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VIE
DE
PLANAT DE LA FAYE
En môme temps que ce volume, nous
publions à petit nombre La Correspondance
intime de Planât de la Paye, de 1806 a
1831, supplément à la Vie de Planât de
la Paye (170 pages gr. in-8'^, prix : 3 fr.).
L'ÉDITELR.
VIE
DE
PLANAT DE LA FAYEn,.
Aide de camp des Généraux Lariboisière et Drouot
Officier d'ordonnance de Napoléon P*^
SOUVENIRS, LETTRES ET DICTÉES
RECUEILLIS ET ANNOTÉS PAR SA VEUVE
INTRODUCTION DE BBNÉ VALLBBY-BADOT
Trois Portraits en ?iéliogravure
\at LOUï-
■ C'est qaelqne chose qa'ane vie do quatre-
vingts ans conduite avec dignité et honneur.
C'est quelque chose que la conquête de pensées
aussi délicates que celles dont *** avait sa
remplir son âme et qui y régnaient avec tant
de charme. •• ■
(Conversation de Gobthb avec Eckb rmann.)
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, BUE DE RICHELIEU, 28 bis
1898
Tous droits réservés
^3
7iS^\'7- \^>^
INTRODUCTION
I
Napoléon, à Sainte-Hélène, écrivait dans un codicille
daté du mois d'avril 1821 : « Je lègue quarante mille francs
à Planât, mon officier d'ordonnance. »
Qui était ce Planât dont les lecteurs les plus intrépides
ne connaissent guère le nom ? Les mémoires relatifs aux
guerres du premier Empire et répandus avec une prodiga-
lité d'éditeurs ne le mentionnent pas. A peine peut-on
relever, le 16 juillet 1815, dans la relation trop oubliée
du capitaine anglais Maitland, qui commandait le Belle-
rophorij ces lignes sommaires : « Tout le temps que dura
le déjeuner, j'observai que le colonel Planât, qui était très
attaché à Bonaparte, avait des larmes qui lui coulaient
le long des joues et semblait extrêmement peiné de la
situation où se trouvait son maître. » Bonaparte, ajoute
Maitland, s'exprimait en termes pleins d'affection sur Pla-
nât, qui ne demandait qu'à partager la destinée de l'Empe-
reur. Dans une note perdue à la fin du Mémorial de Sainte-
Hélèney on lit encore : « Le colonel Planât, officier d'or-
donnance, nous avait suivis jusqu'à Plymouth. » Comme le
nombre des compagnons de l'Empereur prêts à partir pour
Il INTRODUCTION,
Tcxil fut limité par le gouvernement anglais. Planai,
d'abord choisi, fut remplacé par Gourgaud et en ressentit
un violent chagrin. Il n'avait pas quitté l'Empereur depuis
la Malmaison. « Nous avons pris la ferme résolution de ne
point l'abandonner, écrivait Planât dans une de ses lettres.
L'honneur et la reconnaissance nous en font un devoir;
d'autres sentiments s'y joignent : je n'oserais dire la pitié,
ce terme ne s'accorde pas avec la vénération qu'inspire un
si grand homme; mais c'est une émotion vive et profonde,
une espèce d'entraînement de l'âme que Ton éprouve en
voyant tant de grandeur déchue, tant de prospérité changée
en un abîme d'infortune. »
A l'inverse des sentiments éprouvés par quelques officiers
supérieurs, l'attachement de Planât pour Napoléon avait
commencé avec les revers. « Mon caractère, dit-il, dans une
phrase incidente où il se peint tout entier, me portait à
m'attacher au malheur. » Il s'y mêlait aussi le souvenir d'une
première rencontre. C'était en 18i3,à Weissenfels, pendant
la campagne de Saxe. L'Empereur interrogeait son hôte,
gros bourgeois, qui ne savait pas un mot de français. « Y
a-t-il là un officier qui parle allemand? » dit-il d'un ton
bref. Planât servit d'interprète ; et comme l'Empereur lui
demandait où il avait appris l'allemand : « Â Berlin, pen-
dant la campagne de 1807, Sire. »
« L'Empereur, écrit Planât, me congédia avec un petit
signe de tête et un gracieux sourire qui me rendit le plus
heureux des hommes. Gela ressemble un peu, ajoute-t-il
spirituellement, à M"*® de Se vigne qui trouvait que Louis XIV
était le plus grand roi du monde, parce qu'il avait dansé
avec elle. » Planât aurait dû, en remarquant ce sourire, le
rapprocher d'autres et peindre le don d'agréer qu'avait l'Em-
pereur, infus avec l'esprit de domination. Les historiens en
quête de faire revivre dans toutes les nuances la physiono-
mie si complexe de cet homme extraordinaire pourraient
liNTRODUGTION. jir
retrouver la trace de ce sourire et Teffet de ce charme,
quand le maître daignait être bon prince. Chateaubriand,
peu suspect de bienveillance, racontant son premier entre-
tien avec TEmpereur, dit : « Son sourire était caressant et
beau. » M"« de Rémusat, dont la correspondance quotidienne
ne ressemble pas à ses Mémoires si sévères, écrit au sujet
d'une visite de Napoléon aux habitants de Semur : « Avec
ce sourire que nous lui connaissons, il a ravi tous ceux qui
l'ont vu. » Alexandre, parlant de l'entrevue de Tilsitt, s'ex-
prime ainsi : « Je n'ai jamais eu plus de prévention contre
quelqu'un que je n'en ai eu contre lui; mais après trois
quarts d'heure elles ont toutes disparu comme un songe. »
Même en plein désastre, sur le vaisseau qui l'emportait lui
et sa fortune. Napoléon cherche encore à plaire. A la vue
d*un portrait accroché dans la chambre du capitaine Mait-
land : « Quelle est donc cette jeune personne? demande-t-il.
— Ma femme, répond Maitland. — Ah! elle est très jeune
et très jolie. » Enfin, quand à Sainte-Hélène il reçoit des
passagers qui ont désiré le voir, « l'Empereur, écrit Las-
Cases à la date du mois de mai 1816, les a reçus avec une
grâce parfaite et ce sourire qui exerce tant d'empire. »
« Soyez heureux, » disait-il à ceux qui le quittaient et
retournaient en Europe. Ces mots : Soyez heureux, il les avait
dits lorsque Planât dut partir et fut emmené comme prison-
nier de guerre avec le duc de Rovigo et le général Lalle-
mand, par un abus de pouvoir du gouvernement anglais.
Conduit à l'île de Malte, Planât y resta plusieurs mois. Déli-
vré, il poursuivit son idée fixe d'aller à Sainte-Hélène et
de mériter d'être appelé, comme un nouveau Las-Cases, le
courtisan du malheur. 11 se rapprocha de la famille de Na-
poléon et devint le secrétaire de l'ancien roi de Westphalie,
uniquement parce que Jérôme était le frère de l'Empereur.
Comme Planât était de ceux qui sont nés pour se dévouer,
il eut pour Jérôme et la fortune compromise de ce prince
IV INTRODUCTION.
une sollicitude qui ne fut pas récompensée. Il essaya d'ar-
rêter les dépenses inutiles où se laissait entraîner cet an-
cien roi qui voulait toujours apparaître, ainsi que le comte
Beugnot le vit jadis, entouré de gardes du corps au cos-
tume théâtral.
Si Ton était tenté de trouver injustes les appréciations
de Planât, on pourrait se reporter à une lettre écrite par
la mère de Napoléon. Inquiète de cette ruine grandissante,
et faisant appel à la sagesse de sa belle-fille, Catherine,
fille du roi de Wurtemberg, dont elle aimait le caractère,
elle écrivait à Jérôme : « S'il le faut, diminuez votre mai-
son, détruisez-la même en renvoyant tout le monde ; ce ne
sera que plus honorable de lutter et de vaincre l'infortune.
Je suis convaincu que Catherine a assez de grandeur d'âme
pour s'accommoder au plus strict nécessaire... Ce conseil
est le seul honorable et le seul convenable à votre ancienne
et à votre actuelle position, et si vous l'embrassez, ce sera
la plus belle opération de votre vie. Une mère seule peut
donner ce conseil... »
Ce conseil. Planât avait cependant eu le courage de le
donner beaucoup plus tôt. Les secrétaires des princes et des
ministres feraient bien de méditer cette lettre qui fait
contraste avec les modèles proposés au répertoire des cour-
tisans : « Je ne puis rester spectateur indifférent de votre
ruine, écrivait-il fièrement au roi Jérôme; c'est une
lâcheté qui me révolte. Convaincu maintenant que rien ne
peut arrêter le torrent des folles dépenses dans lequel on
ne cesse d'entraîner Votre Majesté, voyant que les leçons
de l'expérience sont perdues pour Elle, et que les avis d'un
zèle désintéressé sont regardés comme les boutades d'un
censeur austère et incommode, je supplie Votre Majesté de
ne pas me condamner à être le témoin d'un mal auquel je
ne puis apporter remède ; je la supplie de vouloir bienm'ac-
corder ma démission pure et simple et me permettre de
INTRODUCTION. v
suivre le vœu le plus ardent de mon cœur, en consacrant à
la défense et au service de l'Empereur le reste de mon exis-
tence. ))
« Que n'aî-je Planât ! avait dit Napoléon à Las-Cases, —
dans les tristes et longues soirées de Sainte-Hélène où ce
vainqueur du monde^en était réduit à regarder comme une
conquête une heure gagnée sur le temps, — ce bon jeune
homme nous serait utile ! J'en connais le prix! » Napoléon
savait, en effet, s'emparer de ces natures affectueuses et
tendres. Lui dont le cœur, comme il le disait un jour à son
chirurgien O'Meara, lui faisait l'effet de ne pas battre,
puisqu'il ne l'avait jamais senti, excellait à faire battre le
cœur des autres. Il savait, par des phrases très calculées
sous leur impétuosité apparente, susciter l'héroïsme, la
passion de la victoire, l'ivresse de la mort. 11 étonna, il
étourdit la France qui assistait à ces coups répétés de sur-
prise et d'éclat, comme la foule assiste, en faisant la haie,
aux défilés militaires. Et cet empereur qui tenait le monde
entier en suspens, ce défaiseur de nations et ce faiseur de
rois, reconnaissait, grâce à sa mémoire prodigieuse, tout
homme à peine entrevu. Il provoquait ainsi l'enthousiasme
d'un maréchal, d'un capitaine, d'un soldat par la brusque
évocation d'un souvenir. Que d'existences ont été au-devant
de la mort pour un seul de ses mots, un seul regard qui
partait de ses yeux bleus où se peignaient d'une manière
incroyable, a écrit son valet de chambre Constant, les di-
verses émotions dont il était agité, « tantôt extrêmement
doux et caressants, tantôt sévères et durs. »
Mais à Sainte-Hélène, non seulement les bruits de gloire,
mais encore les fracas de désastre s'étaient éteints. Le
silence grandissait. Hudson Lowe, méfiant et brutal, comme
un sous-officier de peloton de punition, multipliait les
entraves, craignant toujours que son immense proie lui
échappât. Le cercle où était enfermé l'Empereur se rétré- .
VI INTRODUCTION.
cissait. Les amis s'en allaient. Las-Cases malade avait dû
partir. Gourgaud s'était éloigné. >!"• de Montholon, appelée
en Europe par l'éducation de ses enfants, ne songeait qu'à
faire revenir son mari. M"* Bertrand annonçait qu'elle-
même devrait un jour, dans l'intérêt de ses enfants, rega-
gner aussi la France. Alors, dans un accès de profonde
tristesse. Napoléon dit à son fidèle Marchand : « Toi, tu n'as
pas d'enfant à élever et tu me fermeras les yeux. Mais je
le vois, il est temps que je m'en aille. »
Planât renouvelait ses démarches pour obtenir du gou-
vernement anglais la faveur d'aller à Sainte-Hélène. Vou-
loir s'exiler à deux mille lieues de l'Europe pour consoler
un vaincu et soigner un mourant; n'avoir d'autre ambition
que de donner sa vie dans l'ombre, l'effacement, l'oubli de
soi-même; apporter à l'Empereur déchu — que les Anglais
nommaient avec dédain le général Bonaparte — un res-
pect, un dévouement plus complet et plus sincère que
dans les plus beaux jours des Tuileries, n'était-ce pas
quelque chose d'héroïque? Planât avait soif de ce sacrifice.
Aussi sa déception, sa tristesse, sa colère furent-elles
vives quand le cardinal Fesch lui écrivit au mois de sep-
tembre 1820: « Nous pensons qu'il n'y a pas lieu d'envoyer
d'autres personnes à Sainte-Hélène. » Enfin, à force de dé-
marches, de lettres écrites, de titres invoqués. Planât tou-
chait au moment heureux, désiré, où il pourrait partir pour
l'exil, quand arriva la nouvelle de la mort de l'Empereur.
« Tout est fini pour moi, écrit Planât avec désespoir. J'ai
perdu tout ce qui faisait ma force, tout ce qui donnait du
prix à mon existence. » Et, dans l'étourdissement de son
chagrin, qui lui faisait oublier la valeur des mots, il appe-
lait Napoléon le meilleur des hommes.
Qu'allait-il faire, maintenant que sa raison d'être avait
disparu ? Il avouait qu'il était plongé dans une sorte de
néant. Comme les natures délicates qui sont souvent in-
INTRODUCTION. vu
justes, parce qu'elles exigent que leurs enthousiasmes ou
leurs douleurs soient partagés par tout le monde et qu'elles
ne se rendent pas compte que faire reposer la vie sur le sen-
timent est ce qu'il y a de plus exceptionnel et de moins
compris. Planât en voulait au monde entier, à la famille
impériale surtout. D'ailleurs, en tout temps, sauf pour
deux sœurs de Napoléon, — Tintelligente princesse Elisa
qui était morte quelques mois avant l'Empereur et la
charmante Pauline, d'une sensibilité maladive et qui aimait
l'Empereur jusqu'à l'exaltation, — Planât avait pour le
reste de la famille des sentiments qui faisaient contraste
avec ceux que lui inspirait Napoléon. Désirant quitter
l'Italie où il avait beaucoup souffert, il ne voulait pas rester
en France pour ne pas donner aux ennemis de l'Empereur
la joie de voir un fidèle inconsolable. Il songea un instant
i se réfugier dans un coin perdu de l'Espagne où il aurait,
disait-il, attendu en silence, dans une obscure végétation,
la fin de toute chose.
Un général, ancien ami de son père, lui proposa de le
remettre sur le tableau des officiers de l'armée, ta répu-
gnance de Planât à servir les Bourbons était invincible. Il
lui semblait « que c'eût été faire outrage à la mémoire de
l'Empereur. » Il mêlait à ses sentiments l'amour de la
liberté et invoquait l'Acte additionnel. Napoléon n'avait-il
pas dit à Benjamin Constant : « Discussions publiques, élec-
tions libres, ministres responsables, liberté de la presse, je
veux tout cela. » Planât avait cru à ces promesses d'empe-
reur. Certains esprits associèrent ainsi au culte de Napoléon
la passion des idées libérales. Planât ne savait plus que faire,
quand Lavalette, rentré en France, gracié par Louis XVIII,
lui proposa de remplir auprès du prince Eugène, qui ve-
nait de perdre un aide de camp, ce poste de confiance.
Être secrétaire du beau-fils de l'Empereur, c'était encore
servir la mémoire du grand homme.
VIII INTRODUCTION.
Planât partit pour Munich et vit le prince Eugène. Tous
deux étaient faits pour s'entendre. N'avaient-ils pas la
même droiture, qui se reflétait dans leur physionomie
cordiale, la même simplicité, le même désintéressement?
Est-il vrai que Napoléon, quand il songeait à divorcer, ait
eu la velléité, comme Taffirme Lucien dans ses Mémoires,
d'épouser celle qui devait être la femme du prince Eugène,
la fille du roi de Bavière ? Ce désir ne fut sans doute qu'un
caprice qui lui traversa l'esprit. Il fallait à Napoléon un
mariage plus éclatant pour sa gloire. Mais cette union qui
convenait à sa politique, il la commanda au fils de José-
phine : « J'ai arrangé votre mariage avec la princesse Au-
guste, » lui écrivit-il, en lui donnant l'ordre immédiat de se
rendre d'Italie à Munich.
Jamais prince et princesse ne furent d'ailleurs plus épris
l'un de l'autre. Huit ans plus tard, au commencement de
1814, le prince Eugène fêtait l'anniversaire de son mariage
en adressant ces mots à sa femme, avec une sentimentalité
prodigue d'épithètes : « Que de bonheur, que de charmes
je dois à ce 14 janvier qui a uni ma destinée à celle de la
plus belle, de la meilleure, de la plus vertueuse des
femmes! » Lorsque la puissance napoléonienne s'effondra,
la princesse Auguste disait : « On peut nous prendre tout
ce que nous possédons, mais jamais la tendresse que nous
avons l'un pour l'autre. » « Dans une simple cabane, disait-
elle encore, nous chercherons le bonheur que tant d'autres
cherchent inutilement sur les trônes. »
A son arrivée à Munich, en 1822, Planât trouva qu'ils
avaient réalisé, sauf la cabane, ce rêve de bonheur intime.
« C'est un couple charmant, » écrivait Planât qui dans les
premières semaines fut secrétaire du prince Eugène, à peu
près dans les conditions où Gil Blas avait été secrétaire
du duc de Lerme. Beaucoup d'honneurs, mais pas le moindre
argent. Planât pouvait se demander comment il ferait pour
INTRODUCTION. ix
subsister les jours où il ne dînerait pas chez le prince et la
princesse. Cette situation ironique dura peu. Mais si l'ave-
nir semblait lui promettre quelque compensation, il était
toujours en proie au chagrin de n'avoir pu aller à Sainte-
Hélène. La reine Hortense, comprenant les regrets et presque
les remords de Planât, lui écrivait, après avoir lu un livre
qui donne la situation journalière de tout ce qu'avait fait
et dit l'Empereur captif et malade :
« Je viens enfin de lire l'ouvrage de M. O'Meara : j'en
ai le cœur tout triste. Tous ces horribles détails doivent
vous faire regretter comme moi de n'avoir pu arriver assez
tôt pour porter là quelques consolations. On a beau cher-
cher à bien faire dans la vie : on ne fait jamais assez bien,
et c'est surtout lorsqu'il s'agit de secourir le malheur que
l'homme est toujours trop faible et qu'il devrait au contraire
réunir toutes ses forces et ses moyens. Vous n'avez rien
à vous reprocher, puisque vous alliez entreprendre un si
pénible voyage. Mais si nous, sa famille, n'avions cessé de
tourmenter ce vilain ministre anglais, peut-être aurait-il
été moins barbare et cette idée m'est tout à fait pénible. »
Planât eut pendant quelque temps le projet d'écrire un
ouvrage sur Napoléon. Livres, gravures, médailles, il dési-
rait tout collectionner sans hâte, sans fièvre, comme un
homme qui sait que vivre avec un sujet sans avoir la préoc-
cupation de le publier à jour fixe est ce qu'il y a au monde
de plus enviable. Charmé en outre des bons procédés et de
la confiance que lui témoignaient le prince et la princesse,
il était à cette période heureuse qui fait que celui qui se
dévoue a, par un singulier renversement des rôles, une joie
qui ressemble à la gratitude. Ces journées apaisantes furent
courtes. Le prince Eugène, frappé d'une attaque d'apoplexie,
mourut au mois de février 1824. « De tous ceux qui entou-
raient le prince Eugène, écrivit Planât, quelques jours après
cette mort , personne ne perd plus que moi : il était pour
X INTRODUCTION.
moi un frère et un protecteur. On était heureux de le ser-
vir, parce qu'il exerçait cet empire et cet entraînement que
produisent la grandeur d'âme et la véritable bonté. » Et
avec ce besoin de justice, que Ton retrouve dans toute la
vie de Planât : « La haute réputation du prince Eugène,
écrivait-il, n'est souillée d'aucune tache. » Cette phrase,
Planât sut la commenter avec courage dans toutes les cir-
constances. Après avoir accepté, pendant huit années, d'as-
sister dans une tutelle des plus difficiles la veuve du prince
Eugène, — qui s'appela désormais la duchesse de Leuchten-
berg, — après avoir protégé cette fortune princière, Planât
devait défendre un patrimoine infiniment plus précieux
encore : la gloire du prince Eugène.
Le monde, qui n'est pas fâché d'attaquer un homme dont
la réputation intacte lui a longtemps échappé, s'empressa
d'accueillir les premiers bruits défavorables à la conduite
d^Eugène de Beauharnais en 1813 et en 1814. On disait que
le prisonnier de Sainte-Hélène, sans formuler une plainte
directe contre le prince Eugène, gardait, toutes les fois que
l'on prononçait le nom de l'ancien vice-roi d'Italie, un
silence significatif, et que sa physionomie avait brusquement
quelque chose d'irrité. A défaut de preuve, n'y avait-il pas
là l'indice d'un abandon, d'une trahison peut-être?
Secrétaire du prince Eugène, Planât, avec l'instinct des
vrais amis, prévoyait les dangers, devinait les perfidies, et
songeait à prémunir le prince contre les attaques. Il lui
conseilla d*écrire ou de dicter les chapitres relatifs aux
grands événements où s'était joué le sort de l'Empire. Déjà
malade, le prince n'avait pu commencer ce travail. Plus
tard, Planât avait bien emporté de Munich quelques notes
importantes; mais les pièces essentielles étaient restées
dans les archives secrètes.
En 1836, un des meilleurs amis de Planât, ancien offi-
cier d'état-major, le colonel Koch, se proposa de publier
INTRODUCTION. xi
rhistoire de la campagne de 1814. Parmi les documents
qu'il avait rassemblés sur les affaires d'Italie, se trouvait
un mémoire tenu très secret aux archives de la guerre et
où il était établi que le prince Eugène trahissait TEmpe-
reur et s'entendait avec les souverains alliés qui Ten ont
récompensé, lisait-on dans ce manuscrit, en lui conservant
sa fortune. Planât écrivit immédiatement à la veuve du
prince Eugène pour lui raconter ce qui se passait et lui
demander de « rétablir la vérité d'une manière irrécu-
sable ». La* duchesse de Leuchtenberg s'empressa de ré-
pondre que le prince Eugène avait toujours agi avec hon-
neur et fidélité. « Dites au colonel Kocli, ajoutait-elle, que
j'ai le cœur français comme le prince Eugène l'avait jusqu'à
son dernier soupir. Si je n'ose réclamer l'amour et l'atta-
chement des Français, j'ose au moins, écrivit la duchesse,
réclamer leur justice et celle des hommes de bien. »
Dès lors s'établit entre Planât et la duchesse une cor-
respondance intime. Planât indiquait où telle et telle pièce
importante se trouvaient. La duchesse les copiait et les
adressait à Planât. Personne autour d'elle ne se douta de ces
recherches qui, à travers des obstacles de toutes sortes,
durèrent trois ans. « Je mourrai tranquille, écrivait la
duchesse à Planât, au mois de février 1840, quand je saurai
que la postérité connaîtra le prince Eugène tel qu'il mérite
de l'ôtre. » Elle mourut en 18S1, après avoir laissé à Planât
le soin de défendre, s'il y avait lieu, cette pure mémoire.
Il ne faut pas se fier aux disparitions intermittentes de
la calomnie : c'est une ouvrière souterraine. Dans des mé-
moires posthumes, parus en 1857, le maréchal Marmont,
duc de Raguse, accusait le prince vice-roi d'Italie, qui en
novembre 1813 était maître d'une armée, d'avoir désobéi
aux ordres de l'Empereur, lui prescrivant de ramener cette
armée en France. « Il intrigua, écrivait Marmont, dans ses
seuls intérêts. Il s'abandonna à l'étrange idée qu'il pou
XII INTRODUCTION.
vait, comme roi d'Italie, survivre à l'Empereur. Il a été la
cause la plus efficace (après la cause dominante placée
avant tout dans le caractère de Napoléon), la cause la plus
efficace de la catastrophe. Et cependant, ajoute Marmont,
avec la sourde colère de Thomme qui traîna toute sa vie
la responsabilité de sa défection en 1814 et qui avait
entendu jusqu'aux enfants de Venise murmurer en le mon-
trant du doigt : « Voilà celui qui a trahi Napoléon! » et
cependant la justice des hommes est si singulière qu'on
s'est obstiné à représenter le prince Eugène comme le héros
de la fidélité. Je tiens à conscience d'établir ces faits dont la
vérité m'est parfaitement connue et qui ne sont pas sans
intérêt pour l'histoire. » Le maréchal invoquait, à l'appui
de cette accusation, le témoignage, en apparence irrécu-
sable, d'un ancien aide de camp du prince Eugène. « Le
général Danthouard m'a raconté, écrivait Marmont,que, se
trouvant quelque temps après la Restauration à Munich et
travaillant avec le prince dans son cabinet à mettre en
ordre des papiers, il retrouva l'ordre écrit qu'il lui avait
porté pour exécuter le mouvement dont je viens de parler.
Il le lui montra et lui dit : « Croyez-vous, Monseigneur,
qu'il soit bien de conserver ce papier? — Non, » dit Eu-
gène. Et il le jeta au feu. »
L'accusation était précise, absolue. Qui donc pouvait se
lever pour la contredire? Quel vengeur s'armerait prêt à
engager une polémique sur ces faits lointains? Du fond de
son fauteuil où il était immobilisé par la souffrance et la
vieillesse. Planât écrivit au journal le Siècle^ à la date
du 18 février 1857 : « J'ai entre mes mains les preuves irré-
cusables de la complète fausseté de tout ce qu'avance le ma-
réchal Marmont. » Et, en attendant qu'il présentât au public
ces documents, Planât repoussait, indigné, « d'odieuses
assertions aussi dénuées de vérité que de preuves. »
Les trois filles du prince Eugène, devenues, l'atnée reine
INTRODUCTION. xiii
de Suède, la seconde impératrice du Brésil et la plus jeune
princesse de Wurtemberg, avaient toujours vécu dans
l'ignorance des calomnies dirigées contre leur père. Après
avoir lu la lettre adressée par Planât au journal le Siècle ^
la reine de Suède s'empressa d'écrire à Planât : « Toute la
belle vie du prince Eugène est là pour vous appuyer et
pour convaincre le plus grand nombre. Mais, hélas! il
n'a plus de fils pour défendre son honneur, et que peuvent
ses trois filles qui n'ont d'autre avocat pour défendre cette
noble vie que leur cœur filial, leur foi dans l'honneur de
leur père et les leçons de dévouement et de fidélité à l'Em-
pereur qu'elles reçurent de sa bouche dans leur enfance?
Le monde voudra des documents et je me demande où vous
trouverez des preuves écrites... » Ces preuves, Planât pou-
vait les envoyer trois semaines après l'attaque. La brochure
qu'il publia le 6 mars contenait trente-trois documents qui
appartiennent désormais à l'histoire et qu'on retrouvera
dans ce volume. « Je m'estime bien heureux, écrivait Pla-
nât à la reine de Suède, d'avoir pu défendre encore la mé-
moire de votre glorieux père qui est pour moi l'objet d'un
véritable culte et le restera jusqu'à mon dernier soupir. »
La princesse de Wurtemberg, d'un tempérament nerveux
à l'excès, avait été dans un état terrible en lisant les Mé-
moires de Marmont. Planât essayait de la calmer. N'était-il
pas là toujours fidèle et toujours vigilant, en mesure de
prouver que les ordres et instructions de l'Empereur
n'avaient pas été brûlés, qu'ils existaient dans les archives
ducales de Leuchtenberg? Ces ordres ne prescrivaient pas
au prince d'évacuer le royaume d'Italie : ils lui prescri-
vaient le contraire. Et, pour achever de faire crouler l'écha-
faudage de Marmont, Planât affirmait que Danthouard, qui
était devenu l'ennemi du prince Eugène, n'était jamais allé à
Munich depuis la chute de l'Empire. Comme une seconde
édition des Mémoires du duc de Raguse allait paraître, Pla-
XIV INTRODUCTION.
Dat conseilla à la princesse d'exiger que les pièces officielles
qu'il avait recueillies fussent insérées à la suite des Mé-
moires. L'éditeur ne s'y prêta pas. Un procès fut intenté.
« Je n'ai pour moi que la vérité, avait dit Planât, en son-
geant qu'il n'était rien, qu'il n'avait aucun appui ; je n'ai
pour moi que la vérité, mais j'espère qu'elle me suffira. » La
princesse mourut peu de jours après l'assignation. La reine
de Suède et l'impératrice du Brésil reprirent le procès. Le
ministre de Suède en était officiellement chargé; mais Pla-
nât eut en réalité à le diriger exclusivement. Il s'épuisa en
démarches de toutes sortes; il se heurta même aux insi-
nuations les plus malveillantes sur l'origine des pièces pro-
duites. Planât prouva aux juges Tauthenticité de toutes ces
pièces copiées sur les originaux, ou écrits presque en tota-
lité de la main môme de la duchesse de Leuchtenberg.
Le 24 juillet 1857, le tribunal prononça le jugement sui-
vant : « Attendu que l'inexactitude de l'assertion de Mar-
mont est démontrée jusqu'à l'évidence par les pièces sou-
mises au tribunal, telles qu'elles ont été recueillies par les
soins du sieur Planât de la Paye, pièces dont l'authenticité
ne saurait être contestée, ordonne que Perrotîn sera tenu
d'insérer les trente-trois documents recueillis par Planât de
la Paye. » Appel fut interjeté. Planât presque mourant re-
commença la lutte. N'était-ce pas d'ailleurs, comme il le
disait lui-même, faire une bonne fin?
Planât sollicita et obtint de la grande-duchesse Marie de
Russie l'envoi de l'original même de certains documents
pour les garder entre ses mains tant qu'il le jugerait né-
cessaire et pour les produire au besoin. En avril 1858, le
procès revint devant la Cour. Ceux qui seraient curieux
d'en retrouver la trace peuvent lire le livre de conclu-
sions et réquisitoires d'Oscar de Vallée. Marmont, « cet
homme qui a fait pleurer des larmes de sang à toute une
génération d'héroïques soldats, ses compagnons d'armes, »
INTRODUCTION. xv
« avait dû se dire, s'écriait Oscar de Vallée, que s'il par-
venait à faire croire à la trahison du prince Eugène, elle
dépasserait de beaucoup et ferait oublier la sienne. » Et,
sur le ton de prosopopée qu'il ne dédaignait pas. Oscar de
Vallée ajoutait : « Nous ne mourons pas tout entiers. Vous
défendez bien contre les profanations les blocs de marbre
ou de pierre qui recouvrent la cendre des morts; vous
devez donc écarter des tombeaux la calomnie qui s'y veut
attacher. »
Le premier arrêt fut confirmé de la façon la plus éclatante.
II
Qu'il y eût en jeu la gloire d'un nom historique ou le
salut d'une humble destinée. Planât obéissait toujours à
la fois à un besoin de justice et à un sentiment généreux.
 la suite du coup d'État de 1851, le domestique de Pla-
nât, Auguste Rieder, fut arrêté sur la simple dénonciation
d'un grainetier et d'un porteur d'eau. Ces deux voisins
accusaient Rieder d'avoir prononcé des paroles injurieuses
contre le Président. L'histoire mérite d'être racontée. On
voit à quel point, dans les époques troublées, on met à
trouver un homme coupable le soin que l'on devrait appor-
ter i découvrir qu'il est innocent.
Rieder s'était contenté de dire que Louis Bonaparte
n'avait pas eu raison de dissoudre l'Assemblée puisqu'il
n'en avait pas le droit et que, s'il se montrait dans les rues,
il pourrait bien attraper un coup de fusil. Ces mots avaient
été dits, non dans un lieu public, mais dans la cuisine de
Planât. Rieder fut jeté à la Conciergerie, transféré au fort de
Bicêtre, puis au fort d'Ivry. Planât, dès le lendemain de
l'arrestation, était allé à la Préfecture réclamer Rieder, qui
XVI INTRODUCTION.
le servait depuis sept ans. On renvoya Planât de Bicêtre à
Ivry par un temps glacial. Dans un récit personnel, Rieder
raconte Teffet que lui fit son vieux maître arrivant, épuisé
de fatigue, pour le consoler, lui donner des moyens de dé-
fense, lui démontrer que l'affaire ne pouvait avoir aucune
suite grave.
Planât se trompait. « Le 9 janvier, écrivait Rieder dans
son journal intime, M. Démosthène OUivier (qui était arrêté
également et traité de la même façon) nous dit que son fils
Emile était accouru tout en pleurs, lui dire qu'il l'embras-
sait pour la dernière fois, qu'il avait tout fait pour le sau-
ver, et n'avait rien pu obtenir; qu on ne voulait revenir sur
aucune décision prise, que le général Saint-Arnaud avait
dit : « Dans cinq jours, j'en réunirai cinq cents ; je les enver-
rai au Havre, de là à Brest, et ensuite à Cayenne, sans
aucun retard. » Parmi ces condamnés au bagne, sans juge-
ment, il y avait, outre Démosthène OUivier, un avocat, un
auteur dramatique, un ancien colonel et un médecin. Rieder
partit pour Brest. Planât protesta contre cette erreur qui
n'était même pas une erreur judiciaire, dans une lettre
adressée au Prince-Président. Il énumérait avec fierté ses
anciens et glorieux titres qui l'avaient attaché au grand
Empereur. Tout autre officier d'ordonnance eût rappelé ces
souvenirs pour solliciter quelque faveur personnelle. Planât
était de ceux qui passent dans la vie sans jamais rien deman-
der pour eux-mêmes. 11 ne formulait qu'un désir : la liberté
de ce domestique ou son renvoi devant un tribunal. En
même temps. Planât adressait ces mots à Rieder : « Ayez
donc bon courage, mon cher Auguste, et comptez toujours
sur l'affection et l'appui de vos maîtres, qui vous chérissent
comme vous méritez de l'être. »
Un mois se passa. Rieder était à Brest. Il fallut que Pla-
nât écrivît une nouvelle lettre au secrétaire de la Présidence
pour protester de nouveau. Même après l'ordre télégra-
INTRODUCTION. xvii
phique, adressé par Persigny au préfet maritime de Brest,
de relâcher immédiatement Rieder, le mauvais vouloir des
subalternes était tel que si Rieder n'avait pas dit aux gen-
darmes chargés de faire l'appel des condamnés : « Je suis
très sûr qu'il y a un ordre exprès pour moi, cherchez bien
dans vos poches, » il risquait de partir pour Cayenne.
Le l^*^ février, il arrivait à Paris. « En rentrant à la mai-
son (raconte Rieder), j'eus la douleur d'apprendre que
M. Planât était encore malade, par suite des peines et des
fatigues que je lui avais causées. Je ne voulais pas le ré-
veiller si matin ; mais le petit domestique, qui couchait
dans l'antichambre, me dit que Monsieur aurait trop de
plaisir à me revoir. Il prit une lumière et m'introduisit
dans la chambre à coucher. En se réveillant, Monsieur ne
me reconnut pas tout de suite, tant j'étais maigre et pâle,
avec une barbe qui n'avait pas été faite depuis un mois. Le
petit domestique lui dit : « Monsieur, c'est Auguste. » Alors
Monsieur se mit sur son séant et me tendit la main en me
disant avec une expression de joie : « Ah ! c'est toi, mon
pauvre martyr! Dieu soit [loué ! j'espère que nous ne nous
quitterons plus ! »
A côté des enfants du prince Eugène et de ce domestique,
un autre témoin aurait pu se lever pour rendre hommage
au dévouement infini de Planât. C'était Daniel Manin...
Celui qui, au mois de mars 1848, avait arraché Venise à
la domination autrichienne et secoué le joug qui pesait sur
la ville des doges depuis cinquante ans, depuis le traité de
Campo-Formio ; cet avocat qui avait proclamé courageuse-
ment la République ; ce dictateur qui échangeait avec l'as-
semblée des Vénitiens ces simples mots : Vous voulez ré-
sister ? — Oui — A tout prix ? — A tout prix — Rap-
pelez-vous que je vous imposerai des sacrifices énormes.
— Nous les ferons ; » ce tribun qui, dans cette ville affa-
mée, bombardée, décimée par Fescadre autrichienne, rele-
b
xviii INTRODUCTION.
vait les courages et gardait sa popularité sans avoir dit un
mot qui ne fût pas sincère ; ce héros en redingote qui,
après dix-huit mois de cette défense, entendait le peuple
passer sous ses fenêtres et dire filialement : « C'est là qu*est
notre pauvre père. Il a tant souffert poumons! » ce vaincu,
cet exilé vivait tristement à Paris, àla recherche de quelques
leçons d'italien qui lui permettaient de gagner sa vie. Tous
les malheurs l'avaient frappé. A peine arrivé en France, il
avait perdu sa femme. Sa fille, toujours malade lui demandait
pardon de l'attrister par le spectacle perpétuel de crises dou*
loureuses. A travers ses larmes, elle souriait. N'était-ce pas
comme l'image de la patrie vivante et souffrante? Elle
n'aurait jamais voulu que son père s'éloignât d'elle. Quand
ce donneur de leçons au cachet, que l'on nommait un jour
dédaigneusement le doge à lunettes, regagnait le haut de la
rue Blanche où il demeurait et s'approchait d'Emilia, de
celle qu'il appelait avec angoisse la saiita martire, la lu-
mière et presque la joie pénétraient dans cette chambre de
mourante. Elle succomba le 23 janvier 1854, entre les bras
de M"»* Planât.
Si nous n'avons pas encore prononcé le nom de M"»*^ Pla-
nât, c'est qu'elle s'effaçait toujours derrière celui qui lui
inspirait un vif sentiment d'admiration. Elle avait vingt-
sept ans lorsqu'elle épousa Planât qui en avait quarante-
huit. Bavaroise de naissance, elle était Française de cœur.
Son père, M. de Kerstorf, avait passé en France une partie
de sa vie. II aimait notre pays et disait : « Toutes les amé-
liorations qui se sont produites depuis quarante ans dans
nos institutions politiques, administratives et judiciaires,
nous les devons aux idées françaises. » Bien que Planât eût
deviné, dès les premiers jours, les sentiments généreux qu'il
y avait dans celte femme dont la sincérité était vive, impé-
tueuse, il ne prévoyait pas à quel degré elle était capable
d'atteindre. Elle avait, comme lui, la passion du dévoue-
INTRODUCTION. m
ment. Pendant la longue agonie d'Emilia Manin, M°^^ Pla-
nât ne la quitta pas. « Ma femme est inconsolable de cette
mort, écrivait Planât ; elle avait voué à cette pauvre créa-
ture l'attachement le plus tendre. »
En proie à toutes les douleurs morales, se débattant dans
les difficultés matérielles de la vie, Manin sentit plus
ardente encore Tambition de se dévouer pour Tltalie. Il
groupa, autour de ses chers Planât, un certain nombre
d'amis qui obéissaient aux enthousiasmes désintéressés
dont on était pénétré dans cette maison hospitalière au
malheur. Cet appartement, situé au coin du boulevard des
Italiens et de la rue de la Ghaussée-d'Ântin, réunissait les
hommes toujours prêts à plaider les nobles causes. Ils ne
trouvaient pas que la France dût s'enfermer dans le domaine
étroit de ses intérêts exclusifs. Dès qu'une oppression pesait
sur quelque point de l'Europe, ils protestaient au nom de
l'éternelle justice. Faire que Venise fût libre, permettre
à l'Italie de se reconstituer, tel était le programme de cette
politique de sentiment. L'imprudence qu'ils commirent ne
diminue pas la grandeur de leur &me. Le dévouement ne se
mesure pas aux résultats. C'était la cause de la civilisation
qu'ils soutenaient. Manin leur apparaissait comme la pro-
testation du droit contre la force.
En dehors de ses qualités morales, Manin avait un esprit
plein de ressources. Il y a deux manières d'être habile en
politique. On peut employer les petits moyens et les com-
binaisons sournoises qui permettent de tendre des pièges à
des adversaires et souvent à des amis que l'on veut écarter
de sa route. C'est la méthode la plus générale. Il en est une
autre qui consiste à n'avoir que de hautes prévisions et à
ne chercher dans les hommes que des collaborateurs pour
un noble but. Bien qu'il fût républicain, Manin trouvait que,
pour arriver à l'indépendance et à l'unité italiennes, le parti
républicain devait sacrifier ses préférences politiques à l'in-
XX INTRODUCTION.
térèt national et reconnaître la monarchie, si elle concourait
loyalement à faire l'Italie. Malgré les attaques violentes de
certains républicains qui ne lui pardonnaient pas d'accepter
la royauté à telles et telles conditions, et les colères des
royalistes qui n'admettaient pas que l'on fixât des règles à
la royauté, sa tactique fut comprise. Garibaldi, qui avait
des heures de bon sens à travers des journées d'emportement,
s'y rallia. « Je ne suis bon qu'à gouverner les hommes, »
disait Manin à M. Legouvé, avec un mélange de tristesse et
d'ironie. Répudiant Mazzini et ses complots, Manin se rap-
procha de celui qui mériterait d'être appelé le ministre
libéral par excellence, de Gavour. Dans un entretien qui eut
lieu à Paris, il fut séduit par cet homme dont le bon sens
était compagnon de la bonne humeur. Ne s'effrayant pas
des attaques, Gavour mettait un ministre constitutionnel
au-dessus d'un ministre de gouvernement absolu, parce
que, disait-il gaiement, la plus mauvaise des chambres est
encore préférable à la plus brillante des antichambres.
Manin revivait ainsi à l'espérance quand il succomba à
une maladie de cœur. Le 12 septembre 1857, il appela son
fils et l'embrassa une dernière fois. Son visage garda la
sérénité du patriote qui avait servi en France la cause de
l'Italie aussi bien, mieux peut-être, que s'il eût été à Venise,
sur la place Saint-Marc, au milieu d'une foule rendue tour
à tour enthousiaste ou docile par une seule de ses paroles
d'honnête homme intrépide. L'hospitalité qu'il avait reçue
vivant le suivit dans la mort. Le peintre Ary Scheffer le fit
placer à Montmartre dans un caveau de famille. Manin
devait y rester près de dix ans, jusqu'en 1867, quand son
cercueil revint triomphalement dans Venise délivrée.
Reprenant la tâche de celui qui avait disparu, M. et
M""' Planât résolurent de reconstituer les actes de Manin
pendant les dix-huit mois de son pouvoir à Venise. M. et
M"' Planât, ne songeant qu'au triomphe de certaines
INTRODUCTION. • xxi
idées, sans jamais s'occuper de leur réputation personnelle,
apportèrent à Henri Martin tous les documents qui lui
permirent de faire paraître un livre où éclataient la reven-
dication de lalliance fraternelle entre peuples gallo-latins,
le principe des nationalités, Tappel à la conscience euro-
péenne. De semblables pensées furent la préface de la
guerre avec TAutriche, qui devait éclater en 1889. Quelques
esprits clairvoyants n'envisageaient pas sans inquiétude ce
principe des nationalités et le danger que pouvait avoir pour
la France le voisinage de peuples trop puissants. Les petits
États dont nous étions entourés n'étaient-ils pas, en effet, la
ceinture, le tampon qui nous mettait à l'abri de chocs trop
rudes et immédiats? Mais, dans sa générosité imprudente, la
France ne calculait rien : elle voyait un peuple qui souf-
frait et qui l'invoquait : elle était impatiente de répondre :
Me voici. Cavour sentait venir ce vent d'enthousiasme
qui partait de la France. Ainsi secondé, il préparait l'opi-
nion de l'Europe aux entreprises de Victor-Emmanuel. Il
poussait l'habileté jusqu'à dire hardiment le but que son
roi et lui poursuivaient. « Je connais l'art de tromper les
diplomates, disait Cavour en souriant, je dis la vérité et
je suis certain qu'ils ne me croient pas. » Au mois de juillet
1858, Cavour et l'Empereur eurent une entrevue à Plom-
bières. L'entente était faite. « L'Autriche, disait l'Empereur
l'année suivante, dans sa proclamation de guerre, a amené
les choses à cette extrémité qu'il faut qu'elle domine jus-
qu'aux Alpes ou que l'Italie soit libre jusqu'à l'Adriatique. »
Les noms de Magenta et de Solférino résonnèrent triom-
phalement. Tout annonçait l'exécution du programme
impérial quand, après deux mois de campagne. Napoléon
signa brusquement, à Villafranca, les préliminaires de la
paix avec l'empereur d'Autriche. Dans sa crainte d'une
guerre générale, Napoléon III avait voulu arrêter l'incendie
comme on arrête un feu de cheminée. Il proclamait qu'une
XXII INTRODUCTION.
confédération de tous les États de l'Italie allait se consti-
tuer sous la présidence honoraire du Pape et que la Véné-
tie, si elle restait sous la domination de T Autriche, for-
merait néanmoins une province italienne. Sauf le parti
ultramontain, représenté par le journal /'/7«it;^r5 qui s'écriait
avec allégresse : « Gloire aux deux empereurs catholiques,
qui ont fait entre eux la paix du monde et qui se réservent
la protection de TEglisc! » la déception était profonde.
La France avait été stupéfaite de voir son armée arrêtée
en pleines victoires. L'Italie, au lieu de constater avec joie
la réunion de la Lombardie au Piémont, ne songeait qu'à
ses désirs ambitieux. En France comme en Italie, les partis
ardents étaient consternés. Planât écrivait au fils de Manin,
engagé dans l'armée italienne et qui avait espéré entrer à
Venise, une lettre où éclataient la douleur et l'indignation.
Et comme il fallait toujours que Planât se dévouât à une idée
personnifiée dans un nom, qui devenait un symbole, il reporta
dès lors sur Garibaldi l'enthousiasme qu'il avait pour Manin.
Dans un livre sur Cavour, Charles de Mazade raconte
que Victor-Emmanuel, sombre el mécontent, en bras de
chemise comme un troupier au repos, s'assit et dit à une des
personnes qui l'entouraient de lire devant son premier mi-
nistre les préliminaires de la paix. La colère de Cavour fut
telle qu'il fallut que le roi priât le général La Marmora de
ne pas quitter le ministre. Cavour, ordinairement si maître
de ses impressions et qui avait dans sa valise diplomatique
plus d'un tour en réserve, sentait son esprit en pleine dé-
route. Séance tenante, il donna sa démission. Le sentiment
public lui en sut gré. Rompre les entraves qui s'opposaient
à l'unité et à l'indépendance de l'Italie, c'était l'idée fixe.
Napoléon III essaya en vain de contenir les efforts de ses
voisins trop remuants. Il ne le pouvait plus. D'ailleurs, ses
conseils officiels, si pressants qu'ils fussent, étaient-ils bien
conformes à certaines paroles énigmatiques ? En faisant ses
INTRODUCTION. xxiii
adieux à Victor-Emmanuel, TEmpereur n'avait-il pas dit
avec son paisible et mystérieux sourire : « Nous allons
voir maintenant ce que les Italiens pourront faire tout
seuls. » Que se passait-il dans cette pensée voilée cqmme ce
regard insaisissable? Etrange souverain qui déconcertera
plus d'un historien ! Il a été maître absolu et il avait une
volonté hésitante ; il a fait la guerre et il ne pouvait voir
refTusion du sang; il s'appelait Napoléon et il repoussait
toute idée de conquête violente. Tandis que l'oncle ne cher-
chait dans sa politique intérieure ou étrangère que sa puis-
sance personnelle, le neveu se perdait en combinaisons
incessantes, mêlées à un fatalisme indolent.
A la fin de décembre 1859, et à la veille d'un congrès
projeté pour examiner la question du Saint-Siège dans ses
rapports avec l'Italie, paraissait une brochure d'origine
mystérieuse, inspirée, sinon dictée par Napoléon III. Elle
était intitulée : Le Pape et le Congrès. Tout en proclamant
le maintien du pouvoir temporel, l'Empereur proposait de
réduire ce pouvoir terrestre. L'autorité religieuse et pater-
nelle du Pape avait-elle besoin de quelques lambeaux de pro-
vinces ? Ne pouvait-on imaginer un gouvernement pontifical
qui serait « une sorte d'oasis où les passions et les intérêts
de la politique n'aborderaient pas, et qui n'aurait que les
douces et calmes perspectives du monde spirituel ? >> Si Napo-
léon III avait eu l'illusion de penser qu'en s'intitulant fils
aîné de l'Église, il pouvait parler en fils majeur et donner
respectueusement des conseils, il fut bientôt détrompé. Six
jours après l'apparition de la brochure, le Journal de Rome
définissait ce manifeste impérial une thèse insidieuse « pour
les esprits faibles et un sujet de douleur pour les bons ca-
tholiques ». Louis Veuillot s'empressait d'enfermer la France
dans ces dilemmes que les hommes de foi ou de parti
aiment à proposer aux foules : « Ou Pie IX ou Garibaldi ! »
s'écriait-il.
XXIV INTRODUCTION.
Au milieu de ces conflits d'idées et de sentiments, dans
ce pêle-mêle de passions, Cavour remontait au pouvoir. Il
se rendait bien compte que le gouvernement de Napoléon III,
malgré son amour des idées, ne pouvait s'éloigner de toutes
les réalités de la politique, et qu'il n'encouragerait pas
sans compensation les projets d'un voisin maître de tous les
passages des Alpes. c< Le nœud de la question, écrivait
Cavour au comte Pepoli, me parait être non plus dans la
Toscane (qui s'était offerte à l'Italie), ni dans la Romagne
(que l'on pouvait désormais considérer comme détachée
du Saint-Siège), mais en Savoie. » Un Italien, d'Azeglio,
écrivait avec justesse : « Nous ne pouvons pas être pour
les nationalités en deçà des Alpes et leur adversaire au
delà. Une fois que les Savoisiens auront dit : « Nous nous
annexons à la France! » ce sera comme un père qui marie
sa fille selon ses désirs, l'embrasse le cœur serré, lui souhaite
toute sorte de bonheur et lui dit adieu. »
Garibaldi, qui savait mieux comment on soulève un
peuple que comment on le gouverne , se trouvait brusquement,
par la cession de Nice où il était né en 1807, dénaturalisé,
selon l'expression dont il se servait dans une lettre adressée
à Planât, à la date du 27 avril 1860. Sa colère était sans
bornes. 11 continuait bien encore, ainsi qu'il l'écrivait dans
cette même lettre, à être l'ami de la France, n l'ami de la
grande nation à qui nous devons tant, » ajoutait-il, mais il
n'admettait pas les arrangements pris entre Cavour et
l'Empereur. Garibaldi regardait, pour employer les termes
d'un écrivain italien, la diplomatie comme une perfidie, le
repos comme une lâcheté et tout ménagement comme une
bassesse. Qu'allait-il faire dans son impatience irritée, lui
qui ne doutait de rien?
Coiffé de son feutre gris, vêtu de sa chemise rouge,
tenant à la fois du général et de l'aventurier, acclamé
comme un héros, ou traité comme un forban, dédaigneux
INTRODUCTION. xxv
des honneurs, fier de sa pauvreté, aimant la guerre comme
on l'aimait jadis, à coups d'audace, en vrai chef de parti-
sans, capable de prendre à lui seul toute une ville comme
il avait pris Varèse en 1859, décidé à avoir pour programme
les mots de Dante : Faire l'Italie, même avec le diable, il
se préparait à tenter, avec une poignée d'hommes, l'expé-
dition de Sicile. Le rendez-vous avait été donné le 8'mai 1860,
à quelques lieues de Gênes, dans la villa Spinola, sur le
bord de la mer. Deux navires, le Piemonte et le Lombardo^
devaient emporter un millier de volontaires, décidés à
suivre aveuglément le chef radieux qui emmenait son fils
avec lui. Georges Manin était venu s'enrôler. « Il y avait
en moi, écrivait ce jeune homme à M. et à M"* Planât, le
matin môme du départ, comme un sentiment de honte de
n'avoir rien fait pour mon pays dans la dernière campagne,
bien que ma conscience ne me reprochât rien. Cette fois,
j'espère me dédommager. Je sens que mon père approuve-
rait ma conduite ; cela me rend du calme et me fera suppor-
ter mon sort, quel qu'il soit. »
Les heures passaient, la nuit venait. On entendait sur la
plage un murmure de commandements. Pas de cris, pas de
chants. Toute la troupe attendait par une de ces nuits ita-
liennes, si calmes et si pures, que les vaisseaux annoncés
parussent au large. « 0 nuit du 5 mai, écrivait Garibaldi
dans le récit qu'il a publié de cette expédition, nuit éclairée
par le feu des mille flambeaux dont le Tout-Puissant a orné
l'espace, nuit tranquille, imposante, tu étais belle, nuit
du grand complot ! »
Le débarquement à Marsalale 11 mai, la victoire de Cala-
tafimi, l'entrée à Palerme,la conquête de la Sicile et les pro-
jets sur Naples, tout cela est du domaine de l'histoire et
semble appartenir à la légende : « Tout s'efface devant les
actions héroïques de Garibaldi et de ses braves compa-
gnons, » écrivait Planât. Manin lui semblait avoir été le
XXVI INTRODUCTION.
prophète d'une indépendance italienne dont Garibaldi était
l'envoyé. Comme les pensées de Planât se concentraient
toujours sur Venise, il espérait que la malheureuse esclave,
ainsi qu'il l'appelait, ne tarderait pas à être délivrée. Parler
de Venise comme d'une princesse enchaînée ; se faire redres-
seur de toute espèce de torts au risque de s'exposer à toutes
sortes de mésaventures ; aller droit aux faibles ; défier les
puissants; regarder comme des compatriotes tous ceux
qui détestaient la violence et Tinjustice ; s'appeler enfin
citoyen du monde, n'était-ce pas avoir quelque chose de
grandiose et d'attendrissant comme le héros de Cervantes?
Si Garibaldi inspirait à Planât tant d'admiration, c'est
qu'il y avait, dans ce dictateur acclamé et qui voulait
faire à Victor-Emmanuel une part de roi dans l'entrée
triomphale à Naples le 7 novembre 1860, un désintéres-
sement de héros. Vainement Victor-Emmanuel offrit-il à
Garibaldi un château de la liste civile, une dotation pour
son fils aîné, le collier de l'Ânnonciade, Garibaldi, sans
avoir voulu rien accepter, revint dans l'île de Caprera.
Après l'annexion de Naples, Garibaldi aurait voulu, suivi
de ses volontaires, gagner Rome et Venise. Cavour essayait
de calmer ces témérités. Ne fallait-il pas procéder par étapes
successives dans cette voie difficile de l'unité ? Mais com-
ment faire entendre la patience et la raison, c'est-à-dire le
fonds môme de la politique, à Garibaldi qui était l'impulsion
faite homme? 11 voyait le monde à travers ses antipathies
violentes et la fixité d'un idéal, qu'il voulait réaliser à tout
prix et tout de suite. S'il partait un instant apaisé par
Cavour, ce n'étaient que projets remis. En 1862, Cavour
n'existait plus. Rien ne pouvait retenir Garibaldi. Il prenait
pour mot de ralliement : Rome ou la mort. Il s'insurgea
contre le gouvernement de Victor-Emmanuel. Vaincu et
blessé dans la montagne d' Aspromonte, Garibaldi fut obligé
de se rendre. On le transporta au fort de Varignano, près de
INTRODUCTION. xxvii
la Spezzia. Certes, Planât aurait voulu qu'il y eût dans ce
terrible homme beaucoup des vertus de Manin, et un peu
des qualités de Cavour.Mais, toujours entraîné par Tadmi-
ration que lui inspirait un désintéressement absolu, il l'ap-
pelait son cher général; il le suppliait de recevoir le chirur-
gien français Nélaton qui examinerait sa blessure. Et, dans
une phrase où se révèlent la simplicité et la bonté de ce
vieillard qui, à la veille de mourir, ne songeait qu'aux
autres : « Vous ne sauriez, écrivait-il à Garibaldi, me
donner une plus grande preuve de votre affection. » Gari-
baldi accepta.
Des souflVances de plus en plus cruelles s'abattirent sur
Planât. Il devint aveugle. Quand la nuit sans fin s'annon-
çait, il pouvait, bien qu'il n'aimât pas à faire un retour sur le
passé, se dire avec tranquillité le mot parfois plein d'an-
goisses qui revient devant l'esprit des mourants : Qu'ai-je
fait ici-bas ? « Remplir son devoir et accomplir dans sa
petite sphère le plus de bien et le moins de mal possible,
telle est ma religion, et voilà à quoi elle se réduit, » avait-il
dit un jour. Il avait fait mieux. Sa vie n'avait-elle pas été
un dévouement perpétuel en action ?
Il mourut à la fin d'avril 1864 ; il n'avait voulu qu'un pe-
tit nombre d*amis derrière son modeste cercueil ; mais ces
amis s'appelaient Henri Martin, Camot, Lanfrey, Jules Si-
mon. En revenant du cimetière, Ferdinand de Lasteyrie
écrivait dans le journal le Temps : « Toutes les pensées se
reportaient vers une autre douleur si grande et si profonde
que nulle consolation ne saurait lui être offerte. Tout le
monde savait que, depuis de longues années, un autre cœur
battait à l'unisson de celui de Planât de la Paye, ouvert
comme le sien à tous les nobles et généreux enthou-
siasmes. »
xxvm INTRODUCTION
III
Celle dont on parlait ainsi était la vraie femme de notre
époque, dans les milieux privilégiés : non seulement la com-
pagne et la confidente, mais encore la collaboratrice prête
au besoin à continuer Tœuvre inachevée, — pur reflet de la
lumière reçue. M. et M^^ Planât, dans une intimité par-
faite, dans la même communion d'idées et de sentiments,
avaient adopté pour règle religieuse la doctrine prèchée
par Ghanning, la doctrine unitairienne. Très répandue en
Angleterre et en Amérique, cette doctrine a si peu d'adeptes
en France que Planât et sa femme étaient peut-être les seuls
représentants de ce système réformateur qui conserve le
souffle pur de l'Évangile, sans y mêler aucun dogme. Tout
en n^éprouvant pas le besoin de faire de la propagande, car
ils respectaient infiniment les convictions des autres, M. et
jyfroe Planât se gardaient de ne pas dire leur pensée. Peu
leur importaient les sourires, les phrases toutes faites,
l'ironie des gens qui leur demandaient : Quel est donc
votre temple ? Tous deux croyaient, comme Ghanning, que
la vraie religion est le culte d'un Être parfait. Tous deux
croyaient également qu'il y a une famille de grandes et
bonnes âmes qui appartiennent à une Eglise universelle.
« Geux qui ont ainsi vécu, écrivait Henri Martin à
jjmc Planât, sont sortis de ce monde plus grands, plus
éprouvés et meilleurs qu'ils n'y étaient entrés ; ils ont accom-
pli la loi essentielle des êtres intelligents et conscients : le
perfectionnement de soi-même. »
Quand un être que Ton a aimé par-dessus tout disparait,
il y a quelque chose de plus cruel que toutes les douleurs,
c'est la désoricntation où l'on se trouve de n'avoir plus à
se dévouer pour celui qui représentait chaque jour et à
INTRODUCTION. xxix
chaque heure un sentiment fixe. Restée veuve, M"* Planât
n'aurait pu se résigner à la tristesse infinie de ne songer
qu'à elle-même. Se réfugiant dans ses souvenirs, elle
voulut reconstituer l'existence entière de Planât. Si elle
n'eut pas toujours le sentiment exact des proportions, c'est
que rien de ce qu'avait dit ou fait son mari ne lui semblait
indifférent. Elle accumulait tout avec fièvre, ajoutant notes
sur notes. Elle consultait tout le monde, non sur ce qu'il
fallait retrancher, mais sur ce que l'on pourrait ajouter
encore aux matériaux accumulés. Quelques faits, comme
ceux relatifs à la conduite du prince Eugène, avaient déjà
été publiés par Planât. Elle voulut les remettre en lumière.
Pendant six ans, elle vécut dans ce travail qui fut sa
seule consolation. Elle l'acheva au mois d'avril 1870.
Tous les sentiments d'une France chevaleresque et désin-
téressée se reflètent dans des centaines de pages qu'il a
fallu resserrer en un volume *.
Pierre Lanfrey, après avoir lu ces souvenirs, ces dictées
et ces lettres, avait été charmé à la fois par ce naturel si
parfait et par la constante noblesse de ce caractère. Il avait
promis à M"^ Planât d'écrire un jour l'introduction du
livre. Certes les jugements de Lanfrey et de Planât sur
Napoléon ne se ressemblaient guère. Planât avait poussé
l'enthousiasme jusqu'au fanatisme ; Lanfrey n'avait peint
l'Empereur qu'à travers des partis pris violents. Le comte
d'Haussonville père, jugeant les critiques de Lanfrey sur
Napoléon, disait : «M. Thiers a tenu à faire gagner à Napo-
léon toutes ses batailles, même celles qu'il a réellement
perdues; Lanfrey s'est efforcé à lui faire presque perdre
toutes celles qu'il a effectivement gagnées. » Lanfrey se
serait hâté d'arriver à d'autres chapitres. Il aurait montré,
avec la délicatesse qui était au fond de sa nature en
1. Nous ayons dû réserver pour un supplément, qui ne saurait intéresser
qu'un très petit nombre de lecteurs, une partie de la correspondance intime.
XXX INTRODUCTION.
apparence froide et hautaiae, toute Tadmiration qull avait
éprouvée pour ce mari et cette femme, pour ces deux êtres
exceptionnels : « Tout m'autorisait à compter avec sécurité
sur Taccomplissement d'une précieuse promesse, » écrivait
avec désespoir M"' Planât, à la fin de 1877, quand elle apprit
la mort de celui en qui revivait quelque chose de Vauve
nargues et d'Armand Carrel. Gomme eux, il avait le désir
de l'action, le sentiment de la dignité et de la fierté. Ce
dernier mot revient souvent dans les écrits de Lanfrey,
comme pour refléter sa qualité maîtresse.
Agée, triste, à demi aveugle, selon les trois adjectifs
qu'elle s'appliquait à elle-même, M™*^ Planât ne connut ce-
pendant pas l'angoisse de la solitude. Un chroniqueur mon-
dain, devenu un philosophe pessimiste, écrivait un jour,
de son lit de douleur : « Paris n'aime que les gens bien por-
tants, parce qu'il n'aime que le succès, et que la maladie
est un revers ainsi que la pauvreté. » Que d'amis, on effet,
n'ayant plus rien à attendre d'un mourant, invoquent des
motifs de discrétion pour ne pas venir lui serrer la main!
Henri Heine, paralysé et de plus en plus délaissé, recevant
un jour la visite de Berlioz, s'écriait avec un mélange de
reconnaissance et d'ironie où se concentraient bien des tris-
tesses : « Ah ! Berlioz, vous venez me voir ! Vous avez tou-
jours été un original. » Dans ce Paris si oublieux, M™® Pla-
nât avait conservé plus d'un ami. Je ne veux parler que de
ceux qui ne sont plus. Les vivants s'offenseraient qu'on
leur fît un mérite de ce qu'ils ont regardé comme un devoir
et un charme. C'était de Mazade qui, sous son air un peu
las et déçu, avait le culte de l'affection. Combien de fois,
après avoir achevé sa chronique de quinzaine pourla/îevue
des Deux Mondes j écrite dans son modeste appartement de
la rue Saint-Jacques, sur une petite table de chêne si cou-
turée de taches d'encre qu'on ne voyait plus le bois, est-il
venu, dans cette demeure de la rue de la Chaussée-d'Antin,
INTRODUCTION. xxxi
causer avec celle qui avait compris la politique à travers des
sentiments de justice et d^humanité! Il avait promis à
M"* Planât que lui ou moi nous ferions pour ce livre ce
que Lanfrey s'était engagé à faire. C'était J.-J.Weiss, dédai-
gneux des préjugés de caste ou de carrière, et qui aimait
à parler avec celle qui jugeait comme lui les hommes non
sur les étiquettes, les diplômes et les titres, mais sur leur
mérite personnel. C'était encore un autre grand ami qui
ne venait jamais à Paris sans passer des heures auprès de
cette octogénaire. L'Empereur du Brésil éprouvait pour
celle qui s'était si bien placée au-dessus des petitesses du
monde un profond attachement.
Elle eut le chagrin de survivre à ces rares et précieux
amis. « Souhaitez-moi de mourir, » disait-elle, avec le dé-
couragement de la vie qui ne lui apportait plus que des
deuils. Ce visage de plus en plus pâli et amoindri avait pris
une teinte d'ivoire. Ses yeux s'étaient éteints etne pouvaient
même plus regarder, dans sa chambre qu'elle appelait son
premier tombeau, le portrait de son cher mari. La mort
l'exauça le 13 août 1893.
R. VALLERY-RADOT.
SIADA-MK 1'. K. l'I.ANAT DR I
/
l
VIE
DE
N.-L PLANAT DE LA FAYE
SOUVENIRS, LETTRES ET DICTÉES
AVANT-PROPOS
Mon mari n'a pas laissé de Mémoires; bien des raisons
s'opposaient à ce qu'il le fît; avant tout son caractère, car
jamais homme peut-être n'eut autant de répugnance à en-
tretenir le public, même ses amis, de ce qu'il avait fait ou
souffert dans sa vie. D'un autre côté, sa carrière, jusqu'à
Tâge de quarante-huit ans, avait été fort pénible, et il sem-
blait que ce fût pour lui une grande fatigue morale' que
d'y reporter sa pensée. Son enfance, seule époque de sa vie
dont il parlât volontiers, est la seule aussi dont il ait tracé
spontanément l'histoire. Pour tout le reste, on eût dit qu'il
ne voulait en garder le souvenir qu'afin d'y puiser des
enseignements et un moyen sûr de juger sainement et sans
injustice les faits actuels.
Comment, dès lors, ce livre est-il né? J'ai à cœur de l'ex-
pliquer, et c'est là l'unique but de cet avant-propos. Tout
autre commentaire me paraîtrait en effet plus qu'une incon-
veiiance, un manque de respect envers la chère mémoire
i
2 VIE DE PLANAT.
de mon mari; car vivant, je le sais, il eût désapprouvé
toute expression élogieuse de ma part. Que de fois cette
pensée n'est-elle pas venue retenir ma plume ! que de fois,
dans le cours de ce travail, ne m'a-t-elle pas fait refouler
jusqu au fond de Tâme les sentiments dont elle était péné-
trée! Si je n'ai pas toujours réussi à me tenir dans la limite
stricte qui m'était imposée, tout esprit équitable saura faire
la part d'un entraînement involontaire.
Dès les premiers temps de mon mariage, mon mari, pour
répondre à mes incessantes questions, avait mis à ma dis-
position ce qu'il appelait, en riant, ses archives. C'était
un petit journal écrit à bord du Bellérophon; un autre, dans
les prisons de Malte; des notes, quelques minutes de lettres
importantes; enfin le fragment sur son enfance dont je
viens de parler. Mais cette lecture n'ayant fait qu'augmenter
mon envie de savoir, je suppliai plus que jamais mon mari
de me raconter les événements de sa vie dans toutes leurs
phases; et comme il m'objectait l'impossibilité de se rap-
peler tant de circonstances, j'obtins de tous les siens la
remise des lettres qu'il leur avait écrites depuis de longues
années et qu'ils avaient conservées. Ces lettres rappelèrent
en effet à mon mari mille détails oubliés ; il y prit intérêt,
et promit dès lors de satisfaire, autant que possible, mon
ardente curiosité.
Malheureusement, ses préférences restèrent toujours
acquises aux intérêts du moment. La question d'Alger, la
coalition, la crise de 1840, enfin la révolution de Février,
absorbèrent tour à tour ses préoccupations et ses loisirs, et
lui ôtèrent, bien que simple spectateur, toute envie de s'oc-
cuper du passé. Tout ce que je pus obtenir, dans l'espace
de vingt-cinq ans, ce fut quelques dictées sur ses cam-
pagnes et, en un moment de gaie réminiscence, deux dic-
tées sur son séjour à la cour de Munich.
A la suite du coup d'Etat du 2 décembre et de certains
AVANT-PROPOSj 3
faits qui en furent la conséquence, la santé de mon mari,
toujours précaire, subit une nouvelle et grave altération.
Depuis ce moment jusqu'à sa fin, chaque année, pour lui,
fut marquée par de sérieuses maladies ; une affection chro-
nique des bronches s'opposait notamment à toute dictée
prolongée. La dernière qu'il me fit est du mois de janvier
1837; le lendemain, un accès de fièvre violent le saisit, met-
tant pendant plusieurs semaines sa vie dans un imminent
péril. A peine convalescent, il eut à soutenir une lutte
ardente, qui dura dix-huit mois, contre les calomniateurs
du prince Eugène ; il en sortit victorieux, mais non sans y
avoir perdu le peu de force qui lui restait, et de plus,
hélas! la vue. Une demi-obscurité, s'épaississant toujours,
attristait désormais sa vie, sans pouvoir néanmoins abattre
son énergie morale, ni amoindrir l'intérêt plein de géné-
reuse ardeur qu'il portait aux affaires de son pays, et aussi
à la cause des opprimés du monde entier. L'indépendance
italienne, la délivrance de Venise, devinrent bientôt pour
nous une préoccupation passionnée et active. Il ne fut plus
question de dictées.
Cependant mon mari, atteint, à l'âge de soixante-dix-huit
ans, d'un nouvel accès de maladie, prévit sa fin prochaine.
Dès lors, douloureusement préoccupé du sort de sa com-
pagne, qui, seule et sans enfants, allait être condamnée à
lui survivre, il ne songea qu'à lui créer, pour ses années
de deuil et de solitude, un intérêt puissant qui pût encore
la rattacher à la vie. C'est alors qu'il ajouta à son testa-
ment cette clause :
« J'entends que tous mes papiers, tels que lettres, ma-
c< nuscrits, mémoires autographes, articles politiques ou
a autres, soient remis à ma chère femme, qui seule aura
c< le droit d'en disposer. Mais je veux aussi qu'aucune
« publication de tout ou partie de ces manuscrits n'ait lieu
(c avant 1890. »
4 VIE DE PLANAT.
Peu de temps après je perdis mon mari.
Loin de moi la pensée de peindre ma douleur; la parole
n'est point faite pour de tels déchirements. Ce que je veux
dire, c'est que la même tendresse, la même sollicitude dont
mon mari m avait entourée pendant toute sa vie, lui avaient
suggéré aussi Tunique moyen, peut-être, qui pût m'empê-
cher de succomber au poids si lourd de Taffliction solitaire.
L'occupation qu'il m avait léguée m'a aidée, en effet, à
traverser sans désespoir les sombres années qui se sont
écoulées depuis lors.
Presque tous les amis de Louis Planât avaient conservé
SOS lettres, et, sur ma prière, consentirent à me les ren-
voyer; j'en retrouvai aussi un grand nombre dans ses
papiers de famille; ainsi toutes les lettres de mon mari à sa
mère et à sa sœur aînée, revenues entre ses mains après la
mort des destinataires, et que je ne connaissais pas. Je
m'absorbai dans cette lecture, qui chaque jour venait ajouter
un trait touchant ou charmant à la chère image que je
portais dans mon cœur. Plus j'avançai et plus je sentis
croître en moi le désir de faire connaître la vie entière de
mon mari, et aussi l'espérance d y pouvoir réussir en joi-
gnant à ses dictées et aux fragments de tout genre que
j'avais entre les mains, ses admirables lettres privées. Je
prévis, à la vérité, ce qui advint en effet, que pour com-
bler les lacunes, je serais obligée de donner souvent des
explications, et même parfois d'intercaler des récits assez
longs, très difficiles pour moi, car l'impartialité et la plus
rigoureuse exactitude étaient dans cette circonstance un
devoir sacré; et pourtant il était inévitable que bien des
faits et des allusions que mon mari, vivant, m'eût expli-
qués en peu de mots, fussent pour moi des énigmes. Il me
fallut en chercher péniblement le mot, soit dans les nom-
breuses lettres qui lui avaient été adressées, soit dans les
Mémoires ou les journaux du temps. Pour une époque ulté-
AVANT-PROPOS. 5
rieure, mes propres lettres (renvoyées par ma famille avec
celles de mon mari) et mon journal m'offraient un moyen
sûr de préciser mes souvenirs et d'éviter des erreurs invo-
lontaires.
Sujette depuis longtemps à de graves ophthalmies, bien-
tôt Tétat pitoyable de mes yeux me força à interrompre mon
travail, une première fois pendant une année et, à plusieurs
reprises, dans les années qui suivirent, pendant trois et
quatre mois. Bien des fois, je désespérai absolument de
pouvoir achever ce que j avais entrepris. Mais, grâce à
Dieu, j'ai pu enfin terminer, malgré tant d'obstacles, le
cher travail commencé il y a six ans. Je m'en sépare aujour-
d'hui avec un grand serrement de cœur, comme du plus
cher et du dernier compagnon de route qui me restait sur
cette terre. Pourtant, une idée consolante se mêle à mes
regrets. Bien que ce livre ne doive paraître que longtemps
après ma mort, je n'en crois pas moins avoir fait œuvre
utile, et par là digne de celui que j'ai perdu. Je crois
qu'en tous les temps l'histoire d'une vie si pure, si éprou-
vée, si vaillante, sera pour les esprits généreux un exemple
fortifiant, un encouragement salutaire.
F. PLANAT DE LA FAYE.
Paris, avril 1870.
PREMIÈRE PARTIE
1784 A 1812
PREMIÈRE PARTIE
1784 A 1812
Je suis né à Paris le 3 mai 1784 ^ Mon bisaïeul, le sieur
Gabriel Planât, seigneur châtelain de La Fate, était le
chef d une bonne famille de robe en Auvergne, près de Va-
lore, actuellement dans l'arrondissement d'Ambert. Sa pas-
sion pour la physique et la chimie lui fit manger presque
tout son bien, en sorte que mon grand-père, le sieur
Joseph Planât de La Faye, fut contraint d'aller chercher
fortune ailleurs. Il se fixa à Pézenas, en Languedoc. C'était
alors une ville riche et commerçante. Mon grand-père y
amassa quelque bien, et y épousa une demoiselle de Ver-
zanobrc qui était fort belle et que je me rappelle avoir vue
dans mon enfance. Il en eut deux fils, Guillaume et An-
toine, qu'il fit assez bien élever. Mon père, qui était l'aîné,
se distingua particulièrement dans ses études, et plus tard
le malheur et la nécessité en firent un homme de premier
mérite. Je sais peu de chose sur les premières années de
la vie de mon père. Je sais seulement que, né avec un ca-
ractère violent et décidé, il eut dans la maison paternelle
1. Fragment écrit à Munich en 1830. {YoivVAvani-propos.) p. p.
10 VIE DE PLANAT.
des désagréments par suite desquels il s'engagea dans le
régiment de Royal-Romsillon infanterie. J'ignore comment
il en sortit; mais en 1778 il était à Paris, où il gagnait pé-
niblement sa vie comme prote d'imprimerie, aimant mieux,
par fierté d'âme, se vouer à un rude labeur que de recourir
à la clémence paternelle. 11 passa de la sorte trois années
de gêne et de privations, qui toutefois ne furent point per-
dues pour son instruction. Il avait fait de fortes études au
collège de Sorrèze, et il acheva de perfectionner son édu-
cation par la lecture obligée des nombreux ouvrages dont
il corrigeait les épreuves.
C'est dans ce temps-là qu'il connut ma mère qui, ayant
perdu ses parents de bonne heure, vivait sous la tutelle
d'un beau-père nommé Lepage, officier de TUniversité. Elle
demeurait alors, avec une sœur plus jeune qu'elle, rue
Saint-Jacques, près le collège Louis-le-Grand, et mon père
logeait vis-à-vis. Il était bon musicien et jouait fort bien
du violon; dans les soirées d'été, après un travail assidu,
c'était son plus grand délassement, et comme ce talent était
alors fort rare, on se mettait aux fenêtres pour l'écouter.
Parmi ses auditeurs, il eut bientôt remarqué ma mère qui
était alors dans tout Téclat de la jeunesse et de la beauté.
C'était une blonde de dix-sept ans, avec de beaux yeux
bleus pleins de douceur et d'expression, une taille faite au
tour, un joli pied, des bras et une gorge admirables. Dans
mon enfance, je lui ai encore connu tous ces avantages. Je
ne voyais rien au monde de plus beau que ma mère, et
quand elle était parée, je restais devant elle dans une sorte
d'extase. Mon père en devint éperdument amoureux et sut
bientôt se faire écouter favorablement. Sa figure, son édu-
cation et ses manières distinguées dans une condition fort
obscure, lui donnaient de grands avantages sur ses rivaux
et il les écarta promptement. Mon père n'était pas fort
grand, mais il était parfaitement bien fait; ses traits étaient
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 4812). il
de la plus grande régularité; ses grands yeux noirs, à demi
voilés par une large paupière, étaient surmontés de deux
sourcils bien arqués et presque joints. 11 était alors fort
pâle, ce qui rendait sa physionomie plus intéressante. En
avançant en âge, il prit de Tenibonpoint et les plus belles
couleurs du monde. Aussi fut-il toute sa vie très recherché
par les femmes, au grand chagrin de ma mère, dont
l'amour pour lui, après vingt ans de mariage, était aussi
vif qu'au premier jour.
Après bien des difficultés et des obstacles de la part du
sieur Lepage, qui jouissait du bien de ma mère et de ma
tante, le mariage eut lieu le 21 avril 1782, à la grande
joie des deux amants. Ma sœur Joséphine est le fruit de
leurs premières amours. Aussi eut-elle tous les avantages
qu'on prétend réservés aux enfants de l'amour, excepté le
bonheur, car elle a été malheureuse dans son mariage et
dans presque toutes ses affections; du reste, esprit, beauté,
talents, rien ne lui a manqué.
Je vins au monde le jour que j'ai dit, dans la rue du
Petit-Pont, et fus baptisé à l'église Saint-Sé vérin. On me
mit en nourrice dans un village appelé Toussu. Mon père
nourricier était rebouteur de membres, et comme on croyait
que je serais cagneux, il proposa à mes parents de me cas-
ser les deux jambes pour les remettre plus droites. Cette
proposition ne fut point acceptée ; la nature et l'éducation
prirent soin de me redresser les jambes.
Peu de temps après ma naissance, mon père, qui sentait
le besoin de se pousser dans le monde, rechercha ses com-
patriotes; car les Français du Midi ont cela de bon qu'ils
s'aident et se soutiennent mutuellement. 11 rencontra le
sieur Boyer, qui était le factotum du duc de Polignac ; c'é-
tait un homme médiocre et sans instruction, mais adroit,
intrigant et intelligent. Ayant reconnu dans mon père un
mérite supérieur, mais en même temps beaucoup de mo-
i2 VIE DE PLANAT.
destie et de défiance de ses forces, il crut pouvoir en tirer
parti pour suppléer aux connaissances qui lui manquaient.
Dans cette vue, il procura un petit emploi à mon père dans
les postes et haras de France, dont le duc de Polignac ve-
nait d'être nommé directeur; mais en même temps il le fit
travailler pour lui et s attribua tout le mérite des travaux
de mon père, qu'il espérait pouvoir tenir toujours dans
Tobscurité. Une circonstance imprévue dérangea ce plan.
Le sieur Boyer tomba malade et fut forcé de se faire rem-
placer par mon père près du duc de Polignac, qui sut
bientôt Tapprécier et reconnaître toute la supériorité du
nouveau secrétaire sur l'ancien. De sorte que mon père
supplanta son protecteur sans le vouloir. En 1788, le duc de
Polignac fut nommé directeur général des postes et haras
de France, mais incapable de remplir cet emploi, qu'il
devait à la protection de la reine, il fit nommer mon père
premier commis (c'est-à-dire secrétaire général) de cette
administration, et s'en remit entièrement sur lui du soin
de la diriger. Mon père s'en acquitta avec un talent remar-
quable, et il est probable qu'il serait arrivé aux plus hauts
emplois, si la Révolution n'était venue briser sa carrière à
peine commencée.
J'avais cinq ans lors de la première assemblée générale,
en 1789. Nous habitions la rue Berthier, à Versailles.
Le souvenir de cette époque, déjà si loin de moi, est
encore bien vif dans ma mémoire. Je vois notre petit
jardin, la distribution de notre appartement, la place de
nos lits, et jusqu'aux tentures des chambres. Je me rappelle
nos jeux, nos espiègleries, l'école, les bavardages avec la
portière, les promenades dans le parc et les visites au châ-
teau. Je me rappelle aussi les premières chansons popu-
laires contre les abus de lancien régime. Je les répétais
en les estropiant et sans y comprendre un mot. J'allais
jouer quelquefois avec les fils du duc de Polignac; Jules,
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 13
qui est à peu près de mon âge, est aujourd'hui (1830)
premier ministre. Il était fort bel enfant, spirituel, mais
sournois; son frère, Armand, aujourd'hui duc, était bon et
trai table, mais il annonçait peu d'esprit; depuis lors je ne
les ai plus revus. On était fort tranquille à Versailles, et
personne ne semblait prévoir TefiFroyable tempête qui était
sur le point d'éclater. Mais, dès l'année suivante, de graves
dissentiments s'élevèrent entre la Cour et l'Assemblée natio-
nale. Le peuple prit partout une attitude menaçante et
manifesta une haine violente contre la reine et contre ses
affidés.
La famille de Polignac, plus particulièrement en butte
aux attaques populaires, à cause de la faveur dont elle
jouissait, jugea prudent de quitter la France dès 1790. Quel-
que temps après, mon père crut devoir, par un sentiment
de reconnaissance, rejoindre son chef à Vienne; cependant
il laissait derrière lui une femme et quatre enfants en bas
ftge dont il ne reçut aucune nouvelle pendant ce long et
périlleux voyage, et auxquels il ne put en donner aucune.
Je n'entreprendrai pas de peindre toutes les peines et les
soufiTrances de ma pauvre mère pendant tout ce temps.
Après le retour de mon père, nous quittâmes Versailles
pour aller d'abord à Claye, dans un château qui appartenait
au duc de Polignac, et nous y passâmes quelques mois. Mon
père faisait de fréquents voyages à Paris pour les intérêts
du duc; et ma mère, inquiète et alarmée par les troubles
politiques de cette époque, était presque toujours malade.
Nous restions donc souvent, mon frère Auguste et moi,
abandonnés aux soins des domestiques qui m'apprirent
bientôt mille polissonneries. Mon frère, plus jeune que moi
d'un an et demi, fut préservé du poison par cette circon-
stance. Je n'entendais parler que des amours du village, de
maris trompés, et autres gentillesses de cette espèce. Je me
mis en tête aussi d'aimer les deux filles d'un garde nommé
i4 VIE DE PLANAT.
Duperret; Tainée avait sept ans et se nommait Angélique;
la seconde, plus jeune d'un an, se nommait Gabrielle, et
quoique j'eusse à peine sept ans, je les aimais avec pas-
sion; mon jeune cœur battait avec violence quand je les
voyais, j'étais inquiet et maussade quand je ne les voyais
pas. Gabrielle surtout était l'objet de ma plus vive ten-
dresse; je n'ai jamais pu songer à elle sans émotion; sa
figure riante et fraîche, sa peau blanche, ses beaux cheveux
noirs bouclés me sont toujours restés présents.
A cette époque, je fis une maladie grave qui me laissa
longtemps comme hébété. Après cette crise, je pris un goût
très vif pour la lecture, et comme ma sœur Joséphine, plus
âgée que moi d'un an et demi, partageait ce même goût,
nous lisions tout ce qui nous tombait sous la main, his-
toires, poèmes, comédies, romans, etc. Tout cela fermentait
dans nos jeunes têtes et donnait à nos discours un caractère
original fort au-dessus de ce qu'on pouvait attendre de
notre âge. Aussi nous regardait-on comme de petits pro-
diges. 11 est vrai qu'il n'y avait pas de très bons juges en
pareille matière dans le village de Glaye. Les matadors
étaient le sieur Messier, notaire, le sieur Petit, maître de
poste, et le sieur Tartier, aubergiste à VÉpée de bois.
Nous quittâmes Glaye déjà poursuivis par les révolution-
naires, et vînmes nous établir à Livry, joli village situé dans
la forêt de Bondy, et rempli d'habitations bourgeoises.
M°*' de Damas, M-"' Hérault, M. de Bois-André, MM. Blondel,
Vallenet et Roubaud étaient les habitants les plus distin-
gués. Nous voyions souvent ces deux derniers, qui avaient
des enfants de notre âge. M. Vallenet, jeune militaire sans
fortune, avait épousé une paysanne riche, mais fort laide
et plus âgée que lui; il était franc, jovial, grand parleur
et passablement libertin. 11 n'avait qu'un fils, plus jeune
que moi, et qui est aujourd'hui capitaine dans le corps du
génie; c'était alors une espèce de petit paysan décrassé
PREMIÈRE PARTIE (1784 A i842). 15
plein de malice et d'originalité; vif, espiègle et rieur, et
que sa mère nommait un démon incarné. Aujourd'hui,
c'est un homme d'un mérite distingué, calme, réservé, et
ne conservant plus la moindre trace des dispositions de son
enfance, pas môme ses cheveux crépus. M. Roubaud, offi-
cier de dragons pensionné, était un Provençal enthousiaste
de Jean-Jacques Rousseau, et cherchant en tout à l'imiter;
il était de mœurs douces et d'un commerce très agréable.
Sa femme, qui partageait ses opinions libérales, y mettait
toute la passion des personnes de son sexe et toute l'acti-
vité d'un esprit remuant et intrigant. Elle poussa son mari
dans le torrent révolutionnaire, et ils devinrent l'un et
l'autre de furieux démagogues. Cet homme si doux, si bon
père de famille, si désintéressé, si plein de vertus privées,
devint atroce et impitoyable dans sa vie politique ; il disait
quelquefois fort tranquillement : « Il nous faut au moins
200 000 têtes ; nous ne pouvons espérer de bonheur en
France tant qu'il s'y trouvera un noble et un prêtre. » 11
regardait les nombreuses exécutions comme une saignée
salutaire qui devait rendre la vie au corps social. M. Val-
lenet, son ami, avait des opinions tout opposées, en sorte
que les Roubaud devinrent plus tard ses ardents persécu-
teurs; ils disaient froidement : « Quand il s'agit du salut
de la République, il n'y a ni amis ni parents. Brutus con-
damna à mort ses propres enfants. Vallenet est royaliste,
il faut qu'il passe à la petite fenêtre (c'est-à-dire la guil-
lotine). » Je me rappelle avoir entendu dire à M""* Roubaud
que la reine Marie-Antoinette voulait se baigner dans le sang
des Français, Trop jeune pour comprendre le langage hyper-
bolique, je prenais ces mots à la lettre, et cette reine infor-
tunée devint pour moi un objet d'horreur. Je la comparais
à Frédégonde et à Catherine de Médicis. Ces premières
impressions sont si profondes qu'aujourd'hui, et par une
sorte d'opération machinale de la mémoire, le nom de
«6 VIE DE PLANAT.
Marie- Antoinette réveille d*abord en moi Tidée de la cruauté
et de la débauche.
Ma sœur Joséphine avait été nourrie à Livry chez la
femme d'un journalier nommée la mère Provost, dont le
mari était le plus fieffé Ivrogne que la terre eût porté; il
ne passait guère de jour sans battre sa femme, ce qui était
alors plus en usage qu'aujourd'hui. Elle lui adressait alors
les plaintes et les exhortations les plus burlesques. « Mon
pauvre homme, lui criait-elle, quand tu m'auras crevé la
carcasse, quand t'auras mangé ma pauvre fressure, on te
pendra; tu seras bien avancé! » Ces gens avaient quatre
enfants et vivaient dans la plus grande misère. Aussi la
pauvre femme était-elle toujours en quête auprès de ma
mère, ce qui la rendait fort insupportable. Quant à nous,
enfants, nous ne connaissions pas de plus grand bonheur
que d'aller chez la mère Provost. Elle demeurait dans une
espèce de masure au fond d'une ruelle, et il fallait passer
par-dessus mille saletés pour y arriver. Tout sdn logement
consistait dans une chambre basse dont le plancher était
en terre battue. Son âtre presque toujours sans feu, l'odeur
de suie froide qui s*en exhalait, son grand lit vermoulu
avec des rideaux de serge verte passée et remplis de trous,
le bénitier en faïence au chevet du lit, les images de Car-
touche, de la Vierge et des saints, collées sur la muraille
enfumée, la huche où nous prenions des morceaux de pain
de seigle, la maigre bourrique attachée sous le hangar, et
qu'on appelait Coline , le petit jardin où nous ramassions
des prunes et des pommes véreuses, tout cela faisait nos
délices. C'était la poésie de notre âge.
Je ne crois pas qu'il y ait eu d'enfance plus diabolique
que la mienne. J'avais la tête farcie de récits extraordi-
naires et je recherchais avec ardeur tout ce qui était bizarre
et périlleux. Je grimpais jusqu'à la cime des arbres, je cou-
rais sur les toits, je descendais dans les puits, je marchais
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 4812). 17
sur les bords des carrières les plus profondes, enfin je
voulais être partout où Ton craignait de se hasarder. Mon
frère Auguste, plus jeune et plus timide que moi, pleurait
et se désolait en voyant que je m'exposais de la sorte; mais
peu à peu je le formai, moitié de gré, moitié de force, et
quelques années plus tard il partagea toutes mes expédi-
tions diaboliques. Un jour que j avais été méchant, ce qui
m'arrivait fort souvent, on m'enferma dans ma chambre
et Ton fut se promener sans moi à Clichy-en-Saunois , où
mon père faisait bâtir une maison de campagne. Quelques
minutes après, j'ouvris la fenêtre et me glissai sur un cordon
de maçonnerie, en étendant les bras le long du mur, jus-
qu'au pilier de la porte cochère. De là je descendis sur la
barre d appui et ensuite à terre ; puis je me mis à courir à
travers champs pour arriver à Clichy avant ma mère. On
fut bien ébahi de m'y trouver en arrivant : on se fâcha;
je fus grondé, et pourtant on finit par rire de mon in-
domptable diablerie.
Nous étions alors à la fin de l'année 1791; les circon-
stances politiques devenaient de plus en plus inquiétantes,
surtout pour mon père, qui correspondait avec la famille
de Polignac et lui faisait passer tout ce qu'il pouvait re-
cueillir des débris de sa fortune. Pour se débarrasser de
deux diables aussi gênants que nous Tétions mon frère et
moi, on nous mit en pension dans un petit village appelé
Gourberon, entre Chelles et Montfermeil, sur la lisière de la
forêt de Bondy. La maîtresse de cette misérable pension se
nommait M"* Grizot; c'était une grosse femme réjouie, avec
une figure bourgeonnée et une moustache grisonnante.
Son mari, beaucoup plus jeune qu'elle, était une espèce
d'aventurier fort bien tourné, qui avait trouvé bon d'é-
pouser cette femme pour avoir un gîte et une table. 11 ne
se mêlait en rien de l'école, passait son temps à pincer de
la guitare et à faire la belle jambe dans le village. Nous
2
48 VIE DE PLANAT,
n*étions que quatre pensionnaires à demeure ; le reste des
écoliers était externe.
Je cherche à me rendre compte de ce que j'éprouvais
dans cette première période de nia vie. Il me semble que
j'étais très aimant, assez intelligent et fort curieux, mais
en même temps retenu et défiant. Je n'avais ni ordre ni
propreté; je recherchais les jeux périlleux, et j'aimais à
jouer des tours inattendus à mes camarades. J'aimais la
lecture, mais j'avais une véritable passion et, je crois, une
vocation réelle pour le dessin. M. Grizot, qui s'en aperçut,
voulut bien déroger pour moi à ses habitudes de fainéan-
tise. Il entreprit de me donner des leçons , ainsi qu'à un
élève nommé Boitel, qui, plus âgé que moi de cinq ans,
fit aussi des progrès plus rapides. C'est alors que je connus
pour la première fois l'envie et la jalousie. Les succès de
Boitel me remplissaient de colère et de dépit.
Vers la fin de 1792, on nous retira de pension, et nous
vînmes à Paris retrouver nos parents, qui projetaient de
partir pour le Languedoc, pensant par là se soustraire aux
fureurs révolutionnaires, qui commençaient à devenir me-
naçantes. Mes parents étaient établis dans un logement,
rue Guénégaud, dans le voisinage de M""* Bréncseau, ma
tante maternelle. J'ai dit, au commencement de ce récit,
que ma mère avait une sœur de deux ans plus jeune qu'elle.
Elle se nommait Agnès ; elle était aussi brune que ma mère
était blonde; sans être jolie, l'ensemble de sa personne
avait quelque chose de piquant et d'élégant; elle était par-
faitement bien faite, avec un joli pied toujours bien chaussé ;
sa mise était recherchée, et son babil intarissable. Peu de
temps après le mariage de ma mère, elle avait épousé un
graveur fort habile, mais d'un caractère morose et inso-
ciable. 11 était maniaque d'ordre et de propreté, et avait
nos visites en horreur, parce que nous apportions toujours
du dérangement et de la malpropreté dans son apparie-
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 19
ment. H finit par devenir fou, et je dirai plus tard quel
parti prit ma tante après sa mort. Une seule fille était née
de cette union. La pauvre enfant se mourait d'ennui dans
la maison paternelle, et aurait bien voulu passer sa vie
avec nous; mais son père s'y opposait, et ne voulait pas
qu'elle restât en compagnie d'enfants aussi mal élevés que
nous l'étions. Je dois dire qu'il n'avait pas tout à fait tort.
Il faut que je parle ici de deux personnes dont ma tante
nous fit faire la connaissance. L'une était M"® Vauthier, et
l'autre son frère, beaucoup plus jeune qu'elle. M"* Vau-
thier était une personne remarquable par sa beauté, par
la culture de son esprit et par la distinction de ses ma-
nières; cela était d*autant plus étonnant que ses parents
étaient des gens fort communs, tenant un hôtel garni dans
la rue Mazarine. M"*^ Vauthier ne se mêlait en rien de la
maison ; elle y avait seulement un petit appartement très
bien meublé, dans lequel elle recevait bonne compagnie.
On y tenait bureau d^esprit et débit d'anecdotes galantes.
Le fait est que M"® Vauthier avait su plaire au comte d'Ar-
tois, qui la voyait assez souvent incognito, et qui, selon
toute apparence, fournissait aux dépenses de sa toilette. Le
mystère de ces visites fut bientôt connu de tout le quartier,
et je l'ai souvent entendu raconter par matante Bréneseau.
Le comte d'Artois confia un jour à M"® Vauthier le manur-
scrit des Mémoires de Lauztm, mais seulement pour vingt-
quatre heures; elle employa ce temps, avec une de ses
amies, à copier ce manuscrit, et c'est cette copie qui fut
publiée en 1821.
Le frère de M"® Vauthier était un garçon de treize à
quatorze ans, à la mine éveillée et intelligente. Il était fort
gravé de la petite vérole et défiguré par un bec-de-lièvre ;
mais sa physionomie ouverte et honnête faisait oublier ces
pifformités. Mon père lui fit obtenir, en 1796, un petit
emploi au ministère de la guerre; il se plut à le former
20 VIE DE PLANAT.
dans les détails de l'administration, et à lui inspirer ramour
de l'ordre et du travail. Ses soins eurent un plein succès,
et M. Vauthier est aujourd'hui un des membres les plus
distingués de l'intendance militaire.
Nous quittâmes Paris au mois de février 1793, après la
mort de Louis XVI. Toute la famille, composée de mon
père et de ma mère, avec quatre enfants, dont l'ainé (ma
sœur Joséphine) avait à peine dix ans, fut emballée dans
une berline d'un voiturier qui allait à petites journées,
avec les mêmes chevaux, jusqu'à Lyon. Cette manière de
voyager, qui n'existe plus en France, était alors fort en
usage; elle ne se retrouve plus guère aujourd'hui qu'en Alle-
magne et en Italie. Je ne saurais dire avec quel bonheur
et quelle gaieté se passa ce petit voyage. Le beau temps,
la nouveauté et la variété des objets, la lenteur même de
notre équipage, qui nous permettait d'aller souvent à pied,
tout se réunissait pour en faire une véritable partie de
plaisir. Nos parents étaient aussi plus gais; ils semblaient
avoir laissé à Paris les idées noires et les craintes qui les
rendaient si tristes et si sérieux pendant notre séjour dans
la rue Guénégaud. Du reste, c'est un effet ordinaire des
voyages d'engourdir toutes les peines et de chasser momen-
tanément tous les soucis; il semble que tant qu'on che-
mine aucun malheur ne saurait vous atteindre, et que,
arrivés au but du voyage, vous allez trouver une existence
paisible et exempte de chagrins.
Dans les derniers temps de notre séjour à Paris, les
livres de mon père se trouvant épars dans une chambre, en
attendant qu'ils fussent emballés, nous en avions profité,
ma sœur et moi, pour lire tout ce qui nous tombait sous la
main. Les œuvres de Gessner et de Florian surtout nous
avaient charmés. Cette lecture avait disposé nos esprits^u
genre descriptif et sentimental ; aussi la vue de la vallée du
Rhône excita-t-elle chez nous le plus vif enthousiasme.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 2t
Notre imagination peuplait ses bords de bergers et de ber-
gères comme Estelle et Némorin, ou bien d'habitants inno-
cents et primitifs comme Abel et Thirza. En arrivant dans
les auberges, si nous trouvions quelque morceau de papier,
nous écrivions des descriptions ampoulées et sentimentales
de tout ce que nous avions vu ou cru voir. Dans cette
occupation, notre émotion et notre exaltation allaient quel-
quefois jusqu'aux larmes : nous étions sur le chemin de
cette sensiblerie et de ces faux sentiments dont on a tant
de peine à se défaire plus tard. Cette maladie du dix-hui-
tième siècle atteignait ainsi de pauvres enfants sans qu'ils
$*en doutassent. Nous passâmes deux jours à Lyon, et c'est
surtout pendant ce séjour que nos dispositions poétiques
trouvèrent matière à se déployer.
C'était la fête de TIle-Barbe, et nos parents nous y me-
nèrent. Les fêtes locales avaient alors une originalité, une
gaieté et une poésie que la Révolution leur a enlevées et
qui s effacent de plus en plus devant le puritanisme libéral
et radical. Nous revînmes à l'auberge transportés d'admi-
ration de tout ce que nous avions vu, et nous ne man?
quâmes pas, Joséphine et moi, de faire des poèmes sur la
fête de l'Ue-Barbe.
La veille de notre départ de Lyon, mon père fut obligé
de se rendre à la commune, pour faire viser son passeport.
Ma mère eut grand soin de l'affubler du costume républi-
cain et de lui recommander d'en tenir le langage. Il était
en veste et pantalon de basin assez sales, la chemise ouverte
et débraillée, avec un bonnet de loutre et une barbe de
trois jours. La blancheur de ses mains et de son cou tra-
hissait encore un peu l'homme comme il faut, mais sa
physionomie, qu'il savait rendre énergique et rude, pouvait
le faire passer pour un révolutionnaire venu de bien loin.
Il faut croire qu'il joua bien son rôle vis-à-vis des jacobins
qui composaient la commune, car il revint au bout d'une
22 VIE DE PLANAT.
heure, et rit beaucoup avec ma mère, en lui contant à voix
basse ce qui s'était passé.
Le lendemain, à cinq heures du matin, nous nous embar-
quâmes dans le coche pour descendre le Rhône jusqu a
Avignon. Ce coche était une grande barque pontée, avec
des ouvertures sur le tillac, qu'on fermait pendant la pluie.
Les passagers y étaient jetés péle-méle, au milieu des
malles, des paquets et des ballots; chacun se choisissai
une place, et on finissait par s'y établir passablement bien.
On mettait alors trois jours pour aller de Lyon à Avignon
par le coche, tandis qu'aujourd'hui, grâce à la vapeur,
quelques heures suffisent pour franchir cette distance.
Nous couchâmes la première nuit à Valence, et la seconde
à Bourg-Saint- Andéol. Malgré la beauté des rives du Rhône,
ce voyage ne me parut pas amusant, parce que je ne pou-
vais courir et que j'avais peur du passage du pont Saint-
Esprit, regardé alors comme très dangereux ; les passagers
ne parlaient d'autre chose, et l'on disait que régulière-
ment il périssait un bateau sur cinq dans ce périlleux pas-
sage.
Le troisième jour, dans la matinée, nous aperçûmes ce
fameux pont Saint-Esprit et le Rhône écumant et tourbil-
lonnant autour de ses arches. Les bonnes femmes et les
nourrices se mirent à genoux, criant qu'il fallait se recom-
mander à la sainte Vierge. Nous avions tous le cœur serré,
excepté ma sœur Henriette, qui dormait dans les bras de
notre bonne Madeleine. Le patron de la barque cria de
faire silence, ce qui augmentait la terreur des assistants,
dont la plupart se prosternèrent en fermant les yeux. Pour
moi, qui n'étais pas moins effrayé que les autres, je vou-
lais cependant voir comment la chose se passerait, car la
curiosité l'emportait chez moi sur tous les autres mouve-
ments de l'âme. Enfin le passage fut heureusement franchi,
quoique le coche eût été un moment en travers sous l'arche ;
PREMIÈRE PARTIE (4784 A 1812). 23
mais ce fut Taffaire d'une demi-seconde, et un vigoureux
coup de barre le remit aussitôt dans la bonne voie.
Ce jour-là nous couchftmes à Avignon, où nous primes
un voiturin, qui partit le lendemain à la pointe du jour et
nous mena bon train jusqu'à Nimes où nous devions cou-
cher. Etant arrivés de très bonne heure, mon père nous
mena voir les Arènes, la Maison-Carrée, et tous ces beaux
vestiges de la domination romaine. Cette visite était
accompagnée d'un commentaire instructif qui nous char-
mait d'autant plus que nous venions de lire à Paris une
histoire romaine avec figures, et quelques vies des hommes
illustres de Plutarque.
Enfin le surlendemain nous arrivâmes à Pézenas, petite
ville assez vilaine, située au confluent de la Peyne et de
l'Hérault. Mon oncle Antoine nous attendait et nous
installa dans une assez belle maison qu*il avait louée pour
nous vis-à-vis de la sienne. Cet oncle, qu'on appelait Toinet
dans la famille, était un gros garçon réjoui, d'une figure
agréable, qui rappelait celle de mon père, quoiqu'il fût
loin d'avoir des traits aussi beaux et aussi réguliers. Il
avait épousé une de ses cousines, du nom de Verzanobre,
qui était bien la plus belle créature qu'on puisse imaginer;
sa tète eût pu servir de modèle pour une madone ou pour
une Psyché, tant ses traits étaient fins et réguliers, son
regard angélique et son sourire divin. Ma tante était aussi
bonne que belle, quoiqu'elle se fâchât quelquefois contre
son mari, qui était passablement coureur et libertin.
Dès que nous fûmes installés tant bien que mal, mon
père commença à s'occuper de notre éducation, mais à sa
manière; il nous faisait écrire sous la dictée, et corrigeait
nos fautes, sans nous ennuyer des règles de la grammaire,
que nous apprîmes plus tard. Je crois que cette méthode
est bonne. Du reste nous faisions peu de fautes, ma sœur
Joséphine et moi. Il se trouva qu'à force d'avoir lu, nous
. I
21 VIE DE PLANAT.
avions appris machinalement lorthographe. Mon père
entreprit aussi de nous enseigner ritalien, qu*il savaittrès
bien, et l'anglais qu'il comprenait, mais qu'il prononçait
à la française. Cette dernière partie de son enseignement
réussit assez mal. Enfm il joignait à toul cela des leçons
de géographie et d'arithmétique et des lectures à haute
voix. Il voulut aussi nous enseigner la musique; ma sœur
Joséphine, qui avait les plus heureuses dispositions pour
cet art, profita fort bien des leçons de mon père; mais
pour moi c'était différent. J'aimais beaucoup la musique;
je retenais facilement tous les airs que j'entendais chanter;
mais je n'avais point d oreille pour la mesure. Aussi, quand
mon père voulut me faire solfier, commencèrent pour moi
des chagrins et des désespoirs dont on ne peut se faire
l'idée. Mon père n'était nullement propre à l'enseignement;
il était emporté et caustique; les moyens qu'il employait
pour stimuler nos facultés étaient les coups ou les sar-
casmes blessants qui révoltaient nos jeunes amours-propres.
Il me donna à solfier lair bien connu de Richard C(Bur
de Lion : Une fièvre brûlante^ comme étant un des plus
simples et des plus faciles pour la mesure. Je ne pus jamais
y arriver, et après deux leçons mon père me déclara un
matin que si, à deux heures, je ne lui chantais pas cet air
en mesure, il me rouerait de coups. Je m'enfermai dans
un cabinet de garde-robe, et me mis à étudier, mais
toujours sans aucun succès. Le cœur troublé, les yeux
noyés de larmes, et la voix pleine de sanglots, je répétais
sans cesse : mi, mij ut^ fa^ mi, ré en battant la mesure sur
une chaise percée, et je tombais toujours à faux, sans pou-
voir aller au delà de cette phrase musicale. Mon désespoir
allait crescendo, mes sanglots dégénérèrent en hurlements;
ma mère accourut au bruit et ne put s'empêcher de rire
en voyant sur quel meuble je battais la mesure. Mais,
alarmée de l'état violent dans lequel elle. me trouvait, elle
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 25
me prit dans ses bras et me demanda la cause d*un si
grand désespoir. « Maman, — lui dis-je avec mille san-
glots, — je t'en prie, je ne veux pas apprendre la musique;
c'est impossible, je ne peux pas aller en mesure, et papa
me battra. » Je lui contai ce qui m'avait été promis le
matin, et la suppliai de faire en sorte que mon père
renonçât à m'apprendre la musique ; elle me le promit, et
en effet il n'en fut plus question; mais comme j'avais été
aux écoutes quand mon père rentra, j*en tendis qu*il disait
à ma mère : « Votre fils est un grand sans-cœur, un pares-
seux que la moindre difficulté rebute. Il ne veut faire que
ce qui lui plaît et ne fera jamais rien qui vaille! » Il y
avait quelque chose de vrai dans ces reproches et dans celte
prédiction. Mais si je suis devenu un homme fort ordinaire
et d'une médiocre instruction, j'ai bien des choses à dire
pour mon excuse. D'abord l'homme est naturellement
paresseux et ne travaille que contraint et forcé. Ce qui est
vrai pour l'homme fait lest bien autrement pour l'homme
enfant; la liberté, le grand air, les jeux bruyants sont un
besoin impérieux pour l'enfance. Or l'instruction que nous
donnait mon père était sans plan, sans suite et par soubre-
sauts; d'un autre côté, la tendresse de notre trop excellente
mère ne pouvait souffrir qu'on nous imposât aucune con-
trainte. Quand elle nous voyait pâlir et bâiller sur nos
cahiers, elle nous envoyait promener, en nous recomman-
dant d'être bien sages. Enfin, pendant plusieurs années, il
n y avait point d^instruction ' publique en France. Les
grands établissements religieux avaient été détruits et les
professeurs dispersés. Ce ne fut guère que dans les der-
nières années du Directoire qu'on songea à reconstruire ce
que la Révolution avait fait disparaître; aussi, à très peu
d'exceptions près, tous les hommes de mon âge et de mon
époque n ont-ils eu qu'une éducation fort incomplète.
Quoi qu'il en soit, j'ai regretté toute ma vie d'avoir aban-
26 VIE DE PLANAT.
donné sitôt Tétudc de la musique; il ny a pas d'art qui
procure d'aussi grandes jouissances ni d'aussi prolongées.
Les véritables amateurs de la musique y restent sensibles
jusque dans Tâge le plus avancé. En France, comme en
Italie, on en a vu plusieurs mourir dans leur loge à
rOpéra.
Depuis Versailles, ma mère n'avait à son service qu'une
seule femme, qui mérite bien que je lui consacre une page
dans ces souvenirs; elle se Nommait Madeleine Rénaux.
Elle avait vingt ans lorsqu'elle entra à notre service, en 1789.
C'était alors une grosse paysanne rouge et joufflue, très
rieuse et pleine de bonne volonté. Il y avait sous cette
enveloppe grossière un fonds de sentiments délicats et de
dévouement réel qui se développèrent dans le cours de
l'effroyable période révolutionnaire que nous avions à par-
courir. Sa discrétion, sa fidélité et son désintéressement
faisaient de Madeleine une domestique modèle, et surtout
une domestique comme on n'en voit plus depuis longtemps ;
à cette époque il y avait encore des domestiques vraiment
dévoués et capables des plus grands sacrifices pour leurs
maîtres. Il est vrai qu'alors on les traitait plus familière-
ment qu'aujourd'hui : un bon domestique faisait partie de
la famille; il connaissait toutes vos peines et toutes vos
joies, et donnait souvent de bons conseils. (]ette espèce a
totalement disparu, depuis que la mode anglaise s*est in-
troduite en France de ne jamais parler aux domestiques
que pour leur donner des ordres avec rudesse et sévérité.
Notre bonne Madeleine était tout à la fois cuisinière, femme
de chambre et valet de chambre et bonne d'enfants. Elle
suffisait à tout avec une gaieté, un courage et une patience
vraiment admirables. Nous lui faisions mille niches, nous
la faisions enrager du matin au soir, sans lui tenir aucun
compte des services qu'elle nous rendait. L'enfance est
ingrate, cruelle et sans pitié. Nous étions enchantés lorsque.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 27
à force de la tourmenter, nous parvenions à la faire sortir
de son naturel doux et patient, et à l'exaspérer au point de
nous dire quelque grosse sottise ou d'aller se plaindre à
ma mère. Cette excellente femme, pendant quatorze ans
qu'elle resta dans notre maison, entrait dans toutes nos
peines; elle consolait ma mère et soutenait son courage
dans les cruelles épreuves qu'elle eut à subir. Ne se plai-
gnant jamais, elle se prêtait aux travaux les plus pénibles.
Rien ne lui coûtait, rien ne lui répugnait lorsqu'il s'agissait
de son service, et je ne doute pas qu'elle n'eût, au besoin,
fait le sacrifice de sa vie pour mon père ou pour ma mère.
Pendant les premiers temps de notre séjour à Pézenas,outre
les leçons qu'il nous donnait, mon père nous faisait chaque
jour une lecture à haute voix choisie dans les meilleurs
auteurs du dix-septième siècle; il nous lut ainsi les chefs-
d'œuvre de Corneille, de Racine, de Molière et de Boileau;
il nous fit aussi la lecture de Gil Bios. Ce qui me frappa le
plus dans ce dernier ouvrage fut la partie aventureuse et
extraordinaire de la vie de Gil Blas, surtout dans son
enfance; ses escapades me montaient la tète, je me sentais
un grand désir de l'imiter et de me soustraire au joug
paternel en allant courir le monde et chercher aventure.
Il s en présenta bientôt une occasion ou un prétexte. Nous
étions allés un après-diner nous promener en famille
dans les prairies et dans le^s oseraies qui bordent la Peyne;
au bout d'une heure de promenade, on s'assit sur la pelouse;
mais moi, qui ne pouvais rester en place, je m'en fus courir
sut la chaussée, qui était plus élevée que la prairie. Là,
ramassant de tout petits cailloux, je m'amusais à les lancer
à mes sœurs et à ma mère, qui me les renvoyaient. Ce jeu
peu spirituel durait depuis quelques minutes, lorsqu'un
caillou, lancé par moi, vint frapper ma mère sur le nez
et lui fit jeter un cri ; mon père se leva furieux et, m'apo-
strophant avec sa violence ordinaire, m'enjoignit de finir
28 VIE DE PLANAT.
en me traitant de f.... polisson. « Eh bien^ répliquai-je,
pourquoi jouc-t-on avec moi; on n a qu'à me laisser tran-
quille. » A cette réponse insolente, mon père s'élança vers
la chaussée; mais j'avais déjà pris mes jambes à mon cou,
et mon père ne pouvant espérer de m'atteindre, saisit une
grosse pierre et me la lança de toutes ses forces. Le pro-
jectile, qui m'aurait infailliblement tué, s'il m'avait atteint
à la tête, ne fit que me raser l'oreille gauche, qui devint
à l'instant toute chaude. Ce fut pour moi un nouvel aiguil-
lon qui accéléra ma course. Au bout d'un quart d'heure,
je quittai la chaussée et me jetai dans un sentier au milieu
des broussailles qui me cachaient à tous les yeux; là, je
cessai de courir; mais, tout en marchant, ma tête fermen-
tait; toutes les aventures de Gil Blas y passaient avec rapi-
dité comme dans une lanterne magique. Je m'arrêtai d'abord
à l'idée de rencontrer quelques voyageurs en voiture, et de
leur demander le chemin de Montpellier. On me trouvait
intéressant; on me faisait monter en voiture, on écoutait
mes récits dans lesquels j'aurais exagéré la tyrannie et les
brutalités paternelles, etc. Tout en formant ces projets^
j'arrivai au bord de la Peyne, et, ne trouvant aucun pont
pour passer, je me mis à remonter le cours de cette
rivière.
Cependant le jour baissait, et avec lui je sentais baisser
mon énergie et faiblir ma résolution. Je voyais avec un
certain plaisir le clocher de Pézenas qui se détachait sur
les lueurs rougeâtres du crépuscule. Le chemin que j'avais
pris me ramena sur la chaussée et, comme j'avais déjà les
pieds mouillés par la rosée qui commençait aussi à péné-
trer ma petite veste de siamoise, je ne fus pas fâché de
me trouver sur un terrain sec et poudreux. Je continuai
de marcher sans aucun projet arrêté et j'arrivai enfin aux
portes de Pézenas. Là je m'arrêtai et commençai à déli*
bérer avec moi-même, Entrerai-je en ville? Mais je ne
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 29
voulais point rentrer à la maison , sachant quelle correc-
tion m'y attendait. Irai-je demander asile à quelques bour-
geois de Pézenas? Mais je n'en connaissais aucun; on me
prendrait pour un petit vagabond, pour un petit voleur,
et Ton me ferait mettre en prison; ou bien, si je me fai-
sais connaître, on me ramènerait de force chez mes
parents. J'étais dans ces perplexités, et de plus j'avais faim
(car c'était Theure du souper), lorsque mon oncle Toinet
parut tout à coup devant moi et me saisit par le bras.
J'aimais beaucoup mon oncle Toinet : il était toujours gai;
il jouait avec nous; il nous menait baigner dans l'Hérault
et nous aidait à enlever nos cerf s- volants. On ne pouvait
donc choisir un meilleur messager pour me ramener.
Cependant je résistai et je déclarai à mon oncle que je ne
voulais pas rentrer à la maison. « Papa est trop méchant,
m'écriai-je, il me tuera. » Mon oncle m'assura qu'il ne me
serait rien fait. « Te fies-tu à moi? dit-il. Eh bien, je te
promets que tu ne seras pas battu. Ton père me la pro-
mis, et sans cela je ne me serais pas chargé de venir te
chercher. » Rassuré par cette promesse, je me laissai con-
duire par mon oncle, qui, après m'avoir fait entrer dans
la maison, se retira chez lui. On était à souper; j'entrai
dans la salle à manger d'un air fier, et, m'appuyant sur le
dos de la chaise d'une de mes sœurs, je dis d'un ton déli-
béré et comme si de rien n'était : «Eh bien, me voilà. » Cette
majestueuse rentrée produisit des effets divers sur les assis-
tants : ma sœur Joséphine me contemplait avec une sorte
d'admiration, tandis que mon frère Auguste jetait des
regards pleins de terreur sur mon père, dans la crainte
d'une explosion ; ma mère se pencha sur son assiette pour
cacher son envie de rire et, malgré la physionomie dure
et sévère de mon père, je surpris un sourire qui errait sur
ses lèvres. Après quelques instants de silence, ma mère,
ayant repris contenance, me dit du ton le plus sévère
30 VIE DE PLANAT.
qu'elle pouvait prendre : <c Monsieur, vous allez monter
dans la chambre aux soldats, et vous y coucherez. » La
chambre aux soldats était une petite pièce mansardée où
Ton faisait coucher les militaires qui étaient de passage à
Pézenas; elle avait pour tout ameublement un mauvais
grabat garni de gros draps de toile jaune et une chaise de
paille. C'est là que je fus conduit par ma bonne Madeleine
et enfermé à double tour. Je lui dis que j'avais faim, et
elle revint dix minutes après avec un morceau de pain et
un verre d'eau; mon père n'avait pas voulu qu'on me don-
nât autre chose. Le lendemain Madeleine revint avec ma
sœur Joséphine, qui avait le cœur bien gros; elle me
demanda comment j avais passé la nuit. « Jamais je n'ai si
bien dormi, » répondis-je avec affectation. Ma soeur se mit
à pleurer et à me faire de la morale; elle me dit que j'avais
eu de grands torts et qu'il fallait demander pardon à mon
père. « Papa est si bon, ajouta-t-elle. — Oui, répliquai-
jc, bon pour toi, mais pas pour moi; je n*en ai jamais eu
que des coups et des injures. » Cela était vrai. Autant
mon père était dur et sévère avec nous, garçons, autant il
était tendre et indulgent pour ses filles. Dans ce temps-là
on pensait que la sévérité, la rigueur et les châtiments
corporels étaient des moyens indispensables pour l'éduca-
tion des hommes.
J'écrirais un gros volume sur notre séjour à Pézenas,
tant les faits qui s'y sont passés sont encore présents à ma
mémoire après quarante ans et plus. Mais le temps me
presse; je sens le besoin d'abréger, et je veux terminer
ces notes.
Peu de temps après notre installation à Pézenas, mon
père partit mystérieusement et il revint de même quelques
mois après ; mais pendant son absence le régime de la ter-
reur avait fait des progrès ; mon père avait été porté sur
hi liste des émigrés, et un mandat d'arrêt avait été lancé
PREMIÈRE PARTIE (4784 A 1812). 31
oontre lui. Il fut donc obligé de se cacher chez une certaine
M"" d'Arquinet, sœur de ma tante; c'est là qu'on me
conduisit un soir pour voir mon père, qui pour la première
et la seule fois de sa vie me témoigna beaucoup de ten-
dresse. Il me tint longtemps embrassé, me parla avec beau-
coup d'émotion, et me fit coucher dans son lit, comme s*il
craignait de me quitter. Je pense que le sentiment du dan-
ger qu'il courait avait disposé son cœur à ces mouvements
de tendresse et à cet oubli de son habituelle sévérité. Le
lendemain on me reconduisit à la maison en me recom-
mandant le silence, car il y allait de la vie de mon père.
Quelques jours après, nous fûmes réveillés vers minuit
par des gémissements et un bruit de voix extraordinaire.
Je m'élançai à bas de mon lit, et tout en chemise j'arrivai
sur le palier, où le spectacle le plus inattendu vint frapper
mes yeux. Mon père, assis sur une chaise et à demi nu, se
tordait dans les angoisses du plus violent désespoir, sou-
tenu par ma mère, qui, pâle, immobile et les yeux fixes,
ressemblait à une statue. Deux membres de la commune,
revêtus de leur ceinture tricolore, se tenaient vis-à-vis de
ce groupe avec une contenance sombre et farouche, à tra-
vers laquelle perçait une certaine émotion ; ma sœur José-
phine, en chemise et tenant son petit jupon qu'elle n'avait
pas pris le temps de nouer, arriva aussi sur le carré. Mon
père s'écriait : « Ah ! Chaube ! mon ami Chaube ! c'est toi
qui me donnes le coup de la mort. » Lorsqu'il nous aper-
çut, il se mit à sangloter en disant : « Mes enfants, mes
pauvres enfants! bientôt vous n'aurez plus de père. » A
ces mots, nous nous jetâmes à genoux, ma sœur et moi, en
criant et en pleurant à chaudes larmes. Le silence que
gardaient les deux membres de la commune fut alors inter-
rompu par ces mots, que Chaube prononça d'une voix
brève et dure : « Faites rentrer ces enfants. » Ma bonne
Madeleine, qui était survenue, nous fit rentrer, et je rega-
32 VIE DE PLANAT.
gnai mon lit à tâtons et dans un trouble qu on peut ima-
giner. Mon frère Auguste, qui couchait avec moi et qui
était très poltron, s'était fourré sous les couvertures au
premier bruit. Quand je fus recouché, il sortit la tête hore
du lit et me dit d'une voix pleine d'effroi : « Planât, qu'e^-ce
donc que ça; est-ce qu'il y a des voleurs dans la maison? »
Quoique fort jeune, je comprenais toute la gravité de la
position de mon père; les révolutions développent et mûris-
sent avant le temps les jeunes intelligences. Je répondis à
mon frère-: « Ce n'est rien; laisse-moi tranquille et dors. »
Il suivit à l'instant cet avis; mais quant à moi, je fus plus
de deux heures avant de pouvoir me rendormir.
Chaube, plus âgé de deux ans que mon père, avait été
son camarade de collège et intimement lié avec lui jus-
qu'au moment où mon père s'engagea dans le régiment de
Royal-Roussillon. Depuis lors, ils s'étaient perdus de vue.
Chaube avait de l'esprit et de l'activité, point de fortune,
et un grand désir de parvenir; c'est pourquoi il se jeta à
corps perdu dans le torrent révolutionnaire. Il devint jaco-
bin forcené, et l'exaltation de ses opinions le fit nommer
membre de la commune de Pézenas qui était alors dirigée
par un petit bossu terroriste et féroce, nommé Régis. Lors-
que Chaube fut chargé d'arrêter mon père, je crois qu'il
avait déjà formé le projet de le sauver. Ce qu'il y a de cer-
tain, c'est que mon père ne fut pas arrêté, et que dès le
lendemain de la visite nocturne que je viens de décrire, on
fabriqua pour lui des certificats de résidence continue et
de civisme qui le rendirent blanc comme neige.
Quelques jours après, ma mère donna un grand dîner à
la famille Chaube et à deux membres de la commune. Mon
oncle, ma tante et quelques autres personnes de notre
famille y figuraient aussi. M'"^ Chaube, grosse femme in-
dolente, avait amené ses deux enfants, nommés, suivant
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 33
l'usage du pays, Chaubon et Chaubette. Chaubon était un
garçon de douze à treize ans, déjà gâté par la débauche,
maigre, verdâtre, au regard malicieux et féroce, hardi, ef-
fronté et aussi malappris qu'on puisse l'imaginer; enfin,
le vrai type du gamin révolutionnaire. Au beau milieu du
diner qui se passait assez gaiement, ce polisson s'adressant
à ma mère : « Dis donc, citoyenne Planât, lui cria-t-il du
bout de la table, tu as une fière obligation à mon père, car
sans lui ton mari aurait passé au rasoir national. » A cette
apostrophe, ma pauvre mère fondit en larmes, et le gamin
éclata de rire en regardant tous les assistants comme pour
se faire admirer...
Ici finit malheureusement le fragment des souvenirs de Louis
Planât, qui a trait à sa première jeunesse. Tout le reste, soit
écrit par lui-môme au moment des événements, soit dicté bien
des années après par lui à sa femme, se rapporte à des époques
de beaucoup ultérieures (1812, 1815, 1822). Mais s'il ne peut être
donné à personne de raconter avec ce charme et ce naturel
exquis les événements qui remplirent l'intervalle, nous pouvons
du moins les faire connaître, grâce aux papiers qui sont entre
nos mains.
Nous reprenons le récit interrompu là où il s'arrête (1793).
M. Planât père, en possession du précieux certificat, se hâta
de retourner à Paris avec toute sa famille. Mais déjà ses biens
étaient séquestrés, et une année entière s'écoula avant qu'il
parvint à obtenir sa radiation définitive du tableau des émigrés,
et par suite la levée du séquestre. Cependant il pourvut à l'exis-
tence des siens en remplissant l'emploi de correcteur dans un
établissement d'imprimerie appelé Agence pour l'envoi des
Lois. Il y fut chargé de la vérification des lois traduites en italien
et de la correction d'oeuvres littéraires importantes. Cette cir-
constance le mit en rapports suivis avec plusieurs personnîiges
haut placés dans l'administration, parmi lesquels le général Mil-
iet-Mureaux, qui faisait imprimer le Voyage de La Peyrovse, Ce
3
34 VIE DE PLAiNAT.
général, nommé peu de temps après chef de la 3* division de la
guerre, offrit à M. Planât l'emploi de sous-chef, ce que celui-ci
accepta avec joie. Sa capacité le désigna bien vite à l'attention
de ses supérieurs, et, dès Tannée suivante, à l'occasion d'une
réorganisation des diverses divisions, le ministre de la guerre
décida que les deux subdivisions de l'artillerie et du génie res-
teraient désormais réunies entre les mains de M. Planât. Cette
mesure, qui ne lui valut qu'un surcroît de travail écrasant,
attira néanmoins à M. Planât des ennemis acharnés. A défaut de
tout grief avouable, ils exhumèrent contre lui l'ancienne accusa-
tion d'avoir été secrétaire du duc de Polignac, ce à quoi il répon-
dit fort dignement dans une défense imprimée qui est sous nos
yeux : « J'étais, on le voit, secrétaire de l'administration, non de
l'administrateur. Ce n'est pas que j'aie à rougir de voir mon nom
à côté de celui du duc de Polignac. Il eut de l'amitié pour moi,
et, quoi qu'il arrive, le souvenir m'en sera toujours cher. Le
patriotisme n'exclut pas la reconnaissance, et ne fait pas un
crime des affections de Tàme... »
Le généra] Millet-Mureaux ayant dû quitter plus tard son
poste, M. Planât fut investi de la direction de la 3* division. Mais
ses ennemis redoublèrent d'efforts, et pendant un moment ils
paraissaient devoir l'emporter. Subitement arrêté, incarcéré
pendant quatre jours sous l'absurde accusation d'avoir ordonné
le dépalissadement des forteresses, puis remis en liberté et
déclaré innocent, M. Planât n'en fut pas moins tenu éloigné de
ses fonctions pendant dix-huit mois. Les généraux Berthier et
Andréossi l'y rappelèrentàleuravènementaupouvoir(mars 1800),
et en même temps son jeune fils, Louis Planât, entra au corps
du génie en qualité d'adjoint de â*" classe.
Ainsi commença, à l'âge de quinze ans, la carrière du jeune
Planât. Ce fut une des courtes époques heureuses de sa vie.
Depuis deux ans seulement il avait été placé dans une des rares
maisons d'éducation qui s'étaient rouvertes, et il venait de ter-
miner à la hâte son cours de mathématiques. Mais très heureu-
sement doué et devenu fort studieux, son nouvel emploi était
en tout point conforme à ses aptitudes comme à ses goûts. H
se trouvait en outre à côté d'autres jeunes gens fort distingués,
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 35
parmi lesquels Casimir Perier, plus âgé que lui de deux ans, et
adjoint de 1"* classe.
A tous les points de vue, la fortune alors semblait vouloir
sourire à la famille Planât ^ et une ère de tranquille prospérité
semblait s'ouvrir devant elle, lorsqu'un revirement inattendu
vint détruire à tout jamais son bonheur. Un chef nouveau venait
d'ôtre placé comme inspecteur général à la tête de l'artillerie ;
il y amena ses créatures, et crut devoir donner à l'une d'elles,
le général G..., la place de M. Planât, sans égard pour les ser-
vices de celui-ci et sans compensation. Nous croyons devoir
reproduire la lettre que M. Planât adressa en cette occasion au
ministre Carnot. Elle peint non seulement le caractère de
rhomme qui l'écrivit, mais aussi la situation vraiment singulière
des serviteurs de l'État à cette époque ; elle est nécessaire, d'ail-
leurs, pour expliquer certains faits qui suivent.
Mars lAOl.
Citoyen Ministre,
Permettez-moi de réclamer votre justice contre un acte arbitraire
dont je Tiens d'être la victime. Ayant occupé depuis quinze ans les
premières places de plusieurs grandes administrations et particuliè-
rement de l'artillerie, je me vois aujourd'hui enlevé à mes fonctions
par un abus d'autorité, dont les temps les plus révolutionnaires
offrent à peine un exemple.
Le premier inspecteur d'artillerie, en arrivant dans les bureaux
de la guerre, y a signalé son entrée par mon remplacement dans
l'emploi de chef de subdivision de l'artillerie. Sa lettre ne donne
d'autre motif de cette exclusion que l'habitude où il est, dit-il, de
travailler avec un chef qui a toute sa confiance; que je dois, d'après
cela, lui céder ma place, et qu'il regrette beaucoup de ne pouvoir
m'en donner une analogue à mes talents.
Eh quoi, Ministre! est-ce bien sous un gouvernement protecteur
qu'on peut disposer ainsi de l'existence des employés de votre minis-
1. M. Planât dit dans une de ses lettres : « En 1795, mon père acheta, pour
quelques centaines de louis, des rentes 5 "/o, qui étaient alors à cinq francs.
Peu d'années après, elles dépassèrent cinquante francs ; en sorte que, avec dix
miUe francs, U avait gagné en trois ans plus de cent mille francs. Il les employa
à acheter deux maisons, l'une rue Neuve-des-Mathurins, l'autre rue de la Loi,
aujourd'hui rue Richelieu, qui en 1804 avaient déjà triplé de valeur. » p. p.
36 VIE DE PLANAT.
tère? Gomment parviendra-t-on à les attacher à leur état s*il n'existe
pour eux aucune garantie, ni conflance; et si, au lieu d'un état
permanent et invariable, ils ne voient de constant que l'instabilité !
J'aimais à penser que, dans un État bien gouverné, les droits de
l'expérience pouvaient enfîn prévaloir sur Taudace, l'insolence et
l'ineptie ambitieuse. Me serais-je donc trompé? non, Ministre, votre
équité me rassure ; il est impossible que vous ayez conféré le pouvoir
de désorganiser une des branches importantes de la guerre, et de ré-
duire au désespoir le père d'une nombreuse famille.
Je vous parlerai peu de mes services, ils sont connus au départe-
ment de la guerre.
Je fus nommé en 4784 secrétaire général des haras; j'ai occupé
cette place jusqu'en 1793, époque de la dissolution de cette partie
importante des richesses nationales.
Lors du régime constitutionnel, le ministre Aubert-Dubayct m'ap-
pela au département de la guerre, on qualité de chef de subdivision
de l'artillerie.
Le ministre Petiet me confia cette division, et par suite celle du
génie que je dirigeai jusqu'en fructidor an VL
A cette époque, je fus dénoncé, comme émigré, et accusé d'avoir or-
donné le dépalissadcment des places. Ces atroces calomnies me firent
arrêter comme prisonnier d'État et conduire au Temple. Il me fut
très facile de prouver ma non-émigration ; et quant au prétendu dé-
palissadement, je démontrai que c'était une mesure d'économie pro-
posée par les deux comités des fortifications et de l'artillerie. Gomme
il était odieux de me retenir plus longtemps sans incarcérer tous les
membres de ces deux comités, on me rendit à la liberté, mais non à
mes fonctions, et le but des délateurs fut rempli.
Après un intervalle de dix-huit mois, j'y fus rappelé par les géné-
raux Berthier et Andréossi. Ge dernier peut vous dire, citoyen Mi-
nistre, dans quel état nous trouvâmes cette division, qui dans cet es-
pace de temps avait eu cinq chefs différents. Les opérations impor-
tantes qui s'y sont exécutées depuis cette époque attestent les efforts
qu'il a fallu faire pour la diriger au milieu du chaos et de la confu-
sion.
Cependant l'ordre s'y est rétabli; quatre armées, manquant de
tout, ont été approvisionnées (ou doivent l'être, si l'on suit avec soin
les dispositions déjà ordonnées); les fabrications spéculatives ont été
suspendues; les commandes d'armes et de projectiles régularisées;
les équipages d'artillerie rendus au gouvernement (et cette seule opé-
ration bien administrée doit produire une économie annuelle de
trois millions) ; le corps de l'artillerie a été régénéré, et les promo-
tions enfin ont été calculées non sur les rides, mais sur les cicatrices.
Je le dis avec quelque satisfaction, citoyen Ministre, j'ai eu une
PKEMIÈBE PARTIE (1784 A 1812). 37
grande part à ces améliorations, et je ne crains pas d'invoquer sur
ce point le témoignage du général Andréossi lui-même.
Et c'est après une pareille conduite et sans égard pour ma qualité
de père d'une nombreuse famille qu'un homme, respectable sans
doute, mais circonvenu par l'intrigue et la calomnie, se permet de
m'éconduire comme un malheureux salarié. Quel est donc le carac-
tère qui l'investit d'une pareille autorité? Son rang, quelque élevé
qu'il soit, le dispense-t-il d'être juste? Et faudra-t-il donc que le faible
soit toujours opprimé, parce qu'il se trouve sur le chemin d'un in-
trigant ou d'un ambitieux? Cestà vous, citoyen Ministre, qu'il appar-
tient de mettre un terme à de telles iniquités; je parle à un ministre
longtemps opprimé par la calomnie; il ne permettra pas que ce sys-
tème s'établisse sous son ministère, et ce ne sera point en vain que
j'aurai réclamé sa justice. Je l'attends avec confiance.
Salut et respect,
PLANAT.
Cette réclamation n'eut point de résultat. La situation des
employés n'étant pas alors réglée et garantie par la loi, le nou-
vel inspecteur de l'artillerie, tout en usant durement de son
droit, ne l'avait point dépassé. Mais la fierté naturelle de M. Pla-
nât devait lui interdire toute autre démarche, et, sous l'influence
de son juste ressentiment, il alla jusqu'à obliger son jeune fils à
donner sa démission, ne voulant pas, écrivit-il, le voir entrer
dans l'administration pour devenir à son tour la victime de l'ar-
bitraire et du caprice des hommes.
En ce moment (printemps 1801), le commerce avec la Russie,
longtemps interrompu par les événements, venait de reprendre
avec une grande vivacité, notamment le commerce des objets
de luxe : bronzes, bijoux, livres précieux, etc. Une foule de né-
gociants improvisés se lancèrent dans ces spéculations, espérant
réaliser promptement de grands bénéfices. Un ami de M. Planât,
ancien négociant, lui persuada d'entreprendre de son côté une
expédition de ce genre, offrant de partir lui-môme pour la Rus-
sie en qualité d'associé et de fondé de pouvoir, et répondant du
succès. M. Planât finit par consentir, et il décida que son fils
accompagnerait son ami, pour se former, sous sa direction, à la
carrière du commerce, c'est-à-dire à la seule profession qui fût
38 VIE DE PLANAT.
en désaccord complet avec son caractère et toutes ses apti-
tudes.
Voici donc le jeune Planât, à Tâge de dix-sept ans, enlevé à
sa famille, à son pays, à la carrière qu'il aime, pour faire, dans
la triste et froide Russie^ Tapprentissage d*un métier qu'il dé-
teste; ce fut comme le prélude de la pénible vie qui lui était
réservée.
Un voyage à Saint-Pétersboui^ n'était pas, à cette époque, une
petite afTaire ; celui des deux voyageurs dura quarante jours et
mit plusieurs fois leur vie en péril : « Grâce à Dieu, écrivait le
jeune Planât en arrivant à Saint-Pétersbourg, nous voici quittes
de tout danger; mais nous sommes si maigres et si noirs qu'on
aurait de la peine à nous reconnaître. » Secouant ensuite vail-
lamment l'état de chagrin et de dépit où les résolutions de son
père l'avaient plongé, il ajoute : « Je ferai tout mon possible
pour remplir les vues de mon père. Plus que jamais je sens le
besoin de travailler; mais je suis résolu à ne prendre de maîtres
que lorsque j'aurai réalisé un premier bénéfice. » Les senti-
ments amers ne pouvaient durer dans ce cœur aimant; la récon-
ciliation entre le père et le fils fut prompte et complète et
lorsque, dès le mois qui suivit leur arrivée, l'ami de son père
crut devoir renvoyer son jeune compagnon en France, pour or-
ganiser à la hâte une seconde expédition, M. Planât père voulut
reconduire lui-môme son fils jusqu'à Lubeck, et, le jour de leur
séparation, lui adressa ces lignes caractéristiques :
Lubeck, 16 septembre 1801.
Mon cher Planât,
Le voyage que nous venons de faire ensemble m'a confirmé dans
ridée que j ai toujours eue que tu seras un jour un homme. Tu as de
la prudence, du jugement, de Tesprit; mais j*ai cru remarquer en toi
peu de ténacité dans les affaires et un goût prématuré pour la vie
tranquille. Songe que tu entres dans la vie ; que la nature a marqué
elle-même le temps du repos ; elle t'a fait homme et t'a condamné,
comme les autres, à payer à la société le tribut de ton travail. Re-
garde autour de toi ! Je ne demande pas que tu prennes tes exemples
dans la classe du peuple, dont la destinée est de vivre et de mourir
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 39
dans les privations et dans le besoin; ni dans celle des militaires qui,
dans quelque rang qu'ils soient, ne sont jamais que des esclaves plus
ou moins brillants ; mais arrête un peu ta pensée sur moi-môme I Je
fus jeté dans le monde, sans appui, sans argent, sans étati Aban-
donné comme un frôle arbrisseau, j'ai lutté pendant vingt ans de ma
vie contre la misère et le chagrin, et, dans des temps que j'ai crus
plus heureux, j'ai eu à combattre les passions des hommes, cent fois
pires que la misère ! Tu entres dans une carrière belle à parcourir,
honorable et surtout indépendante du caprice des hommes ! Je te le
répète, mon cher enfant, avec ton caractère et les sentiments que je
te connais, tu ne peux manquer de réussir dans les affaires, si tu peux
y mettre un peu de ténacité. Ne porte plus tes regards en arrière !
Vois le sillon que tu as à tracer et repose ta pensée sur le temps qui
verra réaliser nos agréables projets, etc.
Du reste, M. Planai approuve pleinement le plan de conduite
de son fils, qui consiste à montrer dans toutes les transactions
de Tassurance sans fierté, de la complaisance sans bassesse, de
la prudence sans astuce ; car, il faut le dire, la principale préoc-
cupation du jeune négociant était de réhabiliter par son attitude
la dignité du nom français, fort décrié à Saint-Pétersbourg, et
compromis par une foule d'aventuriers.
Mais, on le comprend aussi, des sentiments si élevés, qui à la
longue auraient pu porter leurs fruits, n'étaient guère propres à
assurer la victoire à celui qui les professait, dans les luttes ar-
dentes de la concurrence. D'un autre côté, M.*** n'était apparem-
ment ni fort habile, ni fort actif, car, dès le mois suivant,
M** Planai écrivait à son fils : « Ton père n'est pas content; il
trouve que vous mettez bien de la lenteur à vos opérations.
Songe que notre fortune est entre vos mains, et que ton père en
a mis ime grande partie dans ces expéditions. » Et peu de jours
après : « L*inquiétude de ton père va toujours croissant. Vous
avez tort de dédaigner les moyens actifs que vos concurrents
emploient avec succès. Dans un pays où l'on n'est qu'en passant,
où le commerce ne réussit qu'au plus remuant, on est bien
forcé de suivre la voie qu'ils ont frayée. Il ne faut pas croire que
la gravité et la roideur soient ici nécessaires. Eh, mon ami,
laisse à ce peuple, parmi lequel tu ne veux pas vivre, tous ses
préjugés ! Vends tes marchandises, et reviens dans tes foyers.
40 VIE DE PLANAT.
Notre projet est d^abandouner le commerce avec la Russie, qui,
dût-il réussir, entraîne trop d'inquiétude. »
Mais les marchandises, une fois vendues, n'étaient point
payées, et le malheureux jeune homme, chargé d'une responsa-
bilité au-dessus de ses forces, fréquemment malade, écrivit à sa
sœur ces lignes pleines de tristesse : <' As-tu donc entièrement
oublié ton pauvre frère ? Vois ma position : des affaires embar-
rassantes, des reproches accablants, un climat horrible, et toi,
ma sœur, dont j'attendais quelques consolations, tu ne m'écris
pas. Je pars demain pour Moscou. Je suis bien malheureux ! »
Au commencement de 1803, M. Planât père se décida à rappe-
ler son fils, laissant à son ami le soin de terminer seul une af-
faire si mal engagée et de poursuivre le recouvrement des
sommes considérables qui lui étaient dues. « Grâce au ciel, me
voilà délivré de cette maudite Russie, où j'ai laissé argent, santé
et gaieté, » s'écriait, au comble de la joie, le jeune Planât, dans
une lettre à son frère, écrite en allemand. La connaissance de
cette langue, perfectionnée pendant ses premières campagnes,
était le profit le plus clair que le studieux jeune homme rappor-
tât de son exil ; mais cette circonstance eut une grande influence
sur son avenir.
Peu de mois passés dans sa patrie au sein de sa famille suf-
firent pour lui rendre la santé et la bonne humeur. L'automne le
trouva établi dans la petite ville d'Osnabruck, secrétaire à l'état-
major et agent des transports militaires à l'armée de Hanovre.
Cet emploi était provisoire et ne rapportait point de traitement
fixe; mais le jeune Planât ne s'en trouvait pas moins fort heu-
reux. Rien de plus charmant que ses lettres de ce temps; elles
débordent de gaieté et de bon vouloir; tous ses chefs lui pa-
raissent fort aimables, tous ceux qu'il rencontre excellents; le
monde entier lui semble animé pour lui d'une bonté et d'une
bienveillance qu'il rend avec usure.
Malheureusement son père voyait les choses autrement; peu
satisfait d'une situation précaire, inquiet de l'avenir de sa
famille, il revint bientôt à son premier projet^ et, à peine rendu
.au lieu de sa destination, Louis Planât reçut lettres sur lettres,
tantôt dures et tantôt caressantes, l'engageant à abandonner dé-
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 41
finitivement toutes ses idées chevaleresques et romanesques
pour entrer en qualité de commis dans une grande maison de
banque à Riga. L*estime qu'un si jeune homme avait su conqué-
rir en Russie, Texcellent souvenir qu*il y avait laissé, tournèrent
ainsi contre son repos; car son père y voyait avec raison un
élément assuré de succès. Mais Taversion de Louis Planât pour
la carrière des affaires était plus forte que jamais; d'ailleurs
« celte fluctuation continuelle d'idées sur notre sort, écrivit-il à
son frère, est inconcevable ; elle ne s'allie point dans mon es-
prit au caractère ferme et solide de notre père. J'ai dû tour à
tour être ingénieur, négociant, employé aux armées, et finale-
ment commis de comptoir. Amen ! Pierre qui roule n'amasse
pas de mousse ! Sur le tout, il faut prendre patience et tâcher
par tous les moyens qui ne choquent pas l'autorité paternelle
de garder nos places et d'avancer... »
La satisfaction que témoignaient tous les chefs de Louis Pla-
nai de ses services parut un moment ébranler les résolutions de
son père ; mais l'âge de la conscription approchait : un emploi
définitif seul ou l'éloignement pouvait l'y soustraire. La lutte
recommença donc, et Louis Planât, pour y mettre fm, et plutôt
que de s'exiler de nouveau, voulut s'enrôler sur-le-champ. Pour-
tant les instances de sa mère le vainquirent enfin, et il se déclara
prêt à partir pour Riga. Voici en quels termes son père, touché
de sa résignation, l'en remercia tout en appréciant son caractère :
« Crois-en mon expérience, mon cher Planât; il est peut-être des
('*tats qui offrent plus d'agréments que le commerce ; il n en est
pas de plus indépendant. La France fourmille d'artistes, de lé-
gistes, de militaires; quelques-uns percent la foule et arrivent,
mais que d'embarras, que de cabales, que d'intrigues pour par-
venir ! La nature t'a refusé ces moyens, et tu n'en seras que
plus heureux. Elle t'a destiné à fournir une carrière dégagée de
toute espèce d'intrigue. »
Cette fois ce fut le général Dulauloy qui, en refusant un pas-
seport, mit obstacle au départ. Louis Planât, ainsi tiraillé sans
cesse, resta à son poste jusqu'à ce qu'il reçut de son père ce bil-
let laconique : « Tu partiras aussitôt ma lettre reçue, et tu
Tarrêleras à Clichy, où lu trouveras la mère et les sœurs. Ne
42 VIE DE PLANAT.
t'inquiète pas du reste. Laisse là Tannée... Ne fais pas de
réflexions. Pars. »
Le mot de cette énigme était celui-ci : M. Montessuy, muni-
tionnaire général des Invalides, venait de conclure avec le
ministre de la marine un traité pour la fourniture des vivres aux
hôpitaux maritimes, et il avait pris pour associé un de ses frères
et M. Planât père. Le jeune Planât était envoyé à Brest comme
inspecteur, emploi qui le mettait à Tabri de la conscription.
Malheureusement M. Montessuy s'était gravement trompé
dans ses calculs. Dès les premiers mois la perte fut évidente, et
les associés durent solliciter la modification de leur traité ou sa
résiliation. En outre, Thôpital de Brest exigeait des livraisons
de beaucoup plus considérables que celles prévues par le contrat,
et, vu Turgence, les associés lie pouvaient refuser de les fournir *.
Ils espéraient d'ailleurs se concilier par cette conduite le bon
vouloir de l'administration, car la résiliation pure et simple
devait rendre la perte déjà éprouvée irrévocable. Le ministre
promit en effet une juste augmentation s'il y avait lieu, et il
n'attendait, disait-il, pour statuer définitivement, que la présen-
tation d'un rapport déjà ordonné.
Mais ce rapport fut vainement attendu pendant près d'un an ;
aucune décision ne fut prise, malgré les incessantes réclama-
tions des associés, qui dans cet intervalle durent continuer à
marcher dans la voie dangereuse où ils se trouvaient engagés de
plus en plus, sous peine de perdre le fruit des sacrifices crois-
sants qu'ils avaient faits.
Les pertes et les avances s'accumulèrent ; au bout de quatorze
mois, elles s'élevèrent à 400 000 francs, et force fut de s'arrêter.
En outre, un des MM. Montessuy s'étant déclaré insolvable, ses
deux associés devaient remplir chacun par moitié ses obliga-
tions. M. Planât s'était vu réduit à faire des emprunts onéreux ;
tous ses immeubles se trouvaient grevés d'hypothèques; quant
1. L*hospice de Brest exigea dix onces do viande par jour et par malade,
au lieu de huit stipulées par le ministre. Ce seul article occasionna un sur-
croît de dépense de 150 000 francs. En somme, la journée des malades, qui était
payée aux associés 92 c, coûtait 1 fr. 40 c. Ces faits non contestés forment
la base d'un mémoire présenté plus tard au ministre de la marine par la veuTe
de M. Planât, f. p.
PREMIÈRE PARTIE (i784 A 1812). 43
aux fonds placés en Russie, il n'en espérait plus rien. Il entrevit
en frémissant la ruine complète de sa famille ; son indomp-
table énergie s'affaissa, sa santé dépérit; au mois de septembre
1805, il s'alita pour ne plus se relever. Les soins de sa famille
parurent le ranimer un moment; mais dans cette journée môme,
la décision du ministre, si cruellement différée jusque-là, était
arrivée. La résiliation pure et simple était accordée, mais aucune
indemnité, pas môme le remboursement des fournitures de
vivres faites en sus du marché.
C'était la ruine complète, irréparable. M. Planât ne put résister
à ce coup funeste ; il expira le lendemain entre les bras de sa
malheureuse femme.
Il serait inutile d'insister sur le désespoir de cette famille et
sur son affreuse situation. La pauvre veuve toujours malade,
sans aucune expérience des affaires, entourée d'enfants en bas
âge, écrasée par des intérêts usuraires à payer chaque jour, har-
celée par la foule des créanciers, n'avait au monde d'autre appui
ni d'autre guide que son fils aîné. La loi elle-môme s'opposerait
aujourd'hui à ce qu'il lui fût enlevé ; mais il n'en était pas ainsi
à cette époque. La catastrophe qui avait tué le père enlevait au
fils la position qui le dispensait de la conscription. Après dix
mois passés près de sa pauvre mère, le jeune Planât fut officieu-
sement prévenu que l'espèce de tolérance dont il avait été l'objet
jusque-là allait cesser; qu'à moins de s'engager volontairement,
il pourrait être recherché, peut-être incorporé dans une compa-
gnie de discipline ^ Le général Saint-Laurent, directeur général
du train d'artillerie, alors à Varsovie, répondit à M™ Planât, qui
Tavait consulté : a II faut qu'au lieu d'entrer dans l'artillerie à
cheval, monsieur votre fils entre comme soldat dans le S^ ba-
taillon du train. Lorsqu'il y sera rendu, je l'appellerai auprès de
moi, et je vous convaincrai que je n'ai pas cessé d'être le véri-
table ami de votre malheureux époux. »
Ainsi c'est par nécessité, non par vocation, que Louis Planât
1. Les tristesses de Planât à la mort de son père, son dévouement pour sa
famiUe, son courage se trourent exprimés dans les lettres qu'il écrivit pendant
cette crueUe année à son frère Auguste, alors à Saint-Pétersbourg. Voir le
▼clame Carrestxmdance intime.
44 VIE DE PLANAT.
se fit militaire. Une fois entré dans la carrière, il sut en remplir
les devoirs de manière à pouvoir affirmer de lui, ce que lui-
même nous a dit de son père : il serait arrivé aux plus hauts
emplois, si une catastrophe sans précédent dans l'histoire n*était
venue briser sa carrière à peine commencée.
En ce moment toute son opinion se bornait à se faire nommer
officier le plus vite possible, afin de consacrer la moitié de sa
solde à réducation de ses deux jeunes frères, objet incessant
d'inquiétude et d'anxiété pour sa mère. G^était le but immédiat
qu'il avait devant les yeux; il l'atteignit au bout de trois ans, et
la pauvre mère reçut sur son lit de mort la nouvelle de la nomi-
nation de son fils aîné au grade d'officier; elle expira en le bénis-
sant, pleine de sérénité et de confiance dans l'avenir. Ce fut là
la récompense de Louis Planât et la bénédiction de toute sa vie.
Mais par quelles soufl*rances avait-il dû passer pour la conqué-
rir, au prix de quelles luttes put-il seul accomplir les promesses
faites à sa mère mourante ? 11 n'a laissé aucun récit de cette
sombre période de sa vie, mais ce récit se trouve dans une cor-
respondance suivie avec sa famille pendant ces cinq années.
C'est dans la première quinzaine de janvier 1807, qu'après des
adieux dont il est facile d'imaginer la tristesse, Louis Planât
était parti pour rejoindre en Alsace le dépôt de son corps. Dès
ce moment, c'est sa correspondance qui nous servira à conti-
nuer ce récit ^
F. P.
Louis Planai à sa mère.
De risle-de-Nogat, 29 juillet 1807.
J'ai d*heureuses nouvelles à t'apprendre ! La paix avec
la Prusse et la Russie n'en est plus une pour toi ; mais mon
1. Ainsi apparaîtront les phases différentes de la yie de Planât dans les
pages qui suivent. Mais la i)lupart des lettres, écrites durant cette période,
où il montre surtout son co^ur de fils et de frère, sont contenues dans le
volume Correspondance inlime.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 45
excellent protecteur vient enfin de recevoir une récom-
pense qui était due depuis longtemps à son mérite et aux
services qu'il a rendus dans les dernières campagnes.
L'Empereur, avant son départ, Ta promu au grade de géné-
ral de division; il s'est entretenu quelque temps avec lui,
et lui a témoigné sa satisfaction. Le caractère connu de
l'Empereur ajoute beaucoup à cette faveur. Ce digne géné-
ral n'ignore pas combien je t'aime, et quel désir j'ai de te
revoir. Tous les jours je lui parle de tes vertus, de tes mal-
heurs, de ta tendre sollicitude. Il a eu la bonté de prévenir
mes vœux, et m'a dit, en particulier, qu'à notre rentrée
en France, quelle que soit la destination du parc, il m'enver-
rait passer une quinzaine à Paris. Pourquoi ne te dirais-je
pas tout? Il m'a fait sous-officier, et m'a enfin déclaré qu'il
allait tout mettre en œuvre pour m'attacher à lui comme
aide de camp. Il a beaucoup d'obstacles à surmonter; la loi
veut six ans de service actif, et la place d'aide de camp
donne rang de capitaine. Il m'a confié tout cela, à la con-
dition d'en faire mystère à tout le monde sans t'excepter;
mais puis-je cacher quelque chose à ma mère chérie, sur-
tout une chose qui doit lui causer de la joie et porter quel-
que adoucissement à ses peines ! Mon excellente mère,,
j'éprouve en ce moment un besoin de te serrer dans mes
bras, de donner avec toi des larmes de reconnaissance et
d'amour à Thomme chéri qui veut me tenir lieu du père
que j'ai perdu. Mes pauvres frères, ce sera aussi le vôtre;
si le ciel permet que votre éducation s'achève, vous mar-
cherez un jour sur ses traces et sous ses auspices dans la
glorieuse carrière qu'il vient de remplir si dignement!
Conserve ton courage, ma bonne mère, je te développerai
dans notre prochaine entrevue tout ce que l'avenir peut
nous présenter d'heureux. Cependant, je te demande le se-
cret sur ce que je viens de te dire. La place d'aide de
camp d'un général de division est une chose extrêmement
46 VIE DE PLANAT.
recherchée; et depuis vingt jours que le général a obtenu
son nouveau grade, elle lui a été demandée par une infinité
de gens qu'il a refusés, en disant qu'il en avait disposé.
Tu penses bien que si Ton savait qu'il me la destine, on
parviendrait facilement à déranger son projet*.
Nous partons sous peu de jours pour Berlin où nous sé-
journerons quelque temps. Et de là, si la guerre conti-
nentale ne se rallume pas, nous rentrerons en France.
Alors nous nous reverrons au moins pour quelques jours.
Je n ose encore compter sur ce bonheur.
Tu me demandes quelles sont mes ressources pécuniaires?
Je n'ai rien de trop, rien ne me manque.
Berlin, 16 octobre 1807.
Nous sommes toujours à Berlin, chère maman, sans
prévoir quel sera le terme de notre séjour dans cette
pauvre ville dont tous les habitants voudraient nous voir
bien loin. L'armée se trouve dans le môme état d'incerti-
tude où elle était l'année passée. Plaise à Dieu qu'elle n'en
sorte pas de la même manière. Il semble que l'on ne fasse
la paix que pour recommencer la guerre, ou bien ne fait-
on la guerre que pour le plaisir de faire la paix? Quoi qu'il
en soit, les pauvres humains se trouvent mal de ces fluc-
1 . Ces promesses n'étaient point sérieuses ; mais elles aTaient l'avantage de
réduire au silence les réclamations du jeune soldat, qui témoignait sans cesse
le désir d'être renvoyé à son corps, afin d'y suivre la voie régulière. 11 est
toutefois juste de dire que la manière dont le général Saint-Laurent utilisait
le temps du jeune Planât fit acquérir à celui-ci des connaissances qui par la
suite lui devinrent fort utiles. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans une note :
« Après quelques jours passés dans le dépôt de mon bataillon, je fus appelé
par le général Saint-Laurent, directeur général du train d'artillerie, pour
être employé dans ses bureaux. C'est là que je commençai k prendre des idées
nettes de la correspondance et de la comptabilité. A la vérité je ne faisais
que copier des lettres et des états de caisse; mais je ne les copiais pas
machinalement; c'était toujours pour moi un sujet de réflexion, avec dessein
d'amasser pour l'avenir, et j'en profitai si bien qu'en 1808 je remplaçai le
capitaine Bronet, l'officier chargé de la correspondance. « p. p.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 47
tuations des événements. J'ai bien peur que tout cela ne
retarde mon voyage à Paris.
Berlin, 2 janvier 1808.
Quoique je conserve encore Tespoir d'aller incessamment
à Paris, chère maman, je prends parti de t'adresser le pro-
jet d'un mémoire que j'ai l'intention de présenter à l'Em-
pereur. Je n'ignore pas qu'il y a peut-être de grands chan-
gements à faire, mais j'ai voulu le laisser tel que je l'ai
fait du premier jet de plume. Tu pourras le communiquer
au petit nombre de ceux qui s'intéressent à nous et dont
les conseils pourront, dans cette occasion, nous être d'une
grande utilité. Que ce soit cependant sous le sceau du se-
cret. Une indiscrétion peut faire avorter un semblable
projet. Je m'attends que des esprits timides vont y trouver
bien des choses hardies ou hasardées; à quoi je répondrai :
que l'on n'a rien à ménager lorsqu'on se trouve réduit à
des extrémités aussi dures que celles où nous sommes.
Lorsque tu auras mûrement pesé ce qu'il convient de
changer ou de laisser subsister, tu me le renverras pour
que j'y mette la dernière main.
Le but de ce mémoire est d'obtenir une indemnité ou un
emploi. En cas de réussite dans l'un de ces deux points,
le présent deviendra supportable, et l'avenir plus riant.
Mais comme je ne veux point d'avance me flatter du
succès de cette démarche, je suppose qu'elle ne réussisse
pas. Alors, je profiterai de mon séjour à Paris pour te se-
conder dans les opérations qui restent à faire pour rendre
notre succession sinon entièrement liquide, du moins bien
en ordre. Nous tâcherons de pourvoir à tous les besoins
de Tannée qui va commencer, et je reviendrai ensuite à
l'armée où, me livrant avec liberté d'esprit et avec courage
aux devoirs et aux occupations de mon nouvel état, je
puis espérer d'être officier au bout d'un an. De ce moment,
48 VIE DE PLANAT.
compte sur une rente atinuelle de 2000 francs, que les
bontés du général pourront encore augmenter et même
doubler \ Que nous puissions en sauver à peu près autant
des débris de notre fortune, qu'Auguste puisse y joindre
environ 1 000 francs par an, voilà une existence qu'on peut
regarder comme sûre.
Je n'ai point encore fait part de ce projet au général
Saint-Laurent; d'abord, c'est que je l'ai toujours trouvé
opposé au dessein de recourir à l'Empereur; ensuite il se
trouve depuis son séjour k Berlin dans un tel tourbillon do
monde et d'aflaires que je n'ai que très rarement l'occasion
de lui parler confidentiellement. Je ne partirai pourtant
pas sans le lui communiquer.
Voilà, ma bonne mère, ce projet qu'il ne dépendra pas
de moi de réaliser; s'il est chimérique, au moins j'aurai la
consolation d'avoir fait tout mon possible pour assurer
l'existence de ma famille, heureux de lui consacrer mon
temps, mon travail et ma vie s'il le faut.
Aie du courage, mon excellente mère, et ménage bien ta
santé ; je me plais encore à croire que la Providence nous
secondera dans cette occasion et que c'est elle-même qui
nous inspire.
A l'Empereur,
Sire,
Une malheureuse famille se jette à vos pieds; tout son espoir est
dans voti*c justice; c'est de vous-môme qu'elle attend l'existence elle
repos.
Chargé par elle de vous exposer ses malheurs et de mettre sous vos
yeux les droits qu'elle peut avoir à vos bienfaits, je m'acquitterai de
ce devoir sacré avec toute la confiance qu'inspirent votre bonté et votre
équité. Je ne craindrai point de fatiguer votre attention par un récit
1. Une fois officier, L. Planât, outre les appointements de son grade, aurait
touché ceux attachés à l'emploi que sa capacité le mettrait à même de rem-
plir. En ce moment celui qu'il remplissait de fait auprès du général Saint-
Liaurent n'était pas rétribué, k. p.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 49
peut-être trop long, mais indispensable, persuadé que le premier et
le dernier des sujets de Votre Majesté ont des droits égaux sur son
cœur paternel.
Au mois de fructidor an XII, mon père s'étant lié d'intérêt avec le
sieur Montessuy, munitionnaire général des Invalides, ils prirent,
conjointement avec un frère dudit sieur M..., le service des vivres
des hôpitaux de la marine, pour lequel ce dernier venait de traiter
avec le ministre. Cette entreprise ayant présenté dès les premiers
mois une perte aussi énorme qu'évidente, ces messieurs adressèrent
à S. Exe. M. Decrès plusieurs réclamations tendant à obtenir une aug*
mentation sur le prix qui leur était alloué, ou quelques modifications
dans les conditions du traité qui leur étaient les plus onéreuses. Ces
' démarches furent infructueuses; on leur fit cependant espérer, d'une
manière vague, qu'on pourrait par la suite y avoir égard. Ils redou-
blèrent alors de zèle dans leur service, espérant que le ministre
prendrait en considération la manière loyale dont ils remplissaient
leurs engagements. Cependant le temps s'écoulait, les pertes s'aggra-
vaient, et le ministre laissait sans réponse toutes les réclamations
qui lui étaient adressées. Enfin, il ne fut plus possible de tenir : il
fallut solliciter la résiliation du^marché, qui fut accordée quatorze
mois après sa conclusion.
Mon père se trouvait alors dans une situation désespérante : tous
ses biens étant engagés et hypothéqués d'outre-valeur pour remplir,
non seulement ses engagements, mais encore ceux des sieurs M...,
et obligé de servir des intérêts écrasants. Le résultat de cette malheu-
reuse affaire ne lui étant que trop connu, et le caractère inflexible du
ministre lui étant tout espoir d'indemnité, il ne put qu'envisager sa
ruine totale. Il était alors malade; ce dernier coup lui donna la mort;
ridée de laisser sa femme et ses enfants dans l'indigence rendit son
agonie affreuse. Enfin, après trente-neuf jours de souffrances inouïes,
il expira, laissant une veuve infortunée et six enfants, dont quatre
mineurs. Cest alors que tout semble se réunir pour nous accabler;
livrés à des gens rapaces qui surent mettre à profit notre inexpé-
rience et le désordre des affaires que mon père avait laissées, notre
ruine fut bientôt consommée, et, malgré la sage prévoyance des lois,
le bien du mineur devint la proie d'avides créanciers et d'usuriers
efTrontés; frustrés par des associés sans foi, il nous fallut transiger
avec eux aux conditions qu'il leur plut de nous dicter, notre extrême
gène ne nous permettant pas de porter la clarté de la justice dans ces
affaires ténébreuses. Mais il est inutile de dévoiler toutes ces turpi-
tudes qu'aucune preuve juridique, ne peut d'ailleurs démontrer.
Cependant le sieur M... nous avait abandonné le soin de pour-
suivre les demandes en indemnité, et la notoriété de nos pertes nous
laissait quelque espoir de ce côté-là.
4
50 VIE DE PLANAT.
Ma mère, presque mourante, se traîna chez le ministre de la marine
dont quelques amis lui avaient ménagé l'audience. Là, surmontant
la timidité naturelle à une femme qui a toujours vécu dans les bornes
de ses devoirs domestiques, elle employa tout ce que l'amour ma-
ternel et le sentiment de ses malheurs put lui suggérer de plus fort
et de plus touchant: mais rien ne put émouvoir le ministre; une
réponse dure fut tout ce qu'elle obtint de lui, et cette mère respectable,
que tout concourait à rendre intéressante, ne remporta d'autre fruit
d'une démarche aussi pénible que Thumiliation et le désespoir. Sans
doute, il est du devoir d'un ministre de ne point céder à des considé-
rations particulières lorsqu'il s'agit du bien et de Tintérét public;
mais quelle loi lui prescrit de repousser l'infortune, et le dispense de
remplir la tâche, si honorable et si touchante, de recueillir la plainte
du malheureux pour la porter au pied du trône ?
Sire, c'est devant vous qu'il est permis de plaider la cause de la
veuve et de l'orphelin. Votre Majesté, moins rigide que ses ministres,
ne peut croire qu'il est de l'intérêt public de ruiner un de ses sujets,
un homme vertueux, un père de six enfants, et de lui faire expier par
une mort affreuse sa droiture et sa loyauté. Et si les lois nous re-
fusent absolument cette indemnité que nous sollicitons depuis si
longtemps en vain, j'ose ici supplier Votre Majesté de m'accorder un
emploi qui puisse sauver ma famille des horreurs de la misère, et
assurer une éducation convenable à mes deux frères en bas Age. Par
cette faveur. Sire, vous rendrez le calme à toute une famille qui ne
pourra songer à son bonheur sans bénir le monarque bienfaisant
auquel elle le devra.
A des droits si réels à votre bienfaisance, j'ose encore ajouter les
services que mon père a rendus au ministère de la guerre où il occupa
la place de chef des divisions réunies de Tartillerie et du génie ; tous
ceux qui l'ont connu dans cet emploi difficile et honorable attesteront
ses talents et son intégrité. Messieurs les généraux Duroc, Marescot,
Marmont, Ëblé et Saint-Laurent l'honorèrent de leur amitié et ne re-
fuseront point de rendre justice à la mémoire de ce père infortuné.
Lorsque Votre Majesté ordonna le rétablissement des haras en France,
mon père, jaloux de seconder par ses connaissances un si beau projet,
présenta à ce sujet, au ministre de l'intérieur, un mémoire qui ré-
pandit les plus grandes lumières sur cette branche importante de
l'industrie et des richesses nationales. Il fit hommage de ce travail
au ministre, sans autre vue que celle de l'utilité publique, et ne vou-
lut d'autre récompense que les justes éloges que méritaient ses sen-
timents patriotiques et désintéressés.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 51
Louis Planai à sa mère.
Berlin, 24 février 1808.
Je te renvoie, ma chère maman, la copie, mise au net,
de mon mémoire. Enfin, d'ici à la fin du mois prochain,
je pourrai probablement connaître le résultat de cette
démarche, et, quoique je compte peu sur le succès, je t'a-
vouerai franchement que pendant tout ce temps je serai
dans de terribles angoisses.
Le général Saint-Laurent approuve mon mémoire dans
tout son contenu; mais il n'a pas jugé à propos de l'apos-
tiller, parce que, en effet, il ne peut exister aucune rela-
tion entre lui et moi dans la hiérarchie militaire. Ce n'est
que par faveur et pour ainsi dire contre les règlements
que je me trouve près de lui, et c'est même à cette cause
que je dois attribuer le retard de mon avancement. Il est
tout simple qu'un chef de corps s'intéresse plus à des
sujets qui travaillent sous ses yeux, qu'à ceux dont les
services sont étrangers à son corps; c'est précisément le
cas où je me trouve. Malheureusement le général s'est
accoutumé à ma manière de servir, et après m'avoir promis
plusieurs fois de me faire rejoindre ma compagnie, il m'a
enfin déclaré qu'il désirait que je restasse employé près
de lui. Cette manière de servir est assurément la plus
agréable, mais le service actif est indispensable pour
avancer.
Dieu veuille que l'événement me rapproche de vous;
j'en sens plus que jamais le besoin; mon âme n*est pas
toujours montée au ton qu'exigent les grands sacrifices,
et je n'en connais pas de plus grand que de vivre loin
de vous ; le courage m'abandonne quelquefois , le dégoût
s'empare de moi, et, dans ces moments, tes lettres seules
sont capables de ranimer et de nourrir cette ardeur de
52 VIE DE PLANAT.
concourir par tous les moyens au bien commun de la fa-
mille.
Si tu vois le général Savary, il est possible qu'il te de-
mande l'emploi civil qui pourrait me convenir, et, dans ce
cas, tu sauras mieux que moi ce qu'il faudra répondre;
mais il se peut aussi qu'il te fasse l'observation qu^étant
déjà pourvu d'un emploi militaire, il me serait très diffi-
cile de le quitter. Il me semble qu alors tu pourrais lui
dire qu'une sous-lieutenance dans le train, en me faisant
franchir le pas le plus difficile de la carrière militaire,
remplirait également le but que je me suis proposé en pos-
tulant auprès de Sa Majesté un emploi qui me mette à
portée de secourir ma famille ; qu'à la vérité les règlements
demandent deux ans de service avant d'être fait officier;
mais qu'une faveur spéciale de Sa Majesté, motivée sur les
services de mon père, peut bien franchir les neuf mois
qui me restent à parcourir, et trancher cette difficulté. En
effet, quelque avantageux que puisse paraître un emploi
civil, il est dans ces temps-ci infiniment plus précaire et
moins stable que l'état militaire. Une fois officier, je sors
de la foule; et le désir bien prononcé de parvenir, joint à
la protection du général Saint-Laurent, peut me rendre le
chemin facile. J'abandonne le tout à ta sagesse^
A la même,
Berlin, 6 septembre 4808.
Une circonstance inattendue me fait présumer que mon
mémoire a été lu par l'Empereur et qu'il a produit une
partie de l'effet désiré. Le ministre de la guerre vient d'é-
1. Aucune réponse n'arriva à cette lettre. La santé de la pauvre veuve
déclinait de plus en plus ; elle fut de nouveau alitée pendant deux mois ; les
anxiétés pour ses affaires minaient ses dernières forces, p. p.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 53
crîre au major du train d'artillerie pour lui demander des
renseignements sur ma conduite, mes talents et ma mora-
lité. Cette lettre a été communiquée sur-le-champ au gé-
néral Saint-Laurent, qui, comme tu le penses bien, y fera
répondre d'une manière favorable. Il n'y a point de doute
que ce ne soit la suite de ma pétition. Le général Saint-
Laurent désirerait profiter de cette circonstance pour mé
faire nommer officier, ou bien pour me procurer un em-
ploi à Paris; mais la manière dont le mémoire est apostille
décidera celle dont la réponse devra être conçue ; en sorte
qu'il serait bien à propos que tu visses M. P*** à ce sujet.
Tout dépend de la manière dont l'affaire sera présentée et
étayée.
Je me trouve maintenant dans une alternative assez
pénible. Le général Saint-Laurent, m'ayant peu à peu con-
fié la direction de son travail et s'étant d'ailleurs beaucoup
attaché à moi, désire que je puisse rester près de lui, tout
en m 'engageant à me rapprocher de ma famille. Je me
trouve donc partagé entre mon désir bien prononcé de
suivre ce dernier conseil et la reconnaissance, qui me lie
à cet excellent homme. D'un autre côté, l'état militaire
s offre dans le siècle où nous sommes comme le plus stable
et le plus susceptible de conduire à la fois aux honneurs
et à la fortune; non que j'ambitionne ces biens pour moi-
même, mais ils peuvent me devenir nécessaires pour l'éta-
blissement de mes frères.
J'attendrai ta réponse pour me fixer sur ces deux
points'.
1. Da cabinet de TEmpereur^ le mémoire de Louis Planât avait été renvoyé
au ministre de la guerre ; mais il est probable que la hardiesse de cette
pièce (incriminant des personnages haut placés et jusqu'à l'un de ses collègues)
avait déplu au ministre; car, malgré l'excellence des informations envoyées
de Posen sur le compte du jeune sous-officier, la pétition de Louis Planât
resta sans réponse. Le ministre ne donna aucune suite à sa demande de ren-
seignements, et l'espoir de la pauvre famille fut déçu encore une fois. f. p.
54 VIE DE PLANAT.
Une courte interruption dans cette correspondance rend ici
quelques explications nécessaires.
Au commencement de 1809, le général Saint-Laurent revint à
Paris, emmenant Louis Planât avec lui. Après deux ans de sépa-
ration, la mère et le fils purent enfin s'embrasser. Mais le moment
du retour fut douloureux, la pauvre mère eut le cœur navré, en
suivant sur les traits altérés de son fils la trace des soufTrances
physiques et morales qu'il avait endurées, et Louis Planât voyait
avec épouvante les progrès rapides du dépérissement de sa mère ;
dès le lendemain de son arrivée, il écrivit à son frère: « Nous som-
mes hélas I parvenus au point de détresse le plus grand ; toutes
nos ressources sont épuisées; notre pauvre mère est dans un
état d'affaiblissement qui me fait trembler pour ses jours, et
auquel la tranquillité d'esprit et le bien-être pourraient seuls
remédier ; nos deux jeunes frères vont se trouver sans éducation,
et le temps le plus précieux de la vie va s'écouler pour eux sans
fruit I Je profiterai de mon séjour à Paris pour faire mettre en
vente notre maison de la rue des Mathurins ; mais elle est grevée
de 70000 francs d'hypothèques, outre 25 000 francs d'autres
créances, que cette vente doit couvrir. Il ne nous reste donc
pour l'avenir d'autre ressource que les fonds déposés en Russie.
Si, comme on nous le fait espérer, le change se rétablit au
printemps, il ne faudrait pas tarder d'envoyer à maman, sinon
toute la somme, du moins tout ce que tu pourras, car, je
te le répète, nos propriétés une fois vendues et nos dettes payées,
il ne nous restera aucun moyen d'existence. »
Pendant trois mois Louis Planât resta à Paris, occupé dans
les bureaux du général Saint-Laurent '. Mais la campagne de 1809
1. Voici ce que Louis Planai dit i ce sujet : « Après la paix et le congrès
d'Erfurt, je rentrai en France avec le général Saint-Laurent, et continuai à
remplir sous ses ordres les fonctions du capitaine Brouet. Ce n'était pas une
petite besogne, car il s'agissait de répartir une gratification d'un million dans
le personnel des parcs d'artillerie. On était presque sûr d'arance que chacun
serait mécontent de son lot, et trouverait son voisin mieux traité que lui.
Cependant le général Saint-Laurent, qui avait de la droiture et de la résolution
dans le caractère, surmonta toutes les difficultés et s'en tira do manière k
mériter les éloges de tous. Je no fus pas traite avec plus de faveur qu'un
autre, car je ne reçus qu'une petite somme que je m'empressai de remettre à
ma pauvre mère, qui en avait grand besoin, v f. p.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 53
allant s'ouvrir, il dut se préparer à partir, malgré la douleur de
quitter sa mère dans un état de faiblesse qui laissait peu d*espoir,
et dans un dénûment et des angoisses qui empiraient son mal.
Le général Saint-Laurent, maintenant fixé à Paris, semblait peu
se préoccuper de tenir au pauvre soldat des promesses tant de
fois réitérées, et Louis Planât restait toujours maréchal des logis
chef, partant hors d*état de secourir efficacement sa famille. Il
obtint toutefois, avant de partir, de son ancien protecteur im prêt
de 2600 francs pour sa malheureuse mère, et il présenta une
pétition extrêmement touchante au directeur de Tinstruction
publique, pour obtenir l'admission à demi-pension de ses frères
au Lycée impérial.
Apostillée par les généraux Saint-Laurent et Andréossi, cette
pétition le fut aussi par un des hommes les plus haut placés dans
Tartillerie, le général Lariboisière, dans ces nobles termes:
« Les services qu'a rendus M. Planât père me paraissent mériter
Tintérét de tous les chefs de Tartillerie et la bienveillance du
gouvernement pour ses enfants. C'est une dette que j'acquitte
en réclamant pour eux la bonté de M. le conseiller d'Ëtat Four-
croy. » C'est à cette occasion qu'intervient pour la première fois
le nom de l'illustre général qui, ancien ami du père, sut le pre-
mier aussi reconnaître les qualités exceptionnelles du fils.
Le pauvre maréchal des logis prit enfin de sa mère un congé,
plus triste mille fois que le premier, et se mit en route pour
rejoindre avant le commencement des hostilités sa compagnie,
campée alors tout près de Vienne, à Saint-Poelten, en Autriche.
F. P.
Louis Planai à sa mère.
Au bivouac, près Vienne, 20 juin 1809.
11 y a bientôt un mois, ma bonne mère, que j'ai rejoint
ma compagnie, et depuis ce temps nous sommes restés
constamment bivouaques à un quart de lieue de Vienne. Je
devais t'écrire plus tôt, mais outre que les postes de notre
56 VIE DE PLANAT.
corps d'armée étaient très mal organisés, je suis tombé
dans une compagnie où j ai trouvé tout à fairc^ car depuis
Tofiicier jusqu'au soldat, je suis le seul qui sache lire et
écrire. Par ce moyen, tous les moments de ma journée se
trouvaient remplis avec tant d'exactitude, que c'est aujour-
d'hui seulement que j'ai pu trouver le temps de t'écrire;
ajoute à cela que nous n'avons ici d'autre bureau que nos
genoux, et d'autre siège que la terre, qui nous sert de lit.
Cette vie que je redoutais naguère me convient tellement
que je puis dire ne m'ôtre de longtemps aussi bien porté
que maintenant. Mon existence ici estasse/ agréable, à cela
près de la subordination militaire, toujours pénible à qui-
conque réprouve pour la première fois dans un âge où le
caractère, étant formé, a perdu toute sa souplesse. Je n'ai
pourtant d'autre désagrément que d'avoir pour ofBcier un
homme brutal et ivrogne, et qui, dans des moments d'i-
vresse, s'abandonne à la pente naturelle de son caractère.
C'est avec du flegme et de la patience que je me tire
d'affaire alors. Quant à mes camarades, j'en suis aussi
chéri qu'estimé. Mes subordonnés m'aiment et me res-
pectent; le chef de bataillon, Dardenne, qui commande
l'artillerie de la division, me donne fréquemment des
marques du plus grand intérêt. 11 m'a promis dernièrement,
sans que je lui en aie donné lieu ni directement ni indi-
rectement, de me faire obtenir à la première affaire la dé-
coration de la Légion d'honneur. Je dois, à propos de cela,
te faire connaître mes espérances pour l'avenir. Le général
Songis est remplacé par le général Lariboisière ; ce der-
nier, sur les rapports avantageux de M. C***, que tu con-
nais déjà, m'a fait dernièrement appeler chez lui, et m'a
dit, entre autres choses obligeantes pour moi, qu'il prenait
beaucoup d'intérêt à notre famille, et que je pouvais
compter qu'à la première occasion il me ferait obtenir un
emploi de sous-lieutenant.
PREMIÈUE PARTIE (1784 A 1812). 57
Voilà donc où j'en suis, et j'attends maintenant Tissue
de la première bataille qui aura lieu, pour savoir sur quoi
compter. Je suis forcé de te quitter; Tappel sonne, et ne
peut se faire sans moi. Maudit service, qui ne me permet
pas de causer un instant avec ce que j ai de plus cher au
monde! Je joins ici une traite de 100 francs sur le Trésor
public, payable à vue.
Madame Planât à son fils.
Mon cher enfant... je ne puis assez admirer la force de ton âme,
ton courage, les vertus héroïques. Mais, va! mon pauvre cœur
n'en saigne pas moins, je ne te vois pas tel que tu voudrais bien
rae le persuader, mon ami! Je te vois tel que je t'ai vu arriver
cet hiver : bien pâle, bien maigre, bien courbé ; enfin ayant le
plus grand besoin de la maison paternelle. Que Dieu exauce donc
les vœux ardents que nous faisons, pour que tu sortes de cet état
malheureux! J'attends la réponse avec la plus vive impatience.
J'espère en quelque chose de nouveau. Ma force m'abandonne
en ce moment, et je ne puis que te dire que nous nous flattons
de te revoir à la fin de la campagne. Un millions de baisers.
Ta pauvre mère*.
1 . Le jour même où fut écrite cette lettre eut lieu la bataille de Wagram
(5 et 6 juillet 1809). Louis Planât évitait autant que possible d'attirer Tatten-
tion de sa mère malade sur les événements de la guerre. Mais dans la note
dictée peu de jours avant sa mort, pendant les courts moments de répit que
lui laissait la souffrance, il raconte, à propos de ces journées, quelques détails
tout personnels, mais qu'on ne lira certes pas sans intérêt. Ces quelques lignes,
empreintes de cette véracité absolue et de cette sorte d'enjouement triste et
doux qui lui étaient particuliers, sont les dernières qu'il ait eu la force de
dicter, p. p.
« Le 4 juillet ayant été fixé pour le passage du Danube, ma batterie se mit
en marche de bonne heure pour prendre position dans l'ile de Lobau. Quant
à moi, je fus encore obligé d'aller à Vienne pour toucher le prêt de la troupe,
et ce ne fut que le soir, accablé de fatigue, que j'arrivai à la station de ma
batterie. J'étais effectivement si fatigué qu'après m'être fourré sous un caisson,
dans un sillon, je m'endormis profondément, malgré la canonnade qui dura
toute la nuit. Mais à la Un de la nuit survint un orage épouvantable qui
58
VIE DE PLANAT.
Louis Planai à sa nière.
Vienne, 18 octobre 1809.
Je m'empresse, ma bonne mère, de t annoncer qu'à mon
arrivée à Vienne, où je passai pour me rendre au dépôt,
j'ai trouvé ma nomination au grade de sous-lieutenant,
avec l'emploi d'adjoint à l'inspecteur général du train d'ar-
tillerie. Cette place me donne 2700 francs d'appointements,
et, d'après ce que m'a dit le général Lariboisière , chez
lequel j'ai déjeuné ce matin, m'ouvre un chemin facile pour
mon avancement.
La paix qui vient d'être conclue avec l'Autriche va sans
doute donner une nouvelle destination à l'armée. Je ne sais
ce que je deviendrai dans tout cela, et ne cherche pas
même à le savoir. Mais si le hasard me donne l'Espagne
pour destination, tu penses bien que je passerai par Paris,
et que j'y resterai au moins quinze jours. Si, d'un autre
côté, je reste h, l'armée d'Allemagne, comme ce ne sera
point une armée active, il sera sûrement facile d'obtenir
des permissions, et j'en profiterai.
pourtant ne me réveilla pas. Ce ne fut qu'au point du jour, quand ma bat-
terie se mit en marche, que je sortis de mon sillon, non comme j'y étais entré,
mais tout le côté droit trempé d'eau dont Torago avait rempli ce sillon.
Comme il n'y avait pas moyen do changer do Yétoments, et que je gardai
ceux-ci pendant trois jours, ce fut pour moi le principe de douleurs rhuma-
tismales sur tout le côté droit que j'ai gardées pendant plus de cinquante ans.
La bataille de Wagram fut la première à laquelle j'assistai effectivement,
quoique mes états de service en portassent d'autres. Je dois dire, non pour
faire mon éloge, mais parce que cela est vrai, que je n'éprouvai point l'émo-
tion que fait, dit-on, éprouver le premier boulet ennemi qui vous passe sur
la tétc. J'étais trop occupé du soin de ranger correctement mes pièces ei
d'obsei*ver une figure toute nouvelle pour moi, celle de i'ofllcicr commandant
notre batterie. C'était un de ces anciens types do la première Révolution,
portant encore les oreilles do chien, enfin un de ces chenapans qui aidèrent
si puissamment à conquérir l'Allemagne et l'Italie. Après la bataille de Wa-
gram, ma compagnie fut mise en cantonnement dans un mauvais village
appelé Scharoditz. »
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 59
11 ne faut plus concevoir d'inquiétudes pour l'avenir,
mon excellente mère. J'ai de fortes raisons de penser qu'a-
vec du zèle, de l'assiduité et du travail, je ne tarderai pas
à le maîtriser. Le général Lariboisière, auquel je dois ma
nomination, m'a témoigné assez d'intérêt pour me faire
espérer que, par la suite, je pourrai recevoir de lui des
services plus importants encore. Il n'a pas la bonhomie du
général Saint-Laurent, mais il y a plus de fond à faire sur
son caractère. Il est d'ailleurs entrés grande faveur auprès
du souverain mattrc.
Maintenant, ma bonne mère, que me voici parvenu au
but que je m'étais proposé en embrassant l'état militaire,
tu dois croire que je vais m'appliquer à tirer de mon emploi
tout le parti possible pour le bien commun de notre famille ;
mon traitement actuel me permet de disposer annuelle-
ment pour vous d'une somme d'au moins douze cents francs ;
c'est un engagement sacré que je contracte ici, et que je
remplirai religieusement. Mais c'est encore le moindre des
avantages que ma place doit m'offrir; je vais faire des
démarches pour obtenir l'admission de mes deux frères
dans quelque lycée, et j'espère bien qu'avec de la persévé-
rance et quelques importunités, j'en viendrai à bout. Cet
objet une fois rempli, nous nous occuperons de notre Hen-
riette.
Quant à toi, mon excellente et digne mère, je te le répète
et je t'en conjure, prends de toi et de ta santé, si précieuse
pour nous, tous les soins possibles. La moindre négligence
est un tort réel que tu fais à des enfants qui ont concentré
en toi toutes leurs affections. Si, comme je l'espère encore,
la suite des événements me fixe à Paris, sois-en sûre, je
ne te quitterai jamais; je te consacrerai tous les mo-
ments qui ne seront point remplis par les devoirs de mon
état, et dans une heureuse obscurité, par des soins mutuels,
par de délicieux épanchements inconnus à ceux qui n'ont
60 VIE DE PLANAT.
point, comme moi, la meilleure et la plus vertueuse des
mères, nous oublierons peut-être les malheurs qui pèsent
encore sur nous. Cet avenir est pour moi le comble de la
félicité, c'est le véritable but où tendent toutes mes actions,
et que j'entrevois enfin. Mais que d'obstacles encore à sur-
monter pour y parvenir, que de conditions difficiles à
remplir! N'importe, espérons toujours.
P. S. Je joins ici mon portrait que tout le monde trouve
très ressemblant, quoiqu^un peu triste*. Plus, deux traites
sur le Trésor public, de 100 francs chacune. Pour te mettre
en garde contre les gens d'affaires, je dois te dire que ces
effets ne perdent rien, et sont payables à présentation. J'au-
rais bien désiré, et j'avais bien le projet de Renvoyer
500 francs, mais j avais emprunté cent écus pour m'équi-
per suivant mon nouveau grade, et je les ai remboui'sés.
Madame Planât à son fils.
i novembre 1809.
Mon cher enfant, je n*ai de force que pour te dire que tu es
bien le meilleur et le plus tendre ûlsl Reçois un million de bai-
sers et les vœux que je fais pour que nous soyons bientôt tous
réunis. Jamais je n eus tant de désir et besoin de te voir. Adieu,
mon bon enfant, viens que je t'embrasse!
Ta pauvre mère qui t'aime comme tu mérites.
Ce fut la dernière lettre adressée par M"'' Planât à son fils.
