soit  dérangé;  il  n'y  aura  qu'un 
nom  à  changer. 

Du  reste,  mon  séjour  en  Europe  ne  sera  pas  sans  utilité, 
surtout  lorsque  nous  aurons  établi  des  relations  bien  suivies. 
J'ai  déjà  fait  de  bonnes  dispositions  â  ce  sujet,  et,  loin  de 
me  décourager,  j'ai  pour  principe  de  tirer  parti  de  tout, 
pour  arriver  â  un  but  noble  et  utile.  L'art  de  faire  tourner 
à  mon  profit  les  circonstances  les  plus  défavorables  n'est 
pas  ce  qui  flatte  le  moins  mon  amour-propre. 


jamais,  en  e£fet,  union  ne  fut  plus  heureuse  et  plus  exemplaire  que  celle  de 
l'empereur  du  Brésil  a^ec  la  princesse  Amélie. 

Cependant  M.  de  Pedra-Branca  reprochait  avec  amertume  à  L.  Planai  de 
ne  plus  youloir  accompagner  la  jeune  impératrice,  et  d'abandonner  ime  mis- 
sion, si  importante  pour  son  pays,  aux  mains  d'hommes  remuants  et  dont  la 
réputation  était  loin  d'être  sans  tache.  «  Déjà,  ajoutait- il,  leur  esprit  d'intrigue 
ayait  commencé  à  porter  des  fruits,  en  amenant  l'immixtion,  après  coup,  dans 
ra£faire  de  ce  mariage,  d'un  noble  Portugais,  présenté  par  le  vieux  comte 
M***  à  la  famille  ducale,  bien  que  M.  de  Pedra-Branca  n'eût  cessé  de  recom- 
mander, comme  une  condition  indispensable  d'un  heureux  avenir,  que  jamais 
aucun  Portugais  ne  prit  part  aux  affaires  d'une  nation  qui,  disait-il,  conser- 
vait le  douloureux  souvenir  de  trois  siècles  d'oppression.  » 

Nous  reproduisons  ci-après  la  réponse  de  L.  Planât,  f.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  485 


A  la  princesse  Amélie, 

Munich,  26  juillet  1829. 

Madame, 

Votre  mariage  avec  TEmpereur  du  Brésil  est  un  événe- 
ment d'une  haute  importance,  et  il  me  parait  indispen- 
sable que  vous  connaissiez  toute  l'influence  qu'il  peut  exer- 
cer sur  les  destinées  des  peuples.  Le  parti  constitutionnel 
en  Europe,  c'est-à-dire  celui  qui  veut  pour  les  hommes, 
réunis  en  société,  la  plus  grande  part  de  bonheur  et  de 
liberté  possible,  a  fondé  sur  cette  union  de  grandes  espé- 
rances*. Vous  en  jugerez  par  le  passage  suivant  d'une 
lettre  que  le  comte  de  Lariboisière  m'écrit  de  Paris  : 

«  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  mon  cher  ami,  toute  la 
part  que  je  prends  à  Theureux  succès  de  la  négociation  qui 
va  placer  une  couronne  d'impératrice  sur  la  tête  d'une  fille 
du  prince  Eugène.  11  convenait  à  la  politique  d'un  peuple, 
plein  de  vie  et  de  destinées,  de  fonder  l'avenir  de  sa  dynas- 
tie sur  une  alliance,  riche  des  illustrations  du  passé  et  des 
gloires  qui  ont  rajeuni  notre  vieille  Europe.  Les  vœux  des 
peuples  vont  suivre  cette  jeune  souveraine;  elle  va  devenir 
un  véritable  lien  politique  entre  l'ancien  et  le  nouveau 
monde;  son  heureuse  intervention  créera  et  fortifiera  des 
sympathies  dont  le  germe  existe,  mais  qui  pouvaient  être 
détruites  ou  atténuées  par  une  autre  combinaison.  » 

Tout  votre  rôle  politique,  toute  l'influence  que  vous  pou- 

1.  Lo  parti  libéral  en  France  considérait,  à  juste  titre,  le  mariage  de  Don 
Pedro  comme  une  victoire,  remportée  par  la  cause  constitutionnelle  sur  M.  de 
Mettemich,  et  aussi  sur  l'Angleterre  ;  car,  à  sa  honte,  celle-ci  patronnait  au 
Portugal  l'usurpation  sanguinaire  et  absolutiste  de  Don  Miguel,  contre  la 
ieune  Dona  Maria,  en  faveur  de  laquelle  son  père,  Don  Pedro,  avait  abdiqué 
le  trône  de  Portugal,  après  avoir  doté  ce  pays  d'une  constitution  libérale 
(qui  le  régit  encore  aujourd'hui)  et  consommé,  par  cette  renonciation  volon- 
taire, la  séparation  pacifique  du  Portugal  et  du  Brésil,  p.  p. 


486  VIE   DE   PLANAT. 

vez  exercer  sur  les  destinées  futures  du  Brésil,  tout  ce  que 
la  cause  constitutionnelle  attend  de  vous,  se  trouve  indi- 
qué dans  ce  peu  de  mots.  Il  ne  faut  point  que  cette  tâche 
vous  effraie,  malgré  votre  extrême  jeunesse;  les  hommes 
sages  qui  veulent  le  bien  savent  qu'il  ne  peut  s'opérer 
qu'avec  lenteur.  Il  suffit,  quant  à  présent,  de  bien  envisager 
son  but  et  de  marcher  avec  persévérance  pour  l'atteindre. 
Ce  but  est  l'amélioration  des  mœurs  et  le  développement 
de  l'esprit  humain.  En  y  marchant  et  quoique  la  force  des 
choses  nous  y  pousse,  vous  rencontrerez  des  obstacles:  il 
faut  savoir  quelquefois  s'arrêter,  mais  ne  jamais  s'écarter 
de  sa  ligne.  Si  des  accidents  imprévus,  si  des  événements 
politiques  retardent  votre  marche,  vous  n'aurez  rien  perdu 
en  vous  arrêtant,  pourvu  que  vous  ne  reculiez  pas  et  que 
vous  n'alliez  ni  à  droite  ni  à  gauche. 

Nul  doute  que  dans  cette  marche  vous  n'ayez  besoin, 
surtout  dans  les  premières  années,  d'être  guidée  et  diri- 
gée. Un  de  vos  premiers  soins,  en  arrivant  au  Brésil,  doit 
donc  être  de  chercher  à  connaître  les  hommes  les  plus 
éclairés  et  les  plus  vertueux,  ceux  qui  joignent  à  beaucoup 
de  désintéressement  un  esprit  sage,  la  connaissance  des 
besoins  de  leur  pays  et  un  désir  sincère  de  le  voir  pros- 
pérer. 

Une  circonstance  heureuse  vous  aidera  dans  cette  re- 
cherche et  facilitera  vos  premiers  pas  dans  la  carrière  poli- 
tique. Deux  hommes  de  mérite  vous  accompagnent;  mais 
ils  ont  un  mérite  différent;  leurs  avis  vous  seront  très 
utiles,  mais  ils  le  seront  dans  des  cas  appropriés  au  mérite 
de  chacun  d'eux,  et  c'est  par  là  que  vous  devez  donner  les 
premières  preuves  de  votre  discernement.  L'un  est  reconi- 
mandable  par  son  âge,  par  ses  connaissances  étendues,  par 
la  douceur  de  ses  mœurs,  et  surtout  par  un  grand  atta- 
chement pour  vous  et  pour  votre  famille.  Mais  les  mêmes 
qualités  qui  rendent  son  commerce  habituel  si  agréable 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  487 

s'opposent  peutrëtre  à  ce  qu'il  ait  l'énergie  nécessaire  à 
l'exécution  de  grands  desseins.  Il  est  craintif,  indulgent, 
désireux  de  bien  vivre  avec  tout  le  monde  et  disposé  à  ré- 
soudre les  difficultés  par  des  moyens  termes  dont  les  consé- 
quences sont  souvent  funestes.  Mais  comme  il  a  de  bons 
sentiments,  ses  avis  vous  seront  très  utiles  dans  toutes  vos 
relations  d'intérieur  et  dans  l'influence  que  vous  pourrez 
exercer  sur  les  arts,  sur  les  sciences,  sur  les  instituts  de 
bienfaisance  et  d'éducation.  Seulement  il  faut  vous  mettre 
en  garde  contre  sa  facilité  à  s'enthousiasmer  et  à  se  laisser 
entraîner  au  delà  des  bornes  ;  car  il  faut  de  la  mesure  en 
toutes  choses,  même  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus  louable.  Sur 
ce  point,  la  réserve  qui  vous  est  habituelle  et  la  solidité  de 
votre  caractère  me  rassurent  beaucoup.  L'autre  est  un 
homme  en  tout  plus  positif,  et  par  cela  plus  propre  à  l'exé- 
cution de  grandes  choses.  Quoiqu'il  ait  une  tendance  au 
républicanisme,  il  est  cependant  trop  éclairé  pour  ne  pas 
être  intérieurement  convaincu  que  la  monarchie  constitu- 
tionnelle est  la  forme  de  gouvernement  la  plus  propre  à 
concilier  tout  à  la  fois  Tordre  et  la  liberté.  Je  crois  donc 
que  ses  avis  pourront  vous  être  très  utiles  dans  la  haute 
politique  de  votre  rôle,  et,  à  cet  égard,  je  ne  négligerai  rien 
pour  le  bien  informer.  De  plus,  il  vous  rendra,  sans  nul  doute, 
de  grands  services  pour  l'organisation  de  votre  cabinets  . 

J'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  dire  qu'il  existe  au  Brésil 
comme  en  Europe  deux  partis,  dont  l'un  veut  faire  rétro- 
grader l'esprit  humain  et  avilir  les  hommes  par  l'ignorance 
et  le  despotisme;  l'autre,  au  contraire,  qui  veut  faciliter  le 
développement  des  facultés  intellectuelles  et  relever  l'hu- 

1.  Il  nous  est  impossible  de  ne  pas  faire  remarquer  ici  Timpartialité  et  la 
complète  abnégation  avec  laquelle  L.  Planât  fait  ressortir  les  bons  cl)tés  de 
gens  qui,  depuis  six  ans,  s'étaient  toujours  montrés  ses  ennemis,  qui  l'avaient 
abreuvé  de  dégoûts  et  qui,  mémo  dans  cette  dernière  occasion,  avaient  eu 
recours  à  mille  intrigues,  pour  lui  enlever  le  mérite  et  la  meilleure  récom- 
pense de  ses  travaux,  f.  p. 


488  VIE   DE   PLANAT. 

manité  par  la  civilisation  et  la  liberté.  Le  premier  est  dési- 
gné au  Brésil  sous  le  nom  de  parti  portugais,  dénomina- 
tion sans  doute  injuste  et  qu'il  ne  faut  pas  prendre  à  la 
lettre.  L'autre  s'intitule  le  parti  brésilien.  C'est  sur  ce  der- 
nier parti  que  vous  devez  vous  appuyer,  parce  que  c'est  le 
parti  national,  et  que  les  nations  font  la  force  des  souve- 
rains. Toutefois,  vous  ne  devez  y  mettre  ni  affectation,  ni 
exagération  ;  cette  tendance  pour  le  parti  national  est  votre 
secret  et  ne  doit  être  connue  de  pei-sonne  ;  il  ne  faut  point 
en  faire  parade;  elle  ne  doit  se  manifester  que  rarement 
et  doucement,  comme  cela  convient  à  votre  sexe. 

Dans  les  partis  favorables  à  la  liberté,  il  se  trouve  tou- 
jours des  hommes  exagérés  et  trop  ardents.  Il  ne  faut  pas 
les  écouter  :  leurs  conseils  sont  dangereux  et  portent  aux 
résolutions  extrêmes.  Les  hommes  les  plus  recomman- 
dables  dans  le  parti  brésilien  sont  en  général  ceux  qui  ont 
été  employés  dans  les  légations  d'Europe.  Ils  y  ont  puisé 
des  connaissances,  ils  y  ont  pris  des  idées  plus  nettes  de 
leurs  propres  institutions;  leurs  mœurs  se  sont  adoucies, 
leurs  manières  se  sont  polies,  et  enfin  ils  sont  devenus  plus 
propres  que  les  autres  Brésiliens  à  favoriser  la  marche  de 
la  civilisation. 

Parmi  ces  hommes  se  place  au  premier  rang  le  vicomte 
de  Pedra-Branca,  qui  vit  à  Paris,  retiré  des  affaires  et 
occupé  de  l'éducation  de  sa  fille.  Il  a  fait  votre  mariage  et 
en  a  conçu  l'idée  dans  de  hautes  vues  politiques,  pour  la 
gloire  de  l'Empereur  et  la  prospérité  de  son  pays,  deux 
objets  qui  l'occupent  constamment.  Malheureusement,  vous 
serez  privée  pendant  quelque  temps  de  ses  conseils  directs. 

On  vous  a  conseillée  de  prendre  pour  secrétaire  M.  M***, 
chargé  d'affaires  du  Brésil  à  Londres.  C'est  un  des  hommes 
que  les  bons  Brésiliens  croient  capables  de  coopérer  puis- 
samment aux  améliorations  que  réclame  l'état  de  leur 
pays.  Je  vous  ai  déjà  fait  connaître  les  qualités    et  les 


CINQUIÈME   PARTIE  (1821    A    1833).  489 

talents  qui  recommandent  ce  choix;  ce  sera  déjà  faire 
beaucoup  pour  votre  bonheur  et  pour  la  bonne  cause  que 
de  vous  attacher  un  homme  de  bonnes  mœurs  et  d'un  vrai 
mérite.  Si  TEmpereur  vous  demande  comment  vous  con- 
naissez M.  M***,  vous  pouvez  répondre  que  c'est  moi  qui 
vous  Tai  désigné,  sur  la  recommandation  du  vicomte  de 
Pedra-Branca,  et  que  je  pense  que  ce  choix  aurait  l'appro- 
bation générale. 

Un  moyen  puissant  de  hâter  les  progrès  de  la  civilisa- 
tion au  Brésil  est  de  favoriser  et  d'encourager  l'instruction 
publique  ;  car  c'est  principalement  dans  la  génération  qui 
s'élève  que  les  bons  Brésiliens  fondent  l'espoir  d'un  meil- 
leur avenir  pour  leur  pays.  Il  faut  donc  témoigner,  en  toute 
occasion,  l'intérêt  que  vous  prenez  aux  progrès  de  l'instruc- 
tion publique  ;  vous  entretenir  avec  les  professeurs  et  les 
chefs  des  différents  instituts;  vous  informer  des  élèves  qui 
se  distinguent; 'exciter  les  personnes  de  votre  cour  à  bien 
faire  élever  leurs  enfants;  leur  répéter  que,  dans  notre 
siècle,  les  hommes  ne  sont  considérés  qu'en  raison  de  leur 
mérite  réel,  que  l'instruction  est  le  meilleur  moyen  d'as- 
surer le  bonheur  futur  du  Brésil. 

Des  hautes  régions  de  l'instruction  publique,  il  faut  des- 
cendre par  degrés  jusqu'à  celle  des  artisans  dans  les  pro- 
fessions utiles.  Il  faut  témoigner  le  désir  de  voir  les  Brési- 
liens s'affranchir  graduellement,  par  leur  propre  industrie, 
des  tributs  énormes  qu'ils  payent  à  l'industrie  européenne. 
Ce  point  présente  des  difficultés,  mais  elles  s'aplaniront 
peu  à  peu.  En  Europe,  les  expositions  publiques  des  pro- 
duits de  l'industrie  nationale,  les  prix,  les  encouragements 
donnés  par  le  souverain  sont  de  très  bons  moyens  pour  en 
faciliter  les  progrès;  il  faudra  voir  si  ces  mêmes  moyens 
peuvent  obtenir  au  Brésil  le  même  succès. 

Pour  opérer  le  bien,  il  faut  que  vous  soyez  populaire, 
c'est-à-dire  aimée  de  la  nation;  il  faudra  donc  éviter  de 


4f0  VIE   DE  PLANAT. 

(aire  ou  de  dire  des  choses  qui  choquent  trop  ouvertement 
les  idées  reçues  ou  même  les  préjugés.  Sans  épouser  les 
querelles  et  les  haines  de  parti,  il  faut  vous  montrer  Brési- 
lienne avant  tout  et  n'admettre  jamais  aucun  Portugais 
dans  votre  service,  ni  dans  votre  intimité.  La  haine  des 
Brésiliens  pour  les  Portugais  peut  être  injuste;  mais  ce 
sentiment  est  très  fort,  et  vous  risqueriez  de  perdre  TafTec- 
tion  du  peuple,  si  vous  commenciez  par  le  braver.  Pour  le 
reste,  je  n'en  suis  pas  inquiet;  la  douceur  de  votre  carac- 
tère, votre  penchant  à  la  bienfaisance,  votre  inclination 
naturelle  pour  ce  qui  est  noble  et  utile,  doivent  finir  par 
vous  gagner  tous  les  cœurs. 

Tels  sont  les  premiers  avis  que  je  crois  devoir  vous  don- 
ner sur  ce  qui  concerne  votre  influence  politique;  ferme- 
ment convaincu  qu'en  les  suivant,  vous  poserez  une  des 
bases  les  plus  importantes  de  votre  bonheur  et  de  votre 
réputation.  Puissent  le  temps,  Téloignement  et  des  conseils 
timides  ne  pas  les  rendre  inutiles  !  Prenez  confiance  en 
vous-même;  ne  vous  accoutumez  pas  trop  à  vous  laisser 
guider  toujours  et  en  toutes  choses;  essayez  quelquefois 
vos  forces  et  votre  jugement  et  agissez  par  vous-même. 
Vous  ferez  des  écoles  ;  c'est  tout  simple  et  cela  ne  doit  pas 
vous  décourager.  Au  contraire,  ces  leçons  de  l'expérience 
sont  peut-être  les  seules  profitables  et  valent  mieux  que 
toutes  les  phrases  du  monde.  D'ailleurs,  vous  savez  distin- 
guer le  bien  du  mal,  la  vertu  du  vice,  et  vous  n'avez  pas 
besoin  de  conseils  pour  témoigner  votre  penchant  pour  ce 
qui  est  bien  et  votre  aversion  pour  ce  qui  est  mal.  Cette 
manifestation  est  d'une  grande  importance  pour  les  princes 
et  ils  exercent  en  pareil  cas  une  grande  influence  morale. 
Un  mot,  un  geste,  un  regard  leur  suffit  bien  souvent  pour 
confondre  le  vice  et  pour  encourager  la  vertu.  Privé  du 
bonheur  de  vous  accompagner,  je  vous  demande  la  per- 
mission d'aller  vous  voir,  lorsque  ma  santé  me  le  permet- 


CIiNQUIËME  PARTIE   (i821    A   1833).  491 

tra.  Ce  sera  la  plus  douce  récompense  de  tout  ce  que  j'ai  pu 
faire,  dans  la  vue  d'assurer  votre  bonheur.  Il  ne  cessera 
jamais  de  m'occuper  et,  malgré  Timmense  distance  du 
rang,  malgré  Féloignement,  je  n'hésiterai  jamais  à  vous 
faire  connaître  tout  ce  que  je  croirai  pouvoir  intéresser 
votre  repos,  votre  bonheur  et  votre  renommée. 

A  M,  de  Lariboisière. 

Au  château  d'fsmaning,  9  août  1829. 

Mon  cher  Lariboisière,  votre  manière  de  voir  est  tout  à 
fait  conforme  à  la  mienne,  et  je  n'ai  rien  négligé  pour  la 
faire  partager  à  notre  jeune  Impératrice.  Ne  pouvant  rac- 
compagner, je  lui  ai  remis  des  instructions  fort  détaillées 
sur  l'importance  de  sa  nouvelle  position  et  sur  l'influence 
qu'elle  peut  exercer  pour  le  bien  de  l'humanité.  J'ai  eu,  en 
outre,  de  longues  conférences  avec  elle  pour  lui  développer 
nos  idées  et  pour  les  lui  rendre  familières.  Elle  les  a  très 
bien  saisies;  quoique  fort  jeune,  elle  a  l'esprit  solide  et 
judicieux  ;  elle  a  de  plus  une  réserve  naturelle  qui  l'empê- 
chera de  tomber  dans  les  fautes  qu'entraînent  d'ordinaire 
l'empressement  et  l'irréflexion.  J'ai  donc  lieu  d'espérer 
qu'avec  le  temps  elle  remplira  tout  ce  qu'on  attend  d'elle. 
Maintenant  je  vous  dois  compte  des  motifs  qui  m'ont  em- 
pêché de  l'accompagner  au  Brésil,  malgré  les  invitations 
si  pressantes  que  j'ai  reçues  de  toutes  parts. 

A  mon  retour  de  Canterbury,  je  trouvai  tout  disposé  ici 
pour  m'enlever  le  mérite  de  mes  travaux  et  ne  m'en  laisser 
que  les  désagréments;  l'intrigue  et  la  cupidité  sont  actives, 
et  elles  auront  toujours  beau  jeu  avec  moi.  Cependant  le 
but  de  mon  voyage  me  paraissait  si  noble  et  si  important 
que  j'aurais,  dans  cette  occasion,  lutté  contre  les  intrigants, 
si  j'avais  pu  espérer  que  cette  lutte  pût  amener  quelque 
bon  résultat.  Mais,  depuis  cinq  ans,  les  mêmes  hommes, 


492  VIE   DE  PLANAT. 

réduits  par  moi  à  Timpossibilité  de  disposer,  comme  ils 
l'entendraient,  de  la  faveur  et  de  la  fortune  ducale,  ont 
songé  à  s'en  dédommager  pour  l'avenir;  ils  se  sont  empa- 
rés de  l'esprit  du  prince  Auguste  et  l'ont  circonvenu  par  la 
flatterie  et  par  toutes  les  séductions  qui  peuvent  corrompre 
le  cœur  et  fausser  la  raison.  Ainsi  donc,  ce  jeune  homme 
qui  accompagne  sa  sœur  et  tout  ce  qui  l'entoure  m'est  hos- 
tile. Que  pouvait-il  résulter  de  bon  de  cet  amalgame?  Dans 
ce  conseil  hétérogène,  toutes  mes  propositions  auraient 
rencontré  une  opposition  systématique  ;  on  se  serait  servi 
du  jeune  prince  pour  inspirer  à  sa  sœur  des  défiances 
contre  moi,  et  mon  voyage  n'aurait  eu  d'autre  résultat  que 
d'entourer,  dès  labord,  cette  jeune  souveraine  d'intrigues 
et  de  divisions.  J'ai  jugé,  dès  lors,  qu'il  était  plus  sage  et 
plus  utile  de  renoncer  à  la  portion  de  gloire  qui  m'était  ré- 
servée et  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  cette  nouvelle 
combinaison.  Les  hommes  ne  sont  jamais  complètement 
pervers;  il  reste  toujours  au  fond  de  leur  cœur  quelque 
étincelle  de  noblesse  et  de  générosité.  J'ai  cherché  à  réveil- 
ler ces  sentiments  et  à  faire  comprendre  aux  hommes  qui 
peuvent  avoir  quelque  influence  sur  la  conduite  politique 
de  la  jeune  Impératrice  toute  l'importance  de  leur  position, 
tout  ce  que  le  monde  constitutionnel  est  en  droit  d'attendre 
d'eux.  Je  leur  ai  donné  sans  aucune  réserve  toutes  les 
notions,  tous  les  renseignements  que  j'avais  recueillis  sur 
les  hommes  et  sur  les  choses,  et  leur  ai  fait  part  de  toutes 
mes  idées  et  de  mes  projets  pour  favoriser  le  développement 
de  l'esprit  humain  et  la  marche  de  la  civilisation;  enfin 
j'ai  intéressé  leur  gloire  et  leur  amour-propre  au  succès  de 
leur  mission  et,  fort  heureusement  que  si  le  cœur  de  ces 
hommes  est  mauvais,  leurs  opinions  politiques  sont  bonnes. 
J'espère,  mon  cher  Lariboisière,  que  cet  exposé  m'aura 
justifié  à  vos  yeux*. 

i.  L.  Planât  ne  s'était  jamais  desintéresse  de  la  chose  publique  au  milieu 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  493 


A  Madame  Ch***. 

Munich,  iO  août  1829. 

Ma  chère  Joséphine,  il  y  a  huit  jours  qu'après  un  long 
et  pénible  travail  je  suis  enfin  accouché  heureusement  de 
mon  Impératrice;  me  voici  dans  mes  relevailles,  tandis 
qu'elle  chemine  pompeusement  sur  les  rives  du  Rhin,  avec 
un  cortège  de  gens  empressés,  avides  d'honneurs  et  de  dis- 
tinctions. Pour  moi,  œuvre  faite  et  parfaite,  je  rentre  dans 
mon  obscurité  et  je  m'y  trouve  bien.  On  voulait  faire  de 
moi  un  ministre  de  Don  Pedro,  un  grand-cordon  de  l'or- 
dre du  Christ,  et  mille  belles  choses  semblables.  Nenni-da, 
ai-je  dit;  à  moi  tant  d'honneur  n'appartient.  J'aurais  bien 
voulu  ajouter  :  «  J'aimerais  mieux  force  beaux  doublons 
et  beaux  escus  au  soleil,  s'il  vous  plaisait.  »  Mais  je  n'osai, 
étant  de  naturel  honteux  et  retenu;  voyons  s'ils  auront 
deviné!  Quant  à  présent,  ma  plus  douce  récompense  est 

des  plus  grandes  tribulations  personnelles.  Son  esprit,  d'une  activité  et  d'une 
énergie  à  peine  croyables  dans  un  corps  si  frêle,  s'exerçait  incessamment  en 
mille  directions  diverses.  Depuis  son  avant-dernier  séjour  en  Franco,  les 
questions  de  liberté  constitutionnelle  l'avaient  surtout  préoccupé.  Voici  ce 
que,  dès  les  premiers  jours  de  1829,  il  écrivit  au  comte  Lariboisière,  au  sujet 
d'une  des  plus  importantes  de  ces  libertés  :  <f  La  loi  sur  l'organisation  mu- 
nicipale, si  hautement  réclamée  par  l'intérêt  général,  sera  sans  doute  pro- 
posée pendant  cette  session.  Mais  tout  ce  que  j'ai  lu  jusqu'ici  dans  les  jouiv 
naux  sur  cette  matière  m'a  paru  pitoyable.  A  quoi  bon  tant  de  verbiage,  pour 
prouver  la  nécessité  d'une  institution  qui  existe  partout,  même  en  Autriche, 
même  en  Turquie,  où  les  Ayams  sont  choisis  par  le  peuple!  Partout  les  com- 
munes ont  de  véritables  représentants  de  leurs  intérêts,  excepté  en  France  ; 
partout  cette  institution  parait  sage,  utile  et  sans  inconvénient;  pourquoi  en 
serait-il  autrement  en  France?  Voilà  tout.  J'aimerais  à  vous  aider  dans  vos 
travaux,  car  je  sais  qu'un  homme  seul  ne  peut  suffire  aux  immenses  recher- 
ches qu'exigent  les  fonctions  législatives.  J'en  ai  eu  la  preuve  dans  la  der- 
nière session  des  Ëtats  bavarois,  à  laquelle  le  prince  Eugène  a  assisté;  et 
pourtant  quelle  différence  pour  l'importance  des  travaux,  et  pour  la  marche 
des  délibérations  I  mais  son  esprit  exact  et  positif  voulait  être  éclairé  sur 
tout.  »  —  (27  janvier.)  «  Vos  observations  sur  la  question  municipale  sont 
parfaitement  justes  et  je  partage  votre  prudente  incertitude  sur  la  portion 


494  VIE   DE   PLANAT. 

de  pouvoir  me  reposer  bien  à  Taise ,  après  trois  mois  d'un 
travail  et  d'une  activité  dont  je  ne  me  croyais  plus  capable. 
Me  voici  retombé  dans  un  doice  et  délicieux  far  niente.  Si 
j'en  sors  dans  quelques  jours,  ce  sera  pour  te  narrer  la 
mystérieuse  et  merveilleuse  histoire  de  ce  mariage,  qui 
fait  enrager  toute  la  diplomatie  européenne,  honteuse  de 
n'en  avoir  rien  su  et  par  conséquent  de  n'en  avoir  tiré  au- 
cun parti.  Deux  hommes  ignorés,  mais  intelligents,  dis- 
crets et  surtout  désintéressés,  ont  mis  en  défaut  les  cabi- 
nets les  plus  rusés  de  l'Europe,  et  les  plus  intéressés  à  se 
mêler  du  mariage  de  Don  Pedro,  et  l'un  de  ces  hommes 
était  moi.  N'est-ce  pas  bien  joli?  On  prétend,  que  l'empe- 
reur Don  Pedro  doit  me  faire  un  beau  cadeau,  que  cela  ne 
peut  me  manquer,  et  moi  je  n'en  crois  rien,  car  je  connais 
la  cour;  et  je  vous  dis  que  les  cadeaux  seront  pour  ceux 
qui  n'ont  rien  fait,  et  les  désagréments  (s'il  y  en  a)  seront 
pour  ceux  qui  ont  tout  fait.  C'est  dans  l'ordre,  cela  doit 
être,  parce  que  cela  a  toujours  été.  Il  faut  penser  au  Sic 
vos  non  vobis,  au  Tulit  aller  honores,  mais  sans  peine  et 

de  pouvoir  à  laisser  à  radministration  communale.  Je  crois  même,  comme 
vous,  qu'il  y  a  moins  d'inconvénients  à  lui  en  laisser  trop  peu  qu'à  lui  en 
donner  trop.  Aussi  la  question  que  j'avais  tranchée  dans  ma  lettre  n'était 
relative  qu'à  Vélection;  il  me  parait  qu'elle  doit  être  entièrement  libre,  et 
que  tous  les  citoyens  de  la  commune  doivent  y  concourir,  en  suivant  plusieurs 
échelons  d'élections.  Quant  à  l'action  municipale,  je  pense  qu'il  faut  qu'elle 
soit  réglée  et  dirigée  en  général  par  le  gouvernement,  et  contrôlée  par  un 
conseil  municipal  indépendant,  de  manière  qu'en  cas  de  contestation  entre 
la  municipalité  et  le  conseil  communal,  ce  soit  le  gouvernement  qui  prononce. 
Il  y  a  à  parier  que  le  gouvernement  prononcera  toujours  d'une  manière 
conforme  à  l'équité  et  à  l'intérêt  public,  toutes  les  fois  qu'il  sera  juge  entre 
deux  autorités  indépendantes  de  lui;  car  il  faut  abandonner  l'idée  que  le 
gouvernement  est  une  puissance  ennemie  de  la  nation,  surtout  lorsqu'il  ne 
s'agit  que  d'intérêts  locaux.  Du  reste  je  pense  qu'il  n'y  aura  pas  trop  de 
deux  sessions  pour  décider  une  question  de  cette  importance.  Une  loi  muni- 
cipale, qui  porterait  l'empreinte  de  Timpatience  et  de  l'esprit  de  parti,  pour- 
rait compromettre  gravement  notre  avenir.  Vous  voyez  que  pour  un  lihéral 
je  suis  passablement  sage;  mais  c'est  que  je  ne  pense  jamais  à  mon  pays, 
sans  penser  à  mes  deux  généraux,  chez  qui  le  plus  ardent  amour  du  bien 
public  n'était  jamais  séparé  de  la  sagesse  et  de  la  modération.  »  f.  p. 


CINQUIÈME   PARTIE   (i821    A    1833).  495 

sans  chagrin;  pourvu  qu'en  somme  on  vive,  c'est  assez. 
0  pauvres  humains  !  Vous  vous  tourmentez  fort  pour  arri- 
ver dans  une  boîte  tout  étroite;  vous  allez  au  Brésil,  bra- 
ver à  6S  ans  les  ardeurs  du  tropique  pour  chercher  un 
grand  cordon  que  l'Europe  vous  a  refusé  malgré  vos  in- 
stances réitérées.  Eh  !  pauvre  sot  !  restez  chez  vous  à  vivre 
doucement  et  joyeusement  entre  vos  livres  et  vos  amis,  à 
faire  tout  le  bien  possible  dans  votre  sphère.  Cette  vie  vaut 
mieux,  je  pense,  que  celle  de  la  cour  de  Rio-Janeiro;  mais 
je  prêche  dans  le  désert;  personne  ne  m'écoute;  la  voix  de 
l'orateur  est  couverte  par  ces  cris,  répétés  de  toute  part  : 
Le  cordon,  s'il  vous  plcât! 

Je  te  prie  de  faire  part  de  toutes  ces  sottises  au  faubourg 
Saint-Martin,  et  d'embrasser  pour  moi  tout  ce  qui  s'y  trouve, 
ajoutant  que  je  me  porte  bien  et  que  je  suis  de  bonne  hu- 
meur comme  un  qui  aurait  gagné  un  bon  procès. 

Adieu,  belle,  j'embrasse  toi  sur  les  yeux  et  sur  les  joues 
fraîches,  et  j'attends  qu'on  m'écrira  sans  plus  tarder. 

A  Eugène  Lebon. 

Munich,  !«'  novembre  1829. 

Je  ne  me  rappelle  plus  la  date  de  votre  dernière  lettre, 
mon  cher  Eugène,  mais  il  me  semble  qu'elle  n'a  guère 
moins  de  deux  ans.  Depuis  ce  temps,  je  vous  ai  écrit  trois 
ou  quatre  fois  sans  jamais  recevoir  de  réponse. 

Vous  avez  appris  sans  doute  que  je  suis  allé  à  Paris  ce 
printemps,  pour  y  négocier  le  mariage  de  l'Impératrice  du 
Brésil,  affaire  assez  difficile,  qui  m'a  donné  beaucoup  de 
mal  et  m'a  excessivement  fatigué.  Maintenant,  je  me  re- 
pose sur  mes  lauriers  et  je  pense  à  mes  amis,  parmi  les- 
quels je  me  plais  toujours  à  vous  compter,  malgré  votre 
apparente  ingratitude.  Dites-moi  maintenant  ce  que  vous 


496  VIE   DE  PLANAT. 

devenez?  Si  vous  voulez  que  je  vous  parle  de  moi,  je  vous 
dirai  que  ma  santé  est  devenue  meilleure  et  que  ma  pe- 
tite fortune  s'est  accrue  par  des  gratifications  qu'en  toute 
conscience  je  crois  avoir  bien  gagnées.  En  somme,  j'ai 
aujourd'hui  9  000  francs  à  dépenser  par  an,  sans  parler  d'un 
joli  logement  bien  meublé,  où  je  voudrais  fort  vous  don- 
ner l'hospitalité.  J'ai  pris  mon  parti  sur  les  contrariétés  et 
les  désagréments  de  la  vie;  je  vis  en  philosophe  mondain; 
je  pense  qu'en  remplissant  exactement  ses  devoirs,  en 
faisant  le  plus  de  bien  et  le  moins  de  mal  possible,  et 
surtout  en  ne  se  mettant  pas  en  avant,  on  n'a  que  peu  de 
chose  à  redouter  de  la  méchanceté  des  hommes. 

Mon  cher  Eugène,  venez  me  voir,  ou  plutôt  venez  voir 
Munich,  qui  en  vaut  bien  la  peine.  C'est  une  absence  de 
quinze  jours,  et  vous  avez  dans  l'année  bien  des  quinze  jours 
plus  mal  employés. 


Au  même. 


Munich,  1»  mai  1830. 


Je  serais  bien  coupable,  en  effet,  de  n'avoir  pas  répondu 
plus  tôt  à  votre  dernière  lettre,  si  je  n'avais  les  plus  justes 
comme  les  plus  tristes  motifs  de  m'excuser.  J'ai  été  pen- 
dant trois  mois  malade  sans  pouvoir  même  m'occuper  de 
ma  correspondance  particulière.  Les  suites  de  cette  maladie 
sont  même  assez  graves  pour  me  faire  craindre  de  ne  pou- 
voir jamais  me  rétablir  entièrement;  bien  que  le  retour 
de  la  belle  saison  m'ait  fait  quelque  bien,  le  fond  de  ma 
santé  est  toujours  fort  mauvais  ;  le  moindre  froid,  la  moin- 
dre fatigue,  le  plus  petit  écart  de  régime,  suffisent  pour 
la  déranger.  Je  compte  passer  l'hiver  prochain  en  Italie, 
probablement  sur  les  bords  du  lac  de  Côme.  Vous  pensez 
bien  que  je  ne  manquerai  pas  de  faire  une  petite  excur- 


CINQUIÈME   PARTIE  (1821    A    1833).  497 

sion  à  Bologne.  Avec  quel  plaisir  je  vous  reverrai,  cher 
Eugène!  car  tout  ce  que  j'ai  éprouvé  depuis  notre  sépara- 
tion m'a  fait  sentir  profondément  tout  ce  que  vaut  un  ami 
tel  que  vous.  En  attendant  le  moment  bien  heureux  qui 
doit  nous  réunir,  je  vais  partir  pour  Kissingen  dès  le  mois 
prochain.  Mon  médecin  m'assure  que  ces  eaux  si  réputées 
exerceront  sur  ma  santé  leur  influence  salutaire.  Puisse-t-il 
ne  pas  se  tromper! 

Je  suis  obligé  de  dicter  pour  ménager  ma  tête.  Adieu 
donc,  cher  Eugène,  n'oubliez  pas  votre  vieux  et  fidèle  ami. 


Le  séjour  de  Kissingen  devait  avoir,  en  effet,  une  grande 
influence  sur  l'avenir  de  L.  Planât,  non  seulement  en  améliorant 
sa  santé,  mais  à  d'autres  points  de  vue.  Il  y  rencontra  une  jeune 
personne  de  Munich,  M"**  de  K...,  dont  la  conversation  et  la  so- 
ciété paraissaient  lui  être  sympathiques.  Il  n'avait  connu  jus- 
qu'alors que  M.  de  K...,  homme  très  distingué,  libéral,  aimant 
passionnément  la  France,  où  il  avait  passé  sa  jeunesse,  et  ayant 
communiqué  à  sa  fille  toutes  ses  opinions  et  ses  idées.  Quant  à 
M"*  de  K...  elle-même,  quoiqu'elle  n'eût  fait  qu'entrevoir  de 
temps  à  autre  L.  Planât,  elle  n'en  était  pas  moins,  à  l'avance, 
singulièrement  prévenue  en  sa  faveur,  par  le  peu  qu'elle  avait 
appris  de  son  passé,  par  le  respect  unanime  qui  entourait  son 
nom  et,  il  faut  l'avouer  aussi,  par  le  charme  inexprimable  de 
cette  physionomie,  si  distinguée,  si  expressive  et  si  souffrante, 
portant  au  plus  haut  degré  l'empreinte  d'une  âme  élevée. 
M"''  de  K...,  âgée  alors  de  24  ans,  et  ayant  refusé  de  nom- 
breux partis,  était  vivement  sollicitée  depuis  quelque  temps 
par  ses  parents,  de  faire  un  choix.  Si  L.  Planât  l'avait  voulu,  ou 
si  une  modestie  poussée  à  l'excès  ne  l'eût  empêché  de  deviner 
la  secrète  pensée  de  M"®  de  K...,  ce  choix  eût  été  fait  dès  ce 
moment.  Mais  l'idée  même  de  la  demander  en  mariage  ne  se 
présenta  pas  à  son  esprit,  l'ensemble  de  sa  propre  position  lui 
paraissant  plus  que  jamais  de  nature  à  devoir  écarter  tout  projet 
de  ce  genre.  Ses  rapports  avec  la  famille  de  K...  restèrent  donc, 

32 


408  VIE  DE  PLANAT. 

du  moins  pour  le  moment,  à  l'état  de  simples  relations  de  so- 
ciété, bientôt  complètement  interrompues  par  des  voyages,  des 
séjours  de  campagne  et  des  absences  réciproques. 

Du  reste,  des  préoccupations  d'une  nature  fort  sérieuse  atten- 
daient L.  Planât  à  son  retour  des  eaux.  Les  dernières  nouvelles 
de  France  faisaient  prévoir  dans  ce  pays  de  prochaines  et  graves 
perturbations  politiques.  L'anxiété  de  tous  les  Français  établis 
à  Munich  était  d'autant  plus  vive  que,  la  télégraphie  électrique 
n'existant  pas  alors,  les  nouvelles  de  Paris  ne  leur  parvenaient 
qu'avec  une  lenteur  relative  extrême  :  «  Vous  savez  sans  doute 
que  les  coups  d'Etat  vont  leur  train  en  France,  »  écrivit 
L.  Planât,  le  30  juillet,  à  M.  de  K...  La  liberté  de  la  presse  est 
abolie;  nous  avons  une  loi  d'élections  par  ordonnance  !  Que  va- 
t-il  résulter  de  ce  triomphe  des  apostoliques  ?  Dieu  seul  le  sait, 
et  je  le  prie,  du  fond  de  mon  âme,  de  préserver  la  France  des 
malheurs  qu'un  tel  état  de  choses  peut  attirer  sur  elle.  »  Comme 
on  le  voit  par  ce  billet  (soigneusement  conservé  par  M"^  de  K...), 
on  ignorait  encore  à  la  date  du  30  juillet,  à  Munich,  la  terrible 
lutte  qui  depuis  quatre  jours  ensanglantait  Paris. 

Tandis  que,  dans  la  maison  ducale,  des  craintes  et  des  espé- 
rances communes  agitaient  les  esprits,  effaçant  pendant  quel- 
ques jours  toute  préoccupation  personnelle  et  tout  dissentiment, 
il  en  était  autrement  à  la  cour  du  roi  Louis  et  dans  les  cercles 
de  la  haute  société  de  Munich.  Là,  les  ordonnances  de  juillet 
excitèrent  des  transports  d'enthousiasme,  sans  aucun  mélange 
d'inquiétude.  Nous  avons  reproduit  ailleurs  quelques  portraits, 
esquissés  de  la  main  de  L.  Planât;  mais  nous  avons  voulu  en 
réserver  un,  pour  le  citer  ici,  parce  qu'il  fait  ressortir  l'entière 
sécurité  du  parti  réactionnaire  de  cette  époque,  à  Munich 
comme  ailleurs.  Voici  ce  portrait  : 

Le  baron  de  Deux-Ponts,  frère  de  M™*  de  Cette,  était  aide  de  camp 
du  roi.  En  juillet  1830,  il  fut  envoyé  à  Paris  pour  un  échange  de  déco- 
rations. A  son  retour  à  Munich,  on  s'empressa  de  le  questionner  sur 
rétat  des  choses,  qui  semblait  si  menaçant  pour  tout  homme  réfléchi. 
Il  répondit  :  «  Tout  va  à  merveille,  et  le  roi  est  plus  fort  que  jamais  Ii» 
On  lui  répondit  :  «  Mais,  cependant,  les  journaux  tiennent  un  tout 
autre  langage.  —  Les  journaux  I  mais  qui  lit  les  journaux?  A  Paris, 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A   1833).  499 

personne  ne  les  lit.  »  —  Huit  jours  après,  Charles  X  était  chassé.  A& 
uno  disce  omnes. 


Le  6  août  seulement,  une  lettre  de  M"®  Ch***  vint  rassurer 
L.  Planât  sur  le  sort  de  sa  famille,  tout  en  lui  donnant  des  dé- 
tails émus  et  intéressants  sur  la  lutte  qui  venait  de  se  terminer 
par  le  triomphe  populaire  et  le  départ  du  roi. 

F.   p. 
A  Madame  Ch**\ 

Munich,  7  août  1830. 

Ma  chère  Joséphine,  j'ai  partagé  bien  vivement  l'enthou- 
siasme général  pour  la  conduite  héroïque  des  Parisiens,  et 
je  ne  trouve  rien  dans  les  annales  du  monde  qui  puisse  se 
comparer  à  la  glorieuse  révolution  qu'ils  viennent  d'accom- 
plir. 

J'ai  appris  aussi  avec  joie  que  ton  fils  s'est  comporté  en 
brave  dans  ces  mémorables  journées. 

Je  vois  avec  peine  dans  les  journaux  des  signes  précur- 
seurs de  la  désunion.  Le  parti  vainqueur  se  montre  déjà 
exigeant  et  mécontent.  Malheur  à  nous,  si  nous  ne  savons 
pas  être  modérés  après  la  victoire,  et  marcher  d'un  com- 
mun accord  !  Nous  donnerions  beau  jeu  aux  ennemis  du 
dedans  et  du  dehors. 

Je  te  remercie  d'avoir  pensé  à  moi,  lorsqu'on  a  fait  un 
appel  à  l'ancienne  armée,  et  d'avoir  fait  inscrire  mon  nom. 
Malheureusement,  dans  l'état  de  santé  où  je  me  trouve,  je 
serai  plus  à  charge  qu'utile  à  mon  pays.  Néanmoins,  s'il 
était  jamais  menacé  d'une  invasion,  je  serais  prêt  à  voler  à 
sa  défense,  et  à  lui  consacrer  le  peu  de  forces  qui  me 
restent. 


500  VIE  DE  PLANAT. 


V 


A  Abel  Planât. 

Munich,  28  septembre  1830. 

Mon  cher  Abel,  me  voici  tout  prêt  à  quitter  la  Bavière; 
non  pas,  comme  tu  le  crois,  pour  aller  à  Paris,  mais  pour 
me  rendre  en  Italie,  où  je  compte  passer  l'hiver.  Ma  santé 
Texige  impérieusement.  D'ailleurs,  qu'irais-je faire  à  Paris; 
grossir  le  nombre  des  solliciteurs?  Cela  n'est  pas  très 
attrayant.  Je  n'ai  demandé  que  ce  qui  ne  saurait  m'étre 
refusé  sans  injustice  :  ma  réintégration  dans  l'armée  et  la 
confirmation  de  mon  grade  de  1815.  Ne  pouvant  aller  moi- 
même  à  Paris,  j'ai  remis  ma  demande  à  l'envoyé  de  France 
en  Bavière,  qui  s'est  chargé  de  la  faire  passer  au  ministre 
de  la  guerre.  Mais  Henriette  s'est  trompée,  lorsqu'elle  t'a 
écrit  que  mon  grade  et  mon  traitement  des  Cent-Jours 
m'étaient  assurés.  Jusqu'à  présent  il  n'a  été  pris  aucune 
décision  en  ma  faveur*. 

Du  reste,  il  ne  sert  de  rien  de  s'en  fâcher,  le  monde  est 
ainsi  fait  ;  on  n'y  peut  rien  changer. 

L.  Planât  n'attendait,  pour  quitter  Munich,  que  Tissue  d'une 
affaire  qui  ne  pouvait  tarder  à  être  résolue.  Il  s'agissait  d*an 
projet  de  partage,  entre  tous  les  héritiers  du  prince  Eugène,  des 
biens  territoriaux  laissés  par  ce  prince  et  ne  faisant  pas  partie 
du  majorât,  projet  soumis  en  ce  moment  à  Texamen  et  à  l'ap- 
probation de  plusieurs  curateurs  désignés  par  le  roi.  Quelques 

1.  A  cette  époque,  le  parti  bonapartiste  en  général  et  plus  spécialement  les 
anciens  officiers  d*ordonnance  de  l'Empereur  furent  Tobjet  d'une  faveur  mar- 
quée. Tous  les  anciens  camarades  de  L.  Planât,  Gourgaud,  Rcsigny,  R^ 
gnault  de  Saint- Jean  d'Ângély,  etc.,  obtinrent,  non  seulement  la  confirmation 
de  leur  grade  de  1815,  mais  un  ou  deux  grades  supérieurs;  L.  Planât  seul 
était  excepté.  «  Et  cependant,  —  dit-il  quelque  part  avec  une  douce  fierté,  — 
de  tous  les  officiers  d'ordonnance  de  l'Empereur,  j'étais  le  seul  qu'il  eût  men- 
tionné dans  son  testament,  le  seul  qu'il  eût  désiré  aroir  près  de  lui  à  Saiote- 
Hélène.  »   f.  p. 


r 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A   1833).  501 

jours  après,  une  lettre  des  curateurs  vint  effectivement  exprimer 
à  la  duchesse^  non  seulement  leur  entière  approbation  pour  ce 
travail,  mais  en  outre  leurs  félicitations  pour  le  résultat  général 
de  sa  gestion  et  leur  vive  admiration  pour  la  sagesse  et  le  cou- 
rage déployés  par  elle,  pendant  tout  le  cours  de  sa  tutelle,  dont 
ils  venaient  de  pouvoir  apprécier  en  détail  les  grandes  difficultés. 
«  Enfin,  Monsieur,  —  écrivit  la  pauvre  veuve  à  L.  Planât,  — 
pendant  que  ceux  qui  nous  ont  rendu  la  tâche  si  pénible  et  si 
difficile  doivent  rougir  de  leur  conduite  et  du  mal  qu'ils  nous 
ont  fait,  nous  pouvons  nous  féliciter  d'avoir  surmonté,  avec 
honneur  et  sans  intrigue,  toutes  les  entraves  qu'on  imaginait 
pour  nous  tourmenter.  Dans  une  année,  mon  fils  sera  majeur, 
et  cette  idée  me  donne  du  courage.  » 

Toutefois,  à  ces  paroles  satisfaisantes,  elle  ajoutait  des  craintes 
fondées  de  voir  que  le  résultat,  obtenu  avec  tant  de  peines,  pou- 
vait être  compromis  au  dernier  moment  par  les  événements  du 
jour,  car  les  troubles  politiques  risquaient  d'empôcher  de  tirer 
des  biens  d'Italie  un  revenu  d'autant  plus  nécessaire  que  depuis 
deux  années  il  avait  été  presque  entièrement  consacré  à  des 
améliorations  encore  improductives.  La  duchesse  se  montrait 
fort  tourmentée  de  l'idée  d'être  forcée  de  contracter  un  emprunt 
dans  la  dernière  année  de  sa  tutelle,  et  elle  annonçait  l'intention 
de  passer  tout  cet  hiver  à  Eichstelt,  «  ce  qui,  à  vrai  dire,  ne  serait 
pas  pour  elle  un  sacrifice,  vu  l'esprit  antifrançais  et  réactionnaire 
qui  régnait  à  Munich,  mais  principalement  dans  le  but  d'y  vivre 
d'économie,  en  se  privant  même  des  choses  auxquelles  elle  était 
accoutumée  depuis  sa  naissance.  » 

D'autres  projets,  entre  autres  la  rétrocession  de  la  principauté 
d'Eichstett  au  gouvernement  bavarois,  préoccupaient  aussi  son 
esprit,  et  elle  ne  put  s'empêcher,  dans  cette  situation,  d'écrire  à 
L.  Planât  :  «  Je  n'ai  jamais  osé  m'opposer  à  [votre]  départ,  quoi- 
qu'il me  sera  très  pénible  de  rester  seule  pour  les  affaires,  dans 
un  moment  si  important  et  si  riche  en  événements,  où  un  bon 
avis  est  surtout  si  nécessaire  !  » 

L.  Planât  ne  sut  point  résister  à  ce  nouvel  appel,  fait  à  son 
dévouement. 

F.  P. 


502  VIE  DE   PLANAT. 

A  Abel  Planai. 

Eichstett,  29  décembre  1830. 

Mon  cher  Abel,  les  circonstances,  pénibles  et  difficiles 
pour  tout  le  monde,  ne  le  sont  pas  moins  pour  là  maison 
ducale.  C'est  le  motif  qui  m'a  forcé  à  rester  ici  et  me 
donne,  en  outre,  un  grand  surcroît  d'occupations.  Je  tra- 
vaille du  matin  au  soir,  et  cela  sans  en  éprouver  le  moindre 
inconvénient,  pas  même  une  migraine  !  Cela  tient  vraiment 
du  prodige.  Il  semble  que  le  ciel  ait  voulu  me  récompenser 
d'avoir  fait  une  bonne  action,  en  sacrifiant  le  soin  de  la 
santé  au  désir  d'être  utile  et  de  remplir  jusqu'au  bout  ce 
que  je  crois  mon  devoir.  Il  est  vrai  que  sans  ces  divers 
points-là  je  ne  comprendrais  guère  la  nécessité  de  vivre. 
Peut-être  aussi  que  cette  idée  me  donne  des  forces  et  une 
satisfaction  intérieure  qui  contribue  à  soutenir  ma  santé. 

Je  ne  crois  pas  que  nous  ayons  la  guerre.  Les  principes 
de  liberté  et  d'égalité  gagnent  du  terrain;  les  peuples  en 
ont  soif,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  au  pouvoir  des  souve- 
rains de  s'y  opposer.  Je  crois  que  leurs  cabinets  seront  assez 
sages  pour  penser  que  le  moment  des  concessions  est  venu, 
et  que  c'est  peut-être  le  seul  moyen  d'empêcher  les  trois 
quarts  de  l'Europe  de  se  constituer  en  république. 

A  S.  A,  R.  le  prince  Charles  de  Bavière\ 

Eichstett,  29  décembre  1830. 

Monseigneur,  je  cherchais  depuis  longtemps  l'occasion 
d'offrir  à  V.  A.  R.  l'expression  de  ma  reconnaissance  pour 

1.  L.  Planât  tenait  d'autant  plus  à  donntr  au  prince  Charles  une  marque 
de  respect  que  ce  prince,  exaspéré  par  les  événements  et  connaissant  paifai- 
tement  les  opinions  de  L.  Planât,  n'en  saisissait  pas  moins  toute  occasion  de 


J 


CINQUIÈME   PARTIE  (1821    A   1833).  503 

toutes  les  bontés  dont  elle  n*a  cessé  de  me  combler  depuis 
sept  ans.  11  faut  que  je  vous  le  dise,  Monseigneur,  sans 
Tappui  que  V,  A.  R.  m'a  constamment  prêté,  sans  Testime 
et  la  confiance  qu'Elle  m'a  toujours  témoignées,  il  y  a  long- 
temps que  j'aurais  abandonné  un  poste  qui  ne  m'a  offert 
qu'une  longue  suite  de  tribulations  et  de  dégoûts.  Je  n'ai 
point  à  me  repentir  d'avoir  eu  la  force  de  les  supporter, 
car  je  ne  connais  pas  d'idée  plus  consolante  au  monde  que 
la  conviction  d'avoir  été  vraiment  utile  et  d'avoir  toujours 
rempli  ses  devoirs  ;  sans  ce  double  but  on  ne  comprendrait 
pas  la  nécessité  de  vivre.  La  résolution  que  j'ai  prise  de 
passer  l'hiver  à  Eichstett  pouvait  être,  il  y  a  deux  mois, 
un  grand  acte  de  courage  et  de  dévouement;  il  se  trouve 
aujourd'hui  qu'elle  a  tourné  entièrement  à  mon  profit.  Sans 
parler  de  ma  santé  qui  est  devenue  meilleure,  j'y  ai  trouvé 
tout  naturellement  l'occasion  de  dissiper  en  grande  partie 
les  préventions  injustes  qu'on  avait  inspirées  au  prince 
Auguste  contre  moi.  Je  lui  ai  fait  connaître  à  fond  ses  af- 
faires et  la  manière  dont  je  les  avais  administrées,  et  je 
crois  qu'au  fond  de  l'âme  il  ne  lui  reste  plus  que  le  regret 
de  m'avoir  mal  jugé.  Le  temps  fera  le  reste,  et  il  faut  lais- 
ser à  son  jeune  amour-propre,  engagé  dans  une  fausse 
route,  tout  le  loisir  nécessaire  pour  revenir  sur  ses  pas.  Je 
dois  dire  à  la  louange  du  comte  M***  père,  que  j'ai  été  assez 
bien  secondé  par  lui  dans  cette  circonstance.  Son  inclina- 
tion ne  l'y  portait  pas;  mais  quand  je  lui  ai  fait  connaître 
par  chiffres  la  position  du  prince  Auguste,  et  combien  il 
importait  qu'il  fût  éclairé,  tant  sur  le  présent  que  sur  le 
passé,   il  a  senti  qu'il  n'y  avait  plus  moyen  de  reculer, 

lui  témoigner  son  estime.  Un  seul  jour,  le  prince  s'étant  laissé  entraîner  jus- 
qu'à dire  devant  L.  Planât  :  «  Nous  vous  ramènerons  les  Bourbons  une  troi- 
sième fois  I  »  et  celui-ci  ayant  répondu  :  »  Dans  ce  cas  nous  les  chasserons 
une  troisième  fois,  »  on  se  quitta  fort  mal.  Mais  une  heure  après,  un  aide  de 
camp  Tint  exprimer  à  L.  Planât  les  vifs  regrets  du  prince  de  s'être  laissé 
emporter  par  la  passion,  en  l'assurant  de  nouveau  de  toute  son  amitié.   F.  p. 


504  VIE   DE  PLANAT. 

sans  faire  tort  aux  vrais  intérêts  de  son  pupille.  Au  fond,  le 
comte  M***  est  bon;  il  n'est  que  faible  et  vaniteux;  il  n'y 
a  pas  chez  lui,  comme  chez  certains  autres,  cette  hostilité 
systématique  et  ce  parti  bien  arrêté  de  blâmer  et  de  déni- 
grer tout  ce  qu'ils  n'ont  pas  fait  ou  conseillé  de  faire.  Au 
reste,  tout  cela  me  fait  beaucoup  plus  de  plaisir  pour 
M°"  la  Duchesse  que  pour  moi;  elle  est  heureuse  de  penser 
que  son  fils  lui  rendrajustice  et  trouvera  qu'elle  avait  bien 
placé  sa  confiance;  voilà  l'essentieP. 

A  A  bel  Planai. 

Eichstett,  4  avril  i831. 

Mon  cher  Abel,  mes  prévisions  pour  l'avenir  sont  tou- 
jours fort  tristes.  Si  la  guerre  est  inévitable  et  que  nous 
soyons  les  agresseurs,  elle  finira  mal  pour  nous.  On  ne 
s'en  doute  pas  en  France,  où  Tignorance  des  choses  du 
dehors  est  devenue  classique  et  se  révèle  tous  les  jours  par 
la  voix  des  journaux.  Au  point  où  la  civilisation  est  parve- 
nue en  Europe,  il  n'y  a  de  chance  de  succès  que  pour  une 
guerre  nationale.  Toute  guerre  entreprise  dans  un  esprit 
de  conquête  ou  dans  le  but  de  faire  prévaloir  un  principe 

1.  Voici  un  extrait  de  la  réponse  du  prince  Charles  : 

n  Du  Pavillon  Boyaly  9  janvier  1831.  —  Mille  pardons,  mon  cher  Planât, 
d'avoir  tardé  si  longtemps  de  vous  répondre,  mais  j'étais  tellement  occupé  ces 
jours  passés  qu'il  m'a  été  de  toute  impossibilité  de  tous  remercier  plus  tôt  de 
TOtre  obligeante  et  aimable  lettre.  Si  j'ai  véritablement  contribué,  par  l'estime 
et  la  confiance  tout  entière  que  je  vous  ai  toujours  témoignées,  à  ce  que  vous 
n'ayez  point  abandonné  votre  poste,  qui  ne  vous  a  malheureusement  offert 
qu'une  longue  suite  de  tribulations  et  de  dégoûts,  jo  ne  puis  que  m'en  félici- 
ter, car  c'est  le  plus  grand  service  que  j'aie  pu  rendre  à  ma  bonne  sœur  el 
à  ses  enfants  !  Vous  avez  raison,  mon  cher  Planât,  de  ne  pas  vous  repentir 
d'avoir  eu  le  courage  de  porter  ce  fardeau  ingrat,  car  la  propre  conviction 
d'avoir  été  vraiment  utile  en  remplissant  plus  que  ses  devoirs  est  la  plus  belle 
récompense  pour  un  homme  qui  possède  vos  sentiments,  aussi  nobles  que 
désintéressés. 

«Je  suis  enchanté  d'apprendi*e  que  vous  n'avez  point  sujet  de  regretter  U 


CINQUIÈME  PARTIE   (1821    A   1833).  505 

en  Europe  doit  avoir  un  résultat  funeste  pour  le  peuple 
qui  l'entreprendra.  Avec  de  la  sagesse  et  de  la  modération, 
nous  pourrions  faire  beaucoup  pour  le  bonheur  de  l'huma- 
nité;  mais  avec  la  violence  et  les  passions  turbulentes  qui 
agitent  la  France  en  ce  moment,  nous  causerons  en  Europe 
de  grands  bouleversements,  dont  le  résultat  sera  toujours 
le  despotisme;  car  lorsque  le  désordre  est  arrivé  à  son 
comble,  la  dictature  devient  indispensable  pour  rétablir 
Tordre.  En  fait  d'institutions  politiques,  il  n'y  a  rien  de 
durable  que  ce  qui  s'établit  lentement  et  progressivement. 
Tout  changement  violent  porte  avec  soi  le  germe  d'une 
réaction,  sans  parler  des  maux  qu'il  produit.  Des  pays  sont 
ravagés,  des  cités  sont  détruites,  le  sang  coule  à  grands 
flots,  les  finances  s'épuisent,  l'agriculture,  le  commerce, 
l'industrie  sont  détruits  et,  au  bout  du  compte,  on  se  trouve 
beaucoup  plus  mal  qu'on  n'était  avant.  Je  ne  dis  pas  cela 
pour  défendre  le  principe  de  la  stabilité,  qui  est  absurde  ; 
mais  je  voudrais  que  les  Français  fussent  assez  sages  pour 
se  borner  à  développer  avec  calme  et  maturité  leurs  insti- 
tutions libérales,  sans  vouloir  les  imposer  aux  autres 
peuples,  qui  n'en  sentent  pas  encore  le  besoin,  et  qui  d'ail- 
leurs ont  assez  d'orgueil  national  pour  ne  vouloir  rien 
tenir  de  l'étranger,  pas  même  la  liberté.  Voilà  ce  que  l'on 
ne  sait  pas  assez  en  France. 

Lorsqu'un   homme   raisonnable  comme   toi   peut    dire 

résolution  que  tous  ayez  prise  de  passer  l'hiver  a  Eichstctt.  J'ai  bien  apprécié 
le  motif  qui  tous  y  a  en^^agé...  Ce  que  tous  me  dites  des  bonnes  dispositions 
de  mon  neveu  Auguste  pour  tous  m'a  cause  une  grande  satisfaction.  Il  était 
temps  que  ce  dernier  vous  rendit  justice  en  se  convaincant  lui-même  de  la 
manière  dont  tous  avez  mené  ses  affaires.  J'espère  pour  lui  qu'il  s'en  persua- 
dera tous  les  jours  davantage.  Ce  sera  une  bien  grande  consolation  pour  ma 
bonne  sœur,  qu'elle  mérite  sous  tant  de  rapports  !... 

«  Je  ne  vous  parlerai  point  de  mes  bons  vœux  pour  vous,  mon  cher  Planât, 
à  l'occasion  du  renouvellement  de  l'année  :  ils  sont  et  resteront  toujours  les 
mêmes,  ainsi  que  le^  sentiments  que  je  vous  ai  voués  et  avec  lesquels  je  suis 
«  Votre  bien  affectionné, 

«  Charlbs,  prince  de  Bavière.  » 


o06  VIE   DE   PLANAT. 

tranquillement  :  «  La  guerre  aura  lieu,  ne  fût-ce  que  pour 
calmer  Tirritation  des  esprits,  et  les  détourner  des  idées 
dominantes,  »  il  y  a  de  quoi  se  désoler!  Ainsi,  parce  qu'il 
plaira  à  quelques  milliers  de  tôtes  ardentes  de  vouloir  révo- 
lutionner le  monde,  il  faut  que  toute  l'Europe  soit  livrée 
aux  horreurs  de  la  guerre,  et  des  hommes  paisibles,  de  bon 
sens,  amis  de  leur  pays  et  de  Thumanité,  ne  reculent  pas 
devant  cette  horrible  pensée  ! 

L.  Planât  partit  au  commencement  de  novembre  pour  Paris. 
11  y  rencontra  de  nouveau  M.  et  M"*  de  K...,  qu'il  n'avait  point 
revus  depuis  le  séjour  de  Kissingen.  Les  circonstances  parti- 
culières dans  lesquelles  ils  se  retrouvèrent,  et  les  conséquences 
qui  devaient  en  résulter  par  la  suite  seront  racontées  plus  loin. 

Après  un  séjour  de  deux  mois,  L.  Planât  retourna  pour  une 
dernière  fois  à  Munich,  afm  d'assister  la  duchesse  dans  la  remise 
du  compte  rendu  définitif  de  sa  tutelle. 

F.   P. 


**♦ 


A  Constant  D 


Munich,  6  juin  1832. 

Mon  sort  est  à  peu  près  fixé  ;  j*ai  rempli  mon  devoir  jus- 
qu'au bout,  à  la  satisfaction  de  tout  le  monde,  et  je  ne  suis 
plus  retenu  ici  que  par  des  liens  d'honneur  et  de  délica- 
tesse. Après  avoir  rendu  le  compte  le  plus  exact  d'une  ges- 
tion de  huit  années,  qui  a  embrassé  d'immenses  détails,  j'ai 
été  passer  trois  mois  près  de  notre  jeune  prince,  pour  le 
mettre  au  courant  de  ses  affaires,  monter  sa  nouvelle  admi- 
nistration et  donner  la  première  impulsion  à  cette  ma- 
chine. Nous  sommes  ensuite  revenus  ensemble  à  Munich, 
et,  avant  notre  départ  d'Eichstett,  il  m'a  remis  le  brevet 
d'une  pension  viagère  de  6  000  francs,  avec  une  lettre  des 
plus  flatteuses.  Mais  quoique  je  n'aie  plus  la  direction  de 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  507 

ses  aflaireSy  il  m'a  prié  d'en  suivre  une  fort  importante  qui 
se  traite  en  ce  moment  à  Munich,  ce  qui  m'y  retient  encore. 
Tu  sens  bien  que  je  n'ai  pu  refuser,  après  avoir  été  si  bien 
traité  par  lui. 

En  résumé,  me  voici,  à  quarante-huit  ans,  à  la  tête  d'un 
revenu  de  8  600  francs  par  an,  et  maître  de  mon  temps  et 
de  ma  personne.  Je  ne  suis  plus  disposé  à  louer  ni  l'un  ni 
l'autre.  Je  tâcherai  l'année  prochaine  de  m'établir  d'une 
manière  honorable  et  indépendante,  pourvu  que  Dieu  me 
prête  vie. 

Je  déplore  comme  toi  l'aveuglement  des  mères  qui  per- 
dent l'avenir  de  leurs  enfants  à  force  de  tendresse,  et  qui 
en  font  des  chiffons,  sous  prétexte  de  leur  conserver  les 
qualités  du  cœur.  Mais  il  n'y  a  pas  de  remède  à  cela.  Il  n'y 
a  de  garçons  bien  élevés,  que  ceux  qui  le  sont  loin  de  la 
maison  paternelle.  Ceux-là  deviennent  des  hommes.  La 
seule  ressource  pour  les  autres  est  que  le  malheur  ou  une 
dure  nécessité  vienne  les  retremper. 


A  A  bel  Planai. 

Munich,  5  juillet  1832. 

L'usage  que  je  ferai  de  ma  liberté  n'est  pas  du  tout  celui 
que  tu  penses.  Je  n'ambitionne  plus  que  le  repos,  et  n'irai 
pas  me  forger  de  nouvelles  chaînes.  Tous  mes  désirs  se 
bornent  à  obtenir  ma  retraite  comme  lieutenant-colonel, 
et  à  me  retirer  dans  une  ville  de  province,  où  je  pourrai 
peut-être  me  rendre  utile  comme  membre  d'un  conseil 
municipal.  Depuis  que  je  me  sens  libre  de  droit,  sinon  de 
fait,  ma  santé  reprend  à  vue  d'œil  ;  sans  doute  elle  ne  sera 
jamais  bien  forte,  mais  pourvu  qu'elle  reste  ce  qu'elle  est 
maintenant,  je  ne  me  plaindrai  pas.  Selon  toute  apparence. 


508  VIE   DE  PLANAT. 

je  passerai  Thiver  en  Italie  et  ne  rentrerai  en  France  que 
Tannée  prochaine. 


Les  projets  de  L.  Planât  furent  modifiés  par  suite  d'un  évé- 
nement inattendu  qui  devait  changer  toutes  les  conditions  de 
son  existence.  Nous  sommes  forcés,  pour  l'expliquer,  de  revenir 
de  quelques  mois  en  arrière,  au  moment  de  sa  rencontre  à  Paris 
avec  M.  et  M"«  de  K...  Un  projet  de  mariage  avait  été  formé,  à 
cette  époque,  entre  cette  dernière  et  un  jeune  homme  distingué, 
Français  et  fils  d'un  ancien  ami  de  son  père.  Mais  les  idées 
exaltées  du  jeune  prétendu  et  son  adhésion  enthousiaste  à  des 
utopies  sociales,  alors  fort  répandues,  inspirèrent  bientôt  à 
M.  de  K...  des  craintes  sérieuses  pour  l'avenir  de  sa  fille  et,  tout 
en  abandonnant  au  jugement  de  celle-ci  la  décision  finale,  il 
désirait  vivement  la  rupture  de  ce  mariage.  C'est  en  ce  moment 
qu'un  heureux  hasard  lui  fit  rencontrer  L.  Planât.  11  lui  confia 
la  situation,  et  le  pria  de  venir  en  causer  sérieusement  avec  sa 
fille,  dont  il  connaissait  la  profonde  estime  pour  lui.  L.  Planât 
se  rendit  à  cette  invitation.  Il  revit  M"*  de  K...  et,  sans  vouloir 
ici  rapporter  le  sujet  d'un  entretien  qui  dura  plusieurs  heures, 
nous  dirons  seulement  que  toute  allusion  personnelle  en  fut 
écartée  par  suite  d'un  sentiment  mutuel  de  fierté  et  de  déli- 
catesse, facile  à  concevoir,  et  qu'il  roula  tout  entier  sur  des 
questions  d'intérêt  général,  de  la  nature  la  plus  élevée.  L'un  et 
l'autre  des  deux  interlocuteurs  en  emporta  un  souvenir  nouveau, 
plus  profond.  Bientôt  le  projet  de  mariage,  d'abord  ajourné,  fut 
rompu  définitivement  par  M^^«  de  K...  et  elle  eut  la  joie  d'en- 
tendre maintes  fois  son  père  attribuer  à  l'influence  de  L.  Planât 
la  décision  qui  le  rendait  si  heureux. 

M,  et  M"*  de  K...,  revenus  à  Munich  quelque  temps  après 
L.  Planât,  ne  l'y  retrouvèrent  plus,  car,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  il  était 
alors  à  Ëichstett,  auprès  du  prince  Auguste.  Enfin  il  revint, 
mais,  hélas  I  sa  première  visite  à  cette  famille  devait  être  xme 
visite  de  condoléance.  M.  de  K...  était  mort  subitement  dans  sa 
maison  de  campagne.  La  douleur  de  M"*  de  K...  fut  excessive, 
car  elle  adorait  son  père.  Sa  mère  et  toute  sa  famille  lui  ayant 


CINQUIÈME   PARTIE    (1821    A   1833).  509 

rappelé  en  ce  moment  à  quel  point  M.  de  K...  avait  désiré,  sur- 
tout dans  les  derniers  temps,  de  lui  voir  faire  un  choix,  elle 
s'engagea  formellement  à  le  faire,  dès  que  les  premiers  mois  de 
son  deuil  seraient  expirés.  Cependant  sa  tristesse  augmentait; 
elle  fut  forcée  de  s'aliter  et  sa  mère,  inquiète,  craignit  que  le 
regret  de  rengagement  pris  ne  fût  pour  quelque  chose  dans  sa 
profonde  mélancolie.  Elle  chargea  un  vieil  ami,  en  même  temps 
le  médecin  de  la  famille,  de  s'en  assurer  auprès  de  sa  fille,  et, 
dans  ce  cas,  de  la  dégager  solennellement  en  son  nom  d'une 
promesse  faite  dans  un  moment  d'entraînement. 

Le  docteur  B***,  après  s'être  acquitté  de  sa  mission,  ne  put 
s'empêcher  d'insister  une  fois  de  plus  auprès  de  M"*  de  K...  sur 
l'extrême  tristesse,  pour  tout  cœur  généreux,  d'une  vie  isolée, 
dénuée  d'une  affection  profonde.  M"«  de  K...  lui  ayant  répondu 
qu'elle  en  était  elle-même  très  convaincue,  il  ajouta  :  «  Vous  ne 
connaissez  donc  absolument  personne  à  qui  vous  seriez  heu- 
reuse de  vous  dévouer?  —  Oui,  dit  enfin  M"«  de  K...,  il  y  a 
quelqu'un,  mais  celui-là  ne  songe  pas  à  moi.  —  Comment? 
Qu'est  ceci?  mais...  c'est  impossible!  s'écria  le  bon  docteur,  qui 
avait  pour  M"*  de  K...  une  prédilection  toute  paternelle.  —  C'est 
possible,  et  cela  est.  —  Et  son  nom?  —  C'est  un  de  vos  amis... 
c'est  M.  Planât.  » 

Rien  ne  saurait  rendre  la  surprise  et  la  joie  du  docteur  B***, 
qui,  en  même  temps  qu'il  aimait  beaucoup  M"®  de  K...,  profes- 
sait pour  L.  Planât  une  espèce  de  culte.  Voici  la  lettre  que  le 
docteur  B***  apporta  le  lendemain,  et  qu'il  voulut  bien  laisser 
entre  les  mains  de  M"®  de  K... 

F.   P. 

A  M.  le  docteur  fi***. 

Munich,  26  juillet  1832. 

Très  cher  ami,  j'ai  pris  au  sérieux  le  sujet  de  notre  con- 
versation  d'hier  et  je  veux  vous  faire  à  cet  égard  une  pro- 
fession de  foi  toute  sincère. 

J'ai  toujours  considéré  que  le  but  le  plus  réel  de  l'exis- 


510  VIE   DE   PLANAT. 

tence  était  raccomplissement  des  devoirs.  Ceux  que  le  ma- 
riage impose  sont  peut-être  les  plus  saints  et  les  plus  im- 
portants de  tous.  Je  connais  mes  imperfections  et  mes 
faiblesses;  elles  peuvent  se  dissimuler  dans  le  commerce 
superficiel  du  monde,  mais  le  désappointement  est  d'autant 
plus  grand  lorsqu'on  les  découvre  inopinément  dans  un 
commerce  plus  intime. 

