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Full text of "Vie de Saint Bernard, abbé de Clairvaux"

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HANDDOLND 
AT  THE 


rMNFRSITV  OF 
T(  iKi  iNTO  PRHSS 


?^2<Ï2   •^ 


VIE 


SAINT   BERNARD 


ABBÉ  DE  CLAIBYAUX 


PARIS.    —   IMPRIMERIE    DEVALOIS.    AVENUE   DU    MAINE,    14^ 


SaI.X'I"    l-ilvH.NAUl) 


VIE 


DE 


SAINT  BERNARD 

ABBÉ  DE  CLAIRYAUX 

PAR 

L'ABBÉ   E.  VACANDARD 

DOCTEUR    EN    THÉOLOGIE 
P  R  E  M  I  E  l:     A  r  )[  ô  X  I  E  R     DU      L  T  CEE     DE     R  O  U  E  X 


OUVRAGE     COURONNE     PAR      L  ACADEMIE      FRANÇAISE 
ET      HONORÉ      d'un       BREF      DE     SA      SAINTETÉ      LÉON      XIII 


TOME  PREMIER 


TROISIEME     EDITION 


•4 


'■Xi' 


PARIS 


LIBRAIRIE    VICTOR   LECOFFRE 

RUE    BONAPARTE,  90 

1902 


3X 

hloo 


BEEF  DE  SA  SAINTETÉ  LEON  XIII 

DILECTO  FILIO  E.  VACANDARD,  SACERDOTI, 

KOTHOMAGUM. 

LEO  PP.  Xlll 

Dilecte  Fili ,  salutein  et  apostolicam  henedictio- 
nem.  —  Placet  Nohis  Iwminessacri  clerieniti  stre- 
nue  ad  optwia  quœque  studia  consi'h'o  exemploqiie 
2)romovenda.  Quihus  in  studns,prœter  pMlosophica 
et  sacra,  Xos  etiam  auctores fuimus  ut  ea  non  in 
postremis  haherentur  quœ  ad  rem  historicam per- 
tinent. Optatis  lince  Xostris  tu  quidem,  Dilecte 
Fili ,  pro  tua  parte  ohsecundasti ,  quum  de  factis 
Sanctissimi  Doctoris  Bernardi  deque  ipsius  œtate 
gestis,  diuturnis  curis.,  scripsisti.  Quod  sane  op)us 
quum  a  plurihîis  Episcopis  eruditisque  viris  Jau- 
dihus  sit  exornatuni ,  Xos  etiam  de  diliyentia  et 
eruditione  tua  gratulamur.  Xostrœ  autem  dilectio- 
nis  testem  et  munerum  divinorum  auspicem  Apos- 
tolicam tihi  henedictionem  perarnanter  in  Domino 
impertimus. 

Datum  Romœ  aptid  S.  Petrum  die  V  Maii 
anno  MDCCCXCVII,  Pontificatus  Xostri  vice- 
simo. 

Léo  PP.  XIIL 


TRADUCTION  DU  BREF  APOSTOLIQUE 

A  NOTRE  CHER  FILS,  E.  VACANDARD,  PRÊTRE 

A  ROUEN. 

LÉOX  XIII,  PAPE 

Cher  Fils ,  salut  et  hénédiction  apostolique.  Il 
Nous  plaît  que  les  membres  du  elerfié  s'efforcent 
acticement  défaire  avancer  par  le  conseil  et  loar 
l'exemple  toutes  les  bonnes  études.  Parmi  ces  études, 
oîitre  la pJiilosoplne  et  la  science  sacrée,  Nous  avons 
demandé  que  ce  qui  regarde  V histoire  ne  fat  pas 
négligé.  Et  TOUS ,  Cher  Fils,  vous  avez ,  pour  votre 
part,  secondé  Nos  vœux  en  écrivant,  avec  des  soins 
infatigables ,  un  livre  .sur  les  actions  du  très  saint 
Docteur  Bernard  et  sur  les  faits  accomplis  de  son 
temps.  Cet  ouvrage  a  déj'à  été  honoré  des  éloges  de 
nombre  d' évcques  et  desavants;  et  Nous  aussi,  Nous 
vous  félicitons  de  votre  zèle  et  de  votre  érudition. 
Comme  témoignage  de  Notre  dilection  et  comme 
gage  des  faveurs  divines.  Nous  vous  accordons  très 
affectueusement  dans  le  Seigneur  la  bénédiction 
Apostolique. 

Donné  à  Borne  près  Saint-Pierre ,  le  5  7w«/1897, 
la  vingtième  année  de  Notre  Pontifcat. 

LÉON  XIII,  Pape. 


PRÉFACE 


Avant  d'introduire  le  lecteur  en  plein  sujet,  il  n'est 
peut-être  pas  inutile  de  lui  indiquer  le  but  poursuivi 
dans  cette  étude. 

La  «  Vie  de  saint  Bernard  »  n'est  pas  une  œuvre  d'a- 
pologétique, encore  moins  un  panégyrique;  c'est  un 
simple  Essai  d'histoire.  L'auteur  ne  s'est  pas  dissimulé 
les  difficultés  de  sa  tâche  :  il  lui  a  fallu  remonter  aux 
sources;  imprimés  et  manuscrits  ont  été  attentivement 
compulsés;  on  ne  s'est  lié  aux  ouvrages  de  seconde 
main  que  pour  les  choses  de  minime  importance  qui 
ne  se  rattachent  que  de  loin  au  sujet.  Du  reste,  un  sys- 
tème continu  de  notes  qui  courent  au  bas  des  pages 
mettra  le  lecteur  à  même  de  contrôler  le  récit  et  d'en 
apprécier  la  valeur. 

Malgré  le  soin  que  nous  avons  pris  depuis  vingt  ans 
de  nous  tenir  au  courant  des  découvertes  de  l'érudition 
contemporaine,  quelques  documents,  plus  ou  moins 
précieux,  —  et  en  histoire  tout  a  son  prix,  —  ont  pu 
nous  échapper.  Nous  avons  du  moins  la  conviction  que 
I  ces  pièces  sont  extrêmement  rares.  Est-ce  à  dire  que 
toute  la  vie  de  saint  Bernard  soit  définitivement  éclair- 

SAIM    lir.IlNAlîD.    —   T.    I.  \ 


|'Ri:face. 


cie?  Loin  de  nous  cette  prétention.  Bien  des  points 
restent  encore  et  resteront  probalîlement  à  jamais 
obscurs.  Unoussuflit  d'avoir  jeté  une  lumière  nouvelle 
sur  (|uelques-uns  et  d'avoir  mis  l'ensemble  dans  un 
jour  plus  vif  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'à  présent. 

Le  récit  se  ressentira  parfois  de  l'insuffisance  ou  de 
l'incertitude  des  documents.  A  coté  de  pages  certaines, 
il  en  est  d'autres  qui  oli'riront  simplement  des  probabi- 
lités ou  même  des  conjectures.  Nous  n'osons  même 
assurer  d'avoir  toujours  vu  juste  et  d'avoir  mis,  sans 
aucune  erreur  de  pensée  ou  de  plume,  les  choses  au 
point.  Il  en  est  de  la  vérité  historique  comme  de  la 
vérité  morale  :  c'est  «  une  pointe  si  subtile ,  que  nos  ins- 
truments sont  trop  émoussés  pour  y  toucher  exacte- 
ment. S'ils  y  arrivent,  ils  en  écachent  la  pointe  et  ap- 
puient tout  autour,  »  comme  parle  Pascal.  Pascal 
ajoutait  :  «  Plus  sur  le  faux  que  sur  le  vrai.  »  On  nous 
rendra  cette  justice  que  nous  avons  tâché  d'éviter  ce 
péril. 

(Juand  notre  héros  abandonne,  fût-ce  de  bonne  foi, 
ce  que  nous  croyons  être  la  liùne  droite,  nous  n'hésitons 
pas  à  signaler  son  écart.  Nous  savons  (|ue,  si  grand 
qu'on  soit,  on  n'est  pas  nécessairement  pour  cela  exempt 
de  faiblesse  ou  d'erreur.  Peut-être  Irouvera-t-on 
cependant  (ju'en  certaines  circonstances  délicates  où  le 
iils  de  Tescelin  se  montre  avec  toute  la  fougue  de  son 
tempérament,  nous  n'avons  pas  jugé  assez  sévèrement 
les  violences  de  son  lang'age  et  de  sa  conduite.  En 
pareil  cas,  notre  suprême  loi  fut  toujoui^  d'exposer 


I-REFACE.  III 

nettement  les  faits.  Frapper,  en  outre,  d'un  blâme, 
(|ui  eût  l'air  d'une  llétrissure,  un  homme  tel  que  l'abbé 
de  Clairvaux,  nous  a  paru  tout  ensemble  inconvenant 
et  inutile.  Sans  oublier  qu'on  ne  doit  aux  saints  que  la 
vérité,  nous  estimons  que  par  leur  élévation  morale 
ils  sont  au-dessus  du  reste  des  hommes  et  méritent 
d'être  traités  avec  un  souverain  respect. 

Leur  temps  a-t-il  droit  aux  mêmes  égards?  A.  en 
croire  Bernard  lui-même,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  pire 
époque  dans  l'histoire  que  celle  où  il  vécut.  Les  moder- 
nes, au  contraire,  ont  appelé  le  douzième  siècle  «le 
grand  siècle  »  du  moyen  âge.  Ces  deux  jugements  ne 
sont  pas  absolument  inconciliables.  Si  le  rigide  Cister- 
cien n'avait  guère  en  vue  que  les  maux  à  guérir,  la 
postérité  a  remarqué  non  moins  exactement  les  mer- 
veilles accomplies  par  les  réformateurs  de  ce  temps,  y 
compris  l'abbé  de  Clairvaux  qui  ne  fut  pas  le  moindre. 
En  somme,  le  douzième  siècle,  malgré  son  incontes- 
.table  grandeur,  offre,  comme  tant  d'autres  siècles,  à 
coté  de  prodiges  de  bien,  le  spectacle  d'étonnantes 
misères.  Nous  n'avons  voulu  dissimuler  aucun  de  ces 
deux  aspects.  A  cause  de  cela,  les  admirateurs  passion- 
nés d'un  moyen  âge  idéal  éprouveront  peut-être  quel- 
que surprise  à  lire  la  nouvelle  «  Vie  de  saint  Bernard.  » 
Ils  auraient  sans  doute  mieux  aimé  nous  voir  passer 
sous  silence  nombre  de  faits  qui  n'ont  rien  d'édifiant. 
Mais  des  prétermissions  de  ce  genre  dénaturent  la  vé- 
rité historique;  il  ne  nous  convenait  pas  d'employer 
une  telle  méthode.  En  histoire,  il  n'est  pas,  selon  nous, 


IV  l'HKIACE. 

de  meilleure  règle  que  celle  de  Cicéron,  préconisée 
par  Sa  Sainteté  Léon  XIII  :  «  Hien  (|ue  la  vérité,  et 
toute  la  vérité  :  »  \r  ///t/'r/  /aJsi  fiiideat,  no  quiâvori 
non  audrat, 

Melleville,  le  20  août  18'J'i.  fèledc  saint  IJcinartl. 


AVIS  AU  LECTEUll 

L((  première  édilion  de  cet  ouvrage  a  trouré  le 
meilleur  accueil  aitjjrès  des  critiques  compétents.  La 
presse  française  et  étrangère  u  été  éf  peu  jjrès  una- 
nime éi  eu  relerer  la  râleur.  Le  prix  important  que 
r Académie  française  lui  a  décerné  et  le  Bref  que  Sa 
Sainteté  Léon  XllI  a  daigné  nous  adresser,  ont  été 
pour  nous  les  plus  préi  ieuses  des  réccjmpenses.  Rien 
de  tout  cela  ce  pendant  n'est  capable  de  nous  areu- 
gler  sur  les  imperfections  d" une  onicrc  qui  embrasse 
des  érénements  si  concplexes  et  tout  un  demi-siècle 
d'histoire  ecclésiastique.  Les  légèrrs  erreurs  de  dé- 
tail (péon  nous  a  signalées  ont  été  corriqées  dans 
(elle  seconde  édition.  Le  la  teur.  désireux  de  <on- 
nuttre  toutes  les  tritupics  (péon  n<)Us  a  (ulressées .,  les 
trouvera  exposées  et  (hscutécs  dans  tin  arti(  le  inti- 
tulé :  \a\  \\v  de  saint  IJcniard  et  ses  criticiues,  yy?//>//V' 
par  la  Kevue  des  (piestions  liist<iri(|(ios  (Lirraison  de 
juillet  1897). 


LISTE  DES  AUTEURS 

LES  PLUS  FRÉQUEMMENT  CITÉS  DANS  LE  COURS 
DE  L'OUVRAGE 


Abèlard.  —  Opéra,  éd.  Cousin,  2  vol.  in-4,  Paris,  186ÎJ. 

Juctarium  Savigneiense,  voir  Robert  de  Torigny. 

Baronils.  —  Annales  ecclesiastici,  22  vol.,  Antuerpiae,  1G12. 

Bkrnaud  (Saint.  —  Opéra,  éd.  de  Mabilion.  reproduite  pai- 
Migne.  Patroi.  latine,  18-59,  t.  182-18.5.  Le  tome  182  comprend 
les  Lettres  et  les  Traités-,  le  t.  183.  les  Sermons;  le  t.  184,  les 
Opcra  dubia  ou  Spuria:  le  t.  18-5,  les  f^itae,  plus  divers  ou- 
vrages qui  regardent  la  Vie  du  saint. 

Bernard  (S.\  —  Jeta,  extrait  des  Jeta  Sanclorum.  Augusti . 
t.  IV,  dans  Migne,  t.  185. 

Berxhardi.  — Lol/iar  von  Sup/idnbitrg ,  in-8.  Leipzig,  1879. 
—  Konrad  lll.  2  vol.,  Leipzig,  1883. 

Bouquet.  —  Voir  Historiens  des  Gaules. 

Cartulairc  de  Clairvaux .  2  vol.  manuscrits  :  le  premier  à  la 
Bibliotli.  muuicip.  de  Troyes,  sous  le  w^  703;  le  second  aux 
Archives  de  l'Aube.  La  Bibliotb.  nationale,  à  Paris,  possède 
un  second  exemplaire  du  t.  ï,  légèrement  réduit  quant  aux 
noms  des  témoins  i  fonds  latin,  ms.  10947,  et  postérieur  au 
Ms.  de  Troyes  qui  est  du  treizième  siècle  pour  la  période  qui 
nous  occupe.  La  Bibliothèque  nationale  possède  également  une 
copie  récente  du  tome  II  (n.  a.  1.,  12-50). 

Cartulaire  de  Moles/ne.  —  2  vol.  mss. ,  Archives  de  la  Côle- 
dOr. 

(iuiKKLET.  —  Opéra  ijualuor ,'m-\± .  Paris,  1G79. 

—  De  génère  illustri  S .  Bernardi  Biatriba.  dans  Migne,  t.  18-5. 

Ckomtox.  —  Saint  liernard  et  le  château  de  Fontaines-lès- 
Dijon,  Dijon,  1891:  ouvrage  publié  d'abord  dans  le  liidletin 


VI  AUTEURS    CITKS. 

(l'fihtoirc  cl  irarclu'ologie  religieuse  du  Diocèse  de  Dijon. 
1890-I8i)l.  Trois  volumes,  Dijon,  1891-1890. 

Chronicon  Claravallense .  INI i g ii e ,  t .  1  s .5 . 

CuRZON  (De;.  —  La  Règle  du  Temide ,  Ptiris,  188(i. 

D'AcHERY.  —  SpicUegium^  sive  collectio  vetenim  ;ili(iu()t  srrip- 
torum,  13  vol.  in-4,  Paris,  1G63  et  suiv. 

D'Ahbois  de  .TuiîAr.wiLLE.  —  Àhbajies  Claie rcienne^  (Études 
sur  l'état  intérieur  des)  et  principalement  de  Ckiirvaux  au  dou- 
zième et  au  treizième  siècle,  iu-8",  Paris,  18.58. 

—  Hhloirc  des  ducs  el  des  com.les  de  Champagne,  7  vol.  iu-s. 
Paris.  18.59  et  suiv. 

Deutsch    Martin).  —  T)le  Synode  cou  Sens.  lîerliu,  1880. 

—  Peler  .-/hàlard.  T.eipzig,  1883. 

DoLLiNGER.  —  JJellrèige  zur  Se/itengeschic/tle  des  Mitlelatlers , 

'2  vol.  i;i-8,  Mùnchen,  1890. 
DucHESXE  (Louis"),  voir  Liber  Pon.li/icalls. 
EuoEMi  III  Lpisfol.r.  dans  Misne,  t.  180. 
1-lxordlum  Magnum  Ordinls  t'islerclensls,  dans  Migne,  t.  18.'}. 
Farre.  —  Le  Liber  censuuin  de  l'Eglise  /tomaine,  iu-fol.,  Paris. 

Tlioriu,  I8S9  et  suiv. 
FvoT.  —  Ilisloire  de  réglise  abhallale  et  rollc</lnle  de  Salnl- 

Élienne  de  Dijon,  in-l'ol.,  1G9G. 
Gallia  chrlsiiana  hi  [irocincias  dislributa:  ouvrage  commence 

par  les  Bénédictins,  achevé  par  M.  Ilauréau.  de  l'Académi  ■ 

des  Inscriptions,  16  vol.  in-fol. ,  Paris,  171.j-l8()->. 
G\MS.  —  Sérier,  episcoporu/n  ccclesiie  cal/toUcx,  (iuot(|U(it  in- 

notueriuU  a  R.  Petro  Vpostolo,  in-4,  Ratishonœ,  1873. 
Gautieu.  —  Lft  Chevalerie,  in-4,  Paris,  Palmé,  188.'). 
CjEROH  de  fleicliersberg.  —  De  Itivestigalionc  .4atichrlsll .  éd. 

Scheibelberger.  2  vol.  in-12,  Lincii,  187.'). 
(ilE.si;BREcHT.  —    Imold  voii  lircscia .  Miiuclieu,  1873. 

—  Kalserzeit  {f'.eschichte  der  Deulschen),  t.  IV,  Leipzig,  1877. 
GuÉRARD.  —  Carlulnirc  de  .\.-D.  de  Paris,  4  vol.  iu-4.  Paris. 

18.'>0. 

GuiRERTi  de  Novigento  Opéra,  dans  Migne,  t.  lôG. 

Gi;i(;\ARi).  —  Lellrc  à  Mon.lalemberl  sur  les  rellc/ues  de  saint 
Hernard  et  de  sainl  Malachie  cl  sur  le  premier  emplace- 
ment de  Clairvaux,  dans  Migne.  t.  18.'). 


AUTEURS    CITKS.  VII 

Guir.XARD.  —  Les  Monuments  primilifs  de  la  Kcgle  cister- 
cienne, publiés  d'après  les  manuscrits  de  l'abbaye  de  Cîteaux. 
in-S,  Dijon,  1878.  Cet  ouvrage  renferme  la  Régula  S.  Bene- 
(t/'cti.  VExordium  cœnobii  Cisterciensis  ^  la  Carta  Carilatis. 
les  Consuetudines ,  qui  comprennent  les  Capitula  ecdesias- 
ticorum  officioruvi,  les  Instituta  generalis  capituli  apud 
Cistercium  et  les  Capitula  Usuum  Couver sorum. 

Guillaume  de  Tvb.  —  Historia,  dans  Migne,  t.  200. 

Haurkau.  —  Poèmes  latins  attrifmés  à  saint  Bernard,  Paris, 
J890. 

HÉKÉLÉ.  —  Concilientjeschicli.te .  traduction  Delarc,  12  vol.  in-S. 

Hexriquez.  —  Fasciculus  Sanctorum  Ordinis  Clsterciensis . 
Bruxelles.  1623:  Extraits  dans  Migne,  t.  18-5. 

—  Menolocjium  Cisterciense,  in-fol.,  Antuerpiœ,  l(j30. 
IIerbeutus.  —  De  Miraculis  libri  très,  dans  Mi^ne,  t.  lS-5. 
lIiRSCH.  —  Studien  z-ur  Geschic/ite  dcr  Knnig  Ludirigs   VU 

von  Franckreich.  Leipzig.  1892. 

Histoire  littéraire  de  la  France,  31  vol.  in-4,  ouvrage  com- 
mencé par  les  Bénédictins  et  continué  par  les  membres  de  l'Ins- 
titut. 

Historiens  des  Gaules  et  de  la  France  (Recueil  des),  23  vol. 
in-folio.  Paris,  1738-1876:  par  abréviation  ff.  des  G. 

IIÔFFER  ;Georg).  —  Ber  heilige  Bernard  von  Clairvauv ,  Vor- 
studien,  in-8,  Miinster,  1886. 

—  Die  Jnfange  des  z-weiten  Kreuzzuges .  dans  Ilistorisclies 
Jalirbuch.  1887. 

—  Die  Jl'undcr  des  hl.  Bernhard  und  die  Kritiher,  dans 
Historisches  Jahrbuch,  1889. 

Imbart  de  la  Tour.  — ■  Les   Flections  épiscopales  dans  l'h- 

g/isc  dr  France  du  neuvième  au  douzième  siècle;  in-8,  Paris, 

1892. 
I.wocEXTri  II  Epislolx,  dans  aligne,  t.  179. 
Jacques  de  Vitrv.  —  Historia  occidentalis ,  iu-12,   Duaci, 

1597. 
Iai-ké.  —  Regesta  /iomanorui/i  Ptnitificum,  2''  éd.,  2  vol.  in- 1. 

Lipsiio,  188.Ï-1889. 

—  Hibliotheca  rerum  gennanicarum .  l$erlin.  .">  vol.  in-8,  186  1- 
1869. 


VIII  AUTEUns    CITKS. 

Jakfk  —  Lot/iar  dent  Sachsen  {Gesc/u'chte  des  dcufschen  Rei- 
ches  unter),  iJerlin,  1843. 

—  Conrad  III  {Gesc/ilchfe  des  devf^c/ien  /leic/tcs  unter).  Ilan- 
nover,  1845. 

Janauschck  (Léopold\  — OriijhirA  Cixtercienses ,  in-4.  t.  I, 
Vindobonae,  1877. 

—  Bil)lio(jraphia  Bernardiiid.  in-8.  Vindobonro,  1801 . 
.loiiix.  —  Sdiiit  Bernard  et  sa  fainUle.  iii-S,  Poitiers,  1891. 
Ki'or.EU.  —  Sludten  z-ur  Geschlchte  des  zireiten   Kreuzz-uges, 

Stuttgart,  18(iG. 

—  Aiialeeten  z-ur  Geseltichle  der  ziveiten  Kreitz-z-iu/es  ^  Tiibin- 
iien,  1878. 

—  \fue  .-Ina/ecle/i  zur  Gesc/iic/ile  dcr  zireiten  Ivreuzzuges  . 
Tiibingen.  188:]. 

Labbe.  —  Concilia  generalla,  18  vol.  iii-fol.,  1G72. 
Lalore.   —  Le   Trésor  de  Claircit ux  du   douzième  au  dix- 
huitième  siècle,  Troyes,  1875. 

—  Reliques  des  trois  tombeaux  saints  de  Clairraux  .  de  saint 
Bernard^  saint  Malachie,  etc.,  Troyes.  1877. 

—  liectierches  sur  le  e/irf  de  saint  Bernard  de  11.53  à  116->, 
Troyes,  1878. 

Laivioan.  —  Jn  ccrlesiastieal  liistonj  of  Ireland  from    the 

fivsl  introduction  of  the  Cliristianitij  to  the  beginninn  ofthe 

titirteen  century,  4  vol.  in-8.  Dublin,  1822. 
Le  Coi'TEULX.  —  Annales  Ordinis  Cart/ntsiensis,  3  vol.  in-4. 

Monstrolii,  1888. 
[Jber  PonlifîcaHs.  éd.  Duchesne ,  2  vol.,  Paris.  Tliorin   1884  et 

suiv. 
LucHAïuE.  —  Louis  n  le  Gros,  Annales  de  sa  vie  et  de  son 

règne,  in-8,  Paris,  18<J0. 

—  Jetés  de  Louis  fil  (Ktndes  sur  les),  in-4,  Paris,  1885. 

—  Institutions  monarchiques  de  la  France  sous  les  premiers 
Capétiens  (FTistoirc  des\  2  vol..  Paris,  1"'  éd.  1883,  2*^  éd. 
I8'JI. 

—  Remarques  sur  la  succession  des  grands  officiers  de  la  Cou- 
ronne fjui  ont  souscrit  les  di/ddmes  de  Louis  VI  et  de 
Louis  ni,  Paris,  1881. 

M\i!iM>()\.  '  -  Mascvum  Ilalivwn,  2  vol.  in-4,  Paris,  1687-!(;89. 


AUTEIRS    CITES.  IX 

Mabillon.  — Annales  Ordinis  S.  BenediclL  0  vol.  iii-ful., 
1713-1739. 

—  Vêlera  .4nalecta.  in-fol.,  Parisiis,  1723. 

Madelaine  (Godelroid).  —  Ilisloirc  de  saint  \orljerl,  in-8, 
Lille.  1886. 

Manriqi  E.  —  Annales  Cistercienses,  4  vol.  iii-4,  Lyon,  1G42-.59. 

Mansi.  —  Conctliorum  nova  collai to,  Florentia%  17.j9-98,  3! 
vol. 

31arl()t.  —  Metropol/s  Reincnsls  hislorbi ,  2  vol.  iii-4,  Iii- 
sulis,  ICGfi. 

MartÈne  et  DlraM).  —  Foya(/e  liltéraire  de  deux  Béné- 
dictins. 2  vol.  in-4,  Paris,  1717. 

—  Thésaurus  novus  Anecdotorum.  ô  vol.  in-fol.,  Lutetise,  1717. 

—  Ainplisshna  Collectio  [veleru/n  script  or  um  cl  monumen- 
torum],  9  vol.,  Paris,  1724. 

MÉOLixGER.  —  Iter  C/sterciense ,  seu  descriptio  itineris  Cister- 

ciensis  quod  ad  comitia  generalia  ejiisdem  sacri  Ordinis  expe- 

divit  Joseph  Meglinger,  niense  Maio  anni  1G67;  dans  Migne, 

t.  185. 
Monastlcon  Anglicanum  i  Dodswortli  et  Dugdale),  3  vol.  in-fol., 

l.ondini,  1G82. 
Monumenta  Germanix  historica,  29  vol.   in-fol.,  Ilannover, 

1820-1890;  p;ir  abrévation  Mon.  G. 
MOhlbacher.  —  Die  Sfreitige  Papstiva/tl  des  Jahres  1130, 

Innsbruek,  1870. 
MuRATOUi.  ^  Reruiit  Uallcarum  Scriptores ,  2-3   vol.  in-fol., 

Mediolani,  1723. 

—  Antiquilales  Italix  Medii  xci,  0  vol.  in-f..  Mediolani,  1738- 
1742. 

Neaxder.  —  Dcr  heilii/e  /iernhard,  éd.  Dentseli,  2  vol.  in-12, 

Gotha,  1889. 
Nelgart.  —  Codex  dlplomaticus  Allemanix,  1791. 
Neumanx.  —  Bernard  von  Claircaux  und  die  An/ange   des 

zioeilen  Kreuzz-itçjes,  in-8,  Titbingen,  1882. 
Nomasticon  Cislerciense,  (Julien  Paris),  in-fol.,  Paris,  1004. 
Ono  DE  DiootLO.  —  De  Ludooici  Vil  Irancoruni   régis  pro- 

feclionein  Orienfem,  dans  Migne,  t.  18.j. 
()'Do.\o\A\.  —  Annah  of  the  liingdom  oflreland.  hy  Ihe  four 


X  AUTEURS    CITi:S. 

Ma.s/er.s,  frotn  Ihe  e(irlJi'f,l  period  In  the  ijear  10 10,  :>  vol. 

in-4,  Dublin.  1848-51. 
O'HwLON.  —  Life  of  S.  Matachi  (J'Mar(jair,  iu-8,  Dublin. 

1859. 
Otto  Frisint/KNsis.  —  Cliroalcon,  Gesla  Frederlcl.  etc.,  l'ol.. 

Basileic,  1509. 
OfiDERic  Vital.  —  Hhforia  eccles/ustica ,  dans  ^li^^ne,   l'at. 

lat.,  t.  188. 
Pi':i«ARD.  —   Recueil  de  plusieurs  pièces  curieuses  servant  à 

f histoire  de  Bourgogne ,  Paris,  10(i4. 
Pétri  Venerabilis  Opéra,  dans  M  igné,  t.  189. 
Petit.  —  Histoire  des  ducs  de  Bourgogne  de  la  race  Capé- 
tienne. 2  vol.  in-8;  tirage  à  part  des  Mémoires  de  la  socictc 

Bourguignonne  de  Gcigrnphie  et  d'Histoire,  t.  HI  et  V,  Di- 
jon, 1885,  1887. 
PfTRA..   —  Documen's   sur  un    rof/age  de  saint   flcrnard  en 

l'iandre  et  sur  le  culte  de  \.-D.  d\/fflig/(e//i ,  dans  Migne  , 

t.  185. 
Plancher   (Dom).    —  Histoire   générale   et    particulière    de 

Bourgogne,  4  vol.  in-fol.,  Dijon,  1739. 
PflLTZ.  —  Entiriclilung...  des  Tempcllierrcaordrn,  Berlin.  1888. 

in-8. 
QuAXTiN.    —  Cartulaire  de   l'Yonne.    '2  vol.  in-4,   Auxerre . 

1854-00. 
OuicHERAT.  —  l/ist'iirc  du  costume  en  France.,   in-4,  ]*aris. 

187<;. 
UihusAT.  —  Al)élard.,  •!  vol.  in-8,  Paris,  1845. 
lloijEUT  DE  ToiuGxv,  abbé  dn  Mont  Saint-Michel.  —  Ckroniquc 

et  .têtes .,    suivis  de    V  luclarlum  .Sarigueiensc .  éd.  Delisle. 

2  vol.  in-8,  PiOuen,  1872. 
RoTH.  — Beitrdgc  z.ur  Biographie  der  llildegard  von  Bingen, 

dans  Zcitschrift  fur  Kirchliehe  JVissenschaft ,  Leipzig ,  1 8S8. 
ScHEFFER-BoiciiORST.  —  Die  NeHordnung  desPapsUrahl  durch 

Nicolaus  II,  in-8,  Strasburg,  1879. 
Sludieti  und  MUlheitungen  aus  dem  Benedictinernorden.  1885 

et  suiv. 
Tardif.  — ■  Monuments  historiques,   cartons  des    Piois.   in-4. 

Paris.  1800. 


ACTEURS    CITKS.  XI 

ïisstER.  —  Blbliotlieca  Patruni  Cisterciensium,  2  vol.  iii-fol., 
1660-1669. 

TwysDEX.  —  HistorUc  -^nglicanx  Scriptores  decem,  ia-fol.. 
Londini.  16.52. 

Vacandard.  —  Saint  Bernard  orateur,  iti-12,  Rouen,  1877. 

— ■  .-ibélard ,  sa  lutte  avec  saint  lîernard,  sa  doctrine,  sa  mé- 
thode in-12,  Paris,  1881. 

—  Le  Premier  Emplacement  de  Clair r aux ,  dans  Mémoires  de 
la  Société  académique  de  i'Jiibe:  Troyes ,  année  188ô . 
p.  339-359. 

—  Divers  articles  dans  la  Revue  des  questions  hisforir/ues. 
ViGMER.  Cltronicon  Lingonensr.  in-t2.  Liagonis,  lG6-j. 

—  Décade  historique  du,  diocèse  de  Laiigres .  t.  II,  Langres. 
1894. 

Watterich.   —  PonflJicuDi   Romanorum   ï'lt;i\  2   vol.  in-8 . 

Lipsirc,  1872. 
\\  URM.  —  Gottfrlrd,  Blscliof  voti  Lanfjrrs,  ^\  iirzburg,  1886. 
ZoEi'FKEL.  —  Die  Papstioaklen^  in-8,  Gôttingen,  1871. 


INTRODICTION 


CRITIQUE  DES  PRINCIPAUX  DOCUMENTS  ORIGINAUX 

CORRESPONDANCE    UE   SAINT    BERNARI» 

Au  premier  rang  des  documents  historiques  qui  peu- 
vent nous  renseigner  sur  l'abbé  de  Clairvaux.  il  faut  placer 
sa  correspondance.  De  son  vivant  même  on  se  disputait 
ses  lettres,  non  moins  que  ses  autres  écrits.  Ce  fut  vrai- 
semblablement pour  répondre  au  vœu  général  de  ses  dis- 
ciples et  de  ses  amis,  dispersés  aux  quatre  coins  de  l'Oc- 
cident, que,  vers  1145,  son  secrétaire  Geoffroy  publia  un 
recueil  d'environ  deux  cent  trente-cinq  épitres  (1).  Ce 
Corpus  epi.stolaniin,  qui  mit  les  lecteurs  en  goût  des  cho- 
ses bernardines,  des  ficmardina ,  comme  on  eût  dit  au 
dix-septième  siècle,  s'accrut  un  peu  plus  tard  de  soixante 
à  soixante-dix  numéros,  on  ne  sait  par  quels  soins.  Nous 
sommes  loin  cependant  du  chiffre  total  des  œuvres  qui 

(1)  Selon  M.  Huiler  (Bernard  von  Clairvaux,  1,  18fi;  cf.  Urial, 
Hist.  des  G.,  XV,  542),  ce  premier  recueil  coniprenait  310  lettres. 
C'est  une  erreur.  Le  Corpus  epislolanon  de  Geoffroy  s'arrêtait  vrai- 
seiiil»hil)l(Miient  à  l'cintre  ad  Ronianos,  écrite  en  1145,  qui  porte  dans 
l'édition  de  Mabillon-Miguo  le  n"  243.  Pour  s'en  convaincre,  il  suClit 
de  comparer  les  manuscrits  18118  et  17163  de  la  lUbliothèque  natioiialr 
à  Paris,  '>i'idc  Grenoble,  852  de  Troye-,  15i  de  Dijon. 


XIV  TXTRODCCÏKiN. 

composent  la  correspondance  de  saint  Bernard.  D"après  les 
plus  récentes  publications,  le  nombre  des  épitres  con- 
nues s't'lève  à  plus  de  cinq  cent  trente,  y  compris  une  soi- 
xantaine dont  labbé  de  Clairvaux  lui-même  est  le  desti- 
nataire (1).  Et  Ton  sait  par  des  témoignages  explicites,  non 
moins  que  par  des  conjectures  solides,  que  sa  correspon- 
dance inédite  ou  perdue  est  fort  considérable.  Lui-même 
nous  apprend  qu'il  n'avait  pas  l'habitude  de  laisser  une 
lettre  sans  réponse  (2  .  Que  de  lettres  à  lui  adressées  ont 
péri,  soil  par  la  faute  du  temps,  soit  par  celle  des  religieux 
de  Clairvaux  qui,  tout  adonnés  à  la  piété,  n'attachaient 


1  L'édition  Migne,  fini  a  yiour  fonds  principal  lédilion  de  Mabii- 
]on  de  1G90,  angnientée  par  Martcno,  fonrnit  405  leth'cs,  parmi  les(iuel- 
les  37  ne  sont  pas  de  ISornard,  mais  lui  sont  adressées  ou  jiarlent  de 
lui.  Des  lettres  qui  portent  le  nom  de  IJernard,  cinq  sont  des  douldels 
jiar  suite  d'une  erreur  de  Martène;  ce  sont  les  épîlres  i28,  4:30,  444, 
45'>,  453  (cf.  Migne,  t.  CLXXXII,  coi.  626,  note  1087).  Huit  sont  apo- 
cryplies  ou  douteuses  :  épitres  456,  460,  461,  463-466,  470.  Ce  déchet 
est  largement  compensé  ]iar  un  appoint  de  36  pièces,  éditées  dans 
d'antres  recueils  et  ainsi  décomposées  :  7  lettres  de  Bernard  et  29  de 
ses  correspondants  [cf.  Kervyn  de  Letlenliove,  Bulletin  (le  l'Académie 
royale  de  Bch/ique,  •>.•'  série,  t.  XI.  n"  2;  t.  XII,  n"  12;  HutVer,  J)rr 
hcilige  Ber)tard,  I,  1.S7).  Ce  recueil  ainsi  grossi  com|irendrail  5o8lel- 
Ires  autlienti(]ues,  auxquelles  il  faut  ajouter  une  lettre  éditée  par  les 
Éludes  religieuses  des  Pères  Jésuites  (juin  1894);  24  lettres  —  20  de 
Bernard  et  4  de  ses  correspondants  —  découvertes  et  publiées  par 
M.  G.  Ilùfier  [Der  Jteil.  Bernard,  I,  228-237).  Pour  plus  de  détails 
sur  ce  point,  cf.  Huffer,  ibid.,  I,  18i-237.  M.  Georg  Ili'iffer  nous  pro- 
met quelques  autres  lettres  encore.  Citons,  en  attendant  sa  publica- 
tion, une  épiire  de  Bernard  ad  geiitem  Angloriim  pour  la  croisade. 
Biblioth.  nation.,  fonds  latin,  Ms.  14815,  p.  287''-288'' ;  une  épitre  à  l'ar- 
chev6(iue  et  au  clergé  de  Cologne,  môme  sujet,  bibIiotliè(|ue  de  Mu- 
nich, Ms.  2220),  fol.  257;  une  épître  aux  abbés  de  son  Ordre  réunis  à 
Citeaux,  Neties  arcliiv .  V,  1888,  p.  459. 

(2)  «  Non  fuit  meaî  consueludinis  hactenns  nolle  responderc  hoinini- 
bns  etiam  pusillis.  »  Ep.  ad  episcop.  Wormat.,  ap.  Kervyn  de  Letttiii- 
hove,  loc.  cit.;  tirage  à  part.  p.  i:!. 


CRITIQUE    DES    DOCUMENTS.  XV 

qu'une  médiocre  importance  aux  écrits  d'un  intérêt  pu- 
rement historique  1  En  tenant  compte  de  celte  perte,  à 
jamais  déplorable,  le  docteur  Georges  Huffer  ne  craint 
pas  d'évaluer  la  correspondance  totale  à  un  millier  de  let- 
tres, tant  de  Bernard  lui-même  que  de  ses  correspon- 
dants. Après  les  fouilles  opérées  en  ces  derniers  temps 
dans  les  archives  publiques  et  privées ,  il  n'est  guère  pro- 
bable que  l'on  découvre  encore  un  trésor  important  d'é- 
pîtres  inédites.  Toutefois,  telle  qu'elle  nous  a  été  conser- 
vée, la  correspondance  de  l'abbé  de  Clairvaux  est  déjà 
plus  volumineuse  que  celle  d'aucun  de  ses  contemporains , 
moine,  évêque  ou  homme  d'Ëtat.  A  part  peut-être  les 
Chroniques,  c'est  la  mine  la  plus  riche  que  nous  possé- 
dions pour  l'histoire  du  second  quart  du  douzième  siècle. 
Et  d'abord,  mieux  qu'aucun  autre  ouvrage  ,  ce  recueil 
nous  fait  connaître  Bernard  lui-même  :  une  lettre,  on  le 
sait,  est  toujours  le  plus  fidèle  miroir  d'une  ùme  ardente, 
sincère  et  spontanée.  Bernard  dicte  ordinairement  sa 
correspondance.  Dans  les  premiers  temps  de  son  minis- 
tère abbatial,  c'est  Guillaume,  futur  abbé  de  Rievaulx. 
qui  tient  parfois  la  plume.  De  1140  à  1145  et  plus  tard 
encore  il  eut  pour  secrétaire,  notarius ,  Geoffroy,  disciple 
converti  d'Abélard;  et  de  1145  à  1151,  le  fameux  faussaire 
Nicolas,  conjointement  avec  quelques  autres  religieux  (1). 
Il  peut  se  faire  que  ces  collaborateurs  trahissent  sa  pensée 
et  la  dénaturent;  mais  de  tels  cas  sont  rares  :  cela  n'ar- 
rive qu'en  temps  de  presse,  lorsque  le  thème  qu'ils  dé- 
veloppent leur  a  été  insuffisamment  expliqué,  ou  que  Ber- 
nard n'a  pas  eu  le  temps  de  reviser  leur  rédaction  (2).  En 
règle  générale,  l'abbé  de  Clairvaux  ne  se  contente  pas 

(1)  Berii.  VUa,  lil).  I,  cap.  xi,  n'  50.  I5ern..  epp.  387.  3.SV);  Nicolai, 
ep.  10,  ap.  Migne,  t.  CLXX.XIII,  p.  '27,  n"  \->.. 
[■ï]  Cf.  Bern.,  ep.  387. 


\VI  INTIiODUCTION. 

d'indiquer  le  sujet  de  la  lettre  :  il  la  dicte  mot  à  mot;  sa 
marque  y  est;  son  style,  suri  ont  à  l'époque  de  sa  maturité, 
est  inimitable.  L'imitation  (jue  quelques-uns  de  ses  ad- 
mirateurs, Nicolas  de  Montiéramey,  par  exemple,  ont  es- 
sayé d'en  faire  n'est  qu'un  plagiat  manifeste.  Bernard  n"i- 
gnore  aucun  des  secrets  de  l'art  d'écrire;  il  indique  dans 
une  de  ses  lettres  (1)  la  méthode  par  laquelle  les  écrivains 
de  métier  font  des  phrases  harmonieuses  et  balancent  de 
belles  périodes.  Mais  c'est  là  un  procédé  auquel  il  dé- 
daigne d'avoir  recours;  à  ses  yeux  le  soin  exagéré  du  style 
est  un  amusement  frivole,  un  jeu  indigne  d'un  chrétien, 
à  plus  forte  raison  d'un  moine.  Ses  lettres  sont  d'un  seul 
jet.  A  la  fois  vif,  rude,  parfois  ironique,  puis  tout  à  coup 
tendre  et  affectueux  (2),  souvent  passionné,  il  devait  ex- 
celler dans  un  genre  qui  exige  avant  tout  du  premier  mou  - 
vement.  Aussi  est-on  sûr  d'y  retrouver  son  âme  tout  en- 
tière et  sa  pensée  toute  nue. 

En  aucun  autre  de  ses  écrits,  son  image  n'est  aussi  for- 
tement empreinte.  Son  amour  de  Dieu  et  des  âmes,  son 
horreur  du  mal  et  de  l'erreur,  son  zèle  avec  ses  exigences 
et  ses  vivacités,  son  énergie  ardente ,  sujette  à  de  soudains 
abattements,  en  un  mot  tout  ce  qui  l'ait  le  caractère  pro- 
pre de  cet  homme  extraordinaire,  est  représenté  au  vif 
dans  sa  correspondance.  L'impétuosité  de  sa  nature  et  la 
violence  de  son  langage  y  éclatent  parfois  de  façon  à  cho- 
([uer  les  oreilles  modernes.  «  Croyez-vous  donc  que  la 
justice  ait  disparu  du  reste  du  monde,  comme  elle  a  dis- 
paru de  votre  cœur,  écrivait-il  à  un  archevêfjue  Ç.i].  »  Kt 
c'est  sur  ce  t(jn,  sinon  en  ces  termes,  ({ue  dans  certaines 

(1)  Bern.,  e/>.  8'J,  iv  1. 

{'i)  Par  oxcniple,   ep.  '.V>A,  adressé»^  y   Louis  le  Jeune,  tour  à  tour 
violente  et  al'fecUieuse. 
(3)  Ép.  182,  à  Henri,  arciievi^iue  de  Sens. 


CRITIQUE    DES    DOCIMENTS.  XVII 

circonstances  il  s'adresse  anx  papes,  aux  rois,  aux  évoques 
et  aux  moines.  L'ardeur  de  ses  convictions  l'entraînait 
à  cette  véhémence  de  langage.  Xon  que  l'indignalicm 
ait  jamais  étouffé  en  lui  la  charité  ;  son  cœur  ne  respire 
que  la  bonté.  Il  ne  faut  pas  croire  davantage  que  le  sen- 
timent de  sa  supériorité  lui  ait  dicté  ces  apostrophes  har- 
dies; Bernard  est  par  excellence  l'homme  de  l'humilité. 
Ce  moine  que  l'opinion  de  ses  contemporains  plaçait  au- 
dessus  de  l'épiscopat,  au-dessus  même  du  Pontife  su- 
prême, ne  parlait  jamais  de  soi  qu'avec  une  extrême  mo- 
destie et  ne  souffrait  pas  que  d'autres  en  parlassent 
autrement.  «  Excellent  ami,  que  faites-vous?  écrivait-il  à 
Pierre  le  Vénérable  (Ij ,  qui  se  faisait  l'écho  de  la  renom- 
mée et  lui  prodiguait  les  marques  de  sa  vénération,  vous 
donnez  des  louanges  à  un  pécheur,  vous  béatifiez  un  mi- 
sérable. >■>  C'est  là  le  ton  qui  règne  dans  ses  lettres.  On  a 
remarqué  que  le  saint  abbé  ne  s'y  est  jamais  présenté, 
sauf  une  fois  peut-être  (2),  comme  prophète  ni  comme 
thaumaturge.  A  ce  signe,  avec  cette  pierre  de  touche, 
Mabillon  a  cru  reconnaître  la  fausse  attribution  de  l'épître 
qui  porte  dans  l'édition  de  Migne  le  numéro  463. 

Outre  le  portrait  de  l'auteur,  les  lettres  de  l'abbé  de 
Clairvaux  nous  révèlent  les  figures  des  principaux  person- 
nages de  son  temps.  A  ce  titre,  elles  valent  des  mémoires. 
Il  n'est  pas  un  événement  grave,  entre  1125  et  1153,  au- 
quel Bernard  n'ait  été  mêlé.  Faut-il  nommer  les  person- 
nages avec  lesquels  il  est  en  relations  fréquentes?  Ce  sont 
des  papes,  des  empereurs  et  des  rois,  des  impératrices  et 
et  des  reines,  des  ducs  et  des  comtes,  des  cardinaux,  des 

(1)  Ép.  265. 

i'.l]  Dans  son  épiLre  :>.'i:>.,  Bernard  parle  de  l'éclal  ([ti'il  a  donné  à  la 
vérité  en  Languedoc,  «  non  solum  in  sernione,  sed  et  in  virdilf.  »  Il 
nous  scMibie  que  ces  derniers  mots  font  allusion  à  ses  miracles. 


XVIIT  INTRODUCTION. 

(h'êques  et  des  abbés,  dos  philosophes  et,  des  courtisans, 
l'élite  en  un  mot  de  la  société  du  douzième  siècle,  Hono- 
rius  II,  Innocent  II,  Célestin  II,  Lucius  II,  Eugène  III, 
Louis  le  Gros  et  Louis  le  jeune,  Lolhaire  III  et  Conrad  IIl, 
Manuel  Comnène,  Roger  de  Sicile,  Henri  Beauclerc  et  la 
reine  Mathilde  ,  le  roi  d"Écosse  et  la  reine  de  Jérusalem  , 
les  comtes  de  Champagne  et  les  dues  de  Bourgogne,  d'A- 
(luitaine,  de  Hrotagne  et  de  Lorraine,  Tépiscopat  français 
et  la  curie  romaine,  Pierre  le  Vénérable  ,  Suger  et  presque 
tous  les  supérieurs  ou  abbés  de  la  France,  de  TAngleterre, 
de  l'EsjJagne ,  de  Tltalie,  de  TAllemagne,  de  la  Suède  et 
de  la  Palestine,  etc.  Qu'on  juge,  par  cette  simple  énumé- 
ration,  de  la  variété  et  de  l'importance  des  documents  his- 
toriques que  renferme  sa  correspondance. 

Tous  ces  documents  sont  sincères.  Cependant,  il  ne  fau- 
drait pas  que  l'historien  les  employât  en  aveugle  ;  ils  n'ont 
pas  tous  le  même  poids  et  ne  méritent  pas  une  égale 
créance.  Sincérité  n'est  pas  exactitude,  Les  meilleurs 
peuvent  se  tromper,  tout  en  restant  de  bonne  foi.  Et  c'est 
quelquefois  le  cas  de  l'abbé  de  Glairvaux.  Même  dans  les 
choses  qu'il  sait  très  bien,  il  lui  arrive  de  donner  à  sa 
phrase,  qu'emi)orte  le  zèle,  un  tour  oratoire  qui  force  la 
vérité  et  la  dénature.  C'est  au  critique  à  démêler  dans  ces 
éclats  d'une  passion,  qui  est  presque  toujours  juste  à  son 
origine ,  la  part  exacte  du  vrai.  La  même  méthode  doit  être 
appliquée,  à  plus  forte  raison,  lorsque  la  correspondance 
de  l'abbé  de  Clairvaux  ne  fait  que  retléter  la  pensée  d'au- 
trui.  En  maintes  tirconstances,  ses  lettres  ne  sont  que  la 
traduction  d'un  témoignage  étranger,  et  sans  que  Bernard, 
qui  ne  sait  pas  marchand(T  sa  contiance,  soupçonne  la 
méprise,  ce  témoignage  est  parfois  sujet  à  caution.  II  ne 
parait  pas  douieux  par  exemple  que  ses  amis  d'Angleterre 
l'aient  induit  en  erreur  au  sujet  du  neveu  du  grand  saint 


CRITIQUE    DES    DOCUMENTS.  \-|X 

Anselme ,  appelé  à  occuper  le  siège  de  Londres  vers 
1140  (1).  Les  jugements  qu'il  porte  sur  Guillaume  d'York 
et  sur  l'évêque  nommé  de  Langres  ne  sont  pas  davantage 
exempts  de  partialité.  La  faute  en  est  à  ses  correspon- 
dants. Pour  rire  juste,  il  nous  faudra  donc  atténuer  la 
portée  des  témoignages  de  cette  nature  et  les  corriger, 
s'il  se  peut,  par  d'autres  documents. 

Sa  correspondance  impose  à  qui  veut  s'en  servir  un  au- 
tre travail  plus  considérable  encore  et  non  moins  délicat. 
Geoffroy  n'a  pas  pris  soin  d'observer  dans  son  édition  du 
Corpus  epixtohtrum  un  ordre  strictement  chronologique. 
Les  publications  qui  ont  suivi  pèchent  par  le  même  dé- 
faut. De  là,  pour  les  historiens,  un  embarras  perpétuel, 
une  confusion  presque  inextricable,  que  Mabillon,  mal- 
gré l'étendue  de  son  savoir,  n'est  pas  parvenu  à  débrouil- 
ler. Un  grand  nombre  des  dates  qu'il  assigne  aux  épîtres 
de  l'abbé  de  Glairvaux  sont  conjecturales  ou  même  er- 
ronées. C'est  donc  un  devoir  impérieux  de  redresser  au- 
tant que  possible  la  chronologie  de  ces  lettres  ,  à  mesure 
qu'elles  se  présentent  pour  entrer  dans  la  trame  d'un  ré- 
cit historique. 

LA    VITA  PRIMA  :  AUTEUIIS  ET  KKCENSIOXS  DES  CIXQ 
l'KEMIERS  LIVRES. 

L'édition  de  Migne  renferme  trois  et  même  quatre  M''s 
de  saint  Bernard,  qui  sont  du  reste  classées  d'une  façon 
assez  illogique.  Le  seul  titre  qui  convienne  à  la  troisième 
est  celui  de  «  Documents  »,  Collecfonra  ou  Fragmenta. 

M)  Cf.  Boin.,  ep.  :>11,  écrite  t;n  lli2.  Dans  la  seconde,  |iarLie,  il  s'a- 
git "J'Anseliiie,  neveu  du  grand  saint  Anselme  et  aWbé  de  Kdinnndsbury, 
qui  avait  été  déposé,  et  remplacé  |iar  llobert,  sur  le  siège  de  Londres. 
Cf.  Wolf,  dans  Siudien  iind  Milheihinrjcn  nus  den  Benediclineror- 
den,  1885,  p.  30. 


W  INTRODICÏIOX. 

M.  Iliiffer  a  raiig(3  à  bon  droit  la  quatrième  parmi  les  Vies- 
légendaires  de  l'abbé  de  Glairvaux.  Les  deux  premières 
méritent  seules  le  nom  de  Ml;i'  /icnturdi. 

La  Vild  j)ri)iui  ne  comprenait  à  l'origine  que  cinq  livres 
dont  les  auteurs  sont  Guillaume  do  Saint-Thierry,  Ernaud 
de  Bonneval,  GeolTroy  d'Auxerre.  11  faut  y  adjoindre  le 
Liber  miraruloruin  in  fjrrmdiiicj)  ilincre  /lalrdlitnuii, ,  que 
les  éditeurs  ont  constamment  publié  en  annexe,  comme 
livre  sixiénn:'. 

Guillaume  de  Saint-Thierry  (1),  ainsi  nommi'  à  cause 
du  monastère  dont  il  fut  abbé  au  diocèse  de  Reims,  de 
1120  à  113^),  connut  de  bonne  heure  le  fondateur  de  Clair- 
vaux.  L'intimité  qui  r(''giia  entre  les  deux  saints  religieux 
l'ut  aussi  durable  que  profonde.  C'était  Guillaume  qui,  vers 
L12i,  avait  poussé  Bernard  à  écrire  sa  fameuse  Apologia; 
ce  fut  lui  encore  qui,  sonnant  l'alarme  en  LliO,  le  préci- 
pita contre  Abélard.  Après  cette  campagne  retentissante  à 
laquelle  l'ardent  Bénédictin,  retiré  alors  à  Signy,  prit 
une  large  part,  on  le  perd  de  vue  jusqu'au  jour  où  les 
disciples  de  l'abbé  de  Clairvaux  viin'ent  le  prier  d'écrire 
la  vie  de  leur  vénéré  maître.  La  tâche  était  lourde;  il  s'y 
dévoua,  et  il  avait  achevé  son  premier  livre,  lorsque  la 
mort  l'interrompit  en  1117  ou  dl  iS  (2i. 

Avant  de  prendre  la  plume,  Guillaume  avait  eu  soin  de 
s'entourer  de  documents.  Comme  s'il  eut  j)ressenti  les  exi- 
gences de  la  critique  moderne,  il  invoque  expressément 
le  témoignage  de  ceux  qui  <»nt  vécu  dans  l'intimité  de 
l'abbi-  de  Clairvaux,  qui  ont  observé  et  contrôlé  avec  pru- 

(I)  Sur  (Uiilliuiiiuî  (le  Sainl-Thieiry,  cf.  Histoire  Uttéruirc  de  Ut 
France ,  Ml,  3r.>-:i3S. 

(•>)  n'aju'i's  les  Arcliivos  du  .Moiil-Dicii,  (iiiillamm'  inoiiiut  le  8  .se|)- 
teiiibrn  «  ciiTa  leinpora  ReiiuMisis  coruilii  siili  iMigcnio  liabili  »  (Le 
Coulciilx,  Annules,  1I,90-'.M). 


CRITIOt'K    DES    DOCUMENTS.  X\l 

dence  ses  dits  et  gestes  :  «  Est-il  possible,  ajoute-t-il,  de 
refuser  sa  créance  à  de  tels  témoins,  ainsi  qu'à  tant  d'au- 
tres personnes  dignes  de  foi,  cvêques,  clercs  et  moines,  qui 
attestent  les  mêmes  faits  (1)?  » 

Au  premier  rang  de  ces  témoins,  il  faut  placer  l'auteur 
de  la  Vita  tfrii<i,  Geoffroy  d'Âuxerre.  M.  Hilffer  a  pleine- 
ment conûrmé  sur  ce  point  les  conclusions  de  Ghifïlet. 
On  ne  connaissait  jusqu'ici  cette  Vita ,  ou  plutôt  ces  Col- 
lecianea  ou  Fragmenta ,  que  parles  extraits  qu'en  a  donnés 
le  savant  jésuite  dans  son  volume  intitulé  Quatuor  opas- 
rula  (2).  Le  manuscrit  qu'il  eut  sous  les  yeux,  aujourd'hui 
perdu,  provenait  de  l'abbaye  dOrval,  en  Luxembourg. 
Nous  n'en  possédons  que  deux  copies  :  la  première,  qui  a 
servi  au  P.  Pien  pour  son  Commeiitarius  de  S.  Bemardu 
et  Gloria  /xisthinna  Bi'raardi,  se  trouve  encore  à  Bruxelles 
dans  les  Collections  des  Bollandisles,  n"  30,  août  20-22; 
la  seconde  est  inscrite  à  la  Bibliothèque  nationale  à  Paris 
sous  le  n"  17639,  fonds  latin. 

Cette  œuvre  est  capitale  pour  l'histoire  de  saint  Bernard. 
Quel  témoin  était  mieux  placé  que  Geoffroy  pour  observer 
les  actes  do  l'abbé  de  Clairvaux  et  en  composer  un  recueil? 
Converti  on  1140,  et  remplissant  bientôt  après  les  fonctions 
de  secrétaire,  l'ancien  disciple  d'Abélard  ne  perd  pas  de 
vue  son  nouveau  maître  (3).  En  llio,  il  l'accompagne 
dans  le  Languedoc  et  envoie  à  Clairvaux  une  relation  des 
merveilles  dont  il  est  témoin.  Ce  fut  le  point  de  départ  de 
toute  une  littérature  bernardine.  La  première  collection 
des  lettres  de  l'abbé  de  Clairvaux  date  de  cette  époque;  et 
c'est  Geoffroy  qui  en  est  l'auteur.  En  même  temps,  il 
compulsait  les  souvenirs  dos  vétérans  du  monastère  et 

(1)  Bern.  VHa,  lib.  I,  l'iaîlalio. 

(2)  Chifnet,  Opéra  quatuor,  p.  lOG-KlT. 

(3J  Sur  Geoflroy,  cf.  Histoire  litt.  de  la  France,  XIV,  4.'<0-ii8. 


XXIV  IMRODL'CTIUN'. 

Nous  en  possédons  encore  deux  cent  deux  manuscrits  (1), 
presque  tous  complets,  dont  vingt-huit  datent  du  dou- 
zième siècle. 

Vu  la  fldélité  avec  laquelle  les  copistes  du  moyen  âge 
reproduisaient  les  textes,  on  pourrait  s'attendre  ù  rencon- 
trerdans  ces  transcriptions  une  complète  uniformité.  Mais 
on  y  remarque,  au  contraire,  des  variantes  significatives; 
et,  en  s'appuyant  sur  ces  divergences,  Waitz  (:2)  a  cru  de- 
voir diviser  les  manuscrits  en  deux  groupes,  qu'il  désigne 
sous  les  noms  de  Recension  A  et  de  Recension  B.  Pres- 
que tous  les  Codices  découverts  après  ^^■aitz  rentrent  et 
se  rangent  pour  ainsi  dire  d'eux-mêmes  dans  l'une  «  >u  l'au- 
tre de  ces  deux  catégories.  Il  n'est  qu'un  petit  nombre  de 
manuscrits  qui  empruntent  leur  texte  aux  deux  Recen- 
sions. 

A  vrai  dire,  la  comparaison  des  deux  groupes  imtre  eux 
porte  à  croire  qu'ils  ont  une  origine  commune.  La  res- 
semblance des  textes  est  si  profonde,  quelle  va,  presque 
toujours,  jusqu'au  mot  à  mot.  La  dinèrence  consiste  (mi 
quelques  suppressions,  additions  et  corrections,  introdui- 
tes dans  les  manuscrits  de  la  Recension  B.  Les  suppressions 
portent  sur  les  cinq  livres,  mais  particulièrement  sur 
le  livre  quatrième.  Du  reste,  l'édition  de  Migne  qui  est  du 
type  B  reproduit  entre  crochets  à  peu  près  tous  les  frag- 
ments caractéristiques  de  la  Recension  A.  Le  groupe  B 
contient  deux  morceaux  qu'on  ne  trouve  pas  ailleurs, 
nous  voulons  parler  du  prologue  de  Geollroy  et  du  récit 
qui  commence  par  ces  mots  :  Fralrcs  <lr  Monlr-Pi'ssahinn. 

(1)  On  iK'ul  <'n  voir  la  (lesci-i|ilion  ditiis  lluii'cr.  Hcrnunl  von  Clair- 
vaux,  I,  108-115.  Ajoiilez-y  un  fragment  de  inanuscril  du  (lualoiziéinc 
siècle,  indiqué  dans  les  Arcliives  (UpurlcmenUilcs,  communales  cl 
hospilulières ,  Nord,  j).   '.21.  n"  l'.t.3.  VL  licni..  ep.  310. 

(2)  Mon.  (Jenn.,  t.  .WVI. 


CIUTIOUE    DliS    DOCUMENTS.  XXV 

Les  doux.  Recensions  dillèrenl  encore  sur  le  lieu  de  nais- 
sance et  sur  l'âge  de  saint  Bernard.  Mais,  en  dehors  de 
ces  points  de  quelque  importance,  les  variantes  se  bor- 
nent à  des  retouches  de  style. 

Nous  avons  démontré  ailleurs  (1)  que  l'auteur  de  la  Re- 
cension  B  n'est  autre  que  Geolîroy  d'Auxerre.  Son  sens 
historique  s'était,  en  moins  de  dix  ans,  singulièrement 
affiné.  Il  supprima  dans  la  seconde  Recension  une  série  de 
récits  qu'il  avait  fournis  aux  éditeurs  de  la  première.  Les 
}jrophéties  concernant  la  mort  du  lils  aîné  de  Louis  le 
Gros,  Philippe,  la  grossesse  de  la  reine  Éléonore  ,  le  châti- 
ment providentiel  du  comte  d'Angers  (2),  ou  d'autres  faits 
analogues,  disparaissent  à  la  fois  du  quatrième  livre.  On 
peut  signaler  une  suppression  du  même  genre  dans  le  li- 
vre troisième  3;.  Chose  remarquable,  toutes  ces  correc- 
tions ont  pour  objet  des  événements  d'ordre  surnaturel 
et  particulièrement  des  prédictions.  Ne  semble-t-il  pas  que, 
par  ces  éliminations  répétées,  Geoffroy  ait  voulu  donner 
plus  de  poids  à  son  témoignage ,  et  assurer  aux  faits  ex- 
traordinaires qu'il  a  fidèlement  conservés  dans  la  seconde 
Recension  une  plus  puissante  garantie  d'aulhenticité? 
C'est  donc,  si  nous  ne  nous  abusons,  cette  seconde  Recen- 
sion, dernier  terme  d'une  série  de  retouches,  qu'il  dési- 
gnait à  l'attention  des  éditeurs  et  des  historiens  futurs. 

LE  LIBER  SEXTUS  DE   LA   177.1  PRIMA  01    LIBEIi 
MIIlACr'LORL'M. 

Il  ne  faudrait  pas  croire,  d'après  ce  que  nous  venons 
de  dire,  que  les  biograi^hes  de  saint  Bernard  fussent  en 

(1)  lievue  des  qxœst.  Iiialor..  avril  1888.  Cf.  llùffer,  Bernard  von 
Clairvaux ,  p.  \'M  et  suiv. 

(2)  Cap.  I,  II"  11;  iir,  n''^  IS  ot  i:i. 

f'{)  Cap.  IV,  n"  11;  cf.  VI,  n"  19;  viii,  n"  :]i. 


-WVI  INTRODLCTIO.X. 

défiance  vis-à-vis  du  surnaturel.  Le  surnaturel,  au  con- 
traire, est  l'atmosphère  qu'ils  respirent;  leur  récit  en  est 
tout  empreint.  Nul  doute  à  leurs  yeux  que  l'abbé  de  Clair- 
vaux  ne  soit  un  saint.  On  no  s'étonnera  donc  pas  qu'ils 
se  soient  plu  à  constater  historiquement  que  leur  maître 
bien-aimé  l'ut  entouré,  non  seulement  de  tout  le  prestige 
de  la  vertu,  mais  encore  de  celui  des  miracles. 

Et  ce  n'est  pas  là ,  comme  on  pourrait  être  tenté  de  le 
penser,  un  cercle  vicieux,  fruit  d'une  aberration  d'esprits 
étroits  et  de  cœurs  ardents,  qui  conspirent  à  tromper  au- 
trui et  à  se  tromper  eux-mêmes.  Les  discii)les  de  saint 
Bernard  n'ont,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  canonisé  leur 
maitre  qu'à  bon  escient.  11  y  avait  longtemps  qu'ils  étaient 
témoins  de  faits  d'un  caractère  surnaturel,  quand  l'idée 
leur  vint  de  recueillir  pour  leur  édification  mutuelle  ces 
miracles,  qu'ils  estimaient  être  des  prouves  incontesta- 
bles de  sainteté. 

Le  premier  recueil  de  ce  genre  est  la  lettre  de  (Jeofîroy, 
écrite  au  cours  du  voyage  do  Bernard  dans  le  Languedoc 
et  destinée  ]iriniitivemont  aux  soûls  religieux  de  Clair- 
vaux  (1).  Le  succès  do  cette  œuvre  détermina  l'apparition 
de  toute  une  littérature  bernardine.  Le  Corpus  ppislnlu- 
ram  ot  les  F/'ai/ini-nl"  de  Gooll'roy  la  suivirent  de  très 
près,  comme  nous  l'avons  dit.  .Mais  le  j)lus  curieux  spéci- 
men qui  nous  reste  de  ces  contributions  à  la  biographie 
de  saint  Bernard  est  un  recueil  de  notes,  rédigées  au  jour 
le  jour,  pendant  une  période  de  près  de  quatre  mois  et 
intitulées  :  Hisloria  inirudtlonnn  in  ifinen'  </i'riii(U)ico  />'i- 
tralorum  ('■2;.  C'est  un  récit,  en  trois  livres,  des  miracles 
accomplis  par  l'abbé  de  Clairvaux  sur  les  bords  du  Uhin 


(1    A|).  Mi-ne.  l.  CLWXV.  p.   -|l()-4ir> 
[2)  Migiu'.  I.  CLX.WV.  p.  3:o-jI<i. 


CIUTinUE    DES   DOCUMENTS.  WVIl 

en  lliC»-47,  à  l'occasion  do  la  pri'dication  de  la  croisade. 

De  Francfort  à  Constance  et  de  Constance  à  Spire,  Ber- 
nard avait  ét(''  accompagni-  par  Tévêque  Hermann  de 
Constance  et  son  chapelain  j^lïrard,  par  les  abbés  Frowin 
de  Salmanswciler  et  Beaudoin  de  Chàtillon,  par  les  moi- 
nes de  Clairvaux,  Gérard  et  Geoffroy,  par  l'archidiacrt' 
Philippe  de  Liège,  par  les  clercs  Othon  et  Francon  et  en- 
fin par  le  célèbre  chanoine  de  Cologne,  Alexandre.  Ces 
dix  témoins  de  sa  vie  intime,  qui  pendant  le  voyage 
avaient  toujours  eu  leurs  tablettes  à  la  main,  schcdula , 
conçurent  lidée  de  mettre,  avant  de  se  séparer,  leurs 
notes  en  commun,  pour  les  envoyer  au  frère  de  Louis  le 
Jeune,  alors  moine  à  Clairvaux.  Dès  le  3  janvier  lliT,  un 
messager  quittait  Spire,  emportant  avec  lui  le  précieux 
manuscrit  qui  forma  plus  tard  la  première  partie  du  Li- 
her  Mlrarulonnn  (Il 

Vers  le  18  janvier,  le  second  livre  <[ui  comprend  le  ré- 
cit du  voyage  de  Spire  à  Liège  fut  rédigé  à  Liège  même 
sur  le  modèle  du  premier  et  adressé  non  plus  aux  reli- 
gieux de  Clairvaux,  mais  au  chn^gé  de  Cologne,  en  sou- 
venir des  miracles  que  le  saint  avait  opérés  dans  cette 
ville  pendant  trois  jours.  Parmi  les  auteurs  du  document 
figurent  de  nouveaux  personnages  :  Dietrich,  abbé  de 
Vieux-Camp,  et  Évervin ,  prévôt  de  Steinfeld,  un  moine  du 
nom  d'Evrard  et  le  prêtre  Volkmar,  du  diocèse  de  Cons- 
tance. L'évêque  de  Constance  et  son  chapelain,  aussi  bien 
que  les  deux  abbés  Beaudoin  et  Frowin,  ne  paraissent 
plus;  l'abbé  de  Clairvaux  les  avait  probablement  quittés  à 
Spire.  Alexandre,  Othon  et  Francon,  qui  l'ont  suivi  de 
Spire  jusqu'à  Liège,  ne  se  retrouvent  pas  davantage  parmi 
les  interlocuteurs  du  récit.  Comme  [)Our  hi  rédaction  du 

(1)  Migne,  p.  .373-38G;  cf.  p.  :{87  ;  Marlèiio,   Tlies.  Auec<l.,  I,  :î',»'.i. 


WVIII  INÏRODL'CTIOX. 

premier  livre,  les  sii;nalain>s  adoptèrent  lafurmc  dialo- 
guée  assez  bizarre  en  apparence,  mais  plus  précieuse  que 
toute  autre  à  tilre  de  document.  Nous  possédons  ainsi 
dans  un  amalgame  original  les  imjiressions  de  chacun  des 
témoins,  prises  sur  le  vif,  et  exemptes  du  travail  de  la 
réflexion  (1). 

Le  retour  de  saint  Bernard  do  Liège  à  Clairvaux,  son 
voyage  à  Étampes  et  son  second  retour  à  Clairvaux  for- 
ment le  sujet  du  Iroisièmt'  livre.  Geoffroy  le  composa 
vers  la  fin  du  mois  de  février.  Ce  ne  fut  qu'après  le  se- 
cond voyage  du  saint  a  Francfort,  que  Tautcur  ajouta  les 
lieux  derniers  chapitres,  qui  ne  sont,  pour  ainsi  parler, 
qu"un  paquet  de  notes.  Il  destinait  son  ouvrage,  comme 
liudiquent  les  manuscrits,  à  Hermann,  évèque  de  Cons- 
tance (2). 

Plus  tard  Philippe  de  Liège  réunit  les  trois  livres  en  un 
volume  et  Tenvoya  à  Samson,  archevêque  de  Reims,  qui 
lui  cil  avait  fait  la  demande  (3).  C'est  sous  cette  forme 
définitive  que  nous  est  parvenue  VHistofi>i  inirnculortiiu 
in  ilinerc  (/ermaniro  palratonini. 

Le  manuscrit  original  est  perdu.  Vraisemblablement  les 
disciples  de  Bernard,  qui  on  possédèrent  bientôt  des  ex- 
Iraits  et  en  quelque  sorte  la  substance  dans  le  livre  qua- 
trième de  la  Viln  prima  ,  ne  virent  aucune  utilité  à  le  con- 
server et  le  laissèrent  périr,  comme  on  rejette  l'écorce 
d'un  fruit  dont  on  a  tiré  le  suc.  Houreusemenf  une  copie  en 

(I)  \[).  Migiu',  l.  GLXXXV,  p.  ;585-3'.i4.  o  Eei  iiiiiilciii  iniracula  qiuc 
a  Spira  usque  Leodiiiin  (acla  vicliiniis  et  cognovinuis  ad  cleruiii  Colo- 
niensf'in  codem  doscripsiinus  niotlo,  (|uo  priora  fiioranl  auto  descripla, 
ul  ad  instar  collationis  vicissim  ea  quibiis  an'iiirmis  siiiiiuU  loquere- 
iiiiir.  »  liern.   Vila,  lib.  VI,  cap.  x. 

(•>!  Ihid.,  \K  395-410;  cï.  Iliif'fpr,  lier  nord  roa  Cloirrdux ,  I,  75. 
mile  '>,. 

!    Ap.  Migiic,  ibul.,  p.  ;i7l. 


CRITIQUE    DES    DOCUMENTS.  W'IX 

fut  retrouvée  par  Herbert,  dans  un  monastère  du  diocèse 
de  Reims,  vers  118IJ  (1).  Ce  précieux,  exemplaire  fut  rap- 
porté à  Clairvaux  et  servit  do  base  aux  transcriptions  pos- 
térieures. Il  est  représenté  aujourd'hui  par  onze  manus- 
crits dont  plusieurs  remontent  au  douzième  siècle  et  le 
plus  récent  au  dix-huitième  (2  . 

Dans  son  ensemble,  le  Lihrr  Miraculorum  a  toujours 
été  considéré  comme  un  complément  naturel  de  la  Vihi 
prima.  Bien  que  le  livre  quatrième  puisse  en  tenir  lieu  à 
quelques  égards,  il  n'en  a  pas  moins  pris  place  dans  cer- 
tains manuscrits,  comme  un  livre  distinct,  à  la  suite  des 
premiers.  Conformément  à  cet  usage,  les  éditeurs  mo- 
dernes l'ont  publié  avecl'en-tète  :  Liber  sexdis. 

Ce  qui  rend  ce  récit  ou  plutôt  ce  procès-verbal,  en  ma- 
jeure partie  dialogué,  particulièrement  remarquable  et, 
on  peut  le  dire,  unique  en  son  genre,  c'est  qu'il  est  un 
véritable  tissu  de  faits  miraculeux.  L'abbé  de  Clairvaux 
y  apparaît  moins  en  prédicateur  de  la  croisade  qu'en 
thaumaturge.  Le  nombre  des  guérisons  qu'on  lui  attribue 
est  prodigieux.  On  ne  cite  pas  moins  de  235  paralyti- 
ques ou  boiteux,  i72  aveugles,  3  fous  ou  folles,  je  ne  sais 
combien  de  sourds  et  muets,  auxquels  il  aurait  rendu,  par 
un  signe  de  croix ,  par  un  simple  attouchement  ou  même 
par  une  prière  mentale,  soit  le  mouvement,  soit  la  vue ,  soit 
la  raison,  soit  enfin  la  parole  et  l'ouïe.  Et  ce  dénombre- 
ment, assurent  les  compilateurs,  n'atteint  pas  le  chiffre 
exact  des  miraculés. 

Nulle  maladie,  si  invétérée  soit-elle,  ne  résiste  à  la 
vertu  du  thaumaturge.  «  On  lui  amène,  dit  Geoffroy,  un 


(1)  Migne,  t.  CLX.WV,  \>.  360-370.  Cf   lliitïer,  Die  \Vun(l('r,p.  753. 
[2]  HiitTer  {Bernard  von  Clairrau.i ,  \>.  '.i9-100}  en  donne  la  doscriii- 
Uon. 


XXX  INTRODLCÏIUN. 

enfant  aveugle  de  naissance,  dont  les  yeux,  si  on  peut  ap- 
peler cela  des  yeux,  étaient  couverts  d'une  taie  blanche. 
C'est  à  peine  si  on  distinguait,  dans  cet  amas  de  chair 
malade  et  atrophiée,  un  organe  vivant.  Le  saint  y  posa 
la  main,  et  à  l'instant  l'enfant  reçut  la  vue,  »  visuin 
recepit.  Cette  guérison  étonna  jusqu'aux  admirateurs  de 
l'abbé  de  Clairvaux.  «  Nous  ne  pouvions  en  croire  nos 
yeux,  ))  écrit  le  narrateur   1). 

Des  phénomènes  de  cette  nature  sont  faits  pour  sur- 
prendre davantage  encore  l'esprit  moderne,  si  défiant  à 
l'égard  (lu  surnaturel.  Quand  un  historien  les  rencontre 
dans  un  document,  il  lui  faut  absolument  choisir  entre 
l'un  de  ces  trois  partis,  ou  les  accepter  en  bloc,  ou  les 
rejeter  en  bloc,  ou  les  passer  au  crible  de  l'examen,  pour 
n'en  garder  que  ce  qui  est  vraiment  solide.  Les  deux  pre- 
mières méthodes  n'ont  pas  droit,  selon  nous,  au  nom  de 
méthodes  historiques;  l'une  est  de  la  crédulité,  l'autre 
du  parti  pris.  Donnons,  si  l'on  veut,  à  cette  dernière  le 
nom  d'hypcrcritique.  Son  principe  est  que  «  la  négation 
du  surnaturel  forme  l'essence  m(''me  de  la  critique  (2).  » 
Ace  compte  le  JAOer  miraculonnn  n'est  ({u'un  tissu  d'er- 
reurs, un  roman,  à  l'usage  de  la  crédulité  dévote.  Ceux  qui 
l'ont  composé  sont  des  dupes  ou  des  dupeurs,  peut-èire 
l'un  et  l'autre  à  la  fois.  — L'accusation  est  grave.  On  nous 
permettra  de  n'y  voir  que  l'effet  d'un  préjugé  philosophi- 
que et  non  le  résultat  d'une  induction  historique.  Comme 
on  l'a  dit  excellemment,  la  vraie  critique  «  a  horreur  des 
jugements  a  priori,  londés  sur  des  données  étrangères  à 

(1)  Bcrn.  Vila,  \\h.  VI,  j).  m,  (ap.  \ii,  n  •>'.).  An  lien  de  cdfilds 
octiloruiti ,  lire  quinilUas  oculorum,  il'a|iivs  les  incillciirs  iiiiinu-;- 
crils;  cf.  Hiiffer,  Die  Wuniler,  etc.,  ]).  780,  note  2. 

(2)  Renan,  Eludes  d'histoire  rcliyicitse,  Paris,  1858,  p.  137.  Cf. 
Xouvellcs  éludes  d'histoire  religieuse,  l'aris,  1884,  p.  328. 


CRITIOUE    ItES    liOCUMENTS.  WXI 

la  science  hisloriquo  (1).  »  Ce  qu'elle  demande  aux  té- 
moins qui  viennent  déposer  devant  elle,  c'est  la  sinrérité 
du  récit,  appuyée  sur  la  justesse  de  l'observation.  Or,  qui 
oserait  dire  que  les  auteurs  du  Liber  miracidonim  no 
remplissent  pas,  au  moins  dans  une  grande  jtartie  de  leur 
œuvre,  cette  double  condition? 

Leur  sincérité  n'est  pas  contestable.  Si  quelques-uns 
d'entre  eux,  Gérard,  Othon  ,  Francon,  Yolkmar,  n'ont  au- 
cune notoriété,  les  autres  ont  joué  de  leur  temps,  dans 
les  affaires  politiques  ou  religieuses,  un  rôle  qui  met  en 
lumière  et  en  valeur  leur  autorité  morale.  L'évoque  de 
Constance,  Hermann,  a  su  conquérir  l'estime  d'un  Frédé- 
ric Barberousse  et  obtenir  de  lui  les  éloges  publics  les  plus 
flatteurs  2).  Philippe  de  Liège  jouissait,  dès  cette  épo- 
que, dune  réputation  si  universelle ,  que  Nicolas  de  Mon- 
liéramey  no  peut  s'emp»"'cher  de  pousser  des  cris  de  joie, 
en  apprenant  l'entrée  à  Glairvaux  d'une  si  précieuse  re- 
crue (3).  Beaudoin  de  Châtillon-sur-Seine  verra  se  réunir 
sur  sa  tête,  à  quelque  temps  de  là,  les  suffrages  unani- 
mes de  tout  un  diocèse,  et  occupera  avec  l'assentiment  de 
Suger  le  beau  siège  de  Noyon,  laissé  vacant  par  la  mort 
de  Simon,  frère  du  comte  de  Vermandois  \\).  Nous  con- 
naissons déjà  Geoffroy  d'Auxerre.  Les  abbés  Frowin  de 
Salmansweiler  et  Thierry  ou  Dietrich  de  Vieux-Camp  se 
distinguaient,  entre  tous  leurs  confrères  de  l'Ordre  cis- 
tercien, par  leur  piété  et  la  sagesse  de  leur  administra- 

(1)  P.  de  Sinedt,  Principes  de  la  critique  historique ,  p.  4G. 

(2)  G'allia  christ.,  V,  517  et  suiv.  Cf.  Hiiffer,  Die  Wunder,  etc.. 
p.  769-770. 

(3)  «  Veriiiime  eiit  (ant;c  noliilitatis  saniiuiiieiii  et  lantcC  utilitatis 
fiominein  abscondi  in  tal)ernaciito  tuo  ..  Lœti'ntur  cœli  et  exiillct 
Icira,  »  elc.  Mi^iie,  t.  CXCVl,  p.  16'23-1G'..J. 

(i;  Cf.  Lellre  du  chapitre  de  Noyon  à  Su^er,  Migne,  t.  CL.WXVI. 
p.  1371. 


\\\11  l.NÏRnliLCTKi.X. 

lion  (1).  Lo  prévôt  de  Strinfeld  figure  auprès  de  l'arche- 
viHjue  de  Cologne  dans  un  procès  retentissant  que  nous 
aurons  l'occasion  de  raconter.  Enfin,  Alexandre  de  Colo- 
gne devait  se  montrer  digne  du  renom  de  science  et  de 
linesse  qui  s'attachait  à  son  titre  de  docteur  dans  sa  ville 
natale  et  sur  les  bords  du  Rhin;  en  moins  de  vingt  an- 
nées on  le  verra  gravir  successivement  lous  les  degrés  de 
la  hiérarchie  dans  l'Ordre  cistercien,  et,  devenu  «  pa- 
triarche de  l'Ordre,  »  comme  parle  son  biogfaphe,  rece- 
voir du  pape  et  de  l'empereur  les  missions  les  plus  délica- 
tes (2).  Et  l'on  voudrait  que  de  tels  hommes,  si  divers 
d'origine,  d'éducation,  dégoûts,  d'habitudes,  si  étrangers 
l'un  à  l'autre  avant  leur  rencontre  auprès  de  Tabbé  de 
Clairvaux,  aient  conspiré  en  commun,  pour  abuser,  par 
un  récit  mensonger,  de  la  crédulité  publique?  Une  telle 
supposition  ne  supporte  pas  l'examen  et  ne  vaut  pas 
qu'on  la  réfute.  Du  reste  peu  de  critiques  ont  osé  la  ha- 
sarder. Ce  qu'ils  mettent  en  cause,  c'est  moins  la  sincé- 
rité de  ces  témoins  honorables  que  leur  compétence  et 
leur  talent  d'observation. 

Ils  croyaient  au  surnaturel,  nous  dit-on  ;  ils  n'ont  donc 
pas  qualité  pour  attester  des  faits  miraculeux.  La  pre- 
mière condition  de  la  critique  est  de  ne  pas  admettre  la 
liitsslhilUf'  d'une  intervention  extraordinaire  de  la  Provi- 
dence dans  les  événements  de  ce  monde.  —  A  prendre  ce 
principe  dans  toute  sa  rigueur,  il  faudrait  que  les  témoins, 
pour  mériter  d'être  écoutés,  ne  crussent  pas  eux-mêmes 
fi  la  possibilité  des  faits  qu'ils  rapportent.  C'est  là, -il  faut 

1)  Sur  Frowin  et  Dietrich.  tl'.  Ilufier,  Die  Wundcr,  p.  7(;3-7G5; 
.laiiauscliclv,  Oriç/.  cist.,  \).  50. 

''.)  Sur  Alexandre,  cf.  Bern.  Vita ,  lil>.  IV,  cap.  viii,  iv  1;  Herbert 
de  Miidculis,  iib.  H,  caj).  wii,  ap.  Migne,  cul.  1:331;  HiiCfer,  Die 
Wundcr,  j).  7(i8-76'J. 


ClUriQLE    l'ES    nOCUME.NTS.  X.WIII 

lavouor.  une  conséquence  d'une  évidente  absurdité.  Sans 
doute,  les  faits  surnaturels  sont  des  phénomènes  extraor- 
dinaires qui  veulent  être  examinés  avec  un  soin  particu- 
lier. Mais  tout  ce  qu'on  peut  exiger  des  témoins,  dans  cet 
exanii'R  délicat,  c'est  qu'ils  fassent  preuve  non  de  parti 
pris,  mais  de  discernement. 

Or,  est-il  vrai  que  les  auteurs  du  Liber  miraculoriun 
ont  été  victimes  d'une  grossière  méprise,  non  pas  une 
fois,  mais  des  centaines  de  fois,  autant  de  fois  qu'ils  ont 
cru  constater  des  faits  miraculeux?  Accordons  qu'ils  ont 
pu  se  faire  illusion  sur  certains  cas  mal  vérifiés  ou  diffici- 
lement vériiîables.  Accordons  que,  pressés  d'enregistrer 
sur  leurs  tablettes  le  résultat  de  leurs  observations,  plu- 
sieurs d'entre  eux  n'ont  pas  toujours  soumis  à  un  examen 
suffisant  les  phénomènes  qui  se  succédaient  si  rapidement 
-ous  leurs  yeux  (1\  Mais  à  supposer  que  la  supercherie  se 
soit  glissée  près  d'eux,  sans  qu'ils  la  puissent  démasquer, 
et  que  des  individus  mal  avisés  aient  simulé  parfois  la 
maladie  ou  la  guérison,  il  est  inadmissible  que  la  généra- 
lité et  surtout  la  totalité  des  faits  soient  rangés  dans  cette 
catégorie.  A  qui  fera-t-on  croire,  par  exemple,  que  des 
enfants,  aveugles  ou  sourds-muets  depuis  leur  naissance, 
ont  attendu  la  présence  et  le  contact  de  l'abbé  de  Clair- 
vaux  pour  jouer  publiquement  la  comédie  de  la  guérison 
instantanée  '2/.'  11  faut  en  dire  autant  des  paralytiques 

1)  Sur  les  tableUos  des  ailleurs  (lu  Liber,  cf.  cap.  v,  n"  19.  «  .Nos- 
tra  quidern  schedula ,  ubi  hœc  annolaverainus,  »  etc.  Que  le.s  narra- 
teurs n'aient  pas  toujours  vérifié  les  cas,  cela  résulte  de  plusieurs  en- 
droits de  leur  récit;  ils  s'en  rapportaient  r|uel([uefoii  à  la  foule,  par 
exemple,  cap.  v. 

2)  Par  exeinjde,  cap.  ii,  n'*  3  et  4  :  «  Pueruiu  surdurn  et  rnnluni 
ail  ulero,  queiii  protinus  audislis  recte  loquentem  et  audientern  clare...; 
omnes  audislis  [lopuli  Aocilerationein.  »  De  même,  cap.  \ii,  n"  39  : 
<>  Puer  accus  a  nativitale.  »  de. 


XXXIV  INTRODUCTION. 

retenus  de  longues  années  sur  un  grabat ,  au  vu  et  au  su 
de  tout  le  monde  (1).  Dira-t-un  (|ue  ces  malades  étaient 
eux-mêmes  les  dupes  de  leur  imagination  exaltéîe  et  qu'ils 
ont  pris  pour  un  miracle  une  amélioration  passagère  de 
leur  état,  uniquement  due  à  une  surexcitation  nerveuse? 
De  tels  cas  sont  possibles,  sans  doute,  vraisemblables 
même,  réels  si  l'on  veut.  Mais  combien  d'autres  faits  sont 
irréductibles  à  cette  explication,  ne  fût-ce  que  les  gué- 
risons  d'enfants!  Plusieurs  fois,  d'ailleurs,  les  auteurs  du 
Lihfi-  iiiii-dculoruin  ont  eu  l'occasion  de  s'enquérir  de  l'é- 
tat des  personnes  miraculeusement  guéries,  et  toujours 
la  réponse  des  intéressés  confirma  leur  conviction  i)re- 
mière.  Pour  ne  citer  qu'un  fait,  lorsque  Bernard  traversa 
Tout  pour  la  quatrième  fois  vers  la  fin  de  mars  lliT, 
(îeoffroy  constata  que  trois  malades,  deux  aveugles  et 
une  paralytique,  guéris  durant  l'automne  de  1146,  jouis- 
saient toujours  d'une  vue  parfaite  et  de  l'usage  complet 
de  leurs  membres.  Vers  1135,  le  même  auteur,  rédigeant 
le  quatrième  livre  de  la  V'tla,  prend  à  témoin  les  habitants 
de  Cologne  que  dans  leur  cit(''  un  jeune  homme  jadis  boi- 
teux porte  depuis  dix  ans  en  souvenir  de  sa  guérison  le 
surnom  d'  «  enfant  de  Bernard  (2).  » 

D'ailleurs ,  toute  vérification  de  ce  genre  eùt-elle  ét('' 
interdite  aux  auteurs  du  Lihr'r  niiractilorum,  d'autres  se 
sont  chargés  de  confirmer  leur  récit  (.'}).  Ici  c'est  un  mi- 

(1)  Par  oxcirijilc  :  v  \ir  pai'alv liens  ah  aniiis  oclo,  noliis  oninilms... 
lam  perlfcLi'  curalus  est  ut  ad  cxcrcitiim  Doinini  inDlecturus  illico 
susciperel  sigiuiin  cnicis,  >>  caii.  x\i,  ii  57.  Cl',  la  giuTisoii  d'une 
femme  aveugle  depuis  onze  ans,  cap.  \iii.  n*  i,i,  etc. 

(2)  Cap.  xxii,  n"  58;  lib.  IV,  cap.  \i,  m'  ■',3;  comparer  iili.  VI,  caii. 
XIV,  n"  47,  avec  lib.  IV,  cap.  vu,  n    41. 

(3)  Sur  les  témoins  autorisés  et  coinpétents  des  miracles  de  l'abbé 
de  Clairvanx,  voir  |)arti(;nlièreinent,  cap.  n  ;  v  ;  xiv,  n"  47;  x\i,  5fi-57. 
Cf.  lliiffer,  Die  Wandei\  p.  43,  note  '>. 


(.lUTIOLE    liES    DOCLMENT.S.  .W.W 

raculé  lui-même,  Anselme  de  Havelberg,  luii  des  pon- 
tifes les  plus  éminents  de  l'Allemagne  du  Nord,  qui  rend 
témoignage  de  l'authenticité  des  miracles  de  l'abbé  de 
Clairvaux  (1).  Ailleurs,  c'est  un  chroniqueur  qui,  au  nom 
du  prince  Adolphe  de  Holstein  témoin  oculaire,  garantit, 
au  moins  par  ses  allusions,  le  récit  des  scènes  dont  la 
ville  de  Francfort  fut  le  théâtre  en  février  1147  (2).  Le 
chronographe  de  Corvey  lient  un  langage  semblable  '3). 
Othon  de  Freisingen  rappelle  à  Frédéric  Barberousse,  l'un 
des  croisés  de  Spire,  les  «  nombreux  miracles  que  Ber- 
nard a  opérés  en  public  et  en  secret,  »  durant  la  diète  au 
cours  de  laquelle  Conrad  prit  la  croix  (i;.  Et  ce  témoi- 
gnage est  d'autant  plus  précieux  à  recueillir,  qu'il  est  un 
hommage  rétrospectif  et  désintéressé  rendu  à  la  puis- 
sance de  l'abbé  de  Clairvaux;  Othon,  qui  avait  lui-même 
pris  part  à  la  seconde  croisade,  n'en  avait  rapporté,  comme 
Ion  sait,  que  le  plus  triste  souvenir;  les  souffrances  qu'il 
avait  endurées  en  Asie  Mineure  ne  devaient  guère  le  pré- 
disposer à  glorifier  indûment  le  principal  promoteur  de  la 

(1)  Sur  la  î^uérison  d'Anselme,  cf.  cap.  \,  iv  19.  Trois  ans  plus  tard 
il  écrivait:  «  Noslris  temporibiis  apparuit...  ISernardus...  virliite  niira- 
culoruin  insignis.  »  Migne,  t.  (LXX.WIII,  \i.  11.56,  Jaffé,  Bibliolh.,  I, 
339-;141;  cf.  Hùffer,  Die  Wunder,  p.  45-40. 

(,•>.)  «  Claruit  Bernardus...  cujus  fama  ianta  signorum  fuit  opinione 
celebris ,  ut  de  tolo  oibe  contluerel  ad  euin  pojjuloruin  l'requenlia 
cupientiuni  videre  qufe  per  euin  riei)ant  niiiabilia.  »  Helmold,  Chron. 
Slavor.,  ap.  Mon.  G.,  XXI.  56.  Sur  l'aulorilé  de  ce  texte,  cf.  Iliiffer. 
Die  Wunder,  p.  790-791. 

(3)  «  Magnilicentia  signoruni  jaiii  laie  Ipsum  iliernardum)  notifi- 
cante.  »  Jaffé,  Bibliotli.  rentm  Genn.,  I,  58.  Sur  l'autorité  de  ce 
texte,  cf.  Jaffé,  ihid.,  p.  31;  Wattenbacb,  Gescliichtsqvellen ,  h"  éd., 
II.  240. 

[\)  «  Abbas  [Spirœ^  principi  Conradoy  cuni  Frederico. ..  allisque 
princi()ibus...  crucem  ac(i|iere  pcrsuasit ,  plurima  in  publico  vel 
eliarn  in  occulto  faciendo  viiracida.  »  l'riiler.  Gesia,  I,  40;  cf.  ibid. 
cap.  35  :  "  Signis  et  rniraculis  clarus.  » 


XXXVI  INTHODICTION. 

malheureuse  expédition.  Nous  n"invôqucrons  pas  le  té- 
moignage conforme  des  Annales  de  Braunveiler  à  cause 
de  leur  rédaction  tardive  (1:.  iMais  il  n'est  peut-être  pas 
inutile  de  citer  encore  l'autorité  du  prévôt  de  Reichers- 
perg,  le  fameux  (îeroh,  dont  la  libre  parole  cinglait  si 
âprement  les  niirnhiliarii  ou  faiseurs  de  faux  miracles. 
On  peut  l'en  croire,  ce  semble,  quand,  faisant  une  excep- 
tion en  faveur  de  l'abbé  de  Clairvaux,  il  salue  en  lui, 
comme  la  plupart  de  ses  contemporains,  un  véritable 
thaumaturge  «  dont  les  miracles  éclatants  ont  fait  trembler 
la  terre  (2)  »  et  ont  déterminé  la  croisade  allemande. 

Cette  distinction  entre  les  vrais  et  les  faux  thaumaturges 
ne  lui  est  pas  particulière.  11  ne  faudrait  pas  simaginer 
que  le  douzième  siècle  fut  absolument  dépourvu  de  cri- 
tique. Outre  Geroh  de  Reichersperg,  les  annalistes  de 
Scheftlar,  d'Augsbourg,  de  Magdebourg,  de  Yurzbourg, 
de  Saint-.lacciues  de  Liège  (3),  stigmatisent  avec  une  ex- 

(1)  «  Bernardus...,  iniiahiliiini  |ialiator  upei  uni....  \iain  Ilit  rosoli- 
inilaïKC  cxpcdilionis  ..  indixil.  »  Mon.  <i.,  XVI,  T'.T.  Sur  <e  Icxlo.  cf. 
llullVr,  Die  Wunder,  |>.  29-3>. 

n)  «  Ccrlalim  cuiriUir  ad  belluin  sancliiiu  cuin  jubilanlibus  Uibis 
argenteis  Pajia  Eiigenio  111  et  ejus  niinliis,  (luoiiiin  inteciiniiis  es-l  Her- 
nardus  abl>as  Claravallensis,  quorum  piaidicalionibus  conlonanlibus  cl 
miraculis  nonmiUis  pariler  coruscaniiOus  (criœ  niolus  faclus  est 
iiiaj^nus.  »  A|>.  Migne,  t.  CXCIII,  p.  1432-143.3.  A  iioLer  que  ce  texte 
lui  écrit  en  1148,  et  que  les  scènes  de  faux  miracles  dont  parle  Gerob, 
dans  le  de  Investigat.  Anlichristi  (iib.  I,  cap.  79,  p.  lôG)  sont  de  1147. 
Sur  raulorilé  de  ces  lexles,  cf.  Hiifier,  Die  Wunder.  p.  25-21),  79:>- 
7'.i4. 

(3)  Annales  de  Sclufilar,  ap.  Mon.  G.,  XVII,  330;  dAugsLourj-, 
ilnd.,  X,  8;  de  Magdebourg,  ibid.,  XVI,  188;  de  Wurzbourg,  iOid., 
•WI,  3;  de  Sainl-Jacques  de  Liège,  ibid.,  XVl,  041  (cf.  sur  ce  dernier 
texte,  Huiler,  Dte  Wunder,  p.  33-36).  Sur  les  Annales  de  Wurzbourg, 
ilnd.,  7'.Ji-7'.»J.  Sur  les  faux  malades,  faux  boiteux,  faux  aveugles  qui 
fréquentaient  les  sanctuaires  pour  simuler  des  guéiisons  miraculeuses, 
voir  Vila  Gode/inrdi,  ap.  .I/o».  6'.,  XI,   îKi.  L'auteur  de  lu  \'i(a  fait 


CRITIOIE    DES    DOCUMENTS.  XW'VII 

trême  énergie  le  charlatanisme  de  certains  moines,  tels 
que  le  fameux  Rodolphe,  qui,  ahusant  de  la  crédulité  po- 
pulaire, se  livrent  à  une  odieuse  contrefaçon  de  la  toute- 
puissance  divine.  Or,  aucun  de  ces  auteurs  ne  range 
rabhé  de  Clairvaux  parmi  les  faussaires  ainsi  dénoncés  ; 
et  ceux  d'entre  eux  qui  taisent  son  nom  laissent  assez  voir 
que  leurs  anathèmes  ne  le  visent  pas  et  ne  sauraient  l'at- 
teindre. N'est-ce  pas  là  une  réserve  caractéristique? 

11  est  digne  de  remarque,  en  effet,  que  la  véracité  du 
Liber  miraculorum  n'a  été  expressément  mise  en  doute 
par  personne  au  douzième  siècle.  On  nous  objectera  peut- 
être  les  plaisanteries  de  Bérenger  de  Poitiers  (1),  disci- 
ple d'Âbélard,  d'Etienne  Aliverra  (2;,  élève  de  Gilbert  de 
la  Porrée,  de  Gautier  Mapes  (3),  le  caustique  anecdotier, 
qui  ont  cru  de  bon  goût  de  tourner  en  ridicule  les  mira- 
cles de  l'abbé  de  Clairvaux.  Mais  nous  ferons  observer 
que  leurs  invectives  n'atteignent  pas  le  Liber.  Le  premier 
de  ces  satiriques  a  du  reste  désavoué  plus  tard  publique- 
ment ce  qu'il  y  avait  d'offensant  pour  Bernard  dans  son 
pamphlet;  les  deux  autres,  qui  prêtent  gratuitement  à 
l'abbé  de  Clairvaux,  pour  s'en  amuser,  une  tentative  de 
résurrection  à  Auxerre,  sont  en  désaccord  formel  avec  ses 
biographes  les  plus  autorisés  qui  ne  font  allusion  à  au- 

justeinent  observer  que  :  -<  cuin  in  hujusmodl  fallacia  taies  liquido 
reprehenduninr,  eliain  sanctorum  verx  virlutes  in  periculosam  des- 
perationem  liac  (lubietale  retrahunlur,  vel  certe  et  hi  qui  vere  sanan- 
lur,  etiam  non  .soluni  a  perfidis,  sed  interdum  a  fidelibus  fallere  cre- 
dunlur.  » 

(1)  «  Jarndudum  sancliliidinis  luœ  odorcrn  farna  dispcrsit...,  rnira- 
cuia  declauiavit.  »  Apologeticus,  ap.  Abxlardi  Oper.,  éd.  Cousin  ,  II 
772.  Le  mot  est  ironique.  Mais  plus  lard  Œp.  ad  episcop.  Mimât., 
p.  788}  Bérenger  écrit  :  «  Si  quid  in  personarn  lioininis  Dei  di\i,  joco 
Icgatur,  non  scrio.  >< 

(2)IIelinandi  Cliron.,  i\p.  Migne,  t.  CCXII,  col.  1038. 

(3)  De  Xiifjis  curialiitm,  éd.  Wright,  London,  1850,  p.  38-r2. 

SVl.NT    ISF.liWItl).    —   T.    1.  c 


NWVIII  INTliOliLCTIOX. 

Clin  fait  de  ce  genre  (1).  En  dépit  des  insinuations  mal- 
veillantes et  tardives  de  ces  adversaires  évidemment  par- 
tiaux, l'autorité  du  Liber  mlracalorum  est  donc  sauve  (2). 
Il  nous  reste  à  citer,  eu  faveur  de  la  véracité  de  cet  ou- 
vrage, le  plus  irrécusable  de  tous  les  garants,  nous  vou- 
lons dire  l'abbé  de  Clairvaux  lui-même.  Devant  cette  au- 
torité, ce  nous  semble,  les  esprits  les  plus  rétifs  doivent 
s'incliner.  Son  témoignage  est  d'un  ordre  à  part  et  vrai- 
ment imposant.  Quand  on  sait  en  quelle  estime  le  saint 
abbé  tenait  l'humilité,  on  se  demande  comment  il  con- 
descendit à  invoquer  ses  miracles,  pour  se  justilier  devant 
l'opinion  publique.  Il  le  fit  cependant,  bien  qu'avec  la 
plus  grande  discrétion  (3).  La  nécessité  le  poussait  à  cette 
extrémité.  Il  faut  lui  savoir  gré  d'avoir  triomphé  de  sa 
modestie.  Plus  il  lui  en  a  coûté  de  révéler  ainsi  son  sen- 
timent, avec  cette  apparence  de  présomption  qui  a  tou- 
jours quelque  chose  de  haïssable  aux  yeux  des  hommes, 

(1)  lliiffcr  a  très  bien  discuté  ce  poinl,  Die  Wuii'lcr,  |>.  7'.iS-8»)|. 

{'1]  Voir  les  deux  arlicles  de  M.  llutTer  sur  Die  W'under  des  hl. 
Heinhard  und  ilir  Kridher,  d;ins  Hiitovisehes  Jahrbueli ,  I88'.t, 
[).  'J'S-iG,  7^8-800.  Le  second  aiiicle  livs  coniiilcl  méiilcrait  d'èlre 
traduit  en  fiançais. 

(3)  (c  Sed  dicunt  isli  :  Unde  scinuis  qnod  a  Domino  sernio  ogressus 
est?Quœ  signa  tu  facis  ut  credanius  tibi?  Non  est  (juod  ad  ista  ipse 
lespondeam ;  parcenduin  verecundi;e  meœ.  Responde  tu  |)ro  ine  et  pro 
le  l|)so  secunduin  ea  quic  audisLi  et  vidisti.  »  De  considérât.,  lib.  II, 
<  ap.  I.  Les  ciioses  ([u'Kn^rnc  ill  a  vues  sont  en  parlic  inscrites  dans 
Bernnrdl  Vila.  lib.  IV,  cap.  \ii,  n"*  3'J-40;  les  qux  audisli  se  réfè- 
rent au  Liber  miracaloruni.  Du  reste,  que  Bernard  eùf  conscience  de 
la  vertu  que  Dieu  lui  conférait,  cela  résulte  de  plusieurs  passages  du 
Liber  :  "  Ipse  nobis  secreto  confessus  est,  (piod  sjcpius  lutura  erga 
oos  quos  signabal  boncficia  prfcsenlirel.  »  Ca|).  ii,  n'  3.  Ailleurs,  il  dit 
avec  confiance  :  «  In  noinine  .Jesu  Cliristi  tibi  pra'cipio  :  surgc  et  ain- 
liula.  ))  Cap.  V,  11"  18.  Ailleurs  encore  nous  lisons  :  «  Cunique  redirem 
et  illuininaluin  eiiiii  (cœcuni)  nunliassem  :  et  ego  senseraiu,  inquit.  » 
Caf).  IX,  n"  31 ,  elc. 


CHiriQUE    DES    DOCUMENTS.  X.WIY 

plus  TefTort  quil  a  fait  pour  vaincre   ses  répugnances 
donne  de  poids  à  sa  parole. 

Cette  parole,  il  e>t  vrai,  ne  couvre  i)as  tout  le  Liber 
miraculonim,  et  nous  n'avons  garde  de  lui  donner  une 
portée  qu'elle  n'a  pas.  Il  nous  sufTit  qu'elle  garantisse  un 
certain  nombre  de  faits,  dont  l'authenticité  soit  ainsi  mise 
hors  de  doute.  Démêler  ces  faits  irrécusables  d'avec  ceux 
qui  présentent,  si  je  puis  dire,  moins  de  consistance  his- 
torique, est  encore  une  opération  extrêmement  délicate. 
Nous  n'osons  nous  promettre  de  le  faire  toujours  d'une 
main  absolument  sûre.  Ce  sera  du  moins  le  but  constant 
de  nos  elforts,  et  on  nous  rendra  cette  justice  que  nous 
n'avons  jamais  eu  en  vue  dans  l'emploi  des  documents  que 
leur  valeur  réelle,  déterminée  par  la  critique,  sans  parti 
l)ris  d'aucune  sorte. 

LA  SECl'XDA   VI TA  ET  LES  AUTRES   VIT.E  OU  DOCUMENTS 
D'UN  CAIIACTÈKE  LÉGENDAIRE. 

Avant  que  la  génération  qui  avait  connu  Bernard  s'étei- 
gnit, on  vit  i)araitre  une  nouvelle  rédaction  de  sa  Vie. 
Elle  était  l'œuvre  d'un  disciple  et  d'un  admirateur.  En 
11G7,  Alain  d'Auxerre,  renonçant  aux  fonctions  épisco- 
pales,  s'était  retiré  à  Larivour,  monastère  situé  à  une  pe- 
tite distance  de  la  Glaire  Vallée.  Clairvaux,  où  s'étaient 
écoulées  ses  premières  années  monastiques,  exerça  natu- 
rellement sur  lui  une  attraction  irrésistible.  Souvent  déjà 
on  l'}'  avait  vu  visiter  Godcfroid,  le  cousin  de  saint  Ber- 
nard, évêque  de  Langres,  également  démissionnaire  de- 
puis 1163  et  mort  en  1105  ou  11G6  (1).  De  HG7  à  1170,  ce 
lieu ,  deux  fois  saint  à  ses  yeux,  devint  plus  habituellement 


(i;  Sur  cette  date,  cf.  Wurin,  Gotlfricd ,  p.  50;  Jobin,  .b'.  Jlcrnard 
et  su  famille,  p.  280-281. 


XL  INTRODUCTION. 

le  but  de  ses  pèlerinages.  Il  y  cherchait  sans  doute  la  trace 
des  merveilles  dont  il  avait  été  lui-même  jadis  l'heureux 
témoin.  Et  c'est  sous  l'empire  de  cette  pensée  qu'il  conçut 
le  projet  d'écrire  une  seconde  Vie  de  saint  Bernard,  en 
mettant  à  profit  les  renseignements  particuliers  qu'il  avait 
recueillis  de  la  bouche  de  Godefroid  (1). 

Celte  Serunda  Vila  (2)  n'est  en  somme  qu'un  abrégé 
de  la  Mhi  prima ,  avec  un  essai  de  chronologie,  quelques 
légères  corrections,  et  trois  additions,  dont  la  plus  im- 
portante porte  communément  le  nom  de  Testament  de 
saint  /Jrrnard. 

Alain  dédia  son  ouvrage  à  Pons,  abbé  de  Clairvaux.  Ce 
prologue  nous  fournit  approximativement  la  date  de  la 
composition  de  la  Secnnda  Vlta.  Pons,  à  la  vérité,  gou- 
verna Clairvaux  pendant  cinq  années,  de  llOo  à  1170. 
Mais  nous  savons  que  l'évèque  d'Auxerre  ne  quitta  son 
siège  épiscopal  qu'en  1167  (3;.  C'est  donc  entre  les  années 
1167  et  1170  qu'il  faut  placer  la  rédaction  de  la  nouvelle 
Yie  de  saint  Bernard. 

A  cette  époque  la  Uecension  H  avait  d(-jà  paru.  Alain 
s'en  servit,  comme  on  le  voit  jtar  plusieurs  emprunts  ca- 
ractéristiques. 

Son  abrégé  a  une  libre  alluro.  Mais  il  porte,  à  ce  qu'il 
semble  .  la  marque  d'une  i)réoccupation  tendant  au  pané- 
gyrique. Quinze  ou  seize  ans  se  sont  à  peine  écoulés  dé- 
fi Cf.  llt;ni-i(iuez,  Fasciculus ,  ^>.  Migni> ,  CLXXXV.  1550-1558.  Cf. 
Ihiffer,  lier  nord  von  Clairvaux,  I,  14:M57. 

(■îi  On  on  connaît  onze  nianuscrils.  HiiffiM-  Bernard,  \).  148  et  suiv.: 
en  cite  dix  dont  il  donne  la  description.  Un  onzième  (parclieinin,  for- 
mat in-l'.)'  *!"'  parait  î'l'"e  du  Ireiziènie  siècle^  a  été  trouvé  à  Chàlil- 
lon-surSeine  et  appartient  aux  pères  de  la  maison  de  saint  Bernard . 
à  Fontaines  lrs-l)ijon. 

i:^)  CInon.  Autissiod.,  ap.  Mon.  <!.,  XWl,  '>->0.  Sur  celte  date.  cf. 
lluiïer,  Bernard  ron  Cl(rirraiix,  1,  l'i!,  note. 


CRITIQUE    DES   DOCUMENTS.  XLI 

puis  la  mort  de  saint  Bernard;  et  déjà  son  caractère  est 
devenu  tellement  sacré,  que  l'historien,  c-raignant  de  le 
rabaisser,  essaie  de  nous  en  dérober  quelques  traits,  assez 
insignifiants  du  reste,  mais  peu  coni'ormes  à  l'idéal  de  la 
sainteté  absolue.  Dans  la  Secunda  Vita,  Bernard  n'appelle 
plus  son  médecin  une  brute  ,  cuidcnn  bcsike daius  sii.m{\). 
Il  ne  lance  plus  à  l'adresse  des  Romains  le  trait  d'ironie 
que  nous  trouvons  dans  Geoffroy,  au  sujet  d'un  vol  consi- 
dérable :  «  Pardonnons  aux  voleurs  :  ce  sont  des  Romains, 
et  l'argent  était  pour  eux  une  trop  forte  tentation  (2).  » 
Ces  expressions  un  peu  vives,  qui  débordent  la  pensée, 
mais  qui  partent  si  naturellement  des  lèvres  au  cours 
d'une  conversation  intime,  convenaient  mal,  parait-il,  à 
un  saint.  Partant,  on  les  ûte  de  son  histoire.  C'est  en  sui- 
vant ce  procédé  d'élimination  et  en  le  poussant  à  bout , 
que  certains  hagiographes  sont  parvenus  à  nous  créer  des 
portraits  de  saints  ou  de  saintes,  très  corrects,  si  l'on  veut, 
mais  aussi  très  raides  et  absolument  dénués  de  caractère 
et  de  vie,  sortes  de  fantômes  de  la  sainteté  qui  tiennent  à 
la  fois  de  l'idéal  et  du  squelette. 

Alain,  hâtons-nous  de  le  dire,  ne  va  pas  jusqu'à  cet 
excès.  Son  récit  est  plein  et  animé.  Mais  on  y  aperçoit 
l'intention  de  canoniser  le  fondateur  de  Clairvaux;  dessein 
bien  légitime  sans  doute,  mais  peu  favorable  à  l'impar- 
tialité de  l'historien  dont  l'unique  but  doit  être  de  dire 
toute  la  vérité.  L'auteur  de  la  Secunda  Viln  a  dissimulé 
les  défauts  de  son  héros,  ou  ce  qu'il  considère  comme  tel. 
Encore  quelques  années,  et  d'autres  écrivains  viendront 
qui,  pour  un  motif  analogue,  prêteront  à  ce  héros  une 
puissance  qu'il  n'avait  pas  ou  du  moins  des  (inivres  qu'il 

(1)  licrn.  Vila.  lih.  I,  c.'.p.  vu,  ii"  Zi. 

(2)  Ibid.,  lib,  III,  cai».  \ii,  ir  2i. 


I-Il  INTRODUCTION. 

n'a  pas  faites.  Bernard,  alors,  sera  déjà  canonisé;  mais 
cet  honneur  mérité  lui  attirera  des  hommages  immérités. 
Sa  vie,  proposée  au  culte  de  l'Église,  sera  décomposée  et 
faussée  par  le  prisme  de  l'imagination  de  quelques-uns  de 
ses  admirateurs,  et,  avant  la  fin  du  douzième  siècle  ,  elle 
tombera  dans  le  domaine  de  la  légende. 

Nous  possédons  trois  ouvrages  contenant  la  vie  de  saint 
Bernard  avec  des  traits  d'un  caractère  légendaire.  Ce  sont 
la  Vilii  Hernardi  de  Jean  l'Ermite  (1),  le  Liber  miraculo- 
rum  de  Herbert  (2),  et  VExordium  magnum  Cisterdense  (3" . 
On  pourrait,  ta  certains  égards,  ranger  dans  la  même  ca- 
tégorie le  Chronicon  Claracallcnsc  (i). 

Jean  l'Ermite  a  composé  son  livre  à  la  demande  du  car- 
dinal Pierre  de  ïusculum  et  de  Herbert,  archevêque  de 
Torres  en  Sardaigne  :  c'est  aussi  à  ces  deux  personnages 
qu'il  l'a  dédié  entre  1180  et  H.S-2  (o  .  On  conçoit  qu';\  cette 
époque,  voisine  encore  de  la  cononisation  de  saint  Ber- 
nard, Pierre  et  Herbert  aient  désiré  un  supplément  d'in- 
formations sur  sa  vie  et  se  soient  adressés  dans  ce  des- 
sein à  un  moine,  lié  dès  sa  jeunesse  avec  les  disciples  de 
l'abbé  de  Clairvaux. 

Jean  l'Ermite  recueillit  de  leur  bouche  la  plupart  des 
renseignements  qu'il  nous  a  transmis.  Il  est  assurément 
do  bonne  foi  (G);  mais,  sans  suspecter  sa  sincérité^  dont 
il  fait  Dieu  même  le  garant,  on  peut  dire  que  plusieurs 
épisodes  qu'il  nous  raconte  ont  subi,  en  passant  par  son 

(1)  Dans  Misno,  t.  CLXXXV.  531-550. 

(■2)  Ibid.,  453-'i6fJ  A  1273-1 38 i. 

(3j  Ibid.,  415-'i53  cl  <.t9;M198. 

(4)  lOid.,   1247-1252. 

(5i  Cf.  Dcloliaye,  Pierre  de  l'avie,  clans  Revue  dm  Qiiest.  Irislor., 
janvier  I8!ll,  p.  55-(il. 

(6  0  Qui  vitas  sanclonim  viilt  sciiljoic  tlcliet  se  prinunn  de  inea- 
(laciis  ciiicnilaie,  »  cl<;.  lliid.,  liroloi^.,  col.  534-535. 


CRITIOLE    DES   DOCUMENTS.  XLIII 

imagination  ou  par  celle  de  ses  inspirateurs,  d'étranges 
altérations.  Ce  n'est  donc  qu'avec  une  extrême  réserve  qu'il 
faut  invoquer  son  témoignage. 

L'ouvrage  se  compose  de  deux  livres  très  brefs,  sortes 
d'additions  ou  suppléments  aux  récits  de  la  Prima  et  de 
la  Secunda  Viia.  Le  premier  livre  renferme  quelques  dé- 
tails précieux,  que  l'auteur  tient  du  moine  Robert,  sur  la 
famille  et  les  aïeux  de  saint  Bernard,  son  oncle.  Les  ré- 
cits, d'origines  diverses,  contenus  dans  le  second  livre, 
sont  loin  d'avoir  une  égale  valeur.  On  peut  considérer 
comme  vraie  ou  du  moins  vraisemblable  l'histoire  des 
difficultés  de  la  fondation  de  Clairvaux.  Mais  bientôt  on 
surprend  l'auteur  brodant  à  son  insu,  sur  un  fond  très 
réel,  des  détails  légendaires.  Il  élève  à  cinq,  par  exem- 
ple, le  nombre  des  apparitions  d'Aleth  à  André,  pendant 
(jue  Guillaume  de  Saint-Thierry  ne  signale  qu'un  seul  cas 
de  ce  genre.  La  famine  racontée  par  l'auteur  de  la  Vila 
Prima  prend  également  sous  la  plume  de  Jean  l'Ermite 
des  proportions  exorbitantes.  Encore  un  pas,  et  l'auteur 
s'égarera  dans  la  légende  pure.  Tel  est  le  caractère  de  son 
explication  de  lorigine  du  Salve  Rerjina.  Tel  encore  son 
récit  de  la  résurrection  d'un  mort,  miracle  dont  aucun 
des  biographes  autorisés  de  saint  Bernard  n'avait  fait 
mention.  M.  lIufTer  a  émis  l'opinion  (1)  que  Jean  l'Ermite, 
en  ce  dernier  cas,  s'était  inspiré  d'un  prodige  semblable 
rapporté  par  Herbert  dans  le  Liber  miraculorum  (2).  S'il 
en  était  ainsi,  on  saisirait  sur  le  fait  le  procédé  du  narra- 
teur. Tout  son  travail  aurait  consisté  à  désigner  les  per- 
sonnes et  les  lieux  par  des  noms  propres,  afin  d'assurer  à 
son  témoignage   un  plus   grand  caractère  de  vraisem- 

(1)  Bernard  von  Clairvaux ,  I,  15i,  nol(î  0. 
(2;  Lib.  III,  cap.  xii,  ap.  Migno,  col.  13Gi. 


XLIV  INTRODUCTION. 

blance.  Sur  celte  pente  on  irait  très  loin.  Mais  alors  il  est 
évident  qu'on  aurait  entièrement  abandonné  le  terrain  de 
riiistoire. 

Du  reste,  l'ouvrage  de  Jean  l'I'^rmite  ne  parail  pas  avoir 
eu  un  grand  retentissement.  Le  manuscrit  de  Clairvaux. 
sur  lequel  Chiflîet  a  donné  son  édition  en  1G60,  le  seul 
que  l'on  connût,  a  disparu  de  la  Bibliothèque  de  Troyes 
par  les  soins  du  fameux  Libri,  dont  on  sail  la  délicatesse. 
M.  HiifTer  le  croyait  perdu;  mais  il  se  trouve  à  la  biblio- 
thèque Laurentienne  de  Florence,  sous  le  n**  1809. 

Chiflîet  édita,  en  même  temps  que  la  Viia  de  Jean 
l'Ermite,  le  Liber  ndraculorum  de  Herbert.  Nous  entrons, 
avec  cet  ouvrage,  en  plein  domaine  de  la  légende.  L'au- 
teur était  P^spagnol  de  naissance.  Moine  à  Clairvaux  de 
1157  a  li()l,  sous  l'abbé  Fastrède,  il  devint  ensuite  abbé 
de  Mores,  au  diocèse  de  Langres.  Plus  tard,  il  retourna  à 
Clairvaux,  sous  la  conduite  des  abbés  Henri  et  Pierre, 
auxquels  il  fut  attaché  en  qualité  de  cbapelain,  jusqu'au 
jour  où  il  fut  nommé  évoque  de  Torres  en  Sardaigne.  A 
partir  de  celte  époque,  on  le  perd  de  vue  et  le  silence  en- 
veloppe sa  vie  (1  . 

Ce  fut  pendant  son  deuxième  séjour  à  Clairvaux  qu'il 
composa  le  Liber  rnirfirul<ii-)im.  T^a  Chronique  de  Clairvaux 
en  fixe  la  rédaction  en  l'année  1178;  et  tout  concourt 
à  confirmer  l'exactitude  de  cette  indication  (2).  L'ouvrage 
parut,  dans  un  laps  de  temps  très  court,  sous  diverses 
Recensions  que  M.  Iliin'er  fait  remonter  à  Herbert  lui- 
même  (;j). 

(1)  Cf.  .Migni",  t.  CLX.WV,  col.  1:>71. 

(2;  Ibid..  col.  12i<J;  cf.  Vacaalard,  Iteriie  des  Quest.  hisl.,  avril  1888, 
|).  38o-o8I, 

(3)  Nous  en  possédons  s('|i|  maniiscrils.  VA'.  Ilnn'iT,  qui  en  donne  la 
dcscripllon,  Bernard  von  CUnrruux,  î,  MW  cl  sui\. 


CRITIQUE    DES    DOCUMENTS.  XLV 

Les  sources  où  l'auteur  a  puisé  ses  informations  sont 
de  diverses  qualités.  De  là  les  degrés  variables  de  con- 
fiance qu'on  doit  accorder  h  ses  récits.  Tantôt  ce  sont  les 
témoins  oculaires  des  événements  qui  parlent;  alors  leur 
autorité  est  indiscutable.  Mais  ce  qui  rend  souvent  la 
plume  de  Herbert  sujette  à  caution,  c'est  la  crédulité  qui 
caratérise  en  général  sa  critique.  Il  n'est  pas  rare  de  le 
voir  ajouter  une  foi  entière  à  des  visions  suspectes  ou 
même  à  des  légendes  avérées.  Tels  sont  les  contes  qu'il 
emprunte  aux  Gesla  Anf/lorum  (i).  Du  reste,  un  grand 
nombre  des  faits  qu'il  rapporte  ont  un  caractère  pure- 
ment subjectif  et,  pour  cette  raison,  ne  doivent  être  ac- 
ceptés qu'avec  la  plus  grande  réserve.  Il  lui  arrive  même 
de  dénaturer,  évidemment  à  son  insu,  des  faits  extérieurs 
et  publics  certains,  en  les  entourant,  d'après  des  témoi- 
gnages peu  sûrs,  de  circonstances  imaginaires.  Nous  n'en 
citerons  qu'un  exemple,  qui  est  très  frappant.  On  sait 
qu'en  H 46,  saint  Bernard  avait  exercé  sa  puissance  de 
thaumaturge  sur  l'incrédule  écuyer  de  Conrad  de  Zahrin- 
gen,  qui,  à  la  suite  d'une  chute  de  cheval,  était  resté 
quelque  temps  sans  mouvement  et  sans  parole.  Ce  miracle, 
dans  lequel  les  témoins  oculaires  n'avaient  vu  qu'une 
simple  guérison,  passa  plus  tard  à  Clairvaux  pour  une 
véritable  résurrection.  On  attribua  à  Henri  lui-même  un 
récit  des  sentiments  qu'il  avait  éprouvés  après  sa  mort. 
Son  âme  allait  être  conduite  en  enfer,  lorsque  Bernard  la 
contraignit,  pour  son  salut,  à  habiter  de  nouveau  le  corps 
qu'elle  avait  quitté.  Herbert  se  fit  l'écho  de  ces  bruits  sus- 
pects (2),  et  après  lui  personne  ne  douta  plus  que  le  fon- 


(1)  Cf.  Hiiffer,  Bernard  con  Clairvaux,  I,  p.  170,  noie  0. 

(2)  Z>e  Miraculis,  Ms.   14055  de  la  Bihliolli.  nation.,  fol.  112.  Sur 
la  conversion  de  Henri,  cf.  Ikrn.  <■{).  'i59  {Ncues  Arcliir,  V,  i5'.)). 


\I.VI  INTROmCTION. 

dateur  d(?  Clairvaux  n'eût  ressuscité  l'écuyer  de  Conrad. 
\j  Exordhim  magnum  (l),Césaire  de  Heisterbach  (2) ,  le 
Chronicon  Clfirnvallense  (3)  rapportèrent  le  fait  avec  une 
assurance  parfaite. 

Ainsi  se  forment  les  légendes.  A  force  d'admirer  leur 
vénéré  maître,  les  disciples  médiats  de  saint  Bernard  en 
étaient  venus  à  arranger  quelques-uns  de  ses  miracles 
suivant  l'inspiration  de  leur  C(eur,  sans  mt^^me  soupçon- 
ner l'étrangeté  ou  la  hardiesse  de  leurs  inventions.  Si  les 
détails  que  nous  donne  Herbert  sur  la  résurrection  de 
Henri  étaient  authentiques,  comment  auraient-ils  échappé 
à  l'attention  des  biographes  autorisés  de  saint  Bernard? 
Lorsque  Geoffroy  revit  et  corrigea  la  Prima  Vila  vers 
1165,  Henri  n"élait-il  pas  déjà  moine  à  Clairvaux?  Com- 
ment un  correcteur  si  scrupuleux  n'eùt-il  pas  profité  des 
révélations  de  Henri ,  pour  refair(^  son  premier  récit  de 
laguérison,  et  le  transporter,  ainsi  amendé,  dans  le  qua- 
trième livre  de  la  Vitn?  Le  fait  en  valait  la  peine.  On  ne 
trouve  aucun  cas  de  résurrection  dans  l'histoire  de  saint 
Bernard,  écrite  par  ses  contemporains.  Aux  yeux  d'iinv 
critique  soucieuse  de  l'exactitude,  le  récit  d'Herbert  court 
donc  grand  risque  d'être  considéré  comme  légendaire. 

Le  <'  grand  Exorde  de  Citeaux  »  rappelle  à  beaucoup 
d'égards  le  Liber  miracalorurn  (i).  C'est  l'histoire,  en  six 
livres  ou  Distinctions,  de  l'âge  héroïque  de  Clairvaux. 
Après  une  sorte  d'introduction,  consacrée  à  la  glorifica- 
tion de  l'Ordre  bénédictin  en  général  et  à  l'histoire  de  la 
fondation  de  Citeaux  en  particulier  (premier  livre),  l'au- 
teur nous  raconte  ^deuxième  livre)  de  nombreux  faits  édi- 

(1)  Ap.  Mii^iic,  !>.  i;iO-4:îl. 

(2)  Dialotj.  Miracitlor.,  1,  l(î. 
(8)  A]).  Migiie,  col.   r.'.iT. 

('i)  CI".  Iliinor,  lU'nuird  von  Chnrvrm.r ,  1,  172-183. 


CRITIQUE    DES    DOCIMENTS.  XLVII 

liants  de  la  vie  do  Bernard  ot  nous  donno  la  série  des 
abbés  de  Clairvaux  jusqu'au  huitième.  Les  vertus  et  les 
oeuvres  des  religieux  et  des  convers  de  Clairvaux  sont  ex- 
posées dans  les  troisième  et  quatrième  livres.  Les  cin- 
quième et  sixième  nous  introduisent  dans  un  autre  ordre 
d'idées  :  l'élément  moralisant  y  domine  les  faits;  et  les 
faits  même  sont  recueillis  de  divers  endroits,  particulière- 
ment des  cloîtres  allemands. 