Huit jours après, son ami Constant lui écrivit : u Ta mère est
i. Nous n*aTons pu retrouver ce portrait de L. Planât; mais celui qui so
trouve en tête de ce recueil, peint à l'âge de soixante ans et d*une ressem-
blance parfaite, donnera facilement une idée de ce que pouvait être à vingt
cinq ans cette physionomie pleine d*intelligence et de distinction, toute
rayonnante de bienveillance, f. p.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 61
retombée dans un état de faiblesse inquiétant; tâche donc de
bâter ton départ; elle te demande à chaque instant, elle dit
qu'elle ne te verra plus^ ses larmes coulent alors en abondance
et nous déchirent Tâme ; peut-être que le plaisir de te voir près
d'elle apporterait un changement heureux; hâte-toi donc de
partir. » Qu'on juge du désespoir du fils auquel les exigences du
service rendaient alors impossible d'obtenir un congé immédiat.
Au bout de peu de jours, son ami lui écrit : « Le moment redouté
est arrivé où il faut t'avouer toute la vérité ; ta pauvre mère
n'existe plus! Hier, 1" décembre, elle a expiré dans nos bras.
Rien de plus touchant que ses derniers moments; toujours
inquiète sur le sort de sa malheureuse famille, elle n'a cessé de
la recommander aux personnes qu'elle présumait pouvoir lui
être utiles. Lorsque je suis entré dans sa chambre, elle m'a
tendu la main, sur laquelle j'ai senti le froid de la mort; elle
m'a adressé quelques mots obligeants, a levé les yeux vers le
ciel, me l'a indiqué du doigt, et sa belle âme s'est envolée vers
le Créateur. Une douce sérénité était répandue sur son visage ;
aucune convulsion n'en avait altéré les traits, qui respiraient le
calme et la bonté. » Et sa sœur Henriette ajoute : « Si la certi-
tude d'avoir adouci les peines de la plus chérie des mères pouvait
te faire éprouver quelque soulagement, sois donc assuré d'avoir
accompli presque seul cette tâche, que nous n'osons t'envier,
car tu étais seul digne de la remplir. Les souffrances inouïes
qu'elle éprouvait depuis six mois ne peuvent se peindre; il faut
en avoir été témoin pour les imaginer; mais aucune angoisse,
aucun souci n'a troublé ses derniers moments; se reposant
entièrement sur toi, elle ne semblait plus occupée que du bon-
heur de nous voir encore réunis autour d'elle. »
Un congé fut alors accordé à Louis Planât, et dans les premiers
jours de janvier 1810 il arriva dans le petit logement où sa mère
n'était plus.
Deux années nous séparent encore de l'époque d'où com-
mencent les Dictées de Louis Planât, c'est-à-dire de la campagne
de Russie. Au lecteur impatient d'arriver aux grands événe-
ments, il suffira de savoir qu'après un court séjour à Paris et un
62 VIE DE PLANAT.
voyage en Pologne avec l'un des fils du général Lariboisière,
Louis Planai dut rester pendant dix-huit mois à Hambourg,
attaché à Tétat-major général de l'armée d'Allemagne^ en qualité
d adjoint au directeur général du train d'artillerie.
F. P.
L. Planai à Constant D.
Hambourg, 25 octobre I8i0.
C'est ici, à Hambourg, où j'ai enfin rattrapé le quartier
général, que vous m'adresserez désormais vos lettres.
J'ai eu à mon arrivée ici une surprise fort agréable, et
qui ne le sera pas moins pour vous : mes appointements
qui, comme vous le savez, étaient réduits à 1 500 francs,
ont été portés invariablement, par une décision de l'Empe-
reur, à 2 400 francs, ce qui va me mettre à même de dis-
poser de 1 500 francs pour nos enfants et de payer tout ce
que je vous dois encore *.
Hambourg, i5 février 1812.
Mon cher Constant, en recevant cette lettre je te prie de te
transporter sans perdre de temps à l'hôtel du général Lari-
boisière. 11 m'a réellement fait proposer d'être son aide de
camp, et tu penses bien que j'ai accepté à belles baise-mains.
Il s'agit de savoir s'il a reçu ma lettre et s'il n'est pas encore
parti pour Mayence; dans ce cas-là tu m'achèterais une
paire d'épaulettes en or pareilles à celles que j'ai eues en
argent lors de mon dernier séjour à Paris. Si le général
était parti, tu ne ferais cette emplette qu'après t'être assuré
près de M™* de Lariboisière que son mari est toujours dans
l'intention de m'avoir pour aide de camp : voilà qui me
1. Voir dans le Yolumc Coivreapondance intime les lettres écrites durant
cette période et d'un intérêt tout à fait privé.
PREMIÈRE PARTIE (1784 A 1812). 63
parait clair. Maintenant je t'annonce que j'ai chargé aujour-
d'hui à la poste aux lettres un paquet contenant un effet,
payable à ton ordre, de 2 600 francs. Cette somme m'est
prêtée pour cinq ans, sans intérêts, par un de mes amis.
Tu te payeras dessus des avances que tu as faites pour nos
enfants, et je t'indiquerai ensuite l'emploi du reste. Je te
prie de m'écrîre le jour même que tu auras été à l'hôtel
Lariboisière. Ne crains pas de multiplier les lettres dans
une occasion si importante pour moi. Songe que je suis
entre la vie et la mort jusqu'à ta réponse.
Hanovre, 10 avril 1812.
Après avoir passé toute l'année dernière à recevoir des
chevaux de remonte, ma mauvaise étoile m'a encore donné
cette corvée, et me voilà en remonte à Hanovre, loin de
l'armée et du quartier général, n'ayant depuis un mois
aucune nouvelle de vous, et ne sachant plus où est le géné-
ral Lariboisière. Je te prie instamment de me dire si le
général a quitté Paris? si tu as reçu l'argent que je t'ai fait
passer? et enfin quelles poursuites le général Saint-Laurent
veut diriger contre moi*?
Je suis mal à mon aise, tourmenté et inquiet comme
cela m'arrive toutes les fois que je suis un mois sans rece-
1. Les importantes modifications introduites par le général Lariboisière,
devenu premier inspecteur général de rartillerie, dans le système de Tarme,
lui avaient attiré la jalousie et l'inimitié d'un grand nombre de ses anciens
camarades. Voici ce que dit à ce sujet Louis Planât, dans une notice biogra-
phique : « C'est en 4801, que le général Lariboisière conçut le plan de ces
ressources formidables qui, plus tard, décidèrent si souvent la victoire. Mais
ce projet, suivi par lui avec toute la conscience de son immense utilité, ne put
s'accomplir que dix ans plus tard, après une lutte acharnée contre l'esprit de
routine des bureaux de la guerre, et même des officiers de l'arme. Il fallut
toute Tobstinalion bretonne et enfin l'appui de rEmpereur,pour que le géné-
ral Lariboisière pût l'emporter, n
Le général Saint-Laurent était parmi les opposants, et ses sentiments d'hos-
tilité s'étendirent désormais à tous ceux que le général Lariboisière distin-
^ait. p. P.
64 VIE DE PLANAT.
voir de lettres. Toutes ces incertitudes me minent et me
brûlent le sang. Quand pourrai-je jouir de quelque repos?
Je commence à croire que ce n'est plus sur cette terre que
je dois Tespérer.
Magdebourg, 25 avril 1812.
Je suis parti précipitamment de Hanovre, mon cher D...
alin do rejoindre le général Lariboisière, dont je suis déci-
dément aide de camp. En conséquence, tu m'adresseras tes
lettres de la manière suivante : A M. Planât, aide de camp
de S. Exe. le comte de Lariboisière, premier inspecteur gé-
néral de lartillerie, au quartier général de la Grande
Armée.
Poson, 12 mai 1812.
J ai rejoint mon général, il y a quinze jours, et je me
trouve jusqu'à présent où ne peut mieux avec lui : les
égards, les distinctions flatteuses ne me manquent point;
tu penses bien que j'y réponds en le secondant de mon
mieux dans l'immense travail dont il est chargé. Il m'a
conté tout ce qu'il avait éprouvé d'opposition de la part de
Gassendi, ainsi que les menées du général Saint-Laurent
pour empêcher ma nomination. Enfin il s'est adressé direc-
tement à l'Empereur, en sorte qu'au lieu d'être nommé
par le ministre, je le suis réellement par décret impérial.
Nous nous attendons à quitter Posen sous peu de jours
pour nous porter en avant, car Sa Majesté ne peut tarder à
arriver, et alors le branle commencera. Adieu, mon cher D...
je ne puis t'en écrire bien long; nous avons de la besogne
par-dessus la tête. Mille baisers à Henriette et à tous nos
marmots.
Nous sommes arrivés au moment où les Dictées de Louis
Planât vont remplacer sa correspondance.
DEUXIÈME PARTIE
1812 A 1815
5
DEUXIÈME PARTIE
1812 A 1815
CAMPAGNE DE RUSSIE^
1812
Je passais mon temps assez agréablement à Hambourg;
les plaisirs de l'hiver m'y avaient offert d'agréables distrac-
tions et, ce qui était encore plus de mon goût, je trouvais
dans la famille Ellermann une société aimable et tranquille
dont les habitudes me rappelaient celles de ma propre
famille. Au dehors, j'avais la société de quelques bons
camarades instruits et spirituels, tels que Larminat, Cara-
man et les deux frères de Sancy. En outre, j'avais de fort
gros appointements pour mon grade, en sorte qu'il ne tenait
qu'à moi de me trouver heureux et content; bien des offi-
ciers auraient voulu être à ma place, et cependant mes
idées me reportaient toujours vers Paris. J'étais inquiet
sur l'avenir de ma famille et sur l'éducation de mes frères;
je désirais vivement pouvoir me rapprocher d'eux. Je fis
donc des démarches au commencement de cette année pour
rentrer en France. Le général Baltus, ancien ami de mon
père, demanda pour moi la place de commandant du dé-
!. Dicté à Papis, 1835 (Voir V Avant-Propos). F. p.
68 VIE DE PLANAT.
pôt du 8^ bataillon (bis), en garnison à Metz; j'espérais de
là pouvoir me rendre en congé à Paris, pour voir mes
frères et ma sœur Henriette, pensant que ma présence
pourrait leur être utile. Mais, au moment où je m y atten-
dais le moins, je reçus une lettre d'Honoré Lariboisière qui
changea toutes mes résolutions. Il m'écrivait, sous le sceau
du secret, qu une campagne allait s ouvrir contre la Russie,
et que son père l'avait chargé de me demander si je vou-
lais être son aide de camp. On pense bien que je ne me fis
pas prier pour accepter un poste envié par plus de deux
cents officiers. Je n'avais fait aucune démarche pour obte-
nir cet emploi ; l'idée même ne pouvait m'en être venue,
car il était sans exemple qu'un officier du train d'artillerie
eût été aide de camp du premier inspecteur général de
Tarme. A la vérité j y perdais beaucoup sous le rapport des
appointements : au lieu de 2 500 francs je n'avais plus que
1 800 francs, ce qui était d'une grande considération pour
moi; mais une perspective brillante s'ouvrait devant moi;
je quittais une arme que j'avais en aversion, et comme en
campagne on n'a presque point de dépenses à faire, je pouvais
consacrer presque toute ma solde à l'entretien de mes frères.
J'arrivai à Posen dans les premiers jours de mai, j'y
trouvai mon général et son fils, qui me reçurent à mer-
veille. J'entrai tout de suite en fonctions, et n'eus pas de
peine à me mettre au courant de la besogne. Tout ce que
j'avais appris sous le capitaine Brouet, et pendant les trois
mois où je l'avais suppléé, me fut fort utile, et je puis dire
que, durant toute cette campagne, je fis en réalité les
fonctions de chef d'état-major, quoique je ne fusse que
simple lieutenant. Je connaissais parfaitement le person-
nel et le matériel de Tartillerie de l'armée, j'avais l'habi*
tude de la correspondance et une grande facilité pour le
travail; de plus, je ne. recherchais ni les plaisirs ni les dis-
tractions habituelles des militaires, qui n'ont jamais été de
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 69
mon goût. Je fus donc en peu de temps très distingué par
mon général y honoré de toute sa confiance, respecté et
jalousé tout à la fois par les capitaines-adjoints, qui étaient
au nombre de six.
Leurs relations avec moi, durant toute la campagne,
furent remplies d'égards et de déférence; mais il s'y mê-
lait une sorte de contrainte et un secret dépit, que je trouve
fort excusable. J'étais simple lieutenant du train d'artille-
rie, nommé depuis quinze jours aide de camp; et ces mes-
sieurs, capitaines d'artillerie, fiers et hautains comme le
sont tous les officiers des armes savantes, se trouvaient par
le fait sous mes ordres; je leur donnais mes minutes à co-
pier, et je faisais quelquefois recommencer les copies,
lorsqu'elles n'étaient pas assez lisibles. C'était moi qui, la
plupart du temps, leur transmettais les ordres du général
Lariboisière pour les diverses missions qu'ils avaient à
remplir. Ils se trouvaient donc humiliés; je le comprenais
fort bien, et je m'efforçais, par beaucoup de politesse et de
modestie, de leur rendre cette situation moins pénible.
Mes deux camarades aides de camp étaient d*abord le
capitaine Cailly, excellent garçon, avec lequel je fus lié
tout d'abord d'une sincère amitié; il n'entreprit point de
lutter avec moi, et se renferma strictement dans les tra-
vaux que lui confiait le général. L'autre aide de camp était
Honoré Lariboisière, qui venait d'être nommé capitaine,
malgré son extrême jeunesse, et qui n'était pas placé de
manière à rendre de grands services. La tendresse de son
père lui avait valu le poste qu'il occupait, mais cette ten-
dresse était regrettable. Honoré avait de l'instruction, de
l'esprit, de la capacité, et dans tout autre poste il aurait
pu facilement se distinguer. Rien n'était plus commun
alors que de voir les fils des généraux placés de cette ma-
nière, et rien n'était plus fait pour stériliser en eux le
germe des plus heureuses et des plus brillantes qualités
70 VIE DE PLANAT.
militaires. Le général le plus sévère est presque toujours
le père le plus faible et le plus indulgent. Le capitaine
Michel, homme caustique et spirituel, dont les saillies nous
amusaient infiniment, nous avait caractérisés au bout de
huit jours. Il disait : Planât est F homme de lettres; Cailly,
l'homme (Tétat^ et Honoré, l'officier de luxe. Je faisais la
correspondance et Gailly les états de situation : là est le sel
de ce jeu de mots. Quoi qu'il en soit, je vécus en bonne
intelligence avec tout ce monde-là jusqu'à la retraite,
époque funeste qui brisa toutes les relations bienveillantes.
L'Empereur n'arriva à Posen que le 30 mai, et l'armée
se mit sur-le-champ en mouvement pour se diriger sur le
Niémen, où l'on pensait que les Russes nous attendaient
Il était bien temps de quitter la malheureuse province de
Posen, épuisée par le séjour d'une armée si nombreuse et
surtout par l'immense quantité de chevaux; les fourrages
manquaient depuis quelques jours, et dans plusieurs en-
droits on avait commencé à découvrir les maisons pour
donner le chaume comme aliment aux chevaux*.
Le quartier général marcha sans s arrêter jusqu'à Thorn,
sur la Vistule; il y séjourna quelques jours pour reposer
l'armée, rassembler les traînards et réparer le matériel. Je
fis à Thorn une perte qui me fut très sensible; j'avais une
belle montre à répétition, qui venait de mon père, avec
une chaîne d'or, et, en guise de breloques, douze ou quinze
bagues et petits bijoux de souvenirs auxquels j'attachais
beaucoup de prix : tout cela me fut volé dans l'auberge où
nous étions logés.
L'armée marcha rapidement de Thorn jusqu'à Gumbin*
nen, où le grand quartier général arriva le 19 juin, et où
nous ne restâmes qu'un seul jour*.
1 . Voir le volume Carrespondance intime. Lettre datée de Posen, 1812.
2. Voir le volume Correspondance intime. Lettre datée de Qombinnen,
20 juin 1812.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 71
Le 24 nous passâmes le Niémen à Kowno sans rencon-
trer aucun obstacle, et sans voir autre chose que quelques
patrouilles de cavalerie légère, qui s'éloignèrent à notre
approche. Ce passage du Niémen offrit la scène la plus
imposante et la plus admirable qui se soit jamais présentée
à mes regards.
L'armée était en grande tenue, et, du haut du mamelon
où était l'Empereur, on la voyait filer en bon ordre sur les
trois ponts jetés sur le Niémen. Chaque régiment avait sa
musique en tête, et jouait des fanfares auxquelles se mê-
laient les cris de : Vive C Empereur ! Comme il n'y avait
pas d'ennemis à combattre, il semblait que ce fût une
immense parade militaire. L'Empereur paraissait content;
et néanmoins il n'y avait pas autour de lui ce sentiment
de confiance et d'enthousiasme qui animait son état-major
dans les campagnes précédentes. On voyait avec une secrète
inquiétude les Russes se retirer devant nous, sans cher-
cher à défendre leurs frontières. On n'avançait qu'à regret
sur ce terrain qui nous était inconnu; cette répugnance
s'accrut encore lorsque nous fûmes à Wilna, où le quartier
général arriva le 29 juin. Une circonstance, rapportée de
différentes manières par les historiens du temps, contribua
beaucoup à assombrir les idées. En sortant de Kowno pour
arriver à Wilna, nous avions trouvé des chemins bien dif-
férents de ceux de la Prusse que nous venions de quitter;
au lieu de ces belles chaussées si bien entretenues, c'étaient
des routes sablonneuses, difficiles, dans lesquelles les che-
vaux et les hommes n'avançaient qu'avec beaucoup de
peine et de fatigue. Le jour même de notre arrivée à
Wilna, le temps, qui avait été d'une chaleur accablante
depuis le passage du Niémen, changea subitement; un
orage, suivi d'une pluie froide qui dura près de deux jours,
fit périr 3000 chevaux sur le seul point où nous nous
trouvions, et envoya aux hôpitaux un grand nombre de
72 VIE DE PLANAT.
soldats. Ce début de la campagne fit beaucoup d'impression
sur toute l'armée; mais le beau temps une fpis revenu, le
soldat reprit son courage et sa gaieté, et oublia les tristes
pressentiments. Il n'en fut pas de même pour un grand
nombre d'officiers, parmi lesquels je puis me compter,
ayant retrouvé, vingt-cinq ans plus tard, dans ma corres-
pondance de famille, une lettre, écrite de Wilna sous l'im-
pression des sentiments que j 'éprouvais * .
Nous restâmes à Wilna jusqu'au 15 juillet; l'Empereur
s'y était arrêté pour avoir des nouvelles positives sur l'em-
placement des troupes russes, et pour diriger en consé-
quence ses combinaisons stratégiques. Durant ce temps, la
besogne ne nous manqua pas. L'Empereur voulait être
informé de la situation de tous ses dépôts de réserves, tant
en matériel qu'en personnel, depuis Metz jusqu'à Wilna. Il
écrivait lettre sur lettre pour presser l'arrivée de tout ce
1. « WUruif SO Juin 4 SU, — Mon cher D..., nous avons passé le Niémen k
Kowno il y a six jours, sans rencontrer d'obstacles, et nous sommes à Wilna
depuis hier, sans qu'il se soit passé autre chose que quelques affaires d'avant-
poste fort insignifiantes. Nous éprouvons déjà de grandes privations, et depuis
douze jours nous n'avons eu de vivres que ce que nous avons envoyé enlever
de force dans les villages. Depuis deux jours nous sommes sans pain. Une
pluie continue, qui tombe depuis quarante>huit heures, achève d'abattre nos
troupes et nos chevaux, qui sont au bivouac. Tout cela est assez triste et ne
nous présage pas de grands succès. Cependant les Russes reculent devant
nous ; mais ils ont l'avantage de se retirer sur leurs dépôts de vivres et de
munitions, et nous nous éloignons toujours plus des nôtres. La quantité de
chevaux qui meurent de fatigue et d'épuisement passe tout ce qu'on peut
imaginer, en sorte qu'on a à craindre de laisser en arrière la moitié de l'artil-
lerie. La confiance qu'inspire l'Empereur soutient seule le courage des troupes,
et, malgré tout ce qu'on a à surmonter encore, personne ne doute du succès
de la campagne.
Je ne reçois toujours point de lettres, et je ne manque pourtant pas de vous
indiquer, dans toutes celles que je vous écris, le moyen de me les faire par-
venir sûrement et promptcment. Nous sommes tellement à court de temps
que je ne puis jamais t'ccrire longuement. Nous marchons huit ou dix heures
par jour, et, à peine arrivé, on ouvre les portefeuilles, on se met à l'ouvrage
jusqu'à onze heures ou minuit. On se jette ensuite sur la paille, accablé de
fatigue ; on y dort trois heures d'un mauvais sommeil, souvent interrompu, et
puis on se met en route pour faire la même chose. Voilà quelle est notre exis-
tence depuis Thorn. Je m étonne que ma faible santé y résiste. »
DEUXIÈME PARTIE (18i2 A 1813). 73
qui était en arrière, et chacune de ces lettres m'en donnait
au moins vingt à faire. Il fallait, en outre, mettre le plus
grand soin et les plus grandes précautions pour que ces
lettres parvinssent à leur destination ; car, si elles s'adres-
saient à des officiers en marche, on les envoyait au com-
mandant du dépôt ou de la place où Ton supposait que ces
officiers se trouvaient à une époque donnée. De là, néces-
sité d'écrire à ces commandants de places et de dépôts, ce
qui doublait la besogne; et néanmoins, malgré tant de
précautions, bien des ordres ne furent pas exécutés, soit
par cas fortuit, soit par négligence des officiers auxquels
ils étaient adressés.
C'est là un des grands inconvénients d'une ligne d'opé-
ration de cinq à six cents lieues; le zèle et l'exactitude
diminuent en raison de l'éloignement où l'on se trouve du
chef de l'armée. Il semble qu'à une si grande distance des
yeux du maître, on n'ait plus autant à redouter de sa sur-
veillance et de sa sévérité; d'un autre côté, la presque cer-
titude de n'être pour rien dans les faveurs et les récom-
penses contribue puissamment à refroidir le zèle. Aussi les
plaintes et les reproches de l'Empereur à tous les chefs
de service furent-ils infiniment plus fréquents dans cette
campagne que dans aucune autre.
En quittant Wilna, nous primes la route de Witepsk, et
le quartier général s'arrêta à Glubokoë, où nous restâmes
trois jours. Le 24, nous arrivâmes à Bechenkowitzy. Toute
Tarmée avait beaucoup à souffrir de la chaleur, du manque
de vivres et de la mauvaise qualité de l'eau. Le pays que
nous parcourions était un immense plateau, rempli de
marécages et de fondrières, d'où surgissent les sources de
plusieurs rivières affluentes au Dnieper et à la Dwina. Car,
à la différence des autres pays de l'Europe, les grands
cours d*eau de la Russie ne sortent point des montagnes.
L'armée campait quelquefois sur des terrains humides,
74 VIE DE PLANAT.
et il suffisait de faire un trou d*un pied, avec une bôche,
pour avoir de Teau ; on conçoit que cette eau était fort
malsaine et semblable à celle des tourbières. Cette mau«
vaise qualité de Teau, jointe aux chaleurs excessives du
mois de juillet, occasionna des dysenteries, et j'en fus
atteint un des premiers. J'eus donc doublement à souffrir;
car, ne pouvant interrompre mes travaux, je ne pouvais,
comme la plupart de mes camarades, passer la nuit et une
partie du jour tranquillement couché sur la paille. Je com-
mençais à comprendre qu'il ne faut pas se rendre trop
indispensable; on finit presque toujours par être dupe ou
victime de ces dévouements, où lamour-propre a beaucoup
de part. J'ai reconnu, dans le cours de ma carrière mili-
taire, que les officiers qui se ménageaient le plus, et qui
péchaient le moins par excès de zèle, sont précisément
ceux qui ont le mieux fait leur chemin. Un peu d'adresse,
de charlatanisme et de vanterie les servit mieux qu'un
zèle et un dévouement véritables n'auraient pu le faire.
C'est pendant notre séjour à Bechenkowitzy qu'eut lieu
notre première rencontre sérieuse avec l'armée russe. La
cavalerie, sous les ordres du roi de Naples, rencontra l'en-
nemi à Ostrowno, distant de six lieues de Witepsk. Une
mêlée sanglante eut lieu, et le roi de Naples, avec sa
fougue ordinaire, n'attendit point l'infanterie qui était der*
rière lui pour lancer sa cavalerie dans des bois garnis de
tirailleurs russes. Nous y perdîmes beaucoup de monde.
Le lendemain, le prince Eugène, étant arrivé avec la
division Delzons, délogea l'ennemi de cette preinière posi-
tion, et on reconnut, quelques heures après, qu'une grande
partie de l'armée russe était rangée en bataille devant
Witepsk. Sur cette nouvelle, l'Empereur quitta Bechenko-
witzy, plein de joie et d'impatience, car le moment du
combat, après lequel il soupirait depuis un mois, était enfin
arrivé. Nous nous arrêtâmes pendant quelques heures sur
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 75
le champ de bataille d'Ostrowno, où je vis avec une véri-
table douleur de pauvres blessés russes exposés, depuis
trois ou quatre jours, à Tardeur du soleil ou à la fraîcheur
des nuits, sans aucun secours. Leur misère et leurs plaintes
faisaient d'autant plus d'impression sur moi que j'avais
appris assez de russe, en 1801, pour comprendre ce qu'ils
demandaient, et ce que je ne pouvais leur donner.
L'Empereur avait fait ses dispositions le 27 juillet au
soir, pour livrer bataille; mais, à notre grand étonnement,
le lendemain toute l'armée russe avait disparu comme par
enchantement, et sans qu'on se fût aperçu de son départ.
Nous entrâmes donc, sans coup férir, à Witepsk, qui est
une assez belle ville. On y trouva quelques ressources, les
Russes n'ayant pas, selon leur usage, détruit les magasins
qu'ils y avaient amassés. Une partie de la journée fut em-
ployée à rétablir les ponts sur la Dwina, et, dès qu'ils furent
praticables, Tinfatigable roi de Naples se lança à la pour-
suite de l'ennemi. Toutefois, on ne parvint pas à savoir
quelle direction il avait prise. Ce ne fut que le lendemain
qu'on apprit qu'il s'était retiré sur Smolensk. Pendant toute
la durée de notre séjour à Witepsk, je fus tellement malade,
et me trouvai si affaibli par une dysenterie continuelle
que je fus tenté de quitter l'armée. Mais le point d'honneur
me retint, et il est vrai de dire que, par une sorte de grâce
d'état, on supporte à l'armée, sans cesser de servir, des
maladies qui vous mettraient sur le grabat en tout autre
lieu; il y a plus : on en guérit sans soins et sans médecin.
C'est à Witespk que je reçus l'agréable nouvelle de l'ad-
mission de mon frère Abel, comme élève boursier, au lycée
impérial d'Orléans. Pendant longtemps j'avais vainement
sollicité cette faveur, prévoyant qu'il me serait impossible
de payer à la fois la pension de mon frère Jules, et celle
d'Abel qui ne pouvait rester plus longtemps dans les écoles
primaires, car il avait onze ans et annonçait les plus heu-
76 VIE DE PLANAT.
reuses dispositions. Le bon général me servit chaudement
dans cette occasion, et c'est à lui que je dus le succès final
de ma demande. Ce fut un grand soulagement pour mon
esprit, sans cesse préoccupé du sort de ma famille'.
Nous partîmes de Witepsk, le 13 août, pour nous diriger
sur Smolensk. L'armée, bien reposée par un séjour de
quinze jours dans un beau pays, eut moins à souffrir du-
rant ce trajet, et Ion espérait que Smolensk serait le terme
de nos fatigues pour cette campagne. C'était là, selon toute
apparence, que devait se donner la bataille décisive. Les
troupes étaient en bonne disposition; l'aspect d'une grande
ville et d'un beau pays relevait le moral du soldat, et Ton
ne voyait plus sur son visage ces traces d'abattement et de
mauvaise humeur qu'il était facile de reconnaître depuis
Wilna. Le bivouac du grand quartier général fut établi
dans un bois, à une petite portée de canon de la ville, et,
pendant trois jours que dura l'investissement, nous fîmes
un service des plus actifs; car l'artillerie devait, selon toute
apparence, jouer un rôle dans l'action qui se préparait.
Le général Lariboisière fit la reconnaissance des dehors
de la place, et ne tarda pas à reconnaître que l'artillerie se-
rait impuissante contre les murs de cette place qui n'était
point [régulièrement fortifiée, mais pourvue d'une enceinte
formidable à la manière tartare. C'était une muraille en
briques parfaitement liées, d'environ 50 pieds de haut et
de 15 pieds d'épaisseur, terrassée intérieurement, ce qui
lui donnait une sorte d'élasticité qui amortissait TefTet des
projectiles. Lorsque nous passâmes devant une des portes
de Smolensk, en traversant la principale rue du faubourg»
nous reçûmes, à bonne portée, une volée de mitraille, qui,
par miracle, ne blessa personne; un seul cheval reçut un
biscaïen dans la cuisse, tout le reste s'en tira sain et sauf.
1. Voir le volume Correspondance intime. Lettres datées de Witepsk,
29 juillet et 4 août 1812.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 77
A gauche de la ville, en regardant le Dnieper, il y avait
un assez mauvais ouvrage grossièrement fortifié et que
nous sûmes plus tard être la citadelle. Toute la défense
paraissait concentrée sur ce point; car, du côté opposé, on
ne tira pas un coup de fusil. J'ai toujours pensé, et je crois
encore aujourd'hui que si Ton avait fait une attaque vigou-
reuse sur cette citadelle, on y serait entré de vive force,
avec des résultats bien plus importants que ceux qu'on
obtint deux jours après ; car l'armée russe avait seulement
commencé son mouvement de retraite sur Moscou, et ne
l'effectuait pas sans une grande difficulté. On aurait donc
pu faire des prisonniers, s'emparer d une partie du maté-
riel et sauver les magasins. Mais l'affaire eût été sans con-
tredit très meurtrière, et il faut croire que l'Empereur ne
voulut pas, à une aussi grande distance de son point de
départ, sacrifier une partie de ses meilleures troupes dans
une action qui n'avait rien de décisif.
Après que le général Lariboisière eut rendu compte à
l'Empereur de sa reconnaissance, je fus envoyé près du
général Sorbier, qui commandait l'artillerie de la garde,
et lui portai l'ordre de s'approcher le plus près possible du
mur d'enceinte avec une batterie de douze, pour essayer
de faire une brèche. J'assistai à cette sorte d'expérience.
On tira une vingtaine de coups à portée de but en blanc,
et c'est à peine si quelques fragments de brique se déta-
chèrent de la muraille. Tout cela se passait comme au
polygone; aucun coup ne fut riposté de la place, aucun
ennemi ne se montra sur la muraille. Le lendemain, nous
poussâmes jusqu'à la Dwina, et nous parvînmes, sous une
grêle de balles, à découvrir les ponts de l'ennemi. Le capi-
taine Gourgaud, officier d'ordonnance de l'Empereur, près
duquel je me trouvais, y reçut une balle morte qui lui fit
une légère contusion.
Je n'ai pas dessein de raconter l'action qui nous rendit
78 VIE DE PLANAT.
maîtres de Smolcnsk. Dans mon grade et dans mon emploi,
témoin partiel des grandes afTaires, je risquerais fort de me
tromper si j'avais la prétention d'en écrire Tensemble. Je
dirai seulement que, cette ville ayant été incendiée par nos
obus et par Tennemi lui-même, qui mit le feu à ses maga-
sins, nous y entrâmes le 18 août à la pointe du jour. Nous
n'y trouvâmes personne que quelques blessés russes,
comme à Witepsk. L'armée et tous les habitants avaient
disparu. Le grand quartier général s'empara des maisons
qui étaient restées debout; celle qui nous échut en partage
était la demeure d'un pope, attenant à Tune des principales
églises de la ville; il y avait des meubles et nous y fûmes
assez bien, après que nos canonniers eurent réparé le
désordre causé par le pillage des soldats qui avaient pénétré
les premiers dans la ville.
L'occasion de joindre l'ennemi et de l'amener à un com-
bat décisif ayant été encore une fois manquée, on com-
mença à faire de sérieuses réflexions sur l'issue de la cam-
pagne. Les vieux généraux étaient d'avis de ne pas pousser
plus loin, et craignaient de voir l'Empereur entraîné par le
désir d'entrer à Moscou. Mon général était de ceux qui re-
gardaient cette résolution comme très imprudente, à l'en-
trée de la mauvaise saison, et à une aussi grande distance
de notre base d'opération ; mais sa désapprobation n'éclatait
point en déclamations et en plaintes étourdissantes, comme
celles de bien d'autres généraux. Il raisonnait avec calme
et s'affligeait en silence ; car deux sentiments bien prononcés
remplissaient le cœur de cet honnête homme : c'était
l'amour de la patrie et un dévoûment sans bornes pour
l'Empereur.
J'entendis souvent dire chez le prince de Neuchâtel que
c'étaient les généraux polonais, alors en grande faveur, qui
poussaient l'Empereur à une expédition sur Moscou, afin
de soulager leur pays du fardeau qui allait peser sur lui,
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 79
si rarmée prenait ses quartiers d'hiver en Lithuanie. Ils
assuraient l'Empereur qu'il entrerait à Moscou sans coup
férir, et, qu'une fois maître de cette capitale, les Russes se-
raient forcés de faire la paix. Je ne sais jusqu'à quel point
leurs discours purent influer sur les déterminations de
l'Empereur, mais je crois qu'ils flattaient ses desseins se-
crets. Quant à moi, je n'avais pas d'opinion bien arrêtée, et
je me rangeais volontiers à celle de tous les jeunes offi-
ciers, qui désiraient marcher sur Moscou. Il n'entrait
alors à l'idée de personne que les Russes détruiraient eux-
mêmes la ville la plus riche, la plus populeuse et la plus
importante de Tempire. On devait, d'ailleurs, s'attendre à
une grande bataille que tout le monde désirait, et qui de-
vait décider du sort de la campagne * .
Deux jours après notre entrée à Smolensk eut lieu le
combat de Valoutina, qui fut très meurtrier et sans résultat,
par la faute du duc d'Abrantès. Il refusa obstinément d'exé-
cuter un mouvement ordonné par l'Empereur, et il est
probable qu'il commençait à être atteint de la folie qui le
conduisit au tombeau l'année suivante. Le général Gudin,
un des meilleurs et des plus braves généraux de division
de l'armée, eut les deux jambes emportées au combat de
Valoutina. On le rapporta à Smolensk, où il mourut le
lendemain. Il fut très regretté de l'armée ; l'Empereur alla
le voir quelques heures avant sa mort.
Nous quittâmes Smolensk le 24, et arrivâmes le lende-
main à Dorogobouje, qui, je crois, est la dernière ville de
l'ancienne Pologne. Le pays offrait à peu près le même
aspect que celui que nous avions parcouru pour arriver à
Witepsk; nous suivions aussi la même direction entre le
Dnieper et la Dwina, remontant vers la source de ce der-
nier fleuve. C'était une plaine accidentée, coupée de ravins
i. Voir le Tolumc Correspondance intime. Lettre de Smolensk, 20 août
1812.
80 VIE DE PLANAT.
et de parties marécageuses plantées de grands et tristes
bouleaux, et n'offrant de traces ni d'hommes ni d'animaux.
Cette désertion systématique, qui s'opérait devant nous,
avait quelque chose de sinistre et de menaçant; elle rem-
plissait l'âme de tristesse et d'effroi, et semblait présager
quelque résolution désespérée. Dorogobouje avait été incen-
dié par les Russes avant notre passage. Wiasma, où nous
arrivâmes le 29, aurait eu le même sort si l'ennemi, plus
vivement pressé, n'avait été obligé d'évacuer la ville plus
tôt qu'il ne comptait. Mais là, comme ailleurs, il avait com-
mencé par brûler les magasins ; en sorte que nous ne trou-
vâmes pas beaucoup de ressources dans cette ville, qui me
parut presque aussi grande que Smolensk et beaucoup plus
jolie à cause de ses constructions modernes. On avait es-
péré que les Russes tiendraient à Wiasma, qui offre une
assez belle position militaire, et on fut fort désappointé de
voir qu'ils se retiraient toujours. Chacun disait : « Ils nous
attendent sous les murs de Moscou. »
Après avoir passé deux jours à Wiasma, l'armée se remit
en marche, et arriva le !•' septembre à Gjat où l'on éta-
blit un grand dépôt. Cette circonstance nous fit présumer
qu'une bataille aurait lieu très incessamment, et non loin
du point où nous nous trouvions. Effectivement, l'armée
quitta Gjat le 4 septembre, pour se porter en avant et, dès
le soir, on disait, chez le prince de Neuchâtel, que l'armée
russe avait pris position près d'un grand couvent. La nou-
velle était inexacte quant à l'emplacement; mais, du reste,
personne ne doutait que nous ne fussions à la veille d'une
grande bataille. Il y a toujours, en pareil cas, une rumeur
sourde dans l'armée, une foule de propos, quelquefois ab-
surdes, souvent contradictoires, qui sont le présage certain
d'une affaire importante. A Gjat, nous étions sur le point
le plus élevé de ce grand plateau, où tant de rivières
prennent leur source.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). Si
Le lendemain, 5 septembre, nous atteignîmes le couvent
de Kolotskoïé, où l'on disait que Tarmée russe avait pris
possession; mais on n'y trouva que son avant-garde, qui
fut promptement délogée. Il y eut ce jour même une affaire
assez chaude, par suite de laquelle on s'empara d'un ma-
melon situé à droite de la grande route, en avant de
Kolotskoïé, sur lequel les Russes avaient construit une
redoute, et qui joua, deux jours après, un grand rôle dans
la bataille de la Moskowa, car l'Empereur s'y établit. L'armée
russe avait pris position à une lieue environ de ce mame-
lon, sa droite appuyée à Borodino et sa gauche à un bois;
son front était couvert par le ravin de la Kolotskoïé et par
de formidables redoutes. Le 6 septembre se passa, pour
l'Empereur, à reconnaître la position de l'ennemi, à pres-
crire l'ordre et les dispositions de la bataille, et ordonner
toutes les mesures de précautions usitées en pareil cas. On
pense bien que ce fut un jour de grande fatigue pour nous.
L'Empereur voulait savoir exactement ce qu'il avait de
coups de fusil à tirer, et ce qui existait en munitions de
guerre dans les parcs de réserve. 11 fallait, pour recueillir
tous ces renseignements, courir après des corps d'armée
en marche, et s'adresser à des officiers, fort mal disposés
pour les donner, parce qu'ils avaient autre chose à faire.
Cependant, au nom de l'Empereur, tout devenait possible;
il semblait que les facultés humaines fussent doubles ou
triples. Aussi, à la fin de la journée, le général Lariboisière
remit à l'Empereur l'état exact de l'approvisionnement de
l'armée en coups à cai^ons et en cartouches d'infanterie.
Je n'ai pas dessein de décrire la bataille de la Moskowa
bien que ce soit une de celles que j'aie le mieux vues. Je
me bornerai à quelques faits partiels, dont j'ai été particu-
lièrement témoin.
A cinq heures du matin, tout le monde était à cheval.
Mon général se porta avec quelques officiers, au nombre
6
82 VIE DE PLANAT.
desquels j'étais, à la batterie de douze du premier corps,
qui devait ouvrir le feu. A ce signal, toutes les batteries
commencèrent à tirer sur toute la ligne; l'ennemi ne tarda
pas à riposter. Le premier boulet qu'il envoya de notre
côté atteignit le cheval du maréchal Davout; il s'abattit
aussitôt, entraînant sous lui son cavalier que l'on croyait
grièvement blessé ; mais le maréchal se releva en riant et
se fit amener un autre cheval. En ce moment, le général
Lariboîsière, jetant les yeux sur les officiers qui l'avaient
accompagné, aperçut son fils Honoré qui n'avait pas été
commandé pour ce service. Il lui fit une sévère réprimande
et lui ordonna de se retirer en arrière; mais il était facile
de voir qu'une tendresse inquiète l'occupait plus que les
règles de la discipline. Le pauvre Honoré se retira un peu
confus, et n'exécuta qu'à moitié les ordres de son père; il
se mit, à quelques pas de là, derrière un petit bois de bou-
leaux qui était à notre droite. Nous nous portâmes ensuite
à la batterie du troisième corps, où était le général Foucher.
Comme j'avais repris à Dorogobouje la diarrhée qui m'avait
tant tourmenté à Smolensk, j'éprouvai, durant la journée,
un des plus grands supplices qu'on puisse imaginer; car je
ne voulais ni quitter la place, ni descendre de cheval. Je
n'ose dire comment je m'y pris pour me débarrasser de ce
qui me tourmentait, mais j'y perdis deux mouchoirs que
je jetai le plus adroitement possible dans le fossé des ou-
vrages près desquels nous passions ; c'était une fort grande
perte dans un pays où il n'y avait pas de blanchisseuses,
du moins pour nous.
Dans le plus fort de Faction, et lorsque le maréchal Ney
se porta sur Scmenofskoïé, nous le suivîmes dans cette
direction pour reconnaître la redoute que nos troupes ve-
naient d'emporter. L'ennemi faisait tous ses efforts pour la
reprendre; il avait porté toutes ses réserves sur ce point;
il s'engagea là un des combats les plus meurtriers que j'aie
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 83
VUS. Il n'y a que la bataille de Leipzig que je puisse lui
comparer. Les boulets et les obus pleuvaient comme la
grêle, et la fumée était telle qu'on ne pouvait distinguer
qu'à de rares intervalles les masses ennemies. Le corps
westphalien était massé en colonne serrée derrière la
redoute, et recevait de temps en temps des obus qui, en
éclatant, faisait voler en l'air les schakos et les baïonnettes.
A chaque coup pareil, ces pauvres soldats se jetaient à
plat ventre, et tous ne se relevaient pas. Le maréchal Ney,
les naseaux ouverts, l'œil en feu, animait tout du geste et
de la voix; il était vraiment superbe et offrait l'image du
DIEU DE LA GUERRE. On fit dcs prodigcs de part et d'autre sur
ce point qui, par les dispositions de l'Empereur, était devenu
le point principal de l'action. Vaillamment défendu, chère-
ment acheté, il nous resta enfin; et, dès lors, on regarda
la bataille comme gagnée, quoiqu'il ne fût pas trois heures.
Nous repassâmes le ravin avec mon général et vînmes nous
placer devant la grande redoute de Borodino. C'est là que
Ferdinand Lariboisière, sous-lieutenant au premier régi-
ment de carabiniers, se détacha de son régiment qui pas-
sait et vint serrer la main de son père en lui disant, avec
l'accent de la plus vive joie : « Nous allons charger. » Peu
d'instants après, il fut frappé d'une balle, mais ce ne fut
que le soir, après l'action, qu'on le rapporta dans la tente
du général. C'était un charmant jeune homme, plein de
franchise et déloyauté, et vraiment né pour l'état militaire.
Il venait de sortir des pages, et je crois qu'il avait à peine
dix-huit ans. Lorsque la grande redoute fut prise, nous
nous y portâmes, et c'est de là seulement que je pus voir
distinctement le théâtre des exploits de notre extrême
gauche commandée par le prince vice-roi. Au commence-
ment de l'action, il était placé vis-à-vis de Borodino, à che-
val sur la route de Smolensk à Moscou. Il eut d'abord à
soutenir l'effort de la plus grande partie de l'armée russe,
84 VIE DE PLANAT.
ce qui ne l'empêcha pas de s'emparer de Borodino, où il eut
cependant beaucoup de peine à se maintenir. Mais le géné-
ral ennemi y voyant que, contre son attente, tous nos efforts
se portaient sur sa gauche, y envoya la plus grande partie
des troupes qu'il avait devant Borodino, ce qui permit au
corps du vice-roi de respirer après avoir fait des pertes con-
sidérables. Vers quatre heures, Taifaire paraissait terminée,
et les Russes étaient en pleine retraite. Nous parcourûmes
toute la ligne dont la position avait tout à fait changé. La
droite s'était portée en avant. Laissant derrière elle le vil-
lage de Semenofskoïé et les redoutes qu'elle avait prises,
elle venait de décrire un arc de cercle dont le centre était
à Borodino. Je n'ai jamais compris pourquoi les troupes
s'arrêtèrent en si beau chemin, à moins de penser que la
cavalerie était trop fatiguée; elle avait effectivement joué
un rôle très important dans la bataille, et les chevaux, mal
nourris et affaiblis par de longues marches, pouvaient bien
en avoir assez. Quoi qu'il en soit, cette bataille si meur-
trière n'eut point les résultats qu'on devait s'en promettre.
Nous fîmes peu de prisonniers, et les canons qui restèrent
en notre pouvoir furent ceux que l'ennemi abandonna dans
les redoutes, ou qui se trouvèrent démontés sur le champ
de bataille. L'armée russe, qui devait être dans le plus
grand désordre, se retira donc fort tranquillement, sans
être autrement inquiétée que par une vaine canonnade qui
dura jusqu'à la nuit.
Quoique nous fussions harassés de fatigue, ainsi que
nos chevaux, le général, avant de nous permettre de nous
rendre au bivouac, nous envoya dans toutes les direc-
tions pour recueillir l'état des munitions consommées
dans la journée. Le premier corps m'échut en partage, et,
comme nous en étions très près, ma mission se trouva
accomplie une des premières; je pense bien que mon
général l'avait fait à dessein, afin de m'avoir plus tôt
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 85
SOUS sa main pour expédier le travail qui allait se faire.
Nous couchâmes sur le champ de bataille, dans une
espèce de tente en planches, que les canonniers avaient
fort artistement construite. En y entrant vers dix heures,
lorsque je revenais de ma mission, je fus frappé d'un bien
triste spectacle : le pauvre Ferdinand était couché sur des
manteaux, gémissant sans contrainte, comme peut le faire
un jeune homme; son père et son frère étaient près de lui,
plongés dans la plus profonde douleur. En chargeant sur
la grande route, Ferdinand avait été [frappé d'une balle
qui, après avoir traversé la cuirasse et tout le corps, était
venue se loger entre deux côtes, au-dessus des reins, assez
près de Tépine dorsale. La balle fut extraite cette même
nuit par M. Ivan, chirurgien de l'Empereur, et après cette
opération, qui fut très douloureuse, le malade et les assis-
tants se livrèrent à l'espoir d'une prompte guérison, comme
cela arrive toujours en pareil cas.
Les rapports sur la consommation de munitions s'étant
trouvés fort imparfaits, comme il est facile de le concevoir,
nous fûmes renvoyés de grand matin le lendemain vers les
commandants d'artillerie des différents corps d'armée, pour
avoir des documents plus exacts; j'en fis le relevé pour
être remis à l'Empereur, et je crois me rappeler, qu'il y
eut de notre côté cinquante-quatre mille coups de canon
tirés.
Le lendemain, 9 septembre, nous arrivâmes devant
Mojaïsk. L'empressement pour s'y loger était si grand que
bien des officiers y entrèrent avec les éclaireurs, et sous les
boulets et les obus que l'ennemi lançait dans la ville, de la
hauteur opposée. Je fus de ce nombre, car j'avais à
cœur de procurer un abri convenable à notre pauvre
blessé qui nous suivait, porté sur un brancard par quatre
canonniers. Arrivés dans Mojaïsk, dont la principale rue,
droite et large, était enfilée par les feux de l'ennemi, je me
86 VIE DE PLANAT.
jetai dans la première rue que je trouvai à droite, et
m*emparai d'une petite maison en bois, d'assez bonne
apparence. Au mome.nt où j'écrivais sur la porte le nom
du général Lariboisière, un obus tomba près de moi; je
n^eus que le temps de me jeter dans la maison; Tobus
éclata et ne fit de mal à personne, et il eut pour moi l'avan-
tage d'écarter les concurrents, car on s'arrachait les loge-
ments, et, dans mainte occasion, les aides de camp avaient
entre eux des prises tellement violentes que partout ailleurs
elles se seraient terminées par un duel.
Nous nous établîmes, tant bien que mal, dans cette
maison, qui était fort petite et assez malpropre, mais qui
nous parut un palais auprès des gites que nous avions
occupés depuis quelques jours, et surtout après les froids
bivouacs de Borodino. Ferdinand fut placé dans une petite
chambre séparée et confié aux soins de notre chirurgien,
nommé GudoUe. C'était un garçon assez bon enfant, grand
bavard et, je crois, fort peu instruit; mais dans ces grandes
armées on n'y regardait pas de si près. Quand il faut nom-
mer douze ou quinze cents chirurgiens, on prend tout ce
qu'on trouve.
Cette première journée et la suivante furent bien rem-
plies pour Cailly et pour moi : après une grande bataille,
où tant d'objets sont consommés, perdus ou dégradés, il y
a toujours fort à faire pour remettre le matériel en ordre
et pour presser l'arrivée des munitions. Il fallait, en outre,
pourvoir au remplacement des officiers tués, et préparer
le travail des récompenses et de l'avancement.
L'Empereur quitta Mojaïsk le 12 septembre; et, comme
l'état du pauvre Ferdinand avait toujours été en empirant,
le général Lariboisière resta encore quelques heures,
attendant d'un moment à l'autre que son fils eût rendu le
dernier soupir. On l'entraîna hors de cette maison de dou-
leur, et c'est chez le général Charbonnel, son chef d'état-
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 87
major, qu'il attendit, toujours prêt à partir, la triste nou-
velle que je devais lui annoncer; car il m'avait prié de
rester auprès de son fils jusqu'au dernier moment, avec
un domestique de confiance, nommé Joseph, qui le soignait
depuis trois jours. Vers quatre heures, le pauvre blessé,
qui n'avait cessé de gémir depuis le matin, commença à
râler, avec des mouvements convulsifs qui annonçaient sa
fin prochaine; Joseph, qui le soutenait, éclata en sanglots;
je le fis retirer promptement, et me mis à sa place. Fer-
dinand rouvrit les yeux un moment, me passa un bras
autour du cou ; je le soutins encore quelques minutes dans
mes bras, et, peu d'instants après, il expira. Je fis appeler
le docteur Gudolle, pour être bien sûr qu'il n'y avait plus
d'espoir, et, après lui avoir confié la garde du corps du
pauvre F'erdiçand, je me rendis chez son père, pour lui
annoncer cette triste nouvelle. Je ne sais comment je m'y
pris, car j'étais vraiment suffoqué par la douleur. Le géné-
ral me serra la nxain, et me pria de rester pour faire rendre
les derniers devoirs à son fils. Il partit peu de moments
après pour rejoindre l'Empereur. Dans la nuit, je reçus,
par une ordonnance, un petit billet au crayon, écrit par
Honoré, qui contenait ces trois mots : Son cœur, ses che-
veuxet tout cequihna appartenu. Après avoir laissé écouler
les vingt-quatre heures, Gudolle procéda à l'ouverture du
cadavre et en tira le cœur en ma présence, ce qui fut pour
moi un spectacle terrible et bien douloureux. Ce cœur fut
mis dans un petit bocal rempli d'esprit-de-vin, après quoi
nous fîmes ensevelir le corps par Joseph et placer dans
une bière grossièrement faite par les ouvriers du génie de
la place. Je renfermai dans la bière un rouleau de papier
fort, sur lequel j'avais écrit ces mots :
Corps de Ferdinand Boston de Lariboisière, lieutenant de
carabiniers, tué à la bataille de la Moskowa, le 7 septem-
bre 181 S. Son père recommande ses restes à la piété publique.
88 VIE DE PLANAT.
L'enterrement se fit à l'entrée de la nuit, sans aucune
cérémonie religieuse, car nous n'avions pas de prêtre. Un
détachement de vingt-cinq canonniers, commandé par un
lieutenant, escorta le cercueil. Pour le mettre à l'abri de
toute profanation, nous avions fait creuser une fosse dans
le vieux mur d'enceinte, de construction tartare, qui était
en ruines; d'énormes blocs de pierre avaient été déplacés,
et furent ensuite remis en place, par-dessus le cercueil. Le
tout fut rétabli avec tant de soin dans l'état primitif,
qu'il était impossible de se douter du travail qui venait
d'être fait. Je pourrais encore, si j'allais à Mojaïsk, mar-
quer la place où Ferdinand est enterré. Quoique je con-
nusse fort peu ce jeune homme, je l'avais pris en grande
affection; il avait quelque chose de gai, de chevaleresque
et de généreux qui plaisait à tout le monde«
Le lendemain 14 septembre, nous quittâmes Mojaïsk et
nous fûmes coucher dans un petit château de bois à droite
de la route, à moitié chemin de Moscou. Enfin nous arri-
vâmes sans encombre à Moscou, le 15 septembre, vers le
soir, trois jours après l'entrée du quartier impérial, qui y
était depuis le 12.
Les flammes dévoraient déjà cette immense cité, et décri-
vaient à l'horizon un arc de feu de deux ou trois lieues
d*étendue. Rien ne peut être comparé à cet horrible et
magnifique spectacle. Je trouvai au premier pont, sur la
Moskowa, un canonnier qui nous attendait; il nous con-
duisit au logement du général, qui se trouvait à peu de
distance. Après avoir remis à Honoré les précieuses
reliques que je lui apportais, et avoir rendu compte au
général de l'inhumation de son fils, je ne pus résister au
désir de parcourir la ville. Je la connaissais bien, pour y
avoir séjourné pendant trois mois en 1802; je parvins donc
facilement jusqu'au Kremlin, à travers les édifices embra-
sés. Je vis partout des soldats pénétrant dans les maisons
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 89
que rincendie n'avait pas atteintes, pour y chercher des
vivres et surtout du vin ; les uns portaient des chandelles,
les autres des morceaux de sapin allumés; plusieurs d'entre
eux étaient ivres ; ce qui me fit penser que si les Russes
avaient commencé l'incendie, nos soldats n'avaient pas
peu contribué à l'alimenter.
Dans l'immense bazar qui entoure le Kremlin, je vis des
boutiques livrées au pillage, et toutes les richesses dont
elles étaient pleines, principalement en fourrures, étoffes,
parfums et drogues précieuses, jetées pôle-môle sur la voie
publique; ce spectacle me serra le cœur, surtout en pen-
sant à l'état florissant et paisible où j'avais vu cette, ville
dix ans auparavant. Je me rappelais aussi avec peine, et
avec une sorte de remords, tous les gens aimables que j'y
avais connus et qui m'avaient accueilli avec une si cordiale
hospitalité. Je me hâtai de rentrer au logement, le cœur
navré de tout ce que je venais de voir. En passant dans
une des principales rues, je fus témoin de l'embrasement
spontané d'une grande maison qui n'avait aucun contact
immédiat avec la flamme; mais la chaleur d'un bâtiment
qui brûlait, vis-à-vis, était si grande que, parvenue à un
certain degré, elle suffit pour enflammer tout à coup la
façade de cette maison. Du reste on ne passait dans ces
rues qu'au péril de sa vie; des pans de murs, des fragments
de charpente tombaient de tous côtés, ainsi que d'immenses
feuilles de cuivre roulées par le feu. La plupart des grands
édifices étaient couverts avec ces bandes de cuivre qui, en
tombant, faisaient un fracas épouvantable. Quelques cada-
vres d'hommes et de femmes à demi brûlés gisaient le long
des maisons.
En rentrant au logement, on m'apprit que deux ca-
nonniers avaient saisi dans les caves de la maison que
nous habitions deux moujiks russes, munis de matièj'es
incendiaires. Ils furent envoyés au grand prévôt de
90 VIE DE PLANAT.
Tarmée, et probablement pendus comme bien d'autres.
Le lendemain 16 septembre, Tincendie ayant commencé
à gagner le Kremlin, TEmpereur quitta Moscou et fut s'éta-
blir à une lieue de là, au château de Petrowskoïé, situé au
nord de la ville. Nous ly suivîmes, et tout le grand quar-
tier général se logea, tant bien que mal, dans ce château.
Il n y avait qu'une chambre au rez-de-chaussée, pour le
général Lariboisière et tout son état-major. La lueur de
rincendie, même à cette distance, était si vive que mon
général ayant reçu deux lettres de TEmpereur, je pus les
lire aussi facilement en m'approchant de la fenêtre que je
l'aurais fait en plein jour.
Ce ne fut que le 18 que l'incendie cessa complètement.
L'Empereur rentra alors au Kremlin, et, quoique la plus
grande partie de la ville fût détruite, il restait encore assez
de maisons, de palais et d'édifices publics, pour que tout le
monde, officiers et soldats, pût s'y loger à l'aise. Nous
occupâmes une très jolie maison, appartenant au prince
Baratinsky. Il y avait fort peu de meubles quand nous y
entrâmes, mais nos canonniers, en furetant avec l'instinct
et l'intelligence des vieux soldats, trouvèrent une cachette
murée, qui contenait tout le reste de l'ameublement. On en
tira deux matelas, des chaises, des tables, de la vaisselle,
de la batterie de cuisine et quelque peu de linge qu'on y
trouva. Mes camarades s'étonnaient qu'il n'y eût pas plus
de matelas; mais je leur appris qu'un lit à la française
était un grand objet de luxe en Russie; que les maîtres de
la maison couchaient sur des divans et tous les domestiques
sur le plancher. Nous fîmes comme ces derniers, et, pen-
dant les trente et un jours que nous passâmes à Moscou, je
n'eus pas d'autre lit que le parquet. Mon domestique me
rapporta un jour un tapis de peau de chat, que j'étendis à
terre et qui me fit un coucher excellent.
L'activité de l'Empereur pour réorganiser son armée, et
•
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 91
la préparer à de nouveaux combats, fut vraiment extraor-
dinaire, et donna fort à faire à tous les chefs de service.
Celui de Tartillerie n'était pas le moins occupé. Le général
Lariboisière, ayant pris une entière confiance en moi, se
reposait sur mon exactitude et sur mon activité pour expé-
dier la besogne. Il me fallut donc rester presque constam-
ment au bureau et travailler comme un galérien, tandis que
tous mes camarades allaient, venaient et prenaient du bon
temps. Ce n'est pas qu'ils ne fussent occupés, mais ils étaient
employés à des missions du dehors, qui étaient pour eux
des promenades intéressantes, car ils parcouraient à cheval
la ville et ses environs; d'ailleurs ils n'étaient pas tous
constamment de service, et pendant notre séjour à Moscou
ils eurent au moins la moitié de leur temps à eux. Je ne
crois pas être sorti plus de six fois pendant deux mois.
J'employai une de mes heures de liberté à visiter les lieux
que j'avais le plus fréquentés en 1802, tels que la place du
Théâtre , le pont des Maréchaux et la porte Miàsnitzky. Je
vis avec plaisir que cette partie de la ville avait eu moins
à soufifrir de l'incendie que tout le reste; mais la maison
d'Isembeck était entièrement brûlée. Je fus envoyé une
seule fois au couvent de Seminoff, où l'artillerie de l'armée
avait son principal dépôt. Quoique ce couvent fût compris
dans l'enceinte de la ville, il occupait à lui seul un terrain
assez vaste pour y construire une petite ville.
Nous faisions très mauvaise chère au milieu des immenses
ressources qu'on prétendait avoir trouvées à Moscou; mais
c'est que chaque général ou chef d'état-major ou admini-
strateur, en s'établissant à Moscou, avait eu soin d'amasser
dans son logement des provisions dont il ne faisait part à
personne, et c'est de là que datent cet égoïsme et cette dureté
de cœur dont la retraite offrit plus tard de ai nombreux
exemples. Occupés, comme nous Tétions, de notre service,
nous n'avions point songé à faire des provisions, en sorte
92 VIE DE PLANAT.
que, pendant tout le temps de notre séjour à Moscou, le
fond de notre cuisine fut constamment du bœuf et des
pommes de terre, des pommes de terre et du bœuf. On
nous envoya deux ou trois fois, — des cantonnements, —
quelques poules et des choux, qui furent pour nous un fort
grand régal.
Depuis la mort du pauvre Ferdinand, mon général était
tombé dans un abattement et dans une tristesse qui ne le
quittèrent plus jusqu'au jour de sa mort. Outre ce sujet
d'affliction, si juste et si légitime, il ne pouvait s'abuser
sur les graves difficultés que présentait Tissue de la cam-
pagne. Lorsqu'il recevait des ordres de l'Empereur, pour
l'augmentation du matériel de l'artillerie, il soupirait et
disait : « Mon Dieu, nous n'en avons déjà que trop pour
nos attelages; et avec quoi l'Empereur croit-il que nous
ramènerons tout cola on France? » A table il ne parlait
plus; cette gaieté, pleine de bonhomie et assaisonnée d'une
légère dose de malice que nous lui avions connue, avait
totalement disparu. Dans les premiers jours de notre séjour
à Moscou, il lui échappa de me dire : « Si nous restons
encore quinze jours ici, notre retour en France est bien
aventuré. On amuse l'Empereur avec des pourparlers, on
lui fait croire que les Russes désirent la paix. Mais com-
ment l'Empereur peut-il encore s'abuser là-dessus, après
que les Russes ont détruit eux-mêmes leur capitale? »
C'était ordinairement le matin quand il me remettait la
correspondance, avec ses ordres pour faire les réponses,
qu'il me faisait part de ses craintes; car du reste je crois
qu'il ne s'en ouvrait avec personne. D'autres généraux les
exprimaient hautement et de la manière la plus irrespec-
tueuse pour l'Empereur; ils allaient jusqu'à le traiter de
fou, et disaient qu'il voulait nous faire tous périr jusqu'au
dernier. Je remarquai dans cette occasion, comme je l'aï
fait plus tard, que les propos les plus injurieux contre
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 93
FEmpereur partaient toujours de chez le prince de Neu-
chàtel. L'Empereur ne l'ignorait pas, aussi n'aimait-il point
cet état-major, que Berthier recrutait le plus qu'il pouvait
dans le faubourg Saint-Germain ^
Vers le 15 octobre, on commença à parler du départ,
mais on ne savait pas encore quelle direction prendrait
Tannée. L'idée de se porter en avant répugnait à tout le
monde, et chacun disait qu'il fallait songer à se retirer
par le chemin le plus court, si l'on ne voulait avoir le sort
de Charles XII à Pultawa. Cette disposition des esprits au
mécontentement fut encore augmentée par la nouvelle
qu'on reçut le 18 d'une affaire malheureuse. Toute la cava-
lerie du roi de Naples avait été surprise, et principalement
la division Sébastiani, qui avait perdu tout son parc d'ar-
tillerie. Toutefois cette mutinerie des esprits ne pouvait
aller jusqu'à la désobéissance et à la révolte; lascendant
de l'Empereur était encore si grand à cette époque qu'on
l'aurait suivi jusqu'au Caucase, s'il avait voulu y mener son
armée.
Nous quittâmes Moscou le 19 octobre, nous dirigeant
vers Taroutino, où l'on disait que l'armée russe avait pris
position; mais bientôt nous appuyâmes à droite pour
prendre la route de Kalouga à la satisfaction générale. On
pensait que l'Empereur voulait faire sa retraite par cette
route, qui, jusqu'à Smolensk, nous offrait un pays riche que
la guerre n'avait point épuisé, et où l'armée pourrait
trouver facilement des vivres et des abris. Nos colonnes
formaient un singulier et effrayant spectacle par l'immen-
sité des bagages qu'elles traînaient à leur suite. On avait
pris toutes les voitures trouvées à Moscou, même celles
de luxe. On les avait chargées de provisions et, il faut le
dire aussi, de beaucoup d'objets précieux provenant du
1. Voir le Tolame Correspondance intime. Lettre datée de Moscou, 30 sep-
tembre 1812.
94 VIE DE PLANAT.
pillage. Le nombre de cantiniers ayant voiture s'était accru
prodigieusement. Ainsi, c'était lorsque Tarmée avait le
plus besoin d'être légère et mobile qu'elle se trouvait sur-
chargée de bagages, et, par conséquent, gênée dans ses
mouvements. On conçoit aussi que l'attention apportée
par les militaires à la conservation de leurs provisions et
de leur butin devait nuire essentiellement au service et
relâcher la discipline. Ce fut là le commencement de la
démoralisation de l'armée, ou, pour mieux dire, des troupes
françaises; car les troupes allemandes et hollandaises
avaient déjà commencé dès Wilna leur métier de pillards
et de fricoteurs. Us allaient par escouades s'établir dans
les villages, à droite et à gauche de la route, y faisaient
main basse sur tout ce qu'ils trouvaient et se gorgeaient
de mangeaille. Le lendemain, ils revenaient ou ne reve-
naient pas, car beaucoup d'entre eux furent assommés par
les paysans ou pris par les Cosaques.
La manœuvre que nous fîmes autour de Moscou, dans un
rayon de six lieues, depuis le 18 jusqu'au 22 octobre, sem-
blait annoncer que nous allions reprendre la route de
Mojaïsk; mais à Fomenskoïé, les nouvelles que l'Empereur
reçut de son avant-garde le portèrent à se diriger sur Malo-
jaroslawetz, ville située entre Moscou et Kalouga. Ce fut
là que le prince vice-roi livra à toute l'armée russe un
combat qui suffirait pour immortaliser son nom ; ce fut là
que les Italiens se couvrirent de gloire et justifièrent les
éloges de l'Empereur, éloges qui avaient plus d'une fois
irrité et blessé l'orgueil national des militaires français.
L'honneur de cette journée appartient tout entier au prince
Eugène et à l'armée italienne, car les deux divisions fran-
çaises qui furent envoyées pour les soutenir n'arrivèrent
en ligne qu'au moment de la retraite des Russes.
Le soir de cette journée, comme nous retournions au
bivouac, nous entendîmes un cri d'alarme, causé par un
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 95
hourra de Cosaques, qui faillit enlever TEmpereur-Dans la
mêlée, un grenadier à cheval de la garde prit le capitaine
Lecouteux, aide de camp du prince de Neuchâtel, pour un
officier russe, et lui passa son sabre au travers du corps.
C'est de ce moment que date la terreur que les Cosaques
ont toujours inspirée depuis à nos soldats, en dépit de
toutes les rodomontades et de toutes les indignations
patriotiques. Je ne veux pas par là faire injure à la bra-
voure de nos troupes ; mais les Cosaques agissaient sur leur
moral à la manière des spectres et des apparitions diabo-
liques.
La journée du lendemain se passa à observer l'ennemi et
à tâter ses mouvements. 11 était facile de reconnaître qu'il
y avait beaucoup d'hésitation chez nous, sur le parti qu'il
convenait de prendre. Allions-nous forcer le passage par
Kalouga, ou retourner par Mojaïsk? C'était là la question.
J'entendis le roi de Naples s'écrier plusieurs fois : « Ils s'en
vont, ils s'en vont; marchons sur eux ! » Ce n'était pas l'avis
de la plupart des autres généraux, qui voulaient retourner
au plus vite à Smolensk, sans hasarder une nouvelle ba-
taille. Ce dernier avis prévalut, et nous retournâmes sur
Borowsk.
Le 27 octobre, nous couchâmes à Wereja, joli petit bourg
qui n'avait pas souffert de la guerre. C'est là que com-
mença la mésintelligence dans notre petit état-major. Dès
ce moment chacun parut dominé par un seul sentiment :
celui de sa propre conservation qui, prenant chaque jour de
nouvelles forces, dégénéra plus tard en barbarie et en
égoïsme brutal. Je n'en fus pas exempt moi-même, quoique
je sois par nature très compatissant, et disposé à tout ce
qu'on nomme sacrifice et dévoûment.
Nous étions fort bien logés à Wereja, dans une maison
assez propre, et nous venions d'y faire un excellent souper,
lorsque le capitaine Saint-Michel, qui avait été envoyé en
96 VIE DE PLANAT.
mission, rentra, n'ayant rien mangé depuis le matin. Il ne
se trouva plus rien à lui donner qu'un peu de pain ou de
biscuit et un verre de mauvaise eau-de-vie. Apprenant
que tout le monde avait fait bonne chère, il fut irrité, non
sans raison, et se plaignit, en termes fort vifs, qu'on n'eût
pas pensé à un camarade absent, et comme Honoré était
chargé des détails de la maison, c'est à lui que s'adressèrent
les reproches du capitaine Saint-Michel. Honoré passa chez
son père et lui rendit compte de l'altercation qu'il venait
d'avoir; le vieux général, qui était plein de cœur, se mit
dans une furieuse colère contre son fils, et lui ordonna
d'aller faire des excuses au capitaine Saint-Michel ; en même
temps il me fit appeler et me chargea de veiller à l'exacte
distribution des vivres. Je m'acquittai de ce soin le mieux
possible, et je ne me souviens d'y avoir manqué que dans
une seule occasion. J'ai hâte de le dire, quoique le fait soit
arrivé trois semaines plus tard. Il s'agissait de la distribu-
tion d*un pain, qui était à ce moment une chose fort pré-
cieuse. Je fis les premières parts assez égales pour n'exciter
aucune réclamation. Il ne restait plus qu'un morceau d'en-
viron un quart de livre, à partager entre le capitaine
Lebouteillcr et moi. Je ne sais comment cela se fit, mais
je coupai le morceau en deux parties inégales et m'adjugeai
la plus forte. Lebouteiller, qui était grand mangeur, prit
le morceau en me lançant un regard de reproche; je fus
tenté de lui proposer sur-le-champ l'échange des deux mor-
ceaux, mais je ne sais quelle mauvaise honte me retint.
Quoi qu'il en soit, cette injustice, grave dans la circonstance
où nous nous trouvions, m'a toujours causé du remords,
et je crois même que Lebouteiller ne me l'a jamais par-
donnée. Ayant eu occasion de le revoir plus tard, il m'a
traité avec beaucoup de froideur et nous avons fini par ne
plus nous parler, sans que j'aie pu imaginer d'autre cause
à sa manière d'être à mon égard qu'un ressentiment très
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 97
juste, je le confesse, du mauvais procédé que j'avais eu
vis-à-vis de lui dans cette circonstance.
Le jour de notre départ de Wereja commencèrent les em-
barras causés par la quantité de voitures inutiles qui encom*
braient Tannée. Dans les défilés, les gendarmes et les offi-
ciers d artillerie renversèrent et brisèrent plusieurs de ces
voitures à droite et à gauche de la route ; ils étaient surtout
impitoyables pour ces voitures de cantinicrs qui n'apparte-
naient à aucun régiment. Ces voitures étaient couvertes de
toiles tendues sur des cerceaux. L'une d'elles ayant été ren-
versée, il en sortit une harpe magnifique et des livres
reliés en maroquin et dorés sur tranche, aux grands éclats
de rire de tous les assistants. Le lendemain, 28 octobre,
nous revîmes le champ de bataille de la Moskowa, sur
lequel gisaient encore bien des corps qu'on n'avait pu
ensevelir. La vue de ces cadavres en putréfaction, le ciel
gris, l'air brumeux et les arbres à demi dépouillés de leurs
feuilles, remplissaient l'âme de tristesse. On répétait avec
douleur les noms de tant de braves restés sur ce terrible
champ de bataille. On pense bien que celui de Ferdinand
ne fut pas oublié.
Je n'ai plus qu'un souvenir confus de ce qui se passa jus-
qu'à Smolensk, où nous arrivâmes le 9 novembre. Le froid
était devenu déjà très vif, et la terre était couverte d'une
épaisse couche de neige durcie et polie, sur la grande route,
par le passage des hommes et des chevaux. J'étais vêtu
légèrement pour la saison. Constamment occupé de mon
service, je n'avais pu, comme tant d'autres officiers, me
procurer ni fourrure, ni double chaussure ; je ressentis donc
vivement l'impression d'un froid très vif et venu assez
subitement. J'en étais comme étourdi, et j'avais souvent
peine à rassembler mes idées; je crois qu'il faut attribuer
à cette disposition physique la faiblesse ou l'absence de
souvenir de ces premières journées. Plus tard, je supportai
7
«8 VIE DE PLANAT.
un froid beaucoup plus rigoureux, sans que mes facultés
en fussent sensiblement altérées. 11 est vrai aussi qu'entre
Wereja et Smolensk j'eus beaucoup à souffrir de la faim et
de la mauvaise nourriture, tandis que de Smolensk à Wilna
je n'éprouvai pas ce genre de privation à un aussi haut
degré.
Quoi qu'il en soit, toute cette période de la retraite n*a
laissé que des traces confuses dans ma mémoire. Je me
rappelle seulement qu'après Gjat, àWelitchewo, où le froid
commença à se faire sentir assez vivement, il n'y avait
qu'une seule masure, occupée par l'Empereur. Nous étions
bivouaques à peu de distance, dormant, tant bien que mal,
autour d'un feu de bois vert. Le matin, avant le point du
jour, j'entendis battre la diane, et ce souvenir m'est resté
comme une des sensations les plus agréables que j'aie
éprouvées pendant la retraite. C'était l'indice d'un service
régulier au milieu de la désorganisation qui commençait
à faire des progrès dans l'armée. Le tambour que j'avais
entendu était celui d'un bataillon de la vieille garde, qui
bivouaquait en carré autour du quartier impérial. Le jour
commençait à paraître, et je vis ce bataillon sous les armes,
dans la plus belle tenue et faisant bonne contenance.
Je me rappelle encore, qu'ayant été envoyé en mission
au corps du maréchal Davout qui faisait l'arrière-garde, le
jour où le quartier impérial quitta Wiasma (2 novembre),
je m'arrêtai dans cette ville, en retournant, pour y cher-
cher à manger, car j'étais exténué de faim. Après avoir
erré quelque temps dans les ruines, sans avoir découvert
une créature vivante, j'aperçus, au coin d'une masure, un
homme accroupi devant un petit feu. En approchant, je
reconnus, à ma grande surprise, le capitaine Burgstaller,
avec lequel j'avais été fort lié à Berlin.
11 faisait cuire, dans un tesson de marmite, un morceau
de viande de cheval, assaisonné avec un peu de poudre à
i
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 99
canon. Il m'offrit gaiement de partager son repas, ce que
j'acceptai; il y joignit un petit morceau de biscuit, et ce
fut pour moi un grand régal. Burgstaller n'avait rien perdu
de sa bonne humeur, et me divertit durant une demi-heure
par ses lazzis accentués et les gaies réminiscences du passé.
C'était un véritable philosophe, sans souci, prenant le temps
comme il vient et les hommes comme ils sont. Dans une
autre occasion à peu près semblable, je fus régalé, par le
capitaine Dietz, d'une bouillie, faite avec du blé grossière*
ment écrasé et de la graisse de voiture, le tout assaisonné
avec du sucre rapporté de Moscou.
Il y avait à Smolensk d'immenses ressources en appro*
visionnements de toute espèce, et si on avait pu mettre de
Tordre dans les distributions, le soldat eût pu facilement
s'y approvisionner pour quinze ou vingt jours. Mais la dés-
organisation était déjà si grande que, malgré la présence
de l'Empereur, les magasins furent mis au pillage, en sorte
que les corps qui venaient après nous ne devaient plus
rien y trouver. Un officier de notre état-major, aidé de nos
domestiques et de quelques canonniers, parvint à s'emparer
d'un petit approvisionnement fait avec beaucoup d'intel-
ligence, consistant principalement en riz, biscuits, sel et
graisse, plus un petit baril d'eau-de-vie. Le tout fut mis
sur une petite voiture moscovite très légère appelée teleke,
avec la marmite et batterie de cuisine. La pénurie de
vivres que nous avions éprouvée depuis Wereja nous fit
apporter un soin particulier à la conservation de notre
petit magasin ambulant; un officier d'état-major était com-
mandé tous les jours pour rester auprès de cette voiture et
la faire arriver au lieu d'étape. Ce fut là désormais, je puis
le dire, la partie la plus importante du service; le com-
mandement général de l'artillerie n'en avait plus aucune;
les corps d'armée agissaient isolément, pour faire à tour de
rôle l 'arrière-garde et protéger notre retraite.
iOO VIE DE PLANAT.
< Il est bon de dire comment nos faibles ressources en
vivres, ménagées et conservées avec soin, purent nous
conduire jusqu'à Wilna. Nous arrivions ordinairement à
rétape à la nuit tombante, et Ton s'installait, autant que
possible, dans quelque chaumière abandonnée; on y allu-
mait du feu, et chacun se couchait comme il pouvait, ayant
soin de nous serrer le plus possible les uns contre les
autres, afin d'avoir moins à souffrir du froid. Pendant que
nous dormions, le cuisinier du général Lariboisière, homme
grand, maigre et pâle, mettait le riz dans la marmite avec
Teau, le sel et la graisse nécessaires, et laissait cuire le
tout à petit feu, durant toute la nuit. A la pointe du jour,
on s'asseyait en rond autour de cette marmite, et chacun,
armé d'une cuillère, en prenait sa petite portion; on buvait
par là-dessus un petit verre d'eau-de-vie, et on distribuait
à chacun un petit morceau de biscuit pour le reste de la
journée. C'est de cette manière que nous fûmes nourris
jusqu'à Wilna, au nombre d'environ vingt personnes, offi-
ciers et domestiques, sauf deux ou trois qui restèrent en
route.
Nous quittâmes Smolensk le 14 novembre, par un temps
des plus tristes et un froid excessif, le thermomètre marquait
28 degrés. Le ciel était sombre et paraissait tout à fait noir,
par opposition avec la neige dont la terre était couverte.
On entendait de loin gronder le canon de l'arrière-garde,
et les cœurs étaient navrés de douleur en pensant à tant de
braves qui; se faisaient tuer pour nous et qui peut-être ne
pourraient jamais nous rejoindre. C'était le corps du maré-
chal Ney. Celui du vice-roi, qui jusque-là avait fait l'ar-
rière-garde, avait été presque entièrement détruit, et avait
perdu presque toute son artillerie au passage du Yop. On
pensait avec douleur que le même sort était peut-être ré-
servé au corps du maréchal Ney, et l'on ne se trompait
pas.
^
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 101
Je quittai Smolensk vers le soir avec les équipages du
général y qui avait encore conservé, outre la précieuse te-
leke, son fourgon et sa calèche. Je ne pus le rejoindre ce
jour-là, et nous passâmes la nuit dans une espèce de cave
qui dépendait d un bâtiment en ruines, placé sur le bord
de la route. C'était un excellent abri contre le froid mortel
de cette nuit. Nous y fîmes même entrer les chevaux. Les
domestiques et les ordonnances se relayèrent la nuit pour
faire la garde auprès des voitures. Le lendemain, 15 no-
vembre, je rejoignis mon général sur la route deKrasnoë.
Il nous quitta pour rejoindre l'Empereur, qui était arrivé
dans cette ville depuis la veille, et me laissa en arrière avec
Honoré pour faire arriver les voitures. La file des bagages
de larmée était considérable, et n'était gardée par aucune
troupe, lorsque à environ une demi-lieue du ravin de Kras-
noë nous vîmes apparaître une troupe de Cosaques à notre
gauche. A cette vue, je m'élançai au-devant des traînards
qui fuyaient, et dont quelques-uns avaient conservé leur
fusil ; je les exhortai à ne point se désunir et à marcher
lentement; je leur dis que tant que les Cosaques verraient
un fusil et une baïonnette, ils n'avanceraient pas. Mes
efforts furent inutiles, et chacun ne songea qu'à chercher
son salut dans la fuite. Ce fut le signal du hourra pour les
Cosaques. Honoré avait déjà ordonné à nos voitures de se
jeter sur la droite, et, comme elles étaient bien attelées,
elles gagnèrent bien vite à travers champs un petit village
situé sur le ravin de Krasnoë. La petite rivière qui coulait
au bas de ce ravin était entièrement gelée. La calèche y
passa facilement; mais le fourgon, beaucoup plus lourd,
rompit la glace et s'abîma dans l'eau jusqu'au-dessus des
moyeux. Des quatre chevaux qui l'attelaient, deux furent
noyés, et on sauva ceux de devant en coupant les traits.
Tous les papiers de l'artillerie étaient dans ce fourgon et
furent perdus. Il s'y trouvait une quantité de minutes de
10* VIE DE PLANAT.
mon écriture. J'aurais du plaisir à les revoir, si elles ont
été recueillies et placées dans les archives russes.
Je perdis, à cette occasion, une petite malle qui conte-
nait, entre autres ouvrages précieux pour moi, un journal
de mon premier et de mon second voyage en Russie, écrit
en 1801 et 1802. Le tout était sans doute fort mal rédigé;
mais, écrit sous les impressions du moment, il vaudrait
encore beaucoup mieux que tout ce que j'aurais pu laisser
dans ces mémoires, sur cette période de ma vie. Une autre
perte, non moins regrettable pour moi, fut celle de toutes
ines lettres de famille depuis 1810. Je ne parle pas de mon
linge ni de mes effets, tels que bottes et pantalons; mais,
à dater de ce moment, je restai véritablement avec ce que
j'avais sur le corps. Ce ne fut qu'à Berlin que je pus renou-
veler en partie ma garde-robe. Malgré ce triste accident,
je ne pus m'empôcher de rire en voyant Honoré occupé à
dévorer, à pleine cuillère, un grand bocal de framboises
confites, qu'il venait de tirer du fourgon. Il ressemblait à
ceux qui aiment mieux se donner une indigestion que de
rien laisser sur les plats chez le traiteur.
Nous arrivâmes à Krasnoë à la nuit tombante, et je fus
rejoindre mon général dans une des maisons de cette ville;
nous y restâmes deux jours pleins. Je me rappelle qu'au
milieu de la seconde nuit, le général Alix, de l'artillerie,
connu par sa surdité et sa dureté, mais du reste fort brave
militaire, vint nous dire que toute l'armée russe nous
entourait, qu'il venait d en prévenir l'Empereur, et que
celui-ci n'en voulait rien croire.
Le lendemain, à notre grand étonnement, au lieu de
continuer notre route vers Wilna, l'Empereur, vers la pointe
du jour, reprit le chemin par lequel nous étions venus.
Chacun se demandait, avec surprise et inquiétude, ce que
signifiait ce mouvement rétrograde ; mais nous sûmes bien-
tôt le mot de l'énigme. Le récit du général Alix n'était que
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 103
rop vrai, notre arrière-garde était coupée. Le prince
Eugène avait eu beaucoup de peine à nous rejoindre, et
n'y était parvenu qu'en abandonnant la grande route; il
avait laissé derrière lui les corps de Ney et de Davout, aux-
quels l'ennemi barrait le passage. C'est pour leur donner
la main que l'Empereur avait pris l'héroïque résolution de
retourner sur ses pas avec ce qui lui restait de sa garde,
au risque d'être cerné et pris avec les débris de son armée.
Malheureusement il ne réussit qu'à dégager le corps du
général Davout, et attendit vainement jusqu'au soir celui du
maréchal Ney. Nous le regardâmes comme perdu, et l'armée
se remit en marche, traversant Krasnoë pour se diriger sur
Liady. Le général Neigre, directeur des parcs d'artillerie,
ouvrit le passage par quelques coups de canon, et, à notre
grande surprise, l'ennemi se retira sans nous le disputer.
Le 19, nous arrivâmes à Orcha, et c'est là que le maré-
chal Ney nous rejoignit avec les débris de son corps. Son
admirable et miraculeuse retraite est trop connue pour
qu'il soit nécessaire d'en parler. Le prince Eugène fut à sa
rencontre et l'embrassa le premier. Ney fut d'abord de très
mauvaise humeur, se plaignant qu'on l'avait abandonné;
mais quand il connut les détails de notre retraite, il vit
bien qu'on avait fait tout ce qu'il était humainement pos-
sible de faire. Sa gaieté revint, et il dit, en plaisantant, un
de ces mots soldatesques qui courent l'armée comme une
traînée de poudre. Parlant des maux inouïs de cette re-
traite : « Ceux qui en reviendront, dit-il, auront les c...
attachées avec du fil de fer. »
En quittant Orcha, on commençait à s'entretenir des diffn
cultes que présenterait le passage de la Bérézina. On savait
que le corps de TchitchakofT, devenu disponible par la paix
conclue entre la Russie et la Turquie, nous y attendait en
force, et qu'il devait opérer sa jonction avec l'armée de
Wittgenstein, qui poussait devant lui les corps du duc de
104 VIE DE PLANAT.
Bcllunc et du duc de Reggio. On espérait pouvoir prévenir
l'ennemi àBorizow; mais l'inquiétude était dans tous les
esprits, car les bruits les plus contradictoires, les nouvelles
les plus alarmantes circulaient dans l'armée. Bien des gens
disaient : « La Bérézina sera notre tombeau. » Effective-
ment, le 22 novembre au matin, nous apprîmes que le pont
de Borizow était au pouvoir de l'ennemi. Ce soir-là, on
s'arrêta àTolotchin,et le lendemain à Bobr, d'où l'Empereur
expédia les ordres pour le passage. Les généraux Eblé, com-
mandant les équipages de pont, et Chasseloup, comman-
dant le génie, furent chargés d'établir les ponts. Le 25 no-
vembre, nous couchâmes à Borizow, où je vis le pont brûlé
par les Russes quelques jours auparavant. Ce fut là que je
perdis* mon domestique; il se coucha, en arrivant, dans
une maison de juifs, et ne voulut plus en sortir; il n'était
ni gelé ni malade en apparence, mais démoralisé à l'excès
et dans un état de stupidité effrayant. C'était un gros Ham-
bourgcois très mou et très lourd, quoique fort propre et
fort exact dans son service. Je lui avais fait connaître à
Hambourg toutes les misères auxquelles il s'exposait; mais
alors il était plein de santé et d ardeur, et me disait qu'il
avait désiré toute sa vie faire campagne avec les braves
Français. Le pauvre diable en avait déjà assez avant que
nous eussions passé le Niémen, et je laurais renvoyé dès
Kowno, s'il m'eût été possible de le remplacer.
Depuis quelques jours, le temps tournait au dégel, ce
qui devait rendre le passage encore plus difficile, car la
Bérézina, chargée de glaçons à demi fondus, présentait,
sur le bord opposé, un rivage plat et marécageux, dans le-
quel les voitures auraient bien pu rester. Heureusement
la gelée reprit avec force dans la nuit du 25 au 26. Nous
arrivâmes le 27 à Studianka, lieu choisi pour le passage.
Le pont n'était pas encore terminé, ou, pour mieux dire,
réparé, car il avait déjà livré passage au duc de Reggio,
DEUXIÈME PARTIE (i812 A 1815]. 105
quî avait pris position sur la grande route de Wilna, fai-
sant face à notre gauche. C'était derrière ce corps que toute
Tarméc devait passer par le défilé de Zembin. En attendant
que le pont fût praticable, je m'établis près de là, dans la
cour d'une maison de paysans, démolie comme toutes les
autres, car on avait employé le bois de ces maisons à la
construction du pont. Bientôt la masse des traînards en-
combra tout le village. La confusion, les cris, les disputes
de tous ces malheureux formaient un concert effroyable.
On se battait pour s'arracher quelques morceaux de pain
ou de biscuit, et le plus fort l'emportait. Mais tout cela ne
fut rien auprès de ce qui se passa le lendemain. Je n'en fus
pas témoin, car, prévoyant l'encombrement et m'étant as-
suré, au milieu de la nuit, que le pont était réparé, je fis
atteler les voitures, et nous passâmes sans accident de
l'autre côté. J'eus occasion d'observer, dans cette circon-
stance, combien le malheur abrutit et rend imprévoyant.
Le pont resta libre toute la nuit, sans qu'il y passât peut-
être vingt personnes. J'engageai quelques-uns des malheu-
reux traînards, qui étaient près de moi, à profiter de cette
facilité pour passer à l'autre rive; mais comme ils n'y
voyaient ni feu ni village, ils préféraient passer la nuit ac-
croupis devant les tisons d un mauvais feu de bivouac,
plutôt que d'acquérir un salut certain au prix d'une nuit
passée sans feu. La plupart de ces malheureux périrent le
lendemain, car, bien avant le jour, les troupes et les équi-
pages commencèrent à défiler sur les ponts, d'où les traî-
nards étaient impitoyablement repoussés, afin de ne pas
obstruer le passage.
Nous passâmes la nuit au milieu d'un marais gelé, à
environ une demi-lieue du pont, et sans pouvoir faire de
feu; ce fut une des nuits les plus rudes de la retraite, car
jusque-là nous avions eu presque toujours un abri ou un
feu de bivouac. i
106 VIE DE PLANAT.
Le lendemain nous montâmes à cheval et suivîmes TEm-
pcrcur qui allait au corps du duc de Reggio ou plutôt du
maréchal Ney, qui l'avait remplacé, car le premier avait
été blessé la veille, ainsi que le général Legrand. L'ennemi
fut repoussé vers Borizow, on lui fit même un assez grand
nombre de prisonniers, dont nous fûmes fort embarrassés;
aussi parvinrent-ils pour la plupart à s'échapper; quel-
ques-uns périrent de misère et de froid, car on n'avait rien
à leur donner.
Le 29 au matin, nous vîmes les feux du corps d armée
de Wittgenstein, de l'autre côté de la Bérézina. Le corps
d'armée du duc de Bellune, qui faisait l'arrière-garde, ve-
nait de passer heureusement les ponts, et l'artillerie de
Wittgenstein ne tirait plus que sur les malheureux traî-
nards, qui se précipitaient pêle-mêle avec les bagages, pour
passer sur l'autre rive; je ne vis point cet affreux spec-
tacle, mais mon camarade Cailly, qui venait de franchir le
fleuve à la nage et au milieu des glaçons, grâce à un excel-
lent cheval qu'il montait, m'en fit le récit. Il avait été en?
voyé k Borizow, au moment de notre passage.
Nous partîmes à l'instant pour Zembin et j'admirai com-
ment les Russes, qui avaient été maîtres de ce passage trois
jours auparavant, nous l'avaient laissé intact. C'était un
défilé d'environ une lieue, entièrement planchéié, au mi-
lieu d'un marais planté d'aulnes, et dont le fond était tel-
lement bouleversé que, malgré la gelée, il aurait été très
difficile d'y passer à pied. Si les Russes, en quittant ce point
pour se porter sur Borizow, avaient mis le feu aux plan-
ches, non seulement aucune voiture et aucun cheval n'au-
rait pu passer par là, mais encore, je le répète, il eût été
fort difficile d'arriver à pied de l'autre côté du bois.
Ayant franchi ce redoutable défilé, nous respirâmes plus
librement, et, malgré notre misère, l'espoir et la gaîté com-
mencèrent à renaître parmi nous; il semblait que notre
DEUXIÈME PARTIE C1812 A 1815). 107
retour en France ne pouvait plus rencontrer d'obstacle sé-
rieux, car nous connaissions parfaitement la route que
nous avions à parcourir jusqu'au Niémen. De plus, on an-
nonçait que des divisions bien organisées s'avançaient de
Wilna pour nous soutenir et protéger la retraite. Chacun
s'abandonna donc à l'espoir de revoir bientôt la France,
et l'on pensait que les désastres de cette campagne amène-
raient la paix générale. On ne murmurait point contre
l'Empereur, parce qu'on l'avait vu partager nos fatigues et
nos dangers sans se ménager aucunement. Chacun était
témoin du soin, souvent bien inutile, qu'il prenait du sol-
dat; sa sollicitude ne s'étendait pas seulement aux blessés
et aux hommes courageux, qui étaient restés en corps or-
ganisés; elle embrassait aussi les malheureux traînards,
dont la masse se composait d'hommes démoralisés, qui
avaient jeté leurs armes, et ne s'occupaient plus que du
soin de conserver leur chétive existence.
Le froid ne fit qu'augmenter, depuis le passage de la Bé-
rézina; mais on le supportait mieux qu'auparavant parce
qu'on y était accoutumé. L'exemple de cette campagne, et
de celle d'Egypte, a prouvé qu'il n'y a pas de soldats en
Europe plus capables de supporter les températures ex-
trêmes que les soldats français. J'en vis des exemples frap-
pants durant la retraite. Ainsi le général Sorbier, comman-
dant l'artillerie de la garde, forcé d'abandonner ses bagages
au pont de la Bérézina, en avait tiré son plus bel habit
d'uniforme, brodé sur toutes les coutures, et l'avait revêtu.
Il faisait ainsi son étape sans manteau ni fourrure, trottant
sur un petit cheval polonais et armé d'une longue perche
qui lui servait à écarter les traînards, dont la route était
encombrée ; tout en trottant, il criait : « Place ! place ! » et
chacun se rangeait machinalement. Il franchissait ainsi en
deux heures le chemin que nous mettions toute la journée
à parcourir. C'était un homme de moyenne stature, maigre
108 VIE DE PLANAT.
et jaune, à figure revêche et repoussante, et ce quW
nomme, en argot militaire, un mauvais coucheur. Je pour-
rais encore citer le capitaine Brechtel, de Tartillerie, au-
jourd'hui commandant du palais de Versailles, qui fit toute
la campagne avec une jambe de bois, ce qui ne l'empêchait
pas de monter à cheval et de servir avec un zèle et une
activité qui ne se démentirent pas un instant pendant toute
la retraite. Il n'était pas vêtu plus chaudement que le gé-
néral Sorbier. J'en pourrais dire autant de cinquante offi-
ciers ou sous-officiers, que j'ai connus et dont la plupart
vivent encore. Il va sans dire que c'étaient des hommes
énergiques, soigneux de se conserver, tandis que ceux qui
ne possédaient pas ces qualités périssaient comme des
mouches. C'étaient surtout les Allemands et les Hollan-
dais qui perdaient courage le plus vite. Cela vient sans
doute de l'habitude qu'ont ces peuples de se bien chaufi'er
pendant l'hiver, tandis qu'en France et en Italie, on se
chauffe fort mal ou pas du tout.
Ce môme jour, 29 novembre, nous poussâmes jusqu'à
Camen, et le lendemain à Pletchenitzy, où il y avait eu la
veille un hourra de cosaques. Ce fut, je crois, le dernier de
la retraite, du moins jusqu'à Wilna. Pendant les huit jours
qui suivirent, nous ne fûmes poursuivis que faiblement,
ce qu'il faut, je crois, attribuer à la rigueur toujours crois-
sante du froid, dont les Russes avaient presque autant à
souffrir que nous-mêmes.
Le 3 décembre, nous arrivâmes à Molodctchno, où mon
général reçut des nouvelles de France. Il n'y avait point
de lettres de ma sœur, mais M™* de Lariboisiôre mandait à
son mari qu'elle l'avait vue et qu'elle se portait bien ainsi
que sa famille. Ce fut une grande joie pour moi; car il y
avait plus de deux mois que je n'avais eu de nouvelles di-
rectes de Paris.
De Molodetchno, l'Empereur prit les devants pour aller
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 109
à Smorgoniy et lorsque nous y arrivâmes, le 6 décembre,
nous apprîmes qu'il venait de partir pour la France afin d'y
oi^niser une nouvelle armée, laissant le commandement
uu roi de Naples. Quelle que fut la coutume de fronder toutes
les actions de l'Empereur, personne, que je sache, ne s'avisa
de blâmer cette résolution; chacun en. comprenait la portée
et la nécessité ; seulement le choix du commandant en chef
de l'armée était peu rassurant; tout le monde rendait jus-
tice à la brillante bravoure du roi de Naples, mais on le re-
gardait comme incapable d'exercer un grand commande-
ment, principalement dans des circonstances difficiles.
C'était un homme d'action et de succès à tout prix; mais il
n'avait ni le calme , ni la prévoyance , ni la prudence in-
dispensables pour bien conduire une retraite. On fut bien
aise d'apprendre que le major-général restait avec lui. Ce
n'est pas qu'on le crût non plus capable d'exercer un com-
mandement important, mais comme il était l'interprète ha-
bituel des plans et des idées de l'Empereur, on pensait
qu'il en conserverait la tradition et qu'il agirait en consé-
quence. Nous vîmes bientôt qu'il n'en était rien, comme le
prouva quelques jours après le désastre de Wilna. Les liens
de la discipline et l'esprit militaire, déjà si relâchés par de
si longues souffrances, achevèrent de se briser, et chacun
ne songea plus qu'à sa propre sûreté. On s'en remettait du
soin de couvrir notre fuite sur les nouvelles divisions qui
arrivaient de Wilna. Nous rencontrâmes celle du général
Loyson le 7, à Ochmiana. Elle était belle, nombreUs^^'èft
bien armée. Deux jours après il n'en restait plus de traces,
et la division Hudelet, qui la suivait, eut bientôt le même
sort. Il est vrai de dire que le froid avait atteint une inten-
sité inaccoutumée, même pour le climat sous lequel nous
nous trouvions; l'haleine gelait au sortir de It bôUche : leà
cils, les, favoris et les moustaches étaient chargés de gla-
çons, et il m'est arrivé souvent d'avoir les yeux fermés par
no VIE DE PLANAT.
la glace; je pressais mes cils entre mes doigts pour faire
fondre la glace, afin de pouvoir rouvrir les yeux. J'ai tou-
jours eu la vue fort tendre et un froid même modéré me
fait jaillir les larmes des yeux. Cette disposition particu-
lière, jointe k des cils fort longs, explique suffisamment ce
que je viens de dire.
Mon général, qui souffrait beaucoup du froid, malgré les
soins et les précautions dont nous nous efforcions de Ten-
tourer, perdit presque entièrement lusage de la voix après
notre départ de Sniorgoni. Il toussait péniblement et s af-
faiblissait à vue d'œil.
Le jour de notre arrivée à Wilna fut le plus froid de
toute la retraite, ou au moins égal au froid que nous avions
éprouvé à Smorgoni. Nous y arrivâmes le 9 décembre,
une heure avant la chute du jour. Le général Lariboisièro
était dans sa calèche, fort abattu et souffrant, avec son fils.
Je marchais à côté de sa voiture, car depuis Smolensk je
n'avais plus qu'un cheval, que je ne montais pas, tant pour
mieux combattre le froîd par la marche que pour m'assurer
cette dernière ressource en cas de danger. Derrière la ca-
lèche du général venait la teleke dans laquelle était blotti
son aide de camp Cailly, qui avait eu les pieds gelés à la
suite du passage de la Bérézina, qu'il avait été forcé de tra-
verser à la nage au milieu des glaçons, comme je lai déjà
dit. 11 était dans cette petite voiture pêle-môle avec ce qui
lioos restait de provisions faites à Smolensk, et quelques
débm de nos bagages. Nous trouvâmes la porte de Vilna
encombrée de voitures de toute espèce, de chevaux, de
bagages, et d'une foule innombrable de traînards qui s'écra-
saient pour entrer dwKsla ritte. Notn restâmes pr^ de deux
heures arrêtés par cet obstacle, et je ne saurais exprimer
tout ce que je souffris durant ce temps. L'impression du
froid porté à ce degré, sur un corps faible et exténué,
est une sensation dont il est impossible de se ùite un^
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 111
idée dans nos pays tempérés. Je n'avais point de fourrure,
mais seulement un manteau de drap bleu à collet bien râpé,
par-dessus mon uniforme. Mes bottes, que je n avais pas
quittées depuis Smolensk, étaient trouées sous la semelle;
pour garantir mes oreilles, j'avais noué sur ma tête une
cravate de batiste, devenue aussi noire que mon schako
que j'avais mis par-dessus. C'est dans cet équipage que j'ai
fait toute la retraite, et cependant je n'eus rien de gelé.
J'en fus quitte pour la perte du tact dans les mains et dans
les pieds pendant une quinzaine de jours. Je crois, d'après
les observations du célèbre Larrey, que je dus mon salut
à ma constitution sèche et bilieuse, et à la ferme résolu-
tion que j'avais prise de ne jamais me laisser abattre.
Pendant que la voiture du général attendait son tour,
ne pouvant résister aux douleurs que me causait le froid, je
fus plusieurs fois sur le point d'entrer dansWilna, et de me
jeter dans la première maison que je trouverais ouverte ;
cependant je résistai à cette tentation, ne voulant pas aban-
donner mon général malade. Je passai donc tout mon
temps à m'agiter comme un fou, frappant dans mes mains
et sautant sur la neige durcie, tantôt sur un pied, tantôt
sur lautre; il me semblait, par moment, que mes idées
m'abandonnaient, et que j'étais réduit à une existence
mécanique; quelquefois j'allais de la voiture à la porte de
la ville, essayant vainement de rétablir l'ordre dans cet
étroit passage, et de persuader aux traînards que moins
ils se presseraient et plus ils avanceraient; mais c'était
peine perdue. Chacun voulait arriver le premier, et le plus
fort l'emportait. Il était environ six heures lorsque nous
entrâmes dans Wilna; un canonnier, qui nous attendait à
la porte, nous conduisit chez le commandant de l'artillerie,
qui était le chef d'escadron Poirel, mon ancien chef à
Hambourg. Le logement du général y était préparé, et un
fort bon souper nous y attendait. Je ne saurais décrire 1^
112 VIE DE PLANAT.
joie et le bonheur que nous éprouvâmes en nous asseyant
à cette grande table, couverte de linge blanc, de porcelaine
et d*argenterie, et, ce qui valait mieux encore, des mets
les plus succulents. La veille encore, nous avions eu pour
toute pitance, comme à l'ordinaire, un petit morceau de
biscuit gelé et une petite portion de riz cuit à Teau; ce
modeste repas avait été fait dans une misérable hutte sans
toit, à moitié démolie, autour d un feu sans chaleur, qui
ne nous envoyait que de la fumée. Un changement si subit
semblait une féerie, on croyait rêver, mais le rêve était
délicieux. Nous fimes honneur au souper, comme on peut
bien [le penser, mais il eut des suites funestes pour quel-
ques-uns d'entre nous. Le capitaine Lebreton de Vanoise
devint fou pendant la nuit et resta à Wilna, où il est mort
misérablement; c'était un très bel homme, robuste et qui
avait très bien supporté jusqu'alors les fatigues de la re-
traite. Un autre capitaine, Italien, dont j ai oublié le nom,
y resta aussi; je n'ai jamais vu d'homme plus courageux,
ni plus gai que ce Piémontais; il avait eu les orteils des
deux pieds gelés avant le passage de la Bérézina. Â Smor-
goni, la gangrène s'y mit, et il ne put plus supporter
aucune chaussure; tous les soirs, en arrivant au gîte, il
coupait avec un couteau la partie gangrenée , et envelop-
pait ensuite soigneusement le reste de ses pieds avec des
chiffons, et tout cela avec une gaieté qui navrait le cœur.
Le lendemain il se mettait en route à l'aide d'un bâton
pour recommencer le soir la même opération, de sorte
qu'en arrivant à Wilna, il ne lui restait plus guère que les
deux talons. Il ne put aller plus loin , quoique son courage
et sa gaieté ne l'eussent point abandonné; mais il lui ar-
riva, ainsi qu'à une foule d'autres, de succomber sous
l'effet d'un bien-être inattendu. L'exaltation nerveuse qui
soutenait tant de malheureux depuis quarante jours, et qui
leur faisait supporter des fatigues et des souffrances inouïes,
DEUXIÈME PARTIE (1812 A i8<5). 113
les abandonna à Wilna, et ils ne purent en sortir. Après le
souper, nous nous jetâmes sur la paille, car on pense bien
qu'il n'y avait pas de lits pour tout le monde. Mais quelle
délicieuse nuit nous allions passer dans une grande salle
propre et bien chaufTée, après avoir passé tant de nuits au
froid ou sans sommeil!
Je commençais à bien dormir, lorsque, vers minuit, le
général Lariboisière reçut ordre du roi de Naples d'envo-
yer un officier à son quartier général dans le faubourg de
Kowno. J'étais le plus ingambe de tout Tétat-major, et le
général m'envoya Tordre de me rendre près du roi, que je
donnai au diable de tout mon cœur. J'étais tellement en-
gourdi par la lassitude, le sommeil et la bonne chère que
je restai cinq minutes sur mon séant avant de pouvoir me
lever; enfin je pris mon parti et m'acheminai, dans les ténè-
bres et par le froid le plus vif, jusqu'à la Maison-Rouge,
où logeait le roi de Naples. Je m'annonçai à son chef d'état-
major, qui me dit d'attendre en bas dans le vestibule avec
les officiers et les ordonnances des différents chefs de ser-
vice. Ce vestibule était dallé en pierres, ouvert de deux
côtés, sur la rue et sur la cour, et était incessamment tra-
versé par les domestiques, les ordonnances et les officiers
en mission. Il n'y avait point de paille, et les officiers de
planton comme moi étaient couchés sur le carreau, pêle-
mêle avec les ordonnances. Je fis comme eux et, après
avoir écarté doucement deux chasseurs qui ronflaient côte
à côte dans un coin assez bien abrité, je m'entortillai dans
mon manteau et me blottis entre eux deux pour avoir plus
chaud, ramenant mes genoux jusqu'à la poitrine, afin de
pouvoir couvrir mes pieds et ma tête. Le repos que je goû-
tai cette nuit ressemblait fort à un cauchemar ; assoupi par
la fatigue, j'entendais néanmoins distinctement aller et
venir, parler, crier, et, de plus, j'étais tourmenté par l'idée
qu'on pouvait m'appeler d'un moment à l'autre. Deux
8
H4 VIE DE PLANAT.
heures avant le jour, j'entendis un grand bruit, tout le
inonde se levait autour de moi. Le roi de Naples montait
à cheval.
Néanmoins je ne bougeai pas ; vaincu par le sommeil
et par la fatigue, j'éprouvais une sorte de plaisir en enten-
dant peu à peu diminuer le bruit et le mouvement; il me
semblait que j'allais enfin pouvoir dormir et reposer tout
à mon aise : mon esprit engourdi était incapable de s'occu-
per d'autre chose. Il est probable que je serais resté là, et
que Wilna aurait été pour moi aussi le terme de mon éner-
gie, si un chasseur qui venait de se lever ne m'eût donné
un coup de pied dans les reins en m'apostrophant : « Ah çà!
dites donc, est-ce que vous voulez rester là pour les Cosa-
ques? » A cette rude apostrophe, je me secouai; j'écartai
mon manteau qui me couvrait la tète, mais mon sauveur
avait déjà disparu. Le froid piquant du matin, inondant
ma figure brûlante, m'eut bientôt ranimé; je sortis dans la
rue et rencontrai presque au môme instant la calèche du
général avec la teleke, filant lentement à la suite d'une
innombrable quantité de voitures de toute espèce. Quoiqu'il
ne fit pas encore jour, le ciel était si pur, les étoiles si
brillantes et la campagne tellement couverte de neige qu'on
distinguait assez loin des deux côtés de la route. A une
demi-lieue de Wilna, j'aperçus quelques équipages qui
filaient sur la gauche par une route que je reconnus être
celle de Nowoï-Troki, pour l'avoir étudiée et reconnue sur
la carte, au commencement de la campagne. Cette remar-
que nous sauva de la captivité et peut-être de la mort, car
à peine étions-nous arrivés à la montagne de Wilna que
nous trouvâmes toute la route encombrée de voitures
marchant sans ordre et arrêtées bientôt par l'impossibilité
de gravir la montagne. La route était couverte d'un ver-
glas si dur et si poli qu'elle ressemblait à un pavé de
marbre. Ainsi à mesure qu'une voiture essayait de monter,
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 115
les chevaux perdaient pied et la voiture descendait rapi-
dement, entraînant avec elle son attelage. Les voitures qui
suivaient, en voulant Téviter, tournaient au milieu du
chemin, de manière à barrer la route. En peu d'instants,
il se forma de cette manière une épaisse barricade impé-
nétrable même pour les piétons. Le désordre fut bientôt
augmenté par le pillage des fourgons du trésor. Nos mal-
heureux soldats, pouvant à peine se soutenir, retrouvèrent
des forces dans leur cupidité ; les barils d'or et d'argent
furent défoncés, et il s'ensuivit une mêlée où tous les rangs
étaient confondus par la soif du pillage. Des officiers et
des employés militaires se battaient avec les soldats pour
avoir quelques pièces d'or : je le dis parce que je l'ai vul
Nous étions arrivés au dernier degré d'abrutissement et de
démoralisation. Après avoir été témoin de cet affligeant
spectacle, je retournai vers la voiture du général. Il faisait
déjà jour, et les coups de fusil que nous entendions du
côté de Wilna depuis une heure commençaient à se rappro-
cher. Je fis ouvrir la voiture du général et lui déclarai qu'il
était impossible de passer, mais que, s'il voulait m'en
croire, nous rétrograderions jusqu'à la route de Nowoï-Troki,
qui n'était pas à un quart de lieue en arrière, et que si
nous parvenions au sommet de la montagne par cette route
dont la pente était beaucoup plus douce, nous pouvions
ensuite nous jeter sur la droite et regagner à travers champs
la route de Kowno. Le général hésitait. Honoré était d'avis
de dételer les chevaux, de les charger de tout ce qu'on
pourrait sauver du bagage, de faire monter son père sur
un des porteurs et d'essayer de passer à travers les bois qui
bordaient les deux côtés du chemin. J'insistai en représen-
tant que mon général n'était pas en état de se tenir à cheval
et de se tirer d'une bagarre comme celle de la rampe de
Wilna. En ce moment, le général Pernetty, dont la calèche
suivait, ayant entendu notre discussion, mit pied à terre
il6 VIE DE PLANAT.
et se rangea à mon avis, disant qu'il fallait faire tous ses
efforts pour nous faire passer. II n'y avait pas de temps à
perdre et, sans m'arrêter plus longtemps à parlementer, je
pris la bride d un cheval de devant et fis tourner la calèche.
Comme les voitures venues derrière nous nous avaient
dépassés de droite et de gauche, espérant toujours trouver
une issue, nous rétrogradâmes sans obstacle, et au bout
d un quart d'heure nous étions dans la route deNowoï-Troki,
d'où nous entendîmes bientôt la fusillade et les hourras.
Cette route n'était pas encombrée, mais les équipages y
marchaient sans ordre. Nous courûmes donc à la tète, le
général Pernetty et moi, pour organiser deux files régu-
lières de voitures et pour faire arrêter tout ce qui n'était
que fourgon ou caisson d'artillerie. Les paroles et l'uni-
forme du général Pernetty nous furent très utiles dans
cette occasion, et, au bout d'une demi-heure, nous attei-
gnîmes le sommet de la montagne, ainsi que je l'avais
pensé. Arrivés sur le plateau, nous traversâmes sans obs-
tacle les champs situés à notre droite, et en peu d'instants
nous fûmes sur la grande route de Kowno. Nous couchâmes
ce soir-là à Jyzmory, village entièrement dévasté. Ce petit
séjour fut marqué par une circonstance qui me fait en-
core horreur quand j'y pense. Nous ne trouvâmes, pour
nous établir, qu'une petite hutte bâtie de terre et de bois
et du reste entièrement vide, au milieu de laquelle deux
soldats hollandais de nouvelle levée se chauffaient près
d'un misérable feu. Les domestiques du général mirent
ces soldats à la porte. L'un d'eux, qui n'avait pas vingt ans,
se mit à pleurer et pria en grâce qu'on le laissât, mais ce
fut en vain, car la hutte pouvait à peine nous contenir
tous; du reste, il était très bien couvert et n'avait éprouvé
aucune des fatigues de la campagne, car il faisait partie
d'une des colonnes de marche, qui s'évanouissaient ensuite
comme de la fumée dès qu'elles avaient été mises en contact
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 117
avec notre effrayante colonne. Le pauvre malheureux fut
donc mis sans pitié à la porte ; son camarade alla chercher
place ailleurs, mais lui se coucha dehors près de la porte.
Nous Tentendimes gémir pendant une partie de la nuit, le
lendemain il était mort.
 mesure que nous rencontrions des hommes qui
n'avaient pas fait la campagne, ils étaient frappés de stu-
peur et d'effroi à la vue des débris de la Grande Armée,
espèce de cohue plus semblable à une légion de réprouvés
ou de hideux farfadets qu'à des troupes. Cette vue suffisait
pour les démoraliser, beaucoup plus que nous ne Tétions
nous-mêmes. Nous en eûmes un exemple remarquable à
Wilna. Roche, artiste vétérinaire en chef des parcs d'artil-
lerie, qui était resté à Wilna pendant toute la campagne
pour les remontes, mourut de saisissement en voyant nos
colonnes traverser la ville. C'était un fort brave homme^
d'une bonté et d'une obligeance sans égales ; je lui étais
fort attaché, non seulement à cause de ses qualités person-
nelles, mais aussi parce qu'il m'avait obligé de sa bourse
lorsque je fus nommé officier et que je dus m'équiper; je
n'étais pas le seul dans ce cas.
Nous arrivâmes à Kowno le 14 décembre vers six heures
du soir. Il n'y avait pas autant de presse qu'à WUna :
d'abord parce qu'une grande partie de l'armée était restée
dans cette dernière ville, et ensuite parce que ceux qui
avaient dépassé heureusement la montagne s'étaient en
partie jetés sur la gauche pour gagner la Pologne par le
plus court chemin. Néanmoins, instruit par l'expérience,
j'engageai mon général à passer le pont du Niémen sur-le-
champ. Il y consentit, et nous fûmes nous loger dans une
maison isolée, située sur la rive gauche. Le lendemain,
nous étions sur le territoire prussien, et comme il y avait
un cours de postes organisé, le général et son fils prirent
des chevaux de poste pour se rendre à Kœnigsberg. Nous
118 VIE DE PLANAT.
suivîmes comme nous pûmes, dans des traîneaux, Cailly et
moi, ainsi que ce qui restait d'officiers d'état-major. Nous
atteignîmes Kœnigsberg le surlendemain, et ce fut avec un
bonheur exprimable que nous nous trouvâmes enfin dans
une grande ville bien peuplée, qui n'avait point souffert de
la guerre, et où Ton ne manquait de rien. De toutes les
douceurs qu'offrait cette bonne ville, celle qui me toucha
le plus fut le café à la crème, dont je vécus presque uni-
quement pendant les deux premiers jours; j'en prenais
partout, à toute heure, et ne pouvais m'en rassasier.
Le général, qui était arrivé la veille, était si malade et
si abattu qu'il ne pouvait plus parler. Néanmoins il était
encore assis sur un sofa lorsque j'arrivai, et j'étais loin de
prévoir que cet excellent homme allait nous être ravi dans
moins de deux jours. Il sexoucha le soir pour ne plus se
relever. La perte de son fils cadet lui avait porté un coup
terrible, et paraissait, dès Moscou, lui avoir ôté toute son
énergie. Depuis ce moment jusqu'à sa mort, nous ne le
vîmes pas sourire une seule fois, ni avoir l'air de prendre
intérêt à quoi que ce soit : quoiqu'il eût été toute sa vie
fort sobre et modéré en toutes choses, son corps était usé
par le travail et par un service consciencieux. Un catarrhe
s'était jeté sur sa poitrine à Smolensk; on conçoit que la
rigueur du froid, les fatigues et les privations de toute
espèce^durant la retraite ne firent qu'empirer son état. Je
fus le voir la veille de sa mort et trouvai près de son lit
deux médecins qui consultaient en mauvais latin. L'un
d'eux était M. Gibert, médecin en chef des hôpitaux. Mal-
gré la tristesse du moment, je ne pus m'empôcher de rire
intérieurement de cette scène, qui rappelait trop bien les
médecins de Molière.
Le lendemain, à cinq heures du matin, on vint m'éveil-
1er dans mon logement et me dire que le général venait
d'expirer. Je me rendis sur-le-champ à sa demeure, où je
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 119
trouvai le pauvre Honoré, qui se jeta dans mes bras en
fondant en larmes. On peut croire que je partageai vive-
ment sa douleur; je perdais dans le général Lariboisière
un protecteur et un ami qui, pendant le peu de temps que
j'ai servi près de lui, m'avait traité avec une bonté et une
confiance dont je conserverai toujours un souvenir recon-
naissant.
Après les premiers moments consacrés à la douleur,
j'engageai Honoré à partir sur-le-champ pour Paris, afin de
consoler sa pauvre mère, et de se préparer à lui servir
d'appui dans les affaires de la succession. Il me fit pro-
mettre de ramener à Paris le corps de son père et le cœur
de son frère Ferdinand, que nous avions sauvé des désas-
tres de la retraite. Il me laissa la calèche du général, avec
son valet de chambre Boband, et partit dans la teleke.
Après son départ, je mis ordre, le mieux que je pus, aux
affaires du général, et, après avoir fait mettre son corps
dans une caisse qui fut fixée sur la calèche, de manière
que la tête reposât sur le coussin à côté de moi, je partis
le lendemain en me dirigeant par Dantzig.
Avant de quitter Kœnigsberg, je fus voir le général
Eblé, que je connaissais d'ancienne date. Je lui demandai
ses ordres pour Paris. Il ne m'en donna aucun. Il était
complètement démoralisé, et ne fit autre chose, durant
cette visite, que me montrer la ceinture de son panta-
lon, devenue trop large de moitié, pour me prouver à
quel point son corps était fondu. Il mourut deux jours
après mon départ, sans avoir eu la consolation d'ap-
prendre que l'Empereur l'avait nommé premier inspec-
teur général de l'artillerie, en remplacement du général
Lariboisière.
Je me rappelle qu'en passant sur la place d'Elbing je vis,
non sans émotion, mon pauvre cheval que le domestique
de Cailly avait abandonné dans la montagne de Wilna. Je
120 VIE DE PLANAT.
fis arrêter la voiture pour dire adieu à ma pauvre Fillette^
qui m'avait rendu tant de services, et dont Tœil intelligent
semblait me reconnaître. Je dis au dragon que le cheval
m appartenait, et le lui prouvai, en lui disant ce que con-
tenaient mes fontes à pistolets, qu'il n'avait pas songé à
ouvrir; il me dit qu'il avait trouvé le cheval dans la mon-
tagne de Wilna, et qu'il était prêt à me le rendre, si je vou-
lais lui donner quelque chose pour boire. On pense bien
que, pressé d'arriver à ma destination, je n'en avais nulle
envie; mais je lui donnai cinq francs en lui recommandant
d'avoir bien soin'de ma pauvre bête et de ne pas la mal-
traiter.
Arrivé à Dantzig, je vis bien, au train dont allaient les
dépenses, que je n'aurais pas assez d argent pour atteindre
la France. J'empruntai cent louis à un chef de bataillon de
la garnison, qui se contenta d'une assignation sur M*"® de
Lariboisière, laquelle fut exactement payée.
Je fus obligé de m'arrêter deux jours à Berlin ; d'abord
pour me reposer, et ensuite parce que, ayant trouvé une
température plus douce, je craignais que le corps du géné-
ral n'entrât en putréfaction. Je le fis déposer à l'hôpital
militaire, et baigner dans une solution d'acide muriatique.
L'officier de santé qui me prêta son ministère était un
jeune homme enthousiasmé de son art, et ne voyant dans
les maux de la guerre qu'un moyen d'agrandir rapidement
le domaine de la science. Lorsque j'allai reprendre le corps
de mon général, il vint à moi d'un air radieux et s'écria :
« Oh! j'ai un sujet magnifique, il faut que je vous le
montre, c'est un cuirassier. » Là-dessus il m'entraîna daûs
la cour, ouvrit une petite cellule basse, dallée en pierre,
et je vis, étendu sur le carreau, un grand cadavre de six
pieds tout raide et rouge comme une écrevisse. Cette vue
me fit horreur et il me fut impossible de partager la joie
et l'enthousiasme de mon docteur qui répétait toujours :
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 121
« C'est magnifique! avcz-vous jamais rien vu de plus
beau? »
Jusque-là je n'avais pu penser à me débarrasser d'une
multitude d'insectes dégoûtants, ramassés dans les chau-
mières et les bivouacs de la Russie; j'en étais entièrement
couvert. Le lendemain de mon arrivée à Berlin j'achetai
du linge neuf, et me fis conduire au bain. Avant d'y entrer,
je fis un paquet de tout ce que j'avais sur le corps, et le
jetai par la fenêtre dans la Sprée. Je ne puis dire tout le
bien-être que j'éprouvai après être sorti du bain et m'être
revêtu de ce linge neuf. Il me semblait revenir à une nou-
velle vie après une cruelle agonie. En me promenant le soir
sous les tilleuls, je ne fus pas peu surpris de rencontrer le
petit Fritz Ellermann, que j'avais quitté à Hambourg huit
mois auparavant. Il m'apprit que sa famille s'était retirée
à Âltona; que pour lui, il était venu à Potsdam près de .son
beau-frère Hildebrand pour y faire son apprentissage. Je
lui demandai pourquoi il était à Berlin; il me dit qu'il y
était venu pour voir sa sœur Jeannette, et que, si je vou-
lais, il me conduirait chez elle, persuadé qu'elle serait bien
contente de me voir. J'acceptai avec empressement et,
effectivement, au bout de cinq minutes nous arrivâmes chez
sa sœur, qui habitait une chambre au rez-de-chaussée dans
la Charlottenstrasse. Elle éprouva un grand saisissement,
en me voyant entrer et se mit à pleurer. Je l'embrassai
tendrement, en présence de son frère, car jamais je n'avais
pris cette liberté dans le tête-à-tête; elle me dit qu'elle
m'avait cru mort, et qu'elle, ainsi que toute sa famille,
m'avait déjà pleuré. Nous causâmes pendant deux heures
environ sans interruption. Je lui contai toute la campagne ;
elle me donna des détails sur sa famille; nous rappelâmes
le passé avec attendrissement et nos parties de campagne,
et nos promenades à Wandsbeck, et les jours heureux que
nous avions passés l'année précédente. Quel triste contraste
122 VIE DE PLANAT.
offrait le présent avec ce passé encore si près de nous ! Je
me séparai de Jeannette et de Fritz avec peine, mais cette
rencontre me fut cependant d'une grande consolation;
c'étaient les premiers êtres qui m'eussent témoigné de l'in-
térêt depuis bien longtemps; c'était comme le premier
anneau qui me rattachait à des aiTections véritables, après
une campagne qui semblait devoir éteindre chez nous tout
sentiment d'humanité.
Je n'ai plus aucun souvenir de ce qui m'arriva jusqu'aux
bords du Rhin; je me rappelle seulement qu'à notre aspect
les Allemands laissaient percer une secrète joie, à peine
contenue par le joug qui pesait encore sur eux. Arrivé à
Hœchst, j'écrivis au directeur des douanes à Mayence pour
le prier de m'exempter de la visite, et lui faire connaître
ce que j'étais chargé de conduire à Paris; il m'accorda
sur-le-champ cette exemption et je passai le Rhin le soir
même. J'éprouvai une vive satisfaction en entrant sur le
territoire français, et en pensant que je serais bientôt au
terme de ce pénible voyage.
Je visa Mayence'lc colonel Humbert, directeur de l'artil-
lerie, et le capitaine La Fizelière, qui devint plus tard aide
de camp du général Drouot. Je leur fis une peinture animée
de nos désastres et je terminai en disant : « Non, les annales
de la guerre ne présentent rien d'aussi effroyable, et il est
impossible de voir l'humanité plus indignement foulée aux
pieds. » Je me rappelle ces expressions parce que je me
repentis sur-le-champ de les avoir proférées; elles me sem-
blèrent indignes du caractère militaire. En général on
n'oublie jamais les paroles qu'on a eu tort de prononcer;
elles vous poursuivent comme un remords et se gravent
dans la mémoire en traits ineffaçables.
Je résolus d'aller jour'et nuit malgré le mauvais temps;
mais à cette époque c'était chose facile, parce que les routes
étaient parfaitement bien entretenues. J'atteignis Bondy le
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 123
surlendemain à l'entrée de la nuit; mais, quelque impatient
que je fusse d'arriver à Paris, je ne pus résister à la ten-
tation d*embrasser ma sœur qui demeurait alors à Noisy-
le-Sec. Il fallait à la vérité s'écarter d'un quart de lieue de
la route; mais M. Frémin, le maître de poste, que je con-
naissais depuis longtemps, eut l'extrême obligeance de se
prêter à mon désir. Ainsi au bout d'un quart d'heure, une
voiture de poste s'arrêtait à la porte du notaire de Noisy,
chose inouïe dans les annales de cette commune. Je trouvai
mon beau-frère sur sa porte et nous nous tînmes longtemps
embrassés. Depuis plus de quatre mois ils n'avaient pas eu
de mes nouvelles directes, mais ils savaient par Lariboi-
sière que je devais arriver. Je trouvai ma sœur au coin de
son feu avec ses enfants; elle faillit s'évanouir en me
voyant, et m'embrassa en versant d'abondantes larmes. Je
ne lavais pas revue depuis son mariage. Nous ne pûmes
rester longtemps réunis; je voulais arriver d'assez bonne
heure à Paris pour ne point causer d'embarras ni de déran-
gement à rhôtel de Lariboisière. Arrivé devant la porte, je
fis appeler Honoré par le portier, en lui recommandant de
ne rien dire à M"® de Lariboisière. Nous fîmes entrer la
voiture doucement dans la cour, et le corps du général fut
porté par ses domestiques, dans une chambre inhabitée,
dans l'aile gauche de l'hôtel. Il fut convenu que je ne me
montrerais point ce soir-là, et que M™® de Lariboisière ne
serait prévenue que le lendemain matin. Je m'établis au
second dans une petite chambre qu'on m'avait fait préparer
du côté du jardin; j'y trouvai un bon lit et ne tardai pas à
m'endormir du plus profond sommeil; c'était la première
bonne nuit que je passais depuis sept mois.
Je n'essayerai pas de peindre la profonde douleur de
M"« de Lariboisière, qui avait perdu, dans une seule cam-
pagne, son mari et son fils; cette douleur n'éclatait ni en
plaintes ni en gémissements. C'était la résignation d'un
124 VIE DE PLANAT.
cœur brisé, mais plein de religion et de confiance en Dieu.
Cette figure pâle, amaigrie par le chagrin, ce parler doux
et lent, ce sourire pénible, ces yeux rouges et presque
toujours remplis de larmes involontaires, enfin, toute cette
affliction vraie, profonde et silencieuse pénétrait d'atten-
drissement ceux qui en étaient témoins.
CAMPAGNE DE SAXE^
1813
M"® de Lariboisière avait conçu pour moi une amitié de
mère, à laquelle se mêlait une sorte de sentiment religieux.
Je lui avais ramené les restes de son mari et le cœur de
son second fils. J'avais, selon toute apparence, sauvé l'aîné
de la captivité, et peut-être de la mort, par ma résolution
à Wilna; elle m'en témoignait souvent sa reconnaissance.
Mon caractère, naturellement doux et tranquille, lui plai-
sait, et comme j'avais pour elle autant d'attachement que
de respect, je passais des journées entières avec elle au
coin du feu, en compagnie de sa nièce, M"« de Pontavie et
de M. Lebeschu de Champsavin, son frère. Nous faisions
des lectures, nous parlions quelquefois de ceux qui n'étaient
plus, et plus souvent encore des dangers qui menaçaient
la France. M"® de Lariboisière, quoique élevée en province,
avait beaucoup d'espritet d'originalité dans la conversation ;
elle était avec cela si douce et si bienveillante, elle avait
tant de bonhomie, de nerf et de simplicité tout à la fois
que je trouvais le plus grand charme dans ses entretiens.
1. Dicté à Paris, 1850 (Voir V Avant-Propos)» F. p. Voir Coirespondance
Htime, Lettres de janvier et mars 1813.
126 VIE DE PLANAT.
Elle désirait fort que je me fixasse à Paris, et voulait
s'employer pour me faire entrer au ministère de la guerre.
Le général Évain était bien disposé pour moi, et j'avoue,
à ma honte, que la campagne de Russie avait un peu
refroidi mon ardeur belliqueuse.
Mais une circonstance imprévue vint déranger notre
plan. Le général Drouot, colonel de Tartillerie à pied de la
garde, qui avait longtemps servi sous les ordres du général
Lariboisière, venait souvent voir sa veuve, qui le recevait
avec le plus grand plaisir, comme elle faisait de tous les
officiers qu'avait distingués son mari. Dans les premiers
jours d'avril, il fut nommé aide de camp de l'Empereur, et
vint annoncer cette nouvelle à M"^ de Lariboisière.
Après avoir reçu nos félicitations bien sincères, le géné-
ral nous dit que la campagne allait bientôt s ouvrir et, se
tournant vers moi, il ajouta : « Et vous, monsieur Planât,
que comptez-vous faire? » Cette question m'embarrassa,
et comme j'hésitais à répondre, M™« de Lariboisière s'em-
pressa de prendre la parole et dit : « Oh ! pour M. Planât,
nous voulons le garder ici; nous l'aimons trop pour le
laisser partir; il travaillera auprès du général Évain. —
Ce n*est pas possible, reprit le général Drouot, moitié
sérieux, moitié riant; dans un moment comme celui-ci,
tout le monde se doit au service de l'fctat. — Vous en ex-
cepterez bien mon fils, » dit M"* de Lariboisière en sou-
riant doucement, tandis que deux grosses larmes lui cou-
laient le long des joues. Je dis alors au général Drouot :
« Vous savez, mon général, que je compte dans le train
d'artillerie, et il me serait bien pénible de prendre ce ser-
vice, après avoir été aide de camp du premier inspecteur
général. — Eh bien, dit le général Drouot, je vous pren-
drai pour aide de camp, si cela vous convient. Je sais que
vous avez bien servi en Russie, et que le général Lariboi-
sière faisait un cas particulier de vous ; cela me suffit. »
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 127
On pense bien que je ne me fis pas prier pour accepter,
malgré les soupirs et les hélas de ma bonne et respectable
protectrice.
Huit jours après, nous étions sur la route de Mayence.
Le général Drouot prit les devants en poste, et je ne rejoi-
gnis le quartier général qu'à Mayence, le 23 avril. Le len-
demain, nous couchâmes à Weissenfels. Ce fut laque mon
service régulier commença, et je puis dire que ce fut le
plus rude et le plus actif de toute ma carrière militaire,
car, outre le service d'aide de camp auprès de nos généraux
(aides de camp de l'Empereur) , nous faisions encore le ser-
vice concurremment avec les officiers d'ordonnance de Sa
Majesté, qui ne nous ménageait pas. En général, l'Empe-
reur s'emparait de tous les officiers d'état-major qui se
trouvaient à sa portée. Pour que ses ordres fussent ponc-
tuellement exécutés, il les faisait successivement porteir
par deux,^ trois, jusqu'à quatre officiers, indépendamment
du prince de Neuchâtel, major général, qui transmettait
de son côté les mêmes ordres par ses aides de camp et les
officiers de son état-major. Aussi, jour et nuit, point de
repos, ni pour nous, ni pour nos pauvres chevaux*.
Ce fut à Weissenfels que j eus, pour la première fois de
ma vie, l'occasion de parler à l'Empereur. J'étais de ser-
vice ce jour-là avec Ravignan, aide de camp du général
Flahaut, et MM. de Lauriston et Lamezan, officiers d'or-
donnance de l'Empereur. A peine logé, l'Empereur fit
monter son hôte, qui était un riche marchand et Tun des
magistrats de la ville, afin de l'interroger, suivant son ha-
bitude; mais, comme ce bon bourgeois ne savait pas un
mot de français, l'Empereur fit demander M. de Caulain-
court; il n'y était pas; ensuite le comte de Lobau, qui ne se
trouva pas non plus. Alors l'Empereur mit lui-même la
1. Voir Correspondance intime. Lettre datée de Longueyllle, 21 avril 181 3,
et lettre datée d'Ërfurt, 27 avril 1813.
128 VIE DE PLANAT.
tête hors de la porte avec impatience et demanda d un ton
bref, qui lui donnait l'air d un homme en colère : « Y a-t-il
là un officier qui parle allemand ? » Ravignan me poussa,
et je m'avançai, non sans éprouver un violent battement
de cœur; mais cette émotion fut passagère, car l'Empereur
fit ses questions avec tant de calme et de douceur que je
me remis promptement, de môme que le bon bourgeois,
qui était fort essoufflé et fort eflaré, et qui suait à grosses
gouttes, lorsqu'il traversa notre salon de service. L'Empe-
reur lui demanda les noms des généraux qui avaient couché
la veille à Weissenfels, le nombre des troupes, des che-
vaux et des pièces d'artillerie, aidant lui-même aux
réponses en répétant souvent : Mais à peu près^ à peu près^
car ce bonhomme, consciencieux comme un Allemand,
pensait qu'il y allait de sa tète s'il avait dit cinquante
hommes de plus ou deux canons de moins. L'Empereur
demanda aussi quelle direction avaient prise les troupes,
quelles ressources offraient la ville et les environs, et ajouta
d'autres questions moins importantes. Je me tirai assez bien
de mon emploi d'interprète, après quoi l'Empereur me de-
manda où j'avais appris l'allemand. « A Berlin, pendant la
campagne de 1807, Sire. » L'Empereur me congédia avec
un petit signe de tète et un gracieux sourire, qui me ren-
dit le plus heureux des hommes.
Jusqu'à la campagne de Russie, j'avais peu aimé l'Empe-
reur. Fils d'émigré et enfant de la Révolution tout à la fois,
j'avais été élevé à le regarder comme un usurpateur et
comme un despote; mais, dès ce moment, je me vouai à
son service avec un dévouement sans bornes et'qui ne s'est
jamais démenti. Cela ressemble un peu à M™® de Sévi-
gné qui trouvait que Louis XIV était le plus grand roi du
monde parce qu'il avait dansé avec elle. Je dois dire aussi
que mon caractère me portait à m'attacher au malheur.
Sans aimer l'Empereur, il m'inspirait une grande admira-
DEUXIÈME PARTIE (i812 A 1815). 129
lion, parce qu'on ne pouvait lui refuser ce sentiment, mais
mon attachement pour lui commença avec ses revers.
Le lendemain, qui était le 1*' mai, nous eûmes une
affaire d'avant-garde en avant de Weissenfels, dans le dé-
filé de Posenna. Le maréchal Bcssières qui s'y étiiit porté,
comme on dit, en flâneur, y fut coupé en deux par un
boulet de canon. L'Empereur le regretta beaucoup ; c'était
un homme utile et dévoué et un ami sincère ; il était sans
rudesse comme sans bassesse, et savait dire des vérités,
même désagréables, avec douceur et ménagement. Sans
être un très grand homme de guerre, il savait son métier
de général de cavalerie et inspirait de la confiance aux
troupes. Duroc et Caulaincourt, qui partageaient avec lui la
confiance et l'amitié de l'Empereur, avaient des formes
plus rudes et plus sèches.
Ce fut le lendemain, 2 mai, qu'eut lieu la fameuse ba-
taille de Lutzen. Je n'entreprendrai point de la décrire, je
dirai seulement ce que j'ai vu. Nous arrivâmes vers dix
heures à Lutzen, qui est Tendroit où la route de Nossen se
réunit par Pegau à celle de Leipzig. Les reconnaissances
envoyées sur cette route n'annonçant pas que l'ennemi y
fût en force ni en mesure de livrer bataille, l'Empereur se
mit en marche sur Leipzig, laissant le corps du maréchal
Ney sur la route de Nossen, où il occupait les villages de
Kaja, Gross et Klein-Gôrschen, entre Pegau et Lutzen. Le
corps du maréchal Marmont était échelonné sur la route de
Weissenfels à Markranstadt.
Nous arrivions lentement, à cause des troupes et des
parcs d'artillerie qui couvraient la route, et à peine avions-
nous dépassé Markranstadt ou Schônau, d'où l'on voyait
les clochers de Leipzig, que nous entendîmes derrière nous
une forte canonnade et un feu de mousqueterie des mieux
nourris. L'Empereur s'arrêta sur-le-champ et au môme
instant un aide de camp du maréchal Ney, arrivant â toute
9
130 VIE DE PLANAT.
bride, Finforma qu'au moment de son départ Tennemi dé-
bouchait en force et en bon ordre, et se déployait en
bataille dans la plaine de Lutzen, entre le Flossgraben et
le Grunersbach. Une épaisse colonne se dirigeait sur
Gross-Gôrschen et Kaja pour couper notre centre. L'Em-
pereur se recueillit deux minutes au plus, expédia cinq ou
six officiers, dit deux mots au major général et rebroussa
chemin au grand galop vers Lutzen. En même temps toutes
les troupes qui étaient en colonne sur le chemin de Leipzig
firent un à droite, quittèrent la route et se portèrent rapi-
dement dans la plaine en obliquant à droite pour rallier
notre centre.
Il était évident que l'Empereur avait été pris au dé-
pourvu ; mais on ne s'en étonnera pas si l'on réfléchit que
nous n'avions point de cavalerie et par conséquent aucun
moyen de nous éclairer, tandis que l'ennemi, qui avait plus
de vingt mille chevaux, pouvait nous masquer tous ses
mouvements. Il nous attaquait vivement et nous surpre-
nait dans une marche de flanc, ce qui est la position la plus
périlleuse pour une armée. La promptitude avec laquelle
le mal fut réparé mérite ladmiration de la postérité, et
surtout des hommes de guerre. C'est dans de telles occa-
sions que l'Empereur n'avait point d'égal pour le sang-
froid, l'activité, la rapidité du jugement, et le don de faire
passer ses inspirations dans l'&me du dernier soldat.
Quand nous eûmes dépassé Lutzen, l'Empereur se plaça
avec son état-major à droite de la route de Pegau. Les vil-
lages de Gross-Gôrschen et de Kaja étaient déjà en
flammes. Une épaisse colonne d'infanterie d'élite, à la-
quelle nous n'avions à opposer que des conscrits, poussait
devant elle les divisions du maréchal Ney, malgré la bra-
voure de nos jeunes soldats. Un peloton de cavalerie d'un
aspect étranger se montra près de Kaja; l'Empereur m'en-
voya pour reconnaître cette cavalerie. C'étaient des dra-
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 131
gons de Bade, et devant eux un escadron du 10' de hus-
sards. Voilà toute la cavalerie que nous avions à Lutzen;
en rendant compte à TEmpereur, je dis à Sa Majesté que
les Prussiens étaient tout près d'atteindre Kaja, occupé par
les troupes du maréchal Ney. L'Empereur y envoya le
comte de Lobau avec la division Ricard, qui arriva à temps
pour reprendre Kaja, domt l'ennemi venait de s'emparer
Les affaires rétablies sur ce point important, l'Empereur
se porta à l'aile droite et rencontra la division Compans,
qui entrait en ligne. Cette division était composée de
troupes de la marine. L'Empereur, en galopant sur leur
front, leur cria avec ce geste qui enlevait la troupe : « Al-
lons, les marins ! montrez que vous êtes aussi les soldats
de ma grande armée. » Mille cris d'enthousiasme répon-
dirent à cet appel, et ces soldats de mer combattirent aussi
vaillamment que notre meilleure infanterie.
Cependant le général Drouot, secondé par les généraux
Devaux et Dulauloy, avait reçu l'ordre de réunir 60 bou-
ches à feu, la plus grande partie de la garde, et de les
porter le plus rapidement possible sur le flanc gauche de la
colonne ennemie. Cette formidable batterie commençait à
se déployer, lorsque nous retournâmes au centre vers Kaja.
En ce moment, un vigoureux effort de l'ennemi venait d'en
déloger nos troupes et menaçait nos réserves et notre
centre, placé à Lutzen. L'Empereur y envoya sur-le-champ
une des divisions de jeune garde et vint lui-même l'ani-
mer par sa présence, car le moment était critique et notre
ligne presque rompue. L'Empereur et son état-major res-
tèrent exposés pendant un quart d'heure aux balles de
Tennemi, qui pleuvaient comme la grêle; un postillon de
l'estafette fut tué à dix pas derrière lui ; le piqueur Jardin
reçut une balle dans le bras; il criait et se démenait
comme un possédé, plus par peur sans doute que par souf-
france, car il n'y a presque pas de blessure qui soit dou-
132 VIE DE PLANAT.
lourcusc au premier moment. L'officier d'ordonnance Dé-
ranger reçut une balle au front, qui, heureusement, s'arrêta
après avoir percé le quadruple repli du feutre de son cha-
peau ; il en fut quitte cette fois pour un étourdissement.
La présence de l'Empereur et le danger auquel il s'ex-
posait portèrent au plus haut degré l'enthousiasme des
jeunes soldats, qui se précipitèrent sur les Prussiens et les
refoulèrent dans le village. En même temps, les canons du
général Drouot commencèrent un feu terrible qui, prenant
d'écharpe la colonne ennemie, y porta bientôt le ravage et
la mort. L'ardeur des Prussiens commença à se ralentir;
ils évacuèrent le village de Kaja et peu de temps après
celui de Gross-Gôrschen. Nous vîmes alors de loin les feux
du général Bertrand, qui était entré en ligne à notre
extrême droite, et ceux du prince Eugène, fort avant sur la
gauche. Je crois que la coopération de ce prince contribua
puissamment au succès de cette journée. Lorsqu'il reçut
l'ordre de l'Empereur de former l'aile gauche sur le champ
de bataille, au lieu de suivre la grande route, comme le
lui conseillait le maréchal Macdonald, il se porta à travers
champs, par le chemin le plus court, sur l'aile droite de
l'ennemi, sans trop se soucier de s'appuyer au centre. A la
vérité, il se trouvait un peu en l'air, mais le succès jus-
tifie tout à la guerre. Par ce mouvement hardi, il gagna
près d'une heure, déborda la droite de l'armée ennemie, et,
l'attaquant vigoureusement de front et de flanc, menaça
bientôt ses communications sur Pegau. A la vérité, il avait
quelque cavalerie, tandis que le reste de l'armée n'en avait
point.
L'armée ennemie fit sa retraite en bon ordre, masquée
par un immense rideau de cavalerie. Nos troupes couchè-
rent sur le champ de bataille, et l'Empereur retourna à
Lutzcn, au bruit de la canonnade, qui se prolongea, tou-
jours en s'afi'aiblissanty jusqu'à dix heures du soir. Nous
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 133
entendimcs des feux de mousqueteric pendant la nuit, ci
nous sûmes le lendemain que la cavalerie ennemie avait
tenté plusieurs charges sur notre infanterie ; mais on était
sur ses gardes, et les charges furent rppoussées avec perte
sur toute la ligne par nos carrés.
L'Empereur consacra la plus grande partie de la nuit à
s'occuper des blessés ; car, malgré tout ce qu'on a pu dire
et imprimer, personne n'était plus soigneux que lui du
soldat. Pendant la bataille, il avait déjà donné des ordres
à ce sujet à l'ordonnateur en chef, et avait chargé le grand
maréchal Duroc d'en surveiller l'exécution.
Je n'ai rien à dire de ce qui se passa depuis la bataille
de Lutzen jusqu'à notre arrivée à Dresde. Le vice-roi, qui
avait pris l'avant-garde, nous ouvrait les passages, en sorte
que ce n'était pour nous qu'une promenade militaire. Je
me rappelle seulement que M. de Montaran, écuyer de
l'Empereur qui n'avait aucune habitude de la guerre, fut
pris à WildsdrufF par une patrouille de Cosaques. Il con-
duisait aux avant-postes une brigade de chevaux de selle
de l'Empereur; trompé par le brouillard, il prit une mau-
vaise route sur la droite, malgré l'avis du piqueur (ces gens-
là ont un instinct qui ne les trompe guère) ; bref, il fut pris
avec toute sa brigade. On le renvoya le lendemain, car
que faire d'un écuyer? mais on garda les chevaux de Sa
Majesté*.
1. L'intéressante lettre qui suit fut écrite le surlendemain do la bataillé
de Lutzen par Louis Planât à Honoré de Larihoisièrc. p. p.
■f PegaUf 4 mai 1813. — Mon cher Honoré, nous Tenons de gagner la ba-
taille la plus extraordinaire qui se soit peut-être jamais Tue, puisque sans
caoalerie nous sommes restés maîtres du champ de bataille, et que nous
aTons poursuiri pendant plus d'une lieue un ennemi qui arait plus de
20 000 hommes de cayalerie.
L'Empereur, dédaignant les parUs qui se sont jetés dans le nord de son
empire et de la Westphalie, avait résolu de rassembler toutes ses forces
entre Weissenfels et Leipzig le 1°' de mai. Les ordres furent donnés en con-
séquence et exécutés arec la plus grande précision. Le maréchal Ney faisait
134 VIE DE PLANAT.
A i^uclquc distance de Dresde, les magistrats vinrent ha-
ranguer TEmpereur, qui les gronda beaucoup à cause de
Tenthousiasme qu avaient montré les habitants de Dresde
à larrivéc des Russes, et des vociférations qu'ils avaient
prononcées contre les Français lorsqu'ils furent forcés
d'évacuer cette ville. C'était le sort ordinaire de ces bons et
honnêtes bourgeois allemands d'être tour à tour bousculés
et chapitrés par les vainqueurs. Une arche du beau pont
de Dresde, vis-à-vis de Neustadt, avait été détruite, et Ton
ne pouvait tenter le passage de ce côté sans exposer la ville
à voir détruire ses plus beaux édifices, particulièrement la
résidence royale et la magnifique église catholique qui sont
l'avant-garde et suivait Tcnnemi depuis Erfurt. L'Empereur arriva à Weifl-
senfels le 30 avril. Il fut le lendemain aux avant-postes où le maréchal duc
d'istrie fut coupé par un boulet de canon. Nous couchâmes ce jour-là i
Lutzen, bourg fameux par la victoire et la mort de Oustavè-Adolphe. Le
vicc-roiy qui était venu par Merseburg, déboucha sur la grande route de
Leipzig à MarkranstAdt ainsi que le maréchal Macdonald ; le général Lau-
riston les suivait à une journée. Le duc de Raguse vint occuper Weissenfeb
que nous avions quitté, et le général Bertrand le suivait a une journée. Le
corps du maréchal était à cheval sur la route directe de Lutzen à Dresde, à
une demi-licuc du quartier impérial. Le lendemain matin vers sept heures,
on entendit une canonnade assez vive, au delà de MarkranstAdt; c'était une
fausse attaque ; mais comme nous n'avions point de cavalerie (excepté
3 000 chevaux de la garde en réserve), on n'était pas bien éclairé sur les
mouvements de Tennemi. L'Empereur monta à cheval à huit heures et se
porta sur la route de Leipzig, jusqu'au delà do MarkranstAdt; toute la garde
suivit le mouvement. On entendit alors une canonnade extrêmement vive du
côté de Lutzen. Le maréchal Ney envoya dire que l'ennemi s'y portait en
force. L'Empereur retourna au grand galop, la garde exécuta le mouvement
rétrograde avec la plus grande précision. A midi, l'affaire devint générale ;
nous avions derrière nous la ville de Lutzen. Le maréchal Ney était au centre,
ayant la garde derrière lui ; à droite était le duc de Raguse, à gauche le ma-
réchal Macdonald et le vice-roi. Un ruisseau assez profond, nommé le Floss-
grabcn, partageait diagonalcment le champ do bataille. Que vous dirai-je,
mon cher Honoré; on se battit de part et d'autre avec un acharnement
extrême ; nos conscrits s'y sont couverts de gloire ; l'Empereur s'est exposé
comme à Marengo ; il a rallié lui-niènic et ramené au combat la division Sou*
ham, qui était au centre et qui a plié plusieurs fois. Jamais je ne le vis si
beau, si animé, si actif; sa présence élcctrisait, enlevait la troupe; tous ces
jeunes gens se jetaient dans le feu en criant : Kt«« VBmpetieur! A six heures
dusoir, la victoire paraissait indécise à nos yeux vulgairaa; mais l'Empereur
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 135
situés tout près du pont, sur la rire gauche. Le lendemain,
l'Empereur fit mine de vouloir passer le fleuve à une lieue
au-dessous, près du village de Priesnitz; il se transporta,
avec tout son état-major, sur le point désigné. Une batte-
rie formidable était placée sur la rive opposée et tirait sans
interruption, quoique notre artillerie ripostât vigoureuse-
ment; mais le terrain ne nous était pas favorable. Le chef
d'escadron d*Hautpoul, ancien officier d'ordonnance de
l'Empereur, y fut grièvement blessé au genou d'un éclat
d obus. L'Empereur lui-même y courut un grand danger :
il avait fait étendre une grande carte sur le sol, et s'était
mis à plat ventre dessus pour l'étudier. Le major genè-
se tourna vers nous en souriant et dit : « La bataille est gagnée. » En effet,
Tennemi fit encore un feu d'artillerie assez vif, mais c'était pour masquer son
mouTement rétrograde; à la chute du jour il était en pleine retraite. Il en-
voya la nuit des Cosaques et des dragons pour inquiéter notre infanterie ;
mais on s'y était attendu, et partout ces messieurs trouvèrent des carrés qui
les reçurent de manière à leur ôter ronvic d'y revenir. Le maréchal ne tarit
point dans Téloge qu'il fait de nos conscrits ; il y en a qui dans l'affaire du
i*' mai ont attendu les Cosaques à trente pas, et, après avoir fait une bonne
décharge, ont chargé dessus en criant hourra^ ce qui a fort dérouté les Co-
saques. Voilà de ces traits réjouissants qui sont propres au soldat français;
tout cela se répand dans l'armée et l'anime beaucoup. Quoique nous n'ayons
ni prisonniers, ni drapeaux, ni canons, le résultat de cette bataille est cepen-
dant des plus importants. Vous comprenez l'effet moral qu'il doit produire,
non seulement dans l'armée, mais dans toute l'Europe. Le prince de Mecklen-
bourg-Strelitz, frère de la feue reine de Prusse, a été tué, et le prince royal
de Prusse blessé. Nous n'avons point perdu de généraux ni d'officiers de
marque. Le maréchal Bessiéres avait été tué la veille, mais il était, comme
on dit, en flâneur, et tout en le plaignant on ne peut s'empêcher de dire
qu'il n'était point à sa place.
Voilà bien assez de bavardages, mon cher Honoré; il me reste à peine
assez de place pour vous assurer de toute mon amitié et pour offrir à ma-
dame votre mère l'hommage de mon respect. Je m'en suis encore tiré sans
une égratignure. Un officier d^ordonnance, qui était près de moi, a reçu dans
la tète une balle qui, sans lui, me revenait de droit. Gourgaud a eu un che-
val tné par un biscaïen; un autre officier d'ordonnance a eu quatre boutons
de sa veste emportés par une balle, et tout cela à la suite de l'Empereur,
qui semble commander aux balles et aux boulets, et qui est dons le feu
comme dans son élément. Pourcroy a été tué par un boulet. J'ai écrit hier à
M"* D...; ayez la bonté de lui envoyer les lignes ci-incluses, pour le cas où
elle n'aurait pas reçu ma lettre. »
136 VIE DE PLANAT.
rai était assis près de lui, et tout le reste à une distance
respectueuse, les yeux fixés sur lui; tout à coup un obus
vient tomber à dix pas derrière lui, s'enfonce et éclate en
le couvrant de terre, ainsi que sa carte. Heureusement,
personne ne fut blessé; les éclats portèrent presque tous
sur une petite baraque de bois, à gauche de TEmpereur^
dans laquelle il n'y avait personne. L'Empereur se releva
en secouant la terre dont il était couvert, et dit gaiement :
« Ces drôles-là n'en font jamais d'autres. » Cependant nous
avions tous frémi du danger qu'il avait couru, et l'on
remarqua que, dans toute cette campagne, l'Empereur s'ex-
posa plus qu'il n'avait jamais fait. Vers le soir, les pon-
tonniers firent passer une compagnie d'infanterie sur l'autre
rive; elle s'y logea sous le feu de la mitraille, et nous
retournâmes à Dresde. Je ne sais plus ce qui se passa sur
ce point; mais le lendemain, l'ennemi ayant évacué Neus-
tadt, on travailla à la reconstruction du grand pont, et les
troupes commencèrent à passer de l'autre côté, se dirigeant
vers la Silésie sur les pas de l'ennemi dans sa retraite, ce
qui confirma l'opinion, déjà répandue dans l'armée, que
TAutriche allait faire cause commune avec nos ennemis.
Nous séjournâmes huit jours à Dresde et nous nous y
trouvâmes parfaitement bien. J'étais logé avec mon général
chez le comte Cerrini, ministre de la guerre, mais nous
mangions au palais, où l'on faisait alors très bonne chère.
J'eus occasion d'y voir la famille royale de Saxe, dont les
manières antiques et cérémonieuses, les mœurs pieuses et
austères contrastaient singulièrement avec celles du grand
quartier général. Toute cette famille était néanmoins chérie
et vénérée, et, ce qui est plus rare, elle méritait de l'être :
surtout le vieux roi de Saxe, dont les vertus méritaient
un traitement bien différent de celui que lui firent les
monarques alliés après la bataille de Leipzig. C'était un
grand vieillard au regard fixe, à la figure calme et sérieuse.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815}. 137
Il marchait en traînant les jambes. La personne la plus
vive et la plus agissante de toute cette famille était la prin-
cesse Thérèse, femme du prince Antoine, aujourd'hui roi
de Saxe. Elle était archiduchesse d'Autriche, borgne, mal
mise, d une laideur effroyable, et pourtant elle ne laissait
pas de plaire. C'était une sœur de l'empereur François. Je
vis aussi avec beaucoup d'intérêt et de curiosité la prin-
cesse Auguste, fille unique du roi. Elle passait alors pour
la plus riche héritière d'Allemagne, et l'on disait qu'elle
avait refusé d'épouser le roi Jérôme de Westphalie. Elle
- avait assurément fort bien fait; mais on prétendait que ce
refus l'empêchait de contracter un autre mariage, et de fait
elle ne s'est jamais mariée. Cette princesse me parut grande
et forte, nullement jolie, mais avec une bonne physio-
- nomie, comme tous les princes de cette famille.
On nous raconta des traits singuliers de l'étiquette sé-
vère de cette cour et des règles constantes et minutieuses, éta-
blies dans l'intérieur de la famille royale. On s'y ennuyait
fort, mais on savait à heure et jour fixes tout ce qu'il y
avait à faire dans le courant de Tannée. On comprend tout
ce que Tétat-major impérial dut porter de trouble et de
dérangement dans les habitudes de cette excellente famille,
d'autant plus que l'Empereur logeait au palais. Les jeunes
princesses, filles du duc Antoine, n'en paraissaient pas très
fâchées et s'amusaient probablement de la diversité des
^figures, de la variété des uniformes et dé tout ce mouve-
. ment si nouveau pour elles. Les jeunes princes, Frédéric
et Jean, étaient sérieux et timides. Ils avaient été élevés
loin du monde et dans les sentiments d'une grande piété.
. On poussait même le scrupule, lorsqu'ils montaient à che-
val, jusqu'à leur faire traverser la ville dans une voiture
fermée de persiennes, afin qu'ils ne vissent point de femmes
dans les rues; des chevaux les attendaient hors de la ville,
et ils faisaient leur promenade, bien escortés, sur quelque
i38 VIE DE PLANAT.
route peu fréquentée; à leur retour, on usait des mënies
précautions pour les ramener au château. Il faut dire
aussi que la famille royale de Saxe est catholique, au mi-
lieu d'une population protestante, et qu'elle était dirigée
par des prêtres ultramontains. On prétend que le duc Max,
frère du roi régnant, étant gravement malade, fit vœu, s'il
en réchappait, d'aller à Rome sur ses genoux. Il en réchappa,
et se trouva fort embarrassé pour accomplir son vcbu; on
écrivit au saint-siège, et les casuistes romains imaginèrent
un singulier expédient. Le pape écrivit au duc Max qu'il
pouvait s'acquitter de son vœu sans sortir de ses appar-
tements, en s'y promenant sur les genoux aussi longtemps
qu'il le faudrait pour la longueur du trajet de Dresde à
Rome; seulement, arrivé au dernier tour, il devait faire
placer devant lui une représentation de l'église de Saint-
Pierre. Cela fut religieusement exécuté. Chaque jour le
prince employait une heure à se traîner sur les genoux en
son appartement, en présence d'un prêtre catholique qui
tenait registre de la distance parcourue. Cette manœuvre
dura plus de deux ans, et le vœu fut accompli à la grande
édification des fidèles. Cette anecdote, qui paraît peu vrai-
semblable, n'aurait pas trouvé place dans mes souvenirs,
si elle ne m'avait été confirmée, depuis, par des princes de
la famille de Bavière, amis et proches parents du doc
Max.
Mais, je le répète, malgré ses travers et ses ridicules,
la famille Albertine de Saxe n'en est pas moins la meil-
leure et la plus respectable de toutes les familles royales
de l'Europe*.
Pendant que nous menions joyeuse vie à Dresde, les diffé-
rents corps de la Grande Armée avaient franchi l'Elbe et
s'avançaient sur Bautzen par Bischofswerda, poussant devant
1. Voir dHns la Correspondance mftme. Lettn datée de Dresde, t3mmi 1813.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 139
eux les Russes et les Prussiens, qui ne s'arrêtèrent qu'à
Bautzen, où il parut qu'ils voulaient livrer bataille. Dès
que l'Empereur en fut averti, il quitta Dresde avec tout son
état-major et arriva devant Bautzen le 19 mai au soir. Il
trouva l'ennemi établi dans cette ville, ayant son armée
déployée à droite et à gauche et son front couvert par la
Sprée. La journée du 20 mai fut employée à le déloger de
ses positions. On y parvint après plusieurs combats meur-
triers, et le soir il ne restait plus aux alliés que les hauteurs
de Kreckwitz, position formidable, d'où ils dominaient
notre ligne et la rompaient en quelque sorte.
Le soir de cette journée, je fus pris d'une violente mi-
graine, chose qui ne m'était jamais arrivée en campagne;
mais les excellents dîners de Dresde m'avaient un peu gâté
Testomac, et le soir, à Bautzen, au lieu du bon vin de France,
auquel nous étions accoutumés, le maître d'hôtel nous donna,
faute de mieux, du vin de Meissen, qui ressemblait assez
à du vinaigre étendu d'eau. Après le dîner, j'éprouvai un
violent mal de tête provenant sans doute de cette détes-
table boisson, et, au lieu d'aller avec mes camarades, j'en-
trai dans le premier hangar que je trouvai et je me jetai
sur la paille, où bientôt mon mal ne fit qu'empirer. J'envi-
sageais avec effroi le lendemain, persuadé que je ne pour-
rais me trouver à la grande bataille et que je deviendrais
la risée de mes camarades qui, tous robustes et bien por*
tants, ne pourraient jamais comprendre qu'une migraine,
comme je les avais alors, pût anéantir toutes les facultés.
Vers minuit, je fus soulagé par d'horribles vomissements
et une sueur abondante, après quoi je m'endormis du plus
profond sommeil. Le lendemain, j'étais guéri, mais si
faible que je pouvais i peine me soutenir. Une fois à cheval
je n'y pensai plus. J'arrivai assez à temps au quartier géné^
rai de l'Empereur pour partir avec tout le cortège. La ba-
taille était engagée depuis longtemps, et les hauteurs de
i40 VIE DE PLANAT.
Kreckwitz n'étaient pas encore emportées, ce qui arrêtait
les progrès de notre gauche. L'Empereur s y porta avec le
maréchal Soult, qui fut chargé d'enlever la position. En
même temps, je fus chargé d aller trouver le général Drouot
qui se portait avec une batterie de 12 de la garde àTextrôme
gauche du maréchal Soult, pour lui annoncer que le mou-
vement allait commencer, et qu'il devait le seconder par
le feu de son artillerie. Le général Drouot prit position et
commença à canonner les retranchements de Kreckwitz.
En retournant au quartier impérial, j'entendis un feu très
vif, et quand je rejoignis l'Empereur, la position était
iîmportée. Je regrettai de n'avoir pu être témoin de ce beau
fait d'armes, qui fut très glorieux pour le maréchal Soult;
mais le terrain que je venais de parcourir était tellement
entrecoupé de collines, de ravins et de bouquets de bois
que je ne pouvais rien voir au delà de quelques cents pas.
L'Empereur, après cette affaire, ayant rectifié sa ligne
de bataille et lancé son aile droite, revint au centre sur
un mamelon, où il demeura tout le reste de la journée.
Cette hauteur dominait la plaine de Wurschen, où l'armée
ennemie s'était retranchée par une longue suite de redoutes.
L'œil embrassait ainsi tout le champ de bataille; l'action
principale paraissait engagée sur notre droite, et l'ennemi
y portait une grande partie de ses forces. C'était ce que voulait
l'Empereur, qui avait détaché de notre gauche, et assez loin
de la ligne principale, le maréchal Ney dans la direction de
Klitz et de Preititz, afin de déborder la droite de l'ennemi
et le forcer ainsi à abandonner ses retranchements. Vers
une heure, le feu de mousqueterie se ralentit, et on n'en-
tendait presque plus que la canonnade. L'Empereur, voyant
que tout allait suivant ses désirs, demanda son matelas
pour se reposer pendant une heure ; on lui apporta un ma-
telas de cuir que portait un mulet de bat, derrière son es-
corte ; l'Empereur s'y étendit et ne tarda pas à s'endormir
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 141
au bruit de la canonnade ; chacun de nous mit alors pied à
terre, et, passant au bras la bride de son cheval, se coucha
sur le sol et s'endormit à Timitation du maître. A deux
heures, nous fûmes réveillés par la voix perçante du grand
écuyer, criant : « Messieurs, à cheval ! » L'Empereur était
déjà debout, observant avec sa longue-vue, appuyée sur
Tépaule du page de service, ce qui se passait sur le champ
de bataille. Bientôt il se tourna vers nous d'un air joyeux
en disant : « Ney a fait son mouvement, la bataille est
gagnée. »
Un moment après, il m'envoya au bas du mamelon, de-
mander un rapport au duc de Trévise, qui était dans la
plaine avec deux divisions de jeune garde, faisant face à la
dernière redoute de droite du camp ennemi, devenue alors
le point principal de l'action.
Je vins rendre compte à l'Empereur. Après plusieurs
questions auxquelles je pus répondre, l'Empereur me dit :
« Et l'ennemi, a-t-il tout à fait abandonné la redoute? »
Au lieu de lui faire une réponse adroite, comme n'auraient
pas manqué de le faire la plupart des officiers de son état-
major, je lui dis tout naïvement : « Je ne sais pas, Sire. »
Il leva les épaules en disant : <( C'est précisément ce qu'il
fallait savoir. » On peut juger si je fus mortifié de ce com-
pliment.
L'Empereur, voyant les feux éteints du côté de la redoute,
descendit dans la plaine et vint trouver le duc de Trévise ;
il lui dit : « Eh bien, vos jeunes gens ont fait bonne con-
tenance?— Oui, Sire; mais cela nous coûte un peu cher. »
En effet, ces troupes étaient restées pendant plus d'une
heure l'arme au bras, exposées au feu de l'artillerie en-
nemie. L'Empereur continua sa route tranquillement jus-
qu'à Wurschen, où il établit son quartier général, après
avoir donné ordre de poursuivre l'ennemi, qui se retira en
deux colonnes sur Reichenbach. Le lendemain, 22, on se
142 VIE DE PLANAT.
remit en mou veinent dans la direction de Reichenbach, où
il y eut un combat assez remarquable, et surtout des
charges de cavalerie, que nous distinguâmes parfaiteoient
du haut des collines qui dominent la plaine de Reichen-
bach. L'Empereur était tout à fait à Tavant-garde, ce qui
mécontentait les vieux généraux, qui voyaient devant eux
des masses considérables de cavalerie ennemie, et qui sa-
vaient notre infanterie à plus d'une lieue en arrière. Ils
craignaient que TEmpereur ne fût enlevé dans quelque
charge à fond de la belle et nombreuse cavalerie russe et
prussienne. Deux escadrons de service, dont un de grenadiers
à cheval et un de chasseurs de la garde, accompagnaient
toujours l'Empereur dans tous ses mouvements sur le champ
de bataille, et se tenaient à une certaine distance de son
groupe. L'Empereur, voyant sa cavalerie plier dans une
charge, commandée par le jeune général Bruyère, m'en-
voya an grand galop vers le général Walter pour lui or-
donner de se porter au secours du général Bruyère avec les
deux escadrons de service. Le général Walter ne me répon-
dit pas; je lui répétai l'ordre que j'avais reçu de l'Empereur;
il me répondit d'un air de bouledogue : « C'est bon ! » et ne
bougea pas. L'Empereur, irrité de son inaction, y envoya
le général Flahault; il ne bougea pas davantage, et se con-
tenta de dire à ce général : « Si je désobéis à l'Empereur,
il peut me faire fusiller. » Durant ces allées et venues,
Tarrière-garde ennemie s'était retirée ; l'Empereur continua
de se porter en avant, et je ne sache pas que l'entêtement
du général Walter ait eu de mauvaises suites. L'Empereur
était trop juste pour ne pas sentir que Walter avait eu
raison.
Cette journée, qui s'était passée si gaiement, fut terminée
de la manière la plus triste et la plus inattendue. Vers
huit heures du soir, l'Empereur, animé à la poursuite de
l'ennemi, se porta avec tout son groupe jusqu'au village de
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 143
Markransdorf, qui était encore occupé par nos tirailleurs ,
et, par conséquent, à quelques centaines de pas de Tarrière-
garde russe. Le canon ennemi ne tirait plus depuis plus
d*une heure; en ce moment un coup de canon, le dernier
qui fut tiré de toute la journée, partit d'une colline en pain
de sucre, située vis-à-vis de nous, appelée le Landskron.
Le boulet vint tomber à trente pas derrière TEmpereur, tua
le général Kirgener et emporta la hanche du maréchal
Duroc. Nous étions à dix pas de là, Canou ville et moi. Nos
chevaux, échaujBTés, fatigués et altérés, étaient entrés dans
le ruisseau qui coule au bas de Markransdorf et essayaient
de s'y rafraîchir la bouche. Un coup sourd nous fit porter
en même temps les yeux sur la route, où nous vîmes le
maréchal Duroc qu'on emportait dans une maison du vil-
lage. L'Empereur, apprenant ce funeste événement, tourna
bride et rentra dans le viUage pour voir et consoler le ma-
réchal Duroc, qui depuis longtemps était pour lui un ami.
Sa figure était décomposée et portait l'empreinte d'une pro-
fonde douleur. Nous rentrâmes tous, à l'exception du grand
écuyer, au quartier général, en arrière du village de Mar-
kransdorf, où l'Empereur avait fait dresser sa tente. Le
maréchal Duroc vécut encore dou2e heures dans les plus
atroces souffrances. C'était un homme robuste , bien con-
stitué, et marqué pour vivre longtemps. Sa mort, suivant
de si près celle du général Bessières, autre ami de l'Empe-
reur, parut à toute l'armée d'un funeste présage. On se
rappelait le divorce et les prédictions qui se firent alors :
que TEmpereur, en renvoyant l'impératrice Joséphine, per-
dait sa bonne étoile, et qu'à dater de ce moment sa fortune
décroîtrait. D'ailleurs les désastres de la campagne de
Russie étaient tout récents et impressionnaient encore la
tète de l'armée. C'est alors qu'on entendit ces mots, sou-
vent répétés dans le cours de cette campagne : « Quand
cela finira-t-il ? Où l'Empereur s'arrëtera-t-il ? Il faut faire
144 VIE DE PLANAT.
la paix à tout prix. » Les généraux que TEmpereur avait
le plus comblés de faveur et gorgés de richesses n'étaient
pas les derniers à tenir ce langage , et, par les états-majors
qui les entouraient, ces idées descendaient de proche en
proche parmi tous les officiers; mais jamais elles n'attei-
gnirent le soldat, plus sensible que ses chefs à la voix de
l'honneur et du devoir, dont il parle beaucoup moins
qu'eux.
Le lendemain, 23 mai, nous arrivâmes à Gorlitz, où
l'ennemi avait fait une assez vive résistance. En passant
sur la place où les troupes d'avant-garde avaient établi un
poste, je vis quelques prisonniers prussiens, et parmi eux
un sous-officier dont la contenance fière et dédaigneuse me
frappa; ces prisonniers n'étaient nullement abattus ni dé-
couragés, et semblaient exprimer, par leurs regards et leurs
sourires, que, malgré nos efforts, l'Allemagne serait bientôt
délivrée.
Il m'arriva à Gorlitz un grand malheur pour un officier
aussi pauvre que je l'étais, car la campagne de Russie
m'avait complètement ruiné. Un de mes deux chevaux
devint fourbu, et quoique je lui fisse administrer sur-le-
champ les remèdes nécessaires, il me parut que je ne pou-
vais plus m'en servir de toute la campagne, et qu'il fallait
songer à en acheter un autre; mais je n'avais pas le pre-
mier sou pour faire cette acquisition. Un événement inat-
tendu et très heureux pour moi sous tous les rapports" vint
bientôt me tirer d'embarras.
L'Empereur, poursuivant ses avantages, avait poussé
son avant-garde jusqu'aux portes de Breslau et débloqué
Glogau, lorsque, le 29, un aide de camp de l'Empereur de
Russie se présenta aux avant-postes, pour demander de la
part de l'Empereur Alexandre un armistice. Gomme les deux
partis en avaient un égal besoin, l'armistice fut bientôt
conclu à Pleiswitz, ville de la Silésie prussienne (à deux
DEUXIÈME PARTIE (1812 A i815). 145
lieues en avant de Neumark), où était le quartier impérial.
Le lendemain, le prince de Neuchàtel, major général de
Tarmée, m'envoya de la part de l'Empereur Tordre de par-
tir pour Dantzig, afin d'y porter au général Rapp la nou-
velle de Tarmistice et des conditions qui le concernaient.
A cet ordre était jointe une instruction sommaire, d'après
laquelle je devais me rendre d'abord à Neumark pour y
attendre un aide de camp de Tempereur Alexandre, chargé
de porter la même nouvelle au commandant du corps de
blocus devant Dantzig. Je devais faire route avec cet offi-
cier. J'étais occupé à faire mes préparatifs de départ, lors-
qu'on vint m'avertir que l'Empereur me demandait. Je me
rendis avec joie à cet ordre. Dès que je fus entré dans son
cabinet, il me dit : « Vous allez partir pour Dantzig pour
porter au général Rapp l'armistice; les Russes sont tenus
de ravitailler la garnison, et vous ne quitterez Dantzig
qu'après avoir vu commencer l'exécution du ravitaillement.
Vous informerez le général Rapp de tout ce qui s'est passé
depuis l'ouverture de la campagne, et vous lui ferez con-
naître la situation. Pendant que vous serez à Dantzig, vous
vous ferez rendre compte des ressources existant dans la
place, tant en vivres qu'en munitions de guerre, argent en
caisse, etc., etc. Vous passerez en revue la garnison, dont
je veux connaître le chiffre exact : combien d'hommes sous
les armes, combien dans les hôpitaux, etc. Vous ne pren-
drez aucune note écrite; car je connais les Russes, ils sont
capables de vous faire assassiner pour avoir vos dépêches.
Le général Rapp devra vous dire combien de jours il peut
encore tenir. »
Voilà tout ce que ma mémoire me fournit, après trente-
sept années, de ces instructions verbales.
L'Empereur quitta Pleiswitz le même soir. Le trésorier
du quartier impérial me compta cent napoléons d'or pour
mes frais de route, et je me rendis à Neumark; j'y restai
10
146 VIE DE PLANAT.
avec le général Flahaut, qui était chargé de régler la ligne
de démarcation des deux armées pendant la durée de lar-
mistice. J'attendis près de cinq jours l'arrivée de l'officier
russe, et je fus heureux, pendant ces jours d un mortel
ennui, de trouver mon camarade Ravignan, aide de camp
du général Flahaut. C'était un garçon d'esprit et de bon
sens que j'aimais beaucoup. Nous rendîmes quelques visites
aux deux officiers russes de notre grade qui étaient à Neu-
marck; nous les trouvâmes fort polis; ils étaient, disaient*
ils, très amis des Français et désiraient beaucoup la paix.
Je fus aussi voir lofficier qui commandait le détachement
des Cosaques. Je le trouvai dans sa chambre, assis devant
un grand bol de punch, dans lequel il avait largement puisé,
à en juger par sa physionomie. Je savais assez de russe
pour lui dire l'objet de ma visite; il se leva en chancelant,
et comme les gens du Nord ont le vin très tendre, il m'em-
brassa et me serra à m'étoufTer, après quoi il me dit :
Golova houUit (la tète me fait mal), et se jeta sur son lit,
où il s'endormit. Je sortis doucement pour ne pas l'éveiller,
et vins raconter cette histoire au général Flahaut et à Ra*
vignan, qui en rirent comme on peut bien s'imaginer*.
La ville de Breslau se trouvant dans le terrain neutre, il
me prit fantaisie d'y aller avec Ravignan et un autre officier
qui était venu porter des ordres à Neumark. Après avoir
parcouru la ville, nous entrâmes dans une auberge pour
nous rafraîchir. Nous y trouvâmes cinq à six officiers prus*
siens attablés, qui firent une vilaine grimace en nous voyant
entrer; nous n'y fîmes nulle attention et nous nous mîmes
à boire et à deviser. Alors les Prussiens se mirent à parler
entre eux, en disant, comme de raison, beaucoup de mal des
Français. Cela m'échauffa les oreilles; je me levai en leur
disant en allemand : « Messieurs, je vous préviens que je
1. Voir Correspondance intime. Lettre datée de Neumark, 13 juin 1813.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 147
comprends tout ce que vous dites. » Ils se turent alors, et le
plus âgé d'entre eux vint à notre table avec beaucoup de
politesse : « Messieurs, nous dit-il en bon français, il faut
excuser des jeunes gens qui ont la tête un peu montée. »
L'affaire n'eut pas d'autre suite.
L'officier, qui devait aller avec moi au corps de blocus,
arriva enfin le 15 juin. C'était un officier d'ordonnance de
l'empereur Alexandre. Il se nommait le colonel baron de
Wolzogen, et était Saxon de naissance; il pouvait avoir
cinquante-quatre ans, ce qui me parut un peu mûr pour
son emploi. Il était gros et court, avec une figure blafarde,
un œil furetant et une physionomie paperassière ; sans son
uniforme on l'aurait pris volontiers pour un bailli ou bourg*
mestre allemand. Il avait une petite calèche à deux che-
vaux, dans laquelle je m'installai avec lui. Je n'avais pour
tout bagage qu'un de ces petits portemanteaux appelés
boudins, dans lequel étaient pourtant les journaux et les
dépêches que m'avait remis le prince de Neuchâtel. Nous
quittâmes Neumark sur-le-champ, et traversâmes en poste
toute la partie de la Pologne appelée autrefois le grand-
duché de Varsovie. J'examinais chemin faisant la physio-
nomie des habitants; elle exprimait une curiosité mêlée
de joie, à l'aspect de l'uniforme français; mais mon com-
pagnon de voyage me surveillait avec tant de soin qu'il
n'y avait pas moyen d'échanger même un signe avec eux.
Pourtant j'échappai à cette surveillance trois ou quatre fois
pendant ce voyage, soit en prétextant un besçin, soit en
profitant du temps qu'il mettait lui-même â en satisfaire.
Alors le maître de poste ou le gentilhomme présent venait
me serrer la main, et me demander furtivement : « Ver-
rons-nous bientôt l'Empereur? — Je l'espère. — Où est-il?
— A Dresde. — Et larmée? — En Silésie. » Ces mots
rapidement échangés, chacun redevenait muet et immobile.
Dans quelques fermes et maisons de paysans, on me
148 VIE DE PLANAT.
montra plusieurs prisonniers français que les habitants
avaient recueillis, et n'avaient pas voulu livrer aux Russes,
malgré les peines sévères portées contre ces généreux rece-
leurs. Je distribuai quelques napoléons à ceux que je
pus approcher, et leur donnai un espoir de'prochaine déli-
vrance que je n'avais pas moi-môme, car je prévoyais dès
lors tous les malheurs de la campagne.
Au sujet de ces petites distributions de secours que je
Taisais sur la route, il m'arriva, vingt-cinq ans après, une
aventure singulière que je veux raconter ici. Vers i838«
étant établi à Paris et marié depuis six ans, je vis arriver
chez moi un certain M. Ghédeville, se disant négociant
établi à Alençon, qui débuta par me faire les plus grandes
protestations de reconnaissance. Je m'en montrai fort sur-
pris, et il me dit alors, qu'étant prisonnier et malade à
l'hôpital de Bromberg, lorsque je traversai cette ville pour
me rendre à Dantzig, je l'avais aperçu à la porte de l'hôpi-
tal et que, le reconnaissant pour un prisonnier français, je
lui avais glissé dans la main cinq napoléons; qu'à son re-
tour en France, il s'était empressé de rembourser cette
somme à ma famille, se réservant de trouver un jour l'oc-
casion de venir me témoigner toute sa reconnaissance. Je
lui dis, ce qui était vrai, que je n'avais absolument aucun
souvenir de cette rencontre, et que je pensais qu'il se trom-
pait. Après cinq minutes de conversation, lui toujours
insistant et moi me défendant, il tira de sa poche un prix
courant de. vins, disant qu'il venait d'établir une maison
de commerce de vins à Paris, et qu'il serait très heureux
de pouvoir m'en fournir; que je pouvais compter qu'il me
servirait avec un soin tout particulier. Je le congédiai poli-
ment sans rien conclure; mais lorsqu'il revint, je fis dire
que je n'y étais pas et depuis oncques ne l'ai revu. J ad-
mirai cet ingénieux moyen de produire sa marchandise, et
cependant une chose me paraissait inexplicable : comment
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 149
avait-il su que j'avais été à Dantzig, et que j'avais distribué
de l'argent sur la route ?
Nous avions passé deux nuits en voiture, et, vers la fin
de la seconde, comme nous approchions de Dantzig, nous
arrivâmes sur un point où le chemin côtoie la Yistule.
Mon compagnon dormait profondément, je faisais comme
lui et le postillon dormait sur sa selle ; mais les chevaux,
qui ne dormaient pas et qui avaient soif, s'en furent droit
à la Vistule, où ils nous versèrent bel et bien dans un en-
droit qui, heureusement, n'était pas très profond. Je
faillis cependant y être noyé; la voiture avait versé de
mon côté, et mon gros compagnon de voyage, réveillé en
sursaut, se débattait en m'écrasant de son poids. Je fis un
effort pour le pousser hors de Ja voiture, tout en avalant
quelques gorgées d'eau et, étendant mon bras pour me
cramponner quelque part, je rencontrai un petit carreau
de vitre qui me mit la main tout en sang. Nous nous ti-
râmes cependant de ce mauvais pas, mais il fallut bien s'ar-
rôter à la poste pour sécher mes habits, car j'étais trempé
de la tète aux pieds, et n*avais point dans mon bagage de
quoi changer. On m'alluma un grand feu devant lequel je
fis sécher mes habits, et le maître de poste m'ayant prêté
une chemise et un pantalon, nous déjeunâmes gaiement,
le colonel Wolzogen et moi, en riant de notre mésaven-
ture.
Deux heures après, nous arrivâmes au quartier général
du duc Alexandre de Wurtemberg qui commandait le corps
de blocus. Mon compagnon de voyage fut tout de suite
introduit chez Son Altesse, et je restai, en. attendant mon
tour, avec les aides de camp que je trouvai, selon l'usage,
établis autour d'une table chargée d'un bol de punch. Ce
n'était pas assurément la fleur des officiers de l'armée
russe. Il y avait entre autres un petit crapaud comme on
n en voit qu'en Russie, avec de petits yeux, un nez épaté et
150 VIE DE PLANAT.
une bouche fendue jusqu'aux oreilles. II sortait sans doute
de Técole militaire, et se donnait des airs de matamore et
de mauvais sujet tout à fait divertissants. Il affectait sur-
tout de ne pas parler français. Son camarade au contraire
était poli jusqu'à l'humilité. Il se nommait Glasenap, et je
ne sais pourquoi ses camarades lui avaient donné le surnom
de « cul-de-poule ». On m'offrit un verre de punch que je ne
voulus pas refuser, par politesse, et que je feignis de porter
à mes lèvres, malgré le dégoût que m'inspirait la saleté
des verres et de toute la chambre; ce que voyant, le petit
crapaud se versa un grand verre de punch en s'écriant,
avec ce mot russe qu'on ne peut répéter : « Ya soldat iebit
twonia Mate. » Ce qu'on pourrait traduire en français : Sa-
cré nom de Dieu, je suis soldat, — voulant dire qu'il
n'y avait que les bons soldats qui savaient boire. Je me
contentai de lui rire au nez, en quoi je fus secondé par
Glasenap.
On vint me dire alors que le duc me demandait. Je
montai à son cabinet, dont la porte était gardée par deux
Cosaques, ayant le sabre nu, ce qui me parut bien ridicule.
Je trouvai un grand et gros vieillard, ressemblant à tous
les princes de Wurtemberg, mais avec une physionomie
moins mauvaise que celle du roi actuel ou du prince Paul,
qui sont ses neveux. Il avait une énorme loupe au front, et
comme il n'avait pas lair de s'en douter en parlant, cela
donnait envie de rire. Il fut d'une politesse extrême, et me
débita une foule de lieux communs sur les malheurs de la
guerre et sur le désir sincère qu'avait l'empereur Alexandre
de faire la paix. Après quoi, il me dit : « Je vais vous faire
conduire aux avant-postes français à vos risques et périls,
car depuis quinze jours le général Rapp reçoit tous mes
parlementaires à coups de fusil. » Ensuite il me recon-
duisit jusqu'à la porte de son cabinet. Je retrouvai la ca-
lèche en bas qui m'attendait, mais je ne revis point le
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 151
colonel Wolzogen. Je partis seul et je m acheminai vers
les murs de Dantzig*
Arrivé à une petite portée de canon de cette place , un
coup de fusil partit du rempart. Alors je fis arrêter la voi-
ture, je montai sur le siège du cocher et, agitant un mou-
choir en Tair, je me plaçai de telle sorte qu'on pût bien
reconnaître Tuniforme français. Quelques minutés après,
je vis sortir quelques hommes de la place, et je continuai
à m'avancer lentement vers eux. Ces hommes étaient com-
mandés par un lieutenant qui m'introduisit dans Dantzig.
Déjà le bruit de mon arrivée s'était répandu dans la ville,
et je trouvai sur mon passage une foule de militaires de tout
grade dont les regards, à la fois inquiets et joyeux, sem-
blaient m'interroger. Arrivé chez le général Rapp, on me
conduisit à une chambre où je trouvai un valet de pied
pour me servir; après m'être un peu nettoyé, je tirai mes
dépèches de mon portemanteau et je descendis chez le gé-
néral Rapp qui m'attendait avec impatience. L'entrevue
fut longue et bien remplie. Il avait tant de choses à me
demander, et moi tant à lui raconter !
Au bout d'une heure et demie, il me congédia pour lire
ses dépèches, et je remontai dans ma chambre, trompant
peut-être l'attente de beaucoup d'officiers qui s'étaient
réunis dans le salon. Mais j'avais mal à la tête, et j'étais
un peu rompu par suite d'un voyage où je n'avais dormi
que juste le temps nécessaire pour me faire jet^r dans la
Vistule ; car je n'ai jamais eu cette précieuse faculté de
dormir en voiture, que mon compagnon de voyage possér^
dait au plus haut degré.
Vers six heures, on m'invita à descendre pour dîner. Je
trouvai une foule d'officiers de tout genre, dont plusieurs
étaient mes camarades, entre autres d'Arenberg, officier
d'ordonnance de l'Empereur, qui avait eu les doigts gelés
en Russie et était resté malade à Dantzig pendant la re-
152 VIE DE PLANAT.
traite; je pense que c'est le duc d'Arenherg d'aujourd'hui.
Je vis aussi Marmier et l'excellent Turkheim, tous deux
aides de camp du général Rapp. Le dîner était à peu près
de vingt couverts; car, pour fôter mon arrivée, le général
Rapp avait invité tous les généraux et plusieurs chefs de
service. Je trouvai la chère excellente pour une place où
Ton disait que les vivres manquaient. Le général Rapp me
dit : « Comment avez- vous trouvé ce bœuf à la mode?
— Excellent, » lui répondis-je, et cela était vrai. 11 se mit à
rire en disant : « Eh bien, c*est du cheval, et depuis huit
jours nous n'avons pas d'autre viande. » Mais il faut dire
qu'il avait un cuisinier de l'Empereur, si habile, que la
sauce faisait passer le poisson. Après le diner, je fus pressé
et entouré par toute l'assistance, et obligé de raconter de
nouveau ce que j'avais déjà narré au général Rapp. Puis
vinrent les questions, les demandes de nouvelles de tel ou
tel officier; c'était à n'en plus finir. Quand je me retirai,
j'en avais la langue et le gosier secs, je méritais bien le
verre d'eau sucrée parlementaire. Aussi me fut-il apporté
par un valet de pied de l'Empereur que j'avais vu souvent
à Moscou. Il me reconnut tout d'abord, et me demanda des
nouvelles de l'Empereur et de toute sa maison. Il se nom-
mait l'Espérance et avait un grand attachement pour l'Em-
pereur; il me dit qu'il serait bien heureux s'il pouvait
aller avec moi pour le rejoindre, et qu'il pensait que cela
ne ferait pas de difficulté, puisqu'il n'était pas combattant.
Je lui promis d'en parler au général Rapp, ce que je fis
deux jours après ; mais le général n'y voulut pas consentir,
disant : « D'abord, je ne veux rien demander au duc de
Wurtemberg, qui est un animal, et puis je craindrais que
cela ne fît un mauvais effet sur le soldat, qui n'est que trop
porté à jalouser les* domestiques. »
Pendant les six jours que je passai à Dantzîg, le général
me fit passer la revue des troupes, qui avaient une belle
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 153
contenance. 11 me donna ensuite des officiers pour visiter
Tarsenal, les magasins de vivres et de munitions, les hôpi-
taux et tous les établissements militaires. Je pris partout
des notes, que j*avais soin d'apprendre par cœur tous les
soirs avant de me coucher, après les avoir classées dans un
ordre méthodique. Je les brûlai avant de quitter Dantzig,
voulant me conformer strictement aux instructions de
l'Empereur; et, s'il faut dire la vérité, je n'ai jamais com-
pris pourquoi l'Empereur m'avait défendu de rien écrire,
puisque j'étais porteur de ses dépêches en allant, et de
celles du général Rapp en revenant.
Le général Rapp m'emmena un jour chez sa maîtresse,
et quoique je ne sois pas puritain, cela me parut assez peu
convenable ; mais, malgré la haute position qu'occupait le
général Rapp, il avait toujours conservé les allures d'un
officier de hussards. Du reste, cette maîtresse était une
demoiselle de Dantzig très bien élevée et d'une charmante
figure. Nous prîmes le thé chez elle; elle joua du piano et
soutint très bien la conversation. Le général Rapp lui
témoignait beaucoup de tendresse, peut-être plus qu'il ne
fallait de vaut un tiers; mais elle ne répondait à ses empres-
sements qu'avec beaucoup de réserve et de modestie.