J'ai  quarante-huit  ans,  des  infirmités,  et  en  général  une 
santé  plus  que  délicate.  D'un  autre  côté,  je  n'ai  point  de 
fortune.  A  la  vérité  je  jouis  d'un  revenu  assuré  de  quatre 
mille  florins  qui  pourra  dans  peu  s'élever  à  cinq  mille; 
mais  la  plus  grande  partie  s'éteint  avec  moi  et  j'aurais 
bien  peu  de  chose  à  laisser  aux  enfants  qui  naîtraient  de 
mon  mariage.  Voilà  pour  les  choses  positives  de  ce  monde. 

Le  mariage  est  désirable  pour  tout  honnête  homme,  et 
il  y  a  longtemps  que  j'ai  senti  tout  ce  qu'il  y  a  de  triste  et 
presque  de  honteux  à  vivre  dans  le  célibat.  J*ai  la  plus 
grande  estime  pour  la  personne  dont  nous  avons  parlé.  J'ai 
été  à  même  de  reconnaître  en  elle  une  àme  forte,  des  sen- 
timents élevés,  une  sensibilité  vraie,  un  bon  cœur  et  nulle 
petitesse.  Je  la  crois  en  outre  capable  d'un  grand  dévoue- 
ment. Cet  assemblage  est  rare  chez  les  femmes  et  demande 
en  échange  des  qualités  au  moins  égales.  C'est  là  ce  que, 
sans  fausse  modestie,  je  ne  me  crois  pas  en  état  d'offrir. 

Désabusé  de  tout  par  une  longue  et  cruelle  expérience, 
je  suis  devenu  un  peu  comme  tout  le  monde  ;  je  prends  le 
temps  comme  il  vient  et  les  hommes  comme  ils  sont,  sans 
attacher  aux  choses  de  ce  monde  une  importance  telle  que 
mon  repos  puisse  en  être  troublé.  Cette  indifférence  ne  va 
pas  jusqu'à  l'égoïsme,  mais  je  sens  qu'elle  en  approche. 
Quant  à  ma  religion,  vous  la  connaissez  :  remplir  son  de- 
voir et  faire  dans  sa  petite  sphère  le  plus  de  bien  et  le 
moins  de  mal  possible,  voilà  à  quoi  elle  se  réduit. 

Une  chose  encore  me  semble  devoir  être  prise  en  consi- 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821    A   1833).  oli 

dération.  A  mon  âge,  on  a  nécessairement  contracté  des 
habitudes  ou,  si  vous  le  voulez,  des  manies  dont  il  est  diffi- 
cile de  se  défaire.  En  changeant  d'état,  aurai-je  la  force  de 
les  sacrifier,  ou  bien  aura-t-on  la  complaisance  de  les  sup- 
porter? c'est  là  une  grande  question.  En  me  mariant,  mon 
désir  serait  assurément  de  rendre  heureuse  la  femme  qui 
me  vouerait  son  existence,  et  si  malgré  cette  intention  je 
ne  pouvais  y  parvenir,  mon  repos  serait  troublé  à  tout 
jamais.  Ces  réflexions  que  je  jette  à  la  hâte  sur  le  papier, 
je  les  livre  à  votre  amitié,  en  la  conjurant  de  n'être  point 
aveugle  pour  moi.  Voyez,  pesez,  réfléchissez.  Les  soins  que 
vous  m'avez  rendus  depuis  trois  ans  vous  ont  mis  à  même 
de  connaître  et  d'apprécier  mon  caractère  mieux  que  je  ne 
le  puis  moi-même.  Jugez-moi  donc  avec  une  impartiale 
sévérité,  et  songez  que,  dans  une  occasion  si  importante, 
toute  indulgence  serait  une  faiblesse  impardonnable. 

A  Madame  /)***. 

Munich,  17  août  1832. 

Je  voudrais  bien,  ma  chère  Henriette,  t'envoyer  des  let- 
tres aussi  longues  et  aussi  aimables  que  les  tiennes;  mais 
j'en  ai  tant  à  écrire,  que  cela  m'est  impossible.  Puis  j'ai 
la  manie  de  m'occuper  sans  cesse;  je  la  pousse  même  si 
loin,  que  je  m'occupe  en  ce  moment-ci  d'un  mariage!  Se- 
lon toutes  les  probabilités,  il  ne  réussira  pas;  mais  n'im- 
porte. Quoi  qu'il  en  soit,  je  te  prie  de  m'envoyer,  sans 
perdre  de  temps,  deux  extraits  de  naissance  dûment  léga- 
lisés. La  dernière  légalisation  doit  être  celle  du  ministère 
des  affaires  étrangères. 

Maintenant  il  faut  que  je  te  fasse  le  portrait  de  ma  future 
qui  ne  répondra  sûrement  pas  à  ton  idéal,  toi  qui  aimes 
les  belles  Allemandes  au  teint  blanc  et  rose.  M"*  de  K... 


512  VIE   DE   PLANAT. 

est  petite,  elle  a  vingt-sept  ans  (avec  Tair  d'en  avoir  vingt 
au  plus),  le  teint  uni,  pâle  et  olivâtre  comme  le  mien; 
le  visage  ni  beau  ni  laid,  mais  une  physionomie  sympa- 
thique et  spirituelle,  des  yeux  noirs  fort  beaux,  la  main 
petite,  une  jolie  taille.  Elle  a  d'excellentes  qualités,  des 
sentiments  nobles  et  une  ftme  capable  de  dévouement.  En- 
fin elle  est  très  éprise  de  moi.  Tu  trouveras  que  cela  frise 
le  ridicule,  mais  rien  n'est  pourtant  plus  vrai.  Tu  sauras 
que  ton  frère,  malgré  ses  quarante-huit  ans,  sa  maigreur 
et  son  teint  jaune,  a  été  demandé  en  mariage  par  une  per- 
sonne jeune,  riche  et  très  recherchée;  qu'elle  me  préfère 
à  de  beaux  officiers,  à  des  hommes  jeunes,  ayant  de  la 
naissance  et  de  la  fortune.  11  y  a  bien  plus  :  j'ai  employé 
quatre  pages  à  décrire  les  inconvénients  d'une  union  mal 
assortie;  je  me  suis  maltraité  le  plus  que  j'ai  pu,  et  certes, 
celle  qui  voudra  de  moi  après  cette  description,  ne  pourra 
pas  se  plaindre  que  je  l'aie  attrapée.  Peine  perdue!  cette 
franchise  n'a  servi  qu'à  redoubler  l'inclination  qu'on  a 
pour  moi.  Ainsi  je  me  laisse  faire  par  ma  bonne  étoile; 
mais  tout  cela  me  parait  si  merveilleusement  étrange  que 
je  n'ose  encore  croire  au  succès.  Toutefois...  envoie-moi 
le  plus  tôt  possible  mes  deux  extraits  de  naissance! 

A  la  même. 

Munich,  30  septembre  1832. 

Je  n'ai  pu  te  répondre  plus  tôt,  ma  bonne  Henriette, 
parce  que...  parce  que  je  me  marie  décidément  et  que  rien 
au  monde  n'occupe  comme  un  mariage,  surtout  quand  on 
a  la  bêtise  d'être  amoureux  comme  je  le  suis.  Du  reste, 
quand  tu  connaîtras  Frédérique,  tu  jugeras  qu'elle  mérite 
bien  qu'on  l'aime,  et  qu'on  ne  peut  même  l'aimer  médio- 
crement. 


CINQUIÈME   PARTIE   (1821   A   1833).  513 

Notre  mariage  est  fixé  au  6  octobre.  Le  jour  même  nous 
partons  pour  ritalie,  d'où  nous  viendrons  nous  installer  à 
Paris  à  la  fin  de  cette  année.  Ainsi  donc,  cadeaux  de  noces, 
contrat  de  mariage,  actes  civil  et  religieux  et  tous  les  actes 
sans  fin  qui  en  dépendent  pour  un  mariage  contracté  à 
l'étranger,  passeport,  paquets,  sans  compter  quatre  pro- 
curations des  princes  et  princesses  pour  leurs  affaires  en 
Italie,  tout  doit  être  prêt  dans  ce  court  espace  de  temps  ; 
et  tout  le  sera,  grâce  à  mon  activité. 

Ma  santé  est  excellente,  surtout  depuis  que  je  me  marie. 
J'ai  lieu  de  croire  qu'elle  se  soutiendra,  et  que  mes  maux 
tenaient  principalement  à  ma  situation,  et  aux  occupations 
pénibles  dont  j'étais  chargé. 

Adieu,  ma  bonne  Henriette,  je  t'embrasse  tendrement 
ainsi  que  tes  enfants. 


33 


SIXIÈME  PARTIE 


1833  A  1848 


SIXIÈME   PARTIE 


1833  A  18i8 


La  vie  errante  et  aventureuse  de  L.  Planât  est  terminée  désor- 
mais et,  une  fois  rentré  dans  sa  chère  patrie,  après  dix-huit  ans 
d'exil,  il  ne  la  quitta  plus.  Libre  enfin  de  se  réfugier  dans  une 
vie  calme  et  retirée,  non  pas  isolée,  mais  animée  seulement  par 
les  visites  d'amis  rares  et  choisis,  L.  Planât  sut  se  créer,  au 
milieu  du  tourbillon  de  Paris,  l'existence  qu'il  avait  toujours 
désirée  et  la  seule  conforme  à  ses  goûts. 

Il  ne  saurait  entrer  dans  notre  pensée  de  relater  les  incidents 
journaliers  d'une  vie  dorénavant  absolument  privée.  Nous  nous 
bornerons  à  dire  que  l'idée  si  élevée,  presque  romanesque,  que 
M"»  de  K...  s'était  formée  à  première  vue  du  caractère  de 
L.  Planât,  se  trouva  de  beaucoup  dépassée  dans  la  réalité.  Rien 
ne  saurait  peindre  l'attrait  incomparable  de  son  commerce 
habituel  et  de  sa  conversation  si  fine,  si  bienveillante,  pleine  de 
saillies  pourtant  et  de  douce  malice,  dont  même  ses  charmantes 
lettres  ne  sont  et  ne  sauraient  être  qu'un  pâle  reflet.  En  effet, 
tout  se  réunissait  chez  L.  Planât  :  la  physionomie,  le  geste, 
jusqu'au  timbre  de  la  voix,  pour  donner  à  sa  parole  ce  charme 
souverain,  auquel  jamais  nul  de  ceux  qui  l'ont  approché,  bons 
ou  mauvais,  vieux  ou  jeunes,  n'ont  pu  se  soustraire. 

Une  seule  chose  attristait  profondément  le  cœur  de  ceux  qui 


518  VIE   DE  PLANAT. 

Taimaient  :  sa  santé  délabrée.  Il  vécut  à  la  vérité  bien  des  années 
encore,  mais  ce  ne  put  être  qu*au  prix  de  ménagements  infinis 
et  de  soins  de  chaque  instant.  Rarement  une  année  s'écoulait 
sans  qu'il  y  eût  à  trembler  pour  ses  jours,  et  même,  dans  les 
intervalles,  des  souffrances,  suffisantes  pour  rendre  tout  autre 
que  L.  Planât  morose  et  égoïste,  vinrent  l'assaillir  sans  cesse. 
La  fermeté  avec  laquelle  il  supportait  ses  maux,  le  sourire 
reconnaissant  dont  il  savait  payer  toute  tentative  de  le  soulager, 
même  la  plus  impuissante,  enfin  cette  bonté,  ce  charme  inex- 
primable qui  ne  le  quittaient  jamais,  ni  malade,  ni  bien  portant, 
formaient  autant  de  liens  nouveaux  qui  lui  attachaient  plus  étroi- 
tement les  cœurs.  Jamais,  nous  le  croyons,  homme  ne  fut  plus 
digne  d*être  adoré  et  ne  fut  plus  adoré  en  effet  par  tous  ceux 
qui  l'entouraient. 

Mais  chez  L.  Planât  la  modération  et  la  douceur  n'excluaient 
point  une  très  grande  énergie  et  de  généreuses  colères.  Bien 
des  événements  graves  s'accomplirent  pendant  les  trente-deux 
ans  qui  lui  restèrent  à  vivre  ;  aucun  ne  le  trouva  froid  ou  indif- 
férent. L'âge  ni  la  maladie  ne  purent  abattre  l'activité  et  la 
vigueur  de  son  esprit,  ou  refroidir  l'amour  ardent  du  bien  qui 
remplissait  son  cœur.  Nous  pouvons  affirmer,  sans  aucune 
exagération,  que  le  fait  seul  d'être  forcé  d'assister  en  témoin 
impuissant  à  une  injustice,  une  calomnie,  un  acte  d'oppression 
quelconque,  soit  qu'il  s'adressât  à  un  peuple  ou  à  un  individu, 
constituait  pour  L.  Planât  une  sorte  de  souffrance  personnelle. 
Plus  d'une  fois,  des  calomniateurs  puissants  le  trouvèrent  sur 
leur  chemin,  insoucieux  d'attirer  sur  lui-même  leur  inimitié, 
lorsqu'il  s'agissait  de  prendre  la  défense  des  morts  ou  des 
absents.  Nulle  considération  personnelle  ne  pouvait  non  plus 
l'empêcher  de  manifester  hautement  sa  pensée  sur  un  sujet 
quelconque,  lorsqu'il  pouvait  espérer  d'aider  par  là  à  la  propa- 
gation de  la  vérité,  ou  de  servir  l'intérêt  de  son  pays. 

F,   p. 


SIXIÈME   PARTIE   (1833   A   1848).  519 


A  la  duchesse  de  Leuchtenberg . 

Paris,  5  octobre  1836. 
Madame, 

Le  colonel  Koch,  mon  ancien  camarade,  officia  d'état- 
major  de  beaucoup  de  mérite,  a  publié,  en  1816,  une  his- 
toire de  la  campagne  de  1814,  ouvrage  justement  estimé, 
mais  qui  offre  de  nombreuses  lacunes,  surtout  en  ce  qui 
concerne  les  opérations  du  prince  Eugène  en  Italie.  Gela 
s'explique  par  l'époque  de  la  publication,  trop  rapprochée 
des  événements  pour  avoir  permis  à  l'auteur  de  consulter 
tous  les  documents  qui  lui  étaient  nécessaires.  Cet  officier 
supérieur  se  propose  aujourd'hui  de  publier  une  nouvelle 
édition  de  son  ouvrage,  entièrement  refondue  et  aussi  com- 
plète que  possible.  Il  m'a  lu  plusieurs  passages  d'un  ma- 
nuscrit relatif  aux  affaires  d^Italie,  dans  lequel  la  conduite 
du  prince  et  ses  rapports  avec  l'Empereur  étaient  présentés 
sous  le  jour  le  plus  faux  et  le  plus  propre  à  faire  suspecter 
sa  bonne  foi.  J'ai  fait  tout  ce  qui  était  en  mon  pouvoir  pour 
désabuser  le  colonel  Koch  et  lui  ai  communiqué  toutes  les 
notes  que  j'ai  prises  à  Munich  sur  cette  époque  si  intéres- 
sante de  la  vie  du  prince  ;  mais  les  documents  officiels  me 
manquent,  et  ceux  qu'il  a  trouvés  au  ministère  de  la  guerre 
sont  incomplets.  Cependant,  comme  ils  ne  justifient  en 
rien  les  assertions  du  manuscrit  qu'il  m'a  communiqué, 
je  l'ai  pressé  de  me  faire  savoir  à  quelles  sources  elles 
étaient  puisées.  Il  s'en  est  défendu  longtemps  ;  mais  enfin 
il  m'a  confié  que  le  général  Danthouard  avait  déposé  dans 
les  archives  de  la  guerre  un  mémoire  sur  les  affaires  d'I- 
talie en  1814. 

Ce  mémoire,  qui  est  tenu  très  secret,  a  été  confié  au 
colonel  Koch  pour  deux  heures  par  la  garde  des  archives. 


520  VIE  DE   PLANAT. 

D'après  les  extraits  qu'il  m'en  a  lus,  le  général  Dan- 
thouard  y  établit  que  le  prince  Eugène,  de  concert  avec 
V.  A.  R.,  trahissait  TEmpereur  et  s'entendait  avec  les  sou- 
verains alliés,  qui  l'en  ont  récompensé,  en  lui  conservant  sa 
fortune.  Mais  comme  tout  celaest  bâti  sur  des  faits  et  sur  des 
dates  évidemment  faux,  il  s'agit  de  rétablir  la  vérité  des 
uns  et  des  autresd'une  manière  irrécusable.  Tel  est  le  but  de 
la  note  ci-jointe  que  j'ai  l'honneur  de  remettre  à  V.  A.  R. 
Le  colonel  Koch,  qui  est  un  parfait  honnête  homme  et 
qui  ne  recherche  que  la  vérité  dans  l'exposé  des  faits  qu'il 
présente,  attendra  la  décision  de  V.  A.  R.  avant  de  rédiger 
la  partie  de  son  ouvrage  qui  traite  des  opérations  du  prince 
Eugène.  Quelle  que  soit  cette  décision,  je  crois  avoir  jeté 
assez  de  doute  dans  son  esprit  sur  la  véracité  des  témoi- 
gnages du  général  Danthouard  pour  être  persuadé  qu'il 
n'admettra  rien  dans  son  ouvrage  qui  soit  injurieux  à  la 
mémoire  du  prince... 

La  duchesse  de  Leuchtenberg  à  L.  Planât. 

Ismaning,  10  octobre  1898. 

M.  Planât  de  la  Faye,  je  viens  de  recevoir  voli*e  lettre  du  5,  et  me 
hâte  de  vous  remercier  de  la  nouvelle  preuve  d'attachement  que  vous 
donnez  à  la  mémoire  de  feu  le  prince  Eugène,  en  me  prévenant  delà 
fausse  et  outrageante  opinion  qu'on  a  donnée  au  colonel  Koch  sur 
sa  conduite  dans  la  dernière  campagne,  qui  était  si  glorieuse  et  si 
belle  dans  ses  plus  petits  détails.  Il  est  vrai  qu'il  n'a  fait  que  son  devoir 
en  agissant  comme  il  a  agi  ;  mais  comme  peu  de  personnes  sont  res- 
tées fidèles  comme  lui,  et  ont  conservé  cette  réputation  sans  tache 
qui  fait  toute  la  gloire  de  sa  famille,  il  est  permis  à  sa  veuve  d  en  être 
flère  et  de  réclamer  contre  une  si  horrible  injustice.  Je  suis  indi- 
gnée des  calomnies  du  G.  D.,  mais  elles  ne  m'étounent  pas,  car  il 
s'est  conduit  avec  bien  de  l'ingratitude  envers  le  prince  auquel  il  devait 
tout;  et  ne  m'a  jamais  pardonné  que  je  ii*aie  pas  été  la  dupe  de  ses 
intrigues,  ni  au  prince  de  ce  qu'il  lui  a  fait  défendre  pendant  un  mois 
l'entrée  de  mon  salon.  Cela  a  blessé  son  amour-propre,  et  de  là  celle 
haine  qui  ne  respecte  pas  même  la  mort...  Je  suis  à  la  campagne  en  ce 


SIXIEME   PARTIE   (1833   A   i848).  521 

moment,  et  je  compte  y  rester  aussi  longtemps  que  le  beau  temps  le 
permettra.  J*irai  pourtant  à  Munich  cette  semaine,  pour  m*occuper 
d'une  première  recherche,  et  je  vous  enverrai  le  plus  tôt  possible 
copie  des  pièces  les  plus  essentielles.  Quant  aux  autres,  elles  me 
paraissent  si  nombreuses,  qu'il  serait  peut-être  difficile  de  les  en- 
voyer toutes;  mais  sur  des  demandes  spéciales  de  vous,  on  pourra 
sûrement  vous  adresser  des  analyses  qui  répondront  à  tout.  Voyez  si 
vous  jugez  que  cela  suffira. 

Dites  au  colonel  Koch,  quoique  je  n'aie  pas  le  plaisir  de  le  connaître, 
que  s'il  y  avait  eu  à  rougir  de  la  conduite  du  prince  Eugène  au  mo- 
ment où  la  fortune  abandonnait  l'empereur  Napoléon,  je  n'aurais  pas 
eu  la  force  de  survivre  à  tous  les  malheurs  dont  j'ai  été  frappée;  force 
que  j'ai  puisée  dans  la  certitude  qu'il  avait  agi  avec  honneur  et  fidé- 
Hté.  Dites-lui  aussi  que  j'ai  le  cœur  français,  comme  il  l'avait  jus- 
qu'à son  dernier  soupir,  et  que  si  je  n'ose  réclamer  l'amour  et  l'atta- 
chement des  Français,  j'ose  au  moins  réclamer  leur  justice  et  celle 
des  hommes  de  bien.  Cest  pour  cela  que  je  compte  sur  lui,  et  qu'il 
ne  dira  que  la  vérité,  que  je  ne  crains  pas. 

Si  vous  saviez  comme  je  suis  émue  en  écrivant  ces  lignes!  II  me 
semble  que  toutes  les  plaies  de  mon  cœur  saignent  de  nouveau.  Cette 
belle  réputation,  qui  est  notre  trésor,  a  été  même  respectée  par  les 
ennemis,  et  c'est  un  Français,  un  ancien  aide  de  camp  du  prince,  qui 
a  le  courage  de  dire  des  mensonges  pour  la  noircir.  C'est  affreux!... 
Si  j'avais  été  intrigante,  comme  le  G.  D.  le  dit,  j'aurais  pu  procurer 
à  ma  famille  une  autre  existence  que  celle  qu'elle  a  ici  ;  mais  ma  con- 
duite n'a  jamais  varié  :  elle  a  été  digne  de  la  veuve  du  prince  Eugène. 


A  la  duchesse  de  Leuchtenberg . 

Paris,  19  octobre  1836. 

Je  me  suis  empressé  de  communiquer  au  colonel  Koch 
la  lettre  que  V.  A.  R.  a  bien  voulu  m'écrire  le  10  de  ce 
mois,  et  je  n*ai  pas  craint  de  la  faire  lire,  car  cette  lettre 
est  le  cri  du  cœur,  et  Thomme  le  plus  prévenu  ne  saurait 
y  méconnaître  Tacccnt  de  la  vérité  dans  ce  qu'il  a  de  plus 
noble.  Le  colonel  Koch  en  a  été  vivement  touché,  et  je  suis 
certain  que  maintenant  il  n^existe  plus  aucun  doute  dans 
son  esprit;  mais  cela  ne  suffit  pas  ;  il  faut  qu'il  puisse  con- 
vaincre ses  lecteurs  ou  critiques  par  des  pièces  probantes. 


522  VIE   DE  PLANAT. 

Je  crains  bien  que  ces  pièces  ne  se  retrouvent  pas  facile- 
ment, car  je  me  rappelle  qu'en  1822  le  prince  voulut  me 
faire  faire  un  travail  sur  cette  époque  de  sa  vie  et  que  nous 
y  renonçâmes,  parce  que  les  matériaux  les  plus  essentiels 
nous  manquaient.  Ce  qui  est  très  extraordinaire,  c'est  que 
dans  les  archives  du  ministère  de  la  guerre  les  pièces  rela- 
tives à  cette  époque  manquent  également,  savoir  :  les  rap- 
ports du  prince  vice-roi  et  les  minutes  des  lettres  que  le 
duc  de  Feltre  lui  a  écrites. 

Il  serait  désirable  (mais  je  ne  sais  s'il  est  possible)  d'avoir 
quelque  chose  d'officiel  sur  la  mission  du  prince  Auguste 
Taxis  auprès  du  prince  vice-roi*.  A  la  vérité,  ce  sont  là  de 
ces  missions  que  les  gouvernements  n'avouent  jamais;  mais 
tous  ces  faits  sont  maintenant  du  domaine  de  l'histoire,  et 
le  roi  de  Bavière  ou  ses  ministres  ne  devraient,  ce  me 
semble,  faire  aucune  difficulté  de  fournir  à  V.  A.  R.  tous 
les  documents  et  renseignements  qui  peuvent  lui  être  né- 
cessaires pour  mettre  la  vérité  dans  tout  son  jour. 

La  duchesse  de  Leuchtenberg  à  L.  Planât. 

Munich,  23  octobre  1836. 

Je  suis  allée  deux  fois  à  Munich  pour  y  chercher  les  pièces  dont  tous 
demandez  des  copies...  Je  vous  enverrai  tout  ce  qui  pourra  satisfaire 
à  vos  questions,  aussitôt  ma  rentrée  en  ville,  qui  ne  peut  beaucoup 
tarder;  je  ferai  de  nouvelles  recherches,  mais  je  les  ferai  avec  plus  de 
succès,  si  en  réponse  à  celle-ci  vous  me  donnez  les  indications  qui  me 
manquent.  Il  y  a  une  armoire  dans  la  bibliothèque  que  je  n'ai  jamais 
ouverte  :  savez-vous  quels  papiers  s'y  trouvent? 

Munich,  15  novembre  1830. 

D'après  ce  que  vous  m'avez  écrit  dans  votre  lettre  du  19,  qu'il  serait 
important  d'avoir  une  pièce  officielle  sur  la  mission  du  prince  Au- 

i.  La  mission  du  prince  Taxis  auprès  du  prince  Eugène  (novembre  1813} 
consistait  à  lui  transmettre  les  offres  brillantes  des  sourerains  alliés  si. 
comme  le  roi  de  Naples,  il  voulait  consentir  à  abandonner  l'Empereur.  F.  r. 


SIXIÈME   PARTIE   (1833   A    1848;.  523 

guste  Taxis,  j'en  ai  parlé  au  roi  mon  frère,  qui  n'ayant  pu  me  donner 
que  des  renseignements  peu  détaillés,  puisque  les  rapports  avaient  été 
faits  verbalement,  je  me  suis  adressée  directement  au  prince  Taxis, 
qui  est  tout  à  fait  retiré  du  monde,  mais  qui  a  mis  infiniment  d'em- 
pressement à  me  faire  le  récit  de  sa  mission,  qui  convaincra,  j'espère, 
le  colonel  Koch.  Mais  cette  pièce  est  trop  importante  pour  nous-mêmes 
pour  que  je  vous  envoie  l'original,  et  je  pense  que  la  copie  signée  par  le 
ministre  de  la  guerre,  qui  atteste  qu'elle  est  exacte  et  vraie,  suffira 
au  colonel  Koch.  D'ailleurs,  j'ai  l'intention  de  rassembler  toutes  les 
pièces  que  j'ai  en  main  pour  les  faire  publier  un  jour,  et  alors  il  y 
aura  de  quoi  confondre  les  imposteurs. 

J'ai  reçu  votre  lettre  du  5  de  ce  mois,  mais  je  souffre  si  horrible- 
ment de  la  tête  que  je  ne  puis  y  répondre  aujourd'hui.  C'est  avec  de 
la  peine  que  je  trace  ces  lignes.  Dès  que  je  me  trouverai  mieux, 
je  vous  écrirai  au  sujet  des  autres  papiers.  Le  choléra,  qui  fait  des 
ravages  ici,  est  cause  que  je  n'ai  pas  encore  fait  de  recherches  dans 
le  carton  de  la  bibliothèque. 


A  la  duchesse  de  Leuchtenberg, 

Paris,  26  décembre  1836. 

Je  me  suis  empressé  de  communiquer  au  colonel  Koch  le 
rapport  du  prince  de  Taxis  qui  suffit  pour  confondre  les 
calomniateurs.  Les  autres  documents  serviront  à  justifier 
le  prince  du  reproche  qu'on  lui  fait  de  n'avoir  pas  obtem- 
péré à  Tordre  de  TEmpereur  pour  ramener  en  France  Tar- 
mée  d'Italie;  car  il  ne  suffit  pas  que  la  noble  fidélité  du 
prince  Eugène  sorte  de  ce  débat  dans  toute  sa  pureté,  il 
faut  encore  que  l'on  puisse  apprécier  sa  sagesse  et  sa  pré- 
voyance. J'espère  que  nous  y  parviendrons.  Il  existe  dans 
les  archives  (et  j'en  suis  certain,  pour  l'avoir  lue  à  Isma- 
ning  du  vivant  du  prince)  la  minute  d'une  lettre  dans  la- 
quelle il  explique  à  l'Empereur  les  motifs  qui  lui  font  diffé- 
rer, jusqu'à  nouvel  ordre,  son  mouvement  rétrograde.  II 
lui  expose  avec  un  sens  admirable  l'inconvénient  de  voir 
diminuer,  par  les  désertions,  l'effectif  de  son  armée,  com- 
posée, en  grande  partie,  de  recrues  italiennes,  et  l'incon- 


524  VIE  DE   PLANAT. 

vénieni  d'attirer  à  sa  suite  jusque  sur  les  frontières  de  la 
France  une  armée  ennemie  de  70000  hommes,  grossie  en 
route  de  tous  les  déserteurs  italiens. 

Si  je  ne  me  trompe,  le  comte  Tascher  était  porteur  de 
cette  lettre,  ou  du  moins  sa  mission  auprès  de  l'Empereur, 
après  la  bataille  du  Mincio,  était  dans  ce  sens.  Le  rapport 
du  comte  Tascher  sera  donc  d'autant  plus  important  qu'il 
recueillit  de  la  bouche  de  l'Empereur  l'approbation  formelle 
de  la  conduite  du  prince.  Je  me  rappelle  ces  paroles  que 
Tascher  m'a  souvent  répétées  :  «  Dis  à  Eugène  qu'il  tienne 
le  plus  longtemps  qu'il  pourra  et  qu'il  lâche  de  me  conser- 
ver Tltalie.  » 

Le  colonel  Koch  voulait  prendre  copie  de  la  relation  du 
prince  Taxis,  mais  conformément  aux  intentions  de  V.  A. 
je  m'y  suis  opposé,  quoique  à  regret;  car  je  sens  très 
bien  qu'une  simple  lecture  sur  un  fait  si  important  ne 
laisse  que  des  traces  inexactes  et  fugitives.  Chaîné  par 
le  gouvernement  d'un  important  travail  historique,  le  colo- 
nel Koch  ne  pourra  publier  avant  un  an  sa  campagne  de 
1814.  D'ici  là,  on  pourra  s'entendre  sur  Tusage  que  V.  A.R. 
désirera  qu'il  fasse  des  documents  qui  lui  seront  commu- 
niqués. Elle  comprendra  que  le  colonel  Koch  ne  peut  pas 
affirmer  que  le  prince  est  resté  fidèle,  et  que  sa  conduite  a 
été  approuvée  par  l'Empereur,  sans  appuyer  ses  assertions 
sur  des  faits  positifs. 

Le  colonel  Koch  désire  avoir  le  rapport  du  comte  Tas- 
cher dans  son  entier  et  V.  A.  R.  en  comprendra  facile- 
ment la  raison.  Des  documents  de  cette  importance  tirent 
leur  principal  mérite  de  leur  intégrité.  Les  moindres  mots, 
les  moindres  circonstances,  ont  de  la  valeur;  ils  ajoutent  de 
Tautorité  aux  faits  plus  importants  et  achèvent  de  leur  don- 
ner ce  cachet  de  vérité  qu'on  n'accorde  pas  si  volontiers  à  de 
simples  extraits  ;  car  alors  le  lecteur  suppose  qu'on  a  choisi 
et  supprimé  tout  ce  qui  peut  affaiblir  ce  qu'on  veut  affirmer. 


SIXIÈME   PARTIE   (1833   A    1848).  525 

Paris,  27  décembre  1836. 

En  relisant  ce  matin  la  relation  du  prince  Taxis,  je  vois 
qu'il  nous  manque  une  pièce  essentielle  :  c'est  la  copie  de 
la  lettre  que  le  prince  Eugène  écrivit  de  Vérone  au  roi  do 
Bavière,  en  réponse  aux  ouvertures  que  S.  M.  avait  été 
chargée  de  lui  faire  au  nom  des  souverains  alliés.  Si,  par 
une  fatalité  déplorable,  la  copie  de  cette  pièce  ne  se  trou- 
vait pas  dans  les  archives,  et  si  l'original,  comme  il  y  a 
tout  lieu  de  le  croire,  est  resté  annexé  aux  actes  du  congrès 
de  Francfort,  c'est  à  Vienne  qu'il  faudrait  s'adresser.  Mais 
il  est  probable  qu'on  rencontrera  beaucoup  de  difficultés*... 


La  duchesse  de  Leucktejiberg  à  L.  Planât, 

Manich,  19  mars  1838. 

Après  avoir  copié  la  lettre  ci- jointe  que  le  prince  Eugène  écrivit  le 
18  février  1814  à  l'empereur  Napoléon,  je  dus  me  mettre  du  lit  où  je 
restai  deux  jours  avec  de  violents  maux  de  tête,  ce  qui  était  une  suite 
naturelle  de  Témotion  que  j'éprouve  en  écrivant  des  choses  qui  ont 
rapport  au  prince  et  à  ces  temps  mémorables,  et  de  l'indignation  dont 
je  suis  toujours  saisie,  en  pensant  que  la  calomnie  a  osé  élever  sa 
voix  perfide  pour  flétrir  une  si  belle  réputation... 


A  la  duchesse  de  Leuchienberg. 

Paris,  24  mars  1838. 

Le  document  que  V.  A.  R.  vient  de  m'adresser  est  sans 
contredit  un  des  plus  précieux  et  des  plus  importants.  C'est 
là  cette  lettre  que  je  réclamais  toujours,  que  j'avais  lue  en 


1.  La  duchesse  de  Leuchtenberg  échoua  en  effet.  Ce  n'est  qu'en  1857,  et  à 
force  de  perséTérance,  que  L.  Planât  réussit  à  obtenir  une  copie  légalisée  de 
cette  pièce  importante,    f.  p. 


526  VIE   DE   PLANAT. 

1822  et  dont  le  souvenir  était  resté  gravé  dans  ma  mé- 
moire ! 

Ainsi  les  recherches  faites  avec  tant  de  zèle  et  de  persé- 
vérance par  V.  A.  R.  se  trouvent  déjà  couronnées  d'un 
grand  succès  ;  mais  je  vois  avec  peine  les  suites  de  ce  tra- 
vail fatigant  pour  la  santé  de  V.  A.  R.  Je  la  prie  de  se 
ménager,  mais  surtout  de  ne  point  s'afTecter  de  lâches 
calomnies.  J'ai  la  ferme  conviction  que  la  vérité  sortira  de 
tout  ce  conflit.  Plus  nous  mettrons  de  soin  et  de  temps  à 
Taccomplissement  de  cette  œuvre,  et  plus  son  succès  sera 
certain. 

La  duchesse  de    Leucktenberg  à  I».  Planât. 

Munich,  20  mars  1838. 

Malgré  l'état  de  souffrance  où  se  trouve  encore  ma  pauvre  tète,  je 
me  suis  mise  à  copier  toutes  les  lettres  que  l'Empereur  Napoléon  a 
écrites  au  vice-roi  depuis  le  mois  de  décembre  i  813  jusqu'au  12  mars 
1814...  Dans  celles  de  novembre  [1813],  se  trouve  un  rapport  du  gé- 
néral Danthouard  qui  est  écrit  entièrement  de  sa  main  ^ 

Munich,  24  mars  1838. 

Voici  les  copies  des  neuf  lettres  que  l'Empereur  écrivit  au  vice-roi 
en  novembre  [1813]...  Ces  lettres  me  paraissent  moins  importantes  que 
celles  que  j'ai  copiées;  mais  comme  elles  étaient  sur  la  note,  je  vous 
les  envoie  pourtant.  Il  m'est  impossible,  avant  mon  départ,  de  copier 
ou  de  faire  copier  les  lettres  du  vice-roi  à  l'Empereur,  car  il  y  en  a 
une  quantité,  et  beaucoup  ne  sont  pas  même  copiées  dans  le  livre, 
de  manière  qu'on  a  infiniment  de  peine  à  déchiffrer  les  brouillons; 
il  faut  donc  avoir  patience...  N'oubliez  pas  que  personne  ne  sait  que 
je  vous  les  ai  envoyées. 

1.  C'était  le  rapport  du  général  Danthouard,  contenant  les  instructions  de 
l'Empereur,  et  écrit  sous  sa  dictée,  que  le  maréchal  Marmont  prétendit  plus 
tard  avoir  été  brûlé  par  le  prince  Eugène.  (Voir  Mémoires  du  duc  de  Ragnte^ 
t.  VI,  p.  55.)    F.  p. 


SIXIÈME   PARTIE   (1833   A   1848).  527 

A  la  duchesse  de  Leuchtenberg . 

5  avril  1840. 

J'ai  été  prévenu  que  le  général  de  Ségur  se  propose 
d'écrire  l'histoire  de  la  dernière  époque  de  l'Empire,  et 
qu'on  a  lieu  de  craindre  que  le  prince  Eugène  n'y  soit  pas 
bien  traité.  Gela  ne  m'étonnerait  pas,  car  il  est  lié  avec  les 
généraux  Pelet  et  Danthouard  * . . . 

1.  Quelques  écriyains  s'ayisèrcnt  d'attribuer  les  yictoires  les  plus  notoires 
du  prince  Eugène  à  certains  de  ses  contemporains  encore  vivants,  qui  ne 
crurent  pas  devoir  protester.  Les  amis  du  prince,  de  leur  côté,  avaient  tou* 
jours  jugé  inutile  de  réclamer  contre  des  erreurs  aussi  manifestes.  Toutefois 
en  1841,  un  an  après  la  date  de  la  lettre  ci-dessus,  L.  Planât  se  vit  forcé 
de  rompre  le  silence.  M.  de  Ségur,  chargé  de  prononcer,  à  la  Chambre  des 
pairs,  l*éloge  funèbre  du  maréchal  Macdonald,  dont  il  avait  été  l'aide  de 
camp,  énuméra,  parmi  les  titres  de  gloire  de  son  ancien  chef,  la  victoire  de 
Raab,  remportée  en  réalité  par  le  prince  Eugène.  Tous  les  journaux  reprodui- 
sirent le  discours  du  noble  pair,  qui  ne  laissait  pas  de  jouir,  comme  historien 
militaire,  d'un  certain  renom.  Cette  fois,  ce  fut  pour  la  famille  du  prince  un 
devoir  strict  de  protester,  et  c'est  à  M.  de  Ségur  lui-même  qu'elle  s'adressa, 
persuadée  qu'il  s'empresserait  d'envoyer  l'aveu  loyal  et  formel  de  son  erreur 
à  tous  les  journaux  qui  l'avaient  reproduite.  Mais  bien  loin  de  là,  M.  de  Ségur 
se  borna  à  modifier,  dans  une  édition  tirée  à  part,  à  un  petit  nombre  d'exem- 
plaires, quelques  phrases  par  trop  choquantes  de  son  discours.  C'était  une 
réparation  complètement  illusoire.  L.  Planât  résolut  alors  d'en  finir  lui-même, 
une  fois  pour  toutes,  avec  une  de  ces  allégations  qui,  évidemment  fausses  et 
ridicules,  finissent  néanmoins  par  s'accréditer,  si  elles  ne  sont  réfutées  d'une 
manière  saisissante,  même  pour  le  grand  public.  Il  imagina  d'adresser  par  la 
poste  les  lignes  suivantes  à  M.  Alphonse  Karr,  qui  les  inséra  effectiyement  dans 
le  plus  prochain  numéro  de  ses  Guêpes  y  alors  répandues  dans  toute  la  France  : 

«  Pendant  quinze  ans,  le  maréchal  Macdonald  s'est  laissé  appeler  par  tous 
«  les  journaux  :  vainqueur  de  Raab.  Cette  bourde  a  été  reproduite  dernière- 
«  ment  par  M.  Philippe  de  Ségur,  dans  un  éloge  qu'il  a  prononcé  en  Chambre 
«  des  pairs.  Le  fait  est  que  la  bataille  de  Raab  a  été  gagnée  par  le  prince 
<(  Eugène  Beauharnais,  qui  commandait  l'armée  d'Italie.  A  la  vérité,  lemai'échal 
«  Macdonald,  alors  général  de  division,  servait  sous  les  ordres  de  ce  prince, 
a  mais  il  n'assista  pas  même  à  cette  bataille,  étant  avec  sa  division  à  une 
«  journée  en  arrière.  Toutes  ces  choses  pourraient  bien  devenir  de  l'histoire, 
«  si  la  critique  contemporaine  n'y  met  bon  ordre.  Celui  de  nos  maréchaux 
M  qui  vivra  le  plus  longtemps  finirait  par  avoir  gagné,  à  lui  tout  seul,  toutes 
«  les  batailles  de  la  Révolution  et  de  l'Empire.  »  [Gtiépes  du  1"  mars  1841.) 

Cette  saillie,  reproduite  par  beaucoup  de  journaux,  mit  fin  à  toute  velléité 
d'usurpation  future,    f.  p. 


528  VIE    DE   PLANAT. 

Le  colonel  Koch  avait  renoncé  au  projet  de  publier  une 
seconde  édition  de  son  livre.  Mais  L.  Planât  tenait  désormais 
entre  ses  mains  assez  de  documents  irréfutables  et  de  rensei- 
gnements précis,  pour  pouvoir  repousser  toute  attaque  directe 
qui  viendrait  à  se  produire  contre  la  mémoire  du  prince  Eugène. 
Près  de  trente  ans  devaient  toutefois  s'écouler  avant  que  la 
publication  des  mémoires  du  maréchal  Marmont  vint  lui  en 
fournir  l'occasion. 

F.   P. 


Les  années  1839  et  1840  apportèrent  à  tout  bon  Français  des 
sujets  de  patriotique  affliction  et  exercèrent  sur  l'avenir  de  la 
dynastie  de  1830  une  influence  fatale.  L'intérêt  passionné  que 
L.  Planât  ne  cessait  de  prendre  aux  affaires  de  son  pays,  quoique 
simple  spectateur,  le  poussa  vers  celte  époque  à  commencer 
une  sorte  û* agenda  politique,  dans  lequel  il  inscrivit,  pendant  plus 
d'un  an,  ses  impressions  journalières.  Nous  allons  le  reproduire 
en  partie.  Certaines  expressions  pourront  sembler  sévères  à 
quelques-uns;  personne  assurément  n'y  méconnaîtra  l'accent 
du  patriotisme  le  plus  désintéressé. 

On  était  au  mois  de  mars  1839.  La  coalition  l'avait  emporté; 
le  ministère  Mole  venait  de  donner  sa  démission,  après  avoir  pu 
constater  le  résultat  des  élections  nouvelles,  provoquées  par 
lui-même,  mais  faites  sous  l'impression  des  attaques  violentes 
et,  il  faut  le  dire,  en  partie  méritées,  de  la  coalition.  L.  Planât 
avait  toujours  blâmé,  lui  aussi,  et  la  coupable  complaisance  des 
ministres  responsables,  et  l'ingérence  inconstitutionnelle  et 
exorbitante  du  roi  dans  toutes  les  affaires  du  dehors  et  du  dedans, 
sa  diplomatie  occulte,  ses  tendances  peu  élevées.  Mais  il  ne  fut 
pas  moins  profondément  attristé  et  indigné  du  spectacle  de  cette 
coalition  immorale,  où  d'anciens  ministres,  instruments  trop 
dociles  de  la  volonté  royale,  lorsqu'ils  étaient  au  pouvoir,  et  qui 
aspiraient  à  le  redevenir,  ne  craignirent  pas  de  solliciter  l'ai* 
liance  de  leurs  ennemis  déclarés,  dont  ils  empruntaient  toutes 
les  armes,  dans  le  seul  but  de  renverser  leurs  successeurs.  Ce 
but  était  atteint;  il  ne  s'agissait  plus  que  de  se  partager  les 


SIXIÈME  PARTIE   (1833   A   1848}.  529 

dépouilles  ministérielles.  Mais  ce  n'était  pas  là  chose  facile,  entre 
des  alliés  très  peu  d'accord  au  fond. 

Laissons  le  journal  de  L.  Planât  raconter  les  longues  péripé- 
ties de  cette  crise  ministérielle  qui,  au  bout  de  deux  mois, 
devait  se  terminer  par  l'émeute. 

F.  P. 


AGENDA    POLITIQUE 


17  mars  1839.  —  On  ne  peut  méconnaître  que,  pendant 
les  huit  premières  années  de  son  règne,  le  roi  Louis-Phi- 
lippe a  fait  preuve  d'une  prudence  et  d'une  habileté  presque 
sans  exemple,  en  contenant  une  révolution  terrible  et  en 
ramenant  promptement  en  France  Tordre  et  la  prospérité, 
sans  réaction,  sans  proscription  et  sans  sortir  des  voies 
légales,  et  cela  lorsque  le  pouvoir  se  trouvait  désarmé  et 
les  lois  répressives  affaiblies  par  suite  des  événements  de 
Juillet.  Ce  tour  de  force  politique  n'a  point  son  pareil  dans 
l'histoire  des  révolutions. 

Mais  il  faut  reconnaître  aussi  qu'à  l'occasion  de  la  der- 
nière crise  parlementaire,  le  roi  paraît  avoir  manqué  de 
cette  prudence  et  de  cette  habileté  dont  il  avait  donné  des 
preuves  dans  les  années  précédentes.  La  dernière  dissolu- 
tion de  la  Chambre  a  été  une  mesure  imprudente,  comme 
l'événement  l'a  prouvé,  et  les  suites  de  cet  acte  sont  incal- 
culables. Après  le  vote  de  l'Adresse,  le  comte  Mole,  recon- 
naissant la  disposition  de  l'esprit  public  et  les  méfiances 
dont  la  cour  était  l'objet,  même  pour  des  hommes  sages  et 
pour  des  patriotes  éclairés,' proposa  au  roi  de  modifier  le 
ministère,  en  éloignant  du  conseil  ceux  que  l'opinion  du 
pays  désignait  comme  des  instruments  aveugles  des  volon- 
tés de  la  cour,  c'est-à-dire  :  Montalivet,  Bernard,  Salvandy 

34 


530  VIE  DE   PLANAT. 

et  Martin  du  Nord.  Le  roi  fit  quelques  difficultés  d'y  con- 
sentir, mais  après  que  M.  Mole  lui  eut  représenté  les  dan- 
gers d'une  dissolution,  il  aquiesça  à  cette  mesure  qui  pou- 
vait momentanément  conjurer  Torage,  et  amener  plus  tard 
un  changement  de  ministère  qui  ne  compromit  pas  la  pré- 
rogative royale.  Mais  le  roi  ayant  fait  appeler  Montalivet, 
lui  fit  part  du  projet  de  M.  Mole,  à  quoi  Montalivet  répon- 
dit: «  Vous  pouvez  me  sacrifier,  Sire,  et  je  serai  toujours 
prêt  à  me  dévouer  aux  intérêts  de  la  couronne  ;  mais  quant 
aux  dangers  de  la  dissolution,  voici  ma  réponse.  »  Alors  il 
mit  sous  les  yeux  du  roi  les  rapports  des  préfets,  toujours 
rédigés   dans  le  sens  qui  plaît  au  ministère;  ces  rapports 
annonçaient  que  la  coalition  avait  excité  l'indignation  de 
tous  les  bons  citoyens,  que  ses  membres  étaient  Tobjet  de 
la  réprobation  générale,  et  que  de  nouvelles  élections  don- 
neraient, à  coup  sûr,  une  majorité  imposante  au  ministère. 
Le  roi  crut  trop  facilement  des  rapports  qui  flattaient  ses 
dispositions  et  semblaient  lui  promettre  le  raffermissement 
de  son  autorité.  La  dissolution  fut  résolue,  et  le  résultat  des 
nouvelles  élections  a  fait  voir  combien  étaient  fondées  les 
craintes  et  les  prévisions  de  M.  Mole.  Cet  homme  d' Etat  eut 
sans  doute  tort  de  se  prêter  à  une  mesure  grave  qu'il  n'ap- 
prouvait pas  ;  mais  il  n'a  jamais  su  résister  aux  instances 
du  roi.  Maintenant  le  pouvoir  royal  est  démantelé  ;  les  mi- 
norités coalisées  lui  imposent  un  ministère  qui  lui-même 
sera  l'esclave  de  ces  minorités,  en  sorte  que  nous  marchons 
évidemment  vers  une  révolution,- qui  sera  d'autant  plus 
terrible  qu'elle  n'a  pas  de  motif  légal ,  et  qu'elle  ne  repose 
que  sur  la  haine,  l'ambition  et  les  passions  sordides  de  tous 
les  partis. 

18  mars.  —  Il  semble  décidé*  que  nous  aurons  un  minis- 
tère Thiers,  et  que  la  prérogative  royale  s'humilie  devant 
l'ancien  rédacteur  du  National.  M.  Thiers  a  bien  de  l'esprit, 
ce  qui  est  toujours  le  plus  grand  mérite  aux  yeux    des 


SIXIÈME  PARTIE   (1833   A   1848).  531 

Français.  La  facilité  de  son  élocution,  ses  évolutions  de 
tribune,  sa  dextérité,  son  agilité  dans  les  combats  parle- 
mentaireSy    tout  cela   séduit  et  enchante   la   multitude, 
comme  les  exercices  d'un  habile  escamoteur  ou  d'un  hardi 
danseur  de  corde. M.  Thiers  connaît  à  merveille  son  public; 
il  le  flatte,  Tirrite,  Tétonne,  le  remue,  et  toujours  à  propos. 
Il  est  toujours  sûr  de  réussir;  Tanecdote  suivante  prouve 
quelle  est  sa  confiance  à  cet  égard.  Durant  la  discussion  de 
l'adresse,  quelqu'un  lui  représentait  que,  par  les  doctrines 
qu'il  professait,  il  se  préparait  de  grandes  difficultés  dans 
l'exercice  du  pouvoir,lorsqu'il  rentrerait  aux  affaires.  «  Bah  ! 
bah  !  »  répondit  M.  Thiers  d'un  ton  léger,  «  avec  la  Cham- 
bre, il  ne  s'agit  que  de  bien  jouer  de  la  flûte,  et  moi,  j'en 
joue  comme  Tulou.  »  Ces  paroles  ont  été  répétées  dans  le 
public,  mais  loin  de  s'enofl'enser  on  les  a  trouvées  charman- 
tes; tant  il  est  vrai  qu'en  France,  aujourd'hui,  un  parleur 
spirituel  et  audacieux  peutse  permettre  et  se  promettre  tout. 
S2  mars.  —  Hier  M.  Thiers  a  fait  remettre  au  roi  son 
ultimatum  et,  après  bien  des  difficultés,  S.  M.  s'est  vue  for- 
cée de  céder,  en  sorte  qu'on  peut  dire  qu'il  y  a  de  sa  part 
abdication    morale  de  la  royauté,  présage  certain  d'une 
abdication  réelle.  Les  faiseurs  du  jour  ont  déjà  prévu  cette 
éventualité,  et  à  cet  effet  ils  ont  dépêché  le  maréchal  Clauzel 
à   Londres,   pour  s'aboucher  avec  Louis-Napoléon.    Vous 
voyez  que  nous  allons  vite,  et  qu'arrivés  sur  le  penchant 
de  gauche,  nous  glisserons  rapidement  jusqu'en  bas.  Mais 
tel  est  l'aveuglement  et  la  crédule  stupidité  des  masses 
qu'on  célèbre  partout,  comme  l'événement  le  plus  heureux, 
l'avènement  de  ce  ministère,  frappé  de  mort  par  le  fait  de 
son  origine,  et  déjà  débordé  à  droite  et  à  gauche,  avant 
d'être  en  ordre  de  bataille.  Ainsi,  par  une  fatalité  déplorable, 
le  démon  de  l'intrigue  l'emporte  sur  le  bon  génie  de  la 
France.  C'est  pour  satisfaire  des  ambitions  nécessiteuses 
que  nous  voyons  notre  avenir  bouleversé. 


532  VIE  DE   PLANAT. 

Dans  cette  intrigue  politique,  unique  dans  son  genre, 
M.  Thiers  a  déployé  plus  de  ruse,  de  souplesse  et  d'astuce 
que  n'ont  jamais  fait  les  Mazarin,  les  Dubois  et  les  Talley- 
rand.  Il  a  joué  tout  le  monde  à  la  face  du  soleil,  les  plus 
fins  comme  les  plus  crédules... 

25  mars.  —  Après  avoir  écarté  tout  d'abord  les  doctri- 
naires, après  avoir  réduit  la  gauche  à  ne  plus  insister  pour 
la  présidence  d'Odilon  Barrot,  il  restait  encore  à  M.  Thiers 
d'éloigner  le  maréchal  Soult  pour  s'emparer  de  la  présidence 
du  Conseil.  C'est  ce  qu'il  vient  de  faire,  en  réservant  pour 
le  dernier  moment  ses  explications  sur  la  politique  à  suivre 
pour  les  affaires  d'Espagne... 

26  mars. —  La  véritable  cause  de  la  dissolution  du  cabi- 
net projeté  n'a  pas  été  rendue  publique,  et  ce  qu'il  y  a  de 
fâcheux,  c'est  que  le  gros  du  public  l'attribue  uniquement 
à  l'obstination  du  roi.  Il  s'ensuit  que  l'irritation  devient 
extrême,  surtout  dans  les  départements,  où  la  vérité  ne 
pénètre  que  bien  difficilement.  Les  journaux  de  la  capi- 
tale et  l'active  correspondance  des  ennemis  du  roi  sèment 
partout  la  haine  et  la  défiance,  en  sorte  qu'on  s'habitue  à 
ridée  d'une  révolution  prochaine.  Ce  qui,  en  réalité,  em- 
pêche un  ministère  quelconque  de  se  former,  c'est  qu'il  n'y 
a  pas  de  majorité  possible,  ni  pour  les  doctrinaires,  ni  pour 
le  tiers-parti.  A  la  dernière  réunion,  aux  Tuileries,  M.  Hu- 
mann  avait  démontré  clairement  que  le  ministère  qui  de- 
vait être  proclamé  le  21  de  ce  mois  n'aurait  qu'une  voix 
de  majorité,  et  pour  cette  fois  M.  Thiers,  qui  est  toujours 
dans  les  à  peu  près,  s'est  vu  à  bout  de  ses  ressources  et  forcé 
de  se  rendre  à  Tévidence  mathématique  des  calculs  de 
M.  Humann.  Telle  est  la  véritable  cause  de  l'avortement  du 
ministère  Soult-Thiers. 

Le  fait  est  que  la  France,  comme  la  Chambre,  est  divisée 
aujourd'hui  en  deux  partis,  de  force  à  peu  près  égale.  L'un 
veut  le  maintien  de  ce  qui  existe  ;  il  est  compact  et  homo- 


SIXIÈME   PARTIE   (1833  A   1848).  533 

gène.  L'autre  se  divise  en  quatre  fractions  très  diverses  : 
les  légitimistes  qui  veulent  ramener  Henri  V  et  le  drapeau 
blanc  ;  les  républicains  qui  prétendent  sauver  la  France 
par  la  guerre  et  par  la  terreur;  les  doctrinaires,  qui  veu- 
lent fonder  une  aristocratie  bourgeoise  pour  l'opposer  à  la 
démocratie  et  à  la  royauté;  enfin  la  gauche  prétendue 
dynastique  qui  veut  la  monarchie  moins  le  monarque,  ou 
qui  plutôt  ne  sait  ce  qu'elle  veut.  Malheureusement  ce  parti 
grossit  tous  les  jours;  il  séduit  les  esprits  faibles,  précisé- 
ment par  le  vague  de  ses  théories.  Il  encourage  toutes  les 
médiocrités  et  flatte  les  ambitions  vulgaires,  parce  qu'il  ne 
tient  compte  d'aucune  difficulté  dans  les  affaires  publiques. 
Puissant  sur  l'opinion,  impuissant  pour  le  gouverne- 
ment, c'est  ce  parti  qui,  en  grossissant,  finira  par  perdre  la 
France. 

/•'  avril.  —  La  coalition  a  tellement  bouleversé  toutes 
les  opinions,  tellement  engagé  tous  les  amours-propres  que 
la  Chambre  actuelle  est  un  vrai  chaos.  C'est  l'impossibilité 
d'y  obtenir  une  majorité  certaine  qui  a  fait  avorter  toutes 
les  combinaisons  ministérielles  depuis  trois  semaines  ! 
Pour  savoir  ce  qui  peut  sortir  de  cette  confusion,  autant 
que  pour  mettre  un  terme  à  la  situation  périlleuse  où  se 
trouve  le  pays,  le  roi  a  pris  le  seul  parti  raisonnable,  celui 
de  nommer  un  ministère  d*intérim,  composé  d'hommes 
inoffensifs  et  presque  sans  couleur  politique. 

i2  avril.  —  M.  Dupin,  l'un  des  fondateurs  de  la  monar- 
chie de  Juillet,  est  sans  contredit  l'homme  qui  lui  a  porté 
les  coups  les  plus  sensibles  par  la  versatilité  de  ses  opinions 
et  par  la  fréquence  de  ses  soubresauts  politiques.  Puissant 
par  la  parole,  gonflé  de  son  importance,  il  est  la  personni- 
fication la  plus  exacte  de  cette  suffisance  bourgeoise,  de 
cette  médiocrité  jalouse  et  de  cette  impuissance  gouverne- 
mentale qui  caractérisent  le  tiers-parti...  M.  Dupin,  voyant 
qu'il  n'a  plus  rien  à  espérer  du  parti  conservateur,  se  lance 


534  VIE   DE   PLANAT. 

dans  l'opposition  et  se  fait  girondin  à  sa  manière.  Certes, 
il  n'a  ni  la  fougueuse  éloquence,  ni  l'élévation  de  talent  des 
Brissot  et  des  Vergniaud,  mais  nous  allons  le  voir,  comme 
eux,  travailler  avec  ardeur  à  la  destruction  du  pouvoir 
royal.  Que  dis-je?  nous  allons  le  voir!  Peut-on  savoir  ce 
que  M.  Dupin  fera  dans  huit  jours,  demain,  aujourd'hui?  II 
ne  le  sait  pas  lui-même  ! 

30  avril.  —  Hier  à  midi,  le  roi,  ayant  signé  les  nomina- 
tions de  tous  les  nouveaux  ministres,  les  attendait  dans  la 
salle  du  conseil  avec  le  garde  des  sceaux.  Pendant  ce  temps 
les  futurs  ministres  étaient  à  se  disp^iter  chez  le  président 
de  la  Chambre  et  à  écouter  les  bons  mots  de  M.  DupinV 
Enfin,  après  deux  heures  d'attente,  on  vint  annoncer  à 
S.  M.  que  tout  était  rompu  pour  la  vingtième  fois,  et  que  la 
nouvelle  combinaison,  pas  plus  que  les  précédentes,  n'avait 
pu  parvenir  à  se  mettre  d'accord.  Une  nuit  avait  suffi  pour 
ébranler  et  changer  toutes  les  résolutions  de  M.  Dupin;  il 
ne  faut  pas  toujours  si  longtemps.  Il  a  découvert,  en  se  ré- 
veillant, qu'il  ne  serait  président  du  conseil  que  de  nom, 
tandis  que  M.  Thiers  serait  président  de  fait;  il  a  découvert, 
de  plus,  que  M.  Cunin-Gridaine  ayant  refusé  de  faire  partie 
du  ministère,  on  ne  pouvait  raisonnablement  compter  sur 
une  majorité  solide  et  durable.  Toutes  ces  raisons,  accom- 
pagnées de  force  lazzis,  ont  été  déduites  par  lui  à  ses  futurs 
collègues.  La  .présidence  a  été  ensuite  offerte  au  maréchal 
Maison  qui  l'a  refusée  en  termes  énergiques,  comme  peut 
le  faire  un  soldat,  tant  soit  peu  brutal.  Après  un  échange 
de  paroles  fort  vives  entre  tous  ces  coryphées  du  tiers-parti, 
M.  Dupin  a  quitté  brusquement  la  compagnie,  et  M.  Passy 
est  venu  annoncer  au  roi  le  résultat  négatif  de  la  conférence. 
Remarquez,  cependant,  que  c'était  un   ministère  centre 

1.  Dans  cette  nouvelle  combinaison  (la  sixième  tentée  depuis  un  mois). 
M.  Dupin  devait  être  président,  M.  Thiers  ministre  des  affaires  étrangères. 

F.    P. 


SIXIÈME   PARTIE   (1833   A    1848).  535 

gauche  pur  et  sans  mélange,  que  les  efforts  inouïs  et  per- 
sévérants de  l'opposition  n'ont  d'autre  but  depuis  trois  mois 
que  d'obtenir  ce  ministère,  et,  qu'après  avoir  écarté  tous 
leurs  concurrents,  brisé  toutes  les  résistances,  au  moment 
où  le  pouvoir  leur  arrive  sans  conteste,  ils  n'osent  s'en 
emparer  !  Ce  fait  caractérise  et  peint  d'un  seul  trait  le  centre 
gauche.  L'avant-garde  de  ce  parti  fanfaron  est  l'arrogance 
et  la  présomption  ;  son  corps  de  bataille  est  l'irrésolution, 
la  peur  et  l'impuissance. 

2  mai.  —  Les  explications  vraiment  burlesques,  données 
à  la  Chambre  des  députés  dans  la  séance  du  30  avril  par 
M.  Dupin,  n'ont  pas  seulement  détruit  l'importance  poli- 
tique de  ce  personnage;  elles  ont  encore  montré  jusqu'à 
l'évidence  toute  l'impuissance  du  tiers-parti.  Chaque  fois 
que  ce  parti  est  sur  le  point  de  saisir  le  pouvoir,  il  est  à 
l'instant  saisi  de  douleurs  d'entrailles  qui  le  paralysent  et 
le  décomposent.  Le  ministère  projeté  n'était  que  la  seconde 
édition  du  22  février,  mais  plus  fautive  que  la  première; 
il  n'aurait  pas  duré  plus  que  lui  s'il  n'était  pas  mort  avant 
sa  naissance.  En  effet,  quels  en  étaient  les  éléments? 
MM.  Teste,  Sauzet  et  Passy  qui  sont  déjà  passés  aux  221  ; 
MM.  Dufaure  et  Vivien  qui  donnent  la  main  à  Odilon  Bar- 
rot;  M.  Thiers,  déserteur  du  centre  droit,  intrus  dans  le 
parti,  excitant  ses  défiances  et  reçu  seulement  à  titre  d'avo- 
cat sans  pareil  et  d'amnistié  capable.  Enfin,  et  par-dessus 
tous  ces  éléments  répulsifs,  M.  Dupin,  dont  la  mobilité  ca- 
pricieuse et  l'inconstance  politique  auraient  suffi  pour  dis- 
soudre le  ministère  le  plus  fortement  constitué!  Il  fallait 
être  bien  rempli  d'illusions,  bien  court  de  vues  pour  croire 
qu'un  tel  cabinet  pût  avoir  quelque  chance  de  durée. 

5  mai.  —  Je  vous  ai  fait  connaître  les  causes  de  l'avorte- 
ment  du  ministère  centre  gauche'.  La  retraite  de  M.  Dupin 

1.  Selon  une  habitude  constante  de  son  esprit,  L.  Planât  aimait  à  s'adres- 
ser à  un  interlocuteur  imaginaire,  f.  p. 


536  VIE   DE   PLANAT. 

en  a  été  le  motif  apparent  ;  mais  la  véritable  cause  était  le 
dissentiment  existant  entre  MM.  Passy,  Teste  etSauzet  d'une 
part,  Dufaure  et  Vivien  de  Tautre,  relativement  à  la  ques- 
tion de  la  présidence  réelle  du  conseil.  Les  deux  derniers 
voulaient,  par  nécessité  politique,  donner  cette  présidence 
à  M.  Thiers,  mais  les  trois  autres  n*y  auraient  jamais  con- 
senti. Les  hommes  du  centre  gauche  n'ont  ni  estime  ni 
confiance  pour  M.  Thiers  ;  à  la  vérité  ils  le  regardent  comme 
un  ingrédient  indispensable  à  la  composition  de  leur  minis- 
tère, à  cause  de  son  incomparable  talent  de  tribune,  et  de 
la  popularité  momentanée  que  les  journaux  lui  ont  faite; 
toutefois,  ils  pensent  qu'il  serait  périlleux  de  lui  confier  la 
suprême  direction  des  affaires  de  la  France,  et  ils  ne  veulent 
pas  tenter  cette  dangereuse  expérience,  qui  pourrait  les 
compromettre  et  même  les  perdre  sans  retour. 

6  mai,  —  Un  des  plus  grands  maux  de  notre  tripotage  re- 
présentatif est  d'arrêter  constamment  l'essor  de  la  nation 
vers  les  grands  travaux  et  les  nobles  entreprises.  Aussi 
avons-nous  la  honte  de  voir  autour  de  nous  les  plus  petits 
Etats  marcher  d'un  pas  calme  et  sûr  dans  les  voies  que  nous 
avons  ouvertes,  et  où  nous  restons  embourbés.  Nos  députés 
n'ont  point  d'entrailles  pour  les  vrais  intérêts  du  pays.  II 
leur  faut  le  spectacle  des  luttes  contre  le  pouvoir,  les  que- 
relles misérables  des  vanités  et  des  ambitions  rivales,  il 
leur  faut  les  déclamations  des  avocats,  les  rodomontades  de 
M.  Thiers,  ou  les  saillies  de  M.  Dupin;  voilà  tout  ce  qui  les 
émeut,  tout  ce  qui  les  attache;  en  pareil  cas,  la  Chambre 
est  toujours  au  grand  complet.  Mais  s'il  s'agit  d'une  ques- 
tion d'intérêt  public,  les  bancs  sont  déserts,  on  cause  dans 
les  couloirs,  et  les  députés  sont  rarement  en  nombre  suffi- 
sant pour  voter  d'importantes  lois,  dont  ils  n'ont  pas  même 
écouté  la  discussion.  Il  suit  de  là  que  nos  sessions  se  passent 
aux  trois  quarts  en  débats  stériles  et  en  partage  inutile.  Les 
mesures  les  plus  urgentes  sont  ajournées,  les  affaires  lan- 


SIXIÈME   PARTIE   (1833   A   1848).  537 

guissent  et  la  nation,  qui  souffre,  s'en  prend  au  chef  du 
gouvernement,  lorsqu'elle  devrait  surtout  accuser  l'égoïsme 
et  la  frivolité  de  ses  représentants.  La  question  des  sucres 
et  celle  des  chemins  de  fer  sont  d'une  urgence  telle  que 
chaque  jour  de  retard  dans  leur  solution  occasionne  une 
perte  de  plusieurs  millions  à  l'industrie  française,  et  si  ce 
retard  se  prolonge  jusqu'à  l'année  prochaine,  la  plupart  des 
compagnies  se  dissoudront  ou  seront  tout  à  fait  ruinées. 
Tel  est  le  résultat  de  cette  impatience,  de  ce  besoin  d'agita- 
tion sans  but  qui  nous  tourmente.  Nos  institutions  poli- 
tiques datent  d'hier,  et  nous  ne  voulons  pas  attendre,  pour 
les  modifier,  l'expérience  de  quelques  années. 

i2  mai.  —  Je  n'ai  pas  trouvé  le  courage  de  vous  écrire 
depuis  huit  jours.  Je  craignais  que  l'amertume  de  mes  ré- 
flexions ne  prit  le  dessus  sur  mon  patriotisme,  et  ne  m'em- 
portât jusqu'à  maudire  nos  institutions  et  les  hommes  poli- 
tiques qui  sont  chargés  de  les  mettre  en  œuvre.  Comment 
se  défendre,  en  eflfet,  de  la  plus  vive  indignation,  en  voyant 
continuellement  les  destinées  d'un  grand  et  noble  peuple, 
mises  en  péril  par  les  intrigues  et  les  viles  passions  de  quel- 
ques ambitieux?  Comment  ne  pas  désespérer  d'institutions 
qui  semblent  favoriser  et  perpétuer  d'aussi  grands  maux  et 
de  si  honteux  scandales  ? 

La  courte  discussion  de  vendredi  dernier  vous  a  donné 
une  idée  de  la  lassitude  et  du  dégoût  qui  ont  gagné  tous  les 
esprits  au  spectacle  prolongé  de  l'égoïsme,  du  fol  orgueil  et 
de  l'intolérance  de  tous  les  chefs  de  parti  qui  se  disputaient 
le  pouvoir.  Ce  qu'on  demande  aujourd'hui,  c'est  un  minis- 
tère quelconque,  capable  de  diriger  d'une  manière  suppor- 
table les  affaires  du  pays.  On  ne  demande  pas  même  qu'il 
ait  une  couleur  prononcée,  ni  qu'il  soit  assez  fort  pour  lut- 
ter contre  les  partis.  Car  les  partis,  honteux  et  épuisés  par 
leurs  luttes  stériles,  promettent  de  le  soutenir,  pourvu  qu'il 
montre  de  bonnes  intentions.  Une  telle  combinaison,  qui 


538  VIE   DE  PLANAT. 

exclut  les  grands  chefs  du  parti,  serait  approuvée  sans  doute 
des  gens  sensés,  mais  seulement  comme  un  expédient,  comme 
un  remède  capable  d'adoucir  le  mal,  mais  point  assez  effi- 
cace pour  le  détruire.  La  lutte  recommencera  sans  aucun 
doute  à  Touverture  de  la  prochaine  session.  M.  Guizot  prend 
assez  bien  son  parti  de  ce  nouvel  arrangement,  mais 
M.  Thiers  s'en  montre  très  mécontent.  Il  se  croyait  telle- 
ment indispensable,  tellement  sûr  de  l'emporter  à  la  fin  sur 
tous  ses  rivaux  qu'on  ne  doit  pas  s'étonner  de  son  désap- 
pointement. Comme  homme  politique  il  a  commis  deux 
grandes  fautes  :  la  première  de  se  mettre  en  lutte  person- 
nelle contre  le  roi,  et  la  seconde  de  se  mettre  sous  la 
protection  de  la  presse  anarchique.  Lorsque  des  moyens 
aussi  audacieux  ne  réussissent  pas  dans  les  huit  premiers 
jours,  ils  finissent  par  tourner  contre  celui  qui  les  em- 
ploie*. 

Si  mai  1839.  —  La  persévérance  avec  laquelle  les  jour- 
naux de  l'opposition  soutiennent  M.  Thiers  a  surtout  pour 
causes  les  promesses  qu'il  a  faites  à  leurs  rédacteurs.  Tout 
ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  tient  à  la  rédaction  du  Messa- 
ger, du  Constitutionnel  et  du  Courrier  français^  doit  être 
pourvu  d'emplois  lucratifs,  dès  qu'il  arrivera  au  pouvoir. 
Je  tiens  ce  fait  d'un  des  collaborateurs  du  Courrier  français 
qui  trouve  cela  tout  simple  et  qui  n'y  voit  aucune  trace  de 
corruption.  «  Il  est  tout  naturel,  me  disait-il,  que  M.  Thiers 


1.  Ce  même  jour  (12  mai  1839)  un  commencement  d'insurrection,  conduit 
par  A.  Barbes  et  Martin-Bernard,  éclata  Tcrs  le  soir,  car  les  espérances  da 
pai'ti  républicain  s'étaient  réveillées  à  la  vue  du  désarroi  gouvernemental  et 
de  la  fermentation  croissante  des  esprits.  Vaincue  au  bout  de  quelques  heures, 
cette  levée  de  boucliers  eut  pour  résultat  de  mettre  un  terme  aux  scrupules 
et  aux  hésitations  de  certains  hommes  politiques,  et  le  lendemain  le  Monitewr 
put  enfin  annoncer  la  constitution  d*un  ministère,  composé  du  maréchal 
Soult,  président  du  conseil  et  ministre  des  affaires  étrangères,  MM.  PassT, 
Dufaure,  Schneider,  Duchàtel,  Yillemain,  Teste,  Cunin-Gridaine  et  Ouperré, 
pour  les  autres  portefeuilles.  La  Chambre  accueillit  avec  bienveillance  le 
nouveau  cabinet;  mais  les  organes  de  M.  Thiers  jetèrent  feu  et  flammes,  p.  p. 


SIXIÈME   PARTIE   (1833    A   i848).  539 

récompense  ceux  qui  Tont  soutenu,  aux  dépens  de  ceux 
qu'il  aura  vaincus.  —  Mais,  lui  répondis-je,  voilà  précisé- 
ment ce  que  vous  avez  reproché  avec  la  plus  grande  amer- 
tume à  tous  les  ministères  précédents,  c'est-à-dire  des  des- 
titutions pour  donner  des  places  à  leurs  amis.  —  Oui,  mais 
c'est  bien  différent;  nous  sommes  les  soutiens  de  la  bonne 
cause.  »  Telle  est,  en  effet,  la  ferme  conviction  des  hommes 
de  parti  :  tout  leur  paraît  juste  et  permis  quand  il  s'agit 
de  leur  intérêt;  tout  leur  parait  injuste  et  illicite  chez  leurs 
adversaires. 

a  juin  1839»  —  La  guerre  d'Afrique,  si  malheureuse  pour 
la  France  qu'elle  menace  d'épuiser  en  hommes  et  en  argent, 
comme  autrefois  la  guerre  d'Espagne,  a  du  moins  l'avan- 
tage de  mettre  en  évidence  aux  yeux  de  l'Europe  les  belles 
et  nobles  qualités  du  soldat  français.  Les  vertus  qu'il  déploie 
on  Afrique  sont  au-dessus  de  tout  éloge;  sa  patience,  son 
humanité,  sa  douceur,  n'ont  d'égal  que  son  courage  et  son 
intrépidité.  Il  supporte  gaiement  et  sans  se  plaindre  les 
plus  rudes  fatigues  et  les  plus  grandes  privations.  Soumis 
et  docile,  malgré  sa  grande  intelligence,  il  obéit  aveuglé- 
ment à  ses  chefs  par  le  seul  sentiment  de  l'honneur  et  du 
devoir.  Nous  pouvons  encore  être  fiers  de  nos  soldats,  car 
ils  excitent  l'admiration  de  tous  les  officiers  étrangers  qui 
viennent  ici,  et  il  ne  manque  à  leur  gloire  qu'un  théâtre 
plus  digne  d'eux.  Quand  on  voit  ce  qui  se  passe  en  France, 
où  régnent  tant  de  basses  passions,  on  peut  dire,  comme  du 
temps  de  la  république,  que  l'honneur  français  s'est  réfugié 
dans  nos  camps.  Cette  guerre  a  fait  surgir  aussi  quelques 
officiers  remarquables  par  leur  énergie  et  leur  aptitude  au 
commandement.  Parmi  eux  se  place  en  première  ligne  le 
colonel  Lamoricière  qui  vient  d'être  appelé  à  Paris  par  le 
gouvernement.  La  nature  et  l'éducation  ont  fait  pour  cet 
officier  supérieur  tout  ce  qu'il  faut  pour  le  rendre  propre 
à  un  grand  commandement  de  troupes.  Il  est  actif,  robuste. 