Par  cette  seule  analyse,  on  voit  que  l'ouvrage  n'a  pas 
été  composé  d'un  seul  trait.  Nous  ajouterons  même  qu  il 
n'a  pas  été  rédigé  tout  entier  en  un  même  lieu.  Les  qua- 
tre premiers  livres  respirent  Clairvaux.  C'est  évidemment 
\h  qu'ils  furent  écrits,  sous  l'empire  des  souvenirs  qu'y 
avait  laissés  saint  Bernard,  et  sous  la  dictée,  en  quelque 
sorte,  de  ceux  que  l'on  appelait  les  Seniores ,  les  survi- 
vants de  l'âge  d'or  du  monastère.  L'auteur  prend  soin  de 
nous  dire  qu'il  fut  lui-même  un  élève  de  Notre-Dame  de 
Clairvaux  1  .  Il  connut  Geoffroy,  qui  résigna  ses  fonctions 
abbatiales  en  IKio,  et  l'abbé  (Jarnier,  dont  la  prélature 
ne  commence  qu'en  1180.  Au  livre  cinquième  la  scène 
change  :  nous  sommes  transi)orlés  à  Éberbach.  IJExor- 
flium  magnum  y  fut  achevé,  on  ne  saurait  dire  à  quelle 
époque,  mais  sûrement  sous  le  gouvernement  de  l'abbé 
Théobald,  c'est-à-dire  entre  l'année  1206  et  l'année  1221. 

A  l'aide  de  ces  indications ,  la  critique  est  parvenue  à 
préciser  davantage  encore  l'origine  de  VExordium.  Bar- 
Hossel  et  le  docteur  Georg  JliifTcr  ne  doutent  pas  que 
Conrad  d'Éberbach  n'en  soit  l'auteur.  Un  vieux  manuscrit 
de  Foigny,  qui  se  trouve  aujourd'hui  à  la  bibliothèque 
municipale  de  Laon,  sous  le  numéro  331  ,  confirme  leur 
opinion. 

(1)  Dist.  I,  caj).  10;  VI,  cap.  ;». 


XLVIII  INTRODUCTION. 

11  est  égalemont  facile  de  retrouver  les  sources  où  l'au- 
teur de  VExvrduun  niagnum  a  puisé.  Pour  la  rédaction 
du  premier  livre ,  il  s'est  évidemment  inspiré  de  VExor- 
ilium  piirvum  composé  par  le  troisième  abbé  de  Cîteaux, 
Etienne  Harding  (1109-1133).  On  remarque  en  outre  en 
différents  endroits  de  l'ouvrage  des  emprunts  faits  soit  à 
la  Vil  a  prima,  soit  au  Plancta.s  d'Odon  de  Morimond  (1), 
sorte  d'oraison  funèbre  de  saint  Bernard  improvisée  huit 
jours  après  sa  mort,  soit  même  aux.  écrits  du  fondateur  de 
Glairvaux.  Mais  la  mine  la  plus  importante  exploitée  par 
Conrad  ï\ii\Q  Libn-  miraculorum.  Presque  la  moitié  de  ses 
récits,  en  particulier  les  Distinctions  II-I'V,  bref  soixante- 
douze  chapitres  sur  cent  cinquante-sept,  sont  tirés  du  re- 
cueil de  Herbert. 

En  somme  VExordium  moij/ium  n'offre  rien  de  bien  ori- 
ginal. Les  dires  que  l'auteur  a  recueillis  par  voie  orale 
sont  en  assez  petit  nombre  et  n'ont  qu'une  médiocre  va- 
leur historique.  Conrad  ne  sait  pas  toujours  distinguer 
entre  le  fait  et  la  fantaisie,  le  naturel  et  le  surnaturel.  On 
dirait  même  qu'il  est  en  quête  d'événements  extraordi- 
naires. Le  merveilleux  l'attire.  Rien  d'étonnant  par  con- 
séquent qu'il  ait  recueilli,  pour  les  transmettre  à  la  pos- 
térité, à  côté  des  faits  les  plus  authentiques,  quelques 
récits  empreints  d'un  caractère  légendaire. 

A  l'époque  où  il  écrivait,  l'histoire  inédite  du  Clair- 
vaux  primitif  était,  du  reste,  déjà  difficile  à  démêler. 
(Uiose  étrange,  les  annales  de  ce  monastère  nous  font  à 
pou  près  défaut.  On  ne  saurait  dire,  en  efîct,  que  le 
Chronicon  ClaravaUeuso.,  édité  par  ChiiTlet,  en  tienne  lieu. 
Cette  chronique,  rédigée  fort  tard,  n'embrasse  que  l'es- 

il)  Iluffer  [Bernard  von  Clairvaux,  I,  13-26)  a  consacré  une  i-ludc 
siiéciale  au  Planclus  d'Odon  de  Morimond. 


CRITIOLE    DES   DOCLMENTS.  XLT.V 

pace  de  quarante-six  années,  de  1147  à  1192,  et  elle  est 
de  plus,  d'un  laconisme  désespérant  (1).  L'ouvrage  fut 
composé  peu  de  temps  après  la  mort  de  Philippe  Auguste 
(1223)  (2),  et  il  est  dû  à  un  moine  de  Glairvaux,  pour  le- 
quel la  bibliothèque  du  monastère  semble  n'avoir  pas  eu 
de  secrets  (3).  Cette  origine  donne  à  la  Chronique,  mal- 
gré sa  rédaction  tardive,  une  grande  autorité.  Et  si  l'on  a 
pu  y  signaler  quelques  légères  erreurs,  elles  ne  portent 
guère  que  sur  la  chronologie ,  à  laquelle  les  auteurs  de  ce 
temps  n'attachaient,  comme  on  sait,  qu'une  médiocre 
importance. 

Ce  qui  nous  parait  plus  grave,  c'est  la  bonne  foi  ou 
pour  mieux  dire  la  conviction  avec  laquelle  l'auteur,  sur 
le  témoignage  de  Herbert,  attribue  à  saint  Bernard,  la 
résurrection  d'un  mort,  évidemment  de  l'écuyer  Henri. 
Nous  avons  là  une  preuve  qu'au  commencement  du  trei- 
zième siècle  les  annalistes  ne  distinguaient  plus  réellement 
entre  l'histoire  authentique  et  l'histoire  douteuse  du 
saint  abbé  de  Glairvaux. 

Le  jour  n'est  pas  éloigné  où ,  pour  satisfaire  l'imagi- 
nation populaire,  si  avide  de  merveilleux,  de  conteurs 
naïfs  enchériront  encore  sur  le  Lihei-  miraculorum  et 
Y E xordium  magnum,  et  feront  à  plaisir  parler  les  pierres, 
grimacer  le  démon  et  couler  le  lait  de  la  Vierge  Mère.  On 
ne  se  contentera  plus  de  décrire  les  rapports  mystiques 
de  l'abbé  de  Glairvaux  avec  le  ciel  et  sa  puissance  sur 

(r  Ap.  Migiie,  t.  CLXXXV.  col.  12i7-1252.  Le  manuscrit  publié  par 
Chifilet  se  trouve  aujourd'hui  à  la  bib!iollu'(iuc  Laurenlienne  de  Flo- 
rence sous  le  n"  1809  (ancien  fonds  Libri,  n"  1906;. 

2i  Cette  mort  est  indiquée  (col.  12 i'J~.  Neuf  ans  plus  lard,  .\lbéric  de 
Trois-Fontaint's  faisait  des  emprunts  au  Chronicon. 

'3~  Cujus  vilain  babemus  apud  Clarcvallem  »  (col.  1248)  :  «  Quam 
invenies  in  fine  miraculorum  liltri  Clarcvaliis  de  armario  psallcrio- 
rum.  »  Ibid.,  p.  1252. 


L  INTRODUCTION. 

l'enfer.  Par  amour  du  surnaturel ,  un  matérialisera  les 
faits  les  plus  immatériels  de  sa  vie  intérieure.  Les  statues 
de  Spire  et  d'Afïlighem,  devant  lesquels  il  récite  Y  Ace 
Maria,  se  pencheront  affectueusemont  vers  lui  pour  lui 
dire  h  leur  tour  :  Ace ,  Beniarde.  Dans  l'excès  de  sa  ten- 
dresse maternelle,  Marie  ne  se  bornera  pas  à  le  remplir 
d'amour  divin  :  elle  descendra  de  son  trône,  et,  s'appro- 
chanl  de  lui,  le  nourrira  de  son  lait.  Pendant  l'affaire  du 
schisme  d'Anaclet  II,  le  diable  prendra,  pour  lutter  contre 
Finfatigable  apûtre,  une  forme  herculéenne,  et  brisera, 
d'un  coup  d'épaule,  au  passage  des  Alpes,  la  roue  du  char 
qui  le  porte.  Mais  Bernard  parle  en  maître.  Il  condamne 
le  brigand  d'espèce  nouvelle  à  servir  lui-même  de  roue. 
Et  le  malin  esprit,  victime  de  sa  propre  ruse  et  de  l'at- 
tentat qu'il  vient  de  commettre ,  égayé  par  ses  culbutés 
la  foule  témoin  de  sa  mésaventure.  Toutes  ces  légendes  (1 1 
et  tant  d'autres  du  même  genre  séduiront  par  leur  origi- 
nalité les  esprits  crédules.  Et,  quand  l'art  qui  donne  aux 
choses  purement  imaginaires  une  sorte  de  corps  et  de 
réalité,  les  aura  consacrées,  comme  il  fait  de  tout  ce  qu'il 
touche,  il  deviendra  difficile  do  dissiper  l'équivoque 
qu'elles  auront  créée  dans  l'opinion  du  vulgaire.  Le 
P.  Pien  discutera  sérieusement  au  dix-huitième  siècle 
leur  authenticité,  et  devra  démonlror,  à  grand  renfort 
d'arguments,  qu'elles  ne  sont  que  des  symboles  (2i. 

L'hisloire  de  saint  Bernard  aura  subi,  do  la  sorte,  un 
véritable  travestissement.  Vax  voulant  rendr(^  plus  impo- 
sante une  figure  qui  commandait  l'admiraliou,  on  en  aura 

(1)  A|).  iMij;iic,  t.  CLXXXV,  [>.  804  et  suiv.;  cf.  col.  1800.  Hyacinllio 
Langlois,  dans  son  Lssai  sur  la  Peinture  sur  verre  (Rouen,  18:i2  , 
signafc  lui  vitrail  de  l'église  de  Conciles  (Eure)  qui  représente  le  diable 
traînant  sons  forme  de  roue  un  char  qui  porto  saint  lîernard. 

(!!)  Mignc,  col.  87 i  et  suiv. 


CRITIQUE    DES    JIUCUMENTS.  LI 

altéré  le  caractère.  Représentez-vous  un  tableau  de  Ra- 
pharl  placé  à  portée  de  la  foule  et  soumis  à  sa  critique. 
La  netteté  du  dessin,  l'unité  du  plan,  la  pureté  des  lignes, 
la  suavité  des  tons  ne  sont  pas  choses  qui  frappent  un 
spectateur  dénué  de  sens  artistique.  S'il  lui  était  permis 
de  prendre  un  pinceau  et  d'en  user  à  son  gré,  nul  doute 
qu'il  ne  s'empressât  de  rehausser  les  traits  de  la  physio- 
nomie par  des  couleurs  plus  éclatantes,  sauf  à  en  troubler 
l'harmonie.  'Jel  a  tHé  le  travail  de  la  crédulité  sur  la  su- 
blime figure  du  fondateur  de  Clairvaux.  Le  surnaturel 
étant  un  signe  particulier  de  la  sainteté,  des  admirateurs 
imprudents  s'en  sont  servis  comme  d'une  couleur  pour 
plaquer,  si  je  puis  mexprimer  ainsi,  l'image  du  saint  dont 
ils  étaient  épris.  Procédé  naïf  et  dangereux  à  la  fois  :  car 
ce  qui  allait  charmer  le  vulgaire  devait  choquer  les  con- 
naisseurs, et  les  détourner  de  la  contemplation  d'un  réel 
chef-d'œuvre  sorti  des  mains  de  Dieu. 

En  pareil  cas,  quel  est  le  devoir  de  la  criticjue?  C'est, 
à  ce  qu'il  nous  semble,  de  ne  pas  dédaigner  et  condamner 
sans  examen  un  tableau  chargé  de  retouches  maladroites. 
La  science  aujourd'hui,  si  riche  en  ressources,  ne  fournit- 
elle  pas  un  moyen  sur  de  retrouver  sous  le  badigeon  les 
couleurs  primitives  de  l'œuvre  d'un  grand  maître?  11  suf- 
fit qu'elle  en  soupçonne  l'authenticité,  pour  qu'elle  la 
soumette  au  lavage  et  lui  applique  ses  réactifs.  Ainsi  de- 
vons-nous procéder  quand  il  s'agit  d'histoire,  <'t  surtout 
quand  il  s'agit  de  l'histoire  d'un  homme  illustre.  Les  traits 
et  les  couleurs  (jui  ont  été  ajouli's  après  coup  à  son  por- 
trait authentique  disparaîtront  aisément  sous  l'action 
d'une  critique  prudente. 

Le  danger,  en  une  besogne  si  délicate,  c'est  d'enlever, 
avec  les  placages,  l'éclat  et  le  dessin  de  l'o'uvre  primi- 
tive. Mais  saint  Bernard  n'a  rien  à  redouter  de   celte 


LU  l.NTHODL'CTION. 

épreuve.  En  appliquant  à  son  histoire  les  procédés  de  la 
science  moderne,  il  est  facile  de  sauvegarder  tout  ce  qui 
lait  sa  gloire.  Si  la  critique  écarte  à  bon  droit  les  légendes 
écloses  sur  son  tombeau  cinquante  ans  ou  même  trente  et 
vingt  ans  après  sa  mort,  elle  maintient  avec  respect  les 
traditions  qui  tirent  leur  origine  des  témoins  de  sa  vie. 


VIE 


1>K 


SAINT   BERNARD 


CHAPITRE  PREMIER 

NAISSANCE,    ÉDUCATION,    VOCATION    ET    PKE.VIIliR   APOSTOLAT 
DE    HERNARD 


I 


Bernard  naquit  on  1093  (i)  à  Eontaines-lès-Dijon,  et 
mourut  à  Clairvaux  le  20  août  1153. 

Fontaines  est  aujourd'Iuii  un  village  de  488  habitants, 
posé,  à  deux  kilomètres  nord-ouest  de  la  capitale  de  la 
Bourgogne,  sur  une  colline  aux  gracieux  contours,  dont 
les  pentes  sont  couvertes  de  maisons  et  de  jardins  cachés 
dans  les  arbres.  11  devait  offrir  au  moyen  âge  un  aspect 
plus  sévère.  Un  château  approprié  aux  mœurs  guerrières 
de  l'époque  en  couronnait  le  sommet  et  protégeait  de  son 
ombre  les  quelques  rares  habitations  échelonnées  à  ses 
pieds.  Le  paysage  n'a  rien  d'alpestre.  Le  mamelon,  que  la 
lumière  enveloppe  de  toutes  parts,  se  rattache  au  mont 

(1)  Celte  (laie  résulte  des  diverses  données  chronologifiiies  de  la 
Ucccusion  B.  Cf.  1''-  édition,  t.  I,  p.  1,  noie. 

SAINT  HEIlWni).   —  T.    I.  1 


VIE    DE    SAINT    BERNARD. 


Âfîrique  dont  il  forme,  à  Fesl-nord-est,  Tune  des  dernières 
ondulations  un  peu  saillantes.  De  ce  poste  isolé  la  vue  est 
arrêtée  à  l'ouest  par  la  pointe  boisée  de  Notre-Dame  d'E- 
tang et  par  les  contreforts  de  la  montagne,  que  découpent 
au  loin  plusieurs  vallées  par  où  passent,  le  soir,  en  gerbes 
d'or  les  feux,  du  soleil  couchant.  Mais  d'instinct  c'est  sur- 
tout vers  l'orient  que  le  regard  se  porte.  De  ce  côté  se  dé- 
roule une  plaine  vaste  comme  la  mer,  ayant  pour  rives  à 
l'horizon  le  Jura  et  les  Alpes;  le  mont  Roland  apparaît 
dans  ces  profondeurs  ondoyantes,  comme  la  première  fa- 
laise d'une  île  lointaine.  Au  nord,  l'œil  se  perd  dans  la 
campagne  verte;  au  sud,  dans  la  forêt  de  Cîteaux.  De  place 
en  place,  au  sein  de  celte  immensité,  se  détache  un  vil- 
lage riant  et  touffu.  Dijon  est  là,  tout  près,  assis  sur  les 
bords  du  Suzon  et  de  l'Ouche,  avec  ses  vieux  souvenirs  et 
ses  curieux  monuments,  Saint-Bénigne,  Saint-Philibert, 
Saint-Étienne,  Saint-Michel  et  Notre-Dame. 

Le  château  de  Fontaines  dominait  jadis  et  la  plaine  et  la 
cité.  De  l'antique  demeure  féodale,  il  ne  reste  plus  rien. 
La  petite  chapelle  qui  l'avoisinait  vers  l'angle  sud-est  et 
qui  était  dédiée  à  saint  Ambrosinien ,  a  fait  place  elle- 
même  à  une  église  plus  spacieuse,  mais  dépourvue  de 
tout  caractère  monumental.  11  semble  que  la  mare  ou 
étang  qui  sommeille  au  pied  du  coteau  escarpé,  en  évo- 
quant le  souvenir  de  la  source  aujourd'hui  dissimulée  à 
laquelle  le  village  doit  son  nom  de  Fontaines ,  garde  seule 
la  mémoire  des  anciens  jours.  Toutefois  des  recherches 
intelligentes,  patiemment  conduites,  ont  réussi  à  retrou- 
ver le  plan  du  caslnnii  du  douzième  siècle.  Le  château  do 
Fontaines  avait  une  double  enceinte.  La  première  con- 
sistait en  une  ligne  de  fossés  qui  entourait  le  mamelon. 
Le  périmètre  de  la  seconde  est  indiqué  par  la  configura- 
tion même  de  l'assiette  supérieure  du  plateau.  L'escar- 


ÉDL'CATION   ET   PREMIER   Al'OSTOLAT.  3 

pement  du  coteau  vers  le  sud,  l'ouest  et  le  nord-ouest 
suffisait  presque  à  lui  seul  à  protéger  cet  asile  contre  toute 
attaque  extérieure.  Aussi  est-ce  à  Test  et  au  nord-est  que 
lurent  construites  les  trois  tours  qui  donnaient  plus  par- 
ticulièrement à  ce  lieu  l'aspect  d'un  château  féodal.  La 
grosse  tour  ou  donjon  tenait  le  milieu.  On  sait  qu'à  cette 
époque  les  donjons  consistaient  généralement  «  en  un  gros 
logis  quadrangulaire  divisé  à  chaque  étage  en  deux  salles. 
C'était  le  séjour  ordinaire  de  la  famille  seigneuriale  qui 
occupait  non  seulement  les  étages  supérieurs,  mais  quel- 
quefois même  les  salles  basses  communément  appelées 
«  celliers.  »  Ces  celliers,  peu  éclairés,  formaient,  dit  Léon 
Gautier,  des  chambres  réservées  pour  les  hôtes  et  conve- 
naient aussi  au  traitement  des  malades.  »  C'est  dans  une 
de  ces  chambres  aujourd'hui  transformée  en  chapelle  que 
Bernard  vint  au  monde  (1). 

Son  père  Tescelin  et  sa  mère  Aleth  appartenaient  à  la 
haute  noblesse  de  la  Bourgogne. 

Tescelin,  dit  le  Saure  (2),  pour  la  couleur  de  sa  che- 
velure, était  l'un  de  ces  chevaliers  Chàtillonnais,  milites 
Castellionenses,  qui,  de  Troyescà  Dijon,  de  Langres  à  Ton- 
nerre, possédaient  une  partie  considérable  des  fiefs  de  la 
province.  Nous  n'avons  malheureusement  que  fort  peu  de 
documents  sur  son  origine,  et  il  est  absolument  impossible 
de  faire  remonter  bien  haut  de  ce  côté  la  généalogie  de 
saint  Bernard.  Selon  une  conjecture  hardie,  quelques-uns 
ont  pensé  que  son  aïeul  paternel  s'appelait  Tescelin  comme 
son  père.  On  n'est  peut-être  pas  plus  près  de  la  vérité,  en 

(1)  Voir  toule  celle  question  parfaitement  élucidée  par  M.  i  al>ljé 
Cliomlon,  Jiidletin,  etc.,  janvier-février  18î»l  ,  p.  IC-lVt,  95-'.i"J  cl 
j)assiiii. 

(2j  On  lit  :  Tescelinus  U  Sors  Curtul.  de  Molesme,  arcliiv.  de  la 
Cote-d'Or,  t.  1,  p.  7,  10-11,  66).  Cf.  Geoffroy,  J'ragm. ,  Mignc,  col. 
523,  etc. 


4  VIE    liE    SAINT    lîEKNAHD. 

lui  donnant  Eve  de  Grancey  ou  de  Chùtillon  (1)  pourgrand'- 
mère.  Ce  qui  paraît  certain,  c'est  que  celle-ci,  quel  que 
fût  son  nom,  se  maria  en  secondes  noces  à  Foulques  d'Âi- 
gremont  et  donna  à  Tescelin  plusieurs  frères  utérins  (2). 

Tescelin  était  apparenté  aux.  meilleures  familles  de  Chà- 
tillon-sur-Seine.  Parmi  les  seigneurs  qui  lui  étaient  unis 
par  les  lions  du  sang,  les  chroniques  et  les  chartes  citent 
Josbert  de  la  Ferté-sur-Aube  —  qui  n'est  autre  que  Jos- 
bertle  Roux  de  Chàtillon,  sénéchal  de  Hugues  de  Cham- 
pagne et  vicomte  de  Dijon  '3),  —  Ilainier  de  Chàtillon, 
sénéchal  dos  ducs  de  Bourgogne,  et  Hugues  (iodefroid  de 
Chàtillon,  l'un  des  seigneurs  de  Sainte-Coloiube-sur- 
Seine  f4). 

Par  la  ligne  maternelle  la  généalogie  de  saint  Bernard 
est  plus  illustre  encore.  Âleth  (o),  selon  une  croyance 

(1)  Les  bases  sur  lesquelles  s'appuie  cette  opinion  sont  :  1"  le  tableau 
généaiogique  connu  sous  le  nom  de  Chronique  de  Cranrey,  qui  date 
du  seizième  siècle  (livre  III,  n-  XXVII,  p.  21,  traduction  Jolibois),  2"  l'in- 
ventaire des  titres  de  la  maison  de  Cléron,  dressé  par  F.  de  la  Place 
(Chilllet ,  ap.  Migne,  col.  1  iSS;  ;  3"  une  tradition  du  château  de  Grancey, 
rappelée  par  Cliilllet  [Opuicula  quatuor,  p.  171).  Ces  documents  sont 
peu  sûrs.  Mais  comme  ils  proviennent  de  deux  sources  difterentes  , 
leur  accord  semble  olïrir  quelque  garantie.  M.  l'abbé  Jobin  adopte  celle 
oinmon  {Saint  Bernard  cl  sa  famiUe,  p.  \u-xiv.  Cf.  Chilïb't ,  Gcnus 
illustre,  ap.  Mignc,  col.  1515). 

(■2)  Cf.  Albéric  de  Troisfontaines,  Cirron.,  ap.  Migne,  col.  l-JO."); 
Chitllet,  r.enu^  illustre,  ibH. ,  col.  liH"),  14S8,  lôlS;  Jobin,  Saint 
Bernard  et  sa  famille,  p.  mi. 

(3)  «  Secunduui  carnem  jiropinquus.  »  Bernardi  Vita.  I,  ix,  nM3. 
((  Jo.sbertus  vicccomes,  Josbcrtus  de  Caslidlione.  »  Petit,  flistoire  des 
ducs  de  Jiourgofjne,  I,  i24-'i2').  Josbert  était  viconde  de  Dijon  par  sa 
femme  Lucie,  fille  de  Tiiibaut  de  l$eaune  (Pérard ,  llecueil ,  etc., 
p.  200-201). 

(4)  C'artul.  de  Molesme,  t.   I,  fol.   xxx-wxi. 

(.5)  Le  nom  d'Aleth  se  trouve  diU'éremment  indiqué  dans  les  docu- 
ments :  Aalays,  ou  même  Élisabetli,  Bernardi  Vita,  lib.  I,  cap.  i -, 
G:iufridi  Irarjm.,   Ms.    17039.   p.  2.    Nous   avons  Nuivi  l'orlliographe 


DDLCAÏION    ET   PHILMIER   APOSTOLAT.  5 

générale,  tirait  son  origine  des  anciens  ducs  do  Bour- 
gogne 1:;  elle  était  fille  du  puissant  seigneur  Bernard  de 
Montbard  et  d'Humberge  ou  Amburge  dite  des  Riceys  (2). 
Ses  frères  avaient  nom  André,  mort  jeune,  Rainard, 
Gaudry,  Milon,  André  second;  nous  les  retrouverons  plus 
tard  dans  le  cours  de  cette  histoire  ,  ainsi  que  leur  sœur, 
dont  on  ignore  le  nom  3). 

Illustres  par  la  naissance,  les  parents  de  Bernard  n'é- 
taient pas  dénués  des  avantages  de  la  fortune.  On  a  re- 
cherché quelle  pouvait  être  l'étendue  de  leur  domaine; 
les  chartes  sont  malheureusement  sur  ce  point  d'une  dis- 
crétion désespérante.  Nous  savons  que  Tescelin  était  sei- 
gneur de  Fontaines,  Fontanensis  oppidi  domlnus ,  et  pos- 
sédait à  Chàtillon-sur- Seine  une  maison  de  quelque 
importance.  Ajoutons  à  ces  possessions  une  terre  dans  les 
environs  de  Clairvaux  (4)  et  une  prairie  sur  les  bords  de 
la  Brenne ,  entre  Gourcelles  et  Benoisey,  au  milieu  des 
fiefs  des  seigneurs  de  Grignon,  de  la  Roche,  d'Épiry,  etc. 
C'est  tout  ce  que  nous  pouvons  indiquer  avec  certi- 
tude (o).  Peut-être  son  domaine  s'étendait-il  à  l'ouest  de 

reçue.  M.  l'abbé  Bouilier  rocouunande  forlhographe  Aletlc  (Chointon, 
H,  32-37). 

1)  Bcvn.  Vila  /F",  n"  1,  col.  535.  Selon  Chilllet  [Gcnus  illustre, 
ap.  Migne,  13'.r2  ol  1399)  et  M.  l'abbé  Jobin  (Saint  llemard  et  sa 
famille,  p.  \r.i-xMii;,  c'est  par  les  comtes  de  Tonnerre,  issus  des  an- 
ciens ducs  bénéficiaires  de  Bourgogne,  quWleth  a  hérité  du  sang  ducal. 

(2)  «  Atnburgi  de  Riciaco.  »  Gallia  Christ.,  IV,  729.  Cf.  Lalore,  les 
Riceys,  Troyes,  1872,  p.  G.  Cette  origine  d'Aniburge  est  douteuse. 

(3)  Cf.  Chilllet,  Cenus  illustre,  ap.  -Nfigne,  col.  1517-1520,  et, 
spécialement  pour  le  premier  enfant  du  nom  d'André,  Ilist.  des  ducs 
de  Bourgogne,  I,  499-500.  Le  nom  de  Diane,  que  plusieurs  donnent, 
après  Chilllet,  à  la  sœur  d'Aleth,  n'est  |)as  sur  :  car  le  document  auquel 
on  l'emprunte  est,  en  plusieurs  points,   fautif. 

{ijCartul.  de  Clairvaux ,  l-ravillc,  t.  II, p.  3;cr.  Chomton,Il,  12-13. 
(5)  Bern.  Vila  IV",  lib.  1.  n    1;  Cenus  itliislre,  aj).   Migne,  col. 
tiG3:  Gauf.  Frugin.,  ibid.,  col.   525. 


6  VIE   DE   SALNT    BERNARD. 

Fontaines,  sur  le  territoire  de  Daix,  où  se  trouvent  Chan- 
gey  et  Bonvau  qui,  d'après  les  chartes,  appartinrent  plus 
tard  aux  petits -enfants  de  Barthélémy  de  Somhernon 
marié  à  la  petite-fille  de  Tescelin;  mais  ce  n'est  là  qu'une 
conjecture  1).  Il  faut  donc  nous  en  rapporter  simplement 
aux  historiens  de  saint  Bernard,  si  nous  voulons  croire 
que  Tescelin  était  «  riche ,  »  «  très  riche  en  biens  du 
siècle  (2).  " 

Vassal  du  duc  de  Bourgogne,  Tescelin  occupait  un  rang 
distingué  à  la  cour  de  son  suzerain.  Kudes  l"'  et  Hugues  il^ 
l'avaient  admis  dans  leurs  conseils.  Aussi  (in  juriscon- 
sulte que  lier  chevalier,  il  montrait  une  adresse  égale  à 
dénouer  les  différends  et  à  manier  l'épée.  La  justice  fai- 
sait la  seule  loi  de  sa  conduite.  Les  chroniqueurs  nous  le 
représentent  comme  un  homme  droit  par  excellence. 
Un  mot  peint  son  caractère  :  la  loyauté,  legalilate  pi';vci- 
l)uus.  Il  avait  coutume  de  dire  :  «  Je  ne  comprends  pas 
que  la  justice  soit  pour  tant  de  gens  une  chose  si  oné- 
reuse. »  Et  ce  qui  l'indignait  particulièrement,  c'était 
qu'on  abandonnât  lajustice  par  crainte  ou  par  cupidité. 

Tel  il  se  montrait  dans  son  domaine,  tel  il  était  à  la 
cour  (3).  On  raconte  qu'un  jour,  dans  un  de  ces  litiges  que 
font  naitro  si  fréquemment  les  questions  de  propriété, 
irrité  contre  son  adversaire  qui  n'était  qu'un  simi)le  bour- 
geois, il  eut  la  faiblesse  de  lui  proposer  un  duel.  C'était 
déroger  à  sa  noblesse,  c'était  surtout  olfenser  Dieu;  et  la 
justice  n'avait  aucune  réparation  à  attendre  d'un  tel  con- 
flit, quel  qu'en  fût  le  dénouement.  Tescelin  comprit  entin 
la  folie  dr  sa  proposition.  Arrivé  sur  le  terrain,  il  dit 
simplement  à  son  voisin  :  «  Tenons-nous-en  là,  je  vous 

(1)  Cf.  Genus  illiislre,  il)i(l.  .  col.  1424  et  suiv. 

{'!)  Gaiif.  Fmrj.,  Uh^ne,  col.  523;   Vila  IV\  lih.  1,  iv  1. 

['■i)  Frogm.  Gauf.  ,  1.  c.  ;  llcrn.   Vita,  lih.  1,  ca]).  i. 


EDUCATION    ET    PREMIER    APOSTOLAT.  i 

abandonne  l'objet  du  débat.  »  Voilà  un  trait  qui ,  mieux 
que  le  faux  point  d'honneur,  décèle  le  gentilhomme  (1). 

Cet  amour  délicat  de  l'équité  lui  donnait  quelque  au- 
torité auprès  de  son  suzerain.  Dans  la  contestation  qui 
s'éleva  en  1113  entre  Hugues  II  et  l'évêque  d'Autun  au 
sujet  d'une  terre  indûment  exploitée  par  le  duc,  Tescelin 
tut  l'un  des  conseillers  qui,  sans  égard  pour  le  secret  dé- 
sir de  leur  maître ,  n'hésitèrent  pas  à  faire  prévaloir  les 
droits  de  la  justice  (2). 

A  la  droiture  Tescelin  joignait  le  prestige  de  la  bra- 
voure. 11  avait  à  l'armée  le  même  rang  qu'il  tenait  dans 
les  chartes  ducales  (3).  Les  ducs  de  Bourgogne  n'eurent 
pas  de  plus  sûr  lieutenant  que  lui;  et  les  contemporains 
lui  adressent  cet  éloge  singulier,  que  son  épée  portait 
toujours  bonheur  à  la  cause  qu'elle  défendait  (4).  On  se 
le  représente  volontiers  comme  l'un  de  ces  preux  qui  de 
son  temps  prenaient  saint  Georges  pour  patron.  C'est  le 
type  de  la  force  protégeant  le  droit. 

Tel  était  le  seigneur  de  Fontaines.  Son  épouse  offre  un 
autre  assemblage  de  vertus  non  moins  exquises.  Nous 
avons  vu  la  force;  voici  maintenant  la  douceur  et  la  déli- 
catesse. Aleth,  que  son  père  Bernard  destinait  au  cloître, 
avait  reçu  une  éducation  conforme  à  ce  dessein.  La  dis- 
tinction de  sa  race,  jointe  à  une  instruction  solide,  fai- 
sait d'elle  à  quinze  ans  une  jeune  tille  accomplie  et  présa- 
geait une  femme  d'un  rare  mérite.  Tescelin,  l'ayant 
connue,  la  demanda  en  mariage.  Bernard  de  Monlbard 

(1)  Ben).  Vila  71'%  I,  n"  4 

(2)  Doin  Plancher,  Histoire,  I,  Inst.  xi.ix;  cf.  Petit,  Jlittoire,  etc., 
1,  298. 

(3)  Tescelin  ligure  dans  dix  chartes  indiiiiiées  jiar  Pdil,  Histoire 
[l.  ]).  sous  les  n'"*  42,  58,  9<J,  102,  108,  126,  ISi,  142,  et  |>ar  doin 
Plancher,  Histoire.  I,  285-288,  Instr.  xxxv-xxxvi. 

(4)  Gauf.  Frarjin.,  Mii^'ie,  p.  524. 


8  VIE    DE    SAIXT    BERNAHl). 

n'osa  rejeter  Toifre  d'une  main  si  sûre  el  si  loyale.  11 
abandonna  les  vues  (ju'il  avait  sur  sa  tille;  et  la  jeune 
Alelh  alla  s'asseoir  au  foyer  du  seigneur  de  Fontaines, 
qu'elle  devait  tant  illustrer  (1. 

Elle  fut  la  châtelaine  idéale,  telle  que  la  concevaient 
nos  aïeux.  Les  pauvres  du  voisinage  trouvèrent  en  elle 
une  providence  visible.  Elle  ne  se  contentait  pas  de  faire 
l'aumùne,  chose  banale  pour  un  riche;  elle  visitait  elle- 
même  les  malades  sans  famille  et  ne  dédaignait  })as  de 
laver  leur  vaisselle  et  de  faire  leur  cuisine  (2). 

Dieu  bénit  une  union  si  bien  assortir.  Aleth  mit  sept 
enfants  au  monde  :  (îuy,  Gérard,  Bernard,  llombeline, 
André,  Barthélémy  et  Nivard  (3).  Bernard  était  le  troi- 
sième. Avant  même  qu'il  fût  né,  Aleth  avait  pressenti 
sa  grandeur  future.  Un  jour  elle  eut  un  songe,  oiile  trésor 
qu'elle  portait  dans  son  sein  lui  apparut  sous  la  forme 
d'un  petit  chien  blanc  taché  de  roux,  qui  poussait  des 
aboiements  formidables.  Ell'rayée  de  sa  vision,  elle  alla 
consulter  un  saint  religieux  qui  la  rassura,  dit-on,  en  ces 
termes  :  «  L'enfant  qui  naîtra  de  vous  sera  le  gardien  de 
la  maison  de  Dieu  ;  excellent  i»rédicateur,  il  ne  ressem- 
blera en  rien  à  tant  de  chiens  infidèles  qui  ne  savent  pas 
aboyer  (4).  » 

A  partir  de  ce  jour,  Aleth  eut  les  yeux  constamment 
fixés  sur  l'avenir  de  ce  tils  prédestiné.  Sans  que  l'éduca- 
tion de  ses  autres  enfants  en  soulfrit,  elle  trouva  le  moyen, 
pour  seconder  les  desseins  de  la  Providence,  d'appliquer 
d'une  façon  parficnlièic  à  l'élu  du  Seigneur  sa  tendresse 

(1)  lU'rn.  Vilal\'\  lili.   I,  iv   1;  Caiif.  Frcujui. ,  I.  c. 

(•2)  ncin.  Vita  n.  lib.  I,  n-  :..   Cf.    Vila  r.  lit).  I,  c.  i,  iv  1. 

(3)  licni.  Vila  /F',  lil).  1,  iv  3. 

(4)  Gauf.  Fra(jm.,  Ms.  iTdSO,  \k  •>;'.;  cf.  Bcrn.  Vita,  \\h.  I,  caj). 
I.  ir  5. 


ÉDUCATION    ET    l'HEMIEH    Al'OSTOLAT.  9 

et  ses  soins  maternels.  Elle  avait,  selon  une  pieuse  cou- 
tume du  pays,  otrert  à  Dieu  Guy  et  Gérard  au  jour  de  leur 
naissance.  En  recevant  pour  la  première  fois  leur  jeune 
frère  dans  ses  bras,  elle  Téleva,  nous  dit  un  contemporain, 
le  plus  haut  qu'elle  put  vers  le  ciel;  et,  alin  de  marquer 
l'excellence  de  laffection  qu'elle  avait  déjà  conçue  pour 
lui,  elle  voulut  qu'il  portât  le  nom  do  son  propre  père  et 
s'appelât  Bernard  (1). 

Nulle  femme  ne  comprit  mieu.\  quAletb  les  devoirs  de 
la  maternité  ;  elle  en  aimait  les  sacrifices  non  moins  que 
la  gloire.  Déjà  de  son  temps  bien  des  mères  se  déchar- 
geaient sur  des  mercenaires  ou  des  subalternes  du  soin 
d'allaiter  leur  progéniture.  Suivre  cet  exemple  lui  eût 
paru  un  crime.  A  aucun  prix  elle  n'eût  souffert  qu'un 
sang  moins  noble  et  moins  pur,  en  tout  cas  moins  géné- 
reux que  le  sien,  coulât  dans  les  veines  de  ses  enfants  (2). 
Quel  autre  lait  que  le  sien  eût  fait  des  fils  de  ïescelin 
autant  de  héros,  avant  qu'ils  eussent  atteint  l'âge  de  vingt- 
cinq  ans? 

Mais  l'éducation  des  enfants  n'est  pas  l'effet  de  la  seule 
tendresse  ;  il  y  faut  aussi  de  la  force  et  de  la  fermeté. 
Aleth  n'en  manqua  pas.  Élevée  elle-même  sous  une  aus- 
tère discipline  qui  la  préparait  au  cloître,  elle  forma  ses 
enfants  à  la  même  école.  Tant  qu'ils  restèrent  sous  sa 
main,  elle  leur  apprit  à  se  contenter  de  vêtements  simples 
et  d'une  nourriture  solide,  mais  commune  et  même  gros- 
sière. Tous  les  rarfinem<'nts  de  l'art  culinaire,  toutes  les 
gâteries  à  l'aide  desquelles  tant  de  mères  altèrent  la  santé 
de  leurs  enfants  au  lieu  de  la  fortifier,  furent  bannis  du 
château  de  Fontaines,   .\leth  rêvait  de  voir  ses  fils  ro- 

(1)  ><  Elevans  io  cœlurn  allius  qiiam  poluit,  »  etc.  Gauf.  Fiu<j)n., 
p.  2;  liern.  \i(a,  lib.  I,  c.  i,  ii"  ').;  VUa  IV\  iib.  1,  u'  3. 

(2)  Bcrn.  ]ita,  lib.  I,  taii.  i,  w  1. 

1. 


10  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

bustes  et  écartait  d'eux  avec  une  sévérité  iiKiuiète  et 
inexorable  tout  ce  qui  aurait  pu  les  amollir  et  les  efîémi- 
ner  (1). 


11 


Bernard  grandit  au  milieu  de  ces  soins.  Quand  il  fut 
à  l'âge  de  fréquenter  les  écoles  publiques,  sa  mère  n'hé- 
sita pas  à  l'y  conduire  (:2).  Elle  avait  le  choix  entre  l'école 
de  Saint-Bénigne  de  Dijon  ou  celle  de  Châtillon-sur-Seine, 
presque  également  célèbres.  Elle  se  décida,  nous  ne  sa- 
vons au  juste  pour  quel  motif,  en  faveur  de  cette  der- 
nière (3j.  Peut-être  la  perspective  d'un  long  séjour  obligé 
à  Châtillon  l'y  détermina-t-elle.  Elle  ne  pouvait  ni  ne 
voulait  se  dérober  à  l'auguste  devoir  et  renoncer  au  bon- 
heur délicat  de  surveiller  de  près  les  progrès  intellectuels 
et  moraux  du  fils  de  sa  prédilection. 

Quand  on  arrive  à  Châtillon,  en  partant  de  Dijon  par  la 
route  de  Grancey  et  de  Ilecey-sur-Ouree,  après  avoir  tra- 
versé le  plateau  qui  sépare  la  vallée  de  l'Ource  de  la 
vallée  de  la  Seine,  on  se  trouve  tout  à  coup  à  l'entrée  de 
la  ville,  près  d'une  sorte  de  promontoire  qui  fait  mine  de 
s'avancer,  de  l'est  à  l'ouest,  dans  la  vieille  cité  et  la  com- 
mande d'une  hauteur  d'environ  40  mètres.  Sur  cette  émi- 
nence  les  évoques  de  Eangres,  seigneurs  en  partie  de  Châ- 

(1)  «  Ne  efleniinareiiliir  iisii  doliciaruin.  »  Gaiif.  fra;/ m . ,  p.  2'', 
Bern.  Vita ,  I .  c. 

(•).)  Une  tradition  chillillonnaise  veut  que  Bernard  ait  résidé  à  Châ- 
tillon «  pas  plus  de  treize  à  quatorze  ans  »  (Jobin,  Saint  Bernard  et 
su  famille,  p.  GGl-6(l'i)-  H  faut  entendre  par  là  le  temps  de  ses  études 
et  le  séjour  ([ui  suivit  la  mort  de  sa  inére  jusqu'en  1112.  Il  serait  donc 
arrivé  à  Châtillon  vers  lOliH  à  l'âge  d'environ  huit  ans.  Ce  sentiment 
n'est  pas  improbable. 

(3)  Gauf.  l'rugm.,  Migne,  col.  52:>,  Hem.  Vita,  lib.  I,  cap.  i,  n"  3. 


ÉDUCATION  ET  PREMIER  APOSTOLAT.  I  1 

tilloii,  avaient  construit  au  moyen  âge  un  château  tort 
dont  il  ne  reste  plus  que  quelques  tours  en  ruines.  Sur  la 
pointe  même  du  promontoire  est  pittoresquement  assise 
la  curieuse  église  de  Saint-Vorles,  construite  au  onzième 
siècle  sur  l'emplacement  d'une  église  plus  ancienne.  La 
Seine  longe  au  Nord  le  coteau  escarpé  et  reçoit  les  eaux 
de  la  <(  Douix,  »  qui  sourd  à  la  base  du  rocher  avec  une 
extrême  abondance  et  un  éternel  bruissement.  La  maison 
de  Tescelin  était  située  au  midi  (i) ,  à  cent  mètres  environ 
de  l'église  et  du  château,  dans  le  vallon  qui  débouche  sur 
la  Seine. 

C'est  ce  coin  de  Châtillon  qui  garde  plus  particuliè- 
rement le  souvenir  du  fils  d'Aleth.  Bernard  y  passa  les 
plus  douces  années  de  sa  vie;  son  adolescence  s'y  écoula 
presque  tout  entière. 

A  l'église  Saint-Vorles  était  attaché  depuis  près  de 
cent  ans  un  chapitre  collégial,  dit  canoniquement  de 
Notre-Dame ,  mais  appelé  aussi  vulgairement  de  Saint- 
Vorles.  De  ces  chanoines  séculiers ,  l'évêque  de  Langres 
Brunon  de  Roucy,  zélé  disciple  de  Gerbert,  avait  fait  des 
instituteurs;  il  leur  avait  confié  les  écoles  châtillonnaises. 
Leur  maison  était  alors  très  florissante.  Cent  ans  plus 
tard,  un  chroniqueur  la  citera  comme  l'une  des  gloires 
de  la  Bourgogne  i:2).  Les  maitres  qui  la  dirigeaient  bril- 

(1)  C'est  sur  reiiiplaceineiit  de  celle  maison,  nie  du  Trucliol,  au- 
jourd'hui rue  Saint-Bernard,  que  les  Feuillants  établirent  leur  menas 
1ère  au  dix-septième  siècle  {Certificat  des  Chàtillonnais  en  1620,  dans 
Jobin ,  Sai7it  Bernard  et  sa  famille,  p.  664).  Les  Ursulines  de  Troyes 
l'occupent  à  l'heure  présente.  Dans  les  substructions  de  l'édifice  on 
montre  un  réduit  obscur  et  souterrain  dont  les  murs  paraissent  fort 
anciens.  Les  religieuses  y  mènent  les  visiteurs  par  un  long  coriidor 
sombre  et  ne  manquent  pas  de  dire  que  Bernard  a  fréquenté  celle  retraite. 
"  Cest  là,  ajoutent-elles  gravement,  que  le  .-iaint  a  composé  le  Mémo- 
rare.  » 

(2)  Willelmi  Brilon.  Philippidos ,  lib.  I ,  ap.  liist.  des  C,  X.KII,  105 


12  VU'     liE    SAINT    nERNAHlL 

laieut  par  leurs  vertus  non  moins  que  par  !our  scii'uce; 
et  c'est  le  parfum  de  leur  piété  encore  plus  que  l'éclat  de 
leur  enseignement  qui  attira  l^ernard  au  pied  de  leur 
chaire  (1). 

Leur  programme  était  celui  de  toutes  les  écoles  du 
temps;  il  comprenait  les  humanités,  la  philosophie  et  la 
théologie,  tout  cela  renfermé,  à  part  la  théologie,  dans 
un  double  cercle  bien  connu  sous  le  nom  de  Trivuim  et 
de  OiKtf/riviuut.  11  n'(^st  pas  probable  que  Bernard  l'ait  par- 
couru tout  entier.  Uu  Quadrivium  qui  embrassait  l'ari- 
thmétique, la  géométrie,  l'astronomie  et  la  musique,  il 
ne  posséda  jamais  que  des  notions  très  élémentaires;  la 
musique,  entendue  dans  le  sens  de  la  connaissance  du 
plain-chant,  fut  pour  lui  l'objet  d'études  plus  spéciales 
(ju'il  continua  d'ailleurs  plus  tard  dans  le  cloître.  Mais  on 
ne  saurait  douter  qu'il  ait  dès  lors  approfondi,  dans  le 
Trivium,  la  grammaire  et  la  rhétorique,  et  même  qu'il  ait 
abordé  résolument  les  problèmes  de  la  dialectique. 

La  grammaire  consistait  dans  la  lecture  et  l'explica- 
tion des  classiques  latins,  Cicéron,  Boèce,  Virgile,  Horace, 
Ovide,  Lucain  et  Stace  {t).  Tels  furent  sûrement  les  au- 
teurs favoris  du  jeune  Bernard;  les  poètes  surtout  lui 
devinrent  familiers;  plus  tard  il  sèmera  volontiers  ses 
écrits,  même  les  plus  mysti(|ues,  de  leurs  vers  aimés.  On 
lui  a  reproché  d'avoir  eu,  dans  son  enfance ,  un  goût  trop 
prononcé  pour  la  poésie  et  d'avoir  i>oussé  jusqu'à  l'indé- 
cence l'imitation  d'Ovide.  L'auteur  de  cette  critique  as- 
sure menu;  avoir  eu  sous  les  yeux  un  échantillon  de  ces 

(1)  Dvrn.  Vita,  lib.  1,  cap.  i,  n"  3. 

(2)  On  a  [lublié  les  catalogues  des  ouvrages  en  usage  dans  les  écoles 
(lu  douzième  siècle.  Les  auteurs  cités  s'y  trouvent  constamment.  Cf. 
Léon  Maître,  les  Écoles  cpiscopales  ci  monastiques  de  iOccidcnt 
depuis  C/HtiieiiKKjne  jusqu'à  l'Ii iUppe- A  uijuste  ,Viirh  ,  18GG.  p.  'ilH- 
298.  Bernard  ne  parait  jms  avoir  étudié  le  grec. 


ÉDUCATION    ET    PREMIER    AI'OSTOI.AT.  13 

poèmes  licencieux  (1).  Son  témoignage ,  qui  est  celui  d'un 
ennemi,  nous  parait  à  tous  égards  fort  suspect.  Si  This- 
toire  en  doit  retenir  quelque  chose,  c'est  que,  pendant  le 
cours  de  ses  étudesàChàtillon,  Bernard  s'est  exercé  à  met- 
Ire  en  vers  quelque  sujet  profane.  En  ce  cas,  il  serait  fort 
à  regretter  qu'on  ne  nous  ait  pas  conservé  ces  juvenilid. 
Nul  doute  que  son  génie  no  s'y  fût  déjà  révélé.  Sa  précocité 
tenait  du  prodige.  Ses  maîtres  ne  pouvaient  s'emp(''cher 
d'admirer  l'aisance  avec  laquelle  il  dépassa  de  prime-saut 
tous  les  enfants  de  son  âge  et  devint  le  plus  brillant  élève 
de  leur  maison  (2). 

Mais  ces  succès  littéraires  n'offrent  qu'un  aspect,  et 
non  le  plus  étonnant  de  son  éducation.  Ses  progrès  dans 
la  vertu  allaient  de  pair  avec  son  développement  intellec- 
tuel. Bossuet  a  dit  :  «  Malheur  à  la  science  qui  ne  se 
tourne  pas  à  aimer!  »  Chez  le  jeune  Bernard  toute  la 
science  se  tournait  à  aimer,  à  aimer  Dieu  d'abord,  puis 
le  prochain.  S'il  voulait  exceller  dans  la  littérature,  nous 
disent  ses  historiens,  c'était  pour  apprendre  à  mieux 
goûter  l'Écriture  sainte,  le  seul  livre  qui  enseigne  la 
science  du  salut  (3).  On  reconnaît  là  les  premiers  fruits 
des  leçons  d'Aleth.  Dieu  voulut  bénir  et  encourager  ces 
efforts  d'une  vertu  qui  s'ignore,  mais  (jui  cherche  naïve- 

(1)  «  Audiviiiuis  le  a  piiinis  t'ere  adolescenlia;  nulirncnlis,  canluin- 
culas  niiiiiicas  et  urljanos  inodulos  faclitasse. . .  Fratres  tiios  rinlliiniro 
certainine,  aculfequc  invciitioiiis  versulia  semper  exsuperare  contende- 
bas...  Vereor  paginam  fœdi  coinrnenli  irilerpositione  inlerpolari.  » 
Pétri  Berengarii  scolaslici  Apolofjelicus ,\nU'v  0[).  Alnel. ,  éd.  Cousin, 
H,  771.  Nous  avons  prouvé  ailleurs  llievuc  des  Quest.  hist.,  janvier 
1891)  que  le  lieu  de  ces  essais  |)oéliques  ne  pouvait  être  que  l'école  de 
Chàtiilon  et  non  Citeaux,  comme  le  veut  M.  liauréau  (Pocmes  latins, 
attribués  à  saint  Bernard,  p.  ui-v). 

('2)  «  Facillus  discens  super  omncs  coataneos  suos.  "  (lauf.  Frarjiii., 
p.  2''.  CF.  Jlfirn.  Vita,  \\h.  I,   caii.  i,  n"  3. 

(3)  Bern.  Vtla,  1.  c. 


14  VIE    DE    SAINT    KERNAUI). 

ment  sa  vocation.  C'était  pendant  la  nuit  de  Xoi'l,  Ber- 
nard était  prés  de  sa  mère.  Tout  le  monde  s'apprêtait  à 
partir  pour  chanter  les  vigiles  à  l'église  Saint  -  Vorles  ; 
mais  comme  la  cloche  tardait  à  sonner  l'ofûce,  le  jeune 
écolier  l'ut  pris  de  sommeil  et  s'endormit  sur  sa  chaise. 
Aussitôt,  la  scène  de  la  Nativité  du  Sauveur  se  déroula 
dans  son  imagination  ravie.  Jésus  lui  apparut,  comme  s'il 
sortait  du  sein  de  sa  mère,  éclatant  de  beauté.  Ce  fut  en- 
tre les  deux  enfants  un  délicieux  échange  de  caresses  an- 
géliques,  que  le  pinceau  d'un  Uaphaèl  pourrait  seul  re- 
tracer. Aleth  les  interrompit  pour  conduire  Bernard  à 
l'église,  après  l'avoir  revêtu  de  ses  habits  de  chœur.  Mais  le 
souvenir  en  resta  inaltérablement  gravé  dans  l'àme  du  fu- 
tur apôtre.  Plus  tard  il  aimait  à  dire  que  le  Sauveur  lui 
était  apparu  à  l'heure  même  où  il  est  né  (1).  Ce  sujet  était 
en  chaire  son  thème  de  prédilection,  et,  pour  emprun- 
ter le  langage  de  saint  François  de  Sales,  «  combien  que 
depuis,  comme  une  abeille  sacrée,  il  recueillit  toujours 
do  tous  les  divins  mystères  le  miel  de  mille  douces  et  di- 
vines consolations,  si  est-ce  que  la  solennité  de  Noid  lui 
apportait  une  particulière  suavité,  et  il  parlait  avec  un 
goust  non  pareil  de  cette  nativité  de  son  Maistre  i^j.  » 

Cette  vision  ne  fut  pas  sans  etfet  sur  le  caractère  du 
jeune  Bernard.  Ses  biographes  ont  remarqué  qu'il  fut  dès 
l'école  un  grand  «  méditatif  (3).  »  Sans  doute  le  ûls  d'Aleth 
cultiva  les  vertus  do  son  âge;  il  fut  bon  disciple  et  excel- 
lent camarade.  Il  conçut  de  bonne  heure  pour  ses  maî- 
tres celte  reconnaissance  exquise  dont  il  leur  donna  plus 

1}  Nous  avons  démontré  (Bévue  des  Q.  JiisL,  avril  189?,  p.  58'2-58:?, 
que  celte  scène  eut  lieu  non  dans  l'église  Saint- Vorles,  mais  dans  la 
maison  delescelin,  in  domopalris.  comme  parle  Geoffroy.  Fragmenta, 
p.  3. 

(2)  Trailc  (le  l'amourde  /)jf'(/, livre III, chap.  xii.Cf.  Bern.  yila,\.  c. 

(3)  «  Mire  cogitalivus,  »  Bern.  Vita,  lib.  I,  c.  i,  n'3. 


ÉDUCATION   ET    PREMIER    Al'OSTOLAT.  15 

tard  la  preuve  en  leur  proposant  de  transformer  leur  libre 
association  en  congrégation  régulière.  Ses  condisciples 
n'eurent  pas  de  meilleur  ami.  C'est  à  Châtillon  «[u'il  noua 
ces  amitiés  si  vives  et  si  profondes  qui  firent  le  charme  de 
toute  sa  vie  :  c'est  là  qu'il  apprit  à  connaître  et  subjugua 
ces  âmes  si  ardentes  et  si  lîères  qui  devaient,  peu  de  temps 
après,  s'attacher  à  lui  comme  à  leur  maître,  un  Hugues 
de  Màcon,  et  peut-être  Godefroid  de  la  Roche,  deux  fu- 
turs évêques.  On  se  tromperait  cependant,  si  on  se  figu- 
rait Bernard  comme  un  zélateur  précoce  que  le  feu  de 
l'apostolat  dévore.  Bernard  est  un  élève  naturellement 
modeste  et  réservé,  fuyant  les  compagnies  bruyantes  et 
les  jeux  dissipants,  recherchant  la  solitude  comme  un 
asile  pour  sa  piété  et  un  abri  pour  sa  timidité.  Chose  à 
peine  croyable ,  ce  futur  apôtre ,  qui  devait  donner  aux 
grands  de  la  terre  de  si  hautes  et  de  si  éclatantes  leçons, 
fut  un  écolier  silencieux  et  timide  à  l'excès.  Rien  ne  lui 
était  plus  pénible  que  de  paraître  en  public  et  d'être  pré- 
senté à  des  étrangers.  La  vue  d'un  inconnu  qui  lui  adres- 
sait la  parole  lui  faisait  monter  la  rougeur  au  front.  C'était, 
pour  employer  une  expression  vulgaire,  le  défaut  d'une 
qualité.  Il  ne  s'en  corrigea  jamais  complètement.  Ce  défaut 
du  reste,  qui  contenait  un  fond  de  pudeur  qu'il  confondait 
volontiers  avec  la  modestie,  paraît  lui  avoir  été  cher,  et  il 
se  plaignait  ({ue  ses  maîtres  eussent  employé  la  violence 
pour  l'en  délivrer  (1  .  Il  est  sûr  qu'aucune  disposition  n'é- 
tait plus  favorable  au  développement  de  sa  piété.  Et  déjà 
ses  contemporains  en  font  foi,  «  la  piété,  pour  parler  le 
langage  de  Bossuet,  était  son  tout.  » 

(1)  «  Fuit  puer...  ad  ea  quœ  mundi  sunt  siinplicilalis  iiiestiinal)ilis 
et  incredibilis  verecundise,  ila  ut  loqui  coiaui  aliis  aut  ignotis  pnesen- 
lari  viiis,  ipsa  sibi  morte  inolestius  judicaret,  etc.  »  Gaut".  Frugm., 
p.  2''.;  Bern.  Viki,\oc.  cit.,  n"^  3;  cl',  iib.  lil,  cap.  vu,  iv  22. 


IG 


VIE    DE    SAINT    IJEHXAIili. 


Sa  dévotion  à  la  Saintf  Vierge  fut  dès  lors  remarquée. 
On  vénérait  particulièrement  à  Saint-Vorles  une  image 
de  lanière  do  Dieu,  «  faite,  dit  un  pieux  auteur  (1),  d'un 
bois  que  l'âge  a  plus  noircy  que  le  soleil...  Le  visage  est  lon- 
g"uet,  les  yeux  grands  sans  excès ,  le  nez  long,  les  joues  ni 
trop  enllées,  ni  trop  abbattiies,  la  couleur  brune  et  par  l'art 
et  par  l'âge;  elle  est  assise  et  tient  avec  les  deux  mains  le 
petit  Jésus  sur  son  gyron.  "  Bernard  connut  cette  statue. 
Elle  était  placée  dans  un  petit  oratoire  situé  sous  le  tran- 
sept nord  do  l'église,  mais  plus  ancien  que  le  reste  de 
l'édifice  et  désigné  sous  le  nom  de  Sainte  Marie  du  CJià- 
leau.  Selon  la  tradition,  c'est  dans  cet  oratoire  et  devant 
cette  image  que  b'  fils  d'Aleth  aimait  à  venir  prier.  Tra- 
dition fort  vraisemblable,  car  le  souvenir  de  la  vision 
(le  Noël  dut  souvent  ramener  le  jeune  écolier  au  pied  de 
l'autel  do  la  Vierge  Mère.  Il  commença  à  puiser  là  cet 
amour  de  Marie  qui  l'inspira  si  heureusement  plus  tard 
et  lui  valut  le  titre  de  Cilharista  Maria-  (1. 

Le  cours  de  ses  études  littéraires  terminé ,  Bernard 
rentra  au  cliàteau  de  Fontaines.  Un  deuil,  le  premier 
qu'il  ait  éprouvé  et  le  plus  cruel  qui  puisse  frapper  le 
cœur  d'un  enfant,  l'y  attendait.  Pendant  les  vacances  sco- 
laires, vers  la  fin  du  mois  d'août  llOli  ou  1107,  Aleth  an- 
nonça à  sa  famille  rémiie  qu'elle  avait  le  pressentiment 
de  sa  mort  prochaine.  Ce  fut  un  coup  de  surprise  pour 
tous;  persoime  ne  voulut  ajouter  foi  à  la  sinistre  prédic- 
tion. Cependant  le  13  août,  veille  de  la  fête  de  saint 
Ambrosinien  (3),  patron  de  l'église   de  Fontaines,   elle 

[l]  VUislo'ue  sainte  de  la  ville  de  Cluitillon,  |)ar  le  P.  Lei^raiid, 
2*^^  p.,  |).  IGl. 

(2)  Choinlon,  liullelin,  mars-avril  1891,  p.  12.3,  noie  4. 

(3)  On  |)eul  lire  dans  Cliitllet  [Genus  illustre,  ap.  IMigne,  coi.  lil  1- 
lil7)  la    Vie  apocryplie  de  bainl  Ambrosinien,   évoque  et  martyr.  F.a 


ÉDUCATION    ET    PREMIER   Al'iiSTOL.VT.  17 

ressentit  les  premières  atteintes  de  la  fièvre  et  s"alita. 
L'alarme  était  dans  le  château  ;  Alelh  releva  par  sa  fer- 
meté et  sa  bonne  humeur  les  courages  abattus.  C'était  sa 
coutume,  en  cette  solennité,  de  réunir  le  clergé  de  Saint- 
Martin-des-Champs  (i)  et  de  lui  offrir,  après  l'office,  un 
repas  qu'elle  servait  de  ses  propres  mains.  Elle  exigea 
qu'on  ne  dérogeât  en  aucune  façon  à  ce  touchant  usage. 
Gomme  elle  ne  put  se  rendre  à  l'église,  elle  demanda 
qu'on  lui  apportât  la  sainte  communion  après  la  messe, 
et  elle  reçut  en  même  temps  l'extrême-onction.  Le  diner  fut 
fort  triste,  la  place  de  celle  qui  en  eût  fait  le  charme  étant 
vide.  Guy,  l'aîné  des  enfants,  était  chargé  de  conduire 
les  clercs  après  le  repas  dans  la  chambre  de  la  malade. 
Lorsqu'ils  y  furent  assemblés  et  qu'ils  eurent  formé  un 
cercle  auprès  de  son  lit,  elle  leur  annonça  tranquillement 
qu'elle  se  sentait  mourir.  Ils  entonnèrent  aussitôt  les  lita- 
nies auxquelles  elle  s'unit  de  cœur  et  de  bouche.  La  mort 
les  interrompit.  Pendant  l'invocation  :  «  Par  votre  passion 
et  par  votre  croix,  délivrez-la,  Seigneur,  »  la  moribonde 
éleva  la  main  pour  faire  le  signe  de  croix;  elle  ne  put  ache- 
ver son  geste  :  dans  ce  pieux  effort  son  âme  était  partie  (2  . 
Lorsque  .Jarentou,  abbé  de  Saint-Bénigne,  connut  cette 
douloureuse  nouvelle,  —  peut-être  assistait-il  à  la  fête 
de    saint   Ambrosinien ,  —   il    s'empressa   de    réclamer 


féle  (le  saint  AniLiosinieii  élait  célébrée  à  ronlaiiies  le  1^'  se|itcinbie 
{Gcnus  illustre,  ap.  Migne,  col.  1il7). 

(1)  Sur  l'église  Saint-Marlin  siluéc  à  l'est  de  Fontaines,  entre  Pouiily 
et  Dijon,  cf.  Jobin,  Saint  Bernard  et  sa  famille,  p.  569. 

(2)  Bfrn.  Vita  /F",  lib.  I,  n"  5:  cf.  Vitn  I'\  lib.  1,  c.  ii,  n"  5.  L'année 
n'est  pas  sûre.  Bernard  n'etail  pas  bien  éloigné  de  sa  vingtième  année 
(Gauf.,  Fraijm.,  p.  ■A).  D'autre  part,  selon  la  Vita  /C'  (lib.  1,  n"  8  , 
.Melli  apjiarut  à  André  pendant  cinq  ans  avant  sa  conversion,  qu'il 
faut  placer  viaiseinblableinent  en  1111  ou  111/!.  La  date  lloo  on  lliiT 
est  donc  jjrobabie. 


18  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

comme  un  trésor  le  corps  de  la  sainte  épouse  de  Tescelin. 
Dijon  lui  fit,  s'il  faut  en  croire  un  chroniqueur,  de  pom- 
peuses funérailles.  Ses  précieux  restes  furent  déposés 
dans  la  crypte  de  Saint-Bénigne,  oi^i  ils  demeurèrent  jus- 
qu'au milieu  du  treizième  siècle  il).  En  1250,  l'abbé 
Lexington  obtint  d'Innocent  IV  l'autorisation  de  les  trans- 
férer à  Clairvaux  (2),  et  Glairvaux  les  vénérerait  encore, 
si  la  Révolution  n'avait  passé  par  là.  Quel  fut  en  cette 
circonstance  le  chagrin  de  Bernard,  nul  ne  saurait  le 
dire.  Les  cris  désespérés  que  lui  arracha  plus  tard  la  mort 
de  son  frère  Gérard  peuvent  seuls  nous  aider  à  com- 
prendre la  douleur  qu'il  ressentit.  A  cet  âge,  l'amour 
d'une  mère  remplace  et  surpasse  tous  les  amours  dans  un 
cœur  tel  que  le  sien.  Il  faut  l'avoir  goûté  et  perdu  comme 
lui ,  pour  savoir  quel  vide  il  creuse  quand  il  nous  échappe. 
A  vrai  dire  cependant,  Bernard  ne  restait  pas  seul.  Sans 
parler  de  son  père  et  de  ses  frères  et  sœur  dont  l'affoc- 
tion  adoucissait  sa  peine,  il  eut  toujours  ce  que  j'appelle- 
rai le  sentiment  de  la  présence  réelle  de  sa  mère  auprès 
de  lui  (3).  Aux  heures  décisives  où  son  avenir  et  son  salut 
se  trouvèrent  enjeu,  ce  fut  l'autorité  d'Aleth  qui  le  sou- 
tint et  sa  piété  qui  l'inspira  (4). 

(Ij  Bcrn.  Vita  IV\  lib.  I,  n"  8.  Le  lieu  de  ceUe  sépiiUiire  fut  l;i 
crypte  de  Sainl-Bénigno,  inferior  ccclesia.  Le  toml)eaii  d'Aleth  était 
dans  les  caveaux  de  la  Rotonde,  admirable  édifice  à  triple  étage  situé 
au  chevet  du  monument  et  flanqué  de  deux  tours  avec  escaliers  à  vis, 
l'une  au  nord,  l'autre  au  midi.  Le  sepulchnnn  Alaysœ  niatris  divi 
Bernnrdi  abbatis  Clarevallis  se  trouvait  du  côte  du  nord,  près  de 
l'escalier  et  à  main  gauche  on  descendant.  Cf.  Chointon,  Hulletin, 
mars-avril  IS'.tl ,  p.  135-1 3 i. 

(2)  Cf.  M  igné,  185,  col.  14(i2. 

(3)  Herbert  {de  Miraculis,  lib.  Il,  caj».  23)  raconte  que  liernanl 
pendant  son  noviciat  à  Cîleaux  avait  coutume  de  réciter  chaque  jour 
pour  i'iime  de  sa  mère  les  sept  psaumes  de  la  Pi-nitonce. 

(ij  Guillaume  de  Saint'fiiierry  (ficrii.   \'Ua,  lib.  1,  c;qi.  m,  n"  loi  et 


ÉDUCATION    ET    l'REMIEK    ArOSTOLAT.    '  19 

III 

Bernard  ne  pouvait  échapper  à  la  crise  qui  attend 
tout  adolescent  au  seuil  de  la  vie.  Il  était  à  la  veille 
d'avoir  ses  vingt  ans.  C'est  l'âge  où  le  jeune  homme 
entre  en  possession  de  lui-même  et  reprend  pour  ainsi 
dire  sa  vie  intellectuelle  et  morale  en  sous-œuvre,  avec 
la  pleine  conscience  de  sa  raison  et  de  sa  liberté.  Pen- 
dant deux  ans,  nous  allons  le  voir  chercher  sa  voie,  d'a- 
bord calme  et  comme  sur  de  son  avenir,  quelle  que  fût 
la  carrière  quil  dût  embrasser,  puis  tout  à  coup,  inquiet, 
dégoûté  du  monde  et  tout  entier  aux.  choses  de  l'éternité. 

Cette  heure  de  sa  vie  est  particulièrement  attachante. 
Que  ne  donnerait-on  pas  pour  posséder  un  portrait  de 
Bernard  à  vingt  ans!  Sa  beauté,  à  la  fois  virile  et  douce, 
attirait  tous  les  regards.  Il  était  d'une  taille  élégante,  un 
peu  au-dessus  de  la  moyenne.  Sa  chevelure  était  blonde, 
sa  barbe  naissante  presque  rousse.  Il  avait  la  peau  extrê- 
mement fine  et  les  joues  légèrement  rosées.  Ses  yeux 
bleus,  où  brillaient  une  pureté  d'ange  et  une  simplicité 
de  colombe ,  répandaient  sur  son  visage  un  doux  éclat; 
la  grâce  régnait  sur  son  front,  une  grâce  qui  venait  de 
l'esprit  et  non  de  la  chair,  nous  dit  son  biographe.  Ce  qui 
faisait,  en  effet,  le  charme  particulier  de  sa  physionomie, 
c'est  ({ue  la  beauté  de  son  âme  rayonnait  au  travers.  Tout 
ce  que  l'intelligence,  la  douceur  et  la  force  peuvent  donner 
de  beauté  à  une  âme;  tout  ce  que  l'expression  d'une  telle 
âme  peut  donner  de  beauté  au  corps  de  l'homme  et  à  sa 
face,  enfin  ce  je  ne  sais  quoi  de  délicat  que  l'innocence 
conservée  et  une  vertu  déjà  éprouvée  ajoutent  à  la  beauté 

Jean  lEiinile  iVi/a  I\'\  lili.  I,  ii'  8;  incnlioniK.'iU  une  vcridible  appa- 
rition d'Alitli  a  licrnarcl. 


20  VIE    DE    SAINT    lîERNARD. 

de  l'âme  et  du  corps,  la  nature  et  la  grâce  le  lui  avaient 
donné  :  il  en  était  resplendissant   1). 

Quand  un  toi  homme  paraît  au  milieu  du  monde,  il  est 
sur  d'inspirer  le  respect;  et  s'il  joint  à  tous  ces  dons  une 
éloquence  naturelle  et  une  instruction  solide,  il  semble 
que  tous  les  rêves  lui  soient  permis.  Tel  fut  Bernard.  Aussi 
allait-on  répétant  de  tous  cùtés  autour  de  lui  qu'il  était 
un  jeune  homme  de  grande  espérance  (i). 

Mais  de  tels  dons  ne  vont  pas  sans  danger.  Maître  de 
ses  désirs,  Bernard  ne  surveilla  pas ,  avec  tout  le  soin  dé- 
sirable, le  choix  de  ses  compagnons.  Parmi  les  jeunes 
gens  qui  tirent  irruption  au  château  de  Fontaines  après  la 
mort  d'Aleth,  il  en  était  dont  la  société  ne  pouvait  lui  être 
que  funeste.  Il  fit  l'expérience  de  ces  amitiés  périlleuses 
qu'il  devait  qualifier  plus  tard  si  sévèrement  (3).  Les  plai- 
sirs mondains  ne  répugnaient  pas  à  cette  jeunesse  frivole. 
Bernard  y  prit  part,  d'abord  à  regret,  puis  avec  une  pointe 
de  satisfaction.  La  pente  était  glissante.  Bientôt  il  s'aper- 
çut qu'il  lui  fallait  choisir  décidément  entre  le  plaisir  et 
la  vertu. 

Le  charme  de  sa  personne  devint  un  piège  où  des  re- 
gards trop  peu  modestes  et  des  âmes  pou  circonspectes 
se  laissèrent  prendre.  Un  jour,  dans  une  de  ses  excursions 
avec  ses  amis,  il  dut  s'arrêter  chez  des  étrangers  où  il 
passa  la  nuit.  La  maîtresse  de  la  maison,  éblouie  ot  trou- 
blée par  la  beauté  de  ce  jeune  gentilhomme,  conçut  aus- 
sitôt pour  lui  un  sentiment  coupable.  Dans  l'égarement 
de  sa  passion,  elle  osa  entrer  dans  la  chambre  où  il  repo- 
sait. Bernard  réveillé  en  sursaut  ne  perdit  pas  son  sang- 
froid;  avec  une  grande  présence  desprit,  il  se  mit  à  crier 

(1)  nern.  VUa,  lil).  I,  c.  m,  ivMî:  lili.  lli,  c.  i. 

(2)  liern.  Vitu ,  lil).  I,  c  m,  ir  i;. 

(3)  «  Aiiiiciliie  iiiiiiiicissiiiia'.  >.  Iti  Ce  ni.,  soimo  \.\IV.  ir  :>. 


ÉDLCATION  ET  PREMIER  APOSTOLAT.  21 

de  toutes  ses  forces  :  «  Au  voleur!  au  voleur!  »  A  cette 
clameur,  les  domestiques  accoururent  et  fouillèrent  toute 
la  maison,  mais  sans  succès,  comme  on  le  pense  bien;  la 
coupable  avait  pris  la  fuite  discrètement  et  sans  bruit.  Le 
lendemain,  comme  ses  amis  le  plaisantaient  en  route  sur 
les  voleurs  quil  avait  vus  en  songe  :  «  ("essez  votre  badi- 
nage,  leur  dit-il ,  le  voleur  n'était  pas  du  tout  un  être  ima- 
ginaire :  notre  hôtesse  en  sait  quelque  chose  ;  et  pour  tout 
dire,  ce  n'est  pas  à  ma  vie  qu'on  en  voulait,  mais  à  mon 
honneur  (1).  » 

Ses  historiens  rapportent  une  autre  circonstance  où  il 
expérimenta  en  lui-même,  sans  fléchir  pourtant,  la  fragi- 
lité de  la  nature  humaine.  Dans  un  moment  d'oubli  il  lui 
arriva  de  fixer  avec  ime  curiosité  trop  vive  son  regard  sur 
une  personne  du  monde.  Ses  sens  en  furent  troublés,  lient 
recours  à  la  prière;  mais  la  vision  le  poursuivait  toujours. 
Pour  s'en  défaire,  quand  il  fut  seul,  il  se  précipita  dans 
un  étang  du  voisinage  et  y  demeura  jusqu'à  ce  que  son 
imagination  et  sa  chair  vaincues  demandassent  merci  (12). 
De  ce  jour,  nous  dit  son  biographe,  il  fit,  comme  Job,  un 
pacte  avec  ses  yeux,  afin  de  ne  plus  même  penser  à  une 
vierge  (3). 

Mais  ce  renoncement  volontaire  et  absolu  en  entraînait 
d'autres.  La  jeune  fille  joue  un  rôle  sacré  ici-bas.  Quicon- 
que évite  sa  présence  et  se  dérobe  à  son  approche,  sacrifie 
du  même  coup  la  famille  et  le  foyer  qu'il  était  peut-être 
appelé  à  fonder  avecelle.  Bernard,  qui  éprouva  toujours 
pour  la  femme  un  respect  mêlé  d'une  sorte  de  crainte , 

[i]  Bern.  Viiu,  lib.  I,  c.  m,  n»  7. 

(2;  Jiej'n.  Vila,  I,  c,  n"  fi.  Cf.  Gauf.  Fiyujni.,  p.  3''  :  <<  Ocliens  fain 
([lia  carnalis  est  tuiiicam  rnaculalam ,  jain  quum  viccsiino  approiiiii- 
([uarct  ajlalis  anno.  aUulescenlia-  slinuilos  scnliciis  indigne  lulit.  » 

(3)  Ikrn.  Vila,  1.  c,  Job,  xxxi,  1. 


22  VIE    DE    SAINT    lîERXARD. 

avait  une  autre  destinée.  Il  comprit  h  quoi  l'engageait  le 
pacte  qu"il  venait  de  faire  et  tourna  aussitôt  sa  pensée  vers 
le  cloître.  La  vie  du  monde  avec  ses  tentations  et  ses  dé- 
faillances presque  inévitables  l'elfrayait.  C'est  dans  la  soli- 
tude seule  qu'il  pouvait  réaliser  l'idéal  de  perfection  que 
son  adolescence  avait  conçu.  Exécuter,  à  vingt  et  un  ans, 
un  tel  projet  de  retraite ,  sans  prendre  conseil  de  personne, 
était  sans  doute  hardi,  presque  présomptueux.  Aussi  mit- 
il,  sans  tarder,  son  oncle  Gaudry,  homme  grave  et  mûr, 
dans  son  secret. 

Au  changement  qu'une  telle  résolution  imprima  à  sa 
conduite  ordinaire,  ses  frères  et  ses  amis  eurent  bientôt 
quelque  soupçon  de  son  dessein.  Il  n'hésita  plus  alors  à 
leur  avouer  que  son  parti  était  pris  d'ensevelir  sa  vie  dans 
le  monastère  de  Cîteaux.  Ce  seul  nom  de  Gîteaux  les  lit 
tous  frémir.  Il  leur  représentait,  outre  les  rigueurs  d'une 
effrayante  austérité,  le  travail  des  mains,  un  métier  de 
bûcheron  ou  d'agriculteur,  en  un  mot  la  vie  vulgaire  d'un 
serf  obscur.  Un  pareil  abaissement  avait-il  donc  tant  d'at- 
trait pour  le  fils  d'un  gentilhomme,  auquel  une  grande 
jtartie  de  la  jeunesse  bourguignonne  portait  envie?  Si 
Bernard  éprouvait  quelque  répugnance  pour  le  métier 
des  armes  ou  la  vie  de  cour,  d'autres  carrières  libérales 
ne  s'olfraient-elles  pas  à  sa  légitime  ambition?  Les  lettres, 
en  particulier,  pour  lesquelles  il  était  si  bien  préparé  par 
ses  premières  études  à  Châtillon,  ne  lui  réservaient-elles 
pas  des  triomphes  certains  et  ne  pouvaient-elles  lui  four- 
nir le  moyen  d'iMn*  utile  en  même  temps  à  son  àme  et  à 
celle  d'autrui?  Si  ce  noble  but  fixait  ses  désirs  ,  n'avait-il 
pas  le  choix  entre  les  écoles  de  France  et  celles  d'Alle- 
magne? 

IJernard  écouta  d'abord  d'une  manière  distraite  ces  re- 
montrances el  ces  conseils.  Mais  répétés  pendant  plusieurs 


ÉDLCATION    ET    PREMIER   Al'OSTOLAT.  23 

jours  de  suite,  ils  finirent  par  ébranler  sa  résolution  en- 
core mal  atTermic.  Les  lettres  lui  avaient  toujours  souri. 
Une  heure  vint  où  il  se  laissa  convaincre  qu'elles  conte- 
naient peut-être  la  part  de  bonheur  qu'il  était  appelé  à 
goûter  sur  la  terre.  Il  fixa  ses  vues  sur  une  école  d'Alle- 
magne qui  avait  quelque  célébrité.  Ses  frères,  ravis  de  ces 
nouvelles  dispositions,  mirent  un  grand  empressement  à 
les  seconder  et  à  hâter  le  départ  du  pèlerin  de  la  science. 
Ils  se  chargèrent  même  de  préparer  son  trousseau.  Déjà 
le  jour  des  adieux  était  fixé.  Bernard,  encore  qu'un  peu 
indécis  et  hésitant,  se  mit  en  route  pour  le  rendez-vous 
que  ses  frères  lui  avaient  assigné.  Mais  en  chemin  son 
projet  lui  devint  de  plus  en  plus  suspect.  Ayant  aperçu 
une  église,  il  y  descendit  pour  prier  et  demander  à  Dieu 
la  lumière.  Le  souvenir  de  sa  mère  lui  revint  alors  en  es- 
prit, plus  vif  que  jamais.  Il  lui  semblait  qu'elle  lui  repro- 
chait son  inconstance.  Quelle  gloire  solide  attendait-il  de 
l'étude  des  lettres?  Est-ce  pour  de  telles  futilités  qu'elle 
l'avait  élevé?  Ces  questions  pressantes,  mêlées  de  ten- 
dresse, le  bouleversaient.  Il  n'y  trouva  pas  de  réponse  et 
tomba  abîmé  dans  ses  réflexions.  La  crise  se  dénoua  dans 
un  flot  de  larmes.  Quand  il  se  releva,  sa  décision  était  dé- 
finitivement arrêtée;  il  avait  renoncé  pour  jamais  à  toute 
carrière  mondaine.  Ses  frères  qui  attendaient  son  arrivée 
avec  impatience,  ajiprenant  ce  revirement  soudain,  en 
furent  consternés;  mais  ils  eurent  beau  tenter  de  le  con- 
vertir de  nouveau  à  leurs  idées,  cette  fois  sa  résolution 
était  irrévocable.  Son  vrai  dessein  resta  pendant  quelque 
temps  encort'  un  mystère  pour  tous;  il  ne  s'en  ouvrit 
qu'à  son  oncle  <iaudry  et  laissa  croire  aux  autres  qu'il  par- 
tait pour  .lérusalom  (1). 

;ii  Gaiif.  Fffifjm.,  j).  3-'i;  tf.  Bcrn.  Vita,  lih.  1,  cap.  m,  n  '  8  et  9, 
où  Guillauiiit',  en  abrégeant  Geoffroy,  manque  de  précision. 


\\E    HE    SAINT    liEH.NAHl). 


IV 


Ceci  se  passait  vraisemblablement  au  commencement 
de  l'automne  de  Tannée  1111.  Trois  de  ses  frères,  Guy, 
Gérard  et  André  étaient  occupés,  sous  la  conduite  du  duc 
de  Bourgogne,  avec  leur  oncle  Gaudry  au  siège  de  Gran- 
cey-le-Chàteau  (1),  lorsque  ce  dernier  déclara  un  jour 
brusquement  qu'il  était  disposé  à  quitter  son  baudrier. 
Les  lils  de  Tescelin  devinèrent  sans  peine  d'où  venait  ce 
coup  inattendu,  et  ne  turent  pas  élomu's  de  voir  le  même 
jour  arriver  au  camp  leur  frère  Bernard.  Le  contident 
avait  été  séduit  par  le  secret  même  dont  il  était  le  dépo- 
sitaire. Et  l'oncle  et  le  neveu  se  présentèrent  devant  Tes- 
celin, pour  lui  demander  la  liberté  de  partir  et  d'entrer 
ensemble  dans  ce  monastère  de  Citeaux  dont  la  réputa- 
tion d'austérité  faisait  trembler  tous  les  lieux  d'alentour. 

Cette  requête  n'avait  rien  qui  pût  surprendre  l'époux 
d'Aleth  qui  connaissait  bien  le  caractère  généreux  de  son 
lils;  il  y  accéda  sans  hésitation.  11  ne  se  doutait  pas  que 
d'autres  sacrifices  allaient  lui  être  imposés,  qui  devaient 
comi)léter  et  parfaire  celui-là.  Bernard,  en  effet,  sainte- 
ment enflammé  par  la  conversion  de  son  oncle,  seigneur 
de  Touillon  et  l'un  des  chevaliers  les  plus  en  vue  de  la 
Bourgogne,  rêva  sur-le-champ  de  faire  d'autres  conquê- 
tes, et ,  dans  l'ardeur  naïve  de  son  prosélytisme,  il  n'ima- 
gina rien  moins  que  d'entraîner  avec  lui  tous  ses  frères. 
Touchant  instinct,  céleste  sentiment  de  la  fraternité  :  ce 
fut  le  principe  et  le  point  de  départ  d'un  apostolat  qui  ne 
devait  pas  connaître  de  bornes.  Barthélémy,  le  plus  jeune 
de  ses  frères,  à  l'exception  de  Nivard  —  il  pouvait  avoir 

(1)  Ne  |)as  (1)11  fondre  avec  Graïuey-sur-Oiirce.  Cf.  Pelil.  Histoire,  I. 
308. 


EDUCATION'    ET    PREMIER   Al'OSTol.AT.  i2o 

de  seize  ù  dix-huit  ans  —  entra  d'emblée  dans  ses  des- 
seins. André,  qui  venait  après  Hombeline  et  qui  faisait 
déjà  l'apprentissage  du  métier  des  armes,  lui  opposa  plus 
de  résistance.  L'espoir  de  s'illustrer  bientôt  par  un  glo- 
rieux coup  d'épée  dans  ce  siège  laborieux  de  Grancey,  où 
figurait  toute  la  chevalerie  bourguignonne,  aveuglait  le 
jeune  gentilhomme  et  tenait  son  esprit  fermé  à  toute  au- 
tre pansée.  Bernard  désespérait  déjà  de  l'arracher  à  ces 
rêves  de  gloire,  lorsqu'il  eut  l'heureuse  idée  d'invoquer 
le  souvenir  de  sa  mère.  Au  même  instant  l'ardeur  guer- 
rière d'André  s'apaisa.  Il  crut  apercevoir,  au-dessus  de  la 
tête  de  Bernard,  Alelh  encourageant  son  fils  du  geste  et 
de  la  voix.  «  J'aperçois  manière,  »  s'écria-t-il.  «C'est donc 
un  signe,  reprit  Bernard,  qu'elle  approuve  notre  conver- 
sion. »  André  était  vaincu;  mais  pensant  à  ses  aînés  qui 
allaient  poursuivre  dans  le  monde  une  carrière  à  laquelle 
il  avait  trouvé  lui-même  tant  de  charme,  et  songeant  qu'il 
fallait  les  quitter  pour  suivre  Bernard  et  Barthélémy,  il 
sentit  toute  la  grandeur  de  son  sacrifice  et  ne  put  retenir 
un  gémissement  :  «  Faites  donc  en  sorte,  dit-il  à  Bernard, 
qu'aucun  de  nos  frères  ne  reste  dans  le  siècle  ;  sinon  par- 
tagez-moi en  deux,  car  être  éloigné  de  leur  présence  ou 
de  la  vôtre  m'est  insupportable  (i).  » 

Bernard  n'avait  pas  besoin  de  cet  encouragement  pour 
continuer  son  apostolat.  Il  s'attaqua  d'abord  à  Guy.  L'a- 
gression était  hardie  autant  que  délicate.  Marié,  depuis 
plusieurs  années  déjà,  à  une  jeune  fille  d'une  naissance 
égale  à  la  sienne,  Guy  adorait  son  épouse  et  les  deux  ra- 
vissantes enfants  dont  elle  l'avait  rendu  père  et  dont  l'une 
était  encore  à  la  mamelle.  C'était  ce  lien ,  à  la  fois  si  doux 
et  si  fort,  que  Bernard  entreprenait  de  rompre.  De  son 


(1)  Gauf.  fiftrjm.,  p.  5.  Cf.  Jieni.  Vilu,  UIj.  I,  c.  m,  iv  lo. 

2 


26  VIE   DE   SAINT    BERNAKD, 

temps,  il  ost  vrai,  de  telles  séparations  n'avaient  rien  d'in- 
solite. On  voyait  parfois  les  époux  les  plus  unis  sacrilier 
les  joies,  d'ailleurs  si  légitimes  et  si  pures,  de  la  vie  de 
famille,  i)Our  s'adonner,  chacun  de  son  eût»',  aux  exercices 
de  la  vie  cénobitique.  Les  enfants,  surtout  de  petites  til- 
les, n'avaient  guère  à  soutîrir  de  cette  dissolution  du  lien 
familial.  Le  cloitre  où  entrait  leur  mère  pourvoyait  à  leur 
éducation  et  les  rendait  au  monde,  si  le  monde  les  lui  re- 
demandait. Toutefois  ce  régime,  quels  qu'en  fussent  les 
avantages  spirituels,  ne  pouvait  être  qu'exceptionnel, 
même  durant  le  moyen  âge;  et,  pour  tout  dire,  la  nature 
y  répugne.  Au  premier  appel  de  Bernard ,  Guy  fut  pour- 
tant subjugué,  tant  la  parole  de  son  frère  était  irrésistible. 
Mais  il  eut  soin  de  subordonner  son  adhésion  définitive  au 
consentement  exprès  de  son  épouse,  qu'une  telle  propo- 
sition devait  m'-cessairement  effrayer.  »  Qu'à  cela  ne 
tienne!  s'écrie  alors  Bernard  triomphant,  si  ton  épouse 
résiste  à  la  grâce,  Dieu,  qui  tient  à  sa  disposition  la  ma- 
ladie et  la  mort,  saura  bien  la  faire  fléchir;  avant  Pfiques 
elle  aura  cédé,  de  gré  ou  de  force  (1).  »  Elisabeth  ({ui 
connut  ce  propos,  étant  tombée  malade  quelques  semaines 
plus  tard ,  lit  appeler  son  beau-frère  et  lui  demanda  pardon 
d'avoir  mis  sciemment  et  par  faiblesse  obstacle  à  ses  des- 
seins. Elle  lui  remit  généreusement  l'époux  qu'elle  ché- 
rissait et  s'engagea  à  entrer  avec  ses  petites  tilles  dans  le 
cloitn'  (2). 

(1)  Gaul'.  Fragm.,  Mignc,  p.  5'.>.j. 

(2)  Elisabt'tli  so,  rôtira  d'aliord  à  Jiilly-soiis-llavicrfS,  cmiiui  deiiuis 
sous  le  nom  de  Jully-les-Noniiains  [Jleni.  Vilu,  lib.  I,  cap.  m,  n"  lo; 
cf.  Jobin,  Sailli  Uernurd  et  sa  famille,  p.  68-7'i;  llisloire  de  Jullij- 
les-lSonnuins,  Paris,  1881,  p.  2/1-30).  En  114."),  ollc  était  prieure  des 
religieuses  de  Larrcy  près  de  Dijon  (Gauf.  Fragm.,  ap.  Migne,  col.  h'ih- 
5>2G).  Quelques-uns  ont  cru  qu'elle  avait  également  fondé  l'abbaye  de 
Pràlon,  non  loin  de  Sombernon  (Chifllet,  Geuus  illuslre,  ap.  Migne. 


ÉDUCATION  ET  PREMIER  APOSTOLAT.  2/ 

De  tous  les  frères  de  Bernard  un  seul  s'était  obstiné  à 
méconnaître  pendant  quelque  temps  la  noblesse  et  l'hé- 
roïsme de  sa  résolution  :  c'était  Gérard.  «  Tout  cela  n'est 
que  légèreté  et  folie,  »  disait-il.  La  conversion  de  ses  frè- 
res le  laissa  insensible  ou  même  le  rendit  dédaigneux.  Il 
ne  pouvait  comprendre  qu'on  sacrifiât  tous  les  avantages 
d'une  naissance  illustre  et  d'une  carrière  honorable  aux 
rigueurs  et  à  l'obscurité  du  cloître.  L'éloquence  de  Bernard 
n'avait  aucune  prise  sur  cet  «  animal  de  gloire ,  »  comme 
parle  Tertullien.  «  Je  vois,  dit  enfin  l'apôtre,  que  la  souf- 
france seule  pourra  féclairer;  »  et  le  touchant  du  doigt  : 
«  Un  jour  viendra,  et  il  est  proche,  où  une  lance  percera 
cette  poitrine  et  y  ouvrira  un  passage  facile  aux  pensées 
du  salut.  »  La  prédiction  ne  tarda  pas  à  s'accomplir.  Dans 
un  assaut  où  les  assiégeants  paraissent  avoir  été  repoussés, 
(iérard  fut  gravement  blessé  et  fait  prisonnier.  Gomme 
on  le  menait  dans  un  cachot  où  il  lui  semblait  qu'il  n'eût 
plus  à  attendre  que  la  mort,  il  s'écria  épouvanté  :  «  Je  suis 
moine,  je  suis  moine  de  Giteaux.  »  Bernard,  apprenant 
cette  nouvelle ,  accourut  pour  rassurer  son  frère  sur  les 
suites  de  sa  blessure  et  tâcher  d'obtenir  sa  délivrance; 
mais  il  n'eut  pas  même  la  consolation  de  le  voir.  «  Cou- 
rage! lui  cria-t-il  en  passant  près  de  sa  prison,  nous  allons 
bientôt  entrer  à  Giteaux;  unis-toi  à  nous  de  cœur  et  tu 
seras  moine  comme  nous,  au  moins  d'intention.  »  Mais  à 
quelques  jours  de  là,  avant  même  la  fin  du  carême,  Gé- 
rard put  s'échapper  d'une  façon  que  tous  jugèrent  provi- 


coi.  1386;.  Mais  ce  point  est  fort  obscur.  De  ses  deux  (illfs,  l'une 
épousa  Barthélémy  de  Soinbernon  (cf.  Jobln,  Saint  Bernard  et  sa 
famille,  p.  xv-\x);  la  seconde,  Adeline,  devint  religieuse  et  abbesse 
de  Poulangy  :  «  Abbalissa  loci  (Polengeii)  (ilia  erat  fratris  beali  Ber- 
nardi  »  [Chron.  Clarav.,  ap.  Migne,  t.  CLX.XXV,  col.  1250;  cf.  Jobin, 
nuvr.  cit.,  p.  73-7r>). 


28  AIE    DE    SAINT    liEHXARIl. 

denlielle,  et  il  rejoignit,  sans  tarder,  ses  frères  à  Chùtillon- 
sur-Seine  (1). 

C'était  àChâtillon,  en  otret,  et  vraiseniljlahlenient  dans 
le  manoir  paternel,  non  loin  de  cette  église  Saint- Yorles 
qui  avait  abrité  ses  premiers  progrès  dans  la  vertu,  que 
Bernard  avait  réuni,  dès  le  mois  doctobre  IHl  'ti^,  ceux 
quil  pouvait  déjà,  malgré  son  jeune  âge,  nommer  ses 
disciples.  11  compta  bientôt  parmi  eux,  non  seulement  ses 
frères,  mais  encore  son  oncle  (iaudry  do  Touillon,  ses 
cousins  (iodefroid  de  la  Roche  {ri)  et  le  jeune  Robert  (4) 
qui  devait  plus  tard  lui  coûter  tant  de  larmes ,  enlin  de 
jeunes  gentilshommes  dont  le  nombre  allait  tous  les  jours 
croissant.  Son  apostolat  s'était  exercé  dans  toute  la  ré- 
gion environnante,  et  il  ne  s'était  guère  passé  de  semaine, 
sans  que  plusieurs  nobles  chevaliers  vinssent  grossir  la 

(1)  Gauf.  Fragin.,  [>.  5;  Bern.  VUa,  lib.  I,  c.  m,  n"  11  el  12. 

(2j  Cetlo  dalfi  nous  est  fournie  par  le  texte  de  Guillaume  de  Saint- 
Thierry  (Dcin.  Vita,  n"  13)  :  «  Cuni  céleri  primo  die  in  eodeni  es- 
sent  cum  Berpardo  spiritu  congrcgali,  niane  inlrantibus  eis  ad  cccle- 
siam,  apostolicum  illud  capituluta  legebatur  :  Fidelis  est  Deus,  quia 
qui  cœpit  in  vobis  opus  bonum  ipse  perficiet  usque  in  diein  Jesu 
Clirisli.  »  Ce  passage  de  l'Épitre  aux  Philippiens  ii,  G)  se  lit  aujour- 
d'hui à  la  messe  du  XX1I«  Dimanche  après  la  Pentecôte;  chez  les  Cis- 
terciens il  se  lisait  le  XXIll'^  Dimanche  [Kpislolare,  p.  111,  Ms.  82, 
ancien  fonds,  bibliothèque  de  Dijonl  En  1111,  le  .\XIP  Dimanche 
tombait  le  22  octobre  et  le  XXII P  le  2'.i  octobre.  C'est  donc  à  l'une 
de  ces  deux  dates  qu'il  faut  s'attacher. 

(3)  Bern.  Vita,  lib.  I,  c.  m,  n"  3.">.  Sur  la  parenté  de  lîcriiard  et  de 
(iodefroid,  cf.  Jobiii,  .S".  Ilerncrd,  p.  \iii,  xxii-.\x\  :  Cliomlon.  ISulle- 
tin,  mars-avril  IS'Jl,  p.  lO'i-K»."). 

(4)  Dans  deux  de  ses  lettres,  liernard  appelle  Robert  :  propinqutts 
carne  (epp.  l,  n"  '.);  32,  n"  3).  D'après  Jean  l'Ermite,  il  était  neveu  de 
la  bienheureuse  Aletii  :  nepos  siquidem  ejusdeni  matronx  de  qua 
rolamus  (ractare,  lilius  uutem  snroris  suie  [Bern.  Vila  /K",  n»  5). 
Quelle  était  celle  Sd'ur  d'.\lethi'  Chitflet  la  nomme  Diane,  sur  l'auto- 
rité d'un  Inventaire  de  1622  (ap.  Migne,  col.  1485  et  1488).  Celte  au- 
torité n'est  pas  absolument  silre. 


ÉDUCATION    ET    l'HEMIER    APOSTOLAT.  29 

petite  communauté.  Son  succès  parut  bientôt  inquiétant. 
On  en  vint  à  se  demander  publiquement  si  son  zèle,  qui 
s'étendait  ainsi  de  proche  en  proche  ,  finirait  par  s'arrêter. 
«  Il  devint,  nous  dit  son  biographe,  la  terreur  des  mères 
et  des  jeunes  femmes;  les  amis  redoutaient  de  le  voir 
aborder  leurs  amis  (1).  » 

Bernard  souhaitait  vivement  qu'aucun  de  ses  camarades 
d'enfance  ne  manquât  à  ce  rendez-vous  du  sacrifice.  Un 
jour,  il  dit  à  ses  frères  :  «  J'ai  encore  à  Mâcon  un  ami,  Hu- 
gues de  Vitry;  il  faut  que  j'aille  le  trouver  et  que  je  le  dé- 
cide à  faire  i)artie  de  notre  association.  »  Hugues  était, 
depuis  quelque  temps  déjà,  entré  dans  la  cléricature;  le 
clergé  de  son  diocèse  l'adulait,  et  les  bénéfices  ecclésias- 
tiques pleuvaient  sur  lui;  il  lui  suffisait  de  laisser  son 
âme  s'ouvrir  à  l'ambition ,  pour  qu'il  fût  précipité  dans 
les  honneurs.  Considérant  cette  haute  fortune,  les  frères 
de  Bernard  voulurent  dissuader  leur  jeune  directeur  d'en- 
treprendre la  démarche  qu'il  projetait.  Mais,  sans  écouter 
ces  observations  inspirées  par  la  timidité,  Bernard  se  mit 
en  route  pour  Màcon ,  ou  vraisemblablement  une  autre 
ville  moins  éloignée  de  Dijon.  La  nouvelle  de  son  éton- 
nante conversion  l'y  avait  précédé  et  le  bruit  courait  qu'il 
partait  pour  Jérusalem.  En  l'apercevant,  Hugues  se  jeta 
dans  ses  bras,  et  l'arrosa  de  ses  larmes  comme  pour  lui 
reprocher  sa  résolution,  d'une  façon  discrète  mais  élo- 
quente. Sans  prendre  garde  à  ces  pleurs  dont  il  ne  com- 
prenait pas  le  véritable  sens,  Bernard  découvrit  à  Hugues 
son  vrai  dessein,  qui  était  d'ensevelir  sa  vie  à  Citeaux.  .\ 
cette  révélation  soudaine  et  imprévue ,  les  sanglots  de  son 
ami  redoublèrent  et  rien  ne  put  le  consoler  de  la  journée. 
Le  soir  venu,  ils  se  couchèrent  tous  les  deux  dans  un 
même  lit,  si  étroit  qu'il  pouvait  à  peine  les  contenir.  Les 
(1)  Beni.  Vila,  lib.  I,  n"  10,  13,  15. 


30  VIE    DE    SAINT    BEHNAHl). 

pleurs  de  Hugues  n'avaient  pas  cessé.  Bernard,  qu'ils 
empêchaient  de  dormir,  l'en  reprit  doucement.  Le  len- 
demain matin  ils  coulaient  encore,  mais  la  nuit  et  un 
éclair  de  la  grâce  en  avaient  changé  la  nature.  Commi' 
Bernard  s'élonnait  d'une  telle  abondance  de  larmes  : 
«  Pardonnez-moi,  dit  Hugues,  je  ne  pleure  plus  aujour- 
d'hui pour  la  même  raison  qu'hier;  hier  c'était  sur  vous  que 
je  pleurais;  aujourd'hui  je  pleure  sur  moi-même.  Je  con- 
nais votre  âme  et  je  comprends  que  c'est  moi  qui  ai  be- 
soin de  conversion  et  non  pas  vous.  »  Bernard,  tout  ravi 
et  sûr  de  sa  conquête,  lui  répondit  :  «  C'est  bien ,  pleurez 
maintenant  :  vos  larmes  sont  précieuses  devant  Dieu.  » 

Cette  conversion  ne  pouvait  passer  inaperçue.  Les  clercs, 
un  peu  mondains,  qui  étaient  les  familiers  de  Hugues,  en 
conçurent  un  vif  ressentiment  contre  Bernard  et  mirent 
tout  en  œuvre  pour  empêcher  les  deux  amis  de  se  revoir. 
Hugues,  qu'ils  essayaient  de  rattacher  à  la  vie  séculière, 
parut  même  un  instant  céder  à  leurs  avis.  Bernard  connut 
toutes  ces  manoeuvres;  on  l'induisit  même  à  douter  de  la 
fidélité  de  son  ami.  L'occasion  s'offrit  bientôt  à  lui  de  s'en 
éclaircir.  Les  évêqucs  de  la  région  tenaienl  une  sorte  de 
synode  provincial ,  auquel  ils  avaient  convié  les  membres 
du  clergé  in  h 'rieur.  Bernard  s'y  rendit,  dans  l'espoir  d'y 
rencontivr  Hugues.  Hugues  y  assistait  en  effet;  mais  ses 
familiers  montaient  si  bien  la  garde  autour  de  lui,  qu'il 
était  impossible  de  l'entretenir  secrètement.  Bernard  n'eut 
d'autre  ressource  que  de  prendre  place  auprès  de  lui;  et 
comme  il  ne  pouvait  lui  adresser  la  parole  à  cause  de  l'as- 
sistance, il  se  pencha  amicalement  sur  son  épaule  et  à  son 
tour  pleura  sans  bruit.  Tout  à  coup  une  pluie  torrentielle 
vint  à  tomber  cl  dispersa  l'assemblée  qui  se  tenait  en 
plein  air.  Pendant  que  tout  le  monde  se  précipitait  pour 
chercher  un  abri  dans  le  voisinace,  Bernard  dit  à  Hugues  : 


ÉDUCATION  ET  PREMIER  APOSTOLAT.  31 

«  Reste  à  la  pluie  avec  moi,  j'ai  un  secret  à  te  dire.  » 
Hugues  obéit.  Bernard  lui  confia  alors  son  inquiétude  et 
son  tourment.  Mais  Hugues  le  rassura  d'un  mot  :  «  J'ai 
t'ait,  il  est  vrai,  le  serment  de  n'être  pas  moine  avant  un 
an;  mais  en  prenant  cet  engagement ,  je  songeais  qu'avant 
de  faire  profession,  il  fallait  un  an  de  noviciat.  »  Bernard 
admira  le  subterfuge.  Ils  rejoignirent  tous  deux,  la  main 
dans  la  main,  les  clercs  hostiles  qu'une  pluie  providen- 
tielle avait  fort  à  propos  dispersés;  et  chacun,  à  les  voir, 
comprit  qu'il  serait  désormais  inutile  d'essayer  de  rom- 
pre le  pacte  d'amitié  qu'ils  venaient  de  renouveler  (1). 

La  retraite  de  Chàtillon  n'était  qu'une  école  prépara- 
toire à  la  vie  monastique ,  une  sorte  de  noviciat  avant  la 
lettre.  Bernard  ne  s'y  était  enfermé  avec  ses  amis  qu'afin 
de  donner  à  ceux  ({ui  étaient  engagés  dans  le  monde  le 
temps  de  régler  leurs  affaires  de  famille  (2).  Cela  lui  per- 
mit d'étendre  encore  son  apostolat  et  d'élever  jusqu'à 
trente-deux  le  nombre  de  ses  disciples.  Deux  de  ces  jeunes 
gens  s'effrayèrent  de  l'avenir  qui  leur  était  réservé  et 
«  retournèrent  dans  le  siècle,  »  comme  parle  son  bio- 
graphe. Les  autres  lui  demeurèrent  fidèles  jusqu'au 
bout  (3). 

En  voyant  ces  trente  gentilshommes  groupés  autour  de 

(1}  Gauf.  Frarjvi.,  Migne,  p.  528-9;  cf.  fiern.  Vita,  lib.  I,  n"»  13-14. 

(2)  C'est  ainsi  que  Milon  de  Montl)ard  fait  don  à  l'abbaye  de  Mo- 
lesmc  du  village  de  Poilly  (Petit,  Histoire,  I,  508j.  Gaudry  de  Touil- 
lon  vend  pareillement  casamentum  Tullionis  castri  à  Etienne ,  évé- 
que  d'Autun  (Petit,  Histoire,  I,  452,  n"  159). 

(3)  Bern.  Vita,  lib.  I,  n'*  15  et  IG.  Ils  étaient,  ce  semble,  trente- 
trois,  Hernard  compris;  car  on  sait  d'une  [)art  par  VExordium  Cister- 
ciense  (ap.  Guignard,  Monuments  primitifs  de  lu  règle  Cistercienne, 
p.  74^  que  trente  seulemenl  furent  reçus  à  Citeauxet,  d'autre  part, 
que  Robert  fut  écarté,  ou  plutôt  ajourné  (Bern.  ep.  Ij.  C'est  en  ce 
sens  ([u'il  faut  expliquer  la  phrase  do  Guillaume  de  Sainl-Tliierry  : 
«  Cum  sociis  plus  ((uam  Iriginta  »  {Bern.  Vita,  lib.  I,  ca[i.  \i,  n°  19). 


32  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

Bernard  dans  un  asile  si  propre  au  recueillement,  qui  ne 
songe  à  saint  Augustin  retiré,  le  lendemain  de  sa  conver- 
sion et  la  veille  de  son  baptèm»',  daus  une  maison  de  cam- 
pagne, à  Cassiacum,  entouré  de  cinq  ou  six  amis,  de  son 
lils  Adéodat  et  de  sainte  Monique?  Qui  ne  voit  qu'à  Chà- 
tillon  comme  à  Cassiacum,  les  cœurs  ne  font  qu'un,  les 
pensées  n'ont  qu'un  objet  et  les  conversations  qu'une  fin, 
le  ciel  et  Dieu?  On  aime  à  Comparer  saint  Augustin  et 
saint  Bernard  à  cette  heure  décisive  de  leur  vie.  Saint  Au- 
gustin ouvre  le  livre  des  Psaumes,  et  tous  les  sentiments 
qui  remplissaient  son  ca:'ur  débordent  à  la  l'ois  :  u  Quels 
cris  poussais-je  vers  vous,  mon  Dieu,  dit-il  dans  ses  Con- 
fessions, lorsque  novice  encore  en  votre  pur  amour,  je  li- 
sais les  Psaumes  de  David ,  ces  cantiques  animés  d'une 
foi  si  humble  et  si  vivel  De  (luels  élans  ils  m'emportaient 
vers  vous  et  de  quelle  flamme  ils  me  consumaient!  Je 
brûlais  de  les  chantor  à  toute  la  terre  pour  anéantir  l'or- 
gueil humain.  J'iHais  tour  à  tour  frissonnant  de  crainte  et 
enflammé  d'espérance,  et  tressaillant  devant  votre  misé- 
ricorde, ù  mon  Père.  Et  mon  âme  sortait  par  mes  yeux  et 
par  ma  voix,  quand  j'entendais  votre  Esprit  d'amour  me 
dire  :  «  Enfants  des  hommes,  jusques  à  quand  aurez-vous 
«  voire  cœur  endurci?  Pour(|uoi  aimez-vous  la  vanité  et 
«  recherchez-vous  le  mensonge?  »  Qui  ne  reconnaît  ici 
l'enthousiasme,  la  passion,  les  accents  mêmes  de  Bernard 
prêchant  à  ses  compagnons  la  vanité  des  choses  de  ce 
monde? 

Le  séjour  à  Chàtillon- sur-Seine  dura  environ  six 
mois  (1).  Ce  fut  vraisemblablement  au  cours  du  mois  d'a- 
vril de  l'année  1112  que  les  pèlerins  de  Citeaux  abandon- 
nèrent cette  retraite  (2).  Ils  s'arrêtèrent,  selon  toute  ap- 

(1)  «  Quasi  iiipiisibus  sex.  »  licni.  Vita,  \.  c,  iv  15. 

(2)  En  1112,  ràiiiics  Unnhail  le  21  avril.  Du  texte  de  Oeoll'roy  [Frag- 


ÉOrCATION  ET  PREMIER  APOSTOLAT.  33 

parence,  quelque  temps  à  Fontaines -lès-Dijou,  où  les 
fils  de  Tescelin  prirent  congé  de  leur  famille.  Les  adieux 
furent  tels  qu'on  pouvait  les  attendre  du  père  de  tels  en- 
fants. Nulle  faiblesse,  pas  de  pleurs;  une  seule  recomman- 
dation qui  révèle  la  perspicacité  du  saint  vieillard  :  «  Soyez 
modérés,  leur  dit-il,  et  gardez  en  tout  la  mesure,  je  vous 
connais;  on  aura  toujours  quelque  peine  à  contenir  votre 
zèle.  »  Il  faut  avouer  que  ce  trait  peint  Bernard  à  mer- 
veille. Nivard,  trop  jeune  encore  pour  que  ses  frères  eus- 
sent songé  à  lui  parler  du  cloitre,  restait  seul  à  la  maison 
paternelle.  En  l'embrassant  dans  la  cour  du  château,  où 
il  jouait  avec  des  enfants  de  son  âge,  Guy  crut  pouvoir 
lui  dire  par  manière  d'adieu  :  «  Voici,  mon  Nivard,  nous 
partons;  tout  ce  domaine  est  à  toi,  vois  comme  tu  seras 
riche!  »  «  Eh  quoi,  répliqua  l'enfant  qui  avait  du  sang 
d'Aleth  dans  ses  veines,  vous  prenez  le  ciel  et  ne  laissez 
la  terre,  je  n'accepte  pas  ce  partage  ;  »  et  il  voulut  accom- 
pagner ses  frères  à  Citeaux.  L'inflexibilité  de  la  Règle  mit 
seule  obstacle  à  son  désir;  mais  quand  il  eut  seize  ans, 
il  vint  résolument  frapper  à  la  porte  du  monastère,  qui 
s'ouvrit  enfin  devant  lui  (3^. 

Les  vœux  secrets  d'Aleth  étaient  exaucés;  tous  'ses  fils 
avaient  embrassé  la  vie  religieuse  sous  la  forme  la  plus 
héroïque  qu'elle  eût  pu  concevoir,  la  liègle  do  Citeaux; 
et,  subissant  le  charme  de  celui  qui  avait  été  l'enfant  de 
sa  prédilection,  une  élite  nombreuse  de  jeunes  et  nobles 
chevaliers  avait  suivi  la  même  inspiration. 

menla,  Migiie,  5''.5,  ii"  IV,  unie  proximum  Paschaj,  nous  concluons 
que  Bernard  se  iiroposait  de  partir  (lour  Citeaux  vers  Pâques.  Les 
)itensilni.s  se.r  Indiqués,  note  précédente,  conlirrncnt  cette  conclusion. 
Sur  la  date  1112,  voir  noie  première  du  cha|»itrc  suivant. 

{3  Oauf.  Fnifjm.,  Mij^ne.  p.  525;  cl',  liern.  Vila,  lib.  I,  n-  17.  Surius 
nous  donne  cette  précieuse  variante  :  «  Cuni  cxirent  de  inansionc  Gui- 
(lonis  priniogenili,  ([uœ  Fontana  dicebatur.  » 


CHAPITRE  II 


BERNARD   A    CITEAUX 


Lo  passé  du  monastère  où  entrait  le  jeune  Bernard 
n'embrassait  guère  plus  de  quatorze  ans  (l).  Nous  trou- 
vons les  éléments  de  son  histoire  dans  Y lyxordium  Cis~ 
li'rcien.sis  cn-nobH  {'H) ,  rédigé  i)ar  l'un  de  ses  fondateurs, 
saint  Etienne  llarding.  Le  «  Nouveau  Monastère  (3)  »  doit 
son  origine  à  saint  Robert,  abbé  de  Molesme,  un  Champe- 

(1)  Le  Ipxle  de  la  Vila  prima  (lilj.  I,  tap.  iv,  n"  19)  porle  :  Aniw 
au  incarnutione  IJomini  millesimo  centesimo  decimo  tertio,  a  cons- 
tltutione  domiis  Cisterciensis  qui)idecimo,  etc.  Mais  ilans  un  inaïuis- 
crit  de  la  Reeonsioii  B  (Ms.  398  de  la  l)il)lioth.  municip.  de  Dijon)  on 
lit  :  Anno...  Doraini  M"  C"  A7/' ,  a  constitutione  do))ius  Cistercien- 
sis XV".  LT.j'ordium  marjnum  Cisterciense  (dist.  I ,  cap.  xvi)  s'ex- 
prime également  comme  il  suit  :  «  Cuin  per  quatuordecim  annos...  etc., 
quintodecimo  demum  a  constitutione  domus  Cisterciensis  anno,  »  etc. 
Tous  ces  textes  sont  d'accord  pour  lixer  l'entrée  de  Hernard  à  Cîteaux 
dans  la  ([uinzième  année  du  monastère,  c'est-à-dire  entre  le  21  mars 
1 1 12  ('[  le  '-M  mars  11 13.  De  plus,  les  Mss  18()4  et  5369,  fonds  latin,  de 
la  Bibliollicque  nationale,  à  Paris,  qui  représentent  la  Recension  B  de 
la  Vita  prima,  portent  la  date  1111,  le  premier  en  chiffres  romains, 
le  second  en  toutes  lettres.  11  faut  évidemment  lire  1111,  ancien  style, 
c'est-à-dire  1112  avant  Pàijues.  Bernard  serait  de  la  sorte  entré  à  Cî- 
teaux entre  le  21  mars  et  le  21  avril  1112  Cf.  Chomlon  (II,  23-28). 

(2)  Cf.  Tissier  [Bildioth.  Patrum  Cisterciens.,  1,  praf.  in  fin.)  et 
r.iiignard  {Monuments  primitifs,  p.  xxx-xx\i). 

(3)  Novum  Monusterium,  c'est  le  nom  (|u'il  jiorte  dans  YExordium 
et  dans  la  Charte  de  fondation,  Galiia  Christ..  IV,  Instrum.,  233. 


BERNARD    A    CITEAUX.  35 

nois  de  naissance,  qui,  tourmenté  du  besoin  de  la  perfec- 
tion évangélique,  avait  essayé  vainement  de  la  trouver 
en  plusieurs  couvents  de  Champagne  et  de  Bourgogne, 
notamment  à  Moutier-la-Celle,  à  Tonnerre  et  en  dernier 
lieu  àMolesme  (l).  Son  idéal  était  la  pratique,  aussi  litté- 
rale que  possible ,  de  la  règle  de  saint  Benoit ,  dont  ses 
contemporains  lui  paraissaient  avoir  perdu  la  tradition 
et  l'esprit.  Plusieurs  religieux,  de  Molesme  partageaint  ses 
vues;  l'un  d'eux.,  le  prieur  Albéric,  eut  même  à  essuyer, 
en  l'absence  de  son  supérieur,  une  révolte  des  moines  ré- 
fractaires  à  la  réforme  et  subit  entre  autres  outrages  le 
fouet  et  la  prison  (2).  Une  sorte  de  coup  d'État  en  fut  la 
suite.  Robert,  prenant  avec  lui  les  frères  qui  formaient 
l'élite  de  son  couvent,  Albéric,  Eudes,  Jean,  Etienne,  Le- 
tald  et  Pierre,  alla  trouver  Hugues,  archevêque  de  Lyon, 
légat  du  Saint-Siège,  et  lui  demanda  l'autorisation  de 
quitter  Molesme  pour  vivre  dans  une  solitude  plus  pro- 
fonde, sous  une  règle  plus  sévère.  Alin  de  ne  rien  brus- 
quer, Hugues  décida  que  les  deux  partis,  si  nettement 
tranchés  parmi  les  religieux  de  Molesme,  se  sépareraient 
à  l'amiable.  De  retour  au  milieu  de  ses  frères,  Piobert  ré- 
signa les  fonctions  abbatiales  et  partit,  emmenant  à  sa 
suite,  outre  ses  premiers  compagnons,  quatorze  autres 
moines  (3).  Ils  se  retirèrent  au  milieu  des  bois  qui  séparent 
la  Bourgogne  de  la  Bresse,  et  là,  dans  un  coin  sauvage, 
nommé  Cislercium  ou  Giteaux  (i),  entre  les  étangs  que 


(1)  Acta  Hanctorum,  avril,  t.  III,  p.  6G2-678.  Maiirique  l'ait  de  saint 
Robert  un  Normand;  mais  le  texte  de  la^  Vita  porte  Campanix  par- 
tibics  oriundus  (Acta  Sanct.,  loc.  cit.,  cap.  i,  p.  669). 

(2)  Exordium,  p.  67,  édit.  Guignard. 
[3^  Exordium ,  p.  61-63. 

(i)  «  Ad  ereinuin  qute  Cistercium  dicci)alur,  »  etc.  Exordium,  p.  02. 
Les  uns  font  venir  Cistercium  de  Ctslernis ,  d'autres  plus  vraisiMu- 


31)  VIE   DE   SAINT    BERNARD. 

forment  le  Sans-Fond,  la  Voiige  et  le  Goindon ,  ils  établi- 
rent quelques  huttes  en  bois,  autour  d'un  modeste  sanc- 
tuaire dédié  à  Notre-Dame.  Leur  installation  date  du  jour 
des  Rameaux  1098,  21  mars,  fête  de  saint  Benoît  (1). 

Les  débuts  du  nouveau  monastère  furent  pénibles. 
Pourtant  les  secours  matériels  lui  vinrent  de  plusieurs 
côtés  à  la  fois,  llaynaud,  vicomte  de  Beaune,  en  avait 
donné  l'emplacement;  Eudes,  duc  de  Bourgogne,  se  fit 
un  pieux  devoir  de  l'enrichir.  Par  ses  soins,  le  gros  œuvre 
des  bâtiments  claustrau.x  fut  vite  achevé,  et  à  mesure  que 
la  forêt  tombait  sous  la  hache  des  moines  aux  alentours 
du  couvent  pour  se  transformer  en  terre  arable  ou  en  pâ- 
turages, la  ferme  naissante  se  voyait  peuplée  de  troupeaux 
empruntés  au  domaine  ducal.  En  même  temps  Robert 
recevait  des  mains  de  l'évêque  de  Châlon  l'investiture 
canoni([ue  et  le  bâton  pastoral;  et  ses  religieux  à  leur 
tour  faisaient  entre  ses  mains  vu'U  de  stabilité.  Le  «  Nou- 
veau Monastère  »  se  trouva  de  la  sorte  constitué  en  véri- 
table abbaye  (2). 

Mais  à  peine  était-il  érigé,  qu'il  eut  à  traverser  une 
crise  terrible.  Les  religieux  restés  à  Molesme,  sous  la  con- 
duite d'un  nouvel  abbé,  Geoffroy,  voyant  en  quel  discré- 
dit leur  monastère  était  tombé  après  le  départ  de  leurs 
frères  pour  Citeaux,  redemandèrent  à  grands  cris  le  retour 
de  Robert.  I^eur  plainte  monta  jusqu'à  la  cour  du  pape 
Urbain  II;  et  l'archevêque  de  Lyon,  chargé  en  sa  qualité 
de  légat  d'examiner  leur  cause,  jugea  nécessaire  de  leur 
donner  satisfaction.  Robert  reprit,  sans  murmurer,  le  che- 

lilahleiui'iil  de  Cistels,  mol  IVaiirais  é  iiiivalaiil  à  palustres  Junci ,  di- 
.seiil  les  Dollaiulistcs,  Acia  sanct.,  april.,  t.  IH,  p.  60G. 

(t)  Exord.,  p.  ()3;  Exord.  Magn.,  disl.  I,  c.  xiii,  Migiie,  p.  lOnii. 

(2;  Exordinm,  p.  r,3;  Chaiin  /and.,  ai),  (iallia  Christ. .  IV,  Inst., 
233. 


lîERXARD    A    CITEAUX.  37 

min  de  Molesme.  Il  pouvait  se  rassurer  sur  l'avenir  de 
son  œuvre.  Si  parmi  ses  disciples  quelques-uns,  déjà  las 
des  rigueurs  de  la  discipline  cistercienne,  eurent  la  fai- 
blesse de  s'attacher  à  ses  pas,  les  autres,  et  c'était  le  plus 
grand  nombre,  étaient  décidés  à  suivre  jusqu'au  bout 
dans  la  solitude  la  voie  ardue  qu'il  leur  avait  tracée  (l). 

Le  prieur  Albéric  fut  élu  pour  lui  succéder  (juillet- 
août  1099)  (2).  Esprit  lettré,  délicat,  au  courant  des  cho- 
ses divines  et  humaines,  cœur  chaud  et  dévoué,  caractère 
énergique  et  ami  de  la  discipline,  Albéric  allait  donner  à 
ses  frères  la  mesure  de  sa  prudence  et  de  sa  force.  C'est  à 
lui  que  remontent  les  premiers  règlements  cisterciens  qui 
regardent  la  nourriture  et  le  vêtement.  On  lui  doit  en 
particulier  le  choix  de  la  couleur  blanche,  qui  devait  dis- 
tinguer dans  l'habillement  le  nouvel  Ordre  de  tous  les 
autres  membres  de  la  grande  famille  bénédictine  (3). 
Pour  mettre  ses  frères  à  l'abri  de  la  jalousie  que  leurs 
exercices  éveillaient  dans  les  monastères  du  voisinage,  il 
avait  pris  soin,  dés  le  début  de  son  ministère,  de  placer 
son  abbaye  sous  le  patronage  ofdciel  du  Saint-Siège  (4). 
Quand  il  mourut  (20  janvier  11013)  l'Ordre  était  en  pleine 
prospérité. 

Son  successeur  Etienne  Harding,  Anglais  de  naissance, 
comme  son  nom  l'indique,  sut  maintenir  les  traditions 
d'austérité  monastique  dont   l'héritage   lui  était  légué. 

(1)  ExordiKin,  p.  ('A. 

(2)  Albéric  mourut  le  20  janvier  lluO,  après  neuf  ans  et  demi  Je 
charge,  per  nocem  annos  et  ilimidiam  Exord.,  p.  7;j).  De  là,  la  dalc 
approximative  de  son  élection. 

(3)  Exord.,  p.  07  et  71.  La  tradition  attribue  à  Albéric  l'adoption  de 
la  couleur  blanche  ou  plutôt  blanchâtre  des  vêtements  cisterciens.  Cf. 
Albcncl  Vita,  Henriquez,  ap.  Acla  4«îlc<.,  janvier,  t.  II,   p.   7."j3-r>8. 

(4)  Exord.,  p.  67-71.  La  bulle  du  pape  Pascal  est  dti  r.)  novcmbro 
1100.  Jafle,  Kerjesla,  n"  5842. 

s  VINT    liEliNVIUi.   —  T.    I.  3 


38  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

Pour  cela,  il  n'eut  qu'à  suivre  sa  propre  inspiration.  Élevé 
on  son  pays  d'origine,  Sherborne,  dans  le  Dorsetshire, 
lUienne  avait  ensuite  fréquenté  les  écoles  d'Irlande  et  de 
Paris  et,  au  retour  d'un  voyage  de  Rome,  visitant  Mo- 
lesme,  il  s'y  était  confiné  sous  la  discipline  de  l'abbé  Ro- 
bert (1).  La  réforme  n'avait  pas  eu  de  partisan  plus  résolu. 
Aussi  en  1U!)8  il  n'hésita  pas  un  instant  à  faire  partie  de 
l'émigration.  Ce  furent  certainement  sa  science  et  ses 
vertus  qui  le  désignèrent  au  choix  de  ses  frères  pour  les 
fonctions  abbatiales.  Un  des  premiers  actes  de  son  gou- 
vernement montre  quelle  vigueur  il  devait  déployer  dans 
l'exercice  de  son  autorité.  Rien  que  le  duc  de  Rourgogne, 
Hugues  II,  fût  l'un  des  principaux  bienfaiteurs  de  l'ab- 
baye, il  osa  lui  interdire  de  tenir  sa  cour  dans  la  chapelle, 
à  la  manière  des  grands  seigneurs  du  temps  et  des  pa- 
trons de  monastères.  Cette  réforme  fut  suivie  de  quelques 
autres,  qui  sentent  à  un  degré  rare  l'esprit  de  dénuement, 
presque  le  puritanisme.  L'ornementation  et  l'ameuble- 
ment de  la  chapelle  furent  réduits  à  leur  plus  simple  ex- 
pression. La  soie  et  l'or  en  furent  impitoyablement  ban- 
nis; les  calices  seuls  et  les  ciboires  devaient  être  en  argent, 
ou  en  vermeil.  Pour  les  croix,  il  suffisait  ([u'elles  fussent 
en  bois;  les  candélabres  et  les  encensoirs  en  fer;  les  cha- 
subles, les  aubes  et  les  amicts,  de  futaiue  ou  do  lin  (2). 

A  cette  austérité  tout  extérieure  et  qui  ne  frappait  quê- 
tes yeux  répondait  une  austérité  non  moins  rigoureuse 
dans  les  n^eurs.  Les  visiteurs  du  monastère  en  èlaieni  ef- 
frayés. Aussi  un  moment  arriva  où  «  les  nouveaux  Che- 
valiers du  Christ,  »  comme  ils  s'appelaient  (3),  durent 
s"in((uièl(>r  du  recrutement  de  leur  milice.  La  mort  faisait 

l\)  Sur  ralilii'^  Ktieiiiic,  cC.  Achr  Sanrl.,  ajuil..  Il,  iy6-50l. 

{•>)  ExorcL,  p.  73-74. 

(3)  «  Novi  milites  GlirisU.  »  K.r(>rd..  j).  72. 


BERNARD    A    CITEAU.V.  39 

dans  leurs  rangs  des  vides  que  personne  ne  venait  com- 
bler. On  raconte  qu'Etienne  lui-même,  considérant  ces 
ravages,  se  surprit  à  douter  du  succrs  de  sa  mission  et 
chargea  un  religieux  mourant  de  venir  lui  annoncer  de  la 
part  de  Dieu  quel  avenir  était  réservé  au  «  Nouveau  Mo- 
nastère. »  Le  moine,  dit-on,  fut  docile,  et  après  avoir  subi 
son  jugement  au  tribunal  divin,  il  apparut  à  son  ancien 
supérieur  dont  il  releva  le  courage  en  lui  montrant  dans 
une  perspective  lointaine  une  nombreuse  et  étonnante 
postérité  (1).  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'en  1112  le  vœu  d'É- 
tienne  fut  providentiellement  comblé  et  ses  espérances 
heureusement  dépassées.  L'arrivée  de  Bernard  et  de  ses 
trente  compagnons  assurait,  à  n'en  pouvoir  douter,  la 
perpétuité  indéfinie  de  l'Ordre  cistercien. 