Il n'était pas difficile de reconnaître que le général Rapp
était inquiet de la situation de la France, mais surtout de
la sienne propre. Il m'emmenait souvent dans son jardin,
et là, il me faisait part de ses appréhensions. Au fond, je
les partageais ; mais cependant je lui témoignais toujours
beaucoup de confiance dans la fortune et le génie de l'Em-
pereur. Il me dit un jour : « Mais si l'Empereur est ren-
versé, que deviendrons-nous? » Je lui dis moitié riant :
« Eh bien, mon général, nous tomberons avec lui; nous
serons en bonne compagnie. » Cette perspective ne me
parut pas du tout de son goût, et il changea de conversa-
tion. Dans ces entretiens, il me raconta tous les faits
154 VIE DE PLANAT.
d'armes glorieux de la garnison de Dantzig, que j'écoutai
avec un plaisir et un intérêt extrêmes, me proposant de les
rapporter à l'Empereur. Je me dispenserai de les retracer
ici, parce qu'ils sont consignés dans plusieurs relations et
histoires militaires. Je ne veux en mentionner qu'un seul,
qui ne se trouve nulle part, et qui est un trait de plus à
ajouter à cette gaieté qui n'abandonne jamais le soldat
français.
L'ennemi avait inondé Dantzig de proclamations rem-
plies de mensonges sur les événements de la guerre, et de
menaces contre les officiers et les soldats de la Confédéra-
tion du Rhin qui se trouvaient dans la place. Les soldats
réunirent toutes ces proclamations, et vinrent trouver le
colonel Chambure, connu pour être un crrf/ie; ils le prièrent
de les mener aux avant-postes et qu'ils voulaient faire
voir à Tennemi le cas qu'ils faisaient de ses proclamations.
Le colonel Chambure, ayant obtenu la permission du géné-
ral Rapp, sortit de Dantzig avec quinze cents hommes,
tant infanterie que cavalerie. Après avoir repoussé les
avant-postes ennemis, les fantassins se mirent en ligne, et,
protégés par la cavalerie qui tiraillait toujours, chacun tira
sa proclamation de sa poche, la posa par terre et... Après
cette espièglerie, le détachement rentra joyeusement en
ville, pensant à la mine que ferait l'ennemi lorsqu'il vien-
drait reprendre sa position.
Après avoir assisté à la première distribution de vivres
pour le ravitaillement de la place, je fis mes préparatifs
de départ. Mais, au moment de fermer mon portemanteau,
on m'apporta une corbeille remplie de lettres, au nombre
d environ six cents. Il y avait, avec les dépêches que me
donna le général Rapp, de quoi remplir amplement mon
portemanteau. Je me décidai donc à laisser tous mes
effets à Dantzig, regardant, comme une chose sacrée, d'em-
porter, à leur place, des trésors de consolation pour bien
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 153
des familles. Je confiai tout mon petit bagage à mon ami
Turkheim, en le priant de me le renvoyer par les avant-
postes russes, dès qu'il pourrait penser que je serais arrivé
à Dresde; mais je n'espérais guère le revoir, et en effet,
huit jours après mon arrivée à Dresde, je reçus une lettre
de Turkheim qui devait accompagner mes effets. Sa lettre
me fut envoyée sans retard des avant-postes russes, mais
quant au reste, je n'en revis jamais rien. Il y avait un seul
objet que je regrettai beaucoup : c'était un charmant petit
nécessaire à barbe, garni en argent, qui m'avait été donné
par ma sœur Joséphine et qui m'était extrêmement utile.
Je retrouvai au quartier général du duc de Wurtemberg
le colonel Wolzogen, qui m'attendait depuis plusieurs jours.
Je fus prendre congé de Son Altesse royale, qui me répéta
les mêmes fariboles qu'à mon premier passage, après quoi,
nous nous mîmes en route et arrivâmes à Neumark le
troisième jour, sans que notre voyage ait été marqué par
aucun incident. Seulement, durant le trajet, le colonel Wol-
zogen essaya, par d'adroites insinuations, d'ébranler ma
fidélité, en me représentant que, selon toute apparence,
l'Empereur Napoléon était perdu et que le sort le plus mal-
heureux attendait ceux qui seraient dévoués à sa cause. Je
coupai court à ses attaques détournées en lui disant :
(c Mon cher colonel, les chances de la guerre sont diverses.
J'ai confiance dans le génie de l'Empereur; mais, quel que
soit son sort, je lui ai juré fidélité et lui serai fidèle jus-
qu'à la mort. »
Quand j'arrivai à Dresde, je trouvai l'Empereur établi
dans le palais Marcolini, belle villa, située dans le faubourg
Friederichstadt. Il était environ trois heures et demie;
l'Empereur se promenait dans le jardin avec le prince de
Neuchfttel. Dès qu'il sut que j'étais arrivé, il me fit appeler
et je fus lui remettre mes dépêches; il les donna au prince
de Neuchfttel en lui disant : « Allez lire cela. » Puis il me
156 VIE DE PLANAT.
retint, toujours en se promenant de long en large, et me
fit raconter dans le plus grand détail tout ce que j'avais vu
et entendu à Dantzig. J'étais plein de mon sujet et très
animé, en sorte que je ne laissai pas tarir un momentl'en-
tretien. Il en parut très satisfait et témoignait par des excla-
mations son admiration pour la garnison de Dantzig, dont
je lui racontai les glorieux faits d'armes; je n'oubliai même
pas l'histoire du colonel Chambure, qui le fit beaucoup
rire. J'étais là depuis deux heures, lorsqu'on vint lui annon-
cer que le dîner l'attendait; il me dit : « Venez avec moi;
vous me conterez pendant que je dtnerai. » En rentrant, il
trouva le major général qui l'attendait; ils s'assirent à une
table et se mirent à diner. Il continua ses demandes et je
sentis que mon feu était complètement éteint. En voyant ce
bon dîner, je me ressouvins que j'avais faim, et en voyant
ces deux hommes tranquillement assis, je sentis que j'étais
fatigué. L'Empereur remarqua mon air languissant et me
congédia en me disant avec un sourire gracieux : « Vous
êtes fatigué, allez vous reposer. »
Quand j'entrai dans le salon de service, je fus entouré,
pressé et félicité par tous ceux qui étaient là. Chacun me
disait un mot, et tous étaient restés collés aux vitres des
fenêtres qui donnaient sur le jardin, pendant tout le temps
qu'avait duré ma promenade avec l'Empereur. On m'ap-
prit que, pendant mon absence, j'avais été nommé légion-
naire sur la demande du grand écuyer; ce fut Résigny qui
me l'apprit en m'embrassant. Cet excellent garçon, aide de
camp du duc de Plaisance, avait pour moi la plus tendre
amitié; il me dit : « Si le duc de Vicence n'avait pas pensé
à toi, tu n'aurais rien eu; car tu as toujours le bonheur
d'avoir des généraux qui ne demandent rien pour leurs
aides de camp. » Tout le monde s'étonnait de la longueur
de mon entretien avec l'Empereur et du sans-gêne de ma
contenance pendant toute celle promenade. 11 est vrai que,
DEUXIÈME PARTIE (1812 A I81o). 157
dans la chaleur de ma narration, j*a vais totalement oublié
les attitudes de respect et d'humilité en usage à la cour vis-
à-vis du maître. On alla ensuite se mettre à table, à ma
grande satisfaction, et là les questions et les interpella-
tions recommencèrent comme à Dantzig. Mais je demandai
grâce, afin de pouvoir manger tranquillement, promettant
de satisfaire toutes les curiosités après le dîner. Le lende-
main, le major général me donna Tordre de faire mon rap-
port par écrit à TEmpereur. Il me fallut donc passer encore
deux ou trois heures à écrire ce que je lui avais raconté,
en y ajoutant quelques chiflres que ma mémoire plus repo-
sée put me fournir. Ce rapport fut sans doute très impar-
fait, comparé à ceux que l'Empereur avait reçus du géné-
ral Rapp, et je le fis avec d'autant moins de plaisir qu'il
me paraissait inutile; mais l'Empereur voulait toujours un
contrôle en toute chose, afin de pouvoir mieux juger par la
comparaison tout ce qui lui était présenté sur une même
affaire.
Quelques jours après, on publia un bulletin sur la situa-
tion de Dantzig qui commençait par ces mots : « Le capi-
taine Planât, officier d'état-major, etc., etc. » Comme je
n'étais que lieutenant, mes camarades me dirent tout de
suite : « Puisque l'Empereur vous désigne dans un bulletin
comme capitaine, cela équivaut à une nomination; allez
donc bien vite trouver le major général et vous êtes sûr de
l'obtenir. » Mais je me trouvais déjà si bien récompensé
par la décoration de la Légion d'honneur que j'eus honte
de profiter de la méprise du bulletin; cela me semblait
une escroquerie. Résigny surtout se fâcha contre moi, trou-
vant que ma délicatesse était de la bêtise, et je conviens
aujourd'hui qu'il avait raison.
Le lendemain, le général Drouot, qui était très sobre
d'éloges et de paroles, me dit : « L'Empereur a été content
de la manière dont vous avez rempli votre mission; il m'a
158 VIE DE PLANAT,
dit ce matin : « Vous avez un aide de camp intelligent; il
fera son chemin. » A mes yeux, un tel mot de l'Empereur
valait mieux qu'un grade, qui, du reste, me fut accordé
trois mois plus tard \
Tout le mois de juillet se passa sans incident remar-
quable. L'Empereur avait à pourvoir au remplacement du
maréchal Duroc ; il hésita quelque temps entre le général
Drouot et le général Bertrand, et se décida enfin pour ce
dernier. Je dis à cette occasion au général Drouot : u Ma
foi, mon général, je vous félicite de n'avoir pas été nommé
grand maréchal. — Pourquoi donc? — Parce que, selon
moi, c'est un emploi qui tient toujours un peu de la domes-
ticité. » Le général Drouot me répondit avec sévérité : « Il
ne faut pas parler ainsi quand il s'agit du service de l'Em-
pereur; tout emploi près de sa personne est honorable et
doit être envié. » Je repris : « Mais au fond, êtes-vous
f&ché de n'avoir pas été nommé? » 11 se contenta de sourire
et ne me répondit pas. Je crois qu'au fond il n'était pas
fâché de garder une position plus indépendante et plus
militaire, et qui s'accordait cependant avec son extrême
attachement pour l'Empereur.
Le plus grand divertissement que nous eûmes pendant
ces semaines fut celui de la comédie française, l'Empereur
ayant fait venir les principaux artistes du Théâtre-Fran-
çais. M**® Mars était alors dans toute la force de son talent;
aussi ne manquai-je pas une seule de ses représentations.
Depuis Dresde, je ne la revis plus qu'en 1840, et, malgré
tout le prestige de son admirable talent, elle me fit alors
plus de peine que de plaisir.
Vers la fin du mois de juillet, nous vîmes arriver plu-
sieurs envoyés autrichiens, et, entre autres, le général
Boubna. On disait que l'empereur d'Autriche menaçait de
1. Voir lo Tolumo Correspondance intime. Lettre datée de Dresde,
24 juin 18J3.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 159
se joindre aux Russes et aux Prussiens, à moins que TEm-
pereur ne consentit à faire la paix, en abandonnant toutes
les conquêtes qu'il avait faites en Allemagne et en Italie.
Une paix, faite même à ces conditions, était sans doute
désirable, et peut-être même raisonnable; mais on com-
prend cependant que TEmpereur n'ait pu Taccepter. L'hu-
miliation était trop grande pour la France et pour lui;
l'Empereur y aurait perdu tout son prestige, et la France
toute sa prépondérance. 11 semblait que la campagne, si
défavorable qu'elle fût pour nos armes, ne pouvait amener
un résultat plus fâcheux, et qu'ainsi il fallait encore tenter
les chances de la guerre. Ce fut sans doute l'avis qui pré-
valut dans les conseils de l'Empereur*.
L'armistice, qui ne devait durer que jusqu'au 11 juillet,
fut prolongé jusqu'au 11 août, et le 12, je fus chargé par
l'Empereur d'aller à Hambourg pour porter au maréchal
Davout l'ordre de marcher sur Berlin et de se mettre, dès
qu'il le pourrait, en communication avec la Grande Armée.
Je devais rester auprès du maréchal jusqu'à ce qu'il eût
commencé son mouvement. J'arrivai le 15 à Hambourg, et
remis mes dépêches au maréchal Davout, qui ne me fit
aucune question. En revanche, on m'en fit beaucoup à son
état-major; j'y répondis avec beaucoup de réserve, ayant
trouvé là beaucoup de jeunes gens du faubourg Saint-Ger-
maiUy foyer de toutes les inimitiés et de tous les complots
contre l'Empereur. Je ne sais par quelle faiblesse ces jeunes
gens étaient recherchés par tous les maréchaux et géné-
raux de division de l'Empire, mais surtout par le prince de
Neuchâtel. L'Empereur s'en plaignit plusieurs fois à lui ;
car, quoiqu'il eût fait tout au monde pour ramener l'an-
cienne noblesse, il ne se fiait pas à elle pour tout ce qui
touchait son gouvernement et sa puissance. Il ne prit le
1. Voir le volume Correspondance intime. Lettre datée de Dresde,
il août 1813.
160 VIE DE PLANAT.
comte de Narbonne pour aide de camp qu après avoir mis
souvent à l'épreuve son dévouement et sa fidélité. Le seul
des aides de camp du maréchal Davout qui me convint dans
tout cet état-major était le capitaine d'Houdetot, qui depuis
a été aide de camp du roi Louis-Philippe. C'était alors un
fort bon enfant, très serviable et très empressé pour ses
camarades ; mais quand je le retrouvai trente ans après, la
faveur et la cour l'avaient furieusement changé. Le maré-
chal Davout, après avoir rassemblé son corps d'armée qui
n'était pas considérable, se mit en marche le 18, et m'ex-
pédia le môme jour pour le quartier impérial.
Je courais la poste à toute voiture, comme c'était alors
l'usage en Allemagne. Quand j'eus dépassé Magdebourg,
j'appris que les partis ennemis avaient passé l'Elbe sur nos
derrières, pour intercepter nos communications et enlever
nos convois. Sur cette nouvelle, je me jetai à droite de la
route et gagnai, avec un bonheur Jnouï, la petite ville de
Nossen, à quatre ou cinq lieues de Dresde ; les partis enne-
mis s'étaient montrés dans presque tous les lieux de poste
où j'avais relayé, et c'est un vrai miracle que je n'aie pas
été enlevé. Quand j'arrivai à Nossen, je trouvai la petite
garnison de cette ville, occupée à évacuer ses malades et
ses vivres sur le château, pour s'y renfermer. J'arrivai à
la nuit tombante à Dresde, où il régnait beaucoup de confu-
sion. La garnison s'attendait à être attaquée le lendemain,
et on avait fait rentrer dans la place tous les détachements
cantonnés aux environs. Avant de me remettre en route, je
voulus prendre des informations, mais personne ne sut
m'en donner de positives; on allait, on venait, dans tous
les sens, et personne ne semblait avoir le temps de s'arrê-
ter. J'eus beaucoup de peine à obtenir des chevaux de
poste et un tuourst, et ne pus partir avant trois heures du
matin.
Arrivé à quatre ou cinq lieues de Dresde, sur la route de
DEUXIÈME PARTIE (J8i2 A iHlo). i61
Hoyerswcrda, je rencontrai TEmpereur, qui était dans sa
voiture de voyage avec le prince de Neuchâtel. Je fis
arrêter la voiture, et, ayant mis pied à terre, je m'approchai
de la portière pour remettre mes dépêches à l'Empereur,
auquel je dis que le maréchal Davout s'était mis en marche
le 18, et que je l'avais laissé à ***. Je lui dis aussi que les
partis ennemis avaient franchi l'Elbe, et menaçaient notre
ligne d'opération. Il me demanda avec empressement :
« Et Dresde, que s'y passe-t-il? » Je lui répondis : « Je
n'ai pu en être informé exactement; tout le monde y est
fort occupé, il m'a paru qu'on y était un peu en désarroi. »
Ce mot le fit sourire; il dit : « C'est bien; nous allons
mettre ordre à tout cela, » et, m'ayant congédié, il repartit
au grand trot. Je le suivis comme je pus, avec mon wourst,
et, comme mes chevaux étaient déjà très fatigués, je n'ar-
rivai à Dresde que deux ou trois heures après l'Empereur.
Déjà on avait jeté deux ponts de service sur l'Elbe, en
amont et en aval de Dresde, sur lesquels les troupes que
l'Empereur amenait de laSilésie commençaient à défiler en
bon ordre; Tennemi attaquait déjà les ouvrages de cam-
pagne construits autour de Dresde, et ses projectiles arri-
vaient jusque dans la ville, au grand effroi des pauvres
habitants, qui descendaient des étages supérieurs de leurs
maisons pour se réfugier dans les caves. Je remarquai qu'ils
emportaient tous des lits de plumes.
L'ennemi attaquait avec une vigueur inaccoutumée, et
paraissait sur le point d'emporter les retranchements malgré
une défense non moins énergique. Cependant, à mesure que
notre infanterie passait l'Elbe, l'Empereur l'avait massée
dans les faubourgs et, à un moment donné, elle s'élança
contre l'ennemi et le força à la retraite. La nuit mit fin à
cette lutte acharnée, et l'ennemi prit position à une lieue de
Dresde. Dans cette journée, le pauvre Béranger, officier
d'ordonnance de l'Empereur, eut la cuisse emportée par un
11
162 VIE DE PLANAT.
boulet de canon. Il mourut dans la nuit par suite du téta-
nos. C'était un beau et brave officier, très aimé de ses cama-
rades et bien vu par TEmpereur; il fut universellement
regretté.
En rentrant à Dresde, nous trouvâmes toute la ville
illuminée, ce qui avait été ordonné pour faciliter les mou-
vements de la troupe pendant la nuit; les habitants, revenus
de leur frayeur, circulaient joyeusement dans les rues, et il
est probable qu'ils avaient remonté leurs lits de plumes.
Rien ne troubla notre repos durant cette nuit, qui fut si
laborieuse pour TEmpereur. Il vit tous les maréchaux et
leur donna ses ordres pour la grande bataille du lendemain.
Le 27, à la pointe du jour, l'Empereur monta à cheval et
traversa, avec son état-major, le faubourg de Friedrich-
stadt; il avait porté principalement son attention sur ce
point, où l'aile gauche de l'ennemi paraissait peu en force
et assez compromise. L'Empereur donna le commandement
de Taile droite à Murât, qui disposait d'une nombreuse
cavalerie, et lui ordonna d'attaquer vigoureusement le
corps de Giulay qui lui était opposé, et de le culbuter.
Murât s'acquitta de la commission avec son impétuosité
accoutumée ; tandis que son infanterie et son artillerie atta-
quaient de front avec vigueur, il se mit à la tête de sa cava-
lerie, tourna la gauche de l'ennemi, le culbuta et le poussa
jusque dans le ravin d'un ruisseau, appelé Weisseritz, der-
rière le centre de l'armée austro-russe; en même temps,
son infanterie occupa Plauen, qui nous rendait maîtres de
la route de Freyberg, une des grandes communications de
l'armée ennemie. Je suis heureux d'avoir été témoin de ce
beau fait d'armes.
L'Empereur, voyant la gauche de l'ennemi complète-
ment anéantie, se porta au centre ; c'était sur ce point que
le prince Schwarzenberg, général en chef de l'armée austro-
russe, avait rassemblé la majeure partie de ses forces.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 163
L'Empereur, au contraire, ne lui avait opposé relativement
qu'un petit nombre de troupes, mais en revanche une for-
midable artillerie, celle de la garde impériale, qui était cer-
tainement la première artillerie du monde. Aussi suffit-elle
pour paralyser les attaques les plus furieuses des corps
ennemis; la canonnade était épouvantable.
Au milieu de ce tumulte et à travers les balles, les bou-
lets et la fumée, on vit accourir une charmante levrette
grise, qui vint se réfugier dans le groupe de TEmpereur;
elle portait au cou un collier avec une plaque de métal sur
laquelle on lut ces mots : J'appartiens au général Moreau,
C'est ainsi qu'on apprit la présence de ce transfuge dans les
rangs de l'armée ennemie. La nouvelle courut comme une
traînée de poudre tout le long de notre ligne, et remplit
tous les cœurs d'indignation ; elle sembla redoubler l'ardeur
de nos soldats. Quelques instants plus tard, le général Mo-
reau reçut le juste châtiment de sa trahison envers la
patrie. Un boulet, parti d'une batterie de la garde, lui
emporta les deux jambes, au moment où il désignait une
position à occuper contre nous. Il fut porté hors du champ
de bataille et transporté en Bohême, où il mourut le lende-
main. Ces détails furent racontés par les nombreux prison-
niers autrichiens faits à la bataille de Dresde.
Vers quatre heures, TEmpereur, voyant que le feu de
l'ennemi se ralentissait et qu'il se préparait évidemment à
la retraite, m'envoya à laile gauche, commandée par le
maréchal Ney, afin de savoir s'il était maître de la chaussée
de Pirna. Comme je devais traverser Dresde pour remplir
ma mission, le général Drouot me pria de passer à notre
logement, et de dire à son domestique de lui amener un
cheval frais. En arrivant auprès du maréchal Ney, je le
trouvai précisément en bataille sur la chaussée de Pirna.
Il me dit : c( Je viens d'envoyer un de mes aides de camp
à l'Empereur pour lui annoncer que non seulement je suis
i6V VIE DE PLANAT.
maître de cette communication, mais que j'espère bien ne
pas en rester là. » Ainsi laile droite de Tennemi avait été
repoussée, sinon détruite, comme son aile gauche, et les
admirables dispositions de l'Empereur se trouvaient justi-
fiées par le succès.
En retournant au quartier impérial, comme je traversais
Dresde au grand trot, mon cheval s'abattit des quatre pieds
sur le pavé, et j'en reçus une si violente commotion que je
restai sans mouvement, avec le genou droit déchiré et
contusionné. Comme c'était près de notre logement, les
domestiques du général Drouot accoururent, et me trans-
portèrent dans ma chambre. On me fit revenir avec de
l'eau et du vinaigre, et dès que j'eus repris mes sens,
j'exécutai la commission de mon général en priant le domes-
tique de lui faire connaître l'accident qui m'était arrivé.
Heureusement la fin du jour approchait, et la bataille était
finie, sans quoi je me serais difficilement consolé de n'y
avoir pas assisté jusqu'au bout.
La bataille de Dresde est en effet une des plus belles que
l'Empereur ait livrées, et l'on peut dire aussi que ce fut le
dernier éclat que jeta la gloire de nos armes sur la terre
d'Allemagne. Cette victoire fut suivie, et même précédée,
de journées désastreuses sur les points où l'Empereur n'était
pas. Au moment même où l'Empereur avait de si grands
succès, le maréchal Macdonald était battu par Blûcher sur
la Katzbach ; Oudinot éprouvait le même sort à Dennewitz,
sur la route de Berlin; mais la journée la plus funeste, par
l'effet moral qu'elle produisit sur la Grande Armée, fut celle
de la défaite du général Vandamme à Kulm, en Bohême.
J'en parlerai, parce qu'elle se lie étroitement avec la bataille
de Dresde.
L'Empereur, certain du succès de cette bataille, avait
détaché de son extrême gauche le général Vandamme avec
un corps de 20 à 25 000 hommes pour s'emparer du défilé
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 165
de Peterswald, et couper ainsi la retraite à Tarmée ennemie.
Le général Vandamme, arrivé à Pirna, y trouva un corps
russe fortement retranché. 11 l'attaqua avec vigueur et réso-
lution et parvint à le déloger; l'ennemi se retira, en aban-
donnant la route de Pirna qui conduit à Prague par Peters-
wald. Mais Vandamme, animé par le succès, au lieu
d'attendre qu'un autre corps vînt le soutenir, s'engagea
témérairement dans le défilé de Peterswald, et poussa
jusqu'à Tœplitz. Là, il se trouva en face de 60 à 70 000 hom-
mes de troupes ennemies, qui le repoussèrent jusqu'à
Kulm. Au lieu de continuer son mouvement de retraite,
et de chercher à s'appuyer sur notre aile gauche, Van-
damme s'obstina à s'y défendre. Peut-être serait-il parvenu
à tenir jusqu'à la nuit, sans un incident qu'un général pru-
dent aurait su prévoir.
Le corps de Kleist, poussé par les troupes de notre aile
gauche et trouvant le défilé de Peterswald abandonné, y
pénétra pour rentrer en Bohème , et arriva sur les derrières
du corps de Vandamme dans le fort de l'action. Pris de la
sorte entre deux feux, et coupé de sa ligne de communica-
tion, Vandamme fut pris, avec presque toutes ses troupes
et toute son artillerie. Il n'en réchappa guère que 6 à
7000 hommes d'infanterie et de cavalerie, qui se sauvèrent
à travers les montagnes boisées, et arrivèrent dans la nuit
au quartier du duc de Trévise. La plupart avaient jeté leurs
armes, afin de mieux courir.
Le lendemain de la bataille de Dresde, l'Empereur était
sorti par la route de Pirna, d'assez bon matin; mais après
avoir fait environ une lieue, il s'était senti fort mal et était
rentré à Dresde. Il est probable que, sans cet incident, la
malheureuse affaire de Vandamme n'aurait pas eu lieu et
que l'Empereur, arrivé à Pirna, aurait envoyé sur-le-champ
des troupes à Peterswald pour le soutenir; mais, soit que
la maladie de l'Empereur eût affaibli momentanément en
J66 VIE DE PLANAT.
lui une activité et une prévoyance infatigables, soit qu'il
ne pût imaginer jusqu'où irait la témérité de Vandamme,
il est certain que toute cette journée se passa sans qu'on
reçût d'information de ce côté, et sans qu'on y envoyât des
ordres. Seulement, vers dix heures du soir, mon général
me donna ordre d'aller à Pirna, auprès du duc de Trévise,
pour lui annoncer que l'Empereur y arriverait le lende-
main, et lui donner ordre de l'y attendre. Je dis à mon
général : « Le maréchal doit-il attendre de sa personne ou
avec son corps d'armée? » C'est une question que nous
avions tous bien soin de faire, parce que des ordres de
cette nature avaient souvent donné lieu à des méprises
fâcheuses. Je pense que mon général ne voulut pas retour-
ner auprès de l'Empereur qui était fort souffrant, car il re-
prit : (( Portez l'ordre, tel que je vous le donne; le maré-
chal Mortier saura ce qu'il a à faire. » J'arrivai à Pirna à
minuit et m'acquittai de ma mission, après quoi je fus me
coucher, pour attendre l'arrivée du quartier impérial.
L'Empereur arriva à Pirna et la première chose qu'il fit
fut de demander des nouvelles du général Vandamme;
mais on n'en avait pas. Il demanda si le passage de Peters-
wald étaii occupé. On lui répondit qu'on n'en savait rien.
Là-dessus l'Empereur entra dans une violente colère, et
demanda au duc de Trévise pourquoi il ne s'y était pas
porté. Le duc de Trévise s'excusa en disant qu'il avait reçu
dans la nuit l'ordre d'attendre l'Empereur à Pirna; nou-
velle colère de TEmpereur, affirmant qu'il n'avait jamais
donné un pareil ordre, et demandant, d'un regard irrité, à
tous les assistants : m Qui est-ce qui a donné cet ordre-là ? »
Tout le monde tremblait, lorsque le général Drouot,
s'avançant avec son calme ordinaire, lui dit d'une voix as-
surée : « C'est moi. Sire, d'après l'ordre formel que Votre
Majesté m'en a donné hier soir avant dix heures. » L'Em-
pereur ne répondit rien, et rentra dans son cabinet. Il fit
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 167
partir le jour même une division pour Peterswald ; ce fut
elle qui recueillit le lendemain les débris du corps de
Vandamme.
Après la déroute de Kulm, TEmpereur manœuvra pen-
dant un mois autour de Dresde, qui devint le pivot de ses
opérations. Ces manœuvres avaient pour but de réparer
autant que possible les échecs subis par ses lieutenants, et
surtout d'empêcher ou du moins de retarder la jonction de
trois grandes armées ennemies, savoir : celle de Bohème,
commandée pour le prince de Schwarzenberg, celle de Si-
lésie aux ordres de Blûcher, et celle du Nord, commandée
par le prince royal de Suède (Bernadotte).
Je fis durant ce mois le service le plus fatigant que j'aie
fait de ma vie. Dès avant la bataille de Dresde, l'Empe-
reur, appréciant de plus en plus les grands talents du gé-
néral Drouot, l'avait nommé aide-major général de sa
garde. Les détails que comportait ce service me donnèrent
un surcroit d'occupations accablant. Je passais toutes les
journées à cheval et presque toutes les nuits à écrire ; le
temps était devenu très mauvais et les pluies fréquentes;
l'Empereur voulait avoir tous les cinq jours une situation
exacte de sa garde, alors divisée en plusieurs détache-
ments; or, cette situation générale ne pouvait se composer
que des situations particulières de chaque détachement, et
les chefs d'étafrmajor, fatigués par les longues marches de
la journée, ne mettaient aucune exactitude à les envoyer.
Il nous fallait donc, Lacoste et moi, monter à cheval, et
nous rendre dans les divers cantonnements, afin d'obtenir
les situations partielles. Nous y étions fort mal reçus et
envoyés à tous les diables par les chefs d'état-major. 11 fal-
lait, pour le bien du service, dévorer toutes ces rebuffades.
De retour au quartier général, qui était souvent une ma-
sure abandonnée, où le vent et la pluie pénétraient sans
obstacle, Lacoste se jetait sur la paille et s'endormait.
168 VIE DE PLANAT.
Mais moi, je me mettais à louvrage pour dépouiller les
états que nous avions rapportés et en former une situation
générale, divisée en cinq ou six colonnes et accompagnée
d'observations et éclaircissements. Ce travail long et minu-
tieux, qui ne devait renfermer aucune erreur, occupait au
moins trois heures, après quoi, je le mettais au net, car il
fallait garder les minutes.
Plus d'une fois le général Drouot, me voyant tomber de
fatigue et de sommeil, me prit la plume des mains, pour
achever mon travail, et m'envoya coucher. La plupart du
temps, mon lit était une botte de blé que nos soldats ve-
naient de faucher, et qui était toute mouillée. Quant au
général Drouot, il avait l'heureuse faculté de se priver de
sommeil; tant que Tarmée était en mouvement, je ne me
rappelle pas l'avoir vu dormir. J attrapai, sur ces coucheins
humides, un mal d'oreilles qui me fit horriblement souf-
frir, et que je gardai jusqu'à la bataille de Leipzig.
Notre armée était trop faible pour pouvoir contenir long-
temps des forces triples qui lui étaient opposées, et qui
allaient toujours en augmentant. Déjà même, l'aile gauche
de l'armée de Bohême envoyait des partis sur la route de
Leipzig à Francfort qui était désormais notre seule ligne
d'opération, et par laquelle devait s'effectuer la retraite. Il
fallait donc se résoudre à abandonner Dresde pour se rap-
procher de Leipzig. En quittant Dresde, l'Empereur y laissa
une garnison de vingt mille hommes, sous le commande-
ment du maréchal Saint-Cyr, ce qui affaiblit d'autant son
armée. Ensuite il se porta le long de l'Elbe pour s'opposer
à Blûcher qui marchait avec ardeur contre notre aile
gauche, et qui se retira précipitamment en voyant la
Grande Armée se déployer devant lui. L'Empereur fit mine
de le poursuivre, mais l'armée de Bohème, qui était der-
rière lui, menaçait ses communications, en sorte qu'au
lieu de passer l'Elbe, l'Empereur fit volte-face et, se diri-
DEUXIÈME PARTIE {i812 A 1815). 169
géant sur Leipzig, il s'arrêta dans un champ, sur le bord
de la route, pour voir défiler ses troupes qui allaient
prendre position.
Vers le soir, on vit arriver de Dresde trois de ces vieilles
voitures de la cour, dont la forme rappelait celles du temps
de Louis XIV. On vint dire à TEmpereur que c'était la fa-
mille royale de Saxe qui fuyait de Dresde. Lorsque ces voi-
tures furent arrivées à la hauteur du lieu où se tenait
l'Empereur, on vit que la première contenait le roi et la
reine de Saxe, la princesse Auguste et la princesse Antoine,
archiduchesse d'Autriche. L'Empereur fit arrêter et
s'avança sur la route, le chapeau à la main, pour parler à
ces augustes personnages. J'entendis qu'il disait : « Mes-
dames, nous allons avoir demain une grande bataille, il
ne faut pas vous en effrayer. » La princesse Antoine répon-
dit vivement : « Ah ! Sire, partout où est Votre Majesté il
n'est pas permis d'avoir peur. » Les voitures continuèrent
leur route jusqu'à Leipzig et l'Empereur monta à cheval,
immédiatement après, pour reconnaître le champ de
bataille.
Nous couchâmes dans le faubourg de Leipzig sans en-
trer en ville. Les troupes avaient pris position, à environ
une lieue au sud-est de Leipzig; leur ligne s'étendait
depuis les marais de l'Elster jusqu'à un gros village ap-
pelé Liebert-Wolkwitz, sur la Partha. Le centre, entre
ces deux points, était à Wachau, qui donna son nom à
la journée du lendemain; on l'appelle aussi la première
journée de la bataille de Leipzig.
Ce jour-là, 16 octobre, l'Empereur monta à cheval à la
pointe du jour, et commençait à parcourir la ligne, lorsque
l'ennemi ouvrit le feu avec beaucoup de vivacité, princi-
palement sur notre droite, entre Mark-Kleeberg et Wachau.
Je n'entreprendrai point de décrire les phases diverses
de cette longue et sanglante journée. Toutes les positions
170 VIE DE PLANAT.
furent successivement prises et reprises ; mais la supério-
rité numérique de Tennemi, tant en hommes qu'en pièces
de canon^ rendit tous nos efforts infructueux.
L'Empereur sentait bien que cette journée allait décider
du sort de la campagne, et peut-être de la France. Vers le
soir il fit un effort désespéré pour percer le centre de
l'armée ennemie. Gomme dans tous les cas décisifs, il fit
soutenir ce mouvement par une batterie de cinquante
bouches à feu de sa garde, commandée par le général
Drouot. Il s'en fallut de peu que cette manœuvre ne réus-
sit. Mais, en ce moment, le prince Schwarzenberg réunit
toutes ses réserves et repoussa nos colonnes qui, en même
temps, étaient prises d'écharpe par l'artillerie des deux
ailes. Il fallut donc se retirer et les deux armées passèrent
la nuit dans les positions qu'elles avaient occupées avant
l'action.
Je perdis dans cette journée un beau cheval que j'avais
acheté du général Frésia, après mon retour de Dantzig. Le
pauvre animal fut tué sous moi; il semblait avoir un
pressentiment de sa fin prochaine, car il me donna un mal
incroyable pendant toute l'action, s'abattant des quatre
membres, chaque fois qu'un boulet tombait devant lui,
et m'emportant à droite et à gauche, comme pris de ver-
tige. J'y perdis mon chapeau et un grand collet de drap
bleu, qui était en travers sur le devant de ma selle. Enfin,
laissant la pauvre bote sur le champ de bataille, je fis ma
retraite à pied, mon portemanteau sur l'épaule, avec mon
camarade Lacoste, blessé d'une balle morte à l'articulation
du genou.
L'Empereur passa la nuit au bivouac, assis sur une
chaise de paille, auprès d'un grand feu; il avait l'air triste
et préoccupé. Il fit venir le général autrichien Merweld, fait
prisonnier sur notre droite, et, après l'avoir entretenu
pendant quelque temps, il le renvoya aux avant-postes
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 171
ennemis. Vers dix heures, je fus envoyé, pour porter des
ordres au duc de Trévise, au village de Lîeberl-Wolkwitz,
à notre extrême gauche. Ses officiers, qui sou paient, m'in-
vitèrent à prendre part à leur festin, ce que j'acceptai de
grand cœur, car je mourais de faim, n'ayant rien pris de
la journée. En retournant au quartier général, je trouvai
la plaine tellement émaillée de feux de bivouacs, qu'il
était impossible de distinguer notre ligne de celle de Yen-
ncmi; aussi fus-jc donner dans les avant-postes autrichiens.
Le cri de Wer-dal m'avertit de ma méprise, et m'enseigna
la direction que je devais prendre; je tournai bride au
galop, accompagné de deux ou trois coups de fusil.
Le lendemain 17, on ne se battit point; il y eut comme
un armistice tacite. Mais il n'était point à notre avantage,
car pendant cette journée toutes les armées alliées complé-
tèrent leur jonction, et formèrent autour de nous un cercle,
dont le centre était Leipzig. Aussi la bataille du lendemain
18, fut-elle très meurtrière pour nous, car les feux de
l'ennemi, partant de la circonférence,' convergeaient tous
vers ce centre où notre armée était amoncelée. La résis-
tance de nos troupes fut héroïque sur tous les points, mais
principalement au centre et à la droite, où se tenait l'Em-
pereur. Le général Drouot commandait cinquante bouches
à feu de la garde, qui tiraient avec une telle vivacité qu'on
ne vit pendant plusieurs heures qu'un nuage épais de
fumée qui nous dérobait entièrement les lignes ennemies.
Le général faillit être tué d'une balle qui lui arriva en
pleine poitrine ; heureusement il portait de grosses aiguil-
lettes tressées qui amortirent le coup; il en fut quitte pour
une forte contusion qui lui fit cracher le sang. Quant à
moi, je m'en tirai sain et sauf. Cependant notre gauche
commençait à plier et se rapprochait sensiblement des
murs de Leipzig. 11 était environ trois heures et demie,
lorsque l'Empereur ordonna la retraite. Elle se fît dans
172 VIE DE PLANAT.
le plus grand désordre par la faute du major général
(Berthier) qui avait négligé de jeter plusieurs ponts sur
TElster, afin de faciliter le passage des troupes, de l'artil-
lerie et des bagages. Il en résulta que l'armée se retirant
en éventail par toutes les portes de Leipzig, ses colonnes
venaient aboutir à un seul défilé, qui était le pont de
Lindenau. Là, il y avait un tel encombrement que, lors-
qu'une voiture s'arrêtait, les soldats la jetaient à l'instant
dans TElster pour se frayer un passage. En traversant
Leipzig, nous trouvâmes les rues et les places encombrées
d'une quantité innombrable de blessés, qui erraient comme
des âmes en peine, ne sachant où s'abriter. Je remarquai
parmi eux une figure qui faisait horreur; c'était celle d'un
artificier, de grande taille, dont la figure avait été brûlée
par l'explosion d'un caisson; sa figure était tellement
enflée qu'elle avait le double du volume ordinaire; on ne
lui voyait plus les yeux, et sa langue, horriblement gonflée
et brûlée, lui sortait de trois pouces hors de la bouche ; cet
aspect était à la fois risible et effroyable.
L'Empereur mît pied h terre sur la grande place et monta
au palais pour faire ses adieux à la famille royale de Saxe,
pendant que le canon tonnait aux portes de Leipzig. Il y
resta environ vingt minutes, qui parurent bien longues à
tout son état-major; à chaque instant des officiers arrivaient
du pont de Lindenau, s'écriant que si l'Empereur tardait
encore d'un quart d'heure il ne pourrait plus passer, tant
étaient grands l'encombrement et la confusion qui régnaient
sur ce point. Enfin il arriva, monta à cheval et nous par-
tîmes pour passer le pont de Lindenau. A son arrivée, la
foule, malgré son empressement, s'écarta devant lui et lui
livra passage, tant était grand le respect qu'il inspirait;
mais le passage se referma presque aussitôt, en sorte
que plusieurs officiers de sa maison eurent une peine
infinie à le rejoindre; quelques-uns passèrent l'Elster
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 173
à la nage, et faillirent rester embourbés dans les marais.
Le défilé de Lindenau, qui a environ trois quarts de
lieue, est une suite de ponts, jetés sur les nombreuses
branches de TElster. Quand nous l'eûmes franchi, nous
trouvâmes une plaine élevée, sur laquelle on avait planté,
h droite et à gauche de la route, de longues perches, por-
tant les numéros des différents corps d'armée, afin d'in-
diquer aux soldats isolés leurs points de réunion.
A peine avions-nous franchi le défilé qu'une forte déto-
nation nous apprit que le pont de l'Elster à Leipzig venait
de sauter. Personne ne s'y attendait, et l'on était parti de
Leipzig avec l'espoir de conserver cet unique passage jus-
qu'au lendemain matin ; mais il parait que les officiers du
génie, chargés de cette opération, s'effrayèrent en voyant
arriver quelques fuyards qui affirmaient que l'ennemi était
sur leurs talons ; et sur ces récits exagérés, les ingénieurs,
sans attendre d'ordre, mirent le feu à la mine et le pont
sauta.
L'Empereur s'arrêta au bruit de l'explosion; il parais-
sait fort affecté et envoya quelques officiers en arrière pour
lui apporter des nouvelles. Peu d'instants après, on vit
arriver le maréchal Macdonald qui avait passé l'Elster à la
nage. 11 raconta à l'Empereur qu'au moment de l'explosion
il tenait encore à la porte Halle, mais qu'alors les troupes
s'étaient débandées en se précipitant vers le pont, et qu'en-
traîné par le mouvement, il était arrivé à l'Elster qu'il avait
franchi à la nage.
Pendant que nous étions arrêtés là, le général Drouot
m'envoya aux équipages, avec ordre de faire brûler sa
calèche et tout ce qu'elle contenait, afin de ne pas embar-
rasser la marche de l'armée. Je crois que peu de généraux
imitèrent cet exemple, surtout parmi les aides de camp de
l'Empereur, qui, malgré leur bravoure personnelle, avaient
des habitudes de luxe et de confort qui leur rendaient
174 VIE DE PLANAT.
leurs voitures de bagages indispensables. Cela a peu d'in-
convénient lorsqu'on marche en avant, et qu'on a des
succès, mais dans une retraite précipitée, ces bagages
augmentent le désordre et ralentissent la marche des troupes.
Cependant l'Empereur avait hâte d'arriver à Francfort, car
il avait appris, sur le champ de bataille même de Leipzig,
la défection de la Bavière et la marche d'une armée austro-
bavaroise, commandée par le prince de Wrède, qui venait
lui couper la route de Mayence.
Effectivement, après avoir traversé rapidement Erfurt et
Gelmhausen, nous trouvâmes à peu de distance de Hanau
la forêt de Lamboë, fortement occupée par l'infanterie en-
nemie, et il n'y avait pas d'autre route que celle qui tra-
versait cette forêt. Un régiment de chasseurs vieille garde
suffit néanmoins pour repousser les tirailleurs ennemis
jusqu'à la lisière de la forêt; mais, arrivé là, on se trouvait
en présence d'une formidable batterie de quarante bouches
à feu, qui tirait constamment sur le point où la grande
route débouchait dans la plaine. L'Empereur donna ordre
au général Drouot de rassembler trente ou quarante pièces
d'artillerie de la garde, afin de faire taire Tartillerie enne-
mie; mais il fallait prendre position, et il n'était pas facile
de se déployer sous cette grêle de boulets et d'obus. Néan-
moins le général Drouot y parvint et prit position sur la
lisière de la forêt avec une merveilleuse rapidité ; un quart
d'heure lui suffit pour éteindre le feu de l'ennemi. Mais
alors le prince de Wrède fit charger nos batteries, qui
n'étaient soutenues par aucune infanterie; le général Drouot
attendit la charge à petite portée de mitraille, et une salve
générale de toute la batterie joncha, en un instant,
d'hommes et de chevaux toute la ligne ennemie. Néan-
moins, quand une charge de cavalerie est lancée, elle ne
s'arrête pas, et les cavaliers ennemis qui suivaient, arri-
vèrent presque sur nos pièces ; ce fut un moment critique ;
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 175
le général Drouot, qui était à pied, avait tiré son épée, les
canonniers s'étaient armés de refouloirs et de leviers de
pointage; nous risquions de passer un fort mauvais quart
d'heure.
Heureusement le général Nansouty avait tourné le bois
derrière nous et déboucha sur notre droite, renversant tout
ce qui se trouvait sur son passage ; la cavalerie ennemie se
replia plus vite qu'elle n'était venue, et nous fûmes ainsi
délivrés. Sans perdre de temps, le général Drouot porta son
artillerie en avant et acheva de balayer la plaine, secon-
dant ainsi d'une manière puissante les progrès de notre
gauche, dont je n'ai pas été témoin; la bataille de Hanau
s est bornée pour moi au rôlequy a joué le général Drouot.
Le résultat fut de forcer le maréchal de Wrède à rétrogra-
der et à repasser le Mein sur le pont de Hanau. Cependant
nous ne pûmes entrer dans cette ville pour y passer la
nuit; Tarrière-garde du prince de Wrède en avait fermé
les portes et s'y maintint jusqu'au jour; elle lança même
quelques boulets dans le bivouac de TEmpereur, établi sur
la lisière du bois.
Nous rentrâmes tard au quartier impérial, car le général
Drouot ne quittait ses canonniers qu'après s'être assuré
qu'il ne leur manquait rien. En arrivant, on dit au géné-
ral Drouot que l'Empereur l'avait demandé deux fois; il se
rendit sur-le-champ dans la tente impériale. Dès que l'Em-
pereur le vit entrer, il s'avança gaiement vers lui et, lui
prenant la tète entre les deux mains, il lui dit : « Eh bien,
fameux canonnier, vous avez fait de bonne besogne aujour-
d'hui ! » C'était de la part de l'Empereur une grande marque
de satisfaction, et il en était fort avare. Je n'ai pas été
témoin de ce fait; c'est M. de Turenne, grand maître de la
garde-robe de l'Empereur, qui me l'a raconté; il me dit
aussi qu'en entrant dans sa tente, après la bataille, l'Empe-
reur lui avait dit : « Drouot a rendu de grands services
176 VIE DE PLANAT.
aujourd'hui; faites-le appeler; je veux lui dire que je suis
content de lui. »
Après la bataille de Hanau, Tarmée austro-bavaroise
ayant repassé le Mein, et la grande armée des alliés ne
mettant pas beaucoup d'ardeur dans sa poursuite, nous
pûmes achever tranquillement notre mou vement de retraite
sur Mayence, où l'Empereur fit son entrée le 2 décembre,
ne ramenant guère plus de 70000 hommes.
Comme il arrive toujours, après une campagne malheu-
reuse et une longue suite de fatigues et de privations, un
grand nombre de soldats tombèrent malades du typhus, et
les hôpitaux militaires furent bientôt encombrés.
Après avoir mis un peu d'ordre dans les débris de la
Grande Armée et ordonné des mesures pour la défense des
frontières du Rhin, l'Empereur quitta Mayence le 9 dé-
cembre pour retourner à Paris. Mon général le suivit,
voyageant en poste dans sa calèche, avec moi et son secré-
taire. Gomme on ne pouvait tenir que deux dans cette
calèche, le général Drouot imagina de nous faire courir la
poste à franc étrier alternativement, son secrétaire et moi.
Get exercice violent n'était guère de mon goût, car j'étais
épuisé par les fatigues de la campagne de Saxe, qui, comme
je l'ai déjà dit, a été pour moi la plus pénible de toutes.
Enfin, le 11 décembre, nous arrivâmes à Paris, et j'eus
le bonheur de revoir ma famille*.
\. Voir le Tolume Correspondance intime. Lettre datôe du 15 décembre 1813.
CAMPAGNE DE FRANCE^
1814
Lorsque l'Empereur quittait Paris pour se rendre à Tar-
mée, personne ne savait d'avance ni le jour de son départ
ni le lieu désigné pour le quartier impérial ; les personnes
les plus rapprochées de lui avaient soin de s'informer aux
écuries du départ de ses chevaux de selle, et faisaient suivre
une partie des leurs ; mais tout cela se faisait avec mystère
et avec la plus grande discrétion, en sorte que les pauvres
aides de camp n'étaient avertis qu'au dernier moment et
rejoignaient comme ils pouvaient. Quoique le général
Drouot m'eût exempté de tout service pendant mon séjour
à Paris, j'allais cependant tous les jours prendre ses ordres ;
le 25 janvier, il me dit : « L'Empereur part ce matin pour
Ghâlons; je pars avec lui en poste; arrangez-vous pour me
suivre. » Rentré chez moi, je fis partir mes deux chevaux
avec mon domestique, et je me mis dans un coucou qui me
conduisit jusqu'à Meaux. Je fis ainsi par voiture d'occasion
les quarante lieues qui séparent Paris de Ghàlons, où je
n'arrivai que le 27 au soir. Là, j'appris que l'Empereur et
toute l'armée étaient partis pour Saint-Dizier, où l'on pen-
I. Dicté à Paris en 1834. {\o\vV Avant- Proiyos.) p. p.
42
178 VIE DE PLANAT.
sait qu'il y aurait une bataille. Comme les voituriers ne se
souciaient pas d'aller dans cette direction, crainte de se
trouver dans quelque bagarre, j'achetai un bidet de poste
tout sellé et bridé, et je partis dans la direction de Saint-
Dizier. Mais arrivé à Vitry, j'y trouvai l'ordre de ne plus
correspondre avec Saint-Dizier, attendu que l'armée avait
pris par la traverse et se dirigeait sur Brienne par Mon-
tierender. A la première poste après Vitry, le chemin se bi-
furquait, et je m'adressai au maître de poste qui, soit malice,
soit malentendu, m'indiqua la route qui conduisait à Troyes;
à deux lieues de là seulement, le maire d'un village m'en-
gagea à rebrousser chemin si je voulais aller à Montieren-
dcr, ce que je fis, tantôt à pied, tantôt à cheval, avec une
pluie battante et dans la boue jusqu'à la cheville du pied.
Je restai ainsi un jour et une nuit dans la traverse, et ne
rejoignis le quartier impérial que le 30 janvier dans la
matinée. Il y avait eu la veille une affaire très chaude à
Brienne, et j'eus bien du regret de n'y avoir pas assisté'.
Nous restâmes à Brienne jusqu'au 1*' février; mais ce
jour-là l'Empereur, informé que l'ennemi s'avançait en
grande force dans la direction de Bar-sur-Aube à Brienne,
résolut de lui livrer bataille dans un lieu appelé la Bothiëre,
ayant sa droite appuyée à TAubc, et sa gauche à un grand
bois. Le combat, qui commença à une heure de la journée,
se prolongea jusqu'à la nuit et ne fut pas heureux pour
nous; l'ennemi, très supérieur en nombre et en artillerie,
nous repoussajusqu'àBriennc-la-Vieille; le général Drouot
resta sur la route avec une batterie de douze pour protéger
la retraite, et nous ne rentrâmes à Brienne qu'à neuf heu-
res du soir.
Le lendemain, la retraite continua en descendant l'Aube,
que nous passâmes au pont de Lesmont. L'Empereur
1. Voir le Tolume Correspondance intime. Lettre datée de Brienne, 31 jan-
vier 1814.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 179
coucha à Piney, et le lendemain, 3 février, il se poiia sur
Troyes, où nous restâmes jusqu'au 5. Là nous vîmes un
matin arriver Rohan-Chabot, qui est aujourd'hui le prince
de la Paix. Il était alors à Tétat-major du prince de Neu-
chfttel. Il arriva avec une blouse de paysan, prétendant
avoir été fait prisonnier au combat de la Rothière, et s'être
sauvé avec beaucoup de peine des mains de l'ennemi à la
faveur de son déguisement. Mon service m'ayant appelé
deux fois à l 'état-major du prince de Neuchâtel, j'y en-
tendis des propos qui me firent juger qu'on n'y était pas
fâché de voir arriver l'ennemi à Paris.
L'Empereur, ayant fait tâter l'ennemi en avant de
Troyes, reconnut qu'il était en force comme sur l'autre
rive de l'Aube; en même temps il reçut la nouvelle que
l'armée de Silésie, commandée par Blûcher, s'avançait ra-
pidement sur la route de Châlons à Meaux, et avait déjà
débordé sa gauche. Il se décida alors à se retirer sur No-
gent, pour se porter de là par la traverse sur la route de
Châlons. Le 5 au soir, je reçus l'ordre d'aller explorer la
traverse qui conduit de Nogent à Montmirail par Ville-
nauxe et Sézanne, et de revenir auprès de l'Empereur pour
lui dire ce que j'aurais remarqué sur les mouvements de
l'ennemi. En arrivant à Nogent, jallai voir le maréchal
Marmont, qui s'y trouvait avec son corps d'armée; je lui
fis part de ma mission, et lui demandai s'il avait quelque
information à me faire connaître. Il me reçut avec cet air
hautain et railleur qui lui était commun avec le maréchal
Macdonald. Il me dit avec un demi-sourire : « Mon Dieu,
vous verrez par vous-même; du reste, vous pourriez bien
être pris par les Cosaques qui rôdent sur cette route. »
Je lui dis : « Monsieur le maréchal, peu importe, j'ai ma
mission à remplir; je vous prie seulement de me faire
donner un guide. » Il me répondit : « Adressez-vous à la
municipalité, » et me tourna le dos. Après avoir fait re-
180 VIE DE PLANAT..
poser mon cheval, je partis à la pointe du jour avec mon
guide S qui n'alla pas loin et me quitta en me disant :
« Vou§ voilà sur la route de Viilenauxe ; allez toujours tout
droit. » Cette route était un bourbier dont on ne peut se
faire d'idée ; c'était une terre grasse et argileuse d'où mon
cheval avait beaucoup de peine à se tirer. A cette époque,
on ne s'était pas encore occupé des chemins vicinaux; ils
étaient dans toute la France et même aux portes de Paris
dans un état déplorable; plus j'avançais, moins je conce-
vais comment l'artillerie pourrait passer par de tels che-
mins. Il est probable que l'ennemi l'avait jugé comme
moi impraticable, car j'arrivai jusqu'à Sézanne sans avoir
entendu parler même d'une reconnaissance de Cosaques.
Je couchai à Sézanne, ne pouvant aller plus loin, et j'ap-
pris le lendemain en m'éveillant que le maréchal Marmont
et tout son corps d'armée était déjà passé; l'Empereur
était déjà annoncé, et ma mission étant devenue inutile,
je rejoignis le quartier impérial.
Quand nous arrivâmes sur les hauteurs qui dominent
la rivière appelée le Petit-Morin, le corps du maréchal
Marmont était déjà aux prises avec l'ennemi. L'infanterie
de la garde, avec ses hauts bonnets à poil, se mit en ligne
et couronna les hauteurs; il fut aisé alors de voir l'effet
que produisait sur l'ennemi cette apparition inattendue;
on remarqua dans ses lignes de l'hésitation et du flotte-
ment. Cependant les dragons de la garde ayant passé la
rivière sur notre droite, tirent une charge à fond sur les
bataillons ennemis, et quand nous arrivâmes sur la route
de Chftlons, nous apprîmes que le général russe Alsoufielf
venait d'être pris avec tout son état-major, et sa division
détruite; en sorte que le corps de Blttcher se trouvait
coupé en deux. Les soldats russes avaient jeté leurs armes
1. Voir le volume Correspondance intime, Lcllro datée do (Nogent-sor-
Seine, 6 février 1814.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 181
et s'étaient sauvés dans les bois. Les paysans leur firent
une rude chasse; on voyait jusqu'à des gamins de douze
ans, portant chacun deux fusils sur leurs épaules, faire
marcher devant eux deux ou trois de ces gaillards, et les
amenant en triomphe à l'Empereur. On fit de la sorte une
grande quantité de prisonniers ; mais comme l'ennemi oc-
cupait la route de Paris, on ne put les diriger tout de suite
sur la capitale, en sorte que plusieurs s'échappèrent dans la
nuit. Cette journée fut nommée le combat de Ghampaubert.
Le lendemain eut lieu celui de Montmirail, et ce der-
nier combat fut très sanglant; l'ennemi s'était retranché
avec des troupes d'élite dans la grande ferme de la Haute-
Épine; il fallait, pour l'emporter, faire avancer la garde.
Je vis alors une chose qui me toucha et m'émut profon-
dément : le vieux maréchal Lefèvre se mit à pied à la tète
d'un bataillon de la vieille garde, pour le conduire à
l'ennemi; il avait par-dessus son uniforme une petite re-
dingote fauve avec un petit collet dit à la bavaroise; sa
physionomie était grave et triste, et semblait déjà porter
le deuil de toutes nos gloires passées, et je crois qu'il eût
été bien aise de trouver la mort à l'attaque de la Haute-
Épine. L'affaire fut chaude et meurtrière ; plusieurs géné-
raux de la garde y furent blessés, entre autres le général
Michel, qui reçut une balle dans le bras. Quand j'entrai
à la Haute-Epine, un chirurgien était occupé à extraire
cette balle, et lui fit une large et profonde incision au bras;
le bon général criait; plusieurs officiers étaient scanda-
lisés de ses cris, mais j'avoue que je les trouvais tout
naturels; cependant je m en souvins dans une occasion
qui ne tarda pas à se présenter.
L'ennemi s'étant retiré par sa gauche sur Château-
Thierry, la route de Paris devint libre, et l'on put diriger
sur la capitale le général Alsoufieff et tous les prisonniers,
s'élevant à peu près à 5 000 hommes.
182 VIE DE PLANAT.
Le lendemain, Tarmée se dirigea sur Château-Thierry,
et eut affaire au corps d'York; elle n eut pas de peine à lui
faire repasser la Marne, mais elle ne put le suivre au delà,
l'ennemi ayant établi de formidables batteries à droite et
à gauche du pont, auquel il avait mis le feu. L'Empereur
coucha au château de Nesle, et je regus l'ordre du géné-
ral Drouot de monter à cheval une heure avant le jour
pour l'accompagner au pont de Château-Thierry, qu'il
était chargé de faire réparer; après quoi, je fus me jeter
sur la paille avec beaucoup d'autres officiers.
J'étais à côté d'un chef d'escadron nommé Richebé, aide
de camp du duc de Trévise; il était fils d'un brasseur de
Lille; c'était un garçon gai, jovial et toujours de bonne
humeur; tout à coup, au milieu de la nuit, il me dit :
« J'ai dans l'idée que je serai tué demain, » et effective-
ment, il fut tué; c'était la seconde fois que je voyais de
tels pressentiments se réaliser.
Le lendemain, à l'heure dite, je fus rejoindre le général
Drouot, et nous descendîmes au faubourg de Château-
Thierry. Nous trouvâmes la grande rue déserte ; la troupe
s'était mise à l'abri dans les maisons, étant fort incom-
modée par le feu des tirailleurs ennemis qui garnissaient
la rive opposée. Le général prit avec lui un officier de
pontonniers, et nous descendîmes tous les trois la pre-
mière arche du pont, pour voir s'il y avait moyen de le
rétablir. Malgré l'obscurité, et quoique nous parlassions
bas, la Marne est si peu large en cet endroit que les tirail-
leurs ennemis s'aperçurent de notre présence et nous en-
voyèrent au hasard quelques balles, qui heureusement ne
nous firent aucun mal. Nous montâmes ensuite sur la
berge et prîmes sur la droite en nous glissant le long des
maisons, cherchant toujours à reconnaître dans quel état
était le pont et ce qui serait nécessaire pour le raccommo-.
der. Quelques minutes après, nous nous arrêtâmes pour
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 183
nous faire part de nos mutuelles observations; mais à
peine avions-nous échangé quelques paroles que les tirail-
leurs ennemis, guidés par nos voix, nous envoyèrent une
grêle de balles. En ce moment, je sentis mes deux jambes
comme traversées par un glaçon ; je me baissai pour tftter
ma jambe droite; je portais alors de grandes bottes de ca-
valerie en cuir fort, qu'on appelait tuyaux de poêle, et je
reconnus que les deux bottes avaient été percées de part
en part par une balle. Je ne souffrais pas du tout, mais il
me parut indécent de rester debout étant blessé aux deux
jambes ; je m'assis à terre en disant à mon général : « Je
crois que je suis blessé. .» Aidé de Tofficier de ponton-
niers, il me transporta dans une petite masure dont la
porte était ouverte; il envoya ensuite l'officier chercher
des hommes pour me transporter. Quant à lui, il se mit
devant la porte, les bras croisés, regardant toujours le
pont, et offrant un point de mire aux tirailleurs, car le
jour commençait à paraître. Cette bravade me parut sin-
gulière, et aujourd'hui encore je ne me l'explique pas, à
moins de penser que, comme tant d'autres, il n'ait cher-
ché la mort en présence des désastres inévitables de notre
chère patrie.
Bientôt après, l'officier revint avec un canonnier, qui me
prit sur ses épaules et me porta dans une auberge du fau-
bourg qui servait d'ambulance; je fus placé dans une cham-
bre à deux lits dont l'un était déjà occupé par un officier
russe blessé; on me déshabilla, on coupa mes bottes, et
l'on me coucha dans l'autre lit. Un petit chirurgien vint
ensuite panser mes blessures, mais sans les sonder; il y
mit simplement un peu de charpie qu'il assujettit par des
bandes. Je dormis tranquillement toute la nuit; mais le
lendemain de bonne heure, je fus éveillé par le bruit des
troupes qui traversaient le faubourg pour se porter de
l'autre côté de la Marne, ce qui me fit juger que l'ennemi
184 VIE DE PLANAT.
avait été entièrement chassé de Château-Thierry, et le pont
rétabli dans la journée précédente. Vers le soir, le secré-
taire du général Drouot vint me voir, amenant avec lui
M. Yvan, chirurgien de l'Empereur. Il leva l'appareil pro-
visoire et trouva les quatre plaies un peu enflammées;
j'avais aussi un commencement de fièvre de suppuration.
M. Yvan me dit qu'il fallait débrider les plaies, afin de don-
ner passage aux corps étrangers, tels que fragments de cuir
et de drap qui y étaient probablement restés; il me de-
manda si je voulais me soumettre à cette opération un peu
douloureuse. Je lui dis de la faire puisqu'il le jugeait
nécessaire. Il prit alors son bistquri et me fît à la première
plaie deux incisions, une en haut et une en bas, qui me
causèrent une très vive douleur, à cause de l'inflammation
des chairs; cela fut répété pour les trois autres plaies.
J'avais bien envie de crier, mais je me rappelai le général
Michel et me contentai de mordre les manches de ma che-
mise. Quand ce fut fini, la servante d'auberge, qui était
présente, s'écria les larmes aux yeux : « Ah! le pauvre
cher homme! il n'a pas soufflé mot; on voit bien que c'est
un Français ! Si vous aviez entendu ce Cosaque-là (désignant
l'officier russe) quand le chirurgien l'a pansé, il gueulait à
faire trembler la maison. »
Vers le soir, le quartier impérial était établi à Château-
Thierry; je fus transporté dans l'auberge où le général
Drouot était logé ; on me coucha dans un lit bien douillet
avec des draps blancs; quand j'y fus bien établi, je
m'écriai : « Je me trouve dans le paradis ! » ce qui fit rire
deux ou trois do mes camarades qui se trouvaient dans la
chambre. Ils s'approchèrent du lit et me demandèrent si je
souiTrais. Je répondis : « Pas du tout; mais j'aimerais mieux
être à Paris qu'ici, car s'il arrivait quelque bagarre je ne
saurais comment m'en tirer, n'étant pas en état de monter
à cheval. »
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 18io). 185
Les ponts de Château-Thierry ayant été rétablis, le duc
de Trévise fut envoyé au delà de la ville à la poursuite du
général York; mais, le lendemain, l'Empereur , ayant été
informé que Tennemi avait reparu vers Montmirail venant
d'Étanges, fit rétrograder toute l'armée par le chemin qu'elle
avait fait deux jours auparavant.
Je ne dirai rien de l'affaire qui s'ensuivit et qu'on appelle
le combat de Vauchamps, puisque je n'en fus pas témoin;
je sais seulement qu'elle fut très glorieuse pour nos armes
et particulièrement pour le général Drouot. Son service
était tellement actif que je ne le vis point à Château-
Thierry ; mais il envoyait souvent son secrétaire pour avoir
de mes nouvelles.
Le 15, ne voyant plus personne et apprenant par les gens
de Fauberge que le duc de Trévise repassait les ponts pour
rejoindre l'Empereur, je commençai à m'inquiéter, pré-
voyant que l'ennemi ne tarderait pas à rentrer à Château-
Thierry. Je fis demander s'il y avait des moyens de trans-
port pour les blessés; on me répondit qu'il n'y en avait
pas, toutes les voitures d'ambulance ayant été employées,
dès le 13, à évacuer sur Meaux les blessés du combat de
Château-Thierry, mais qu'on pouvait se servir pour cet
usage des voitures de bagages qui suivaient l'armée. Je
me fis habiller à la hâte et me fis porter dans la cour de
l'auberge, où se trouvait une petite charrette portant la
batterie de cuisine du général V. . . On y jeta quelques poignées
de foin, et on m'établit là-dessus; il est à noter que je
n'avais pas de souliers. Quelque mauvais que fût cet équi-
page, je me trouvai fort heureux de l'avoir.
Quand nous eûmes rejoint la grande route, du côté de
Champaubert, nous tournâmes à gauche poursuivre le mou-
vement de l'armée, tournant ainsi le dos à Paris. A peine
avions nous fait une demi-lieue dans cette direction que le
général V... vint à passer à la tête de son état-major; il
186 VIE DE PLANAT.
s'arrêta en voyant sa petite charrette, et, s'adressant à son
cuisinier qui était assis à côté de moi, il l'interpella, di*
sant : « Qu'est-ce que c'est que cet homme-là? — Mon
général, c'est un officier blessé. — Qu'on le mette à terre,
ma voiture n'est pas une ambulance. » Il fit signe à deux
de ses ordonnances, qui mirent pied à terre, m'enlevèrent
dans leurs bras et me déposèrent sur la route, au pied d'un
arbre. Je laissai faire sans dire un mot, après quoi, le gé-
néral V... partit au galop, suivi de sa batterie de cuisine.
Au fond je n'étais pas très fâché de la dureté d'ftme de
ce général; je pensai que tôt ou tard il passerait bien
quelque voiture allant dans la dii*ection de Meaux, et que
j'y pourrais trouver place.
Je restai à peu près une heure et demie à attendre, et
je commençais à souffrir du froid aux pieds et aux jambes.
Tout à coup j'aperçus la calèche du général Drouot, qui
se dirigeait de mon côté ; elle s'arrêta, et le secrétaire du
général en descendit; il me dit que mon général, appre-
nant que Gh&teau-Thierry allait être évacué, l'avait envoyé
pour me prendre et me conduire jusqu'à Meaux, où la ca-
lèche devait rester; mais le secrétaire devait me conduire
jusqu'à Paris en prenant quelque autre moyen de trans-
port.
Arrivés à Meaux, nous ne trouvâmes que des coucous,
espèce de voitures très dures et fort incommodes; mes
jambes commençaient à me faire souffrir, et, pour les tenir
dans une position horizontale, on bourra de foin tout le
devant de la voiture. Il y a dix lieues de Meaux à Paris, et
nous fîmes ce trajet en six heures, pendant lesquelles les
cahots de la voiture me firent beaucoup souffrir. En arri-
vant à la barrière, qu'on avait palissadée, le cocher, ayant
mal pris ses mesures, heurta violemment contre une palis-
sade, ce qui me fit jeter les hauts cris et jurer comme
un païen. Enfin nous arrivâmes vers huit heures à l'hôtel
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 187
Liariboisièrey où je fus reçu comme l'enfant de la maison;
on m'y attendait, et tout était préparé pour me recevoir;
je fus placé dans une belle cbambre qui sert aujourd'hui
de petit salon; Honoré me donna un de ses domestiques
pour me servir tout le temps que je resterais à l'hôtel, et
ne me quitta qu'après m'avoir vu couché dans un bon lit
et disposé à dormir.
J'avais, en effet, bien besoin de repos, mais les douleurs
que j'éprouvais me tinrent éveillé une grande partie de la
nuit. Le lendemain, la bonne M"" de Lariboisière vint s'éta-
blir dans ma chambre pour me soigner et me veiller comme
aurait pu le faire une sœur de charité ; ensuite vint le doc-
teur Jouan, chirurgien ordinaire de l'Empereur, qui était
chargé de ma cure. Il leva l'appareil, qui n'avait pas été
renouvelé depuis quarante-huit heures, et trouva les plaies
en fort mauvais état; les bords en étaient violets, roides et
gonflés, et la suppuration ne pouvait se faire, sans doute
par suite du froid que j'avais éprouvé. Il s'efforça d'y por-r
ter remède au moyen d'opérations et de pansements qui
me firent beaucoup souffrir; mais au bout de dix à douze
jours, une de mes jambes commença à devenir très dou-
loureuse et gonflée, tandis que l'autre conservait sa forme
naturelle; en peu de temps elle devint dure comme du
marbre et si douloureuse que je ne pouvais même plus
supporter la pression du drap de lit et des couvertures;
il fallait faire un appareil avec des cerceaux destinés à
soutenir le drap et à préserver ma jambe de tout contact ;
on l'arrosa de baume tranquille ; mais le mal ne diminuait
pas, et, au bout de deux jours, le docteur Jouan fit venirun de
ses confrères pour consulter. Celui-ci fut d'avis de me cou-
per la jambe, disant qu'il était à craindre que la gangrène
ne s'y mit. Le docteur Jouan me demanda si je voulais me
soumettre à cette opération ; je dis que s'il le fallait absolu-
ment je m'y soumettrais, mais que ce ne serait qu'avec une
i88 VIE DE PLANAT.
extrême répugnance, et que je ne voyais pas d'inconvénient
à attendre encore quelques jours. Le docteur Jouan me
donna raison et dit à son confrère : « Il est bien jeune^ il a
une chair saine et dans ces conditions la nature a encore
bien des ressources. J^espère que nous lui conserverons sa
jambe. » Effectivement, quelques jours après, la sensibilité
diminua ainsi que Tenflure, et peu à peu la suppuration
s'établit, et les plaies prirent un bon aspect; le bon docteur
s'en réjouit sincèrement et me répétait souvent : ce Vous
voyez bien que j'avais raison; j'étais sûr que votre bonne
constitution triompherait; » cependant il en avait douté,
mais il ne s'en souvenait plus.
Maguérison marchait lentement, et je crois que les émo»
tions pénibles que me causaient les nouvelles de l'armée
en retardaient le progrès. Malgré mes souflFrances, j'écri-
vais souvent au général Drouot, et je suivais avec anxiété
les opérations de l'armée. Ce bon général, qui n'avait de
repos ni jour ni nuit, trouvait pourtant le temps de me
répondre, et cette circonstance seule peut donner une idée
de la sérénité de son flme au milieu des désastres de cette
époque.
Le 11 avril, nous apprîmes que l'ennemi était sous les
murs de Paris, et que l'Empereur se retirait sur Fontaine-
bleau, abandonnant la défense de la capitale aux corps, bien
réduits, des ducs de Trévise et de Raguse et à la garde
nationale.
Le 12, après une vigoureuse mais inutile résistance, les
troupes rentrèrent dans Paris, et l'ennemi, ayant porte
quelque pièces d'artillerie sur les hauteurs de Belleville,
commença à lancer quelques boulets dans Paris. Il en
tomba deux ou trois près de l'hôtel Lariboisière, et l'on
songea à me transporter dans le faubourg Saint-Germain;
vers le soir, on fit avancer un fiacre dans lequel on me
porta, enveloppé dans une couverture; mais, comme j'ai-
DEUXIÈME PARTIE (^812 A 1815). 189
lais partir, on annonça que la ville avait capitulé, et que
les états-majors de Tarmée ennemie entreraient le même
soir dans Paris.
M"* de Lariboisière reçut un billet de logement pour
un général autrichien et dix-neuf personnes, tant aides de
camp que domestiques et ordonnances; il fallut donc son-
ger à me faire quitter la chambre que j'occupais. Je fus
encore une fois enveloppé dans un drap et transporté dans
l'étage souterrain qui du côté du jardin était au rez-de-
chaussée, mais au nord. Comme je traversais une chambre,
•porté dans les bras du domestique, un officier autrichien
qui entrait s'approcha de moi d'un air satisfait qui voulait
grimacer la pitié, et me dit : « Vous êtes blessé, Monsieur? »
Je fermai les yeux sans lui répondre. Grâce à mes blessu-
res, ce fut le seul Autrichien que je vis dans Paris.
Malgré l'embarras et l'occupation causés par la présence
de ces étrangers, la bonne M"* de Lariboisière trouva
toujours moyen de venir passer chaque jour deux ou trois
heures près de mon lit. Elle y recevait même les personnes
qui venaient la voir, ce qui m'exposait souvent à enten-
dre des choses fort déplaisantes, car M"* de Lariboisière
comptait dans sa famille et dans ses nobles amis de* la
Bretagne bon nombre de royalistes et même d'anciens
chouans. Lorsque le roi Louis XVIII eut fait son entrée dans
Paris, il vint un de ces anciens chouans, qui était son cousin.
C'était une véritable caricature. Selon le costume adopté par
son roi, il portait un frac bleu à boutons de métal, avec de
longues épaulettes; il était frisé et poudré à l'ancienne
mode, et tenait à la main un petit tricorne sur lequel s'éta-
lait une énorme cocarde blanche. Il s'établit au coin du feu
et là, sans le moindre égard pour la veuve d'un général
qui avait été un des plus hauts dignitaires de l'armée impé-
riale, il commença à exhaler la joie que lui causait le
retour de ses princes légitimes, le tout accompagné d'in-
i90 VIE DE PLANAT.
jures contre TEmpcreur, son système et les brigands de la
Loire, c'est-à-dire l'armée française. Il disait entre autres :
« 11 n'y a jamais eu en France qu'un roi et un drapeau; le
drapeau tricolore et l'usurpateur ne sont qu'un mauvais
rêve, et l'Empire a été un véritable carnaval. »
Il continua sur ce ton pendant quelques minutes, lors«
que je l'interrompis brusquement, ne pouvant maîtriser
mon indignation. « Mais, Monsieur, lui dis-je, vous oubliez
donc que vous parlez à la veuve d'un des plus illustres
généraux de l'Empire, dont je m'honore d'avoir été l'aide
de camp? Et quant à vos Bourbons, qui est-ce qui les con*
naît aujourd'hui en France? quelques vieux royalistes, et
c'est tout; quant à l'immense majorité des Français, ils
ignoraient jusqu'à leur existence et leur nom. Vous dites
qu'ils viennent faire le bonheur de la France, mais la
France ne peut pas être heureuse dans l'humiliation, et
c'en est une grande pour elle d'être gouvernée par des
princes avilis par les aumônes de l'étranger et ramenés
par lui en France. Vous pouvez être sûr que des princes
imposés par la force à la nation française n'y prendront
jamais racine, et que dès que les armées ennemies auront
quitté le sol français, les Bourbons seront chassés. »
Je lui dis encore beaucoup d'autres choses du même
genre avec cette énergie et cette exaltation nerveuse que
donne parfois la maladie. Je n'avais pas fini ma tirade lors-
que ce monsieur se leva et sortit de la chambre sans rien
dire. Quand il fut parti, je demandai pardon à M"* de
Lariboisièrc de mon emportement, et la priai de ne pas
m'en vouloir d'avoir été si peu maître de moi. Elle me
dit : « Bien loin d'être fâchée, je vous approuve fort; vous
m'avez délivrée pour quelque temps d'une fâcheuse visite.
Je voudrais bien qu'il en fût de même de beaucoup de gens
qui semblent ne venir chez moi que pour m'insulter. »
Deux jours après l'entrée des alliés à Paris, je reçus du
DEUXIÈME PARTIE (1812 A I8I0). 191
général Drouot une lettre, datée de Fontainebleau, qui
m'annonçait son prochain départ pour Tlle d'Elbe où il
accompagnait l'Empereur. Je lui répondis sur-le-champ pour
lui proposer d'aller le rejoindre dès que mes blessures
seraient guéries. Voici la réponse qu'il me fît :
« Fontainebleau f /7 avril 1814. — Mon cher Planât, je
viens de recevoir vos deux lettres du 15; celle du 12 ne m'est
pas parvenue. Je suis vraiment touché de la proposition
que vous me faites de venir avec moi; je l'accepte avec
reconnaissance. J'en ai parlé à l'Empereur. Mais avant de
vous mettre en route, il sera nécessaire : 1" que votre gué-
rison soit complète ; que vous me rejoigniez deux mois plus
tôt ou plus tard, cela ne fait rien; l'essentiel est de. vous
guérir; 2<* que vous attendiez d'avoir reçu de mes nou-
velles. Je vous écrirai dès mon arrivée, et si j'entrevoyais
que ce voyage ne dût vous procurer que des désagréments
sans avantage, je vous engagerais à rester à Paris. »
Vers la fin du mois d'avril, mes blessures étaient presque
fermées; je pus sortir de mon lit etm'établir sur un fau-
teuil près de la fenêtre qui donnait sur le jardin. Le domes-
tique qui me soignait, le même qui avait fait avec nous la
campagne de Russie, me portait de mon lit sur ce siège; il
m'y laissait pendant deux ou trois heures seul, après quoi,
il venait me reprendre et me recoucher. Un jour, pendant
son absence, j'essayai de me lever; mais à peine debout, je
sentis un tiraillement douloureux dans les deux jambes,
et, perdant l'équilibre, je tombai tout de mon long sur le
parquet, renversant une table et une carafe pleine qui
reposait sur le marbre. Je restai assis trois quarts d*heure
sur le parquet, sans pouvoir me relever et mouillé par le
liquide répandu par terre. Joseph vint enfin me délivrer,
et je me promis bien de ne plus recommencer cet essai de
mes forces, sans un aide. Cependant l'humidité de la cham-
bre que j'habitais et son exposition au nord empêchaient
492 VIE DE PLANAT.
mes plaies de se cicatriser; il s'y formait des excroissances
fongueuses que le chirurgien brûlait tous les jours avec
la pierre infernale. A la fin, il me demanda si je ne pouvais
pas aller à la campagne, ajoutant que le soleil et l'air suffi-
raient pour compléter ma guérison. Je n'avais d'autre parti
à prendre que d'aller chez ma sœur Henriette à Noisy-le-Sec,
dont mon beau-frère était maire ; mais j'y répugnais, sachant
que les troupes alliées étaient cantonnées dans tous les
villages de la banlieue. Cependant, sur les instances de
ma sœur, je pris mon parti et quittai Thôtel Lariboisière
le l**" mai, après avoir pris un tendre congé de ma bonne
et généreuse garde-malade et de son fils.
11 n'y avait à Noisy qu'une demi-compagnie d'infanterie
russe, commandée par un officier très poli et parlant fort
bien le français, ce qui ne m'empêcha pas d'être fort irrité
de sa présence. Au bout de huit jours, il partit, et depuis
lors je ne vis plus aucun militaire de l'armée des alliés
à Noisy.
Ainsi que le bon docteur Jouan me l'avait prédit, l'air
de la campagne compléta très vite ma guérison ; cependant
je fus encore longtemps obligé de faire usage de béquilles,
et je ne les quittai tout à fait qu'à la fin de juillet pour
prendre des bas de peau lacés, que je conservai pendant
plusieurs mois ^
D'après le désir de Lariboisière, je continuai, en retour-
nant à Paris à la fin de juillet, à occuper la chambre basse
où j'avais si longtemps souffert; mais je n'y étais que pour
coucher, étant occupé tout le reste du jour chez le général
Evain, chef de la division d'artillerie au ministère de la
guerre. A la sollicitation de M™* de Lariboisière, ce géné-
ral m'avait fait entrer, un peu à contre-cœur, dans les
bureaux de l'artillerie, avec le traitement attaché à mon
1. Voir le Tolumo de la CoiTespondanee intime. Lettre datée de Noisy-le-Sec,
19 mai 1814.
DEUXIÈME PARtIE (4812 A 1815). 193
grade. Cela me venait fort à propos, car ma bourse était
presque à sec et mes deux jeunes frères m'occasionnaient
des dépenses assez considérables pour l'état actuel de ma
fortune. Le général Evain était un grand travailleur, mais
taciturne et bourru; sa haute capacité était appréciée par
les ministres de la Restauration comme elle l'avait été par
ceux de l'Empire; il était donc fort bien en cour, et c'est
pour cette raison qu'il répugnait un peu à me prendre près
de lui.
C'est ici le lieu de dire pourquoi je pris ce parti au lieu
de rejoindre mon général à l'île d'Elbe.
Je n'avais pas cessé d'entretenir une correspondance
active avec le général Drouot; mais dès son arrivée à Porto-
Ferrajo, il m'écrivit pour m'engager à rester en France,
et cette recommandation reparut dans toutes ses lettres
suivantes. Voici, du reste, toutes celles qu'il m'écrivit de
l'île d'Elbe; je crois utile de les faire connaître, parce
qu'elles mettent «n lumière plus que toutes les phrases du
monde le caractère du général Drouot, cette modestie, cette
absence de toute ambition vulgaire, cette simplicité de
cœur qui, à mes yeux, le placent au-dessus de presque tous
les chefs militaires que j'ai connus.
F éjus, 27 avril 181 S. — Mon cher Planât, je vous écris à la hâte
pour TOUS prévenir de notre heureuse arrivée ici. Dans une heure, je
serai embarqué et j'irai à ma nouvelle destination ; j'ai le cœur bien
gros au moment de quitter cette chère France. Ne prenez point de
décision do départ que vous n'ayez reçu de nos nouvelles de l'tle
d'Elbe.
Porto-Ferrajo, 5 mai, — Je suis arrivé ici après cinq jours de navi-
gation fort pénible.
Je prends possession de la solitude à laquelle je me suis résigné.
J'ai reçu l'ordre de prendre le gouvernement de Tile; je l'ai accepté,
à condition de ne le conserver que pendant une quinzaine jusqu'à
l'arrivée des troupes de la garde qui viennent de France; je veux vi-
vre ici libre, sans affaires, sans emploi ; la lecture fera ma principale
et ma plus chère occupation. Je vous engage, mon cher Planât, à
13
194 VIE DE PLANAT.
vivre heureux dans le sein de notre chère patrie^; c'est là seulement
qu'on peut espérer de trouver le bonheur.
48 mai. — Mon cher Planât, je profite de toutes les occasions pour
vous donner de mes nouvelles: j'attends les vôtres avec impatience
et serai parfaitement heureux quand vous m'aurez dit un mot de vous
et de M"** de Lariboisière. Étes-vous bien guéri, mon cher Planât? Je
désire vivement en avoir bientôt l'assurance. Je vous ai engagé dans
mes précédentes à servir dans notre chère patrie si votre blessure vous
permet de continuer à servir. Je vais être sous peu de jours libre de
toute fonction. Je me livrerai entièrement à l'étude, qui me donne un
plaisir inexprimable. Après vingt-deux ans de fatigues et de dangers,
combien il est doux de se livrer à ses occupations chéries. Lorsque
vous me reverrez à Paris, je serai, j'espère, beaucoup moins ignorant
que vous ne m'avez vu.
26 mai. — Je me plairai dans l'Ile d'Elbe aussitôt que j'y vivrai en
particulier ; j'ai demandé à n'avoir ici ni emploi ni traitement quel-
conque ; tout le temps de mon exil, je le donnerai à l'étude. Vous de-
vez avoir reçu plusieurs lettres de moi. Je vous ai engagé à ne point
quitter la France ; je vous renouvelle la même recommandation.
42 août. — Je vous recommande un peu mes petits intérêts; je
pense que vous avez fait vendre tous mes chevaux et tous mes har-
nais. Si ces derniers ne sont pas vendus, je conserverais volontiers
une selle complète, avec housse, chaperons, bride. Si ma calèche n'est
pas vendue, je la conserverais aussi avec plaisir.
Je me plais toujours beaucoup à Itle d'Elbe; j'y suis parfaitement
heureux, je m'y porte on ne peut mieux. Gela n'empêche pas que je
ne me fasse une fête d'aller vous embrasser cet hiver, et de revoir le
sol de notre chère France. Lorsque pendant vingt-deux ans on a versé
son sang pour son pays, lorsqu'on lui a fait les plus grands sacri-
fices, il est impossible de ne pas le regretter et désirer de le revoir.
4 février 4845. — Mon cher Planât, j'ai reçu avant-hier vos deux
lettres des 12 octobre et 29 novembre. Elles m'ont fait le plus grand
plaisir; je ne savais à quoi attribuer votre silence et j'en éprouvais un
grand chagrin. Je vois que plusieurs de mes lettres s'égarent et que
je ne reçois pas toutes celles que vous m'envoyez. Celles que j'ai reçues
de vous depuis le 1*' juillet sont datées des 9 et 30 juillet, 27 sep-
tembre, 13 octobre et 29 novembre ^ J'apprends avec joie que votre
rétablissement est complet ; c'est la plus heureuse nouvelle que vous
puissiez me donner; j'ai toujours craint que vous ne fussiez estropié
de vos blessures. Je vois aussi avec plaisir que vous êtes employé près
1. Aucune de ces lettres, qui aTaient été communiquées à TEmpereur et
eurent une grande influence sur le sort de L. Planât, n*a pu être retrouTée, le
général Drouot ayant brûlé avant sa mort tous ses papiers, f. p.
DEUXIÈME PARTIE (1812 Â 1815). 195
dn général Eyain ; Tancienne amitié qui me lie à lui m'est garant
qu'il cherchera à rendre votre service et votre position les plus agréa-
bles possibles. Je vous remercie des vœux que vous faites pour me
revoir parmi vous; je ne puis savoir si j'aurai jamais ce bonheur-là.
Ce qui doit vous consoler dans ma position actuelle c'est que je suis
parfaitement heureux ; qu'il ne m'est pas arrivé une seule fois de re-
gretter le parti que j'ai pris; que si c'était à recommencer, j'agirais
comme j'ai fait. Je ne prévois plus pour moi des plaisirs bien vifs,
mais je vivrai toujours dans le calme et la tranquillité de l'&me. Je
trouverai de grandes consolations dans les regrets de mes amis;
rétude est pour moi d'une grande ressource. Votre ami pour la vie.
DROUOT.
On voit par ces lettres que le général Drouot parle sou-
vent du bonheur dont il jouit à Tile d'Elbe, et pourtant
j'ai su, de bonne part, qu'il y avait été souvent en butte à
des tracasseries qu'il supportait sans se plaindre, et dont
les motifs étaient tellement au-dessous de lui qu'il ne s'en
mit jamais en peine. On craignit qu'il ne prit trop d'ascen-
dant sur l'esprit de l'Empereur, qu'il ne devînt le confident
de toutes ses pensées; de là les petites jalousies, les suppo-
sitions, les mauvais propos, en un mot toutes les misères
d'une petite cour. C'est sans doute pour se soustraire à ces
ennuis que le général avait pris la résolution de vivre dans
la solitude, et de s'adonner uniquement à l'étude, qui d'ail-
leurs était sa passion dominante.
Malgré les recommandations réitérées du général Drouot,
j'aurais peut-être dû insister pour le rejoindre à l'île
d'Elbe; mais il m'avait fait espérer qu'il viendrait à Paris
et, pour être tout à fait sincère, je dois dire aussi que je
me trouvais si bien à Paris, après dix ans d'une vie si tour-
mentée, qu'il ne fallait pas beaucoup d'efforts pour m'en-
gager à y rester. J'étais suffisamment occupé, j'avais quel-
ques amis sincères et les relations de lamille les plus
douces; j'avais enfin l'existence que j'avais vainement
désirée toute ma vie. Je me rappelle qu'à l'âge de dix-huit
196 VIE DE PLANAT.
ans, mon père m'écrivit une fois pour me reprocher ces
dispositions et ce qu'il appelait un goût prématuré pour
la vie tranquille.
Le général Evain se montrait satisfait de la manière dont
je m'acquittais de divers travaux dont je fus chargé dans
les bureaux de la guerre, et, vers la fin de l'année 1814, il
me fit nommer à l'emploi de son aide de camp, ce qui
diminua un peu la gêne où je me trouvais.
LE RETOUR DE UILE D^ELBE *
1815
Ne voulant plus être à charge à Lariboisière, je quittai
le logement qu'il m'avait laissé dans son hôtel au commen-
cement de 1815, et vins m'établir avec Résigny dans un
petit logement à l'entresol, sur le quai Voltaire; j'y trou-
vais l'avantage de me rapprocher du ministère et de me
loger à peu de frais.
C'est là que nous reçûmes la nouvelle du débarquement
de l'Empereur à Fréjus. Il m'est impossible de rendre l'es-
pèce de commotion électrique dont fut frappée la popula-
tion parisienne à cette nouvelle inattendue. Les Bourbons,
sous l'influence de l'émigration et du parti prêtre, avaient
commis tant de sottises et de vexations, qu'ils s'étaient
aliéné toute cette population; le souvenir ^es gloires de
l'Empire, comparé à l'état d'abjection qui lui avait succédé,
se réveilla dans tous les cœurs avec une force et une vio-
lence incroyables. Personne ne doutait du succès de cette
entreprise hardie, si ce n'est quelques royalistes bien
encroûtés; quant aux transfuges, ils ne se faisaient aucune
illusion à cet égard.
1. Dicté en 1854 (voir V Avant-propos), f. p.
198 VIE DE PLANAT.
Je n'ai pas besoin de dire que cette nouvelle nous combla
de joie et d'espérance. En me rappelant quelques phrases
de ses lettres, je me persuadai que le général Drouot avait
voulu m'indiquer le projet de l'Empereur et qu'il en était
instruit depuis longtemps ; mais à notre première entrevue
il m'assura qu'il n'en avait rien su qu'au dernier moment,
et qu'il ayait môme émis un avis contraire.
J'avais entretenu pendant Thiver des relations constantes
avec les officiers les plus dévoués à la cause de l'Empereur,
et principalement avec le général Flahaut, les colonels
Briqueville, Gourgaud, Duhamel, sans parler de Résigny,
avec lequel je logeais. Il est vrai que la conduite de Gour-
gaud à Fontainebleau, et puis à Paris, nous avait d'abord
éloignés de lui. Il devait partir avec l'Empereur pour l'île
d'Elbe, et protestait dans les termes les plus chaleureux
de son dévouement pour lui; mais la veille du départ, il
demanda la permission d'aller embrasser sa mère et lui
faire ses adieux. Il alla, mais il ne revint pas.
Le 19 mars au soir, on apprit que l'Empereur approchait
et que la famille royale s'apprêtait à quitter Paris. Nous
nous mîmes en campagne, Résigny, Briqueville et moi,
pour nous entendre avec les officiers dévoués à la cause de
l'Empereur sur ce qu'il y avait à faire le lendemain. Je fus
chez le général Flahaut, que je trouvai se promenant dans
son jardin; je lui dis que nous allions rejoindre l'Empe-
reur et lui demandai s'il voulait se joindre à nous. A mon
grand étonnement, il refusa, tout en protestant de son
dévouement à l'Empereur, mais en même temps de son
horreur pour les discordes civiles. Je n'insistai point et me
hâtai de le quitter.
Le lendemain, nous étant procuré des chevaux et ayant
revêtu nos uniformes, nous nous rendîmes, Résigny, Bri-
queville et moi, chez Gourgaud, ne doutant pas qu'il ne fût
prêt à se joindre à nous. Nous le trouvâmes couché, se
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). fli)9
disant très malade, et ayant un grand bol de médecine
sur sa table de nuit. Il nous dit, d'un ton languissant,
ce qu'il avait une inflammation d'entrailles, qu'il enviait
notre sort et se trouvait bien malheureux d'être hors d'état
de témoigner son dévouement à l'Empereur. »
Là-dessus, nous nous acheminâmes vers la route de Fon-
tainebleau. Nous trouvâmes partout les rues remplies par
une foule agitée, émue et joyeuse. De temps en temps des
cris de : Vive f Empereur! se faisaient entendre, et la police
ne cherchait pas à les réprimer. Quand nous fûmes hors
de la barrière, nous arborâmes nos cocardes tricolores, et
continuâmes notre route sans encombre. Arrivés sur le
plateau de Villejuif, nous trouvâmes un régiment d'infan-
terie en bataille; le colonel s'avança vers nous et nous
demanda où nous allions. Briqueville lui répondit, d'une
voix forte : « Nous allons rejoindre l'Empereur. Voici
MM. Planât et Résigny, officiers de son état-major, et moi,
je suis le colonel Briqueville. » Il n'avait pas achevé que
tout le régiment se débandait et nous entourait en criant :
Vive f Empereur! Nous leur dîmes : « Mes amis, restez à
vos rangs. L'Empereur va venir, mais jusque-là il faut
obéir à vos chefs. » Les soldats reprirent leurs rangs et
nous poursuivîmes notre chemin, sans que le colonel fit
rien pour nous en empêcher.
Entre Villejuif et la Courneuve, nous rencontrâmes les
voitures de l'Empereur, précédées d'un piquet de lanciers.
Je ne puis dire tout ce que j'éprouvais en ce moment,
surtout lorsque le général Drouot, m'ayant aperçu, me
tendit la main hors de la voiture. J'étais tellement ému et
bouleversé que je me sentais sufToqué et prêt à m'éva-
nouir.
Cependant je fus bien surpris de voir le général Flahaut
à cheval auprès de la voiture de l'Empereur. Depuis notre
entrevue, il avait reçu des avis de Fontainebleau, et avait
200 VIE DE PLANAT.
acquis la certitude que l'entrée de TEmpereur à Paris
n'éprouverait aucun obstacle.
Nous suivîmes le cortège impérial. Nous étions persuadés
qu'il allait traverser Paris par le pont d'Austerlitz et les
boulevards, où une foule immense et impatiente attendait
l'Empereur. Mais la vieille police de l'Empire avait déjà
recommencé ses manœuvres accoutumées, et persuadé au
grand maréchal et aux autres grands personnages qui
entouraient l'Empereur que S. M. courrait de grands dan-
gers en suivant cette voie. En conséquence, arrivé à la
barrière, le cortège suivit les boulevards extérieurs, et
entra dans Paris par la barrière du Mont-Parnasse, se diri-
geant par le boulevard des Invalides, le pont de la Con-
corde et le quai des Tuileries. Le trajet avait été long, et
il était nuit close lorsque la voiture de l'Empereur entra
dans la cour des Tuileries par le guichet du bord de Teau.
Il ne s'y trouva pas beaucoup de monde. Ainsi que je
l'ai dit, la foule était ailleurs. Néanmoins les cris de : Vive
r Empereur! partis simultanément de quatre ou cinq cents
poitrines, étaient si énergiques qu'on en était assourdi. Mais
sur le perron et dans le vestibule se trouvaient au moins
trois cents officiers en demi-solde, dont les clameurs non
moins bruyantes eurent un caractère particulier. C'étaient
des phrases entrecoupées, des sanglots, des vociférations
contre les Bourbons, mêlés au cri de : Vive f Empereur ! A la
descente de voiture, l'Empereur fut saisi par plusieurs offi-
ciers qui le portèrent dans leurs bras, au travers de mille
cris, jusqu'au haut de l'escalier; là, ils le déposèrent à
terre, et le laissèrent entrer dans ses appartements sans y
entrer eux-mêmes. Ils s*éloignèrent en se livrant aux trans-
ports de leur joie.
Nous entrâmes dans les salons d'attente et y restâmes
jusqu'à minuit. J'eus à peine le temps d'échanger quelques
paroles avec le général Drouot, tant il était entouré et
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 201
pressé par ses anciens camarades; il me dit seulement de
venir le trouver dans son ancien logement, qui était situé
dans les combles du pavillon de Flore. Nous rentrâmes,
Résigny et moi, bien contents de notre journée, et nous
livrant avec confiance aux plus riantes espérances pour
l'avenir. Par un hasard singulier, et comme si nous avions
prévu le retour de File d'Elbe, notre logement n'était
séparé des Tuileries que par le pont Royal.
Le lendemain, j'étais à sept heures du matin chez le
général Drouot. Je le trouvai, déjeunant avec une croûte
de pain et un petit verre d'eau-de-vie, détestable habitude
prise au bivouac,- qui n'a pas peu contribué à ruiner sa
santé. Notre conversation ne fut pas longue, car, dans la
nuit, l'Empereur avait chargé le général Drouot de réorga-
niser la garde impériale, et nous nous mimes immédiate-
ment au travail. Je fus chargé d'inscrire tous les officiers
qui se présenteraient et de les diriger sur les dépôts déjà
désignés.
Lorsque je descendis au salon de service, la première
personne que j'aperçus fut Gourgaud en grand uniforme
d'officier d'ordonnance. « Tiens, lui dis-je, vous n'êtes donc
plus malade? » 11 me répondit : « L'arrivée de l'Empereur
m'a rendu la santé. » Il paraissait gai, il riait et faisait
des plaisanteries auxquelles personne ne répondait. Ce-
pendant cette bonne contenance dura peu; l'Empereur
ayant refusé de le voir, il en conçut un mortel chagrin : ce
qui ne l'empêcha pas pourtant de s'installer, bon gré mal
gré, dans une petite chambre des combles du château.
Il y resta huit jours sans pouvoir arriver à ses fins. Il
s'abandonnait sans contrainte à toute sa douleur; il criait,
il pleurait et jurait chaque jour qu'il allait se brûler la
cervelle si l'Empereur ne voulait pas le recevoir. Nous
allions de temps en temps avec Briqueville pour le con-
soler, en lui disant de prendre patience, qu'avec l'Em-
202 VIE DE PLANAT.
pereur il n'y avait jamais de disgrâce complète, ce qui
était vrai, et qu'il finissait toujours par revenir. EflFective-
ment, après cette épreuve de huit jours, Gourgaud reçut le
prix de sa persévérance. Il obtint son pardon et par suite
la confirmation du grade de colonel, et le titre de premier
officier d'ordonnance, car il était le seul qui restait de l'an-
cienne promotion de 1812 et 1813.
Je dois dire maintenant comment j'avais quitté le général
Evain. Le 19 mars au soir, il faisait ses paquets pour suivre
le roi en Belgique. En arrivant chez lui, je trouvai d'abord
M"* Agathe, qui me fit part du projet de son frère et qui
n'en paraissait pas fort contente. Nous tînmes conseil sur
le moyen de l'empêcher, et pendant que nous discutions,
le général entra au salon. M"« Agathe me fit signe de lui
parler; je ne savais trop comment m'y prendre, mais
jyjue Agathe me montra le chemin en disant : « Voilà
M. Planât qui n'est pas d'avis que tu partes. » Je pris cou-
rage et dis résolument : « Mon général, je crois que vous
auriez tort de partir; vous n'êtes point un homme politique
et, quel que soit le gouvernement qui s'établisse en France,
on y aura toujours besoin de vos talents et de votre expé-
rience. D'ailleurs les Bourbons n'ont rien fait pour vous,
et je ne vois pas pourquoi vous leur donneriez une preuve
de dévouement aussi excessive ; vous vous devez à la France,
elle a besoin de vos services; le général Drouot est votre
ami, et il ne manquera pas de vous maintenir dans le poste
que vous occupez. » Après avoir réfléchi quelques instants,
le général Evain dit : « Eh bien, je resterai. — Maintenant,
repris-je, vous trouverez bon que je reprenne mes fonctions
d'aide de camp auprès du général Drouot? — Certainement. »
Là-dessus, je le quittai ainsi que M"® Agathe, qui paraissait
fort contente. Le général Evain fut efl^ectivemont conservé
dans sa place et ne la quitta même pas après la seconde
restauration.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 203
Quoiqu'un peu déshabitué par la vie tranquille que
j'avais menée depuis six mois, je me remis avec ardeur et
sans difficulté à un travail des plus fatigants. Je devais,
contme je l'avais déjà fait pendant la campagne de Saxe,
réunir tous les états de situation des différents corps, à
mesure qu'ils se formaient, et en établir une situation
générale; je recevais les rapports des chefs de corps et des
commandants des dépôts, dont je faisais des résumés pour
les présenter au général Drouot; en outre je fus chargé
d'une grande partie de la correspondance. En un mot je
travaillai au moins douze heures par jour.
Vers la fin d'avril, l'Empereur quitta les Tuileries pour
aller s'établir à l'Elysée. Après avoir pourvu avec une ra-
pidité sans exemple à la réorganisation de l'armée, il s'oc-
cupa de la composition de sa maison militaire. Je fus pro-
posé pour officier d'ordonnance par le général Caulaincourt,
duc de Vicence, qui déjà m'avait témoigné beaucoup de
bienveillance pendant toute la campagne de Saxe sans que
j'aie rien fait pour la mériter ou la rechercher; je lui de-
vais déjà mes deux promotions dans la Légion d'hon-
neur.
Lorsque le général Drouot m'annonça ma prochaine no-
mination, je lui objectai mon éloignement pour la cour, et
le désir bien sincère que j'avais de ne point le quitter. Mais
il me fit comprendre bien facilement qu'il m'était impossible
de refuser l'honneur que me faisait l'Empereur*.
Outre Gourgaud, premier officier d'ordonnance, la pro-
motion se composait de Regnault de Saint-Jean d'Angély,
1. La nomination de Louis Planai à remploi d'officier d'ordonnance fut
proposée en effet, selon Tusage, par le duc do Vicence, grand-écuyer ; mais
eUe le fut sur un ordre spécial de l'Empereur, qui en avait préyenu le général
Drouot dès son arrivée à Paris. Ce général lui avait communiqué, pendant
son séjour à Tile d'Elbe, quelques lettres de son ancien aide de camp, et c'est
le souvenir de ces lettres qui détermina le choix de rEmpcreùr. Cette cir-
constance, ignorée de Louis Planât, fut racontée par le général Drouot au
comte de Lariboisiôre, duquel nous la tenons, f. p.
204 VIE DE PLANAT.
aujourd'hui général de division; Saint-Yon, qui fut depuis
ministre de la guerre sous Louis-Philippe ; Résigny ; Lari-
boisière ; Delannoy, officier d'infanterie ; AmilhetetChiappe,
officiers du génie, et enfin Dumoulin, qui n'avait d'autres
services que celui de lieutenant dans la garde nationale de
Grenoble.
L'histoire de ce Dumoulin est assez curieuse pour que je
m'y arrête. Il était fabricant de gants à Grenoble et fana-
tique de l'Empereur; à la nouvelle de son débarquement
il réalisa trois cent mille francs et alla les offrir à l'Em-
pereur qui les accepta; ensuite de quoi il partit pour Lyon,
monté sur un petit cheval chargé de proclamations de
l'Empereur et, le devançant d'une journée, il les répandit
partout à profusion, au risque de se faire fusiller. L'Empe-
reur, touché d'un si admirable dévouement, lui demanda
ce qu'il pourrait faire pour le reconnaître. Dumoulin de-
manda pour toute récompense le grade de capitaine et
l'emploi d'officier d'ordonnance, afin de rester attaché à sa
personne. Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'était nullement
propre à cet emploi, n'ayant aucune habitude de la guerre
ni aucune connaissance militaire.
Mais ce n'était pas tout être nommé : il fallait s'habiller,
s'équiper et se pourvoir de chevaux. L'uniforme, riche-
ment brodé en argent, était fort coûteux, et le harnache-
ment ne l'était pas moins; or la plupart d'entre nous étaient
hors d'état de pourvoir à cette dépense qui, avec les che-
vaux, devait monter au moins à six mille francs. Nous
tînmes conseil, et je fus chargé d'adresser une demande
au général Bertrand, grand maréchal du palais. Mais au
lieu de six mille francs dont nous avions besoin, nous
n'obtînmes que deux mille francs d'entrée en campagne.
Je suis encore à me demander aujourd'hui comment je par-
vins à m'équiper avec une si faible somme; heureusement
beaucoup d'officiers royalistes vendaient leurs chevaux à
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 205
tout prix, pour se retirer dans leurs terres; quant aux tail-
leur, sellier et autres fournisseurs, je payai une partie
comptant et fis pour le reste des billets qui furent acquittés
plus tard.
Aussitôt après notre nomination, nous nous rendîmes au
lever de TEmpereur pour lui être présentés; la plupart
d'entre nous n'étaient point connus de l'Empereur; mais
lorsque le général Bertrand me nomma, l'Empereur dit :
« Ah! celui-là, je le connais; il m'a servi d'interprète en
Saxe, et je l'ai envoyé à Dantzig; » puis il me fit un gra-
cieux sourire, auquel je répondis en m'inclinant, après
quoi, il passa à un autre.
Dès que nous fûmes équipés, nous entrâmes en fonctions.
La première fois que je fus de service, on annonça que
l'Empereur passerait la revue des fédérés, c'est-à-dire des
ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau,
ainsi que de ceux des halles et ports. Effectivement, vers
une heure, l'Empereur monta à cheval et se rendit dans
la cour des Tuileries, où les fédérés se trouvaient rassem-
blés au nombre de trois à quatre mille. Il fut accueilli par
de formidables acclamations ; c'étaient des hommes superbes
et pour la plupart des colosses, principalement les forts de
la halle, les charpentiers, les brasseurs et les tailleurs de
pierre. L'Empereur parcourut leurs rangs au petit galop;
je le précédai à cinquante pas de distance, recommandant
à ces masses, presque sauvages, le calme et l'immobilité.
Mais j'avais beau dire, ils faisaient éclater leurs transports
dune manière vraiment effrayante. L'Empereur, étant
revenu au pavillon de l'Horloge, leur fit une petite harangue
tout à fait à leur portée, et qu'ils trouvèrent très belle ; elle
l'était en effet, et les journaux du temps l'ont rapportée.
Dès qu'il eut fini, les cris de : « Vive l'Empereur ! » redou-
blèrent ; mais les hommes les plus proches rompirent leurs
rangs et s'élancèrent sur l'Empereur pour toucher ses
206 VIE DE PLANAT.
mains, ses habits et son cheval, et pour lui adresser dans
leur grossier langage les protestations d'amour les plus
énergiques. Les généraux qui entouraient l'Empereur
furent inquiets de ce mouvement, car un assassin aurait
pu facilement se glisser parmi ces braves gens. Tout à
coup le comte de Lobau cria avec sa voix de stentor : « A vos
rangs! » en accompagnant ce commandement d'un juron
énergique. On vit alors avec étonnement ces hommes rudes
et enivrés reprendre leurs rangs comme des moutons.
En rentrant aux Tuileries, j'entendis plusieurs généraux
blâmer cette revue, et dire que « ces moyens révolution-
naires ne convenaient pas à l'Empereur ». Je ne sais ce
que Sa Majesté en pensa, mais ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il ne fut donné aucune suite à l'organisation des
fédérés. Alors, comme aujourd'hui, les classes élevées
redoutaient l'énergie du peuple et préféraient, dans leur
for intérieur, l'invasion étrangère au déchaînement des
masses, qui auraient pu sauver la patrie comme au temps
de la première révolution. N'avons-nous pas vu de nos
jours, dans un pamphlet réactionnaire devenu célèbre, un
de ces hommes appeler le canon russe au secours de leurs
frayeurs !
Dans le courant du mois de mai, nous fûmes prévenus
par Gourgaud que l'Empereur allait envoyer plusieurs de
ses officiers d'ordonnance en mission dans les départements
du Midi, dont les dispositions n'étaient pas très favorables
au nouvel ordre de choses. Je fus envoyé à Toulouse, Rési-
gny à Bordeaux et Delaunay à Marseille. Nous avions pour
instructions : V de rendre compte des dispositions de
l'esprit public; 2^ de passer en revue les dépôts des diffé-
rents corps qui pouvaient se trouver dans la ligne que nous
avions à parcourir; d'en envoyer la situation exacte à l'Em-
pereur, de lui rendre compte des progrès des levées, des
enrôlements et des appels faits aux anciens militaires;
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 207
3^ de nous assurer de l'organisation des corps d armée qui
se formaient dans les grandes villes du Midi.
Nous devions voir toutes les autorités civiles et militaires,
afin d'en obtenir les renseignements nécessaires à l'accom-
plissement de notre mission.
Jusqu'à Châteauroux je ne remarquai aucun signe de
désaffection pour le gouvernement impérial, si ce n'est à
Orléans, où il y avait beaucoup de légitimistes ; à partir de
la Loire il y avait beaucoup de tiédeur dans les popula-
tions; cène fut qu'à Montauban que je commençai à remar-
quer des dispositions hostiles, surtout dans les basses
classes, dominées et fanatisées par les prêtres.
En arrivant à Toulouse, je fus voir le général Frayssinet,
qui commandait le corps des Pyrénées-Orientales; mais ce
corps n'existait guère que sur le papier. Le général Frays-
sinet me parut un fort brave homme et un chaud patriote.
Je ne crois pas qu'il fût bien dévoué à l'Empereur, mais
il Tétait certainement à la France et détestait les Bourbons.
Il me fit voir une lettre de l'Empereur, qui lui écrivait
entre autres choses : « Vous devez avoir maintenant vingt
mille hommes. » En me la montrant, il dit : « L'Empereur
est vraiment désolant! je n'ai pas cinq mille hommes prêts
à combattre; il le sait bien, puisqu'il tire tout à lui; je ne
l'en blâme pas, car le péril est du côté du Nord ; et il fait
très bien d'y concentrer ses forces; mais où veut-il que je
prenne vingt mille hommes? Du reste, quoique le départe-
ment soit assez mal disposé, je réponds de sa tranquillité,
malgré les intrigues et la propagande active du duc d'Angou-
lême, qui est en Espagne sur la frontière, vis-à-vis de moi *. »
1. Dans une brochure publiée en 1815 {Portefeuille de Buonaparte^ pris à
Charleroy) se trouTont les rapports de Louis Planai envoyés à l'Empereur. En
Toici quelques extraits. F. p.
« Montauban, 3 juin 1815. — Sire, le département de Tam-et-Garonne me
parait devoir appeler l'attention de Votre Majesté.
Il n'y a à Montauban ni préfet ni maire ; ces fonctionnaires si importants,
208 VIE DE PLANAT.
J'abrégeai ma mission le plus que je pus, car le télé-
graphe nous avait appris que l'Empereur était parti pour
se mettre à la tète de Tarmée rassemblée sur les frontières
de la Belgique; j'en étais vivement contrarié, craignant de
ne pouvoir arriver à temps pour prendre part aux combats
qui allaient se livrer. Je partis de Toulouse le 4 juin, dans
une chaise de poste que j'avais louée à Paris; chemin fai-
sant, j'appris la nouvelle de la victoire de Ligny; malgré
un violent mal de tête, je résolus de courir jusqu'à Paris
sans m'arrêter. Après avoir dépassé Orléans, j'étais arrêté
à la poste de *** où je changeais de chevaux. Il était à peu
près dix heures du soir; un monsieur fort bien mis s appro-
cha de ma voiture et me dit : « Eh bien ! savez-vous les
nouvelles?.)) Je lui répondis : « Oui, la victoire de Ligny.
— Oh ! ce n'est plus cela ! l'Empereur a perdu une grande
bataille, il est revenu à Paris, et il a abdiqué. »
surtout ici, sont remplacés par un conseil de préfecture sans vigueur et par
des adjoints qui viennent de donner leur démission, en sorte que l'action du
gouvernement est tout à fait nulle. M. Saunier, préfet de ce département, a
été appelé à celui de l'Aube, au moment où tout commençait à bien marcher.
Son départ a tout paralysé. M. de Rambuteau, qui devait le remplacer, est
nommé à la Chambre des représentants, ainsi que M. Bessière, maire de Mon-
tauban. Le maréchal de camp Barrié, commandant le département, est la
seule autorité qu'il y ait ici, et, quoique rempli de zèle et des meilleures
intentions, obligé de pourvoir à tout, il me parait efirayé de sa tâche, et fort
intimidé par l'insolence et les menaces du parti royaliste qui domine à Mon-
tauban. Ni lui, ni le conseil de préfecture n'ont pu me préciser quelque
chose sur le rassemblement des deux bataillons d'élite do la garde nationale,
sur leur habillement, etc. Encore moins sur l'époque présumée de leur
départ.
Il y a dans ce département environ mille militaires rappelés, dans le cas de
marcher; sur ce nombre, il n'en est pas parti plus de cent; on ignore quand
le reste partira. Sur quarante chevaux que le département devait fournir, il
n'en a été livré que cinq. Le conseil de préfecture va passer un marché pour
la fourniture du reste. Les militaires retraités ont été réunis dès le 27 mai.
Il s'en est trouvé en état de marcher trois cents, qui sont déjà rendus à Per-
pignan.
L'esprit du département de Tarn-ot-Garonno est des plus mauvais ; le^ mots
de patrie, de gloire, d'indépendance, de cause nationale y sont, non seule-
ment sans effet, mais encore un objet de dérision. Il n'y a rien à faire ici que
par une administration ferme et la force armée; faute de ce dernier moyen.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 209
Je restai comme pétrifié à cette fatale nouvelle et hors
d^état d'articuler une parole; mon homme, qui, sans doute
était un légitimiste, s'éloigna en ricanant. 11 me fut impos-
sible d'aller plus loin, car tout mon sang s'était porté à la
tête, et il me semblait qu'elle allait se fendre. Je passai la
nuit dans une petite auberge voisine de la poste et fus bien
des heures sans pouvoir m'endormir ; mais la fatigue et la
jeunesse l'emportèrent enfin sur les tristes préoccupations
qui m'agitèrent. Vers sept heures, je m'éveillai, la tête libre
et bien reposée ; mais alors le cortège des tristes pensées
s'empara de mon esprit et m'accompagna jusqu'à Paris, où
j'arrivai dans l'après-midi.
Je descendis à l'Elysée et fus tout de suite trouver Gour-
gaud, qui me confirma dans de grands détails la funeste
nouvelle que j'avais apprise. Il me dit aussi que tout le
monde abandonnait l'Empereur; mais que cette fois il était
décidé à le suivre. Je lui dis que c'était aussi mon inten-
on ne pourra pas obtenir d'hommes dans ce département. Il ne faut point
penser à établir des colonnes mobiles composées de gardes nationaux. Ce
serait presque fournir des armes contre l'autorité. On annonce ici presque
hautement l'entrée prochaine des ennemis sur le territoire français, le retour
des Bourbons, les yengoanccs qu'ils exerceront contre tous ceux qui servi-
raient la cause do V. M. Ces nouvelles absurdes, jointes à celles de l'insur-
rection de la Vendée, jettent la crainte dans l'Âme des bons citoyens et
encouragent la désobéissance chez les autres. »
« Toulouse, 4 juin 1815. — L'organisation de la garde nationale dans le
département do la Haute- Garonne se poursuit avec activité. Une administra-
tion ferme et vigoureuse lutte avec succès contre la mauvaise volonté des
habitants. Le préfet, M. Treilhard, déploie beaucoup de talent dans l'admi-
nistration difficile de ce département. Il montre le plus grand dévouement
pour la cause publique. L'esprit public et l'opinion sont très divisés dans le
département de la Haute-Garonne. Mais quoique la marche ferme et sage des
autorites les ait beaucoup améliorés, on s'aperçoit que les nobles et les prêtres
exercent encore une fâcheuse influence. Ces deux classes montrent une
extrême opposition au gouvernement actuel. Il parait même certain qu'elles
soudoient à Toulouse un assez grand nombre de gens dans les dernières classes
du peuple.
Les tribunaux sont entièrement opposés au gouvernement; les membres ont
cependant prêté leur serment, mais ils ne se croient pas compromis pour cela.
Vofficier d'ordonnance, planât. »
14
240 VIE DE PLANAT.
tion, et je m'établis à l'Elysée pour n'en sortir qu'avec
l'Empereur. Je ne revis même plus mes sœurs ni mes
beaux-frères. Seulement mon frère Jules, qui était maré-
chal des logis dans Tartillerie de la jeune garde , vint me
voir quelques instants; il avait échappé au désastre de
Waterloo et s'était bien conduit; mais il n'avait pas le
sou; il me restait dix ou douze napoléons en or dont je lui
donnai la moitié; je l'embrassai, en lui disant que j'étais
décidé à suivre l'Empereur, je le priai d'en informer nos
sœurs et le congédiai.
LA MALMAISON-ROCHEFORT-BELLÉROPHON
SUITE DE 1815
J'arrive à Tépoque la plus intéressante de ma vie, les
journées passées à la Malmaison avant le départ pour Roche-
fort, et ensuite à bord du Bellérophon.
Quarante-deux ans se sont écoulés depuis cette époque,
et ma mémoire afTaiblie pourrait laisser échapper ou invo-
lontairement altérer des détails importants ; je crois donc
ne pouvoir mieux faire que de transcrire exactement les
lettres, notes, relations et documents de tout genre, rela-
tifs à cette époque, que j*ai eu le bonheur de retrouver.
Non seulement les faits, mais encore les impressions du
moment s'y trouvent fidèlement reproduits, et je me ferais
scrupule d'y rien changer. Qu'on ne s'étonne donc pas d'y
trouver un style défectueux, et cette emphase qui est le
propre de la jeunesse ; car il faut vieillir pour en revenir,
en fait de jugement à l'indulgence, et en fait de style à ce
qui est simple, sobre et naturel.
Je commencerai par une lettre fort détaillée que j'écrivis
à mon beau-frère le lendemain de notre arrivée à la Mal-
maison.
. 1. Dicté à Paris en 1857 (Toir V Avant-Propos), f. p.
212 VIE DE PLANAT.
La Malmaison, 26 juin 1815.
r
« Mon cher Constant, je t aï écrit avant-hier de TElysée,
et j'ai remis ma lettre à Jules ; mais comme je Tai en môme
temps engagé à rejoindre sur-le-champ sa compagnie, dont
les débris se rassemblent à Bercy, il est possible que cette
lettre ne te parvienne pas ; je te prie de rassurer ta femme
et Joséphine sur mon sort futur, et de leur cacher tant que
tu pourras la résolution que j*ai prise de suivre TEmpereur.
J'aurais voulu te voir avant mon départ; mais, depuis mon
retour à Paris, je m'étais établi à l'Elysée avec Résigny
pour ne point quitter l'Empereur*.
« Quel aspect différent avait alors ce palais de celui qu'il
offrait il y a un mois 1 qu'était devenue cette foule de cour-
tisans, de guerriers, de magistrats qui jadis obstruaient
tous les appartements, et à lempressement desquels l'Em-
pereur ne pouvait suffire? Tout avait disparu, le palais était
désert. On a beau être accoutumé à l'égoïsme et à l'ingra-
titude des hommes, on a beau être rebattu de toutes les
maximes de l'intérêt personnel, ces exemples frappent et
déchirent l'&me et la remplissent d'indignation. Quelques
amis véritables, tels que M. de Lavalette et les ducs de Bas-
sano et de Rovigo, quelques officiers obscurs mais dévoués,
étaient les seuls qu'on vît errer dans cette solitude. De tous
les membres du gouvernement provisoire, le ministre Carnot
est le seul qui ait continué de voir l'Empereur et de lui
1. La lettre du général Bertrand, en réponse à la demande de Louis Planât
de suivre l'Empereur, était ainsi conçue. F. p. :
A M. le chef d'escadron Planât, officier (l'ordonnance de V Empereur.
« Au palais de l'Elysée. 23 juin 1813.
L'Empereur me charge de vous informer, Monsieur, que vous êtes admis à
l'honneur de le suivre dans sa retraite. Sa Majesté ne pouvait vous donner une
meilleure preuve de la satisfaction qu elle a éprouvée de vos services.
J'ai l'honneur de vous saluer. Le grand maréchal^ Bbrtrano.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 4815). 213
témoigner de Tintérêt ; cette conduite est digne de son beau
caractère. On ne s'étonne pas que le duc d'Otrante n'ait
pas agi de même; mais que dire du duc de Vicence qui
n'est pas venu une seule fois? Je crois que l'Empereur est
bien sensible à cet abandon. Il n'a pas trouvé plus de zèle
dans sa maison ; on sent que la fortune et le pouvoir le
quittent, et les ingrats ne se contraignent plus.
« Il n'y a plus que le peuple qui donne encore quelques
marques d'attachement à celui qui ne règne déjà plus sur
lui. La foule s'est rassemblée plusieurs fois devant le palais
de l'Elysée, en criant: « Vive l'Empereur! » Ces cris nous
ont causé un serrement de cœur inexprimable, en nous
rappelant les jours encore récents de triomphe et d'allé-
gresse qui suivirent son entrée à Paris, ces jours où, en-
touré, pressé, porté par la foule de ses admirateurs, il ne
pouvait suffire à l'empressement du peuple et de l'armée.
Nous nous rappelions ces belles revues du mois d'avril où
une innombrable multitude, répandue sur la place du Car-
rousel, sur le quai, dans le jardin des Tuileries et jusque
dans la rue de Rivoli, faisait retentir l'air de ces bruyantes
acclamations qui allaient porter la rage dans les salons du
faubourg Saint-Germain. Quel délire, quelle ivresse éprou-
vait alors la nation ! Ce feu si vif ne jette plus que quelques
étincelles.
« L'Empereur parait affligé, mais non abattu. Sa douleur
a un grand caractère ; elle porte l'empreinte du calme et de
la résignation ; son regard est triste sans être sombre, il est
silencieux sans marquer d'humeur. Depuis le moment de
son abdication, ses amis l'ont engagé à ne pas s'abuser sur
sa position, et à pourvoir à sa sûreté personnelle. D'après
leur conseil il a fait demander des passeports au gouver-
nement anglais pour se rendre en Amérique. On prétend
que le général Wellington a dit en recevant cette demande:
« Mais pourquoi ne viendrait-il pas en Angleterre? je suis
214 VIE DE PLANAT.
« persuadé qu'il y serait bien reçu et que Ton ne Vy gêne-
ce rait pas. »
« Je pense que TEmpereur avait l'intention de rester à
Paris en attendant la réponse du cabinet britannique ; mais
le gouvernement provisoire lui a fait dire « que sa présence
« dans la capitale causait de la fermentation et gênait les
« délibérations des Chambres ; que les intérêts de son fils
« exigeaient qu'il s'éloignât, afin d'ôter tout prétexte à la
« malveillance et de prouver la sincérité de sa renonciation. »
Quant à moi, je crois que cela cache quelque perfidie, car
la grande majorité du peuple ne demande pas mieux que de
retenir l'Empereur jusqu'à l'adhésion des souverains alliés
à l'avènement de Napoléon II. Mais l'Empereur a voulu
prouver, en obéissant au vœu du gouvernement provisoire,
qu'il n'était plus et ne voulait plus être qu'un simple parti-
culier entièrement détaché des affaires politiques. En con-
séquence, nous sommes tous venus hier à la Malmaison.
« On a donné à l'Empereur une garde, composée du dépôt
des grenadiers et chasseurs à pied qui se trouve à Rueil et
d'un piquet de dragons de la garde. Nous sommes six offi-
ciers d'ordonnance, sans compter Gourgaud, qui avons ob-
tenu la permission d'accompagner l'Empereur ; c'est Saint-
Yon, Saint-Jacques, Résigny, Autric, Chiappe et moi. Nous
avons pris la ferme résolution de ne point l'abandonner ;
l'honneur et la reconnaissance nous en font un devoir;
d'autres sentiments s'y joignent ; je n'oserais dire la pitié,
ce terme ne s'accorde pas avec la vénération qu'inspire un
si grand homme ; mais c'est une émotion vive et profonde,
une espèce d'entraînement de l'âme que l'on éprouve en
voyant tant de grandeur déchue, tant de prospérité changée
en un abîme d'infortune I J'exprime mal ce que je sens,
mais tu me comprendras.
« On est vraiment indigné de voir que presque toute la
maison de l'Empereur l'abandonne. Il y a cependant ici
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 21^
deux chambellans qui se conduisent à merveille. Non seu-
lement ils ont continué à faire leur service, mais encore
ils ont dit qu'ils suivraient TEmpereur partout où il le ju-
gerait nécessaire, et tout cela sans affectation, sans pathos.
L'un de ces chambellans est le comte Montholon, maréchal
de camp, d'une ancienne famille de robe ; l'autre est le
comte de Las-Cases, conseiller d'État, connu dans le monde
littéraire par l'excellent Atlas historique de Lesage. L'un et
l'autre sont bien établis en France et y jouissent d'une
grande aisance. M. de Las-Cases est un homme d'environ
cinquante ans, fort instruit, d'une conversation agréable,
ayant une imagination jeune et vive et professant une ad-
miration et un attachement sans bornes pour l'Empereur.
Ce qu'il y a de fort étonnant, c'est que c'est un ancien émi-
gré. Il emmène avec lui son fils, jeune homme de dix-^
sept ans, fort doux et fort intéressant. Un autre jeune
homme non moins intéressant et plus original est le petit
d'Audiffret Sainte-Catherine, neveu éloigné de l'Impératrice
Joséphine et page de l'Empereur ; il est vif et espiègle comme
son âge et son emploi le comportent, mais il a des senti-
ments nobles et élevés ; il a peu d'instruction, mais on peut
dire qu'il a l'instinct de tout ce qui est beau et honorable ;
il a montré un désir si vrai et si prononcé de suivre l'Em-
pereur qu'on n'a pu le refuser; d'ailleurs il a sa famille
à la Martinique, en sorte que cela a moins d'inconvénient.
« Voilà donc à quoi se réduit l'escorte de ce monarque
naguère si puissant et si courtisé !
« En relisant cette lettre, je m'étonne d'avoir encore pu
rassembler autant d'idées de suite; nous sommes tous ici
comme des gens ivres ou étourdis ; on se demande si tout
cela n'est pas un songe et l'on ne veut même pas penser à
l'avenir de demain. Il n'y a qu'une idée qui soit bien
claire, bien prononcée : l'Empereur, l'aimer, le suivre, se
vouer à son sort. Ce sentiment nous tire du décourage-r
216 VIE DE PLANAT.
ment; il prend de nouvelles forces dans Tanéantissement
de tous les autres. L'âme a besoin d'être occupée; fatiguée
du désordre et de la confusion de nos autres pensées, elle
s'attache de toutes ses facultés à la seule qui soit distincte.
Je n'ai jamais éprouvé un sentiment pareil à celui que
l'Empereur m'inspire; je ne puis le fixer sans être attendri
jusqu'aux larmes. Oh! mon ami, si toute la France l'avait
soutenu dans cette terrible lutte, je suis sûr qu'il l'aurait
rendue heureuse! Après vingt-cinq ans de guerre et de
calamités, nous n avions plus qu'un effort à tenter pour
conquérir la libeiHé et f indépendance^ et nous n'avons pu
faire ce dernier effort!... »
Je reprends les lettres écrites de la Malmaison à mes
deux beaux-frères.
A M, Ch...j à Paris,
27 juin 1815.
« Mon cher Ch.,., je crois que nous partons cette nuit.
« La première chose à faire pour mes intérêts, c'est d'en-
voyer demain, à six heures du matin, à mon logement, faire
sortir mon cheval et mon domestique, avec un équipage
de selle tout neuf et ma schabraque galonnée. J'ai encore
pour huit jours de fourrage, mais on peut négliger cet
article; l'essentiel est de sortir mon cheval pour le mettre
en sûreté. Je dois le mois courant à mon domestique, et
1 . Allusion à l'acte additionnel.
Les libertés constitutionnelles, stipulées dans I'acte additionnel, étaient les
suivantes : responsabilité des ministres et des fonctionnaires à tous degrés.
Choix des maires et des municipes dévolu aux communes. Liberté absolue delà
presse, etc. L. Planât, ennemi décidé du système despotique, bien que très at-
taché à l'Empereur, a toujours été convaincu de la sincérité de Napoléon à
cette époque, et cette croyance, jointe à la chute et aux malheurs de l'Empereur,
transforma dbs ce moment son attachement en dévouement exalté et absolu, f. p.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 18i5). 217
en outre 490 francs à divers fournisseurs : tailleur, bottier,
chapelier. On trouvera dans mon portefeuille des notes
sur tout cela. Les 300 francs que je vous ai laissés, la
vente de mon cheval et de son harnais suffiront, j'espère,
pour faire face à tout. J'ai promis trois francs au porteur
du présent billet; je vous prie de les lui payer. Adieu,
adieu * ! »
A M. Constant Z)...
Malmaison, 29 juin 1815.
« Mon cher Constant,
« Il est décidé que nous partirons ce soir pour Roche-
fort, et de là probablement pour TAmérique. Je conçois
toute la douleur de mes pauvres sœurs; mais j'ose croire
qu'elles ne me blâmeront pas. D'ailleurs ce n'est pas une
séparation éternelle ; pourrait-on jamais quitter son pays,
si l'on ne conservait l'espoir d'y revenir?
« Nous avons été hier et aujourd'hui dans une grande
agitation, et peu s'en est fallu que nous ne soyons restés.
Depuis le 22, le parti royaliste s'agitait sourdement à Paris,
et n'était contenu que par la crainte que lui inspirait le
peuple; car celui-ci veut Napoléon II, et je crois qu'au
fond de l'âme l'Empereur conserve un espoir secret de voir
son fils sur le trône de France. Mais le ton mystérieux et
réservé des grands faiseurs me fait craindre que cet espoir
ne se réalise jamais.
« L'Empereur, en faisant demander des passeports il y
a quelques jours, requit le ministre de la marine de mettre
à sa disposition une ou deux frégates pour le transporter
avec sa suite aux États-Unis. M. Decrès, tout en protestant
de son zèle, trouvait toujours quelque obstacle qu'il mettait
1. Lo départ n'eut réellement lieu que le surlendemain. F. p.
218 VIE DE PLANAT.
sur le compte du gouvernement provisoire, de sorte que
le grand maréchal et les autres amis de l'Empereur pas-
saient toutes leurs journées à faire antichambre chez le
duc de Vicence ou chez le duc d'Otrante, pour tâcher de les
voir et de les engager à régler définitivement cet objet.
« Pendant ces négociations infructueuses le temps s'écou-
lait; les armées ennemies, au lieu de suspendre leur
marche, comme on s'en était flatté, avançaient à grandes
journées vers la capitale; les souverains alliés ne s'expli-
quaient point sur le compte de Napoléon II, en sorte que
tout prenait une nouvelle face pour l'Empereur. Notre
armée était arrivée sous les murs de Paris; découragée par
les revers de Waterloo, harassée par une retraite pénible,
sa contenance farouche exprimait la rage et le désespoir.
C'est alors que le prince d'Eckmuhl en a pris le comman-
dement; il a déployé ce beau caractère et cette énergie qui
le rendront recommandable à la postérité, plus juste que
ses contemporains; sa présence, ses discours, son patrio-
tisme ont ranimé ces courages abattus; il a fait renaître
l'espoir et la confiance dans tous les cœurs.
« Une bonne partie des Parisiens se montra animée du
même esprit, et si ce premier mouvement avait été secondé
par le gouvernement provisoire, comme il l'est par les
Chambres, nul doute qu'il n'en fût résulté quelque événe-
ment salutaire pour la cause de la patrie. Quelque con-
fiance qu'on ait dans les talents et dans le caractère du
prince d'Eckmuhl, l'armée n'a pu se trouver si près du
chef qu'elle idolâtre sans désirer le voir à sa tète; les
officiers subalternes surtout, qui ont tant d'influence sur
l'esprit du soldat, disaient « qu'il fallait aller chercher
l'Empereur pour lui rendre le commandement, et que,
puisqu'il était évident que les alliés refusaient la régence,
son abdication était nulle. » Presque toute la population de
Paris partageait les mêmes sentiments ; dès hier matin, on
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 219
entendait partout les cris de : « Vive TEmpereur! » et
Tenthousiasme commençait à gagner les Chambres.
« Le gouvernement provisoire a employé toute la soirée
d'hier et toute la nuit à calmer ce mouvement; dès avant-
hier, pour éloigner l'Empereur, il s'était déterminé à lui
accorder les deux frégates demandées en vain depuis huit
jours. Effectivement, M. Decrès était venu d'un air très
empressé apportant à l'Empereur une décision qui met à
sa disposition les deux frégates la Saale et la Méduse^ qui
se trouvaient toutes prêtes à Rochefort. Mais alors nous
avions reçu cette nouvelle avec indifférence; informés du
mouvement de la veille, nous nous étions tous livrés à l'es-
poir d'engager l'Empereur à en profiter. Ce projet avait
mis tout le monde en mouvement à la Malmaison, et cha-
cun travaillait à le faire réussir.
« Ce matin, vers neuf heures, le duc de Bassano et M. de
Lavalette arrivèrent de Paris, et furent introduits chez
l'Empereur où ils restèrent fort longtemps. Je ne sais ce
qui se passa dans cette entrevue, mais quelque temps après,
le général Becker fut appelé, et partit ensuite pour Paris
avec M. de Lavalette, chargé d'une mission pour la
Chambre des députés.
« L'Empereur proposait de se remettre à la tête de
l'armée, non comme souverain, mais comme général en
chef, et de tenter un dernier effort pour sauver la patrie, en
livrant bataille aux alliés sous les murs de Paris. Quel que
fût le résultat de l'action, il promit de partir aussitôt pour
Rochefort.
« Tu juges de notre joie en apprenant cette résolution !
Il nous répugnait de partir en fugitifs au moment d'une
crise si terrible ; cela nous humiliait intérieurement. Nous
avions fait venir nos chevaux de Paris la nuit dernière;
nos armes ne nous avaient pas quittés; en un clin d'œil
nous avions revêtu nos uniformes, enfin nous étions prêts.
220 VIE DE PLANAT.
et pendant quelque temps nous nous sommes livrés à l'es-
poir de trouver du moins une fin honorable en combattant
pour la patrie.
« L'arrivée du général Becker a tout dissipé ; il est rentré
vers deux heures, et, avant de descendre de sa voiture, il
nous a annoncé notre arrêt par un geste négatif. Les
Chambres, préparées par de sourdes menées, ont rejeté les
offres de l'Empereur, et il parait même que les termes de
ce refus ne sont ni décents ni obligeants.
« Le départ est donc résolu, et il est d'autant plus ui^ent
de ne point le retarder qu'un parti ennemi peut , à tout
moment, passer la Seine et venir enlever l'Empereur.
« Le général Becker, dont je t'ai parlé, a été envoyé parle
gouvernement provisoire auprès de l'Empereur sous pré-
texte de veiller à sa sûreté, mais dans le fond pour éclairer
toutes ses démarches. Il arriva avant-hier dans la soirée,
comme je faisais partir ma lettre à Ch... En entrant, il dit
à Gourgaud, qui nous le rapporta tout de suite : « Je suis
« chargé auprès de l'Empereur d'une mission bien désa-
« gréable. » 11 ne s'expliqua pas davantage, et passa dans le
jardin, où l'Empereur se promenait. Ils restèrent près de
deux heures ensemble. Nous les observions de loin avec
anxiété, et comme leur conversation était animée, notre
inquiétude redoublait à chaque instant. Enfm le général
Becker vint nous apprendre que le gouvernement provi-
soire l'avait chargé de prendre le commandement des
troupes qui étaient à la Malmaison, et de ne point quitter
l'Empereur, « que la nation avait pris solennellement sous
« sa protection. » Tout le monde a senti ce que cela voulait
dire, et les intentions hostiles du gouvernement provisoire
envers l'Empereur nous paraissaient clairement démon-
trées. Qui sait si ce voyage de Rochefort ne cache pas un
piège? J'aurais mieux aimé un port de la Bretagne que
cette ville enfoncée dans le golfe de Biscaye.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 221
« La suite de TEmpereur s'est augmentée de trois per-
sonnes, qui sont : le duc de Rovigo, les généraux Lallc-
mand et Labédoyère; mais je doute encore que ce dernier
vienne ; car il est entre les mains du général Flahaut, qui
l'engage de tout son pouvoir à rester et à ne pas faire ce
qu'il appelle la plus grande sottise du monde. Le général
Flahaut est venu de temps en temps voir l'Empereur, mais
plutôt comme un curieux que comme un homme qui s'in-
téresse à son sort. En vérité, j'en veux moins à ceux qui
ne viennent pas du tout; il vaut mieux abandonner déci-
dément l'Empereur que venir lui montrer autant d'insen-
sibilité.
« Je n'ai pu m'empêcher de lui témoigner un peu verte-
ment ma façon de penser dans une occasion qui s'est pré-
sentée tout naturellement. Je causais il y a deux ou trois
jours avec la princesse Hortense, lorsque le général Flahaut,
qui faisait sa première visite à la Malmaison, s'avança vers
nous. En m'apercevant il m'apostropha par un : « Ah, vous
voilà, mon cher! eh, que diable faites- vous ici? — Eh mais,
mon général, lui dis-je en souriant, je suis à mon poste
comme officier de la maison de l'Empereur; il me semble
que je ne dois pas quitter Sa Majesté qu'elle ne m'ait congé-
dié. — Comment donc, n'allez-vous pas faire aussi la folie
de vouloir l'accompagner? — Je ne regarde pas cela comme
une folie, mais comme un devoir; et puis c'est une occa-
sion de prouver à l'Empereur que je suis reconnaissant du
bien qu'il m'a fait. — Mon cher ami, tout cela est fort beau,
mais enfin on a une patrie. — Mon général, repris-je vive-
ment, quand l'Empereur est heureux, tout pour l'Empe-
reur; quand il est malheureux, tout pour la patrie. Voilà
le langage qu'on a déjà tenu l'an dernier à Fontainebleau;
quant à moi, je ne sais pas composer avec mes engage-
ments ni avec ma conscience. — Diantre, mon cher, voilà
de bien beaux sentiments! » En disant cela, il se mit à
222 VIE DE PLANAT.
ricaner en faisant une pirouette. Je sentis que l'indi-
gnation allait m'emporter, et dans les circonstances où
nous nous trouvons, rien ne serait plus déplacé qu'une
scène.
« Le duc de Rovigo est sincèrementattachéàTEmpereur
et lui en donne aujourd'hui une grande preuve; il voyait
avec indignation toute la maison de l'Empereur s'éloigner
de lui, mais il ne le manifesta qu'en redoublant d'assi-
duité. L'Empereur lui dit il y a quelques jours : « Mon
cher Savary, vous le voyez, tout le monde m'abandonne.
Drouot veut restera l'armée, Bertrand est indécis, m'aban-
donnerez-vous aussi? » Le duc de Rovigo, vivement ému,
lui jura qu'il ne l'abondonnerait point et lui demanda seu-
lement vingt-quatre heures pour mettre ordre à ses affaires;
il a tenu parole. Gela me réconcilie un peu, non pas avec
lui que je ne connais pas, mais avec sa réputation. Je
disais il y a quelques jours qu'on se désabusait souvent, on
examinant de près certains hommes et certaines réputa-
tions. Cela peut s'appliquer au duc de Rovigo dans un sens
différent. Je me figurais autrefois que le duc de Rovigo
devait avoir un extérieur aussi horrible que tout ce qu'on
lui impute, et je n'ai pas été peu surpris, lorsque je l'aper-
çus pour la première fois aux Tuileries, de voir un fort
bel homme d'une physionomie à la fois noble et préve-
nante. Il y a dans sa figure quelque chose d'ouvert et de
riant.
« L'Empereur a toujours été en famille pendant le temps
de son séjour ici. Le prince Lucien, Madame-mère et le
cardinal Fesch ont dû partir hier pour Rome; il n'y a plus
ici que le prince Joseph et la princesse Hortense, qui ne
songe pas à faire emporter à Paris les meubles de la Mal-
maison. Ce beau château sera peut-être saccagé demain, et
tant de chefs-d'œuvre de l'art qui y sont amassés seront
anéantis en un instant. Mais. en vérité, ce sont de si petites
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 223
considérations, auprès des grands intérêts qui occupent
tout le monde en ce moment, qu'on rougirait presque de
s'en occuper.
« J'espère que tu seras rentré à Paris avec ta femme et tes
enfants; à tout hasard j*y envoie Georges avec cette lettre
et les deux chevaux qui me restent. Je te prie de les vendre
le plus tôt possible, et de faire en sorte de placer ce pauvre
Georges, qui m'a servi très fidèlement pendant le peu de
temps qu'il a été auprès de moi. Tu sais qu'il était chez le
maréchal Macdonald avant d'entrer à mon service. Il pourra
peu^étre y rentrer, car je pense que le maréchal, qui a été
si malade pendant le séjour de l'Empereur à Paris, va
retrouver sa santé maintenant, et ^ue par suite il remon-
tera sa maison.
« Ma lettre est d'une longueur effrayante, mais vous m'a-
vez tous accoutumé à croire que tout ce qui m'intéresse
vous touche également; j'ai prétexté une indisposition pour
employer tout le temps à t'écrire. Je continuerai à le faire
aussi souvent qu'il me sera possible; de ton côté, ne né-
glige aucun moyen pour me faire passer des nouvelles de
toute ma famille. Songe que je laisse en France tous les
objets de mon alTection... »
A M, Ch..., à Paris.
Malmaison, 29 juin 1815.
« Mon cher beau-frère, quand vous recevrez cette lettre,
je serai parti; notre destination première est Rochefort,
mais peut-on supposer que nous y arriverons sains et saufs?
C'est au reste la chose qui m'inquiète le moins.
« Vous serez peut-être bien aise de connaître les per-
sonnes qui accompagnent l'Empereur : le comte Bertrand,
224 VIE DE PLANAT.
le duc de Rovigo, le général Labédoyère, le général Gour-
gaud, le comte de Montholon, M. de Las-Cases, et les offi-
ciers d'ordonnance que vous connaissez; mais je crois que
tous ne viendront pas!
« Pour moi, ma résolution est invariable; c'est une con-
duite tracée, et quant aux suites, je ne veux point m'en
inquiéter. Si je disais que je quitte la France sans regret,
cela aurait Tair d'un dépit; mais ce qui est certain, c'est
que si je pouvais transporter bien loin d'ici les objets qui
me sont chers, je n'aurais rien à désirer.
« Nous vous laissonsdans unecrise pénible; engagez D...
à la supporter avec toute la résignation que sa situation exige.
Adieu, mon cher ami ! je me sens émouvoir en songeant à
cette séparation qui est peut-être éternelle. J'embrasse bien
mes sœurs; consolez-les de mon absence. »
A M. Constant Z)..,
Larochefoucauld, 2 juillet 1813.
« Nous voilà dans un détestable trou, à quelques lieues
de Rochefort; la route que nous avons prise depuis Limoges
est si peu fréquentée que l'on manque de chevaux à pres-
que tous les relais de poste. Nous avons six heures à
attendre ici avant de pouvoir aller plus loin, et tandis que
mes compagnons consacrent tout ce temps au sommeil, je
veux l'employer à t'écrire.
« Nous sommes partis le 29 comme je l'avais mandé, et
ce n'a pas été sans peine ; comme le grand maréchal ne s'est
décidé que fort tard, au moment de partir, rien ne se trouva
prêt. Vers deux heures il donna les ordres pour le départ,
et vint lui-môme présider à l'arrangement des voitures; je
n'ai jamais vu d'homme plus embarrassé ni plus empêtré
qu'il ne le fut dans cette occasion; il allait et venait sans
DEUXIÈME PARTIE (1812 A I8I0). 225
but, il passait d un objet à l'autre sans rien terminer, ses
distractions étaient continuelles, enfin il paraissait avoir
tout à fait perdu la tète. Heureusement pour lui et pour
nous, Marchand, premier valet de chambre de TEmpereur,
jeune homme qui a de la tète et de l'intelligence, se chargea
de tout et eut bientôt terminé les apprêts du départ. Mais
on n'avait pas retenu de chevaux de poste, en sorte qu^l
fallut bien vite envoyer des dragons, pour amener tous
ceux du relais de Nanterre qui suffirent à peine à l'attelage
des voitures qui partaient avec l'Empereur; car sa suite a
été partagée en deux convois, qui ont pris deux routes
différentes, pour éviter l'encombrement et les retards. Le
duc de Rovigo, le général Becker, Gourgaud, un aide de
camp du général Montholon et les valets de chambre ont
pris avec l'Empereur la route de Tours; MM. de Las-Cases
père et fils. Bâillon, fourrier du palais, Résigny, Chiappe,
Autric, le petit Sainte-Catherine et moi, nous avons pris
celle de Limoges, qui est la plus longue de beaucoup.
« Les généraux Lallemand et Labédoyère ne se sont pas
trouvés au moment du départ, non plus que nos camarades
Saint-Yon et Saint-Jacques. Je ne sais ce qui a pu retenir
le général Lallemand; quant à Labédoyère, je le sais à
merveille. Je ne suis pas surpris non plus que Saint-Jacques
Revienne pas; il n'a jamais témoigné beaucoup d'empres-
sement; mais ce qui m'étonne c'est la conduite de Saint-
Yon. Personne n'a montré plus de chaleur et plus de dévoue-
ment que lui; il semblait nous accuser tous de tiédeur
envers l'Empereur, et voilà qu'au moment décisif tout ce
beau feu s'est éteint. Je ne te ferai aucune réflexion là-
dessus; quand on fart son devoir on a mauvaise grâce de
déclamer contre ceux qui ne le font pas ; notre position est
telle que nous ne pouvons signaler les absents sans qu'on
ne nous suppose l'intention de faire valoir notre con-
duite.
45
226 VIE DE PLANAT.
« L'Empereur quitta la Malmaison à cinq heures du soir ;
les voitures qui formaient son convoi avaient employé tous
les chevaux de poste, en sorte que nous courions grand
risque de rester là jusqu'au lendemain, et peutr-ètre qu'a-
lors d'autres raisons auraient empêché notre départ. Un
écuyer, qui, par prudence, était resté auprès de l'Empereur
jusqu'à la fin, nous tira de cet embarras et nous fit con-
duire par des attelages de la maison jusqu'à Bercy, d'où
nous avons continué notre route.
c( Il y a avec nous une suite de domestiques beaucoup
trop nombreuse ; cela est ridicule dans la position actuelle
de l'Empereur; mais le grand maréchal, sa femme surtout,
veulent de la cour partout; ils ont embarrassé le train de
l'Empereur d'un tas d'hommes et d'effets inutiles, et si 1 on
se permet quelque observation là-dessus, ils vous ferment
la bouche en disant que VEmpereur le veut ainsi; nous
savons tous très bien qu'il n'en est rien, et que l'Empe-
reur, habitué de longue main à laisser tous ces détails au
grand maréchal, ne s'en est pas occupé du tout à la Mal-
maison. Tout ce qu'il a recommandé, c'est de réunir et
d'emporter les cartes et les livres qui traitent de l'Amérique.
Le grand maréchal et M. de Montholon emmènent aussi
leur femme et leurs enfants; c'est une chose fâcheuse et
embarrassante dans la position où nous sommes. Il me
semble que ces messieurs auraient dû les laisser en France,
jusqu'à ce qu'un établissement certain leur permit de les
faire venir. Nous n'avons pas quitté la France, et l'Empe-
reur peut se trouver encore dans des circonstances telles
que tout ce monde-là devienne fort embarrassant ^ Je crois
que le prince Joseph vient avec nous, car depuis Paris nous
l'avons trouvé dans différents relais, suivant la même route
que nous ; il voyage dans une petite calèche avec un officier
1. La suite de l'Empereor se composait en tout de cinquante personnes,
dont deux dames, trois enfants et vingt-neuf domestiques, f. p.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A ISib). 227
espagnol qui lui est resté attaché ; nous Favons laissé hier
entre Orléans et Limoges.
« Malgré la consternation qui règne dans les départe-
ments que nous venons de traverser, nous avons recueilli
partout des témoignages d^attachemcnt pour l'Empereur ;
à chaque poste les paysans venaient nous demander de ses
nouvelles. « Le pauvre cher homme, disaient-ils, il a donc
encore été trahi! Est-ce que ces b... de Bourbons vont
encore revenir? » Voilà ce que j'ai entendu vingt fois de mes
propres oreilles. Dans un village où nous arrivâmes à la
brune, les paysans, nous prenant pour des royalistes, entou*
rèrent notre voiture avec des gestes menaçants en criant :
Vive r Empereur, à bas les royalistes ! Nous fûmes obligés
de nous faire connaître, pour éviter ce qu'une méprise
aurait pu avoir de fâcheux. A Limoges, où nous avons passé
hier soir, nous n'avons remarqué qu'une curiosité muette
et une sorte d'ilidiflFérence sur le sort futur de la France.
« J'espère que nous arriverons demain dans l'après-midi
à Rochefort, car une fois à Angoulême on doit retrouver
les relais de poste mieux fournis. Je craindrais que nous
n'arrivassions trop tard pour rejoindre l'Empereur, si je
ne savais qu'il a promis à M"** Bertrand de l'attendre, et
elle n'a dû partir de Paris qu'avant-hier, 30 juin. Au reste,
quelque court séjour que nous fassions à Rochefort, je te
promets de ne point m'embarquer sans t'écrire. »
Au même,
Rochefort, 4 juillet 1815.
« 11 ne parait pas que nous devions partir tout de suite,
ci comme nous n'avons absolument rien à faire, je puis
t'écrire aussi longuement que je le jugerai à propos.
a Nous ne sommes arrivés ici que ce matin à onze heures,
228 VIE DE PLANAT.
c'est-à-dire près de cinq jours après notre départ de Paris!
Tu dois bien penser qu'il a fallu des accidents extraor-
dinaires pour occasionner une telle lenteur; effectivement,
il nous est arrivé bien des aventures depuis Angoulôme
jusqu'ici. Si Ton pouvait encore rire au milieu des mal-
heurs qui nous accablent, je te raconterais des scènes
dignes de la comédie que nous ont données les royalistes
de Cognac et de Saintes.
« Nous partîmes de Larochefoucauld avant-hier fort
tard, et nous arrivâmes à la pointe du jour à Angoulème.
Notre camarade Ghiappe, qui a eu un doigt emporté à la
bataille de Waterloo, avait la fièvre depuis deux jours;
la chaleur et Tagitation du voyage avaient fort envenimé
sa plaie, qui commençait à se gangrener; à Angoulème,
il se trouva si mal que nous fûmes obligés de le laisser;
il a promis de nous rejoindre dès qu'il se sentirait mieux.
« Arrivés à Jarnac, nous commençâmes à remarquer une
population ennemie; l'esprit du commerce de la Rochelle
y fait sentir son influence. Comme notre voiture était la
dernière de toutes^, nous étions partout en butte à la
curiosité inquiète des habitants. A Cognac, toute la ville
était rassemblée près de la porte et nous offrit une scène
de la Petite Ville de Picard. Les femmes bien mises étaient
aux fenêtres et tâchaient de pénétrer de l'œil dans l'in-
térieur de notre voiture. Dès que l'un de nous se mon-
trait à la portière, il se faisait un brouhaha général; on
se pressait, on se portait pour mieux voir, on chuchotait,
on montrait au doigt; j'entendais dire autour de moi :
« C'est Murât; non, c'est le prince Jérôme; non, c'est le
« cardinal Fesch, etc. »
M Nous mîmes pied à terre en attendant les chevaux;
on nous apprit alors que les voitures qui nous précédaient
1. Le manque de chevaux nous obligea à nous séparer, et mit plusieurs
heures d'intervalle entre l'arrivée et le départ des différentes voitures.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 229
avaient été Tobjet d'une semblable curiosité; la pour-
voyeuse^ surtout, dans laquelle était Bâillon, avait fait
tourner toutes les tètes de Cognac. On assurait que la caisse
renfermait un personnage de grande importance, auquel
on passait les mets les plus délicieux par un trou fait
exprès; quelques-uns affirmaient avoir vu une grande
main brune et décharnée avec un diamant au petit doigt
sortir par cette ouverture ; ce personnage mystérieux, pou-
vait-on douter que ce ne fût TEmpereur? Je n'en finirais
point si je voulais te rapporter tous les propos extravagants
et ridicules de ces bons habitants de Cognac. Nous par-
tîmes enfin, et nous traversâmes la ville lentement, à cause
du pavé qui est horriblement mauvais. Comme la foule
des bourgeois nous suivait toujours, je mis la tête à la
portière et leur dis : « Messieurs, vous feriez beaucoup
« mieux de faire paver vos rues que d'importuner les voya-
« geurs par votre sotte curiosité, » Je ne sais s'ils prirent
cela pour une politesse, mais ils me firent une profonde
inclination et se retirèrent.
« Une scène plus burlesque, mais aussi plus tumul-
tueuse, nous attendait à Saintes, et puisque me voilà en
train d'écrire je vais te la rapporter. La renommée avait
déjà porté de Cognac à Saintes, hier matin, la nouvelle
du passage des voitures mystérieuses, lorsque M*"* de
Montholon y arriva, n'ayant avec elle que son enfant, sa
femme de chambre et un domestique. D'abord on s'at-
troupe, on fait des remarques et des conjectures; quelques
élégants de Saintes, qui revenaient de la campagne de Bé-
thune, déclarent que c'est la princesse Hortense et courent
en faire part à tous ceux qui, comme eux, servaient la
cause du Roi par leurs vœux plus que par leurs actions.
1. C'est une Toiture dont la caisse est carrée et formée de tous côtés; elle
serrait à transporter les effets précieux de la chambre et de la bouche, et
quelquefois des papiers. F. p«
230 VIE DE PLANAT.
Ces royalistes purs s'assemblèrent aussitôt pour délibérer.
Ils venaient de recevoir de Paris des lettres qui leur don-
naient la certitude du retour du Roi; ils n'avaient rien à
redouter de la population, que son commerce d'eau-de-vie
dispose au royalisme; de plus, les trois quarts des auto-
rités étaient dans leur parti, et il n y avait point de troupes
dans la ville. Ayant tout bien pesé et reconnu qu'ils ne
couraient aucun danger, ils résolurent de se dévouer pour
la cause royale. En conséquence, douze des plus déter-
minés, parmi lesquels étaient trois gardes du corps, mon-
tèrent à cheval pour arrêter la prétendue princesse Hor-
tensc et visiter sa voiture ; les autres restèrent pour arrêter
les voitures que l'on attendait et pour organiser un mou-
vement*.
« Vers dix heures, arriva la seconde voiture, dans
laquelle étaient MM. de Montholon, Las-Cases père et fils,
et Résigny ; à peine avait-elle passé le pont de la Charente
qu'un coup de fusil donna le signal aux conjurés, qui, s'é-
lançant aussitôt de tous les coins de la ville et suivis de
quelques polissons, vinrent se jeter à la tête des chevaux,
cernèrent la voiture en poussant des cris confus, et l'arrê-
tèrent devant l'auberge des Armes de France; plusieurs
dames parurent aux fenêtres agitant des mouchoirs blancs
et criant avec une grâce infinie : « Il faut les tuer, il faut
« les pendre. » Sur ces entrefaites, le commissaire de police,
accompagné de quelques gardes nationaux, vint mettre le
holà; la voiture fut remisée dans l'auberge, les voyageurs
y descendirent, et on leur donna des sentinelles pour
empêcher qu'ils ne fussent assaillis de nouveau. 11 resta
néanmoins une grande foule sur la place pour examiner
l. On m'a assuré que les chefs de cette ridicule expédition étaient un garde
du corps nommé D... et le receveur des contributions de Saintes. Et qu'on ne
croie pas que j'exagérais; tous ces détails m'ont été donnés par les gens du
pays et par M»» de Montholon elle-même.
DEUXIÈME PARTIE (18i2 A 1815). 231
ces messieurs, qui s'étaient mis à la fenêtre. On tira des
conjectures sur leurs véritables noms. M. de Las-Cases,
qui est d'une très petite taille et d'assez mauvaise mine,
fut reconnu pour être le duc de Rovigo. « C'est bien lui,
(c disaient les royalistes, c'est bien sa figure ignoble
« et atroce! » Il est bon de remarquer que le duc de
Rovigo est un des plus beaux hommes qu^on puisse voir,
et que sa physionomie est pleine de douceur et de no-
blesse.
« Cependant les douze cavaliers qui avaient couru sur
la route de Rochefort après la voiture de M"° de Mon-
tholon la trouvèrent dételée devant la petite poste de***,
attendant des chevaux. Tout dormait dans cette voiture :
M"*^ de Montholon, son fils, sa femme de chambre et
le domestique qui était sur le siège en dehors. Le chef de
la bande royale, ayant reconnu cet état de choses, prit ses
dispositions. Il fit entourer la voiture avec précaution,
puis, prenant son pistolet et l'ajustant sur M""* de
Montholon, il cria d'une voix forte : « Rendez-vous! » A ce
cri, tout le monde se réveille en sursaut. M"« de Montholon,
voyant huit ou dix pistolets dirigés contre elle, se
croit d'abord attaquée par des voleurs; mais l'aspect des
gens du village, qui étaient tranquilles spectateurs de
cette scène, lui ayant fait deviner ce que cela signifiait,
elle se remit promptement et demanda ce qu'on lui vou-
lait : « Madame, nous voulons savoir qui vous êtes, et ce
<c que vous emportez dans cette voiture. — N'est-ce que
« cela? on peut vous satisfaire. Je me nomme la comtesse
« de Montholon ; cette voiture est la mienne ; quant à ce
« que j'emporte, ce sont de petits secrets de femme, et
u vous me paraissez trop bien élevés pour ne pas les res-
« pecter. — Madame, il ne s'agit point de dissimuler ni de
M plaisanter ; nous savons très bien que vous êtes la prin-
ce cesse Hortense ; on ne veut point vous faire de mal, on
232 VIE DE PLANAT.
« VOUS laissera partir ; mais auparavant il faut que vous
« nous rendiez nos millions. »
« A cette burlesque sommation, M"® de Montholon ne
répondit que par des éclats de rire qu'elle interrompait
de temps en temps pour dire : « Ah! Messieurs, vos mil-
« lions ! des millions dans ma voiture ! cela est trop plai-
« sant! »
« Enfin, reprenant son sérieux, elle leur demanda s'ils
avaient des ordres pour en agir ainsi. « Oui, Madame. —
« Où sont-ils? — Les voilà. » Ils exhibèrent en effet un
ordre, vrai ou faux, qui leur enjoignait de visiter la voi-
ture d'une dame, voyageant sous le nom de la comtesse
Montholon; mais, en même temps, de la laisser aller si
ses passeports étaient en règle et si sa voiture ne con-
tenait rien de suspect. Il fallut donc obéir; la visite ne
produisit rien, comme bien on pense. Furieux d'avoir été
trompés dans leur attente, ils résolurent alors de se venger
par des vexations sur M"* de Montholon, et lui dé-
clarèrent qu'ils allaient la ramener à Saintes; elle eut
beau protester et leur rappeler la teneur de leurs ordres,
elle ne put rien obtenir. Enfin on partit. Deux cavaliers,
le pistolet au poing et prêts à faire feu, furent placés
aux deux portières pour veiller sur M"® de Montholon;
deux autres marchèrent derrière, et c'est de cette manière
qu'on lui fit faire six lieues pour la ramener à Saintes. A
son arrivée dans cette ville, même attroupement, mêmes
clameurs, même descente à l'auberge des Annes de France,
où elle rejoignit son mari.
« Peu d'instants auparavant était arrivé le prince Joseph ;
il avait été accueilli avec les mêmes vociférations, et, s'étant
fait connaître, il avait demandé à être conduit chez le sous-
préfet, où il se logea. La voiture dans laquelle j'étais avait
été retardée par le manque de chevaux, de sorte que je
n'arrivai à Saintes que vers six heures du soir, et ce matin
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 233
seulement à Rochefort, où l'Empereur est arrivé depuis
hier. »
A notre vif regret, nous sommes forcé de prendre ici pendant
un moment la parole.
Les observations qui accompagnent les lettres qu'on vient de
lire sont à peu près les derniers mots de souvenirs que Louis
Planât put consacrer à sa vie passée. Peu de temps après les
avoir dictées (janvier 1857), il tomba gravement malade, et de-
puis lors ne se remit jamais entièrement. D'autres préoccupa-
tions, des souffrances croissantes Tempêchèrent, pendant le
peu d'années qui lui restèrent à vivre, de reprendre ces dictées.
Nous avons entre les mains tous les papiers dont il comptait
se servir; mais lui seul aurait pu y joindre les développements
nécessaires, des commentaires précieux. Nous ne pouvons que
les citer textuellement.
Il y a pourtant quelques lacunes qu'il est indispensable de
combler. Ainsi nous possédons un journal contenant des notes
rapides, écrites à bord du Bellérophon (du 15 juillet au 7 août);
mais la première partie de ce journal, celle écrite à Rochefort
et à l'ile d'Aix, a été perdue. Nous le regrettons d'autant plus
que c'est pendant les journées si pleines d'émotion passées à
nie d'Aix que l'attachement de Louis Planât pour le souverain
déchu s'exalta jusqu'à l'enthousiasme, et que, de son côté. Na-
poléon Semble avoir conçu pour son jeune officier d'ordonnance
une véritable affection. Nous tâcherons de pourvoir, autant que
possible, à cette interruption, en nous aidant pour cela du mé-
morial de M. de Las-Cases, de la relation du capitaine Maitland,
dont Louis Planât loua souvent la parfaite exactitude sous le
rapport des faits, et enfin, lorsque nous le croirons opportun,
du souvenir de ce qu'il nous a dit.
L'Empereur, arrivé le 3 juillet à Rochefort, y resta jusqu'au 8,
puis s'embarqua sur la frégate la Saale, en rade de l'ile d'Aix,
et que le gouvernement provisoire avait mise à sa disposition.
Le sauf-conduit demandé à Londres n'étant pas encore arrivé
le 10, MM. de Rovigo et de Las-Cases furent envoyés près du
23i VIE DE PLANAT.
capitaine Maiiland, commandant du yaisseau anglais le Belléro-
phon, posté en observation près du port de Rochefort, pom* lui
demander s'il avait ordre de s'opposer au départ de l'Empereur.
Le capitaine Maitland avait reçu dans la journée même des
ordres péremptoires à cet égard. « Mais, dit-il naïvement, sen-
tant que les forces que j'avais à ma disposition n'étaient pas
suffisantes pour garder les différents passages par où l'on pou-
vait s'échapper, surtout si l'on adoptait le projet de se mettre
en mer sur un petit bâtiment, je répondis de manière à engager
Napoléon à attendre la réponse de l'amiral Keith, ce qui donne-
rait le temps d'attendre des renforts ^ » Dans le cours de la con-
versation, le capitaine Maitland, sans aucun doute de bonne foi,
adressa môme à ces messieurs la question, attribuée déjà à lord
Wellington : « Pourquoi Napoléon ne demanderait-il pas un
asile en Angleterre? » et cette question impressionna tellement
l'esprit de M. de Las-Cases, elle répondait si bien aussi aux
vœux de la majeure partie de la suite de l'Empereur qu'elle
contribua beaucoup à la fatale détermination prise quatre jours
plus tard.
Le n juillet se passa à bord de la Saale en discussions sur le
parti à prendre; le 12, l'Empereur résolut de partir pour l'Ame*
rique sans attendre le sauf-conduit anglais. Mais le commandant
de la frégate refusa, « probablement, a dit Napoléon à Sainte-
Hélène, d'après les instructions du duc d'Otrante, qui déjà tra-
hissait et voulait livrer l'Empereur ». Les officiers de la garnison
d'Aix proposèrent alors d'armer des chasse-marées ; le lieutenant
de vaisseau Doret, les enseignes, les aspirants de la frégate la
Saale f réclamèrent à l'envi l'honneur de diriger et de seconder
l'entreprise, même en qualité de simples matelots. Louis Planât,
et avec lui toute la partie jeune et hardie de la suite de
l'Empereur y poussèrent ardemment, et un moment Napoléon
y fut décidé. Le journal de M. de Las-Cases porte, à la date du
43-14 juillet : « A 11 heures du soir, l'Empereur est sur le point
de se jeter dans les chasse-marées; deux de ces bâtiments appa-
reillaient déjà avec les gens et une partie des bagages. M. Planât
1. Voir Helaiion du capitaine Maiiland, p. 31. p. p.
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 235
est sur l'un d^eux. » Mais tout échoua au dernier moment sur la
déclaration des jeunes marins, qu'il serait difficile de gagner
l'Amérique sans toucher par un point la côte d'Espagne ou du
Portugal, afin de ravitailler ces petits bâtiments. C'est alors que
se révéla dans toute sa gravité l'inconvénient d'une suite trop
nombreuse. Ce fut un véritable chagrin pour Louis Planât >
toujours plein de défiance dans les intentions de l'Angleterre.
Enfin, le lendemain, après une sorte de conseil tenu avec les
personnes de sa suite, Napoléon écrivit sa fameuse lettre au
Prince-Régent. Le général Gourgaud, premier officier d'ordon-
nance, eut mission de la porter, et avec lui partit M. de Las-
Cases, ravi de la résolution prise, de plus en plus confiant dans
l'Angleterre, et chargé d'annoncer au capitaine Maitland la
venue de l'Empereur à bord du Bellérophon le lendemain matin,
15 juillet 1815.
Le journal de Louis Planât commence à cette date.
F. p.
JOURNAL DU « BELLÉROPHON »
15 juillet. — L'Empereur se remet entre les mains des
Anglais en rade des Basques. Il a envoyé avant lui en An-
gleterre le général Gourgaud chargé d'une lettre pour le
Prince-Régent. Le général vient de partir sur la corvette
le Slaney, capitaine Sartorins. A cinq heures du matin,
l'Empereur s'est embarqué sur le bâtiment français VÉper-
vier, parlementaire, et a passé à bord du Bellérophon, vais-
seau de guerre anglais de 74, commandé par le capitaine
Maitland. L'amiral Hotham, arrivé à bord du Superbe, vient
dans la matinée voir l'Empereur et lui témoigne beaucoup
de respect; son exemple est suivi par les officiers du Belle-
rophon.
16 juillet. — Une partie des officiers et des domestiques
passe à bord de la corvette le Mimiidon, capitaine Gambier.
L'Empereur et tous les officiers laissés à bord du Belléro-
phon vont déjeuner à bord du vaisseau-amiral; honneurs
rendus à l'Empereur; déjeuner; contenance de M"* Ber-
trand et de quelques autres; je ne puis retenir mes larmes'.
1. L. Planât, parlant do cette yisite à bord du Superbe, nous disait que ce
n'était point l'inquiétude pour l'avenir qui lui mettait les larmes aux yeux,
mais bien la douleur de voir l'Empereur réduit à courtiser en quelque sorte
SCS ennemis, et aussi l'irritation que lui causait la contenance joyeuse de la
plupart de ses compagnons. Voici dans quels termes le capitaine Maitland
rend compte de cet incident (p. 98) : « Pendant tout le temps que dura le dé-
pi
DEUXIÈME PARTIE (18i2 A 18i5). 237
A une heure nous retournons à bord du Bellérophon qui
fait voile pour TAngleterre ainsi que la corvette.
17 juillet. — Prévenances des officiers anglais. Je fais
connaissance avec le chirurgien O'Meara. Au moyen de
quelques mots de mauvais italien nous conversons ensem-
ble; c'est un bon homme qui parait s'intéresser à nous.
18 juillet, — Nous avons peu de vent et nous n'avançons
point; cette situation fait naître des réflexions tristes. On
voudrait voir abréger ce voyage pour sortir de l'état d'in-
certitude dans lequel on se trouve. M. de Las-Cases voit la
chose en beau ; Montholon et le général Lallemand pensent
qu'il y a plusieurs manières de la voir. Je ne m'abuse pas,
et je crois fortement que le ministère anglais veut la perte
de l'Empereur et qu'il la consommera.
L'Empereur a été taciturne à déjeuner. Au dîner, il a
repris sa gaieté; on a parlé de plusieurs choses. Etendue
de ses connaissances^ sagacité et profondeur de ses vues.
On a parlé du ch&teau de Blenheim. Le général Bertrand
a dit que l'entretien du jardin coûtait un million par an
aux descendants de Marlborough ; l'Empereur a relevé cette
absurdité avec grâce. Indécente bouderie du général Ber-
trand; il sort du ton respectueux qu'il nous importe tant
de garder vis-à-vis de l'Empereur, surtout devant les An-
glais ^
19 juillet. — L'Empereur cause beaucoup pendant le dé-
jeûner, j'observai que le colonel Planât, qui était très attaché à Napoléon, et
sur le compte duquel celui-ci s'exprimait en termes pleins d'affection, avait
des larmes qui lui coulaient le long des joues et semblait extrêmement peiné
de la situation où se trouvait son maître. D'après les occasions que j'ai eues
d'observer le caractère de ce jeune homme, je demeure convaincu qu*U avait
un vif attachement pour la personne de Bonaparte. » Le capitaine Maitland
témoignait une considération toute particulière à L. Planât, et lui disait sou-
vent avec son accent anglais : « J*ai beaucoup de regard pour votre carac-
tère, n F. p.
1. Dans la relation de Maitland, ce fait est ainsi raconté (p. 237) : « Bona-
parte ayant dit en riant : a Bah I ce n'est pas possible », le général Bertrand ré-
pliqua d'un ton piqué : « Ah ! si vous répondez de cette manière, il n'y a
238 VIE DE PLANAT.
jeûner. Pourquoi les femmes ne Taiment pas et pourquoi
les hommes se plaisent tant dans sa conversation? Dialogue
vif, rapide, animé, plein de traits et de saillies; expressions
pittoresques et concises. Dans le genre futile sa conversa-
tion est au-dessous du médiocre; mais dès qu on traite un
sujet élevé, intéressant, instructif, il reprend toute sa su-
périorité. On parle de TEgypte ; je ne puis retenir ses expres-
sions, et Ton ne peut rendre une pareille conversation sans
Taffaiblir. L'Empereur nous enchante par ses connaissances
universelles, ses idées grandes, la vivacité de Timagination,
le tour fin et original qu'il donne à ses phrases ; il caracté-
rise les divers personnages avec la concision, la force et
le mordant de La Bruyère.
Dans Taprès-^nidi, le vent souffle fort, nous sommes tous
malades. Je reste avec M™* Bertrand jusqu'à minuit; elle
nous entretient des bontés de TEmpereur pour elle et pour
sa famille pendant son séjour à Tile d'Elbe, etc.
SO juillet. — Nous- passons Belle-Isle pendant la nuit
Vent contraire. Nous rencontrons le Swifisure qui vient de
Plymouth ; il nous apporte les journaux du 15 ; platitude
des journaux de Paris ! On dit que les alliés ont frappé une
énorme contribution sur Paris ; l'Empereur en parait affligé.
2/ juillet. — Vent contraire et très faible. Tout le monde
est triste et inquiet, excepté l'Empereur. On joue au vingt-
et-un après le déjeuner.
22 juillet. — Le vent ayantfraîchi, nous devions nous trou-
ver le matin par le travers d'Ouessant et prêts à entrer dans
la Manche ; mais le vent était totalement contraire. La fré-
gate VEurotaSf venant de Brest, passe près de nous et nous
apprend que le drapeau blanc y a été arboré avant-hier.On
ne s'y était pas autant pressé qu'à la Rochelle, où il flottait
« plus moyen de raisonnor », et pendant quelque temps ne Toulait plus lui
parler. Bonaparte, loin de se formaliser, fit tout ce qu*il put pour Tapaiser
et le remettre de bonne humeur, ce qui ne fut pas très difficile. » r. p.
DEUXIÈME PA.RTIE (1812 A 1815). 239
dès le 13 sur les Cours ! La nuit vient, on n'aperçoit tou-
jours point la côte d'Ouessant, quoique le capitaine eût
assuré dès le matin qu'elle serait en vue à cinq heures du
soir. Inquiétude des officiers anglais, mais notre surprise
est encore plus grande. Gomment des marins expérimentés
peuvent-ils faire une erreur semblable, sans avoir pour
ainsi dire quitté une côte qu'ils connaissent comme celle
d'Angleterre ? Il y a bien du charlatanisme dans la réputa-
tion des marins anglais ; on en rabattrait de beaucoup si on
les examinait de près. Une frégate passe près de nous et
donne le point.
93 juillet. — Ce matin, vers sept heures seulement, on
découvre Ouessant, et dès le soir nous apercevons la côte
méridionale d'Angleterre, en sorte que nous pouvons espé-
rer d'arriver demain matin à Torbay.
S4 juillet. — A quatre heures du matin, nous mouillons
dans la rade de Torbay. L'Empereur sort de très bonne heure
et reste dans la dimette pendant qu'on carguait les voiles;
toutes les manœuvres finies, il rentre chez lui à six heures.
La corvette le Slaney est mouillée à peu de distance. Gour-
gaud arrive vers dix heures et nous dit qu'il n'a pu obtenir
de débarquer, qu'il a eu une dispute avec son capitaine,
lequel est parti pour Plymouth sans lui, pour parler au lord
Keith ; Gourgaud a gardé la dépèche adressée au Prince-
Régent; il prétendait la remettre lui-même, etc. Mauvais
choix de ce messager ! Un officier du Superbe^ porteur des
dépêches de sir Henri Hotham et d'une copie de la lettre
de l'Empereur, part pour Londres. Nous attendons avec
impatience la réponse du gouvernement anglais. Quant à
moi, je n'augure rien de bon. On se berce des espérances
les plus chimériques. Le général Lallemand et moi sommes
les seuls qui voyons la chose d'une manière raisonnable.
Gourgaud dit que l'Empereur sera reçu en Angleterre, et
que le peuple l'y portera en triomphe ; M. de Las-Cases dit
240 VIE DE PLANAT.
que les Anglais voudront avoir une belle page dans Thistoire
et traiteront l'Empereur avec tout le respect que mérite un
grand homme dans Tadversité ; le général Montholon, sa
femme, mais par-dessus tout M"® Bertrand, renchéris-
sent sur ces billevesées ; le général Bertrand a une indif-
férence et un air de sécurité qui assomment, et tout ce
monde parle de la nation anglaise , comme si nous n'étions
pas dans les griffes des ministres qui seuls décideront de
notre sort. Leur ouvrage ne serait pas complet s'ils n'ache-
vaient pas de perdre l'Empereur *. Il vient des barques de
curieux dans l'après-midi. L'Empereur vient sur le pont
selon sa coutume à cinq heures ; il est salué par les gens
comme il faut. Aspect de la baie de Torbay. Maison de
M. Guerry ; il envoie des fruits à l'Empereur.
25 juillet. — Journée ennuyeuse. Grand concours de
spectateurs. Je fais des profils de l'Empereur qu'on distribue
et qu'on trouve fort ressemblants. La petite ville de Brixham
^encombrée de monde. Cherté des barques ; on paye jusqu'à
50 guinées. L'Empereur sort à son heure accoutumée.
26 juillet. — Nous mettons à la voile pour Plymouth où
nous arrivons le même soir. Pendant le passage chacun
était agité et faisait ses conjectures ; ce mouvement rétro-
1. Sur une autre fcuiUe du journal de L. Planât se trouve sur le même sujet
la note suiyante. f. p. :
M. de Cases me répétait toujours : u La nation anglaise doit être fière de la
confiance que l'Empereur lui témoigne ; elle ne voudra pas se déshonorer ;
les Anglais seront bien aises d'avoir une belle page de plus dans rhistoirCr etc.
— Pour que votre raisonnement fût bon, lui dis-jc, il faudrait que le peuple
gouvernât, et non pas les ministres. — Mais ils sont obligés de se soumettre
à l'opinion. — Bon, ne voyez-vous pas tous les jours en Angleterre le minis-
tère faire des entreprises contraires à Topinion publique, mais dont le peuple
oublie l'injustice lorsqu'elles sont couronnées de succès ? Les ministres qui
sous des princes sans talent gouvernent aujourd'hui l'Europe sont trop inté-
ressés à abattre l'Empereur et & consommer sa perte pour laisser échapper
cette occasion ; ils l'enverront dans quelque coin éloigné od ils se déferont de
lui, si la nature et le climat ne les servent pas assez promptement. » M. de
Las-Cases souriait de pitié et me dit : a Mon cher monsieur, vos idées ne sont
pas couleur de rose I »
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815]. 241
grade, sans autre explication, donne assez à penser. Cepen-
dant chacun cherche encore à s'abuser, on répète sans cesse :
« La nation anglaise doit être fière de la confiance que TEm-
pereur lui a témoignée, elle ne voudra pas se déshonorer
par une perfidie, etc. » II semble vraiment, à les entendre,
que nous soyons encore dans un temps où l'on consultait
le peuple sur la place publique, et où Ton rejetait avec
horreur une perfidie lors même qu'elle pourrait sauver la
patrie. Je suis seul à me débattre contre tout ce monde-là.
J'ai beau dire qu'en Angleterre, comme partout, ce sont
les ministres qui gouvernent, non le peuple, et que, sur-
tout en matière politique, la nation n'est jamais consul-
tée que pour la forme et après que toutes les décisions sont
prises, on ne m'écoute pas.
^7 juillet. — Je suis transporté à bord de la Liffey. Visite
de l'amiral Keith qui change de manières avec nous '.
S8 et W juillet. — Rien d'important.
30 juillet. — Arrivée de M. Bunbury à Plymouth ; le
bruit de sa mission transpire. Scènes de M"* Bertrand avec
Maitland.
31 juillet. — Le sieur Bunbury vient avec lord Keith si-
gnifier à l'Empereur sa translation à Sainte-Hélène et qu'il
ne lui est permis d'emmener que trois officiers, dont on
excepte les généraux Lallemand et Savary. On lui laisse
douze domestiques. Protestation de l'Empereur contre cette
décision du gouvernement anglais. Sa dignité, son éloquence.
Consternation de M"* Bertrand. Scène effroyable qu'elle fait
à l'Empereur; elle veut se jeter par la fenêtre ^
1. C'est par suite d*un ordre do lord Keith que L. Planât dut passer sur la
Liffey et plus tard sur VEurotas, tandis que le général Gourgaud restait à
bord du Bellérophon. Cette double circonstance eut quelques jours plus tard»
sur le sort de l'un et de l'autre, une influence décisiTe. f. p.
2. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène (toI. I, p. 23), on lit : « M"* Bertrand,
sans s'être fait annoncer, se précipita tout d'un coup dans la chambre de
l'Empereur. Elle était hors d*elle-méme et criait : Qu'il n'all&t pas à Sainte-
Hélène, qu'il n'emmenât pas son mari ! Sur la réponse calme de l'Empereur,
16
242 VIE DE PLANAT.
Les généraux Savary et Lallemand écrivent à Londres, se
doutant bien qu'on veut les livrer aux Bourbons.
i, 2 et 3 août. — Ces journées se passent à attendre une
réponse définitive.
4 août. — Dans la nuit, nous sommes réveillés par l'ar-
rivée des ordres du départ. A huit heures, on fait des dis-
positions pour lever l'ancre. On devait attendre le Northum-
berland, destiné pour transporter l'Empereurà Saint-Hélène,
à Plymouth ; mais il parait que des raisons particulières
engagent l'amiral Keith à hâter le départ ; on croit que
c'est Vhabeas corpus. Le lord Keith vient à bord de la frégate
YEurotas. Il fait dire à l'Empereur de désigner les personnes
qu'il choisit ; l'Empereur répond qu'étant déterminé à ne
point aller à Sainte-Hélène, il n'a personne à désigner; il
fait la même réponse au grand maréchal. Embarras de l'a-
miral Keith qui n'ose aller sur le Bellérophon; il se décide
elle sortit aussi précipitamment qu'elle était Tenue. L'Empereur, toujours
étonné, me dit: « Gonceyez-Tous rien à cela? » lorsque nous entendîmes de
grands cris. C'était M"** Bertrand qui avait touIu se jeter à la mer! » D'après
ce que M. de Las-Cases raconta depuis à Louis Planât, les propres paroles
do Mne Bertrand et de l'Empereur étaient celles-ci : « Sire, tous n'avez pas
le droit d'enlever un père à sa famille, un citoyen à sa patrie I — Mais, Ma-
dame, je n'oblige pas du tout Bertrand à me suivre; il est entièrement libre. »
Après cotte tentative de suicide, M»« Bertrand consulta M. Maitland, qui
finit par lui dire qu'à son avis, son mari perdrait sa réputation par une telle
conduite (Relat.j p. 215). f. p. — Planât écrivait au sujet du départ de Bertrand :
« Il faut tenir grandement compte de la position du général Bertrand âgé de
»lus de 45 ans, marié et père de famille. Mb>* Bertrand était une femme char-
mante, pleine d'excellentes qualités, capable même d'enthousiasme et de dé-
vouement lorsque la passion ne Tégarait pas ; mais habituée à la vie facile et
splendide de Paris , mère de trois enfants en bas âge, elle ne put se résigner
facilement, ni pardonner k Bertrand de sacrifier à son maître le bien-être de
sa famille. Elle éprouva des sentiments très exaltés par moments, mais très
variables, et elle les exprimait avec une véhémence inouïe, sans aucun égard
pour la situation où elle se trouvait. On ne peut douter qu'avant d'en venir k
sa tentative de suicide à bord du Bellérophon, et de recourir aux agents du
gouvernement anglais pour tâcher d'empêcher son mari de partir, elle n'ait
fait subir bien des scènes de larmes et de reproches à ce pauvre général qui
Taimait tendrement. En vérité, lorsqu'on pèse toutes ces circonstances, on
cesse de s*étonner des hésitations du général Bertrand ; on lui sait gré au
contraire d'avoir su en triompher. »
DEUXIÈME PARTIE (1812 A 1815). 243
à sortir de Plymouth avec le Tonnanty le Bellérophon et
VEurotas pour aller à la rencontre du Northumberland. Le
capitaine va à bord de Tamiral le soir. Il dit que TEmpe-
reur est malade; on craint qu'il ne se soit empoisonné. Nos
inquiétudes.
5 août. — La journée se passe sans qu'on aperçoive le
Northumberland. Je demande à aller au Bellérophon ; on
me refuse sous un prétexte frivole. Ces retards rendent notre
situation semblable à une longue agonie ! Vent violent, gros
temps, ennui, journée triste. Supposition sur le retard du
Northumberland. Envie et crainte de le voir paraître.
6 aoAt. — A huit heures et demie, à la hauteur de Tor-
bay, nous apercevons le Northumberland ; ce nom sinistre
nous fait éprouver un sentiment d'effroi. Salut de l'amiral.
A dix heures et demie, le Northumberland est près du Ton-
nant; le vent souffle avec violence et s'oppose à la com-
munication par les canots et les chaloupes ; à midi, l'ami*
rai donne l'ordre de se diriger sur Torbay et d'y jeter l'ancre.
En approchant des côtes, nous désirions que tout s'y englou-
tît ! A trois heures, nous jetons l'ancre sous le fort de Berry-
head, à l'entrée de la rade de Torbay. Mon premier soin
est d'envoyer demander la permission d'aller à bord du
Bellérophon pour voir encore une fois l'Empereur ; mais
cette permission m'est refusée, et l'amiral y joint la défense
d'y faire passer aucune lettre qu'il ne l'eût vue. Je ne crois
pas que cette réserve soit nécessaire ni même commandée.
A cette occasion, je remarque la pusillanimité des officiers
de la marine anglaise. Toutes les petites vexations que
nous éprouvons ont leur source dans la crainte qu'ils ont
de se compromettre en se relâchant dans l'exécution des
ordres qu'ils reçoivent de l'amirauté. On nous prend nos
armes. Ridicule de cette précaution ; nous couchons dans
une chambre où il y a trente ou quarante fusils avec leurs
baïonnettes, des sabres, des haches, etc.
244 VIE DE PLANAT.
7 août. — Dans la nuit, quatre domestiques, Cipriani,
Santini, Archambaud et Rousseau vont à bord du Norihum-
berland. Ils reviennent à onze heures à notre bord pour
prendre leurs effets. Gipriani nous raconte que l'amiral
Gockburn lui a dit qu'avant de se décider, il ne doit pas
se faire d'illusion sur le sort qui l'attend : « Qu'à Sainte-
Hélène, l'Empereur et sa suite seront gardés très étroite-
ment; qu'à la vérité rien ne leur manquera, mais qu'ils
ne pourront sortir d'une forteresse qui leur sera assignée'
pour prison, et qu'ils ne doivent guère espérer de jamais
revoir la France*. »
Sur nos instances réitérées pour voir l'Empereur, l'ami-
ral nous envoie le capitaine du Tonnant, espèce d'imbécile,
qui nous dit avec toute l'emphase de la sottise : « Messieurs,
si vous voulez voir votre Empereur, le général Bonaparte,
vous pouvez aller à bord du Northnmberland, mais vous
ne pourrez en descendre que d'après les ordres du gouver-
nement de Sa Majesté Britannique. » Il appuya sur les
mots soulignés avec une affectation et une grosse gentil-
lesse, tout à fait dans le goût anglais. Son discours nous
paraissant inintelligible, nous le prions de retourner près de
l'amiral pour avoir une explication. Il va, mais ne revient
pas. J'écris au lord Keith. A trois heures seulement, nous
obtenons lapermission d'aller faire nos adieux àl'Empereur.
Sa Majesté nous fait introduire, Résigny et moi. Ses
paroles, sa contenance, notre émotion. Il nous embrasse
tous les deux. Séparation...
1. Louis Planât fit de yains efforts pour être embarqué à bord du Sorthum"
berkmd en qualité de domestique, s'il n'y avait pas d'autre moyen. Le capi-
taine Maitland, tout en témoignant ses regrets, refusa d'assumer sur lui une
telle responsabilité, p. p.