540  VIE   DE   PLANAT. 

infatigable;  il  aime  le  soldat  et  en  est  adoré;  il  sait  inspirer 
la  confiance  et  possède  le  don  de  faire  passer  dans  Tâme  du 
soldat  le  courage,  l'audace  et  la  résolution  qui  raniment. 
De  plus,  Lamoricière  est  très  instruit;  il  s'est  identifié  avec 
l'Afrique  à  tel  point  que,  sans  perdre  les  avantages  et  les 
qualités  du  militaire  français,  il  est  devenu  presque  Arabe. 
La  langue  et  les  mœurs  des  indigènes  lui  sont  devenus  fami- 
lières, et  le  climat  brûlant,  qui  décime  nos  troupes  bien  plus 
que  le  fer  de  l'ennemi,  n'a  plus  d*action  sur  lui.  Lamori- 
cière est  donc  appelé,  pour  l'avenir,  à  jouer  un  rôle  très 
important  en  Afrique,  et  l'opinion  publique,  devançant  les 
règles  de  l'avancement,  le  désigne  déjà  comme  gouverneur 
général. 

Le  général  Du  vivier,  maintenant  enfermé  à  Médéah,  pos- 
sède en  grande  partie  les  qualités  de  Lamoricière,  mais  il 
n'a  pas  la  même  constance,  ni  la  même  énergie  physique  et 
morale.  Après  ces  deux  hommes  éminents,  viennent  en 
seconde  ligne  les  colonels  Bedeau,  Changarnier,  Cavaignac, 
qui,  avec  des  qualités  diverses,  possèdent  également  la  con- 
fiance du  soldat  et  promettent  à  l'armée  des  chefs  distingués 
et  vigoureux. 

i5  juin.  —  On  ne  peut  se  dissimuler  que  le  talent  de  la 
parole  est  devenu  aujourd'hui  un  des  moyens  les  plus  puis- 
sants de  l'action  gouvernementale.  Assurément  les  choses 
n'en  vont  pas  mieux  et  au  contraire  elles  en  vont  plus  mal; 
mais  enfin  c'est  une  de  ces  nécessités  auxquelles  il  faut  se 
soumettre,  sous  peine  de  mort  politique.  On  a  beau  dire 
que  les  beaux  parleurs  ne  sont  pas  les  bons  faiseurs  (ce  qui 
est  très  vrai),  il  faut  maintenant  que  tout  homme  qui  aspire 
au  gouvernement  soit  avant  tout  beau  parleur  et  parleur 
habile.  Sous  ce  rapport,  le  ministère  actuel  est  beaucoup 
plus  faible  que  n'était  celui  de  M.  Mole.  11  n'y  a,  à  vrai  dire, 
qu'un  seul  orateur,  M.  Dufaure,  auquel  il  manque  encore 
le  calme  et  la  circonspection.  M.  Teste  est  verbeux  et  entor- 


SIXIÈME  PARTIE   (1833   A   1848).  541 

tillé;  M.  Passy  froid  et  sec;  M.  Villemain  parle  en  profes- 
seur et  en  académicien,  préoccupé  de  son  savoir  littéraire 
et  de  Tarrangement  de  ses  périodes;  quant  au  maréchal 
Soult,  au  général  Schneider  et  à  Famiral  Duperré,  ils  sont 
sous  le  rapport  de  la  parole  d'une  nullité  désespérante.  Il 
serait  puéril  de  chercher  à  établir  un  parallèle  entre  le 
maréchal  Soult  et  le  comte  Mole,  qui  est  peut-être  parmi 
nos  hommes  d'Etat  le  plus  complet;  mais  on  peut  établir 
entre  le  général  Bernard  et  le  général  Schneider  une  com- 
paraison, qui  n'est  certes  pas  à  l'avantage  de  ce  dernier.  Le 
général  Bernard  parlait  aux  Chambres,  sinon  avec  correc- 
tion, du  moins  avec  abondance,  avec  bonhomie  et  avec  ce 
ton  d'honnête  conviction  qui  dispose  toujours  favorablement 
les  auditeurs.  Le  général  Schneider,  au  contraire,  monte  à 
la  tribune  comme  un  condamné  qui  marche  au  supplice  ;  il 
hésite,  il  se  trouble,  il  sue  sang  et  eau;  la  moindre  ob- 
jection le  déconcerte  et  le  réduit  au  silence.  Cette  timi- 
dité de  tant  de  braves  militaires,  en  présence  de  quelques 
mauvais  avocats  hargneux  et  effrontés,  a  quelque  chose  de 
bien  pénible.  Cet  homme,  qui  a  affronté  cent  fois  la  mort 
sur  les  champs  de  bataille,  sent  son  cœur  défaillir  devant 
les  apostrophes  d'un  drôle  qu'il  voudrait  pouvoir  souf- 
fleter. Ainsi,  malgré  les  dispositions  bienveillantes  de  la 
majorité,  la  faiblesse  oratoire  du  ministère  sera  probable- 
ment une  des  causes  principales  de  sa  prochaine  décompo- 
sition. Il  en  est  déjà  fortement  question;  mais  la  pierre 
d'achoppement  est  et  sera  longtemps  le  ministère  des 
affaires  étrangères. 

/6*  juin,  —  Le  départ  de  M.  Thiers  pour  les  eaux  de  Cau- 
terets  enlève  à  nos  journaux  un  des  principaux  objets  de 
leur  polémique,  et  l'on  ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  en  effet 
le  motif  secret  de  son  départ.  M.  Thiers,  après  son  échec, 
s'est  livré  pendant  quelque  temps  aux  accès  de  son  dépit 
qu'irritaient  encore  les  cris  de  sa  belle-mère,  M"*  Dosne. 


542  VIE   DE   PLANAT. 

Mais  enfin  la  raison  lui  est  revenue  ;  il  a  senti  qu'il  ne  fallait 
pas  fatiguer  le  public  plus  longtemps  de  ses  doléances,  de 
crainte  de  le  blaser.  Il  a  senti  qu'il  fallait  se  faire  oublier 
pendant  quelque  temps,  pour  arriver  avec  de  nouvelles 
forces  cet  hiver,  lorsque  recommencera  la  lutte  pour  les 
portefeuilles.  Voyant  que  sa  lutte  contre  le  roi  ne  lui  avait 
réussi  que  dans  la  presse,  il  a  aussi  changé  de  batteries  à  ce^ 
égard  et  fait  amende  honorable.  Aussi  a-t-il  été  fort  gra- 
cieusement accueilli  au  château  dans  ces  derniers  temps.  Il 
a  eu  de  longs  entretiens  avec  Sa  Majesté,  qui  Ta  congédié 
comme  un  amnistié  capable,  dont  il  compte  bien  se  servir 
au  besoin. 

26  septembre.  —  Le  temps  qui  s'écoule  entre  deux  ses- 
sions est  toujours  un  temps  calme  dans  la  politique  inté- 
rieure. La  presse  n'a  plus  la  même  violence;  ses  attaques 
contre  le  pouvoir  sont  plus  faibles,  et  elle  ne  conserve  d'hos- 
tilité que  juste  ce  qu'il  faut  pour  ne  perdre  ni  sa  position 
ni  sa  couleur.  Les  intrigues  politiques  n'en  vont  pas  moins 
leur  train,  mais  elles  se  trament  dans  l'ombre  et  le  mystère. 
Chaque  parti  fait  son  plan,  réunit  ses  forces,  combine  ses 
attaques  et  se  garde  bien  de  démasquer  ses  batteries.  Ce 
n'est  qu'à  l'approche  de  l'ouverture  des  Chambres  que  com- 
mencent les  petites  escarmouches  et  le  feu  des  éclaireurs 
de  la  presse,  prélude  de  combats  plus  sérieux.  Le  but  de  ces 
combats  est  toujours  le  même  :  savoir,  les  portefeuilles  et 
les  places  rétribuées;  le  prétexte,  les  libertés  publiques, 
l'honneur  national  et  le  soulagement  du  peuple;  toutes 
choses  dont  les  ambitieux  se  soucient  fort  peu  et  qu'ils 
oublient  tout  de  suite,  dès  qu'ils  ont  atteint  le  véritable  but 
de  leurs  efforts. 

Il  est  difficile  de  dire  ce  que  fera  M.  Thiers  dans  la  session 
prochaine;  mais  il  semble  maintenant  avoir  peu  de  chances 
d'arriver  au  pouvoir.  La  pacification  inespérée  de  l'Espagne, 
en  justifiant  la  politique  et  même  l'obstination  du  roi^  a 


SIXIÈME   PARTIE   (1833   A   1848}.  543 

porté  une  rude  atteinte  aux  prétentions  de  M.  Thiers.  C'est 
donc  très  probablement  la  question  d'Orient  qui  va  devenir 
son  grand  cheval  de  bataille,  et  il  faut  convenir  qu'il  pourra 
s'en  servir  avec  un  grand  avantage.  Les  fautes  et  la  fai- 
blesse de  notre  diplomatie  dans  cette  occasion  sont  telle- 
ment évidentes  qu'il  aura  pour  lui  sur  ce  point  l'opinion 
presque  unanime  du  public.  A  la  vérité,  M.  Thiers  s'est 
montré  partisan  zélé  de  l'alliance  anglaise,  ce  qui  pourrait 
gêner  tout  autre  que  lui  dans  la  discussion  des  affaires 
turco-égyptiennes  ;  mais  c'est  précisément  dans  ces  vire- 
ments et  contremarches  politiques  qu'il  excelle,  et  ce  qui 
serait  un  grave  sujet  d'embarras  pour  tout  autre  sera  pour 
lui  une  cause  de  triomphe.  Il  sacrifiera  ses  sympathies  per- 
sonnelles sur  l'autel  de  la  patrie,  et,  à  l'aide  de  quelques 
phrases  chaleureuses,  empruntées  au  vieux  libéralisme,  il 
saura  remuer  la  Chambre  et  exciter  ses  applaudissements. 
10  octobre,  —  Un  des  nombreux  inconvénients  de  notre 
forme  de  gouvernement,  c'est  d'appeler,  à  la  direction  des 
diverses  branches  du  service  public,  des  hommes  sans  spé- 
cialité, qui,  par  leur  ignorance  de  la  matière,  et  parla  pré- 
somption, compagne  ordinaire  de  cett  ignorance,  gâtent  et 
entravent  toutes  nos  affaires.  S'ils  se  contentaient,  comme 
en  Angleterre,  d'être  des  hommes  politiques,  laissant  aux 
hommes  spéciaux  la  conduite  matérielle  de  leurs  ministères, 
les  choses  iraient  passablement  bien.  Mais  non;  chacun  de 
ces  hommes  croit,  en  arrivant  au  pouvoir,  y  apporter  la 
science  infuse;  il  veut  faire  acte  de  valeur  personnelle;  il 
prétend  faire  mieux  que  ses  prédécesseurs  et  s'efforce  de 
mettre  en  pratique  de  creuses  théories,  au  grand  dommage 
de  rintérôt  général.  C'est  ce  qui  arrive  aujourd'hui  pour 
les  travaux  publics.  M.  Dufaure,  avocat  distingué  du  bar- 
reau de  Bordeaux,  avait  acquis  à  la  Chambre  des  députés 
une  telle  importance,  comme  orateur  de  l'opposition  de 
gauche,  qu'à  la  formation  du  cabinet  actuel^  le  roi  ne  put 


544  VIE   DE  PLANAT. 

se  dispenser  de  l'appeler  au  ministère.  Le  département  de 
la  justice  était  le  seul  qui  lui  convint,  mais  il  était  réservé 
à  M.  Teste  par  le  maréchal  Soult.  Que  faire  donc  de  M.  Du- 
faure,  et  comment  satisfaire  son  ambition?  On  ne  trouva 
pas  d'autre  moyen  que  de  couper  en  deux  le  ministère  du 
commerce  et  des  travaux  publics,  et  de  donner  cette  der- 
nière branche  à  M.  Dufaure  qui,  de  sa  vie,  ne  s'en  était 
occupé. 

i2  février  1840.  —  Il  y  a  en  ce  moment  à  Londres  une 
sorte  de  congrès  bonapartiste,  dont  les  extravagances  rap- 
pellent les  temps  de  la  première  émigration  de  1791.  Joseph 
et  Jérôme  Bonaparte  et  leurs  deux  neveux,  Louis  Bonaparte 
et  Lucien  Murât,  sont,  comme  on  le  pense  bien,  les  premiers 
personnages  de  ce  congrès  qui  complote  ouvertement  et 
avec  la  plus  bruyante  étourderie  le  renversement  du  gou- 
vernement de  Louis-Philippe  et  le  rétablissement  du  régime 
impérial  en  France.  Voici  quelques  données  sur  les  projets 
de  ces  joyeux  conjurés. 

Les  frères  de  l'Empereur  cessent  de  regarder  leur  neveu 
Louis  comme  un  usurpateur,  et  se  désistent  en  sa  faveur  de 
leurs  droits  au  trône  impérial  de  France.  Ledit  neveu  Louis 
est  proclamé  empereur  des  Français,  roi  d'Italie.  On  le  ma- 
rie avec  la  princesse  Mathilde,  fille  de  Jérôme,  qui  devient 
par  conséquent  impératrice  des  Français,  reine  d'Italie,  etc. 
On  rétablit  le  Sénat  et  toutes  les  grandes  institutions  de 
l'Empire.  Les  oncles  et  cousins  de  l'Empereur  deviennent 
grands  dignitaires  avec  de  grandes  dotations.  Le  ministère 
est  déjà  composé  et  compte  parmi  ses  membres  le  maré- 
chal Glauzel,  M.  Mauguin,  le  duc  de  Padoue  et  le  comte  de 
Mosbourg.  On  se  flatte  môme  d'avoir  M.  Thiers,  comme 
mécontent  du  gouvernement  actuel  et  comme  admirateur 
du  système  impérial.  Le  général  Montholon  est  nommé 
lieutenant  général  et  premier  aide  de  camp  de  l'Empereur; 
les  colonels  Yaudrey  et  Brice  sont  nommés  maréchaux  de 


SIXIÈME  PARTIE   (1833  A   1848).  545 

camp,  aides  de  camp  de  TEmpereur,  etc.,  etc.  M"'  Regnault 
de  Saint-Jean-d'Angély  devient  dame  d'honneur  de  l'impé- 
ratrice. Pour  dames  du  palais  on  prend  les  deux  dames 
Thayer,  dont  l'ime  est  fille  du  général  Bertrand  et  l'autre 
du  duc  de  Padoue.  Je  m'arrête  là,  car  il  faudrait  dix  pages 
pour  vous  donner  la  liste  de  toutes  les  promotions  faite? 
par  l'Empereur  Louis-Napoléon. 

Le  mouvement  doit  éclater  en  France  sur  plusieurs  points 
à  la  fois,  et  notamment  à  Metz  et  à  Lyon,  dans  un  mois  ou 
six  semaines  au  plus  tard.  Tous  les  conjurés  se  vantent 
hautement  d'être  soutenus  par  la  Russie,  et  quoique  cela 
soit  fort  douteux,  il  est  certain  qu'ils  ont  de  l'argent  en 
abondance,  et  qu'on  ne  sait  d'où  il  leur  vient.  Enfin,  quand 
on  voit  tous  ces  gens-là  réunis,  on  se  croit  vraiment  dans 
une  maison  de  fous.  Toutefois  ils  montrent  tant  de  résolu- 
tion et  de  confiance  dans  leurs  projets  qu'on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'en  être  effrayé.  On  comprend  qu'ils  n'arriveront 
pas  à  leur  but,  mais  que,  dans  l'état  actuel  des  esprits  en 
France,  ils  peuvent  encore  causer  de  grands  troubles,  qui 
profiteraient  à  d'autres  puissances. 

34  février.  —  Le  parti  républicain,  en  obtenant  le  rejet 
de  la  dotation  du  duc  de  Nemours,  vient  de  gagner  une 
grande  bataille  contre  la  monarchie,  et,  quoi  qu'en  dise  la 
gauche  prétendue  dynastique,  il  ne  faut  plus  qu'une  ou  deux 
victoires  semblables  pour  renverser  cet  édifice  chancelant. 
Cette  affaire  a  mis  au  grand  jour  le  vice  radical  de  nos  insti- 
tutions. Nous  avons  réellement,  comme  le  disait  La  Fayette, 
une  monarchie  entourée  d'institutions  et  d'idées  républi- 
caines. Cette  conception  bâtarde  ne  pouvait  sortir  que  du 
cerveau  détraqué  des  libéraux  de  la  Restauration,  qui,  se 
trouvant  maîtres  du  terrain  en  1830,  en  profitèrent  pour  jeter 
dans  toutes  nos  institutions  la  confusion  et  l'incohérence 
qui  régnent  dans  leur  esprit.  Tout  ce  qu'ils  ont  fait  est  anor- 
mal, contraire  au  bon  sens  et  à  la  logique.  Ces  gens-là 

35 


l 


546  VIE  DE  PLANAT. 

veulent  la  fin,  mais  ils  ne  veulent  pas  les  moyens;  si  vous 
les  pressez  par  le  raisonnement,  ils  vous  échappent  par  des 
subtilités,  des  faux-fuyants,  des  à  peu  près.  On  ne  trouve 
jamais  rien  de  net  ni  de  complet  soit  dans  leurs  discours, 
soit  dans  leurs  écrits. 

De  son  côté,  le  roi  Louis-Philippe,  à  son  avènement  au 
trône,  a  plutôt  agi  en  père  de  famille  prévoyant  qu'en 
homme  qui  se  dévoue  corps  et  biens  à  la  chose  publique. 
On  conçoit  que  dans  un  pays  où  les  dynasties  ne  durent 
pas  plus  de  quinze  ans,  il  ait  cherché  à  mettre  en  sûreté  sa 
fortune  particulière,  afin  de  la  conserver  à  ses  enfants  en 
cas  de  malheur.  Mais  cette  précaution,  fort  sage  en  elle- 
même,  annonçait  peu  de  confiance  dans  le  nouvel  ordre  de 
choses  qu'il  avait  été  appelé  à  fonder.  Le  principe  monar- 
chique venait  de  succomber  dans  une  lutte  violente  ;  il  s'a- 
gissait de  le  relever  et  de  lui  rendre  des  forces.  II  semble 
donc  que  le  roi  eût  dû  commencer  par  se  conformer  à  cet 
antique  usage  de  toutes  les  monarchies,  qui  veut  qu'un 
prince,  en  montant  sur  le  trône,  abandonne  à  l'Etat  son 
domaine  privé.  C'est  cet  abandon  qui  lui  donne  seul  le  droit 
de  demander  des  dotations  pour  ses  enfants. 


Une  nouvelle  crise  ministérielle  avait  éclaté  le  20  février  1840, 
par  suite  de  l'obstination  du  roi  Louis-Philippe  à  réclamer  une 
dotation  pour  son  second  fils,  le  duc  de  Nemours.  La  demande, 
mal  accueillie  par  Topinion,  donna  lieu  à  de  vives  attaques,  et 
entres  autres  à  un  virulent  pamphlet  de  M.  de  Gormenin  contre 
Tinsatiable  cupidité  de  la  cour.  Le  rejet  définitif  du  projet  de  loi 
eut  pour  conséquence  la  chute  du  ministère  Soult  et  Tavône- 
ment,  pour  la  seconde  fois,  de  M.  Thiers,  comme  président  du 
conseil  et  ministre  des  affaires  étrangères.  Louis-Philippe,  bien 
que  d'abord  irrité,  comprit  bien  vite  qu'après  tout  M.  Thiers, 
retrempé  par  trois  ans  d'opposition,  pouvait  devenir  pour  loi  on 
précieux  auxiliaire.  Le  centre  gauche  semblait  résolu  en  effet  à 


SIXIÈME   PARTIE    (1833   A    1848).  547 

Tappuyer  à  peu  près  sans  conditions.  Ainsi,  tandis  que  M.  Thiers, 
interpellé  sur  la  différence  de  sa  politique  avec  celle  de  ses  pré- 
décesseurs, répondait  aux  conservateurs  inquiets  :  «  Nous  joue- 
rons le  même  air,  mais  nous  le  jouerons  mieux,  »  M.  Odilon 
Barrot  proclamait  du  haut  de  la  tribune  :  «  que  le  fait  seul  de 
Favènement  de  M.  Thiers  réalisait  le  gouvernement  parlemen- 
taire dans  toute  sa  sincérité.  »  Même  les  deux  concessions  poli- 
tiques le  plus  ardemment  réclamées  jusqu'alors  :  le  retrait  des 
lois  de  Septembre  et  la  réforme  électorale,  étaient  devenues  à 
ses  yeux  de  simples  questions  d'avenir. 

Cependant,  M.  Thiers,  sentant  le  besoin  de  distraire  l'opinion 
publique,  lui  prépara,  sous  main,  une  surprise  qui  ne  pouvait 
manquer  son  effet.  Le  12  mai,  au  milieu  d'une  discussion  sur 
les  sucres,  M.  de  Rémusat,  ministre  de  l'intérieur,  monta  à  la 
tribune  et  dit  :  «  Le  roi  a  ordonné  à  S.  A.  R.  le  prince  de  Join- 
ville  de  se  rendre  avec  sa  frégate  à  Sainte-Hélène,  pour  y  re- 
cueillir les  restes  mortels  de  l'Empereur  Napoléon.  Nous  venons 
vous  demander  les  moyens  de  les  recevoir  dignement  en 
France,  etc.  » 

L'émotion  causée  par  cette  communication  inattendue  fut 
profonde  et  sincère  sur  tous  les  bancs,  sans  exception  de  parti. 
Une  commission  fut  nommée  aussitôt.  Malheureusement  elle 
choisit  pour  son  rapporteur  le  maréchal  Glausel,  étroitement 
lié  alors  avec  le  nouveau  parti  bonapartiste.  Le  rapport  du  ma- 
réchal demandait  à  la  Chambre  de  voter  deux  millions,  au  lieu 
d'un  seul,  réclamé  d'abord,  mais  reconnu  ensuite  insuffisant 
par  le  ministère  lui-môme.  Gela  n'eût  off'ert  aucune  difficulté,  si 
M.  Clausel  n'y  avait  ajouté  certains  détails  d'exécution  et  des 
commentaires  bonapartistes  tellement  accentués  qu'un  revire- 
ment soudain  s'opéra  dans  beaucoup  d'esprits.  Une  discussion 
passionnée  s'engagea;  tous  les  partis  étaient  divisés;  M.  de  La- 
martine, tout  en  votant  les  deux  millions,  sut  restituer,  en  un 
magnifique  langage,  aux  sentiments  de  la  Chambre  leur  véri- 
table caractère.  Enfin,  un  amendement,  reproduisant  simple- 
ment la  première  demande  du  ministère,  fut  voté,  malgré  l'in- 
tervention personnelle  de  M.  Thiers. 

Dès  le  lendemain,  les  journaux  ministériels  ouvrirent  des 


548  VIE   DE   PLANAT, 

listes  de  souscription  nationale,  pour  parfaire  le  deuxième  mil- 
lion; à  leur  tète  figuraient  le  vieux  maréchal  Moncey  et  le  ma- 
réchal Gérard,  aide  de  camp  du  roi.  Mais  le  Journal  des  Débais, 
furieux  et  disant,  non  sans  raison,  «  que  le  succès  de  cette  sous- 
cription entraînerait  la  dissolution  de  la  Chambre  »,  reprocha 
amèrement  à  M.  Thiers  sa  conduite  imprudente  et  antiparlemen- 
taire. «  La  question  est  devenue  politique,  s'écriait-il;  nos  in- 
stitutions, nos  libertés,  notre  dynastie,  tout  s'est  trouvé  impli- 
citement mis  en  jeu  dans  la  discussion...  Le  million  de  la 
Chambre  suffit  à  la  mémoire  de  Bonaparte,  le  reste  serait 
donné  aux  idées  bonapartistes.  » 

F.   P. 

En  réponse  à  cet  article,  L.  Planât  envoya  au  journal  le  Cotur- 
fier  français  la  lettre  suivante  : 

Paris,  29  mai  1840. 

Monsieur  le  Rédacteur, 

Les  étranges  commentaires  du  Journal  des  Débats  sur  la  souscrip- 
tion pour  le  monument  de  l'Empereur  m'obligent  à  faire  connaître 
dans  quel  esprit  je  me  suis  empressé  de  prendre  part  à  cette  sous- 
cription. Étranger  aux  partis  qui  divisent  la  France,  je  ne  veux  point 
que  ce  témoignage  de  mon  admiration  pour  TEmpereur  soit  considéré 
comme  une  manifestation  politique.  J'ignore  s'il  y  a  des  hommes  asseï 
peu  sensés,  assez  peu  amis  de  leur  pays  pour  souhaiter  une  restaura- 
tion impériale.  J'ignore  s'il  y  en  a  d'assez  aveugles  pour  croire  au- 
jourd'hui possible  le  rétablissement  d'un  régime  qui,  dans  des  cir- 
constances très  différentes,  fut  la  gloire  et  le  salut  du  pays.  Quant  i 
moi,  en  vous  portant  mon  offrande,  j'ai  pris  pour  devise  ce  mot  de 
M.  de  Lamartine  qui  rend  toute  ma  pensée  :  ▲  napoléon  seul. 

PLANAT    DE  LA  PAYE, 
Ancien  officier  d'ordonnance  de  l'Emperenr. 

39  mai  1840.  —  La  translation  des  restes  mortels  de  Na- 
poléon est  devenue  une  affaire  politique  des  plus  graves 
et  des  plus  périlleuses,  grâce  à  Tétourderie  vaniteuse  de 
M.  Thiers.  Le  besoin  de  produire  de  Teffet  et  de  faire  un 
coup  de  théâtre  lui  a  fait  négliger  toutes  les  précautions, 
toutes  les  mesures  de  prévoyance  que  réclamait  un  acte  pa- 


SIXIÈME  PARTIE   (4  833   A    1848).  549 

reil.  En  excitant  sans  ménagement,  sans  préparation,  le 
sentiment  le  plus  ardent  de  la  nation  française,  il  court  le 
risque  d'allumer  un  incendie  qui  le  dévorerait  tout  le  pre- 
mier. Aujourd'hui,  toutes  les  passions  sont  déchaînées; 
elles  grondent  par  toute  la  France  et  deviennent  d'autant 
plus  menaçantes,  qu'on  fait  plus  d'efforts  pour  les  compri- 
mer'. 

8  août.  —  La  nouvelle  du  jour  est  la  folle  tentative  du 
prince  Louis  Bonaparte  qui  est  débarqué  à  Boulogne  avec 
80  hommes  armés,  pour  conquérir  le  trône  de  France.  Après 
avoir  échangé  quelques  coups  de  fusil  avec  un  détachement 
d'infanterie,  son  armée  a  été  mise  en  fuite  et  lui-même  fait 
prisonnier,  ainsi  quç  le  fameux  Parquin.  Conçoit-on  rien 
de  plus  ridicule  que  cette  échauffourée?  Mais  la  nouvelle 
tentative  du  prince  Louis  n'est  plus  seulement  ridicule;  les 
circonstances  politiques  lui  donnent  un  caractère  tellement 
odieux  qu'elle  excite  l'indignation  générale,  et  ce  sentiment 
est  manifesté  aujourd'hui  par  les  journaux  de  tous  les  par- 
tis. Le  Capitale  lui-même  n'ose  lutter  contre  cette  unanime 
réprobation  et  garde  le  silence.  On  se  demande,  en  effet,  ce 
que  nous  veut  cette  famille  Bonaparte,  et  ce  qu'il  y  a  de 
commun  entre  elle  et  l'immortel  Empereur  Napoléon... 

A  Eugène  Lebon. 

22  mars  1841. 

Mon  cher  Eugène,  avez-vous  conservé  les  lettres  que  je 
vous  ai  écrites  depuis  vingt  ans  ?  Ce  serait  grand  hasard. 
Si  vous  les  avez  conservées,  ma  femme  vous  prie  en  grâce 
de  les  lui  renvoyer,  et  voici  pourquoi.  Pour  remplir  les  lon- 
gues soirées  d'hiver  que  nous  passons  au  coin  du  feu,  j'ai 

1.  M.  0.  Barrot  obtint  de  ses  amis  de  renoncer  à  la  souscription.  Mais 
l'orage,  conjuré  en  apparence,  eut  son  contre- coup  dans  le  pays.  F.  p. 


550  VIE   DE   PLANAT. 

commencé  à  écrire  mes  souvenirs,  c'est-à-dire  que  je  les 
dicte  à  ma  femme,  qui  n'a  cessé  de  me  tourmenter.  Cette 
occupation  Tamuse  et  l'intéresse  extrêmement;  elle  charme 
l'inévitable  monotonie  du  tête-à-tête  conjugal.  Mais  comme 
ma  mémoire  est  devenue  très  faible,  rien  n'est  mieux  fait 
pour  l'aider  que  mes  propres  lettres.  Ma  femme  a  déjà  réuni 
toutes  celles  que  j'ai  écrites  à  ma  famille  pendant  mes  cam- 
pagnes; elles  me  sont  d'un  très  grand  secours  et  j'y  aï  re- 
trouvé mille  particularités  intéressantes  que  j'avais  complè- 
tement oubliées.  Rien  ne  presse  d'ailleurs.  Nous  en  sommes 
encore  à  la  campagne  de  Russie*.  Vous  voyez  bien  qu'il  y  a 
loin  au  moment  où  nous  nous  sommes  connus.  Qui  sait  si 
nous  y  arriverons  jamais? 

Adieu,  cher  Eugène,  mes  profonds  respects  au  prince 
Félix,  et  pour  vous  tendre  et  sincère  affection. 

1.  Les  Dictées  de  L.  Planât,  reprises  seulement  à  longues  années  dlnter- 
▼aile,  n'embrassent  en  effet  que  trois  années  de  sa  Tie,  18i2  à  1815.  L.  Planât, 
fort  découragé,  et  d'ailleurs  sur  le  point  de  subir  une  douloureuse  opération 
qui  exigeait  avant  tout  un  grand  repos  d'esprit,  cessa  pendant  plusieurs  an- 
nées de  s'occuper  do  politique.  F.  i*.  —  Voir  dans  le  volume  Correspondance 
intime  quelques  lettres  de  1842  à  1848. 


SEPTIÈME   PARTIE 


1848  A  18S7 


SEPTIÈME  PARTIE 


1848   A   1857 


La  Révolution  de  1848  trouva  L.  Planât  à  peine  remis  d'une 
longue  et  dangereuse  maladie.  Le  23  février  les  médecins 
avaient  permis  pour  la  première  fois  au  convalescent  une  courte 
sortie,  que  des  barricades,  élevées  aux  deux  bouts  de  sa  rue, 
l'empêchèrent  de  renouveler  le  lendemain.  «  J'ai  eu  d'abord  une 
peur  terrible,  écrivit  M°*  Planât  à  sa  mère,  que  toutes  ces  agi- 
tations n'ébranlassent  de  nouveau  la  santé  encore  si  chance- 
lante de  mon  pauvre  mari  ;  mais  la  force  de  son  âme  est  égale  à 
la  faiblesse  de  son  corps,  et  elle  l'a  soutenu,  Dieu  merci,  au  delà 
de  toutes  mes  espérances.  Il  a  d'ailleurs  toute  confiance  dans 
l'avenir.  » 


*** 


L.  Planât  à  M"^  de  K 


Paris,  8  mars  1848. 

Nous  avons  été  témoins  d'une  terrible  mais  admirable 
révolution.  Le  peuple,  après  ce  vigoureux  coup  de  collier 
qui  a  chassé  la  dynastie  d'Orléans,  s*est  conduit  avec  une 
modération,  une  générosité,  je  dirais  presque  une  délica- 
tesse, dignes   de  l'admiration    de   la  postérité.    Pendant 


534  VIE  DE  PLANAT. 

trente-six  heures,  il  a  été  le  maîti*e  de  Paris;  il  pouvait  sa- 
tisfaire, par  le  pillage,  le  sentiment  naturel  de  haine  et 
d'envie  qui  existe  partout  contre  les  riches,  dans  les  basses 
classes;  loin  de  là,  il  s*est  opposé  au  désordre,  et  a  impi- 
toyablement fusillé  les  brigands  et  les  voleurs  qu'il  prenait 
en  flagrant  délit.  Les  traits  d'honneur  et  de  probité  de  ce 
peuple  tant  calomnié  sont  innombrables. 

L'avenir  est  sans  doute  très  incertain;  mais  si  les  puis- 
sances du  Nord  sont  assez  sages  pour  ne  point  menacer  la 
France,  tout  peut  encore  se  réparer.  L'établissement  de  la 
République  ne  trouvant  pas  d*obstacle  ne  devrait  amener 
aucune  catastrophe.  Ce  n'est  pas  comme  en  92,  où  la  no- 
blesse, le  clergé,  l'émigration  et  l'étranger  se  réunissaient 
pour  attaquer  la  République  naissante,  et  amenèrent,  par 
leur  résistance,  les  horreurs  de  93.  Rien  de  tout  cela  n'existe 
aujourd'hui.  Je  suis  donc  persuadé  que,  si  on  nous  laisse 
tranquille,  les  choses  s'arrangeront  beaucoup  mieux  que 
l'on  ne  pense.  En  attendant,  nous  sommes  tous  plus  qu  a 
moitié  ruinés.  Personne  ne  peut  savoir  aujourd'hui  ce  qu'il 
a,  ou  ce  qu'il  n'a  pas,  car  les  capitaux  sont  représentés  par 
des  papiers  qui  peuvent  demain  perdre  toute  leur  valeur. 
Mais  enfin,  comme  le  mal  est  général,  on  se  résigne. 

A  la  même. 

Versailles,  30  juin  1848. 

Je  ne  veux  point  vous  parler  de  ce  qui  vient  de  se  passer. 
J'en  ai  une  telle  horreur  que  je  ne  lis  plus  les  journaux. 
Tout  ce  que  je  puis  vous  dire  c'est  que  nous  avons  été  sau- 
vés par  d'héroïques  gamins  de  Paris  connus  sous  le  nom  de 
gardes  mobiles.  Leur  intrépidité,  leur  mépris  de  la  vie,  sur- 
passe tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Ce  sont  des  enfants  de 
quinze  à  dix-sept  ans,  et  on  les  proclame  aujourd'hui  la 


SEPTIÈME  PARTIE   (1848   A   1857).  555 

première  troupe  du  monde.  Pourvu  qu'on  ne  les  gâte  pas 
de  trop  grands  éloges  !  , 

Je  vous  avoue  que  je  commence  à  être  un  peu  découragé 
en  songeant  à  Tavenir  de  la  France;  il  faudrait  un  bras 
bien  ferme  pour  contenir  toute  cette  masse  de  malheureux 
affamés,  démoralisés  et  pervertis  en  même  temps  par  de 
fausses  doctrines.  Je  crois  même  aujourd'hui  qu'une  guerre 
européenne  serait  un  bien,  afin  de  donner  l'essor  aux  pas- 
sions violentes  qui  agitent  le  monde.  Cette  guerre  sans 
doute  serait  un  grand  fléau ,  mais  elle  finirait  par  ramener 
Tordre  et  le  calme. 

A  la  même. 

Paris,  7  décembre  1848. 

Dans  trois  jours  nous  aurons  un  Président  de  la  Répu- 
blique. Vous  dire  les  intrigues  qui  se  croisent  et  les  injures 
qu'on  se  prodigue  à  cette  occasion  est  vraiment  impossible. 

Selon  toute  apparence  le  prince  Louis-Napoléon  aura  la 
majorité.  Le  général  Cavaignac  a  plus  de  partisans  dans  les 
villes  et  parmi  les  gens  éclairés.  Us  disent  avec  raison  qu'il 
a  fait  ses  preuves  de  loyauté,  de  talent  et  d'énergie,  tandis 
que  personne  ne  sait  ce  qu'on  peut  attendre  du  prince  Louis. 
Mais  les  gens  de  la  campagne  sont  tous  pour  lui,  et  ils 
forment  le  plus  grand  nombre. 


A  la  même. 


25  janvier  1849. 


Notre  pauvre  pays  est  toujours  fort  agité.  Les  partis  s'ani- 
ment de  plus  en  plus  et  semblent  préluder  à  la  guerre 
civile.  Dieu  sait  ce  qui  sortira  de  cet  état  de  choses; 
mais  je  suis  bien  certain  que  nous  n'en  serions  pas  là,  si 


556  VIE   DE  PLANAT. 

on  nous  avait  laissé  Cavaignac  ;  il  aurait  ramené  Tordre  et 
la  confiance, '[tout  en  consolidant  la  République,  seul  gou- 
vernement que  nous  puissions  maintenant  supporter.  Au 
lieu  de  cela,  notre  vaisseau,  faute  d'un  bon  pilote,  s'en  va 
à  la  dérive,  au  risque  de  se  briser  sur  les  écueils. 


A  la  même, 

7  mai  1849. 

Notre  République  marche  assez  bien,  malgré,  ou  plutôt 
à  cause  de  ses  nombreux  ennemis.  Il  y  a  contre  elle  les  phi- 
lippistes,  les  légitimistes,  les  impérialistes,  les  terroristes  et 
les  socialistes;  mais  comme  ces  partis  se  détestent  entre 
eux  plus  qu'ils  ne  détestent  la  République  modérée,  leurs 
divisions,  jusqu'à  présent,  servent  à  la  consolider.  Nous 
avons  fait  à  Rome  une  sotte  expédition,  dont  je  crois  que 
nous  nous  tirerons  fort  mal.  11  en  sera  question  aujour- 
d'hui à  la  Chambre,  et  ma  femme,  bien  entendu,  y  est  allée 
avec  nos  amis  B***  pour  assister  à  ce  débat  intéressant. 

8  mai.  —  Comme  je  l'avais  prévu,  la  séance  d'hier  a  été 
fatale  au  ministère,  et  l'a  fortement  ébranlé.  Cependant  il 
persiste  à  garder  le  pouvoir.  U  y  a  eu  séance  de  nuit,  et  comme 
Frédérique  n'en  voulait  rien  perdre,  elle  y  est  restée  jusqu'à 
la  fin,  en  sorte  qu'elle  n'est  rentrée  que  ce  matin  à  deux 
heures!  Aussi  a-t-elle  attrapé  une  affreuse  migraine  qui 
l'empêchera  de  vous  écrire  aujourd'hui. 


A  la  même, 

3  juin  i849. 

On  espère  beaucoup  ici  de  la  nouvelle  Assemblée  ;  on  pense 
que  les  passions  s'apaiseront,  et  que  les  affaires  reprendront 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  557 

sérieusement.  Pour  moi,  je  n'y  crois  guère,  à  cause  de  la 
complication  des  affaires  d'Italie.  Notre  gouvernement  a  fait 
là  une  bien  sotte  et  malencontreuse  entreprise*. 


A  la  même. 


28  octobre  1850. 


On  intrigue  beaucoup  dans  les  hautes  régions  gouver- 
nementales, mais  en  revanche  on  ne  s'y  occupe  nullement 
des  intérêts  du  pays.  Depuis  deux  ans,  la  grande  et  on  pour- 
rait dire  la  seule  question  dont  on  se  soit  occupé  est  de 
savoir  si  la  nation  sera  exploitée  par  les  légitimistes,  les 
orléanistes  ou  les  bonapartistes.  Chacun  offre  sa  solution; 
et  moi,  depuis  plus  de  six  mois,  je  ne  cesse  de  dire  et  de 
répéter  :  Il  n'y  a  qu'une  solution  qui  soit  bonne,  c'est  de 

1 .  M.  Odilon  Barrot,  en  réclamant  le  16  avril  un  crédit  pour  le  corps  expé- 
ditionnaire de  la  Méditerranée,  ne  l'avait  obtenu  qu'en  engageant  sa  parole 
d'honneur,  qu'une  fois  débarqué  à  Civita-Vecchia,  ce  corps  n'irait  à  Rome 
qu'au  cas  oùUy  serait  appelé  par  les  Romains  eux-mêmes,  afin  de  contre-ba- 
lancer  une  intervention  autrichienne  et  en  qualité  d'arbitres.  Mais  les  instruc- 
tions ministérielles,  envoyées  ensuite  au  général  Oudinot,  étaient  conçues  en 
sens  contraire,  et  le  7  mai  la  nouvelle  d'un  conflit  sous  les  murs  de  Rome, 
entre  les  troupes  françaises  et  les  Romains,  arriva  à  Paris.  M.  Barrot,  vive- 
ment attaqué  par  les  membres  de  la  Commission  qui  lui  avait  fait  accorder 
le  crédit  réclamé  (entre  autres  par  le  général  Lamoricièrc),  se  défendit  fort 
mal,  et  l'Assemblée  finit  par  voter  Tordre  du  jour  suivant  :  «  L'Assemblée 
invite  le  gouvernement  à  prendre  sans  délai  les  mesures  nécessaires  pour 
que  rezpédition  d'Italie  ne  soit  pas  plus  longtemps  détournée  du  but  qui  lui 
était  assigné.  » 

Le  ministère,  ainsi  blâmé  et  humilié,  promit  tout  ce  qu'on  voulut,  mais  ne 
se  retira  point,  parfaitement  résolu  à  ne  tenir  aucun  compte  ni  de  ses  propres 
engagements,  ni  de  l'article  de  la  Constitution  qu'on  lui  avait  rappelé,  disant  : 
La  République  française  respecte  les  nationalités  étrangères  comme  elle 
entend  faire  respecter  ta  sienne  ^  elle  n'emploie  jamais  ses  armes  contre  la  liberté 
d'aucun  peuple,  ni  surtout  des  votes  de  l'Assemblée  constituante,  sur  le 
point  alors  de  céder  la  place  à  l'Assemblée  législative. 

Notre  but,  en  faisant  ces  notes,  n'est  pas,  on  le  comprend,  de  tracer  la 
marche  des  événements,  mais  bien  de  relier  entre  elles  les  quelques  lettres, 
écrites  par  L.  Planât  à  cette  époque,  et  d'en  faire  saisir  les  allusions,  r.  p. 


538  VIE   DE   PLANAT. 

rester  comme  nous  sommes  et  d'attendre  tranquillement 
lesélections,  sans  se  tourmenter  de  mille  fantômes  etfrayeurs 
chimériques.  Quand  je  parlais  ainsi  on  me  riait  au  nez; 
pourtant,  à  mesure  que  le  temps  marche,  je  vois  beaucoup 
de  réactionnaires  se  ranger  à  mon  avis,  convaincus  qu'ils 
sont  que  les  trois  partis  ne  pourront  jamais  s'entendre  sur 
le  choix  d'un  souverain,  et  que  toute  tentative  isolée  d'un 
de  ces  trois  partis  nous  jetterait  inévitablement  dans  la  ré- 
publique rouge. 

A  M.  (TE***  {d  Munich). 

i6   décembre  1850. 

Votre  bonne  lettre  du  11  a  été  pour  moi  le  plus  char- 
mant cadeau  d'étrennes  qu'on  puisse  offrir  à  un  homme  de 
ma  sorte.  Vieux  et  infirme,  je  passe  presque  toutes  mes 
journées  au  coin  du  feu  dans  un  large  fauteuil.  Dans  cette 
position,  après  avoir  lu  cinq  ou  six  journaux  et  toutes  les 
brochures  qui  paraissent,  je  n'ai  plus  autre  chose  à  faire 
qu'à  repaître  mon  esprit  des  souvenirs  du  passé  et  de  mes 
vieilles  amitiés.  La  vôtre  est  du  petit  nombre  de  celles  qui 
me  sont  restées  chères,  parce  que  vous  n'avez  jamais  varié, 
et  que,  depuis  bientôt  trente  ans  que  nous  nous  connais- 
sons, vous  êtes  resté  pour  moi  toujours  le  même.  Je  vou- 
drais pouvoir  en  dire  autant  de  mes  anciens  amis  de  collège 
et  compagnons  d'armes.  Mais,  hélas  !  les  misères  de  la  poli- 
tique et  l'intolérance  de  l'esprit  de  parti  altèrent  ici  toutes 
les  relations,  détruisent  toutes  les  afTections.  Laissons  là 
ce  triste  sujet. 

Votre  fils  est  bien  le  meilleur  garçon  qu'on  puisse  voir. 
Nous  l'aimons,  moi  comme  un  fils,  ma  femme  comme  un 
frère,  et  nous  Taccueillons  en  conséquence;  mais  en  vérité 
je  ne  vois  pas  là  de  quoi  justifier  ce  grand  mot  de  reconnais- 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  559 

sance  qu'un  homme  comme  vous  ne  devrait  jamais  employer 
pour  de  si  petites  choses... 

Maintenant,  parlons  un  peu  politique.  Vous  me  dites  que 
sur  ce  point  nous  ne  sommes  pas  d'accord  ;  c'est  possible. 
Je  ne  connais  pas  au  juste  vos  opinions  actuelles,  et  il  est 
probable  que  vous  ne  connaissez  par  mieux  les  miennes, 
qui  certes  n'ont  rien  d'exagéré.  Je  préfère  la  République  à 
tout  autre  gouvernement,  parce  que  je  suis  fermement 
convaincu  que  la  monarchie  est  une  forme  de  gouverne- 
ment usée  en  France.  Je  sais  parfaitement  que  nous  n'avons 
présentement  de  la  République  que  le  nom;  mais  cela 
peut  et  doit  changer. 

Un  grand  malheur  pour  nous  est  la  domination  de  la 
haute  bourgeoisie,  classe  sans  convictions,  sans  générosité. 
Elle  a  des  instincts  et  des  passions  qui  la  dominent,  et  qui 
sont  la  peur,  Tégoïsme,  l'amour  du  gain  et  la  vanité,  et 
c'est  en  flattant  ses  passions,  c'est  en  les  exploitant  habile- 
ment, comme  on  dit,  que  les  chefs  du  pouvoir  se  maintien- 
nent. C'est  ce  qu'a  fait  Louis-Philippe  pendant  dix  ans  ;  plus 
tard,  en  s'éloignant  de  cette  classe,  en  faisant  du  Louis  XIV 
et  de  la  politique  à  outrance,  il  a  perdu  son  appui  naturel, 
en  sorte  qu'au  jour  du  danger,  cette  bourgeoisie,  qui  était 
son  principe  et  sa  véritable  raison  d'être,  l'a  laissé  tomber, 
et  a  même  aidé  le  peuple  à  le  renverser,  certaine  de  repren- 
dre son  ancien  empire,  une  fois  l'orage  passé.  Elle  l'a  repris 
en  effet  depuis  un  an. 

Vous  me  demanderez  la  conclusion  de  tout  cela.  La  con- 
clusion, c'est  qu'il  n*y  a  pas  d'amélioration  à  espérer,  tant 
que  la  haute  bourgeoisie  ne  s'amendera  pas;  mais  j'ai  la 
ferme  conviction  qu'avec  le  temps,  tout  cela  changera.  Déjà 
une  grande  partie  de  cette  bourgeoisie  est  pénétrée  de  la 
nécessité  d'améliorer  la  condition  des  classes  inférieures, 
seul  moyen  d'obtenir  une  tranquillité  durable.  Cela  n'est 
pas  si  difficile  qu'on  le  croit. 


560  VIE  DE   PLANAT. 

Enfin,  mon  très  cher  ami,  en  faisant  fi  de  notre  pauvre 
République  y  vous  me  faites  un  peu  TefiFet  de  la  pelle  qui  se 
moque  du  fourgon.  Certes,  en  fait  de  vilenies,  de  turpi- 
tudes, d'apostasies,  de  serments  violés,  de  trahisons,  de  vio- 
lences et  de  lâchetés,  TÂllemagne  et  ses  princes  peuvent 
aujourd'hui  nous  rendre  pas  mal  de  points^  !  Mais  les  récri- 
minations ne  servent  à  rien.  Le  fait  est  que  presque  tous 
les  peuples  de  l'Europe  sont  fort  mal  gouvernés,  et  qu'il 
y  a  partout  une  dose,  à  peu  près  égale,  d'odieux,  d'absurde, 
et  de  ridicule.  L'agitation  des  esprits  est  causée,  selon  moi, 
bien  moins  par  la  propagande  socialiste  que  par  l'obsti- 
nation des  gouvernements  à  refuser  toute  réforme  des  vieux 
abus,  et  à  en  ajouter  de  nouveaux  aux  anciens.  Je  vois  par- 
tout les  peuples  opprimés,  vexés,  écrasés  d'impôts,  pour  le 
bon  plaisir  de  quelques  princes. 


Au  marquis  Pallavicino  [à  Turin). 

Paris,  !•»  mars  1851. 

Monsieur  le  marquis,  depuis  votre  départ  de  Paris,  les 
chagrins  de  notre  cher  et  illustre  Manin  n'ont  fait  qu  aug- 
menter, et  l'on  peut  dire,  sans  aucune  exagération,  que  son 
existence  n'est  plus  qu'un  long  martyre.  Les  soins  qu'il 
donne  à  sa  pauvre  fille  l'occupent  nuit  et  jour,  et  cette  in- 
fortunée créature,  dont  les  maux  n'ont  fait  qu'empirer,  sera 
certainement  la  cause  de  sa  mort,  si  ses  amis  ne  trouvent 
moyen  de  venir  malgré  lui  à  son  secours*.  Vous  savez  qu'il 

1.  Appel  de  la  Russie;  cruautés  de  l'Autriche  en  Hongrie  et  ea Italie;  sup- 
pression  par  coups  d'État  des  constitutions  de  1848  dans  touterAUemagne.p.p. 

2.  C'est  dans  le  courant  de  l'étc  de  1850  que  L.  Planât  connut  Tex-dicta- 
teur  de  Venise,  resté  Tunique  gardien  de  sa  pauvre  fille  malade,  après  avoir 
vu  mourir  sa  femme  en  débarquant  à  Marseille,  au  mois  d'octobre  1849.  La 
lettre  ci-dessus,  dont  le  marquis  Pallavicino  a  bien  voulu  nous  envoyer  une 


SEPTIÈME  PARTIE   (1848   A   1857).  561 

est  impossible  de  faire  accepter  à  Manin  aucune  aide  pécu- 
niaire. Sur  ce  point  il  est  inflexible;  il  ne  veut  ni  engager, 
ni  altérer  Tindépendance  de  son  caractère  et  de  sa  position; 
la  mort  lui  semble  préférable.  À  tout  ce  qu'on  peut  lui  dire 
pour  vaincre  ses  scrupules,  il  répète  sans  cesse  :  «  Non, 
non  ;  je  ne  veux  devoir  qu'à  mon  travail  le  pain  de  mes  en- 
fants. »  Et  il  y  parviendrait  facilement,  si  l'état  d'infirmité 
de  sa  malheureuse  fille  ne  lui  prenait  la  moitié  de  son 
temps  et  de  son  sommeil.  Vous  concevez  qu'à  Paris  une 
foule  de  gens  s'estimeraient  heureux  d'avoir  des  leçons  d'un 
tel  maître;  mais  il  ne  peut  accepter  la  moitié  des  leçons 
qu'on  lui  demande.  Feu  Teresa  Manin  lui  fit  jurer  à  son  lit 
de  mort  de  ne  jamais  abandonner  sa  fille  à  des  soins  étran- 
gers; il  tient  religieusement  cette  promesse  dont  l'accom- 
plissement est  pour  lui  un  obstacle  à  toute  occupation  sé- 
rieuse et  suivie.  Ses  amis  ont  donc  la  douleur  d'assister  aux 
continuelles  tortures  de  cette  noble  existence  sans  pouvoir 
y  porter  remède. 

Depuis  quelques  mois,  Manin  est  atteint  de  douleurs  de 
tête  et  de  vertiges  qui  font  craindre  à  son  médecin  une 
congestion  cérébrale  ;  lui-même  en  paraît  frappé,  quoiqu'il 
ne  se  plaigne  jamais.  Il  me  disait  dernièrement  :  «  Je  crois 
que  je  finirai  comme  Louis  Perrée;  je  n'ose  penser  à  ce  que 
deviendrait  ma  pauvre  fille,  si  je  venais  à  mourir.  »  Et  ses 
yeux  se  remplirent  de  larmes.  En  général  cette  âme  si 
fortement  trempée  ne  s'attendrit  que  sur  le  sort  de  l'Italie 
et  sur  l'avenir  de  ses  enfants. 

D'après  cet  exposé  vous  jugerez  que  le  plus  grand 
tourment  d'esprit  pour  Manin  est  le  sort  futur  de  sa  mal- 
heureuse fille.  C'est  une  torture  morale  qui  le  ronge  et  le 
tue  à  coups  d'épingle.  Le  devoir  de  ses  amis  est  donc  de 

copie,  est  citée  ici  parce  qu  elle  donne  une  juste  idée  de  la  position  doulou- 
reuse du  grand  exilé.  Le  projet  dont  il  y  est  question  n'eut  toutefois  aucune 
suite,  dlTers  motifs  s'opposant  à  son  exécution,  f.  p. 

3G 


562  VIE   DE  PLANAT. 

réunir  tous  leurs  efforts  pour  le  délivrer  de  ce  supplice,  et 
je  crois  que  le  meilleur  moyen  serait  d'assurer  à  cette 
pauvre  enfant,  d'une  manière  qu'elle  ne  pût  la  refuser, 
une  pension  annuelle  et  viagère  suffisante  pour  assurer 
son  existence,  dans  le  cas  où  son  père  viendrait  à  mourir, 
et  pour  lui  permettre  de  s'entourer  des  soins  que  son  état 
exige. 

Voici  comment  je  proposerais  de  mettre  à  exécution  ce 
projet,  dont  le  but  est  de  conserver  à  l'Italie  un  de  ses  plus 
glorieux  enfants,  un  de  ses  plus  grnnds  citoyens. 

Connaissant  la  délicatesse  de  sentiments  de  Manin ,  et  la 
fierté  de  son  caractère,  je  crois  être  certain  qu'il  refusera 
d'abord  de  consentir,  pour  sa  fille,  à  ce  qu'elle  accepte  ce 
don  anonyme.  Mais  je  'crois  avoir  le  moyen  de  vaincre  sa 
résistance  et  ses  scrupules.  Il  commettrait  un  crime  envers 
cette  malheureuse  enfant,  s'il  risquait  de  la  laisser  dans  la 
misère  et  le  dénûment,  en  s'obstinant  à  refuser  ce  qui  n'est 
qu'un  hommage  indirect  de  l'admiration  et  de  la  recon- 
naissance publiques. 


A  M"»'  de  K 


"*** 


Paris,  t«'mars  i851. 


J'avais  commencé  à  vous  écrire  il  y  a  plusieurs  semaines, 
lorsque  je  fus  interrompu  par  une  affaire  qui  m'a  entière- 
ment absorbé  depuis.  Car  vous  savez  que  quand  je  prends 
une  affaire  à  cœur,  il  m'est  absolument  impossible  de  m'oc- 
cuper  d'autre  chose,  et,  sous  ce  rapport,  Frédérique  est 
exactement  de  même.  Depuis  plus  de  six  mois,  elle  n'est 
occupée  qu'à  soulager  et  adoucir  le  malheur  d'une  famille 
digne  du  plus  haut  intérêt,  celle  de  Daniel  Manin,  l'ex- 
président  de  Venise  ;  elle  y  met  tout  son  temps  et  toute  son 
âme.  Elle  a  rompu  avec  le  monde,  et  ne  voit  plus  personne. 


SEPTIÈME   PARTIE   (184r8   A   1857).  563 

excepté  cette  famille  et  quelques  rares  amis  qui  viennent 
quelquefois  passer  la  soirée  avec  nous. 

Quant  à  moi,  tout  en  prenant  un  très  grand  intérêt  aux 
infortunes  de  cette  famille,  je  suis  en  ce  moment  absorbé 
par  un  autre  soin,  et  voici  comment  :  Je  m'étais  intime- 
ment lié  avec  un  économiste  du  plus  grand  mérite,  nommé 
Bastiat,  qui  vient  de  mourir  à  Rome.  Le  désir  d'honorer 
sa  mémoire  et  de  propager  ses  doctrines  m'a  inspiré  la 
pensée  de  former  une  association,  dans  le  but  d'acquérir  de 
ses  héritiers  la  propriété  de  ses  admirables  écrits,  et  de  les 
répandre  dans  le  public  au  moyen  d'éditions  à  bon  marché. 
Mon  projet  a  trouvé  des  adhérents  parmi  des  hommes  émi- 
nents,  tels  que  MM.  Michel  Chevalier,  Horace  Say,  le  duc 
d'IIarcourt,  et  vingt  autres  personnages  moins  connus. 
Chaque  dimanche,  il  y  a  réunion  chez  moi  pour  constater 
les  progrès  de  l'association  et  délibérer  sur  tout  ce  qui 
l'intéresse.  La  société  a  nommé  un  comité  d'administra- 
tion, chargé  de  la  partie  matérielle,  dont  je  suis  prési-^ 
dent,  etc. 

D'après  ce  détail,  vous  concevrez  facilement  que  je  n'ai 
pas  eu  un  moment  de  loisir  depuis  six  semaines.  Assuré- 
ment j'aurais  grand  besoin  de  repos,  mais  l'activité  de  mon 
esprit  l'emporte  sur  la  faiblesse  du  corps.  J'ai  beau  faire,  je 
ne  puis  vivre  sans  m'intéresser  fortement  à  quelque  chose. 
La  vie  végétative  me  conviendrait  fort,  mais  ma  tête  ne 
veut  pas  s'y  soumettre.  Il  en  adviendra  ce  qu'il  plaira  à 
Dieu. 

A  Oscar  Planai. 

Paris,  4  juillet  i85l. 

Je  crois  qu'en  prenant  pour  devise  :  Liberté,  Vérité,  Jus- 
itcâj  et  en  appliquant  ces  trois  mots  à  tout  ce  qui  se  pré- 
sente, on  ne  doit  pas  craindre  de  se  tromper  ni  de  s'aven- 


564  VIE   DE   PLANAT. 

turer.  II  est  vrai  que  l'application  d'un  principe  est  ce  qu'il 
y  a  au  monde  de  plus  difficile.  Les  passions,  les  intérêts, 
les  vanités,  les  considérations  de  toute  sorte,  viennent  tou- 
jours  se  mettre  en  travers,  et  nous  détourner  du  droit  che- 
min. Si  je  n'étais  pas  si  vieux  et  si  infirme,  je  prendrais 
pour  thème  d'un  article  d'économie  politique  le  sujet  que 
voici  :  «  La  question  la  plus  importante,  à  laquelle  sont 
attachées  nos  destinées  futures  et  dont  la  solution  peut 
seule  nous  préserver  d'une  révolution  terrible  est  celle-ci  : 
Procurer  à  F  ouvrier  des  villes  et  des  campagnes  les  aliments^ 
les  vêtements  et  les  instruments  du  travail  au  meilleur  marché 
possible.  »  Or  cela  ne  peut  se  faire  qu'en  supprimant  toutes 
les  prohibitions,  et  en  abaissant  considérablement  les  droits 
de  douane,  principalement  sur  les  bestiaux,  les  salaisons, 
les  matières  qui  servent  à  la  fabrication,  telles  que  le  fer 
et  la  houille,  et  sur  celles  qu'emploient  nos  manufactures, 
telles  que  la  laine,  le  coton,  etc.,  etc.  Ily  a  long  à  dire  sur  ce 
sujet,  surtout  pour  prouver  que  ces  abaissements  de  tarifs 
et  l'abolition  de  la  prohibition,  loin  d'être  nuisibles  au 
travail  national,  lui  seraient  favorables.  Du  reste,  je  n*ai 
vu  Michel  Chevalier  que  trois  fois  dans  nos  réunions  Bas- 
tiat,  et  il  ne  s'était  établi  aucune  intimité  entre  nous.  Nous 
avons  sur  beaucoup  d'autres  points  des  opinions  politiques 
très  opposées. 


A  Af  »"'  de  K 


*** 


Paris,  7  décembre  1851. 

Le  discrédit  de  l'Assemblée  législative  étant  arrivé  à  son 
comble,  Louis  Bonaparte  résolut  de  mettre  son  projet  i 
exécution  le  1*^'  décembre,  mois  que,  dans  son  esprit  fata- 
liste, il  regarde  comme  propice  à  toutes  ses  entreprises. 

Je  suis  accablé  de  douleur,  et  ne  sais  comment  j'ai  trouvé 
la  force  de  vous  écrire.  Si  la  saison  et  ma  santé  étaient 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   1857).  565 

meilleures,  je  serais  parti  pour  l'Angleterre,  afin  de  pouvoir 
respirer  librement,  et  de  n'avoir  plus  devant  les  yeux  le 
spectacle  de  l'humiliation  de  la  France. 


Un  vif  chagrin  et  une  épreuve  fort  rude  pour  sa  débile  santé  se 
préparaient  alors  pour  L.  Planât.  Ses  sentiments,  nullement  dis- 
simulés au  sujet  des  événements  et  des  hommes  du  2  décembre, 
n'en  furent  pas  la  première  cause,  mais  ils  l'aggravèrent,  et  il 
est  certain  que,  sans  des  antécédents  personnels,  créant  pour 
L.  Planât  une  situation  particulière,  il  lui  eût  été  impossible,  à 
moins  de  s'avilir,  d'obtenir  la  réparation  d'une  criante  iniquité, 
ni  de  sauver  d'une  mort  presque  certaine  l'une  des  innombra- 
bPes  victimes  de  ces  jours  néfastes.  En  lisant  le  récit  qui  suit, 
on  jugera  quelles  auraient  pu  être  les  chances  de  succès  pour 
toute  personne  moins  persévérante  et  moins  favorisée  surtout 
par  des  circonstances  exceptionnelles. 

Le  29  décembre,  Auguste  Rieder,  domestique  de  L.  Planât, 
qui  le  servait  depuis  sept  ans  avec  un  très  grand  attachement,  fut 
arrêté  sur  la  dénonciation  d'un  marchand  grainetier,  demeurant 
dans  la  même  maison,  et  qui  était  devenu  son  ennemi.  Cet  homme, 
aujourd'hui  bonapartiste,  s'était  montré  communiste  exalté  pen- 
dant l'insurrection  de  Juin,  et  c'est  même  de  cette  époque  que 
datait  son  inimitié  contre  Rieder  qui,  toujours  un  peu  ergoteur  et 
à  cheval  sur  la  légalité,  l'avait  exaspéré  par  ses  raisonnements  et 
l'extrême  vivacité  de  ses  objections.  Du  reste,  l'accusation  portée 
contre  Rieder  semblait  avoir  peu  de  gravité  ;  il  ne  s'agissait  que 
de  paroles  injurieuses  proférées  par  lui,  disait-on,  contre  le 
Président,  dans  la  journée  du  2  décembre,  c'est-à-dire  un  mois 
auparavant,  et  cela  non  dans  un  lieu  public,  mais  dans  l'inté- 
rieur de  la  maison. 

Tout  le  monde,  y  compris  le  secrétaire  général  de  la  police, 
que  L.  Planât  vit  le  lendemain,  était  dès  lors  d'avis  qu'il  ne  pou- 
vait être  question  tout  au  plus  que  de  trois  ou  quatre  jours  de 
détention  préventive.  Un  décret,  inséré  dans  le  Moniteur  du 
!•' janvier,.. déférant  explicitement  tous  les  délits  commis  par 


566  VIE   DE  PLANAT. 

la  parole  à  la  police  correctionnelle  (à  Texclusion  des  commis- 
sions militaires),  acheva  de  rassurer  L.  Planât.  Quelle  fut 
donc  sa  surprise  en  apprenant,  quelques  jours  après,  que  son 
domestique,  loin  d*ôtre  relâché,  avait  été  envoyé  à  la  Concier- 
gerie, où  il  ne  pouvait  plus  le  voir  qu'avec  une  permission  du 
général  Bertrand,  directeur  de  la  Commission  militaire!  Cette 
permission  obtenue  par  grande  faveur,  L.  Planât  retourna  à  la 
Conciergerie,  et  apprit  que  Rieder  venait  d*ôtre  transféré  au  fort 
de  Bicétre.  Il  jpartit  pour  Bicôtre  le  8  janvier  au  matin,  fort 
souffrant,  par  une  pluie  glaciale  et  un  épais  brouillard.  Arrivé 
là,  même  réponse  l'attendit  :  Auguste  Rieder  venait  de  partir 
pour  le  fort  d'Ivry.  Résolu  de  ne  reculer  devant  aucune  fatigue, 
L.  Planât  se  remit  aussitôt  en  route,  en  compagnie  du  directeur 
de  la  prison  de  Bicôtre,  dont  l'attitude  et  les  discours  n  avaient 
rien  de  rassurant.  «  Dix-huit  cents  personnes,  disait-il  tristement  à 
L.  Planât,  lui  avaient  passé  entre  les  mains  depuis  le  2  décem- 
bre, parmi  lesquelles  son  ami  intime,  M.  Rivière,  brillant  avocat, 
condamné  à  la  transportation.  » 

L'attendrissement  du  pauvre  Rieder,  en  voyant  son  maître, 
âgé  et  malade,  venir  le  rejoindre  dans  sa  prison,  fut  extrême. 
Du  reste,  il  s'attendait  à  subir  un  interrogatoire,  et  témoignait 
une  sécurité  que  L.  Planât  ne  partageait  plus.  Effectivement, 
dans  la  soirée  du  9,  le  juge  d'instruction  de  la  commission  mili- 
taire, M.  Haton,  répondit  à  une  note  et  une  lettre  très  pressante 
de  L.  Planât  et  aux  interpellations  verbales  d'un  ami  commun, 
«  qu'il  était  désolé  de  n'avoir  pas  connu  en  temps  utile  tous  les 
excellents  renseignements  sur  le  compte  de  Rieder,  que  l'erreur 
était  évidente,  mais  qu'il  était  trop  tard,  et  qu'une  fois  à  Ivry, 
une  faveur  toute  personnelle  du  général  Saint-Arnaud  pourrait 
seule  rendre  Auguste  Rieder  à  la  liberté.  »  Comment  se  résigner 
à  demander  une  faveur  à  Saint- Arnaud? 

D'ailleurs  le  temps  aurait  manqué,  car  dès  le  matin  suivant, 
L.  Planât  fut  prévenu  que  Rieder  avait  traversé  Paris  nuitam- 
ment, et  qu'il  était  conduit  au  Havre  pour  y  être  embarqué.  C'est 
dans  la  gare  môme  du  chemin  de  fer  que  le  malheureux  trans- 
porté avait  trouvé  moyen  de  donner  secrètement  l'adresse  de  son 
maître  àunsous-ofûcier  charitable  qui  faisait  partie  de  l'escorte 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   1857).  o67 

Le  il  et  le  12  janvier  se  passèrent  en  courses  innombrables 
et  en  vaines  démarches  chez  le  juge  d'instruction,  chez  le  géné- 
ral Bertrand,  dans  les  bureaux  de  la  guerre  ;  partout  L.  Planât 
reçut  des  réponses  évasives,  en  harmonie  avec  cette  procédure 
ténébreuse.  Lassé  par  son  insistance,  on  finit  pourtant  par  lui 
communiquer  la  liste  des  transportés,  où  il  vit  que  son  domes- 
tique devait  être  envoyé  en  Afrique.  «  C'étaient,  lui  disait-op, 
les  moins  coupables.  Toutefois  les  baraques  pour  les  transportés 
n*étant  prêtes  nulle  part,  on  commencerait  par  les  conduire  tous 
à  Cayenne.  » 

Cependant  Auguste  Rieder  voyageait  vers  Brest  et  écrivait  à 
son  maître  des  lettres  déchirantes  que  l'humanité  des  officiers 
de  marine  laissait  arriver  jusqu'à  lui,  et  que  nous  allons  repro- 
duire dans  toute  leur  naïveté.  La  première,  écrite  en  partant 
du  fort  d'Ivry,  fut  expédiée  à  L.  Planât  par  le  directeur  du  fort. 

Fort  d*Ivry,  10  janvier  1852, 1  h.  du  matin. 

Adieu,  monsieur  et  madame  Planât  !  adieu,  ma  mère,  ma  famille, 
mes  camarades,  mes  amis!  Vous  connaissez  mon  innocence;  adieu, 
ne  m'oubliez  pas;  je  ne  vous  oublierai  jamais,  je  tâcherai  de  vous 
donner  de  mes  nouvelles.  Je  vous  recommande  de  rassurer  ma  mère, 
adieu!  je  vous  aimais  de  tout  mon  cœur,  ayez  des  jours  longs!  je 
vous  le  souhaite  de  tout  mon  cœur.  Adieu,  je  suis  martyr  d'une  foi 
dont  je  ne  suis  pas  le  disciple.  Je  vous  écris  ces  mots  à  la  hâte. 

il  janvier  (sur  le  Canada,  vaisseau  qui  nous  conduit  du  Havre  à 
Cherbourg).  — Monsieur  et  Madame!  Vous  connaissez  mon  innocence, 
je  me  jette  dans  vos  bras,  dans  ceux  de  vos  amis.  Ne  perdez  pas  de 
temps;  je  crois  que  nous  resterons  quelques  jours  à  Brest,  donnez- 
moi  de  vos  nouvelles  ;  vous  pouvez  me  sauver  ou  me  faire  avoir  un 
passeport  pour  l'étranger.  Consolez  ma  mère;  dans  tous  les  cas,  je 
ne  vous  oublierai  jamais.  Je  voudrais  vous  embrasser. 

(Môme  jour.)  —  Je  crois  aller  à  Cayenne!  Dans  l'exil,  je  ne  cesserai 
de  penser  à  vous  et  à  tous  mes  camarades.  Fallait-il  qu'il  m'arrive 
un  pareil  malheur?  Je  crois  que  le  navire  qui  nous  conduit  à  Brest 
retournera  au  Havre  en  chercher  d'autres,  et  puis  nous  partirons. 
Ainsi,  vite,  vite!  Si  le  malheur  veut  que  je  sois  parti,  j'espère  que  le 
premier  navire  apportera  ma  délivrance,  avec  votre  protection  bien 
entendu!  Adieu,  mille  fois  adieu!  Vous  avez  dû  recevoir  un  mot  avant 
de  quitter  Paris.  Ne  perdez  pas  une  minute!  Je  n'ai  d'espoir  qu'en 
vous,  je  sais  qu'il  est  bien  fondé.  Je  vous  écrirai  encore  si  je  le  puis 


568  VIE   DE   PLANAT. 

en  quittant  Brest,  et  en  y  arrivant  cette  lettre  partira.  La  désolation 
est  bien  grande,  et  moi  bien  innocent  ;  aussi  j'espère  que  ma  lettn* 
vous  parviendra.  On  dit  que  plusieurs  navires  nous  attendent  à  Brest, 
mais  nous  resterons  peut-être  huit  jours  avant  de  partir.  J'étais  loin 
de  me  douter  de  tout  cela  quand  j'ai  vu  Monsieur  à  Ivry! 

Rade  de  Cherbourg,  i2  janvier.  —  L'état  de  la  mer  ne  nous  permet 
pas  d'aller  à  Brest,  de  manière  que  nous  pourrions  bien  encore 
attendre  quelques  jours;  j'ensuis  bien  aise,  car  arrivé  à  Brest,  j'aurai 
peut-être  une  lettre  de  vous,  qui  me  donnera  l'espoir  de  ne  pas  aller 
à  Cayenne  !  Je  mets  toute  mon  espérance  en  vous  et  vos  amis.  J'es- 
père qu'ils  s'occupent  de  moi.  Ma  conscience  ne  me  reproche  rien,  ce 
qui  fait  ma  force  morale.  Je  voudrais  bien  passer  devant  une  com- 
mission militaire,  mais  on  dispose  tout  autrement,  d'après  ce  que  je 
puis  voir.  J'espère  que  la  visite  à  Ivry  n'a  pas  indisposé  votre  santé, 
ce  qui  m'a  beaucoup  inquiété.  Quel  que  soit  mon  sort,  je  ne  cesserai 
de  penser  à  vous,  mes  camarades  et  mes  amis,  et  de  vous  bénir.  Mes 
pensées  se  reporteront  sans  cesse  à  vous.  Si  je  ne  dois  plus  vous 
yoir,  je  vous  recommande  ma  mère  ;  le  peu  que  je  lui  laisse  me  ras- 
sure sur  ses  vieux  jours;  qu'elle  dispose  de  tout  ce  que  j  ai  comme 
bon  lui  semblera;  qu'elle  ne  travaille  plus;  consolez-la  le  mieux  que 
vous  pourrez;  je  n'ai  pas  à  rougir  d'aucun  crime;  je  ne  lui  ai  pas  fait 
savoir,  craignant  que  cette  nouvelle  lui  soit  funeste;  et  si  je  ne  dois 
espérer  de  la  justice  des  hommes,  Dieu  me  la  rendra! 


Qu'on  se  figure  l'émotion  et  la  profonde  indignation  de  M.  et 
M""  Planât,  en  lisant  ces  lettres  désespérées.  Leurs  amis,  qui 
tous  connaissaient  depuis  des  années  Auguste  Rieder,  parta- 
geaient leurs  sentiments.  L'un  d'eux  ayant  rencontré  M.  Michel 
Chevalier  et  l'ayant  informé  du  fait,  ce  dernier,  dont  le  frère 
était  secrétaire  de  la  présidence  et  qui,  lui-même,  était  alors  sur 
le  point  de  se  rallier,  accourut  chez  L.  Planât.  Il  y  rencontra 
Manin,  «  dont  l'estime,  assurait-il,  lui  était  nécessaire.  »  Après 
avoir  lu  avec  attention  la  note,  rédigée  quelques  jours  aupara- 
vant pour  M.  Haton,  et  démontrant  l'illégalité  flagrante  de  cette 
condamnation,  même  au  point  de  vue  des  plus  récents  décrets, 
M.  Chevalier  partit,  en  déplorant  ce  qu'il  voulait  bien  appeler 
les  abus  des  subalternes  et  les  erreurs  des  commissions  mili- 
taires, «  mais  persuadé,  disait-il,  que  cet  exposé,  envoyé  même 
à  présent,  au  ministre  de  la  guerre,  ne  pouvait  manquer  de  pro- 
duire son  effet.  » 


SEPTIÈME   PARTIE    (1848   A    1857).  569 

L.  Planai  était  très  convaincu  du  contraire;  il  se  rappelait  ces 
paroles  répétées  sans  cesse  par  M.  Haton  :  «  Pour  espérer  d'ob- 
tenir une  amélioration  quelconque  au  sort  de  Rieder,  vous  devez 
la  demander  au  ministre  de  la  guerre,  non  à  titre  de  justice, 
mais  comme  une  faveur  personnelle,  »  ce  à  quoi  il  ne  voulait 
consentir  h  aucun  prix. 