Le  jeune  seigneur  de  Fontaines  allait  donc  se  soumet- 
tre aux  rigueurs  de  cette  Règle  bénédictine  que  jusque-là 
il  n'avait  fait  qu'entrevoir  de  loin.  Après  avoir,  selon  l'u- 
sage, médité  pendant  quatre  jours  dans  l'hôtellerie  sur  la 
gravité  de  sa  résolution,  il  fut  conduit  au  Chapitre  ,  et  là, 
prosterné  devant  la  chaire,  il  attendit  que  l'abbé  lui  adres- 
sât la  question  sacramentelle  :  «  Que  demandez-vous?  » 
«  La  miséricorde  de  Dieu  et  la  vôtre,  »  répondit-il.  Aus- 
sitôt il  reçut  l'ordre  de  se  lever,  et  l'abbé  lui  expliqua  les 
âpres  exigences  de  la  profession  religieuse  qu'il  voulait 
embrasser.  Ces  leçons  n'étaient  pas  pour  elîrayer  la  fer- 
veur du  fils  d'Aleth;  il  murmura  d'une  voix  humble  et 
douce,  qu'il  était  prêt  à  observer  la  Règle  tout  entière. 
«  Que  Dieu  achève  en  vous  ce  qu'il  y  a  commencé ,  »  re- 
prit l'abbé  Etienne.  La  communauté  répondit  :  «  Amen,  » 
l'I  Bernard,  après  s'fHre  incliné,  se  retira  à  l'hôtellerie. 


(1)   Ejord.,  |).  7i.  Cf.  Bein.    Vila,  lit).  1,  (uj).  m,   ir"  18;  L'xoriL 
3Jn{/n.,  lli^t.  I,  cap.  xv  el  xvi,  Migiie.  p.  loil-lou. 


40  VIE    DE    SAINT    BEHNARI). 

Trois  jours  plus  lard,  il  était  introduit  au  noviciat  pour  y 
subir  son  année  de  «  probation    1).  » 

Cette  année  fut  l'une  des  plus  laborieuses  et  des  plus 
décisives  de  sa  vie  religieus(\-  il  importe  de  s'y  arrêter. 
«  Bernard,  se  dit-il,  qu"os-tu  venu  faire  ici,  »  Bernarde, 
ad  fjuid  reni.sli'/  Saint  Paul  lui  suggérait  sa  réponse.  Au 
dire  des  clironiqueurs,  il  était  venu  chercher  l'oubli  du 
monde,  dépouiller  le  vieil  homme  et  crucifier  sa  chair 
avec  ses  convoitises.  Tout  dans  le  «  Nouveau  Monastère  » 
so  prêtait  à  cet  anéantissement  volontaire,  auquel  l'esprit 
trouvait  son  compte.  On  entendra  plus  tard  dans  ses  ins- 
tructions l'écho  des  pensées  qui  avaient  occupé  son  âme 
de  novice.  Les  choses  du  dehors  ne  pouvaient  que  trou- 
bler sa  sérénité  :  «  Les  esprits  seuls  ont  ici  droit  d'entrée, 
disait-il,  la  chair  n'a  rien  à  y  faire  (2  .  »  La  Règle  cister- 
cienne était  le  commentaire  détaillé  de  celte  mortifiante 
maxime. 

La  mortification  s'étendait  d'abord  au  vêtement,  à  la 
nourriture  et  au  sommeil. 

Le  moine  de  Cîteaux  renonçait  aux.  frocs,  c'est-à-dire 
aux  vastes  robes  alors  fendues  des  deux  côtés  dans  les 
deux  fiers  de  la  hauteur,  avec  des  attaches  sur  les  fentes, 
pourempôcherles  pans  de  voltiger;  il  renonçait  aux  pelis- 
sons  ou  fourrures,  aux  capuces  proprement  dits,  espèces 
de  chaperons,  détachés  de  la  coule,  qui  protégeaient  la 

(1)  .s.  Ilcned.  Hctj.,  caj).  58.  Cf.  Consnet.  rislerc,  cap.  102.  Giii- 
gnard,  ouv.  cit.,  p.  21'.i.  M.  Guignard  a  puliiié  le  livre  des  Us  {Con- 
sueludines)  qui  comprend  les  Offices  ecclésias!i(nies,  les  Étai)llsseiiienls 
du  Clia|)itre  général  cl  les  Us  des  Convers,  d'après  un  manuscrit  type 
de  Citeaux,  composé  en  grande  partie  entre  llT.'i  et  1191  (Voir  preu- 
ves, iMonumenls  piimilifs,  p.  xxu  . 

[2]  «  Ingressus  est...  intenlione  ihi  muriendi  a  cordihiis  et  memoria 
Loininum,  »  etc.  »  Soi!  S|)iritus  ingrediantur  ;  caro  non  prodest  (|niii- 
quam.  »  Jltrn.  VUa,  lib.  I,  cap.  vi,  ii"*  iy-20. 


BERNARD    A    CITEAUX.  41 

personne  par  derrière,  de  la  tète  aux  pieds,  et  par  devant 
lui  couvraient  la  poitrine  et  les  bras  jusqu'au  poignet  (1). 
Les  caleçons,  les  longues  étamines,  tuniques  de  laine  à 
manches  étroites  qui  se  portaient  sur  la  peau  pendant 
l'été,  mais  qui  dans  la  saison  rigoureuse  se  superposaient 
à  un  pelisson  sans  manches,  les  chainses  ou  chemises,  lui 
étaient  également  interdits  (2).  Pour  tous  vêtements,  la 
Règle  de  saint  Benoit,  strictement  interprétée,  tolérait  la 
tunique  ou  robe  étroite  en  serge  qui  enveloppait  le  corps 
jusqu'à  mi-jambe,  et  la  coule  en  laine,  robe  flottante 
pourvue  de  manches  et  surmontée  d'un  capuchon  ou  ca- 
puce  (3).  Aux  heures  du  travail  manuel,  la  coule  était 
remplacée  par  le  scapulaire,  serré  à  la  hauteur  des  reins 
par  une  ceinture  en  cuir.  Des  souliers  découverts  et  des 
chausses  protégeaient  le  bas  des  jambes  (4).  Mabillon  es- 

(1)  «  Rejicientes  a  se  quidquiil  régula'  refragabaUir,  froccos  videli- 
cet  et  pellicias,  capucia  quoqiie,  »  etc.  Exordium,  cap.  xv,  p.  71. 
«  Pelliciœ,  capucia  lenes  et  calidœ...,  longœ  manicfe  et  amplum  capu- 
ciuiïi,  »  dit  Bernard  avec  dédain  (ep.  i,  ii«  11).  «  Non  sint  cucullœde- 
forls  lloccatse,  »  lastituta,  cap.  xv,  Guignard,  p.  25i.  Sur  la  diffé- 
rence entre  le  froc  et  la  coule,  cf.  Mabillon,  note  au  n"  11  de  l'épîlre 
1"=  de  saint  Bernard. 

(2)  «  Rejicientes  a  se  staininia,  »  Exordium,  loc.  cit.  Les  chemises 
en  lainage,  fort  différentes  des  chainses  ou  chemises  proprement  dites, 
s'appelaient  étamines  dans  l'ordre  de  Cluny.  Cf.  Pctri  Vencrah.  Sta- 
tutn,  cap.  G3,  ap.  Migne,  t.  CLXX.XIX,  p.  KU3.  «  Pellihus  et  camisiis  non 
utuntur,  »  dit  Jacques  de  Vitry  parlant  des  Cisterciens  du  treizième 
siècle  [nisloria  orienlalis  et  occidental is,  cap.  xiv,  p.  301).  Cf. 
S.  Bened.  Reg.,  cap.  55.  Les  caleçons  ou  femoralia  étaient  tolérés  par 
la  Règle  pour  ceux  qui  se  mettaient  en  voyage. 

i,3^  Bened.  Rcg..  cap.  55;  Exordium,  loc.  cit.  Sur  la  longueur  de  la 
tunique,  cf.  .MaJjilion,  Préface  aux  sermons  de  saint  Bernard, 
n"  XLV  :  «  Tunica  quai  vix  ad  inediam  tibiam  ddluebat,  qualem  ges- 
tabant  Cistercienses.  » 

(4)  «  Caligœ  et  pedules.  i>  Bened.  fieg.,  cap.  55,  espèces  de  bas.  ou 
chausses.  «  Subtalares...  non  caprini  vel  corduani,  sed  vaccini.  «  Ins- 
titut., cap.  XV,  Guignard,  p.  254;  cf.  cap.  i.xxxiii,  p.  273. 


42  VIE    DE    SAI.NT    BEHXAKD. 

time  que  les  premiers  Cisterciens  portaient  aussi,  en  guise 
de  caleçon,  une  sorte  de  ceinturon  fermé  ou  semk'mcthnn; 
la  chose  nous  parait  douteuse  (1).  Durant  sa  «  probalion,  » 
Bernard  garda  certainement  ses  vêtements  séculiers  (2). 
Mais  il  est  à  présumer  que  la  forme  en  devait  être  peu 
différente  des  habits  des  religieux;  autrement  l'épreuvi' 
du  noviciat  n'eût  pas  eu  toute  la  sincérité  désirable.  Du 
reste,  il  est  sûr,  —  et  nous  le  verrons  plus  loin,  —  que  le 
capuce  faisait  partie  de  riiabillement  du  jeune  novice  (3). 
La  nourriture  était  des  plus  simples,  pour  ne  pas  dire 
des  plus  viles.  En  cela  comme  en  tout  le  reste,  travail, 
prière,  repos,  il  fut  soumis  au  même  régime  que  les  pro- 
fés  (4).  La  viande,  le  poisson,  les  œufs,  le  laitage  et  le 
pain  blanc  étaient  des  mets  inconnus  à  Gîteaux  (o).  Bien 
que  saint  Benoît  n'eût  pas  proscrit  absolument  l'usage  du 
vin,  il  fallut,  pour  entrer  dans  l'esprit  du  patriarche  des 
moines  d'Occident,  accepter  comme  règle  de  conduite  ce 
prixicipe  que  le  «  vin  ne  convient  pas  à  des  religieux  (6).  » 
Les  légumes,  secs  ou  verts,  l'huile,  le  sel  et  l'eau  firent 

(1)  Mabilloii,  Préface  aux  Serin,  de  S.  Bernard,  iv*  xliv-xlv.  Le 
semicincliuin  dont  parie  le  moine  Nicolas  dans  le  lexle  allégué  n'est- 
ii  pas  simplement  la  tunique,  qux  vlx  ad  mediani  tllnani  delluebat'. 

(2)  Bened.  lier/.,  cap.  58;  cf.  Bern.,  ep.  i,  n"  8. 

(3)  liern.  Vila  IV\  lib.  II,  n"  1.  Cf.  Consuet..  cap.  102. 

(4)  Consuelud.,  cap.   102,  Guignard,  [i.  219. 

(5)  Betiedict.  Iteçj..  cap.  39.  Le  pain  hlatic,  panis  cundidus,  était 
interdit  aux  moines  bien  portants.  Institut.,  cap.  14,  Guignard, 
p.  253;  cf.  Iiistit.,  cap.  \ix,  xxiv,  xxv,  i. ,  lvi,  lxi,  i.xii,  lxiii,  lxxii. 
Au  treizième  siècle  Jacques  de  Vitry  écrivait  :  «  Carnes  autem  nisi  in 
gravi  inlirmitate  non  inanducant.  Piscibus ,  nvis  ,  lacté  et  caseo  non 
vcscuntur  cominuniter.  Qnando(|ue  tamen,  licet  raro,  pielalis  et  reve- 
Litionis  [relevationis  ?<  inluitu  pro  jjilanciis  et  suminis  deliciis  bis 
ulunlur.  »  llistorla  orient,  et  oceidenl.,  loc.  cit.,  j).  300. 

(C)  Bened.  Reg.,  cap.  40,  Saint  ]5enoil  accordait  à  ses  moines  une 
héminii  de  vin  par  jour,  soit  vrai.semhiablement  0,2G  centilitres.  Cf. 
Reinacli,  Manuel  de  philolotjie  classique,  1880,  p.  310. 


BERNARD    A    CITEAUX.  43 

tous  les  frais  de  la  table  cénobitique  (1).  Citeaux  avait 
adopté,  à  la  suite  de  saint  Benoît,  pour  les  repas  de  l'été 
une  coutume  qui  a  quelque  analogie  avec  celle  des  vieux 
Romains.  En  temps  de  grands  labeurs,  deux  repas,  ;j/v;/?- 
dium  et  cœna ,  fixés  à  la  sixième  et  à  la  douzième  heure 
(de  onze  heures  à  midi,  et  de  cinq  à  six  heures)  devaient 
apaiser  l'appétit  des  frères;  du  io  septembre  à  Pâques, 
sauf  les  dimanches,  un  seul  repas  était  de  règle,  il  se 
prenait  à  la  neuviènK^  heure,  c'est-k-dire  de  deux  à  trois 
heures  (2) ,  ou  même ,  i)endant  le  carême ,  au  coucher  du 
soleil.  Malheur  alors  aux  estomacs  qui  ne  pouvaient  sup- 
porter vingt-quatre  heures  de  jeune  ! 

Une  épreuve  non  moins  rude  attendait  Bernard  au  dor- 
toir. Ce  dortoir  était  commun;  une  pâle  chandelle  en 
éclairait  l'obscurité  pendant  la  nuit.  Les  lits,  disposés  à 
une  petite  distance  l'un  de  l'autre  et  séparés  par  une  cloi- 
son, consistaient  dans  une  humble  paillasse  étalée  sur 
une  planche,  et  un  oreiller  également  en  paille,  le  tout 
recouvert  d'une  saie,  saginn  (3).  C'était  sur  cette  couche 
rudimentaire  que  le  Cistercien,  novice  ou  profès,  pre- 
nait son  somme.  11  couchait  tout  habillé  et  les  reins 
ceints ,  afin  d'être  toujours  prêt  à  se  rendre  à  la  chapelle, 
au  premier  signal  de  l'abbé,  pour  l'oflice  nocturne  (4). 

(1)  Ilened.  Re(j.,  cap.  39.  Cf.  Jiern.  ep.  i,  n'  12  :  «  OIiis.  falja,  piil- 
tes,  panisque  cibarius  cum  aqua.  » 

(2)  Benedicti  Reg.,  cap.  41;  Bern.  Serm.  3,  in  Quadragos.,  n'  1. 
"Vos,  qui  diebus  dorninicis  his  coineditis;  »  Pétri  Veiierab.  lil».  1, 

t'p.  28,  ap-  Migne,  p.  128. 

(3)  «  Stramenla  autern  lectonmi  sufficiant  :  inalta,  sagiiin,  lena  et 
capitale.  »  lîeucd.  Reg.,  cap.  55.  Cf.  Institut.,  cap.  37,  ap.  Guignard, 
p.  261.  «  Rojicientcs  a  se...  cooi>ertoria,  stramina  lecloruni,  »  courte- 
pointes, matelas  et  lits  de  plumes.  Exordium,  cap.  xv.  |t.  71.  Cf.  Jac- 
ques de  Vitry,  Ilistoria  orient,  et  occid.,  p.  300. 

(i)  Jlenedict.  Reg.,  cap.  22;  Consuet.,  cap.  82,  Guignard,  p.  1S7. 
Cf.  Jacques  de  Vilry,  1.  c. 


44  VIE    DE   SAINT    liER.NARD. 

Une  pièce  de  laine  lui  servait  au  besoin  de  couverture  (1), 
Cet  usage  di'  conserver  jour  et  nuit  les  mêmes  vêtements 
était  à  lui  seul  une  rude  pénitence  Ici  se  pose  la  ques- 
tion de  propreté  dans  le  cloître.  Les  historiens  de  saint 
Bernard  nous  assurent  que  toute  sa  vie  il  eut  horreur  de 
ce  qui  est  sale   2).  C'est  là  le  l'ait  d'une  nature  délicate. 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  moyen  âge  n'entendait 
pas  la  propreté  tout  à  fait  comme  nous  la  comprenons 
aujourd'hui.  Le  moine  cistercien  n'éprouvait  pas  le  besoin 
de  changer  df  tunique  une  fois  par  semaine.  S'il  avait  un 
costume  de  rechange,  c'était  pour  en  user  quand  la  Règle 
l'autorisait  à  laver  celui  qu'il  portait  (3);  et  les  jours  de 
lavage  étaient  assez  rares.  Saint  Benoit  aurait  craint  de 
favoriser  la  sensualité,  en  accordant  aux  soins  du  corps 
une  trop  large  part.  Les  bains  étaient  à  peine  tolérés;  les 
malades  seuls  y  avaient  droit,  sur  une  ordonnance  du 
médecin.  La  Règle  recommandait  à  l'abbé  de  ne  les  accor- 
der que  «  ditïicilement  aux  religieux  bien  portants,  sur- 
tout aux  jeunes.  »  Chaque  jour  il  suffisait  que  les  frères 
se  lavassent  la  ligure   et  les   mains,   et  le  samedi  les 
pieds  (4).  Le  port  de  la  barbe  n'était  pas  absolument  fa- 
cultatif; les  moines  devaient  se  raser  sept  fois  l'an  lo); 
mais  l'usage  du  peigne  leur  était  interdit  (6). 

(Ij  «  Lena,  »  Jtened.  Hc<j.,  cap. '55. 

(2)  «  In  veslibus  ei  panpertas  seinper  placuil,  sordes  nunqiiain.  » 
Bern.  Vita,  lil».  III,  cap.  n,  ii»  5. 

(3)  llened.  lleg.,  cap.  55. 

CO  '(  IJalncaruin  iisiis  inlîiinis  quolies  expedit  ;  sanis  aulein  et  inavime 
juvenihns  tardius  concedatur.  »  Beiied.  Rcy.,  cap.  36.  Noter  cependant 
le  bain  de  pieds  des  samedis,  Consuetud.,  cap.  81,  ap.  Guignard,  p.  185. 

(5)  Consuelud.,  cap.  85,  ap.  Guignard,  p.  192.  Le  Chapitre  général 
de  1191  ordonna  aux  moines  de  se  raser  deiiv  fois  de  ]iliis  jiar  an. 
Martène,  Thcsaiirua  Anecdot.,  IV,  127o. 

(6)  «  Rejicientes  a  se...  pectines.  «  Exordium ,  cap.  \v,  p.  71.  Sur 
l'usage  des  peignes,  cf.  Consvetud.,  cap.  85,  loc.  cil. 


liERXAHIt    A    CITEAMX.  45 

Tout  cet  ensemble  de  prescription.s  marque  un  profond 
dédain  de  tout  ce  qui  flatte  les  sens.  Bien  loin  de  reculer 
devant  l'emploi  de  ces  pratiques  de  mortification,  Bernard 
trouvait  encore  moyen  de  les  rendre  plus  crucifiantes.  Il 
lui  semblait  qu'il  ne  pourrait  jamais  trop  accabler  l'animal 
humain,  au  profit  de  la  liberté  spirituelle.  La  pauvreté 
ne  lui  plaisait  pas  toute  seule;  il  lui  fallait  encore  le  sen- 
timent de  la  privation.  Il  goûtait  une  joie  singulière  à  im- 
poser à  son  corps  des  sacrifices  que  la  nature  a  en  horreur. 
C'est  surtout  dans  la  privation  de  la  nourriture  et  dans 
celle  du  sommeil  qu'il  fit  éclater  son  amour  de  la  péni- 
tence. Jeûner  régulièrement  jusqu'à  none,  c'est-à-dire 
jusqu'à  doux  heures  après  midi  et  quelquefois  jusqu'après 
vêpres,  sauf  pendant  l'été,  ('tait  déjà  une  cruelle  mortifi- 
cation 1  .  La  Bègle  accordait  aux  novices  comme  aux 
profès  une  livre  de  pain  par  jour  avec  doux  plats  de  légu- 
mes. Jamais  Bernard  no  consomma  sa  portion  entière. 
Manger  à  sa  faim  lui  paraissait  chez  un  religieux  un  péché 
de  gourmandise.  Il  mangeait  juste  assez  pour  ne  pas  tom- 
ber en  défaillance,  mais  trop  peu  pour  se  maintenir  en 
bonne  santé.  C'était  évidemment  là  un  abus.  Aussi,  avant 
la  fin  de  son  noviciat,  fut-il  atteint  d'une  maladie  d'esto- 
mac qui  le  tourmenta  toute  sa  vie  :  châtiment  imprévu, 
mais  inévitable,  d'une  abstinence  excessive  (2). 

Les  veilles  trop  prolongées  n'étaient  pas  étrangères  à 
l'affaiblissement  de  sa  santé.  Les  Cisterciens  accordaient 
en  moyenne  six  heures  au  repos  de  la  nuit.  Bernard  qui 
estimait  que  «  dormir  était  une  perte  de  temps,  »  consa- 

(1)  «  Ilactenus  usqiie  ad  nonain  jcjuaaviinus  soU  :  nuiic  iistiuo  ad 
vesperaiii  jejunaliunt  nobiscum  paritcr  univcrsi,  reges  et  principes, 
clerus  el  popuiiis,  »  de.  In  Quadrwj.,  Serin.  3,  n»  1.  Cf.  licned. 
lieg.,  cap.  41. 

(2j  Bcrn.  Yila,  Wh.  1,  cai>.  iv,  n"  21-22. 


Il)  VIE    DE    SAINT    lîKRXARD. 

crait  à  la  méditation  iiitérieui'c  les  précieux  instants  qu'il 
dérobait  secrètement  au  son^meil.  Il  prit  dès  lors  Thabi- 
tude,  disent  ses  historiens,  de  «  veiller  au  delà  de  la  pos- 
sibilité humaine.  »  Ex  tune  usquc  hodic  vigilat  ultra  pos- 
sibilitalcm  hinnauam.  Les  douceurs  du  sommeil  lui  ins- 
pirèrent toujours  quelque  défiance;  il  trouvait  peu  séant 
qu'un  moine  s'y  abandonnât;  et  plus  tard,  quand  il  enten- 
dait un  de  ses  frères  ronfler,  il  avait  coutume  de  dire  que 
c'était  là  "  dormir  d'une  manière  charnelle  et  à  la  façon 
des  séculiers.  »  11  faut  croire  qu'il  ne  dormit  jamais  ainsi. 
Malheureusement  la  légèreté  et  surtout  la  brièveté  de  ses 
sommes  ne  purent  qu'aggraver  la  malheureuse  gastrite 
dont  son  abstinence  était  la  cause  première  (1). 

Par  de  telles  mortilications,  Bernard  entendait  affran- 
chir son  esprit  des  exigences  du  corps.  Il  alla  plus  loin; 
non  content  «  de  retrancher,  comme  le  veut  la  Règle,  les 
désirs  de  la  chair  (2) ,  »  il  voulut  cruciûer  jusqu'aux  sens 
qui  sont  i)arfois  des  instruments  troj)  dociles  au  service 
de  la  passion  3).  Il  étendit  à  la  vue  et  à  l'ouïe  le  sui>i)lice 
de  l'abstinence  ,  qu'il  infligeait  aux  organes  du  goût  et  du 
toucher.  Son  regard  était  si  habituellement  recueilli  que 
les  spectacles  du  dehors  lui  échai)paient  à  peu  près  com- 
plètement. Il  passa ,  nous  disent  S('S  historiens,  une  année 
entière  dans  la  salle  des  novices  sans  s'apercevoir  si  le 
plafond  en  (Hait  voûté  ou  plat.  11  ignora  également  dui'ant 
de  longs  mois  de  quelle  manière  la  chapelle  du  monastère 
était  éclairée;  un  beau  jour,  il  fut  étonné  d'apprendre  par 
le  témoignage  d'un  tiers  que  le  chevet  versait  la  lumière 


(1)  Jleni.  Vitu,  lili.  1,  cai).  iv  ,  n"  21. 

(2}  <(  Desidcria  carnis  aiii|)ulare.  »  Bencd.  lie.g.,  cap.  7. 

(3)  <<  Non  soluin  coiicai)iscenLias  carni.s,  qiin;  |)(!r  snisiis  cor|>oris 
liuiil,  sed  cl  seiisiis  ipsas  (hm-  ([uos  (iunl.  »  liern.  Vita,  lib.  I,  cap.  i\. 
n"  20. 


BERNARD    A    CIÏEAUX.  47 

par  trois  fenêtres  et  non  par  une  (1).  Tant  était  profonde 
la  modestie  de  ses  yeux,  tant  il  avait  pris  soin  de  morti- 
lier  la  curiosité,  source  ordinaire  de  la  dissipation! 

Son  sens  de  louïe  fut  soumis  à  la  môme  disciplint>.  Il 
se  fit  de  bonne  heure  une  règle  de  sacrifier  toute  conver- 
sation qui  n'eût  pas  pour  objet  les  choses  spirituelles.  On 
rapporte  à  ce  propos  une  curieuse  anecdote.  Peu  de  temps 
après  son  entrée  dans  la  cellule  des  novices ,  quelques-uns 
de  ses  parents  vinrent  le  visiter  au  parloir.  L'entretien 
achevé,  le  pieux  jeune  homme  se  rendit  à  la  chapelle  où 
l'appelait  l'office  de  none,  heureux  de  faire  trêve  à  la  fri- 
volité et  de  se  retremper  dans  la  prière.  Mais  quelle  ne 
fut  pas  sa  surprise,  quand  il  sentit  que  Dieu,  sourd  à  sa 
voix,  lui  refusait  les  consolations  intérieures  dont  il  était 
d'ordinaire  inondé  pendant  son  oraison  !  A  force  d'exami- 
ner sa  conscience,  il  lui  sembla  que  cette  sécheresse  était 
un  châtiment  de  ses  effusions  du  parloir.  La  pénitence 
dura  trois  semaines.  Une  telle  leçon  était  dure;  aussi  le 
novice  la  mit- il  à  profit.  A  quelque  temps  de  là,  il  reçut, 
avec  l'assentiment  de  l'abbé  Etienne,  une  autre  visite. 
Pour  échapper  au  péril  de  la  dissipation ,  l'idée  lui  vint 
de  se  boucher  les  oreilles  avec  de  l'étoupe,  et,  le  capuce 
sur  la  tète,  il  vint  s'installer,  une  heure  durant,  dans  le 
parloir,  en  présence  des  hôtes  qui  désiraient  l'entretenir. 
Ce  qu'ils  purent  lui  raconter,  il  ne  l'entendit  guère.  Avant 
de  les  quitter,  il  leur  adressa  quelques  paroles  d'édifica- 
tion ,  et  rejoignit  en  hâte  ses  frères  à  la  chapelle ,  enchanté 
du  stratagème  qui  lui  avait  permis  de  conserver  la  grâce 
du  recueillement.  Son  biographe  nous  laisse  entendre  que 
Dieu,  cette  fois,  fut  content  de  lui  (2). 

(Ij  Beni.Vita,  lib.  I,  cap.  iv,  n^'^O.  L'églisedonl  il  est  ici  question 
existait  encore  au  dix-lniitièrne  siècle:  cf.  DomMartéiie  (Voyage  litlc- 
raire,  l,  p.  i,  p.  223-2'.>4; . 

(2)  Beni.  Vita  IV,  lib.  Il,  w"  1. 


48  VIE    DE    SAINT    liERNARIt. 

Il  résulte,  au  moins,  do  cette  anecdote,  que  Bernard 
était  prêt  à  tout  sacrifier  pour  atteindre  la  perfection  de  la 
sainteté  et  gravir  les  hauteurs  du  mysticisme.  On  retrouve 
le  même  esprit  de  haute  spiritualité  dans  tous  ses  exer- 
cices. La  journée  du  Cistercien  se  divisait  en  deux  parts  , 
la  prière  et  le  travail;  c'est  là  qu'il  nous  faut  maintenant 
suivre  le  jeune  novice ,  si  nous  voulons  surprendre  tout 
entier  le  secret  do  sa  formation  et  de  ses  vertus  monas- 
tiques. 

Dans  l'esprit  de  saint  Benoit  l'occupation  qui  prime 
toutes  les  autres,  c'est  la  prière;  c'est  là  l'œuvre  par  ex- 
cellence, c'est  l'œuvre   divin,  opm  D/'i  ,  opus  divinum. 
Quand  sonne  l'heure  de  1'  «  ofûcf  ,  »  le  moine  doit  s'y  ren- 
dre avec  le  plus  vif  empressement,  il  faudrait  presque 
qu'il  eût  des  ailes  pour  y  voler  (1).  Le  psalmiste  avait  dit  : 
Medid  nocte  surgeham  :  «  au  milieu  de  la  nuit,  je  me  suis 
levé  pour  vous  glorifier,  Seigneur  (2).  »  Du  1"  novemhro 
à  Pâques,  les  Cisterciens,  au  saut  du  lit,  sortent  du  dor- 
toir dès  une  heure  du  matin,  hora  ocfnca,  pour  chanter 
l'office  nocturne  en  h-ur  froide  et  ohscuro  chapelle.  Durant 
le  reste  de  l'année,  leur  lever  a  lieu  un  peu  j)lus  tard;  il 
suffit  que  ,  leur  nocturne  achevé,  ils  puissent  commencer 
laudes  à  la  première  lueur  de  l'aurore,  indpienle  luce  (3). 
Ces  laudes  ou  matines  forment  le  premier  office  de  leur 
journée  qui  omjjrasse  sept  exercices  du  même  genre   : 
Prime,  Tierce,  Sexte,  Noue,  Vêpres  et  Compiles.  Saint 
Benoît  s'est  encore  attaché  par  là  à  imiter  le  Roi  prophète  : 

(1)  «  Ail  lioram  ilivini  oiïicii ,  inox  ul  aiuliluin  fiierit  sigiiiiiii..., 
sumina  ciim  festinalionc  curratiir;  cuni  gravilate  tamen.  »  Bened.  I(e- 
(jula,  cap.  43. 

(2)  Psalin.  lis,  V.  r,2. 

(3)  Bened.  Ih'tj.,  cap.  s.  L'horaire  suivi  par  saint  Benoit  et  les  Cis- 
terciens était  celui  des  anciens  Romains.  Prime  ou  la  i)remiere  heure 
coininencait  à  6  heun's  du  malin. 


nERNARD    A    CITEAUX.  49 

Septies  in  die  laudom  diri  tihi  (1).  A  l'origino,  Prime  ol 
Compiles  ne  rentraient  pas  dans  le  cycle  de  l'oflice  eucolo- 
giqiie,  ils  étaient  d'ordre  absolument  privé  et  se  récitaient 
dans  le  dortoir  des  moines.  Prime  fut  inventé  par  les  re- 
ligieux de  la  Palestine  au  quatrième  siècle.  En  Occident , 
saint  Benoit  est  le  premier  chef  d'Ordre  qui  ait  fait  ad- 
mettre la  prière  du  soir  dans  le  cours  des  offices,  en  lui 
donnant  le  nom  de  Completorium  qu'elle  a  gardé  (2).  Abé- 
lard  reproche  aux  Cisterciens  d'avoir  éliminé  de  Prime 
et  de  Compiles  la  récitation  du  Credo,  usitée  de  son  temps, 
si  on  l'en  croit,  dans  toutes  les  églises  et  tous  les  monas- 
tères (3  .  En  terminant  ces  deux  heures,  comme  les  autres 
heures  diurnes  par  le  Pater,  les  disciples  de  saint  Etienne 
ne  faisaient  pourtant  qu'obéira  la  Règle  ou,  si  l'on  veut, 
à  la  coutume  primitive.  Leur  réforme  particulière  était 
motivée  chez  eux  par  le  retour  à  la  stricte  observance. 
Abélard  l'oubliait-il?  ou  faut-il  croire  que  sur  ce  point 
son  érudition  se  trouvait  en  défaut? 

Nous  n'avons  pas  à  définir  quelle  était  la  composition 
du  bréviaire  cistercien.  On  en  peut  trouver  les  détails 
dans  les  ^'v,  et  dans  la  Ri''gle  même  de  saint  Benoît  (4).  11 
suffit  de  remarquer  que  la  récitation  de  cet  office  et  l'as- 
sistance à  la  messe  offraient  à  la  piété  du  moine  un  ali- 
ment de  toutes  les  heures.  Avec  quelle  religion  Bernard 
s'en  nourrissait,  nul  ne  saurait  le  dire.  Il  relèvera  plus  lard, 
dans  un  de  ses  sermons,  l'importance,  l'éminence  de  10- 

(1)  Psalin.  118,  V.  1G4;  /lencd.  Rcg.,  cap.  16. 

(2)  Sur  la  genèse  des  Heures,  voir  Batiffol,  Ilisloire  du  Jirc'ciaire 
romain,  Paris,  PicarJ,  1893,  p.  2-16. 

(3)  .\belarili  ep.  ad  Bernard.,  éd.  Cousin,  I,  623;  dans  Migne,  ép.  \. 
L'usage  que  bl;\me  Abélard  fut  plus  tard  modifié  :  car  à  l'époque  de 
la  rédaction  des  Consuefudines ,  on  récitait  Credo  après  Coin|>lii's. 
Consueiud..  cap.  85,  Guignard,  p.  ISG. 

(4)  Jiencd.  licg.,  cap.  8-1, h. 


oO  VIE    HE    SAINT    lîERXARD. 

'pus  Dd.  Ce  qu'il  ex.igeait  de  ses  disciples,  il  le  pratiquait 
sûrement  lui-rnùine  à  l'époque  de  son  noviciat.  Pureté  et 
ferveur,  telle  était  sa  devise.  Pureté  d'intention  d'abord  ; 
il  ne  souffrait  pas  que  la  moindre  distraction  troublât  son 
âme  durant  la  psalmodie;  et  ce  n'étaient  pas  seulement 
les  pensées  oiseuses  qu'il  écartait  ainsi  inexorablement  : 
pensées  pieuses  recueillies  dans  ses  lectures,  souvenirs  de 
l'instruction  qu'il  venait  d'entendre,  en  un  mot  tout  ce 
qui  n'était  pas  le  psaume,  l'hymne  ou  le  répons  entonné, 
avait  infailliblement  le  même  sort.  A  cette  sincérité  dans 
l'exécution  de  la  liturgie,  il  joignait  un  accent  de  profonde 
dévotion.  La  Règle  défendait  qu'on  chantât  en  voix  de 
fausset.  Bernard,  qui  traita  toujours  le  chant  avec  un  sou- 
verain respect,  n'avait  pas  besoin  d'une  telle  recomman- 
dation. 11  ne  comprenait  pas  qu'un  moine  pût  psalmodier 
mollement,  languissamment,  d'une  voix  endormie,  d'un 
ton  nasillard,  mutilant  les  mots,  mangeant  les  syllabes. 
«  Chantez  donc  à  pleine  voix,  disait-il;  quand  on  répète 
les  paroles  de  l'Esprit-Saint ,  il  faut  dans  le  son  et  dans 
l'accent  quelque  chose  de  viril  il),  o  Ainsi  chantait  le 
jeune  novice. 

La  prière  prenait  au  Cistercien  environ  six  heures;  le 
reste  de  sa  journée  était  consacré  au  travail.  Une  réunion 
matinale  de  toute  la  communauté  reliait  lun  à  l'autre  ces 
deux  exercices,  c'était  le  Chapitre  ou  r<i/)ilul(tin  qui  s'ou- 
vrait par  la  récitation  du  Symbole  des  Apôtres,  se  conti- 
nuait par  la  coulpe  et  la  lecture  du  Martyrologe  suivi  du 
\eis.cl  Prcliosfi  in  cdnsjx'ctu  Domiiu  et  de  l'oraison  Sanct/i 


(1)  «  l'ure  et  strenue...  non  parceiites  vocihus...  sed  virili,  ni  di- 
gnumest,  et  sonitu  et  affeclu,  »  etc.  In  Canl.,  Scrni.  47,  iv  s.  «  il 
afTecluosius  et  virilius  psalleretiir.  »  Bera.  Vi!a,  lil).  IV,  cap.  i,  u"  3. 
«  Sic  steimis  ad  psallcndiiin,  iil  nions  noslra  concordet  voci  nostnc.  » 
Bened.  Bcg.,  cap.  19.  Cf.  Institut.,   cap.  7:J,  (Uiignard,  p.   TA. 


BERNARD    A    CITEALX.  51 

Maria  et  omnes  sancti.  Mais  la  tenue  du  Chapitre  avait  une 
autre  raison  d'être;  s'il  était  placé  ainsi  au  début  de  la 
journée,  c'était  pour  que  la  tâche  de  chaque  moine  fût 
déterminée  d'avance  et  la  bénédiction  de  Dieu  appelée 
sur  l'œuvre  des  mains  de  ses  serviteurs.  De  là  le  verset 
trois  fois  répété  :  Deus  in  adjuforium ,  auquel  on  ajoutait 
le  lies- pic e  inservos  tuos  et  la  belle  oraison  :  Dirigere  et 
sanclificare.  Avant  de  lever  la  séance,  on  lisait  un  ou  plu- 
sieurs articles  de  la  Règle  de  saint  Benoît,  afin  que  nul 
ne  put  se  prévaloir  de  l'ignorance  de  la  loi  à  laquelle  il 
s'était  assujetti;  cette  lecture  était  précédée  de  la  béné- 
diction de  l'abbé  :  deux  rubriques  purement  monastiques 
qui  passèrent  dans  la  liturgie  romaine.  Il  est  aisé  de  re- 
connaître dans  la  série  de  ces  prières  ou  exercices  capitu- 
laires  l'appendice  que  le  bréviaire  a  finalement  rattaché  à 
l'office  de  Prime,  en  remplaçant  la  lecture  de  la  Règle 
bénédictine  par  une  leçon  brève.  Anciennement,  en  effet, 
le  Chapitre  se  tenait  immédiatement  après  Prime.  Les 
Us  de  Cîteaux  le  reportent  après  la  messe  (1);  mais  on 
sait  que  si  la  messe  de  communauté  était  parfois  suppri- 
mée, le  Chapitre  ne  l'était  jamais. 

A  l'issue  du  Chapitre,  le  Cistercien  se  livrait  au  travail, 
soit  manuel,  soit  intellectuel.  C'est  la  gloire  du  patriarche 
des  moines  d'Occident  d'avoir  mis  en  honneur  le  travail 
manuel.  «  Un  vrai  moine,  disait-il,  doit  vivre  du  travail 
de  ses  mains  (2  .  »  En  conséquence,  la  Règle  déterminait 
certaines  heures  où  tous  les  religieux  sans  exception  va- 
quaient aux  occupations  purement  matérielles  que  néces- 
site la  bonne  administration  d'une  ferme.  En  été,  c'est-à- 
dire  de  Pâques  au  1"  octobre,  chaque  frère  accomplit, 

1,  Consuelud.,  cap.  09-70,  Guiguard,  p.   176-177. 
i;>)  (i  T une  vere  inonaclii  sunl,  si  labore  inaiiuuin  suaruin  vivuiit.  « 
Beaed.  Ilt'j.,  cap.  48. 


Ol  VIE    DE    SAINT    liEHNAHD. 

dans  le  cloître  mémo,  dans  la  plaine  ou  dans  la  forêt,  de 
six  heures  du  malin  à  neuf  heures,  et  de  deux  heures  après 
midi  à  cinq  heures,  la  tâche  qui  lui  est  assignée.  A  l'é- 
poque de  la  fenaison  et  de  la  moisson,  ce  règlement  fixe 
ne  saurait  être  observé  rigoureusement.  C'est  la  nécessité 
seule  qui  fait  loi.  Pour  sauver  les  fourrages  et  les  grains, 
on  transpose  sans  scrupule  l'heure  de  l'ofûco  divin;  la 
messe  est  même  quelquefois  supprimée;  ou  du  moins  les 
frères  sont,  en  raison  de  la  presse,  dispensés  d'y  assister. 
Du  l'""  octobre  au  mercredi  des  Gendres,  le  travail  manuel 
embrasse  sept  heures,  de  sept  heures  du  matin  h  deux 
heures  de  l'après-midi.  Pendant  le  carême  la  durée  en  est 
la  même;  seulement  il  commence  à  neuf  heures  et  linit  à 
quatre  (1). 

Pour  un  gentilhomme  habitué  aux  aises  de  la  vie  de 
château  ,  une  telle  besogne  n'offrait  rien  de  bien  attrayant. 
Bernard  s'y  livra  pourtant  avec  ardeur.  Ses  historiens 
nous  racontent  qu'il  y  goûtait  de  véritables  délices.  Mais 
son  adresse  et  sa  force  musculaire  ne  répondaient  pas 
toujours  à  sa  bonne  volonté.  On  peut  douter  qu'il  ait  su 
diriger  une  charrue  ou  porter  de  lourds  fardeaux.  Quand 
ses  frères  étaient  occupés  à  des  travaux  do  ce  genre,  nous 
dit  Guillaume  de  Saint-Thierry,  il  se  réfugiait  dans  d'au- 
tres menus  ouvrages,  d'une  utilité  non  moindre,  mais  de 
plus  facile  exécution  :  il  bêchait  le  jardin,  il  fendait  le 
bois,  le  portait  sur  ses  épaules,  le  rangeait  dans  le  bû- 
cher. La  besogne  en  apparence  la  plus  vile  avait  pour  lui 
un  charme  de  plus.  Il  se  consolait  de  n'être  ni  robuste  ni 
habile,  en  balayant  le  cloître  ou  en  lavant  les  écuelles. 
Un  jour,  cependant,  le  sentiment  de  son  incapacité  lui 

(1)  Bencd.  Reg.,  cap.  'i8.  Sur  la  suppression  tle  la  messe  en  temps  de 
presse,  cf.  lienianl,  In  Cdniira,  serin.  L,  n"  ,">  ;  CousucL,  cap.  84, 
r.ui^^nard ,  j).  190-I'.)>. 


BERNARD    A    CITEAUX.  33 

arracha  des  larmes.  C'était  le  temps  de  la  moisson;  toute 
la  communauté  était  aux  champs,  faucille  eu  mains.  Le 
poignet  de  Bernard  se  prétait  mal  au  maniement  dun  tel 
outil;  ses  frAres  ou  peut-être  l'abbé  Etienne,  voyant  sa 
gaucherie  et  son  embarras,  lui  tirent  signe  de  se  tenir  en 
repos.  11  fallut  obéir;  mais  humilié  de  l'espèce  de  com- 
misération que  renfermait  un  pareil  ordre,  il  tomba  à  ge- 
noux et  pria  Dieu  en  pleurant  de  lui  accorder,  comme 
une  grâce,  l'art  de  couper  le  blé.  Son  vœu  fut  exaucé.  A 
partir  de  ce  jour,  il  mania  la  faucille  avec  une  dextérité 
rare  et  devint  l'un  des  meilleurs  moissonneurs  du  couvent. 
Aussi,  plus  tard,  se  félicitait-il  avec  quelque  complai- 
sance de  ce  petit  talent,  dans  lequel  il  aimait  à  reconnaî- 
tre un  don  de  Dieu  (1). 

Quelle  que  fût,  au  dire  de  son  biographe,  sa  u  dévo- 
tion «  pour  les  ouvrages  de  ce  genre,  il  est  douteux  qu'elle 
ait  jamais  égalé  le  goût  et  l'ardeur  qu'il  apportait  aux  tra- 
vaux de  l'esprit.  De  Pâques  au  l*^'  octobre,  le  Cistercien, 
spécialement  occupé  aux  travaux  de  la  campagne,  ne  con- 
sacrait guère,  sauf  les  dimanches  et  les  fêtes,  plus  de  deux 
heures  par  jour  à  la  lecture,  soit  de  neuf  heures  à  onze 
heures  du  matin.  La  Règle  cependant  ne  lui  interdisait 
pas  de  prendre  un  livre  au  lieu  de  faire  la  sieste,  entre  le 
déjeuner,  prandium ,  et  l'office  de  None  qui  se  récitait  à 
une  heure  et  demie.  L'hiver  était  plus  particulièrement  le 
temps  des  études.  Les  «  moines  vaquaient  à  la  lecture,  » 
deux  heures  ou  même  plus  dans  la  matinée,  et  l'après- 
midi,  depuis  la  fin  du  repas  jusqu'aux  vêpres,  jusqu'à  la 
"  synaxe  du  soir,  »  comme  s'exprime  la  Règle.  Gela 
donne  une  moyenne  de  cinq  heures  environ  de  travail  in- 
tellectuel. Les  dimanches  et  les  fêtes  se  partageaient  ex- 
clusivement entre  l'office  et  la  lecture.  Cette  lecture  n'était 

(1)  nern.   Vita.,  lib.  I,  cap.  iv,  n'"  '.'.3-2i. 


5i  VIE    UE    SAINT    BEHNAUI». 

guère  variée.  Saint  Benoît  ne  i)arle  que  de  lecture  pieuse, 
lecture  divine,  lertio  divinn  (1).  Il  faut  entendre  par  là  l'Ë- 
criture  et  les  Pères,  ou  encore  la  Vie  des  Saints.  Tels  fu- 
rent certainement  les  ouvrages  dont  se  nourrit  l'àme  de 
Bernard  durant  son  noviciat,  et  il  est  infiniment  probable 
qu'il  n'en  connut  point  d'autres. 

Grâce  aux  immortels  travaux  de  la  Congrégation  de 
Saint-Maur,  l'usage  s'est  introduit  depuis  longtemps  dans 
le  langage  usuel  de  faire  du  nom  de  «  Bénédictin  »  ie 
synonyme  de  savant  et  d'érudit.  On  se  tromperait  étran- 
gement, si  Ton  appliquait  cette  qualilication  aux  Cister- 
ciens, bien  qu'ils  appartinssent  au  même  titre  que  les  Ma- 
bill(»n  et  les  Montfaucon  à  la  grande  famille  bénédictine. 
Cileaux  ne  fut  pas  une  éc<:de  de  science,  pas  même  de 
science  théologique.  Ce  serait  cependant  méconnaître  l'un 
des  plus  grands  services  de  l'Ordre  que  de  le  croire  abso- 
lument (Hranger  aux  idées  littéraires  et  au  sens  de  l'éru- 
dition. Les  maîtres  de  saint  Bernard  nous  ont  légué  une 
œuvre  de  critique  biblique,  supérieure  à  tout  ce  qu'ont 
produit  ence  genre  les  autres  monastères  contemporains, 
sans  excepter  Cluny  dont  le  culte  pour  les  sciences  et  les 
arts  est  pourtant  bien  connu.  Etienne  Harding,  frappé  des 
divergences  nombreuses  et  profondes  qui  existaient  entre 
les  différents  manuscrits  de  l'Écriture  sainte,  osa  entre- 
prendre une  Recension  de  la  Vulgate  latine  en  usage  dans 
sa  région.  Pour  les  livres  de  l'Ancien  Testament  où,  à 
défaut  de  l'original,  on  pouvait  retrouver  un  texte  hébreu 
ou  chaldaï(iue  traditionnel,  il  n'hésita  pas  ;i  consulter  les 
rabbins  juifs  de  son  voisinage. 

Si  on  s'en  rapportait  à  sa  préface,  on  serait  tenté  de 
croire  que  l'hébreu  seul  lui  servit  de  type;  mais  les  notes 

(1)  Bened.  lieg.,  cap.  4.S;  cf.  Consucttid. ,  ca|).  Go  cl  71,  ap.  ('.ui- 
gnard,  p.  158-151),  ITî-lTi. 


BERNARD   A    CITEAUX.  55 

marginales  destinées  à  justifler  ses  corrections  nous  ap- 
prennent qu'il  avait  également  sous  les  yeux  d'anciens 
manuscrits  latins  :  lia  in  hebrakis  et  latinis  libris ,  lisons- 
nous  à  toutes  les  pages  de  certains  livres.  A  cet  égard  en- 
core, saint  Etienne  l'ut  un  précurseur;  les  correcteurs  de 
la  Bible  dont  s'honore  le  treizième  siècle  semèrent,  à  son 
imitation,  leurs  marges  de  gloses  et  remarques  justifica- 
tives. 

En  cela,  ils  furent  moins  sobres  que  lui  et  non  sans  rai- 
son. La  réforme  Stéphanique,  si  remarquable  soit-elle, 
n'était  qu'un  essai  qui  devait  rester  stérile,  faute  de  mé- 
thode. La  critique  moderne  n'en  loue  pas  moins  l'inten- 
tion qui  était  excellente  et  les  efforts  qui,  sur  certains 
points,  n"ont  pas  été  sans  fruit.  L'œuvre  était  terminée 
dès  l'année  1109.  On  peut  voir  encore  aujourd'hui  à  la 
Bibliothèque  municipale  de  Dijon,  sous  le  n''  9  bh ,  le  vé- 
nérable manuscrit  qui  devait  servir  de  type  à  toutes  les 
Bibles  cisterciennes.  Après  nous  avoir  raconté  de  quelle 
manière  il  avait  exécuté  cette  Recension,  l'auteur  ajoute  : 
«  Je  supplie  instamment  ceux  qui  liront  ce  volume  de  ne 
pas  y  interpoler  de  nouveau  les  parties  des  versets  ou  les 
versets  dont  je  parle.  Les  endroits  où  ils  se  trouvaient 
sont  assez  visibles,  car  les  grattages  opérés  sur  le  parche- 
min en  conservent  la  trace.  Par  l'autorité  de  Dieu  et  de 
notre  Ordre,  j'interdis  à  qui  que  ce  soit  de  traiter  sans 
respect  ce  livre  si  laborieusement  préparé ,  de  le  crayon- 
ner ou  dy  insérer  la  moindre  note  à  la  marge  (1).  » 

Saint  Etienne ,  dans  ces  lignes,  ne  semble  viser  direc- 
tement que  sa  Beccnsion  de  l'Ancien  Testament.  Il  n'est 
cependant  pas  douteux  qu'il  ait  retouché,  selon  la  même 
méthode,  le  Nouveau  qui  présente  dans  son  manuscrit 

(1)  Ms.  y  bis,  t.  II  fob.  150  et  suiv. ,  liibliolh.  de  Dijon;  Mifiiie , 
Palrol.  latine,  CLXVI,   1373-1370. 


oG  VIE    HE    SAINT    liERN'AHl). 

des  corrections  analogues  1).  Ce  travail  de  revision  se 
rattache  à  un  système  général  de  réforme  bibliogra- 
phique, que  les  fondateurs  du  «  Nouveau  Monastère  » 
avaient  décrétée,  pour  établir  l'uniformité  dans  toutes 
les  maisons  de  l'Ordre.  En  arrivant  à  Citeaux,  les  seuls 
livres  qu'ils  eussent  entre  les  mains  étaient  des  bréviai- 
res et  dos  missels.  Après  le  départ  de  saint  Robert,  ils 
durent  demander  comme  une  grâce  à  leurs  frères  de  Mo- 
lesme  l'autorisation  de  conserver  leur  Psautier  jusqu'à  la 
Saint-Jean  de  l'année  suivante,  pour  en  prendre  copie  (2). 
Leur  bibliothèque  liturgique  était  donc  tout  entière  à  for- 
mer. Ils  en  prirent  occasion  pour  établir,  au  moyen  d'étu- 
des comparatives,  sur  les  manuscrits  qu'ils  purent  C(Hi- 
sulter,  un  exemplaire-type,  auquel  chaque  livre  liturgique 
devait  être  absolument  conforme,  l-lt  par  ces  «  livres  qu'il 
n'était  pas  permis  d'avoir  différents  »  dans  les  monastères 
Cisterciens,  il  faut  entendre  «  le  Missel,  l'Épistolaire,  la 
Bible  Tr.vtns),  le  Collectaire,  le  Graduel,  l'Antiphonaire  , 
la  Règle,  l'Ilymnaire,  le  Psautier,  le  Lectionnaire  el  le 
Calendrier  (3).  »  La  composition  de  l'exemplaire-type   de 

(1)  Voir  Martin,  Saint  Etienne  Harding  et  les  premiers  Recen- 
seurs de  la  Vulçjate  laline ,  Amiens,  1887,  in-8',  Extrait  de  la  Reçue 
des  sciences  ecclésiastiques,  p.  33-3 i;  Samuel  Berger.  Quamnoli- 
tiam  lingux  liebraicx  liabuerint  Christiani  medii  xoi  teniporil>us 
in  Gallia,  Parisiis,  18,)3;  p.  9-11,  et  surtout  Douille,  Arcliiv  fiir  Lile- 
ratur  und  lOrchengeschichte  des  Mltlelalters,  18S8,t.  IV,  p.  2i>5  et 
suiv. ,  471  cl  suiv. ,  particulièrement  p.  473-174. 

(2)  Exnrdiuni,  p.  96.  Ce  breviarium  serait,  selon  la  tradition,  le 
fameux  Psautier  de  Citeaux,  dit  de  saint  Ui)!>ert  .Rihliotli.  de  Dijon  . 
n"  \:>.,  ancien  fonds;  n"  30  du  catalogue  Omont). 

(3)  Carta  charitntis,  ap.  Guignard,  p.  80;  Ins/ituta ,  cap.  in,  ibid.  , 
p.  2.Î0.  Nous  avons  vu  comment  s'était  faite  la  Uecension  de  la  Bible. 
Une  noie  {liibliotli.  de  Dijon,  n"  l'i ,  ancien  fonds,  fol.  10)  nous  fait 
oiiserver  que  les' Cisterciens  modidèrcnt  le  Calendrier  du  Psautier  dr 
saint  Hoitert  :  «  Ordo  non  acceptavil  preceilens  Kalendarium  nec  se- 
(luenlem  litaniam.  »  Ils  adoptèrent  IcMartyrologe  d'Usuard,  en  y  in- 


lîERNARD    A    (UTEAUX.  57 

chacun  de  ces  ouvrages  et  les  transcriptions  du  texte  dé- 
finitif occupaient  évidemment  encore  les  loisirs  studieux 
d'Etienne  et  de  ses  moines  au  temps  du  noviciat  de  Ber- 
nard. Quelle  part  prit-il  personnellement  à  ces  travaux? 
Nous  ne  saurions  le  dire;  peut-être  aucune.  Mais  à  coup 
sur,  il  ne  resta  pas  indifférent  au  mouvement  scientifique 
qui  entraînait  les  esprits  autour  de  lui. 

En  sa  qualité  de  novice,  il  se  contenta  sans  doute  d'é- 
tudier la  liègle,  l'Écriture  Sainte  et  les  Pères  (1).  «  Il  lut 
la  Bible  en  toute  simplicité  et  livre  après  livre,  »  nous  dit 
son  biographe.  L'étude  des  Pères  et  des  commentateurs 
orthodoxes  ne  venait  qu'au  second  rang  dans  son  estime  et 
dans  ses  goûts.  11  trouvait  un  plaisir  délicat  à  poursuivre 
et  à  saisir  de  lui-même  dans  le  texte  sacré  la  pensée  de 
l'Esprit-Saint.  «  Les  choses  ainsi  goûtées  à  leur  source 
ont  plus  de  saveur,  »  disait-il  (2).  Si  plus  tard  on  remarque 
dans  ses  écrits  un  style  d'un  tour  biblique,  il  ne  faut  pas 
s'en  étonner.  Lui-même  nous  en  indique  le  secret  par  un 
mot  typique,  ruinutatio  psalmornm  [^);  si  les  expressions 
de  l'Écriture  Sainte  lui  sont  familières,  c'est  à  force  de  les 
avoir  «  ruminées  ». 

La  Règle  monastique  favorisait  singulièrement  cette 
méthode  de  travail.  Pendant  le  temps  consacré  aux  la- 
beurs manuels,  au  milieu  du  silence  des  plaines  et  des 
heures,  le  moine  avait-il  rien  de  mieux  à  faire  que  de  re- 
passer en  son  cœur  les  textes  qu'il  avait  recueillis  de  ses 

trodiiisant  quelques  additions  ou  corrections.  Le  manuscrit  n"  82  delà 
15il)liothèque  àf  Dijon,  114  du  catalogue  Onionl,  contenait  non  seu- 
lement le  IJréviaire,  le  Missel  et  les  Us,  édites  par  Guignard,  mais 
encore  le  Psautier,  les  Cantiques,  i'Ifymnaire  ,  l'Antiplionaiie  et  le  Gra- 
duel, cinq  ouvragfs  perdus. 

(1)  Bened.  Jieg.,  caj).  58;  lleni.  Viia,  lih.  1,  cap.  iv,  iv  ?.i. 

(2)  Bon.  Vita ,  lue.  cit. 

(3)  Ih  Fcs(o  SS.  Pclri  et  l'axli,  Serm.  II,  n"  2. 


5<S  VIE    DE    SAINT    HEKNAIil). 

lectures  ou  retenus  de  sa  méditation  du  malin?  Les  mots 
ainsi  approfondis  se  gravaient  d'une  manière  ineffaçable 
dans  sa  mémoire.  Bernard  taisait  sûrement  allusion  à  ce 
travail  intime  de  la  pensée,  quand  il  disait  qu'«  il  n'avait 
jamais  eu  d'autres  maîtres  que  les  chênes  et  les  hêtres.  » 
Ce  mot  plein  de  finesse  a  trompé  bien  des  historiens.  Il  a 
fait  croire  que  l'abbé  de  Glairvaux  était,  à  sa  manière  et 
comme  la  plupart  des  grands  génies  ,  un  amant  de  la  na- 
ture. Rien  de  plus  faux  (1 1.  La  mortification  qu'il  a  cons- 
tamment exercée  sur  tous  ses  sens  le  rendit  de  bonne  heure 
insensible  aux  magnifiques  spectacles  que  l'univers  offre 
au  regard  de  l'homme.  N'avons-nous  pas  observé  qu'il 
portait  la  modestie  des  yeux  jusqu'à  n'oser  les  lever  au 
plafond  de  sa  cellule  et  les  fixer  sur  le  chevet  de  la  cha- 
pelle? Plus  tard,  il  côtoiera  de  même  toute  une  journée 
le  lac  de  Lausanne  sans  y  prendre  garde  2  ,  tant  son  es- 
prit était  occupé  intijrieurement  !  Ne  l'oublions  pas,  la 
terre  n'a  pour  lui  aucun  charme;  lorsqu'il  y  jette  un  regard 
furlif,  ce  n'est  que  pour  remonter  aussitôt  par  la  pensée 
vers  le  ciel.  Les  chi^ies  et  les  hêtres  ne  lui  ont  jamais  ra- 
conté d'autres  merveilles  que  celles  qu'il  avait  déjà  vues 
dans  ses  parchemins.  Les  images  vives  et  pittoresques 
qu'on  rencontre  parfois  dans  ses  écrits  ne  sont  que  des 
emprunts  bibliques  ou  des  souvenirs  d'enfance  et  de  jeu- 

(1)  «  Quidiiiiitl  in  Scriiitiiris  valet ,  iiuiiiqu'ui  in  ois  S|>iri(iialiler  seiilil. 
maxime  in  silvis  et  in  ngris  )iieditando  cl  oraado  se  confitetiir  acce- 
pisse;  et  in  hoc  luillos  aliquaiido  se  magistros  halmissc,  ni»i  qiiercus 
et  fagos ,  joco  illo  siio  gratioso  inter  amicos  diceie  solct.  »  Bern.  Vita , 
lib.  I,  cap.  IV,  n"  2:5.  «  EspcMto  crede  :  aliquid  amplius  invcnies  in 
silvis  quaui  in.  libris.  Ligna  et  lapides  doccljnnt  te  quod  a  magisiris 
aiidiie  111)11  ]iossis.  »  Bern.  e/).  liiG,  n'  2.  Ces  deux  textes  s'éclairent 
l'un  l'autre  et  se  passent  de  commenlaiie.  Les  mots  ([ue  nous  avons 
soulignés  montrent  à  (]uoi  se  réduit  cet  amour  de  la  nature  que  1  un 
prête  si  gratuitement  à  saint  ISeiiiard. 
(2)  JWrn.  Vila,   lib.  1,  caj).  u,  n'    i. 


BERNAHI)    A    CITEAUX.  59 

liesse.  Bref,  il  tut  par  excellence,  un  humme  de  recueil- 
lement et  de  méditation;  et  des  deux  livres  que  Dieu  a 
mis  sous  nos  yeux  pour  nous  instruire,  la  nature  et  la 
Bible,  il  n"a  jamais  bien  su  lire  que  le  second. 

Au  milieu  de  ces  occupations  graves  qui  remplissaient 
les  journées  de  Bernard  durant  son  noviciat,  on  peut  se 
demander  quelle  part  la  Règle  accordait  à  ce  que  nous 
appelons  vulgairement  la  récréation.  Les  Cisterciens  ne 
connaissaient  pas  ce  genre  d'exercice.  On  a  prétendu  ré- 
cemment qu'ils  consacraient  certaines  heures  de  loisir  à 
faire  des  vers.  Nous  avons  démontré  ailleurs  Tinvraisem- 
blance  d'une  telle  assertion  (1).  Ces  heures  de  loisir  n'ont 
jamais  existé.  Chaque  jour,  il  est  vrai,  soit  après  la  cœna 
en  été,  soit  après  Vêpres  en  hiver,  tous  les  frères  se  réu- 
nissaient pour  faire  en  commun  ce  qu'on  a  nommé  depuis 
«  la  collation  » ,  c'est-à-dire  une  petite  conférence  ou  une 
lecture  pieuse,  choisie  dans  l'Écriture  sainte  ou  dans  la 
Vie  des  Pères.  En  cet  instant  destiné  à  détendre  l'esprit, 
la  règle  du  silence  qui  pesait  sur  toutes  les  heures  de  la 
journée  se  relâchait  un  peu  de  sa  rigueur.  La  lecture  se 
terminait  vraisemblablement  par  une  conversation  où  les 
langues  se  déliaient  en  toute  liberté.  Ce  délassement  n'a- 
vait d'autres  limites  que  celles  du  bon  goût  et  de  la  piété, 
.lamais  de  plaisanteries,  jamais  de  bouffonneries  surtout, 
jamais  de  réflexions  propres  à  provoquer  des  éclats  de  rire; 
la  Règle  les  interdisait  expressément.  Dans  ces  pieuses 
conférences,  il  était  bien  rare  que  les  novices  prissent  la 
parole;  ils  se  bornaient  à  écouter  leurs  aînés,  à  tirer  de 
ffiitretien  leur  profit  spirituel;  et  si  le  narrateur  donnait 
à  son  récit  un  tour  piquant  ou  enjoué,  ils  se  contentaient 


(1^  Vacanilard,  les  Poèmes  latins  allribués  à  saint  Bernard ,  dans 
la  nevue  des  Quest.  hist. ,  1891,  t.  XLIX,  p.  220-224. 


00  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

de  sourire  {\).  Bernard  contracta  dès  lors,  au  sein  des 
conversations  les  plus  diverses  de  caractère,  cette  habitude 
de  réserve  et  de  yravité  qui  le  distingua  toute  sa  vie. 
Longtemps  après,  il  répétait  volontiers  «  qu'il  ne  se  sou- 
venait pas  d'avoir  jamais  ri  aux  éclats  depuis  sa  conversion 
et  que  le  plus  qu'il  pouvait  faire,  »  en  écoutant  des  choses 
plaisantes,  «  était  de  sourire  (2i.  » 

Il  est  probable  que  le  lîls  d'Aleth  ne  vit  pas  sans  émotion 
s'achever  l'année  de  son  noviciat.  Une  dernière  fois,  avant 
de  franchir  le  pas  qui  allait  pour  jamais  le  séparer  du 
monde,  il  dut  revoir  en  pensée  tous  les  articles  de  la 
Règle  bénédictine  et,  faisant  un  retour  sur  lui-même, 
prendre  sous  le  regard  de  Dieu  la  mesure  de  ses  forces. 
Etait-il  prêt  à  faire,  par  le  (juadruple  vœu  de  pauvreté, 
de  chasteté,  d'obéissance  et  de  stabilité,  le  sacrifice  de 
ses  biens  et  de  sa  personne,  de  son  corps,  de  sa  volonté, 
de  sa  liberté  même  (3)?  Dans  ce  retour  sur  lui-même, 
dans  cet  examen  consciencieux,  il  fut  heureux  de  constater 
que  son  année  de  probation  n'avait  fait  qu'affermir  sa  ré- 
solution première.  L'abbé  Etienne  jugea  i)areillement  que 
l'épreuve  était  décisive.  Ce  fut  dans  l'histoire  de  Citeaux 

(1)  liened.  Reg.,  cap.  5  cl  42.  Nous  avons  interprété  ces  deux 
articles  de  la  Règle,  à  l'aide  du  Sennon  XVII  de  saint  IJernard.  de 
Diversis ,  parliculièreinent ,  n'  3  :  Libet  ronfabitlari,  aiunt,  donec  horti 
prutereut ,  elc. ,  et  du  Icxlc  suivant  de  Jacques  de  Vilry  :  «  Silentium 
auleni  per  toluin  fcre  diein  observantes  inutuis  cnlloc  utionihus  et  colla- 
tionibus  spiritualiJjus  iniaiii  sibi  fioram  reservant,  inviceni  conso- 
lantes et  inviceni  insiruentes.  »  Ilislor.  orient,  et  occid..  p.  300.  Cf. 
Coiisuet.,  caj).  81  ,  ap.  Guignard,  p.  185-18G;  Instilul.,  cap.  SS ,  ibid. , 
p.  2  74. 

;2)  JJcni.   Vi/a ,  111).  IIJ ,   cap.  ii.  n"  '<. 

(3)  «  Quibus  nec  corpora  sua  ncv.  voiuntates  licet  habere  in  propria 
polestale.  »  Bened.  Itecj. ,  ca|i.  ;!'J.  «  Quijtpc  qui  nec  proprii  corporis 
poteslateni  se  habiturnni  sciât...  Non  liccat  de  monaslerio  egredi.  » 
Ibid. ,  caj).  5S. 


BERNARD    A    CITEAUX.  61 

un  jour  solennel  entre  tous,  quand  Bernard  et  ses  trente 
compagnons  furent  admis  à  prononcer  leurs  vœux.  Dès 
le  matin,  les  pieux  novices  parurent  devant  le  Chapitre, 
afin  que  l'abbé  leur  coupât  les  cheveux.  La  tonsure  ache- 
vée, ils  se  rendirent  à  la  chapelle.  La  messe  commença; 
après  Tévangile ,  Bernard ,  —  lui  seul  ici  occupe  notre  at- 
tention, —  vint  se  prosterner  aux  pieds  du  Père  abbé,  te- 
nant à  la  main  le  parchemin  qui  contenait  la  formule  de 
sa  «  pétition  »  et  de  ses  engagements.  Il  la  lut  tout  haut, 
y  apposa  une  croix  pour  signature  et  la  déposa  sur  l'autel 
du  côté  de  l'épitre.  Cela  fait,  il  retourna  à  sa  place  et 
récita  le  verset  du  psaume  :  «  Recevez-moi,  Seigneur,  se- 
lon votre  parole  et  je  vivrai ,  et  ne  me  confondez  pas  dans 
mon  attente.  »  La  communauté,  s'unissant  à  sa  prière, 
répéta  trois  fois  la  même  invocation,  en  y  ajoutant  le  Glo- 
ria Pafri.  Puis  le  chantre  entonna  le  Miserere.  Pendant 
que  le  chœur  continuait  le  psaume,  Bernard  se  jeta  aux 
genoux  du  Père  abbé  qui  lui  donna  l'accolade;  il  lit  en- 
suite le  tour  du  chœur,  se  prosternant  de  la  même  façon 
devant  chacun  des  frères  et  revint  se  jeter  la  face  contre 
terre  aux  pieds  de  l'abbé  qui  acheva  sur  lui  les  prières  de 
la  bénédiction.  Ce  fut  encore  saint  Etienne  qui  lui  ôta  so- 
lennellement les  habits  séculiers  et  le  revêtit  de  la  coule 
blanche  en  disant  :  «  Que  le  Seigneur  vous  couvre  de  ce 
vêtement  de  salut.  >  .\men!  répondit  la  communauté. 
Aussitôt  Bernard  alla  reprendre  sa  place  au  chojur  et  la 
messe  continua  (1)  :  c'en  était  fait,  le  fils  d'Alelh  était 
moine  et  moine  de  Cîteaux. 

1;  Bencd.  Rerj.,  cap.  58;  Coasueiud.,  cap.  10:>,  Guigtiard,  y.  220- 
221. 


CHAPITRE  III 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIHVAUX. 


L'arrivée  de  Bernard  à  Citeaux,  au  milieu  du  pria- 
temps  de  l'année  111^,  avait  ouvert  pour  le  »  Nouveau 
Monastère  »  une  ère  de  prospérité.  En  moins  de  deux  ans, 
la  ruche  conventuelle  s'était  remplie  au  point  de  débor- 
der, et,  dès  le  mois  de  juin  Hiri,  elle  essaimait  pour  la 
troisièmi'  fois  II).  Sollicité  par  la  générosité  du  comte  de 
Troyes,  Hugues  I"  (2),  et  de  quelques  autres  bienfaiteurs 
de  l'Ordre,  le  nouvel  essaim  allait  prendre  la  direction  du 
Nord  et  s'abattre  sur  les  bords  de  l'Aube.  Bernard  lui- 
même  en, était  le  chef.  L'abbi'  de  Citeaux  n'avait  pas  craint 

(1)  Les  deux  iiremières  fondations  de  Cileaux  sont  la  Ferlé-sur-Grosne 
(Saùneet-Loire)  17  mai  1113,  et  Ponligny  (Yonne),  31  mai  Uli. 

(2)  La  paît  de  Hugues  dans  la  fondation  de  Clairvaux  n'est  pas  aisée 
à  déterminer.  La  eliarte  de  donation  publiée  sous  son  nom  (Ms.  24 li 
de  la  I$il)l.  de  Troyes,  Gallia  Christ.,  IV,  Inst.  15.5)  est  apociypiie. 
M.  d'Arbois  de  Jubainvilie  en  démontre  rinauthenticilé  par  l'étude  des 
caractères  extérieurs  {Essai  sur  lai  sceaux  des  comtes  de  Clunnpagne, 
Paris,  18.i6,  p.  9-10).  Du  contenu  de  la  charte  nous  croyons  pouvoir 
tirer  la  même  conclusion.  Les  donations  de  Raynaud  de  Terrecin,  de 
.losbert  de  la  Fer  té,  même  celles  de  CeolTroy  Félonie  ou  Félénie  qui  y 
(igureni,  n'ont  rien  qui  nous  étonne;  on  les  retrouve  dans  le  Cartu- 
laire  de  Clairvaux.  Mais  ce  qui  est  remarquai)le,  c'est  que  les  témoins 
de  ces  donations,  indiciués  dans  le  Cartulairc ,  sont  différents  des 
témoins  (|ui  figurent  dans  la  prétendue  charte  de  Hugues.  Or.  l'authe.n- 
licité  du  Cartidaire  est  inattaquable.  —  Sur  les  bienfaits  de  Hugues 
en  faveur  de  Clairvaux,  cf.  lîern.,  ep.  31. 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIUVAUX.  G3 

de  confier  au  jeune  proies,  malgré  son  inexpérience  et 
sa  frêle  santé,  la  conduite  de  douze  religieux,  pour  la 
plupart  plus  âgés  que  lui.  Ce  choix  était  fait  pour  décon- 
certer les  anciens  et  les  habiles  du  cloitre;  mais  les  ré- 
flexions pessimistes  qu'il  suscita  n'ébranlèrent  aucune- 
ment la  résolution  du  clairvoyant  Etienne,  et  l'avenir  se 
chargea  de  lui  donner  raison  (1). 

Parmi  les  moines  qui  formaient  le  cortège  de  Bernard, 
nous  distinguons  ses  trois  frères,  son  oncle  Gaudry,  son 
cousin  Godefroid  de  la  Roche  et  un  frère  du  nom  de  Gui- 
bert  (2).  Leur  départ  se  fit  avec  la  solennité  et  dans  l'ordre 
accutumés.  Etienne,  ayant  pris  sur  l'autel  un  crucifix,  le 
remit  aux  mains  du  nouvel  abbé  qu'il  venait  d'instituer; 
et  Bernard  sortit  processionnellement  de  l'église  et  du 
monastère  ,  suivi  de  ses  compagnons  qui  emportaient  pré- 
cieusement sous  leurs  tuniques  les  objets  nécessaires  pour 
la  célébration  du  service  divin,  reliques  des  saints,  vases 
sacrés,  ornements  sacerdotaux  et  livres  liturgiques.  Après 
une  ou  deux  journées  de  marche,  les  pieux  pèlerins,  qui 
figuraient  par  leur  nombre  le  collège  apostolique,  attei- 
gnirent les  confins  du  plateau  de  Langres,  pénétrèrent 
dans  la  vallée  de  l'Aube  et,  traversant  la  Ferté,  où  de- 
meurait Josbert,  un  parent  de  Bernard  (3),  puis  Ville,  où 
florissait  une  autre  branche  de  sa  famille  (-4),  s'arrêtèrent 
dans  le  voisinage  de  ce  village,  ù  une  distance  d'environ 
quatre  kilomètres.  En  cet  endroit  débouchait,  sur  la  rive 
gauche  de  l'Aube,  un  vallon  d'une  profondeur  de  mille  à 
douze  cents  mètres,  connu  sous  le  nom  de  «  vallée  de 


;i)  Bern.    Viia ,  lil».  I>  c.  v,  n'>  25. 

(2j  Bern.  Vita ,  c.  vi ,  n"  27;  vir,  n'  31;  ix,  ii'  'i:>;  lih.  IV,  n"  Ki; 
Vila  /F%  lib.  II,  n"  3;  Chifllel,  dans  Migne,  p.  l:i9'.>. 
(3)  Bern.  Vita,  lib.  I,  c.  ix,  n"  43. 
Cl)  Cf.  Chronicon  ClaravalL,  ad.  ann.  llHi,  Migne,  col.  12.J0. 


64  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

l'Absinlhc.  »  Malgré  les  broussailles  qui  en  fermaient 
rentrée  ot  (jui  lui  donnaient  un  aspect  sauvage,  il  attira 
l'attention  des  voyageurs  et  piqua  leur  curiosité.  Un  ruis- 
seau l'arrosait;  la  lumière  le  baignait.  Largement  ouvert 
à  rorieni ,  il  allait  se  rétrécissant  vers  l'ouest,  et  là,  borné 
brusquement  par  un  coteau  ombragé  d'arbres  séculaires, 
il  se  bifurquait  en  deux  gorges  étroites,  l'une  aride,  tour- 
née vers  le  nord-ouest,  l'autre  égayée  par  un  mince  filet 
d'eau,  au  sud-ouest.  Deux  coteaux  de  hauteur  à  peu  prés 
égale  le  fermaient  au  nord  et  au  sud  i).  11  eût  été  difficile 
de  trouver  une  vallée  mieux  ('clairée;  du  matin  jusqu'au 
soir  la  lumière,  reflétée  par  les  collines  qui  l'encadraient, 
s'y  emmagasinait  avec  la  chaleur.  Les  ombres  ne  commen- 
çaient à  l'envahir,  en  sallongeant  de  l'ouest  à  l'est,  qu'à 
l'heure  du  crépuscule.  Avant  que  la  nuit  tombât,  les  rayons 
du  soleil  couchant,  que  la  forêt  allait  raccourcir  et  mas- 
quer, «  enfilaient  toute  la  vallée,  »  comme  avaient  fait  le 
matin  ,  en  sens  opposé,  les  rayons  du  soleil  levant. 

La  i)rofonde  solitude  et  la  splendide  clarté  de  ce  désert, 
environné  d'une  ceinture  de  forêts  tranquilles,  charma 
les  austères  disciples  de  Citeaux.  Bernard  n'ignorait  pas 
qu'il  avait  mis  le  pied  sur  le  domaine  du  comte  de  ïroyes. 
C'est  là  qu'il  résolut  de  fixer  ses  pas  et  de  planter  sa  tente. 
Le  25  juin  Hlo  (2) ,  il  jetait  au  centre  même  de  la  vallée 
de  l'Absinthe  les  fondements  d'une  abbaye  qui,  après  Ci- 
teaux, devait  être  la  plus  illustre  de  l'Ordre.  Cinq  ou  six 
semaines  furent  employées  à  tracer  l'enceinte  d'un  cime- 
tière, à  installer  un  autel  et  à  construire  les  fragiles  cabanes 
qui  devaient  abriter  provisoirement  la  nouvelle  colonie. 

VjU  même  temps  se  posait  une  question  pressante.  Le 

(1)  Bcrn.  VUa,  cix\).  v,  n"  25;  cap.  vu,  n"  35. 

(2)  Nous  suivons  ici  i'opinion  reçue  (jui  a  iiour  elle  toutes  tes  |>rolia- 
iVilitcs.  Cf.  t'<^  édition,  t.  I,  p.  r,:!,  note. 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIRVAUX.  Oî) 

nouvel  abbé,  à  ce  qu'il  semble,  n'était  pas  encore  prêtre. 
On  peut  croire  que  Bernard,  qui  allait  placer  sa  cliapelle 
sous  le  vocable  de  Notre-Dame,  était  désireux  de  recevoir 
l'ordination  sacerdotale  vers  l'époque  de  l'Assomption  de 
la  Sainte  Vierge.  Or,  par  une  coïncidence  fâcheuse,  l'Or- 
dinaire du  lieu,  Joceran  ,  évêque  de  Langres,  avait  à  cette 
date  quitté  son  diocèse,  pour  assister  le  lo  août  au  concile 
de  Tournus.  Son  absence  inopportune,  sinon  imprévue, 
jetait  Bernard  dans  l'embarras.  Il  lui  fallait  chercher  dans 
le  voisinage  un  autre  pontife  consécrateur.  Ses  frères  con- 
sultés désignèrent  d'une  commune  voix  pour  cet  office 
un  prélat  que  sa  réputation  de  science  et  de  piété  plagait 
au  premier  rang  parmi  ses  contemporains,  l'illustre  éco- 
làtre  de  Notre-Dame  de  I^aris,  lo  saint  fondateur  du  cloître 
de  Saint-Victor,  l'éminent  évèque  do  Chàlons-sur-Marne, 
(îuillaume  de  Ghampeaux.  Suivant  cet  ingénieux  avis, 
Bernard  se  mit  en  chemin  pour  Chàlons,  accompagné 
d'un  religieux  du  nom  d'Elbold.  Entre  les  deux  moines 
ressortait  le  plus  frappant  contraste,  nous  dit  Guillaume 
de  Saint-Thierry;  l'un  jeune  encore,  mais  déjàaffaibli  par 
les  austérités,  lo  front  modeste,  l'œil  timide,  la  figure 
émaciée  et  pâle,  inspirait  la  compassion  non  moins  que 
le  respect;  l'autre,  au  contraire,  déjà  avancé  en  âge,  cou- 
ronné de  fheveux  blancs,  mais  d'une  santé  robuste  et 
dune  taille  éh'gante,  semblait  attester  par  la  fermet(''  de 
son  allure  (ju'il  était  né  pour  le  commandement.  Plusieurs 
furent  trompés  par  ces  apparences;  en  particulier,  les 
clercs,  chargés  d'introduire  les  deux  visiteurs  auprès  de 
l'évoque  de  Chàlons,  furent  confus  d'apprendre  qu'ils 
avaient  adressé  au  disciple  les  hommages  qu'ils  croyaient 
avoir  rendus  au  maître.  Guillaume  do  Ghampeaux,  plus 
perspicace,  eut  à  peine  aperçu  Bernard,  qu'il  reconnut 
en  lui  «  l'homme  prédestiné,  »  sevvum  Dei.  Il  entoura  le 


CG  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

jeune  abbé  de  prévenances  et  d'honneurs.  Les  longs  entre- 
tiens qu'il  eut  avec  lui,  confirmant  sa  première  impres- 
sion, lui  firent  iiressentir  la  haute  vocation  et  la  grandeur 
future  de  son  hôte. 

De  ce  jour  fut  nouée  entre  l'évèque  et  le  moine  une 
amitié  qui  ne  fit  que  se  resserrer  avec  les  années  et  que 
la  mort  du  premier,  arrivée  six  ans  plus  tard,  ne  devait 
pas  même  rompre.  «  Ils  ne  furent  plus  qu'un  seul  cœurt't 
une  seule  âme  dans  le  Seigneur,  »  nous  dit  un  témoin. 
Tout  fut  commun  entre  eux;  Clairvaux  devint  en  quelque 
sorte  la  propre  maison  de  Tévêque,  et  Châlons  l'hôtel- 
lerie des  religieux  de  Clairvaux.  Aujourd'hui,  c'est  sur- 
tout Guillaume  que  Ton  estime  honoré  de  celle  intimité; 
en  1115,  Bernard  en  recueillait  tous  les  avantages.  «  Ce 
fui  l'exemple  de  Guillaume  de  Champeaux  qui  attira  sur 
lui  d'abord  l'attention  de  la  province  de  Reims,  puis  celle 
de  toute  la  France  du  Nord.  Tous  apprirent  d'un  si  pieux 
évêque  à  le  révérer  comme  un  envoj'é  de  Dieu,  Anijelus 
Dd  (IV 

Mais  avant  que  son  nom  et  ses  vertus  se  révélassent  au 
monde,  Bernard  devait  subir  plus  d'une  épreuve  anière. 
La  construction  de  son  monastère  et  la  direction  spirituelle 
de  ses  religieux  réclamèrent  d'abord  tous  ses  soins.  Rien 
ne  lui  faisait  augurer  que  la  vallée  de  l'Absinthe  dût  jamais 
attirer  des  Ilots  de  moines  ou  de  novices.  Aussi  les  pre- 
miers bâtiments  claustraux  furent-ils  élevés  sur  un  plan 
un  peu  mesquin,  oîi  la  communauté  se  trouva  bientôt  fa- 
talement à  l'étroit  I  i).  La  chapelle  même  ne  recul  aucun 

(1)  Jiern.  VUa,  lit».  I,  caii.  vu,  n- :!1.  Méglinger  in'usc,  coinrno  nous 
[Her  Cist.,  n"  Gl),  que  Ikrnard  fut  ordonné  prèlre  à  Châlons  :  .1  Cala 
laiinensi  episcopo  in  sacerdolcm  sliaul  attiue  abbatem  initiatus. 

(2)  Sur  le  |)reinier  eniiilacemsnt  de  ClairVaux,  voir,  contre  l'opinion 
insoutenable  de  M.  Guignard  (Mif^ne,  t.  CLXXW,  p.  1701-1713),  notre 


COMMENCEMENTS   DE   CLAIRVAUX.  G" 

caractère  monumental.  Elle  est  aujourd'hui  complètement 
rasée.  Mais  les  diverses  planches  de  dom  Milley  et  la  des- 
cription que  dom  Méglinger  nous  en  a  donnée  après  sa 
visite  de  l'année  166",  nous  peuvent  en  fournir  encore 
une  idée  exacte.  Située  à  l'angle  sud-ouest  des  construc- 
tions comprises  sous  le  nom  de  Monaslerium  vêtus,  elle 
formait  un  carré  parfait.  On  y  accédait  par  une  porte  ex- 
térieure et  par  Tescalier  du  dortoir,  Tune  et  l'autre  à  l'est. 
Toute  la  richesse  de  son  ameublement  consistait  en  trois 
autels,  une  croix  de  bois  et  quelques  vases  sacrés.  L'autel 
principal  était  consacré  à  la  sainte  Vierge,  patronne  de 
l'abbaye.  Dom  Méglinger  le  vit  encore  au  dix-septième 
siècle  dans  un  pariait  état  de  conservation  :  les  disciples 
de  saint  Bernard  l'avaient  seulement  orné  d'un  retable  en 
bois.  Les  autres  autels,  placés,  le  premier  entre  les  deux 
entrées,  le  second  versTangle  sud-est,  étaient  dédiés  l'un 
à  saint  Benoit,  l'autre  ù  saint  Laurent.  Du  reste  nul  travail 
d'ornementation,  ni  sculpture,  ni  peinture  (1).  Rien,  pas 

travail  impriiné  dans  le  t.  XLIX  des  Mémoires  de  la  sociélé  acadé- 
mique de  l'Aube,  1883,  p,  339-359.  Dans  notre  travail  sur  Saint 
Bernard  et  l'Art  chrélien  (Rouen,  Cagniard,  188G,  p.  8-9),  nous  nous 
sommes  laissé  égarer  par  l'opinion  reçue _,  qui  voit  encore  dans  l'enclos 
An  Moiiasterium  vêtus  Xa  chapelle  du  iiremier  monastère,  enclavée 
parmi  plusieurs  logements  moiernes.  Un  second  voyage  à  Clairvau\ 
nous  a  permis  de  rectifier  ce  jugement.  La  [)rétendue  chapelle,  qui  n'est 
peut-être  même  pas  une  conslrutiion  du  Clairvaux  primitif,  est  une 
simple  prison,  carceres  sxculares,  voisine  du  pressoir,  (orctilar.  Il 
faut  placer  la  chapelle  un  peu  plus  à  l'ouest,  et  à  gauche  du  ruisseau 
qui  traverse  1  enclos.  Voir  dans  les  trois  planches  de  Dom  Milley  : 
planche  I,  n"  18,  carceres  sseculares ,  a'  13,  capella;  planche  II. 
n°  20,  torcular  publicum  et  carceres,  n"  17,  capcllu ;  planche  III, 
n'  13,  carceres  sxcularcs,  n"  21 ,  sacellum.  Nous  reproduisons  la  plan- 
che première,  au  chapitre  xiv.  ■ 

(1;  Cf.,  sur  la  situation  de  la  chapelle  et  ses  entrées,  plan  de  dom 
Milley ,  n"  22-23  ;  sur  son  ameublement ,  Méglinger ,  Iter  Cislerc,  iv  69  ; 
Jîein.    Vila,  lib.  I,  cap.  xii,  n'  58;  Exordium  Cist.   C'enob.,  ap. 


08  VIE   DE   SAINT    BERNARD. 

même  la  lueur  d"une  lampe  (l)  n'égayait  Taspect  du  froid 
monument,  à  peine  éclairé  par  quelques  étroites  fenêtres; 
et,  quand  Innocent  II  le  visita  en  1  l'M  ,  il  no  put  admirer 
que  les  quatre  murs  nus. 

A  la  chapelle  était  conligu,  nous  l'avons  dit,  un  édilice 
à  double  étage,  dont  le  rez-dr-rhaussée  servait  de  réfec- 
toire et  de  cuisine.  Ce  réfectoire  ne  fut  jamais  pavé;  et  la 
lumière  n'y  pénétrait  que  par  de  rares  fenêtres,  hautes  et 
larges  d'environ  une  palme.  Le  dortoir  auquel  on  accédait 
par  un  escalier  étroit  et  raide  occupait  tout  l'étage  supé- 
rieur. Chaque  frère  y  avait  son  lit,  surte  de  coifre  formé 
de  quatre  planches ,  long  de  cinq  ou  six  pieds  et  large  de 
moitit'.  On  eût  dit  une  rangée  de  cercueils  où  les  moines 
devaient  apprendre  vivants  à  dormir  le  sommeil  de  la 
mort  (-2). 

A  l'entrée  du  dortoir  et  sur  le  palier  même ,  qui  com- 
muniquait, par  un  escalier,  avec  le  réfectoire  et  la  cha- 
pelle. Bernard  fit  construire  deux,  cellules,  la  première  à 
son  usage,  la  seconde  pour  les  hcMes  de  marque  qui  visi- 
teraient l'abbaye.  Par  l'exiguïté  de  ses  dimensions  et  sur- 
tout par  sa  forme  irrégulière,  celle  qu'il  choisit  pour  de- 

Guif^nard ,  p.  73-7-i  ;  Iitslit. ,  cap.  gen. ,  ibid. ,  n'  X  ,  XIII ,  X\ ,  LXXX  , 
p.  252,  2J3,  255,  272.  Quant  aux  peintures  du  retable,  signalées  jiav 
Méglinger  et  représentant  la  sainte  Vierge  et  saint  Jean  à  nii-corps, 
elles  sont  sûrement  postérieures  à  saint  Bernard.  Cf.  Consnetud.,  c.  w  , 
ap.  Guignard,  p.  255;  Xomasticon  Cistcrciense ,  j).  2,'>2.  Le  Chapitre 
général  poussait  si  loin  l'horreur  de  la  peinture,  qu'il  crut,  en  1157, 
accorder  une  grande  faveur,  en  permettant  de  peindre  en  blanc  les 
portes  des  églises.  Cf.  Martènc,   T/icsannts  Aaccdot.,  IV,  1246. 

(!)  Ce  fut  seulement  en  12iO  que  l'entretien  d'une  lampe  dans  les 
églises  cisterciennes  devint  obligatoire  Cf.  Aoiiiaslicon  Cislerc. ,  p. 
277).  Jusque-là,  d'après  les  Us  {Consuelud. ,  cap.  '.10)  et  le  Chaj>itre 
de  1152  (Marlène,  Thésaurus  Anccdot.,  IV,  12 i5),  «  lampadem  tam 
die  quain  nocteardenlem  in  oratorio  ,  qui  voluerit  et  potuerit,  habeat.  » 

(2)  Méglinger,  lier  Cisfcrc. ,  n"  60,  p.   1008. 


COMMENCEMENTS    DE   CLAIRVAUX.  (>9 

meure  ressemblait  plutôt  à  une  prison  qu'à  une  chambre, 
nous  dit  Dom  M(''glinger.  L'(^scalier  par  sa  courbe  l'enta- 
mait en  un  coin.  C'est  dans  cet  angle  qne  Bernard  ima- 
gina d'installer  son  lit  où  un  morceau  de  bois  recouvert 
de  paille  lui  servait  doreiller.  Le  toit  qui,  d'un  autre  côté, 
sans  plus  de  maçonnerie,  tenait  lieu  de  muraille,  s'abat- 
tait à  l'intérieur  sur  un  plan  incliné;  et,  sous  ce  toit,  dans 
le  mur  qui  le  supportait,  était  taillé,  à  un  pied  d'élévation 
du  plancher,  l'unique  sirge  que  renfermait  la  cellule. 
Grâce  à  cette  singulière  disposition,  lorsque  le  pieux  abbé 
voulait  s'asseoir  ou  se  lever,  il  lui  fallait  courber  la  tète , 
sous  peine  de  se  heurter  au\  poutres.  Une  étroite  lucarne 
faîtière  (nous  dirions  aujourd'hui  une  tabatière)  qu'on  ou- 
vrait ou  fermait  à  volonté,  éclairait  seule  cet  obscur  ré- 
duit (1).  Triste  et  peu  enviable  mansarde!  C'est  pourtant 
là  que  vécut  pendant  près  de  trente  ans  le  plus  grand 
homme  du  douzième  siècle;  telle  était  la  retraite  après  la- 
quelle il  soupirait  avec  tant  d'ardeur,  lorsque  les  besoins 
(le  l'Église  ou  de  son  Ordre  lui  faisaient  un  devoir  de  s'en 
éloigner. 

En  dehors  des  édifices  que  nous  venons  de  nommer,  il 
serait  difficile  de  reconstituer,  même  avec  le  plan  de  Dom 
Milley,  les  bâtiments  claustraux  qui  formèrent  le  Clair- 
vaux  primitif  ou,  comme  on  dit  plus  tard,  le  Monastrrium 
cefus.  Moulin,  four,  bibliothèque  n'ont  pas  laissé  de  trace. 
(Juillaume  de  Saint-Thierry  mentionne  uniquement  le 
cellier  et  la  demeure  des  hôtes.  Nous  savons  que  Cérard 
fut  choisi  pour  être  celléricr  et  qu'André  eut  pour  oflice 
la  garde  de  la  porte  (2). 

Ces  diverses  constructions  exigèrent  de  longs  mois, 

(1)  Iter  Cislcrc,  n"  fJT. 

(2)  liern.  Vila,  lib.  I,  cap.  vu,  n''  27.  30.  11  esl  fiossiblc  'lue  Ir 
cellier  fût  dans  la  région  du  torcular  du  plan  de  Dorn  Milley,  n'  r.'. 


70  VIE    DE   SAINT    lîERXAKI». 

sinon  plusieurs  années,  mois  terrihlos  et  fertiles  en  inci- 
dents émouvants.  Habitués  comme  nous  le  sommes  à  con- 
sidérer le  monastère  de  Clairvaux  dans  tout  Téclat  histo- 
rique de  sa  gloire,  nous  n"imaginons  guère  les  crises  qu'il 
eut  à  traverser,  avant  d'arriver  à  cet  état  de  prospérité 
qui  nous  étonne.  Le  travail  et  le  jeûne ,  la  faim  et  la  soif, 
le  froid  et  la  nudit*'-  sont  k  la  base  de  cet  édiûce  imposant, 
œuvre  de  treize  pauvres  moines.  Occupés  sans  relâche  aux 
ouvrages  de  charpente  et  de  maçonnerie,  Bernard  et  ses 
compagnons  étaient  dans  l'impossibilité  de  se  procurer 
même  la  maigre  nourriture  que  leur  permettait  la  Règle 
cistercienne.  Faute  de  notoriété,  ils  ne  pouvaient  compter 
sur  les  aumônes  régulières  du  dehors.  Leur  nourriture 
ordinaire  consistait  en  un  pain  d'orge,  de  mil  et  de  vesce. 
Et  plus  d'une  fois  ils  furent  réduits  à  manger  pour  tout 
mets  un  plat  de  feuilles  de  hêtres  ou  de  racines;  un  plat 
de  faînes  était  un  grand  régal  '1). 

Le  jeune  abbé  entretenait  de  son  mieux,  par  la  parole 
et  par  l'exemple,  au  sein  de  ses  religieux,  la  foi  en  l'ave- 
nir du  monastère.  Cependant  l'extrémité  de  la  misère,  les 
rigueurs  de  l'hiver  peut-être,  finirent  par  déconcerter  la 
congrégation  naissante.  Voyant  leurs  provisions  de  bouche, 
les  feuilles  et  les  faînes  épuisées,  leurs  vêtements  et  leurs 
chaussures  usés  et  impropres  même  au  raccommodage,  les 
pauvres  moines,  exténués,  en  proie  à  la  faim  et  au  froid, 
laissèrent  échajiper  des  paroles  de  découragement  et  sup- 
plièrent Bernard  de  les  ramener  à  Citeaux.  Vainement 
l'intrépide  abbé  essayait-il  de  relever  leur  courage  par 
l'espoir  des  récompenses  éternelles;  ils  s'obstinèrent  à 
vouloir  déserter  ceslieux  inhospitaliers,  devenus  véritable- 
ment pour  eux  une  «  vallée  d'amertume.  »  Dans  le  senti- 
ment de  son  imjjuissanco  et  de  l'inutilité  de  ses  consola- 

(1)  non.   Vila,  iijj.  I,  cap.  v.  iV  25;    Vila  /F"',  lib.  Il,  n"  2  et  4. 


COMMENCEMENTS    DU    CLAIKVAUX,  71 

lions,  Bernard  ent  recours  à  Dieu,  qui  prit  encore  une  fois 
pitié  de  son  serviteur.  Pendant  qu'il  priait  et  mêlait  à  ses 
soupirs  l'expression  d'une  conûanceque  ses  frères  abattus 
ne  savaient  plus  partager,  plusieurs  personnes  vinrent,  à 
quelques  heures  d'intervalle,  apporter  à  la  communauté 
les  secours  si  impatiemment  attendus  (1). 

Cet  état  de  noire  détresse  ne  dura  vraisemblablement 
qu'une  année.  La  récolte  de  la  moisson,  si  maigre  lut-elle, 
dut  l'adoucir  un  peu.  Les  historiens  de  saint  Bernard  no- 
tent cependant  encore  plusieurs  crises  que  traversa  le  mo- 
nastère au  cours  des  années  suivantes.  Un  jour  le  sel  vint 
à  manquer.  Le  saint  abbé  appela  Guibert,  l'un  de  ses  moi- 
nes :  «  Mon  fils ,  lui  dit-il ,  prenez  l'àne  ,  —  c'était  le  seul 
animal  que  possédât  le  monastère ,  —  allez  à  la  foire  et 
achetez-nous  du  sel.  »  —  «  Et  de  l'argent?  »  répondit  Gui- 
bert. »  —  «  Mon  fils,  reprit  Bernard,  voilà  bien  longtemps 
que  je  n"ai  ni  or  ni  argent.  Il  y  a  là-haut  quelqu'un  qui 
tient  ma  bourse  et  mes  trésors  entre  ses  mains.  »  Guibert 
eut  envie  de  rire.  «  Si  je  m'en  vais  à  vide,  répliqua-t-il, 
je  reviendrai  à  vide.  »  —  «  Ne  craignez  rien ,  mon  fils,  lui 
dit  l'abbé,  mais  ayez  confiance.  Celui  qui  a  nos  trésors  en 
garde  vous  accompagnera  et  vous  procurera  le  moyen  de 
vous  acquitter  de  votre  commission.  »  Guibert  s'inclina 
sous  la  bénédiction  de  son  supérieur  et  partit  avec  l'âne, 
pour  se  rendre  à  la  foire  de  Reynel.  Ses  doutes  n'étaient 
pas  dissipés.  Or,  comme  il  approchait  du  terme  de  son 
voyage,  il  rencontra  aux  abords  d'un  village  un  prêtre  qui 
le  salua  ainsi  :  «  D'où  étes-vous  donc,  mon  frère,  et  où 
allez- vous?  »  Guibert  confia  sans  hésiter  à  l'inconnu  la  dé- 
tresse de  son  couvent  et  son  propre  embarras,  vivement 
touché  de  ce  récit ,  le  prêtre  l'emmena  dans  sa  maison  et 
lui  donna  la  moitié  d'un  muid  de  sel,  avec  une  somme  de 

Il    VUa  yp',  lib.  JI,  n"  :.. 


72  VIE    DE    SA!NT    BEHNARD. 

cinquante  sous.  On  devine  avec  quelle  joie  Guibert  re- 
tourna au  monastère  et  s'empressa  de  racontera  son  su- 
périeur ce  qui  lui  était  arrivé.  «  Je  vous  le  disais  et  je 
vous  le  répète,  repartit  Bernard,  il  n"y  a  rien  de  plus  né- 
cessaire au  chrétien  que  la  foi  ;  ayez  la  foi  et  vous  vous  en 
trouverez  bien  tous  les  jours  de  votre  vie  (1).  » 

La  Providence  vint  de  la  même  façon,  une  autre  fois 
encore,  au  secours  du  monastère.  C/était  à  rapproche  de 
l'hiver,  et  Gérard,  chargé  du  cellier,  manquait  d'argent 
pour  les  achats  nécessaires  à  l'entretien  des  religieux.  Sa 
seule  ressource  fut  de  se  plaindre  à  son  frère.  Bernard, 
dont  la  bourse  était  vide,  essaya  de  le  consoler  et  l'exhorta 
pieusement  à  la  patience.  «  Combien  vous  faut-il,  pour 
parer  aux  premiers  besoins,  demanda-t-il?  »  —  «  Douze 
livres.  »  Sur  cette  réponse,  il  le  renvoya  et  se  mit  en 
prière.  Quelques  instants  après,  (iérard  lui-même  avertis- 
sait son  frère  qu'une  femme  de  Chàtillon  demandait  à  lui 
parler.  Elle  venait  recommander  aux  prières  des  religieux 
son  mari  gravement  malade;  et,  par  manière  d'aumône, 
elle  oll'rait  précisément  à  l'abbé  les  douze  livres  désirées. 
Bernard  proiita  de  cette  occassion  pour  donner  à  son  cel- 
lérierune  leçon  de  conûance  en  Dieu  |2). 

Il  nous  est  impossible  de  déterminer  à  quelle  époque  les 
revenus  du  monastère  sulïireni  aux  besoins  des  religieux. 
Nous  savons  seulement  par  Guillaume  de  Saint-Thierry 
que,  dix  ans  après  sa  fondation,  ils  ne  récoltaient  pas  en- 
core tout  le  froment  nécessaire  à  leur  maigre  alimentation 
et  au  service  des  pauvres  (3).  Ils  en  étaient  quittes  pour 

(1)  Vita  /F%  lib.  H,  ir   S. 

(2)  Bcrn.  Vita,  lil).  1,  <a|i.  vi,  n"  27;  rnujm.  Caiifiidi,  |>.  7'. 

(3)  «  Usqiie  ad  aniiuin  illuin  (il  s'a.uil,  de  la  famincl  I2")-1 12(ii  niin- 
qiiain  eis  laboris  siii  aniiona  suftVccral.  »  \Bevn.  ]'ilti ,  lib.  1,  cap.  \, 

iv>  i9.) 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIRVAUX.  73 

manger  quelquefois  du  pain  d'avoine.  Un  religieux  du 
prieuré  de  Clémenlinpré ,  étant  venu  les  visiter,  fut  stu- 
péfait de  voir  de  quel  pain  se  nourrissaient  les  serviteurs 
de  Dieu,  et  il  en  remporta  un  morceau  comme  échantil- 
lon pour  l'offrir  à  ses  frères.  Ceux-ci  partagèrent  son  éton- 
nement  et  son  admiration.  Touché  de  compassion,  le 
prieur,  le  vénérable  Eudes,  fit  atteler  sur-le-champ  che- 
vaux et  ânes  de  son  couvent ,  pour  porter  aux  pauvres  de 
Jésus-Christ  du  pain  et  d'autres  provisions.  Ce  fut  l'ori- 
gine de  rapports  fréquents  et  d'une  véritable  fraternité  en- 
tre Clairvaux  et  Clémentinpré  (i\ 

La  prospérité  peu  à  peu  croissante  de  Clairvaux  n'ap- 
porta guère  de  changements  dans  le  régime  de  la  commu- 
nauté. Pour  être  plus  abondante  et  plus  régulièrement 
servie,  la  nourriture  des  moines  ne  devint  guère  meil- 
leure. Le  laitage,  le  poisson  et  les  œufs  restèrent  long- 
temps plats  inconnus.  «  Même  le  jour  de  Pâques,  on  ne 
servait  que  des  haricots  et  des  pois  (2).  »  Une  extrême 
sévérité  présidait,  en  outre,  à  la  préparation  de  ces  ali- 
ments :  point  de  poivre,  ni  de  cumin,  genre  d'épice  alors 
très  apprécié  (3).  Pour  tout  assaisonnement,  du  sel  et  de 
l'huile;  Guillaume  de  Saint-Thierry  en  ajoute  deux  au- 
tres :  «  la  faim  et  l'amour  de  Dieu  (4).  »  L'abbé  jugeait 
que  ses  frères  devaient  s'estimer  heureux  de  se  nourrir  de 
pain  bis.  «Si  vous  connaissiez,  disait-il,  les  obligations 
des  moines,  il  faudrait  arroser  de  larmes  toutes  les  bou- 
chées que  vous  mangez.  Nous  sommes  entrés  dans  ce 
monastère  pour  pleurer  nos  péchés  et  ceux  du  peuple.  En 
mangeant  le  pain  des  fidèles,  nous  contractons,  pour  ainsi 

(1;  VilaIV\  lib.  II,  n-  4. 

(2)  Faslredi  ep.,  iv  2,  aji.  Migne,  CLXXXII,  p.  705. 

(3;  Instilut.  cap.  gêner.,  n"  63,  ap.  Guigiianl,  p.  208. 

(4^  Dern.  Vita,  lib.  I,  cap.  vu,  n"  36.  Cf.  IJcni. ,  ep.  1,  n"  12. 

S\nT   Itlî'iNAIir).  —  T.    I.  5 


/4  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

dire ,  lobligatioii  de  pleurer  leurs  péchés,  comme  s'ils 
étaient  les  nôtres  (1).  »  Du  reste,  faute  de  vin  ou  de  bière 
({ue  permettait  la  Règle,  on  se  contentait  de  Teau  de  la 
l'ontain<'  (2). 

De  telles  rigueurs  pouvaient  affaiblir  uu  même  ruiner 
les  tempéraments  les  plus  robustes.  Bernard,  qui  donnait 
à  ses  religieux,  l'exemple  de  la  plus  rude  austérité,  suc- 
comba bientôt  sous  le  poids  du  jeûne  et  de  la  fatigue.  Son 
estomac  refusa  la  nourriture,  et  en  quelques  mois  sa  ma- 
ladie mal  soignée  prit  un  caractère  alarmant.  Guillaume 
de  Champeaux,  étant  venu  le  visiter,  comprit  sans  peine 
que  ce  délabrement  de  sa  santé  était  dû  à  l'excès  de  ses 
mortifications.  Persuadé  que  tout  espoir  de  guérison  était 
perdu,  si  le  malade  ne  consentait  à  suivre  un  régime  plus 
doux,  il  voulut  lui  imposer  le  repos,  les  ménagements  et 
les  soins  que  son  corps  réclamait  si  impérieusement.  Mais 
Bernard ,  tout  entier  au  souvenir  de  sa  profession  encore 
récente ,  refusa  de  se  relâcher  des  rigueurs  de  la  Règle. 
Il  fallut  que  l'évêque  de  Châlons  allât  chercher  auprès  du 
Chapitre  réuni  à  Citeaux  lautorisation  de  faire  suivTe  à 
son  ami  le  traitement  qu'il  jugeait  nécessaire.  Les  abbés, 
confiants  en  sa  sagesse,  firent  droit  à  sa  requête  si  juste  et 
si  di'dicate.  11  revint  à  Clairvaux,  muni  de  pleins  pouvoirs 
sur  Bernard,  le  déchargea  pour  une  année  du  gouverne- 
ment de  l'abbaye,  le  dispensa  de  l'observance  de  la  Règle 
et,  pour  qu'il  ne  fût  pas  tenté  de  se  mêler  aux  exercices  de 
la  communauté,  il  lui  fit  construire  en  dehors  de  l'enclos 
du  monastère,  vers  l'est,  à  une  distance  d'environ  400 
mètres  de  la  chapelle,  une  petite  cellule  isob'C,  où  le 


(1;  ]'"astredi  ep.,  ioc.   cit.,  n"^  4. 

(2)  «  Viiuiiii  non  csl  nionacljoruin,  »  disaient  les  frères  de  Hornard. 
VUa  quarla,  lib.  II,  n'  10.  Cf.  Régula  S.  lienedicli,  40. 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIHVAUX.  7o 

bruit  du  travail  manuel,  de  la  psalmodie  et  des  prières 
conventuelles  ne  pût  arriver  (1). 

Là,  Bernard  fut  remis  aux  mains  d'un  médecin,  qui  avait 
acquis  quelque  célébrité  dans  le  voisinage.  Par  malheur, 
ce  «  physicien,  »  comme  on  disait  alors,  était  un  charla- 
tan indigne  de  la  confiance  que  lui  accorda  Guillaume  de 
Champeaiix.  Le  traitement,  on  pourrait  dire  les  mauvais 
traitements,  qu'il  fit  subir  à  son  malade,  devinrent  pour 
celui-ci  une  source  de  douleurs  souvent  plus  vives  que  la 
maladie  même.  En  somme,  le  repos  fit  plus  pour  sa  gué- 
rison  que  tous  les  remèdes.  Cependant  Bernard  n'oubliait 
pas  qu'il  était  sous  l'obéissance,  et  il  suivit  sans  se  plain- 
dre les  prescriptions  de  l'empirique  ignorant  qui  le  mar- 
tyrisait. La  sérénité  ne  l'abandonna  pas  un  seul  instant. 

C'est  à  celte  époque  que  Guillaume  de  Saint-Thierry, 
de  qui  nous  tenons  ces  détails,  visita  pour  la  première 
fois,  avec  un  abbé  de  ses  amis,  Glairvaux  et  saint  Bernard. 
«  Je  le  trouvai,  nous  dit-il,  dans  sa  cellule,  sorte  de  ca- 
bane semblable  aux  loges  qu'on  assigne  ordinairement  aux 
lépreux  dans  les  carrefours.  Mais  j'en  atteste  Dieu,  cette 
chambre  m'inspira,  à  cause  de  celui  qui  l'habitait,  autant 
de  respect  que  si  je  me  fusse  approché  de  l'autel  du  Sei- 
gneur. Je  me  sentis  pénétré  d'une  si  douce  affection  pour 
l'homme  de  Dieu,  j'éprouvai  un  si  grand  désir  de  partager 
sa  pauvreté,  que  si  on  m'en  eût  donné  la  permission,  dès 
ce  jour  même  je  me  serais  attaché  à  son  service,  il  nous 
accueillit  avec  des  marques  de  joie;  et  comme  nous  nous 
informions  de  l'état  de  sa  santé  :  «  Je  vais  très  bien,  » 
nous  dit-il  avec  un  lin  sourire  :  «  moi  qui  jusqu'à  présent 

(1)  nern.  Vila,  lib.  I,  cap.  vu,  n"  32.  La  cellule  de  Bernard  était 
placée  derrière  le  rond-point  de  l'église  du  second  monastère  [Voyagc 
litlcraire  de  deux  Bcncdictins,  I,  99).  Cf.  Méglinger,  Jter  Cisterc, 
II"  61,  et  plan  de  Dom  Milley,  n"  62. 


76  VIE   DE    SAINT    BERNARD. 

commandais  à  des  hommes  raisonnables,  je  suis,  par  un 
juste  jugement  de  Dieu,  condanmé  à  obéir  à  une  brute,  >> 
cuidam  hesl'ue  datii.s  sum  ad  ohediendum.  La  qualification 
allait  à  l'adresse  de  son  médecin.  «  Nous  mangeâmes  avec 
lui.  Il  nous  semblait  qu'on  dût  traiter  avec  beaucoup  de 
ménagement  un  malade  aussi  délicat.  Mais,  voyant  que 
par  ordre  de  ce  médecin  on  lui  présentait  des  aliments 
auxquels  une  personne  bien  portante  et  affamée  eût  à 
peine  voulu  toucher,  nous  en  ressentîmes  une  vive  indi- 
gnation; la  règle  du  silence  nous  empêcha  seule  de  mur- 
murer tout  haut  et  d'accabler  d'injures  le  sacrilège  et  l'ho- 
micide ))  qui  abusait  ainsi  de  son  autorité.  <■  Quant  à 
Bernard,  victime  passive  et  résignée,  il  prenait  tout  ce 
qu'on  lui  servait,  indifl'éremment;  tout  lui  semblait  égale- 
ment bon.  »  La  longue  habitude  de  mépriser  le  plaisir  du 
goût  avait  éteint  en  lui  la  pointe  de  la  saveur.  <(  Son  palais 
ne  distinguait  plus  les  aliments.  Il  avait  notamment,  pen- 
dant plusieurs  jours,  mangé  de  la  graisse  —  du  sain- 
doux (1), —  pour  du  beurre.  Une  autre  fois,  il  but  de  l'huile 
au  lieu  d'eau,  sans  s'en  apercevoir.  L'eau  seule  avait  pour 
lui  quelque  saveur,  parce  qu'elle  rafraîchissait  en  passant 
sa  gorge  desséchée  (!2).  » 

Les  hôtes  de  Clairvaux,  dont  le  nombre  s  était  accru 
sensiblement  pendant  les  années  M16-1117  (3),  devenus 
orphelins,  ou  du  moins  privés  pour  un  temps  de  leur 
père,  trompèrent  les  ennuis  de  la  séparation  par  un  re- 
doublenumt  de  ferveur,  (luillaume  de  Saint-Thierry,  qui 
les  visita  à  cette  époque,  c'est-à-dire  vraisemblablement 

(1)  «  SaiigiiiiKMii  (•riiiliiiii...  noscitur  coincdisse.  «  [Bcrn.  Vita,  lili.  I, 
cap.  vu,  n"  ;:!3.)  Siinguinem  est  une  faute  de  lecture  ]}onï  sacjimcn. 
Cf.  Hiiffer,  Bernard  von  Clairvaux,  1,  129,  note  3. 

(2)  Bern.  Vila ,  lili.  1,  cai).  vu,  n"  3'f. 
(^3)  Jbid.,  cap.    MU ,  n"  d."). 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIRVAUX.  77 

en  1118  ou  1119  (1),  a  décrit  leur  retraite  avec  un  grand 
bonheur  d'expression.  «  La  solitude  où  demeuraient  les 
serviteurs  de  Dieu,  nous  dit-il,  est  environnée  d'une  forêt 
sombre,  et  resserrée  entre  deux  montagnes  qui  l'élreignent 
de  manière  à  lui  donner  l'apparence  d'une  grotte  profonde, 
semblable  à  celle  qu'habitait  notre  père  saint  Benoît,  lors- 
qu'il fut  découvert  par  des  bergers.  En  descendant  à 
Clairvaux,  »  par  la  route  de  Bar  au  nord-ouest,  «  on  recon- 
naît Dieu  à  l'aspect  des  maisons  ,  et  le  vallon  muet  publie 
par  la  simplicité  et  l'humilité  des  édifices  l'humilité  et  la 
simplicité  des  pauvres  qui  l'habitent.  Dans  ce  val,  peuplé 
d'hommes,  où  il  n'est  permis  à  personne  d'être  oisif,  où 
tous  travaillent,  où  chacun  a  sa  besogne  particulière, 
règne  au  milieu  du  jour  un  silence,  pareil  au  silence  du 
milieu  de  la  nuit,  interrompu  seulement  par  le  bruit  des 
travaux  ou  par  le  chant  des  frères  occupés  à  louer  Dieu. 
Cette  discipline  du  silence,  bien  connue  des  visiteurs, 
frappe  tellement  les  séculiers  eux-mêmes^  qu'ils  n'osent 
l)lus,  en  pénétrant  dans  cette  enceinte,  proférer  une  pa- 
role qui  ne  soit  en  harmonie  avec  la  sainteté  du  lieu  (2).  » 

A.  cette  peinture  de  Clairvaux  (iuillaume  de  Saint- 
Thierry  joint  le  tableau  des  mortiflcations  des  moines.  Il 
nott'  même  à  ce  sujet  les  excès  où  ils  tombèrent,  et  il 
nous  apprend  que  leur  abbé,  qui  les  avait  d'abord  préci- 
pités dans  l'exercice  des  vertus  héroïques,  dut  à  la  tin 
employer  toute  son  autorité  pour  refréner  l'indiscrétion 
de  leur  zèle. 

Bernard  n'a  pas  fait  difficulté  de  r(^connaître  et  de  cor- 
riger les  défauts  de  sa  première  méthode  de  direction. 

(1)  L'exil  de  IJeniard  dura  un  an  [Bcnt.  Vita  ,  lib.  I,  cap.  vu,  n"  32; 
VIII,  n"  38),  il  commença  vraisemblablement  peu  après  la  fondation  de 
Troisfonlaines  qui  eut  lieu  en  octobre  1118.  Cf.  c  .  xm,  n"  i'A. 

[2]  Bern.   \'ila ,  lib.  I,  c.  vii,  n"  3.5. 


78  VIE   DE   SAINT    BERNARD. 

Trompé  par  rexcellence  mémo  do  sa  propre  vertu,  il  avait 
cru  qu'il  pouvait  exiger  de  ses  frères  une  pureté  sans 
tache ,  une  vertu  sans  défaillance ,  en  un  mot  Ihéroïsme 
à  l'état  habituel  ot  continu  :  rêve  à  coup  sur  digne  d'une 
grande  àme,  mais  trop  beau  pour  devenir,  sans  miracle, 
la  loi  dune  communauté.  Aussi,  lorsqu'il  recevait  les 
confidences  de  ses  moines,  était-il  étonné  «  de  rencontrer 
des  hommes  là  où  il  croyait  avoir  affaire  à  des  anges.  » 
Dans  sa  simplicité,  il  estimait  que  les  tentations,  los  illu- 
sions d'une  imagination  déréglée  ne  pouvaient  franchir 
l'enceinte  d'un  cloitre.  A  ses  yeux,  quiconque  y  était  su- 
jet n'était  pas  un  vrai  religieux;  c'en  était  la  marque. 

Il  fallut  renoncer  à  ces  préjugés  d'un  faux  et  dangereux 
mysticisme.  Les  moines  lui  apportant  chaque  semaine  l'a- 
veu de  faiblesses  ou  d'imperfections  que  leur  constante 
bonne  volonté  ne  parvenait  pas  à  prévenir,  il  finit  par 
apercevoir  l'inévitable  loi  de  la  fragilité  humaine.  <  L'hu- 
milité des  disciples  servit  de  leron  au  maître,  »  nous  dit 
Guillaume  de  Saint-Thierry.  Et  tel  fut  l'effet  de  cette  ré- 
vélation, que  Bernard,  déconcerté,  eût  renoncé  à  la  di- 
rection de  ses  frères,  si  une  inspiration  céleste  ne  l'eût 
contraint  à  conserver  sa  maîtrise.  Mais  il  est  à  remarquer, 
qu'à  partir  de  ce  jour,  la  vertu  par  excellence  qu'il  recom- 
mande aux  directeurs  des  âmes,  c'est  la  «  mesure.  »  Nul 
doute  que  la  mesure  no  devint  pareillement  pou  à  peu  sa 
règle  suprême,  et  un  principe  qu'il  eut  dorénavant  tous 
les  jours  devant  les  yeux  (1). 

Mais  sa  sévérité  outrée  portait  ses  fruits.  Entraînés  par 
les  efforts  cju'ils  avaient  faits  pour  atteindre  la  perfection 
idéale  qui  leur  était  proposée,  les  moines  do  Clairvaux 
raffinèrent  sur  les  moyens  de  se  mortifier.  A  force  d'en- 

(1)  Bernardi  Vita,  lil).  I,  c.  m,  ii"  28-29.  «  Mater  virliilum  discrelio.  » 
In  Cant.,  serin.  XXIII,  n"  x,-  cf.  serni.  XLIX,  n"  5. 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIRVAUX'.  "9 

tendre  répéter  que  les  plaisirs  de  la  chair  sont  la  mort  de 
l'àme,  ils  avaient  fini  par  se  persuader  que  tout  ce  qui 
flatte  les  sens  doit  être  rejeté  indistinctement  avec  une 
égale  horreur.  Sur  ce  principe,  et  «  dans  la  simplicité  de 
leur  ferveur  novice,  »  regardant  comme  un  poison  tout 
aliment  savoureux,  ils  refusaient  de  prendre  la  nourriture 
où  ils  trouvaient  quelque  goût  agréable,  «  réprouvant 
ainsi  les  dons  de  Dieu,  »  remarque  leur  historien.  Ce  n'é- 
tait pas  assez  que  leur  pain  fût  «  plus  terreux  que  fari- 
neux »  et  leurs  légumes  exempts  de  tout  assaisonnement 
autre  que  le  sel  et  l'huile ,  il  fallait  encore  qu'un  mélange 
amer  en  corrompît  la  saveur,  afin  que  le  palais  eût  sa  souf- 
france, comme  les  autres  sens. 

Bernard,  avisé  de  ces  mortifications  abusives,  qui  s'é- 
taient probablement  glissées  dans  le  monastère  pendant 
son  exil  d'un  an ,  s"empressa  de  les  réprouver  à  son  retour. 
Son  blâme  ne  fut  pas  accepté  sans  protestation  ;  on  crai- 
gnit qu'il  n'accordât  trop  à  la  nature,  par  un  excès  de 
condescendance  pour  la  faiblesse  humaine.  Sur  ces  entre- 
faites, lévêque  de  Chàlons  étant  venu  à  Glairvaux,  on 
soumit  la  question  à  son  jugement.  Comme  on  le  pense 
bien,  Guillaume,  ennemi  né  de  tous  les  excès,  abonda 
dans  le  sens  de  Bernard  et  donna  tort  aux  religieux. 
«  Voyez,  leur  dit-il,  le  prophète  Elisée  et  ses  disciples, 
les  enfants  des  prophètes  ;  eux  aussi  menaient  dans  le  dé- 
sert une  vie  d'ermites.  Or,  comme  un  jour,  à  l'heure  du 
repas,  ils  trouvèrent  dans  la  marmite,  oi^i  cuisait  leur  diner, 
un  goût  d'amertume  insupportable,  le  serviteur  de  Dieu 
y  jeta  un  peu  de  fleur  de  farine,  et  l'amertume  disparut. 
Quelle  leçon  pour  vous!  Votre  marmite  ne  contient  rien 
d'amer.  Si  votre  nourriture  a  quelque  saveur,  c'est  à  la 
grâce  de  Dieu  que  vous  le  devez.  Prenez  donc  en  toute 
sécurité  et  avec  reconnaissance  ce  que  l'on  vous  sert.  He- 


80  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

l'user  de  le  faire  par  esprit  de  désobéissance  ou  d'incrédu- 
lité, c'est  résister  à  l'Iilsprit-Saint  (1  .  » 

Cette  sentence,  conforme  au  sentiment  du  jenne  abbé, 
ne  fit  qu'augmenter  son  prestige.  En  somme,  Bernard  se 
réjouissait  intérieurement  de  n'avoir  à  reprendre  en  ses 
subordonnés  d'autre  défaut  qu'une  aberration  de  zèle  et 
de  générosité.  De  quel  regard  satisfait  il  put  dès  lors  con- 
templer son  oeuvre  I  Par  ses  soins  l'âge  d'or,  nous  dit  son 
historien,  renaissait  dans  le  coin  d'un  vallon,  et  ce  vallon 
au  nom  sinistre,  jadis  hanté  par  les  voleurs,  méritait  de 
porter  désormais  un  nouveau  et  gracieux  nom  qu'il  ne 
devait  plus  perdre,  le  nom  de  Clairevallée,  Claiavailu, 
Clairvaux  (2). 

Insensiblement,  en  effet,  ce  lieu  était  devenu  célèbre, 
et  un  rêve  de  Bernard  recevait  chaque  jour  son  accomplis- 
sement. Les  religieux  étaient  peu  nombreux  encore ,  lors- 
qu'une nuit,  entre  l'office  de  Matines  et  celui  de  Laudes, 
le  pieux  abbé  sortit  de  la  chapelle  et  dans  une  promenade 
solitaire  se  mit  en  oraison,  songeant  à  l'avenir  de  son  ab- 
baye. Tout  à  coup  ses  yeux  se  fermèrent,  et  il  lui  sembla 
qu'une  foule  immense,  composée  d'hommes  de  tout  âge 
et  de  toute  condition ,  descendait  des  collines  avoisinantes, 
emplissait  toute  la  vallée  et  finissait  par  en  déborder  l'en- 
ceinte. Celte  vision  l'inonda  de  joie  (3). 

Il  ne  fut  pas  longtemps  sans  voir  l'effet  des  promesses 
qu'elle  contenait.  Dès  1116,  dans  une  de  ses  prédications 
à  Chàlons-sur-Marne,  il  avait  converti  «  une  multitude 
de  nobles  et  de  lettrés,  clercs  et  laïques,  »  qui  le  suivi- 

(1)  Bern.  Vita,  lil>.  I,  cap.  vu,  n"  3G-37. 

(2)  Bern.  Vita ,  lib.  I,  cap.  xiii,  n"  Gl.  Il  semble  qut?  l'abbaye  reçut 
(lès  le  premier  jour  le  nom  de  Clairvaux;  dans  une  charte  de  11 IG 
[Gallia  Christ.,  X,  Jnstr.  1G1-1G2),  elle  porte  déjà  ce  nom. 

(3)  Bern.  Vila,  lib.  1,  c.  \  ,  n"  26;  Fragm.  Gauf. ,  p.  6'. 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIRVAUX.  SI 

rent  sur-le-champ  à  Clairvaux.  L'école  de  Ghàlons  qu'il- 
lustrait l'enseignement  d'Élienne  de  Vitry,  en  fut  dépeu- 
plée; Etienne  lui-même,  étourdi  par  une  telle  désertion, 
ne  trouva  d'autre  ressource,  pour  se  consoler,  que  d'al- 
ler rejoindre  ses  meilleurs  disciples,  qui  recevaient  déjà 
«  dans  la  demeure  des  hôtes  »  les  leçons  préparatoires  au 
noviciat.  Bernard  l'admit  à  la  même  épreuve,  bien  qu'il 
doutât  de  la  solidité  d'une  vocation  dont  les  motifs  n'é- 
taient pas  d'une  irréprochable  pureté.  Il  pouvait  même 
craindre  que  la  d(''fection  prévue  d'Etienne  n'en  entraînât 
quelque  autre.  Mais  l'Esprit  le  rassura,  nous  dit  son  bio- 
graphe; et,  de  fait,  lorsque  le  célèbre  professeur,  h  bout 
de  courage,  après  neuf  mois  de  noviciat,  quitta  Clairvaux, 
il  ne  se  trouva  personne  parmi  ses  disciples  pour  imiter 
sa  faiblesse  (i). 

Le  bruit  de  ces  événements  eut  un  retentissement  jus- 
que dans  les  cloîtres  des  autres  ordres  monastiques;  et 
l'on  vit  des  religieux  abandonner  leur  Règle  pour  se  ranger 
sous  la  discipline  plus  sévère  de  l'abbé  de  Clairvaux.  Tel 
fut  Humbert,  futur  abbé  digny,  qui  vint  en  1L17  frapper 
à  la  porte  de  la  nouvelle  abbaye  cistercienne,  après  vingt 
années  de  profession  dans  le  monastère  bénédictin  de  la 
Chaise-Uieu  (2).  Tel  Raynaud  ou  Raynard,  le  futur  abbé 
de  Foigny.  Tel  enfln  un  groupe  de  Chanoines  réguliers  de 
Horricourt  (>n  Champagne  (Haute-Marne),  soumis  à  la 
ilègle  de  saint  Augustin.  L'incorporation  de  ces  derniers 
souffrit,  il  est  vrai,  quelques  difficultés,  qui  furent  vite 
aplanies  par  lintervcntion  de  l'Ordinaire,  (îuillaume  de 
Ghampeaux.  Fort  de  l'appui  de  ce  prélat  qui  avait  favorisé 

(•)  Beni.  Vita,  lib.  1,  cap.  xiii,  n"  65. 

^2)  Exoidium  magnum,  dist.  II[,  cap.  iv.  Hiiinheil  nioiirul  en  lliT 
on  1148,  ajuès  avoir  passé  trente  ans  dans  l'Ordre  :  -<  Nol/iscuin  Iri- 
ginta  annis.  w  [In  obilu  Htiinb.,  lîern.  serin.,  n"  2.) 