DEUX1ÈM.E PARTIE (1812 A 1815). 245
- Ces notes succinctes sont tout ce que nous possédons de la
main de Louis Planât sur ces moments douloureux. Nous n'y
joindrons que ces mots d'une lettre, écrite par lui un an après :
« Le 7 août, jour de funeste et douloureuse mémoire, on nous
annonça que le Northumberland allait mettre à la voile. L'amiraJ
Keith, cédant à mes importunités, voulut bien me permettre de
revoir encore celui qu'on n'ose plus nommer. A peine eus-je le
temps d'arroser de mes larmes ses mains glorieuses. Son calme,
sa dignité purent seuls me faire supporter cet affreux mo-
ment... »
Du reste, le vœu de Louis Planât de partir pour Sainte-Hélène
n'échoua que par suite de son absence du Bellérophon au moment
décisif .Yoici,raconté par le capitaine Maitland, l'incident qui s'était
passé à son bord dans la matinée du 7 août, peu de moments avant
la translation sur le Nortkumbef*land : « Le comte Bertrand s'oc-
cupa à dresser une liste de ceux qui devaient aller à Sainte-
Hélène avec Bonaparte. Le nom du général Gourgaud y avait été
omis, et le colonel Planât était porté comme secrétaire de Napo-
léon. Cela offensa tellement M. Gourgaud, qu'il employa un
langage très dur {very strong language) envers le général Ber-
trand. Après beaucoup d*altercations, il fut réglé (je crois par
Bonaparte lui-même) que le nom de Gourgaud serait rétabli sur
la listel »
Louis Planât n'apprit qu'en 1818, lors du retour du comte de
Las-Cases en Europe, ce qui s'était passé dans cette circonstance.
Le gouvernement anglais ayant réduit à trois le nombre des
officiers admis à accompagner l'Empereur, Napoléon avait dési-
gné les noms de Bertrand, Montholon et Planât, que le général
Bertrand inscrivit sur la liste remise aux agents anglais dans la
1. Relation de Maitland, p. 213. f. p.
246 VIE DE PLANAT.
matinée du 7 août. Mais Louis Planât, transféré depuis dix jours
sur YEurotaSy ne put être immédiatement informé du choix de
TEmpereur, tandis que Gourgaud, à bord du Bellérophon, connut
sur-le-champ son exclusion. Il en devint furieux. N*osant toute-
fois faire remonter son ressentiment jusqu'à l'Empereur, il
accabla le général Bertrand, pourtant bien innocent, de tant de
reproches et de menaces si violentes que celui-ci supplia Napo-
léon de revenir sur sa décision, non encore communiquée à
Louis Planât. L'Empereur céda à la crainte d'un scandale public,
f&cheux dans sa position, comme il avait cédé quatre mois aupa*
ravantà la menace d'un suicide. C'est ainsi que le nom de Gour-
gaud remplaça sur la liste celui qui avait été choisi par Napoléon,
et que ce général put aller à Sainte-Hélène.
F. P.
TROISIÈME PARTIE
181S A 1822
TROISIÈME PARTIE
1815 A 1822
JOURNAL DE MA CAPTIVITÉ^
1815 ET 1816
Lorsque TEmpereur Napoléon fut parti pour Sainte-Hé-
lène, ceux d'entre nous qui n'eurent pas le bonheur de
l'accompagner devaient s'attendre à être mis en liberté ; il
n'y avait aucun motif apparent pour nous retenir. Le duc
de Rovigo et le général Lallemand paraissaient seuls pou-
voir être exceptés, mais uniquement pour des raisons poli*
tiques, car aux yeux de l'équité leurs droits étaient les
mêmes; ils étaient venus comme nous demander l'hospita-
lité à l'Angleterre, et s'il ne convenait pas au gouverne-
ment britannique de nous accorder un asile, du moins
n'était-il pas en droit de nous ravir notre liberté.
Nous étions sortis de la rade de Plymouth le 8 août 1815,
i. Tandis que le Northumberland mettait à la voile, l'Eurotoê et le Belléro-
pfum retournaient à Plymouth, y ramenant ceux des compagnons de Napoléon
que le gouTemement anglais avait empêchés de partir avec lui, et qui dès
lors s'attendaient à rentrer immédiatement dans la libre disposition de leurs
personnes. Leur espoir fut déçu ; une étroite captivité les attendait, et pendant
tonte une année ils furent relégués du reste du [monde. Le récit complet de
cette injuste détention fut écrit à Florence par L. Planât au sortir de sa cap«
tivité, c'est-à-dire vers la fin de 1816. f. p.
250 VIE DE PLANAT.
à bord de la frégate YEurotas; l'Empereur était sur le Bel-
lérophon. Le lendemain, vers le soir, nous rencontrâmes le
Northumberland à la hauteur de Torbay; l'Empereur y
passa le 7 avec ceux qui devaient l'accompagner. On mit
à la voile le même soir, et le lendemain 8, le Northumber-
land ayant continué sa route pour Sainte-Hélène, nous
rentrâmes dans la rade de Plymouth avec la persuasion
qu'on allait nous mettre en liberté. Il est essentiel d'ob-
server que, jusqu'alors, on ne nous avait point fait connaître
à quel titre nous étions détenus ; il n'avait jamais été ques-
tion que nous fussions prisonniers de guerre, et ce ne fut
que longtemps après qu'on nous le déclara lorsque, nous
ayant déportés à 600 lieues de l'Angleterre, on nous eut
mis dans l'impossibilité de nous opposer à cette injuste
décision*.
La frégate YEurotas était commandée par le capitaine
J. Lillicrap, officier dont les manières et les procédés envers
nous ne furent pas tels que nous aurions dû l'espérer. Jus-
qu'alors nous avions trouvé les officiers de la marine
anglaise d'une politesse et d'une courtoisie extrêmes; res-
pectant nos malheurs, ils avaient évité avec soin tout ce
qui pouvait nous blesser, et nous avaient prodigué les
1. On avait mis la ycille sur notre bord un prétendu major d'infanterie du
régiment destiné à Sainte-Hélène. Il retournait à Plymouth sous un prétexte
auquel nous ne fîmes nullement attention. Cet officier, qui n*aYait aucune
marque distinctive de son grade, nous fit beaucoup de questions avec le ton
de l'intérêt ; plusieurs d'entre nous y répondirent avec cette sotte confiance,
cette impétuosité, et ce flux de paroles indiscrètes qui caractérisent les Fran-
çais ; nous ne prenions aucun soin de déguiser notre rage et notre indignation ;
nous éclatâmes en imprécations contre la bassesse et la perfidie du ministère
anglais; enfin nous manifestâmes assez clairement l'intention de porter nos
plaintes au prochain parlement. Notre major nous répondait ayec une douceur
et une politesse qui nous charmaient et augmentaient notre confiance. 11
paraissait entrer dans nos chagrins, et cherchait à nous consoler. Le soir il
ccriTit beaucoup, et le lendemain il nous quitta. Nous nous avisAmes, un peu
tard, que ce pouvait bien être un espion; aujourd'hui je n'en doute pas, et je
suis persuadé de plus que ses rapports ont déterminé le ministère anglais à
nous traiter avec tant de rigueur. .
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 251
égards et les attentions les plus délicates. Nous sentîmes
cruellement la différence qu'il y avait entre eux et le sieur
Lillicrap. En arrivant à Plymouth, il se rendit près de
l'amiral Keith, et revint nous dire qu'il n'y avait point
d'ordres pour nous, mais qu'en attendant ceux qui devaient
venir de Londres, nous resterions à son bord.
Le duc de Rovigo et le général Lallemand étaient restés
à bord du Bellérophon; nous demandâmes à communiquer
avec eux, mais cela nous fut refusé ; on nous défendit
même de leur écrire ; ces mesures sévères nous firent
appréhender quelque chose de funeste pour eux. Il parait
en effet que le ministère anglais avait d'abord résolu de
les livrer au gouvernement français ; mais par bonheur ils
avaient pris les devants, et, trompant la vigilance de leurs
geôliers, ils avaient trouvé moyen, à force d'or, de faire
passer un mémoire à un célèbre avocat de Londres, qui fit
quelques démarches en leur faveur. Ils ont toujours été
persuadés que cette circonstance leur avait sauvé la vie»
Nous restâmes huit jours dans cette rade de Plymouth,
en proie à tout ce que l'ennui et l'inquiétude ont de plus
insupportable. Les officiers anglais nous assuraient que l'on
ne pouvait nous retenir longtemps, et que si nous n'obte-
nions pas tout de suite notre liberté, on nous permettrait sans
doute de rester sur parole dans quelque petite ville d'An-
gleterre, jusqu'à la conclusion de la paix. Ces discours ne
nous rassuraient pas, car c'était avec un langage à peu
près semblable qu'on avait fini par conduire l'Empereur
à Sainte-Hélène. Nos craintes n'étaient que trop bien
fondées.
Le 16 août, Lillicrap, après avoir été comme à l'ordinaire
prendre les ordres du lord Keith, vint nous annoncer qu'il
avait reçu ordre de mettre à la voile, mais qu'il lui était
défendu de nous faire connaître le lieu de notre destinai
tion. Il ne devait nous l'apprendre que lorsque nous serions
252 VIE DE PLANAT.
en pleine mer; tout ce qu'il pouvait nous dire, c'est que
nous irions dans un pays chaud ; nous insistâmes vainement
pour en savoir davantage, Lillicrap ne nous écouta point.
Également consternés et indignés d'une décision aussi
révoltante, nous restâmes quelque temps dans un état de
stupeur qui tenait du désespoir. Un abus d'autorité aussi
efTroyable chez un peuple libre bouleversait toutes nos
idées; on allait nous arracher violemment à toutes nos
relations sociales, à nos affections les plus chères, pour
nous déporter dans un pays lointain qu'on ne daignait
même pas nous faire connaître, et cependant nous n'avions
commis aucune offense envers le gouvernement britan-
nique ; quel sort plus dur nous aurait-il fait éprouver, si
nous eussions été vraiment coupables? Notre imagination,
épouvantée de tant d'actes tyranniques et arbitraires, ne
voyait plus de bornes où ils dussent s'arrêter : nous ne
rêvions que Cayenna, Botany-Bay ou quelque île déserte ;
quelquefois nous pensions qu'on voulait nous vendre comme
esclaves à quelque despote d'Afrique ou d'Asie.
Revenus de ces premiers mouvements, quelques-uns
d'entre nous se déterminèrent à réclamer contre la décision
du gouvernement anglais. Lillicrap observa que cette dé-
marche était inutile, parce que rien ne pouvait l'empêcher
d'exécuter les ordres qu'il avait reçus : de partir sur-le-
champ. Néanmoins ils persistèrent dans leur demande.
J'obtins de l'amiral Keith que le jeune Sainte-Catherine,
page de l'Empereur, serait renvoyé dans sa famille à la
Martinique ; c'était un enfant de seize ans, qui sans cette
démarche aurait été associé à toute la rigueur de notre
sort. MM. Mercher, capitaine de cavalerie, Autric, officier
d'ordonnance (jeune homme de dix-neuf ans), et Rivière,
aide de camp du général Montholon, ne furent pas aussi
-heureux; leur réclamation resta sans réponse. Cependant
quelle crainte pouvaient-ils inspirer? Ils demandaient à
\
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 253
être renvoyés en France, et certes tout devait faire croire
que, comme partisans de Napoléon, ils y auraient été sur-
veillés plus rigoureusement qu'en Angleterre. Il en fut de
même du chef d'escadron Schultz, officier polonais, qui ne
demandait qu'à retourner dans sa patrie. Je cherche encore
aujourd'hui si, injustice à part, il pouvait y avoir un motif
raisonnable pour rejeter ces demandes, et je suis tenté de
croire que des raisons d'intérêt particulier engageaient
quelqu'un à les supprimer. M. de Résigny et moi gardâmes
le silence : nous ne voulions point nous ravaler par des
supplications, et nous devions éviter d'irriter nos persécu-
teurs par des vérités que la colère et l'indignation rendent
toujours trop dures. Nous sentions bien d'ailleurs toute
l'inutilité d'une réclamation, dont on ne nous laisserait
pas le temps d'attendre l'effet.
Vers le soir, le duc de Rovigo et le général Lallemand
quittèrent le Bellérophon et vinrent à notre bord. Nous
apprîmes par eux que Malte était le lieu de notre déporta-
tion; ils avaient eu eux-mêmes beaucoup de peine à le
savoir; le capitaine Maitland, en les prévenant qu'ils allaient
passer à bord de VEurotas, avait ajouté qu'il ignorait le lieu
de leur destination. Les deux généraux ayant insisté, il leur
déclara qu'à la vérité il le savait, mais qu'il lui était expres-
sément défendu de le dire. Le général Lallemand cria à la
violence et à l'injustice, protesta contre un enlèvement
secret, et fit si bien qu'il détermina Maitland à retourner
près de l'amiral Keith pour obtenir la permission de faire
connaître aux deux généraux leur véritable destination.
Cependant, comme il tardait à revenir, le premier lieute-
nant du Bellérophon, homme rude et mal élevé, contraignit
les deux généraux de partir pour VEurotas; heureusement,
dans la traversée ils rencontrèrent le capitaine Maitland,
qui leur dit enfin qu'ils allaient à Malte.
Le duc de Rovigo et le général Lallemand avaient passé
254 VIE DE PLANAT.
dix jours dans des tourments et des inquiétudes continuelles.
Le soin qu*on avait mis à les priver de toute communication
avec nous leur avait d'abord fait craindre d'être renvoyés
en France, comme il est certain qu'on en avait eu le projet;
mais leurs craintes redoublèrent lorsque, par un hasard
singulier, une frégate française, qui était depuis longtemps
dans le port de Plymouth, en sortit et vint mouiller en rade
à très peu de distance du BeUérophon; par une circonstance
non moins bizarre, cette frégate s'appelait la Duchesse (TAnr-
gotdéme. Le capitaine Maitland lui-même parut inquiet. Il
n'avait pu refuser aux instances des deux généraux une
lettre par laquelle il reconnaissait qu'en les recevant à
bord du BeUérophon^ il leur avait garanti la vie sauve ;
quoique cette attestation ne contint qu'une partie de la
vérité, le duc de Rovigo et le général Lallemand s'en ser-
virent utilement en l'envoyant secrètement à Londres, où
elle fut mise sous les yeux du ministère; cela valut une
sévère réprimande de la part du lord Keith au capitaine
Maitland, qui en témoigna de l'humeur aux deux généraux,
en disant qu'ils abusaient de sa confiance et de sa facilité.
On est révolté au seul récit de tant d'injustices; entourés
de surveillants, privés arbitrairement de leur liberté, et
menacés de perdre la vie, on leur faisait encore un crime
de se plaindre et de chercher à faire valoir leurs droits.
Le duc de Rovigo nous apprit encore ce jour-là qu'ayant
demandé un homme de loi pour faire des dispositions rela-
tives à ses affaires d'intérêt, on le lui refusa. Ce fait eut
lieu avant le départ de l'Empereur; je crois me rappeler
que ce fut le 30 juillet, jour où M. Bunburry vint signifier
à l'Empereur qu'il serait conduit à Sainte-Hélène, et que
les généraux Savary et Lallemand étaient spécialement
exceptés du nombre des personnes qui pouvaient l'accom-
pagner. Les Anglais qui me liront auront peine à croire
que, dans un de leurs ports, on se permit de violer aussi
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 255
ouvertement les lois de leur pays, et, pour mieux dire,
celles de Thumanité; car je ne crois pas que, dans les Etats
de l'Europe les plus despotiques, on puisse refusera un pri-
sonnier, fût-il le dernier des criminels, les secours et les
conseils d'un homme de loi. On donna pour raison de ce
refus que nous n'étions point sur le territoire anglais, et
qu'à bord d'un vaisseau, dans une rade, nous ne pouvions
invoquer la protection des lois anglaises; c'est ainsi que
plus tard, à Malte, on nous refusa également l'assistanQe
d'un homme de loi, en nous disant que Malte était une
colonie qui ne se gouvernait point d'après les lois de l'An-
gleterre, et que ceux qui s'y trouvaient détenus étaient
sous l'autorité du général-gouverneur, lequel agissait en-
vers eux selon les ordres et instructions de son gouverne-
ment. 11 est à remarquer que ces réponses nous furent
transmises verbalement, et que jamais, dans le cours de
notre détention, on ne répondit par écrit à nos demandes,
quel qu'en ait été l'objet.
Ce môme jour, 16 août, le page Sainte-Catherine et les
domestiques de l'Empereur qui se trouvaient encore à notre
bord furent transférés sur le Bellérophon. Le lendemain, on
vint chercher le lieutenant Piontkowski, officier polonais,
espèce de fou qui avait voulu suivre l'Empereur malgré
vent et marée; il fut mis à bord du vaisseau le Saint-
Georges, en attendant une occasion pour Sainte-Hélène.
Nous mimes à la voile dans la soirée du 18 août par un
vent peu favorable; notre traversée fut longue et fatigante.
J'épargne au lecteur le récit des mauvais procédés, des
petites tracasseries et vexations de toute espèce que nous
eûmes à essuyer de la part du capitaine Lillicrap; mon
intention en écrivant cette relation n'est point de mettre au
jour les torts des individus, mais plutôt ceux du Ministère
anglais. D'ailleurs cet officier n'appartenait point à ce
qu'on nomme en Angleterre la classe des gentlemen; le
256 VIE DE PLANAT.
défaut d'éducation et le manque de savoir-vivre Tempê-
chaient d'apercevoir tout ce que ses manières pouvaient
avoir de choquant pour nous; sorti d'une classe obscure,
il envisageait le patriotisme à la manière des gens du peu-
ple qui le font consister dans . la haine nationale ; son zèle
pour son gouvernement lui faisait peut-être croire que mal-
traiter un Français c'était bien mériter de l'Angleterre. Dans
tous les pays du monde, les hommes grossiers sont plus
disposés à insulter au malheur qu'à le respecter; la géné-
rosité n'est pas une vertu à l'usage du bas peuple, toujours
plus sensible au plaisir de satisfaire sa haine et son esprit
de vengeance.
Mais, si dans le cours de cette longue et cruelle persécu-
-cution nous avons eu lieu de nous plaindre de quelques
individus, il m'est bien doux de reconnaître que nous eû-
mes beaucoup à nous louer du plus grand nombre. Je citerai
avec plaisir, pour leur humanité et leurs bons procédés,
MM. Launders, Hume (neveu du .célèbre historien et phi-
losophe de ce nom) et Bakem, officiers de VEurotas, le
maître-pilote Dawson, et surtout cinq ou six jeunes mid-
shipmen dont je regrette de n'avoir point les noms, tous
plus aimables les uns que les autres, qui comme des êtres
consolateurs s'empressaient autour de nous, cherchant
toutes les occasions de nous être utiles et de nous distraire
de nos chagrins. Il n'est point de prévenances, d'égards et
d'attentions qu'ils n'aient eus pour nous, ils contribuèrent
puissamment à diminuer l'ennui de cette longue et pénible
traversée; ces aimables jeunes gens promettaient de deve-
nir des hommes distingués et, ce qui vaut encore mieux,
des hommes de bien.
Nous arrivâmes à Malte le 19 septembre, c'est-à-dire un
mois après notre départdePlymouth. Le capitaine Lillicrap
se rendit tout de suite chez le gouverneur, et bientôt après
on envoya des ordres très sévères pour interdire toute com-
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 257
munication entre notre frégate et les habitants de l'île; en
même temps il vint des barques de garde pour veiller à
Texécution de ces ordres. Nous voilà donc de nouveau dans
cette situation pénible où nous étions à Plymouth un mois
auparavant, dont le souvenir s'était presque eiïacé par la
longueur de notre traversée. Rien n'est plus propre, en
effet, à suspendre les peines de l'âme qu'un long voyage;
on oublie le point de départ, l'imagination se repose, on
s'exerce sur des objets nouveaux, on rêve un meilleur
avenir. D'ailleurs, en pleine mer nous sentions moins la
perte de notre liberté, parce qu'alors tout ce qui nous en-
tourait n'en avait pas plus que nous, et que l'impossibilité
d'une évasion faisait que nous n'étions point assujettis à
une surveillance importune.
Le gouverneur de Malte était le lieutenant général Mait-
land, parent du capitaine du Bellérophon. Au moment de
notre départ, ce dernier avait remis au duc de Rovigo une
lettre de recommandation pour son cousin. Dès que nous
fûmes arrivés, le duc do Rovigo envoya cette lettre par
Lillicrap, et écrivit lui-même au gouverneur pour lui expri-
mer le regret qu'il éprouvait de ne pouvoir la lui porter,
et le désir qu'il avait de se trouver en relations avec lui.
Non seulement M. Maitland ne répondit point à cette lettre,
mais encore il ne fit rien dire au duc de Rovigo par Lilli-
crap, qui revint le soir coucher sur la frégate. Ce manque
d'égards, cet oubli des règles les plus ordinaires de poli-
tesse ne nous parut pas être d'un bon augure.
Notre capitaine nous apprit que nous aurions encore à
passer quelques jours à son bord, en attendant qu'on eût
terminé les préparatifs nécessaires pour notre établisse-
ment à Malte; mais il ne dit rien qui pût nous faire con-
naître en quoi consistait cet établissement. Seulement il
nous lit entendre que nous ne serions point privés entière-
ment de notre liberté, et que nous pourrions communiquer
17
258 VIE DE PLANAT.
avec les habitants. Les jours suivants, il nous entretint dans
cette erreur, probablement pour se soustraire aux questions
et aux observations que nous aurions pu lui faire, si nous
avions connu le sort qu'on nous destinait. Mais la longueur
de notre séjour sur VEuroias nous indiquait clairement que
les préparatifs qu'on faisait pour nous recevoir étaient des
préparatifs de réclusion.
Le 22 septembre, nous apprîmes enfin la vérité par le
rapport de deux personnes du bord que notre malheur avait
intéressées, et qui nous avaient déjà fait des offres de
service.
Au moment de nous voir renfermés, peut-être pour tou-
jours, nous délibérâmes si nous ne profiterions pas de ces
offres pour faire connaître publiquement Tattentat dont
nous allions être victimes. C'était mon avis, mais il fut
rejeté; on eut trop de défiance, on redoutait un piège, on
craignait que cène fût un moyen de pénétrer nos intentions
et nos projets futurs, et que nos réclamations parvenant
seulement à la connaissance du gouvernement anglais no
fussent un motif pour nous resserrer davantage. Je repré-
sentai en vain qu'il ne pouvait rien nous arriver de pire
que la détention qui nous menaçait, et que dans une posi-
tion aussi critique que la nôtre on pouvait bien donner
quelque chose au hasard. N'ayant pu déterminer mes com-
pagnons d'infortune, je pris le parti de travailler pour
mon compte particulier, et je fis la lettre suivante que j*a-
dressai à M. Wilberforcc, membre du Parlement d'Angle-
terre, célèbre comme défenseur des noirs.
A bord de VEurotas, le S2 septembre 1815.
Monsieur,
Je n'ai pas l'honneur de tous connaître personaellementy mais le
beau caractère que vous avez déployé dans les dernières discussions
parlementaires, la chaleur avec laquelle vous a?ez plaidé la cause
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822]. 259
sacrée de rhumanité, raversion que vous avez manifestée pour la
Tiolence et la tyrannie, tout me fait espérer que vous voudrez bien
être mon avocat à la prochaine session du Parlement.
Je suis victime d'une grande iniquité, commise au nom, d'après les
ordres et par les agents du gouvernement anglais. J'étais officier
d'ordonnance de l'empereur Napoléon, et n'ai pas cru devoir aban-
donner dans l'infortune celui qui dans la prospérité m'avait comblé
de ses bienfaits. Je suis venu, comme lui, chercher un asile en Angle-
terre, au moment où la liberté française était chassée du continent
par les armées du Congrès. Les journaux vous ont fait connaître notre
arrivée à bord du Bellérophon, et comment nous avons été trompés.
Je n'entrerai donc point dans ces détails ; je ne parlerai pas non plus
de l'hospitalité violée, ni de la tache imprimée au pavillon britan-
nique sous lequel nous avions été reçus avec toutes les apparences
de la bonne foi. Mais je demanderai pourquoi, après m'avoir séparé
de l'empereur Napoléon, oq m'arrache à tous mes liens sociaux pour
me déporter sur un rocher au milieu de la Méditerranée, et me priver
de ma liberté? Quels crimes et quelles offenses ai-je commis, surtout
envers le gouvernement britannique? Je n'ai jamais violé mes ser-
ments, je n'ai trempé dans aucun complot, et ne suis même pas porté
sur les listes de proscription, publiées dans les journaux français.
Voudrait-on me punir de mon attachement et de ma fidélité pour
l'Empereur? Mais quoi! les gouvernements de l'Europe poussent-ils
l'immoralité au point de nous faire un crime de l'accomplissement
du plus saint des devoirs, celui de la reconnaissance et du respect
pour le malheur ?
Tel est. Monsieur, l'objet de ma juste réclamation; j'ose croire
qu'elle ne sera pas entendue en vain par un ardent ami de la justice
et de l'humanité. Je réclame ma liberté avec la faculté de me retirer
où bon me semblera.
Je vous écris au moment d'être transféré dans une forteresse,
j'ignore même si ma lettre vous parviendra. On plaint notre infor-
tune, mais on n'ose se charger de nos réclamations dans la crainte de
se compromettre vis-à-vis d'un ministère implacable.
J'ai l'honneur d'être, etc. *.
Ma lettre finie, j'en fis deux copies, et remis le tout à la
personne qui m'avait ofiFert de s'en chaîner, en la conju-
rant de ne point me tromper, et de brûler ces papiers plu-
1. U est aisé de voir que cette letti'e fut écrite dans un moment d'exaspéra-
tion. En la relisant de sang-froid je vois tout ce qu'il y a d'exagéré dans
ses termes, mais comme je veux surtout être vcridique, je n'ai pas cm devoir
y rien changer.
260 VIE DE PLANAT.
tôt que de les laisser parvenir à la connaissance du gouver-
nement. Simple et crédule que j'étais, je ne pouvais m'ima-
giner qu'un homme qui défendait si chaudement les noirs
ne fût à plus forte raison le défenseur zélé de ses frères
blancs.
On nous prévint aussi secrètement que, selon toute appa-
rence, nos papiers et notre argent nous seraient enlevés;
d'après cet avis, nous passâmes une partie de la nuit et la
matinée du jour suivant à imaginer des moyens pour sous-
traire ces objets aux recherches de nos persécuteurs. L'expé-
dient le plus plaisant fut celui dont s'avisa le duc de Ro-
vigo, qui mit dans sa seringue environ 200 napoléons d'or,
après les avoir enveloppés séparément dans de petits mor-
ceaux de papier. Quant à moi, comme je portais un appa-
reil de bandes aux jambes, à cause de deux coups de feu
que j'y avais reçus en 1814, je m'en servis pour y mettre
mon or que j'avais cousu dans des compresses de linge,
ainsi que la lettre de congé que l'Empereur m'avait donnée
en partant pour Sainte-Hélène*.
Cependant le capitaine Lillicrap évitait toujours de nous
dire la vérité, et ne voulait pas s'expliquer clairement sur
la manière dont nous serions traités à Malte ; il avait été
voir nos logements qu'il trouvait confortables. Il s'étendait
avec complaisance sur le nombre de chaises, de tables et
de domestiques, ainsi que sur la cuisine qu'on nous desti-
nait. Il paraissait croire qu'un homme, logé, servi et bien
nourri, n'a pas droit de se plaindre et que la liberté est
1. Voici cette lettre, datée <lu BeUérophon, remise par l'Empereur à L. Pla-
nât :i bord du Norihumberland. f. p.
• « M. Planât, mon officier d'ordonnance, les circonstances me prescrivent
de renoncer à vous conserver près de moi. Vous m'avez servi avec lèle et
j'ai toujours été content de vous. Votre conduite, dans ces derniers temps, est
digne d'éloge, et confirme à ce que je devais attendre de vous.
« A bord du Bellrrophon, 7 août 1815.
« Napoléon. <•
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 261
peu de chose auprès de ces avantages. Nous ne pûmes
jamais lui faire comprendre que du pain noir, de Teau et
le bivouac, avec la liberté, sont mille fois préférables. Il ne
s'expliquait pas non plus sur le lieu où étaient situés nos
logements, il disait seulement qu'ils se trouvaient hors de'
la ville. Lorsque nous lui demandâmes si nous aurions la
liberté de nous promener dans Tîlc, il nous répondit qu'il
n'en savait rien, mais qu'il pensait que cela ne souffrirait
pas de difficulté. C'est par des discours aussi vagues que
nous avons été constamment trompés depuis notre départ
de Rochefort, et il faut convenir que le caractère confiant
et crédule des Français offre toujours un beau champ à la
duplicité.
Quoique nous ne pussions douter du sort qui nous atten-
dait, nous conservions encore cette sorte d'espoir indéfi-
nissable qui n'abandonne pas même les gens condamnés
à mort. Nous ne pouvions nous persuader qu'un gouverne-
ment aussi fort que le gouvernement anglais, qui par la
chute de l'Empereur dominait sur toute l'Europe et presque
sur le monde entier, voulût déshonorer son caractère et
ternir l'éclat de ses succès en persécutant injustement des
hommes obscurs qui n'avaient rien fait pour exciter son
ressentiment. Notre réclusion dans un fort nous paraissait
une chose si inutilement cruelle que, malgré nous, notre
esprit se refusait à y croire. Aujourd'hui même, je doute
encore si les rigueurs qu'on nous a fait éprouver n'ont pas
été la suite de rapports faux ou exagérés faits sur notre
compte par des agents subalternes qui ont voulu faire
preuve de zèle et de dévouement envers les ministres, pour
obtenir à nos dépens des emplois ou des récompenses.
Cela est d'autant plus probable que la marine anglaise
allait éprouver une grande réduction, et qu'en pareille cir-
constance chacun emploie tous les moyens qu'il peut ima-
giner, pour conserver son traitement d'activité.
Î62 VIE DE PLANAT.
Enfin, le 23 septembre à cinq heures du soir, le capi-
taine Lillicrap, accompagné de deux officiers anglais, entra
dans la cabine où nous étions rassemblés, attendant avec
anxiété la décision de notre sort. L'un des officiers était
le lieutenant-colonel Otto, du 10* régiment d'infanterie.
Une physionomie douce et affable, des manières préve-
nantes et une politesse affectueuse parlaient d*abord en sa
faveur. L'autre était un lieutenant suisse du régiment de
Roll, nommé Tugginer; à son jargon plein de tei*mes solda-
tesques, nous reconnûmes facilement qu'il avait servi autre-
fois en France. Je ne sais quel motif l'avait déterminé à
quitter ce service, mais il paraissait disposé à nous traiter
comme les renégats traitent les chrétiens en Barbarie. Ses
manières rudes et impolies formaient un contraste frappant
avec celles du colonel Otto. 11 l'avait accompagné sous pré-
texte de servir d'interprète, mais, dans le fait, pour épier nos
démarches, ce dont il s'acquitta à merveille pendant le
court séjour qu'il fit à bord de VEurotas. Il avait cet œil
furetant et cette physionomie, à la fois insolente et basse,
qui font naître sur-le-champ la défiance et l'aversion.
Après les civilités d'usage, le colonel Otto nous invita à
nous asseoir pour entendre la lecture du règlement auquel
nous devions être assujettis pendant notre séjour à Malte.
Il serait difficile d'exprimer l'indignation que nous éprou-
vâmes à la lecture de ce règlement, monument remarquable
du despotisme ministériel. A peine les annales de la tyran-
nie moderne offront-elles rien de semblable, et cependant
c'était au nom d'un gouvernement réputé en Europe comme
le plus libéral, qu'on foulait ainsi aux pieds les lois et les
droits les plus sacrés. Des hommes qui n'avaient commis
d'autre crime que de se fier à la parole d'un officier de la
marine anglaise, se voyaient ainsi privés de tous leurs
droits civils, sans examen, sans jugement préalable. C'était
après plus de deux mois d'une détention injuste et arbi-
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 263
traire qu'on venait enfin nous déclarer que nous étions />rf-
soimiers de gtterre; que comme tels nous étions condamnés
à une captivité des plus dures et pour un temps illimité;
que toute communication nous était interdite avec d'autres
individus que nos geôliers; que Tusage de Tencre et du
papier nous était défendu, à moins de justifier de leur em-
ploi; et que, pour nous poursuivre dans nos derniers re-
tranchements, on plaçait près de nous comme domestiques
des gens payés pour éclairer nos actions les plus secrètes.
Enfin, par une affreuse et infernale dérision, après nous
avoir ainsi lié les pieds et les mains et nous avoir mis un
bâillon dans la bouche, on nous engageait à mériter par
une conduite tranquille les bontés de Monsieur le Gouver-
neur!
Notre situation ne nous permettait aucune observation,
et nous savions bien qu'il aurait été inutile d'en faire : tous
les droits s'évanouissent devant le droit du plus fort; toute
justice se tait là où règne l'arbitraire. Renfermant au fond
de notre âme les sentiments violents qui nous agitaient,
nous affectâmes le silence du mépris et de l'indignation.
Le 23 septembre 1815, à la chute du jour, nous quittâmes
VEurotas pour entrer dans ce triste fort Manuel dont nous
ne devions sortir que sept mois après. Tous nos effets
furent réunis et enfermés dans une salle pour y être visités.
Nous objectâmes qu'on ne nous avait point prévenus de cette
mesure; mais on ne s'en mit point en peine, et l'on pro-
céda à une visite aussi rigoureuse que vexatoire. Le colonel
Otto, qui n'était pas fait pour remplir des fonctions aussi
dégoûtantes, se retira tout de suite et chargea un capitaine
de son régiment, nommé Dent, de le remplacer. Le lieute-
nant suisse Tugginer s'offrit volontairement pour l'assister,
et ces deux individus, aidés de quelques soldats, commen-
cèrent leurs perquisitions. Jamais douanier, gendarme ou
agent de police ne s'en acquitta mieux qu'ils ne le firent :
264 VIE DE PLANAT.
chaque pièce de linge fut déployée et secouée, chaque hahit
tâté et retourné dans tous les sens, chaque livre feuilleté
d'un bout à Tautre; on alla jusqu'à ouvrir les montres et
les lorgnettes. Ils eurent néanmoins quelque honte de tou-
cher à la seringue du duc de Rovigo, en sorte qu'il sauva
son argent*. Cette visite, faite en public et sans ménage-
ments, dura jusqu'au lendemain à midi.
On peut juger de notre colère pendant tout ce temps-là.
Quant à moi, je ne pus me contenir, et dis tout net à ces
indécents visiteurs : « Je ne m'étonne pas qu'il n'y ait pas
d'agent particulier de police en Angleterre, puisqu'un
homme qui porte Tépaulette ne rougit pas d'en faire l'of-
fice. » Un silence dédaigneux, im flegme insultant fut tout
ce qu'on opposa à cette apostrophe. Tout ce que nous avions
de papiers écrits nous fut enlevé et remis au sieur Wood,
secrétaire du Gouvernement, qui nous les renvoya au bout
de quelques jours, après les avoir tous lus et probablement
fait copier.
Cette odieuse cérémonie terminée, nous commençâmes à
nous établir dans nos cellules, à examiner le fort, et à con-
venir des règles de notre conduite ; l'ameublement de nos
chambres n'offrait que le strict nécessaire, mais suffisait
pour des militaires accoutumés à toutes sortesde privations.
Peut-être aurait-il été décent de faire quelque chose de
plus en faveur du duc de Rovigo, à cause du rang qu'il
avait occupé précédemment. Les ministres qui le traitaient
si mal oubliaient qu'il avait été leur égal, et que les mêmes
revers de fortime pourraient un jour les atteindre.
L'intérieur du fort Manuel présentait un carré d'environ
soixante toises, renfermant des logements casemates pour
i. n est juste de déclarer ici, pour éviter toute fausse interprétation, que
l'argent qu*on nous prit à notre entrée au fort Manuel nous fut rendu lorsque
nous en sortîmes, sauf la réduction des dépenses faites pour notre habille-
ment, etc.
THOISIÉMK PARTIE (i8i5 A 1822). 2G5
deux ou trois cents hommes, une chapelle et quatre grands
pavillons. Nous occupâmes deux de ces pavillons; le com-
mandant et les officiers de garnison se logèrent dans les
deux autres. On employa deux cent cinquante hommes pour
nous garder, et je puis affirmer que leur service était des plus
pénibles, car nous étions sous une quadruple ligne de sen-
tinelles; la première était à nos portes, la seconde dans
Fenceinte du fort, la troisième dans les fossés, et la qua-
trième au pied des glacis. Les postes étaient doublés la
nuit, et, indépendamment de ces précautions, il y avait des
barques de garde autour de la petite île sur laquelle est
bâti le fort; Tofficier de garde entrait chaque matin et
chaque soir dans nos chambres pour s'assurer par lui-
même de notre présence. Tous les jours, vers dix heures,
il nous remettait en compte, comme un troupeau de mou-
tons, à l'officier qui le relevait. Les soldats qu'on nous
avait donnés partageaient notre captivité dans toute reten-
due du mot; il ne leur était pas permis de sortir de l'en-
ceinte de nos logements ; on leur apportait leurs rations et
leur linge ; ils ne pouvaient aller puiser de l'eau dans la
citerne qui était à quarante pas de nos pavillons, sans
être accompagnés par un homme de garde ; des soldats de
planton, qu'on relevait tous les jours, étaient chargés de
transmettre nos demandes au colonel Otto, commandant
du fort; il leur était sévèrement défendu de nous parler,
excepté pour l'objet de leurs messages. Toutes ces mesures
de précautions et une infinité d'autres, plus ridicules en-
core, furent réglées par le général Layard, sous-gouverneur
de Malte, qui croyait sans doute ne pouvoir employer trop
de rigueur envers des adhérents de l'usurpateur. Je ne doute
même pas qu'il ne s'en soit faitun mérite auprès des minis-
tres, dans un voyage qu'il fit à Londres peu de jours après*.
1. Pour qu'on ne me chicane pas sur l'expression de précautions ridicules,
j'en rapporterai un exemple remai*quable : Le ])avilIon qu'occupaient les deux
266 VIE DE PLANAT.
Le lendemain de notre arrivée, on signifia au duc de
Rovigo que, d'après les ordres du Gouvernement, on ne lui
donnerait pas le titre de duc, et qu'on ne le reconnaissait
que comme général Savary. Cette puérilité nous divertit
fort, et si je la rapporte ici, c'est pour faire connaître quelle
est la petitesse des grands gouvernements. On en verra
plus d'un exemple dans le cours de cette relation. Le duc
de Rovigo ne laissa pas de réclamer contre cet arrêté, et
de faire observer à M. Wood, que depuis huit ans il signait
tous ses actes publics et particuliers comme dtœ de Rovigo;
que ce titre, qui lui avait été conféré par l'Empereur, lui
était confirmé par Louis XVIII dans sa Charte constitution-
nelle, et qu'enfin on lui avait même conservé ce nom dans
la liste de proscription du 24 juillet. Il ajoutait qu'il ne
croyait pas que le gouvernement anglais eût le droit de le
dépouiller de ses titres, puisqu'il n'était pas sujet de la
Grande-Bretagne. Mais, comme au fond cela lui était indif-
férent, il ne poussa pas plus loin sa plaidoirie, et l'affaire
en resta là.
Nous eûmes ensuite la visite du colonel Hankey, officier
d'état-major et factotum du général Maitland. Il était en-
voyé par lui pour inspecter le fort et s'assurer qu'il ne
nous manquait rien. Il fut poli et prévenant, et nous fit
espérer que nous serions mis en liberté dès que la paix
serait définitivement conclue. Cela paraissait d'autant plus
généraux était perpendiculaire à celui où logeaient les autres officiers de
grade inférieur, en sorte qu'ils formaient ensemble un angle droit; nous
conununiquions par une galerie ouverte qui régnait le long de nos logements.
On conçoit que le chemin le plus court entre les deux extrémités saillantes de
ces pavillons était la ligne diagonale qui figurait le grand côté du triangle ;
mais pour parcourir cette ligne, il fallait faire cinquante pas dans la cour du
fort et cela était sévèrement défendu; s'il arrivait donc que, par mégarde ou
par oubli, l'un de nous se hasardât sur cette route fatale, aussitôt une senti-
nelle, baïonnette en avant, le faisait rétrograder et l'obligeait à rentrer sous
la galerie où il lui fallait faire son trajet en suivant les deux autres côtés du
triangle. Cela est exactement vrai.
TROISIÈME PARTIE (18!5 A 1822). 267
probable que tous les prisonniers de guerre français, qui
se trouvaient à Malte, devaient partir incessamment pour
retourner en France; quant à la rigueur de notre détention,
il nous dit que le général Maitland lui-même n'en conce-
vait pas le motif, et que selon toute apparence la prochaine
dépêche d'Angleterre apporterait des ordres pour se relâ-
cher de cette sévérité. Nous embrassâmes avec transport
C4} fantôme d'espérance'.
Cependant le mois d'octobre s'écoula sans qu'il fût ques-
tion de nous, malgré l'arrivée de deux paquebots et de
plusieurs exprès venus par Marseille, où se tenait alors
l'amiral Exmouth. Loin d'adoucir notre captivité comme on
nous l'avait fait espérer, on redoubla de rigueur et de vigi-
lance. Il y avait près de nous une espèce de majordome ita-
lien et un cuisinier napolitain, mariés l'un et l'autre; on
les obligea de renvoyer leurs femmes en ville, et elles n'eu-
rentla permission de voirleursmarisqu'unefois par semaine;
l'officier de garde assistait à ces entrevues, et ne permettait
pas à ces pauvres gens de s'approcher l'un de l'autre, ni de
parler autrement que dans un idiome qui lui fût connu.
Quatre grands réverbères furent placés dans lacour du fort,
de crainte que nous ne cherchassions à profiter de la nuit
pour tenter une évasion. Dans le jour, lorsque nous voulions
prendre l'air, jouir du bienfait de la promenade dans la
cour du fort, nous ne pouvions le faire qu'accompagnés
d'un officier anglais qui ne nous quittait point, quoique
nous fussions partout entourés de sentinelles. On sent com-
bien ces promenades devaient être gênantes pour nous et
pour ces officiers ; aussi n'en usions-nous que très rarement,
on sorte que pendant les six mois de notre secret, nous
restâmes presque toujours renfermés dans nos logements.
Nous nous promenions sur la plate-forme du pavillon
1. Voir dans le Tolume Correspondance intime les Icttrefi datées du fort Ma-
nuel, 29 septembre et 8 octobre 1815.
268 VIE DE PLANAT.
qu'habitait le duc de Rovigo, et lorsque l'ardeur du soleil
ou le mauvais temps nous en chassait, nous nous conten-
tions de parcourir la galerie qui servait de communication
à nos cellules. Ce trajet court et répété mille fois dans le
jour nous avait fait contracter un tic comparable au tic de
Tours. Lorsque la nuit était sombre et orageuse, l'officier
de garde venait frapper à nos portes jusqu'à ce qu'on lui
répondît; réveillés en sursaut, troublés par cet effroi invo-
lontaire que le bruit et les ténèbres font toujours éprouver
à l'homme opprimé et sans défense, nous avions souvent
beaucoup de peine à nous rendormir. Il semblait qu'on
nous enviât ces courts instants de repos qui du moins nous
faisaient perdre le sentiment de notre infortune.
Depuis notre départ de Plymouth, nous n'avions opposé
que du calme et de la résignation à tous les mauvais trai-
tements qu'on nous avait fait essuyer. Nous n'avions fait
aucune démarche pour adoucir la rigueur de notre sort, ne
croyant pas qu'il fût possible de nous laisser longtemps
dans une semblable position. Cependant rien ne se décidait,
et l'état d'incertitude dans lequel nous vivions devenait
tous les jours plus insupportable. Lassés d'attendre inuti-
lement, nous commençâmes à penser que le ministère
anglais ne demandait pas mieux que de nous voir garder
le silence. Nous taire plus longtemps eût été donner une
sorte d'approbation au traitement injuste qu'on nous fai-
sait éprouver. Q'importe en effet à ces grands hommes
d'Etat que des infortunés gémissent dans les cachots, qu'ils
soient séparés de tout ce qui leur est cher, séquestrés du
monde entier, et exposés à perdre leur état et leur for-
tune? Ces petites considérations ne méritent pas de les
distraire un instant des grands intérêts qui les occupent.
11 fut donc résolu entre nous d'adresser au gouvernement
anglais une réclamation, contenant l'exposé exact de notre
affaire, et la demande de notre mise en liberté. La difficulté
TROISIEME PARTIE (1815 A 1822). 269
était de concilier dans ce mémoire la vérité et notre propre
dignité, avec les ménagements que nous commandait la
prudence envers des hommes à l'arbitraire desquels nous
étions livrés. Cette réclamation ainsi arrêtée entre nous,
il ne s'agissait plus que de savoir à qui il convenait de
l'adresser pour qu'elle fût efficace. Nous pensâmes d'abord
à l'envoyer directement au prince-régent, puis au lord-
chancelier comme chef de la justice. Mais le général Mait-
land, que nous consultâmes par l'intermédiaire du colonel
Hankey, nous fit dire qu'en adressant ce mémoire au
prince-régent, nous courrions le risque qu'il fût mis au
rebut par omission de quelque formalité; que quant au
lord-chancelier, cette affaire ne le regardait pas, et qu'il
convenait mieux l'adresser au comte Bathurst, dans les
attributions duquel nous nous trouvions. Nous suivîmes
ce conseil, et notre réclamation, accompagnée d'une lettre
très pressante pour le comte Bathurst, partit pour l'Angle-
terre par le paquebot qui mit à la voile le 9 novembre.
Dans la crainte que son arrivée ne fût retardée ou empo-
chée par quelque événement imprévu, nous envoyâmes
un duplicata par le paquebot suivant*.
Nous nous étions promis un heureux résultat de cette
démarche, et mettant à part (autant que possible) toute
prévention en notre faveur, il nous semblait que le gouver-
nement anglais ne pouvait se refuser à l'évidence, ni s'em-
pêcher de reconnaître nos droits. Nous conservions encore
cette sorte de préjugé, si répandu en Europe, qui fait croire
que la justice et l'humanité sont comptées pour quelque
chose dans les conseils de ce gouvernement. Cependant,
nous n'obtînmes pas même une réponse verbale ; seulement
le général Maitland nous fit dire, deux mois après, que le
ministre lui avait accusé réception des deux mémoires.
1. Voir dans le volume Cof*re8pondance intime lettres datées du fort
Manuel, 3 noT. 1815.
270 VIE DE PLANAT.
J'ignore jusqu'à quel point un ministre anglais peut être
autorisé à mettre en oubli des réclamations de ce genre;
mais ce silence dédaigneux, cette affectation de mépris
pour les plaintes de ceux qu'on opprime, est peut-être ce
que le pouvoir arbitraire a de plus révoltant.
Quelques jours après Tenvoi de notre mémoire, nous
lûmes dans les journaux un article daté de Liège, par lequel
un sieur D'Hénoul, avocat, accusait le duc de Rovigo d'avoir
assassiné le capitaine Wright, et prétendait avoir été témoin
oculaire de ce fait. Il insinuait que le duc de Rovigo avait
toujours eu sur les prisons d'Etat une surveillance, indé-
pendante du ministre de la police. L'artifice de cette der-
nière assertion décelait le personnage, qui se cachait
sous le nom emprunté de D'Hénoul. Le reste était fa-
cile à réfuter, puisque le duc de Rovigo était à Vienne
auprès de l'Empereur, à l'époque de la mort du capitaine
Wright.
Ces calomnies étaient d'autant plus atroces et plus lâches
que le duc de Rovigo se trouvait dans l'impossibilité d'y
répondre. Il s'adressa donc à M. le comte Rathurst et lui
envoya une note (très longue à la vérité) dans laquelle il
employait les arguments les plus forts et les plus pres-
sants, pour confondre «es accusateurs et démontrer clai-
rement leur perfidie. Il conjura M. Rathurst, au nom de
ce que les hommes ont de plus sacré, de faire insérer cette
note dans les journaux, et de ne pas ajouter à l'horreur
de sa situation la douleur de voir son nom flétri par de
basses calomnies qu'il ne pouvait repousser. Une telle prière
devait être sacrée pour une àme honnête, pour un cœur
généreux. Je no connais par le lord Rathurst, mais il ne
répondit point, et ne fit pas insérer dans les journaux l'ar-
ticle en question. Ainsi ce n'était pas assez pour le Ministère
anglais de ravir injustement au duc de Rovigo sa liberté,
de le frapper arbitrairement d'interdiction ; il voulait encore
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 271
le voir succomber dans Topinion publique sous le poids des
imputations les plus odieuses.
Vers la fin de ce même mois de novembre, le chef d'esca-
dron Schultz, un de nos compagnons d^infortune, tomba
dangereusement malade. Nous nous trouvions tous dans un
assez mauvais état de santé, et il n'était pas difficile d'en
reconnaître les causes. Bourrelés de chagrins et d'inquié-
tudes, le cœur ulcéré par ce sentiment vif et profond que
fait épouver une grande injustice, nous étions livrés tout
entiers et sans aucune espèce de distraction au plus affreux
tourment de Tàme; point d'espoir dans l'avenir; tout était
sourd autour de nous, tout se taisait; partout régnait Tin-
certitude la plus cruelle. D'un autre côté, nous nous étions
TUS transportés rapidement des rives tempérées de l'An-
gleterre sous un climat dévorant que les vents d'Afrique
rendent souvent mortel aux étrangers; nous passions subi-
tement d'une vie très active à un état de repos absolu; à
des exercices violents succédait l'inaction la plus complète:
en fallait-il davantage pour abattre des tempéraments déjà
usés par les fatigues de la guerre? Il se trouvait encore
une autre circonstance bien faite pour frapper des esprits
déjà ébranlés : les logements que nous occupions avaient
servi d'hôpital pendant la peste de l'année précédente. Les
malades qu on y avait entassés y mouraient par centaines,
en sorte que nous ne touchions pas une place qui n'eût été
le lit de mort d'une des victimes de ce redoutable fléau. 11
nous semblait être enfermés vivants dans des tombeaux;
certes nous avions tous, quand il le fallait, donné des
preuves du mépris de la vie ; mais si la mort nous parut
belle sur les champs de bataille, nous la trouvions hideuse
au fort Manuel.
Nous profitâmes de la maladie de Schultz pour repré-
senter au Gouverneur que nous avions un besoin indis-
pensable de prendre quelque exercice pour notre santé.
272 VIE DE PLANAT.
Nous le priâmes de nous accorder la permission de nous
promener dans Tintérieur de Tîle, en nous soumettant à
toutes les mesures de sûreté qu'il jugerait convenables.
L'humanité semblait intéressée à ce qu'une demande sem-
blable nous fût accordée ; néanmoins on ne nous fit pas de
réponse. On se contenta de nous envoyer pour la forme le
sieur Grives, médecin en chef, qui, après avoir examiné
nos logements, les trouva très sains et assez spacieux pour
pouvoir y prendre un exercice modéré. Si, comme je n'en
doute pas, le Gouverneur avait la faculté de nous accorder
cet adoucissement, il me semble que rien ne peut justifier
l'inhumanité de son refus. Il pouvait nous faire sortir sépa-
rément et nous faire conduire dans les endroits les moins
fréquentés de l'île, sous une escorte aussi nombreuse qu'il
l'aurait jugé à propos. Pouvait-il craindre une évasion?
elle était absolument impraticable. D ailleurs, qu'aurions-
nous fait dans une lie au milieu des mers, et dont la popu-
Jation, inhospitalière pour nous, ne devait nous offrir que
des ennemis?
Ce refus nous humilia, et nous résolûmes de ne faire
dorénavant au Gouverneur aucune demande pour adoucir
notre sort. Je pense que cela lui convenait beaucoup, car il
ne parut jamais se souvenir de notre existence que pour
s'assurer de l'exécution de ses ordres. Il ne s'est pas relâ-
ché un seul instant de cette rigueur pendant six mois. La
contrainte dans laquelle nous vivions s'étendait à tout ce
qui habitait le fort Manuel; et comme il est naturel aux
gens du commun de s'en prendre, des maux qu'ils souffrent,
aux causes les plus apparentes, nous étions encore des
objets de haine et de malédiction pour toute cette garnison.
Il y avait de plus contre nous cette prévention qui résulte
de la calomnie, arme toujours si puissante entre les mains
du Ministère anglais. Pour justifier aux yeux du public la
rigueur du traitement que nous éprouvions, on nous avait
TROISIÈME PARTIE ^1815 A i822). 273
dépeints comme des brigands, des gens de sac et de corde^
capables ou coupables de tous les crimes; en sorte qu'on
trouvait que nous étions encore trop heureux qu'on ne
nous pendit pas.
La réunion forcée de huit individus qui ne se connaissent
pas nous faisait éprouver des désagréments d'une autre
espèce. Il y avait peu d'harmonie entre nous. Quoique utiis
par une même cause, nous n'étions nullement liés d'affec-
tion. Quelques-uns d'entre nous s'étaient vus de loin en
loin dans le monde, mais il n'existait point d'intimité, et je
puis affirmer qu'un des plus grands supplices qu'on puisse
imaginer est de forcer à vivre ensemble des hommes qui
diffèrent entre eux par Tàge, le rang, les mœurs, les goûts,
et surtout par l'éducation. Cette contrainte n'a pas été le
moindre des maux que nous ayons eu à souffrir pendant
cette pénible captivité.
La paix entre la France et l'Angleterre avait été signée le
21 novembre, et les nouvelles de Paris arrivaient si promp-
tement par Marseille qu'on le sut à Malte dans les premiers
jours de décembre. Nous en fûmes informés par le colonel
Hankey, qui avait pour nous beaucoup d'égards et de pré-
venances; il nous procurait de temps en temps quelques
journaux anglais et français; mais il est bien entendu
qu'on ne nous laissait pas voir ceux qu'on croyait avoir
intérêt à nous cacher; on ne mit jamais sous nos yeux les
journaux de l'opposition, ni ceux qui contenaient les débats
du Parlement relativement au sort de l'Empereur.
J'ai dit plus haut qu'à notre arrivée à Malte on nous
avait déclaré que nous étions prisonniers de guerre. Il était
naturel de penser, d'après cela, que la paix étant conclue,
nous serions mis en liberté; car je ne crois pas qu'en
temps de paix, on puisse conserver des prisonniers de
guerre sans violer les droits et les lois de toutes les nations
de l'Europe.
13
274 VIE DE PLANAT.
Nous fûmes confirmés dans cette opinion par une
ouverture singulière que le colonel Hankey fit au duc de
Rovigo. Il vint le trouver vers la fin du mois de décembre,
et lui dit avec tous les ménagements possibles : « Que le
gouvernement anglais était informé que les Ministres de
l'Empereur avaient eu autrefois des intelligences secrètes
dans les offices du Ministère britannique, et, comme on ne
doutait point que le duc de Rovigo ne connût les noms des
employés anglais qui avaient trahi le secret de TEtat, on
l'engageait à les désigner. » Le colonel Hankey fit entendre
au duc de Rovigo qu'il était vraisemblable que ces révé-
lations amèneraient de grands adoucissements dans sa
position, tandis qu'au contraire un refus pourrait lui atti-
rer de nouveaux désagréments.
Il est inutile de dire combien le duc fut blessé d'une
proposition aussi outrageante; c*est une chose que tout
homme bien né doit sentir. Il dissimula néanmoins son
ressentiment, et se contenta de répondre au colonel Hankey
qu'il ignorait entièrement si le Gouvernement de l'Empe-
reur avait jamais eu, avec les offices du Ministère anglais,
des communications secrètes; mais que, quant à lui, il ne le
croyait pas. Il ajouta : « Je suis fâché, colonel, que vous
soyez chargé d'une semblable commission. Je sais bien que
la calomnie m'a dépeint comme un homme sans foi ni loi,
mais je pensais aussi que vous n'étiez pas du nombre de
ceux qui forment leur opinion sur des pamphlets et des
vociférations de journalistes. Il y a assez longtemps que
nous sommes en relations pour que vous ayez pu me juger
plus favorablement. »
Le colonel Hankey s'excusa, comme de raison, sur la
nécessité d'obéir aux ordres qu'on lui donnait et n'en re-
parla plus au duc de Rovigo. Lorsqu'il fut sorti, et que le
duc nous eut fait part de cette ouverture, nous pensâmes
que le gouvernement anglais, sur le point de nous rendre
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 275
la liberté, cherchait auparavant à tirer parti de la situation
du duc de Rovigo pour en obtenir les renseignements
qu'il lui importait le plus d'avoir. Nous nous livrâmes
donc à l'espoir de voir finir bientôt une captivité dont les
rigueurs ne pouvaient plus avoir de prétexte ni d'objet
réel. Mais cet, espoir fut de courte durée, et nous ne tar-
dâmes pas à être détrompés par le silence du Gouverneur.
Il se passa encore plusieurs semaines pendant lesquelles
il semblait que nous fussions oubliés de toute la terre.
Dans la position où nous nous trouvions, on passe facile-
ment de l'espoir au découragement; c'est ce qui nous ar-
riva en voyant que la conclusion de la paix générale n'api-
portait aucun changement à notre sort. Nous envisageâmes
avec effroi une captivité sans fin ; nous nous persuadâmes
que notre liberté était subordonnée à la durée de la vie
de l'Empereur, comme si Ton eût voulu nous mettre dans
l'affreuse nécessité de souhaiter la mort de celui pour
lequel nous aurions donné notre existence. De temps en
temps un rayon d'espérance semblait luire pour nous : à
l'arrivée de chaque paquebot d'Angleterre, on nous assu-
rait que, selon toute apparence, il appoi:tait l'ordre de nous
rendre notre liberté; au bout de quelques jours, on venait
nous dire qu'il n'y avait rien de nouveau pour nous, mais
qu'il était impossible que ce ne fût pas pour le paquebot
suivant. C'est ainsi que notre temps s'écoulait. Ceux qui
connaissent bien le prix de la liberté, ceux qui se sont
trouvés dans une situation semblable, sentiront mieux que
je ne puis le dire tout ce qu'avait d'affreux l'état d'incer-
titude dans lequel nous vivions. Assurément nous aurions
été moins malheureux si l'on avait assigné d'avance un
terme à notre détention, quelque long qu'il eût été ; cette
-certitude aurait fixé nos idées, uqus n'aurions pas éprouvé
ces alternatives continuelles d'espoir et de désespoir. Le
duc de Rovigo et le général Lallemand avaient, de plus
276 VIE^ DE PLANAT.
que nous, la crainte d'être livrés au roi de France, et leur
procès était tout fait, en sorte que le glaive était toujours
suspendu sur leur tète» Puissent les Ministres qui se
jouent ainsi du repos et de la liberté des hommes, éprou-
ver un jour les mêmes tribulations ! Je ne désire pas d'au-
tres réparations du tort qu'ils nous ont fait.
Vers la fin du mois de janvier 1816, le général Maitland
partit pour aller prendre possession des iles Ioniennes, et
y établir la domination anglaise. Son départ nous aurait
été fort indifférent s'il n'avait eu pour nous le désagrément
de nous enlever le colonel Hankey, et de mettre de nou-
velles lenteurs dans les ordres qui pouvaient nous regar-
der jusqu'à l'arrivée du général Layard, qui du reste re-
vint de Londres dans le courant du mois suivant.
Peu de jours après son arrivée, le duc de Rovigo reçut
la visite d'un colonel Edwards qui était venu d'Angleterre
à Malte pour y passer les mois d'hiver les plus rigoureux.
Il avait l'intention d'y rétablir sa santé, mais il était pul-
monique au dernier degré et paraissait n'avoir plus qu'un
souffle d'existence. On l'avait choisi pour renouveler au
duc de Rovigo la proposition que lui avait faite M. Hankey.
Je vais rapporter les circonstances de cette nouvelle mis-
sion d'après tout ce qui m'en a été dit par le duc de Ro-
vigo, et tout ce que j'ai vu moi-même.
Le colonel Edwards arriva au fort Manuel le 24 février,
vers midi. Il était tellement épuisé, après avoir monté
l'escalier du fort, qu'on le porta dans une salle basse du
logement du colonel Otto, d'où il fit dire au duc de Rovigo,
qu'il le priait de venir le trouver, n'ayant pas la force de
monter chez lui. Le duc s'y rendit sur-le-champ, et, après
les politesses d'usage, M. Edwards lui dit : « qu'il dépens
dait de lui d'adoucir beaucoup son sort, et même d'obtenir
sa liberté; qu'il ne s'agissait que de faire connaître au
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822]. 277
gouvernement anglais quelles avaient été les relations
secrètes de la France avec les offices anglais pendant le
règne de TEmpereur Napoléon, et de nommer les employés
du Ministère britannique qui avaient servi le gouverne»
ment français en lui révélant les secrets de l'Etat. » Il
ajouta à cet exorde toutes les raisons qu'il crut capables
de déterminer le duc de Rovigo, et lui dit entre autres
choses : « Que, d'après des traités secrets, il était dans le
cas d'être livré au gouvernement français, ainsi que le
général Lallemand; qu'ils devaient l'un et l'autre regarder
comme une grande faveur de n'avoir subi qu'une déten-
tion de quelques mois, lorsqu'il y allait de leur tète ; que
si le gouvernement anglais consentait à les mettre en li-
berté, ils devaient reconnaître et mériter ce bienfait en
lui fournissant les renseignements demandés; qu'au sur-
plus on était tellement persuadé de leur docilité à cet
égard que dès ce moment ils allaient avoir la permission
de sortir du fort pour se promener dans la campagne, etc. »
Le duc de Rovigo lui fit à peu près la même réponse
qu'au colonel Hankey, et M. Edwards termina l'entretien
en disant qu'il lui laissait le temps d'y penser : « J'espère,
ajouta-t-il, que la réflexion vous déterminera à prendre un
parti d'où dépend votre sort et même votre existence. »
Il est à remarquer que le colonel Otto, commandant du
fort, ne fut pas présent à cette entrevue, et qu'il n'en con-
naissait pas l'objet. Il n'avait reçu d'autre instruction dans
tout cela que l'ordre de faire entrer le colonel Edwards
dans le fort et de lui laisser la faculté d'entretenir le duc
de Rovigo en particulier.
Nous ne fûmes pas instruits sur-le-champ du véritable
motif de cette visite ; le duc de Rovigo se contenta d'abord
de nous dire que nous pouvions faire la demande d'une
permission pour aller nous promener dans l'intérieur de
l'île, ajoutant que]nous ne devions pas craindre un refus,
278 VIE DE PLANAT.
puisque c'était une chose convenue. En conséquence, nous
écrivîmes la lettre suivante à M. Wood, secrétaire du gou-
vernement :
Monsieur, nous avons eu Thonneur de vous écrire il y a trois
mois pour vous prier de demander à M. le Gouverneur qu'il nous fût
permis de sortir quelquefois de l'enceinte du fort Manuel pour nous
promener dans l'intérieur de l'île. La réponse à cette demande ayant
été négative, nous avons passé Thiver sous le secret et dans les termes
les plus précis de l'instruction qui nous a été communiquée à notre
entrée dans ce fort.
Les approches de la saison des chaleurs faisant appréhender à plu-
sieurs d'entre nous de tomber malades, faute d'exercice, nous vous
prions de vouloir bien renouveler notre demande à M. le Gouverneur.
Nous espérons qu'après cinq mois d'une détention aussi rigoureuse
S. Exe. voudra bien nous accorder ce léger adoucissement.
Nous avons l'honneur d'être, etc.
Signé .-Leduc DE ROVIGO, CH. LALLEMAND, PLANAT,
RÉSIGNT, SCIIULTZ, MERCHER, AUTRIC, RIVIÈRE.
Cette missive n'eut pas plus de succès que la première,
et nous eûmes encore une fois le désagrément d'avoir fait
une démarche inutile; on ne daigna môme pas y faire une
réponse verbale. Le jour suivant, M. Edwards fit demander
au duc de Rovigo une réponse écrite aux propositions qu'il
lui avait faites. Ce fut alors que nous connûmes toute cette
affaire. Le duc nous lut sa réponse que je regrette beau-
coup de n'avoir pas copiée. Il en remit une copie au colo-
nel Otto après l'avoir informé très en djStail de ce qui lui
avait été proposé; il paraît que le gouvernement de Malte
fut très piqué que le duc ne lui en eût pas fait un mystère,
et cette circonstance fut probablenjent la cause du mauvais
succès de notre demande. Après ce petit incident, il ne fut
plus question de rien, et il semblait encore une fois que
l'on nous eût totalement oubliés. Le colonel Edwards mou-
rut au bout de quelques jours; nous vîmes son convoi fu-
nèbre du haut de notre donjon.
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 279
Nous passâmes encore un mois dans cet état de calme
et d'oubli. Rien ne marquait plus notre triste et monotone
existence que l'arrivée des paquebots. Lorsque cette épo-
que approchait, nous montions sur notre donjon, et, malgré
l'ardeur du soleil ou la violence des vents, nous y passions
nos journées, les yeux fixés sur la mer du côté de Gibral-
tar. Dès qu'un bâtiment paraissait à l'horizon, nous nous
arrachions une mauvaise lunette d'approche pour tâcher
de distinguer la flamme qui indique le paquebot; presque
toujours notre espoir était trompé. Ce n'était qu'après dix
ou douze jours d'observations semblables qu'arrivait enfin
ce paquebot si désiré : son arrivée n'apportait aucun chan-
gement à notre destinée*.
Le sentiment de nos maux ne nous empêchait pas de
gémir sur ceux qui accablaient la France. Ses malheurs,
son asservissement étaient pour nous un surcroît de peines
et d'afflictions. Nous avions tracé un méridien sur la plate-
forme du donjon au moyen des ombres projetées d'un bâ-
ton perpendiculaire. De là, dirigeant nos regards suivant
la ligne du nord-K)uest, il nous semblait voir les rivages
de France; nous nous représentions, avec une douleur
mêlée d'indignation, les étrangers avides, pillant, dévas-
tant ces belles contrées, et consommant enfin ce démem-
brement, objet de tant de coalitions; nous frémissions de
rage de ne pouvoir mourir, en nous vengeant du moins de
ces Vandales insolents que nous avions vus naguère si vils
et si rampants. Alors, les yeux fixes et mornes, les bras
roidis, la poitrine oppressée, nous nous écriions souvent :
O France! France! chère et malheureuse patrie, infâme
congrès, alliance impie !
Il serait inutile et fatigant pour le lecteur de répéter ici
tout ce que nous éprouvions de tourments et de dégoûts ;
i. Voir, dans le volume Correspondance intime , lettre datée du fort Ma-
nuAl 21 mars 1816.
280 VIE DE PLANAT.
nous étions parvenus au comble du découragement; l'espoir,
cet agent secret de l'existence, nous abandonnait chaque
jour, une sombre mélancolie ou plutôt un vrai marasme
s'était emparé de nous, et je crois que plusieurs d'entre
nous y auraient succombé si la Providence, après une si
rude épreuve, n'avait enfin mis un terme à nos maux.
Nous étions au secret depuis plus de huit mois, sur les-
quels nous en avions passé six au fort Manuel, lorsque Ton
annonça au duc de Rovigo la visite inopinée d un certain
M. Denison, négociant anglais établi à Malte. Jusqu'à ce
moment, nos seules relations avec Tile s'étaient bornées à
un tailleur de Valette, qui ne nous avait jamais parlé qu'en
présence d'un officier anglais et uniquement pour des objets
de son métier. Nous fûmes donc étonnés de voir arriver
ce M. Denison sans aucune des précautions d'usage, ayant
la liberté de voir et d'entretenir le duc de Rovigo à toute
heure et sans témoins. Les officiers anglais en furent encore
plus surpris que nous, d'après la sévérité des ordres qui
nous concernaient et qu'ils étaient eux-mêmes chargés
d'exécuter. Tout le monde se douta que M. Denison était
chargé d'une mission secrète, et le colonel Otto, qui était
responsable de nos personnes, ne pouvait pas voir d'un
bon œil ces visites mystérieuses, dans le secret desquelles
on ne daignait pas l'initier. J'en sus bientôt le motif par
les confidences que me fit le duc de Rovigo.
M. Denison venait le prévenir qu'il avait à sa disposition
une somme de 500 guinées qui lui avait été envoyée par le
banquier Baring, de Londres. C'était le motif apparent de
sa visite, mais il ajouta : « Je suis chargé de vous annoncer,
de la part du général Layard et de M. Wood, que vous
pouvez obtenir votre liberté ainsi que le général Lallemand.
Le gouvernement anglais, par des motifs particuliers, n'y
met qu'une condition, c'est que vous vous prêtiez à une
évasion simulée. Vous allez avoir la liberté de sortir du
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 281
fort pour vous promener dans Tîle ; on disposera un bâtiment
pour vous transporter dans le lieu que vous aurez choisi,
et, pendant le cours d'une de vos promenades, on s'arran-
gera pour faire trouver une barque qui vous enlèvera et
vous conduira à bord du navire. » Le duc de Rovigo demanda
quelques explications, sur lesquelles M. Denison répondit
en substance : « Que les généraux pouvaient choisir le
lieu de leur retraite entre la Russie, la Prusse et TAutriche
ou même la Turquie ; mais- qu'il ne leur serait point permis
de se rendre en Angleterre, ni dans aucun endroit soumis
à la domination anglaise, non plus qu'en Egypte; qu'ils
seraient embarqués tous deux sur le môme vaisseau; que
pour les autres officiers français, on statuerait à part sur leur
sort. » Enfin, il ajouta : « qu'il était nécessaire de garder
le plus profond silence sur toute cette affaire, et même de
n'en rien dire au colonel Otto ». M. Denison abrégea sa
visite en disant qu'il reviendrait dans deux ou trois jours
pour savoir la résolution qu'auraient prise les deux géné-
raux.
Dès qu'il -fut parti, le duc de Rovigo se hâta de com-
muniquer ces propositions au général Lallemand qui les
trouva louches et suspectes. « Quel motif pouvait engager
le gouvernement anglais à employer des voies obliques et
ténébreuses pour leur rendre la liberté? C'était un acte de
justice qu'on pouvait très bien exercer ouvertement. Pour-
quoi insistait-on de ne point les renvoyer séparément? C'est
que probablement on leur réservait le même sort. Pourquoi
en faire un mystère au colonel Otto qui, par son emploi de
commandant du fort, était responsable de leurs personnes,
et sans le concours duquel on ne pouvait rien faire? Enfin,
une fois sortis du fort Manuel, quelle garantie leur reste-
rait-il pour leur sûreté, leur liberté, leur existence même?»
Telles furent les questions que les deux généraux agitèrent
jusqu'au retour de M. Denison. Elles les conduisirent à
282 VIE DE PLANAT.
penser que ces préparatifs mystérieux pouvaient très bien
couvrir un piège, et que les ministres anglais n'osant, par
un reste de respect humain, les livrer publiquement au
gouvernement français, voulaient faire croire qu'ils étaient
tombés entre ses mains par leur propre imprudence, et en
cherchant à s'enfuir de Malte. Il était possible qu'il y eût
un brick français aposté dans les environs, et qu'à un signal
convenu, il vînt s'emparer d'eux à leur sortie du port.
L'idée d'une aussi noire perfidie me parut d'abord devoir
être repoussée, mais, en me rappelant les moyens qu'on
avait employés avec l'Empereur et avec nous depuis notre
départ de Rochefort, je fus forcé de convenir qu'à la rigueur
la chose était possible, et qu'il fallait au moins ne rien
négliger pour obtenir tous les éclaircissements et toutes les
sûretés désirables. Le général Lallemand fut d'avis d'en
parler sur-le-champ au colonel Otto, de manière à intéres-
ser son honneur à ce qu'ils ne devinssent point les victimes
d'une trahison et qu'il ne les laissât partir qu'à bonnes
enseignes. « C'est précisément, disait-il, parce qu'on insiste
pour qu'il ne soit pas mis dans la confidence qu'il faut l'y
mettre, et donner à cette affaire toute la publicité qui peut
s'accorder avec la prudence ; car si le gouvernement anglais
veut nous faire tomber dans un piège, il trouvera autant
d'accusateurs qu'il y aura de gens instruits de la vérité. »
D'après ce raisonnement, ils se déterminèrent à faire con-
naître au colonel Otto le véritable motif de la visite du sieur
Denison ; en môme temps ils lui firent part de toutes leurs
craintes. Le colonel parut surpris; néanmoins il les enga-
gea à bannir toute inquiétude, ajoutant qu'à leur place
il n'hésiterait pas à accepter la proposition.
Le lendemain matin, le duc de Rovigo, dont l'imagina-
tion avait travaillé toute la nuit, fit venir le colonel Otto,
et le força en quelque sorte à se rendre en ville près du
général Layard et de M. Wood pour leur dire : « qu'il avait
TROISIÈME PARTIE (i815 A 1822). 283
réfléchi à la proposition dont ils avaient chargé M. Denison;
qu'il n'y trouvait point de sûreté, mais au contraire beau-
coup de motifs d'appréhension ; qu'il lui fallait, ainsi
qu'au général Lallemand, des garanties pour leur liberté
et pour leur existence lorsqu'ils auraient quitté le fort, etc. »
S'il faut en croire le rapportdu général Otto, le général Layard
et M.Wood furent très courroucés du manque de discrétion
du duc de Rovigo, et dirent assez sèchement au colonel de
ne se mêler nullement de cette affaire et de se contenter
d'exécuter les ordres qu'on lui donnerait.
Le mauvais succès de cette démarche augmenta la mé-
fiance des deux généraux, et dans la seconde visite que
leur fit M. Denison, ils s'en expliquèrent avec tant de véhé-
mence que ce négociant s'en trouva presque offensé. Il leur
dit : « Messieurs, je ne suis point venu ici pour entendre
des plaintes ni des injures contre mon gouvernement; je ne
me suis mêlé de concourir à votre évasion qu'avec la per-
suasion de vous être utile. Vous redoutez un piège et votre
crainte ne me parait pas fondée. Je vous déclare, quant à
moi, que si je soupçonnais la moindre fausseté dans les
paroles de M. Wood et du général Layard, j'abandonnerais
toute cette affaire dont je suis très fâché maintenant de
m'être chargé. »
Je supprime le détail de toutes les allées et venues de
M. Denison pendant dix ou douze jours que dura la négo-
ciation; il venait toujours sous le prétexte du crédit que
M. Baring avait ouvert chez lui au duc de Rovigo, mais
cela fut bientôt usé, et la vérité commença à percer sour-
dement. Les deux généraux eurent la permission de se
promener hors du fort, sans autre escorte qu'un officier, et,
par une maladresse inconcevable, nous ne fûmes point
compris dans cette permission, quoique nos demandes eus-
sent toujours été collectives. Nous priâmes le colonel Otto
de réclamer pour nous, et, d'après sa réponse, on pouvait
284 VIE DE PLANAT.
juger que le général Layard avait eu beaucoup de peine à
concevoir qu'il était plus convenable à son projet de nous
accorder une permission générale que de fixer l'attention
publique sur les deux généraux par une exception unique
en leur faveur.
Sur ces entrefaites, M. Wood, secrétaire du gouverne-
ment, partit pour Corfou, en sorte que nous rest&mes entiè-
rement sous les ordres du général Layard. Ce départ nous
fit de la peine; ce n'est pas que M. Wood ait jamais eu la
moindre attention pour nous, mais ce qu'on racontait de
ses talents et de son caractère résolu nous inspirait de la
confiance, tandis que nous n'en avions aucune dans le géné-
ral Layard, que les officiers anglais nous avaient représenté
comme un homme pusillamine et très borné, dont tout le
mérite consistait à exécuter ponctuellement les ordres du
général Maitland. En général, ces sortes de gens ne sont
pas propres à conduire des affaires délicates, où il faut
souvent prendre beaucoup sur soi, et trancher les diffi-
cultés.
M. Denison revint le !•' avril, et peu s'en fallut que
l'affaire ne manquât tout à fait. 11 était convenu que les
deux généraux seraient munis de passeports sous de faux
noms qu'on les avait engagés à prendre, et qu'ils parti-
raient sur un vaisseau marchand qui devait sous peu mettre
à la voile pour Odessa en passant par Smyrne, où le géné-
ral Lallemand voulait débarquer, et par Constantinople,
où le duc de Rovigo avait intention de se rendre. Le prix
de leur passage était déjà retenu par M. Denison en déduc-
tion de la somme qu'il avait à payer au duc, en sorte que
tout semblait prêt.
Cependant, lorsque nos deux généraux voulurent savoir
le nom du vaisseau et celui du capitaine qui devait les
conduire, M. Denison répondit qu'il n'en savait rien. Nou-
velle scène; le général Lallemand se plaignit amèrement
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 283
du peu de bonne foi que dénotait tout cet appareil mysté-
rieux ; il déclara qu'il ne partirait point sans avoir ces ren-
seignements ainsi que les passeports demandés /et qu'il
ne voulait s'embarquer que sur un vaisseau portant pavil-
lon anglais; encore exigeait-il que ce vaisseau fût com-
mandé par un capitaine, Anglais de nation, parce qu'un
Maltais ne lui inspirait pas assez de confiance. On trouvera
peut-être cette défiance excessive, mais si l'on veut réflé-
chir à tout ce qui nous était arrivé depuis Rochefort, si
l'on veut se rappeler qu'on ne répondait jamais à nos
demandes que d'une manière vague et évasive, et qu'enfin
nous n'avions aucun moyen d'éclaircir nos doutes, on ces-
sera de s'étonner que notre âme fût ouverte à tous les
soupçons. Tout ce qui nous entourait, tout ce qui nous
approchait, nous semblait payé pour nous tromper.
D'après les récits du duc de Rovigo (dont je tiens tous
ces détails), il m'a paru que M. Denison mit beaucoup de
patience et d'obligeance dans toute cette affaire. Il assura
que M. Wood et le général Layard lui avaient engagé leur
parole d'honneur qu'il n'y avait aucun piège à redouter, et
que tout se passerait exactement comme on en était con-
venu. Il remit en même temps aux deux généraux des
lettres de recommandation pour ses correspondants de
Smyrne et de Constantinople, et les pria très instamment
de lui écrire dès qu'ils seraient arrivés à bon port. Enfin,
il parut prendre à leur sort un véritable intérêt.
M. Denison revint le lendemain 2 avril, et leur fit con-
naître que le vaisseau qui devait les transporter était le
brick marchand the Marryann^ commandé par un capitaine
Anglais de nation. Mais il n'apporta point de passeports
et dit seulement qu'ils avaient été remis au capitaine pour
être enregistrés sur son rôle d'équipage; il fallut bien se
contenter de cette excuse. Ce fut la dernière visite de
M. Denison.
286 VIE DE PLANAT.
Les deux jours suivants, le temps fut si mauvais et le
vent tellement contraire qu'on ne put songer à sortir du
port.
Cette aiïaire, emmanchée et conduite si maladroitement,
fut enfin terminée le 5 avril; on peut dire qu'alors c'était
le secret de la comédie. Les visites fréquentes de M. Deni-
son avaient ouvert les yeux aux moins clairvoyants, et
l'affectation qu'on mettait depuis deux jours à ne laisser
sortir les deux généraux qu'à l'entrée de la nuit, démontrait
assez qu'on voulait favoriser leur fuite. Je suis persuadé
que personne n'en a été dupe, et s'il m'était resté quelques
scrupules sur la publication de tous ces détails, cette
conviction les aurait levés. Ce fut donc dans la matinée
du 5 avril que le colonel Otto, ayant été appelé en ville
près du général Layard, en revint avec un ordre verbal de
sortir du fort Manuel à cinq heures de l'après-midi, avec
les généraux Savary et Lallemand, de les conduire jus-
qu'aux magasins de chauffage au fond du port marchand,
et de les remettre à un officier supérieur de l'état-major,
qui devait s'y trouver, mais sans aucune marque distinc-
tive. Il lui était expressément recommandé de s'assurer
que les deux généraux n'emportaient aucune arme avec
eux.
Cet ordre, communiqué au duc de Rovigo et au général
Lallemand, révolta ce dernier, qui s'emporta de nouveau
contre le gouvernement anglais, l'accusant toujours d'as-
tuce et de perfidie; il ne doutait pas qu'on n'eût l'intention
de les livrer aux Bourbons, puisqu'on leurôtait les moyens
de résister à une violence. Il finit par déclarer qu'il ne
partirait pas. Cependant le duc de Rovigo était déterminé à
partir, quelque chose qui pût arriver; il voulait absolu-
ment mettre fin à l'état d'incertitude et d'angoisse dans
lequel il vivait depuis huit mois. Cette résolution et
quelques explications du colonel Otto entraînèrent le gé-
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 287
néral Lallemand, homme d'ailleurs recommandable sous
beaucoup de rapports, mais un peu véhément dans ses dis-
cours. Le malheur de sa situation et le sentiment de Tin-
justice qu'il éprouvait remportaient quelquefois au delà
des bornes de la prudence et de la politesse. Dans ces occa-
sions, le colonel Otto savait concilier à merveille le res-
pect dû au malheur, avec les devoirs de son emploi ; sans
jamais convenir des torts de son gouvernement, ni rien
perdre de la dignité de son caractère, il opposait à cette
fougue une patience et une douceur inaltérables.
Toutes les difficultés étant aplanies, Tévasion s'exécuta
comme elle avait été projetée. En voyant sortir les deux
généraux, personne ne douta un instant qu'ils ne devaient
plus revenir, car, comme il ne leur était pas permis de
prendre de bagage avec eux, ils avaient mis sur leur corps
et dans leurs poches autant de linge et autres effets qu'ils
pouvaient en porter, ce qui doublait leur volume ordinaire ;
ils avaient par-dessus tout cela de grands manteaux à collet,
qu'on ne met pas ordinairement pour la promenade. Le
colonel Otto avait toutes les peines du monde à garder son
sérieux en les voyant dans cet équipage, et eux-mêmes,
malgré leurs inquiétudes, ne pouvaient s'empêcher de rire.
Ils partirent enfin, accompagnés du colonel qui rentra seul
vers sept heures du soir. L'officier de garde alla sur-le-
champ lui faire son rapport sur la disparition des deux
généraux; mais comme on voulait gagner du temps, afin
que le vaisseau qui les portait pût s'éloigner de Malte, le
colonel Otto fut obligé de donner ordre à son officier de ne
lui faire ce rapport qu'à dix heures du soir, parce qu'alors
il n'y avait plus de communication entre la ville et le fort
Manuel. On interrogea pour la forme les domestiques, sol-
dats, et le majordome; cette comédie faisait rire tout le
monde, et, malgré la sévérité de la discipline anglaise, les
soldats en haussaient les épaules.
288 VIE DE PLANAT.
Tels furent les moyens honteux et ridicules qu'em-
ployèrent les ministres anglais pour réparer une injustice
qu'ils craignaient d'être obligés de terminer par un crime.
Il n'est pas douteux qu'ils s'étaient engagés envers le gou-
vernement français à lui livrer les deux proscrits; mais
n'osant s'exposer à l'exécration que devait leur attirer une
action aussi lâche, et une violation aussi manifeste du droit
des gens, ils se déterminèrent à les faire évader*.
Le lendemain de leur départ, le colonel Otto se rendit
près du général Layard, pour lui faire le rapport qui avait
été concerté d'avance. Le général lui dit de nous engager à
être discrets sur cet événement, et à rester dans nos loge-
ments jusqu'à nouvel ordre. Nos promenades furent sup-
primées; mais au bout de quelques jours, on leva la pre-
mière ligne de sentinelles, et nous eûmes la faculté de
pouvoir circuler librement dans l'intérieur du fort.
Je me rappellerai toute ma vie la joie que cette permis-
sion causa à nos domestiques et à leurs camarades, dont ils
étaient séparés depuis plus de six mois; les transports d'al-
légresse de toute cette garnison contrastaient singulière-
ment avec l'état habituel de silence et de gravité du mili-
taire anglais; il en résulta une ribote générale qui dura
huit jours, car, malgré la défense qu'on leur avait faite de
recevoir de l'argent, nous les avions tous généreusement
récompensés et mis en état de bien régaler leurs cama-
rades. Ils s'enivrèrent avec une régularité dont on ne peut
se faire une idée quand on ne sait pas jusqu'où le soldat
anglais porte le goût de l'ivrognerie. Il faut aussi rendre
justice à ces braves gens : ils nous servirent avec un zèle
et une exactitude extrêmes, sans jamais murmurer contre
1. Les deux généraux durent engager leur parole de ne pas révéler la vérité
sur cette prétendue évasion. On remarque, en effet, dans les Mémoires du duc
de RovigOy beaucoup de réserve à cet égard. Mais la même obligation n*exis-
tait pas pour leurs compagnons d'infortune, f. p.
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 289
leur sort, ni s'écarter un instant du respect qu'ils nous
devaient.
Le duc de Rovigo, en partant, nous avait fait espérer que
nous serions mis en liberté immédiatement après leur sor-
tie du fort, et Ton pouvait raisonnablement y compter.
Pouvait-on imaginer que le gouvernement anglais voulût
garder des prisonniers qui ne lui étaient d'aucune impor-
tance, lorsqu'il faisait échapper secrètement les seuls qu'il
sembl&t avoir quelque intérêt de garder ?
Effectivement, après quinze jours d'attente, on nous
annonça qu'il était arrivé de Corfou des ordres qui nous
concernaient. M. l'adjudant général Anderson, chargé de
nous les communiquer, se rendit près de nous le 21 avril
et nous donna lecture, en présence du colonel Otto, d'une
lettre du général Maitland qui portait en substance :
Que les trois officiers inférieurs en grade seraient mis aussitôt en
liberté, avec la faculté de se rendre où ils voudraient, excepté dans
les lieux soumis à la domination anglaise ; qu'il leur serait alloué
trois mois d'appointements pour subvenir aux frais de leur voyage, etc.
Que les trois officiers supérieurs en grade seraient envoyés à Gozo où
ils resteraient comme prisonniers de guerre sur parole, jusqu'à ce que
le gouvernement de S. M. Britannique eût définitivement statué sur
leur sort ; qu'ils y recevraient le traitement affecté à leur grade, etc.
On ajoutait que cette mesure avait été prise dans la vue
du bien-être des trois lieutenants-colonels, attendu que,
pendant la saison des chaleurs, le séjour de Gozo était plus
sain que celui de Malte.
Cette affectation d'humanité, au milieu des actes les plus
despotiques, est assurément une des choses les plus révol-
tantes dans le gouvernement anglais; ce genre d'hypocri-
sie n'est pas de nouvelle invention, et cependant il faut
avouer que toute l'Europe en est la dupe. Tandis que l'on
vantait partout l'humanité des Anglais envers leurs prison-
niers, nos malheureux compatriotes, entassés dans les pon-
19
290 VIE DE PLANAT.
tons ou dans des prisons malsaines, manquant de tout,
dévorés par les maladies et les chagrins, y périssaient par
milliers; et lorsque toute l'Europe se déchaînait contre
nous, et nous traitait de barbares, les prisonnière de toutes
les nations étaient reçus en France et traités comme des
frères. Beaucoup de Russes et de Hongrois s'y sont fixés,
préférant cette terre hospitalière à leur propre patrie.
D'après cet ordre, MM. Mercher, Autric et Rivière par-
tirent pour Gênes sur un aviso anglais qui mit à la voile le
30 avril. Quant à M. Schultz, à Résigny et moi, nous
fûmes envoyés à Gozo, sans savoir encore quel terme on
voudrait assigner à notre captivité.
Nous avions d*abord refusé de donner notre parole, dans
la crainte que cet acte ne fût regardé comme un consente-
ment tacite à la dénomination de prisonniers de guerre
qu'on nous avait donnée et contre laquelle nous avions
toujours protesté. Cela donna lieu à une petite négocia-
tion ; enfin il fut convenu qu'on se contenterait de la lettre
suivante adressée au général Layard :
Monsieur le général,
Nous acceptons avec reconnaissance d'aller résider à Gozo, nous
vous donnons même notre parole de ne faire aucune tentative pour
nous échapper de cette île, et de n'en sortir qu'avec le consentement
des autorités anglaises ; mais il nous est impossible de souscrire
aucun engagement par lequel nous pourrions nous reconnaître pri-
sonniers de guerre : ce serait nous mettre en contradiction avec la
réclamation que nous avons adressée, le 6 novembre dernier, au gou-
vernement anglais.
Nous avons l'honneur d'être, etc.
Signé :
PLANAT, SCHULTZ, RÉSIGNT,
Au fort Manuel, le 23 ayril 1816.
Nous primes ensuite quelques informations sur les res-
sources que pouvait oflTrir Tîle de Gozo pour les besoins de
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 291
la vie. On nous répondit que c'était un lieu misérable où il
n'y avait ni auberges, ni chambres meublées, en un mot,
rien de ce qui nous était nécessaire ; on y avait quelquefois
envoyé des officiers sur parole, mais c'étaient des marins
qui, comme on sait, ont toujours avec eux leurs meubles et
ustensiles de toute espèce. Comme nous étions dénués de
tout, nous fîmes demander au général Layard, par le colo-
nel Otto, la permission de faire transporter à Gozo les effets
de casernement qui nous avaient servi pendant notre
séjour au fort Manuel ; nous nous engagions à les remettre
en bon état, lors de notre départ, à l'employé du caserne-
ment de l'île de Gozo. Le général Layard refusa tout net,
en disant que nous aurions un traitement de six shillings
et demi par jour, au moyen duquel nous nous arrangerions
comme bon nous semblerait. Il ajouta que d'ailleurs le
commandant de Gozo avait reçu des ordres pour nous pro-
curer des logements.
Nous partîmes du fort Manuel le 27 avril, à sept heures
du matin. Un capitaine d'infanterie anglaise (le même qui
avait si bien visité nos bagages) était chargé de nous
conduire et de nous remettre au major Ferklow, comman-
dant de l'île de Gozo. Ce major nous reçut fort bien ; mais
il nous fit voir ses ordres qui lui annonçaient seulement
notre arrivée, et le prévenaient que nous serions prison-
niers sur parole dans la ville de Rabbato, avec la faculté
de nous promener autour de cette ville dans un rayon
d'une demi-lieue. Il n'était question d'aucun arrangement
pour nous loger, en sorte que nous nous trouvions dans la
rue. Le major Ferklow eut la complaisance de nous con-
duire lui-môme par la ville pour nous aider à trouver un
gîte, mais ce fut inutilement. Comment aurait-on trouvé
une chambre et un lit dans un pays dont les habitants, à
moitié Arabes, ont à peine pour eux-mêmes le strict néces-
saire? La nuit étant venue, le major Ferklow nous fit don-
292 VIE DE PLANAT.
lier iino masure dans le chàteaii-fort avec quelques
planches et des paillasses sur lesquelles nous passâmes la
nuit. Le lendemain, une cantinière anglaise nous (it un
mauvais dîner que nous payâmes aussi cher que si nous
eussions été chez Véry, et comme notre traitement aurait à
peine suffi pour ce détestable repas, nous fûmes réduits à
faire notre cuisine nous-mêmes, à Taide d un vieux soldat
que le colonel Otto avait eu la bonté de nous laisser comme
domestique. Certes, il n'est pas de militaire qui, dans le
cours de sa carrière, ne se soit trouvé plus mal que nous
ne Tétions alors; la masure et la paille de Gozo auraient
été sans doute un gîte excellent dans la retraite de Moscou,
mais les circonstances étaient bien différentes; on supporte
volontiers un mal auquel on s'est exposé volontairement.
Je dirai plus : si le sort des armes nous eût fait tomber au
pouvoir des Anglais, la misère de notre condition nous eût
paru très supportable, parce que nous aurions pu la prévoir
et l'envisager avant que de combattre; mais on a mille fois
sujet de se plaindre lorsqu'un gouvernement qui vous
retient pour des motifs purement politiques, loin de cher-
cher à faire oublier l'injustice de sa conduite par de
bons traitements, aggrave encore ses torts, en faisant
peser sur vous tous les désagréments et toute la misère du
sort d'un criminel.
Nous restâmes six jours dans notre masure, donnant de
bon cœur les ministres anglais à tous les diables. Au bout
de ce temps, nous trouvâmes enfin un asile dans le couvent
des Augustins; ces bons moines nous accueillirent avec
toute la charité et toute la cordialité possibles. Ils adminis-
traient eux-mômes notre petit ménage avec soin et écono-
mie, en sorte que nous nous trouvâmes fort bien chez eux
pendant tout le temps de notre séjour à Gozo. Enfin, dans
les premiers jours de mai, nous vîmes avecgrand plaisir ar-
river le colonel Otto, qui venait remplacer le major Ferklow.
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 293
Deux mois se passèrent ainsi sans qu'il fût question de
notre mise en liberté; nous nous épuisions en conjectures
pour savoir ce qui pouvait motiver un tel retard. Pour-
quoi donc nous retenir si longtemps prisonniers? Qu'avions-
nous fait de plus que nos compagnons ? Etait-ce la crainte
que nous ne portassions nos plaintes au Parlement? Mais
ceux qui depuis plus de deux mois se trouvaient libres
pouvaient le faire sans crainte, et peut-être Tont-ils fait.
Pendant Tennuyeux séjour que nous fîmes à Gozo, le
colonel Otto fît tout ce qu'il put pour nous distraire et nous
rendre notre sort plus supportable. Il nous prêta ses livres
et ses chevaux, il vint nous voir fréquemment et nous
réunit plusieurs fois cjiez lui; enfin nous le trouvâmes,
comme au fort Manuel, plein d'attentions et de désir de nous
obliger. La liberté que nous avions de nous promener dans
Tîle fut dans les premiers jours de notre séjour un plaisir
très vif,*mais qui dura peu; au bout d'un mois, nous éprou-
vâmes presque autant de dégoût et d'ennui qu'au fort
Manuel; car en fait de liberté il faut tout ou rien. C'est
un bien dont on ne peut pas jouir â demi.
Nous attendions avec une grande impatience le retour du
général Mai tl and, qui depuis longtemps devait revenir de
Corfou pour se rendre ensuite en Angleterre. Nous étions
persuadés qu'il avait des ordres pour nous, et qu'il ne par-
tirait pas sans avoir terminé notre affaire. Il arriva effecti-
vement à Malte le jeudi 27 juin, deux mois juste après
notre sortie du fort Manuel. Une des premières personnes
qu'il demanda fut le colonel Otto, et cet empressement jious
persuada qu'il s'agissait de nous; en conséquence, nous
nous livrâmes encore une fois à l'espoir de voir finir notre
captivité. Le colonel Otto se rendit à Malte le samedi sui-
vant, et deux jours après, il nous fit dire par Montanaro,
chirurgien, qu'il n'y avait rien de nouveau poumons; mais
que le gouverneur attendait la décision du gouvernement,
294 VIE DE PLANAT.
et qu'il était persuadé que cette décision arriverait par le
prochain paquebot. Nous voilà donc encore une fois
replongés dans cette horrible incertitude qui depuis près
d'un an faisait le tourment de notre existence.
Le général Maitland partit pour l'Angleterre, le dimanche
7 juillet, sur la frégate VEuphrate. Nous apprîmes son départ
dès le lendemain 8, et alors il ne nous resta plus aucun
espoir d'une délivrance prochaine. Nous ne vîmes plus de
terme à notre captivité, et déjà nous agitions la question de
savoir s'il ne nous était pas permis en conscience de rompre
notre parole à cause de l'injustice trop manifeste de notre
détention. Lorsque mes camarades^me proposèrent une éva-
sion, je leur répondis par ces vers :
Prisonnier sur ma foi, dansThorreur qui me presse,
Je suis plus enchaîné par ma seule promesse
Que si de cet état les tyrans inhumains
Des fers les plus pesants avaient chargé mes mains*
Au pouvoir des Anglais ici Fhonneur me livre.
Ils me répliquèrent, avec quelque raison, que des enga-
gements contractés par la nécessité, sous l'empire de la
violence et de l'injustice, devaient être nuls, et qu'en pareil
cas c'était être dupe que d'être esclave de sa parole. « C'est
avec de tels raisonnements, ajoutaient-ils, que les honnêtes
gens succombent, tandis que les coquins triomphent. »
Oui; mais en manquant à sa parole sous un prétexte quel-
conque, ne cesse-t-on pas d'être honnête homme? Voilà la
question. La Providence jeta alors sur nous un regard de
bonté, et ne permit pas que nous fussions réduits à nous
servir d'un moyen aussi pénible par les traces qu'il laisse.
Le 10 juillet, je reçus une lettre d'Otto qui m'annonçait
qu'enfin le gouvernement avait donné des ordres pour
nous, qu'il n'en connaissait pas au juste le contenu, mais
que selon toute apparence nous devions être mis en liberté
de la même manière que lavaient été les trois autres offi-
TROISIÈME PARTIE (1815 A i822). 295
ciers. II arriva lui-même le 11 au soir, et il eut la complai-
sance de nous envoyer sur-le-champ, par le commissaire
Davis, Tordre qu'il avait reçu pour nous de la part du gou-
vernement. En voici la traduction :
« Monsieur, d'après Tordre de S. Exe. le lieutenant Gou-
verneur, j'ai à vous informer que vous êtes autorisé à dire
aux officiers français, MM. Planât, Résigny et Schulz, déte-
nus sur parole à Gozo, qu'ils sont libres de partir pour tout
autre pays, excepté l'Angleterre, les possessions anglaises,
les iles Ioniennes et la France, et à la condition qu'ils ne
viendront pas à Malte avant de partir. Il leur sera remis
trois mois des appointements de leur grade, et ils devront
chercher eux-mêmes un moyen de transport. J'ai Thon-
neur, etc. »
Otto vint nous trouver le lendemain; nous lui fîmes
observer que Tordre ci-dessus était conçu de manière à ne
pouvoir être exécuté, puisque, tout en nous imposant l'obli-
gation de chercher un passage, on nous défendait d'aller à
Malte, qui était le seul endroit où nous pouvions nous le
procurer; il parut un peu confus de la sotte rédaction de
cette pièce, et nous dit qu'ayant déjà senti le ridicule et
l'incohérence de ces mesures, il avait prié quelqu'un de
ses amis de nous chercher un [passage pour Livourne ou
Civita-Vecchia, qui étaient les deux ports que nous avions
désignés d'avance. Cependant huit jours se passèrent sans
que nous entendissions parler de rien. Il semblait vraiment
qu'on voulût épuiser notre patience et nous faire mourir à
petit feu. Nous fûmes trouver le colonel Otto pour lui
témoigner notre impatience, et le prier de nous dire caté-
goriquement si nous étions libres, et si, aux termes de la
lettre qu'il nous avait montrée, nous pouvions prendre une
barque et nous en aller. Le colonel Otto avait jusqu'alors
été d'une politesse extrême avec nous; malheureusement
c'était après son diner, et il était dans l'état où sont tous les
296 VIE DE PLANAT.
officiers anglais à ce moment de la journée. Il nous dit que
c< non certainement, nous n'étions pas libres, et qu'il ne
pouvait nous laisser partir sans un ordre exprès du gouver-
neur. » Il joignit à cela plusieurs phrases désobligeantes,
et parut fort irrité de ce que des malheureux qu'on oppri-
mait si injustement depuis un an témoignassent de l'impa-
tience de voir arriver le terme de leur captivité...
NOTES ET PENSÉES
ÉCRITES AU FORT MANUEL ET A GOZO
Fort Manuel, octobre 1815.
En examinant attentivement l'histoire des quinze années
qui viennent de s*écouler, on voit avec étonnement un con-
quérant qui passe pour le fléau de l'humanité semer par-
tout la liberté par Tintroduction de son Code immortel, et
par la destruction des institutions féodales ; tandis que d un
autre côté la nation la plus libre de l'Europe, en détrui-
sant la puissance de Napoléon, a ramené avec les anciennes
constitutions le rétablissement des aristocraties féodales, et
a rendu aux peuples de TEurope des chaînes que la ven-
geance et l'animosité des grands ont rendues plus pesantes
que jamais. Tous les sophismes ne sauraient détruire cette
vérité.
On a prétendu, pour excuser le traitement fait à TEmpe-
reur Napoléon, que sa détention importait à la tranquillité
de l'Europe. Il est facile de réfuter cet argument; mais
quand bien môme l'injustice et la perfidie du Ministère
anglais procureraient un avantage momentané à la nation,
cet intérêt peut-il être mis à côté de la tache inffaçable, de
l'opprobre éternel dont se couvrirait le peuple anglais en
298 VIE DE PLANAT.
sanctionnant des actes que l*honneur et la morale réprou-
vent également; l'avantage qui en résulte est douteux, et
dans tous les cas passager, mais la honte serait certaine et
éternelle, car Thistoire ne pourra la passer sous silence.
Un monarque, le plus grand homme de son siècle, suc-
combant sous TetTort de la haine et de Tenvie, vaincu par
une coalition sans exemple, fugitif dans ce même pays qu'il
venait d'arracher pour la seconde fois à l'esclavage ou à
l'anarchie, vient demander l'hospitalité à un peuple qui se
vante d'être le plus grand et le plus généreux des peuples
de l'Europe et du monde entier; on l'accueille sous cet
étendard que la perfidie n'avait pas encore souillé; on
l'amène vers les rives de l'Angleterre, en ayant soin d'éloi-
gner de lui des soupçons que sa grande âme n'avait même
pas conçus; déjà l'on touche cette terre glorieuse, et l'illus-
tre fugitif se prépare à descendre sur son sol hospitalier :
mais bientôt tout change de face, on prétend par un lâche
subterfuge, indigne d'une grande nation, qu'on ne lui a
promis que la vie, et qu'il est trop heureux de l'obtenir; au
lieu de l'asile qui lui était promis on lui donne des fers, on
l'arrache violemment à toutes ses affections, à tout ce qui
pouvait le consoler de tant de malheurs, on le déporte sous
un ciel brûlant, confiant ainsi à un climat dévorateur le
soin de terminer promptement ses jours.
Ah ! qui pourra sans frémir lire un jour dans les fastes
de l'Angleterre que le peuple britannique a consacré, par
une décision solennelle, tant d'injustice et de cruauté?
Anglais, on vous trompe, lorsqu'on vous dit que votre inté-
rêt et le repos de l'Europe exigent tant d'inhumanité, de
bassesse et de mauvaise foi. Jamais de pareils actes ne peu-
vent être dans l'intérêt véritable des nations. 11 n'y a rien
d'utile que ce qui est fondé sur la justice et sur la morale;
et si l'Empereur Napoléon s'est écarté de ces principes, ce
n'est pas un motif de les violer à son égard, et quand même
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 299
il serait coupable de tous les crimes dont Tenvie et la
calomnie se sont plu à le noircir, ce ne serait pas encore
un prétexte suffisant : il ne saurait être permis de punir un
crime par un autre crime.
Un jour les passions qui animent toute l'Europe se cal-
meront, on jugera froidement et sévèrement cette époque
extraordinaire. Les peuples détrompés reconnaîtront que
Napoléon, tout en les subjuguant, les menait à la liberté,
et que les persécuteurs de ce grand homme n'ont consommé
sa perte que pour pouvoir rendre plus sûrement à l'Europe
ses anciennes chaînes. Quelle flétrissure alors pour le peu-
ple britannique d'avoir contribué à cette œuvre impie, par
ses trésors, parle sang de ses guerriers, et, qui plus est, en
se rendant complice d'une lâche trahison. Anglais, nation
généreuse, on vous a trompés : révoquez, il en est temps
encore, cet injuste décret qui serait aux yeux de la postérité
un monument d'infamie. La générosité est le plus bel
attribut de la puissance; il sied bien à une grande nation de
revenir sur ses erreurs lorsqu'elle n'y trouve aucun intérêt
présent; c'est un noble sacrifice qu'elle fait à la postérité.
Justifiez la confiance que vous a témoignée un grand homme
en se remettant entre vos mains, et montrez à l'Europe
entière, par ce grand exemple, que la véritable politique
des nations, c'est la bonne foi et l'équité. La gloire d'une
si belle action subsistera dans les siècles à venir, et vos
neveux, en bénissant votre mémoire, auront lieu de s'enor-
gueillir d'avoir eu pour pères des hommes assez magna-
nimes pour réparer, d'une manière éclatante, l'injustice
qu'on leur avait fait commettre, en égarant leur religion.
L'Empereur possède au suprême degré la rapidité de
l'analyse, cette faculté propre à l'homme de génie, qui fait
saisir en un clin d*œil les rapports d*un objet, quelque com-
300 VIE DE PLANAT.
pliqué qu'il soit, qui porte en un instant Tordre et la clarté
dans les choses les plus obscures et les plus embrouillées,
et qui fait arriver au résultat par le chemin le plus court.
Cent fois je Tai vu sur les champs de bataille deviner le
sens d'un rapport inintelligible pour tout autre que lui. Je
Tai vu dernièrement résoudre en un instant des problèmes
difficiles sans le secours de la science et par la seule force
de ses facultés intellectuelles. Ceux qui lui refusent ces
moyens supérieurs ont oublié qu'à son retour d'Egypte il
trouva la France dans l'anarchie la plus complète, sans
armées, sans finances, ayant l'ennemi sur ses frontières et
la guerre civile dans l'intérieur, et qu*au bout d'un an la
France était victorieuse au dehors, tranquille et florissante
au dedans. L'ordre admirable qu'il avait établi et la
vigueur qu'il avait imprimée à tous les ressorts de l'admi-
nistration étaient tels que trois ans de malheurs inouïs et
deux années d'un gouvernement faible n'ont pu les anéantir
entièrement; on peut dire que c'est l'esprit de l'Empereur
qui soutient encore la France. Il a fallu tout l'enivrement
de la gloire, tout le poison de la flatterie et toute la per-
fidie de ses ennemis pour déranger une tête aussi admira-
blement organisée.
On a dit souvent que l'Empereur était brutal et emporté;
comment se fait-il que je n'aie jamais eu occasion de le re-
marquer pendant deux ans que j'ai passés auprès de lui?
Je me rappellerai toujours avec reconnaissance la manière
dont il me traita la première fois que je lui parlai. C'était
en 1813, à notre arrivé à Weissenfels; il désirait interroger
lui-même son hôte, et comme il n'y avait personne au salon
de service qui comprît l'allemand, je m'ofi'ris pour lui servir
d'interprète. Naturellement timide, j'éprouvais en l'appro-
chant ce saisissement, cette sorte d'efi'roi religieux qu'inspire
la présence d'un héros ; mes premières paroles se ressentirent
du trouble que j'éprouvais; mais avec quelle patience il
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 301
attendait la fin de mes phrases longues et entortillées, avec
quelle douceur il m'indiquait Tcxpression que j'avais de la
peine à trouver; cette extrême bonté m'enhardit par degrés,
et je me tirai passablement de mon office. Lorsque j'eus
fini, l'Empereur me congédia par un regard bienveillant en
me disant : « C'est bien, je vous remercie. » J'étais si pénétré
de son accueil qu'en rentrant dans le salon j'en fis part à
mes camarades; le plus ancien d'entre eux me dit : « Cela
ne m'étonne pas, depuis cinq ans que je suis attaché à
l'Empereur, il ne m'a jamais dit un mot désagréable. Je
ne l'ai jamais vu en colère que contre les lâches, les fripons
M ceux qui négligent leurs devoirs. »
Effectivement, il traitait mal cette espèce de gens, et l'on
a pu remarquer qu'au moment de sa chute, ce sont eux
qui l'ont abandonné pour se jeter dans le parti du plus fort.
Si l'on veut remonter à la source de ces bruits injurieux à
l'Empereur, on trouvera encore que ce sont eux qui les ont
Répandus; en efi'et, il est bien plus simple de dire : L'Em-
pereur m'a maltraité sans sujet, que de dire : L'Empereur
ma maltraité parce que je suis un lâche et un fripon, ou
parce que j'ai négligé mes devoirs. Je conviens encore que
les souverains doivent savoir se contenir et dissimuler leurs
ressentiments môme les mieux fondés; mais l'Empereur
était soldat avant d'être roi; il n'a jamais pu perdre entiè-
rement cette sorte de franchise rude que l'on contracte dans
les camps.
Lorsque nous étions à bord du Bellérophon, je demandai
à Marchand, son premier valet de chambre, si l'Empereur
ne l'avait jamais brusqué, et s'il l'avait vu souvent de mau-
vaise humeur; il me répondit : « Il est impossible d'avoir
un meilleur maître. Jamais il ne m'a dit une parole plus
haute que l'autre ; interrogez Gilles, Noverra et Saint-Denis :
ils vous diront la même chose ». Je rapporte littéralement
cette réponse. Il me semble que le témoignage de Marchand
302 VIE DE PLANAT.
n'est pas à rejeter, car il n'y a pas de héros qui se contraigne
devant son valet de chambre.
C'est cette bonté de l'Empereur qui lui gagnait le cœur
des soldats ; il leur parlait souvent et toujours de ce ton qui
marque un véritable intérêt auquel on ne se méprend pas :
aussi supportaient-ils patiemment la fatigue et le besoin
quand ils le savaient avec eux. Je veux raconter un trait
dont j'ai été témoin, il fera connaître mieux que des phrases
combien l'Empereur était bon, et comment il savait se
faire adorer du soldat. Pendant l'armistice qui suivit la ba-
taille de Wagram, l'Empereur vint à Brilnn passer la revue
du 3* corps d'armée où je me trouvais alors comme sergent-
major; avant cette revue, il visita les établissements et les
fortifications de Briinn, et en passant dans la citadelle, de-
vant la prison militaire, il entendit une voix suppliante qui
criait : Grâce, grâce! L'Empereur, suivant sa coutume, en-
voya un de ses aides de camp pour savoir la cause de ces
cris, et lui en faire le rapport à son retour. C'était un gre-
nadier du 3* qui, étant ivre, avait blessé mortellement un
de ses camarades; il devait être jugé le lendemain, et selon
toute apparence fusillé; ayant vu passer l'Empereur, il avait
crié grâce dans l'espoir d'échapper au supplice.
L'Empereur ordonna que cet homme lui fût amené à la
revue; le lendemain, en passant devant le front du 3% il
trouva ce grenadier à la droite du régiment : il était à ge-
noux, le visage caché dans ses deux mains; l'Empereur
s'approcha de lui et lui dit : a C'est donc toi, malheureux
misérable, qui tue tes camarades, ne sais-tu pas que ce sont
mes enfants? — Ah ! Sire, s'écria le malheureux en sanglo-
tant, j'en ai bien du regret, j'avais bu, je ne savais ce que
je faisais. — Ce que tu me dis là est-il bien vrai? — Oui,
Sire, foi de grenadier », reprit le coupable, en portant vive-
vement la main sur son cœur. L'Empereur alors, s'adres-
sant à lai''* compagnie d'élite qui était près de lui, demanda:
TROISIÈME PARTIE (i815 A 1822). 303
« Grenadiers, est-ce un bon soldat? — Oui, Sire! » cria
tout d'une voix le peloton. Le chef de bataillon ajouta : « C'est
un bon et un brave soldat. » L'Empereur alors s'approcha
de nouveau du grenadier qui était resté à genoux, le prit
par les deux oreilles et lui secoua doucement la tète. « Qu'est-
ce que tu serais devenu, malheureux, si j'étais arrivé deux
jours plus tard? Songe à ne plus t'enivrer et à te faire
tuer honorablement à la première occasion. » Puis, faisant
quelques pas en avant du régiment : « Soldats du 3«, je
vous ai toujours vus vous conduire en braves gens; pour
vous prouver que je suis content de vous, je fais grâce à
votre camarade. » Aussitôt mille cris de : Vive f Empereur I
partirent à l'instant du régiment et furent répétés par tout
le corps d'armée. De grosses larmes tombaient sur les joues
durcies et sur les moustaches poudreuses des grenadiers :
tout le monde était attendri. Il est impossible de peindre
l'enthousiasme que des traits semblables et des mots plus
simples encore excitaient dans l'âme du soldat. Les gens du
monde ne peuvent le concevoir, parce que l'égoïsme et
l'esprit de moquerie ont émoussé chez eux tous les senti-
ments; et d'ailleurs des scènes semblables perdent tout à
être racontées.
Il serait curieux de rechercher pourquoi l'imposture et
la calomnie ont plus d'influence sur l'opinion en Angleterre
que dans tout autre pays, et ensuite pourquoi l'opinion de
l'Angleterre forme celle du reste de l'Europe. C'est un sujet
qui mérite d'être approfondi, et si j'étais libre, j 2 m'en occu-
perais volontiers ; mais, d'après ce que j'ai pu observer chez
le petit nombre d'Anglais que j'ai fréquentés, il me semble
qu'on pourrait d'abord assigner deux motifs à la première
de ces deux questions.
Il y a en Angleterre beaucoup de gens très forts et très
304 VIE DE PLANAT.
éclairés, mais on peut dire néanmoins que les lumières y
sont généralement moins répandues qu'en France ou en
Allemagne, et Ton peut affirmer que la masse de la nation
anglaise a cette ignorance, ces préjugés et cette obstination
qui dans les basses classes de la société tiennent lieu d'es-
prit national. La haine et la jalousie contre les Français
étant une des passions les plus actives de cette masse, elle
accueille avec transport tout ce qui tend à les dénigrer, et
repousse dédaigneusement les elTorts de quelques hommes
raisonnables et impartiaux qui cherchent de temps en temps
à adoucir cette férocité d'opinion. De plus, en Angleterre
comme dans tous les pays du monde, les gens ignorants
et crédules ont une sorte de confiance et de respect pour
tout ce qui est imprimé. J'ai vu la preuve de cette vérité
chez Silliergs et plusieurs autres officiers de marine qu'on
peut regarder comme appartenant à la classe la plus nom-
breuse de la nation. Lorsque nous cherchions à justifier
l'Empereur ou quelques-uns de ses amis des faits odieux
qu'on leur impute, ces officiers nous répondaient : « Vous
avez raison de parler comme vous le faites, mais nous
sommes bien sûrs du contraire. — Comment pouvez-vous
en être sûrs? — Comment? parce que nous l'avons lu dans
tous les journaux, et qu'on ne se permettrait pas d'imprimer
des choses semblables si elles n'étaient pas vraies. »
Ce qui justifie en quelque sorte le raisonnement de ces
gens-là, c'est qu'ils ignorent que l'Empereur, sa famille et
tous ses amis ont été presque toujours dans l'impossibilité
de repousser la calomnie, ou qu'ils ont dédaigné de le faire.
En effet, les hommes puissants ont mauvaise grâce à se dé-
fendre contre la calomnie, et telle est la haine qu'inspire
le pouvoir, qu'en pareil cas leurs justifications ne servent
qu'à convaincre le public qu'ils sont réellement coupables.
En tout cas, on ne manque jamais d'axiomes et de phrases
banales pour les condamner : s'ils se taisent, on dit que leur
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 305
silence est un aveu tacite, et qu'on ne se laisse pas accuser
quand on peut se défendre ; s'ils se défendent, on dit qu'il
n'y a que la vérité qui blesse, et que si c'était une calomnie
ils la mépriseraient.
Malheureusement aussi les Français ont trop peu de soin
de leur réputation et poussent trop loin le mépris de la ca-
lomnie. Il n'en est pas de même en Angleterre; là, un ci-
toyen attaqué dans son honneur est convaincu aux yeux du
public, s'il n'exige pas par la voie des tribunaux une répa-
ration éclatante. En France, les hommes se contentent de
l'opinion des gens de bien; en Angleterre, on ne fait cas
que de l'opinion publique.
Il faut convenir aussi que les lois françaises ne protègent
pas assez la réputation; en Angleterre, les fortes amendes
pécuniaires et les emprisonnements sont un frein puissant
pour les calomniateurs. Dans notre siècle, où les moyens
diffamatoires se sont multipliés à l'intini, on devrait faire
suivre la même progression aux lois répressives. Depuis
que le commerce, les arts et l'universalité des connaissances
humaines ont fait de toute l'Europe un seul peuple, il n'est
plus permis de mépriser la calomnie, car elle vous poursuit
partout. L'opinion des gens de bien, perdue dans la masse,
est bientôt étouffée par la clameur publique, et telle est la
force d'une calomnie toujours répétée sans contradiction
que les gens les plus honnêtes et les plus éclairés finissent
par y ajouter foi sans s'en apercevoir. Le colonel Otto, un
des hommes les plus instruits et les mieux pensants que
j'aie connus, m'en a fourni un exemple frappant. En dis-
cutant avec lui sur plusieurs faits relatifs à l'Empereur, et
en remontant à la cause de son opinion sur ces mêmes
faits, nous l'avons forcé de convenir qu'elle venait plus
souvent des pamphlets et des articles de journaux que de
documents officiels.
Parmi les moyens employés par le ministère anglais pour
20
306 VIE DE PLANAT.
abattre TEmpercur, il n a pas négligé la calomnie ; ce mi-
nistère, toujours perfidement habile, savait très bien que
ce moyen, tout usé qu'il parait, ne manque jamais son effet
sur la multitude avide du scandale et du mensonge. Non
content de payer de vils libellistes, comme Peltier et Golds-
chmidt, il a fait imprimer et répandre dans tout l'univers
une feuille in-quarto que j'ai vue ici entre les mains d'un
officier de la garnison : c'est une liste de la famille impé-
riale et des principaux personnages de la cour de l'Empe-
reur. Ce morceau est vraiment curieux et amusant à force
d'être absurde et grossier; on a rassemblé là dedans tous
les crimes passés, présents et futurs, et on les a distribués
au hasard à tous les noms qui s'y trouvent. L'officier qui
m'a montré cette liste m'a assuré qu'elle lui était venue
par la poste, sans qu'il ait su de quelle part, et que presque
tous les officiers de son régiment l'avaient reçue de la
môme manière.
Les moyens que pouvait offrir la superstition pour dif-
famer l'Empereur ont aussi été mis en œuvre. Un Anglais,
nommé M. Pann, a fait un ouvrage célèbre pour prouver
que l'Empereur était le Gog prédit par Ézéchiel ; il a trouvé
dans cette prédiction la campagne de Russie, l'incendie de
Moscou et la délivrance de l'Europe par les Russes. Il a
fallu tourmenter furieusement les paroles du prophète pour
arriver à ce résultat. M. Pann est un homme de beaucoup
d'esprit et de talent; son ouvrage fait voir jusqu'à quel
point on peut abuser de l'un et de l'autre.
La basse classe du peuple est aussi superstitieuse en
Angleterre que dans les pays catholiques. Il n'y manque
pas de gens qui regardent l'Empereur comme l'Antéchrist,
comme le démon incarné, etc. Les hommes puissants qui
favorisent et propagent toutes ces opinions savent très bien
que le vulgaire, qui se montre toujours si défiantde la vérité,
adopte avec empressement tout ce qui est faux et absurde.
TROISIÈME PARTIE (iSio A 1822). 307
Il y a une erreur sur laquelle je crois qu'il est presque
impossible de ramener nos contemporains, c'est que l'Em-
pereur soit le seul auteur de toutes les guerres qui ont eu
lieu depuis plus de quinze ans. Rien ne prouve mieux
l'habileté du ministère anglais à manier l'opinion publique
que la force avec laquelle cette erreur est enracinée par-
tout; c'est au point qu'on ne peut témoigner le moindre
doute là-dessus sans se couvrir de ridicule, et comme il y
a très peu d'hommes qui consentent à braver le ridicule
pour faire connaître la vérité, cette erreur influera vrai-
semblablement sur les décisions de la postérité. Il me
semble que ceux des amis de l'Empereur qui ont entre
leurs mains ou dans leurs souvenirs les matériaux néces-
saires pour rectifier les jugements du public sur son compte
sont bien coupables de ne pas les publier. C'est trahir
l'amitié et manquer à la reconnaissance.
Je viens de lire deux ouvrages de M™« de Staël : De la
Littérature et De F Allemagne. Je ne les connaissais pas,
malgré leur célébrité. La lecture du premier m'a fait grand
plaisir; j'y trouve moins d'exagération et d'enflure que dans
les romans de Delphine et de Corinne. Il y a des pages d'une
éloquence vraiment sublime et entraînante; des aperçus
fins et profonds; des tours de phrases neufs et piquants, et
quelques hardiesses heureuses; mais ce qui rend ce livre
recommandable, c'est qu'on y trouve partout une morale
pure, de beaux sentiments, des idées généreuses et un
enthousiasme vrai pour la vertu. Il me semble que je me
trouve meilleur après avoir lu cet ouvrage.
Je n'ai pas lu l'autre avec un égal plaisir; il me parait de
beaucoup inférieur sous les divers rapports des idées, des
sentiments et des expressions. Ce qui doit surtout en rendre
la lecture pénible à tout bon Français, c'est qu'on y trouve
308 VIE DE PLANAT.
à chaque page cet esprit de dénigrement contre la France
dont Voltaire et ses disciples ont donné le honteux exemple.
Le dépit de l'amour-propre blessé perce partout; on voit
une femme avide de gloire et de distinction, irritée d'être
comptée pour rien par le gouvernement français, irritée
de n'avoir pu opérer dans notre littérature la révolution
sentimentale et mélancolique qu'elle avait tentée, irritée
enfin, et peut-être avec raison, des critiques peu ména-
gées dont elle a été l'objet. Une femme auteur agitée par
de tels sentiments ne saurait être impartiale; aussi son
injustice pour ses compatriotes est-elle extrême, et tout ce
qu'elle leur retire de son affection est reporté sans mesure
sur les Anglais et sur les Allemands. Elle établit constam-
ment entre eux et nous des parallèles choquants, presque
toujours accompagnés d'une ironie mordante; l'effet d'un
pareil livre n'est pas de rendre les Français meilleurs,
mais d'exciter leur indignation contre l'auteur, et de leur
faire détester les objets de son admiration.
Il est pénible de voir un si beau talent se tourner contre
la patrie, et surtout s'avilir par une préface et des notes
écrites dans le style de ces pamphlets dont nous sommes
inondés depuis deux ans.
Ces deux ouvrages, composés à des époques différentes,
mais lus ensemble, font bien ressortir ce que nous avons
si souvent remarqué dans nos lectures, c'est que les pas-
sions qui agitent l'auteur au moment où il écrit se montrent
à chaque instant dans ses ouvrages, quelque soin ou quelque
artifice qu'il emploie pour les cacher; un enthousiasme
vertueux a inspiré à M"« de Staël son livre De la IdUircUwre^
des passions haineuses ont présidé à la composition de son
ouvrage sur T Allemagne.
Il me semble que l'âme a besoin d'être continuellement
TROISIÈME PARTIE (1815 A 1822). 309
occupée de quelque chose de grand, et dans notre siècle
je ne vois rien de plus grand que TEmpereur, rien qui soit
plus fait pour le remplir entièrement : ses talents, ses
vertus, son génie, son inconcevable destinée, cette gran-
deur sans exemple, cette infortune inouïe, tout vous émeut
et vous ébranle fortement. En méditant sur un sujet aussi
extraordinaire, le cercle des idées s'agrandit, de nouvelles
lumières viennent vous frapper, on croit commencer une
nouvelle existence.
L'Empereur était plus guerrier et administrateur que
grand politique, et il a eu le malheur d'avoir à la tête
des affaires étrangères des hommes faibles et bornés,
qui se sont persuadés que la ruse et la duplicité étaient
de la politique, sans songer que ces moyens, qui peuvent
convenir à de petits Etats, affaiblissent au contraire et dé-
considèrent les grands. M. de Talleyrand, dont on a tant
vanté rhabileté, doit tpute sa réputation à nos succès mili-
taires; il n'est pas difficile d'être bon diplomate quand les
négociations sont appuyées par des armées victorieuses.
Bien loin qu'il ait déconseillé la révolution d'Espagne,
c'était lui qui l'avait préparée, et son éloignement du mi-
nistère, au lieu d'être une disgrâce, était une nouvelle
marque de faveur. M. de Talleyrand voulait être grand
dignitaire et voulait se débarrasser d'un travail qui ne
s'accordait point avec sa paresse naturelle. Il fut satisfait,
et ne prit l'attitude d'un homme mécontent et persécuté
que lorsqu'il vit décliner la fortune de l'Empereur.
Plus je réfléchis sur la conduite des puissances de l'Eu-
rope envers l'Empereur, moins je la trouve d'accord avec
une saine politique. Il n'y a que l'Empereur de Russie à
310 VIE DE PLANAT.
qui tout cela puisse profiter ; les autres souverains ont tra-
vaillé à leur perte, car l'Empereur Napoléon était trop affai-
bli pour pouvoir les inquiéter. Mais il était assez fort pour
maintenir longtemps l'équilibre entre le nord et le midi ;
sa chute a préparé une lutte plus terrible que celle qui
vient de finir, et dont le résultat sera l'envahissement de
l'Europe par les Russes et la destruction de la puissance
anglaise par l'Amérique.
Les peuples de l'Europe veulent la liberté, mais ils n'ont
pas assez d'énergie pour la conquérir : il leur fallait un
homme qui les menât de force vers ce but si difficile à
atteindre. L'Empereur était cet homme, il ne subjuguait
l'Europe que pour la rendre libre ; partout il a semé la
liberté par l'introduction de son code immortel, et par l'a-
bolition de l'ancienne aristocratie. Ces semences germent
sourdement dans l'Allemagne et dans l'Italie, et peut-être
le jour n'est pas loin où nous les verrons éclore. Heureuse
l'Europe, si une révolution salutaire lui rend la vigueur dont
elle a besoin pour arrêter l'irruption des barbares qui la
menace ; heureux les gouvernements, s'ils sont assez sages
pour opérer d'eux-mêmes et sans secousse cette révolution
si nécessaire !
QUATRIÈME PARTIE
CORRESPONDANCE
QUATRIÈME PARTIE
CORRESPONDANCE*
L. Planât à Madame Ch**\
Rome, 14 septembre 1816.
Ma chère Joséphine, c'est vraiment de Rome que je t'écris
après une si longue interruption dans nos lettres. Je t'é-
pargne le récit de tout ce que j'ai eu à souffrir pendant
l'année qui vient de s'écouler. Tout cela est passé, et j'ai
enfin recouvré cette chère liberté, sans laquelle tous les
biens de la vie ne sont rien. Je ne te cacherai point que ma
santé a reçu de furieuses atteintes ; je suis maigre, jaune et
débile; je tousse continuellement; en vérité, quand je me
i . Nous ignorons les pourparlers des derniers jours que les prisonniers
durent passer à Qozo. Toujours est-il que le passeport promis ne leur fut
délivré que le 5 août, près d'un mois après qu'on leur eut annoncé leur mise
en liberté. Quelques jours furent encore nécessaires pour trouver une petite
embarcation qui les transportât à Civita-Vecchia. Enfin ils purent partir.
Mais leur yoyage fut des plus pénibles : forcés par la tempête de relâcher à
rUe de Procida et à d'autres ilcs, la trayersée, ordinairement de trois jours,
dura trois semaines. La santé déjà si ébranlée de L. Planât en reçut un rude
choc. La correspondance nous aidera de nouveau, désormais, à raconter sa
rie. C'est de Rome qu'il adressa sa première lettre à sa sœur aînée. On com-
prend que cette lettre, envoyée par la poste, fut écrite avec une grande circon-
spection, p. p.
314 VIE DE PLANAT.
tâte, je trouve que j'ai soixante ans. Que faire à cela?
Prendre son parti de bonne grâce et se soumettre aux
décrets de la Providence.
Je ne resterai à Rome que le temps nécessaire pour voir .
les monuments qu'elle renferme. J'ai commencé hier par
la fameuse église de Saint-Pierre ; elle est grande et magni-
fique au delà de tout ce qu'on peut imaginer. Mais si le
temple de Saint-Pierre remplit Tâme d*admiration, la vue
des ruines de l'ancienne Rome la plonge dans une espèce
de délire. On oublie tout à fait notre vilain monde et les
vilaines passions qui l'agitent ; on croit voir au milieu de
ces ruines tous les héros de Corneille , tous ces grands
hommes dont les cœurs généreux ne connaissaient que l'a-
mour de la gloire et l'amour de la patrie. Il faut renoncer
à décrire ce qu'on éprouve alors ; mais qu'on est heureux
de pouvoir ressentir de telles émotions et d'avoir pu pré-
server son âme du dessèchement général.
En quittant Rome, je me rendrai à Florence, où je passe-
rai l'hiver. Je m'y occuperai uniquement du soin de réta-
blir ma santé, si la chose est encore possible. L'air y est
sain, les beaux-arts y sont en honneur ; je tâcherai d'avoir
la société de quelques artistes, et je passerai mon temps
fort tranquillement entre la musique, la peinture et la
sculpture. Cette vie paresseuse ne serait-elle point de ton
goût? Mon Dieu, que je voudrais te tenir ici avec Henriette
pour rire et dire des bêtises ! Il y a dans cette ville des
choses qui font pâmer ; mais malheureusement on ne peut
rire tout seul ; il faut pouvoir se communiquer, et depuis
un an je ne trouve personne qui m'entende. Résigny en est
à cent lieues. Quel malheur d'être obligé d'expliquer ce
qu'un mot a de plaisant ou d'expressif! Cela jette une glace
mortelle dans le discours. J'ai perdu l'habitude de rire, et
j'ai oublié tout ce vocabulaire qui nous paraissait si plai-
sant. Il ne faut plus penser à cela, car de longtemps je ne
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 315
re verrai Noisy et nos coins du feu. Ecrivez-moi tous des
lettres longues avec des lignes bien serrées, et adressez-les-
moi poste restante à Florence. Je ne veux de détails que sur
ce qui peut nous intéresser mutuellement, en faisant abs-
traction du reste du monde. Donnez-moi des détails sur
Abel ; cet enfant m'inquiète ; il n'a pas fini son éducation,
et il me parait qu'il n'est plus dans son lycée.
A la même.
Florence, 19 octobre 1816.
Vos réponses me sont parvenues au jour et à Theure
fixés par mes calculs, et cette fois, je n'ai pas même eu le
temps de m'impatienter. Me voilà bien soulagé et débar-
rassé d'ime foule d'inquiétudes. Vous savoir tous heureux,
tranquilles et contents, autant qu'on peut l'être dans notre
siècle de fer, c'est tout ce que je désirais. Nous vivons dans
un temps où il ne faut pas trop songer à l'avenir, hasta
qu'on puisse exister sur le présent. Il y a près d'un mois
que je suis à Florence. C'est une jolie ville ; elle me plaît
et je m'y trouve bien. Les Florentins sont affables et riants;
les femmes y sont jolies ; elles ont le désir d'être aimables,
malheureusement elles crient en parlant, ce qui, je crois,
vient de l'habitude de converser au spectacle. Au surplus,
je n'ai vu la société de Florence que par très petits échan-
tillons. Pour Résigny, c'est différent: le voilà de nouveau
lancé dans le tourbillon du monde où je n'ai pas envie de
le suivre. Je me suis retiré dans mon trou pour soigner
ma frôle santé. Mon trou, c'est un fort joli appartement
au premier, dans un quartier populeux et bruyant, car si
j'aime la solitude, je ne hais pas le tapage de la rue ; c'est
une de ces contradictions du cœur humain que tu com-
prends bien et qui nous apprennent mieux que le livre des
316 VIE DE PLANAT.
synonymes la différence qu'il y a entre la solitude etVisoie-
ment. Mes hôtes sont d'assez bonnes gens dont il ne tien-
drait qu'à moi de faire ma société habituelle ; mais, il faut
t'avouer mes faiblesses, je ne puis vaincre le dégoût et
l'ennui que me donne la société des gens communs et bor-
nés. J'ai beau me dire que cela ne convient ni à mon état
présent, ni à ma mauvaise fortune, et qu'en général, cela
ne convient pas du tout, c'est plus fort que moi ; je fais le
renchéri et la bégueule, je vais dans mon trou, et j'aime
encore mieux l'ennui qui vient de moi que celui qui vient
des autres. J'irais bien voir les curiosités de cette ville,
mais on ne peut faire un pas sans mettre le pied sur un
Anglais ; ils sont partout, dans les églises, dans les galeries,
dans les ateliers. Ces gens-là me déplaisent avec leur fureur
d'avoir le goût des beaux-arts; ils n'en ont pas même le
sentiment. Nés sous un ciel sans soleil, ils ont l'air, en
Italie, de gens qu'on vient de tirer d'une cave pour les
exposer subitement au grand jour ; leur curiosité a quelque
chose de stupide. Les Florentins les bernent le plus joli-
ment du monde ; on vend des croûtes pour des chefs-d'œuvre,
du rococo pour de l'antique ; ils envoient tout cela à bon
compte en Angleterre pour se faire des galeries à l'instar
des grands seigneurs italiens. Il y a ici un sculpteur de
beaucoup de talent qui leur fait faire par ses écoliers des
bustes et des statues qui font mal au cœur, il y met son
nom et voilà qui est fini ; les Anglais les lui payent ce
qu'il veut. En vérité il y a conscience !
J'aime tes réflexions sur les grands hommes de l'anti-
quité; elles sont justes en général. Je conviens que Cor-
neille n'a pas toujours choisi pour ses héros les plus gens
de bien ; c'est que les coquins font plus d'effet au théâtre
que les honnêtes gens; enfin je te livre César et Pompée,
mais je te demande grâce pour les Cincinnatus, les Camille,
les Scipion, les Paul-Emile, les Caton, les Germanicus et
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 317
tant d'autres! que te dirai-je? notre esprit voyage dans un
cercle, et le mien est déjà revenu à toutes les idées de Ten-
fance. Je suis redevenu admirateur des anciens ; je crois
à la vertu, au désintéressement, à la générosité, je suis
timide et fier, et facile à émouvoir; voilà comme j'étais à
dix ans, de sorte que j'ai vécu vingt-deux ans en pure
perte.
Tu me demandes quels sont m'es moyens d'existence?
C'est tout uniment une centaine de napoléons que j'ai sau-
vés du naufrage. Je vis là-dessus, en disant comme dans
le vaudeville : Ça durera, ça durera tant gu'ça pourra.
Ce petit ton gaillard et sans souci ne va guère avec ma
mine étique ; pourtant je ne vois rien de mieux à faire que
de prendre mon parti gaiement, et de me recommander
pour le reste à cette Providence qui est toujours prête à
aider ceux qui ont confiance en elle. Je voudrais bien te
dire que ma santé est meilleure, mais vraiment il n'en est
rien. Au demeurant, elle n'a point empiré, et c'est toujours
quelque chose. Le médecin me fait espérer qu'au printemps
je pourrai me rétablir ; mais l'hiver me désole, car on ne
sait pas se chauffer en Italie. Je n'ai pas même de chemi-
née dans mon appartement. Enfin je crois que j'irai àNaples
pour y passer la mauvaise saison. Quant à Milan, je n'irai
certainement pas, car si je n'aime pas les Anglais, les
Autrichiens ne me plaisent pas davantage.
A M. Ch
HH-k
Florence, 3i octobre 1816.
Mon cher beau-frère, je profite d'une occasion sûre pour
vous écrire enfin à cœur ouvert, après plus d'un an de
contrainte !
Nous ne sommes pas encore au bout de nos tribulations.
318 VIE DE PLANAT.
En débarquant à Civita-Vecchia, un consul français nous
suscita d^abord quelques désagréments, mais à Rome ce fut
bien autre chose. Comme à notre départ de Malte on nous
avait défendu de retourner en France, nous allâmes fran-
chement nous présenter à notre ambassadeur pour savoir
dans quelle situation nous nous trouvions; le Blacas, qui
est un enragé, ne voulut ni nous voir, ni entendre parler
de nous ; on nous traita de conspirateurs, de jacobins, etc.
Comme ces épithètes nous vont bien ! Bref, après avoir
bataillé pendant cinq jours avec cette légation, l'ambassa-
deur nous fit donner Tordre par le gouvernement romain
de partir en vingt-quatre heures ; nous voilà donc en route
pour Florence. A Florence, autre légation française, autres
tracasseries ; mais au moins on fut poli et on entendit rai-
son, en sorte que jusqu'à nouvel ordre il fut convenu de
tolérer notre séjour ici. Il est probable qu'on nous y aurait
laissés tranquilles, si la fureur de se faire remarquer n'a-
vait porté Résigny à se lancer dans le grand monde. Il y a
été accueilli avec distinction ; des amis imprudents et des
femmes étourdies y ont ajouté l'intention de narguer la
légation française qu'on n'aime pas. L'envoyé de France,
qui est un vrai voltigeur, n'a pas entendu raillerie ; il a si
bien fait des pieds et des mains que la police vient de nous
faire à peu près le môme compliment qu'à Rome. Je ne
sais pas oîi cette persécution s'arrêtera ; cependant, comme
on ne m'a point vu dans le monde et qu'il est notoire que
je suis malade et dans les drogues jusqu'au cou, on m'ac-
corde un délai que j'espère allonger jusqu'au mois de jan-
vier. Pour Résigny, on n'a pas voulu lui laisser un moment
de répit ; il est censé parti, et il partira en effet pour Vienne
dans quatre jours. Cette séparation m'est douloureuse, mais
je ne veux absolument pas de l'Autriche. Résigny a l'in-
tention d'y prendre du service. J'ai combattu cette résolu-
tion tant que j'ai pu, mais inutilement; c'est un parti pris.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 31fl|
Quant à moi, je n'ai encore rien résolu, parce qu'avant tout
il faut rétablir cette maudite santé. Cependant je ne m'en-
dors pas, et j'ai en train plusieurs projets dont je vous
informerai plus tard. J'ai recueilli ce fruit de mes malheurs
passés que tous les petits désagréments que j'éprouve main-
tenant ne me font pas même l'effet d'une piqûre d'épingle.
Je ne bois, ne mange et ne dors ni moins ni plus mal ; au
contraire, cela réveille un peu et empêche qu'on ne s'en-
gourdisse tout à fait.
Je ne sais si vous avez une juste idée de ce qu'est l'Italie
maintenant; mais si vous la regardez comme un des pays
les plus misérables du monde, vous ne vous trompez pas.
Elle gémit sous un joug de fer, et l'on peut la considérer
comme une vaste province autrichienne ; car le gouverne-
ment autrichien y lève des tributs partout et y envoie ses
lieutenants jusqu'en Toscane. Naples et les principales
villes de ce royaume ont garnison autrichienne. Le Saint
Père n'est pas plus ménagé qu'un autre; à la vérité, il n'a
point de troupes à loger, mais il paie cette faveur à beaux
deniers comptants. Le reste de l'Italie est immédiatement
sous la férule austriaque. Vous dire que le régime français
est regretté partout n'est plus une nouvelle pour vous ; et
quand je dis partout, c'est-à-dire à Rome aussi bien qu'à
Milan, à Naples comme à Florence. Le commerce, l'agri-
culture, l'industrie, tout languit, tout est mort; en récom-
pense les meurtres, les vols, le brigandage et la mendicité
sont partout. Voilà ce que c'est que d'avoir des souverains
légitimes et un congrès!
Au même.
Florence, 30 novembre 1816.
Ma santé s'améliore un peu, et je crois qu'à force d'ou-
blier le passé et de ne point songer à l'avenir, je parvien-
320 VIE DE PLANAT.
draî à la rétablir. Résigny est décidément parti pour Vienne.
Je ne sais s'il réussira avec des gens si froids, si compas-
sés, si lourds et, pour trancher le mot, si ennemis des Fran-
çais que le sont les Autrichiens ; quant à moi, si les circon-
tances m'obligeaient un jour à changer de patrie, ce n'est
pas l'Autriche que je choisirais! Mais, Dieu merci, je n'en
suis pas encore réduit là, et j'espère même pouvoir vous
embrasser à Paris le printemps prochain, car il n'y a vrai-
ment plus d'autres obstacles à ma rentrée en France que la
saison et ma mauvaise santé. La légation française m'ayant
invité à rentrer en France, je désire savoir comment j'y
serai reçu et ce que j'aurai à espérer; je vous prie donc de
vous informer si, en retournant en France, on me rendra
mon grade et mes autres attributions. J'attendrai votre
réponse pour m'expliquer catégoriquement vis-à-vis de l'en-
voyé de France. Vous connaissez toute mon affaire et pou-
vez donner à cet égard tous les renseignements désirables.
Jusqu'à présent je me suis expliqué sans détour et avecla
plus grande franchise. C'est une voie que je suivrai tant
que je pourrai, car je hais tout ce qui est louche et tor-
tueux. Malgré tous les lieux communs qu'on débite sans
cesse contre la droiture et la probité, je suis persuadé qu'on
gagne toujours à les prendre pour guides.
Mon langage d'aujourd'hui ne s'accorde guère avec celui
de la lettre que je vous ai envoyée il y a un mois par K***;
mais c'est que peu de jours après son départ les choses ont
changé pour moi. M. le duc de Richelieu n'a pas approuvé
la persécution ridicule que M. de Rlacas exerçait contre
nous et a au contraire envoyé les ordres les plus précis
pour qu'on facilite notre retour en France*. J'étais encore
à même de profiter de la protection qui m'est offerte, mais
1.' On connaît la lutte, alors dans toute son ardeur, du parti ultra-royaliste
contre le ministère, comparativement libéral, do M. de Richelieu.
Une ordonnance royale du 5 septembre 1816, on dissolvant la Chambre,
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 321
Résigny, poursuivi plus vivement que moi, avait déjà pris
des engagements vis-à-vis de l'Autriche et a cru son hon-
neur intéressé à ne point les rompre. J'ai été bien affligé,
comme vous pouvez le croire, qu'il ait pris un parti aussi
extrême, mais il faut convenir qu'on l'y a poussé l'épéc
dans les reins.
A Madame D***.
Florence, 4 janvier 1817.
Comment est-il possible, ma chère Henriette, que depuis
plus de trois mois tu ne m'aies point donné de tes nou-
velles? Il me semble que je n'ai pas mérité cet abandon.
11 y a un an qu'à pareil jour, enfermé dans ce triste fort
Manuel, j'éprouvai une joie des plus vives, en recevant
vos premières lettres depuis notre séparation; ce fut le pre-
mier rayon de bonheur et d'espoir que m'ait envoyé la Pro-
vidence après les tristes événements du mois de juin 1815;
des jours comme ceux-là font époque dans la vie, et le 4 jan-
vier sera toujours pour moi aunombredes bons jours. Mais
pour cette fois, il ne sera pas au nombre des plus beaux,
car il pleut à verse et je suis seul dans ma chambre, où je
m'ennuie à lire la vie de Sixte-Quint. Nous voici pourtant
dans la véritable saison des plaisirs dont la signora Be£fana
donnera le signal après-demain. C'est alors que les Floren-
tins jettent leurs bonnets par-dessus les moulins ! La loge,
la voiture et le domino sont aussi indispensables que boire,
manger et dormir; il n'y a pas moyen de s'en passer; on
vendrait plutôt sa chemise. Cette fureur des plaisirs est
vraiment épidémique; les gens les plus sérieux en sont
atteints comme les autres, mais ce qui la rend plus pi-
aTsdt annoncé la fin du régime » inauguré en France depuis le mois d'octobre
1815, connu sous le nom de terreur blanche, ainsi que le retour aux mesures
conciliatrices, p. p.
21
322 VIE DE PLANAT.
quante, c'est le mélange des diverses nations et le contraste
qu'il présente. Les Florentins et les Anglais par exemple
sont les antipodes ; les uns pétillent d'esprit^ de gentillesse
et de vivacité ; les Anglais au contraire sont gauches, lourds
et taciturnes ; Tennui leur tient partout fidèle compagnie.
Chez les femmes ces jdifférences se remarquent moins ; elles
ont un but commun dans tous les pays du monde, c'est le
désir de plaire, etc. Tu vas croire, peut-être', que je suis
relancé dans le monde, point du tout; je fais toutes ces
observations-là, du coin de mon feu, par les yeux de mes
amis; car j'en ai, des amis, parmi lesquels je compte le
médecin qui me soigne, une famille alsacienne de cinq à
six personnes, et le secrétaire de la légation française qui
n'est pas un éteignoir et qui m'a rendu des services. Je me
porte beaucoup mieux. Me voilà réconcilié avec la vie et il
n'est pas besoin de dire que l'esprit s'en ressent. On reprend
de l'espoir, du courage et de la gaieté.
Je voulais t' écrire une lettre un peu sèche et je vois que
je bavarde comme si je tisonnais au coin de ce feu que tu
sais bien. Il n'y a donc pas moyen de se fâcher avec vous
autres, tas de faigniantsi Adieu donc, belle indifférente!
A M. et Madame Ch*"*.
Florence, 5 janvier 1817.
Il ne faudrait pas me prier beaucoup, chers amis, pour
me déterminer à rentrer en France. Je suis même là-dessus
d'une faiblesse qui m'a engagé dans quelques démarches
que j'aimerais presque autant n'avoir pas faites. Ces sœurs,
ces beaux-frères, ces coins du feu, et puis cet isolement
dans une terre étrangère, tout cela vous assiège et vous rend
couard. Je n'ose entreprendre le voyage d'Amérique, car,
outre ma mauvaise santé, quelle effroyable barrière que
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 323
dix-huit cents lieues d'eau entre soi et tout ce qu'on
aiïectionne; faut-il donc pour conserver l'existence renon-
cer aux seuls objets qui attachent à la vie?
Deux moyens me sont offerts ici : le commerce et l'en-
seignement; je ne puis plus en attendre un sort brillant.
Néanmoins^ je pourrai y gagner ma vie, et c'est encore
beaucoup de végéter dans un temps où les trois quarts des
hommes meurent de faim.
Mais avant tout je veux rétablir ma santé, et cette volonté
est si ferme qu'elle commence à opérer; si je guéris, ce
sera un bel exemple de ce que peut une détermination bien
prise. Je n'épargne rien pour arriver à ce but: soins minu-
tieux pour ma personne, docilité aveugle aux conseils des
médecins, attention à fuir le chagrin et à rechercher des
distractions et des divertissements honnêtes, tout est mis
en œuvre. Et je m'en trouve tellement bien que, depuis
un an, je ne crois pas m'ôtre porté aussi bien que je fais
maintenant. Ma santé me parait si miraculeuse, que je n'ose
quasi me remuer ^ de crainte d'une rechute !
A M. le chevalier de Vemègues,
envoyé de France à Florence.
Florence, 15 janvier 1817.
Monsieur le chevalier, lorsque le 9 novembre dernier j'ai
manifesté à Votre Exe. le désir de rentrer dans mes foyers, j 'es-
pérais, et tout faisait croire, que la loi suspensive de laliberté
individuelle serait rapportée. Cette loi est maintenue, et je
ne doute nullement que ce ne soit par des motifs indispen-
sables'. Je dois donc déclarer franchement à Votre Exe. que
1 . L'acharnement du parti ultra avait empêché le ministère do donner suite
aux projets annoncés. La loi suspensive de la liberté individuelle était con-
servée pour un an encore, f. p.
324 VIE DE PLANAT.
je ne rentrerai jamais en France sous Tempire de cette loi.
Je viens d'éprouver dans les prisons de Malte tout ce qu'a
d'affreux une détention arbitraire et non méritée ; les suites
de cette cruelle captivité ont tellement altéré ma santé
qu'elle ne résisterait pas à une seconde épreuve. Dans un
temps plus tranquille, cette loi ne m aurait point effrayé»
mais les partis s'agitent encore; il y a des troubles; les mi-
litaires à demi-solde en sont désignés comme les auteurs
parles députés mêmes, et je me trouverai dans cette mal-
heureuse catégorie. Je sais tout ce qu'a de rassurant la
composition actuelle du ministère; rien n'est plus propre
à inspirer de la confiance que le noble caractère de M. le
duc de Richelieu ; mais lui-même est en ^butte aux coups
d'une faction puissante, et si cette faction parvient à le ren-
verser, que deviendront ceux dont toute la sécurité se
fonde sur la permanence de son ministère?
Je vous ai faitma profession de foi, monsieur le chevalier,
et je ne crains pas de vous en répéter les expressions par
écrit. Lorsque j'ai accompagné Napoléon dans sa retraite,
je n'ai été mû par aucun motif politique; j'ai suivi les
mouvements de la reconnaissance, ceux d'un attachement
profond, et cette sorte d'entraînement que fait éprouver
l'infortune d'un grand homme. Mes sentiments à cet égard
seront invariables, quelles que soient les circonstances.
J'ose croire que les hommes justes et éclairés ne m'en
feront point un crime. Mais ceux que la passion aveugle,
ceux qui voudraient nous forcer à dépouiller en un instant
des affections de vingt années, ceux que la vue du malheur
irrite et qui n'ont d'affection que pour le pouvoir, ceux-là
m'en feront un crime, et leur nombre est grand en France.
Cependant ma résolution de suivre Napoléon n'était point
un acte d'hostilité contre le gouvernement des Bourbons;
loin de là, je respecte ce gouvernement par cela seul qu'il
est établi; et qu'il est le gouvernement de mon pays. Je
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 325
suis disposé à Taimer lorsque je le verrai faire le bonheur
et la gloire de la France. Je regarde comme coupable toute
tentative pour le renverser, parce que les biens qui résul-
tant d'un changement de gouvernement sont toujours dou-
teux, tandis que les maux sont certains; nous en avons fait
de cruelles épreuves.
Voilà, monsieur le chevalier, ce que j'ai dit souvent à
Votre Exe. Je ne lui aijamaisfaitdeces protestations outrées
et ridicules, langage ordinaire de ceux qui se vendent à
tous les partis. Je ne suis point un factieux; j'aime ma
patrie au delà de toute expression, et si demain elle était
menacée, vous me verriez demander à combattre ses enne-
mis, comme volontaire et dans les derniers rangs de Tar-
méc, sans m'informer du gouvernement qui la régit.
J'ose croire, monsieur le chevalier, que vous me
connaissez assez pour être persuadé de ma sincérité et
de la pureté de mes intentions. En m'exilant momenta-
nément de la France, je ne renonce point au titre de Fran-
çais. Je conserve Tespoir d y rentrer dès que le rétablis-
sement complet de Tordre et de la tranquillité permettra
de nous rendre toute la plénitude de nos droits, et ce mo-
ment ne peut être éloigné. Mais, dans l'état actuel des
choses, mon existence y serait trop pénible.
Votre Exe. a l'esprit trop juste pour ne pas apprécier la
force de mes motifs. Je la prie donc de vouloir bien demander
à M. le duc de Richelieu l'autorisation de m'accorder des
passeports pour telle contrée de l'Europe ou de l'Amérique
où mes intérêts peuvent m'appeler; je dis mes intérêts,
parce que n'ayant qu'une fortune très médiocre, je dois
chercher à me créer de nouveaux moyens d'existence.
J'ai l'honneur d'être, etc.
326 VIE DE PLANAT.
A M. et Madame Ch*^\
Florence, 28 mars 1817.
Je dois à votre amiti<^, mes chers amis, de vous donner
quelques détails sur un projet que j'avais formé pour mon
avenir et qui m'avait décidé à faire le voyage de Rome.
Malheureusement, l'accueil que j'ai reçu de la part du
gouvernement romain, instigué par notre cher ambassa-
deur, m'a convaincu qu'il fallait renoncer à ce projet. Mon-
signor Pacca, gouverneur de Rome, m'a fait l'honneur de
me dire : que la ville de Rome et M. Planât ne pourraient
jamais s'accorder ensemble! Cette importance politique
qu'on veut me donner malgré que j'en aie me divertirait
fort, si elle n'était toujours accompagnée de persécutions
qui m'empêchent de pourvoir à mon existence. Il y a à
Rome un brave négociant, nommé L..., qui, pendant un
séjour de deux mois qu'il a fait à Florence cet hiver, m'a-
vait pris dans une telle affection qu'il voulait m'associer
à son commerce sans aucune mise de fonds, et pour le seul
plaisir d'obliger un être malheureux. Un pareil désinté-
ressement ne se rencontre pas souvent chez les négociants.
J'allais accepter les oflFres de ce bon M. L..., et c'était là le
motif de mon voyage à Rome. Mais le Blacas, toujours
enragé, n'a voulu ni me voir ni m'entendre, et m'a fait
signifier l'ordre de quitter Rome en vingt-quatre heures.
Tout le monde est indigné de sa conduite, et je me propose
d'en porter mes plaintes à M. le duc de Richelieu*.
Une dernière corde à mon arc est un emploi qu'on m'of-
1. n répugnait au caractère de L. Planât de porter plainte et, après ré-
flexion, il préféra adresser directement à M. de Blacas qui, disait-on, s'était
exprimé sur son compte d'une manière outrageante, une sorte de factum. f. p.
Nous l'abrégeons.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 327
fre près du prince de Montfort (l'ex-roi de Westphalie),
établi dans une maison de campagne auprès de Vienne.
Peut-être serai-je forcé de l'accepter. Ce ne sera pas sans
un vif chagrin que je quitterai ce beau pays de Tltalie;
tout bien compté, tout bien balancé, c'est encore le pre-
mier pays du monde.
A Son Exe. le comte de Blâcas d'Aulps,
Ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté très-chrétienne
près la cour de Rome.
Florence, 2 avril 1817.
Monseigneur,
... Lorsque j'arrivai à Rome, il y a six mois, vous m'en fîtes
chasser par le gouvernement; mais alors les circonstances
étaient différentes et pouvaient servir d'excuse à un mi-
nistre qui craint de se compromettre et de nuire à la cause
qu'il sert. Je sortais des prisons de l'Angleterre; j'avais
été détenu à Malte, dans une même forteresse, avec les gé-
néraux Savary et Lallemand; j'étais, au mois de juin 1815,
officier d'ordonnance de Napoléon et j'avais témoigné un
vif désir de l'accompagner dans sa retraite. D'un autre côté,
la France était agitée et l'autorité du roi n'y était pas
encore bien affermie. Toutes ces circonstances pouvaient
à cette époque vous faire hésiter à m'accorder votre pro-
tection. Il est bien vrai que je n'étais compris sur aucune
liste d'exil; mais on pouvait croire que j'appartenais à
Tune de ces ingénieuses catégories inventées par M. le duc
de Feltre, ou que j'étais l'objet d'une mesure de police
particulière. Bref, je trouvai alors qu'on ne pouvait, jus-
qu'à un certain point, blâmer Votre Exe.
Mais aujourd'hui que la fureur des partis est assoupie,
aujourd'hui que tous nos efforts doivent tendre à l'étein-
328 VIE DE PLANAT.
dre, aujourd'hui que tous les Français sont des Français,
quelle qu'ait été leur conduite politique, comment peut-on
expliquer les étranges procédés de Votre Exe? Lorsque
vous me fîtes renvoyer de Rome, il y a six mois, je me
rendis à Florence où je trouvai enfin un asile, grâce aux
principes de sagesse et de modération du gouvernement
de la Toscane, car Votre Exe, en me refusant un passe-
port, m'avait mis dans le cas d'être arrêté comme un va-
gabond. Fort heureusement encore je trouvai dans le
ministre français à Florence, M. de Vemègues, un homme
d'esprit et de bon sens. Obligé de céder à l'influence que
vous exercez sur les petites légations françaises en Italie,
il n'osa m'accorder ouvertement son appui, avant d'avoir
pris les ordres de son gouvernement; mais du moins, il
ne poussa pas plus loin la persécution. Comme Français,
il ne vit en moi qu'un compatriote dans le malheur; touché
de l'état de dépérissement où m'avaient réduit les prisons
de l'Angleterre, il favorisa tacitement mon séjour à Flo-
rence. Mais si, au lieu de rencontrer en lui un homme
sage, humain et modéré, j'avais encore trouvé un homme
dur, borné et passionné, je demande à Votre Exe. où se
serait arrêtée cette vie errante qu'elle m'avait fait com-
mencer?
M. le duc de Richelieu, consulté à mon sujet, fit la ré-
ponse qu'on devait attendre d'un esprit droit, ferme et
éclairé, qui regarde comme indigne d'un grand gouverne-
ment toutes ces petites tracasseries. Il donna l'ordre à
M. de Vemègues de me prendre sous sa protection, et de
me donner des passeports, non seulement pour la France,
mais encore pour tout autre pays où pourraient m'appeler
mes intérêts. C'est d'après ces instructions que M. de
Vemègues m'avait accordé, le 5 du mois dernier, un pas-
seport pour Rome. Je veux bien dire à Votre Exe. les mo-
tifs qui m'y appelaient. Ayant perdu, par suite des der-
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 329
nîers événements, le fruit de onze années de service et me
voyant réduit à de faibles moyens d'existence, je trouvai
dans M^**, négociant français établi à Rome, un ami gé-
néreux et désintéressé qui m'offrit de mî'associer à son
commerce. J'acceptai avec joie, et partis sur-le-champ pour
Rome où j'arrivai le 12 du mois dernier.
Le lendemain, je me présentai à l'hôtel de l'ambassade; *
Votre Exe. venait de partir pour Albano, mais son premier
secrétaire me dit que Votre Exe, sans vouloir entrer dans
les motifs de mon voyage, le désapprouvait entièrement et
qu'elle ne souffrirait point mon séjour à Rome; qu'elle
serait même étonnée d'apprendre que j'y fusse arrivé, ayant
invité le gouvernement romain à me faire arrêter aux
frontières. Cet accueil me surprit; je demandai à M. le secré-
taire si vous étiez informé que j'étais muni d'un passeport
en règle, délivré au nom du Roi. Il me répondit que Votre
Exe. en avait été informée par une lettre particulière de M. de
Vernègues, mais qu'en la recevant elle s'était écriée :
« Voilà de Vernègues qui me renvoie un homme que j'ai
fait chasser de Rome l'an passé! Il n'y a qu'un émigré
qui soit capable de faire une pareille bêtise ! » A cela,
j'objectai la lettre de M. le duc de Richelieu qui semblait
ne mettre aucune différence entre moi et le reste des Fran-
çais, et je demandai enfin les motifs de la rigueur dont Votre
Exe. usait envers moi. On me répondit que je devais bien
les deviner : « que j'avais été attaché à Napoléon; que j'a-
vais joui de sa confiance; que j'avais été en prison avec
Savary; qu'on pouvait croire que j'avais des instructions
secrètes; qu'il existait une vaste conspiration contre la
monarchie; qu'il y avait à Rome, dans la famille Bona-
parte, un foyer d'opposition contre le gouvernement du
roi; qu'il était de la prudence d'en éloigner tous les in-
dividus suspects; enfin, ajouta-t-on, il y a à Rome dix-
huit Bonapartes! »
330 VIE DE PLANAT.
Mais^ Monseigneur, si c'est un crime irrémissible que
d'avoir été attaché à l'Empereur Napoléon, la France en-
tière serait coupable. Les conseils du roi, sa garde, ses
armées, sanoblesse, sont remplis des créatures de Napoléon.
M. le duc de Mortemart, pair de France et capitaine-
général des Cent-Suisses, a été, comme moi, officier d'or-
donnance de l'Empereur; il lui a donné des preuves d'atta-
chement et en a reçu des marques de confiance. S'il lui
prenait fantaisie de venir à Rome, Votre Exe. Ten ferait-
elle chasser? Quant aux instructions secrètes qu'on suppose
que j'ai pu recevoir du duc de Rovigo, cela est petit et mi-
sérable, et ne mérite pas de réfutation. C'est un de ces
fantômes que l'on crée pour se donner de l'importance,
sans penser que par là on avilit son gouvernement, en
faisant croire qu'il partage des craintes aussi puériles et
aussi ridicules. Qu'un extravagant comme M. de Chateau-
briand écrive : qu'il existe une vaste conspiration contre la
monarchie j cela se conçoit; que des sots et des gobe-mou-
ches prennent à la lettre ces phrases ampoulées, cela se
conçoit encore; mais que l'ambassadeur extraordinaire
d'une des principales puissances de l'Europe répète de
pareilles sornettes, voilà ce qui sera toujours inconcevable.
Lorsqu'on me dit qu'il y avait à Rome dix-huit Bonaparies,
j'ai cru d'abord que c'était une plaisanterie, mais en y ré-
fléchissant, j'ai reconnu que Votre Exe. savaitcompter.il y
a véritablement dix-huit Bonapartes à Rome en y compre-
nant Madame Mère, le cardinal Fesch, la princesse Pau-
line et les huit petites filles de Lucien. Quel foyer! Quels
conspirateurs! Eh, Monseigneur, ne voyez- vous pas com-
bien cela est ridicule? Vous appelez la famille Ronaparte
un foyer d'opposition; ah! vraiment, il y a bien d'autres
foyers à Rome, et il ne faut pas y séjourner longtemps
pour les reconnaître. Cependantils ont échappé à la perspi-
cacité de Votre Exe. C'est ce qui arrive ordinairement lors-
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 33i
qu'on se noie dans dés détails de petites intrigues. Cela
rappelle les rapports secrets du consul de Livourne en 1815 ;
ils étaient remplis de récits d'aventures galantes, ou de
propos de café de Tîle d'Elbe, et cependant Napoléon dé-
barquait au golfe Juan.
Je discutai mes droits avec M. votre secrétaire, qui me
parut être, bien malgré lui, l'interprète de la passion et de
l'injustice. D'après son conseil, je pris le parti d'écrire à Votre
Exe. dans des termes que je crois décents et respectueux. Je
finissais par demandera Votre Exe. la permission de lui re-
mettre moi-môme la lettre de recommandation de M. de
Vemègues dont j'étais porteur. A cela. Votre Exe. me fit
répondre verbalement « qu'elle ne voulait point me voir,
et que si j'avaisune lettre pourelle,je pouvais la remettre à
son portier ».
Mais je passe à un fait plus grave. Monsieur votre secré-
taire me demanda, toujoursde la partde Votre Exe, pourquoi
je ne passerais pas en Autriche. « Le gouvernement de ce
pays, ajouta-t-il, accueille volontiers les Français mécon-
tents, et surtout ceux qui, comme vous, ont approché
Bonaparte; il parait que ça entre dans sa politique. Allez-y,
je suis persuadé que vous y serez bien reçu. » L'ai-je bien
entendu , Monseigneur? Quoi ! C'est vous qui engagez des
Français à abandonner la France, pour se réunir à ses
ennemis? C'est vous qui repoussez du sein de la patrie des
hommes qui ne demandent qu'à y rentrer? Ah , vous aurez
beau faire, quel que soit le gouvernement de la France,
des hommes tels que moi seront toujours prêts à verser
encore leur sang pour sa défense ; jamais ils ne trempe-
ront leurs mains dans le sang des Français ;yamat> ils ne
guideront d'avides et cruels étrangers pour venir ravager
cette terre sacrée.
Mais il parait que c'est un parti pris par Votre Exe. Il y a
six mois queM. Artaud, alors son premier secrétaire, me tint
332 VIE DE PLANAT.
absolument le même langage, et il ajouta ironiquement :
« Pour rentrer en France, il n'y faut pas penser; mais
qui sait ce qui peut arriver; vous resterez en exil deux ans,
trois ans, plus ou moins; les émigrés y sont bien restés
plus de vingt ans; moi-môme j*ai été persécuté pendant
sept ans et me voilà. Allez à Gratz; on s'y amuse beaucoup,
on y joue la comédie, etc. » Je m'abstiens de toute réflexion
sur des discours si peu conformes à la décence et à la di-
gnité du caractère diplomatique.
Deux jours après, je reçus de la police de Rome l'ordre
de me rendre chez le gouverneur, Monsignor Pacca. Il me
dit : « Vous savez bien quelle est votre position, et vous
ne devez pas ignorer que M. Planât et la ville de Rome
ne peuvent jamais aller ensemble; ainsi, il faut vous pré-
parer à partir demain matin. » J'observai à Monsignor
Pacca que l'on me faisait assurément trop d'honneur, mais
que le délai accordé était un peu court. Je lui demandai
quel crime j'avais commis pour être traité si rigoureuse-
ment : mes papiers étaient en règle; je ne troublais point
le bon ordre; si l'on avait quelque raison de me suspecter,
je me soumettais à toutes les mesures de surveillance
qu'on jugerait convenables. Monsignor me répondit que
chacun était maître chez soi, et que Sa Sainteté ne voulait
point me souffrir dans ses États. « Mais au moins, lui
dis-je, on ne peut sans injustice me refuser le délai maté-
riellement nécessaire pour partir; je n'ai point de voiture
à moi, et je ne puis trouver d'occasion pour Florence
avant le 19. » Monsignor Pacca termina ce colloque en di-
sant : « Si je m'étais rendu à l'invitation de votre ambassa-
deur, vous ne seriez pas entré à Rome; si je faisais mon
devoir, je vous ferais partir sur-le-champ; je veux bien
vous donner un délai de vingt-quatre heures, le reste
vous regarde, et si demain vous n'êtes pas parti, figlio mio^
non v*è rimedio, je vous ferai arrêter. » Il n'y avait rien à
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPOiNDANCE. 333
répondre à un langage si précis. Aussi, après m'ètre incliné
respectueusement, je sortis sans proférer une parole. Je
dois cependant rendre justice à Monsignor Pacca : il me dit
tout cela d'un ton fort doux et il eut même Textréme
bonté de fixer les boucles de ses souliers, pendant tout le
temps que dura cet entretien.
Voilà donc un sujet du roi de France, muni d'un passe-
port délivré par un de ses ministres, et recommandé par-
ticulièrement àlabienveillancede Votre Exe, prêt à se voir
arrêté arbitrairement et traîné en prison, sous vos yeux, au
mépris des droits du gouvernement que vous représentez.
Dans cette circonstance je crus qu'il était de mon devoir,
comme Français, de tenter un dernier effort. Je me rendis
chez votre secrétaire, et je lui dis : « 11 m'est impossible de
partir avant mercredi, et comme je suis menacé d'être
arrêté demain, il ne me reste autre chose à faire qu'à me
réfugier à l'hôtel de l'ambassade. Là je suis en France;
personne n'osera violer cet asile, et je n'en sortirai
que pour monter en voiture et quitter la pétaudière de
Rome. »
M. J... parut surpris et resta quelque temps sans me ré-
pondre. A la fin, il me dit : qu'il pouvait m'assurer que Votre
Exe. ne permettrait point que je restasse dans son hôtel,
que c'était un parti extrême et qu'on trouverait bien un
tempérament pour arranger l'afiaire.
Enfin, Monseigneur, je vous ai poussé dans vos derniers
retranchements, mais aussi Votre Ëxc. acomblé la mesure...
... Il faut, manda Votre Exe. (à son secrétaire), que ces gens-
là. sachent un peu de quel bois je me chauffe!... Je neveux
pas voir M. Planât, qui a été officier d'ordonnance de
Monsieur Bonaparte, qui a voulu le suivre à Sainte-Hélène;
qui a été retenu prisonnier par le gouvernement anglais
avec Savary et Lallemand. Il ne peut jamais rien y avoir
de commun entre nous ; je ne puis ni ne dois lui accorder
334 VIE DE PLANAT.
ma protection; s'il a des lettres pour moi, il peut les
remettre à mon suisse.
...Votre Exe. déclare qu'elle ne peut ni ne doit m'accorder
sa protection. Qu'il me soit permis d'en douter; car, pour
ajouter foi à cette assertion, il faudrait renoncer à la con-
fiance que doivent inspirer les promesses du roi ; il faudrait
croire que le gouvernement français, tout en professant
extérieurement la modération, l'oubli du passé, le désir
de l'union et de la concorde, donne en secret à ses agents
des instructions opposées à ces principes.
Maintenant, Monseigneur, permettez-moi de vous de-
mander où tend cette persécution, et d'où vient cet achar-
nement à vouloir me donner l'attitude d'un mécontent et
d'un conspirateur? J'ose croire que Votre Exe. serait fort
embarrassée pour répondre. Il vaut mieux avouer de bonne
foi qu'elle agit aveuglément dans le sens du parti qui la
fait mouvoir, sans s'embarrasser des instructions ni des
principes du gouvernement qu'elle représente. Car enfin
Votre Exe. a beau dire : « qu'elle n'est point sous les ordres
de M. de Richelieu, et qu'elle n'en reçoit que du roi, » elle
ne me fera jamais croire que les instructions de S. M. ne
soient pas conformes au système général du gouvernement
de la France !
Je suis avec un profond respect, etc*.
A M. de Lariboisière.
Florence, 28 a\Til 1817.
Mon cher Lariboisière, j'ignorais que vous vous occupiez
de moi, lorsque mon beau-frère m'a fait connaître les dé-
1. La lettre resta sans réponse.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 335
marches que vous avez eu la bonté de faire*. Certes, je n'ai
jamais douté de votre amitié. Et si je ne vous ai pas écrit
plus tôt, ce n'est pas que je craignisse qu'un ami dans
l'infortune fût un être importun pour vous. Mais je suis
dans la classe des réprouvés, et il faut, autant que Ton
peut, éviter de compromettre ses amis, même par les dé-
marches les plus innocentes. D'ailleurs, que vous aurais-je
écrit? des détails affligeants sur ma situation, des plaintes
sur l'injustice et sur l'ingratitude des hommes? Tout cela
n'est pas gai, et vous avez sans doute bien d'autres sujets
de peine. Je profite d'une occasion sûre pour vous envoyer
cette lettre. J'ai tenté ici plusieurs moyens pour me tirer
d'embarras, mais on m'a opposé partout des obstacles et
des persécutions qui m'ont forcé d'embrasser un parti
extrême. J'ai accepté une place de secrétaire auprès du
prince de Montfort', et je compte partir incessamment pour
Vienne. Mais j'y vais avec la presque certitude que nous
ne nous convenons pas réciproquement, et je m'attache à
lui comme un homme qui se noie s'attache à la première
planche qu'il trouve. Vous voyez que la perspective n'est
pas agréable.
1. Voici ce qne 0. D... avait écrit en date du 8 avril 1817 : « M. de Lariboisièrc,
après bien des démarches infructueuses , m'a fait passer la réponse suivante
qu'il venait de recevoir d'un colonel employé au ministère de la guerre : a Je
connais beaucoup le pauvre Planât; c'est dire que je m'y intéresse. Je ne
connais ni loi ni ordonnance qui l'efface du tableau des officiers; mais, pour
être réadmis à un traitement quelconque, il faudrait faire un rapport, et il
m'est impossible de dire quelle décision en résulterait, attendu qu'il se trouve
dans un cas tout particulier. Avant tout, il devrait faire une demande au
ministre; mais, pour qu'elle soit prise en considération, il serait nécessaire
qu'il demeurât en France, autrement on n'y aurait aucun égard. Reste main-
tenant à savoir s'il peut rentrer en France? Je le crois; néanmoins, ceci
étant du ressort de la police générale (avec laquelle il est bon do n'avoir au-
cune relation équivoque), je pense qu'il convient de s'assurer positivement,
avant tout, si elle n'a rien à objecter à sa rentrée, etc., etc. »
2. L'ex-roi de Wcstphalie.
336 VIE DE PLANAT.
A Constant /)***
Florence, 2 mai 1817.
Mon cher ami, tes lettres me font toujours un plaisir
extrême, je ne me plains que d'une chose, c'est qu'elles
sont rares; dans Tétat d'isolement où je me trouve, j'ai
besoin de m'entendre répéter souvent qu'on s'intéresse à
moi et qu'on ne m'oublie pas; c'est la bonne moitié de
mon existence. Ne me parle pas de nos plantations, ni de
ces ombrages de Noisy , cela fait mal ; mais ce qui fait grand
bien c'est de savoir que vous êtes heureux, tranquilles et
contents. C'est ton propre ouvrage, mon cher ami, et tu
dois en jouir doublement, car c'est le fruit du travail, de
l'ordre et de la persévérance; j'appelle cela le triomphe de
la morale, et ce n'est pas par une fausse modestie que je me
déclare indigne d'un si grand bonheur; je crois en con-
science ne pas l'avoir mérité, mais je ne sais pas si c'est» la
faute de Rousseau ou celle de Voltaire. » Il ne faut pas faire
de grands frais d'éloquence pour me prouver que Noisy est
le lieu du monde où l'on est le plus heureux, et où l'on
doit le plus désirer de vivre. Il m'a fallu soutenir de
grands combats avec moi-même pour résister à la tenta-
tion; mais j'ai horreur d'une vie inutile. La santé môme,
ce bien si précieux, ne me parait pas désirable à ce prix.
J'ai profité d'une occasion particulière pour remercier Ho-
noré de ses soins obligeants ; mais toute démarche ultérieure
serait inutile. J'ai pris mon parti et, en attendant mieux,
j'ai accepté l'emploi de secrétaire du prince de Montfort.
Dans quinze jours au plus tard, je partirai pour Vienne,
où je retrouverai Résigny, ce qui n'est pas une petite con-
solation pour moi. Je suis bien aise de n'être pas dans la
nécessité de reprendre du service en France. Il me semble
que je l'aurais trouvé bien pénible. D'ailleurs, dans mes
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 337
idées, le militaire, en temps de paix, me parait un fardeau
inutile pour TEtat, outre que Tesprit qu'on lui a donné
le rend, pour ainsi dire, l'ennemi de la nation. J'ai tou-
jours regretté qu'on ne cherchât pas, à l'imitation des
anciens Romains, à occuper les loisirs de nos armées,
par de grands travaux d'utilité publique qui auraient
en tout temps rendu le soldat recommandable au ci-
toyen.
A M. Ch**\
Baden, près Vienne, 4 septembre 1817.
Mon cher Ch***, peu de jours après le départ de ma der-
nière lettre, je suis tombé assez sérieusement malade pour
qu'on ait jugé à propos de me transporter ici où j'ai reçu
des soins et des secours que je ne pouvais avoir à Schœnau.
Je commence à me rétablir, mais je sens bien que chaque
assaut de ce genre m'avance vers le terme fatal. Il y a
près de huit ans que je lutte contre le mal qui me mine *,
et si quelque chose m'étonne après tant de souffrances phy-
siques et morales, c'est d'être encore en vie. Je n'ai pas
besoin de vous dire combien je regrette l'Italie. C'est le
seul pays qui me convienne désormais; il est doux d'y vivre
et même d y mourir. Il n'y a pas trois mois que je suis ici,
et déjà le dégoût que j'éprouve pour le séjour de l'Autriche
et pour ma nouvelle condition est porté à son comble. Ma
mauvaise santé est bien pour quelque chose là dedans, mais
j'ai aussi des motifs réels de désagrément. Mon patron,
quoique rempli d'excellentes qualités, ne veut point des-
cendre à la condition de simple particulier; cela met beau-
coup de gêne dans nos relations. Sa maison est une petite
cour qui n'a que les inconvénients et aucun des avantages
1. Une douloureuse affection chronique, contractée par L. Planât dans ses
premières campagnes. F. p.
22
338 VIE DE PLANAT.
d'une cour souveraine. Le luxe, Tégoïsme, l'envie et la mé-
fiance y régnent comme dans la maison du roi de Westpha-
lie. Vous jugez comme cela me convient. Je n'ai point
d'amis et ne vois point d'étoffe autour de moi pour en faire;
en sorte que je me trouve dans un isolement plus grand
qu'au fort Manuel. Résigny est allé à Lucques, et je ne crois
pas qu'il revienne en Autriche. La vie que je menais à
Florence, au milieu du petit cercle d'amis dont je vous ai
parlé, était la chose la plus douce du monde; ici Ton passe
sa vie à se contraindre, à s'observer et à se détester; plus
d'épanchement, plus de véritable joie, aucune marque sin-
cère d'intérêt. Je ne suis donc plus occupé que des moyens
de me tirer d'une position qui me convient si peu. Néan-
moins il faut passer l'hiver ici, car je ne suis plus de force
à voyager pendant la mauvaise saison. On me néglige fort
dans ce benedetto paese de Noisy-le-Sec, et l'on a vraiment
bien tort, car je n'ai plus d'autre joie dans ce monde que
les lettres qui me viennent de France. Voilà ce qu'on a de
la peine à faire comprendre à des gens qui ont le bonheur
tout autour d'eux, et qu'une lettre du dehors ne rend ni
plus ni moins contents. T&chez donc de mettre cela dans la
tête de ces vilains campagnards. Quant à vous, mon cher
ami, vous avez été d'une exactitude dont je sens vivement
le prix et dont je ne saurais trop vous remercier. Ce serait
bien dommage de ne pouvoir faire faire à votre fils de
bonnes études ; il est bien vrai que cela est à peu près inu-
tile pour faire son chemin. Mais aussi Ton aime à se sentir
au-dessus du commun des hommes; cette supériorité mo-
rale procure des jouissances que la fortune ne donne pas.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 339
A Madame /)***.
Schœnau, 49 décembre 1817.
Me voici, pour la première fois de ma vie, dans une de
ces situations où rien n'occupe Tesprit, le cœur, ni Tima-
gination. Cela m'a fait tomber dans une sorte d'apathie
dont je ne me tire de temps en temps qu'en faisant beau-
coup d'efforts sur moi-même. L espoir et un but dans fave-
nir, ces deux grands mobiles de nos actions et de nos pen-
sées, n'existent plus pour moi, en sorte que mes facultés
intellectuelles sont comme paralysées. Je deviens stupide ;
je n'écris plus parce que je n'ai plus d'idées; tout est tari,
tout est desséché. Le malheur, la persécution, l'injustice
des hommes, leur égoïsme et leur indifférence ont épuisé
toutes mes forces morales; je cesse de lutter et je m'aban-
donne au sort.
D ailleurs, de quoi me plaindrais-je maintenant? Je suis
bien logé, je fais bonne chère, je vois bonne compagnie, et,
en définitive, autant vaut végéter à Schœnau qu'à Paris.
Je n'éprouve plus qu'un seul regret, mais un regret bien
amer; je m'étais toujours flatté de pouvoir un jour contri-
buer au bien-être de ma famille. Cet espoir m'avait fait
supporter toutes les privations, et m'avait soutenu dans la
pénible carrière que j'ai parcourue. Aujourd'hui il m'est
enlevé sans retour. N'ayant plus ni état, ni force, ni santé,
mes soins doivent se borner à ne point tomber dans Tavi-
lissement; car si jamais j'arrivais à ce fatal degré, ce serait
pour moi le dernier.
Mais faisons trêve aux idées noires et, s'il se peut, jouis-
sons du présent. Depuis que ma santé s'est rétablie, le
prince m'a chargé de diriger et de surveiller les travaux
qui se font ici; cela m'amuse et m'occupe sans trop me
340 VIE DE PLANAT.
fatiguer. J'ai deux cents ouvriers sous mes ordres : ma-
çons, charpentiers, menuisiers, peintres, jardiniers, terras-
siers, etc. Mais ce qui m'intéresse par-dessus tout, c'est
un appareil d'éclairage par le gaz hydrogène que j'ai en-
trepris, malgré les préjugés et les préventions de beau-
coup de personnes; j'espère bien m'en tirer à mon hon-
neur.
On a ici pour moi beaucoup d'égards et de bons procédés ;
mais j'éprouve toujours du vide et de l'ennui; je me trouve
isolé, n'ayant personne avec qui je puisse causer à cœur
ouvert. Nous attendons ici le médecin qui m'a soigné à
Florence*. Son arrivée va me faire grand bien, car je re-
trouve en lui un ami véritable.
J'espère qu'en voyant cette longue lettre où je ne t'ai
parlé que de moi, tu ne douteras pas que tous tes péchés
te sont pardonnes; néanmoins je n'ajoute pas beaucoup de
foi à ces mille circonstances qui ont autorisé un silence, etc.,
mais ce que je crois volontiers c'est que tu m'aimes et que
de longs détails sur moi peuvent t'intéresser. J'en juge par
moi et je puis dire que cette sollicitude pour les personnes
qui nous sont chères, sentiment quelquefois si pénible, est
pourtant la plus grande jouissance que m'ait offerte cette vie.
A Constant D**\
Vienne, 21 décembre 1817.
Je t'écris de Vienne; j'y resterai quelques jours pour les
affaires du prince et un peu pour mes plaisirs. Nous me-
nons à Schœnau une vie de reclus dont on se dédommage
1. M. Foureau de Beaurcgard, ancien médecin par quartier, très dévoué à
l'Empereur qu'il avait suivi k Tile d'Elbe. Il s'était établi à Florence après
1815 et, au bout de six mois passés à la petite cour de Schœnau, il retourna
à B'iorence au grand déplaisir du roi qui garda contre le docteur un vif ressen-
timent. F. p.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 341
un peu dans les voyages de Vienne. C'est quelquefois aux
dépens de la santé, mais, en vérité, l'existence devient un
grand fardeau dès qu'il faut renoncer à tout pour la con-
server. Il me devient tous les jours plus difficile d'aider
notre Abel autant que je le voudrais. Nous vivons sur un
pied qui me fait éprouver la gêne au milieu de l'abondance.
J'ai plus dépensé pour ma mise depuis six mois que je n'ai
fait pendant les deux années précédentes, et tu le conce-
vras facilement lorsque tu sauras qu'il y a tous les soirs au
château un cercle qui est de rigueur et d'étiquette. C'est
une des plus grandes misères humaines que j'aie éprouvées.
***
A M. Ch
Vienne, 25 décembre 1817.
Mon cher Ch***, je vais commencer l'année 1818 d'une
manière assez singulière et tout à fait inopinée.
Je vous ai dit que j'avais peu d'occupations ici; ma faible
santé s'en arrangeait assez bien, seulement, dans ces der-
niers temps, j'avais pris la surveillance et la direction des
travaux. Mais une circonstance particulière obligeant
M. Abbatucci, le grand maître de la maison du prince, à
s'absenter pour quelques mois, je me vois tout d'un coup
chargé de toutes ses affaires. Le prince, en me l'annonçant,
s'est servi d'expressions si flatteuses et si pressantes qu'il
n'y avait pas moyen de résister. J'ai donc accepté ad inie-
rim cet emploi qui est au-dessus de mes forces ^ Mais enfin
1. Ces mots, on le comprend, se rapportent aux réformes que, sur les solli-
citations du prince Jérôme, L. Planât s'efforçait vainement d'introduire dans
le budget des dépenses. Chaque proposition, admise d*abord avec enthou-
siasme par le prince, se brisait ensuite (sans parler du mauvais vouloir des
parasites et des courtisans) contre la résistance latente du roi Jérôme lui-
même, et surtout contre l'opposition ouverte et irritée de sa femme. L'ex-reine
de Westphalie avait montré des sentiments élevés ; très attachée à son mari,
elle avait noblement refusé, malgré l'insistance du roi de Wurtemberg, son
342 VIE DE PLANAT.
il faut montrer du zèle et de la reconnaissance. J'abrège
ma lettre et je ne vous en promets pas de bien longues à
Tavenir, ayant plus d'occupations que je n'en puis sup-
porter.
Ati même,
Saint-Poelten, 14 janvier 4818.
Vous voyez, mon cher Ch***, que je suis toujours par
voie et par chemin. J'arrive d'une terre que le roi Jérôme
possédait dans les montagnes à deux lieues d'ici et qu'il a
vendue. Il s'agissait d'en liquider les comptes, opération
que je viens de terminer, au risque de me rompre le cou,
de me noyer dans les torrents, ou de rester enseveli sous
les neiges; choisissez. Vous ne pouvez vous faire d'idée de
ce qu'est un chemin de traverse en Autriche dans cette
saison; mais je ne désire pas que vous en fassiez Texpé-
rience*.
frère, de se séparer de lui au moment du malheur. Elle disait souvent à
M. Planât que le devoir de Marie-Louise eût été de rejoindre son mari,
« n'eût-ellc, pour s'évader, d'autre moyen que d'attacher à sa fenêtre les
draps 'do son lit, > et elle ajoutait : « Certes, j'aime bien mon mari; eh bien,
monsieur Planât, j'aurais voulu être la femme do l'Empereur, seulement en
ce moment-là, pour faire voir au monde la différence qu'il y a entre une
Marie-Louise et moi I »
Par une inconcevable contradiction, ces nobles sentiments se trouvaient
neutralisés et en quelque sorte anéantis par une passion pour la représenta-
tion et pour le luxe. Loin de s'opposer aux penchants trop connus de l'ex-roi
de Westphalie à la prodigalité, la reine Catherine s'y était toujours associée,
et peut-être mémo allait-elle plus loin que lui. Dans l'exil, ce goût extrava-
gant devint promptcment une cause de ruine inévitable, et (ce qu'il y eut de
plus triste) les embarras qui on résultèrent entrainërent bientôt le prince
Jérôme et sa femme à des démarches et à des sollicitations auprès des sou-
verains alliés, tout à fait inconciliables avec la dignité d'un frère de l'Empe-
reur, comme avec le caractère élevé qu'avait montré sa femme.
Les explications qui précèdent sont indispensables pour faire comprendre
des faits importants et la correspondance qui suivent, f. p.
1 . Ici se place un incident qui devait bientôt faire regretter doublement k
L. Planât l'espèce d'engagement moral contracté envers le roi Jérôme. La
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 343
Lettre du comte de Las-Cases à Z. Planât.
Francfort, 26 février 1818.
Mon cher compagnon'de malheur, j ai eu trop de plaisir par
les expressions de votre amitié et les preuves de votre touchant
souvenir pour que je n'y réponde pas à Tinstant. Ma femme, qui
s'est montrée une héroïne, qui a été refusée deux fois par le
gouvernement anglais dans sa demande de venir partager ma
prison au bout de Tunivers, qui m'a rejoint sur les grands che-
mins et vient de retourner à Paris chercher nos deux enfants,
y avait pour une de ses premières commissions de ma part de
savoir de votre beau-frère quelles avaient été vos destinées. Je
suis bien aise de vous donner ce grand détail pourquoi vous soit
la preuve que vous m'étiez venu à la pensée, môme au milieu de
mes premières affections de famille. Ce qui va être pour votre
cœur sensible et dévoué un trésor de jouissance et de satisfac-
tion, c'est d'apprendre de moi que votre nom a été prononcé
plus d'une fois par la bouche auguste qui nous est si chère ; que,
dans l'intimité et la confidence, il m'a été dit à plusieurs reprises :
« Que n'ai-je Planât! ce bon jeune homme nous serait utile; j'en
connais le prix. » J'aime à vous répéter les propres paroles; elles
m'étaient douces à entendre, parce que c'était une justice, et que
j'avais la même opinion.
réponse de son beau- frère Ch*** à sa dernière lettre contenait ce passage :
« Paris, 8 février 1818. — J'ai vu hier M"« de Las-Cases qui arrivait de
Francfort. Son mari demande avec instance de vos nouvelles, où vous êtes, etc.