Après  mûre  réflexion,  il  jugea  préférable,  après  tout,  de  trans- 
former sa  note  à  M.  Haton  en  une  demande  directe  au  Président 
de  la  République.  Il  fallut  pour  Vy  décider  plus  que  son  affec- 
tion pour  Rieder  :  le  sentiment  d*un  rigoureux  devoir  à  remplir 
envers  un  honnête  homme  et  un  serviteur  fidèle.  Mais  si,  pour 
arriver  au  but,  il  ne  pouvait  se  dispenser  de  parler  dans  cette 
occasion  de  son  propre  passé,  il  ne  voulut  le  mentionner  que 
comme  un  fait,  garantissant  sans  doute  aux  yeux  de  Louis- 
Napoléon  la  véracité  de  ses  assertions  et  qui,  dès  lors,  Tautori- 
sait  à  réclamer  la  mise  en  liberté  de  Rieder,  comme  un  acte  de 
réparation  judiciaire,  purement  et  simplement.  Voici  en  quels 
termes  était  conçue  sa  demande  : 

Paris,  14  janvier  1853. 

Prince, 

SoufTrez  que  je  m'adresse  à  vous,  pour  solliciter  avec  instance  le 
redressement  d'une  erreur  judiciaire,  sans  doute  involontaire,  qui 
vient  de  frapper  cruellement  Auguste  Rieder,  mon  domestique,  ac- 
tuellement détenu  à  bord  du  vaisseau  le  Duguesclirif  en  rade  de  Brest. 

Mais  qu'il  me  soit  d'abord  permis,  prince,  de  vous  exposer  quels 
sont  mes  titres,  pour  espérer  que  ma  demande  sera  favorablement 
accueillie,  et  que  pleine  confiance  sera  accordée  à  mes  affirmations. 
[Ici  un  court  aperçu  des  années  de  service  etd*exilde  L.  Planât,) 

En  résumé,  j'ai  souffert  pour  l'Empereur  dix-huit  mois  de  prison, 
quinze  ans  d'exil,  la  perte  de  mon  état  et  de  mon  patrimoine.  Je  ne 
l'ai  jamais  ref^retté;  j'ai  une  lettre  de  congé  de  l'Empereur,  écrite  à 
bord  du  Northumberland  au  moment  de  son  départ  pour  Sainte- 
Hélène  ;  elle  témoigne  de  son  estime  et  de  sa  satisfaction  pour  mes 
services.  C'est  là  un  bien  haut  prix  do  tous  mes  sacrifices;  je  n'en  ai 
jamais  reçu  ni  ambitionné  d'autre.  Enfin,  de  tous  les  officiers  d'or- 
donnance de  l'Empereur,  je  suis  le  seul  qu'il  ait  mentionné  dans  son 
testament.  Tels  sont  mes  titres,  prince,  et  j'ose  espérer  qu'ils  auront 
quelque  valeur  à  vos  yeux. 

Je  viens  à  mon  infortuné  domestique.  Il  fut  arrêté  le  29  décembre 


570 


VIE   DE   PLANAT. 


dernier,  sous  rinculpation  de  paroles  injurieuses  qu'il  aurait  profé- 
rées contre  le  Président  de  la  République  au  moment  de  Tagitation 
et  de  relTervescence  produites  par  les  événements  de  Décembre.  Peu 
de  jours  après  son  arrestation,  et  sans  qu'il  m'ait  été  possible  d'inter- 
venir en  sa  faveur,  il  fut  transféré  au  fort  d'ivry  et  de  là  au  Ha^Te 
pour  être  transporté  dans  une  colonie  pénitentiaire  de  l'Algérie-  Cette 
décision  de  la  commission  militaire  n'a  point  été  notifiée  à  Rieder, 
et  je  n'ai  pu,  moi-môme,  en  obtenir  communication. 

D'après  votrn  décret  du  8  décembre,  Monsieur  le  Président,  la  peine 
de  la  transportation  ne  peut  ôtre  apjiliquée  qu'à  deux  catégories  d'incul- 
pés, savoir  :  i^  les  repris  de  justice  en  état  de  rupture  de  han;  2»  les  in- 
dividus  convaincus  d*avoir  fait  partie  de  sociétés  secrètes. 

Laissons  la  première  catégorie,  qui  ne  peut  regarder  une  aussi 
honnête  créature.  Pour  ce  qui  est  de  la  seconde,  j'affirme  sur  Thon- 
neur,  sur  mon  honneur  que  j  ose  dire  sans  tache,  que  Rieder  n'a  ja- 
mais appartenu  à  aucune  société  secrète,  ni  affiliation  politique  quel- 
conque. 

Quant  à  sa  moralité,  voici  ce  que  je  peux  afûrmer  avec  la  môme 
certitude.  Depuis  sept  ans  qu'Auguste  Rieder  est  à  mon  service,  j'ai 
reconnu  en  lui  toutes  les  qualités  du  plus  parfait  honnête  homme.  Sa 
fidélité  et  son  dévouement  ne  se  sont  jamais  démentis,  et  il  m'en  a 
donné  tant  de  preuves  que  je  n'hésiterais  pas  à  lui  confier  toute  nia 
fortune.  Son  seul  défaut  est  d'être  bavard  et  d'aimer  à  faire  de  l'es- 
prit; cela  lui  fait  des  ennemis.  A.  Rieder  possède  une  fortune  d'onvi- 
ron  42000  francs.  Il  est  le  seul  soutien  de  sa  vieille  mère  et  de  deux 
orphelins  qui  sont  ses  cousins.  Enfin,  je  ne  connais  point  d'homme 
qui  soit  plus  religieusement  que  lui  attaché  à  tous  ses  devoirs. 

^11  est  donc  évident  pour  moi  qu'il  y  a  eu  erreur  et  méprise  dans  la 
condamnation  qui  l'a  frappé,  erreur  sans  doute  facile  à  concevoir 
dans  une  instruction  faite  avec  précipitation,  et  qui  concernait  peut- 
être  plus  de  deux  mille  individus. 

J'ose  donc,  Monsieur  le  Président,  en  appeler  à  votre  justice  et 
vous  prier  d'ordonner  que  mon  fidèle  serviteur,  Auguste  Rieder,  soit 
débarqué  du  vaisseau  le  Duguescliny  mis  à  terre  et,  selon  les  inspira- 
tions de  votre  équité,  rendu  à  la  liberté,  ou  soumis  à  une  nouvelle 
instruction  judiciaire. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  etc. 


Au  moment  où  L.  Planât,  épuisé  de  fatigue,  allait  expédier 
celte  demande,  il  reçut  une  lettre  chaleureuse  de  M.  Chevalier, 
demandant  de  lui  envoyer  une  copie  signée  de  sa  note  à  M.  Haton, 
«  ou  mieux  encore,  si  cela  était  possible,  cette  note,  mise  sous 
forme  de  pétition   au  Président.  »  Cela  était  fait;   toutefois. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  571 

L.  Planât  jugeant  quelques  explications  nécessaires,  et  contraint 
lui-même  de  s  aliter,  chargea  M°»®  Planât  d'aller  les  demander 
de  sa  part  à  M.  Chevalier,  tout  en  lui  remettant  un  duplicata 
de  la  pétition. 

Voici  ce  que  M.  Chevalier  lui  fit  dire  :  «  Une  lutte  d'influence 
ardente  existait  à  l'Elysée,  entre  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  de 
Momy,  et  le  ministre  de  la  guerre  ;  le  premier  inclinant  davan- 
tage aux  mesures  de  clémence,  l'autre  aux  rigueurs  excessives. 
11  convenait  donc  déjouer  serré,  et  de  veiller  de  très  près,  pour 
que  la  demande,  une  fois  mise  sous  les  yeux  du  Président,  pût 
avoir  son  effet.  C'est  ce  dont  il  allait  s'occuper  sans  délai.  » 
M.  Chevalier  fit  même  entrevoir  que  le  ministre  de  l'intérieur, 
déjà  prévenu,  n'était  nullement  fâché  de  cet  incident. 

L.  Planât,  dès  lors  rassuré,  se  hâta  d'écrire  ce  qui  suit  au 
pauvre  transporté  : 

Paris,  15  janvier  1852.  —  Mon  cher  Auguste,  nous  n'avons  reçu 
qu'hier  votre  lettre  du  11,  écrite  à  bord  du  Canada,  C'est  un  cri  de 
détresse  qui  nous  a  navré  le  cœur.  Prenez  courage,  mon  cher  enfant, 
confiez-vous  à  la  Providence,  et  soyez  bien  certain  que  nous  ne  vous 
abandonnerons  jamais.  Je  fais  en  ce  moment  les  plus  actives  démar- 
ches pour  obtenir  votre  mise  en  liberté,  ou  du  moins  que  vous  soyez 
retenu  en  France.  Mes  amis  me  secondent  de  leur  mieux,  et  j'ai  quel- 
que espoir  de  pouvoir  réussir.  J'ai  vu  votre  oncle  qui  s'est  chargé  de 
prévenir  votre  pauvre  mère  avec  tous  les  ménagements  possibles.  Je 
compte  lui  écrire  aussi  ;  puissé-je  avoir  une  bonne  nouvelle  à  lui  an- 
noncer! Si  quelque  chose  pouvait  adoucir  votre  infortune,  ce  seraient 
tous  les  témoignages  d'estime  et  d'affection  qui  me  viennent  de  tous 
côtés  sur  votre  compte. 

Ayez  donc  bon  courage,  mon  cher  Auguste,  et  comptez  toujours 
sur  l'affection  et  l'appui  de  vos  maîtres,  qui  vous  chérissent  comme 
vous  méritez  de  l'être  *. 

1.  Voici  la  réponse  d'Auguste  Rieder  : 

«  Brest,  18  janvier  1852  (à  bord  du  Duguesclin).  —  Le  commandant  du  na- 
vire m'a  fait  demander,  et  m'a  remis  votre  bonne  lettre;  je  ne  pouvais 
m'empècher  de  répandre  des  sanglots  do  reconnaissance.  Il  m'a  laissé  re- 
mettre, et  m'a  dit  que  je  lui  étais  recommandé;  que,  si  je  faisais  la  cam- 
pagne, il  aurait  des  égards  pour  moi.  Que  pourrais-je  faire  pour  témoigner 
ma  reconnaissance  à  vous  et  à  vos  amis  ?  Ah,  j'espérais  en  vous  !  j'étais  cer- 
tain que  vous  ne  m'abandonneriez  point.  Jamais  lettre  au  monde  n'a  été 
attendue  avec  tant  d'anxiété,  et  ne  pouvait  consoler  davantage  un  infortuné  !  » 


572  VIE   DE  PLANAT. 


Dès  le  lendemain,  Michel  Chevalier  apprit  à  L.  Planai  qoe 
Tordre  de  la  mise  en  liberté  de  Rieder  avait  été  expédié  du  ca- 
binet du  Président  au  ministre  de  la  guerre,  et  deux  jours  après, 
Emile  D...  lui  annonça  de  son  côté  que  Rieder  venait  d*étre  rayé 
de  la  liste  des  transportés,  «  grâce  à  Tintervention  de  son  frère 
Gustave  ».  A  cette  dernière  assertion,  L.  Planât  répondit  en  com- 
muniquant à  son  neveu  sa  requête  au  Président  (du  14  janvier), 
et  Tordre  d*élargissement  qui  en  était  résulté  :  (c  Je  n'en  suis 
pas  moins  touché,  ajouta-il,  du  zèle  que  ton  frère  a  apporté  dans 
Texécution  de  Tordre  qui  concerne  Auguste,  et  je  te  prie  de  Ten 
remercier  de  ma  part.  Quand  bien  même  son  activité  n'aurait 
servi  qu'à  abréger  de  quelques  jours  les  tortures  morales  qu'on 
inflige  depuis  trois  semaines  à  un  honnête  homme,  ce  serait 
déjà  un  beau  résultat.  Tu  vois,  mon  cher  Emile,  par  l'exposé 
ci-dessus,  que  je  n'ai  demandé  au  Président  de  la  République  ni 
grâce  ni  faveur,  mais  uniquement  le  redressement  d'une  erreur 
judiciaire,  ou  d'un  excès  de  pouvoir  de  la  commission  militaire.  » 

Malgré  des  promesses  si  explicites,  faites  de  deux  côtés,  peu 
s'en  fallut  que  les  efforts  de  L.  Planât  n'échouassent  au  port.  Son 
attention  fut  éveillée  tout  d'abord  par  une  nouvelle  lettre  de  son 
neveu  le  marin,  excellent  jeune  homme  qui  s'était  chargé  de  la 
transmission  sûre  et  prompte  des  lettres  de  son  oncle  au  com- 
mandant du  Duguesclin,  Or,  Emile  D... persistait  à  dire  que,  sans 
l'insistance  de  son  frère,  Rieder  eût  été  infailliblement  main- 
tenu sur  la  liste  des  transportés,  attendu  que  la  nouvelle  com- 
mission militaire,  instituée  pour  corriger  les  erreurs  éventuelles 
de  la  première,  n'avait  absolument  rien  trouvé  dans  le  dossier 
d'Auguste  qui  dût  faire  modifier,  à  son  égard,  la  décision  déjà 
prise.  «  Du  reste,  ajoutait-il,  toutes  les  affaires  de  ce  genre  ont 
été  renvoyées  au  ministre  de  la  guerre  qui,  en  définitive,  de- 
meure seul  chargé  de  les  terminer.  » 

Il  se  pouvait  qu'il  n'y  eût  là,  de  la  part  du  général  Saint-Ar- 
naud, qu'un  simple  retard;  toutefois,  son  adversaire  le  plus 
puissant,  M.  de  Morny,  s'étant  retiré  le  2:2  janvier,  à  l'occasion 
du  décret  de  confiscation  des  biens  de  la  famille  d'Orléans,  la 
situation  devenait  plus  inquiétante.  M.  de  Persigny  aurait-il  à 
Tégard  du  ministre  de  la  guerre  les  mêmes  dispositions  que  son 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848  A    1857).  573 

prédécesseur?  et  sinon,  comment  vériiier  désormais  le  sort  de 
Tordre  d'élargissement  envoyé  par  le  président?  Déjà  on  était 
au  25  et  le  Duguesclin^  disait-on,  était  sur  le  point  de  mettre  à 
à  la  voile,  sans  qu'aucun  avis  officiel  fût  parvenu  à  L.  Planât. 
M.  Haton,  interrogé,  avait  même  répondu  avec  embarras  «  qu'une 
défense  stricte  du  général  Saint-Arnaud  lui  interdisait  de  don- 
ner aucun  renseignement  sur  aucun  transporté.  »  Dans  cette 
situation,  M.  Auguste  Chevalier,  consulté  par  son  frère,  lui  dit 
d'engager  M.  Planât  à  lui  adresser,  comme  secrétaire  de  la  pré- 
sidence, une  réclamation  formelle  au  sujet  de  sa  requête,  ce  qui 
l'autoriserait  à  s'enquérir  de  son  côté  auprès  du  ministre  de 
l'intérieur  des  suites  de  cette  affaire.  Très  heureusement  pour 
Rieder,  la  rivalité  entre  les  pouvoirs  civils  et  militaires,  les  dé- 
vouements anciens  et  nouveaux,  n'avait  point  cessé  dans  les 
parages  ministériels.  M.  de  Persigny,  charmé  de  l'occasion, 
s*appuyant  d'ailleurs  sur  un  ordre  déjà  donné  par  le  Président, 
prit  sur  lui  d'envoyer  directement  un  télégramme  au  préfet 
maritime  de  Brest,  ordonnant  le  débarquement  et  la  mise  en 
liberté  immédiate  de  Rieder. 

Le  !•'  février,  le  pauvre  prisonnier,  pâle,  hagard  et  défait, 
arriva  à  Paris  auprès  de  son  maître,  lui-même  alors  gravement 
malade,  mais  qui  néanmoins,  après  avoir  entendu  le  navrant 
récit  d'Auguste,  ne  voulut  pas  attendre  un  moment  pour  adres- 
ser à  M.  Michel  Chevalier  la  lettre  suivante,  dont  il  savait  que 
ce  dernier  ne  serait  pas  seul  à  prendre  connaissance. 

Paris,  1"  février  1852. 

Je  m'empresse.  Monsieur,  de  vous  annoncer  que  mon  domestique 
vient  d'arriver  de  Brest.  Les  circonstances  de  sa  mise  en  liberté  méri- 
tent d'être  mentionnées.  Il  parait  certain  aujourd'hui  que,  malgré 
l'ordre,  envoyé  dès  le  18  janvier,  et  malgré  le  travail  de  revision  qui 
concluait  à  sa  radiation  de  la  liste  des  transportés,  le  ministre  de  la 
guerre  l'avait  maintenu  ou  rétabli  sur  cette  liste,  et  n'avait  envoyé  à 
Brest  qu'une  mise  en  liberté  de  trente-trois  individus,  parmi  lesquels 
Auguste  Rieder  n'était  pas  compris.  Le  capitaine  Mallel,  averti  tard 
dans  la  journée  du  28,  Favait  fait  mettre  à  terre  avec  les  autres,  mais 
là  sa  mise  en  liberté  souffrit  de  nouvelles  difficultés.  Heureusement 
il  venait  d'être  informé  de  sa  véritable  position,  et,  lorsque  les  gen- 


574  VIE   DE  PLANAT. 

darmes  eurent  terminé  Tappel  des  trente-trois  libérés,  il  s'aTança  har- 
diment vers  eux  en  disant  :  «  Eh  bien,  et  moi?  —  Vous?  Il  n'est  pas 
question  de  vous.  —  Je  vous  demande  pardon,  je  sais  qu'il  est  arrivé 
une  déptkho  télégraphique  qui  ordonne  ma  mise  en  liberté.  >» 

Les  gendarmes  se  regardèrent  entre  eux,  et  comme  mon  domes- 
tique insistait  avec  véhémence,  l'un  d'eux  tira  un  papier  de  sa  poche 
et  dit  :  «  Ah  I  tiens  !  c'est  vrai  ;  je  l'avais  oublié  !  » 

Cest  ainsi  que  Ricder  a  été  mis  en  liberté  dans  la  journée  du  28  jan- 
vier. Si  je  n'étais  parvenu  à  l'avertir  à  temps,  il  serait  infailliblement 
parti  pour  Cayenne.  Je  m'abstiens  de  toute  réflexion  sur  la  bassesse 
d'un  pareil  acharnement  envers  un  malheureux  domestique,  pour  se 
venger  de  son  maître.  Rieder  m'assure  que,  sur  les  cinq  cents  trans- 
portés qui  se  trouvaient  à  bord  du  Canada,  lorsqu'il  a  quitté  le  Havre, 
il  est  persuadé  que  plus  des  trois  quarts  sont,  comme  lui,  victimes 
de  haines  particulières.  Plusieurs  d'entre  eux  n'ont  point  été  interro- 
gés et  n'ont  point  de  dossiers  dans  les  commissions  militaires.  Enfin, 
il  y  a  parmi  eux  des  enfants  de  treize  et  quatorze  ans. 

J'ai  cru,  Monsieur,  devoir  vous  transmettre  ces  détails.  Votre  amour 
de  la  justice  et  de  l'humanité  m'est  un  sûr  garant  du  bonheur  que 
vous  éprouveriez,  si  vous  pouviez  contribuer  à  sauver  encore  quel- 
ques innocents  qu'une  mort  lente  et  certaine  attend  sur  les  plages  de 
la  Guyane.  Seulement,  je  dois  vous  faire  observer  que  les  meilleures 
intentions  resteront  sans  résultat,  tant  que  ceux  qui  ont  commis  les 
erreurs  ou  les  excès  de  pouvoir  resteront,  seuls  et  sans  contrôle, 
chargés  de  les  redresser. 

Une  dernière  lettre  sur  le  môme  sujet,  adressée  à  M««  de  K***, 
épuisera  ce  curieux  épisode  du  2  décembre  : 

Paris,  11  avril  1852. 

Assurément  rien  ne  peut  nous  être  plus  agréable  que  d'apprendre 
que  vous  êtes  en  bonne  santé;  c'est  une  très  bonne  manière  de  rom- 
pre la  glace.  Mais,  cette  glace  une  fois  rompue,  que  dire  et  qu'écrire? 
That  is  the  question.  Ce  qu'on  voudrait  écrire,  on  ne  le  peut;  ce  qu'on 
pourrait  écrire,  on  ne  le  veut.  Dans  cette  alternative,  il  n'y  a  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  garder  le  silence.  Aussi,  tant  que  nous  vivrons 
sous  le  règne  de  police,  d'inquisition  et  d'arbitraire  qui  nous  opprime 
aujourd'hui,  il  faut  vous  attendre  à  voir  nos  lettres  devenir  de  jour 
en  jour  plus  rares  et  plus  insignifiantes. 

Ma  santé  est  assez  passable  aujourd'hui,  après  avoir  été  très  mau- 
vaise pendant  tout  l'hiver,  gr&ce  à  la  promenade  matinale  que  j'ai  dû 
faire  le  8  janvier  dernier,  par  un  temps  froid  et  brumeux,  pour  voir 


SEPTIÈME   PARTIE    (1848   A    1857).  575 

mon  domestique,  prisonnier  au  fort  d'Ivry.  J'en  rapportai  une  in- 
flammation de  poitrine  qui  m'a  tenu  malade  pendant  trois  mois. 

Au  risque  de  me  faire  transporter,  exiler  ou  interner,  il  faut  pour- 
tant que  je  vous  raconte  l'histoire  de  mon  domestique.  Il  avait  dit 
dans  ma  cuisine,  le  2  décembre,  «  que  le  Président  n'avait  pas  le  droit 
de  dissoudre  l'Assemblée,  et  que,  s'il  se  montrait  dans  les  rues,  il 
pourrait  bien  attraper  un  coup  de  fusil  ».  Or,  ce  propos  a  été  tenu 
pendant  trois  jours  par  deux  cent  mille  Parisiens,  non  pas  dans  l'in- 
térieur d'une  maison,  mais  en  public,  sur  le  boulevard,  à  la  barbe  de 
la  troupe,  qui,  à  la  vérité,  a  fini  par  répondre  aux  Parisiens  en  les 
massacrant.  Mais  ce  n'est  pas  là  la  question.  D'après  nos  lois  qui,  je 
crois,  sont  les  mômes  partout,  un  propos  tenu  dans  l'intérieur  d'une 
maison  n'est  pas  môme  un  délit,  et  ne  peut  donner  lieu  à  aucune 
condamnation.  Cependant  mon  pauvre  domestique  fut  condamné  par 
la  commission  militaire  (sans  jugement  bien  entendu}  à  la  transpor- 
tation,  comme  étant  un  socialiste  des  plus  dangereux,  avide  de  viol, 
de  meurtre  et  de  pillage  ;  c'est  là  la  formule  consacrée  pour  tous  ceux 
dont  on  veut  se  défaire  ou  se  venger... 

Vous  lirez  un  jour  le  récit  des  tortures  physiques  et  morales  infli- 
gées à  ce  pauvre  garçon  pendant  un  mois  qu'a  duré  sa  captivité.  C'est 
à  Persigny  que  je  dois  sa  liberté  ;  il  ne  l'a  pas  fait  pour  mes  beaux 
yeux,  mais  bien  par  haine  pour  son  collègue.  L'histoire  que  je  viens 
de  vous  raconter  est  celle  du  plus  grand  nombre  des  malheureux, 
atteints  par  ce  pouvoir  occulte  et  ténébreux  qu'on  appelle  commimons 
militaires  et  commissions  mixtes. 

Les  années  1853  et  1853  s'écoulèrent  tristement.  Le  coup 
d'État  du  2  décembre  avait  porté  dans  toutes  les  relations  so- 
ciales une  immense  perturbation,  bien  plus  que  les  événements 
de  1848,  où  les  hommes  des  camps  les  plus  opposés  avaient  pu 
continuer  à  se  voir  sans  froissement  mutuel.  Après  le  coup 
d'État,  il  n'en  fut  pas  de  môme.  Nous  citerons  à  ce  propos  un 
entretien  qui  eut  lieu  au  printemps  de  1852,  entre  L.  Planât  et 
l'un  de  ses  plus  chers  et  plus  anciens  amis,  le  comte  de  Lari- 
boisière,  entretien  auquel  nous  avons  assisté,  et  qui  est  resté 
profondément  gravé  dans  notre  souvenir.  11  ne  peut  y  avoir  in- 
discrétion à  le  reproduire,  puisque  c'est  publiquement  que  le 
comte  de  Lariboisière  apporta  son  concours  au  gouvernement 
du  2  décembre,  d'abord  comme  membre  de  la  commission 
consultative,  plus  tard  comme  sénateur. 

11  faut  dire  ici  que,  plus  d'une  fois  déjà,  des  ouvertures  du 


576  VIE   DE   PLANAT. 

même  genre  avaient  été  vaguement  faites  à  L.  Planât,  d*abord 
par  Jérôme  Bonaparte  qui,  depuis  son  retour  en  France,  sem- 
blait avoir  à  cœur  de  lui  faire  oublier,  à  force  de  prévenances  et 
d'amabilité,  sa  conduite  antérieure,  ensuite  par  Lucien  Murât. 
Pourtant,  aucun  de  ces  personnages  n'ignorait  les  opinions  de 
L.  Planât;  mais  moins  que  personne  Louis-Napoléon,  qu*il  avait 
connu  en  Allemagne,  tout  jeune  homme  encore,  et  envers  le- 
quel il  s'était  exprimé  avec  la  plus  entière  franchise,  Tunique 
fois  qu'il  l'avait  revu,  lors  de  son  arrivée  à  Paris  en  18i8.  11  est 
probable  que  c'est  la  pétition  pour  l'affaire  de  Rieder  qui  avait 
faitriurgiren  haut  lieu  Tidée  d'une  nouvelle  tentative.  Quoi  qu'il 
en  soit,  c'est  M.  de  Lariboisière  qui  cette  fois  avait  bien  voulu 
se  charger  de  cette  délicate  mission. 

«  Vous  savez  bien,  mon  cher  Planât,  lui  disait-il,  que  je  n'ai 
ni  conseillé,  ni  aidé,  ni  approuvé  le  coup  d'État,  et  je  suis 
très  éloigné  de  le  glorifier  encore  aujourd'hui.  Mais  j'ai  la  con- 
viction qu'en  se  ralliant  actuellement  au   gouvernement,  les 
honnêtes  gens  pourraient  faire  beaucoup  de  bien,  ou  du  moins 
empêcher  beaucoup  de  mal.  C'est  ce  qui  m'a  moi-même  décidé, 
et  vous  me  connaissez  assez  pour  croire  à  ma  parole.  —  Sans 
doute,  très  cher  ami,  mais  je  ne  partage  pas  votre  opinion.  Je 
suis  convaincu,  au  contraire,  qu'un  gouvernement,  arrivé  par 
cette  voie,  ne  peut  faire  aucun  bien,  le  voulût-il.  Les  honnêtes 
gens,  en  s'y  ralliant,  pourront  bien  entraver  telle  ou  telle  me- 
sure par  trop  exorbitante,  tel  ou  tel  méfait  isolé  ;  mais  le  peu  de 
mal  matériel  ainsi  empêché  ne  compensera  pas,  à  beaucoup 
près,  le  mal  moral  immense   produit  par  leur  adhésion,  le 
trouble  jeté  dans  les  consciences,  le  désarroi  de  l'opinion,  la 
confusion  irréparable  apportée  dans  toutes  les  notions  du  bien 
et  du  mal,  du  juste  et  de  l'injuste.  —  Mais,  en  admettant, 
même  pour  un  instant,  qu'il  y  ait  quelque  chose  de  vrai  dans 
ce  que  vous  dites,  mon  cher  Planât,  il  ne  saurait  en  être  ainsi 
de  l'adhésion  de  ceux  que  leur  passé  rattache  tout  naturelle- 
ment à  la  famille  de  Napoléon;  ainsi,  personne  assurément  ne 
saurait  s'étonner  de  votre  adhésion  qui  ne  serait  après  tout 
qu'une  sorte  de  complément  de  votre  vie  passée.  —  A  mes 
yeux,  ce  serait  un  démenti  donné  à  ma  vie  passée.  —  Pourtant 


SEPTIÈMK   PARTIE   (1848   A    1857).  577 

votre  dévouement,  votre  attachement  pour  l'oncle,  pourraient 
sembler- à  bien  du  monde  une  sorte  d'obligation...  Mon  cher 
Lariboisière,  pour  moi,  ce  gouvernement-ci  représente  le  par- 
jure, le  meurtre  et  la  spoliation.  Je  puis  être  forcé  de  le  subir; 
rien  au  monde  ne  me  fera  consentir  à  assumer  la  responsabilité 
réelle  ni  apparente  d'aucun  de  ses  actes.  » 

La  conversation  finit  là  et  ne  fut  pas  reprise.  Les  rapports 
entre  les  deux  vieux  amis,  bien  que  toujours  affectueux,  devin- 
rent dès  ce  moment  plus  rares  et  plus  contraints.  Pourtant, 
dans  sa  loyauté,  le  comte  de  Lariboisière  dut  convenir  plus 
tard  «  qu'après  tout,  L.  Planât  pouvait  bien  avoir  eu  raison  !  » 

Bientôt  un  nouveau  sujet  de  préoccupation  vint  absorber 
pendant  plusieurs  mois  toute  l'attention  de  L.  Planât. 

Ce  n'est  pas  en  France  seulement  que  s'étaient  fait  sentir  les 
conséquences  du  coup  d'État.  De  môme  qu'en  1849  les  victoires 
de  l'Autriche,  aidée  par  la  Russie,  avaient  ravivé  les  espérances 
du  parti  réactionnaire  dans  toute  l'Europe,  de  même  le  succès 
du  coup  d'État  du  2  décembre  causa  une  recrudescence  inouïe 
d'arbitraire  et  de  violence  dans  tous  les  autres  pays,  mais  prin- 
cipalement dans  les  malheureuses  provinces  italiennes,  occu- 
pées par  l'Autriche.  L.  Planât  devait,  sous  ce  rapport  encore, 
faire  une  fâcheuse  expérience. 

On  a  pu  juger,  par  une  lettre  précédente,  de  la  situation 
précaire  où  se  trouvait  alors  à  Paris  l'ex-dictateur  de  Venise. 
Pour  vivre  et  faire  vivre  ses  enfants  (du  moins  pendant  quel- 
ques années),  Manin  avait  toujours  compté,  en  dehors  de  ses 
leçons,  sur  la  vente  d'un  mobilier  et  d'une  belle  bibliothèque 
laissés  à  Venise.  Mais,  depuis  près  de  trois  ans,  la  police  autri- 
chienne mettait  obstacle,  non  seulement  à  toute  vente  publique, 
mais  encore  aux  acquisitions  particulières,  effrayant  les  ache- 
teurs, et  les  éloignant  par  de  sourdes  menaces.  Après  le  coup 
d'Etat,  L.  Planât  résolut  d'acheter  lui-même  cette  bibliothèque, 
à  rinsu^  bien  entendu,  de  Manin  qui  s'y  serait  refusé,  mais  en 
réclamant  l'aide  et  les  conseils  d'un  autre  exilé  vénitien  alors  de 
passage  à  Paris,  homme  d'une  discrétion  à  toute  épreuve  et  ami 
intime  de  Manin.  M.  Degli-Antoni,  à  peine  de  retour  à  Turin, 
s'occupa  de  cette  affaire  délicate,  en  s'adressant  pour  cela  à  la 

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578  VIE   DE   PLANAT. 

personne  chargée  à  Venise  de  ses  propres  intérêts,  M"«  Gattei, 
libraire,  femme  excellente  qui  se  prêta  avec  empressement  à  ce 
qui  lui  fut  demandé.  Se  conformant  aux  instructions  de  M.  Degli- 
Anton i,  M"*  Gattei  lui  écrivit  «  qu'une  offre  pour  Tachât  de  la 
bibliothèque  de  Manin  venait  de  lui  être  faite  de  la  part  d'un 
anonyme  qui  désirait  rester  tel,  »  et  le  pria  d'en  informer  son 
ami.  Puis,  un  peu  plus  tard  et  l'affaire  conclue,  elle  lui  envoya 
une  traite  à  Tordre  de  Manin,  tirée  sur  un  banquier  de  Paris 
qui,  prévenu  d'avance  par  L.  Planât,  l'acquitta  sur-le-champ. 

Jusque-là  tout  avait  marché  à  souhait.  M°**  Gattei,  étant  elle- 
même  libraire,  rien  de  plus  naturel  que  son  intervention  dans  cette 
affaire  et  l'ombre  même  d'un  soupçon  ne  pouvait  se  présenter 
à  l'esprit  de  Manin  qui,  en  effet,  a  toujours  ignoré  le  véritable  nom 
de  Tacquéreur  de  sa  bibliothèque.  Mais,  hélas  I  pour  la  pauvre 
Gattei,  cette  innocente  supercheriedevaitavoir  des  suites  funestes. 

Ayant  fait  transporter  dans  ses  magasins  les  livres  de  Manin, 
restés  jusque-là  entassés  dans  un  petit  local.  M"*  Gattei  fut  ap- 
pelée à  la  police  et  sommée  de  donner  des  explications  sur  ce 
fait,  V  sur  ses  rapports  avec  Manin,  sur  les  motifs  qui  avaient  pu 
la  porter  à  se  charger  d'une  affaire  aussi  embarrassante,  etc.  ». 
Sur  sa  réponse,  que  la  bibliothèque  n'était  plus  la  propriété  de 
Manin,  qu'elle-même  était  simplement  chargée  par  M.  Degli- 
Antoni,  dont  elle  était  mandataire,  de  la  garder  chez  elle  à  la  dis- 
position du  nouveau  propriétaire,  on  voulut  savoir  le  nom  de  ce 
dernier,  «  dont  l'action,  lui  déclarait-on,  était  une  preuve  mani- 
feste des  plus  coupables  sympathies  politiques  ».  Par  bonheur 
elle  put  prouver,  par  les  lettres  de  Degli-Antoni,que  Tacquéreur 
n'était  pas  un  Vénitien,  mais  un  Français,  résidant  à  Paris.  Enfin, 
après  un  interrogatoire  de  plusieurs  heures,  M"*  Gattei  fut  ren- 
voyée chez  elle. 

M.  Degli-Antoni  étant  alors  malade,  quelques  semaines  s'écou- 
lèrent avant  que  L.  Planât  eût  connaissance  de  ce  fait.  Aussitôt 
qu'il  en  fut  instruit,  il  s'empressa  d'adresser  directement  à 
M"*  Gattei  une  lettre  dans  laquelle  il  lui  disait  qu'il  avait  désiré 
rester  inconnu  par  un  simple  motif  de  délicatesse  vis-à-vis  de 
Tami  qu'il  voulait  obliger,  mais  qu'il  ne  voyait  aucune  difficullé 
à  ce  qu'elle  fît  connaître  son  nom  à  M.  le  directeur  de  la  police 


SEPTIÈME   PARTIE  (1848   A    1857).  579 

de  Venise.  «  Un  magistrat  humain  et  éclairé  (comme  il  Test  sans 
doute)  saura  apprécier  le  motif  qui  m*a  porté  à  taire  mon  nom, 
ajouta-t-il,  et  respecter  ce  secret  de  Tamitié.  » 

En  écrivant  cette  lettre,  L.  Planât  était  loin  de  soupçonner 
Tétat  des  choses  à  Venise,  et  que  déjà  M"*  Gattei  n'était  plus  en 
liberté.  Arrêtée  brusquement  le  20  août,  elle  gémissait  dans  un 
étroit  cachot,  où  elle  était  tenue  au  secret.  Qu'était-il  survenu 
depuis  son  interrogatoire  du  mois  de  juin?  Personne  à  Venise 
ne  le  savait,  et  M.  Degli-Antoni,  de  son  côté,  écrivait  de  Gènes 
qu'il  lui  était  impossible  d'imaginer  le  motif  de  cette  arrestation. 
11  est  vrai  que  la  pauvre  femme  avait  toujours  été  mal  notée  à  la 
police,  à  cause  de  son  patriotisme  et  du  dévouement  déployé 
par  elle  en  1848. 

A  la  fin  de  septembre,  L.  Planât  reçut  toutefois  une  invitation 
de  la  part  de  la  légation  d'Autriche  à  Paris,  «  de  vouloir  bien  se 
rendre  à  cette  chancellerie  afin  d'y  donner  certains  renseigne- 
ments au  sujet  d'une  dame  Gattei  de  Venise  qui,  accusée  de  vente 
frauduleuse,  avait  invoqué  son  témoignage.  »  S'étant  rendu  en 
toute  hâte  à  cet  appel,  L.  Planât  put  enfin  comprendre,  à  son  tour, 
ce  qui  s'était  passé  à  Venise.  Les  lettres  partant  de  cette  ville, 
étant  invariablement  ouvertes  et  lues  par  la  police,  on  y  avait 
connu  dès  le  premier  jour  l'envoi  de  la  traite  fictive,  expédiée 
par  Teresa  Gattei  à  Tordre  de  Manin;  seulement  on  avait  alors 
jugé  à  propos  de  ne  lui  adresser  aucune  question  sur  ce  point, 
de  ne  lui  demander  aucune  explication  spéciale.  On  la  laissa 
rentrer  tranquillement  chez  elle,  dans  le  secret  espoir  de  lui  voir 
commettre  quelque  imprudence  et  de  saisir  plus  aisément  ainsi 
les  fils  d'un  complot  supposé  ;  mais,  lassé  enfin  par  deux  mois 
d'attente  stérile,  on  prit  le  parti  d'arrêter  la  pauvre  femme,  sous 
l'inculpation  d'avoir  trompé  l'autorité,  en  dissimulant  l'envoi 
d'un  mandat,  «  preuve  évidente  que  l'acquéreur  des  livres  de 
Manin  était  non  un  Français,  mais  un  Vénitien,  »  et  on  la  somma 
de  le  nommer.  M"«  Gattei  eut  beau  protester  de  son  innocence, 
alléguer  de  nouveau  les  ordres  de  Degli-Antoni  :  ses  paroles  furent 
traitées  de  mensonges  et  de  perfide  machination  ;  finalement  on 
lui  déclara  qu'elle  resterait  en  prison  jusqu'à  ce  qu'elle  voulût 
bien  avouer  la  vérité.  On  comprend  que  la  lettre  de  L.  Planât, 


580  VIE   DE   PLANAT. 

arrivant  sur  ces  entrefaites,  jeta  Messieurs  de  la  police  dans  un 
grand  embarras  ;  en  effet,  celte  lettre,  signée,  datée  et  timbrée 
de  Paris,  rendait  difficile  de  nier  désormais  absolument  l'exis- 
tence de  qui  Tavait  écrite.  Après  mûre  délibération,  on  résolut 
d'en  référer  à  Vienne,  d*oii  ordre  fut  enfin  envoyé  à  l'ambassade 
de  Paris  d'avoir  à  prendre  les  informations  requises. 

Rien  de  plus  facile  pour  L.  Planât  que  de  fournir  la  preuve 
irrécusable  de  l'entière  véracité  des  assertions  de  M"®  Gattei.  Ses 
explications  furent  tellement  péremptoires  que  le  gouvernement 
autrichien  lui-même  dut  sMncl.iner  devant  l'évidence. 

En  conséquence,  M"*  Gattei  fut  remise  en  liberté,  après  cin- 
quante-quatre jours  de  détention,  non  pas  toutefois  sans  des 
menaces  de  tout  genre.  Mais  son  commerce  avait  périclité  pen- 
dant son  absence  ;  son  associé,  effrayé  des  persécutions  crois- 
santes de  la  police,  se  retira  dès  qu'il  le  put.  M"*  Gattei  lutta 
vainement  quelque  temps;  ses  affaires,  si  honorablement  con- 
duites pendant  de  longues  années,  se  dérangèrent  de  plus  en 
plus;  la  malheureuse  femme,  craignant  la  ruine  et  le  déshon- 
neur, réduite  au  désespoir,  se  jeta  dans  un  puits. 

Cette  catastrophe,  à  laquelle  L.  Planât  s'accusait  d'avoir  invo- 
lontairement contribué,  lui  causa  un  extrême  chagrin,  et  nous 
avons  cru  devoir  lui  donner  sa  place  ici,  tout  en  devançant  pour 
cela  un  peu  la  marche  des  événements. 

Du  reste,  le  véritable  motif  du  gouvernement  autrichien,  pour 
montrer  tant  d'acharnement  dans  une  si  mince  affaire,  se  révéla 
bientôt.  L'Autriche  méditait  alors  d'enlever  aux  proscrits  et  aux 
émigrés  lombards-vénitiens  tout  moyen  d'existence  à  rétranger. 
afin  de  les  contraindre  à  rentrer,  à  adhérer  à  sa  domination  et 
se  mettre  à  sa  merci.  Elle  n'attendait,  pour  ce  faire,  qu'une 
occasion  qui  ne  tarda  pas  à  se  produire.  Trois  mois  plus  tard 
(6  février  1853),  une  poignée  de  jeunes  gens,  à  peine  armés,  se 
ruèrent  en  plein  jour  sur  le  principal  corps  de  garde  à  Milan, 
confiants  dans  la  parole  fallacieuse  de  Joseph  Mazzini,  qui  leur 
avait  promis  que  la  ville  entière  se  soulèverait  à  ce  signal.  La 
folle  tentative  n'eut  d'autre  résultat  que  de  faire  tomber  des 
centaines  de  tôles,  de  remplir  les  cachots  du  Spielberg,  de  Ve- 
nise, de  Mantoue,  de  Vérone,  d'innombrables  victimes  politiques. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   1857).  581 

mais  surtout  de  fournir  à  TAutriche  l'occasion,  impatiemment 
attendue,  d'accomplir  son  acte  de  spoliation.  Une  proclama- 
tion du  maréchal  Radetzky,  du  19  février,  apprit  au  monde 
étonné  que  S.  M.  l'empereur  d'Autriche  avait  daigné  mettre  le 
séquestre  sur  tous  les  biens,  meubles  ou  immeubles,  des  émi- 
grés, sans  exception  aucune  (même  pour  ceux  qui  étaient  de- 
venus sujets  sardes),  et  sans  distinction  surtout  entre  coupables 
et  non  coupables,  «  distinction  puérile  d'ailleurs,  dit  M.  de  fiuol, 
puisque  tous  nourrissaient  contre  l'Autriche  une  haine  égale.  » 

Les  protestations  réitérées  de  la  Sardaigne,  de  l'Angleterre  et 
de  la  France  ne  purent  amener  l'Autriche  à  retirer  ni  même  à 
modifier  ces  mesures.  L'attitude  des  émigrés  trompa  complè- 
tement son  attente,  toud  ou  presque  tous  préférant  subir  la  plus 
extrême  misère,  plutôt  que  de  rentrer  sous  son  joug,  situation 
qui  dura  plusieurs  années. 

On  sait  ce  qui  se  passait  à  la  même  époque  en  France.  Partout 
la  force  brutale  semblait  être  devenue  la  suprême  et  unique  loi  ; 
partout  des  milliers  d'opprimés  succombaient  à  leurs  peines, 
tandis  que  l'oppresseur  régnait,  adulé  et  sans  conteste.  Com- 
ment, dans  une  pareille  situation,  les  esprits  libres,  avides  de 
justice  et  de  droit,  les  cœurs  susceptibles  de  souffrir  des  maux 
d'autrui,  auraient-ils  pu  ne  pas  se  sentir  envahis  par  une  amère 
tristesse!  Les  lettres  écrites  à  cette  époque  par  L.  Planât  se 
ressentirent  toutes  de  cette  disposition. 

F.   P. 


.4  i/"«  de  K 


*** 


Paris,  25  juin  1853. 

J'ai  reçu,  ces  jours  passés,  une  singulière  lettre  de  M.  P... 

Il  s'évertue  à  me  faire  comprendre  pourquoi  il  n'est  pas 
républicain,  et  pourquoi  un  homme  sensé  en  Allemagne  ne 
peut  l'être.  C'est  une  chose  dont  j'étais  parfaitement  con- 
vaincu avant  qu'il  m'en  parlât. 


582  VIE   DE   PLANAT. 

Il  m'explique  ensuite  son  patriotisme,  qui   me  paraît 
consister  dans  la  haine  des  idées  françaises,  car  il  ajoute 
que  tout  Allemand  qui  est  partisan  de  ces  idées  est  un 
homme  vil  et  méprisable.  Cela  ne  saurait  me  blesser,  parce 
que  c'est  du  fanatisme  teuton,  et  que  tout  fanatisme  national 
a  un  côté  respectable,  bien  que  déraisonnable.  Assurément, 
en  jetant  les  yeux  autour  de  lui,  M.  P...  verrait  qu'il  y  a 
des  Allemands  fort  estimables  qui  sont   persuadés   que 
Tadoption  des  idées  françaises  serait  avantageuse  à  leur 
pays*.  Ils  peuvent  se  tromper,  mais  s'ils  sont  de  bonne  foi, 
personne  n'est  en  droit  de  dire  qu'ils  sont  vils  et  mépri- 
sables. Quel  homme  fut  plus  respectable  que  feu  M.  de  K...? 
Cependant  il  était  partisan  des  idées  françaises;  il  ma  dit 
plus  d'une  fois  dans  nos  entretiens  :  «  Toutes  les  améliora- 
tions qui  se  sont  produites  depuis  quarante  ans  dans  nos 
institutions  politiques,  administratives  et  judiciaires,  nous 
les  devons  aux  idées  françaises.  »  Il  est  vrai  que,  dans  ce 
temps-là,  le  bon  P...  était  encore  à  naître. 

Quant  à  ritalie,  il  me  dit  que  tout  vrai  patriote  allemand 
sera  toujours  avec  l'Autriche  pour  asservir  l'Italie,  de  peur 
que  l'Italie  ne  tombe  aux  mains  de  la  France.  «  L'Italie 
nous  est  indispensable,  »  ajoute-t-il.  A  la  bonne  heure,  voilà 
une  politique  franchement  égoïste  et  injuste.  Mais  enfin,  les 
vrais  patriotes  allemands  ne  sont  pas  des  Aristide  ;  il  leur  est 
bien  permis  de  préférer  ce  qui  est  utile  à  ce  qui  est  juste. 

En  somme,  la  lettre  de  M.  P...  ne  m*a  pas  offensé,  mais 
elle  m'a  cruellement  désappointé.  Je  m'attendais  à  trouver 
dans  son  langage  l'expression  de  ces  sentiments  généreux, 
de  cet  amour  ardent  de  la  justice  et  de  la  vérité  qui  est 
ordinairement  l'apanage  de  la  jeunesse;  mais,  loin  de  là. 
ses  raisonnements  m'ont  paru  ceux  d'un  vieux  diplomate 
autrichien,  au  cœur  sec  et  sans  pitié,  au  patriotisme  étroit, 

1.  Il  va  sans  dire  que  les  mots  :  idées  françaises  y  s*appliquent  ici  aux  idées 
de  1789.  F.  p. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  583 

envieux  et  cupide.  Je  ne  vois  guère  de  différence  entre  son 
langage  et  celui  de  M.  de  Bruck,  organe   intéressé  des 
grands  capitalistes  et  des  grands  manufacturiers  de  TAu- 
triche,  qui  ne  voient  dans  Tltalie  qu'une  proie  à  dévorer 
Cela  prouve  à  quel  point  le  parti  pris  peut  pervertir  le  sens 
moral  chez  les  meilleures  natures.  Lorsqu'on  se  croit  obligé 
de  défendre  et  de  soutenir  un  gouvernement  sans  foi  ni  loi 
(tel  que  le  gouvernement  autrichien  ou  notre  gouvernement 
actuel),  il  faut  de  toute  nécessité  abjurer,  du  moins  en 
apparence,  les  principes  éternels  de  droit,  de  justice  et  de 
morale  qui  sont  la  règle  des  honnêtes  gens;  il  faut  avoir 
recours  aux  plus  détestables  sophismes,  pour  justifier  les 
crimes  et  les  violences  du  pouvoir  arbitraire*. 


A  la  même. 


Paris,  25  janvier  1854. 


La  pauvre  Émilia  Manin  est  morte  avant-hier  dans 
d'atroces  souffrances.  Ma  femme,  qui  ne  la  quittait  pas 
depuis  deux  jours,  a  été  témoin  de  cette  mort  si  affreuse. 
Vous  jugez  dans  quel  état  elle  est  rentrée  à  la  maison!  Elle 
est  inconsolable  de  cette  perte  ;  elle  avait  voué  à  cette  pauvre 
créature  l'attachement  le  plus  tendre.  J'achève  cette  lettre 
pendant  qu'elle  assiste  au  service  funèbre  de  ce  pauvre 

1.  M.  P...,  jeune  publiciste  distingué  et  réputé  libéral,  qui  venait  d'épouser 
une  ni6cc  de  M"**  Planât,  n'exprimait,  au  sujet  de  l'Italie,  que  les  idées  alors 
communes  à  toute  l'Allemagne.  Dix  ans  plus  tard,  M.  P...,  bien  que  person- 
nellement converti  à  la  cause  de  Venise,  écrivit  encore  à  sa  tante  :  «  Je  dois 
toutefois  vous  faire  observer  que,  dans  l'Allemagne  méridionale,  l'opinion 
publique  continue  à  être  fort  peu  tolérante  {sic)  envers  les  Italiens,  et  que 
l'écrivain  libéral  allemand  se  trouve  à  cet  égard  absolument  dans  la  mémo 
position  où  se  trouverait  un  écrivain  abolitionniste  dans  les  Ëtats  esclavagistes 
du  Sud  do  TAmérique.  »  La  comparaison  était  juste;  au  moment  même  où 
John  Brown  fut  pendu  en  Amérique,  un  écrivain  allemand,  nommé  Walliiorst, 
fut  condamné  à  trois  ans  de  forteresse,  pour  avoir  plaidé  en  faveur  de  Taf^ 
franchissement  de  Venise.  F.  p. 


584  VIE   DE   PLANAT. 

ange.  Sa  mort  laisse  un  vide  affreux  dans  le  cœur  de  ma 
femme.  Ce  n'étaient  pas  seulement  ses  souffrances  qui  la 
lui  avaient  rendue  chère,  c'était  encore  son  âme  noble  et 
pure,  son  cœur  aimant  et  reconnaissant.  En  vérité,  on  se 
prend  à  douter  de  la  Providence,  quand  on  voit  le  meilleur 
des  ôtres,  voué  pendant  tant  d'années  à  d'horribles  souf- 
frances, finir  misérablement  dans  d'atroces  tortures,  tandis 
que  d'infâmes  coquins  se  portent  bien,  jouissent  de  tous  les 
plaisirs  de  la  vie  et  finissent  par  mourir  tranquillement 
dans  leur  lit. 

Sans  doute,  il  faut  remercier  Dieu  d'avoir  mis  un  terme 
à  de  si  longues  et  de  si  cruelles  souffrances  ;  mais  je  vous 
assure  que  c'est  là  une  bien  faible  consolation  pour  ceux 
qui  survivent! 


Ce  fut  la  dernière  lettre  adressée  par  L.  Planât  à  sa  belle-mère; 
car  M"*  de  K...  elle-m<^me,  déjà  malade  lorsqu'elle  la  reçut, 
succomba  peu  de  jours  après.  Sa  mort  fut  pour  les  deux  époux 
un  deuil'profond. 

Ici  se  trouve  une  interruption  de  plus  de  trois  années  dans  la 
correspondance  de  L.  Planât;  quelques  lettres  absolument  pri- 
vées, à  une  sœur  de  sa  femme,  étant  les  seules  de  cette  époque 
qui  soient  revenues  entre  nos  mains.  D'ailleurs  L.  Planât  écrivit 
fort  peu  de  1854  à  1857.  Sa  santé  altérée  lui  commandait  impé- 
rieusement le  repos,  et  tous  les  efforts  de  ceux  qui  raimaient 
devaient  tendre  à  écarter  de  son  esprit  non  seulement  les  préoc- 
cupations si  pénibles  de  la  politique,  mais  tout  sujet  d*émotion  et 
de  fatigue.  L'année  1855  presque  tout  entière  avait  été  remplie  par 
de  graves  accès  de  maladie  ;  à  la  vérité,  une  amélioration  momen- 
tanée se  produisit  ensuite  ;  sa  sérénité,  sa  gaieté  môme  avaient 
reparu;  mais,  dès  le  commencement  de  1857,  une  nouvelle  crise 
se  déclara  et  mit  sa  vie  dans  un  imminent  péril.  Les  soins  de 
son  entourage  et  ce  que  les  médecins  appelaient  la  vitalité 
extraordinaire  de  ce  corps  si  frêle  triomphèrent  une  fois  de 


SEPTIÈME   PARTIE   (i848   A    i857).  585 

plus  ;  après  six  semaines  d'une  lutte  de  tous  les  instants  contre 
la  mort,  L.  Planât  allait  entrer  en  convalescence. 

C'est  dans  un  moment  si  peu  opportun  cependant  que  sur- 
git une  circonstance  attendue  depuis  de  longues  années  par 
L.  Planât;  nous  voulons  parler  des  calomnies,  dirigées  ouverte- 
ment contre  la  mémoire  du  prince  Eugène  par  le  duc  de  Raguse, 
dans  des  Mémoires  posthumes,  légués  par  lui  à  sa  nièce  M™®  de 
Damrémont  et  dont  le  sixième  volume  venait  de  paraître  chez 
l'éditeur  Perrotin.  L.  Planât  fut  informé  de  ces  attaques  peu  de 
jours  après,  par  un  de  ses  amis  qui,  admis  pour  la  première  fois 
auprès  du  lit  du  malade,  eut  l'imprudence  de  lui  lire  à  haute 
voix  quelques  passages  du  livre  de  Marmont,  publiés  dans  un 
journal  du  matin.  L'effet  produit  par  cette  lecture  sur  le  pauvre 
convalescent  fut  d'autant  plus  vif  qu'il  se  voyait  dans  l'impos- 
sibilité de  répondre  sur-le-champ  d'une  manière  efficace.  Toute- 
fois, priant  son  ami  de  saisir  une  plume,  il  lui  dicta  d'une  voix 
presque  insaisissable,  tant  elle  était  affaiblie,  la  protestation 
suivante  que  le  journal  le  Siècle  inséra  le  lendemain  : 

Paris,  18  février  1857. 

Monsieur  le  rédacteur. 

Malade  au  point  de  ne  pouvoir  bouger,  j'apprends,  par  un  de  mes 
amis,  que  le  sixième  volume  des  Mémoires  du  duc  de  Raguse  contient 
sur  la  conduite  du  prince  Eugène  on  1814  les  assertions  les  plus 
étranges  et  les  plus  calomnieuses.  J*ai  entre  mes  mains  les  preuves 
irrécusables  de  la  complète  fausseté  de  tout  ce  qu'avance  le  maréchal 
Marmont  à  cet  égard.  Malheureusement  hors  d'état  en  ce  moment  de 
pouvoir  présenter  ces  documents  au  public,  je  me  réserve  de  le  faire 
dès  que  ma  santé  me  le  permettra. 

Je  me  borne  aujourd'hui  à  repousser,  avec  toute  Tindignation 
qu'elles  méritent,  d'odieuses  assertions,  aussi  dénuées  de  vérité  que 
de  preuves,  et  je  vous  prie,  monsieur  le  rédacteur,  etc. 

PLANAT   DE   LA   FAYE, 
Ancien  officier  d'ordonnance  de  l'Empereur. 

Nous  voici  arrivés  à  l'une  des  années  les  plus  pénibles,  à  l'une 
des  luttes  les  plus  ardentes  de  la  vie  si  agitée  de  L.  Planât.  Son 
âge,  l'état  de  sa  santé,  sa  vue  très  affaiblie,  une  affection  des 


586  VIE   DE   PLANAT. 

bronches  qui  lui  rendait  alors  plus  difficile  encore  de  dicter  qae 
d'écrire,  semblaient  des  obstacles  presque  insurmontables  à 
l'accomplissement  de  sa  tâche.  «  Mon  pauvre  mari,  écrivit 
M"®  Planât  dans  une  lettre  qui  est  sous  nos  yeux,  ne  peut  s'oc- 
cuper de  rien  sans  retomber  dans  un  accès  de  fièvre,  et  le  mé- 
decin lui  a  déclaré  aujourd'hui  qu'il  compromettait  sa  vie,  en 
s'obstinant  à  vouloir  écrire  la  note  explicative  qu'il  juge  pour- 
tant indispensable  pour  la  publication  de  ses  documents.  « 
D'autres  complications  existaient.  Le  temps  avait  amené  de 
grands  vides  dans  la  famille  du  prince  Eugène.  Sa  veuve,  ses 
deux  fils  n'étaient  plus;  le  dernier,  marié  à  une  princesse  de 
Russie,  ayant  laissé  en  mourant  des  enfants  mineurs,  les  archives 
mômes  du  vice-roi  se  trouvaient  dispersées  :  une  partie  (la  plus 
importante)  était  à  Saint-Pétersbourg,  sous  la  garde  d'une  com- 
mission de  tutelle;  une  autre  était  restée  à  Munich;  une  troi- 
sième,—  les  correspondances  intimes  du  prince  et  de  sa  femme 
—  avait  été  remise  à  leur  fille  aînée,  la  reine  de  Suède.  A  la  vé- 
rité, une  copie  des  pièces  les  plus  importantes,  qu'il  eût  été 
impossible  de  réunir  aujourd'hui,  se  trouvait  depuis  longtemps 
dans  la  possession  de  L.  Planât,  par  suite  de  circonstances  heu- 
reuses, complètement  ignorées  des  enfants  du  prince  Eugène 
Mais  une  attestation  officielle  de  l'authenticité  de  ces  pièces, 
peut-être  quelques  documents  complémentaires  pouvaient  de- 
venir nécessaires;  était-on  certain  de  les  obtenir  du  bon  vou 
loir  de  la  grande-duchesse  Marie-Nicolaewna,  remariée  depuis 
quelque  temps,  en  froid  avec  ses  belles-sœurs  et  presque  tou- 
jours en  voyage? 

Ces  difficultés  ne  pouvaient  arrêter  l'impatience  de  L.  Planât. 
Sa  femme  s'étant  empressée  de  rechercher  et  transcrire  les  do- 
cuments envoyés  vingt  ans  auparavant  par  la  duchesse,  il  voulut 
qu'ils  fussent  imprimés  sans  délai,  ce  qui  eut  lieu,  grâce  au 
concours  actif  de  quelques  amis,  au  nombre  desquels  Daniel 
Manin,  engagé  lui-même  à  cette  époque  dans  une  lutte  terrible, 
déjà  fort  malade  et  bien  près  de  mourir. 

La  brochure  :  Le  prince  Eugène  en  1814^  Réponse  au  maréchal 
Marmonl,  parut  dès  le  5  mars,  contenant  trente-trois  documents 
précédés  de  ce  court  avant-propos  : 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  587 

Le  tome  VI  des  Mémoires  du  maréchal  Marmont,  duc  de  Raguse,' con^ 
tient  sur  la  conduite  du  prince  Eugène,  en  1813  et  1814,  les  allégations 
suivantes  : 

«  L'Empereur  avait  donné  Tordre  au  prince  Eugène  d'évacuer  Tltalie, 
après  avoir  fait  un  armistice,  ou  bien  trompé  les  Autrichiens  et  fait 
sauter  toutes  les  places  excepté  Mantoue,  Alexandrie  et  Gênes.  J'ai  eu 
dans  le  temps  quelques  doutes  sur  la  vérité  de  ces  dispositions  ;  mais 
elles  m'ont  été  certifiées  et  garanties  depuis,  par  l'ofÛcier  porteur  des 
ordres  et  des  instructions,  le  lieutenant  général  Danthouard,  premier 
aide  de  camp  du  vice-roi.  Eugène  éluda  les  ordres  de  l'Empereur;  il 
fit  cause  à  part;  il  intrigua  dans  ses  seuls  intérêts.  Il  s'abandonna  à 
l'étrange  idée  qu'il  pouvait,  comme  roi  d'Italie,  survivre  à  l'Empire; 
il  oubliait  qu'une  branche  d'arbre  ne  peut  vivre  quand  le  tronc  qui 
l'a  portée  est  coupé.  Il  a  été  la  cause  la  plus  efÛcace  (après  la  cause 
dominante,  placée  avant  tout  dans  le  caractère  de  Napoléon),  la  cause 
la  plus  efficace,  dis-je,  de  la  catastrophe.  Et  cependant  la  justice  des 
hommes  est  si  singulière  qu'on  s'est  obstiné  à  le  représenter  comme 
le  héros  de  la  fidélité!  Je  tiens  à  conscience  d'établir  ces  faits,  dont 
la  vérité  m'est  parfaitement  connue,  et  qui  ne  sont  pas  sans  intérêt 
pour  l'histoire.   » 

J'étais  gravement  malade  lorsqu'un  ami  vint  me  commimiquer  ce 
passage  des  Mémoires  du  duc  de  Raguse,  Je  ne  pus  dans  le  premier 
moment  que  dicter  la  lettre  suivante,  qui  fut  insérée  dans  le  Siècle,,, 

Je  viens  aujourd'hui  remplir  ma  promesse. 

J'aurais  voulu  entrer  dans  quelques  détails  importants  sur  les  cir- 
constances qui  ont  mis  en  ma  possession  les  documents  qu'on  va  lire  ; 
j'aurais  voulu  expliquer  comment  j'ai  le  droit  et  le  devoir  de  les  pu- 
blier ;  mais  l'étatde  faiblesse  et  d'épuisement  dans  lequel  je  me  trouve 
ne  me  permet  pas  d'entrer  dans  de  longs  développements. 

Toutefois  il  m'est  impossible  de  laisser  plus  longtemps  une  mé- 
moire vénérée  sous  le  coup  d'odieuses  imputations.  La  renommée  du 
prince  Eugène  est  une  richesse  nationale  que  chacun  de  nous  doit 
défendre  avec  un  soin  jaloux,  en  se  servant  des  armes  qui  sont  à  sa 
portée.  Cest  en  môme  temps  défendre  les  droits  de  l'éternelle  justice 
et  de  la  vérité. 

Je  prends  donc  le  ^arti  de  publier  ces  documents  sans  autre  com- 
mentaire que  quelques  notes.  J'ajoute  seulement  les  observations 
suivantes  : 

1^  Toutes  ces  pièces  m'ont  été  envoyées,  à  ma  sollicitation,  par 
S.  A.  R.  madame  la  duchesse  de  Leuchteuberg,  veuve  du  prince  Eugène, 
dans  les  années  1836, 1837  et  1838. 

2<>  Elles  ont  été  copiées  toutes  sur  les  originaux,  et  les  copies  sont 


588  VIE   DE   PLANAT. 

écrites  (presque  en  totalité)  de  la  main  de  madame  la  duches$«  de 
Leuchtenberg  elle-même. 

3<*  Tous  les  originaux  sont  conservés  dans  les  archives  de  la  famille 
ducale  de  Leuchtenberg. 

Je  suis  certain  qu'après  avoir  lu  ces  documents,  tout  homme  éclairé 
reconnaîtra  la  complète  fausseté  des  assertions  du  maréchal  Marmont, 
et  restera  convaincu  ; 

Que  le  prince  Eugène,  loin  d'intriguer  dans  un  but  intéressé,  a 
constamment  et  sans  hésitation  repoussé  les  offres  qui  lui  étaient 
faites;  qu'il  a  scrupuleusement  obéi  aux  ordres  de  l'Empereur;  qu'il 
a  rempli  envers  lui  et  envers  la  France  tous  les  devoirs  que  lui  im- 
posaient la  reconnaissance,  l'amour  de  la  patrie  et  la  foi  jurée;  qu'enfin 
il  s'est  montré  constamment  digne  de  la  devise  qu'il  s'était  choisie  : 

«  Honneur  et  fidélité.  » 

Paris,  «7  février  1857. 

PLANAT    DE   LA  FATE, 
*  Ancien  offlcior  d'ordonnance  de  rEmperenr. 

Voici   les  trente-trois  documents  *  : 


N<»  I. 
Lettre  du  roi  de  Bavière,  MaximUien-Joseph,  au  prince  Eugène, 

Nymphenbourg,  le  6  octobre  1813. 

Mon  bien-aimé  fils, 

Vous  connaissez  mieux  que  personne,  mon  bien  cher  ami,  la  scru- 
puleuse exactitude  avec  laquelle  j'ai  rempli  mes  engagements  avec  la 
France,  quelque  pénibles  et  onéreux  qu'ils  aient  été.  Les  désastres  de 
la  dernière  campagne  ont  surpassé  tout  ce  qu'on  pouvait  craindre; 
cependant  la  Bavière  est  parvenue  à  lever  une  nouvelle  armée,  avec 
laquelle  elle  a  tenu  en  échec  jusqu'ici  l'armée  autrichienne,  aux  ordres 
du  prince  de  Reuss.  Cette  mesure  couvrait  une  partie  de  ma  frontière, 
mais  laissait  à  découvert  toute  la  ligne  qui  courtle  long  de  la  Bohême, 
depuis  Passau  jusqu'à  Egra,  ainsi  que  toute  la  frontière  de  la  Fran- 
conic,  du  côté  de  la  Saxe.  J'ai  attendu  d'un  moment  à  l'autre  quecette 
immense  lacune  du  système  défensif  fût  remplie,  mais  mon  attente  a 
été  vaine.  Les  princes  voisins,  comme  le  roi  de  Wurtemberg,  ont  re- 
fusé tout  secours,  sous  prétexte  qu'ils  avaient  besoin  de  leurs  forces 
pour  eux-mêmes.  L'armée  d'observation  de  Bavière  a  reçu  une  autre 
destination  et  n'a  jamais  suivi  aucune  espèce  de  correspondance  avec 

1.  Nous  les  publions  intégralement. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    i857).  589 

le  général  de  Wrède.  On  a  laissé  le  temps  aux  troupes  légères  enne- 
mies d'occuper,  sur  les  derrières  de  Farmée,  tout  le  pays  entre  la  Saal 
et  TElbe,  d'y  détruire  divers  corps  français  et  de  se  rendre  redoutables 
à  rocs  frontières,  aux  réserves  de  Benningsen,  de  gagner  la  Bohême, 
d'où  elles  sont  à  portée  de  se  jeter,  sans  trouver  d'obstacle  ni  de  ré- 
sistance, sur  mes  provinces  en  Franconie  ou  dans  le  Haut-Palatinat, 
et  de  là  sur  le  Danube,  opération  qui  ne  laisserait  d'autre  retraite  à 
Wrède,  de  son  propre  aveu,  que  les  gorges  du  Tyrol,  et  laisserait  à 
découvert  le  reste  de  mes  États.  Je  serais  forcé  de  les  quitter  avec  ma 
famille,  dans  un  moment  où  il  serait  le  plus  dangereux  d'en  sortir. 
Dans  une  situation  aussi  critique,  et  presque  désespérée,  il  ne  m'est 
resté  d'autre  ressource  que  de  me  rendre  aux  instances  vives,  réité- 
rées et  pressantes  des  cours  alliées  de  conclure  avec  elles  un  traité 
d'alliance.  Je  crois  avoir  remarqué  à  cette  occasion,  avec  assez  de  cer- 
titude pour  me  croire  fondé  à  vous  le  dire,  que  les  Autrichiens  ne  se- 
raient pas  éloignés  de  se  prêter  du  côté  de  l'Italie  k  un  armistice  sur 
le  pied  de  la  ligne  du  Tagliamento.  C'est  votre  père,  et  non  le  roi, qui 
TOUS  dit  ceci,  persuadé  que  vous  saurez  allier  vos  intérêts  avec  ce  que 
vous  devez  à  l'honneur  et  à  vos  devoirs. 

J'ai,  comme  bien  vous  pouvez  croire,  fait  rendre  le  chiffre  de  l'armée 
au  ministre  de  France,  sans  en  prendre  copie.  Je  vous  prie  de  même 
d'être  persuadé  que  les  malades  qui  sont  dans  mes  hôpitaux  seront 
traités  à  mes  frais  et  renvoyés  libres  chez  eux.  Il  en  sera  de  même  des 
individus  français  et  italiens  qui  se  trouveront  en  Bavière. 

J'espère,  mon  cher  Eugène,  que  nous  n'en  serons  pas  moins  atta- 
chés l'un  à  l'autre,  et  que  je  serai  peut-être  à  même  de  vous  prouver 
par  des  faits  que  ma  tendre  amitié  pour  vous  est  toujours  la  même. 
Elle  durera  autant  que  moi. 

Je  vous  embrasse  un  million  de  fois  en  idée. 

Votre  bon  père, 

MAX.    JOSEPH. 

La  reine  vous  embrasse. 


N»  II. 
Le  prince  Eugène  au  roi  de  Bavière,  son  beau-père. 

Oradisca,  15  octobre  1813. 

Mon  bon  père, 

Je  reçois  à  l'instant  votre  lettre  du  8  courant.  Votre  cœur  sentira 
facilement  tout  ce  que  le  mien  a  dû  souffrir  en  la  lisant.  Encore  si  je 
ne  souffrais  que  pour  moi  I  mais  je  tremble  pour  la  santé  de  mapauvre 


590  VIE   DE   PLANAT. 

Auguste,  lorsqu'elle  sera  informée  du  parti  que  vous  vous  êtes  cm 
obligé  de  prendre. 

Quant  à  moi,  mon  bon  père,  quel  que  soit  le  sort  que  le  ciel  me  ré- 
serve, heureux  ou  malheureux,  j'ose  vous  rassurer,  je  serai  toujours 
digne  devons  appartenir,  je  mériterai  la  conservation  des  sentiments 
d'estime  et  de  tendresse  dont  vous  m'avez  donné  tant  de  preuves. 

Vous  me  connaissez  assez,  j'en  suis  sur,  pour  être  convaincu  que, 
dans  cette  pénible  circonstance,  je  ne  m'écarterai  pas  un  instant  de 
la  ligne  de  l'honneur  ni  de  mes  devoirs;  je  le  sais,  c'est  en  me  condui- 
sant ainsi  que  je  suis  certain  de  trouver  toujours  en  vous  pour  moi, 
pour  votre  chère  Auguste,  pour  vos  petits-enfants,  un  père  et  un 
ami. 

Le  hasard  m'a  offert  une  occasion  de  faire  pressentir  le  générai 
Hiller  sur  un  arrangement  tacite  par  lequel  nous  demeurerions,  lui  et 
moi,  dans  les  positions  que  nous  occupons,  c'est-à-dire  sur  les  deux 
rives  de  risonza  ;  je  ne  sais  ce  qu'il  répondra,  mais  vous  le  sentirez, 
je  ne  puis  faire  au  delà.  Si  cette  première  proposition  est  jugée  in- 
suffisante, si  la  fortune  m'est  à  l'avenir  aussi  contraire  qu'elle  m'a  été 
favorable  jusqu'à  présent,  je  regretterai  toute  ma  vie  qu'Auguste  et  ses 
enfants  n'aient  pas  reçu  de  moi  tout  lebonheurquej  aurais  voulu  leur 
assurer;  mais  ma  conscience  sera  pure,  et  je  laisserai  pour  héritage  à 
mes  enfants  une  mémoire  sans  tache. 

Je  ne  sais,  mon  bon  père,  ce  que  votre  nouvelle  position  vous  rendra 
possible.  Je  ne  vous  recommande  pas  votre  gendre,  mais  je  croirais 
manquer  à  mes  premiers  devoirs  si  je  ne  vous  disais  pas  :  Sire,  n'ou- 
bliez ni  votre  fille  ni  vos  petits-enfants. 

Je  suis,  mon  bon  père,  avec  les  sentiments  de  respect  et  de  tendresse 
que  vous  me  connaissez  et  que  je  vous  ai  voués  pour  la  vie. 
Votre  bien  affectionné  fils, 

EUGÈNE. 

Je  présente  mes  hommages  à  la  reine;  j'embrasse  frères  et  sœurs. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   i857).  591 

NO  III. 
Le  roi  de  Bavière  au  prince  Eugène. 

Francfort-sar-Mein,  le  16  novembre  1813. 

Vous  pouvez  ajouter  foi,  mon  cher  Eugène,  à  tout  ce  que  vous  dira 
le  prince  Taxis,  porteur  de  la  présente.  Il  a  toute  ma  confiance,  et, 
quoique  jeune,  il  en  est  digne.  Le  papier  ci-joint  vous  donnera  une 
idée  générale  de  la  situation  des  choses.  Brûlez-le  dès  que  vous  l'au- 
rez lu.  Je  vous  embrasse  tendrement,  et  vous  aimerai,  vous,  ma  fille 
et  mes  petits-enfants,  jusqu'à  mon  dernier  soupir. 
Votre  bon  père  et  meilleur  ami, 

MAX.    JOSEPH. 

Il  ne  dépendra  pas  de  moi  que  vous  ne  soyez  aussi  heureux  que  vous 
méritez  de  Tôtre  ;  tout  le  monde  de  ce  côté-ci  vous  aime  et  vous  res- 
pecte; c'est  ce  que  j'entends  tous  les  jours. 

N«  IV. 

Relation  de  la  mission  du  prince  de  la  Tour  et  Taxis,  envoyé  par  les  sou-- 
verains  alliés  auprès  du  prince  Eugène,  en  novembre  1813.  Faite  à  Mu- 
nich, /e  45  novembre  1836  et  adressée  à  S.  A,  R.  madame  la  duchesse  de 
Leuchtenberg,  veuve  du  prince  Eugène. 

Madame, 

D'après  l'autorisation  du  roi  mon  maître,  dont  V.  A.  R.  m'a  donné 
l'assurance  au  nom  de  son  auguste  frère,  je  m'empresse  d'obéir  à  ses 
ordres,  et  de  lui  soumettre  un  récit  fidèle  de  la  mission  dont  je  fus 
chargé  au  mois  de  novembre  de  l'année  1813. 