5. 


8!2  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

lui-même  le  départ  des  fugitifs,  Bernard  repoussa  comme 
une  injure  les  réclamations  de  leur  abbé.  Partant  de  ce 
principe,  qu'un  moine  peut  toujours,  sans  manquer  à  ses 
engagements,  embrasser  une  Règle  plus  sévère  (jue  celle 
de  l'Ordre  où  il  a  fait  profession,  il  répondit  que  les  trans- 
fuges étaient  en  sûreté  sous  son  aile  et  que  l'éprouve  du 
noviciat  déciderait  seule  de  leur  sort.  Il  est  probable  qu'ils 
usèrent  de  leur  liberté,  pour  revêtir,  au  bout  d'un  an, 
l'habit  cistercien.  Cela  mit  un  terme  au.K  revendications 
de  l'abbé  de  Horricourt  (1). 

11  est  deux  noms  qui  brillent  entre  tous  ceux  que  Ber- 
nard put  inscrire  vers  cette  époque  sur  les  registres  de  sa 
famille  religieuse,  celui  de  Nivard  et  celui  de  Tescelin. 
Xivard  avait  enfin  atteint  l'âge  prescrit  par  la  Règle  cis- 
tercienne pour  l'entrée  en  religion  {±)  ;  et  Tescelin,  qui  ve- 
nait de  marier  son  unique  fille,  Hombeline,  à  un  gentil- 
homme bourguignon,  se  vit  tout  ù  coup  réduit  par  cette 
dernière  séparation  à  lapins  complète  solitude  (3).  Déjà 
penchant  vers  la  tombe,  le  vénérable  vieillard,  que  déso- 
lait la  vue  de  son  foyer  désert,  regardait  autour  de  lui  et 
cherchait  où  mourir.  Des  pensées  de  retraite  convenaient  à 
son  âge.  Où  reposerait-il  mieux  qu'au  milieu  de  ses  en- 
fants? Bernard,  dit-on,  dans  un  de  ses  voyages  en  Bour- 
gogne, peut-être  à  l'occasion  du  Chapitre  de  Cîteaux  en 
1119  ou  11:20,  lui  suggéra  l'idée  de  rejoindre  sa  famille  à 
Clairvaux.  Tescelin  suivit  ce  conseil  (4),  et  l'on  vit,  chose 

(1)  Bern.  ep.  3. 

(2)  «  Ubi  paululiiiii  crevil,  faclus  est  cl  ipse  novilius  ajiuJ  Cister- 
cium  :  et  suscepto  post  anni  spatium  liabitu,  redditus  est  frafribus  in 
Claravalle.  »  Oauf.  Fiagm.,  Migne,  p.  5';,5.  Cf.  Bern.  Vifa ,  lib.  !, 
cap.  III,  n"  17. 

(3)  Hombeline  ne  se  maria  ([u'après  le  départ  de  Nivard  :  <  Supo- 
rerat  de  domo  illa  paler  senior  cum  lilia.  »  [Bern.  Vilu,  loc.  cit.) 

(4)  Sur  la  légende  ])eu  vraisemblable  d'après  laquelle  Bernard  em- 


COMMENCEMENTS    UE    CLAIRVAUX.  83 

touchante!  le  généreux  père,  pendant  un  an  ,  à  Técole  de 
son  humble  fils.  L'époux  d'Aleth  mourut,  peu  de  temps 
après  sa  profession ,  selon  la  tradition  communément  re- 
çue. Le  nécrologe  cistercien  honore  sa  mémoire  le  23  mai. 
D'après  le  nécrologe  de  Saint-Bénigne,  on  célébrait  son 
obit  le  11  avril. 

De  toutes  les  personnes  qui,  dix  ans  plus  tôt,  avaient 
peuplé  le  château  de  Fontaines,  une  seule  restait  dans  le 
siècle  :  c'était  Hombeline.  Oubliant  les  leçons  d'Aleth,  la 
jeune  châtelaine  avait  contracté  peu  à  peu  des  habitudes 
frivoles  et  sacrifiait  à  la  mondanité.  Or,  un  jour,  il  lui  prit 
fantaisie  de  revoir  ses  frères  et  de  visiter  cette  «  claire 
vallée  »  dont  on  chantait  partout  la  gloire.  Elle  s'y  pré- 
senta en  grand  équipage,  s'imaginant  peut-être  qu'elle  fe- 
raitainsiplus  d'honneur  à  ses  hôtes.  Mais  Bernard,  à  qui  le 
luxe  avait  toujours  inspiré  une  sainte  horreur,  ayant  ap- 
pris que  sa  sœur  avait  revêtu,  pour  le  voir,  une  toilette 
éclatante,  refusa  de  reconnaître  en  elle  la  fille  d'Aleth  et 
lui  fit  répondre  qu'il  était  occupé  à  dautros  soins  qu'à 
satisfaire  la  vaine  curiosité  d'une  femme  du  monde.  An- 
dré, chargé  de  notifier  cette  décision,  enchérit  encore  sur 
le  blâme  de  son  frère.  «  Qu'est-ce  que  cette  pompe  et  ces 
ornements?  dit-il  à  sa  sœur;  est-ce  que  tout  cela  recouvre 
autre  chose  que  de  l'ordure?  »  Atterrée  par  ces  reproches 
auxquels  elle  était  si  peu  préparée,  Hombeline  fit  un  re- 
tour sur  elle-même.  L'exemple  de  sa  pieuse  mère  lui  re- 
vint en  mémoire;  son  sang  gi^néreux  bouillonna  sous  l'af- 
front, et  elle  éclata  en  sanglots  :  «  Oui,  je  ne  suis  qu'une 
pécheresse,  s'écria-t-elle,  mais  c'est  pour  les  pécheurs 

ploya  les  instances  cl  les  menaces  pour  convertir  son  vieux  père,  voir 
Etienne  de  IJourbon,  Anecdotes  historiques ,  éd.  Lecoy  de  la  Marche  . 
Paris,  1S77,  p.  28;  Migne,  t.  CLXXXV,  p.  967-'J68.  Il  faut  s'en  tenir 
à  Guillaume  de  Saint-Thierry,  Bern.  Vita,  lib.  I,  cap.  vi,  n"  30. 


84  VIE    DE    SAI.VT    liERXAm». 

que  le  Christ  est  mort.  C'est  parce  que  je  suis  coupable, 
que  je  recherche  la  conversation  des  saints.  Si  mon  frère 
méprise  mon  corps,  que  le  serviteur  de  Dieu  ait  au  moins 
pitié  de  mon  àme  !  Qu'il  vienne  et  qu'il  ordonne;  tout  ce 
qu'il  ordonnera,  je  suis  prête  à  le  faire.  »  Bernard  n'at- 
tendait que  ce  mot  pour  céder  à  un  désir  qui  était  celui 
de  son  propre  cœur.  A  peine  l'écho  en  était-il  parvenu 
jusqu'à  lui,  qu'il  appela  ses  frères  et  vint  avec  eux  saluer, 
à  la  porte  du  monastère,  une  sœur  toujours  aimée.  On 
devine  qu«'l  fut  l'objet  de  son  entretien  :  les  vertus  d'Aleth 
en  firent  tous  les  frais.  Hombeline,  à  qui  se  révélèrent  alors 
les  joies  et  le  charme  austère  du  sacrifice  ,  en  sortit  déci- 
dée à  mener  dorénavant  dans  le  monde  une  vie  toute  re- 
tirée et  tout  adonnée  aux  bonnes  œuvres.  Son  mari  était 
homme  à  comprendre  une  telle  résolution.  Il  entra  dans 
les  desseins  d'Hombeline,  et  au  bout  de  quelques  années, 
il  lui  permit  de  suivre  plus  librement  ses  goûts  cénobiti- 
ques  et  de  s'ensevelir  dans  le  monastère  de  Jully-les-Non- 
nains,  où  elle  vécut  et  mourut  en  odeur  de  sainteté  (1). 

Cependant  Clairvaux  subissait  les  effets  de  son  éton- 
nante prospérité  et,  comme  Citeaux,  di'bordait  à  son  tour. 
Dès  il  10,  Bernard,  nous  en  avons  la  preuve,  avait  prévu 
l'heureuse  et  prochaine  nécessité  ovi  il  serait  réduit  de 
fonder,  avec  les  nombreux  novices  qu'il  formait  alors, 
une  ou  plusieurs  colonies  cisterciennes.  Dans  cette  vue,  il 
avait  accepté  le  don  d'un  terrain  que  Hugues  de  Yilry 
lui  offrait  par  l'entremise  et  vraisemblablement  sur  la  de- 
mande de  Guillaume  de  Champeaux  dans  la  forêt  de 
Luiz.  Vin  1117,  les  fondemenis  du  monastère  de  Trois- 
lontaincs,  (jue  la  générosité  et  les  largesses  des  abbés  de 


(1)  Bern.  l'ita,  lib.  J,  cap.  vi,  n"  30.  Sur  Hoinlicline,  voir  Jol)in, 
Saint  Bernard  cl  sa  famille,  p.  129-149. 


COMMEXCEMKNTS    DE    CLAIRVAIX.  85 

Sainl-Pierre  de  Chàlons,  de  Saint-Oyan,  de  Gluny  et  des 
chanoines  de  Compiègne  devaient  successivement  enri- 
chir, étaient  déjà  jetés;  et  le  10  octobre  1118  douze 
moines  de  Clairvaux  s'y  installaient  définitivement  sous 
la  conduite  do  Roger,  l'un  de  ces  convertis  de  la  première 
heure,  que  Bernard  avait  arrachés  par  son  éloquence  à 
l'école  d'Etienne  de  Vitry  (1).  L'évêque  de  Chàlons  rece- 
vait de  la  sorte,  en  récompense  de  sa  précieuse  collabo- 
ration, les  prémices  de  l'œuvre  cistercienne  dans  la  Cham- 
pagne. 

La  fondation  de  Fontenay  au  diocèse  d'Autun  (aujour- 
d'hui de  Dijon,  dans  le  voisinage  de  Montbard,  suivit  de 
près  celle  de  Troisfontaines  (2).  On  a  remarqué  que  plu- 
sieurs circonstances  donnaient  à  l'établissement  do  cette 
nouvelle  colonie  un  caractère  particulièrement  familial  : 
c'est,  en  effet,  un  cousin  de  Bernard,  Godefroid  do  la 
Roche,  qui  fut  chargé  de  la  diriger,  et  le  principal  con- 
cessionnaire du  terrain  n'était  autre  que  Raynard ,  sei- 
gneur de  Montbard  et  oncle  maternel  de  l'abbé  de  Clair- 
veaux  (3). 

Deux  ans  plus  tard  (4)  s'élevait  à  quelques  kilomètres 
de  Yervins,  au  diocèse  de  Laon  (aujourd'hui  de  Soissons) , 
le  monastère  de  Foigny,  à  la  tête  duquel  Bernard  plaça 
RajTiaud.  C'était  un  poste  avancé  vers  la  Flandre  où  il 
devait  un  peu  plus  tard  faire  de  si  brillantes  conquêtes. 

(i;  Janauschek,  Orig.  Cislerc,  p.  6;  Gallia  Christ.,  I.V.  956-957; 
X,  Inst.,  p.  161-2,  169-170;  Bern.  Vita,  lib.  1,  cap.  xiii,  u"  Gi. 

(2)  29  octobre  1119;  Janauschek,  Orig.  Cist.,  p.  8. 

(3)  Chifllet,  Genus  illustre,  p.  540;  ap.  Migne,  |).  1461.  Sur  la  part 
de  l'évêque  d'Autun,  de  l'ermite  Martin  et  de  l'abbé  de  Molesme  dans 
cette  fondation,  voir  C'Iiifflet,  p.  540  et  563;  Gallia  Christ.,  IV,  492 
et  391. 

(4;  L'installation  des  rnoines  de  Clairvaux  à  Foigny  est  du  11  juil- 
let 1121:  Janauschek,  Orig.  Cist.,  p.  10. 


86  VIE    DE    SAINT    liERXAHD. 

Malgré  le  généreux  appui  de  l'évéque  de  Laon ,  Barthé- 
lémy de  Vir,  les  commencemouts  de  l'abbaye  furent  ex- 
trêmement pénibles.  Pendant  quelques  années  les  moines 
n'eurent  d'autre  abri  qu'un  modeste  logement  qui  leur 
servait  à  la  fois  de  réfectoire  et  de  dortoir.  On  garda  long- 
iem^Ds  dans  le  pays  le  souvenir  des  visites  de  l'abbé  de 
Clairvaux  et  du  miracle,  célèbre  sinon  certain,  qu'il  ac- 
complit lors  de  la  bénédiction  de  la  chapelle  (11  novem- 
bre 11-24),  en  excommuniant  les  mouches  qui  menaçaient 
de  troubler  la  cén-monie. 

L'établissement  do  ces  trois  monastères,  en  moins  de 
trois  années,  témoignait  de  la  puissante  vitalité  de  l'ab- 
baye-mère.  Une  telle  prospérité  eût  fait  oublier  à  Bernard 
toutes  les  épreuves  qu'il  eut  pendant  ce  temps  à  traver- 
ser, si  un  chagrin  plus  cuisant  que  les  autres  ne  fût  venu 
altérer  la  sérénité  de  son  âme  et  troubler  son  bonheur. 
Parmi  les  hôtes  que  Clairvaux  avait  accueillis  en  ces  an- 
nées héroïques,  l'histoire  nomme  un  transfuge  illustre, 
Robert  de  Châtillon.  Sa  défection  forme  un  épisode  inté- 
ressant qui  veut  être  raconté. 

Robert  était  le  cousin  germain  de  Bernard  (1).  Tout 
jeune  encore ,  ses  parents  l'avaient  voué  à  Cluny.  Mais  d'a- 
près la  Règle  de  saint  Benoît,  lorsqu'un  père  ou  une  mère 
voulaient  consacrer  à  la  vie  religieuse  un  de  leurs  enfants 
en  bas  âge,  ils  étaient  tenus  de  rédiger  un  acte  de  dona- 
iion  à  peu  près  en  ces  termes  :  «  Nous  consacrons  ce  nou- 
veau-né ou  cet  adolescent  au  service  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ  en  présence  de  Dieu  et  de  ses  saints,  afin 
qu'il  persévère  tous  les  jours  de  sa  vie.  »  L'acte  était  placé 
dans  un  pan  do  la  nappe  d'autel,  (ju'on  enroulait  autour 


(1)  «  Carne  propiiKiiiiis.  »  IWia.  ep.  1,  n"  9,  et  note  de  ilabillon;  cf. 
ep.  32.  n°  :{. 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIKVAUX.  87 

des  mains  de  l'enfant  ;  le  prêtre  célébrait  la  messe  et  of- 
frait ensemble  le  saint  sacrifice  et  le  jeune  oblat  (1).  Or, 
rien  de  semblable  n'avait  eu  lieu  dans  Toblation  de  Ro- 
bert. «  Jamais,  lui  écrit  plus  tard  son  cousin,  vos  parents 
nont  signé  en  votre  nom  la  pétition  prescrite  par  la  Règle, 
Jamais  ils  n'ont  enveloppé  votre  main,  avec  la  pétition 
même,  dans  la  nappe  de  l'autel,  afin  de  vous  offrir  ainsi 
en  présence  de  témoins  (2).  »  L'enfant  grandit,  sans  souci 
du  vœu  fort  problématique  qui  l'attachait  à  Cluny.  Le 
siècle  le  retenait  encore  à  quatorze  ans,  lorsque  le  bruit 
de  la  conversion  de  Bernard  retentit  à  ses  oreilles  comme 
un  appel  à  la  vie  religieuse.  Attiré  dans  le  cercle  où  étaient 
entrés  tant  d'autres  membres  de  sa  famille',  il  vint  avec 
eux,  librement  et  en  toute  connaissance  de  cause,  frap- 
per à  la  porte  de  Cîteaux.  On  ne  vit  qu'un  obstacle  à  son 
admission  :  son  jeune  âge.  11  fut  ajourné  à  deux  ans.  Ce 
temps  écoulé ,  vraisemblablement  au  printemps  de  l'an- 
née 1114,  il  put  franchir  le  seuil  de  la  communauté.  On 
pourrait  croire,  d'après  l'épitre  première  de  saint  Ber- 
nard, qu'il  acheva  son  noviciat  à  Clairvaux.  Ce  qui  parait 
sûr,  c'est  qu'au  bout  d'un  an,  il  fut  admis  à  la  profession 
et  revêtit  l'habit  monacal  (3). 

Il  semblait  qu'une  telle  épreuve  si  virilement  supportée 
fût  un  gage  de  persévérance.  Mais  les  austérités  de  Clair- 
vaux,  par  leur  àpreté  et  leur  continuité,  étaient  capables 
d'ébranler  un  moine  que  n'avait  pas  encore  aguerri  l'ex- 
périence de  la  vie.  Le  premier  moment  de  ferveur  passé, 
le  jeune  Robert  sentit  son  courage  lléchir.  Le  souvenir  de 
la  promesse  que  ses  parents  avaient  jadis  faite  à  Cluny  lui 

(1)  s.  Bencdicti  régula,  cap.  59,  ap.  Guignard,  p.  47. 

(2)  Ep.  1,  n"  8. 

(3  Ep.  1,  n"  8.  Mabillon  [Annal.  lieneilid.,  V,  605)  esliine  «pie  Ro- 
bert l'ut  envoyé  à  Clairvaux,  aussitôt  après  sa  profession. 


88  VIE    DK    SAINT    BERNARD. 

revint  en  mémoire.  Alors  s'établit  dans  son  esprit  une  fâ- 
cheuse comparaison  entre  les  mœurs  relâchées  des  Clunis- 
tes  et  les  rigueurs  de  la  Règle  cistercienne.  Vainement 
Bernard,  qui  s'aperçut  de  ses  défaillances,  sans  peut-être 
en  deviner  la  cause  précise,  essayait-il  de  le  relever  do 
l'éperon  de  sa  parole.  Livré  trop  souvent  à  ses  réflexions 
solitaires .  Robert  tomba  dans  un  profond  découragement. 
Pour  comble,  un  jour,  la  tentation  qui  l'obsédait  prit  une 
forme  extérieure  et  son  triste  monologue  trouva  un  écho 
pernicieux.  Durant  une  absence  de  Bernard,  «  arrive  le 
grand  prieur  »  de  Cluny,  Bernard  d'Cxelles,  «  envoyé  par 
le  prince  des  prieurs,  »  comme  parle  emphatiquement 
l'abbé  de  Clairvaux.  <>  11  se  présente  avec  les  dehors  d'un 
agneau  et  l'àme  d'un  loup  dévorant.  11  trompe  les  gardiens 
qui  le  croient  du  troupeau.  Hélas!  hélas!  il  entre  et  le 
voilà  seul  à  seul  avec  la  petite  brebis.  La  brebis  ne  songe 
pas  à  fuir.  Que  dirai-je?  il  l'attire,  il  l'allèche,  il  la  ilatte. 
Prédicateur  d'un  nouvel  Évangile,  il  recommande  la 
bonne  chère  et  condamne  l'abstinence.  A  l'entendre,  la 
pauvreté  volontaire  est  un  état  misérable;  les  jeûnes, 
les  veilles,  le  silence,  le  travail  des  mains  sont  folie.  En 
revanche,  il  décore  l'oisiveté  du  nom  de  contemplation; 
la  gourmandise,  la  loquacité,  la  curiosité,  tous  les  genres 
d'intempérance  deviennent  du  savoir-vivre.  Est-ce  que 
Dieu,  ajoute-t-il,  prend  plaisir  à  nos  crucifiantes  mortifi- 
cations? En  quel  endroit  la  sainte  Écriture  ordonne-t-elle 
de  se  tuer?  Qu'est-ce  qu'une  vie  de  religieux  qui  consiste 
à  bêcher  la  terre,  à  scier  le  bois,  à  porter  du  fumier?... 
Pourquoi  Dieu  a-t-il  créé  les  aliments ,  s'il  n'est  pas  permis 
d'en  user?  Pourquoi  nous  a-t-il  donné  un  corps,  s'il  nous 
a  défendu  de  le  nourrir?  D'ailleurs,  envers  qui  sera-t-il 
bon,  celui  qui  est  mauvais  pour  lui-même?  Quel  est 
l'hoiumc  (|ui  ait  jamais  ha'i  sa  chair?  » 


COMMENCEMENTS   DE    CLAIRVAUX.  89 

Ces  sophismes  mal  déguisés  qui  exaltaient  la  discipline 
relâchée  de  Cluny,  aux  dépens  dos  mœurs  cisterciennes, 
trouvèrent,  on  le  devine,  un  facile  accès  dans  le  cœur  de 
Robert.  «  Le  trop  crédule  entant,  continue  Bernard,  se 
laisse  séduire  et  suit  son  séducteur  qui  l'emmèneà  Cluny. 
Là  on  lui  coupe  les  cheveux ,  on  le  rase .  on  le  lave  ;  on  lui 
ôte  ses  habits  grossiers,  sales,  usés;  on  lui  met  des  vête- 
ments neufs,  élégants,  précieux.  Ainsi  paré,  on  le  reçoit 
dans  la  salle  de  communauté  avec  honneur,  avec  respect, 
en  triomphe.  On  lui  donne  le  pas  sur  tous  ceux  de  son 
âge ,  même  sur  plusieurs  anciens  ;  c'est  à  qui  le  flattera , 
le  choiera,  le  complimentera  le  plus.  Tous  les  frères  sont 
au  comble  de  la  joie;  on  dirait  des  vainqueurs  en  pré- 
sence de  leur  butin,  à  Theure  du  partage  des  dépouilles. 
0  bon  Jésus,  que  n'a-t-on  pas  fait  pour  perdre  cette  pauvre 
petite  âme  (1)!  » 

Le  départ  de  Robert  accompli  en  de  telles  circonstances 
ressemblait  fort  à  un  véritable  enlèvement.  Aussi  le  pre- 
mier soin  de  l'abbé  de  Cluny,  qui  redoutait  le  retour  of- 
fensif et  les  réclamations  des  Cisterciens,  fut-il  de  prendre 
ses  sûretés  du  côté  de  Rome.  Le  seul  titre  qu'il  pouvait 
invoquer  à  lappui  de  son  droit  était  le  don  d'une  pièce  de 
terre  que  les  parents  de  Robert  avaient  fait  à  l'abbaye. 
Titre  fort  contestable  à  coup  sûr  ;  mais  les  ambassadeurs 
de  l'abbé  Pons  le  firent  si  bien  valoir  que  le  pape  Ca- 
lixte  II,  convaincu  qu'il  s'agissait,  en  cette  affaire,  d'un 
véritable  oblat,  transfuge  de  Cluny  après  avoir  rompu  des 
engagements  irrévocables,  délia  Robert,  par  un  rescrit, 
des  vœux  prononcés  dans  l'Ordre  de  Giteaux  et  le  fixa 
pour  toujours  dans  le  nouvel  asile  qu'il  s'était  choisi. 

Cette  décision,  bientôt  connue  à  Clairvaux,  y  jeta  la  cons- 

(1)  Ep.  1,  n"'  4  el  5. 


90  VIE    DE    SAINT   BERNARD. 

lernation.  Comme  la  cause  avait  été  jugée  sans  débat  cjii- 
iradictoire  et  sans  audition  de  la  partie  lésée,  Bernard  en 
appela,  dans  son  for  intérieur,  du  jugement  de  Rome  au 
Iribunal  de  Dieu.  «  La  i)romesse  des  parents  de  Robert, 
dit-il,  ne  peut  pas  dirimcr  la  profession  que  celui-ci  a 
faite  à  Clairvaux.  Par  conséquent ,  la  profession  renouvelée 
à  Gluny  est  nulle  et  criminelle,  el  le  jugement  de  Rome 
sera  jugé  par  Celui  qui  juge  les  justices.  »  Dans  son  indi- 
gnation, il  alla  jusqu'à  soupçonner  les  Clunistes  d'avoir 
rmployé  auprès  de  leurs  juges  des  moyens  de  corruption, 
marsuina,  pour  obtenir  une  sentence  favorable  (1). 

Cependant  il  renonça  à  la  périlleuse  ressource  d"un  nou- 
veau procès  et  prit  le  parti  de  se  taire.  Peut-être  espérait-il 
que  le  remords  lui  ramènerait  le  transfuge.  La  prière  ac- 
coisa  quelque  temps  son  chagrin.  Mais  à  la  fin  son  émo- 
tion mal  dissimulée,  péniblement  contenue,  fut  la  plus 
forte  :  il  fallut  qu'il  rompît  le  silence  et  qu'il  livrât  pas- 
sage à  la  douleur  qui  l'étoufl'ait.  Il  sortit  de  l'enclos  du 
monastère,  accompagné  du  futur  abbé  de  Rievaulx,  Guil- 
laume, se  dirigea  vers  la  forêt  à  l'ouest,  et  là,  s'asseyant 
sur  la  colline,  à  l'abri  de  tous  les  regards  indiscrets  et  de 
tous  les  bruits  de  ce  monde,  il  dicta  dun  seul  trait,  mal- 
gré une  averse  qui  faillit  l'interrompre,  in  iinhre  sine  ini- 
hre  (2),  la  lettre  suivante,  la  plus  touchante  et  l'une  des 
plus  longues  de  toutes  ses  lettres. 

«  Assez  et  trop  longtemps,  ô  mon  cher  fils  Robert,  j'ai 

(1)  Ep.  1,  n"»  G-8. 

(2)  Geoffroy  {Frofjmenfa,  ap.  Migne,  5:iG-.J27;  et  Guillamno  de  Saint- 
Thierry  [liern.  Vita,  ]\h.  I,  cap.  xi,  n"  50)  ont  raconté  comment  cette 
lettre  a  été  miraculeusement  préservée  de  la  jiluie,  cum  itndujue 
■plvcret.  A  l'endroil  même  fut  construite  une  cliapeile  qu'on  voyait 
nceore  au  dix-iiuilième  siècle.  {Voyage  litt.  de  deux  Bénediclins, 
1,  185;/^er  Cislerc,  n"  7(t.  Cf.  Vacandard  ,  le  l'rcmicr  Emplacement 

de  Cl  (lin  aux,  loc.  cit.,  p.  357-358. 


COMMENCEMENTS    DE    CLAIRVAIX.  91 

patienté,  dans  l'espérance  cjue  le  bon  Dieu  daignerait  vi- 
siter ton  âme  et  la  mienne  :  ton  âme  en  lui  inspirant  une 
salutaire  componction,  la  mienne  en  me  procurant  la  joie 
de  te  savoir  converti.  Mais  jusqu'ici  mon  attente  a  été 
frustrée  et  je  ne  puis  plus  cacher  ma  douleur,  réprimer 
mes  anxiétés,  dissimuler  mon  chagrin.  En  dépit  des  con- 
venances, c'est  moi,  l'offensé,  qui  viens  trouver  celui  qui 
m'a  blessé  ;  dédaigné ,  celui  qui  m'a  méprisé  ;  je  prie  celui 
qui  devrait  me  prier.  Mais  la  douleur,  quand  elle  est  ex- 
cessive, peut-elle  délibérer,  consulter  la  raison,  avoir 
souci  de  sa  dignité?  Elle  ne  connaît  plus  ni  lois,  ni  juge- 
ment, ni  mesure ,  ni  hiérarchie.  L'âme  alors  ne  sait  qu'une 
chose,  c'est  qu'elle  voudrait  être  délivrée  de  ce  qui  la  fait 
souffrir  ou  recouvrer  ce  dont  elle  déplore  la  perte. 

«  Tu  diras  que  lu  ne  m'as  ni  blessé,  ni  méprisé,  que 
c'est  moi  au  contraire  qui  t'ai  maintes  fois  blessé,  qu'en 
fuyant  tu  n'as  fait  que  te  soustraire  à  mes  mauvais  trai- 
tements, que  la  fuite  en  pareil  cas  n'est  pas  la  faute  de 
celui  qui  s'échappe ,  mais  celle  du  persécuteur.  Soit ,  je  n'y 
contredis  point ,  je  laisse  de  côté  ce  qui  est  fait.  Pourquoi , 
comment  cela  s'est-il  fait ,  je  ne  le  recherche  pas ,  je  ne  dis- 
cute  pas  les  torts,  je  n'examine  pas  les  raisons,  j'oublie 
les  injures.  Tout  cela  avive  plutôt  le  dissentiment  qu'il 
ne  l'apaise.  Ce  que  j'ai  le  plus  à  cœur,  c'est  ce  que  je  vais 
dire.  Que  je  suis  malheureux  de  ne  plus  te  posséder,  de 
ne  plus  te  voir,  de  vivre  sans  toi  1  Mourir  pour  toi  serait 
mavie;  vivre  sans  toi,  c'est  mourir.  Ainsi  je  ne  te  demande 
pas  pourquoi  tu  es  parti;  je  me  plains  seulement  que  tu 
ne  sois  pas  encore  revenu.  Viens  et  nous  ferons  la  paix; 
reviens  et  tout  sera  oublié;  reviens,  te  dis-je,  reviens,  et 
j  e  serai  joyeux  et  je  chanterai  :  «  Il  était  mort  et  il  est  res- 
«  suscité;  il  était  perdu  et  il  est  retrouvé.  » 
«  Je  le  veux,  c'est  ma  faute  si  tu  m'as  quille;  j'étais 


92  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

trop  austère  pour  un  adolescent  si  délicat;  j'ai  poussé  la 
dureté  jusqu'à  l'inhumanité.  C'était  là,  si  je  m'en  sou- 
viens ,  les  reproches  que  tu  murmurais  jadis  en  ma  pré- 
sence et  que  maintenant  encore,  parait-il,  tu  répètes  loin 
de  moi.  Je  ne  t'en  i'aispas  un  crime,  peut-être  me  serait- 
il  facile  de  m'excuser  et  de  te  répondre  avec  l'Ecriture  : 
«  Dieu  châtie  ceux  qu'il  aime;  »  et  encore  :  «  Les  coups 
((  d'un  ami  valent  mieux  que  les  baisers  d'un  ennemi.  » 
Mais,  encore  une  fois,  je  l'admets,  je  suis  cause  de  ton 
départ.  Prends  gard»^  pourtant;  tu  deviendrais  coupable  à 
ton  tour,  si  tu  n'accordais  le  pardon  à  mon  repentir  et 
l'indulgence  à  mes  aveux,  .l'ai  pu  quelquefois  te  traiter  avec 
trop  peu  de  ménagements,  jamais  avec  malveillance. 
Craindrais-tu  pour  l'avenir  de  retrouver  chez  moi  le  même 
défaut  de  mesure?  Sache  que  je  ne  suis  plus  le  même,  et 
si  tu  es  changé  comme  je  le  crois,  tu  me  trouveras  changé 
aussi  ;  lu  ne  trouveras  plus  le  maître  que  tu  redoutais  au- 
trefois, mais  un  ami  que  tu  pourras  embrasser  en  toute 
si'curité.  Ainsi,  que  ton  départ  soit  arrivé  par  ma  faute, 
comme  tu  le  penses,  ou  par  la  tienne,  comme  d'autres  le 
croient,  bien  que  je  ne  l'en  accuse  pas,  ou  enfin  par  ma 
faute  et  la  tienne,  ce  qui  me  semble  plus  probable,  désor- 
mais, si  tu  refuses  de  revenir,  il  n'y  aura  que  toi  d'inex- 
cusable. Veux-tu  t'chapper  à  toute  responsabilité? Reviens. 
Si  tu  te  reconnais  coupable,  je  te  pardonne;  en  retour 
pardonne-moi  mes  torts  que  j'avoue  :  autrement  ce  serait 
pousser  trop  loin  l'indulgence  pour  toi,  de  reconnaître  ta 
faute  et  de  la  dissimuler,  ou  bien  trop  loin  la  dureté  en- 
vers moi ,  de  ne  pas  vouloir  me  pardonner  après  les  sa- 
tisfactions que  je  t'ollVe.  » 

Bernard  continue  sur  ce  ton  suppliant.  Pour  ménager 
l'amour-propre  du  coupable,  il  n'est  pas  d'artifices  de 
style  auxquels  il  n'ait  recours.  11  va  jusqu'à  lui  fournir  des 


COMMENCEMENTS    DE   CLAIRVAIX.  93 

excuses,  et  palliant  sa  faute,  il  rejette  tous  les  lorts  sur  le 
prieur  et  l'abbé  de  Cluny  :  u  Quel  est,  sY'crie-t-il  dans  un 
mouvement  de  lyrique  indulgence,  quel  est  le  cœur  ro- 
buste qui  eût  résisté  aux  moyens  de  séduction  employés 
pour  corrompre  Robert?  » 

Cependant  la  vérité  ne  perdait  pas  ses  droits;  et,  après 
un  long  détour,  l'abbé  de  Clairvaux  en  vint  à  examiner  la 
cause  secrète  et,  en  somme,  la  cause  principale  de  la  fuite 
de  son  cousin  :  «  Ecoute  ton  cœur,  lui  dit-il,  discute  tes 
intentions,  consulte  la  vérité  :  en  conscience  pourquoi  es- 
tu  parti?  Pourquoi  as-tu  quitté  ton  Ordre,  tes  frères,  ta 
maison;  pourquoi  m'as-tu  quitté,  moi,  ton  proche  parent 
par  la  chair  et  ton  parent  plus  proche  encore  par  l'esprit? 
Était-ce  pour  vivre  plus  chastement,  plus  parfaitement? 
En  ce  cas,  sois  tranquille ,  lu  n'as  pas  regardé  en  arrière. 
Mais  s'il  en  est  autrement,  ne  t'abuse  pas,  tremble  plut<jt; 
car,  pardonne-moi  de  le  le  dire,  abandonner  ta  Règle  pour 
une  autre  moins  sévère,  c'est  là,  sans  aucun  doute,  regar- 
der en  arrière,  c'est  prévariquer,  c'est  apostasier.  » 

Le  mot  était  dur  à  entendre  ;  Bernard  se  hâte  d'en  adou- 
cir la  violence  par  une  nouvelle  effusion  de  tendresse  : 
<v  Si  je  te  dis  tout  cela,  mon  enfant,  ce  n'est  pas  pour  te 
confondre  ;  je  l'avertis  seulement  comme  on  fait  un  fils  qui 
est  bien  cher.  Car  tu  peux  avoir  i)lusieurs  maîtres  en  J.-C, 
tu  n'as  pas  plusieurs  pères.  Je  t'en  prie,  c'est  moi  qui  t'ai 
engendré  à  la  vie  religieuse,  ce  sont  mes  paroles,  c'est 
mon  exemple.  Puis  je  t'ai  nourri  de  lait;  c'i'tait  la  seule 
nijurriture,  enfant,  que  lu  pusses  encore  sui)porter.  Plus 
tard,  devenu  plus  grand,  je  t'aurais  donné  du  paih,  si  lu 
avais  voulu  attendre.  Mais,  hélas!  combien  tôt  et  mala- 
droitement tu  as  été  sevré!  Je  crains  fort  que  tout  ce  que 
réchauffaient  mes  caresses,  fortifiaient  mes  exhortations, 
affermissaient  mes  prières,  ne  s'évanouisse  promptcmont, 


9-4  VIE    DE    SAINT    BERAAHD. 

ne  d(îtaille  et  ne  pt-risse.  Peut-être  enserai-je  réduit  dans 
mon  malheur  à  pleurer  non  pas  tant  l'inutilité  de  ma  peine 
que  la  chute  lamentable  de  mon  enfant  qui  se  damne.  J'é- 
tais réservé  au  même  sort  que  la  femme  du  Livre  des  Roh 
dont  l'enfant  fut  dérobé  par  sa  compagne  qui  avait  étouffé 
le  sien.  Toi  aussi  tu  as  été  arraché  de  mon  sein  :  je  gémis 
de  cet  enlèvement,  je  redemande  ce  que  la  violence  m'a 
ravi.  Je  ne  puis  pas  oublier  mes  entrailles;  on  m'en  a  dé- 
chiré la  meilleure  part;  se  peut-il  que  le  reste  ne  souffre 
pas  la  torture?  Que  dis-je?  ce  n'est  pas  seulement  l'os  de 
mes  os,  la  chair  de  ma  chair  qu'ils  m'ont  enlevé;  c'est  la 
joie  de  mon  cœur,  c'est  le  fruit  de  ma  vie,  c'est  la  cou- 
ronne de  mon  espérance,  et,  je  le  sens,  c'est  la  moitié 
de  mon  âme,  »  aninue  meœ  dimidium. 

Il  ne  suffisait  pas  de  faire  au  transfuge  des  avances  d'a- 
mitié :  nul  doute  qu'il  eût  déjà  pris  goût  à  la  vie  aisée  et 
relâchée  de  Gluny;  il  fallait  lui  indiquer  les  moyens  de 
rompre  ces  habitudes  de  mollesse.  Bernard  prévoit  cette 
difûcullé  et  y  répond  :  «  Que  faire?  me  diras-tu  ;  accoutumé 
déjà  à  ce  régime  si  doux,  je  ne  puis  reprendre  un  genre  de 
vie  plus  austère.  Que  faire  ?  Lève-toi,  ceins  tes  reins,  se- 
coui'  ton  oisiveté,  remue  tes  bras,  en  un  mot  travaille  et 
bientôt  l'exercice  rendra  à  ta  nourriture  la  saveur  que  la 
paresse  lui  ûte...  Les  choux,  les  fèves,  la  soupe  de  légu- 
mes, le  pain  d'avoine  et  l'eau  claire  donnent  des  nausées 
aux  paresseux,  mais  paraissent  délicieux  à  celui  qui  tra- 
vaille. Déshabitué  de  nos  tuniques,  tu  en  as  peut-être  hor- 
reur, soit  à  cause  du  froid  des  hivers,  soit  pour  la  chaleur 
de  l'été.  Mais  n'as-tu  pas  lu  ces  paroles  de  Job  :  «  Qui 
craint  le  givre  sera  couvert  de  neige.  »  Songe  aux  pleurs 
éternels  et  au  grincement  de  dents ,  et  la  natte  de  paille 
on  le  lit  de  plume  te  seront  indifférents.  Si  enfin  tu  veilles 
la  nuit  pour  chanter  les  psaumes,  comme  le  prescrit  la 


COMMENCEMENTS    DE   CLAIRVAIX.  95 

Règle,  il  faudra  que  ton  lit  soit  bien  dur  pour  que  lu  n'y 
dormes  pas  paisiblement.  Et  si  pendant  le  jour  tu  travail- 
les des  mains,  comme  tu  l'as  promis  par  ta  profession, 
il  faudra  que  tes  aliments  soient  bien  durs  pour  que  tu  ne 
les  manges  pas  volontiers. 

«  Allons,  debout!  soldat  du  Christ,  debout!  secoue  la 
poussière  et  retourne  au  champ  de  bataille  que  tu  as  dé- 
serté. Le  Christ  a  en  beaucoup  de  soldats  qui,  ayant  com- 
mencé avec  courage,  sont  restés  formes  jusqu'au  bout  et 
ont  vaincu;  mais  il  en  est  peu  qui,  ralliés  après  avoir  fui, 
se  soient  engagés  une  seconde  fois  dans  le  péril  qu'ils 
avaient  d'abord  évité,  et  qui  aient  mis  à  leur  tour  leurs 
ennemis  en  fuite.  Mais,  puisque  ce  qui  est  rare  est  précieux, 
je  me  réjouis  que  tu  puisses  être  de  ce  petit  nombre  à  qui 
une  gloire  si  rare  est  réservée...  0  l'heureux  combat  que 
l'on  soutient  pour  Jésus,  avec  Jésus!  Là,  ni  les  blessu- 
res, ni  les  coups,  ni  les  meurtrissures,  ni  mille  morts, 
si  on  pouvait  les  recevoir,  rien  enfin,  hors  une  fuite 
honteuse,  ne  peut  nous  ravir  la  victoire.  On  la  perd  en 
fuyant;  onne  la  perd  pas  en  mourant.  Heureux  celui  qui 
meurt  en  combattant  :  il  ne  meurt  que  pour  être  cou- 
ronné (1)!  » 

Commencé  par  un  sanglot,  l'appel  que  Bernard  adres- 
sait à  son  cousin  finit  par  un  coup  de  clairon.  Mais  la  dou- 
ceur fut  aussi  vaine  que  la  force.  Bernard  ne  reçut  aucune 
réponse.  On  peut  présumer,  à  la  décharge  de  Robert,  que 
la  lettre  ne  lui  parvint  pas.  L'abbé  Pons,  qui  faisait  bonne 
garde  autour  de  lui,  dut  intercepter  un  message  si  élo- 
quent et  si  dangereux  par  cette  éloquence  même.  Ce  ne 
fut  que  longtemps  après  l'élection  de  Pierre  le  Vénérable, 
au  plus  tôt  en  1128,  que  le  fugitif  enfin  converti  regagna. 

(1)  Bern.,  ep.  1. 


96  VIE   DE    SAINT    BERNARD. 

Clairvaux  avec  Tagrément  de  son  supérieur  (1).  Si  tardive 
que  fût  cette  réparation,  elle  combla  Bernard  de  joie.  11 
fut  plus  que  jamais  attentif  à  cultiver  l'âme  de  Robert;  il 
l'endurcit  à  la  peine,  l'enracina  dans  la  foi,  et  plus  tard, 
quand  il  put  compter  sur  la  solidité  de  sa  piété,  il  le  fit 
abbé  de  la  Maison- Dieu  (Neiiac)  au  diocèse  de  Bourges 
(1136). 

(1)  Cf.  Peiri  Voiieiab.,  lib.  VI,  ep.  33.  Pierre  le  Vénérable  fut  élu 
abbé  de  Cluny  le  22  aoùl  1122  {Cliron.  Cluniac,  ap.  Hist.  des  G., 
XII,  315).  De  la  cbronologie  combinée  des  lettres  32-33,  37-38  et  56  de 
saint  Bernard  nous  croyons  pouvoir  conclure  que  Robert  n'était  pas 
encore  rentré  à  Clairvau.v  au  couinienceinenl  de  l'année  1128. 


CHAPITRE  IV 

CISTERCIENS   ET  CUMSTES,    ATOLOGIE    A    GlILLAUME. 

Après  vingt  ans  d"('preuvcs,  TOrdre  cistercien  avait  en- 
fin pris  son  essor.  A  partir  de  l'année  1118,  il  se  multiplia 
rapidement  sur  tous  les  points  de  la  France.  Quand  Pierre 
le  Vénérable  fut  appelé  à  gouverner  l'Ordre  de  Cluny  (1), 
le  «  Nouveau  Monastère  '>  était  déjà  représenté  par  dix- 
neuf  maisons  (2);  elles  années  suivantes  virent  encore  ac- 
croître ce  nombre  dans  des  proportions  surprenantes.  Pour 
qu'une  telle  prospérité  ne  nuisît  pas  à  la  discipline  de 
l'Ordre,  il  fallut  songer  à  déterminer  les  règles  qui  relie- 
raient les  maisons  entre  elles  et  les  rattacheraient  toutes 
au  chef  d'Ordre,  à  Citeaux.  C'est  à  quoi  saint  Etienne  et 
les  abbés  des  quatre  premiers  monastères,  la  Forte,  Pon- 
tigny,  Clairvaux,  Moriinond,  donnèrent  tous  leurs  soins. 
Dans  le  pressentiment  de  leur  progrès  futur,  ils  avaient 
rédigé,  au  plus  tard  on  1118,  en  même  temps  qu'une 
charte  d'union,  dite  Charte  de  chai-ih',  les  règlements  qui 
devaient  donner  à  leur  réforme  son  caractère  particulier 
et  distinguer  les  Cisterciens  parmi  tous  les  membres  de  la 
grande  famille  béni'dicline  (3).  C'est  cette  charte  et  ces 

(1)  22  août  1122.  Pet.  Vcncrab.,  de  Miraculis,  \\\>.  Il,  cup.  12. 

(2)  Cf.  Janausclick,  Origln.  Cisterc,  l,  28G. 

'3j  «  .\ntcfiuaiii  altbalia-   Cistcrcicnses  florerc    inciporeril,  doiniiii.N 
Slcphanus  et  fralres  sui  ordinaverunt,  »  etc.  (Caria  c/iaritulis,  Pracf.;. 

C 


98  VIE    DE   SAINT    BEH.NARD. 

règlements  que  le  pape  Calixte  II  confirma  sous  le  nom 
de  Constitatio  et  de  Cujiitula  par  une  bulle  donnée  à  Sau- 
lieu,  le  23  décembre  H19  (1;. 

Ce  qui  frappe  à  première  vue  dans  la  Constilulio  et  les 
Capitula,  c'est  le  mode  d'organisation  et  d'administra- 
tion de  l'Ordre,  en  même  temps  que  la  tentative  de  réac- 
tion contre  les  Us  et  Coutumes  des  autres  maisons  béné- 
dictines. 

Il  fallait  d'abord  sauvegarder  le  principe  d'autorité 
sans  lequel  aucune  société  ne  saurait  vivre;  mais  pour 
satisfaire  à  ce  besoin,  il  ne  parut  pas  nécessaire  de  re- 
mettre aux  mains  du  supérieur  général,  comme  on  le 
faisait  à  Cluny,  un  pouvoir  souverain  sur  toutes  les  mai- 
sons de  l'Ordre.  L'Ordre  cistercien  se  gouvernait  lui- 
même  par  des  Chapitres  généraux  annuels ,  et  l'abbé  de 
Cîtcaux,  président  de  droit  de  cette  auguste  assemblée, 
ne  veillait  personnellement  à  l'exécution  des  lois  capitu- 
laires  que  dans  les  maisons  issues  de  sa  propre  maison  ; 
les  abbés  des  filles  de  Citeaux  remplissaient  le  même  of- 
fice vis-à-vis  des  abbayes  de  leur  filiation.  Citeaux  n'é- 
chappe pas  plus  que  les  autres  maisons  à  l'application  des 
règlements  établis;  une  fois  l'an,  en  dehors  de  l'époque 
du  Chapitre,  les  abbés  de  la  Ferté,  de  Pontigny,  de  Clair- 
vaux  et  de  Morimond  visitent  l'abbaye,  tous  quatre  en- 
semble, et  leur  inspection  s'étend  à  tous  les  degrés  et  à 
tous  les  membres  de  l'administration,  sans  en  excepter 


C'osl-à-dirc  entre  1115  et  1118;  cf.  Guignard,  les  Monunienls  primi- 
tifs de  la  règle  cistercienne ,  p.  lxii-lxhi.  Par  les  règlements  ou  Ca- 
pitula dont  parle  la  bulle  de  Calixte  II,  il  faut  entendre  les  dix  pre- 
miers articles  des  Consuetudines  qu'on  retrouve  presque  mol  pour 
mol  dans  la  Caria  charitatis  ou  dans  Y Exordinm  Cislercicnsis- 
Cœnobii.  Cf.  Guignard,  ibid.,  p.  xxw-xli. 
(1)  Jaffe,  lU'ij.,  n'^OT'J.j;  Manrique.  Annal.  Cist..  I,  115. 


CISTERCIENS    ET    CLUMSTES.  1)9 

«  le  grand  abbé,  »  «  le  Père  universel  de  l'Ordre.  »  De  la 
sorte,  il  sera  visible  qu'une  mémo  Règle  gouverne  tou- 
tes les  volontés  et  que  celui  qui  en  est  l'interprète  et  l'or- 
gane principal  est  lui-même  responsable  de  ses  fautes 
devant  ses  inférieurs  devenus  ses  pairs ,  qui  ont  le  droit 
de  le  blâmer,  de  lui  infliger  des  censures  et  au  besoin  de 
prononcer  sa  déchéance  (1). 

Le  lien  qui  unit  toutes  les  maisons  cisterciennes  à  l'ab- 
baj'e-mère  est  purement  un  lien  de  charité  fraternelle. 
Non  seulement  Etienne  Harding  renonce  expressément 
à  prélever  la  moindre  redevance  sur  les  monastères  de 
son  Ordre  (2 j ,  mais  il  ne  juge  même  pas  utile  d'interve- 
nir partout,  à  titre  de  supérieur  général,  dans  l'affaire 
pourtant  si  grave  et  si  essentielle  des  élections  abbatia- 
les. En  cas  de  veuvage  d'une  abbaye,  ce  soin  regarde 
spécialement  l'abbé  du  monastère  dont  cette  abbaye 
est  la  fille,  et  après  lui  ou  plutôt  avec  lui  les  abbés  de  sa 
iiliation  et  les  religieux  orphelins.  Quand  Godofroid,  par 
exemple,  fondateur  de  Fontenay,  résignera  ses  fonctions 
pour  rentrer  à  Clairvaux,  vers  1123,  ce  sera  Bernard 
avec  les  abbés  de  Troisfontaines  et  de  Foigny,  qui  prési- 
deront au  choix  de  son  successeur.  La  même  loi  régit 
l'élection   abbatiale  de  Cîteaux.    Seulement,    durant   la 

(1)  Carta  Charit.,  ap.  Guignard,  onv.  cit.,  p.  81-84.  Dans  un  ma- 
nuscrit du  fommencernenldu  treizième  siècle,  Hibiiolli.  de  Dijon,  n"351, 
la  C/iarle  de  Charilé  se  trouve  divisée  en  12  chapitres.  Julien  Paris 
la  donne  en  5  chapitres  [IS'omnsticon  rislerciense,  p.  65-70).  Noter  le 
titre  de  Diojor  abbas  qui  s'a|i|>li(|ue  d'abord  à  l'abbé  de  Citeaux,  puis 
par  extension  aux  abbés  des  maisons-mères,  major  abbas  de  cvjus 
domo  domus  illa  exivit.  Le  tilre  de  paler  nnicersalis  totius  ordi- 
nis  se  lit  dans  Herbert,  de  Miraculis,  lii).  II,  cap.  25,  Migne,  p.  465, 
n"  17. 

(2;  «  Nullarn  lerrenœ  commodilalis  seu  rerum  temporalium  exaclio- 
nem  im[ionimus,  »  etc.  Caria  Cliuril.,  Guignard,  p.  79  80. 


100  VIE    DE    SAINT    BERXARD. 

vacance  du  siège ,  les  abbés  de  la  Ferté ,  de  Pontigny,  de 
Glairvaux  et  de  Morimond  sont  appelés  à  remplir  en  com- 
mun la  charge  de  supérieur  général  (1). 

Ce  système  de  gouvernement  monacal,  si  net  et  si  sim- 
ple, que  le  patriarche  des  moines  d'Occident  n'aurait  pas 
désavoué,  était  pourtant  une  nouveauté.  Jusque-là  dans 
l'Ordre  bénédictin  tous  les  efforts  tendaient  à  grandir  le 
prestige  et  à  fortifier  l'autorité  du  supérieur  général. 
Cluny,  par  exemple,  dont  la  gloire  était  alors  à  son  apo- 
gée, exerçait  sur  les  innombrables  maisons  de  sa  dépen- 
dance répandues  dans  toute  l'Europe,  une  autorité  di- 
recte immédiate,  à  laquelle,  malheureusement,  il  était 
parfois  trop  facile  de  se  dérober.  C'est  alors  que  par 
un  trait  de  génie  Etienne  Harding  et  ses  compagnons 
imaginèrent  de  pratiquer  une  sage  décentralisation,  se 
contentant  d'unir  toutes  les  maisons  de  l'Ordre  par  une 
charte,  excellemment  appelée  «  Charte  de  Charité.  »  Un 
avenir  prochain  devait  leur  donner  raison.  En  moins  de 
cent  ans  l'Ordre  comptait  plus  de  cinq  cents  monastères; 
et,  malgré  cette  prodigieuse  extension,  les  liens  qui  rat- 
tachaient à  Citeaux,  à  des  degrés  divers,  tous  les  mem- 
bres de  cette  grande  famille,  n'étaient  ni  moins  solides, 
ni  plus  relâchés  qu'à  la  mort  des  fondateurs. 

l^es  règlements  de  discipline,  joints  à  la  Charte  de 
Charité,  ne  furent  pas  moins  remarqués  que  la  Charte 
tdle-même.  Par  manière  de  protestation  contre  la  déca- 
dence des  mœurs  monastiques,  les  Cisterciens  essayèrent, 
nous  l'avons  déjà  dit,  de  faire  revivre  dans  leurs  abbayes 
non  seulement  l'esprit,  mais  encore  la  lettre  de  la  Règle 
de  saint  Benoit.  Costume,  travail,  pauvreté,  tout  reprit 
chez  eux  un  air  de  rigueur  antique.  De  là  un  contraste 

(1)  Caria  Charit..  r.uiiiiiard,  |».  82-83. 


CISTEKCIENS    ET    CLUMSTES.  101 

saisissant  entre  leur  dénùment  et  la  richesse  ou  môme 
le  luxo  di^s  autres  Bénédictins.  Ce  contraste  éclate  jusque 
dans  les  choses  du  culte.  Pendant  que  les  Glunistes,  amis 
du  beau,  parent  leur  immense  basilique  de  tout  ce  que 
l'art  offre  de  plus  achevé  et  déploient  dans  les  cérémonies 
liturgiques  des  ornements  du  plus  grand  prix,  les  Cister- 
ciens, partisans  de  la  sévérité,  font  vœu  d'écarter  de 
leurs  obscures  chapelles  tout  ce  qui  peut  flatter  les  re- 
gards curieux  et  enchanter  les  âmes  faibles.  La  peinture 
et  la  sculpture  en  sont  bannies ,  comme  choses  vaines  et 
bonnes  pour  les  séculiers.  La  même  proscription  s'étend 
aux  fins  tissus  et  aux  métaux  précieux;  les  croix  mêmes 
ne  sauraient  être  lamées  d'argent  ni  de  cuivre,  elles  doi- 
vent être  en  bois  (1). 

Tel  se  présente  au  douzième  siècle  dans  son  purita- 
nisme rigide  l'Ordre  cistercien.  Il  ne  s'impose  nulle  part 
ni  à  personne.  Avant  de  s'introduire  dans  un  diocèse,  il 
sollicite  le  consentement  de  l'Ordinaire  et  se  soumet  à 
sa  juridiction.  En  cela  encore,  il  se  distingue  des  Glu- 
nistes qui,  exempts  de  l'autorité  épiscopale,  ne  relèvent 
que  du  souverain  i)ontife  (2). 

La  leçon  indirecte  donnée  par  ces  nouveaux  pénitents 
blancs  aux  moines  noirs  de  tout  l'Ordre  bénédictin  ne 
pouvait  manquer  de  parvenir  à  son  adresse.  Soit  défaut 
de  tact,  soit  esprit  de  corps  ou  sentiment  de  puérile  va- 
nité, certains  Cisterciens  eurent  encore  l'imprudence  de 

(1)  Sur  ces  premiers  règlements  cisterciens,  cf.  Exordium,  caj).  xv 
et  XVII,  ap.  Guignard,  p.  71-7i;  Instituta  Generalis  Capituli,  cap.  1- 
10,  ibkl.,  250-252-,  cf.  p.  xxxvi-xli.  Cf.  Pétri  Vénérai).,  lib.  I,  op.  28, 
p.  112-116. 

(2)  Carta  Clutrit..  Pnef.,  ap.  GuignarJ,  p.  79.  Cf.  Pétri  Veneral)., 
lib.  I,  ep.  28,  ap.  Migne,  p.  115  et  137.  Sur  les  exeiniilions,  cf.  BtT- 
nard,  De  of/icio  cpiscoporum,  cap.  ix. 

6. 


102  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

la  souligner  par  une  critique  mordante  des  usages  clunis- 
tes.  La  paix,  qui  doit  régner  entre  tous  les  Ordres  reli- 
gieux, en  reçut  une  lâcheuse  atteinte.  Il  suffisait,  ce  sem- 
ble, que  le  nouvel  Ordre  s'appliquât  à  donner  au  monde 
le  spectacle  d'une  réforme  irréprochable ,  sans  se  mêler 
de  réformer  les  autres  ou  de  les  dénigrer  :  quand  il  s'agit 
de  faire  le  bien,  l'épigramme  est  toujours  de  trop. 

Les  Clunistes,  piqués  au  vif,  ripostèrent  avec  force. 
Pour  le  bonheur  de  leur  cause,  ce  fut  un  homme  d'une 
extrême  modération,  le  plus  pacifique  de  son  temps^  qui 
leur  servit  d'organe  :  nous  avons  nommé  Pierre  le  Vé- 
nérable. Ami  de  la  tranquillité,  prudent  et  souple,  d'une 
bienveillance  universelle,  d'une  charité  sans  mesure, 
apportant  à  tous  les  tempéraments  de  son  caractère ,  sa- 
chant se  plier  aux  circonstances  et  aux  événements,  ha- 
bile à  tourner  les  difficultés  au  lieu  de  s'y  heurter,  ne  se 
déparlant  jamais  des  principes  d'une  raison  One  et  judi- 
cieuse, n'aspirant  point  aux  réformes  périlleuses  et  pré- 
férant à  des  efforts  constants  d'héroïsme  la  régularité 
d'une  vie  simple  et  unie,  l'abbé  de  Cluny,  à  peine  élu  et 
installé  dans  sa  charge,  avait  pris  à  tâche  de  ramener 
doucement  ses  religieux,  non  à  l'austérité  primitive  de 
la  Règle  cinq  fois  séculaire  de  saint  Benoit ,  mais  à  une 
observation  exacte  des  récents  et  sages  règlements  de 
saint  Hugues  et  de  saint  Odilon  (1).  Son  premier  soin 
avait  été  de  déraciner  les  principaux  abus  introduits 
dans  sa  communauté  par  son  indigne  prédécesseur, 
l'abbé  Pons.  Mais  il  n'entrait  pas  dans  ses  desseins  de 
suivre  la  voie  étroite  que  les  censeurs  de  Cluny  préten- 
daient lui  tracer.  Aussi  leurs  critiques  lui  parurent-elles 


(1)  Bernard  (ep.  2'']  aUcslo  que  Pierre  le  Vénérable  entreiail  la  ré- 
forme de  son  monasière,  pcyte  ab  introitu  suo. 


CISTERCIENS    ET    (.LUNISTES.  103 

empreintes  de  vanité  ;  et  il  entreprit  de  justitier,  à  ren- 
contre de  leurs  idt'es  réformatrices,  les  usages  de  sa 
maison,  et,  par  une  habile  manœuvre,  au  lieu  de  se  dé- 
fendre, il  commence  par  attaquer. 

«  0  Pharisiens,  s'écrie-t-il  (1),  vous  avez  une  postérité! 
Vous  voilà  revenus  au  monde!  Ce  sont  vos  fils,  ceux  qui  se 
mettent  hors  de  pair,  s'élèvent  au-dessus  des  autres;  le 
prophète  leur  avait  déjà  fait  dire  :  «  Ne  me  touchez  pas, 
«  je  suis  saint.  »  Mais  voyons,  dites-moi,  stricts  observa- 
teurs de  la  Règle ,  comment  vous  targuez- vous  d'y  être  si 
fidèles,  vous  qui  n'avez  nul  souci  de  ce  petit  chapitre  où 
elle  enjoint  au  moine  de  s"estimer  le  plus  vil  et  le  der- 
nier des  hommes,  et  cela  non  seulement  dans  ses  dis- 
cours, mais  au  fond  du  cœur?  Âvez-vous  ces  sentiments, 
quand  vous  ne  cessez  de  dénigrer  les  autres  et  de  vous 
exalter  vous-mêmes,  de  les  mépriser  et  de  vous  com- 
plaire dans  vos  mérites?  Âvez-vous  oublié  ce  que  dit  l'É- 
vangile :  «  Quand  vous  aurez  accompli  tous  les  précep- 
«  tes,  confessez  que  vous  êtes  des  serviteurs  inutiles;  » 
ce  que  dit  Isaïe  :  «  Notre  justice  est  semblable  à  un  vête- 
«  ment  souillé?  »  Et  vous,  ô  saints,  hommes  uniques, 
seuls  moines  véritables,  perdus  au  milieu  de  tous  ces  re- 
ligieux faux  et  corrompus,  vous  vous  dressez  dans  votre 
isolement,  vous  portez  avec  orgueil  un  costume  de  cou- 
leur insolite,  et  pour  vous  distinguer  de  tous  les  moines 
du  monde,  vous  étalez  vos  coules  blanches  au  milieu  des 


(1)  Peiri  Veiierab.,  lib.  I,  ep.  28,  loc.  cit.,  \>.  116.  Plusieurs  ont  cru 
que  ccUe  lettre  était  postérieure  à  VApolofjla  de  l'abbé  de  Clairvaux; 
mais  le  début  et  surtout  la  (in  oii  l'auteur  demande  à  Bernard  son 
avis  :  »  Erit  ainodo  tuuiu,  si  aliter  senscris,  »  etc.,  prouve  que  l'abbé 
de  Clairvaux  n'était  pas  encore  intervenu  dans  le  débat.  Du  reste,  les 
griefs  énumérés  par  Pierre  le  Vénérable  ne  répondent  qu'iniparlaite- 
jnent  à  ceux  qui  sont  articulés  dans  VApoloç/ia. 


104  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

frocs  noirs.  Et  cependant  ces  habits  de  couleur  noire,  nos 
pères  les  avaient  adoptés  par  humilité;  vous  les  rejetez: 
vous  vous  croyez  donc  meilleurs  que  nos  pères!  Ce  grand 
et  admirable  saint  Martin,  —  un  vrai  moine,  celui-là I  — 
lit-on  qu'il  allât  vêtu  de  blanc  et  d'une  robe  courte,  et 
non  plutôt  de  longs  habits  noirs.  Vous  le  voyez  donc, 
vous  aimez  mieux  paraître  les  défenseurs  que  d'être  les 
observateurs  de  la  Règle.  Vous  êtes  atteints  et  convaincus 
de  la  violer,  puisqu'au  mépris  de  ses  prescriptions,  vous 
renoncez  aux  livrées  de  la  pénitence  et  de  l'humilité, 
pour  prendre  celles  qui,  dans  l'Écriture,  annoncent  la 
joie  et  le  triomphe.  « 

Après  cette  brusque  sortie,  Pierre  le  Vénérable  aborde 
la  discussion  raisonnée  des  accusations  dont  son  Ordre  est 
l'objet.  «  Vous  nous  reprochez,  dit-il,  de  n'être  pas  sou- 
mis à  l'autorité  épiscopale.  Et  pour  qui  prenez-vous  donc 
l'évêque  de  Rome?  Connaissez-vous  un  (''vêque  plus  digne 
et  plus  véritablement  évêque  que  celui-là?  N'est-ce  pas  à 
lui  que  l'autorité  divine  a  conûé  la  suprématie  sur  tous 
les  autres?  N'est-ce  pas  à  lui  qu'il  a  été  dit  :  «  Je  te 
«  donne  les  clefs  du  royaume  des  cieux?  »  Or,  c'est  cet 
évêque  que  nous  nous  glorifions  d'avoir  pour  pasteur, 
c'est  à  lui  seul  que  nous  faisons  profession  d'obéir;  lui 
seul  peut  nous  interdire,  nous  suspendre,  nous  excommu- 
nier. L'autorité  du  saint-siège  a  sanctionné  ce  privilège; 
les  décrets  de  plusieurs  pontifes  conservés  dans  les  archi- 
ves romaines  en  font  foi  (1). 

«  Vous  nous  reprochez  de  porter  des  pelisses  et  des 
fourrures  dont  il  n'est  point  parlé  dans  la  Règle.  —  Si  la 
Règle  ne  renferme  aucune  défense  à  ce  sujet,  au  nom  de 
quelle  autorité  osez-vous  nous  attaquer?  Écoutez  ces  pa- 

(1)  Peiri  Vencral). .  lil».  I,  op.  2S,  p.  137-141. 


CISTERCIENS    ET    CLUNISTES.  105 

rôles  :  «  Qu'il  soil  donné  aux  frères  des  vêtements  appro- 
0  priés  à  la  nature  et  au  climat ,  davantage  dans  les  pays 
«  froids,  moins  dans  les  pays  chauds.  »  C'est  là,  comme 
on  le  voit,  un  pijint  laissé  à  la  discrétion  de  l'abbé.  S'au- 
torisant  du  silence  de  la  Règle,  Tabbé  peut  également 
permettre  l'usage  des  caleçons  et  choisir  à  son  gré  les 
couvertures  de  lits;  et,  pour  dire  toute  ma  pensée,  priver 
dans  nos  climats  les  moines  de  pelisses  ou  seulement  leur 
conseiller  de  n'en  pas  porter,  serait  une  cruauté,  ou  tout 
au  moins  une  imprudence  (1). 

«  Vous  nous  reprochez  la  quantité  et  la  qualité  de  notre 
nourriture.  —  Saint  Benoît  n'a  pas  donné'  à  cet  égard  une 
règle  absolue  et  rigoureusement  uniforme.  Il  a  même 
voulu  qu'on  «  tînt  compte  des  besoins  de  chacun  des 
«  frères.  »  C'est  au  supérieur  à  y  pourvoir,  selon  que  le 
travail,  la  fatigue  d'un  voyage,  l'état  maladif,  ou  toute 
autre  cause  l'exigent  (2). 

«  Vous  nous  reprochez  de  négliger  le  travail  des  mains 
auquel  se  sont  constamment  livrés  les  ermites  et  les  an- 
ciens moines.  —  La  Règle  n'a  pas  ordonné  le  travail  pour 
lui-même,  mais  afin  de  chasser  l'oisiveté,  qui  est  l'enne- 
mie de  l'àme.  On  l'observe  dans  son  esprit,  quand  on  se 
livre  à  un  exercice  qui  atteint  ce  but.  Le  Christ  n'a-t-il 
pas  montré  sa  préférence  pour  les  occupations  spirituelles, 
par  l'exemple  de  Marthe  et  Marie?  Croyez-V(jus  être  de 
meilleurs  juges  et  de  plus  sûrs  interprètes  de  la  pensée 
de  saint  Benoît,  que  saint  Maur  son  disciple  favori,  dont 
le  monastère  ne  pratiqua  guère  le  travail  manuel?  En  évi- 
tant l'oisiveté  au  moyen  de  la  prière,  de  la  psalmodie,  de 


(1)  Pétri  Venpi-.,  lilt.  I,  e|>.   28,  \k  120-12i,   158.   Cf.   Bened.  Rej. 
cap.  55. 
(2   làid.,  p.   n-i-ns.  Cf.  Be7ied.  Rcg.,  cap  39  lO. 


106  VIE    DE    SAINT    liERNARD. 

la  lecture  ou  d'autres  travaux  intellectuels,  nous  restons, 
aussi  bien  que  vous,  Odèles  à  la  Règle  (1).  <•> 

Bref,  Pierre  le  Vénérable  estime  que  «  la  lettre  tue  et 
que  c'est  l'Esprit  qui  vivifie.  »  Il  refuse  aux  Cisterciens  le 
droit  de  se  dire  seuls  les  fils  du  l*atriarche  des  moines  de 
l'Occident.  Dans  sa  pensée  leur  interprétation  de  la  Règle 
bénédictine  est  étroite,  presque  mesquine.  «  Vous  êtes 
des  éplucheiirs  de  syllabes,  leur  dit-il,  et  vous  voulez  faire 
de  Dieu  un  épilogueur,  semblable  à  vous  (2).  » 

Las  de  discuter  des  points  de  détail,  où  l'accord  entre 
les  deux  maisons  ne  pouvait  g'uère  être  établi ,  il  convie 
ses  adversaires  à  remonter  avec  lui  aux  principes  mômes 
de  la  vie  religieuse  et  il  pose  cette  distinction  qui  éclaire 
tout  le  débat  :  «  Ne  savez-vous  pas  qu'il  y  a  des  règles 
qui  ne  changent  jamais  et  d'autres  qui  sont  plus  variables, 
selon  les  temps  et  les  lieux?  Entre  les  préceptes  immua- 
bles, je  compte  l'amour  du  prochain,  l'humilité,  la  chas- 
teté, la  véracité  et  plusieurs  autres  lois  qui  ne  peuvent 
jamais  fléchir.  Mais  à  côté  de  ceux-là  n'y  a-t-il  pas  des 
règles  variables?  N'est-ce  pas  la  charité  et  les  nécessités 
du  bien  qui  doivent  l'emporter  toujours?  Pourquoi  a-t-on 
abrogé,  par  exemple,  la  loi  qui  di'fendait  aux  évéques  de 
changer  de  siège,  si  ce  n'est  pour  veiller  plus  charitable- 
ment aux  intérêts  des  églises?...  Pourquoi  a-t-on  rapporté 
la  règle  qui  ne  permettait  pas  de  préposer  aux  églises  les 
hérétiques  et  les  coupables,  même  après  qu'ils  avaient 
changé  et  fait  pénitence,  sinon  par  une  charité  qui  veille 
au  salut  du  grand  nombre?  La  charité!  la  charité!  voilà  la 
grande  loi  de  tous  les  changements  humains,  soit  pour  les 
ordres  monastiiiues,  soit  pour  tout  le  reste.  Et  puisque 

(1)  Lil>.  I,  ('1..  :'.8,  |).  128-130.  Cf.  Jleiied.  Rc(j.,  cap.  'i8. 

(2)  '<  Syll<il)arum  discussores...  Qiiid  afiiid  quain  Deuin  veiboium 
vcnalorciii...  esse,  vidcri  viillis?  «  IhiiL,  \>.  125. 


CISTERCIENS    ET    CLUNISTES.  107 

Dieu  a  dit  que  la  charité  contenait  la  loi  et  les  prophètes, 
pensez-vous  que  la  Règle  de  saint  Benoit  soit  seule  au- 
dessus  de  la  charité?,..  La  charité  est  une  mère  de  famille, 
tout  entière  au  soin  de  sa  maison,  qui  partage  le  travail 
entre  ses  serviteurs ,  envoie  les  uns  à  la  charrue,  les  autres 
à  la  vigne,  d'autres  à  la  forêt;  ceux-ci  doivent  allumer  le 
feu,  ceux-là  apporter  de  l'eau;  il  en  est  enfin  qui  vont  au 
marché.  La  mère  de  famille  donne  des  ordres  différents, 
mais  qui  ne  se  contrarient  pas  et  concourent  également  à 
la  prospérité  de  la  maison.  La  charité  en  use  de  même; 
elle  n'ordonne  rien  que  dans  l'intérêt  de  la  maison  de  Dieu 
et  ne  se  contredit  pas,  lorsqu'elle  varie  ses  ordres,  selon 
les  temps  et  les  personnes.  C'est  elle  qui,  ne  négligeant 
aucun  moyen  de  procurer  le  salut  des  hommes ,  a  permis 
qu'on  reçût  à  profession  les  novices  avant  la  fin  de  l'année 
de  probalion,  qu'on  donnât  aux  religieux  les  vêtements 
exigés  par  la  rigueur  du  climat  ou  de  la  saison,  qu'on  dé- 
laissât les  travaux  manuels  pour  l'étude  (1).  » 

Il  n'est  pas  douteux  que  Pierre  le  Vénérable  ait  été 
compris  par  celui  auquel  il  adressait  son  Apologie.  Ce 
destinataire  n'était  autre  que  l'abbé  de  Clairvaux.  Bernard 
gémissait  sûrement  en  secret  de  voir  que  la  réforme  dont 
il  était  l'un  des  principaux  chefs,  au  lieu  de  stimuler  le 
zèle  des  Ordres  rivaux,  jetait  par  la  faute  de  quelques-uns 
de  ses  frères  la  perturbation  dans  les  esprits. 

Lui-même  cependant  n'échappait  pas  au  reproche  d'in- 
transigeance; et,  quoiqu'il  fit  profession  de  respecter 
toutes  les  formes  do  la  vie  monastique,  on  l'accusait  d'é- 
tablir entre  Citeaux  et  Cluny  une  comparaison  peu  flat- 
teuse pour  cette  dernière  institution.  La  fameuse  lettre  à 
son  cousin  Robert  donnait  à  ces  soupçons  un  fondement 

(1)  Lib.  I,  ep.  28,  p.  148-154, 


108  VIE    DE   SAINT    BERNARD. 

réel ,  et  peu  à  peu  on  s'accoutuma  à  le  considérer  comme 
l'adversaire  né  do  tous  les  moines  noirs. 

Sous  cette  forme  exagérée,  l'accusation  élait  à  coup  sûr 
calomnieuse.  Ses  amis  s'en  émurent.  Guillaume  de  Saint- 
Thierry,  qui  appartenait  lui-même  à  l'Ordre  bénédictin, 
lui  conseilla  de  donner  à  un  bruit  si  fâcheux  un  démenti 
public  et  solennel.  La  question  était  fort  délicate.  Bernard 
n'était  pas  d'humeur  à  désavouer  ce  que  sa  lettre  à  Robert 
contenait  de  justes  critiques  contre  Cluny.  Il  lui  répugnait 
encore  davantage  de  paraître  autoriser  par  son  silence  les 
excès  de  langage  et  le  manque  de  charité  que  Pierre  le 
Vénérable  reprochait  justement  aux  Cisterciens.  En  tout 
cela  le  point  difficile  à  trouver,  c'était  la  mesure.  (^  Je  ne 
vois  pas  bien,  dit-il  à  Guillaume  de  Saint-Thierry,  ce  que 
vous  demandez  de  moi.  Si  je  vous  ai  compris,  il  me  faut 
faire  réparation  aux  Clunistes  qui  nous  accusent  d'être 
leurs  détracteurs;  il  me  faut  aussi  reprendre  dans  leur 
nourriture  et  leur  habillement  tous  les  abus  que  vous  me 
signalez.  Comment  le  faire  sans  scandale?  et  comment 
échapper  au  reproche  de  me  contredire  moi-même  (1)?  » 

Bernard  n'a  pas  évité  le  scandale,  si  on  peut  qualifier 
ainsi  la  tempête  qu'il  a  soulevée  par  son  Apologie;  mais 
quiconque  examinera  sans  parti  pris  cet  opuscule,  trou- 
vera que  la  contradiction  qu'on  a  voulu  y  voir  est  plus 
apparente  que  réelle. 

L'abbé  de  Glairvaux  commence  par  se  justifier  lui- 
même  du  reproche  d'intolérance.  «  Puis-je  me  taire,  s'é- 
crie-i-il  (2),  quand  on  nous  accuse,  nous,  les  plus  misé- 
rables des  hommes,  d'oser  sous  nos  haillons  et  du  fond 
de  nos  cavernes  juger  le  monde  et  insulter  dans  l'ombre 

(1)  A/.ologia  ad  GiiiHchnum  ,  inler  Traciatus ,  0|uisciil.  V,  Pra'- 
/o/.,  ap.  Miîiiie,  1.  CL.X.WII,  {>.  8y5-8'.i7. 

(2)  Apolofjia,  ca]».  i  cl  ii. 


CISTEHCIENS    ET    CLUNISTES.  109 

do  notro  indignité  aux  lumières  do  la  lerre?  Quoi!  sous 
une  peau  de  brebis,  nous  serions  donc,  je  ne  dis  pas  des 
loups  ravissants,  mais  des  insectes  nuisibles,  des  vers 
rongeurs  qui  vont  déchirant  la  vie  dos  gens  de  bien,  non 
point  en  public,  —  ils  ne  l'oseraient,  — mais  en  cachette, 
non  point  par  des  clameurs  d'indignation,  mais  par  les 
chuchotements  de  la  calomnie...  S'il  en  est  ainsi,  si  nous 
dénigrons  avec  une  jactance  pharisaïque  des  hommes  qui 
valent  mieux,  que  nous,  à  quoi  nous  serviront  tant  de  pri- 
vations dans  le  manger,  tant  de  pauvreté  dans  l'habille- 
ment, nos  fatigues  quotidiennes  dans  le  travail  des  mains, 
ces  jeûnes,  ces  veilles  perpétuelles,  en  un  mot  toutes  ces 
austérités  qui  caractérisent  notre  genre  de  vie?  Ne  pou- 
vions-nous donc  trouver  une  voie  plus  commode  pour  aller 
en  enfer?  Si  nous  devons  y  descendre,  que  ne  prenions- 
nous  le  chemin  de  tout  le  monde?... 

«  On  va  me  suspecter  peut-être,  mais  j'oserai  répéter  à 
la  face  de  tous  ce  que  je  vous  ai  déjà  dit  à  l'oreille  :  quel 
est  l'homme  qui  m'ait  jamais  entendu  parler  publique- 
ment ou  murmurer  en  secret  contre  l'Ordre  de  Cluny? 
(Juel  est  celui  de  ses  membres  que  je  n'aie  vu  avec  plaisir, 
reçu  avoc  honneur,  entretenu  avec  respect,  exhorté  avec 
humilité?  Je  l'ai  dit  et  je  le  répète  :  leur  genre  de  vie  est 
saint,  honorable,  remarquable  par  sa  pureté,  inspiré  par 
l'Esprit-Saint,  éminemment  propre,  non  nipdiocrileraptu.s., 
à  sauver  les  âmes.  .Je  me  souviens  d'avoir  reçu  quelque- 
fois l'hospitalité  dans  les  monastères  de  cet  Ordre  :  que  le- 
Seigneur  rende  à  ses  serviteurs  les  soins  et  le  respect 
qu'ils  m'ont  prodigués.  Je  me  suis  recommandé  à  leurs 
prières;  j'ai  assisté  à  leurs  conférences;  j'ai  eu  souvent 
avec  plusieurs  d'entre  eux  des  entretiens  spirituels,  soit 
en  public  au  Chapitre,  soit  en  particulier  dans  leurs  cel- 
lules. Ai-je  jamais,  en  public  ou  en  secret,  essayé  de  dé- 

SAl.NT    lii;r.\AUl).    —  T.    I.  7 


110  VIE    DE   SAINT   BERNARD. 

tacher  un  religieux  de  cet  Ordre  pour  Tallirer  dans  le 
nôtre?  N'ai-je  pas,  au  contraire,  dissuadé  ceux  d'entre 
eux  qui,  désireux  d'entrer  chez  nous,  venaient  frapper  à 
notre  porte?  IN'ai-je  pas  renvoyé  le  frère  Nicolas  à  sa  mai- 
son de  Saint-Nicolas,  et,  vous  m'en  êtes  témoin,  deux  de 
vos  frères  chez  vous?  Ne  sont-ce  pas  mes  conseils  qui  ont 
empêché  deux  abbés  (vous  les  connaissez,  et  vous  savez 
combien  ils  me  sont  chersj  d'abandonner  leurs  postes  pour 
passer  à  notre  observance?  Comment  donc  peut-on  me 
soupçonner  et  m'accuser  de  condamner  un  Ordre  que  je 
recommande  même  à  mes  amis?  » 

Cette  déclaration,  dont  on  ne  saurait  sans  injustice  con- 
tester la  sincérité,  montre  combien  Bernard  était  étranger 
aux  mesquines  rivalités  de  Tesprit  de  corps.  Considérant 
cette  riche  variété  de  familles  religieuses  qu'on  voit  fleurir 
ensemble  dans  la  chrétienté,  il  les  compare  à  la  tunique 
du  Christ,  tunique  aux  mille  couleurs  et  cependant  sans 
couture,  et  proclame  hautement  le  droit  égal  de  toutes  et 
de  chacune  à  l'existence  (1).  «  Mais  alors,  lui  dit-on, 
pourquoi  n  embrassez-vous  pas  toutes  les  observances, 
puisque  vous  les  approuvez  toutes?  »  —  «  J'en  embrasse 
une  seule  par  la  pratique  et  toutes  les  autres  par  la 
charité  {^2.].  >■> 

Une  si  éclatante  profession  de  foi  aurait  sulli  pour  dé- 
sarmer Pierre  le  Vénérable;  mais  aûn  de  donner  aux 
Clunistes  une  plus  complète  satisfaction,  Bernard  prend  à 
partie  les  membres  de  son  Ordre,  qui  avaient  imprudem- 
ment suscité  la  querelle.  <*  11  y  en  a  parmi  nous,  s'écrie-t-il, 
qui,  au  mépris  de  cette  parole  :  «  Ne  jugez  point  jusqu'à 

(1)  Apologia,  cap.  m,  n"  5  et  (l-,  tap.  i,  n"  7. 

(2)  «  Cur,  cmn  omnos  Onlincs  laudcm,  oiimcs  non  U'nco.  Lamln 
eniin  onines  et  diligo,  uljicuinqut'  pic  et  juste  vivilur  in  Ecciesia.  Unuin 
opère  leneo,  cœleros  cliarilale.  »  Apologia,  cap.  iv,  n"  8. 


CISTERCIENS  ET    CLU.MSTES.  111 

«  ce  que  le  Seigneur  soit  venu,  »  insultent ,  parait-il ,  aux 
autres  Ordres;  j'ai  tort  de  dire  qu'ils  sont  de  notre  Ordre; 
ils  ne  sont  d'aucun  Ordre.  Leur  vie  est  régulière  peut-être , 
mais  lour  langage  respire  l'orgueil.  Vous  ne  vous  rappelez 
donc  plus  la  parabole  du  Pharisien  et  du  Publicain;  vous 
vous  croyez  les  seuls  justes,  les  seuls  saints,  les  seuls 
moines;  tous  les  autres  ne  sont  que  des  violateurs  de  la 
Règle.  Et  d'abord,  qui  vous  a  chargés  déjuger  autrui? 
Puis,  vous  qui  êtes  si  fiers  de  votre  Ordre,  qu'est-ce  qu'un 
Ordre  oîi  chacun  se  mêle  de  chercher  curieusement  une 
paille  dans  les  yeu.K  de  ses  frères,  avant  d'avoir  rejeté  la 
poutre  qui  est  dans  son  œil?  Vous  qui  mettez  votre  gloire 
dans  la  Règle,  pourquoi  donc,  au  mépris  de  cette  Règle, 
critiquez-vous  les  autres?...  Vous  rei)rochez  aux  Clunistes 
leurs  habits,  leur  régime,  leur  genre  de  travail,  qui  ne 
sont  pas,  dites-vous,  conformes  à  la  Règle,  soit.  Mais  le 
défaut  de  charité  est-il  donc  plus  conforme  à  la  Règle?... 
Quelle  aberration!  Vous  mettez  tous  vos  soins  à  vêtir  vos 
corps  suivant  la  Règle  ;  et  contrairement  à  la  Règle,  vous  né- 
gligez d'orner  votre  âme.  C'est  donc  la  tunique ,  c'est  donc 
la  coule  qui  font  le  moine,  et  non  pas  la  piété,  l'humilité, 
véritables  vêtements  spirituels?  Couverts  de  vos  tuniques 
et  pleins  de  vous-mêmes,  vous  n'avez  pas  assez  de  mépris 
pour  les  pelisses;  comme  si  l'humilité,  enveloppée  de 
fourrures,  ne  valait  pas  mieux  que  la  superbe  en  tuni- 
que!... Vous  nourrissez  votre  cori)s  de  fèves  et  votre  es- 
prit d'orgueil  ;  puis  vous  condamnez  les  mets  accommodés 
au  gras;  comme  s'il  ne  valait  pas  mieux  user  d'un  peu  de 
graisse  dans  ses  aliments,  que  de  s'emplir  de  légumes 
jusqu'à  n'en  pouvoir  plus  1).  Kst-ce  à  dire  que  parmi  nos 
règles,  celles  qui  regardent  l'esprit  doivent  nous  faire  ou- 

(I)  «  Usque  ad  lucluin.  »  Apolo(jia,  cap.  vi,  ir  12. 


112  VIE    DE    SAINT    lîERNARD. 

blior  celles  qui  ont  trait  au  corps?  Nullement;  il  faut 
observer  les  unes  et  ne  pas  négliger  les  autres.  Mais  s'il 
fallait  sacrifier  les  unes  ou  les  autres,  nul  doute  que  nous 
devions  abandonner  les  secondes  pour  les  premières.  L'hu- 
milité et  la  charité  valent  mieux  que  le  jeune  et  la  mortili- 
cation  des  sens  (1}.  » 

Après  cette  leçon  infligée  aux  pharisiens  de  Citeaux  et 
dans  laquelle  Pierre  le  Vénérable  eût  aisément  reconnu 
ses  propres  pensées,  l'abbé  de  Clairvaux  se  sent  à  l'aise 
pour  signaler  et  censurer  les  dérèglements  de  l'Ordre  bé- 
nédictin. I/abbé  de  Cluny,  en  faisant  l'apologie  des  usa- 
ges de  sa  maison ,  n'avait  sans  doute  pas  eu  l'intention 
d'en  autoriser  les  abus;  mais  il  semblait  par  son  silence 
avoir  voulu  en  quelque  sorte  les  dissimuler.  C'est  cette 
omission  volontaire  ou  inconsciente  que  Bernard  prétend 
réparer;  il  ôte  tous  les  masques,  non  pour  le  vain  plaisir 
de  frapper  un  Ordre  rival,  qu'il  fait  profession  de  révérer, 
mais  pour  appeler  l'attention  de  ses  chefs  sur  la  réforme 
dont  la  nécessité  s'impose.  A  ceux  qui  se  voileront  la  face 
pour  ne  rien  voir  et  qui,  au  lieu  de  reconnaître  le  mal 
pour  y  apporter  remède,  crieront  au  scandale,  il  répond 
simplement  d'avance  avec  saint  Grégoire  :  «  Il  vaut  mieux 
être  l'occasion  d'un  scandale,  que  de  sacrifier  la  vé- 
rité (2).  »  Sous  le  bénéfice  de  ces  observations  et  avec  ces 
réserves  expresses,  il  s'attaque  résolument  aux  désordres 
qui  déshonoraient  tant  d'abbayes  bénédictines,  à  com- 
mencer par  la  nourriture  et  le  vêlement  (3). 

«  Oh!  dit-il,  que  nous  sommes  loin  des  temps  où  vi- 
vaient les  disciples  de  saint  Antoine!  Quand  ils  se  visi- 

(1)  Apolofjia .  cap.  v  et  \i. 

(2)  «  Meliiis  est  ut  scanduluin  oriatur  quam  veillas  reliiKiualiir.  » 
In  Ezech.,  Ifnmil.  VIF;  ISernaiii.  Apolog.,  cap.  vn,  u"  15. 

(3)  Apolofj.,  cap.  vii[,  II'  10. 


CISTERCIENS    ET    CLUMSTES.  M."} 

(aient,  de  loin  on  loin ,  par  charité,  toile  était  Tavidité 
avec  laquelle  ils  recevaient  les  uns  des  autres  le  pain  de 
rame ,  qu'ils  oubliaient  la  nourriture  du  corps  et  passaient 
des  jours  entiers  sans  manger;  mais  leur  esprit  était  ras- 
sasié... Aujourd'hui,  quel  est  celui  qui  cherche,  qui  dis- 
tribue le  pain  du  ciel?  Jamais  il  n'est  question  des  saintes 
Écritures,  jamais  du  salut  des  âmes;  ce  ne  sont  que  des 
bagatelles ,  des  éclats  de  rire  ,  des  paroles  que  le  vent  em- 
porte. Dans  vos  repas,  pendant  que  la  bouche  s'emplit 
d'aliments,  les  oreilles  se  repaissent  de  vaines  paroles;  on 
apporte  plats  sur  plats  ;  et  pour  vous  dédommager  de  l'abs- 
tinence de  viande,  la  seule  chose  qui  vous  soit  interdite, 
on  vous  sert  d'énormes  poissons  à  deux  reprises.  Êtes- 
vous  rassasiés  de  premiers ,  on  vous  en  offre  d'autres ,  qui 
vous  font  oublier  que  vous  avez  goûté  les  précédents.  Le 
palais,  stimulé  par  des  sauces  de  nouvelle  invention, 
sent,  à  tout  moment,  comme  s'il  ('tait  à  jeun,  se  réveiller 
ses  désirs.  L'estomac  se  charge  sans  qu'on  y  pense  et  la 
variété  prévient  le  dégoût...  Qui  dira,  par  exemple,  toutes 
les  manières  dont  on  apprête  les  œufs?  on  les  tourne,  on 
les  rotourno,  on  les  délaie,  on  les  durcit,  on  les  hache, 
on  les  frit,  on  les  rôtit,  on  les  farcit,  on  les  sert  tantôt 
seuls,  tantôt  mêlés  à  d'autres  aliments.  Et  pourquoi  tout 
c<'la,  si  ce  n'est  dans  l'unique  lin  d'éviter  le  dégoût?...  Et 
l'eau,  faut-il  en  parler,  puisqu'il  n'est  plus  admis  qu'on  en 
mette  dans  son  vin?  Chose  bizarre!  à  peine  sommes-nous 
moines,  nous  voilà  malades  do  l'estomac;  nous  n'avons 
garde  alors  d'oublier  que  l'apôtre  nous  conseille  l'usage 
du  vin,  l'usage  modère,  il  est  vrai;  mais  je  ne  sais  pour- 
quoi nous  oublions  l'épitbète.  Encore  si  l'on  se  contentait 
d'une  seule  espèce  de  vin ,  fût-il  du  vin  pur!  J'ai  honte  de 
de  le  dire;  vous  rougirez  de  l'entendre  peut-être;  ayez  au 
moins  le  courage  de  vous  corriger.  Trois  ou  quatre  fois 


114  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

par  repas,  on  vous  ai)port('  une  coupe  à  demi  pleine.  Vous 
la  subodorez,  vous  la  dégustez,  el  avec  un  flair  aussi  ra- 
pide qu'infaillible,  vous  choisissez  toujours  le  vin  le  plus 
généreux.  Mais  ce  n'est  pas  tout ,  et  faut-il  croire  que  dans 
certains  monastères  il  est  d'usage,  aux  grandes  fêtes,  de 
servir  des  vins  mélangés  de  miel  ou  saupoudrés  d'épices? 
Diia-t-on  encore  qu'on  fait  cela  par  ménagement  pour  son 
estomac?...  Après  ces  repas,  on  se  lève  de  table,  les  vei- 
nes gonllées ,  la  tète  lourde .  et  pour  quoi  faire ,  sinon  pour 
dormir?  S'il  faut  dans  cet  état  aller  à  l'office,  pourra-t-on 
chanter,  et  de  quel  nom  appeler  les  plaintes  qu'on  tire  de 
sa  poitrine  il)?  » 

Au  portrait  du  moine  gourmand  ou  gourmet,  succède 
celui  du  moine  ami  du  luxe  et  enclin  à  la  coquetterie. 
L'abbé  de  Clairvaux  en  trace  le  profil  avec  la  même  vi- 
gueur (\o  style  et  la  même  linesse  de  trait.  «  Dans  les  vê- 
tements, on  ne  cherche  pas  de  quoi  se  couvrir,  mais  do 
quoi  se  parer.  On  a  des  habits  qui  garantissent  moins  du 
froid  qu'ils  n'invitent  à  la  vanité.  Malheureux  moine  que 
je  suis!  l'aut-il  que  j'aie  assez  vécu  pour  voir  notre  Ordre 
déchoir  à  ce  point,  cet  Ordre  qui  fut  le  premier  dans  l'É- 
glise, ([ue  dis-je?par  où  l'Église  a  commencé,  qui  a  eu  les 
apôtres  pour  fondateurs,  et  pour  premiers  membres  des 
hommes  que  Paul  appelle  toujours  des  saints!...  Chacun 
d'eux  n'avait  que  ce  qui  lui  était  nécessaire;  rien  pour  la 
curiosité,  à  plus  forte  raison  rien  pour  la  vanité;  en  fait 
de  vêtements,  rien  que  ce  qu'il  fallait  pour  couvrir  la  nu- 
dité et  garantir  du  froid.  Auraient-ils  acheté  des  habits  de 
galebrunetd'isembrun?  Se  seraient -ils  servis  de  couver- 
tures de  lit  en  fourrure  de  chat  ou  de  bouracan?...  Hélas! 
nous  avons   perdu  jusqu'aux   dehors  de  notre  ancienne 

(t)  Ajiolofj.,  cup.  i\,  II-  I'.i-'>1. 


CISTERCIENS   ET    CLUNISTES.  115 

piélé.  Noire  habit,  qui  devrait  être  l'insigne  de  l'humilité, 
est  devenu  une  enseigne  d'orgueil.  C'est  à  peine  si  dans 
nos  provinces  nous  trouvons  encore  des  étoffes  dignes  de 
nous  vêtir.  Le  chevalier  et  le  moine  prennent  chacun  la 
moitié  du  même  drap,  l'un  pour  sa  chlamyde  et  l'autre 
pour  sa  coule.  Un  homme  du  monde,  un  grand  même, 
fùt-il  roi ,  fùt-il  empereur,  ne  dédaignerait  pas  nos  vête- 
ments ,  à  la  forme  près. 

«  La  religion,  direz- vous,  n'est  pas  dans  le  costume, 
mais  dans  le  cœur.  Soit;  mais  quand,  pour  acheter  une 
coule,  vous  parcourez  les  villes,  les  foires  et  les  marchés, 
quand  vous  fouillez  toutes  les  boutiques,  remuez  toutes 
les  marchandises,  déployez  des  monceaux  d'étoffes,  les 
tâtant  des  doigts  et  les  approchant  des  yeux  pour  les 
examiner  aux  rayons  du  soleil,  quand  vous  rejetez  tous 
les  tissus  grossiers  et  de  couleur  sombre,  pour  acheter,  à 
quelquo  prix  que  ce  soit,  les  tissus  les  plus  fins  et  les  plus 
brillants,  je  vous  en  prie,  faites-vous  cela  par  délicatesse 
de  goût  ou  par  simplicité?  La  chose  n'est  pas  douteuse,  le 
cœur  vain  met  sur  le  corps  la  marque  de  sa  vanité.  Des 
vêtements  efféminés  indiquent  la  mollesse  de  l'àme.  Vous 
n'auriez  pas  tant  de  souci  du  corps,  si  déjà  vous  n'aviez 
négligé  le  soin  de  votre  àme  dénuée  de  vertus  (1;.  » 

Rien  détonnant  qu'une  pareille  vanité  se  glisse  dans 
l'âme  des  simples  moines,  quand  les  supérieurs  semblent 
l'autoriser  par  leur  exemple.  Jusqu'ici  l'abbé  de  Clair- 
vaux  n'a  fait  qu'esquisser  le  portrait  de  religieux  couverts 
par  l'anonyme  et  en  quelque  sorte  irresponsables.  Mais 
tout  à  coup  on  voit  se  dresser  dans  le  tableau  qu'il  ébau- 
che les  figures  imposantes  des  abbés  grands  seigneurs  et 
même,  si  l'on  en  croit  la  tradition,  celle  d'un  abbé  mi- 

(1)  Apolorj.,  cap.  x,  n"'  21-20.  Cf.  l'clri  Veiicrab.  Stalula,  ii  lO.  .Mi- 
fine,  p.  l(i:jo. 


IIG  VIE    DE    SAINT    lîERNARD. 

nistro,  Pons,  abbé  de  Gluny,  ot  Sugor^  abbé  de  Sainl-De- 
nis  (1).  «  Je  parlerai;  dussé-je  passer  pour  présomptueux, 
je  dirai  la  vérité.  Comment  la  lumière  s'est-elle  obscurcie? 
Comment  le  sel  de  la  terre  s'est-il  affadi?  Ceux  dont  la 
vie  devrait  nous  indiquer  la  voie  de  la  vie  nous  donnent 
l'exemple  de  l'ostentation  :  ce  sont  des  aveugles  qui  con- 
duisent des  aveugles.  Quoi  donc!  est-ce  une  marque  d'hu- 
milité de  voyager  en  si  grande  pompe,  avec  une  telle 
escorte,  achevai  et  entouré  de  cette  foule  empressée  de 
valets  à  longs  cheveux!  Une  telle  suite  suffirait  à  deux 
évoques.  Je  mens,  si  je  n'ai  pas  vu  un  abbé  traîner  après 
lui  soixante  chevaux  et  plus.  Vous  diriez,  à  les  voir  pas- 
ser, non  des  pasteurs  de  couvents,  mais  des  seigneurs  de 
châteaux,  non  des  directeurs  d'àmes,  mais  des  gouver- 
neurs de  provinces.  11  faut  porter,  dans  leur  bagage,  du 
linge  de  table,  des  coupes,  des  aiguières,  des  candélabres, 
de  grands  coffres  remplis  de  tous  les  ornements  de  leurs 
lits.  Dès  qu'ils  vont  à  quatre  lieues  de  chez  eux,  il  leur  faut 
tout  leur  mobilier,  comme  s'ils  partaient  pour  l'armée  ou 
qu'ils  dussent  traverser  un  désort.  Est-ce  que  le  même 
vase  ne  pourrait  servir  à  la  fois  pour  l'eau  qu'on  verse  sur 
leurs  mains  et  pour  le  vin  qu'ils  boivent?  Ne  pourraient- 
ils  voir  clair,  sans  des  chandeliers  d'or  ou  d'argent?  Ne 
pourraient-ils  dormir  sans  toutes  ces  riches  tentures?  Le 
même  valet  ne  pourrait-il  panser  leur  cheval,  les  servir  à 
taille  et  faire  leur  lit?  Pourquoi  tout  cet  encombrement? 
Serait-ce  pour  être  moins  à  charge  à  vos  bûtes?  Portez 
donc  aussi  votre  nourriture  avec  vous,  a(in  de  leur  épar- 
gner toute  dépense  (:2)!  » 

Après  cette  satire  de  la  mollesse  et  du  lux»'  des  moines 
bénédictins,  on  s'attendrait  à  voir  leur  terrible  censeur 

(1)  Cf.  lîi'in.,  cp.  78,  II"  :î. 
.     (2)  Apol'iij-.  <•:»]'.  M. 


CISTERCIENS   ET    CLUNISTES.  117 

étendre  sa  critique  jusque  sur  leurs  mœurs  privées.  Le 
silence  qu'il  garde  à  ce  sujet  est  le  meilleur  éloge  qu'on 
puisse  faire  de  leur  moralité.  Pour  que  cet  impitoyable 
vengeur  de  la  chasteté  monastique,  que  l'ombre  seule  du 
vice  effarouchait,  ne  leur  reprochât  aucun  désordre,  il 
fallait  que  leur  réputation  fût  bien  intacte,  pure  et  sans 
tache.  Nulle  considération  ne  l'eût  empêché  de  flétrir  le 
vice  de  l'incontinence,  s'il  en  avait  saisi  la  trace  dans  les 
maisons  de  l'Ordre  de  Gluny. 

Rien,  en  etiet,  n'arrêtait  sa  verve  une  fois  émue;  la 
suite  de  son  Apologie  va  nous  en  donner  la  preuve.  Em- 
porté par  son  zèle  et  prévenu  contre  tout  ce  qui  offrait 
l'apparence  du  luxe  dans  les  monastères,  l'abbé  de  Glair- 
vaux  se  déchaîne  contre  l'architecture  des  grandes  églises 
bénédictines  et  semble  faire  le  procès  à  l'art  môme,  en  ce 
qu'il  produisit  de  plus  riche  et  de  plus  exquis  au  douzième 
siècle. 

Il  est  douteux  qu'il  connût  Cluny,  à  l'époque  où  nous 
sommes  (1),  autrement  que  par  ouï-dire.  Mais  l'église 
construite  par  saint  Hugues  est,  à  coup  sûr,  avec  l'église 
de  Saint-Remy  de  Reims,  l'un  des  monuments  auxquels 
il  fait  allusion  dans  son  Apologie.  Ce  n'est  pas  encore 
cette  basilique  dont  les  proportions  ('gâteront  cent  ans 
plus  tard  celles  de  Saint -Pierre  de  Rome,  mais  c'est  déjà 
l'un  des  chefs-d'œuvre  de  l'architecture  romane  (2).  Sa 
largeur  moyenne  est  de  110  pieds  et  se  partage  en  cinq 
nefs.  Sa  longueur  est  de  410  pieds.  Bâtie  en  forme  de  croix 

(1)  Sur  la  date  de  la  coiiiiMisilidu  de  VApoIogUt.  Cf.  V*^  édilion,  1.  I, 
p.  115,  noie  2. 

(2)  Sur  la  basilique  de  Cluny,  voir  Lorain,  Histoire  de  l'abbaye  de 
Cluny,  Paris,  1815,  cli.  ix,  p.  58-77.  Cf.  Cluny  au  onzième  siècle, 
par  Cuclieral,  Autun,  Michel  Dejussieu;  Viollet-Leduc,  Dictionnaire 
d'archilccture,  1,  258. 

7. 


118  VIE    DE    SAIXT    BEHNAKD. 

archiépiscopale,  elle  possède  deux  croisées,  la  première, 
longue  de  près  de  200  pieds,  large  de  30,  la  deuxième 
longue  de  110  pieds  et  plus  large  que  la  première.  Sur  la 
croisée  principale  s'élèvent  trois  clochers  :  au  midi,  le 
clocher  de  l'^au  bénite,  au  nord  le  clocher  de  Sainte- 
Catherine,  au  milieu  du  sanctuaire  le  clocher  du  chœur; 
les  deux  premiers  de  forme  octogone,  le  troisième  plus 
grand  que  les  deux  autres,  de  forme  quadrangulaire,  tous 
appartenant  à  la  plus  élégante  architecture  romane.  Un 
quatrième  clocher,  appelé  le  clocher  des  lampes,  occupe 
le  centre  de  la  deuxième  croisée. 

Si  l'on  pénètre  dans  la  basilique,  on  se  sent  comme 
perdu  dans  la  vaste  nef  éclairée  par  un  demi-jour  qui 
tombe  de  300  fenêtres.  L'imagination  est  saisie  par  l'im- 
mensité mystérieuse  du  monument.  La  voûte  principale 
a  plus  de  100  pieds  d'élévation.  Une  forêt  de  piliers  ((il) 
piliers),  flanqués,  de  trois  côtés,  de  colonnes  engagées, 
soutiennent  tout  l'édilice. 

Nous  serions  infini,  si  nous  voulions  en  décrire  toutes 
les  beautés.  Mais  le  chœur  et  quelques  œnivres  d'orfèvre- 
rie ou  de  peinture  méritent  une  mention  spéciale. 

Le  chœur  comprend  environ  le  tiers  de  la  grande  nef. 
Au  milieu  se  dresse  le  sanctuaire ,  hardiment  porté  par 
huit  colonnes  de  marbre  de  30  pieds  d'élévation.  Six  sur- 
tout sont  précieuses,  trois  de  cipolin  d'Afrique,  trois  de 
marbre  grec  de  Pentélie,  veiné  de  bleu.  Leurs  chapiteaux 
sont  sculptés  avec  toute  la  variété  de  l'art  roman. 

Devant  le  grand  autel,  étincelle  un  candélabre  de  cuivre, 
d'une  grandeur  étonnante  et  d'un  rare  travail,  tout  revêtu 
d'or,  orné  de  cristaux  et  de  bérils.  La  tige ,  qui  a  environ 
18  pieds,  porte  six  branches  terminées  par  des  lis  et  des 
coupes  et  forme  elle-même  la  septième  branche  :  c'est  un 
don  de  la  reine  Mathilde,  épouse  de  Henri  d'Angleterre, 


CISTERCIENS    ET    CLLNISTES.  H9 

don  vraiment  royal  et  digne  du  monument  qu'il  orne  (1). 

A  Saint-Remy  de  Reims,  même  style,  même  genre  d'or- 
nementation, même  profusion  d'œuvres  artistiques.  Trois 
choses  surtout  y  devaient  choquer  sinon  le  goût,  au  moins 
la  piété  de  l'abbé  de  Glairvaux  :  l'éclat  des  candélabres,  le 
prix  des  reliquaires  et  la  décoration  des  pavés.  Toutes  ces 
richesses  ont  disparu:  mais  les  descriptions  qu'on  en  a 
tracées  nous  en  font  vivement  sentir  la  perte.  Du  pavé, 
en  particulier,  on  a  pu  écrire  encore  au  siècle  dernier  qu'il 
«  était  le  mieux  historié  et  le  plus  excellent  qui  fût  en 
France  (2).  » 

L'abbé  de  Clairvaux  n'ai)préciait  guère  ce  genre  de 
beauté.  Architecture,  peinture,  ameublement,  il  critique 
tout,  sans  merci.  Il  semble  qu'il  vise  d'abord  Cluny;  il 
commence  par  attaquer,  comme  en  passant  et  sans  ap- 
puyer, «  la  hauteur  de  l'église,  sa  longueur  exagérée, 
ces  somptueux  ornements,  ces  riches  peintures  qui  at- 
tirent le  regard  des  fidèles,  dissipent  leur  dévotion  et  lui 
rappellent,  dit-il,  les  cérémonies  judaïques.  »  Ce  qui 
l'irrite  surtout,  c'est  l'ornementation  des  temples  et  la  ri- 
chesse des  objets  d'orfèvrerie.  «  Dites-moi,  pauvres,  s'é- 
crie-t-il  (si  tant  est  que  vous  soyez  des  pauvres!),  que  fait 
l'or  dans  un  sanctuaire?...  Pour  qui,  je  vous  le  demande, 
tout  cet   étalage?...  Les  reliquaires  sont  tout  couverts 

(1)  »  Noslrurn  candelabrum...  ex  dono  leginac  Maihildis  lial)Oiiuis.  » 
Biblioth.  Cliiniac,  col.  1640,  D. 

(2^  Voir  llarlot ,  IJisloirc  de  la  ville,  cité  cl  iiniversilc  de  Reims, 
II,  541-5ii;  Didron,  Annales  urc/ieolog.,  X,  G7;  Mal)illon,  ap.  Mi^ne, 
\.  CLXX.MI,  [).  '.U5,  note  123.  Cf.  sur  le  pavé  de  Saiut-Syniphoricn  de 
Reims,  que  Bernard  a  également  vu,  DiJrcui,  loc.  cit.,  p.  237.  Selon 
Marlot.  le  pavé  historié  de  Saint-Remy  fut  commencé  en  1090;  mais 
nous  devons  dire  que  Longuet  [Congrès  urcliéologiques  de  France, 
1861,  X.WIII"  session,  tenue  à  Reims,  p.  17  et  suiv.)  le  rajeunit  de 
près  d'un  siècle. 


120  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

d'or;  les  yeux  se  repaissent  de  celle  vue...  On  expose  les 
images  des  saints  :  plus  elles  sont  parées,  plus  elles  sem- 
blent vénérables.  Le  peuple  court  les  baiser  et  se  retire, 
plus  frappé  de  la  beauté  du  travail  que  de  la  sainteté  de 
l'objet.  On  suspend  dans  l'église,  je  ne  dis  pas  des  cou- 
ronnes, mais  de  grandes  roues  garnies  de  lumières,  étin- 
celantes  de  pierres  précieuses.  En  guise  de  candélabres, 
on  dresse  des  arbr(^s  gigantesques  d'airain  massif,  ciselés 
avec  un  art  infini,  oîi  les  cierges  jettent  moins  d'éclat  que 
les  pierreries.  Que  se  promet-on  de  tout  cela?  La  com- 
ponction des  visiteurs  ou  leur  admiration?...  Encore  si 
nous  respections  les  saintes  images!  Mais  elles  forment  le 
pavé  du  temple  et  on  marche  dessus!  Ici  on  crache  sur  le 
visage  d'un  ange,  là  les  traits  d'un  saint  s'effacent  sous  le 
pied  des  passants.  A  quoi  bon  ces  vives  couleurs,  ce  des- 
sin si  correct,  si  tout  cela  doit  être  souillé  par  la  pous- 
sière (1)?  » 

Ces  magnificences,  d'ailleurs,  ne  recouvrent-elles  pas 
un  piège  auquel  le  peuple  et  les  moines  se  trouveront  pris 
à  la  fois,  quoique  d'une  façon  différente?  l^our  parler  sans 
détour,  c(  n'est-ce  pas  l'avarice,  dit-il,  qui  a  inspiré  tout 
cela?  Et  ne  cherchons-nous  pas  les  présents  des  peuples 
plus  que  leur  édification?  —  Gomment?  direz-vous.  — 
D'une  manière  qu'on  ne  saurait  trop  admirer.  Il  y  a  un 
art  de  semer  l'or,  qui  le  multiplie  :  on  le  dépense  pour 
qu'il  rapporte;  à  mesure  qu'on  le  répand,  il  s'accroît.  La 
vue  de  ces  somptueuses  et  merveilleuses  vanités  porte  les 
hommes  plus  à  donner  qu'à  prier.  L'argent  attire  l'argent, 
car  je  ne  sais  comment  il  se  fait  qu'on  offre  plus  volon- 
tiers ses  dons  aux  églises  où  l'on  voit  déjà  plus  de  richesses 
étalées.  Pendant  que  les  yeux  se  repaissent  des  reliquaires 

(1)  Apolofj.,  Cil]».  MI,  M"  28  cl  siiiv. 


CISTERCIENS    ET    CLUMSTES.  121 

tout  couverts  d'or,  les  bourses  se  délient  comme  d'elles- 
mêmes.  Montrez  une  très  belle  image  de  saint  ou  de 
sainte,  on  la  croira  d'autant  plus  sacrée  qu'elle  ost  plus 
riche  en  couleur.  Le  peuple  court  la  baiser  et  se  sent  in- 
vité à  faire  son  offrande.  Est-ce  là  le  fruit  que  les  disciples 
de  saint  Benoît  espèrent  recueillir  de  leurs  chefs-d'œu- 
vre :  »  Sititpliciuin  oblationem?  Une  telle  amorce  causerait 
un  grave  dommage  à  la  chariti'".  La  vertu  des  religieux  en 
soufïrirait  autant  que  la  bourse  des  la'iques. 

Les  circonstances  ne  rendent-elles  pas  plus  criante  en- 
core et  moins  excusable  la  conduite  des  Glunistes?  Quel 
contraste  entre  le  luxe  de  leurs  édiûces  et  la  misère  ré- 
pandue autour  d'eux!  «  0  vanité  des  vanités I  s'écrie  saint 
Bernard!  0  folie  plus  encore  que  vanité!  L'Eglise  resplen- 
dit dans  ses  murailles  et  manque  de  tout  dans  ses  pau- 
vres! Elle  revêt  d'or  ses  pierres  et  laisse  ses  enfants  nus! 
Avec  l'argent  des  indigents  on  charme  le  regard  des  ri- 
ches! Les  curieux  trouvent  de  quoi  satisfaire  leurs  pas- 
sions et  les  malheureux  n'ont  pas  de  quoi  vivre  !  » 

Si  les  plaintes  du  saint  abbé  sont  légitimes,  beaucoup 
de  juges  lui  pardonneront  de  s'être  élevé  avec  tant  de 
force  contre  la  magniflcence ,  contre  ce  que  d'autres  ap- 
pelleront le  luxe  de  Cluny.  Ses  reproches,  en  ce  cas,  re- 
tomberaient moins  sur  l'amour  du  beau  que  sur  la  négli- 
gence d'un  devoir  plus  impérieux,  oublie  ou  dédaigné. 
Ce  n'est  pas  quand  le  peuple  a  faim,  qu'il  faut  lui  servir 
des  chefs-d'œuvre  :  le  moindre  grain  de  froment  ferait 
mieux  son  affaire. 

Toutefois ,  nous  soupçonnons  l'abbé  de  Clairvaux  d'a- 
voir exagéré  la  misère  de  son  époqui',  pour  l'aire  plus  à 
son  aise  le  procès  de  l'art  bénédictin.  L'art  est  un  luxe,  il 
est  vrai;  c'est  le  luxe  de  resi)rit,  le  supcrllu  du  cœur; 
mais  c'est,  il  faut  l'avouer,  un  surperllu  bien  nécessaire. 


1^2  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

Et  s"il  fallait  attendre,  pour  oser  en  jouir,  que  la  pauvreté 
eût  disparu  de  la  terre,  il  y  aurait  lieu  de  craindre  que 
l'esprit  humain  ne  fût  à  jamais  privé  de  l'un  de  ses  ali- 
ments les  plus  délicats. 

L'abbé  de  Clairvaux  exigeait-il  de  son  siècle  un  pareil 
sacrilice?  Non,  hâtons-nous  de  le  dire,  il  ne  songe  pas 
à  proscrire  absolument  la  pompe  du  culte  et  la  décora- 
tion des  églises.  Deux  motifs  lui  font  un  devoir  de  les 
admettre  en  principe  :  la  gloire  de  Dieu  et  l'intérêt  des 
âmes. 

Chose  remarquable,  malgré  la  vivacité  de  son  antipa- 
thie pour  tout  ce  qui  frappe  les  sens,  Bernard  n'aborde 
cette  grave  question  de  l'art  chrétien  qu'avec  timidité,  et 
mêle  à  la  hardiesse  de  la  critique  les  réserves  les  plus 
expresses.  A  peine  a-t-il  fait  entendre  un  mot  de  blâme 
sur  les  dimensions  et  l'ornementation  de  la  basilique  hu- 
gonii'nne,  qu'il  s'empresse  de  se  rétracter,  comme  s'il 
craignait  que  la  plume  n'eût  trahi  sa  pensée  et  qu'on  ne 
se  méprit  sur  ses  V(''ritables  sentiments.  «  .le  passe  sous 
silence,  dit-il ,  tous  ces  somptueux  ornements,  ces  riches 
peintures,  etc.  ;  je  le  veux,  tout  cela  est  pour  la  gloire  de 
Dieu  ({).  »  Ce  tour  de  phrase,  cette  pr(Hermission, 
comme  parlent  les  grammairiens,  marque  une  indiffé- 
rence fort  peu  resi)ectueuse  à  l'endroit  des  chefs-d'œuvre 
de  Cluny  et  de  lieims;  mais  elle  prouve  que  l'abbé  de 
Clairvaux  absolvait  l'art,  au  moins  par  respect  pour  le 
but  qu'il  poursuit. 

Ce  but  est  double  :  il  ne  consiste  pas  seulement  à  glo- 
rifier Dieu,  comme  nous  venons  de  le  dire,  mais  encore 
à  élever  les  âmes.  Saint  Bernard  partage  cet  avis.  S'il  n'ad- 
mire pas  lin-mème  les  merveilles  des  églises  bénédicti- 

(1)  Apolog.,  loc.  cit. 


CISTERCIENS    ET   CLLMSTKS.  123 

nés,  il  comprend  que  d'autres  en  soient  frappés  et  édi- 
liés.  Il  s'étonne  seulement  que  des  hommes  spirituels 
n'aient  pas  un  goût  plus  relevé.  Que  les  œuvres  de  l'art 
servent  à  attirer  le  peuple  et  le  portent  vers  Dieu,  soit  : 
les  hommes  charnels  ne  se  laissent  toucher  qu'aux  choses 
sensibles.  «  Mais  nous,  s'écrie-t-il,  — je  suis  moine  et  je 
parle  à  des  moines,  —  nous  qui  avons  quitté  les  rangs  du 
peuple,  qui  avons  renoncé  aux  richesses  et  à  l'éclat  du 
monde  pour  l'amour  du  Christ,  nous  qui,  pour  posséder 
le  Christ ,  avons  foulé  aux  pieds  comme  du  fumier  tout 
ce  qui  charme  les  yeux,  tout  ce  qui  flatte  les  oreilles,  tou- 
tes les  jouissances  de  l'odorat,  du  goût,  du  loucher,  de 
qui  prétendons-nous  réveiller  la  dévotion  par  ces  orne- 
ments? Parce  que  nous  sommes  encore  mêlés  aux  gens 
du  monde,  sommes-nous  donc  encore  à  l'école  de  leurs 
œuvres  et  servons-nous  encore  leurs  idoles?  » 

Ainsi,  l'abbé  de  Clairvaux  n'interdit  qu'aux  religieux 
et  aux  parfaits  les  choses  de  l'art,  ce  qu'il  appelle  «  le 
culte  des  idoles.  »  En  revanche ,  il  en  proclame  l'utilité 
pour  les  simples  et  les  ignorants,  et  le  recommande 
même  comme  un  moyen  d'éducation  morale. 

Cette  remarque  était  importante  pour  bien  saisir  la  li- 
mite et  l'étendue  de  ses  critiques.  Elle  explique  et  jusli- 
lie,  jusqu'à  un  certain  point,  la  distinction  qu'il  établit 
entre  l'architecture  épiscopale  et  l'architecture  monacale, 
qui ,  répondant  à  des  besoins  divers,  doivent  présenter  des 
caractères  dilï'érents  :  l'une,  la  joie,  la  richesse  et  la 
pompe;  l'autre,  la  sévérité,  la  pauvreté,  le  dénûment  (1). 

Saint  Bernard  condamne  dans  les  monastères  toute  es- 

[l]  n  Et  quidfiii  alla  causa  est  Pi)iAco[)oriiiii,  alia  iiionaclioriim.  Sci- 
inus  natnque  ((uod  illi,  sapientibus  ft  insipienlibus  debilorcs  cuiii  sinl, 
carnalis  populi  devolioiicin ,  quia  spiritualibus  non  possunt,  corpora- 
libus  excitant  ornamenlis.  Nos  vero,  »  etc.  Apolog.,  1.  c. 


124  VIE    DE    SAINT    BERXAHD. 

pèce  de  représentation  figurée;  à  plus  forte  raison  pros- 
crira-t-il  la  sculpture  symbolique  dont  le  caractère  reli- 
gieux est,  à  première  vue,  moins  facile  à  saisir.  A  Ten- 
lendre,  c'est  là  une  forme  de  l'art  aussi  coûteuse  qu'i- 
nepte (1\  et  le  seul  fruit  certain  qu'on  en  puisse  retirer 
est  la  dissipation  des  moines.  «  Dans  les  cloîtres,  dit-il, 
sous  les  yeux  des  frères  occu}jés  à  lire,  à  quoi  bon  ces 
monstres  ridicules,  ces  belles  horreurs,  ces  horribles 
beautés?  A  quoi  bon  ces  singes  immondes?  ces  lions 
farouches?  ces  centaures  monstrueux?  ces  êtres  demi- 
humains?  ces  tigres  tachetés?  ces  guerriers  combattant? 
ces  chasseurs  qui  jouent  de  la  trompe?  Ici  vous  voyez 
plusieurs  corps  réunis  sous  une  seule  tête;  là  plusieurs 
têtes  sur  un  seul  corps.  Plus  loin  vous  apercevez  un  qua- 
drupède avec  une  queue  de  serpent,  et  ailleurs  un  poisson 
avec  une  tête  de  quadrupède.  Ici,  c'est  un  animal  dont  la 
moitié  antérieure  représente  un  cheval  et  le  reste  une 
chèvre.  Là,  c'est  une  bète  à  cornes  qui  porte  une  croupe 
de  cheval.  Enfin  de  tous  côtés  apparaît  une  si  grande  et 
si  étonnante  variété  de  formes,  qu'il  est  plus  agréable  de 
lire  sur  les  marbres  que  sur  les  manuscrits,  et  de  passer 
ses  journées  entières  à  admirer  ces  choses,  l'une  après 
l'autre,  que  de  méditer  la  loi  de  Dieu.  » 

C'est  sur  cette  dernière  réflexion  que  Bernard  clôt  son 
Apologie.  Le  cycle  de  ses  observations  est  achevé.  Dans 
cette  revue  qui  embrasse  tant  de  sujets  divers,  on  ne  peut 
méconnaître  que,  si  la  vérité  générale  est  observée,  plu- 
sieurs critiques  de  détail  manquent  de  mesure  et  pren- 
nent un  ail'  de  pamphlet.  La  verve  du  satirique  s'y  est 
donné  carrière.  Teut-ètre,  l'abbé  de  Clairvaux  a-t-il  in- 
sisté   trop   complaisanunent   sur    les  défauts    qui    dési- 

(Ii  a  si  non  luidol  iiiriiliaruiii .  ciir  non  pigel  cxiiensaiiiin  ?  »  Apo- 

loij'ta .  Il"  2'.!. 


CISTERCIENS    ET    CLUMSTES.  125 

gnaient  certains  membres,  voire  certaines  maisons,  plu- 
tôt que  l'Ordre  entier,  à  l'attention  publique.  Quand  il 
s'agit  de  faire  un  portrait  exact,  la  première  loi  de  l'art 
est  de  se  garder  de  mettre  les  tacbes  dans  une  trop  vive 
lumière.  A  plus  forte  raison  cette  loi  s'impose-t-elle  au 
moraliste,  qui  se  propose  avant  tout  de  convertir  ceux  qu'il 
peint.  Les  hommes  n'aiment  pas  de  se  voir  en  laid;  ils 
aiment  encore  moins  do  se  voir  enlaidis,  ne  fût-ce  que 
par  un  simple  jeu  de  lumière  ou  de  perspective.  Au  lieu 
de  bénir  le  miroir  qui  grossit  ainsi  leur  difformité ,  ils  sont 
ordinairement  tentés  de  le  briser. 

Tel  était  le  sort  qui  attendait  V Apologie.  Après  l'avoir 
lue,  les  Clunistcs,  ne  pouvant  la  déchirer,  crièrent  à  l'ou- 
trage et  à  la  calomnie  (i).  Mais  heureusement  les  membres 
les  plus  sages  et  les  plus  autorisés  de  l'Ordre  comprirent 
qu'ils  auraient  mauvaise  grâce  à  accueillir  par  le  dédain 
et  la  colère  la  forte  leçon  qui  leur  était  donnée  {^).  Pierre 
le  Vénérable  entra  résolument  dans  la  voie  de  réforme  qui 
lui  était  indiquée.  Contre  les  Cisterciens  il  avait  défendu 
la  Règle  de  son  monastère,  en  en  montrant  l'esprit  large; 
contre  ses  propres  religieux  il  la  défendra  d'une  autre  fa- 
çon, en  en  pressant  rigoureusement  l'exécution.  Ce  même 
abbé  qui  naguère  justifiait  le  régime  alimentaire  de  Cluny, 
trouvera  bientôt,  pour  flétrir  les  moines  gourmands  de 
son  Ordre,  des  traits  qu'on  croirait  empruntés  à  V Apolo- 
gie à  Guillaume.  Même  tour  oratoire,  même  accent  d'in- 
dignation, même  ironie  vengeresse  (3).  C'est  que  les  ré- 
formateurs ont  tous  un  air  de  famille. 

(1)  Cf.  Pctri  VeiiPiab.,  lit».  IV,  iy.  18:  inler  Beriiarcl..  cp.  :>29. 

''1)  .Mabillon  (Pr;oF.  ml  Apolog.,  ii"  G)  fail  reinan|ucr  ((iie  l'AjJologic 
inspira  aux  moines  noirs  l'idée  de  se  réunir  aussi  en  cliainlrcs  géné- 
raux. Cf.  Bern.,  cp.  !tl. 

(;J)  Lib.  VI,  ep.  15.  Leltre  exlrênieinenl  curieuse. 


12G  VIE   DE    SAINT    nERXARD. 

Fidèle  à  cet  esprit  di»  ferme  discipline,  J^ierre  le  Véné- 
rable convoqna,  nons  raconte  Orderic  Vital,  les  princi- 
paux représentants  des  moines  noirs  à  Cluny  pour  le 
troisième  dimanclie  de  carême  de  l'année  1132,  afin  d'exa- 
miner de  concert  les  abus  qui  avaient  pu  s'introduire  dans 
les  diverses  maisons  de  l'Ordre.  Deux  cents  prieurs  et 
douze  cents  frères  se  rendirent  à  son  appel  (1).  En  dépit  du 
mauvais  vouloir  plus  ou  moins  ostensible  des  uns,  à  la  sa- 
tisfaction et  aux  applaudissements  des  autres,  une  ré- 
forme sérieuse  fut  jugée  nécessaire  et  décidée  en  principe, 
et  l'abbé  de  Cluny  en  rédigea  lui-même  les  statuts. 

Le  silence  fut  rétabli  <à  rinûrm(>rie,  dans  la  demeure 
des  novices,  dans  les  officines  du  monastère,  dans  le 
cloître  et  dans  la  sacristie.  Des  deux  conversations,  auto- 
risées chaque  jour  dans  le  cloître,  celle  du  soir  fut  sup- 
primée comme  inutile  et  propre  seulement  à  favoriser  la 
dissipation  {^). 

<'  fj'antique  et  saint  travail  des  mains  »  fut  remis  en  hon- 
neur. Il  n'était  pas  rare  de  voir,  à  l'heure  de  la  lecture,  à 
côté  des  religieux  graves,  occupés  à  méditer,  ou  à  écrire, 
d'autres  frères  moins  studieux  perdre  leur  temps  à  bavar- 
der ou  dormir  appuyés  contre  les  murs  du  cloître.  A  ces  • 
oisifs  pour  lesquels  le  travail  intellectuel  avait  si  peu  d'at- 
trait, Pierre  le  Vénérable  propose  de  choisir  entre  les 
exercices  manuels  les  plus  variés  (3).  Dans  un  cloître  bé- 
nédictin tant  de  besognes  utiles  et  diverses  réclament  les 
bras  et  l'industrie  des  travailleurs! 

L'attention  des  prieurs  fut  encore  appelée  sur  la  nour- 
riture et  le  vêtement  des  religieux.  Des  frères  robustes 

(t;  Orderic.  Vital..  Ilist.  crclcs.,  lii».  Mil,  cap.  4,  Migne,  p.  93.-). 

(2)  Pelri  Veiiprab.  Staliita,  n'  l'.)-22,  Migne,  col.  1031-1032. 

(3)  f<  SlaluLuin  osl  iil,  sanctinn  et  aiUiqiuiin  opus  inamuiia,  »  etc. 
Statuld.  n    3',l,  p.  10311-1037.  Cf.  IVlri  Veneral..,  lil).  I,  ej).  20. 


CISTERCIENS    ET    CLUNISTES.  127 

poussaient  parfois  la  mollesse  jusqu'à  feindre  la  maladie, 
afin  d'obtenir  le  bénétice  du  régime  confortable  de  Tinfir- 
merie.  Pour  couper  court  à  cet  abus,  l'usage  de  la  viande 
fut  interdit  à  tous  ces  faux  malades  (1).  On  supprima  éga- 
lement ,  pour  la  communauté  entière,  l'usage  de  la  graisse 
dans  les  aliments  du  vendredi  (2).  En  même  temps  dis- 
parut du  menu  des  grandes  fêtes  le  vin  mêlé  de  miel  et 
d'épices  dont  les  moines  de  Gluny  étaient  si  friands.  Pierre 
le  Vénérable  permet  cependant  d'en  user  le  Jeudi  Saint, 
en  raison  dune  vieille  coutume  qui  avait  apporté  cet  adou- 
cissement aux  mortifications  de  la  semaine  sainte  (3). 