Il vous regrettait beaucoup dans son exil, lui, et surtout celui qu'il a servi. Il
est libre et le maître d'aller où bon lui semble. U s'est mis sous la protection
de r Autriche et peut se rendre en Autriche, s*il le désire, etc. »
On sait que M. de Las-Cases, enlevé de Sainte-Hélène dès novembre 1816,
puis retenu au Cap pendant un an, arriva à la fin de 1817 en Angleterre, et
qu'après maintes tribulations il put fixer sa résidence à Francfort. C'est là
que le rejoignit une lettre, déjà vieille de date, de L. Planât. Cette première
lettre ni la suivante ne se sont retrouvées dans les papiers du comte de Las-
Cases, dont nous avons pourtant la réponse ; mais presque tout le reste de la
correspondance, échangée pendant les années 1818 et 1819 entre les deux com-
pagnons d'infortune, a été conservé. Un fils du comte de Las-Cases a bien
voulu communiquer à la veuve de L. Planât, non seulement les lettres que
son mari écrivit à M. de Las-Cases, mais encore plusieurs autres lettres de la
mémo époque qui le concernent, f. p.
344 VIE DE PLANAT.
Si vous en versez une larme d'attendrissement, vous ferez bien ;
vous la devez à celui dont les tourments là-bas seraient difflciles
à rendre. Ils le tueront et nous demeurerons pour le pleurer.
Personne au monde ne lui rend justice, et cela serait impossible,
y fût-on disposé ; car on ne peut connaître son cœur et ses qua-
lités privées que quand on Ta vu comme nous Tavons fait. Pour
moi, il est bien plus grand, bien plus aimable, bien plus aimé
que quand il disposait de l'univers.
Mon cher, qui vous eût dit qu'à 2 000 lieues nous parlions de
vous, et qui m*eût dit à moi alors que je viendrais vous le dire ?
Tout peut donc arriver dans le monde. Je n'avais point connu
toutes vos infortunes. Que vos peines corporelles ont été bien
au-dessus des nôtres! Ma femme m'en avait bien dit quelque
chose, je ne l'avais pas cru possible. Mandez-moi tout cela dans
le plus grand détail. Je n'ai pas besoin de vous dire l'intérêt que
j'y prends. Ce sont plutôt des droits que je réclame. Notre dé-
vouement et nos malheurs ont créé désormais une fraternité
entre nous. C'est encore une phrase du bon, du grand, du vrai-
ment adorable Empereur. Qu'est devenu Savary et tous les au-
tres? ...Adieu, mon cher camarade, mon cher ami.
Au comte Las-Cases.
Vienne, 4 ami 1818.
Très cher ami, le roi, accablé d'occupations et trop pressé
par le temps, se voit privé du plaisir de répondre en détail
à votre lettre du 19 mars. Il me charge de remplir cette
tâche bien douce pour mon cœur. Votre lettre et tous les pa-
piers qui y étaient joints nous sont parvenus très prompte-
ment. Je n'ai pas besoin de vous dire avec quel empresse-
ment nous avons dévoré les volumes d'écriture que vous
avez adressés au roi; mais surtout avec quel douloureux
attendrissement nous avons contemplé et étudié ce tracé
fidèle de la chétive habitation que la haine et Tenvie ont
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 345
à peine laissée au plus grand et au meilleur des hommes.
Le roi désire que vous lui fassiez savoir positivement de
quelle utilité je puis être à la cause de TEmpereur, d'après
le désir que vous avez manifesté à la reine Julie et au
général Macdonald de m'avoir près de vous. Je suis dans
ce moment à peu près seul auprès du roi, en sorte que
mes services lui sont utiles; mais cette considération dis-
paraît sans doute devant Tutilité bien démontrée de ma
présence à Francfort ou à Londres, ce qui devra toujours
être préparé de longue main.
N'oubliez pas aussi, cher ami, de faire connaître au roi
ce qu on pourrait faire dès à présent pour soulager TEm-
pereur, car le temps se passe, il souffre! Et que de re-
proches n'aurait-on pas à se faire d'avoir retardé d'un seul
jour le moment d'adoucir son sort. Faites-nQus connaître
aussi vos projets pour l'avenir. Mais il faut du positif, des
quantités déterminées ; le roi se chargera de la répartition
à faire dans sa famille ^
1. Las-CascSy malade, atteint d'ophthalmie, deyait écrire chaque mois à
Sainte-Hélène, organiser le concours pécuniaire régulier de la famille de
l'Empereur, etc. Voici ce qu'il répondit à la demande du roi Jérôme :
« Francfort^ 28 avril. — V. M. demande sur quoi peut être fondé le besoin
d'avQir M. Planât auprès de moi ? Il repose littéralement sur la nécessité do
me remplacer au plus vite et sans délai. Je sens chaque jour, à chaque in-
stant, que le besoin augmente. Daignez ne pas différer davantage. Si tous me
demandez pourquoi je me suis fixé sur M. Planât, c'est que j'ai cru deviner
ses excellentes qualités, et que tout le monde n'est pas propre à l'emploi que
nous avons à remplir. C'est une espèce de sacerdoce : il faut savoir faire
abnégation de soi-même et ne vivre que dans un autre, que pour un autre.
Je me suis banni volontairement de ma patrie, j'ai à peu près détruit ma
fortune, je me suis condamné aux vexations publiques et à la retraite la plus
absolue; je me suis fait trappiste et je ne m'en plains pas. Cet état n'est pas
sans charmes pour qui sait les apprécier. J'en ai cru M. Planât digne; non
que j'entende m'isoler de lui : mes forces appartiennent à ma sainte mission
jusqu'au dernier instant. Mais j'aurai du moins l'esprit plus tranquille et
mourrai plus content. Si V. M. demeure convaincue de la nécessité du sacri-
fice qu'elle fera, ce doit être sans délai. »
Malgré le ton pressant de cette lettre, le roi déclara ne pouvoir se passer
des services de M. Planât avant le retour de M. Abbatucci. Il fut toutefois
346 VIE DE PLANAT.
Au même.
Vienne, iO août 1818.
Mon digne et cher ami, dès mon arrivée ici, je n ai pas
manqué de soumettre au roi le plan de répartition que
nous avions adopté, et de lui exposer combien il était
urgent de faire des fonds, pour venir au secours de l'Em-
pereur qui, d'après les nouvelles les plus récentes, parait
encore dénué de tout! Nous avons pensé que si chaque
membre de la famille fournissait 15000 francs par an, cela
pourrait suffire. En conséquence, le roi vous a adressé le
5 de ce mois, sous le couvert des frères Mahlens, deux
lettres^ de change sur Paris, Tune de 12 et l'autre de
3000 francs. En môme temps, il a écrit à la grande-du-
chesse pour l'engager à en faire autant; je pense que la
reine de Naples suivra cet exemple, et je vous engage fort
à faire connaître au prince vice-roi que le contingent a été
fixé par la famille à 15000 francs par an, afin de mettre à
profit pour l'Empereur la bonne volonté qu'il vous a témoi-
gnée.
Je vous avais promis d'écrire d'ici à Londres et à Sainte-
Hélène le 15 août; mes lettres étaient effectivement prêtes
dès le 4 de ce mois, l'une au général Bertrand et l'autre à
lord Bathurst; mais des considérations (que je maudis de
tout mon cœur) ont empêché le roi de donner son assenti-
ment à l'envoi de ces lettres. Vous devez juger, d après
cela, combien il me tarde d'être dégagé des liens qui me
retiennent ici; mais jusque-là je suis entièrement nul et
paralysé*.
conTonu que dans lo courant de l'été une entrevue à Baden aurait lieu entre
les deux amis, à l'occasion et sous prétexte d'un voyage aux eaux de Wildbad,
où L. Planât accompagnerait la reine, f. p.
1. Des réclamations personnelles auprès des souverains alliés gênèrent en
ce moment toutes les démarches du roi ; voici en quoi elles consistaient : Le
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 347
Je VOUS avoue néanmoins, très cher et digne ami, qu'en
acceptant de vous un emploi si cher à mon cœur, je tremble
que ma mauvaise santé ne me permette pas de le garder
longtemps. Je suis tourmenté d'horribles migraines qui de-
viennent de jour en jour plus fréquentes; mais enfin ma
vie entière est à lui, et il faut bien souffrir pour être digne
de celui qui souffre tant pour la cause de l'humanité.
J'attends avec une impatience, impossible à décrire, le re-
tour de M. d'Abbatucci qui doit rompre les chaînes qui
m'attachent ici. Les détails minutieux et arides dont je suis
chargé rétrécissent mon âme et m'éloignent du but su-
blime que vous m'avez montré.
traité de Fontainebleau avait assigné à la famille de Napoléon 2 500 000 francs
de rentes, dont 500 000 pour l'ez-roi do Westphalic. Mais les CTénements
de 1815, auxquels Jérôme avait participé, ayant annulé pour lui comme pour
l'Empereur les effets de ce traité, la reine Catherine, comme princesse royale
de Wurtemberg, sollicitait maintenant près des souverains le paiement de la
moitié de cette somme (soit 250 000 francs par an), étant, disaitHsUe, restée
personnellement étrangère à ces événements ; elle réclamait de plus le paie-
ment par le gouvernement français du douaire stipulé par son contrat de
mariage (120 000 francs par an), en appuyant sa demande sur la mort civile
dont était frappé son mari.
Au moment où L. Planât déplorait dans sa lettre à Las- Cases do si tristes
empêchements, celui-ci informait le roi Jérôme que le prince Eugène avait
versé 150 000 francs pour les besoins de Sainte-Hélène, ce qui rendait le con-
cours du reste de la famille inutile pour cette année. Mais sa lettre contenait
aussi do très affligeantes nouvelles sur la santé de l'Empereur et des détails
fâcheux sur le retour du général Gourgaud, arrivé à Londres le 14 mai, et
dont le départ lui avait été annoncé par le général Bertrand dans ces termes
significatifs : « Le général Gourgaud nous a quittés il y a peu de jours ; 11 est
parti mal disposé. Il a été logé près d'un mois à Plantation- H ousc, sans que
nous l'ayons vu : ceci pojur votre règle, » On comprend que, malgré la réserve
nécessairement observée dans une lettre qui devait passer ouverte sons les
yeux du ministère anglais, ces paroles étaient pour Las-Cases un motif do
plus de s'inquiéter et do désirer l'aide d'un ami sûr et dévoué : « Lo sort et
l'état de l'Empereur empirent chaque jour, écrivait-il, le général Gourgaud
est parti mécontent, on s'est séparé assez mal. Il devient de plus en plus
argent que vous. Sire, et tous les membres de la famille, fassiez des repré-
sentations aux souverains dans leur congrès d'Aix-la-Chapelle. L'Empereur
est en péril imminent; il est attaqué du foie; c'est mortel dans cette lati-
tude. Sire, ma santé empire constamment : M. Planât me serait plus néces-
saire que jamais. » F. p.
348 VIE DE PLANAT.
Au même.
Vienne, 23 août 1818.
Mon digne et respectable ami, le roi m'écrit de Schœnau
pour me faire part des nouvelles bonnes ou mauvaises que
vous lui avez transmises. Ainsi nos soins pécuniaires de-
viennent désormais inutiles à TEmpereur. Mais à quelles
mains est confié le soin de veiller à sa conservation et de
pourvoir à tous ses besoins? Voilà ce qui m'inquiète. Com-
ment recevrons-nous désormais de ses nouvelles? Quel do-
cument incontestable pourra nous garantir Tétat de sa
santé et son existence môme? Suis-je par cela dégagé des
promesses que je vous ai faites de travailler conjointement
avec vous à adoucir la rigueur de son sort?
Veuillez, cher et digne ami, me répondre sur tous ces
points ; vous savez l'importance que j'y mets ; ainsi que pour
vous, TEmpereur est tout pour moi; sans lui je ne conçois
pas lexistence, et il me semble que le jour oîi j'appren-
drai sa mort, aucun lien ne pourra plus me retenir sur
cette terre.
N'oubliez pas de me dire comment vous vous trouvez
maintenant; j'espère que les soins de M™* de Las-Cases
contribueront puissamment à vous rétablir. Tout ce qui
vous entoure est digne de vous, et le ciel, en vous faisant
éprouver les chagrins les plus cuisants, vous a aussi réservé
les jouissances les plus délicieuses que puisse donner la
vertu sur cette terre. Ah! laissons dire les égoïstes et les
intrigants, et savourons ces délices qu'ils ne connaîtront
jamais, et que leur âme avide ne saurait comprendre. Re-
connaissance, attachement, désintéressement, dévouement
dans le malheur, ces trésors de jouissances pures leur
sont à jamais fermés *.
1. Le mois d'octobre ramena enfin M. Abbatucci et avec lui Jules Planât,
alors âgé de vingt-deux ans, que son frère avait appelé dans l'espoir de Tcm-
QUATRIÈftE PARTIE. — CORRESPONDANCE. 349
Au même.
Vienne, 29 octobre 1818.
Mon digne ami, vous aviez peut-être deviné la cause de
mon silence. En vérité j*ai honte de moi-même, et je me
sens bien peu digne de vous; je n'ai point la force de
rompre les liens qui me retiennent ici. M. d'Abbatucci, re-
venu de Paris depuis quinze jours, va repartir tout de suite,
sans qu'on puisse prévoir le terme de son absence ! Le roi,
dont la position devient chaque jour plus critique et plus
embarrassante, me conjure de ne point l'abandonner. Par-
tagé ainsi entre mes devoirs envers l'Empereur et la pitié,
la reconnaissance que le roi m'inspire, ma position est
affreuse. De grâce, aidez-moi par vos lettres à sortir de ce
cruel embarras.
Une autre considération, sans doute bien peu digne de
nous occuper, mais qui m'est commandée par des devoirs
de famille, devoirs sacrés que j'ai pu remplir jusqu'à pré-
sent, m'arrête encore. Depuis la mort de mes parents, j'ai
servi de père à mes deux frères alors en bas âge ; l'un d'eux
est encore soutenu par moi, et en me vouant au saint
ministère qui nous occupe, je désirerais voir mon existence
assurée pour deux ans, afin d'être entièrement dégagé des
intérêts de ce monde. Je rougis devons entretenir de choses
semblables, mais je puis avouer une pauvreté qui n'a rien
que d'honorable, et ma sollicitude pour mes jeunes frères
sera appréciée par le plus tendre des pères et le plus indul-
gent des hommes. Je vous fais passer cette lettre par la
main qui m'a remis votre billet du 9 de ce mois.
mener et do l'employer utilement près de lui, soit à Francfort, soit ailleurs :
car, écriTait-il à sa sœur, il me faut de ma chair et de mon sang pour ra-
nimer mon courage et me donner une nouvelle vie I f. p. — Voir dans le
Tolume Correspondance intime la lettre datée de Vienne, 20 octobre 1818.
350 VIE DE PLANAT.
Je viens d'envoyer votre lettre à notre ami commun le
bon Foureau; j'espère qu'il prendra le parti que je m'esti-
merais heureux, mille fois heureux de pouvoir prendre à sa
place. Avec quel transport j'embrasserai ce digne O'Meara,
et que de choses nous aurons à nous dire !
Lettre du comte Las-Cases à L, Planât,
Manhcim, 9 octobre 1818.
Mon cher Planât, je vous fais griffonner à la hâte quelques
lignes. Le cardinal vient d*ôtre autorisé par lord Bathurst à lui
adresser un aumônier et un médecin de son choix. Je vous le
communique aussitôt afm que vous en donniez connaissance au
brave et digne docteur Foureau, pour qu'il en écrive sans délai
au cardinal, si son cœur le porte à un aussi noble et touchant
dévouement. Il y a bien longtemps que je n'ai entendu parler
du roi ni de vous. Aura-t-il été fait de votre côté quelque
démarche à Aix-la-Chapelle ? J'y ai adressé une lettre de Madame
et ai fait de mon côté tout ce que mes facultés m'ont permis. Je
ne puis vous écrire plus longuement, cela vous fera juger com-
bien vous me manquez. Vous avez su le retour du respectable
O'Meara. Il peint l'empereur fort souffrant, très malade ; il vient
de m'écrire, et peut-être ira-t-il vous voir.
Du même au même,
Manhcim, 13 novembre 1818.
N'ayez aucune inquiétude, cher ami, pour des nécessités qui
doivent faire votre gloire plutôt que votre embarras. Mais com-
ment vous mettre à môme de venir me joindre; je ne le conçois
pas plus que vous. Je suis loin de vouloir vous enlever aux
besoins du roi pour vous porter à ceux de l'Empereur. J'ai écrit
dans le temps au roi Jérôme que je croyais la chose nécessaire,
indispensable ; mais c*eût été au roi à se prononcer. Sans doute
nous eussions fait beaucoup plus que je n'ai pu faire, et mon
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 35i
état personnel serait moins grave. Si jamais vous devez venir,
que ce soit sur-le-champ et sans délai, quand cela peut être
encore utile à TEmpereur. Je pense que le brave docteur devrait
se mettre en route sans délai sur Francfort ou Bruxelles, avant
que les nobles soins auxquels il se dévoue si généreusement
n'attirassent Tattention. Adieu, mon cher ami ; je vous aime et
vous embrasse de tout mon cœur.
Au roi Jérôme.
Schœnau, 21 novembre 1818.
Sire,
Je suis arrivé hier soir de Vienne, transi de froid et
mourant de faim. Un valet insolent, qui parait investi du
droit de manquer impunément de respect à vos officiers, a
refusé de me donner à manger*, à moins d'un ordre écrit
de Votre Majesté, en sorte qu'à la honte de son nom je me
suis vu forcé de faire chercher mon dîner dans la détestable
gargote où mangent vos valets de pied. Quelque abnégation
qu'on puisse faire de soi-même, Sire, on ne tient pas à de
pareils procédés. Le zèle s'éteint, le cœur s'ulcère par des
manques d'égards aussi prononcés. S'il était possible qu'il
y ait près de vous des êtres assez vils pour être sous le con-
trôle d'un domestique. Votre Majesté a-t-elle pu croire
qu'un officier français se dégraderait à ce point?
Néanmoins, j'aurais peut-être pu dévorer encore une fois
sans me plaindre un outrage qui, pour bien des gens,
semble ne toucher qu'à mon bien-être personnel; mais il
est un autre point qui me fait un devoir de rompre le
silence. Sire, je l'ai déjà dit à Votre Majesté, je ne puis
rester spectateur indifférent de votre ruine ; c'est une lâcheté
1. Il va sans dire que rincident lui-même n'était qu'une des mille petites
manifestations que sayait inrenter la tourbe des subalternes pour témoigner
son inimitié à cet homme si doux, mais si sérieux, qui ne cessait de recom-
mander à leur prodigue patron l'ordre, la simplicité et l'économie, f. p.
352 VIE DE PLANAT.
qui me révolte. Convaincu maintenant que rien ne peut
arrêter le torrent de folles dépenses dans lequel on ne cesse
d'entraîner Votre Majesté, voyant que les leçons de l'expé-
rience sont perdues pour Elle, et que les avis d'un zèle dé-
sintéressé sont regardés comme les boutades d'un censeur
austère et incommode, je supplie Votre Majesté de ne pas
me condamner à être le témoin d'un mal auquel je ne puis
apporter remède; je la supplie de vouloir bien m'accorder
ma démission pure et simple, et de me permettre de suivre
le vœu le plus ardent de mon cœur, en consacrant à la
défense et au service de FEmpereur le reste de mon exis-
tence.
Il y a quatre mois, je n'aurais pas tenu ce langage à
Votre Majesté; la situation difficile dans laquelle elle se
trouvait me faisait un devoir de tout supporter plutôt que
de l'abandonner. Mais aujourd'hui qu'elle peut se passer
de mes services, je crois pouvoir réclamer ma liberté, per-
suadé qu'il ne résultera de mon absence aucun préjudice
pour ses intérêts.
Sire, cette séparation sera douloureuse pour mon cœur;
l'attachement trop réel que j'ai conçu pour Votre Majesté
et pour le Prince son fils en feront un des moments les
plus pénibles de ma vie. Mais enfin ce moment fatal est
arrivé, et je ne puis rester plus longtemps dans une situa-
tion qui m'avilit à mes propres yeux. Je m'éloigne en
plaignant amèrement votre destinée , qui semble vous
condamner à vivre entouré de valets et de flatteurs , et
cependant votre âme était faite pour entendre les nobles
accents de l'honneur et de la vérité*.
1. Aucune instance n'ayant pu yaincrc la résolution de L. Planât, on rédigea
d'un commun accord une lettre de congé fixant au !•' janvier 1819 la retraite
de L. Planât, et calculée de manière à ménager le plus possible la susceptibi-
lité ombrageuse du roi, toujours prêt i considérer comme une injure pcrson-
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 353
Au comte Las-Cases.
Schœnau, 27 novembre 1818.
Cher et digne ami, il y a déjà huit jours que j*ai obtenu
du roi Tassurance positive qu'il me rendrait ma liberté au
!"• janvier prochain, en sorte que si je puis obtenir Tappui
d'une des grandes puissances, rien ne s'opposera plus à
notre réunion; c'est à quoi je vais travailler maintenant.
Vous ne m'aurez pas fait l'injure de penser que les cal-
culs d'un vil intérêt pussent jamais se mêler aux nobles
soins qui nous occupent; si j'ai désiré voir mon avenir
assuré pour deux ans, c'est afin de pouvoir m'y consacrer
tout entier, et dégagé de toute inquiétude. Dans une entre-
prise où toutes les forces de Tâme suffisent à peine, il ne
faut pas avoir à lutter contre le besoin, il ne faut pas que
le cœur puisse éprouver d'autre sollicitude que celle dont
l'Empereur est l'objet. Nous avons vu avec une nouvelle
indignation les journaux remplis du conte absurde d'une
conspiration pour enlever l'Empereur de Sainte-Hélène.
Dans le premier mouvement de colère, j'ai jeté sur le
papier le projet d'un article à faire insérer dans les jour-
naux libéraux ; je vous l'envoie sous le n<* 1 . Le lendemain,
étant plus calmes, nous jugeâmes que le style en était
peut-être trop impétueux, et nous rédigeâmes de concert
un article que je vous envoie aussi, n® 2. Vous ferez de
tout cela l'usage que vous croirez convenable, et si vous
pensez que mon nom puisse y figurer sans que cette publi-
cation nuise à notre projet de réunion, vous pouvez me
mettre en avant comme auteur de l'article.
nelle le désir de le quitter, quel qu'en pût être le motif. En ce moment
même, tandis que la reine Catherine appuyait officiellement auprès de Madame
le vœu du docteur Foureau d'être envoyé à Sainte-Hélène, le ressentiment
que le roi avait conçu contre ce docteur, k la suite de son départ pour
Schœnau, le portait à le desservir auprès du cardinal, f. p.
23
354 VIE DE PLANAT.
Notre docteur n'est pas encore en mesure de partir, car
il croit devoir attendre du cardinal Fesch les directions
qu'il lui a demandées; mais cela ne doit pas tarder, et le
retard qui en résultera ne peut pas aller à plus de quinze
jours. Je n'ai point reconnu Técriture de votre lettre du
13 novembre : ce n'est ni celle de Madame, ni celle de votre
cher Emmanuel ; mais, quoique cette lettre soit d'une main
étrangère et remplie de fautes, il m'a paru qu'il y avait
des phrases que vous seul pouvez avoir dictées. C'est ce qui
fait que j'y donne pleine créance.
Au même.
Vienne, 7 décembre 1818.
Très cher ami, vous savez que je ne puis vous joindre
qu'autant que j'aurai l'appui d'une des grandes puissances*
et de pareilles choses doivent se traiter directement avec
les ministres ; par lettres, on serait sûr d'échouer. J'attends
donc le retour du prince de Metternich à Vienne, et, s'il
me refuse, je m'adresserai à l'Empereur Alexandre.
Le bon docteur Foureau est au désespoir de ne point
recevoir de lettre de Rome; il craint que les dernières
machinations des ennemis de l'Empereur n'empêchent tout
à fait son voyage. Nous comptons beaucoup sur le retour
du prince de Metternich pour lever nos doutes, et, si nos
démarches réussissent, il est fort possible que nous partions
ensemble.
Au prince de Metternich.
Vienne, 20 décembre 1818.
Monseigneur,
Celui auquel j'ai sacrifié fortune, état et patrie, est et sera
jusqu'à mon dernier soupir l'objet de toute ma sollicitude;
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 355
mais ce sentiment est pur et dégagé de toute idée de poli-
tique et d'ambition.
Assez heureux pour avoir toujours suivi jusqu'à présent
le droit chemin de l'honneur, et confiant dans les bontés
de Votre Altesse Sérénissime, je viens lui déclarer sans dé-
tour que mon unique désir, mon vœu le plus ardent serait
d'unir mes eCForts à ceux du vertueux Las-Cases pour tâcher
d'adoucir le sort d'un illustre captif. Las-Cases est mourant,
et, prêt à descendre dans la tombe, il me croit digne de le
remplacer dans le glorieux ministère auquel il s'est voué.
Fier d'une distinction si honorable, j'ose supplier Votre
Altesse sérénissime de me faire obtenir l'insigne faveur de
demeurer à Francfort, sous la protection spéciale de Sa
Majesté l'Empereur d'Autriche. J'ose lui promettre que je
ne me rendrai jamais indigne de ce généreux appui, et
telle est la pureté de mes intentions, telle est la franchise
qui doit présider aux nobles soins qui m'occupent que je
serais prêt en tout temps à communiquer toutes mes écri-
tures au ministre d'Autriche, résidant à Francfort*.
Je suis avec respect, de V. A. S., etc.
Au comte Las-Cases,
Schœnau, 8 janvier 1819.
Mon digne et cher ami, la consultation d'O'Meara nous a
pénétrés de la plus vive douleur; il n'y a plus moyen de
1. La communication des correspondances pour Sainte-Hélène n'était
obligatoire qu'envers le cabinet anglais (assez jaloux même de sa prérogative;
▼oir Mémoires de Hudson Lowe). Mais ni la yille de Francfort^ ni aucun État
allemand, n'auraient souffert la présence de L. Planât sans l'assentiment
explicite d'une des grandes puissances, et il espérait l'obtenir par cette con-
cession. Néanmoins, depuis dix jours déjà sa lettre était demeurée sans
réponse, ce qui devait lui faire craindre un refus, lorsqu'il eut en outre le
chagrin d'apprendre que le cardinal Fesch refusait, contre toute attente,
l'offre du docteur Foureau et qu'il envoyait à sa place un chirurgien, M.
156 VIE DE PLANAT.
se faire illusion; l'affreuse situation, les horribles tour-
ments de l'Empereur y sont représentés avec une préci-
sion désespérante!
Je vous ai fait connaître par ma dernière lettre la dé-
marche que j'avais faite près du prince de Mettemich. Après
quinze jours d'attente, il m'a fait appeler et, tout en don-
nant les plus grands éloges à ma conduite, tout en profes-
sant pour vous la plus haute estime et admiration, il m'a
déclaré qu'il se voyait, à regret, forcé de me refuser l'ap-
pui de son Gouvernement ailleurs qu'en Autriche. Ce refus
a été adouci par tout ce que la politesse a de formes ai-
mables et gracieuses; mais enfin mon but est manqué, et
si vous ne trouvez pas un expédient pour me tirer de cette
maudite Autriche sans compromettre ma liberté, je déses-
père de pouvoir vous rejoindre.
Vous avez dû recevoir, cher et digne ami, une lettre du
docteur dans laquelle il se plaint amèrement de la manière
singulière dont la famille de l'Empereur apprécie son zèle.
La lettre du brave 0*Meara a redoublé notre chagrin et
notre indignation. Il n'y a pas de doute que l'Empereur
n'ait besoin des soins assidus d'un médecin, à la fois dévoué
et éclairé, et on lui envoie un chirurgien inconnu, lors-
qu'il y va de sa vie! Mon Dieu, quels reproches Madame et
surtout le cardinal n'auront-ils pas à se faire d'avoir em-
pêché notre docteur de se rendre à Sainte-Hélène ! Nul
homme ne convenait mieux à l'Empereur. Au nom du ciel,
tommarchi, simple prosecteur à l'école de médecine de Florence. La lettre
dans laquelle L. Planât annonce à son ami ces fâcheuses nouvelles nous
manque; mais voici la réponse du comte Las-Cases, p. p.
« Manhtinif !•' janvier 1819. — Je reçois votre lettre et celle du docteur
(Foureau). Tout cela me navre et m'achève... Quant au bon et digne docteur,
que puis-jo faire ? J'ai à peine la force de combiner mes idées. Sans doute
que sa lettre ira à Sainte-Hélène ; bien plus, celle qu'il a écrite à son confrère
sur ce sujet va se trouver publique ; elle l'honore trop pour qu'il puisse s'en
inquiéter. Mon fils a été rappelé près de moi pour quelques jours, parce que
ma santé avait empiré. Adieu. Je vous embrasse. Puissc-je vous voir bientôt î...%
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 3$7
si vous y pouvez quelque chose, tâchez de renouer la
chose et d'engager le cardinal à rappeler ce chirurgien en
lui donnant une bonne gratification. Représentez lui, avec
toute la chaleur et toute l'éloquence qui vous est si natu-
relle lorsque vous parlez de l'Empereur, quelles funestes
conséquences peut avoir un mauvais choix. Pourquoi es-
sayer d'un homme nouveau que l'Empereur ne connaît
pas, lorsqu'on en a un sous la main, connu de l'Empereur,
ayant toute sa confiance, et aussi recommandable par son
dévouement que par ses talents et ses lumières. Quel fatal
et inconcevable aveuglements
1 . On sait qu'Ântommarchi n'inspira jamais ainsi aucune confiance à l'Em-
pereur, qui le considérait, dit-il, comme un homme « auquel il donnerait bien
son cheval à disséquer, mais non son pied à guérir». {Mémoiresd'Aniommarchi.)
Quant aux démarches réitérées, tentées par Las-Cases en faveur du docteur
Foureau, non seulement elles n'aboutirent pas, mais il reçut peu de temps
après du cardinal une lettre plus singulière encore que tout le reste, et qui,
si L. Planât l'avait connue, lui aurait épargné bien des douloureux mé-
comptes. Las-Cases, presque aveugle, réduit à dicter, ne pouvait alors con-
fier au papier une semblable confidence; mais nous hésitons d'autant moins
à reproduire ici l'étrange épitre du cardinal Fesch qu'elle est plutôt de na-
ture à atténuer qu'à aggraver de trop justes reproches. L'aberration d'es-
prit qu'elle révèle peut expliquer en effet son apathie et son indifiércnce pour
les besoins les plus sérieux du captif de Sainte-Hélène, et le fait, qu'il con-
fiait au comte Las-Cases, peut faire croire à sa sincérité. Voici la lettre qu'il
lui adressa au moment du départ d'Antommarchi, avec une autre (plus folle
encore) écrite un peu plus tard. Lune et l'autre nous ont été communiquées
par M. Barthélémy de Las- Cases, f. p.
« Borne, 27 février 1819. — La petite caravane pour Sainte-Hélène est par-
tie de Rome au moment où nous-mêmes croyons qu'ils n'arriveront pas à
Sainte-Hélène; parce qu'il y a quelqu'un qui nous assure que trois ou quatre
jours avant le 19 janvier, l'Empereur a reçu la permission de sortir de Sainte-
Hélène, et qu'en effet les Anglais le portent ailleurs. Que vous dirai-je? Tout
est miraculeux dans sa vie, et je suis très porté à croire encore ce miracle.
D'ailleurs, son existence est un prodige, et Dieu peut continuer à faire de lui
ce qui lui plaît. Qu'on dise ce que l'on voudra : qu'on se moque des révéla-
tions ; celle-ci en est une, et bien des raisons et des circonstances me portent
à y croire. Cum ipso sum in tribulatione, etc. »
« Rome, 31 juillet 1819. — D'après toutes nos lettres, vous avez dû com-
prendre l'assurance que nous avons de la délivrance et des époques de la
manifestation. Quoique les gazettes et les Anglais veulent toujours insinuer
qu'il est toujours à Sainte-Hélène, nous avons lieu de croire qu'il n'y est
plus, et, bien que nous ne sachions ni le lieu où il se trouve, ni le temps où il
3o8 VIE DE PLANAT.
Au même.
Schœnau, 3 février 1819.
Cher et digne ami, vous aurez vu, par ma dernière, que
ma démarche auprès du Gouvernement autrichien n'a pas
réussi. Depuis, j*en ai fait une autre près du ministre de
Russie, qui n*a pas eu plus de succès, et qui m'a suscité
ici bien des désagréments, qui du reste ne me paraissent
rien, quand je pense à celui qui souffre tant, à celui qu'on
abreuve d'amertume à chaque instant du jour!
Je ne sais vraiment plus quel moyen employer pour vous
rejoindre, et je suis quelquefois tenté de rentrer en France
pour, de là, me rendre à Francfort. Mais il y a encore des
difficultés presque insurmontables dans l'exécution de ce
projet, sans compter la perte énorme de temps. J'espère
toujours que vous m'indiquerez vous-même les moyens de
sortir de cet embarras.
Le zèle de notre bon docteur est toujours paralysé, et
une nouvelle lettre de Rome est encore venue confirmer
l'étrange lettre du Cardinal. Nous n'y concevons rien, et
nous craignons môme de voir clair dans tout cela pour
l'honneur de certaines gens*.
se rendra visible, nous arons des prcuyes suffisantes pour persister dans nos
croyances et pour espérer même que dans peu de temps nous l'apprendrons
d'une manière humainement certaine. H n'y a pas de doute que le geôlier de
Sainte-Hélène oblige le comte Bertrand à vous écrire comme si Napoléon
était encore dans ses fers ; mais nous ayons des certitudes supérieures ! —
CARDINAL FE8CH. »
1. Le yague soupçon d'une perfidie envahit dès ce moment l'esprit de
L. Planât et augmenta son dégoût pour le séjour de Schœnau. Malheureu-
sement le refus du duc de Metternich, et par suite l'impossibilité d'aller re-
joindre Las-Cases, lui avait enlevé son meilleur argument, et il n'osa insister
sur l'accomplissement, à l'époque fixée, de la promesse qui lui était faite, car
les embarras du roi allaient en augmentant, et le retour de M. Abbatucci.
toujours attendu, était retardé de jour en jour. Des semaines, des mois s'écou-
lèrent ainsi dans la plus pénible situation, f. p
QUATRIÈME PARTIEL — CORRESPONDANCE. 339
A Madame Ch
***i
Schœnau, 4 octobre 1819.
Je partirai pour Trieste dans peu de jours d'ici : je quitte
enfin ce beau et triste séjour de Schœnau, oii j'ai passé
peut-être les jours les plus malheureux de mon existence.
Là s'est vérifiée cette espèce de prédiction du général Lai-
lemand, pendant notre captivité : « Nous regretterons peut-
être un jour le fort Manuel ! » J'ai trouvé ici tout ce qui
peut blesser, froisser, déchirer une âme fière et un cœur
aimant. Âh ! tout cela fait bien mal quand on ne sait pas
se mettre à l'unisson, s'armer d'indifférence, quand on est
organisé de manière à prendre tout à cœur, à mettre de
Tâme en toute chose. C'est un métier de dupe; mais quand
on l'a fait jusqu'à trente-cinq ans on n'en saurait faire
d'autre.
Adieu, belle et bonne. Ti baccio et ^abbraccio di
cuore.
Nous arrivons enfin à une phase moins malheureuse de la vie
de L. Planât. II avait rencontré aux eaux de Carisbad Tex-roi
Louis de Hollande et la princesse Élisa, ex-grande duchesse de
Toscane, sœur atnée de Napoléon. Cette princesse, peut-être la
seule de sa famille qui possédât quelques-unes des qualités de
son frère, ne put voir sans émotion cet homme si jeune encore,
mais si malade et dépouillé de tout avenir par suite de son dé-
vouement à TEmpereur. Elle déclara qu'elle considérait comme
le devoir strict de toute sa famille de pourvoir â l'existence in*
dépendante de celui qui avait tout sacrifié à l'Empereur, et dit
1. Voir le Tolume Correspondance intime. Schœnau, 4 octobre 1819.
360 VIE DE PLANAT.
qu'elle se réservait d'en prendre Tinitialive auprès des siens.
Elle exigea, en outre, la promesse de L. Planât, puisqu'il était
résolu à quitter Schœnau, de prendre la direction d'une partie
de ses biens dès que sa santé le lui permettrait, et, en attendant,
de venir à Campo-Marzo (villa de la princesse aux portes de
Trieste), pour s'y occuper exclusivement de son rétablissement.
L. Planât accepta, à la condition d'aller passer les mois les plus
rudes de l'hiver en Italie. Retourné à Schœnau pour prendre congé
du roi Jérôme, il y fut retenu malgré lui pendant deux mois en-
core, et même alors ne put s'éloigner qu'au prix d'une lutte péni-
ble. Soit amour-propre ou tout autre motif, le roi et la reine Ca-
therine elle-même ne voulurent plus absolument consentir à son
départ, et L. Planât, pour recouvrer sa liberté, fut obligé de rappe-
ler que des considérations personnelles n'étaient pas le seul motif
de son éloignement; que la cause principale, qui avait dicté sa
résolution, était la profonde diiîérence qui existait entre sa pro-
pre manière de penser et de sentir et celle du roi Jérôme et
de sa femme, au sujet de la véritable dignité et de la conduite
à tenir par un frère de l'Empereur.
Cette déclaration mit fin à de plus longues obsessions.
Après avoir passé le mois de novembre fort agréablement à
Campo-Marzo, L. Planât se rendit à Florence, accompagné de
son frère. Le roi Louis, à son passage à Vienne, avait engagé
Jules Planât à quitter la maison de banque où il était placé à
Vienne, pour le suivre à Rome en qualité de secrétaire. L'ex-
trême bienveillance que lui avait témoignée le roi fit sur l'âme
ouverte et affectueuse de ce jeune homme de vingt-trois ans
une telle impression que L. Planât dut céder à ses instances,
malgré de vifs regrets et les trop justes craintes que lui inspi-
rait sa propre expérience. Une fois séparés, les deux frères
s'écrivirent presque journellement; mais aucune des lettres de
Louis à Jules Planât, écrites après 1814, n'a été conservée; nous
n'avons que les réponses de ce dernier. Heureusement, L. Pla-
nât s'était lié, pendant son séjour à Campo-Marzo, d'une étroite
amitié avec M. E. Lebon, homme de son âge, sympathique, fort
instruit, qui, ayant fait partie de la dernière administration en
Toscane, avait voulu suivre la princesse Élisa à Trieste. C'est à
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 361
lui que sont adressées la plu3 grande partie des lettres de cette
époque, qui nous ont été rendues par les héritiers de M. Lebon,
et que nous allons reproduire.
F. P*
A Eugène Lebon.
Florence, i2 décembre 1819.
Mon cher Eugène^ je passe ma vie chez le docteur le
plus bourgeoisement du monde et le moins gaiement. La
mamma brontola, il bimbo mucola^ la baglia fà il chiasso
colla donnay il bobo si lamenta ed io m'infaslidisco quanto
mai. Voilà une peinture florentine très fidèle de toutes mes
journées; mais je dois ce petit sacrifice à Tamitié, à la
reconnaissance. Dans un temps où j'étais persécuté et oii
chacun me fuyait comme un pestiféré, lui seul m*a tendu
les bras. Sa maison et sa bourse m'ont été ouvertes, ses
soins m'ont été prodigués, tandis qu'à Rome on prenait à
peine notice de mon existence. C'est ce que je ne saurais
oublier quand je vivrais cent ans. C'est ce que je ne pourrai
malheureusement jamais reconnaître. C'est aussi ce que ne
comprennent pas les illustres ingrats^ que vous connaissez.
Il est bien plus commode pour eux de fonder une telle
liaison sur de méchants motifs que sur des sentiments dont
ils n'ont pas d'idée et qu'ils ne connaîtront jamais. D'un
autre côté, je ne sors guère, car on ne peut faire un pas
sans marcher sur des Anglais. Les Caséines et le Lung-
Amo en sont empestés, ce qui me fait prendre ces prome-
nades en aversion. Je ne ressemble pas mal à ce voyageur
français qui, ayant rencontré dans les ruines de Thèbes une
Anglaise avec un chapeau plat, un spencer rose et un pa-
rasol, fut tellement désappointé par cette apparition qu'il
1. Expression de M. Planât père, en parlant des princes, f. p.
362 VIE DE PLANAT.
rebroussa chemin sur-le-champ et s'en fut tout d'une traite
jusqu'à Marseille au lieu d'aller en Nubie, comme il en
avait l'intention. Florence est toujours la même que nous
l'avons connue il y a trois ans; je n'ai rien trouvé de nou-
veau, mais j'ai remarqué en toute chose un air de vieillis-
sement qui m'a déplu, à cause des retours que cela fait faire
sur soi-même. J'ai vu Bartolini qui gagne toujours sa vie
à faire des faces britanniques; ce métier a tout à fait
anéanti son talent. Il fait des bustes à la douzaine; il
compte bientôt aller à Londres pour une spéculation de ce
genre; il n'a plus du tout cette figure d'inspiré que vous
lui avez connue; il a pris un gros ventre, il est devenu in-
téressé et il s'habille à l'anglaise. Vous voyez bien qu'il
n'est pas possible de conserver du génie avec tout cela.
Mon Jules est arrivé bien portant à Rome, on l'a reçu à
merveille dans la famille. Tout nouveau, tout beau, comme
disent les bonnes gens! Le roi Louis m'écrit une lettre
charmante dans laquelle il me reproche d'avoir exagéré les
petits défauts de mon frère, tandis que je lui laissais igno-
rer ses excellentes qualités. Je suis bien aise que cela
commence ainsi; mais attendons la fin!
Je suis depuis huit jours entre les mains d'un fort habile
chirurgien qui me promet une guérison radicale et com-
plète en six semaines. Je ne puis m'empêcher de recon-
naître qu'il y avait du pressentiment dans le désir que
j'éprouvais de revoir Florence. J'étais poussé par mon bon
génie, car je n'avais plus de raisons bien valables à donner
pour mon éloigncment. Je crois rêver quand je pense
qu'avant deux mois je serai guéri d'un mal dont j'ai souf-
fert plus ou moins pendant près de dix ans; quant à la mi-
graine, point de nouvelles; je ne prends aucune drogue. Je
ne fais que boire, manger, dormir et me reposer. J'ai le
teint clair et les yeux brillants. Du reste, je suis avec une
constance tout héroïque mes plans de sagesse. Je vois
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 363
toutes ces jolies paysannes qui viennent aux jours de fête
visiter les églises de Florence, comme je verrais les
lableaux gracieux de Jean Bellin ou de Garofalo ; il y a des
ligures qui pourraient se soutenir à côté des Madones et des
Anges de Raphaël.
Bonsoir, cher Eugène. M 'aimez- vous toujours? Je suis
mécontent de vos mille amitiés sincères. Je trouve cela
banal, et ces mille amitiés ont Tair d'un hors-d'œuvre.
N'avez-vous rien de mieux à me dire ? Vraiment ce serait
bien mal payer Tamitié (et non les amitiés) que j'ai pour
vous. Ce sentiment prend tous les jours de nouvelles forces,
car je suis constant, j'ai besoin d'un ami et je crois l'avoir
trouvé. Il serait cruel de me laisser cette illusion si je dois
la perdre plus tard. En attendant, je m'identifie avec vous,
je pense vos pensées, je ressens vos plaisirs, je souffre vos
douleurs, et, si M™® de Sévigné n'était pas venue avant moi,
je dirais que j'ai mal à votre foie. Je suis sûr que mon
amitié aurait trouvé ce mot-là. Ne souriez pas de pitié.
Aimez-moi un peu, dites-le-moi souvent.
Au même.
Florence, 16 décembre 1819.
Mon cher Eugène, vous semblez prendre à tâche de me
faire avoir tort; au moment où je me plaignais de la froi-
deur de vos lettres en voici une qui m'arrive toute char-
mante, tout aimable, toute pleine de tendresse, toute
propre à m'attendrir et à me donner des regrets mortels
de ce que je vous avais écrit. La dernière page (qui n'est
pas de vous) n'est pas celle qui m'a le moins touché et je
maudis de bon cœur en pareil cas la politique, la bien-
séance, la grandeur, la prudence, la police et tout ce qui
arrête et comprime les effusions de l'âme ; mais quand on
364 VIE DE PLANAT.
ne peut parler dignement et à son aise de ceux qui sont
l'objet de notre vénération et de notre amour, il vaut mieux
se taire. Je suis bien chagrin de vous savoir encore une
fois retenu dans votre lit par ces vilains maux de jambe;
si vous pouviez trouver quelque consolation à me savoir
en même posture, je vous dirais que je suis ancKio gisant
depuis trois jours. J'ai grande honte de vous avouer que je
ne me suis pas occupé du dessin de la bibliothèque, mais
on m'a défendu tout travail appliquant.
Je partage bien vivement la joie qu'on a ressentie chez
vous de ce décret relatif aux fouilles. J'y suis surtout sen-
sible, parce que j'y trouve une gloire d'un nouveau genre,
qui est de faire de grandes et belles choses au sein de l'exil
et de l'oppression.
-P. S. — Je viens de recevoir une lettre du roi Jérôme.
11 me donne à entendre que, si je retourne à Triesle, il me
regardera comme son plus cruel ennemi ! Je vous enverrai
ces jours-ci ce sermon aigre-doux * !
Au roi Louis de Hollande.
Florence, 18 décembre 1819.
J'ai bien tardé à répondre à la lettre que Votre Majesté
a daigné m'écrire au commencement de ce mois. J'espère
que mon frère lui aura fait connaître les motifs de ce
retard.
Mon frère me marque qu'il ne sait comment reconnaître
les bontés et la confiance que Votre Majesté lui témoigne.
1. Le roi Jérôme venait, lui aussi, d'oblonir du gouyernement autrichien
l'autorisation de passer désormais les hivers à Trieste, et il trouTÛt blessant
pour son orgueil que L. Planât résidât dans la même Tille que lui, et surtout
chez un membre de sa famille, après l'avoir quitté. L. Planât repoussa, avec
autant d'indignation que de fermeté, les prétentions et les menaces du roi
Jérôme. F. p.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 365
Je l'engage à redoubler de zèle et d'activité, et surtout à ne
jamais craindre de demander ce qu'il ignore ou ce qu'il ne
comprend pas. Néanmoins, je dois avouer à Votre Majesté
que je crains que le fardeau n'excède ses forces : l'admi-
nistration d'une fortune, le détail d'une maison et la sur-
veillance d'un jeune prince qui entre dans l'âge des pas-
sions, ne sont pas une petite affaire pour un jeune homme
de vingt-trois ans, qui n'a l'expérience d'aucune de ces
choses. Votre Majesté retirerait peut-être une utilité plus
réelle de ses services en ne lui confiant ces trois parties
que l'une après l'autre et à mesure qu'il se mettrait bien
au fait de chacune ^ Je crains tellement que mon frère,
malgré sa bonne volonté, ne justifie pas toute la bonne
opinion que Votre Majesté a conçue de lui, qu'EUe doit
excuser mes redites continuelles sur ce sujet.
J'ai reçu ces jours-ci une lettre du roi Jérôme, qui m'a
causé un des plus violents chagrins que j'aie éprouvés de
1. Voici quelques extraits des lettres écrites par Jules Planât à son arrivée
k Rome, auxquelles L. Planât faisait allusion :
« Romef 8 décembre 1819. — J'ai été reçu avec la même bonté qu'on m'avait
déjà témoignée. Viens donc & Rome; le roi me charge de t'y engager encore;
tu seras reçu et choyé comme tu le mérites ; tout le monde t'adore ici. Le roi
est plein de douceur et de sincérité. J'ai hasardé quelque chose touchant le
bon docteur; tout s'explique : l'ancien patron l'avait déchiré 1 »
M 10 décembre, — J'ai reçu ta lettre du 6, et j'y vois avec peine l'empreinte
de la tristesse. Notre séparation me jette bien plus que toi dans l'isolement
et m'environne de dangers; je n'ai plus ce Mentor qui réglait ma conduite,
qui me faisait connaître mes devoirs et dont la présence seule, me rappelant
ses souffrances, m'aurait fait tout supporter et tout entreprendre. Mes soins !
et qui était plus intéressé que moi à te les prodiguer ? qui aurait pu y trouver
le même plaisir? qui te les devait à plus juste titre? Je les aurais disputés à
tout l'univers !
« Le roi a toujours pour moi beaucoup d'égards et de confiance. Plus on le
connaît, plus on l'aime. Il vient de me confier l'administration de sa fortune,
Tordre de sa maison et la surveillance du prince. C'est un fardeau que je ne
puis supporter qu'à l'aide de tes conseils, mon bon Planât ; le roi me croit
plus de mérite que je n'en ai réellement, sa confiance m'honore, mais elle
m'efifraye. Adieu, cher ami, écris-moi souvent, et beaucoup de morale et de
conseils ; tu sais que je leur dois la conservation du cœur que j'ai reçu en
naissant, sans lequel il ne me resterait rien. »
366 VIE DE PLANAT.
ma vie. J'avais fait tous les sacrifices imaginables pour le
quitter d'une manière décente. J'ai compromis ma santé et
peut-être mon existence pour qu'il fût bien persuadé que
ma retraite était indispensable, et je croyais avoir atteint
mon but. Vain espoir ! Le roi Jérôme, après m'avoir rendu
deux fois ma liberté pleine et entière, prétend régler l'em-
ploi que j'en dois faire. Son orgueil s'irrite de ce qu'en
me séparant de lui j'aie pu trouver asile chez un membre
de sa famille; il jure qu'il ne le souffrira pas, et il me
menace de toute son inimitié si je reviens à Tricste. Rien
de plus cruellement injuste que ces reproches et ces pré-
tentions. J'en suis profondément affecté, et un coup aussi
inattendu a porté une rude atteinte à ma santé déjà si
frêle. Certes, je suis loin de chercher à faire valoir ce que
j'ai fait et ce que je suis prêt à faire pour l'Empereur;
mais je ne puis m'empêcher d'être très sensible aux pro-
cédés du roi Jérôme; l'intérêt que Votre Majesté m'a
témoigné me donne la hardiesse de lui confier ma douleur.
Il est possible que cette circonstance retarde mon retour à
Trieste, car je ne voudrais pas même servir de prétexte à
des mésintelligences, qui, du reste, sont inévitables par la
différence totale de manières d'être et de penser du roi
Jérôme et de la princesse Élisa.
Votre Majesté apprendra avec peine que les renseigne-
ments pris sur Ântommarchi ne justifient nullement la
bonne opinion qu'on avait conçue de lui. C'est un homme
qui n'a aucune connaissance, et qui était tout simplement
préparateur des dissections à l'amphithéâtre de Florence.
Deux illustres professeurs de la faculté de Toscane ont sur
la conscience de lui avoir donné de beaux certificats qui
ont déterminé le choix du cardinal et de Madame, à l'ex-
clusion de M. Foureau. C'est ainsi que des faux témoi-
gnages d'un côté, de petites haines particulières de l'autre,
ont privé l'Empereur d'un homme de son choix, dont les
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 367
soins lui eussent été agréables. Que de reproches n'a-t-on
pas à se faire !
A Eugène Lebon.
Florence, 18 décembre 1819.
Mon cher Eugène, voici cette fameuse lettre ainsi qu'une
copie de ma réponse ^ Il faut bien que je vous avoue
toutes mes faiblesses. Malgré mes résolutions et malgré
mon mépris pour toutes ces menées, je conserve une rage
et une indignation sourdes qui me font beaucoup de mal,
parce qu'elles sont contenues. Je ne vois cependant rien
de mieux à faire en ceci que de prendre son parti, voir
venir, rester calme, et faire comme on fera. Mais il faut
être organisé pour cela! Mon Dieu, que j'envie les gens
qui n'ont point de nerfs ni de creux d'estomac. Quels im-
menses avantages ils ont sur les êtres sensibles qui, à vrai
dire, sont des êtres bien faibles.
Je suis enchanté que la famille d'Otrante aille à Triestc.
Cela semble fait exprès; une jeune duchesse, un vieux
personnage politique viendront fort à notre soulagement.
On sera plus souvent chez eux qu'à Campo-Marzo, et la
petite colonie ne s'en plaindra pas.
Je trouve sage et digne d'éloges la résolution de rester
dans votre simplicité, nonobstant les roi Jérôme et les duc
d'Otrante; j'ajouterai même que c'est le cas de redoubler
de simplicité. Je n'ai jamais compris le luxe des équipages
ni celui de la table; ces jouissances-là me paraissent mi-
sérables, et faites pour les esprits rétrécis. Je comprends
fort bien, au contraire, le luxe d'un salon bien arrangé,
1 . Ces deux pièces ne se sont retrouyées ni dans les papiers de M. Planât
ni dans les lettres renvoyées à sa veuve par les héritiers de M. Eugène
Lebon. f. p.
368 VIE DE PLANAT.
bien chauffé et bien éclairé, où Ton reçoit sans gêne et
sans étiquette bonne et nombreuse compagnie.
Le retard qu'éprouvent mes lettres m'afflige sans
m'étonner. Le docteur n'a reçu celles que je lui écrivais
de Trieste qu'à trois semaines et même vingt-quatre jours
de leur date ; ce sont des désagréments de position sur les*
quels il faut bien prendre son parti. Je voudrais seulement
avoir quelque chose de plus intéressant à vous mander
que ce qui fait ordinairement le sujet de mes lettres, mais
je suis dans mon lit toute la sainte journée. Je n*ai d'autre
société que le bon docteur et un vieux valet bourru qui
grogne du matin au soir. J'ai vis-à-vis le carillon de San-
Felice, et sous mes fenêtres les cris monotones d'un bruc-
ciatojo enroué. Voilà toute ma sphère, voilà tout ce que
j'ai pour égayer mon esprit et exciter mon imagination.
Je vous prie instamment de continuer vos gazettes, ce
sont les seules que je lise; je renonce à la politique
moderne, j'en fais de la vieille avec le cardinal de Retz,
dont les mémoires m'amusent au delà de ce que je puis
dire; il me semble les lire pour la première fois; je trouve
les frondeurs et les mazarins beaucoup plus gais et plus
divertissants que les ultras et les libéraux, et puis il y a
dans les ouvrages de ces temps-là un naturel, un piquant,
une négligence de bonne compagnie qui me charment tou-
jours.
Au même.
Florence, 19 décembre 1819.
J'ai reçu votre lettre du 23; je ne puis vous dire tout le
bien qu'elle m'a fait, ni tout ce qui s'était passé dans ma
tête depuis le jour fatal *. Quel chemin peut faire une pauvre
1. Celui de l'arrivée du roi Jérôme à Trieste: parmi ses menaces avait figuré
celle de se brouiller avec sa sœur et son beau-frére,^ le prince Félix Bac-
ciochi. F. p.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 369
imagination lorsqu'on est dans son lit, triste, agité, atten-
dant des nouvelles qui n'arrivent pas! Je vous avouerai
que mes nerfs étaient exaltés au plus haut degré jusqu'à
l'arrivée de votre lettre, et, malgré ce que vous me dites de
tranquillisant, je ne suis pas encore entièrement rassuré.
Ce calme dont vous me parlez et qui me surprend si fort
ne serait-il que le présage de quelque orage bien noir?
Enfin je vois qu'à tout événement on y est préparé, et
qu'on ne sera pas pris au dépourvu; je vous assure, au
demeurant, que, pour ce qui me concerne, j'ai bien pris
mon parti de ce voisinage; il me suffira de savoir que cela
ne trouble en rien le bonheur et la tranquillité de Campo-
Marzo. Je pense aussi que le roi Jérôme aura assez d'es-
prit pour sentir combien il y aurait de ridicule et d'enfan-
tillage de sa part à persister dans les intentions qu'il avait
manifestées; il sait bien, d'ailleurs, que j^aurai toujours
devant lui l'attitude du respect et du dévouement, car je
ne puis oublier de qui il est frère.
Que me parlez-vous de mûrir ma tête ? Elle n'est que
trop mûre, car je me suis découvert des cheveux blancs !
Mais si vous l'entendez autrement, je vous renvoie aux
phrénologistes. Vous y verrez que pour avoir ce qu'on est
convenu d'appeler une bonne tête, il faut avoir un cœur
sec et froid; que c'est le cœur qui envoie à la tête toutes
les impressions, et que lorsqu'il est troublé, inquiet, mal à
l'aise, la tête la mieux organisée ne vaut pas grand'chose.
Bonsoir, très aimable régent. Je crois que la contagion
vous gagne, et que vous voulez aussi, comme on dit, ap-
prendre à votre père à faire des enfants.
24
370 VIE DE PLANAT.
A Constant If**.
Florence, 31 décembre 1819.
Mon cher Constant, voici une époque de paix et de récon-
ciliation, où Ton dit que tous les torts sont oubliés et par-
donnés, il n'y a que les ultras et les fanatiques qui n'ou-
blient et ne pardonnent rien, et comme j'espère que tu n'es
ni l'un ni l'autre, je choisis ce jour pour réparer d*énormes
négligences qui datent déjà de fort loin. Depuis ma der-
nière lettre il s'est vraiment passé bien des choses dans le
roman de ma vie. Les eaux de Carlsbad ne m'ont fait ni
bien ni mal ; mais le voyage a eu de grands avantages pour
moi, en ce qu'il m'a fourni l'occasion de briser enfin des
liens devenus insupportables.
On ne peut se faire une idée de tout ce que j'ai souffert
moralement et physiquement pendant les trente mois que
j'ai passés auprès du prince Jérôme. Veut-on savoir mes
crimes? C'est d'avoir toujours parlé avec eux le langage de
l'honneur et de la vérité, d'avoir constamment cherché à
les éclairer sur leurs véritables intérêts, d'avoir combattu
avec courage, à mes risques et périls, les idées folles et
dangereuses de leurs flatteurs; enfin, de les avoir servis
avec toutes les forces de mon corps et de mon âme... J'ai
été noirci, calomnié, couvert d'opprobres, sans qu'on ait
pu me faire quitter un seul instant ma ligne droite. Je ne
me suis plaint à personne ; engagé par l'honneur dans cette
cause, l'honneur m'ordonne de taire tout ce qui peut la
discréditer; mais ces chagrins, qui ne pouvaient s'épan-
cher, réagissaient fortement sur moi, et une lutte aussi
disproportionnée a totalement épuisé ce qui me restait de
forces. Ce n'est pas tout, et en ceci il faut admirer la fai-
blesse et l'inconséquence inhérentes à l'espèce humaine!
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 371
Le prince, quoique ma présence lui fût très incommode,
ne pouvait se résoudre à me laisser partir, car au fond de
Tàme il ne pouvait s'empêcher de me rendre justice; au-
tre genre de combat. Depuis le mois de novembre 1818, je
lui ai demandé quatre fois ma démission... Ainsi, ces deux
années et demie, qui devaient être pour moi un temps de
calme et de repos, et qui auraient pu me rendre la santé,
n'ont abouti qu'à augmenter mes maux et à me faire des
ennemis à qui tout est bon quand il s'agit de perdre l'objet
de leur haine. Je crois toutefois avoir gagné, dans l'opinion
du reste de la famille, tout ce qu'ils y ont perdu par ces
menées*.
Il serait maintenant trop long de te détailler ma position
actuelle, et de te raconter comment Jules s'est décidé (à
mon grand regret) à quitter brusquement Vienne et sa car-
rière pour entrer comme secrétaire chez un prince qui
habite Rome. Il te suffira de savoir que notre situation
présente est très supportable, et qu'elle nous a permis d'ap-
peler Joséphine en Italie pour lui procurer une existence
plus heureuse, plus aisée et plus analogue à ses goûts. Je
n'ai point voulu vous parler de ce projet avant de la savoir
en route, car nous désirons dans cet arrangement éviter
avec soin tout ce qui pourrait la blesser ou diminuer la
juste considération qu'on doit avoir pour elle dans le
monde.
Ma santé s'est très améliorée depuis un mois. Cette cir-
constance, jointe à la situation plus heureuse dans laquelle
je me trouve, m'a vraiment réconcilié avec l'existence; je
commence à croire que j'ai lassé ma mauvaise fortune, et
que mon bon génie va reprendre le dessus ; je ne veux pas
i. Voici ce que Jules Planât écrivait à son frère de Rome : « Tu aurais bien
tort do t'inquiéter des perfidies et des noirceurs... Madamb me parle souvent
de toi avec émotion; eUc me charge de te dire que toutes les fois qu'elle
pourra te donner une marque de sa reconnaissance, elle en saisira l'occa-
sion, n F. P.
372 VIE DE PLANAT.
me vanter trop haut de ces heureux changements; car j'ai
appris à me défier de la fortune, et je suis un peu comme
ces gens qui, lorsqu'ils ont la certitude qu'il va leur arriver
quelque bien, ont l'air d'appréhender un mal. Mais enfin,
en jetant les yeux autour de nous, auprès et au loin, je
trouve que nous ne sommes pas encore les plus mal par-
tagés. Il n'y a donc qu'à ne pas regretter le passé, se con-
tenter du présent, et envisager l'avenir sans inquiétude ; je
crois qu'il ne t'est pas difficile de mettre cette philosophie
en pratique. Quant à moi, j'y fais tous mes efforts, et je
m'en trouve bien payé par le calme de mon esprit et l'amé-
lioration de ma santé.
A Eugène Lebon.
Florence, !•' janvier 1820,
...Le roi Louis s'est mis dans la tête de me rapatrier avec
le roi Jérôme; il me mande qu'il lui a écrit en ma faveur.
Je suis au désespoir de cette démarche indiscrète. En
vérité, il y a des gens dont le zèle est bien incommode, et
il faut encore que je le remercie pour une chose qui me
déplaît et me contrarie au dernier point !
Au même.
Florence, 1" février 1820.
... Le bon roi Louis, comme je l'avais prévu, a eu le sort
de ceux qui veulent réconcilier les gens malgré eux; il a
f&ché tout le monde. Je m'étais plaint tout doucement à
lui de cette démarche ; il vient de m'écrire pour s'excuser
sur ses bonnes intentions et sur le désir qu'il a de me voir
heureux. Gela m'a attendri et touché au point que je vais
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 3l2
lui écrire pour m'excuser de m'ètre plaint. Je ne sais où
cela s'arrêtera; il y a entre nous un échange de tendresses
incroyables. Il me donne des commissions, je les oublie ou
je les fais mal; cela n'empêche qu'il ne m'en remercie et ne
m'assure toutes les semaines de son estime et de son
amitié.
A Madame Ch*^*.
Trieste, 12 avril 1820.
Je connais et j'apprécie comme toi les tribulations que
font éprouver les politesses persécutantes. Aussi je trouve
à merveille que tu ailles passer l'été à la campagne dans
le voisinage de notre Jules. Florence est l'endroit du monde
où l'on peut se donner ces jouissances-là au meilleur marché.
Nous sommes déjà accablés par la chaleur dans ce pays-ci ;
je crois que l'été y est plus chaud qu'en Toscane; Trieste
est au pied des montagnes et comme en espalier devant
d'immenses rochers qui l'abritent du nord : la verdure y
est grise et rare, enfin cela n'est pas beau; mais nous al-
lons passer la belle saison à Villa-Vicentina, dans le voisi-
nage d'Aquilée, où la campagne est délicieuse. Ma santé,
grâce à Dieu, se soutient et même s'améliore. Je suis presque
toujours à l'air, je dirige des travaux; cela m'amuse et me
fortifie. Adieu, chère amie, je te quitte pour aller trouver
mes ouvriers, car on ne peut les quitter sans s'exposer à
des négligences \
i. Nous reproduisons, à propos de ces travaux, quelques lignes de la prin-
cesse Élisa, qui, sans grande importance, peignent toutefois son caractère et
Texistence qu'on menait chez elle. F. p.
H Villa- Vicentina, 12 mai 1820. — Mon cher Planât,... ce n'est qu'en exé-
cutant les travaux qu'on s'aperçoit des inconvénients ; ainsi, remédiez-y tout
à votre aise, sans vous inquiéter du qu'en-dira-t-on, qu'il faut mépriser. Ne
TOUS tourmentez pas si vos travaux vont lentement; je sais très bien attendre,
quoique vous ayez l'air d'en douter ; soyez bien persuadé que je n'attribuerai
jamais aucun retard à votre négligence L'essentiel est de ne pas se faire
374 VIE DE PLANAT.
A Madame CA**».
Villa-Vicentina, 20 mai 1820.
Chère Josèphe, j ai laissé pour trois jours mes occupations
de Trieste, et suis venu rafraîchir ma tête et mes idées
dans cette délicieuse campagne ; nous célébrerons à la fois
la Pentecôte et une fête de famille où régneront la gaieté,
la simplicité et Tabondance. Notre bonne princesse, qui se
plaît beaucoup au milieu de ses paysans, a choisi cette
époque pour doter un couple pauvre, mais honnête. Les
dames de sa maison ont fait le trousseau de la mariée. On a,
de plus, acheté écuelles, lit et bahut, et le tout se termine
par une galimafrée et par des danses frioulanes les plus co-
miques du monde. Je voudrais bien que tu fusses des nôtres.
Il me paraît que Chariot est né poète, et de plus impro-
visateur. Pour moi, qui ne m'attache plus qu'aux choses
froides et réelles, je le félicite de son orthographe.
A Madame Ch***.
Trieste, 14 août 1820.
Ma chère Joséphine, un coup de foudre vient de détruire
toutes mes espérances et de renverser tout mon avenir. J'ai
besoin de tout mon courage pour le supporter. Notre excel-
lente princesse vient de succomber après une maladie aiguë
dont la durée a été de treize jours! Comme un malheur
n'arrive jamais sans l'autre, j'apprends que Jules n'est plus
de mauvais sang et de se bien porter pour faire enrager ceux qui ne nous
aiment pas... Je suis charmée de voir arriver le peintre, M. Hoficr ; notre colo-
nie sera ainsi bientôt complète. Croyez à toute mon amitié. Elisa. »
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 373
bien avec son patron. Si, comme je le prévois, je ne puis
rester ici, je compte me rendre à Florence, et là nous avi-
serons aux moyens de nous créer une existence indépen-
dante. Elle vaudra mieux, quelque obscure qu'elle soit,
que toutes les chaînes dorées que j 'ai portées jusqu'à ce jour.
A Madame /)***.
Trieste, 48 août 1820.
Ma chère Henriette, j'ai reçu ta jolie lettre dans un bien
triste moment; je venais de perdre cette bonne et excel-
lente princesse qui était pour moi une seconde providence ;
avec elle se sont évanouies toutes mes espérances. Tout
mon avenir est encore une fois détruit. Il parait qu'elle n'a
point fait de testament, en sorte que la promesse d'une rente
viagère de deux mille francs, qu'elle m'avait faite, ne se
trouve pas non plus réalisée*. Je ne sais où je trouve la
force de résister à tant d'assauts. La fin de tout cela sera
sans doute mon retour en France ; mais comment y revien-
drai-je? Gomme l'enfant prodigue, dépouillé de tout, pres-
que sans ressources. A trente-six ans et avec une santé
débile, cela est bien triste. Pourtant, je ne perds pas cou-
rage. Le plus embarrassant est d'avoir fait venir Joséphine
en Italie sans pouvoir peut-être l'y maintenir ni l'en faire
sortir; voilà ce qui m'inquiète et m'afflige. Je n'ai pas le
courage d'écrire à son mari, qui aurait droit de m'accuser
d'imprudence ; croyant l'associer à mon bonheur, je lui fais
effectivement partager toute mon infortune.
Ce coin du feu dont tu me parles dans toutes tes lettres
1. Quote-part do la princesse Éllsa dans la pension viagère qu'elle voulait
que la famille de l'Empereur assurât à L. Planât. Peu de temps après, le prince
Félix informa ce dernier que la princesse, sa femme, n'ayant pu accomplir
son projet, y avait substitué un legs de 20000, qui lui fut exactement payé. p. p.
376 VIE DE PLANAT.
me fait toujours palpiter. Qui sait si je n'y aurai pas ma
place cet hiver?
A Madame CK^*^^ à Florence.
Trieste, 27 août 1820.
Ma chère Joséphine, ta lettre du 22 a produit l'effet ordi-
naire ; elle a ranimé mon courage, et m'a fait rougir de
mon abattement. Ta résignation et celle de Jules me font
grand plaisir, quoique je ne voie pas encore bien clairement
ce que notre Jules veut faire*. Il ne tiendrait qu'à moi de
rester encore quelque temps auprès du prince Félix ; mais
le charme qui me retenait dans cette maison est détruit;
cette femme incomparable n'est plus, qui enchaînait tous
les cœurs; qui dirigeait d'un geste toute sa maison, qui sa-
vait, par l'ascendant d'un grand caractère, maintenir l'ordre
et l'union; chaque jour nous fait sentir plus vivement sa
perte. Jatnais je ne sentis aussi fortement le besoin de me
rapprocher de ma famille.
Au milieu de tant de chagrins, ma santé s'est conservée
1 . Il était encore auprès do Tex-roi de Hollande, mais ne devait point retour-
ner avec lui à Rome l'hiver suivant. Ainsi que Tavait prévu L. Planât, le su-
bit engouement du roi Louis pour son frère, le naïf enthousiasme de celui-ci
pour son royal patron, s'étaient transformés, en peu de temps, en froideur
réciproque, « causée (lui écrivit Jules Planât) par la différence des opinions
tant littéraires que politiques. » Tout le monde sait les prétentions du comte
de Saint-Leu comme littérateur et comme poète ; son jeune secrétaire, invité
sans cesse par lui k émettre sincèrement son avis au sujet de ses productions,
le fit avec toute l'ingénuité et la franchise do son âge : premier motif d*un secret
déplaisir pour le royal écrivain. Bientôt survint un sujet de dissentiment plus
grave. Au printemps de 1820, parurent simultanément, A Paris et à Londres,
les Mémoires historiques sur la Hollandey écrits par le roi Louis, qualifiés de
libelle par son frère mourant (voir le testament de Napoléon). Quels qu'aient
pu être les griefs, bien ou mal fondés, de Tex-roi de Hollande contre son frère,
on conviendra que le moment de les publier, après dix années de silence, était
singulièrement choisi, lorsque l'Empereur agonisait sur le roc do Sainte-Hélène.
Aussi, n'est-ce pas seulement dans sa religion politique que Jules Planât se
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 377
meilleure que je n'osais Tespérer. Seulement je suis très
faible, je ne puis marcher ni m'appliquer à quoi que ce
soit, pans être en nage et moulu. Je t'assure que j'envisage
avec un certain plaisir la vie dont tu me parles. Je copierai
tes romans, car je ne sais pas en faire; je pourrais seule-
ment faire des Souvenirs et des Portraits assez intéressants,
si mon imagination pouvait reprendre de la force et de la
vivacité. Mais, hélas ! elle devient chaque jour plus languis-
sante, et mon esprit, ainsi que mon corps, ne sont pas
propres à grand 'chose. Je t'envoie par ce courrier quelques
centaines de francs ; je suis désolé que mes faibles ressources
pécuniaires ne me permettent pas de plus forts secours. Je
sens tout le malaise que vous devez éprouver, et c'est là
mon plus grand chagrin. Adieu, ma bonne Josèphe, mille
tendresses à Jules; je n'aspire plus qu'au bonheur de vous
rejoindre et de vivre obscur. Adieu.
Jules Planât à Louis Planai.
28 août 1820.
Je viens te demander, avant tout, si tu as connaissance de
la demande qu'a faite de toi TEmpereur? C'est une nouvelle que
sentit cruellement froissé par cette publication, mais dans les sentiments les plus
généreux et les plus saints : l'amour fraternel et le culte du malheur. On
convint de se séparer amicalement : « D'ailleurs (ajoutait J. Planât en parlant
du roi), je le gênais; il ne me trouve pas assez religieux pour habiter Rome,
c'est-à-dire pas assez cagot, car il m'est impossible de le croire naïvement
coiffé des momeries indignes qui se faisaient sous ses yeux. »
Ce qu'il y eut do plus fâcheux en tout ceci, ce fut l'impression produite par
cette déception sur l'esprit de Jules Planât, déjà porté à la mélancolie par le
souvenir de son enfance malheureuse, de sa carrière brisée à l'âge de dix-huit
ans. n refusa de retourner dans une maison de banque : « L'étude seule me
plaît, écrivait-il, parce que je suis devenu presque misanthrope; tâche de
m'utiliser ainsi, mon bon Planât; je crois que cela me rendrait heureux, si
c'est possible. » On décida finalement qu'il emploierait ses petites économies
à parcourir l'Italie pendant l'hiver, afin de perfectionner son talent pour la
peinture, et qu'au i)rintemps prochain, il retournerait en France avec sa sœur
et son neveu, p. p.
378 VIE DE PLANAT.
je tiens du comte de Possé (gendre de Lucien Bonaparte), maïs
sans autre explication. J'écris aujourd'hui même à Rome pour
en obtenir, et si tu ne me dis pas que l'avis t'en soit venu offi-
ciellement du cardinal, je t'écrirai ce que j'aurai pu savoir par
Colonna (chevalier d'honneur de Madame mère) '.
1. Lo comte de Possé venait de faire la même communication au prince
Félix Bacciochi. Voici quels étaient les faits qui, à l'insu de L. Planât, s'étaient
passés depuis plusieurs mois.
M** de Montholon, arrlTéc en Europe dans le courant de septembre 1819,
s'était préoccupée d'obtenir l'assentiment de lord Bathurst, pour cnToycr à
Sainte-Hélène un successeur à M. de Montholon. Ce dernier, atteint d'iuie
maladie de foie, devait venir rejoindre sa femme au bout de peu de semaines,
car il n'attendait, pour partir, que rarrivêe très prochaine, à Sainte-Hélène,
du médecin et du prêtre, envoyés par le cardinal, et avec lesquels, effective-
ment, la comtesse s'était croisée en route. Mais l'intention, manifestée par le
général Bertrand, de retourner, lui aussi, en Europe, mit obstacle à l'accom-
plissement immédiat du projet de Montholon : « Parmi les personnes nou-
vellement arrivées àLongwood (écrivait, le 31 janvier 1820, M™« de Montholon
à lord Holland, intermédiaire habituel entre Sainte-Hélène et lord Bathurst),
aucune n'est en état d'écrire le français, qu'elles parlent à peine. L'Empereur
a absolument besoin d'un homme qui non seulement ait sa confiance, mais
qui sache le comprendre; c'est la seule consolation qui lui reste. » (Sotcv.
diplom. de lord Holland.)
Lord Bathurst consentit néanmoins à écrire ce qui suit à sir Hudson-Lowe :
« Downing sireet^ 16 mars 1820. — Monsieur, j'apprends que l'intention
du comte de Montholon et du comte Bertrand est de demander à retourner
en Europe, et comme, par suite de ce double départ, la société du général
Bonaparte à Longwood se trouverait essentiellement réduite, je vous prie de
saisir une occasion favorable pour lui faire savoir la disposition où est S. M.
d'accéder au désir qu'il exprimerait en faveur de toute autre personne, dont
l'arrivée pourrait lui être agréable. Si le général Bonaparte préférait laisser
ce choix au cardinal Fesch ou à la princesse Borghèse, je suis tout prêt à
leur faire cette communication. Bathurst ». (3fém. de H. Lowe, pièces justifiât
t. IV, p. 493.)
Il importe de dire que, par suite de la résolution, prise depuis longtemps,
de laisser sans les ouvrir les missives de sir Hudson Lowe, Napoléon ne con-
nut point et ne répondit point à cette lettre officielle. Toutefois, M^^ de
Montholon, prévenue officieusement par lord Holland, se hâta d'en informer
son mari. {Ibid.y t. III, p. 224.)
En attendant la réponse de Sainte-Hélène, M^e de Montholon désirait
s'assurer des dispositions de diverses personnes qui déjà lui avaient été d^
signées par l'Empereur ou qui pourraient l'être, car l'assentiment d'une seule,
lui écrivait M. de Las-Cases, ne souffrait aucun doute : celui de L. Planai^
Voici, en effet, ce que la reine Hortense, consultée par Las-Cases à ce sujet,
lui avait répondu :
ft AugsbourÇf le 12 mai 1820. — J'apprends avec bien de la peine que
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 379
A S. E. le cardinal Fesch.
Trieste, 4 septembre 1820.
Monseigneur,
Le prince Félix vient d'apprendre par M. de Possé que
l'Empereur témoignait le désir de m'avoir près de lui.
L'attachement et la confiance dont m^honore S. A. eussent
été sans doute un obstacle pour tout autre motif de dépla-
«
cément, mais quand il s'agit de l'Empereur aucun sacrifice
ne coûte au prince, et il me verra avec plaisir remplir la
tâche honorable que je m'étais imposée il y a cinq ans.
Il me reste maintenant à prier votre A. E. d'être mon
guide et mon appui dans cette circonstance. Bien des obs-
rEmpereur va se trouver absolument seul, par le départ des généraux Ber-
trand et Montholon ; mais je ne connais absolument personne qui puisse les
remplacer... Le général Drouot est un des hommes que l'Empereur- estimait
le plus; il vit, dit-on, à Nancy, retiré du monde, et peut-être, s'il connaissait
risolement où Ta se trouver l'Empereur, serait- il heureux de partager son
infortune. Mais dans de semblables circonstances, c'est à celui qui veut bien
se dévouer à se proposer. Qui oserait l'engager à quitter son pays pour tou-
jours I... M. de Planât, qui avait désiré l'accompagner une fois, voudrait-il y
retourner? Dans ces tristes circonstances, c'est un dévouement héroïque qu'il
faut rencontrer; car l'intérêt n'a plus rien k faire là! M. de Las-Cases a
prouvé qu'il pouvait encore exister des hommes que le malheur attache, et
qui savent, au besoin, sacrifier leur propre intérêt pour soulager une noble
infortune. Dieu veuille qu'il s'en trouve encore, car l'idée de savoir l'Empereur
abandonné par tout le monde est aussi triste pour ceux qui lui sont attachés
que pour ceux qui ont encore besoin d'estimer notre faible humanité... Hor-
TBMSK. n (Letli^e communiçuée à la veuve de L, Planât par M. Barthélémy
Lai'Cases.)
Enfin, vers la fin de juillet, Min« de Montholon reçut une nouvelle lettre
de Longwood, exprimant le désir primitif de Napoléon de voir arriver
L. Planât auprès de lui. Il était très difficile et peu sûr pour M«« de Mon-
tholon de correspondre directement avec celui-ci; d'ailleurs, Tappui moral,
comme le concours pécuniaire de la famille, paraissait toujours nécessaire ;
die commença donc par écrire de nouveau au cardinal, puis à la princesse
Pauline, mais ne reçut aucune réponse. Pourtant le bruit do la demande de
l'EZmpereur se répandit et finit par arriver aux oreilles de L. Planât, ainsi
que nous l'avons vu. Il s'empressa, dès le lendemain, d'écrire au cardinal et
Madame. Voici les lettres qu'il leur adressa : f. p.
380 VIE DE PLANAT.
tacles se sont déjà opposés au désir que j*ai constamment
manifesté de rejoindre TEmpereur. Mais ce qui est dou-
loureux à penser, c'est qu'il en existe jusque dans sa fa-
mille, et je me vois, avec bien du regret, forcé d'aller au-
devant de l'opposition que le roi Jérôme ne manquera
point de mettre à mon départ. V. A. E. n'ignore pas que
j'ai été pendant deux ans au service de Sa Majesté; témoin
de ses prodigalités, je n'ai pas voulu l'être de sa ruine...
J'ai mieux aimé lui déplaire que de lui farder la vérité:
j'ai mieux aimé le quitter que de me condamner au rôle
vil et méprisable de spectateur indifférent de sa ruine.
Voilà, Monseigneur, quels sont mes torts. Ils ont attiré sur
moi des ressentiments implacables; ils furent cause que
Tannée dernière le roi Jérôme s'opposa, sous je ne sais
quel prétexte, au départ de mon digne et respectable ami
M. Fourcau de Beauregard.
Je prie donc V. A. E., ainsi que Madame, de ne point
s'arrêter aux torts imaginaires qu'on me reproche, et de
remplir le vœu le plus ardent de mon cœur, en me donnant
les moyens de rejoindre l'illustre et infortuné Prince au-
quel j'ai consacré ma vie.
Je suis avec respect, etc.
A S, A. f. Madame Lœtitia.
Trieste, 4 septembre f820.
Madame,
Je viens d'apprendre, par le comte de Possé, que l'Em-
pereur a daigné se souvenir d'un de ses plus fidèles servi-
teurs, et que Sa Majesté a témoigné le désir que j'allasse
partager sa glorieuse captivité. Je saisis avec empressement
cette occasion pour faire connaître à V. A. I. que mes sen-
timents à cet égard n'ont jamais varié, et que le vœu le
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 381
plus cher à mon cœur est de me réunir à Tillustre captif,
et de lui consacrer mes soins jusqu'à mon dernier soupir;
c'est dans ces sentiments que je partis, il y a cinq ans, de
la Malmaison. C'est dans ces sentiments que je partirai
avec joie pour Sainte-Hélène, et V. A. I. peut être sûre
que j'y persévérerai jusqu'à la fin de ma vie.
Quoi qu'il m'en coûte d'affliger le cœur de l'auguste mère
de mon Empereur, je dois cependant la prévenir que parmi
ses fils il en est un qui s'opposera à mon départ. C'est le
roi Jérôme. Mais les motifs de son animosité sont hono-
rables pour moi; lorsque j'étais à son service, je me suis
constamment opposé à ses prodigalités, et j'ai mieux aimé
lui déplaire que de lui cacher jamais la vérité. Voilà les
seuls torts qu'il puisse me reprocher, s'il est sincère. Les
mêmes n\otifs Tempéchèrent, il y a un an, de consentir au
départ de M. Foureau de Beauregard, mon ami. En sorte
que, pour de petites animosités domestiques, l'Empereur
s'est vu privé des soins d'un médecin de sa confiance et
dont la société lui aurait été agréable.
J'ose espérer que V. A. L, convaincue de la sincérité de
mes sentiments, ne s'arrêtera pas aux torts imaginaires
que m'impute le roi Jérôme, et qu'elle mettra le comble à
ses bontés pour moi, en me facilitant les moyens de re-
joindre son auguste fils, objet éternel de ma vénération et
de mon dévouement'.
1. Vingt jours s'étaient écoulés sans qu'aucune réponse de Rome ne fût
parvenue à L. Planât, lorsqu^il reçut, par une main mystérieuse, la lettre
suivante, vieille de plus d'un mois de date, de M"* de Montholon :
« Paris, 19 août 1820.
« J'ai écrit, Monsieur, il y a déjà longtemps, à M"* la princesse Borghèse.
Je la priais de vous proposer d'aller à Sainte-Hélène. Je lui disais que
vous étiez un de ceux dont le choix serait agréable à FEmpereur, et m'était
désigné. Je n'ai pas eu sa réponse, et je vous prie de me dire franchement si
votre santé, vos affaires vous permettent d'entreprendre ce voyage. J'attends
votre réponse pour faire auprès du gouvernement anglais les démarches pour
382 VIE DE PLANAT.
A S. E, le cardinal Fesch.
Trieste,9 octobre 1820.
Monseigneur,
J'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M"* la
comtesse de Montholon, qui ne s'accorde point avec celle
que V. A. E. a bien voulu m'écrire le 23 du mois der-
nier, et qui me jette dans une nouvelle perplexité. Cette
dame me mande qu'elle sait positivement que l'Empereur
serait bien aise de m'avoir près de lui, et que, d'après cette
certitude, elle s'était adressée à sa famille, par l'entremise
de la princesse Pauline; mais que n'en recevant point
de réponse satisfaisante, elle se décide à m'écrire pour savoir
si je persiste dans mes résolutions d'il y a cinq ans. Ma
obtenir les permissions nécessaires, et je les ferai indépendamment de la
famille, qui parait ne pas vouloir s'en mêler. Vous pouvez m'adresser votre
lettre sous couvert de MM. Outrcquin et C'*, rue Neuve-du-Luxembourg. Si
vous partez jamais pour le triste séjour, j'envierai votre sort. Je n'ai pas be-
soin de vous dire que si vous acceptez, je vous donnerai sur votre position
l;i-bas et sur le lieu tous les renseignements qui vous seront nécessaires.
a J'espère que vous êtes plus content de votre santé. Ce pays-là n'est pas
mauvais pour les poitrines délicates. Adieu, Monsieur, recevez, je vous prie, etc.
« V. DE MONTHOLON. >•
u Romet 23 septembre 1820. — Monsieur, M. de Possé n'étant point ici, je
n'ai pas pu connaître par quelle voie il a appris que l'Empereur témoignait
le désir de vous avoir auprès de lui ; mais c*est sans doute un malentendu,
puisque toutes les fois qu'on a demandé quelques personnes à Sainte -Hélène,
c'est à moi qu'on s'est adressé. C*est peut-être quelque intrigant, qui veut se
rendre intéressant et qui écrit d'Angleterre, donnant ses propres idées pour
celles de l'Empereur, ou peut-être est-il intéressé à cela. Au demeurant,
nous pensons qu'il n'y a pas lieu d'envoyer d'autres personnes à Sainte-Hélène.
Madame me charge do vous dire que, d'ici au printemps prochain, il est
possible qu'elle puisse vous faire quelques propositions, si les circonstances
le permettent; et, jusqu'à ce moment-là, elle vous conseille de continuera
demeurer où vous êtes. Je connais l'affaire de M. Foureau de Boaurcgard, et
je puis vous assurer que la reine Catherine nous écrivit en sa faveur pour
qu'il fût choisi pour Sainte -Hélène; mais je ne pus pas prendre sur moi de
le laisser partir avec la quantité de gens qu'il demandait à sa suite.
ft Agréez, Monsieur, l'assarance de ma haute considération avec laquelle je
suis votre très dévoué serviteur. « Le cardinal Fbsch. »
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 383
réponse a été bientôt faite. Cependant, Monseigneur, que
dois-je croire? Si je m'en rapportais à M"*® de Montholon
je ne pourrais m'empécher d'être affligé et presque blessé
du mystère qu'on m'a fait de cette démarche. J'osais croire
que mon attachement et mon dévouement pour l'Empereur,
éprouvés par six années de malheurs et de persécutions,
méritaient delà confiance et quelques égards, seules récom-
penses que j'ambitionne. Néanmoins, plein d'une respec-
tueuse soumission aux décisions de Madame, j'attendrai
qu'elle daigne me faire les propositions dont me parle
V. A. E. Du reste, ma position actuelle est des plus heu-
reuses, et je ne la quitterais volontairement que pour accom-
plir ce que rhonneur et le devoir me prescrivent. Je remercie
beaucoup V. A. E. des éclaircissements qu'elle veut bien
me donner relativement à mon estimable ami M. Foureau
de Beauregard ; mais il me semble qu'il ne demandait à
emmener que sa femme et un domestique ; ce qui me fait
croire qu'il y eut alors un malentendu. Je vais lui écrire
pour m'en assurer '. Je suis avec respect, etc.
Au comte Lariboisière .
Trieste, 15 novembre 1820.
Mon cher Honoré, rien ne pouvait m'être plus agréable
que l'assurance de votre amitié après une interruption de
plus de cinq ans, et dans une position oîi l'on ne trouve
ordinairement, au lieu d'amis, que des indifférents ou des
persécuteurs. Je vous ai écrit quatre fois depuis notre sépa-
1. L. Planât ne poussa pas plus loin la correspondance avec le cardinal.
Il comprit qu'il n'y avait absolument rien à espérer, si ce n'est du succès
des démarches de M"* de Montholon, et il résolut de l'attendre en silence,
recommandant à son frère Jules et à sa sœur une extrême réserve. Deux
mois se passèrent toutefois sans qu'il reçût d'autres nouvelles à ce sujet, f. p.
384 VIE DE PLANAT.
ration, mais n'ayant jamais reçu de réponse à mes lettres
et me trouvant en quelque sorte proscrit, j'ai craint de
vous compromettre ou de vous désobliger en insistant,
sans pour cela avoir jamais douté de votre amitié ; voilà
pourquoi j'ai mis de si longs intervalles entre mes lettres.
Enfin je n'étais pas heureux, je ne voyais partout qu'égoïsme
et ingratitude, et j'avais besoin d'être encouragé; je le suis
beaucoup, maintenant que je tiens votre bonne et aimable
lettre du 22 octobre, et j'espère qu'en recevant celle-ci
vous m'absoudrez entièrement du crime supposé de négli-
gence ou de lèse-amitié.
Je vous ennuierais beaucoup, mon cher Honoré, si j'en-
treprenais de vous raconter toutes mes disgrâces depuis
notre séparation. Résigny a pu vous en apprendre une partie,
et j'ajouterai que c'est la plus amusante!
Votre lettre est pleine d'une raison et d'une philosophie
qui ne m'étonnent pas, mais qui me charment. Que vous
êtes sage d'avoir renoncé à la trompeuse et périlleuse carrière
des honneurs! Combien je vous félicite d'avoir préféré une
honorable indépendance et de paisibles occupations à ces
chaînes dorées dont l'éclat n'empêche jamais de sentir toute
la pesanteur; j'admire cette noble et patriotique ambition
qui vous fait borner tous vos désirs à être un jour l'organe
et l'appui de vos concitoyens. Enfin, mon cher Honoré, je
vous retrouve tel que je vous désirais, et en bon chemin
pour devenir, comme votre digne et vertueux père, un
véritable homme de bien.
Adieu, mon cher Honoré, je vous embrasse tendrement.
***
A Madame Ch
Trieste, 19 décembre 1820.
Ma chère Joséphine, je suis fort aise de te savoir pour
cet hiver casée bien chaudement à Florence, et bien con-
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 385
tent aussi de te savoir dans ces dispositions de tolérance
et de bienveillance pour le monde, que je recommande si
souvent à Jules. Pourtant je ne puis le croire aussi misan-
thrope qu'il se fait. Il n'y a que l'idée de ton avenir qui me
tourmente sans cesse, quoique je fasse les plus grands
efiorts pour chasser tout ce qui peut m'attrister. Je me suis
assez bien tiré de ce catarrhe furieux dont je t'ai parlé; je me
sens fort bien maintenant; il ne me reste que quelques
dolorini, et une petite toux qui diminue tous les jours.
Le pauvre duc d'Otrante, notre voisin, n'a pas été aussi
heureux que moi ; il s'en meurt, et l'année ne se passera
peut-être pas sans que nous assistions à son enterrement;
que dis-tu de l'étrange fin de ce fameux personnage? Après
une vie si agitée, après avoir traversé si heureusement nos
dévorantes révolutions, il vient mourir à Trieste, dans l'exil
et avec la douleur de ne pas voir ses ennemis confondus.
Je fus le voir hier, et malgré toutes ses trahisons, malgré
sa mauvaise conduite envers nous dans ces derniers temps,
et envers moi en particulier, je n'ai pu m'empêcher d'être
ému et même attendri en le voyant. Sa position actuelle,
et le rôle important qu'il a joué; ce nom si fameux, et ce
corps décharné qui dans quelques jours ne sera qu'un ca-
davre; tout cela m'a remué et m'a rempli l'âme de tristesse;
quand je me suis levé pour sortir, il m'a serré la main et
m'a remercié de ma visite dans les termes les plus affec-
tueux, comme pour faire amende honorable envers moi.
i< Je suis si heureux , m'a-t-il dit, de voir encore un bon Fran-
çais! » Il n'y a pas de ressentiment qui tienne contre cjbs
approches de mort; le mien s'est tout fondu, et en descen-
dant l'escalier, je n'ai pu m'empêcher de pleurer.
25
386 VIE DE PLANAT.
A la même.
Trieste, 27 décembre 1820.
Ma chère Joséphine, j'ai écrit il y a trois joursà ton mari;
je ne te réponds pas sur la partie intéressante de sa lettre,
parce qu'il faut écrire le moins qu'on peut sur un pareil
sujet et jamais inutilement. Il va sans dire que j'agis toujours
dans le même sens, et comme il convient*.
1. s Voici ce que M. Gh*** venait de mander à sa femme: « Paris, 9 décem-
bre 1820. — Hier» M*"* de Montholon m'a fait prier de passer chez elle. EUe
m*a chargé de faire savoir à ton frère que si elle ne lui avait pas écrit, c'est
qu'elle n'avait encore rien de positif à lui dire ; mais que, du reste, elle faisait
toutes les démarches nécessaires. Bien qu'il n'y ait rien de mystérieux dans
tout ceci, il convient d'être fort discret, ne fût-ce qu'à cause de la famille. Tu
ne peux te faire une idée des misérables petites intrigues I II faut que le gou-
vernement anglais accorde la permission, et il ne la donnera pas avant d'avoir
des informations sur Planât, ce qui entraine des délais. Le choix de ton frère,
s'il est agréé par l'Angleterre, sera le plus agréable au prisonnier de Sainte-
Hélène. »
On comprend que, dans l'absence d'une réponse officielle de Napoléon,
l'inconcevable inertie, pour ne pas dire plus, de ses proches, paralysait les
efforts des personnes étrangères à la famille, et jetait même une sorte de dé-
faveur sur leurs assertions et sur leurs instances. Lord Bathurst y voyait un
motif de plus pour de mesquines appréhensions, et il ne voulut autoriser le
départ du successeur de Montholon qu'après l'arrivée de celui-ci ou du géné-
ral Bertrand en Europe. Voici ce que, le lendemain de son entrevue avec
M. Ch***, M"** de Montholon écrivait à lord Holland, son intermédiaire habi-
tuel : « Lord Bathurst parait avoir contre moi des préventions qui lui font
croire que toutes mes demandes cachent quelque mystère inquiétant; vous
serez persuadé, milord, que je n'ai qu'un seul but : celui d'apporter quelque
consolation au malheur. Lord Bathurst sait, mieux que moi, qu'on a permis à
Napoléon d'avoir trois officiers généraux, plus M. de Las-Cases et son fils.
M» de Las-Cases a été enlevé, sans qu'on ait jamais bien compris pourquoi :
le général Gourgaud a quitté Longwood volontairement; il n'y reste donc
plus que deux personnes au lieu de cinq, et je demande d'envoyer M. de
Planât comme secrétaire de Napoléon. Ce serait, ce me semble, une barbarie
d'exiger qu'il ne partit qu'en remplacement du comte Bertrand ou du comte
de Montholon. » (Suivent des renseignements sur le passé de L. Planât) (Sokv.
diplom, de lord HoUand, p. 270.) p. p.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 387
Lettre de M^ de Montholon à Louis Planât,
Paris, 27 mars 1821.
Ce n'est qu'hier, Monsieur, que j'ai reçu la décision qui vous
concerne ; je n'avais pas voulu vous écrire sur des espérances
ni avant d'avoir un assentiment positif. Lord Bathurst a accordé
ma demande, et, après avoir pris des renseignements sur vous^
il permet votre départ (pour Sainte-Hélène). Je ne puis vous dire
combienj'en suis heureuse. Votre dernière lettre m'ayant assuré
que vous étiez toujours dans les mêmes dispositions, je commen-
çais à désespérer du succès, et comme j'attendais chaque jour
la permission ou le refus de votre départ, je n'ai pas cru devoir
vous écrire inutilement. Vous ne pourrez vous rendre à votre
destination que sur un bâtiment anglais. Partez tout de suite pour
Paris, et de là vous vous rendrez à Londres. C'est auprès du
gouvernement français que l'on a pris des renseignements sur
vous : ainsi je ne pense pas qu'il puisse y avoir d'obstacle à votre
retour en France; j'espère également que vos affaires vous per-
mettront de venir sans délai. Je suis sans nouvelles depuis trois
mois, et je vous assure que je me trouverais heureuse de partir
avec vous. Adieu, Monsieur; j'espère avoir incessamment le plai-
sir de vous voir, et vous prie de recevoir l'assurance, etc.
A Madame Ch
***
Trieste, !•' mai 1821.
J'ai Tespoir de faire un voyage d'ici à deux mois ; c'est
te dire que j'ai reçu une lettre décisive d'une certaine dame
que ton mari connaît bien. Je serais parti sur-le-champ si
l'on pouvait partir quand on veut dans certains temps et
dans certains pays. Je ne crois pas pouvoir quitter Trieste
avant un mois, et la France avant le 1®' septembre; voilà
ce que je te prie de lui dire afin qu'elle sache à quoi s'en
tenir. Adieu, ma bonne Josèphe, l'espoir de te revoir bien-
388 VIE DE PLANAT.
tôt m'empêche de sentir la douleur d'une séparation peut-
être éternelle. Un de mes vœux les plus ardents est de
trouver ma famille en bonne intelligence à mon arrivée,
et de la laisser de même quand je partirai.
Au marquis de Caramatij ambassadeur de France à Vienne.
Trieste, 5 mai 1821.
Votre Excellence m'excusera si je l'entretiens longuement
d'un sujet qui devrait être fort simple, puisqu'il s'agit d'un
passeport que je la prie de m'accorder pour me rendre à
Paris, où ma présence est indispensable après une absence
de six ans. Mais il s'agit d'obtenir aussi l'autorisation du
prince de Metternich, pour que ce passeport soit visé ici
par les autorités locales, afin de pouvoir traverser sans obs-
tacle la partie de l'Italie qui me sépare de la France. J'es*
père que Votre Exe. aura la bonté de faire lever les diffi-
cultés qu'on parait vouloir opposer à mon départ. Ces diffi-
cultés sont, à la vérité, sans motif qui me soit connu, mais
enfin elles existent, puisque le gouverneur a déclaré que je
ne pourrais quitter Trieste sans une autorisation spéciale du
ministre de la police, ou du prince de Metternich. J'aurais
pu crier bien haut, et me plaindre avec raison de ces
étranges restrictions mises à ma liberté, par des autorités
que je ne dois pas connaître. J'ai préféré m'adresser à
Votre Exe, ne doutant pas que ces renseignements ne
soient utiles à celui qui est en Autriche le protecteur na-
turel de tous les Français.
Je ne puis remettre à Votre Exe. mon dernier passeport,
attendu qu'il est déposé à la police et que, par suite du
régime d'exception auquel je suis assujetti, il ne m'a été
donné, en échange, ni un reçu, ni une carte de sûreté. Pour
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 389
y suppléer, j'ai rhonneur d'adresser à Votre Exe. le passe-
port qui me fut donné en 1816, à mon départ de Malte, où
j'étais prisonnier de guerre, ainsi qu'une note en forme de
demande, qui contient des renseignements sur la véracité
desquels Votre Exe. peut compter entièrement. Mon désir
serait de m'embarquer à Livourne pour Cette, afin d'arri-
ver à Paris par Toulouse et Limoges, où se trouve une
partie de ma famille. Néanmoins, si cet arrangement don-
nait lieu à la moindre objection, j'y renonce d'avance et sui-
vrai volontiers la route qui me sera tracée.
Malgré cet appel à Tintervention de l'ambassadeur de France,
L. Planât ne put quitter Trieste qu'au commencement de juin,
et à la condition de renoncer à la route qu'il eût préférée, pour
suivre celle d'Allemagne, de beaucoup la plus pénible et la plus
coûteuse. Ce dernier point n'était pas sans importance pour un
homme aussi dénué de moyens pécuniaires que L. Planât; car,
bien qu'il eût cru de son devoir de prévenir la mère de l'Empe-
reur de son départ définitif pour Sainte-Hélène, aucun membre
de la famille n'avait donné signe de vie à cet égard. L. Planât se
serait vu obligé d'entamer le petit capital, légué par la princesse
Ëlisa, si le prince Bacciochi ne s'y était opposé, en déclarant
qu'il entendait fournir la somme nécessaire pour le voyage. Le
7 juin 1821, L. Planât partît pour la France.
F. P.
A Eugène Lebon.
Arenenbergi 18 juin 1821.
Je suis depuis hier près de cette bonne et aimable reine
Ilortense. Elle désire beaucoup que le prince Félix vienne
se fixer en Bavière, observant avec raison qu'à Bologne,
comme partout en Italie, vous retrouverez maintenant le
joug autrichien, etc. Je ne saurais trop vous faire l'éloge
390 VIE DE RLANAT.
de la reine Hortense; elle m'a paru la raison et la bonté
personnifiées, unissant aux formes les plus aimables une
grande solidité d'esprit et des vues élevées. Elle sait prendre
tous les tons et se mettre à la portée de tout le monde ; aussi
est-elle respectée et aimée dans le pays. Elle a arrangé sa
fortune avec le même ordre et la môme supériorité d*espril
que la princesse Elisa. Enfin il ne lui manque, pour res-
sembler à cette adorable et inoubliable princesse, que sa
franchise et sa sensibilité.
J'avais projeté de vous écrire fort au long, mais j'ai peu
de temps, car, outre des conversations sans fin avec la reine,
je dévore des ouvrages pleins d'intérêt sur le sujet qui
m'intéresse par excellence. De ce nombre sont les Mémoires
de Fleury de Chaboulon sur les Cent-Jours.
Au même.
Strasbourg, 20 juin 1821.
Enfin, je suis en France! Mais concevez-vous bien tout ce
qu'il y a dans ces quatre mots-là? Peut-être demain me
fera-t-on déguerpir; mais en attendant, je jouis tout à mon
aise du bonheur de revoir cette dolce e ingrata patria. En
sortant des gorges de la Kinzing, j'aperçus de loin le clocher
de Strasbourg et la chaîne des Vosges, et me voilà tout
bouleversé; ma poitrine s'oppresse, il me semble que je
vais étouffer, et il n'y a qu'un torrent de larmes qui puisse
me soulager; en vérité, j'ai pleuré comme un enfant ou
comme un veau', choisissez. Mon postillon me croyait fou,
car après lui doit avoir fait mettre ses chevaux au galop, je
lui criai encore d'aller vite. En arrivant sur le pont de
Kehl, je vis des soldats que j'aurais embrassés de bien boa
cœur, malgré leurs vilains uniformes blancs; et, si j'en avais
cru mes transports, douaniers, gendarmes et jusqu'au vieux
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 391
portier-consi^e, chacun en aurait eu sa part; cependant
je me contins et la vexation de la douane acheva de me
refroidir. Tout m'a paru bien changé ici. J'ai reconnu quel-
ques officiers en me promenant dans les rues, mais je n'ai
eu garde de m'en approcher. Je ne connais rien de plus
fâcheux que ces rencontres, et les assommantes questions
auxquelles elles donnent lieu. Vous voyez que j'ai passé
deux jours à Arenenberg, chez la reine Hortense. Elle
connaît bien l'esprit qui règne chez presque tous les mem-
bres de sa famille; malgré toute son indulgence, elle m'a
raconté mille traits de leur orgueil et de leur égoïsme, et
de cet esprit bizarre et soupçonneux dont elle-même a été
victime. Elle m'a lu une partie des mémoires de sa vie,
qu'elle compose dans sa retraite; rien n'est plus attachant,
et il m'est impossible de ne pas croire qu'elle ait été victime
d'odieuses calomnies.
(Le 21.) Je sors de chez le préfet, et à mon grand étonne-
ment il visa mon passeport sans difficulté ; quoique bien
résigné à tous les événements, je n'ai pu me défendre d'une
sorte de tremblement en entrant dans le cabinet de ce pré-
fet; j'ai trouvé en lui un homme d'une politesse extrême;
il a relu les instructions qui me concernaient et il ne m'a
fait aucune question, ce qui m'a mis fort à mon aise. Ce-
pendant je ne veux faire aucun mystère de ma résolution,
et puisque j'ai atteint le seul but que je me proposais, celui
de revoir et d'embrasser ma famille avant de dire à l'Europe
un étemel adieu, je ne vois pas pourquoi j'emploierais des
détours.
Je pars demain, et dans quatre jours je serai à Paris;
hâtez-vous donc de m'écrire; vous savez comme je suis
prompt à m'inquiéter, et comme ma faible tête travaille
quand je n'ai point de nouvelles de ceux qui m'intéressent.
392 VIE DE PLANAT.
Au même.
Noisy-le-Sec, 28 juin 1821.
Mon cher Eugène,
Il y a trois jours que je suis ici, mais les émotions que
j'ai éprouvées ont été si fortes qu'elles m'ont causé une
migraine des plus violentes et qui ne m'a quitté que ce
matin. M"* de Montholon me presse de partir parce qu'elle
voudrait voir revenir son mari; cependant je dois à ma fa-
mille, à mes affaires et surtout à ma santé de rester ici au
moins six semaines; mon zèle et mon dévouement n'en
sont pas moins ardents, mais ils sont raisonnes; ce ne serait
rien que de se sacrifier pour lui; il faut pouvoir lui être
utile. Je vais me fixer à Passy et commencer le traitement
que je voulais faire à Trieste. On me fait espérer que ma
santé se rétablira, et que je serai alors en état de résister au
climat dévorant des tropiques.
J'ai passé vingt-quatre heures avec mon digne général*;
quel homme admirable! et quelles heures délicieuses j'ai
passées près de lui ! mon âme s'est tout à fait purifiée près
de lui et s'est dégagée de tout ce que l'influence hiérony-
mique y avait laissé d'impur; plus de passions haineuses,
plus de désirs de vengeance : l'indiflFérence, et même une
sorte de compassion a remplacé tout cela. Je me retrouve
tel que j'étais il y a six ans, je respire librement; tout ce
qui m'occupe est noble et pur. Ah ! je ne veux plus revoir
les grands, puisqu'on ne peut être bon et vertueux que
dans la médiocrité. Voilà encore de mon verbiage accou-
tumé, mais je ne connais rien de plus doux que de vous
dire tout ce que j'éprouve, et de m'épancher dans le sein
1. Le général Drouot, condamné à mort en 1815, puis acquitté par une mi>
norité de fayour» TiTait depuis lors à Nancy dans une profonde retraite, f. p.
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 393
d'un ami tel que vous. Depuis mon arrivée je suis dans une
ivresse continuelle; fêté, chéri, accablé de soins et de ca-
resses; en vérité si l'amitié la plus tendre et la plus sincère
pouvait être importune, j'aurais de quoi me plaindre. Mais
ce n'est pas seulement dans ma famille; de tous les coins
de Paris m'arrivent des camarades de collège, d'anciens
compagnons d'armes, des gens même que leurs opinions et
leur position actuelle devraient éloigner de moi. C'est à qui
me témoignera sa joie et son attachement; cet empresse-
ment me fait croire que je suis meilleur qu'on ne m'a fait,
et que rendu à moi -même je pourrai encore trouver le
bonheur au sein de l'amitié. Il faut que je compte beau-
coup sur la vôtre pour vous parler aussi longuement de
moi. Adieu, cher Eugène; je ne sais que vous dire; car il
me semble que les mots expriment bien mal tout ce que
vous m'inspirez.
Au même.
Passy, il juillet 1821».
Mon cher Eugène, n'attendez plus de moi ces lettres où
je me livrais sans contrainte à tous les caprices d'une ima-
gination bizarre et d'un esprit bavard. Tout est fini pour
moi; j'ai perdu tout ce qui faisait ma force, tout ce qui
donnait du prix à mon existence.
Depuis deux mois, une seule pensée, un seul objet occu-
pait toutes les facultés de mon âme; j'avais retrouvé le feu
sacré. Les six années qui se sont écoulées depuis le Belle-
rophon s'étaient effacées de ma mémoire comme un songe
pénible ou comme une obscure végétation ; vivre et mourir
pour le plus grand et le meilleur des hommes était l'objet
de mes vœux les plus ardents. J'allais lire dans cette âme
1. L'Empereur était mort le 5 mai et la funèbre nouTelle fut connue à Paris
le 6 juillet suiTant; mais on comprend que pendant les premiers jours
L. Planât fut hors d'état d'écrire. F. p.
394 VIE DE PLANAT.
si noble et si généreuse; il m'aurait initié aux mystères de
ces sublimes conceptions que la multitude ne voit encore
qu'à travers un nuage. J'étais sûr que mes soins auraient
adouci son horrible captivité; car j'avais fait une abnéga-
tion totale de moi-même... Telles étaient les pensées qui
m'absorbaient entièrement lorsque nous reçûmes l'affreuse
et accablante nouvelle de sa mort! Comment vous peindre
mon désespoir et ma stupeur en apprenant cette horrible
catastrophe? Où trouver des dédommagements pour une
perte semblable? Je serais tombé dans l'accablement, dans
le découragement le plus complet, si la rage et l'indigna-
tion ne soutenaient mon existence. Car il est mort assas-
siné, et c'est en vain qu'on prétendrait éloigner l'idée de ce
crime. Ceux qui depuis six ans lont torturé de mille ma-
nières passeront toujours aux yeux de l'Europe et de la
postérité pour ses assassins ; il n'y a qu'un cri là-dessus à
Paris, et telle est la force de la conviction et de l'indigna-
tion générale que personne n'ose contredire cette opinion.
Les ultras et les transfuges, qui sont ses ennemis les plus
acharnés, ne peuvent s'empêcher eux-mêmes de laisser
percer un doute accusateur.
La nouvelle de cette mort a répandu une consternation
générale; les marchands quittaient leurs boutiques, les
ouvriers abandonnaient leurs travaux pour s'entretenir de
ce grand événement. Partout la douleur et l'indignation
étaient peintes sur les visages. Le souvenir de tout ce qu'il
fit pour la gloire et la prospérité de la France se réveillait
dans tous les cœurs et les pénétrait de reconnaissance et
d'attendrissement. Ses fautes mêmes disparaissaient devant
ses infortunes, et l'horreur qu'on a pour ses bourreaux
donne de nouvelles forces aux sentiments d'amour et de
vénération qu'inspire sa mémoire. Bien des personnes ont
pris spontanément le deuil. Les femmes surtout, passionnées,
pour ce qui est grand et noble, se sont montrées admirables
QUATRIÈME PAHTIii:. -^ COllHESPONDANCE. 39:>
dans ces tristes moments. Si quelque chose peut adoucir
le chagrin d'une perte aussi grande, c'est de penser que
l'Empereur n'a jamais démenti son caractère, qu'il s'est
montré plus grand peut-être dans les fers qu'aux jours de
sa prospérité, et qu'enchatné sur un rocher au milieu des
mers, il imposait encore à ses lâches persécuteurs, dont la
rage tourne encore au profit de sa gloire,
Votre lettre, mon cher Eugène, est venue m'arracher un
instant à mes regrets et à ma tristesse. Je n'ai pu m'em-
pêcher de sourire à tout ce qu'elle contient de gai et d'ai-
mable. Hélas! je ne vous répondrai point sur le même ton;
mais cette lettre m'a fait du bien. Les accents de la véri-
table amitié sont un baume de consolation. Ils savent
adoucir et cicatriser les plaies de l'âme les plus doulou-
reuses et les plus profondes. Ecrivez-moi donc, mon cher
Eugène; donnez^moi des consolations, j'en ai bien besoin.
Au même.
i\oisy-le-Sec, 23 juillet 1821,
J'ai été bien malade ces jours passés; le chagrin m'avait
donné un commencement d'inflammation du foie. On m'a
appliqué douze sangsues au côté, puis des bains, puis des
frictions et des tisanes; enfin on m'a transporté ici. L'air
de Noisy me vaut beaucoup mieux que celui de Passy, et
je suis assez bien maintenant.
Au même,
Noisy, 28 juillet 1821.
Je viens de recevoir votre lettre du 13 juillet. La lettre
que vous m'avez envoyée, venant de Rome*, n'a pas pro-
1. Une réponse tardive du cardinal Fesch k la lettre par laquelle L. Planât
arait annonce à Mb« I^œtitia son départ pour Sainte-Hélène. Cette réponse
396 VIE DE PLANAT.
duit sur moi Teffet que vous redoutiez. Je sais tout ce qu'on
peut attendre du sot orgueil et de Tégoïsme barbare qui
caractérisent ces gens-là. Qu'est-ce d'ailleurs que la piqûre
d'une méchante épingle, auprès des traits poignants et acé-
rés, qui, depuis six ans, ont déchiré mon triste cœur de
mille et mille manières! Enfin, celui qui pouvait me faire
attacher quelque importance à tout cela n'existe plus...
Je ne puis trop vous remercier de votre exactitude à
m'écrire. Vos lettres font toute ma consolation, car je n'en
trouve même point dans ma famille pour un malheur si
grand. Je suis comme un homme écorché vif; tout ce qui
me touche me fait jeter les hauts cris; quand on cherche à
me consoler, je me mets en fureur. Il faut toute l'amitié et
toute la patience de mes sœurs pour tenir à mes brus-
queries.
Adieu, cher et excellent ami, puisque les témoignages de
mon amitié vous font du bien, je vous dirai que je ne trouve
rien de plus doux que de vous aimer et de vous le dire.
avait été adressée au prince Félix qui, ignorant encore le 13 juillet la mort de
l'Empereur, chargea k regret Eugène Lebon d*enToyer l'étrange épitre du car-
dinal à L. Planât, f. p.
Rome, 30 juin 1821.
« Monsieur, Madamb n'a reçu votre lettre du 10 mai que depuis six jours.
Elle me charge de vous répondre que nous ne pensons point que vous deviez
entreprendre le voyage auquel vous vous êtes décidé. Soyex certain que si l'on
avait besoin de quelqu'un, c'est à moi qu'on en aurait écrit, et l'on ne se
serait pas adressé à des étrangers pour vous engager à faire ce qui était
d'ailleurs dans votre cœur.
« Je dirige cette lettre, sous l'enveloppe du prince Félix, qui vous la fera
transmettre, dans le cas que vous fussiez parti. Cependant, comme vous ne
pouvez pas quitter le continent avant septembre, vous aurez du temps à
réfléchir et k prendre toute autre délibération. A cet effet, je prie Dieu qu'il
vous éclaire, afin que vous n'ayez pas lieu à vous repentir de la décision que
vous prendrez.
« Soyez convaincu. Monsieur, que tout ceci est dicté par l'intérêt que
vous m'avez inspiré, et que je vous dois pour votre attachement à celui que
je porte dans mon cœur.
« Je suis, avec un attachement inviolable, votre très dévoué et très affec-
tionné serviteur
Il Cardinal Fbsch. >»
QUATRIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE. 397
Au même.
Passy, 9 août 1821.
Je suis depuis quatre jours à Passy, mais toujours ma-
lade et toujours tourmenté par un point de côté opiniâtre
et une oppression accablante. Je ne puis faire un pas sans
être en nage et prêt à me trouver mal ; tout cela se conçoit!
Quand je pense à l'agitation de ma vie depuis quinze ans,
à tous les grands événements auxquels j'ai pris part, à
tant de coups inattendus qui m'ont frappé, si quelque
chose m'étonne, c'est de me trouver encore en vie. Cher
Eugène, vous avez bien compris toute ma douleur, vous
l'avez vivement partagée ; vos lettres font toute ma conso-
lation; elles me font plus de bien que tous les soins de ma
famille, car je n'y trouve personne qui m'entende comme
vous, qui conçoive toute l'étendue de cette perte. Vous
concevez quel déchirement de cœur doit éprouver celui qui
avait mis en lui seul toute son existence et qui le voit périr
d'une manière aussi cruelle et inattendue. La transition a
été affreuse pour moi : je partais plein de joie et d'espé-
rance, le cœur rempli d'idées nobles, parce qu'elles se
rapportaient à lui; pour la première fois depuis six ans,
l'existence avait du prix à mes yeux, puisque j'allais la lui
consacrer! Je me vois tout d'un coup replongé dans une
espèce de néant et condamné à traîner encore, sans but
comme sans espoir, une existence inutile.
J'ai reçu ces jours passés deux lettres de la princesse
Pauline. Elle ignorait encore, le 15 dii mois dernier, le fatal
événement*. Ces lettres, quoique mal écrites, sont fort tou-
1. L'abbé Buonavita, récemment arrivé de Sainte-Hélëne, avait été chargé de
remettre directement entre les mains de la princesse Borghèse la copie d'une
lettre de Bertrand à lord Bathurst, datée du 3 septembre 1820, et restée sans
réponse, lettre se terminant par ces mots :
« Le docteur a déclaré que le malade est venu à un point tel qug ies remèdei
398 VIE DE PLANAT.
chantes et respirent Tamour et la vénération dont elle fut
toujours pénétrée pour l'Empereur. Elle semble pressentir
le coup qui allait la frapper; ses craintes et ses angoisses
sont extrêmes et jettent le plus grand désordre dans ses
deux lettres. Il est impossible de feindre tout cela. Elle
me conte des choses incroyables du cardinal et de Madame...
Une visionnaire allemande s'était emparée de leur esprit et
leur faisait croire que la Vierge lui apparaissait toutes les
nuits pour lui donner des nouvelles de TEmpereur, qui,
depuis longtemps, avait été enlevé de Sainte-Hélène par des
anges, et se portait fort bien ; tout ce qu'on disait dans les
journaux, tout ce qu'on écrivait de Sainte-Hélène, n'était
que mensonges et impostures... Mais que sert de s'en
occuper, puisque tout est fini, et qu'il ne nous reste plus
aucun espoir!
L'opinion publique se prononce tous les jours avec plus
de force pour rendre justice à la mémoire de l'Empereur;
tes regrets, la reconnaissance et l'admiration de toute la
France éclatent chaque jour dans des brochures à sa
louange; la plupart de ces productions sont médiocres,
mais elles prouvent le besoin qu'avaient les Français de
manifester hautement des sentiments comprimés depuis
six années. Continuez, cher Eugène, à m'écrire le plus sou-
vent possible, vous ne sauriez croire tout le bien que me
font vos lettres; elles seules me donnent du courage et
relèvent mon âme abattue.
ne peuvent plus luttet* contre la malignité du climat; qu'il a besoin des eaur
minérales; que tout le temps qu'il demeurera dans ce séjour ne sera qu'une
longue agonie; qu'il ne peut éprouver de soulagement que par son retour en
Europe^ ses forces étant épuisées par cinq années de séjour dans cet affreux
climat, privé de tout, et en proie aux plus mauvais traitements. VEmpereur
me charge de vous demander d'être transféré dans un climat européen, comme
le seul moyen de diminuer les douleurs auxquelles il est en proie, »
La princesse PaulinOi qui n'avait reçu que dans les premiers jours de juillet
cette triste pièce, se h&ta d'en faire de nombreuses copies pour les envoyer
aux •ouveraint alliés, a^x miembres influents du Parlement anglais, f. p.
CINQUIÈME PARTIE
1821 A 1833
CINQUIÈME PARTIE
1821 A 1833
Des mois s'étaient écoulés. La santé physique et morale de
L. Planât se remit lentement, mais graduellement, de la rude
secousse qu'elle avait subie. La conscience d'avoir rempli jus-
qu'au bout son devoir envers une immense infortune, l'air de
la patrie, les soins de la famille, concoururent à rendre à son
cœur la sérénité, à son esprit toute son énergie habituelle, for-
tifiée encore par les témoignages universels d'estime que lui
avait valus sa conduite. « Votre sacrifice était immense, lui écri-
vit E. Lebon, et la récompense vous en est acquise dans le
respect des gens mômes qui affectaient de vous désapprouver.
Aujourd'hui que tout est fini, chacun, rentrant en lui-môme,
jugera et vos intentions et ses propres œuvres, et l'on appré-
ciera, dans toute sa pureté et dans toute son étendue, un dé-
vouement qui ne peut plus porter ombrage. »
Toutefois une question urgente se dressait devant L. Planât,
celle de son prochain avenir. L'eût-il voulu, il ne pouvait songer
à retourner à Trieste, le prince de Metternich ayant accordé au
prince Bacciochi l'autorisation de passer désormais ses hivers à
Bologne, à la condition expresse de ne pas emmener L. Planât
avec lui. Le ministre autrichien qui, jusqu'au printemps de 18S1 ,
s'était toujours montré bienveillant, avait tâché, à cette époque,
26
M)2 VIE DE PLANAT.
Topposer au départ de L. Planai de Trieste toutes sortes de
chicanes et de difficultés qui toutefois n'avaient pu empêcher
celui-ci d'exécuter son projet. Mais cette inébranlable résolution
d aller rejoindre Napoléon à Sainte-Hélène, malgré tous les obsta-
cles, dénotait aux yeux du prince de Metternich, chez Thomme
qui l'avait prise, un degré d'exaltation exceptionnel, dangereux
même après la mort de l'Empereur. L. Planât, instruit du fait,
écrivit aussitôt au prince Félix une lettre « calculée, dit-il, de
manière à mettre à la fois la délicatesse du prince à l'aise, et ma
fierté à l'abri. » D'ailleurs, vivre indépendant et obscur dans sa
patrie, auprès des siens, avait toujours été pour L. Planât un
rêve de bonheur vainement poursuivi. La nécessité et un noble
dévouement Tavaient forcé pendant de longues années à y re-
noncer. Mais la mort de l'Empereur avait tristement dénoué tous
ses liens, et pendant un moment il put espérer de jouir du
moins h l'avenir de cette existence tranquille.
Il fallait songer, avant tout, à régulariser sa position au mi-
nistère de la guerre. Des personnages très haut placés dans
cette administration crurent pouvoir lui assurer que, vu sa posi-
tion personnelle auprès de l'Empereur en 1815, la demi-solde
afférente à son grade lui serait allouée, comme aux autres offi-
ciers de l'armée dissoute, malgré son départ et sa longue
absence.
Dans tous les cas, le revenu de son petit capital et le traite-
ment de sa Légion d'honneur, bien que réduit de moitié par la
Restauration, auraient suffi aux modestes besoins de L. Planât
si, comme il l'espérait, il pouvait y joindre le produit d'un tra-
vail littéraire sérieux qu'il avait commencé et pour lequel, mal-
gré les plus tristes expériences, il croyait pouvoir compter sur
l'appui de la famille de l'Empereur. A ce dernier projet se rat-
tachaient même pour lui d'autres espérances d'un avenir plus
heureux. Comment furent-elles déçues, comment L. Planât fut-il
forcé à s'expatrier de nouveau, c'est ce qu'expliqueront quel-
ques lettres qu'il écrivit à son ami, pendant les trois derniers
mois qui précédèrent son départ.
F. P.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 403
L. Planai à E. Lebon.
Paris, 15 octobre 1821.
N'ayant rien à faire, et la tête constamment occupée de
l'Empereur, j'ai commencé depuis deux mois un précis
historique, par ordre de date, de sa vie et de son règne. Je
veux me borner à y raconter les faits, sans réflexion et
sans autre ornement que les paroles mêmes de l'Empereur,
extraites de ses harangues, discours et conversations bien
authentiques. Il me semble qu'il y a une témérité presque
égale à le louer ou à le blâmer. Ce n'est pas avec des phrases
banales ou ampoulées qu'il faut écrire l'histoire d'un
homme tel que lui ; tout doit y être, au contraire, simple,
naturel et solide. L'élévation et l'éclat ressortiront du sujet
même, sans qu'il soit nécessaire de s'en occuper. Voilà
l'esprit dont je suis pénétré depuis que j'ai commencé ce
travail. Paris est encore le pays du monde où l'on trouve
le plus de matériaux pour des ouvrages semblables. J'y
travaille avec ardeur; mais, par des motifs faciles à conce--
voir dans ma position, je commence à avoir besoin d'en-
couragement. Depuis que je suis à Paris, personne de la
famille de l'Empereur n'a pris notice de moi, et, sans les
bontés du prince Félix, il est probable que j'aurais fait
tout le voyage à mes frais et que je me serais endetté de
trois à quatre mille francs. Peut-être la famille de l'Em-
pereur n'a-t-elle besoin que d'être avertie pour songer à
tout cela; et, dans ce cas, mon cher Eugène, j'attends de
votre amitié une démarche qui peut me rendre heureux,
en même temps qu'elle aurait pour résultat d'élever à la
mémoire de l'Empereur un monument durable ; car je serai
puissamment aidé ici par tous ceux qui l'ont approché, et,
une fois tranquille sur mon avenir, je me livrerais sans
404 VIE DE PLANAT.
crainte et sans relâche, comme aussi sans précipitation,
aux travaux que j'ai projetés et qui, depuis six ans, n'ont
cessé d'occuper mon esprit. Je n'ai pas besoin de vous dire
que j'accepterai avec joie toute mission dont on voudrait
me charger relativement à l'Empereur. Mes projets sont
entièrement subordonnés à ce qui intéresse sa mémoire, et
je les ajournerai, tant qu'on croira que je peux me rendre
utile dans ce sens.
Au même.
Paris, 10 novembre 1821.
Mon cher Eugène, je voulais attendre, pour vous écrire,
une lettre qui m'annoncerait votre retour à Trieste; mais
vous avez sans doute bien autre chose à faire que de
m'écrire, et moi je ne sais pas résister au besoin que j ai
de causer avec vous.
La captivité de l'Empereur, l'affreuse incertitude de son
sort à venir, l'obligation que je m'étais imposée d'aller le
rejoindre, tout cela, depuis six ans, tenait mon âme dans
une agitation constante et plaçait mon esprit hors de son
assiette naturelle. Cet état violent a cessé à la mort de
l'Empereur, et je m'aperçois que la même cause a produit
le même effet chez tous ceux qui lui restaient fidèles; ils
ne songent plus qu'à vivre doucement, obscurément et unis
entre eux. Tout ce qui m'entoure, tout ce qui compose mes
relations habituelles, est plein de cet esprit de paix et de
repos. Chacun trouve, dans un bon ménage et dans les
douceurs de la vie privée, d'amples dédommagements pour
ce qu'il a perdu du côté de la fortune et de l'ambition.
Cette douce maladie devient contagieuse; je sens qu'elle
me gagne. Mes vœux sont bien bornés; Dieu permettra-
t-il qu'ils soient exaucés? En attendant, je savoure à longs
traits les douceurs de l'obscurité ; j'ai retrouvé du goût
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 405
pour l'étude; je vis en anachorète et ma santé s'en trouve
bien.
Du reste, il n'y a que Paris pour vivre. Que j'étais sot
de penser qu'on ne pouvait plus vivre en France ! On s'y
trouve bien plus vite et bien plus complètement dans sa
sphère qu'en tout autre pays du monde. On y rencontre,
quand on veut bien s'en donner la peine, autant de bon
sens, de philosophie, d'absence de préjugés qu'en Italie
même. Rien n'est plus facile que d'y fuir les sots et les
ennuyeux, inévitables ailleurs. C'est donc à Paris, cher
Eugène, que je vous donne rendez-vous pour l'an 1800...
et tant; il n'importe. Ne nous désolons pas trop de voir
fuir le temps; il est des jouissances de tous les âges, et
quand mon rêve se réalisera, je vous promets d'en jouir
sans réserve.
Vous savez que Bertrand et Montholon sont ici depuis
trois semaines; ils sont muets et mystérieux, ce qui jette
sur eux un vernis défavorable. Cependant ne nous pres-
sons pas de juger; je trouve qu'ils ont bien raison d'être
circonspects. Tout ce qu'ils diront sera commenté, brodé,
interprété selon les passions des divers partis qui agiteni
encore la France. Ils font donc très bien de se taire. La
contenance de Bertrand, jusqu'à présent, a été niodeste et
noble. Il est arrivé à Paris en grand deuil et toute sa mai-
son le porte encore; il est descendu chez M. de Lavalette,
où il a reçu toute l'ancienne cour de l'Empereur, ainsi que
beaucoup de généraux et d'officiers de l'ancienne armée;
cela lui a donné une couleur convenable. A la vérité, il a
consenti à rentrer en France par l'amnistie, au lieu de
purger sa contumace comme on s'y attendait et comme il
le désirait lui-même ; mais le gouvernement a craint l'éclat
du procès en revision et Bertrand a cédé par amour de la
paix. Il n'a point voulu heurter le pouvoir, parce que cela
ne va pas à son caractère ; du reste il a formellement dé-
40« VIE DE PLANAT.
claré qu'il ne mettrait jamais les pieds aux Tuileries,
demandant pour toute grâce qu'on voulût bien respecter sa
douleur et réfléchir un instant sur sa position, qui rendait
la chose impossible. Il est sur un bien beau terrain, et,
pour s'y maintenir, il ne faut que rester tranquille. Les
bruits qui courent sur Montholon ne sont pas aussi hono-
rables : il s'est logé d'abord dans la rue de la Paix, en vue
de la colonne et des Tuileries. Il a pris de grands airs et a
déployé un luxe qu'on a trouvé ridicule. Enfin, dans tout
cela, il faut aussi faire la part de l'envie et de l'esprit de
parti qui cherchent toujours à rabaisser les mérites et les
réputations qui leur déplaisent. Je vis beaucoup avec le
comte Las-Cases, dont la société m'est infiniment douce et
agréable. De tous ceux qui ont suivi l'Empereur, c'est, à
mon avis, le seul qui se soit montré digne en tout de cette
noble mission. On aura éternellement à regretter qu'il ne
soit pas resté près de lui. On ne saurait trop exécrer sir
Hudson Lowe et un certain Thomas Reade, geôliers de
l'Empereur, qui l'ont tourmenté jusqu'au dernier moment
avec la plus ingénieuse barbarie.
A Abel Planât [à Limoges).
Paris, 21 novembre 1821.
Mon cher Abel, je serais bien disposé à me fixer à Paris;
mais il y a dans ma position de grandes difficultés; je ne
puis y rester sans rien faire, et il est presque impossible
pour moi d'y trouver un emploi, indépendant du gouver-
ment, et qui ne me ravale point. Non que j'aie de vaines
idées d'orgueil; mais mon grade et ma décoration m'im-
posent l'obligation de rester dans une certaine sphère, ou
bien de me retirer dans un coin. Je ne sais encore si la
famille de l'Empereur se croit tenue de faire quelque chose
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 4833). 407
pour moi. Maia, dans le cas contraire, je suis décidé à me
fixer à la campagne pour y végéter jusqu'à ce qu'il plaise
à Dieu de m'appeler à lui, ou de ramener un ordre de
choses qui m'assigne la place que je dois avoir dans la
société.
A Eugène Le bon.
Paris, 2 décembre 1821.
J'ai trouvé ici, pour prix de mes services, de mes cam-
pagnes et de mes blessures, une lettre du Ministre de la
guerre qui m'annonce que je suis rayé du tableau des
officiers de l'armée, pour avoir abandonné mon poste et la
France en 1818 *. Me voilà donc frappé dans ma patrie de
déshonneur et d'incapacité, sans que la famille de celui
auquel j'ai tout sacrifié se croie tenue de m'offrir le moindre
dédommagement. Je sens que je vous fatigue et que je vous
ennuie, cher Eugène, mais je suis vraiment malheureux,
et je le serais bien davantage si vous me forciez à douter
de votre amitié ; hâtez-vous donc de me rassurer !
1. La lettre du ministre de la guerre était conçue en ces termes :
« Je vous préviens, Monsieur, en réponse à votre lettre du 15 octobre,
qu'ayant abandonné votre poste et la France de votre propre volonté et sans
aucune autorisation, vous avez été considéré comme démissionnaire, et rayé
en conséquence du contrôle des officiers de l'armée, le 16 janvier de l'année
1816, six mois après votre départ de'France.
« J'ai l'honneur d'être, etc.,
« Marquis de Latour-Maubouro. »
Voici Tunique réclamation que L. Planât crut devoir opposer à cette déci-
sion :
Il J'ai reçu la lettre que V. E. m'a fait écrire le 8 du courant, par le bureau
du personnel de l'artillerie, pour m'annoncer que j'ai été rayé du contrôle des
officiers de l'armée le 16 janvier 1816. Il s'est glissé dans la rédaction de cette
lettre une erreur trop grave, pour que je n'en sollicite pas avec instance le
redressement. On motive ma radiation sur ce que j'ai abandonné mon poste
et la France de ma propre volonté et sans autorisation. Je demeure d'accord
que mon départ de France et une absence de six années peuvent équivaloir à
408 VIE DE PLANAT.
Au mime.
Paris, 3 décembre 1821.
Mon cher Eugène, j'étais triste hier quand je vous écri-
vis, et ma lettre a dû être fort maussade; je ne suis pas
beaucoup plus gai aujourd'hui, mais j'ai au moins l'inten-
tion de faire des frais pour vous plaire. Je vais donc vous
conter tout ce que je sais et tout ce qu'on dit à Paris; on
y est toujours très frivole, et bien des gens s'intéressent
bien moins à la guerre qui menace les Turcs qu'au procès
de Béranger qui doit se juger incessamment. Ce Béranger
a bien fait les plus jolies chansons et les plus spirituelles
que vous ayez jamais lues; mais il faut convenir qu*il a
poussé un peu loin la plaisanterie et qu'il sent son fagot
d'une lieue. Dans une de ses chansons, il fait dire au bon
Dieu, à la fin de chaque couplet : Si fat jamais fait... (telle
ou telle chose) Je veux^ mes amis^ que le Diable m'emporte!
Dans une autre, c'est Margot qui prend les clefs du Paradis
dans le gousset de la culotte de saint Pierre, et qui fait
entrer dans le saint lieu les plus mauvais sujets du monde,
et mille folies semblables. Il y a d'autres chansons d'un
genre plus élevé, et dans lesquelles il rivalise avec Horace
une démission; mais en quittant la France, je n*ai point abandonné mon
poste, car j'étais commissionné officier d'ordonnance de VEmpereur,
« J'ai donc pensé qu'il y avait erreur dans l'emploi de cette expression et
je Tiens prier V. E. d'ordonner qu'il me soit expédié une nouTclle lettre de
congé dans laquelle les mots abandonné votre poste soient supprimés.
« Je suis avec respect, a Planât. •
Nous nous empressons de dire qu'un mois plus tard L. Planât reçut l'invi-
tation de renvoyer sa lettre de congé. Le ministre, frappé de la justesse de
sa réclamation, lui en expédia une autre dans laquelle, tout en maintenant la
radiation, les mots : abandonnât votre poste étaient supprimés. Le directeur
du personnel, M. de Caux o£frit même à L. Planât de le faire rétablir sur
le tableau des officiers et de soigner son avancement, s'il voulait reprendre
du service actif, ce que, toutefois, celui-ci ne crut pas devoir accepter, p p.
CINQUIÈME PARTIE (182! A 1833). 409
et La Fontaine pour la verve, la grâce et la bonhomie.
Son recueil est terminé par un fort beau morceau sur le
Cinq Mai. Cet ouvrage s'est fait par souscription, et Dé-
ranger en avait placé dix mille avant la saisie. Gela lui a
produit 60000 francs, et il n*a même pas eu de frais d'im-
pression àp^yer; les libéraux s'en sont chargés. Son procès
fait grand chiasso et l'on blâme fort le ministère d'attacher
tant d'importance â des chansons. Ce qu'il y a d'amusant,
c'est que Béranger fait une chanson sur chaque nouvel
incident de son procès; il en a déjà fait deux charmantes,
sur son assignation et son interrogatoire. Mais la fin de
tout cela pourrait être moins plaisante pour Béranger. Il
est entre les mains de l'inexorable Marchangy, qu'il a
chansonné trois fois, et d'un jury arrangé exprès pour lui ;
car le jury est tellement au choix et à la disposition du
gouvernement que, dans tous les cas importants, il devient
une véritable commission.
Je ne vous parle pas de l'Adresse, c'est déjà une vieillerie ;
mais le spectacle qu'elle a offert était nouveau et divertis-
sant : c'est la réunion des deux bouts opposés de la Chambre.
Y a-t-il rien de plus drôle que de voir des ultras, devenus
tout d'un coup démocrates, demander au roi l'exécution de
la charte et les institutions qu'elle promet, parler de l'hon-
neur national, défendre les droits du peuple et invoquer
la liberté? Il semble voir le diable que Dieu force à louer
les saints.
Une chose dont vous n'avez pas d'idée, c'est la nouvelle
manie qui s'est emparée des Français depuis quelques
années, celle du jeu de Bourse, de la hausse et de la baisse.
C'est à la fois comique et affligeant; tout le monde y court,
on se croit transporté au temps du système de Law, ou
bien à ces temps de féerie où le roi Oberon faisait danser
pêle-mêle, avec son cor, les princes, les évêques, les guer-
riers, les magistrats, les bourgeois et les manants. C'est
410 VIE DE PLANAT.
vraiment à la Bourse que Tégalité triomphe et règne sans
partage. De quelque côté qu on aille, on n'entend que ces
mots : « Qu'est-ce qu'a fait la rente aujourd'hui? A prime
dont un, ferme; à prime fin courant, etc. » Ce langage est
devenu familier à tout le monde. Il n'y a pas jusqu'aux
dames qui ne s'en mêlent. Vous dire la démoralisation,
l'avidité, l'égoïsme qui résultent de ce jeu de bourse, c'est
ce que vous comprendrez sans peine. Du reste, nos grands
intérêts nationaux sont plus que ja,mais livrés à l'intrigue;
on trouve toujours, sous le beau semblant du bien public,
la soif de l'or et du pouvoir; on veut renverser les mi-
nistres, mais c'est pour se mettre à leur place. La grande
intrigue qui a produit le résultat si comique du rapproche-
ment des ultras et des libéraux est, dit-on, conduite par
Talleyrand.
Au même.
Paris, 15 janvier 1822.
Mon cher Eugène, je regrette beaucoup que vous ayez
employé deux pages de vos lettres, déjà trop rares, à vous
justifier de torts que vous n avez pas. Du reste, je ne m'en
prends qu'à moi : je suis susceptible comme tous les petits
esprits et comme tous ceux qui ne sont pas heureux. N'allez
pas croire cependant que je songe à me noyer ou à me
pendre. Loin de là, je fus hier soir, moitié gré, moitié
force, à un bal (si Ton peut donner ce nom à une cohue
de quatre cents personnes), chez mon ami Lariboisière. Je
trouvai là beaucoup d'anciens souvenirs ; des fortunes
déchues et des fortunes nouvelles, l'armée, la cour, la ville
et surtout la banque; le maréchal Soult, le duc de Damas,
l'avocat Dupin et le juif Rothschild, voilà les échantillons:
c'était un véritable raout anglais, qui a été pour moi une
lanterne magique amusante.
CINQUIÈME PARTIE (4821 A 1833). 411
En somme, je commence Tannée sous d'assez fâcheux
auspices, et pourtant je me sens un courage et une sérénité
<i'âme que je n'avais pas éprouvés depuis longtemps; cela
lient, je crois, à Tétat d'indépendance absolue dans lequel
je me trouve. Je vis un peu comme le bon La Fontaine,
mangeant le fonds avec le revenu; car, malgré toute mon
économie, je ne saurais empêcher que la viande, le vin,
les bottes et les loyers ne soient fort chers.
Du reste, on me berce d'espérances qui sont peut-être
chimériques. Gourgaud, qui arrive de Munich, m'a donné
des détails au sujet d'une démarche que la reine Hortense
a faite en ma faveur. Cette princesse lui a dit qu'elle
avait écrit à toute la famille (excepté à Jérôme) qu'il fal-
lait se réunir pour m'assurer une pension de 6 000 francs;
mais je ne compte pas beaucoup sur tout cela. Pourtant le
bon ou le mauvais succès de cette affaire va décider pro-
bablement du sort de toute ma vie, étant trop usé et trop
souffrant pour rien entreprendre qui exige un travail sou-
tenu. J'ai bien acquis la certitude d'un legs de 40 000 francs
que m'a fait l'Empereur; mais ce legs est, dit-on, assigné
sur l'impératrice Marie-Louise, et les exécuteurs testamen-
taires ne veulent faire aucune démarche dans mon intérêt,
disant que ce serait en pure perte. Quant à moi, je ne puis
en prendre l'initiative, n'ayant pas même obtenu un ex-
trait de la disposition qui me concerne.
Au même.
18 janvier 4822.
Mon cher Eugène, voici ce qu'on vient de publier des
dernières volontés de l'Empereur. Ce ne sont que des ex-
traits relatifs à certains legs, je me suis assuré qu'ils sont
exacts.
412 VIE DE PLANAT.
D'abord, TEmpereur donne beaucoup de conseils à son
fils; il lui recommande de ne jamais oublier qu'il est Fran-
çais, et lui défend de jamais servir d'instrument à la poli-
tique à venir du triumvirat qui opprime l'Europe. Il
réclame du Domaine extr. de France deux cents millions,
fruit de ses économies, et veut que cette somme soit em-
ployée, partie à indemniser les départements qui ont le
plus souffert de l'invasion, et partie à assurer le sort des
anciens militaires de la Grande Armée, particulièrement
des amputés. Dans la partie qui concerne la famille il dit :
« Je pardonne à mon frère Louis le libelle qu'il a publié
contre moi. » Si j'apprends d'autres particularités, je vous
en ferai part.
Je suis sur le point de prendre, par nécessité, un parti
fort dur. Je vous dirai dans ma première lettre de quoi
il s'agit.
J'avais commencé à me livrer à des recherches et à des
travaux sur l'Empereur, ne doutant pas que sa famille me
seconderait en pourvoyant du moins à ma vie animale.
Déchu dans cette attente, ayant mangé 2000 écus depuis
mon départ de Trieste, j'abandonne à regret ce travail qui
m'était si doux et qui, j'ose le dire, serait devenu profi-
table à la mémoire de l'Empereur. Je vous ferai passer
incessamment un premier recueil de pièces que M. de Las-
Cases m'a fournies en grande partie, et qui commençait
un ouvrage dont j'étais éditeur. Mais l'incertitude du suc-
cès de cet ouvrage et la réalité des dépenses d'impression
me forcent à abandonner encore cette entreprise.
Adieu, cher Eugène, je vous embrasse de tout mon cœur.
Dans une lettre écrite deux mois plus tard de Munich, L. Pla-
nât dit à son ami : « La date de ma lettre vous surprendra sans
doute. Vous voyez que j'ai pris le parti de m'exiler encore une
CINQUIÈME PARTIE (4821 A 4833). 413
fois sous un ciel rigoureux, et au milieu de gens qui ne nous
aiment pas. Mais ce n'est pas encore là ce parti fort dur que je
voulais prendre. Je ne pouvais rester plus longtemps à Paris,
sans donner aux ennemis de notre cause le plaisir de me voir,
comme ils disent, puni par la justice divine de mon attachement
à l'usurpateur. J'étais donc décidé à quitter la France et à aller
m'enterrer dans quelque coin de l'Espagne oh j'aurais mis à
profit mes faibles connaissances et où j'aurais attendu en si-
lence, dans une obscure végétation, la fin de toute chose... »
Ce qui avait seul empêché l'exécution de ce triste plan, ce
fut une proposition inattendue que lui fit M. de Lavalette, an-
cien aide de camp de l'Empereur (le même qui, condamné à
mort en 1815, avait pu s'évader sous un travestissement, grâce
au dévouement de sa femme restée à sa place dans la prison).
Il s'agissait pour L. Planât de se rendre à Munich, d'y faire la
connaissance personnelle du prince Eugène et, si l'on se plai-
sait mutuellement, d'occuper auprès de ce prince un poste de
confiance, à tous égards conforme à ses antécédents. Pourtant
L. Planât était indécis : l'exiguïté de ses ressources le faisant
reculer devant la possibilité d'un voyage coûteux et peut-être
inutile. Une lettre pressante de la reine Hortense, prévenue par
Lavalette, mit fin à ses hésitations, en lui exprimant l'entière
certitude où était la sœur du prince Eugène que, de part et
d'autre, on se conviendrait.
Nous avons le bonheur de pouvoir ici intercaler un fragment
qui nous fut dicté par L. Planât en 1850.
F. P.
FRAGMENT^
J'étais à Paris depuis cinq mois, perdant mon temps, ne
sachant trop que faire et que devenir, et tout près d'épuiser
1. Dicté à Paris en 1850 (voir V Avant-propos), f. p.
41« VIE DE PLANAT.
mes dernières resoùrces; car j avais été forcé d'entamer les
20 000 francs que la princesse Ëlisa m'avait légués et, au^
moyen desquels, en arrivant à Paris, je m'étais constitué
1 200 francs de rente. Le général de Gaux, ancien ami de mon
père et fort bien avec la légitimité, m'offrait à la vérité de
me faire rétablir sur le tableau des officiers de l'armée et
de favoriser mon avancement futur; mais la répugnance
que j'avais à servir les Bourbons était invincible; il me
semblait que c'eût été faire outrage à la mémoire de T Em-
pereur, auquel j'avais tout sacrifié. Dans ces circonstances,
si critiques pour moi, j'eus l'idée d'aller voir M. de Lava-
lette, sans trop savoir ce que je lui dirais. 11 venait de
rentrer en France, après avoir été gracié par Louis XVIII.
Son dévouement à l'Empereur était bien connu, et je re-
cherchais volontiers des hommes tels que lui. Je fus donc
le trouver dans son logement, rue Richepanse. Je ne l'avais
pas vu depuis la Malmaison, et probablement il ne se sou-
venait plus de moi; aussi, en l'abordant, eus-je soin de
décliner mon nom et mes anciens titres. M. de Lavalctte
m'accueillit avec une extrême bienveillance et la conver-
sation s'engagea aussitôt. Je lui racontai tout ce qui était
arrivé à l'Empereur et à ses compagnons, depuis le départ
de la Malmaison jusqu'à celui du Northumberland. Je lui
fis le récit de ma captivité et de toutes les tribulations que
j'avais éprouvées depuis 1818.
De son côté, il me raconta son procès, son évasion et
son séjour en Bavière; il regrettait presque de n'y être
pas resté, tant le séjour de Paris lui semblait insuppor-
table dans sa position actuelle. 11 me demanda ce que je
voulais faire; je lui répondis que je n'en savais rien moi-
même, ne voulant pas reprendre du service sous les Bour-
bons. Au moment de nous sépareretcomme jemelevais, il
se frappa le front : ce Attendez donc, me dit-il, il me vient une
idée que je crois excellente ; le prince Eugène vient de perdre
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 415
son aide de camp de confiance, le colonel Bataille ; il m*a
prié, pour le remplacer, de lui chercher un officier instruit,
discret, et attaché à la mémoire de l'Empereur. Je crois
que vous conviendriez parfaitement, et si vous m*y auto-
risez j'en écrirai au prince, et j'en parlerai à son intendant
à Paris, le baron Darnay. »
On peut juger avec quel empressement et quelle joie
j'accueillis cette ouverture. La réponse du prince ne se fit
pas attendre, mais elle n'était point explicite. Le prince
Eugène désirait me connaître personnellement avant de
s'engager définitivement avec moi; sa prudence était très
excusable; mais de mon côté j'hésitai à faire. un voyage
coûteux, dont le succès n'était point assuré. Néanmoins,
après quelques lenteurs et pourparlers, quelques obstacles,
que le zèle du comte de Lavalette parvint à surmonter, il
m'embarqua pour Munich.
En quittant Paris, j'eus le regret d'y laisser mon frère
Jules, à peu près dans la même situation que moi, et dans
la même disposition d'hostilité envers les Bourbons. J'ai-
mais tendrement ce frère, que j'avais vu naître, que j'a-
vais fait élever en m'imposant de grands sacrifices, et que
j'avais poussé dans la carrière militaire, où il aurait par-
faitement réussi sans les événements de 1815, car c'était
là sa véritable vocation. Mais ce pauvre garçon, plein de
cœur et de sentiments d'honneur, n'avait ni fixité dans les
idées, ni persévérance dans les résolutions. Il avait besoin
d'être maintenu par les inflexibles rigueurs de la disci-
pline; il était incapable de se conduire par lui-même, et
c'était avec une vive douleur que je le laissais, sans guide,
sur le pavé de Paris. Il s'était affilié aux carbonari et
croyait fermement que cette secte était destinée à ren-
verser sous peu la puissance des Bourbons, et à s'emparer
du gouvernement de la France. Je fis tout ce que je pus
pour le dissuader de ces idées folles. Je l'engageai à cher-
4J6 VIE DE PLANAT.
cher une occupation utile, et, quelle que fût la carrière
qu'il embrassât, à y persévérer. Peu de temps après notre
séparation, il passa au service du Pacha d'Egypte, et y
rendit de véritables services, en créant l'Ecole militaire
qui subsiste encore aujourd'hui.
Arrivé à Munich le 8 février, je fus très bien reçu par
le prince Eugène, quoique avec cette réserve et ce calme
qui lui étaient habituels; et comme ces qualités, ou ces
défauts sont aussi les miens, il ne tarda pas à m'accorder
une entière confiance.
Au bout de huit jours, il me dit : « Vous voyez comme
je suis entouré. Tascher* est un bon enfant qui, je crois,
m'est très dévoué, mais qui me compromet à chaque ins-
tant par son babil imprudent. Méjean*, avec plus de finesse
et d'esprit naturel que lui, n'est pas moins compromettant
dans un autre genre. Tous deux sont remplis d'exagéra-
tion, ce que j'ai en horreur, et ils sont toujours à côté de
la vérité; Hennin' est un homme d'esprit et de savoir;
mais il passe les trois quarts de Tannée à Paris, et ne
vient ici que pour mettre en ordre ma bibliothèque et mes
archives. Je n'avais près de moi qu'un homme qui me con-
vînt tout à fait, c'était le colonel Bataille, mon ancien ca-
marade d'études, officier instruit, discret, dévoué et qui était
pour moi plutôt un ami qu'un aide de camp ; aussi avait-il
toute ma confiance, et je n'ai jamais eu à me repentir de
la lui avoir accordée. J'espère que vous le remplacerez;
mais il faut pourtant que nous ayons le temps de nous con-
naître. »
Je n'avais pas revu le prince Eugène depuis la bataille
de Malojaroslavetz, où il acquit tant de gloire. Il était extrê-
mement changé : je l'avais laissé maigre, pâle et fluet; il
1. Ancien aido do camp, cousin de l'impératrice Joséphine.
2. Gouverneur du prince Auguste .
3. Ancien commis de la trésorerie du royaume d'Italie.
CINQUIÈME PARTIE (182i A 1833). 417
était maintenant gros et gras, il avait le visage plein et
coloré, les yeux brillants, et toute Tapparence d'une excel-
lente santé. Au moral le changement était encore plus sen-
sible. Ce prince, autrefois si vif et si expansif, était devenu
apathique et tellement circonspect dans ses paroles qu'ex-
cepté dans le tête-à-tète on ne pouvait tirer de lui que
des phrases banales et insignifiantes. La chute du régime
impérial, et les humiliations qu'il avait été forcé de subir
dans l'intérêt de ses enfants, avaient abattu son esprit, et
semblaient lui avoir ôté tout ressort. Il m'a dit plus d'une
fois : « Si je n'avais pas épousé la fille du roi de Bavière,
j'aurais été m'établir, non pas en Suisse, mais aux États-
Unis d'Amérique. Je sais très bien qu'ici ma position est
fausse et dépendante, malgré la bonté du roi et l'amitié du
prince Charles; mais j'ai cru devoir faire à mes enfants et
à ma femme le sacrifice de mon indépendance. D'un autre
côté, je dois beaucoup à l'empereur Alexandre, et je lui ai
promis de ne jamais entrer dans aucune intrigue politique ;
je tiendrai ma parole; je ne puis désormais m'occuper
que de l'éducation et de l'établissement de mes enfants. »
D'après tout ce que j'ai entendu dire du prince Eugène,
et tout ce que j'ai pu observer par moi-même, le prince
Eugène, homme plein de droiture et de loyauté, était sans
initiative politique. Il avait du calme, de la suite et un ju-
gement sain. Toutes ces qualités faisaient de lui un instru-
ment excellent dans les mains de l'Empereur, qu'il servit
toujours avec une fidélité, une exactitude et un dévoue-
ment sans bornes. Aussi l'Empereur disait-il quelquefois :
« Dans toute ma famille, il n'y a qu'Eugène qui ne m'ait
jamais donné de sujet de plainte. » Il faut songer aussi que
le prince Eugène avait à peine quatorze ans lorsque le
général Bonaparte épousa Joséphine. Accoutumé à chérir
et à respecter son beau-père, à se laisser guider par lui
et à lui obéir en toutes choses, il est difficile de juger de
27
418 VIE DE PLANAT.
ce que le prince Eugène aurait pu faire, s'il eût été aban-
donné à lui-même. Gomme vice-roi d'Italie, et âgé seulement
de vingt-cinq ans, il gouverna les provinces qui lui étaient
confiées avec douceur, avec sagesse, mais aussi avec éner-
gie. Le prince Eugène m'a dit souvent que sa véritable vo-
cation était la marine, et qu'il était certain qu'il aurait
réussi dans cette carrière. Je le crois facilement, car il
avait les qualités essentielles à un brave marin : le sang-
froid, le coup d'œil et la décision. Quoi qu'il en soit, il n a
pas moins bien réussi comme général, et je pense qu'il ne
lui a manqué, pour être mis au rang de nos grands capi-
taines, qu'une carrière militaire plus longue, et des occa-
sions plus fréquentes de développer les talents qu'il montra
toutes les fois qu'il eut un commandement séparé et indé-
pendant, comme à Raab, à Malojaroslavetz, dans la défense
de la ligne du Mincio et dans sa retraite de Posen sur
l'Elbe, après la campagne de Moscou. Lorsque l'Empereur
passa le Rhin pour ouvrir la campagne de 1809, il donna
ordre au prince vice-roi de rassembler toutes ses forces,
qui étaient à peine de 36 000 hommes, de se porter sur le
Frioul, en éclairant le Tyrol par sa gauche, et de tâcher
de rejoindre la Grande Armée sous les murs de Vienne.
Les débuts du prince Eugène ne furent pas heureux. Fier de
la haute mission qu'il recevait, et emporté par l'ardeur bien
naturelle à un général en chef de vingt-sept ans, il voulut à
Sacile surprendre et bousculer les Autrichiens. Mais il fit de
'mauvaises dispositions, et ne prit pas le temps de bien recon-
naître la ligne des positions ennemies ; il fut reçu vigoureuse-
ment, battu et repoussé avec une perte considérable. Cet
échec fut pour lui une leçon profitable ; dès ce moment, il de-
vint prudent et <;irconspect. Le reste de sa marche au travers
du Frioul, de la Carinthie et de la Styrie jusqu'aux frontières
de la Hongrie, fut pour lui une suite non interrompue de
succès ; mais il n'eut guère affaire qu'à l'arrière-garde de
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 419
l'archiduc Jean qui lui était opposé. Il ne le joignit qu'à
Raab, où Tarchiduc avait pris position avec son corps d'ar-
mée, et semblait lui proposer la bataille. Quoique le prince
eût laissé une division en arrière, pour assurer son flanc
gauche et pousser des reconnaissances dans la direction
de Vienne, il n'hésita pas à accepter la bataille, comptant
surtout sur Telfet moral que les succès de l'Empereur
avaient dû produire sur l'espritde l'armée ennemie. Il com-
mandait seul à cette bataille; il la gagna sans que le succès
eût été un moment douteux.
La bataille de Malojaroslavetz eut lieu au commencement
de la retraite de Russie, sur la route de Kalouga. Le prince
Eugène, avec les seules troupes italiennes, y tint tète au
gros de l'armée russe, et resta maître du champ de ba-
taille. L'Empereur, qui n'était pas prodigue d'éloges, té-
moigna hautement dans cette occasion sa satisfaction au
prince Eugène. A la retraite de Russie, laissé par l'Empe-
reur à Smolensk pour faire l'arrière-garde et arrêter le
plus possible la poursuite de l'armée ennemie, le prince
Eugène ne se distingua pas moins par son courage et sa
fermeté. Accablé par le nombre, voyant ses troupes déci-
mées par le froid et par la faim, entouré de tous côtés par
la cavalerie ennemie, il sut, par une manœuvre hardie, se
frayer un passage au milieu des neiges. Il rejoignit l'Empe-
reur à Orcha avec les débris de son corps.
Lorsque l'Empereur quitta l'armée pour se rendre à Pa-
ris, afin de réunir une nouvelle armée, il chargea le roi de
Naples du commandement des débris de la Grande Armée
qui opéraient leur retraite. Mais ce prince, si admirable sur
les champs de bataille, n'était point propre à un pareil com-
mandement, dans de semblables circonstances; il perdit la
tête, et l'on peut dire que sa marche, depuis le Niémen
jusqu'à Posen,fut plutôt une fuite qu'une retraite. Arrivé à
Posen^ il quitta subitement l'armée, sans avoir donné d'autre
420 VIE DE PLANAT.
ordre que celui du départ pour le lendemain matin. Ce fut
un grand sujet d'étonnement et d'effroi pour toute l'armée,
car personne n'avait mission de prendre le commandement
après le roi de Naples. La nécessité, le salut de l'armée et la
certitude d'être approuvé par TEmpereur, déterminèrent
le prince Eugène à prendre ce commandement, et dès
lors tout changea de face. Non seulement l'ordre de dé-
part donné par le roi Murât ne fut point exécuté, mais
le prince Eugène, qui voulait savoir à qui il avait af-
faire, resta vingt-six jours à Posen; et lorsque les forces
qui lui étaient opposées le contraignirent à quitter sa
position, il se retira lentement, disputant le terrain pied
à pied jusqu'à Magdebourg. Cette retraite, qui est certai-
nement une des plus belles pages de notre histoire mi-
litaire, eut pour résultat de donner à l'Empereur le temps
d'amener sa nouvelle armée jusqu'en Saxe, et de maintenir
la Confédération du Rhin.
La réunion de l'armée du vice-roi avec la Grande Armée
eut lieu sur le champ de bataille de Lûtzen, où l'Empereur
embrassa son fils adoptif, en approuvant et louant haute-
ment sa conduite.
Après Liitzen, le prince vice-roi retourna en Italie, pour
y organiser un corps d'armée, afin de s'opposer aux ten-
tatives que l'Autriche pourrait faire pour recouvrer ses
anciennes possessions d'Italie. 11 trouva le royaume entiè-
rement épuisé d'hommes, d'argent, d'armes et d'effets d'ha-
billement. Dans cette circonstance difficile, il sut créer,
en moins de six mois, une armée italienne parfaitement
équipée, et des magasins abondamment pourvus de muni-
tions de guerre, vivres et fourrages. Le vice-roi essaya
d'abord de se maintenir sur la haute Saxe; mais, après la
bataille de Leipzig, l'Autriche ayant pu envoyer des ren-
forts considérables à son armée d'Italie, il fut contraint de
se replier sur l'Adige, où il resta jusqu'à la fin de janvier.
CINQUIÈME PARTIE (i821 A 4833). 424
Malheureusement, dans cette position, deux circonstances
Tempêchaient de prendre Toflensive; d'abord ses soldats
étaient des conscrits sans expérience de la guerre; et, d'un
autre côté, l'attitude plus que suspecte du roi Murât l'obli-
geait à tenir de forts détachements vers Parme et Reggio.
Affaibli par cette position scabreuse, le prince Eugène se re-
tira sur le Mincio, suivi par l'armée autrichienne du ma-
réchal Bellegarde; là, il put réunir toutes ses forces, et
livra aux Autrichiens une bataille glorieuse qui paralysa
leur action pour le reste de la campagne. Pendant ce temps.
Murât avait annoncé hautement l'intention de réunir
ses forces à celles de l'armée autrichienne. Le prince Eu-
gène ne lui en donna pas le temps. Il se porta rapidement
avec deux divisions au-devant de lui, et le battit complè-
tement sous les murs de Parme. Un mois après, les alliés,
vainqueurs de l'Empereur, étaient entrés à Paris, et la car-
rière militaire du prince Eugène se trouva ainsi brisée. Il
n'avait alors que trente-deux ans. Peu d'existences aussi
courtes ont été aussi honorablement remplies.
J'aurais pu réserver ces détails pour une autre place :
Non erat hic locus. Mais comme je n'écris que pour moi, je
me laisse aller au courant de ma plume et ne veux m'as-
treindre à aucune méthode, en retraçant mes souvenirs.
Peu de jours après mon arrivée à Munich, le Prince me
présenta au vieux roi Maximilien, son beau-père. C'était
un bonhomme jovial, aimant la gaudriole, et fort libre dans
ses propos. Il avait été, sous Louis XVI, colonel du régi-
ment d'Alsace (Infanterie). Il était fort goûté à la cour ga-
lante de Marie-Antoinette, où on le connaissait sous le nom
du beau prince Max. Aussi était-il intarissable sur cette
époque brillante de sa vie. Il racontait toutes les anecdotes
scandaleuses de ce temps, avec une crudité d'expressions
tout à fait déconcertante pour ceux qui n'étaient pas accou-
422 VIE DE PLANAT.
tumés à rentendre. J'en témoignai mon étonnement au
prince Eugène, au sortir de Taudience, et il convint avec
moi que ce langage n'était guère séant dans la bouche d'un
roi. Mais à Munich tout le monde y était accoutumé, hommes
et femmes; car le bon roi ne se gênait pour personne, pas
même pour les jeunes princesses, ses filles. Je dis au prince
Eugène, que le roi me semblait justifier sa réputation de
bonté, et la grande popularité dont il jouissait. Il me ré-
pondit, avec un sourire tant soit peu ironique : « Oui, mon
beau-père est un excellent homme, pourvu qu'on ne se
frotte pas au droit divin. Il ferait pendre sans le moindre
remords tous ceux qui, dans les Chambres, font opposition à
son gouvernement, comme aussi le paysan qui aurait tué
un lapin dans ses chasses. Et puis ces rois sont tous les
mêmes ; autrefois ils tremblaient devant l'Empereur, au-
jourd'hui ils tremblent devant Metternich. Si je n'étais pas
son gendre, je doute qu'il m'eût accueilli dans ses États,
par la crainte de déplaire à Metternich. »
Je n'ai encore rien dit de la princesse Auguste, fille
aînée du roi Max et femme du prince Eugène. Je ne Tavais
pas entrevue depuis le mariage de l'Empereur avec Marie-
Louise, et je trouvai que le temps avait exercé de grands
ravages sur sa beauté, naguère si vantée. Elle avait, à la
vérité, conservé sa belle taille, ses manières gracieuses et
cet air de princesse qui, quoi qu'on en dise, n'appartient
qu'aux personnes d'ancienne race royale ; mais c'étaient là
à peu près les seuls avantages extérieurs qui lui restaient.
La princesse Auguste, comme presque toutes les personnes
de son rang, avait reçu une détestable éducation dans tout
ce qui ne concernait pas la représentation. Le bon naturel
de la princesse Auguste, et une élévation de sentiments peu
commune, triomphèrent d'une éducation si mal dirigée. A
la vérité, elle resta sans grande culture d'esprit, mais elle
remplit admirablement ses devoirs d'épouse et de mère.
CINQUIÈME PARTIE («821 A 1833). 423
et se glorifia toujours d'être la femme du prince Eugène.
Après sept années de tribulations, je me trouvai tout à
coup jeté dans une vie de fêtes et de plaisir tout à faitnou-
velle pour moi. Je m'en serais bien vite dégoûté, si mes
journées n'avaient été remplies par des occupations sérieuses.
Au bout de quelques jours, le prince ne pouvait plus se pas-
ser de moi. Il m'avait chargé de sa correspondance et de
son cabinet topographique. Ma connaissance parfaite des
langues allemande et italienne, de même qu'une grande
facilité de rédaction, me rendaient précieux pour lui. Il
était pair du royaume de Bavière, et avait besoin de se te-
nir au courant de toutes les questions d'intérêt public,
concernant l'Allemagne en général, et l'Etat bavarois en
particulier; à cet effet, je lui faisais tous les jours des ex-
traits ou traductions des brochures et journaux qui trai-
taient de ces matières. Enfin, j'étais suffisamment occupé
jusqu'à quatre heures, et assez content de moi, pour pou-
voir me livrer sans remords aux divertissements de la
soirée.
A Munich, une fois présenté à la cour, on était admis
partout, sans avoir besoin d'invitation particulière. Cet
usage s'est un peu modifié depuis. Gomme le carême ap-
prochait, les bals et les fêtes se succédaient avec une espèce
de rage. Ceux du prince Eugène étaient les plus courus et
les plus gais, et la famille royale ne manquait jamais d'y
venir. Il faut que je donne une idée des principaux person-
nages qui en faisaient partie.
J'ai déjà dit que le roi Max avait passé sa jeunesse au
service de la France et à la cour de Marie- Antoinette. II
était alors cadet de la branche palatine de Deux-Ponts, et
bien loin de prévoir la haute fortune qui l'attendait, car il
y avait alors sept princes entre lui et l'électeur Charles-
Théodore, qui n'avait point d'héritiers. Mais, en moins de
vingt ans, tous les princes m&Ies des branches de Sulzbach,
424 VIE DE PLANAT.
de Neubourg et de Deux-Ponts s'éteignirent, moins le beau
prince Max qui, en 1798, devint électeur de Bavière.
Le roi Max avait épousé en premières noces une prin-
cesse de Hesse-Darmstadt. De ce premier mariage, il avait
eu quatre enfants. L*ainé naquit à Strasbourg; c'est le roi
Louis» Le second enfant fut la princesse Auguste, admirable-
ment belle dans sa jeunesse, qui, en 1806, épousa le prince
Eugène. Ensuite vint Timpératrice douairière d'Autriche,
mariée d'abord au prince héréditaire de Wurtembei^.
Après les événements de 1815, le prince, devenu roi de
Wurtemberg, demanda et obtint son divorce, auquel le
pape acquiesça, quoique la princesse fût catholique. Ces
petites gracieusetés entre princes et papes ne sont pas rares
dans l'histoire. Très peu de temps après, elle épousa l'em-
pereur d'Autriche, François I"'', qui avait déjà enterré trois
femmes; mais, cette fois-ci, ce fut elle qui l'enterra. Enfin,
le quatrième de ses enfants n'a été remarquable que par
une beauté peu commune. Il était l'ami sincère du prince
Eugène, malgré la divergence de leurs opinions.
Devenu veuf en 1794, le prince Max s'était remarié avec
une princesse de Bade, qui ne le rendit pas très heureux.
Cette princesse avait eu un tendre attachement pour le duc
d'Enghien, lorsque l'armée de Condé séjourna à Carlsruhe.
Aussi devint-elle une ardente ennemie de l'Empereur,
lorsqu'elle apprit l'exécution de ce malheureux prince.
Quoiqu'elle n'aimât pas son mari, elle ne laissa pas de lui
donner huit enfants, dont un fils et sept filles, tous enfants
jumeaux. Le fils mourut, ainsi qu'une fille. Des six autres,
l'une est devenue reine de Prusse, l'autre reine de Saxe,
la troisième est la fameuse archiduchesse Sophie, mère de
l'empereur d'Autriche actuel (18S0).
Nous reprenons, après ce fragment, la correspondance de
L. Planât : elle nous aidera à raconter les événements de sa vie
pendant le séjour de onze années qu'il fit en Bavière. F. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 425
A Madame Ch^\
Munich, 9 février 1822.
Ma chère Joséphine, mon voyage s'est fort bien passé et
sans grande fatigue. Je me porte bien, sauf mon pied qui
est toujours debolino*.
J'ai dîné aujourd'hui chez le prince Eugène, qui m'a
reçu ^ merveille, ainsi que la princesse. C'est un couple
charmant, et leur vie intérieure est des plus heureuses.
Chemin faisant, j'ai vu deux docteurs allemands, enthou-
siastes comme moi de l'Empereur, mais enthousiastes à
l'allemande, c'est-à-dire avec des têtes montées et chauffées
à un degré dont nous n'avons pas d'idée en France. Ils le
mettent au-dessus de tout ce qui a existé jusqu'à ce jour,
y compris Jésus-Christ, et ne sont nullement éloignés d'en
faire un Dieu. J'ai passé des moments bien agréables avec
ces bons docteurs qui, d'ailleurs, sont des gens de beau-
coup d'esprit et d'un mérite reconnu. La reine Hortense
m'a aussi fort fêté à mon passage à Augsbourg.
A la même.
Munich, 23 février 1822.
Ma chère Joséphine, voici une lettre qui te prouvera que
la tienne a tout à fait manqué son but. Tu voulais me pi-
quer d'honneur, et voilà dix jours que je l'ai reçue sans y
avoir répondu. Il est vrai que ces dix jours ont été fort
remplis par des visites, des présentations, des dîners, des
spectacles, des concerts, voire même des bals. Dieu merci,
nous voici en carême, et je commence à me reconnaître
un peu.
1. L. Plaaat, qui ne parlait jamais de ses blessures, en souffrit toute sa
▼ie. F. p.
426 VIE DE PLANAT.
J'ai été présenté au roi Maximilicn, qui est sans contredit
le meilleur homme qu'on puisse voir. Il a cette affabilité
naturelle, cette bienveillance de cœur que tout Fart du
monde ne saurait donner à certains princes. Il est impos-
sible de rapprocher sans l'aimer. Enfin, jeudi dernier, je
fus invité à dîner chez ce roi, et comme je n'avais pas
encore été présenté à la reine et aux princes de la famille,
je fus obligé de bâcler en une demi-heure six autres pré-
sentations ; la tête m'en tournait, et le dîner vint fort à
propos pour me remettre dans mon assiette. Le roi dîne à
trois heures et demie, environné de ses enfants, comme un
vrai patriarche. En outre, il invite tous les jours cinq ou
six personnes à dîner; cela se passe dans ses petits apparte-
ments, en sorte qu'il n'y a nulle gêne et point d'étiquette.
Du reste, je passe ma vie chez le prince Eugène; il me
traite on ne peut mieux ; mais rien n'est encore décidé pour
ma position future. En attendant, j'ai loué un joli petit
appartement, à la portée d'une promenade délicieuse qu'on
appelle le Parc ou Jardin anglais.
Ma santé est bonne; je supporte bien le froid des mon-
tagnes du Tyrol; je n'ai plus de douleur de côté; enfin, ma
jambe va bien, pourvu que je ne la fatigue pas. Adieu, je
te quitte pour aller à la répétition. Nous jouons la comédie
devant la cour, le 2 du mois prochain, et je suis engagé
pour les raisonneurs et les rôles à manteaux. Qu'en dis-tu?
A A bel Planât.
Munich, 6 mars 1822.
Mon cher enfant, je viens de recevoir ta lettre du
22 février, au sujet de la conscription. Il faut faire tout ce
qui sera nécessaire pour te tirer de là avec le moins d'ar-
gent possible; cependant, cette dernière considération ne
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 427
doit pas être un obstacle, ^t j'y ai déjà pourvu. Constant a
entre les mains Targent nécessaire pour cette dépense, et,
vu ma position actuelle, cela ne me généra pas*. D'ailleurs,
il faut absolument prendre son parti sur ce qui est inévi-
table. Le chagrin et le découragement ne mènent à rien de
bon, et souvent ils font d'une chose qui n'est que fâcheuse
une chose insupportable et désespérante. Je te recommande
de mettre en pratique, en toute occasion, ce petit axiome :
savoir prendre son parti et ne s'épouvanter de rien ; s'ac-
coutumer à envisager les choses froidement, pour en recon-
naître le meilleur côté.
A Eugène Lebon.
Munich, 14 mars 1822.
Mon cher Eugène, je viens de recevoir votre lettre du
16 février. J'étais préparé d'avance à tout ce que vous
m'annoncez au sujet de la famille. Je vous prie de dire au
prince Félix combien je suis pénétré de reconnaissance
pour l'intérêt qu'il a bien voulu me témoigner dans ces
derniers temps. J'ai su qu'il avait écrit en ma faveur (et
de la manière la plus pressante) à tous les membres de la
famille, et, quoique ces démarches aient été sans résultat,
je n'en sens pas moins le prix. Mais je ne ferai rien moi-
même pour obtenir de la famille de l'Empereur ce qu'il
n'eût été que juste qu'elle m'accordât ; cela ne peut conve-
nir à la dignité d'un homme honoré jadis des bontés de
l'Empereur. Puisque c'est un parti pris d'abandonner ceux
qui se sont sacrifiés pour lui, il n'y a qu'à se résigner.
Je suis arrivé à Munich le 8 février. Le prince Eugène
et la princesse m'accueillirent à merveille et me témoi-
1. Cette position était encore tout à fait précaire, mais il s'agissait de faire
accepter Tofire. F. p.
428 VIE DE PLANAT.
gnèrent beaucoup d'intérêt, mais voilà tout. Depuis ce
temps, j'y dîne cinq fois par semaine ; je suis de tous leurs
plaisirs ; je vais au théâtre dans leur loge ; mais... de Caron,
pas un mot. L'emploi que Lavalette avait en vue est rem-
pli par un ancien serviteur du prince, qui paraissait ne
l'avoir accepté que provisoirement et par complaisance,
mais qui s'est décidé, dès qu'il m'a vu arriver. Enfin, j'é-
prouve ce qui arrive ordinairement aux nouveaux venus ;
c'est à qui leur fermera les avenues. Je ne fais rien pour
combattre ces petites menées, persuadé que le calme, la
réserve et le temps sont les meilleures armes à leur oppo-
ser. Mais cet état ne serait pas tenable au delà d'un mois
encore, car mes ressources diminuent d'une manière sen-
sible. M"* de Sévigné a bien raison de dire qu'il n'y a
rien qui ruine comme de n'avoir pas d'argent. Le malheur
est un gouffre, où tout va s'engloutir avec une rapidité
effrayante. J'ai dû faire un nouveau sacrifice de trois mille
francs pour arracher mon plus jeune frère au service
militaire. Enfin le croiriez-vous, cher Eugène? des vingt
mille francs du legs de la princesse, il ne m'en reste plus
que douze.
Au milieu de tant de contrariétés, j'admire cette Provi-
dence bienfaisante qui m'envoie une santé beaucoup meil-
leure que dans les années précédentes, et qui me donne la
force de supporter gaiement les coups du sort. Il me parait
même, au ton de votre lettre, que mon avenir vous touche
et vous inquiète plus que moi-même. Ces marques de votre
amitié me sont précieuses ; je vous avouerai môme que je
m'y complais ; mais, après ce petit mouvement d'égoïsme
et d'amour-propre, je dois vous rassurer. C'est un malheur,
sans doute , que de descendre ; mais voyons-nous autre
chose depuis huit ans? Enfin je suis homme et je puis tra-
vailler. En définitive, personne ne meurt de faim, et la
nécessité suggère, au plus faible comme au plus sot, les
CINQUIÈME PARTIE (182< A 1833). 429
moyens de se tirer d'affaire. Je me confie beaucoup à ce que
les uns nomment le hasard, et les autres la Providence. Si
vous saviez tout ce que j'ai gagné en philosophie pratique
depuis les grands et terribles événements qui nous ont
frappés, vous en seriez surpris, car vous m'avez vu bien
différent, il y a deux ans * !
Au même.
Ismaning, 8 juin 1822.
Mon cher Eugène, je conçois votre spleen; je vous plains
comme un homme à qui ces sortes de tourments ne sont
point étrangers. Que j'aurais de choses à vous dire là-des-
sus, et que je voudrais vous tenir ici pendant vingt-quatre
heures seulement! Mais, à propos, qui vous empêcherait
donc de faire une petite excursion de quinze jours à Munich?
Nous avons ici tout ce qui peut flatter un amateur des
beaux-arts. Vous me trouverez fort proprement établi dans
mon ménage de garçon ; j'aurai un lit à vous donner, une
jolie chambre, à portée de la plus belle promenade que
vous puissiez imaginer ; ma cuisinière sera à vos ordres ;
enfin, à l'exception d'un équipage que je ne puis vous offrir,
vous serez confortablement chez moi. Je fais peindre des
hêtres dans mon salon, pour me coucher dessous et pour
dire comme Tityre : Deus nobishœc otia fecit ; excepté qu'au
lieu d'être sur la terre, je serai sur un bon canapé élastique
et douillet.
1. Il semblait que la fortune Toulût récompenser tant d'abnégation. Le .
jeune frère de L. Planât tira un bon numéro, et, peu de jours après, le prince
Eugène écrivit à Planât, dans les termes les plus affectueux, qu'il le consi-
dérait comme définitivement attaché à son service, en la même qualité et avec
le même traitement affecté à tous ses anciens aides de camp. Toutefois, le
prince ajoutait que, n'ayant officiellement aucun titre militaire à sa disposition,
il lui offrait, comme à tous ses camarades, celui de gentilhomme de cour,
indispensable à Munich pour être admis à la cour et dans la société qui, natu-
rellement, était celle du prince Eugène. F. p.
430 VIE DE PLANAT.
Je VOUS écris d'une jolie maison de campagne, où le
prince passe environ six semaines tous les ans. Il y a un
jardin délicieux qui n*a point de vilains murs comme en
France ; on s*y promène sur une belle pelouse, ombragée
de grands tilleuls, restes d'un vieux jardin à la française ;
il y fait le plus beau temps possible; on boit du lait, on
fait ses foins, on chasse au cerf, on lit, on joue au billard,
on chante, on fait la cour aux dames; enfin, c'est une vie
de château, la plus agréable du monde. Cela va se renou-
veler à Eichstett, dans un mois, sur une plus grande échelle ;
nous y recevrons le prince Oscar de Suède ; on y jouera la
comédie (et vous saurez que votre serviteur y a déjà eu un
succès prodigieux) ; puis des tableaux charmants, dans les-
quels je fais les héros africains et les tètes d'expression.
Vous saurez aussi que je me suis mis en tète d'apprendre
à dessiner le paysage, et que j'y fais merveille. Comme nous
passons six mois de l'année à la campagne, j*ai pensé qu'il
fallait s'y créer une occupation analogue à ce séjour. Mon
exemple a entraîné la plus jeune des dames de la princesse,
en sorte que l'émulation s'en mêle, sans compter des sen-
timents plus doux.
Vous voulez que je vous donne des nouvelles de Jules.
Ce pauvre frère est à Paris dans une profonde obscurité; il
s'est entièrement livré à la peinture, dont il veut faire son
gagne-pain. Il fait déjà de fort jolies choses, mais la fierté
de son caractère l'empêche de tirer parti de ses talents,
comme il le pourrait avec un peu plus de souplesse ; car, à
moins d'un talent supérieur et d'une vogue décidée, on a
besoin de protection dans les arts, comme dans toute autre
chose. Jules a conservé beaucoup d'attachement pour le
jeune prince Napoléon ' ; mais il ne lui écrit pas, justement
par ce même motif de fierté exagérée. Quant à ses opinions,
1. Fils afné da roi Louis de Hollande» frère de Napoléon III, mort à
Florence en 1832. f. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 431
elles sont comme celles de tous nos jeunes gens de notre
époque, c'est-à-dire qu'elles tournent au républicanisme.
Vous seriez bien aimable de me donner de ces petites
nouvelles d'intérieur, auxquelles je prends toujours tant
d'intérêt; je suis constant dans mes affections, et je con-
serve à Campo-Marzo un souvenir de reconnaissance ; c'est
là que j'ai commencé à respirer, après cinq ans de malheur,
d'oppression et de persécutions de tout genre. N'admirez-
vous pas avec moi par quels chemins extraordinaires la
Providence m'a conduit enfin dans le port ?
A Madame Ch***,
Eîchstett, 6 septembre 1822.
Je t'ai dit que nous attendions ce prince Oscar avec une
certaine impatience ; déjà même ces retards commençaient
à donner de l'inquiétude. La princesse-mère et la princesse
fille étaient pâles et avaient les yeux rouges ; tout ce qui les
entoure s'agitait, se creusait et se montait la tète ; les fai-
seurs, les mouches du coche étaient en grand travail ; moi
seul, au milieu de toute cette agitation, armé de mon sys-
tème d'indifférentisme, je restais calme et impassible. A tout
ce qu'on me disait, je répondais: « Il n'y a rien à faire qu'à
attendre ; toute démarche qui montrerait de la pique ou de
l'impatience serait contre la dignité et contre les véritables
intérêts de la famille. » Heureusement, le prince et Dar-
nay étaient de cet avis, ce qui empêcha maintes sottises.
Enfin, Oscar le désiré arriva le 23 du mois dernier. Il n'eut
qu'à se montrer pour dissiper tous les nuages, pour effa-
cer toutes les mauvaises impressions. Figure-toi un beau
jeune homme de vingt-trois ans, avec de grands yeux noirs
vifs et doux, un sourire charmant, les plus belles dents du
monde, des cheveux noirs naturellement bouclés, la grâce
422 VIE DE PLANAT.
tumés à Tentendre. J'en témoignai mon étonnement au
prince Eugène, au sortir de Taudience, et il convint avec
moi que ce langage n'était guère séant dans la bouche d'un
roi. Mais àMunich tout le monde y était accoutumé, hommes
et femmes; car le bon roi ne se gênait pour personne, pas
même pour les jeunes princesses, ses filles. Je dis au prince
Eugène, que le roi me semblait justifier sa réputation de
bonté, et la grande popularité dont il jouissait. Il me ré-
pondit, avec un sourire tant soit peu ironique : « Oui, mon
beau-père est un excellent homme, pourvu qu'on ne se
frotte pas au droit divin. Il ferait pendre sans le moindre
remords tous ceux qui, dans les Chambres, font opposition à
son gouvernement, comme aussi le paysan qui aurait tué
un lapin dans ses chasses. Et puis ces rois sont tous les
mômes; autrefois ils tremblaient devant l'Empereur, au-
jourd'hui ils tremblent devant Mettemich. Si je n'étais pas
son gendre, je doute qu'il m'eût accueilli dans ses Etats,
par la crainte de déplaire à Mettemich. »
Je n'ai encore rien dit de la princesse Auguste, fille
aînée du roi Max et femme du prince Eugène. Je ne l'avais
pas entrevue depuis le mariage de l'Empereur avec Marie-
Louise, et je trouvai que le temps avait exercé de grands
ravages sur sa beauté, naguère si vantée. Elle avait, à la
vérité, conservé sa belle taille, ses manières gracieuses et
cet air de princesse qui, quoi qu'on en dise, n'appartient
qu'aux personnes d'ancienne race royale ; mais c'étaient là
à peu près les seuls avantages extérieurs qui lui restaient.
La princesse Auguste, comme presque toutes les personnes
de son rang, avait reçu une détestable éducation dans tout
ce qui ne concernait pas la représentation. Le bon naturel
de la princesse Auguste, et une élévation de sentiments peu
commune, triomphèrent d'une éducation si mal dirigée. A
la vérité, elle resta sans grande culture d'esprit, mais elle
remplit admirablement ses devoirs d'épouse et de mère,
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 423
et se glorifia toujours d*être la femme du prince Eugène.
Après sept années de tribulations, je me trouvai tout à
coup jeté dans une vie de fêtes et de plaisir tout à fait nou-
velle pour moi. Je m'en serais bien vite dégoûté, si mes
journées n'avaient été remplies par des occupations sérieuses.
Au bout de quelques jours, le prince ne pouvait plus se pas-
ser de moi. Il m'avait chargé de sa correspondance et de
son cabinet topographique. Ma connaissance parfaite des
langues allemande et italienne, de même qu'une grande
facilité de rédaction, me rendaient précieux pour lui. Il
était pair du royaume de Bavière, et avait besoin de se te-
nir au courant de toutes les questions d'intérêt public,
concernant l'Allemagne en général, et l'Etat bavarois en
particulier; à cet effet, je lui faisais tous les jours des ex-
traits ou traductions des brochures et journaux qui trai-
taient de ces matières. Enfin, j'étais suffisamment occupé
jusqu'à quatre heures, et assez content de moi, pour pou-
voir me livrer sans remords aux divertissements de la
soirée.
A Munich, une fois présenté à la cour, on était admis
partout, sans avoir besoin d'invitation particulière. Cet
usage s'est un peu modifié depuis. Comme le carême ap-
prochait, les bals et les fêtes se succédaient avec une espèce
de rage. Ceux du prince Eugène étaient les plus courus et
les plus gais, et la famille royale ne manquait jamais d'y
venir. Il faut que je donne une idée des principaux person-
nages qui en faisaient partie.
J'ai déjà dit que le roi Max avait passé sa jeunesse au
service de la France et à la cour de Marie-Antoinette. Il
était alors cadet de la branche palatine de Deux-Ponts, et
bien loin de prévoir la haute fortune qui l'attendait, car il
y avait alors sept princes entre lui et l'électeur Charles-
Théodore, qui n'avait point d'héritiers. Mais, en moins de
vingt ans, tous les princes mâles des branches de Sulzbach,
424 VIE DE PLANAT.
de Neubourg et de Deux-Ponts s'éteignirent, moins le beau
prince Max qui, en 1798, devint électeur de Bavière.
Le roi Max avait épousé en premières noces une prin-
cesse de Hesse-Darmstadt. De ce premier mariage, il avait
eu quatre enfants. L'aîné naquit à Strasbourg; c'est le roi
Louis, Le second enfant fut la princesse Auguste, admirable-
ment belle dans sa jeunesse, qui, en 1806, épousa le prince
Eugène. Ensuite vint l'impératrice douairière d'Autriche,
mariée d'abord au prince héréditaire de Wurtemberg.
Après les événements de 1815, le prince, devenu roi de
Wurtemberg, demanda et obtint son divorce, auquel le
pape acquiesça, quoique la princesse fût catholique. Ces
petites gracieusetés entre princes et papes ne sont pas rares
dans l'histoire. Très peu de temps après, elle épousa l'em-
pereur d'Autriche, François !«'', qui avait déjà enterré trois
femmes; mais, cette fois-ci, ce fut elle qui l'enterra. Enfin,
le quatrième de ses enfants n'a été remarquable que par
une beauté peu commune. Il était l'ami sincère du prince
Eugène, malgré la divergence de leurs opinions.
Devenu veuf en 1794, le prince Max s'était remarié avec
une princesse de Bade, qui ne le rendit pas très heureux.
Cette princesse avait eu un tendre attachement pour le duc
d'Enghien, lorsque l'armée de Condé séjourna à Carlsruhe.
Aussi devint-elle une ardente ennemie de l'Empereur,
lorsqu'elle apprit l'exécution de ce malheureux prince.
Quoiqu'elle n'aimât pas son mari, elle ne laissa pas de lui
donner huit enfants, dont un fils et sept filles, tous enfants
jumeaux. Le fils mourut, ainsi qu'une fille. Des six autres,
l'une est devenue reine de Prusse, l'autre reine de Saxe,
la troisième est la fameuse archiduchesse Sophie, mère de
l'empereur d'Autriche actuel (1850).