J'étais  à  cette  épo^e  major  et  aide  de  camp  du  feu  roi  Maximilien- 
Joseph,  attaché  pour  la  durée  de  la  guerre  à  l'état-major  général  de 
M.  le  maréchal  prince  de  Wrède,  qui  se  trouvait  à  Francfort,  où  en 
même  temps  tous  les  souverains  alliés  étaicntprésents.  Le  roi  de  Ba- 
vière s'y  était  également  rendu.  —  Ce  fut  le  16  novembre  que  le  maré- 
chal rac  fit  venir  et  me  dit  qu'on  avait  pris  la  résolution  de  faire  des 
démarches  pour  détacher,  si  cela  serait  possible,  l'Italie  entière  du 
système  ennemi  sans  effusion  de  sang;  que  déjà  on  avait  entamé  des 
négociations  avec  le  roi  Joachim  à  Naples,  et  que  maintenant  les  puis- 
sances alliées  avaient  engagé  le  roi  de  Bavière,  comme  le  beau-père 


592  VIE   DE   PLANAT. 

du  prince  vice-roi,  de  fuirc  en  leur  nom  des  ouvertures  à  ce  sujet  à 
son  gendre.  —  De  plus,  j'appris  que  c'était  moi  qui  avais  été  choisi 
pour  cette  mission  et  je  reçus  Tordre  do  me  rendre  immédiatement 
chez  Sa  Majesté.  Le  roi  me  donna  une  lettre  adressée  à  son  beau-fils, 
et  m'ordonna  d'aller  trouver  avant  mon  départ  M.  le  prince  de  Mel- 
temich,  chancelier  d'État  de  S.  M.  l'empereur  d'Autriche,  lequel  me 
donnerait  des  instructions  verbales. 

Arrivé  au  logement  de  ce  dernier,  j'appris  que,  comme  cette  afTaire 
délicate  devait  être  traitée  avec  le  plus  grand  secret,  je  de  vais  me  pré- 
senter en  uniforme  autrichien  aux  avant-postes  de  l'armée  française 
en  Italie,  comme  un  parlementaire  ordinaire.  Le  prince  de  Mettemich 
médit  que  l'intention  des  souverains  alliés  était  que  je  fisse  tout  ce 
qui  serait  en  mon  pouvoir  pour  persuader  le  prince  Eugène  d'accepter 
les  propositions  contenues  dans  la  lettre  du  roi  de  Bavière  ;  à  quoi  je 
pris  la  liberté  de  répondre  que  j'avais  l'honneur  de  connaître  person- 
nellement le  vice-roi,  et  que  j'étais  intimement  persuadé  que  tous  \ts 
efforts  seraient  infructueux,  quand  même  mon  éloquence  serait  aussi 
grande  que  possible,  ce  que  d'ailleurs  j'étais  bien  éloigné  de  croire; 
mais  que  toutefois,  étant  militaire,  je  saurais  obéir.  M.  de  Mettemich 
répliqua  que  sans  aucun  doute  le  prince  Eugène  possédait  l'estime  de 
l'Europe  entière,  mais  que  la  situation  générale  des  affaires  lui  faisait 
un  devoir  d'essayer,  au  nom  des  puissances,  la  démarche  en  q[ues- 
tion.  Puis,  il  me  donna  une  lettre  pour  le  général  baron  Hiller, 
quoique  son  successeur,  le  maréchal  comte  de  Bellegarde,  était  déjà 
nommé. 

Je  partis  en  poste,  dans  la  nuit  du  16  au  17  novembre,  de  Francfort, 
passai  par  Augsbourg  et  Insbruck  et  suivis  la  grande  route  jusqu'à 
Trente,  où  j'étais  obligé  de  la  quitter,  vu  la  position  respective  des 
deux  armées.  Je  pris  donc  par  le  col  de  Lugano,  et  descendis  par  Ci- 
tadelle et  Bassano. 

Enfin,  le  21  do  grand  matin,  j'étais  rendu  à  Vicence,  où  se  trouvait 
le  quartier  général  autrichien.  Peu  après,  je  me  fis  annoncer  chez  le 
général  Hiller  et  lui  remis  la  dépèche  concernant  les  détails  acces- 
soires de  ma  mission,  et  qui  lui  prescrivait  de  me  fournir  Tuniforme 
d'un  officier  supérieur  de  son  état-major  général  ;  tout  fut  arrangé  de 
la  sorte,  et  le  22,  avant  la  pointe  du  jour,  je  partis  de  Vicence,  déguisé 
et  sous  le  nom  d'un  major  Eberle.pour  Stra-di-Caldiera,  où  je  remis 
une  lettre  du  général  Hiller  au  général  Pflachner,  qui  commandait  les 
avant-postes,  dans  laquelle  il  lui  était  enjoint  de  me  faire  donner  de 
suite  un  cheval  de  hussard,  et  de  me  faire  accompagner  par  un  trom- 
pette aux  avant-postes  français. 

Bientôt  après,  j'avais  passé  les  dernières  vedettes  autrichiennes,  et, 
avançant  sur  la  grande  route  de  Vérone,  j'aperçus  dix  minutes  plus 
tard  un  piquet  de  chasseurs  à  cheval  ;  je  fis  donner  le  signal  d'usage. 


SEPTIÈxME   PARTIE  (1848   A    1857).  593 

et  dans  quelques  instants  un  officier  vint  pour  me  recevoir  ;  il  me  dit 
(comme  c'est  l'usage  général)  que  je  ne  pouvais  passer  en  aucun  cas 
jusqu'au  quartier  général  du  vice-roi,  vu  que  le  général  Rouyer,  qui 
commandait  les  avant-postes  français,  avait  les  instructions  générales 
pour  se  faire  remettre  toutes  les  dépèches  apportées  par  un  parlemen- 
taire quelconque.  Gomme  cette  difficulté  était  prévue,  je  lui  remis  une 
lettre  écrite  par  moi,  mais  cachetée  parle  général  Miller,  et  dans  la- 
quelle je  prévenais  le  prince  que  des  communications  de  la  plus  haute 
importance  devaient  lui  être  faites  verbalement.  Puis  j'ajoutais  que, 
en  tous  cas,  je  ne  quitterais  pas  les  avant-postes  avant  la  réponse  du 
vice-roi.  L'officier  partit  au  galop  et  revint  bientôt  après  pour  m'an- 
noncer  que  le  général  Rouyer  venait  d'expédier  un  aide  de  camp  afin 
de  porter  ma  lettre  à  Vérone. 

J'attendis  trois  heures  environ,  au  bout  desquelles  on  vintm'annon- 
cer  que  le  prince  me  recevrait  dans  l'église  du  petit  village  de  San- 
Michèle,  qui  se  trouvait  à  peu  près  à  mille  cinq  cents  pas  des  avant- 
postes;  j'eus  les  yeux  bandés,  comme  c'est  l'usage  en  pareil  cas,  et 
je  fus  conduit  à  cette  église,  où  on  ôta  de  nouveau  le  mouchoir. 

Quinze  minutes  après,  le  prince  Eugène  descendit  de  cheval  etentra 
dans  le  local  où  je  me  trouvais  ;  il  me  reconnut  à  l'instant  même  où 
je  lui  remis  la  lettre  du  roi,  et  puis  se  tourna  vers  les  officiers  de  sa 
suite  en  disant:  «  Gomme  nous  n'avons  rien  à  cacher  à  Monsieur  dans 
un  pays  ouvert,  j'aime  autant  respirer  en  plein  air.  »  Nous  sortîmes 
donc  tous,  et  tandis  que  la  suite  se  tenait  près  du  péristyle  de  l'église, 
le  vice-roi  se  promenait  avec  moi  à  cent  pas  de  distance. 

Ge  n'est  qu'après  m'avoir  demandé  des  nouvelles  de  la  santé  de  son 
auguste  beau-père,  que  le  prince  ouvrit  sa  lettre  ;  il  la  lut  deux  fois, 
ainsi  qu'une  note  qui  y  était  incluse,  et  puis  me  dit,  sans  la  moindre 
hésitation:  »  Je  suis  bien  fâché  de  donner  un  refus  au  roi,  mon  beau- 
père,  mais  on  demande  l'impossible.  » 

G'est  ici,  Madame,  où  la  partie  importante  de  ma  narration  parait 
commencer  seulement,  qu'elle  est  pour  ainsi  dire  déjà  terminée;  car 
tout  le  reste  de  cette  conversation  roule  sur  les  mômes  termes.  J'avais 
beau  me  servir  des  expressions  mille  fois  rebattues  de  politique,  d'uti- 
lité, d'intérêt  du  moment,  etc.,  etc.,  avec  les  deux  mots  bien  simples 
du  devoir  de  la  reconnaissance  et  de  la  sainteté  du  serment  prêté,  l'a- 
vantage restait  toujours  du  côté  du  prince.  Cependant  j'essayerai  de 
retracer  encore  à  V.  A.  R.  textuellement  quelques  phrases  prononcées 
par  le  feu  prince,  son  illustre  époux.  Lorsque  je  lui  parlais  du  sort  de 
ses  enfants,  il  me  dit:  «  Gcrtainement  j'ignore  si  mon  fils  est  destiné 
à  porter  un  jour  la  couronne  de  fer  ;  mais  en  tout  cas,  il  ne  doit  y 
arriver  que  par  la  bonne  voie.  »  Puis,  lorsqu'il  apprit  par  moi  que  les 
puissances  alliées  étaient  bien  décidées  à  passer  le  Rhin  avec  des 
forces  supérieures,  il  me  répondit  :  «  On  ne  peut  nier  que  l'astre  de 

38 


l 


594  VIE   DE   PLANAT. 

l'Empereur  commence  à  pâlir;  mais  c'est  une  raison  de  plus  pour 
ceux  qui  ont  reçu  de  ses  bienfaits  de  lui  rester  fidèles.  »  Et  puis  il 
ajouta  que  môme  les  offres  qui  venaient  de  lui  être  faites  ne  reste- 
raient pas  un  secret  pour  l'Empereur.  Enfin  lorsque,  comme  dernier 
argument,  je  commençais,  ainsi  que  mes  instructions  me  le  prescri- 
vaient, de  lui  parler  des  dispositions  assez  claires  que  le  roi  Joachim 
avait  témoignées  de  traiter  avec  les  souverains  alliés,  et  lorsque 
j'ajoutais  qu'avant  six  semaines  son  flanc  droit  se  trouverait  exposé, 
compromis  peut-être,  le  prince  me  dit  :  «  J'aime  à  croire  que  vous  tous 
trompez;  si  toutefois  il  en  était  ainsi,  je  serais  certainement  le  dernier 
pour  approuver  la  conduite  du  roi  de  Naples  ;  encore  la  situation  ne 
serait-elle  pas  exactement  la  même  :  lui  est  souverain,  moi,  ici,  je  ne 
suis  que  le  lieutenant  de  l'Empereur.  »  Enfin  notre  conversation  se 
termina  exactement  comme  elle  avait  commencé;  la  résolution  da 
prince  resta  inébranlable. 

Pour  ce  cas,  j'avais  Tordre  de  le  prier  de  déchirer  en  ma  présence 
la  lettre  du  roi  de  Bavière,  ainsi  que  la  note  incluse,  ce  qu'il  fit  à 
rinstant  même  ;  puis  il  me  dit  qu'il  allait  rentrer  à  Vérone,  et  que  là 
il  écrirait  une  lettre  à  son  beau-père  pour  lui  expliquer  les  motifs  de 
son  refus  ;  puis  il  appela  le  général  Rouyer,  l'engagea  à  me  faire  dîner 
avec  lui,  et  remonta  à  cheval  avec  toute  sa  suite. 

Vers  huit  heures  du  soir,  ce  même  jour,  22  novembre,  un  officier 
d'ordonnance  m'apporta  la  lettre  en  question,  et  je  quittai  San-Micbèle 
immédiatement  après  pour  regagner  les  vedettes  autrichiennes.  Le 
lendemain  de  grand  matin,  je  me  présentai  chez  le  général  Hiller 
pour  lui  dire  en  peu  de  mois  que  ma  mission  n'avait  pas  réussi,  et 
vers  le  coucher  du  soleil,  après  avoir  repris  mon  uniforme  bavarois, 
je  repartis  pour  l'Allemagne.  Mes  instructions  portaient  de  me  rendre 
d'abord  à  Garlsruhe,  où  le  roi  Maximilien-Joseph  avait  eu  Tintenlion 
de  se  rendre  ;  ce  fut  là  que  je  lui  remis  la  réponse  du  prince  Eugène. 
Il  la  lut  en  disant  :  Je  le  leur  avais  bien  dit,  la  recacheta  aussitôt»  et 
m'ordonna  de  repartir  immédiatement  pour  Francfort,  afin  de  la  re- 
mettre au  prince  Metternich,  et  de  lui  faire  de  vive  voix  un  rapport 
sur  ma  mission. 

J'arrivai  à  Francfort  le  30  novembre  au  matin,  et  m'acquittai  sur- 
le-champ  de  ce. qui  m'était  prescrit.  M.  de  Metternich  me  dit  combien 
il  regrettait  que  la  démarche  avait  échoué,  [sic)  tout  en  rendant  la 
justice  la  plus  entière  au  beau  caractère  du  prince  ;  ensuite  il  ajouta 
qu'il  communiquerait  la  réponse  du  prince  aux  souverains  alliés,  et 
qu'il  la  renverrait  plus  tard  au  roi  par  un  courrier  de  cabinet. 

C'est  ici,  Madame,  que  ma  narration  est  finie.  Peut-être  Votre  Al- 
tesse Royale  la  trouvera-t-elle  incomplète,  mais  j'ose  compter  sur  son 
indulgence.  J'ai  dit  tout  ce  que  ma  mémoire  avait  gardé,  et  vingt-trois 
ans  ont  passé  depuis.  Le  point  essentiel  pour  l'histoire  est  toujours 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857). 


595 


de  sdvoir  que  le  prince  a  non  seulement  fait  ce  que  llionneur  exi- 
geait, mais  qu'il  n'a  pas  même  hésité  un  seul  instant  à  le  faire. 

En  me  mettant  aux  pieds  de  Votre  Altesse  Royale,  j'ai  l'honneur 
d'être  avec  le  plus  profond  respect,  Madame, 

De  Votre  Altesse  Royale,  le  très  obéissant  très 
soumis  et  très  dévoué  serviteur, 

Signé:  Le  prince  auguste  de  la  tour  et  taxis. 

Général-major  à  la  suite  de  l'armée. 
Pour  l'authenticité  de  la  signature  là-dessus, 

Le  secrétaire  général  au  ministère  de  la  guet^e^ 
(L.  S.) 

Munich,  le  15  novombro  1836.  Signé:    GLOCKNER. 


Le  soussigné,  secrétaire  intime  au  ministère  des  affaires  étrangères  de 
Bavière,  certifie  l'authenticité  de  la  signature  ci-contre  du  secrétaire  général 
au  ministère  de  la  guerre. 


Munich»  le  15  novembre  1836. 
(L.  S.) 
Par  autorisation  du  ministre. 

Pour  copie  conforme, 

Munich,  lo  15  novembre  1836. 


Sceau  des 
affaires  étrangëresj 
de  Bavière. 


Signé:  gessele. 


gessele. 

Secrétaire  intime. 


No  V. 


Lettre  du  prince  Eugène  à  la  princesse  Auguste, 


Vérone,  23  novembre  1813. 

Je  t'envoie,  ma  bonne  Auguste,  une  lettre  que  j*ai  reçue  du  roi  par 
un  officier  parlementaire.  Cet  officier  n'était  autre  que  le  prince  Taxis. 


596  VIE  DE   PLANAT. 

J'ai  causé  plus  d'une  heure  avec  lui,  et  je  t'assure  que  je  n'ai  dit  ^e 
ce  que  je  devais.  En  deux  mots,  il  m'a  apporté  la  proposition  de  la 
part  de  tous  les  alliés,  pour  me  faire  quitter  la  cause  de  l'Empereur, 
de  me  reconnaître  comme  roi  d'Italie. 

J'ai  répondu  tout  ce  que  toi-même  tu  aurais  répondu,  et  il  est  parti 
ému  et  admirateur  de  ma  manière  de  penser;  comme  il  a  vu  que  je 
ne  voulais  entendre  à  rien  qu'à  un  armistice,  il  m'a  assuré  que  le  roi 
l'obtiendrait  d'autant  plus  «  que  les  alliés  admiraient  mon  caractère 
et  ma  conduite  ». 

C'est  déjà  une  bien  belle  récompense  que  de  commander  ainsi  l'es- 
time à  ses  ennemis. 

Déchire  le  billet  du  roi,  ne  parle  de  rien  de  tout  cela. 

Dans  l'armée  on  ne  sait  qu'il  est  venu  un  parlementaire  que  comme 
officier  autrichien. 

Adieu,  etc.,  etc. 

N«  VI. 
L'Empereur  au  prince  Eugène, 

Saint- Cload,  17  novembre  1813. 

Mon  Ûls,  le  général  Danthouard  arrive.  Vous  avez  encore  une  belle 
armée,  et  si  vous  avez  avec  cela  iOO  pièces  de  canon,  l'ennemi  est 
incapable  de  vous  forcer,  il  ne  s'agit  que  de  gagner  du  temps.  J*ai 
ici  600000  hommes  en  mouvement;  j'en  réunirai  100000  en  Italie.  Je 
vais  prendre  des  mesures  pour  porter  tous  vos  cadres  au  grand  com- 
plet de  900  hommes  par  bataillon.  Faites-moi  connaître  si  tous  les  ré- 
giments de  l'armée  d'Italie  d'ancienne  formation  auraient  de  TétofTe 
pour  établir  les  6«*  bataillons. 

Votre  affectionné  père, 

NAPOLÉON. 

p.  s.  Vous  trouverez  ci-joint  la  note  du  départ  des  colonnes  ita- 
liennes. 

No  VII. 

Saint-Cloud,  18  novembre  181S. 

Mon  fils. 

J'ai  reçu  votre  lettre  sur  la  situation  des  esprits  en  Italie.  J'envoie 
à  Gênes  le  prince  d'Essling  avec  3000  hommes,  tirés  de  Toulon.  Je 
vous  ai  envoyé  aujourd'hui  un  ordre  pour  la  formation  de  plusieurs 
sixièmes  bataillons.  Vous  y  aurez  vu  que  vous  pouvez  compter  suruB 


SEPTIÈME    PARTIE   (1848   A   1857).  597 

renfort  de  15  à  16000  hommes,  et  qu'en  outre  40000  hommes  seront 
réunis  avant  le  l**"  janvier  à  Turin  et  à  Alexandrie.  On  fera  encore  de 
plus  grands  efforts.  Dans  ce  moment,  tout  est  ici  en  mouvement.  Ne 
vous  laissez  point  abattre  par  le  mauvais  esprit  des  Italiens.  Il  ne 
faut  pas  compter  sur  la  reconnaissance  des  peuples.  Le  sort  de  Tlta- 
lie  ne  dépend  pas  des  Italiens.  J'ai  déjà  600000  hommes  en  mouve- 
ment. Je  puis  employer  là-dessus  100000  hommes  pour  Tltalie.  De 
votre  côté,  remuez- vous  aussi.  Écrivez  au  prince  Borghèse.  Il  me  semble 
que  la  grande-duchesse  et  le  général  Mioilis  pourraient  envoyer  des 
colonnes  dans  le  Rabicon.  J'ai  envoyé  le  ducd'Otranteà  Naplespour 
éclairer  le  roi  et  l'engager  à  se  porter  sur  le  Pô.  Si  ce  prince  ne  trahit 
pas  ce  qu'il  doit  à  la  France  et  à  moi,  sa  marche  pourra  ôtre  d'un 
grand  effet. 

Votre  affectionné  père, 

NAPOLÉON. 


N»  VIII. 
VEmpereur  au  prince  Eugène. 

Sain^C]oud,  20  novembre  1813. 

Mon  fils, 

Je  viens  de  dicter  au  général  Danthouard  ce  qu'il  doit  faire  à  Turin, 
Alexandrie,  Plaisance  et  Mantoue  ;  il  vous  fera  connaître  mes  inten- 
tions. 

Il  ne  faut  point  quitter  l'Adige  sans  livrer  une  grande  bataille;  les 
grandes  batailles  se  gagnent  avec  de  l'artillerie  :  ayez  beaucoup  de 
pièces  de  12.  Étant^à  portée  des  places  fortes,  vous  pourrez  en  avoir 
autant  que  vous  voudrez.  Vous  n'avez  plus  rien  à  craindre  d'une  di- 
version sur  les  derrières,  puisque  l'artillerie  ne  passe  nulle  part. 
Mettez  200  hommes  et  six  pièces  de  canon  à  Brescia,  à  la  citadelle. 
Ayez  des  barques  armées,  qui  vous  rendent  absolument  maître  du  lac 
de  Peschiera,  du  lac  de  Lugano,  du  lac  Majeur  et  du  lac  de  Gômc. 
Faites  construire  de  bonnes  redoutes  fraisées  et  palissadées  sur  le 
plateau  de  Rivoli  et  qu'elles  battent  le  chemin  de  Vérone,  sur  la  rive 
gauche  de  l'Adige.  Faites  construire  des  ouvrages  du  côté  de  Montebello 
(ce  dernier  mot  est  effacé  et  remplacé  de  la  main  de  VEmpereur  par  la 
Couronne). 

Si  vous  êtes  à  temps,  occupez  les  hauteurs  de  Galdiero  et  faites-y 
faire  des  redoutes;  coupez  les  digues  de  l'Alpon  et  inondez  le  bas 
Adige.  Enfin,  la  grande  manœuvre  serait  d'attraper  l'ennemi  en  con- 
certant les  moyens  de  passer  rapidement,  et  sans  qu'il  le  sût,  par 


898  VIE   DE   PLANAT. 

Mestre.  Cette  manœuvre  concertée  en  secret,  et  avec  les  grands  moyens 
que  vous  avez,  pourrait  vous  donner  des  avantages  considérables. 
Votre  affectionné  père, 

NAPOLÉON. 


N«  IX. 
Lettre  du  général  Danthouard  au  prince  Eugène 

Sans  date. 

Monseigneur, 

J'ai  llionneur  d'adresser  à  V.  A.  I.  une  copie  des  instructions  que 
l'Empereur  m'a  dictées  et  que  j'ai  écrites  à  la  volée.  Je  pense  queV.A. 
est  déjà  au  courant  de  tout  cela,  mais  il  y  a  des  articles  intéressants. 
J*ai  écrit  comme  TEmpereur  parlait.  Il  y  a  eu  ensuite  une  conversa- 
tion d'une  heure.  Il  est  déjà  passé  5000  conscrits  pour  Alexandrie, 
et  il  y  en  a  7000  passés  de  Piémont  en  France. 

Je  n'ose  m'exprimer  sur  ce  que  je  pense  des  travaux  militaires  da 
Mont-Genis;  il  faudra  une  division  pour  les  garder  si  on  les  achève; 
mais  je  parie  qu'il  en  sera  pour  ce  point  comme  pour  Peschiera. 

V.  A.  I.  verra  que  je  suis  encore  loin  d'elle  pour  plusieurs  jours. 
Je  ne  sais  comment  le  prince  Borghèse  prendra  ma  mission;  mais  s'il 
la  prend  bien,  je  la  ferai  bien;  s'il  la  prend  mal,  je  ne  pourrai  li 
remplir  en  entier.  L'Empereur  m'a  dit  de  lui  rendre  compte  directe- 
ment et  en  même  temps  m'a  ajouté  : 

«Tout  ce  que  vous  allez  faire  étant  pour  le  vice-roi,  vous  le  prévien- 
drez de  tout  ce  qui  sera  nécessaire.  »  Je  prie  V.  A.  I.  de  m'adresserses 
ordres  à  Turin  pour  ces  premiers  jours;  il  est  probable  que  je  n'irai 
à  Plaisance  qu'après  Casai,  et  passant  par  Milan. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  profond  respect,  Monseigneur, 
De  Votre  Altesse,  le  très  humble  et  dévoué, 

Comte  DANTHOUARD. 


N»  X. 


Ordres  et  instructions  dictés  par  CEmpereur,  le  20  novembre  1813,  à 

onze  heures  du  matin. 

Danthouard  m'écrira  du  Mont-Genis  où  en  est  la  forteresse,  si  ob 
peut  l'armer,  si  elle  est  à  l'abri  d'un  coup  de  main,  etc. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  599 

II  verra  le  prince  Borghèsc  qui  doit  avoir  reçu  la  copie  de  Tordre 
que  j'ai  signé  hier,  ayant  deux  buts,  ou  qui  la  lui  fera  voir. 

Premier  but.  —  !•  L'envoi  de  16000  hommes  de  renforts  à  l'armée 
d'Italie  sur  la  conscription  des  120000  hommes.  Ces  16000  hommes 
sont  fournis  aux  6  corps  qui  forment  l'armée  d'Italie,  à  raison  de 
700  hommes;  total,  4200  hommes.  Plus,  800  hommes  à  prendre  au  dé- 
pôt du  156<'  pour  le  92";  en  tout,  5000  hommes,  et  en  7000  hommes 
qui  font  partie  des  régiments  qui  sont  à  l'armée  d'Italie  et  dépôts  au 
delà  des  Alpes.  Enfîn,  en  600  hommes  du  dépôt  du  156*  régiment  pour 
le  36*  léger,  600  hommes  pour  le  i33%  600  hommes  pour  le  132«,  etc.; 
total,  16000  hommes. 

Au  reste,  le  prince  Borghëse  lui  remettra  le  décret  qui  est  très  dé- 
taillé afin  qu'il  en  ait  pleine  connaissance  pour  l'exécution  de  ses 
ordres. 

Il  reconnaîtra  :  1^  si  les  conscrits  sont  beaux  hommes  et  forts,  s'as- 
surera de  la  quantité,  si  la  désertion  a  occasionné  des  pertes  et  com- 
bien, etc. 

2*^  Il  s'informera  du  directeur  de  l'artillerie  s'il  a  les  armes  pour 
ces  16000  hommes. 

3®  Il  s'assurera  si  l'habillement,  grand  et  petit  équipement,  sont 
prêts,  ou  quand  ils  le  seront,  etc. 

i^  Ces  16000  hommes  sont  destinés  aux  l***  et  2*  bataillons  de  l'armée 
d'Italie;  mais  j'ai  en  outre  une  armée  de  réserve  de  30000  hommes  par 
décret  d'hier  (  1 9  novembre),  et  à  prendre  sur  la  levée  des  300  000  hommes. 
Ces  30000  hommes  se  lèveront  en  Provence,  en  Dauphiné,  Lyonnais, 
et  seront  réanis  à  Alexandrie  à  la  fin  de  décembre. 

Il  faut  voir  si  les  armes  sont  prêtes  ainsi  que  l'habillement,  ou  bien 
si  les  mesures  sont  prises  pour  cela,  pour  ces  30000  hommes.  Ces 
30000  hommes,  formant  3  divisions,  seront  incorporés,  pour  la  l***  di- 
vision, dans  les  4*  et  6*  bataillons  de  l'armée  d'Italie,  le  4*  bataillon 
existant  à  Alexandrie.  Le  vice-roi  fera  former  les  cadres  des  6  ba- 
taillons et  les  enverra  de  suite  à  Alexandrie. 

La  2*  division  sera  formée  des  bataillons  qui  ont  leur  dépôt  en  Pié- 
mont. Plusieurs  retournent  à  la  Grande  Armée,  en  sorte  qu'il  ne  faut 
compter  que  sur  la  moitié;  il  faut  donc  former  des  cadres  en  rempla- 
cement et  les  diriger  sur  ces  dépôts. 

La  3*  division  sera  formée  de  il  à  12  cinquièmes  bataillons,  dans  les 
27«  et  28*  divisions  militaires. 

La  !'•  division  recevra    9  000  ] 

La  2«  division  recevra    7  500  [     22000  hommes 

La  3*  division  recevra    5500  ) 

Indépendamment  de  ces  3  divisions,  je  forme  une  réserve  en  Tos- 
cane des  3%  4*,  5»  bataillons  du  112«  régiment,  des  4%  5*  bataillons 
du  35°  léger,  quireçoivent  2  500  hommes  sur  la  levée  des  300000  hommes. 


600  VIE  DE  PLANAT. 

Plus,  je  forme  une  réserve  à  Rome  des  3«,  V  bataillons  du  22»  léger, 
des  4%  5»  bataillons  du  4*  léger,  des  4%  5*  bataillons  du  6»  de  ligne, 
qui  recevront  3000  hommes  sur  les  300000  hommes,  non  compris  ce 
qu'ils  reçoivent  des  120000  hommes;  total  28000  hommes. 

U  reste  2000  hommes,  pour  Tartillerie  d'Alexandrie,  Turin,  pour 
les  sapeurs,  les  équipages...  Je  veux  une  artillerie  pour  Tannée  de 
réserve. 

J'ai  envoyé  le  prince  d'Essling  à  Gènes  avec  3000  hommes  de  gardes 
nationales  levées  depuis  un  an  à  Toulon.  Il  est  possible  que  je  lui 
confie  le  commandement  de  Farmée  de  réserve  ;  mais  s*il  est  totale- 
ment hors  d'état  de  le  remplir  à  cause  de  sa  poitrine,  j'y  enverrai 
probablement  le  général  Gaffarelli. 

Ainsi  donc,  avant  le  !•'  janvier,  le  vice-roi  recevra  16000  hommes 
des  120  000  hommes  pour  recruter  les  trois  premiers  bataillons  des 
régiments,  tout  cela  de  l'ancienne  France  ;  il  n'y  aura  ni  Piémontaîs, 
ni  Italiens,  ni  Belges;  plus  30000  hommes  de  l'armée  de  réserve; 
total,  46000  hommes  réunis  d'ici  au  mois  de  février,  tous  vieux 
Français  et  âgés  de  23,  24,  25,  26,  27,  28,  29,  30,  31,  32  ans. 

Le  principal  soin  doit  ùtre  de  former  les  6^"  bataillons  et  de  tirer 
des  corps  pour  former  les  cadres  dont  nous  manquons  et  qu'on  ne 
peut  créer. 

Le  roi  de  Naples  m'a  écrit  qu'il  marche  avec  30000  hommes.  S'il 
exécute  le  mouvement,  l'Italie  est  sauvée  ;  car  les  troupes  autrichiennes 
ne  valent  pas  les  Napolitains. 

Le  roi  est  un  homme  très  brave,  il  mérite  de  la  considération,  il 
ne  peut  diriger  des  opérations,  mais  il  est  brave,  il  anime,  il  enlève 
et  mérite  des  égards.  Il  ne  peut  donner  de  l'ombre  au  vice-roi;  son 
rôle  est  à  Naples,  il  n'en  peut  sortir. 

Danthouard  me  rendra  compte  de  l'état  dans  lequel  se  trouve  la  ci- 
tadelle de  Turin,  son  armement,  ses  magasins  de  guerre  et  de  bouche, 
son  commandant,  les  officiers  du  génie,  de  l'état-major,  etc.,  etc. 

Il  me  rendra  le  môme  compte  sur  Alexandrie,  en  joignant  le  calque 
des  ouvrages;  il  me  fera  rapport  sur  les  officiers,  l'état-major,  etc. 

Même  rapport  sur  la  citadelle  de  Plaisance.  On  me  parle  de  la  ci- 
tadelle de  Casai;  il  s'y  rendra,  et  me  rendra  compte  si  cela  vaut  la 
peine  d'ôtre  armé  et  approvisionné.  Si  le  vice-roi  avait  enfermé  dans 
les  places  les  fonds  de  dépôts  comme  quartiers-maîtres,  ouvriers,  etc., 
il  faut  les  retirer,  il  faut  même  évacuer  tout  ce  qui,  dans  ce  genre, 
se  trouve  à  Mantoue  ;  on  y  a  môme  enfermé  le  5*  bataillon  en  dépôt 
du  3» léger;  j'ai  donné  des  ordres  pour  que  ce  dépôt  reçoive  600  con- 
scrits à  Alexandrie;  Danthouard  se  fera  rendre  compte  où  cela  en  est 
et  que  cela  soit  dirigé  d'Alexandrie;  ensuite  que  le  dépôt-major,  ou- 
vriers, soient  à  Plaisance  pour  recevoir  ce  qui  revient  de  la  Grande 
Armée  et  organiser  un  bataillon.  Danthouard  trouvera  à  Alexandrie 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   1857).  601 

700  hommes  pour  le  13»  de  ligne.  Le  vice-roi  a  enfermé  le  dépôt  à 
Palma-Nova  ;  ces  700  hommes  vont  se  trouver  seuls.  J'ai  ordonné  d'en 
former  le  6*  bataillon.  Il  faut  que  le  vice-roi  fournisse  quelques  offi- 
ciers, et  le  prince  Borghèse  formera  le  cadre.  J'ai  ordonné  qu'un  demi- 
cadre  du  13*  soit  envoyé  de  Mayence;  mais  jusqu'à  l'arrivée,  il  faut 
pourvoir  à  la  réception,  organisation,  instruction,  et  mettre  ce  batail- 
lon à  la  citadelle  d'Alexandrie.  Danthouard  trouvera  à  Plaisance 
le  dépôt  du  9*  bataillon  des  équipages  militaires.  Il  faut  diriger  tout 
l'atelier,  le  matériel,  les  magasins  sur  Alexandrie,  qui  est  une  place 
sûre. 

Si  les  approvisionnements  des  citadelles  de  Turin  et  d'Alexandrie 
n'étaient  pas  complets,  il  faudrait  en  rendre  compte  au  prince  Bor- 
ghèse, pour  qu'il  y  pourvoie  de  suite. 

Danthouard  donnera  des  ordres  en  forme  d'avis  pour  tout  ce  qu'il 
croira  nécessaire  d'après  mes  intentions  et  me  rendra  compte  des 
ordres  qu'il  aura  donnés. 

Il  faut  que  les  fortitlcations  soient  en  état,  fermer  les  gorges  en 
palissades,  voir  ce  qui  est  nécessaire  pour  les  parapets  et  banquettes 
à  rétablir,  etc.,  etc.  Porter  une  grande  attention  sur  les  inondations. 
Compte-t-on  dans  le  pays  sur  l'inondation  du  Tanaro,  et  la  résistance 
du  pont  écluse? 

Un  régiment  croate  de  1300  hommes  et  600  chevaux  est  à  Lyon.  Je 
donne  ordre  à  Corbineau  de  faire  mettre  pied  à  terre  et  d'envoyer 
cette  canaille  sur  la  Loire,  et  de  donner  300  chevaux  à  chacun  des 
deux  régiments  i^'  de  hussards  et  31*  de  chasseurs. 

Je  vais  m'occuper  de  la  cavalerie  pour  l'armée  d'Italie  :  1®  J'envoie 
à  Milan  tout  ce  qui  appartient  au  1''  de  hussards  et  31*  de  chasseurs; 
2^  Je  vais  y  envoyer  deux  bons  régiments  de  dragons  d'Espagne  de 

I  200  chevaux  chacun. 

J'ai  ordonné  que  toutes  les  troupes  italiennes  de  la  Grande  Armée 
66  rendent  à  Milan,  il  y  a  4000  hommes.  Même  ordre  pour  les  mômes 
qui  sont  en  Aragon  et  en  Espagne;  il  y  a  6000  hommes,  tout  cela  est 
en  marche.  J'ai  ordonné  à  Grouchy  de  se  rendre  à  l'armée  d'Italie. 

II  est  un  peu  susceptible,  mais  le  vice-roi  fera  pour  le  mieux.  Le 
vice-roi  peut  avoir  grande  confiance  en  Zucchi  ;  j'en  ai  été  très  con- 
tent. 

II  ne  faut  pas  donner  du  crédit  à  Pino,  il  faut  élever  en  crédit  Pa- 
lombini  et  Zucchi  et  soutenir  Fontanelli.  L'expérience  m'a  prouvé  que 
l'ennemi  s'occupe  particulièrement  de  gagner  les  généraux  étrangers 
que  nous  portons  en  avant  et  leur  accorde  crédit  et  confiance.  Ainsi 
de  Wrède,  pour  qui  j'ai  tout  fait,  a  été  tourné  contre  moi,  mais  il  est 
mort.  Les  trois  généraux  que  j'indique  peuvent  être  mis  en  avant  en 

■ 

ce  moment  et  annuler  Pino. 
11  faut  que  les  approvisionnements  des  places  soient  pour  six  mois. 


602  VIE   DE   PLANAT. 

Je  désire  que  Danthouard  examine  Saint-Georges  et  me  dise  sur  quoi 
je  puis  compter. 

Opérations.  —  Le  vice-roi  ne  doit  pas  quitter  TAdige  sans  une 
bataille.  Il  doit  avoir  de  la  confiance;  il  a  40000  hommes,  il  peut  avoir 
120  pièces  de  canon,  il  est  sûr  du  succès.  Quitter  TAdige  sans  se  battre 
est  un  déshonneur.  Il  vaut  mieux  être  battu. 

Il  faut  qu'il  y  ait  beaucoup  d'artillerie,  il  ne  doit  pas  en  manquer  i 
Mantoue  et  Pavie.  Il  n'y  a  que  les  attelages  qui  pourraient  manquer; 
mais  les  dépôts  sont  trop  voisins  pour  que  Ton  ait  besoin  de  traîner 
beaucoup  de  caissons.  Ce  n'est  pas  comme  l'armée  attaquante  qui  est 
obligée  à  avoir  avec  soi  ses  deux  approvisionnements.  Il  faut  une  ré- 
serve de  18  pièces  de  12  pour  un  moment  décisif.  L'attelage  bien  né- 
cessaire est  celui  de  la  pièce  et  d'un  caisson  et  demi  ;  il  n'est  pas  né- 
cessaire d'attelages  réguliers  pour  les  affûts,  les  forges,  les  rechanges, 
etc.,  lorsque  l'on  est  aussi  près  de  ses  places  et  dépôts. 

Lorsqu'il  verra  venir  la  bataille,  il  doit  avoir  150  à  200  pièces.  Je 
n'attache  pas  d'importance  à  la  perte  des  canons,  si  les  chances  de 
prises  peuvent  être  compensées  par  les  chances  de  succès. 

Je  suppose  que  la  demi-lune  de  la  porto  de  Vérone  à  Caldiero  est 
établie  et  armée  ;  en  cas  contraire,  il  faut  l'établir  sur-le-champ  et 
l'armer  avec  du  8  et  du  12  en  fer  ou  mauvais  aloi  à  tirer  des  places, 
puisque  l'on  n'a  pas  occupé  Caldiero,  qui  était  la  véritable  position. 
J'avais  dans  le  temps  fait  établir  cette  demi-lune. 

L'occupation  des  hauteurs  de  Caldiero,  couvertes  d'ouvrages  de 
campagne,  ne  peut  être  forcée  TAlpon  en  avant.  On  doit  y  être  sans 
inquiétude.  La  Rocca-d'Anfo  barre  le  seul  chemin  par  où  Ton  puisse 
venir  avec  de  l'artillerie.  11  y  faut  deux  chaloupes  armées  pour  le  lac» 
il  faut  deux  ou  trois  barques  armées  pour  le  lac  dcComo.  Il  faut  tirer 
des  marins  de  la  côte  pour  ce  service,  et  s'il  n'y  en  a  pas,  en  demander 
au  prince  Borghèse,  de  Gênes,  où  il  se  trouve  des  marins  de  Tancienne 
France.  11  faut  3  à  400  hommes  dans  la  citadelle  de  Bergame  et  de 
Brescia.  Quelques  poignées  d'hommes  de  gardes  nationales  pour  rin- 
térieûr  de  la  ville  et  deux  mauvaises  pièces  à  la  citadelle. 

Il  faut  des  bateaux  armés  pour  les  lacs  de  Mantoue,  et  qu'il  y  ait 
un  lieutenant  de  vaisseau  de  la  vieille  France  pour  chef;  il  faut  res- 
ter maître  de  tous  les  points  des  lacs. 

Il  faut  se  maintenir  en  communication  avec  Brondolo  par  la  rive 
droite  de  l'Adige.  11  faut  à  Rivoli  une  bonne  redoute  palissadée,  armée 
de  canons,  ce  qui  rend  impraticable  la  grande  route  de  Vérone. 

Il  faut  occuper  le  Montebaldo,  et  un  ouvrage  à  la  Corona. 

Il  faut  alors  que  l'ennemi  passe  l'Adige,  et  je  ne  vois  pas  de  diffi- 
cultés à  couper  les  digues  de  l'Alpon  et  même  les  digues  de  l'Adige 
sous  Legnago  à  Chiavari  (enbatardeau).  11  faut  des  bateaux  armés  sur 


SEPTIÈME   PARTIE    (1848    A    1857).  603 

le  lac  Majeur  et  sur  le  lac  de  Lugano,  sans  violer  les  Suisses.  Il  y  a 
un  point  au  royaume  d'Italie.  Dans  ces  situations  inforçables,  il  ne 
faut  pas  quitter  sans  une  bataille  ;  une  manœuvre  que  j'indique,  que 
je  ne  conseille  pas,  que  je  ferais,  serait  de  passer  par  Brondolo-sur- 
Mestre,  et  de  forcer  sur  Trévise  ou  la  Piave  avec  30000  hommes;  il  ne 
manque  pas  de  moyens  de  transports  à  Venise.  Je  la  ferais,  mais  je 
ne  conseille  pas,  si  on  ne  me  comprend  pas.  On  obtiendrait  des  ré- 
sultats incalculables.  L'ennemi  opère  par  Gonegliano  et  Trévise  ;  on  le 
coupe,  on  le  disperse,  on  le  détruit,  et,  s'il  faut  se  retirer,  on  le  fait  sur 
Malghera  et  TAdigc,  Mais  je  ne  conseille  pas  cette  manœuvre  hardie; 
c'est  là  ma  manière,  mais  il  faut  comprendre  et  saisir  tous  les  détails 
et  moyens  d'exécution,  le  but  à  remplir,  les  coups  à  porter,  etc.,  etc. 
L'armée  serait...  (S.  M.  en  est  restée  là  court,) 

Si  le  vice-roi  perdait  la  bataille  et  abandonnait  TAdige,  il  a  la 
ligne  du  Mincio  qui  n'est  pas  bonne,  mais  qu'il  faut  préparer  d'avance 
pour  s'en  servir  pour  un  premier  moment  de  retraite  et  voir  venir; 
ensuite  l'Adda,  le  Tessin,  etc.,  etc.  Je  pense  que,  forcé  sur  le  Tessin, 
il  doit  se  jeter  sur  Alexandrie  et  la  Boquette.  Il  serait  à  Alexan- 
drie renforcé  par  l'armée  de  réserve,  sa  ligne  d'opération  serait  par 
Gênes. 

Je  préfère  défendre  Gênes  au  Mont-Cenis  parce  que  d'Alexandrie  et 
Gênes  il  protège  davantage  la  Toscane.  Au  cas  de  retraite  il  faudra 
prévenir  les  garnisons  de  Tarin  et  du  Mont-Cenis,  et  celle  du  Simplon 
qui  doit  se  retirer  sur  Genève  que  je  fais  mettre  en  défense. 

Quand  bien  môme  le  vice-roi  quitterait  le  Mincio  et  TAdda,  la  Grande- 
Duchesse  doit  rester  à  Florence;  l'ennemi  ne  peut  y  envoyer  un  déta- 
chement de  son  armée.  D'ailleurs,  si  la  Grande-Duchesse  était  forcée, 
elle  se  replierait  sur  Rome  ;  si  elle  y  'était  encore  forcée,  elle  se  re- 
plierait sur  Naples. 

La  présence  du  prince  d'Essling  avec  3000  hommes  à  Gênes,  où  les 
dépôts  se  forment,  et  les  marins  assurent  la  place.  D'ailleurs  les  Génois 
ne  sont  pas  Autrichiens. 

Il  n'y  a  rien  à  craindre  des  Suisses;  s'ils  étaient  contre  nous, ils 
seraient  perdus.  Ils  sont  bien  loin  de  se  déclarer  aujourd'hui,  quoi 
qu'on  en  dise.  Enfin,  passé  février,  je  serai  en  mesure,  et  j'enverrai 
d'autres  renforts.  J'ai  en  ce  moment  800000  hommes  en  mouvement, 
etc.  L'argent  ne  me  manque  pas. 

Si  les  autorités  italiennes  étaient  obligées  d'évacuer  Milan,  elles  se 
retireraient  à  Gênes. 

Dans  tout  ceci,  j'ai  fait  abstraction  du  roi  de  Naples,  car  s'il  est  fi- 
dèle à  moi,  à  la  France  et  à  l'honneur,  il  doit  être  avec 25 000  hommes 
sur  le  Pô.  Alors  beaucoup  de  dispositions  sont  changées. 

Je  connais  parfaitement  les  positions  ;  je  ne  vois  pas  comment  l'en- 
nemi passerait  l'Adige.  Quand  bien  même  l'ennemi  se  porterait  d'Ala 


604  VIE   DE  PLANAT. 

sur  Montebaldo,  il  ne  peut  y  conduire  d'artillerie  sur  la  Corona.  Il  y 
a  de  superbes  positions  où  j'ai  donné  ma  bataille  de  Rivoli. 

L'infanterie  autrichienne  est  méprisable  ;  la  seule  qui  Taille  quelque 
chose  est  Tinf anterie  prussienne.  A  Leipzick,  ils  étaient  500000 hommes, 
et  je  n'en  avais  que  110000;  je  les  aibattus  deux  jours  de  suite,  etc.,  etc. 

Il  faut  un  pont  sur  le  Pô  au-dessous  de  Pavie  vers  Stradella.  U  faut 
faire  travailler  à  la  citadelle  de  Plaisance. 

Si  j'avais  su  sur  quoi  compter  pour  rartillcrie,  j  aurais  vu  si  je  de- 
vais aller  en  Italie;  dans  tous  les  cas,  on  peut  laisser  ébruiter  que 
j'irai  en  Italie,  etc.,  etc. 

N«  XI. 
V Empereur  au  prince  Eugène. 

m 

Paris,  28  novembre  1813. 

Mon  fils,  je  reçois  votre  lettre  du  22  novembre*.  Je  reconnais  bien 
là  la  politique  de  l'Autriche  ;  c'est  ainsi  qu'elle  fait  tant  de  traîtres. 

Je  ne  vois  pas  de  difficultés  à  ce  que  vous  fassiez  un  armistice  de 
deux  mois;  mais  le  principal  est  de  bien  stipulerque  les  places  seront 
ravitaillées  journellement,  afin  qu'au  moment  où  Tarmistice  viendra 
à  se  rompre,  elles  soient  aussi  bien  approvisionnées  qu'avant.  Je 
pense,  au  reste,  que  cela  se  borne  à  Osoppo  et  Palma-Nuova,  puisque 
vous  conser\'ez  vos  communications  avec  Venise. 

Votre  affectionné  père, 

NAPOLÉON. 

N<>  XU. 
L'Empereur  au  prince  Eugène. 

Paris,  3  décembre  1813. 

Mon  fils,  j'ai  accordé  les^décorations  de  la  Légion  d'honneur  et  de 
la  Couronne  de  fer,  que  vous  m'avez  demandées  pour  l'armée  dans 
votre  lettre  du  25  du  mois  dernier. 

Le  roi  de  Naples  me  mande  qu'il  sera  bientôt  à  Bologne  avec  30  000 
hommes.  Cette  nouvelle  vous  permettra  de  vous  maintenir  en  communi- 
cation avec  Venise  et  vous  donnera  le  temps  d'attendre  l'armée  que  je 
forme  pour  pouvoir  reprendre  le  pays  de  Venise.  Agissez  avec  le  roi  le 

1.  Jour  de  Tentrevue  avec  lo  prince  Taxis. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   1857).  605 

mieux  qu'il  vous  sera  possible  ;  envoyez-lui  un  commissaire  italien 
pour  assurer  la  nourriture  de  ses  troupes  ;  enfin  faites-lui  toutes  les 
prévenances  possibles  pour  en  tirer  le  meilleur  parti.  Cestune  grande 
consolation  pour  moi  de  n'avoir  plus  rien  à  craindre  pour  Tltalie. 

Je  vous  ai  mandé  que  toutes  les  troupes  italiennes  qui  étaient  en 
Catalogne,  en  Aragon  et  à  Bayonne  sont  actuellement  en  marche  pour 
vous  rejoindre. 

Votre  affectionné  père, 

NAPOLÉON. 


N»  XIIÏ. 
Le  prince  Eugène  à  la  princesse  Auguste, 

Vérone,  17  janvier  1814. 

Il  paraît,  ma  chère  Auguste,  qu'il  sera  impossible  de  s'entendre  avec 
l'ennemi  pour  une  suspension  d'armes.  Oh  !  les  vilaines  gens,  le  croi- 
rais-tu? ils  ne  consentent  à  traiter  que  sur  la  même  question  que  m'a- 
vait déjà  faite  le  prince  Taxis.  Aussi  a-t-on  de  suite  rompu  le  discours. 
Dans  quel  temps  vivons-nous  I  et  comme  on  dégrade  l'éclat  du  trône 
en  exigeant  pour  y  monter  lâcheté,  ingratitude  et  trahison.  Va,  je  ne 
serai  jamais  roi. 

Adieu,  ma  bonne  Auguste,  etc. 

EUGÈNE. 

NO  XIV. 

VEmpereur  au  prince  Eugène  {lettre  en  chiffres,  V explication 

se  trouve  avec  la  lettre), 

Paris,  17  janvier  1814. 

Mon  fils,  vous  aurez  su,  parles  différentes  pièces  qui  ont  été  publiées, 
tous  les  efforts  que  j'ai  déjà  faits  pour  avoir  la  paix.  J'ai  depuis  en- 
voyé mon  ministre  des  relations  extérieures  à  leurs  avant-postes  ;  ils 
ont  différé  à  le  recevoir,  et  cependant  ils  marchent  toujours. 

Le  duc  d'Otrante  vous  aura  mandé  que  le  roi  de  Naples  se  met  avec 
nos  ennemis  ;  aussitôt  que  vous  en  aurez  la  nouvelle  officielle,  il  me 
semble  important  que  vous  gagniez  les  Alpes  avec  toute  votre  armée. 
Le  cas  échéant,  vous  laisserez  des  Italiens  pour  la  garnison  de  Mantoue 
et  autres  places,  ayant  soin  d'amener  l'argenterie  et  les  effets  pré- 
cieux de  la  maison  et  les  caisses. 

Votre  père  affectionné, 

NAPOLÉON. 


606  VIE   DE   PLANAT. 


N»  XV. 

Le  duc  d'Otrante  au  prince  Eugène. 

Florence,  21  janvier  1814. 

Monseigneur,  une  lettre  de  M.  Metternîch  a  décidé  la  reine  de  Naples 
à  entrer  dans  la  coalition.  Je  ne  connais  pas  le  traité,  mais  je  sais 
qu'il  est  conclu.  Prévoyant  le  résultat  prochain,  j*ai  eu  l'honneur 
d'écrire,  il  y  a  quelques  jours,  à  Votre  Altesse  de  prendre  ses  mesures 
comme  s'il  était  signé. 

La  lettre  de  M.  Metternich  est  perfide  ;  après  avoir  fait  le  tableau 
des  forces  de  la  coalition  et  des  désastres  de  la  France,  elle  ajoute 
que  l'empereur  Napoléon,  dans  des  négociations  avec  les  puissances 
coalisées,  cède  toute  l'Italie  et  mèmeNaples.  Toutefois,  qu'il  a  fait  de- 
mander par  le  roi  de  Bavière  le  Milanais  pour  Votre  Altesse. 

Le  projet  de  la  coalition  est  simple:  c'est  de  remettre  les  choses 
comme  elles  étaient  avant  1789;  le  roi  de  Naples  en  sera  convaincu 
trop  tard. 

Votre  Altesse  sait  ce  qui  vient  de  se  passer  à  Rome  ;  nous  allons 
ôtre  forcés  d'évacuer  la  Toscane  ;  la  Grande-Duchesse  fait  rassembler 
tous  les  militaires  qui  ne  sont  pas  nécessaires  pour  la  garde  des  forts, 
et  les  enverra  au  quartier  général  de  Votre  Altesse  ;  le  prince  Félix 
doit  s'y  rendre,  et  j'aurai  l'honneur  de  l'y  accompagner. 

Je  prie  Votre  Altesse  de  recevoir,  etc. 

Le  duc   d'OTRANTE. 

N»  XVL 
Le  prince  Eugène  à  la  princesse  Auguste. 

Vérone,  25  janvier  1814. 

Les  moments  deviennent  bien  pressants,  ma  bien-aimée  Auguste, 
surtout  à  cause  de  ces  maudits  Napolitains.  Peut-on  voir  plus  de  per- 
fidie, ne  pas  se  déclarer  et  continuer  à  s'avancer  sur  nos  derrières. 
N'importe,  j'en  aurai  un  morceau,  je  t'en  réponds.  Atout  événement, 
je  fais  partir  demain  Triaire^  pour  Milan. 

1.  Le  général  Triaire,  aide  de  camp  du  prince  et  écuyer,  devait  accompa- 
gner la  vice-reine  en  cas  de  départ. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  C07 

NO  XVII. 
Le  prince  Eugène  à  la  princesse  Auguste, 

Vérooe,  28  janvier  1814. 

Gifflinga  est  revenu  aujourd'hui  de  Naples.  Le  roi  est  décidément 
contre  nous,  et  il  sera  à  Bologne  d'ici  à  quelques  jours;  je  vais  donc 
me  préparer  à  un  mouvement  sur  le  Mincio,  pour  être  de  là  plus  à 
portée  de  passer  le  Pô,  et  donner  sur  le  nez  des  Napolitains,  si  Tocca- 
sion  s'en  présente. 

Il  faut  penser  sérieusement  à  ton  voyage,  quoique  je  sois  certain  de 
pouvoir  toujours  te  prévenir.  Rien  ne  peut  t'erapôcher  de  passer  par 
Turin,  le  col  de  Tende  et  Nice  pour  aller  à  Marseille  ;  la  route  de  Gênes 
serait  peut-être  moins  sûre,  à  cause  des  Anglais,  qui  sont  toujours  le 
long  des  côtes. 

Tu  feras  bien  de  dire  à  Triaire  de  faire  partir  pour  Aix  ou  pour 
Marseille  mes  caisses  de  livres  et  de  cartes  topographiques. 

Adieu,  ma  bonne  Auguste. 

EUGÈNE. 

NO   XVIII. 
Le  prince  Eugène  à  la  princesse  Auguste, 

Goïto,  9  février  1814. 

Encore  une  bataille  de  gagnée,  ma  bonne  et  chère  Auguste  ;  Taf* 
faire  a  été  chaude  et  a  duré  jusqu'à  huit  heures  du  soir  ;  en  môme 
temps  que  je  passais  le  Mincio  pour  attaquer  l'ennemi,  il  passait  lui- 
même  sur  un  autre  point.  Je  l'ai  pourtant  battu  et  fait  près  de  2  500  pri- 
sonniers. Nos  troupes  se  sont  bien  conduites,  surtout  l'infanterie.  Ma 
santé  est  bonne  ;  je  suis  seulement  très  fatigué. 

EUGÈNE. 

N«  XIX. 
Le  duc  de  Feltre,  ministre  de  la  guerre,  au  prince  Eugène, 

Paris,l9  février  1814. 

Monseigneur, 

L'Empereur  me  prescrit,  par  une  lettre  datée  de  Nogent-sur-Seine, 
le  8  de  ce  mois,  de  réitérera  V.  A.  I.  l'ordre  que  SaMajcstéluiadonné' 


608  VIE   DE   PLANAT. 

de  se  porter  sur  les  Alpes,  aussitôt  que  le  roi  de  Naples  aura  déclaré  U 
guùneàlaFrance, 

D'après  les  intentions  de  Sa  Majesté,  Y.  A.  I.  ne  doit  laisser  aucune 
garnison  dans  les  places  de  ritftlic,  si  ce  n'est  des  troupes  d'Italie,  et 
elle  doit  de  sa  personne  venir  avec  tout  ce  qui  est  Français  sur  Turin 
et  Lyon,  soit  par  Fenestrelle,  soit  par  le  Mont-Cenis.  L'Empereur  me 
change  de  mander  à  Y.  A.  I.  qu'aussitôt  qu'elle  sera  en  Savoie  elle 
sera  rejointe  par  tout  ce  que  nous  avons  à  Lyon. 

J'ai  l'honneur,  etc. 

Le  ministre  de  la  guerre^ 

Duc  DE  FELTRE. 

N«  XX. 
Le  prince  Eugène  à  la  princesse  Auguste, 

Golto«  11  férrier  18U. 

Je  t'annonce  que  le  roi  de  Naples,  aussitôt  qu'il  a  su  que  j'avais 
gagné  la  bataille  du  Mincio,  m'a  envoyé  un  officier  pour  me  faire  quel- 
ques ouvertures.  J'y  envoie  de  suite  Bataille  pour  l'entendre  ;  ce  serait 
un  beau  résultat  pour  moi  si  je  pouvais  obtenir  qu'il  se  déclarât  en 
notre  faveur. 

EUGÈNE. 

No  XXL 
Lettre  du  prince  Eugène  à  l'Empereur. 

Volta,  18  février  1814. 

Sire, 

Une  lettre,  que  je  reçois  de  l'impératrice  Joséphine,  m'apprend  que 
Yotre  Majesté  me  reproche  de  n'avoir  pas  mis  assez  d'empressement  à 
exécuter  l'ordre  qu'elle  m'a  donné  par  sa  lettre  en  chiffres,  et  qu'elle 
m'a  fait  réitérer  le  9  de  ce  mois  par  le  duc  de  Feltre. 

Yotre  Majesté  a  semblé  croire  aussi  que  j'ai  besoin  d'être  excité  i 
me  rapprocher  de  la  France  dans  les  circonstances  actuelles,  par 
d'autres  motifs  que  mon  dévouement  pour  sa  personne,  et  mon  amour 
pour  ma  patrie. 

Que  Yotre  Majesté  me  le  pardonne,  mais  je  dois  lui  dire  que  je  n'ai 
mérité  ni  ses  reproches  ni  le  peu  de  confiance  qu'elle  montre  dans  des 
sentiments  qui  seront  toujours  les  plus  puissants  mobiles  de  toutes 
mes  actions. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   4857).  609 

L'ordre  de  Votre  Majesté  portait  expressément  que  dans  le  cas  où  le 
roi  de  Naples  déclarerait  la  guerre  à  la  France,  je  devais  me  retirer  sur 
les  Alpes.  Cet  ordre  n'était  que  conditionnel;  j'aurais  été  coupable  si 
je  l'eusse  exécuté  avant  que  la  condition  qui  devait  en  motiver  l'exé- 
cution eût  été  remplie.  Mais  cependant,  je  me  suis  mis  aussitôt,  par 
mon  mouvement  rétrograde  sur  le  Mincio,  et  en  m'échelonnant  sur 
Plaisance,  en  mesure  d'exécuter  la  retraite  que  Votre  Majesté  me 
prescrivait,  aussitôt  que  le  roi  de  Naples,  sortant  de  son  indécision, 
se  serait  enfin  formellement  déclaré  contre  nous.  Jusqu'à  présent  ses 
troupes  n'ont  commis  aucune  hostilité  contre  celles  de  Votre  Majesté; 
le  roi  s'est  toujours  refusé  à  coopérer  activement  au  mouvement  des 
Autrichiens,  et,  il  y  a  deux  jours  encore,  il  m'a  fait  dire  que  son  in- 
tention n'était  point  d'agir  contre  Votre  Majesté,  et  il  m'a  donné  en 
même  temps  à  entendre  qu'il  ne  faudrait  qu'une  circonstance  heureuse 
pour  qu'il  se  déclarât  en  faveur  des  drapeaux  sous  lesquels  il  a  tou- 
jours combattu.  Votre  Majesté  voit  donc  clairement  qu'il  ne  m'a  point 
été  permis  de  croire  que  le  moment  d'exécuter  son  ordre  conditionnel 
fût  arrivé. 

Mais  si  Votre  Majesté  veut  supposer  un  instant  que  j'eusse  interprété 
ses  ordres  de  manière  à  me  retirer  aussitôt  que  je  les  aurais  reçust 
qu'en  serait-il  résulté? 

J'ai  une  armée  de  36000  hommes,  dont  24000  Français  et  12000  Ita- 
liens. Mais  de  ces  24000  Français,  plus  de  la  moitié  sont  nés  dans  les 
États  de  Rome  et  de  Gênes,  en  Toscjine  et  dans  le  Piémont,  et  aucun 
d'eux  assurément  n'aurait  repassé  les  Alpes.  Les  hommes  qui  appar- 
tiennent aux  départements  du  Léman  et  du  Mont-Blanc,  qui  commen- 
cent déjà  à  déserter,  auraient  bientôt  suivi  cet  exemple  des  Italiens, 
et  je  me  serais  trouvé  dans  les  défilés  du  Mont-Genis  ou  de  Fenestrelle, 
comme  je  m'y  trouverai  aussitôt  que  Votre  Majesté  m'en  aura  donné 
l'ordre  positif,  avec  10000  hommes  à  peine,  et  attirant  à  ma  suite  sur 
la  France  70000  Autrichiens,  et  l'armée  napolitaine  qui  alors,  privée 
de  la  présence  de  l'armée  française  qui  lui  sert  encore  plus  d'appui 
que  de  frein,  eût  été  forcée  aussitôt  d'agir  ofTensivement  contre  nous. 
Il  est  d'ailleurs  impossible  de  douter  que  l'évacuation  entière  de  l'Ita- 
lie aurait  jeté  dans  les  rangs  des  ennemis  de  Votre  Majesté  un  grand 
nombre  de  soldats  qui  sont  aujourd'hui  ses  sujets. 

Je  suis  donc  convaincu  que  le  mouvement  de  retraite  prescrit  par 
Votre  Majesté  aurait  été  très  funeste  à  ses  armes,  et  qu'il  est  fort  heu- 
reux que,  jusqu'à  présent,  je  n'aie  pas  dû  l'opérer.  Mais  si  l'intention  de 
Votre  Majesté  était  que  je  dusse  le  plus  promptement  possible  rentrer 
en  France  avec  ce  que  j'aurais  pu  conserver  de  son  armée,  que  n'a-t-elle 
daigné  me  l'ordonner?  Elle  doit  en  être  bien  persuadée  ses  moindres 
désirs  seront  toujours  des  lois  suprêmes  pour  moi  ;  mais  Votre  Majesté 
m'a  appris  que  dans  le  métier  des  armes  il  n'est  pas  permis  de  de- 

39 


610  VIE  DE   PLANAT. 

▼iner  les  intentions,  et  qu'on  doit  se  borner  à  exécater  les  ordres. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  impossible  que  de  pareils  doutes  soient  nés 
dans  le  cœur  de  Votre  Majesté.  Un  dévouement  aussi  parfait  que  le 
mien  doit  avoir  excité  la  jalousie  ;  puisse- t-elle  ne  point  parvenir  à 
altérer  les  bontés  de  Votre  Majesté  pour  moi,  elles  seront  toujours 
ma  plus  chère  récompense.  Le  but  de  toute  ma  vie  sera  de  les  justi- 
fier, et  je  ne  cesserai  jamais  de  mettre  mon  bonheur  &  vous  prouver 
mon  attachement,  et  ma  gloire  à  vous  servir. 

Je  suis.  Sire,  etc. 

Signé  :  eugène  napoléon. 

N«  XXIL 
L'Empereur  au  prince  Eugène. 

Nangis,  18  février  1814. 

Mon  fils, 

J'ai  reçu  votre  lettre  du  9  février;  j'ai  vu  avec  plaisir  les  avantages 
que  vous  avez  obtenus;  s'ils  avaient  été  un  peu  plus  décisifs  et  que  l'en- 
nemi se  fût  plus  compromis,  nous  aurions  pu  garder  l'Italie.  Tascher 
vous  fera  connaître  l'état  des  choses  ici;  j'ai  détruit  Tarniëe  de  Silésie, 
composée  de  Russes  et  de  Prussiens  ;  j'ai  commencé  hier  à  battre 
Schwarzenberg;  j'ai,  dans  ces  quatre  jours,f ait  30  à  40 000 prisonniers, 
pris  une  vingtaine  de  généraux,  5  à  600  officiers,  150  à  200  pièces  de 
canon  et  une  immense  quantité  de  bagages;  je  n'ai  perdu  presque  per- 
sonne; la  cavalerie  ennemie  est  à  bas,  leurs  chevaux  sont  morts  de 
fatigue,  ils  sont  beaucoup  diminués  ;  d'ailleurs  ils  se  sont  trop  éten- 
dus. 

Il  est  donc  possible,  si  la  fortune  continue  à  nous  sourire,  que  l'en- 
nemi soit  rejeté  en  grand  désordre  hors  de  nos  frontières  et  que  nous 
puissions  alors  conserver  l'Italie.  Dans  cette  supposition,  le  roi  de 
Naples  changerait  probablement  de  parti. 

Votre  père  affectionné, 

NAPOLÉON. 

No  XXllI. 
L*Empereur  au  prince  Eugène. 

Au  chftteau  de  Surville,  près  Montereau,  19  février  1814. 

Mon  fils. 

Il  est  nécessaire  que  la  vice-reine  se  rende  sans  délai  à  Paris  pour 
y  faire  ses  couches  ;  mon  intention  étant  que,  dans  aucun  cas,  elle  ne 


j 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   1857).  611 

reste  dans  le  pays  occupé  par  rennemi.  Faites-la  donc  partir  sur-le- 
champ.  Je  vous  ai  expédié  Tascher;  il  vous  fera  connaître  les  événe- 
ments qui  ont  eu  lieu  avant  son  départ.  Depuis  j'ai  battu  Wittgenstein 
au  combat  de  Nangis,  je  lui  ai  fait  4000  prisonniers  russes  et  pris  des 
canons  et  des  drapeaux,  et  surtout  j'ai  enlevé  à  Fennemi  le  pont  de 
Montereau  sans  qu'il  ait  pu  le  brûler. 

Votre  aflfectionné  père, 


NAPOLÉON. 


N<»  XXIV. 


Extrait  d'un  rapport  du  comte  Tascher  de  la  Pagerie,  envoyé  auprès  de 
l'Empereur  après  la  bataille  du  Mincio,  le  9  février  1814,  et  reparti  de 
Paris  le  iS  février. 

Quartier  général  doUa  Volta,  27  février. 


«  Le  lendemain  matin  (18),  S.  M.  me  fit  appeler;  je  fus  introduit 
dans  son  cabinet,  et  elle  me  dit  :  Tascher,  tu  vas  partir  tout  de  suite 
pour  retourner  en  Italie  ;  tu  ne  t'arrêteras  à  Paris  que  pour  voir  ta 
femme,  sans  communiquer  avec  qui  que  ce  soit;  tu  diras  à  Eugène 
que  j'ai  été  vainqueur  à  Ghampaubert  et  à  Montmirail  des  meilleures 
troupes  de  la  coalition  ;  que  Schwarzcnbergm'a  fait  demander  cette  nuit 
par  un  de  ses  aides  de  camp  un  armistice,  mais  que  je  n'en  suis  pas 
dupe,  car  c'est  pour  me  leurrer  et  gagner  du  temps.  Tu  lui  diras  que 
si  les  ordres  qui  ont  été  donnés  hier  au  maréchal  Victor  avaient  été 
ponctuellement  exécutés,  il  en  serait  résulté  la  perte  des  corps  bava- 
rois et  des  Wurtembergeois  pris  au  dépourvu  par  ce  mouvement,  et 
qu'alors,  n'ayant  plus  devant  lui  que  des  Autrichiens,  qui  sont  de 
mauvais  soldats  et  de  la  canaille,  il  les  aurait  menés  à  coups  de  fouet 
de  poste  ;  mais  que,  rien  de  ce  qui  avait  été  ordonné  n'ayant  été  fait, 
il  a  fallu  recourir  à  de  nouvelles  chances.  S.  M.  ajouta:  Tu  diras  à 
Eugène  que  je  lui  donne  ordre  de  garder  l'Italie  le  plus  longtemps 
possible,  de  s'y  défendre  ;  qu'il  ne  s'occupe  pas  de  l'armée  napolitaine 
composée  de  mauvais  soldats  et  du  roi  de  Naples  qui  est  un  fou,  un 
ingrat  ;  en  cas  qu'il  soit  obligé  de  céder  du  terrain,  de  ne  laisser  dans 
les  places  fortes  qu'il  sera  obligé  d'abandonner  que  juste  le  nombre 
de  soldats  italiens  nécessaires  pour  en  faire  le  service  ;  de  ne  perdre 
du  terrain  que  pied  à  pied  en  le  défendant,  et  qu'enfin,  s'il  était  serré 
de  trop  près,  de  réunir  tous  ses  moyens,  de  se  retirer  sous  les  murs 
de  Milan,  d'y  livrer  bataille;  que,  s'il  est  vaincu,  d'opérer  sa  retraite 
sur  les  Alpes  comme  il  pourra  ;  ne  céder  le  terrain  qu'à  la  dernière 
extrémité.  Dis  à  Eugène  que  je  suis  content  de  lui,  qu'il  témoigne  ma 
satisfaction  à  l'armée  d'Italie,  et  que  sur  toute  la  ligne  il  fasse  tirer 


612  VIE  DE  PLANAT. 

une  salve  de  cent  coups  de  canon  en  réjouissance  des  yictoires  de 
Ghampaubert  et  de  Montmirail.  A  Lyon,  tu  verras  le  préfet  ;  tu  diras 
au  maréchal  Augereau  qui  y  commande  qu'ayant  pris  12  000  hommes 
de  vieux  soldats,  y  compris  le  13*  de  cuirassiers  et  le  11*  de  hussards, 
d'y  réunir  les  nouvelles  levées,  les  gardes  nationales,  la  gendarmerie 
de  marcher  sur-le-champ,  tête  baissée,  sur  Mâcon  et  Chalon,  sans 
s'occuper  des  mouvements  de  T ennemi  sur  sa  droite;  qu'il  n'aura  à 
combattre  que  le  corps  du  prince  de  Hesse-Hombourg,  composé  des 
troupes  de  nouvelle  levée  des  petits  princes  allemands,  commandés 
par  des  officiers  de  la  noblesse  allemande  sans  aucune  expérience  de 
la  guerre  ;  qu'il  doit  les  vaincre  et  ne  pas  s'effrayer  du  nombre.  A 
Turin,  tu  diras  au  prince  Borghèse  de  contreroander  l'évacuation  de  la 
Toscane  s'il  en  est  encore  temps,  mais  dans  le  cas  contraire  d'arrêter 
les  troupes  dans  leurs  mouvements,  de  défendre  les  différentes  posi- 
tions en  avant  de  la  ville  de  Gênes,  de  mettre  cette  ville  dans  un  état 
imposant  de  défense  et  donner  connaissance  de  ces  dispositions  au 

vice-roi. 

De  Votre  Altesse  Impériale,  etc.,  etc. 

L.    TASGUER    DE    LA    PAGERIE. 

NO  XXV. 
Le  prince  Eugène  à  VEmpereur, 

Volta,  25  février  1814,  au  soir. 

Sire, 

J'ai  reçu  ce  matin  les  ordres  de  V.  M.,  en  date  du  19,  concernant  le 
départ  de  la  vice-reine  de  Milan.  J'ai  été  profondément  affligé  de  voir, 
par  la  forme  de  cet  ordre,  que  S.  M.  s'était  méprise  sur  mes  véritables 
intentions  en  pensant  que  j'eusse  jamais  eu  celle  de  laisser  la  vice- 
reine  dans  des  lieux  qu'auraient  occupés  les  ennemis  de  V.  M.,  à  moins 
d'un  obstacle  physique.  Je  croyais,  par  toute  ma  conduite,  avoir  mé- 
rité que  V.  M.  ne  mît  plus  mes  sentiments  en  doute. 

La  santé  de  ma  femme  a  été  très  mauvaise  depuis  trois  mois;  les 
derniers  événements,  en  redoublant  ses  inquiétudes,  avaient  encore 
aggravé  son  mal.  Je  vais  lui  communiquer  les  intentions  de  V.  M.,  et, 
dès  que  sa  santé  le  lui  permettra,  elles  seront  remplies.  Je  le  répète. 
Sire,  elles  ne  pouvaient  nous  chagriner  que  parles  motifs  injustes  qui 
vous  les  auraient  suggérées,  et  qui  sont  étrangers,  j'ose  le  dire,  à  votre 
cœur  paternel. 

Je  suis  avec  respect,  Sire,  de  Votre  Majesté, 

Le  bien  soumis  et  tendre  fils  et  fidèle  sujet, 

EUGÈNE  NAPOLÉON. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A   I8S7).  613 

NO  XXVI. 
Le  ministre  de  la  guerre  au  prince  Eugène. 

Paris,  3  mars  1814. 

J'ai  reçu  les  lettres  dont  V.  A.  I.  m'a  honoré  sous  les  dates  des  16, 
48,  20  et  22  février  et  j'ai  eu  soin  d'en  transmettre  le  contenu  à  l'Em- 
pereur. Sa  Majesté  y  aura  vu  plusieurs  choses  satisfaisantes,  mais  elle 
n'a  encore  rien  fait  connaître  à  cet  égard.  Je  dois  croire  que  l'Empe- 
reur est  disposé  à  laisser,  en  ce  moment,  l'armée  d'Italie  dans  la  po- 
sition où  elle  se  trouve;  et  que  Sa  Majesté  se  bornera  à  faire  revenir 
les  garnisons  de  la  Toscane  et  des  États-Romains,  comme  l'ordre  en  a 
été  donné.  Déjà  la  garnison  de  Livourne  est  repliée  sur  Gênes  d'après 
les  dispositions  arrêtées  par  Madame  la  grande-duchesse,  qui  devait 
négocier  aussi  pour  le  retour  des  garnisons  de  Sienne,  Montargentaro, 
et  des  forts  de  Florence 

Quant  à  l'armée  d'Italie,  il  paraît  que  les  succès  remportés  par 
y.  A.  I.,  joints  à  ceux  que  l'Empereur  a  obtenus  de  son  côté,  lui  procu- 
reront les  moyens  de  se  maintenir  dans  sa  position  et  d'attendre  les 
événements. 

J'ai  l'honneur, 

Sigfné;DucDE  peltre. 

N«  XXVII. 
Le  prince  Eugène  à  la  princesse  Auguste. 

Mantoue,  9  mars  au  soir. 