Le  luxe  ne  fut  pas  mieux  traité  que  la  gourmandise.  Il 
fallut  renoncer  aux  vêtements  de  grand  prix  :  les  étoffes 
de  galebrun  et  d'isembrun,  le  vair  et  le  gris,  ces  fourru- 
res si  recherchées  au  moyen  âge,  furent  prohibés;  prohi- 
bées les  simples  fourrures  de  chats  ou  d'animaux  étran- 
gers; prohibées  le  garnitures  de  lits  en  drap  d'écarlate  ou 
de  couleurs  diverses,  en  drap  de  bouracan  ou  de  bureau, 
fabriquées  à  Ratisbonne  (4). 

La  réforme  atteignit  jusqu'aux  équipages  des  moines  : 
il  fut  interdit  aux  simples  religieux  ou  même  aux  prieurs 
d'avoir  en  voyage  plus  de  trois  chevaux  à  leur  service  ; 
quatre  ou  cinq  au  plus  étaient  accordés  par  distinction  au 
grand  Prieur  de  l'ordre  (o). 

De  tels  règlements  donnaient  pleinement  raison  à 
labbé  de  Clairvaux  et  prouvaient  qu'en  somme  il  avait 
frappé  juste.  Les  Glunistes  le  sentirent;  et  plus  d'un,  à  qui 

il;  StaiuUt.  n"  12,  p.  1029.  Sur  ces  fau\  malades,  cf.  Berii..  Apolog., 
cap.  IX,  n"  22. 

(2)  Statuta,  11"  10,  p.  1028. 

(3)  Ibid.,  n'  U,  p.  102".t. 

(4)  Ibid.,  ir  16-18,  p.  1030-1031. 

(5)  Statuta,  n"  40,  p.  1037. 


1^8  VIE    DE    SAINT    BEMXARI). 

raustérilé  souriait  médiocrement,  accueillit  par  des  mur- 
mures les  nouveaux  Statuts.  Les  mécontents  reprochèrent 
à  Pierre  le  Vénérable  de  se  laisser  entraîner,  «  à  la  suite 
des  Cisterciens  et  des  autres  novateurs,  dans  la  voie  d'une 
réforme  outrée.  Le  doux  abbé  prit  ce  blâme  intéressé 
pour  un  éloge  indirect;  et  en  dépit  des  censeurs  subal- 
ternes, il  poursuivit  son  œuvre,  nous  dit  Ordcric  Vital,  et 
regarda  comme  une  honte  de  renoncer  à  ses  plans  (1).  » 

L'abbé  de  Clairvaux,  «  du  fond  de  sa  caverne  (2),  »  ap- 
plaudit à  ces  courageux  efforts,  et  plus  tard  il  sut  mon- 
trer, dans  une  lettre  adressée  au  pape  Eugène  III  (3) ,  quel 
souvenir  ému  il  en  avait  gardé. 

Faut-il  en  conclure  que  les  Cisterciens  et  les  Clunistes 
réconciliés  allaient  se  donner  le  baiser  do  paix  et  mar- 
cher d'un  commun  accord  et  d'un  même  pas  dans  le  sen- 
tier d'une  étroite  observance?  N'exagérons  rien.  Une 
sourde  hostilité  régnera  longtemps  encore  entre  les  deux 
Ordres,  si  divers  dhumeur,  de  goûts,  d'esprit  et  dha- 
bit  (4).  Les  nuances  qui  les  distinguent  sont  particulière- 
ment sensibles  en  trois  points,  la  mortification,  le  travail 
et  le  sens  esthétique. 

Cîteaux  poussa  l'austérité  du  cloitre  jusqu'à  son  ex- 
trême limite.  C'est  bien  de  Bernard  et  de  ses  pairs  qu'on 
peut  dire  avec  assurance  qu'ils  traitaient  leurs  corps 
comme  «  une  guenille  »  T(jutceque  la  nature  pi'ut  endu- 
rer de  privations  et  de  mauvais  traitements,  ils  le  lui  ti- 


(1)  Hlsl.  eccics.,  lil).  .Mil,  cap.  4.  Touldois  Orderic  ajoute  iju'il 
linil  par  flédiir  un  yen. 

(2)  Apoloij.,  ca]).  1,  11"  1. 

(3)  «  In  niuUis  Ordiiicin  illiiin  meliorasse  (Petrus)  cogiioscitur  ;  voihi 
gralia,  in  obsorvanlia  jcjunioruin,  silcnlii,  iiulumonloniin  preliosorum 
et  cnriosoruin.  »  Ej).  277. 

(4)  Cr.  iiiler  Biîmanlin.,  cp.  22'.l,  (''crito  en  WVi. 


CISTERCIENS    ET    CLUNISTES.  12f> 

ront  subir  par  religion.  S'ils  redoutaient  quelque  chose  au 
monde,  c'étaient  leurs  aises.  En  eux  s'incarnait  au  dou- 
zième siècle  ce  culte  du  renoncement  et  de  la  souffrance 
qui  a  pris  naissance  au  Calvaire  et  s'est  transmis  fidèlement 
d'âge  en  âge  dans  l'Église  catholique  :  ce  fut  la  part  choi- 
sie de  l(»ur  héritage.  «  Cette  dose  un  peu  forte  était  né- 
cessaire à  mon  âme,  »  nous  dit  en  toute  simplicité  l'abbé 
de  Clairvaux  il). 

Les  Clunistes  n'éprouvent  pas,  au  même  degré,  ce  be- 
soin de  sacrifice,  et  entendent  d'autre  façon  les  devoirs  de 
la  vie  claustrale.  Le  corps  leur  parait  réclamer  certains 
ménagements  ([ui  se  concilient  fort  bien  avec  l'accom- 
plissement de  la  Règle  bénédictine.  A  l'inverse  de  saint 
Bernard  (2),  Pierre  le  Vénérable  se  montre  sérieusement 
préoccupé  de  la  santé  de  ses  moines  (3).  Volontiers  il 
prendrait  pour  devise  ce  mot  du  poète  :  Mens  sana  in 
corpore  sano.  De  là,  dans  la  nourriture  et  le  vêtement, 
des  divergences  notables  (ij.  Pendant  que  les  Cisterciens 
conservent  des  airs  de  moines  mendiants  et  mortifiés,  les 
Clunistes  offrent  le  spectacle  de  religieux  aisés  et  bien 
portants. 

Les  occupations  des  deux  communautés  sont  aussi  fort 
diverses.  Dans  l'ordre  de  Gîleaux  le  labeur  qui  absorbe  le 
plus  grand  nombre  des  frères  est  purement  manuel;  la 
bibliothèque  compte  peu  de  copistes  ou  de  scribes.  A 

(1)  «  Talem  anima}  ince  laiiguorem  senlit'l)ain,  cui  foi  lior  essel  po- 
tio  necessaria.  »  Apolog.,  cap.  iv,  ir  7. 

2)  Bern.,  ep.  345,  n°  2;  cf.  ep.  491,  n"  4. 

(3}  Cf.  lib.  I,  ep.  28,  i)articiilièremenl,  p.  157-158. 
i;  Sur  le  coutume  des  Clunislfs,  voir  Pétri  Vencrub.,  iii».  1,  ep.  28; 
lib.  IV,  ep.  17;  Bern,,  ep.  i  ;  Apolog.,  cap.  x.  Sur  leur  nouniluio,  voir 
Pétri  Venerab.,  lib.  I,  ep.  28;  lib.  IV,  ep.  17;  Slalula,  n'"  10-15;  l$ern., 
ep.  i;  Apolog.,  cap.  i\.  Cf.  d'Arbois  de  Jubainville,  Abbayes  Cister- 
ciennes ,  p.  127. 


130  VIE    DE    SAIM    BERNARD. 

Cluny  le  travail  des  mains  est  rexception  ;  c'est  le  travail 
intellectuel  et  artistique  qui  domine.  Et  cette  préférence 
que  l'Ordre  affecte  pour  les  œuvres  libérales  :  sculpture, 
peinture,  miniature,  orfèvrerie,  transcription  des  manus- 
crits, enseignement  des  lettres  et  des  sciences  (1) ,  s'expli- 
que aisément.  Cluny  est  riche,  immensément  riche;  il 
possède  des  châteaux,  des  villages  et  des  serfs  (2 1  ;  ses  re- 
venus suffisent  amplement  aux  besoins  de  Tabbaye. 
Pourquoi  les  religieux  ne  consacreraient-ils  pas  aux  choses 
de  l'esprit  le  loisir  que  leur  ménage  une  telle  prospérité? 
La  loi  du  travail  ne  se  trouve-t-elle  pas  de  la  sorte  respec- 
tée? C'est  d'après  ces  principes  que  Pierre  le  Vénérable 
dirige  sa  maison;  et  pour  justifier  sa  conduite,  il  s'autorise 
expressément  de  l'exemple  de  saint  Maur  (3),  le  disciple 
aimé  de  saint  Benoît.  Si  les  Cisterciens  entendent  autre- 
ment la  Règle,  c'est,  disent  les  Clunisles,  qu'ils  s'attachent 
trop  obstinément  à  «  la  lettre  qui  tue.  »  Chose  frappante, 
le  même  malentendu  a  ))rovoqué  en  plein  dix-septième 
siècle  la  môme  querelle  entre  deux  fils  illustres  de  la 
grande  famille  bénédictine.  Pendant  que  l'austère  llancé, 
en  cela  lidèle  à  l'esprit  de  Cîteaux,  se  réclamait  du  pa- 
triarche des  moines  d'Occident  pour  contraindre  tous  les 
Bénédictins  à  reprendre  la  tradition  de  «  l'antique  et  saint 
travail  des  mains,  »  Mabillon  abritait,  comme  autrefois 
Pierre  le  Vénérable,  les  travaux  d'érudition  qui  font  la 


(Ij  Cf.  Ciiclieral.  Clunij  au  onzième  siècle,  p.  Î3.3-I3i.  Sur  les  parri 
scholares  de  Cluny,  cf.  Polri  Neiierab. ,  Statnta,  u"  .')(),  p.  1040.  Sur 
la  bibliollièque  de  Clairvaux,  cf.  d'.\rbols  de  Jubain ville,  Abbai/es  Cis- 
lerciemtes,  p.  '17-98,  IOI-102,  105,  108;  voir  aussi  une  letlre  de  Nico- 
las de  Clairvaux,  cp.  :{:> ,  dans  Mabillon,  /'nef.  ad  Sen/r  Ucniardi. 
n"  xi.i. 

(2)  Pelri  Vcneral).,  lili.  I,  ep.  2S,  p.  IV^-liG. 

(:i)  Lib.  I,  cp.  :^8,  p.   1  ■>'.•:  cf.  lib.  IV,  cp.  17. 


CISTERCIEXS    ET    CLUXISTES.  131 

gloire  de  sa  congrégation,  sous  le  nom  désormais  inou- 
bliable et  littéraire  de  saint  Maur. 

Visiblement,  nous  sommes  ici  en  présence  de  deux  sor- 
tes d'esprits  absolument  irréductibles  l'un  à  l'autre;  et 
nous  pouvons  être  assurés  que  leur  dissentiment  reparaîtra 
dans  l'appréciation  des  choses  de  l'art,  qui  sont,  avant 
tout,  des  choses  de  goût.  En  fait  d'art,  les  Cisterciens,  de 
parti  pris ,  ne  cultivent  guère  que  l'architecture ,  et  cette 
architecture  est  d'un  aspect  sévère  ;  la  majesté  seule  de 
leurs  édiûces  en  fait  la  beauté.  Les  Clunistes,  au  contraire, 
ne  croient  pas  que  ce  soit  trop  d'employer  toutes  les  res- 
sources de  la  nature  et  d'appeler  tous  les  arts  à  leur  aide 
pour  rendre  gloire  à  Dieu.  De  là  cette  profusion  de  statues, 
de  vitraux  coloriés,  de  peintures  murales,  de  candélabres, 
de  pierres  précieuses  et  de  lumière,  qui,  chez  eux,  frap- 
pent les  sens  et  éveillent  l'àme  (1).  Aux  jours  de  leurs 
grandes  solennités,  la  soie  des  vêtements  liturgiques  mêle 
son  éclat  à  celui  dr  l'or  des  reliquaires,  des  lustres,  des 
croix  et  des  autels;  et,  pendant  que  toute  cette  pompe 
charme  les  yeux,  les  chants  sacrés  ravissent  les  oreilles. 
«  Tout  cela  étouffe  la  dévotion  et  rappelle  les  cérémonies 
judaïques,  »  disait  l'abbé  de  Clairvaux;  «  les  œuvres  d'art 
sont  des  idoles  qui  détournent  de  Dieu  et  sont  bonnes  tout 
au  plus  à  exciter  la  piété  des  âmes  faibles  et  des  gens  du 
monde  '2).  »  Sans  désavouer  cette  dernière  pensée  ,  Pierre 
le  Vénérable  estime  que  les  âmes  faibles  composent  la 
grande  majorité  de  l'humanité  déchue  et  (ju'elles  cher- 
chent même  souvent  un  asile  dans  le  cloitre.  Fermer  le 

(1)  Cf.  Bern.,  Apolorjia,  cap.  \ii,  ii"  28. 

(2)  Ibid.  Voir,  sur  Suger  qui  rei)ré»cnte  l'esprit  hénédictin ,  sou 
Liber  de  rébus  geslis,  p.  190-200,  éd.  Lecoy.  Cf.  Anlliynie  Saiiit-Paui, 
Bulîelia  archéologique  du  Coinilé  des  tracaux  hist.,  lisyo.  p.  273- 
275. 


132  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

cloitrft  aux  œuvres  d'art  serait  priver  à  jamais  ces  âmes 
d'un  stimulant  utile  à  leur  piété.  La  pompe  du  culte  se 
trouve  ainsi  justiiiée,  à  ce  qu'il  semble. 

En  somme,  cette  diversité  de  sentiments  est  affaire  de 
tempérament  moral  plutôt  que  de  principes  définis.  Au- 
jourd'hui encore,  comme  au  douzième  siècle,  deux  écoles 
se  partagent  les  àtnes  religieuses.  Si  l'une  proclame  avec 
l'abbé  de  Cluny  que  tous  les  arts,  étant  chrétiens  par  es- 
sence, ont  leur  place  marquée  dans  le  temple,  l'autre,  plus 
scrupuleuse  ou  plus  dégagée  des  choses  sensibles,  écarte 
résolument  du  lieu  saint,  comme  l'abbé  de  Clairvaux, 
toutes  les  oeuvres  où  Thomme  met  une  marcjue  trop  sen- 
sible de  son  génie  :  sculpture,  peinture,  musique,  charme 
de  l'œil  et  de  l'oreille,  sauf  peut-être  par  habitude  les 
images  des  saints,  et  par  inclination  le  chant  traditionnel 
de  l'Église. 


CHAPITRE  V 

BERNARD    ET   LA    RÉFORME     RELIGIEUSE. 
LA   FAMILLE   CISTERCIENNE. 


I 


Idées  générales  de  Bernard  sur  la  vocation 
religieuse. 

Environ  quinze  ans  après  la  fondation  de  Clairvaux, 
Bernard  écrivait  :  «  Le  monde  est  rempli  de  moines  1].  » 
Le  seul  diocèse  de  Langres  comptait  dès  lors  ,  en  effet, 
quatorze  monastères  très  florissants  "2)  ;  et  le  nombre  al- 
lait s'en  accroître  encore  par  les  soins  de  l'infatigable 
abbé. 

Ce  progrès  de  l'ordre  monastique  a  été  le  rêve  de  toute 
sa  vie.  Prétendre  qu'il  voulut  faire  du  monde  chrétien  un 
couvent  immense  est  une  exagération;  mais  on  ne  le  ca- 
lomnie pas,  en  lui  prêtant  l'intention  d'arracher  à  la  vie 
du  siècle  le  plus  d'àmes  possible.  S'il  n'entre  pas  dans  sa 
pensée  d'imposer  à  tous  les  fidèles  baptisés  l'obligation 
de  suivre  les  conseils  évangéliques,  du  moins  il  est  aux 
aguets  pour  surprendre  dans  les  cœurs  qui  s'ouvrent  à 
lui  le  moindre  signe  de  vocation  religieuse. 

Deux  sortes  d'àmes  lui  paraissent  appelées  à  quitter  le 

(1)  De  Laude  novx  militix,  ad  Milites  Teiupli,  cap.  i,  ii"  ). 

(2)  Cf.  Gallia  Christ.,  IV,  057  et  199;  Bern.,  ep.  489. 

8 


134  VIE   DE    SAINT    BERNARD. 

siècle  :  les  âmes  faibles  et  les  âmes  d'élite;  les  unes  par 
nécessité,  les  autres  par  vertu;  les  unes  pour  se  mettre  à 
l'abri  des  tentations  extérieures,  les  autres  pour  remplir 
une  mission  extraordinaire;  toutes  deux  pour  développer 
plus  aisément  et  plus  complètement  en  elles  les  talents 
surnaturels  que  Dieu  leur  a  confiés.  Le  cloître  est  ainsi 
à  la  fois  une  «  cité  de  refuge  (1)  «  et  un  séminaire  de  per- 
fection. 

La  vie  qu'on  y  mène  est  particulièrement  glorieuse, 
presque  royale  (2).  Ceux  qui  y  sont  admis  forment  pro- 
prement «  la  Chevalerie  du  Christ  3).  »  Heureuses  les  âmes 
à  qui  Dieu  accorde  un  si  haut  privilège  et  qui  en  compren- 
nent l'excellence  !  Oiiiputest  capcre  capiaf.  C'est  «  une  sorte 
de  second  baptême  »  et  un  gage  presque  assuré  de  salut  (4). 

Dans  les  desseins  de  Dieu  les  femmes  n'en  sont  pas  ex- 
clues plus  que  les  hommes.  Le  douzième  siècle,  à  la  vé- 
rité, compte  relativement  peu  de  monastères  de  femmes. 
Au  temps  de  la  fondation  de  Clairvaux,  le  diocèse  de  Lan- 
gres  n'en  possédait  que  deux  ou  trois  (oj.  Mais  cette  ins- 
titution se  développera  de  plus  en  plus  et  deviendra  très 
prospère  dans  les  âges  suivants.  L'Ordre  cistercien  con- 
tribuera pour  sa  part  à  cet  accroissement,  par  la  fonda- 
tion de  couvents  féminins  astreints ,  comme  les  monastè- 
res d'hommes,  à  l'observation  rigoureuse  de  la  lettre  de 
la  Règle  bénédictine.  ïart,  près  de  Dijon,  fut  vers  1125 
le  premier  établissement  de  ce  genre  (0).  Mais  déjà,  les 
épouses,  sœurs,  nièces  des  compagnons  de  Bernard,  sa 

(1)  «  Urbcs  let'ugii.  »  De  convers.  ad  clericos ,  c.  xxi,  ii"  37. 
(•>)   Cf.  ep.  103,  n"  1;  ep.  208. 
(3)  «  Christi  iiiilitia.  »  Ep.  2,  n"  i;  ep.  441. 
(•'i)  Lib.  de  pnccepto  et  dispens. ,  cap.  i  ol  wii,  u'  54. 
(5)  Cf.  Gdllia  Christ.,  IV,  p.  057-058,  745-74U. 
(0)  Ibid.,  p.  8i8-84'J;  Chilllet ,  Genus  illustre,  p.  443-444,  Migne , 
|).  Ii09-ril0.  Cf.  Gallia  Christ.,  IV,  572. 


BERNARD    ET    LA   RÉFORME    ClSTERCIENiNE.  135 

propre  sœur  Hombelinc  et  sa  belle-sœur  Elisabeth , 
étaient  entrées  dans  les  couvents  bénédictins  de  Jully- 
les-Nonnains  1  ,  de  Lairé  et  du  Puits-d'Orbe  {'2).  Cette 
grave  question  de  la  vocation  religieuse  des  femmes  ne 
pouvait  donc  rester  étrangère  à  la  pensée  du  jeune  abbé. 
Il  est  remarquable  cependant  que  sa  correspondance  con- 
tient peu  de  lettres  qui  se  réfèrent  à  cet  objet.  Gela  lient 
sans  doute  à  la  rareté  même  des  vocations  religieuses  fé- 
minines, ''■  rareté  surtout  frappante  chez  les  familles 
nobles,  »  fait  observer  labbé  de  Clairvaux.  Aussi  félicite- 
t-il  avec  une  complaisance  non  dissimulée  une  vierge  du 
nom  de  Sophie  qui  sacriûait  pour  le  cloitre  tous  les  avan- 
tages de  la  fortune  et  de  la  naissance,  tout  l'éclat  de  la 
«  gloriole  »  humaine,  comme  il  parle.  Ce  sacrifice,  que 
«  si  peu  »  ont  le  courage  de  faire,  vous  rendra,  lui  écrit- 
il,  «  bien  plus  illustre  »  que  l'honneur  «  d'être  sortie 
d'une  grande  famille.  Ce  mérite,  qui  vous  appartient  en 
propre  et  ne  vient  pas  de  vos  aïeux,  est  d'autant  plus  pré- 
cieux qu'il  est  plus  rare  (3).  » 

La  vie  religieuse ,  à  laquelle  l'abbé  de  Clairvaux  con- 
viait si  chaleureusement  ses  contemporains,  s'offrait,  tant 
aux  hommes  qu'aux  femmes,  sous  diverses  formes,  la 
forme  érémitique,  solitaire  ou  proi)rement  monastique, 
et  la  furme  cénobitiquc  A  laquelle  le  saint  réformateur 
donnait-il  ses  préférences? 

La  vie  érémitique,  qui  illustra  les  déserts  de  l'Egypte 
et  de  la  Palestine  au  quatrième  siècle  et  qui  n'est  plus 
guère  aujourd'hui  qu'un  souvenir,  avait  encore  ses  parti- 
sans au  douzième  siècle.  On  rencontrait  çà  et  là  dans  les 

(1,  Cf.  Jol)iii,  Hist.  du  prieuré  de  Jullylcs-Nonnaiiis ,  Paris,  1881. 
{-.l)  Cf.  Gauf.  Frag m.,  Mi^ne,  b2r,-b2(i,  Bern.  Vi(a ,  lil).  I,  cap.  m, 
n"  10;  Gatlia  Christ.,  IV,  7'i'i. 
(3;  Ep.  113,  n"  1. 


130  VIE    DE    SAINT    lîEHNARD. 

bois,  près  de  la  source  des  fontaines,  et  toujours  assez 
loin  des  villes,  des  solitaires  ou  même  dos  recluses  qui 
n'avaient  d'autre  société  que  les  bétcs  et  les  oiseaux  des 
forêts,  recevaient  parfois  la  visite  et  raumône  d'un  pas- 
sant et  vivaient  habituellement  du  travail  de  leurs  mains. 
Tel  par  exemple  le  moine  Martin,  qui  céda  son  ermitage 
à  Godefroid  de  la  Roche  pour  la  fondation  de  Fontenay  (1) 
et  se  retira  sans  doute  ensuite  plus  avant  dans  la  forêt 
voisine;  tel  encore  l'ermite  Guido,  qui  offrit  sa  retraite  de 
Prémontré,  d'abord  à  l'abbé  de  Clairvaux,  puis  à  saint 
Norbert  (2). 

Bernard,  sans  être  ennemi  de  cette  séquestration,  la 
redoutait  pour  les  femmes.  «  Quand  on  veut  mal  faire, 
écrivait-il  à  une  religieuse  qui  estimait  que  sa  vertu  se- 
rait plus  en  sûreté  dans  un  désert  que  dans  un  cloitre 
opulent,  le  désert  a  aussi  son  abondance,  le  bois  a  son 
ombre  et  la  solitude  son  silence.  Le  mal  que  personne  ne 
voit,  personne  ne  le  reprend.  Mais  quand  le  reproche 
n'est  plus  à  craindre,  le  tentateur  s'approche  plus  sûre- 
ment, l'iniquité  se  commet  plus  librement.  Dans  un  cou- 
vent, au  contraire,  si  vous  faites  quelque  bonne  action, 
personne  ne  vous  en  empêche;  mais  si  vous  voulez  faire 
le  mal ,  cela  ne  vous  est  pas  possible;  tout  le  monde  est  là 
pour  le  voir  et  pour  vous  en  reprendre...  fleconnaissez 
donc,  ma  fille,  dans  votre  dessein,  une  ruse  du  d('mon. 
Le  loup  habite  dans  le  bois.  Pénétrer  seule,  i»auvre  pe- 
tite brebis,  dans  les  ombres  du  bois,  c'est  vouloir  être  la 
proie  du  loup  (3).  >> 

(1)  Cliitllcl,  Genus  Utusire,  Mignc,  p.  1461  et  1473. 

(2)  Ik-rn-,  ep.  253,  a"  1  ;  cf.  epp.  5.5,  233;  nern.  Viln  ,  lib.  VU,  cap. 
II,  n"  3. 

(3)  «  lu  neinore  lujxis  lialiitat.  Si  .sola  ovicula  uinbras  iieinoris  penc- 
Ira.s,  pra'da  vi.s  cssc  luj>o.  »  K]i.  11.".. 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  137 

Pour  les  Iwmmes,  la  solitude  est  moins  redoutable.  Ce- 
pendant Tabbé  de  Clairvaux  estime  qu'elle  n'est  pas  sans 
dangxT,  et  il  veut  (ju'un  ermite,  en  s'y  confinant,  prenne, 
pour  protéger  sa  vertu,  des  précautions  infinies.  Un  de 
ces  solitaires  lui  écrivit  un  jour  pour  lui  demander,  par 
manière  d'adoucissement  à  la  règle  qu'il  s'était  imposée,  la 
permission  de  s'entretenir  avec  quelques  femmes  qui 
subvenaient  à  ses  besoins  par  leurs  aumônes.  Bernard 
refuse  net  de  se  prêter  à  cet  accommodement  perni- 
cieux. «  Pas  de  conversation  avec  les  femmes;  n'admet- 
tez même  pas  leurs  visites;  le  travail  de  vos  mains  doit 
suffire  à  vous  sustenter.  Que  si  cela  ne  suffit  pas  pour  vos 
somptuosités,  vous  n'auriez  pas  dû  commencer  ce  que 
vous  ne  pouvez  achever  (1).  » 

Le  régime  par  excellence  de  la  vie  religieuse  au  dou- 
zième siècle,  c'est  le  régime  cénobitique.  Non  qu'il  soit 
uniforme  sous  tous  les  cieux  ou  seulement  dans  toutes 
les  parties  d'une  même  province  :  très  variables  sont  les 
exercices  qu'il  comporte.  Mais  quelle  que  soit  la  diver- 
sité de  ses  formes,  elles  ont  toutes  ceci  de  commun  que 
ceux  qui  s'y  assujettissent,  hommes  ou  femmes,  sont 
réunis  en  société  sous  une  môme  règle.  La  seule  Règle  de 
saint  Augustin,  diversement  entendue  ou  modifiée,  a  pro- 
duit, nous  le  verrons,  les  chanoines  réguliers  d'Aroaise, 
de  Saint-Victor,  de  Prémontré,  etc.  L'ordre  des  Chartreux 
offre  quchpies  points  de  ressemblance  avec  celui  de  saint 
Benoit.  Knfin  les  Cisterciens  forment,  à  côté  des  Clunis- 
tes,  une  branche  nouvelle  de  la  grande  famille  bénédic- 
tine. Les  âmes  qui  désertent  le  siècle  trouvent  ainsi  à  leur 
portée  des  asiles  aussi  sûrs  que  variés.  L'abbé  de  Clair- 
vaux  n'a  pas  la  prétention  de  les  attirer  toutes  dans  son 

(1)  Ep.  iOi. 


138  VIE   DE   SAINT    BERNARD. 

cloître.  11  professe  au  contraire  expressément  que  l'Esprit 
souffle  cil  il  veut  et  que  «  chacun,  pour  vivre  dans  sa  vo- 
cation, doit  aller  au  lieu  que  Dieu  lui  a  montré  (1).  »  En 
cela  sa  pratique  est  conforme  à  son  enseignement;  nom- 
bre de  ses  disciples,  reconnus  impropres  au  régime  de 
Clairvaux,  ont  été  dirigés  par  lui  vers  d'autres  monastères 
du  voisinage  (2). 

Existe-t-il  une  hiérarchie  entre  ces  divers  Ordres  reli- 
gieux? On  n'en  saurait  douter.  Leur  dignité  se  mesure 
sur  le  degré  de  perfection  morale  et  la  somme  de  sacri- 
fices que  chacun  d'eux  représente;  les  Ordres  les  plus 
sévères  l'emportent  sur  les  Ordres  d'une  observance  plus 
large.  Les  Chartreux,  par  exemple,  occupent,  au  regard 
de  l'Église,  un  rang  plus  élevé  que  les  Chanoines  régu- 
liers ;  et  dans  le  seul  ordre  bénédictin  l'abbé  de  Clairvaux 
n'hésite  pas  à  attribuer  la  prééminence  aux  Cisterciens, 
non  par  un  vain  sentiment  d'amour-propre  ou  par  esprit 
de  corps ,  mais  parce  que  ces  religieux  observent  la  Rè- 
gle plus  strictement  et  plus  littéralement  que  ne  le  font 
les  Clunistes  et  les  autres  moines  noirs  (3). 

De  cette  théorie,  en  apparence  frivole  et  bonne  à  en- 
tretenir dans  l'Église  l'esprit  d(>  coterie  et  une  inégalité 
contraire  à  l'Évangile,  découlent  au  contraire  des  consé- 


(1)  Ep.  395.  n"  1;  cf.  n"  2. 

(2)  Ep.  408;  il  envoie  à  Guillaume ,  abbé  de  Saint-Martin  de  Troyos^ 
chanoine  régulier,  un  religicu.v  incajiable  de  suivre  la  Règle  de  Clair- 
vaux. De  iiiénie  dans  Icpilre  442  il  envoie  à  un  abbé  bénédictin  duos 
adolescentes  bontun  (jnidem  volunlatem  habentcs ,  scd  viribits  cor- 
poris  ad  nostrum  Ordlnem  nequaquam  sufjicienles. 

(3)  «  Forte  vult  aliquis  de  Cluniacensibus  institulis  ad  Cistercien - 
siuhi  sese  stringere  paupertalem  <'ligens  pne  illis  nimirum  consuetu- 
dinibus  niagis  Rcgulic  puritatein  >-  {De  Prxcepto  et  dispensât. ,  cap. 
AVI,  n'  4(1).  «  Districtionein  lilleratoriam  i)rofitenlur  Cistercieuses  » 
Ihhl.  ,  n"  471.  Cf.  n"  31». 


BERNARD    Eï    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  139 

quencGs  pratiques  fort  justes  et  appropriées  aux  besoins 
do  l'àme  qui  tend  à  la  i)prfection.  Si  cette  âme  n"a  ja- 
mais le  droit  d'aspirer  à  descendre,  il  ne  lui  est  pas  tou- 
joiiis  interdit  daspirer  à  monter.  De  là  pour  elle  la  pos- 
sibilité de  commuer  ses  vœux  (1).  Bernard  admet  en 
principe  comme  légitime  et  agréable  à  Dieu  le  passage 
des  Prémontrés  et  des  Bénédictins  dans  l'ordre  Cistercien. 
En  pareil  cas ,  «  quitter  son  monastère ,  c'est  encore  une 
manière  de  déserter  le  siècle  >>  ;  c'est  on  quelque  sorte 
une  seconde  conversion  (2).  Ce  principe  est  sans  doute 
périlleux  dans  l'application  ;  et ,  pour  en  prév^enir  les  abus, 
il  convient  d'en  limiter  l'usage.  L'abbé  de  Glairvaux  ré- 
prouve tout  changement  qui  serait  TelTet  d'un  pur  caprice. 
Pour  qu'un  religieux  puisse  sans  péché  abandonner  sa  ré- 
sidence et  rompre  son  vœu  de  stabilité ,  il  faut  qu'il 
montre  des  signes  incontestables  de  vocation  extraordi- 
naire et  soit  muni,  s'il  est  possible,  du  consentement  do 
son  supérieur.  La  même  liberté  s'étend  au  profès  qui  se 
verrait  réduit  à  l'impossibilité  morale  de  remplir  dans 
son  monastère  les  engagements  qu'il  a  contractés  de- 
vant Dieu.  C'est  dans  ces  cas,  en  somme  assez  rares,  que 
Bernard  consent  à  recevoir  à  Glairvaux  les  transfuges  des 
autres  Ordres  (3).  Et  s'il  n'observe  pas  toujours  scrupu- 
leusement les  conditions  qu'il  pose  lui-même  pour  la 
légitimité  de  ces  admissions,  il  ne   faut  voir  dans  ces 

{1}  a  Non  arbili'or...  Deuia  exigore  qiioilcuiii([iie  sibi  proinissum 
bonuin,  si  pro  eo  melius  aliquid  fuerit  perso) ulum.  Enimvcro  alicui 
forte  debeiiti  vobis  duodecim  nununos,  nuinquid  si  pro  eis  die  coiisli- 
luto  marcam  solveret  argent! ,  juste  irascereniiiii?  »  Ep.  57;  cf.  ep. 
417,  dont  l'épître  444  n'est  qu'un  doublet. 

[2)  «  Et  tu  velut  e  saecularibus  unus  monasterium  tanquam  s;eculuin 
deserens,  »  etc.  Ep.  34,  n"  1. 

(3)  Cf.  De prxcepto  et  dispenn.,  cap.  xvi,  tout  entier;  Bern. ,  epp. 
32-33,  67-68,   267, 


140  VIE    DE    SAIXT    BERNARD. 

inconséquences  que  des  erreurs  de  fait,  qu'il  est  le 
premier  à  déplorer.  Témoin  son  épitre  id'S  à  Pierre  de 
Celle,  I39()  à  Tévèquc  de  Toul;  témoin  surtout  sa  lettre  à 
l'abbé  Alvise ,  après  la  mort  du  moine  Godwin.  (Juoi- 
quil  eût  pris  mille  précautions  avant  d'admettre  à  la  pro- 
fession ce  déserteur  d'Ancbin,  il  ne  se  contente  pas  de 
fournir  au  vénérajjlc  abbé  des  explications  et  des  excuses  ; 
il  se  jette  encore  à  ses  pieds  avec  dos  larmes  de  repentir  : 
«  Sacbez,  lui  dit-il,  que  je  ne  porte  pas  impunément  le 
malheur  d'avoir  offensé,  si  légèrement  que  ce  fût,  Votre 
Révérence...  Prosterné  à  vos  genoux,  les  épaules  nues, 
les  mains  chargées  de  verges,  je  n'attends  qu'un  signe  de 
vous  pour  frapper  et  demander  ma  grâce  en  tremblant. 
Veuillez  nous  récrire  et  nous  dire  si  vous  avez  ces  satis- 
factions pour  agréables  (1).  » 

Il  serait  difficile  d'indiquer  au  juste  le  nombre  des 
moines  étrangers  admis  à  Glairvaux;  ce  qui  est  sûr,  c'est 
qu'en  général  le  recrutement  du  monastère  se  faisait  d'au- 
tre sorte.  Les  séculiers ,  clercs  ou  laïques ,  lui  fournissaient 
son  plus  riche  contingent;  c'était  du  milieu  du  monde  que 
sortaient  ces  élus  du  cloître. 

Mais  que  de  liens  parfois  il  leur  fallait  rompre,  avant 
de  répondre  à  l'appel  de  la  grâce  !  Bernard  ne  souffrira  pas 
qu'ils  hésitent  un  seul  instant  à  sacrifier  pour  Dieu,  soit 
les  biens,  soit  les  dignités,  soit  même  les  joies  les  plus  lé- 
gitimes (jui  les  retiennent  dans  le  siècle. 

Lui,  qui  ne  voyait  dans  «  l'or  et  l'argent  qu'un  peu  de 
terre  blanche  et  rouge,  à  laquelle  l'erreur  des  hommes 
pouvait  seule  attacher  quelque  prix  (2),  »  ne  trouvait  i)as 
de  termes  assez  forts  pour  flétrir  la  lâchoté  de  ceux  qui 

(1)  E|i.  'i5;  of.  e|i.  GG  sur  le  inêiiie  siijel  adressé  à  Geoffroy,  abbé  de 
Saiiit-Médard,   qui  devint  évè(iue  de  CliAlons  en  1131. 

(2)  In  AdvenlH ,  serin.  IV,  ir  l. 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  lil 

reculaient  d'effroi  devant  le  sacrifice  de  ces  richesses 
«  dont  la  possession,  disait-il,  est  une  charge,  l'amour  une 
souillure,  la  perte  une  cruelle  souffrance.  »  «  Eh  quoi, 
ajoutait-il,  ne  vaut-il  pas  mieux  les  mépriser  avec  hon- 
neur que  de  les  perdre  avec  douleur?  N'est-il  pas  plus 
prudent  de  les  céder  à  l'amour  du  Christ  que  de  les  céder 
à  la  mort?  Ne  savez-vous  pas  qu'elle  est  là  en  embuscade, 
cette  voleuse,  à  laquelle  vous  ne  pourrez  vous  soustraire, 
ni  vous  ni  vos  biens  (1)?  »  Ainsi  parlait-il  au  frère  de  l'un 
de  ses  moines ,  qui  tardait  à  venir  rejoindre  son  aîné  à 
Clairvaux. 

La  science  profane  ou  même  l'enseignement  des  lettres 
sacrées  est  encore  un  de  ces  obstacles  qui  ferment  l'accès 
de  la  vie  religieuse  ou  le  rendent  difficile.  Qu'est-ce  pour- 
tant, pense  Bernard,  que  cette  lumière  froide  et  pâle  qui 
ne  saurait  faire  germer  un  «  grain  de  vie,  »  et  ne  fait 
pousser  que  «  la  paille  de  la  gloire  (2)?  »  Vaut-elle  qu'on 
la  préfère  au  soleil  de  justice,  dont  la  chaleur  fait  éclore 
toutes  les  vertus?  Et  quel  fruit  de  l'érudition  espère-t-on 
recueillir  à  l'heure  du  jugement?  «  .Te  vous  plains,  mon 
bien  cher  Gautier,  écrivait-il  à  un  brillant  professeur  de 
littérature  qui  hésitait  à  sacrifier  sa  chaire  ;  je  vous  plains , 
quand  je  songe  aux  vaines  études  sous  lesquelles  vous 
accablez  la  grâce  de  votre  jeunesse,  la  finesse  de  votre  es- 
prit, l'éclat  de  votre  science,  et,  ce  qui  vaut  mieux  que 
tout  cela  chez  un  chrétien,  la  pureté  et  la  noblesse  de  vos 
mœurs;  je  vous  plains  quand  je  songe  qu'au  lieu  de  con- 
sacrer de  si  grands  dons  au  Christ  qui  en  est  l'auteur, 
vous  les  faites  servir  à  des  choses  qui  passent.  Et  si,  ce 
qu'à  Dieu  ne  plaise,  une  mort  inopinée  venait  à  vous  les 
ravir,  quemporteriez-vous  avec  vous  de  tout  ce  labeur  que 

(1)  Ep.  103. 

(2)  Ep.  108,  II"  2. 


142  VIE    ])E    SAI.XT    BERNARD. 

VOUS  avez  accompli  sur  la  terre,  ot  quel  compte  rendriez- 
vous  H  Dieu  des  talents  qu'il  vous  a  conGés?  Car  rien  de  tout 
cela  n"est  à  vous ,  et  si  vous  vous  l'appropriez  par  usurpa- 
tion, il  y  a  ({uelfju'un  qui  vous  en  demandera  compte.  Je 
le  veux  cependant.  Je  suppose  qu'il  vous  soit  permis  d'at- 
tacher pendant  quelque  temps  la  gloire  à  votre  nom.  de 
vous  complaire  dans  la  louange  qui  vous  suit,  de  vous 
faire  appeler  i)ar  les  hommes  maître  et  rabbi,  de  vous 
créer  enfin  un  grand  nom  sur  la  terre.  Que  vous  res- 
tera-t-il  de  tout  cela  après  la  mort,  sinon  un  simple  sou- 
venir? Et  encore  ce  souvenir  ne  vivra-t-il  que  sur  la  terre , 
car  il  est  écrit  :  «  Ils  ont  dormi  leur  sommeil,  tous  ces 
«  riches,  et  ils  n'ont  plus  rien  trouvé  entre  leurs  mains.  » 
()r.  si  c'est  là  le  terme  de  tous  vos  labeurs,  permettez- 
moi  de  vous  le  dire,  qu'aurez-vous  de  plus  qu'une  bête  de 
somme?  De  votre  palefroi  aussi,  quand  il  sera  mort,  on 
racontera  qu'il  fut  un  bon  cheval  (1)  !  » 

C'est  jusqu'à  cette  comparaison  peu  flatteuse  pour  l'or- 
gueil humain  que  l'abbé  de  Clairvaux  rabaisse  la  vanité 
de  la  gloire  littéraire. 

D'autres  liens  plus  forts  retiendront-ils  une  âme  reli- 
gieuse dans  le  monde?  Liens  coupables  peut-être  ou  du 
moins  dangereux  comme  l'amour  d'une  femme  (2),  liens 
naturels  et,  ce  semble,  légitimes,  tels  que  l'amour  d'une 
mère?  Bernard  demande  que  l'on  rompe  l'un  et  l'autre 
avec  une  égale  générosité.  11  a  même  trouvé,  pour  expri- 
mer en  pareil  cas  le  devoir  d(^  la  piéli''  tiliule,  des  mots  à 
faire  trembler.  «  Abandonner  une  mère,  dit-il,  cela  parait 
inlinmain;  mais  demeurer  avec  elle,  quand  Dieu  vous  ap- 
pelle, ne  lui  esl  pas  avantageux  à  elle-même,  i)uisqu'elle 
devieni  ainsi  pour  son  fils  une  cause  de  perdition  et  qu'elle 

(1)  Ep.  )0'j,  n-  1   cl  2. 

(2)  Cf.  epii.  415  ol   ■>m. 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE  1 '(3 

met  en  même  temps  son  salut  en  péril.  Si  donc  on  la 
quitte,  c'est  pour  son  bien,  et  c'est  une  marque  qu'on 
l'aime  davantage.  Bref,  bien  qu'il  soit  impie  de  mépriser 
sa  mère,  c'est  cependant  une  très  grande  piété  de  la  mé- 
priser pour  le  Christ;  car  celui  qui  a  dit  :  «  Honore  ton 
"  père  et  ta  mère,»  a  dit  également  :  «  Celui  qui  aime 
«  son  père  et  sa  mère  plus  que  moi  n'est  pas  digne  de 
«  moi  (1).  » 

Si  l'abbé  de  Glairvaux  tient  ce  langage ,  ce  n'est  pas  qu'il 
méconnaisse  la  profondeur  et  la  délicatesse  du  sentiment 
qui  unit  un  enfant  à  sa  mère.  Nous  le  verrons  écrire  aux 
parents  de  Geotfroy  de  Péronne  pour  essayer  d'adoucir 
par  quelques  paroles  de  tendresse  l'amertume  do  leur  sa- 
crifice (2).  Ce  qu'il  ne  peut  souffrir,  c'est  que,  résistant  à 
Dieu,  un  père  et  une  mère  poussent  la  cruauté,  «  la  fré- 
nésie, »  comme  il  parle,  jusqu'à  empêcher  leur  fils  de 
suivre  sa  vocation  religieuse.  La  douceur,  l'attendrisse- 
ment, les  marques  touchantes  de  la  piété  filiale  ne  sont 
plus  alors  de  saison.  Fallût-il  passer  pour  barbare,  il  n'est 
plus  permis  de  céder  aux  sentiments  naturels,  même  les 
plus  légitimes  en  apparence.  «  Dût  votre  père,  écrit  Ber- 
nard au  jeune  Hugues,  comme  autrefois  saint  Jérôme  au 
jeune  Héliodore,  dût  votre  père  se  coucher  sur  le  seuil  de 
la  porte;  votre  mère,  les  cheveux  épars,  les  vêtements 
déchirés,  vous  montrer  les  mamelles  qui  vous  ont  allaité, 
votre  petit  neveu  se  suspendre  à  votre  cou ,  passez  par- 
dessus le  corps  de  votre  père ,  passez  par-dessus  le  corps 
de  votre  mère,  et  marchez;  et,  les  yeux  secs,  volez  à  l'é- 
tendard de  la  Croix.  Le  plus  haut  degré  de  piéti';  »  liliulc, 
«  en  pareil  cas,  est  d'être  cruel  pour  le  Christ  [Si.  » 

(1)  Ep.  104,.  Il"  3. 

(2)  Ep.    110. 

'3)  «  Phreneticoruin  luclirvinis  ne  movcaris.  »  Ep.  322,  atlro.<;.sé(,'  à 


144  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

Et  ce  sacrifice  ne  soud're  pas  de  retard.  Le  moindre  dé- 
lai non  jusliûé  prend  aux  yeux  de  Bernard  le  caractère 
d'une  grave  imprudence.  Le  siècle  a  tant  de  pièges!  il  est 
si  pernicieux  pour  les  amis  de  Dieu!  Si  la  mort  allait  sur- 
prendre à  rimprovistc  Tàme  trop  lente  à  s'en  dégager! 
((  Fuyez,  je  vous  prie,  écrivait  le  saint  abbé  à  un  sous- 
diacre  de  r%liso  romaine,  ne  restez  pas  plus  longtemps 
dans  le  chemin  des  pécheurs.  Comment  pouvez-vous  vi- 
vre, où  vous  n"oseriez  mourir  (1/?  »  Et  à  un  jeune  élève  des 
écoles,  épris  de  littérature  et  trop  confiant  peut-être  dans 
les  promesses  d'une  santé  florissante  :  ((  Je  ne  puis  vous 
accorder  de  délai,  car  rien  n'est  plus  certain  que  la  mort 
et  rien  n'est  plus  incertain  que  l'heure  de  la  mort.  Ne  me 
parlez  pas  de  votre  âge  encore  tendre.  Souvent  les  fruits 
sont  enlevés  aux  arbres  avant  la  maturité  par  la  main  des 
hommes  ou  par  un  simple  coup  de  vent  ':2).  » 

Un  événement  douloureux,  qui  vint  justifier,  comme- 
par  une  permission  de  la  Providence,  ses  prédictions  et 
ses  alarmes,  donna  encore  une  nouvelle  force  à  l'argu- 
ment qu'il  tirait  de  la  caducité  de  la  vie.  Entre  les  recrues 
que  lui  fournissait  ou  lui  promettait  l'.Vngleterre,  ses  let- 
tres mentionnent  un  jeune  homme  de  grande  espérance^ 
prévôt  de  l'église  de  Beverley  près  d'York,  nommé  Tho- 
mas, qui  lui  avait  été  signalé  par  un  compatriote,  déjà 
moine  ;ï  (Uairvaux.  Bernard  prend  acte  du  d(''sir  que  le 

Hugues,  neveu  de  saint  Hugues  et  futur  abijé  de  Bonne  vaux  au  diocèse, 
de  Vienne  {Gallia  Christ.,  XVt,  209-'210;  Ber,i.  Vila  .  lib.  IV,  cap. 
vu,  n"  40).  Hugues  (il  son  noviciat  à  Mézièies,  près  de  Beaune  (Côte- 
d'Or)  et  non  au  Miroir  (Saône-et-Loire) ,  comme  le  veut  la  Semetinc- 
rcllf/iettse  d'Aulun  (n"  du  •>.3  et  du  30  mai  1885).  Le  texte  de  la  Vie 
du  H.  Hugues  est  forMii-I  :  Macerice.  Cf.  Acta  SS. ,  1  avrit,  p.  i6-î7. 

il)  «  Qiioinodo  vlvere  pôles,  ul>i  UKni  non  audes?  w  Ep.  105:  ff. 
ep.  112. 

(•2)  Ep.  ^il2,n''  I. 


BERNARD    ET    LA    RÉl-ORME    CISTERCIENNE.  l-io 

brillant  dignitaire  de  l'Église  avait  exprimé,  de  quitter 
Beverley  pour  le  cloître  ;  et  quand  il  eut  obtenu  une  pro- 
messe déflnitive,  il  en  pressa  Texécution  avec  une  tou- 
chante impatience  et  un  redoublement  de  charité.  «  Les 
paroles  ne  me  suflisent  pas,  lui  écrit-il,  il  me  faut  des 
œuvres  :  ce  n'est  pas  aux  feuilles  ni  aux  Heurs,  mais 
au  fruit,  que  l'on  reconnaît  l'arbre  bon  ou  mauvais. 
Nous  désirons  votre  présence,  nous  l'attendons,  nous  l'exi- 
geons. Souvenez-vous  de  votre  promesse  et  ne  refusez  pas 
plus  longtemps,  à  ceux  qui  vous  aiment  sincèrement  et 
qui  vous  aimeront  éternellement ,  la  douceur  de  vous  pos- 
séder... Vous  m'appelez  votre  abbé;  j'accepte  ce  titre, 
pour  les  services  qu'il  me  permettra  de  vous  rendre. 
Mais  si  vous  ne  le  trouvez  pas  mauvais,  agréez  comme 
condisciple  celui  que  vous  choisissez  pour  maître.  N'ayons 
tous  les  deux  qu'un  seul  maître,  le  Christ  (1).  » 

Faut-il  croire  que  ce  spectre  de  la  mort  qui  effrayait 
Bernard  laissa  le  prévôt  de  Beverley  insensible?  Au  moins 
rst-il  sur  qu'elle  surprit  le  néophyte  et  l'emporta  dans  la 
fleur  de  l'âge,  avant  qu'il  n'eût  accompli  son  vœu?  Ber- 
nard fut  vivement  frappé  de  la  soudaineté  du  coup,  et  il 
ne  manqua  pas,  dans  la  suite,  de  rappeler  ce  terrible  évé- 
nement, comme  une  preuve  de  la  nécessité  de  répondre 
sans  temporiser  à  l'appel  de  Dieu.  «  Vous  me  rappelez, 
écrivait-il  à  Thomas  de  Saint-Omer,  vous  me  rappelez  cet 
autre  Thomas,  jadis  prévôt  de  Beverley,  qui  après  s'être 
lié,  comme  vous,  par  un  vœu  et  de  toute  sa  ferveur  à 
notre  Ordre  et  à  notre  maison,  se  refroidit  peu  à  pou,  et 
fit  si  bien,  qu'il  disparut  enlevé  par  une  mort  subite  et 
horrible,  à  la  fois  séculier  et  prévaricateur,  c'est-à-dire 
doublement  fils  de  la  géhenne...  La  lettre  que  je  lui  ai 

1)  E]!.  107,  n»  l-:i  el  13;  cf.  cp.  ill ,  môme  sujet. 

SAINT    ItlîRNAIU».    T.    I.  9 


'li()  VIE    DE    SAINT    BEH.NARI). 

écrite  en  vain  existe  encore.  Heureux  s'il  m'eût  écoulé  1... 
Si  vous  êtes  sage,  sa  ïôVie  vous  servira  de  leçon  (1).  » 

Le  conseil,  cette  l'ois,  ne  fut  pas  perdu.  Malgré  les  ré- 
clamations des  religieux  do  Saint -Bertin ,  qui  revendi- 
quaient Thomas  de  Saint-Umor  en  qualité  d'oblat  de  leur 
maison,  celui-ci  entra  à  Clairvaux.  On  connaît  la  théorie 
de  Bernard  sur  ces  sortes  de  transitions.  i']n  droit,  le  vœu 
personnel  du  jeune  homme,  émis  devant  Dieu  dans  toute 
la  liberté  de  la  conscience,  dirimait  l'engagement  de 
simple  oblation,  que  ses  parents  avaient  formé  ponr  lui, 
à  l'heure  où  il  ('tait  encore  incapable  de  s'associer  à  leur 
volonté.  «  Aussi  bien,  ajoutait-il,  de  cette  façon,  le  vo'u 
des  parents  reste  entier,  et  leur  oblation  n'est  pas  an- 
nulée, mais  remplie  au  contraire  et  plus  que  remplie,  » 
c.ionulaia  (2). 

II 

Rapports  de  Bernard  avec  ses  religieux  novices 
et  profès 

Une  fois  admis  dans  le  cloitre,  après  les  interrogations 
d'usage,  les  «  conscrits  (3)  »  de  la  vie  religieuse  commen- 
çaient leur  noviciat.  L'épreuve  était  rude.  Il  leur  fallait  se 
défendre  à  la  fois  contre  les  tentations  du  dehors  et  celles 
du  dedans.  Au  dehors,  les  plaisirs  ou  l'amitié  essayaient 
de  les  ressaisir.  Parfois  môme ,  c'étaient  un  père  et  une 
mère  qui  employaient  toutes  les  industries  de  leur  ten- 
dresse pour  arracher  leur  fils  à  sa  vocation.  Bernard  alors 

(1)  Ep.  108,  iV  3  et  4. 

(2)  Ep.  382;  cf.  ('[>.  3'.»3,  adressée  sur  la  inr-inc  ([ueslioii  à  Alvise 
(l'Arras;  l'épîlre  108  se  réfère  au  même  olyjel. 

(3)  «  Civis  conscriplus.  »  Ep.  di,  n  "•  1  el  2. 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  147 

s'armait  d'une  sainte  colère  et  enflait  la  voix,  pour  flétrir, 
cet  égoïsme  qui  i)ouvait  être  aussi  fatal  au  salut  de  l'en- 
fant qu'à  celui  des  parents.  «  Père  dur,  mère  cruelle, 
écrit-il  au  nom  de  l'un  de  ses  novices  (1),  qui  mettez  vo- 
tre consolation  dans  la  mort  de  votre  fils,  qui  aimez 
mieux  me  voir  périr  avec  vous  que  régner  sans  vous  ! 
(Juoil  vous  osez  me  rappeler  dans  ce  péril  auquel  j'ai 
échappé  avec  tant  de  peine  !  Merveilleux  aveuglement  : 
la  maison  brûle,  le  feu  me  menace  par  derrière,  je  fuis 
et  on  m'empêche  de  sortir;  é'chappé,  on  me  conseille  de 
rentrer;  et  qui  me  le  conseille?  ceux-là  même  qui  sont 
au  milieu  de  l'incendie.  0  fureur!  si  vous  voulez  votre 
mort,  pourquoi  désirez-vous  aussi  la  mienne?  Pourquoi 
n'imitez-vous  pas  ma  fuite,  au  contraire,  pour  n'être  pas 
vous-mêmes  incendiés  ?  » 

Kxempt  des  tentations  du  dehors,  le  novice  n'échappait 
pas  à  celles  du  dedans;  il  se  trouvait  souvent  aux  prises 
avec  le  démon  de  la  tristesse.  L'abbé  de  Clairvaux  sur- 
veillait avec  une  clairvoyante  tendresse  le  combat  in- 
térieur d'une  âme  effrayée  de  la  solitude ,  et  versait  pres- 
que toujours  à  temps  dans  la  plaie  le  baume  qui  guérit  : 
témoin  Geoffroy  d'Auxerre,  qui  ne  supporta  la  crise,  que 
grâce  à  la  délicatesse  du  traitement  qui  lui  fut  appli- 
qué (2). 

Mais  bien  que  Bernard  s'ingéniât  à  aplanir  les  difficul- 
tés de  la  vie  cénobitique,  il  se  gardait  de  rien  faire  qui 
pût  altérer  la  sincérité  de  l'épniuve  d'où  dépendait  l'ave- 
nir de  ses  novices  :  il  ne  leur  épargnait  aucune  des  ri- 
gueurs de  la  discipline  cistercienne. 

En  renonrant  au  monde ,  ses  disciples  devaient  savoir 

(t)  Ep.  111 ,  n"  2. 

(2)  Gaufridi  Fragm.,  Migiie,  .527-528;  Gaufridi  Sermo ,  iv  3,  ibid.  ^ 
p.  â'b;  cf.  JSer/i.  Vita ,  lib.  1,  cap.  xiv;  n"  68;  lib.  111,  n"  20. 


148  VIE    DE    SAINT    BERNAKD. 

qu"ils  renonçaient  avant  tout  à  la  fréquentation  des 
femmes.  Sur  ce  point,  la  doctrine  de  labbé  de  Glairvaux 
était  des  plus  sévères.  «  Ce  n"est  pas  un  médiocre  mérite, 
écrivait-il,  que  de  ne  pas  toucher  à  une  femme  (1).  ■> 
La  Règle  prévoyante  avait,  pour  protéger  la  vertu  des 
moines,  mis  (Mitre  eux  et  les  lllles  d'Eve  une  barrière 
inviolable.  Il  était  interdit  aux  femmes,  on  se  le  rappelle, 
de  pénétrer  non  seulement  dans  les  lieux  réguliers,  mais 
encore  dans  l'enceinte  des  granges  ou  fermes  de  l'abbaye. 
Bernard  veille  avec  un  soin  scrupuleux  et  une  sorte  de 
pieuse  frayeur  à  l'exécution  de  cet  article  :  «  Ceux  qui, 
formés  à  l'école  de  Dieu ,  ont  longtemps  lutté  contre  les 
tentations  du  diable,  ont  des  raisons,  écrivait-il,  pour  re- 
douter la  cohabitation  des  hommes  et  des  femmes;  ins- 
truits par  leur  propre  expérience,  ils  peuvent  dire  avec 
l'api'ttre  :  «  Nous  n'ignorons  pas  les  ruses  du  malin  (2).  » 
Et  comme  le  prévôt  de  Cuissy,  de  l'Ordre  de  Prémontré, 
lui  demandait  un  jour  son  avis  sur  l'exploitation  d'un 
moulin,  où  les  simples  convers  avaient  aiïaire  à  des 
femmes  :  «  Si  vous  m'en  croyez,  répondit-il,  de  trois 
choses  l'une,  ou  vous  interdirez  absolument  aux  femmes 
l'accès  du  moulin,  ou  vous  le  conûerez  à  des  étrangers  et 
non  à  ces  convers ,  ou  enfin  vous  en  ferez  tout  à  fait  l'a- 
bandon (3).  »  On  peut  être  assuré  que  celui  qui  donnait 
une  décision  si  rigoureuse  eût  châtié  sans  rémission,  chez 
les  siens  ,  toute  faute  contre  le  vceu  de  chasteté. 

Mais  cette  séquestration  était  la  moindre  des  épreuves 
des  Cisterciens.  Leur  corps,  aussi  bien  que  leur  esprit, 
était  soumis  à  un  régime  de  pénitence  perpétuelle.  Un  se 
rappelle  quelle  mortilication  leur  ri'servait  la  cuisine  du 

(1)  De  privccpto  et  di^ix'itsoL ,  cn|i.  xv,  ii"  42. 

(2)  Ep.  79,  II"  1. 

{'■VjlbUL,  11"  3;  cf.  i'\h  '.'J>'i,  II"  1. 


BIÎHNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIKNNE.  149 

monastère.  Il  arrivait  parfois  que  certains  vùlérans 
dépréciaient  les  mets  qui  leur  étaient  servis.  Le  châti- 
ment ne  se  faisait  pas  attendre.  Bernard  se  chargeait  do 
rappeler  ces  délicats  au  sentiment  et  au  respect  de  leur 
vocation.  «  Hippocrate  et  compagnie,  s'écriait-il  un  jour 
en  pleine  chaire,  enseignent  à  sauver  la  vie  en  ce  monde; 
mais  le  Christ  et  ses  disciples  enseignent  à  la  perdre. 
Choisissez  entre  le  Christ  et  Hippocrate.  Or  voici  que  vo- 
tre choix  se  trahit  par  vos  paroles  :  telle  chose  me  fait  mal 
à  la  tète,  aux  yeux,  à  la  poitrine,  à  l'estomac.  A^raiment! 
avez-vous  lu  cela  dans  VÉvangile?  C'est  la  sagesse  de  la 
chair  qui  vous  a  enseigné  cela.  Mais  écoutez  ce  qu'en  pen- 
sent nos  médecins  :  k  La  sagesse  de  la  chair  est  ennemie 
de  Dieu.  »  Est-ce  que  je  suis  chargé  de  vous  enseigner  la 
doctrine  d'Hippocrate,  de  Galien,  voire  d'Épicure?  Je  suis 
disciple  du  Christ  et  je  parle  à  des  disciples  du  Christ. 
Vous  annoncer  une  autre  doctrine  que  celle  du  Christ,  ce 
serait  me  rendre  coupable.  Épicure  célèbre  la  volupté  de 
la  chair;  Hippocrate  apprend  à  maintenir  le  corps  en  bon 
état  :  deux  choses  que  mon  Maître  enseigne  à  mépriser... 
(Juoil  vous  êtes  moine,  vous  renoncez  à  la  volupté,  et 
votre  souci  de  chaque  jour,  c'est  d'étudier  la  diversité 
des  complexions  et  les  différentes  propriétés  delà  nourri- 
ture que  Ton  vous  sert!  Les  légumes,  dites-vous,  engen- 
drent des  flatuosités ,  le  fromage  charge  l'estomac ,  le  lait 
fait  mal  à  la  tête,  ma  poitrine  ne  peut  souffrir  l'eau  crue, 
les  choux  entretiennent  l'humeur  mélancolique,  les  poi- 
reaux allument  la  bile,  et  les  poissons  d'étang  ou  d'eau 
bourbeuse  ne  s'accommodent  pas  avec  mon  tempérament. 
Mais  qu'est-ce  donc?  Dans  toutes  les  rivières,  dans  tous 
les  champs,  dans  tous  les  étangs,  dans  tous  les  jardins, 
trouvera-t-on  bien  quelque  chose  que  vous  puissiez  man- 
ger? Songez  un  peu  que  vous  êtes  religieux  et  non  pas 


loO  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

médecin,  et  qu'il  s"agit  de  voire  profession  et  non  pas  de 
votre  tempérament.  Vous  m'objecterez  le  disciple  de  sain! 
Paul,  à  qui  l'Apùtre  permettrait  l'usage  du  vin  par  égard 
pour  sa  santé.  Oui.  mais  celui-là  n'était  pas  moine;  c'é- 
tait un  évèque  et  un  évèque  dont  la  vie  était  nécessaire 
à  l'Église  naissante.  Pour  tout  dire,  c'était  Timothée.  Don- 
nez-moi un  autre  Timothée,  et  je  lui  donnerai,  si  vous 
voulez,  de  l'or  même  à  manger  et  du  baume  à  boire  (i).  » 

Que  répondre  à  un  directeur  qui  ajoutait  à  ces  sévères 
paroles  l'exemple  d'une  extrême  sobriété,  et  qui  refusait 
à  son  propre  corps,  amaigri  par  le  jeûne  et  les  fatigues, 
les  soins  même  les  plus  nécessaires? 

L'humilité  du  costume  cistercien  pouvait  être  une  au- 
tre pierre  d'achoppement  pour  la  vanité  de  quelques-uns 
de  ses  disciples.  Bernard,  qui  se  plaisait  à  ridiculiser  ce 
qu'il  appelle  «  la  gloire  des  vêtements  (2) ,  »  s'appliquait 
dans  ses  entretiens  à  relever  le  prix  de  la  pauvreté;  et 
pour  montrer  l'excellence  de  cette  vertu,  il  n'hésite  pas 
à  faire  venir  du  ciel  ses  titres  de  noblesse.  «  Jésus-Christ 
n'est-il  pas  le  premier  des  pauvres?  Vous  auri«'z  peut-être 
cru,  dit-il  un  jour  à  propos  de  l'Incarnation,  qu'il  fallait 
un  magnifique  palais,  pour  recevoir  le  Roi  de  gloire?  Er- 
reur; ce  n'est  pas  avec  de  telles  pensées  que  le  Verbe  a 
quitté  son  trône  royal...  C'est  dans  les  langes  qu'il  se  plaît  ; 
voilà,  au  témoignage  de  Marie,  les  soieries  d'un  nouveau 
o^enro  dans  lesnuelles  il  aime  à  être  enveloppé  (3!.  »  Faire 
du  manteau  de  la  pauvreté  un  v('tement  pour  couvrir  le 

^l}//«  Cant.  SeiMi.  \X\,  n"  10-12.  Le  D'^  Deulscli  yTheofjoUsche 
Uteraturzeitung,  18'.»6,  n"  24)  a  conclu  de  ce  passage  que  le  fromage, 
le  lait  et  le  poisson  étaient  des  mets  habituels  à  Clairviui\.  Nous  per- 
sistons à  croire  qu'ils  n'étaient  (lue  des  mels  d'exception;  cf.  p.  i2. 

(2)  «  Vestium  gloriam.  »  In  AdreniK.  Serin.  111,  n"  '>  ;  cf.  super 
Missus  est ,  llonV\\.  IV,  n    lo. 

(:V)  In  Yiijil.  ?\atiii(.  Dont'tni,  Scrm.  I,  n'  5. 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  loi 

Christ  qui  habite  en  nous,  quelle  consolante  pensée  pour 
les  pauvres  de  Clairvaux!  Aussi  ne  faut-il  pas  s'ùlonner 
que  Bernard  ait  particulièrement  honoré  cette  vertu,  qu'il 
appelle  quelque  part  «  la  sainte  pauvreté  (1).  »  Nous  ne 
sommes  plus  loin  de  saint  François  d'Assise  qui,  déta- 
chant la  Pauvreté  de  la  croix  où  elle  s'était  élevée  avec 
le  Christ,  l'embrassait  comme  une  amie  et  l'appelait  sa 
«  chère  Dame.  » 

La  mortification  du  corps  n'est  rien  sans  colle  de  l'es- 
prit :  tout  au  plus  est-elle  propre  à  inspirer  des  senti- 
ments d'orgueil  et  de  complaisance  en  soi-même.  Aussi 
Bernard  fait-il  une  guerre  implacable  à  l'esprit,  à  ce  qu'il 
appelle  la  volonté  propre.  «  La  volonté  propre,  dit-il,  est 
une  lèpre,  une  lèpre  affreuse,  et  d'autant  plus  pernicieuse 
qu'elle  est  plus  cachée.  .J'appelle  volonté  propre  celle  qui 
est  purement  la  nôtre  et  ne  s'accorde  ni  avec  celle  de  Dieu 
ni  avec  celle  des  hommes  :  ce  qui  arrive  lorsque  nous  fai- 
sons notre  volonté,  non  pour  être  agréable  à  Dieu  ou 
utile  aux  hommes ,  mais  pour  satisfaire  nos  caprices  per- 
sonnels. A  cette  volonté  est  directement  opposée  la  Charité, 
qui  est  Dieu.  Qu'est-ce  que  Dieu  hait  et  punit,  si  ce  n'est 
la  volonté  propre?  Supprimez  la  volonté  propre  et  il  n'y 
aura  plus  d'enfer  :  »  Cessai  in-opria  vohintas  et  infcrnus 
non  erit  (2\ 

Pour  assouplir  cette  volonté  et  la  mater,  il  n'y  a  qu'un 
moyen  :  l'obéissance.  Le  vœu  d'obéissance  était,  de  tous 
les  vœux  des  moines  de  Clairvaux,  le  plus  compréhensif. 
Par  là,  leur  vie  tout  entière  était  ordonnée  vers  la  perfec- 
tion, et  pas  un  de  leurs  actes  n'échappait  à  la  Règle.  Il 
faut  voir  dans  cet  assujettissement  volontaire  autre  chose 

^1)  El».  103,  n"  1;  op.  141,  n    2.  Sur  le  mt-piis  des  richesses  et  do 
l'argent,  cf.  ep.  lo;{,  n'  :>  ;  //(  Advenlv,  Serin.  IV,  n"  1. 
[2]  In  f empare  Pnscinv.  Serin.  IM,  n"  .3. 


152  VIE    DE    SAINT    lîEHXARD. 

qu'un  aijaissement  de  la  personne  et  de  la  dignitt'  hu- 
maine. Nulle  part  la  raison  n'a  eu  plus  d'empire  sur  la 
conduite  des  hommes  que  dans  les  monastères.  C'était  à 
bon  escient  que  les  élus  du  cloître  se  condamnaient  ainsi 
à  l'heureuse  impuissance  de  trahir  jamais  leurs  devoirs  de 
chrétiens.  Par  leur  engagement,  ils  se  fixaient  pour  ainsi 
dire  dans  le  bien,  ou  du  moins  s'obligeaient  à  poursuivre 
sans  relâche  l'idéal  entrevu  de  la  perfection.  «  Houreuse 
nécessité,  dit  Bernard  après  saint  Augustin,  heureuse  m''- 
cessité  qui  conduit  forcément  au  mieux  (1)1  » 

Il  ne  faut  pas  oublier,  du  reste,  que  la  liberté  d<'s  reli- 
gieux était  proté'gée  par  la  Règle  contre  tout  abus  d'auto- 
rité. L'abbé,  aussi  bien  que  les  autres  moines,  avait  pour 
maître  cette  Règle  dont  il  ('tait  l'interprète  officiel.  11  ne 
lui  était  pas  permis  de  s'en  écarter,  sous  quelque  pré-texle 
que  ce  lut,  même  dans  un  but,  en  apparence  louable,  de 
perfection  plus  éminente.  Ici  nulle  place  à  l'arbitraire. 
Tout  ordre,  qui  n'était  pas  conforme  à  la  lettre  et  à  l'es- 
prit de  saint  Benoît  (2),  t'-tait  par  cela  même  frappé  de 
caducité;  aucun  religieux  n'était  tenu  de  s'y  soumettre, 
en  vertu  de  ce  principe,  que  «  la  teneur  de  la  profession 
est  la  mesure  de  l'obiàssance  (3).  » 

Mais,  même  dans  ces  limites,  le  chain]i  était  encore 
assez  vaste  pour  que  l'autorité  de  l'abbé  s'exerçât  sur  ses 
frères  d'une  façon  crucifiante.  Toutes  ses  prescriptions 
devenaient  alors  obligatoires ,  et  chaque  infraction  à  ses 
préceptes  prenait  le  caractère  d'une  faute  (i).  (Juelle  mor- 

(1)«  Félix  nécessitas  qii;e  cogir,  in  meliiis!  »  Dr  pr.rcep/o  cl  dis- 
pensât., ca|).  I,  n"  2;  Aiiguslin.,  ep.  127. 

(2;  «  Oinnes  niagistrain  seqiiaiilur  Uegulam.  »  De  prxcepl.  et  dis- 
j)ens.,Ci\\K  IV,  n"  lo;  liened.  lUg.,  cap.  3. 

(3)  «  Modiis  est  i)i)edilionis  ténor  professioiiis.  >-  De  pvxcepto  et 
disp.,  cap.  \ ,  n"  11. 

(4j  Ibid.,  cap.  i\,  n'   21.  Cf.  cap.  i,  n"  2;  cap.  \ii,  n-  30. 


BERXARD    ET    LA    RÉFOFîME    CISTERCIENNE.  lo3 

liûcalion  de  la  volonté  dans  cette  perpi-tuellc  nécessité 
d"obéirl  —  Quelb^  in«'vilable  occasion  de  péché!  dira- 
t-on.  Mais  aussi  quelle  abondante  source  de  mérites  !  Ici 
encore  Bernard  api)lique  le  mot  du  divin  Maître  :  Qui  po- 
test  capere  capiaf.  A  ceux  qui  étaient  tentés  de  murmurer 
contre  la  loi  de  l'obéissance,  à  cause  de  la  presque  impos- 
sibilité de  l'observer,  il  répond  :  «  Vous  auriez  dû  prévoir 
cela,  avant  votre  profession  (1).  »  Du  reste,  il  fait  remar- 
quer que  les  légères  violations  de  la  Règle,  qui  échappent 
à  la  faiblesse  de  la  nature  humaine,  sont  amplement  com- 
pensées et  rachetées  par  les  mérites  incalculables  d'une 
conduite  habituellement  régulière  et  sainte  (2). 

Dans  la  pensée  de  Bernard,  la  multiplicité  des  prescrip- 
tions aidait  au  progrès  del'àme,  bien  plus  qu'elle  ne  pou- 
vait lui  nuire.  «  Plus  le  joug  du  Sauveur,  qui  est  léger 
par  lui-même,  vient  à  s'accroitro,  disait-il,  plus  il  est  fa- 
cile à  porter.  Est-ce  que  le  grand  nombre  des  plumes, 
loin  de  charger  les  petits  oiseaux,  ne  les  aide  pas  au  con- 
traire à  prendre  leur  vol?  Déplumez-les,  et  vous  les  ver- 
rez de  tout  le  poids  de  leur  corps  tomber  par  terre.  Ainsi 
de  la  discipline  du  Christ  :  elle  porte  plutôt  qu'on  ne  la 
porte  (3).  » 

Pourtant  l'abbé  de  Clairvaux  no  se  dissimulait  pas  que, 
prise  dans  sa  rigueur,  la  Uèglr  cistercienne  était  très 
onéreuse  à  la  natun*  humaine.  Avoir  renoncé  aux  affec- 
tions de  la  famille,  s'être  condamné  à  la  prison  du  cloî- 
tre, s'engager  à  ne  jamais  faire  sa  volonté,  jeûner  ttjutr 
l'année,  travailler  sans  relâche,  prier  nuit  et  jour,  garder 

(Ij  De  prxcepto  et  dispensai.,  cap.  x,  ii"  23. 

(2;  IbkL,  cap.  xiH,  n"  33. 

(3;  «  Nonne  et  aviculas  levai,  non  oneiat,  pennarum  sive  i)Iuinarum 
nurnerosilas?...  Ipsa  sic  portai,  polius  quain  porlalur  (discii)lin;t 
Christi  .  >.  E[).  38.j,  n"  ■',.  Cf.  i-p.  72,  n'^  2. 

y. 


loi  VIE    DE    SAINT    HKHNAHD. 

un  silence  perpétuel,  éviter  mêm<'  lo  rire  p(jur  ne  pas 
violer  la  Règle  :  c'était  là,  il  faut  en  convenir,  une  vie  qui 
dépassait  la  mesure  des  forces  de  l'homme.  Bernard  en 
fit  souvent  l'aveu  devant  ses  frères  assemblés.  «  Oui,  di- 
sait-il, il  est  certain  que  tout  ce  que  vous  avez  à  supporter 
est  au-dessus  des  forces  humaines,  contre  la  coutume  et 
outre  la  nature  (1;.  »  «  Aux  yeu.x.  des  gens  du  siècle,  écrit- 
il  encore,  nous  avons  l'air  de  faire  des  tours  de  force. 
Tout  ce  qu'ils  désirent,  nous  le  fuyons,  et  ce  qu'ils  fuient, 
nous  le  désirons,  semblables  à  ces  jongleurs  et  à  ces  dan- 
seurs qui,  la  tète  en  bas,  les  pieds  en  haut,  d'une  façon 
qui  n'a  rien  d'humain,  se  tiennent  debout  et  marchent 
sur  les  mains,  et  attirent  ainsi  sur  eux  les  yeux  de  tout  le 
monde.  Ce  n'est  pas  ici  un  jeu  d'enfants;  ce  n'est  pas  une 
pièce  de  théâtre  où  par  des  gestes  t'fTéminés  et  grossiers 
on  provo(|ue  les  passions,  on  représente  dos  actes  dés- 
honnèles;  c'est  un  exercice  agn-able,  honnête  et  grave, 
qui  peut  avoir  pour  spectateurs  les  habitants  du  ciel  et  les 
charmer  f^).  »  Bref,  les  Cisterciens  se  regardaient  dr'yd 
comme  les  jongleurs  de  Dieu  ,  jocul/itores  Di'i ,  [)0ur  nous 
servir  du  nom  que,  cent  ans  plus  tard,  saint  François  d'As- 
sise appliquera  à  ses  frères  Mineurs. 

Parmi  ceux  qui  se  livraient  ;'i  ces  exercices  héroïques , 
il  était  inévitable  ([ue  plus  d'un  perdît  parfois  l'équilibre. 
Mais  Bernard  était  toujours  là  pour  les  relever  d'une 
main  délicate  et  d'un  cœur  indulgent.  Il  soigne  les  blessés, 
comme  une  mère  ferait  son  enfant.  Sans  excuser  les  ma- 
ladresses et  les  fautes,  il  se  ferait  scrupule  de  les  traiter 
avec  sévérité.  Ce  n'est  jamais  qu'à  regret  et  pour  remplir 

'1)  Scrinn  in  Psalino  :  Qui  lialiitat,  l'iwf.:  Serrn.  VI,  ii'  1  -,  Serm.  I.\, 
II"  1  :  Qncsimodo,  Soiiii.  1.  ir  7;  Dédicace,  Sermo  1,  n"  2.  Cf.  ep.  385, 
n'   i. 

(:>.)  Ep.  87,  II"  12. 


lîERXARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  loo 

un  devoir  de  sa  charge  qu'il  reprend  les  coupables  (1).  Son 
blâme  est  toujours  discret  et  opportun.  Si  on  lui  résiste, 
il  cède  et  entend  patiemment  que  le  coupable  soit  disposé 
à  attendre  la  vérité.  «  Adresser  un  reproche  à  quelqu'un 
qui  s'en  otTense  et  qui  riposte,  ce  n'est  plus,  disait-il,  de 
la  correction  fraternelle,  c'est  de  la  dispute,  c'est  une 
rixe  (2).  »  La  colère  est  trop  mauvaise  conseillère,  pour 
que  l'abbé  de  Clairvaux  en  ait  suivi  jamais  les  inspirations. 
Maigri}  la  violence  de  son  tempérament,  il  inclinait  tou- 
jours pour  la  douceur  et  la  miséricorde.  Nombre  de  ses 
lettres  sont  pleines  de  ce  sentiment,  qui  déborde  réelle- 
ment de  son  cœur.  «  Si  la  miséricorde,  écrivait-il  un  jour, 
si  la  miséricorde  était  un  péchi-,  je  crois  que  je  ne  pour- 
rais pas  m'empècher  d'être  miséricordieux  (3).  » 

Parfois  pourtant,  il  fallait  sévir  à  tout  prix.  La  Règle 
l'avait  prévu.  Aux  fautes  b'-gères,  peines  légères;  mais  aux 
fautes  grièves,  peines  graduellement  proportionnées.  L'ex- 
clusion de  la  table,  l'exclusion  de  l'office  divin,  les  verges 
et  la  prison,  enfin  l'expulsion  du  monastère,  marquaient 
les  diverses  étapes  de  la  chute  des  délinquants  (i).  Dans 
quelle  mesure  ces  punitions  furent- elles  appliquées  à 
Clairvaux,  on  ne  saurait  le  dire.  Les  archives  du  couvent 
sont  restées  muettes  sur  ce  sujet.  Ce  qui  est  vraisemblable, 
c'est  qu'au  temps  de  la  pivmière  ferveur  du  monastère  et 

(1)  In  Cant.  Serrn.  XLII,  ii"  2. 

(2)  Bern.  Vita,  lib.  III,  cap.  vu,  n  26.  Cf.  In  Cciiit.  Serm.  XLII. 
iio-^  3-5. 

(3)  «  Etiamsi  pcccaliiiii  essel  rnisercri,  olsi  nnillurn  vellorn,  non  jios- 
sem  non  inisereri.  »  Ep.  70,  date  inceilaine  entre  ll'>8  et  1133.  Cf. 
Gallia  Christ.,  IV,  '.(85 -,  IX,  'J57. 

(4)  Bcned.  Iteg..  capp.  23-28;  cf.  Bern.  cpp.  72,  n-  1  ;  102,  n»  1  et  2: 
478,  n"  1  et  2;  32-5.  Noter  dans  Tépitrc  102  les  mots  :  «  duris  verho- 
rum  et  verberuni  correptionilms  (n"  1)  »  et  «  abscindatur  ulovis  inor- 
bida...;  inelius  est  enim  ut  pereat  iiniis  <|uam  unitas,  y  (n"  2). 


loG  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

durant  toute  la  vie  du  IVindateur,  la  prison  fut  dun  usage 
fort  restreint  et  l'expulsion  plus  rare  encore.  Bernard 
nous  fait  clairement  entendre  que  Clairvaux  était  une  for- 
teresse imprenable,  contre  laquelle  le  Malin  dirigeait  vai- 
nement la  violence  de  ses  assauts  (1).  C'est  à  peine  si  les 
chroniques  mentionnent,  comme  événements  extraordi- 
naires, quelques  expulsions  ou  désertions  (2).  Arrivé  au 
terme  de  sa  carrière,  le  saint  abbé  put,  à  l'exemple  du 
divin  Maître,  se  rendre  ce  glorieux  témoignage  :  «  Sei- 
gneur, j'ai  gardé  ceux  que  vous  m'avez  donn(''S ,  et  aucun 
d'eux  n'a  péri,  hors  le  ûls  de  la  perdition  (3).  » 


m 

Bernard  et  les  premières  filles  de  Clairvaux 

Par  la  fondation  successive  de  Troisfontaines,  de  Fon- 
tenay  et  de  Foigny,  le  cercle  de  son  ministère  abbatial  se 
trouvait  considérablement  agrandi.  Le  progrès  spirituel 
de  ces  trois  premières  filles  de  Clairvaux  lui  tient  au  cœur, 
non  moins  que  celui  des  enfants  qui  restent  près  de  lui. 
S'il  détache  une  colonie  de  la  maison  mère ,  il  ne  s'en  dé- 
tache pas  pour  cela  :  emisil,  non  dim'ml,  écrit  son  histo- 
rien (4).  Ses  disciples  partent  munis  d'instructions  pré- 
cises dont  il  surveillera  de  loin  l'exécution.  Trois  mots 
peuvent  les  résumer  :  la  parole,  l'exemple  et  la  prière, 
surtout    la  prière.    Telle   est    la   recommandation  qu'il 


(1)  Dédicaça,  Seim.  III,  w  3. 

(2)  Ucrn.  Vila,  lib.  I,  cap.  xiif,  ivGr,  ;  lib.  III,  cap.  ni,  n'20;  lib.  VII, 
cap.  XXI,  p.  i33. 

(3)  Joann.,  xvii,  \% 

(4)  Bern.  Vila,  lib.  I.  caj).  xiii,  u'  6i. 


BERNARI»    I:T    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  137 

adresse  à  l'un  de  ses  religieux,  devenu  abbé  (1).  C'est  là 
en  quelque  sorte  leur  viatique. 

Un  trait  nous  prouve  jusqu'à  quel  point  sa  sollicitude 
paternelle  était  éveillée.  Peu  de  temps  après  la  fondation 
de  Troisfnntaines,  il  s'entretenait  avec  son  frère  Guy  des 
besoins  de  la  nouvelle  maison  ;  l'état  mental  des  religieux 
le  préoccupait  particulièrement.  Tout  à  coup ,  il  eut 
comme  le  pressentiment  d'un  malheur  et  poussa  un  pro- 
fond soupir.  Comme  il  était  au  lit,  malade  :  «  Va,  dit-il  à 
Guy,  va  à  la  chapelle,  prie  Dieu  et  dis-moi  ce  qu'il  t'aura 
ri'vélé  dans  l'oraison,  touchant  nos  frères  de  là-bas.  »  Guy, 
tout  surpris  et  effrayé,  s'excusa  en  disant  :  «  Je  ne  suis 
pas  de  ceux  qui  peuvent  obtenir  par  leurs  prières  une  telle 
faveur.  »  Cependant,  Bernard  ayant  insisté,  il  se  rendit 
à  la  chapelle,  se  jeta  à  genoux,  pria  de  toute  la  ferveur  de 
son  âme  et  attendit  avec  patience  la  réponse  du  ciel.  Les 
noms  de  treize  religieux  passèrent  successivement  devant 
le  regard  de  son  esprit;  tous  le  remplirent  de  joie,  sauf 
deux  pour  lesquels  il  sentit  chanceler  sa  confiance.  «  Mal- 
heur à  nos  deux  frères!  »  s'écria  Bernard,  en  apprenant  le 
résultat  de  la  mystérieuse  épreuve.  Et  l'événement  prouva 
que  son  pressentiment  ne  l'avait  pas  trompé   2). 

Il  serait  impossible  d'écrire  l'histoire  de  ses  rehilions 
avec  le  premier  abbé  de  Troisfontaines  ;  sa  correspondance 
n'en  a  pas  gardé  la  trace.  La  seule  de  ses  lettres  qui  fasse 
mention  de  Roger  est  un  compliment  de  condoléance 
adressé  aux  moines  de  Tr(jisfontaines,  pour  les  consoler 
de  la  mort  du  jeune  fondateur  (3). 

Les  épîtres  69  et  70  "sont  destinées  à  Guy,  successeur 


(1)  Ep.  201.  Toute  la  lotlre  à  lire. 

{'ij  Bern.  Vita,  lib.  I,  caji.  xiii,  ir  f/i. 

'.3)  E[>.  71.  Roger  inourut  eu  1127.  Gnllia  Christ.,  l.\,  95" 


158  VIE    DE    SATNT    )5EHNAU1». 

(le  Roger.  La  seconde  esl  une  leçon  de  miséricorde,  au 
sujet  d'un  moine  récalcitrant.  Dans  la  première  se  trouve 
résolue  une  question  de  rubrique,  qui  a  trait  au  sacrifice 
de  la  messe.  Nous  ne  voulons  y  noter  qu'une  phrase,  qui 
jette  un  jour  singulier  sur  la  vie  intérieure  des  monastères. 
<luy,  célébrant  la  messe,  avait,  par  distraction,  oublié  de 
consacrer  le  vin.  Quoique  son  innocence  formelle  fût  bien 
constante,  Bernard  ne  lui  enjoint  pas  moins  de  réciter 
chaque  jour  pendant  un  temps  déterminé,  par  manière 
d'expiation,  les  sept  psaumes  de  la  pénitence  en  se  pros- 
ternant sept  fois,  et  de  se  donner  de  même  sept  fois  la 
discipline.  Une  peine  semblable  est  infligée  au  servant  de 
messe.  Chose  plus  remarquable  encore,  Bernard  demande, 
si  l'accident  est  connu  de  la  communauté ,  que  chacun  des 
frères  se  donne  la  discipline,  pour  se  conformer  à  celte 
parole  de  l'Ecriture  :  "  Portez  les  fardeaux  les  uns  des 
autres.  » 

Ce  fiuy,  qui  fut  transplanté  en  1 1. ']."{,  vraisemblablement 
sur  le  désir  de  l'abbé  de  Glairvaux,  de  Troisfontaines  à 
Citeaux,  devait  trahir  misérablement  les  espérances  de 
l'Ordre.  Au  bout  de  quelques  mois,  sa  conduite  souleva 
l'indignation  générale.  11  fut  déclaré  indigne  et  frappé  de 
déchéance.  Son  nom  disparut  des  diptyques;  ceni  ans 
plus  tard  les  Cisterciens  ne  le  prononçaient  enc'tre  qu'avec 
horreur  (1). 

(Cependant  Bernard  veillait  sur  les  autres  tilh^s  de  Glair- 
vaux. C'est  pour  Fontenay  qu'il  compose,  à  la  demande 
de  Tabbô  (iodefroid,  le  traité  Dr  (n'aililms  IfnmUilath  cl 
Superln;e,  son  premier  grand  ouvrage  [t).  Cet  écrit  se  ré- 


(I)  (lallia  Ckrisf.,  IV,  ',18.">;  Exord.  Ma/jii.,  dist.  I,  cap.  wui. 
i'2)  (leoffroy  i /)V'r/(.  Vtla,  lib.  111,  caii.  mh,  ii  '  2'.i'  itil  cxin-csséiiipnt 
que  ce  Irailé  est  le  premier  ouvrage  de  lîcrnanl,  priiinoii  opKS  ejus. 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  15î> 

pandra  ilans  toutes  les  maisons  de  sa  liliation;  et  de  la 
sorte  toutes  entendront  un  écho  des  sermons  (lu'il  a  pro- 
noncôs  à  Clairvaux. 

Le  Traité  de  rHnmUlU'  renferme,  en  effet,  avec  quel- 
ques variantes  et  dans  un  ordre  plus  régulier,  les  idées 
qu'il  développa  devant  ses  moines  pendant  les  premières 
années  de  son  ministère  (1).  A  l'exemple  de  saint  Benoît, 
dont  il  commente  la  Règle,  il  pose  Thumilité  comme  base 
de  la  perfection  évangélique.  «  Je  suis  .la  voie,  la  vérité 
et  la  vie,  »  avait  dit  le  Sauveur.  La  voie,  c'est  l'humilité 
qui  mène  à  la  vérité,  et  par  la  vérité  à  la  vie  de  la  gloire. 
Sans  l'humilité,  l'homme  s'ignore  lui-môme  et  ne  saurait 
connaître  ni  son  prochain  ni  Dieu.  Qu'est-ce  en  effet  que 
l'orgueil?  Saint  Augustin  l'a  dit  :  «  C'est  l'amour  de  sa 
propre  excellence  (2).  »  Or,  tout  le  monde  en  convient, 
l'amour  est  aveugle.  Pour  parvenir  à  la  vérité,  l'homme 
doit  donc  devenir  humble,  c'est-à-dire  mépriser  sa  propre 
excellence.  De  là  cette  définition  caractéristique  :  «  L'hu- 
milité est  une  vertu  qui  rend  l'homme  vil  à  ses  propres 
yeux  par  la  connaissance  1res  vraie  qu'il  a  de  son  état,  » 
Hamiliias  est  vlrlus  ([Ud  Jiomo  vcris.siiiia  sui  cjxjnltlone  sih\ 
IpH  vilescAl  (3). 

Dans  la  première  partie  de  son  Traité,  l'abbé  de  Clair- 
vaux  dév('lopi)e  ces  pensées  en  neuf  chapitres.  Les  treize 
chapitres  de  la  seconde  partie  sont  consacrés  ù  l'explica- 
tion des  douze  degrés  de  l'humilité,  indiqués  par  la  Règle 
de  saint  Renoit.  Mais  au  moment  d'aborder  ce  travail 
d'analyse  psychologique,   Bernard   s'aperçut   qu'il   était 

i\)  «  Ea  qu;e  de  Gradibus  hurnililalis  coram  fralril)us  loculiis  fiie- 
rain,  pleniori  tractatii  disscron'in.  »  De  (iradibus  IJumilH.,  prœf. 

(2;  De  Gradibus  HumiL,  caji.  iv,  n'  li.  Cf.  Tract.  De  ofjkio  epis- 
cop.,  cap.  V,  n"  19. 

(3)  De  Cradibus  llniidl.,  cap.  i,  n"  2. 


IGO  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

beaucoup  plus  aisé  de  déùnir  une  vertu  par  son  contraire 
que  par  son  essence.  Au  lieu  des  douze  degrés  de  Thumi- 
lité,  il  décrit  donc  les  douze  degrés  de  Torgueil  qui,  d'a- 
près lui,  sont  la  curiosité,  la  légèreté  d'esprit,  la  folle 
joie,  la  jactance,  la  singularité,  Topiniàtreté,  Tarrogance, 
la  présomption,  l'hypocrisie,  la  révolte ,  la  licence  et  l'ha- 
bitude de  pécher.  Nous  devons  à  cette  méthode  quelques 
portraits  qui  ne  dépareraient  pas  la  galerie  des  Caractères 
de  la  Bruyère. 

Voici,  par  exemple,  le  type  de  la  jactance,  qui  figure 
le  quatrième  degré  de  l'orgueil  :  «  Il  faut  que  ce  moine 
parle  ou  qu'il  éclate;  il  est  plein  de  paroles  et  son  esprit 
l'étoutle.  Il  a  faim  et  soif  d'auditeurs  à  qui  il  étale  ses 
vanités,  à  qui  il  fasse  connaître  ce  «[u'il  sent,  ce  qu'il  est 
et  ce  qu'il  vaut.  A-t-il  l'occasion  de  parler,  si  l'entretien 
roule  sur  les  Lettres,  il  cite  les  anciens  et  les  modernes; 
les  maximes  volent,  les  mots  ampoulés  résonnent.  Il  pré- 
vient les  questions,  il  répond  à  qui  ne  l'interroge  pas.  Il 
fait  la  demande  et  la  réponse  et  coupe  la  parole  à  son  in- 
terlocuteur... S'il  cause,  ce  n'est  pas  pour  édifier,  mais 
pour  faire  étalage  de  sa  science...  Il  n'a  pas  souci  de  vous 
instruire,  ni  d'apprendre  de  vous  ce  qu'il  ignore;  il  lui 
suffit  qu'on  sache  qu'il  sait  ce  (juil  sait.  Est-il  question 
de  religion,  aussitôt  il  vous  cite  des  visions  et  des  songes. 
Il  fait  l'éloge  du  jeune,  recommande  les  veilles  et  par- 
dessus tout  exalte  l'oraison;  il  disserte  sur  la  patience,  sur 
l'humilité,  sur  toutes  les  vertus  avec  une  abondance  qui 
n'a  d'égale  que  sa  vaniti'.  Si  la  conversation  tourne  à  la 
plaisanterie,  ce  thème  qui  lui  est  plus  familier,  le  rend 
plus  loquace  encore.  Sa  bouche  devient  un  ruisseau  de 
vanité,  un  fieuv(;  de  boutîonnerie.  Bref,  ce  bavardage  est 
de  la  jactance;  retenez  le  nom  et  fuyez  la  chose.  (1)  » 

(1)  l>e  Gradibus  lliiDiil.,  lap.  Mii. 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME   CISTERi^IENNE.  161 

La  singularité  ne  déplaît  pas  moins  à  l'abbé  de  Clairvaux. 
Aussi  a-t-il  trouvé,  pour  la  peindre,  des  traits  que  ne  dé- 
savoueraient pas  les  plus  fins  psychologues  :  «  Celui  qui 
s'élève  avec  jactance  au-dessus  des  autres  rougirait  de  ne 
pas  se  distinguer  par  quelque  action  en  dehors  du  com- 
mun. La  Règle  commune  du  monastère  et  les  exemples 
des  anciens  ne  lui  suffisent  pas;  ce  n'est  pas  qu'il  tienne  à 
être  meilleur  que  les  autres,  mais  il  tient  à  le  paraître.  Il 
est  plus  satisfait  de  jeûner  une  seule  fois ,  quand  les  autres 
prennent  le  déjeuner,  que  de  jeûner  toute  une  semaine 
avec  tout  le  monde.  Il  préfère  une  petite  prière,  faite  en 
particulier,  à  toute  la  psalmodie  de  la  nuit.  A  table,  il 
jette  souvent  les  yeux  autour  de  lui  pendant  le  repas,  et 
s'il  voit  un  religieux  qui  mange  moins  que  lui,  le  voilà 
tout  triste  de  se  voir  vaincu  ;  il  se  prive  alors  sans  pitié  du 
nécessaire,  aimant  mieux  souffrir  de  la  faim  que  de  perdre 
la  gloire.  Aperçoit-il  (juelquun  de  plus  maigre,  de  plus 
pâle  que  lui,  il  se  tient  pour  vil  et  n'a  plus  de  repos.  Et 
comme  il  ne  peut  voir  son  propre  visage,  il  se  regarde  les 
mains  et  les  bras,  se  palpe  les  côtes,  se  tàte  les  épaules  et 
les  reins,  pour  se  faire,  selon  la  grosseur  ou  la  petitesse 
de  ses  membres,  une  idée  de  la  pâleur  et  de  la  couleur  de 
sa  figure.  Exact  pour  toutes  ses  pratiques  particulières,  il 
est  indifférent  à  celles  que  la  Règle  prescrit.  Il  veille  dans 
son  lit;  au  chœur  il  dort.  Et  comme  il  a  sommeillé  toute 
la  nuit,  pendant  que  les  autres  chantaient  Matines,  après 
l'office  quand  les  autres  se  reposent  dans  le  cloitre,  il  reste 
seul  dans  la  chapelle;  il  crache,  il  tousse,  et  de  son  coin 
remplit  par  ses  soupirs  et  ses  gémissements  les  oreilles 
de  ceux  qui  sont  dehors.  Par  ces  singularités,  il  se  fait 
ime  réputation  vaine  auprès  des  simples,  qui  le  béatifient 
et  de  la  sorte  l'Iuduisenten  erreur  (1).  » 

(t)  De  Grodiùtts  Intmilil.,  ra().  \i\. 


102  VIE    I»E    SAINT   liERNAHI). 

Quelle  justcsso  d'oliservalionl  <'t  coinmo  la  l'aussc  dij- 
votion  est  prise  sur  le  fait  et  (lémasquce  1  Tous  les  travers 
qu'engendre  l'orgueil  délllent  ainsi  sous  le  regard  impla- 
cable de  l'abbé  de  Glairvaux  qui  les  saisit  au  passage  et  les 
fixe  d'un  Irait.  Nous  recommandons  spécialemeni  encore 
aux  moralislos  le  portrait  du  moine  hyi)Ocrite  ([ui  trompe 
son  supérieur  par  la  feinte  humilité  avec  laquelle  il  fait 
l'aveu  de  ses  fautes.  Bernard  avait  di-jà  remarqué  avant 
la  rtochefoucauld  que  <-  l'hypocrisie  est  un  hommage  que 
h'  vice  rend  à  la  vertu,  »  hommage  forcé,  sans  doute,  mais 
d'autant  plus  précieux.  «  C'est  une  bien  glorieuse  <hose, 
dit-il,  que  l'humilité,  puisqui;  l'orgueil  cherche  ii  lui  em- 
prunter ses  traits  pour  échapper  au  méjirisl  -  fJlorinsu 
rcs  hiniiiUlfis,  (jiKt  ijtsd  (juofiur  siijirrhin  jiulliari'  sf  n/i/iclil , 
ne  înicsral  ({). 

Après  avoir  parcouru  ainsi  tous  les  degrés  de  l'orgueil, 
l'abbé  de  Clairvaux  s'excuse,  auprès  de  son  correspon- 
dant, d'avoir  suivi  une  voie  qui  paraît  être  tout  opposée 
à  celh^  de  saint  lienoit.  Mais  en  somme  la  diversité  n'est 
qu'appaiente  et  la  voie  suivie  est  la  même,  t.lle  se  nomme 
«  voie  de  la  visité  »  pour  ceux  (pii  la  gravissent,  et 
<(  voie  de  riniquit(''  »  pour  ceux  qui  la  desç(Uident  (2\ 
«  Vous  me  dire/,  peut-être,  frère  (iodefroid,  «lu'en  décri- 
vant ainsi  les  degrés  de  l'orgueil,  au  lieu  des  degrés  de 
l'humilité,  je  n'ai  satisfait  ni  à  votre  demande  ni  à  ma 
promesse.  A  cela  je  réponds  :  ■<  Je  ne  puis  enseigner  que 
«  ce  que  j'ai  appris.  »  Je  n'ai  pas  pensé  qu'il  me  convînt 
de  décrire  les  ascensions,  moi  qui  sais  mieux  descendre 
que  monter,  'foutefois,  en  y  regardant  bien,  dans  ee  che- 
min de  descente  peut-être  trouverail-on  une  vraie  montf't». 


(I)  Pc  CradUms  I/udiUII.,  cap.  wiii.  ii  '  iG-i! 
(2j  Jbid.,  cap.  IX,  n"  '}.'. 


BERNARD    ET   LA    RÉFORME    CISTEliiilEN  NE.  [Cùi 

Si,  allant  à  Home,  vous  rencontrioz  un  homme  qui  on  re- 
vînt, et  que  vous  lui  demandiez  votre  chemin,  qu'aurait- 
il  de  mieux  à  faire  que  de  vous  montrer  par  oii  il  est 
venu?  En  nommant  les  châteaux,  les  villages,  les  fleuves, 
les  montagnes  par  où  il  a  passt',  qui  marquent  sa  route, 
il  vous  indique  la  vôtre;  vous  reconnaîtrez,  en  allant,  les 
mêmes  lieux  qu'il  a  traversés  en  venant.  De  même  dans 
ma  voie  descendante  vous  trouverez  peut-être  les  degrés 
ascendants,  et  il  vous  suffira  de  les  gravir  pour  les  lire 
dans  votre  cœur  mieux  que  dans  mou  traité.  Amen  1^!  » 
Ce  traité  n'était  pas  destiné  aux  seuls  moines  de  Fon- 
tenay;  Foigny  le  lut,  comme  on  peut  le  conclure  d'une 
lettre  de  Bernard  à  l'abbé  Raynaud  :2  .  D'autres  lettres 
attestent  les  relations  étroites  qui  unissaient  Foigny  à 
la  maison  mère.  Raynaud,  préposé  un  peu  malgré  lui  à  la 
tète  d'un  monastère,  se  plaignait  doucement  à  son  sei- 
gneur et  père  de  la  séparation  et  des  soucis  que  lui  im- 
posaient ses  nouvelles  fonctions.  «  Soyez  persuadé,  lui 
répond  Bernard,  que  je  n'aurais  pas  souffert  qu'un  com- 
pagnon tel  que  vous,  si  cher,  si  nécessaire  et  si  docile, 
fût  éloigné  de  moi,  si  le  Christ  n'eût  pas  été  en  cause?  » 
Et  il  le  gronde  paternellement  de  ne  pas  savoir  suppor- 
ter en  silence  les  fatigues  et  les  tracas  de  sa  charge. 
«  N'est-ce  pas  assez,  dit-il,  que  je  souffre  de  ne  plus  vous 
voir,  de  ne  plus  jouir  de  votre  présence  qui  était  ma 
consolation,  pour  que  vous  m'accabliez  encore  par  le  n-cit 
de  vos  douleurs  et  de  vos  angoisses?  J'ai  partagé  mon 
fardeau  avec  vous,  comme  avec  un  fils  et  un  fidèle  coad- 
jutf'ur.  A  vous  de  voir  comment  il  faut  porter  la  charge 
paternelle.  Si  vous  la  portez  de  façon  que  j'en  sois  plus 


(1)  De  Cratlibiis  humifit..  cap.  xxii,  n"  57. 

(2)  «  Oiiuscula  rnea  quœ  liabes.  »  Ep.  74. 


IC}\  VIK    hE    SAINT    BKIi.NAHI». 

accablé  encore,  c'est  une  charge  pour  vous,  sans  que  j'en 
sois  déchargé.  » 

Raynaud  s'étonnait  de  rencontrer,  sous  sa  juridiction, 
des  moines  tristes,  pusillanimes  et  enclins  à  murmurer, 
lieau  sujet  de  plainte!  reprenait  l'abbé  de  Glairvaux  : 
<■  Ceux  qui  sont  bien  portants  n'ont  pas  besoin  qu'on  les 
porte  et  ne  sont  pas  à  charge,  par  conséquent.  Mais  c'est 
avec  les  autres  ((u'il  faut  montrer  que  vous  êtes  père  et 
abbé.  Consolez,  exhortez,  gourmandez;  ainsi  vous  ferez 
votre  œuvre,  vous  porterez  votre  fardeau,  et  vous  guérirez 
ceux  que  vous  porterez  de  la  sorte  (1).  » 

Raynaud  éprouva  sans  doute  quelque  honte  de  s't'-tre 
attiré  par  sa  pusillanimité  cotte  leçon  de  courage;  il  prit 
le  parti  de  soudrir  en  silence  et  il  tint  si  bien  sa  résolution, 
que  l'abbé  de  Clairvaux  en  vint  presque  à  regretter  son 
blâme  et  se  plaignit  alors  de  ne  [dus  recevoir  de  nouvelles 
de  Foigny  {±).  Comme  ces  documents  où  l'on  surprend  le 
cœur  de  Bernard  en  llagrant  délit  de  contradiction  sont 
l'expression  vraie  de  la  S(jllicilude  paternelle! 

Malgré  la  i)réémineuce  de  sa  dignité,  il  se  plaçait  avec 
les  abbés  qui  avaient  été  ses  disciples  sur  le  pied  d'éga- 
lité; et  il  récuse  formellement  les  titres  de  «  seigneur  et 
de  père  »  (|ue  Haynaud  de  Foiguy  lui  avait  dt'eernés. 
«  Appelez-moi  votre  frère  et  co-serviteur... ,  disait-il.  Je 
ne  nie  pas  que  j'ai  pour  vous  l'airection  d'un  père;  mais 
l'autorité,  non  3).  »  Pour  liaynaud,  cependanl,  ce  litre  de- 
vait redevenir  littéralement  vrai.  Le  foudaleurde  Foiguy, 
las  de  sa  cliaige,  s'(mi  dèmil  vers  1 131,  et  il  oblintde  Ber- 
nard la  faveur  de  venir  li'rmiuer  ses  jours  ii  Clairvaux  {\). 

(1)  Ep.  ::?. 

(2)  E|).  74. 
(.3)  Ep.  72. 

(4)  Collia  C/irlsI.,  IX,  030;  neni.  VUa .  lih.  VII,  cap.  \iii  et  xvi. 


BEliNARl)   ET    LA    lîÉFORME    CISTEHCIEN.Xb:.  lOo 

IV 

Crise  de  l'abbaye  de  Morimond 

Les  afl'aires  générales  de  l'Ordre  troublèrent  de  bonne 
heure  la  paix  intérieure  dans  laquelle  Bernard  aimait  à 
s'établir.  Dés  l'année  H24  (1),  il  apprit  mystérieusement, 
par  la  confidence  d'un  moine  nommé  Adam ,  que  l'abbé 
de  Morimond,  Arnold,  songeait  à  déserter  son  poste,  et, 
sous  prétexte  d'aller  fonder  un  nouveau  couvent  en  Pa- 
lestine, tentait  de  débaucher  les  meilleurs  d'entre  ses 
frères  pour  les  entraîner  à  sa  suite  (2).  Un  tel  dc'part,  pré- 
paré dans  l'ombre,  offrait  les  caractères  d'une  lâche  dé- 
sertion. Morimond,  qui  s'étail  illustré  au  dehors  par  la 
fondation  de  plusieurs  monastères  (3j,  subissait  alors  une 
crise  intérieure.  Ses  revenus  étaient  insuffisants;  des  voi- 
sins jaloux  et  rapaces  empiétaient  sur  son  domaine;  et 
sur  ce  domaine  ingrat,  amoindri  ou  contesté,  les  frères 
convers  promenaient  une  mollesse  qui  déconcertait  les 
prévisions  et  les  calculs  du  cellérier.  Arnold,  qu'in(iuié- 
tait  déjà  une  telle  situation  financière,  rencontrait  en  ou- 
tre chez  plusieurs  profès  une  ojjposition  qui  minait  sour- 


Xous  avons  encore  une  autre  leltre  de  Hcrnard  à  Raynaïul,  op.  i13 
(doiil)let,  ep.  'i5:{). 

(1)  Tous  les  historiens  ont  jusqu'ici,  après  Manriciuc,  place  cet  évé- 
nement en  \\'>J>.  Mais  l'épitre  '.iôU  adressée  à  un  pape  dont  le  nom  a 
C  pour  initiale  prouve  qu'il  faut  le  icpurterau  pontifiait  de  Calixte  II, 
au  plus  tard  en  112i. 

(2j  Ep.  5,  n"  1:  ep.  fi,  n'  1  ;  ej».  35'.». 

(3)  Bellevaux,  22  mars  1120;  La  Crestc,  30  juin  1121:  Camp  ou 
Vieux-Camp,  31  janvier   1123.   Cf.  Jaiiauschek,  Orlrj.  Cislerc,  1,8, 

10,    11. 


ICC,  VIE    DE    SAINT    lilLR.XARlt. 

dément  son  autorité  morale  (1).  Pris  de  drgoût  pour  swn 
abbaye,  il  senfuit  avec  l'élite  de  ses  moines,  sans  de- 
mander l'autorisation  de  son  évoque  ni  celle  de  l'abbé  de 
Citeaux  ^),  entre  les  mains  desquels  il  avait  fait  vo.'U 
d'obéissance  et  do  stabilité.  11  essaya  seulement,  pour 
rassurer  sa  conscience,  d'extorquer  par  des  raisons  équi- 
voques le  consentement  de  la  cour  de  Home  (3).  La  nou- 
v<'lle  de  ce  départ  clandestin  et  précipité  tomba  à  Clairvaux 
conuiie   un  coup  de  foudre,   avant  même  que  Bernanl 
averti  ait  eu  le  temps  de  traverser  le  dessein  des  fugitifs. 
(Irande  fut  la  consternation  des  Cisterciens.  Arnold  était 
l'une  des  plus  fortes  colonnes  de  l'Ordre.  Par  sa  naissance, 
il  était  allié  aux  plus  nobles  familles  de  l'Allemagne ,  et 
son  frère  Frédéric  occupait  le  siège  archiépiscopal  de  Co- 
logne (4).  L'extension  qu'il  avait  donnée  à  la  famille  bé- 
nédictine du  coté  du  Rhin  avait  attiré  sur  lui  l'attention 
de  la  dermanie  et  présageait  encore  de  nouveaux  progrès. 
Un  tel  succès  semblait  fait  pour  prémunir  le  lier  abbé 
contre  les  tentations  de  découragement.  Mais  sa  vanité 
était  aussi  grande  que  son  zèle.  Il  ne  sut  pas  supporter 
l'humiliation  passagère  que  des  embarras  d'administration, 
qui  d'ailleurs  n'étaient  pas  insurmontables,  menaçaient 
de  lui  inlîiger,  et  pour  se  dérober  à  la  honte  d'une  catas- 
trophe liiiancière,  il  se  précipitq  dans  une  aventure  mille 
fois  plus  scandaleuse. 

L'abbé  de  Citeaux  était  alors  en  Flandre  (o).  Pris  au 
dépourvu  et  privé  de  tout  conseil,  Bernard  se  tourna  sans 


(1)  Bern.,  cj».  lil,  ii"  1. 

(■>)  Bcni.,  t'i».  'i,  II"  3;  7,  11"  5. 

(3)  Jicni.,  t'i).  7,  11"  7;  ep.  3.")",». 

(4)  «  Mai^na  noslri  ordiiiis  coluiniia.  >-  Bein.,  ep.  4  ,  iv  2.  Cf.  Man- 
rique,  Annal.  Cislcrc,  I,  81. 

(5)  Bern.,  ep.  4,  a   l. 


KERNAIU)    ET   LA    liÉFdHME    CISTERCIENNE.  1G7 

hi'siler  vers  le  souverain  pontife,  qu'il  prie  au  nom  de  sa 
congrégation  d'arrêter  les  fugitifs.  La  prétention  d'établir 
en  Orient  l'observance  de  Cîteaux  lui  paraît  une  idée  chi- 
mériijue,  à  supposer  qu'elle  soit  sincère  ;  que  le  Pape  s'y 
oppose.  ((  (Jui  ne  voit  que  des  chevaliers  en  armes  sont 
plus  nécessaires,  dans  ces  lieux,  que  des  moines  qui  ne 
sont  bons  qu'à  chanter  ou  à  pleurer?  »  Si  Arnold  obtenait 
du  Saint-Siège  la  faveur  qu'il  sollicite,  quelle  cause  de 
ruine  ce  serait  pour  notre  Ordre  I  «  Songez  qu'à  son  exem- 
ple tout  abbé  qui  sentirait  la  charge  pastorale  peser  à  ses 
épaules  pourrait  s'en  affranchir  aussitôt,  surtout  chez  nous 
où  le  fardeau  du  commandement  est  si  lourd  et  l'honneur 
de  le  porter  si  léger  (1).  » 

Cette  lettre  achevée,  et  sans  plus  de  retard,  l'abbé  de 
Glairvaux  se  tourne  vers  Arnold  lui-même,  mais  il  prend 
un  autre  ton.  C'est  surtout  aux  sentiments  de  pieuse  et 
lidèle  confraternité  qu'il  fait  appel  :  «  Vous  me  déses- 
pérez, dit-il,  en  me  défendant  de  vous  écrire,  sous  prétexte 
que  votre  résolution  est  irrévocable.  Quand  même  la  rai- 
son ne  me  ferait  pas  un  devoir  de  vous  désobéir,  ma  dou- 
leur m'empêcherait  de  garder  le  silence.  Au  lieu  de  vous 
écrire,  je  prendrais  même  le  parti  d'aller  vous  trouver,  si 
je  savais  où  vous  êtes,  dans  l'espoir  que  mes  paroles  au- 
raient sur  vous  plus  d'efficacité  que  mes  lettres.  Peut-être 
cette  vaine  confiance  vous  fait-elle  sourire,  tant  vous  avez 
conscience  de  votre  opiniâtreté,  que  rien,  ni  force,  ni 
prière,  ni  aucune  industrie  ne  saurait  fléchir.  Eh  bien, 
quoique  je  connaisse  l'obstination  de  votre  cœur  endurci , 
plût  au  ciel  que  je  fusse  à  vos  côtés  1  Tout  ce  qui  m'émeut 
contre  vous,  quel  que  soit  le  fruit  de  mon  audace,  je  vous 
le  jetterais  à  la  face,  non  pas  seulcintui  en  paroles,  mais 

(1;  Ep.  359. 


168  VIE    DE    ?AT.\T    BER.NAKD. 

parle  visage  et  parles  yeux.  Prosterné  devant  vous,  je 
presserais  vos  pieds,  j'embrasserais  vos  genoux;  et,  me 
suspendant  à  votre  cou,  je  baiserais  cette  tète  si  chère, 
courbée  dejtuis  tant  d'années  comme  la  mienne  sous  le 
joug  suave  du  Christ.  Je  pleurerais,  je  vous  prierais,  je 
vous  supplierais  d'avoir  pitii'  de  la  croix  du  Christ,  d'avoir 
pitii'  de  nous,  vos  amis,  que  vous  avez  condamnés,  sans 
que  nous  le  méritions,  aux  gémissements  et  aux  larmes. 
Oh!  si  cela  m'était  donné,  je  lléchirais  peut-être  par  l'af- 
fection celui  que  je  ne  puis  fléchir  par  la  raison...  Mais, 
hélas  !  vous  m'avez  ravi  jusqu'à  la  possibilité  de  tenter  ce 
suprême  effort  (Ij.  » 

Toute  cette  éloquence,  véritable  explosion  de  charité 
fraternelle,  fut  dépensée  en  pure  perte.  xVrnold  ne  daigna 
pas  accepter  le  rendez-vous  amical  que  l'abbé  de  Clair- 
vaux  lui  i)roposait.  Pour  ne  pas  tout  perdre  dans  cotte 
catastrophe,  Bernard  dut  se  résigner  à  t<^nter  le  sauve- 
tage des  principaux  religieux  que  le  malheureux  naufragé 
avait  entraînés  dans  sa  chute.  11  semble  qu'ils  aient  été 
alors  rassemblés  à  Cologne  ou  dans  le  voisinage  de  cette 
ville.  Bernard  s'adresse  en  même  temps  à  l'un  de  ses  amis, 
Brunon,  le  futur  archevêque  de  Cologne,  et  à  l'un  des  trans- 
fuges ,  le  moine  Adam ,  dont  l'autorité  était  fort  grande  sur 
ses  frères  (2).  Mais  cette  tentative  échoua  pareillement. 

Cependant  saint  Etienne,  averti  du  scandale  et  du  deuil 
qui  frappaient  sou  Ordre,  accourut  en  hâte  ù  Clairvaux, 
pour  étudier  avec  Bernard  et  probablement  avec  l'abbé  de 
la  Forte  et  de  Pontigny  (3)  les  mesures  de  salut  à  pren- 
dre. Avant  tout,  il  importait  de  pourvoir  au  gouvernement 
de  Morimond  et  de  donner  aux  frères  qui  formaient  les 

(1)  Ep.  -i,  n"  1. 
{•>)  Epp.  :>  el  G. 
(:î)  «  Juxia  oinniiiin  abbahim  noslroniin  sententiain.  »  E|).  7,  n"  20. 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  lC)d 

débris  de  cette  malheureuse  famille  un  protecteur  et  un 
guide.  On  apprit  bientôt  quArnold  venait  de  mourir  subi- 
tement et  misérablement  en  Belgique  (1).  La  succession 
était  lourde  à  recueillir.  L'abbé  de  Clairvaux,  qui  recon- 
naissait en  son  prieur  Gaucher  ou  Gauthier  toutes  les  qua- 
lités nécessaires  au  relèvement  d'un  monastère,  n'hésita 
pas  à  faire  pour  le  bien  général  le  sacrifice  de  son  dévoué 
et  précieux  collaborateur.  Sur  sa  proposition  sans  doute  , 
à  coup  sûr  avec  son  approbation ,  Gaucher  fut  élu  second 
abbé  de  Morimond   2). 

Ce  point  réglé,  Bernard  n'estima  pas  que  lincidenl  fût 
clos  et  son  œuvre  achevée;  il  se  tourna  de  nouveau  au 
nom  de  l'Ordre  cistercien  vers  les  fugitifs  désormais  pri- 
vés de  leur  chef  et  essaya  de  les  amener  à  résipiscence. 
Déjà  l'un  d'eux,  nommé  Henri,  cédant  aux  remords  de 
sa  conscience,  était  rentré  à  Morimond.  Trois  autres, 
Evrard,  Conrad  et  Adam  tenaient  plus  particulièrement 
en  éveil  la  sollicitude  du  saint  abbé.  C'est  à  Adam  qu'il 
s'adresse  encore  une  fois  comme  au  plus  influent  de  la 
troupe.  Ayant  appris  que  les  rebelles  alléguaient,  pour 
légitimer  leur  résistance,  une  dispense  de  Rome,  il  éta- 
blit qu'une  telle  faveur,  arrachée  subrepticement  au  sou- 
verain Pontife,  n'avait  aucune  valeur  en  conscience. 
L'excuse  tir(''e  de  la  fidélité  que  tout  moine  doit  à  son  su- 
périeur n'était  pas  plus  loyale.  «  Il  est  manifeste,  écrit-il, 
qu'on  ne  doit  pas  l'obéissance  à  qui  commande  le  mal. 
Or,  n'est-ce  [tas  un  mal  épouvantable  que  d'avoir  jeté  le 
scandale  dans  l'Eglise  de  Dieu?  Mais  que  m'importe? 
direz-vous;  (fue  celui-lk  en  réponde,  qui  avait  le  droit  de 

1)  Le  3  janvier   Manrique,  Annal.  Cisl.,  I,  lOi).  Yiaisoinblabletnent 
en  1125  :  «  Cujus  |ira'suinptio  digno  sed  pavendo  fine  in  brevi  est 
vindicata,  ■)  dit  Bernard,  ep.  lil  .  n"  I. 
(2;  Ilenriquez,  l'asciculus.  lib.  II,  j).  357. 

10 


170  VIE    DE    SAINT    BEKNARIi. 

commander  sans  réplique.  Le  disciple  n'est  pas  au-dessus 
du  maître.  J'étais  là  pour  apprendre  et  non  pour  ensei- 
gner. Disciple,  j'ai  dû  suivre  mon  maître;  je  n'avais 
pas  à  lui  montrer  le  chemin.  0  simplicité  d'un  nouveau 
l^aul ,  si  seulement  l'autre  s'était  monté  un  Antoine!  0  le 
moine  obéissant  par  excellence,  qui  ne  laisse  pas  perdre 
un  iota  des  moindres  paroles  de  ses  supérieurs!...  Mais, 
dites-moi,  vous  qui  prétendez  n'avoir  pas  eu  à  demander 
compte  à  votre  abbé  de  ce  qu'il  vous  commandait,  si. 
vous  mettant  un  i:laive  en  main,  il  vous  eût  ordonné  de 
le  lui  enfoncer  dans  la  gorge,  eussiez-vous  obéi?  S'il  vous 
eût  enjoint  de  le  précipiter  dans  le  feu  ou  dans  l'eau,  l'au- 
riez-vous  fait?  Commettre  un  tel  crime  ou  seulement  ne 
pas  l'empêcher,  c'eût  été  vous  rendre  coupable  d'homi- 
cide... Eh  bien,  votre  obéissance,  par  le  scandale  qu'elle 
a  causé,  a  été,  non  pas  à  mon  jugement,  mais  au  juge- 
ment de  la  vérité,  i)ire  qu'un  homicide. 

u  Du  reste,  ce  sont  là  des  considt'rations  purement  ré- 
trospectives. Votre  abbé  est  mort;  aucun  lien  ne  vous 
attache  plus  à  lui;  son  autorité  sur  vous  n'a  pu  durer 
plus  que  sa  vie  :  à  moins  que  les  liens  qui  unissent  les 
moines  à  leur  abbé  ne  soient  plus  forts  et  plus  indissolu- 
bles que  ceux  qui  unissent  les  époux  entre  eux.  Vous  n'o- 
seriez le  penser;  je  m'arrête  donc;  aussi  bien  vous  n'avez 
pas  besoin  de  longs  discours,  vous  qui  avez  l'esprit  si 
prompt  à  saisir  ce  que  l'on  dit  et  la  volonté  si  prête  à 
choisir  un  avis  utile.  Quoique  celte  lettre  vous  soit  adres- 
sée spécialement,  je  ne  l'ai  point  écrite  pour  vous  seul, 
mais  encore  pour  ceux  à  qui  Dieu  a  prévu  qu'elle  serait  né- 
cessaire... Votre  vie  et  votre  mort  sont  entre  vos  mains,  et 
pareillement,  si  je  ne  me  trompe,  la  vie  et  la  mort  de 
ceux  qui  sont  avec  vous.  Nous  pensons  qu'ils  feront  tout 
ce  que  vous  ferez  ou  tout  ce  que  vous  voudrez.  Autrement 


BERNARD    ET    LA    RÉFORME    CISTERCIENNE.  171 

dénoncoz-leur  ouvertement  la  sentence  redoutable  portée 
contre  vous,  par  tous  nos  abbés  :  A  ceux  qui  reviendront . 
la  vie;  à  ceux  qui  refuseront  de  le  faire,  la  mort  (1).  » 

Appuyée  indirectement  par  la  fin  sinistre  d'Arnold, 
dans  laquelle  on  vit  généralement  un  châtiment  du  ciel, 
la  lettre  de  Tabbé  de  Clairvaux  eut  tout  son  effet;  elle 
brisa  l'obstination  des  fugitifs,  qui,  tremblant  de  voir  la 
foudre  dont  on  les  avait  menacés  éclater  sur  leur  tète, 
reprirent  le  chemin  de  Morimond  et  se  soumirent  à  l'au- 
torité de  l'abbé  Gaucher.  Vers  le  même  temps  entraient 
au  noviciat  quinze  jeunes  gens  de  la  plus  haute  noblesse 
allemande,  parmi  lesquels  on  pouvait  distinguer  un  prince 
du  sang  impérial,  le  jeune  Othon  d'Autriche,  demi-frère  de 
Frédéric  Barbe  rousse  et  futur  évèque  de  Freisingen  (2). 
L'avenir  du  monastère  était  désormais  assuré  ;  de  ce  jour 
s'ouvrait  pour  Morimond ,  après  la  crise  terrible  qu'il  avait 
subie,  une  ère  nouvelle  de  prospérité. 

1  ;  Ep.  7.  Noter  les  mots  :  «  Liqiiido  apparct  inale  iiiiperantibus  non 
esse  parendurn,  »  etc.,  (n"  3). 

2  Cf.  Manrique,  Aiin.  Cist.,  p.  1G7-171  ;  Radewic,  De  Gesl.  Frider., 
lib.  II,  cap.  2. 


CHAPITRE  VI 

LV    KKKOliME.    —    BERXARD    ET    LES    DIVERS    ORDRES 
RELICIEL^X. 

En  même  temps  que  Faulorité  de  Bernard  croissait 
dans  son  Ordre,  son  crédit  s'affermissait  dans  toutes  les 
provinces  voisines ,  tant  auprès  des  Ordres  religieux  que 
du  clergé  séculier. 

Un  prestige  nouveau  environna  bientôt  son  nom;  le 
bruit  se  ri'pandit,  entre  112:2  et  112i,  que  sa  vertu  opérait 
des  miracles.  Ses  historiens  ont  noté  avec  soin  ces  phé- 
nomènes extraordinaires.  Le  premier  cas  de  ce  genre  fut 
laguérisun,  au  moins  partielle  et  momentanée,  de  son 
parent,  Josbert,  chevalier  de  la  Ferté  el  vicomte  de  Dijon, 
frappé  subitement  de  paralysie  et  privé  du  même  coup  de 
l'usage  de  la  parole.  L'alarme  était  grande  auprès  du  mori- 
bond. Josbert  ne  laissait  pas  une  réputation  de  haul<^  pro- 
bitr-;  comme  un  grand  nombre  de  barons  de  son  temps, 
il  avait  abusé  de  son  autorité  pour  pressurer  les  petits  et 
les  faibles  ou  même  pour  attenter  aux  droits  des  églises. 
On  se  demandait  avec  terreur  en  quel  état  il  allait  com- 
paraître devant  le  souverain  juge.  Bernard,  mandé  en 
toute  hâte,  el  absent  de  Clairvaux,  ne  put  arriver  à  la 
Ferté  qu'après  trois  jours  d'attente  et  de  mortelles  an- 
goisses. La  douleur  d(»  la  famille  l'émut  profondément. 
Plein  (le  conliance  en  la  miséricorde  de  Dieu,  il  rai)pelaà 


LES   ORDRES    RELICIEUX.  173 

l'entourage  les  droits  delà  justice  éternelle.  «  Vous  savez 
comme  moi,  dit-il,  de  quelle  façon  cet  homme  a  grevé 
les  églises  et  les  pauvres;  que  ses  héritiers  s'engagent  à 
réparer  ces  iniquités,  et  il  recouvrera  la  parole,  il  se  conî 
fessera  et  recevra  les  sacrements.  «  L'autorité  de  ce  lan- 
gage surprit  les  assistants,  autant  qu'elle  les  rassura;  et, 
pendant  que  Josbert  le  jeune  s'engageait  au  nom  de  son 
père  à  donner  satisfaction  aux  pauvres  et  aux  églises,  Guy, 
frère  de  l'abbé  de  Clairvaux,  oi  son  oncle  Gaudry,  té- 
moins effrayés  de  ses  promesses,  le  gourmandaient  tout 
bas  de  sa  témérité.  Mais  lui,  sans  s'émouvoir  :  «  Tran- 
quillisez-vous ,  répondit-il ,  Dieu  peut  faire  aisément  ce 
que  vous  avez  tant  de  peine  à  croire.  »  Et  après  s'être 
préparé  par  une  fervente  oraison,  il  montai  l'autel  pour 
célébrer  la  messe.  Or,  au  moment  où  il  achevait  le  saint 
sacrifice,  on  vint  lui  annoncer  que  Josbert,  ayant  recouvré 
la  parole,  demandait  à  le  voir.  Le  moribond  ratifia  les 
engagements  de  son  fils,  se  confessa  avec  larmes  et  com- 
ponction et  reçut  les  sacrements  des  mains  du  saint  abbé  ; 
il  vécut  encore  deux  ou  trois  jours  et  garda  la  parole  jus- 
qu'à son  dernier  soupir  (1). 