Nous reprenons, après ce fragment, la correspondance de
L. Planât : elle nous aidera à raconter les événements de sa vie
pendant le séjour de onze années qu'il fit en Bavière, p. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 425
A Madame Ch*'\
Munich, 9 février 1822.
Ma chère Joséphine, mon voyage s'est fort bien passé et
sans grande fatigue. Je me porte bien, sauf mon pied qui
est toujours debolino\
J'ai dîné aujourd'hui chez le prince Eugène, qui m'a
reçu ^ merveille, ainsi que la princesse. C'est un couple
charmant, et leur vie intérieure est des plus heureuses.
Chemin faisant, j'ai vu deux docteurs allemands, enthou-
siastes comme moi de l'Empereur, mais enthousiastes à
Tallemande, c'est-à-dire avec des têtes montées et chauffées
à un degré dont nous n'avons pas d'idée en France. Ils le
mettent au-dessus de tout ce qui a existé jusqu'à ce jour,
y compris Jésus-Christ, et ne sont nullement éloignés d'en
faire un Dieu. J'ai passé des moments bien agréables avec
ces bons docteurs qui, d'ailleurs, sont des gens de beau-
coup d'esprit et d'un mérite reconnu. La reine Hortense
m'a aussi fort fêté à mon passage à Augsbourg.
A la même.
Munich, 23 fémer 1822.
Ma chère Joséphine, voici une lettre qui te prouvera que
la tienne a tout à fait manqué son but. Tu voulais me pi-
quer d'honneur, et voilà dix jours que je l'ai reçue sans y
avoir répondu. Il est vrai que ces dix jours ont été fort
remplis par des visites, des présentations, des dîners, des
spectacles, des concerts, voire même des bals. Dieu merci,
nous voici en carême, et je commence à me reconnaître
un peu.
1. L. Plaaat, qui ne parlait jamais de ses blessures, en souffrit toute sa
Tie. F. p.
426 VIE DE PLANAT.
J*ai été présenté au roi Maximilien, qui est sans contredit
le meilleur homme qu'on puisse voir. Il a cette affabilité
naturelle, cette bienveillance de cœur que tout l'art du
monde ne saurait donner à certains princes. Il est impos-
sible de l'approcher sans Taimer. Enfin, jeudi dernier, je
fus invité à dîner chez ce roi, et comme je n'avais pas
encore été présenté à la reine et aux princes de la famille,
je fus obligé de bâcler en une demi-heure six autres pré-
sentations; la tête m'en tournait, et le dîner vint fort à
propos pour me remettre dans mon assiette. Le roi dîne à
trois heures et demie, environné de ses enfants, comme un
vrai patriarche. En outre, il invite tous les jours cinq ou
six personnes à dîner; cela se passe dans ses petits apparte-
ments, en sorte qu'il n'y a nulle gêne et point d'étiquette.
Du reste, je passe ma vie chez le prince Eugène; il me
traite on ne peut mieux ; mais rien n'est encore décidé pour
ma position future. En attendant, j'ai loué un joli petit
appartement, à la portée d'une promenade délicieuse qu'on
appelle le Parc ou Jardin anglais.
Ma santé est bonne; je supporte bien le froid des mon-
tagnes du Tyrol; je n'ai plus de douleur de côté; enfin, ma
jambe va bien, pourvu que je ne la fatigue pas. Adieu, je
te quitte pour aller à la répétition. Nous jouons la comédie
devant la cour, le 2 du mois prochain, et je suis engagé
pour les raisonneurs et les rôles à manteaux. Qu'en dis-tu?
A Abel Planât.
Munich, 0 mars 1822.
Mon cher enfant, je viens de recevoir ta lettre du
22 février, au sujet de la conscription. Il faut faire tout ce
qui sera nécessaire pour te tirer de là avec le moins d'ar-
gent possible; cependant, cette dernière considération ne
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 427
doit pas être un obstacle, ^t j'y ai déjà pourvu. Constant a
entre les mains l'argent nécessaire pour cette dépense, et,
vu ma position actuelle, cela ne me généra pas*. D'ailleurs,
il faut absolument prendre son parti sur ce qui est inévi-
table. Le chagrin et le découragement ne mènent à rien de
bon, et souvent ils font d'une chose qui n'est que fâcheuse
une chose insupportable et désespérante. Je te recommande
de mettre en pratique, en toute occasion, ce petit axiome :
savoir prendre son parti et ne s'épouvanter de rien; s'ac-
coutumer à envisager les choses froidement, pour en recon-
naître le meilleur côté.
A Eugène Lebon.
Munich, 14 mars 1822.
Mon cher Eugène, je viens de recevoir votre lettre du
16 février. J'étais préparé d'avance à tout ce que vous
m'annoncez au sujet de la famille. Je vous prie de dire au
prince Félix combien je suis pénétré de reconnaissance
pour l'intérêt qu'il a bien voulu me témoigner dans ces
derniers temps. J'ai su qu'il avait écrit en ma faveur (et
de la manière la plus pressante) à tous les membres de la
famille, et, quoique ces démarches aient été sans résultat,
je n'en sens pas moins le prix. Mais je ne ferai rien moi-
même pour obtenir de la famille de l'Empereur ce qu'il
n'eût été que juste qu'elle m'accordât ; cela ne peut conve-
nir à la dignité d'un homme honoré jadis des bontés de
l'Empereur. Puisque c'est un parti pris d'abandonner ceux
qui se sont sacrifiés pour lui, il n'y a qu'à se résigner.
Je suis arrivé à Munich le 8 février. Le prince Eugène
et la princesse m'accueillirent à merveille et me témoi-
1. Cette position était encore tout à fait précaire, mais il s'agissait de faire
accepter Tofifre. f. p.
428 VIE DE PLANAT.
gnèrent beaucoup d'intérêt, mais voilà tout. Depuis ce
temps, j'y dîne cinq fois par semaine ; je suis de tous leurs
plaisirs ; je vais au théâtre dans leur loge ; mais... de Caron,
pas un mot. L'emploi que Lavalette avait en vue est rem-
pli par un ancien serviteur du prince, qui paraissait ne
l'avoir accepté que provisoirement et par complaisance,
mais qui s'est décidé, dès qu'il m'a vu arriver. Enfin, j'é-
prouve ce qui arrive ordinairement aux nouveaux venus ;
c'est à qui leur fermera les avenues. Je ne fais rien pour
combattre ces petites menées, persuadé que le calme, la
réserve et le temps sont les meilleures armes à leur oppo-
ser. Mais cet état ne serait pas tenable au delà d'un mois
encore, car mes ressources diminuent d'une manière sen-
sible. M"® de Sévigné a bien raison de dire qu'il n'y a
rien qui ruine comme de n'avoir pas d'argent. Le malheur
est un gouffre, où tout va s'engloutir avec une rapidité
effrayante. J'ai dû faire un nouveau sacrifice de trois mille
francs pour arracher mon plus jeune frère au service
militaire. Enfin le croiriez-vous, cher Eugène? des vingt
mille francs du legs de la princesse, il ne m'en reste plus
que douze.
Au milieu de tant de contrariétés, j'admire cette Provi-
dence bienfaisante qui m'envoie une santé beaucoup meil-
leure que dans les années précédentes, et qui me donne la
force de supporter gaiement les coups du sort. Il me parait
même, au ton de votre lettre, que mon avenir vous touche
et vous inquiète plus que moi-même. Ces marques de votre
amitié me sont précieuses ; je vous avouerai même que je
m'y complais ; mais, après ce petit mouvement d'égoïsme
et d'amour-propre, je dois vous rassurer. C'est un malheur,
sans doute , que de descendre ; mais voyons-nous autre
chose depuis huit ans? Enfin je suis homme et je puis tra-
vailler. En définitive, personne ne meurt de faim, et la
nécessité suggère, au plus faible comme au plus sot, les
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 429
moyens de se tirer d'affaire. Je me confie beaucoup à ce que
les uns nomment le hasard, et les autres la Providence. Si
vous saviez tout ce que j'ai gagné en philosophie pratique
depuis les grands et terribles événements qui nous ont
frappés, vous en seriez surpris, car vous m'avez vu bien
différent, il y a deux ans * !
Au même.
Ismaning, 8 juin 1822.
Mon cher Eugène, je conçois votre spleen; je vous plains
comme un homme à qui ces sortes de tourments ne sont
point étrangers. Que j'aurais de choses à vous dire là-des-
sus, et que je voudrais vous tenir ici pendant vingt-quatre
heures seulement! Mais, à propos, qui vous empêcherait
donc de faire une petite excursion de quinze jours à Munich?
Nous avons ici tout ce qui peut flatter un amateur des
beaux-arts. Vous me trouverez fort proprement établi dans
mon ménage de garçon ; j'aurai un lit à vous donner, une
jolie chambre, à portée de la plus belle promenade que
vous puissiez imaginer ; ma cuisinière sera à vos ordres ;
enfin, à l'exception d'un équipage que je ne puis vous offrir,
vous serez confortablement chez moi. Je fais peindre des
hêtres dans mon salon, pour me coucher dessous et pour
dire comme Tityre iDeus nobishœc otia fecit ; excepté qu'au
lieu d'être surla terre, je serai sur un bon canapé élastique
et douillet.
1. Il semblait que la fortune Toulût récompenser tant d'abnégation. Le
jeune frère de L. Planât tira un bon numéro, et, peu de jours après, le prince
Eugène écrivit à Planât, dans les termes les plus affectueux, qu'il le consi-
dérait comme définitivement attaché à son service, en la même qualité et avec
le même traitement affecté à tous ses anciens aides de camp. Toutefois, le
prince ajoutait que, n'ayant officiellement aucun titre militaire à sa disposition,
il lui offrait, comme à tous ses camarades, celui de gentilhomme de cour,
indispensable à Munich pour être admis à la cour et dans la société qui, natu-
rellement, était celle du prince Eugène, f. p.
430 VIE DE PLANAT.
Je VOUS écris d'une jolie maison de campagne, où le
prince passe environ six semaines tous les ans. Il y a un
jardin délicieux qui n*a point de vilains murs comme en
France ; on s y promène sur une belle pelouse, ombragée
de grands tilleuls, restes d*un vieux jardin à la française ;
il y fait le plus beau temps possible; on boit du lait, on
fait ses foins, on chasse au cerf, on lit, on joue au billard,
on chante, on fait la cour aux dames ; enfin, c'est une vie
de château, la plus agréable du monde. Cela va se renou-
veler à Eichstett, dans un mois, sur une plus grande échelle ;
nous y recevrons le prince Oscar de Suède ; on y jouera la
comédie (et vous saurez que votre serviteur y a déjà eu un
succès prodigieux); puis des tableaux charmants, dans les-
quels je fais les héros africains et les têtes d'expression.
Vous saurez aussi que je me suis mis en tète d'apprendre
à dessiner le paysage, et que j'y fais merveille. Gomme nous
passons six mois de l'année à la campagne, j'ai pensé qu'il
fallait s'y créer une occupation analogue à ce séjour. Mon
exemple a entraîné la plus jeune des dames de la princesse,
en sorte que l'émulation s'en mêle, sans compter des sen-
timents plus doux.
Vous voulez que je vous donne des nouvelles de Jules.
Ce pauvre frère est à Paris dans une profonde obscurité ; il
s'est entièrement livré à la peinture, dont il veut faire son
gagne-pain. Il fait déjà de fort jolies choses, mais la fierté
de son caractère l'empêche de tirer parti de ses talents,
comme il le pourrait avec un peu plus de souplesse ; car, à
moins d'un talent supérieur et d'une vogue décidée, on a
besoin de protection dans les arts, comme dans toute autre
chose. Jules a conservé beaucoup d'attachement pour le
jeune prince Napoléon ' ; mais il ne lui écrit pas, justement
par ce même motif de fierté exagérée. Quant à ses opinions,
1. Fils ainô du roi Louis de Hollande, frère de Napoléon III, mort à
Florence en 1832. f. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 431
elles sont comme celles de tous nos jeunes gens de notre
époque, c'est-à-dire qu'elles tournent au républicanisme.
Vous seriez bien aimable de me donner de ces petites
nouvelles d'intérieur, auxquelles je prends toujours tant
d'intérêt; je suis constant dans mes affections, et je con-
serve à Campo-Marzo un souvenir de reconnaissance ; c'est
là que j'ai commencé à respirer, après cinq ans de malheur,
d'oppression et de persécutions de tout genre. N'admirez-
vous pas avec moi par quels chemins extraordinaires la
Providence m'a conduit enfin dans le port ?
A Madame CA***.
Eichstett, 6 septembre 1822.
Je t'ai dit que nous attendions ce prince Oscar avec une
certaine impatience ; déjà même ces retards commençaient
à donner de l'inquiétude. La princesse-mère et la princesse
fille étaient pâles et avaient les yeux rouges ; tout ce qui les
entoure s'agitait, se creusait et se montait la tête ; les fai-
seurs, les mouches du coche étaient en grand travail ; moi
seul, au milieu de toute cette agitation, armé de mon sys-
tème d'indifférentisme, je restais calme et impassible. A tout
ce qu'on me disait, je répondais: « Il n'y a rien à faire qu'à
attendre ; toute démarche qui montrerait de la pique ou de
l'impatience serait contre la dignité et contre les véritables
intérêts de la famille. » Heureusement, le prince et Dar-
nay étaient de cet avis, ce qui empêcha maintes sottises.
Enfin, Oscar le désiré arriva le 23 du mois dernier. Il n'eut
qu'à se montrer pour dissiper tous les nuages, pour effa-
cer toutes les mauvaises impressions. Figure-toi un beau
jeune homme de vingt-trois ans, avec de grands yeux noirs
vifs et doux, un sourire charmant, les plus belles dents du
monde, des cheveux noirs naturellement bouclés, la grâce
432 VIE DE PLANAT.
et la fraîcheur de son âge/ une assurance modeste et un
fort bel uniforme par-dessus tout cela. Voilà ce que Ton vit
à la descente de voiture, et ce qui enchanta tout le monde.
Cette première soirée fut un peu froide ; on s'observait, on
s'étudiait mutuellement ; la princesse Joséphine, belle
comme une madone de Raphaël, avait les yeux constam-
ment baissés ; mais, dès ce moment, sa physionomie, que
nous trouvions toujours froide, s'anima et prit une expres-
sion qui ne l'a plus quittée ; cela m'a rappelé ce refrain
suranné d'une chanson qui ne l'est pas moins : « Crac, voilà
la statue animée ! » Pour en revenir à notre prince Oscar,
voici les personnes qui composent sa suite :
Le baron de Wetterstett, chancelier, excellence, homme
aimable et spirituel, d'environ quarante-cinq ans ; physio-
nomie douce et fine, coiffure et contenance diplomatiques.
Le comte de Possé, joli jeune homme de vingt-cinq ans, avec
de petites moustaches noires cirées, peu d'esprit, beaucoup
d'assurance, de belles dents qu'il montre à tout propos, visage
toujours riant, qui ressemble beaucoup à un masque de Ve-
nise. Le comte de Loewenhielm, grand homme mince, actif,
remuant, plein de talents, un nez aquilinqui porte à merveille
unepairede besicles, du feu, du caractère, beaucoup d'empres-
sement et de hardiesse auprès des femmes. Le comte d'Oxens-
tiern, camarade d'études du prince Oscar, d'une jolie figure,
doux, timide, sentimental, bon musicien. Le baron de Ste-
dingk, jeune homme de l'âge du prince Oscar, élevé en
France, plein de bon sens et d'instruction, poli, affectueux,
d'un extérieur peu agréable. Enfin le général baron de
Thott, M. de Krog, conseiller d'État norvégien ; M. Thelming,
médecin ; M. Arénius, secrétaire, personnages muets.
Il faut maintenant que je te fasse connaître aussi les
personnes qui composent notre petite cour. Commençons
par les femmes: La baronne de W..., chanoinesse, grande
maîtresse de la princesse Auguste et autrefois sa gouver-
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 433
nante ; 72 ans, les yeux larmoyants, mais le jarret ferme,
élevée à TAbbaye-aux-Bois ; ne connaît rien de comparable
à l'ancienne cour et à l'ancien régime; tendresse aveugle
pour sa princesse ; sans pitié pour des faiblesses qu'elle n'a
jamais eues : tête vive, imagination ardente, aimant ou
haïssant bien ; faisant salon avec la fièvre ou une fluxion de
poitrine ; sa devise est : « Plutôt mourir que de ne pas re-
présenter. » — La comtesse T... de la P..., femme respec-
table, bonne mère de famille, mais d'un esprit aigre et
caustique, fort entichée de sa noblesse, mêlant d'une
manière fort comique les idées libérales de son mari avec
les préjugés gothiques de son éducation. Elle a le malheur
d'avoir un nez rouge avec des yeux si bleus que son visage
en est tricolore. — La comtesse de S..., chanoinesse, 40 ans,
petite femme faite au tour, le plus joli pied du monde, de
l'esprit et de la gaieté, mais contrariante à l'excès, et cela
avec le ton le plus doux et sans jamais se démonter. Une
passion malheureuse l'a mise, il y a près de vingt ans, au
bord du tombeau, et, depuis lors, elle ne s'est jamais remise
complètement ; sourde comme un pot, figure de casse-noi-
sette. — La baronne B..., veuve de l'aide de camp du prince.
Italienne, vive et sémillante, âgée de 38 ans, mais pouvant
en cacher dix à force d'art, de soins et de gaieté ; une belle
gorge, de beaux cheveux noirs; d'une coquetterie achevée,
uniquement occupée à plaire aux hommes et à faire de mau-
vais tours aux femmes. — La baronne d'A..., chanoinesse,
grande et belle personne âgée de 24 à 25 ans, un peu pâle ;
douce, indulgente, bien élevée, bonne musicienne, détes-
tant le séjour de la cour, et n'aspirant qu'à se marier pour
se tirer de là. Enfin il y a encore M"' de M..., Française,
élevée à Saint-Denis, femme d'esprit et de caractère, gou-
vernante des princesses Amélie et Théodolinde.
Passons aux portraits des hommes: Le baron T..., maré-
chal de cour, ancien général de cavalerie, espèce de butor
28
434 VIE DE PLANAT.
ignorant et malicieux^ faisant et disant des balourdises à la
douzaine, bourré par tout le monde, content de tout^ mais
surtout de lui-même, 58 ans, face réjouie. — Le comte T...
de la P..., cousin et ancien aide de camp du prince, brave
militaire, franc, loyal, bon ami, mais quelquefois grognon
et hargneux ; d'un esprit gai et plein de boutades, qui ne
vont qu'à lui ; goutteux à 34 ans, comme on Test à 60 ;
bonapartiste décidé. — Le comte M... fils, petit homme assez
bien tourné, physionomie basse qu'il cherche à relever avec
deux moustaches et une royale ; de l'esprit, mais un mau-
vais ton qui dégénère quelquefois en grossièreté ; jouant la
comédie à merveille ; dirige le théâtre et les tableaux ; n'a
point d'opinions. Cet homme n'est considéré de personne
et pourtant recherché de tout le monde. — Le comte M...
père, gouverneur, espèce de petite caricature diplomatique,
visage rond et pâle, teint uni et légèrement piqué comme
celui d'une vieille coquette; affectant les airs de cour, le
ton de mystère et de supériorité d'un diplomate ; dominé
par le besoin de faire, de paraître et de se mêler de tout;
avec de jolies petites mains potelées qu'il agite avec grâce
ou qu'il pose précieusement sur son petit ventre ; esprit
anecdotier, point de caractère, ni d'élévation dans l'âme. —
Le comte de L., évêque de Tempe, aumônier du prince;
beau prêtre au teint fleuri, à la jambe fine, toujours tiré
à quatre épingles, mielleux, doucereux et pourtant plein
d'orgueil et de vanité ; conduite irréprochable, caractère
douteux ; lié avec tout ce qu'il y a d'ultras en France comme
en Bavière ; il ne parait pas avoir plus de 45 ans, bien qu'il
ait déjà passé la soixantaine. Enfin votre serviteur, dont je
te laisse faire la portraiture.
Après ce préambule, je reviens au prince royal de
Suède.
Il y eut théâtre italien. On donna le Barbier de Séville.
Après le spectacle, le prince Oscar nous chanta un air
CINQUIÈME PARTIE (482i A 1833). 435
suédois et deux romances de sa façon; il a une jolie voix;
mais ses compositions ressemblent à ces éternelles roman-
ces de chevalerie dont nous avons été empestés pendant
quinze ans.
Le lendemain 25 (jour de la Saint-Louis), le prince Eugène
arriva dans ma chambre , à neuf heures du matin et avec
la figure la plus aimable du monde. Il m'embrassa, me
souhaita une bonne fête et me fit cadeau d'une fort belle
épingle en turquoise. J'étais encore en robe de chambre et
en bonnet de nuit, et je fus tellement saisi de cette aimable
attention que je restai sot comme un panier. A dix heures,
il y eut grand'messe, car c'était dimanche. Le prince Oscar
lorgna beaucoup sa princesse qui en valait bien la peine ;
elle était belle comme un ange. Après le diner, les deux
princes furent à Neubourg, ville distante de six lieues, pour
rendre visite à une vieille duchesse de Bavière, sœur du
roi de Saxe et belle-sœur du roi de Bavière, antiquaille s'il
en fut, mais du reste bonne et excellente femme. Les
princes rentrèrent à dix heures, et le reste de la soirée se
passa en famille, à deviser et à faire de la musique. La
confiance et la gaieté commencèrent à s'établir ; les diplo-
mates lâchèrent un ou deux boutons ; on vanta fort le bon-
heur de vivre avec une aussi aimable famille; on admira la
beauté de la princesse Joséphine, sa contenance modeste, et
même sa voix, quoiqu'elle chante un peu en pensionnaire.
Le lendemain, 26 juillet, la duchesse de Neubourg
arriva, amenant avec elle ses deux dames, dont il faut
aussi que je te fasse le portrait : La comtesse de Z..., cha-
noinesse, âgée de quarante-cinq ans, peau jaune, yeux écar-
quillés, toujours coiffée comme un chien fou, et mal fagotée
du reste. Cette femme est méchante et généralement
détestée. — La comtesse de V..., chanoinesse, créature déli-
cieuse, jolie, potelée, blanche, faite au tour, un peu mi-
naudière, une gorge admirable, le son de voix enchanteur.
436 VIE DE PLANAT.
bonne enfant, point bégueule. Les femmes en disent du
mal parce qu'elle est jolie; les hommes parce qu'elle en
distingue très peu. Le soir, on joua Michel et Christine; le
tout fut assez médiocre, excepté le jeu du prince Eugène
qui attendrit tout le monde. Néanmoins, comme il arrive
toujours en pareil cas, tout le monde fut comblé d'éloges;
chacun avait fait merveille, il était impossible de mieux
rendre, etc.
Dans la matinée du 27, le prince Oscar me fit prier de
monter chez lui. Nous fîmes de la musique pendant une
heure, après quoi je causai artillerie avec S. A. R. qui s'y
entend fort bien. Je crois que la déclaration se fit ce même
jour, car tous les visages étaient radieux.
Le 28, les princes et les princesses furent se promenerfort
gentiment, tout seuls, par la ville ; ils avaient l'air d'être
au mieux. Le soir il y eut des tableaux; je ne sais si tu as
une idée exacte de ces amusements, qui mettent quelques
personnes au supplice pendant une soirée, pour en divertir
d'autres pendant un instant. Quoi qu'il en soit, l'illusion
fut complète. La princesse mère y parut comme Didon et
comme Claude de France. La princesse Joséphine comme
sainte Cécile, et comme Madone de Raphaël; elle était
admirablement belle. J'y parus comme Achate, comme
portrait de Van Dyck, et enfin comme François I®*" recevant
et montrant à toute sa cour le tableau de la Sainte Famille.
Beaucoup de rouge, des moustaches noires, le col nu, de
beaux costumes donnèrent à ma figure un effet surprenant;
on m'en fit des compliments fort drôles; une dame de la
ville (car il y a toujours une centaine d'habitants à ces
fêtes) me dit très naïvement : « Vous étiez si beau, que je
ne vous aurais jamais reconnu. » A souper, je fis circuler
le mot qui nous divertit fort.
Le 29, il y eut une grande chasse; mais le prince Oscar
déclara qu'il aimait beaucoup mieux voir courir les cerfs et
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 437
les chevreuils que de les tuer. On passa la soirée en famille.
Je chantai avec le prince Oscar et Ronconi un trio suédois
d'un très bel effet; cette musique du Nord, grave et plain-
tive, me plaît infiniment. Un peu avant le souper, la prin-
cesse Joséphine montra publiquement un solitaire que le
roi de Suède lui avait envoyé, et un jonc de gros diamants
qu'elle avait reçu le matin du prince Oscar. Dès ce moment,
toute la cour suédoise se tourna, à la manière des Perses,
vers ce nouveau soleil levant qui devint Tobjet de leurs
adorations. Les courtisans Scandinaves commencèrent à jeter
des jalons et à dresser des batteries, pour capter la faveur
de leur reine future, et moi, qui n'ai jamais fait un pas
pour obtenir des faveurs de cour, j'observais tout cela en
riant dans ma barbe, sachant bien que les peines qu'on se
donne en pareil cas sont presque toujours perdues, et que
la faveur va souvent chercher ceux auxquels on pense le
moins, et qui n'ont fait aucun effort pour cela.
Le 30 juillet était la veille du départ des Suédois. Le
prince Oscar ne voyait et n'entendait que sa princesse qui
répondait le plus naïvement du monde à sa tendresse; ces
jeunes et innocentes amours ont quelque chose de touchant
et de gracieux. La bonne duchesse de Neubourg arriva avec
sa petite cour pour prendre part aux divertissements de
cette journée; M"' de Z*** était coiffée d'un bonnet, orné
de feuillage et de plumes, qui ressemblait à un nid de ci-
gogne ; la jolie V*** elle-même avait une fort vilaine robe de
gaze, brochée en vert, qui sentait un peu la friperie, ce qui
ne Fempêchait pas d'être à croquer; elle m'a prié de lui
donner des leçons de déclamation cet hiver à Munich, ce que
j'ai accepté avec empressement.
Après le dîner, il y eut grand cercle, où quatre-vingts
personnes de la ville furent invitées; on passa dans la
salle du théâtre pour voir la Jeunesse de Henri Ket les Deux
Précepteurs. Le prince Oscar, qui avait absolument voulu
438 VIE DE PLAiNAT.
prendre un rôle, joua celui de Rochester en véritable éco-
lier; on me demanda mon avis; je dis tout simplement
que les rôles de roués ne lui convenaient pas. Dans les
Detix Précepteurs^ qui est une farce assez spirituelle, Tas-
cher et moi, nous enlevâmes tous les suffrages; la salle
retentissait des éclats de rire et d'applaudissements.
Lorsque nous rentrâmes au salon, tout le monde nous
embrassa, nous remercia, nous félicita. On était tout étonné
de voir qu'un personnage aussi grave et aussi sérieux que
moi eût pu saisir, toutes les intentions bouffonnes d'un
rôle de Potier et les eût rendues avec naturel.
Enfin arriva le 31 août, jour terrible du départ, jour
ardemment désiré par moi. On déjeuna à neuf heures. La
princesse Joséphine était pâle et avait les yeux rouges, son
jeune prince était pensif et languissant. Je trouvai qu*ils
auraient mieux fait de déjeuner avec les parents dans leur
intérieur, et de nous laisser rire encore quelques moments
avec les Suédois; et puis il ne me paraissait ni digne ni
décent d'exposer ainsi l'innocente douleur de la jeune
princesse aux regards curieux. La bonne maman W.., qui
a l'âme assez fière, fut de mon avis. Enfin, â dix heures
et demie, toute la Suède se mit en route pour Munich. Le
prince Eugène partit une heure après. Le lendemain partit
M^^B..., puis Tascher et sa femme. Enfin, de trente-quatre
personnes que nous étions presque toujours à table, nous
ne sommes plus que sept. J'ai payé par une bonne mi-
graine les fatigues de ces huit journées, mais à cela près ma
santé est bonne.
A Eugène Lebon.
Arenenbergi 26 octobre 1822.
Mon cher Eugène, me voici dans ces mêmes lieux d où
je vous écrivais il y a quinze mois; que de changements se
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 439
sont opérés depuis lors, et dans les intérêts privés et dans
les intérêts publics ! Ceux qui, comme moi, se sont tirés
sains et saufs de ce grand naufrage doivent s'estimer bien
heureux. Oui, mon cher Eugène, il est très vrai que je suis
heureux, et que j'apprécie mon bonheur, par toutes les
tribulations de ma vie passée. Le calme est rentré dans
mon âme, les passions se taisent, la raison reprend son
empire, et qu'on ne dise pas qu'elle n'a pas ses jouissances.
Cette opinion banale est bien fausse; les jouissances de la
raison, pour être d'un ordre plus élevé, plus calme que les
autres, n'en sont pas moins réelles. Si j'avais besoin
d'exemples pour me convaincre de cette vérité, ils ne me
manqueraient point ici. Le prince Eugène et sa sœur me
les fourniraient; une raison parfaite, une humeur égale,
cette bonté qui dérive de la force d'âme, un détachement
complet et sincère des grandeurs passées, voilà ce que je
trouve chez eux, et ce qui m'a rendu le repos. Ajoutez-y
tous les égards, les bons procédés, et la confiance qui ren-
dent la dépendance insensible, et vous concevrez pourquoi
je me trouve si bien.
Adieu, cher ami, ne soyez pas si paresseux; donnez-moi
des nouvelles de la colonie qui m'intéresse toujours. Je ne
suis pas de ceux que le bonheur rend ingrats et oublieux !
NOUVEAU FRAGMENT
Dans l'hiver de 1822 à 1823, la reine Hortense, étant à
Augsbourg, écrivit à son frère, pour le prier de permettre
que je l'accompagnasse dans un voyage qu'elle voulait
1. Dicté k Paris, 1830. r. p.
440 VIE DE PLANAT.
faire, pour rendre visite à sa cousine, la grande-duchesse
douairière de Bade, qui avait le siège de son douaire au
château de Manheim. Le prince accéda sur-le-champ à la
demande de sa sœur, et je partis le lendemain, fort heu-
reux de voir et de connaître quelques nouveaux person-
nages, et aussi de rompre la vie monotone et fastidieuse
des soirées de Munich. Arrivé à Augsbourg, la reine Hor-
tense me reçut le plus gracieusement du monde, et me de-
manda pardon d'avoir ainsi disposé de moi. Je n'ai pas
besoin de dire ce que je répondis; cela est indiqué par les
usages de la cour. Je passai la nuit à Augsbourg, et le len-
demain nous nous acheminâmes en poste, par la route de
Stuttgard.
J'avais un extrême désir de connaître la grande-du-
chesse, que je n'avais fait qu'entrevoir au congrès d'Er-
furt. Elle était alors dans tout l'éclat de la jeunesse et de
la beauté, fort courtisée par tout ce qu'il y avait là de rois
et de princes, et surtout par l'empereur Alexandre ; mais
en tout bien, tout honneur. On sait que ce monarque, très
empressé auprès des belles, se borna toujours aux hom-
mages les plus respectueux. Quinze ans s'étaient écoulés
depuis lors. Aussi trouvai-je la grande-duchesse fort
changée. Elle avait pris un peu d'embonpoint, ce qui ne
lui messeyait pas; son teint n'avait plus de fraîcheur, mais
il était blanc et uni; ses yeux bleus, un peu couverts,
avaient toujours cette expression douce, caressante et spi-
rituelle que j'avais remarquée à Erfurt; mais le grain de
malice qui s'y mêlait alors avait entièrement disparu ; son
sourire était gracieux et extrêmement attrayant. Enfin elle
était encore belle et son aspect me fut très sympathique.
Je crois, sans trop de présomption, que je produisis le
môme effet sur elle. Mais je coupe mal à propos ma nar-
ration; il faut que j'y revienne.
Il était presque nuit, lorsque nous arrivâmes au château
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 441
de Manheim. La reine Hortense y fut reçue avec un certain
appareil. Toute la maison de la grande-duchesse l'attendait
au pied du grand escalier qu'elle monta, précédée du grand
maître et d'un chambellan, et entourée des damçs de cour.
Nous trouvâmes la grande-duchesse Stéphanie au haut du
grand escalier, et, après que les deux cousines se furent
embrassées, les présentations réciproques se firent sur le
palier qui, à vrai dire, est comme un grand salon. Quand
vint mon tour, la reine dit : « Le chevalier Planât, aide de
camp de mon frère qui a bien voulu le mettre à ma dispo-
sition. Vous ne le connaissez pas encore?- — Pas personnel-
lement, » dit la grande-duchesse, puis s'adressant à moi :
« Monsieur Planât, soyez le bienvenu ! il y a fort longtemps
que je vous connais de nom ; je suis heureuse de vous voir. Je
sais quel a été votre dévouement à l'Empereur; je sais tout
ce que vous avez souffert et sacrifié pour lui rester fidèle... »
Puis, voyant que ces éloges m'embarrassaient, elle ajouta
avec vivacité et d'un air enjoué : « Du reste, nous cause-
rons; nous causerons. Vous avez beaucoup à me conter!
Je vous préviens que je suis très questionneuse. » Je m'in-
clinai. On passa dans le salon; les dames s'assirent en
cercle, et les hommes restèrent debout, suivant l'usage de la
cour, usage qui m'a toujours fort déplu. Je n'ai jamais su
faire la conversation sur deux pieds. Je trouve que lorsqu'on
est commodément établi sur un bon siège, les idées et les
expressions arrivent plus claires et plus abondantes, sans
compter qu'on est dispensé de gesticuler, ce que j'ai tou-
jours eu en grande aversion.
Pendant que je suis dans cette position désagréable, je
veux essayer de donner une idée de tous les personnages
qui se trouvaient dans ce salon. Ces portraits n'auront
rien de piquant; mais j'aime à me retracer cette immense
galerie de personnages divers, qui ont passé sous mes yeux
durant cinquante ans.
442 VIE DE PLANAT.
Les trois princesses, filles de la grande-duchesse, étaient
à côté d'elle. L'aînée, du nom de Louise, était une belle
personne fraîche et dodue, un peu trop pleine de santé.
Ses yeux bleus avaient un grand charme; elle était, ainsi
que ses sœurs, fort bien élevée. On sait que cette princesse
épousa le prince Gustave Wasa. Ce mariage fut très mal-
heureux. La princesse Joséphine, qui pouvait avoir alors
quatorze ans, était une des figures les plus régulièrement
belles que j'aie jamais vues, quoique peut-être un peu trop
mignonne. Malheureusement cette jeune princesse était
très sourde, ce qui donnait à sa physionomie un air inquiet
et timide. Elle épousa, par la suite, le prince de Hohen-
zoUern-Siegmaringen, neveu par sa mère du roi Murât. Ils
font, dit-on, très bon ménage, et le prince, ayant cédé ré-
cemment sa principauté à la Prusse (1850), ils vivent en
simples particuliers avec un gros revenu. Enfin la dernière
de ces princesses (aujourd'hui marquise de Douglas) n'était
qu'une enfant fort vive et fort espiègle de cinq ou six ans
au plus.
M'^'de W..., grande maîtresse de la princesse Stéphanie,
était une femme plus que sur le retour. Elle venait du
faubourg Saint-Germain, et l'on a peine à comprendre
qu'une légitimiste aussi outrée se fût mise au service d'une
fille adoptive de l'Empereur Napoléon. C'était une petite
femme maigre, vive, nerveuse, avec beaucoup d'esprit,
mais un peu prétentieuse. Elle avait cet air hautain et
résolu qui est propre à l'aristocratie. Elle aimait à domi-
ner et à régenter tout le monde, sans excepter sa prin-
cesse.
Pendant les huit jours que nous passâmes à Manheim,
j'eus de fréquentes conversations avec M"" de W..., car j'étais
à peu près le seul homme avec qui l'on pût causer. On
comprend que ces conversations, entre deux personnes
d'opinions si opposées, ne pouvaient être que des disputes
CINQUIÈME PARTIE (i82i A 1833). 443
polies; mais cela même lui plaisait; elle aimait les con-
testations^ et, dans ce temps-là, je ne les fuyais pas comme
aujourd'hui. Nos entretiens roulaient principalement sur
la politique et la littérature. Elle portait aux nues les frères
de Maistre, et m'obligea à les lire. Tout en rendant justice
à ces deux écrivains, je ne partageais pas tout à fait son
admiration. Elle avait peu de goût pour Chateaubriand et
pour son école; elle lui trouvait une grande incohérence
d'idées et d'opinions. Comment pouvait-on être à la fois
ultra-libéral et ultra-royaliste? Elle terminait presque tou-
jours nos conversations politiques par ce refrain favori de
l'aristocratie et du haut clergé : « La France n'a pas de reli-
gion; c'est un pays ingouvernable. » A quoi je ne manquais
pas de répondre : « La France a de la religion ; elle est facile
à gouverner; mais elle ne veut pas du gouvernement des
nobles et des évêques. » Nos disputes se terminaient ordi-
nairement par de petites phrases entrecoupées, que nous
nous renvoyions avec prestesse comme on fait d'un volant
avec des raquettes, exemple : « En vérité je rougis d'être
Française. — Et moi je me glorifie d'être Français. — Quel
motif avez-vous de vous en glorifier? — La France est tou-
jours à l'àvant-garde ; elle se sacrifie pour le bien général
des nations; c'est un flambeau qui éclaire le monde. — Ce
n'est pas un flambeau, c'est une torche. — C'est une torche,
si vous voulez, qui brûle les broussailles, pour fertiliser le
sol. » Malgré ces discussions véhémentes, ou peut-être à
cause de ces discussions, la comtesse de W... me conserva
depuis une grande bienveillance. Elle m'écrivit après notre
départ plusieurs lettres fort aimables qui pourraient peut-
être se retrouver dans un fatras de plus de deux mille lettres
que j'ai conservées, et que je n'ai jamais pu mettre com-
plètement en ordre. Je me rappelle seulement cette phrase
d'une de ces lettres, qui flatta singulièrement mon amour-
propre et mes prétentions d'homme d'esprit, communes à
4U VIE DE PLANAT.
tous les Français : « On vous regrette fort ici; vous avez
été jugé, pesé et trouvé de bon aloi. »
Les deux dames de cour étaient M™" de Reck et de Kag-
geneck. M"' de Reck devait avoir passé la quarantaine.
C'était une grande femme mince et assez bien faite,
mais fort laide. Elle me rappelait la Duchesnois, ou
mieux encore la princesse Antoine de Saxe, d'autant plus
qu'elles louchaient effroyablement toutes deux. M™* de Reck
avaitun esprit très cultivé, fruit d'immenses lectures, faites
avec réflexion et intelligence, et, de plus, une mémoire
excellente et infaillible. Ces avantages la rendaient extrê-
mement précieuse à la grande-duchesse, qui voulait con-
naître la littérature allemande, et qui tenait beaucoup à sa
popularité comme princesse d'Allemagne. Toutes les fois
qu'un littérateur distingué devait lui être présenté, M"* de
Reck la mettait au fait de ses ouvrages, et même quelquefois
de son caractère et de ses relations, en sorte que la grande-
duchesse, forte de ces renseignements et de son amabilité
naturelle, recevait l'auteur de manière à satisfaire pleine-
ment sa vanité. Il pouvait croire qu'elle avait fait une étude
particulière de ses ouvrages et qu'elle en avait apprécié le
mérite ; la princesse avait conquis un preneur de plus, et
l'on sait quelle immense influence la vanité blessée ou satis-
faite des écrivains peut exercer sur l'opinion publique. Aussi
la princesse Stéphanie était-elle généralement aimée et res-
pectée en Allemagne, et il faut ajouter qu'à part ces petits
artifices, à l'usage de beaucoup de princes, elle justifiait ces
sentiments par des mœurs irréprochables, par une grande
affabilité, une bienfaisance intelligente et un parfait esprit
de conduite.
J'eus quelques entretiens intéressants avec M"*^ de Reck
sur la littérature allemande, comparée à celle des autres
nations. Mais d'abord, je lui trouvai un souverain mépris
pour notre littérature; et puis elle roucoulait en parlant et
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 445
prenait des airs tendres et naïfs qui contrastaient avec sa
figure.
M"® de Kaggeneck était une toute petite personne, avec
une grosse tête toute ronde, de petits yeux vifs, un petit nez
retroussé et une grande bouche. Elle était gaie, pétillante
et rieuse au possible. On la traitait sans conséquence, mais
elle tenait bien sa place au salon qu'elle égayait par son
babil et par ses saillies. M"® de W... n'en paraissait pas très
édifiée.
En fait d'hommes, le salon de la grande-duchesse était
moins brillamment fourni. Outre son grand maître, le baron
de Roggenbach, et un jeune chambellan, tous deux fort con-
venables, mais d'ailleurs peu marquants, on n'y voyait que
M. Thomas, maître de dessin des princesses. Il y était admis
malgré l'étiquette qui, en Allemagne, n'admet chez les per-
sonnes royales que les gens titrés, ou ayant charge à la cour;
M. Thomas pouvait faire exception comme Français. C'était
un petit homme d'une cinquantaine d'années, à la face re-
bondie. Il me parut le type d'un de ces plaisants qui firent
leur apparition sous le Directoire et se perpétuèrent dans
la société parisienne, jusqu'aux premières années de l'Em-
pire. Leur genre d'esprit consistait à débiter dans la conver-
sation des phrases inattendues et fort comiques, en gardant
un sérieux imperturbable. Quelquefois ils entreprenaient
un pauvre sot, qui n'était pas au fait, et l'entraînaient dans
les discussions les plus saugrenues et les plus bouffonnes,
sans laisser percer le moindre sourire, au grand divertisse-
ment de tous les assistants. On les nommait alors mystifi-
cateurs ; vers la fin du Directoire ce genre de parasites fai-
sait fureur. Tout grand dîner, toute soirée à la mode, devait
avoir son mystificateur et sa victime. M. Thomas apparte-
nait certainement à cette école de mystificateurs qui avait
fini par imprimer son cachet à toute la société; je l'ai re-
trouvé chez une foule de gens d'esprit qui appartenaient à
446 VIE DE PLANAT.
cette époque. Quant à moi, j'ai toujours eu de Taversion
pour ce talent de société. Pourtant je n'écoutai pas sans inté-
rêt M. Thomas, comme on écoute une mauvaise chanson
qui nous rappelle un souvenir d'enfance.
A dix heures, on quitta le salon. On avait besoin de se
reposer, et moi plus que personne, car j'avais attrapé un
gros rhume qui me donnait la fièvre. Mais au moment où
je sortais, la grande-duchesse me retint, en me disant de
l'air le plus gracieux : « Maintenant nous allons causer tout
à notre aise. » Elle commença par les questions qu'elle
m'avait annoncées, et je fus obligé de lui raconter en détail
ce que j'avais déjà raconté vingt fois à d'autres, savoir, notre
départ de la Malmaison, le voyage de Rochefort, rembarque-
ment à bord du Bellérophon, enfin notre séparation et le
départ de l'Empereur pour Sainte-Hélène; puis ma captivité
et toutes les tribulations que j'avais éprouvées depuis 1818
jusqu'à ce moment. Ces redites me sont devenues si fasti-
dieuses que depuis vingt ans je n'en parle jamais à per-
sonne, à moins d'y être contraint et forcé*.
J'abrégeai ma narration le plus que je pus, car j'avais
bien besoin de me reposer, et je me doutais, par quelques
phrases de la princesse, qu'elle allait, à son tour, me par-
ler d'elle. Je ne me trompais pas. La grande-duchesse me
parla d'abord de son mariage, de l'aversion que son mari
lui «rvait d'abord témoignée, en ajoutant : « Je Tavais en-
tièrement conquis en 1814 et je dois dire que, malgré les
événements de cette malheureuse époque, il est toujours
resté bien pour .moi. » Elle me raconta ensuite tous les
déboires et toutes les humiliations qu'elle avait eu à subir
jusqu'en 1817, de la part de ceux qui l'avaient autrefois le
plus adulée; elle se plaignait beaucoup de ses belles-
sœurs, et surtout de la reine de Bavière, épouse du roi Max.
1. Cela est littéralement vrai. (Voir YAvanl-propoe.) r. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 À 1833). 447
Mais ce qui lui avait été surtout sensible, c'était la conduite
de Tempereur Alexandre vis-à-vis d'elle, quoiqu'il fût son
beau-frère, ayant épousé une princesse de Bade, sœur du
grand-duc. Non seulement il semblait avoir oublié ce lien
de parenté, mais encore les galanteries qu'il lui avait pro-
diguées à Erfurt. En un mot, il l'avait traitée avec le plus
froid dédain. La grande-duchesse, en parlant, s'animait
beaucoup ; elle avait surtout un geste familier qui me trou-
blait et me déconcertait; lorsqu'elle voulait donner plus
de force à ses affirmations, elle frappait à coups redoublés
du plat de la main sur son corsage de satin, avançant sa
tête de plus en plus vers son interlocuteur, sur lequel elle
braquait des yeux fixes et ouverts outre mesure. Je ne sais
pourquoi cela m'était insupportable; il me semblait avoir
devant moi une actrice, déclamant son rôle. Et à ce propos,
j'ai remarqué qu'à Paris, les femmes du grand monde se
sont presque toujours modelées sur une actrice en vogue.
Sous l'Empire, c'était M"® Mars qui leur servait de modèle;
mais que de mauvaises copies ! D'ailleurs, ce qui est très
bien au théâtre est loin de l'être en société. Sous la Restau-
ration, c'était M"® Léontine Fay qui servait de type aux
belles dames.
L'impression qui me resta de ce long entretien avec la
princesse Stéphanie fut qu'avec moins d'abandon que la
reine Hortense, comme elle, elle manquait un peu de di-
gnité et que son maintien, comme celui de toutes les prin-
cesses de nouvelle fabrique que j'ai connues, trahissait un
peu la parvenue. Je fais peu de cas des personnes royales;
mais je dois reconnaître, qu'en général, il y a chez les prin-
cesses, dites légitimes, un calme, une dignité, une certitude
de leur droit qui leur donne une tout autre attitude. Néan-
moins la princesse Stéphanie avait des côtés séduisants et
même attrayants. Elle aimait par-dessus tout à plaire et à
se faire des amis. Elle y réussissait presque toujours.
4^8 VIE DE PLANAT.
L. Planât à E. Lebon\
Munich, 8 janvier i823.
... J*ai un service à vous demander, mon cher Eugène.
Je ne vis plus que de souvenirs, et je recueille avec soin
tout ce qui peut me retracer la mémoire de l'Empereur. Je
vous prie de dire au prince Félix qu'il mettra le comble à
ses bontés et à ma reconnaissance, en m'envoyant le buste
en marbre que la princesse Élisa m'avait destiné. Déjà tout
est prêt dans la petite chambre qui lui est réservée; une
niche de marbre noir attend l'image révérée ; quatre pi-
lastres qui l'accompagnent sont chargés d'inscriptions qui
indiquent les nombreux travaux politiques et militaires du
héros ; enfin les murs sont tapissés de gravures et de por-
traits, dont le nombre va toujours s'augmentant. Si, dans le
cours de vos voyages, vous rencontrez des livres, gravures,
médailles, etc., qui aient rapport à l'objet de toutes mes
pensées, je vous prie de les acheter pour mon compte, et de
me les envoyer par quelque bonne occasion. Je ne suis
point pressé, car j'applique désormais à toutes mes actions
les proverbes qui recommandent de savoir attendre, et qui
font regarder l'impatience comme chose nuisible, domma-
geable et détruisante. Voilà ce que l'on gagne à vieillir;
tout s'émousse, tout s'amortit, et Ton dit que l'on est rai-
sonnable !
Adieu, cher et bon ami; je vous recommande de ne plus
rester si longtemps sans m'écrire. Rien ne vous oblige à
me faire de longues lettres; les deux phrases essentielles,
c'est : Je me porte bien et je vous aime toujours. Voilà ce
qu'il faut me dire au moins une fois par mois.
1. Voir le Yolume Correspondance intime, même date.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 449
A Madame /)***.
Munich, 6 avril 1823.
Ma chère Henriette, j'avais déjà commencé à te répondre,
il y a huit jours, lorsqu'un fâcheux événement e&t venu
nous jeter dans la consternation, et nous a tenus depuis
dans des inquiétudes continuelles. Dimanche dernier, jour
de Pâques, le prince Eugène fut frappé d'un coup d'apo-
plexie qui le priva pendant quelques instants de l'usage
de la parole et lui crispa tous les traits du côté gauche de
la face. D'abondantes saignées et des sinapismes ont
d'abord porté remède au mal, et on le croyait déjà conva-
lescent, lorsque jeudi passé, cinquième jour de la maladie,
les symptômes les plus alarmants se manifestèrent de nou-
veau ; on recourut encore à la saignée et à l'application de
la glace sur la tête, et aujourd'hui les médecins ont dé-
claré le prince hors de tout danger. Je n'ai pas besoin de
te peindre l'inquiétude et l'agitation qui régnaient dans
toute la maison. La pauvre princesse surtout faisait pitié.
Pendant ces huit jours, elle n'a presque pas dormi ni
mangé. La bonne reine Hortense, accourue d'Augsbourg à
la nouvelle de la maladie de son frère, l'a assistée dans lès
soins qu'elle rendait au prince. Enfin, aujourd'hui, tout va
bien et chacun est gai et content.
Au comte Lariboisière .
Munich, 2 décembre 1823.
Mon cher Honoré, il y a bien longtemps que je vous
dois une réponse. Mais que peut-on s'écrire, lorsqu'on sait
que le secret des lettres n'est point respecté et qu'une di-
plomatie tracassière et malveillante passe son temps à
29
4o0 VIE DE PLANAT.
chercher, dans ces épanchements de Tàme, des prétextes
pour exercer de sourdes persécutions? Que dire de la
France, quand, au lieu de cette sagesse, de cette modéra-
tion qui devrait présider à ses destinées et lui rendre sa
force, nous la voyons constamment ballottée par des partis
furieux et livrée à tous les genres d'arbitraire et de cor-
ruption ? J'avoue que cet état de choses m*a inspiré un grand
dégoût de tout. Je suis devenu, sinon égoïste, du moins
indifférent sur bien des choses. Je vis beaucoup chez moi,
en société avec mes livres, et je trouve que cette société
vaut mieux que celle des hommes ; car, dans ce qu'on ap-
pelle le monde, les conversations sont ennuyeuses à Tex-
cès, ou dangereuses dès qu'elles deviennent intéressantes;
surtout dans ce pays où Ton rencontre des espions dorés
qu'on appelle agents diplomatiques, chargés d'affaires, etc.
Comme le système autrichien (qui est aujourd'hui le sys-
tème de tous les gouvernements) est de replonger le monde
dans la nullité, toutes les fois que par ses discours on
essaye de sortir de cette léthargie morale, on est sûr d'at-
tirer sur soi les regards de ces argus diplomatiques, et
c'est déjà un commencement de jacobinisme à leurs yeux
que d'avoir le sens commun. Voilà où nous en sommes ici,
et je crois que vous n'êtes guère mieux à Paris, si j'en juge
par le ton de certaines feuilles semi-officielles qui, sous
les beaux prétextes d'ordre, de morale, de religion, etc.,
réduisent les hommes à la condition des bètes.
Gourgaud aura pu vous dire que je suis très heureux
dans ma position, et même trop heureux, à ce qu'il pré-
tend*. Le prince Eugène est un de ces hommes calmes et
solides avec lesquels on se trouve, dès le premier jour.
i. Le général Gourgaud était revenu à Munich pour obtenir du prince
Eugène, comme garantie de la rente viagère qu'il lui avait accordée, une
hypothèque sur ses biens en France. Le prince Eugène, toujours généreux,
consentit à cette demande, f. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 451
comme on sera toute sa vie. 11 est plein d'égards pour moi,
me traite bien et laisse les trois quarts de mon temps à ma
disposition. Aussi la vie que je mène est-elle infiniment
douce auprès de ce qu'elle a été jusqu'à présent.
Adieu, mon cher Honoré, ne vous formalisez pas de voir
cette lettre écrite par une main étrangère. J'ai dû recou-
rir à ce moyen pour soulager ma tète toujours malade.
A Madame CIi'*\
Munich, 12 janvier 1824.
Tu ne t'es pas trompée en devinant que j'étais triste, il
y a quelque temps, lorsque je t'écrivis. La santé du prince
Eugène m'a donné et me donne encore de vives inquié-
tudes. Les suites d'une apoplexie sont toujours terribles.
Outre l'affaiblissement de tous les organes, on craint de
nouvelles attaques, en sorte qu'on n'a pas un instant de
repos; cela fait aussi qu'on n'est pas disposé à écrire tle
longues lettres. Adieu donc, j'attends avec impatience l'ar-
rivée de ton fils.
A Eugène Lebon.
Munich, 31 janvier 1824.
Mon cher Eugène, la santé de notre cher prince nous
cause toujours de vives alarmes et rend notre carnaval
bien triste. Depuis deux mois, des symptômes fort effrayants
se sont de nouveau manifestés; tous les organes sont af-
faiblis et le côté gauche est menacé de paralysie ; c'est une
chose qui navre le cœur. J'ai fait ces jours passés un petit
voyage à Augsbourg pour y voir mes pauvres bannis, et
un mien neveu que j'ai fait venir pour apprendre l'aile-
432 VIE DE PLANAT.
mand et pour travailler sous la direction du comte Thi-
baudot. Ce dernier, conservant à soixante ans le courage
et la liberté d'esprit d'un homme de trente ans, supporte
ses revers avec une philosophie et une résignation par-
faites et il se livre à des travaux littéraires et historiques
qui lui donneront du profit et de la gloire.
A Madame Ch**\
Munich, 20 février 1824.
Je t'écris deux mots seulement pour te donner de mes
nouvelles et te rassurer sur ma santé qui n'est point mau-
vaise, grâce à Dieu. Du reste, nous sommes tellement ab-
sorbés par l'état du pauvre prince que ces soins ne nous
laissent ni loisir, ni assez de liberté d'esprit pour écrire
de longues lettres.
Je t'embrasse tendrement.
Le prince Eugène mourut le lendemain, 21 février 1824. Avec
lui finit la trop courte époque de bonheur qu'un sort avare avait
accordée à L. Planât. Après deux années de calme, il vit de nou-
veau s'ouvrir pour lui une ère de tribulations et de peines, plus
grandes peut-être que celles qui les avaient précédées. L'extrait
suivant, tiré d'une lettre qu'il écrivit à son frère Auguste, quinze
ans plus lard, expliquera, mieux que nous ne saurions faire,
sa position et ses chagrins pendant ce laps de temps. Voici ce
qu'on y lit :
A Touverture du testament du prince Eugène, on vit qu'il conser-
vait à tous ses serviteurs leurs emplois et leurs traitements. Mais comme
je ne pouvais être aide de camp de la duchesse, sa veuve, ni d'un
enfant de treize ans, j'attendis en silence les décisions du conseil de
tutelle, prêt à abandonner une partie de la pension qui m'était lé-
guée, à la condition de pouvoir jouir du reste en France ou en Italie,
Au bout de quelques jours, le prince Charles xic Bavière, exécuteur
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 453
testamentaire du prince Eugène, son beau-frère, me fit appeler pour
lui donner quelques renseignements sur les affaires du prince; cela
me donna occasion d'avoir plusieurs conférences avec lui, et, peu de
temps après, le roi Maximilien et la duchesse de Leuchtenberg (sans
doute à l'instigation du prince Charles) me proposèrent de me char-
ger de la direction des affaires de la tutelle. Je m'en défendis long-
temps, alléguant ma santé délabrée, mon ignorance des matières con-
tentieuses, mon peu d'ancienneté dans la maison, la difficulté de faire
exécuter mes ordres par des administrateurs consommés, dont plu-
sieurs étaient depuis longues années au service du prince, etc. Il
fallut pourtant me rendre, et j'entrai en fonctions le i*'' mai 1824.
Les difficultés de ma nouvelle position étaient extrêmes. Le prince
avait toutes ses affaires dans sa tête ; mais il n'en tenait aucune écri-
ture ; si bien qu'il me fallut tout créer, depuis la main-courante jus-
qu'au grand-livre. Je tins seul, pendant plusieurs mois, les livres et
la correspondance avec l'Allemagne, l'Italie, la France et l'Amérique,
où le prince avait ses propriétés. Il laissait trois millions de dettes,
les revenus d'une année mangés à l'avance, et des dépenses ordinaires
excédant de 80 000 florins par an les recettes ordinaires. Mais ce n'est
pas tout. A peine le prince avait-il fermé les yeux, qu'une nuée de
fripons, d'intrigants et de fidèles serviteurs s'abattit sur la succes-
sion, dont chacun prétendait avoir sapart. Je passai donc huitannées
de luttes opiniâtres pour écarter ces prétentions, et d'efTorts inouïs
pour opérer les réformes nécessaires, afin de ramener les dépenses
au niveau des recettes. J'y perdis ma santé et mon repos ; je me fis
des ennemis implacables; mais enfin je parvins à mon but. A la majo-
rité du fils aîné du prince Eugène (mort depuis en Portugal), je lui
remis sa fortune en bon état et me retirai, n'emportant pour toute
récompense que la pension de six mille francs qui m'était léguée par
son père ; mais avec la certitude de l'avoir bien gagnée.
La suite de ces correspondances dira de quelle manière
L. Planât sut acquitter la dette de la reconnaissance envers le
prince Eugène; comment il sut défendre, non seulement les
intérêts des enfants mineurs de ce prince honnête honmie qui
avait été son ami, mais surtout son honneur odieusement at-
taqué après sa mort.
F. P.
454 VIE DE PLANAT.
A Madame Ch:*\
Munich, 1" mars 1824.
Ma chère Joséphine, je suis encore tellement étourdi du
coup qui m'a frappé que j'ai peine à rassembler mes idées
pour répondre aux lettres que je reçois. De tous ceux qui
entouraient le prince Eugène, personne ne perd plus que
moi : il était pour moi un frère et un protecteur ; il con-
naissait mon éloignement pour la vie des cours et ne m'en
faisait point un crime. Sa bonté, sa douceur, son indul-
gence étaient extrêmes ; on était heureux de le servir parce
qu'il exerçait sur tous les cœurs cet empire et cet entraîne-
ment que produisent la grandeur d'âme et la véritable bonté.
Sa bienfaisance était inépuisable. II a passé sa vie à faire
le bien et emporte au tombeau les larmes, les regrets et
Testime de tout le monde. Sa haute réputation n'est souil-
lée d'aucune tache, ce qui est bien rare quand on a vécu
dans des temps orageux et qu'on a traversé des événements
qni (comme le dit l'Empereur à son retour de l'île d'Elbe)
sont au-dessus de l'organisation humaine. Jamais homme
n'a été plus sincèrement ni plus universellement regretté;
et, en effet, la mort d'un prince aussi bon, aussi parfait, est
une calamité publique. Il est impossible de peindre la dou-
leur de sa veuve ; on ne peut la comparer qu'à son courage
et à sa pieuse résignation.
Me voilà condamné à une bien triste existence, comme tu
peux le penser. La perte du prince se fera sentir chaque
jour davantage. Il a pourvu au sort de toute sa maison en
ordonnant qu'elle fût conservée sur le pied où elle était
avant sa mort, et que chacun continuât à jouir des avantages
qu'il avait durant sa vie. Mais quelle différence pour l'exis-
tence de tout ce qui était Français ! Comment se faire
maintenant à la raideur et aux usages gothiques d'une cour
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 455
allemande ? Je crois bien que cela me sera impossible, et
que je transigerai pour avoir ma liberté. Ce n'est pas que
j'aie à me plaindre des procédés qu'on a pour moi, bien
loin de là; le prince Charles, cotuteur des 'jeunes princes,
et la princesse Auguste me comblent de témoignages d'es-
time et de confiance, et veulent même me donner des fonc-
tions importantes dans l'administration de la tutelle. Mon
respect pour la mémoire du prince, ma reconnaissance pour
ses bienfaits, me font un devoir de me rendre utile à sa
veuve et à ses enfants. J'accepterai donc momentanément,
malgré ma mauvaise santé, l'emploi qu'on veut me confier;
mais une fois que les affaires de la succession seront
débrouillées et que les choses auront repris une marche
simple et ordinaire, je demanderai à me retirer et j'irai
revoir les rives de l'Arno.
Je vais faire venir ton fils près de moi pour cinq à six
jours. J'ai besoin, dans ce triste moment, d'avoir quelqu'un
qui m'aime et me console, car je me trouve bien isolé au
milieu de tant de gens avec lesquels je ne sympathiserai
jamais. Leurs âmes rétrécies ne sont occupées que de petites
intrigues, de petites haines, de tripotages et de vues cupides.
Grâce à Dieu, tout cela est bien loin de moi.
A Eugène Lebon,
Munich, 2 mai 1824.
Mon cher Eugène, je ne puis encore rien vous dire de
mes projets futurs. Je suis retenu ici bien malgré moi, je
vous assure; mais la connaissance que j'ai de trois langues,
et quelque peu d'habitude dans les afiaires m'ont rendu
nécessaire à la princesse, et je ne pourrais la quitter cette
année sans encourir le reproche d'ingratitude. Du reste cela
viendra de soi-même, car d'un certain côté on travaille
456 VIE DE PLANAT.
avec ardeur à éloigner de cette maison tout ce qui est Fran-
çais*. Je ne doute pas qu'on n'y parvienne. Je pourrais
bien alors réaliser le projet dont vous me parlez et qui me
sourit beaucoup, puisqu'il me rapprocherait de vous.
Adieu, cher Eugène, je vous embrasse du fond du cœur.
A Madame Ch**\
Munich, 4 novembre 4824.
Ma chère Joséphine, mon commerce épistolaire languit
fort depuis quelques mois. A vrai dire, j'ai trop d'occupa-
tions pour une tôte aussi malade que la mienne, et il me
faut absolument une aide pour rendre à ma correspondance
un peu d'exactitude et d'activité.
Je tiens cependant à t'écrire quelques lignes de radi patte
clique. Je te dirai que je suis dégoûté au dernier point de
ma position actuelle. 11 m'arrive ici ce qui m'était déjà
arrivé à Schœnau, et je ne sais pas comment l'expérience
ne m'a pas rendu plus sage ou plus indifférent. J'ai pris à
cœur les intérêts qui m'ont été confiés, et je me suis dès
lors attiré l'envie et la haine de la multitude de fripons,
d'intrigants, de gens avides qui assiègent de toutes parts
l'héritage du pauvre prince. De là, mille machinations contre
moi, conspirations de valetaille, dans lesquelles des gens,
prétendus comme il faut, ne craignent pas d'entrer, etc. Cela
me fatigue et m'afflige ; je n'aime point à exciter la haine,
et ne sais point résister aux traits de Tenvie et de la ca-
lomnie. La pureté de ma conduite et de* mes intentions ne
suffit pas pour faire taire ma sensibilité. A quoi sert-il donc
1. Le prince héréditaire, plus tard .Louis I" de Bavière, professait une
haine inyétêrce pour la France et pour les Français. Il succéda à son pèro
l'année suivante, ce qui rendit le séjour de Munich d'autant moins agréable
aux anciens officiers du prince Eugène, et même à sa veuve, quoique sœur
du roi. F. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 457
d'avoir bientôt quarante ans pour manquer à ce point de
philosophie? Enfin je voudrais partir et je ne puis. Le
principe adopté par Texécuteur testamentaire est d'ailleurs
rigoureux: ceux qui restent conservent tous les avan-
tages qui leur sont assurés par le testament du prince Eu-
gène ; ceux qui partent n'ont droit à rien.
Pourtant, si je trouvais à Paris un emploi de mille écus,
je n'hésiterais pas à l'accepter, dès que mes services ici ne
seront plus jugés indispensables.
A Madame Z)*^*.
Ismaning, 21 juin 1825.
J'ai éprouvé dans le cours de cette dernière année tout
ce que peut une volonté forte et persévérante ; elle triomphe
de tous les obstacles, voire môme de l'envie et de l'intrigue.
J'ai eu des moments de découragement profond, parce que
je ne puis supporter d'être en butte à des sentiments hai-
neux, moi qui ne hais personne, et qui voudrais pouvoir
aimer tout le monde. Mais enfin j'ai surmonté cette espèce
de faiblesse, et j'en recueille le fruit. J'ai rétabli Tordre et
l'équilibre dans une fortune en désordre qu'on assiégeait de
toutes parts. L'envie a dû se taire devant des choses posi-
tives ; le roi de Bavière, reconnaissant les services que j'ai
rendus à sa fille et à ses petits-enfants, vient de m'envoyer
la décoration de l'ordre du Mérite, et a bien voulu me l'an-
noncer dans les termes les plus obligeants. Mais, hélas ! je
ne vois là que de nouveaux liens qui m'enchaînent loin de
ma patrie.
Adieu, je t'embrasse tendrement.
1. Voir le yolume Correspondance intime. Lettre do la même date et lettres
précédentes.
458 VIE DE PLANAT.
Une circonstance, en elle-même peu agréable, ramena momen-
tanément L. Planât à Paris. On a vu que le prince Eugène avait
laissé sa succession grevée d'une dette de trois millions, chose
fort explicable, puisque, depuis la mort de sa mère (1814), il
avait été forcé, pour subvenir à l'entretien des belles, mais dis-
pendieuses propriétés qu'elle lui laissait en France, et pour payer
l'administration d'autres propriétés improductives, éparpillées
en Europe et en Amérique, d'emprunter tous les ans. Il était
urgent de sortir de cette situation sous peine de ruine. La tutelle
prit la douloureuse résolution de vendre la Malmaison, seule
propriété appartenant en propre à la famille, tout en sollicitant
l'autorisation de vendre aux enchères publiques la terre de Na-
varre (constituée en majorât et sujette à faire retour à l'État),
sauf à en convertir le prix en rentes françaises, également réver-
sibles. Les personnes, représentant les intérêts de la famille en
France, avaient été chargées de ces diverses négociations ; mais
elles mettaient depuis plus d'un an tant de lenteur et d'obscurité
dans leurs réponses, tant de négligence dans leurs démarches et
même dans leurs comptes que, pour en finir, on résolut d'envoyer
d'urgence L. Planât à Paris. On conçoit le désagrément d'une
pareille mission.
Nous entrerons le moins possible dans les détails de la lâche
ardue que L. Planât eut à remplir pendant huit années ; mais
nous ne pouvons nous dispenser de reproduire quelques bribes
au moins de sa correspondance avec la digne veuve du prince
Eugène, parce que cette correspondance porte à un haut degré
l'empreinte des deux caractères, et qu'elle explique de quels
obstacles il s'agissait de triompher, à force de persévérance et
d'énergie morale. Voici ce que L. Planât écrivit à la duchesse en
arrivant à Paris :
c( Paris (8 août 1825). — Quoique le baron D*** m'ait reçu avec cordia-
lité, j'ai démêlé facilement qu'il avait pénétré le véritable but de mon
voyage et qu'il en était affecté. Je n'ai pas fait semblant de m'en aper-
cevoir, et j'ai causé d'affaires aveclui franchement, largement, comme
un homme qui ne peut pas imaginer qu'il s'en fâche ou qu'il y mett*
de la retenue. Je me suis attaché principalement à la grande affaire
des ventes de Navarre et de Malmaison, et lui ai témoigné le désir
CINQUIÈME PARTIE (1821 Â 1833). 459
d'en conférer avec M. N***, ayant reconnu, ce'que nous avions déjà de-
viné, que toutes les affaires dont le baron D*** est chargé, sont entre
les mains de ce notaire ou plutôt de son maître-clerc, car (et c'est
ce qu'il y a de plus fâcheux) le notaire est lui-môme un homme de
plaisir et fort peu actif, en sorte que son clerc (qui est paye' par le
baron D*** pour faire toute sa besogne) trouve son compte et a toute
facilité à faire traîner les choses en longueur. Cet état de choses est
vraiment déplorable, et jusqu'ici je ne vois pas trop comment y re-
médier. » — « (14 août). — J'ai enfin réussi à obtenir une entrevue
avec le notaire en présence du baron D***, qui s'y prête maintenant
de fort bonne grâce, et j'ai pu recueillir des renseignements précieux.
Je me suis convaincu que, pour la vente de la Malmaison, la voie des
enchères publiques est infinimement préférable, car si Ton vend à
Tamiable, il est douteux qu'on obtienne dix-huit cent mille francs,
tandis que, par vente publique, on peut espérer trois millions, ù cause
de la concurrence et de la sécurité que donnent les formes françaises.
«c D'un autre côté, je ne dois pas cacher à V. À. H. que cette vente
fera beaucoup crier, et qu'il faut s'attendre à des articles de journaux
virulents. La Malmaison est regardée, avec quelque raison, comme
une relique sacrée, et il est toujours difficile de faire entendre à des
hommes de parti et passionnés que la vente de ce domaine est deve-
nue indispensable. C'est à quoi je me suis fort appliqué, partout où
j'ai pu en parler, surtout vis-à-vis des anciens partisans de l'Empe-
reur.
« J'ai entamé aussi la question de l'obstacle que le majorât pouvait
opposer à la vente de Navarre, et le notaire doit faire tout de suite les
premières démarches près du Conseil d'État. Si, au lieu de quinze jours,
je pouvais passer six semaines à Paris, je me persuade que les affai-
res seraient fort avancées à mon départ. Néanmoins mon voyage n'aura
pas été sans utilité. Le baron D***, qui au fond est animé du zèle
le plus pur et qui voit que, de mon côté, il n'y a pas non plus d'ar-
rière-pensée, se prête àtouttrès volontiers. Mais, il faut le dire, il n'est
nullement propre aux affaires ; c'est ce que tout le monde répète, en
ajoutant néanmoins que c'est le plus parfait honnête homme qu'on
puisse voir. J'ai aussi commencé des recherches sur l'affaire de Saint-
Domingue. Les titres de propriété manquent; mais en cela, comme en
toutes choses, il n'y a qu'à s'y mettre. A l'aide d'un fil très incertain,
je suis parvenu, séance tenante, à faire découvrir dans l'étude même
de M. N***le titre le plus important et dont il ignorait l'existence,
parce que c'était un acte fa,it en 1803 par son troisième prédécesseur.
Cet acte contient l'abandon, fait par le marquis de Beauharnais, de
tous ses droits sur l'habitation de Saint-Domingue, etc. »
Voici maintenant quelques extraits des réponses de la duchesse :
460 VIE DE PLANAT.
« Ismaniny {il août 4823). — Je ne regrette pas le parti que j'ai pris,
persuadée que votre présence à Paris sera d'une grande utilité pour
mes enfants et bâtera le terme des affaires ; mais vous me manquez
bien, car Otlo, quoique très exact et intelligent, ne peut m'inspirerla
confiance que j'ai en vous, et que votre attachement justifie si bien.
Quand j'ai des doutes, je ne sais à qui les dire. » — « (25 août). — rà,i
reçu avant-hier votre lettre du 14; elle était plus tranquillisante et
j'espère que vous aurez reçu les miennes à temps pour prolonger
voire séjour à Paris autant que vous le croirez nécessaire. Comme
tutrice, il ne m'est pas permis d'avoir égard à ce que le public dira
de la vente de Malmaison; et je crois que si on savait le chagrin que
j'éprouve que l'état de fortune de mes enfants exige cette vente, on
ne blâmerait plus, mais on plaindrait la malheureuse veuve du prince
Eugène.
« J'ai reçu une lettre de D***,*qui me remercie de ce que vous pouvez
prolonger votre séjour à Paris. Je crois qu'il sent l'avantage d'avoir
quelqu'un avec lui qui agisse et pense pour lui. » « Auguste-Amélie. »
« (4 sept,) — J'espère que votre santé ne souffrira pas trop et que la
présence de votre famille vous dédommagera un peu des peines et fa-
tigues que vous vous donnez pour les intérêts de mes enfants. Je sens
vivement les obstacles qui se présentent pour terminer le plus tôt
possible et avantage les affaires qui me sont confiées; mais ne croyez
pas que je me laisse abattre. Dieu m'a accablée de malheurs; mais
il m*a aussi donné la force de les supporter avec courage ; ainsi ne
vous inquiétez pas ; je serai digne de la confiance du plus aimé des
époux I »
L. Planât comprit de plus en plus qu'il ne pourrait songer à
quitter son pénible poste avant plusieurs années, pensée qui le
désolait : « Ma santé est fort délabrée, écrivait-il à son frère, et,
quoique la belle saison m'ait un peu remis, je ne suis pas sans
inquiétude pour l'avenir. Mon mal est à peu près sans remède :
c'est de l'hypocondrie pure. 11 faut lutter à force de raison, mais
il y a des moments où le mal l'emporte ! » Il fut pris de crache-
ments de sang et forcé de s'aliter peu de jours après. Sa sœur,
à laquelle il cachait avec soin l'excès de sa tristesse, lui écrivit
de Passy : « J'ai vu hier M. de ***. Il m'a dit que tu étais un bien
beau malade, et que tu ressemblais à un héros de roman. C'est
aussi mon avis. Pourtant j'aimerais autant que tu ressemblasses
à un homme bien portant qui fût moins intéressant ! »
C'est sur ce ton enjoué que s'écrivirent, presque toujours, le
CINQUIÈME PARTIE (i82i A 1833). 461
frère et la sœur, au milieu des plus dures épreuves du sort. Peu
de jours après, L. Planât, retourné à Munich, y reprenait ses
occupations.
En octobre 1826, on se berça de Tespoir de pouvoir, à force
d'économie, conserver sinon toute la propriété, du moins le châ-
teau et le parc de la Malmaison, c'est-à-dire la partie la plus
intéressante , malheureusement aussi la plus dispendieuse. La
propriété entière dut être vendue.
F. P.
A Madame Ch**\
En la ville et chasteau d'Eichstett, le \Q* de
novembre Vdn de grâce 1826.
Belle dame et chière sœur,
Ce n'est à tort qu'avez remarqué en mes précédentes
lettres et escripts certaine mélancholic et tristesse couarde,
avant-coureurs de mal. Et de fait, fus prins depuis deux
semaines en ça, de fièvre et mal de roignons fort aigu et
poignant à vray dire, avec roideur et géhenne de toute sorte ;
tellement que ne pouvais bouger. Ce que voyant fraters et
médecins me firent mettre en un lit bien chaud, et vinrent
ensuite avec sang-sues, potions, juieps et emplâstres dont
m'administrèrent bon nombre, et suffisant à faire crever
âne, cheval ou mulet ; et n'en eus point saulagement, dont
ne fus nullement esmerveillé, sachant fort bien que méde-
cins sont ignares et doubteux, et volontiers se complaisent
à faire en nos corps espreuves et expérimens, dont plusieurs
patiens passent de vie à trépas, lesquels possible, seraient
guaris si ne se fussent fiez à médecins et docteurs, ains plu-
tost à dame nature, grande et sage doctoresse, ayant arca-
nes et receptes à tous maux. De quoi m'advisant après
quatre jours, donnai congé à médecins, fraters et apothi-
caires ; et me fis, par mon valet, appliquer en l'épine dor-
462 VIE DE PLANAT.
sale, lombes et roignons, larges et chauds cataplasmes, faits
de beau pain blanc, cuit en lait de vache, et ne mangeai ;
ains me tins coi en mon lit et siège à bras, et continuai
telle pratique durant six jours, dont fus parfaitement guari
et ne m'en reste aujourd'hui que faiblesse et défaillance
de jambes, ce qui n'est merveille après si long jeûne.
Maintenant me divertis Tesprit en la lecture des trans-
lations d'Amyot et œuvres du sieur Michel de Montaigne, et
les trouve fort plaisans et récréatifs. Pourtant un monsieur
de vos académiciens qui, de fortune passant ici, vint me
voir, et auquel montrai ces livres, me dit : « qu'en France
ne se lisaient guères, étant du tout obscurs et non intelli-
gibles, hormis à aucuns soi-disant philosophes, lesquels.
Dieu aidant, n'entreraient jamais dans leur Institut ! » Tou-
tefois ne laisse pas de les lire et y trouve du bon.
Dieu vous garde, belle dame et chière sœur, et vous fais
mes respects et baize-mains, étant
Votre bon frère et vray ami,
LouYS-NicoLAS, seigneur chastelain de Là Paye'.
1 . La maladie dont L. Planât parle si plaisamment était le résultat de peines
morales cuisantes. Dès l'abord, les réformes, introduites après la mort du
prince Eugène dans la maison ducale, avaient souleyé la colère des courti-
sans qui, n'osant blâmer directement la duchesse ni son frère, affectèrent de
s'en prendre uniquement aux conseils du directeur de la tutelle, devenu l'ob-
jet de leur haine. Bientôt le projet, imposé par une stricte nécessité, de vendre
les biens de France, avait fourni un prétexte plus spécieux à leurs feintes
indignations ; ils parvinrent aisément à faire du jeune prince Augtistc, alors
âgé de seize ans, leur allié et leur instrument : « Ce prince (dit L. Planât
dans une lettre), circonvenu de bonne heure par les intrigants, disposé par sa
vanité et par la faiblesse de son caractère à devenir la proie des courtisans
et des flatteurs, ne me traitait pas avec les égards que je croyais mériter. •
Tout en n'opposant à ces procédés que le plus dédaigneux silence, L. Planât
ne put n'être pas profondément froissé d'une telle ingratitude , venant se
joindre aux soucis et aux labeurs incessants de son épineuse mission. Une
sérieuse indisposition en fut la conséquence. A peine rétabli, il se retrouva en
face des mêmes hostilités ; mais pour la première fois des paroles franchement
accusatrices vinrent s'y joindre, grâce à l'imprudence impétueuse de M"» de ***,
gouvernante des jeunes princesses. La lettre de L. Planât à la duchesse de
Leuchtonberg a trait à cet incident. F. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 463
A S. B. la duchesse de Leuchtenberg .
Munich, 12 février 1827.
Il me parait impossible de pouvoir continuer à servir
utilement Votre Altesse Royale au milieu des intrigues et
des cabales dirigées contre moi depuis trois ans, et qui sem-
blent avoir repris une nouvelle force dans ces derniers
temps ; j'ai besoin de calme et de cette liberté d'esprit,
sans laquelle on ne peut suivre et diriger convenablement
des affaires aussi difficiles et importantes que celles de la
succession. Si, au milieu d'occupations pénibles, je me vois
encore abreuvé de dégoûts, forcé de repousser des imputa-
tions odieuses et de lutter contre des intrigues de camarilla,
où trouverai-je, avec ma mauvaise santé, la force physique
et morale dont j*ai besoin? Les attaques violentes qu'une
femme extravagante s'est permises contre moi, ces jours der-
niers, me donnent la mesure de tout ce que je dois attendre
d'une clique acharnée à me poursuivre ; elles m'ont ouvert
les yeux sur la froideur aussi inconcevable que peu méritée
avec laquelle le jeune duc me traitait depuis plusieurs
mois. Il est facile de monter la tête à un enfant sans expé-
rience et disposé à recevoir toutes les impressions ! d'au-
tant plus facile que je ne m'abaisserai jamais à combattre
des intrigues par d'autres intrigues. Il est sûr que, si on
lui répète tous les jours que ses intérêts sont en mauvaises
mains, et que je n'ai d'autre but que de le perdre et de le
rabaisser, il ne peut me voir d'un bon œil. Plus tard, lors-
qu'il saura juger par lui-môme, et surtout compter, j'espère
qu'il me rendra justice. S'il ne le fait pas, ce sera tant pis
pour lui, et je m'en consolerai par les témoignages d'es-
time et de confiance que j'ai reçus de feu le prince et de
V. Â.R. Ces témoignages et ceux des gens de bien sont les
seuls que j'ambitionne; le reste m'est indifférent.
464 VIE DE PLANAT.
Mais ce que je ne pourrais supporter, ce seraient des affronts
de tous les jours et de tous les instants^ de la part d'un jeune
prince qui croirait en cela faire merveille, lorsqu'il ne serait
que l'instrument d'une cabale intrigante. Le jeune duc est
d'un caractère bouillant, et du ressentiment à l'insulte il n'y
a qu'un pas. Je puis bien supporter des froideurs, des bou-
deries d'enfant, mais un outrage, jamais; et en pareil cas
celui qui m'offense, fût-il prince ou manœuvre, est égal à
mes yeux. V. A. R. jugera quel trouble un tel état de choses,
fomenté par des têtes ardentes, peut apporter dans sa maison.
J'en serais sans doute bien innocent; mais puisque je les
prévois, il est de mon devoir de chercher à vous les épar-
gner.
Après y avoir bien réfléchi, je n'y vois que deux moyens:
le premier serait que V. A. R. daignât m'accorder un
congé illimité, pour rétablir ma santé, qui en vérité en
a grand besoin, et je ne lui cacherai pas que je regarderai
cette faveur comme la plus grande qu'elle pût m'accorder
dans ce moment. Pendant ce temps, M. le chevalier H'**
serait chargé des affaires de la tutelle; après un repos de
trois ans, il ne pourrait certes se plaindre. D'un autre
côté, le repos sous un climat plus doux et des soins pour-
raient rétablir ma santé, et me donner de nouvelles forces
pour reprendre le travail, lorsque M. H*** voudrait le quit-
ter. Quoi qu'il en soit, un congé limité ou non m'est indis-
pensable, et je dois en conscience déclarer à V. A. R. que.
dès à présent, ses affaires souffrent par le seul fait du dé-
plorable état de ma santé, car il m'est impossible de tra-
vailler autant qu'il le faudrait.
Le second moyen (dans le cas où V. A. R. ne jugerait pas
possible d'adopter immédiatement le premier) serait de
m'exempter de tous les devoirs de cour pendant tout le
temps que dureraient mes fonctions de directeur des affai-
res de la tutelle, sur le motif bien fondé de ma mauvaise
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 465
santé et du besoin d'être entièrement aux affaires. Dispensé
par ce moyen de me trouver au dîner et au salon, ne voyant
V. A. R. qu'aux heures accoutumées du travail, étranger
à rintérieur de sa maison, je pourrais la servir avec suite
et avec utilité plus réelle. Sans doute, aux yeux du monde,
cela aura Tapparence d'une disgrâce, mais peu m'importe
l'opinion des gens superficiels qui le composent. Mon seul
but est de remplir dignement la tâche que je me suis imposée,
en me dévouant aux intérêts de l'auguste veuve du prince
Eugène et à ceux de ses enfants \
SUR LES PRINCES
1827
A la cour, tout le monde est maquignon, courtier, brocan-
teur. On persuade facilement aux grands qu'ils sont con-
naisseurs. On leur procure des objets d'art, des tableaux,
des livres rares, des médailles inédites, des chevaux de
pur sang. Ils payent au poids de l'or; ils sont toujours trom-
1. Quant à la demande do L. Planât do quitter la direction de la tutelle, la
duchesse et son frère lui déclarèrent qu'ils ne pouraient y adhérer, tant que
les principales difficultés ne seraient pas surmontées. Pour cette année encore,
tout devait se borner pour lui à un voyage en France, à entreprendre au mois
de mai suivant. Mais du moins jusqu'à ce moment, il put vivre, comme il le
désirait, entièrement retiré chez lui, ne se rendant au palais que pour son
travail. Pourtant la mélancolie et la soif de solitude ne dégénérèrent jamais
chez L. Planât en farouche misanthropie : « Cette maladie n'est pas dans ton
sang, » lui écrivit un jour sa sœur avec raison. Une des causes qui l'aidèrent à
s'en préserver fut sans doute l'extrême facilité et le soulagement qu'il éprou-
vait à se rendre compte, la plume à la main, de ses impressions et de ses idées.
C'est ainsi que, pendant les deux mois qui précédèrent son départ, il écrivit,
sur les cours et sur les princes, une suite d'aphorismes, retrouvés parmi ses
papiers, et que nous allons reproduire. F. p.
30
466 VIE DE PLAiNAT.
pés, jamais corrigés. La vanité, Torgueil et Tégoïsme des
princes seront toujours une mine féconde pour les fripons
et pour les intrigants.
Les princes sont tellement impatients de toute espèce de
joug que les règles qu'ils s'imposent dans leurs propres et
plus chers intérêts leur deviennent bientôt insupportables.
Les princes ont un talent merveilleux pour éviter d'en-
tendre des vérités qui leur déplaisent.
Les princes ont besoin d'ôtre flattés, trompés, mais surtout
amusés, carTennui les dévore. Il n'est pas rare de voir une
princesse vertueuse se plaire infiniment dans la société des
plus mauvais sujets et des femmes les plus décriées de la
cour. J'ai connu une grande princesse qui ne pouvait se
passer d'un homme qu'elle méprisait souverainement, ni
d'une femme qui lui inspirait un profond dégoût : ils avaient
le talent de ïamuser.
Le premier mérite aux yeux des princes, c'est de les
amuser; le second, de les flatter; le dernier de tous est de
leur être utile. Toutes les rigueurs du prince sont pour
l'homme utile, toutes ses faveurs pour l'homme agréable.
On aura beau crier à la bassesse, à la servilité ; plus les
services d'un courtisan approchent de ceux d'un valet, plus
il avancera dans la faveur du prince. Le courage d'un cour-
tisan qui débite avec assurance une basse flagornerie ne
peut être surpassé que par l'intrépidité du prince qui
l'écoute.
Quand les princes sont malheureux ou embarrassés, ils
ont recours aux honnêtes gens. Ils ressemblent à ces mate-
lots impies qui invoquent les saints dans la tempête ; le péril
passé, ils n'v pensent plus.
CINQUIÈME PARTIE (4821 A 1833). 467
J'ai vu quelques princes faire cas du mérite et de l'hon-
nêteté; Texception, pour être rare, n*en est que plus hono-
rable. Il n'y a rien de si difficile, pour un prince, que d'être
homme. Si Ton savait tout ce qu'il faut de force et de cou-
rage aux princes, pour soutenir le mérite et la probité, on
serait moins prompt à blâmer les mauvais choix. Il ne faut
au public que du jugement et de la conscience pour recon-
naître et soutenir le vrai mérite. Pour le prince, c'est un
travail d'Hercule.
DE l'éducation des PRINCES
La vanité est une faiblesse, commune à toute l'espèce
humaine; ce penchant, nourri et fortifié continuellement
chez les princes par la louange, dénature leur caractère ;
la flatterie les gâte et engendre peu à peu chez eux tous les
vices. Entourés dès leur berceau de gens flatteurs et com-
plaisants, l'éloge devient pour eux un besoin impérieux et
bientôtinsatiable. La tendresse mal éclairée et plus souvent
encore l'orgueil et l'amour-propre de leurs parents, telle est
la première cause. Si, dans les classes les plus basses de la
société, les pères et mères s'aveuglent sur les défauts de
leurs enfants, que sera-ce donc dans les rangs élevés, dans
ces classes privilégiées, accoutumées à se croire d'une autre
pâte et d'une nature plus parfaite que les autres hommes?
Il faut, sous peine de disgrâce, que tout ce qui les entoure
soit sans cesse en extase devant leurs enfants ; il faut des
cris d'admiration, des transports vrais ou faux, des larmes
de joie et de bonheur, et surtout des comparaisons dénigran-
tes pour les enfants des autres princes. La bassesse ou la
faiblesse des courtisans et des valets ne laisse rien à désirer
en ce genre. Voilà donc les pauvres enfants corrompus au
sortir du berceau; les voilà qui s'élèvent, non pour étrej
mais iponrparatire; l'envie, l'orgueil et la haine se glissent
468 VIE DE PLANAT.
dans leur cœur à la suite de la flatterie. Comblés, mais
jamais rassasiés de louanges, ils deviennent malheureux,
se dégoûtent, se croient abandonnés du moment où toutes
les hyperboles du langage ont été épuisées en leur faveur.
Concentrés en eux-mêmes, rapportant tout à eux, ils ne
peuvent s'occuper d'autre chose. L'éloge que Ton fait d'une
personne étrangère les irrite comme une insulte ; le récit
d'une belle action, loin d'élever leur âme et de dilater leur
cœur, les crispe et fait naître un désir secret de rabaisser et
de dénigrer. Quelle triste et humiliante condition, quelle
déplorable suite de la flatterie!
Vous répétez sans cesse que les princes sont orgueilleux,
faibles, faux et capricieux ; qu'ils sont défiants et crédules,
avares et prodigues, dissimulés et indiscrets; qu'ils sont
envieux, égoïstes, ingrats, dénaturés. C'estàmerveillc! mais
dites-moi, de grâce, s'il leur est possible d'être autrement?
Tous les hommes ont leurs défauts, leurs ridicules ou leurs
travers, on l'a dit jusqu'à satiété; mais il est bien rare que
dans le cours de leur vie ceux d'une condition ordinaire
n'en soient pas avertis, quelquefois par leurs amis, plus
souvent par leurs ennemis. Les princes n'ont point cet avan-
tage; aussi sont-ils ridicules à plaisir. Comment feraient-
ils autrement, s'ils trouvent à chaque pas des flatteurs qui
changent leurs défauts en vertus, leurs travers et leurs
ridicules en perfections? Un jeune prince se montre-t-il
impoli, sans égards, on dit qu'il est /ranc e^na/i/r^/; sa curio-
sité est réputée désir de s'instruire; ses bavardages avec les
domestiques sont de Vaffabilité; le ton tranchant dont il
décide sur des matières qu'il connaît à peine fait dire aux
sots qu'il est fort instruit pour son âge; s'il déraisonne, on
dit qu'il est dominé par V abondance de ses idées et la viva-
cité de son imagination; s'il débite avec pédanterie quelques
maximes banales, on admire sa raison précoce j la maturité
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 469
de son jugement. Enfin ce pauvre petit prince a beau se
montrer le plus impertinent jeune homme du monde, on en
fait, bon gré mal gré, un 'phénix, et il faut bien qu'il finisse
par se le persuader.
Les princes sont nécessairement faibles, faux, paresseux,
vains, orgueilleux, perfides, intéressés, égoïstes et surtout
ingrats. Je dis nécessairement y et j'aurai peut-être occasion
de le prouver, car je vois cette nécessité se développer
sous mes yeux. Voici un jeune prince de quinze ans, né
avec un bon cœur et d'heureuses dispositions. Que faites-
vous pour cultiver ces dons précieux? Lui parlez- vous de
son père, modèle de sagesse et de vertu, de noblesse et de
modestie? Non, vous ne l'entretenez que des vaines préro-
gatives d'un rang douteux; il connaît et épouse déjà les
petites haines de famille ; il est initié dans tous les caquets
de la cour et de la ville. S'agit-il de ses études, vous portez
aux nues un petit succès que rien ne peut constater ni
contester, car ce jeune prince n'a point d'émulés. S'agit-il
de ses plaisirs, tout le monde s'empresse et semble faire
assaut de bassesse autour de lui. S'il danse passablement
une contredanse, s'il tue un lièvre ou un chevreuil à la
chasse, des transports de joie et d'admiration éclatent de
toutes parts. Un vieillard à cheveux gris, couvert d'hono-
rables cicatrices et revêtu d'un grade éminent, sera son
complaisant; naguère on le traitait avec respect; aujour-
d'hui, perdant tout égard pour son âge et pour ses bles-
sures, on lui parle en maître, on ne voit plus en lui qu'un
premier valet. Bientôt un intrigant adroit et fourbe se glisse
auprès du jeune prince; il était aide de camp de son père,
il parle avec larmes de son dévouement; comment en dou-
terait-on? II a de l'esprit, il sait plaire et amuser, le voilà
établi le confident de notre adolescent; il le tient sous sa
dépendance; déjà il spécule sur sa majorité; voilant avec
47Ô VIE DE PLANAT.
art ses desseins cupides, il sème adroitement dans Tâme du
jeune prince des soupçons et des préventions contre le peu
d'honnêtes gens qui servent sa maison; il verse à grands
flots dans ce cœur crédule et confiant les poisons du men-
songe et de la calomnie. Déjà notre jeune prince traite avec
froideur les véritables défenseurs de ses intérêts, qui,
forts de leur conscience, rougiraient de descendre devant
lui au rôle de flatteurs et de complaisants. Leurs fronts
sévères le fatiguent et l'impatientent, et il médite les dé-
goûts qui les éloigneront à jamais. Eh quoi! vous n'avez
pas pitié de sa jeunesse et de son inexpérience? Non! rien
n'égale l'active et persévérante industrie d'un courtisan,
pour corrompre un jeune prince, dans l'espoir d'en tirer
parti pour sa propre fortune.
DES COURTISANS
Il y a des courtisans par nature. Ils ne peuvent pas plus
se passer de la cour qu'on ne peut se passer d'air. Tant que
le prince est heureux, toutes les facultés de leur âme suf-
fisent à peine à leur zèle; ils sont prêts à lui sacrifier âme,
corps et biens. Les grandes cérémonies, les acclamations,
les vivats, leur font verser des larmes abondantes et même
sincères, tant ils s'identifient avec la puissance. Mais si le
prince est malheureux, ces mêmes courtisans l'abandonnent,
le trahissent et l'outragent avec la même fureur, sans
aucun remords. Ce n'est pas qu'ils soient plus pervers que
les autres; mais c'est la cour qui leur importe, et non le
prince.
J'ai entendu des courtisans dire, avec tout le sérieux d'une
profonde conviction, que les bonnes mœurs ne sont faites
que pour la canaille, et qu'il est essentiel, au contraire,
que les princes n'en aient pas, pour marquer l'extrême diflé-
CINQUIÈME PARTIE (1821 A i833). 471
rence qu'il y a entre eux et le commun des hommes. Un
prince doit entretenir des actrices et des danseuses, avoir
une maîtresse en titre, la faire anoblir, lui donner des
terres et lui bâtir un palais. Il doit avoir des bâtards, et
les plus grands seigneurs du pays doivent tenir à honneur
de s'allier à eux. Tout cela est de règle et de rigueur. A
cet égard, Louis XIV et Louis XV sont toujours pour eux le
type et le modèle, dont le prince légitime ne saurait s'écarter.
J'ai vu un courtisan attraper une fluxion de poitrine,
en courant après le petit chien d'une princesse, égaré dans
un bois, revenir sans l'avoir trouvé, être traité de sot et
de maladroit par la princesse désolée, mourir de tout cela
au bout de cinq jours, sans être plaint ni regretté. Assu-
rément c'est jouer de malheur; mais ce n'est pas tout. Le
lendemain, le chien fut retrouvé; la princesse, au comble
du bonheur, versa des larmes de tendresse ; toute sa cour en
fit autant, et du pauvre défunt, pas un mot.
Quelques courtisans savent être flatteurs avec noblesse^
soumis avec audace, serviles avec fierté. Cela ne va guère
qu'aux gens d'une très haute naissance.
A la cour, on passe facilement sur un manque d'honneur,
jamais sur un manque de savoir-vivre.
Dire des impertinences avec une adresse telle que celui
qui les reçoit ne puisse se fâcher sans être ridicule, c'est
le talent d'un cœur lâche et pervers; c'est aussi celui qu'on
estime le plus à la cour. La méchanceté est une puissance
à la cour; on la redoute, on la hait, mais on se prosterne
devant elle.
Les courtisans sont lâches, et n'attaquent jamais leur
472 VIE DE PLANAT.
ennemi de front. Les femmes, qui partout, mais surtout à la
cour, valent mieux que les hommes, sont les instruments
dont ils se servent ordinairement pour arriver à leurs fins.
L'esprit crédule et passionné des femmes, leur imagination
ardente, leur jugement faux sont toujours exploités avec
succès par d'adroits intrigants.
Un genre d'hypocrisie fort commune la cour, est \k fausse
bonhomie. Les vieux courtisans y excellent. Sans se remuer,
ils savent tout et dirigent tout, et cependant ils ont Tair de
tout ignorer et de n'être plus de ce monde. Ils jouent l'éton-
nement sur ce qu'ils savent le mieux. Ils racontent de
travers et confondent à dessein les faits et les noms, pour
paraître n'être au fait de rien. Une nuance de plus, et vous
les croiriez stupides. Ces gens-là font le plus de dupes.
Il y a des courtisans maladroits qui se réunissent en
coterie et conviennent de se prôner mutuellement pour par-
venir. C'est un mauvais moyen. Le premier d'entre eux qui
réussit se sépare à l'instant de ceux qui l'ont servi ; il oublie
ses engagements et se montre ingrat. Dès lors la coterie dé-
laissée travaille à sa perte avec plus d'ardeur qu'elle n'en
a mis & son élévation. Les moyens qui ont servi à cette
élévation sont employés contre elle avec plein succès et
amènent une chute inévitable. Un bon courtisan ne met
personne dans le secret de ses intrigues. Pour se soutenir à
la cour, il ne suffit pas de n'avoir pas de cœur, cela serait
trop facile, il faut encore se donner de garde de laisser
croire qu'on en ait.
Il y a des courtisans qui ont le mérite de montrer & nu
les vices de la cour; ils sont ouvertement envieux, avides,
calomniateurs ; on leur sait gré de cette espèce de cynisme
qui les rend, en quelque sorte, moins méprisables que leurs
pareils.
CINQUIÈME PARTIE («821 A 1833). 473
Le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme
de bien serait de s'attacher à la cour^ s'il n'avait à redouter
un malheur plus grand encore, celui de ne pouvoir la quitter.
Et qu'on ne croie pas que ce soit chose facile : ceux qui ont
vécu & la cour savent pourquoi; vouloir le démontrer à
ceux qui n'y ont pas vécu serait peine perdue.
Nous arrêtons ici ces aphorismes. Par une singulière coïnci-
dence, L. Planât fut appelé, au moment où il les traçait, à donner
une nouvelle preuve d'attachement à la mémoire d'un de ces
quelques princes qu'il en avait reconnus dignes. Un journal s^é-
cXdl, le Spectateur militaire yV^noxi de publier un article outrageant
pour la mémoire du prince Eugène. Voici la réponse de L. Pla-
nât à l'article anonyme du Spectateur :
F. P.
A if. le Directeur du Spectateur militaire.
Le Spectateur militaire du mois de février (IP vol., xi« livraison)
contient un article évidemment écrit dans le but de ternir une des
plus belles réputations des temps modernes. Sous le titre peu appa-
rent de : Dispositions relatives aux opérations de l'armée d* Italie en 1814,
Tauteur anonyme de cet article accumule, sans preuves, des faits
inexacts et des assertions aussi fausses qu'injurieuses à la mémoire
du prince Eugène, alors vice-roi d'Italie. 11 va plus loin, et ne craint
pas de répandre le fiel dont il est rempli sur l'auguste veuve de ce
prince, objet des respects et de l'estime universelle. La noble conduite
du prince Eugène et les hautes vertus de la princesse Auguste sont
tellement connues qu'on devrait peut-être mépriser de semblables
attaques; mais une note, qui accompagne l'article en question, semble
y reconnaître un caractère d'authenticité, et annonce qu'il est écrit
par un homme qui a pris une grande part à ces événements. Enfin
l'opinion publique l'attribue à un officier supérieur, recommandable
du moins par ses talents et ses connaissances militaires. Dès lors il
devient indispensable de démentir des faits controuvés et des alléga-
tions perfides qui, avec l'appui d'une pareille autorité, pourraient
avec le temps devenir de l'histoire.
Sans parler de ce qu'il y a de peu honorable à dénigrer sous le
voile de l'anonyme, je demanderai à l'auteur de cet article où sont
les preuves de ce qu'il affirme avec tant d'assurance. A-t-il lu les lettres
474 VIE DE PLANAT.
de TEmpereur et les réponses du prince Eugène ? Gonnalt-il les cor-
respondances familières de ce prince et de la princesse Auguste ? Plus
heureux que lui et mieux informé, la confiance dont m'honorait le
feu prince Eugène m'a mis à portée de connaître ces diverses corres-
pondances, et je ne crains pas d'affirmer qu'elles démentent complète-
ment les faits allégués par l'anonyme. Elles prouveront, quand il en
sera temps, que l'auguste couple, si indignement méconnu, se montra
toujours, et au milieu des plus rudes épreuves, fidèle aux sentiments
du devoir, de Thonneur et de la reconnaissance.
Je veux encore supposer que l'auteur anonyme ait eu principale-
ment en vue de servir la mémoire de l'empereur Napoléon. Mais la
gloire de ce grand homme n'exige pas qu'on lui sacrifie la réputa-
tion de ses enfants adoptifs; elle n*a pas besoin de pareils holo-
caustes, pour être immense, immortelle. Vouloir l'appuyer sur le
mensonge et la calomnie, c'est la ternir.
PLANAT DE LA PAYE,
Ancien ofAcier d'ordonnance de l'Empereur.
Munich, 4 avril 1827 i.
Au général Gourgaud,
Munich, 27 novembre 1827.
Je viens de recevoir, mon cher Gourgaud, votre dernière
réponse à Walter Scott; je Fai lue avec intérêt, et je vous
en remercie. Vous devez bien penser néanmoins que je
n'avais pas attendu cette réfutation pour fixer mon opinion
sur les assertions de cet écrivain.
Je profite de cette occasion pour me plaindre à vous, de
vous-même.
Vous m'avez dit, en présence du général Corbineau, que
1. L'insertion do cette réponse ayant été refusée par le Spectateur, L, Pla-
nât prit le parti de la publier dans un journal de Berlin, d'où elle fut enfin
reproduite dans les Sciences mililaires, feuille rivale du Spectateur.
On peut dire que dès ce moment s'établit entre L. Planât et les détracteurs
du prince Eugène cette lutte sourde et opiniâtre qui ne devait se terminer
qu'au bout de longues années, d'une manière éclatante.
Après avoir passé quelques mois heureux, tantôt en Bretagne, chex l'excel-
lente comtesse Lariboisiére, tantôt chez son plus jeune frère, devenu père de
famille, et enfin aux eaux de Vichy, L. Planât dut retourner à Munich, selon
la promesse qu'il en avait faite. F. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 475
le prince Eugène avait déshonoré son nom de Français et
souillé ses lauriers. Vous deviez croire que de pareils pro-
pos, sur le compte de celui auquerj'étais attaché par les
liens du respect etde la reconnaissance, ne pouvaient m'être
que fort pénibles à entendre. Je pensais dès lors que c'était
moi qui avais droit de vous faire des reproches. Quel a donc
été mon étonnement lorsque j'ai appris par notre ami Lari-
boisière que c'était vous qui croyiez avoir à vous plaindre
de moi! Et vos reproches sont d'une telle nature que je
croirais manquer & mon caractère si je cherchais à m'en
justifier.
On vous a dit « que j'avais fait des rapports à la duchesse
sur votre compte et que j'avais contribué à l'indisposer
contre vous ». J'ignore d'où vous sont venus de tels avis.
Mais, si vous voulez vous rappeler le passé, vous reconnaî-
trez que si la princesse a pris de vous une mauvaise opinion,
vous ne devez vous en prendre qu'à vous-même.
Quant à moi, plein de mépris pour les délateurs cachés,
tout ce qui me fâche, c'est qu'après avoir vécu si souvent
ensemble, vous m'ayez assez mal connu pour me confondre
avec eux.
Je suis toujours, malgré votre injustice, votre dévoué
camarade.
A Madame Z)***.
Munich, 3 janvier 1828.
Il me semble que vous avez pris un très bon parti en
renonçant pour cet hiver à donner des soirées. Je ne connais
rien de plus ennuyeux que ce genre d'amusement; le coin
du feu sans gêne et sans contrainte est mille fois préfé-
rable. Je me donne ce plaisir tous les soirs, et je ne m'y
ennuie jamais. Je lis, j'écris, je repasse des papiers et des
cartes, je réfléchis mais pas beaucoup, je m'indolente déli-
476 VIE DE PLANAT.
cieusement. Depuis que j*ai pris mon parti sur les grâces
et les disgrâces de la cour, et que je m'y montre parfaite-
ment insensible, on est aux petits soins pour moi; on m'ac-
cable de caresses et de cadeaux. « A tout cela je suis comme
une pierre. » Il n'y a qu'une chose qui me tienne â cœur,
c'est de remplir scrupuleusement mes devoirs. Il semble
qu'on se doute de ma résolution, et on me prépare^ en cas
de retraite, le rôle d'un ingrat^.
Voici la mesure d'une jolie bague d'écaillé brune doublée
en or, que je voudrais avoir pour mettre au plus charmant
petit doigt potelé qui soit au monde. Je te recommande
cette importante affaire.
A Madame CK"'\
Munich, 3i octobre 1828.
Me revoici dans mon coin depuis hier; je revois me^
murs, mes papiers, mes meubles, et je redeviens avec eux
1 . On comprend que L. Planai veut designer ici le fils du prince Eu^ae.
non sa veuve qui s'était toujours montrée pleine de reconnaissance et qui.
en recevant, peu de jours après, le tableau comparatif de l'état de fortune de
ses enfants, au moment où elle avait pris la tutelle et au moment actuel,
écrivit à L. Planât : « Le résultat satisfaisant que ce travail présente est une
bien douce récompense pour moi et me dédommage des tourments que j'ai
à supporter sans cesse. Mais loin de m'en attribuer tout le mérite, je saisis
avec empressement cette occasion pour vous dire que je connais toutes les
difficultés que vous avez eues à vaincre, et combien j'ai été touchée de votre
infatigable zèle et de l'attachement réel que vous avez montré, tant â la mé-
moire du prince mon époux qu'à mes enfants. Car au lieu de vous laisser rebuter
par les obstacles et de tâcher do m'étre agréable, en me montrant 1 ctat des
affaires sous un faux point de vue, vous avez toujours suivi le chemin de
l'honneur, et vous n'avez point hésité à me faire connaître l'état des choses
tel qu'il était, quoique cela ne pouvait que me peiner. Continuez ainsi, Mon-
sieur, no me cachez jamais la vérité, aussi désagréable qu'elle pourrait m'étre ! •
Le conseil de tutelle décida que si, après un congé de deux ans, L. Planai
persistait dans ses projets de retraite, le traitement de six mille francs, qui
lui avait été légué par le prince Eugène, serait converti en pension viagère,
sans aucune condition.
A la fin d'octobre, L. Planai, heureux d'une décision qui assui^ait son
repos, partait pour Munich, accompagné de M. R*** qu'il allait installer à sa
place. F. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 477
triste, maussade et chagrin. Du reste, j'ai trouvé, en arri-
vant ici, de la neige et de la glace à bouche que veux-tu.
Je suis donc blotti auprès de mon poêle, dans une chambre
qui a dix-sept pieds de haut, et dont les murs ne sont pas
encore suffisamment échauffés. C'est de là que je t'écris, en
attendant un doux sommeil qui me transporte souvent à
Passy. Pourtant, chose extraordinaire! j'ai revu Munich
avec plaisir; je suis heureux d'être chez moi; on me fête,
on me caresse, on me témoigne du plaisir à me revoir; je
ne vois que des physionomies bienveillantes et empressées.
Je ne comprends rien moi-même à ce mélange de senti-
ments qui fait que je me trouve bien et mal, triste et con-
tent tout à la fois. Ma princesse et ses enfants sont absents,
mais j'ai vu, un instant, le prince Charles, frère de la
duchesse, qui, apercevant ma voiture arrêtée devant la
porte de mon logement, est monté sans cérémonie chez
moi et m'a entretenu pendant un quart d'heure de la
manière la plus amicale. J'étais dans toute la crasse de
mon voyage, avec le nez rouge et les pieds froids, et la
tête encore tout ébranlée par le bruit des roues de la voi-
ture, en sorte que, malgré toute son amabilité, je donnais
de bon cœur cet excellent prince à tous les diables.
Je vais m'occuper maintenant de remettre à mon succes-
seur tout le service dont j'ai été chargé jusqu'à présent. Je
resterai ensuite quelques mois pour le mettre au courant
des affaires*.
Un épisode, d'un genre entièrement nouveau dans la vie de
L. Planât, vint heureusement apporter à ses chagrins une diver-
sion forcée. Il s'agissait du mariage de la princesse Amélie, troi-
1. Au mois de décembre, Planât écrivait qu'il n'avait pu triompher de l'in-
vincible répugnance de ce successeur R*** & rester dans ce pays. « Après en
avoir tàté pendant un mois à peine, il m'a supplié, les larmes aux yeux, disait
Planât, de l'en délivrer. Comme je l'ai pris en grande affection, je n'ai pu
résister. En conséquence, je reste à ramer sur mon banc. » Une grande dou-
478 VIE DE PLANAT.
sième fille du prince Eugène, avec Don Pedro, empereur du
Brésil, et, pour cela, de conduire à bon port une négociation
diplomatique secrète, fort difficile, car elle était contrariée par
de puissantes intrigues. L. Planât, chargé de cette délicate mis-
sion, y appliqua la même loyauté de caractère, la même finesse
d'esprit qui caractérisaient tous ses actes, et qui, réunies, con-
' stitucnt peut-être la meilleure habileté. La note ci-après, que
nous avons trouvée dans ses papiers, explique \e rôle qu'il eut
à jouer dans cette affaire et les difficultés qui s'y opposèrent :
La voici :
Depuis la mort de sa première femme, fille de l'empereur François I*'
d'Autriche, l'empereur du Brésil avait témoijU'nc un désir extrême do
se remarier. Il n'avait pas été heureux dans son premier mariage avec
une femme fort laide et fort disgracieuse. Il espérait Tètre davantage
dans une seconde union et la désirait avec ardeur. Le cabinet anglais
et le cabinet autrichien, avertis de cette disposition, résolurent d'en
tirer parti, pour obtenir du monarque brésilien, comme condition de
son second mariage, des concessions sur le Portugal et la reconnais-
sance de Don Miguel. On voulait, en outre, obtenir des avantages com-
merciaux, et l'Angleterre, qui depuis longtemps convoite Montevideo,
pour être maîtresse du cours de la Plata, espérait mettre à profit cette
circonstance pour arriver à ses fins. Toutefois le caraclèn^ ferme dé
Don Pedro déjoua ces intrigues. Voyant que le marquis de Rezende
(chargé d'affaires du Brésil à Vienne et dupe de Metternich) avait
échoué dans plusieurs négociations de mariage, entamées sous les
auspices de l'empereur d'Autriche, il lui écrivit de ne plus s'en occu-
per, remercia son beau-père de ses bons offices, et chargea secrète-
ment le marquis de Barbacena (sénateur brésilien, résidant depuis
deux ans comme envoyé exti*aordinaire en Angleterre, où il avait été
chargé de conduire la jeune reine de Portugal, Doua Maria) de lui
trouver une femme. Mais M. do Barbacena, crédule et méfiant tout
à la fois, très propre, en un mot, à devenir le jouet de la diplomatie
européenne, éprouva le même sort que son collègue. Après avoir
échoué dans cinq ou six négociations, il allait repartir très mortifié
pour le Brésil, avec la jeune Dona Maria, lorsqu'une circonstance
inespérée vint à son secours.
leur vint quelque temps après accabler Planât : la mort de son frère Jules.
11 venait de se tuer dans un accès d'hypocondrie, provoque par une décep-
tion du cœur; toutefois L. Planât ne connut qu'au bout de plusieurs année*
la triste vérité. Après lui avoir parlé d'une maladie, on lui dit que son
frère avait succombé à une congestion cérébrale, causée par ses chagrins. F. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 479
L'Impératrice d'Autriche, sœur de la duchesse de Leuchtcnberp,
ignorante des artifices de Metternich et ne concevant rien aux diffi-
cultés qu'éprouvait Don Pedro pour se remarier, avait écrit, quinze mois
auparavant, à la duchesse pour lui proposer ce mariage pour sa fille
Amélie, âgée seulement de quinze ans. La duchesse de Leuchtenberg
m'avait fait alors Thonneur de me consulter, et comme tout ce qui
vient de l'Autriche m'est suspect, je l'engageai à répondre à l'Impé-
ratrice d'une manière évasive, sans refuser, mais en alléguant seule-
ment l'extrême jeunesse de la princesse sa fille. Je pressentais, par
une sorte d'instinct, que, si la diplomatie venait à s'en mêler, c'était
une affaire manquée.
Les premières informations que je pris, à un voyage fait à Paris
pendant l'année 1828, justifièrent mes prévisions. Je fus mis au fait
de toutes les intrigues de l'Angleterre et de l'Autriche, et, après m'êtrc
abouché avec quelques personnes intéressées au succès de cette
affaire, nous convînmes de la laisser dormir pendant quelque temps,
afin de mieux dépister les diplomates.
Au printemps de 1829, de nouvelles ouvertures furent faites à la
duchesse de Leuchtenberg, qui, cette fois, les accueillit et en instrui-
sit sa fille. Le promoteur le plus zélé de cette alliance et l'agent secret
de Don Pedro était alors le vicomte de Pedra-Branca, ancien chargé
d'affaires et l'un des hommes les plus distingués du Brésil, établi au-
jourd'hui à Paris et en apparence uniquement occupé de l'éducation
de sa fille. Nommé, de mon côté, négociateur pour la maison de
Leuchtenberg, je partis à la fin d'avril pour Paris. J'y passai quelques
semaines, employées à conférer avec M. de Pedra-Branca et à stipuler
toutes les conditions, de manière à prévenir des difficultés ultérieures ;
puis nous partîmes ensemble pour Canterbury. Cest là que je signai
les préliminaires du mariage, avec M. d'Itabayana, ambassadeur du
Brésil à Londres et M. de Barbacena, qui avait reçu des pleins pou-
voirs spéciaux à cet égard. Nous y étions si secrètement qu'on nous
prit pour des gens du haut commerce qui négociaient un emprunt.
Cest à sa stupéfaction, et avec une impuissante colère, que la diplo-
matie apprit, lorsque tout fut terminé, le véritable but de notre séjour
à Canterbury.
Ici se termine la note de L. Planât. Nous n'avons point copie
des lettres qn'il écrivit pendant ces négociations, mais bien les
réponses de la duchesse, dont nous citerons quelques extraits,
tout en rappelant que Don Pedro s*était vu trompé cruellement,
dix ans auparavant, en se trouvant marié, à vingt ans, à une
femme fort laide que des rapports et des portraits mensongers
480 VIE DE PLANAT.
lui avaient représentée comme une beauté accomplie. Rendu
plus circonspect, Dom Pedro voulut que, cette fois, avant de
conclure irrévocablement, un seigneur brésilien de son intime
confiance eût affirmé de visu, à ses intermédiaires, la beauté de
la future impératrice. Le chevalier Verna de Magelhaens, arrivé
dans cette intention à Munich, le lendemain du départ de L. Pla-
nât, se convainquit bientôt que la renommée, cette fois, était
restée au-dessous de la réalité; mais à son tour il fut obligé
d'attendre assez longtemps la solution désormais désirée, M. de
Barbacena, gardien de la jeune Dona Maria, ne pouvant quitter
TAngleterre, et L. Planât ayant déclaré de son côté à M. de Pedra-
Branca qu'il ne consentirait à passer le détroit qu'alors que
tous ses doutes au sujet du caractère de Don Pedro, ainsi que
toutes les autres difûcultés seraient levées, et qu'il ne resterait
plus qu'à signer les préliminaires. Voici à ce sujet quelques ré-
ponses de la duchesse :
Munich, 9 mai 1829, — ... Vous m'avez donné tant de preuves d'atta-
chement à ma famille et de votre mérite que je suis certaine que vous
justifierez aussi dans cette mission diplomatique la confiance que j*ai
en vous. Mes enfants et les personnes qui connaissent TafTaire pensent
comme moi... Le chevalier de V*** n'a absolument pas voulu que je lui
parle de rien, n'y étant pas autorisé, mais depuis qu'il a vu A***, il a dit
que M. de B*** avait les pleins pouvoirs, qu'on désirait que des pré-
liminaires fussent signés, afin de rendre inutiles toutes les autres
démarches et intrigues. Il voulait se convaincre qu'A*** était la plus
belle, parce qu'on tient à un joli visage... (/4 mat). — Je crains
comme vous que le retard du voyage nous sera préjudiciable, mais
on ne pouvait pas faire autrement. Vous faites très bien de no faire
aucun pas sans les garanties désirables. On ne saurait agir avec trop
de prudence, afin de ne pas être mêlée dans des intrigues que je
déteste, et qui sont au-dessous de moi. Vous savez combien j aime à
traiter les affaires avec franchise et loyauté; cela ne réussit pas
toujours, mais au moins la conscience est tranquille... (27 mai), —
[Votre] dernière [lettre] m'a fait envisager les choses sous un point
de vue bien tranquillisant pour une mère. Notre véritable destinée
est de vivre pour le bonheur des autres, cl la perspective de pouvoir
remplir d'une manière si digne cette destinée doit faire naître une
espèce d'exaltation dans une âme bien née. C'est le sentiment qu'a pro-
duit en nous votre lettre; car je l'ai communiquée à mes enfants, qui
pensent comme moi, et qui vous font dire bien des choses aimables.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 481
Eugénie et Amélie ont pris copie de la note^, cela vous prouve le prix
qu'on y met. Peut-être ma lettre ne vous trouvera-t-elle pas à Paris ;
tout ce que vous ferez sera bien fait; j'ai une confîance entière dans
votre attachement dont vous avez déjà donné tant de preuves à ma
famille.
AUGUSTE-AMÉLIE.
Le contrat de mariage étant signé, L. Planât revint à Munich
vers la fin de juin. Très vivement pressé par les négociateurs
brésiliens, il avait à peu près promis d*accompagnerla princesse
Amélie au Brésil, et d'y rester pendant quelque temps, afin de
diriger pour le mieux les premiers pas de la jeune impératrice.
M. de Pedra-Branca surtout semblait attacher à cette promesse
une grande importance, la considérant comme la garantie la
plus sûre d'un heureux avenir. Sans doute, l'incontestable utilité
d'un tel voyage aurait pu devenir pour le cœur de L. Planât la
plus digne et la meilleure des récompenses, toutefois, il se vit
obligé d'y renoncer par des motifs qui ressortiront des lettres
qu'on va lire.
F. P.
Au vicomte de Pedra-Branca^.
Munich, 3 juillet 1829.
J'ai expédié hier le chevalier d'Oliveira au marquis de
Barbacena; cet officier est porteur : 1*» de la ratification en
bonne et due forme ; 2^ de la copie certifiée de mes pleins
pouvoirs; 3** de la réponse de S. A. R. à S. M. l'empereur
du Brésil.
1. 11 s'agissait d'une note, rédigée par L. Planât d'après les indications de
M. de Pedra-Branca, sur les améliorations de tout genre à introduire au
Brésil, parmi lesquelles, en première ligne, des bureaux d'affranchissement
pour les esclaves, des établissements d'instruction publique, etc. f. p.
2. Toutes les lettres écrites par L. Planât à M. de Pedra-Branca, ainsi
qu'une sorte d'instruction, adressée par lui à la princesse Amélie, dont il
crut devoir envoyer également une copie au vicomte, se trouvent entre les
mains de la fille de ce dernier. M"* la comtesse de Barrai, et nous ont été
communiquées par elle. F. p.
31
482 VIE DE PLANAT.
Du reste nos projets ont souffert des modifications. Je ne
serai point du voyage. Deux motifs s'y opposent : l'un est
la confiance de S. A. R. qui ne croit pas pouvoir se passer
de mes services; l'autre est l'envie et la jalousie de mes
camarades, dont les intrigues m'ont déjà beaucoup traversé
dans d'autres projets, également bons. Mon caractère ne se
prête point à employer les mêmes moyens pour combattre
dans ce qui m'est personnel, et du moment où l'on pour-
rait faire croire qu'il y a de ma part des motifs d'ambition
ou d'intérêt, je renonce à mon projet.
Au même.
Munich, 11 juillet 1829.
Vous VOUS feriez difficilement une idée de tout ce que
j'ai eu à souffrir, depuis que la nouvelle du mariage de la
princesse est devenue publique dans cette ville. Le déchaî-
nement a été général, et comme on me regarde, avec rai-
son, comme artisan et partisan de cette union, c'est contre
moi que s'est tournée la fureur du public. Toutes les ca-
lomnies, pul)liées sur le compte de l'Empereur, ont été
réchauffées et mises sur table; on l'a peint fort rude et
brutal, comme menant une vie scandaleuse, insultante
pour la morale publique ; on a ajouté qu'il était incapable
d'apprécier les vertus innocentes et les nobles qualités de
la princesse Amélie; que c'était une victime, sacrifiée à
l'ambition de sa famille et à mon intérêt personnel; que
j'avais agi légèrement et sans prendre de renseignements;
que les princesses qui avaient refusé la main de l'Empereur
étaient bien informées, et que tout ce que Ton pouvait dire
de plus favorable pour moi, c'est que je m'étais laissé
tromper. Vous voyez maintenant, monsieur le vicomte,
quelle terrible responsabilité pèse sur vous, comme sur
J
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 483
moi. Nos efforts réunis ont donné au Brésil une Impéra-
trice, à l'Empereur une femme, belle et vertueuse, et
peut-être n'en recueillerons-nous d'autres fruits que cha-
grins et dégoûts. Le déchaînement public est arrivé jusque
dans notre maison; les dames surtout m'en veulent à la
mort. Le prince Auguste et moi sommes les seuls qui ayons
fait tête à l'orage. Heureusement nous avons empêché que
ces calomnies n'arrivassent jusqu'aux princesses, car si
elles avaient pu en croire seulement la moitié, tout aurait
été rompu. Une chose pourtant m'a rassuré : c'est que
jamais on n'a attaqué ni la loyauté ni la bonté de votre
maître ; et en supposant même qu'il ait une partie des torts
qu'on lui reproche, il y a bien des ressources dans un cœur
vraiment bon, et dans une âme élevée.
Au milieu de mes tribulations, le bon chevalier de Vema
a été le confident de mes chagrins et mon consolateur.
Malgré sa réserve habituelle, il a défendu son Empereur
avec toute la chaleur que donnent un attachement et une
conviction sincères. Ses discours ont ramené un peu de
calme dans notre maison. Quant à moi, monsieur le vicomte,
je dis comme vous disiez en revenant de Londres : « ... Jura,
mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus. »
Quoique persuadé que les bruits, répandus sur le
compte de l'Empereur, sont en partie faux, en partie exa-
gérés, j'ai besoin que vous m'écriviez, pour me rassurer
entièrement, et pour me rendre, dans cette grave circon-
stance, la force morale qui quelquefois est prête à m'aban-
donner*.
1. M. de Pedra-Branca, appuyé d'ailleurs par le témoignage de Français
honorables qui avaient passé plusieurs années au Brésil, démontra facilement
que les calomnies répandues alors de nouveau sur le compte de Don Pedro
n'étaient autre chose que la continuation de l'intrigue diplomatique , qui déjà
ayait entravé tous les projets de mariage. Rappelant les côtés vraiment grands
et généreux du caractère de Don Pedro, incontestés même par ses ennemis,
il parvint à rassurer pleinement L. Planât, et nous nous hâtons d'ajouter que
484 VIE DE PLANAT.
A M. de Pedra-Branca.
18 juillet 1829.
Vous auriez tort de croire, Monsieur, que je suis devenu
froid et insensible pour le succès de notre œuvre. Au con-
traire, j'ai travaillé sans relâche et avec ardeur, pour
arriver à notre but. Vous vous en convaincrez par les notes
dont j'aurai Thonneur de vous envoyer incessamment
copie. Obligé de renoncer au voyage, par des raisons de
force majeure, j'ai tâché de tirer le meilleur parti possible
de la nouvelle combinaison et j'espère avoir réussi, de
manière â ce que rien ne soit dérangé; il n'y aura qu'un
nom à changer.
Du reste, mon séjour en Europe ne sera pas sans utilité,
surtout lorsque nous aurons établi des relations bien suivies.
J'ai déjà fait de bonnes dispositions â ce sujet, et, loin de
me décourager, j'ai pour principe de tirer parti de tout,
pour arriver â un but noble et utile. L'art de faire tourner
à mon profit les circonstances les plus défavorables n'est
pas ce qui flatte le moins mon amour-propre.
jamais, en e£fet, union ne fut plus heureuse et plus exemplaire que celle de
l'empereur du Brésil a^ec la princesse Amélie.
Cependant M. de Pedra-Branca reprochait avec amertume à L. Planai de
ne plus youloir accompagner la jeune impératrice, et d'abandonner ime mis-
sion, si importante pour son pays, aux mains d'hommes remuants et dont la
réputation était loin d'être sans tache. « Déjà, ajoutait- il, leur esprit d'intrigue
ayait commencé à porter des fruits, en amenant l'immixtion, après coup, dans
ra£faire de ce mariage, d'un noble Portugais, présenté par le vieux comte
M*** à la famille ducale, bien que M. de Pedra-Branca n'eût cessé de recom-
mander, comme une condition indispensable d'un heureux avenir, que jamais
aucun Portugais ne prit part aux affaires d'une nation qui, disait-il, conser-
vait le douloureux souvenir de trois siècles d'oppression. »
Nous reproduisons ci-après la réponse de L. Planât, f. p.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 485
A la princesse Amélie,
Munich, 26 juillet 1829.
Madame,
Votre mariage avec TEmpereur du Brésil est un événe-
ment d'une haute importance, et il me parait indispen-
sable que vous connaissiez toute l'influence qu'il peut exer-
cer sur les destinées des peuples. Le parti constitutionnel
en Europe, c'est-à-dire celui qui veut pour les hommes,
réunis en société, la plus grande part de bonheur et de
liberté possible, a fondé sur cette union de grandes espé-
rances*. Vous en jugerez par le passage suivant d'une
lettre que le comte de Lariboisière m'écrit de Paris :
« Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, toute la
part que je prends à Theureux succès de la négociation qui
va placer une couronne d'impératrice sur la tête d'une fille
du prince Eugène. 11 convenait à la politique d'un peuple,
plein de vie et de destinées, de fonder l'avenir de sa dynas-
tie sur une alliance, riche des illustrations du passé et des
gloires qui ont rajeuni notre vieille Europe. Les vœux des
peuples vont suivre cette jeune souveraine; elle va devenir
un véritable lien politique entre l'ancien et le nouveau
monde; son heureuse intervention créera et fortifiera des
sympathies dont le germe existe, mais qui pouvaient être
détruites ou atténuées par une autre combinaison. »
Tout votre rôle politique, toute l'influence que vous pou-
1. Lo parti libéral en France considérait, à juste titre, le mariage de Don
Pedro comme une victoire, remportée par la cause constitutionnelle sur M. de
Mettemich, et aussi sur l'Angleterre ; car, à sa honte, celle-ci patronnait au
Portugal l'usurpation sanguinaire et absolutiste de Don Miguel, contre la
ieune Dona Maria, en faveur de laquelle son père, Don Pedro, avait abdiqué
le trône de Portugal, après avoir doté ce pays d'une constitution libérale
(qui le régit encore aujourd'hui) et consommé, par cette renonciation volon-
taire, la séparation pacifique du Portugal et du Brésil, p. p.
486 VIE DE PLANAT.
vez exercer sur les destinées futures du Brésil, tout ce que
la cause constitutionnelle attend de vous, se trouve indi-
qué dans ce peu de mots. Il ne faut point que cette tâche
vous effraie, malgré votre extrême jeunesse; les hommes
sages qui veulent le bien savent qu'il ne peut s'opérer
qu'avec lenteur. Il suffit, quant à présent, de bien envisager
son but et de marcher avec persévérance pour l'atteindre.
Ce but est l'amélioration des mœurs et le développement
de l'esprit humain. En y marchant et quoique la force des
choses nous y pousse, vous rencontrerez des obstacles: il
faut savoir quelquefois s'arrêter, mais ne jamais s'écarter
de sa ligne. Si des accidents imprévus, si des événements
politiques retardent votre marche, vous n'aurez rien perdu
en vous arrêtant, pourvu que vous ne reculiez pas et que
vous n'alliez ni à droite ni à gauche.
Nul doute que dans cette marche vous n'ayez besoin,
surtout dans les premières années, d'être guidée et diri-
gée. Un de vos premiers soins, en arrivant au Brésil, doit
donc être de chercher à connaître les hommes les plus
éclairés et les plus vertueux, ceux qui joignent à beaucoup
de désintéressement un esprit sage, la connaissance des
besoins de leur pays et un désir sincère de le voir pros-
pérer.
Une circonstance heureuse vous aidera dans cette re-
cherche et facilitera vos premiers pas dans la carrière poli-
tique. Deux hommes de mérite vous accompagnent; mais
ils ont un mérite différent; leurs avis vous seront très
utiles, mais ils le seront dans des cas appropriés au mérite
de chacun d'eux, et c'est par là que vous devez donner les
premières preuves de votre discernement. L'un est reconi-
mandable par son âge, par ses connaissances étendues, par
la douceur de ses mœurs, et surtout par un grand atta-
chement pour vous et pour votre famille. Mais les mêmes
qualités qui rendent son commerce habituel si agréable
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 487
s'opposent peutrëtre à ce qu'il ait l'énergie nécessaire à
l'exécution de grands desseins. Il est craintif, indulgent,
désireux de bien vivre avec tout le monde et disposé à ré-
soudre les difficultés par des moyens termes dont les consé-
quences sont souvent funestes. Mais comme il a de bons
sentiments, ses avis vous seront très utiles dans toutes vos
relations d'intérieur et dans l'influence que vous pourrez
exercer sur les arts, sur les sciences, sur les instituts de
bienfaisance et d'éducation. Seulement il faut vous mettre
en garde contre sa facilité à s'enthousiasmer et à se laisser
entraîner au delà des bornes ; car il faut de la mesure en
toutes choses, même dans ce qu'il y a de plus louable. Sur
ce point, la réserve qui vous est habituelle et la solidité de
votre caractère me rassurent beaucoup. L'autre est un
homme en tout plus positif, et par cela plus propre à l'exé-
cution de grandes choses. Quoiqu'il ait une tendance au
républicanisme, il est cependant trop éclairé pour ne pas
être intérieurement convaincu que la monarchie constitu-
tionnelle est la forme de gouvernement la plus propre à
concilier tout à la fois Tordre et la liberté. Je crois donc
que ses avis pourront vous être très utiles dans la haute
politique de votre rôle, et, à cet égard, je ne négligerai rien
pour le bien informer. De plus, il vous rendra, sans nul doute,
de grands services pour l'organisation de votre cabinets .
J'ai déjà eu l'honneur de vous dire qu'il existe au Brésil
comme en Europe deux partis, dont l'un veut faire rétro-
grader l'esprit humain et avilir les hommes par l'ignorance
et le despotisme; l'autre, au contraire, qui veut faciliter le
développement des facultés intellectuelles et relever l'hu-
1. Il nous est impossible de ne pas faire remarquer ici Timpartialité et la
complète abnégation avec laquelle L. Planât fait ressortir les bons cl)tés de
gens qui, depuis six ans, s'étaient toujours montrés ses ennemis, qui l'avaient
abreuvé de dégoûts et qui, mémo dans cette dernière occasion, avaient eu
recours à mille intrigues, pour lui enlever le mérite et la meilleure récom-
pense de ses travaux, f. p.
488 VIE DE PLANAT.
manité par la civilisation et la liberté. Le premier est dési-
gné au Brésil sous le nom de parti portugais, dénomina-
tion sans doute injuste et qu'il ne faut pas prendre à la
lettre. L'autre s'intitule le parti brésilien. C'est sur ce der-
nier parti que vous devez vous appuyer, parce que c'est le
parti national, et que les nations font la force des souve-
rains. Toutefois, vous ne devez y mettre ni affectation, ni
exagération ; cette tendance pour le parti national est votre
secret et ne doit être connue de pei-sonne ; il ne faut point
en faire parade; elle ne doit se manifester que rarement
et doucement, comme cela convient à votre sexe.
Dans les partis favorables à la liberté, il se trouve tou-
jours des hommes exagérés et trop ardents. Il ne faut pas
les écouter : leurs conseils sont dangereux et portent aux
résolutions extrêmes. Les hommes les plus recomman-
dables dans le parti brésilien sont en général ceux qui ont
été employés dans les légations d'Europe. Ils y ont puisé
des connaissances, ils y ont pris des idées plus nettes de
leurs propres institutions; leurs mœurs se sont adoucies,
leurs manières se sont polies, et enfin ils sont devenus plus
propres que les autres Brésiliens à favoriser la marche de
la civilisation.
Parmi ces hommes se place au premier rang le vicomte
de Pedra-Branca, qui vit à Paris, retiré des affaires et
occupé de l'éducation de sa fille. Il a fait votre mariage et
en a conçu l'idée dans de hautes vues politiques, pour la
gloire de l'Empereur et la prospérité de son pays, deux
objets qui l'occupent constamment. Malheureusement, vous
serez privée pendant quelque temps de ses conseils directs.
On vous a conseillée de prendre pour secrétaire M. M***,
chargé d'affaires du Brésil à Londres. C'est un des hommes
que les bons Brésiliens croient capables de coopérer puis-
samment aux améliorations que réclame l'état de leur
pays. Je vous ai déjà fait connaître les qualités et les
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 489
talents qui recommandent ce choix; ce sera déjà faire
beaucoup pour votre bonheur et pour la bonne cause que
de vous attacher un homme de bonnes mœurs et d'un vrai
mérite. Si TEmpereur vous demande comment vous con-
naissez M. M***, vous pouvez répondre que c'est moi qui
vous Tai désigné, sur la recommandation du vicomte de
Pedra-Branca, et que je pense que ce choix aurait l'appro-
bation générale.
Un moyen puissant de hâter les progrès de la civilisa-
tion au Brésil est de favoriser et d'encourager l'instruction
publique ; car c'est principalement dans la génération qui
s'élève que les bons Brésiliens fondent l'espoir d'un meil-
leur avenir pour leur pays. Il faut donc témoigner, en toute
occasion, l'intérêt que vous prenez aux progrès de l'instruc-
tion publique ; vous entretenir avec les professeurs et les
chefs des différents instituts; vous informer des élèves qui
se distinguent; 'exciter les personnes de votre cour à bien
faire élever leurs enfants; leur répéter que, dans notre
siècle, les hommes ne sont considérés qu'en raison de leur
mérite réel, que l'instruction est le meilleur moyen d'as-
surer le bonheur futur du Brésil.
Des hautes régions de l'instruction publique, il faut des-
cendre par degrés jusqu'à celle des artisans dans les pro-
fessions utiles. Il faut témoigner le désir de voir les Brési-
liens s'affranchir graduellement, par leur propre industrie,
des tributs énormes qu'ils payent à l'industrie européenne.
Ce point présente des difficultés, mais elles s'aplaniront
peu à peu. En Europe, les expositions publiques des pro-
duits de l'industrie nationale, les prix, les encouragements
donnés par le souverain sont de très bons moyens pour en
faciliter les progrès; il faudra voir si ces mêmes moyens
peuvent obtenir au Brésil le même succès.
Pour opérer le bien, il faut que vous soyez populaire,
c'est-à-dire aimée de la nation; il faudra donc éviter de
4f0 VIE DE PLANAT.
(aire ou de dire des choses qui choquent trop ouvertement
les idées reçues ou même les préjugés. Sans épouser les
querelles et les haines de parti, il faut vous montrer Brési-
lienne avant tout et n'admettre jamais aucun Portugais
dans votre service, ni dans votre intimité. La haine des
Brésiliens pour les Portugais peut être injuste; mais ce
sentiment est très fort, et vous risqueriez de perdre TafTec-
tion du peuple, si vous commenciez par le braver. Pour le
reste, je n'en suis pas inquiet; la douceur de votre carac-
tère, votre penchant à la bienfaisance, votre inclination
naturelle pour ce qui est noble et utile, doivent finir par
vous gagner tous les cœurs.
Tels sont les premiers avis que je crois devoir vous don-
ner sur ce qui concerne votre influence politique; ferme-
ment convaincu qu'en les suivant, vous poserez une des
bases les plus importantes de votre bonheur et de votre
réputation. Puissent le temps, Téloignement et des conseils
timides ne pas les rendre inutiles ! Prenez confiance en
vous-même; ne vous accoutumez pas trop à vous laisser
guider toujours et en toutes choses; essayez quelquefois
vos forces et votre jugement et agissez par vous-même.
Vous ferez des écoles ; c'est tout simple et cela ne doit pas
vous décourager. Au contraire, ces leçons de l'expérience
sont peut-être les seules profitables et valent mieux que
toutes les phrases du monde. D'ailleurs, vous savez distin-
guer le bien du mal, la vertu du vice, et vous n'avez pas
besoin de conseils pour témoigner votre penchant pour ce
qui est bien et votre aversion pour ce qui est mal. Cette
manifestation est d'une grande importance pour les princes
et ils exercent en pareil cas une grande influence morale.
Un mot, un geste, un regard leur suffit bien souvent pour
confondre le vice et pour encourager la vertu. Privé du
bonheur de vous accompagner, je vous demande la per-
mission d'aller vous voir, lorsque ma santé me le permet-
CIiNQUIËME PARTIE (i821 A 1833). 491
tra. Ce sera la plus douce récompense de tout ce que j'ai pu
faire, dans la vue d'assurer votre bonheur. Il ne cessera
jamais de m'occuper et, malgré Timmense distance du
rang, malgré Féloignement, je n'hésiterai jamais à vous
faire connaître tout ce que je croirai pouvoir intéresser
votre repos, votre bonheur et votre renommée.
A M, de Lariboisière.
Au château d'fsmaning, 9 août 1829.
Mon cher Lariboisière, votre manière de voir est tout à
fait conforme à la mienne, et je n'ai rien négligé pour la
faire partager à notre jeune Impératrice. Ne pouvant rac-
compagner, je lui ai remis des instructions fort détaillées
sur l'importance de sa nouvelle position et sur l'influence
qu'elle peut exercer pour le bien de l'humanité. J'ai eu, en
outre, de longues conférences avec elle pour lui développer
nos idées et pour les lui rendre familières. Elle les a très
bien saisies; quoique fort jeune, elle a l'esprit solide et
judicieux ; elle a de plus une réserve naturelle qui l'empê-
chera de tomber dans les fautes qu'entraînent d'ordinaire
l'empressement et l'irréflexion. J'ai donc lieu d'espérer
qu'avec le temps elle remplira tout ce qu'on attend d'elle.
Maintenant je vous dois compte des motifs qui m'ont em-
pêché de l'accompagner au Brésil, malgré les invitations
si pressantes que j'ai reçues de toutes parts.
A mon retour de Canterbury, je trouvai tout disposé ici
pour m'enlever le mérite de mes travaux et ne m'en laisser
que les désagréments; l'intrigue et la cupidité sont actives,
et elles auront toujours beau jeu avec moi. Cependant le
but de mon voyage me paraissait si noble et si important
que j'aurais, dans cette occasion, lutté contre les intrigants,
si j'avais pu espérer que cette lutte pût amener quelque
bon résultat. Mais, depuis cinq ans, les mêmes hommes,
492 VIE DE PLANAT.
réduits par moi à Timpossibilité de disposer, comme ils
l'entendraient, de la faveur et de la fortune ducale, ont
songé à s'en dédommager pour l'avenir; ils se sont empa-
rés de l'esprit du prince Auguste et l'ont circonvenu par la
flatterie et par toutes les séductions qui peuvent corrompre
le cœur et fausser la raison. Ainsi donc, ce jeune homme
qui accompagne sa sœur et tout ce qui l'entoure m'est hos-
tile. Que pouvait-il résulter de bon de cet amalgame? Dans
ce conseil hétérogène, toutes mes propositions auraient
rencontré une opposition systématique ; on se serait servi
du jeune prince pour inspirer à sa sœur des défiances
contre moi, et mon voyage n'aurait eu d'autre résultat que
d'entourer, dès labord, cette jeune souveraine d'intrigues
et de divisions. J'ai jugé, dès lors, qu'il était plus sage et
plus utile de renoncer à la portion de gloire qui m'était ré-
servée et tirer le meilleur parti possible de cette nouvelle
combinaison. Les hommes ne sont jamais complètement
pervers; il reste toujours au fond de leur cœur quelque
étincelle de noblesse et de générosité. J'ai cherché à réveil-
ler ces sentiments et à faire comprendre aux hommes qui
peuvent avoir quelque influence sur la conduite politique
de la jeune Impératrice toute l'importance de leur position,
tout ce que le monde constitutionnel est en droit d'attendre
d'eux. Je leur ai donné sans aucune réserve toutes les
notions, tous les renseignements que j'avais recueillis sur
les hommes et sur les choses, et leur ai fait part de toutes
mes idées et de mes projets pour favoriser le développement
de l'esprit humain et la marche de la civilisation; enfin
j'ai intéressé leur gloire et leur amour-propre au succès de
leur mission et, fort heureusement que si le cœur de ces
hommes est mauvais, leurs opinions politiques sont bonnes.
J'espère, mon cher Lariboisière, que cet exposé m'aura
justifié à vos yeux*.
i. L. Planât ne s'était jamais desintéresse de la chose publique au milieu
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 493
A Madame Ch***.
Munich, iO août 1829.
Ma chère Joséphine, il y a huit jours qu'après un long
et pénible travail je suis enfin accouché heureusement de
mon Impératrice; me voici dans mes relevailles, tandis
qu'elle chemine pompeusement sur les rives du Rhin, avec
un cortège de gens empressés, avides d'honneurs et de dis-
tinctions. Pour moi, œuvre faite et parfaite, je rentre dans
mon obscurité et je m'y trouve bien. On voulait faire de
moi un ministre de Don Pedro, un grand-cordon de l'or-
dre du Christ, et mille belles choses semblables. Nenni-da,
ai-je dit; à moi tant d'honneur n'appartient. J'aurais bien
voulu ajouter : « J'aimerais mieux force beaux doublons
et beaux escus au soleil, s'il vous plaisait. » Mais je n'osai,
étant de naturel honteux et retenu; voyons s'ils auront
deviné! Quant à présent, ma plus douce récompense est
des plus grandes tribulations personnelles. Son esprit, d'une activité et d'une
énergie à peine croyables dans un corps si frêle, s'exerçait incessamment en
mille directions diverses. Depuis son avant-dernier séjour en Franco, les
questions de liberté constitutionnelle l'avaient surtout préoccupé. Voici ce
que, dès les premiers jours de 1829, il écrivit au comte Lariboisière, au sujet
d'une des plus importantes de ces libertés : <f La loi sur l'organisation mu-
nicipale, si hautement réclamée par l'intérêt général, sera sans doute pro-
posée pendant cette session. Mais tout ce que j'ai lu jusqu'ici dans les jouiv
naux sur cette matière m'a paru pitoyable. A quoi bon tant de verbiage, pour
prouver la nécessité d'une institution qui existe partout, même en Autriche,
même en Turquie, où les Ayams sont choisis par le peuple! Partout les com-
munes ont de véritables représentants de leurs intérêts, excepté en France ;
partout cette institution parait sage, utile et sans inconvénient; pourquoi en
serait-il autrement en France? Voilà tout. J'aimerais à vous aider dans vos
travaux, car je sais qu'un homme seul ne peut suffire aux immenses recher-
ches qu'exigent les fonctions législatives. J'en ai eu la preuve dans la der-
nière session des Ëtats bavarois, à laquelle le prince Eugène a assisté; et
pourtant quelle différence pour l'importance des travaux, et pour la marche
des délibérations I mais son esprit exact et positif voulait être éclairé sur
tout. » — (27 janvier.) « Vos observations sur la question municipale sont
parfaitement justes et je partage votre prudente incertitude sur la portion
494 VIE DE PLANAT.
de pouvoir me reposer bien à Taise , après trois mois d'un
travail et d'une activité dont je ne me croyais plus capable.
Me voici retombé dans un doice et délicieux far niente. Si
j'en sors dans quelques jours, ce sera pour te narrer la
mystérieuse et merveilleuse histoire de ce mariage, qui
fait enrager toute la diplomatie européenne, honteuse de
n'en avoir rien su et par conséquent de n'en avoir tiré au-
cun parti. Deux hommes ignorés, mais intelligents, dis-
crets et surtout désintéressés, ont mis en défaut les cabi-
nets les plus rusés de l'Europe, et les plus intéressés à se
mêler du mariage de Don Pedro, et l'un de ces hommes
était moi. N'est-ce pas bien joli? On prétend, que l'empe-
reur Don Pedro doit me faire un beau cadeau, que cela ne
peut me manquer, et moi je n'en crois rien, car je connais
la cour; et je vous dis que les cadeaux seront pour ceux
qui n'ont rien fait, et les désagréments (s'il y en a) seront
pour ceux qui ont tout fait. C'est dans l'ordre, cela doit
être, parce que cela a toujours été. Il faut penser au Sic
vos non vobis, au Tulit aller honores, mais sans peine et
de pouvoir à laisser à radministration communale. Je crois même, comme
vous, qu'il y a moins d'inconvénients à lui en laisser trop peu qu'à lui en
donner trop. Aussi la question que j'avais tranchée dans ma lettre n'était
relative qu'à Vélection; il me parait qu'elle doit être entièrement libre, et
que tous les citoyens de la commune doivent y concourir, en suivant plusieurs
échelons d'élections. Quant à l'action municipale, je pense qu'il faut qu'elle
soit réglée et dirigée en général par le gouvernement, et contrôlée par un
conseil municipal indépendant, de manière qu'en cas de contestation entre
la municipalité et le conseil communal, ce soit le gouvernement qui prononce.
Il y a à parier que le gouvernement prononcera toujours d'une manière
conforme à l'équité et à l'intérêt public, toutes les fois qu'il sera juge entre
deux autorités indépendantes de lui; car il faut abandonner l'idée que le
gouvernement est une puissance ennemie de la nation, surtout lorsqu'il ne
s'agit que d'intérêts locaux. Du reste je pense qu'il n'y aura pas trop de
deux sessions pour décider une question de cette importance. Une loi muni-
cipale, qui porterait l'empreinte de Timpatience et de l'esprit de parti, pour-
rait compromettre gravement notre avenir. Vous voyez que pour un lihéral
je suis passablement sage; mais c'est que je ne pense jamais à mon pays,
sans penser à mes deux généraux, chez qui le plus ardent amour du bien
public n'était jamais séparé de la sagesse et de la modération. » f. p.
CINQUIÈME PARTIE (i821 A 1833). 495
sans chagrin; pourvu qu'en somme on vive, c'est assez.
0 pauvres humains ! Vous vous tourmentez fort pour arri-
ver dans une boîte tout étroite; vous allez au Brésil, bra-
ver à 6S ans les ardeurs du tropique pour chercher un
grand cordon que l'Europe vous a refusé malgré vos in-
stances réitérées. Eh ! pauvre sot ! restez chez vous à vivre
doucement et joyeusement entre vos livres et vos amis, à
faire tout le bien possible dans votre sphère. Cette vie vaut
mieux, je pense, que celle de la cour de Rio-Janeiro; mais
je prêche dans le désert; personne ne m'écoute; la voix de
l'orateur est couverte par ces cris, répétés de toute part :
Le cordon, s'il vous plcât!
Je te prie de faire part de toutes ces sottises au faubourg
Saint-Martin, et d'embrasser pour moi tout ce qui s'y trouve,
ajoutant que je me porte bien et que je suis de bonne hu-
meur comme un qui aurait gagné un bon procès.
Adieu, belle, j'embrasse toi sur les yeux et sur les joues
fraîches, et j'attends qu'on m'écrira sans plus tarder.
A Eugène Lebon.
Munich, !«' novembre 1829.
Je ne me rappelle plus la date de votre dernière lettre,
mon cher Eugène, mais il me semble qu'elle n'a guère
moins de deux ans. Depuis ce temps, je vous ai écrit trois
ou quatre fois sans jamais recevoir de réponse.
Vous avez appris sans doute que je suis allé à Paris ce
printemps, pour y négocier le mariage de l'Impératrice du
Brésil, affaire assez difficile, qui m'a donné beaucoup de
mal et m'a excessivement fatigué. Maintenant, je me re-
pose sur mes lauriers et je pense à mes amis, parmi les-
quels je me plais toujours à vous compter, malgré votre
apparente ingratitude. Dites-moi maintenant ce que vous
496 VIE DE PLANAT.
devenez? Si vous voulez que je vous parle de moi, je vous
dirai que ma santé est devenue meilleure et que ma pe-
tite fortune s'est accrue par des gratifications qu'en toute
conscience je crois avoir bien gagnées. En somme, j'ai
aujourd'hui 9 000 francs à dépenser par an, sans parler d'un
joli logement bien meublé, où je voudrais fort vous don-
ner l'hospitalité. J'ai pris mon parti sur les contrariétés et
les désagréments de la vie; je vis en philosophe mondain;
je pense qu'en remplissant exactement ses devoirs, en
faisant le plus de bien et le moins de mal possible, et
surtout en ne se mettant pas en avant, on n'a que peu de
chose à redouter de la méchanceté des hommes.
Mon cher Eugène, venez me voir, ou plutôt venez voir
Munich, qui en vaut bien la peine. C'est une absence de
quinze jours, et vous avez dans l'année bien des quinze jours
plus mal employés.
Au même.
Munich, 1» mai 1830.
Je serais bien coupable, en effet, de n'avoir pas répondu
plus tôt à votre dernière lettre, si je n'avais les plus justes
comme les plus tristes motifs de m'excuser. J'ai été pen-
dant trois mois malade sans pouvoir même m'occuper de
ma correspondance particulière. Les suites de cette maladie
sont même assez graves pour me faire craindre de ne pou-
voir jamais me rétablir entièrement; bien que le retour
de la belle saison m'ait fait quelque bien, le fond de ma
santé est toujours fort mauvais ; le moindre froid, la moin-
dre fatigue, le plus petit écart de régime, suffisent pour
la déranger. Je compte passer l'hiver prochain en Italie,
probablement sur les bords du lac de Côme. Vous pensez
bien que je ne manquerai pas de faire une petite excur-
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 497
sion à Bologne. Avec quel plaisir je vous reverrai, cher
Eugène! car tout ce que j'ai éprouvé depuis notre sépara-
tion m'a fait sentir profondément tout ce que vaut un ami
tel que vous. En attendant le moment bien heureux qui
doit nous réunir, je vais partir pour Kissingen dès le mois
prochain. Mon médecin m'assure que ces eaux si réputées
exerceront sur ma santé leur influence salutaire. Puisse-t-il
ne pas se tromper!
Je suis obligé de dicter pour ménager ma tête. Adieu
donc, cher Eugène, n'oubliez pas votre vieux et fidèle ami.
Le séjour de Kissingen devait avoir, en effet, une grande
influence sur l'avenir de L. Planât, non seulement en améliorant
sa santé, mais à d'autres points de vue. Il y rencontra une jeune
personne de Munich, M"** de K..., dont la conversation et la so-
ciété paraissaient lui être sympathiques. Il n'avait connu jus-
qu'alors que M. de K..., homme très distingué, libéral, aimant
passionnément la France, où il avait passé sa jeunesse, et ayant
communiqué à sa fille toutes ses opinions et ses idées. Quant à
M"* de K... elle-même, quoiqu'elle n'eût fait qu'entrevoir de
temps à autre L. Planât, elle n'en était pas moins, à l'avance,
singulièrement prévenue en sa faveur, par le peu qu'elle avait
appris de son passé, par le respect unanime qui entourait son
nom et, il faut l'avouer aussi, par le charme inexprimable de
cette physionomie, si distinguée, si expressive et si souffrante,
portant au plus haut degré l'empreinte d'une âme élevée.
M"'' de K..., âgée alors de 24 ans, et ayant refusé de nom-
breux partis, était vivement sollicitée depuis quelque temps
par ses parents, de faire un choix. Si L. Planât l'avait voulu, ou
si une modestie poussée à l'excès ne l'eût empêché de deviner
la secrète pensée de M"® de K..., ce choix eût été fait dès ce
moment. Mais l'idée même de la demander en mariage ne se
présenta pas à son esprit, l'ensemble de sa propre position lui
paraissant plus que jamais de nature à devoir écarter tout projet
de ce genre. Ses rapports avec la famille de K... restèrent donc,
32
408 VIE DE PLANAT.
du moins pour le moment, à l'état de simples relations de so-
ciété, bientôt complètement interrompues par des voyages, des
séjours de campagne et des absences réciproques.
Du reste, des préoccupations d'une nature fort sérieuse atten-
daient L. Planât à son retour des eaux. Les dernières nouvelles
de France faisaient prévoir dans ce pays de prochaines et graves
perturbations politiques. L'anxiété de tous les Français établis
à Munich était d'autant plus vive que, la télégraphie électrique
n'existant pas alors, les nouvelles de Paris ne leur parvenaient
qu'avec une lenteur relative extrême : « Vous savez sans doute
que les coups d'Etat vont leur train en France, » écrivit
L. Planât, le 30 juillet, à M. de K... La liberté de la presse est
abolie; nous avons une loi d'élections par ordonnance ! Que va-
t-il résulter de ce triomphe des apostoliques ? Dieu seul le sait,
et je le prie, du fond de mon âme, de préserver la France des
malheurs qu'un tel état de choses peut attirer sur elle. » Comme
on le voit par ce billet (soigneusement conservé par M"^ de K...),
on ignorait encore à la date du 30 juillet, à Munich, la terrible
lutte qui depuis quatre jours ensanglantait Paris.
Tandis que, dans la maison ducale, des craintes et des espé-
rances communes agitaient les esprits, effaçant pendant quel-
ques jours toute préoccupation personnelle et tout dissentiment,
il en était autrement à la cour du roi Louis et dans les cercles
de la haute société de Munich. Là, les ordonnances de juillet
excitèrent des transports d'enthousiasme, sans aucun mélange
d'inquiétude. Nous avons reproduit ailleurs quelques portraits,
esquissés de la main de L. Planât; mais nous avons voulu en
réserver un, pour le citer ici, parce qu'il fait ressortir l'entière
sécurité du parti réactionnaire de cette époque, à Munich
comme ailleurs. Voici ce portrait :
Le baron de Deux-Ponts, frère de M™* de Cette, était aide de camp
du roi. En juillet 1830, il fut envoyé à Paris pour un échange de déco-
rations. A son retour à Munich, on s'empressa de le questionner sur
rétat des choses, qui semblait si menaçant pour tout homme réfléchi.
Il répondit : « Tout va à merveille, et le roi est plus fort que jamais Ii»
On lui répondit : « Mais, cependant, les journaux tiennent un tout
autre langage. — Les journaux I mais qui lit les journaux? A Paris,
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 499
personne ne les lit. » — Huit jours après, Charles X était chassé. A&
uno disce omnes.
Le 6 août seulement, une lettre de M"® Ch*** vint rassurer
L. Planât sur le sort de sa famille, tout en lui donnant des dé-
tails émus et intéressants sur la lutte qui venait de se terminer
par le triomphe populaire et le départ du roi.
F. p.
A Madame Ch**\
Munich, 7 août 1830.
Ma chère Joséphine, j'ai partagé bien vivement l'enthou-
siasme général pour la conduite héroïque des Parisiens, et
je ne trouve rien dans les annales du monde qui puisse se
comparer à la glorieuse révolution qu'ils viennent d'accom-
plir.
J'ai appris aussi avec joie que ton fils s'est comporté en
brave dans ces mémorables journées.
Je vois avec peine dans les journaux des signes précur-
seurs de la désunion. Le parti vainqueur se montre déjà
exigeant et mécontent. Malheur à nous, si nous ne savons
pas être modérés après la victoire, et marcher d'un com-
mun accord ! Nous donnerions beau jeu aux ennemis du
dedans et du dehors.
Je te remercie d'avoir pensé à moi, lorsqu'on a fait un
appel à l'ancienne armée, et d'avoir fait inscrire mon nom.
Malheureusement, dans l'état de santé où je me trouve, je
serai plus à charge qu'utile à mon pays. Néanmoins, s'il
était jamais menacé d'une invasion, je serais prêt à voler à
sa défense, et à lui consacrer le peu de forces qui me
restent.
500 VIE DE PLANAT.
V
A Abel Planât.
Munich, 28 septembre 1830.
Mon cher Abel, me voici tout prêt à quitter la Bavière;
non pas, comme tu le crois, pour aller à Paris, mais pour
me rendre en Italie, où je compte passer l'hiver. Ma santé
Texige impérieusement. D'ailleurs, qu'irais-je faire à Paris;
grossir le nombre des solliciteurs? Cela n'est pas très
attrayant. Je n'ai demandé que ce qui ne saurait m'étre
refusé sans injustice : ma réintégration dans l'armée et la
confirmation de mon grade de 1815. Ne pouvant aller moi-
même à Paris, j'ai remis ma demande à l'envoyé de France
en Bavière, qui s'est chargé de la faire passer au ministre
de la guerre. Mais Henriette s'est trompée, lorsqu'elle t'a
écrit que mon grade et mon traitement des Cent-Jours
m'étaient assurés. Jusqu'à présent il n'a été pris aucune
décision en ma faveur*.
Du reste, il ne sert de rien de s'en fâcher, le monde est
ainsi fait ; on n'y peut rien changer.
L. Planât n'attendait, pour quitter Munich, que Tissue d'une
affaire qui ne pouvait tarder à être résolue. Il s'agissait d*an
projet de partage, entre tous les héritiers du prince Eugène, des
biens territoriaux laissés par ce prince et ne faisant pas partie
du majorât, projet soumis en ce moment à Texamen et à l'ap-
probation de plusieurs curateurs désignés par le roi. Quelques
1. A cette époque, le parti bonapartiste en général et plus spécialement les
anciens officiers d*ordonnance de l'Empereur furent Tobjet d'une faveur mar-
quée. Tous les anciens camarades de L. Planât, Gourgaud, Rcsigny, R^
gnault de Saint- Jean d'Ângély, etc., obtinrent, non seulement la confirmation
de leur grade de 1815, mais un ou deux grades supérieurs; L. Planât seul
était excepté. « Et cependant, — dit-il quelque part avec une douce fierté, —
de tous les officiers d'ordonnance de l'Empereur, j'étais le seul qu'il eût men-
tionné dans son testament, le seul qu'il eût désiré aroir près de lui à Saiote-
Hélène. » f. p.
r
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 501
jours après, une lettre des curateurs vint effectivement exprimer
à la duchesse^ non seulement leur entière approbation pour ce
travail, mais en outre leurs félicitations pour le résultat général
de sa gestion et leur vive admiration pour la sagesse et le cou-
rage déployés par elle, pendant tout le cours de sa tutelle, dont
ils venaient de pouvoir apprécier en détail les grandes difficultés.
« Enfin, Monsieur, — écrivit la pauvre veuve à L. Planât, —
pendant que ceux qui nous ont rendu la tâche si pénible et si
difficile doivent rougir de leur conduite et du mal qu'ils nous
ont fait, nous pouvons nous féliciter d'avoir surmonté, avec
honneur et sans intrigue, toutes les entraves qu'on imaginait
pour nous tourmenter. Dans une année, mon fils sera majeur,
et cette idée me donne du courage. »
Toutefois, à ces paroles satisfaisantes, elle ajoutait des craintes
fondées de voir que le résultat, obtenu avec tant de peines, pou-
vait être compromis au dernier moment par les événements du
jour, car les troubles politiques risquaient d'empôcher de tirer
des biens d'Italie un revenu d'autant plus nécessaire que depuis
deux années il avait été presque entièrement consacré à des
améliorations encore improductives. La duchesse se montrait
fort tourmentée de l'idée d'être forcée de contracter un emprunt
dans la dernière année de sa tutelle, et elle annonçait l'intention
de passer tout cet hiver à Eichstelt, « ce qui, à vrai dire, ne serait
pas pour elle un sacrifice, vu l'esprit antifrançais et réactionnaire
qui régnait à Munich, mais principalement dans le but d'y vivre
d'économie, en se privant même des choses auxquelles elle était
accoutumée depuis sa naissance. »
D'autres projets, entre autres la rétrocession de la principauté
d'Eichstett au gouvernement bavarois, préoccupaient aussi son
esprit, et elle ne put s'empêcher, dans cette situation, d'écrire à
L. Planât : « Je n'ai jamais osé m'opposer à [votre] départ, quoi-
qu'il me sera très pénible de rester seule pour les affaires, dans
un moment si important et si riche en événements, où un bon
avis est surtout si nécessaire ! »
L. Planât ne sut point résister à ce nouvel appel, fait à son
dévouement.
F. P.
502 VIE DE PLANAT.
A Abel Planai.
Eichstett, 29 décembre 1830.
Mon cher Abel, les circonstances, pénibles et difficiles
pour tout le monde, ne le sont pas moins pour là maison
ducale. C'est le motif qui m'a forcé à rester ici et me
donne, en outre, un grand surcroît d'occupations. Je tra-
vaille du matin au soir, et cela sans en éprouver le moindre
inconvénient, pas même une migraine ! Cela tient vraiment
du prodige. Il semble que le ciel ait voulu me récompenser
d'avoir fait une bonne action, en sacrifiant le soin de la
santé au désir d'être utile et de remplir jusqu'au bout ce
que je crois mon devoir. Il est vrai que sans ces divers
points-là je ne comprendrais guère la nécessité de vivre.
Peut-être aussi que cette idée me donne des forces et une
satisfaction intérieure qui contribue à soutenir ma santé.
Je ne crois pas que nous ayons la guerre. Les principes
de liberté et d'égalité gagnent du terrain; les peuples en
ont soif, et je ne crois pas qu'il soit au pouvoir des souve-
rains de s'y opposer. Je crois que leurs cabinets seront assez
sages pour penser que le moment des concessions est venu,
et que c'est peut-être le seul moyen d'empêcher les trois
quarts de l'Europe de se constituer en république.
A S. A, R. le prince Charles de Bavière\
Eichstett, 29 décembre 1830.
Monseigneur, je cherchais depuis longtemps l'occasion
d'offrir à V. A. R. l'expression de ma reconnaissance pour
1. L. Planât tenait d'autant plus à donntr au prince Charles une marque
de respect que ce prince, exaspéré par les événements et connaissant paifai-
tement les opinions de L. Planât, n'en saisissait pas moins toute occasion de
J
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 503
toutes les bontés dont elle n*a cessé de me combler depuis
sept ans. 11 faut que je vous le dise, Monseigneur, sans
Tappui que V, A. R. m'a constamment prêté, sans Testime
et la confiance qu'Elle m'a toujours témoignées, il y a long-
temps que j'aurais abandonné un poste qui ne m'a offert
qu'une longue suite de tribulations et de dégoûts. Je n'ai
point à me repentir d'avoir eu la force de les supporter,
car je ne connais pas d'idée plus consolante au monde que
la conviction d'avoir été vraiment utile et d'avoir toujours
rempli ses devoirs ; sans ce double but on ne comprendrait
pas la nécessité de vivre. La résolution que j'ai prise de
passer l'hiver à Eichstett pouvait être, il y a deux mois,
un grand acte de courage et de dévouement; il se trouve
aujourd'hui qu'elle a tourné entièrement à mon profit. Sans
parler de ma santé qui est devenue meilleure, j'y ai trouvé
tout naturellement l'occasion de dissiper en grande partie
les préventions injustes qu'on avait inspirées au prince
Auguste contre moi. Je lui ai fait connaître à fond ses af-
faires et la manière dont je les avais administrées, et je
crois qu'au fond de l'âme il ne lui reste plus que le regret
de m'avoir mal jugé. Le temps fera le reste, et il faut lais-
ser à son jeune amour-propre, engagé dans une fausse
route, tout le loisir nécessaire pour revenir sur ses pas. Je
dois dire à la louange du comte M*** père, que j'ai été assez
bien secondé par lui dans cette circonstance. Son inclina-
tion ne l'y portait pas; mais quand je lui ai fait connaître
par chiffres la position du prince Auguste, et combien il
importait qu'il fût éclairé, tant sur le présent que sur le
passé, il a senti qu'il n'y avait plus moyen de reculer,
lui témoigner son estime. Un seul jour, le prince s'étant laissé entraîner jus-
qu'à dire devant L. Planât : « Nous vous ramènerons les Bourbons une troi-
sième fois I » et celui-ci ayant répondu : » Dans ce cas nous les chasserons
une troisième fois, » on se quitta fort mal. Mais une heure après, un aide de
camp Tint exprimer à L. Planât les vifs regrets du prince de s'être laissé
emporter par la passion, en l'assurant de nouveau de toute son amitié. F. p.
504 VIE DE PLANAT.
sans faire tort aux vrais intérêts de son pupille. Au fond, le
comte M*** est bon; il n'est que faible et vaniteux; il n'y
a pas chez lui, comme chez certains autres, cette hostilité
systématique et ce parti bien arrêté de blâmer et de déni-
grer tout ce qu'ils n'ont pas fait ou conseillé de faire. Au
reste, tout cela me fait beaucoup plus de plaisir pour
M°" la Duchesse que pour moi; elle est heureuse de penser
que son fils lui rendrajustice et trouvera qu'elle avait bien
placé sa confiance; voilà l'essentieP.
A A bel Planai.
Eichstett, 4 avril i831.
Mon cher Abel, mes prévisions pour l'avenir sont tou-
jours fort tristes. Si la guerre est inévitable et que nous
soyons les agresseurs, elle finira mal pour nous. On ne
s'en doute pas en France, où Tignorance des choses du
dehors est devenue classique et se révèle tous les jours par
la voix des journaux. Au point où la civilisation est parve-
nue en Europe, il n'y a de chance de succès que pour une
guerre nationale. Toute guerre entreprise dans un esprit
de conquête ou dans le but de faire prévaloir un principe
1. Voici un extrait de la réponse du prince Charles :
n Du Pavillon Boyaly 9 janvier 1831. — Mille pardons, mon cher Planât,
d'avoir tardé si longtemps de vous répondre, mais j'étais tellement occupé ces
jours passés qu'il m'a été de toute impossibilité de tous remercier plus tôt de
TOtre obligeante et aimable lettre. Si j'ai véritablement contribué, par l'estime
et la confiance tout entière que je vous ai toujours témoignées, à ce que vous
n'ayez point abandonné votre poste, qui ne vous a malheureusement offert
qu'une longue suite de tribulations et de dégoûts, jo ne puis que m'en félici-
ter, car c'est le plus grand service que j'aie pu rendre à ma bonne sœur el
à ses enfants ! Vous avez raison, mon cher Planât, de ne pas vous repentir
d'avoir eu le courage de porter ce fardeau ingrat, car la propre conviction
d'avoir été vraiment utile en remplissant plus que ses devoirs est la plus belle
récompense pour un homme qui possède vos sentiments, aussi nobles que
désintéressés.
«Je suis enchanté d'apprendi*e que vous n'avez point sujet de regretter U
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 505
en Europe doit avoir un résultat funeste pour le peuple
qui l'entreprendra. Avec de la sagesse et de la modération,
nous pourrions faire beaucoup pour le bonheur de l'huma-
nité; mais avec la violence et les passions turbulentes qui
agitent la France en ce moment, nous causerons en Europe
de grands bouleversements, dont le résultat sera toujours
le despotisme; car lorsque le désordre est arrivé à son
comble, la dictature devient indispensable pour rétablir
Tordre. En fait d'institutions politiques, il n'y a rien de
durable que ce qui s'établit lentement et progressivement.
Tout changement violent porte avec soi le germe d'une
réaction, sans parler des maux qu'il produit. Des pays sont
ravagés, des cités sont détruites, le sang coule à grands
flots, les finances s'épuisent, l'agriculture, le commerce,
l'industrie sont détruits et, au bout du compte, on se trouve
beaucoup plus mal qu'on n'était avant. Je ne dis pas cela
pour défendre le principe de la stabilité, qui est absurde ;
mais je voudrais que les Français fussent assez sages pour
se borner à développer avec calme et maturité leurs insti-
tutions libérales, sans vouloir les imposer aux autres
peuples, qui n'en sentent pas encore le besoin, et qui d'ail-
leurs ont assez d'orgueil national pour ne vouloir rien
tenir de l'étranger, pas même la liberté. Voilà ce que l'on
ne sait pas assez en France.
Lorsqu'un homme raisonnable comme toi peut dire
résolution que tous ayez prise de passer l'hiver a Eichstctt. J'ai bien apprécié
le motif qui tous y a en^^agé... Ce que tous me dites des bonnes dispositions
de mon neveu Auguste pour tous m'a cause une grande satisfaction. Il était
temps que ce dernier vous rendit justice en se convaincant lui-même de la
manière dont tous avez mené ses affaires. J'espère pour lui qu'il s'en persua-
dera tous les jours davantage. Ce sera une bien grande consolation pour ma
bonne sœur, qu'elle mérite sous tant de rapports !...
« Je ne vous parlerai point de mes bons vœux pour vous, mon cher Planât,
à l'occasion du renouvellement de l'année : ils sont et resteront toujours les
mêmes, ainsi que le^ sentiments que je vous ai voués et avec lesquels je suis
« Votre bien affectionné,
« Charlbs, prince de Bavière. »
o06 VIE DE PLANAT.
tranquillement : « La guerre aura lieu, ne fût-ce que pour
calmer Tirritation des esprits, et les détourner des idées
dominantes, » il y a de quoi se désoler! Ainsi, parce qu'il
plaira à quelques milliers de tôtes ardentes de vouloir révo-
lutionner le monde, il faut que toute l'Europe soit livrée
aux horreurs de la guerre, et des hommes paisibles, de bon
sens, amis de leur pays et de Thumanité, ne reculent pas
devant cette horrible pensée !
L. Planât partit au commencement de novembre pour Paris.
11 y rencontra de nouveau M. et M"* de K..., qu'il n'avait point
revus depuis le séjour de Kissingen. Les circonstances parti-
culières dans lesquelles ils se retrouvèrent, et les conséquences
qui devaient en résulter par la suite seront racontées plus loin.
Après un séjour de deux mois, L. Planât retourna pour une
dernière fois à Munich, afm d'assister la duchesse dans la remise
du compte rendu définitif de sa tutelle.
F. P.
**♦
A Constant D
Munich, 6 juin 1832.
Mon sort est à peu près fixé ; j*ai rempli mon devoir jus-
qu'au bout, à la satisfaction de tout le monde, et je ne suis
plus retenu ici que par des liens d'honneur et de délica-
tesse. Après avoir rendu le compte le plus exact d'une ges-
tion de huit années, qui a embrassé d'immenses détails, j'ai
été passer trois mois près de notre jeune prince, pour le
mettre au courant de ses affaires, monter sa nouvelle admi-
nistration et donner la première impulsion à cette ma-
chine. Nous sommes ensuite revenus ensemble à Munich,
et, avant notre départ d'Eichstett, il m'a remis le brevet
d'une pension viagère de 6 000 francs, avec une lettre des
plus flatteuses. Mais quoique je n'aie plus la direction de
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 507
ses aflaireSy il m'a prié d'en suivre une fort importante qui
se traite en ce moment à Munich, ce qui m'y retient encore.
Tu sens bien que je n'ai pu refuser, après avoir été si bien
traité par lui.
En résumé, me voici, à quarante-huit ans, à la tête d'un
revenu de 8 600 francs par an, et maître de mon temps et
de ma personne. Je ne suis plus disposé à louer ni l'un ni
l'autre. Je tâcherai l'année prochaine de m'établir d'une
manière honorable et indépendante, pourvu que Dieu me
prête vie.
Je déplore comme toi l'aveuglement des mères qui per-
dent l'avenir de leurs enfants à force de tendresse, et qui
en font des chiffons, sous prétexte de leur conserver les
qualités du cœur. Mais il n'y a pas de remède à cela. Il n'y
a de garçons bien élevés, que ceux qui le sont loin de la
maison paternelle. Ceux-là deviennent des hommes. La
seule ressource pour les autres est que le malheur ou une
dure nécessité vienne les retremper.
A A bel Planai.
Munich, 5 juillet 1832.
L'usage que je ferai de ma liberté n'est pas du tout celui
que tu penses. Je n'ambitionne plus que le repos, et n'irai
pas me forger de nouvelles chaînes. Tous mes désirs se
bornent à obtenir ma retraite comme lieutenant-colonel,
et à me retirer dans une ville de province, où je pourrai
peut-être me rendre utile comme membre d'un conseil
municipal. Depuis que je me sens libre de droit, sinon de
fait, ma santé reprend à vue d'œil ; sans doute elle ne sera
jamais bien forte, mais pourvu qu'elle reste ce qu'elle est
maintenant, je ne me plaindrai pas. Selon toute apparence.
508 VIE DE PLANAT.
je passerai Thiver en Italie et ne rentrerai en France que
Tannée prochaine.
Les projets de L. Planât furent modifiés par suite d'un évé-
nement inattendu qui devait changer toutes les conditions de
son existence. Nous sommes forcés, pour l'expliquer, de revenir
de quelques mois en arrière, au moment de sa rencontre à Paris
avec M. et M"« de K... Un projet de mariage avait été formé, à
cette époque, entre cette dernière et un jeune homme distingué,
Français et fils d'un ancien ami de son père. Mais les idées
exaltées du jeune prétendu et son adhésion enthousiaste à des
utopies sociales, alors fort répandues, inspirèrent bientôt à
M. de K... des craintes sérieuses pour l'avenir de sa fille et, tout
en abandonnant au jugement de celle-ci la décision finale, il
désirait vivement la rupture de ce mariage. C'est en ce moment
qu'un heureux hasard lui fit rencontrer L. Planât. 11 lui confia
la situation, et le pria de venir en causer sérieusement avec sa
fille, dont il connaissait la profonde estime pour lui. L. Planât
se rendit à cette invitation. Il revit M"* de K... et, sans vouloir
ici rapporter le sujet d'un entretien qui dura plusieurs heures,
nous dirons seulement que toute allusion personnelle en fut
écartée par suite d'un sentiment mutuel de fierté et de déli-
catesse, facile à concevoir, et qu'il roula tout entier sur des
questions d'intérêt général, de la nature la plus élevée. L'un et
l'autre des deux interlocuteurs en emporta un souvenir nouveau,
plus profond. Bientôt le projet de mariage, d'abord ajourné, fut
rompu définitivement par M^^« de K... et elle eut la joie d'en-
tendre maintes fois son père attribuer à l'influence de L. Planât
la décision qui le rendait si heureux.
M, et M"* de K..., revenus à Munich quelque temps après
L. Planât, ne l'y retrouvèrent plus, car, ainsi qu'on l'a vu, il était
alors à Ëichstett, auprès du prince Auguste. Enfin il revint,
mais, hélas I sa première visite à cette famille devait être xme
visite de condoléance. M. de K... était mort subitement dans sa
maison de campagne. La douleur de M"* de K... fut excessive,
car elle adorait son père. Sa mère et toute sa famille lui ayant
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 509
rappelé en ce moment à quel point M. de K... avait désiré, sur-
tout dans les derniers temps, de lui voir faire un choix, elle
s'engagea formellement à le faire, dès que les premiers mois de
son deuil seraient expirés. Cependant sa tristesse augmentait;
elle fut forcée de s'aliter et sa mère, inquiète, craignit que le
regret de rengagement pris ne fût pour quelque chose dans sa
profonde mélancolie. Elle chargea un vieil ami, en même temps
le médecin de la famille, de s'en assurer auprès de sa fille, et,
dans ce cas, de la dégager solennellement en son nom d'une
promesse faite dans un moment d'entraînement.
Le docteur B***, après s'être acquitté de sa mission, ne put
s'empêcher d'insister une fois de plus auprès de M"* de K... sur
l'extrême tristesse, pour tout cœur généreux, d'une vie isolée,
dénuée d'une affection profonde. M"« de K... lui ayant répondu
qu'elle en était elle-même très convaincue, il ajouta : « Vous ne
connaissez donc absolument personne à qui vous seriez heu-
reuse de vous dévouer? — Oui, dit enfin M"« de K..., il y a
quelqu'un, mais celui-là ne songe pas à moi. — Comment?
Qu'est ceci? mais... c'est impossible! s'écria le bon docteur, qui
avait pour M"* de K... une prédilection toute paternelle. — C'est
possible, et cela est. — Et son nom? — C'est un de vos amis...
c'est M. Planât. »
Rien ne saurait rendre la surprise et la joie du docteur B***,
qui, en même temps qu'il aimait beaucoup M"® de K..., profes-
sait pour L. Planât une espèce de culte. Voici la lettre que le
docteur B*** apporta le lendemain, et qu'il voulut bien laisser
entre les mains de M"® de K...
F. P.
A M. le docteur fi***.
Munich, 26 juillet 1832.
Très cher ami, j'ai pris au sérieux le sujet de notre con-
versation d'hier et je veux vous faire à cet égard une pro-
fession de foi toute sincère.
J'ai toujours considéré que le but le plus réel de l'exis-
510 VIE DE PLANAT.
tence était raccomplissement des devoirs. Ceux que le ma-
riage impose sont peut-être les plus saints et les plus im-
portants de tous. Je connais mes imperfections et mes
faiblesses; elles peuvent se dissimuler dans le commerce
superficiel du monde, mais le désappointement est d'autant
plus grand lorsqu'on les découvre inopinément dans un
commerce plus intime.
J'ai quarante-huit ans, des infirmités, et en général une
santé plus que délicate. D'un autre côté, je n'ai point de
fortune. A la vérité je jouis d'un revenu assuré de quatre
mille florins qui pourra dans peu s'élever à cinq mille;
mais la plus grande partie s'éteint avec moi et j'aurais
bien peu de chose à laisser aux enfants qui naîtraient de
mon mariage. Voilà pour les choses positives de ce monde.
Le mariage est désirable pour tout honnête homme, et
il y a longtemps que j'ai senti tout ce qu'il y a de triste et
presque de honteux à vivre dans le célibat. J*ai la plus
grande estime pour la personne dont nous avons parlé. J'ai
été à même de reconnaître en elle une àme forte, des sen-
timents élevés, une sensibilité vraie, un bon cœur et nulle
petitesse. Je la crois en outre capable d'un grand dévoue-
ment. Cet assemblage est rare chez les femmes et demande
en échange des qualités au moins égales. C'est là ce que,
sans fausse modestie, je ne me crois pas en état d'offrir.
Désabusé de tout par une longue et cruelle expérience,
je suis devenu un peu comme tout le monde ; je prends le
temps comme il vient et les hommes comme ils sont, sans
attacher aux choses de ce monde une importance telle que
mon repos puisse en être troublé. Cette indifférence ne va
pas jusqu'à l'égoïsme, mais je sens qu'elle en approche.
Quant à ma religion, vous la connaissez : remplir son de-
voir et faire dans sa petite sphère le plus de bien et le
moins de mal possible, voilà à quoi elle se réduit.
Une chose encore me semble devoir être prise en consi-
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). oli
dération. A mon âge, on a nécessairement contracté des
habitudes ou, si vous le voulez, des manies dont il est diffi-
cile de se défaire. En changeant d'état, aurai-je la force de
les sacrifier, ou bien aura-t-on la complaisance de les sup-
porter? c'est là une grande question. En me mariant, mon
désir serait assurément de rendre heureuse la femme qui
me vouerait son existence, et si malgré cette intention je
ne pouvais y parvenir, mon repos serait troublé à tout
jamais. Ces réflexions que je jette à la hâte sur le papier,
je les livre à votre amitié, en la conjurant de n'être point
aveugle pour moi. Voyez, pesez, réfléchissez. Les soins que
vous m'avez rendus depuis trois ans vous ont mis à même
de connaître et d'apprécier mon caractère mieux que je ne
le puis moi-même. Jugez-moi donc avec une impartiale
sévérité, et songez que, dans une occasion si importante,
toute indulgence serait une faiblesse impardonnable.
A Madame /)***.
Munich, 17 août 1832.
Je voudrais bien, ma chère Henriette, t'envoyer des let-
tres aussi longues et aussi aimables que les tiennes; mais
j'en ai tant à écrire, que cela m'est impossible. Puis j'ai
la manie de m'occuper sans cesse; je la pousse même si
loin, que je m'occupe en ce moment-ci d'un mariage! Se-
lon toutes les probabilités, il ne réussira pas; mais n'im-
porte. Quoi qu'il en soit, je te prie de m'envoyer, sans
perdre de temps, deux extraits de naissance dûment léga-
lisés. La dernière légalisation doit être celle du ministère
des affaires étrangères.
Maintenant il faut que je te fasse le portrait de ma future
qui ne répondra sûrement pas à ton idéal, toi qui aimes
les belles Allemandes au teint blanc et rose. M"* de K...
512 VIE DE PLANAT.
est petite, elle a vingt-sept ans (avec Tair d'en avoir vingt
au plus), le teint uni, pâle et olivâtre comme le mien;
le visage ni beau ni laid, mais une physionomie sympa-
thique et spirituelle, des yeux noirs fort beaux, la main
petite, une jolie taille. Elle a d'excellentes qualités, des
sentiments nobles et une ftme capable de dévouement. En-
fin elle est très éprise de moi. Tu trouveras que cela frise
le ridicule, mais rien n'est pourtant plus vrai. Tu sauras
que ton frère, malgré ses quarante-huit ans, sa maigreur
et son teint jaune, a été demandé en mariage par une per-
sonne jeune, riche et très recherchée; qu'elle me préfère
à de beaux officiers, à des hommes jeunes, ayant de la
naissance et de la fortune. 11 y a bien plus : j'ai employé
quatre pages à décrire les inconvénients d'une union mal
assortie; je me suis maltraité le plus que j'ai pu, et certes,
celle qui voudra de moi après cette description, ne pourra
pas se plaindre que je l'aie attrapée. Peine perdue! cette
franchise n'a servi qu'à redoubler l'inclination qu'on a
pour moi. Ainsi je me laisse faire par ma bonne étoile;
mais tout cela me parait si merveilleusement étrange que
je n'ose encore croire au succès. Toutefois... envoie-moi
le plus tôt possible mes deux extraits de naissance!
A la même.
Munich, 30 septembre 1832.
Je n'ai pu te répondre plus tôt, ma bonne Henriette,
parce que... parce que je me marie décidément et que rien
au monde n'occupe comme un mariage, surtout quand on
a la bêtise d'être amoureux comme je le suis. Du reste,
quand tu connaîtras Frédérique, tu jugeras qu'elle mérite
bien qu'on l'aime, et qu'on ne peut même l'aimer médio-
crement.
CINQUIÈME PARTIE (1821 A 1833). 513
Notre mariage est fixé au 6 octobre. Le jour même nous
partons pour ritalie, d'où nous viendrons nous installer à
Paris à la fin de cette année. Ainsi donc, cadeaux de noces,
contrat de mariage, actes civil et religieux et tous les actes
sans fin qui en dépendent pour un mariage contracté à
l'étranger, passeport, paquets, sans compter quatre pro-
curations des princes et princesses pour leurs affaires en
Italie, tout doit être prêt dans ce court espace de temps ;
et tout le sera, grâce à mon activité.
Ma santé est excellente, surtout depuis que je me marie.
J'ai lieu de croire qu'elle se soutiendra, et que mes maux
tenaient principalement à ma situation, et aux occupations
pénibles dont j'étais chargé.
Adieu, ma bonne Henriette, je t'embrasse tendrement
ainsi que tes enfants.
33
SIXIÈME PARTIE
1833 A 1848
SIXIÈME PARTIE
1833 A 18i8
La vie errante et aventureuse de L. Planât est terminée désor-
mais et, une fois rentré dans sa chère patrie, après dix-huit ans
d'exil, il ne la quitta plus. Libre enfin de se réfugier dans une
vie calme et retirée, non pas isolée, mais animée seulement par
les visites d'amis rares et choisis, L. Planât sut se créer, au
milieu du tourbillon de Paris, l'existence qu'il avait toujours
désirée et la seule conforme à ses goûts.
Il ne saurait entrer dans notre pensée de relater les incidents
journaliers d'une vie dorénavant absolument privée. Nous nous
bornerons à dire que l'idée si élevée, presque romanesque, que
M"» de K... s'était formée à première vue du caractère de
L. Planât, se trouva de beaucoup dépassée dans la réalité. Rien
ne saurait peindre l'attrait incomparable de son commerce
habituel et de sa conversation si fine, si bienveillante, pleine de
saillies pourtant et de douce malice, dont même ses charmantes
lettres ne sont et ne sauraient être qu'un pâle reflet. En effet,
tout se réunissait chez L. Planât : la physionomie, le geste,
jusqu'au timbre de la voix, pour donner à sa parole ce charme
souverain, auquel jamais nul de ceux qui l'ont approché, bons
ou mauvais, vieux ou jeunes, n'ont pu se soustraire.
Une seule chose attristait profondément le cœur de ceux qui
518 VIE DE PLANAT.
Taimaient : sa santé délabrée. Il vécut à la vérité bien des années
encore, mais ce ne put être qu*au prix de ménagements infinis
et de soins de chaque instant. Rarement une année s'écoulait
sans qu'il y eût à trembler pour ses jours, et même, dans les
intervalles, des souffrances, suffisantes pour rendre tout autre
que L. Planât morose et égoïste, vinrent l'assaillir sans cesse.
La fermeté avec laquelle il supportait ses maux, le sourire
reconnaissant dont il savait payer toute tentative de le soulager,
même la plus impuissante, enfin cette bonté, ce charme inex-
primable qui ne le quittaient jamais, ni malade, ni bien portant,
formaient autant de liens nouveaux qui lui attachaient plus étroi-
tement les cœurs. Jamais, nous le croyons, homme ne fut plus
digne d*être adoré et ne fut plus adoré en effet par tous ceux
qui l'entouraient.
Mais chez L. Planât la modération et la douceur n'excluaient
point une très grande énergie et de généreuses colères. Bien
des événements graves s'accomplirent pendant les trente-deux
ans qui lui restèrent à vivre ; aucun ne le trouva froid ou indif-
férent. L'âge ni la maladie ne purent abattre l'activité et la
vigueur de son esprit, ou refroidir l'amour ardent du bien qui
remplissait son cœur. Nous pouvons affirmer, sans aucune
exagération, que le fait seul d'être forcé d'assister en témoin
impuissant à une injustice, une calomnie, un acte d'oppression
quelconque, soit qu'il s'adressât à un peuple ou à un individu,
constituait pour L. Planât une sorte de souffrance personnelle.