Ma  bonne  Auguste,  le  roi  de  Naples  a  enfin  levé  le  masque.  Il  nous 
a  attaqués  hier  matinàReggio  avec  18  à  20000  hommes;  je  n'y  avais 
pas  3000  hommes,  et  on  a  tenu  toute  la  journée;  le  général  Severoli 
y  a  eu  la  jambe  emportée  et  nous  y  avons  perdu  250  à  300  hommes. 
Nos  troupes  se  sont  repliées  sur  Parme  et  ont  pris  ,en  arrière  la  posi- 
tion de  Toro  ;  cela  me  fera  faire  un  second  mouvement  sur  Plaisance, 
siirtout  si  le  roi  de  Naples  continue  à  s'avancer.  Le  général  ***,  que 
j'ai  laissé  sur  le  Mincio,  a  une  peur  de  tous  les  diables  depuis  que  je 
n'y  suis  plus. 

Je  t'engage,  ma  bonne  amie,  à  continuer  tes  préparatifs,  et  demain 
ou  après-demain  je  t'enverrai  Triaire  ;  tout  cela  dépendra,  du  reste, 
des  nouvelles  et  des  événements  I 

EUGÈNE. 


614  VIE  DE   PLANAT. 

N»  XXVI IL 
LEmpereur  au  prince  Eugène. 

Soissons,  12  mars  1814L 

Mon  fils,  je  reçois  une  lettre  de  vous,  et  une  de  la  vice-reine,  qui 
sont  de  l'extravagance  ;  il  faut  que  vous  ayez  perdu  la  tête  ;  c'est  par 
dignité  et  honneur  que  j'ai  désiré  quelavice-rcine  vint  faire  ses  couches 
à  Paris,  et  je  la  connais  trop  susceptible  pour  penser  qu'elle  puisse 
se  résoudre  à  se  trouver  dans  cet  état  au  milieu  des  Autrichiens.  Sur 
la  demande  de  la  reine  Hortcnse,  j'aurais  pu  vous  en  écrire  plus  tût; 
mais  alors  Paris  était  menacé.  Du  moment  que  cette  ville  ne  Test  plus, 
il  n'y  aurait  rien  de  plus  simple  aujourd'hui  que  de  venir  faire  ses 
couches  au  milieu  de  sa  famille,  et  dans  le  lieu  où  il  y  a  le  moindre 
sujet  d'inquiétude.  Il  faut  que  vous  soyez  fou  pour  supposer  que  tout 
ceci  se  rapporte  à  de  la  politique.  Je  ne  change  jamais  ni  de  style,  ni 
de  ton,  et  je  vous  ai  écrit  comme  je  vous  ai  toujours  écrit. 

Il  est  iiàcheux  pour  le  siècle  où  nous  vivons  que  votre  réponse  au 
roi  de  Bavière  vous  ait  valu  l'estime  de  toute  l'Europe.  Quant  à  moi, 
je  ne  vous  en  ai  pas  fait  compliment,  parce  que  vous  n'avez  fait  que 
votre  devoir,  et  que  c'est  une  chose  simple.  Toutefois  vous  en  avez 
déjà  la  récompense,  môme  dans  l'opinion  de  l'ennemi,  de  qui  le 
mépris  pour  votre  voisin  est  au  dernier  degré. 

Je  vous  écris  une  lettre  en  chiffres  pour  vous  faire  connaître  mes 
intentions. 

Votre  affectionné  père, 

NAPOLÉON. 


No  XXIX. 
Copie  de  la  lettre  en  chiffres. 

Même  date. 

Mon  fils,  je  vous  envoie  copie  d'une  lettre  fort  extraordinaire  que  je 
reçois  du  roi  de  Naples.  Lorsqu'on  m'assassine,  moi  et  la  France,  de 
pareils  sentiments  sont  vraiment  une  chose  inconcevable. 

Je  reçois  également  la  lettre  que  vous  m'écrivez  avec  le  projet  de 
traité  que  le  roi  vous  a  envoyé.  Vous  sentez  que  cette  idée  est  une  fo- 
lie. Cependant  envoyez  un  agent  auprès  de  ce  traître  extraordinaire, 
et  faites  un  traité  avec  lui  en  mon  nom.  Ne  touchez  au  Piémont  ni  à 
Gènes,  et  partagez  le  reste  de  l'Italie  en  deux  royaumes.  Que  ce  traité 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848  A   1857).  615 

reste  secret  jusqu'à  ce  qu'on  ait  chassé  les  Autrichiens  du  pays,  et  que 
Tingt-quatre  heures  après  sa  signature  le  roi  se  déclare  et  tombe  sur 
les  Autrichiens.  Vous  pouvez  tout  faire  en  ce  sens  ;  rien  ne  doit  être 
épargné  dans  la  situation  actuelle  pour  ajouter  à  nos  efforts  les  efforts 
des  Napolitains.  On  fera  ensuite  ce  qu'on  voudra,  car  après  une  pa- 
reille ingratitude  et  dans  de  telles  circonstances  rien  ne  lie. 

Voulant  l'embarrasser,  j'ai  donné  ordre  que  le  Pape  fût  envoyé  par 
Plaisance  et  Parme  aux  avant-postes.  J'ai  fait  écrire  au  Pape,  qu'ayant 
demandé,  comme  évêque  de  Romet  à  retourner  dans  son  diocèse,  je  le  lui 
ai  permis.  Ayez  donc  soin  de  ne  vous  engager  à  rien  relativement  au 
Pape,  soit  à  le  reconnaître,  comme  à  ne  pas  le  reconnaître. 

Votre  affectionné  père, 

NAPOLÉON. 


N»  XXX. 
Le  prince  Eugène  à  la  princesse  Augttste. 

Mantoue,  16  mars  1814  au  soir. 

Les  dernières  lettres  de  Paris  nous  donnent  quelque  espoir  de  paix, 
et  on  m'assure  que  tout  devait  être  terminé  le  18.  Espérons  qu'avant 
le  1«  avril  notre  sort  sera  entièrement  terminé  ;  car  tu  ne  pourrais 
pas  attendre  plus  longtemps  à  te  fixer  au  lieu  définitif  de  tes  couches  ; 
et  si  alors  tu  peux  réellement  encore  voyager,  nous  choisirons  une 
petite  ville  du  midi  de  la  France.  Mais  tout  cela  dans  le  cas  où  rien 
ne  finirait,  et  cela  n'est  pas  possible. 


N»  XXXI. 
Le  même  à  la  même. 

Mantoae,  19  mars  au  soir. 

Ma  bonne  Auguste,  je  te  renvoie  la  lettre  de  l'Empereur,  et  j'y  joins 
celle  qu'il  m'a  adressée  sur  le  même  sujet  ;  elles  prouvent  bien  qu'il 
se  repent  de  ce  qu'il  nous  avait  écrit  primitivement  pour  ton  départ. 
L'Empereur  m'envoie  en  chiffres  l'autorisation  de  m'arranger  avec  le 
roi  de  Naples;  cela  est  trop  tard,  je  crois  ;  il  y  a  trois  mois  que  je  la 
demande;  mais  enfin  j'essayerai.  Ne  parle  de  cela  à  personne,  car  le 
traité  doit  être  secret. 


616  VIE   DE  PLANAT. 

N»  XXXII. 
Le  même  à  la  même. 

Mantoae,  23  mars  au  soir. 

Je  te  répondrai  demain  sur  tes  idées  de  rester  à  Alexandrie  ou  à 
Mantoue  pour  tes  couches.  Cette  dernière  idée  me  sourit  beaucoup  au 
premier  abord;  il  y  aurait  pourtant  de  terrible  l'idée  de  te  laisser  sans 
aucune  espèce  de  communication,  si  je' me  retirais.  Ce  matin  je  suis 
très  occupé,  car  j'ai  à  rendre  compte  à  l'Empereur  des  tentatives  faites 
auprès  du  roi  de  Naples.  Après  avoir  donné  les  plus  grandes  protosta- 
tions d'amitié  et  d'attachement  à  l'Empereur,  il  prétend  m'obliger  à  faire 
passer  les  Alpes  à  toutes  les  troupes  françaises,  et  alors,  dit-il,  il  s'en- 
tendra avec  moi.  Comme  je  connais  l'homme,  tu  sens  bien  que  je  ne 
me  mettrai  jamais  en  position  d'ùtrc  à  sa  discrétion. 

Quel  épouvantable  traître  ! 

NO  xxxni. 

Lettre  du  roi  de  Bavière  au  prince  Eugène. 

Munich,  le  11  avril  1814. 

Mon  bien-aimé  fils, 

Jusqu'ici  je  n'ai  pu  qu'approuver,  mon  cher  ami,  laloyauté  de  votre 
conduite;  je  dis  plus,  elle  m'a  rendu  fier  d'avoir  un  tel  fils.  Actuelle- 
ment que  tout  a  changé  de  face,  comme  vous  le  verrez  par  Timprimé 
ci-joint,  vous  pouvez  quitter  la  partie  sans  vous  déshonorer.  Vous  le 
devez  à  votre  femme  et  à  vos  enfants. 

Un  courrier,  qui  m'est  arrivé  cette  nuit,  m'a  apporté  la  nouvelle 
que  Marmont  a  passé  chez  nous  avec  6000  hommes  d'infanterie, 
2  000  chevaux,  toute  vieille  troupe,  et  vingt  pièces  de  canon.  Les  ma- 
réchaux ont  forcé  l'Empereur,  qui  est  à  Fontainebleau,  d'abdiquer  en 
lui  déclarant  que  son  armée  ne  voulait  plus  lui  obéir.  Il  s'est  décidé  à 
condition  que  l'impératrice  serait  régente  et  le  roi  de  Rome  empereur; 
Ney,  Macdonald  et  Caulaincourt  sont  arrivés  à  Paris  avec  cette  propo- 
sition au  nom  de  l'armée.  On  attendait  l'arrivée  de  l'empereur  d'Au- 
triche pour  leur  donner  une  réponse;  elle  sera,  je  crois,  négative,  vu 
qu'on  s'est  déjà  trop  prononcé  pour  les  Bourbons. 

Les  alliés  vous  veulent  tous  du  bien,  mon  cher  Eugène,  profitez  de 
leur  bonne  volonté,  et  songez  à  votre  famille. 

Une  plus  longue  retenue  serait  impardonnable. 


SEPTIÈME   PARTIE  (1^48   A   1857).  617 

Adieu,  mon  cher  fils,  je  vous  embrasse  avec  Auguste  et  vos  enfants. 
La  reine  en  fait  autant. 

Votre  bon  père, 

MAX.    JOSEPH. 


L'impératrice  Joséphine  est  partie  le  29  pour  Navarre. 


Parmi  les  notes  jointes  à  ces  documents,  la  plus  importante 
de  beaucoup  concernait  le  numéro  X,  soit  Ordres  et  Instruc- 
tions dictés  par  l'Empereur,  le  20  novembre  1813,  au  général 
Danthouard  et  expédiés  par  ce  dernier,  de  Turin  où  il  avait  dû 
s'arrêter,  au  prince  Eugène,  avec  une  lettre  d'envoi  qui  y  resta 
annexée.  «  Ces  lettres,  écrivit  en  1838  la  duchesse  de  Leuchtem- 
berg  à  L.  Planât,  me  paraissent  moins  importantes  que  celles 
que  j'ai  déjà  copiées;  mais,  comme  elles  étaient  sur  votre  liste, 
je  vous  les  envoie  pourtant.  »  Heureuse  inspiration,  puisque 
c'est  précisément  sur  la  teneur  de  ce  document  supposé  disparu 
que  Danthouard  et  Marmont  basèrent  leur  système.  Il  nous 
paraît  probable  que  le  premier,  avant  de  quitter  Mantoue,  avait 
pu  s'assurer  que  ces  Instructions,  bien  qu'écrites  entièrement 
de  sa  main,  ne  se  trouvaient  pas  parmi  ses  rapports;  elles 
avaient  été  classées  en  effet  avec  les  lettres  mômes  de  l'Em- 
pereur, dans  l'armoire  à  triple  serrure,  dite  de  la  3lalmaison, 
dont  le  prince  Eugène  seul  avait  l'accès,  tandis  que  le  reste  des 
archives  était  facilement  ouvert  à  ses  officiers.  Est-ce  cette  cir- 
constance qui  fit  croire  au  général  Danthouard  que  la  dictée  de 
l'Empereur  n'existait  plus?  Toujours  est-il  que,  tout  d'abord,  il 
avait  usé  d'une  extrême  prudence,  ne  mentionnant  d'aucune 
façon  cette  dictée,  et  se  bornant,  en  général,  à  de  vagues  insi- 
nuations sans  dates  ni  faits  précis.  Marmont,  dans  ses  Mémoires, 
alla  plus  loin;  dans  quelques  lignes,  glissées  au  bas  d'une  page, 
il  prétait  à  son  défunt  ami,  le  général  Danthouard,  des  propos 
à  peine  croyables. 

L.  Planât  fait  justice  de  ces  propos  dans  les  termes  suivants  : 

On  se  rappelle  que,  selon  le  maréchal  Marmont,  cet  ordre  prescri- 
vait au  Prince  d'évacuer  l'Italie,  faire  sauter  les  forteresses,  se  por- 


618  VIE  DE   PLANAT. 

ter  à  marches  forcées  sur  les  Alpes,  etc.  Quelques  pages  plus  loin, 
dans  une  petite  note,  placée  au  bas  de  la  page  55,  le  maréchal  ajoute  : 

«  Le  général  Danthouard  m'a  raconté  depuis,  que,  se  trouvant  quel- 
que temps  après  la  restauration  à  Munich,  et  travaillant  avec  le 
Prince  dans  son  cabinet,  pour  mettre  en  ordre  ses  papiers,  il  retrouva 
Tordre  écrit  qu'il  avait  porté,  pour  exécuter  le  mouvement  dont  j'ai 
parlé.  Il  le  lui  montra  et  lui  dit  :  «  Croyez-vous,  Monseigneur,  qu'il  soit 
«  bien  de  conserver  ce  papier?  —  Non,  »»  reprit  Eugène,  et  il  le  jeta 
au  feu.  {Mém,  du  duc  de  Raguse,  t.  VI,  p.  55.) 

S'il  est  vrai  que  le  maréchal  Marmont  ait  tenu  ce  propos  de  la 
bouche  du  général  Danthouard  (ce  que  j'ai  peine  à  croire),  il  faut 
convenir  qu'il  serait  difficile  de  pousser  plus  loin  l'audace  car  : 

10  Le  général  Danthouard  n'est  jamais  venu  à  Munich  après  la 
Restauration  ; 

2^  L'ordre  apporté  par  lui  au  prince  Eugène  n'a  pas  été  brûlé; 
nous  en  donnons  le  texte  authentique  ;  l'original,  écrit  en  entier  de 
la  main  de  Danthouard,  se  trouve  classé  sous  le  n^*  22  parmi  les  lettres 
de  l'Empereur  dans  les  archives  ducales  de  Leuehtemberg  à  Saint- 
Pétersbourg  ; 

3®  Cet  ordre  ne  prescrit  pas  au  prince  d'évacuer  l'Italie,  il  lui  pres- 
crit le  contraire. 

Dans  l'opinion  de  L.  Planât,  le  faux  matériel  contenu  dans  le 

récit  de  Marmont  suffisait  seul  pour  autoriser  et,  dès  lors,  pour 

obliger  les  enfants  survivants  du  prince  Eugène  à  exiger  de 

l'éditeur  une  réparation,  la  plus  efficace  possible,  de  l'atleinte 

calomnieuse  portée  à  la  mémoire  de  leur  père. 

Au  moment  où  L.  Planât  adressait  un  exemplaire  de  sa  bro- 
chure à  la  reine  de  Suède  (cette  gracieuse  Joséphine  dont  il  ra- 
contait, en  1824,  si  gaiement  les  fiançailles),  on  lui  remit,  delà 
part  de  cette-  princesse,  une  lettre  fort  touchante.  Elle  et  ses 
sœurs  ayant  toujours  ignoré  les  calomnies  anonymes  sourde- 
ment propagées  contre  leur  père,  les  accusations  de  Marmont 
avaient  été  pour  elles  un  coup  de  foudre,  la  lettre  de  L.  Planât 
dans  le  Siècle  leur  première  consolation.  C*est  à  cette  lettre  que 
la  reine  de  Suède  répondit  en  ces  termes  : 

Stockholm,  27  tévrier  1857. 

Monsieur  de  Planât,  après  de  longues  années,  je  retrouve  votre 
nom  dans  les  journaux,  où  vous  élevez  la  voix  en  digne  ami  de  feu 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  619 

le  prince  Eugène,  et  je  prends  la  plume  pour  vous  dire,  Monsieur, 
que  sa  fille  en  est  heureuse  et  vous  remercie  de  tout  son  cœur.  Je 
n'ai  pas  lu  les  Mémoires  du  duc  de  Raguse,  mais  le  journal  d'Augsbourg 
transcrit  les  calomnies  qui  donnèrent  lieu  à  votre  noble  réclamation. 
Il  s'y  agit  de  désobéissance  aux  ordres  de  VEmpereur,  de  trahison  à  sa 
cause,  d'am&t7tonj)erso?ine/2e/ etc..  L'accuser  de  trahison  à  la  cause  de 
l'Empereur  Napoléon,  pour  laquelle  nous  savons  qu'il  sacrifia  tout  I 
d'ambition  personnelle,  voulant  s'élever  sur  le  trône  d'Italie,  tandis 
que  Ton  connaît  sa  belle  lettre  à  l'empereur  Alexandre,  par  laquelle 
il  refusa  toute  position  acquise  au  prix  de  l'ingratitude  !  Toute  sa  belle 
vie  est  là  pour  vous  appuyer,  et  pour  convaincre  le  plus  grand  nom- 
bre. Hélas  !  feu  le  duc  de  Leuchtenberg  n'a  plus  de  fils  pour  défendre 
son  honneur,  et  que  peuvent  ses  trois  filles,  qui  n'ont  d'autre  avocat 
pour  défendre  cette  noble  vie  que  leur  cœur  filial,  leur  foi  dans 
l'honneur  de  leur  père  et  les  leçons  de  dévouement  et  de  fidélité  à 
l'empereur  Napoléon  qu'elles  reçurent  de  sa  bouche  dans  leur 
enfance? 

Mais  le  monde  voudra  des  documents,  et  je  me  demande  où  vous 
trouverez  des  preuves  écrites?  Les  archives  du  prince  Eugène  sont  à 
Saint-Pétersbourg,  et,  à  moins  que  vous  ne  soyez  assez  heureux  pour 
posséder  des  copies  des  pièces  essentielles,  je  crains  que  vous  ne  trou- 
viez d'immenses  difficultés!  J'ai  bien,  moi,  une  cassette  contenant  la 
correspondance  du  vice-roi  et  de  la  vice-reine.  J'avoue  que  mon  cœur 
se  refusa  jusqu'ici  à  rompre  le  cachet  de  ce  précieux  dépôt;  mais  je 
veux  me  faire  violence,  dans  l'espoir  qu'il  se  trouvera  quelque  lettre 
écrite  dans  l'hiver  de  1813  à  1814,  et  si  j'en  trouve  qui  fassent  mention 
de  ces  événements,  je  vous  en  enverrai  copie. 

Accusé  et  accusateur  ne  sont  plus  ;  le  noble  caractère  du  vice-roi, 
sa  modération,  nous  font  une  loi  de  ne  le  défendre  qu'avec  des 
armes  dignes  de  sa  mémoire  ;  défcndons-lc  par  les  faits,  par  toutes 
les  preuves  qu'on  pourra  se  procurer,  mais  n'élevons  pas  sa  conduite 
en  improuvant  celle  d'autrui;  il  dédaignerait  un  pareil  piédestal. 

Je  fais  des  vœux,  monsieur  de  Planât,  pour  le  prompt  rétablisse- 
ment de  votre  santé,  pour  que  Dieu  couronne  de  succès  vos  efforts 
contre  la  calomnie,  et  vous  prie  de  me  tenir  au  courant  de  ce  qui  me 
tient  tant  à  cœur.  —  Joséphine. 

Malgré  son  état  de  souffrance  L.  Planât  voulut  répondre  sans 
retard  à  cette  lettre  de  la  reine  ;  mais  il  ne  put  le  faire  qu'à  plu- 
sieurs reprises.  Voici  sa  réponse. 

F.   P. 


620  VIE   DE  PLANAT. 


A  la  reine  de  Suède. 


7  et  8  mars  f837. 

Madame, 

J'ai  reçu  avec  bonheur  hier  la  lettre  que  V.  M.  a  bien 
voulu  m'écrire  le  27  du  mois  dernier.  Je  venais  précisément 
d'envoyer  à  M.  de  Manderstroem  mon  ouvrage  à  peine  sorti 
de  la  presse,  avec  prière  de  l'adresser  sans  retard  à  V.  M. 
J'espère  donc  qu'il  lui  parviendra  en  même  temps  que  cette 
lettre,  et  que  votre  piété  filiale  y  trouvera,  Madame,  de  quoi 
calmer  sa  juste  douleur.  Car  les  documents  que  je  publie 
font  mieux  ressortir  le  noble  caractère  du  prince  Eugène 
que  les  plus  belles  phrases  et  les  meilleurs  raisonnements 
du  monde. 

Depuis  trente  ans,  je  surveillais  avec  soin  les  détracteurs 
cachés  du  prince  Eugène.  La  Princesse,  votre  auguste  mère, 
était  avertie  par  moi  de  la  nécessité  de  préparer  des  armes 
en  cas  d'attaque  ouverte... 

Pour  moi,  Madame,  parvenu  à  ma  soixante-treizième 
année,  ayant  déjà  un  pied  dans  la  tombe,  je  m'estime  bien 
heureux  d'avoir  pu  défendre  encore  la  mémoire  de  votre 
glorieux  père  qui  est  pour  moi  l'objet  d'un  véritable  culte, 
et  qui  le  restera  jusqu'à  mon  dernier  soupir. 

Je  suis  fâché  d'avoir  été  obligé  de  laisser  subsister  tout 
ce  qui  concerne  le  roi  Murât,  puisque  cela  paraît  devoir  con- 
trarier V.  M.  Mais  je  ne  me  suis  pas  cru  autorisé  à  altérer 
en  rien  les  documents  qui  m'ont  été  confiés  par  votre  au- 
guste mère.  J'ajouterai  que  des  documents  incomplets  n'ont 
jamais  ce  cachet  de  vérité  qui  porte  dans  les  esprits  une 
entière  conviction.  J'ai  été  autorisé  dans  le  temps  par  M"**  la 
duchesse  à  remettre  quelques  extraits  de  ces  pièces  au  général 
Saint- Yon  qui  a  écrit  en  1838  une  Notice  historique  sur  la  vie 
du  prince  Eugène.  Ces  fragments  auraient  dû  suffire;  pour- 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848   A    1857).  621 

tant  cela  n'a  pas  empêché  la  calomnie  de  poursuivre  son 
œuvre.  Dans  cette  dernière  occasion,  il  s'agissait  de  frapper 
un  coup  décisif.  La  publication  pure  et  simple  de  ces  docu- 
ments m'a  paru  le  meilleur  moyen  de  tuera  jamais  la  calom- 
nie; mais  c'était  à  condition  qu'ils  fussent  complets  *. 

Je  pense  que  le  roi  de  Suède  fera  comprendre  à  Votre 
Majesté  Textrème  importance  des  deux  ordres  du  duc  de 
Feltre.  On  en  avait  fait  disparaître  les  minutes  des  ar- 
chives du  ministère  de  la  guerre. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 


A  la  princesse  de  Wurtemberg  *. 


13  mars  1857. 

Si  je  n'ai  pas  accompagné  Tenvoi  de  ma  brochure  d'une 
lettre,  c'est  que  j'étais  alors  hors  d'état  de  le  faire. 

Je  reçois  aujourd'hui  celle  que  V.  A.  S.  a  bien  voulu 

1 .  Il  nous  parait  juste  de  dire  comment,  dans  une  réponse  pleine  de  cœur, 
la  reine  de  Suède  se  défendit  d'avoir  voulu  déguiser  la  vérité.  Après  avoir 
remercié  L.  Planât  et  lui  avoir  dit  que  le  roi  de  Suède  est  entièrement  de  son 
avis,  elle  se  hâte  d'ajouter  pour  son  compte  :  «  Je  n'ai  jamais  entendu  qu'on 
déguisât  la  vérité  historique  des  faits  du  roi  Murât  ou  de  tout  autre,  mais 
qu  on  évitât  de  commenter  les  actions  en  y  joignant  des  cpithètes  moins 
dignes.  J'ai  trouvé  quelques  copies  de  lettres  écrites  par  feue  ma  mère  et 
qui  vous  furent  adressées  pour  être  armé  contre  une  calomnie  que  vous  voyiez 
venir  de  loin,  et  il  y  a  de  cela  vingt  ans  !  !  J'apprends  en  outre  que  le  duc  de 
Raguse  n'avait  désiré  la  publication  de  ses  Mémoires  que  quarante  ans  après 
sa  mort.  Alors,  qui  aurait  su,  pu,  ou  voulu  même  prendre  la  défense  du 
prince  Eugène  I  Non,  Dieu  fut  bon  pour  nous  de  permettre  que,  pour  une 
raison  quelconque,  la  publication  eût  lieu  maintenant.  » 

2.  La  princesse  Théodolinde  était  la  plus  jeune  des  filles  du  vice-roi.  Née  â 
Mantoue  dans  des  moments  pleins  d'angoisses,  restée  faible  et  maladive,  facile 
à  ébranler,  peu  heureuse  d'ailleurs  dans  son  intérieur,  cette  pauvre  femme 
avait  éprouvé  un  choc  terrible,  en  apprenant  les  attaques  dirigées  contre 
l'honneur  de  son  père.  Une  fiévreuse  agitation  s'empara  d'elle  depuis  ce  mo- 
ment; elle  écrivit  nuit  et  jour  à  Munich,  à  Stockholm,  à  Saint-Pétersbourg, 
pour  tâcher  de  procurer  à  Planât  des  documents  complémentaires  pour  l'aider 
à  surmonter  des  difficultés  qu'elle  connaissait  trop  bien.  F.  p. 


622  VIE   DE   PLANAT. 

m'écrire,  le  11  de  ce  mois;  je  la  prie  de  se  mettre  l'esprit 
en  repos  sur  ce  qui  touche  à  la  mémoire  de  son  illustre  père; 
ma  publication  produit  partout  TefTet  que  j*en attendais;  elle 
anéantit  complètement  les  assertions  mensongères  du  duc 
de  Raguse  et  de  Danthouard.  Mais  on  va  publier  une  seconde 
édition  des  Mémoires  de  Marmont  dans  laquelle  ces  calom- 
nies seront  reproduites.  Gomme  fille  du  prince  Eugène, 
V.  A.  a  droit  d'exiger  que  ma  réfutation  soit  insérée  à  la 
suite  du  sixième  volume  de  ces  Mémoires.  Il  suffit  pour  cela 
qu'EUe  adresse  une  procuration  ad  hoc  au  ministre  de 
Wurtemberg  à  Paris,  avec  un  ordre  pressant  de  faire  toutes 
les  démarches  nécessaires  pour  obtenir  cette  insertion,  ou, 
en  cas  de  refus  de  la  part  de  l'éditeur,  faire  suspendre  la 
publication  du  sixième  volume,  en  attendant  que  les  tribu- 
naux eussent  décidé  la  question. 
Je  suis  avec  respect,  etc. 


C'est  ainsi  que  s'engagea  le  procès  qui  devait  avoir  un  si 
grand  retentissement.  La  princesse  Théodolinde  accueillit  avec 
transport  l'espérance  de  voir  figurer  dans  la  deuxième  édition 
des  Mémoires  de  Marmont,  à  côté  d'accusations  déshonorantes 
pour  son  père,  des  documents  irrécusables  établissant  leur 
complète  inanité.  Elle  exprimait  aussi  à  L.  Planât  le  désir  qu'on 
pût  un  jour  publier  une  admirable  lettre  de  sa  mère  à  l'Empe- 
reur, datée  du  mois  d'avril  1814,  dont  la  reine  de  Suède  devait 
posséder  la  minute,  à  moins,  ajoutait-elle  avec  tristesse,  que 
cette  minute  aussi  se  trouve  à  Saint-Pétersbourg  avec  les  lettres 
de  l'Empereur.  «  Il  y  aurait  peut-être  des  papiers  intéressants 
à  joindre  à  votre  brochure,  si  nous  pouvions  les  obtenir  des 
archives  de  la  famille.  » 

La  grande-duchesse  Marie,  sollicitée  par  le  prince  Charles  de 
Bavière,  émue  d'ailleurs  elle-même  à  la  lecture  des  documents 
publiés,  ordonna  à  la  commission  de  tutelle  à  Saint-Pétersbonrg, 
non  seulement  de  collationner  toutes  les  pièces,   citées  par 


SEPTIÈME   PARTIE   (^848   A   1857).  623 

L.  Planât,  et  de  lui  en  expédier  un  certificat  légalisé,  mais  encore 
de  lui  offrir  en  son  nom  copie  de  tout  autre  document  dont  il 
croirait  avoir  besoin,  et  même,  s'il  le  jugeait  nécessaire,  les 
originaux. 

Cependant  le  premier  entretien  de  M.  de  Waechter  avec  Fer- 
rotin  avait  été  des  plus  satisfaisants  ;  l'éditeur,  reconnaissant  la 
légitimité  de  la  demande,  et  se  montrant  disposé  à  y  faire  droit, 
pria  son  interlocuteur  d'annoncer  à  L.  Planât  qu'il  viendrait 
le  lendemain  s'entendre  avec  lui  sur  certains  détails  d'exécution. 
Mais  s'élant  vainement  fait  attendre  toute  cette  journée,  ce  der- 
nier lui  envoya  son  neveu,  M.  Oscar  Planât,  qui  trouva  le 
langage  de  l'éditeur  modifié  depuis  l'avant-veille  :  «  M"'  de  Dam- 
rémont,  dont  le  consentement  lui  était  nécessaire,  hésitait  beau- 
coup, disait-il,  se  sentant  soutenue  par  de  puissantes  influences, 
et,par-dessus  tout,par  l'encourageante  approbation  de  S.  M.  l'Em- 
pereur, auquel  le  manuscrit  du  sixième  volume  avait  été  soumis 
avant  l'impression  (en  biffant,  bien  entendu,  quelques  passages 
irrespectueux  pour  la  reine  Hortense),  et  qui  en  avait  paru  sa- 
tisfait et  charmé  à  tel  point  qu'il  avait  cru  devoir  inviter  à 
dîner,  dans  cette  occasion,  M°«  de  Damrémont,  qui,  depuis  six 
ans,  n'avait  pas  mis  les  pieds  aux  Tuileries.  » 

Tout  essai  de  conciliation  avait  échoué  auprès  de  M"*  de  Dam- 
rémont. M.  Perrotin,  renonçant  alors  à  rien  obtenir  de  ce 
côté-là,  dit  à  L.  Planât  :  «  J'en  suis  désespéré;  mais  vous  com- 
prenez :  une  fois  lancé,  je  n'épargnerai  rien.  Or,  vous  savez 
parfaitement  que  nous  avons  pour  nous  les  influences  les  plus 
puissantes.  —  Eh  bien  !  moi,  lui  répondit  L.  Planât,  c'est  tout 
le  contraire,  je  ne  dispose  absolument  de  rien  ni  de  personne. 
Je  n'ai  pour  moi  que  la  vérité,  mais  j'espère  qu'elle  suffira.  » 

L'assignation  fut  lancée  au  nom  de  la  princesse  Théodolinde, 
le  22  mars,  et  le  môme  jour  L.  Planât  reçut  de  cette  malheu- 
reuse princesse  ces  lignes  navrantes  :  «  Je  suis  si  souffrante, 
surtout  depuis  quinze  jours,  que  c'est  avec  peine  que  je  puis 
tenir  la  plume  et  rassembler  mes  idées.  »  Depuis  l'apparition 
de  ce  qu'elle  appelait  «ces  horribles  mémoires»,  elle  n'avait  plus 
connu  le  repos;  son  sang  s'alluma,  six  jours  plus  tard  elle  était 
morte... 


624  VIE   DE  PLANAT. 

Le  procès  fut  repris  au  nom  de  la  reine  de  Suède  et  de  Tim- 
pératrice  du  BrésiL  Officiellement,  le  ministre  de  Suède,  M.  de 
Manderstroem,  en  était  chargé  ;  mais  il  va  sans  dire  que  ce  diplo- 
mate comptait  entièrement  sur  L.  Planât  pour  le  diriger,  cor- 
respondre avec  Munich,  Stockholm  et  Saint-Pétersbourg,  fournir 
à  l'avocat  les  explications  et  les  pièces  nécessaires,  etc.  L'indi- 
cible fatigue  qui  en  résulta,  pour  L.  Planât,  malgré  tous  les 
efforts  de  sa  femme,  l'empêcha  pendant  plus  d'une  année  de  se 
rétablir,  et  eut,  hélas  !  pour  sa  vue,  d'irréparables  conséquences. 

L'avocat  choisi  pour  la  défense  des  enfants  du  prince  Eugène 
était  M.  Dufaure^.. 

Voici  le  jugement,  entièrement  conforme  à  la  théorie  de 
L.  Planât,  rendu  par  le  tribunal  le  24  juillet  1857  : 

JUGEMENT. 

Attendu  que,  dans  différents  passages  du  tome  VI  des  Mémoires  da 
maréchal  Marmont,  duc  de  Raguse,  il  est  énoncé... 

Attendu  que  l'inexactitude  de  cette  assertion  est  démontrée  jus- 
qu'à Tévidence  par  les  pièces  soumises  au  tribunal,  telles  qu'elles 
ont  été  recueillies  par  les  soins  du  sieur  Planât  de  la  Paye,  pièces 
dont  l'authenticité  ne  saurait  ôtre  contestée... 

Attendu  que  c'est  à  tort  que  Perrotin  a  prétendu  que  l'action  for- 
mée contre  lui  ne  reposait  sur  aucune  base  légale  ;  qu'en  effet,  les 
lois  spéciales  qui  ont  pour  objet  de  régler  les  peines  applicables  aux 
délits  de  diffamation  et  d'injures  commis  par  la  voie  de  la  presse, 
n'ont  point  enlevé  aux  parties  lésées  l'action  civile,  résultant  du  prin- 
cipe général  consacré  par  l'article  du  Gode  Napoléon,  qui  oblige  Tau- 
teur  de  la  faute  à  réparer  le  préjudice  qu'il  a  causé;  que  cet  article, 
à  la  différence  des  lois  sur  la  presse,  ne  soumet  pas  seulement  le 
demandeur  à  établir  le  préjudice,  résultant  de  la  diffamation,  mais 
qu'il  l'oblige  en  outre  à  constater  la  fausseté  du  fait  allégué,  ce  qui 
constitue  la  faute  sans  laquelle  il  n'y  aurait  pas  d'action,  mais  que, 
par  cette  condition  elle-même,  la  poursuite,  loin  de  nuire  aux  inté- 
rêts de  l'histoire,  lui  fournit  les  moyens  d'établir  la  vérité,  sans 
laquelle  l'histoire  ne  mérite  plus  son  nom; 

Que  c'est  dans  l'intérêt  de  la  vérité  qu'on  reconnaît  à  l'histoire  le 
droit  de  formuler  librement  son  appréciation  sur  les  hommes  et  sur 
les  événements,  mais  que  les  franchises  et  les  immunités  de  l'histoire 
ne  sauraient  faire  perdre  de  vue  cet  objet  principal  et  qu'elles  ne 

1.  L'aTocat  de  la  partie  adverse  était  M.  Marie. 


SEPTIÈME   PARTIE   (1848  A    1857).  625 

peuvent  autoriser  récrivain  à  avancer  témérairement  des  faits  con- 
trouvés,  etc.,  etc.; 

Attendu  qu'il  est  constant  que  dans  les  passages  reprochés  de  ses 
Mémoires  le  duc  de  Raguse  s'est  écarté  du  respect  dû  à  la  vérité  ; 

Attendu,  quant  à  la  réparation,  que  la  seule  qui  soit  demandée  est 
la  manifestation  de  la  vérité  ; 

Par  ces  motifs  : 

Ordonne  que  Perrotin  sera  tenu  d'insérer  les  33  documents  re-» 
cueillis  par  Planât  de  la  Paye,  sans  autre  retranchement  que  celui 
de  la  partie  de  la  phrase  du  second  alinéa  de  la  lettre  du  roi  de 
Bavière,  datée  du  il  avril  1814,  où  il  est  dit  :  Marmont  a  passé  chez 
notis,  cette  phrase  pouvant  être  remplacée  par  des  points  ; 

Autorise  les  demandeurs  à  faire  saisir  tous  exemplaires  qui  ne  por- 
teraient pas  les  rectifications  ordonnées,  etc. 

Le  lendemain  du  jugement,  L.  Planât  écrivit  au  général 
Schuh  :  «  Mon  cher  général,  les  journaux  vous  auront  appris 
notre  triomphe,  il  est  aussi  complet  que  possible.  Enfin,  après 
cinq  mois  d'agitation,  d'anxiété  et  de  peines  de  tous  genres, 
j'ai  la  satisfaction  de  voir  mes  efforts  couronnés  d'un  plein 
succès.  A  la  vérité,  j'y  ai  consumé  le  peu  de  forces  qui  me  res- 
taient, mais  je  n'y  ai  point  regret  et  je  trouve  que  j'ai  fait  une 
bonne  fin.  » 

L'appel  interjeté  immédiatement  par  les  adversaires,  mais 
jugé  seulement  huit  mois  plus  tard,  eut  pour  seul  résultat  la  con- 
firmation plus  énergique  du  premier  arrêt.  La  dette  de  recon- 
naissance de  L.  Planât  envers  le  prince  Eugène  était  noblement 

payée. 

F.    P. 


40 


HUITIÈME  PARTIE 


1857   k   1864 


HUITIÈME  PARTIE 


1857    A   1864 


Des  soucis  de  plus  d'un. genre  troublèrent  pour  L.  Planât  et 
ceux  qui  Taimaient  la  joie  d'un  premier  triomphe.  Non  seule- 
ment sa  vue  s'était  encore  alTaiblie  par  la  fatigue  des  derniers 
mois,  mais  sa  santé  générale  n'avait  pu  se  rétablir  dans  ces  cir- 
constances. «  Je  ne  puis  faire  le  moindre  mouvement,  écrivit-il 
à  M.  Schuh  en  lui  annonçant  l'appel  de  l'éditeur,  supporter  la 
moindre  conversation,  la  moindre  petite  occupation,  sans  en- 
trer en  transpiration;  mais  j'irai  jusqu'au  bout,  et  dussé-je  y 
laisser  mes  os,  je  ne  reculerai  pas.  »  Heureusement  la  lutte  sé- 
rieuse était  terminée  et  ce  qui  restait  à  faire  était  relativement 
peu  de  chose.  Mais  une  autre  bien  douloureuse  préoccupation 
vint  affliger  M.  et  M°»«  Planât  à  la  même  époque  :  l'état  subite- 
ment aggravé,  bientôt  désespéré,  de  leur  plus  cher  et  plus 
illustre  ami,  Daniel  Manin. 

.  Depuis  la  mort  de  sa  ûlle,  la  vie  du  grand  exilé  n'avait  plus 
été  qu'une  longue  agonie  que  l'amitié  la  plus  dévouée  pouvait 
à  peine  adoucir,  car  son  cœur  était  brisé  et  aucune  parole  ne  sau- 
rait rendre  la  douleur  de  ce  père.  Mais  chez  Manin  le  désespoir, 
loin  de  l'éteindre,  avait  avivé  encore  la  flamme  du  plus  ardent 
patriotisme  qui  fut  jamais.  Au  milieu  d'indicibles  souffrances 
physiques  et  morales  il  se  jeta  dans  une  lutte  politique  sans 
trêve.  Son  but  était  d'amener  les  partis  républicain  et  monar- 


630  VIE   DE   PLANAT. 

chique  de  Tltalie  à  une  juste  et  patriotique  transaction,  afin 
d'arriver,  par  leur  union  et  Tabnégation  mutuelle,  à  raffranchiâ- 
sèment  de  leur  pays.  Selon  Manin,  «  si  le  roi  du  Piémont  Youlail 
consentir  à  risquer  sa  couronne  pour  faire,  non  pas  un  Piémont 
agrandi,  mais  Vlialie  indépendante  et  une,  le  parti  républicain 
devait  de  son  côté  accepter  la  monarchie,  loyalement,  sans  ar- 
rière-pensée, mais  à  cette  condition  seulement;  sinon,  non,  b 
igoutait-il,  au  grand  scandale  du  parti  royaliste.  Attaqué  avec 
fureur  des  deux  côtés,  Manin  eut  à  lutter  avec  des  adversaires 
sans  nombre  et  parfois  cruels.  Ses  efforts  furent  héroïques, 
surhumains;  ils  achevèrent  d'épuiser  ses  forces.  Mais  ses  idées 
peu  à  peu  firent  leur  chemin  dans  les  intelligences,  entraînant 
les  convictions,  ralliant  les  esprits.  Dès  1856,  les  adhésions  en 
lalie  furent  nombreuses  et  importantes  (Garibaldi  avait  envoyé 
la  sienne);  plus  tard  un  journal,  enfin  un  parti  considérable  (dit 
le  grand  parti  national)  se  créèrent  pour  soutenir  et  répandre 
son  programme.  Tant  d'efforts  et  de  sacrifices  allaient  donc  re- 
cevoir leur  récompense;  déjà  Manin  entrevoyait  le  triomphe, 
lorsqu'il  succomba. 

Au  mois  de  juin  1857,  une  maladie  du  cœur  se  déclara;  bien- 
tôt les  crises  se  succédèrent  avec  violence;  le  22  septembre  de 
la  même  année,  le  grand  patriote  expira,  non  sans  avoir  fait 
promettre  à  ses  amis  de  contribuer,  eux  aussi,  dans  toute  la 
mesure  de  leurs  forces,  à  la  propagation  de  son  idée,  au  salut 
de  son  malheureux  pays.  Cette  promesse,  faite  à  un  mourant, 
fut  religieusement  tenue. 

Des  listes  de  souscriptions  s'étant  ouvertes  simultanément  à 
Turin  et  à  Paris  pour  l'érection  d'un  monument  à  la  mémoire  de 
Manin,  L.  Planât  pensa  que  cet  hommage  pouvait  devenir  on 
premier  lien  entre  les  amis  italiens  et  français  du  glorieax 
Vénitien,  une  première  occasion  de  nouer  entre  eux  des  rap- 
ports utiles  à  l'Italie.  Il  proposa  que  la  souscription  franç4iise 
fût  envoyée  tout  entière  à  Turin,  et  qu'un  seul  monument  com- 
mémoratif  fût  élevé  à  Daniel  Manin,  sur  le  sol  de  l'Italie,  mais 
par  le  concours  des  deux  nations,  unies  dans  un  sentiment  com- 
mun, dans  une  même  aspiration.  L'idée  fut  accueillie  et  elle 
porta  ses  fruits.  Le  comité  français,  nommé  pour  ce  but  et 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   Â   1864j.  631 

chargé  de  correspondre  avec  celui  de  Turin,  devint  le  noyau  de 
ce  qu'on  aurait  pu  appeler  le  parti  Maniniefiy  peu  considérable 
par  le  nombre,  mais  actif,  dévoué,  toujours  sur  la  brèche,  ne 
laissant  échapper  aucune  occasion  de  témoigner  sa  sympathie 
pour  l'Italie,  son  ardent  désir  d'en  voir  chasser  l'Autriche.  Ce 
parti,  on  peut  l'affirmer  sans  présomption,  puisque  ses  adver- 
saires le  lui  ont  maintes  fois  reproché,  exerça  sur  les  événe- 
ments ultérieurs  une  notable  influence. 

L'année  1858  s'inaugura  fort  tristement  pour  tous,  par  l'at- 
tentat d'Orsini,  la  loi  de  sûreté  générale  et  par  suite  une  nou- 
velle ère  d'iniquités,  de  violences  et  de  terreur;  pour  L.  Planât 
en  particulier,  par  une  recrudescence  de  ses  maux  habituels  et 
un  nouveau  profond  chagrin  :  la  mort  du  seul  frère  qui  lui  res- 
tait, Abel  Plsùiat,  plus  jeune  que  lui  de  vingt-deux  ans  et  qu'il 
aimait  tendrement.  Ce  fut  un  coup  cruel  ;  une  grave  rechute  en 
fut  la  conséquence. 

Cependant  le  moment  de  la  reprise  du  procès  Perrotin  appro- 
chait. L.  Planât,  malade  et  hors  d'état  de  s'occuper  des  explica- 
tions annoncées  aux  magistrats  sur  le  rôle  personnel  joué  par 
lui  dans  cette  affaire,  dut  se  résigner  à  en  charger  sa  femme, 
malgré  sa  qualité  d'étrangère  et  son  extrême  inexpérience.  Heu- 
reusement les  faits  parlaient  assez  haut  pour  que  la  plume  la 
moins  exercée  pût  suffire  à  la  tâche.  «  Ma  femme  écrit  et  rédige 
pour  moi,  mandait  L.  Planât  au  général  Schuh,  je  n'ai  plus  qu'à 
rectifier  ce  qui  ne  me  parait  pas  écrit  en  très  bon  français.  » 
Telle  qu'elle  était,  celte  introduction  produisit  sur  les  juges, 
comme  sur  tous  ceux  qui  la  lurent,  une  profonde  impression. 
Dès  avant  la  fin  du  procès,  des  lettres  de  félicitations  à  ce  sujet 
arrivèrent  de  toutes  parts  à  L.  Planai.  «  Je  viens  de  lire  l'intro- 
duction de  votre  troisième  édition  du  Prince  Eugène  en  i  Si  4,  lui 
écrivit  entre  autres  M.  Rapetti,  et  c'est  avec  une  véritable  émo- 
tion que  je  vous  prie  de  recevoir  mes  remerciments.  Cette  noble 
cause  du  prince  Eugène  porte  bonheur.  Elle  fait  apparaître  des 
vertus.  La  vôtre.  Monsieur,  toute  de  modestie,  de  fermeté  et 
de  pieux  dévouement,  ne  sera  pas  un  des  moindres  ornements 
que  l'histoire  se  plaira  à  placer  auprès  des  noms  de  la  princesse 
Auguste  et  du  prince  Eugène.  Indépendamment  de  vos  preuves 


632  VIE   DE   PLANAT, 

textuelles  y  vous  êtes  vous-même  un  argument  bien  péremptoire 
en  faveur  de  ceux  que  vous  défendez.  L'amitié  des  gens  de  bien 
est  toujours  une  élection  et  une  justification. 

Là  où  vous  êtes,  il  doit  y  avoir  la  justice  et  la  vérité;  c'est  ce 
que  sentira  en  vous  lisant  tout  homme  de  cœur  et  de  goût,  etc.  » 

F.   P. 

A  M.  Mtissard  (à  Saint-Pétershourg). 

Paris,  19  avril  1858. 

Vous  avez  sans  doute  vu  dans  les  journaux  que  nous 
avons  obtenu  le  même  succès  en  appel  qu'en  première  in- 
stance. Les  considérants  ne  sont  pas  moins  remarquables 
que  ceux  du  premier  jugement;  je  crois,  qu'à  l'avenir,  ils 
feront  autorité  dans  les  procès  de  ce  genre. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien  j'ai  été  heureux 
du  succès  complet  de  mes  efforts  ;  car  j'ai  la  prétention  de 
croire  que  sans  moi  il  eût  été  difficile  de  gagner  cette  cause,  ou 
même  d'entamer  le  procès.  J'ai  été  merveilleusement  secondé 
jusqu'à  la  fin  par  ma  chère  femme... 

Je  n'ai  pas  trop  à  me  louer  de  ma  santé  ;  à  mes  maux  habi- 
tuels est  venue  se  joindre  une  ophthalmie  très  intense,  dont 
je  ne  suis  pas  encore  guéri  et  dont  les  suites  sont  mena- 
çantes pour  l'organe  qui  m'est  désormais  le  plus  précieux. 
Je  puis  bien  me  passer  de  marcher  et  de  parler,  mais  il 
me  serait  bien  dur  de  ne  pouvoir  plus  lire  ni  écrire;  j'en 
fais  l'apprentissage  depuis  un  mois,  je  le  trouve  fort  pé- 
nible. 

Le  médecin  venait  de  déclarer  à  L.  Planât  qu'il  devait  se  pré- 
parer à  la  perte  totale  de  la  vue  dans  un  temps  donné.  Sa  mala- 
die n'était  pas,  du  reste,  une  cataracte,  comme  on  le  lui  disait, 
mais  bien  un  commencement  de  paralysie  du  nerf  optique,  affec- 
tion encore  plus  grave,  puisqu'elle  n'admet  guère  d'espoir  de 


HUITIÈME  PARTIE   (1857   A   1864).  633 

guérison,  mais  qui  néanmoins  n'exclut  pas  des  temps  d'arrêt 
et  même  d'amélioration  momentanée.  Après  deux  mois,  un  mieux 
incompatible  avec  une  cataracte  se  produisit  en  effet,  permettant 
dès  lors  de  croire  à  une  erreur  complète  des  médecins,  et  d'es- 
pérer qu'à  force  de  ménagements  il  serait  possible  d'échapper 
au  grand  malheur  prédit.  Espoir  trompeur,  hélas!  mais  qui, 
pendant  longtemps  encore,  suffit  pour  maintenir  le  courage  de 
L.  Planât,  et  surtout  celui  de  sa  femme,  beaucoup  plus  affectée 
que  lui-même  de  la  triste  perspective. 

Les  circonstances  politiques  contribuèrent  aussi,  en  ce  mo- 
ment, à  donner  à  leurs  pensées  une  utile  diversion.  On  sait  que 
les  rapports  diplomatiques  entre  le  Piémont  et  l'Autriche  avaient 
été  rompus  dés  le  mois  de  mars  de  l'année  précédente.  Or,  leur 
dissentiment  s'étant  chaque  jour  envenimé  depuis  lors,  le  gou- 
vernement français  prenant  parti  pour  le  Piémont,  il  était  permis 
aux  amis  de  l'Italie  d'espérer  que  les  affaires  de  ce  pays  allaient 
s'acheminer  vers  une  solution  conforme  à  leurs  vœux.  La  sous- 
cription pour  le  monument  de  Manin,  à  laquelle  vingt-trois  mille 
Français  avaient  voulu  concourir,  et  qui  déjà  avait  donné  lieu  à 
une  correspondance  des  plus  chaleureuses  entre  les  comités  ita- 
lien et  français,  devait  encore  aujourd'hui  fournir  une  occasion, 
plus  que  jamais  opportune,  d'affirmer  et  d'accroître  les  sympa- 
thies mutuelles.  Le  comité  français,  invité  à  envoyer  quelques- 
uns  de  ses  membres  à  Turin  (pour  certaines  décisions  à  prendre 
en  commun),  chargea  L.  Planât  de  les  désigner.  Il  choisit  deux 
hommes  distingués,  particulièrement  aimés  et  appréciés  de 
Manin  :  MM.  Ferdinand  de  Lasteyrie,  petit-neveu  de  Lafayette, 
et  Pierre  Lanfrey,  jeune  écrivain  du  plus  grand  talent,  que  son 
premier  livre  [L Église  et  les  Philosophes  au  dix-huiliéme  siècle) 
avait  placé  hors  pair.  Tous  deux  acceptèrent  avec  joie  la  mission 
de  représenter  la  France  à  la  fois  libérale  et  généreuse  à  Turin, 
où  leur  présence  et  leurs  discours  causèrent  une  vive  sensa- 
tion. 

Tous  les  amis  de  Manin,  parmi  lesquels  plusieurs  rédacteurs 
de  journaux  importants,  avaient  pris  pour  but  de  leurs  efforts 
de  propager  de  plus  en  plus  dans  le  public  cette  conviction,  dont 
ils  étaient  eux-mêmes  pénétrés,  que  l'unique  moyen  d'améliora- 


63i  VIE  DE   PLANAT. 

tion  pour  ritalie  était  rexpulsion  totale  des  Autrichiens  ^  Le 
célèbre  historien,  Henri  Martin,  promit  en  outre  à  M.  et  M»«  Pla- 
nât d'écrire,  pour  le  même  but,  un  récit  historique  complet  du 
gouvernement  et  de  la  défense  de  Venise  en  1848  et  1849,  sauf 
à  eux  de  lui  en  fournir  tous  les  éléments,  ainsi  qu'ils  s*y  étaient 
engagés.  Voici  comment  : 

Georges  Manin,  tombé  malade  et  transporté  à  Gènes  après  la 
mort  de  son  illustre  père,  avait  déposé  entre  les  mains  de  ses 
amis  ce  qui  lui  restait  de  plus  précieux  dans  ce  monde  :  les  pa- 
piers laissés  par  son  père,  les  chargeant  d'en  tirer  le  parti  le  plus 
utile  à  son  pays,  et,  soit  qu'il  vécût  ou  qu'il  mourût,  ne  les 
remettre  jamais  qu'à  Venise  délivrée.  Là  se  trouvaient  toutes 
les  correspondances  diplomatiques  ;  des  documents  officiels  de 
tout  genre,  emportés  de  Venise  ;  des  lettres  privées  et  autres, 
adressées  au  Président  de  la  République  ;  enfin  des  notes  pré- 
cieuses, écrites  de  la  propre  main  de  Manin,  soit  à  Venise,  soit 
dans  l'exil,  etc.,  etc.  Un  premier  coup  d'œil  suffisait  pour  recon- 
naître qu'il  y  avait  là  une  mine  inépuisable,  encore  inexplorée, 
de  richesses,  mais  aussi  un  travail  immense  à  faire,  pour  lire, 
coordonner  et  traduire  ces  innombrables  matériaux,  de  manière 
à  ce  qu'ils  pussent  être  utilisés  par  un  historien  français  '.  Pen- 
dant l'année  si  tristement  remplie  qui  venait  de  s'écouler,  il  eût 
été  impossible  à  M.  et  M"*'  Planât  de  s'occuper  avec  suite  d'une 
pareille  tâche.  Mais  aujourd'hui,  plus  libres  de  leur  temps  et 
encouragés  par  la  promesse  de  Henri  Martin,  ils  se  mirent  réso- 
lument à  l'œuvre,  en  dépit  des  grands  obstacles  qu'il  fallait 
surmonter  :  «  J'écris  du  matin  jusqu'au  soir,  disait  M"**  Planât 
à  sa  sœur  ;  dès  que  cinq  ou  six  pièces  sont  traduites,  je  les  lis 
à  mon  cher  mari ,  qui  me  fait  ses  observations  et  les  correc- 

1.  Voici  les  noms  de  ceux  qui,  dans  l'origine,  composaient  avec  L.  Planât  le 
comité  franco-italien,  auxquels  beaucoup  d'autres  Tinrent  se  joindre  par  U 
suite  :  Ary  Schcffer,  Legouvô,  Lanfrey,  Henri  Martin,  Jules  Simon,  Ferdi- 
nand de  Lastcyrie,  Havin,  Mornand,  de  la  Forge,  etc.  F.  p. 

2.  L'ouvrage  de  M.  de  la  Forge,  Venise  sou9  Manin,  publié  en  1S53,  livre 
non  dépourvu  de  talent,  mais  écrit  à  la  hâte,  passionné  et  trop  souvent 
inexact,  ne  pouvait  remplir  le  but.  C'est  là  le  jugement  porté  par  Manin  lai- 
mèmc,  malgré  sa  vive  reconnaissance  pour  Thomme  de  cœur  qui,  le  premier, 
avait  voulu  prendre  la  défense  d'une  noble  cause  tombée,  p.  p. 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   A    1864).  635 

lions  de  style  indispensables;  puis,  une  fois  par  semaine,  je 
porte  mon  travail  à  Henri  Martin,  sauf  à  y  joindre  verbalement 
les  éclaircissements  nécessaires.  »  Les  lettres  de  L.  Planât  qui 
vont  suivre  font  si  souvent  mention  de  ce  travail  que  nous  ne 
pouvions  nous  dispenser  de  donner  à  ce  sujet  quelques  expli- 
cations. 

F.   p. 

A  A/»«  Z)***  {à  Alger). 

Paris,  10  juillet  1858. 

Quoique  je  sois  en  train  de  devenir  le  compagnon  d'Ho- 
mère et  de  Milton  (excusez  du  peu),  je  puis  encore  corres- 
pondre avec  mes  amis  absents,  par  Tintermédiaire  d'un 
charmant  secrétaire  qui  n'est  plus  Auguste. 

Vous  savez  que  nous  avons  eu  le  malheur  de  perdre  notre 
bon  ami,  Ary  ScheflFer.  C'est  un  nouveau  sujet  d'affliction 
dont  nous  n'avions  pas  besoin  après  tous  ceux  que  nous 
avions  éprouvés.  M"'  M***,  la  fille  de  ce  grand  artiste, 
ne  vivait  absolument  que  pour  son  père.  Ma  femme  la  voit 
chaque  jour,  non  pour  la  consoler,  ce  qui  est  impossible, 
mais  pour  l'aider  à  supporter  sa  juste  douleur.  Georges 
Manin  est  toujours  en  Italie  et  nous  ne  savons  plus  quand  il 
pourra  nous  revenir.  Il  est  atteint  depuis  la  mort  de  son  père 
de  douleurs  arthritiques  ;  je  crois  que  le  pauvre  garçon  n'est 
pas  destiné  à  vivre  longtemps,  à  moins  que  des  événements 
politiques  peu  probables  ne  le  ramènent  dans  sa  patrie. 

A  M.  Pierre  Lanfrey. 

Paris,  le  4  août  1858. 

Nous  avons  reçu  avec  bien  du  plaisir  votre  lettre  sans 
date,  mais  que  je  suppose  écrite  de  Chambéry  le  28  juillet. 


636  VIE   DE   PLANAT. 

Nous  l'avons  lue  avec  un  intérêt  d'autant  plus  vif  que  c'est 
la  première  nouvelle  officielle  qui  nous  soit  parvenue  de  ce 
qui  s'est  passé  à  Turin.  Depuis  lors,  un  numéro  du  Diritto 
nous  a  donné  quelques  détails  intéressants  sur  la  réunion 
du  25.  Je  n'ai  reçu  aucune  lettre  de  M.  de  Lasteyrie  ;  je  pense 
•  qu'il  la  réserve  pour  le  Siècle. 

Je  vous  remercie  de  toutes  les  choses  aimables  et  beau- 
coup trop  flatteuses  que  vous  voulez  bien  me  dire;  elles 
m'ont  cependant  attristé,  car  elles  me  font  sentir  toute  mon 
impuissance  à  faire  ce  que  je  désirerais  pour  la  cause  de 
l'Italie,  pour  la  mémoire  de  Manin. 

Ma  femme  me  charge  de  ses  compliments  affectueux  pour 
vous.  La  lecture  de  vos  écrits  nous  avait  inspiré  un  vif  désir 
de  vous  connaître,  car  nous  y  trouvions  des  idées  saines  et 
de  nobles  pensées  exprimées  dans  un  style  simple,  élégant 
et  correct.  Mais  je  puis  vous  dire  que  dès  que  nous  vous 
avons  connu,  nous  avons  ressenti  la  plus  vive  sympathie 
pour  l'auteur  des  écrits  dont  la  lecture  nous  avait  charmée. 
J'espère  qu'à  votre  retour  à  Paris  vous  ne  m'oublierez  pas. 

Ce  que  vous  me  dites  du  caractère  simple  et  modeste  du 
général  Cosenz  m'a  été  depuis  longtemps  confirmé  par  le 
généralUUoa,  et  il  ajoutait  que  ses  qualités  n'avaient  d'égal 
que  sa  bravoure  et  son  intrépidité.  Ce  que  Ulloa  dit  de  son 
ami  Cosenz,  on  pourrait  également  le  dire  de  lui-même. 
En  général,  les  Italiens  sont  bien  mal  connus  et  bien  mal 
jugés  en  France.  Nous  comptons  un  peu  sur  vous  pour  les 
faire  mieux  connaître. 


A  M^'  D*^*  [à  Alger). 

Paris  24  octobre  1858. 

Vous  êtes  vraiment  une  amie  incomparable  ;  ni  le  temps, 
ni  la  distance,  ni  les  négligences  ne  peuvent  ébranler  votre 


HUITIÈME   PARTIE   (1837   A    i864).  637 

constance.  Mais  savez-vous  ce  que  vous  faites,  lorsque  vous 
nous  écrivez  de  si  charmantes  lettres?  vous  semez  des  perles 
devant  des...  gens  indignes  de  les  ramasser.  Depuis  un  an, 
notre  maison  est  devenue  le  temple  de  la  tristesse  et  de 
Tennui;  les  bassesses  et  les  platitudes,  les  friponneries  et 
les  hypocrisies  nous  ont  fait  prendre  le  genre  humain  en 
haine  et  en  mépris;  en  un  mot,  nous  sommes  devenus  com- 
plètement misanthropes.  Les  bons  ne  trouvent  même  pas 
grâce  devant  nous,  à  cause  de  leur  humeur  trop  accommo- 
dante, et  parce  qu'ils  semblent  accepter  avec  indiflFérence 
toutes  les  indignités  dont  nous  sommes  témoins  depuis 
bientôt  dix  ans.  Du  reste,  ma  femme  est  constamment  occu- 
pée d'un  travail  important  qui  Tabsorbe  entièrement;  c'est 
la  traduction  et  la  mise  en  ordre  des  principaux  documents, 
lettres  et  fragments  laissés  par  Manin.  Ce  recueil,  qui  ne 
sera  imprimé  que  Tan  prochain,  ne  formera  pas  moins  de 
deux  volumes  ;  Tacharnement  de  ma  chère  femme  à  ce  tra- 
vail est  incroyable. 

M.  de  Barrai  compte  revenir  bientôt  en  France  avec  sa 
femme  et  son  enfant.  Ce  sera  pour  nous  une  grande  joie, 
car  M"'  de  Barrai  est  une  amie  de  votre  trempe.  Je  trouve 
que  c'est  là  une  grande  richesse.  Qui  peut  se  vanter  d'avoir, 
comme  nous,  deux  amies  dignes  de  ce  nom? 

A  M.  le  général  *-**. 

Paris,  15  novembre  1858. 

Mon  cher  général,  avec  mon  air  tranquille,  je  suis 
l'homme  le  plus  obstiné  du  monde;  je  veux  le  triomphe  delà 
cause  italienne.  Ne  pouvant  la  servir  de  mon  bras,  je  veux 
du  moins  la  servir  par  les  moy^s  que  Dieu  a  mis  à  ma 
disposition,  en  aidant  à  lui  conserver  ses  plus  vaillants 
champions.  Je  ne  veux  pas  qu'ils  arrivent  sur  le  champ  de 


638  VIE   DE   PLANAT. 

bataille  faibles  et  exténués  par  les  privations;  je  veux  au 
contraire  qu'ils  y  arrivent  dispos  et  bien  portants  et  en  état 
de  supporter  les  fatigues.  Pour  cela,  il  faut  passer  Thiver 
convenablement,  être  bien  nourri,  chaudement  vêtu  et 
chaussé,  etc.  Prenez  donc  ce  que  vous  trouverez  ci-joint 
avec  la  même  simplicité  de  cœur  qui  préside  à  ToiTrande. 
Songez  que  ce  n'est  pas  à  vous  que  je  Toffre,  mais  bien  à  la 
cause  italienne,  ce  qui  vous  interdit  le  droit  de  refuser. 
Enfin,  songez  qu'un  refus  me  blesserait  mortellement,  et 
que  nous  serions  brouillés  à  tout  jamais.  Acceptez  donc  et 
qu'il  n'en  soit  plus  question.  Votre  ami  de  cœur. 


C'est  le  général  ***  lui-môme  qui  a  tenu  à  nous  rendre,  pour 
Tinsérer  ici,  ce  billet  tracé  péniblement  au  crayon  par  L.  Planai. 

La  guerre  prochaine  avec  TAutriche  était  devenue  dès  alors 
un  fait  probable,  et,  le  !•' janvier  suivant,  une  phrase  significa- 
tive adressée  par  Napoléon  III  à  Tenvoyé  d'Autriche,  M.  de  Hub- 
ner,  en  fit  une  presque  certitude.  Jamais  guerre  peut-être  n'eut 
des  partisans  plus  passionnés,  des  ennemis  plus  ardents.  Parmi 
ces  derniers  ne  comptaient  pas  seulement  les  légitimistes  ou  les 
réactionnaires  avoués,  ce  qui  eût  été  naturel,  mais  encore  les 
orléanistes,  prétendus  libéraux,  ayant  pour  organe  le  Journal 
des  Débats,  et  même  une  fraction  des  républicains  de  1848, 
craignant,  par-dessus  tout,  de  voir  mener  à  bonne  fin  par  Napo- 
léon III  une  entreprise  glorieuse  qu'ils  n'avaient  pu  ou  voulu 
tenter,  lorsqu'ils  étaient  au  pouvoir. 

L'opposition  la  plus  accentuée  venait  toutefois  des  bonapar- 
tistes influents,  les  Morny,  Fleury,  Walewski,  etc.,  etc.  Chose 
singulière!  chez  tous  ces  adversaires,  d'origine  si  différente,  la 
principale  préoccupation  portait,  non  pas  sur  un  échec,  après 
tout  possible,  de  nos  armes,  mais  bien  sur  les  conséquences  de 
leur  triomphe.  Seulement  les  motifs  de  leurs  craintes  étaient  en 
sens  inverse  :  tandis  que  fes  WMk  tfettayîart  du  rcgam  depo|Hi.- 
larité  qu'une  guerre  heureuse  apporterait  sans  doute  à  Napo- 
léon III,  les  autres  au  contraire,  persuadés  que  le  succès  de  cette 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   A    1864).  Q39 

lutte  toute  révolutionnaire  obligerait  l'Empereur  de  faire  aussi 
en  France  quelques  concessions  libérales,  y  voyaient  une  cause 
certaine  d'afîaiblissement  et  peut-être  de  ruine  pour  son  pouvoir. 

Aux  yeux  de  L.  Planât,  la  justice  absolue  de  la  cause  italienne, 
l'honneur  pour  la  France  d'effacer  de  ses  propres  mains  l'inique 
traité  de  Campo-Formio,  en  un  mot,  la  question  de  principe 
l'emportait  de  très  haut  sur  toute  autre  considération.  Nous 
transcrirons  ici  quelques  lignes  de  M"""  Planât,  écho  ildèle  de  la 
pensée  commune  :  «  Nous  ne  pouvons  croire  encore,  écrivit-elle 
à  M"'  d'A***,  que  la  gloire  d'afl'ranchir  l'Italie  et  de  délivrer 
Yenise  puisse  être  réservée  à  un  homme  tel  que  Napoléon  III, 
et  vraiment,  cela  en  bonne  morale  ne  devrait  pas  être  ;  mais, 
hélas  !  la  Providence  s'est-elle  jamais  piquée  de  logique  à  cet 
égard?  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  sommes  décidés,  s'il  réussit,  non 
certes  à  lui  pardonner  le  mal  immense  qu'il  a  commis,  mais  à 
lui  déduire,  dans  notre  pensée,  le  bien  qu'il  aura  fait.  Notre  con- 
science est  d'ailleurs  d'autant  plus  tranquille  à  cet  égard  que 
les  fauteurs  et  les  partisans  du  coup  d'Ëtat  sont  précisément 
aussi  les  adversaires  les  plus  enragés  de  cette  guerre.  » 

Malgré  cette  dernière  circonstance  qui  aurait  dû  les  rappro- 
cher, la  guerre  d'Italie  devint  un  sujet  de  discussion  très  pénible 
et  très  irritant  entre  gens  faits  d'ailleurs  pour  s'estimer.  Mais 
elle  resserra  les  liens  de  ceux  d'entre  eux  qui  partageaient  sur 
cette  grave  question  la  même  manière  de  voir.  C'est  ainsi  que 
MM.  Henri  Martin  et  Lanfrey  devinrent  dès  ce  moment,  pour 
L.  Planât,  des  amis  chers  et  dévoués. 

Les  efforts  de  la  diplomatie  réussirent  à  faire  ajourner  les  hos- 
tilités, et  la  réunion  d'un  congrès  ayant  été  annoncée,  on  crut 
même  pendant  quelque  temps  presque  unanimement  au  main- 
tien de  la  paix.  L'orgueil  aveugle  de  l'Autriche  lit  échouer  toute 
tentative  de  demi-solution. 

Voici  quelques-unes  des  lettres  écrites  par  L.  Planât  avant  et 
pendant  la  campagne  d'Italie. 

F.  ?• 


640  VIE  DE   PLANAT. 

Au  marquis  Pallavicino  {à  Turin). 

Paris,  15  janTier  1859. 

Il  y  a  longtemps  que  je  vous  aurais  écrit  au  sujet  de  la 
grande  affaire  qui  préoccupe  aujourd'hui  tout  le  monde,  si 
mes  infirmités,  qui  s'accroissent  chaque  jour,  n'étaient 
souvent  un  obstacle  à  tout  ce  que  je  veux  faire.  Depuis  la 
mort  de  notre  cher  et  regrettable  Manin,  nous  avons  essayé, 
selon  nos  forces,  ma  femme  et  moi,  de  continuer  son  œuvre, 
c'est-à-dire  d'éclairer  le  public  et  de  lui  faire  mieux  con- 
naître l'Italie,  secondés  dans  notre  tâche  par  notre  ami, 
M.  Henri  Martin,  qui  va  publier  très  incessamment  une 
Vie  de  Manin^  en  citant  tous  les  documents  que  nous  lui 
avons  fournis. 

Il  semble,  en  ce  moment,  que  le  sort  de  votre  noble  et 
belle  patrie  est  bien  près  de  se  décider  d'une  manière  favo- 
rable ;  mais  il  est  à  craindre  que  la  diplomatie  n'intervienne 
pour  faire  adopter  une  de  ces  transactions  boiteuses  qui  ne 
sont  qu'un  palliatif  et  qui,  en  laissant  subsister  la  plus 
grande  partie  des  justes  griefs  d'une  nation,  ne  sont,  à  vrai 
dire,  qu'une  trêve  qui  doit  être  rompue  dans  un  temps 
donné.  Les  conférences,  les  congrès  et  la  peste  des  protocoles , 
comme  disait  Manin,  n'ont  jamais  servi  qu'à  sacrifier  les 
intérêts  des  peuples  à  ceux  des  princes. 

A  M^'  D***  {à  Alger). 

Paris,  5  mars  1859. 

Ma  santé  s'est  assez  bien  soutenue  cet  hiver  grâce  à  la 
douceur  inaccoutumée  de  la  température;  je  n'ai  donc  pas 
à  me  plaindre  de  ce  côté,  et  je  pourrais  m'estimer  heureux 
d'être  à  soixante-quinze  ans  aussi  bien  portant  que  je  le 


HUITIÈME   PARTIE    (1857   A    1864).  641 

suis.  Mais  ce  qui  trouble  ce  bonheur,  c'est  Tétat  de  ma  vue 
qui  va  toujours  en  s'affaiblissant.  Ma  résignation  n'a  pas 
encore  pu  triompher  du  chagrin  que  cet  état  me  cause.  Ma 
femme  passe  ses  jours  et  presque  ses  nuits  à  chercher  des 
documents,  à  les  traduire,  les  copier,  les  corriger.  Il  ne  faut 
donc  pas  lui  en  vouloir,  si  elle  n'est  plus  exacte  dans  sa 
correspondance.  Il  lui  arrive  avec  ce  travail  ce  qui  arrive 
toujours  dans  de  pareilles  entreprises  :  c'est  qu'à  mesure 
qu'elle  avance,  le  champ  de  ses  investigations  semble  tou- 
jours  s'élargir  et  le  terme  s'éloigner  de  plus  en  plus.  Ecrivez- 
nous  donc  souvent,  sans  compter  avec  nous;  notre  amitié 
muette  n'en  est  pas,  pour  cela,  ni  moins  tendre  ni  moins 
sincère. 

A  M.  de  B***  {à  Rio- Janeiro), 

Paris,  7  mars  1859. 

Notre  vie  est  toujours  aussi  monotone  que  vous  l'avez 
connue  et  nous  avons  un  grand  sujet  de  chagrin  de  plus 
qu'alors.  Vous  savez  comme  nous  avons  pris  à  cœur  la 
cause  de  l'indépendance  italienne.  Pendant  ces  deux  der- 
niers mois,  nous  nous  étions  livrés  à  l'espoir  de  la  voir 
triompher.  La  guerre  avec  l'Autriche  paraissait  certaine,  et 
par  conséquent  l'expulsion  totale  des  Autrichiens  du  soi  de 
l'Italie.  Un  article  du  Moniteur  d'avant-hier  a  fait  évanouir 
nos  espérances.  La  France  recule,  et  les  agioteurs  n'ont 
pas  manqué  d'accueillir  cette  reculade  par  des  cris  de  joie 
accompagnés  d'une  hausse  de  trente  sous. 

Mes  yeux  vont  toujours  de  mal  en  pis,  je  suis  toujours 
réduit  à  dicter,  ce  qui  me  gêne  et  me  contrarie  énormé- 
ment. Il  n'y  a  rien  à  faire  à  cela  que  de  prendre  patience. 
Mais  la  patience  est  un  breuvage  bien  amer  dont  je  com- 
mence à  être  dégoûté. 

41 


642  VIE   DE    PLANAT. 


Au  général  Garibaidù 

i5  avril  1859. 