A  quelque  temps  de  là,  Bernard  passait  par  Ghâteau- 
Landon  avec  son  frère  Guy  et  son  cousin  Godefroid,  lors- 
qu'un jeune  homme  qui  avait  au  pied  un  ulcère  ou  fis- 
tule lui  fit  voir  sa  plaie,  le  priant  de  la  guérir.  Touché  de 
tant  de  confiance,  Bernard  marqua  l'ulcère  du  signe  de 
la  croix  et  s'éloigna  :  «  Quelle  présomption,  lui  dit  son 

(1;  liera.  Vila ,  lil).  I,  cap.  i.v,  n"  4'{  ;  cf.  Vita  Secunda,  ca|).  xi , 
n"  30:  Gaiifrid.  Fragmeidu,  ins.,  p.  0''-7''.  Ce  fait,  étant  le  premier  mi- 
racle (le  Bernard,  selon  Guillaume  de  Saint-Thierry,  eut  lieu  avant  la 
consécration  de  l'église  de  Foigny  [liern.  Vila,  lib.  I,  cap.  xi,  n"52; 
Cf.  Gauf.  Fracjm.,  p.  7''),  c'est-à-dire  avant  le  11  novembre  112i  (Cf. 
Gallia  Christ.,  IX,  G'.?8-G29^ 

10. 


174  VIE    IiE    SAINT    BERNARD. 

frère,  de  croire  à  rofficacilé  de  cet  attouchement!  »  Le 
pieux  abbé  ne  répondit  rien;  mais,  raconte  Godefroid, 
lorsque  nous  revînmes  à  Château-Landon  quelques  jours 
plus  tard,  nous  trouvâmes  le  jeune  homme  guéri  (1). 

Dans  l'ingénuité  et  la  profondeur  de  sa  foi ,  sans  songer 
aucunement  à  se  prévaloir  du  don  des  miracles,  Talibé 
de  Clairvaux  n'hésitait  jamais  à  demander  à  Dieu  par  la 
prière  la  guérison  des  siens.  Un  jour,  on  l'appelle  auprès 
d'Humbert,le  futur  abbé  d'Igny,  qui  se  débattait  dans  une 
épouvantable  crise  d'épilepsie.  Plusieurs  frères  avaient 
grand'peine  à  tenir  le  malade  au  lit.  «  Que  faisons-nous 
ici?  dit  le  pieux  abbé,  allons  prier.  »  11  se  rendil  à  la  cha- 
pelle et  sur-le-champ  le  malade  s'endormit  :  le  lende- 
main ,  il  reçut  la  communion  des  mains  de  Bernard  et, 
à  partir  de  ce  moment,  il  ne  ressentit  plus  les  atteintes  du 
mal  cruel  qui  l'aflligeait  depuis  son  enfance  (!2). 

Ces  guérisons  et  quelques  autres  du  même  genre,  par 
leur  soudaineté  frappante  sinon  par  leur  caractère  sur- 
naturel, attiraient  l'attention  publique,  (lérard  et  (luy, 
frères  de  Bernard,  et  son  oncle  Gaudry,  scandalisés  du 
bruit  qui  se  faisait  autour  de  son  nom  et  craignant  que 
la  vaniti''  n'enllàt  son  cœur,  lui  reprochaient  amèrement 
de  se  prêter  avec  une  complaisance  trop  visible  au  rôle 
de  thaumaturge.  Dans  sa  candeur  le  pieux  et  timide  abb('' 
s'inclinait  sous  l'injure,  sans  rien  dire.  Tant  d'humilité 
ne  désarmait  pas  l'ironie  des  siens  et  plus  d'une  fois  leurs 
sarcasmes  furent  si  durs  et  si  blessants  qu'ils  lui  arrachè- 
rent des  larmes  (3). 

(1)  Ber)i.  Vita,  Jilt.  I,  cap.  i\,  iv>  i5. 

(2)  Ibid.,  cap.  x,  ii"  i8;  cf.  Gaiifrid.  Fragm.,  p.  7''.  A  noter  que  ce 
ncit  est  supprimé  dans  la  seconde  Recension  de  la  ViUi  prima  et 
dans  la  ViUi  secnnda.  l'cul-être  Ilumljert  éproiiva-l-il  une  rechute  à 
la  (in  de  sa  vie. 

(oj  Jjern.  Yita,  lit).  I,  cap.  i.\,  n"  i5. 


LES    ORDRES   RELIGIEUX.  175 

Bernard  trouva  un  jour  Toccasion  de  se  venger  de  son 
oncle.  Gaudry,  étant  tombé  malade,  éprouvait  des  dou- 
leurs si  aiguës,  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  recourir  ù  son 
tour,  comme  l'avaient  fait  tant  d'autres,  aux  prières  de 
son  neveu.  Celui-ci  feignit  d'abord  de  croire  à  une  plai- 
santerie et  rappela  au  malade  les  reproches  qui  acca- 
blaient tout  récemment  encore  le  faiseur  de  miracles.  Mais 
les  instances  et  les  soupirs  de  Gaudry  lui  firent  voir  que 
ces  récriminations,  si  douces  fussent-elles,  n'étaient  pas 
do  saison.  Il  consentit  enfin  à  prier  pour  son  oncle  et, 
lui  ayant  imposé  les  mains,  il  le  délivra  sur-le-champ  de 
la  fièvre  (1). 

Grâce  aux  cent  voix  de  la  renommée,  qui  publiait  ces 
merveilles  de  monastère  en  monastère,  Bernard,  vers 
112G,  jouissait  déjà  universellement  de  la  réputation  d'un 
«  homme  de  Dieu,  »  comme  on  disait  alors.  Les  lettres  qu'il 
reçoit  à  cette  date  sont  pleines  de  témoignages  qui  le 
prouvent.  Sa  modestie  en  est  effrayée  et  il  ne  sait  com- 
ment s'en  défendre.  Tous  ses  efTorls  vont  à  détruire  cette 
haute  et  redoutable  opinion  qu'on  a  de  lui.  «  Je  ne  sau- 
rais m'en  réjouir,  écrit-il  à  un  cardinal,  et  j'en  ai  bien 
plutôt  honte  :  car  je  sens  qu'on  vénère  et  qu'on  aime  en 
moi,  non  pas  ce  que  je  suis,  mais  ce  qu'on  pense  de  moi. 
En  m'aimant  ainsi,  ce  n'est  pas  moi  qu'on  aime,  mais  à 
ma  place  quelque  chose,  un  je  ne  sais  quoi,  qui  n'est  sû- 
rement pas  moi  2).  » 

Malgrt;  ces  protestations  sincères  et  répétées ,  l'opinion 
publique  s'obstinait  à  l'entourer  de  confiance  et  de  res- 
pect. De  là  l'influence  extraordinaire  qu'il  exerça  sur  la 
réforme  religieuse ,  d'abord  dans  son  voisinage ,  puis  dans 
les  provinces  du  nord  de  la  (iaule. 

(1,  liern.  VHa,  lib.  I,  cap.  x,  n"  46. 
:2;  E[).  18,  n"  1. 


17(1  VIE    ]IE    SAIM"    BERNARD. 

Entre  tous  les  hommes  qui  subirent  son  ascendant, 
nul  ne  lui  fut  plus  étroitement  attaché  que  le  bénédic- 
tin Guillaume,  abbé  de  Saint -Thierry  près  de  Reims. 
VApologia,  nous  l'avons  insinué,  n'est  que  le  fruit  de 
leurs  idées  communes  sur  la  nécessité  d'une  réforme  mo- 
nastique. 11  fallut  toute  l'adresse  et  le  sens  pratique  de 
l'abbé  de  Clairvaux.  pour  empêcher  son  ami  de  dépas- 
ser le  but  qu'ils  visaient  de  concert.  Nul  doute  que  Saint- 
Thierry  ne  soit  devenu  ,  par  le  rétablissement  de  la  dis- 
cipline, le  modèle  des  abbayes  bénédictines  proprement 
dites.  Mais  cette  restauration  ne  suffisait  pas  à  la  ferveur 
personnelle  de  Guillaume.  Son  rêve  était  de  se  démettre 
de  ses  fonctions ,  pour  vivre  tranquillement  à  Clairvaux 
sous  la  conduite  de  Bernard.  Mais  toujours  celui-ci  lui 
interdit  d'abandonner  le  poste  que  la  Providence  lui 
avait  confié.  «  En  pareil  cas,  lui  écrivait-il,  le  plus  sûr 
est  de  faire  la  volonté  de  Dieu  ,  en  mettant  de  côté  la  vô- 
tre et  la  mienne.  Mon  avis  est  donc  que  vous  gardiez  ce 
que  vous  avez,  que  vous  demeuriez  où  vous  êtes...,  et 
que  vous  usiez  de  votre  autorité  pour  faire  le  bien  (i..  » 
En  dépit  de  ces  conseils ,  Guillaume  finit  par  prendre 
de  force  le  congé  ({u'il  avait  vainement  sollicité;  et,  à  dé- 
faut de  Clairvaux  dont  les  portes  lui  étaient  fermées,  il 
choisit  pour  retraite,  en  1133(2),  l'abbaye  cistercienne 
de  Signy,  où  il  se  livra  sans  entraves  aux  études  Ihéolo- 
giques,  et  d'où  nous  le  verrons  s'élancer  avec  feu  con- 
tre Abélard  en  1140. 

L'abbaye  royale  de  Saint- Denis,  la  plus  illustre  de 
France  après  Cluny,  fut  aussi  l'une  des  premières  à  re- 
cueillir et  à  mettre  en  pratique  les  idées  réformatrices 


(1)  Ep.  86;  cf.  épitrc  'loî  cloiil)lel  de  la  précédente. 

(2)  Cf.  -Notes  de  Mabillon  a  l'éiutre  S5,  et   Gallia  Christ.,  l.\,  187. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  177 

que  propageait  VA/tologia.  Les  désordres  ([u'Abélard  avait 
signalés  {{)  sous  ladministration  de  Tabbé  Adam,  s'étaient 
perpétués  durant  les  premières  années  de  la  prélature  de 
son  successeur.  Suger  devait,  à  la  vérité,  bientôt  faire 
voir  au  monde  de  quelle  vigueur  il  était  capable;  et  l'É- 
glise et  l'État  allaient  sentir  les  heureux  efîets  de  son 
gouvernement.  Mais  d'abord  il  se  livra  tout  entier  aux 
choses  de  la  politique,  et  la  discipline  d(»  son  monastère 
était  le  moindre  do  ses  soucis.  Louis  le  Gros,  qui  avait 
deviné  en  lui  un  homme  d'État,  l'attirait  à  la  Cour  et  le 
mêlait  de  plus  en  plus  à  la  direction  des  affaires  publi- 
ques. Bientôt  «  sa  situation  fut  celle  d'un  premier  minis- 
tre tout-puissant.  Si  l'exercice  de  cette  vaste  influence 
était  profitable  au  bien  de  l'État,  elle  fut  par  contre  très 
nuisible  à  la  bonne  tenue  de  la  maison  de  Saint-Denis,  et 
les  restes  de  la  discipline  faillirent  disparaître  dans  l'in- 
vasion soudaine  des  mœurs  et  des  préoccupations  séculiè- 
res. L'antique  mouiier  ressembla  plus  que  jamais  à  une 
cour  princière,  non  seulement  par  le  train  somptueux 
qu'on  y  menait,  mais  encore  parla  nature  des  affaires  qui 
y  furent  traitées  (2).  »  Ainsi  que  le  roi,  les  gens  d'armes, 
les  officiers  de  la  couronne  avaient  leurs  entrées  libres 
jusque  dans  le  cloître.  Les  femmes  mêmes  n'en  étaient  pas 
rigoureusement  exclues.  L'abbé  de  Clairvaux  va  jusqu'à 
dire  que  la  jeunesse  des  deux  sexes  y  venait  folâtrer.  Href, 
le  royal  monastère,  pour  emprunter  une  imago  à  Homère 
et  à  la  Bible,  n'était  plus  que  «  l'officine  de  Vulcain  et  la 
synagogue  de  Satan  (3)  ;  »  ce  sont  encore  les  expressions 
de  l'abbé  de  Clairvaux.  Sugor,  cependant,  sans  prendre 
garde  à  ces  désordres  et  tout  enivré  de  sa  puissance,  me- 

(1)  Hislor.  colamU.,  ap.  Hist.  des  C,  XIV,  283-286. 

(2)  Vétault,  Suger,  Tours,  1872,  |i.  ICG. 

(3)  Bern.,  ep.  78.  n"  4  et  5. 


1~8  VIE    liE    SAINT    BERNAliD. 

nait  un  train  de  grand  seigneur  et  étalait  on  public  ce 
que  saint  Bernard  ne  craint  pas  d'appeler,  dans  une  let- 
tre qu'il  lui  adresse,  «  un  faste  insolent  (!].  »  L'Apolo'jir 
avait  déjà  dénoncé  et  flétri  ce  luxe  effréné  des  abbés  mon- 
dains, cet  attirail  et  ce  domestique  nombreux  dont  ils  se 
faisaient  suivre  en  voyage.  «  On  eût  dit,  à  les  voir  passer 
en  tel  équipage,  non  pas  des  supérieurs  de  communau- 
tés, mais  de  puissants  châtelains  en  expédition  de  guerre 
ou  en  partie  de  plaisir.  N'était-ce  pas  une  honte  pour  l'É- 
glise que  tel  abbé  (et  il  s'agit  évidemment  ici  de  Suger) 
se  fit  escorter  dans  ses  marches  de  soixante  chevaux  et 
plus  (2j?  » 

A  ces  traits  l'abbé  de  Saint-Denis,  s'il  lut  YAjxdogla,  — 
et  vraisemblablement  il  la  lut,  —  dut  aisément  se  recon- 
naître. Est-ce  de  cette  lecture  que  lui  vint  la  lumière?  Et 
dans  quelle  mesure  les  accents  indignés  de  Tabbé  de 
Clairvaux  contribuèrent-ils  à  lui  inspirer  l'horreur  de  sa 
vie  toute  mondaine?  Il  est  impossible  de  le  déterminfn\ 
Quoi  qu'il  en  soit,  tout  à  coup  le  brillant  ministre  ih' 
Louis  le  Gros,  comme  éclairé  d'en  haut,  rompit  avec  ses 
habitudes  de  frivolité,  et,  non  content  de  s'assujettir  lui- 
même  aux  rigueurs  de  la  discipline  monastique,  se  mit  en 
mesure  d'appliquer,  sans  faiblesse  et  sans  délai,  à  toute 
sa  maison  la  Régie  bénédictine.  En  moins  de  (luelque? 
années  la  réforme  était  accomplie.  Mais  aussi,  avec  un 
réformateur  autorisé  et  si  propre  au  commandement,  (jui 
eût  pu  douter  du  succès  de  rentreprise?Tel,  dit  l'abbé  de 
Clairvaux,  un  capitaine  qui  voit  ses  soldats  plier  devant 
l'ennemi,  se  jette  dans  leurs  rangs,  se  multiplie,  rallie 
les  fuyards,  communique  à  tous  l'ardeur  qui  l'anime,  et 


(1)  IkTIl.,  r|i.   78,  II"  .{. 
(2j  Apolog.,  ca]).  xi. 


LES    ORDRES    RELIGIEIX.  17U 

linalement  remporte  la  victoire.  «  0  l'heureuse  nouvelle! 
écrit-il  à  Suger.  Tous  les  serviteurs  de  Dieu  se  réjouissent 
(ït  s'étonnent  du  changement  si  complet  et  si  saint  que  la 
main  du  Très-Haut  vient  d'opérer  en  vous...  Mais  qui 
donc  vous  a  proposé  une  si  haute  perfection?  Car,  je  vous 
l'avoue,  si  je  désirais  apprendre  de  vous  de  si  grandes 
choses,  je  n'osais  cependant  l'espérer.  Qui  croirait  que 
d'un  seul  bond,  pour  ainsi  dire,  vous  avez  su  occuper  le 
sommet  des  vertus,  atteindre  le  comble  des  mérites?... 
Quoil  c'étaient  vos  errements  et  non  ceux  des  vôtres  que 
critiquait  le  zèle  des  sages;  c'était  à  vos  excès  et  non  aux 
It'urs  qu'ils  s'attaquaient  ;  c'était  votre  personne  seule  et 
non  votre  abbaye  qui  soulevait   un  murmure   général. 
Vous  seul  étiez  en  cause.  Vous  n'aviez  qu'à  vous  corriger 
pour  faire  taire   toutes  les   médisances....  Vous  n'aviez 
qu'à  déposer  votre  faste  et  à  changer  votre  train  de  vie 
pour  apaiser  l'indignation  de  tous.  Et  voilà  que  vous  avez 
satisfait  à  toutes  les  exigences  et  au  delà,  en  donnant  au 
monde  le  spectacle  non  seulement  de  votre  conversion , 
mais  encore  de  la  conversion  de  toute  une  communauté , 
et  de  quelle  communauté!...   Maintenant  l'austérité,  la 
discipline  et  l'élude  fleurissent  dans  cet  asile.  Le  souci  des 
affaires  séculières  en  est  soigneusement  banni  et  l'on  y 
médite  dans  un  perpétuel  silence  sur  les  choses  du  ciel. 
Le  seul  allégement  aux  austérités  et  à  la  rigueur  de  la 
discipline  est  dans  la  douceur  de  la  psalmodie  et  du  chant 
des  hymnes...  La  maison  de  Dieu  n'est  plus  ouverte  aux 
gens  du  monde,  et  les  curieux  n'ont  plus  d'accès  dans  le 
sanctuaire.  Plus  de  bavardage  avec  les  oisifs,  plus  d'ébats 
de  la  jeunesse  folâtre  comme  naguère.  Les  seuls  enfants 
du  Christ  remplissent  désormais  ce  lieu  saint...  Je  suis 
heureux  d'avoir  assez  vécu,  non  pas  pour  voir  ces  choses, 
puisque  je  suis  loin  de  vous  ;  mais  pour  les  savoir  avec  cer- 


180  VIE    VIE    SAINT   BERNARD. 

tilude.  Plus  heureux  encore  êtes-vous,  mes  frères,  vous  à 
qui  il  a  été  donné  de  les  accomplir.  Et  béni  soit  par-des- 
sus tous  celui  qui  en  a  pris  l'initiative  el  à  qui  en  revient 
toute  la  gloire!...  Peut-être  vous  inquiétez-vous,  très 
cher,  de  nos  louanges;  vous  auriez  tort;  car  elles  ne  res- 
semblenl  en  rien  aux  llatteries  de  ceux  qui  appellent  bien 
ce  qui  est  mal  et  mal  ce  qui  est  bien...  Nos  faibles  éloges 
procèdent  de  la  charité  et  ils  ne  dépassent  point,  que 
nous  sachions,  les  limites  de  la  vérité.  Du  reste,  si  nous 
nous  sommes  déchainé  avec  tant  de  hardiesse,  audactcr 
ohlafraviiiiKs,  contre  le  mal,  (juand  nous  l'avons  vu,  pou- 
vons-nous, maintenant  que  nous  sommes  témoins  du 
bien,  garder  le  silence  et  ne  pas  lui  rendre  témoignage? 
Ne  serions -nous  pas  convaincu  d'aimer  mieux  mordr<j 
qu'amender,  si  nous  nous  taisions  en  présence  du  bien, 
après  avoir  tant  réclamé  contre  le  mal  (1)?  » 

Entraîné  par  son  propre  mouvement,  après  un  premier 
effort,  Suger  ne  devait  plus  s'arrêter  dans  la  voie  des  ré- 
formes. Pour  ne  citer  que  quelques  monastères,  Argen- 
teuil,  Compiègne  et  Sainte-Geneviève  (2)  ressentirent  les 
effets  de  son  zèle,  aussi  ferme  que  modéré.  Et  Bernard 
ne  manqua  pas,  quand  il  fut  lié  plus  intimement  avec  lui, 
de  lui  adresser  de  nouveau  ses  encouragements  et  ses 
éloges. 

Les  i<  aboiements  »  de  l'abbé  de  Glairvaux ,  pour  user 
de  son  langage,  eurent  un  retentissement  profond,  non 
seulement  à  Cluny,  à  Iteims  et  à  Saint-Denis,  mais  encore 
dans  tout  l'Ordre  bénédictin.  Certaines  abbayes,  Molesmc 
par  exemple  et  Saint-Bénigne  de  Dijon,  n'avaient  pas  à 
redouter  ses  «  morsures;  »  une  discipline  sévère  y  ré- 

(1)  Bern..  ci).  7,s,  iv^  1-8. 

(2)  Sur  la  réforme  de  Sainte-Gcnevièvo ,  cf.  Bern.  epp.  300-370. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  181 

gnait,  dès  avant  l'apparition  de  ÏApologia.  Molesme  ce- 
pendant ne  le  laissait  pas  indillérent;  ses  lettres  témoi- 
gnent de  l'intérêt  actif  qu'il  portait  au  mofiastère  et  de 
l'afTection  qu'il  avait  vouée  à  l'abbé  Guy  (1).  D'autres 
abbés  qui  n'osaient  appliquer  la  réforme  à  leurs  maisons 
furent  traités  avec  moins  de  ménagement.  Au  Saint-Sé- 
pulcre de  Cambrai  et  à  Pouthières  (Aube),  nous  voyons 
Bernard  intervenir  avec  son  programme.  C'est  lui,  nous 
dit-on,  qui  désigna  Parvin,  moine  de  Saint-Vincent  de 
Laon,  pour  succédera  Fulbert,  abbé  du  Saint -Sépulcre, 
justement  destitué  (2).  Dans  la  réforme  de  Pouthières,  il 
ne  craint  pas  de  faire  appel  au  bras  séculier,  sans  con- 
sulter l'abbé  du  monastère,  qui  proteste  contre  cette 
double  ingérence  d'un  moine  étranger  et  du  pouvoir  civil. 
Pour  justifier  la  hardiesse  de  sa  démarche,  Bernard  fut 
obligé  de  l'expliquer  par  une  lettre.  Son  dessein,  écrit-il, 
n'c'tait  pas  de  contrarier  les  vues  de  l'abbé  Gérard,  mais 
bien  plutôt  de  l'aider  à  imposer  son  projet  de  réforme, 
en  lui  faisant  prêter  main-forte  parle  comte  de  Nevers,  le 
fondateur  de  sa  maison  et  son  avoué  naturel  (3). 

Mais  cette  intervention  du  pouvoir  civil  dans  les  affai- 
res du  cloître  n'était,  aux  yeux  de  tous,  même  au  dou- 
zième siècle ,  qu'un  pis-aller.  Combien  plus  profondes  et 
l)!us  efficaces  étaient  les  réformes  accomjjlies  discrètement 
et  de  concert ,  soit  entre  tous  les  membres  de  la  même  ab- 
baye ,  soit  entre  les  diverses  communautés  d'un  môme  Or- 
dre! A  cet  égard,  nul  spectacle  ne  fut  plus  consolant  que 

(1)  Bern.,  epp.  43-44,  60,  80.  Le  3  août  1120,  Bernard  est  témoin,  à 
Auxerre,  dans  une  charte  eu  faveur  de  Molesme.  2"^  carhil.  de  Mo- 
lesme, p.  12!2",  Archives  de  la  Côle-dOr. 

':>.)  Bern.,  ep.  'i8,  n"  1 ->.  Bernard  se  défend  d'avoir  coutriluié  à  l'ex- 
pulsion de  Fulbert,  mais  non  à  l'éh  clioii  de  Parvin. 

(3)  Ep.  81. 

SAINT    IlKUNAUn.    —    T.    I.  Il 


18-2  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

celui  qu'offraient  vers  le  même  temps  les  ermites  de  Fonte- 
moi  (diocèse  d'Autun),  les  moines  noirs  de  Saint-Nicolas 
(diocèse  de  Laon)  et  les  religieux  de  Saint-Berlin  (diocèse 
d'Arras).  Sur  tous  ces  points  à  la  fois  la  sollicitude  do 
rabl)é  de  Clairvaux  était  en  éveil.  Sous  rinfluence  de  son 
action  .  les  ermites  do  Fontemoi  finirent  par  embrasser  la 
Règle  cistercienne  et  fondèrent  en  11:28  le  monastère  de 
Reigny  (diocèse  d'Auxerre,  aujourd'hui  de  Sens  '1).  A 
Saint-Nicolas,  son  rôle  ne  fut  pas  moins  sensible.  Après 
avoir  oncouragi"  Simon,  l'abbf  du  monastère,  à  presser 
l'observation  de  la  Règle  bénédictine,  il  lui  fait  remarquer 
que  tous  les  religieux  ne  sont  pas  appelés  à  la  mémo  per- 
fection. Il  prend  en  quelque  sorte  parti  pour  les  âmes  in- 
firmes et  plaide  en  leur  faveur.  «  Invitez-les,  dit-il,  aune 
plus  étroite  observance,  mais  ne  les  y  forcez  pas;  »  invi- 
tandl  sinit  ad  arciiorcm  vitam ,  non  cof/endi  (2).  On  recon- 
naît là  sa  ligne  de  conduite  habituelle.  Il  ne  veut  pas  que, 
sous  prétexte  de  réforme,  les  religieux  soient  contraints 
de  mener  une  vie  plus  austère  que  celle  à  la(iuelle  ils  se 
sont  engagés  par  leur  profession.  C'est  la  teneur  môme  de 
cette  profession  qui  détermine  rigoureusement  leurs  de- 
voirs. Mais,  toutefois,  sous  le  bénéfice  de  cette  réserve, 
l'obligation  de  progresser  dans  la  vertu  est  la  môme  pour 
toutes  les  communautés.  «  Dans  cette  voie,  disait-il  aux 
moines  de  Saint-Bertin,  quiconque  n'avance  pas  re- 
cule {',));  »  et  il  félicite  les  généreux  réformateurs  d'avoir 
entrepris  de  faire  revivre  dans  leur  abbaye  la  beauté  dos 
anciens  jours.  Sa  lettre  renferme  un  des  plus  vifs  éloges 
qu'il  ait  faits  de  la  discipline  monastique. 
Vers  1130,  un  moine  que  Pierre  le  Vènérablo,  qui  se 

(1)  Cf.  Janauschek,  Orig.  Ci.st.,  I,  1"). 

(2)  Bern,,  cp.  83  ;  les  cpp.  84  et  406  sont  adressées  au  inèiiie  abbé. 

(3)  «  Non  proficere  sine  diiliio  deficen'  est.  »  Ep.  .385. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  IHIJ 

connaissait  en  hommes,  ne  craint  pas  d'appeler  l'u  émule 
de  l'abbé  de  Clairvaux,  «  Geoffroy,  abbé  de  Saint-Mé- 
dard  (1),  futur  évêque  de  Ghàlons,  prit  l'initiative  de  te- 
nir à  Soissons,  à  l'imitation  des  Cisterciens,  un  Chapitre 
général  de  tous  les  moines  noirs  de  la  province  de  Reims. 
Est-il  téméraire  de  penser  que  Bernard  ne  fut  pas  étran- 
ger à  ce  projet?  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'il  fut  invité  à 
prendre  part  à  la  réunion.  Retenu  par  ses  occupations,  il 
n"hésite  pas  à  tracer  de  loin  le  programme  de  réformes 
que  l'assemblée  doit  remplir.  Avant  tout,  il  la  met  en 
garde  contre  les  tièdes ,  dont  le  courage  est  énervé  par  des 
habitudes  de  vie  relâchée  et  qui  ne  manqueront  i^as  de 
critiquer  les  mesures  de  salut  que  l'on  adoptera.  Il  ne 
faut  pas  qu'une  fausse  crainte  arrête  le  bras  prêta  frapper 
les  abus.  La  devise  d'un  moine  doit  être  celle  de  saint 
Paul  :  «  En  avant!  »  Semper  ad  ea  quœ  ante  sunl!  «  Ar- 
riére ceux  qui  vous  disent  :  «  Nous  ne  voulons  pas  être 
meilleurs  que  nos  pères  » ,  et  qui  de  la  sorte  font  enten- 
dre qu'ils  sont  les  fils  de  pères  tièdes  et  dissolus.  Que  si 
les  ancêtres  dont  ils  se  gloriOent  sont  des  saints,  qu'ils 
imitent  la  sainteté  de  ceux  dont  ils  préconisent  les  dis- 
penses comme  une  règle.  Du  reste,  Élie  a  dit  :  «  ,1e  ne 
suis  pas  meilleur  que  mes  pères;  »  mais  il  n"a  pas  dit 
qu'il  ne  voulait  pas  devenir  meilleur  qu'eux.  Ne  l'oublions 
pas,  dans  l'inconstance  de  cette  vie  mortelle,  rien  ne  de- 
meure dans  le  même  état.  Il  faut  ni'ccssairement  monter 
ou  descendre;  quiconque  essaie  de  s'arrêter  tombera  iné- 
vitablement. Sûrement,  celui-là  n'est  déjà  plus  bon,  qui 
ne  veut  pas  devenir  meilleur  (^).  » 

(1;  Pelr.  Venerab.,  lib.  H,  cp.  43.  Cf.  Bon.,  ep.  66,  el  notes. 

(2)  «  Aut  ascendas  nccessc  est,  aut  descendas ;  si  attentas  stare,  ruas 
neccssc  est.  Minime  pro  cerlo  est  bonus,  qui  ineiior  esse  non  vull,  et 
ubi  incipis  nolle  fieri  rnelior,  ibi  ctiani  desinis  esse  bonus.  »  Ep.  yi  ; 


18  4  VIE    lili    SAl.NT    BEHNARD. 

La  main  de  Tabbij  de  Clairvaux  se  retrouvo  donc  par- 
tout dans  ces  tentatives  de  réforme  qui  caractérisent  le 
second  quart  du  douzième  siècle.  Nous  sommes  loin  d'a- 
voir indiqué  tous  les  services  qu'il  rendit  au  seul  Ordre 
bénédictin.  On  le  voit  encore  user  de  son  autorité  auprès 
du  souverain  pontife,  pour  essayer  d'arrêter  la  décadence 
du  célèbre  monastère  de  Saint-Oyan  ou  Saint-Claude  (1). 
Sa  correspondance  nous  le  montre  pareillement  en  rela- 
tions avec  Tabbé  de  Saint-Jean  de  Chartres  (2),  avec  Lel- 
bert  de  Saint-Michel  en  Tiérache  (3),  avec  l'abbé  de  Liesse, 
au  diocèse  de  Cambrai  (4),  etc.,  etc.  Et  combien  d'autres 
faits  nous  échajjpent,  parce  que  les  documents  n'en  ont 
pas  gardé  la  trace  I 

l^(>ndant  que  l'Ordre  de  saint  Benoit  refleurissait  ainsi , 
Comme  au  soleil  d'un  printemps  nouveau,  d'autres  Or- 
dres, moins  illustres  mais  déjà  glorieux,  rivalisaient  avec 
lui  de  zèle  et  de  vertu  sous  des  règles  diverses.  La  Grande- 
Chartreuse  et  les  nombreuses  communautés  de  Chanoines 
réguliers,  au  premier  rang  desquelles  brille  Prômontré, 
sont  la  manifestation  la  plus  haute  de  cet  esprit  de  renais- 
sance religieuse.  On  ne  s'étonnera  pas  de  voir  l'abbé  de 
Clairvaux  s'associer  à  leurs  efforts  et  leur  cornmuniciuer  son 
ardeur.  Seul  l'Ordre  de  Grandmont  paraît  être  demeuré 
totalement  en  dehors  du  cercle  de  son  influence. 

Il  ne  connut  pas  personnellement  saint  Bruno.  Mais  la 
réputation  de  sainteté  de  ses  disci[)les  lui  inspira  le  désir 
de  visiter  la   (îrande-Chartreuse.  A  la  Chartreuse,  non 

cf.  l'i».   T)'i.  11    .">  :  «  Nulle   prolicer»;,  noiinisi  deficere  osl  ;  »   f|i.  34, 
II'  1  ;  "  Ni'iiiu  ijuippe  pcrlVclus ,  qui  pcrfectior  esse  non  api)elit.  » 

(1)  Ep.  2'Jl,  aJresséc  à  Euiiène  III. 

(2)  E|).  8''.. 

(3)  Ep.  399.  ihtKo  avant  I13o.  Gallia  Clnist.,  IX,  Gui. 

(4)  Ep.  400. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  d  8.J 

moins  vif  élait  le  désir  de  le  voir.  11  y  eut  d'abord  un 
échange  de  lettres.  Cette  correspondance  témoigne  des 
pensées  qui  étaient  habituelles  aux  deux  maisons  et  des 
sentiments  qui  leur  étaient  communs.  Ce  sont  de  vérita- 
bles traités  sur  la  perfection  et  l'amour  de  Dieu.  «  .lai  lu 
votre  lettre ,  écrit  Bernard  au  vénérable  Guignes  et  à  ses 
confrères;  chaque  syllabe  que  je  roulais  dans  ma  bouche 
allumait  une  étincelle  dans  mon  cœur.  »  La  réponse  qu'il 
leur  adresse  est  d'un  style  un  peu  convenu;  et,  quoi({u'il 
parle  de  la  charité,  «  la  mère  des  amitiés,  »  comme  il 
s'exprime,  on  sent  qu'il  s'adresse  à  des  inconnus.  Son 
exposé  est  didactique  et  froid;  on  y  chercherait  en  vain 
un  cri  du  cœur.  Plus  tard,  quand  il  reprendra  le  même 
thème  dans  le  Traité  De  diUijcndo  Deo  ou  dans  les  ser- 
mons sur  le  Cantique  des  Cantiques,  il  sera  bien  autre- 
ment éloquent.  Mais  ici  ce  qu'il  nous  faut  remarquer, 
c'est  sa  théorie  déjà  nette,  qu'il  développera  pleinement 
ailleurs,  sur  la  genèse  de  l'amour  dans  le  cœur  humain. 
«  L'amour,  dit-il,  commence  par  la  chair,  s'il  finit  par  l'es- 
prit. Ainsi  l'homme  s'aime  d'abord  lui-même  pour  lui- 
même,  car  il  est  chair  et  ne  sait  encore  goûter  que  la 
chair.  Puis,  voyant  qu'il  ne  peut  se  suffire,  il  sent  qu'il 
lui  faut  un  aide,  cherche  Dieu  par  la  foi  et  l'aime.  A  ce 
second  degré,  il  aime  Dieu,  non  encore  pour  Dieu,  mais 
pour  soi-même.  A  force  d'honorer  et  de  fréquenter  ainsi 
Dieu  par  la  pensée,  la  lecture,  l'oraison  et  l'obéissance 
pour  ses  propres  besoins,  Dieu  lui  devient  peu  à  peu  sen- 
sible et  doux;  et,  quand  il  a  goûté  combien  le  Seigneur 
est  suave,  il  passe  au  troisième  degré,  qui  consiste  à  ai- 
mer Dieu  non  plus  pour  soi,  mais  pour  lui-même.  Vrai- 
semblablement on  s'arrête  à  ce  degré  et  je  ne  sais  si,  en 
cette  vie,  personne  a  jamais  atteint  parfaitement  le  qua- 
trième, où  l'homme  ne  s'aime  plus  lui-même  que  [)0ur 


186  VIE    I>E    SAINT    BERNARD. 

Dieu.  Hue  ceux-là  nous  le  disent  qui  l'ont  éprouvé;  pour 
moi,  je  l'avoue,  cela  me  parait  impossible.  » 

L'état  du  pur  amour,  où  l'àme  s'oublie  totalement  pour 
Dion  n'existe  pas  effectivement  on  ce  monde;  mais  que 
les  saints  en  fassent  parfois  des  actes,  c'est  ce  qu'on  ne 
saurait  nier.  L'abbé  de  Clairvaux  l'enseignera  lui-mômo 
expressément  plus  tard.  Et  déjà  sûrement  les  Chartreux 
voyaient  en  lui  une  de  ces  àmos  d'élite  pour  qui  le  mys- 
ticisme théorique  et  pratique  n'avait  plus  de  secrets.  Le 
pieux  abbé  est  obligé  de  protester  contre  la  réputation  do 
sainteté  que  le  messager  de  la  Chartreuse  lui  avait  faite 
auprès  de  Guignes  et  de  ses  frères.  «  Ayez  pitié  de  moi, 
ajontait-il,  et  croyez  bien  que  je  no  suis  pas  tel  qu'on  le 
pense  et  qu'on  le  dit  il).  » 

A  quelque  temps  de  là,  les  Ois  de  saint  Bruno  eurent  la 
joio  de  juger  par  eux-mêmes  de  la  vérité  du  portrait  qu'on 
leur  avait  tracé.  Bernard  put  enfin  accomplir  le  pèleri- 
nage, longtemps  n'^vè,  de  la  Grande-Chartreuse.  Il  s'ar- 
rêta, en  passant,  à  (ironoble,  et  rendit  visite  à  l'év^-quo 
saint  Hugues.  Los  chroniqueurs  ne  pouvaient  manquer  do 
noter  la  rencontre  de  ces  deux  personnages  si  ressemblants 
par  leur  vertu,  malgr('  la  dilléronco  d'âge.  Dans  le  baiser 
de  paix  qu'ils  se  donnèrent ,  n'est-il  pas  touchant  de  voir 
les  blancs  cheveux  de  l'évèquo  se  mêler  à  la  blonde  cou- 
ronne du  moine?  Ils  tombèrent  d'abord  à  genoux  l'un  de- 
vant l'autre,  l'rappè'sd'un  mutuel  respect,  nous  dit  Geoffroy. 
Mais  après  ce  premier  mouvement  d'humilité,  leurs  étrein- 
tes n'en  furent  que  plus  chaudes.  Ils  étaient  si  bien  faits 
pour  s'entendre  qu'en  quelques  heures  ils  devinrent  «  un 
cœur  et  une  àme,  »  et  ne  se  séparèrent  qu'à  regret,  «  après 
avoir  joui  pieusement  l'un  de  l'autre  dans  le  Christ  (1).  » 

(1)  E|).  11. 

(1)  lient.  Vilu,  lil).  III,  ca|).  ii,  ii   :^. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  18" 

Un  accueil  non  moins  chaleureux  et  un  spectacle  non 
moins  édiûant  attendaient  labbé  de  Glairvaux  à  la  Grande- 
Chartreuse.  La  discipline  qu'il  avait  là  sous  les  yeux  était 
une  sorte  de  mélange,  ingénieusement  combiné,  de  la  vie 
érémitique  et  de  la  vie  cénobitique.  Les  disciples  de  saint 
Bruno  ne  vivent  qu'à  demi  en  communauté;  chacun  d'eux 
a  sa  cellule  particulière  où  il  travaille,  prie,  fait  sa  cui- 
sine, mange  et  dort.  Le  matin  seulement  tous  les  moines 
se  réunissent  en  chœur  à  l'église  pour  la  messe  et  l'office  ; 
et,  le  jour  de  fêtes  à  douze  leçons,  ils  mangent  au  réfec- 
toire et  entendent  un  sermon.  Bref,  leur  Règle  otfre  tous 
les  avantages  de  la  solitude ,  sans  en  avoir  les  inconvé- 
nients. Pour  laustérité,  ils  ne  le  cèdent  guère  aux  Cis- 
terciens :  leur  travail  seul  payait  moins  pénible;  même 
alimentation,  sauf  trois  jours  par  semaine  où  ils  se  nour- 
rissent uniquement  de  pain  et  d'eau;  même  couleur  de 
vêtement,  sous  lequel  ils  portent  un  cilice  qu'ils  ne  quit- 
tent ni  jour  ni  nuit.  Un  silence  perpétuel  enveloppe  leur 
vie  monotone  et  crucitiante  (1).  On  conçoit  que  Bernard 
se  soit  senti  tout  de  suite  à  l'aise  dans  ce  lieu  de  péni- 
tence et  cette  atmosphère  de  piété.  Il  reconnut  dans  la 
Grande-Chartreuse  une  digne  émule  de  Citeaux  et  dans 
les  fils  de  saint  Bruno  des  frères  selon  son  cœur. 

L'onction  et  la  sagesse  de  ses  entreliens  furent  pareil- 
lement pour  ses  hôtes  un  sujet  d'édification.  Une  chose 
cependant  faillit  les  scandaliser  dans  cette  visite.  On  re- 
marqua que  le  cheval  qui  l'avait  apporté  était  revêtu  d'un 
harnais  fort  riche.  Comment  expliquer  un  tel  équipage  au 
service  d'un  abbé  qui  se  montrait  si  sévère  contre  le  luxe? 

1  Sur  celte  Règle  qui  offre  ((ueliiues  Irails  de  parenté  avec  la  Ilégle 
de  saint  Benoit,  selon  Guiheit  de  Notent,  rf.  Guibert,  dans  Migne, 
t.  CLVl,  i>.  «j4  et  ln82-1083;  Jacques  de  Vitry,  Ilislor.  occident., 
p.  310. 


188  VIE    ]iE    SAINT    BERNARD. 

(irande  fut  la  surprise  de  Bernard,  quand  on  lui  en  lit 
lobservation.  Son  palefroi  était  un  cheval  d'emprunt,  que 
l'un  de  ses  oncles,  moine  cluniste  dans  les  parages  de 
Clairvaux,  lui  avait  prêté  pour  le  voyage.  L'animal  lui 
avait  été  naturellement  offert  tout  équipé.  Et  le  cavalier 
avait  achevé  sa  route,  comme  il  l'avait  entreprise,  sans 
avoir  seulement  jeté  les  yeux  sur  les  harnais  de  sa  mon- 
ture. Quand  le  prieur  de  la  Chartreuse  et  ses  religieux 
eurent  reçu  celte  explication,  ils  furent  remplis  d'admira- 
tion pour  leur  hôte,  qui  leur  donnait  ainsi  le  plus  ingénu- 
ment du  monde  une  preuve  presque  inconcevable  de 
l'habituelle  modestie  de  ses  regards  (1). 

Cette  visite  est  vraisemblablement  la  seule  que  Bernard 
ait  faite  à  la  Grande-Chartreuse.  Plus  tard  on  lo  voit  s'ex- 
cuser de  n'avoir  pu  la  répéter  2  .  (iuigues  mort,  il  semble 
même  que  ce  soit  une  autre  maison  de  l'Ordre,  la  Char- 
treuse des  Portes,  qui  obtint  les  gages  les  plus  nombreux 
de  sa  prédilection.  Bernard,  le  second  prieur  de  ce  nom, 
devint  son  correspondant;  leurs  lettres  respirent  toujours 
le  même  esprit.  Le  mysticisme  en  est  l'objet;  les  sermons 
sur  le  Cantique  des  Canti(iues  en  furent  l'un  des  fruits  le? 
plus  savoureux.  C'est  à  Bernard  des  Portes  (jue  l'abbi'  de 
Clairvaux  soumet  ses  premiers  essais  sur  cette  matière, 
et  c'est  de  lui,  écrit-il  expressément,  qu'il  attend  l'ordre 
do  continuer  ou  d'aljandonner  son  (j'uvre.  On  connaît  la 
réponse  3).  Les  Chartreuses  montrèrent  ainsi  dès  l'origine 
qu'elles  entendaient  être,  comme  Saint-Victor  de  Paris 
et  comme  Clairvaux,  des  foyers  d'amour  divin  et  des  éco- 
les de  mysticisme. 

(1)  Bci'ii.  Vi/a,  lili.  III,  ca]!.  n,  iv  i. 
2)  Cf.  Bein.,  ep.  12. 

'.3;  Hern.,  epp.  1Ô3-155.  Sur  les  deux  Bornard  des  Porlcs,  cf.  Malii!- 
lon,  noies  aux  épîlrcs  153  et  250;  Le  Couteulx  ,  Annal.,  Il,  13:!. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  189 

Toute  semblable  par  l'esprit,  quoique  différente  dans 
la  forme,  fut  l'action  que  l'abbé  de  Clairvaux  oxerra  sur 
les  diverses  congrégations  de  Chanoines  réguliers.  Ces  re- 
ligieux dont  la  vie  retenait  quelque  chose  de  la  liberté-  et 
des  occupations  séculières  suivaient,  comme  on  sait,  la 
Règle  dite  de  saint  Augustin.  On  sait  aussi  que  cette  Règle 
n'est  pas  à  proprement  parler  de  saint  Augustin ,  au  moins 
dans  la  forme  où  elle  nous  est  parvenue.  Le  saint  docteur 
n'avait  sans  doute  pas  prévu  que  la  lettre  fameuse  qu'il 
adressait  à  une  communauté  de  femmes  révoltées  contre 
leur  supérieure,  pour  les  rappeler  à  leur  devoir  et  leur 
tracer  un  règlement  de  vie,  serait  plus  tard  adaptée,  avec 
quelques  variantes  insignifiantes,  aux  besoins  des  com- 
munautés d'hommes.  Les  clercs  du  monastère  épiscopal 
qu'il  avait  institué  à  Hippone  ne  durent  avoir  dans  le 
principe  d'autres  constitutions  que  ses  exemples  et  ses 
avis  quotidiens.  Mais  après  sa  mort,  il  était  naturel  que 
ceux  qui  conservaient  son  culte  et  désiraient  codifier  une 
règle  propre  au  clergé  des  cathédrales  ou  des  collégiales, 
cherchassent  dans  ses  écrits  l'expression  exacte  de  sa  pen- 
sée sur  la  vie  religieuse.  L'épître  211  répondait  de  tout 
point  à  ce  dessein.  Il  sufOt  d'en  retrancher  les  quatre  pre- 
miers alinéas  qui  marquaient  sa  destination  particulière, 
pour  en  faire  un  code  religieux  d'une  application  géné'- 
rale  (1).  Augustin  y  descend  jusqu'aux  plus  menus  détails 


(1)  Régula  ad  seivos  Dei.  La  modificalion  la  plus  grave,  iiilrpduilo 
dans  l'épître  211  pour  en  faire  la  Refjula,  regarde  l'usage  des  bains.  On 
remarquera  qu'Augustin  i>erniet  aux  religieuses  l'usage  des  bains  une 
fois  le  mois,  semel  in  mense  (Ep.  211 ,  n"  13),  tandis  que  la  liegulu 
(n"  9)  semble  ne  l'accorder  qu'aux  malades  :  Lavacrum  etiam  cor- 
pori,  cum  infirmilalis  nécessitas  cogit,  minime  dcnegelur,  plus  sé- 
vère en  cela  que  la  Ut-gle  même  de  saint  Henoit  (cap.  3G).  Cela  seul 
nous  parait  indiquer  que  la  Ucgiilu  est  i)0^lérieurc  à  saint  Augustin. 

li. 


11)0  VIE    liE    SAINT    BEUNARlt. 

de  la  vie  pratique  en  communauté;  et  ce  qui  prouve  la 
sagesse  do  ses  proscriptions ,  c'est  qu'après  avoir  régi  le 
monastère  d'ilippono,  elles  passèrent  la  mer,  traversèrent 
les  âges,  servant  do  loi  à  mie  foule  de  sociétés  religieuses 
que  le  zèle  chrétien  enfantait  partout. 

En  s'appropriant  la  Règle  de  saint  Augustin,  les  Cha- 
noines r(''guliors  du  moyen  âge  y  apportèronl  quelques 
modilications  ou  améliorations,  selon  le  degré  do  perfec- 
tion auquel  ils  voulai(Mit  atteindre,  ou  selon  le  genre 
d'occupations  spéciales  auxquelles  ils  entendaient  se  livrer. 
Dans  sa  formr  la  plus  bénigne,  elle  comprenait  la  vie  on 
commun,  sous  un  abbt'  ou  prévôt,  avec  les  vœux  do  chas- 
teté, de  pauvret»'  et  d'obéissance.  Deux  grandes  œuvres 
se  partageaient  la  journée  ordinaire  dos  Chanoines,  la 
prière  et  le  ministère  paroissial.  Leur  «  Office  de  la  nuit  » 
no  dépassait  jamais  neuf  leçons,  et  la  Règle  leur  permet- 
tait de  regagner  après  Matines  leur  chambre  et  leur  lit. 
rrxreadonis  causa.  Comme  la  communauté  accei)tait  le 
service  des  églises ,  les  frères  consacraient  leur  temps  libre 
au  soin  des  âmes,  à  la  manière  dos  curés  de  paroisses. 
Rien  do  bien  effrayant  dans  leurs  mortifications;  ils  man- 
geaient do  la  viande  trois  jours  par  semaine ,  et  le  reste 
du  temps  ils  se  nourrissaient  non  seulement  do  légumes, 
mais  encore  de  poissons ,  de  laitage  et  d'œufs.  Leurs  vé- 
tomonls  étaient  aussi  chauds  que  solides.  Ils  portaient 
chemises,  calerons,  surplis  et  polissons,  couchaient  sur 
des  matelas  et  gardaient,  pour  dormir,  chemises  et  cale- 
çons (1). 

JMon  (jne  ces  mœurs  et  ces  règlements  fussent  loin  de 
l'austériti-  de  la  Règle  bénédictine,  Bernard  ({ui  connais- 
Le  r.  C.odefroid  Miulelaiiie  {Histoire  de  saint  Xorijert,  p.  17»))  eu  cite 
1111  manuscrit  du  scpliùme  siècle. 

(1)  Jaoïues  (le  Vilr.v.  Uist.  occident.,  l'.  3iy-320. 


LES    ORKRES    RELIGIEUX.  191 

sait  l'état  de  faiblesse  générale  de  la  nature  humaine ,  fai- 
sait des  vœu^t  pour  qu'ils  se  répandissent  autour  de  lui  et 
parvinssent  à  supplanter  peu  à  peu,  au  moins  dans  les 
grandes  villes,  le  genre  de  vie  ordinaire  du  clergé  séculier. 
Lui-même  travailla  à  les  propager.  On  le  voit  en  11:23 
prendre  une  part  active  à  la  transformation  des  Chanoines 
séculiers  de  Saint-Étienne  de  Dijon  en  Chanoines  réguliers, 
et  il  parait  comme  témoin  de  l'élection  du  nouvel  abbé, 
Herbert,  qui  fut  investi  de  ses  pouvoirs  par  l'évoque  de 
Langres,  le  jour  de  Pâques  (1).  Sa  correspondance  témoi- 
gne, pour  les  années  qui  suivent  (2),  de  l'intérêt  qu'il 
porte  à  la  Congrégation  dont  il  avait  encouragé  et  béni  les 
débuts. 

A  Épernay,  une  réforme  du  même  genre  est  due  en  par- 
tie au  prestige  de  son  autorité.  L'abbaye  de  Saint-Martin 
de  cette  ville,  desservie  au  commencement  du  douzième 
siècle  par  des  Chanoines  séculiers,  relevait,  pour  le  tem- 
porel ,  du  comte  de  Champagne ,  qui ,  en  sa  qualité  d'avoué 
et  d'héritier  des  fondateurs,  revendiquait  le  droit  dénom- 
mer le  supérieur  de  la  communauté.  A  ce  titre,  il  avait, 
après  la  mort  du  prévôt  Warin,  placé  à  la  tète  dos  chanoi- 
nes le  fils  même  de  son  sénéchal,  Waleran  de  Baudement. 
Mais  à  peine  celui-ci,  qui  avait  conscience  de  son  intru- 
sion, eut-il  connu  labbé  de  Clairvaux,  qu'il  sentit  naître 
en  lui  une  vocation  plus  haute.  Décidé  à  quitter  sa  com- 
munauté pour  embrasser  la  Règle  cistercienne,  il  légua 

1)  Cf.  r.ern.,  ep.  59  et  noU;  de  Mabilloii;  Pérard,  Recueil,  \k  8fi-87. 
Noter  que  la  scène  se  passe  à  Langres  et  non  à  Dijon,  comme  le  dit 
Vignier,  Chronicon  Lingon.,  p.  10G-in7. 

(2j  Cf.  Pérard,  ouv.  cit.,  p.  97100;  Petit,  oiu\  cit., Il,  13-15;  Fyol, 
Histoire  de  saint  Etienne  de  Dijon,  |ireiiv.,  n"'  130-144.  Il  résulte 
de  ces  pièces  que  Bernard  était  à  Langres  le  17  août  1129,  in  nalali 
S.  Mainmelis,  et  assista  un  peu  plus  tard  la  même  année  au  synode 
de  Dijon. 


192  VIE    DE    SAINT    BEHNAHD. 

à  ses  confrères,  en  partant,  un  pou  de  son  esprit  et  lour 
fit  accepter  ses  plans  de  réforme.  Thibaut  lui-même  entra 
dans  ses  vues,  et  pour  en  rendre  l'exécution  plus  facile, 
il  renonça  généreusement  aux  droits  qu'il  avait  jusque-là 
exercés  sur  la  maison.  Les  Chanoines  furent  autorisés  à 
suivre  la  Règle  de  saint  Augustin  et  a  élire  désormais  eux- 
mêmes  leur  abbé  ou  prévôt.  Leur  choix  se  porta  sur  un 
chanoine  de  Saint-Léon  de  Toul,  qui  recueillit  la  succes- 
sion de  Waleran  aux  fêtes  de  la  Pentecôte  de  Tannée  1127 
et  appliqua  sans  retard  à  Épernay  les  règlements  de  son 
Ordre,  pendant  que  l'abbé  démissionnaire  allait  faire  à 
Clairvaux  l'apprentissage  d'une  vie  beaucoup  i)lus  aus- 
tère (1). 

Où  la  Règle  de  saint  Augustin  (^st  en  vigueur,  Bernard 
se  borne  à  en  encourager  la  pratique.  Surtout  il  no  souffre 
pas  qu'on  laisse  tomber  les  bonnes  traditions  dont  elle 
est  l'inspiratrice.  Quand  l'église  de  Tous-les-Saints,  à 
Chàlons,  vint  à  perdre  son  supérieur  en  1125,  il  écrivit  en 
toute  hâte  à  l'évêque  Eble,  pour  lui  recommander  le  choix 
d'un  prévôt  «  idoine.  »  Fallùt-il  courir  toute  la  province, 
ou  même  comme  jadis  (luillaume  de  Champeaux  aller  jus- 
qu'à Cluny  pour  le  rencontrer,  il  n'y  aurait  ))asà  hésiter  à 
entreprendre  le  voyage.  «  Il  est  bon  sans  doute  qu'un 
supérieur  sache  gérer  les  affaires  temporelles;  un  tel 
homme  n'est  pas  difûcile  à  trouver,  et  bien  des  chanoines 
s'en  contenteraient;  mais  il  importe  avant  tout  que  le  chef 
d'une  communauté  soit  soucieux  du  salut  des  âmes  et 
habile  dans  l'art  de  les  gouverner.  »  Le  vœu  de  Bernard 
fut  comblé.  L'élu,  du  nom  d'Eustache,  réunissait  toutes 

(1)  Charle  de  Thiliaul  dalée  do  1127.  aj).  d'Acliciv,  Spicileguim. 
XllI,  305-300.  Les  aiiti'iirs  du  Cailla  Christ.  (IX,  283-281;  X.  liist.. 
p.  3V»)  ne  connaissent  que  la  confirnialion  de  celle  charte  par  l'arche- 
vCque  de  Uciins  en  1128. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  193 

les  qualités  qui  font  les  bons  prélats;  sous  son  adminis- 
tration la  réforme  fut  introduite  à  Tous-les-Sainls  (1). 
-  Entre  les  chanoines  qui  furent  également  selon  le  cœur 
de  l'abbé  de  Clairvaux,  il  faut  nommer  encore  un  religieux 
duMont-Saint-Éloi,  près  d'Arras,  Ogier.  Cette  distinction 
flattait  le  pieux  Chanoine.  Il  eût  aimé  à  entretenir  un 
commerce  épistolaire  avec  son  illustre  ami.  Mais  Bernard 
n'était  guère  enclin  aux  épanchements  inutiles  ou  de  com- 
mande. «  X  quoi  sert,  disait-il,  d'exprimer  et  de  faire 
valoir  par  de  vaines  et  transitoires  petites  paroles  des 
amitiés  vraies  et  éternelles?  »  Ogier,  déçu,  se  rabat  sur 
les  questions  doctrinales;  il  n'est  pas  plus  heureux.  Sûre- 
ment à  trente-cinq  ans,  l'abbé  de  Glairvaux  ne  se  sentait 
pas  la  vocation  de  docteur  :  «  L'office  d'un  moine  et  d'un 
pécheur,  répond-il,  n'est  pas  d'enseigner,  mais  de  pleurer. 
Quoi  de  moins  docte  que  d'enseigner  ce  qu'on  ne  sait  pas; 
et  ignorant,  je  le  suis.  La  seule  chose  à  laquelle  je  puisse 
vous  inviter  et  vous  provoquer,  non  par  la  parole,  mais 
par  l'exemple,  en  ce  temps  de  carême,  vous  et  tous  ceux 
qui  veulent  avancer  dans  la  vertu,  c'est  de  vous  appren- 
dre à  garder  le  silence,  en  me  taisant  moi-même  (2).  » 

Nous  ignorons  quel  était  l'objet  de  la  consultation  d'O- 
gier.  C'était  l'époque  où  Bernard  allait  publier  son  Apo- 
lofjia.  Le  Chanrjine  du  Mont-Saint-Ëloi  en  eut  la  primeur  (3). 
11  fallait  qu'il  eût  déjà  donné  des  preuves  manifestes  de 

(1)  Bern.,  cp.  58;  cf.  Gallia  Chrisliana,  IX,  870  cl  yi8. 

(2)  Ep.  90  et  89,  n"  2. 

(3)  Ep.  88,  n"  3.  L'ordre  dans  lequel  Mabillon ,  aprrs  Geoffroy,  a 
publié  les  épîties  87-90,  toutes  quatre  adressées  au  chanoine  Ogier. 
nous  parait  diamélralernenl  opposé  à  la  vraie  chronologie-,  elles  ont 
l)aru  dans  l'ordre  inverse  :  90,  89,  88,  87  et  les  trois  ])reinirn's  avani 
la  fondation  de  Saint-Nicolas  des  Prés,  c"est-à-dire  au  plus  tard  en 
1125.  Sur  Ogier,  voir  encore  l'épitre  93,  écrite  vraiseinbiahlement  en 
1133. 


194  YIE    DE    SAINT    BERNARD. 

sa  science  et  de  sa  piélé,  pour  que  Bernard  lui  confiât 
ainsi  son  manuscrit  avec  droit  de  corrections,  avant 
même  d'en  adresser  la  copie  à  celui  qui  en  était  l'inspi- 
rateur, à  Guillaume  de  Saint-Thierry. 

Ogier  s'était  en  effet  acquis  un  renom  de  sagesse  en 
dehors  de  son  Ordre  et  de  son  diocèse.  En  1123,  lévèque 
de  Nuyon,  qui  gouvernait  également  l'église  de  Tournai, 
jeta  les  yeux  sur  lui  pour  introduire  dans  la  paroisse  Saint- 
Médard  de  Tournai  des  Chanoines  réguliers.  La  fondation 
du  monastère  de  Saint-Nicolas-des-Prés  est  son  œuvre; 
il  dirigea  la  maison  en  qualitt^  d'ahhé  pendant  quatorze 
ans  (1).  Sa  démission  qu'il  olTrit  et  imposa  même  à  son 
évêque  lui  valut  une  lettre  de  véhéments  reproches  de 
l'abhé  de  Clairvaux.  «  S'exonérer  ainsi,  écrit  Bernard, 
c'est  se  déshonorer...  11  ne  fallait  pas  accepter  la  garde  du 
troupeau  du  Seigneur;  ou  bien,  une  fois  acceptée,  il  ne 
fallait  pas  l'abandonner...  Voilà,  ajoule-t-il  ironiquement, 
mon  avis ,  voilà  toute  la  sagesse  du  très  élégant  et  très  élo- 
quent docteur  que  vous  avez  pris  la  peine  de  consulter  di' 
si  loin.  »  Sur  un  point  seulement,  l'abbé  de  Clairvaux 
approuve  sa  détermination.  Ogier,  en  a  cessant  d'être 
maître,  ne  rougissait  pas  de  redevenir  disciple,  »  et  il 
avait  eu  le  courage  de  se  replacer  sous  la  conduite  de  son 
ancien  abbé.  Excellente  pensée!  écrit  Bernard.  <i  Si  vous 
avez  jugé  que  vous  étiez  impropre  à  être  le  maître  des 
autres,  du  moins  vous  ne  vous  êtes  pas  fié  davantage  à 
vous-même  et  vous  avez  renoncé  à  vous  diriger.  Vous 
avez  eu  raison,  car  celui  qui  se  constitue  son  propre  maî- 
tre se  fait  le  disciple  d'un  sot.  »  Qui  se  sifn  mcvjistriun 
conatiliiU ,  slallo  si;  disciptiliim  suf/dil  (2). 

'I)  Gallui  (  Itrist.,  III,  297,  Instr.,  \k  G5-(J7. 

,2    tj).  87,  fcrile  en  li:}',i.  Cf.  Callia  Christ.,  !oc.  cit. 


LES   ORDRES    RELIGIEUX.  193 

Aux  congrégations  diverses,  qui  se  grenérent  au  dou- 
zième siècle  sur  la  Règle  augustinienne,  Tabbé  de  Clair- 
vaux  ne  ménage  pas  davantage  les  témoignages  de  son 
estime  et  de  sa  confiance.  Nous  verrons  bientôt  quels 
liens  étroits  Tunirent  aux  Chanoines  réguliers  de  Saint- 
Victor  de  Paris.  Cet  Ordre  qui,  en  joignant  l'étude  à  la 
prière,  la  science  à  la  piété,  gardait  l'esprit  de  son  fon- 
dateur Guillaume  de  Champeaux,  devait  lui  être  par- 
ticulièrement cher.  La  parenté  d"esprit  tait  quelquefois 
plus  en  pareil  cas  que  la  similitude  de  Règle.  Or  Saint- 
Victor  promettait  d'être  la  plus  grande  école  mystique  du 
siècle.  Sûrement ,  l'abbé  de  Clairvaux  le  pressentit  dès 
qu'il  connut  les  disciples  de  Guillaume ,  Hugues  par  exem- 
ple. L'austérité  de  l'Ordre  n'était,  pas  plus  que  son  ensei- 
gnement Ihéologique,  fait  pour  lui  déplaire.  Les  Cha- 
noines de  Saint -Victor  ne  toléraient  qu'à  l'infirmerie 
l'usage  de  la  viande.  Vêtus  de  chapes  noires  et  de  tuni- 
ques de  laine  blanche,  ils  se  servaient  aussi  de  peaux  d'a- 
gneaux et  de  chemises  de  lin.  Si  leur  occupation  princi- 
pale était  le  labeur  intellectuel,  ils  ne  dédaignaient  pas 
le  travail  des  mains ,  auquel  ils  consacraient  quelques 
heures  par  jour.  La  nuit,  ils  se  levaient  d'aussi  bonne 
heure  que  les  Cisterciens,  pour  chanter  l'office.  Bref,  la 
Règle  augustinienne  donnait  chez  eux  la  main  à  la  Règle 
bénédictine  (1).  Rien  d'étonnant  par  conséquent  que  Ber- 
nard ait  favorisé  de  tout  son  pouvoir  leur  expansion,  et 
en  particuher  leur  introduction  dans  le  chapitre  de  Notre- 
Dame  de  Paris. 

La  réforme  d'Âroaise  au  diocèse  d'Arras,  entre  Pé- 
ronne   et  Bapaume,  attira   pareillement  son   attention. 

(I;  Jacques  de  Vitry,  Uisl.  occidcai.,  p.  328-329.  Cf.  Vétault,  VAh- 
Ijaije  de  aalnt-Victor  de  Paris,  dans  Positions  des  thèses ,  18CG- 
1807. 


190  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

Les  principaux  points  de  règle,  qui  distinguent  cotte  con- 
grégation de  l'institution  primitive  des  Chanoines  régu- 
liers, regardent  la  nourriture  ot  le  vêtement.  Abstinence 
de  viande  et  usage  de  tuniques  de  laine  au  lieu  de  che- 
mises, telles  sont  les  plus  grandes  mortifications  corpo- 
relles de  l'Ordre.  D'autres  qualités,  d'un  caractère  pure- 
ment spirituel,  le  tirent  remarquer  dès  Torigine  1  . 
Aussi  sa  diffusion  fut- elle  rapide  dans  le  nord  de  la 
France,  jusqu'en  Allemagne  et  en  Irlande.  Et  ce  n'est 
pas  sa  moindre  gloire,  que  févêque  de  Langres,  Guillenc, 
d'accord  avec  l'abbé  de  Clairvaux,  se  soit  adressé  à  cette 
congrégation  pour  implanter  la  Règle  de  saint  Augustin 
à  Chàtillon-sur-Seine.  Vers  H3 4-1136,  les  chanoines  d'A- 
roaise  furent  substitués  aux  Chanoines  séculiers  qui 
avaient  élevé  le  glorieux  fils  d'Aleth  et  de  Tescelin.  Ils  ne 
démentirent  pas  les  espérances  que  l'on  fondait  sur  eux: 
et  tel  fut  le  succès  de  leur  ministère,  que  (iodefroid. 
le  disciple  de  saint  Bernard,  devenu  évèque  de  Langres, 
supprima  la  paroisse  do  Suint- Martin  de  Cliàtillon  pour 
soumettre  la  ville  entière  à  leur  juridiction  pastorale  (2). 

Cependant  de  toutes  les  liges  que  la  réforme  avait 
greffées  vers  ce  temps  sur  le  vieux  tronc  augustinion,  la 
plus  riche  en  fleurs  ot  en  fruits  fut  sans  contredit  la  con- 
grégation de  Prémontrt'".  Ce  fut  aussi  celle  dont  le  pro- 
grès réjouit  le  plus  le  cœur  de  l'abbé  de  Clairvaux.  Com- 
ment s'en  él(jnner?  Avec  Norbert,  la  Règle  do  saint 
Augustin  atteignait  son  plus  haut  degré  de  rigueur  cé- 
nobiliqae.  Pour  la  nourriture  et  le  vêtement,  elle  ne 
différait  guère  de  la   Règle  cistercienne.  Les  Chanoines 


(1)  Sur  la  réforme   d'Aroaise,  nommé   encore  Tronc-Bérenger,  cf. 
Gallia  CJirisf.,  111,  4.3:?-i.ri;  Jacques  de  Vilry,  loc.  cit.,  p.  325. 

(2)  Gallia  Chrisl.,  IV,  770-"72. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  197 

de  Prrmontré  ne  mangeaient  jamais  de  viande,  sauf  en 
cas  de  maladie.  De  la  fête  de  la  Sainte-Croix  (1  i  septembre) 
à  Fàques,  ils  jeûnaient  comme  les  Cisterciens,  et  Tunique 
repas  qu'ils  faisaient  était  composé  de  deux,  pulmi'nla, 
œufs,  poissons  ou  légumes.  Comme  les  Cisterciens,  ils  dor- 
maient tout  habillés  et  tout  chaussés,  caUfjis  calceati.  Le 
jour  ils  étaient  vêtus  de  chapes  en  laine  blanche.  Leurs 
occupations  seules  les  distinguaient  proprement  des  moi- 
nes de  Clairvaux.  Après  Foffice  de  nuit,  ils  retournaient 
au  dortoir  pour  prendre  encore  quelque  repos.  Le  travail 
manuel  ne  leur  dérobait  que  peu  d'heures  dans  la  jour- 
née; ils  consacraient  la  majeure  partie  de  leur  temps  à 
l'étude,  à  la  prédication,  au  service  des  paroisses  (1). 

Le  fondateur  de  l'ordre,  Norbert  (2) ,  devait  être,  de  son 
vivant,  comparé,  égalé  même  à  l'abbé  de  Clairvaux  (3). 
Après  l'éclat  de  sa  conversion,  qui  émut  tout  le  Cbapitre 
de  Xanlen  (Westphalie)  dont  il  était  l'un  des  membres  les 
plus  en  vue,  et  qui  fut  un  coup  de  surprise  pour  la  cour 
de  l'empereur  Henri  V,  il  avait  cherché  sa  voie  pendant 
cinq  ans,  de  lllo  à  1120.  Quand  il  se  fixa  dans  le  diocèse 
de  Laon,  sous  l'œil  favorable  de  l'évêque  Barthélémy  de 
Tir,  rien  n'annonçait  encore  sa  grandeur  future.  Bernard , 
qui  se  dessaisit  alors,  en  sa  faveur,  des  droits  qu'il  possé- 
dait sur  le  lieu  dit  de  Prémontré,  dans  la  forêt  de  Voas 
(ou  Coucy),  dut  se  féliciter  plus  tard  de  sa  libéralité  (i  . 

(1)  cf.  Jacques  de  Vilry,  Hisl.  occid.,  p.  322. 

(2)  Sur  saint  Norbert,  voir  Acla  Sunct.,  Jtiiiii,  t.  I:  Histoire  de. 
saint  Norbert,  par  Godefroid  .Madelaiiic. 

(3)  Cf.  Heriinan,  rfe  Miraculix  S.  Mitrix  Laudun.,  lil).  III,  cap.  r,- 
10.  Au  chap.  7,  Heriinan  va  jusciuà  placer  Norhert  au-dessus  de  Ber- 
nard. "  .Si  quis  diligenler  allcndal,  pulo  quod  Norberluni  pr;eceilere 
non  nei;abil.  »  Ap.  d'Achery,  Opéra  Cuili.  de  Novigcnln,  p.  .")27  et 
suiv. 

(4;  Sur  celte  donation  de  Hernard,  cf.  liein..  cp.  2.">3,  n"  1,  et  note 


198  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

La  fécondité  du  nouvel  Ordre  fut  prodigieuse;  en  moins 
de  vingt  ans ,  il  donna  au  monde  plus  de  cent  monastères , 
lanl  d'hommes  que  de  femmes,  et  un  chroniqueur  sY'crie 
que  «  depuis  les  Apùtrcs  on  n'a  pas  vu  un  apostolat  aussi 
fructueu:^  que  celui  de  Norbert  (1).  » 

Le  sentiment  que  l'abbé  de  Clairvaux  éprouve  en  pré- 
sence du  fondateur  de  Prémontré  est  celui  d'une  défé- 
rence ri'spectueuse.  Norbert  lui  apparaît  non  seulement 
comme  un  homme  d'action  (Honnant,  mais  encore  comme 
un  oracle  divin.  <>  J'ai  eu  le  bonheur  de  voir  sa  face, 
écrit-il  un  jour,  et  de  puiser  abondamment  à  ses  lèvres, 
qui  sont  le  canal  du  ciel  (2).  »  Le  bruit  courait  alors  que 
Norbert  annonçait  comme  prochaine  la  venue  do  l'Anté- 
christ. I^'imputalion  était  fondée;  Bernard  le  force  seule- 
ment à  modifier  l'expression  de  son  sentiment.  «  Je  m'in- 
formai, dit-il,  d'où  il  tenait  cette  assurance,  el  il  voulut 
bien  me  l'exposer;  mais  après  avoir  entendu  sa  réponse, 
je  ne  crus  pas  devoir  partager  sa  conviction.  En  n'^sumé, 
cependant,  il  m'aflirma  qu'il  ne  mourrait  i)as,  avant  d'a- 
voir vu  une  persécution  générale  dans  l'Eglise  (3  .  »  Sous 
cette  forme  plus  vague,  le  pressentiment  de  Norbert  n'é- 
tait que  trop  légitime,  et  le  schisme   d'Anaclet  II,   qui 


(le  Mal)illon.  L'anirmation  de  Bernard  est  trop  formelle  pour  ([ii'on  en 
contesle  rexaclitude,  comme  on  a  essayé  d(;  le  faire. 

(1)  lleiimun  Tornacens.,  ap.  AcL  Sa  net.,  Junii,  t.  I,  col.  soi. 

12)  «  De  cœlesti  fistula,  ore  scilicet  ipsiiis.  »  Ep.  :>(>. 

3;  Ep.  îjC).  Le  P.  Madelaine  interprète  le  fait  d'une  façon  différente 
et  croit  que  c  l'abljc-  de  Clairvaux  ne  comprit  pas  tout  d'abonl  le  sens 
de  la  prophétie  »  {otiv.  cit.,  p.  408-'iO'.i).  Mais  il  ]iarait  bien.  |>ar  le 
texte  de  saint  Bernard,  qne  Norbert  parlait  d'abord  de  l'Antéchrist  en 
liersonne  el  ([u'il  fut  amené  par  les  réflexions  de  son  interlocuteur  à 
modifier  l'expression  de  sa  pensée.  A  noter  que,  sous  Pascal  II,  le  l)ruit 
.se  répandit  en  Italie  que  l'Antéchrist  était  né,  ce  qui  donna  lieu  à  de 
f^raves  discussions;  VVatterich,  Uom.  Pont.  VHœ,  II,  G. 


LES   ORDRES    RELIGIEUX.  199 

éclata  deux  ans  plus  tard,  lui  donna  pleinement  raison. 
Frappé  de  cette  coïncidence,  Bernard  ne  douta  plus  des 
vues  prophétiques  de  son  illustre  ami.  Il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  que,  dans  une  affaire  de  conscience  extrême- 
ment délicate,  il  ait  répondu  à  Brunon,  archevêque  élu 
de  Cologne,  qui  le  consultait  :  «  Interrogez  plutôt  le  sei- 
gneur Norbert  qui  est  près  de  vous;  car  cet  homme  est 
d'autant  plus  habile  à  pénétrer  les  secrets  divins ,  qu'il  est, 
on  le  sait,  plus  près  de  Dieu  (1).  » 

Grand  admirateur  de  Norbert,  l'abbé  de  Clairvaux  ne 
l'est  guère  moins  des  Prémontrés.  Ses  lettres  attestent 
l'estime  et  l'affection  qu'il  leur  portait  :  «  Ils  sont  Cha- 
noines de  bonne  réputation  et  de  bonnes  mœurs,  »  écri- 
vait-il à  Innocent  II  (2).  Aussi  est-ce  de  toute  son  âme 
qu'il  favorise  l'extension  de  leur  Ordre.  Comme  il  avait 
donné  à  Norbert  l'emplacement  de  Prémontré,  il  donna 
plus  tard  à  ses  disciples  celui  de  Sept-Fontaines,  au  dio- 
cèse de  Langres,  et  leur  fit  offrir  par  la  reine  Mélisende 
Saint-Samuel  en  Palestine,  outre  mille  écus  d'or  pour 
premiers  frais  d'établissement  (3).  C'est  encore  avec  son 
appui  qu'ils  fnrent  introduits  à  Saint-Martin  de  Laon 
en  1124  (4),  à  Saint-Paul  de  Verdun  en  1130  (5),  et  à 
Beaulieu  au  diocèse  de  Troyes  en  1140  (6).  Il  semblait 
que  Cisterciens  et  Prémontrés  dussent  alors  se  partager 
la  France  du  nord,  tant  était  rapide  la  propagation  des 

(1)  Ep.  8,  n"  4. 
_{■>)  «  lîonu!  fainse  et  vitte  canonicis.  »  Ep.  178,  n"  2;  cf.  ep.  355. 

(3)  Bern.,  ep.  253,  n»  1  ;  cf.  ep.  355.  Gallia  Christ.,  IV,  853. 

"*;  Gallia  Christ.,  IX,  602;  X,  l'Jl.  IJernard  signe  comme  témoin 
dans  la  ciiarte  de  fondalion  donnée  |iar  l'évéque  de  Laon. 

5)  Bern.,  ep.  253,  n"  1  ;  ep.  178,  n'  2.  Pierre  le  Vénérable,  lib.  H, 
l'p.  11,  s'oppose  à  cette  introduction  des  Réguliers  à  Saint-Paul  de 
Vfi-dun. 

^G^  Bern.,  ep.  25;i,  w   1. 


200  VIE    DE    SAINT    BEUNARlt. 

deux  Ordres.  Afin  de  ne  pas  nuire  au  développemenU'un 
de  Taiilre,  ils  s'engagèrent  par  un  pacte  amical,  lo  11  oc- 
tobre Jli'2,  à  respecter,  dans  leurs  fondations  futures,  le 
territoire  des  maisons  déjà  établies,  sur  un  espace  ou 
plut(jt  dans  un  rayon  de  deux  lieues  pour  les  abbayes  et 
d'une  lieue  pour  les  granges  (1). 

A  quelque  temps  de  là,  chose  étrange,  le  pacte  faillit 
se  rompre.  Des  rivalités  d'intérêt,  la  mésintelligence  sur- 
venue entre  plusieurs  maisons  des  deux  Ordres,  l'admis- 
sion de  deux  religieux  de  Prémontré  à  Glairvaux,  tels 
furent  les  motifs  qui  d'abord  excitèrent  l'animosité,  puis 
provoquèrent  les  plaintes  des  Chanoines  et  de  l'abbé  Hu- 
gues contre  les  Cisterciens.  Bernard  qui,  dans  toutes  ces 
questions,  où  il  s'était  trouvé  mêlé  malgré  lui,  n'avait 
jamais  eu  en  vue  (jue  la  paix  et  la  gloire  de  Dieu,  ne  put 
croire  ([ue  des  causes  si  futiles  amenassent  une  scission. 
Il  avait  trop  souvent  et  trop  hautement  proclamé  sa  vraie 
pensée  sur  les  changements  de  monastère  pour  qu'on  se 
méprît  sur  la  nature  et  la  légitimité  des  admissions  qu'on 
lui  reprochait.  Quant  aux  autres  griefs,  mettant  la  charité 
au-dessus  de  tout,  il  offrit  aux  disciples  de  saint  Norbert 
les  satisfactions  ([u'ils  exigeaient  et  plus  encore.  Puis  il 
laisse  éclater  son  émotion  et  termine  sa  lettre  sur  un  ton 
attristé  :  «  Mes  frères,  dit-il,  quoi  que  vous  fassiez,  j'ai 
résolu  de  vous  aimer  toujours,  même  sans  être  aimé  de 
vous.  Que  celui  qui  veut  rompre  avec  un  ami  en  cherche 
les  occasions;  pour  moi,  tous  mes  efforts  sont  et  seront 
de  ne  jamais  donner  à  aucun  de  mes  amis  un  juste  molif 
de  ruplure.  VA  puisque  selon  le  prophète  l'union  est  une 
bonne  chose,  (jhilino  honum  est,  vous  pourrez  dénouer 


(I)  Manri<[iie,  Annal.  Cisl.,  I,  i32-i:!;}.  L'original  se  trouve  aux  Ar- 
cliivcsde  la  Haulc-Marne,  fonds  de  la  Gliapidle  aux  Planches,  7«  liasse. 


LES    ORDRES    RELIGIEUX.  201 

OU  plutôt  rompre  notre  amitié;  moi,  jamais.  Je  m'atta- 
cherai à  vous  malgré  vous  ;  je  m'y  attacherai ,  q  uand  même 
je  ne  le  voudrais  pas;  je  me  suis  lié  par  un  lien  solide, 
par  une  charité  sincère,  par  cette  charité  qui  ne  périt  ja- 
mais. Qu'on  me  trouhle,  je  serai  pacifique;  qu'on  m'ac- 
cable d'injures,  j'accablerai  de  services;  je  vous  en  ren- 
drai malgré  vous,  je  vous  en  comblerai  malgré  votre 
ingratitude  et  je  vous  honorerai  malgré  vos  mépris.  Et 
maintenant  mon  àme  est  triste,  parce  que  je  vous  ai  of- 
fensés pour  des  riens,  et  elle  sera  triste  jusqu'à  ce  que 
votre  indulgence  la  relève.  Si  vous  tardez,  j'irai  et  je  me 
coucherai  devant  votre  porte;  je  frapperai  sans  relâche, 
j'insisterai  à  temps  et  à  contre-temps,  jusqu'à  ce  que  j'aie 
mérité  ou  que  j'aie  arraché  votre  bénédiction  (1).  » 

Après  une  si  loyale  explication  et  une  amende  hono- 
rable si  touchante,  le  malentendu  ne  pouvait  subsister. 
La  paix  fut  rétablie  et  se  maintint  désormais  entre  les 
deux  Ordres. 

>l)  Ep.  253,  n'  10,  écrite  vers  1150. 


CHAPITRE  VII 

LA    RÉrORME. 
LE   CLERGÉ    SÉiXLIEH    ET    LES    LAÏQUES. 

Le  clergé  séculier,  les  laïques  même  n'échappèrent  pas 
à  la  sollicitude  de  Tabbé  de  Clairvaux.  Quoiqu'il  ('prouvât 
une  véritaJjle  répugnance  à,  s'immiscer  dans  les  questions 
de  gouvernement  ecclésiastique  (Ij,  il  fut  souvent  amené 
par  les  circonstances  à  traiter  avec  les  évi-ques  eux- 
mêmes,  soit  pour  soutenir  leurs  droits,  soit  pour  leur 
donner  des  leçons.  Nous  aurons  plus  tard  l'occasion  de 
remarquer  avec  quelle  vigueur  il  défendit  contre  le  pou- 
voir civil  ou  contre  les  intrigants  la  liberté  des  élections 
épiscopales.  L'indépendance  du  clergé  était  à  ses  yeux  la 
première  garantie  de  l'honneur  de  l'Église. 

Entre  toutes  les  qualités  d'un  évêque,  celles  qu'il  pri- 
sait le  plus  étaient  la  science  et  la  piété.  "  Qui  me  don- 
nera, disait-il,  des  hommes  lettrés  et  saints  pour  les 
placer  comme  pasteurs  à  la  tête  des  églises  de  Dieu,  si- 
non de  toutes,  au  moins  d'un  grand  nombre,  tout  au 
moins  de  quelques-unes  (2)  I  »  Mais  il  faut  bien  s'entendre 
sur  la  science  (|u'il  préconise  ici.  Il  m-  saurait  être  ques- 

1)  Cf.  Hern.,  ep.  '.>.\  cl  ni. 
(2)  Ep.  250.  n'  2. 


LE    CLERGÉ    SÉCULIER    ET    LES    LAÏQUES.  ~2()o 

tion  de  la  littérature  profane.  Il  n'était  pas  de  ceux  qui 
f<jnt  grand  état  des  connaissances  humaines.  «  Les  argu- 
ties de  Platon  et  les  finesses  d'Aristote,  »  comme  il  parle, 
ont  bien  l'air  d'être  pour  lui  de  «  vaines  curiosités  (1).  » 
Et  quoi  qu'on  en  ait  dit,  il  n'a  pas  meilleure  opinion  de 
l'art  d'Horace,  de  Virgile,  d'Ovide  ou  de  l'éloquence  de 
Cicéron.  La  seule  littérature  qu'il  estime  à  son  prix  est 
celle  qui  sert  à  sauver  les  âmes,  c'est  la  littérature  bibli- 
que et  patristique;  et  les  «  lettres  »  dont  il  recommande 
l'étude  aux  évoques  sont  les  «  saintes  Lettres.  » 

Si,  à  défaut  de  la  science  et  de  la  piété  réunies,  il  avait 
eu  à  choisir  entre  les  deux,  nul  doute  que  la  dernière  neùt 
obtenu  ses  préférences.  L'innocence  conservée  ou  du 
moins  recouvrée  par  la  pénitence  lui  parait  être  la  parure 
nécessaire  et  par  excellence  du  pasteur  des  âmes.  Les 
termes  lui  manquent  pour  flétrir  l'impudence  d'un  clerc 
qui,  après  avoir  mené  une  vie  incontinente,  était  parvenu 
à  envahir  par  intrigue  l'évèché  de  Rodez;  il  n'eut  pas  de 
cesse  jusqu'à  ce  qu'il  eût  fait  casser  cette  élection  (2).  Un 
passé  simplement  mondain,  s'il  n'est  expié  par  une  rigou- 
reuse pénitence,  ne  saurait  davantage,  d'après  son  senti- 
ment, se  concilier  avec  la  dignité  épiscopale.  Lorsque 
Brunon,  évêque  élu  de  Cologne,  l'interroge  à  ce  sujet,  il 
suspend  par  prudence  son  jugement.  «  L'ordre  réclame, 
dit-il,  qu'on  sache  garder  sa  propre  conscience,  avant  de 
se  charger  de  celles  des  autres.  «  Si  quelque  titre  man- 
quait à  l'élu,  ce  n'était  ni  la  naissance,  —  il  était  de  la  fa- 
millo  d'Altona,  — ni  la  richesse,  —  ses  biens  étaient  con- 
sidérables, —  ni  la  science,  —  Brunon  excellait  dans  la 
littérature  profane  et  sacrée  :  —  c'était  une  vertu  éprou- 

(1)  In  Pentecost.,  serm.  III,  n"  5;  cf.  n"  3. 

(2)  Ep.  328-329;  cf.  cp.  240,  n"  1;  Irois  lettres  éciilcs  en  11  i5. 


2U4  VIK    ItE    SAINT    BERNARD. 

vue  (1).  Bernard,  qui  le  savait,  par  l'aveu  même  du  cou- 
pable, cherchait  en  vain  dans  l'histoire  un  exemple  qui 
autorisât  ce  passage  subi!  d'une  vie  hier  encore  frivole  à 
la  gravité  sainte  de  l'apostolat.  Le  seul  exemple  qui  s'of- 
frit à  sa  penst'C  était  celui  de  rapotro  saint  Paul;  et 
encore  il  observait  que  '<  ce  n'était  pas  \h  un  exemple, 
mais  bien  plut('it  un  miracle.  »  Aussi  pour  se  tirer  d'em- 
barras, il  renvoya  la  question  à  la  décision  d'un  plus  sage, 
à  saint  Norbert.  Que  n'eût -il  pas  dit,  s'il  eût  connu 
le  caractère  peu  ré'gulier  de  l'élection  de  son  correspon- 
dant (2)? 

L'évêque  une  fois  investi  de  sa  dignité  ne  peut  déchoir. 
Entre  les  vertus  qui  doivent  former  sa  couronne,  Bernard 
demande  que  la  chasteté,  la  charité  et  l'humilité  brillent 
de  réclat  le  plus  pur  (3).  11  insiste  peu  sur  l'éloge  de  cette 
chasteté  que  les  évoques  de  son  temps  savaient  apprécier 
et  pratiquer.  On  remarquera  que,  parmi  ses  invectives 
contre  les  défauts  ou  les  travers  du  clergé,  il  n'est  pas  une 
de  ses  lettres,  pas  un  mot  même  qui  laisse  entendre  que 
l'incontinence,  sous  quelque  forme  que  ce  fût,  ait  atteint 
l'épiscopat  (i). 

Avant  lui  saint  Isidore  avait  déjà  fait  observer  que  la 
meilleure  gardienne  de  la  chasteté  est  la  charité.  Repre- 
nant cette  pensée,  Bernard  enseigne  que,  «  sans  la  charité, 
la  chasteté  ne  saurait  avoir  aucun  prix,  ni  aucun  mérite. 
La  chasteté  sans  la  charité,  ajoute-t-il,  est  une  lampe  sans 


(1)  IkTii.,  q).  (;,  8,  9;   Gallut  Christ.,  III,  0)73. 

(2)  E|i.  8,  écrite  en  1131;  (iallia  Chiisl..,  III,  673. 

(3)  E|).  ^fî,  seu  Tractalus  de  Moribns  et  Of/icio  episcoporui/t.  Dans- 
It'in'lrc  2(1,  Dernanl  recoininande  à  révùi[U('  de  Laiisaïuie  les  quatre 
\erLus  canlinales.  Cf.  op.  109. 

(i)  Tout  au  |»liis,  y  a  l-il  un  sous-cnlendu  inysléricux  dans  le  sennoii 
L.X.WII  in  Canlica.  n"  1  :  «  Lcviora  Wxiuiniur.  » 


LE    CLERGÉ    SHCULIEH    ET    LES    LAÏQUES.  ':205 

huile.  Otez  Thuile,  la  lampe  ne  luit  plus;  ûlez  la  charité, 
la  chasteté  ne  plaît  plus  (1).  » 

La  charité  embrasse  un  double  objet,  la  gloire  de  Dieu 
et  l'utilité  du  prochain.  «  L(^  pontife,  coaime  l'indique 
l'étymologie  de  son  nom,  est  une  sorte  de  pont  entre  Dieu 
et  l'homme  (2).  »  Par  quelles  voies  il  s'élève  vers  Dieu  et 
(juels  trésors  il  y  va  chercher  pour  les  répandre  sur  les 
âmes,  Bernard  l'expliquera  dans  ses  sermons  sur  le  Can- 
tique des  Cantiques.  Nous  verrons  là  quel  amour  de  Dieu, 
surnaturel  et  mystique,  il  exige  des  pasteurs  et  des  pré- 
lats, avant  qu'ils  s'adonnent  aux  exercices  du  ministère 
actif.  Dans  sa  fameuse  lettre  à  l'archevêque  de  Sens  qui 
forme  un  vi-ritable  traité  de  Officio  episcoporum,  il  insiste 
particulièrement  sur  l'amour  que  l'évêque  doit  témoigner 
au.v  âmes  qui  lui  sont  conhées.  »  Il  faut  que  le  pasteur  se 
fasse  tout  à  tous,  qu'il  s'oublie  et  se  perde  en  quelque 
sorte  pour  gagner  les  autres.  Il  faut  qu'il  soit  infirme  avec 
les  infirmes,  qu'il  brûle  avec  ceux  qui  se  scandalisent;  il 
faut  qu'il  devienne  au  besoin  Juif  avec  les  Juifs  et  n'ait 
pas  peur  d'être,  à  l'exemple  de  Jérémie  et  d'Ézéchiel, 
captif  en  Egypte  ou  en  Chaldée  avec  les  coupables;  il 
faut  qu'il  soit,  avec  le  saint  homme  Job,  le  frère  des  dra- 
gons et  le  compagnon  des  autruches,  qu'il  soit,  chose  plus 
grave,  efîacé  avec  Moïse,  du  livre  de  Dieu  ;  il  faut  enfin 
qu'avec  Paul  il  souffre  d'être  aiiathème  pour  ses  frères  (3).  » 
Bref  le  vrai  zèle  ne  va  pas  sans  le  dévouement,  et  sans 
un  dévouement  absolu;  c'en  est  la  marque.  Bernard  vou- 
drait que  les  prélats  eussent  constamment  sous  les  yeux, 
non  pas  les  avantages  de  leur  dignité,  mais  les  besoins  de 


(1)  Kp.  42  seu  Truclatus.  ca|).  m,  n"  '.t. 

(■2)  Ibid. 

(3;  Ibid.,  cap.  iv,  n"  13. 

12 


206  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

leurs  ouailles.  S'ils  sont  aux  honneurs,  c'est  pour  être  à  la 
peine.  Gouverner  pour  servir,  telle  est  la  devise  d'un  ('vr'- 
que  digne  de  ce  nom  :  Prreslt  ut  prosit  (1 1. 

Mais  robslaclc  au  dévouement,  c'est  l'orgueil;  c'est 
pourquoi  le  saint  docteur  essaie  d'inspirer  aux  évêques 
le  culte  de  riiumiliti'",  cette  vertu  qui  «  reçoit  toutes  les 
autres,  les  conserve  et  les  consomme  (2).  »  L'orgueil,  que 
saint  Augustin  a  si  bien  défini  «  un  amour  dr^réglé  de  sa 
propre  excellence,  »  prend  dans  le  haut  clergé  deux  formes 
redoutables  :  l'ambition  et  le  luxe. 

L'ambition  est  un  fléau  de  tous  les  temps.  Avec  quelle 
exactitude  d'observation,  l'abb»'-  de  Claiivaux  en  décrit 
les  ravages  1  «  0  ambition  toujours  sans  bornes,  s'('crie-t-il, 
combien  dans  le  clergé,  de  tout  âge  et  de  tout  ordre ,  doctes 
ou  ignorants,  se  pr(''cipitent  vers  les  cures  ecclésiastiques, 
comme  si,  quand  ils  obtiennent  une  cure,  de  rien  ils  ne 
devaient  plus  avoir  curel...  Lorsqu'ils  ont  gravi  dans  ÏK- 
glise  les  premiers  degrés  des  honneurs,  acquis  soit  au  prix 
de  leur  mérite,  soit  à  prix  d'argent,  soit  en  vertu  des  pré- 
rogatives de  leur  race,  ils  ne  s'arrêtent  pas  là;  leurs  cœurs 
brûlent  de  s'étendre  plus  au  large  et  de  s'élever  plus 
haut.  Par  exemple,  à  peine  un  clerc  est-il  devenu  doyen, 
prévôt,  archidiacre  d'une  église,  non  content  d'une  seule 
dignité,  il  s'applique  à  en  acquérir  plusieurs,  tant  dans 
cette  église  que  dans  plusieurs  autres.  Et  à  tous  ces  ti- 
tres, si  l'occasion  se  présente,  il  préférera  la  seule  dignité 
épiscopale.  Sera-t-il  enfin  rassasié?  Devenu  évèque ,  il  di'- 
sire  être  archevêque.  S'il  y  arrive,  il  rêve  alors  je  ne  sais 

(1)  Ej).  15.);  cf.  ep.  .308  :  c<  .Judiciiiiii  grave  liis  (jui  prœsnnt.  si  non 
eliam  prodesse  laltoranl.  »  Ce  mot  est  ein)iruntc  à  la  Rr^le  de  saini 
IkMioit,  cap.  Gi. 

(2j  '<  Iluniililas  virlules  alias  accipil,...  serval  acceptas,...  seivalas 
consurnmal.  >>  De  Officio  episcop.,  cap.  v,  ii"  17. 


LE  CLERGE  SÉCULIER  ET  LES  LAÏQUES.        207 

quoi  de  plus  haut  encore,  prêt  à  entreprendre  de  laborieux 
voyages,  à  éblouir  par  ses  somptuosités  les  familiers  de  la 
cour  de  Rome  et  à  s'y  acquérir  ainsi  de  coûteuses  ami- 
tiés ii).  » 

L'abbé  de  Clairvaux  signale  un  autre  genre  dambition 
plus  rare  et  dont  nous  ne  connaissons  qu'un  seul  exemple 
à  cette  époque ,  le  désir  de  gouverner  plusieurs  diocèses 
à  la  fois.  «  Yoilà  une  ambition  incroyable,  s'écrie-t-il ,  si 
les  yeux  n'en  faisaient  foi.  Mettre  la  faux  dans  le  champ 
du  voisin,  quelle  injure  pour  lésâmes  et  pour  l'Église  (2)!  » 
Évidemment,  il  vise  dans  cet  endroit  Tévêque  de  Noyon 
qui  s'appuyant  sur  un  antique  privilège,  empêchait  le 
rétablissement  de  l'évèché  de  Tournai ,  réclamé  par  les 
Tournaisiens.  Mais  à  vrai  dire,  plusieurs  obstacles  sop- 
posaient  à  cette  restauration  devenue  nécessaire.  Le  roi  de 
France  lui-même  n'était  pas  étranger  au  maintien  do  l'é- 
tat de  choses  3).  Vingt  ans  plus  tard,  l'abbé  de  Clairvaux 
finira  par  triompher  de  toutes  les  difficultés,  et  d'accord 
avec  l'évèque  de  Noyon  donnera  satisfaction  complète  aux 
Tournaisiens    i). 

Ce  que  Bernard  redoutait  le  plus  pour  les  prélats  émi- 
nents,  c'était  l'amour  de  l'indépendance.  «  Votre  race, 
votre  âge,  votre  science,  votre  chaire,  et  surtout  la  préro- 
gative primatiale,  écrivait-il  à  l'archevêque  de  Sens,  ne 
pourraient-ils  pas  devenir  aisément  pour  vous  un  foyer 
d'insolence,  une  occasion  d'orgueil?  Oui,  mais  ils  peu- 


li  De  Officio  episc,  cap.  \n.  n    \>.'. 

(2;  Ihid.,  cap.  vu,  n"  2S. 

(3)  Heriiiiaiini  Tornac.  Ilistorin,  elc,  a|).  //.  des  G.,  .Mil,  iOi-410. 

J4)  Bernard  essaya  cette  restauration  dés  lliO,  après  le  concile  de 
Sens,  et  fit  à  celte  époque  une  visite  à  révô([ue  de  Noyon.  La  tentative 
n'aboutit  qu'en  1146.  Cf.  Heriman,  loc.  cit.,  p.  i07-ilO:  Jaffé,  Regesla, 
n"'  8886-8803,  8gi3. 


208  VIE    DE    SAINT    BEIi.NARl». 

vent  être  aussi  une  occasion  d'humilité  (IV  »  Si  g-rand 
qu'il  soit ,  un  métropolitain  n'a-t-il  pas  au-dessus  de  lui 
le  souverain  Pontife?  11  semble  que  Tabbé  de  Clairvaux 
ait  pressenti  l'avènement  du  gallicanisme  :  car  il  prend 
soin  de  mettre  le  primat  de  Sens  en  garde  contre  les  ad- 
versaires de  la  suprématie  pontificale.  «  Un  vous  dira, 
observe-t-il,  gardez  l'honneur  de  votre  siège.  11  convient 
que  l'Église  qui  vous  est  confiée  conserve  au  moins  sa  di- 
gnité; vous  n'êtes  pas  plus  incapable  que  votre  prédéces- 
seur. Si  elle  ne  grandit  })oint  par  vous,  au  moins  qu'elle 
ne  décroisse  point.  »  Bernard  l'ait  voir  le  sophisme  con- 
tenu dans  cette  flatterie  et  le  réfute.  Au  nom  du  Christ, 
il  déclare  que  ,  s'il  faut  rendre  à  César  ce  qui  est  à  Cé- 
sar, il  faut  aussi  rendre  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  ><  Si 
vous,  dit-il,  malgré  votre  dignité,  vous  rendez  vos  de- 
voirs au  successeur  de  César,  c'esl-à-dire  au  Itoi,  en  assis- 
tant assidûment  à  sa  cour,  à  ses  conseils,  à  ses  all'aires,  à 
son  ost,  pourquoi  serait-il  indigne  de  vous  d'être  vis-à-vis 
du  Vicaire  du  Christ,  quel  qu'il  soil ,  dans  la  dépendance 
que  l'antiquité  a  (''tablie  entre  les  Eglises?  «  Ce  qui  est, 
«  dit  l'Apôtre,  a  été  ordonné  par  Dieu.  »  Que  ceux  qui  vous 
dissuadent  de  subir  ce  qu'ils  appellent  cette  ignominie 
apprennent  ce  que  c'est  que  de  résister  à  l'ordre  de 
Dieu  (2).  »  On  voit  poindre  ici  le  germe  du  gallicanisme ,  et 
les  précurseurs  des  conseillers  de  Philippe  le  Bel  se  lais- 
sent apercevoir  dans  l'entourage  de  l'archevêque  de  Sens. 
Mais  ral)l)é  de  Clairvaux  les  fait  rentrer  dans  l'ombre; 
leur  heure  n'(''lait  pas  encore  venu(\ 

Ku   même  temps   que  l'orgueil   et   l'amour  de   l'indé- 
pendance, Bernard  combat  le  luxe  des  évê'ques;  il  leur 


(1)  De  0/ficio  episcop.,  rny.  vu,  ii"  25. 

(2)  De  Offic.  cp'iscop.,  caii.  mii,  u"  ;il. 


LE   CLERGÉ    SÉCULIER    ET    LES    LAIOrES.  209 

apprend,  s'ils  l'ignorent,  et  leur  rappelle,  s'ils  l'oublient, 
<|ue  l'épiscopat  est  un  ministère  à  exercer  et  non  un  do- 
maine à  exploiter  (1).  Tout  évoque  qui  méprise  les  riches- 
ses et  honore  la  pauvreté,  fût-ce  par  crainte  de  la  mort, 
est  sûr  de  son  approbation;  il  ne  peut  s'empêcher  de  fé- 
liciter Alton,  évoque  de  Troyes,  qui  dans  une  maladie 
grave  avait  distribué  tous  ses  biens  aux  pauvres  (2).  Mais 
combien  ce  détachement  lui  paraît  plus  beau  quand  la 
charité  seule  l'inspire!  A  Gilbert  l'Universel,  un  maître 
illustre  de  ce  temps,  qui  en  montant  sur  le  siège  de  Lon- 
dres s'était  spontanément  d(''pouillé  de  sa  fortune,  il 
écrit  avec  une  sorte  de  ravissement  :  «  Que  maître  Gilbert 
devienne  évèque ,  il  n'y  a  là  rien  de  bien  surprenant  ;  mais 
que  l'évèque  de  Londres  vive  pauvre  ,  voilà  qui  est  vrai- 
ment magnifique  (3  !  » 

Cet  éloge  de  quelques  membres  de  l'épiscopat  prend 
évidemment  pour  le  corps  en  général  le  caractère  d'une 
critique.  C'est  qu'en  effet  la  plupart  des  évèques,  issus  de 
grandes  familles,  continuaient  parfois  à  mener  dans  l'E- 
glise le  train  qu'ils  avaient  accoutumé  de  mener  dans  le 
monde.  Bernard,  qui  ne  pouvait  souffrir  la  pompe  exté- 
rieure du  culte,  condamnait  à  plus  forte  raison  le  luxe 
des  ministres  sacrés.  C'est  principalement  contre  la  somp- 
tuosité des  équipages,  des  habits  et  de  la  table  qu'il  di- 
rige ses  attaques. 

Le  costume  des  évoques  et  des  chanoines  de  notre 
temps  ne  trouverait  certainement  pas  grâce  devant  ses 

(1)  «  Miiiisterium,  non  (loniiniiim.  »  De  of/icio  episcop.,  cap.  i,  ii"  3. 

(2)  Ep.  23;  cf.  ep.  100. 

(3)  Ep.  24,  écrite  vraisemblablement  au  début  de  l'épiscopat  de  Gil- 
bert, c'est-à-dire  vers  1128  ou  1129.  D'après  Henri  de  llunlingdon, 
Gilbert  laissa  cependant  une  réputation  d'avarice  {ff.  des  G.,  XIV, 
26G). 

12. 


210  VIE    DE    SAINT    BER.NARJ). 

yeux.  Au  douzième  siècle,  nombre  d'évêques  i)ortaieiit 
en  été  un  pelisson  d'hermine,  urne  de  gueules  ou  pare- 
ments rouges  autour  du  cou,  sur  la  poitrine,  et  sur  les 
manches  (1).  L'abbé  de  Clairvaux  s'arme  d'un  texte  de 
saint  Paul  pour  llagcller  cet  usage  :  «  Pas  de  vêtements 
précieux!  s'écrie- t-il,  non  in  veste  pretio'ia.  Et  ne  me 
dites  pas  que  ce  texte  s'applique  au  sexe  vil.  Pourquoi 
portez-vous  des  toilettes  de  femmes,  muliehria  Insignia , 
si  vous  ne  voulez  pas  qu'on  vous  applique  le  reproche 
qui  tombe  sur  elles?  Est-ce  que  les  médecins  ne  se  ser- 
vent pas  du  mi''me  fer  pour  opérer  les  rois  et  les  hommes 
du  peuple?  Est-ce  qu'on  fait  injure  à  la  tète ,  si  on  coupe 
les  cheveux  avec  les  mêmes  ciseaux  qui  servent  à  rogner 
les  ongles?  Si  vous  ne  voulez  pas  qu'on  vous  traite 
comme  des  femmes ,  cessez  de  tomber  dans  la  même  faute 
qu'elles.  Faites-vous  honneur  de  vos  propres  œuvres  et 
non  de  broderies  et  de  pelleteries...  Vous  me  fermerez 
la  bouche,  en  disant  que  ce  n'est  pas  à  un  moine  de 
juger  des  évêques.  Plaise  à  Dieu  que  vous  me  fermiez 
aussi  les  yeux,  afin  que  je  ne  puisse  pas  voir  ce  que  vous 
me  défendez  de  condamner...  iMais  quand  je  me  tairais, 
les  pauvres,  les  nus,  les  faméliques  se  lèveraient  pour 
vous  crier  avec  un  poète  païen  :  «  Dites-moi,  pontifes, 

(1)  «  Ilorreant  imiriuin  rulM'icalas  pelliculas,  quas  guUts  vocant,  ina- 
nil)us  circuindare  sacralis...  Resimanl  et  apponeie  peclori.  Pudeat  el 
collo  tirciimicxere,  »  etc.  [De  Officlo  eplscop.,  cap.  ii,  n"  -i).  Mabil- 
lon  expli(iuf  justeincnl  ce  texte,  à  l'aide  d'une  parabole  faiissernent 
altriljuéo  à  saint  Bernard  :  «  Pascali  tenipoïc  anniniain  peiiic.cain  dedil 
(sponsus  sponsie)  circa  collum  et  circa  inaniim  rubeis  gulis  pr^epara- 
lain.  Igilnr  pollicea  siionsie  de  arminio  (il,  (jncd  candiduin  est...  ;  circa 
colluin  el  usi[iie  supra  peclus  et  cin-a  nianuin  rubeis  gulis  ornala  est.  >- 
Cf.  licrn.,  ep.  2,  n'  11  :  «■  Varia  j^riseaquc  pellicea  a  collo  cl  uianilnis 
ornalu  purinireo  diversificala.  »  Le  vair  était  fourni  par  le  ventre  de 
l'écureuil  du  nord,  el  le  prlil-fjfis  par  son  dos. 


LE    CLERGÉ    SÉCULIER    ET    LES    LAÏQUES.  211 

«  que  fait  l'or  au  freia  de  vos  chevaux?  »  Pendant  que 
nous  souffrons  misérablement  du  froid  et  de  la  faim, 
pourquoi  tant  d'habits  de  rechange,  étendus  sur  vos  per- 
ches ou  ployés  dans  vos  armoires?  Nous  sommes  vos  frè- 
res, et  c'est  de  la  portion  de  vos  frères  que  vous  repaissez 
ainsi  vos  yeux.  C'est  notre  vie  qui  forme  votre  superflu. 
Tout  ce  qui  s'ajoute  à  vos  vanités  est  un  vol  fait  à  nos 
besoins.  Vos  chevaux  marchent  chargés  de  pierres  pré- 
cieuses, et  vous  n'avez  cure  de  nos  membres  nus.  Des 
anneaux,  des  chaînettes,  des  clochettes,  des  courroies 
clouées  d'or  et  d'argent  et  tant  d'autres  choses  aussi  bril- 
lantes que  précieuses  pendent  au  cou  de  vos  mules;  et 
vous  n'avez  pas  assez  de  piété  au  cœur  pour  procurer  à 
vos  frères  un  misérable  ceinturon  qui  recouvre  leurs 
flancs  (1).  » 

La  leçon  est  éloquente  ;  on  ne  peut  qu'y  applaudir. 
Elle  était  dans  la  tradition  des  docteurs  ecclésiastiques. 
Néanmoins  nombre  de  prélats  à  qui  on  la  rappelait  fai- 
saient la  sourde  oreille.  A  plusieurs  reprises  encore, 
l'ahbé  de  Clairvaux  crut  devoir  la  répéter  aux  murs 
mêmes  de  son  cloître ,  persuadé  sans  doute  que  les  palais 
épiscopaux  qui  en  recevraient  l'écho  finiraient  par  s'en 
émouvoir.  Au  milieu  de  son  mystique  exposé  du  Can- 
tique des  Cantiques,  il  s'interrompt  tout  à  coup  et  éclate 
en  ces  termes  :  «  Ils  ne  sont  pas  tous  amis  de  l'Époux, 
ceux  qui  ont  l'air  d'être  les  suivants  de  l'Épouse,  comme 
on  dit  vulgairement,  l'n  poison  infect  circule  aujourd'hui 
dans  tout  le  corps  de  l'Église ,  d'autant  plus  désespérant 
qu'il  est  plus  étendu,  d'autant  plus  dangereux  qu'il  est  plus 
profond.  Si  c'était  un  hérétique  qui  se  levât  ouvertement 
contre  l'Eglise,  elle  le  mettrait  dehors  et  il  se  desséche- 

(i;  De  Officio  episcop.,  cai».  ii,  ii»^  4,  0,  7. 


•ili  VIE    J»E    SAINT    BERNARD. 

rait;  si  c'était  un  ennemi  violent,  elle  pourrait  lui  échap- 
per en  se  cachant.  Mais  maintenant  qui  rejettera-t-elle? 
A  qui  se  dérobera-l-elle?  Tous  sont  ses  amis  et  cependant 
tous  sont  ses  ennemis;  tous  sont  de  la  maison,  et  pas  un 
n'est  paciûque;  tous  sont  ses  proches  et  tous  recherchent 
leur  propre  intérêt.  Ils  sont  les  ministres  du  Christ  et  ils 
servent  l'Antéchrist.  Ils  marchent  dans  les  honneurs,  en- 
richis des  biens  du  Seigneur,  mais  sans  rendre  au  Sei- 
gneur riionneur  qu'ils  lui  doivent.  De  là,  cet  éclat  de 
courtisane  que  nous  avons  tous  les  jours  sous  les  veux, 
ces  costumes  d'historiens,  cet  apparat  de  roi.  Do  là  cet  or 
aux  selles,  aux  mors  et  aux  éperons;  les  éperons  sont 
plus  brillants  que  les  autels.  De  là  ces  tables  avec  des 
plats  et  des  coupes  splendides  ;  de  là  ces  repas  et  ces  ivres- 
ses; et  les  cithares  et  les  lyres  et  les  flûtes,  et  ces  vases 
qui  débordent,  et  ces  bassins  qui  regorgent,  et  ces  ton- 
neaux de  vins  fins,  et  ces  bourses  toujours  pleines.  C'est 
pour  cela  qu'ils  veulent  être  et  qu'ils  sont  prévôts  des  égli- 
ses, doyens,  archidiacres ,  év(V{ues  et  archevêques  (1)... 
Combien  me  donnez-vous  de  prélats  qui  ne  soient  pas  plus 
occupés  à  vider  la  bourse  qu'à  déraciner  les  vices  de 
leurs  subordonnés?  Et  ce  que  je  dis  là  n'est  encore  que 
le  moindre  mal  [-1)1  » 

.luste  ciel!  Bernard  pouvait  s'arrêter  sur  celle  révéla- 
tit>n;  sa  conscience  devait  être  soulagée.  On  trouvera 
peut-être  même  que,  par  son  caractère  un  peu  vague  et 
par  suite  très  général,  son  accusation  dépasse  la  mesure. 
Réformer  l'épiscopat  d'après  le  modèle  môme  oU'ert  par 
les  premiers  apôtres,  tel  était  son  rêve,  son  idée  fixe. 
.Mais  l'idéal  qu'il  avait  sous  les  yeux  était  trop  parfait, 


(1)  laCaiil.,  Scrm.  XWIIl,  iv  I5;  rf.  Qui  luihila' ,  serin.  VI,  ii-  7. 

(2)  In  Cant.,  serin.  LXXVII,  n"-  1  el  2. 


LE    CLERGÉ    SÉCULIER    ET    LES    LAÏQUES.  213 

pour  qu'il  goiitàt  jamais  la  satisfaction  de  le  voir  réalisé. 
«  Un  bon  évèque  est  un  oiseau  rare,  »  écrit-il  à  plusieurs 
reprises  (1).  Réflexion  triste  et  qui  serait  dure  pour  le 
douzième  siècle,  s'il  fallait  la  prendre  dans  toute  sa  ri- 
gueur. Mais  on  ne  doit  jamais  oublier  que  le  tour  piquant 
quil  donne  à  sa  pensée  reflète  parfois  inexactement  la 
vérité  des  choses.  En  fait,  son  époque  et  particulièrement 
sa  région  ne  sont  pas  dépourvues  de  bons  évêques.  Si  nous 
prenons  pour  point  de  repère  le  début  du  pontificat  d'In- 
nocent II,  nous  trouvons  sur  les  sièges  archiépiscopaux 
de  Lyon,  de  Reims,  de  Sens,  de  Rouen  et  de  Tours. 
Pierre  I,  Raynaud  II  (2),  Henri  (3) ,  Hugues  d'Amiens  (4), 
et  Hildebert  (3),  tous  hommes  éminents  dont  Bernard 
lui-même  a  tracé  l'éloge.  Puis  viennent  au  bout  de  sa 
plume  les  noms  qu'il  loue  encore  très  justement ,  de  Bar- 
thélémy, évèque  de  Laon  (6),  de  Geoffroy,  évèque  do 
Chartres  (7),  de  Geofl'roy,  évèque  de  Châlons  (8),  d'Al- 
vise,  évoque  d'Arras  (9),   de   Guillenc,  évoque  de  Lan- 

(1)  «  Rara  avis  est  ista.  »  Ep.  2i9;  cf.  ep.  372. 

(2)  Cf.  Gallia  Christ.,  IV,  115-117;  IX,  83-84. 

(3)  Cf.  De  Officia  episcop.,  cap.  i,  el  Bern.,  ep.  49.  Il  est  vrai  qiio 
rarchevèque  de  Sens  s'attira  plus  tard  une  très  rude  semonce  de 
l'abbé  de  Clairvaux,  ep.  18'î.  Mais  en  113'J,  l'accord  est  rétabli,  car 
Henri  fait  une  donation  à  l'abbaye  de  Pontiguy  sur  la  demande  de 
Hugues  d'Auxerre  et  de  Mernard  de  Clairvaux  (Quanlin,  Carlulairc. 
(le  r  Yonne.  I,  p.  .338-339;.  L'épltre  31G  est  également  adressée  à  Henri 
archevêque  de  Sens,  date  incertaine. 

(4)  Bern.,  ep.  25,  écrite  en  1130  ou  1131. 

(5)  Bern.,  ep.  122-123,  écrites  avant  1130. 

(0)  Sur  Barthélémy  de  Vir,  évôfjue  de  Laon,  cf.  Bern.,  ep.  48'.t,  écrite 
trois  ans  après  la  démission  de  Barthélémy  qui  eut  lieu  en  1151  (cf. 
notei;  de  Florival,  liarUtclenDj  de  Vir,  Paris,  1877. 

{')  Bern.,  ep.  42  seu  De  Ofjicio  episcop.,  cap.  i,  n'  2;  de  Considé- 
rât., lib.  IV,  cap.  V,  n"  14. 

(8)  Cf.  Bern.,  ep.  GO  et  91. 

(9)  Cf.  Gallia  Christ.,  III,  324-32G. 


^14  VIE   DE    SAINT    IIKKNARI». 

gres  (1),  d'Élieiine,  évêque  de  Paris  (2),  d'Alton ,  rvèquo  de 
Troyes  (3) ,  do  Burchard ,  évèqiie  do  Meaux  (4) ,  do  Joslin, 
évrque  de  Soissons,  de  Hugues,  évêque  d'Auxerre  "i'. 
En  somme,  nous  n'apercevons  guère,  dans  son  voisinage, 
quo  deux  pr(''lats  dont  il  ait  cru  devoir  dénoncer  vers  ce 
temps  la  conduite  scandaleuse  :  Simon,  évoque  de  Noyon, 
qui  s'obstinait  à  garder,  par  amour  du  lucre,  l'i'vêché  do 
Tournai;  et  Henri,  évêque  de  Verdun,  qui,  ne  ])Ouvant 
se  laver  de  l'accusation  do  simonie,  fut  contraint  do  don- 
ner sa  démission  au  concile  de  Chàlons  (6)  {"1  lévrier  il^li)). 
De  cotte  simple  comparaison  de  chilïres,  il  reste  cons- 
tant que  la  proportion  entre  les  bons  et  les  mauvais  év»'- 
ques  de  ce  temps  est  tout  entière  à  l'avantage  des  pre- 
miers. Et  si  l'abbé  de  Clairvaux,  qui  a  contribué  par  ses 
exemples  et  ses  leçons  à  ce  résultat,  ne  paraît  pas  le  re- 
marquer, c'est  qu'il  est  ébloui  par  l'idéal  de  sainteté  par- 
faite ([u'il  a  constamment  sous  les  yeux  (7). 

En  parcourant  les  degrés  de  la  biérarchie,  il  rencontre 
immédiatement  au-dessous  des  évoques  les  dignitaires 
des  églises,  les  doyens,  les  archidiacres,  les  prévôts,  les 
chanoines.  Que  d'abus  encore  à  signaler  au  sein  des  cha- 
pitres cathédraux  !  Le  modo  de  leur  recrutement  est  loin 
d'être  parfait.  Si  quelques  clercs  parvenaient  aux  hon- 
neurs et  aux  bénéfices  par  la  force  môme  de  leurs  méri- 
tes, combien  n'avaient  d'autres  titres  à  leur  élévation  que 

(1)  Ucrn.,  cp.  ry.i;  Callia  Clirist.,  IV,  770-772. 

(2)  15cn).,  op.  i5-i7. 

(3)  Bcrn.,  ep.  23,  i32-i3'.i. 

('«)  De  Of/icio  cpiscop.,  cap.  i,  n"  2. 

(5)  Sur  Joslii!  et  lliiynes  cf.  Caltia  Christ.,  IN,  357-3G0;  XII, 
2!t0-l. 

(6)  liern..  ep.   iS.  iv  1,  cl  noies  de  Mabilloii. 

(7)  «  Displicel  in  pulchiMTiiiio  corpoie  non  sohnu  nioil)us,  sed  el 
na'Mis.  »  Ep.  2.">o,  n"  I. 


LE    CLEUGK    SÉCULIER    ET    LES   LAIQUKS.  215 

leur  naissance  ou  leurs  richesses  I  II  n'était  pas  rare  de 
voir  «  des  écoliers  et  des  adolescents  imberbes  promus 
ainsi  aux  plus  hautes  dignités  ecclésiastiques,  à  i)eine 
soustraits  à  la  férule,  comme  parle  l'abbé  de  Clairvaux, 
déjà  destinés  à  commander  aux  prêtres;  plus  heureux 
d'échapper  aux  verges  que  d'avoir  obtenu  un  principal 
et  moins  fiers  d'avoir  acquis  un  magistère  que  de  n'être 
plus  soumis  à  celui  des  autres.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  dé- 
])ut.  Avec  le  temps,  ils  deviennent  peu  à  peu  insolents; 
ils  apprennent  vite  à  s'emparer  des  autels,  à  vider  la 
bourse  de  leurs  subordonnés ,  ayant  pour  maîtres  dans 
cet  art,  et  d'excellents  maîtres,  l'ambition  et  l'avarice  (1).  » 
Bernard  nous  montre  ces  doyens,  ces  prévôts  et  ces  ar- 
chidiacres, accaparant  les  difïerents  bénéfices  d'une  même 
église  ou  bien  encore  un  seul  béné'fice  dans  plusieurs 
églises  à  la  fois  (2  . 

Tout  son  zèle  et  toute  son  éloquence  ne  parvinrent  pas 
à  déraciner  cet  abus.  Le  mal  qu'il  flétrissait  avec  tant  de 
raison  était  entré  si  avant  dans  les  mœurs,  que  les  meil- 
leurs parmi  les  grands  ne  se  faisaient  aucun  scrupule  de 
le  commettre.  Pour  ne  citer  que  deux  exemples  qui  se 
passent  de  commentaires,  le  roi  de  France,  Louis  le  Gros, 
ne  craignit  pas  d'investir  son  jeune  fils,  Henri,  le  futur 
Cistercien,  des  plus  riches  bénéfices  de  son  domaine;  à 
peine  ordonné  sous-diacre,  il  le  créait  archidiacre  d'Or- 
léans, archiclave  de  Saint-Martin  de  Tours,  abb(''  des 
églises  royales  de  Notre-Dame  d'Étampes,  de  Notre-Dame 
de  Corbeil,  de  Notre-Dame  de  Melun,  de  Saint-Mellon 
<le  Pontoise,  etc.  {li);  Thibaut  de  Champagne,  lui-même, 
l'un  des  princes  les  plus  pieux  de  son  temps,  poussa  la 

(1)  De  Officio  episcop..  raj).  \ii,  iv  25-.  cf.  Kern.,  ('|i.  '2C>8. 

(2)  De  Officio  episcop.,  n    :>.' . 
(:{)  Cf.  Gallia  ChrisL,  IX,  7:'3. 


2J6  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

simplicité  jusqu'il  sollic-iter  Tappui  de  l"abhé  de  Clairvaux 
pour  procurer  à  son  quatrième  enfant,  Guillaume  aux 
Blanches  Mains,  encore  en  bas  âge,  non  pas  une,  mais 
plusieurs  dignités  ecclésiastiques.  On  devine  l'accueil  que 
reçut  sa  demande.  «  Vous  savez  que  je  vous  aime,  lui  ré- 
pondit Bernard  :  mais  il  ne  vous  est  peut-être  pas  avan- 
tageux, que  j'offense  Dieu  pour  vous;  or,  ce  seraitroffenser 
sans  aucun  doute  que  de  faire  ce  <|ue  vous  me  demandez. 
Le  cumul  des  bénéfices  n'est  légitime,  même  chez  un 
adulte,  qu'avec  une  dispense  et  pour  de  graves  raisons... 
S'il  vous  plait  de  poursuivre  votre  dessein,  épargnez-moi 
en  cela;  vous  avez,  si  je  ne  me  trompe,  assez  de  puissance 
et  assez  d'amis  pour  atteindre  votre  but.  Vous  aurez  de  la 
sorte  fait  ce  que  vous  vouliez  et  moi  je  n'aurai  pas  péché. 
Excusez-moi  auprès  de  la  C(jmtesse ,  en  lui  montrant  ma 
lettre  '1).  »  A  défaut  de  l'approbation  et  du  secours  de 
l'abbé  de  Clairvaux,  Thibaut,  on  le  pense  bien,  n'en  ar- 
riva pas  moins  à  ses  fins  :  son  fils  fut  pourvu  des  bénéfi- 
ces convoités;  il  devint  simultanément  chanoine  de  Cam- 
brai et  de  Meaux,  prévôt  des  chapitres  de  Saint-Quiriace 
de  Provins,  des  cathédrales  de  Soissons  et  de  Troyes  (2  . 
Bernard  avait  évidemment  prévu  ce  résultat  de  son  abs- 
tention et  riniitilité  de  ses  critiques.  11  dut  se  résigner  et 
supporter  en  silence  un  mal  qu'il  n'avait  pu  empêcher.  Sa 
conscience  lui  rendit  sûrement  le  témoignage  qu'il  avait 
rempli  son  devoir.  II  ne  tenait  pas  à  lui,  ses  écrits  l'attes- 
tent, qu'un  pareil  abus  fût  à  jamais  extirpé  de  toute  l'E- 
glise de  France. 

Il  avait  encore  à  cœur  une  autre  réforme.  Substituer, 
dans  les  cathédrales  ou  les  paroisses,  des  Chanoines  régu- 
liers aux  Chanoines  séculiers  était  une  entreprise  hardie 

(0  Bcrn.,  o|>.  :>'l. 

(2)  Galliu  Christ.,  Vlll,  1145. 


LE    CLEKllÉ    SKCLLIEK    ET    LES   LAIQIES.  217 

et  digne  do  son  zèle.  Il  y  réussit  en  plusieurs  endroits, 
nous  l'avons  vu.  Où  cette  réforme  était  impossible,  il  es- 
saya du  moins  de  ramener  les  Chapitres  à  la  pratique  des 
vertus  apostoliques.  Le  vice  qu'il  leur  reproche  et  qui  lui 
est  particulièrement  odieux,  c'est  le  luxe  et  la  mondanité. 
«  Quels  sont  les  biens  dont  vous  usez?  écrit-il  à  un  jeune 
chanoine  de  Lyon.  Des  bénéfices  de  l'Église?  Soit;  vous 
vous  levez  pour  les  vigiles,  vous  allez  à  la  messe,  vous  as- 
sistez au  chœur  pour  l'office  du  jour  et  celui  de  la  nuit; 
vous  faites  bien.  De  la  sorte  vous  ne  recevez  pas  gratis 
la  prébende  de  l'Église.  Il  est  juste  que  celui  qui  sert  à 
l'autel  vive  de  l'autel.  Je  vous  accorde  donc  que  si  vous 
remplissez  votre  office  ,  vous  avez  le  droit  d'en  vivre;  mais 
ce  que  je  n'accorde  pas,  c'est  que  l'autel  serve  à  votre  luxe 
et  à  votre  pompe,  c'est  que  vous  en  tiriez  de  quoi  acheter 
des  freins  dorés,  des  selles  peintes,  des  étriers  d'argent, 
des  pelissons  de  vair  et  de  gris  que  relèvent  encore  des 
parements  rouges  au  cou  et  aux  mains.  Bref,  ce  que  vous 
retenez  de  l'autel,  en  surplus  de  ce  qui  vous  est  néces- 
saire pour  la  nourriture  et  le  vêtement,  n'est  pas  à  vous; 
c'est  un  vol,  c'est  un  sacrilège...  A  l'exemple  de  l'Apôtre, 
contentons-nous  de  vêtements  qui  nous  couvrent;  n'en  fai- 
sons pas  des  parures  qui  respirent  la  mollesse  ou  l'orgueil , 
et  qui  nous  donnent  l'air  de  vouloir  ressembler  aux  fem- 
mes ou  d'essayer  de  leur  plaire  (i).  » 

Ici  encore,  l'abbé  de  Clairvaux  enveloppe  dans  une 
même  réprobation  et  le  luxe  des  chanoines  et  leur  cos- 
tume. De  son  texte,  il  ressort  que  le  chapitre  de  Lyon 
portait  un  camail  semblable  à  celui  de  certains  évèques. 
Ce  que  le  réformateur  ne  tolérait  pas  chez  les  princes  de 
l'Église,  à  plus  forte  raison  il  n'était  pas  disposé  à  le  souf- 

'I,  El).  2,  IV  11;  cl',  note.  p.  210. 

SMM    BEliNAP.Il.    —    T.    I.  13 


218  VIE    l>E    SAIXT    BERNARD. 

frir  chez  des  dignitaires  inférieurs.  Mais  son  blâme  ris- 
quait de  'n'être  pas  entendu.  Le  riche  costume  des  cha- 
noines était  appelé  à  traverser  encore  de  longs  siècles. 