Plus d'une fois, des calomniateurs puissants le trouvèrent sur
leur chemin, insoucieux d'attirer sur lui-même leur inimitié,
lorsqu'il s'agissait de prendre la défense des morts ou des
absents. Nulle considération personnelle ne pouvait non plus
l'empêcher de manifester hautement sa pensée sur un sujet
quelconque, lorsqu'il pouvait espérer d'aider par là à la propa-
gation de la vérité, ou de servir l'intérêt de son pays.
F, p.
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 519
A la duchesse de Leuchtenberg .
Paris, 5 octobre 1836.
Madame,
Le colonel Koch, mon ancien camarade, officia d'état-
major de beaucoup de mérite, a publié, en 1816, une his-
toire de la campagne de 1814, ouvrage justement estimé,
mais qui offre de nombreuses lacunes, surtout en ce qui
concerne les opérations du prince Eugène en Italie. Gela
s'explique par l'époque de la publication, trop rapprochée
des événements pour avoir permis à l'auteur de consulter
tous les documents qui lui étaient nécessaires. Cet officier
supérieur se propose aujourd'hui de publier une nouvelle
édition de son ouvrage, entièrement refondue et aussi com-
plète que possible. Il m'a lu plusieurs passages d'un ma-
nuscrit relatif aux affaires d^Italie, dans lequel la conduite
du prince et ses rapports avec l'Empereur étaient présentés
sous le jour le plus faux et le plus propre à faire suspecter
sa bonne foi. J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour
désabuser le colonel Koch et lui ai communiqué toutes les
notes que j'ai prises à Munich sur cette époque si intéres-
sante de la vie du prince ; mais les documents officiels me
manquent, et ceux qu'il a trouvés au ministère de la guerre
sont incomplets. Cependant, comme ils ne justifient en
rien les assertions du manuscrit qu'il m'a communiqué,
je l'ai pressé de me faire savoir à quelles sources elles
étaient puisées. Il s'en est défendu longtemps ; mais enfin
il m'a confié que le général Danthouard avait déposé dans
les archives de la guerre un mémoire sur les affaires d'I-
talie en 1814.
Ce mémoire, qui est tenu très secret, a été confié au
colonel Koch pour deux heures par la garde des archives.
520 VIE DE PLANAT.
D'après les extraits qu'il m'en a lus, le général Dan-
thouard y établit que le prince Eugène, de concert avec
V. A. R., trahissait TEmpereur et s'entendait avec les sou-
verains alliés, qui l'en ont récompensé, en lui conservant sa
fortune. Mais comme tout celaest bâti sur des faits et sur des
dates évidemment faux, il s'agit de rétablir la vérité des
uns et des autresd'une manière irrécusable. Tel est le but de
la note ci-jointe que j'ai l'honneur de remettre à V. A. R.
Le colonel Koch, qui est un parfait honnête homme et
qui ne recherche que la vérité dans l'exposé des faits qu'il
présente, attendra la décision de V. A. R. avant de rédiger
la partie de son ouvrage qui traite des opérations du prince
Eugène. Quelle que soit cette décision, je crois avoir jeté
assez de doute dans son esprit sur la véracité des témoi-
gnages du général Danthouard pour être persuadé qu'il
n'admettra rien dans son ouvrage qui soit injurieux à la
mémoire du prince...
La duchesse de Leuchtenberg à L. Planât.
Ismaning, 10 octobre 1898.
M. Planât de la Faye, je viens de recevoir voli*e lettre du 5, et me
hâte de vous remercier de la nouvelle preuve d'attachement que vous
donnez à la mémoire de feu le prince Eugène, en me prévenant delà
fausse et outrageante opinion qu'on a donnée au colonel Koch sur
sa conduite dans la dernière campagne, qui était si glorieuse et si
belle dans ses plus petits détails. Il est vrai qu'il n'a fait que son devoir
en agissant comme il a agi ; mais comme peu de personnes sont res-
tées fidèles comme lui, et ont conservé cette réputation sans tache
qui fait toute la gloire de sa famille, il est permis à sa veuve d en être
flère et de réclamer contre une si horrible injustice. Je suis indi-
gnée des calomnies du G. D., mais elles ne m'étounent pas, car il
s'est conduit avec bien de l'ingratitude envers le prince auquel il devait
tout; et ne m'a jamais pardonné que je ii*aie pas été la dupe de ses
intrigues, ni au prince de ce qu'il lui a fait défendre pendant un mois
l'entrée de mon salon. Cela a blessé son amour-propre, et de là celle
haine qui ne respecte pas même la mort... Je suis à la campagne en ce
SIXIEME PARTIE (1833 A i848). 521
moment, et je compte y rester aussi longtemps que le beau temps le
permettra. J*irai pourtant à Munich cette semaine, pour m*occuper
d'une première recherche, et je vous enverrai le plus tôt possible
copie des pièces les plus essentielles. Quant aux autres, elles me
paraissent si nombreuses, qu'il serait peut-être difficile de les en-
voyer toutes; mais sur des demandes spéciales de vous, on pourra
sûrement vous adresser des analyses qui répondront à tout. Voyez si
vous jugez que cela suffira.
Dites au colonel Koch, quoique je n'aie pas le plaisir de le connaître,
que s'il y avait eu à rougir de la conduite du prince Eugène au mo-
ment où la fortune abandonnait l'empereur Napoléon, je n'aurais pas
eu la force de survivre à tous les malheurs dont j'ai été frappée; force
que j'ai puisée dans la certitude qu'il avait agi avec honneur et fidé-
Hté. Dites-lui aussi que j'ai le cœur français, comme il l'avait jus-
qu'à son dernier soupir, et que si je n'ose réclamer l'amour et l'atta-
chement des Français, j'ose au moins réclamer leur justice et celle
des hommes de bien. Cest pour cela que je compte sur lui, et qu'il
ne dira que la vérité, que je ne crains pas.
Si vous saviez comme je suis émue en écrivant ces lignes! II me
semble que toutes les plaies de mon cœur saignent de nouveau. Cette
belle réputation, qui est notre trésor, a été même respectée par les
ennemis, et c'est un Français, un ancien aide de camp du prince, qui
a le courage de dire des mensonges pour la noircir. C'est affreux!...
Si j'avais été intrigante, comme le G. D. le dit, j'aurais pu procurer
à ma famille une autre existence que celle qu'elle a ici ; mais ma con-
duite n'a jamais varié : elle a été digne de la veuve du prince Eugène.
A la duchesse de Leuchtenberg .
Paris, 19 octobre 1836.
Je me suis empressé de communiquer au colonel Koch
la lettre que V. A. R. a bien voulu m'écrire le 10 de ce
mois, et je n*ai pas craint de la faire lire, car cette lettre
est le cri du cœur, et Thomme le plus prévenu ne saurait
y méconnaître Tacccnt de la vérité dans ce qu'il a de plus
noble. Le colonel Koch en a été vivement touché, et je suis
certain que maintenant il n^existe plus aucun doute dans
son esprit; mais cela ne suffit pas ; il faut qu'il puisse con-
vaincre ses lecteurs ou critiques par des pièces probantes.
522 VIE DE PLANAT.
Je crains bien que ces pièces ne se retrouvent pas facile-
ment, car je me rappelle qu'en 1822 le prince voulut me
faire faire un travail sur cette époque de sa vie et que nous
y renonçâmes, parce que les matériaux les plus essentiels
nous manquaient. Ce qui est très extraordinaire, c'est que
dans les archives du ministère de la guerre les pièces rela-
tives à cette époque manquent également, savoir : les rap-
ports du prince vice-roi et les minutes des lettres que le
duc de Feltre lui a écrites.
Il serait désirable (mais je ne sais s'il est possible) d'avoir
quelque chose d'officiel sur la mission du prince Auguste
Taxis auprès du prince vice-roi*. A la vérité, ce sont là de
ces missions que les gouvernements n'avouent jamais; mais
tous ces faits sont maintenant du domaine de l'histoire, et
le roi de Bavière ou ses ministres ne devraient, ce me
semble, faire aucune difficulté de fournir à V. A. R. tous
les documents et renseignements qui peuvent lui être né-
cessaires pour mettre la vérité dans tout son jour.
La duchesse de Leuchtenberg à L. Planât.
Munich, 23 octobre 1836.
Je suis allée deux fois à Munich pour y chercher les pièces dont tous
demandez des copies... Je vous enverrai tout ce qui pourra satisfaire
à vos questions, aussitôt ma rentrée en ville, qui ne peut beaucoup
tarder; je ferai de nouvelles recherches, mais je les ferai avec plus de
succès, si en réponse à celle-ci vous me donnez les indications qui me
manquent. Il y a une armoire dans la bibliothèque que je n'ai jamais
ouverte : savez-vous quels papiers s'y trouvent?
Munich, 15 novembre 1830.
D'après ce que vous m'avez écrit dans votre lettre du 19, qu'il serait
important d'avoir une pièce officielle sur la mission du prince Au-
i. La mission du prince Taxis auprès du prince Eugène (novembre 1813}
consistait à lui transmettre les offres brillantes des sourerains alliés si.
comme le roi de Naples, il voulait consentir à abandonner l'Empereur. F. r.
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848;. 523
guste Taxis, j'en ai parlé au roi mon frère, qui n'ayant pu me donner
que des renseignements peu détaillés, puisque les rapports avaient été
faits verbalement, je me suis adressée directement au prince Taxis,
qui est tout à fait retiré du monde, mais qui a mis infiniment d'em-
pressement à me faire le récit de sa mission, qui convaincra, j'espère,
le colonel Koch. Mais cette pièce est trop importante pour nous-mêmes
pour que je vous envoie l'original, et je pense que la copie signée par le
ministre de la guerre, qui atteste qu'elle est exacte et vraie, suffira
au colonel Koch. D'ailleurs, j'ai l'intention de rassembler toutes les
pièces que j'ai en main pour les faire publier un jour, et alors il y
aura de quoi confondre les imposteurs.
J'ai reçu votre lettre du 5 de ce mois, mais je souffre si horrible-
ment de la tête que je ne puis y répondre aujourd'hui. C'est avec de
la peine que je trace ces lignes. Dès que je me trouverai mieux,
je vous écrirai au sujet des autres papiers. Le choléra, qui fait des
ravages ici, est cause que je n'ai pas encore fait de recherches dans
le carton de la bibliothèque.
A la duchesse de Leuchtenberg,
Paris, 26 décembre 1836.
Je me suis empressé de communiquer au colonel Koch le
rapport du prince de Taxis qui suffit pour confondre les
calomniateurs. Les autres documents serviront à justifier
le prince du reproche qu'on lui fait de n'avoir pas obtem-
péré à Tordre de TEmpereur pour ramener en France Tar-
mée d'Italie; car il ne suffit pas que la noble fidélité du
prince Eugène sorte de ce débat dans toute sa pureté, il
faut encore que l'on puisse apprécier sa sagesse et sa pré-
voyance. J'espère que nous y parviendrons. Il existe dans
les archives (et j'en suis certain, pour l'avoir lue à Isma-
ning du vivant du prince) la minute d'une lettre dans la-
quelle il explique à l'Empereur les motifs qui lui font diffé-
rer, jusqu'à nouvel ordre, son mouvement rétrograde. II
lui expose avec un sens admirable l'inconvénient de voir
diminuer, par les désertions, l'effectif de son armée, com-
posée, en grande partie, de recrues italiennes, et l'incon-
524 VIE DE PLANAT.
vénieni d'attirer à sa suite jusque sur les frontières de la
France une armée ennemie de 70000 hommes, grossie en
route de tous les déserteurs italiens.
Si je ne me trompe, le comte Tascher était porteur de
cette lettre, ou du moins sa mission auprès de l'Empereur,
après la bataille du Mincio, était dans ce sens. Le rapport
du comte Tascher sera donc d'autant plus important qu'il
recueillit de la bouche de l'Empereur l'approbation formelle
de la conduite du prince. Je me rappelle ces paroles que
Tascher m'a souvent répétées : « Dis à Eugène qu'il tienne
le plus longtemps qu'il pourra et qu'il lâche de me conser-
ver Tltalie. »
Le colonel Koch voulait prendre copie de la relation du
prince Taxis, mais conformément aux intentions de V. A.
je m'y suis opposé, quoique à regret; car je sens très
bien qu'une simple lecture sur un fait si important ne
laisse que des traces inexactes et fugitives. Chaîné par
le gouvernement d'un important travail historique, le colo-
nel Koch ne pourra publier avant un an sa campagne de
1814. D'ici là, on pourra s'entendre sur Tusage que V. A.R.
désirera qu'il fasse des documents qui lui seront commu-
niqués. Elle comprendra que le colonel Koch ne peut pas
affirmer que le prince est resté fidèle, et que sa conduite a
été approuvée par l'Empereur, sans appuyer ses assertions
sur des faits positifs.
Le colonel Koch désire avoir le rapport du comte Tas-
cher dans son entier et V. A. R. en comprendra facile-
ment la raison. Des documents de cette importance tirent
leur principal mérite de leur intégrité. Les moindres mots,
les moindres circonstances, ont de la valeur; ils ajoutent de
Tautorité aux faits plus importants et achèvent de leur don-
ner ce cachet de vérité qu'on n'accorde pas si volontiers à de
simples extraits ; car alors le lecteur suppose qu'on a choisi
et supprimé tout ce qui peut affaiblir ce qu'on veut affirmer.
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 525
Paris, 27 décembre 1836.
En relisant ce matin la relation du prince Taxis, je vois
qu'il nous manque une pièce essentielle : c'est la copie de
la lettre que le prince Eugène écrivit de Vérone au roi do
Bavière, en réponse aux ouvertures que S. M. avait été
chargée de lui faire au nom des souverains alliés. Si, par
une fatalité déplorable, la copie de cette pièce ne se trou-
vait pas dans les archives, et si l'original, comme il y a
tout lieu de le croire, est resté annexé aux actes du congrès
de Francfort, c'est à Vienne qu'il faudrait s'adresser. Mais
il est probable qu'on rencontrera beaucoup de difficultés*...
La duchesse de Leucktejiberg à L. Planât,
Manich, 19 mars 1838.
Après avoir copié la lettre ci- jointe que le prince Eugène écrivit le
18 février 1814 à l'empereur Napoléon, je dus me mettre du lit où je
restai deux jours avec de violents maux de tête, ce qui était une suite
naturelle de Témotion que j'éprouve en écrivant des choses qui ont
rapport au prince et à ces temps mémorables, et de l'indignation dont
je suis toujours saisie, en pensant que la calomnie a osé élever sa
voix perfide pour flétrir une si belle réputation...
A la duchesse de Leuchienberg.
Paris, 24 mars 1838.
Le document que V. A. R. vient de m'adresser est sans
contredit un des plus précieux et des plus importants. C'est
là cette lettre que je réclamais toujours, que j'avais lue en
1. La duchesse de Leuchtenberg échoua en effet. Ce n'est qu'en 1857, et à
force de perséTérance, que L. Planât réussit à obtenir une copie légalisée de
cette pièce importante, f. p.
526 VIE DE PLANAT.
1822 et dont le souvenir était resté gravé dans ma mé-
moire !
Ainsi les recherches faites avec tant de zèle et de persé-
vérance par V. A. R. se trouvent déjà couronnées d'un
grand succès ; mais je vois avec peine les suites de ce tra-
vail fatigant pour la santé de V. A. R. Je la prie de se
ménager, mais surtout de ne point s'afTecter de lâches
calomnies. J'ai la ferme conviction que la vérité sortira de
tout ce conflit. Plus nous mettrons de soin et de temps à
Taccomplissement de cette œuvre, et plus son succès sera
certain.
La duchesse de Leucktenberg à I». Planât.
Munich, 20 mars 1838.
Malgré l'état de souffrance où se trouve encore ma pauvre tète, je
me suis mise à copier toutes les lettres que l'Empereur Napoléon a
écrites au vice-roi depuis le mois de décembre i 813 jusqu'au 12 mars
1814... Dans celles de novembre [1813], se trouve un rapport du gé-
néral Danthouard qui est écrit entièrement de sa main ^
Munich, 24 mars 1838.
Voici les copies des neuf lettres que l'Empereur écrivit au vice-roi
en novembre [1813]... Ces lettres me paraissent moins importantes que
celles que j'ai copiées; mais comme elles étaient sur la note, je vous
les envoie pourtant. Il m'est impossible, avant mon départ, de copier
ou de faire copier les lettres du vice-roi à l'Empereur, car il y en a
une quantité, et beaucoup ne sont pas même copiées dans le livre,
de manière qu'on a infiniment de peine à déchiffrer les brouillons;
il faut donc avoir patience... N'oubliez pas que personne ne sait que
je vous les ai envoyées.
1. C'était le rapport du général Danthouard, contenant les instructions de
l'Empereur, et écrit sous sa dictée, que le maréchal Marmont prétendit plus
tard avoir été brûlé par le prince Eugène. (Voir Mémoires du duc de Ragnte^
t. VI, p. 55.) F. p.
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 527
A la duchesse de Leuchtenberg .
5 avril 1840.
J'ai été prévenu que le général de Ségur se propose
d'écrire l'histoire de la dernière époque de l'Empire, et
qu'on a lieu de craindre que le prince Eugène n'y soit pas
bien traité. Gela ne m'étonnerait pas, car il est lié avec les
généraux Pelet et Danthouard * . . .
1. Quelques écriyains s'ayisèrcnt d'attribuer les yictoires les plus notoires
du prince Eugène à certains de ses contemporains encore vivants, qui ne
crurent pas devoir protester. Les amis du prince, de leur côté, avaient tou*
jours jugé inutile de réclamer contre des erreurs aussi manifestes. Toutefois
en 1841, un an après la date de la lettre ci-dessus, L. Planât se vit forcé
de rompre le silence. M. de Ségur, chargé de prononcer, à la Chambre des
pairs, l*éloge funèbre du maréchal Macdonald, dont il avait été l'aide de
camp, énuméra, parmi les titres de gloire de son ancien chef, la victoire de
Raab, remportée en réalité par le prince Eugène. Tous les journaux reprodui-
sirent le discours du noble pair, qui ne laissait pas de jouir, comme historien
militaire, d'un certain renom. Cette fois, ce fut pour la famille du prince un
devoir strict de protester, et c'est à M. de Ségur lui-même qu'elle s'adressa,
persuadée qu'il s'empresserait d'envoyer l'aveu loyal et formel de son erreur
à tous les journaux qui l'avaient reproduite. Mais bien loin de là, M. de Ségur
se borna à modifier, dans une édition tirée à part, à un petit nombre d'exem-
plaires, quelques phrases par trop choquantes de son discours. C'était une
réparation complètement illusoire. L. Planât résolut alors d'en finir lui-même,
une fois pour toutes, avec une de ces allégations qui, évidemment fausses et
ridicules, finissent néanmoins par s'accréditer, si elles ne sont réfutées d'une
manière saisissante, même pour le grand public. Il imagina d'adresser par la
poste les lignes suivantes à M. Alphonse Karr, qui les inséra effectiyement dans
le plus prochain numéro de ses Guêpes y alors répandues dans toute la France :
« Pendant quinze ans, le maréchal Macdonald s'est laissé appeler par tous
« les journaux : vainqueur de Raab. Cette bourde a été reproduite dernière-
« ment par M. Philippe de Ségur, dans un éloge qu'il a prononcé en Chambre
« des pairs. Le fait est que la bataille de Raab a été gagnée par le prince
<( Eugène Beauharnais, qui commandait l'armée d'Italie. A la vérité, lemai'échal
« Macdonald, alors général de division, servait sous les ordres de ce prince,
a mais il n'assista pas même à cette bataille, étant avec sa division à une
« journée en arrière. Toutes ces choses pourraient bien devenir de l'histoire,
« si la critique contemporaine n'y met bon ordre. Celui de nos maréchaux
M qui vivra le plus longtemps finirait par avoir gagné, à lui tout seul, toutes
« les batailles de la Révolution et de l'Empire. » [Gtiépes du 1" mars 1841.)
Cette saillie, reproduite par beaucoup de journaux, mit fin à toute velléité
d'usurpation future, f. p.
528 VIE DE PLANAT.
Le colonel Koch avait renoncé au projet de publier une
seconde édition de son livre. Mais L. Planât tenait désormais
entre ses mains assez de documents irréfutables et de rensei-
gnements précis, pour pouvoir repousser toute attaque directe
qui viendrait à se produire contre la mémoire du prince Eugène.
Près de trente ans devaient toutefois s'écouler avant que la
publication des mémoires du maréchal Marmont vint lui en
fournir l'occasion.
F. P.
Les années 1839 et 1840 apportèrent à tout bon Français des
sujets de patriotique affliction et exercèrent sur l'avenir de la
dynastie de 1830 une influence fatale. L'intérêt passionné que
L. Planât ne cessait de prendre aux affaires de son pays, quoique
simple spectateur, le poussa vers celte époque à commencer
une sorte û* agenda politique, dans lequel il inscrivit, pendant plus
d'un an, ses impressions journalières. Nous allons le reproduire
en partie. Certaines expressions pourront sembler sévères à
quelques-uns; personne assurément n'y méconnaîtra l'accent
du patriotisme le plus désintéressé.
On était au mois de mars 1839. La coalition l'avait emporté;
le ministère Mole venait de donner sa démission, après avoir pu
constater le résultat des élections nouvelles, provoquées par
lui-même, mais faites sous l'impression des attaques violentes
et, il faut le dire, en partie méritées, de la coalition. L. Planât
avait toujours blâmé, lui aussi, et la coupable complaisance des
ministres responsables, et l'ingérence inconstitutionnelle et
exorbitante du roi dans toutes les affaires du dehors et du dedans,
sa diplomatie occulte, ses tendances peu élevées. Mais il ne fut
pas moins profondément attristé et indigné du spectacle de cette
coalition immorale, où d'anciens ministres, instruments trop
dociles de la volonté royale, lorsqu'ils étaient au pouvoir, et qui
aspiraient à le redevenir, ne craignirent pas de solliciter l'ai*
liance de leurs ennemis déclarés, dont ils empruntaient toutes
les armes, dans le seul but de renverser leurs successeurs. Ce
but était atteint; il ne s'agissait plus que de se partager les
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848}. 529
dépouilles ministérielles. Mais ce n'était pas là chose facile, entre
des alliés très peu d'accord au fond.
Laissons le journal de L. Planât raconter les longues péripé-
ties de cette crise ministérielle qui, au bout de deux mois,
devait se terminer par l'émeute.
F. P.
AGENDA POLITIQUE
17 mars 1839. — On ne peut méconnaître que, pendant
les huit premières années de son règne, le roi Louis-Phi-
lippe a fait preuve d'une prudence et d'une habileté presque
sans exemple, en contenant une révolution terrible et en
ramenant promptement en France Tordre et la prospérité,
sans réaction, sans proscription et sans sortir des voies
légales, et cela lorsque le pouvoir se trouvait désarmé et
les lois répressives affaiblies par suite des événements de
Juillet. Ce tour de force politique n'a point son pareil dans
l'histoire des révolutions.
Mais il faut reconnaître aussi qu'à l'occasion de la der-
nière crise parlementaire, le roi paraît avoir manqué de
cette prudence et de cette habileté dont il avait donné des
preuves dans les années précédentes. La dernière dissolu-
tion de la Chambre a été une mesure imprudente, comme
l'événement l'a prouvé, et les suites de cet acte sont incal-
culables. Après le vote de l'Adresse, le comte Mole, recon-
naissant la disposition de l'esprit public et les méfiances
dont la cour était l'objet, même pour des hommes sages et
pour des patriotes éclairés,' proposa au roi de modifier le
ministère, en éloignant du conseil ceux que l'opinion du
pays désignait comme des instruments aveugles des volon-
tés de la cour, c'est-à-dire : Montalivet, Bernard, Salvandy
34
530 VIE DE PLANAT.
et Martin du Nord. Le roi fit quelques difficultés d'y con-
sentir, mais après que M. Mole lui eut représenté les dan-
gers d'une dissolution, il aquiesça à cette mesure qui pou-
vait momentanément conjurer Torage, et amener plus tard
un changement de ministère qui ne compromit pas la pré-
rogative royale. Mais le roi ayant fait appeler Montalivet,
lui fit part du projet de M. Mole, à quoi Montalivet répon-
dit: « Vous pouvez me sacrifier, Sire, et je serai toujours
prêt à me dévouer aux intérêts de la couronne ; mais quant
aux dangers de la dissolution, voici ma réponse. » Alors il
mit sous les yeux du roi les rapports des préfets, toujours
rédigés dans le sens qui plaît au ministère; ces rapports
annonçaient que la coalition avait excité l'indignation de
tous les bons citoyens, que ses membres étaient Tobjet de
la réprobation générale, et que de nouvelles élections don-
neraient, à coup sûr, une majorité imposante au ministère.
Le roi crut trop facilement des rapports qui flattaient ses
dispositions et semblaient lui promettre le raffermissement
de son autorité. La dissolution fut résolue, et le résultat des
nouvelles élections a fait voir combien étaient fondées les
craintes et les prévisions de M. Mole. Cet homme d' Etat eut
sans doute tort de se prêter à une mesure grave qu'il n'ap-
prouvait pas ; mais il n'a jamais su résister aux instances
du roi. Maintenant le pouvoir royal est démantelé ; les mi-
norités coalisées lui imposent un ministère qui lui-même
sera l'esclave de ces minorités, en sorte que nous marchons
évidemment vers une révolution,- qui sera d'autant plus
terrible qu'elle n'a pas de motif légal , et qu'elle ne repose
que sur la haine, l'ambition et les passions sordides de tous
les partis.
18 mars. — Il semble décidé* que nous aurons un minis-
tère Thiers, et que la prérogative royale s'humilie devant
l'ancien rédacteur du National. M. Thiers a bien de l'esprit,
ce qui est toujours le plus grand mérite aux yeux des
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 531
Français. La facilité de son élocution, ses évolutions de
tribune, sa dextérité, son agilité dans les combats parle-
mentaireSy tout cela séduit et enchante la multitude,
comme les exercices d'un habile escamoteur ou d'un hardi
danseur de corde. M. Thiers connaît à merveille son public;
il le flatte, Tirrite, Tétonne, le remue, et toujours à propos.
Il est toujours sûr de réussir; Tanecdote suivante prouve
quelle est sa confiance à cet égard. Durant la discussion de
l'adresse, quelqu'un lui représentait que, par les doctrines
qu'il professait, il se préparait de grandes difficultés dans
l'exercice du pouvoir,lorsqu'il rentrerait aux affaires. « Bah !
bah ! » répondit M. Thiers d'un ton léger, « avec la Cham-
bre, il ne s'agit que de bien jouer de la flûte, et moi, j'en
joue comme Tulou. » Ces paroles ont été répétées dans le
public, mais loin de s'enofl'enser on les a trouvées charman-
tes; tant il est vrai qu'en France, aujourd'hui, un parleur
spirituel et audacieux peutse permettre et se promettre tout.
S2 mars. — Hier M. Thiers a fait remettre au roi son
ultimatum et, après bien des difficultés, S. M. s'est vue for-
cée de céder, en sorte qu'on peut dire qu'il y a de sa part
abdication morale de la royauté, présage certain d'une
abdication réelle. Les faiseurs du jour ont déjà prévu cette
éventualité, et à cet effet ils ont dépêché le maréchal Clauzel
à Londres, pour s'aboucher avec Louis-Napoléon. Vous
voyez que nous allons vite, et qu'arrivés sur le penchant
de gauche, nous glisserons rapidement jusqu'en bas. Mais
tel est l'aveuglement et la crédule stupidité des masses
qu'on célèbre partout, comme l'événement le plus heureux,
l'avènement de ce ministère, frappé de mort par le fait de
son origine, et déjà débordé à droite et à gauche, avant
d'être en ordre de bataille. Ainsi, par une fatalité déplorable,
le démon de l'intrigue l'emporte sur le bon génie de la
France. C'est pour satisfaire des ambitions nécessiteuses
que nous voyons notre avenir bouleversé.
532 VIE DE PLANAT.
Dans cette intrigue politique, unique dans son genre,
M. Thiers a déployé plus de ruse, de souplesse et d'astuce
que n'ont jamais fait les Mazarin, les Dubois et les Talley-
rand. Il a joué tout le monde à la face du soleil, les plus
fins comme les plus crédules...
25 mars. — Après avoir écarté tout d'abord les doctri-
naires, après avoir réduit la gauche à ne plus insister pour
la présidence d'Odilon Barrot, il restait encore à M. Thiers
d'éloigner le maréchal Soult pour s'emparer de la présidence
du Conseil. C'est ce qu'il vient de faire, en réservant pour
le dernier moment ses explications sur la politique à suivre
pour les affaires d'Espagne...
26 mars. — La véritable cause de la dissolution du cabi-
net projeté n'a pas été rendue publique, et ce qu'il y a de
fâcheux, c'est que le gros du public l'attribue uniquement
à l'obstination du roi. Il s'ensuit que l'irritation devient
extrême, surtout dans les départements, où la vérité ne
pénètre que bien difficilement. Les journaux de la capi-
tale et l'active correspondance des ennemis du roi sèment
partout la haine et la défiance, en sorte qu'on s'habitue à
ridée d'une révolution prochaine. Ce qui, en réalité, em-
pêche un ministère quelconque de se former, c'est qu'il n'y
a pas de majorité possible, ni pour les doctrinaires, ni pour
le tiers-parti. A la dernière réunion, aux Tuileries, M. Hu-
mann avait démontré clairement que le ministère qui de-
vait être proclamé le 21 de ce mois n'aurait qu'une voix
de majorité, et pour cette fois M. Thiers, qui est toujours
dans les à peu près, s'est vu à bout de ses ressources et forcé
de se rendre à Tévidence mathématique des calculs de
M. Humann. Telle est la véritable cause de l'avortement du
ministère Soult-Thiers.
Le fait est que la France, comme la Chambre, est divisée
aujourd'hui en deux partis, de force à peu près égale. L'un
veut le maintien de ce qui existe ; il est compact et homo-
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 533
gène. L'autre se divise en quatre fractions très diverses :
les légitimistes qui veulent ramener Henri V et le drapeau
blanc ; les républicains qui prétendent sauver la France
par la guerre et par la terreur; les doctrinaires, qui veu-
lent fonder une aristocratie bourgeoise pour l'opposer à la
démocratie et à la royauté; enfin la gauche prétendue
dynastique qui veut la monarchie moins le monarque, ou
qui plutôt ne sait ce qu'elle veut. Malheureusement ce parti
grossit tous les jours; il séduit les esprits faibles, précisé-
ment par le vague de ses théories. Il encourage toutes les
médiocrités et flatte les ambitions vulgaires, parce qu'il ne
tient compte d'aucune difficulté dans les affaires publiques.
Puissant sur l'opinion, impuissant pour le gouverne-
ment, c'est ce parti qui, en grossissant, finira par perdre la
France.
/•' avril. — La coalition a tellement bouleversé toutes
les opinions, tellement engagé tous les amours-propres que
la Chambre actuelle est un vrai chaos. C'est l'impossibilité
d'y obtenir une majorité certaine qui a fait avorter toutes
les combinaisons ministérielles depuis trois semaines !
Pour savoir ce qui peut sortir de cette confusion, autant
que pour mettre un terme à la situation périlleuse où se
trouve le pays, le roi a pris le seul parti raisonnable, celui
de nommer un ministère d*intérim, composé d'hommes
inoffensifs et presque sans couleur politique.
i2 avril. — M. Dupin, l'un des fondateurs de la monar-
chie de Juillet, est sans contredit l'homme qui lui a porté
les coups les plus sensibles par la versatilité de ses opinions
et par la fréquence de ses soubresauts politiques. Puissant
par la parole, gonflé de son importance, il est la personni-
fication la plus exacte de cette suffisance bourgeoise, de
cette médiocrité jalouse et de cette impuissance gouverne-
mentale qui caractérisent le tiers-parti... M. Dupin, voyant
qu'il n'a plus rien à espérer du parti conservateur, se lance
534 VIE DE PLANAT.
dans l'opposition et se fait girondin à sa manière. Certes,
il n'a ni la fougueuse éloquence, ni l'élévation de talent des
Brissot et des Vergniaud, mais nous allons le voir, comme
eux, travailler avec ardeur à la destruction du pouvoir
royal. Que dis-je? nous allons le voir! Peut-on savoir ce
que M. Dupin fera dans huit jours, demain, aujourd'hui? II
ne le sait pas lui-même !
30 avril. — Hier à midi, le roi, ayant signé les nomina-
tions de tous les nouveaux ministres, les attendait dans la
salle du conseil avec le garde des sceaux. Pendant ce temps
les futurs ministres étaient à se disp^iter chez le président
de la Chambre et à écouter les bons mots de M. DupinV
Enfin, après deux heures d'attente, on vint annoncer à
S. M. que tout était rompu pour la vingtième fois, et que la
nouvelle combinaison, pas plus que les précédentes, n'avait
pu parvenir à se mettre d'accord. Une nuit avait suffi pour
ébranler et changer toutes les résolutions de M. Dupin; il
ne faut pas toujours si longtemps. Il a découvert, en se ré-
veillant, qu'il ne serait président du conseil que de nom,
tandis que M. Thiers serait président de fait; il a découvert,
de plus, que M. Cunin-Gridaine ayant refusé de faire partie
du ministère, on ne pouvait raisonnablement compter sur
une majorité solide et durable. Toutes ces raisons, accom-
pagnées de force lazzis, ont été déduites par lui à ses futurs
collègues. La .présidence a été ensuite offerte au maréchal
Maison qui l'a refusée en termes énergiques, comme peut
le faire un soldat, tant soit peu brutal. Après un échange
de paroles fort vives entre tous ces coryphées du tiers-parti,
M. Dupin a quitté brusquement la compagnie, et M. Passy
est venu annoncer au roi le résultat négatif de la conférence.
Remarquez, cependant, que c'était un ministère centre
1. Dans cette nouvelle combinaison (la sixième tentée depuis un mois).
M. Dupin devait être président, M. Thiers ministre des affaires étrangères.
F. P.
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 535
gauche pur et sans mélange, que les efforts inouïs et per-
sévérants de l'opposition n'ont d'autre but depuis trois mois
que d'obtenir ce ministère, et, qu'après avoir écarté tous
leurs concurrents, brisé toutes les résistances, au moment
où le pouvoir leur arrive sans conteste, ils n'osent s'en
emparer ! Ce fait caractérise et peint d'un seul trait le centre
gauche. L'avant-garde de ce parti fanfaron est l'arrogance
et la présomption ; son corps de bataille est l'irrésolution,
la peur et l'impuissance.
2 mai. — Les explications vraiment burlesques, données
à la Chambre des députés dans la séance du 30 avril par
M. Dupin, n'ont pas seulement détruit l'importance poli-
tique de ce personnage; elles ont encore montré jusqu'à
l'évidence toute l'impuissance du tiers-parti. Chaque fois
que ce parti est sur le point de saisir le pouvoir, il est à
l'instant saisi de douleurs d'entrailles qui le paralysent et
le décomposent. Le ministère projeté n'était que la seconde
édition du 22 février, mais plus fautive que la première;
il n'aurait pas duré plus que lui s'il n'était pas mort avant
sa naissance. En effet, quels en étaient les éléments?
MM. Teste, Sauzet et Passy qui sont déjà passés aux 221 ;
MM. Dufaure et Vivien qui donnent la main à Odilon Bar-
rot; M. Thiers, déserteur du centre droit, intrus dans le
parti, excitant ses défiances et reçu seulement à titre d'avo-
cat sans pareil et d'amnistié capable. Enfin, et par-dessus
tous ces éléments répulsifs, M. Dupin, dont la mobilité ca-
pricieuse et l'inconstance politique auraient suffi pour dis-
soudre le ministère le plus fortement constitué! Il fallait
être bien rempli d'illusions, bien court de vues pour croire
qu'un tel cabinet pût avoir quelque chance de durée.
5 mai. — Je vous ai fait connaître les causes de l'avorte-
ment du ministère centre gauche'. La retraite de M. Dupin
1. Selon une habitude constante de son esprit, L. Planât aimait à s'adres-
ser à un interlocuteur imaginaire, f. p.
536 VIE DE PLANAT.
en a été le motif apparent ; mais la véritable cause était le
dissentiment existant entre MM. Passy, Teste etSauzet d'une
part, Dufaure et Vivien de Tautre, relativement à la ques-
tion de la présidence réelle du conseil. Les deux derniers
voulaient, par nécessité politique, donner cette présidence
à M. Thiers, mais les trois autres n*y auraient jamais con-
senti. Les hommes du centre gauche n'ont ni estime ni
confiance pour M. Thiers ; à la vérité ils le regardent comme
un ingrédient indispensable à la composition de leur minis-
tère, à cause de son incomparable talent de tribune, et de
la popularité momentanée que les journaux lui ont faite;
toutefois, ils pensent qu'il serait périlleux de lui confier la
suprême direction des affaires de la France, et ils ne veulent
pas tenter cette dangereuse expérience, qui pourrait les
compromettre et même les perdre sans retour.
6 mai, — Un des plus grands maux de notre tripotage re-
présentatif est d'arrêter constamment l'essor de la nation
vers les grands travaux et les nobles entreprises. Aussi
avons-nous la honte de voir autour de nous les plus petits
Etats marcher d'un pas calme et sûr dans les voies que nous
avons ouvertes, et où nous restons embourbés. Nos députés
n'ont point d'entrailles pour les vrais intérêts du pays. II
leur faut le spectacle des luttes contre le pouvoir, les que-
relles misérables des vanités et des ambitions rivales, il
leur faut les déclamations des avocats, les rodomontades de
M. Thiers, ou les saillies de M. Dupin; voilà tout ce qui les
émeut, tout ce qui les attache; en pareil cas, la Chambre
est toujours au grand complet. Mais s'il s'agit d'une ques-
tion d'intérêt public, les bancs sont déserts, on cause dans
les couloirs, et les députés sont rarement en nombre suffi-
sant pour voter d'importantes lois, dont ils n'ont pas même
écouté la discussion. Il suit de là que nos sessions se passent
aux trois quarts en débats stériles et en partage inutile. Les
mesures les plus urgentes sont ajournées, les affaires lan-
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 537
guissent et la nation, qui souffre, s'en prend au chef du
gouvernement, lorsqu'elle devrait surtout accuser l'égoïsme
et la frivolité de ses représentants. La question des sucres
et celle des chemins de fer sont d'une urgence telle que
chaque jour de retard dans leur solution occasionne une
perte de plusieurs millions à l'industrie française, et si ce
retard se prolonge jusqu'à l'année prochaine, la plupart des
compagnies se dissoudront ou seront tout à fait ruinées.
Tel est le résultat de cette impatience, de ce besoin d'agita-
tion sans but qui nous tourmente. Nos institutions poli-
tiques datent d'hier, et nous ne voulons pas attendre, pour
les modifier, l'expérience de quelques années.
i2 mai. — Je n'ai pas trouvé le courage de vous écrire
depuis huit jours. Je craignais que l'amertume de mes ré-
flexions ne prit le dessus sur mon patriotisme, et ne m'em-
portât jusqu'à maudire nos institutions et les hommes poli-
tiques qui sont chargés de les mettre en œuvre. Comment
se défendre, en eflfet, de la plus vive indignation, en voyant
continuellement les destinées d'un grand et noble peuple,
mises en péril par les intrigues et les viles passions de quel-
ques ambitieux? Comment ne pas désespérer d'institutions
qui semblent favoriser et perpétuer d'aussi grands maux et
de si honteux scandales ?
La courte discussion de vendredi dernier vous a donné
une idée de la lassitude et du dégoût qui ont gagné tous les
esprits au spectacle prolongé de l'égoïsme, du fol orgueil et
de l'intolérance de tous les chefs de parti qui se disputaient
le pouvoir. Ce qu'on demande aujourd'hui, c'est un minis-
tère quelconque, capable de diriger d'une manière suppor-
table les affaires du pays. On ne demande pas même qu'il
ait une couleur prononcée, ni qu'il soit assez fort pour lut-
ter contre les partis. Car les partis, honteux et épuisés par
leurs luttes stériles, promettent de le soutenir, pourvu qu'il
montre de bonnes intentions. Une telle combinaison, qui
538 VIE DE PLANAT.
exclut les grands chefs du parti, serait approuvée sans doute
des gens sensés, mais seulement comme un expédient, comme
un remède capable d'adoucir le mal, mais point assez effi-
cace pour le détruire. La lutte recommencera sans aucun
doute à Touverture de la prochaine session. M. Guizot prend
assez bien son parti de ce nouvel arrangement, mais
M. Thiers s'en montre très mécontent. Il se croyait telle-
ment indispensable, tellement sûr de l'emporter à la fin sur
tous ses rivaux qu'on ne doit pas s'étonner de son désap-
pointement. Comme homme politique il a commis deux
grandes fautes : la première de se mettre en lutte person-
nelle contre le roi, et la seconde de se mettre sous la
protection de la presse anarchique. Lorsque des moyens
aussi audacieux ne réussissent pas dans les huit premiers
jours, ils finissent par tourner contre celui qui les em-
ploie*.
Si mai 1839. — La persévérance avec laquelle les jour-
naux de l'opposition soutiennent M. Thiers a surtout pour
causes les promesses qu'il a faites à leurs rédacteurs. Tout
ce qui, de près ou de loin, tient à la rédaction du Messa-
ger, du Constitutionnel et du Courrier français^ doit être
pourvu d'emplois lucratifs, dès qu'il arrivera au pouvoir.
Je tiens ce fait d'un des collaborateurs du Courrier français
qui trouve cela tout simple et qui n'y voit aucune trace de
corruption. « Il est tout naturel, me disait-il, que M. Thiers
1. Ce même jour (12 mai 1839) un commencement d'insurrection, conduit
par A. Barbes et Martin-Bernard, éclata Tcrs le soir, car les espérances da
pai'ti républicain s'étaient réveillées à la vue du désarroi gouvernemental et
de la fermentation croissante des esprits. Vaincue au bout de quelques heures,
cette levée de boucliers eut pour résultat de mettre un terme aux scrupules
et aux hésitations de certains hommes politiques, et le lendemain le Monitewr
put enfin annoncer la constitution d*un ministère, composé du maréchal
Soult, président du conseil et ministre des affaires étrangères, MM. PassT,
Dufaure, Schneider, Duchàtel, Yillemain, Teste, Cunin-Gridaine et Ouperré,
pour les autres portefeuilles. La Chambre accueillit avec bienveillance le
nouveau cabinet; mais les organes de M. Thiers jetèrent feu et flammes, p. p.
SIXIÈME PARTIE (1833 A i848). 539
récompense ceux qui Tont soutenu, aux dépens de ceux
qu'il aura vaincus. — Mais, lui répondis-je, voilà précisé-
ment ce que vous avez reproché avec la plus grande amer-
tume à tous les ministères précédents, c'est-à-dire des des-
titutions pour donner des places à leurs amis. — Oui, mais
c'est bien différent; nous sommes les soutiens de la bonne
cause. » Telle est, en effet, la ferme conviction des hommes
de parti : tout leur paraît juste et permis quand il s'agit
de leur intérêt; tout leur parait injuste et illicite chez leurs
adversaires.
a juin 1839» — La guerre d'Afrique, si malheureuse pour
la France qu'elle menace d'épuiser en hommes et en argent,
comme autrefois la guerre d'Espagne, a du moins l'avan-
tage de mettre en évidence aux yeux de l'Europe les belles
et nobles qualités du soldat français. Les vertus qu'il déploie
on Afrique sont au-dessus de tout éloge; sa patience, son
humanité, sa douceur, n'ont d'égal que son courage et son
intrépidité. Il supporte gaiement et sans se plaindre les
plus rudes fatigues et les plus grandes privations. Soumis
et docile, malgré sa grande intelligence, il obéit aveuglé-
ment à ses chefs par le seul sentiment de l'honneur et du
devoir. Nous pouvons encore être fiers de nos soldats, car
ils excitent l'admiration de tous les officiers étrangers qui
viennent ici, et il ne manque à leur gloire qu'un théâtre
plus digne d'eux. Quand on voit ce qui se passe en France,
où régnent tant de basses passions, on peut dire, comme du
temps de la république, que l'honneur français s'est réfugié
dans nos camps. Cette guerre a fait surgir aussi quelques
officiers remarquables par leur énergie et leur aptitude au
commandement. Parmi eux se place en première ligne le
colonel Lamoricière qui vient d'être appelé à Paris par le
gouvernement. La nature et l'éducation ont fait pour cet
officier supérieur tout ce qu'il faut pour le rendre propre
à un grand commandement de troupes. Il est actif, robuste.
540 VIE DE PLANAT.
infatigable; il aime le soldat et en est adoré; il sait inspirer
la confiance et possède le don de faire passer dans Tâme du
soldat le courage, l'audace et la résolution qui raniment.
De plus, Lamoricière est très instruit; il s'est identifié avec
l'Afrique à tel point que, sans perdre les avantages et les
qualités du militaire français, il est devenu presque Arabe.
La langue et les mœurs des indigènes lui sont devenus fami-
lières, et le climat brûlant, qui décime nos troupes bien plus
que le fer de l'ennemi, n'a plus d*action sur lui. Lamori-
cière est donc appelé, pour l'avenir, à jouer un rôle très
important en Afrique, et l'opinion publique, devançant les
règles de l'avancement, le désigne déjà comme gouverneur
général.
Le général Du vivier, maintenant enfermé à Médéah, pos-
sède en grande partie les qualités de Lamoricière, mais il
n'a pas la même constance, ni la même énergie physique et
morale. Après ces deux hommes éminents, viennent en
seconde ligne les colonels Bedeau, Changarnier, Cavaignac,
qui, avec des qualités diverses, possèdent également la con-
fiance du soldat et promettent à l'armée des chefs distingués
et vigoureux.
i5 juin. — On ne peut se dissimuler que le talent de la
parole est devenu aujourd'hui un des moyens les plus puis-
sants de l'action gouvernementale. Assurément les choses
n'en vont pas mieux et au contraire elles en vont plus mal;
mais enfin c'est une de ces nécessités auxquelles il faut se
soumettre, sous peine de mort politique. On a beau dire
que les beaux parleurs ne sont pas les bons faiseurs (ce qui
est très vrai), il faut maintenant que tout homme qui aspire
au gouvernement soit avant tout beau parleur et parleur
habile. Sous ce rapport, le ministère actuel est beaucoup
plus faible que n'était celui de M. Mole. 11 n'y a, à vrai dire,
qu'un seul orateur, M. Dufaure, auquel il manque encore
le calme et la circonspection. M. Teste est verbeux et entor-
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 541
tillé; M. Passy froid et sec; M. Villemain parle en profes-
seur et en académicien, préoccupé de son savoir littéraire
et de Tarrangement de ses périodes; quant au maréchal
Soult, au général Schneider et à Famiral Duperré, ils sont
sous le rapport de la parole d'une nullité désespérante. Il
serait puéril de chercher à établir un parallèle entre le
maréchal Soult et le comte Mole, qui est peut-être parmi
nos hommes d'Etat le plus complet; mais on peut établir
entre le général Bernard et le général Schneider une com-
paraison, qui n'est certes pas à l'avantage de ce dernier. Le
général Bernard parlait aux Chambres, sinon avec correc-
tion, du moins avec abondance, avec bonhomie et avec ce
ton d'honnête conviction qui dispose toujours favorablement
les auditeurs. Le général Schneider, au contraire, monte à
la tribune comme un condamné qui marche au supplice ; il
hésite, il se trouble, il sue sang et eau; la moindre ob-
jection le déconcerte et le réduit au silence. Cette timi-
dité de tant de braves militaires, en présence de quelques
mauvais avocats hargneux et effrontés, a quelque chose de
bien pénible. Cet homme, qui a affronté cent fois la mort
sur les champs de bataille, sent son cœur défaillir devant
les apostrophes d'un drôle qu'il voudrait pouvoir souf-
fleter. Ainsi, malgré les dispositions bienveillantes de la
majorité, la faiblesse oratoire du ministère sera probable-
ment une des causes principales de sa prochaine décompo-
sition. Il en est déjà fortement question; mais la pierre
d'achoppement est et sera longtemps le ministère des
affaires étrangères.
/6* juin, — Le départ de M. Thiers pour les eaux de Cau-
terets enlève à nos journaux un des principaux objets de
leur polémique, et l'on ne doute pas que ce ne soit en effet
le motif secret de son départ. M. Thiers, après son échec,
s'est livré pendant quelque temps aux accès de son dépit
qu'irritaient encore les cris de sa belle-mère, M"* Dosne.
542 VIE DE PLANAT.
Mais enfin la raison lui est revenue ; il a senti qu'il ne fallait
pas fatiguer le public plus longtemps de ses doléances, de
crainte de le blaser. Il a senti qu'il fallait se faire oublier
pendant quelque temps, pour arriver avec de nouvelles
forces cet hiver, lorsque recommencera la lutte pour les
portefeuilles. Voyant que sa lutte contre le roi ne lui avait
réussi que dans la presse, il a aussi changé de batteries à ce^
égard et fait amende honorable. Aussi a-t-il été fort gra-
cieusement accueilli au château dans ces derniers temps. Il
a eu de longs entretiens avec Sa Majesté, qui Ta congédié
comme un amnistié capable, dont il compte bien se servir
au besoin.
26 septembre. — Le temps qui s'écoule entre deux ses-
sions est toujours un temps calme dans la politique inté-
rieure. La presse n'a plus la même violence; ses attaques
contre le pouvoir sont plus faibles, et elle ne conserve d'hos-
tilité que juste ce qu'il faut pour ne perdre ni sa position
ni sa couleur. Les intrigues politiques n'en vont pas moins
leur train, mais elles se trament dans l'ombre et le mystère.
Chaque parti fait son plan, réunit ses forces, combine ses
attaques et se garde bien de démasquer ses batteries. Ce
n'est qu'à l'approche de l'ouverture des Chambres que com-
mencent les petites escarmouches et le feu des éclaireurs
de la presse, prélude de combats plus sérieux. Le but de ces
combats est toujours le même : savoir, les portefeuilles et
les places rétribuées; le prétexte, les libertés publiques,
l'honneur national et le soulagement du peuple; toutes
choses dont les ambitieux se soucient fort peu et qu'ils
oublient tout de suite, dès qu'ils ont atteint le véritable but
de leurs efforts.
Il est difficile de dire ce que fera M. Thiers dans la session
prochaine; mais il semble maintenant avoir peu de chances
d'arriver au pouvoir. La pacification inespérée de l'Espagne,
en justifiant la politique et même l'obstination du roi^ a
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848}. 543
porté une rude atteinte aux prétentions de M. Thiers. C'est
donc très probablement la question d'Orient qui va devenir
son grand cheval de bataille, et il faut convenir qu'il pourra
s'en servir avec un grand avantage. Les fautes et la fai-
blesse de notre diplomatie dans cette occasion sont telle-
ment évidentes qu'il aura pour lui sur ce point l'opinion
presque unanime du public. A la vérité, M. Thiers s'est
montré partisan zélé de l'alliance anglaise, ce qui pourrait
gêner tout autre que lui dans la discussion des affaires
turco-égyptiennes ; mais c'est précisément dans ces vire-
ments et contremarches politiques qu'il excelle, et ce qui
serait un grave sujet d'embarras pour tout autre sera pour
lui une cause de triomphe. Il sacrifiera ses sympathies per-
sonnelles sur l'autel de la patrie, et, à l'aide de quelques
phrases chaleureuses, empruntées au vieux libéralisme, il
saura remuer la Chambre et exciter ses applaudissements.
10 octobre, — Un des nombreux inconvénients de notre
forme de gouvernement, c'est d'appeler, à la direction des
diverses branches du service public, des hommes sans spé-
cialité, qui, par leur ignorance de la matière, et parla pré-
somption, compagne ordinaire de cett ignorance, gâtent et
entravent toutes nos affaires. S'ils se contentaient, comme
en Angleterre, d'être des hommes politiques, laissant aux
hommes spéciaux la conduite matérielle de leurs ministères,
les choses iraient passablement bien. Mais non; chacun de
ces hommes croit, en arrivant au pouvoir, y apporter la
science infuse; il veut faire acte de valeur personnelle; il
prétend faire mieux que ses prédécesseurs et s'efforce de
mettre en pratique de creuses théories, au grand dommage
de rintérôt général. C'est ce qui arrive aujourd'hui pour
les travaux publics. M. Dufaure, avocat distingué du bar-
reau de Bordeaux, avait acquis à la Chambre des députés
une telle importance, comme orateur de l'opposition de
gauche, qu'à la formation du cabinet actuel^ le roi ne put
544 VIE DE PLANAT.
se dispenser de l'appeler au ministère. Le département de
la justice était le seul qui lui convint, mais il était réservé
à M. Teste par le maréchal Soult. Que faire donc de M. Du-
faure, et comment satisfaire son ambition? On ne trouva
pas d'autre moyen que de couper en deux le ministère du
commerce et des travaux publics, et de donner cette der-
nière branche à M. Dufaure qui, de sa vie, ne s'en était
occupé.
i2 février 1840. — Il y a en ce moment à Londres une
sorte de congrès bonapartiste, dont les extravagances rap-
pellent les temps de la première émigration de 1791. Joseph
et Jérôme Bonaparte et leurs deux neveux, Louis Bonaparte
et Lucien Murât, sont, comme on le pense bien, les premiers
personnages de ce congrès qui complote ouvertement et
avec la plus bruyante étourderie le renversement du gou-
vernement de Louis-Philippe et le rétablissement du régime
impérial en France. Voici quelques données sur les projets
de ces joyeux conjurés.
Les frères de l'Empereur cessent de regarder leur neveu
Louis comme un usurpateur, et se désistent en sa faveur de
leurs droits au trône impérial de France. Ledit neveu Louis
est proclamé empereur des Français, roi d'Italie. On le ma-
rie avec la princesse Mathilde, fille de Jérôme, qui devient
par conséquent impératrice des Français, reine d'Italie, etc.
On rétablit le Sénat et toutes les grandes institutions de
l'Empire. Les oncles et cousins de l'Empereur deviennent
grands dignitaires avec de grandes dotations. Le ministère
est déjà composé et compte parmi ses membres le maré-
chal Glauzel, M. Mauguin, le duc de Padoue et le comte de
Mosbourg. On se flatte môme d'avoir M. Thiers, comme
mécontent du gouvernement actuel et comme admirateur
du système impérial. Le général Montholon est nommé
lieutenant général et premier aide de camp de l'Empereur;
les colonels Yaudrey et Brice sont nommés maréchaux de
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 545
camp, aides de camp de TEmpereur, etc., etc. M"' Regnault
de Saint-Jean-d'Angély devient dame d'honneur de l'impé-
ratrice. Pour dames du palais on prend les deux dames
Thayer, dont l'ime est fille du général Bertrand et l'autre
du duc de Padoue. Je m'arrête là, car il faudrait dix pages
pour vous donner la liste de toutes les promotions faite?
par l'Empereur Louis-Napoléon.
Le mouvement doit éclater en France sur plusieurs points
à la fois, et notamment à Metz et à Lyon, dans un mois ou
six semaines au plus tard. Tous les conjurés se vantent
hautement d'être soutenus par la Russie, et quoique cela
soit fort douteux, il est certain qu'ils ont de l'argent en
abondance, et qu'on ne sait d'où il leur vient. Enfin, quand
on voit tous ces gens-là réunis, on se croit vraiment dans
une maison de fous. Toutefois ils montrent tant de résolu-
tion et de confiance dans leurs projets qu'on ne peut s'em-
pêcher d'en être effrayé. On comprend qu'ils n'arriveront
pas à leur but, mais que, dans l'état actuel des esprits en
France, ils peuvent encore causer de grands troubles, qui
profiteraient à d'autres puissances.
34 février. — Le parti républicain, en obtenant le rejet
de la dotation du duc de Nemours, vient de gagner une
grande bataille contre la monarchie, et, quoi qu'en dise la
gauche prétendue dynastique, il ne faut plus qu'une ou deux
victoires semblables pour renverser cet édifice chancelant.
Cette affaire a mis au grand jour le vice radical de nos insti-
tutions. Nous avons réellement, comme le disait La Fayette,
une monarchie entourée d'institutions et d'idées républi-
caines. Cette conception bâtarde ne pouvait sortir que du
cerveau détraqué des libéraux de la Restauration, qui, se
trouvant maîtres du terrain en 1830, en profitèrent pour jeter
dans toutes nos institutions la confusion et l'incohérence
qui régnent dans leur esprit. Tout ce qu'ils ont fait est anor-
mal, contraire au bon sens et à la logique. Ces gens-là
35
l
546 VIE DE PLANAT.
veulent la fin, mais ils ne veulent pas les moyens; si vous
les pressez par le raisonnement, ils vous échappent par des
subtilités, des faux-fuyants, des à peu près. On ne trouve
jamais rien de net ni de complet soit dans leurs discours,
soit dans leurs écrits.
De son côté, le roi Louis-Philippe, à son avènement au
trône, a plutôt agi en père de famille prévoyant qu'en
homme qui se dévoue corps et biens à la chose publique.
On conçoit que dans un pays où les dynasties ne durent
pas plus de quinze ans, il ait cherché à mettre en sûreté sa
fortune particulière, afin de la conserver à ses enfants en
cas de malheur. Mais cette précaution, fort sage en elle-
même, annonçait peu de confiance dans le nouvel ordre de
choses qu'il avait été appelé à fonder. Le principe monar-
chique venait de succomber dans une lutte violente ; il s'a-
gissait de le relever et de lui rendre des forces. II semble
donc que le roi eût dû commencer par se conformer à cet
antique usage de toutes les monarchies, qui veut qu'un
prince, en montant sur le trône, abandonne à l'Etat son
domaine privé. C'est cet abandon qui lui donne seul le droit
de demander des dotations pour ses enfants.
Une nouvelle crise ministérielle avait éclaté le 20 février 1840,
par suite de l'obstination du roi Louis-Philippe à réclamer une
dotation pour son second fils, le duc de Nemours. La demande,
mal accueillie par Topinion, donna lieu à de vives attaques, et
entres autres à un virulent pamphlet de M. de Gormenin contre
Tinsatiable cupidité de la cour. Le rejet définitif du projet de loi
eut pour conséquence la chute du ministère Soult et Tavône-
ment, pour la seconde fois, de M. Thiers, comme président du
conseil et ministre des affaires étrangères. Louis-Philippe, bien
que d'abord irrité, comprit bien vite qu'après tout M. Thiers,
retrempé par trois ans d'opposition, pouvait devenir pour loi on
précieux auxiliaire. Le centre gauche semblait résolu en effet à
SIXIÈME PARTIE (1833 A 1848). 547
Tappuyer à peu près sans conditions. Ainsi, tandis que M. Thiers,
interpellé sur la différence de sa politique avec celle de ses pré-
décesseurs, répondait aux conservateurs inquiets : « Nous joue-
rons le même air, mais nous le jouerons mieux, » M. Odilon
Barrot proclamait du haut de la tribune : « que le fait seul de
Favènement de M. Thiers réalisait le gouvernement parlemen-
taire dans toute sa sincérité. » Même les deux concessions poli-
tiques le plus ardemment réclamées jusqu'alors : le retrait des
lois de Septembre et la réforme électorale, étaient devenues à
ses yeux de simples questions d'avenir.
Cependant, M. Thiers, sentant le besoin de distraire l'opinion
publique, lui prépara, sous main, une surprise qui ne pouvait
manquer son effet. Le 12 mai, au milieu d'une discussion sur
les sucres, M. de Rémusat, ministre de l'intérieur, monta à la
tribune et dit : « Le roi a ordonné à S. A. R. le prince de Join-
ville de se rendre avec sa frégate à Sainte-Hélène, pour y re-
cueillir les restes mortels de l'Empereur Napoléon. Nous venons
vous demander les moyens de les recevoir dignement en
France, etc. »
L'émotion causée par cette communication inattendue fut
profonde et sincère sur tous les bancs, sans exception de parti.
Une commission fut nommée aussitôt. Malheureusement elle
choisit pour son rapporteur le maréchal Glausel, étroitement
lié alors avec le nouveau parti bonapartiste. Le rapport du ma-
réchal demandait à la Chambre de voter deux millions, au lieu
d'un seul, réclamé d'abord, mais reconnu ensuite insuffisant
par le ministère lui-môme. Gela n'eût off'ert aucune difficulté, si
M. Clausel n'y avait ajouté certains détails d'exécution et des
commentaires bonapartistes tellement accentués qu'un revire-
ment soudain s'opéra dans beaucoup d'esprits. Une discussion
passionnée s'engagea; tous les partis étaient divisés; M. de La-
martine, tout en votant les deux millions, sut restituer, en un
magnifique langage, aux sentiments de la Chambre leur véri-
table caractère. Enfin, un amendement, reproduisant simple-
ment la première demande du ministère, fut voté, malgré l'in-
tervention personnelle de M. Thiers.
Dès le lendemain, les journaux ministériels ouvrirent des
548 VIE DE PLANAT,
listes de souscription nationale, pour parfaire le deuxième mil-
lion; à leur tète figuraient le vieux maréchal Moncey et le ma-
réchal Gérard, aide de camp du roi. Mais le Journal des Débais,
furieux et disant, non sans raison, « que le succès de cette sous-
cription entraînerait la dissolution de la Chambre », reprocha
amèrement à M. Thiers sa conduite imprudente et antiparlemen-
taire. « La question est devenue politique, s'écriait-il; nos in-
stitutions, nos libertés, notre dynastie, tout s'est trouvé impli-
citement mis en jeu dans la discussion... Le million de la
Chambre suffit à la mémoire de Bonaparte, le reste serait
donné aux idées bonapartistes. »
F. P.
En réponse à cet article, L. Planât envoya au journal le Cotur-
fier français la lettre suivante :
Paris, 29 mai 1840.
Monsieur le Rédacteur,
Les étranges commentaires du Journal des Débats sur la souscrip-
tion pour le monument de l'Empereur m'obligent à faire connaître
dans quel esprit je me suis empressé de prendre part à cette sous-
cription. Étranger aux partis qui divisent la France, je ne veux point
que ce témoignage de mon admiration pour TEmpereur soit considéré
comme une manifestation politique. J'ignore s'il y a des hommes asseï
peu sensés, assez peu amis de leur pays pour souhaiter une restaura-
tion impériale. J'ignore s'il y en a d'assez aveugles pour croire au-
jourd'hui possible le rétablissement d'un régime qui, dans des cir-
constances très différentes, fut la gloire et le salut du pays. Quant i
moi, en vous portant mon offrande, j'ai pris pour devise ce mot de
M. de Lamartine qui rend toute ma pensée : ▲ napoléon seul.
PLANAT DE LA PAYE,
Ancien officier d'ordonnance de l'Emperenr.
39 mai 1840. — La translation des restes mortels de Na-
poléon est devenue une affaire politique des plus graves
et des plus périlleuses, grâce à Tétourderie vaniteuse de
M. Thiers. Le besoin de produire de Teffet et de faire un
coup de théâtre lui a fait négliger toutes les précautions,
toutes les mesures de prévoyance que réclamait un acte pa-
SIXIÈME PARTIE (4 833 A 1848). 549
reil. En excitant sans ménagement, sans préparation, le
sentiment le plus ardent de la nation française, il court le
risque d'allumer un incendie qui le dévorerait tout le pre-
mier. Aujourd'hui, toutes les passions sont déchaînées;
elles grondent par toute la France et deviennent d'autant
plus menaçantes, qu'on fait plus d'efforts pour les compri-
mer'.
8 août. — La nouvelle du jour est la folle tentative du
prince Louis Bonaparte qui est débarqué à Boulogne avec
80 hommes armés, pour conquérir le trône de France. Après
avoir échangé quelques coups de fusil avec un détachement
d'infanterie, son armée a été mise en fuite et lui-même fait
prisonnier, ainsi quç le fameux Parquin. Conçoit-on rien
de plus ridicule que cette échauffourée? Mais la nouvelle
tentative du prince Louis n'est plus seulement ridicule; les
circonstances politiques lui donnent un caractère tellement
odieux qu'elle excite l'indignation générale, et ce sentiment
est manifesté aujourd'hui par les journaux de tous les par-
tis. Le Capitale lui-même n'ose lutter contre cette unanime
réprobation et garde le silence. On se demande, en effet, ce
que nous veut cette famille Bonaparte, et ce qu'il y a de
commun entre elle et l'immortel Empereur Napoléon...
A Eugène Lebon.
22 mars 1841.
Mon cher Eugène, avez-vous conservé les lettres que je
vous ai écrites depuis vingt ans ? Ce serait grand hasard.
Si vous les avez conservées, ma femme vous prie en grâce
de les lui renvoyer, et voici pourquoi. Pour remplir les lon-
gues soirées d'hiver que nous passons au coin du feu, j'ai
1. M. 0. Barrot obtint de ses amis de renoncer à la souscription. Mais
l'orage, conjuré en apparence, eut son contre- coup dans le pays. F. p.
550 VIE DE PLANAT.
commencé à écrire mes souvenirs, c'est-à-dire que je les
dicte à ma femme, qui n'a cessé de me tourmenter. Cette
occupation Tamuse et l'intéresse extrêmement; elle charme
l'inévitable monotonie du tête-à-tête conjugal. Mais comme
ma mémoire est devenue très faible, rien n'est mieux fait
pour l'aider que mes propres lettres. Ma femme a déjà réuni
toutes celles que j'ai écrites à ma famille pendant mes cam-
pagnes; elles me sont d'un très grand secours et j'y aï re-
trouvé mille particularités intéressantes que j'avais complè-
tement oubliées. Rien ne presse d'ailleurs. Nous en sommes
encore à la campagne de Russie*. Vous voyez bien qu'il y a
loin au moment où nous nous sommes connus. Qui sait si
nous y arriverons jamais?
Adieu, cher Eugène, mes profonds respects au prince
Félix, et pour vous tendre et sincère affection.
1. Les Dictées de L. Planât, reprises seulement à longues années dlnter-
▼aile, n'embrassent en effet que trois années de sa Tie, 18i2 à 1815. L. Planât,
fort découragé, et d'ailleurs sur le point de subir une douloureuse opération
qui exigeait avant tout un grand repos d'esprit, cessa pendant plusieurs an-
nées de s'occuper do politique. F. i*. — Voir dans le volume Correspondance
intime quelques lettres de 1842 à 1848.
SEPTIÈME PARTIE
1848 A 18S7
SEPTIÈME PARTIE
1848 A 1857
La Révolution de 1848 trouva L. Planât à peine remis d'une
longue et dangereuse maladie. Le 23 février les médecins
avaient permis pour la première fois au convalescent une courte
sortie, que des barricades, élevées aux deux bouts de sa rue,
l'empêchèrent de renouveler le lendemain. « J'ai eu d'abord une
peur terrible, écrivit M°* Planât à sa mère, que toutes ces agi-
tations n'ébranlassent de nouveau la santé encore si chance-
lante de mon pauvre mari ; mais la force de son âme est égale à
la faiblesse de son corps, et elle l'a soutenu, Dieu merci, au delà
de toutes mes espérances. Il a d'ailleurs toute confiance dans
l'avenir. »
***
L. Planât à M"^ de K
Paris, 8 mars 1848.
Nous avons été témoins d'une terrible mais admirable
révolution. Le peuple, après ce vigoureux coup de collier
qui a chassé la dynastie d'Orléans, s*est conduit avec une
modération, une générosité, je dirais presque une délica-
tesse, dignes de l'admiration de la postérité. Pendant
534 VIE DE PLANAT.
trente-six heures, il a été le maîti*e de Paris; il pouvait sa-
tisfaire, par le pillage, le sentiment naturel de haine et
d'envie qui existe partout contre les riches, dans les basses
classes; loin de là, il s*est opposé au désordre, et a impi-
toyablement fusillé les brigands et les voleurs qu'il prenait
en flagrant délit. Les traits d'honneur et de probité de ce
peuple tant calomnié sont innombrables.
L'avenir est sans doute très incertain; mais si les puis-
sances du Nord sont assez sages pour ne point menacer la
France, tout peut encore se réparer. L'établissement de la
République ne trouvant pas d*obstacle ne devrait amener
aucune catastrophe. Ce n'est pas comme en 92, où la no-
blesse, le clergé, l'émigration et l'étranger se réunissaient
pour attaquer la République naissante, et amenèrent, par
leur résistance, les horreurs de 93. Rien de tout cela n'existe
aujourd'hui. Je suis donc persuadé que, si on nous laisse
tranquille, les choses s'arrangeront beaucoup mieux que
l'on ne pense. En attendant, nous sommes tous plus qu a
moitié ruinés. Personne ne peut savoir aujourd'hui ce qu'il
a, ou ce qu'il n'a pas, car les capitaux sont représentés par
des papiers qui peuvent demain perdre toute leur valeur.
Mais enfin, comme le mal est général, on se résigne.
A la même.
Versailles, 30 juin 1848.
Je ne veux point vous parler de ce qui vient de se passer.
J'en ai une telle horreur que je ne lis plus les journaux.
Tout ce que je puis vous dire c'est que nous avons été sau-
vés par d'héroïques gamins de Paris connus sous le nom de
gardes mobiles. Leur intrépidité, leur mépris de la vie, sur-
passe tout ce qu'on peut imaginer. Ce sont des enfants de
quinze à dix-sept ans, et on les proclame aujourd'hui la
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 555
première troupe du monde. Pourvu qu'on ne les gâte pas
de trop grands éloges ! ,
Je vous avoue que je commence à être un peu découragé
en songeant à Tavenir de la France; il faudrait un bras
bien ferme pour contenir toute cette masse de malheureux
affamés, démoralisés et pervertis en même temps par de
fausses doctrines. Je crois même aujourd'hui qu'une guerre
européenne serait un bien, afin de donner l'essor aux pas-
sions violentes qui agitent le monde. Cette guerre sans
doute serait un grand fléau , mais elle finirait par ramener
Tordre et le calme.
A la même.
Paris, 7 décembre 1848.
Dans trois jours nous aurons un Président de la Répu-
blique. Vous dire les intrigues qui se croisent et les injures
qu'on se prodigue à cette occasion est vraiment impossible.
Selon toute apparence le prince Louis-Napoléon aura la
majorité. Le général Cavaignac a plus de partisans dans les
villes et parmi les gens éclairés. Us disent avec raison qu'il
a fait ses preuves de loyauté, de talent et d'énergie, tandis
que personne ne sait ce qu'on peut attendre du prince Louis.
Mais les gens de la campagne sont tous pour lui, et ils
forment le plus grand nombre.
A la même.
25 janvier 1849.
Notre pauvre pays est toujours fort agité. Les partis s'ani-
ment de plus en plus et semblent préluder à la guerre
civile. Dieu sait ce qui sortira de cet état de choses;
mais je suis bien certain que nous n'en serions pas là, si
556 VIE DE PLANAT.
on nous avait laissé Cavaignac ; il aurait ramené Tordre et
la confiance, '[tout en consolidant la République, seul gou-
vernement que nous puissions maintenant supporter. Au
lieu de cela, notre vaisseau, faute d'un bon pilote, s'en va
à la dérive, au risque de se briser sur les écueils.
A la même,
7 mai 1849.
Notre République marche assez bien, malgré, ou plutôt
à cause de ses nombreux ennemis. Il y a contre elle les phi-
lippistes, les légitimistes, les impérialistes, les terroristes et
les socialistes; mais comme ces partis se détestent entre
eux plus qu'ils ne détestent la République modérée, leurs
divisions, jusqu'à présent, servent à la consolider. Nous
avons fait à Rome une sotte expédition, dont je crois que
nous nous tirerons fort mal. 11 en sera question aujour-
d'hui à la Chambre, et ma femme, bien entendu, y est allée
avec nos amis B*** pour assister à ce débat intéressant.
8 mai. — Comme je l'avais prévu, la séance d'hier a été
fatale au ministère, et l'a fortement ébranlé. Cependant il
persiste à garder le pouvoir. U y a eu séance de nuit, et comme
Frédérique n'en voulait rien perdre, elle y est restée jusqu'à
la fin, en sorte qu'elle n'est rentrée que ce matin à deux
heures! Aussi a-t-elle attrapé une affreuse migraine qui
l'empêchera de vous écrire aujourd'hui.
A la même,
3 juin i849.
On espère beaucoup ici de la nouvelle Assemblée ; on pense
que les passions s'apaiseront, et que les affaires reprendront
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 557
sérieusement. Pour moi, je n'y crois guère, à cause de la
complication des affaires d'Italie. Notre gouvernement a fait
là une bien sotte et malencontreuse entreprise*.
A la même.
28 octobre 1850.
On intrigue beaucoup dans les hautes régions gouver-
nementales, mais en revanche on ne s'y occupe nullement
des intérêts du pays. Depuis deux ans, la grande et on pour-
rait dire la seule question dont on se soit occupé est de
savoir si la nation sera exploitée par les légitimistes, les
orléanistes ou les bonapartistes. Chacun offre sa solution;
et moi, depuis plus de six mois, je ne cesse de dire et de
répéter : Il n'y a qu'une solution qui soit bonne, c'est de
1 . M. Odilon Barrot, en réclamant le 16 avril un crédit pour le corps expé-
ditionnaire de la Méditerranée, ne l'avait obtenu qu'en engageant sa parole
d'honneur, qu'une fois débarqué à Civita-Vecchia, ce corps n'irait à Rome
qu'au cas oùUy serait appelé par les Romains eux-mêmes, afin de contre-ba-
lancer une intervention autrichienne et en qualité d'arbitres. Mais les instruc-
tions ministérielles, envoyées ensuite au général Oudinot, étaient conçues en
sens contraire, et le 7 mai la nouvelle d'un conflit sous les murs de Rome,
entre les troupes françaises et les Romains, arriva à Paris. M. Barrot, vive-
ment attaqué par les membres de la Commission qui lui avait fait accorder
le crédit réclamé (entre autres par le général Lamoricièrc), se défendit fort
mal, et l'Assemblée finit par voter Tordre du jour suivant : « L'Assemblée
invite le gouvernement à prendre sans délai les mesures nécessaires pour
que rezpédition d'Italie ne soit pas plus longtemps détournée du but qui lui
était assigné. »
Le ministère, ainsi blâmé et humilié, promit tout ce qu'on voulut, mais ne
se retira point, parfaitement résolu à ne tenir aucun compte ni de ses propres
engagements, ni de l'article de la Constitution qu'on lui avait rappelé, disant :
La République française respecte les nationalités étrangères comme elle
entend faire respecter ta sienne ^ elle n'emploie jamais ses armes contre la liberté
d'aucun peuple, ni surtout des votes de l'Assemblée constituante, sur le
point alors de céder la place à l'Assemblée législative.
Notre but, en faisant ces notes, n'est pas, on le comprend, de tracer la
marche des événements, mais bien de relier entre elles les quelques lettres,
écrites par L. Planât à cette époque, et d'en faire saisir les allusions, r. p.
538 VIE DE PLANAT.
rester comme nous sommes et d'attendre tranquillement
lesélections, sans se tourmenter de mille fantômes etfrayeurs
chimériques. Quand je parlais ainsi on me riait au nez;
pourtant, à mesure que le temps marche, je vois beaucoup
de réactionnaires se ranger à mon avis, convaincus qu'ils
sont que les trois partis ne pourront jamais s'entendre sur
le choix d'un souverain, et que toute tentative isolée d'un
de ces trois partis nous jetterait inévitablement dans la ré-
publique rouge.
A M. (TE*** {d Munich).
i6 décembre 1850.
Votre bonne lettre du 11 a été pour moi le plus char-
mant cadeau d'étrennes qu'on puisse offrir à un homme de
ma sorte. Vieux et infirme, je passe presque toutes mes
journées au coin du feu dans un large fauteuil. Dans cette
position, après avoir lu cinq ou six journaux et toutes les
brochures qui paraissent, je n'ai plus autre chose à faire
qu'à repaître mon esprit des souvenirs du passé et de mes
vieilles amitiés. La vôtre est du petit nombre de celles qui
me sont restées chères, parce que vous n'avez jamais varié,
et que, depuis bientôt trente ans que nous nous connais-
sons, vous êtes resté pour moi toujours le même. Je vou-
drais pouvoir en dire autant de mes anciens amis de collège
et compagnons d'armes. Mais, hélas ! les misères de la poli-
tique et l'intolérance de l'esprit de parti altèrent ici toutes
les relations, détruisent toutes les afTections. Laissons là
ce triste sujet.
Votre fils est bien le meilleur garçon qu'on puisse voir.
Nous l'aimons, moi comme un fils, ma femme comme un
frère, et nous Taccueillons en conséquence; mais en vérité
je ne vois pas là de quoi justifier ce grand mot de reconnais-
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 559
sance qu'un homme comme vous ne devrait jamais employer
pour de si petites choses...
Maintenant, parlons un peu politique. Vous me dites que
sur ce point nous ne sommes pas d'accord ; c'est possible.
Je ne connais pas au juste vos opinions actuelles, et il est
probable que vous ne connaissez par mieux les miennes,
qui certes n'ont rien d'exagéré. Je préfère la République à
tout autre gouvernement, parce que je suis fermement
convaincu que la monarchie est une forme de gouverne-
ment usée en France. Je sais parfaitement que nous n'avons
présentement de la République que le nom; mais cela
peut et doit changer.
Un grand malheur pour nous est la domination de la
haute bourgeoisie, classe sans convictions, sans générosité.
Elle a des instincts et des passions qui la dominent, et qui
sont la peur, Tégoïsme, l'amour du gain et la vanité, et
c'est en flattant ses passions, c'est en les exploitant habile-
ment, comme on dit, que les chefs du pouvoir se maintien-
nent. C'est ce qu'a fait Louis-Philippe pendant dix ans ; plus
tard, en s'éloignant de cette classe, en faisant du Louis XIV
et de la politique à outrance, il a perdu son appui naturel,
en sorte qu'au jour du danger, cette bourgeoisie, qui était
son principe et sa véritable raison d'être, l'a laissé tomber,
et a même aidé le peuple à le renverser, certaine de repren-
dre son ancien empire, une fois l'orage passé. Elle l'a repris
en effet depuis un an.
Vous me demanderez la conclusion de tout cela. La con-
clusion, c'est qu'il n*y a pas d'amélioration à espérer, tant
que la haute bourgeoisie ne s'amendera pas; mais j'ai la
ferme conviction qu'avec le temps, tout cela changera. Déjà
une grande partie de cette bourgeoisie est pénétrée de la
nécessité d'améliorer la condition des classes inférieures,
seul moyen d'obtenir une tranquillité durable. Cela n'est
pas si difficile qu'on le croit.
560 VIE DE PLANAT.
Enfin, mon très cher ami, en faisant fi de notre pauvre
République y vous me faites un peu TefiFet de la pelle qui se
moque du fourgon. Certes, en fait de vilenies, de turpi-
tudes, d'apostasies, de serments violés, de trahisons, de vio-
lences et de lâchetés, TÂllemagne et ses princes peuvent
aujourd'hui nous rendre pas mal de points^ ! Mais les récri-
minations ne servent à rien. Le fait est que presque tous
les peuples de l'Europe sont fort mal gouvernés, et qu'il
y a partout une dose, à peu près égale, d'odieux, d'absurde,
et de ridicule. L'agitation des esprits est causée, selon moi,
bien moins par la propagande socialiste que par l'obsti-
nation des gouvernements à refuser toute réforme des vieux
abus, et à en ajouter de nouveaux aux anciens. Je vois par-
tout les peuples opprimés, vexés, écrasés d'impôts, pour le
bon plaisir de quelques princes.
Au marquis Pallavicino [à Turin).
Paris, !•» mars 1851.
Monsieur le marquis, depuis votre départ de Paris, les
chagrins de notre cher et illustre Manin n'ont fait qu aug-
menter, et l'on peut dire, sans aucune exagération, que son
existence n'est plus qu'un long martyre. Les soins qu'il
donne à sa pauvre fille l'occupent nuit et jour, et cette in-
fortunée créature, dont les maux n'ont fait qu'empirer, sera
certainement la cause de sa mort, si ses amis ne trouvent
moyen de venir malgré lui à son secours*. Vous savez qu'il
1. Appel de la Russie; cruautés de l'Autriche en Hongrie et ea Italie; sup-
pression par coups d'État des constitutions de 1848 dans touterAUemagne.p.p.
2. C'est dans le courant de l'étc de 1850 que L. Planât connut Tex-dicta-
teur de Venise, resté Tunique gardien de sa pauvre fille malade, après avoir
vu mourir sa femme en débarquant à Marseille, au mois d'octobre 1849. La
lettre ci-dessus, dont le marquis Pallavicino a bien voulu nous envoyer une
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 561
est impossible de faire accepter à Manin aucune aide pécu-
niaire. Sur ce point il est inflexible; il ne veut ni engager,
ni altérer Tindépendance de son caractère et de sa position;
la mort lui semble préférable. À tout ce qu'on peut lui dire
pour vaincre ses scrupules, il répète sans cesse : « Non,
non ; je ne veux devoir qu'à mon travail le pain de mes en-
fants. » Et il y parviendrait facilement, si l'état d'infirmité
de sa malheureuse fille ne lui prenait la moitié de son
temps et de son sommeil. Vous concevez qu'à Paris une
foule de gens s'estimeraient heureux d'avoir des leçons d'un
tel maître; mais il ne peut accepter la moitié des leçons
qu'on lui demande. Feu Teresa Manin lui fit jurer à son lit
de mort de ne jamais abandonner sa fille à des soins étran-
gers; il tient religieusement cette promesse dont l'accom-
plissement est pour lui un obstacle à toute occupation sé-
rieuse et suivie. Ses amis ont donc la douleur d'assister aux
continuelles tortures de cette noble existence sans pouvoir
y porter remède.
Depuis quelques mois, Manin est atteint de douleurs de
tête et de vertiges qui font craindre à son médecin une
congestion cérébrale ; lui-même en paraît frappé, quoiqu'il
ne se plaigne jamais. Il me disait dernièrement : « Je crois
que je finirai comme Louis Perrée; je n'ose penser à ce que
deviendrait ma pauvre fille, si je venais à mourir. » Et ses
yeux se remplirent de larmes. En général cette âme si
fortement trempée ne s'attendrit que sur le sort de l'Italie
et sur l'avenir de ses enfants.
D'après cet exposé vous jugerez que le plus grand
tourment d'esprit pour Manin est le sort futur de sa mal-
heureuse fille. C'est une torture morale qui le ronge et le
tue à coups d'épingle. Le devoir de ses amis est donc de
copie, est citée ici parce qu elle donne une juste idée de la position doulou-
reuse du grand exilé. Le projet dont il y est question n'eut toutefois aucune
suite, dlTers motifs s'opposant à son exécution, f. p.
3G
562 VIE DE PLANAT.
réunir tous leurs efforts pour le délivrer de ce supplice, et
je crois que le meilleur moyen serait d'assurer à cette
pauvre enfant, d'une manière qu'elle ne pût la refuser,
une pension annuelle et viagère suffisante pour assurer
son existence, dans le cas où son père viendrait à mourir,
et pour lui permettre de s'entourer des soins que son état
exige.
Voici comment je proposerais de mettre à exécution ce
projet, dont le but est de conserver à l'Italie un de ses plus
glorieux enfants, un de ses plus grnnds citoyens.
Connaissant la délicatesse de sentiments de Manin , et la
fierté de son caractère, je crois être certain qu'il refusera
d'abord de consentir, pour sa fille, à ce qu'elle accepte ce
don anonyme. Mais je 'crois avoir le moyen de vaincre sa
résistance et ses scrupules. Il commettrait un crime envers
cette malheureuse enfant, s'il risquait de la laisser dans la
misère et le dénûment, en s'obstinant à refuser ce qui n'est
qu'un hommage indirect de l'admiration et de la recon-
naissance publiques.
A M"»' de K
"***
Paris, t«'mars i851.
J'avais commencé à vous écrire il y a plusieurs semaines,
lorsque je fus interrompu par une affaire qui m'a entière-
ment absorbé depuis. Car vous savez que quand je prends
une affaire à cœur, il m'est absolument impossible de m'oc-
cuper d'autre chose, et, sous ce rapport, Frédérique est
exactement de même. Depuis plus de six mois, elle n'est
occupée qu'à soulager et adoucir le malheur d'une famille
digne du plus haut intérêt, celle de Daniel Manin, l'ex-
président de Venise ; elle y met tout son temps et toute son
âme. Elle a rompu avec le monde, et ne voit plus personne.
SEPTIÈME PARTIE (184r8 A 1857). 563
excepté cette famille et quelques rares amis qui viennent
quelquefois passer la soirée avec nous.
Quant à moi, tout en prenant un très grand intérêt aux
infortunes de cette famille, je suis en ce moment absorbé
par un autre soin, et voici comment : Je m'étais intime-
ment lié avec un économiste du plus grand mérite, nommé
Bastiat, qui vient de mourir à Rome. Le désir d'honorer
sa mémoire et de propager ses doctrines m'a inspiré la
pensée de former une association, dans le but d'acquérir de
ses héritiers la propriété de ses admirables écrits, et de les
répandre dans le public au moyen d'éditions à bon marché.
Mon projet a trouvé des adhérents parmi des hommes émi-
nents, tels que MM. Michel Chevalier, Horace Say, le duc
d'IIarcourt, et vingt autres personnages moins connus.
Chaque dimanche, il y a réunion chez moi pour constater
les progrès de l'association et délibérer sur tout ce qui
l'intéresse. La société a nommé un comité d'administra-
tion, chargé de la partie matérielle, dont je suis prési-^
dent, etc.
D'après ce détail, vous concevrez facilement que je n'ai
pas eu un moment de loisir depuis six semaines. Assuré-
ment j'aurais grand besoin de repos, mais l'activité de mon
esprit l'emporte sur la faiblesse du corps. J'ai beau faire, je
ne puis vivre sans m'intéresser fortement à quelque chose.
La vie végétative me conviendrait fort, mais ma tête ne
veut pas s'y soumettre. Il en adviendra ce qu'il plaira à
Dieu.
A Oscar Planai.
Paris, 4 juillet i85l.
Je crois qu'en prenant pour devise : Liberté, Vérité, Jus-
itcâj et en appliquant ces trois mots à tout ce qui se pré-
sente, on ne doit pas craindre de se tromper ni de s'aven-
564 VIE DE PLANAT.
turer. II est vrai que l'application d'un principe est ce qu'il
y a au monde de plus difficile. Les passions, les intérêts,
les vanités, les considérations de toute sorte, viennent tou-
jours se mettre en travers, et nous détourner du droit che-
min. Si je n'étais pas si vieux et si infirme, je prendrais
pour thème d'un article d'économie politique le sujet que
voici : « La question la plus importante, à laquelle sont
attachées nos destinées futures et dont la solution peut
seule nous préserver d'une révolution terrible est celle-ci :
Procurer à F ouvrier des villes et des campagnes les aliments^
les vêtements et les instruments du travail au meilleur marché
possible. » Or cela ne peut se faire qu'en supprimant toutes
les prohibitions, et en abaissant considérablement les droits
de douane, principalement sur les bestiaux, les salaisons,
les matières qui servent à la fabrication, telles que le fer
et la houille, et sur celles qu'emploient nos manufactures,
telles que la laine, le coton, etc., etc. Ily a long à dire sur ce
sujet, surtout pour prouver que ces abaissements de tarifs
et l'abolition de la prohibition, loin d'être nuisibles au
travail national, lui seraient favorables. Du reste, je n*ai
vu Michel Chevalier que trois fois dans nos réunions Bas-
tiat, et il ne s'était établi aucune intimité entre nous. Nous
avons sur beaucoup d'autres points des opinions politiques
très opposées.
A Af »"' de K
***
Paris, 7 décembre 1851.
Le discrédit de l'Assemblée législative étant arrivé à son
comble, Louis Bonaparte résolut de mettre son projet i
exécution le 1*^' décembre, mois que, dans son esprit fata-
liste, il regarde comme propice à toutes ses entreprises.
Je suis accablé de douleur, et ne sais comment j'ai trouvé
la force de vous écrire. Si la saison et ma santé étaient
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 565
meilleures, je serais parti pour l'Angleterre, afin de pouvoir
respirer librement, et de n'avoir plus devant les yeux le
spectacle de l'humiliation de la France.
Un vif chagrin et une épreuve fort rude pour sa débile santé se
préparaient alors pour L. Planât. Ses sentiments, nullement dis-
simulés au sujet des événements et des hommes du 2 décembre,
n'en furent pas la première cause, mais ils l'aggravèrent, et il
est certain que, sans des antécédents personnels, créant pour
L. Planât une situation particulière, il lui eût été impossible, à
moins de s'avilir, d'obtenir la réparation d'une criante iniquité,
ni de sauver d'une mort presque certaine l'une des innombra-
bPes victimes de ces jours néfastes. En lisant le récit qui suit,
on jugera quelles auraient pu être les chances de succès pour
toute personne moins persévérante et moins favorisée surtout
par des circonstances exceptionnelles.
Le 29 décembre, Auguste Rieder, domestique de L. Planât,
qui le servait depuis sept ans avec un très grand attachement, fut
arrêté sur la dénonciation d'un marchand grainetier, demeurant
dans la même maison, et qui était devenu son ennemi. Cet homme,
aujourd'hui bonapartiste, s'était montré communiste exalté pen-
dant l'insurrection de Juin, et c'est même de cette époque que
datait son inimitié contre Rieder qui, toujours un peu ergoteur et
à cheval sur la légalité, l'avait exaspéré par ses raisonnements et
l'extrême vivacité de ses objections. Du reste, l'accusation portée
contre Rieder semblait avoir peu de gravité ; il ne s'agissait que
de paroles injurieuses proférées par lui, disait-on, contre le
Président, dans la journée du 2 décembre, c'est-à-dire un mois
auparavant, et cela non dans un lieu public, mais dans l'inté-
rieur de la maison.
Tout le monde, y compris le secrétaire général de la police,
que L. Planât vit le lendemain, était dès lors d'avis qu'il ne pou-
vait être question tout au plus que de trois ou quatre jours de
détention préventive. Un décret, inséré dans le Moniteur du
!•' janvier,.. déférant explicitement tous les délits commis par
566 VIE DE PLANAT.
la parole à la police correctionnelle (à Texclusion des commis-
sions militaires), acheva de rassurer L. Planât. Quelle fut
donc sa surprise en apprenant, quelques jours après, que son
domestique, loin d*ôtre relâché, avait été envoyé à la Concier-
gerie, où il ne pouvait plus le voir qu'avec une permission du
général Bertrand, directeur de la Commission militaire! Cette
permission obtenue par grande faveur, L. Planât retourna à la
Conciergerie, et apprit que Rieder venait d*ôtre transféré au fort
de Bicétre. Il jpartit pour Bicôtre le 8 janvier au matin, fort
souffrant, par une pluie glaciale et un épais brouillard. Arrivé
là, même réponse l'attendit : Auguste Rieder venait de partir
pour le fort d'Ivry. Résolu de ne reculer devant aucune fatigue,
L. Planât se remit aussitôt en route, en compagnie du directeur
de la prison de Bicôtre, dont l'attitude et les discours n avaient
rien de rassurant. « Dix-huit cents personnes, disait-il tristement à
L. Planât, lui avaient passé entre les mains depuis le 2 décem-
bre, parmi lesquelles son ami intime, M. Rivière, brillant avocat,
condamné à la transportation. »
L'attendrissement du pauvre Rieder, en voyant son maître,
âgé et malade, venir le rejoindre dans sa prison, fut extrême.
Du reste, il s'attendait à subir un interrogatoire, et témoignait
une sécurité que L. Planât ne partageait plus. Effectivement,
dans la soirée du 9, le juge d'instruction de la commission mili-
taire, M. Haton, répondit à une note et une lettre très pressante
de L. Planât et aux interpellations verbales d'un ami commun,
« qu'il était désolé de n'avoir pas connu en temps utile tous les
excellents renseignements sur le compte de Rieder, que l'erreur
était évidente, mais qu'il était trop tard, et qu'une fois à Ivry,
une faveur toute personnelle du général Saint-Arnaud pourrait
seule rendre Auguste Rieder à la liberté. » Comment se résigner
à demander une faveur à Saint- Arnaud?
D'ailleurs le temps aurait manqué, car dès le matin suivant,
L. Planât fut prévenu que Rieder avait traversé Paris nuitam-
ment, et qu'il était conduit au Havre pour y être embarqué. C'est
dans la gare môme du chemin de fer que le malheureux trans-
porté avait trouvé moyen de donner secrètement l'adresse de son
maître àunsous-ofûcier charitable qui faisait partie de l'escorte
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). o67
Le il et le 12 janvier se passèrent en courses innombrables
et en vaines démarches chez le juge d'instruction, chez le géné-
ral Bertrand, dans les bureaux de la guerre ; partout L. Planât
reçut des réponses évasives, en harmonie avec cette procédure
ténébreuse. Lassé par son insistance, on finit pourtant par lui
communiquer la liste des transportés, où il vit que son domes-
tique devait être envoyé en Afrique. « C'étaient, lui disait-op,
les moins coupables. Toutefois les baraques pour les transportés
n*étant prêtes nulle part, on commencerait par les conduire tous
à Cayenne. »
Cependant Auguste Rieder voyageait vers Brest et écrivait à
son maître des lettres déchirantes que l'humanité des officiers
de marine laissait arriver jusqu'à lui, et que nous allons repro-
duire dans toute leur naïveté. La première, écrite en partant
du fort d'Ivry, fut expédiée à L. Planât par le directeur du fort.
Fort d*Ivry, 10 janvier 1852, 1 h. du matin.
Adieu, monsieur et madame Planât ! adieu, ma mère, ma famille,
mes camarades, mes amis! Vous connaissez mon innocence; adieu,
ne m'oubliez pas; je ne vous oublierai jamais, je tâcherai de vous
donner de mes nouvelles. Je vous recommande de rassurer ma mère,
adieu! je vous aimais de tout mon cœur, ayez des jours longs! je
vous le souhaite de tout mon cœur. Adieu, je suis martyr d'une foi
dont je ne suis pas le disciple. Je vous écris ces mots à la hâte.
il janvier (sur le Canada, vaisseau qui nous conduit du Havre à
Cherbourg). — Monsieur et Madame! Vous connaissez mon innocence,
je me jette dans vos bras, dans ceux de vos amis. Ne perdez pas de
temps; je crois que nous resterons quelques jours à Brest, donnez-
moi de vos nouvelles ; vous pouvez me sauver ou me faire avoir un
passeport pour l'étranger. Consolez ma mère; dans tous les cas, je
ne vous oublierai jamais. Je voudrais vous embrasser.
(Môme jour.) — Je crois aller à Cayenne! Dans l'exil, je ne cesserai
de penser à vous et à tous mes camarades. Fallait-il qu'il m'arrive
un pareil malheur? Je crois que le navire qui nous conduit à Brest
retournera au Havre en chercher d'autres, et puis nous partirons.
Ainsi, vite, vite! Si le malheur veut que je sois parti, j'espère que le
premier navire apportera ma délivrance, avec votre protection bien
entendu! Adieu, mille fois adieu! Vous avez dû recevoir un mot avant
de quitter Paris. Ne perdez pas une minute! Je n'ai d'espoir qu'en
vous, je sais qu'il est bien fondé. Je vous écrirai encore si je le puis
568 VIE DE PLANAT.
en quittant Brest, et en y arrivant cette lettre partira. La désolation
est bien grande, et moi bien innocent ; aussi j'espère que ma lettn*
vous parviendra. On dit que plusieurs navires nous attendent à Brest,
mais nous resterons peut-être huit jours avant de partir. J'étais loin
de me douter de tout cela quand j'ai vu Monsieur à Ivry!
Rade de Cherbourg, i2 janvier. — L'état de la mer ne nous permet
pas d'aller à Brest, de manière que nous pourrions bien encore
attendre quelques jours; j'ensuis bien aise, car arrivé à Brest, j'aurai
peut-être une lettre de vous, qui me donnera l'espoir de ne pas aller
à Cayenne ! Je mets toute mon espérance en vous et vos amis. J'es-
père qu'ils s'occupent de moi. Ma conscience ne me reproche rien, ce
qui fait ma force morale. Je voudrais bien passer devant une com-
mission militaire, mais on dispose tout autrement, d'après ce que je
puis voir. J'espère que la visite à Ivry n'a pas indisposé votre santé,
ce qui m'a beaucoup inquiété. Quel que soit mon sort, je ne cesserai
de penser à vous, mes camarades et mes amis, et de vous bénir. Mes
pensées se reporteront sans cesse à vous. Si je ne dois plus vous
yoir, je vous recommande ma mère ; le peu que je lui laisse me ras-
sure sur ses vieux jours; qu'elle dispose de tout ce que j ai comme
bon lui semblera; qu'elle ne travaille plus; consolez-la le mieux que
vous pourrez; je n'ai pas à rougir d'aucun crime; je ne lui ai pas fait
savoir, craignant que cette nouvelle lui soit funeste; et si je ne dois
espérer de la justice des hommes, Dieu me la rendra!
Qu'on se figure l'émotion et la profonde indignation de M. et
M"" Planât, en lisant ces lettres désespérées. Leurs amis, qui
tous connaissaient depuis des années Auguste Rieder, parta-
geaient leurs sentiments. L'un d'eux ayant rencontré M. Michel
Chevalier et l'ayant informé du fait, ce dernier, dont le frère
était secrétaire de la présidence et qui, lui-même, était alors sur
le point de se rallier, accourut chez L. Planât. Il y rencontra
Manin, « dont l'estime, assurait-il, lui était nécessaire. » Après
avoir lu avec attention la note, rédigée quelques jours aupara-
vant pour M. Haton, et démontrant l'illégalité flagrante de cette
condamnation, même au point de vue des plus récents décrets,
M. Chevalier partit, en déplorant ce qu'il voulait bien appeler
les abus des subalternes et les erreurs des commissions mili-
taires, « mais persuadé, disait-il, que cet exposé, envoyé même
à présent, au ministre de la guerre, ne pouvait manquer de pro-
duire son effet. »
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 569
L. Planai était très convaincu du contraire; il se rappelait ces
paroles répétées sans cesse par M. Haton : « Pour espérer d'ob-
tenir une amélioration quelconque au sort de Rieder, vous devez
la demander au ministre de la guerre, non à titre de justice,
mais comme une faveur personnelle, » ce à quoi il ne voulait
consentir h aucun prix.
Après mûre réflexion, il jugea préférable, après tout, de trans-
former sa note à M. Haton en une demande directe au Président
de la République. Il fallut pour Vy décider plus que son affec-
tion pour Rieder : le sentiment d*un rigoureux devoir à remplir
envers un honnête homme et un serviteur fidèle. Mais si, pour
arriver au but, il ne pouvait se dispenser de parler dans cette
occasion de son propre passé, il ne voulut le mentionner que
comme un fait, garantissant sans doute aux yeux de Louis-
Napoléon la véracité de ses assertions et qui, dès lors, Tautori-
sait à réclamer la mise en liberté de Rieder, comme un acte de
réparation judiciaire, purement et simplement. Voici en quels
termes était conçue sa demande :
Paris, 14 janvier 1853.
Prince,
SoufTrez que je m'adresse à vous, pour solliciter avec instance le
redressement d'une erreur judiciaire, sans doute involontaire, qui
vient de frapper cruellement Auguste Rieder, mon domestique, ac-
tuellement détenu à bord du vaisseau le Duguesclirif en rade de Brest.
Mais qu'il me soit d'abord permis, prince, de vous exposer quels
sont mes titres, pour espérer que ma demande sera favorablement
accueillie, et que pleine confiance sera accordée à mes affirmations.
[Ici un court aperçu des années de service etd*exilde L. Planât,)
En résumé, j'ai souffert pour l'Empereur dix-huit mois de prison,
quinze ans d'exil, la perte de mon état et de mon patrimoine. Je ne
l'ai jamais ref^retté; j'ai une lettre de congé de l'Empereur, écrite à
bord du Northumberland au moment de son départ pour Sainte-
Hélène ; elle témoigne de son estime et de sa satisfaction pour mes
services. C'est là un bien haut prix do tous mes sacrifices; je n'en ai
jamais reçu ni ambitionné d'autre. Enfin, de tous les officiers d'or-
donnance de l'Empereur, je suis le seul qu'il ait mentionné dans son
testament. Tels sont mes titres, prince, et j'ose espérer qu'ils auront
quelque valeur à vos yeux.
Je viens à mon infortuné domestique. Il fut arrêté le 29 décembre
570
VIE DE PLANAT.
dernier, sous rinculpation de paroles injurieuses qu'il aurait profé-
rées contre le Président de la République au moment de Tagitation
et de relTervescence produites par les événements de Décembre. Peu
de jours après son arrestation, et sans qu'il m'ait été possible d'inter-
venir en sa faveur, il fut transféré au fort d'ivry et de là au Ha^Te
pour être transporté dans une colonie pénitentiaire de l'Algérie- Cette
décision de la commission militaire n'a point été notifiée à Rieder,
et je n'ai pu, moi-môme, en obtenir communication.
D'après votrn décret du 8 décembre, Monsieur le Président, la peine
de la transportation ne peut ôtre apjiliquée qu'à deux catégories d'incul-
pés, savoir : i^ les repris de justice en état de rupture de han; 2» les in-
dividus convaincus d*avoir fait partie de sociétés secrètes.
Laissons la première catégorie, qui ne peut regarder une aussi
honnête créature. Pour ce qui est de la seconde, j'affirme sur Thon-
neur, sur mon honneur que j ose dire sans tache, que Rieder n'a ja-
mais appartenu à aucune société secrète, ni affiliation politique quel-
conque.
Quant à sa moralité, voici ce que je peux afûrmer avec la môme
certitude. Depuis sept ans qu'Auguste Rieder est à mon service, j'ai
reconnu en lui toutes les qualités du plus parfait honnête homme. Sa
fidélité et son dévouement ne se sont jamais démentis, et il m'en a
donné tant de preuves que je n'hésiterais pas à lui confier toute nia
fortune. Son seul défaut est d'être bavard et d'aimer à faire de l'es-
prit; cela lui fait des ennemis. A. Rieder possède une fortune d'onvi-
ron 42000 francs. Il est le seul soutien de sa vieille mère et de deux
orphelins qui sont ses cousins. Enfin, je ne connais point d'homme
qui soit plus religieusement que lui attaché à tous ses devoirs.
^11 est donc évident pour moi qu'il y a eu erreur et méprise dans la
condamnation qui l'a frappé, erreur sans doute facile à concevoir
dans une instruction faite avec précipitation, et qui concernait peut-
être plus de deux mille individus.
J'ose donc, Monsieur le Président, en appeler à votre justice et
vous prier d'ordonner que mon fidèle serviteur, Auguste Rieder, soit
débarqué du vaisseau le Duguescliny mis à terre et, selon les inspira-
tions de votre équité, rendu à la liberté, ou soumis à une nouvelle
instruction judiciaire.
Je suis avec un profond respect, etc.
Au moment où L. Planât, épuisé de fatigue, allait expédier
celte demande, il reçut une lettre chaleureuse de M. Chevalier,
demandant de lui envoyer une copie signée de sa note à M. Haton,
« ou mieux encore, si cela était possible, cette note, mise sous
forme de pétition au Président. » Cela était fait; toutefois.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 571
L. Planât jugeant quelques explications nécessaires, et contraint
lui-même de s aliter, chargea M°»® Planât d'aller les demander
de sa part à M. Chevalier, tout en lui remettant un duplicata
de la pétition.
Voici ce que M. Chevalier lui fit dire : « Une lutte d'influence
ardente existait à l'Elysée, entre le ministre de l'intérieur, M. de
Momy, et le ministre de la guerre ; le premier inclinant davan-
tage aux mesures de clémence, l'autre aux rigueurs excessives.
11 convenait donc déjouer serré, et de veiller de très près, pour
que la demande, une fois mise sous les yeux du Président, pût
avoir son effet. C'est ce dont il allait s'occuper sans délai. »
M. Chevalier fit même entrevoir que le ministre de l'intérieur,
déjà prévenu, n'était nullement fâché de cet incident.
L. Planât, dès lors rassuré, se hâta d'écrire ce qui suit au
pauvre transporté :
Paris, 15 janvier 1852. — Mon cher Auguste, nous n'avons reçu
qu'hier votre lettre du 11, écrite à bord du Canada, C'est un cri de
détresse qui nous a navré le cœur. Prenez courage, mon cher enfant,
confiez-vous à la Providence, et soyez bien certain que nous ne vous
abandonnerons jamais. Je fais en ce moment les plus actives démar-
ches pour obtenir votre mise en liberté, ou du moins que vous soyez
retenu en France. Mes amis me secondent de leur mieux, et j'ai quel-
que espoir de pouvoir réussir. J'ai vu votre oncle qui s'est chargé de
prévenir votre pauvre mère avec tous les ménagements possibles. Je
compte lui écrire aussi ; puissé-je avoir une bonne nouvelle à lui an-
noncer! Si quelque chose pouvait adoucir votre infortune, ce seraient
tous les témoignages d'estime et d'affection qui me viennent de tous
côtés sur votre compte.
Ayez donc bon courage, mon cher Auguste, et comptez toujours
sur l'affection et l'appui de vos maîtres, qui vous chérissent comme
vous méritez de l'être *.
1. Voici la réponse d'Auguste Rieder :
« Brest, 18 janvier 1852 (à bord du Duguesclin). — Le commandant du na-
vire m'a fait demander, et m'a remis votre bonne lettre; je ne pouvais
m'empècher de répandre des sanglots do reconnaissance. Il m'a laissé re-
mettre, et m'a dit que je lui étais recommandé; que, si je faisais la cam-
pagne, il aurait des égards pour moi. Que pourrais-je faire pour témoigner
ma reconnaissance à vous et à vos amis ? Ah, j'espérais en vous ! j'étais cer-
tain que vous ne m'abandonneriez point. Jamais lettre au monde n'a été
attendue avec tant d'anxiété, et ne pouvait consoler davantage un infortuné ! »
572 VIE DE PLANAT.
Dès le lendemain, Michel Chevalier apprit à L. Planai qoe
Tordre de la mise en liberté de Rieder avait été expédié du ca-
binet du Président au ministre de la guerre, et deux jours après,
Emile D... lui annonça de son côté que Rieder venait d*étre rayé
de la liste des transportés, « grâce à Tintervention de son frère
Gustave ». A cette dernière assertion, L. Planât répondit en com-
muniquant à son neveu sa requête au Président (du 14 janvier),
et Tordre d*élargissement qui en était résulté : (c Je n'en suis
pas moins touché, ajouta-il, du zèle que ton frère a apporté dans
Texécution de Tordre qui concerne Auguste, et je te prie de Ten
remercier de ma part. Quand bien même son activité n'aurait
servi qu'à abréger de quelques jours les tortures morales qu'on
inflige depuis trois semaines à un honnête homme, ce serait
déjà un beau résultat. Tu vois, mon cher Emile, par l'exposé
ci-dessus, que je n'ai demandé au Président de la République ni
grâce ni faveur, mais uniquement le redressement d'une erreur
judiciaire, ou d'un excès de pouvoir de la commission militaire. »
Malgré des promesses si explicites, faites de deux côtés, peu
s'en fallut que les efforts de L. Planât n'échouassent au port. Son
attention fut éveillée tout d'abord par une nouvelle lettre de son
neveu le marin, excellent jeune homme qui s'était chargé de la
transmission sûre et prompte des lettres de son oncle au com-
mandant du Duguesclin, Or, Emile D... persistait à dire que, sans
l'insistance de son frère, Rieder eût été infailliblement main-
tenu sur la liste des transportés, attendu que la nouvelle com-
mission militaire, instituée pour corriger les erreurs éventuelles
de la première, n'avait absolument rien trouvé dans le dossier
d'Auguste qui dût faire modifier, à son égard, la décision déjà
prise. « Du reste, ajoutait-il, toutes les affaires de ce genre ont
été renvoyées au ministre de la guerre qui, en définitive, de-
meure seul chargé de les terminer. »
Il se pouvait qu'il n'y eût là, de la part du général Saint-Ar-
naud, qu'un simple retard; toutefois, son adversaire le plus
puissant, M. de Morny, s'étant retiré le 2:2 janvier, à l'occasion
du décret de confiscation des biens de la famille d'Orléans, la
situation devenait plus inquiétante. M. de Persigny aurait-il à
Tégard du ministre de la guerre les mêmes dispositions que son
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 573
prédécesseur? et sinon, comment vériiier désormais le sort de
Tordre d'élargissement envoyé par le président? Déjà on était
au 25 et le Duguesclin^ disait-on, était sur le point de mettre à
à la voile, sans qu'aucun avis officiel fût parvenu à L. Planât.
M. Haton, interrogé, avait même répondu avec embarras « qu'une
défense stricte du général Saint-Arnaud lui interdisait de don-
ner aucun renseignement sur aucun transporté. » Dans cette
situation, M. Auguste Chevalier, consulté par son frère, lui dit
d'engager M. Planât à lui adresser, comme secrétaire de la pré-
sidence, une réclamation formelle au sujet de sa requête, ce qui
l'autoriserait à s'enquérir de son côté auprès du ministre de
l'intérieur des suites de cette affaire. Très heureusement pour
Rieder, la rivalité entre les pouvoirs civils et militaires, les dé-
vouements anciens et nouveaux, n'avait point cessé dans les
parages ministériels. M. de Persigny, charmé de l'occasion,
s*appuyant d'ailleurs sur un ordre déjà donné par le Président,
prit sur lui d'envoyer directement un télégramme au préfet
maritime de Brest, ordonnant le débarquement et la mise en
liberté immédiate de Rieder.
Le !•' février, le pauvre prisonnier, pâle, hagard et défait,
arriva à Paris auprès de son maître, lui-même alors gravement
malade, mais qui néanmoins, après avoir entendu le navrant
récit d'Auguste, ne voulut pas attendre un moment pour adres-
ser à M. Michel Chevalier la lettre suivante, dont il savait que
ce dernier ne serait pas seul à prendre connaissance.
Paris, 1" février 1852.
Je m'empresse. Monsieur, de vous annoncer que mon domestique
vient d'arriver de Brest. Les circonstances de sa mise en liberté méri-
tent d'être mentionnées. Il parait certain aujourd'hui que, malgré
l'ordre, envoyé dès le 18 janvier, et malgré le travail de revision qui
concluait à sa radiation de la liste des transportés, le ministre de la
guerre l'avait maintenu ou rétabli sur cette liste, et n'avait envoyé à
Brest qu'une mise en liberté de trente-trois individus, parmi lesquels
Auguste Rieder n'était pas compris. Le capitaine Mallel, averti tard
dans la journée du 28, Favait fait mettre à terre avec les autres, mais
là sa mise en liberté souffrit de nouvelles difficultés. Heureusement
il venait d'être informé de sa véritable position, et, lorsque les gen-
574 VIE DE PLANAT.
darmes eurent terminé Tappel des trente-trois libérés, il s'aTança har-
diment vers eux en disant : « Eh bien, et moi? — Vous? Il n'est pas
question de vous. — Je vous demande pardon, je sais qu'il est arrivé
une déptkho télégraphique qui ordonne ma mise en liberté. >»
Les gendarmes se regardèrent entre eux, et comme mon domes-
tique insistait avec véhémence, l'un d'eux tira un papier de sa poche
et dit : « Ah I tiens ! c'est vrai ; je l'avais oublié ! »
Cest ainsi que Ricder a été mis en liberté dans la journée du 28 jan-
vier. Si je n'étais parvenu à l'avertir à temps, il serait infailliblement
parti pour Cayenne. Je m'abstiens de toute réflexion sur la bassesse
d'un pareil acharnement envers un malheureux domestique, pour se
venger de son maître. Rieder m'assure que, sur les cinq cents trans-
portés qui se trouvaient à bord du Canada, lorsqu'il a quitté le Havre,
il est persuadé que plus des trois quarts sont, comme lui, victimes
de haines particulières. Plusieurs d'entre eux n'ont point été interro-
gés et n'ont point de dossiers dans les commissions militaires. Enfin,
il y a parmi eux des enfants de treize et quatorze ans.
J'ai cru, Monsieur, devoir vous transmettre ces détails. Votre amour
de la justice et de l'humanité m'est un sûr garant du bonheur que
vous éprouveriez, si vous pouviez contribuer à sauver encore quel-
ques innocents qu'une mort lente et certaine attend sur les plages de
la Guyane. Seulement, je dois vous faire observer que les meilleures
intentions resteront sans résultat, tant que ceux qui ont commis les
erreurs ou les excès de pouvoir resteront, seuls et sans contrôle,
chargés de les redresser.
Une dernière lettre sur le môme sujet, adressée à M«« de K***,
épuisera ce curieux épisode du 2 décembre :
Paris, 11 avril 1852.
Assurément rien ne peut nous être plus agréable que d'apprendre
que vous êtes en bonne santé; c'est une très bonne manière de rom-
pre la glace. Mais, cette glace une fois rompue, que dire et qu'écrire?
That is the question. Ce qu'on voudrait écrire, on ne le peut; ce qu'on
pourrait écrire, on ne le veut. Dans cette alternative, il n'y a rien de
mieux à faire que de garder le silence. Aussi, tant que nous vivrons
sous le règne de police, d'inquisition et d'arbitraire qui nous opprime
aujourd'hui, il faut vous attendre à voir nos lettres devenir de jour
en jour plus rares et plus insignifiantes.
Ma santé est assez passable aujourd'hui, après avoir été très mau-
vaise pendant tout l'hiver, gr&ce à la promenade matinale que j'ai dû
faire le 8 janvier dernier, par un temps froid et brumeux, pour voir
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 575
mon domestique, prisonnier au fort d'Ivry. J'en rapportai une in-
flammation de poitrine qui m'a tenu malade pendant trois mois.
Au risque de me faire transporter, exiler ou interner, il faut pour-
tant que je vous raconte l'histoire de mon domestique. Il avait dit
dans ma cuisine, le 2 décembre, « que le Président n'avait pas le droit
de dissoudre l'Assemblée, et que, s'il se montrait dans les rues, il
pourrait bien attraper un coup de fusil ». Or, ce propos a été tenu
pendant trois jours par deux cent mille Parisiens, non pas dans l'in-
térieur d'une maison, mais en public, sur le boulevard, à la barbe de
la troupe, qui, à la vérité, a fini par répondre aux Parisiens en les
massacrant. Mais ce n'est pas là la question. D'après nos lois qui, je
crois, sont les mômes partout, un propos tenu dans l'intérieur d'une
maison n'est pas môme un délit, et ne peut donner lieu à aucune
condamnation. Cependant mon pauvre domestique fut condamné par
la commission militaire (sans jugement bien entendu} à la transpor-
tation, comme étant un socialiste des plus dangereux, avide de viol,
de meurtre et de pillage ; c'est là la formule consacrée pour tous ceux
dont on veut se défaire ou se venger...
Vous lirez un jour le récit des tortures physiques et morales infli-
gées à ce pauvre garçon pendant un mois qu'a duré sa captivité. C'est
à Persigny que je dois sa liberté ; il ne l'a pas fait pour mes beaux
yeux, mais bien par haine pour son collègue. L'histoire que je viens
de vous raconter est celle du plus grand nombre des malheureux,
atteints par ce pouvoir occulte et ténébreux qu'on appelle commimons
militaires et commissions mixtes.
Les années 1853 et 1853 s'écoulèrent tristement. Le coup
d'État du 2 décembre avait porté dans toutes les relations so-
ciales une immense perturbation, bien plus que les événements
de 1848, où les hommes des camps les plus opposés avaient pu
continuer à se voir sans froissement mutuel. Après le coup
d'État, il n'en fut pas de môme. Nous citerons à ce propos un
entretien qui eut lieu au printemps de 1852, entre L. Planât et
l'un de ses plus chers et plus anciens amis, le comte de Lari-
boisière, entretien auquel nous avons assisté, et qui est resté
profondément gravé dans notre souvenir. 11 ne peut y avoir in-
discrétion à le reproduire, puisque c'est publiquement que le
comte de Lariboisière apporta son concours au gouvernement
du 2 décembre, d'abord comme membre de la commission
consultative, plus tard comme sénateur.
11 faut dire ici que, plus d'une fois déjà, des ouvertures du
576 VIE DE PLANAT.
même genre avaient été vaguement faites à L. Planât, d*abord
par Jérôme Bonaparte qui, depuis son retour en France, sem-
blait avoir à cœur de lui faire oublier, à force de prévenances et
d'amabilité, sa conduite antérieure, ensuite par Lucien Murât.
Pourtant, aucun de ces personnages n'ignorait les opinions de
L. Planât; mais moins que personne Louis-Napoléon, qu*il avait
connu en Allemagne, tout jeune homme encore, et envers le-
quel il s'était exprimé avec la plus entière franchise, Tunique
fois qu'il l'avait revu, lors de son arrivée à Paris en 18i8. 11 est
probable que c'est la pétition pour l'affaire de Rieder qui avait
faitriurgiren haut lieu Tidée d'une nouvelle tentative. Quoi qu'il
en soit, c'est M. de Lariboisière qui cette fois avait bien voulu
se charger de cette délicate mission.
« Vous savez bien, mon cher Planât, lui disait-il, que je n'ai
ni conseillé, ni aidé, ni approuvé le coup d'État, et je suis
très éloigné de le glorifier encore aujourd'hui. Mais j'ai la con-
viction qu'en se ralliant actuellement au gouvernement, les
honnêtes gens pourraient faire beaucoup de bien, ou du moins
empêcher beaucoup de mal. C'est ce qui m'a moi-même décidé,
et vous me connaissez assez pour croire à ma parole. — Sans
doute, très cher ami, mais je ne partage pas votre opinion. Je
suis convaincu, au contraire, qu'un gouvernement, arrivé par
cette voie, ne peut faire aucun bien, le voulût-il. Les honnêtes
gens, en s'y ralliant, pourront bien entraver telle ou telle me-
sure par trop exorbitante, tel ou tel méfait isolé ; mais le peu de
mal matériel ainsi empêché ne compensera pas, à beaucoup
près, le mal moral immense produit par leur adhésion, le
trouble jeté dans les consciences, le désarroi de l'opinion, la
confusion irréparable apportée dans toutes les notions du bien
et du mal, du juste et de l'injuste. — Mais, en admettant,
même pour un instant, qu'il y ait quelque chose de vrai dans
ce que vous dites, mon cher Planât, il ne saurait en être ainsi
de l'adhésion de ceux que leur passé rattache tout naturelle-
ment à la famille de Napoléon; ainsi, personne assurément ne
saurait s'étonner de votre adhésion qui ne serait après tout
qu'une sorte de complément de votre vie passée. — A mes
yeux, ce serait un démenti donné à ma vie passée. — Pourtant
SEPTIÈMK PARTIE (1848 A 1857). 577
votre dévouement, votre attachement pour l'oncle, pourraient
sembler- à bien du monde une sorte d'obligation... Mon cher
Lariboisière, pour moi, ce gouvernement-ci représente le par-
jure, le meurtre et la spoliation. Je puis être forcé de le subir;
rien au monde ne me fera consentir à assumer la responsabilité
réelle ni apparente d'aucun de ses actes. »
La conversation finit là et ne fut pas reprise. Les rapports
entre les deux vieux amis, bien que toujours affectueux, devin-
rent dès ce moment plus rares et plus contraints. Pourtant,
dans sa loyauté, le comte de Lariboisière dut convenir plus
tard « qu'après tout, L. Planât pouvait bien avoir eu raison ! »
Bientôt un nouveau sujet de préoccupation vint absorber
pendant plusieurs mois toute l'attention de L. Planât.
Ce n'est pas en France seulement que s'étaient fait sentir les
conséquences du coup d'État. De môme qu'en 1849 les victoires
de l'Autriche, aidée par la Russie, avaient ravivé les espérances
du parti réactionnaire dans toute l'Europe, de même le succès
du coup d'État du 2 décembre causa une recrudescence inouïe
d'arbitraire et de violence dans tous les autres pays, mais prin-
cipalement dans les malheureuses provinces italiennes, occu-
pées par l'Autriche. L. Planât devait, sous ce rapport encore,
faire une fâcheuse expérience.
On a pu juger, par une lettre précédente, de la situation
précaire où se trouvait alors à Paris l'ex-dictateur de Venise.
Pour vivre et faire vivre ses enfants (du moins pendant quel-
ques années), Manin avait toujours compté, en dehors de ses
leçons, sur la vente d'un mobilier et d'une belle bibliothèque
laissés à Venise. Mais, depuis près de trois ans, la police autri-
chienne mettait obstacle, non seulement à toute vente publique,
mais encore aux acquisitions particulières, effrayant les ache-
teurs, et les éloignant par de sourdes menaces. Après le coup
d'Etat, L. Planât résolut d'acheter lui-même cette bibliothèque,
à rinsu^ bien entendu, de Manin qui s'y serait refusé, mais en
réclamant l'aide et les conseils d'un autre exilé vénitien alors de
passage à Paris, homme d'une discrétion à toute épreuve et ami
intime de Manin. M. Degli-Antoni, à peine de retour à Turin,
s'occupa de cette affaire délicate, en s'adressant pour cela à la
37
578 VIE DE PLANAT.
personne chargée à Venise de ses propres intérêts, M"« Gattei,
libraire, femme excellente qui se prêta avec empressement à ce
qui lui fut demandé. Se conformant aux instructions de M. Degli-
Anton i, M"* Gattei lui écrivit « qu'une offre pour Tachât de la
bibliothèque de Manin venait de lui être faite de la part d'un
anonyme qui désirait rester tel, » et le pria d'en informer son
ami. Puis, un peu plus tard et l'affaire conclue, elle lui envoya
une traite à Tordre de Manin, tirée sur un banquier de Paris
qui, prévenu d'avance par L. Planât, l'acquitta sur-le-champ.
Jusque-là tout avait marché à souhait. M°** Gattei, étant elle-
même libraire, rien de plus naturel que son intervention dans cette
affaire et l'ombre même d'un soupçon ne pouvait se présenter
à l'esprit de Manin qui, en effet, a toujours ignoré le véritable nom
de Tacquéreur de sa bibliothèque. Mais, hélas I pour la pauvre
Gattei, cette innocente supercheriedevaitavoir des suites funestes.
Ayant fait transporter dans ses magasins les livres de Manin,
restés jusque-là entassés dans un petit local. M"* Gattei fut ap-
pelée à la police et sommée de donner des explications sur ce
fait, V sur ses rapports avec Manin, sur les motifs qui avaient pu
la porter à se charger d'une affaire aussi embarrassante, etc. ».
Sur sa réponse, que la bibliothèque n'était plus la propriété de
Manin, qu'elle-même était simplement chargée par M. Degli-
Antoni, dont elle était mandataire, de la garder chez elle à la dis-
position du nouveau propriétaire, on voulut savoir le nom de ce
dernier, « dont l'action, lui déclarait-on, était une preuve mani-
feste des plus coupables sympathies politiques ». Par bonheur
elle put prouver, par les lettres de Degli-Antoni,que Tacquéreur
n'était pas un Vénitien, mais un Français, résidant à Paris. Enfin,
après un interrogatoire de plusieurs heures, M"* Gattei fut ren-
voyée chez elle.
M. Degli-Antoni étant alors malade, quelques semaines s'écou-
lèrent avant que L. Planât eût connaissance de ce fait. Aussitôt
qu'il en fut instruit, il s'empressa d'adresser directement à
M"* Gattei une lettre dans laquelle il lui disait qu'il avait désiré
rester inconnu par un simple motif de délicatesse vis-à-vis de
Tami qu'il voulait obliger, mais qu'il ne voyait aucune difficullé
à ce qu'elle fît connaître son nom à M. le directeur de la police
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 579
de Venise. « Un magistrat humain et éclairé (comme il Test sans
doute) saura apprécier le motif qui m*a porté à taire mon nom,
ajouta-t-il, et respecter ce secret de Tamitié. »
En écrivant cette lettre, L. Planât était loin de soupçonner
Tétat des choses à Venise, et que déjà M"* Gattei n'était plus en
liberté. Arrêtée brusquement le 20 août, elle gémissait dans un
étroit cachot, où elle était tenue au secret. Qu'était-il survenu
depuis son interrogatoire du mois de juin? Personne à Venise
ne le savait, et M. Degli-Antoni, de son côté, écrivait de Gènes
qu'il lui était impossible d'imaginer le motif de cette arrestation.
11 est vrai que la pauvre femme avait toujours été mal notée à la
police, à cause de son patriotisme et du dévouement déployé
par elle en 1848.
A la fin de septembre, L. Planât reçut toutefois une invitation
de la part de la légation d'Autriche à Paris, « de vouloir bien se
rendre à cette chancellerie afin d'y donner certains renseigne-
ments au sujet d'une dame Gattei de Venise qui, accusée de vente
frauduleuse, avait invoqué son témoignage. » S'étant rendu en
toute hâte à cet appel, L. Planât put enfin comprendre, à son tour,
ce qui s'était passé à Venise. Les lettres partant de cette ville,
étant invariablement ouvertes et lues par la police, on y avait
connu dès le premier jour l'envoi de la traite fictive, expédiée
par Teresa Gattei à Tordre de Manin; seulement on avait alors
jugé à propos de ne lui adresser aucune question sur ce point,
de ne lui demander aucune explication spéciale. On la laissa
rentrer tranquillement chez elle, dans le secret espoir de lui voir
commettre quelque imprudence et de saisir plus aisément ainsi
les fils d'un complot supposé ; mais, lassé enfin par deux mois
d'attente stérile, on prit le parti d'arrêter la pauvre femme, sous
l'inculpation d'avoir trompé l'autorité, en dissimulant l'envoi
d'un mandat, « preuve évidente que l'acquéreur des livres de
Manin était non un Français, mais un Vénitien, » et on la somma
de le nommer. M"« Gattei eut beau protester de son innocence,
alléguer de nouveau les ordres de Degli-Antoni : ses paroles furent
traitées de mensonges et de perfide machination ; finalement on
lui déclara qu'elle resterait en prison jusqu'à ce qu'elle voulût
bien avouer la vérité. On comprend que la lettre de L. Planât,
580 VIE DE PLANAT.
arrivant sur ces entrefaites, jeta Messieurs de la police dans un
grand embarras ; en effet, celte lettre, signée, datée et timbrée
de Paris, rendait difficile de nier désormais absolument l'exis-
tence de qui Tavait écrite. Après mûre délibération, on résolut
d'en référer à Vienne, d*oii ordre fut enfin envoyé à l'ambassade
de Paris d'avoir à prendre les informations requises.
Rien de plus facile pour L. Planât que de fournir la preuve
irrécusable de l'entière véracité des assertions de M"® Gattei. Ses
explications furent tellement péremptoires que le gouvernement
autrichien lui-même dut sMncl.iner devant l'évidence.
En conséquence, M"* Gattei fut remise en liberté, après cin-
quante-quatre jours de détention, non pas toutefois sans des
menaces de tout genre. Mais son commerce avait périclité pen-
dant son absence ; son associé, effrayé des persécutions crois-
santes de la police, se retira dès qu'il le put. M"* Gattei lutta
vainement quelque temps; ses affaires, si honorablement con-
duites pendant de longues années, se dérangèrent de plus en
plus; la malheureuse femme, craignant la ruine et le déshon-
neur, réduite au désespoir, se jeta dans un puits.
Cette catastrophe, à laquelle L. Planât s'accusait d'avoir invo-
lontairement contribué, lui causa un extrême chagrin, et nous
avons cru devoir lui donner sa place ici, tout en devançant pour
cela un peu la marche des événements.
Du reste, le véritable motif du gouvernement autrichien, pour
montrer tant d'acharnement dans une si mince affaire, se révéla
bientôt. L'Autriche méditait alors d'enlever aux proscrits et aux
émigrés lombards-vénitiens tout moyen d'existence à rétranger.
afin de les contraindre à rentrer, à adhérer à sa domination et
se mettre à sa merci. Elle n'attendait, pour ce faire, qu'une
occasion qui ne tarda pas à se produire. Trois mois plus tard
(6 février 1853), une poignée de jeunes gens, à peine armés, se
ruèrent en plein jour sur le principal corps de garde à Milan,
confiants dans la parole fallacieuse de Joseph Mazzini, qui leur
avait promis que la ville entière se soulèverait à ce signal. La
folle tentative n'eut d'autre résultat que de faire tomber des
centaines de tôles, de remplir les cachots du Spielberg, de Ve-
nise, de Mantoue, de Vérone, d'innombrables victimes politiques.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 581
mais surtout de fournir à TAutriche l'occasion, impatiemment
attendue, d'accomplir son acte de spoliation. Une proclama-
tion du maréchal Radetzky, du 19 février, apprit au monde
étonné que S. M. l'empereur d'Autriche avait daigné mettre le
séquestre sur tous les biens, meubles ou immeubles, des émi-
grés, sans exception aucune (même pour ceux qui étaient de-
venus sujets sardes), et sans distinction surtout entre coupables
et non coupables, « distinction puérile d'ailleurs, dit M. de fiuol,
puisque tous nourrissaient contre l'Autriche une haine égale. »
Les protestations réitérées de la Sardaigne, de l'Angleterre et
de la France ne purent amener l'Autriche à retirer ni même à
modifier ces mesures. L'attitude des émigrés trompa complè-
tement son attente, toud ou presque tous préférant subir la plus
extrême misère, plutôt que de rentrer sous son joug, situation
qui dura plusieurs années.
On sait ce qui se passait à la même époque en France. Partout
la force brutale semblait être devenue la suprême et unique loi ;
partout des milliers d'opprimés succombaient à leurs peines,
tandis que l'oppresseur régnait, adulé et sans conteste. Com-
ment, dans une pareille situation, les esprits libres, avides de
justice et de droit, les cœurs susceptibles de souffrir des maux
d'autrui, auraient-ils pu ne pas se sentir envahis par une amère
tristesse! Les lettres écrites à cette époque par L. Planât se
ressentirent toutes de cette disposition.
F. P.
.4 i/"« de K
***
Paris, 25 juin 1853.
J'ai reçu, ces jours passés, une singulière lettre de M. P...
Il s'évertue à me faire comprendre pourquoi il n'est pas
républicain, et pourquoi un homme sensé en Allemagne ne
peut l'être. C'est une chose dont j'étais parfaitement con-
vaincu avant qu'il m'en parlât.
582 VIE DE PLANAT.
Il m'explique ensuite son patriotisme, qui me paraît
consister dans la haine des idées françaises, car il ajoute
que tout Allemand qui est partisan de ces idées est un
homme vil et méprisable. Cela ne saurait me blesser, parce
que c'est du fanatisme teuton, et que tout fanatisme national
a un côté respectable, bien que déraisonnable. Assurément,
en jetant les yeux autour de lui, M. P... verrait qu'il y a
des Allemands fort estimables qui sont persuadés que
Tadoption des idées françaises serait avantageuse à leur
pays*. Ils peuvent se tromper, mais s'ils sont de bonne foi,
personne n'est en droit de dire qu'ils sont vils et mépri-
sables. Quel homme fut plus respectable que feu M. de K...?
Cependant il était partisan des idées françaises; il ma dit
plus d'une fois dans nos entretiens : « Toutes les améliora-
tions qui se sont produites depuis quarante ans dans nos
institutions politiques, administratives et judiciaires, nous
les devons aux idées françaises. » Il est vrai que, dans ce
temps-là, le bon P... était encore à naître.
Quant à ritalie, il me dit que tout vrai patriote allemand
sera toujours avec l'Autriche pour asservir l'Italie, de peur
que l'Italie ne tombe aux mains de la France. « L'Italie
nous est indispensable, » ajoute-t-il. A la bonne heure, voilà
une politique franchement égoïste et injuste. Mais enfin, les
vrais patriotes allemands ne sont pas des Aristide ; il leur est
bien permis de préférer ce qui est utile à ce qui est juste.
En somme, la lettre de M. P... ne m*a pas offensé, mais
elle m'a cruellement désappointé. Je m'attendais à trouver
dans son langage l'expression de ces sentiments généreux,
de cet amour ardent de la justice et de la vérité qui est
ordinairement l'apanage de la jeunesse; mais, loin de là.
ses raisonnements m'ont paru ceux d'un vieux diplomate
autrichien, au cœur sec et sans pitié, au patriotisme étroit,
1. Il va sans dire que les mots : idées françaises y s*appliquent ici aux idées
de 1789. F. p.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 583
envieux et cupide. Je ne vois guère de différence entre son
langage et celui de M. de Bruck, organe intéressé des
grands capitalistes et des grands manufacturiers de TAu-
triche, qui ne voient dans Tltalie qu'une proie à dévorer
Cela prouve à quel point le parti pris peut pervertir le sens
moral chez les meilleures natures. Lorsqu'on se croit obligé
de défendre et de soutenir un gouvernement sans foi ni loi
(tel que le gouvernement autrichien ou notre gouvernement
actuel), il faut de toute nécessité abjurer, du moins en
apparence, les principes éternels de droit, de justice et de
morale qui sont la règle des honnêtes gens; il faut avoir
recours aux plus détestables sophismes, pour justifier les
crimes et les violences du pouvoir arbitraire*.
A la même.
Paris, 25 janvier 1854.
La pauvre Émilia Manin est morte avant-hier dans
d'atroces souffrances. Ma femme, qui ne la quittait pas
depuis deux jours, a été témoin de cette mort si affreuse.
Vous jugez dans quel état elle est rentrée à la maison! Elle
est inconsolable de cette perte ; elle avait voué à cette pauvre
créature l'attachement le plus tendre. J'achève cette lettre
pendant qu'elle assiste au service funèbre de ce pauvre
1. M. P..., jeune publiciste distingué et réputé libéral, qui venait d'épouser
une ni6cc de M"** Planât, n'exprimait, au sujet de l'Italie, que les idées alors
communes à toute l'Allemagne. Dix ans plus tard, M. P..., bien que person-
nellement converti à la cause de Venise, écrivit encore à sa tante : « Je dois
toutefois vous faire observer que, dans l'Allemagne méridionale, l'opinion
publique continue à être fort peu tolérante {sic) envers les Italiens, et que
l'écrivain libéral allemand se trouve à cet égard absolument dans la mémo
position où se trouverait un écrivain abolitionniste dans les Ëtats esclavagistes
du Sud do TAmérique. » La comparaison était juste; au moment même où
John Brown fut pendu en Amérique, un écrivain allemand, nommé Walliiorst,
fut condamné à trois ans de forteresse, pour avoir plaidé en faveur de Taf^
franchissement de Venise. F. p.
584 VIE DE PLANAT.
ange. Sa mort laisse un vide affreux dans le cœur de ma
femme. Ce n'étaient pas seulement ses souffrances qui la
lui avaient rendue chère, c'était encore son âme noble et
pure, son cœur aimant et reconnaissant. En vérité, on se
prend à douter de la Providence, quand on voit le meilleur
des ôtres, voué pendant tant d'années à d'horribles souf-
frances, finir misérablement dans d'atroces tortures, tandis
que d'infâmes coquins se portent bien, jouissent de tous les
plaisirs de la vie et finissent par mourir tranquillement
dans leur lit.
Sans doute, il faut remercier Dieu d'avoir mis un terme
à de si longues et de si cruelles souffrances ; mais je vous
assure que c'est là une bien faible consolation pour ceux
qui survivent!
Ce fut la dernière lettre adressée par L. Planât à sa belle-mère;
car M"* de K... elle-m<^me, déjà malade lorsqu'elle la reçut,
succomba peu de jours après. Sa mort fut pour les deux époux
un deuil'profond.
Ici se trouve une interruption de plus de trois années dans la
correspondance de L. Planât; quelques lettres absolument pri-
vées, à une sœur de sa femme, étant les seules de cette époque
qui soient revenues entre nos mains. D'ailleurs L. Planât écrivit
fort peu de 1854 à 1857. Sa santé altérée lui commandait impé-
rieusement le repos, et tous les efforts de ceux qui raimaient
devaient tendre à écarter de son esprit non seulement les préoc-
cupations si pénibles de la politique, mais tout sujet d*émotion et
de fatigue. L'année 1855 presque tout entière avait été remplie par
de graves accès de maladie ; à la vérité, une amélioration momen-
tanée se produisit ensuite ; sa sérénité, sa gaieté môme avaient
reparu; mais, dès le commencement de 1857, une nouvelle crise
se déclara et mit sa vie dans un imminent péril. Les soins de
son entourage et ce que les médecins appelaient la vitalité
extraordinaire de ce corps si frêle triomphèrent une fois de
SEPTIÈME PARTIE (i848 A i857). 585
plus ; après six semaines d'une lutte de tous les instants contre
la mort, L. Planât allait entrer en convalescence.
C'est dans un moment si peu opportun cependant que sur-
git une circonstance attendue depuis de longues années par
L. Planât; nous voulons parler des calomnies, dirigées ouverte-
ment contre la mémoire du prince Eugène par le duc de Raguse,
dans des Mémoires posthumes, légués par lui à sa nièce M™® de
Damrémont et dont le sixième volume venait de paraître chez
l'éditeur Perrotin. L. Planât fut informé de ces attaques peu de
jours après, par un de ses amis qui, admis pour la première fois
auprès du lit du malade, eut l'imprudence de lui lire à haute
voix quelques passages du livre de Marmont, publiés dans un
journal du matin. L'effet produit par cette lecture sur le pauvre
convalescent fut d'autant plus vif qu'il se voyait dans l'impos-
sibilité de répondre sur-le-champ d'une manière efficace. Toute-
fois, priant son ami de saisir une plume, il lui dicta d'une voix
presque insaisissable, tant elle était affaiblie, la protestation
suivante que le journal le Siècle inséra le lendemain :
Paris, 18 février 1857.
Monsieur le rédacteur.
Malade au point de ne pouvoir bouger, j'apprends, par un de mes
amis, que le sixième volume des Mémoires du duc de Raguse contient
sur la conduite du prince Eugène on 1814 les assertions les plus
étranges et les plus calomnieuses. J*ai entre mes mains les preuves
irrécusables de la complète fausseté de tout ce qu'avance le maréchal
Marmont à cet égard. Malheureusement hors d'état en ce moment de
pouvoir présenter ces documents au public, je me réserve de le faire
dès que ma santé me le permettra.
Je me borne aujourd'hui à repousser, avec toute Tindignation
qu'elles méritent, d'odieuses assertions, aussi dénuées de vérité que
de preuves, et je vous prie, monsieur le rédacteur, etc.
PLANAT DE LA FAYE,
Ancien officier d'ordonnance de l'Empereur.
Nous voici arrivés à l'une des années les plus pénibles, à l'une
des luttes les plus ardentes de la vie si agitée de L. Planât. Son
âge, l'état de sa santé, sa vue très affaiblie, une affection des
586 VIE DE PLANAT.
bronches qui lui rendait alors plus difficile encore de dicter qae
d'écrire, semblaient des obstacles presque insurmontables à
l'accomplissement de sa tâche. « Mon pauvre mari, écrivit
M"® Planât dans une lettre qui est sous nos yeux, ne peut s'oc-
cuper de rien sans retomber dans un accès de fièvre, et le mé-
decin lui a déclaré aujourd'hui qu'il compromettait sa vie, en
s'obstinant à vouloir écrire la note explicative qu'il juge pour-
tant indispensable pour la publication de ses documents. «
D'autres complications existaient. Le temps avait amené de
grands vides dans la famille du prince Eugène. Sa veuve, ses
deux fils n'étaient plus; le dernier, marié à une princesse de
Russie, ayant laissé en mourant des enfants mineurs, les archives
mômes du vice-roi se trouvaient dispersées : une partie (la plus
importante) était à Saint-Pétersbourg, sous la garde d'une com-
mission de tutelle; une autre était restée à Munich; une troi-
sième,— les correspondances intimes du prince et de sa femme
— avait été remise à leur fille aînée, la reine de Suède. A la vé-
rité, une copie des pièces les plus importantes, qu'il eût été
impossible de réunir aujourd'hui, se trouvait depuis longtemps
dans la possession de L. Planât, par suite de circonstances heu-
reuses, complètement ignorées des enfants du prince Eugène
Mais une attestation officielle de l'authenticité de ces pièces,
peut-être quelques documents complémentaires pouvaient de-
venir nécessaires; était-on certain de les obtenir du bon vou
loir de la grande-duchesse Marie-Nicolaewna, remariée depuis
quelque temps, en froid avec ses belles-sœurs et presque tou-
jours en voyage?
Ces difficultés ne pouvaient arrêter l'impatience de L. Planât.
Sa femme s'étant empressée de rechercher et transcrire les do-
cuments envoyés vingt ans auparavant par la duchesse, il voulut
qu'ils fussent imprimés sans délai, ce qui eut lieu, grâce au
concours actif de quelques amis, au nombre desquels Daniel
Manin, engagé lui-même à cette époque dans une lutte terrible,
déjà fort malade et bien près de mourir.
La brochure : Le prince Eugène en 1814^ Réponse au maréchal
Marmonl, parut dès le 5 mars, contenant trente-trois documents
précédés de ce court avant-propos :
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 587
Le tome VI des Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse,' con^
tient sur la conduite du prince Eugène, en 1813 et 1814, les allégations
suivantes :
« L'Empereur avait donné Tordre au prince Eugène d'évacuer Tltalie,
après avoir fait un armistice, ou bien trompé les Autrichiens et fait
sauter toutes les places excepté Mantoue, Alexandrie et Gênes. J'ai eu
dans le temps quelques doutes sur la vérité de ces dispositions ; mais
elles m'ont été certifiées et garanties depuis, par l'ofÛcier porteur des
ordres et des instructions, le lieutenant général Danthouard, premier
aide de camp du vice-roi. Eugène éluda les ordres de l'Empereur; il
fit cause à part; il intrigua dans ses seuls intérêts. Il s'abandonna à
l'étrange idée qu'il pouvait, comme roi d'Italie, survivre à l'Empire;
il oubliait qu'une branche d'arbre ne peut vivre quand le tronc qui
l'a portée est coupé. Il a été la cause la plus efÛcace (après la cause
dominante, placée avant tout dans le caractère de Napoléon), la cause
la plus efficace, dis-je, de la catastrophe. Et cependant la justice des
hommes est si singulière qu'on s'est obstiné à le représenter comme
le héros de la fidélité! Je tiens à conscience d'établir ces faits, dont
la vérité m'est parfaitement connue, et qui ne sont pas sans intérêt
pour l'histoire. »
J'étais gravement malade lorsqu'un ami vint me commimiquer ce
passage des Mémoires du duc de Raguse, Je ne pus dans le premier
moment que dicter la lettre suivante, qui fut insérée dans le Siècle,,,
Je viens aujourd'hui remplir ma promesse.
J'aurais voulu entrer dans quelques détails importants sur les cir-
constances qui ont mis en ma possession les documents qu'on va lire ;
j'aurais voulu expliquer comment j'ai le droit et le devoir de les pu-
blier ; mais l'étatde faiblesse et d'épuisement dans lequel je me trouve
ne me permet pas d'entrer dans de longs développements.
Toutefois il m'est impossible de laisser plus longtemps une mé-
moire vénérée sous le coup d'odieuses imputations. La renommée du
prince Eugène est une richesse nationale que chacun de nous doit
défendre avec un soin jaloux, en se servant des armes qui sont à sa
portée. Cest en môme temps défendre les droits de l'éternelle justice
et de la vérité.
Je prends donc le ^arti de publier ces documents sans autre com-
mentaire que quelques notes. J'ajoute seulement les observations
suivantes :
1^ Toutes ces pièces m'ont été envoyées, à ma sollicitation, par
S. A. R. madame la duchesse de Leuchteuberg, veuve du prince Eugène,
dans les années 1836, 1837 et 1838.
2<> Elles ont été copiées toutes sur les originaux, et les copies sont
588 VIE DE PLANAT.
écrites (presque en totalité) de la main de madame la duches$« de
Leuchtenberg elle-même.
3<* Tous les originaux sont conservés dans les archives de la famille
ducale de Leuchtenberg.
Je suis certain qu'après avoir lu ces documents, tout homme éclairé
reconnaîtra la complète fausseté des assertions du maréchal Marmont,
et restera convaincu ;
Que le prince Eugène, loin d'intriguer dans un but intéressé, a
constamment et sans hésitation repoussé les offres qui lui étaient
faites; qu'il a scrupuleusement obéi aux ordres de l'Empereur; qu'il
a rempli envers lui et envers la France tous les devoirs que lui im-
posaient la reconnaissance, l'amour de la patrie et la foi jurée; qu'enfin
il s'est montré constamment digne de la devise qu'il s'était choisie :
« Honneur et fidélité. »
Paris, «7 février 1857.
PLANAT DE LA FATE,
* Ancien offlcior d'ordonnance de rEmperenr.
Voici les trente-trois documents * :
N<» I.
Lettre du roi de Bavière, MaximUien-Joseph, au prince Eugène,
Nymphenbourg, le 6 octobre 1813.
Mon bien-aimé fils,
Vous connaissez mieux que personne, mon bien cher ami, la scru-
puleuse exactitude avec laquelle j'ai rempli mes engagements avec la
France, quelque pénibles et onéreux qu'ils aient été. Les désastres de
la dernière campagne ont surpassé tout ce qu'on pouvait craindre;
cependant la Bavière est parvenue à lever une nouvelle armée, avec
laquelle elle a tenu en échec jusqu'ici l'armée autrichienne, aux ordres
du prince de Reuss. Cette mesure couvrait une partie de ma frontière,
mais laissait à découvert toute la ligne qui courtle long de la Bohême,
depuis Passau jusqu'à Egra, ainsi que toute la frontière de la Fran-
conic, du côté de la Saxe. J'ai attendu d'un moment à l'autre quecette
immense lacune du système défensif fût remplie, mais mon attente a
été vaine. Les princes voisins, comme le roi de Wurtemberg, ont re-
fusé tout secours, sous prétexte qu'ils avaient besoin de leurs forces
pour eux-mêmes. L'armée d'observation de Bavière a reçu une autre
destination et n'a jamais suivi aucune espèce de correspondance avec
1. Nous les publions intégralement.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A i857). 589
le général de Wrède. On a laissé le temps aux troupes légères enne-
mies d'occuper, sur les derrières de Farmée, tout le pays entre la Saal
et TElbe, d'y détruire divers corps français et de se rendre redoutables
à rocs frontières, aux réserves de Benningsen, de gagner la Bohême,
d'où elles sont à portée de se jeter, sans trouver d'obstacle ni de ré-
sistance, sur mes provinces en Franconie ou dans le Haut-Palatinat,
et de là sur le Danube, opération qui ne laisserait d'autre retraite à
Wrède, de son propre aveu, que les gorges du Tyrol, et laisserait à
découvert le reste de mes États. Je serais forcé de les quitter avec ma
famille, dans un moment où il serait le plus dangereux d'en sortir.
Dans une situation aussi critique, et presque désespérée, il ne m'est
resté d'autre ressource que de me rendre aux instances vives, réité-
rées et pressantes des cours alliées de conclure avec elles un traité
d'alliance. Je crois avoir remarqué à cette occasion, avec assez de cer-
titude pour me croire fondé à vous le dire, que les Autrichiens ne se-
raient pas éloignés de se prêter du côté de l'Italie k un armistice sur
le pied de la ligne du Tagliamento. C'est votre père, et non le roi, qui
TOUS dit ceci, persuadé que vous saurez allier vos intérêts avec ce que
vous devez à l'honneur et à vos devoirs.
J'ai, comme bien vous pouvez croire, fait rendre le chiffre de l'armée
au ministre de France, sans en prendre copie. Je vous prie de même
d'être persuadé que les malades qui sont dans mes hôpitaux seront
traités à mes frais et renvoyés libres chez eux. Il en sera de même des
individus français et italiens qui se trouveront en Bavière.
J'espère, mon cher Eugène, que nous n'en serons pas moins atta-
chés l'un à l'autre, et que je serai peut-être à même de vous prouver
par des faits que ma tendre amitié pour vous est toujours la même.
Elle durera autant que moi.
Je vous embrasse un million de fois en idée.
Votre bon père,
MAX. JOSEPH.
La reine vous embrasse.
N» II.
Le prince Eugène au roi de Bavière, son beau-père.
Oradisca, 15 octobre 1813.
Mon bon père,
Je reçois à l'instant votre lettre du 8 courant. Votre cœur sentira
facilement tout ce que le mien a dû souffrir en la lisant. Encore si je
ne souffrais que pour moi I mais je tremble pour la santé de mapauvre
590 VIE DE PLANAT.
Auguste, lorsqu'elle sera informée du parti que vous vous êtes cm
obligé de prendre.
Quant à moi, mon bon père, quel que soit le sort que le ciel me ré-
serve, heureux ou malheureux, j'ose vous rassurer, je serai toujours
digne devons appartenir, je mériterai la conservation des sentiments
d'estime et de tendresse dont vous m'avez donné tant de preuves.
Vous me connaissez assez, j'en suis sur, pour être convaincu que,
dans cette pénible circonstance, je ne m'écarterai pas un instant de
la ligne de l'honneur ni de mes devoirs; je le sais, c'est en me condui-
sant ainsi que je suis certain de trouver toujours en vous pour moi,
pour votre chère Auguste, pour vos petits-enfants, un père et un
ami.
Le hasard m'a offert une occasion de faire pressentir le générai
Hiller sur un arrangement tacite par lequel nous demeurerions, lui et
moi, dans les positions que nous occupons, c'est-à-dire sur les deux
rives de risonza ; je ne sais ce qu'il répondra, mais vous le sentirez,
je ne puis faire au delà. Si cette première proposition est jugée in-
suffisante, si la fortune m'est à l'avenir aussi contraire qu'elle m'a été
favorable jusqu'à présent, je regretterai toute ma vie qu'Auguste et ses
enfants n'aient pas reçu de moi tout lebonheurquej aurais voulu leur
assurer; mais ma conscience sera pure, et je laisserai pour héritage à
mes enfants une mémoire sans tache.
Je ne sais, mon bon père, ce que votre nouvelle position vous rendra
possible. Je ne vous recommande pas votre gendre, mais je croirais
manquer à mes premiers devoirs si je ne vous disais pas : Sire, n'ou-
bliez ni votre fille ni vos petits-enfants.
Je suis, mon bon père, avec les sentiments de respect et de tendresse
que vous me connaissez et que je vous ai voués pour la vie.
Votre bien affectionné fils,
EUGÈNE.
Je présente mes hommages à la reine; j'embrasse frères et sœurs.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A i857). 591
NO III.
Le roi de Bavière au prince Eugène.
Francfort-sar-Mein, le 16 novembre 1813.
Vous pouvez ajouter foi, mon cher Eugène, à tout ce que vous dira
le prince Taxis, porteur de la présente. Il a toute ma confiance, et,
quoique jeune, il en est digne. Le papier ci-joint vous donnera une
idée générale de la situation des choses. Brûlez-le dès que vous l'au-
rez lu. Je vous embrasse tendrement, et vous aimerai, vous, ma fille
et mes petits-enfants, jusqu'à mon dernier soupir.
Votre bon père et meilleur ami,
MAX. JOSEPH.
Il ne dépendra pas de moi que vous ne soyez aussi heureux que vous
méritez de Tôtre ; tout le monde de ce côté-ci vous aime et vous res-
pecte; c'est ce que j'entends tous les jours.
N« IV.
Relation de la mission du prince de la Tour et Taxis, envoyé par les sou--
verains alliés auprès du prince Eugène, en novembre 1813. Faite à Mu-
nich, /e 45 novembre 1836 et adressée à S. A, R. madame la duchesse de
Leuchtenberg, veuve du prince Eugène.
Madame,
D'après l'autorisation du roi mon maître, dont V. A. R. m'a donné
l'assurance au nom de son auguste frère, je m'empresse d'obéir à ses
ordres, et de lui soumettre un récit fidèle de la mission dont je fus
chargé au mois de novembre de l'année 1813.
J'étais à cette épo^e major et aide de camp du feu roi Maximilien-
Joseph, attaché pour la durée de la guerre à l'état-major général de
M. le maréchal prince de Wrède, qui se trouvait à Francfort, où en
même temps tous les souverains alliés étaicntprésents. Le roi de Ba-
vière s'y était également rendu. — Ce fut le 16 novembre que le maré-
chal rac fit venir et me dit qu'on avait pris la résolution de faire des
démarches pour détacher, si cela serait possible, l'Italie entière du
système ennemi sans effusion de sang; que déjà on avait entamé des
négociations avec le roi Joachim à Naples, et que maintenant les puis-
sances alliées avaient engagé le roi de Bavière, comme le beau-père
592 VIE DE PLANAT.
du prince vice-roi, de fuirc en leur nom des ouvertures à ce sujet à
son gendre. — De plus, j'appris que c'était moi qui avais été choisi
pour cette mission et je reçus Tordre do me rendre immédiatement
chez Sa Majesté. Le roi me donna une lettre adressée à son beau-fils,
et m'ordonna d'aller trouver avant mon départ M. le prince de Mel-
temich, chancelier d'État de S. M. l'empereur d'Autriche, lequel me
donnerait des instructions verbales.
Arrivé au logement de ce dernier, j'appris que, comme cette afTaire
délicate devait être traitée avec le plus grand secret, je de vais me pré-
senter en uniforme autrichien aux avant-postes de l'armée française
en Italie, comme un parlementaire ordinaire. Le prince de Mettemich
médit que l'intention des souverains alliés était que je fisse tout ce
qui serait en mon pouvoir pour persuader le prince Eugène d'accepter
les propositions contenues dans la lettre du roi de Bavière ; à quoi je
pris la liberté de répondre que j'avais l'honneur de connaître person-
nellement le vice-roi, et que j'étais intimement persuadé que tous \ts
efforts seraient infructueux, quand même mon éloquence serait aussi
grande que possible, ce que d'ailleurs j'étais bien éloigné de croire;
mais que toutefois, étant militaire, je saurais obéir. M. de Mettemich
répliqua que sans aucun doute le prince Eugène possédait l'estime de
l'Europe entière, mais que la situation générale des affaires lui faisait
un devoir d'essayer, au nom des puissances, la démarche en q[ues-
tion. Puis, il me donna une lettre pour le général baron Hiller,
quoique son successeur, le maréchal comte de Bellegarde, était déjà
nommé.
Je partis en poste, dans la nuit du 16 au 17 novembre, de Francfort,
passai par Augsbourg et Insbruck et suivis la grande route jusqu'à
Trente, où j'étais obligé de la quitter, vu la position respective des
deux armées. Je pris donc par le col de Lugano, et descendis par Ci-
tadelle et Bassano.
Enfin, le 21 do grand matin, j'étais rendu à Vicence, où se trouvait
le quartier général autrichien. Peu après, je me fis annoncer chez le
général Hiller et lui remis la dépèche concernant les détails acces-
soires de ma mission, et qui lui prescrivait de me fournir Tuniforme
d'un officier supérieur de son état-major général ; tout fut arrangé de
la sorte, et le 22, avant la pointe du jour, je partis de Vicence, déguisé
et sous le nom d'un major Eberle.pour Stra-di-Caldiera, où je remis
une lettre du général Hiller au général Pflachner, qui commandait les
avant-postes, dans laquelle il lui était enjoint de me faire donner de
suite un cheval de hussard, et de me faire accompagner par un trom-
pette aux avant-postes français.
Bientôt après, j'avais passé les dernières vedettes autrichiennes, et,
avançant sur la grande route de Vérone, j'aperçus dix minutes plus
tard un piquet de chasseurs à cheval ; je fis donner le signal d'usage.
SEPTIÈxME PARTIE (1848 A 1857). 593
et dans quelques instants un officier vint pour me recevoir ; il me dit
(comme c'est l'usage général) que je ne pouvais passer en aucun cas
jusqu'au quartier général du vice-roi, vu que le général Rouyer, qui
commandait les avant-postes français, avait les instructions générales
pour se faire remettre toutes les dépèches apportées par un parlemen-
taire quelconque. Gomme cette difficulté était prévue, je lui remis une
lettre écrite par moi, mais cachetée parle général Miller, et dans la-
quelle je prévenais le prince que des communications de la plus haute
importance devaient lui être faites verbalement. Puis j'ajoutais que,
en tous cas, je ne quitterais pas les avant-postes avant la réponse du
vice-roi. L'officier partit au galop et revint bientôt après pour m'an-
noncer que le général Rouyer venait d'expédier un aide de camp afin
de porter ma lettre à Vérone.
J'attendis trois heures environ, au bout desquelles on vintm'annon-
cer que le prince me recevrait dans l'église du petit village de San-
Michèle, qui se trouvait à peu près à mille cinq cents pas des avant-
postes; j'eus les yeux bandés, comme c'est l'usage en pareil cas, et
je fus conduit à cette église, où on ôta de nouveau le mouchoir.
Quinze minutes après, le prince Eugène descendit de cheval etentra
dans le local où je me trouvais ; il me reconnut à l'instant même où
je lui remis la lettre du roi, et puis se tourna vers les officiers de sa
suite en disant: « Gomme nous n'avons rien à cacher à Monsieur dans
un pays ouvert, j'aime autant respirer en plein air. » Nous sortîmes
donc tous, et tandis que la suite se tenait près du péristyle de l'église,
le vice-roi se promenait avec moi à cent pas de distance.
Ge n'est qu'après m'avoir demandé des nouvelles de la santé de son
auguste beau-père, que le prince ouvrit sa lettre ; il la lut deux fois,
ainsi qu'une note qui y était incluse, et puis me dit, sans la moindre
hésitation: » Je suis bien fâché de donner un refus au roi, mon beau-
père, mais on demande l'impossible. »
G'est ici, Madame, où la partie importante de ma narration parait
commencer seulement, qu'elle est pour ainsi dire déjà terminée; car
tout le reste de cette conversation roule sur les mômes termes. J'avais
beau me servir des expressions mille fois rebattues de politique, d'uti-
lité, d'intérêt du moment, etc., etc., avec les deux mots bien simples
du devoir de la reconnaissance et de la sainteté du serment prêté, l'a-
vantage restait toujours du côté du prince. Cependant j'essayerai de
retracer encore à V. A. R. textuellement quelques phrases prononcées
par le feu prince, son illustre époux. Lorsque je lui parlais du sort de
ses enfants, il me dit: « Gcrtainement j'ignore si mon fils est destiné
à porter un jour la couronne de fer ; mais en tout cas, il ne doit y
arriver que par la bonne voie. » Puis, lorsqu'il apprit par moi que les
puissances alliées étaient bien décidées à passer le Rhin avec des
forces supérieures, il me répondit : « On ne peut nier que l'astre de
38
l
594 VIE DE PLANAT.
l'Empereur commence à pâlir; mais c'est une raison de plus pour
ceux qui ont reçu de ses bienfaits de lui rester fidèles. » Et puis il
ajouta que môme les offres qui venaient de lui être faites ne reste-
raient pas un secret pour l'Empereur. Enfin lorsque, comme dernier
argument, je commençais, ainsi que mes instructions me le prescri-
vaient, de lui parler des dispositions assez claires que le roi Joachim
avait témoignées de traiter avec les souverains alliés, et lorsque
j'ajoutais qu'avant six semaines son flanc droit se trouverait exposé,
compromis peut-être, le prince me dit : « J'aime à croire que vous tous
trompez; si toutefois il en était ainsi, je serais certainement le dernier
pour approuver la conduite du roi de Naples ; encore la situation ne
serait-elle pas exactement la même : lui est souverain, moi, ici, je ne
suis que le lieutenant de l'Empereur. » Enfin notre conversation se
termina exactement comme elle avait commencé; la résolution da
prince resta inébranlable.
Pour ce cas, j'avais Tordre de le prier de déchirer en ma présence
la lettre du roi de Bavière, ainsi que la note incluse, ce qu'il fit à
rinstant même ; puis il me dit qu'il allait rentrer à Vérone, et que là
il écrirait une lettre à son beau-père pour lui expliquer les motifs de
son refus ; puis il appela le général Rouyer, l'engagea à me faire dîner
avec lui, et remonta à cheval avec toute sa suite.
Vers huit heures du soir, ce même jour, 22 novembre, un officier
d'ordonnance m'apporta la lettre en question, et je quittai San-Micbèle
immédiatement après pour regagner les vedettes autrichiennes. Le
lendemain de grand matin, je me présentai chez le général Hiller
pour lui dire en peu de mois que ma mission n'avait pas réussi, et
vers le coucher du soleil, après avoir repris mon uniforme bavarois,
je repartis pour l'Allemagne. Mes instructions portaient de me rendre
d'abord à Garlsruhe, où le roi Maximilien-Joseph avait eu Tintenlion
de se rendre ; ce fut là que je lui remis la réponse du prince Eugène.
Il la lut en disant : Je le leur avais bien dit, la recacheta aussitôt» et
m'ordonna de repartir immédiatement pour Francfort, afin de la re-
mettre au prince Metternich, et de lui faire de vive voix un rapport
sur ma mission.
J'arrivai à Francfort le 30 novembre au matin, et m'acquittai sur-
le-champ de ce. qui m'était prescrit. M. de Metternich me dit combien
il regrettait que la démarche avait échoué, [sic) tout en rendant la
justice la plus entière au beau caractère du prince ; ensuite il ajouta
qu'il communiquerait la réponse du prince aux souverains alliés, et
qu'il la renverrait plus tard au roi par un courrier de cabinet.
C'est ici, Madame, que ma narration est finie. Peut-être Votre Al-
tesse Royale la trouvera-t-elle incomplète, mais j'ose compter sur son
indulgence. J'ai dit tout ce que ma mémoire avait gardé, et vingt-trois
ans ont passé depuis. Le point essentiel pour l'histoire est toujours
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857).
595
de sdvoir que le prince a non seulement fait ce que llionneur exi-
geait, mais qu'il n'a pas même hésité un seul instant à le faire.
En me mettant aux pieds de Votre Altesse Royale, j'ai l'honneur
d'être avec le plus profond respect, Madame,
De Votre Altesse Royale, le très obéissant très
soumis et très dévoué serviteur,
Signé: Le prince auguste de la tour et taxis.
Général-major à la suite de l'armée.
Pour l'authenticité de la signature là-dessus,
Le secrétaire général au ministère de la guet^e^
(L. S.)
Munich, le 15 novombro 1836. Signé: GLOCKNER.
Le soussigné, secrétaire intime au ministère des affaires étrangères de
Bavière, certifie l'authenticité de la signature ci-contre du secrétaire général
au ministère de la guerre.
Munich» le 15 novembre 1836.
(L. S.)
Par autorisation du ministre.
Pour copie conforme,
Munich, lo 15 novembre 1836.
Sceau des
affaires étrangëresj
de Bavière.
Signé: gessele.
gessele.
Secrétaire intime.
No V.
Lettre du prince Eugène à la princesse Auguste,
Vérone, 23 novembre 1813.
Je t'envoie, ma bonne Auguste, une lettre que j*ai reçue du roi par
un officier parlementaire. Cet officier n'était autre que le prince Taxis.
596 VIE DE PLANAT.
J'ai causé plus d'une heure avec lui, et je t'assure que je n'ai dit ^e
ce que je devais. En deux mots, il m'a apporté la proposition de la
part de tous les alliés, pour me faire quitter la cause de l'Empereur,
de me reconnaître comme roi d'Italie.
J'ai répondu tout ce que toi-même tu aurais répondu, et il est parti
ému et admirateur de ma manière de penser; comme il a vu que je
ne voulais entendre à rien qu'à un armistice, il m'a assuré que le roi
l'obtiendrait d'autant plus « que les alliés admiraient mon caractère
et ma conduite ».
C'est déjà une bien belle récompense que de commander ainsi l'es-
time à ses ennemis.
Déchire le billet du roi, ne parle de rien de tout cela.
Dans l'armée on ne sait qu'il est venu un parlementaire que comme
officier autrichien.
Adieu, etc., etc.
N« VI.
L'Empereur au prince Eugène,
Saint- Cload, 17 novembre 1813.
Mon Ûls, le général Danthouard arrive. Vous avez encore une belle
armée, et si vous avez avec cela iOO pièces de canon, l'ennemi est
incapable de vous forcer, il ne s'agit que de gagner du temps. J*ai
ici 600000 hommes en mouvement; j'en réunirai 100000 en Italie. Je
vais prendre des mesures pour porter tous vos cadres au grand com-
plet de 900 hommes par bataillon. Faites-moi connaître si tous les ré-
giments de l'armée d'Italie d'ancienne formation auraient de TétofTe
pour établir les 6«* bataillons.
Votre affectionné père,
NAPOLÉON.
p. s. Vous trouverez ci-joint la note du départ des colonnes ita-
liennes.
No VII.
Saint-Cloud, 18 novembre 181S.
Mon fils.
J'ai reçu votre lettre sur la situation des esprits en Italie. J'envoie
à Gênes le prince d'Essling avec 3000 hommes, tirés de Toulon. Je
vous ai envoyé aujourd'hui un ordre pour la formation de plusieurs
sixièmes bataillons. Vous y aurez vu que vous pouvez compter suruB
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 597
renfort de 15 à 16000 hommes, et qu'en outre 40000 hommes seront
réunis avant le l**" janvier à Turin et à Alexandrie. On fera encore de
plus grands efforts. Dans ce moment, tout est ici en mouvement. Ne
vous laissez point abattre par le mauvais esprit des Italiens. Il ne
faut pas compter sur la reconnaissance des peuples. Le sort de Tlta-
lie ne dépend pas des Italiens. J'ai déjà 600000 hommes en mouve-
ment. Je puis employer là-dessus 100000 hommes pour Tltalie. De
votre côté, remuez- vous aussi. Écrivez au prince Borghèse. Il me semble
que la grande-duchesse et le général Mioilis pourraient envoyer des
colonnes dans le Rabicon. J'ai envoyé le ducd'Otranteà Naplespour
éclairer le roi et l'engager à se porter sur le Pô. Si ce prince ne trahit
pas ce qu'il doit à la France et à moi, sa marche pourra ôtre d'un
grand effet.
Votre affectionné père,
NAPOLÉON.
N» VIII.
VEmpereur au prince Eugène.
Sain^C]oud, 20 novembre 1813.
Mon fils,
Je viens de dicter au général Danthouard ce qu'il doit faire à Turin,
Alexandrie, Plaisance et Mantoue ; il vous fera connaître mes inten-
tions.
Il ne faut point quitter l'Adige sans livrer une grande bataille; les
grandes batailles se gagnent avec de l'artillerie : ayez beaucoup de
pièces de 12. Étant^à portée des places fortes, vous pourrez en avoir
autant que vous voudrez. Vous n'avez plus rien à craindre d'une di-
version sur les derrières, puisque l'artillerie ne passe nulle part.
Mettez 200 hommes et six pièces de canon à Brescia, à la citadelle.
Ayez des barques armées, qui vous rendent absolument maître du lac
de Peschiera, du lac de Lugano, du lac Majeur et du lac de Gômc.
Faites construire de bonnes redoutes fraisées et palissadées sur le
plateau de Rivoli et qu'elles battent le chemin de Vérone, sur la rive
gauche de l'Adige. Faites construire des ouvrages du côté de Montebello
(ce dernier mot est effacé et remplacé de la main de VEmpereur par la
Couronne).
Si vous êtes à temps, occupez les hauteurs de Galdiero et faites-y
faire des redoutes; coupez les digues de l'Alpon et inondez le bas
Adige. Enfin, la grande manœuvre serait d'attraper l'ennemi en con-
certant les moyens de passer rapidement, et sans qu'il le sût, par
898 VIE DE PLANAT.
Mestre. Cette manœuvre concertée en secret, et avec les grands moyens
que vous avez, pourrait vous donner des avantages considérables.
Votre affectionné père,
NAPOLÉON.
N« IX.
Lettre du général Danthouard au prince Eugène
Sans date.
Monseigneur,
J'ai llionneur d'adresser à V. A. I. une copie des instructions que
l'Empereur m'a dictées et que j'ai écrites à la volée. Je pense queV.A.
est déjà au courant de tout cela, mais il y a des articles intéressants.
J*ai écrit comme TEmpereur parlait. Il y a eu ensuite une conversa-
tion d'une heure. Il est déjà passé 5000 conscrits pour Alexandrie,
et il y en a 7000 passés de Piémont en France.
Je n'ose m'exprimer sur ce que je pense des travaux militaires da
Mont-Genis; il faudra une division pour les garder si on les achève;
mais je parie qu'il en sera pour ce point comme pour Peschiera.
V. A. I. verra que je suis encore loin d'elle pour plusieurs jours.
Je ne sais comment le prince Borghèse prendra ma mission; mais s'il
la prend bien, je la ferai bien; s'il la prend mal, je ne pourrai li
remplir en entier. L'Empereur m'a dit de lui rendre compte directe-
ment et en même temps m'a ajouté :
«Tout ce que vous allez faire étant pour le vice-roi, vous le prévien-
drez de tout ce qui sera nécessaire. » Je prie V. A. I. de m'adresserses
ordres à Turin pour ces premiers jours; il est probable que je n'irai
à Plaisance qu'après Casai, et passant par Milan.
J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, Monseigneur,
De Votre Altesse, le très humble et dévoué,
Comte DANTHOUARD.
N» X.
Ordres et instructions dictés par CEmpereur, le 20 novembre 1813, à
onze heures du matin.
Danthouard m'écrira du Mont-Genis où en est la forteresse, si ob
peut l'armer, si elle est à l'abri d'un coup de main, etc.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 599
II verra le prince Borghèsc qui doit avoir reçu la copie de Tordre
que j'ai signé hier, ayant deux buts, ou qui la lui fera voir.
Premier but. — !• L'envoi de 16000 hommes de renforts à l'armée
d'Italie sur la conscription des 120000 hommes. Ces 16000 hommes
sont fournis aux 6 corps qui forment l'armée d'Italie, à raison de
700 hommes; total, 4200 hommes. Plus, 800 hommes à prendre au dé-
pôt du 156<' pour le 92"; en tout, 5000 hommes, et en 7000 hommes
qui font partie des régiments qui sont à l'armée d'Italie et dépôts au
delà des Alpes. Enfîn, en 600 hommes du dépôt du 156* régiment pour
le 36* léger, 600 hommes pour le i33% 600 hommes pour le 132«, etc.;
total, 16000 hommes.
Au reste, le prince Borghëse lui remettra le décret qui est très dé-
taillé afin qu'il en ait pleine connaissance pour l'exécution de ses
ordres.
Il reconnaîtra : 1^ si les conscrits sont beaux hommes et forts, s'as-
surera de la quantité, si la désertion a occasionné des pertes et com-
bien, etc.
2*^ Il s'informera du directeur de l'artillerie s'il a les armes pour
ces 16000 hommes.
3® Il s'assurera si l'habillement, grand et petit équipement, sont
prêts, ou quand ils le seront, etc.
i^ Ces 16000 hommes sont destinés aux l*** et 2* bataillons de l'armée
d'Italie; mais j'ai en outre une armée de réserve de 30000 hommes par
décret d'hier ( 1 9 novembre), et à prendre sur la levée des 300 000 hommes.
Ces 30000 hommes se lèveront en Provence, en Dauphiné, Lyonnais,
et seront réanis à Alexandrie à la fin de décembre.
Il faut voir si les armes sont prêtes ainsi que l'habillement, ou bien
si les mesures sont prises pour cela, pour ces 30000 hommes. Ces
30000 hommes, formant 3 divisions, seront incorporés, pour la l*** di-
vision, dans les 4* et 6* bataillons de l'armée d'Italie, le 4* bataillon
existant à Alexandrie. Le vice-roi fera former les cadres des 6 ba-
taillons et les enverra de suite à Alexandrie.
La 2* division sera formée des bataillons qui ont leur dépôt en Pié-
mont. Plusieurs retournent à la Grande Armée, en sorte qu'il ne faut
compter que sur la moitié; il faut donc former des cadres en rempla-
cement et les diriger sur ces dépôts.
La 3* division sera formée de il à 12 cinquièmes bataillons, dans les
27« et 28* divisions militaires.
La !'• division recevra 9 000 ]
La 2« division recevra 7 500 [ 22000 hommes
La 3* division recevra 5500 )
Indépendamment de ces 3 divisions, je forme une réserve en Tos-
cane des 3% 4*, 5» bataillons du 112« régiment, des 4% 5* bataillons
du 35° léger, quireçoivent 2 500 hommes sur la levée des 300000 hommes.
600 VIE DE PLANAT.
Plus, je forme une réserve à Rome des 3«, V bataillons du 22» léger,
des 4% 5» bataillons du 4* léger, des 4% 5* bataillons du 6» de ligne,
qui recevront 3000 hommes sur les 300000 hommes, non compris ce
qu'ils reçoivent des 120000 hommes; total 28000 hommes.
U reste 2000 hommes, pour Tartillerie d'Alexandrie, Turin, pour
les sapeurs, les équipages... Je veux une artillerie pour Tannée de
réserve.
J'ai envoyé le prince d'Essling à Gènes avec 3000 hommes de gardes
nationales levées depuis un an à Toulon. Il est possible que je lui
confie le commandement de Farmée de réserve ; mais s*il est totale-
ment hors d'état de le remplir à cause de sa poitrine, j'y enverrai
probablement le général Gaffarelli.
Ainsi donc, avant le !•' janvier, le vice-roi recevra 16000 hommes
des 120 000 hommes pour recruter les trois premiers bataillons des
régiments, tout cela de l'ancienne France ; il n'y aura ni Piémontaîs,
ni Italiens, ni Belges; plus 30000 hommes de l'armée de réserve;
total, 46000 hommes réunis d'ici au mois de février, tous vieux
Français et âgés de 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32 ans.
Le principal soin doit ùtre de former les 6^" bataillons et de tirer
des corps pour former les cadres dont nous manquons et qu'on ne
peut créer.
Le roi de Naples m'a écrit qu'il marche avec 30000 hommes. S'il
exécute le mouvement, l'Italie est sauvée ; car les troupes autrichiennes
ne valent pas les Napolitains.
Le roi est un homme très brave, il mérite de la considération, il
ne peut diriger des opérations, mais il est brave, il anime, il enlève
et mérite des égards. Il ne peut donner de l'ombre au vice-roi; son
rôle est à Naples, il n'en peut sortir.
Danthouard me rendra compte de l'état dans lequel se trouve la ci-
tadelle de Turin, son armement, ses magasins de guerre et de bouche,
son commandant, les officiers du génie, de l'état-major, etc., etc.
Il me rendra le môme compte sur Alexandrie, en joignant le calque
des ouvrages; il me fera rapport sur les officiers, l'état-major, etc.
Même rapport sur la citadelle de Plaisance. On me parle de la ci-
tadelle de Casai; il s'y rendra, et me rendra compte si cela vaut la
peine d'ôtre armé et approvisionné. Si le vice-roi avait enfermé dans
les places les fonds de dépôts comme quartiers-maîtres, ouvriers, etc.,
il faut les retirer, il faut même évacuer tout ce qui, dans ce genre,
se trouve à Mantoue ; on y a môme enfermé le 5* bataillon en dépôt
du 3» léger; j'ai donné des ordres pour que ce dépôt reçoive 600 con-
scrits à Alexandrie; Danthouard se fera rendre compte où cela en est
et que cela soit dirigé d'Alexandrie; ensuite que le dépôt-major, ou-
vriers, soient à Plaisance pour recevoir ce qui revient de la Grande
Armée et organiser un bataillon. Danthouard trouvera à Alexandrie
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 601
700 hommes pour le 13» de ligne. Le vice-roi a enfermé le dépôt à
Palma-Nova ; ces 700 hommes vont se trouver seuls. J'ai ordonné d'en
former le 6* bataillon. Il faut que le vice-roi fournisse quelques offi-
ciers, et le prince Borghèse formera le cadre. J'ai ordonné qu'un demi-
cadre du 13* soit envoyé de Mayence; mais jusqu'à l'arrivée, il faut
pourvoir à la réception, organisation, instruction, et mettre ce batail-
lon à la citadelle d'Alexandrie. Danthouard trouvera à Plaisance
le dépôt du 9* bataillon des équipages militaires. Il faut diriger tout
l'atelier, le matériel, les magasins sur Alexandrie, qui est une place
sûre.
Si les approvisionnements des citadelles de Turin et d'Alexandrie
n'étaient pas complets, il faudrait en rendre compte au prince Bor-
ghèse, pour qu'il y pourvoie de suite.
Danthouard donnera des ordres en forme d'avis pour tout ce qu'il
croira nécessaire d'après mes intentions et me rendra compte des
ordres qu'il aura donnés.
Il faut que les fortitlcations soient en état, fermer les gorges en
palissades, voir ce qui est nécessaire pour les parapets et banquettes
à rétablir, etc., etc. Porter une grande attention sur les inondations.
Compte-t-on dans le pays sur l'inondation du Tanaro, et la résistance
du pont écluse?
Un régiment croate de 1300 hommes et 600 chevaux est à Lyon. Je
donne ordre à Corbineau de faire mettre pied à terre et d'envoyer
cette canaille sur la Loire, et de donner 300 chevaux à chacun des
deux régiments i^' de hussards et 31* de chasseurs.
Je vais m'occuper de la cavalerie pour l'armée d'Italie : 1® J'envoie
à Milan tout ce qui appartient au 1'' de hussards et 31* de chasseurs;
2^ Je vais y envoyer deux bons régiments de dragons d'Espagne de
I 200 chevaux chacun.
J'ai ordonné que toutes les troupes italiennes de la Grande Armée
66 rendent à Milan, il y a 4000 hommes. Même ordre pour les mômes
qui sont en Aragon et en Espagne; il y a 6000 hommes, tout cela est
en marche. J'ai ordonné à Grouchy de se rendre à l'armée d'Italie.
II est un peu susceptible, mais le vice-roi fera pour le mieux. Le
vice-roi peut avoir grande confiance en Zucchi ; j'en ai été très con-
tent.
II ne faut pas donner du crédit à Pino, il faut élever en crédit Pa-
lombini et Zucchi et soutenir Fontanelli. L'expérience m'a prouvé que
l'ennemi s'occupe particulièrement de gagner les généraux étrangers
que nous portons en avant et leur accorde crédit et confiance. Ainsi
de Wrède, pour qui j'ai tout fait, a été tourné contre moi, mais il est
mort. Les trois généraux que j'indique peuvent être mis en avant en
■
ce moment et annuler Pino.
11 faut que les approvisionnements des places soient pour six mois.
602 VIE DE PLANAT.
Je désire que Danthouard examine Saint-Georges et me dise sur quoi
je puis compter.
Opérations. — Le vice-roi ne doit pas quitter TAdige sans une
bataille. Il doit avoir de la confiance; il a 40000 hommes, il peut avoir
120 pièces de canon, il est sûr du succès. Quitter TAdige sans se battre
est un déshonneur. Il vaut mieux être battu.
Il faut qu'il y ait beaucoup d'artillerie, il ne doit pas en manquer i
Mantoue et Pavie. Il n'y a que les attelages qui pourraient manquer;
mais les dépôts sont trop voisins pour que Ton ait besoin de traîner
beaucoup de caissons. Ce n'est pas comme l'armée attaquante qui est
obligée à avoir avec soi ses deux approvisionnements. Il faut une ré-
serve de 18 pièces de 12 pour un moment décisif. L'attelage bien né-
cessaire est celui de la pièce et d'un caisson et demi ; il n'est pas né-
cessaire d'attelages réguliers pour les affûts, les forges, les rechanges,
etc., lorsque l'on est aussi près de ses places et dépôts.
Lorsqu'il verra venir la bataille, il doit avoir 150 à 200 pièces. Je
n'attache pas d'importance à la perte des canons, si les chances de
prises peuvent être compensées par les chances de succès.
Je suppose que la demi-lune de la porto de Vérone à Caldiero est
établie et armée ; en cas contraire, il faut l'établir sur-le-champ et
l'armer avec du 8 et du 12 en fer ou mauvais aloi à tirer des places,
puisque l'on n'a pas occupé Caldiero, qui était la véritable position.
J'avais dans le temps fait établir cette demi-lune.
L'occupation des hauteurs de Caldiero, couvertes d'ouvrages de
campagne, ne peut être forcée TAlpon en avant. On doit y être sans
inquiétude. La Rocca-d'Anfo barre le seul chemin par où Ton puisse
venir avec de l'artillerie. 11 y faut deux chaloupes armées pour le lac»
il faut deux ou trois barques armées pour le lac dcComo. Il faut tirer
des marins de la côte pour ce service, et s'il n'y en a pas, en demander
au prince Borghèse, de Gênes, où il se trouve des marins de Tancienne
France. 11 faut 3 à 400 hommes dans la citadelle de Bergame et de
Brescia. Quelques poignées d'hommes de gardes nationales pour rin-
térieûr de la ville et deux mauvaises pièces à la citadelle.
Il faut des bateaux armés pour les lacs de Mantoue, et qu'il y ait
un lieutenant de vaisseau de la vieille France pour chef; il faut res-
ter maître de tous les points des lacs.
Il faut se maintenir en communication avec Brondolo par la rive
droite de l'Adige. 11 faut à Rivoli une bonne redoute palissadée, armée
de canons, ce qui rend impraticable la grande route de Vérone.
Il faut occuper le Montebaldo, et un ouvrage à la Corona.
Il faut alors que l'ennemi passe l'Adige, et je ne vois pas de diffi-
cultés à couper les digues de l'Alpon et même les digues de l'Adige
sous Legnago à Chiavari (enbatardeau). 11 faut des bateaux armés sur
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 603
le lac Majeur et sur le lac de Lugano, sans violer les Suisses. Il y a
un point au royaume d'Italie. Dans ces situations inforçables, il ne
faut pas quitter sans une bataille ; une manœuvre que j'indique, que
je ne conseille pas, que je ferais, serait de passer par Brondolo-sur-
Mestre, et de forcer sur Trévise ou la Piave avec 30000 hommes; il ne
manque pas de moyens de transports à Venise. Je la ferais, mais je
ne conseille pas, si on ne me comprend pas. On obtiendrait des ré-
sultats incalculables. L'ennemi opère par Gonegliano et Trévise ; on le
coupe, on le disperse, on le détruit, et, s'il faut se retirer, on le fait sur
Malghera et TAdigc, Mais je ne conseille pas cette manœuvre hardie;
c'est là ma manière, mais il faut comprendre et saisir tous les détails
et moyens d'exécution, le but à remplir, les coups à porter, etc., etc.
L'armée serait... (S. M. en est restée là court,)
Si le vice-roi perdait la bataille et abandonnait TAdige, il a la
ligne du Mincio qui n'est pas bonne, mais qu'il faut préparer d'avance
pour s'en servir pour un premier moment de retraite et voir venir;
ensuite l'Adda, le Tessin, etc., etc. Je pense que, forcé sur le Tessin,
il doit se jeter sur Alexandrie et la Boquette. Il serait à Alexan-
drie renforcé par l'armée de réserve, sa ligne d'opération serait par
Gênes.
Je préfère défendre Gênes au Mont-Cenis parce que d'Alexandrie et
Gênes il protège davantage la Toscane. Au cas de retraite il faudra
prévenir les garnisons de Tarin et du Mont-Cenis, et celle du Simplon
qui doit se retirer sur Genève que je fais mettre en défense.
Quand bien môme le vice-roi quitterait le Mincio et TAdda, la Grande-
Duchesse doit rester à Florence; l'ennemi ne peut y envoyer un déta-
chement de son armée. D'ailleurs, si la Grande-Duchesse était forcée,
elle se replierait sur Rome ; si elle y 'était encore forcée, elle se re-
plierait sur Naples.
La présence du prince d'Essling avec 3000 hommes à Gênes, où les
dépôts se forment, et les marins assurent la place. D'ailleurs les Génois
ne sont pas Autrichiens.
Il n'y a rien à craindre des Suisses; s'ils étaient contre nous, ils
seraient perdus. Ils sont bien loin de se déclarer aujourd'hui, quoi
qu'on en dise. Enfin, passé février, je serai en mesure, et j'enverrai
d'autres renforts. J'ai en ce moment 800000 hommes en mouvement,
etc. L'argent ne me manque pas.
Si les autorités italiennes étaient obligées d'évacuer Milan, elles se
retireraient à Gênes.
Dans tout ceci, j'ai fait abstraction du roi de Naples, car s'il est fi-
dèle à moi, à la France et à l'honneur, il doit être avec 25 000 hommes
sur le Pô. Alors beaucoup de dispositions sont changées.
Je connais parfaitement les positions ; je ne vois pas comment l'en-
nemi passerait l'Adige. Quand bien même l'ennemi se porterait d'Ala
604 VIE DE PLANAT.
sur Montebaldo, il ne peut y conduire d'artillerie sur la Corona. Il y
a de superbes positions où j'ai donné ma bataille de Rivoli.
L'infanterie autrichienne est méprisable ; la seule qui Taille quelque
chose est Tinf anterie prussienne. A Leipzick, ils étaient 500000 hommes,
et je n'en avais que 110000; je les aibattus deux jours de suite, etc., etc.
Il faut un pont sur le Pô au-dessous de Pavie vers Stradella. U faut
faire travailler à la citadelle de Plaisance.
Si j'avais su sur quoi compter pour rartillcrie, j aurais vu si je de-
vais aller en Italie; dans tous les cas, on peut laisser ébruiter que
j'irai en Italie, etc., etc.
N« XI.
V Empereur au prince Eugène.
m
Paris, 28 novembre 1813.
Mon fils, je reçois votre lettre du 22 novembre*. Je reconnais bien
là la politique de l'Autriche ; c'est ainsi qu'elle fait tant de traîtres.