Mon  général,  c'est  un  vieux  soldat  très  infirme  et  presque 
aveugle  qui  se  permet  de  vous  écrire  sans  avoir  l'honneur 
d^étre  connu  de  vous.  Mais,  si  je  n'ai  pas  le  bonheur  de 
vous  connaître  personnellement,  votre  glorieuse  défense  de 
Rome  m'a  appris  tout  ce  que  vous  valez.  Je  prends  donc  la 
liberté  de  vous  offrir  comme  témoignage  de  mon  estime  et 
de  mon  admiration  pour  votre  mérite  et  votre  noble  carac- 
tère, un  revolver,  dont  j'espère  que  vous  pourrez  faire 
usage  contre  les  oppresseurs  de  l'Italie  et  les  plus  grands 
ennemis  de  l'humanité  et  de  la  civilisation.  J'ose  espérer 
que  vous  ne  vous  offenserez  pas  de  ma  hardiesse,  qui  trouve 
son  excuse  dans  les  sentiments  que  vous  m'avez  inspirés, 
et  dans  l'indulgence  qui  est  due  à  un  vieillard  plus  que 
septuagénaire.  Agréez,  mon  général,  l'hommage  de  mes 
sentiments  d'estime  et  de  sympathie  fraternelle  ^ 

1.  Après  plusieurs  semaines  de  stériles  négociations  diplomatiques,  la  guerre 
était  redeircnue  plus  certaine  que  jamais.  Tous  les  amis  italiens  de  L.  Planât 
s'apprêtaient  à  partir,  et  parmi  eux  :  Georges  Manin,  récemment  reremi  à 
Paris,  le  général  UUoa,  un  capitaine  de  vaisseau  vénitien  nonmié  Marini,  etc. 
L.  Planât  s'était  plu  à  donner  à  chacun  de  ces  derniers  et  à  envoyer  à  tous  les 
autres  principaux  défenseurs  de  Venise  :  Cosenz,  Garrano,  Sirtori,  etc.,  etc., 
des  revolvers  d'un  nouveau  modèle  alors  fort  apprécié.  Par  la  même  occa- 
sion, il  en  envoya  un  au  général  Qaribaldi,  qui  le  reçut  dans  la  matinée  du 
23  avril,  c'est-à-dire  le  jour  même  où  un  menaçant  ultimatum  autrichien  ve- 
nait d'arriver  à  Turin,  annonçant  l'ouverture  des  hostilités  après  trois  jours 
de  délai,  f.  p. 

Voici  la  réponse  du  général  Qaribaldi  à  L.  Planât  : 

«  Turin,  23  avril  1859.  —  Mon  cher  monsieur,  le  vraiment  beau  pistolet 
que  vous  avez  eu  l'obligeance  de  m'envoyer,  et  surtout  ayant  si  peu  de  titres 
à  votre  attention,  a  vraiment  excite  toute  ma  reconnaissance.  Vous  derez  être 
de  ceux  qui  ont  mérité  le  nom  de  braves  dans  le  monde  entier,  et  les  vrais 
braves  ont  toujours  bon  cœur.  Votre  pistolet  m*arrive  dans  une  excellente  oc- 
casion et  me  sera  de  bon  augure.  Ohl  mon  bien  cher  ami,  le  jour  désiré  depuis 
tant  d'années  est  enfin  venu  1  Enfin  nous  allons  combattre  les  ennemis,  les 


HUITIÈME   PARTIE    (1857   A   1864).  643 

A  if"*  /)•**  {à  Alger). 

Paris,  19  mai  1859. 

Tout  le  monde  ici  est  uniquement  préoccupé  des  événe 
ments  politiques  et  de  la  guerre,  et  vous  pensez  bien  que 
nous  le  sommes  plus  que  personne  par  l'intérêt  que  nous 
prenons  à  la  cause  italienne.  Tous  nos  amis  italiens  sont 
partis  pour  aller  faire  la  guerre  de  Tindépendance.  Ici  il  ne 
manque  pas  de  prophètes  de  malheur,  qui  prédisent  en 
Algérie  le  soulèvement  des  Arabes  et  l'invasion  en  France; 
ce  sont  principalement  les  orléanistes  et  les  hommes  de  la 
Bourse  qui  propagent  ces  bruits;  mais  la  masse  de  la  popu- 
lation n'en  tient  aucun  compte. 


Le  lendemain  20  mai,  un  premier  engagement  victorieux  des 
troupes  franco-sardes  contre  les  Autrichiens  eut  lieu  à  Monte- 
bello,  tandis  que  Garibaldi,  à  la  tête  de  ses  volontaires,  franchis- 
sait le  Tessin,  portant  audacieusement  la  lutte  sur  le  sol  même 
de  la  Lombardie,où  il  remporta,  peu  de  jours  après,  les  victoires 
de  Yarèse  et  de  Côme.  Les  événements  de  la  guerre  dTtalie  sont 
dans  toutes  les  mémoires  et  il  n'entre  pas  dans  notre  pensée  de 
les  raconter.  Mais  ce  qu'il  importe  de  rappeler  ici,  ce  sont  les 
termes  de  la  célèbre  proclamation,  adressée  par  Napoléon  III  à 
l'armée  française  lors  de  son  entrée  en  campagne  (3  mai),  et 
accueillie  avec  transport  par  les  Vénitiens  et  leurs  amis.  «  L'Au- 
triche, y  était-il  dit,  a  mené  les  choses  à  cette  extrémité  :  qu'il 
faut  qu'elle  domine  jusqu'aux  Alpes,  ou  que  V Italie  soit  libre  jus- 
qu*à  r Adriatique,  » 

assassins  de  mon  malheureux  pays  ;  et  le  sang  que  nous  Terserons,  en  sabrant 
ces  hordes  de  cannibales,  scellera  la  fraternité  de  deux  nations,  qui  furent  et 
seront  inséparablement  sœurs  :  la  France  et  l'Italie. 

«  Je  TOUS  répète  mes  bien  sincères  remerciments,  et  suis  arec  affection 
Totre  déToué  ami. 

«  G.  Qaribaldi.  » 


644  VIE   DE    PLANAT. 

Ainsi  donc,  rafiranchissement  de  Venise  était  compris  dans  le 
programme  impérial,  et  le  méfait  de  Campo-Formio  allait  être 
réparé  par  la  France  elle-même.  Personne,  quelle  que  fût  d'ail- 
leurs son  opinion  sur  Napoléon  IIÏ,  ne  supposait  alors  qu'un 
engagement  si. solennellement  pris  devant  l'Europe  par  le  sou- 
verain de  la  France  dût  rester  inaccompli. 

Les  victoires  de  Magenta  et  de  Solférino  (cette  dernière  rem- 
portée le  24  juin  sur  les  confins  mêmes  de  la  Vénélie)  semblèrent 
confirmer  toutes  les  espérances.  Mais  le  7  juillet,  au  moment 
même  où  Tarmée  alliée  pénétrant  en  plein  dans  le  quadrilatère, 
une  nouvelle  bataille  semblait  imminente,  lorsque  la  flotte 
de  l'Adriatique,  prête  à  l'attaque,  allait  jeter  l'ancre  devant 
Venise,  le  général  Fleury,  envoyé  par  Napoléon  III  au  quartier 
général  autrichien,  présentait  à  l'empereur  François-Joseph  une 
proposition  d'armistice,  aussitôt  acceptée.  La  nouvelle,  trans- 
mise par  le  télégraphe  à  Paris,  y  causa  une  extrême  surprise. 
Dès  ce  moment,  des  prévisions  sinistres  envahirent  Tesprit  de 
tous  les  amis  de  Venise.  On  ne  lira  pas  sans  intérêt  la  lettre  sui- 
vante, écrite  dans  ces  moments  d'angoisses,  par  un  officier  de 
la  marine  vénitienne,  M.  Marini,  exilé  depuis  1849  et  embarqué 
alors  sur  le  vaisseau-amiral  la  Bretagne  : 

«  9  juillet.  —  Nous  venons  de  jeter  l'ancre  devant  Venise,  et 
quoique  dans  un  état  d'agitation  que  vous  comprendrez,  je  trouve 
un  peu  de  soulagement  à  vous  écrire.  Pauvre  Venise!  je  n'ose 
regarder  ses  clochers.  C'est  hier  matin,  au  moment  de  quitter 
l'île  de  Lossini  et  de  naviguer  vers  Venise,  que  la  nouvelle  de 
l'armistice  est  venue  jeter  la  tristesse  dans  tous  les  cœurs.  Ce 
que  j'ai  éprouvé,  moi,  vous  pouvez  l'imaginer.  Quoi  que  je  fasse, 
le  spectre  d'un  nouveau  Campo-Formio  ne  veut  plus  me  quitter. 
Pauvre,  pauvre  Venise!  je  l'ai  là  devant  mes  yeux  et  je  ne  puis 
y  entrer,  et  peut-être  devrai-je  la  laisser  de  nouveau!  En  être 
arrivé  là,  et  perdre  de  nouveau  tout  espoir,  c'est  par  trop  dur. 
Hier,  tout  était  préparé  pour  l'attaque  ;  tous  étaient  joyeux,  tous 
certains  du  succès;  aujourd'hui,  nous  voici  tristes  et  silencieux, 
et  devant  nous  le  drapeau  autrichien  flottant  sur  Saint-Marc! 
Comment  ne  suis-je  pas  devenu  fou,  c'est  ce  que  je  ne  puis 
comprendre.  Pourtant  je  ne  veux  pas  encore  désespérer  et  je  ne 


HUITIÈME   PARTIE    (1857    A    1864).  645 

cesse  de  me  redire  ces  mots  de  la  proclamation  :  Lltalie  libre 
jusqu'à  r Adriatique,  » 

L.  Planât,  lui  aussi,  se  roidissait  contre  un  trop  cruel  pres- 
sentiment, et  il  s'empressa  d'écrire  dans  le  môme  sens  à  Georges 
Manin,  adjoint  au  cinquième  corps  d'armée,  qui  malheureuse- 
ment n'avait  pu  prendre  aucune  part  aux  grandes  batailles  li- 
vrées et  qui  seulement  en  ce  moment  devait  entrer  en  ligne. 

F.   P. 

A  Georges  Manin, 

Paris,  9  juillet  1859. 

Je  comprends  tout  Tennuî  et  tout  le  dégoût  que  vous 
devez  éprouver  d'être  condamné  à  passer  encore  six  se- 
maines en  observation  devant  Mantoue,  sans  avoir  pu 
encore  sabrer  le  moindre  petit  Autrichien.  Enfin,  il  faut 
avoir  patience,  et  j'ai  Tespoir  qu'au  mois  de  septembre  pro- 
chain, vous  rentrerez  dans  votre  chère  Venise;  car  malgré 
la  diplomatie  habituée  à  sacrifier  Fintérôt  des  peuples  à 
celui  des  princes,  je  ne  puis  croire  un  seul  instant  que 
l'Empereur  renonce  à  son  programme.  Je  crois  que  Tarmi- 
stice  est  fondé  sur  d'autres  motifs  que  Ton  connaîtra  plus 
tard. 

Je  puis  vous  dire  que  tous  les  dissidents  de  Témigration 
italienne  reviennent  l'un  après  l'autre  se  ranger  à  l'idée  de 
votre  père  qui  anime  aujourd'hui  toutes  les  populations  de 
la  Péninsule.  Parmi  les  plus  récalcitrants,  aujourd'hui 
convertis,  on  cite  Montanelli.  11  a  écrit  à  J.  Reynaud  : 
«  qu'aujourd'hui  tout  véritable  républicain  doit  être  roya- 
liste et  unitaire.  »  11  y  a  mis  le  temps,  mais  enfin  vaut 
mieux  tard  que  jamais  !  Nous  nous  écrions  bien  souvent  : 
Ah  !  si  Manin  vivait,  quel  rôle  il  jouerait  maintenant,  et 
quels  services  il  pourrait  rendre  à  son  pays!  Sa  parole 
puissante  serait  écoutée  de  tous  avec  respect. 


046  VIE   DE   PLANAT. 

Adieu,  mon  cher  Georges,  soignez  bien  votre  sant^  pen- 
dant ce  malheureux  armistice,  et  croyez  à  tout  mon  atta- 
chement*. 


Au  même. 


Paris,  16  juillet  1859. 


La  douleur  et  Tindignation  que  vous  devez  ressentir  vous 
donneront  une  juste  idée  de  celle  que  nous  éprouvons  nous- 
mêmes.  La  fatale  nouvelle  du  12  juillet  nous  a  consternés, 
abasourdis  et  réduits  à  un  tel  état  de  prostration  qu*il  nous 
était  impossible,  non  seulement  d'écrire,  mais  encore  de 
rassembler  nos  idées.  Nous  étions  comme  des  gens  pris  de 
vertige,  et  cependant  nous  pensions  continuellement  à  vous 
et  à  tout  ce  que  vous  deviez  souffrir!  Si  je  vous  écris,  ce 
n'est  pas  pour  vous  offrir  des  consolations,  mais  pour  vous 
prier  de  ne  pas  vous  abandonner  au  découragement  et  au 
désespoir.  Il  faut  toujours  espérer,  même  dans  les  situations 
qui  paraissent  sans  remède.  Cette  force  d'âme  qui  fait 
qu'on  se  raidit  contre  l'infortune,  votre  père  la  possédait 
au  plus  haut  degré;  j'espère  qu'il  vous  l'aura  léguée. 

Si  vous  pouviez  voir,  comme  nous,  la  contenance  de  la 
population  parisienne,  ce  vous  serait  peut-être  une  conso- 
lation. Excepté  les  hommes  d'argent,  tout  le  monde  ici 

i.  On  sait  que  Tespoir  exprimé  par  L.  Planât  fut  définitlTement  anéanti 
par  la  dôpéche  suivante  affichée  à  la  Bourse  lo  12  juillet  : 

Valeggio^ll  jaillet  1»9. 
«  L'Empereur  à  rimpératrice. 

((  La  paix  est  signée  entre  l'Empereur  d'Autriche  et  moi. 

«  Les  bases  de  la  paix  sont  : 

«  Confédération  italienne  sous_la  présidence  honoraire  du  Pape. 

«  L'Empereur  d'Autriche  cède  ses  droits  sur  la  Lombardie  à  l'Empereur  des 
«  Français  qui  les  remet  au  Roi  de  Sardaigne. 

«  L'Empereur  d'Autriche  conserve  la  Vénétie;  mais  elle  fait  partie  inté- 
«  grante  de  la  Confédération  italienne. 

(I   Amnistie  générale.  » 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   A   1864).  647 

se  sent  honteux  et  humilié  du  rôle  qu'on  fait  jouer  à  la 
nation. 


Au  même. 


Paris,  11  août  1859. 


Votre  dernière  lettre  nous  a  causé  une  bien  grande  satis- 
faction  ;  car,  après  la  lettre  désespérée  que  vous  nous  aviez 
écrite  de  Gênes,  nous  étions  dans  la  plus  grande  inquiétude 
sur  votre  compte.  Grâce  à  Dieu,  votre  courage  ne  vous  a 
point  abandonné,  et  vous  savez  supporter,  sinon  avec  rési- 
gnation, du  moins  avec  fermeté,  les  nouvelles  et  cruelles 
épreuves  qui  vous  sont  réservées.  Du  reste,  je  suis  bien 
loin  de  croire  que  tout  soit  fini  par  la  paix  de  Villafranca,  et 
par  conséquent  il  me  semble  que  tout  espoir  n'est  pas  perdu 
pour  Venise.  Votre  compatriote  Marini  est  arrivé  hier  de 
retour  de  TAdriatique  dans  l'état  que  vous  pouvez  ima- 
giner; nous  essayerons  de  le  consoler  de  notre  mieux  et  de 
ranimer  son  courage. 

Nous  travaillons  tant  que  nous  pouvons  en  faveur  de 
Venise.  Outre  la  brochure  que  j'ai  publiée  chez  Dentu  (et 
que  vous  avez  dû  recevoir),  si  vous  lisez  le  Siècle,  vous 
reconnaîtrez  facilement  nos  inspirations  dans  ses  colonnes. 
Quoique  M.  Havin  soit  bien  intentionné,  il  faut  toujours  le 
stimuler  un  peu  ^  J'ai  su  par  lui  que  ma  brochure  inti- 
tulée :  la  Vénétie  devant  f  Europe  avait  été  mise  sous  les 

1.  La  réunion  d*un  congrès  européen,  chargé  de  sanctionner  les  absurdes 
préliminaires  de  Villafranca,  étant  alors  ardemment  désirée  dans  les  hautes 
régions,  il  devint  impossible,  pendant  quelque  temps,  d'obtenir  l'insertion  d'ar- 
ticles favorables  à  l'indépendance  absolue  de  Venise,  même  dans  les  journaux 
les  mieux  disposés;  car  le  silence  ou  une  extrême  réserve  à  ce  si:get  leur 
était  imposé.  L.  Planât,  espérant  que  la  reproduction  d'un  écrit,  déjà  pu- 
blié, éprouverait  moins  de  difficulté,  résolut  alors  de  [réunir  dans  une  bro- 
chure tous  les  faits  les  plus  émouvants,  les  raisons  les  plus  péremptoires  qui 
militaient  pour  l'affranchissement  de  Venise.  Inutile  de  dire  qu'ils  furent 
puisés  exclusivement  dans  les  précieux  documents  laissés  par  Manin.  La  Vé- 
nélie  devant  VEurope  se  composait  presque  en  entier  des  admirables  dépêches 


648  VIE   DE   PLANAT. 

yeux  de  TEmpereur,  qui  certainement  en  aura  été  frappé. 
Mais  le  ministère  veut  la  paix  à  tout  prix  et  n'a  aucune 
sympathie  pour  l'Italie. 

Le  plan  des  grandes  puissances  est  de  laisser  les  duchés 
dans  Tétat  provisoire  où  ils  se  trouvent,  ainsi  que  la  Ro- 
magne;  comme  cet  état  provisoire  nuit  essentiellement  au 
commerce  et  à  toutes  les  transactions,  elles  espèrent  que 
les  peuples  finiront  par  se  fatiguer  et  par  rappeler,  ou  du 
moins  laisser  rentrer  leurs  ducs.  J'espère,  moi,  que  ce  cal- 
cul machiavélique  sera  trompé,  et  que  les  populations, 
affranchies  du  despotisme  des  archiducs,  auront  assez  d'é- 
nergie pour  persister  dans  leurs  résolutions,  quand  même 
il  en  résulterait  quelques  mois  de  misère. 

Adieu,  mon  cher  Georges,  écrivez-nous  souvent,  caries 
journaux  sont  remplis  de  nouvelles  fausses  qui  nous  inquiè- 
tent souvent;  nous  avons  besoin  de  connaître  la  vérité. 


de  Manin,  tant  aux  gouvernements  français  et  anglais  qu*à  son  fidèle  inter- 
prète à  Paris,  M.  Pasini. 

Les  émigrés  yénitiens,  auxquels  L.  Planât  s'était  empressé  dVnTojer  sa 
brochure,  et  qui  tous  considéraient  comme  un  devoir  sacré,  d'envoyer  aux 
prochaines  conférences  une  protestation  collective,  dût-elle  rester  stérile, 
furent  unanimement  d'avis  qu'il  ne  pouvait  être  donné  &  personne  d'en  for- 
muler une  plus  émouvante,  plus  énergique  ni  aussi  autorisée  que  celle  de 
leur  glorieux  chef  de  1848.  Nicolo  Tommaseo  fut  chargé  d*y  joindre  une  note, 
écrite  en  français,  signée  de  tous,  et  dont  nous  extrayons  ce  passage  : 

«  On  vient  de  publier  des  documents  diplomatiques,  où  est  exposée  la  pensée 
de  Manin,  non  pas  comme  homme  privé,  mais  comme  chef  du  gouverne- 
ment de  Venise.  Venise  avait  une  Assemblée,  élue  par  le  suffrage  universel, 
qui  lui  avait  donné  pleins  pouvoirs.  Ainsi  cette  voix,  sortant  du  tombeau, 
est  la  voix  même  de  la  nation,  et  Manin  pendant  sa  vie  fut  considéré  par 
l'Europe  comme  la  personnification  d'un  droit  immortel.  Dictateur  à  Venise, 
il  a  été  plus  que  roi  dans  l'exil.  Charles  X  à  Ooritz,  Louis- Philippe  à 
Londres,  n'ont  reçu,  ni  morts  ni  vivants,  les  hommages  du  cœur  qui  ont  été 
rendus  à  la  pauvreté,  aux  douleurs,  au  cercueil  de  cet  avocat!  Qu'on  écoute 
donc  cette  voix,  rappelant  à  la  France  et  à  l'Europe  éclairée  leurs  devoirs!  • 

Le  congrès  n'ayant  pas  eu  lieu,  la  protestation  des  Vénitiens  fut  envoyée 
aux  conférences  de  Zurich.  Elle  ne  pouvait  alors  amener  aucun  résultat  ;  mais 
elle  fit  comprendre,  mieux  que  jamais,  qu'une  paix  durable  et  bien  plus 
encore  une  alliance  de  la  France  avec  l'Autriche,  était  impossible,  tant  qae 
Venise  ne  serait  pas  affranchie,  f.  p. 


HUITIÈME   PARTIE   (1857    A    1864).  649 

A  M.  Tommaseo  {à  Florence). 

Paris,  3  septembre  1859. 

Très  cher  et  illustre  ami,  nous  avons  lu,  ma  femme  et 
moi,  avec  attendrissement  votre  touchant  et  éloquent  Adieu 
des  Italiens  aux  soldats  français.  Ils  ont  laissé,  comme  vous 
le  dites  si  bien,  un  monument  inachevé;  mais,  certes,  ils 
ne  demandaient  pas  mieux  que  de  le  rendre  parfait.  Fasse 
le  ciel  que  la  diplomatie  européenne  ne  fasse  pas  une  ruine 
de  cet  édifice  commencé  ! 

La  publication  que  j'ai  faite  sous  le  titre  de  :  la  Vénétie 
devant  l'Europe  a  reçu  une  bien  grande  récompense  par 
l'usage  que  vous  en  avez  fait.  De  notre  côté,  nous  faisons 
insérer  dans  les  journaux  ce  que  nous  pouvons  trouver 
d'articles  et  de  documents  relatifs  à  Venise;  ce  n'est  pas 
toujours  chose  facile. 

Il  vient  de  paraître  un  nouveau  journal,  sous  le  titre  de: 
rOpinion  nationale;  il  est  dirigé  par  M.  Guéroult,  qui  est 
dévoué  à  la  cause  italienne  et  qui  est  un  écrivain  du  plus 
grand  talent.  Il  a  débuté  le  15  de  ce  mois  par  un  article  in- 
titulé :  La  paix  de  Villafranca.  Cet  article,  que  vous  lirez 
sans  doute  avec  plaisir,  est  aussi  hardi  que  bien  pensé. 
Enfin  ne  perdons  pas  tout  espoir  de  voir  la  noble  et  héroïque 
Venise  affranchie  du  joug  odieux  qui  pèse  sur  elle  depuis 
si  longtemps  et  qui  aujourd'hui  est  intolérable,  ainsi  que  le 
démontre  M.  Pasini,  dans  un  article  excellent,  très  long, 
très  bien  raisonné,  nourri  de  faits  et  de  chiffres,  que  nous 
sommes  parvenus  à  faire  insérer,  il  y  a  quelques  jours,  dans 
le  Nord,  et  que  nous  tâcherons  de  faire  reproduire  dans  le 
Siècle. 


630  VIE   DE  PLANAT. 

A  M.  Ferdinand  de  Lasteyrie. 

Paris,  5  septembre  1859. 

Monsieur,  vous  savez  sans  doute  qu41  doit  être  célébré  à 
Milan,  le  22  de  ce  mois,  un  service  funèbre  pour  le  deuxième 
anniversaire  de  la  mort  de  Manin.  Les  Vénitiens  sont  heu- 
reux de  cette  démonstration  qui  prouvera  du  moins  qu*on 
ne  les  oublie  pas,  malgré  l'abandon  dans  lequel  TEurope 
semble  les  laisser.  On  leur  a  fait  espérer  que  quelques 
Français,  amis  de  Manin,  viendraient  se  joindre  à  eux  dans 
cette  occasion. 

Je  n'aurais  pas  manqué  de  faire  le  voyage  tout  exprès, 
malgré  mon  grand  âge,  si  le  déplorable  état  de  ma  santé 
me  Tavait  permis.  Je  ne  vois  donc  que  vous.  Monsieur,  qui 
puissiez  donner  cette  preuve  de  dévouement,  plus  précieuse 
que  jamais  en  ce  moment;  si,  comme  nous  l'espérons,  notre 
ami  Henri  Martin  peut  se  joindre  à  vous,  les  amis  de  Ma- 
nin ne  pourraient  désirer  de  plus  dignes  représentants,  et 
je  suis  bien  persuadé  que  vous  seriez  bien  récompensé  de 
ce  sacrifice  par  la  consolation  que  votre  présence  porterait 
à  des  gens  bien  malheureux. 

Je  parlerai  à  MM.  Legouvé  et  Lanfrey  ;  mais  je  crois  que 
ce  dernier  fait  imprimer  en  ce  moment  un  ouvrage  qui  le 
retient  à  Paris*. 

AM"^^D^'{àAlger). 

Paris,  27  octobre  1859. 

Je  ne  veux  pas  tarder  à  vous  répondre,  persuadé  que  ma 
lettre,  quoique  fort  courte,  sera  la  bienvenue;  j'en  juge 

1.  MM.  Henri  Martin  et  Legouyé  assistèrent  à  la  cérémonie  extrémemeat 
touchante  qui  eut  lieu  à  Milan  le  22  septembre.  A  Venise  la  police  empédu 


HUITIÈME   PARTIE    (1857   A    i864).  651 

ainsi  parle  plaisir  que  nous  font  éprouver  vos  lettres.  Nous 
sommes  heureux  d'apprendre  votre  heureuse  arrivée  à 
Alger,  et  fiers  d'avoir  pour  amie  une  héroïne  dont  la  mâle 
contenance  a  damé  le  pion  à  tous  les  passagers  de  votre 
bateau  à  vapeur.  Je  n'en  attendais  pas  moins  d'une  demoi- 
selle Ch  ***  ! 

J'espère  que  vous  ne  comptez  pas  sur  une  lettre  de  ma 
femme  ;  elle  est  plus  que  jamais  absorbée  par  sa  publica- 
tion. Je  croyais  que,  le  manuscrit  une  fois  livré  à  l'impri- 
meur-éditeur,  la  chose  marcherait  toute  seule  et  sans  nou- 
velle fatigue  pour  ma  chère  Frédérique  ;  mais  point  du  tout. 
Elle  se  conforme  au  précepte  de  Boileau  : 

Vingt  fois  sur  le  métier  remettez  votre  ouvrage, 
Polissez-le  sans  cesse,  et  le  repolissez, 
Ajoutez  quelquefois  et  souvent  efTacez. 

Elle  n'efface  pas  beaucoup,  mais  en  revanche  elle  ajoute*. 
Elle  est  secondée  par  un  correcteur  lettré  et  intelligent 
qu'elle  consulte  sur  l'effet  que  lui  produit  la  lecture  de  son 
œuvre  ;  et,  dès  qu'un  point  lui  semble  obscur,  elle  s'em- 
presse de  l'éclaircir  par  une  note  ou  quelque  changement 

en  1859  comme  en  1858  de  célébrer  cet  anniversaire,  qui  néanmoins  y  devint  la 
cause  de  nombreuses  arrestations.  F.  p. 

1.  Les  nombreux  documents  traduits  par  M™*  Planai,  de  l'italien,  de  Tan- 
glais  et  de  l'allemand,  devaient  dans  le  principe  former  un  simple  recueil  do 
pièces,  classées  par  ordre  de  date,  mais  sans  autre  commentaire  que  la  notice 
historique  de  Henri  Martin.  La  décision,  prise  après  coup  dans  l'intérêt  de 
Venise,  de  publier  les  deux  ouvrages  séparément,  rendit  toutefois  la  tâche 
de  M"*"  Planât  beaucoup  plus  ardue.  Pour  elle,  il  ne  s'agissait  pas  de  faire  un 
livre,  on  le  comprend,  mais  bien  de  gagner  de  nouveaux  partisans  à  la  cause 
de  la  pauvre  Venise,  devenue,  par  la  paix  de  Villafranca,  plus  misérable  que 
jamais.  «  Pourquoi,  se  disait-elle,  serait- il  impossible  d'écrire  avec  ces  docu- 
ments irréfutables  une  histoire  suivie  et  complète  des  événements  si  drama- 
tiques et  si  glorieux  de  Venise,  puisqu'on  réussit  k  faire  avec  de  simples 
lettres  des  récits  émouvants?  »  Mais  pour  cela  il  était  nécessaire  de  relier 
entre  eux,  à  force  d'annotations,  de  pièces  probantes  et  d'éclaircissements  de 
tout  genre,  tous  ces  documents  tant  officiels  que  privés,  de  manière  à  en 
faire  un  tout,  et  à  en  rendre  la  lecture  facile  et  claire.  C'était  là  un  but  impos- 
sible à  atteindre,  sans  un  travail  assidu  et  de  laborieuses  recherches,  f.  p. 


632  VIE   DE   PLANAT. 

dans  le  texte.  Enfin,  jusqu'à  présent,  tout  cela  ressemble  un 
peu  à  la  toile  de  Pénélope. 


A  la  même. 

Paris,  novembre  <859. 

Vous  êtes  digne  de  lire  et  d'apprécier  le  petit  livre  que 
je  vous  envoie,  intitulé  :  les  Lettres  d'Everard.  Il  est  de 
notre  jeune  ami,  M.  Lanfrey.  C'est  un  cri  de  douleur  pour 
nos  libertés  perdues;  c'est  un  cri  d'indignation  pour  toutes 
les  bassesses  et  les  turpitudes  dont  nous  sommes  témoins 
depuis  dix  ans.  La  plainte,  l'ironie,  le  sarcasme,  tout  est 
employé  dans  cette  amère  philippique;  si  même  vous  n'en 
approuvez  pas  le  fond,  je  suis  certain  que  vous  admirerez 
la  forme.  Le  style  de  M.  Lanfrey  a  toutes  les  qualités  qui 
manquent  aux  littérateurs  delà  génération  qui  s'éteint  :  il 
est  simple  et  pur,  il  est  châtié,  sobre  et  énergique.  Malheu- 
reusement pour  le  lecteur  non  parisien,  il  est  rempli  de 
portraits  et  d'allusions  qu'il  est  difficile  de  comprendre  à 
Alger... 

Ma  pauvre  Frédérique  a  maintenant  tout  l'ennui  de  la 
publication  de  son  œuvre,  bien  plus  pénible  que  la  compo- 
sition. Ce  supplice  durera  probablement  jusqu'au  mois  de 
février  prochain.  Cependant  nous  n'abandonnons  pas  pour 
cela  notre  chère  Venise,  et  la  plupart  des  articles  que  vous 
avez  pu  lire  dans  les  journaux  libéraux  sur  ce  malheureux 
pays,  sortent  de  notre  fabrique. 

Vous  avez  pu  voir  passer  devant  Alger  l'archiduc  Maxi- 
milien,  que  son  aimable  frère  TEmpereur  François-Joseph 
envoie  en  exil,  parce  qu'il  s'est  montré  plus  humain,  plus 
libéral  et  plus  sensé  qu'il  n'appartient  à  un  archiduc.  Sa 
jeune  femme  n'a  pas  voulu  quitter  son  mari,  et  la  voilà  sil- 
lonnant les  mers  par  les  temps  les  plus  affreux  de  Tannée. 


HU1TIÈ:^E   partie    (1857   A    1864).  653 

Je  plains  cette  charmante  princesse  ;  mais  ce  qui  est  encore 
plus  digne  de  pitié,  ce  sont  les  Vénitiens  torturés,  pressu- 
rés, spoliés  par  un  monarque  insensé,  qui  se  croit,  dans  sa 
folie,  destiné  à  rétablir  Tempire  de  Charlemagne.  Quand  on 
sait  ce  qui  se  passe  à  Venise,  à  Naples  et  à  Rome,  et  tout 
ce  qui  se  passait  naguère  à  Parme  et  à  Modène,  on  est  tenté 
de  s'écrier  avec  Voltaire  : 

A  quels  monstres,  grands  dieux  !  livrez-vous  l'univers  I 

Je  viens  de  me  faire  lire  cette  dictée.  Tudieu  !  quelle 
tartine  peu  intéressante  pour  vous  !  Cependant  il  faut  que 
vous  l'avaliez,  mais  il  faut  aussi  que  je  finisse.  Adieu  donc. 
Madame  et  très  chère  amie.  Je  baise  vos  blanches  mains  et 
même  vos  joues  vermeilles.  C'est  le  privilège  de  mon  âge. 


Au  général  Garibaldi, 

Paris,  25  novembre  1859. 

Mon  cher  général,  je  vous  envoie  ci-joint  ma  petite 
offrande  pour  la  souscription  du  million  de  fusils;  j'y  joins 

» 

celle  d'un  pauvre  Vénitien  qui  gagne  péniblement  sa  vie  à 
Paris. 

J'aurais  voulu  dès  le  premier  jour  répondre  à  votre  appel  ; 
mais  plusieurs  de  nos  amis  m'ont  persuadé  d'attendre,  afin 
de  joindre  mon  nom  et  ma  petite  contribution  |l  la  souscrip- 
tion qu'ils  se  proposaient  d'ouvrir;  ils  pensaient  que  cela 
valait  mieux  pour  la  cause.  Je  n'entrerai  pas  dans  le  détail  ^ 
pénible  des  entraves  apportées  tout  d'abord  à  ce  projet  et 
qui  l'empêchèrent  d'aboutir.  Je  pense  que  chacun  des  sous- 
cripteurs déjà  réunis  aura,  comme|moi,  pris  le  parti  de  vous 
adresser  personnellement  son  offrande.  Je  serais  honteux 
de  vous  envoyer  une  aussi  faible  somme,  si  je  n'avais  une 
excuse  valable.  C'est  le  sort  de  Venise  et  celui  des  nom- 


654  VIE   DE   PLANAT. 

breux  émigrés  de  cette  malheureuse  province  qui  me  navre 
le  cœur  et  me  préoccupe  entièrement.  Je  suis  résolu  à  leur 
consacrer  à  peu  près  tout  l'argent  dont  je  pourrai  disposer, 
et  j'avoue  que  je  me  serais  fait  scrupule  d'en  détourner 
même  cette  petite  somme,  si  je  ne  savais  que  cela  aussi  est 
un  moyen,  et  peut-être  le  meilleur,  de  venir  en  aide  à  la 
malheureuse  esclave,  à  laquelle  on  promit  la  liberté  et 
qu'on  laisse  mourir  maintenant  sous  le  fouet  d'un  maître 
avide  et  impitoyable*. 

A  M'^  (TA*'' {à  Munich). 

Paris,  15  décembre  1859. 

Rassurez-vous,  chère  sœur;  à  l'exception  de  ma  vue  qui 
se  perd  de  plus  en  plus,  ma  santé  se  soutient,  grâce  à  mille 
précautions.  Le  mois  de  décembre  a  été  rude  pour  les  santés 
débiles  ;  nous  avons  eu  pendant  cinq  ou  six  jours  un  froid 
si  vif  qu'on  pouvait  le  comparer  à  celui  de  la  retraite  de 
Russie  ou  de  l'année  du  retour  des  cendres.  Le  9,  il  a  gelé 
à  15  degrés,  et  je  me  suis  rappelé  qu'il  y  a  quarante-sept 
ans,  jour  pour  jour,  j'entrais  en  fuyard  dans  Wilna,  par 
30  degrés  de  froid,  ce  qui  n'était  pas  gai.  Cette  fois-ci,  j  ai 
fait  ma  retraite  de  Moscou  fort  commodément  au  coin  d'un 
bon  feu,  et  sans  sortir  de  ma  chambre.  Ma  femme  me  tient 
compagnie,  car  elle  est  devenue  presque  aussi  marmotte 
que  moi. 

1.  Ceux  qui  seraient  tentés  do  taxer  ces  paroles  d'exagération,  n*aiironi 
qu'à  relire  le  Times  de  cette  époque.  Ce  journal  constate  que  l'Autriche  en- 
tend se  Ycnger  sur  la  malheureuse  Vénétie,  dont  elle  connaît  la  haine,  de 
toutes  les  provinces  italiennes  qu'elle  a  perdues  :  «  Elle  lui  arrachera  une 
dent  par  jour,  ajoute  le  journal  anglais  avec  cette  espèce  de  cynisme  qui  loi 
est  particulier,  afin  de  la  faire  souffrir  plus  longtemps.  »  f.  p. 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   A   1864).  655 


A  la  même. 


Paris,  14  mars  1860. 


.Ma  chère  sœur,  vous  êtes  sans  contredit  une  excellente 
femme  et  une  mère  incomparable  ;  tout  le  monde  vous  rend 
cette  justice,  et  pour  cette  cause  chacun  vous  estime  et  vous 
respecte.  Mais,  quant  à  vos  idées  politiques,  c'est  une  autre 
paire  de  manches,  comme  disait  feu  M.  deTalleyrand.  Com- 
ment pouvez-vous  dire  «  qu'il  est  indifférent  pour  la  Véné- 
tie  d'être  gouvernée  par  un  prince  autrichien  ou  par  un 
prince  italien?  »  C'est  absolument  comme  si  vous  disiez  :  Il 
est  indifférent  que  la  Bavière  soit  gouvernée  par  un  prince 
français  ou  par  un  prince  allemand,  et  que  son  territoire 
soit  occupé  par  des  troupes  françaises  au  lieu  de  l'être  par 
des  troupes  allemandes.  Et  puis,  comment  ne  comprenez- 
vous  pas  que  l'Italie,  morcelée,  torturée,  pressurée  depuis 
des  siècles  par  l'étranger  (Français  ou  Autrichiens,  peu  im- 
porte), cherche  avec  ardeur  à  réunir  ses  membres  épars 
pour  former  un  corps  politique  indépendant  et  national,  sous 
le  sceptre  du  seul  prince  italien  qui  soit  populaire  en  Italie, 
et  dont  le  royaume  ait  une  constitution  telle  que  l'exigent 
les  temps  où  nous  vivons  ?  Ne  soyez  donc  pas  surprise  que 
la  Vénétie,  aujourd'hui  si  cruellement  opprimée  par  l'Au- 
triche, fasse  tous  ses  efforts  pour  se  réunir  au  noyau  de  la 
nation  italienne  qui  commence  à  se  former  et  qui  doit  s'é- 
tendre de  plus  en  plus,  afin  d'être  en  état  de  pouvoir  résis- 
ter un  jour  et  de  former  enfin  un  corps  de  nation  qui  puisse 
prendre  sa  place  au  milieu  des  puissances  vraiment  grandes 
et  indépendantes  de  l'Europe.  L'entreprise  est  hardie  et  pé- 
rilleuse, mais  elle  est  digne  de  ce  grand  et  admirable  peu- 
ple, qui  a  été  l'initiateur  de  toute  l'Europe  en  fait  de  civi- 
lisation, et  qui  vient  de  prouver  par  sa  sagesse,  sa  prudence 


636  VIE   DE   PLANAT. 

et  sa  persévérance,  qu'il  est  aujourd'hui  le  peuple  le  plus 
mûr  pour  la  liberté,  puisque,  abandonné  à  lui-même  dans 
les  duchés  et  dans  l'Italie  centrale  pendant  plus  de  dix  mois, 
il  a  su  en  user  avec  calme  et  sans  aucun  désordre.  Je  ne 
crois  pas  que  l'histoire  offre  rien  de  plus  admirable.  Je 
pourrais  vous  en  écrire  plus  long  sur  ce  chapitre,  mais  c'en 
est  assez,  je  crois,  pour  vous  indiquer  ce  qui,  selon  moi,  est 
justice  et  vérité. 


^il/"«Z)*"(d  Alger). 

Paris,  18  mars  1860. 

Je  puis  vous  assurer  que  si  notre  jeune  ami  Lanfrey  s'est 
peint  dans  son  ouvrage,  c'est  bien  involontairement.  Il  est 
bien  difficile  qu'il  en  soit  autrement  dans  un  ouvrage  où 
l'on  exprime  ses  propres  sentiments,  en  les  prêtant  à  un 
personnage  imaginaire.  Il  est  aujourd'hui  très  absorbé  par 
un  ouvrage  d'un  autre  genre  :  c'est  V Histoire  des  papes, 
sujet  brûlant  et  palpitant  s'il  en  fut  jamais.  Ce  travail  est 
d'autant  plus  difficile  qu'il  est  obligé  de  le  concentrer  en  un 
seul  volume. 

Ma  femme  travaille  avec  plus  d'ardeur  que  jamais  à  son 
œuvre,  mais  plus  elle  avance  et  plus  le  terme  paraît  s'éloi- 
gner; elle  fait  tous  les  jours  de  nouvelles  découvertes;  elle 
ajoute,  elle  retranche,  enfin  c'est  à  n'en  pas  finir. 


AM'^^d'A**'  [à  Munich). 

Paris,  4  mai  1860. 

J'espère,  chère  sœur,  que  les  impertinences  de  ma  der- 
nière lettre  ne  vous  ont  pas  trop  fâchée?  Vous  savez,  du 


HUITIÈME   PARTIE    (1857   A   1864).  657 

reste,  que  les  vieillards  ont  le  privilège  de  pouvoir  dire 
impunément  des  sottises  à  tout  le  monde  sans  que  Ton  s'en 
formalise.  D'ailleurs,  je  mérite  plus  que  jamais,  non  seu- 
lement votre  indulgence,  mais  aussi  votre  pitié;  car  à  tous 
mes  maux  est  venue  se  joindre  une  sciatiquedont  je  souffre 
depuis  quatre  jours.  Je  ne  la  connaissais  pas  jusqu'à  pré- 
sent, et  je  vous  avoue  que  c'est  une  connaissance  des  plus 
insupportables. 

Avant  ces  accidents,  j'avais  été  pendant  quinze  jours 
dans  des  inquiétudes  mortelles,  à  cause  de  ma  femme;  elle 
s'est  tellement  fatigué  la  vue  cet  hiver  qu'elle  s'est  attiré 
une  inflammation  très  grave  de  l'œil  droit.  Heureusement 
le  mal  a  été  pris  à  temps,  et  aujourd'hui  elle  est  en  pleine 
convalescence.  Elle  est,  comme  moi,  punie  par  où  elle  a 
péché,  mais  j'espère  que  ce  ne  sera  pas  aussi  sévèrement. 

A  M"^^  D***  {à  Alger), 

Paris,  28  avril  1860. 

Madame,  vous  méritez  assurément  une  place  distinguée 
parmi  les  plus  aimables  chroniqueurs.  Je  vous  avoue  que 
j'ai  été  furieusement  tenté  de  faire  de  votre  lettre  un  char^ 
mant  feuilleton.  Votre  portrait  du  général  Yousouf  est  un 
chef-d'œuvre  qui  peut  soutenir  le  parallèle  avec  les  portraits 
de  Saint-Simon.  J'ai  été  arrêté  dans  ce  projet  de  la  manière 
la  plus  triste.  A  force  de  travailler  tous  les  soirs  à  la  lueur 
éclatante  d'une  lampe  Carcel,  et  souvent  jusqu'à  une  heure 
du  matin,  ma  femme  s'est  attiré  une  inflammation  de  l'œil, 
inflammation  si  intense  qu'elle  pénétrait  jusqu'à  la  rétine. 
Vous  jugez  de  mes  transes  et  de  mes  inquiétudes,  en  face  de 
cette  perspective  d'un  ménage  de  deux  aveugles!  Mais, 
grâce  à  Dieu  et  à  des  soins  assidus,  l'inflammation  s'est 
dissipée  en  huit  jours;  mais  l'œil  est  resté  plus  faible  et 

42 


658  VIE   DE   PLANAT. 

demande  beaucoup  de  ménagement.  De  mon  côté^  il  me 
faudra  passer  le  reste  de  mes  jours  dans  un  clair-obscur 
on  ne  peut  plus  insupportable  et  qui  m'expose  à  une  foule 
d'accidents.  Je  me  heurte  partout,  je  fais  des  chutes,  je 
casse  tout;  enfin,  il  me  semble  que  je  tombe  en  enfance. 
Dans  le  fait,  je  suis  persuadé  que  Thomme,  à  cinquante  ans, 
est  parvenu,  par  Texpérience  et  la  réflexion,  à  Tapogée  de 
son  développement  intellectuel,  et  qu'une  fois  arrivé  à  ce 
sommet,  il  redescend  la  pente  qu'il  avait  si  péniblement 
gravie.  Dans  cette  marche  rétrograde,  ses  premiers  pas  sont 
lents;  il  se  retourne  souvent  et  s'arrête  comme  pour  obser- 
ver le  point  culminant;  mais  plus  il  descend,  plus  sa  marche 
devient  rapide,  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  enfin  au  point  d'où 
il  était  parti,  c'est-à-dire  à  l'enfance.  Je  crois  que  j'en  suis 
bientôt  là,  et  je  vous  avoue  que  je  n'ai  pas  le  courage  d'en 
prendre  gaiement  mon  parti.  Je  sais  bien  qu'on  nous  parle 
souvent  des  gens  qui  ont  conservé  leurs  facultés  jusqu'à 
leur  dernière  heure;  mais  ce  sont  de  rares  exceptions,  et 
d'ailleurs  les  articles  nécrologiques  sont  presque  tous  men- 
songes. 

Mais  parlons  de  choses  moins  lugubres.  Vous  avez  sans 
doute  entendu  parler  du  bal  de  la  duchesse  d'Albe,  sœur  de 
l'impératrice?  Il  parait  que  cette  fête  a  été  des  plus  décol- 
letées, s'il  faut  en  croire  les  récits  de  quelques  invités  trop 
pudibonds...  Quant  à  moi,  j'ai  peine  à  croire  à  ces  excen- 
tricités plus  que  régence  ! 

On  s'amuse  aussi  beaucoup  de  l'étrange  résolution  du 
général  Lamoricière  *  ;  les  bons  mots  et  les  calembours  ne 
lui  sont  pas  épargnés  ;  on  dit  que  les  ultramontains  l'ont 
envoyé  à  Rome  comme  soupape;  on  dit  encore  que  le  pape 
veut  prononcer  son  divorce,  afin  de  le  nommer  cardinal-dia- 
cre, etc.  Je  n'insiste  pas  sur  ce  chapitre,  parce  qu'il  m'afflige. 

1 .  Il  venait  de  prendre  le  commandement  de  Tarmée  pontificale.  F.  p. 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   A   1864).  659 

L.  Planai  reçut,  à  peu  de  jours  de  là,  trois  lettres  intéres- 
santes que  nous  allons  reproduire  :  Tune  de  Garibaldi,  alors  sur 
le  point  de  partirpour  son  expédition  de  Sicile;  les  deux  autres  de 
Georges  Manin  et  d'une  de  ses  cousines,  M"«  B***,  Vénitienne  et 
exilée,  elle  aussi.  Celles  de  Garibaldi  et  de  M"*  B***  sont  écrites 
en  français,  celle  de  Georges  Manin  en  italien.  Nous  rappellerons 
que  la  cession  de  Nice,  déjà  arrêtée,  ne  devint  un  fait  accompli 
que  le  12  juin  suivant. 

Gênes,  27  avril  1880. 

Mon  bien  cher  Planât,  vous  savez,  je  vous  aime  bieni  et  vous  avez 
grande  raison  d'ôtre  aimé  de  moi,  non  pas  pour  les  beaux  présents 
que  j'ai  reçus  de  vous,  mais  parce  que  j*ai  découvert  en  vous  un  cœur 
vraiment  français,  vraiment  parisien. 

Votre  bon  souvenir,  toujours  cher  à  mon  cœur,  me  procure  dans 
ce  moment  l'occasion  de  vous  manifester  quelque  chose  qui  aurait 
été  peut-être  inconnu,  et  qu'il  m'intéresse  que  vous  sachiez, ainsi  que 
vos  braves  compatriotes.  Dans  la  cession  de  Nice  à  la  France,  mal- 
adroitement stipulée  et  conclue  entre  l'Empereur  et  Cavour,  on 
a  vu  du  ressentiment  de  ma  part.  Et  c'était  naturel  quand  un  homme 
qui,  comme  moi,  a  consacré  toute  sa  vie  à  la  cause  de  son  pays,  se 
trouve  tout  à  coup  (par  une  intrigue  diplomatique  qui  ne  profitera  à 
personne,  comme  vous  le  verrez  dans  la  suite),  se  trouve,  dis-je,  déna- 
turalisé et  jeté  dans  les  rangs  d'une  nation  qui  certainement  n'a  pas 
besoin  de  lui. 

Bien,  {sic)  mon  ressentiment  sera  trouvé  très  naturel  par  les 
hommes  de  bon  sens  de  toutes  les  nations.  Mais,  comme  je  ne  man- 
que pas  d'ennemis,  ces  ennemis  trouveront  et  prouveront  que  je 
suis  ennemi  de  la  France ,  ce  qui  n'est  pas  vrai  du  tout  ;  mais  bien 
ennemi  d'une  politique  qui  ne  peut  avoir  d'autre  résultat  que  d'exci- 
ter des  antipathies  entre  deux  nations,  appelées  par  tant  de  raisons 
à  marcher  dans  la  voie  politique  comme  deux  sœurs.  Voilà  une 
explication  que  je  suis  enchanté  de  pouvoir  vous  faire,  pour  vous 
prouver  que  je  suis  l'ami  d'une  nation  à  qui  nous  devons  tant  et  qui 
possède  des  hommes  comme  vous.  Avec  affection  je  suis  votre  dévoué 

GARIBALDI. 

Georges  Manin,  qui  venait  de  donner  sa  démission  de  capitaine 
de  l'armée  régulière  pour  suivre  Garibaldi,  et  qui,  contrairement 
à  ses  habitudes,  n'avait  pas  écrit  depuis  longtemps  à  M.  et 
M"'  Planât,  leur  annonçait  sa  résolution  en  ces  termes  : 


«60  VIE   DE   PLANAT. 

• 

Gênes,  5  mai  1860.  —  Je  pars  dans  quelques  heures;  je  vais  en  Si- 
cile avec  Texpédition  do  Garibaldi,  expédition  téméraire  dont  sans^ 
doute  peu  d'entre  nous  reviendront.  Il  ne  m'a  pas  fallu  moins  que  ce 
motif  pour  oser  vous  écrire  après  une  si  longue  interruption.  Chose 
à  peine  croyable,  et  vraie  pourtant  I  après  avoir  lu  le  volume  de  do- 
cuments que  vous  m'avez  envoyé,  j'osais  moins  encore  qu'auparavant 
TOUS  adresser  la  parole,  tant  je  me  trouvais  coupable,  ingrat,  indigne 
de  pardon.  Jamais  histoire  ni  historien,  quel  qu'il  fût,  n'aurait  pu 
faire  connaître  les  événements  de  Venise,  le  caractère  de  mon  père 
et,  il  faut  le  dire,  celui  de  tous  les  Vénitiens,  comme  le  font  ces  do- 
cuments, ainsi  choisis,  ainsi  annotés!... 

Donc,  je  pars.  Je  crois  que  le  sort  de  l'Italie  se  décidera  en  Sicile. 
Le  moment  est  arrivé  où  l'Italie  doit  réellement  agir  par  elle-même; 
mais  elle  a  besoin  pour  cela  de  toutes  ses  ressources.  Si  nous  avons 
avec  nous  l'armée  napolitaine,  nous  pourrons  lutter  et  peut-être  vain- 
cre; sinon,  nous  serons  écrasés;  car  je  ne  pense  pas  que  la  France 
descendrait  une  seconde  fois  en  Italie  pour  faire  une  guerre  désinté- 
ressée! Pardonnez  cette  parole  amèrc;  mais  lorsque  je  songe  au  sort 
de  mon  malheureux  pays,  j'ai  le  cœur  déchiré  et  peut-être  suis-je 
injuste.  Quoi  qu'il  en  soit,  pardonnez-moi.  J'ai  peine  moi-même  par- 
fois à  me  comprendre  ;  outre  l'affliction,  il  y  avait  en  moi  comme  un 
sentiment  de  honte  de  n'avoir  rien  fait  pour  mon  pays  dans  la  der- 
nière campagne,  bien  que  ma  conscience  ne  me  reprochât  rien.  Cette 
fois,  j'espère  me  dédommager.  Je  sens  que  mon  père  approuverait  ma 
conduite,  cela  me  rend  du  calme  et  me  fera  supporter  mon  sort,  quel 
qu'il  soit. 

En  quittant  la  vie,  je  n'aurai  qu'un  regret,  c'est  de  laisser  derrière 
moi  mon  pauvre  frère  d'armes  B***,  auquel  je  suis  utile.  Je  vous  le 
recommande.  Le  temps  me  presse,  adieu!  Recevez  Texpression  de  ma 
vive  reconnaissance,  d'une  afTection  qui  ne  s'est  jamais  affaiblie,  et 
pensez  quelquefois  à  votre  Georges. 

Voici  maintenant  la  lettre  de  M"«  B***  : 

Gènes,  6  mai  4860.  — Dans  les  moments  solennels  qui  ont  précédé 
son  départ,  Georges  nous  a  parlé  de  sa  famille,  de  sa  sœur,  de  son 
père  et  de  vous,  de  vous  dont  le  souvenir  est  si  intimement  lié  à  ces 
chères  mémoires,  qu'on  ne  peut  plus  les  évoquer  l'une  sans  l'autre, 
et  tout  cela  m'a  si  profondément  remué  l'âme  que  je  me  suis  senti  le 
courage  de  vous  écrire...  Il  est  parti!  Déjà  il  y  a  une  semaine,  il  était 
arrivé  à  l'improviste  croyant  que  lexpédition  aurait  lieu  plus  tôt;  mais 
on  avait  de  mauvaises  nouvelles  alors.  Pourtant  il  exigea  de  Gari- 
baldi  la  promossc  qu*on  ne  partirait  pas  sans  l'avertir.  Hier,  à  midi, 
il  est  revenu.  Comme  beaucoup  de  personnes  traitaient  cette  expôdi- 


HUITIÈME   PARTIE    (i857   A    i864).  66i 

tion  de  folie,  disant  que  Garibaldi  lui-môme  n'y  avait  consenti  que 
malgré  lui  et  qu'il  doutait  du  succès,  mon  père  est  allé  voir  le  géné- 
ral et  lui  a  demandé  ce  qu'il  en  pensait,  quoique  Georges  fût  décidé 
à  partir  de  toute  façon.  Mais  Garibaldi,  au  contraire,  était  enthou- 
siasmé et  plein  de  foi  dans  son  entreprise;  il  dit  «  qu'il  emmenait 
son  fils  ;  que  s'il  en  avait  dix,  il  les  emmènerait  tous  ;  qu'il  avait  reçu 
une  foule  de  demandes  des  officiers  de  l'armée,  qu'il  les  avait  toutes 
refusées,  mais  qu'il  ne  pouvait  refuser  le  fils  de  Manin  et  qu'il  le  gar- 
derait près  de  lui.  C'était  une  scène  profondément  émouvante.  Ils  se 
sont  réunis  par  une  magnifique  nuit  dans  une  villa  au  bord  de  la 
mer,  à  quelques  lieues  de  Gênes;  on  dit  qu'ils  étaient  environ  deux 
mille  *.  Ce  que  mon  père  et  mon  mari  m'ont  dit,  c'est  que  toutes  les 
allées  de  l'immense  jardin  étaient  remplies  dégroupes  de  volontaires 
qui  descendaient  à  la  plage,  portant  des  faisceaux  de  fusils,  des 
caisses  do  munitions  qu'ils  embarquaient  pour  les  porter  aux  paque- 
bots qui  attendaient  au  large;  et  tout  cela  sans  dire  un  mot.  Il  n'y 
avait  que  des  mots  murmurés  à  l'oreille  dans  cette  foule;  tout  le 
monde  était  sérieux;  pas  de  cris,  pas  de  vivats,  pas  d'enthou- 
siasme de  parade ,  mais  une  conviction  profonde.  Ils  étaient  admi- 
rables. 

Ils  ont  deux  gros  paquebots;  un  autre,  qui  partira  de  Livourne, 
les  rejoindra  dans  un  petit  port  de  la  Sardaigne.  Là,  Garibaldi  don- 
nera ses  ordres.  Il  doit  avoir  dans  la  tête  quelque  magnifique  projet 
qu'il  n'a  encore  dévoilé  à  personne,  car  il  était  exultant.  Ils  sont 
partis  ce  matin  à  trois  heures,  par  une  mer  magnifique. 

Vous  pouvez  penser  notre  anxiété,  notre  agitation,  nos  craintes. 
Pauvre  Georges!  il  fait  son  devoir  et  nous  n'aurions  pas  voulu  le 
retenir.  Mais  le  malheurj'qui  a  toujours  si  cruellement  sévi  sur  sa 
famille  me  fait  trembler  pour  lui.  C'est  une  entreprise  dangereuse 
et  généreuse  au  possible!  Que  Dieu  les  protège  !  Qui  sait  quand  nous 
en  aurons  des  nouvelles? 

Ni  Garibaldi  ni  son  entourage  ne  se  faisaient  illusion  sur  le 
danger  extrême  de  cette  expédition.  La  Sicile,  insurgée  depuis 
le  4  avril  et  toujours  frémissante,  était  alors  occupée  par  une 
armée  napolitaine  de  cinquante  mille  hommes,  et  ses  côtes 
étaient  gardées  par  de  nombreux  bâtiments  de  guerre.  «  Je  sais, 
écrivit  Garibaldi  le  matin  du  départ  à  Victor-Emmanuel,  que  je 
m'embarque  dans  une  entreprise  dangereuse.  Si  nous  échouons, 
j'espère  que  l'Italie  et  l'Europe  n'oublieront  pas  que  cette  entre- 

1.  Ils  étaient  1  085.  f.  p. 


662  VIE  DE   PLANAT. 

prise  a  été  décidée  par  des  motifs  purs  de  tout  égoïsme  et  en- 
tièrement patriotiques.  Si  nous  réussissons,  je  serai  Oer  d'orner 
la  couronne  de  V.  M.  de  ce  nouveau  joyau.  » 

Nous  rappellerons  ici  d'une  manière  sommaire  les  faits,  d'ail- 
leurs si  connus,  de  cette  expédition.  Débarqué  à  Marsala  le  11, 
vainqueur  à  Calatafimi  le  15,  Garibaldi  entra  le  27  mai  à  quatre 
heures  du  matin  dans  Palerme  qui,  malgré  la  présence  de  trente 
mille  hommes  de  troupes,  se  souleva  immédiatement  et  se  cou- 
vrit de  barricades.  Le  général  napolitain  Lanza,  après  avoir  bom- 
bardé et  incendié  la  ville  pendant  trois  jours  consécutifs,  se 
trouvant  cerné  et  privé  de  vivres,  fut  forcé  de  demander  un  ar- 
mistice qui  se  termina  par  l'évacuation  complète  de  Palerme 
par  les  troupes  royales.  Deux  mois  plus  tard,  il  en  était  de  même 
de  Messine,  de  Syracuse,  de  la  Sicile  entière.  Garibaldi  alors 
passa  le  détroit  pour  marcher  à  la  conquête  de  Naples,  où 
Georges  Manin  ne  put  le  suivre  tout  d'abord  ;  car,  blessé  une 
première  fois  à  Calatafimi,  il  fut  atteint  de  nouveau  à  Palerme 
d'une  balle  qui  se  logea  dans  le  pied,  blessure  grave  dont  il 
faillit  mourir. 

F.  p. 


A  M.  le  marquis  Pallavicino. 

Paris,  29  mai  1860. 

Vous  devez  être  étonné  de  n'avoir  pas  reçu  ma  réponse  à 
votre  gracieuse  lettre  du  10  de  ce  mois.  J'ai  été  entière- 
ment absorbé  par  la  souscription  Garibaldi,  ce  qui  ma 
occasionné  une  grande  fatigue,  car  j'ai  76  ans,  je  suis  acca- 
blé d'infirmités,  et  presque  entièrement  aveugle.  Je  ne  vis 
plus  que  par  le  cœur,  et  ce  cœur  est  entièrement  dévoué  à 
la  cause  de  Tindépendance  italienne.  Ce  qui  est  pour  nous 
un  perpétuel  sujet  de  douleur,  c'est  la  position  actuelle  de 
la  pauvre  Vénétie.  Il  nous  parait  toujours  qu'une  si  cruelle 
oppression  ne  saurait  durer,  et  pourtant  le  temps  marche 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   A    i864).  663 

et  il  n'amène  rien  pour  ce  malheureux  pays,  si  ce  n'est 
un  redoublement  de  rage  de  la  part  de  ses  oppresseurs. 

Je  vois  avec  peine,  par  les  journaux  de  Milan  et  par  les 
discussions  du  parlement  italien,  qu'il  se  forme  une  oppo- 
sition sérieuse  contre  le  ministère  de  M.  de  Cavour,  oppo- 
sition qui,  ayant  pour  chef  Ratazzi,  me  semble  être  un 
danger  et  une  cause  d'affaiblissement  pour  le  gouverne- 
ment qui  a  tant  besoin  de  toutes  les  forces  intellectuelles  et 
matérielles  de  l'Italie,  pour  triompher  des  obstacles  et  des 
difficultés  qu'il  rencontre  de  tous  côtés.  Assurément,  il 
n'appartient  pas  à  un  Français  de  donner  des  conseils  aux 
Italiens;  mais,  sans  avoir  cette  prétention,  je  puis  bien 
désirer  qu'ils  suivent  les  exhortations  de  notre  Manin  qui 
leur  prêchait  si  souvent  la  paix  et  la  concorde,  et  qu'ils 
aient  confiance  dans  le  seul  homme  qui  me  paraisse  capable 
de  mener  à  bonne  fin  Tœuvre  de  l'unité  italienne. 

Nous  sommes,  comme  vous,  bien  inquiets  sur  le  sort  du 
général  Garibaldi  et  des  braves  gens  qui  l'accompagnent, 
d'autant  plus  qu'il  a  emmené  avec  lui  le  fils  de  Manin  que 
nous  regardons  comme  notre  enfant  depuis  qu'il  n'a  plus 
de  père.  Pourtant  aujourd'hui  les  choses  paraissent  prendre 
une  tournure  favorable  à  l'entreprise  audacieuse  du  héros 
de  Côme  et  de  Varèse.  Peut-être,  au  moment  où  je  vous 
écris,  le  drapeau  italien  est-il  arboré  sur  les  murs  de  .Pa- 
ïenne. J'en  ai  comme  un  pressentiment,  qui  n'est  peut-être 
que  Tardent  désir  de  voir  ce  fait  réalisé. 

A  Georges  Manin  {à  Palerme). 

Paris,  11  juin  1860. 

Nous  savons  que  vous  avez  été  blessé  deux  fois,  à  Cala- 
tafimi  et  à  Palerme;  on  nous  dit  que  la  dernière  blessure 
est  grave.  Vous  jugez  de  notre  inquiétude.  Hâtez- vous  donc 


661  VIE   DE   PLANAT. 

do  nous  rassurer,  et  si  vous  ne  pouvez  écrire  vous-même, 
veuillez  charger  de  ce  soin  un  de  vos  camarades.  Je  n  ai 
pas  besoin  de  vous  dire  avec  quel  intérêt  et  quelle  anxiété 
nous  avons  suivi  toutes  les  phases  de  votre  glorieuse  expé- 
dition, à  travers  les  récits  confus  et  contradictoires  qui 
nous  arrivaient.  Dans  les  premiers  jours,  les  bulletins 
envoyés  de  Naples  nous  avaient  fort  alarmés  ;  mais  on  a 
bien  vite  reconnu  qu'ils  étaient  tous  mensongers. 

Je  n'écris  pas  au  général  Garibaldi  pour  ne  pas  l'impor- 
tuner au  milieu  des  graves  occupations  qui  doivent  l'absor- 
ber. Dites-lui  seulement  que  j'ai  reçu  en  son  temps  sa  lettre 
du  27  avril.  Les  événements  de  la  Sicile  occupent  aujour- 
d'hui tous  les  esprits  et  remuent  tous  les  cœurs.  Tout 
s'efface  devant  les  actions  héroïques  de  Garibaldi  et  de  ses 
braves  compagnons;  les  plus  grandes  affaires  politiques 
n'intéressent  plus  personne,  et  Ton  ne  cherche  dans  les  jour- 
naux que  ce  qui  a  rapport  à  la  Sicile. 

A  Madame  Z)***  {à  Alger). 

Paris,  22  juin  1860. 

Nous  avons  eu  pendant  un  mois  M™*  Ristori  et  ses  déli- 
cieux enfants,  que  vous  auriez  eu  plaisir  à  voir.  Vous 
savez  qu'elle  est  Italienne  et  garibaldienne  à  un  hautdegré, 
ce  qui  l'a  exposée  à  entendre  des  choses  assez  désagréables 
dans  le  grand  monde,  hostile  à  l'Italie.  A  la  fin,  elle  a 
perdu  patience  ;  la  veille  de  son  départ,  elle  était  en  soirée 
chez  M'"^  Mohl.  Au  milieu  d'une  conversation  animée  où 
chacun  évitait  de  parler  politique,  entre  M"®  de  X^**  qui, 
sans  égard  pour  la  présence  de  M"®  Ristori,  se  met  à  débla- 
térer contre  les  Italiens  et  leurs  partisans.  «  En  vérité,  dit- 
elle,  ces  Parisiens  sont  inconcevables;  il  faut  qu'ils  aient 
perdu  le  sens,  avec  leur  enthousiasme  pour  cette  canaille 


HUITIÈME   PARTIE   {1857    A    1864).  665 

de  Garibaldi.  »  A  cette  apostrophe,  M""'  Ristori  se  lève 
furieuse,  et  avec  sa  physionomie  de  Médée^  elle  va  droit  à 
M"*®  de  X***,  lui  saisit  le  bras,  et  lui  dit  de  sa  voix  vibrante  : 
«  Madame,  ce  sont  ceux  qui  tiennent  un  pareil  langage  qui 
sont...  »  Vous  jugez  de  la  stupeur  et  de  Teffroi!  M"*®  Mohl 
se  jette  entre  deux,  et  tout  le  monde  s'empresse  autour  do 
M"*'  Ristori  pour  l'apaiser  et  la  reconduire  à  son  fauteuil. 
Pendant  ce  temps.  M™*  de  X***  avait  quitté  le  salon  ;  M*"°  Ris- 
tori reprit  sa  sérénité,  fit  ses  excuses  à  M™®  Mohl,  et  comme 
à  peu  près  tout  le  monde  trouvait  qu'elle  avait  raison,  le 
reste  de  la  soirée  se  passa  gaiement*. 


A  M,  Haviriy  directeur  politique  du  Siècle. 

Paris,  20  juillet  1860. 

Monsieur,  à  l'occasion  d'ime  lettre  dont  l'authenticité  a 
été  contestée,  on  s'efforce  de  divers  côtés  de  représenter  le 
général  Garibaldi  comme  un  ennemi  de  la  France.  Dans 
cette  circonstance,  je  croisqu'il  est  de  mon  devoir  de  publier 


1.  La  célèbre  tragédienne  Ristori,  devenue  par  son  mariage  marquise 
Capranica,  femme  et  mère  irréprochable,  d'une  beauté  merTcilleuse,  avait 
vu,  à  son  arrivée  à  Paris,  les  salons  les  plus  aristocratiques  se  disputer 
l'honneur  de  la  recevoir.  Mais  elle  refusa  absolument  d'y  retourner  après  la 
scène  décrite  plus  haut,  ne  voulant  pas  s'exposer,  disait-elle,  à  entendre  in- 
sulter son  pays. 

Le  refus  des  provinces  italiennes  de  reprendre  leurs  archiducs,  et  surtout 
les  succès  de  Garibaldi,  avaient  porté  à  son  comble  l'irritation  de  la  haute 
société  parisienne  et  en  avaient  banni  toute  courtoisie.  L*entrevue  qui,  à  la 
mémo  époque,  devait  avoir  lieu  à  Tœplitz,  entre  l'empereur  d'Autriche,  l'em- 
pereur de  Russie  et  le  roi  de  Prusse,  inspira  à  L.  Planât  les  réflexions  sui- 
vantes : 

«  Toutes  les  fois  que  les  souverains  du  Nord  s'assemblent,  on  peut  être  sûr 
d'avance  que  c'est  pour  conspirer  contre  la  liberté  des  peuples,  et  pour  don- 
ner de  nouvelles  forces  à  l'absolutisme,  sous  prétexte  de  combattre  l'esprit 
révolutionnaire. 

M  L'esprit  révolutionnaiije,  comme  le  socialisme,  échappe  à  toute  définition 
précise;  il  n'en  est  que  plus  effrayant  pour  les  masses,  comme  tout  ce  qui  est 


666  VIE   DE   PLANAT. 

une  lettre  qu'il  m'a  écrite  le  27  avril,  peu  de  jours  avant 
son  départ  pour  la  Sicile,  et  que  je  m'étais  borné  à  commu- 
niquer à  quelques  amis.  A  la  date  de  cette  lettre^  la  cession 
de  Nice  à  la  France  était  un  fait  déjà  certain,  et  en  même 
temps  un  fait  non  encore  accompli.  Sans  aucun  doute,  c'est 
le  moment  où  la  douleur  fort  naturelle  du  général  Garibaldi 
de  voir  sa  ville  natale  cesser  d'être  italienne  devait  èire  la 
plus  vive.  Eh  bien,  c'est  dans  ce  moment  même  qu'il  a 
tenu  à  protester  de  son  affection  et  de  sa  reconnaissance 
envers  la  France.  Quand  un  homme  aussi  loyal  que  le  géné- 
ral Garibaldi  exprime  de  pareils  sentiments,  je  crois  qu'il 
n'est  permis  à  personne  de  mettre  en  doute  leur  sincériié. 
Veuillez,  Monsieur,  agréer,  etc*. 

A  Georges  Manin  {à  Palerme). 

Paris,  7  août  1860. 

Nous  avons  eu  le  grand  plaisir  d'embrasser  hier  soir 
votre  cher  B***,  venant  tout  droit  de  Palerme,  et  qui  nous  a 
donné  de  vous  les  meilleures  nouvelles;  il  nous  a  fait  espé- 

mystérieux.  On  se  rappelle  que  du  temps  de  la  Restauration,  c*était  le  mot 
jacobin  qui  servait  d'épouvantail.  Tout  homme  sensé  qui  aspirait  à  la  réforme 
des  abus  et  s\  Tapplication  des  grands  principes  de  89  était  réputé  jacobin. 
Le  roi  Louis  XVIII  lui-même,  quoique  fort  peu  libéral,  n'échappait  pas  à  ce 
sobriquet  ;  à  plus  forte  raison,  les  hommes  tels  que  MM.  Guizot.  RojeivCoUard 
et  autres  ;  car  les  partisans  du  droit  divin  n'admettent,  en  fait  de  tendances 
démocratiques,  aucune  différence  entre  les  hommes  que  je  viens  de  nommer 
et  des  hommes  tels  que  Barbes  et  Blanqui.  Pour  eux  démocratie  et  démagogie 
sont  synonymes.  Ils  ne  reconnaissent  aucun  droit  aux  peuples  ;  mais  ils  lui 
reconnaissent  un  devoir  :  celui  de  l'obéissance  passive. 

«  A  l'époque  du  congrès  de  Paris,  Manin  disait  :  «  Jusqu'à  présent  les 
congrès  et  les  conférences  diplomatiques  n'ont  eu  d'autres  résultats  que  àt 
sacrifier  les  intérêts  des  peuples  aux  intérêts  des  princes.  Voici  la  première 
fois  qu'on  parait  vouloir  s'occuper  un  peu  de  rintérét  des  peuples.  L'honneur 
en  revient  à  la  France  et  à  l'Angleterre.  Il  faut  espérer  qu'avec  le  temps  on 
finira  par  reconnaître  que  l'intérêt  des  peuples  doit  passer  avant  tout.  « 

1.  Suit  la  lettre  de  Garibaldi  du  27  avril,  citée  plus  haut.  Voir  le  journal 
le  Siècle  du  21  juillet  1860.  f.  p. 


HUITIÈME   PARTIE   (1857    A    1864).  667 

rer  qu'à  la  fin  de  ce  mois  vous  seriez  en  état  de  reprendre 
votre  service. 

C***  m'a  envoyé  une  relation  du  combat  de  Melazzo.  D'a- 
près sa  description,  je  pense  que  Taffaire  a  été  fort  mal  con- 
duite. Beaucoup  d'hommes  ont  été  sacrifiés  inutilement, 
pour  avoir  manqué  à  Tune  des  règles  les  plus  simples  de  la 
tactique  qui  est  que,  lorsqu'on  a  devant  soi  un  ennemi 
retranché,  il  faut,  avant  de  l'attaquer  de  front,  essayer  de 
tourner  sa  position  ;  car  si  cette  manœuvre  réussit,  on  est 
sûr  que  l'ennemi,  craignant  de  perdre  sa  ligne  de  commu- 
nication, délogera  sans  qu'il  soit  besoin  de  tirer  un  coup  de 
fusil.  Cette  manœuvre  a  été  employée  en  effet  parle  général 
Garibaldi,  mais  trop  tard,  et  après  avoir  subi  inutilement 
une  perte  de  plus  de  mille  de  ses  meilleurs  combattants. 
Gardez  cette  critique  pour  vous.  Cette  affaire,  en  outre,  a 
eu  un  résultat  non  moins  fâcheux,  c'est  de  relever  le  moral 
des  troupes  napolitaines  ;  car  je  sais  que  Bosco  en  tire  vanité, 
et  non  sans  quelque  raison. 

Adieu,  mon  cher  et  bien  cher  Georges,  je  ne  vous  écris 
pas  de proprio  ptignOj  car  je  suis  plus  aveugle  que  jamais. 


A  Af™«  D***  [à  Alger). 

Paris,  9  août  1860. 

J'aurais  bien  des  reproches  à  me  faire  de  vous  avoir  négli- 
gée pendant  si  longtemps,  si  je  n'avais  une  excuse  malheu- 
reusement trop  bien  fondée.  Après  que  ma  femme  a  été 
remise  de  sonophthalmie,  cette  vilaine  maladie  s'est  portée 
de  nouveau  sur  moi  avec  un  redoublement  de  fureur  et  m'a 
occasionné  de  telles  souffrances  que  j'étais  incapable,  non 
seulement  de  m'occuper  de  quoi  que  ce  fût,  mais  encore 
de  mettre  la  moindre  suite  dans  mes  idées.  Je  ne  suis  pas 


668  VIE   DE   PLANAT. 

encore  tout  à  fait  rétabli;  mais  je  suis  pressé  de  m'acquitter 
de  mes  dettes. 