Un  défaut  plus  choquant  du  clergé  de  cette  époque 
était  de  suivre,  dans  le  choix  et  la  coupe  de  ses  vêtements, 
le  caprice  de  la  mode.  Certains  évêques  même  n'échap- 
paient pas  à  cette  faiblesse.  L'Église  n'ayant  pas  encore 
lixé  le  costume  ecclésiastique,  chacun  s'habillait  à  sa 
guise.  Le  goût  au  douzième  siècle  était  aux  couleurs  voyan- 
tes; les  robes  étaient  multicolores,  et,  chose  plus  grave, 
ce  vêtement  fantaisiste  <*  par  une  fente  énorme  mettait 
les  jambes  à  nu  presque  jusqu'à  l'aine.  »  On  ne  s'étonnera 
pas  que  l'abbé  de  Glairvaux  ait  professé  pour  un  tel  cos- 
tume une  horreur  qui  tenait  du  dégoût.  «  Dieu  s'occupe 
des  mœurs  et  n'a  cure  des  habits,  »  disaient  les  clercs 
coupabh^s.  «  Oui,  répondait  l'inflexible  abbé,  mais  un  tel 
habillement  révèle  un  défaut  de  délicatesse  et  des  mœurs 
peu  graves  (1).  »  Les  conciles  particuliers  fulminèrent  en 
vain  contre  ces  habitudes  mondaines  et  vraiment  mes- 
séanles  (2).  L'abus  ne  devait  être  supprimé  que  le  jour  où 
le  costume  des  clercs  fut  réglé  d'une  façon  précise  pour 
l'Eglise  universelle  par  le  concile  de  Trente. 

Le  clergé  inférieur,  prêtres,  diacres,  sous-diacres,  sauf 
exception,  ne  tombait  pas  sous  le  coup  des  mêmes  cen- 
sures. Sa  pauvreté  le  garantissait  contre  le  luxe.  Mais  il 
soulïrait  d'un  autre  mal  beaucoup  plus  déplorable.  Mal- 
gré les  vigoureux  efforts  de  Grégoire  Vil  et  de  ses  suc- 
cesseurs, malgré  ra|)Ostolat  des  Ordres  religieux  et  les 

(1)  De  Coiisidcrallonc,  lib.  III,  caii.  v,  n"'  19-20;  De  Officia  cpis- 
(•op.,  cap.  2,  n"  4.  Notez  les  wwls  pellicu la  discolor  ai  fissura  enor- 
mis  pêne  inginna  nudat;  cf.  note  de  M;iiiil!on,  dans  Migne,  771-77:>. 

(2)  Texte  du  concile  de  Reims  de  1148,  dans  IJeinard,  De  Coasidcr.. 
liij.  III,  cap.  V,  n"  10;  cf.  noie  de  Mabillon,  citée  |ilus  haut. 


LE    CLERGÉ    SÉCILIER    ET   LES    LAÏQUES.  210 

censures  des  conciles  (1),  la  plaie  de  la  clérogamie  n'a- 
vait pas  disparu  de  la  chrétienté.  L'Église  de  France  qui, 
autant  et  plus  qu'aucune  autre,  s'appliquait  à  la  panser 
ne  parvenait  pas  à  la  guérir.  Pour  atteindre  le  mal  dans  sa 
racine,  le  concile  de  Latran  de  1123  (2)  et  celui  de  Reims 
de  1148  (3)  déclarèrent  que  l'admission  aux  ordres  ma- 
jeurs, considérée  communément  jusque-là  comme  un 
simple  empêchement  prohibant  au  mariage,  formait  un 
empêchement  dirimant,  et  que  toute  union  contractée 
par  un  simple  sous-diacre,  à  plus  forte  raison  par  un 
diacre  ou  un  prêtre,  serait  frappée  de  nullité.  Mais  il  fal- 
lait faire  entrer  cette  doctrine  dans  les  mœurs;  et  la  chose 
n'était  guère  aisée  (4  .  Si  l'on  en  croit  un  historien  de  saint 
Bernard,  la  clérogamie  ou  du  moins  rincontincnco  était, 
malgré  les  canons,  malheureusement  trop  fréquente  dans 
les  presbytères  de  campagne  (5).  Et  un  sermon  de  l'abbé 
de  Clairvaux,  son  fameux  discours  de  Cotiversione  ad 
Clericos,  nous  donne  à  entendre  que  le  mal  n'était  pas 
moindre  dans  les  grandes  villes,  au  moins  à  Paris.  Plu- 
sieurs pages  de  son  éloquente  diatribe  méritent  d'être  ci- 
tées ici.  «  Voyez,  dit  l'orateur,  voyez  cet  homme  qui  n'a 
pas  encore  rompu  avec  le  péché  et  (jui  traîne  après  lui  la 
longue  chaîne  de  ses  iniquités!  N'est-il  pas  un  de  ceux  à 
qui  le  Seigneur  a  dit  :  «  Malheur  à  vous  qui  riez  mainte- 
nant, car  vous  pleurerez!  »  Ce  qu'il  convoite,  ce  n'est 
pas  la  justice,  c'est  l'argent;  ses  yeux  ne  voient  que  les 


;i)  Cf.  conciles  de  Reims,  (1(;  111'.),  canon  v;  de  lloiien  de  1)2,S,  a|i. 
Ordcric  Vital,  lib.  XII,  cai».  23;  de  Ueiins  de  11:50,  canons  iv  el  v:  de 
Reims  de  1148,  canons  m  et  vu. 

(2)  Canon  vu,  ap.  Labbe,  Concilia,  \,  8i)9. 

(3j  Canon  mi,  ibicL,  p.  1111;  cf.  IJein..  ep.  20.^. 

(4]  Cf.  In  Cant.,  Serni.  .\X1II,  n    12. 

(5)  «  Siciit  multis  consueludinis  est.  »  Hein.  Vila,  lib.  Vil.  cap.  \\i. 


220  VIE    liE    SAINT    BERNAI^D. 

grandeurs.  Il  a  une  faim  insatiable  des  dignités,  il  n'a  soif 
que  de  la  gloire  humaine. 

«  Parlerai-je  de  la  puretr  de  son  cœur?  Plût  au  ciel 
(ju'il  ne  fût  pas  une  colombe  séduite,  qui  n'a  plus  son 
cxurl  Plût  au  ciel  que  la  tunique  de  son  corps  fût  trouvée 
immaculée  et  qu'en  ce  point  au  moins  il  eût  suivi  le  pré- 
cepte :  «  Soyez  purs,  vous  qui  portez  les  vases  du  Sei- 
gneur. »  Nous  n'accusons  pas  tout  le  monde,  mais  nous 
ne  pouvons  davantage  excuser  tout  le  monde.  Le  Seigneur 
s'est  réservé  plusieurs  milliers  de  ministres  fidèles.  Si 
leur  justice  ne  nous  excusait  à  ses  yeux,  il  y  a  longtemps 
que  nous  aurions  été  détruits  comme  Sodome,  que  nous 
aurions  péri  comme  (iomorrhe.  A  la  vérité,  l'Église  parait 
s'être  étendue,  l'ordre  très  saint  du  clergé  s'est  également 
accru,  le  nombre  de  nos  frères  s'est  infiniment  multiplié. 
Mais,  Seigneur,  si  vous  avez  multiplié  votre  race,  il  sem- 
ble que  ses  mérites  aient  diminué  en  proportion  de  son 
accroissement.  On  court  de  toutes  parts  aux  saints  ordres  ; 
et  ces  fonctions  redoutables  même  aux  esprits  angéliques, 
les  hommes  s'en  emparent  sans  respect  et  sans  réflexion. 
Ils  osent  porter  la  couronne  céleste,  tandis  que  l'avarice 
les  asservit,  que  l'ambition  les  gouverne,  que  l'orgueil  les 
domine  et  que  la  luxure  même  les  tient  sous  son  joug. 
Plût  au  ciel  qu'ils  ne  fussent  pas  victimes  de  vices  qu'on 
ne  nomme  pas  (1)1  Ah!  qui  donc  a  reconstruit  Sodome  et 
(jomorrhe?  Oui  donc  a  élargi  les  murs  de  la  turpitude? 
Malheur I  malheur!  l'ennemi  des  hommes  a  soutïlé  par- 
tout et  répandu  sur  le  corps  de  l'Eglise  les  cendres  exé- 
crables de  ces  villes  dévorées  par  un  feu  de  soufre  ;  de  cette 
lave  impure  et  fétide  il  a  souillé  même  quelques-uns  des 
ministres  sacrés.  Hélas  1  race  choisie,  sacerdoce  royal,  na- 

(\)  Saint  Hcniard,  plus  liardi,  k*s  noinino. 


LE    CLERGÉ    SÉCULTElt   ET    LES    LAIOL'ES.  'l^i 

lion  sainte,  peuple  racheté,  qui  donc,  à  la  naissance  du 
christianisme,  si  largement  comblé  de  faveurs  spirituelles, 
aurait  jamais  pu  croire  qu'un  jour  on  trouverait  en  vous 
de  telles  souillures! 

«  Et  ils  entrent  avec  cette  tache  dans  le  tabernacle  du 
Dieu  vivant;  et  ils  demeurent  dans  le  temple  avec  cette 
tache,  profanant  le  sanctuaire  du  Seigneur  et  se  préparant 
un  jugement  rigoureux  !  Plût  au  ciel  ((ue  ceux  qui  n'ont 
pas  le  courage  de  rester  chastes  ne  se  fussent  jamais  en- 
gagés témérairement  dans  la  profession  religieuse  et 
n'eussent  jamais  osé  s'enrôler  dans  le  célibat  !  Ne  valait-il 
pas  mieux  pour  eux  se  marier  que  de  brûler  intérieure- 
ment, et  se  sauver  dans  les  rangs  les  plus  humbles  du 
peuple  fidèle,  que  de  vivre  honteusement  dans  les  su- 
blimes dignités  de  la  cléricature,  où  ils  seront  si  sévère- 
ment jugés?  Tous  ne  sont  pas  dans  ce  cas  sans  doute, 
mais  sûrement  il  y  en  a  beaucoup  qui  paraissent  avoir 
abusé  de  la  liberté  de  leur  vocation  pour  favoriser  la  chair, 
et  qui,  négligeant  le  remède  du  mariage,  sont  tombés  en 
toute  sorte  de  péchés  (1).  » 

Dans  ce  beau  mouvement  oratoire,  il  n'est  pas  aisé  de 
démêler  la  nue  vérité;  une  simple  statistique  ferait  mieux 
l'aiïaire  de  l'historien.  De  l'ensemble  du  texte,  il  semble 
au  moins  ressortir  que  le  mal  est  une  exception.  Bernard 
compte  encore  par  «  milliers,  »  mnlla  millia,  les  clercs  qui 
échappent  à  la  contagion  de  rinconlinence.  C'est  là  un 
progrès  considérable  sur  le  siècle  précédent. 

I/abbé  de  Clairvaux  ne  borne  pas  au  clergé  sa  tenta- 
tive de  réforme;  il  l'étend,  dans  la  mesure  do  ses  forces, 
aux  laïques,  grands  et  petits,  seigneurs  et  menu  peuple. 

(1)  De  Conversioiie,  cap.  xi\-x\,  iv  33-86.  Cet  ouvrage,  selon  nous, 
fui  com|iosé  après  le  voyage  de  IJernard  à  Paris,  lueiitionné  par  Geof- 
froy, Fragmenta,  aj).  Migtie,  5".'.7-.')'28,  c'esl-à-diro  en  llîO. 


^2:2  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

Aux  grands,  il  pircht.'  la  justice  et  la  charité;  aux  petits 
également  la  charité  et  la  justice,  mais  en  outre  la  rési- 
gnation. 

Nous  verrons  plus  loin  de  quels  maux  soutirait  la  so- 
ciété féodale.  Si  les  grands  seigneurs,  ordinairement  très 
soucieux  de  leurs  droits,  étaient  moins  respectueux  des 
droits  du  peuple,  leurs  agents  abusaient  avec  plus  de  fa- 
cilité encore  de  la  faiblesse  des  manants,  serfs  ou  colons. 
L'impôt  légitime  ne  suflisait  pas  toujours  à  leur  avidité. 
Do  là  des  exactions,  des  malœ  consuetadines ,  comme  on 
disait  alors,  qui  ruinaient  le  paysan  et  l'artisan  et  leur  ar- 
rachaient des  plaintes  sans  tin.  La  liste  serait  longue  des 
iniquités  qui  atteignaient  de  même  l'industrie  naissante 
et  jusqu'aux  foires  et  marchés.  Les  écrits  de  saint  Bernard 
renferment  peu  d'allusions  aux  faits  de  ce  genre  ;  mais 
quelques  exemples  sutfiront  à  nous  montrer  les  sentiments 
que  lui  inspiraient  les  injustices  seigneuriales  et  quels 
remèdes  il  essayait  d'y  apporter. 

A  la  cour  du  comte  Thibaut  de  Champagne,  où  il  a  son 
franc-parler,  il  n'h(''site  pas  à  faire  appel  au  glaive  pour 
frapper  «  les  oppresseurs  des  pauvres.  C'est  là,  dit-il,  le 
devoir  élémentaire  de  quiconque  porte  l'épée  l).  »  La 
mesure  est  violente,  mais  il  s'agissait  évidemment  de 
coupables  qui  ne  pouvaient  être  réduits  que  par  la  force 
Aux  intendants  plus  à  portée  de  l'autorité  souveraine,  il 
est  facile  d'appliquer  un  autre  châtiment;  il  suffit  de  leur 
ôter  leurs  charges,  si  elles  ne  sont  pas  héréditaires. 

Mais  pour  parler  de  ce  ton  aux  grands,  il  fallait  être  sûr 
d'être  écoulé.  Tous  les  seigneurs  n'ont  pas  pour  l'abbé 

1)  «  Huiniliare  iiaiiperum  oppressort's...  rationem  ^ladii  intelligen; 
quasi  eleinentaiiurn  instruxit.  »  Bern.  Vila ,  lib.  JI,  cap.  viit,  n"  52. 
Cf.  liorii.,  cp.  27U  à  llt^nri ,  comte  de  Cliainpagne  :  opi(s  principis 
[(ici  s. 


LE   CLERGÉ   SÉCULIER    ET   LES   LAÏQUES.  223 

de  Clairvaux  la  même  déférence  que  le  comte  de  Cham- 
pagne. La  comtesse  de  Nevers  et  ses  clients  causent  à  la 
foire  de  Yézelay  un  grave  dommage,  en  empêchant  les 
marchands  de  s'y  rendre,  Bernard  s'en  plaint  à  la  com- 
tesse elle-même  ;  mais  de  peur  que  sa  requête  ne  la  blesse, 
il  prend  un  autre  tour.  «  Nous  vous  avertissons  et  vous 
prions,  dit-il.  de  ne  plus  rien  faire  de  semblable  à  l'ave- 
nir. »  Et  il  insinue  habilement  que  le  comte  de  Nevers, 
devenu  moine  à  la  Grande-Chartreuse,  aurait  à  souffrir  de 
ces  iniquités  (l).  Ainsi  évoqué  à  propos,  le  souvenir  d'un 
époux  aimé  ne  pouvait  que  toucher  la  comtesse  Ida, 

Bernard  plaidait  quelquefois  avec  plus  de  hardiesse  la 
cause  de  la  justice  violée.  On  se  rappelle  comment  au  lit 
de  mort  de  son  parent  Josbert  de  la  Ferté,  il  demanda  avec 
insistance  la  réparation  des  dommages  causés  et  la  sup- 
pression des  exactions  abusives,  des  usurpatx  consuetudi- 
nt's  (2).  Chose  remarquable,  c'est  pour  faire  rendre  gorge 
à  un  seigneur  inique,  qu'il  accomplit  son  premier  mi- 
racle. Bref,  tous  ses  soins  vont  à  faire  pénétrer  dans  la 
conscience  des  détenteurs  du  pouvoir  et  de  la  fortune 
l'idée  de  la  justice. 

Il  y  joint  une  autre  leçon,  celle  de  la  charité.  A  cet 
égard,  son  influence  ne  s'exerça  sur  personne  plus  pro- 
fondément que  sur  le  comte  Thibaut  de  Champagne.  Si 
les  contemporains  sont  unanimes  à  louer  l'extrême  géné- 
rosité de  ce  puissant  baron,  il  faut  savoir  gré  à  l'abbé  de 
(llairvaux  d'avoir,  de  concert  avec  le  fondateur  de  Pré- 
montré, développé  en  lui  cette  belle  vertu  de  bienfaisance. 
Kn  tout  temps  le  trésor  et  les  greniers  de  Thibaut  étaient 
ouverts  aux  vrais  nécessiteux.  Deux  religieux  de  Pré- 


1;  Bern.,  ep.  375,  écrite  après  Ui7. 
(2)  Jicni.  Vita,  lib.  I,  cap.  i\,  n"  îi3. 


224  VIE    DE    SAINT    lîEHNAHD. 

montré  avaient  la  charge  de  faire,  en  son  nom,  de  pério- 
diques, pour  ne  pas  dire  de  perpétuelles  distributions 
d'aumônes,  parfois  en  argent,  le  plus  souvent  en  nature, 
vêtements,  chaussures,  etc.  (1 1.  Bernard,  qui  fut  souvent 
témoin  des  largesses  du  comte,  eut  même  la  réputation 
d'être  son  principal  aumônier,  et  plusieurs  se  plaignirent 
à  lui  de  n'iHre  pas  sur  la  liste  des  graliOcations.  Il  n'eut 
jamais  à  la  vérité  ce  titre  et  ces  fonctions,  et  il  s'en  dé- 
fend av(>c  vivacité  (2);  mais  il  n'aurait  pu  nier  qu'en 
maintes  circonstances,  quand  les  bienfaits  pleuvaient  sur 
les  indigents,  c'était  lui  qui  dirigeait  la  main  du  bienfai- 
teur. 11  dirigeait  pareillement  ses  pas;  et  on  nous  rapporte 
qu'il  ne  se  contentait  pas  de  lui  faire  ouvrir  sa  bourse, 
mais  qu'il  lui  avait  appris  à  distribuer  (juelquefois  lui- 
même  ses  aumônes  et  à  visiter  les  hôpitaux,  de  façon  à 
doubler  ainsi,  par  la  douceur  de  sa  présence,  le  prix  de 
ses  libéralités  (3). 

Quand  sévissaient  les  famines  si  désastreuses  à  cette 
époque  (i).,  les  recommandations  de  rabb('  de  Clairvaux 
devenaient  plus  pressantes  et  plus  multipliées.  Ses  bio- 
graplies  nous  le  montrent  à  la  cour  du  comte  comme  un 
autre  Joseph  auprès  d'un  autre  Pharaon,  faisant  ouvrir 
gratuitement  aux  pauvres  les  greniers  remplis  de  blés  (5  . 
En  pareil  cas  le  devoir  de  la  charité  s'imposait  impé- 

(1}  Bern.  Vita,  lili.  II,  cap.  viii,  iv  53  :  notez,  i>our  riiistoiio  du 
costume  des  pajsans,  pelles  et  Inrros  et  calceainenld. 

(2)  Bern.,  ep.  'ilfi,  date  incertaii:e. 

(3)  Bcrn.  Vila.  lili.  II,  cap.  viii,  n"  52. 

(4)  D'après  la  clironiciue  de  Loi)l>es,  par  exemple  llisf.  des  G.,  .Mil, 
583),  une  famine  (|ui  commença  en  llVi  dura  sept  ans  avec  une  vio- 
lence plus  ou  moins  j;rande.  Le  Chronicon  Calalauiicnsc  [ilnd.,  .\ll, 
277)  note  j)areiliement  à  l'année  ll'if;  James  valida  ubujrtc  terrarum, 
qualis  niK^uam  antc  non  fiiil. 

(5)  Ilern.  Vita,  lib.  Il,  cap.  \iii,  n"  53. 


LE  CLERGÉ  SÉCULIER  ET  LES  LATOUES.        2^5 

rieusement  à  quiconque  jouissait  de  quelque  aisance. 
Bernard  le  rappelle  à  tous,  avec  des  arguments  tirés  de 
l'ordre  surnaturel.  «  Tous  les  biens  sont  périssables,  écri- 
vait-il à  un  seigneur  et  à  son  épouse  (1),  sauf  ceux  que 
vous  aurez  fait  porter  au  ciel  par  les  mains  des  pauvres. 
Allons,  mes  très  chers,  amassez- vous  des  trésors  dans  le 
ciel,  où  la  teigne  ne  dévore  pas  ,  où  les  voleurs  ne  déro- 
bent pas,  où  votre  suzerain  lui-même,  dux  ipse,  ne  saurait 
rien  vous  prendre.  Cherchez-vous  des  messagers?  Ils  sont  à 
vos  portes,  tout  prêts  à  remplir  fidèlement  la  mission 
que  vous  leur  confierez.  Dieu  na  tant  multiplié  les  cala- 
mités dans  le  temps  présent ,  que  pour  vous  fournir  l'oc- 
casion de  thésauriser  dans  ce  lieu  de  la  félicité  et  de  la 
sécurité.  » 

Le  luxe  tarissait  trop  souvent  la  source  des  aumônes 
de  la  noblesse  féodale.  Bernard,  nous  le  verrons  dans 
le  prochain  chapitre,  poursuivit  avec  sa  verve  accou- 
tumée l'abus  des  équipages  et  du  costume  chez  les  che- 
valiers et  les  barons.  Il  n'épargne  pas  davantage  la  toilette 
des  grandes  dames.  Dans  une  de  ses  lettres  à  la  vierge 
Sophie,  où  il  fait  à  la  fois  l'éloge  de  la  virginité  et  celui 
de  la  simplicité,  il  se  plait  à  tracer,  comme  pour  faire 
ombre  au  tableau  ,  le  portrait  des  élégantes  du  douzième 
siècle.  Quelles  folles  dépenses  représente  leur  costume! 
Leurs  chainses  et  leurs  bliauts  sont  taillés  dans  les  plus 
fins  tissus  de  lin  et  de  soie;  une  riche  fourrure,  enfermée 
entre  deux  étoffes  qu'elle  déborde,  forme  leur  tunique 
ou  pelisson.  Leurs  bras  sont  chargés  de  bracelets;  à  leurs 
oreilles  pendent  dos  boucles  d'or  où  s'enchâssent  des  pier- 
reries. Pour  coiffure ,  elles  ont  une  pièce  de  linge  fin ,  dont 
elles  s'enveloppent  le  chef,  le  cou,  le  haut  des  épaules, 

(1)  Ej).  421. 

13. 


226  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

et  dont  elles  laissent  retomber  un  bout  le  long  du  bras  gau- 
che :  c'est  la  guimpe  qui  est  d'ordinaire  assujettie  sur  leur 
front  par  un  chapelet,  un  tressoir  ou  un  cercle  d'orfèvre- 
rie. «  Et  elles  marchent  de  la  sorte  à  pas  rompus,  le  cou 
allongé,  parées  et  ornées  à  la  manière  d'un  temple, 
laissant  traîner  après  elles  une  queue,  d'étolTe  la  plus 
précieuse ,  qui  soulève  sur  leurs  pas  des  nuages  de  pous- 
sière. »  Une  telle  coquetterie,  de  telles  somptuosités  scan- 
dalisent la  piété  de  l'abbé  de  Clairvaux.  Il  ne  peut  com- 
prendre qu'une  femme  chrétienne  «  emprunte  à  la  peau 
des  écureuils  et  à  l'œuvre  des  vers  une  beauté  tout  exté- 
rieure et  mensongère.  »  «  La  soie,  observe-t-il ,  la  pour- 
pre et  le  faux  éclat  dos  teintures  ont  leur  beauté  sans 
doute,  mais  ne  la  donnent  pas.  C'est  une  beauté  qu'on 
applique  à  son  corps  et  qu'on  ùte  en  se  déshabillant  (1).  » 
Cette  réflexion  n'eût  sûrement  rien  appris  à  celles  qu'elle 
visait,  et  n'était  pas  faite  pour  les  toucher.  Mais  Bernard 
n'en  poursuivait  pas  moins  son  but  qui  était  de  détruire  le 
luxe  au  proûtdu  soulagement  de  la  misère.  Le  luxe  aboli, 
il  lui  semblait  que  les  riches,  trop  souvent  indifférents  à 
la  détresse  du  peuple,  comprendraient  mieux  et  finiraient 
par  mieux  remplir  leurs  devoirs  de  justice  et  de  charité. 
C'était  là,  en  ce  qui  regarde  les  hautes  classes,  toute  sa 
théorie  d'économie  sociale,  théorie  un  peu  simple  peut- 
être,  à  coup  sûr  incomplète;  mais  son  temps  n'en  com- 
portait guère  d'autre. 

Au  peuple,  il  prêchait  une  doctrine  analogue.  Le 
paysan  du  douzième  siècle  ressemble  un  peu  aux  pay^sans 
de  tous  les  siècles;  il  est  ignorant,  superstitieux,  âpre  au 


(1)  IJcrii.,  o\>.  112,  IV  2-C,  passiin;  la  yiiitnpe  est  citée,  ep.  11  i  ii"  S. 
Sur  le  cliainse  ou  chemise,  le  liliaut,  la  guimpe,  le  tressoir,  cf.  Jules 
Quicherat,  Histoire  du  costume  en  Frcoice,  aux  mots  incli(iués. 


LE   CLERGÉ    SÉCULIER    ET    LES    LAÏQUES.  "121 

gain,  mais  au  fond  il  aime  l'équité,  pratique  la  charité, 
croit  à  la  Providence  et  tient  son  âme  ouverte  aux  idées 
de  justice  éternelle  et  de  vie  future  (I).  Bernard  ne  pou- 
vait sortir  de  son  monastère  sans  rencontrer  ces  malheu- 
reux attachés  à  la  glèbe,  dont  le  sort  était  si  digne  de  pi- 
tié. Volontiers ,  en  public  ou  en  particulier  il  leur  adressait 
la  parole  (à).  Son  thème  n'était  guère  varié.  La  charité 
chrétienne  en  formait  le  premier  point.  Il  no  dédaignait 
pas  d'entrer  dans  les  détails  prati({ues.  11  enseignait  sur- 
tout aux  paysans  à  s'entr'aider  les  uns  les  autres,  nous  dit 
son  secrétaire.  «  Votre  voisin  n'a  pas  de  pain,  partagez 
votre  pain  avec  lui,  jusqu'à  ce  qu'il  puisse  vous  rendre  le 
même  office.  Le  temps  lui  manquo-t-il  pour  préparer  son 
repas  et  faire  cuire  ses  légumes,  envoyez-lui  généreuse- 
ment une  portion  des  légumes  que  vous  avez  préparés 
pour  vous  (3).  »  C'est  jusqu'à  ces  conseils  familiers,  mi- 
nimes en  apparence,  mais  si  importants  dans  la  vie  quo- 
tidienne du  serf  et  du  colon,  que  descendait  l'éloquence 
de  l'abbé  de  Clairvaux  (4). 

Contre  les  vices  du  paysan,  il  s'élève  avec  force;  il  es- 
saie de  lui  inspirer  l'horreur  de  tout  ce  qui  peut  souiller 
la  pureté  du  foyer  domestique;  il  le  met  en  garde  contre 
les  sorciers  dont  les  recettes  sacrilèges  sont  aussi  nuisi- 
bles à  la  bourse  qu'à  la  foi;  surtout  il  le  détourne  des 
petites  rapines  qui  sont  la  tentation  perpétuelle  des  né- 
cessiteux. Des  leçons  de  justice  couronnent  cet  enseigne- 
ment. Il  insiste  sur  l'obligation  de  payer  l'impôt.  La  dîme 

(1)  Gaufridi  Serin,  de  S.  Beniardo,  Migiie,  t.  CLXXX.V,  p.  584-585. 

(2)  Dern.  Vila,  lib.  III,  cap.  ni,  n"  8. 

(3)  Gaufridi  aerm.,  loc.  cit. 

(4)  «  Senno...  quibusque  congrueiis  aiiditoiil)US  crat.  Sic  ruslicaiiis 
plebibus  loqueljalur,  ac  si  sempcr  in  ruic  nutiilus.  »  Bern.  Vita, 
lib.  III,  cap.  m,  n"  n. 


2'28  VIE    DE    SAINT    ItEHNARD. 

du  clergé  en  particulier  semble  avoir  été,  dès  celte  épo- 
(jue,  à  charge  aux  paysans.  Bernard  en  démontre  la  légiti- 
mité et  la  haute  origine.  C'est  une  delte  sacrée,  dont 
Dieu  lui-même  est  pour  ainsi  dire  le  créancier.  Quelle 
audace  «  de  frauder  Celui  qui  pourrait  revendiquer  les 
neuf  dixièmes  plus  justement  que  l'agriculteur  ne  reven- 
di(iuerait  simplement  la  dîme!  N'est-ce  pas  Lui  qui  a  fait 
la  terre,  donné  des  bras  et  des  forces  au  travailleur?  C'est 
Lui  encore  qui  conserve  par  la  gelée  les  semences  con- 
fiées au  sol,  qui  les  arrose  de  pluie,  les  réchauffe  des 
tièdes  haleines  du  printemps  et  les  mûrit  au  soleil  d'été. 
S'il  ne  donnait  l'accruisscmcnt ,  le  laboureur  perdrait  sa 
peine.  »  En  un  temps  où  la  foi  était  si  vive  dans  les  cam- 
pagnes, de  tels  motifs  pénétraient  plus  avant  au  cœur  du 
peuple  que  n'eussent  fait  les  plus  belles  considérations 
sur  l'économie  politique.  Aussi  bien ,  il  ne  fût  jamais 
venu  à  l'esprit  de  l'abbé  de  Glairvaux  de  concevoir  un 
état  social  tVoù  la  pauvreté  et  la  dîme,  sous  une  forme 
quelconque,  fussent  absolument  ])annies.  Le  servage  était 
peut-(Hre  le  seul  point  du  régime  féodal  qui  olîensât  sa 
bonté  naturelle  et  son  amour  de  la  justice.  De  la  pauvreté 
il  se  consolait  et  consolait  les  autres,  rappelant  justement 
que  «  Celui  qui  était  riche  est  devenu  pauvre  pour  nous  et 
que  les  pauvres  sont  ses  amis  (1).  ■> 

A  ces  leçons  en  paroles  s'alliait  une  leçon  de  choses  in- 
liniment  plus  éloquente.  Quand  ces  colons,  ces  serfs,  ces 
mainmorlables,  qui  portaient  le  poids  du  jour  et  de  la 
chaleur,  étaient  tentés  de  murmurer  contre  un  régime  où 
le  labeur  et  la  misère  formaient  leur  partage,  pendant 
que  la  riche  et  le  bien-être  étaient  le  lot  de  quelques  pri- 
vilégiés, quelle  réponse  à  leurs  plaintes  dans  le  spectacle 

(1)  Gaufrid.  Scnn.,  loc.  cil. 


LE    CLERGÉ    SÉCULIER    ET    LES    LAIQIES.  221) 

de  ce  monastère  de  Clairvaux  qui  renfermait  en  si  grand 
nombre  des  fils  de  noble  race,  comme  eux  voués  au  tra- 
vail, nourris  comme  eux,  vêtus  comme  eux,  et  de  plus 
privés,  par  esprit  de  sacrifice,  des  joies  de  la  famille, 
cette  consolation  du  dernier  des  serfs!  Bernard  pouvait-il 
offrir  à  ses  auditeurs  un  modèle  plus  frappant  de  pau- 
vreté volontaire,  d'économie,  de  résignation,  en  un  mot 
de  toutes  les  vertus  nécessaires  aux  déshérités  de  la  for- 
tune? A  défaut  du  bien-être,  il  proposait  le  bonheur  à 
quiconque  saurait  faire,  comme  il  parle,  «  de  nécessité 
vertu;  »  et  ce  jjonhour  était  entretenu  par  lespcùr  d'un  au 
delà  pbun  de  délices.  De  la  sorte  la  terre  confinait  au  ciel; 
le  paysan  pr(>ssentait  le  royaume  de  Dieu,  «  et  voyait,  des 
yeux  de  l'àme,  le  monde  idéal  se  dresser  au  bout  du 
monde  réel  comme  un  magnifique  pavillon  d'or  au  bout 
d'un  enclos  fangeux.  »  Ce  spectacle  contribuait  sûrement  à 
répandre  et  à  entretenir  dans  le  peuple  le  goût  de  la  vie. 
C'est  ainsi  que  l'abbé  de  Clairvaux  répondait  par  sa  parole 
et  par  son  exemple  à  cette  question,  déjà  posée  de  son 
temps  :  «  La  vie  vaut-elle  la  peine  de  vivre?  >> 


CHAPITRE  VIII    , 

ISERNARD     ET     LES  TEMI'LIKHS. 

Concile  de  Troyes  (1128). 

En  moins  de  dix  années ,  Bernard  avait  acquis  une  cé- 
lébrité qui  le  plaçait  au  premier  rang  parmi  les  abbés  de 
sa  province  ou  même  des  provinces  avoisinantes.  Bientôt 
nous  le  verrons  mêlé  à  toutes  les  questions  politico-reli- 
gieuses qui  agiteront  la  France  et  la  chrétienté;  et  rien 
dans  l'Église  ne  se  fera  sans  lui.  Il  s'en  faut  cependant 
que  ces  occupations  extérieures  aient  été  de  son  goût. 
Outre  son  amour  de  la  solitude,  l'état  chancelant  d'une 
santé  toujours  fragile  lui  commandait  le  repos  et  le  re- 
cueillement du  cloître;  et  ses  lettres  témoignent  de  la  ré- 
signation, disons  mieux,  de  la  satisfaction  avec  laquelle 
il  subissait  cette  nécessité  (li,  qu'il  considérait  comme 
une  faveur  du  ciel. 

Après  son  internement  de  1118.  ;\  plusieurs  reprises  il 
retomba  malade  et  faillit  mourir.  A  vrai  dire,  il  était  at- 

(1)  «  Milii  in'opo.situin  est  iiefiua({uaiii  oy;rfi(li  de  inoiiasterio,  iiisi 
ceiiis  ex  caiisis  »  (ep.  17,  écrite  en  1126;  cl'.  .laffé,  Hegesta ,  n°  7259- 
72()1);  .<  Date  operani  ut  prorsus  amovear  al>  hujusmodi,  qiiateiuis 
liceat  inilii  pro  meis  atcjue  vestris  orare  dclictis,  »  etc.  (ep.  52,  écrite 
vers  1128,  avant  le  corillit  avec  Louis  le  Gros);  ep.  48,  n"  3;  ep.  21, 
écrite  soit  avant  le  concile  de  Troyes  (13  janvier  1128),  soit  plutôt 
avant  le  concile  de  Clullons  (2  février  1129);  cf.  ep.  48,  n"  I. 


liKRNARD    ET    LES    TEMPLIERS.  2.'{1 

teint  dïine  gastrite  incurable  que  ses  jeûnes  et  ses  veilles 
ne  faisaient  qu'aggraver.  A  peine  sorti  de  la  cellule 
isolée  où  l'avait  continé  la  volonté  de  ses  supérieurs  et  de 
Guillaume  de  Champeaux,  il  avait  repris  le  cours  de  ses 
mortifications  «  avec  une  nouvelle  àpreté,  nous  dit  son 
historien,  comme  pour  regagner  le  temps  perdu.  »  Il  por- 
tait sur  sa  chair  un  ciliée  qu'il  quitta  par  crainte  de  se 
singulariser,  lorsqu'il  s'aperçut  que  ses  moines  avaient 
surpris  son  secret.  Jour  et  nuit  il  priait  debout  :  attitude 
tellement  pénible  que  ses  pieds  finirent  par  entier.  Son 
estomac  ne  pouvait  supporter  la  nourriture  prescrite  par 
la  Règle;  ses  repas  consistaient  en  un  peu  de  lait  avec  du 
pain ,  un  peu  de  soupe  aux  légumes  ou  de  bouillie ,  comme 
on  en  donne  aux  enfants.  Bientôt  même  sa  gastrite  devint 
si  aiguë,  qu'il  rejeta  ses  aliments.  11  fallut  lui  creuser  près 
de  sa  stalle  dans  la  chapelle  un  trou  destiné  à  recevoir, 
pendant  les  offices,  les  restes  d'une  digestion  mal  faite, 
heureux  quand  la  violence  du  mal  ne  le  contraignait  pas 
à  garder  absolument  le  lit  ou  la  cellule  (1). 

C'est  pendant  les  intermittences  de  cette  cruelle  mala- 
die qu'on  aperçoit  Bernard,  à  de  longs  intervalles,  à  Dijon , 
à  Langres,  à  Chàlons,  à  Auxerrc,  à  Reims,  à  Foigny  (2), 

(1)  Bern.  Vita.  lib.  I,  cap.  viii,  ii"  :J8-3'.». 

(2)  Bernard  était  à  Langres  en  li2l.  (Cf.  Cartulaire  de  Clairvaux, 
Grancjia  ahlmliœ.  IV;  Migne,  t.  CLXXXV,  p.  977-979).  Il  est  témoin 
à  DijOii,  en  octobre  Il>:},  dans  une  charte  de  Hugues  Gallia  Christ., 
IV,  GSl-GS-»;  le  mois  est  indif|ué  dans  un  ins.  de  Baudot,  ancien  ar- 
chiviste du  départ,  de  la  Cùte-d'Or).  Il  assiste  à  la  bénédiction  de 
l'église  de  Foigny,  le  11  novend)re  \\2i  [licrn.  Vita,  lib.  I,  cap.  xi, 
n-  ,!•>;  Gaufridi  Frngin..  ms.  V';  Gallia  Christ.,  I.\ ,  0'28).  11  est  té- 
moin dans  une  charte  en  faveur  de  Molesrne  donnée  par  Hugues 
d'Auxerre,  le  3  août  11:^0  (2"  Cartul.  de  Molesrne,  archiv.  de  la  Cote- 
d'Or,  i>.  122;  cf.  charte  suivante,  p.  12>J').  Il  est  témoin  à  Langres 
(Carême  1125)  de  l'accord  passé  entre  les  ciianoines  séculiers  de  Sainl- 
Ëlienne  de  Dijon  et  leur  nouvel  abbi;  régulier,  Herbert  (Fyot;  Histoire 


232  VIE    DE   SAINT    HERNARl». 

en  un  mot  dans  tous  les  lieux  où  l'apitelaient  les  devoirs 
de  sa  charge  et  les  intérêts  de  l'Eglise.  Un  jour,  en  ren- 
trant du  Chapitre  de  Citeaux ,  il  fut  pris  d'une  fièvre  in- 
tense qui  le  mit  suhitement  aux  portes  du  tombeau  1). 
Ses  enfants  et  ses  amis,  au  nombre  desquels  (juillaume 
de  Saint-Thierry,  appelés  en  toute  hâte,  crurent  comme 
lui  que  sa  dernière  heure  était  proche.  Sa  tête  était  tout 
endolorie;  un  ruisseau  de  salive  épaisse  s'échappait  de 
ses  lèvres  entr'ouvertes.  Parfois  la  souffrance  lui  arrachait 
des  plaintes  étouffées.  Cependant,  s'étant  assoupi,  il  eut 
un  songe  dans  lequel  il  se  vit  transporté  sur  un  rivage  où 
l'attendait  un  vaisseau ,  prêt  à  prendre  la  mer.  Trois  fois 
il  essaya  de  s'embarquer,  mais  toujours  le  navire  s'éloi- 
gnait de  la  rive  et  enfin  il  disparut  pour  ne  plus  revenir. 
A  ce  signe,  Bernard  comprit  que  le  temps  de  son  «  pas- 
sage »  n'était  pas  encore  venu.  Ce  même  jour,  à  l'heure 
de  la  conférence  du  soir,  comme  ses  souffrances  redou- 
blaient, il  (lit  à  l'un  des  deux  frères  chargés  de  le  garder  : 
«  Allez  à  l'église  et  priez  pour  moi.  »  Le  religieux  obéit, 
tout  en  s'excusant  de  son  indignité,  et  s'agenouilla  succes- 
sivement devant  les  trois  autels  qui  ornaient  la  chapelle, 
l'autel  de  la  sainte  Vierge,  celui  de  saint  Benoît  et  celui 
de  saint  Laurent.  Or,  pendant  qu'il  priait,  Bernard  eut  le 
sentiment  de  la  présence  réelle  des  trois  patrons  du  mo- 
nastère :  il  les  vit  pénétrer  dans  sa  cellule,  s'approcher 
de  son  lit,  et  sous  les  caresses  de  leurs  mains  ses  douleurs 
se  dissipèrent;  en  un  instant  la  salive  qui  l'inondait  cessa 
de  couler;  il  était  guéri,  nous  dit  son  biographe  i2). 
Plusieurs  de  ses  lettres  antérieures  à  1128  mentionnent 

de  S.-Ktiennc  de  Dijon,  y.  108-10'J,  Preuves,  p.  '.M;   Bern.,  ep.  5'.i, 
ocrile  en  112'.»;  Callia  Christ..  IV,  '/:>:>). 

(1)  OautVid.  Fragm.  ins.  lUhl.  nation.,  p.  9. 

(2)  BeriK  Vila,  lib.  1,  cap.  xii,  n""  57-58;  Gaul'r.  l'ratjni.,  loc.  cit. 


BERNAUD    ET   LES    T  EMPLI  EUS.  2Xi 

d'autres  périls  do  mort  auxquels  il  ôchappa  (1).  Sa  santé 
était  vraisemblablement  fort  ébranlée  encore,  quand  s'ou- 
vrit, le  13  janvier  de  cette  année,  le  concile  de  Troyes  (2), 
où  rOrdre  naissant  des  Templiers  devait  recevoir  sa  con- 
Ormation  et  sa  Hègle.  I.'abbé  de  Clairvaux  y  assista,  et 
c'est  à  lui  que  les  évéques  et  le  cardinal  Mathieu  qui  pn''- 
sidait  l'assemblée,  confièrent  les  fonctions  de  secrétaire; 
cependant  ce  fut  un  moine  du  nom  de  Jean  Michel  qui 
sous  sa  dicti'C  non  seulement  rédigea  les  statuts  syno- 
daux, mais  encore  traça  les  premiers  linéaments  de  la 
Règle  du  Temple  (3). 

Déjà  précédemment,  Tattention  de  Bernard  avait  été 
appelée  sur  les  Templiers.  On  connaît  les  origines  de  cet 
Ordre  militaire,  association  d'abord  laïque,  née  d'une 
pensée  essentiellement  chevaleresque.  Quelques  Français, 
au  fier  courage,  en  tète  desquels  il  faut  nommer  Hugues 
de  Payns  (4)  et  Godefroid  de  Saint-Omer,  frappés  de  l'état 
de  désolation  et  d'ins('curilé  où,  malgré  les  succès  de  la  pre- 
mière croisade,  se  trouvait laTerre  Sainte,  entreprirent  de 
leur  propre  mouvement  de  faire  la  police  des  routes  et  des 
citernes ,  et  de  protéger  les  pèlerins  contre  les  atla(iues  des 
Sarrasins  et  des  bandits  qui  infestaient  le  nouveau  royaume 


1)  Dans  l'épître  'JO,  n°  2,  Hernaid  assure  qu'il  a  été  giaveincnl  ma- 
lade :  lia  ul  jamjam  succidi  meiiterein  ;  &\Ueurs  nous  lisons  :  f'ehre 
redetinlf-,  lia  ut  mori  fimerem,  ep.  1 18.  La  maladie  le  retient  à  dif- 
férentes époques,  8  septembre  {ep.  86);  Avent  [ep.  446);  au  temps  de 
la  Septuagésime  {licrn.  Vita ,  lib.  I,  cap.  xii,  n"'  59-60);  Carême  {ep. 
89).  Tous  ces  accidents  paraissent  antérieurs  à  1128. 

'2)  Le  concile  s'ouvrit  le  jour  de  la  fête  de  Saint-Hilaire,  qui  se 
célébrait  alors  le  13  janvier.  Cf.  épître  37  un  peu  postérieure  au  con- 
cile :  de  noslra  infirmilale  vos  solltcilum,  etc. 

(3)  Labbe,  Concilia,  X,  923  et  suiv.;  Hist.  des  G.,  XIV,  231-233;  de 
Curzon,  la  Règle  du  Temple,  p.  11-2(i. 

{'i,  Payns,  arrorul.  et  canton  de  ïroyes,  départ.  d(!  l'Aube. 


234  VIE    DE    SAI.M'    l!Eli-\AI!ll. 

de  Jérusalem  (1).  Le  roi  Beauiioiu,  qui  prisait  Tort  leurs 
services  (2) ,  se  les  attacha  en  pourvoyant  à  leur  nourri- 
ture et  en  leur  assignant  une  demeure,  d'abord  dans  son 
palais ,  puis  dans  le  voisinage  d'un  couvent  de  Chanoines 
réguliers,  sur  l'emplacement  même  du  temple  de  Salo- 
mon  (3).  De  là  lein^  nom  de  Templiers.  Le  caractère  reli- 
gieux de  leur  mission  prenant  de  jour  en  jour  à  leurs  yeux 
plus  d'importance  (4',  ils  s'engagèrent  par  un  vœu  solen- 
nel, formé  en  présence  du  patriarche  de  .lérusalem,  à 
combattre  les  ennemis  de  Dieu,  «  dans  l'obéissance,  la 
chasteti^'  et  la  pauvreté  (o).  »  C'était  joindre  aux  exercices 
laborieux  de  la  vie  militaire  les  obligations  non  moins 
rudes  de  la  vie  monastique. 

Le  recrutement  du  nouvel  Ordre  fut  à  son  début  fort 
pénible.  Son  nom  parvint  cependant  de  bonne  heure  en 
France.  Mais  l'idéal  (ju'il  ))roposait  à  nos  chevaliers  avait 
quelque  chose  d'insolite,  qui  devait  tout  d'abord  les  sur- 
prendre; et  il  n'est  pas  sur  que  l'abljé  de  Clairvaux,  (jui 
devait  plus  tard  en  faire  un  si  brillant  et  si  sincère  éloge, 
en  ait  du  premier  coup  saisi  toute  la  beauté.  Lorsque  le 
comte  de  Champagne,  Hugues,  abandonna  son  fief  pour 
entrer  dans  l'Ordre  en  1123,  Bernard  ne  put  s'empêcher 
de  marquer  l'étonnement  que  lui  causait  une  pareille  ré- 
solution. 11  semble  qu'il  hésite  à  l'en  féliciter,  u  Si  c'est 

(1)  Willelmus  Tyrens.,  HUt.,  lib.  XII,  cap.  7;  Guall.  Mapes,  De 
i\ii(jis  curialium,  cap.  18,  éd.  Wriglit,  1850,  p.  '>'.i. 

['}.)  Hugues  assislp  Bivuuloiu  dans  un  trailt'  contre  Tyr;  Foules  Rev. 
Anstrix,  XII,  ii"41,  p.  9i.  Cf.  Prulz,  Ealwtcklinirj  iinil  Uiifenjaiig 
des  TempellierrciiurdeDi ,  p.  4. 

(3)  Herii.,  ep.  39'2. 

(4)  Quoique  l'associalioa  date  de  lll'J,cn  1123  Hugues  de  l'ayns 
sign(!  encore  comme  laïque  (Delaborde,  Diplômes  de  A'.-D.  de  Josa- 
phat,  iV  n,  p.  37). 

{h)  Guillaume  de  Tyr  et  Gualler.  Mapes,  toc.  cd. 


BERNARD    ET    LES   TEMPLIERS.  i23o 

à  cause  de  Dieu,  lui  écrit-il,  que  de  comte  vous  êtes  de- 
venu chevalier,  et  de  riche  pauvre ,  nous  vous  en  félici- 
tons, comme  il  est  juste...  Mais  penser  que  votre  agréable 
présence  nous  a  été  enlevée  par  je  no  sais  quel  jugement 
de  Dieu ,  quo  nous  ne  pourrons  plus  vous  voir  même  par 
intervalle,  vous,  dont  nous  aurions  voulu  n'être  jamais 
séparé,  c'est  là  un  coup  que  nous  ne  supportons  pas  sans 
douleur.  >>  Peut-être  l'abbé  de  Clairvaux  avait-il  nourri 
secrètement  Tespoir  de  donner  lui-même  asile  à  son  bien- 
faiteur. Il  ne  serait  pas  difficile  de  retrouver  dans  sa  lettre 
l'expression  voilée  de  son  désir  et  de  ses  regrets  :  «  Avec 
quel  plaisir  nous  aurions  pourvu  à  la  fois  aux  besoins  de 
votre  corps  et  à  ceux  de  votre  àme,  s'il  nous  oùt  été  donné 
de  vivre  ensemble!  Mais  puisqu'il  en  est  autrement,  il 
nous  reste  de  nous  consoler  de  votre  absence  en  priant 
pour  vous.  »  Bernard  ne  concevait  sans  doute  pas  encore 
qu'un  prince  décidé  à  entrer  en  religion  pût  préférer  l'Or- 
dre du  Temple  à  l'Ordre  de  Cîteaux.  Mais  il  ne  faut  pas 
oublier  que  Hugues,  qui  sentait  toujours  un  sang  guer- 
rier bouillonner  dans  ses  veines,  gardait,  en  se  faisant 
Templier,  cette  glorieuse  épée  de  chevalier  que  la  Règle 
cistercienne  lui  eût  ôtée.  S'il  n'était  plus  comte,  il  était 
toujours  soldat  et  soldat  de  Dieu  (1). 

L'Ordre,  après  neuf  ans  d'existence  (2),  ne  comptait 

^1)  Bern.  ep.  31.  Sur  la  date  de  l'entrée  de  Hugues  dans  l'Ordre  du 
Temple  et  sur  sa  mort,  cf.  d  Arljois  de  Juliainville,  Histoire  des  com- 
tes de  Champarjue.  II,  liO-141,  notes.  11  semble  qu'il  n'existait  plus 
à  l'éporjne  du  concile  de  Troyes. 

2)  Guillaume  de  Tyr  XII,  cap.  7j  semble  rapporter  l'orij^ine  des 
l'empliers  ad  annum  1118.  Mais,  plus  loin,  il  ajoute,  à  propos  du 
concile  de  Troyes  :  cumque  juin  uanis  novem  in  eo  fuissent  propo- 
sito,nonnisi  novem  eranl.  Si  l'ordre  n'avait  que  neuf  ans  en  H'iS,  — 
iiono  anno.  dit  encore  Guillaume,  —  il  faut  de  toute  rigueur  placer 
sa  naissance  en  1119.  Cf.  Uist.  des  6'.,  XIV,  232  :  anno  1128  ub  in- 


236  VIE    DE    SAINT    liEHNAHIi. 

encore  que  neuf  membres.  Ce  fut  probablement  cette 
pénurie  dliommes  qui  poussa  Hugues  de  Payns  à  quitter 
pour  un  temps  la  Palestine  et  à  venir  cherc"her  en  France , 
la  terre  classique  de  la  chevalerie,  de  nouvelles  recrues. 
Cinq  compagnons  d'armes  l'assistaient  à  Troyes  (1).  L'ap- 
probation que  l'Eglise  allait  donner  à  son  œuvre  par  la 
voix  d'un  concile  ne  pouvait  que  favoriser  le  développe- 
ment do  la  nouvelle  institution.  A  vrai  dire,  la  Règle  <les 
Templiers  ne  fut  guère  alors  qu'ébauchée.  Sauf  les  pres- 
criptions qui  regardent  le  vêtement  et  la  nourriture,  on 
emprunta  à  la  Règle  de  saint  Benoit  tout  ce  (jui  pouvait 
convenir  à  des  chevaliers.  Le  document  connu  sous  le 
nom  de  ///v/A'  du  Tcmjile  et  divisé  en  soixante-douze  ar- 
ticles fut-il  rédigé  dès  celte  époque?  On  ne  saurait  l'ad- 
mettre. Quels  articles  remontent  au  concile,  et  quelle 
part  revient  à  l'abbé  de  Clairvaux  dans  leur  rédaction?  11 
est  impossible  de  le  déterminer  (2).  Tout  ce  que  nous  sa- 
vons, c'est  que  les  Templiers  firent  vœu  de  pauvreté,  de 
chasteté  et  d'obéissance,  et  que  pour  marque  distinctive 
ils  durent  porter  le  manteau  blanc  :  la  croix  rouge  semble 
ne  leur  avoir  été  accordée  que  plus  tard  ;3  .  Tout  luxe 
leur  fut  interdit.  Pour  nourriture,  ils  eurent  droit  aux  ali- 
ments gras  trois  fois  par  semaine  :  mais  leurs  jeûnes 

canuito  Del  Filio,  nb  inchoatione  predicUc  ))iiiiti;c  nono.  Il  est  donc 
fort  étonnant  que  M.  d(!  Ciir/on  {om\  cil..,  p.  13,  note)  place  la  fon- 
dation de  l'Ordre  du  Temple  en  1118. 

(1)  //.  (les  G.,  XIV,  :'.32. 

i'I]  «  E;:o  Johannes  Micliaelensis  presentis  pagina-,  jussu  concilit  ac 
venerahiiis  abhalis  Clarevallensis  liernardi,  oui  crediluin  ac  deliituiii 
lioc  crat,  liumilis  scriha  esse  divina  gratia  tnerui.  »  Jean  Michel  semble 
parler  d'une  Règle  an  moins  ébauchée  :  «  Placuit...  ut  consilium... 
scri|)|()  cominendarelur,  »  etc.  llixf.  des  G.,  XIV,  232.  Cf.  Priilz,  our. 
cil.,  p.  7-10 

(o)  D(^  CurzoM,  oiir.  ci/.,  p.  \\\. 


BERNARD    ET    LES    TEMPLIERS.  237 

étaient  fort  rigoureux,  eu  égard  aux  fatigues  qu'ils  de- 
vaient endurer;  ils  jeûnaient  tous  les  vendredis,  de  la 
Toussaint  à  Pâques,  et  la  veille  des  grandes  fêtes;  ils  fai- 
saient aussi  deux  carêmes  par  an,  l'un  de  la  Saint-Mar- 
tin de  novembre  à  Noël ,  l'autre  du  mercredi  des  Cendres 
à  Pâques  1  .  Cette  Règle  primitive,  dont  la  teneur  exacte 
et  complète  nous  échappe,  fut  soumise  au  Pape  Ilono- 
rius  ! 2  .  Nous  ne  connaissons  pas  de  bulle  qui  la  confirme. 
Du  reste  le  texte  en  est  toujours  resté  un  peu  flottant;  et 
le  pape  Alexandre  III  reconnaissait  encore  en  116;}  que  le 
grand  maître  de  l'Ordre  avait  le  droit  de  le  modifier,  avec 
le  consentement  de  son  Chapitre  (3).  11  est  fort  possible 
qu'Honorius  n'ait  fait  qu'approuver  de  vive  voix  les  règle- 
ments codifiés  au  concile  des  Troyes  (4). 


(1)  Cf.  lièfjle  du  Temple,  n  I013  du  lextc  latin,  w^  2G->S  du  texlo. 
tVançais;  de  Curzon,  p.  35-37.  Ces  prescri|)lions  reinoiitent  très  viai- 
semblablemenl  à  l'origine  de  la  Règle. 

(2)  Cf.  Prulz.  ouv.  cit.,  p.  10.  Selon  (uît  auteur,  la  Règle,  d'abord 
composée  en  français,  fut  traduite  en  lalin  ])our  la  Cour  de  Rome,  o( 
on  y  remarque  certains  traits  qui  prouvent  dans  sie  in  der  papstli- 
clten  Kaiizlei  Une  Fonn  er/ialten  lint.  Tout  cela  est  bien  conjcc- 
lural. 

3)  «  Easdem  quoque  consueludines  a  vobis  aliquanlo  teinpore  ser- 
vatas  et  scripto  firmatas,  nonnisi  ai)  eo  qui  Magister  est,  consentienic 
saniori  parle  Ca|)ituli,  liceat  immulari.  »  Jall'é,  liegesla,  i\"  10807  ;  cf. 
Bl'cjle  du  Temple,  texte  françai-; ,  n"  73,  p.  71. 

(4)  Si  la  lettre  attribuée  au  roi  Beaudoin  (évidemment  Beaudoin  11: 
est  aulbenti(|ue  llenriiiuez,  Fdscicutus  SS.  ord.  Cislerc.,  lib.  1.  dis!. 
IV,  p.  72),  l'abbé  de  Clairvaux  fut  invité,  vraisemblaitlement  entre  l'an- 
née 1128  et  1131,  a  rédiger  délinitivtîmenl  la  lii'gie  des  Tem|diers:  «  Fia- 
Ires  Teiuplarii...  certain  vila-  normam  babere  desideranl. ..  Conslitu- 
liones  ïcmplariorum  taRler  condile,  quod  a  slrepitu  et  bellico  lumuitu 
non  dissenliant,  »  etc.  Manriquc  rapporte  cette  lettre  à  l'année  113'.t 
f Annal.  Cislerc.,  I,  375).  Mais  il  n'en  a  connu  qu'une  traduction  en 
portugais  qui  porte  en  litre  le  nom  de  Foulques  au  lieu  de  celui  de 
l'.eaudoin.  Le  document  est  probablement  apocryphe. 


238  VIE    DE    SAINT    liEH.NAlil). 

Toutefois  le  but  de  Hugues  de  Payns  était  pleinement 
atteint.  Parmi  les  partisans  de  son  œuvre,  il  comptait 
désormais,  outre  le  roi  et  le  patriarche  de  Jérusalem,  le 
souverain  pontife,  l'Église  de  France  et  l'abbé  de  Clair- 
vaux.  Toutes  ces  forces  combinées  n'étaient  peut-être  pas 
de  trop  pour  assurer  l'avenir  de  l'Ordre  :  car,  il  ne  faut 
pas  l'oublier,  des  moines-chevaliers,  c'est-à-dire  dos  reli- 
gieux prêts  à  verser  le  sang  par  vocation,  c'était  là  une 
nouveauté  propre  à  dérouter  certains  esprits,  même  au 
douzième  siècle,  le  siècle  des  croisades.  L'Église,  qui  avait 
toujours  professé  pour  la  guerre  une  sainte  horreur  et  qui 
criait  au  nom  du  Christ  :  u  Celui  qui  se  servira  de  l'épée 
périra  par  l'épée,  »  allait-elle  donc  renier  tout  un  passé  de 
traditions  glorieuses  et  ses  principes  de  paix?  L'Eglise  en 
somme  ne  reniait  rien;  mais  ne  pouvant  empêcher  la 
guerre,  elle  avait   fait  du  soldat,  d'abord  un  chrétien, 
puis  un  moine ,  afin  d'en  faire  un  saint.  Assurément ,  nous 
sommes  loin  des  temps  où  un  Origène  et  un  Tertullien 
condamnaient  l'état  militaire  comme  un  métier  incompa- 
tible avec  le  caractère  et  la  dignité  de  chrétien  (1).  Après 
de  longues  hésitations  et  d'inévitables  tâtonnements,  la 
véritable  pensée  de  l'Église  sur  la  guerre  et  l'homme  de 
guerre  a  ('té'  nettement  formuh'c  par  saint  Augustin,  lors- 
qu'il a  dit  :  (<  Sur  l'ordre  de  Dieu  ou  d'une  autre  autorité 
légitime,  certaines  guerres  peuvent  être  entreprises  par 
les  bons  (2).  »  L'Église   évidemment  n'autorise  pas  les 
guerres  injustes;  et  le  même  saint  Augustin  a  llétri  d'un 
mot  b's  œuvres  des  conquérants  :  «  C'est  du  brigandage 

fl)  Origriie.  contra  Celsiiiii,  a[i.  Migiie.  Pal  roi.  grecque,  XI,  llô.ô; 
Teiiullien,  de  Coronn,  cap.  \i,  aji.  Migne,  II,  'Jl-'J-'-,  cf.  de  Idolola- 
tria,  ihid.,  I,  G90-G0I. 

(2)  Contra  l'austum,  ap.  Miiiiie,  XLII,  ii".  Cf.  ep.  II".',  ad  Oi'ta- 
luin,  Mignc,  XXXIII,  855-856. 


BERNARD    ET    LES    TEJIPLIKRS.  239 

en  grand,  »  ijrande  latrocinium  {{).  C'est  pour  tenir  en 
respect  ces  brigands  de  tout  ordre  et  de  toute  condition, 
que  le  moyen  âge  a  honoré  lart  militaire  et  institué  la 
chevalerie  chrétienne.  «  Forcée  de  tolérer  les  guerres 
qu'elle  abhorrait,  l'Église  organisa  contre  elles,  à  travers 
l'histoire,  toute  une  série  d'obstacles  superbes  et  souvent 
victorieux.  La  Paix  et  la  Trêve  de  Ditni  sont  peut-être  les 
plus  connus;  la  chevalerie  est  le  plus  beau  (2j.  »  Sans 
doute  la  chevalerie,  germaine  d'origine,  conserva  quel- 
que temps  des  coutumes  grossières  et  brutales;  à  vrai 
dire,  elle  ne  sut  jamais  s'en  débarrasser  complètement; 
mais  sous  la  discipline  de  l'Église,  elle  adopta  insensible- 
ment des  règles  et  des  usages  qui  ont  fait  des  soldats  sans 
peur  et  sans  reproche  et  qui  forment  comme  le  code  de 
l'honneur  chrétien  (3).  Dans  la  pensée  du  moyen  âge,  la 
chevalerie  n'est  que  la  force  armée  au  service  de  la  fai- 
blesse et  du  droit  désarmés.  Défendre  les  veuves,  les  or- 
phelins et,  entre  toutes  les  saintes  causes,  l'Église  de 
Jésus-Christ  contre  les  violences  des  puissants  et  surtout 
contre  la  cruauté  des  païens  et  des  hérétiques,  telle  est 
sa  particulière  et  glorieuse  mission.  Dans  la  Chanson  d'An- 
tioche,  les  chevaliers  sont  appelés  H  Jliesit  Chevalier,  et 
le  vieux  trouvère  complète  sa  définition  en  ajoutant  :  <(  cil 
qui  Damedieu  servent  de  loïal  cuer  entier  (4).  »  Nous  n'a- 
vons encore  affaire  ici  qu'à  des  laïques;  mais  que  ces  laï- 
ques s'avisent  un  jour  de  mettre  leur  courage  et  leurs 
exploits,  leur  vie  tout  entière,  sous  la  garde  d'une  règle 
monastique  et   nous  verrons  fleurir  «  la  chevalerie  do 

(1)  De  CivUale  Dei,  lib.  IV,  cap.  vi,  a|>.  Mignc,  \LI,  iHJ-ll?. 

(2)  Gautier,  la  Chevalerie,  \).  0. 

(3)  Sur  le  code  de  la  chevalerie,  lire  des  Chansons  de  Geste,  voir 
Gautier,  ouv.  cit.,  p.  29-100. 

(4)  La  Chanson  d'Antioche,  éd.  Paris,  H,  153. 


^iO  VIE    DE    ^AINT    lîERNAHD. 

Dieu  {{).  »  Tels  sont  les  chevalir-rs  du  Temple;  avec  eux 
l'idée  du  soldat  chrétien  se  trouve  éminennment  réalisée; 
l'Église  ne  pouvait  donner  un  caractère  plus  élevé  et  plus 
saint  au  terrible  métier  do  la  guerre. 

Un  tel  idéal  pouvait  rester  longtemps  ignoré  ou  mé- 
connu de  la  féodalité.  Hugues  de  Payns  ne  se  le  dissimu- 
lait pas.  Aussi  se  tourna-t-il  comme  d'instinct  vers  l'abbé 
de  Clairvaux  pour  le  mettre  dans  ses  intérêts.  Quel  autre 
était  plus  capable  de  proposer  la  Règle  du  Temple  à  la 
noblesse  française?  Chevalier  de  race,  il  était  moine  par 
un  choix  de  sa  liberté;  mais  quand  il  maniait  la  plume, 
on  aurait  cru  qu'il  brandissait  une  épée  (2).  Rien  de  plus 
propre  qu'un  tel  geste  à  frapper  l'àme  des  chevaliers  du 
douzième  siècle. 

Hernard  consentit  à  faire  «  l'éloge  de  la  nouvelle  che- 
valerie, »  et  il  en  prit  occasion  pour  donner  une  vive  et 
terrible  leçon  k  "  la  chevalerie  du  siècle.  » 

11  lui  fallait  d'abord  juslifler  Tusage  de  Tépéc  et  le  mé- 
tier de  soldat  aux  yeux  des  timides  et  des  indécis.  A  la 
suite  de  saint  Augustin  il  s'écrie  :  «  11  n'y  a  pas  de  loi  qui 
défende  au  chrétien  de  frajtper  du  glaive.  L'Evangile  ri:"- 
commande  aux  soldats  la  modération  et  la  justice;  mais 
il  ne  leur  dit  pas  :  «  .Jetez  bas  vos  armes  et  renoncez  à  la 
«  milice  3).  »  Ce  qui  est  défendu  ,  c'est  la  guerre  inique, 
c'est  surtout  la  guerre  entre  chrétiens.  «  Tuer  les  paiVns 

(Ij  «  Dei  niililia.  »  Bernard.,  <lc  Lande  nora:  miUiix,  cni».  n. 
11"  7. 

(?)  «  Seinel  et  secundo  et  tertio,  ni  fallor,  peliisti  a  nie,  Hugo  clia- 
rissime,  ut  libi  tuisque  coniniililonibus  scribeieni  exhortationis  serino- 
nein;  et  adversus  liostilem  tyrannidem,  (|uia  lariceam  non  liceret,  Mi- 
luin  vibrareni,  h  etc.  Bern.,  De  lande  novx  milUix,  Prolog. 

(3)  De  Lande  novx  mililix,  cap.  m,  n"  5  ;  cf.  Augustini  ep.  38,  a|i. 
Migne,  XXXIII,  W.W.  Sur  la  guerre  et  l'bomnie  de  guerre,  tels  (jue  le* 
coneoit  l'Eglise,  et.  Gautier,  ouv.  cU.,  \k  2-1'j. 


liER-NAUIl    1:T    les    TEMPLIERS.  24i 

serait  même  interdit,  si  on  p«.iuvait  empêcher  de  quelque 
autre  manière  leurs  irruptions  et  leur  ùter  les  moyens 
d'opprimer  les  fidèles.  Mais  aujourd'hui  il  vaut  mieux  les 
massacrer,  aûn  que  leur  épée  ne  reste  pas  suspendue  sur 
la  tète  des  justes  et  afin  que  les  justes  ne  se  laissent  pas 
séduire  par  l'iniquité.  Disperser  ces  gentils  qui  veulent  la 
guerre,  retrancher  ces  ouvriers  d'iniquité  qui  rêvent  d'en- 
lever au  peuple  chrétien  les  richesses  renfermées  dans.lé- 
rusalem ,  de  souiller  les  lieux  saints  et  de  posséder  en  hé- 
ritage le  sanctuaire  de  Dieu,  quelle  plus  noble  mission 
pour  ceux  qui  ont  embrassé  la  profession  des  armes  I 
Allons!  que  les  enfants  de  la  foi  tirent  les  deux  glaives 
contre  les  ennemis  (1)  1  »  L'Ancien  Testament  même  sem- 
ble approuver  le  but  que  se  propose  la  nouvelle  chevale- 
rie 1:2).  Faut-il  une  plus  haute  approbation?  «  Le  prince, 
le  chef  des  chevaliers,  s'arma  un  jour,  non  du  fer,  mais 
d'un  fouet  pour  chasser  les  vendeurs  du  Temple.  »  C'est 
à  son  exemple  que  les  chevaliers  qui  habitent  avec  armes 
et  chevaux  dans  l'emplacement  du  Temple  empêchent  les 
infidèles  de  souiller  les  lieux  saints  (.3;. 

La  mission  des  Templiers  ainsi  justifiée,  leur  état  n'en 
était  pas  moins  une  nouveauté  étonnante;  or,  c'est  cette 
nouveauté  même  que  l'abbé  de  Clairvaux  entreprend  de 
gloriûer.  <•  Le  monde,  dit-il,  était  plein  de  moines  »  et  de 
chevaliers  i  i)  ;  ce  qu'on  n'avait  pas  vu  encore  et  ce  qui  est 
un  plus  beau  spectacle,  c'est  l'alliance  de  ces  deux  Or- 
dres, ce  sont  des  chevaliers  mr>nant  la  vie  des  moines. 

;1    De  lande  novx  militix,  cap.  m,  n"  4  et  5. 

"'ïj  «  Cielira  veliMuin  alti;stationc  nova  ai)|)rol)atur  inilitia.  »  I/iid., 
n    0. 

[■i  »  I|^^e  quondam  mllituin  Dux  vefieiiR'iilissiine  inllaiiiiiialus,  »  etc. 
De  lande  novx  militke,  cap.  v,  n"  9. 

(4;  «  Novum  mililiœ  genus...  ciiin  plemis  inonacliis  ceriialur  iniiii- 
dus,  »  etc.  Ibid.,  cap.  i,  n"  1. 

14 


2i2  VIE    DE    SAINT    liER.XAHI». 

Pour  rendre  plus  vivant  le  tableau  qu'il  va  tracer  de  la 
nouvelle  institution,  il  établit  un  parallèle  entre  la  cheva- 
lerie du  siècle  et  la  chevalerie  de  Dieu.  Tout  diffère  entre 
elles,  le  costume,  la  vie  et  les  moîurs,  tout,  jusqu'à  la 
mort  même. 

Bernard  voit  dans  le  luxe  des  chevaliers  de  son  temps 
un  abus  intolérable.  Il  est  certain  que  nos  barons  le 
poussaient  à  l'extrême;  chevaux,  harnais,  vêtements, 
rien  ne  leur  paraissait  trop  précieux  ni  trop  riche.  Pour 
parer  leurs  chevaux  ils  n'épargnaient  ni  l'or,  ni  l'argent, 
ni  la  soie.  L'émail,  la  nielle  et  l'or  décoraient  les  arçons 
de  la  selle;  les  housses  et  les  couvertures  ou  sous-selles 
étaient  de  paile,  c'est-à-dire  de  la  soie  la  plus  chère; 
ètriers  on  or  un,  rênes  d'orfrois,  freins  en  or  et  ornés  de 
pierres  précieuses,  telle  est  la  peinture  que  nous  font  de 
concert  les  Chansons  de  Geste  et  l'abbé  de  Clairvaux;  le 
poitrail  surtout,  sorte  de  collier  du  cheval,  était  travaillé 
Il  souhait  pour  b'  plaisir  des  yeux  et  celui  des  oreilles; 
((  mil  escheletes  d'or  i  pendent  lés  a  lés  il).  » 

La  parure  du  cavalier  ne  le  cédait  pas  en  éclat  à  celle 
du  cheval.  Nos  barons  voulaient  mettre  de  l'art,  et  à  coup 
sûr  ils  mettaient  de  la  coquetterie  dans  tout  leur  costume, 
depuis  le  heaume  jusqu' à  la  chemise.  L'abbé  de  Clair- 
vaux  leur  reproche  de  porter  une  longue  chevelure  qui 
leur  tombe  sur  le  front  et  sur  les  tempes  (2).  Leur  heaume 
ou  casque  d'acier,  de  forme  ovoïde  ou  conique,  souvent 


(1)  Guide  Bourgogne,  vers  2333-'>:i3i.  «  Esclu'leUcs  »  j^eiiir  casla- 
i;neltes.  Sur  les  clicvaux  et  les  liarnais,  voir  Gautier,  ouv.  cit.,  p.  725- 
732,  note;  cf.  Hernarci,  De  laudc  noiw  mUitir,  cap.  ii.  n"  3:  caj).  iv. 
n"  8;  ep.  2,  iV    1 1  ;  ep.   'i."i7. 

(2)  «  Feinineo  rilu  coiiiaui  nulrilis.  "  De  laude  uoun  mililix ,  cap. 
Il;  cf.  Chron.  Blaudinlease  :  «  More  inilitum  comas  nulrienliuiii  ac 
i.lectcntium.  »  /y.  des  G..  XIV,  l'.t,  ad  ann.  1137. 


liERNARl)   ET   LES    TEMPLIERS.  243 

ciselé  et  orné  de  pierreries,  avait  pour  cimier  une  ])Oule 
de  mé'tal  ou  de  verre  coloré  (1).  Trois  vêlements  princi- 
paux, outre  les  braies,  couvraient  et  protégeaient  le  corps 
du  chevalier,  la  chemise,  le  haubert  et  le  manteau;  nous 
ne  parlons  pas  du  pelisson  et  du  bliaut  qui  étaient  plus 
spécialement  des  habits  de  parade  et  dintérieur.  Le 
chainse  ou  chemise  était,  comme  aujourd'hui,  un  vête- 
ment de  dessous,  mais  il  se  portait  par-dessus  les  braies. 
De  là  la  tentation  bien  naturelle  d'en  faire  une  parure. 
Où  la  vanité  ne  va-t-elle  pas  se  loger?  On  en  vint  à  con- 
l'ectionner  des  chemises  à  longues  traînes  et  à  manches 
bouffantes  :  ce  sont  les  pans  flottants  de  cette  robe  singu- 
lière qui  figurent  dans  un  certain  nombre  de  dessins 
équestres  du  douzième  siècle,  et  qui,  «  comme  deux 
bannières  de  toile  blanche,  voltigent  autour  des  jambes 
du  cavalier  (2j.  »  L'écu,  vers  cette  époque,  cesse  d'être 
rond  et  reçoit  la  forme  oblongue ,  «  il  est  découpé  de 
manière  à  couvrir  depuis  l'épaule  jusqu'au  pied  le  cava- 
lier assis  en  bataille.  »  11  est  bombé  sur  sa  face  exté-  , 
rieure;  «  des  lions,  des  aigles,  des  croix,  des  fleurons 
aux  couleurs  éclatantes  ou  môme  des  représentations  de 
batailles  »  y  forment  une  décoration  de  fantaisie.  Au  mi- 
lieu se  détache  en  relief  l'antique  innho  des  boucliers  ro- 
mains et  gaulois,  la  boucle  qui  devait  donner  son  nom  au 
bouclier.  Cette  proéminence  est  formée  d'une  armature 
de  fer  assez  large;  elle  est  dorée.  Dans  les  écus  riches, 

(1)  Sur  \c  Imaume,  cf.  Gautier,  ouv.  cit.,  p.  7"21-7'22,  note. 

(2)  Sur  la  clieiniso.  Gautier,  ouv.  cit.,  p.  408-409,  note,  et  p.  718- 
719,  notes:  J.  Quiclierat,  Histoire  du  Costume  en  France,  ]>.  147-148. 
yi.  Gautier  incline  à  croire  contre  Quicheral  que  la  jupe  flottante  et  à 
longues  inanclies  n'était  pas  la  cheinis(v,  mais  saint  Bernard  est  for- 
mel :  «  longis  ao  prof'usis  camisiis  jiropria  vohis  vesligia  obvolvitis; 
tlelicatas  ac  tcneras  inanus  amplis  et  circum/luenlibus  manicis  sepe- 
litis.  »  De  Umrle  novx  milltix,  cap.  ii. 


244  VII^    DE    SAINT    liEH.VARI). 

on  réserve  un  creux  au  centre  de  Tarniature  de  fer  et  on 
y  place  une  boule  de  métal  précieux  ou  quelque  pierre 
fine  (1). 

C'est  dans  cet  appareil  superbe  que  les  chevaliers  du 
douzième  siècle  se  présentaient  au  regard  ébloui  de 
labbé  de  Glairvaux.  Tant  d'apprêts,  tant  de  soie,  d'or 
et  de  pierres  précieuses  devaient  inévitablement  scanda- 
liser un  homme,  hostile  par  nature  et  par  vocation  au 
luxe  et  à  la  vanité.  «  Eh  quoi,  s'écrie-t-il,  sont-ce  là  les 
insignes  de  la  chevalerie,  n'est-ce  pas  plutôt  des  parures 
de  femmes?  Croyez-vous  donc  par  hasard  que  le  glaive  de 
l'ennemi  respectera  l'or,  épargnera  les  pierres  précieu- 
ses, ne  saura  porcer  la  soie?  N'avez-vous  pas  appris  par 
une  expérience  de  chaque  jour  que  trois  vertus  entre  tou- 
tes conviennent  à  l'homme  de  guerre  :  il  faut  qu'il  soit 
clairvoyant,  pour  ne  pas  se  laisser  surprendre,  léger  à  la 
course  et  prompt  à  frapper.  Or,  quoi  de  plus  contraire  à 
ces  qualités  que  celte  chevelure  (pji  vous  couvre  les  yeux 
à  la  façon  des  femmes,  ces  longues  chemises  traînantes 
qui  vous  embarrassent  les  jambes,  ces  longues  manches 
ilottantes  qui  vous  emprisonnent  les  mains  (2;?  » 

Combien  plus  sages  et  plus  avisés  sont  les  chevaliers 
du  Temple!  Ce  n'est  pas  la  chevelure  qui  gêne  leurs  re- 
gards :  la  Règle  veut  qu'ils  la  coupent  ras,  «  afin  qu'ils 
puissent  ordonéement  esguarder  devant  et  derrière  (3i.  » 
Dans  tout  leur  costume,  ce  qui  les  distingue,  c'est  l'uni- 


(1)  Sur  l'écu,  cf.  GaiUi(M-,  Und.,  p.  713-716,  note.  «  Depingilis  ch- 
pcos.  »  Boni.,  loc.  cit.  «  Clypcos  deferunl  opliinc,  doaiiialos.  .  Bclla 
t;t  conlliclus  équestres  ilepiiigi  t'aciiint  in  sellis  et  clypeis.  »  Pétri  15ie- 
sensis  ep.  \)k. 

{'!)  Bern.  Du  laude  novx  milUix,  cap.  u. 

(3)  Règle  du  Temple,  de  Curzon.  j).  32.  «  Capillos  tondent.  «  Bern.. 
De  Inude  novx  )iiiltt..  caji.  iv,  n'  7. 


lîEK.NARD    ET    LES    TEMPLIERS.  245 

formité  dp  couleur,  que  l'air,  la  chaleur  et  la  poussière 
ont  donnée  à  leur  haubert  et  à  leur  visage  :  l'Orient  les  a 
brunis  (1).  Pas  de  chemises  ni  de  robes  ridicules.  «  Le 
drapier  veille  à  ce  que  eles  soient  ne  trop  longes,  ne  trop 
cortes,  mais  à  la  mesure  de  ceaus  qui  les  doivent  user  2).  » 
A  plus  forte  raison  leur  armure  sera-t-elle  simple  et  sans 
éclat  I  il  suffit  qu'elle  soit  solide.  Tel  encore  le  harnais  de 
leurs  chevaux  :  la  Règle  «  défend  de  tout  en  tout  que  nul 
frère  n'ait  or  ne  argent  eu  son  frain,  ni  en  ses  estriers,  ni 
en  ses  espérons...  Se  il  avient  que  tel  vieill  arnois  doré 
lor  soit  doné  en  charité,  que  lor  ou  l'argent  soit  desco- 
louré,  (alin)  que  beauté  resplendissable  ne  soit  veue  (3).  » 

De  telles  prescriptions  étaient  fort  du  goût  de  l'abbé  de 
Clairvaux.  Mais  en  les  proposant  comme  règle  de  conduite 
à  tous  les  barons  de  son  époque,  il  risquait  assurément 
de  perdre  sa  peine. 

Bernard  examine  avec  le  mi-me  esprit  et  juge  avec 
la  même  sévérité  les  occupations  quotidiennes  «  des  che- 
valiers du  siècle.  »  Lâchasse,  les  jeux  et  les  jongleries  pre- 
naient souvent  une  bonne  part  de  leurs  journées.  «  11  ne 
connaît  pas  la  société  du  moyen  âge,  a  dit  un  érudit  mo- 
derne, celui  qui  ne  sait  pas  jusqu'à  quel  point  nos  pères 
aimaient  la  chasse.  C'était,  après  la  guerre,  leur  passion, 
leur  vie  (4).  »  Les  païens  ou  les  brigands  défaits,  ils  n'a- 
vaient pas  d'ambition  plus  haute  que  de  pouvoir  dire 
comme  le  héros  d'une  Chanson  de  Geste  :  «  Je  sais  muer 

(1)  «  Pulvere  fœdi,  loiica  et  caumate  fusci.  i>  Born.,  loc.  cit. 

(2)  Règle  du  Temple,  de  Cuizon,  p.  30. 

3;  Rèf/le  du  Temple,  de  Ciiizon,  \).  54-55.  «  Equos  habere  cupiunt 
non  coloratos  aut  phaleratos.  »  Bern.,  ouv.  cil.,  cap.  iv,  n°  8.  Nous 
avons  invoqué  le  témoignage  de  cette  Règle,  bien  que  le  texte  n'en  ait 
été  rédigé  que  plus  lard.  Sur  les  points  en  quo'^liori  le  texte  est  sûre- 
ment conforme  à  la  discipline  primitive. 

(i,  Gautier,  lu  Checaleric,  p.  173184,  70'2-7o4. 

14. 


246  AIE    DE    SAINT    I!I;H.\AKI). 

les  éperviors;;  je  sais  chasser  le  sanglier  et  le  cerf;  je  sais 
sonner  du  cor,  quand  j'ai  tué  la  l)ète;  je  sais  donner  la  cu- 
rée aux  chiens  ;1  .  » 

Leurs  soirées  étaient  plus  spécialement  consacrées  aux 
jeux  el  aux  jongleries.  Les  jeux  préférés  de  la  noblesse  féo- 
dale étaient  les  échecs  et  les  dés;  les  échecs  surtout  pas- 
sionnaient jeunes  et  vieux,  hommes  et  femmes.  On  y  jouait 
de  l'argent.  Les  héros  de  nos  Chansons  de  Geste  mettent 
pour  enjeu  des  sommes  folles.  La  dépense  ne  faisait  qu'a- 
limenter ce  qu'on  a  si  bien  appelé  «  la  fureur  du  jeu,  » 
déjà  si  violente  par  elle-même.  Aussi  n'était-il  pas  rare 
de  la  voir  dégénérer  en  querelle  ou  m<'ine  en  voies  de 
fait  (2). 

Après  le  jeu,  la  danse;  puis  venait  le  tour  des  jon- 
gleurs avec  leurs  «  vielles,  »  leurs  «  cifonies,  »  leurs 
«  salterions,  »  etc.  Mais  c'était  moins  parla  musique  que 
par  leurs  récits  et  leurs  farces  qu'ils  s'ouvraient  un  accès 
dans  les  châteaux.  On  distingue  nettement  deux  sortes  de 
jongleurs  :  à  côté  des  graves  trouvères  qui  ne  savaient 
n'-rltcr  que  des  I7''.v  de  saints  ou  des  Gesti's  de  chevalier, 
commencent  déjà  à  pulluler  des  petits  chanteurs  de  fa- 
bliaux impurs  ou  de  contes  obscènes,  dos  devins  ou  ma- 
ges,  des  cloivns  cabriolants  et  jonglants  (jui,  pour  quel- 
ques heures  d'hospitalité  et  quelque  menue  monnaie, 
font  profession  d'amuser  l'oisiveté  de  \  la  noblesse  féo- 
dale (3). 

(1)  lluoa  de  Bordeaux,  v.  7103-7100. 

(2)  Sur  les  jeux  d'échecs  et  de  dés.  cf.  Gautier,  ouv.  cil..  |>.  173- 
175,  181,  231,  36'j,  G52-r)5i. 

(3)  ('  Miinos  el  inagos  et  fabulatorcs,  scurrilesciue  caulilenas,  atque 
ludoruiu  spectacnla.  »  Hern.,  De  lande  noi\i'  mildùv,  cap.  iv,  n"  7. 
.<  More  joculaloruiii  et  saltatoruiu  qui,  capite  misso  deorsiiin  pedibus- 
que  .snrsuni  orectis,  [)r;i;ter  liumanuin  usuin,  stant  inanibu.s  vel  ince- 
duul  el  sic  iu  se   oinirniiii   oculos   defisuut...  Ludus  de   llnatro,  qui 


BERNARD    ET    LES   TEMPLIERS.  247 

A  ces  scènes  de  châteaux,  à  ces  mœurs  des  chevaliers 
du  siècle,  Bernard  oppose  le  spectacle  des  mœurs  et  dos 
occupations  journalières  des  Templiers.  Quelle  dignité 
dans  leur  vie!  Ici  plus  de  bouffonneries,  plus  de  jeux  où 
la  morale  soit  offensée.  La  chevalerie  nouvelle  «  ferme 
l'accès  de  sa  maison  aux  mimes,  aux  mages  et  aux  jon- 
gleurs; elle  déteste  les  échecs  et  les  dés;  la  chasse  à  courre 
lui  fait  horreur;  même  la  chasse  à  l'oiseau  est  pour  elle 
sans  charme.  »  Au  lieu  de  ces  exercices  frivoles,  elle 
«  emploie  les  rares  moments  de  répit  que  lui  laisse  la 
guerre,  à  recoudre  des  vêtements  déchirés,  à  réparer  des 
harnais  endommagés  et  à  se  forger  des  armes.  »  La  prière 
liturgique  prend  le  reste  de  sa  journée,  les  échos  du 
Temple  ne  connaissent  pas  «  les  éclats  de  rire,  »  mais  ils 
répètent  les  sons  des  psalmodies  sacrées   1). 

Dans  les  combats,  quel  contraste  encore  entre  les  deux 
chevaleries  I  Est-il  possible  que  Tune  et  l'autre  envisagent 
la  mort  et  l'affrontent  avec  la  même  confiance  et  la  même 
sécurité?  Songeons  que  la  guerre  juste  seule  est  approuvée 
de  Dieu.  «  Or,  il  n'y  a  guerre  juste,  dit  saint  Augustin  (2;, 
que  lorsqu'on  se  propose  de  punir  une  violation  du  droit; 
quand  il  s'agit  par  exemple  de  châtier  un  peuple  qui  se 
refuse  à  réparer  une  action  mauvaise  ou  à  restituer  un 
bien  mal  acquis.  »  Ajoutons  le  cas  odieux  d'une  invasion 
qu'il  est  toujours  légitime  de  repousser.  Mais  de  tels  cas 
sont  rares.  Combien  souvent  nos  chevaliers  versaient-ils 
leur  sang  pour  des   motifs  futiles,  sinon   inavouables! 

Ifinineis  t'uidisque  anfiactibus  provocel  libidinein  ,  aclus  sordidos  rc- 
praesentet,  »  etc.  IJern.,  ci).  87,  n"  12.  Cf.  Gautier,  ouv.  cit.,  p.  655- 
057,  note. 

(1)  Bern.,  De  lande  novx  mllitur,  cap.  i\,  n"  7;  cf.  Hcyle  du  Tem- 
ple, de  Curzon,  p.  5G-57,  et  passirn. 

(2)  Quœstioncs  in  Heptaleuc/inut ,  VI,  Migne,  .V.WIV,  781. 


448  VIE    liE    SAINT    liEHNAHD. 

L'abbé  de  Clairvaux  ne  trouve  pas  d'expressions  assez  for- 
tes pour  llélrir  l'abus  des  guerres  privées  et  des  tournois. 
Le  récit  des  guerres  privées  du  douzième  siècle  n"est  pas 
à  faire,  nos  chroniques  en  sont  pleines;  il  est  indubitable 
que  c'était  là  une  des  grandes  plaies  du  régime  féodal. 
Les  tournois,  sous  couleur  d'exercice  chevaleresque,  n'é- 
taient pas  moins  dangereux;  après  avoir  été  de  véritables 
mêlées  sanglantes  où  deux  armées  se  heurtaient  à  heure 
fixe  l'une  contre  l'autre,  ils  finirent  par  devenir  des  joutes 
où  chaque  combattant  n'avait  alfaire  qu'à  un  seul  adver- 
saire; mais  sous  cette  forme  adoucie,  que  de  périls 
encore!  torneamenium  hosli/e,  dit  un  clironiqueur;.yoî/7r\ 
mortelles,  dit  un  autre  :  on  ne  peut  guère  se  les  représen- 
ter sans  effusion  de  sang  et  sans  mort  d'hommes.  L'Église 
et  saint  Bernard  n'avaient-ils  pas  raison  de  tonner  contre 
des  jeux  aussi  meurtriers  où  se  répandait  uni([uement  par 
bravade  le  sang  généreux  do  la  noblesse  française  (1)? 
M  Triste  combat,  écrit  l'abbé  do  Clairvaux,  que  celui 
qui  a  pour  principe  un  coupable  désir  d'agrandissement 
ou  un  vain  amour  (h'  la  gloire!  En  pareil  cas,  donner  la 
mort  ou  la  recevoir  n'est  ni  sur  (4)  »  ni  glorieux.  La  gloire 
militaire  no  se  mesure  pas  sur  la  violence  des  coups  que 
l'on  porte,  mais  sur  la  justice  de  la  cause  que  l'on  défend. 
'<  Si  votre  cause  n'est  pas  juste,  si  votre  intention  n'est 
pas  droite,  »  vous  allez  à  la  honte  et  non  pas  à  l'honneur. 
»(  Votre  but  n'est-il  pas  do  tuer  votre  adversaire?  Or  il  se 
peut  que  vous  soyez  tué  vous-même.  Dans  les  deux  cas, 
vous  êtes  coupable  d'un  meurtre.  Vous  n'avez  d'autre  al- 

(1)  Hcrii.,  De  Idiidc  aovx  milUix,  ca|i.  ii:  cf.  caji.  i.  Sur  les  tour- 
nois, voir  Gautier,  ouv.  cit.,  p.  G73-7<r>.  Même  eu  plein  treizième 
siècle,  il  y  eut  tel  tournoi  où  périrent  plus  de  soixante  combattants. 

(2)  «  Talil)ns  ex  causls  neque  occidere  neque  occuml)erc  tutum 
est.  »  De  lande  novx  initithr,  cap.  ii. 


liERNARD    ET   LES    TEMPLIERS.  249 

ternative  que  de  mourir  homicide  ou  de  vivre  homicide. 
Mais  victorieux  ou  vaincu,  mort  ou  vif,  il  est  triste  d'être 
homicide  (1).  ^^ 

Tout  autre  est  le  cas  des  Templiers.  «  Ils  peuvent  com- 
battre les  combats  du  Seigneur,  ils  le  peuvent  en  toute 
sécurité,  les  soldats  du  Christ.  Qu'ils  tuent  l'ennemi  ou 
meurent  eux-mêmes,  ils  n'ont  à  concevoir  aucune  crainte; 
subir  la  mort  pour  lo  Christ  ou  la  donner,  loin  d'être  cri- 
minel, est  plutôt  glorieux.  Le  chevalier  du  Christ  tue  en 
conscience  et  meurt  tranquille:  on  mourant,  il  travaille 
pour  lui-même;  en  tuant,  il  travaille  pour  le  Christ.  Ce 
n'est  pas  sans  raison  qu'il  porte  un  glaive;  il  est  le  minis- 
tre de  Dieu  pour  le  châtiment  des  mi'chants  et  l'exaltation 
des  bons.  Quand  il  tue  un  malfaiteur  il  n'est  pas  homicide, 
mais  (excusez  le  mot)  malicide,  et  il  faut  voir  en  lui  le 
vengeur  qui  est  au  service  du  Christ  et  le  défenseur  du 
peuple  chrétien.  La  mort  des  païens  fait  sa  gloire,  parce 
qu'elle  est  la  gloire  du  Christ;  sa  mort  est  triomphante  » 
à  l'envi  d'une  victoire,  «  parce  qu'elle  l'introduit  au  sé- 
jour des  récompenses  éternelles  (2).  ^  «  Si  mourir  en  Dieu 
est  un  heureux  sort,  combien  n'est-il  pas  plus  heureux 
encore  de  mourir  pour  Dieu  (3)!  » 

Dans  ce  long  parallèle  entre  «  la  chevalerie  de  Dieu  et 
la  chevalerie  du  siècle,  »  l'abbé  de  Clairvaux  semble  n'a- 
voir voulu  marquer  que  des  contrastes.  11  est  pourtant  aisé 
de  discerner  une  qualité,  une  vertu  commune  à  l'une  et 
à  l'autre;  c'est  le  courage  et  la  confiance  en  Dieu.  Le  té- 
moignage que  le  Traité  De  lande  novic  militue  rend  sur 
ce  point  aux  Templiers  se  retrouve  presque  dans  les  mê- 

(i;  De  laude  novx  mililuv,  cap.  i,  n"  2. 
(2)  If/id.,  CHf).  m,  n"  i. 

(3:  »  Si  Iieali  (jui  in  Domino  rnoiiiinlur,  niiin  iniilto  ina^i'^  i|iii  pio 
Domino  inoiitintur?  »  ll/Ul.,  cap.  i,  n,  I. 


250  VIE    DE  SAINT    KERNARD. 

mes  termes,  à  l'adresse  do  nos  barons,  dans  les  Chansons 
d<'  Geste. 

Un  auteur  du  même  siècle,  postérieur  à  saint  Bernard, 
fait  de  la  chevalerie  de  son  temps  une  tout  autre  pointure; 
il  n'est  pas  loin  de  Iraiter  les  barons  de  polirons  et  de 
couards  (l!.  Son  tableau  est  sûrement  chargé.  Entrer  dans 
la  chevalerie  au  douzième  siècle  équivalait  à  «  jurer  de 
ne  jamais  reculer  d'un  pas  devant  les  païens  (2).  »  Si  lu 
réalité  ne  répondit  pas  toujours  à  ce  fier  engagement,  la 
couardise  n'en  resta  pas  moins  aux  yeux  de  tous  la  honte 
suprême  :  «  Mieux  vaurais  être  mors  que  coars  appelés  ^3),  » 
disaient  nos  chevaliers.  Et  cette  formule  n'avait  rien  qui 
sentît  la  vulgaire  bravade.  Quand  leur  cause  était  sainte, 
ils  étaient  persuadés  que  la  Providence  veillait  sur  eux  et 
leur  donnerait  la  victoire  :  «  Qui  en  Dieu  a  flance,  il  m- 
doit  être  mas  (4).  »  Judas  Maccabeus  se  trouve  un  jour 
avec  cent  hommes  devant  vingt  mille  ennemis;  son  espé- 
rance ne  bronche  pas  et  fiance  a  que  Dex  H  aidera  (5). 
Dans  un  tiutre  poème,  Guillaume  Fier-à-bras  résiste  seul 
à  cent  mille  Sarrasins  (6).  Ce  sont  là  sans  doute  des  exploits 
imaginaires.  Mais  c'est  de  cette  trempe  au  moins  que  nos 
barons  concevaient  leur  héros  idéal,  et  tels,  trait  pour 
trait ,  l'abbé  de  Clairvaux  nous  dépeint  les  chevaliers  du 
Temple. 

(Ij  '<  Clypeos  (lefcrunt  Ojdiine  deauralos,  prxdain  pntlus  hoslium 
ciipientes,  (piam  cerfamen  al>  lioslibus,  l't  eos  deferunt,  ut  ita  loquar, 
viigines  el  inlaclos.  Bella  tanien  et  contlirlus  e(|ui'stre.s  dcpingi  faciiiiil 
iii  SfUis  et  clypois,  ut  se  quadam  imaginaria  visionc  dcicctent  in  pu- 
guis,  quas  achinliier  ingredi  (ml  videre  non  audenl.  »  Polri  Blés., 
«'p.  '^^. 

(2)  Covenans  Vivien,  v.   13-19;  tf.  Aliscans.  v.  y09-910. 

(3)  Élie  de  Sainf ■Gilles,  v.  72 'i. 

('i)  Jérusalem,  éd.  Hippean,  \k  '^ '>  •'•  f'<(>'iii  f<'  Lolierains.  I,  is. 

(5)  Auberoii,  v.  130. 

(6)  Aliscans,  éd.  Guessard  el  de  Moiitaiglon,  v.  868  cl  suiv. 


BERNARD    ET   LES    TEMPLIERS.  251 

«  Quand  ils  vont  à  l'ennemi,  dit-il,  ils  s'imaginent  qu'ils 
se  précipitent  sur  un  troupeau  de  brebis;  ils  ne  craignent 
pas  le  nombre.  Ils  savent  qu'il  ne  faut  pas  présumer  de 
ses  forces,  mais  ils  espèrent  que  la  vertu  du  Seigneur  des 
armées  leur  donnera  la  victoire.  A  l'exemple  de  Judas  Ma- 
chabée ,  ils  croient  que  devant  Dieu  il  n'y  a  pas  de  ditle- 
rence  entre  une  grande  et  une  petite  armée,  et  que  ce 
qui  donne  la  victoire,  ce  n'est  pas  le  nombre  des  soldats, 
mais  la  force  d'en  haut.  Maintes  fois  ils  en  ont  fait  l'expé- 
rience; on  pourrait  presque  dire  que  l'un  des  leurs  a 
poursuivi  mille  ennemis  et  que  deux  d'entre  eux  ont  mis 
en  fuite  dix  mille  Sarrasins.  Ces  hommes  plus  doux  que 
des  agneaux  deviennent  alors  plus  féroces  que  des  lions, 
et  je  ne  sais  si  je  dois  les  appeler  des  moines  ou  des  che- 
valiers; peut-être  faut-il  leur  donner  les  deux  noms  à  la 
fois  :  car  il  est  manifeste  qu'ils  joignent  à  la  douceur  du 
moine  le  courage  du  chevalier.  Tels  sont  les  servants  que 
Dieu  s'est  choisis  parmi  les  forts  d'Israël,  pour  monter  la 
garde  autour    du   lit  du  véritable  Salomon,  autour  du 
Saint-Sépulcre  (1).  » 

Le  choix  de  Dieu  qui  réjouissait  tant  l'abbé  de  Glairvaux 
paraîtra  peut-être  légèrement  bizarre  à  notre  siècle  scep- 
ti(iue.  A  l'heure  où  Bernard  écrivait  son  traité,  le  flot, 
qui  portait  vers  le  Temple  la  chevalerie  du  siècle,  entraî- 
nait dans  son  cours  bien  des  scories  impures.  Parmi  les 
nouveaux  chevaliers  de  Dieu,  il  fallait  inscrire  des  bandits 
de  toute  sorte  :  «  scélérats,  impies,  ravisseurs,  sacrilèges, 


(1)  De  lande  novx  miliilie,  cap.  iv,  ii'  8.  «  Cernunlur  et  agnis  mi- 
tiores  et  leonibus  ferociores,  ut  pêne  diibitem  quid  polius  censeain 
a()pellandos,  inonaclios  videlicct  an  milites  :  nisi  quud  ulruinquc  for- 
saii  congriienliiis,  «  etc.  Pierre  le  Vénéraljle  dit  également,  en  parlant 
des  Templier-,  :  <■  Eslis  monachi  virlutilnis,  milites  aclijjus.  »  Liii.  NI. 
ep.  20,  ap.  Migne,  t.  CLXX.MX,  p.  ^iM. 


252  VIE    DE    SAINT    lîERNAHD. 

homicides,  parjures,  adultères,  »  tels  sont  les  noms  peu 
flatteurs  que  l'abbé  de  Clairvaux  applique  au  plus  grand 
nombre.  Singulier  recrutement  d'une  milice  chrétienne  et 
monastique!  Et  pourtant  le  pieux  abbé  s'en  félicitait  hau- 
tement. «  Il  y  a  là,  disait-il,  un  double  avantage;  le  dé- 
part de  ces  gens-là  est  une  délivrance  pour  le  pays,  et 
rOrient  se  réjouira  de  leur  arrivée  à  cause  des  services 
qu'ils  pourront  lui  rendre.  Quel  plaisir  pour  nous  de  per- 
dre de  cruels  ravageurs  1  et  quelle  joie  pour  .lérusalem  de 
recevoir  de  fidèles  défenseurs  1  C'est  ainsi  que  le  Christ 
sait  tirer  vengeance  de  ses  ennemis;  c'est  ainsi  qu'il  saii 
triompher  d'eux  et  par  eux.  Il  Iransforme  ses  adversaires 
en  partisans;  d'un  ennemi  il  fait  un  chevalier,  comme 
jadis  d'un  Saul  persécuteur  il  a  fait  un  Paul  apôtre  (I).  » 
La  comparaison  n'a  rien  que  d'honorable  pour  les  scé- 
lérats, les  impies,  les  adultères  du  douzième  siècle.  On 
peut  douter  qu'ils  aient  tous  passé,  comme  l'insinue  l'abbé 
de  Glaiivaux,  par  le  chemin  do  Damas,  pour  se  rendre  à 
Jérusaleni.  On  ne  voit  pas  cependant  qu'une  fois  enr(Més 
dans  la  milice  du  Temple,  ils  y  aient  fait  mauvaise  tîgure. 
Si  l'introduction  de  tels  soldais  dans  une  armée  de  moines 
avait  ses  dangers,  il  est  probaljle  que  ces  dangers  ne  se 
révélèrent  que  plus  tard,  quand  la  première  ferveur  de 
l'Ordre  fut  passée.  Il  ne  faut  pas  oublier  qu'à  côté  de  ces 
convertis  figuraient  des  chevaliers  d'élite,  qui  donnèrent 
à  l'Ordre  naissant  tout  son  lustre.  Tel,  par  exemple,  An- 
dré de  Monthard,  oncle  maternel  de  l'abbé  de  Clairvaux, 
(jui  devint  le  cinquième  grand  maître  du   Temple  (i;; 
tel    encore    le   Uls   d'André   de   Baudcment,    Guillaunn', 

(1)  Oc  lande  novx  militix.  ca|i.  v.  ii"  lo. 

(2)  M.  Jol)iii  (|).  Gi)(')-(Ui9',  cite  deux  cIkuIcs  de  ll.jr>,  où  Andiv  de 
ilonlbai'd  sisiic  eiuiualité  de  ><  Magisler  Teni|di.  »  Cf.  Bern.,  cp.  3J0, 
où  il  esl  (|iieslion  d'un  autre  de  se>  parents  devenu  Teuiplicr. 


DEHNARD    ET    LES   TEMl'LIEKS.  253 

qu'une  charte  de  1133  nomme  )niles  Bel  Icrnplique  Salo- 
monis  (1),  et  tant  d'autres  barons  du  mémo  rang. 

Le  concile  de  Troyes  avait  ouvert  pour  l'œuvre  de  Hu- 
gues de  Payns  une  ère  de  prospérité.  «  L'éloge  )>  que  Ber- 
nard lit  «  de  la  nouvelle  chevalerie,  »  répandu  avec  soin 
dans  tout  l'Occident,  accéléra  encore  le  mouvement  qui 
entraînait  la  noblesse  vers  les  lieux  saints  (2);  et  au 
temps  oi^i  Guillaume  de  Tyr  écrivait  son  histoire,  l'Ordre 
comptait  à  Jérusalem  environ  trois  cents  chevaliers,  sans 
comprendre  les  écuyers  ou  frères  servants  (3).  Le  branle 
était  donné;  avant  la  fin  du  siècle  on  verra  s'établir,  sur 
le  modèle  des  Templiers,  divers  autres  Ordres  militaires, 
l'Ordre  Teutonique,  les  Ordres  de  Galatrava,  d'Alcantara, 
de  Saint-Jacques  de  Compostelle,  d'.Vvis  et  de  l'Aile. 

(1)  lUhl.  (le  l'école  des  Chartes,  ann.  1838,  p.  185. 
[2]  Cf.  Prutz,  OUI',  cit.,  \K  rt-17;  Luchaire,  Manuel  des  Inst.  franc.. 
p.  111-112,  noie. 

(3)  Guillaume  de  Tyr,  Hisf.,  lilj.  XII,  cap.  7. 


SVIM    liQUNARll.    —    T.    I. 


CllAinTllE  IX 

l'RE.MIEHS    RAPPORTS    DE    B1::RNAI!1i    AVEC    LE    POUVOIR    CIVIL. 

I 

Thibaut  de  Champagne. 

La  villo  de  Troycs,  croù  l'IJrdre  des  Templiers  avait 
pris  son  essor,  avait  alors  pour  comte  l'un  dos  plus  puis- 
sants seigneurs  féodaux  de  la  France;  Thibaut  qui  avail 
recueilli  l'Iiéritago  de  Hugues,  devenu  chevalier  du 
Toniplr,  tenait  à  la  fois  dans  sa  main  la  Champagne  et 
le  comté  de  Blois.  Son  domaine  équivalait  au  domaine 
royal,  s'il  ne  le  dépassait  en  étendue  (1).  Fils  d'Ktienne- 
Henri,  comte  de  I51ois,  mort  glorieusement  en  Terre 
sainte  à  la  bataille  de  Ramla  ^-27  mai  110i\  petit-lils  de 
Guillaume  le  Conquérant  par  sa  mère  Adèle,  neveu  par 
conséquent  de  Henri  V,  roi  d'.Vngleterre,  frère  d'Etienne 
comte  de  Mortain  et  de  Boulogne  qui  devait  succéder  à 
Henri  en  1135,  frère  d'Henri,  dabord  moine  à  Cluny, 


(Ij  Vers  1152,  on  coiiiplait  deux  inilli;  trente  (iofs  ([ni  relevaient  du 
comte  de  Cliainiia^ne  id'Arl)()is  de  .Inliainvilic,  7//.y<02>e  des  ducs  el 
(les  roiiiU's  de  C/Kuiipagne,  11,  i24).  En  U'îi,  Tiiibant  se  rendit  à  une 
eonvocalion  du  roi  avec  une  armée  de  8,(X)<)  clievalicrs  (Suger,  Vita 
Luduvici  Grossi,  ap.  Bouquet.  XII  ,  .M,  note  d). 


r.ERXAHn    ET   LE    l'OUVoIR    CIVIL.  255 

puis  évêque  do  Winchester,  Thibaut,  quatrième  du  nom 
comme  comte  de  Blois  et  deuxième  du  nom  comme 
comte  de  Champagne,  était  par  son  origine  aussi  bien 
que  par  sa  puissance  l'un  des  plus  redoutables  vas- 
saux, de  la  couronne.  Il  était  né  vers  1094;  mais,  dès 
son  adolescence  et  à  peine  armé  chevalier,  il  avait  mon- 
tré de  quelle  vigueur  son  bras  était  capable.  Plus  d'une 
lois  le  roi  de  France  avait  eu  à  lutter,  sans  pouvoir  la  ré- 
duire ,  contre  l'humeur  batailleuse  de  son  jeune  vassal.  Le 
naufrage  de  la  Blanche-Xef  f2o  novembre  1120),  qui  ravit 
à  Thibaut  une  sœur,  un  beau-frère  et  quatre  cousins  ou 
cousines,  semble  avoir  déterminé  dans  ses  sentiments  une 
transformation  profonde  et  singulièrement  adouci  son  ca- 
ractère. La  piété,  que  sa  mère  avait  entretenue  en  lui 
avec  un  soin  infini,  prit  tout  à  coup  le  dessus  et  marqua 
désormais  toutes  ses  a:;uvre5.  Il  faillit  même  se  faire  moine 
vers  1123;  et  ce  ne  fut  que  sur  les  conseils  de  saint  Nor- 
bert qu'il  garda  son  fief  et  prit  femme.  En  112i,  il  est  à 
la  tête  de  l'un  des  principaux  corps  de  l'armée  française, 
destinés  à  défendre  le  territoire  contre  l'invasion  alle- 
mande. A  partir  de  ce  jour,  ce  fut  surtout  à  des  œuvres  de 
})aix  et  de  charité  qu'il  employa  son  autorité  et  consacra 
ses  loisirs.  Les  monastères  si  nombreux  de  ses  États  ob- 
tinrent tous,  à  des  degrés  divers,  des  marques  de  son 
inépuisable  générosité   1  . 

Tel  était  le  seigneur  duquel  relovait  par  sa  situation 
territoriale  Tabbaye  de  Clairvaux.  A  voir  en  quels  ter- 
mes Bernard  s'adresse  à  lui  vers  l'époque  du  concile  de 
Troyes,  il  est  manifeste  que  l'immblo  moine  trouvait  en 
son  suzerain  un  bienfaiteur  et  un  ami.  Thibaut  était  en- 


(1)  Pour  plus  de  délails  sur  tous  ces  points,  tf.  d  Arljois  do  Jiihain- 
ville,  ouv.  cit.,  II,  168-W». 


2o0  VIE    )iE    SAI.NT    BEUNAl'.D. 

core  le  défenseur  de  l'Église  ;  et  c'est  le  plus  naturelle- 
ment du  mond(,'  (jue  l'abbé  de  Glairvaux  lui  recommande 
de  veiller  à  l'exécution  des  di'crets  du  concile  (l).  On  ne 
concevait  guère  alors  qu'une  décision  canoni([ue  ne  sortît 
pas  son  ciïet  au  civil.  Bernard  pousse  la  confiance  et  la 
hardiesse  jusqu'à  donner  à  son  seigneur  des  conseils 
d'ordre  purement  politique.  Tel  était  l'enchevêtrement 
des  fiels  à  l'époque  féodale ,  que  les  plus  fiers  suzerains 
devaient  parfois  eux-mêmes  l'hommage  à  leurs  vassaux, 
à  raison  de  certaines  tenures.  Pour  un  homme  qui  avait 
la  force  en  main,  la  tentation  était  grande  de  se  dérober  à 
un  devoir  qui  coûtait  tant  à  l'amour-propre.  C'est  ainsi 
que  Thibaut  semble  avoir  hésité  à  rendre  hommage  à 
l'évêque  do  Langres  pour  une  terre  qu'il  tenait  en  fief  de 
l'évêché.  L'abbé  de  Glairvaux  ne  craint  pas  de  lui  remet- 
tre alors  en  mémoire  ses  obligations  de  vassal  (2).  Et  il 
est  fort  vraisemblable  que  le  comte  les  remplit  au  concile 
de  Troyes ,  où  il  rencontra  le  pontife,  qui  était  bien  dé- 
cidé à  ne  laisser  périr  entre  ses  mains  aucun  des  droits  de 
son  Eglise. 

Vers  la  môme  époque,  on  voit  encore  Bernard  inter- 
venir dans  plusieurs  affaires  oi^i  le  droit  et  la  justice  ré- 
clamaient une  protection  efficace.  Si  le  comte  était  per- 
sonnellement bienveillant  et  magnifique  à  l'égard  des 
monastères  de  ses  Etats,  il  n'était  pas  rare  que  ses  che- 
valiers et  ses  officiers  abusassent  de  leur  autoriti'^  [tour 
léser  les  intérêts  de  ceux  qu'ils  étaient  chargés  de  défen- 
dre. Demander  justice  n'était  pas  toujours  chose  facile; 
il  fallait  que  la  plainte  arrivât  jusqu'à  l'oreille  du  maitre. 
Bernard,  dont  la  voix  était  toujours  écoutée,  s'entremit 


(1;  B(M'n.,  cp.  :!'.),  Il"  4. 
(2)  lîern.,  cp.  :i9,  u"  i. 


liERNAHl»    ET    LE    POUVOIR    CIVIL.  257 

de  la  sorte  un  jour  en  faveur  des  chanoines  de  Larsicourt 
(lui  avaient  à  se  plaindre  des  violences  de  leurs  voisins  et 
même  de  la  cupidité  des  ministres  du  comte  (1). 

La  requête  que  le  saint  abbé  adressa  à  Thibaut  au  su- 
jet des  suites  dun  duel  judiciaire  mérite  plus  particuliè- 
rement d'être  notée.  Le  duel  avait  eu  lieu  en  présence 
(lu  prévôt  de  Bar,  et  le  vaincu ,  pour  châtiment  de  sa  faute, 
avait  eu  par  ordre  de  Thibaut  les  yeux  crevés.  Les  officiers 
du  comte  confisquèrent  en  outre  tous  les  biens  de  la 
victime,  réduisant  ainsi  les  enfants  du  condamné  à  la 
dernière  misère.  Tant  de  cruauté  émut  le  cœur  de  l'abbé 
de  Clairvaux.  «  Il  est  juste,  s"il  vous  plaît,  écrit-il,  que 
votre  piété  fasse  restituer  au  coupable  de  quoi  sustenter 
sa  misérable  vie.  Mais,  de  plus,  Tiniquité  du  père  ne  doit 
pas  retomber  sur  ses  fils  innocents;  permettez-leur  au 
moins  dhériter  de  la  maison  paternelle  (2).  »  La  justice 
d'une  telle  réclamation  éclate  à  tous  les  yeux.  On  s'é- 
tonnera peut-être  que  Bernard  n'ait  pas  poussé  plus  loin 
ses  respectueuses  remontrances  et  n'ait  pas  mis  en  ques- 
tion la  validité  même  d'un  jugement  qui  n'avait  d'autre 
base  juridique  que  les  hasards  d'un  duel.  Mais  sa  réserve 
trouve  son  explication  dans  les  usages  et  les  mœurs  du 
temps.  Bien  que  l'Église  ait  toujours  eu  horreur  du  sang 
et  qu'elle  n'ait  jamais  admis  la  preuve  du  duel  dans  les 
procès  entre  ecclésiastiques,  elle  n'avait  pas  encore  formel- 
lement condamné,  au  commencement  du  douzième  siè- 
cle, les  ordalies  en  général  ni  même  en  particulier  le 
duel  entre  laïques.  A  une  époque  où  la  justice  manquait 
souvent  des  moyens  les  plus  essentiels  d'information,  on 
comprend  que  dans  les  cas  litigieux  ou  délictueux  extrê- 


(1)  Bein;  cp.  .39,  n"  1. 

[2)  Rern.,  cp.  .'{9.  n"  3. 


258  VIE    DE    SAINT    liKRXARl». 

mement  graves,  à  défaut  do  preuve  décisive,  l'usage  des 
jugements  de  Dieu,  quoique  d"origin<'  germaine  et 
païeune,  ait  eu  cours  dans  les  tribunaux  civils,  sans  que 
le  droil  canon  songeât,  au  moins  pendant  longtemps,  à 
les  réprouver  ^1).  En  contester  la  légitimité ,  c'eut  été  pour 
Bernard  devancer  les  décrets  de  l'Église;  et,  dans  les  cas 
douteux,  il  n'était  pas  homme  à  se  prononcer  aussi  vite 
et  aussi  liardimenl.  Ajoutons  que  mêler  à  sa  requête  une 
protestation  de  principe,  c'eut  été  le  plus  sur  moyen  de 
perdre  la  cause  (|u'il  défendait.  Son  silence,  ou  si  l'on 
veut  sa  prétermission,  n'a  donc  rien  de  surprenant. 

A  quelque  temps  de  là,  il  prend  encore  en  main  une 
cause  analogue.  Thibaut  avait  ordonné  le  bannissement  et 
conljsqué  les  biens  de  l'un  de  ses  hommes,  nommé  Hum- 
bert,  qui,  pour  se  soustraire  à  la  justice  de  son  suzerain, 
s'était,  sous  le  coup  d'une  accusation  grave,  soumis  vo- 
lontairement à  un  autre  tribunal.  Quoique  la  violation 
des  droits  du  comte  fût  indéniable,  le  châtiment  pouvait 

(1)  Nous  avons  étudié  lon^iieinenl  celle  queslion  dans  un  aiiiclc  in- 
titulé :  L'j':glise  et  les  Ordalies  an  douzième  siècle ,  dans  la  licvnc 
des  Qi(esl.  Idstor.,  Janvier  18',I3,  ]).  185-200.  En  ce  qui  roRarde  le  duel, 
voici  noire  conclusion  :  <'  I.e  duel  judiciaire,  à  cause  de  son  caractère 
de  jugenienl  de  sang,  rencontra  d'ahord  chez  les  docteurs  el  dans  les 
l'^iilises  iiarliculières  d'éiuinenls  adversaires;  il  finit  pourtant  par  pré- 
valoir aui)res  des  tribunaux  laïques,  el  personne  au  douzième  siècle 
n'en  conteste  la  légitimité,  si  ce  n'est  pour  les  Iriliunaux  ecclésiasli- 
([UCS;  les  membres  du  clergé  impli(iués  dans  une  affaire  (|ui  se  termine 
|)ar  un  duel  recourent  à  un  chanq)iou  la'i'que  pour  défendre  leur  cause. 
Les  papes,  à  i>arlir  de  Nicolas  1 '^  interdisent  en  principe  aux  tribu- 
naux ecclésiastiques  le  duel  judiciaire;  mais,  en  pratique,  il  semble 
qu'ils  en  aient  parfois  toléré  l'usage,  par  égard  jiour  la  législation  la'i- 
que.  »  Quant  à  l'usage,  nous  pouvons  ajouter  aux  textes  que  nous 
avons  cités  un  texte  d'Abélard,  (|ui,  jiarlant  des  monastères,  dit  : 
1  Ilomines  noslros,  non  solum  ad  juramenta,  verum  etiani  ad  duella 
pro  nobis  agenda,  cum  summo  vil;e  su.'e  periculo  comi)ellimus.  »  De 
S.  Joaune  l;apl.  Serm.,  p.  :>'2,  éd.  Cousin. 


liEHNARl»    ET   LE    l'OUVOIR    CIVIL.  259 

paraître  excessif  et  hors  de  proportion  avec  la  faute.  Lo 
malheureux  exilé  laissait  une  fonime  sans  ressources  et 
des  enfants  «  orphelins  du  vivant  m(''me  de  leur  père ,  » 
comme  parle  l'abbé  de  Clairvaux.  Bernard  écrivit  respec- 
tueusement à  Thi])aul  pour  lui  demander  une  commuta- 
tion de  peine  ou  même  une  revision  du  procès.  Et  afin 
d'atteindre  plus  sûrement  son  but,  il  mit  dans  ses  intérêts 
et  dans  ceux  de  Humbert,  Geoffroy  l'évoque  de  Chartres, 
saint  Norbert  et  un  abbé  du  nom  de  Hugues  Farsit,  tous 
trois  Ki'ands  amis  du  comte  et  puissants  sur  son  esprit  (1). 
La  première  lettre  de  l'abbé  de  Clairvaux  demeura  sans 
effet;  il  s'en  plaignit  respectueusement  dans  une  seconde  : 
«  Si  je  vous  demandais  de  l'or,  écrivait-il,  de  l'argent  ou 
toute  autre  faveur  du  même  genre ,  je  suis  sûr  que  je  l'ob- 
tiendrais ;  que  dis-je?  si  je  le  demandais!  Sans  vous  rien 
demander,  j'ai  déjà  reçu  de  votre  libéralité  de  nombreu- 
ses largesses.  Or,  voici  une  cliose  que  j'ai  sollicitée,  non 
à  cause  de  moi  mais  à  cause  de  Dieu,  non  pour  moi  mais 
pour  vous;  pour(iuoi  donc  n'ai-je  pas  mérit(''  de  l'obte- 
nir? »  A  défaut  de  miséricorde,  accordez  au  moins  jus- 
tice au  coupable  qui  la  demande.  «  Ignorez-vous  qui  a 
prononcé  cette  menace  :  «  Quand  le  temps  sera  venu,  je 
jugerai  les  justices.  »  Si  les  justices  doivent  être  jugées, 
combien  plus  les  injustices  I  Ne  rraignez-vous  pas  celte 
autre  sentence  :  «  La  mesure  où  vous  aurez  mesuré  les 
«  autres,  sera  celle  avec  laqu<'lle  on  vous  mesurera  vous- 
«  même.  »  Autant  il  vous  a  été  facile  de  confisquer  les 
biens  de  Humbert,  autant  il  serait  facile,  que  dis-jo,  il 
serait  incomparablement  plus  facile  à  Dieu  de  coiillsquer, 

(i;  Cf.  ep.  35-38,  5G.  Toutes  ces  Icllrcs  ont  été  écrites  peu  de  temps 
après  le  concile  de  Troyes,  (domine  on  !•■  voit  par  l'épître  50  :  Dudum, 
cura  Trecis  esscCis.  Mabillon  a  confondu  Ihunherl  avec  le  duelliste  de 
l'épitre  39. 


•260  VIE    IiE    SAINT    ISEHNARI». 

—  loin  de  nous  ce  malheur  I  —  do  conlisquer  les  biens 
de  Thibaut.  >- 

Le  cœur  du  comte  no  rrsta  pas  plus  longtemps  fermé 
à  la  justice  et  à  la  pitié.  Il  lit  reviser  le  procès  de  llumbert  ; 
et  si  nous  ignorons  quel  sort  final  il  lui  réserva,  nous  sa- 
vons au  moins  qu'il  ordonna  de  restituer  à  la  femme  et 
aux  enfants  du  condamné  les  biens  confisqués.  Sur  ce 
dernier  point,  Texécution  de  la  sentence  subit  quelque 
retard;  il  fallait  s'y  attendre.  Les  officiers  du  comte,  qui 
avaient  sans  nul  doute  bénéficié  du  premier  jugement, 
avaient  tout  intérêt  à  faire  la  sourde  oreille.  Ils  comptaient 
.<?ans  l'abbé  de  Glairvaux  qui  ne  pouvait  manquer  de  renou- 
veler ses  instances  auprès  do  Thibaut  :  «  Vous  aviez, 
écrit-il,  décidé  avec  une  extrême  bienveillance  que  les 
biens  de  llumbert  seraient  rendus  à  sa  femme  et  à  ses  en- 
fants :  le  seigneur  Norbert  fut  comme  moi  témoin  de  votre 
promesse.  Je  ne  saurais  donc  assez  m'étonner  qu'un  obs- 
tacle ait  empêché  l'accomplissement  de  votre  jtieuse 
parole.  Si  parfois  chez  les  autres  princes ,  nous  surprenons 
une  parole  dite  à  la  légère  ou  sans  sincérité,  nous  ne 
voyons  là  rien  de  nouveau  ni  (rét(jnnant.  Mais  chez  lo 
comte  Thibaut,  nous  ne  pouvons  souffrir  qu'on  entende  le 
oui  et  le  non;  une  simple  affirmation  de  lui  équivaut  à 
un  serment ,  dit  la  renommée,  et  le  plus  léger  mensonge 
serait  considéré  comme  un  grave  parjure.  Entre  toutes 
les  vertus,  qui  ennoblissent  votre  dignité  et  rendent  votre 
nom  ci'lèbre  dans  l'univers,  colle  qui  est  le  plus  louée, 
c'est  la  loyauté  ot  la  sûreté  de  votre  parole,  vrrittilis  con.s- 
lantiii.  Qui  donc,  par  ses  exhortations  ou  ses  conseils,  a 
tenté  d'i'-nervor  la  force  robuste  d'un  cœur  si  ferme?  Ce- 
lui-là sûrement  est  un  faux  ami.  » 

li'issue  de  cette  affaire  nous  échappe,  faute  de  docu- 
ments :  mais  il  n'est  pas  besoin  du  sens  do  la  divination 


lŒRNABl)    ET   LE   POUVOIR    CIVIL.  2(51 

pour  présumer  qu'un  appel  si  pressant  aux  sentiments 
chevaleresques  de  Thibaut  fût  entendu.  Nous  pourrions 
citer  diverses  preuves  qui  marquent  l'influence  que  l'abbé 
de  Clairvaux  exerça  désormais  sur  le  cœur  du  comte  de 
Champagne  (1).  Qu'il  nous  suffise  de  mentionner  encore  un 
trait  qui  trouve  naturellement  sa  place  ici ,  sinon  par  sa 
date  que  nous  ne  saurions  indiquer,  au  moins  par  son 
caractère  et  par  l'ordre  logique.  Un  jour,  raconte  un  des 
historiens  de  saint  Bernard ,  le  serviteur  de  Dieu  alla  pour 
affaires  trouver  le  comte  Thibaut.  Comme  il  approchait 
de  la  ville  où  était  le  prince,  il  rencontra  une  grande 
foule  qui  traînait  au  supplice  un  brigand  condamné  pour 
ses  crimes  à  la  peine  capitale.  A  celte  vue,  touché  de  com- 
passion, le  saint  abbé  saisit  la  corde  dont  le  malheureux 
était  lié  et  dit  aux  bourreaux  :  «  Remettez-moi  cet  assassin , 
je  veux  le  pendre  de  mes  propres  mains.  »  Mais  le  comte, 
ayant  appris  l'arrivée  de  l'homme  de  Dieu,  se  précipita  à 
sa  rencontre ,  et  comprenant  ce  qui  venait  de  se  passer, 
lui  dit  avec  horreur  :  «  Vénérable  père,  que  prétendez- 
vous  faire?  Pourquoi  avez- vous  rappelé  des  portes  de 
l'enfer  ce  gibier  do  potence,  digne  de  mille  morts?  Espé- 
rez-vous sauver  un  homme  qui  est  le  diable  personnifié? 
11  n'y  a  plus  à  attendre  qu'il  s'amende;  le  seul  bien  qu'il 
puisse  faire,  c'est  de  mourir.  Laissez  donc  aller  à  la  mort 
un  homme  dont  la  vie  est  un  danger  pour  les  autres.  » 
«  .le  sais,  répondit  IJernard,  je  sais,  ù  le  meilleur  des 
hommes,  que  ce  larron  est  un  scélérat  digne  des  tour- 
ments les  plus  rigoureux.  Aussi  ne  croyez  pas  que  je  veuille 
laisser  un  si  grand  pécheur  sans  châtiment;  mon  projet 
est  bien  de  le  livrer  aux  bourreaux  et  de  lui  infliger  une 
peine  d'autant  plus  juste  qu'elle  sera  plus  longue.  Vous 

;i)  Cf.  ep.  40  et  11. 


262  VIE    ]IE    SAINT    liEHXAJID. 

vouliez  le  suspendre  k  une  potence  et  le  laisser  ainsi  du- 
rant un  ou  plusieurs  jours  attaché  mort  à  Tinstrument  de 
son  supplice.  Moi,  je  l'attacherai  à  la  croix  et  lui  ferai  su- 
bir ainsi  pour  toujours  le  supplice  de  la  pendaison.  »  A 
ces  mots,  Thibaut  se  tut,  et  Bernard  ôtant  sa  tunique  en 
couvrit  son  prisonnier  qu'il  emmena  à  Clairvaux.  Étrange 
recrue  pour  le  monastère  I  Mais  le  bandit  sut  apprécier 
la  faveur  qui  lui  était  accordée  ;  de  loup  il  devint  agneau , 
et  de  larron  convors.  11  vécut  ainsi  plus  de  trente  années 
dans  l'obéissance,  méritant,  remarque  le  narrateur,  de 
porter  le  nom  de  Constance,  qu'il  avait  reçu  à  son  bap- 
tême (1  . 

II 

Louis  le  Gros  et  sa  cour. 