Je ne vois pas de difficultés à ce que vous fassiez un armistice de
deux mois; mais le principal est de bien stipulerque les places seront
ravitaillées journellement, afin qu'au moment où Tarmistice viendra
à se rompre, elles soient aussi bien approvisionnées qu'avant. Je
pense, au reste, que cela se borne à Osoppo et Palma-Nuova, puisque
vous conser\'ez vos communications avec Venise.
Votre affectionné père,
NAPOLÉON.
N<> XU.
L'Empereur au prince Eugène.
Paris, 3 décembre 1813.
Mon fils, j'ai accordé les^décorations de la Légion d'honneur et de
la Couronne de fer, que vous m'avez demandées pour l'armée dans
votre lettre du 25 du mois dernier.
Le roi de Naples me mande qu'il sera bientôt à Bologne avec 30 000
hommes. Cette nouvelle vous permettra de vous maintenir en communi-
cation avec Venise et vous donnera le temps d'attendre l'armée que je
forme pour pouvoir reprendre le pays de Venise. Agissez avec le roi le
1. Jour de Tentrevue avec lo prince Taxis.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 605
mieux qu'il vous sera possible ; envoyez-lui un commissaire italien
pour assurer la nourriture de ses troupes ; enfin faites-lui toutes les
prévenances possibles pour en tirer le meilleur parti. Cestune grande
consolation pour moi de n'avoir plus rien à craindre pour Tltalie.
Je vous ai mandé que toutes les troupes italiennes qui étaient en
Catalogne, en Aragon et à Bayonne sont actuellement en marche pour
vous rejoindre.
Votre affectionné père,
NAPOLÉON.
N» XIIÏ.
Le prince Eugène à la princesse Auguste,
Vérone, 17 janvier 1814.
Il paraît, ma chère Auguste, qu'il sera impossible de s'entendre avec
l'ennemi pour une suspension d'armes. Oh ! les vilaines gens, le croi-
rais-tu? ils ne consentent à traiter que sur la même question que m'a-
vait déjà faite le prince Taxis. Aussi a-t-on de suite rompu le discours.
Dans quel temps vivons-nous I et comme on dégrade l'éclat du trône
en exigeant pour y monter lâcheté, ingratitude et trahison. Va, je ne
serai jamais roi.
Adieu, ma bonne Auguste, etc.
EUGÈNE.
NO XIV.
VEmpereur au prince Eugène {lettre en chiffres, V explication
se trouve avec la lettre),
Paris, 17 janvier 1814.
Mon fils, vous aurez su, parles différentes pièces qui ont été publiées,
tous les efforts que j'ai déjà faits pour avoir la paix. J'ai depuis en-
voyé mon ministre des relations extérieures à leurs avant-postes ; ils
ont différé à le recevoir, et cependant ils marchent toujours.
Le duc d'Otrante vous aura mandé que le roi de Naples se met avec
nos ennemis ; aussitôt que vous en aurez la nouvelle officielle, il me
semble important que vous gagniez les Alpes avec toute votre armée.
Le cas échéant, vous laisserez des Italiens pour la garnison de Mantoue
et autres places, ayant soin d'amener l'argenterie et les effets pré-
cieux de la maison et les caisses.
Votre père affectionné,
NAPOLÉON.
606 VIE DE PLANAT.
N» XV.
Le duc d'Otrante au prince Eugène.
Florence, 21 janvier 1814.
Monseigneur, une lettre de M. Metternîch a décidé la reine de Naples
à entrer dans la coalition. Je ne connais pas le traité, mais je sais
qu'il est conclu. Prévoyant le résultat prochain, j*ai eu l'honneur
d'écrire, il y a quelques jours, à Votre Altesse de prendre ses mesures
comme s'il était signé.
La lettre de M. Metternich est perfide ; après avoir fait le tableau
des forces de la coalition et des désastres de la France, elle ajoute
que l'empereur Napoléon, dans des négociations avec les puissances
coalisées, cède toute l'Italie et mèmeNaples. Toutefois, qu'il a fait de-
mander par le roi de Bavière le Milanais pour Votre Altesse.
Le projet de la coalition est simple: c'est de remettre les choses
comme elles étaient avant 1789; le roi de Naples en sera convaincu
trop tard.
Votre Altesse sait ce qui vient de se passer à Rome ; nous allons
ôtre forcés d'évacuer la Toscane ; la Grande-Duchesse fait rassembler
tous les militaires qui ne sont pas nécessaires pour la garde des forts,
et les enverra au quartier général de Votre Altesse ; le prince Félix
doit s'y rendre, et j'aurai l'honneur de l'y accompagner.
Je prie Votre Altesse de recevoir, etc.
Le duc d'OTRANTE.
N» XVL
Le prince Eugène à la princesse Auguste.
Vérone, 25 janvier 1814.
Les moments deviennent bien pressants, ma bien-aimée Auguste,
surtout à cause de ces maudits Napolitains. Peut-on voir plus de per-
fidie, ne pas se déclarer et continuer à s'avancer sur nos derrières.
N'importe, j'en aurai un morceau, je t'en réponds. Atout événement,
je fais partir demain Triaire^ pour Milan.
1. Le général Triaire, aide de camp du prince et écuyer, devait accompa-
gner la vice-reine en cas de départ.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). C07
NO XVII.
Le prince Eugène à la princesse Auguste,
Vérooe, 28 janvier 1814.
Gifflinga est revenu aujourd'hui de Naples. Le roi est décidément
contre nous, et il sera à Bologne d'ici à quelques jours; je vais donc
me préparer à un mouvement sur le Mincio, pour être de là plus à
portée de passer le Pô, et donner sur le nez des Napolitains, si Tocca-
sion s'en présente.
Il faut penser sérieusement à ton voyage, quoique je sois certain de
pouvoir toujours te prévenir. Rien ne peut t'erapôcher de passer par
Turin, le col de Tende et Nice pour aller à Marseille ; la route de Gênes
serait peut-être moins sûre, à cause des Anglais, qui sont toujours le
long des côtes.
Tu feras bien de dire à Triaire de faire partir pour Aix ou pour
Marseille mes caisses de livres et de cartes topographiques.
Adieu, ma bonne Auguste.
EUGÈNE.
NO XVIII.
Le prince Eugène à la princesse Auguste,
Goïto, 9 février 1814.
Encore une bataille de gagnée, ma bonne et chère Auguste ; Taf*
faire a été chaude et a duré jusqu'à huit heures du soir ; en môme
temps que je passais le Mincio pour attaquer l'ennemi, il passait lui-
même sur un autre point. Je l'ai pourtant battu et fait près de 2 500 pri-
sonniers. Nos troupes se sont bien conduites, surtout l'infanterie. Ma
santé est bonne ; je suis seulement très fatigué.
EUGÈNE.
N« XIX.
Le duc de Feltre, ministre de la guerre, au prince Eugène,
Paris,l9 février 1814.
Monseigneur,
L'Empereur me prescrit, par une lettre datée de Nogent-sur-Seine,
le 8 de ce mois, de réitérera V. A. I. l'ordre que SaMajcstéluiadonné'
608 VIE DE PLANAT.
de se porter sur les Alpes, aussitôt que le roi de Naples aura déclaré U
guùneàlaFrance,
D'après les intentions de Sa Majesté, Y. A. I. ne doit laisser aucune
garnison dans les places de ritftlic, si ce n'est des troupes d'Italie, et
elle doit de sa personne venir avec tout ce qui est Français sur Turin
et Lyon, soit par Fenestrelle, soit par le Mont-Cenis. L'Empereur me
change de mander à Y. A. I. qu'aussitôt qu'elle sera en Savoie elle
sera rejointe par tout ce que nous avons à Lyon.
J'ai l'honneur, etc.
Le ministre de la guerre^
Duc DE FELTRE.
N« XX.
Le prince Eugène à la princesse Auguste,
Golto« 11 férrier 18U.
Je t'annonce que le roi de Naples, aussitôt qu'il a su que j'avais
gagné la bataille du Mincio, m'a envoyé un officier pour me faire quel-
ques ouvertures. J'y envoie de suite Bataille pour l'entendre ; ce serait
un beau résultat pour moi si je pouvais obtenir qu'il se déclarât en
notre faveur.
EUGÈNE.
No XXL
Lettre du prince Eugène à l'Empereur.
Volta, 18 février 1814.
Sire,
Une lettre, que je reçois de l'impératrice Joséphine, m'apprend que
Yotre Majesté me reproche de n'avoir pas mis assez d'empressement à
exécuter l'ordre qu'elle m'a donné par sa lettre en chiffres, et qu'elle
m'a fait réitérer le 9 de ce mois par le duc de Feltre.
Yotre Majesté a semblé croire aussi que j'ai besoin d'être excité i
me rapprocher de la France dans les circonstances actuelles, par
d'autres motifs que mon dévouement pour sa personne, et mon amour
pour ma patrie.
Que Yotre Majesté me le pardonne, mais je dois lui dire que je n'ai
mérité ni ses reproches ni le peu de confiance qu'elle montre dans des
sentiments qui seront toujours les plus puissants mobiles de toutes
mes actions.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 4857). 609
L'ordre de Votre Majesté portait expressément que dans le cas où le
roi de Naples déclarerait la guerre à la France, je devais me retirer sur
les Alpes. Cet ordre n'était que conditionnel; j'aurais été coupable si
je l'eusse exécuté avant que la condition qui devait en motiver l'exé-
cution eût été remplie. Mais cependant, je me suis mis aussitôt, par
mon mouvement rétrograde sur le Mincio, et en m'échelonnant sur
Plaisance, en mesure d'exécuter la retraite que Votre Majesté me
prescrivait, aussitôt que le roi de Naples, sortant de son indécision,
se serait enfin formellement déclaré contre nous. Jusqu'à présent ses
troupes n'ont commis aucune hostilité contre celles de Votre Majesté;
le roi s'est toujours refusé à coopérer activement au mouvement des
Autrichiens, et, il y a deux jours encore, il m'a fait dire que son in-
tention n'était point d'agir contre Votre Majesté, et il m'a donné en
même temps à entendre qu'il ne faudrait qu'une circonstance heureuse
pour qu'il se déclarât en faveur des drapeaux sous lesquels il a tou-
jours combattu. Votre Majesté voit donc clairement qu'il ne m'a point
été permis de croire que le moment d'exécuter son ordre conditionnel
fût arrivé.
Mais si Votre Majesté veut supposer un instant que j'eusse interprété
ses ordres de manière à me retirer aussitôt que je les aurais reçust
qu'en serait-il résulté?
J'ai une armée de 36000 hommes, dont 24000 Français et 12000 Ita-
liens. Mais de ces 24000 Français, plus de la moitié sont nés dans les
États de Rome et de Gênes, en Toscjine et dans le Piémont, et aucun
d'eux assurément n'aurait repassé les Alpes. Les hommes qui appar-
tiennent aux départements du Léman et du Mont-Blanc, qui commen-
cent déjà à déserter, auraient bientôt suivi cet exemple des Italiens,
et je me serais trouvé dans les défilés du Mont-Genis ou de Fenestrelle,
comme je m'y trouverai aussitôt que Votre Majesté m'en aura donné
l'ordre positif, avec 10000 hommes à peine, et attirant à ma suite sur
la France 70000 Autrichiens, et l'armée napolitaine qui alors, privée
de la présence de l'armée française qui lui sert encore plus d'appui
que de frein, eût été forcée aussitôt d'agir ofTensivement contre nous.
Il est d'ailleurs impossible de douter que l'évacuation entière de l'Ita-
lie aurait jeté dans les rangs des ennemis de Votre Majesté un grand
nombre de soldats qui sont aujourd'hui ses sujets.
Je suis donc convaincu que le mouvement de retraite prescrit par
Votre Majesté aurait été très funeste à ses armes, et qu'il est fort heu-
reux que, jusqu'à présent, je n'aie pas dû l'opérer. Mais si l'intention de
Votre Majesté était que je dusse le plus promptement possible rentrer
en France avec ce que j'aurais pu conserver de son armée, que n'a-t-elle
daigné me l'ordonner? Elle doit en être bien persuadée ses moindres
désirs seront toujours des lois suprêmes pour moi ; mais Votre Majesté
m'a appris que dans le métier des armes il n'est pas permis de de-
39
610 VIE DE PLANAT.
▼iner les intentions, et qu'on doit se borner à exécater les ordres.
Quoi qu'il en soit, il est impossible que de pareils doutes soient nés
dans le cœur de Votre Majesté. Un dévouement aussi parfait que le
mien doit avoir excité la jalousie ; puisse- t-elle ne point parvenir à
altérer les bontés de Votre Majesté pour moi, elles seront toujours
ma plus chère récompense. Le but de toute ma vie sera de les justi-
fier, et je ne cesserai jamais de mettre mon bonheur & vous prouver
mon attachement, et ma gloire à vous servir.
Je suis. Sire, etc.
Signé : eugène napoléon.
N« XXIL
L'Empereur au prince Eugène.
Nangis, 18 février 1814.
Mon fils,
J'ai reçu votre lettre du 9 février; j'ai vu avec plaisir les avantages
que vous avez obtenus; s'ils avaient été un peu plus décisifs et que l'en-
nemi se fût plus compromis, nous aurions pu garder l'Italie. Tascher
vous fera connaître l'état des choses ici; j'ai détruit Tarniëe de Silésie,
composée de Russes et de Prussiens ; j'ai commencé hier à battre
Schwarzenberg; j'ai, dans ces quatre jours,f ait 30 à 40 000 prisonniers,
pris une vingtaine de généraux, 5 à 600 officiers, 150 à 200 pièces de
canon et une immense quantité de bagages; je n'ai perdu presque per-
sonne; la cavalerie ennemie est à bas, leurs chevaux sont morts de
fatigue, ils sont beaucoup diminués ; d'ailleurs ils se sont trop éten-
dus.
Il est donc possible, si la fortune continue à nous sourire, que l'en-
nemi soit rejeté en grand désordre hors de nos frontières et que nous
puissions alors conserver l'Italie. Dans cette supposition, le roi de
Naples changerait probablement de parti.
Votre père affectionné,
NAPOLÉON.
No XXllI.
L*Empereur au prince Eugène.
Au chftteau de Surville, près Montereau, 19 février 1814.
Mon fils.
Il est nécessaire que la vice-reine se rende sans délai à Paris pour
y faire ses couches ; mon intention étant que, dans aucun cas, elle ne
j
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 611
reste dans le pays occupé par rennemi. Faites-la donc partir sur-le-
champ. Je vous ai expédié Tascher; il vous fera connaître les événe-
ments qui ont eu lieu avant son départ. Depuis j'ai battu Wittgenstein
au combat de Nangis, je lui ai fait 4000 prisonniers russes et pris des
canons et des drapeaux, et surtout j'ai enlevé à Fennemi le pont de
Montereau sans qu'il ait pu le brûler.
Votre aflfectionné père,
NAPOLÉON.
N<» XXIV.
Extrait d'un rapport du comte Tascher de la Pagerie, envoyé auprès de
l'Empereur après la bataille du Mincio, le 9 février 1814, et reparti de
Paris le iS février.
Quartier général doUa Volta, 27 février.
« Le lendemain matin (18), S. M. me fit appeler; je fus introduit
dans son cabinet, et elle me dit : Tascher, tu vas partir tout de suite
pour retourner en Italie ; tu ne t'arrêteras à Paris que pour voir ta
femme, sans communiquer avec qui que ce soit; tu diras à Eugène
que j'ai été vainqueur à Ghampaubert et à Montmirail des meilleures
troupes de la coalition ; que Schwarzcnbergm'a fait demander cette nuit
par un de ses aides de camp un armistice, mais que je n'en suis pas
dupe, car c'est pour me leurrer et gagner du temps. Tu lui diras que
si les ordres qui ont été donnés hier au maréchal Victor avaient été
ponctuellement exécutés, il en serait résulté la perte des corps bava-
rois et des Wurtembergeois pris au dépourvu par ce mouvement, et
qu'alors, n'ayant plus devant lui que des Autrichiens, qui sont de
mauvais soldats et de la canaille, il les aurait menés à coups de fouet
de poste ; mais que, rien de ce qui avait été ordonné n'ayant été fait,
il a fallu recourir à de nouvelles chances. S. M. ajouta: Tu diras à
Eugène que je lui donne ordre de garder l'Italie le plus longtemps
possible, de s'y défendre ; qu'il ne s'occupe pas de l'armée napolitaine
composée de mauvais soldats et du roi de Naples qui est un fou, un
ingrat ; en cas qu'il soit obligé de céder du terrain, de ne laisser dans
les places fortes qu'il sera obligé d'abandonner que juste le nombre
de soldats italiens nécessaires pour en faire le service ; de ne perdre
du terrain que pied à pied en le défendant, et qu'enfin, s'il était serré
de trop près, de réunir tous ses moyens, de se retirer sous les murs
de Milan, d'y livrer bataille; que, s'il est vaincu, d'opérer sa retraite
sur les Alpes comme il pourra ; ne céder le terrain qu'à la dernière
extrémité. Dis à Eugène que je suis content de lui, qu'il témoigne ma
satisfaction à l'armée d'Italie, et que sur toute la ligne il fasse tirer
612 VIE DE PLANAT.
une salve de cent coups de canon en réjouissance des yictoires de
Ghampaubert et de Montmirail. A Lyon, tu verras le préfet ; tu diras
au maréchal Augereau qui y commande qu'ayant pris 12 000 hommes
de vieux soldats, y compris le 13* de cuirassiers et le 11* de hussards,
d'y réunir les nouvelles levées, les gardes nationales, la gendarmerie
de marcher sur-le-champ, tête baissée, sur Mâcon et Chalon, sans
s'occuper des mouvements de T ennemi sur sa droite; qu'il n'aura à
combattre que le corps du prince de Hesse-Hombourg, composé des
troupes de nouvelle levée des petits princes allemands, commandés
par des officiers de la noblesse allemande sans aucune expérience de
la guerre ; qu'il doit les vaincre et ne pas s'effrayer du nombre. A
Turin, tu diras au prince Borghèse de contreroander l'évacuation de la
Toscane s'il en est encore temps, mais dans le cas contraire d'arrêter
les troupes dans leurs mouvements, de défendre les différentes posi-
tions en avant de la ville de Gênes, de mettre cette ville dans un état
imposant de défense et donner connaissance de ces dispositions au
vice-roi.
De Votre Altesse Impériale, etc., etc.
L. TASGUER DE LA PAGERIE.
NO XXV.
Le prince Eugène à VEmpereur,
Volta, 25 février 1814, au soir.
Sire,
J'ai reçu ce matin les ordres de V. M., en date du 19, concernant le
départ de la vice-reine de Milan. J'ai été profondément affligé de voir,
par la forme de cet ordre, que S. M. s'était méprise sur mes véritables
intentions en pensant que j'eusse jamais eu celle de laisser la vice-
reine dans des lieux qu'auraient occupés les ennemis de V. M., à moins
d'un obstacle physique. Je croyais, par toute ma conduite, avoir mé-
rité que V. M. ne mît plus mes sentiments en doute.
La santé de ma femme a été très mauvaise depuis trois mois; les
derniers événements, en redoublant ses inquiétudes, avaient encore
aggravé son mal. Je vais lui communiquer les intentions de V. M., et,
dès que sa santé le lui permettra, elles seront remplies. Je le répète.
Sire, elles ne pouvaient nous chagriner que parles motifs injustes qui
vous les auraient suggérées, et qui sont étrangers, j'ose le dire, à votre
cœur paternel.
Je suis avec respect, Sire, de Votre Majesté,
Le bien soumis et tendre fils et fidèle sujet,
EUGÈNE NAPOLÉON.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A I8S7). 613
NO XXVI.
Le ministre de la guerre au prince Eugène.
Paris, 3 mars 1814.
J'ai reçu les lettres dont V. A. I. m'a honoré sous les dates des 16,
48, 20 et 22 février et j'ai eu soin d'en transmettre le contenu à l'Em-
pereur. Sa Majesté y aura vu plusieurs choses satisfaisantes, mais elle
n'a encore rien fait connaître à cet égard. Je dois croire que l'Empe-
reur est disposé à laisser, en ce moment, l'armée d'Italie dans la po-
sition où elle se trouve; et que Sa Majesté se bornera à faire revenir
les garnisons de la Toscane et des États-Romains, comme l'ordre en a
été donné. Déjà la garnison de Livourne est repliée sur Gênes d'après
les dispositions arrêtées par Madame la grande-duchesse, qui devait
négocier aussi pour le retour des garnisons de Sienne, Montargentaro,
et des forts de Florence
Quant à l'armée d'Italie, il paraît que les succès remportés par
y. A. I., joints à ceux que l'Empereur a obtenus de son côté, lui procu-
reront les moyens de se maintenir dans sa position et d'attendre les
événements.
J'ai l'honneur,
Sigfné;DucDE peltre.
N« XXVII.
Le prince Eugène à la princesse Auguste.
Mantoue, 9 mars au soir.
Ma bonne Auguste, le roi de Naples a enfin levé le masque. Il nous
a attaqués hier matinàReggio avec 18 à 20000 hommes; je n'y avais
pas 3000 hommes, et on a tenu toute la journée; le général Severoli
y a eu la jambe emportée et nous y avons perdu 250 à 300 hommes.
Nos troupes se sont repliées sur Parme et ont pris ,en arrière la posi-
tion de Toro ; cela me fera faire un second mouvement sur Plaisance,
siirtout si le roi de Naples continue à s'avancer. Le général ***, que
j'ai laissé sur le Mincio, a une peur de tous les diables depuis que je
n'y suis plus.
Je t'engage, ma bonne amie, à continuer tes préparatifs, et demain
ou après-demain je t'enverrai Triaire ; tout cela dépendra, du reste,
des nouvelles et des événements I
EUGÈNE.
614 VIE DE PLANAT.
N» XXVI IL
LEmpereur au prince Eugène.
Soissons, 12 mars 1814L
Mon fils, je reçois une lettre de vous, et une de la vice-reine, qui
sont de l'extravagance ; il faut que vous ayez perdu la tête ; c'est par
dignité et honneur que j'ai désiré quelavice-rcine vint faire ses couches
à Paris, et je la connais trop susceptible pour penser qu'elle puisse
se résoudre à se trouver dans cet état au milieu des Autrichiens. Sur
la demande de la reine Hortcnse, j'aurais pu vous en écrire plus tût;
mais alors Paris était menacé. Du moment que cette ville ne Test plus,
il n'y aurait rien de plus simple aujourd'hui que de venir faire ses
couches au milieu de sa famille, et dans le lieu où il y a le moindre
sujet d'inquiétude. Il faut que vous soyez fou pour supposer que tout
ceci se rapporte à de la politique. Je ne change jamais ni de style, ni
de ton, et je vous ai écrit comme je vous ai toujours écrit.
Il est iiàcheux pour le siècle où nous vivons que votre réponse au
roi de Bavière vous ait valu l'estime de toute l'Europe. Quant à moi,
je ne vous en ai pas fait compliment, parce que vous n'avez fait que
votre devoir, et que c'est une chose simple. Toutefois vous en avez
déjà la récompense, môme dans l'opinion de l'ennemi, de qui le
mépris pour votre voisin est au dernier degré.
Je vous écris une lettre en chiffres pour vous faire connaître mes
intentions.
Votre affectionné père,
NAPOLÉON.
No XXIX.
Copie de la lettre en chiffres.
Même date.
Mon fils, je vous envoie copie d'une lettre fort extraordinaire que je
reçois du roi de Naples. Lorsqu'on m'assassine, moi et la France, de
pareils sentiments sont vraiment une chose inconcevable.
Je reçois également la lettre que vous m'écrivez avec le projet de
traité que le roi vous a envoyé. Vous sentez que cette idée est une fo-
lie. Cependant envoyez un agent auprès de ce traître extraordinaire,
et faites un traité avec lui en mon nom. Ne touchez au Piémont ni à
Gènes, et partagez le reste de l'Italie en deux royaumes. Que ce traité
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 615
reste secret jusqu'à ce qu'on ait chassé les Autrichiens du pays, et que
Tingt-quatre heures après sa signature le roi se déclare et tombe sur
les Autrichiens. Vous pouvez tout faire en ce sens ; rien ne doit être
épargné dans la situation actuelle pour ajouter à nos efforts les efforts
des Napolitains. On fera ensuite ce qu'on voudra, car après une pa-
reille ingratitude et dans de telles circonstances rien ne lie.
Voulant l'embarrasser, j'ai donné ordre que le Pape fût envoyé par
Plaisance et Parme aux avant-postes. J'ai fait écrire au Pape, qu'ayant
demandé, comme évêque de Romet à retourner dans son diocèse, je le lui
ai permis. Ayez donc soin de ne vous engager à rien relativement au
Pape, soit à le reconnaître, comme à ne pas le reconnaître.
Votre affectionné père,
NAPOLÉON.
N» XXX.
Le prince Eugène à la princesse Augttste.
Mantoue, 16 mars 1814 au soir.
Les dernières lettres de Paris nous donnent quelque espoir de paix,
et on m'assure que tout devait être terminé le 18. Espérons qu'avant
le 1« avril notre sort sera entièrement terminé ; car tu ne pourrais
pas attendre plus longtemps à te fixer au lieu définitif de tes couches ;
et si alors tu peux réellement encore voyager, nous choisirons une
petite ville du midi de la France. Mais tout cela dans le cas où rien
ne finirait, et cela n'est pas possible.
N» XXXI.
Le même à la même.
Mantoae, 19 mars au soir.
Ma bonne Auguste, je te renvoie la lettre de l'Empereur, et j'y joins
celle qu'il m'a adressée sur le même sujet ; elles prouvent bien qu'il
se repent de ce qu'il nous avait écrit primitivement pour ton départ.
L'Empereur m'envoie en chiffres l'autorisation de m'arranger avec le
roi de Naples; cela est trop tard, je crois ; il y a trois mois que je la
demande; mais enfin j'essayerai. Ne parle de cela à personne, car le
traité doit être secret.
616 VIE DE PLANAT.
N» XXXII.
Le même à la même.
Mantoae, 23 mars au soir.
Je te répondrai demain sur tes idées de rester à Alexandrie ou à
Mantoue pour tes couches. Cette dernière idée me sourit beaucoup au
premier abord; il y aurait pourtant de terrible l'idée de te laisser sans
aucune espèce de communication, si je' me retirais. Ce matin je suis
très occupé, car j'ai à rendre compte à l'Empereur des tentatives faites
auprès du roi de Naples. Après avoir donné les plus grandes protosta-
tions d'amitié et d'attachement à l'Empereur, il prétend m'obliger à faire
passer les Alpes à toutes les troupes françaises, et alors, dit-il, il s'en-
tendra avec moi. Comme je connais l'homme, tu sens bien que je ne
me mettrai jamais en position d'ùtrc à sa discrétion.
Quel épouvantable traître !
NO xxxni.
Lettre du roi de Bavière au prince Eugène.
Munich, le 11 avril 1814.
Mon bien-aimé fils,
Jusqu'ici je n'ai pu qu'approuver, mon cher ami, laloyauté de votre
conduite; je dis plus, elle m'a rendu fier d'avoir un tel fils. Actuelle-
ment que tout a changé de face, comme vous le verrez par Timprimé
ci-joint, vous pouvez quitter la partie sans vous déshonorer. Vous le
devez à votre femme et à vos enfants.
Un courrier, qui m'est arrivé cette nuit, m'a apporté la nouvelle
que Marmont a passé chez nous avec 6000 hommes d'infanterie,
2 000 chevaux, toute vieille troupe, et vingt pièces de canon. Les ma-
réchaux ont forcé l'Empereur, qui est à Fontainebleau, d'abdiquer en
lui déclarant que son armée ne voulait plus lui obéir. Il s'est décidé à
condition que l'impératrice serait régente et le roi de Rome empereur;
Ney, Macdonald et Caulaincourt sont arrivés à Paris avec cette propo-
sition au nom de l'armée. On attendait l'arrivée de l'empereur d'Au-
triche pour leur donner une réponse; elle sera, je crois, négative, vu
qu'on s'est déjà trop prononcé pour les Bourbons.
Les alliés vous veulent tous du bien, mon cher Eugène, profitez de
leur bonne volonté, et songez à votre famille.
Une plus longue retenue serait impardonnable.
SEPTIÈME PARTIE (1^48 A 1857). 617
Adieu, mon cher fils, je vous embrasse avec Auguste et vos enfants.
La reine en fait autant.
Votre bon père,
MAX. JOSEPH.
L'impératrice Joséphine est partie le 29 pour Navarre.
Parmi les notes jointes à ces documents, la plus importante
de beaucoup concernait le numéro X, soit Ordres et Instruc-
tions dictés par l'Empereur, le 20 novembre 1813, au général
Danthouard et expédiés par ce dernier, de Turin où il avait dû
s'arrêter, au prince Eugène, avec une lettre d'envoi qui y resta
annexée. « Ces lettres, écrivit en 1838 la duchesse de Leuchtem-
berg à L. Planât, me paraissent moins importantes que celles
que j'ai déjà copiées; mais, comme elles étaient sur votre liste,
je vous les envoie pourtant. » Heureuse inspiration, puisque
c'est précisément sur la teneur de ce document supposé disparu
que Danthouard et Marmont basèrent leur système. Il nous
paraît probable que le premier, avant de quitter Mantoue, avait
pu s'assurer que ces Instructions, bien qu'écrites entièrement
de sa main, ne se trouvaient pas parmi ses rapports; elles
avaient été classées en effet avec les lettres mômes de l'Em-
pereur, dans l'armoire à triple serrure, dite de la 3lalmaison,
dont le prince Eugène seul avait l'accès, tandis que le reste des
archives était facilement ouvert à ses officiers. Est-ce cette cir-
constance qui fit croire au général Danthouard que la dictée de
l'Empereur n'existait plus? Toujours est-il que, tout d'abord, il
avait usé d'une extrême prudence, ne mentionnant d'aucune
façon cette dictée, et se bornant, en général, à de vagues insi-
nuations sans dates ni faits précis. Marmont, dans ses Mémoires,
alla plus loin; dans quelques lignes, glissées au bas d'une page,
il prétait à son défunt ami, le général Danthouard, des propos
à peine croyables.
L. Planât fait justice de ces propos dans les termes suivants :
On se rappelle que, selon le maréchal Marmont, cet ordre prescri-
vait au Prince d'évacuer l'Italie, faire sauter les forteresses, se por-
618 VIE DE PLANAT.
ter à marches forcées sur les Alpes, etc. Quelques pages plus loin,
dans une petite note, placée au bas de la page 55, le maréchal ajoute :
« Le général Danthouard m'a raconté depuis, que, se trouvant quel-
que temps après la restauration à Munich, et travaillant avec le
Prince dans son cabinet, pour mettre en ordre ses papiers, il retrouva
Tordre écrit qu'il avait porté, pour exécuter le mouvement dont j'ai
parlé. Il le lui montra et lui dit : « Croyez-vous, Monseigneur, qu'il soit
« bien de conserver ce papier? — Non, »» reprit Eugène, et il le jeta
au feu. {Mém, du duc de Raguse, t. VI, p. 55.)
S'il est vrai que le maréchal Marmont ait tenu ce propos de la
bouche du général Danthouard (ce que j'ai peine à croire), il faut
convenir qu'il serait difficile de pousser plus loin l'audace car :
10 Le général Danthouard n'est jamais venu à Munich après la
Restauration ;
2^ L'ordre apporté par lui au prince Eugène n'a pas été brûlé;
nous en donnons le texte authentique ; l'original, écrit en entier de
la main de Danthouard, se trouve classé sous le n^* 22 parmi les lettres
de l'Empereur dans les archives ducales de Leuehtemberg à Saint-
Pétersbourg ;
3® Cet ordre ne prescrit pas au prince d'évacuer l'Italie, il lui pres-
crit le contraire.
Dans l'opinion de L. Planât, le faux matériel contenu dans le
récit de Marmont suffisait seul pour autoriser et, dès lors, pour
obliger les enfants survivants du prince Eugène à exiger de
l'éditeur une réparation, la plus efficace possible, de l'atleinte
calomnieuse portée à la mémoire de leur père.
Au moment où L. Planât adressait un exemplaire de sa bro-
chure à la reine de Suède (cette gracieuse Joséphine dont il ra-
contait, en 1824, si gaiement les fiançailles), on lui remit, delà
part de cette- princesse, une lettre fort touchante. Elle et ses
sœurs ayant toujours ignoré les calomnies anonymes sourde-
ment propagées contre leur père, les accusations de Marmont
avaient été pour elles un coup de foudre, la lettre de L. Planât
dans le Siècle leur première consolation. C*est à cette lettre que
la reine de Suède répondit en ces termes :
Stockholm, 27 tévrier 1857.
Monsieur de Planât, après de longues années, je retrouve votre
nom dans les journaux, où vous élevez la voix en digne ami de feu
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 619
le prince Eugène, et je prends la plume pour vous dire, Monsieur,
que sa fille en est heureuse et vous remercie de tout son cœur. Je
n'ai pas lu les Mémoires du duc de Raguse, mais le journal d'Augsbourg
transcrit les calomnies qui donnèrent lieu à votre noble réclamation.
Il s'y agit de désobéissance aux ordres de VEmpereur, de trahison à sa
cause, d'am&t7tonj)erso?ine/2e/ etc.. L'accuser de trahison à la cause de
l'Empereur Napoléon, pour laquelle nous savons qu'il sacrifia tout I
d'ambition personnelle, voulant s'élever sur le trône d'Italie, tandis
que Ton connaît sa belle lettre à l'empereur Alexandre, par laquelle
il refusa toute position acquise au prix de l'ingratitude ! Toute sa belle
vie est là pour vous appuyer, et pour convaincre le plus grand nom-
bre. Hélas ! feu le duc de Leuchtenberg n'a plus de fils pour défendre
son honneur, et que peuvent ses trois filles, qui n'ont d'autre avocat
pour défendre cette noble vie que leur cœur filial, leur foi dans
l'honneur de leur père et les leçons de dévouement et de fidélité à
l'empereur Napoléon qu'elles reçurent de sa bouche dans leur
enfance?
Mais le monde voudra des documents, et je me demande où vous
trouverez des preuves écrites? Les archives du prince Eugène sont à
Saint-Pétersbourg, et, à moins que vous ne soyez assez heureux pour
posséder des copies des pièces essentielles, je crains que vous ne trou-
viez d'immenses difficultés! J'ai bien, moi, une cassette contenant la
correspondance du vice-roi et de la vice-reine. J'avoue que mon cœur
se refusa jusqu'ici à rompre le cachet de ce précieux dépôt; mais je
veux me faire violence, dans l'espoir qu'il se trouvera quelque lettre
écrite dans l'hiver de 1813 à 1814, et si j'en trouve qui fassent mention
de ces événements, je vous en enverrai copie.
Accusé et accusateur ne sont plus ; le noble caractère du vice-roi,
sa modération, nous font une loi de ne le défendre qu'avec des
armes dignes de sa mémoire ; défcndons-lc par les faits, par toutes
les preuves qu'on pourra se procurer, mais n'élevons pas sa conduite
en improuvant celle d'autrui; il dédaignerait un pareil piédestal.
Je fais des vœux, monsieur de Planât, pour le prompt rétablisse-
ment de votre santé, pour que Dieu couronne de succès vos efforts
contre la calomnie, et vous prie de me tenir au courant de ce qui me
tient tant à cœur. — Joséphine.
Malgré son état de souffrance L. Planât voulut répondre sans
retard à cette lettre de la reine ; mais il ne put le faire qu'à plu-
sieurs reprises. Voici sa réponse.
F. P.
620 VIE DE PLANAT.
A la reine de Suède.
7 et 8 mars f837.
Madame,
J'ai reçu avec bonheur hier la lettre que V. M. a bien
voulu m'écrire le 27 du mois dernier. Je venais précisément
d'envoyer à M. de Manderstroem mon ouvrage à peine sorti
de la presse, avec prière de l'adresser sans retard à V. M.
J'espère donc qu'il lui parviendra en même temps que cette
lettre, et que votre piété filiale y trouvera, Madame, de quoi
calmer sa juste douleur. Car les documents que je publie
font mieux ressortir le noble caractère du prince Eugène
que les plus belles phrases et les meilleurs raisonnements
du monde.
Depuis trente ans, je surveillais avec soin les détracteurs
cachés du prince Eugène. La Princesse, votre auguste mère,
était avertie par moi de la nécessité de préparer des armes
en cas d'attaque ouverte...
Pour moi, Madame, parvenu à ma soixante-treizième
année, ayant déjà un pied dans la tombe, je m'estime bien
heureux d'avoir pu défendre encore la mémoire de votre
glorieux père qui est pour moi l'objet d'un véritable culte,
et qui le restera jusqu'à mon dernier soupir.
Je suis fâché d'avoir été obligé de laisser subsister tout
ce qui concerne le roi Murât, puisque cela paraît devoir con-
trarier V. M. Mais je ne me suis pas cru autorisé à altérer
en rien les documents qui m'ont été confiés par votre au-
guste mère. J'ajouterai que des documents incomplets n'ont
jamais ce cachet de vérité qui porte dans les esprits une
entière conviction. J'ai été autorisé dans le temps par M"** la
duchesse à remettre quelques extraits de ces pièces au général
Saint- Yon qui a écrit en 1838 une Notice historique sur la vie
du prince Eugène. Ces fragments auraient dû suffire; pour-
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 621
tant cela n'a pas empêché la calomnie de poursuivre son
œuvre. Dans cette dernière occasion, il s'agissait de frapper
un coup décisif. La publication pure et simple de ces docu-
ments m'a paru le meilleur moyen de tuera jamais la calom-
nie; mais c'était à condition qu'ils fussent complets *.
Je pense que le roi de Suède fera comprendre à Votre
Majesté Textrème importance des deux ordres du duc de
Feltre. On en avait fait disparaître les minutes des ar-
chives du ministère de la guerre.
Je suis avec respect, etc.
A la princesse de Wurtemberg *.
13 mars 1857.
Si je n'ai pas accompagné Tenvoi de ma brochure d'une
lettre, c'est que j'étais alors hors d'état de le faire.
Je reçois aujourd'hui celle que V. A. S. a bien voulu
1 . Il nous parait juste de dire comment, dans une réponse pleine de cœur,
la reine de Suède se défendit d'avoir voulu déguiser la vérité. Après avoir
remercié L. Planât et lui avoir dit que le roi de Suède est entièrement de son
avis, elle se hâte d'ajouter pour son compte : « Je n'ai jamais entendu qu'on
déguisât la vérité historique des faits du roi Murât ou de tout autre, mais
qu on évitât de commenter les actions en y joignant des cpithètes moins
dignes. J'ai trouvé quelques copies de lettres écrites par feue ma mère et
qui vous furent adressées pour être armé contre une calomnie que vous voyiez
venir de loin, et il y a de cela vingt ans ! ! J'apprends en outre que le duc de
Raguse n'avait désiré la publication de ses Mémoires que quarante ans après
sa mort. Alors, qui aurait su, pu, ou voulu même prendre la défense du
prince Eugène I Non, Dieu fut bon pour nous de permettre que, pour une
raison quelconque, la publication eût lieu maintenant. »
2. La princesse Théodolinde était la plus jeune des filles du vice-roi. Née â
Mantoue dans des moments pleins d'angoisses, restée faible et maladive, facile
à ébranler, peu heureuse d'ailleurs dans son intérieur, cette pauvre femme
avait éprouvé un choc terrible, en apprenant les attaques dirigées contre
l'honneur de son père. Une fiévreuse agitation s'empara d'elle depuis ce mo-
ment; elle écrivit nuit et jour à Munich, à Stockholm, à Saint-Pétersbourg,
pour tâcher de procurer à Planât des documents complémentaires pour l'aider
à surmonter des difficultés qu'elle connaissait trop bien. F. p.
622 VIE DE PLANAT.
m'écrire, le 11 de ce mois; je la prie de se mettre l'esprit
en repos sur ce qui touche à la mémoire de son illustre père;
ma publication produit partout TefTet que j*en attendais; elle
anéantit complètement les assertions mensongères du duc
de Raguse et de Danthouard. Mais on va publier une seconde
édition des Mémoires de Marmont dans laquelle ces calom-
nies seront reproduites. Gomme fille du prince Eugène,
V. A. a droit d'exiger que ma réfutation soit insérée à la
suite du sixième volume de ces Mémoires. Il suffit pour cela
qu'EUe adresse une procuration ad hoc au ministre de
Wurtemberg à Paris, avec un ordre pressant de faire toutes
les démarches nécessaires pour obtenir cette insertion, ou,
en cas de refus de la part de l'éditeur, faire suspendre la
publication du sixième volume, en attendant que les tribu-
naux eussent décidé la question.
Je suis avec respect, etc.
C'est ainsi que s'engagea le procès qui devait avoir un si
grand retentissement. La princesse Théodolinde accueillit avec
transport l'espérance de voir figurer dans la deuxième édition
des Mémoires de Marmont, à côté d'accusations déshonorantes
pour son père, des documents irrécusables établissant leur
complète inanité. Elle exprimait aussi à L. Planât le désir qu'on
pût un jour publier une admirable lettre de sa mère à l'Empe-
reur, datée du mois d'avril 1814, dont la reine de Suède devait
posséder la minute, à moins, ajoutait-elle avec tristesse, que
cette minute aussi se trouve à Saint-Pétersbourg avec les lettres
de l'Empereur. « Il y aurait peut-être des papiers intéressants
à joindre à votre brochure, si nous pouvions les obtenir des
archives de la famille. »
La grande-duchesse Marie, sollicitée par le prince Charles de
Bavière, émue d'ailleurs elle-même à la lecture des documents
publiés, ordonna à la commission de tutelle à Saint-Pétersbonrg,
non seulement de collationner toutes les pièces, citées par
SEPTIÈME PARTIE (^848 A 1857). 623
L. Planât, et de lui en expédier un certificat légalisé, mais encore
de lui offrir en son nom copie de tout autre document dont il
croirait avoir besoin, et même, s'il le jugeait nécessaire, les
originaux.
Cependant le premier entretien de M. de Waechter avec Fer-
rotin avait été des plus satisfaisants ; l'éditeur, reconnaissant la
légitimité de la demande, et se montrant disposé à y faire droit,
pria son interlocuteur d'annoncer à L. Planât qu'il viendrait
le lendemain s'entendre avec lui sur certains détails d'exécution.
Mais s'élant vainement fait attendre toute cette journée, ce der-
nier lui envoya son neveu, M. Oscar Planât, qui trouva le
langage de l'éditeur modifié depuis l'avant-veille : « M"' de Dam-
rémont, dont le consentement lui était nécessaire, hésitait beau-
coup, disait-il, se sentant soutenue par de puissantes influences,
et,par-dessus tout,par l'encourageante approbation de S. M. l'Em-
pereur, auquel le manuscrit du sixième volume avait été soumis
avant l'impression (en biffant, bien entendu, quelques passages
irrespectueux pour la reine Hortense), et qui en avait paru sa-
tisfait et charmé à tel point qu'il avait cru devoir inviter à
dîner, dans cette occasion, M°« de Damrémont, qui, depuis six
ans, n'avait pas mis les pieds aux Tuileries. »
Tout essai de conciliation avait échoué auprès de M"* de Dam-
rémont. M. Perrotin, renonçant alors à rien obtenir de ce
côté-là, dit à L. Planât : « J'en suis désespéré; mais vous com-
prenez : une fois lancé, je n'épargnerai rien. Or, vous savez
parfaitement que nous avons pour nous les influences les plus
puissantes. — Eh bien ! moi, lui répondit L. Planât, c'est tout
le contraire, je ne dispose absolument de rien ni de personne.
Je n'ai pour moi que la vérité, mais j'espère qu'elle suffira. »
L'assignation fut lancée au nom de la princesse Théodolinde,
le 22 mars, et le môme jour L. Planât reçut de cette malheu-
reuse princesse ces lignes navrantes : « Je suis si souffrante,
surtout depuis quinze jours, que c'est avec peine que je puis
tenir la plume et rassembler mes idées. » Depuis l'apparition
de ce qu'elle appelait «ces horribles mémoires», elle n'avait plus
connu le repos; son sang s'alluma, six jours plus tard elle était
morte...
624 VIE DE PLANAT.
Le procès fut repris au nom de la reine de Suède et de Tim-
pératrice du BrésiL Officiellement, le ministre de Suède, M. de
Manderstroem, en était chargé ; mais il va sans dire que ce diplo-
mate comptait entièrement sur L. Planât pour le diriger, cor-
respondre avec Munich, Stockholm et Saint-Pétersbourg, fournir
à l'avocat les explications et les pièces nécessaires, etc. L'indi-
cible fatigue qui en résulta, pour L. Planât, malgré tous les
efforts de sa femme, l'empêcha pendant plus d'une année de se
rétablir, et eut, hélas ! pour sa vue, d'irréparables conséquences.
L'avocat choisi pour la défense des enfants du prince Eugène
était M. Dufaure^..
Voici le jugement, entièrement conforme à la théorie de
L. Planât, rendu par le tribunal le 24 juillet 1857 :
JUGEMENT.
Attendu que, dans différents passages du tome VI des Mémoires da
maréchal Marmont, duc de Raguse, il est énoncé...
Attendu que l'inexactitude de cette assertion est démontrée jus-
qu'à Tévidence par les pièces soumises au tribunal, telles qu'elles
ont été recueillies par les soins du sieur Planât de la Paye, pièces
dont l'authenticité ne saurait ôtre contestée...
Attendu que c'est à tort que Perrotin a prétendu que l'action for-
mée contre lui ne reposait sur aucune base légale ; qu'en effet, les
lois spéciales qui ont pour objet de régler les peines applicables aux
délits de diffamation et d'injures commis par la voie de la presse,
n'ont point enlevé aux parties lésées l'action civile, résultant du prin-
cipe général consacré par l'article du Gode Napoléon, qui oblige Tau-
teur de la faute à réparer le préjudice qu'il a causé; que cet article,
à la différence des lois sur la presse, ne soumet pas seulement le
demandeur à établir le préjudice, résultant de la diffamation, mais
qu'il l'oblige en outre à constater la fausseté du fait allégué, ce qui
constitue la faute sans laquelle il n'y aurait pas d'action, mais que,
par cette condition elle-même, la poursuite, loin de nuire aux inté-
rêts de l'histoire, lui fournit les moyens d'établir la vérité, sans
laquelle l'histoire ne mérite plus son nom;
Que c'est dans l'intérêt de la vérité qu'on reconnaît à l'histoire le
droit de formuler librement son appréciation sur les hommes et sur
les événements, mais que les franchises et les immunités de l'histoire
ne sauraient faire perdre de vue cet objet principal et qu'elles ne
1. L'aTocat de la partie adverse était M. Marie.
SEPTIÈME PARTIE (1848 A 1857). 625
peuvent autoriser récrivain à avancer témérairement des faits con-
trouvés, etc., etc.;
Attendu qu'il est constant que dans les passages reprochés de ses
Mémoires le duc de Raguse s'est écarté du respect dû à la vérité ;
Attendu, quant à la réparation, que la seule qui soit demandée est
la manifestation de la vérité ;
Par ces motifs :
Ordonne que Perrotin sera tenu d'insérer les 33 documents re-»
cueillis par Planât de la Paye, sans autre retranchement que celui
de la partie de la phrase du second alinéa de la lettre du roi de
Bavière, datée du il avril 1814, où il est dit : Marmont a passé chez
notis, cette phrase pouvant être remplacée par des points ;
Autorise les demandeurs à faire saisir tous exemplaires qui ne por-
teraient pas les rectifications ordonnées, etc.
Le lendemain du jugement, L. Planât écrivit au général
Schuh : « Mon cher général, les journaux vous auront appris
notre triomphe, il est aussi complet que possible. Enfin, après
cinq mois d'agitation, d'anxiété et de peines de tous genres,
j'ai la satisfaction de voir mes efforts couronnés d'un plein
succès. A la vérité, j'y ai consumé le peu de forces qui me res-
taient, mais je n'y ai point regret et je trouve que j'ai fait une
bonne fin. »
L'appel interjeté immédiatement par les adversaires, mais
jugé seulement huit mois plus tard, eut pour seul résultat la con-
firmation plus énergique du premier arrêt. La dette de recon-
naissance de L. Planât envers le prince Eugène était noblement
payée.
F. P.
40
HUITIÈME PARTIE
1857 k 1864
HUITIÈME PARTIE
1857 A 1864
Des soucis de plus d'un. genre troublèrent pour L. Planât et
ceux qui Taimaient la joie d'un premier triomphe. Non seule-
ment sa vue s'était encore alTaiblie par la fatigue des derniers
mois, mais sa santé générale n'avait pu se rétablir dans ces cir-
constances. « Je ne puis faire le moindre mouvement, écrivit-il
à M. Schuh en lui annonçant l'appel de l'éditeur, supporter la
moindre conversation, la moindre petite occupation, sans en-
trer en transpiration; mais j'irai jusqu'au bout, et dussé-je y
laisser mes os, je ne reculerai pas. » Heureusement la lutte sé-
rieuse était terminée et ce qui restait à faire était relativement
peu de chose. Mais une autre bien douloureuse préoccupation
vint affliger M. et M°»« Planât à la même époque : l'état subite-
ment aggravé, bientôt désespéré, de leur plus cher et plus
illustre ami, Daniel Manin.
. Depuis la mort de sa ûlle, la vie du grand exilé n'avait plus
été qu'une longue agonie que l'amitié la plus dévouée pouvait
à peine adoucir, car son cœur était brisé et aucune parole ne sau-
rait rendre la douleur de ce père. Mais chez Manin le désespoir,
loin de l'éteindre, avait avivé encore la flamme du plus ardent
patriotisme qui fut jamais. Au milieu d'indicibles souffrances
physiques et morales il se jeta dans une lutte politique sans
trêve. Son but était d'amener les partis républicain et monar-
630 VIE DE PLANAT.
chique de Tltalie à une juste et patriotique transaction, afin
d'arriver, par leur union et Tabnégation mutuelle, à raffranchiâ-
sèment de leur pays. Selon Manin, « si le roi du Piémont Youlail
consentir à risquer sa couronne pour faire, non pas un Piémont
agrandi, mais Vlialie indépendante et une, le parti républicain
devait de son côté accepter la monarchie, loyalement, sans ar-
rière-pensée, mais à cette condition seulement; sinon, non, b
igoutait-il, au grand scandale du parti royaliste. Attaqué avec
fureur des deux côtés, Manin eut à lutter avec des adversaires
sans nombre et parfois cruels. Ses efforts furent héroïques,
surhumains; ils achevèrent d'épuiser ses forces. Mais ses idées
peu à peu firent leur chemin dans les intelligences, entraînant
les convictions, ralliant les esprits. Dès 1856, les adhésions en
lalie furent nombreuses et importantes (Garibaldi avait envoyé
la sienne); plus tard un journal, enfin un parti considérable (dit
le grand parti national) se créèrent pour soutenir et répandre
son programme. Tant d'efforts et de sacrifices allaient donc re-
cevoir leur récompense; déjà Manin entrevoyait le triomphe,
lorsqu'il succomba.
Au mois de juin 1857, une maladie du cœur se déclara; bien-
tôt les crises se succédèrent avec violence; le 22 septembre de
la même année, le grand patriote expira, non sans avoir fait
promettre à ses amis de contribuer, eux aussi, dans toute la
mesure de leurs forces, à la propagation de son idée, au salut
de son malheureux pays. Cette promesse, faite à un mourant,
fut religieusement tenue.
Des listes de souscriptions s'étant ouvertes simultanément à
Turin et à Paris pour l'érection d'un monument à la mémoire de
Manin, L. Planât pensa que cet hommage pouvait devenir on
premier lien entre les amis italiens et français du glorieax
Vénitien, une première occasion de nouer entre eux des rap-
ports utiles à l'Italie. Il proposa que la souscription franç4iise
fût envoyée tout entière à Turin, et qu'un seul monument com-
mémoratif fût élevé à Daniel Manin, sur le sol de l'Italie, mais
par le concours des deux nations, unies dans un sentiment com-
mun, dans une même aspiration. L'idée fut accueillie et elle
porta ses fruits. Le comité français, nommé pour ce but et
HUITIÈME PARTIE (1857 Â 1864j. 631
chargé de correspondre avec celui de Turin, devint le noyau de
ce qu'on aurait pu appeler le parti Maniniefiy peu considérable
par le nombre, mais actif, dévoué, toujours sur la brèche, ne
laissant échapper aucune occasion de témoigner sa sympathie
pour l'Italie, son ardent désir d'en voir chasser l'Autriche. Ce
parti, on peut l'affirmer sans présomption, puisque ses adver-
saires le lui ont maintes fois reproché, exerça sur les événe-
ments ultérieurs une notable influence.
L'année 1858 s'inaugura fort tristement pour tous, par l'at-
tentat d'Orsini, la loi de sûreté générale et par suite une nou-
velle ère d'iniquités, de violences et de terreur; pour L. Planât
en particulier, par une recrudescence de ses maux habituels et
un nouveau profond chagrin : la mort du seul frère qui lui res-
tait, Abel Plsùiat, plus jeune que lui de vingt-deux ans et qu'il
aimait tendrement. Ce fut un coup cruel ; une grave rechute en
fut la conséquence.
Cependant le moment de la reprise du procès Perrotin appro-
chait. L. Planât, malade et hors d'état de s'occuper des explica-
tions annoncées aux magistrats sur le rôle personnel joué par
lui dans cette affaire, dut se résigner à en charger sa femme,
malgré sa qualité d'étrangère et son extrême inexpérience. Heu-
reusement les faits parlaient assez haut pour que la plume la
moins exercée pût suffire à la tâche. « Ma femme écrit et rédige
pour moi, mandait L. Planât au général Schuh, je n'ai plus qu'à
rectifier ce qui ne me parait pas écrit en très bon français. »
Telle qu'elle était, celte introduction produisit sur les juges,
comme sur tous ceux qui la lurent, une profonde impression.
Dès avant la fin du procès, des lettres de félicitations à ce sujet
arrivèrent de toutes parts à L. Planai. « Je viens de lire l'intro-
duction de votre troisième édition du Prince Eugène en i Si 4, lui
écrivit entre autres M. Rapetti, et c'est avec une véritable émo-
tion que je vous prie de recevoir mes remerciments. Cette noble
cause du prince Eugène porte bonheur. Elle fait apparaître des
vertus. La vôtre. Monsieur, toute de modestie, de fermeté et
de pieux dévouement, ne sera pas un des moindres ornements
que l'histoire se plaira à placer auprès des noms de la princesse
Auguste et du prince Eugène. Indépendamment de vos preuves
632 VIE DE PLANAT,
textuelles y vous êtes vous-même un argument bien péremptoire
en faveur de ceux que vous défendez. L'amitié des gens de bien
est toujours une élection et une justification.
Là où vous êtes, il doit y avoir la justice et la vérité; c'est ce
que sentira en vous lisant tout homme de cœur et de goût, etc. »
F. P.
A M. Mtissard (à Saint-Pétershourg).
Paris, 19 avril 1858.
Vous avez sans doute vu dans les journaux que nous
avons obtenu le même succès en appel qu'en première in-
stance. Les considérants ne sont pas moins remarquables
que ceux du premier jugement; je crois, qu'à l'avenir, ils
feront autorité dans les procès de ce genre.
Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai été heureux
du succès complet de mes efforts ; car j'ai la prétention de
croire que sans moi il eût été difficile de gagner cette cause, ou
même d'entamer le procès. J'ai été merveilleusement secondé
jusqu'à la fin par ma chère femme...
Je n'ai pas trop à me louer de ma santé ; à mes maux habi-
tuels est venue se joindre une ophthalmie très intense, dont
je ne suis pas encore guéri et dont les suites sont mena-
çantes pour l'organe qui m'est désormais le plus précieux.
Je puis bien me passer de marcher et de parler, mais il
me serait bien dur de ne pouvoir plus lire ni écrire; j'en
fais l'apprentissage depuis un mois, je le trouve fort pé-
nible.
Le médecin venait de déclarer à L. Planât qu'il devait se pré-
parer à la perte totale de la vue dans un temps donné. Sa mala-
die n'était pas, du reste, une cataracte, comme on le lui disait,
mais bien un commencement de paralysie du nerf optique, affec-
tion encore plus grave, puisqu'elle n'admet guère d'espoir de
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 633
guérison, mais qui néanmoins n'exclut pas des temps d'arrêt
et même d'amélioration momentanée. Après deux mois, un mieux
incompatible avec une cataracte se produisit en effet, permettant
dès lors de croire à une erreur complète des médecins, et d'es-
pérer qu'à force de ménagements il serait possible d'échapper
au grand malheur prédit. Espoir trompeur, hélas! mais qui,
pendant longtemps encore, suffit pour maintenir le courage de
L. Planât, et surtout celui de sa femme, beaucoup plus affectée
que lui-même de la triste perspective.
Les circonstances politiques contribuèrent aussi, en ce mo-
ment, à donner à leurs pensées une utile diversion. On sait que
les rapports diplomatiques entre le Piémont et l'Autriche avaient
été rompus dés le mois de mars de l'année précédente. Or, leur
dissentiment s'étant chaque jour envenimé depuis lors, le gou-
vernement français prenant parti pour le Piémont, il était permis
aux amis de l'Italie d'espérer que les affaires de ce pays allaient
s'acheminer vers une solution conforme à leurs vœux. La sous-
cription pour le monument de Manin, à laquelle vingt-trois mille
Français avaient voulu concourir, et qui déjà avait donné lieu à
une correspondance des plus chaleureuses entre les comités ita-
lien et français, devait encore aujourd'hui fournir une occasion,
plus que jamais opportune, d'affirmer et d'accroître les sympa-
thies mutuelles. Le comité français, invité à envoyer quelques-
uns de ses membres à Turin (pour certaines décisions à prendre
en commun), chargea L. Planât de les désigner. Il choisit deux
hommes distingués, particulièrement aimés et appréciés de
Manin : MM. Ferdinand de Lasteyrie, petit-neveu de Lafayette,
et Pierre Lanfrey, jeune écrivain du plus grand talent, que son
premier livre [L Église et les Philosophes au dix-huiliéme siècle)
avait placé hors pair. Tous deux acceptèrent avec joie la mission
de représenter la France à la fois libérale et généreuse à Turin,
où leur présence et leurs discours causèrent une vive sensa-
tion.
Tous les amis de Manin, parmi lesquels plusieurs rédacteurs
de journaux importants, avaient pris pour but de leurs efforts
de propager de plus en plus dans le public cette conviction, dont
ils étaient eux-mêmes pénétrés, que l'unique moyen d'améliora-
63i VIE DE PLANAT.
tion pour ritalie était rexpulsion totale des Autrichiens ^ Le
célèbre historien, Henri Martin, promit en outre à M. et M»« Pla-
nât d'écrire, pour le même but, un récit historique complet du
gouvernement et de la défense de Venise en 1848 et 1849, sauf
à eux de lui en fournir tous les éléments, ainsi qu'ils s*y étaient
engagés. Voici comment :
Georges Manin, tombé malade et transporté à Gènes après la
mort de son illustre père, avait déposé entre les mains de ses
amis ce qui lui restait de plus précieux dans ce monde : les pa-
piers laissés par son père, les chargeant d'en tirer le parti le plus
utile à son pays, et, soit qu'il vécût ou qu'il mourût, ne les
remettre jamais qu'à Venise délivrée. Là se trouvaient toutes
les correspondances diplomatiques ; des documents officiels de
tout genre, emportés de Venise ; des lettres privées et autres,
adressées au Président de la République ; enfin des notes pré-
cieuses, écrites de la propre main de Manin, soit à Venise, soit
dans l'exil, etc., etc. Un premier coup d'œil suffisait pour recon-
naître qu'il y avait là une mine inépuisable, encore inexplorée,
de richesses, mais aussi un travail immense à faire, pour lire,
coordonner et traduire ces innombrables matériaux, de manière
à ce qu'ils pussent être utilisés par un historien français '. Pen-
dant l'année si tristement remplie qui venait de s'écouler, il eût
été impossible à M. et M"*' Planât de s'occuper avec suite d'une
pareille tâche. Mais aujourd'hui, plus libres de leur temps et
encouragés par la promesse de Henri Martin, ils se mirent réso-
lument à l'œuvre, en dépit des grands obstacles qu'il fallait
surmonter : « J'écris du matin jusqu'au soir, disait M"** Planât
à sa sœur ; dès que cinq ou six pièces sont traduites, je les lis
à mon cher mari , qui me fait ses observations et les correc-
1. Voici les noms de ceux qui, dans l'origine, composaient avec L. Planât le
comité franco-italien, auxquels beaucoup d'autres Tinrent se joindre par U
suite : Ary Schcffer, Legouvô, Lanfrey, Henri Martin, Jules Simon, Ferdi-
nand de Lastcyrie, Havin, Mornand, de la Forge, etc. F. p.
2. L'ouvrage de M. de la Forge, Venise sou9 Manin, publié en 1S53, livre
non dépourvu de talent, mais écrit à la hâte, passionné et trop souvent
inexact, ne pouvait remplir le but. C'est là le jugement porté par Manin lai-
mèmc, malgré sa vive reconnaissance pour Thomme de cœur qui, le premier,
avait voulu prendre la défense d'une noble cause tombée, p. p.
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 635
lions de style indispensables; puis, une fois par semaine, je
porte mon travail à Henri Martin, sauf à y joindre verbalement
les éclaircissements nécessaires. » Les lettres de L. Planât qui
vont suivre font si souvent mention de ce travail que nous ne
pouvions nous dispenser de donner à ce sujet quelques expli-
cations.
F. p.
A A/»« Z)*** {à Alger).
Paris, 10 juillet 1858.
Quoique je sois en train de devenir le compagnon d'Ho-
mère et de Milton (excusez du peu), je puis encore corres-
pondre avec mes amis absents, par Tintermédiaire d'un
charmant secrétaire qui n'est plus Auguste.
Vous savez que nous avons eu le malheur de perdre notre
bon ami, Ary ScheflFer. C'est un nouveau sujet d'affliction
dont nous n'avions pas besoin après tous ceux que nous
avions éprouvés. M"' M***, la fille de ce grand artiste,
ne vivait absolument que pour son père. Ma femme la voit
chaque jour, non pour la consoler, ce qui est impossible,
mais pour l'aider à supporter sa juste douleur. Georges
Manin est toujours en Italie et nous ne savons plus quand il
pourra nous revenir. Il est atteint depuis la mort de son père
de douleurs arthritiques ; je crois que le pauvre garçon n'est
pas destiné à vivre longtemps, à moins que des événements
politiques peu probables ne le ramènent dans sa patrie.
A M. Pierre Lanfrey.
Paris, le 4 août 1858.
Nous avons reçu avec bien du plaisir votre lettre sans
date, mais que je suppose écrite de Chambéry le 28 juillet.
636 VIE DE PLANAT.
Nous l'avons lue avec un intérêt d'autant plus vif que c'est
la première nouvelle officielle qui nous soit parvenue de ce
qui s'est passé à Turin. Depuis lors, un numéro du Diritto
nous a donné quelques détails intéressants sur la réunion
du 25. Je n'ai reçu aucune lettre de M. de Lasteyrie ; je pense
• qu'il la réserve pour le Siècle.
Je vous remercie de toutes les choses aimables et beau-
coup trop flatteuses que vous voulez bien me dire; elles
m'ont cependant attristé, car elles me font sentir toute mon
impuissance à faire ce que je désirerais pour la cause de
l'Italie, pour la mémoire de Manin.
Ma femme me charge de ses compliments affectueux pour
vous. La lecture de vos écrits nous avait inspiré un vif désir
de vous connaître, car nous y trouvions des idées saines et
de nobles pensées exprimées dans un style simple, élégant
et correct. Mais je puis vous dire que dès que nous vous
avons connu, nous avons ressenti la plus vive sympathie
pour l'auteur des écrits dont la lecture nous avait charmée.
J'espère qu'à votre retour à Paris vous ne m'oublierez pas.
Ce que vous me dites du caractère simple et modeste du
général Cosenz m'a été depuis longtemps confirmé par le
généralUUoa, et il ajoutait que ses qualités n'avaient d'égal
que sa bravoure et son intrépidité. Ce que Ulloa dit de son
ami Cosenz, on pourrait également le dire de lui-même.
En général, les Italiens sont bien mal connus et bien mal
jugés en France. Nous comptons un peu sur vous pour les
faire mieux connaître.
A M^' D*^* [à Alger).
Paris 24 octobre 1858.
Vous êtes vraiment une amie incomparable ; ni le temps,
ni la distance, ni les négligences ne peuvent ébranler votre
HUITIÈME PARTIE (1837 A i864). 637
constance. Mais savez-vous ce que vous faites, lorsque vous
nous écrivez de si charmantes lettres? vous semez des perles
devant des... gens indignes de les ramasser. Depuis un an,
notre maison est devenue le temple de la tristesse et de
Tennui; les bassesses et les platitudes, les friponneries et
les hypocrisies nous ont fait prendre le genre humain en
haine et en mépris; en un mot, nous sommes devenus com-
plètement misanthropes. Les bons ne trouvent même pas
grâce devant nous, à cause de leur humeur trop accommo-
dante, et parce qu'ils semblent accepter avec indiflFérence
toutes les indignités dont nous sommes témoins depuis
bientôt dix ans. Du reste, ma femme est constamment occu-
pée d'un travail important qui Tabsorbe entièrement; c'est
la traduction et la mise en ordre des principaux documents,
lettres et fragments laissés par Manin. Ce recueil, qui ne
sera imprimé que Tan prochain, ne formera pas moins de
deux volumes ; Tacharnement de ma chère femme à ce tra-
vail est incroyable.
M. de Barrai compte revenir bientôt en France avec sa
femme et son enfant. Ce sera pour nous une grande joie,
car M"' de Barrai est une amie de votre trempe. Je trouve
que c'est là une grande richesse. Qui peut se vanter d'avoir,
comme nous, deux amies dignes de ce nom?
A M. le général *-**.
Paris, 15 novembre 1858.
Mon cher général, avec mon air tranquille, je suis
l'homme le plus obstiné du monde; je veux le triomphe delà
cause italienne. Ne pouvant la servir de mon bras, je veux
du moins la servir par les moy^s que Dieu a mis à ma
disposition, en aidant à lui conserver ses plus vaillants
champions. Je ne veux pas qu'ils arrivent sur le champ de
638 VIE DE PLANAT.
bataille faibles et exténués par les privations; je veux au
contraire qu'ils y arrivent dispos et bien portants et en état
de supporter les fatigues. Pour cela, il faut passer Thiver
convenablement, être bien nourri, chaudement vêtu et
chaussé, etc. Prenez donc ce que vous trouverez ci-joint
avec la même simplicité de cœur qui préside à ToiTrande.
Songez que ce n'est pas à vous que je Toffre, mais bien à la
cause italienne, ce qui vous interdit le droit de refuser.
Enfin, songez qu'un refus me blesserait mortellement, et
que nous serions brouillés à tout jamais. Acceptez donc et
qu'il n'en soit plus question. Votre ami de cœur.
C'est le général *** lui-môme qui a tenu à nous rendre, pour
Tinsérer ici, ce billet tracé péniblement au crayon par L. Planai.
La guerre prochaine avec TAutriche était devenue dès alors
un fait probable, et, le !•' janvier suivant, une phrase significa-
tive adressée par Napoléon III à Tenvoyé d'Autriche, M. de Hub-
ner, en fit une presque certitude. Jamais guerre peut-être n'eut
des partisans plus passionnés, des ennemis plus ardents. Parmi
ces derniers ne comptaient pas seulement les légitimistes ou les
réactionnaires avoués, ce qui eût été naturel, mais encore les
orléanistes, prétendus libéraux, ayant pour organe le Journal
des Débats, et même une fraction des républicains de 1848,
craignant, par-dessus tout, de voir mener à bonne fin par Napo-
léon III une entreprise glorieuse qu'ils n'avaient pu ou voulu
tenter, lorsqu'ils étaient au pouvoir.
L'opposition la plus accentuée venait toutefois des bonapar-
tistes influents, les Morny, Fleury, Walewski, etc., etc. Chose
singulière! chez tous ces adversaires, d'origine si différente, la
principale préoccupation portait, non pas sur un échec, après
tout possible, de nos armes, mais bien sur les conséquences de
leur triomphe. Seulement les motifs de leurs craintes étaient en
sens inverse : tandis que fes WMk tfettayîart du rcgam depo|Hi.-
larité qu'une guerre heureuse apporterait sans doute à Napo-
léon III, les autres au contraire, persuadés que le succès de cette
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). Q39
lutte toute révolutionnaire obligerait l'Empereur de faire aussi
en France quelques concessions libérales, y voyaient une cause
certaine d'afîaiblissement et peut-être de ruine pour son pouvoir.
Aux yeux de L. Planât, la justice absolue de la cause italienne,
l'honneur pour la France d'effacer de ses propres mains l'inique
traité de Campo-Formio, en un mot, la question de principe
l'emportait de très haut sur toute autre considération. Nous
transcrirons ici quelques lignes de M""" Planât, écho ildèle de la
pensée commune : « Nous ne pouvons croire encore, écrivit-elle
à M"' d'A***, que la gloire d'afl'ranchir l'Italie et de délivrer
Yenise puisse être réservée à un homme tel que Napoléon III,
et vraiment, cela en bonne morale ne devrait pas être ; mais,
hélas ! la Providence s'est-elle jamais piquée de logique à cet
égard? Quoi qu'il en soit, nous sommes décidés, s'il réussit, non
certes à lui pardonner le mal immense qu'il a commis, mais à
lui déduire, dans notre pensée, le bien qu'il aura fait. Notre con-
science est d'ailleurs d'autant plus tranquille à cet égard que
les fauteurs et les partisans du coup d'Ëtat sont précisément
aussi les adversaires les plus enragés de cette guerre. »
Malgré cette dernière circonstance qui aurait dû les rappro-
cher, la guerre d'Italie devint un sujet de discussion très pénible
et très irritant entre gens faits d'ailleurs pour s'estimer. Mais
elle resserra les liens de ceux d'entre eux qui partageaient sur
cette grave question la même manière de voir. C'est ainsi que
MM. Henri Martin et Lanfrey devinrent dès ce moment, pour
L. Planât, des amis chers et dévoués.
Les efforts de la diplomatie réussirent à faire ajourner les hos-
tilités, et la réunion d'un congrès ayant été annoncée, on crut
même pendant quelque temps presque unanimement au main-
tien de la paix. L'orgueil aveugle de l'Autriche lit échouer toute
tentative de demi-solution.
Voici quelques-unes des lettres écrites par L. Planât avant et
pendant la campagne d'Italie.
F. ?•
640 VIE DE PLANAT.
Au marquis Pallavicino {à Turin).
Paris, 15 janTier 1859.
Il y a longtemps que je vous aurais écrit au sujet de la
grande affaire qui préoccupe aujourd'hui tout le monde, si
mes infirmités, qui s'accroissent chaque jour, n'étaient
souvent un obstacle à tout ce que je veux faire. Depuis la
mort de notre cher et regrettable Manin, nous avons essayé,
selon nos forces, ma femme et moi, de continuer son œuvre,
c'est-à-dire d'éclairer le public et de lui faire mieux con-
naître l'Italie, secondés dans notre tâche par notre ami,
M. Henri Martin, qui va publier très incessamment une
Vie de Manin^ en citant tous les documents que nous lui
avons fournis.
Il semble, en ce moment, que le sort de votre noble et
belle patrie est bien près de se décider d'une manière favo-
rable ; mais il est à craindre que la diplomatie n'intervienne
pour faire adopter une de ces transactions boiteuses qui ne
sont qu'un palliatif et qui, en laissant subsister la plus
grande partie des justes griefs d'une nation, ne sont, à vrai
dire, qu'une trêve qui doit être rompue dans un temps
donné. Les conférences, les congrès et la peste des protocoles ,
comme disait Manin, n'ont jamais servi qu'à sacrifier les
intérêts des peuples à ceux des princes.
A M^' D*** {à Alger).
Paris, 5 mars 1859.
Ma santé s'est assez bien soutenue cet hiver grâce à la
douceur inaccoutumée de la température; je n'ai donc pas
à me plaindre de ce côté, et je pourrais m'estimer heureux
d'être à soixante-quinze ans aussi bien portant que je le
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 641
suis. Mais ce qui trouble ce bonheur, c'est Tétat de ma vue
qui va toujours en s'affaiblissant. Ma résignation n'a pas
encore pu triompher du chagrin que cet état me cause. Ma
femme passe ses jours et presque ses nuits à chercher des
documents, à les traduire, les copier, les corriger. Il ne faut
donc pas lui en vouloir, si elle n'est plus exacte dans sa
correspondance. Il lui arrive avec ce travail ce qui arrive
toujours dans de pareilles entreprises : c'est qu'à mesure
qu'elle avance, le champ de ses investigations semble tou-
jours s'élargir et le terme s'éloigner de plus en plus. Ecrivez-
nous donc souvent, sans compter avec nous; notre amitié
muette n'en est pas, pour cela, ni moins tendre ni moins
sincère.
A M. de B*** {à Rio- Janeiro),
Paris, 7 mars 1859.
Notre vie est toujours aussi monotone que vous l'avez
connue et nous avons un grand sujet de chagrin de plus
qu'alors. Vous savez comme nous avons pris à cœur la
cause de l'indépendance italienne. Pendant ces deux der-
niers mois, nous nous étions livrés à l'espoir de la voir
triompher. La guerre avec l'Autriche paraissait certaine, et
par conséquent l'expulsion totale des Autrichiens du soi de
l'Italie. Un article du Moniteur d'avant-hier a fait évanouir
nos espérances. La France recule, et les agioteurs n'ont
pas manqué d'accueillir cette reculade par des cris de joie
accompagnés d'une hausse de trente sous.
Mes yeux vont toujours de mal en pis, je suis toujours
réduit à dicter, ce qui me gêne et me contrarie énormé-
ment. Il n'y a rien à faire à cela que de prendre patience.
Mais la patience est un breuvage bien amer dont je com-
mence à être dégoûté.
41
642 VIE DE PLANAT.
Au général Garibaidù
i5 avril 1859.
Mon général, c'est un vieux soldat très infirme et presque
aveugle qui se permet de vous écrire sans avoir l'honneur
d^étre connu de vous. Mais, si je n'ai pas le bonheur de
vous connaître personnellement, votre glorieuse défense de
Rome m'a appris tout ce que vous valez. Je prends donc la
liberté de vous offrir comme témoignage de mon estime et
de mon admiration pour votre mérite et votre noble carac-
tère, un revolver, dont j'espère que vous pourrez faire
usage contre les oppresseurs de l'Italie et les plus grands
ennemis de l'humanité et de la civilisation. J'ose espérer
que vous ne vous offenserez pas de ma hardiesse, qui trouve
son excuse dans les sentiments que vous m'avez inspirés,
et dans l'indulgence qui est due à un vieillard plus que
septuagénaire. Agréez, mon général, l'hommage de mes
sentiments d'estime et de sympathie fraternelle ^
1. Après plusieurs semaines de stériles négociations diplomatiques, la guerre
était redeircnue plus certaine que jamais. Tous les amis italiens de L. Planât
s'apprêtaient à partir, et parmi eux : Georges Manin, récemment reremi à
Paris, le général UUoa, un capitaine de vaisseau vénitien nonmié Marini, etc.
L. Planât s'était plu à donner à chacun de ces derniers et à envoyer à tous les
autres principaux défenseurs de Venise : Cosenz, Garrano, Sirtori, etc., etc.,
des revolvers d'un nouveau modèle alors fort apprécié. Par la même occa-
sion, il en envoya un au général Qaribaldi, qui le reçut dans la matinée du
23 avril, c'est-à-dire le jour même où un menaçant ultimatum autrichien ve-
nait d'arriver à Turin, annonçant l'ouverture des hostilités après trois jours
de délai, f. p.
Voici la réponse du général Qaribaldi à L. Planât :
« Turin, 23 avril 1859. — Mon cher monsieur, le vraiment beau pistolet
que vous avez eu l'obligeance de m'envoyer, et surtout ayant si peu de titres
à votre attention, a vraiment excite toute ma reconnaissance. Vous derez être
de ceux qui ont mérité le nom de braves dans le monde entier, et les vrais
braves ont toujours bon cœur. Votre pistolet m*arrive dans une excellente oc-
casion et me sera de bon augure. Ohl mon bien cher ami, le jour désiré depuis
tant d'années est enfin venu 1 Enfin nous allons combattre les ennemis, les
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 643
A if"* /)•** {à Alger).
Paris, 19 mai 1859.
Tout le monde ici est uniquement préoccupé des événe
ments politiques et de la guerre, et vous pensez bien que
nous le sommes plus que personne par l'intérêt que nous
prenons à la cause italienne. Tous nos amis italiens sont
partis pour aller faire la guerre de Tindépendance. Ici il ne
manque pas de prophètes de malheur, qui prédisent en
Algérie le soulèvement des Arabes et l'invasion en France;
ce sont principalement les orléanistes et les hommes de la
Bourse qui propagent ces bruits; mais la masse de la popu-
lation n'en tient aucun compte.
Le lendemain 20 mai, un premier engagement victorieux des
troupes franco-sardes contre les Autrichiens eut lieu à Monte-
bello, tandis que Garibaldi, à la tête de ses volontaires, franchis-
sait le Tessin, portant audacieusement la lutte sur le sol même
de la Lombardie,où il remporta, peu de jours après, les victoires
de Yarèse et de Côme. Les événements de la guerre dTtalie sont
dans toutes les mémoires et il n'entre pas dans notre pensée de
les raconter. Mais ce qu'il importe de rappeler ici, ce sont les
termes de la célèbre proclamation, adressée par Napoléon III à
l'armée française lors de son entrée en campagne (3 mai), et
accueillie avec transport par les Vénitiens et leurs amis. « L'Au-
triche, y était-il dit, a mené les choses à cette extrémité : qu'il
faut qu'elle domine jusqu'aux Alpes, ou que V Italie soit libre jus-
qu*à r Adriatique, »
assassins de mon malheureux pays ; et le sang que nous Terserons, en sabrant
ces hordes de cannibales, scellera la fraternité de deux nations, qui furent et
seront inséparablement sœurs : la France et l'Italie.
« Je TOUS répète mes bien sincères remerciments, et suis arec affection
Totre déToué ami.
« G. Qaribaldi. »
644 VIE DE PLANAT.
Ainsi donc, rafiranchissement de Venise était compris dans le
programme impérial, et le méfait de Campo-Formio allait être
réparé par la France elle-même. Personne, quelle que fût d'ail-
leurs son opinion sur Napoléon IIÏ, ne supposait alors qu'un
engagement si. solennellement pris devant l'Europe par le sou-
verain de la France dût rester inaccompli.
Les victoires de Magenta et de Solférino (cette dernière rem-
portée le 24 juin sur les confins mêmes de la Vénélie) semblèrent
confirmer toutes les espérances. Mais le 7 juillet, au moment
même où Tarmée alliée pénétrant en plein dans le quadrilatère,
une nouvelle bataille semblait imminente, lorsque la flotte
de l'Adriatique, prête à l'attaque, allait jeter l'ancre devant
Venise, le général Fleury, envoyé par Napoléon III au quartier
général autrichien, présentait à l'empereur François-Joseph une
proposition d'armistice, aussitôt acceptée. La nouvelle, trans-
mise par le télégraphe à Paris, y causa une extrême surprise.
Dès ce moment, des prévisions sinistres envahirent Tesprit de
tous les amis de Venise. On ne lira pas sans intérêt la lettre sui-
vante, écrite dans ces moments d'angoisses, par un officier de
la marine vénitienne, M. Marini, exilé depuis 1849 et embarqué
alors sur le vaisseau-amiral la Bretagne :
« 9 juillet. — Nous venons de jeter l'ancre devant Venise, et
quoique dans un état d'agitation que vous comprendrez, je trouve
un peu de soulagement à vous écrire. Pauvre Venise! je n'ose
regarder ses clochers. C'est hier matin, au moment de quitter
l'île de Lossini et de naviguer vers Venise, que la nouvelle de
l'armistice est venue jeter la tristesse dans tous les cœurs. Ce
que j'ai éprouvé, moi, vous pouvez l'imaginer. Quoi que je fasse,
le spectre d'un nouveau Campo-Formio ne veut plus me quitter.
Pauvre, pauvre Venise! je l'ai là devant mes yeux et je ne puis
y entrer, et peut-être devrai-je la laisser de nouveau! En être
arrivé là, et perdre de nouveau tout espoir, c'est par trop dur.
Hier, tout était préparé pour l'attaque ; tous étaient joyeux, tous
certains du succès; aujourd'hui, nous voici tristes et silencieux,
et devant nous le drapeau autrichien flottant sur Saint-Marc!
Comment ne suis-je pas devenu fou, c'est ce que je ne puis
comprendre. Pourtant je ne veux pas encore désespérer et je ne
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 645
cesse de me redire ces mots de la proclamation : Lltalie libre
jusqu'à r Adriatique, »
L. Planât, lui aussi, se roidissait contre un trop cruel pres-
sentiment, et il s'empressa d'écrire dans le môme sens à Georges
Manin, adjoint au cinquième corps d'armée, qui malheureuse-
ment n'avait pu prendre aucune part aux grandes batailles li-
vrées et qui seulement en ce moment devait entrer en ligne.
F. P.
A Georges Manin,
Paris, 9 juillet 1859.
Je comprends tout Tennuî et tout le dégoût que vous
devez éprouver d'être condamné à passer encore six se-
maines en observation devant Mantoue, sans avoir pu
encore sabrer le moindre petit Autrichien. Enfin, il faut
avoir patience, et j'ai Tespoir qu'au mois de septembre pro-
chain, vous rentrerez dans votre chère Venise; car malgré
la diplomatie habituée à sacrifier Fintérôt des peuples à
celui des princes, je ne puis croire un seul instant que
l'Empereur renonce à son programme. Je crois que Tarmi-
stice est fondé sur d'autres motifs que Ton connaîtra plus
tard.
Je puis vous dire que tous les dissidents de Témigration
italienne reviennent l'un après l'autre se ranger à l'idée de
votre père qui anime aujourd'hui toutes les populations de
la Péninsule. Parmi les plus récalcitrants, aujourd'hui
convertis, on cite Montanelli. 11 a écrit à J. Reynaud :
« qu'aujourd'hui tout véritable républicain doit être roya-
liste et unitaire. » 11 y a mis le temps, mais enfin vaut
mieux tard que jamais ! Nous nous écrions bien souvent :
Ah ! si Manin vivait, quel rôle il jouerait maintenant, et
quels services il pourrait rendre à son pays! Sa parole
puissante serait écoutée de tous avec respect.
046 VIE DE PLANAT.
Adieu, mon cher Georges, soignez bien votre sant^ pen-
dant ce malheureux armistice, et croyez à tout mon atta-
chement*.
Au même.
Paris, 16 juillet 1859.
La douleur et Tindignation que vous devez ressentir vous
donneront une juste idée de celle que nous éprouvons nous-
mêmes. La fatale nouvelle du 12 juillet nous a consternés,
abasourdis et réduits à un tel état de prostration qu*il nous
était impossible, non seulement d'écrire, mais encore de
rassembler nos idées. Nous étions comme des gens pris de
vertige, et cependant nous pensions continuellement à vous
et à tout ce que vous deviez souffrir! Si je vous écris, ce
n'est pas pour vous offrir des consolations, mais pour vous
prier de ne pas vous abandonner au découragement et au
désespoir. Il faut toujours espérer, même dans les situations
qui paraissent sans remède. Cette force d'âme qui fait
qu'on se raidit contre l'infortune, votre père la possédait
au plus haut degré; j'espère qu'il vous l'aura léguée.
Si vous pouviez voir, comme nous, la contenance de la
population parisienne, ce vous serait peut-être une conso-
lation. Excepté les hommes d'argent, tout le monde ici
i. On sait que Tespoir exprimé par L. Planât fut définitlTement anéanti
par la dôpéche suivante affichée à la Bourse lo 12 juillet :
Valeggio^ll jaillet 1»9.
« L'Empereur à rimpératrice.
(( La paix est signée entre l'Empereur d'Autriche et moi.
« Les bases de la paix sont :
« Confédération italienne sous_la présidence honoraire du Pape.
« L'Empereur d'Autriche cède ses droits sur la Lombardie à l'Empereur des
« Français qui les remet au Roi de Sardaigne.
« L'Empereur d'Autriche conserve la Vénétie; mais elle fait partie inté-
« grante de la Confédération italienne.
(I Amnistie générale. »
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 647
se sent honteux et humilié du rôle qu'on fait jouer à la
nation.
Au même.
Paris, 11 août 1859.
Votre dernière lettre nous a causé une bien grande satis-
faction ; car, après la lettre désespérée que vous nous aviez
écrite de Gênes, nous étions dans la plus grande inquiétude
sur votre compte. Grâce à Dieu, votre courage ne vous a
point abandonné, et vous savez supporter, sinon avec rési-
gnation, du moins avec fermeté, les nouvelles et cruelles
épreuves qui vous sont réservées. Du reste, je suis bien
loin de croire que tout soit fini par la paix de Villafranca, et
par conséquent il me semble que tout espoir n'est pas perdu
pour Venise. Votre compatriote Marini est arrivé hier de
retour de TAdriatique dans l'état que vous pouvez ima-
giner; nous essayerons de le consoler de notre mieux et de
ranimer son courage.
Nous travaillons tant que nous pouvons en faveur de
Venise. Outre la brochure que j'ai publiée chez Dentu (et
que vous avez dû recevoir), si vous lisez le Siècle, vous
reconnaîtrez facilement nos inspirations dans ses colonnes.
Quoique M. Havin soit bien intentionné, il faut toujours le
stimuler un peu ^ J'ai su par lui que ma brochure inti-
tulée : la Vénétie devant f Europe avait été mise sous les
1. La réunion d*un congrès européen, chargé de sanctionner les absurdes
préliminaires de Villafranca, étant alors ardemment désirée dans les hautes
régions, il devint impossible, pendant quelque temps, d'obtenir l'insertion d'ar-
ticles favorables à l'indépendance absolue de Venise, même dans les journaux
les mieux disposés; car le silence ou une extrême réserve à ce si:get leur
était imposé. L. Planât, espérant que la reproduction d'un écrit, déjà pu-
blié, éprouverait moins de difficulté, résolut alors de [réunir dans une bro-
chure tous les faits les plus émouvants, les raisons les plus péremptoires qui
militaient pour l'affranchissement de Venise. Inutile de dire qu'ils furent
puisés exclusivement dans les précieux documents laissés par Manin. La Vé-
nélie devant VEurope se composait presque en entier des admirables dépêches
648 VIE DE PLANAT.
yeux de TEmpereur, qui certainement en aura été frappé.
Mais le ministère veut la paix à tout prix et n'a aucune
sympathie pour l'Italie.
Le plan des grandes puissances est de laisser les duchés
dans Tétat provisoire où ils se trouvent, ainsi que la Ro-
magne; comme cet état provisoire nuit essentiellement au
commerce et à toutes les transactions, elles espèrent que
les peuples finiront par se fatiguer et par rappeler, ou du
moins laisser rentrer leurs ducs. J'espère, moi, que ce cal-
cul machiavélique sera trompé, et que les populations,
affranchies du despotisme des archiducs, auront assez d'é-
nergie pour persister dans leurs résolutions, quand même
il en résulterait quelques mois de misère.
Adieu, mon cher Georges, écrivez-nous souvent, caries
journaux sont remplis de nouvelles fausses qui nous inquiè-
tent souvent; nous avons besoin de connaître la vérité.
de Manin, tant aux gouvernements français et anglais qu*à son fidèle inter-
prète à Paris, M. Pasini.
Les émigrés yénitiens, auxquels L. Planât s'était empressé dVnTojer sa
brochure, et qui tous considéraient comme un devoir sacré, d'envoyer aux
prochaines conférences une protestation collective, dût-elle rester stérile,
furent unanimement d'avis qu'il ne pouvait être donné & personne d'en for-
muler une plus émouvante, plus énergique ni aussi autorisée que celle de
leur glorieux chef de 1848. Nicolo Tommaseo fut chargé d*y joindre une note,
écrite en français, signée de tous, et dont nous extrayons ce passage :
« On vient de publier des documents diplomatiques, où est exposée la pensée
de Manin, non pas comme homme privé, mais comme chef du gouverne-
ment de Venise. Venise avait une Assemblée, élue par le suffrage universel,
qui lui avait donné pleins pouvoirs. Ainsi cette voix, sortant du tombeau,
est la voix même de la nation, et Manin pendant sa vie fut considéré par
l'Europe comme la personnification d'un droit immortel. Dictateur à Venise,
il a été plus que roi dans l'exil. Charles X à Ooritz, Louis- Philippe à
Londres, n'ont reçu, ni morts ni vivants, les hommages du cœur qui ont été
rendus à la pauvreté, aux douleurs, au cercueil de cet avocat! Qu'on écoute
donc cette voix, rappelant à la France et à l'Europe éclairée leurs devoirs! •
Le congrès n'ayant pas eu lieu, la protestation des Vénitiens fut envoyée
aux conférences de Zurich. Elle ne pouvait alors amener aucun résultat ; mais
elle fit comprendre, mieux que jamais, qu'une paix durable et bien plus
encore une alliance de la France avec l'Autriche, était impossible, tant qae
Venise ne serait pas affranchie, f. p.
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 649
A M. Tommaseo {à Florence).
Paris, 3 septembre 1859.
Très cher et illustre ami, nous avons lu, ma femme et
moi, avec attendrissement votre touchant et éloquent Adieu
des Italiens aux soldats français. Ils ont laissé, comme vous
le dites si bien, un monument inachevé; mais, certes, ils
ne demandaient pas mieux que de le rendre parfait. Fasse
le ciel que la diplomatie européenne ne fasse pas une ruine
de cet édifice commencé !
La publication que j'ai faite sous le titre de : la Vénétie
devant l'Europe a reçu une bien grande récompense par
l'usage que vous en avez fait. De notre côté, nous faisons
insérer dans les journaux ce que nous pouvons trouver
d'articles et de documents relatifs à Venise; ce n'est pas
toujours chose facile.
Il vient de paraître un nouveau journal, sous le titre de:
rOpinion nationale; il est dirigé par M. Guéroult, qui est
dévoué à la cause italienne et qui est un écrivain du plus
grand talent. Il a débuté le 15 de ce mois par un article in-
titulé : La paix de Villafranca. Cet article, que vous lirez
sans doute avec plaisir, est aussi hardi que bien pensé.
Enfin ne perdons pas tout espoir de voir la noble et héroïque
Venise affranchie du joug odieux qui pèse sur elle depuis
si longtemps et qui aujourd'hui est intolérable, ainsi que le
démontre M. Pasini, dans un article excellent, très long,
très bien raisonné, nourri de faits et de chiffres, que nous
sommes parvenus à faire insérer, il y a quelques jours, dans
le Nord, et que nous tâcherons de faire reproduire dans le
Siècle.
630 VIE DE PLANAT.
A M. Ferdinand de Lasteyrie.
Paris, 5 septembre 1859.
Monsieur, vous savez sans doute qu41 doit être célébré à
Milan, le 22 de ce mois, un service funèbre pour le deuxième
anniversaire de la mort de Manin. Les Vénitiens sont heu-
reux de cette démonstration qui prouvera du moins qu*on
ne les oublie pas, malgré l'abandon dans lequel TEurope
semble les laisser. On leur a fait espérer que quelques
Français, amis de Manin, viendraient se joindre à eux dans
cette occasion.
Je n'aurais pas manqué de faire le voyage tout exprès,
malgré mon grand âge, si le déplorable état de ma santé
me Tavait permis. Je ne vois donc que vous. Monsieur, qui
puissiez donner cette preuve de dévouement, plus précieuse
que jamais en ce moment; si, comme nous l'espérons, notre
ami Henri Martin peut se joindre à vous, les amis de Ma-
nin ne pourraient désirer de plus dignes représentants, et
je suis bien persuadé que vous seriez bien récompensé de
ce sacrifice par la consolation que votre présence porterait
à des gens bien malheureux.
Je parlerai à MM. Legouvé et Lanfrey ; mais je crois que
ce dernier fait imprimer en ce moment un ouvrage qui le
retient à Paris*.
AM"^^D^'{àAlger).
Paris, 27 octobre 1859.
Je ne veux pas tarder à vous répondre, persuadé que ma
lettre, quoique fort courte, sera la bienvenue; j'en juge
1. MM. Henri Martin et Legouyé assistèrent à la cérémonie extrémemeat
touchante qui eut lieu à Milan le 22 septembre. A Venise la police empédu
HUITIÈME PARTIE (1857 A i864). 651
ainsi parle plaisir que nous font éprouver vos lettres. Nous
sommes heureux d'apprendre votre heureuse arrivée à
Alger, et fiers d'avoir pour amie une héroïne dont la mâle
contenance a damé le pion à tous les passagers de votre
bateau à vapeur. Je n'en attendais pas moins d'une demoi-
selle Ch *** !
J'espère que vous ne comptez pas sur une lettre de ma
femme ; elle est plus que jamais absorbée par sa publica-
tion. Je croyais que, le manuscrit une fois livré à l'impri-
meur-éditeur, la chose marcherait toute seule et sans nou-
velle fatigue pour ma chère Frédérique ; mais point du tout.
Elle se conforme au précepte de Boileau :
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois et souvent efTacez.
Elle n'efface pas beaucoup, mais en revanche elle ajoute*.
Elle est secondée par un correcteur lettré et intelligent
qu'elle consulte sur l'effet que lui produit la lecture de son
œuvre ; et, dès qu'un point lui semble obscur, elle s'em-
presse de l'éclaircir par une note ou quelque changement
en 1859 comme en 1858 de célébrer cet anniversaire, qui néanmoins y devint la
cause de nombreuses arrestations. F. p.
1. Les nombreux documents traduits par M™* Planai, de l'italien, de Tan-
glais et de l'allemand, devaient dans le principe former un simple recueil do
pièces, classées par ordre de date, mais sans autre commentaire que la notice
historique de Henri Martin. La décision, prise après coup dans l'intérêt de
Venise, de publier les deux ouvrages séparément, rendit toutefois la tâche
de M"*" Planât beaucoup plus ardue. Pour elle, il ne s'agissait pas de faire un
livre, on le comprend, mais bien de gagner de nouveaux partisans à la cause
de la pauvre Venise, devenue, par la paix de Villafranca, plus misérable que
jamais. « Pourquoi, se disait-elle, serait- il impossible d'écrire avec ces docu-
ments irréfutables une histoire suivie et complète des événements si drama-
tiques et si glorieux de Venise, puisqu'on réussit k faire avec de simples
lettres des récits émouvants? » Mais pour cela il était nécessaire de relier
entre eux, à force d'annotations, de pièces probantes et d'éclaircissements de
tout genre, tous ces documents tant officiels que privés, de manière à en
faire un tout, et à en rendre la lecture facile et claire. C'était là un but impos-
sible à atteindre, sans un travail assidu et de laborieuses recherches, f. p.
632 VIE DE PLANAT.
dans le texte. Enfin, jusqu'à présent, tout cela ressemble un
peu à la toile de Pénélope.
A la même.
Paris, novembre <859.
Vous êtes digne de lire et d'apprécier le petit livre que
je vous envoie, intitulé : les Lettres d'Everard. Il est de
notre jeune ami, M. Lanfrey. C'est un cri de douleur pour
nos libertés perdues; c'est un cri d'indignation pour toutes
les bassesses et les turpitudes dont nous sommes témoins
depuis dix ans. La plainte, l'ironie, le sarcasme, tout est
employé dans cette amère philippique; si même vous n'en
approuvez pas le fond, je suis certain que vous admirerez
la forme. Le style de M. Lanfrey a toutes les qualités qui
manquent aux littérateurs delà génération qui s'éteint : il
est simple et pur, il est châtié, sobre et énergique. Malheu-
reusement pour le lecteur non parisien, il est rempli de
portraits et d'allusions qu'il est difficile de comprendre à
Alger...
Ma pauvre Frédérique a maintenant tout l'ennui de la
publication de son œuvre, bien plus pénible que la compo-
sition. Ce supplice durera probablement jusqu'au mois de
février prochain. Cependant nous n'abandonnons pas pour
cela notre chère Venise, et la plupart des articles que vous
avez pu lire dans les journaux libéraux sur ce malheureux
pays, sortent de notre fabrique.
Vous avez pu voir passer devant Alger l'archiduc Maxi-
milien, que son aimable frère TEmpereur François-Joseph
envoie en exil, parce qu'il s'est montré plus humain, plus
libéral et plus sensé qu'il n'appartient à un archiduc. Sa
jeune femme n'a pas voulu quitter son mari, et la voilà sil-
lonnant les mers par les temps les plus affreux de Tannée.
HU1TIÈ:^E partie (1857 A 1864). 653
Je plains cette charmante princesse ; mais ce qui est encore
plus digne de pitié, ce sont les Vénitiens torturés, pressu-
rés, spoliés par un monarque insensé, qui se croit, dans sa
folie, destiné à rétablir Tempire de Charlemagne. Quand on
sait ce qui se passe à Venise, à Naples et à Rome, et tout
ce qui se passait naguère à Parme et à Modène, on est tenté
de s'écrier avec Voltaire :
A quels monstres, grands dieux ! livrez-vous l'univers I
Je viens de me faire lire cette dictée. Tudieu ! quelle
tartine peu intéressante pour vous ! Cependant il faut que
vous l'avaliez, mais il faut aussi que je finisse. Adieu donc.
Madame et très chère amie. Je baise vos blanches mains et
même vos joues vermeilles. C'est le privilège de mon âge.
Au général Garibaldi,
Paris, 25 novembre 1859.
Mon cher général, je vous envoie ci-joint ma petite
offrande pour la souscription du million de fusils; j'y joins
»
celle d'un pauvre Vénitien qui gagne péniblement sa vie à
Paris.
J'aurais voulu dès le premier jour répondre à votre appel ;
mais plusieurs de nos amis m'ont persuadé d'attendre, afin
de joindre mon nom et ma petite contribution |l la souscrip-
tion qu'ils se proposaient d'ouvrir; ils pensaient que cela
valait mieux pour la cause. Je n'entrerai pas dans le détail ^
pénible des entraves apportées tout d'abord à ce projet et
qui l'empêchèrent d'aboutir. Je pense que chacun des sous-
cripteurs déjà réunis aura, comme|moi, pris le parti de vous
adresser personnellement son offrande. Je serais honteux
de vous envoyer une aussi faible somme, si je n'avais une
excuse valable. C'est le sort de Venise et celui des nom-
654 VIE DE PLANAT.
breux émigrés de cette malheureuse province qui me navre
le cœur et me préoccupe entièrement. Je suis résolu à leur
consacrer à peu près tout l'argent dont je pourrai disposer,
et j'avoue que je me serais fait scrupule d'en détourner
même cette petite somme, si je ne savais que cela aussi est
un moyen, et peut-être le meilleur, de venir en aide à la
malheureuse esclave, à laquelle on promit la liberté et
qu'on laisse mourir maintenant sous le fouet d'un maître
avide et impitoyable*.
A M'^ (TA*'' {à Munich).
Paris, 15 décembre 1859.
Rassurez-vous, chère sœur; à l'exception de ma vue qui
se perd de plus en plus, ma santé se soutient, grâce à mille
précautions. Le mois de décembre a été rude pour les santés
débiles ; nous avons eu pendant cinq ou six jours un froid
si vif qu'on pouvait le comparer à celui de la retraite de
Russie ou de l'année du retour des cendres. Le 9, il a gelé
à 15 degrés, et je me suis rappelé qu'il y a quarante-sept
ans, jour pour jour, j'entrais en fuyard dans Wilna, par
30 degrés de froid, ce qui n'était pas gai. Cette fois-ci, j ai
fait ma retraite de Moscou fort commodément au coin d'un
bon feu, et sans sortir de ma chambre. Ma femme me tient
compagnie, car elle est devenue presque aussi marmotte
que moi.
1. Ceux qui seraient tentés do taxer ces paroles d'exagération, n*aiironi
qu'à relire le Times de cette époque. Ce journal constate que l'Autriche en-
tend se Ycnger sur la malheureuse Vénétie, dont elle connaît la haine, de
toutes les provinces italiennes qu'elle a perdues : « Elle lui arrachera une
dent par jour, ajoute le journal anglais avec cette espèce de cynisme qui loi
est particulier, afin de la faire souffrir plus longtemps. » f. p.
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 655
A la même.
Paris, 14 mars 1860.
.Ma chère sœur, vous êtes sans contredit une excellente
femme et une mère incomparable ; tout le monde vous rend
cette justice, et pour cette cause chacun vous estime et vous
respecte. Mais, quant à vos idées politiques, c'est une autre
paire de manches, comme disait feu M. deTalleyrand. Com-
ment pouvez-vous dire « qu'il est indifférent pour la Véné-
tie d'être gouvernée par un prince autrichien ou par un
prince italien? » C'est absolument comme si vous disiez : Il
est indifférent que la Bavière soit gouvernée par un prince
français ou par un prince allemand, et que son territoire
soit occupé par des troupes françaises au lieu de l'être par
des troupes allemandes. Et puis, comment ne comprenez-
vous pas que l'Italie, morcelée, torturée, pressurée depuis
des siècles par l'étranger (Français ou Autrichiens, peu im-
porte), cherche avec ardeur à réunir ses membres épars
pour former un corps politique indépendant et national, sous
le sceptre du seul prince italien qui soit populaire en Italie,
et dont le royaume ait une constitution telle que l'exigent
les temps où nous vivons ? Ne soyez donc pas surprise que
la Vénétie, aujourd'hui si cruellement opprimée par l'Au-
triche, fasse tous ses efforts pour se réunir au noyau de la
nation italienne qui commence à se former et qui doit s'é-
tendre de plus en plus, afin d'être en état de pouvoir résis-
ter un jour et de former enfin un corps de nation qui puisse
prendre sa place au milieu des puissances vraiment grandes
et indépendantes de l'Europe. L'entreprise est hardie et pé-
rilleuse, mais elle est digne de ce grand et admirable peu-
ple, qui a été l'initiateur de toute l'Europe en fait de civi-
lisation, et qui vient de prouver par sa sagesse, sa prudence
636 VIE DE PLANAT.
et sa persévérance, qu'il est aujourd'hui le peuple le plus
mûr pour la liberté, puisque, abandonné à lui-même dans
les duchés et dans l'Italie centrale pendant plus de dix mois,
il a su en user avec calme et sans aucun désordre. Je ne
crois pas que l'histoire offre rien de plus admirable. Je
pourrais vous en écrire plus long sur ce chapitre, mais c'en
est assez, je crois, pour vous indiquer ce qui, selon moi, est
justice et vérité.
^il/"«Z)*"(d Alger).
Paris, 18 mars 1860.
Je puis vous assurer que si notre jeune ami Lanfrey s'est
peint dans son ouvrage, c'est bien involontairement. Il est
bien difficile qu'il en soit autrement dans un ouvrage où
l'on exprime ses propres sentiments, en les prêtant à un
personnage imaginaire. Il est aujourd'hui très absorbé par
un ouvrage d'un autre genre : c'est V Histoire des papes,
sujet brûlant et palpitant s'il en fut jamais. Ce travail est
d'autant plus difficile qu'il est obligé de le concentrer en un
seul volume.
Ma femme travaille avec plus d'ardeur que jamais à son
œuvre, mais plus elle avance et plus le terme paraît s'éloi-
gner; elle fait tous les jours de nouvelles découvertes; elle
ajoute, elle retranche, enfin c'est à n'en pas finir.
AM'^^d'A**' [à Munich).
Paris, 4 mai 1860.
J'espère, chère sœur, que les impertinences de ma der-
nière lettre ne vous ont pas trop fâchée? Vous savez, du
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 657
reste, que les vieillards ont le privilège de pouvoir dire
impunément des sottises à tout le monde sans que Ton s'en
formalise. D'ailleurs, je mérite plus que jamais, non seu-
lement votre indulgence, mais aussi votre pitié; car à tous
mes maux est venue se joindre une sciatiquedont je souffre
depuis quatre jours. Je ne la connaissais pas jusqu'à pré-
sent, et je vous avoue que c'est une connaissance des plus
insupportables.
Avant ces accidents, j'avais été pendant quinze jours
dans des inquiétudes mortelles, à cause de ma femme; elle
s'est tellement fatigué la vue cet hiver qu'elle s'est attiré
une inflammation très grave de l'œil droit. Heureusement
le mal a été pris à temps, et aujourd'hui elle est en pleine
convalescence. Elle est, comme moi, punie par où elle a
péché, mais j'espère que ce ne sera pas aussi sévèrement.
A M"^^ D*** {à Alger),
Paris, 28 avril 1860.
Madame, vous méritez assurément une place distinguée
parmi les plus aimables chroniqueurs. Je vous avoue que
j'ai été furieusement tenté de faire de votre lettre un char^
mant feuilleton. Votre portrait du général Yousouf est un
chef-d'œuvre qui peut soutenir le parallèle avec les portraits
de Saint-Simon. J'ai été arrêté dans ce projet de la manière
la plus triste. A force de travailler tous les soirs à la lueur
éclatante d'une lampe Carcel, et souvent jusqu'à une heure
du matin, ma femme s'est attiré une inflammation de l'œil,
inflammation si intense qu'elle pénétrait jusqu'à la rétine.
Vous jugez de mes transes et de mes inquiétudes, en face de
cette perspective d'un ménage de deux aveugles! Mais,
grâce à Dieu et à des soins assidus, l'inflammation s'est
dissipée en huit jours; mais l'œil est resté plus faible et
42
658 VIE DE PLANAT.
demande beaucoup de ménagement. De mon côté^ il me
faudra passer le reste de mes jours dans un clair-obscur
on ne peut plus insupportable et qui m'expose à une foule
d'accidents. Je me heurte partout, je fais des chutes, je
casse tout; enfin, il me semble que je tombe en enfance.
Dans le fait, je suis persuadé que Thomme, à cinquante ans,
est parvenu, par Texpérience et la réflexion, à Tapogée de
son développement intellectuel, et qu'une fois arrivé à ce
sommet, il redescend la pente qu'il avait si péniblement
gravie. Dans cette marche rétrograde, ses premiers pas sont
lents; il se retourne souvent et s'arrête comme pour obser-
ver le point culminant; mais plus il descend, plus sa marche
devient rapide, jusqu'à ce qu'il arrive enfin au point d'où
il était parti, c'est-à-dire à l'enfance. Je crois que j'en suis
bientôt là, et je vous avoue que je n'ai pas le courage d'en
prendre gaiement mon parti. Je sais bien qu'on nous parle
souvent des gens qui ont conservé leurs facultés jusqu'à
leur dernière heure; mais ce sont de rares exceptions, et
d'ailleurs les articles nécrologiques sont presque tous men-
songes.
Mais parlons de choses moins lugubres. Vous avez sans
doute entendu parler du bal de la duchesse d'Albe, sœur de
l'impératrice? Il parait que cette fête a été des plus décol-
letées, s'il faut en croire les récits de quelques invités trop
pudibonds... Quant à moi, j'ai peine à croire à ces excen-
tricités plus que régence !
On s'amuse aussi beaucoup de l'étrange résolution du
général Lamoricière * ; les bons mots et les calembours ne
lui sont pas épargnés ; on dit que les ultramontains l'ont
envoyé à Rome comme soupape; on dit encore que le pape
veut prononcer son divorce, afin de le nommer cardinal-dia-
cre, etc. Je n'insiste pas sur ce chapitre, parce qu'il m'afflige.
1 . Il venait de prendre le commandement de Tarmée pontificale. F. p.
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 659
L. Planai reçut, à peu de jours de là, trois lettres intéres-
santes que nous allons reproduire : Tune de Garibaldi, alors sur
le point de partirpour son expédition de Sicile; les deux autres de
Georges Manin et d'une de ses cousines, M"« B***, Vénitienne et
exilée, elle aussi. Celles de Garibaldi et de M"* B*** sont écrites
en français, celle de Georges Manin en italien. Nous rappellerons
que la cession de Nice, déjà arrêtée, ne devint un fait accompli
que le 12 juin suivant.
Gênes, 27 avril 1880.
Mon bien cher Planât, vous savez, je vous aime bieni et vous avez
grande raison d'ôtre aimé de moi, non pas pour les beaux présents
que j'ai reçus de vous, mais parce que j*ai découvert en vous un cœur
vraiment français, vraiment parisien.
Votre bon souvenir, toujours cher à mon cœur, me procure dans
ce moment l'occasion de vous manifester quelque chose qui aurait
été peut-être inconnu, et qu'il m'intéresse que vous sachiez, ainsi que
vos braves compatriotes. Dans la cession de Nice à la France, mal-
adroitement stipulée et conclue entre l'Empereur et Cavour, on
a vu du ressentiment de ma part. Et c'était naturel quand un homme
qui, comme moi, a consacré toute sa vie à la cause de son pays, se
trouve tout à coup (par une intrigue diplomatique qui ne profitera à
personne, comme vous le verrez dans la suite), se trouve, dis-je, déna-
turalisé et jeté dans les rangs d'une nation qui certainement n'a pas
besoin de lui.
Bien, {sic) mon ressentiment sera trouvé très naturel par les
hommes de bon sens de toutes les nations. Mais, comme je ne man-
que pas d'ennemis, ces ennemis trouveront et prouveront que je
suis ennemi de la France , ce qui n'est pas vrai du tout ; mais bien
ennemi d'une politique qui ne peut avoir d'autre résultat que d'exci-
ter des antipathies entre deux nations, appelées par tant de raisons
à marcher dans la voie politique comme deux sœurs. Voilà une
explication que je suis enchanté de pouvoir vous faire, pour vous
prouver que je suis l'ami d'une nation à qui nous devons tant et qui
possède des hommes comme vous. Avec affection je suis votre dévoué
GARIBALDI.
Georges Manin, qui venait de donner sa démission de capitaine
de l'armée régulière pour suivre Garibaldi, et qui, contrairement
à ses habitudes, n'avait pas écrit depuis longtemps à M. et
M"' Planât, leur annonçait sa résolution en ces termes :
«60 VIE DE PLANAT.
•
Gênes, 5 mai 1860. — Je pars dans quelques heures; je vais en Si-
cile avec Texpédition do Garibaldi, expédition téméraire dont sans^
doute peu d'entre nous reviendront. Il ne m'a pas fallu moins que ce
motif pour oser vous écrire après une si longue interruption. Chose
à peine croyable, et vraie pourtant I après avoir lu le volume de do-
cuments que vous m'avez envoyé, j'osais moins encore qu'auparavant
TOUS adresser la parole, tant je me trouvais coupable, ingrat, indigne
de pardon. Jamais histoire ni historien, quel qu'il fût, n'aurait pu
faire connaître les événements de Venise, le caractère de mon père
et, il faut le dire, celui de tous les Vénitiens, comme le font ces do-
cuments, ainsi choisis, ainsi annotés!...
Donc, je pars. Je crois que le sort de l'Italie se décidera en Sicile.
Le moment est arrivé où l'Italie doit réellement agir par elle-même;
mais elle a besoin pour cela de toutes ses ressources. Si nous avons
avec nous l'armée napolitaine, nous pourrons lutter et peut-être vain-
cre; sinon, nous serons écrasés; car je ne pense pas que la France
descendrait une seconde fois en Italie pour faire une guerre désinté-
ressée! Pardonnez cette parole amèrc; mais lorsque je songe au sort
de mon malheureux pays, j'ai le cœur déchiré et peut-être suis-je
injuste. Quoi qu'il en soit, pardonnez-moi. J'ai peine moi-même par-
fois à me comprendre ; outre l'affliction, il y avait en moi comme un
sentiment de honte de n'avoir rien fait pour mon pays dans la der-
nière campagne, bien que ma conscience ne me reprochât rien. Cette
fois, j'espère me dédommager. Je sens que mon père approuverait ma
conduite, cela me rend du calme et me fera supporter mon sort, quel
qu'il soit.
En quittant la vie, je n'aurai qu'un regret, c'est de laisser derrière
moi mon pauvre frère d'armes B***, auquel je suis utile. Je vous le
recommande. Le temps me presse, adieu! Recevez Texpression de ma
vive reconnaissance, d'une afTection qui ne s'est jamais affaiblie, et
pensez quelquefois à votre Georges.
Voici maintenant la lettre de M"« B*** :
Gènes, 6 mai 4860. — Dans les moments solennels qui ont précédé
son départ, Georges nous a parlé de sa famille, de sa sœur, de son
père et de vous, de vous dont le souvenir est si intimement lié à ces
chères mémoires, qu'on ne peut plus les évoquer l'une sans l'autre,
et tout cela m'a si profondément remué l'âme que je me suis senti le
courage de vous écrire... Il est parti! Déjà il y a une semaine, il était
arrivé à l'improviste croyant que lexpédition aurait lieu plus tôt; mais
on avait de mauvaises nouvelles alors. Pourtant il exigea de Gari-
baldi la promossc qu*on ne partirait pas sans l'avertir. Hier, à midi,
il est revenu. Comme beaucoup de personnes traitaient cette expôdi-
HUITIÈME PARTIE (i857 A i864). 66i
tion de folie, disant que Garibaldi lui-môme n'y avait consenti que
malgré lui et qu'il doutait du succès, mon père est allé voir le géné-
ral et lui a demandé ce qu'il en pensait, quoique Georges fût décidé
à partir de toute façon. Mais Garibaldi, au contraire, était enthou-
siasmé et plein de foi dans son entreprise; il dit « qu'il emmenait
son fils ; que s'il en avait dix, il les emmènerait tous ; qu'il avait reçu
une foule de demandes des officiers de l'armée, qu'il les avait toutes
refusées, mais qu'il ne pouvait refuser le fils de Manin et qu'il le gar-
derait près de lui. C'était une scène profondément émouvante. Ils se
sont réunis par une magnifique nuit dans une villa au bord de la
mer, à quelques lieues de Gênes; on dit qu'ils étaient environ deux
mille *. Ce que mon père et mon mari m'ont dit, c'est que toutes les
allées de l'immense jardin étaient remplies dégroupes de volontaires
qui descendaient à la plage, portant des faisceaux de fusils, des
caisses do munitions qu'ils embarquaient pour les porter aux paque-
bots qui attendaient au large; et tout cela sans dire un mot. Il n'y
avait que des mots murmurés à l'oreille dans cette foule; tout le
monde était sérieux; pas de cris, pas de vivats, pas d'enthou-
siasme de parade , mais une conviction profonde. Ils étaient admi-
rables.
Ils ont deux gros paquebots; un autre, qui partira de Livourne,
les rejoindra dans un petit port de la Sardaigne. Là, Garibaldi don-
nera ses ordres. Il doit avoir dans la tête quelque magnifique projet
qu'il n'a encore dévoilé à personne, car il était exultant. Ils sont
partis ce matin à trois heures, par une mer magnifique.
Vous pouvez penser notre anxiété, notre agitation, nos craintes.
Pauvre Georges! il fait son devoir et nous n'aurions pas voulu le
retenir. Mais le malheurj'qui a toujours si cruellement sévi sur sa
famille me fait trembler pour lui. C'est une entreprise dangereuse
et généreuse au possible! Que Dieu les protège ! Qui sait quand nous
en aurons des nouvelles?
Ni Garibaldi ni son entourage ne se faisaient illusion sur le
danger extrême de cette expédition. La Sicile, insurgée depuis
le 4 avril et toujours frémissante, était alors occupée par une
armée napolitaine de cinquante mille hommes, et ses côtes
étaient gardées par de nombreux bâtiments de guerre. « Je sais,
écrivit Garibaldi le matin du départ à Victor-Emmanuel, que je
m'embarque dans une entreprise dangereuse. Si nous échouons,
j'espère que l'Italie et l'Europe n'oublieront pas que cette entre-
1. Ils étaient 1 085. f. p.
662 VIE DE PLANAT.
prise a été décidée par des motifs purs de tout égoïsme et en-
tièrement patriotiques. Si nous réussissons, je serai Oer d'orner
la couronne de V. M. de ce nouveau joyau. »
Nous rappellerons ici d'une manière sommaire les faits, d'ail-
leurs si connus, de cette expédition. Débarqué à Marsala le 11,
vainqueur à Calatafimi le 15, Garibaldi entra le 27 mai à quatre
heures du matin dans Palerme qui, malgré la présence de trente
mille hommes de troupes, se souleva immédiatement et se cou-
vrit de barricades. Le général napolitain Lanza, après avoir bom-
bardé et incendié la ville pendant trois jours consécutifs, se
trouvant cerné et privé de vivres, fut forcé de demander un ar-
mistice qui se termina par l'évacuation complète de Palerme
par les troupes royales. Deux mois plus tard, il en était de même
de Messine, de Syracuse, de la Sicile entière. Garibaldi alors
passa le détroit pour marcher à la conquête de Naples, où
Georges Manin ne put le suivre tout d'abord ; car, blessé une
première fois à Calatafimi, il fut atteint de nouveau à Palerme
d'une balle qui se logea dans le pied, blessure grave dont il
faillit mourir.
F. p.
A M. le marquis Pallavicino.
Paris, 29 mai 1860.
Vous devez être étonné de n'avoir pas reçu ma réponse à
votre gracieuse lettre du 10 de ce mois. J'ai été entière-
ment absorbé par la souscription Garibaldi, ce qui ma
occasionné une grande fatigue, car j'ai 76 ans, je suis acca-
blé d'infirmités, et presque entièrement aveugle. Je ne vis
plus que par le cœur, et ce cœur est entièrement dévoué à
la cause de Tindépendance italienne. Ce qui est pour nous
un perpétuel sujet de douleur, c'est la position actuelle de
la pauvre Vénétie. Il nous parait toujours qu'une si cruelle
oppression ne saurait durer, et pourtant le temps marche
HUITIÈME PARTIE (1857 A i864). 663
et il n'amène rien pour ce malheureux pays, si ce n'est
un redoublement de rage de la part de ses oppresseurs.
Je vois avec peine, par les journaux de Milan et par les
discussions du parlement italien, qu'il se forme une oppo-
sition sérieuse contre le ministère de M. de Cavour, oppo-
sition qui, ayant pour chef Ratazzi, me semble être un
danger et une cause d'affaiblissement pour le gouverne-
ment qui a tant besoin de toutes les forces intellectuelles et
matérielles de l'Italie, pour triompher des obstacles et des
difficultés qu'il rencontre de tous côtés. Assurément, il
n'appartient pas à un Français de donner des conseils aux
Italiens; mais, sans avoir cette prétention, je puis bien
désirer qu'ils suivent les exhortations de notre Manin qui
leur prêchait si souvent la paix et la concorde, et qu'ils
aient confiance dans le seul homme qui me paraisse capable
de mener à bonne fin Tœuvre de l'unité italienne.
Nous sommes, comme vous, bien inquiets sur le sort du
général Garibaldi et des braves gens qui l'accompagnent,
d'autant plus qu'il a emmené avec lui le fils de Manin que
nous regardons comme notre enfant depuis qu'il n'a plus
de père. Pourtant aujourd'hui les choses paraissent prendre
une tournure favorable à l'entreprise audacieuse du héros
de Côme et de Varèse. Peut-être, au moment où je vous
écris, le drapeau italien est-il arboré sur les murs de .Pa-
ïenne. J'en ai comme un pressentiment, qui n'est peut-être
que Tardent désir de voir ce fait réalisé.
A Georges Manin {à Palerme).
Paris, 11 juin 1860.
Nous savons que vous avez été blessé deux fois, à Cala-
tafimi et à Palerme; on nous dit que la dernière blessure
est grave. Vous jugez de notre inquiétude. Hâtez- vous donc
661 VIE DE PLANAT.
do nous rassurer, et si vous ne pouvez écrire vous-même,
veuillez charger de ce soin un de vos camarades. Je n ai
pas besoin de vous dire avec quel intérêt et quelle anxiété
nous avons suivi toutes les phases de votre glorieuse expé-
dition, à travers les récits confus et contradictoires qui
nous arrivaient. Dans les premiers jours, les bulletins
envoyés de Naples nous avaient fort alarmés ; mais on a
bien vite reconnu qu'ils étaient tous mensongers.
Je n'écris pas au général Garibaldi pour ne pas l'impor-
tuner au milieu des graves occupations qui doivent l'absor-
ber. Dites-lui seulement que j'ai reçu en son temps sa lettre
du 27 avril. Les événements de la Sicile occupent aujour-
d'hui tous les esprits et remuent tous les cœurs. Tout
s'efface devant les actions héroïques de Garibaldi et de ses
braves compagnons; les plus grandes affaires politiques
n'intéressent plus personne, et Ton ne cherche dans les jour-
naux que ce qui a rapport à la Sicile.
A Madame Z)*** {à Alger).
Paris, 22 juin 1860.
Nous avons eu pendant un mois M™* Ristori et ses déli-
cieux enfants, que vous auriez eu plaisir à voir. Vous
savez qu'elle est Italienne et garibaldienne à un hautdegré,
ce qui l'a exposée à entendre des choses assez désagréables
dans le grand monde, hostile à l'Italie. A la fin, elle a
perdu patience ; la veille de son départ, elle était en soirée
chez M'"^ Mohl. Au milieu d'une conversation animée où
chacun évitait de parler politique, entre M"® de X^** qui,
sans égard pour la présence de M"® Ristori, se met à débla-
térer contre les Italiens et leurs partisans. « En vérité, dit-
elle, ces Parisiens sont inconcevables; il faut qu'ils aient
perdu le sens, avec leur enthousiasme pour cette canaille
HUITIÈME PARTIE {1857 A 1864). 665
de Garibaldi. » A cette apostrophe, M""' Ristori se lève
furieuse, et avec sa physionomie de Médée^ elle va droit à
M"*® de X***, lui saisit le bras, et lui dit de sa voix vibrante :
« Madame, ce sont ceux qui tiennent un pareil langage qui
sont... » Vous jugez de la stupeur et de Teffroi! M"*® Mohl
se jette entre deux, et tout le monde s'empresse autour do
M"*' Ristori pour l'apaiser et la reconduire à son fauteuil.
Pendant ce temps. M™* de X*** avait quitté le salon ; M*"° Ris-
tori reprit sa sérénité, fit ses excuses à M™® Mohl, et comme
à peu près tout le monde trouvait qu'elle avait raison, le
reste de la soirée se passa gaiement*.
A M, Haviriy directeur politique du Siècle.
Paris, 20 juillet 1860.
Monsieur, à l'occasion d'ime lettre dont l'authenticité a
été contestée, on s'efforce de divers côtés de représenter le
général Garibaldi comme un ennemi de la France. Dans
cette circonstance, je croisqu'il est de mon devoir de publier
1. La célèbre tragédienne Ristori, devenue par son mariage marquise
Capranica, femme et mère irréprochable, d'une beauté merTcilleuse, avait
vu, à son arrivée à Paris, les salons les plus aristocratiques se disputer
l'honneur de la recevoir. Mais elle refusa absolument d'y retourner après la
scène décrite plus haut, ne voulant pas s'exposer, disait-elle, à entendre in-
sulter son pays.
Le refus des provinces italiennes de reprendre leurs archiducs, et surtout
les succès de Garibaldi, avaient porté à son comble l'irritation de la haute
société parisienne et en avaient banni toute courtoisie. L*entrevue qui, à la
mémo époque, devait avoir lieu à Tœplitz, entre l'empereur d'Autriche, l'em-
pereur de Russie et le roi de Prusse, inspira à L. Planât les réflexions sui-
vantes :
« Toutes les fois que les souverains du Nord s'assemblent, on peut être sûr
d'avance que c'est pour conspirer contre la liberté des peuples, et pour don-
ner de nouvelles forces à l'absolutisme, sous prétexte de combattre l'esprit
révolutionnaire.
M L'esprit révolutionnaiije, comme le socialisme, échappe à toute définition
précise; il n'en est que plus effrayant pour les masses, comme tout ce qui est
666 VIE DE PLANAT.
une lettre qu'il m'a écrite le 27 avril, peu de jours avant
son départ pour la Sicile, et que je m'étais borné à commu-
niquer à quelques amis. A la date de cette lettre^ la cession
de Nice à la France était un fait déjà certain, et en même
temps un fait non encore accompli. Sans aucun doute, c'est
le moment où la douleur fort naturelle du général Garibaldi
de voir sa ville natale cesser d'être italienne devait èire la
plus vive. Eh bien, c'est dans ce moment même qu'il a
tenu à protester de son affection et de sa reconnaissance
envers la France. Quand un homme aussi loyal que le géné-
ral Garibaldi exprime de pareils sentiments, je crois qu'il
n'est permis à personne de mettre en doute leur sincériié.
Veuillez, Monsieur, agréer, etc*.
A Georges Manin {à Palerme).
Paris, 7 août 1860.
Nous avons eu le grand plaisir d'embrasser hier soir
votre cher B***, venant tout droit de Palerme, et qui nous a
donné de vous les meilleures nouvelles; il nous a fait espé-
mystérieux. On se rappelle que du temps de la Restauration, c*était le mot
jacobin qui servait d'épouvantail. Tout homme sensé qui aspirait à la réforme
des abus et s\ Tapplication des grands principes de 89 était réputé jacobin.
Le roi Louis XVIII lui-même, quoique fort peu libéral, n'échappait pas à ce
sobriquet ; à plus forte raison, les hommes tels que MM. Guizot. RojeivCoUard
et autres ; car les partisans du droit divin n'admettent, en fait de tendances
démocratiques, aucune différence entre les hommes que je viens de nommer
et des hommes tels que Barbes et Blanqui. Pour eux démocratie et démagogie
sont synonymes. Ils ne reconnaissent aucun droit aux peuples ; mais ils lui
reconnaissent un devoir : celui de l'obéissance passive.
« A l'époque du congrès de Paris, Manin disait : « Jusqu'à présent les
congrès et les conférences diplomatiques n'ont eu d'autres résultats que àt
sacrifier les intérêts des peuples aux intérêts des princes. Voici la première
fois qu'on parait vouloir s'occuper un peu de rintérét des peuples. L'honneur
en revient à la France et à l'Angleterre. Il faut espérer qu'avec le temps on
finira par reconnaître que l'intérêt des peuples doit passer avant tout. «
1. Suit la lettre de Garibaldi du 27 avril, citée plus haut. Voir le journal
le Siècle du 21 juillet 1860. f. p.
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 667
rer qu'à la fin de ce mois vous seriez en état de reprendre
votre service.
C*** m'a envoyé une relation du combat de Melazzo. D'a-
près sa description, je pense que Taffaire a été fort mal con-
duite. Beaucoup d'hommes ont été sacrifiés inutilement,
pour avoir manqué à Tune des règles les plus simples de la
tactique qui est que, lorsqu'on a devant soi un ennemi
retranché, il faut, avant de l'attaquer de front, essayer de
tourner sa position ; car si cette manœuvre réussit, on est
sûr que l'ennemi, craignant de perdre sa ligne de commu-
nication, délogera sans qu'il soit besoin de tirer un coup de
fusil. Cette manœuvre a été employée en effet parle général
Garibaldi, mais trop tard, et après avoir subi inutilement
une perte de plus de mille de ses meilleurs combattants.
Gardez cette critique pour vous. Cette affaire, en outre, a
eu un résultat non moins fâcheux, c'est de relever le moral
des troupes napolitaines ; car je sais que Bosco en tire vanité,
et non sans quelque raison.
Adieu, mon cher et bien cher Georges, je ne vous écris
pas de proprio ptignOj car je suis plus aveugle que jamais.
A Af™« D*** [à Alger).
Paris, 9 août 1860.
J'aurais bien des reproches à me faire de vous avoir négli-
gée pendant si longtemps, si je n'avais une excuse malheu-
reusement trop bien fondée. Après que ma femme a été
remise de sonophthalmie, cette vilaine maladie s'est portée
de nouveau sur moi avec un redoublement de fureur et m'a
occasionné de telles souffrances que j'étais incapable, non
seulement de m'occuper de quoi que ce fût, mais encore
de mettre la moindre suite dans mes idées. Je ne suis pas
668 VIE DE PLANAT.
encore tout à fait rétabli; mais je suis pressé de m'acquitter
de mes dettes.
Dans le récit que je vous ai fait de Taltercation de
M"*® Ristori avec la comtesse de X*** le mot de canaille vous
a scandalisée? On voit bien que vous n'êtes pas au courant
de ce qui se passe dans notre Babylone ! Apprenez donc que
le mot canaille est aujourd'hui très bien porté. Les grandes
dames du noble faubourg ont commencé à lui donner la
vogue; de là, il est passé à la Ghaussée-d'Antin dans le
monde financier et surtout à la Bourse par tous les ma-
nieurs d'argent. Il a même cours dans les antichambres
impériales. Quand on parle de Victor-Emmanuel, de Cavour
et de Garibaldi, on ne manque jamais d'ajouter: « C'est une
canaille. » Tous ces roquets, en soutane, en frac ou en habit
brodé, en peignoir ou en robe à volants, jappent ce vilain
mot contre ces trois grandes figures, espérant que cela
suffira pour les renverser.
16 aoiU. — Cette lettre a été subitement interrompue par
un mal qui s'est trouvé être une inflammation d'entrailles,
dont je ne suis pas encore remis. Néanmoins je veux qu'elle
vous soit envoyée telle quelle, pour vous témoigner que je
n'ai cessé de penser à vous, avant comme après !
A JJf™« d'A'^' {à Munich),
Paris, 30 septembre 1860.
Je ne suis pas de votre avis lorsque vous dites que les opi-
nions d'un bon Allemand et celles d'un bon Français sont
immensément différentes. J'appelle un bon Français comme
un bon Allemand, celui qui aime la justice, la vérité et
l'humanité, qui hait l'oppression et la tyrannie, et qui prend
la défense des opprimés, sans jamais convoiter le bien d au-
trui. Comme je suppose que les bons Allemands professent
HUITIÈME PARTIE («857 A 1864). 669
ces sentiments, je ne vois pas de différence entre les bons
Allemands et les bons Français. Je sais bien qu'il y a des
Français (en petit nombre) qui convoitent la rive gauche
du Rhin; je sais bien aussi qu'il y a des Allemands qui
convoitent l'Alsace et la Lorraine. Ceux-là ne sont ni bons
ni mauvais, mais ils sont fous. Voilà tout ce que j'avais à
vous dire pour aujourd'hui, si ce n'est pourtant que ma
chère femme a enfin terminé le second volume des Docu-
ments authentiques laissés par Manin, et que, malgré tous
les obstacles et les ophthalmies, l'ouvrage a paru le 22 sep-
tembre dernier, ainsi qu'elle se Tétait proposé. Elle va
vous envoyer ce second volume, et je pense que vous le
lirez avec plus d'intérêt encore que le premier.
A la même.
21 octobre 1860.
Je ne sais pourquoi vous prenez tant de précautions ora-
toires vis-à-vis de moi, au sujet de la résolution qu'a prise
notre cher neveu Albert d'embrasser l'état militaire. Vous
semblez croire que je suis animé d'un amour-propre na-
tional exclusif et intolérant, ce qui n'est nullement le cas.
Bien loin de là, je n'ai absolument aucun esprit national,
tel qu'on l'entend le plus souvent. En ce sens, je ne suis
pas plus Français qu'Allemand ou Italien. Ma nation em-
brasse tout le globe ; elle se compose de tous ceux qui ai-
ment la justice, la vérité et l'humanité, de tous ceux qui
détestent la tyrannie, la violence et l'arbitraire, et qui sont
toujours disposés à secourir les opprimés. Les hommes qui
sont animés de ces sentiments sont tous mes compatriotes.
Je méprise souverainement ce faux patriotisme qui con-
siste à haïr stupidement une nation, ou à la craindre, ou
à l'envier. Je n'ai de haine pour aucune nation, mais j'en
«70 VIE DE PLANAT.
ai beaucoup pour le gouvernement autrichien, parce que
c'est le plus abominable de tous les gouvernements, le plus
violent, le plus arbitraire et le plus contraire à tous les
principes de justice et d'humanité. C'est pourquoi je m'af-
flige de voir l'armée bavaroise se mettre à la suite de l'Au-
triche, et se disposer à l'aider dans les actes de cruauté et
de lâche vengeance qu'elle médite contre les Italiens qui
ont secoué sa domination barbare ou qui cherchent à s'en
atFranchir. Seconder les bourreaux de l'Italie, c'est faire
l'office de valet de bourreau. Quant à Albert, je n'ai pas
qualité pour m'opposer à sa résolution, ni pour l'approu-
ver, ni pour la désapprouver. Je puis m'en affliger, mais
c'est tout. J'avais rêvé quelque chose de mieux pour lui,
en voyant les heureux dons de l'intelligence dont la nature
l'a pourvu. La carrière militaire n'est à mes yeux qu'une
suite de misères plus ou moins brillantes. Cette profession,
tout honorable qu'elle est, a le grand inconvénient de ren-
fermer l'esprit dans une spécialité étroite qui l'empêche de
s'étendre et de s'élever.
A M. Albert de K*** {à Munich).
Paris, 1" novembre 1860.
J'ai reçu avec beaucoup de plaisir ta lettre du 6 de ce
mois. Je suis touché de la peine que tu as prise pour m'ex-
pliquer les motifs de ta résolution, et je ne suis pas assez
déraisonnable pour ne pas les apprécier. D'ailleurs, d'après
tes explications, j'ai lieu d'espérer que tu feras tes cours
d'université, ce que je désire beaucoup. Tu as reçu de la
nature les dons les plus heureux de l'intelligence, et il me
serait bien pénible de les voir étoufler dans leur germe,
si ta carrière était bornée à une spécialité peu propre aies
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 671
développer. Sans doute, Tétat militaire est admirable,
lorsqu'il s'agit de défendre la patrie ou de l'affranchir du
joug de l'étranger, comme l'ont fait les Allemands en 1813,
et comme le font aujourd'hui les Italiens sous la conduite
de Victor-Emmanuel. Mais, malheureusement, depuis bien
des années, les militaires n'ont fait que fournir aux princes
les moyens d'opprimer les peuples, sous prétexte de main-
tenir l'ordre...
Cette profession, tout honorable qu'elle est, demande
qu'on fasse d'abord le sacrifice de sa conscience et de sa
raison; car quelque injuste ou barbare que soit un ordre
donné à un officier, la discipline le force à l'exécuter, bien
que sa conscience et sa raison le désapprouvent...
Quant à la guerre, je ne la crois pas aussi prochaine
que tu l'imagines, à moins que l'empereur d'Autriche ne
persiste à vouloir conserver la Vénétie. Dans ce cas, la
guerre est certainement inévitable, et même elle peut de-
venir générale. J'espère, toutefois, que les grandes puis-
sances viendront à bout de l'orgueil stupide d'un seul
homme, et qu'elles l'obligeront à restituer la Vénétie à
ritalie.
A Af»- de D*** {à Alger).
Paris, 17 novembre 1860.
Les affaires de Naples nous occupent toujours beaucoup,
surtout à cause de Georges Manin, dont nous n'avons pas
de nouvelles. Nous savons seulement qu'après avoir quitté
Palerme pour se rendre à Naples, il a voulu aussitôt monter
à cheval et se rendre aux avant-postes près de Capoue ; que,
par suite de cette imprudence, ses blessures se sont rou-
vertes, et qu'il a été forcé de retourner à Naples pour es-
sayer de se rétablir; mais aujourd'hui que l'armée de Ga-
672 VIE DE PLANAT.
ribaldi est dissoute, nous ne savons quel a été son sort*.
Il nous est arrivé de Londres, dimanche soir, une An-
glaise née en Allemagne, qui nous a mis sens dessus des-
sous. Elle se nomme mistress S***. Nous avons fait sa con-
naissance chez M. Gobden, et sur-le-champ ma femme Ta
enrôlée dans notre régiment des amis de ritalie. Elle s'y
est jetée en plein, avec une ardeur et une passion incroya-
bles. Cette dame est fort riche et dépense son argent en
bonnes œuvres. Elle part ce soir pour Tltalie, et il nous a
fallu lui donner des lettres pour tous nos amis, et surtout
pour Garibaldi, qu'elle veut aller voir dans son île de Ca-
prera. Voilà ce qui nous a absorbés pendant ces trois jours.
A M. de H*** {à Munich).
2 décembre 1860.
J'ai reçu et lu votre lettre avec le plus grand plaisir.
Vous avez fort bien fait de l'écrire en allemand; si vous
aviez tenté de Técrire en français, elle y eût certainement
perdu les qualités qui distinguent votre style : le naturel,
la clarté, Télégance et la propriété de Texpression. Du
reste, je comprends fort bien Tallemand. J'ai fait toutes les
campagnes de l'Empire en Allemagne de 1806 à 1813, et
1. Qaribaldi avait lui-même dissous son corps de volontaires, par esprit de
conciliation, et afin de calmer certaines susceptibilités jalouses de Tannée
régulière. Le but d'ailleurs était atteint. Arrivé à Naples au lendemain da
départ de François II (7 septembre), il avait décrété, un mois après, le plé-
biscite qui incorpora définitivement le royaume des Deux-Siciles au royaume
d'Italie.
Le 9 novembre suivant, Garibaldi s'embarqua pour l'ilc de Caprera,
presque seul, ayant refusé toute espèce do récompense et resté pauvre comme
auparavant.
Quant à Georges Manin dont les blessures ne se guérissaient pas, il ne pot
être transporté à Gènes que six mois plus tard. Comme tous les autres offi-
ciers des Mille, il fut réintégré dans les rangs de l'armée, mais avec le grade
de lieutenant-colonel que Garibaldi lui avait conféré, p. p.
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 673
dans les garnisons de Berlin et de Vienne, au lieu de
passer mon temps dans les cafés, je me suis appliqué avec
toute la furia francese^ mais aussi avec persévérance, à Té-
tude de votre langue ; j'ai continué à Munich pendant un
séjour de dix années, et je crois pouvoir dire que j'étais
parvenu à parler l'allemand de manière à tromper les in-
digènes par ma bonne prononciation saxonne. Cela est sans
exemple chez un Parisien. Je n'ai pas besoin d'ajouter que
j'ai lu presque tous vos bons auteurs, depuis Lessing
jusqu'à Jean-Paul.
Mon auteur de prédilection a toujours été Schiller, parce
qu'il a précisément les qualités de style dont je parlais
tout à l'heure. Je le lis aussi couramment que Racine, Cor-
neille ou Bossuet. 11 n'en est pas de même de Jean-Paul,
et môme de Goethe ; la lecture de leurs ouvrages m'est plus
pénible et plus difficile.
Mais ce que je ne puis lire, ce sont les articles de po-
lémique des journaux allemands. Avec leurs interminables
périodes, lardées de phrases incidentes, et dont le dernier
mot seulement nous révèle à peu près le sens, je les com-
pare aux fameuses notes que rédigeait M. de Manteuffel
pendant la guerre de Crimée, et qui ont été comme le der-
nier soupir de la vieille diplomatie. Elles me rappelaient
toujours ce lazzi d'un acteur de Munich. On lui présente
une lettre difficile à comprendre, et on le prie de l'expli-
quer. Après l'avoir parcourue, il la rend à son interlocu-
teur, en lui disant d'un air grave et solennel : « Es ist
Kanzleistily das darf man nicht verstehen. (C'est style de
chancellerie, cela ne doit pas se comprendre.) »
43
674 VIE DE PLANAT.
A Georges Mantn {à Turin).
Paris» 20 mars 1862.
Il y a bien longtemps que je veux vous écrire. Si je ne
l'ai pas fait plus tôt, c'est que je n'avais rien de consolant
à vous mander. Vous voyez, par les débats de nos deux
Chambres, quel est l'esprit hostile des philistins qui les
composent, relativement à l'Italie. Cependant j'espère tou-
jours que les Italiens arriveront à leur but, s'ils savent unir
la patience aux vertus qui les distinguent. La patience est
aussi une vertu héroïque, et nous avons un proverbe qui
dit : « Tout vient à point à qui sait attendre. » Je comprends
bien néanmoins combien il est difficile d'attendre patiem-
ment, lorsqu'on souffre toujours; il faut une vertu stoîque.
Si vous voyez le général Garibaldi, dites-lui que je l'aime
et que je l'admire toujours, mais que je le vois avec peine
entouré de brouillons comme ***, d'ambitieux comme ***, et
d'intrigants comme ***. L'âme candide et noble de notre
cher général prête sans doute à ces gens-là et à leurs pa-
reils des vertus qu'ils n'ont pas. Quant à moi, je ne les croîs
bons qu'à porter le trouble et la discorde parmi les Italiens,
et je les regarde comme un des plus grands obstacles à la
régénération de votre chère patrie.
Vous apprendrez sans doute avec plaisir, mon cher
Georges, que ma santé s'est beaucoup améliorée depuis
quelques mois, et que je me porte beaucoup mieux que
lorsque vous m'avez connu, il y a dix ans. Cela est d'au-
tant plus surprenant, que l'année dernière, à la même
époque, j'ai fait une maladie de plusieurs mois qui m'a mis
à deux doigts du tombeau. Cependant, je suis tout près
d'entrer dans ma soixante-dix-neuvième année ! A la vérité,
j'ai perdu entièrement un œil, mais l'autre me sert suffi-
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 675
samment pour me guider et pour signer mon nom au
moyen d'un verre grossissant. En somme, je serais assez
content de mon état de santé, si mes jambes ne commen-
çaient à me refuser le service. Je ne puis guère marcher
plus de dix minutes, d'un pas chancelant, et encore faut-il
que ce soit sur Tasphalte des Champs-Elysées,
A Jf"® la baronne (TA*** {à Munich).
i 2 août 1862.
Nous sommes assez tristes en ce moment, à cause des
événements de la Sicile. Mon cher Garibaldi nous tient
dans de terribles angoisses; il est exaspéré et il a bien sujet
de Têtre, ainsi que tous les patriotes italiens. Depuis trois
ans, notre gouvernement les tient le bec dans Teau, et
continue à occuper Rome avec ses troupes, sous prétexte
d'amener une conciliation, évidemment impossible!
Je veux ajouter quelques mots de ma patte étique (ca-
lembour), afin de vous prouver que je ne suis pas si aveugle
que j'en ai l'air, et que pour un homme qui frise les 80, j'ai
encore la main assez ferme. Je veux aussi que cette main
vous dise que je vous aime beaucoup, quoique vous ne
m'aimiez guère !
Ma chère Frédérique, contre l'ordinaire, s'est beaucoup
amusée le mois dernier. Il lui est arrivé de Turin des amies
italiennes très vives, très allantes, infatigables, voulant tout
voir et tout connaître. Elles ont fini par entraîner ma femme
dans leurs courses, môme au théâtre, où Frédérique n'avait
pas mis le pied depuis un siècle.
676 VIE DE PLANAT.
A Af- D*" (à Alger).
Paris, 12 août i862.
Je ne suis pas en état de répondre à vos charmantes let-
tres; mon esprit est absorbé par les événements qui se pas-
sent en Italie et qui peuvent avoir les plus funestes consé-
quences pour ce pays. Cela nous fait passer de bien tristes
journées.
Comme j'en étais là, voici deux enfants qui se jettent à
mon cou, Fun à droite, Tautre à gauche, et qui couvrent
de leurs baisers ma vieille frimousse : c'est Giorgio, c'est
Bianca, qui arrivent d'Espagne avec leur maman Ristori et
leur papa Capranica. Ils repartent demain pour l'Italie et
reviendront en France au mois d'octobre.
On vient en ce moment m'annoncer que les nouvelles
de Sicile sont alarmantes. Ce Garibaldi est un terrible
homme; je l'aime de tout mon cœur, mais je lui voudrais
plus de patience et plus de prudence. Du reste, il faut bien
convenir que, depuis trois ans, notre gouvernement a fait
tout ce qu'il fallait pour pousser à bout la patience des pa-
triotes italiens ^
1. Le Parlement italien, s*associant à Topinion jadis exprimée par
M. de Cavour, avait déclaré à Tunanimité que « Tltalie ne pouvant autre-
ment se constituer, Rome devait être sa capitale et le pouvoir temporel
être supprimé ». Ce vote n'avait alors provoqué aucune protestation de la
part du gouvernement français, qui semblait croire au contraire à l'effi-
cacité de certaines négociations, tentées à ce moment par le gouvernement
italien auprès du saint-siège, négociations malheureusement bientôt intei^
rompues par la mort de M. de Cavour. L'agitation de l'Italie au sujet de
sa capitale allait chaque jour croissant depuis lors. En ce moment Oari-
baldi, après avoir réuni en Sicile un nouveau corps de volontaires, annon-
çait hautement l'intention d'entrer à leur tète dans la Ville éternelle, très
persuadé que cela pouvait se faire, sans pour cela en venir aux mains arec
l'armée française. Le gouvernement italien, justement eflrayé de ce projet
chimérique, et n'ayant pu en dissuader Qarihaldi, envoya des troupes
régulières pour lui barrer la route. Il en résulta la déplorable rencontra
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 677
A la même.
Paris, 31 août 1862.
Nous vivons ici depuis quelques jours dans un trouble
et une agitation que vous comprendrez facilement ; vous
qui connaissez si bien notre amour pour la cause italienne,
et notre admiration pour Garibaldi. Si Tardeur de son pa-
triotisme Ta emporté au delà des voies légales, il n'en reste
pas moins le plus grand et le plus noble caractère de notre
époque. Ce n'est pas l'avis de certaines gens que vous con-
naissez et qui s'empressent aujourd'hui de lui donner le
coup de pied de l'âne, avec cette lâcheté et cette bassesse
de cœur qui les caractérisent. Quoi qu'il en soit, on doit
aujourd'hui se féliciter du prompt dénouement du drame
effrayant, préparé en Sicile. Grâce à Dieu, il n'y aura
point de guerre civile en Italie et nous n'aurons plus de
prétexte pour laisser encore nos troupes à Rome. Si le pape
et ses cardinaux ne veulent pas recevoir une garnison ita-
lienne, ils seront libres de quitter Rome, et bon voyage.
Au général Garibaldi {au Varignano).
Paris, 19 octobre 1862.
Mon cher et bien-aimé général, un de vos amis, dont on
n'a pu me dire le nom, écrivit il y a quelque temps à l'émi-
Bent chirurgien français, M. Nélaton, pour le prier de se
rendre auprès de vous. M. Nélaton répondit par le télé-
graphe qu'il serait heureux de partir immédiatement pour
d'Aspromonte (29 août) à la suite de laquelle le général Garibaldi, grièye-
ment blessé, fut transporté au fort de Varignano, près do la Spezzia. F. p.
678 VIE DE PLANAT.
le Varignano, s'il pouvait être certain d'être bien reçu par
vous ; c'est-à-dire non seulement avec la bienveillance que
vous accorderiez à tout témoignage d'intérêt, mais avec
confiance dans les lumières du médecin. Pour cela, il
demandait quelques lignes, contenant un appel direct, si-
gnées de vous ou de vos médecins ordinaires. Aucune ré-
ponse satisfaisante n'ayant été faite à cette demande, M. Né-
laton dut renoncer à son voyage.
Je n'ai certes pas la prétention de pouvoir juger, mieux
que ceux qui vous entourent, votre blessure. Je ne suis
pas médecin; mais je suis un vieux soldat; j'ai été moi-
môme blessé et j'ai vu bien des blessures. A tort ou à
raison, j'ai toujours cru que la balle était restée dans le
pied ; le rapport du chirurgien anglais, M. Partridge, ne
m'a rassuré qu'à demi; la cessation de toute douleur
m'avait seule tranquillisé pendant un moment. Mais voici
que vous avez recommencé à souffrir ! Cette nouvelle m'af-
flige et me tourmente au dernier point et m'empêche de
dormir. Je viens vous demander de rendre à un vieil ami
un repos dont il a gi'and besoin. Vous le pouvez, en adres-
sant à M. Nélaton l'appel direct dont il fait dépendre son
départ. Vous ne sauriez me donner une plus grande preuve
de votre affection. En aucun cas, ne prenez la peine de
me répondre; envoyez seulement le plus tôt possible
quelques lignes pour M. Nélaton et, en attendant, veuillez
charger M. Rubattino, qui vous remettra cette lettre, de
me faire savoir par télégramme si vous acceptez ou si vous
refusez».
1. Le télégramme, envoyé on réponse h, L. Planât, portait ces mots : « Le
général accepte avec plaisir; lettre par courrier. »» M. Nélaton toutefois, sans
vouloir attendre davantage, partit le soir même pour Varignano, d*où il
revint au bout d'une semaine, après avoir constaté la présence de la balle
et tout préparé pour sa prochaine extraction ; enthousiasmé du reste de Gari-
baldi. F. p.
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 67^
A M^ dCA*^ [à Munich).
Paris, 2 novembre 1862.
- Chère sœur, je commence par vous dire que nous nous
portons fort bien, ma femme et moi, surtout depuis que
nous sommes rassurés sur le sort de notre pauvre blessé.
Je vous dirai entre nous que nous avons beaucoup con-
tribué au voyage du docteur Nélaton à la Spezzia.
J'aurais bien envie de vous faire une petite querelle, à
cause des torts que vous attribuez au roi Victor-Emmanuel
en cette occasion. Mais vous vivez dans un monde qui lui
est très hostile; et, d'un autre côté, vous et vos compa-
triotes n'avez pas encore bien compris ce que c'est qu'un
gouvernement vraiment constitutionnel, c'est-à-dire un
gouvernement où le roi règne et ne gouverne pas, n'ayant
d'autres fonctions que de faire grâce et de changer ses mi-
nistres lorsqu'ils n'ont pas la majorité dans le Parlement.
Mais cela est trop simple pour des têtes allemandes qui ai-
ment tout ce qui est vague et compliqué , et qui , tout en
aspirant à la liberté, ne conçoivent pas que le roi ne puisse
pas faire tout ce qu'il veut. L'affaire d'Aspromonte et tout
ce qui s'ensuit sont le fait du ministère et non du roi, qui,
à vrai dire, est complètement garibaldien et qui, dès le prin-
cipe, voulait l'amnistie. Mais en voilà assez sur ce chapitre.
A la même.
Paris, 12 décembre 1862.
Vous me taquinez toujours sur ma politique. Je ne m'en
plains pas, car j'aime assez la discussion joar écrit, mais il
faut y mettre de la bonne foi. Vous me faites dire ce que je
680 VIE DE PLANAT.
n*ai jamais dit, savoir : « Que vous n'aspirez pas à la liberté
dont jouissent les Français et les Italiens d'aujourd'hui! »
Je ne suis pas aussi absurde que vous me faites, puisque
les Français sont aujourd'hui sous l'empire du despotisme.
Quant aux Italiens, ils commencent à peine à sortir de leurs
chaînes; loin de s'étonner qu'ils ne soient pas encore par-
venus à concilier Tordre et la liberté, il faut au contraire
admirer leur patience, leur bon sens et leur modération,
au milieu des efforts du parti austro-clérical et de notre
gouvernement pour les pousser à l'anarchie. J'ai dit et je
répète que les Allemands ne se font pas jusqu'à présent une
idée nette du gouvernement constitutionnel, témoin ce qui
se passe à Berlin et ce qui se dit à la Diète de Francfort,
ainsi que dans les réunions de Gross-Deutschlandy Klein"
Deutschland^ etc.
Comme j'en étais là, ma femme est venue me surprendre,
et s'est mise dans une grande colère, en voyant que j'avais
tant écrit, disant que je voulais absolument me rendre
aveugle pour la faire enrager. Il faut donc finir bien mal-
gré moi, car j'avais dans la tête de quoi couvrir les quatre
pages.
Envoyez-nous Albert le plus tôt possible. Nous l'atten-
dons avec impatience.
Adieu, mille tendresses.
Nous sommes arrivés au moment le plus douloureux de notre
tâche. L. Planât vécut encore plus d'une année, mais celte année,
hélas! fut un martyre sans nom, et nous ne pouvons fixer notre
pensée sur cette époque de souffrances inouïes, sans éprouver
un véritable frisson de douleur. Peut-être n'aurions-nous pas le
courage d'aller plus loin, si les quelques lettres qui nous restent
à citer ne nous semblaient de nature à faire apprécier, encore
mieux peut-être que toutes celles qui ont précédé, Tâme char-
HUITIÈME PARTIE (1857 A 1864). 681
mante, le caractère exceptionnel de Thomme dont nous avons
voulu retracer la vie.
F. p.
AM^ de B**" {à Rio-Janeiro).
Paris, 5 mai 1863.
Très chère amie, j'ai été saisi, le 15 avril dernier, d'un
mal affreux que je ne connaissais que par ouï-dire et dont
je ne suis pas encore tout à fait débarrassé ; cela s'appelle
une névralgie rhumatismale, accompagnée d'une violente
inflammation de l'œil droit; cela s'appelle encore : tic dou-
loureux de la face. La sainte Inquisition, si ingénieuse en
fait de tortures, n'a rien inventé de pareil. Les souffrances
endurées dans les premiers temps étaient telles que j'aurais
regardé comme un bienfaiteur l'homme qui m'aurait
brûlé la cervelle. Cette maladie dure depuis plus de trois
semaines, et, quoique Bien affaiblie, elle me tourmente
encore beaucoup et me rend incapable de faire quoi que ce
soit. Je ne vous apprendrai rien de nouveau en vous disant
que ma chère femme me soigne jour et nuit avec une
bonté et une patience angéliques. Je lui dois certainement
vingt ans d'existence; mais j'étais loin de penser que cela
aboutirait à une fin si cruelle dans ma quatre-vingtième
année.
Je ne suis pas même en état de signer cette lettre ; mais
vous en connaissez l'écriture. Il m'a fallu pour la dicter
tout le sentiment d'une promesse et d'un devoir à accom-
plir. Vous m'en saurez quelque gré, j'en suis sûr, et vous
m'excuserez de n'y rien ajouter.
682 VIE DE PLANAT.
A M^ D*** {à Alger).
Paris, 7 juin 1863.
Chère et excellente amie, je croyais avoir épuisé la série
des maux qui affligent justement un vieux pécheur, sur la
fin de son existence. Mais point du tout. Les souffrances
que j'ai éprouvées depuis deux mois sont au-dessus de tout
ce qu'on peut imaginer; je me trouvais soulagé quand elles
n'avaient que le caractère d'une rage de dents. C'est dans
de pareilles maladies que la médecine étale au grand jour
toute son ignorance et toute son impuissance. On a essayé
de tous les poisons, tels que : aconit, belladone, morphine,
chloroforme, etc. ; si bien que ma chambre avait fini par
ressembler à celle de la Brinvilliers. Cela a duré six se-
maines, et c'est dans la septième seulement que j'ai com-
mencé à avoir du repos. Que de fois, dans le cours de ces
six semaines, ai-je entendu ces mots : « Dans trois jours
vous serez guéri. » Mais je n'ai ni l'envie ni la force de
pousser plus loin ces détails, peu intéressants pour tout
autre que vous. J'ai voulu seulement vous apprendre moi-
même qu'après tant de soufl'rances je commence à espérer
d'en voir prochainement la fin. Je n'ajoute point de protes-
tations inutiles, vous savez combien je vous aime.
A la même.
Paris, 20 août 1863.
Voici probablement la dernière lettre que vous recevrez
de moi, du moins pour cette année. Quoique ma santé se
soit améliorée, je ne suis pas encore exempt de douleurs
névralgiques, et, pour m'en délivrer entièrement, lesméde-
HUITIÈME PARTIE (1B57 A 1864). 683
cins me recommandent de ne penser à rien, de ne m'oc-
cuper de qui ni de quoi que ce soit. Ces prescriptions sont
impossibles à suivre, et tout ce que je puis faire pour ces
messieurs, c'est de ne plus écrire à personne, môme à mes
plus chers amis. Rien ne m'est plus pénible que de renoncer
à ces douces correspondances d'Alger et du Brésil, mais il
faut céder à la nécessité.
Adieu donc, chère amie, soyez heureuse et contente, et
pensez quelquefois à ce vieux moribond qui vous aime
tendrement.
A M"^ (TA*** {à Munich).
6 décembre 1863.
Ma santé n'est pas meilleure que par le passé; j'ai de
bons et de mauvais jours et je ne suis jamais exempt de
douleurs. C'est un mal que je crois incurable. Il faut donc
me résigner à vivre avec cet ennemi. Ma femme se porte
bien, quoiqu'elle ne cesse de me veiller jour et nuit. Je ne
sais comment elle y résiste, c'est une grâce d'état. Adieu,
très chère sœur, mes forces sont à bout.
A M"*' D*** {à Alger).
28 janvier 1864.
Quoi qu'en disent Esculape et sa docte cabale, il m'est
impossible de laisser passer ce mois de janvier sans vous
renvoyer au centuple les vœux que vous formez pour ma
santé et ma prospérité. Mais on ne peut guère vous sou-
haiter autre chose que ce que vous possédez maintenant.
Vous êtes dans un pays où règne un éternel printemps,
vous y jouissez d'une bonne santé, vous y êtes aimée et
684 VIE DE PLANAT.
considérée, votre mari y occupe un haut emploi qui le rend
à peu près indépendant; que peut-on désirer de plus?
Mais il faut que je finisse, car je suis en nage; c'est à
peine si j'ai la force de vous embrasser comme je vous
aime.
A M^ de B*** [à Rio-Janeiro) .
4 février 1864.
Votre bonne et aimable lettre me donne presque Tespoir
d'embrasser encore, avant de partir pour l'autre monde,
tous nos Barrai transatlantiques. Vous dites : « C'est
l'affaire de quelques mois de plus ou de moins. » C'est à
cette phrase que je me cramponne. J'y puise des forces qui
me feront aller aussi loin que possible.
Du reste, je me suis parfaitement trouvé du régime de
marmotte et d'huître à l'écaillé que j'ai suivi depuis six
mois, n'écrivant pas, ne voyant presque personne et ne
pensant à presque rien. Mes douleurs névralgiques ont
entièrement disparu, et j'espère que c'est pour toujours.
C'était pour toujours, en effet! Les atroces douleurs du prin-
temps précédent ne revinrent pas ; mais toutes les forces vitales
étaient épuisées. Peu de jours après avoir écrit cette lettre, une
fièvre de langueur s'empara de L. Planât, dont rien ne put ar-
rêter désormais Taffaiblissement graduel. Le 23 avril 1864, il
s'éteignit, tel qu'il avait vécu, plein de mansuétude, de bonté,
de la plus tendre sollicitude pour ceux qu'il laissait derrière lui.
Dix jours seulement le séparaient de sa quatre-vingt-unième
année.
F. p.
APPENDICE
APPENDICE
Nous croyons compléter notre œuvre, en reproduisant ici
quelques-unes des lettres adressées à la veuve de L. Planât à la
mort de son mari. L'une de ces lettres est de M. Henri Martin,
deux du général Garibaldi. deux autres enfin de M»« D*** (cette
amie, si pleine de cœur et d'intelligence qui pendant les der-
nières années de L. Planât était devenue sa correspondante
préférée).
F. P.
A M«»« Planât de la Paye,
Saint-Quentin, 28 avril 1864.
Chère Madame et bien excellente amie.
Obligé de repartir hier, je n*ai pu aller vous exprimer ma bien
douloureuse et bien profonde sympathie. Ce coup, que ceux qui vous
aiment voyaient venir depuis des mois avec une anxiété croissante,
a donc enfin éclaté et rompu le lien de ces deux existences dont Tune,
on peut le dire, faisait durer l'autre par des miracles de dévouement
de toutes les heures ! La plus difficile à supporter des souffrances
morales sera pour vous la cessation de ces habitudes d'une sollicitude
perpétuelle qui épuisait vos forces, mais était comme nécessaire à
votre âme.
Le voilà donc parti, lui aussi, sans avoir vu se réaliser son vœu, de
ne pas mourir sans voir Venise libre. Le voilà réuni à Manin et à tous
ceux des nôtres qui ont quitté ce triste monde! Ont-ils conscience,
là où ils sont, de ce qu'ils ont aimé, de ce qu'ils ont vertueusement
688 VIE DE PLANAT.
soutenu ici-bas? Nous voient-ils, nous qui ne les voyons plus? Je
Fespère. Ceux qui ont ainsi vécu ont dû s'élever à une condition su-
périeure & la nôtre ; ils sont sortis de ce monde plus grands, plus
éprouvés et meilleurs qu'ils n'y étaient entrés; ils ont accompli la loi
essentielle des ôtrcs intelligents et conscients : le perfectionnement
de soi-même.
Dès que vous le pourrez, dès que le premier ébranlement, puis la
crise d'épuisement qui suit la grande secousse seront passés, que
vous vous retrouverez en face de vous-même avec votre douleur, telle
qu'elle doit rester, réfugiez-vous dans le travail, dans Fosuvre qu'il
partageait de cœur avec vous. Je sais, par expérience, que l'activité
vers un but élevé donne seule la force de vivre...
HENRI MARTIN.
A !!»• Planât de la Paye,
Capreim, 24 mai 1864.
Madame,
Vous avez perdu ce que vous aviez de plus cher au monde, et
nous, l'honnête, le brave, le ferme soutien de la cause des peuples.
Dans votre perte irréparable, acceptez une parole d'amour d'un fils
de l'Italie, que Lui avait tant aimée, et dont nous lui conserverons
une reconnaissance éternelle.
Votre dévoué
GARIBALDI.
Caprera, IS juillet.
Ma bien chère madame Planât,
Ceci est pour vous dire que je vous aime toujours bien afifectueu-
sèment, et pour vous souhaiter, non l'oubli, car c'est impossible,
mais un soulagement d'affliction pour le trésor que nous avons perdu
irréparablement. M. Planât delà Paye n'appartenait pas à vous seule,
mais à l'humanité.
Je vous baise la main de cœur. Votre dévoué
GARIBALDI.
A M'^*' Planât de la Paye,
Alger, 29 avril 186(.
Ma pauvre chère, je n'ai rien à vous dire. Qui pourrait essayer,
sans vous faire un mal affreux, de vous parler du moindre adoucis-
APPENDICE. 689
sèment à ce néant qui est aujourd'hui votre lot? Je voudrais être là
pour empêcher que personne ne vous parle; car, parmi ceux qui
vous entourent, nul peut-être ne saura comme moi l'état de votre Àme
infortunée. Pourquoi suis-je retenue loin de vous ! Combien les en-
traves de la vie sont à charge lorsqu'on sent loin de soi une amie à
laquelle on ferait peut-être du bien. Que de fois il me Ta dit dans sa
tendre prévoyance, lorsque vous nous laissiez seuls un moment : « Je
voudrais que vous fussiez près de ma femme, quand le moment arri-
vera. » Encore à mon dernier séjour, il me l'a bien répété. Vous l'en-
tendez, n'est-ce pas, disant cela de sa voix douce? Il me semble qu'il
me parle encore !
Chère amie, vous pensez bien, [n'est-ce pas, que si je n'étais déjà
en deuil, je l'aurais pris immédiatement pour le meilleur, le plus vrai
parent de mon coeur. Je m'honore du droit de le porter, car son amitié
xne le donne. Et vous, vous avez pensé à moi à cette heure suprême!
J'ai déjà reçu de vous bien des preuves d'affection, celle-là les sur-
passe toutes. Je suis navrée, presque humiliée, de n'y répondre que
par une lettre, lorsque j'aurais voulu veiller avec vous près de cette
chère dépouille, et surtout vous tenir dans mes bras au moment ter-
rible de la séparation!... Combien de coeurs s'unissent à vos regrets!
cet être parfait, et si éloigné pourtant de la banalité, pénétrait tous
ceux qui l'approchaient, depuis les hommes éminents qui entouraient
son fauteuil avec bonheur, jusqu'aux serviteurs qui, sûrement, le
pleurent comme un père !
Chère amie, je vous parle peut-être trop longtemps ; mais je ne puis
lu'empêcher de me transporter en esprit dans cette maison, où j'ai
passé de si bonnes heures entre vous deux. J'y vois le deuil et la dou-
leur... Je n'ai ressenti pour personne la sollicitude qui m'agite lorsque
je songe à vous! Vous perdez un être tellement exceptionnel que
vivre sans lui ne peut plus pour vous être vivre 1
J'ai tout vu comme si j'y étais; j'ai devant les yeux chaque meuble,
chaque coin, chaque fil de votre appartement. J'y suis avec vous, et
avec cette âme angélique et tendre qui ne vous quitte pas, et que la
mort même n'aura pas séparée de vous. L'enveloppe a disparu, mais
le cœur, qui n'a fait qu'un avec le vôtre, ne peut vous avoir été repris.
Vivez avec lui, parlez-lui comme s'il y était.
STÉPHANIE D.
A JJf»« Planât de la Paye.
Alger, 12 jiiiUet 1864.
Je viens de recevoir votre lettre et je sens jusqu'au fond du cœur
l'effort qu'il vous a fallu faire pour récrire. Vous saviez qu'il serait
44
690 VIE DE PLANAT.
apprécié et je vous remercie de comprendre si bien la nature de mon
attachement pour vous. Dès que j'ai eu terminé la lecture de vos pages
si douloureuses, j'ai ouvert tous mes tiroirs. Voilà trente lettres que
j'ai reçues de cet inappréciable ami. Je ne les prêterais à personne,
mais vous pensez bien que quand il s'agit de les remettre entre vos
mains, je n'ai que le regret de ne pouvoir les faire voyager aussi vite
que le télégraphe. Je n'ai que les lettres reçues depuis que je suis
à Alger ; elles sont parfois séparées par de longues lacunes, par suite
des crises qui atteignaient si souvent ce pauvre martyr de mille souf-
frances. J'avais bien d'autres lettres de lui du temps jadis, de l'épo-
que où il écrivait lui-même... où vous étiez encore de ce monde, où
vous receviez continuellement. Je ferai encore de nouvelles recherches
et je vous promets de vous envoyer jusqu'à la dernière ligne de tout
ce que je trouverai.
Je comprends que cette chambre, où tout vous parle de lui, soit le
seul lieu où vous puissiez respirer encore. Tout sentiment aussi radi-
calement absorbant que celui qui vous enveloppe ne peut se nourrir
que de lui-même. Tout ce qui lui est étranger est un poids, une fa-
tigue, et les seules distractions qui vous soient bonnes sont celles qui
prennent leur source dans votre douleur elle-même. Vous pourrez
encore sourire en relisant tant de choses spirituelles et fines écrites
par lui, en vous rappelant, avec ceux qui l'ont approché, ces mots
inattendus et parfois même si gais, qui sortaient de cette bouche souf-
frante, comme d'un esprit jeune et libre de toute préoccupation...
Chère amie, ce souvenir si parlant d'une vie exceptionnelle remplira
encore les années que vous dbvez passer sur la terre. Ce culte inces-
sant finira par avoir pour votre àme une douceur réelle. Le sUence
n'est qu'apparent, puisque vos cœurs se parlent et se parleront tou-
jours... Je suis certaine que c'est seulement au milieu de vos reliques
que vous trouverez un apaisement relatif à ce qui est sans consolation.
STÉPHANIE D.
FIN
TABLE
DES NOMS CITÉS DANS L'OUVRAGE
Abbatucci, 341, 345, 347, 348, 349,
358.
Abrantès (duc d'), 79.
Alexandre (empereur de Russie), lu,
144, 145, 147, 150, 417.
Alix (général), 102.
Anderson, 289.
Andréossi (général), 34, 36, 37, 55.
Angouléme (duc d'), 207.
Antoine (prince), 137.
Antoine (princesse), 137, 169.
Antomarchi, 355, 357, 366.
Arenberg (général d') 151.
Ary Scheffer, xx, 634, 635.
Audiftrdt Sainte-Catherine, 215, 225,
252, 255.
Augereau (maréchal), 612.
Auguste (prince), 169, 462, 483, 503.
Anguste-Amélie (princesse de Leuch-
tenberg), 169, 422, 432, 455, 460,
473, 474, 477, 479, 481, 482, 484,
485,590, 595, 605, 607, 608, 613, 615,
631.
Antric, 214, 225, 252, 278.
Autriche (impératrice d'), 424, 479.
Azeglio (d'), xxiv.
B
Bacciochi (prince Félix), 368, 375, 378,
379, 389, 396, 401,402,403, 427,448,
550, 606.
Bade (princesse de), 424.
Baltus, 67.
Barbacena (marquis de), 478, 479, 480,
481,
Barbes (A), 538.
Barrai (comte de), 637, 684.
Barrai (comtesse de), 481.
Bartolini, 362.
Bassano (duc de), 212, 219.
Bastiat,563, 564,
BaUiUe (colonel), 415, 416, 608.
Bathurst (lord), 269, 270, 378, 386, 387,
397.
Bavière (reine de), 446.
Bavière (prince Charles de), 452, 455,
477, 502, 504, 505, 622.
Bavière (Louis 1*^, roi de), 424, 456,
485, 498, 522, 525.
Beauhamais (marquis de), 459.
Bccker (général), 220, 225.
Bedeau (colonel). 540 .
Bellegarde (maréchal, comte de),
592.
692
TABLE DES NOMS CITÉS.
Bellune (duc de), 104, 106. 611.
Déranger, 161, 408, 409.
Bernard (général), 529, 541.
Berthier (général), 34, 36, 172.
Bertrand (général, 132, 134, 158, 205,
212, 222, 223, 242,245, 215, 346,347,
358, 378, 379, 386,397, 405, 545,566,
567.
Bertrand (madame), vi, 241.
Bessiéres (maréchal), 129, 135, 143.
Blacas (comte de), 320, 326, 327.
BiiJicher,167, 168, 180.
Bonaparte (prince Jérôme), m, iv,
137, 228, 341,342, 345, 347, 360,364,
365, 366,367, 368, 369, 370, 372,381,
411, 544, 576.
Bonaparte (prince Joseph), 222, 226,
232, 544.
Bonaparte (prince Louis-Napoléon),
XV, XVI, XXI, XXII, XXIV, 430, 531,
544, 549, 555, 564, 569, 576, 643, 644,
645, 646, 648.
Bonaparte (Louis, roi de Hollande),
359, 360, 362, 364.
Bonaparte (Lucien), viii, 372, 376,412,
430.
Borghèsc (prince), 597, 598, 509, 601,
602, 612.
Borghèsc (princesse), 378, 381, 397.
Brechtcl (capitaine), 108.
Brésil (impératrice du),xiii,xiv, 624.
Brice (colonel), 544.
BriqucviUe (colonel), 198, 199, 221.
Brouet (capitaine), 68.
Bruyère (général), 142.
Bunbury, 241, 254. .
Buonavita (abbé), 397.
Burgstaller (capitaine), 98.
Caffarclli (général), 600.
Cailly (capitaine), 69, 70, 86, 106,
110.
Caraman (marquis de), 67, 388.
.Camot (Lazare), 35, 212.
Camot (Hippolyte), xxvii.
Catherine (reine de W'eslphalie), iv,
342, 347, 353, 355, 382.
Caulaincourt (duc de Vicencc), 127.
129, 213, 616.
Cauz (de), 408, 414.
Cavaignac (général), 540, 555, 536.
Cavour (comte de), xx, xxi. xxiJ,
XXIV, XXVI. XXVII, 659, 663, 668, 676.
Chambure (colonel), 154, 156.
Changarnier (général), 540.
Channing, xxviii.
Charbonnel (général), 86.
ChédeviUe, 148.
Chevalier (Auguste), 573.
Chevalier (Michel), 563, 564, 568, 570,
571,572, 573.
Chiappe, 214, 225, 228.
Clausel (maréchal), 531, 544, 547.
Colonna, 378.
Constant, v.
Constant (Benjamin), vu.
Corbincau (général), 474, 601.
Cormenin (de), 546.
Cunin-Gridaine, 534, 538.
D
Damas (duc de), 410.
Damrémont (madame), 585, 623,
Danthouard (général), xii, xm, 519,
520, 526, 527, 587,596, 597, 598, 600.
601, 602, 617, 618, 622,
Darnay, 431.
Davout (maréchal), 8*2, 98. 103, 159,
160, 218.
Decrès (duc), 219.
Degli-Antoni, 577, 578, 579.
Dclaunay, 204, 206.
Denisson, 280, 281, 283. 284, 285.
Dent, 263.
Deux-Ponts (baron de). 498.
Dietz (capitaine), 99.
Drouot (général), 122, 126, 127,131,
132, 140, 157, 158, 164, 166, 168, 170,
171,173, 174, 175, 176, 177, 178, 182.
184, 188, 193, 195, 199, 200, 20!, 202,
203,222,379,
Duchàtcl, 538.
TABLE DES NOMS CITES.
693
Dnfaure, 535, 536, 538, 540, 543, 544,
624.
I>uhamel, 498.
I>npeiTé (amiral), 538, 541.
Ihipin, 410, 533, 534, 535, 536.
Duroc (maréchal), 50, 129, 133, U3,
158.
Duvivier (général), 540,
E
Éblé (général), 50, 104.
Edwards (colonel), 276, 277, 278, 279.
Élisa (princesse), vu, 339, 360, 366,
373,374,375,390,414,448.
Enghicn (duc d'), 424.
Essling (prince d'}» 596, 600. 603.
Eugène (prince), vu, viii, ix, x, xt,
XJi, XIII, XV, XVII, XXIX, 3, 72, 74,
94, 103, 132, 347, 413, 414, 415,
416, 417, 418,420, 421, 422, 423,424,
-425. 426, 427,429, 435, 438, 439,449,
450, 431, 432, 453, 454, 456, 457, 438,
462, 465, 473, 474, 473, 476, 478, 485,
500, 519, 520, 521, 522,524, 525,526,
527, 585, 586, 587, 588, 589, 590, 591,
592, 593, 594, 595, 396, 597, 598, 604,
605, 606, 607, 608, 610, 611, 612,613,
614,615, 616, 617, 618, 619, 620, 624,
625, 631.
Eugène (fils du prince Eugène), 453,
476.
Evain (général), 126, 193, 195, 196,203.
Feltre (duc do), 522, 607,608, 613,621.
Fesch (cardinal), vi, 222, 228, 330,
354, 355, 337, 378, 379, 382, 395,
396.
Flahaut (général), 127, 142, 146, 198,
199, 221.
Fleury (général), 638, 644.
Fontanelli (général), 601.
Forge Cdo la), 634.
Foucher (général), 82.
Fouraud de Beauregard (docteur),
340, 353, 354, 355; 356, 366,380, 381,
382, 383.
François-Joseph (empereur d'Autri-
che), 137, 158, 424, 581, 592, 644
646, 632, 665, 671.
Frayssinet (général), 207.
G
Garibaldi (général), xx, xxii, xxiv,
XXV, XXVI, XXVII, 630, 642, 643,639,
660, 661, 662, 663,664,665,666, 667,
672, 674, 675, 676, 678, 688.
Gassendi, 64.
Gattei (madame), 578, 579, 580.
Gérard (maréchal), 548.
Gessele, 595.
Glockner, 395.
Gourgaud (général), ii, vi, 77, 198,
201, 202,206, 220, 224, 225, 235,236,
241,245,246, 347, 386, 411, 450, 474,
500.
Grouchy (maréchal), 601.
Gudin (général), 79.
Gudolle, 86, 87.
Guéroult, 649.
Guizot, 538.
H
Hankey (colonel), 269, 273, 274, 276,
277.
Harcourt (duc d'), 563.
Haton, 566, 568, 569, 570, 573.
Haussonville (comte d'), xxix.
Havin, 634, 647, 665.
Hiller (général), 590, 592, 593, 594.
Hohenzoilern-Siegmaringen, 442.
Holland (lord), 378, 386.
Houdotot (capitaine d'), 160.
Hortense (reine), ix, 221, 222, 229,
230, 378,379, 389, 390, 391, 411, 413,
425, 439, 440, 447,449, 614, 623.
694
TABLE DES NOMS CITÉS.
Httbner, 638.
Hudson-Lowe, x, 378, 406.
Humann, 532.
Itabayana (d'}, 479.
Ivan, 85.
Joinyille (prince de), 547.
Joséphine (impératrice), 143, 215, 417,
617.
Joséphine (princesse, reine de Suède),
432, 438.
Jouan (docteur), 187.
K
Kaggeneck (madame de), 444, 445.
Karr (Alphonse), 527.
Keith (amiral), 241, 242, 244, 245, 251,
252, 253, 254.
Kirgener, (général), 143.
Koch (colonel), x, 519, 520, 521, 523,
524, 528.
Krog (comte de), 432.
K*** (de), XVIII, 497, 498, 506, 507, 599.
K*** (mademoiselle de), 497, 498, 506,
507, 509, 511, 518.
Labédoyère (général), 221, 224, 225.
Lacoste, 167, 170.
La Fayette, 545.
Lallemand (général), 221, 225, 241,
242, 249, 251, 253, 254, 275, 278,282,
283, 284, 286, 287, 327, 333, 359.
Lamezan, 127.
La Marmora (général), xxii.
Lamoricière (général), 539, 540, 557,
658.
Lanfrey (Pierre), xxvn,xxix, 633,634,
63$, 639, 650, 652, 657.
Lanza (général), 662.
Lariboisière (général de), 55, 56, 59,
63, 64, 76, 77, 81, 82, 86, 87, 88, 90,
91, 110, 113,115, 117, 119,123, 126,
133, 192, 197, 203,334,335, 383,410,
449, 475, 575, 576, 577.
Lariboisière (madame de), 108, 120,
123, 125, 126, 187, 189, 190, 194,
204.
Lariboisière (Ferdinand de), 83, 85,
86, 87, 88, 92, 97, 119,
Lariboisière (Honoré de), 68, 69. 82,
87, 88, 96, 101, 115, 117, 119,
123.
Larminat, 67.
Las Cases (comte de), v, vi, 215, 224,
225,230, 231, 233, 234, 235, 245, 343,
344, 345, 347, 353, 356, 357, 358, 378,
379, 386, 406, 412.
Lasteyrie (F. de), xvii, 633, 634, 636,
650.
Latour-Maubourg (marquis de], 407.
Lauriston, 127.
Layalctte (comte de), tu, 212, 219,
405, 413, 414, 415, 427.
Layard (général), 256, 276, 280, 282,
283, 284, 285, 286, 288.
Lebouteillcr (capitaine), 96.
Lcfebyre (maréchal), 181.
Legouvé, XX, 634, 650.
Legrand (général), 106.
Leuchtcnberg (duchesse de), vm, x,
XT, XIV, 453, 462, 463, 479, 519,
520, 521, 522, 523, 525, 526,587,
617.
Leuchtcnberg (famille de), 588,
591.
Lillicrap (capitaine), 250, 251, 252,235,
257, 260, 262.
Lobau (général), 131.
Lœnwenhiclm (comte de), 432.
Louis-Philippe, 160, 529, 544, 546,
559.
H
Macdonald (maréchal), 132, 134, 164,
173, 179, 223, 345, 527, 616.
TABLE DES NOMS CITÉS.
695
Madame Mère, iv, 222, 330, 318, 395.
Maitland (capitaine], i, m, 233, 234,
235, 236, 241, 244, 245, 253, 254.
Maitland (gouyemeur de Malte), 257,
266, 267, 269, 276, 284, 289.
Mallet (capitaine), 573.
Manin (Daniel), xvii, xviii, xx, xxii,
XXV, xxvii, 560, 561, 562, 577, 578,
579, 586, 629, 630, .633, 634, 636,
637, 640, 645, 647, 648, 650,663, 669,
689.
Manin (Emilia), xvii, xviii.
Manin (Georges), xxv, 635, 642, 645,
659, 661, 662, 663, 666, 672, 673,
674.
Marchand, vi, 301.
Marchangy (de), 409.
Marescot (général), 50.
Maria (dona), 478, 480, 485.
Marie (avocat), 624.
Marie (grande-duchesse), xiv, 622.
Marie-Antoinette, 16, 421, 423.
Marie-Louise (impératrice), 342, 411.
Marmier, 152.
Marmont (maréchal duc de Raguse),
XI, XII, XIII, XIV, 59, 129, 134, 180, 188,
325, 585, 586, 587, 588, 616, 617,
618, 619, 622, 624, 625.
Martin (Henri), xvi, xvu, xviii, 634,
635,640, 650,651, 687, 688.
Martin (du Nord), 530, 531.
Mauguin, 544.
Maximilien (archiduc d'Autriche), 652.
Maximilien (roi de Bavière), 421, 422,
423, 42», 425, 446, 453, 457, 588, 589,
591, 594, 616, 617, 625.
Mazade (Charles de), xxii, xxx.
Mazzini (Joseph)„ xx, 580.
Mecklembourg-Strelitz, 135.
Mercher, 278.
Miollis (général), 597.
Mettemich (prince de), 354, 356, 358,
388, 401, 402, 422,478, 479, 485, 592,
594, 606.
Miguel (don), 478, 485.
Mohl (madame), 664, 665.
Mole (comte), 528, 529, 530, b40, 541.
Moncey (maréchal), 548.
Montalivet (comte de), 529, 530.
Montessuy, 42, 49.
Montfort (Jérôme, prince de), 327, 335,
336, 347.
Montholon (comte de), 215, 224, 226,
230, 245, 378, 379, 386, 387, 391, 405,
406, 544.
Montholon '(madame de), vi, 229, 231,
232, 378, 379, 381, 382, 383, 386.
Moreau (général), 163.
Mornand, 634.
Morny (duc de), 571 , 572, 638.
Mortemart (duc de), 330,
Mortier (maréchal), 166.
Mosbourg (comte de), 544.
Murât (Joachim), 74, 93, 95, 109, 113,
114, 162, 228, 420,421, 442, 522, 591,
594, 600, 604,605, 608, 609, 610, 611,
614, 615, 620, 621.
Murât (prince Lucien), 222, 544.
Mussard, 632.
N
Narbonne (comte de), 160.
Neigre (général), 103.
Nélaton (D'), xxvii, 677, 679, 679.
Nemours (duc de), 545, 546.
Neubourg (duchesse de).
Neuchâtel (prince de), 78, 80, 95, 127,
145, 155, 159, 161.
Ney (maréchal), 82, 83, 100, 103, 106,
129,130, 131,133, 134, 140, 141, 163,
616.
0
Odilon Barrot, 547, 549, 557.
Oliyeira (chevalier d'), 481.
Ollivier (Démosthène), xvi, 355, 356,
O'Meara, v, ix, 355, 356.
Orsini, 631.
Otto (colonel), 262, 263, 280, 281, 282,
283, 286, 287, 289, 305, 460.
Otrante(duc d'), 213, 367, 385, 605, 606.
Oxenstiern (comte d'), 432.
696
TABLE DES NOMS CITÉS.
Pacca (monsignor), 332, 333.
Padoue (duc de), 544, 545.
Palombini (général), 601.
Paliavicino (marquis), 560, 640, 662.
Parquin, 549.
Partridge, 678.
Pasini, 648, 649.
Passy, 534, 535, 536, 538, 541.
Pauline (princesse), vu, 330, 379, 382,
398.
Pedra-Branca, 480, 381, 483, 484.
Pedro (don), 478, 479, 483, 484,
485.
Perrotin, xiv, 623, 624, 625, 631.
Persigny(duc de), xvii, 572, 573, 575.
Pie IX, xxiii.
Pino (général), 601.
Planât (Guillaume), 9, 33, 34, 35, 37,
38, 39, 40, 42, 43.
Planât (Gabriel), 9.
Planât (Joseph), 9.
Planât (madame G.), 39, 43, 57, 60.
Planât (madame), xviir, xx, xxviii,
XXIX, XXX, XXXI.
Polignac (duc de), 11, 34.
Possc (comte de), 380, 382, 387, 432.
Prince-Régent, 236, 269.
Prusse (roi de), 665.
Prusse (reine de), 424.
R
Radctzki (maréchal), 581.
Rapp (général), 145, 150, 151, 152, 153,
154, 157.
Ratazzi, 663.
Ravignan (de), 127, 128, 146.
.Reck (madame), 444.
Reggio (duc do), 104.
Regnault de Saint-Joan-d'Ângely,
. 203, 500.
Regnault de Saint-Joan-d'Ângely
(madame), 545.
Rémusat (madame de), m.
Rësigny, 157, 197, 198, 199, 201, 204,
206, 212, 225, 230, 244. 253, 278, 315,
318, ."^20, 336, 338, 500.
Rezende (marquis), 478.
Richelieu (duc de), 320. 326, 328. 329,
334.
Rieder (Auguste), xv. xvi, xtii, 565.
566, 567, 569, 570, Ô7i, 572. 573, 574.
Ristori (madame), 664. 665, 668, 676.
Rivière, 278, 566.
Rohan-Ghabot, 179.
Roggenbach (baron de), 445.
Rouyer (général), 593, 594.
Rovigo (Savary, ducde% 52, 212, 221,
222, 224, 225, 231, 233, 241, 242. 249.
251, 253, 254, 257,260, 264. 266, 268.
270, 274, 275, 276, 277, 278, 280. 281.
282, 283, 284, 286, 288, 289, 327, 329.
330, 333, 344.
Saint- Arnaud (général), xvr, 566.
Saint- Jacques, 214, 225.
Saint-Laurent, 43, 46. 48, 50, 51, 32,
53, 5i, 53, 59, 63. 64.
Saint-Yon,204, 214, 225.
Salvandy, 529.
Sancy (de), 67.
Sauzet, 535, 536.
Saxe (roi de), 169.
Saxo (reine de), 424.
Saxe (famille royale de), 136, 138, 172.
Say (Horace), 563.
Schneider (général), 538, 541.
Schuh. 625, 629, 631.
SchulU, 271, 278.
Schwarzenberg (prince), 162, 167, 170,
610,611.
Ségur (général de), 527.
Severoli (général), 613,
Simon (Jules), xxvu, 634. •
Songis (général), 56.
Sophie (archiduchesse), 42S.
Soult (maréchal), 149, 410, 538, 541»
544, 546.
Stedingk (baron de), 432.