Dans  le  récit  que  je  vous  ai  fait  de  Taltercation  de 
M"*®  Ristori  avec  la  comtesse  de  X***  le  mot  de  canaille  vous 
a  scandalisée?  On  voit  bien  que  vous  n'êtes  pas  au  courant 
de  ce  qui  se  passe  dans  notre  Babylone  !  Apprenez  donc  que 
le  mot  canaille  est  aujourd'hui  très  bien  porté.  Les  grandes 
dames  du  noble  faubourg  ont  commencé  à  lui  donner  la 
vogue;  de  là,  il  est  passé  à  la  Ghaussée-d'Antin  dans  le 
monde  financier  et  surtout  à  la  Bourse  par  tous  les  ma- 
nieurs d'argent.  Il  a  même  cours  dans  les  antichambres 
impériales.  Quand  on  parle  de  Victor-Emmanuel,  de  Cavour 
et  de  Garibaldi,  on  ne  manque  jamais  d'ajouter:  «  C'est  une 
canaille.  »  Tous  ces  roquets,  en  soutane,  en  frac  ou  en  habit 
brodé,  en  peignoir  ou  en  robe  à  volants,  jappent  ce  vilain 
mot  contre  ces  trois  grandes  figures,  espérant  que  cela 
suffira  pour  les  renverser. 

16  aoiU.  —  Cette  lettre  a  été  subitement  interrompue  par 
un  mal  qui  s'est  trouvé  être  une  inflammation  d'entrailles, 
dont  je  ne  suis  pas  encore  remis.  Néanmoins  je  veux  qu'elle 
vous  soit  envoyée  telle  quelle,  pour  vous  témoigner  que  je 
n'ai  cessé  de  penser  à  vous,  avant  comme  après  ! 

A  JJf™«  d'A'^'  {à  Munich), 

Paris,  30  septembre  1860. 

Je  ne  suis  pas  de  votre  avis  lorsque  vous  dites  que  les  opi- 
nions d'un  bon  Allemand  et  celles  d'un  bon  Français  sont 
immensément  différentes.  J'appelle  un  bon  Français  comme 
un  bon  Allemand,  celui  qui  aime  la  justice,  la  vérité  et 
l'humanité,  qui  hait  l'oppression  et  la  tyrannie,  et  qui  prend 
la  défense  des  opprimés,  sans  jamais  convoiter  le  bien  d  au- 
trui. Comme  je  suppose  que  les  bons  Allemands  professent 


HUITIÈME   PARTIE   («857   A   1864).  669 

ces  sentiments,  je  ne  vois  pas  de  différence  entre  les  bons 
Allemands  et  les  bons  Français.  Je  sais  bien  qu'il  y  a  des 
Français  (en  petit  nombre)  qui  convoitent  la  rive  gauche 
du  Rhin;  je  sais  bien  aussi  qu'il  y  a  des  Allemands  qui 
convoitent  l'Alsace  et  la  Lorraine.  Ceux-là  ne  sont  ni  bons 
ni  mauvais,  mais  ils  sont  fous.  Voilà  tout  ce  que  j'avais  à 
vous  dire  pour  aujourd'hui,  si  ce  n'est  pourtant  que  ma 
chère  femme  a  enfin  terminé  le  second  volume  des  Docu- 
ments authentiques  laissés  par  Manin,  et  que,  malgré  tous 
les  obstacles  et  les  ophthalmies,  l'ouvrage  a  paru  le  22  sep- 
tembre dernier,  ainsi  qu'elle  se  Tétait  proposé.  Elle  va 
vous  envoyer  ce  second  volume,  et  je  pense  que  vous  le 
lirez  avec  plus  d'intérêt  encore  que  le  premier. 


A  la  même. 


21  octobre  1860. 


Je  ne  sais  pourquoi  vous  prenez  tant  de  précautions  ora- 
toires vis-à-vis  de  moi,  au  sujet  de  la  résolution  qu'a  prise 
notre  cher  neveu  Albert  d'embrasser  l'état  militaire.  Vous 
semblez  croire  que  je  suis  animé  d'un  amour-propre  na- 
tional exclusif  et  intolérant,  ce  qui  n'est  nullement  le  cas. 
Bien  loin  de  là,  je  n'ai  absolument  aucun  esprit  national, 
tel  qu'on  l'entend  le  plus  souvent.  En  ce  sens,  je  ne  suis 
pas  plus  Français  qu'Allemand  ou  Italien.  Ma  nation  em- 
brasse tout  le  globe  ;  elle  se  compose  de  tous  ceux  qui  ai- 
ment la  justice,  la  vérité  et  l'humanité,  de  tous  ceux  qui 
détestent  la  tyrannie,  la  violence  et  l'arbitraire,  et  qui  sont 
toujours  disposés  à  secourir  les  opprimés.  Les  hommes  qui 
sont  animés  de  ces  sentiments  sont  tous  mes  compatriotes. 
Je  méprise  souverainement  ce  faux  patriotisme  qui  con- 
siste à  haïr  stupidement  une  nation,  ou  à  la  craindre,  ou 
à  l'envier.  Je  n'ai  de  haine  pour  aucune  nation,  mais  j'en 


«70  VIE   DE   PLANAT. 

ai  beaucoup  pour  le  gouvernement  autrichien,  parce  que 
c'est  le  plus  abominable  de  tous  les  gouvernements,  le  plus 
violent,  le  plus  arbitraire  et  le  plus  contraire  à  tous  les 
principes  de  justice  et  d'humanité.  C'est  pourquoi  je  m'af- 
flige de  voir  l'armée  bavaroise  se  mettre  à  la  suite  de  l'Au- 
triche, et  se  disposer  à  l'aider  dans  les  actes  de  cruauté  et 
de  lâche  vengeance  qu'elle  médite  contre  les  Italiens  qui 
ont  secoué  sa  domination  barbare  ou  qui  cherchent  à  s'en 
atFranchir.  Seconder  les  bourreaux  de  l'Italie,  c'est  faire 
l'office  de  valet  de  bourreau.  Quant  à  Albert,  je  n'ai  pas 
qualité  pour  m'opposer  à  sa  résolution,  ni  pour  l'approu- 
ver, ni  pour  la  désapprouver.  Je  puis  m'en  affliger,  mais 
c'est  tout.  J'avais  rêvé  quelque  chose  de  mieux  pour  lui, 
en  voyant  les  heureux  dons  de  l'intelligence  dont  la  nature 
l'a  pourvu.  La  carrière  militaire  n'est  à  mes  yeux  qu'une 
suite  de  misères  plus  ou  moins  brillantes.  Cette  profession, 
tout  honorable  qu'elle  est,  a  le  grand  inconvénient  de  ren- 
fermer l'esprit  dans  une  spécialité  étroite  qui  l'empêche  de 
s'étendre  et  de  s'élever. 


A  M.  Albert  de  K***  {à  Munich). 

Paris,  1"  novembre  1860. 

J'ai  reçu  avec  beaucoup  de  plaisir  ta  lettre  du  6  de  ce 
mois.  Je  suis  touché  de  la  peine  que  tu  as  prise  pour  m'ex- 
pliquer  les  motifs  de  ta  résolution,  et  je  ne  suis  pas  assez 
déraisonnable  pour  ne  pas  les  apprécier.  D'ailleurs,  d'après 
tes  explications,  j'ai  lieu  d'espérer  que  tu  feras  tes  cours 
d'université,  ce  que  je  désire  beaucoup.  Tu  as  reçu  de  la 
nature  les  dons  les  plus  heureux  de  l'intelligence,  et  il  me 
serait  bien  pénible  de  les  voir  étoufler  dans  leur  germe, 
si  ta  carrière  était  bornée  à  une  spécialité  peu  propre  aies 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   A   1864).  671 

développer.  Sans  doute,  Tétat  militaire  est  admirable, 
lorsqu'il  s'agit  de  défendre  la  patrie  ou  de  l'affranchir  du 
joug  de  l'étranger,  comme  l'ont  fait  les  Allemands  en  1813, 
et  comme  le  font  aujourd'hui  les  Italiens  sous  la  conduite 
de  Victor-Emmanuel.  Mais,  malheureusement,  depuis  bien 
des  années,  les  militaires  n'ont  fait  que  fournir  aux  princes 
les  moyens  d'opprimer  les  peuples,  sous  prétexte  de  main- 
tenir l'ordre... 

Cette  profession,  tout  honorable  qu'elle  est,  demande 
qu'on  fasse  d'abord  le  sacrifice  de  sa  conscience  et  de  sa 
raison;  car  quelque  injuste  ou  barbare  que  soit  un  ordre 
donné  à  un  officier,  la  discipline  le  force  à  l'exécuter,  bien 
que  sa  conscience  et  sa  raison  le  désapprouvent... 

Quant  à  la  guerre,  je  ne  la  crois  pas  aussi  prochaine 
que  tu  l'imagines,  à  moins  que  l'empereur  d'Autriche  ne 
persiste  à  vouloir  conserver  la  Vénétie.  Dans  ce  cas,  la 
guerre  est  certainement  inévitable,  et  même  elle  peut  de- 
venir générale.  J'espère,  toutefois,  que  les  grandes  puis- 
sances viendront  à  bout  de  l'orgueil  stupide  d'un  seul 
homme,  et  qu'elles  l'obligeront  à  restituer  la  Vénétie  à 
ritalie. 

A  Af»-  de  D***  {à  Alger). 

Paris,  17  novembre  1860. 

Les  affaires  de  Naples  nous  occupent  toujours  beaucoup, 
surtout  à  cause  de  Georges  Manin,  dont  nous  n'avons  pas 
de  nouvelles.  Nous  savons  seulement  qu'après  avoir  quitté 
Palerme  pour  se  rendre  à  Naples,  il  a  voulu  aussitôt  monter 
à  cheval  et  se  rendre  aux  avant-postes  près  de  Capoue  ;  que, 
par  suite  de  cette  imprudence,  ses  blessures  se  sont  rou- 
vertes, et  qu'il  a  été  forcé  de  retourner  à  Naples  pour  es- 
sayer de  se  rétablir;  mais  aujourd'hui  que  l'armée  de  Ga- 


672  VIE   DE    PLANAT. 

ribaldi  est  dissoute,  nous  ne  savons  quel  a  été  son  sort*. 
Il  nous  est  arrivé  de  Londres,  dimanche  soir,  une  An- 
glaise née  en  Allemagne,  qui  nous  a  mis  sens  dessus  des- 
sous. Elle  se  nomme  mistress  S***.  Nous  avons  fait  sa  con- 
naissance chez  M.  Gobden,  et  sur-le-champ  ma  femme  Ta 
enrôlée  dans  notre  régiment  des  amis  de  ritalie.  Elle  s'y 
est  jetée  en  plein,  avec  une  ardeur  et  une  passion  incroya- 
bles. Cette  dame  est  fort  riche  et  dépense  son  argent  en 
bonnes  œuvres.  Elle  part  ce  soir  pour  Tltalie,  et  il  nous  a 
fallu  lui  donner  des  lettres  pour  tous  nos  amis,  et  surtout 
pour  Garibaldi,  qu'elle  veut  aller  voir  dans  son  île  de  Ca- 
prera.  Voilà  ce  qui  nous  a  absorbés  pendant  ces  trois  jours. 

A  M.  de  H***  {à  Munich). 

2  décembre  1860. 

J'ai  reçu  et  lu  votre  lettre  avec  le  plus  grand  plaisir. 
Vous  avez  fort  bien  fait  de  l'écrire  en  allemand;  si  vous 
aviez  tenté  de  Técrire  en  français,  elle  y  eût  certainement 
perdu  les  qualités  qui  distinguent  votre  style  :  le  naturel, 
la  clarté,  Télégance  et  la  propriété  de  Texpression.  Du 
reste,  je  comprends  fort  bien  Tallemand.  J'ai  fait  toutes  les 
campagnes  de  l'Empire  en  Allemagne  de  1806  à  1813,  et 

1.  Qaribaldi  avait  lui-même  dissous  son  corps  de  volontaires,  par  esprit  de 
conciliation,  et  afin  de  calmer  certaines  susceptibilités  jalouses  de  Tannée 
régulière.  Le  but  d'ailleurs  était  atteint.  Arrivé  à  Naples  au  lendemain  da 
départ  de  François  II  (7  septembre),  il  avait  décrété,  un  mois  après,  le  plé- 
biscite qui  incorpora  définitivement  le  royaume  des  Deux-Siciles  au  royaume 
d'Italie. 

Le  9  novembre  suivant,  Garibaldi  s'embarqua  pour  l'ilc  de  Caprera, 
presque  seul,  ayant  refusé  toute  espèce  do  récompense  et  resté  pauvre  comme 
auparavant. 

Quant  à  Georges  Manin  dont  les  blessures  ne  se  guérissaient  pas,  il  ne  pot 
être  transporté  à  Gènes  que  six  mois  plus  tard.  Comme  tous  les  autres  offi- 
ciers des  Mille,  il  fut  réintégré  dans  les  rangs  de  l'armée,  mais  avec  le  grade 
de  lieutenant-colonel  que  Garibaldi  lui  avait  conféré,  p.  p. 


HUITIÈME   PARTIE  (1857   A   1864).  673 

dans  les  garnisons  de  Berlin  et  de  Vienne,  au  lieu  de 
passer  mon  temps  dans  les  cafés,  je  me  suis  appliqué  avec 
toute  la  furia  francese^  mais  aussi  avec  persévérance,  à  Té- 
tude  de  votre  langue  ;  j'ai  continué  à  Munich  pendant  un 
séjour  de  dix  années,  et  je  crois  pouvoir  dire  que  j'étais 
parvenu  à  parler  l'allemand  de  manière  à  tromper  les  in- 
digènes par  ma  bonne  prononciation  saxonne.  Cela  est  sans 
exemple  chez  un  Parisien.  Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que 
j'ai  lu  presque  tous  vos  bons  auteurs,  depuis  Lessing 
jusqu'à  Jean-Paul. 

Mon  auteur  de  prédilection  a  toujours  été  Schiller,  parce 
qu'il  a  précisément  les  qualités  de  style  dont  je  parlais 
tout  à  l'heure.  Je  le  lis  aussi  couramment  que  Racine,  Cor- 
neille ou  Bossuet.  11  n'en  est  pas  de  même  de  Jean-Paul, 
et  môme  de  Goethe  ;  la  lecture  de  leurs  ouvrages  m'est  plus 
pénible  et  plus  difficile. 

Mais  ce  que  je  ne  puis  lire,  ce  sont  les  articles  de  po- 
lémique des  journaux  allemands.  Avec  leurs  interminables 
périodes,  lardées  de  phrases  incidentes,  et  dont  le  dernier 
mot  seulement  nous  révèle  à  peu  près  le  sens,  je  les  com- 
pare aux  fameuses  notes  que  rédigeait  M.  de  Manteuffel 
pendant  la  guerre  de  Crimée,  et  qui  ont  été  comme  le  der- 
nier soupir  de  la  vieille  diplomatie.  Elles  me  rappelaient 
toujours  ce  lazzi  d'un  acteur  de  Munich.  On  lui  présente 
une  lettre  difficile  à  comprendre,  et  on  le  prie  de  l'expli- 
quer. Après  l'avoir  parcourue,  il  la  rend  à  son  interlocu- 
teur, en  lui  disant  d'un  air  grave  et  solennel  :  «  Es  ist 
Kanzleistily  das  darf  man  nicht  verstehen.  (C'est  style  de 
chancellerie,  cela  ne  doit  pas  se  comprendre.)  » 


43 


674  VIE   DE   PLANAT. 


A  Georges  Mantn  {à  Turin). 

Paris»  20  mars  1862. 

Il  y  a  bien  longtemps  que  je  veux  vous  écrire.  Si  je  ne 
l'ai  pas  fait  plus  tôt,  c'est  que  je  n'avais  rien  de  consolant 
à  vous  mander.  Vous  voyez,  par  les  débats  de  nos  deux 
Chambres,  quel  est  l'esprit  hostile  des  philistins  qui  les 
composent,  relativement  à  l'Italie.  Cependant  j'espère  tou- 
jours que  les  Italiens  arriveront  à  leur  but,  s'ils  savent  unir 
la  patience  aux  vertus  qui  les  distinguent.  La  patience  est 
aussi  une  vertu  héroïque,  et  nous  avons  un  proverbe  qui 
dit  :  «  Tout  vient  à  point  à  qui  sait  attendre.  »  Je  comprends 
bien  néanmoins  combien  il  est  difficile  d'attendre  patiem- 
ment, lorsqu'on  souffre  toujours;  il  faut  une  vertu  stoîque. 

Si  vous  voyez  le  général  Garibaldi,  dites-lui  que  je  l'aime 
et  que  je  l'admire  toujours,  mais  que  je  le  vois  avec  peine 
entouré  de  brouillons  comme  ***,  d'ambitieux  comme  ***,  et 
d'intrigants  comme  ***.  L'âme  candide  et  noble  de  notre 
cher  général  prête  sans  doute  à  ces  gens-là  et  à  leurs  pa- 
reils des  vertus  qu'ils  n'ont  pas.  Quant  à  moi,  je  ne  les  croîs 
bons  qu'à  porter  le  trouble  et  la  discorde  parmi  les  Italiens, 
et  je  les  regarde  comme  un  des  plus  grands  obstacles  à  la 
régénération  de  votre  chère  patrie. 

Vous  apprendrez  sans  doute  avec  plaisir,  mon  cher 
Georges,  que  ma  santé  s'est  beaucoup  améliorée  depuis 
quelques  mois,  et  que  je  me  porte  beaucoup  mieux  que 
lorsque  vous  m'avez  connu,  il  y  a  dix  ans.  Cela  est  d'au- 
tant plus  surprenant,  que  l'année  dernière,  à  la  même 
époque,  j'ai  fait  une  maladie  de  plusieurs  mois  qui  m'a  mis 
à  deux  doigts  du  tombeau.  Cependant,  je  suis  tout  près 
d'entrer  dans  ma  soixante-dix-neuvième  année  !  A  la  vérité, 
j'ai  perdu  entièrement  un  œil,  mais  l'autre  me  sert  suffi- 


HUITIÈME  PARTIE    (1857   A   1864).  675 

samment  pour  me  guider  et  pour  signer  mon  nom  au 
moyen  d'un  verre  grossissant.  En  somme,  je  serais  assez 
content  de  mon  état  de  santé,  si  mes  jambes  ne  commen- 
çaient à  me  refuser  le  service.  Je  ne  puis  guère  marcher 
plus  de  dix  minutes,  d'un  pas  chancelant,  et  encore  faut-il 
que  ce  soit  sur  Tasphalte  des  Champs-Elysées, 


A  Jf"®  la  baronne  (TA***  {à  Munich). 

i  2  août  1862. 

Nous  sommes  assez  tristes  en  ce  moment,  à  cause  des 
événements  de  la  Sicile.  Mon  cher  Garibaldi  nous  tient 
dans  de  terribles  angoisses;  il  est  exaspéré  et  il  a  bien  sujet 
de  Têtre,  ainsi  que  tous  les  patriotes  italiens.  Depuis  trois 
ans,  notre  gouvernement  les  tient  le  bec  dans  Teau,  et 
continue  à  occuper  Rome  avec  ses  troupes,  sous  prétexte 
d'amener  une  conciliation,  évidemment  impossible! 

Je  veux  ajouter  quelques  mots  de  ma  patte  étique  (ca- 
lembour), afin  de  vous  prouver  que  je  ne  suis  pas  si  aveugle 
que  j'en  ai  l'air,  et  que  pour  un  homme  qui  frise  les  80,  j'ai 
encore  la  main  assez  ferme.  Je  veux  aussi  que  cette  main 
vous  dise  que  je  vous  aime  beaucoup,  quoique  vous  ne 
m'aimiez  guère  ! 

Ma  chère  Frédérique,  contre  l'ordinaire,  s'est  beaucoup 
amusée  le  mois  dernier.  Il  lui  est  arrivé  de  Turin  des  amies 
italiennes  très  vives,  très  allantes,  infatigables,  voulant  tout 
voir  et  tout  connaître.  Elles  ont  fini  par  entraîner  ma  femme 
dans  leurs  courses,  môme  au  théâtre,  où  Frédérique  n'avait 
pas  mis  le  pied  depuis  un  siècle. 


676  VIE  DE  PLANAT. 


A  Af-  D*"  (à  Alger). 

Paris,  12  août  i862. 

Je  ne  suis  pas  en  état  de  répondre  à  vos  charmantes  let- 
tres; mon  esprit  est  absorbé  par  les  événements  qui  se  pas- 
sent en  Italie  et  qui  peuvent  avoir  les  plus  funestes  consé- 
quences pour  ce  pays.  Cela  nous  fait  passer  de  bien  tristes 
journées. 

Comme  j'en  étais  là,  voici  deux  enfants  qui  se  jettent  à 
mon  cou,  Fun  à  droite,  Tautre  à  gauche,  et  qui  couvrent 
de  leurs  baisers  ma  vieille  frimousse  :  c'est  Giorgio,  c'est 
Bianca,  qui  arrivent  d'Espagne  avec  leur  maman  Ristori  et 
leur  papa  Capranica.  Ils  repartent  demain  pour  l'Italie  et 
reviendront  en  France  au  mois  d'octobre. 

On  vient  en  ce  moment  m'annoncer  que  les  nouvelles 
de  Sicile  sont  alarmantes.  Ce  Garibaldi  est  un  terrible 
homme;  je  l'aime  de  tout  mon  cœur,  mais  je  lui  voudrais 
plus  de  patience  et  plus  de  prudence.  Du  reste,  il  faut  bien 
convenir  que,  depuis  trois  ans,  notre  gouvernement  a  fait 
tout  ce  qu'il  fallait  pour  pousser  à  bout  la  patience  des  pa- 
triotes italiens  ^ 

1.    Le     Parlement   italien,    s*associant  à    Topinion   jadis   exprimée  par 
M.  de  Cavour,  avait  déclaré  à  Tunanimité  que  «  Tltalie  ne  pouvant  autre- 
ment se  constituer,   Rome  devait  être   sa  capitale  et  le  pouvoir  temporel 
être  supprimé  ».  Ce  vote  n'avait  alors  provoqué  aucune  protestation  de  la 
part  du  gouvernement  français,   qui  semblait  croire  au  contraire  à  l'effi- 
cacité de  certaines  négociations,  tentées  à  ce  moment  par  le  gouvernement 
italien  auprès  du  saint-siège,  négociations  malheureusement  bientôt  intei^ 
rompues  par  la  mort  de  M.  de   Cavour.  L'agitation  de  l'Italie  au  sujet  de 
sa  capitale  allait  chaque  jour  croissant  depuis  lors.  En  ce  moment  Oari- 
baldi,  après  avoir  réuni  en  Sicile  un  nouveau  corps  de  volontaires,  annon- 
çait hautement  l'intention  d'entrer  à  leur  tète  dans  la  Ville  éternelle,  très 
persuadé  que  cela  pouvait  se  faire,  sans  pour  cela  en  venir  aux  mains  arec 
l'armée  française.  Le  gouvernement  italien,  justement  eflrayé  de  ce  projet 
chimérique,   et   n'ayant   pu  en    dissuader  Qarihaldi,    envoya    des  troupes 
régulières  pour  lui  barrer  la  route.   Il  en  résulta  la  déplorable  rencontra 


HUITIÈME   PARTIE    (1857   A   1864).  677 


A  la  même. 


Paris,  31  août  1862. 


Nous  vivons  ici  depuis  quelques  jours  dans  un  trouble 
et  une  agitation  que  vous  comprendrez  facilement  ;  vous 
qui  connaissez  si  bien  notre  amour  pour  la  cause  italienne, 
et  notre  admiration  pour  Garibaldi.  Si  Tardeur  de  son  pa- 
triotisme Ta  emporté  au  delà  des  voies  légales,  il  n'en  reste 
pas  moins  le  plus  grand  et  le  plus  noble  caractère  de  notre 
époque.  Ce  n'est  pas  l'avis  de  certaines  gens  que  vous  con- 
naissez et  qui  s'empressent  aujourd'hui  de  lui  donner  le 
coup  de  pied  de  l'âne,  avec  cette  lâcheté  et  cette  bassesse 
de  cœur  qui  les  caractérisent.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  doit 
aujourd'hui  se  féliciter  du  prompt  dénouement  du  drame 
effrayant,  préparé  en  Sicile.  Grâce  à  Dieu,  il  n'y  aura 
point  de  guerre  civile  en  Italie  et  nous  n'aurons  plus  de 
prétexte  pour  laisser  encore  nos  troupes  à  Rome.  Si  le  pape 
et  ses  cardinaux  ne  veulent  pas  recevoir  une  garnison  ita- 
lienne, ils  seront  libres  de  quitter  Rome,  et  bon  voyage. 

Au  général  Garibaldi  {au  Varignano). 

Paris,  19  octobre  1862. 

Mon  cher  et  bien-aimé  général,  un  de  vos  amis,  dont  on 
n'a  pu  me  dire  le  nom,  écrivit  il  y  a  quelque  temps  à  l'émi- 
Bent  chirurgien  français,  M.  Nélaton,  pour  le  prier  de  se 
rendre  auprès  de  vous.  M.  Nélaton  répondit  par  le  télé- 
graphe qu'il  serait  heureux  de  partir  immédiatement  pour 

d'Aspromonte  (29  août)  à  la  suite  de  laquelle  le  général  Garibaldi,  grièye- 
ment  blessé,  fut  transporté  au  fort  de  Varignano,  près  do  la  Spezzia.    F.  p. 


678  VIE   DE   PLANAT. 

le  Varignano,  s'il  pouvait  être  certain  d'être  bien  reçu  par 
vous  ;  c'est-à-dire  non  seulement  avec  la  bienveillance  que 
vous  accorderiez  à  tout  témoignage  d'intérêt,  mais  avec 
confiance  dans  les  lumières  du  médecin.  Pour  cela,  il 
demandait  quelques  lignes,  contenant  un  appel  direct,  si- 
gnées de  vous  ou  de  vos  médecins  ordinaires.  Aucune  ré- 
ponse satisfaisante  n'ayant  été  faite  à  cette  demande,  M.  Né- 
laton  dut  renoncer  à  son  voyage. 

Je  n'ai  certes  pas  la  prétention  de  pouvoir  juger,  mieux 
que  ceux  qui  vous  entourent,  votre  blessure.  Je  ne  suis 
pas  médecin;  mais  je  suis  un  vieux  soldat;  j'ai  été  moi- 
môme  blessé  et  j'ai  vu  bien  des  blessures.  A  tort  ou  à 
raison,  j'ai  toujours  cru  que  la  balle  était  restée  dans  le 
pied  ;  le  rapport  du  chirurgien  anglais,  M.  Partridge,  ne 
m'a  rassuré  qu'à  demi;  la  cessation  de  toute  douleur 
m'avait  seule  tranquillisé  pendant  un  moment.  Mais  voici 
que  vous  avez  recommencé  à  souffrir  !  Cette  nouvelle  m'af- 
flige et  me  tourmente  au  dernier  point  et  m'empêche  de 
dormir.  Je  viens  vous  demander  de  rendre  à  un  vieil  ami 
un  repos  dont  il  a  gi'and  besoin.  Vous  le  pouvez,  en  adres- 
sant à  M.  Nélaton  l'appel  direct  dont  il  fait  dépendre  son 
départ.  Vous  ne  sauriez  me  donner  une  plus  grande  preuve 
de  votre  affection.  En  aucun  cas,  ne  prenez  la  peine  de 
me  répondre;  envoyez  seulement  le  plus  tôt  possible 
quelques  lignes  pour  M.  Nélaton  et,  en  attendant,  veuillez 
charger  M.  Rubattino,  qui  vous  remettra  cette  lettre,  de 
me  faire  savoir  par  télégramme  si  vous  acceptez  ou  si  vous 
refusez». 

1.  Le  télégramme,  envoyé  on  réponse  h,  L.  Planât,  portait  ces  mots  :  «  Le 
général  accepte  avec  plaisir;  lettre  par  courrier.  »»  M.  Nélaton  toutefois,  sans 
vouloir  attendre  davantage,  partit  le  soir  même  pour  Varignano,  d*où  il 
revint  au  bout  d'une  semaine,  après  avoir  constaté  la  présence  de  la  balle 
et  tout  préparé  pour  sa  prochaine  extraction  ;  enthousiasmé  du  reste  de  Gari- 
baldi.  F.  p. 


HUITIÈME   PARTIE   (1857   A    1864).  67^ 


A  M^  dCA*^  [à  Munich). 

Paris,  2  novembre  1862. 

-  Chère  sœur,  je  commence  par  vous  dire  que  nous  nous 
portons  fort  bien,  ma  femme  et  moi,  surtout  depuis  que 
nous  sommes  rassurés  sur  le  sort  de  notre  pauvre  blessé. 
Je  vous  dirai  entre  nous  que  nous  avons  beaucoup  con- 
tribué au  voyage  du  docteur  Nélaton  à  la  Spezzia. 

J'aurais  bien  envie  de  vous  faire  une  petite  querelle,  à 
cause  des  torts  que  vous  attribuez  au  roi  Victor-Emmanuel 
en  cette  occasion.  Mais  vous  vivez  dans  un  monde  qui  lui 
est  très  hostile;  et,  d'un  autre  côté,  vous  et  vos  compa- 
triotes n'avez  pas  encore  bien  compris  ce  que  c'est  qu'un 
gouvernement  vraiment  constitutionnel,  c'est-à-dire  un 
gouvernement  où  le  roi  règne  et  ne  gouverne  pas,  n'ayant 
d'autres  fonctions  que  de  faire  grâce  et  de  changer  ses  mi- 
nistres lorsqu'ils  n'ont  pas  la  majorité  dans  le  Parlement. 
Mais  cela  est  trop  simple  pour  des  têtes  allemandes  qui  ai- 
ment tout  ce  qui  est  vague  et  compliqué ,  et  qui ,  tout  en 
aspirant  à  la  liberté,  ne  conçoivent  pas  que  le  roi  ne  puisse 
pas  faire  tout  ce  qu'il  veut.  L'affaire  d'Aspromonte  et  tout 
ce  qui  s'ensuit  sont  le  fait  du  ministère  et  non  du  roi,  qui, 
à  vrai  dire,  est  complètement  garibaldien  et  qui,  dès  le  prin- 
cipe, voulait  l'amnistie.  Mais  en  voilà  assez  sur  ce  chapitre. 


A  la  même. 

Paris,  12  décembre  1862. 

Vous  me  taquinez  toujours  sur  ma  politique.  Je  ne  m'en 
plains  pas,  car  j'aime  assez  la  discussion  joar  écrit,  mais  il 
faut  y  mettre  de  la  bonne  foi.  Vous  me  faites  dire  ce  que  je 


680  VIE  DE   PLANAT. 

n*ai  jamais  dit,  savoir  :  «  Que  vous  n'aspirez  pas  à  la  liberté 
dont  jouissent  les  Français  et  les  Italiens  d'aujourd'hui!  » 
Je  ne  suis  pas  aussi  absurde  que  vous  me  faites,  puisque 
les  Français  sont  aujourd'hui  sous  l'empire  du  despotisme. 
Quant  aux  Italiens,  ils  commencent  à  peine  à  sortir  de  leurs 
chaînes;  loin  de  s'étonner  qu'ils  ne  soient  pas  encore  par- 
venus à  concilier  Tordre  et  la  liberté,  il  faut  au  contraire 
admirer  leur  patience,  leur  bon  sens  et  leur  modération, 
au  milieu  des  efforts  du  parti  austro-clérical  et  de  notre 
gouvernement  pour  les  pousser  à  l'anarchie.  J'ai  dit  et  je 
répète  que  les  Allemands  ne  se  font  pas  jusqu'à  présent  une 
idée  nette  du  gouvernement  constitutionnel,  témoin  ce  qui 
se  passe  à  Berlin  et  ce  qui  se  dit  à  la  Diète  de  Francfort, 
ainsi  que  dans  les  réunions  de  Gross-Deutschlandy  Klein" 
Deutschland^  etc. 

Comme  j'en  étais  là,  ma  femme  est  venue  me  surprendre, 
et  s'est  mise  dans  une  grande  colère,  en  voyant  que  j'avais 
tant  écrit,  disant  que  je  voulais  absolument  me  rendre 
aveugle  pour  la  faire  enrager.  Il  faut  donc  finir  bien  mal- 
gré moi,  car  j'avais  dans  la  tête  de  quoi  couvrir  les  quatre 
pages. 

Envoyez-nous  Albert  le  plus  tôt  possible.  Nous  l'atten- 
dons avec  impatience. 

Adieu,  mille  tendresses. 


Nous  sommes  arrivés  au  moment  le  plus  douloureux  de  notre 
tâche.  L.  Planât  vécut  encore  plus  d'une  année,  mais  celte  année, 
hélas!  fut  un  martyre  sans  nom,  et  nous  ne  pouvons  fixer  notre 
pensée  sur  cette  époque  de  souffrances  inouïes,  sans  éprouver 
un  véritable  frisson  de  douleur.  Peut-être  n'aurions-nous  pas  le 
courage  d'aller  plus  loin,  si  les  quelques  lettres  qui  nous  restent 
à  citer  ne  nous  semblaient  de  nature  à  faire  apprécier,  encore 
mieux  peut-être  que  toutes  celles  qui  ont  précédé,  Tâme  char- 


HUITIÈME  PARTIE   (1857   A   1864).  681 

mante,  le  caractère  exceptionnel  de  Thomme  dont  nous  avons 
voulu  retracer  la  vie. 

F.   p. 
AM^  de  B**"  {à  Rio-Janeiro). 

Paris,  5  mai  1863. 

Très  chère  amie,  j'ai  été  saisi,  le  15  avril  dernier,  d'un 
mal  affreux  que  je  ne  connaissais  que  par  ouï-dire  et  dont 
je  ne  suis  pas  encore  tout  à  fait  débarrassé  ;  cela  s'appelle 
une  névralgie  rhumatismale,  accompagnée  d'une  violente 
inflammation  de  l'œil  droit;  cela  s'appelle  encore  :  tic  dou- 
loureux de  la  face.  La  sainte  Inquisition,  si  ingénieuse  en 
fait  de  tortures,  n'a  rien  inventé  de  pareil.  Les  souffrances 
endurées  dans  les  premiers  temps  étaient  telles  que  j'aurais 
regardé  comme  un  bienfaiteur  l'homme  qui  m'aurait 
brûlé  la  cervelle.  Cette  maladie  dure  depuis  plus  de  trois 
semaines,  et,  quoique  Bien  affaiblie,  elle  me  tourmente 
encore  beaucoup  et  me  rend  incapable  de  faire  quoi  que  ce 
soit.  Je  ne  vous  apprendrai  rien  de  nouveau  en  vous  disant 
que  ma  chère  femme  me  soigne  jour  et  nuit  avec  une 
bonté  et  une  patience  angéliques.  Je  lui  dois  certainement 
vingt  ans  d'existence;  mais  j'étais  loin  de  penser  que  cela 
aboutirait  à  une  fin  si  cruelle  dans  ma  quatre-vingtième 
année. 

Je  ne  suis  pas  même  en  état  de  signer  cette  lettre  ;  mais 
vous  en  connaissez  l'écriture.  Il  m'a  fallu  pour  la  dicter 
tout  le  sentiment  d'une  promesse  et  d'un  devoir  à  accom- 
plir. Vous  m'en  saurez  quelque  gré,  j'en  suis  sûr,  et  vous 
m'excuserez  de  n'y  rien  ajouter. 


682  VIE  DE  PLANAT. 


A  M^  D***  {à  Alger). 

Paris,  7  juin  1863. 

Chère  et  excellente  amie,  je  croyais  avoir  épuisé  la  série 
des  maux  qui  affligent  justement  un  vieux  pécheur,  sur  la 
fin  de  son  existence.  Mais  point  du  tout.  Les  souffrances 
que  j'ai  éprouvées  depuis  deux  mois  sont  au-dessus  de  tout 
ce  qu'on  peut  imaginer;  je  me  trouvais  soulagé  quand  elles 
n'avaient  que  le  caractère  d'une  rage  de  dents.  C'est  dans 
de  pareilles  maladies  que  la  médecine  étale  au  grand  jour 
toute  son  ignorance  et  toute  son  impuissance.  On  a  essayé 
de  tous  les  poisons,  tels  que  :  aconit,  belladone,  morphine, 
chloroforme,  etc.  ;  si  bien  que  ma  chambre  avait  fini  par 
ressembler  à  celle  de  la  Brinvilliers.  Cela  a  duré  six  se- 
maines, et  c'est  dans  la  septième  seulement  que  j'ai  com- 
mencé à  avoir  du  repos.  Que  de  fois,  dans  le  cours  de  ces 
six  semaines,  ai-je  entendu  ces  mots  :  «  Dans  trois  jours 
vous  serez  guéri.  »  Mais  je  n'ai  ni  l'envie  ni  la  force  de 
pousser  plus  loin  ces  détails,  peu  intéressants  pour  tout 
autre  que  vous.  J'ai  voulu  seulement  vous  apprendre  moi- 
même  qu'après  tant  de  soufl'rances  je  commence  à  espérer 
d'en  voir  prochainement  la  fin.  Je  n'ajoute  point  de  protes- 
tations inutiles,  vous  savez  combien  je  vous  aime. 


A  la  même. 


Paris,  20  août  1863. 


Voici  probablement  la  dernière  lettre  que  vous  recevrez 
de  moi,  du  moins  pour  cette  année.  Quoique  ma  santé  se 
soit  améliorée,  je  ne  suis  pas  encore  exempt  de  douleurs 
névralgiques,  et,  pour  m'en  délivrer  entièrement,  lesméde- 


HUITIÈME  PARTIE   (1B57  A   1864).  683 

cins  me  recommandent  de  ne  penser  à  rien,  de  ne  m'oc- 
cuper  de  qui  ni  de  quoi  que  ce  soit.  Ces  prescriptions  sont 
impossibles  à  suivre,  et  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  ces 
messieurs,  c'est  de  ne  plus  écrire  à  personne,  môme  à  mes 
plus  chers  amis.  Rien  ne  m'est  plus  pénible  que  de  renoncer 
à  ces  douces  correspondances  d'Alger  et  du  Brésil,  mais  il 
faut  céder  à  la  nécessité. 

Adieu  donc,  chère  amie,  soyez  heureuse  et  contente,  et 
pensez  quelquefois  à  ce  vieux  moribond  qui  vous  aime 
tendrement. 

A  M"^  (TA***  {à  Munich). 

6  décembre  1863. 

Ma  santé  n'est  pas  meilleure  que  par  le  passé;  j'ai  de 
bons  et  de  mauvais  jours  et  je  ne  suis  jamais  exempt  de 
douleurs.  C'est  un  mal  que  je  crois  incurable.  Il  faut  donc 
me  résigner  à  vivre  avec  cet  ennemi.  Ma  femme  se  porte 
bien,  quoiqu'elle  ne  cesse  de  me  veiller  jour  et  nuit.  Je  ne 
sais  comment  elle  y  résiste,  c'est  une  grâce  d'état.  Adieu, 
très  chère  sœur,  mes  forces  sont  à  bout. 


A  M"*' D***  {à  Alger). 


28  janvier  1864. 


Quoi  qu'en  disent  Esculape  et  sa  docte  cabale,  il  m'est 
impossible  de  laisser  passer  ce  mois  de  janvier  sans  vous 
renvoyer  au  centuple  les  vœux  que  vous  formez  pour  ma 
santé  et  ma  prospérité.  Mais  on  ne  peut  guère  vous  sou- 
haiter autre  chose  que  ce  que  vous  possédez  maintenant. 
Vous  êtes  dans  un  pays  où  règne  un  éternel  printemps, 
vous  y  jouissez  d'une  bonne  santé,  vous  y  êtes  aimée  et 


684  VIE   DE   PLANAT. 

considérée,  votre  mari  y  occupe  un  haut  emploi  qui  le  rend 
à  peu  près  indépendant;  que  peut-on  désirer  de  plus? 

Mais  il  faut  que  je  finisse,  car  je  suis  en  nage;  c'est  à 
peine  si  j'ai  la  force  de  vous  embrasser  comme  je  vous 
aime. 

A  M^  de  B***  [à  Rio-Janeiro) . 

4  février  1864. 

Votre  bonne  et  aimable  lettre  me  donne  presque  Tespoir 
d'embrasser  encore,  avant  de  partir  pour  l'autre  monde, 
tous  nos  Barrai  transatlantiques.  Vous  dites  :  «  C'est 
l'affaire  de  quelques  mois  de  plus  ou  de  moins.  »  C'est  à 
cette  phrase  que  je  me  cramponne.  J'y  puise  des  forces  qui 
me  feront  aller  aussi  loin  que  possible. 

Du  reste,  je  me  suis  parfaitement  trouvé  du  régime  de 
marmotte  et  d'huître  à  l'écaillé  que  j'ai  suivi  depuis  six 
mois,  n'écrivant  pas,  ne  voyant  presque  personne  et  ne 
pensant  à  presque  rien.  Mes  douleurs  névralgiques  ont 
entièrement  disparu,  et  j'espère  que  c'est  pour  toujours. 

C'était  pour  toujours,  en  effet!  Les  atroces  douleurs  du  prin- 
temps précédent  ne  revinrent  pas  ;  mais  toutes  les  forces  vitales 
étaient  épuisées.  Peu  de  jours  après  avoir  écrit  cette  lettre,  une 
fièvre  de  langueur  s'empara  de  L.  Planât,  dont  rien  ne  put  ar- 
rêter désormais  Taffaiblissement  graduel.  Le  23  avril  1864,  il 
s'éteignit,  tel  qu'il  avait  vécu,  plein  de  mansuétude,  de  bonté, 
de  la  plus  tendre  sollicitude  pour  ceux  qu'il  laissait  derrière  lui. 
Dix  jours  seulement  le  séparaient  de  sa  quatre-vingt-unième 
année. 

F.   p. 


APPENDICE 


APPENDICE 


Nous  croyons  compléter  notre  œuvre,  en  reproduisant  ici 
quelques-unes  des  lettres  adressées  à  la  veuve  de  L.  Planât  à  la 
mort  de  son  mari.  L'une  de  ces  lettres  est  de  M.  Henri  Martin, 
deux  du  général  Garibaldi.  deux  autres  enfin  de  M»«  D***  (cette 
amie,  si  pleine  de  cœur  et  d'intelligence  qui  pendant  les  der- 
nières années  de  L.  Planât  était  devenue  sa  correspondante 
préférée). 

F.   P. 
A  M«»«  Planât  de  la  Paye, 

Saint-Quentin,  28  avril  1864. 

Chère  Madame  et  bien  excellente  amie. 

Obligé  de  repartir  hier,  je  n*ai  pu  aller  vous  exprimer  ma  bien 
douloureuse  et  bien  profonde  sympathie.  Ce  coup,  que  ceux  qui  vous 
aiment  voyaient  venir  depuis  des  mois  avec  une  anxiété  croissante, 
a  donc  enfin  éclaté  et  rompu  le  lien  de  ces  deux  existences  dont  Tune, 
on  peut  le  dire,  faisait  durer  l'autre  par  des  miracles  de  dévouement 
de  toutes  les  heures  !  La  plus  difficile  à  supporter  des  souffrances 
morales  sera  pour  vous  la  cessation  de  ces  habitudes  d'une  sollicitude 
perpétuelle  qui  épuisait  vos  forces,  mais  était  comme  nécessaire  à 
votre  âme. 

Le  voilà  donc  parti,  lui  aussi,  sans  avoir  vu  se  réaliser  son  vœu,  de 
ne  pas  mourir  sans  voir  Venise  libre.  Le  voilà  réuni  à  Manin  et  à  tous 
ceux  des  nôtres  qui  ont  quitté  ce  triste  monde!  Ont-ils  conscience, 
là  où  ils  sont,  de  ce  qu'ils  ont  aimé,  de  ce  qu'ils  ont  vertueusement 


688  VIE  DE   PLANAT. 

soutenu  ici-bas?  Nous  voient-ils,  nous  qui  ne  les  voyons  plus?  Je 
Fespère.  Ceux  qui  ont  ainsi  vécu  ont  dû  s'élever  à  une  condition  su- 
périeure &  la  nôtre  ;  ils  sont  sortis  de  ce  monde  plus  grands,  plus 
éprouvés  et  meilleurs  qu'ils  n'y  étaient  entrés;  ils  ont  accompli  la  loi 
essentielle  des  ôtrcs  intelligents  et  conscients  :  le  perfectionnement 
de  soi-même. 

Dès  que  vous  le  pourrez,  dès  que  le  premier  ébranlement,  puis  la 
crise  d'épuisement  qui  suit  la  grande  secousse  seront  passés,  que 
vous  vous  retrouverez  en  face  de  vous-même  avec  votre  douleur,  telle 
qu'elle  doit  rester,  réfugiez-vous  dans  le  travail,  dans  Fosuvre  qu'il 
partageait  de  cœur  avec  vous.  Je  sais,  par  expérience,  que  l'activité 
vers  un  but  élevé  donne  seule  la  force  de  vivre... 

HENRI  MARTIN. 


A  !!»•  Planât  de  la  Paye, 

Capreim,  24  mai  1864. 

Madame, 

Vous  avez  perdu  ce  que  vous  aviez  de  plus  cher  au  monde,  et 
nous,  l'honnête,  le  brave,  le  ferme  soutien  de  la  cause  des  peuples. 
Dans  votre  perte  irréparable,  acceptez  une  parole  d'amour  d'un  fils 
de  l'Italie,  que  Lui  avait  tant  aimée,  et  dont  nous  lui  conserverons 
une  reconnaissance  éternelle. 

Votre  dévoué 

GARIBALDI. 

Caprera,  IS  juillet. 

Ma  bien  chère  madame  Planât, 

Ceci  est  pour  vous  dire  que  je  vous  aime  toujours  bien  afifectueu- 
sèment,  et  pour  vous  souhaiter,  non  l'oubli,  car  c'est  impossible, 
mais  un  soulagement  d'affliction  pour  le  trésor  que  nous  avons  perdu 
irréparablement.  M.  Planât  delà  Paye  n'appartenait  pas  à  vous  seule, 
mais  à  l'humanité. 

Je  vous  baise  la  main  de  cœur.  Votre  dévoué 

GARIBALDI. 


A  M'^*'  Planât  de  la  Paye, 


Alger,  29  avril  186(. 


Ma  pauvre  chère,  je  n'ai  rien  à  vous  dire.  Qui  pourrait  essayer, 
sans  vous  faire  un  mal  affreux,  de  vous  parler  du  moindre  adoucis- 


APPENDICE.  689 

sèment  à  ce  néant  qui  est  aujourd'hui  votre  lot?  Je  voudrais  être  là 
pour  empêcher  que  personne  ne  vous  parle;  car,  parmi  ceux  qui 
vous  entourent,  nul  peut-être  ne  saura  comme  moi  l'état  de  votre  Àme 
infortunée.  Pourquoi  suis-je  retenue  loin  de  vous  !  Combien  les  en- 
traves de  la  vie  sont  à  charge  lorsqu'on  sent  loin  de  soi  une  amie  à 
laquelle  on  ferait  peut-être  du  bien.  Que  de  fois  il  me  Ta  dit  dans  sa 
tendre  prévoyance,  lorsque  vous  nous  laissiez  seuls  un  moment  :  «  Je 
voudrais  que  vous  fussiez  près  de  ma  femme,  quand  le  moment  arri- 
vera. »  Encore  à  mon  dernier  séjour,  il  me  l'a  bien  répété.  Vous  l'en- 
tendez, n'est-ce  pas,  disant  cela  de  sa  voix  douce?  Il  me  semble  qu'il 
me  parle  encore  ! 

Chère  amie,  vous  pensez  bien,  [n'est-ce  pas,  que  si  je  n'étais  déjà 
en  deuil,  je  l'aurais  pris  immédiatement  pour  le  meilleur,  le  plus  vrai 
parent  de  mon  coeur.  Je  m'honore  du  droit  de  le  porter,  car  son  amitié 
xne  le  donne.  Et  vous,  vous  avez  pensé  à  moi  à  cette  heure  suprême! 
J'ai  déjà  reçu  de  vous  bien  des  preuves  d'affection,  celle-là  les  sur- 
passe toutes.  Je  suis  navrée,  presque  humiliée,  de  n'y  répondre  que 
par  une  lettre,  lorsque  j'aurais  voulu  veiller  avec  vous  près  de  cette 
chère  dépouille,  et  surtout  vous  tenir  dans  mes  bras  au  moment  ter- 
rible de  la  séparation!...  Combien  de  coeurs  s'unissent  à  vos  regrets! 
cet  être  parfait,  et  si  éloigné  pourtant  de  la  banalité,  pénétrait  tous 
ceux  qui  l'approchaient,  depuis  les  hommes  éminents  qui  entouraient 
son  fauteuil  avec  bonheur,  jusqu'aux  serviteurs  qui,  sûrement,  le 
pleurent  comme  un  père  ! 

Chère  amie,  je  vous  parle  peut-être  trop  longtemps  ;  mais  je  ne  puis 
lu'empêcher  de  me  transporter  en  esprit  dans  cette  maison,  où  j'ai 
passé  de  si  bonnes  heures  entre  vous  deux.  J'y  vois  le  deuil  et  la  dou- 
leur... Je  n'ai  ressenti  pour  personne  la  sollicitude  qui  m'agite  lorsque 
je  songe  à  vous!  Vous  perdez  un  être  tellement  exceptionnel  que 
vivre  sans  lui  ne  peut  plus  pour  vous  être  vivre  1 

J'ai  tout  vu  comme  si  j'y  étais;  j'ai  devant  les  yeux  chaque  meuble, 
chaque  coin,  chaque  fil  de  votre  appartement.  J'y  suis  avec  vous,  et 
avec  cette  âme  angélique  et  tendre  qui  ne  vous  quitte  pas,  et  que  la 
mort  même  n'aura  pas  séparée  de  vous.  L'enveloppe  a  disparu,  mais 
le  cœur,  qui  n'a  fait  qu'un  avec  le  vôtre,  ne  peut  vous  avoir  été  repris. 
Vivez  avec  lui,  parlez-lui  comme  s'il  y  était. 

STÉPHANIE  D. 


A  JJf»«  Planât  de  la  Paye. 

Alger,  12  jiiiUet  1864. 

Je  viens  de  recevoir  votre  lettre  et  je  sens  jusqu'au  fond  du  cœur 
l'effort  qu'il  vous  a  fallu  faire  pour  récrire.  Vous  saviez  qu'il  serait 

44 


690  VIE  DE  PLANAT. 

apprécié  et  je  vous  remercie  de  comprendre  si  bien  la  nature  de  mon 
attachement  pour  vous.  Dès  que  j'ai  eu  terminé  la  lecture  de  vos  pages 
si  douloureuses,  j'ai  ouvert  tous  mes  tiroirs.  Voilà  trente  lettres  que 
j'ai  reçues  de  cet  inappréciable  ami.  Je  ne  les  prêterais  à  personne, 
mais  vous  pensez  bien  que  quand  il  s'agit  de  les  remettre  entre  vos 
mains,  je  n'ai  que  le  regret  de  ne  pouvoir  les  faire  voyager  aussi  vite 
que  le  télégraphe.  Je  n'ai  que  les  lettres  reçues  depuis  que  je  suis 
à  Alger  ;  elles  sont  parfois  séparées  par  de  longues  lacunes,  par  suite 
des  crises  qui  atteignaient  si  souvent  ce  pauvre  martyr  de  mille  souf- 
frances. J'avais  bien  d'autres  lettres  de  lui  du  temps  jadis,  de  l'épo- 
que où  il  écrivait  lui-même...  où  vous  étiez  encore  de  ce  monde,  où 
vous  receviez  continuellement.  Je  ferai  encore  de  nouvelles  recherches 
et  je  vous  promets  de  vous  envoyer  jusqu'à  la  dernière  ligne  de  tout 
ce  que  je  trouverai. 

Je  comprends  que  cette  chambre,  où  tout  vous  parle  de  lui,  soit  le 
seul  lieu  où  vous  puissiez  respirer  encore.  Tout  sentiment  aussi  radi- 
calement absorbant  que  celui  qui  vous  enveloppe  ne  peut  se  nourrir 
que  de  lui-même.  Tout  ce  qui  lui  est  étranger  est  un  poids,  une  fa- 
tigue, et  les  seules  distractions  qui  vous  soient  bonnes  sont  celles  qui 
prennent  leur  source  dans  votre  douleur  elle-même.  Vous  pourrez 
encore  sourire  en  relisant  tant  de  choses  spirituelles  et  fines  écrites 
par  lui,  en  vous  rappelant,  avec  ceux  qui  l'ont  approché,  ces  mots 
inattendus  et  parfois  même  si  gais,  qui  sortaient  de  cette  bouche  souf- 
frante, comme  d'un  esprit  jeune  et  libre  de  toute  préoccupation... 

Chère  amie,  ce  souvenir  si  parlant  d'une  vie  exceptionnelle  remplira 
encore  les  années  que  vous  dbvez  passer  sur  la  terre.  Ce  culte  inces- 
sant finira  par  avoir  pour  votre  àme  une  douceur  réelle.  Le  sUence 
n'est  qu'apparent,  puisque  vos  cœurs  se  parlent  et  se  parleront  tou- 
jours... Je  suis  certaine  que  c'est  seulement  au  milieu  de  vos  reliques 
que  vous  trouverez  un  apaisement  relatif  à  ce  qui  est  sans  consolation. 

STÉPHANIE  D. 


FIN 


TABLE 


DES  NOMS  CITÉS  DANS  L'OUVRAGE 


Abbatucci,    341,    345,  347,  348,    349, 

358. 
Abrantès  (duc  d'),  79. 
Alexandre  (empereur  de  Russie),  lu, 

144, 145,  147,  150,  417. 
Alix  (général),  102. 
Anderson,  289. 

Andréossi  (général),  34,  36,  37,  55. 
Angouléme  (duc  d'),  207. 
Antoine  (prince),  137. 
Antoine  (princesse),  137,  169. 
Antomarchi,  355,  357,  366. 
Arenberg  (général  d')  151. 
Ary  Scheffer,  xx,  634,  635. 
Audiftrdt  Sainte-Catherine,  215,  225, 

252,  255. 
Augereau  (maréchal),  612. 
Auguste  (prince),  169,  462,  483,  503. 
Anguste-Amélie  (princesse  de  Leuch- 

tenberg),  169,  422,  432,  455,    460, 

473,  474,  477,    479,    481,    482,   484, 

485,590,  595,  605,  607,  608,  613,  615, 

631. 
Antric,  214,  225, 252,  278. 
Autriche  (impératrice  d'),  424,  479. 
Azeglio  (d'),  xxiv. 


B 


Bacciochi  (prince  Félix),  368, 375,  378, 

379,  389,  396,  401,402,403,  427,448, 

550,  606. 
Bade  (princesse  de),  424. 
Baltus,  67. 
Barbacena  (marquis  de),  478,  479,  480, 

481, 
Barbes  (A),  538. 
Barrai  (comte  de),  637, 684. 
Barrai  (comtesse  de),  481. 
Bartolini,  362. 
Bassano  (duc  de),  212,  219. 
Bastiat,563,  564, 
BaUiUe  (colonel),  415,  416,  608. 
Bathurst  (lord),  269,  270,  378,  386, 387, 

397. 
Bavière  (reine  de),  446. 
Bavière  (prince  Charles  de),  452,  455, 

477,  502,  504,  505,  622. 
Bavière  (Louis  1*^,  roi  de),  424,  456, 

485, 498,  522,  525. 
Beauhamais  (marquis  de),  459. 
Bccker  (général),  220,  225. 
Bedeau  (colonel).  540 . 
Bellegarde     (maréchal,    comte    de), 

592. 


692 


TABLE   DES   NOMS   CITÉS. 


Bellune  (duc  de),  104,  106.  611. 
Déranger,  161,  408,  409. 
Bernard  (général),  529,  541. 
Berthier  (général),  34,  36,  172. 
Bertrand  (général,  132,  134, 158,  205, 
212,  222,  223,  242,245,  215,  346,347, 

358,  378,  379,  386,397,  405,  545,566, 
567. 

Bertrand  (madame),  vi,  241. 
Bessiéres  (maréchal),  129,  135, 143. 
Blacas  (comte  de),  320,  326,  327. 
BiiJicher,167,  168,  180. 
Bonaparte  (prince     Jérôme),  m,  iv, 

137,  228,  341,342,  345,  347,  360,364, 

365,  366,367,  368,  369,  370,  372,381, 

411,  544,  576. 
Bonaparte  (prince  Joseph),  222,  226, 

232, 544. 
Bonaparte   (prince    Louis-Napoléon), 

XV,  XVI,  XXI,  XXII,  XXIV,  430,  531, 

544,  549,  555,  564,  569,  576, 643,  644, 

645, 646,  648. 
Bonaparte  (Louis,  roi  de  Hollande), 

359,  360,  362,  364. 

Bonaparte  (Lucien),  viii,  372,  376,412, 

430. 
Borghèsc  (prince),  597,  598,  509,  601, 

602,  612. 
Borghèsc  (princesse),  378,  381,  397. 
Brechtcl  (capitaine),  108. 
Brésil  (impératrice  du),xiii,xiv,  624. 
Brice  (colonel),  544. 
BriqucviUe  (colonel),  198,  199,  221. 
Brouet  (capitaine),  68. 
Bruyère  (général),  142. 
Bunbury,  241,  254.    . 
Buonavita  (abbé),  397. 
Burgstaller  (capitaine),  98. 


Caffarclli  (général),  600. 

Cailly    (capitaine),    69,    70,    86,   106, 

110. 
Caraman  (marquis  de),  67,  388. 
.Camot  (Lazare),  35,  212. 
Camot  (Hippolyte),  xxvii. 


Catherine  (reine  de  W'eslphalie),  iv, 

342,  347,  353,  355,  382. 
Caulaincourt  (duc  de  Vicencc),  127. 

129,  213,  616. 
Cauz  (de),  408,  414. 
Cavaignac  (général),  540,  555,  536. 
Cavour    (comte    de),  xx,  xxi.   xxiJ, 

XXIV,  XXVI.  XXVII,  659,  663,  668,  676. 
Chambure  (colonel),  154,  156. 
Changarnier  (général),  540. 
Channing,  xxviii. 
Charbonnel  (général),  86. 
ChédeviUe,  148. 
Chevalier  (Auguste),  573. 
Chevalier  (Michel),  563,  564,  568,  570, 

571,572,  573. 
Chiappe,  214,  225,  228. 
Clausel  (maréchal),  531,  544,  547. 
Colonna,  378. 
Constant,  v. 

Constant  (Benjamin),  vu. 
Corbincau  (général),  474,  601. 
Cormenin  (de),  546. 
Cunin-Gridaine,  534,  538. 


D 


Damas  (duc  de),  410. 
Damrémont  (madame),  585,  623, 
Danthouard    (général),  xii,  xm,  519, 

520,  526,  527,  587,596,  597,  598,  600. 

601,  602,  617,  618,  622, 
Darnay,  431. 
Davout   (maréchal),  8*2,  98.  103,  159, 

160,  218. 
Decrès  (duc),  219. 
Degli-Antoni,  577,  578,  579. 
Dclaunay,  204,  206. 
Denisson,  280,  281,  283.  284,  285. 
Dent,  263. 

Deux-Ponts  (baron  de).  498. 
Dietz  (capitaine),  99. 
Drouot  (général),  122,  126,   127,131, 

132, 140, 157,  158,  164,  166, 168, 170, 

171,173,  174,  175,  176,  177,  178,  182. 

184,  188,  193, 195,  199,  200,  20!, 202, 

203,222,379, 
Duchàtcl,  538. 


TABLE   DES   NOMS   CITES. 


693 


Dnfaure,  535,  536,  538,  540,  543,  544, 

624. 
I>uhamel,  498. 
I>npeiTé  (amiral),  538,  541. 
Ihipin,  410,  533,  534,  535,  536. 
Duroc  (maréchal),  50,  129,   133,  U3, 

158. 
Duvivier  (général),  540, 


E 


Éblé  (général),  50,  104. 

Edwards  (colonel),  276,  277,  278,  279. 

Élisa  (princesse),  vu,  339,  360,  366, 
373,374,375,390,414,448. 

Enghicn  (duc  d'),  424. 

Essling  (prince  d'}»  596,  600.  603. 

Eugène  (prince),  vu,  viii,  ix,  x,  xt, 
XJi,  XIII,  XV,  XVII,  XXIX,  3,  72,  74, 
94,  103,  132,  347,  413,  414,  415, 
416,  417,  418,420,  421,  422,  423,424, 
-425.  426,  427,429,  435,  438,  439,449, 
450,  431,  432,  453,  454,  456,  457,  438, 
462,  465,  473,  474,  473,  476,  478,  485, 
500,  519,  520,  521,  522,524,  525,526, 
527,  585, 586,  587,  588,  589,  590,  591, 
592,  593,  594,  595, 396,  597,  598,  604, 
605,  606,  607,  608,  610,  611,  612,613, 
614,615,  616,  617,  618,  619,  620,  624, 
625,  631. 

Eugène  (fils  du  prince  Eugène),  453, 
476. 

Evain  (général),  126, 193, 195, 196,203. 


Feltre  (duc  do),  522,  607,608,  613,621. 
Fesch  (cardinal),  vi,    222,    228,   330, 

354,  355,  337,  378,    379,   382,    395, 

396. 
Flahaut  (général),  127,  142,  146,  198, 

199,  221. 
Fleury  (général),  638,  644. 
Fontanelli  (général),  601. 
Forge  Cdo  la),  634. 


Foucher  (général),  82. 

Fouraud  de  Beauregard  (docteur), 
340,  353,  354,  355;  356,  366,380,  381, 
382,  383. 

François-Joseph  (empereur   d'Autri- 
che), 137,    158,  424,  581,    592,  644 
646,  632,  665,  671. 

Frayssinet  (général),  207. 


G 


Garibaldi  (général),  xx,  xxii,  xxiv, 
XXV,  XXVI,  XXVII,  630,  642,  643,639, 
660,  661,  662,  663,664,665,666,  667, 
672,  674,  675,  676,  678,  688. 

Gassendi,  64. 

Gattei  (madame),  578,  579,  580. 

Gérard  (maréchal),  548. 

Gessele,  595. 

Glockner,  395. 

Gourgaud  (général),  ii,  vi,  77,  198, 
201,  202,206,  220,  224,  225,  235,236, 
241,245,246,  347,  386,  411,  450,  474, 
500. 

Grouchy  (maréchal),  601. 

Gudin  (général),  79. 

Gudolle,  86,  87. 

Guéroult,  649. 

Guizot,  538. 


H 


Hankey  (colonel),  269,  273,  274,  276, 
277. 

Harcourt  (duc  d'),  563. 

Haton,  566,  568,  569,  570,  573. 

Haussonville  (comte  d'),  xxix. 

Havin,  634,  647,  665. 

Hiller  (général),  590,  592,  593,  594. 

Hohenzoilern-Siegmaringen,  442. 

Holland  (lord),  378,  386. 

Houdotot  (capitaine  d'),  160. 

Hortense  (reine),  ix,  221,  222,  229, 
230,  378,379,  389,  390,  391,  411,  413, 
425,  439,  440,  447,449,  614,  623. 


694 


TABLE  DES  NOMS  CITÉS. 


Httbner,  638. 

Hudson-Lowe,  x,  378,  406. 
Humann,  532. 


Itabayana  (d'},  479. 
Ivan,  85. 


Joinyille  (prince  de),  547. 

Joséphine  (impératrice),  143,  215,  417, 

617. 
Joséphine  (princesse,  reine  de  Suède), 

432,  438. 
Jouan  (docteur),  187. 


K 


Kaggeneck  (madame  de),  444,  445. 

Karr  (Alphonse),  527. 

Keith  (amiral),  241,  242,  244,  245,  251, 

252,  253,  254. 
Kirgener,  (général),  143. 
Koch  (colonel),  x,  519,  520,  521,  523, 

524,  528. 
Krog  (comte  de),  432. 
K***  (de),  XVIII,  497,  498,  506,  507, 599. 
K***  (mademoiselle  de),  497, 498,  506, 

507,  509,  511,  518. 


Labédoyère  (général),  221,  224,  225. 

Lacoste,  167,  170. 

La  Fayette,  545. 

Lallemand   (général),  221,  225,    241, 

242,  249,  251,  253,  254,  275,  278,282, 

283,  284,  286,  287,  327,  333,  359. 
Lamezan,  127. 

La  Marmora  (général),  xxii. 
Lamoricière  (général),  539,  540,  557, 

658. 
Lanfrey  (Pierre),  xxvn,xxix,  633,634, 

63$,  639,  650,  652,  657. 


Lanza  (général),  662. 

Lariboisière  (général  de),  55,  56,  59, 
63,  64,  76,  77,  81,  82,  86,  87, 88,  90, 
91,  110,  113,115,  117,  119,123,  126, 
133,  192,  197,  203,334,335,  383,410, 
449,  475,  575,  576,  577. 

Lariboisière  (madame  de),  108,  120, 
123,  125,  126,  187,  189,  190,  194, 
204. 

Lariboisière  (Ferdinand   de),  83,  85, 

86,  87,  88,  92,  97,  119, 
Lariboisière  (Honoré  de),  68,  69.  82, 

87,  88,    96,    101,     115,     117,    119, 
123. 

Larminat,  67. 

Las  Cases  (comte  de),  v,  vi,  215,  224, 

225,230,  231,  233,  234,  235,  245,  343, 

344, 345,  347,  353,  356, 357,  358,  378, 

379,  386,  406,  412. 
Lasteyrie  (F.  de),  xvii,  633,  634,  636, 

650. 
Latour-Maubourg  (marquis  de],  407. 
Lauriston,  127. 
Layalctte    (comte    de),  tu,  212,  219, 

405,  413,  414,  415,  427. 
Layard  (général),    256,  276,  280,  282, 

283,  284,  285,  286,  288. 
Lebouteillcr  (capitaine),  96. 
Lcfebyre  (maréchal),  181. 
Legouvé,  XX,  634,  650. 
Legrand  (général),  106. 
Leuchtcnberg   (duchesse  de),  vm,  x, 

XT,    XIV,    453,  462,   463,   479,    519, 

520,  521,    522,   523,    525,   526,587, 

617. 
Leuchtcnberg     (famille     de),     588, 

591. 
Lillicrap  (capitaine),  250,  251,  252,235, 

257, 260,  262. 
Lobau  (général),  131. 
Lœnwenhiclm  (comte  de),  432. 
Louis-Philippe,    160,    529,  544,    546, 

559. 


H 


Macdonald  (maréchal),  132,  134,  164, 
173, 179,  223,  345, 527,  616. 


TABLE   DES  NOMS   CITÉS. 


695 


Madame  Mère,  iv,  222,  330,  318,  395. 
Maitland  (capitaine],  i,  m,  233,  234, 

235,  236,  241,  244,  245,  253,  254. 
Maitland  (gouyemeur  de  Malte),  257, 

266, 267,  269,  276,  284,  289. 
Mallet  (capitaine),  573. 
Manin  (Daniel),  xvii,  xviii,  xx,  xxii, 

XXV,  xxvii,  560,  561,  562,  577,  578, 

579,  586,  629,  630,  .633,   634,  636, 

637,  640,  645,  647,  648,  650,663,  669, 

689. 
Manin  (Emilia),  xvii,  xviii. 
Manin  (Georges),  xxv,  635,  642,  645, 

659,  661,  662,    663,  666,   672,   673, 

674. 
Marchand,  vi,  301. 
Marchangy  (de),  409. 
Marescot  (général),  50. 
Maria  (dona),  478,  480,  485. 
Marie  (avocat),  624. 
Marie  (grande-duchesse),  xiv,  622. 
Marie-Antoinette,  16,  421,  423. 
Marie-Louise  (impératrice),  342,  411. 
Marmier,  152. 
Marmont  (maréchal  duc  de  Raguse), 

XI,  XII,  XIII,  XIV,  59, 129,  134, 180, 188, 

325,   585,   586,   587,   588,   616,  617, 

618,  619,  622,  624,  625. 
Martin    (Henri),  xvi,  xvu,  xviii,  634, 

635,640,  650,651,  687,  688. 
Martin  (du  Nord),  530,  531. 
Mauguin,  544. 

Maximilien  (archiduc  d'Autriche),  652. 
Maximilien  (roi  de  Bavière),  421,  422, 

423, 42»,  425,  446,  453,  457,  588,  589, 

591,  594,  616,  617,  625. 
Mazade  (Charles  de),  xxii,  xxx. 
Mazzini  (Joseph)„  xx,  580. 
Mecklembourg-Strelitz,  135. 
Mercher,  278. 
Miollis  (général),  597. 
Mettemich  (prince  de),  354,  356,  358, 

388,  401,  402,  422,478,  479,  485,  592, 

594,  606. 
Miguel  (don),  478,  485. 
Mohl  (madame),  664,  665. 
Mole  (comte),  528,  529,  530,  b40,  541. 
Moncey  (maréchal),  548. 
Montalivet  (comte  de),  529,  530. 


Montessuy,  42,  49. 

Montfort  (Jérôme,  prince  de),  327,  335, 

336, 347. 
Montholon  (comte  de),  215,  224,  226, 

230,  245,  378,  379,  386,  387,  391,  405, 

406,  544. 
Montholon  '(madame  de),  vi,  229,  231, 

232,  378,  379,  381,  382,  383,  386. 
Moreau  (général),  163. 
Mornand,  634. 

Morny  (duc  de),  571 ,  572,  638. 
Mortemart  (duc  de),  330, 
Mortier  (maréchal),  166. 
Mosbourg  (comte  de),  544. 
Murât  (Joachim),  74,  93,  95,  109,  113, 

114,  162,  228,  420,421,  442,  522,  591, 

594,  600,  604,605,  608,  609,  610,  611, 

614,  615,  620,  621. 
Murât  (prince  Lucien),  222,  544. 
Mussard,  632. 


N 


Narbonne  (comte  de),  160. 

Neigre  (général),  103. 

Nélaton  (D'),  xxvii,  677,  679, 679. 

Nemours  (duc  de),  545,  546. 

Neubourg  (duchesse  de). 

Neuchâtel  (prince  de),  78,  80,  95,  127, 

145,  155,  159,  161. 
Ney  (maréchal),  82,  83,  100,  103,  106, 

129,130,  131,133,  134,  140, 141, 163, 

616. 


0 


Odilon  Barrot,  547,  549,  557. 

Oliyeira  (chevalier  d'),  481. 

Ollivier  (Démosthène),  xvi,  355,  356, 

O'Meara,  v,  ix,  355,  356. 

Orsini,  631. 

Otto  (colonel),  262,  263,  280,  281,  282, 

283,  286,  287,  289,  305,  460. 
Otrante(duc  d'),  213, 367, 385,  605,  606. 
Oxenstiern  (comte  d'),  432. 


696 


TABLE   DES  NOMS   CITÉS. 


Pacca  (monsignor),  332,  333. 
Padoue  (duc  de),  544,  545. 
Palombini  (général),  601. 
Paliavicino  (marquis),  560,  640,   662. 
Parquin,  549. 
Partridge,  678. 
Pasini,  648,  649. 
Passy,  534,  535,  536,  538,  541. 
Pauline  (princesse),  vu,  330,  379,  382, 

398. 
Pedra-Branca,  480,  381,  483,  484. 
Pedro    (don),     478,    479,     483,    484, 

485. 
Perrotin,  xiv,  623,  624,  625,  631. 
Persigny(duc  de),  xvii,  572,  573,  575. 
Pie  IX,  xxiii. 
Pino  (général),  601. 
Planât  (Guillaume),  9,  33,  34,  35,  37, 

38,  39,  40,  42,  43. 
Planât  (Gabriel),  9. 
Planât  (Joseph),  9. 
Planât  (madame  G.),  39,  43,  57,  60. 
Planât  (madame),  xviir,    xx,   xxviii, 

XXIX,  XXX,  XXXI. 

Polignac  (duc  de),  11,  34. 

Possc  (comte  de),  380,  382,  387,  432. 

Prince-Régent,  236,  269. 

Prusse  (roi  de),  665. 

Prusse  (reine  de),  424. 


R 


Radctzki  (maréchal),  581. 

Rapp  (général),  145,  150, 151, 152, 153, 

154,  157. 
Ratazzi,  663. 

Ravignan  (de),  127,  128, 146. 
.Reck  (madame),  444. 
Reggio  (duc  do),  104. 
Regnault     de      Saint-Joan-d'Ângely, 
.    203,  500. 
Regnault     de      Saint-Joan-d'Ângely 

(madame),  545. 
Rémusat  (madame  de),  m. 


Rësigny,  157,  197,  198,  199,  201,  204, 

206,  212,  225,  230,  244. 253,  278,  315, 

318,  ."^20,  336,  338,  500. 
Rezende  (marquis),  478. 
Richelieu  (duc  de),  320.  326,  328.  329, 

334. 
Rieder  (Auguste),  xv.  xvi,  xtii,  565. 

566,  567,  569,  570,  Ô7i,  572.  573,  574. 
Ristori  (madame),  664.  665,  668,  676. 
Rivière,  278,  566. 
Rohan-Ghabot,  179. 
Roggenbach  (baron  de),  445. 
Rouyer  (général),  593,  594. 
Rovigo  (Savary,  ducde%  52,  212,  221, 

222,  224,  225,  231,  233,  241,  242.  249. 

251,  253,  254,  257,260,  264.  266,  268. 

270, 274,  275,  276,  277,  278,  280.  281. 

282,  283,  284,  286,  288,  289,  327,  329. 

330,  333,  344. 


Saint- Arnaud  (général),  xvr,  566. 
Saint- Jacques,  214,  225. 
Saint-Laurent,  43,  46.  48,  50,  51,  32, 

53,  5i,  53,  59,  63.  64. 
Saint-Yon,204,  214,  225. 
Salvandy,  529. 
Sancy  (de),  67. 
Sauzet,  535,  536. 
Saxe  (roi  de),  169. 
Saxo  (reine  de),  424. 
Saxe  (famille  royale  de),  136, 138, 172. 
Say  (Horace),  563. 
Schneider  (général),  538,  541. 
Schuh.  625,  629,  631. 
SchulU,  271,  278. 
Schwarzenberg  (prince),  162, 167, 170, 

610,611. 
Ségur  (général  de),  527. 
Severoli  (général),  613, 
Simon  (Jules),  xxvu,  634.    • 
Songis  (général),  56. 
Sophie  (archiduchesse),  42S. 
Soult  (maréchal),  149,  410,  538,  541» 

544,  546. 
Stedingk  (baron  de),  432.