Les  conversions  éclatantes  de  Suger,  abbé  de  Sainl- 
Denis  (2) ,  de  Henri  le  Sanglier,  archevêque  de  Sons  (3  ,  el 
(rÉtienne  de  Senlis,  évêque  de  Paris  (4),  dues,  comme 
on  sait,  au  zèle  de  Bernard,  avaient  fait  pénétrer  à  la 
cour  le  nom  de  l'abbé  de  Clairvaux,  et  lui  avaient  acquis 
dans  l'entourage  de  Louis  de  Gros  un  juste  respect.  Toute- 
fois à  ce  respect  se  mêlait  une  sorte  de  défiance.  La  cour 
n'était  pas  exempte  d'abus,  et,  c(>mme  le  fait  justomcnl 


(1;  Ilcilterl,  île  Miractilis ,  lib.  II,  cap.  xv,  aj).  Mignc,  col.  1324- 
l;{25.  Ih'ibort  qui  rapporte  ce  fait  fut  moine  à  Clairvaux  de  1157  à 
1161;  il  dit  avoir  encore  connu  Constance  :  (/iieDt  nos  cliatii  cidimus 
cl  co[/)toruniis. 

;2j  IJernard,  cp.  78. 

(3)  Cf.  Ikrn.,  ep.  42,  scu  Traclaiiis  de  iiwribus  ci  o/licio  cpisco- 
porum,  Migne,  t.  CLX.WII,  p.  80'J. 

(4)  Cf.  sur  Etienne  de  Senlis,  Ilialoiie  littéraire  de  la  France, 
\1I,  15'.'.  et  suiv. 


RERXARD    ET   LE    TOUVOIR    CIVIL.  263 

observer  un  historien  des  premiers  Capétiens ,  Louis  le 
Gros ,  malgré  son  attachement  à  l'Ëglise ,  ne  se  montra 
guère  favorable  à  Tintroduction  de  la  réforme  religieuse 
dans  son  royaume  1).  Ce  prince  dont  «  la  vie  fut  une  lon- 
gue épopée  militaire,  où  se  succèdent  sans  interruption 
les  chevauchées,  les  sièges,  les  assauts  et  les  rudes  com- 
bats, »  était  naturellement  porté  à  traiter  les  évêques  et 
les  abbés  comme  de  simples  vassaux,  tenus  à  l'hommage 
et  dociles  à  sa  volonté.  Quand  surgissait  entre  lui  et  son 
clergé  un  conflit  d'intérêts ,  il  résistait  difficilement  à  la  ten- 
tation d'opposer  la  force  au  droit.  En  cela  son  conseil  favo- 
risait singulièrement  sa  politique.  «  Moins  une  abbaye  est 
régulière,  disait-on  couramment  à  la  cour,  plus  elle  est 
dépendante  du  roi  et  plus  elle  est  utile,  en  ce  qui  touche 
du  moins  les  intérêts  temporels  (2).  » 

Avec  de  tels  principes,  la  lutte  entre  l'Église  et  l'État 
était  inévitable,  à  moins  que  la  royauté  ne  mit  elle-même 
un  frein  à  sa  puissance.  L'abbé  de  Clairvaux  ne  se  pro- 
posait pas  expressément  d'appliquer  à  la  cour  son  plan 
de  réforme;  mais,  pour  qu'il  s'abstînt  absolument  de  l'é- 
tendre jusqu'à  elle,  il  eût  fallu  qu'elle-même  ne  portât 
pas  atteinte  à  la  dignité  ou  aux  droits  de  l'Église ,  dont  il 
était,  en  quelque  sorte,  aux  yeux  de  tous,  le  champion 
attitré. 

Le  premier  fait ,  qui  l'engagea,  vers  l'année  1127,  dans 
la  voie  des  remontrances  au  pouvoir  civil ,  fut  l'élévation 
d'Élienne  de  Garlandc,  archidiacre  de  Notre-Dame  et 
doyen  d'Orléans,  au  dapiféral.  Ce  cumul  de  fonctions, 
considérées  jusque-là  comme  incompatibles,  avait  causé 


(Ij  Luchaire,  lastil.  Monairli.,  II,  251-252 

(2;  CeUe  rédexion  esl,  d'Abélard,  dans  son  ffisloria  CatamUatum, 
ap.  //.  des  G.,  XIV.  290. 


204  VIE    TtE    SAINT    BERNARD. 

dans  TEgliso  un  vérilable  scandale  (1),  que  l'orgueil  du 
nouveau  séntu-hal  n'avait  pas  peu  contribué  à  aggraver 
encore.  Bernard  brûlait  du  désir  de  rappeler  au  respect  de 
la  discipline  ecch'siaslique  l'ambitieux  archidiacre;  mais 
la  crainte  de  blesser  la  cour  le  retint  longtemps.  '<  La  vé- 
rité, pensait-il,  engendre  quelquefois  la  haine.  »  A  la  un 
cependant  il  prit  le  parti  de  parler,  u  Ne  valait-il  pas 
mieux  rire  l'occasion  d'un  scandale  que  de  trahir  la  vé- 
rité? »  Aussi  bien,  «  à  quoi  lui  servait  de  taire  ce  que 
tout  le  monde  proclamait  hautement?  » 

C'est  par  ces  réflexions  que  le  pieux  cénobite  s'enhardit 

à  flétrir  la  conduite  d'Élienne  de  Garlandc  Encore  n'ose- 

t-il  pas  s'adresser  directement  au  coupable.  C'est  l'illustre 

abbé  de  Saint-Denis  qu'il  choisit  pour  confident  de  ses 

inquiiitudes  et  de  ses  récriminations.  »  Est-il  quelqu'un, 

s'écrie-l-il  (2),  dont  le  cœur  ne  s'indigne,  dont  la  langue 

ne  murmure,  au  moins  en  secret,  contre  un  diacre  qui, 

au  mépris  de  l'Evangile,  sert  pareillement  Dieu  et  Mam- 

mon,  occupe  dans  l'Église  une  place,  une  dignité,  qui  n'est 

pas  inférieure  à  celle  des  évèques,  et  en  même  temps 

remplit  dans  l'armée  des  fonctions  supérieures  à  celles 

des  premiers  officiers?  Qu'est-ce,  je  vous  prie,  que  cette 

monstruosité  de  vouloir  paraître  à  la  fois  clerc  et  soldat, 

pour  n'être,  en  somme ,  ni  l'un  ni  l'autre?  N'est-ce  pas  un 

égal  abus  qu'un  diacre  préside  au  service  de  la  table  royale, 

ou  que  l'intendant  de  la  bouche  du  roi  serve  aux  mystères 

de  l'autel?  Qui  pourrait  voir  sans  étonnement,  qm'dis-je, 

sans  horreur,  un  même  homme,  tantôt,  couvert  d'une 

armure,  conduire  les  troupes  en  armes,  tantôt,  revêtu 

d'une  aube  et  d'une  (''lolc,  chanter  l'évangile  au  milieu  de 


(1)  Cf.  C/iroit.  Miiuriiiiac.  ai>.  //.  des  6'.,  XH,  7fi;  Beni.,  ep.  78. 
(9.)  IJcrii.,  ('i>.  78. 


HERNARI»    ET   LE    l'OlVOIU    CIVIL.  205 

l'église?  A  moins  toutefois,  —  ce  qui  serait  plus  odieux, 
—  qu'il  ne  rougisse  de  l'Évangile,  qu'ayant  honte  d'être 
clerc,  il  ne  trouve  beaucoup  plus  honorable  d'iHre  sol- 
dat, et  qu'il  ne  préfère  la  cour  à  l'église,  la  table  du 
roi  à  l'autel  du  Christ...  Est-ce  donc  une  plus  haute  di- 
gnité d'être  oflîcier  dun  roi  de  la  terre  que  d'iHre  ministre 
du  Roi  du  ciel?...  Est-il  donc  plus  beau  d'être  appelé  sé- 
néchal que  d'être  appelé  doyen  et  archidiacre?  Oui,  je 
l'accorde,  cela  est  plus  beau,  mais  pour  un  laïque  et  non 
pour  un  clerc,  pour  un  soldat  et  non  pour  un  diacre.  » 

Bernard  ne  se  contente  pas  de  déplorer  cet  étrange 
aveuglement  de  l'ambition  qui  confond  deux  ordres  de 
dignités  si  nécessairement  distincts;  il  essaie  de  démon- 
trer que  cette  confusion  est  «  non  moins  déshonorante 
pour  l'État  que  pour  l'Église.  »  A  cet  égard,  la  conduite 
du  roi  n'est-elle  pas  justiciable  de  la  critique?  «  S'il  est 
indigne  d'un  clerc  de  guerroyer  à  la  solde  des  princes,  il 
est  également  indigne  de  la  majesté  royale  de  confier  à 
des  clercs  le  ministère  de  la  guerre.  Aussi ,  quel  roi  a-t-on 
jamais  vu  mettre  à  la  tète  de  ses  troupes  un  clerc  inha- 
bile, au  lieu  d'y  placer  le  plus  brave  de  ses  soldats?  » 

Pour  être  indirecte,  cette  leçon  de  gouvernement  n'en 
était  pas  moins  frappante;  et  si  elle  parvint  jusqu'aux 
oreilles  de  Eouis  le  Gros,  elle  dut  l'émouvoir  d'autant  plus 
profondément  qu'il  put  y  reconnaître  un  écho  de  l'opinion 
publique.  On  avait  été  habitué,  sous  toutes  les  races,  à 
voir  les  membres  du  clergé  entrer  dans  les  conseils  des 
rois;  mais  cette  élévation  d'un  clerc  à  la  dignité  de  com- 
mandant en  chef  de  l'armée  française,  princeps  mili(i;r 
Francorum ,  était  trop  contraire  à  l'esprit  de  l'Église , 
pour  ne  pas  susciter  dos  murmures  dans  tous  les  rangs 
de  la  société  du  douzième  siècle. 

Malheureusement  les  liens,  qui  al  tachaient   Louis  le 


^G6  VIE    1»E    SAINT    liEltXARD. 

(jros  à  Etienne  de  (iarlande,  étaient  trop  puissants  pour 
qu'il  les  rompît  brusquement,  sans  un  motif  qui  sauvât 
au  moins  les  apparences.  Nul  officier  de  la  couronne  n'a- 
vait su  s'insinuer  plus  habilement  et  plus  avant  que  le 
sénéchal  dans  les  bonnes  grâces  du  prince.  Reçu  de  bonne 
heure  à  la  cour,  oi^i  son  frère  aîné,  Anseau,  était  déjà  in- 
vesti du  dapiférat,  il  avait  obtenu  jeune  encore  la  chancel- 
lerie, l'un  des  quatre  grands  offices  de  la  couronne.  Cette 
dignité  ne  suffisait  pas  à  son  ambition.  Il  lui  fallait  «  une 
gloire  qui  saute  aux  yeux.  »  Le  dapiférat  lui  échut  enfin 
en  11-20,  après  la  mort  de  son  frère  Guillaume,  lui-même 
successeur  d'Anseau.  Si  on  considère  que  son  autre  frère, 
(iilbert,  avait  obtenu  en  1112  la  bouteillerie,  on  sera  en 
mesure  d'apprécier  la  confiance  que  Louis  le  (iros  témoi- 
gnait à  cette  famille  des  Garlande  (1).  Etienne,  au  su  de 
tous,  était  son  favori.  Rien  ne  se  faisait  sans  l'avis  du  sé- 
néchal,  disent  les  chroniqueurs.  C'était  lui  qui  gouver- 
nait toute  la  France  après  le  roi,  sinon  au-dessus  du 
roi  i2). 

Dans  ce  degré  de  faveur,  que  pouvait  craindre  Etienne 
des  mouvements  de  l'opinion  publique?  Ses  fautes  seules 
étaient  capables  de  mettre  en  péril  sa  fortune.  11  ne  sut 
pas  échapper  à  ce  piège.  Enivré  de  sa  puissance,  il  ne 
gardait  plus  aucune  mesure  dans  l'exercice  de  son  autorité  ; 
il  osa  même,  en  plusieurs  circonstances,  froisser  la  reine 
et  la  braver,  jjcrsuadé  que  les  ressentiments  d'une  tfmme 
ne  sauraient  l'atteindre  3).  Louis  le  Gros  s'émut  à  la  fin 
de  tant  d'audace  et  d'impudence.  L'invective  de  saint 
IJernard  résonnait  sans  doute  encore  à  son  oreille.  11  chassa 

(1)  Sur  tous  CCS  poiiils,  cf.  Lucliaire,  Kcinarr/ucs,  l'ic,  p.  lu  cl  suiv.; 
j).  30,  noie  7. 

(2)  Cf.  Chroa.  M(iinii(l(tc.,  ap.  //.  des  G'.,  XII,  73,  Ih-ll . 
(3i  Cfiroii.  Muariii.,  a]».  //.  des  G-,  Xll,  77. 


liERNARD    ET    LE    POUVOIR   CIVIL.  2(»7 

du  palais  l'arrogant  sénéchal  et  le  destitua  de  ses  fonc- 
tions (1). 

Ce  fut  le  10  mai  H;28,  à  ce  qu'il  semble,  que  l'abbé  de 
Clairvaux  se  trouva  pour  la  première  fois  en  rapports  di- 
rects et  officiels  avec  le  roi  de  France.  A  celte  date,  en 
effet,  on  les  voit  agir  de  concert  au  concile  d'Arras.  L'é- 
vêque  de  Laon  se  plaignait  depuis  quelques  années  du  re- 
lâchement dans  lequel  étaient  tombées  les  religieuses  de 
Saint-Jean,  monastère  de  fondation  royale.  Ces  vierges 
ioUes,  comme  les  appelle  l'Ecriture,  dissipaient  dans  des 
fêtes  mondaines  les  revenus  de  leur  couvent.  I^es  plus 
mauvais  bruits  circulaient  en  outre  sur  leur  compte  dans 
le  voisinage  (2).  II  fallait  donc  que  l'autorité  ecclésiastique 
mît  un  terme  à  ce  dérèglement,  si  elle  ne  voulait  paraître 
elle-même  complice  du  scandale.  Un  concile  provincial 
tenu  à  Arras  par  le  métropolitain  Rainaud,  archevêque 
de  Reims,  avec  le  concours  de  tous  ses  sulîragants  et  de 
plusieurs  abbés,  en  particulier  de  l'abbé  de  Clairvaux, 
jugea  que  le  mal  était  irrémédiable  et  que  le  seul  moyen 
de  l'extirper  (Hait  d'expulser  les  religieuses.  On  leur 
substitua  des  religieux,  choisis  en  différents  monastères, 
à  qui  l'on  donna  pour  abbé  le  prieur  du  couvent  de  Saint- 
Nicaise  de  Reims,  Drogon.  Louis  le  Gros,  témoin  des 
décisions  conciliaires,  les  confirma  par  un  diplôme  et  s'en- 
gagea à  les  faire  exécuter  (3).  La  royauté  prêtait  ainsi 
main-forte  à  l'autorité  ecclésiastique  dans  son  amvre  ré- 
formatrice. 


'^1)  Peu  a|)rcs  le  3   août   1127.  Cf.    Lticiiain-,  [U'inari/nes .   \>.    11. 
30-32. 

(2)  Heriinann,  Gcsla  Barlhol,  Lumlun.  ep.,  ap.  Ilisl.  des  C,  XIV, 
348. 

(3)  Mansi,  Concil.,  t.  X.\I,  p.  372  et  .suiv.  Sur  la  iiréscnco  do  Hor- 
nard  au  concile,  cf.  Bcrn.,  ('\>.  i8. 


Î268  VIE    DE    SAINT    BEU.NARD. 

Vers  le  même  temps  (1),  cependant,  le  roi  do  France 
prit  une  attitude  diflerento  à  l'égard  de  l'évêque  de  Paris. 
L'origine  du  conflit  est  mal  connue;  Tissue  en  est  plus 
obscure  encore.  Etienne  de  Sentis,  récemment  converti 
par  l'abbé  de  Clairvaux,  cherchait  à  introduire  la  reforme 
dans  son  clergé  et  particulièrement  dans  son  église  cathé- 
drale. Soutenu  dans  cette  tentative  par  les  chanoines  ré- 
guliers de  Saint-Victor,  il  voulut  récompenser  ces  religieux 
par  quelques  avantages  temporels  ou  revenus,  tels  que 
annates,  personnat  ou  prébende.  Louis  le  Gros  entra  d'a- 
bord dans  ces  vues  (2).  Mais  la  mesure  rencontra  une  vive 
opposition  au  sein  du  Chapitre  de  Notre-Dame.  Les  archi- 
diacres et  les  chanoines,  peu  soucieux  de  voir  leurs  stalles 
envahies  par  les  partisans  de  la  réforme,  en  appelèrent 
au  roi,  leur  avoué  naturel  et  le  défenseur  attitré  des 
privilèges  de  leur  église.  Par  un  revirement  qu'on  ne 
s'explique  ]>as,  et  au  risque  de  se  metln^  en  contradic- 
tion avec  lui-même  ,  Louis  prêta  l'oreille  à  leurs  récla- 
mations et  défendit  expressément  à  l'évêque  de  «  rien 
changer  aux  coutumes,  statuts  et  ordres  de  l'église  de 
Paris  (3).  » 

Etienne  parait  avoir  cédé  d'abord  à  cette  injonction, 
ou  du  moins  avoir  hésité  î\  en  violer  la  teneur.  Nous  le 
voyons,  en  effet,  siéger  à  côté  du  roi  dans  le  synode  tenu 
à  Saint-dermain  des  Prés  sous  la  présidence  du  légat  Ma- 
thieu, évi''que  dAlbano  ,  vers  l'époque  du  carême,  en  1129. 
Le  jour  de  Pâques,   l 'i  avril,  il  assistait  également  au 


(1)  LiRliairc,  Louis  le  Gros,  \>.   \'M',,  if  i'>4  ;  cf.  ii"  42:i. 

(2)  Luchaire,  Louis  le  Gros,  n"  Sr>3. 

v3)  Liicliairc,  Louis  le  Gros,  n"  Vyi.  M.  Ludjaiic  (|>.  c.i.xxv)  tonte 
(l'ex|)liqiicr  la  (■oiilradiction  du  roi,  en  disant  :  «  11  acce|itait  rapplica- 
tion  de  la  réronnc,  à  condition  qu'elle  n'eût  pas  lieu  dans  le»  chapilro* 
l'I  alihayes  places  sous  sa  inain.  » 


BERNARD    ET    LE    POUVOIR    CIVIL.  2G9 

couronnement  du  jeune  Philippe,  fils  aine  du  roi,  dans 
la  cathédrale  de  Reims  (1). 

Cependant,  son  impatience  finit  par  éclater.  La  défense 
royale  était  une  atteinte  portée  à  son  autorité  épiscopale. 
11  est  probable  quil  osa  l'enfreindre.  Ce  qui  est  sûr,  c'est 
que  Louis  le  Gros,  irrité  de  sa  conduite,  lui  enleva  les 
i-i-</(iliti.  L'évêque  répondit  à  cette  violence  en  jetant  l'in- 
terdit sur  son  diocèse  :  terrible  représaille  qui  mit  le 
comble  à  la  colère  de  ses  ennemis.  Il  fut  chassé  de  son 
siège,  menacé  dans  sa  vie,  et  dut  s'enfuir  à  Sens  chez  son 
métropolitain.  Les  palatins,  profitant  de  cette  disgrâce, 
se  jetèrent  sur  ses  biens  et  ceux  de  ses  partisans  comme 
sur  une  proie  (2). 

La  querelle  ainsi  envenimée  ne  pouvait  être  apaisée 
que  par  le  souverain  Pontife.  Mais  avant  de  recourir  à  ce 
tribunal,  le  prélat  exilé  eut  l'heureuse  idée  de  prendre 
conseil  des  Cisterciens.  Depuis  quelques  années,  Louis 
le  Gros  était  affilié  à  cet  Ordre.  En  vertu  de  l'autorité  pri- 
vée que  leur  conférait  la  confraternité  religieuse,  les  abbés 
de  Citeaux  et  de  Clairvaux  pouvaient  espérer  d'amener 
le  roi  de  France  à  un  accommodement  ou  même  de  lui 
imposer  une  réparation  raisonnable  et  canonique.  C'est 
dans  cette  pensée  que  l'abbé  de  Clairvaux,  interprête  d'f> 
tienne  de  Sentis  et  de  ses  am.is,  fit  appel,  par  la  lettre 
suivante  3),  à  la  loyauté  de  L<juis  le  Gros  : 

"  Le  Iloi  du  ciel  et  de  la  terre,  qui  vous  a  donné  un 
royaume  ici-bas,  vous  en  donnera  un  autre  dans  le  ciel, 
si  vous  mettez  vos  soins  à  gouverner  avec  équité  et  sagesse 
celui  quf  vous  avez  reçu.  C'est  là  notre  vœu,  c'est  l'objet 

(1)  Luchaire,  Loiiis  le  Gros,  a"  431;  cf.  n"  433. 

{•>)  Epp.  ad  Stcph.,  ap.  Hist.  des  G.,  XV,  333-334.  Cf.  Hcrn.  ep. 

3,  Ep.  ij. 


iTO  VIE    DE    SAINT    liEHNAHU. 

do  nos  prières...  Mais  avec  quelle  confiance  oserons-nous 
désormais  élever  nos  mains  vers  l'Époux  de  cette  Église 
que  vous  contrislez  si  inconsich'rément,  et  sans  raison, 
ce  nous  semble?  J. 'Église,  en  etï'et,  dépose  contre  vous, 
auprès  de  son  Seigneur  et  Maitre,  une  plainte  dt'sespérée, 
parce  qu'ell(>  trouve  un  oppresseur  en  celui  qu'elle  avait 
reçu  pour  défenseur.  Considérez  donc  quel  est  celui  que 
vous  ollensez;  ce  n'est  pas,  à  parler  exactement,  l'évèque 
de  Paris,  mais  le  Seigneur  du  ciel,  un  seigneur  terrijjle, 
celui  qui  ôte  la  vie  aux  princes...  L'évèque  de  Paris  oflre 
devons  donner  satisfaction,  si,  toutefois,  comme  semble 
l'exiger  la  justice,  vous  consentez  d'abord  à  lui  rendre  ce 
(jne  vous  lui  avez  enlevé...  Pour  terminer  cette  affaire, 
nous  sommes  disposi'S  ;i  aller  vous  trouver  partout  où  il 
vous  plaira.  Que  si  vous  dè'daigniez  de  prêter  l'oreille  à 
nos  prières  et  de  faire  la  paix  avec  votre  évêque,  ou  pour 
mieux  dire  avec  Dieu,  sachez  que  nous  serions  obligés 
d'écouter  la  voix  d'un  prêtre  du  Seigneur  et  de  porter  sa 
cause  devant  le  tribunal  du  souverain  Pontife.  » 

L'abbé  de  Pontigny,  l'archevêque  de  Sens  et  ses  sull'ra- 
gants  se  joignirent  à  l'abbé  de  Clairvaux  pour  appuyer  de 
vive  voix  cette  supplique.  L'entrevue  qu'ils  eurent  avec  le 
roi  fut  1res  orageuse.  l]n  vertu  du  droit  canon,  l'évèque 
de  Paris  pouvait  exiger  que  ses  biens  de  régale  lui  fussent 
restitués  (1),  avant  qu'on  soumit  à  un  examen  juridique 
ce  qui  faisait  le  fond  même  du  conflit.  Louis  le  Gros  refusa 
net  de  subir  colle  condition.  La  menace  d'im  nouvel  in- 
tordit, |)lus  général  que  le  premier,  parvint  à  peine  à  l'é- 
branler (i)  ;  les  prières  des  t'vêques  irritaient,  ce  semble, 
au  lieu  de  ladonrir,  un  co'ur jusque-là  docile  à  leurs  ins- 


(1)  Cf.  GruHani  Dcrrcl.,  ap.  Mi-iic,  t.  CLX.WU.  \>.  IT)'!,  note  150. 

(2)  Bern.,  c]).  M;  et  47. 


liKRNAHI»    ET    LE    POUVOIR    CIVIL.  271 

pirations  ,1).  C'est  alors,  dit-on,  (jue  l'abbé  de  Clairvaux, 
l'rappé  d'une  vision  qu'il  avait  eue  la  nuit  précédente,  s'(''- 
cria,  indigné  :  «  Seigneur,  prenez  garde  que  Dieu  ne  venge 
sur  votre  fils  aine  l'injure  que  vous  faites  à  ses  évèques, 
et  qu'un  jour  vous  ne  soyez  réduit  à  implorer  à  votre  tour, 
pour  assurer  l'avenir  de  votre  dynastie ,  l'appui  de  ceux 
dont  vous  méprisez  aujourd'hui  les  supplications.  »  Saisi, 
au  même  instant,  d'une  vague  terreur,  Louis  le  (iros  finit 
par  promettre  les  satisfactions  qu'on  exigeait  de  sa  cons- 
cience chrétienne  (2). 

Au  fond,  pourtant,  ce  n'était  là  qu'une  concession  dila- 
toire et  conditionnelle.  Aussi  fin  diplomate  que  terrible 
souverain,  Louis  n'avait  pas  attendu  jusqu'à  cette  heure 
pour  prendre  ses  sûretés  du  cùté  de  Rome,  et  il  nourris- 
sait le  secret  espoir  que  le  Saint-Siège  se  prononcerait  en 
sa  faveur.  De  fait,  Honorius  II,  trompé  par  un  inexact 
exposé  de  l'affaire,  eut  l'imprudence  de  lever  sans  condi- 
tion l'interdit  lancé  par  Etienne  de  Senlis.  Ce  fut  un  coup 
terrible  pour  l'Église  de  France.  Les  bonnes  dispositions 
du  roi  s'évanouirent  aussitôt.  En  vain  les  évêques  de  la 
l^rovince  et  Bernard  vinrent  lui  rappeler  ses  précédents 
engagements.  Pour  toute  réponse,  il  se  borna  à  leur 
montrer  les  lettres  pontificales  et  les  congédia  rude- 
ment (3). 

Bernard  adressa  sans  délai  au  souverain  Pontife  d'ar- 
dentes remontrances  :  «  Une  grave  nécessité,  dit-il,  nous 
a  fait  quitter  le  cloître  pour  paraître  dans  le  monde,  et 
voici  ce  que  nous  avons  vu,  —  chose  triste  à  voir  et  aussi 

(1)  «  Suppli<al)ant  ci.  iit  iiui  salis  anlc  dilexisset  et  lioiiorasset  Ec- 
clesiain.  »  FrcKjm.  Caufr..  ap.  Mij;ne,  l.  CLXX.W,  p.  .")'M). 

2)  Bernardi  Vita,  lii>.  IV,  n"  11;  HtMii.,  cpp.  40  el  i7.  Sur  la  ilalC' 
cf.  1"  édilion,  t.  I,  p.  2CG,  noie  4. 

(3)Bern.,  epp.  40  cl  47,  écrites  en  il:i'.t,  après  Pâques. 


S?^  VIE    DE    SAINT    lîERNARl». 

triste  à  dire  :  —  l'honneur  do  l'Église  a  été  gravement 
compromis  sous  le  pontificat  d'Honorius.  Déjà  l'humilité 
ou,  pour  mieux  dire  ,  la  constance  des  évèques  avait  flé- 
chi la  colère  du  roi,  lorsque  l'autorité  du  pontife  suprême 
vint,  hélas:  donner  un  encouragement  à  l'orgueil.  Nous 
savons,  à  la  vérité,  et  vos  lettres  le  laissent  assez  voir,  que 
ce  rescrit  a  été  obtenu  subrepticement  par  un  mensonge. 
Mais  ce  qui  nous  étonne,  c'est  que  jugeant  une  partie,  on 
ait  condamné  l'autre  sans  rentendre.  Nous  sommes  par 
ce  coup ,  écrivait-il  encore  au  nom  de  l'évéque  de  Char- 
tres il),  nous  sommes  devenus  la  risée  de  nos  voisins, 
.ïusques  à  quand  cela  durera -t-il?  C'est  à  votre  piété 
compatissante  de  le  décider.  » 

Honorius  dut  reconnaître,  à  ces  accents  de  douleur, 
qu'il  avait  été  joné  par  le  roi  de  France.  Pour  n'être  pas 
réduit  à  se  déjuger  lui-même,  il  est  probable  qu'il  chargea 
son  légat,  Mathieu  d'Albano,  du  soin  de  ménager  la  paix 
entre  l'évéque  de  Paris  et  son  terrible  souverain.  Etienne 
de  Senlis  semble  avoir  fixé  provisoirement  sa  résidence  à 
Lagny,  dans  les  États  du  comte  de  Champagne.  Sommé 
de  comparaître  devant  la  cour  de  Louis  le  Gros,  il  prit 
avis  de  l'évéque  de  Chartres,  qui  lui  conseilla  de  s'y 
rendre  (2),  moyennant  un  sauf-conduit.  Les  détails  de 
celte  entrevue  sont  restés  un  mystère  pour  les  historiens. 
Tout  porte  à  croire,  cependant,  que  «  la  Justice  et  la  paix 
se  donnèrent  un  baiser,  «  comme  dirait  saint  Bernard. 

Un  conllil  non  moins  grave  surgissait,  vers  la  même 
époque  (3  ,  entre  le  roi  et  l'archevêque  de  Sens,  Henri  le 
Sanglier.  C'est  à  peine  si  on  devine,  m  travers  quelques 

(1)  E|).  ic  et  17. 

{■>.)  Hisl.   des  C.  XV.  |).  334-33 J.   Cf.   Lucliairo  {Louis    le   Gros, 
IV  i05). 
[3)  Cf.  lîern.  0|>l>.  ^i9-5I. 


liERNARD    I:T    LE    POUVOIR    CIVIL.  273 

vagues  expressions  de  saint  Bernard,  l'objet  de  ce  nou- 
veau démêlé.  Le  métropolitain  était  accusé  de  sim(j- 
nie  (1).  La  cour  qu'il  avait  désertée  «  cherchait  avec  une 
maligne  curiosité,  dans  ses  vertus  naissantes,  le  reste  de 
ses  vices  anciens.  «  En  somme,  tout  prétexte  était  bon 
pour  le  perdre.  Voici  en  quels  termes  l'abbé  de  Glairvaux 
dénonce  au  pape  Honorius  la  conduite  de  Louis  le  Gros  : 
■  C'est  en  toute  sincérité  et  confiance,  très  saint  Père, 
que  nous  venons  vous  exposer  les  maux  qui  fondent  dans 
notre  pays  sur  TÉgiise  notre  mère.  Autant  que  nous  pou- 
vons en  juger,  nous  qui  sommes  sur  les  lieux,  ce  que  le 
roi  Louis  persécute  dans  les  évèques,  c'est  moins  leur 
personne  que  leur  zèle  pour  la  justice,  leur  piété  et  jus- 
qu'aux dehors  de  la  religion.  Votre  Sainteté  peut  en  faire 
aisément  la  remarque;  ceux  qui  auparavant,  grâce  ù  leurs 
mœurs  et  à  leur  conduite  mondaines,  étaient  honorés, 
estimés,  admis  dans  l'intimité,  sont  maintenant  traités 
en  ennemis,  parce  qu'ils  vivent  d'une  manière  digne  de 
leur  sacerdoce  et  qu'ils  honorent  en  toutes  choses  leur 
ministère.  De  là  ces  outrages  et  ces  injures  qui  ont  assailli 
l'évèque  de  Paris,  sans  l'ébranler  toutefois,  parce  que  le 
Seigneur  l'a  soutenu  par  votre  main.  De  là  ces  efforts  que 
le  roi  fait  pour  abattre  la  constance  du  Seigneur  de  Sens, 
afin  qu'après  avoir  renversé  le  métropolitain^  ce  qu'à  Dieu 
ne  plaise,  il  puisse  plus  aisément  et  à  son  gré  s'attaquer 
aux  suffragants.  Qui  doute  enûn  qu'il  ait  un  autre  dessein 
que  de  ruiner  la  religion,  lorsqu'il  la  déclare  ouvertement 
la  destructrice  de  son  royaume,  l'ennemie  de  sa  cou- 
ronne? Ce  nouvel  Hérode  ne  redoute  plus  le  Christ  dans 
son  berceau,  mais  il  est  jaNjux  de  son  triomphe  dans  l'L- 


(1)  «  Qu;eriliii-  sinionia  fl  iiitcr  iiascoiilt'S  virlulcs  ciiiorliianmi  vel 
cadavera  virluluin  scnilatur  curiosa  inalilia.  o  Itcrn.,  cp.  51. 


'Itï  VIE    l>E    SAINT    lîERNARD. 

glist'.  (Jiiel  grief  a-l-il  contre  rarchevèque,  si  co  n'est  le 
désir  d'étoufîer  en  lui,  comme  dans  les  autres  ,  l'esprit  de 
Dieu?...  (Jue  le  jugement  parte  donc  de  votre  face,  très 
saint  Père.  Nous  avons  confiance  que  vous  protégerez 
rinnocence  et  que  vous  prononcerez  selon  la  justice.  Re- 
mellre  cette  affair(^  au  tribunal  et  à  la  décision  du  roi,  ce 
serait,  hélas!  livrer  riunocent  aux:  mains  de  ses  enne- 
mis (1).  » 

Cel(<' lettre  jelti'  sur  la  i)olitique  religieuse  de  Louis  le 
Gros  une  singulière  clarté.  Hue  le  roi  de  France  se  soit 
échappé  en  injures  violentes  contre  l'FJglise,  rien  de  plus 
vraisemblable.  Toute  ai)parence  d'opposition  est  aisément 
suspecte  aux  hommes  de  son  tempérament  et  provoque 
inévitablement  leur  colère.  Mais,  nous  nous  empressons 
de  l'ajouter,  ces  emportements  accidentels  et  momentanés 
ne  .sauraient  donner  une  idée  exacte  des  sentiments  de 
Louis  le  Gros  à  li'gard  de  la  religion.  Ce  prince  n'eut 
rien  d'un  Hi-rode.  Ses  antécédents  et  la  suite  de  son  his- 
toire le  prouvent  surabondamment.  Si  saint  Bernard  ;i,  en 
cette  circonstance  particulière,  enflé  la  voix  outre  me- 
sure pour  stigmatiser  nn  acte  cpril  considérait  comme 
attentatoire  à  la  liberté  de  l'Eglise,  c'est  qu'il  était  déjà 
prévenu  contre  le  roi  parle  souvenir  de  l'exil  del'i'vèque 
de  Paris,  et  qu'il  crut  apercevoir  dans  ces  deux  conflits  , 
se  succédant  à  un  si  court  intervalle,  tout  un  système  de 
persécution. 

Ilonorius  ne  semble  pas  avoir  partagé  ce  sentiment.  Il 
renvoya  l'archevêque  de  Sens  devant  le  tribunal  de  la  jus- 
tice royale.  Mais  au  moins,  s'écrie  l'abbé  de  Clairvaux, 
«  qu'il  lui  soit  permis,  s'il  est  condamné  injustement, 
d'en  ai»pelcr  à  itume  (2)!   '  L'affaire  n'eut  pas  de  suites 

(1)E|.. /,«). 

(2)  Epi».  .^O  el  51. 


IJEHNARD    ET    LE   l'OLVOIR    CIVIL.  27o 

gravos,  autant  qu'on  en  peut  juger  par  conjecture,  en 
Tabsencc  de  documents  précis.  Henri  le  Sanglier  demeura 
tranquillement  en  possession  de  son  siège  et  de  ses  pré- 
rogatives  11. 

La  paix  paraît  donc  s'être  raffermie  ou  rétablie  entre 
l'Église  et  l'État  vers  la  fln  de  l'année  1129  ou  au  com- 
mencement de  1130.  Celui  qui  eut  le  plus  à  souffrir  de  ces 
divers  démêlés  fut  Bernard  lui-même.  Sa  perpétuelle  in- 
tervention dans  les  conflits  politico-ridigieux  avait  fait 
des  mécontents.  «  Les  affaires  de  Dieu  sont  les  miennes , 
écrivait-il  ingénument  au  cardinal  Haimeric;  rien  de  ce 
f(ui  le  regarde  ne  m'est  étranger  (2).  »  Aussi  avait-il  été 
l'un  des  principaux  instigateurs  de  l'expulsion  de  Fulbert, 
abbé  du  Sainl-Sépulcre  de  Cambrai  (3).  C'était  pareille- 
ment d'après  son  avis  que  l'évêque  de  Verdun,  accusé 
de  malversations  et  de  simonie,  avait  donné  sa  démis- 
sion au  concile  de  Chàlons,  le  2  février  1129  [i].  Tout  à 
coup  une  grande  rumeur  s'éleva  contre  lui.  De  quel  droit, 
disait-on^  un  simple  abbé  fait-il  la  police  de  toute  l'É- 
glise de  France?  Est-ce  à  un  moine  obscur  qu'il  appartient 
de  régler  les  différends  qui  s'élèvent  dans  les  diocèses? 
Kien  de  bien  ne  se  peut-il  faire  sans  lui?  Sa  main  est  par- 
tout; il  prend  le  pas  sur  les  évoques,  sur  les  conciles  el 
sur  le  légat  lui-même.  Bientôt,  si  on  n'y  prend  garde,  il 
usurpera  les  prérogatives  du  pape  et  des  cardinaux. 

Ces  récriminations  étaient  habiles  :  elles  avaient  l'air 

(1)  Cf.  Hern.,  ep.  182. 

(2)  Ep.  20. 

(3)  Voir  sur  celle  affain,',  ll(;rinaii,  de  Miraculis  S.  Marix  Lait- 
ihineiïsis,  lib.  III,  caj).  20,  ap.  Mon.  Germ.,  .\II,  G5fi  et  suiv. 

(4^  Sur  celle  qucslion,  voir  Laurent  de  Liège,  His(.  Virdiiiieiis.,  n\>. 
Ifisl.  des  G.,  XIII,  G.iC;  cf.  ihid.,  W,  2G9;  Mansi,  \\l ,  378;  IJern., 
ep.  48,  et  notes  (Je  Mabillon.  La  dale  du  concile  de  Clidlons  nous  est 
fournie  par  .Vltx'ric  de  Troisfunlaines  Hisl.  des  6'.,  .Mil,  G97). 


276  VIE    DE    SAINT  BEli.NAKD. 

d"un  hommage  rendu  à  la  suprématie  romaine.  Aussi 
lirent-elles  impression  sur  Tesprit  du  pape  et  des  car- 
dinaux. Craignit-on  réellement  que  labbé  de  Clairvaux 
n'empiétât  sur  les  droits  du  Saint-Siège,  et  jugea-t-on 
utile,  pour  maintenir  le  respect  de  la  discipline,  de  faire 
rentrer  dans  le  rang,  cest-à-dire  dans  le  silence  de  son 
cloître,  un  moine  qui,  au  nom  de.'  la  réforme,  prenait  par- 
tout le  ton  du  commandement,  ou  bien  voulut-on  sim- 
plement donner  satisfaction  aux  mécontents?  Toutes  ces 
hypothèses  sont  plausibles;  mais  il  est  aussi  fort  probable 
(jue  It'S  lettres  si  virulentes,  par  lesquelles  l'abbé  de  Clair- 
vaux  avait  récemment  ilétri  la  politique  de  Louis  le  Gros, 
avaient  nui  à  leur  auteur  dans  Tesprit  des  cardinaux.  Les 
hommes  de  gouvernement  se  diMient  toujours  des  exagé- 
rations de  langage  et  jugent  impropre  aux  affaires  qui- 
conque ne  sait  pas,  au  plus  fort  même  de  la  mêlée,  garder 
la  modération.  Bernard  avait  ainsi,  par  l'emportement  de 
son  zèle,  fourni  des  armes  à  ses  adversaires. 

Le  cardinal  llaimeric  fut  charité  de  lui  adresser  des  re- 
montrances. Bien  que  rédigées  par  un  compatriote  et  un 
ami  (1),  elles  furent  extrêmement  sévères  :  «  Il  y  a  dans 
l'Kglise,  disait-on  (2),  diverses  vocations.  Et  de  même  que 
tout  est  en  paix  quand  chacun  reste  à  sa  place  et  à  son 
rang,  de  même  aussi  tout  se  confond  et  se  désorganise 
quand  on  dépasse  les  bornes  de  sa  profession.  Qu'est-ce 
qu'un  moine  a  de  conmiun  avec  la  cour  et  avec  les  con- 
ciles? 11  ne  faut  pas  que  des  voix  criardes  et  importunes 

(1)  Nous  avons  de  nombreuses  lellics  de  Bernard  à  llaimeric  ;  epp. 
13,  20,  51,  5i,  157,  160,  163,  181.  Dans  son  épilre  144,  l'abbé  de  Clair- 
vaux  le  recommande  ainsi  aux  prières  de  ses  religieux  :  «  Orale  pio 
domno  cancellario,  qui  mibi  pro  maire  est.  » 

(2)  La  lellre  du  cardinal  llaimeric  ne  nous  esl  ])oinl  i)arvenue.  Nous 
n'en  connaissons  la  teneur  ([ue  par  la  réponse  de  l'abbé  de  Clairvaux. 


liER.XARD    ET    LE    POUVOIR    CIVIL.  2"7 

sortent  des  cloîtres  pour  troubler  le  Saint-Siège  et  les 
cardinaux.  » 

Si  jamais  labbé  de  Clairvaux.  eut  besoin  de  toute  son 
humilité  pour  ne  pas  se  révolter  contre  l'injustice,  ce  fut 
en  cette  occasion.  Visiblement,  on  oubliait  les  services 
réels  qu'il  avait  rendus  à  l'Église,  pour  lui  reprocher  de 
prétendues  infractions  à  sa  Règle. 

Une  méprise  aussi  manifeste  lui  donnait  beau  jeu  pour 
sa  défense.  Aussi,  dans  sa  réponse,  énumère-t-il  com- 
plaisamment  les  réformes  nécessaires  auxquelles  il  a  pris 
part,  et  apostrophant  le  Sacré-Collège  :  «  Pour  laquelle 
de  ces  œuvres  me  lapidez-vous,  s'écrie-t-il  (1),  ou  plutôt 
me  déchirez-vous,  car  il  est  juste  de  me  reconnaitre  moins 
outragé  que  mon  divin  maître?...  J'étais  présent  aux  con- 
ciles de  J.aoh  (et  de  Chàlons),  je  l'avoue;  mais  on  m'y 
avait  appelé,  mais  on  m'y  avait  traîné.  Si  cela  déplaît  à 
mes  amis,  cela  ne  me  déplaît  pas  moins.  IMùt  à  Dieu  que 
je  n'y  fusse  pas  allé  I  Plaise  à  Dieu  que  je  n'aille  pas  à 
d'autres  assemblées  du  même  genre  1  »  Ici  le  saint  moine 
passe  habilement  de  la  défense  à  l'attaque  :  «  Plût  à  Dieu, 
ajoute-t-il,  que  tout  récemment  encore  je  n'eusse  pas  ét('' 
appelé  à  voir  la  tyrannie  armée  contre  l'Église  par  l'auto- 
rité apostolique,  comme  si  elle  n'eût  pas  été  assez  armée 
par  sa  propre  fureur.  .l'ai  senti,  selon  la  parole  du  pro- 
phète, ma  langue  s'attachera  mon  palais,  lorsque  tout 
à  coup  nous  fûmes  accablés  sous  le  poids  des  lettres 
pontificales.  Hélas  1  je  me  suis  tu,  je  me  suis  humilié, 
lorsque  j'ai  vu,  à  la  lecture  de  ces  lettres,  le  visage 
des  innocents  se  couvrir  de  confusion,  et  les  impi(.'s 
se  réjouir  du  mal  qu'ils  avaient  fait,  et  triompher 
de  leurs   œuvres  criminelles.  On  avait  pitii-  de  l'impie, 

(1)  E[i.  i8. 

10 


278  VIE    DE    SAINT    BKK.NAHD. 

comme  pour  lauloriser  à  persévérer  dans  Tinjusticp.  » 
Après  avoir  lancé  ce  Irait  hardi  qui  attrignait  dirt'Cto- 
ment  le  souverain  Pontife,  par-dessus  la  tète  des  cardi- 
naux, l'abbé  de  Clairvaux  bat  i)rudemment  en  retraite.  11 
demande,  —  et  en  cela  il  était  sincère  (11,  —  à  être  exempté 
officiellement  du  souci  des  allaires  extérieures.  «  Personne 
mieux  que  vous,  dit-il  au  chancelier  Haimeric,  ne  peul 
me  délivrer  de  ces  assujettissements.  Pour  cela,  ce  n'est 
ni  le  pouvoir  qui  vous  manque  ni  le  vouloir,  je  le  sais.  Je 
m'en  réjouis.  Ma  volonté  est  entièrement  conforme  à  la 
vôtre...  Ordonnez  donc,  si  vous  le  voulez  bien,  à  ces  gre- 
nouilles criardes  et  importunes  de  ne  point  sortir  de  leurs 
trous  et  de  se  contenter  de  leurs  marais.  Qu"on  ne  les  en- 
tende plus  dans  les  conciles,  qu'on  ne  les  rencontre  plus 
dans  les  palais.  Qu'aucune  autorité,  aucune  nécessité  ne 
puisse  les  contraindre  à  se  mêler  dalfaires  et  de  procès. 
Peut-être  de  la  sorte  votre  ami  échappera-t-il  au  soupço» 
de  présomption.  Je  suis  bien  résolu  à  ne  sortir  de  mon 
cloître  que  sur  l'ordre  exprès  du  légat  du  Saint-Siège  ou 
démon  év("'quc,  auxquels,  vous  le  savez,  je  dois  obéis- 
sance, à  moins  toutefois  (jue  je  n'en  sois  dispensé  par  un 
privilège  de  l'autorité  supérieure.  Que  si,  comme  je  l'es- 
père, je  reçois  de  vous  ce  privilège,  je  demeurerai  en  paix 
et  j'y  laisserai  les  autres.  Toutefois,  j'aurai  beau  me  ca- 
cher et  me  taire,  cela  ne  fera  pas  cesser  les  murmures  des 
églises,  à  moins  ([ue  la  cour  romaine  ne  cesse  elle-même 
de  porter  préjudice  aux  absents  par  complaisance  poui- 
ceux  qui  l'obsèdent.  » 

Ce  dernier  trait  était  la  llèche  du  iVulhe.  En  le  lançant, 
Bernard  obéissait  évidemment  à  un  mouvement  d'impa- 
tience. Rappeler  de  la  sorte  ses  supérieurs  à  leur  devoir. 

(1)  CI",  ep.  ."j^. 


lŒH.NARn    ET    LE    POL'VOIR    CIVIL.  2"9 

c'est  peut-être  soulager  sa  conscience;  mais,  à  coup  sûr, 
c'est  risquer  de  les  oHenser.  La  leçon  eût  gagné  infiniment 
à  être  donnée  avec  plus  de  délicatesse  et  moins  d'amer- 
tume. Mais  la  mesure  ne  fut  pas  toujours  ce  qui  distingua 
le  langage  de  l'abbé  de  Clairvaux.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu 
de  s'étonner  qu'il  l'ait  dépassée  dans  une  circonstance  où 
l'on  n'avait  pas  craint  de  le  blesser  lui-même  injustement. 
Quelques  mois  plus  tard  éclata  le  schisme  d'Anaclot  II. 
On  va  voir  comment  la  paix  fut  rétablie  entre  l'Église  et 
l'État  sur  le  terrain  religieux,  au  concile  d'Étampes. 


CHAPITRE  X 

BERNARD    ET    LE    SCIIISJIE    d'aNACLET    II    (1130-1131). 
I 

Origine  du  schisme. 

La  double  élection  pajiale  du  li  lévrier  1130,  qui  dé'- 
termina  le  schisme,  obligea  de  nouveau  Bernard  à  sortir 
de  son  cloitre.  Cette  fois  ce  n'était  plus  simplement  un 
monastère  ou  même  un  diocèse ;,  c'était  l'Église  tout  en- 
tière qui  se  trouvait  en  péril. 

Le  canon  de  Nicolas  II  (avril  1050)  sur  les  élections  des 
pontil'es  romains  n'avait  pas  mis  fin  aux.  compétitions  ri- 
vales des  divers  ordres  d'électeurs.  Ln  son  texte  authenti- 
que, le  décret  portait  que  «  les  cardinaux  évèques  de- 
vaient d'abord  traiter  ensemble  avec  le  plus  grand  soin 
de  ri'lf^clion.  puis  s'adjoindre  les  cardinaux  clercs  et  re- 
quérir enlin  le  consentement  du  reste  du  clergé  et  du 
peuple,  en  sauvegardant  le  respect  dû  à  l'empereur  Henri 
et  à  ses  successeurs.  »  Or,  avant  la  tin  du  onzième  siècle 
et  sous  le  pontificat  même  de  Grégoire  YII,  circulaieni 
di'-jà  des  versions  gravement  alté-rées  de  ce  canon  synodal. 
La  l'alsification  (''tait  surtout  faite  au  profit  du  droit  impé- 
rial. .Mais  en  ce  qui  concerne  le  Sacré-Collège,  la  simple 
omission  du  mot  t-piscopi  devait  avoir  de  plus  funestes 


SCHISME   D  AN.VCLET    II.  281 

conséquences.  Le  privilèg»^  des  cardinaux,  évêques  ne  pa- 
rait pas,  en  fait,  avoir  été  contesté  avant  le  i)onti(îcat 
d'Honorius  II.  Mais  comme  Thabitudo  s'introduisit  dans 
le  langage,  au  commencement  du  douzième  siècle,  de 
distinguer  entre  les  episcopi  et  les  cardinales,  et  de  ne 
voir  dans  ces  derniers  que  les  cardinaux  clercs  à  l'exclu- 
sion des  cardinaux  évêques,  un  temps  devait  venir  où  le 
décret  de  Nicolas,  inséré  sous  sa  forme  altérée  dans  les 
recueils  de  droit  canon,  se  retournerait  fatalement  contre 
les  cardinaux  évêques,  en  faveur  desquels  il  avait  pour- 
tant été  formulé  (i).  Nous  verrons,  en  effet,  bientôt  la 
grande  majorilé  du  Sacré-Collège  dénier  aux  cardinaux 
évêques  tout  droit  de  suffrage  dans  les  élections  pa- 
pales. 

Le  conflit  n'existait  pas  seulement  dans  les  idées;  il 
existait  encore  entre  les  personnes.  En  dehors  du  Sacré- 
Collège,  deux  familles  qui  se  disputaient  la  suprématie 
dans  Rome  et  vivaient  en  perpétuelle  hostilité,  les  Pier- 
leoni  et  les  Fraiapani,  rivalisaient  de  ruse  et  de  violence 
à  chaque  élection  pontificale ,  pour  faire  placer  sur  le  siège 
di'  saint  Pierre  un  candidat  de  leur  choix  (2).  11  était  dif- 
licile  que  la  curie  ne  ressentît  pas  le  contre-coup  de  ces 
luttes.  A  cette  époque,  un  membre  de  la  famille  des  Pier- 
leoni,  — •  son  père  était  un  Juif  converti,  — appartenait  de- 
puis douze  ans  (b'jà  au  Sacrée-Collège  (3i.  Pascal  H  l'avait 

(1,  Sur  tout  ceci  voir  1'=  (■dilion,  f.  I,  y.  276-8,  notes,  et  Scheffor- 
Hoichorst,  Die  .Seuurdnung ,  p.  15-132.  Notons  seulement  ce  passage 
ilu  décret  authentique  île  Nicolas  H  :  «  linpriinis  cardinales  e|>iscopi 
diligenlissiina  consideralione  tractantes,  inox  siiii  clerieos  cardinales 
adliibeant ,  »  etc. 

(2y  Pandulpb.,  Uonorii  Vit(i,a\>.  Watlericli,  II,  157-158;  Ducliesne, 
LiOcr  l'ondf.,  II,  327.  Cf.,  sur  cette  lutli-.  Midilhaelicr,  Die  slreitigr 
Pfipslirahl,  p.  59-81. 

(3)  Sur  les  Pierleoni,  cf.  Clirnu.  Maurin.,  ap.  du  Cliesne,  IV,  37G: 

IG. 


282  VIE    DE    SAINT    lîEHNARI». 

nommé  cardinal  diacre  en  111  G,  et  Calixte  II  cardinal 
prêtre  du  litre  de  Saint-Calixle  (ou,  comme  on  disait  en- 
core, du  litre  de  Sainte-Marie  du  Trastevere)  le  17  dé- 
cembre 1120.  Ses  frères  rêvaient  de  le  voir  assis  sur  Ir 
trône  de  saint  Pierre,  et  lui-même  ne  se  défendait  pas  de 
ce  téméraire  désir.  Or,  son  crédit  et  ses  richesses  don- 
naient à  sa  candidature  quelque  chance  de  succès   1}. 

Un  homme  se  rencontra  qui  entreprit  de  déjouer  les 
manœuvres  de  cette  ambition  coupable.  C'était  Haimeric, 
cardinal  diacre  du  titre  de  Sainte-Marie-Nouvello,  qui 
remplissait  alors  les  fonctions  de  chancelier  de  rËglise 
romaine.  Élevé,  à  cette  dignité  par  le  pape  Calixte  II  et 
maintenu  dans  sa  charge  par  llonorius  II,  le  cardinal  s'é- 
tait toujours  montré  le  zélé  gardien  de  la  discipline  ecclé- 
siastique. Ses  ennemis  l'accusèrent  plus  tard  d'avarice, 
de  simonie  et  même  de  luxure  :  mais  ces  accusations  ont 

Bornhanli,  Lo/liar.  \>.  28G,  note  49;  p.  3()G,  noie  71  ;  IMiihlbaclier.  foc. 
rit. 

(1)  (I  l'i'tnis  Lconis  a  longis  n-lro  teinporibus  ad  id  pcrveiuiv,  iil 
avarus  et  aiid)ilio.sus,  affectaveral .  sicul  nuillis  jnobalur  iiuliciis.  ■ 
Hubert  de  Liicques,  ép.  à  Norbert,  archevêque  de  Magdebourg,  ap. 
Migue,  CLXXIX,  48.  Témoignage  important.  Cf.  Innocent.,  ep.  (ul 
cpiscop.  Anr/lix,  dans  The  liber  Landareiisis,  p.  52 :  cp.  ad  Lotliar., 
ap.  Migne,  loc.  cit.,  55;  Gautier  de  Ravenne,  ep.  ad  ISorber t.,  M\gnt\ 
ibid.,  3y,  où  l'on  reiroiive  la  même  formule.  Manfred  de  Mantoue  ep. 
ad  Lolliar.,  i\[K  Ncugart,  Codex  diploin.  Allemani;c ,  ITltl,  t.  ir. 
|i.  03)  est  plus  explicite  encore  :  «  A  tempore  euim  Calixti  bealaî  me- 
mori;e,  ul  sedem  apostolicam  altingeret  nisus  est  (Peirus),  cardinales 
e/)i.scopo.s  muneribus,  pollicitis,  blanditiis  circuiendo  — quod  per  mc- 
melipsuru  cognosco,  rogalus  enim  ab  illo  et  a  fralribus  ejus  sa>penu- 
mero  lui  —  et  cives  romauos  donalionibus  et  sacramentissubvertendo.  >■ 
liien  (jue  la  lettre  de  Manfred  soit  un  pamphlet,  ce  jiassage  est  à  re- 
tenir. Notons  enfin  un  lexle  précieux  de  Pierre  le  Vénérable  qui  n'a 
pas  été  assez,  remarciué  :  s'adressant  à  un  électeur  d'Anaclet,  à  Gilles, 
évêque  de  ïusculum,  l'abbé  de  Cluny  ne  craint  jnis  de  reprocher  a 
l'ierre  de  Léon  :  ambilio,  ciipidilas,  simoiiia...  et  adhnc  détériora 
(Ep.  JI,  i,  ap.  .Migne  CLXX.XIX,  ji.  l'.t?). 


SCHISME  d'anaclkt  II.  283 

tout  l'air  de  calomnies  inspirées  i)ar  la  passion  et  l'esprit 
de  parti.  La  confiance  pleine  d'affection  que  lui  témoi- 
gnèrent toujours  l'abbé  de  Clairvaux  (1)  et  Pierre  le  Vé- 
nérable (2)  est  sa  meilleure  recommandation  auprès  de 
la  postérité.  Tout  indique  qu'il  fut  un  ministre  vraiment 
pieux.  C'est  pour  lui  que  saint  Bernard  écrivit  son  traité 
de  Dili(/ciido  Dcn. 

Du  haut  de  la  position  officielle  qu'il  occupait,  Haimeric 
observait  avec  un  soin  jaloux  les  menées  de  Pierre  de 
Léon.  Le  souci  de  son  propre  avenir  entrait-il  pour  quel- 
que chose  dans  la  résolution  qu'il  allait  prendre?  On  l'a 
dit  avec  assez  de  vraisemblance  3).  Un  chancelier  ami  des 
Fraiapani,  les  plus  terribles  adversaires  de*  Pierre  de 
Léon ,  devait  pressentir  qu'il  serait  la  première  victime 
delà  politique  inaugurée  par  le  nouveau  pape.  Mais  il  est 
permis  de  croire  que  Haimeric  obt'-issait  à  un  sentiment 
plus  noble  et  se  laissait  guider  surtout  par  l'intérêt  de 
l'Église. 

C'était  de  ces  deux  hommes  qu'allait  dépendre  l'élec- 
tion du  successeur  d'Honorius.  Dès  les  premiers  jours  de 
février  1130,  le  pape  tomba  malade  et  bientôt  Rome  ap- 
prit qu'il  touchait  à  sa  fin  (i).  Cette  nouvelle  mit  toute 

1)  ((  Orale  pro  doniiio  cancellario ,  qui  inihi  pro  maire  csl;  >>  ey. 
lii.  Cf.  epp.  15,  20,  48,  51-54,  157,  160,  163,  181. 

(2)  Ep.,  I,  .3,  34.  Cf.  Mùlilbaclier,  Die  streilùjc  Papstaaiil,  p.  6'.t-70. 

(3)  Miihlbacher,  ouv.  cit.,  p.  74. 

(4)  Sur  les  événeinenls  qui  vont  suivre,  les  documents  sont  nom- 
breux ,  mais  de  valeur  inégale.  En  ])r('nii(''re  ligne  nous  plaçons  l'épître 
de  lliiberl  de  Lucques  (.Migne,  CLXXIX  ,  40)  et  l'épitre  du  cierge  Ana- 
clélisle  à  l'archevêque  de  Coniposlolle  '  Hhlor.  ('ompnstellaiia.\H,  '.>M; 
Wallericii,  II,  187-188).  Sur  l'autorité  du  premier  document,  tous  les 
critiques  sont  à  peu  près  d'accord;  sur  celle  du  second,  les  auteurs  se 
divisent.  En  l'allribuant  à  Pierre  de  Pise,  l'un  des  électeurs  les  plus 
éminenls  d'Anaclet  et  des  canonisles  les  ]ilus  savants  du  temps,  \Vat- 
terich  (I,  lxx-lxxi,  note -4  ;  II,  187,  note  2)  et  .Miihlbacher  (ouv.  cil.. 


284  VIE    DE    SAINT    liEHNARD. 

la  ville  en  rumeur.  Les  partis  s'agitaient  et  à  leur  tête  les 
Pierleoni  et  les  Fraiapani.  Le  chancelier,  bien  déterminé 
à  entraver  la  candidature  menaçante  du  cardinal  de  Saint- 
Calixte ,  imagina ,  pour  assurer  la  liberlt'  du  Sacré-Collège , 
de  faire  transporter  llonorius  mourant  dans  le  monastère 
de  Saint-André  (ou  de  Saint-Grégoire,  comme  on  l'appelait 
encore),  sur  le  mont  Cœlius.  C'est  là,  non  loin  du  Colisée  et 
du  Palatin  transformés  par  les  Fraiapani  en  palais  et  en  for- 
teresses, qu'il  convoqua  les  cardinaux,  le  11  et  le  12  février, 
pour  préparer  la  prochaine  élection.  Plusieurs  cardinaux 
proposèrent  de  s'en  tenir  aux  saints  canons,  qui  exigeaient 
trois  jours  d'intervalle  entre  la  mort  du  pape  et  le  choix 
de  son  successeur.  Mais  l'état  des  esprits  semblait  récla- 
mer une  mesure  exceptionnelle.  On  se  borna  donc,  leprc- 

]>.  9-20)  le  plaçaient,  ])oiir  ainsi  dire,  hors  de  pair.  Mais  lenrs  raisons, 
tirées  surtout  du  style  de  l'auteur,  ne  tiennent  pas.  Il  parait  avéré 
que  l'auteur  des  Vies  des  papes  de  la  lin  du  onzième  et  du  eommen- 
cement  du  douzième  siècle,  dont  le  style,  à  leurs  yeux  inimitable,  res- 
semble au  style  de  l'épitre  à  Didace,  n'est  pas  Pierre  de  Pise,  mais 
Pandolphe  de  Pise  (Ducliesne,  Lib.  Ponlif,  II,  p.  \\\iii-x\xvii\  S'il 
en  est  ainsi,  l'épitre  à  Didace  n'est  pas  l'œuvre  d'un  homme  indépen- 
dant et  droit,  mais  celle  d'un  ennemi  acharné  d'Innocent  II,  de  l'un 
(les  Anaclétistes  les  plus  violents  (cf.  Vila  Gelasii  H,  Duchesne,  Lih. 
Ponlif.,  II.  311  et  318,  note  3).  Son  autorité  se  trouve  de  la  sorte  très 
amoindrie.  Dans  tous  les  cas,  sa  partialité  en  faveur  d'Anaclet  est  in- 
contestable; elle  passe  sous  silence  tous  les  faits  compromettants  qui 
sont  à  sa  charge  (cf.  Muhlbaclier,  ouv.  cil.,  [k  13).  Viennent  ensuite 
les  manifestes  des  deux  papes  et  de  leurs  électeurs  (JatVé,  f!e(jesla . 
n"^  7403-7404,  7407,  7411,  7413,  8370-8371,  8374,  837()-8:îyO;  Watlericli- 
II,  18'2,  185);  l'épitre  de  Pierre  de  Porto  (Migne,  CLXXIX,  13'.)7);  ie.^ 
lettres  de  Gautier  de  Ravenne  [Udalrici  codex,  245;  Diimler,  Fors- 
cliuiujen  zur  deiiischeu  Geschichie ,  VIII,  l(;4);i)uis  les  récils  de 
Suger  [Ilist.  des  (l.,  XII,  57),  du  chroniqueur  de  Morigny  (Du  Chesne, 
IV,  :u;>,,  du  biographe  de  saint  Bernard  [Vila,  lib.  II,  cai).  i)  ;  c"  der- 
nier lieu  les  pamphlels  de  révé(iue  de  Mantoue  ;ap.  Neugarl ,  Cod. 
diplom.  .\leiii..  H,  (>3)  et  d'Arnulpbe  de  Séez  (d'Aclier>,  Spicileij.,  1. 
153;  Mon.  Germ..  XII,  707-720),  etc. 


i 


SCHISME  i/axaclkt  ii.  285 

mier  jour,  à  porter  l'anathème  contre  ceux  qui  procéde- 
raient à  rêlpction  avant  les  obsèques  d'Honorius,  insrpullo 
papa;  et  comme  le  danger  du  tumulte  extérieur  allait 
toujours  croissant,  on  convint  le  lendemain  de  confiera 
une  commission  de  huit  membres  le  soin  d'élire  le  futur 
pape.  En  cas  de  contlit  entre  les  électeurs,  quelques  car- 
dinaux devaient  leur  être  adjoints  pour  trancher  la  discus- 
sion (1).  Lévéque  de  Preneste  demanda  en  outre  que 
l'excomnmnication  et  la  peine  de  la  suspension  fussent 
décrétées  contre  tout  membre  élu  en  dehors  de  cette  con- 
vention. Le  coup  porté  par  cette  proposition  à  la  candi- 
dature du  cardinal  de  Saint-Galixte  atteignit  le  coupable 
en  pleine  conscience;  mais  il  affecta  une  parfaite  tranquil- 
lité et  se  hâta  de  rassurer  ses  collègues,  en  leur  jurant 
qu'il  aimerait  mieux  être  jeté  au  fond  de  l'enfer  que  d'être 
une  occasion  de  trouble  pour  l'Eglise. 

La  composition  du  comité  électoral  ne  souffrit  aucune 
difficulté.  Tous  les  ordres  du  Sacré-Collège  y  furent  re- 
présentés. Guillaume  de  Preneste  et  Conrad  de  Sabine  y 
figurèrent  en  qualité  de  cardinaux  évoques;  la  classe  des 
cardinaux  prêtres  délégua  Pierre  de  Pise ,  Pierre  le  Roux 
et  Pierre  de  Léon;  et  la  classe  des  cardinaux  diacres,  Gré- 
goire de  Saint-Ange,  Jonathan  et  Ilaimeric.  Ces  nomina- 
tions font  honneur  au  Sacré-Collège;  elles  prouvent  que 
la  majorité  de  ses  membres  était  alors  fermement  résolue 
à  observer  la  h'galité  et  à  résistera  la  pression  du  dehors, 


flj  «  Ha  larncn  quod,  si  inter  se  de  pi'isona  concordUer  coiivenire 
non  jiossent,  alit/ni  de  fratribus  adliil>ercntur  »  [Ep.  ad  JJulac.).  Hu- 
bert de  Lucques  (loc.  cit.)  forinuio  aiilreinent  la  condition  :  «  ab  eis 
coin»iunUer  eligeretur  rel  a  parte  sanioris  consilii.  »  Colle  clause 
n'est  pas  très  vraisemblable.  Si  on  nommait  une  commission,  c'était 
pour  obtenir  l'unanimité  des  suffrages.  Parmi  les  élus,  il  ne  pouvait  y 
avoir  un  groui)e  qui  fùl  autorisé  à  se  dire  pars  sanioris  concilii. 


286  VIE    J>E    SAINT    UERNAHD. 

d"où  quelle  vînt;  Jonathan  était  le  seul  cardinal  électeur 
lavorable  à  Pierre  de  Léon. 

La  politique  du  chancelier  venait  donc  dobtenir  un 
grand  succès.  Toutefois  son  triomphe  définitif  (■tait  loin 
d'être  assuré.  La  division  éclata  le  jour  même  entre  plu- 
sieurs cardinaux  prêtres  et  cardinaux  évèquos,  au  sujet 
de  la  i)rise  de  possession  du  lieu  qui  avait  été  lixé  pour 
Télection,  c'est-à-dire  de  l'église  Saint-Adrien,  voisine 
du  Capitole  et  de  lare  de  Septime-Sévère.  Les  cardinaux 
évêques,  qui  étaient  des  amis  du  chancelier,  refusè- 
rent d'en  remettre  les  clefs  à  leurs  collègues.  Aussi , 
«  considérant  ce  procédé  comme  une  injure  et  un  indice 
de  mauvaises  intentions,  dit  un  partisan  de  Pierre  de 
Léon,  la  partie  la  plus  saine  et  la  plus  nombroitsc  des 
cardinaux  n'osa  plus  retourner  au  couvent  de  Saint- 
(irégoire  (1).  » 

Nous  voyons  apparaître  ici  les  premiers  symptômes  du 
schisme.  Avant  de  se  séparer,  les  cardinaux  avaient  fixé 
au  lendemain,  13  février,  une  troisième  séance.  Au  lieu 
d'une  séance  on  eut  une  émeute.  Le  bruit  se  répandit 
qu'llonorius  avait  rendu  le  dernier  soupir  et  que  les  amis 
du  chancelier  s'obstinaient  à  tenir  sa  mort  secrète.  Pierre 
de  Léon  n'était  vraisemblablement  pas  étranger  à  ces 
rumeurs  excitantes;  et,  pendant  qu'il  dressait  avec  le 
cardinal  Jonathan  son  plan  de  campagne  électorale ,  le 
peuple  abusé  et  soudoyé  par  ses  frères  se  ruait  sur  le  cloi- 
Ire  de  Saint-Grégoire.  Le  pape  fut  contraint,  pour  con- 
fondre les  agitateurs,  de  se  montrer  à  une  fenêtre  (2). 
-Mais  une  telle  scène,  une  secousse  si  violente  achevèrent 

(I;  1^[).  ad  Didac.  Noter  les  mois  [xirs  major  cl  sanior,  employés 
jiar  les  partisans  de  Pierre  de  Léon. 

(:>}  Ep.  lluherL  Lucens.  >"otcr  le  silence  intéressé  de  l'éjutre  à  Di- 
dace  sur  celle  journée  du  13. 


SCHISME    D  ANACLET    II.  287 

d'épuiser  ses  forces;  dans  la  nuit  du  13  au  I  i  il  expira  (1). 
Tout  prévu  qu'il  était,  cet  accident  jeta  le  chancelier 
dans  un  grand  embarras.  Le  comité  choisi  par  le  Sacré- 
Collège  était  disloqué  avant  même  d(^  s'être  réuni.  Déjà 
Pierre  de  Léon  et  le  cardinal  diacre  Jonathan  faisaient 
schisme.  Pour  échapper  au  péril  qu'il  redoutait,  le  chan- 
celier résolut  de  brusquer  les  événements  et  de  nommer 
le  successeur  d'Honorius  avec  le  seul  concours  des  car- 
dinaux réunis  dans  le  cloître  de  Saint-Grégoire,  quitte  à 
faire  ratitîer  ensuite  l'élection  par  les  autres  membres 
du  Sacré-Collège.  Pierre  de  Pise  eut  beau  protester  contre 
l'illégalité  de  cette  mesure,  Itaimeric  passa  outre.  11  se 
persuadait  sans  doute,  que,  par  horreur  d'un  schisme, 
ses  adversaires  eux-mêmes  s'inclineraient  devant  le  fait 
accompli.  Dès  l'aube  du  jour  donc,  et  avant  que  le  secret 
de  la  mort  du  pape  fût  divulgué  dans  Rome,  le  corps 
d'Honorius  fut  enseveli  à  la  hâte  et  déposé  dans  un  tom- 
beau provisoire.  Par  l'accomplissement  de  cette  céré- 
monie, on  satisfaisait  à  la  lettre ,  sinon  à  l'esprit  de  la  con- 
vention du  11  février.  Les  cardinaux  présents,  quatre 
évêques,  cinq  prêtres,  cinq  diacres,  en  tout  quatorze 
membres  du  Sacré-Collège  (parmi  lesquels,  cinq  mem- 
bres du  comité  des  huit),  procédèrent  aussit<jt  à  l'élection 
du  nouveau  pape  (2  ,  et  choisirent  à  l'unanimité  le  car- 

(1)  Le  13,  circa  solis  onasian,  dit  l'épîtro  à  Didace;  le  li,  selon 
Gautier  de  Ravenne  Diiininler,  l'oi-scliinuj.  zur  dculschea  Cescfii- 
clite.  Vin,  165).  Ce  dernier  témoignage  est  décisif  aux  yeux  de  Miilil- 
iiaciier  ouv.  cit.,  p.  97  et  suiv.i.  Gautier  écrivait  dès  le  ir»  février  cl 
il  n'avait  aucun  intérêt  à  dénaturer  les  faits.  Cf.  Vacandard,  Revue 
des  Quest.  ///*/.,  janvier  1888,  p.  75-70,  note  2;  Bernliardi ,  Lotliar, 
2'.»; ,  note  .jO. 

•>)  Selon  liernliardi  [Lolliar.  p.  2'J.5-2'.iG,  note  (11;  2'.t7-2'J9,  note  63,, 
If  nombre  des  électeurs  d'Innocent  ne  s'élèverait  qu'à  neuf;  quatri^ 
cardinaux  évéques  et  cinq  autres  tant  prêtres  que  diacres.  Ce  calcul 


288  VIE  DE   SAINT   beknahu. 

dinal  diacre  Grég-oiro  do  Saint-Ange,  qni ,  après  un  nio- 
mimt  d'hésitation  bien  h-gitimo,  tinit  par  accepter  la 
charge  redoutable  qu'on  lui  imposait  (1).  Avec  la  même 
précipitation,  le  chancelier  fit  conduire  au  Latran,  sous 
bonne  escorte,  le  pape  défnnt  et  son  successeur,  pour  les 
cérémonies  complémentaires  de  l'élection.  Le  corps  d'Ilo- 
norius  fut  de  nouveau  inhumé  sans  iiompe  et  Grégoire 
de  Saint-Ange  acclamé  par  ses  collègues  sous  le  nom  d'In- 
nocent II  \^'l).  Le  cortège  se  remit  ensuite  en  marche  et  se 
dirigea  vers  le  cloître  de  Palladium,  sur  le  Palatin  (3  , 
que  les  forteresses  des  Fraiapani  protégeaient  contre  toute 
tentative  à  main  armée.  C'est  là  qu'Innocent  11  reeut  les 
insignes  pontificaux  qui  avaient  servi  à  ses  prédéces- 
seurs, la  mitre,  l'anneau,  la  croix  et  eniin  le  manteau  de 
pourpre,  considéré  alors  comme  la  marque  principale  oi 
distinctive  de  la  dignité  papale  [A). 

Cependant  le  cardinal  de  Saint-Calixt(^  et  ses  amis,  réu- 
nis dans  l'église  Saint-Marc,  attendaient  avec  impatience 
des  nouvelles  du  couvent  de  Saint-* irégoire.  Ils  apprirent 
en  même  temps  et,  selon  toute  probabilité,  di^  la  bouche 
de  Pierre  de  Pise,  lamort  dllonorius  et  l'intronisation  de 
son  successeur.  Leur  indignation  fui  égale  à   leur  sur- 

osl  assez  vraisemblable.  Zoeplïel  (ohc.  cit.,  p.  308  et  siiiv.)  el  Mijlil- 
bacher  {our.  cit.,  \).  lOÔ-lOG)  coniplenl  au  moins  onze,  au  plus  quinze 
électeurs. 

(1)  Cf.  notre  article  cité  plus  liant,  Revue,  y.  7'.»,  note  3. 

(2)  Ep.  ad  l)i(i.,  en  notant  le  Ion  satirique.  Sur  les  cérémonies  de 
l'inlronisalion,  voir  Duchesne,  Lib.  Pontif.,  11,  3oo,  note  i. 

(3)  Vila  Gclnsii  //^  ap.  Watterich,  II.  95;  Ducbesne,  Lih.  Pont., 
Il,  313.  L'emplacement  de  ce  monastère  est  mar(iué  par  la  petite  église 
de  S.  Si'bastiano  alla  Polveriera,  appelée  aussi  S.  Maria  in  Pallara,  sur 
le  Palatin,  à  cent  mètres  environ  de  l'arc  de  Titus  (cf.  Uucliesne,  II, 
319,  noie  1  i  ;  Armellini,  le  Chiese  di  Roma,  Homa,  1891,  p.  Wl'i). 

(i)  Lt'tire  de-;  électeurs  d'Innocent  II,  ap.  Migne,  CLXXIX,  p.  37; 
cf.  ZoepHel,  ouc.  cil.,  p.  371-375. 


SCHISME  d'anaclet  II.  289 

prise.  Toutefois  Pierre  de  Léon,  qui  vit  dans  ce  coup  la 
main  du  chancelier,  ne  perdit  pas  tout  espoir  de  repren- 
dre ses  avantages.  Les  défauts  de  forme,  qu'il  était  si 
aisé  de  constater  dans  les  obsèques  du  pape  défunt  et 
dans  l'élection  du  cardinal  (irégoire  de  Saint-Ange,  lui 
donnaient  beau  jeu  pour  se  poser  en  redresseur  des  torts 
et  en  vengeur  du  droit.  Renonçant  aux  moyens  violents, 
il  en  appela  au  jugement  dos  cardinaux,  du  clergé  et 
du  peuple ,  que  le  cardinal  Ilaimeric  avait  tenus  à  l'écart. 
En  quelques  instants,  l'église  Saint-Marc  fut  envahie  par 
une  foule  énorme,  au  premier  rang  de  laquelle  on  distin- 
guait vingt-quatre  cardinaux,  deux  évoques,  Gilles  de 
l'usculum  et  Pierre  de  Porto,  treize  prêtres  et  neuf  dia- 
cres, les  évoques  de  Segni  et  de  Sutri,  trois  abbés,  plu- 
sieurs archiprêtres  et  l'élite  de  la  noblesse  romaine.  Les 
cardinaux  prêtres  trouvaient  ici  une  merveilleuse  occa- 
sion d'exercer  pour  la  première  fois  leur  prétendu  privi- 
lège électoral.  Casser  l'élection  d'Innocent  11  leur  parut 
même  inutile.  Ils  procédèrent  sans  délai  à  un  nouveau 
choix.  Pierre  de  Léon  prit  le  premier  la  parole,  et,  dis- 
simulant son  ambition,  désigna  au  sulfrage  des  élec- 
teurs un  de  ses  collègues  de  l'ordre  des  prêtres.  Celui- 
ci  répondit  à  cette  flatterie,  qui  du  reste  ne  trompait 
personne,  en  proclamant  le  cardinal  de  Saint-Calixte  seul 
digne  de  s'asseoir  sur  le  siège  do  saint  Pierre.  11  semble 
que  les  assistants  n'aient  attendu  que  ce  signal  pour  se 
déclarer.  A  l'unanimité,  Pierre  de  Léon  fut  acclamé  sou- 
verain pontife  et  prit  le  nom  d'Anaclct  II  (1). 

(1)  Ejh  ad  Didac,  /îp.  elecl.  Anucirli,  ^^alle^icll,  11,  182;  Suger, 
loc.  cit.  Voir  dans  ZoepHel  les  noms  des  23  cardinaux  partisans  de 
Pierre  de  Léon  {our.  cit.,  p.  383  et  suiv.).  Leur  nonii)re  doit  même 
s'élever  à  29,  si  les  calculs  de  Bernhardi  sont  sûrs  {Lothar,  p.  302, 
noie  GO).  «  Priorc  cleclione  non  prius  discussa  raliotio,  cassala  judi- 

SAINT  CEr.NVUD.   —  T.   I.  17 


290  VIE    DE    SAINT    IJliRNAIU». 

11  était  environ  midi  [[).  En  moins  do  trois  heures, 
Rome  avait  élu  deux  papes  qui,  pendant  huit  ans,  al- 
laient se  disputer  la  tiare  avec  acharnement.  Les  hosti- 
lités commencèrent  dès  le  lendemain,  15  février.  Les 
Pierleoni,  répandant  l'or  à  profusion  parmi  le  i)euple, 
recrutèrent  une  véritable  armée,  qu"ils  mirent  au  service 
de  leur  frère.  Le  Latran  et  Saint-Pierre  étaient  les  églises 
où  d'après  l'usage  devaient  s'accomplir  les  cérémonies 
de  l'intronisation  et  de  la  consécration  papale.  S'en  empa- 
rer fut  le  premier  souci  d'Anacletll.  Il  dirigea  d'abord  ses 
lroui)es  sur  l'église  Saint-Pierre  et  la  prit  d'assaut  après 
un  combat  meurtrier.  Le  lendemain  IC»  février,  il  attaqua  le 
Latran,  mit  tout  le  quartier  à  l'eu  et  à  sang,  et,  si  l'on  en 
croit  les  électeurs  d'Innocent  II ,  poussa  l'audace  sacrilège 
jusqu'à  piller  le  trésor  de  la  sacristie  de  Saint-Laurent.  Il 
assiégea  ensuite  le  cloitre  de  Palladium,  dans  l'espoir  de 
s'emparer  de  son  rival  et  de  Unir  ainsi  d'un  seul  coup  la 
guerre  civile  et  le  schisme.  Mais  là  devaient  s'arrêter  ses 
succès.  Il  fut  repoussé  avec  une  grande  perte  d'hommes 
et  de  chevaux,  et  contraint  de  rentrer  dans  son  palais  (2\ 

Innocent  II  profita  de  cette  trêve  momentanée  pour  se 
faire  sacrer  par  le  cardinal  évoque  d'0stie(3)  dans  l'église 

cio,  »  dit  sailli  Bornai  d  (Ep.  120,  n'  8).  Ce  témoignage  est  à  recueillir. 
C'est  ù  tort  que  Miililbaclier  alTirine  le  contraire  {ouv.  cit.,  \).  111, 
note  1)  en  s'appuyant  sur  la  clu-oni(|ue  de  Bénévent  (Walterich ,  II, 
l'.)Û),  reinarquabieinent'inexacle  touchant  les  circonslances  de  la  dou- 
ble élection  du  li  février. 

(1)  Cf.  Bernbardi,  Lothar,  30'j,  note  GO. 

(2)  Boso,  Vila  Innocent.  II,  ap.  Walterich ,  II ,  17i-17à;  Ep.  Klec- 
lor.  Innoc,  Codex  Udalricl,  ir  252;  Walterich,  II,  182-183;  Migne, 
CL.WIX,  ;{7-38.  L'épilre  à  Didace  se  lait,  et  pour  cause,  sur  ces  éve- 
iieiiients.  Cf.  Duclicsne,  Lih.  Fonlif.,  II,  380,  note  2;  Jafle,  Rejcsla, 
ir  8  {70. 

(3)  Le  Liber  (Humus  (LVII),  Boso  [Vila  Alexandri  III,  aji.  Wal- 
lericli,  II,  380),  et  l'abbc  de  Clairvaiix   ep.  120,  n"  13]  ne  reconnais- 


SCHISME    d'aXACLET    II.  291 

(le  Sainte-Marie-Nouvelle,  dont  le  chancelier  Haimeric 
était  le  titulaire.  Le  même  jour  (2^  février)  Pierre  do  Porto 
consacrait  avec  solennité  Anaclct  11  auprès  de  la  Confes- 
sion du  prince  des  apôtres  et  l'introduisait  ensuite  en  l'é- 
glise de  Latran  (I). 

La  crise,  arrivée  h  son  état  aigu,  appelait  un  dénouement. 
Une  faible  minorité  du  peuple  et  seuls,  parmi  les  nobles, 
les  Fraiapani  et  les  Corsi  soutenaient  la  cause  d'Inno- 
cent 11.  Pour  abattre  tout  à  fait  ou  gagner  ses  adversaires, 
Anaclet  II  employa  les  moyens  les  plus  différents  :  les  pro- 
messes, les  menaces,  l'excommunicalion,  l'épée  et  l'ar- 
gent. «  Il  opprima  les  petits  et  corrompit  les  grands,  » 
disent  les  partisans  d'Innocent  II.  Le  succès ,  hélas  !  est 
à  ce  prix  quelquefois.  Insensibloment  Rome  prescjne  en- 
tière courba  la  tête  sous  le  joug.  Dès  le  mois  de  mai  1 130, 
les  Fraiapani  eux-mêmes,  infidèles  à  leurs  premiers  enga- 
gements, s'étaient  ralliés  à  Pierre  de  Léon  (2). 

Abandonné  par  les  Romains,  Innocent  II  ne  désespéra 
pas  de  son  droit.  En  cette  extrémité,  la  lumière  ne  pou- 
vait plus  venir  des  partis  qui  divisaient  la  ville  éternelle. 
La  parole  était  à  l'Église  universelle,  à  l'Italie,  à  l'Espa- 
gne ,  k  l'Angleterre  et  surtout  à  l'Allemagne  et  à  la  France. 

Les  deux  papes  n'avaient  pas  attendu  l'issue  de  la 
guerre  civile  pour  faire  part  de  leur  (dection  aux  souve- 
rains, au  clergé  et  au  peuple  des  diverses  nations  catho- 
liques. Dès  le  18  février,  le  cardinal  Gérard  partait  pour 

sent  qu'à  l'évoque  d'Oslie  le  droit  de  consacrer  le  pape  nouvellenienl 
élu.  Pandolphe  do  Pise  {Vila  Gelasii  II,  ap.  "Wattericli,  H,  yS-'J'J)  ac- 
corde le  inôine  privilège  aux  évoques  de  Porto  et  d'Albano.  Scheft'er- 
Boichorst  (ouv.  cil.,  p.  09,  note  2)  incline  à  croire  que  tous  les  cardi- 
naux évoques  jouissaient  de  la  même  prérogative. 

(1)  I-:p.  ad  Didac;  Jafté,  Keg.,  p.  '.tl2  et  n'  837(;. 

(■21  Boso,  Innocent.  H  Vila,  ap.  \S'altericli ,  II,  t75;  C/j.  ad  Didac; 
Jafi'é,  Iii'(j..  Il"  8370.  Cf.  licnilianli,  l.othar,  311,  noie  7<i. 


'2di  VIE    HE    SAINT    !!EH.\.\l!li. 

l'Allemagne,  muni  de  deux  lettres  adressées  par  Inno- 
cent TI,  l'une  au  roi  Lothaire  et  l'autre  à  ses  sujets.  Sans 
menli'tnucr  l'élection  de  Pierre  de  Léon,  le  pontife  invite 
Lothaire  à  passer  les  Alpes  pour  venir  recevoir  à  Rome 
la  couronne  impériale  et  réprimer  <■  les  ennemis  de  l'K- 
glise  et  du  royaume  (l)  ».  Informé  sans  doute  de  cette 
démarche,  Anaclrt  II  se  hâte  d'écrire  à  son  tour  [l'.'i  février) 
à  Lothaire  roi  des  Romains,  à  la  reine  Richinza,  aux  arche- 
vêques, ('vèques,  ahbés,  prévôts,  clercs  et  fidèles  établis 
dans  l'Allemagne  et  la  Saxe.  Son  inquiétude  se  trahit  dans 
la  seconde  lettre  par  une  allusion  aux  mauvais  bruits  qui 
circulent,  en  Italie  et  en  Allemagne,  sur  l'irrégularité  de 
son  élection  :  mais,  à  l'exemple  d'Innocent  11.  il  se  garde 
de  signaler  à  l'attention  de  ses  correspondants  l'exis- 
tence d'un  rival  (2). 

Ces  lettres,  rédigées  assez  laconiquement  et  en  style 
de  chancellerie,  étaient  de  vaines  formules  fort  peu  pro- 
pres à  éclairer  Lothaire  :  elles  restèrent  sans  réponse. 
Les  deux  papes  reviennent  alors  à  la  charge;  ils  envoient 
à  l'empereur  un  récit  ofliciel  de  leur  élection,  qu'ils  font 
appuyer  par  un  rapport  signé  de  leurs  électeurs  (mai 
ILiO)  {3'j.  A  cette  époque  (11  mai).  Innocent  II  avait  pris 
la  fuite,  laissante  Rome  l'évèque  Conrad  de  Sabine  comme 
Cardinan'icaire  (i).  Anaclet  ne  manqua  pas  de  tinu^ parti 
de  cet  événement  et,  dans  sa  lettre  au  roi  des  Romains, 
il  se  pare  de  son  triomphe  c<>mme  d'un  titre  à  la  lègiti- 
milé.    Mais    Lothaire  n'ignorait   pas   que    le   succès   des 

(1)  Mignc.  CLX\I.\.  .•.■•!-:.i:  Jaffé,  lieg.,  n    7403,  cf.  74o'j. 

(2)  Jaffe,  Itcrj.,  n' '  8370-8:î71  ;  Mi^ne,  CLX.MX,  689-G92. 

(3)  Jaffé,  n"  7 i  1 1  (cf.  n"  74 1-3 j  ;  iv  ■  8388-8389  ;  Codex  Vdalrici,  n"  352  ; 
Waltcricii,  II,  182-183;  Mignc,  CLXXIX,37.  La  lettre  des  élccleurs 
il'Anaclel  se  trouve  dans  AValli^ricli,  ibid.,  183-187. 

(i)  Boso,  Vila  Lmoc.  II,  Wattcridi,  II,  175. 


SCHISME   iVaNACLET   II.  29,'{ 

armes  peut  couvrir  quelquefois  les  moins  justes  causes. 
Les  informations  que  son  conseiller  Norbert,  archevêque 
de  iMagdebourg,  prit  auprès  de  larchevêqui^  de  Ravenne 
et  de  révoque  de  Lucques  sur  les  circonstances  de  la 
double  élection  du  14  février,  lo  confirmèrent  dans  ce 
sentiment,  et  il  laissa  encore  une  fois  les  lettres  d'Anaclet 
sans  réponse.  Ce  silence  affecté  était  significatif.  Pierre 
de  Léon,  comprenant  quil  n'avait  rien  à  attendre  de  ce 
côté,  se  tourna  vers  Roger,  duc  de  Sicile,  ennemi  déclaré 
des  empereurs  d'Allemagne,  auquel  il  offrit  sa  sœur  en 
mariage.  Par  une  bulle  datée  du  27  septembre  1130,  il 
érigea  en  outre  son  duché  en  royaume,  et  à  ce  prix  il  fut 
reconnu  «  pape  catholique  »  par  le  nouveau  roi  et  le 
clergé  de  ses  États  (1). 

Le  reste  de  la  chrétienté  était  moins  aisé  à  gagner.  C'est 
en  vain  que  le  pontife  maître  de  Rome  avait  sollicité  par 
ses  lettres  et  ses  légats  les  suffrages  de  l'Italie,  de  l'Es- 
pagne, de  la  France  et  de  l'Angleterre  (2). 

La  France,  en  particulier,  s'était  tue  pendant  quelques 
mois.  Quel  pouvait  être  le  fruit  de  son  recueillement?  De 
toutes  les  Églises  de  la  catholicité,  «  elle  était  la  seule 
qui  n'eût  jamais  fléchi  devant  l'erreur  et  n'eût  jamais  été 
souillée  par  le  schisme.  Toujours  soutenue  de  Dieu,  elle 
est  demeurée  attachée  ù  l'unité,  et  toujours  elle  s'est  ap- 
pliquée à  donner  à  l'Église  romaine  des  témoignages  de 
son  respectueux  dévouement    3;.  »  C'est  en  ces  termes 

(1)  JafFé,  Reg.,  n>  8ill;  Falco  Hont-veat.,  aj).  Muralori,  lier.  Ital. 
Script.,  V,  106;  \S allcrich ,  H,  l'.)3-l'J5.  Ordeiic  Vital  {Hisi.  eccles.. 
XIII,  5)  nous  apprend  que  Ro'^or  épousa  sororein  Anacfcii  ponii/icis. 

(2)  Cf.  Jaffé,  Itefj.,  I,  1(13-91  i. 

f3;  fl  Gallicanam  ecclesiam...  qu;c  inler  reliquas  cliristianitalis  ec- 
desias  nuUis  uiiquam  ccssit  errorilnis,  nulla  prorsus  [loluit  schisina- 
licœ  piavitatis  infainia  maculari.  )  Ail  i/uosdam  rpiscop.,  ap.  Mif;ne, 
CLXXIX,  703. 


294  VIE    DE    SAINT    lîERNARD. 

(lu'Anaclet  II  la  salue  et  la  loue  dans  une  de  ses  lettres. 
Persuadé  qu'elle  entraînera  par  son  exemple  les  nations  à 
sa  suite,  il  la  conjure  de  faire  entendre  sa  voix.  On  sent 
que  c'est  trclic  (ju'il  attend  son  triomphe  définitif  ou  sa 
ruine  d). 

C'est  de  la  France,  en  effet,  que  partit  le  coup  qui  de- 
vait le  précipiter  de  son  siège.  Comme  lui,  Innocent  II  en 
avait  appelé  au  jugement  de  Louis  le  Gros  et  de  l'épisco- 
pat  français.  Ni  les  évoques  ni  le  roi  n'avaient  d'abord  osé 
se  prononcer  entre  les  deux  prétendants  (2).  Mais  lorsque 
le  pontife  exilé,  après  un  séjour  de  quelques  mois  à  Pise 
et  à  Gênes,  eut  abordé  à  Saint-Gilles  ,  il  put  s'apercevoir 
qu'il  mettait  le  pied  sur  un  sol  ami  (3).  Le  concile  d'E- 
tainpes  venait  de  lui  préparer  les  voies,  en  proclamant 
avec  éclat  la  validité  de  son  élection. 


Concile  d'Étampes. 

Cette  assemblée  convoquée  par  le  roi  de  France  com- 
prenait, outre  les  barons  feudataires  de  la  couronne,  les 
membres  les  plus  éminents  de  l'épiscopat  et  de  l'ordre 
monastique  ('()•  L'abbé  de  Saint-Denis,  Suger,  y  siégeait 

(1)  Nous  possédons  dix  lettres  f]ii'Aiuiclet  adresse,  à  la  date  du 
lei-  mai,  au  roi  Louis  le  Gros,  à  son  fils  Pliilippe,  à  Cluny,  aux  évoques 
de  France  (Jaffé,  fier/.,  n-'^  8376-838(!;  IVIigne,  CLXXIX,  (i'JG  et  suiv.}. 

(2)  Bern.  Vila,  iijj.  11,  cap.  i,  n"  3.  Nous  ne  possédons  pas  les  lettres 
d'Innocent  II  au  clergé  et  au  roi  de  France.  Mais  quand  on  !e  voit 
corresiwndre  avec  l'Angleterre  dès  le  déijut  de  son  pontificat  (.laffé, 
llcg..  Il'"*  7iO(;-7-'i07),  on  ne  peut  croire  qu'il  n'ait  pas  tenté  également 
de  se  créer  des  partisans  en  France. 

(3)  Boso,  Vila  Innnc.  il,  Watterich,  II,  175;  Jarf('',  Itcg.,  n"  7il3- 
7423.  Innocent  II  était  à  Sainl-Giiles,  le  11  septemltre. 

(V)  J}rni.   Vila,  iiij.  Il,  cap.  i;  Suger,  Ludov.    Vila,  Watterich,  11, 


SCHISME    d'anACLET    11.  29o 

à  côté  des  archevêques  de  Reims,  de  Sens  et  de  Bourges  (1). 
Malgré  le  désir  exprès  de  Louis  le  Gros,  Fahbé  de  Clair- 
vaux,  arrêté  par  le  souvenir  des  reproches  encore  récents 
de  la  cour  romaine,  avait  quelque  temps  hésité  à  s'j^  ren- 
dre. Mais  une  vision  céleste,  qui  lui  montra  le  succès  de 
son  intervention,  l'aida  à  vaincre  ses  trop  légitimes  répu- 
gnances. Si  Ton  en  croit  son  biographe,  il  parut,  au  milieu 
des  évêques  et  des  barons  réunis,  comme  un  véritable 
envoyé  de  Dieu;  et  tous  s'accordèrent  pour  prendre  con 
seil  de  sa  sagesse  et  se  ranger  à  son  avis  sur  la  question 
soumise  à  leur  examen. 

Sans  accorder  à  ce  récit  difficilement  conciliable  avec 
les  chroniques  contemporaines  un  crédit  absolu,  il  est 
permis  de  croire  que  l'abbé  de  Clairvaux  fut  le  principal 
oracle  du  concile  d"Étampes  (2).  Il  n'est  donc  pas  sans  in- 
térêt de  savoir  comment  il  comprit  et  exerça  son  rôle  de 
juge  d'instruction  dans  une  cause  où  se  trouvaient  engagés 
l'honneur  et  le  sort  même  de  l'Église  universelle. 

Les  deux  prétendants  à  la  tiare  furent-ils  représentés 
au  concile  autrement  que  parleurs  lettres  (3)?  On  en  peut 

19i»-200;  Chron.  Mauriaiav.,  ibid.,  201;  du  Chesne,  IV,  370.  Sur  la 
date  de  ce  concile,  il  y  a  désaccord.  Nous  avons  essayé  de  démontrer 
qu'il  se  tint  vers  aoùl-soiiteinbrc  1130  [Revue  des  Quest.  hist.,  ]àn- 
vier  1888,  p.  124-126;. 

(1)  Hildeliert,  arclicvèquc  de  Tours  y  fui  également  convoqué  (Chron. 
Mauriiï.  .  Mais  il  élail  alors  eu  lutle  ouverte  avec  le  roi  (cf.  Lucliaire. 
Instiliit.  monarcliii/uca,  1"^  éd.,  Il,  7'J-80;;  et  de  l'epîtrc  12'i  de  l'abbé 
de  Clairvaux,  nous  croyons  pouvoir  conclure  qu'il  ne  se  rendit  pas  à 
Étampes.  Cette  lellre  contient  un  résumé  de  l'argumentation  dévelop- 
pée au  concile,  résumé  inutile  si  ilildebert  eiH  déjà  entendu  l'argu- 
mentation même. 

(2)  Bern.  Vita ,  lib.  II,  (ap.  i.  n'  3;  cf.  Miililbachcr,  o.  c,  p.  173- 
179. 

(3)  Les  lettres  ci-dessus  mentionnées  d'Anaclet  II  avaient  été  appor- 
tées en  France  par  son  légat  Grégoire,  cardinal  diacre  (Jaffé,  Reg., 


296  VIE    DE    SAINT    IIEHXARD. 

douter.  Mais  pour  des  juges  intègres,  les  documents  pro- 
pres à  éclairer  li'  débat  ne  faisaient  pas  défaut.  Le  cas  était 
seulement  fort  embarrassant;  il  n'avait  pas  été  prévu  par 
le  droit  canon  et,  do  mémoire  d'homme,  ne  s'était  pas 
présenté.  Jusque-là  les  élections  pontillcales  s'étaient  ac- 
comi)lies  avec  le  suffrage  unanime  des  cardinaux  évoques 
et  l'approbation  à  peu  prés  sans  réserve  des  autres  mem- 
bres du  Sacré-Collège.  (Jr,  ni  Pierre  de  Léon,  ni  le  cardi- 
nal Grégoire  de  Saint-Ange  ne  pouvaient  se  flatter  d'avoir 
obtenu  cette  unanimité  même  approximative.  C'est  pour- 
tant ce  qu'ils  affirment  l'un  et  l'autre  dans  le  manifeste 
qu'ils  adressèrent,  chacun  de  son  côté,  au  roi  Lothaire 
(mai  1130)  (1\  Mais  ils  furent  bientôt  contraints  de  re- 
noncer à  ces  formules  oflicielles,  pour  parler  le  langage 
des  chiffres  qui  était  celui  de  la  vérité.  Eu  égard  au  nom- 
bre des  cardinaux,  on  ne  pouvait  nier  que  Pierre  de  Léon 
n'eût  réuni  la  majorité  des  suffrages.  Mais  une  discussion 
s'engagea  sur  le  caractère  et  la  valeur  de  cette  majorité. 
Chacun  des. deux  candidats  prétendit  avoir  élv.  élu  par  la 
partie  la  plus  nombreuse  et  la  plus  saine  du  Sacré-Collège. 
pars  major  el  sanioj-.  Eu  quel  sens  Anaclet  et  Innocent 
pouvaient-ils  soutenir,  avec  quelque  apparence  de  raison, 
des  prétentions  si  évidemment  contradictoires? 

Nous  avons  vu  que,  par  suite  de  l'inlerprétation  du  mot 

11"^  8:370-8:{7H)  cl  par  f'fvniue  de  Todi.  Olloii  i/iid.,  \V  8380-8380). 
Iiinocenl  Jl  avait  paieilletiicnt  oiivoyé  des  amliassadcurs  en  France 
avant  son  déj)art  de  Rome,  (inle(/i(ain  de  Urhe  cgrederelur  (Krnald.. 
Bern.  Vita,  lib.  II,  cap.  i,  n"  3}.  Cf.  Siiger  [loc.  cit.]  :  mialiis  suis 
ad  rcgem  Ludovlcuni  deslinalis.  Les  témoins  dont  parle  .\rntif|dic 
de  Séez  [InnccUv.,  ap.  Waltericii ,  II.  2(is:  ne  sont  peut-être  i>a^  ti'cs 
aullienti([n(s. 

(i;  «  Unanimiter.  »  £>.  Innoc.  II  (Aligne.  CL.\.\1.\,  .-)."));  Kp.  Anacl.  II, 
{ibid.,  p.  G',iO-r,<ji);  Ep.  ad  Didac.  (Wattericfj,  II,  189);  Aauclel.  Elec- 
tores  od  Lotliar.  [iliifl.,  II,  185). 


SCHISME    D  ANACLET    II.  ±}1 

cardinales  en  usage  au  commencement  du  douzième  siècle, 
le  décret  falsitié  de  Nicolas  II  pouvait  devenir  entre  les 
mains  des  cardinaux  clercs  une  arme  fatale  au  privilège 
des  cardinaux  évêques.  Le  moindre  désaccord  entre  les 
deux  ordres  devait  provoquer  un  conflit  sans  issue.  La 
formation  d'une  commission  électorale  nommée  dans  la 
journée  du  iSfévriersemblaitavoir  conjuré  ce  péril.  Mais 
après  la  rupture  qui  éclata  au  sein  du  Sacré-Collège,  à  l'oc- 
casion de  la  prise  de  possession  de  Fégliso  Saint-Adrien, 
toute  chance  d'élection  pacifique  s'évanouit.  Les  cardinaux 
clercs  invoquèrentleur  prétendu  privilège  et,  considérant 
comme  illégale  l'élection  du  cardinal  (irégoire,  où  leur  or- 
dre n'avait  été  représenté  que  par  dix  membres,  ils  n'hé- 
silèrent  pas  à  lui  opposer  une  élection  qui  obtint ,  selon  leur 
calcul,  un<' majoriti^  de  vingt-quatre  voix.  Dans  leur  mani- 
feste à  Lothaire  comme  dans  leurs  autres  écrits,  ils  se  gar- 
dèrent bien  de  faire  entrer  en  ligne  de  compte  les  suffrages 
des  cardinaux  évêques.  Leurs  principes  étaient  si  bien  ar- 
rêtés à  cet  égard  que  les  cardinaux  évoques  de  leur  parti. 
Pierre  de  Porto  et  Gilles  de  Tusculum ,  ne  prennent  rang 
pour  leurs  signatures  qu'après  les  prêtres  et  les  diacres, 
leurs  collègues  (i). 

(1)  «  De  quibusdam  ejuscopis...  ii()l)is  cura  ulla  non  est,  prffiseiliiii 
imic  nilad  eos  de  Romani  pontificis  eleclionc  perliiieat  »  lAnaclet.  Elecl., 
Wallericli,  H,  185-187).  Ou  retrouve  la  même  formule  dans  l'épitre  à 
Didace  [Ihid.,  p.  188)  et  dans  répîlre  d'Anaclct  II  auv  Clunisles  (.Mi- 
gne,  CL.WIX,  697).  Wattericli  inclinait  à  croire  que  ces  trois  écrits 
étaient  du  même  auteur.  Nous  parta<;cons  cet  avis.  Mais  l'auteur  serait 
l'andolplie  de  Pisc  et  non  Pierre  de  Pise  [cf.,  Vilu  Celasii  II,  Du- 
(iiesne,  Lih.  Pontif.,  II,  313  et  31'J,  note  Kil  et  p.  wxvi).  Pierre  de 
Porto  ex|>riine  la  même  idée  un  peu  différemment  :  «  Fratres  vcsfri 
cardinales  ("presbyteri  quorum  praecipua  in  clcctione  potestas  »  '.Migne. 
CL.\.\1.\,  131)8;.  Ileinar([uer  qu'on  ne  trouve  aucune  trace  écrite  de 
cette  théorie  avant  le  schisme  d'Anaclet  II.  La  Vila  Celasii  date  au 
plus  tiH  de  1133  (Duchesne,  Lib.  l'ont.,  II,  p.  xxxvi). 

17. 


:298  VIE    DE    SAINT    liERXARD. 

A  la  supériorité  du  nombre  les  électeurs  d'Anaclet  se 
faisaient  gloire  de  joindre  encore  la  qualité,  sainor 
/jars  (1).  Mais  il  faut  savoir  que,  par  qualité,  ils  entendaient 
la  maturité  de  Tàge  ou  plutôt  l'ancienneté,  qui  chez  quel- 
ques-uns touchait  à  la  sénilité.  Ces  vétérans  du  Sacré- 
Collège  regardaient  de  haut  leurs  adversaires  plus  jeunes 
d'âge  et  n'éprouvaient  aucun  scrupule  à  les  traiter  de 
«  novices  2)  ». 

Mais  un  tel  procéd(''  n'avait  rien  de  canoniijue  :  il  n"é- 
tail  évidemment  pas  l'expression  dun  droit.  Nulle  part  il 
n'était  écrit  que  l'âge  conférât,  aux  cardinaux  une  supério- 
rité quelconque,  encore  moins  quelle  les  investît  dun 
droit  particulier  en  matière  d'élection.  Pareillement  les 
prérogatives  que  s'arrogeait  le  corps  des  cardinaux  prêtres 
au  détriment  du  droit  des  évèques  étaient  absolument 
inconciliables  avec  le  décret  de  Nicolas  II.  Les  deux  fon- 
dements sur  lesquels  les  électeurs  d'Anaclet  appuyaient 
leurs  prétentions  étaient  donc  ruineux. 

Innocent  II  pourra-t-il,  avec  plus  do  raison,  se  réclamer 
du  droit  et  des  principes  invoqués  par  ses  adversaires?  A 
quel  titre  ses  électeurs,  qui,  eu  égard  au  nombre  total  des 
cardinaux,  étaient  sans  contredit  en  minorité,  vont-ils  se 
proclamer  la  majorité  ?  Ce  parti  comprenait,  on  se  le  rap- 
pelle, la  majorité  des  membres  du  comité  d'élection,  cinq 
sur  huit;  il  comprenait,  en  outre,  la  majorité  des  cardi- 
naux évèques,  quatre  sur  six.  C'est  en  vertu  de  ce  double 
avantage  qu'il  s'intitule  hardiment  «  la  partie  à  la  fois  la 
plus  nombreuse  et  la  plus  saine  »  du  Sacré-Collège,  jjars 
major  cl  snnior.  Si  l'on  tient  compte  de  la  convention  du 


(1)  I:ji.  ad  Didac. 

[2]  «  Viris  uliquc  noviliis  »  (lîp.  elcct.  Aiiacl.,  Walterich,  II,  180;: 
cf.  Pierre  de  Porto  (Migne,  CLX.XIX,  1398). 


SCUISME   D  ANAIXET   II.  299 

12  février  et  du  décret  de  Nicolas  II,  celte  qualification  est 
évidemment  exacte  et  renverse  la  théorie  des  partisans 
d'Anaclet  II.  Ce  fut  du  moins  le  sentiment  de  saint  Ber- 
nard (1). 

Toutefois,  la  majorité  ainsi  composée,  fiU-elle  incon- 
testable, ne  suffisait  pas  pour  légitimer  l'élection  d'Inno- 
cent II.  Il  était  inouï,  depuis  l'année  1059,  qu'un  pape 
eût  été  reconnu ,  s"il  n'avait  réuni  l'unanimité  des  suf- 

(1)  Hnbeii  de  Lucqiies  (Walterich,  11,  181)  s';ipi>uie  sur  la  majorité 
du  comité  électoral  pour  légitimer  réleclion  d'Innocent  II  :  «  De  otlo 
personis  ad  electionem  eleclis»,  etc.  Noter  qu'Innocent  nomme  les 
cardinaux  évoques  avant  tous  autres  parmi  ses  électeurs  [Epp.  ad 
Lolh.,  et  ad  Cler.  Anglic,  Jaffé.  Reg.,  n"'  7403-7407).  Les  électeurs 
d'Innocent  en  usent  de  même  :  «  Nos  epi*coi)i  et  cardinales...  elegi- 
inus  »  Codex  Udalrici,  n"  248  .  Pareillement  Gautier  de  Havenne  dans 
ses  deux  lettres  à  Conrad  de  Salzbourg  et  à  Norbert  de  Magdebourg 
[forschvnrjcn ,  VIII,  165;  Codex  Udalrici,  u"  245).  Cf.  Bern.  Yita, 
lib.  II,  n"  32.  M  Schelfer-Boichorst  en  conclut  'ouv.  cit.,  p.  131)  que 
les  partisans  d'Innocent  II  en  appelaient  seulement  au  principe  de 
l'égalité  du  droit  électoral  de  tous  les  cardinaux.  II  resterait  à  expli- 
quer dans  ce  cas  comment  ils  ont  pu  s'allrit)uer  la  majorité.  Parlaient- 
ils  uniquement  de  la  majorité  du  comité?  Cela  n'est  pas  probable. 
Sûrement  l'abbé  de  Clairvaux  pensait  à  la  majorité  que  le  corps  des 
(  ardinaux  évêques  conférait  au  parti  d'Innocent  II ,  quand  il  dit  : 
".  elirjentium  numéro  vincens  »  (ej).  125),  «  et  quorum  maxime  in- 
tcrest  de  clcctione  summi  ponlifiris,  etc.  (ep.  126,  n"  13).  11  est  re- 
marquable que  dans  son  Traité  de  Consideratioue  (lib.  IV,  cap.  v, 
n-  16;  Bernard  rabaisse  les  cardinaux  prêtres  et  diacres  presque  au 
niveau  des  autres  prêtres  et  des  autres  diacres.  Dans  sa  pensée  les 
cardinaux  évêques  étaient  les  électeurs  naturels  du  j)ape.  Il  connais- 
sait évidemment  le  décret  de  Nicolas  II  i>ar  Yves  de  Cbartres,  (jui  en 
avait  donné  le  texte  aullientiquc  dans  sa  Panoniiia  (III,  li,  ou  par 
d'autres  canonistes  français  du  même  temps  (cf.  .Scheffcr-Hoicliorst, 
oi^v.  cit.,  p.  6).  C'est  donc  à  tort  que  lîeniliardi  \  Lotltar,  p.  328,  note 
lOt  et  p.  330)  accuse  l'abbé  de  Clairvaux  d  avoir  eu  recours  à  des  so- 
phismes,  sinon  à  des  mensonges,  pour  dé(>laccr  la  majorité  et  l'attri- 
buer au  parti  d'Innocent  II.  Si  quelqu'un  se  trompe  ici,  ce  n'est  pas 
.saint  Bernard,  mais  Bernhardi  qui  s'apimie  sur  un  texte  falsifié  du 
décret  de  Nicolas  II. 


300  VIE    IJE    SAINT    JiKU.NAlU). 

frages  au  moins  des  cardinaux  évèquos  ;  et,  de  l'avis  de 
tous,  cet  usage,  cette  tradition  taisait  loi.  L'opposition 
que  le  chancelier  avait  rencontrée  non  seulement  chez  les 
cardinaux  clercs  mais  encore  chez  les  évoques  de  Porto  cl 
de  Tusculum  frappait  donc  de  nullité,  ce  semble,  une  élec- 
tion obtenue  à  l'aide  d'une  simple  majorité  convention- 
nelle et  de  plus  contestée. 

Les  deux  élections  du  14  février  péchaient  encore  par 
un  autre  endroit.  Ni  lune  ni  l'autre  n'était  totalement 
conforme  aux  règles  consacrées  par  l'usage  ou  tract-es  et 
adoptées  à  l'unanimité  par  l'assemblée  des  cardinaux  dans 
la  séance  du  il.  Manifestement  et  avec  intention,  le  car- 
dinal Haimeric  avait  transgressé  ces  lois.  De  leur  cOti'-, 
malgré  certains  dehors  de  régularité  qu'ils  avaient  afli- 
chés,  les  électeurs  d.Vnaclet  n'avaient  pas  rempli  toutes 
les  formalités  légales.  Soit  oubli  involontaire,  soit  parti 
pris,  ils  nr'gligùrent  de  casser  l'élection  d'Innocent  II.  Con- 
sidérer l'acte  du  chancelier  comme  non  avenu  était  chose 
trop  facile  :  selon  les  canons,  ils  étaient  au  moins  tenus 
de  le  déclarer  tel  par  un  jugement,  avant  de  procéder  à 
une  élection  nouvelle.  Leur  négligence  n'échappa  point  à 
l'œil  exercé  de  saint  Bernard,  qui,  de  ce  seul  chef,  déclara 
leur  œuvre  nulle  et  de  nul  ellet  (1). 

Au  regard  de  la  stricto  légalité,  les  deux  élections 
étaient  donc  sujettes  à  revision.  Cependant  les  vices  de 
forme  qui  les  entachaient  les  altéraient-elles  à  un  égal  de^ 
gré?  Saint  Bernard  no  le  crut  pas;  et,  au  lieu  de  les  faire 
casser  toutes  deux,  ce  qui  eût  été  une  mesure  extrême- 
ment dangereuse,  il  chercha  à  fixer  son  choix,  non  plus 
seulement  d'apivs  la  majorité  des  suffrages,  mais  surtout 

(1)  Ej).  \:>j;,  II"  8.  L'ulilx-  d(^  rlairvaux  l'ait  ici  allusion  à  iiii  lexle  de 
saint  Cypricii.  inséré  dans  les  coUcclions  du  Droil  Canon  par  Anselnie 
deLucques  cl  Yves  de  Ciiarlrcs.  Cf.   Deusdedit,  I,  li2. 


SCHISME    n'ANACLET    II.  301 

d'après  Tordre  des  élections  et  les  mérites  personnels  de 
chacun  des  élus.  Un  tel  examen  devait  enfin  faire  préva- 
loir la  cause  d'Innocent  II. 

Innocent,  en  effet,  avait  été  le  premier  élu  :  le  premier 
il  avait  revêtu  le  manteau  de  pourpre  (1  et  pris  posses- 
sion de  son  siège  (2).  Cette  priorité ,  d'après  les  canons , 
lui  assurait  le  droit  à  la  succession  d'Honorius  jusqu'à 
preuve  d'usurpation,  et  cette  preuve  n'était  pas  faite. 

Son  élection  était  sans  doute  irréguliére  :  aucun  de  ses 
partisans  n'en  disconvenait;  mais  la  responsabilité  de 
cette  irrégularité  ne  retombait-elle  pas  sur  Anaclet  lui- 
même?  Le  péril  que  l'ambitieux  prélat  avait  fait  courir  à 
l'Eglise  (3)  et  que  le  Sacré-Collège  avait  implicitement  re- 
connu en  nommant  la  commission  des  huit,  n'autori- 
sail-il  pas  \o  chancelier  à  préparer  secrètement  l'élection 
du  successeur  d'Honorius  et  à  prendre  au  besoin,  pour 

I)  Ce  principe  fut  invoqué,  sans  prévaloir,  il  est  vrai,  pour  l'élec- 
tion du  successeur  de  Calixte  II  et  d'Adrien  IV  (Duchesne,  Liher  Pon- 
iif.,  II,  327  et  328,  note  4;  Gesta  Frider.,  IV,  71). 

(2)  «  Ilkun  seinper  statuit  Ecclcsia  |)rœferendum,qui  petitione  populi, 
ronsensu  et  desiderio  cleri,  a  cardinalilms  prior  est  in  cathedra  beati 
l'ctri  coUocatus.  »  Actio  Concil.  Pap.,  Mon.  Germ.,  Lerj.,  II,  126. 

(3)  Selon  les  électeurs  d'Innocent  H,  Anaclet  doit  son  élection  à  l'ar- 
gent et  à  la  force.  L'abbé  de  Clairvaux  ajoute  foi  à  ces  accusations  : 
"  Romain,  (juarn  tanto  amore  ex  loiujo  (empore  conciipivit ,  tanlo 
labore  et  suniplibus  aiiuisivit  »  i  Ep.  120,  n"  12;  cf.  n"  8);  «  nam  illa. 
(juatn  jaclat  Anaclctus  juratoruni  suoruin  non  electio,  sed  factio  » 
'IbUL,  n"  8  .  Oi',  le  décret  de  Nicolas  II  prévoyait  et  condamnait  ce 
cas  de  pression  électorale  :  «  Ne  venalitalis  morbiis  alirjua  occasione 
subrepat.  »  Il  va  sans  dire  que  les  partisans  d'Anaclet  repoussent  toute 
accusation  de  ce  genre  :  «  Niillins  profeclo  nos  violentia,  nullius  nos 
potentia  impulit,  sicut  famatici  illi  suis  litleris  graviter  in  Komanum 
Ponlificem  annotare,  »  etc.  (Waltericli,  H,  180;  cf.  Ep.  Pelri  Poituen- 
Tiis.  Migne,  CLX.VIX,  13'.iS>.  En  fait,  il  est  remarquable  que  leurs  déné- 
gations tro[i  absolues  n'ont  pas  été  généralement  acceptées.  Cf.  Pctri 
Venerab.,  lib.  II,  c]).  1. 


302  VIE    DE    SAINT    IJEHNARD. 

atteindre  son  but,  des  mesures  extraordinaires?  L'attitude 
hostile  de  Pierre  de  Léon  dans  la  journée  du  13  n'avait- 
elle  pas  rendu  impossible  l'entente  ou  même  la  convoca- 
tion des  cardinaux  électeurs?  Les  moyens  de  corruption 
qu'il  avait  employés  auprès  de  plusieurs  collègues  pour 
capter  leurs  suHragcs  ne  rendaient-ils  pas  son  élection , 
sinon  plus  illégale,  au  moins  plus  immorale  que  celle 
d'Innocent  H?  Cest  cette  considération  qui  amena  l'abbé 
de  Clairvaux  à  comparer  les  mœurs,  les  qualités  et  les 
mérites  des  deux  prétendants.  Une  règle  de  droit  canon, 
empruntée  à  saint  Léon  le  (irand,  et  tracée  en  vue  des  élec- 
tions épiscopales,  portait  qu'en  cas  de  conilit,  b;>  candidat 
qui  réunirait  le  plus  de  partisans  et  de  mérites  devait  être 
préféré  à  tout  autre  par  le  métropolitain  :  is  a/lfri  jrrir- 
poiKttur  qui  miijoi'ihns  studiis  juvalur  cl  merilis.  Saint 
Bernard  estima  que  ce  principe  pouvait  rigoureusement 
être  appliqué  aux  élections  papales,  et  il  Tadupta  comme 
règle  dans  l'examen  de  la  cause  soumis(>  ;i  son  arbi- 
trage (1). 

Si  la  question  de  majorité  dessullrages  prêtait  à  la  ciii- 
canc,  la  comparaison  entre  les  mérites  personnels  des 
deux  pontifes  et  la  supériorité  morale  de  l'un  sur  l'autre 
étaient  aisées  à  établir.  Les  bruits  les  i)lus  odieux  circu- 
laient en  France  (2)  et  en  Italie  (3)  sur  Pierre  de  Léon. 
Dès  sa  jeunesse  il  s'était  fait  une  réputation  de  précur- 
seur de  l'Antéchrist  (i).  S'il  avait  rempli  en  France  et  en 
Angleterre  les  fonctions  de  légat  d'une  façon  à  peu  près 


(1;  Arnulpli.  Sagicns.,  Invectira,  Waltericli ,  11,  2(19;  cf.  Sclioffcr- 
Tîolchorsl,  ouiK  cil.,  \\.  15,  8(>-9r>. 

(2)  Cf.  Armilph.  Sa-icns.,  Inveciira,  cap.  ;',,  Watlcrich,  11,  2«:>. 

(.3}  Kp.  Manfred.  Manlucns.,  ap.  Neiigart,  Cod.  diplom.  Al/ciii. 
II ,  r,3. 

(■'j;  «  Anticlirisli  in^'aiiibulus.  »  C/uun.  Maurin.,  Watlcricli,  II,  184. 


SCHISME  d'axaclki   II.  303 

irréprochable  (I),  son  ambition  s'était  déclarée  assez  ou- 
vertement pendant  les  dernières  années  dllonorius.  Sa 
vie  privée  était  encore  plus  décriée  que  sa  vie  publique. 
Il  n'est  pas  de  fautes  contre  la  morale  que  plusieurs  de  ses 
contemporains  ne  lui  aient  imputées.  A  cet  égard  l'ima- 
gination des  satiriques  s'est  donné  carrière  (2).  Sans  ajou- 
ter une  foi  entière  à  de  telles  calomnies  (3),  l'abbé  de 
Clairvaux  ne  pouvait  s'empêcher  de  mettre  en  regard  la 
réputation  inattaquable  d'Innocent  II.  Jamais  le  moindre 
soupçon  d'ambition  n'avait  effleuré  ni  en  Allemagne,  ni 
en  France,  ni  à  Home,  la  carrière  publique  du  cardinal 
Grégoire.  La  pureté  de  ses  mœurs ,  sa  piété  sincère  étaient 
pareillement  à  l'abri  de  toute  médisance.  Pour  Bernard, 
entre  deux  hommes  de  réputations  si  diverses,  le  choix 
ne  pouvait  être  un  instant  douteux.  Innocent  II  possédait 
seul  toutes  les  qualités  qui  promettaient  à  l'Église  la  sé- 
curité dans  l'honneur.  C'est  à  son  obédience  que  devaient 
se  ranger  la  France  et  la  chrétienté  tout  entière ,  malgré 
les  irrégularités  de  forme  que  l'on  pouvait  signaler  dans 
son  élection  (4  . 

La  préférence  de  l'abbé  de  Clairvaux  est-elle  suffisam- 
ment justifiée?  On  l'a  nié  expressément.  Il  est  certain  que 
la  supériorité  morale  d'un  prétendant  ne  constitue  pas  un 
droit  à  son  profit  et  au  détriment  de  son  adversaire,  en 

(1)  Sur  ce  point,  voir  Berniiardi    Lotluir,  p.  284-285  ,  note  iC). 

(2)  Cf.  Arnulphe  de  Séez  et  Manfrod  de  Mantouc,  loc.  cit. 

(3)  «  Innocenlii  nostri  vita  vel  fama  nec  ceinuluin  liinet,  cum  alto- 
liiis  (Anaclelii  nec  ah  ainico  Uila  sit  »  (Ep.  12ij,  n"  13).  «  Si  vera  siinl 
qu;i'  uliiqui'  divulgal  opinio,  ucc  iinius  digniis  est  viculi  potcslalc;  si 
vera  non  sunt,  decet  niliiloininus  capul  Ecclesiie,  non  soluni  vil;e  ha- 
hiTC  sanilatein  sed  el  faina?  decoreni  »  (Ep.  127,  n''  2). 

■  Vj  «  El(!clio  melioruni,  approhatio  plnriuin,  et,  quod  liis  efficacius 
est,  morum  alteslulio  Innoccnliinn  apiid  oinnes  comnicndant  (Ep. 
124,  n"2;  cf.  ep.  126,  n"  8). 


304  VIE    DE    SAINT    UERXARD. 

malière  déleclion.  11  n'est  pas  moins  vrai  que  Tabbé  de 
Clairvaux  se  déroba  toujours,  lorsque  les  partisans  d'Â- 
naclet  voulurent  porter  le  débat  uniquement  sur  le  ter- 
rain de  la  légalité  (l).  Mais  il  faut  convenir  que  sur  ce 
terrain  la  question  était  alors  inextricable.  C'est  de  nos 
jours  seulement,  c'est  d'bier  que  la  critique  historique, 
en  établissant  avec  autorité  le  texte  authentique  du  dé- 
cret de  Nicolas  II,  a  pu  démontrer  d'une  façon  péremp- 
toire  l'inanité  des  prétentions  des  cardinaux  clercs  et  des 
canonistcs  qui  mettaient  leur  science  au  service  d'Ana- 
clet  II.  Sous  peine  d'éterniser  le  conflit  par  des  chicanes 
infinies,  il  fallait  donc  trouver  un  biais  pour  en  sortir.  En 
appeler  de  la  b'galité  contestée  de  l'élection  à  la  moralité 
des  élus,  facile  à  établir,  n'était-ce  pas  un  sûr  moyen  de 
satisfaire  à  peu  près  toute  la  chrétient(3?  Quand  on  voit 
un  politique  tel  que  Suger  se  rallier  à  cette  mesure  (2) , 
on  n'est  pas  éloigné  d'y  voir  un  trait  de  gi'nie.  En  tous 
cas,  ce  fut  d'après  ce  principe  que  la  question  du  schisme 
fut  résolue  à  Etampes.  L'abbé  de  Clairvaux  fit  valoir  au 
roi  la  supériorité  morale  du  cardinal  Grégoire,  la  jtriorité 
de  sa  nomination,  l'autorité  de  ses  électeurs  et  de  son 

(1)  E|).  12(3,  11"'  il  el  11*;  contiovcrse  avec  Pierre  de  Pise,  lient. 
Vita,  lit).  Il,  cap.  vu,  ii  ■  i:>. 

(2)  Du  récit  du  Suger  [lUst.  des  G.,  \11,  57;  Wallericli,  II,  l'.»!)-2U0) 
il  résulterait  qu'il  y  avait  parmi  les  cardinaux  à  Rome  trois  partis,  le 
parti  d'IIainieric,  le  parti  de  Pierre  de  Léon  el  le  jiarli  des  modérés. 
Ce  sont  ces  derniers  que  l'abi^é  de  Saint-Denis  (lualide  majores  et  sa- 
liientiores.  Le  parti  de  Pierre  de  Léon  aurait  été  plus  fidèle  au  pacte, 
l)ro  pacto  altos  invilnnles.  Mais  l'élection  d'Innocent  II  avait  l'avan- 
lage  de  la  iiriorité.  C'est  Innocent  qui  représente  l'Eglise,  eligil  per- 
soniv  el  Kcclesiiv  as)jlum...;  re.r  lU  eral  piissinius  Kcclesix  defensor. 
Le  débat  d'Elamiics  et  le  choi.v  du  roi  ont  porté  sur  la  valeur  de  la 
l)i.'rsonue  et  non  sur  l'élection;  et  c'était  raison  -.fil  enim  sscpe,  ni 
Romanorum  lumuliuanliuni  (/iiihnscin}ii/ne  inoleslils  ecclesuc  ele- 
clio  minus  ordinurie  fierl  valeat. 


SCHISME  d'anaclet  II.  ;jOo 

consécrateur  (1),  et  finalement  il  conclut  à  la  validité  de 
>on  élection.  Lonis  le  Gros,  malgré  ses  attaches  person- 
nelles à  Pierre  de  Léon  (2 1 ,  ratifia  cet  arrêt  si  sage  et  pro- 
mit solennellement  de  soutenir  Innocent  II.  Sa  déclaration 
trouva  un  écho  dans  toute  l'assistance.  Évèques,  abbés  et 
seigneurs  y  répondirent  par  une  puissante  acclamation  et 
jurèrent,  avant  de  se  séparer,  obéissance  au  nouveau 
pape  (3). 

Pour  beaucoup  d'esprits  incertains  la  décision  du  con- 
cile d'Étampes  fut  un  trait  de  lumière.  Elle  arrivait  juste 
à  temps  pour  arrêter  les  progrès  du  mal  qui  menaçait  de 
dévorer  la  France  (4).  Les  archevêques  et  les  évêques  se 
hâtèrent  de  la  publier  dans  leurs  diocèses,  les  abbés  dans 
les  monastères  de  leur  dépendance,  elles  seigneurs  laï- 
ques eux-mêmes  dans  leurs  provinces. 

Innocent  II  avait  remonté  lentement  la  vallée  du  Rhône. 
Arles  lui  avait  fait  une  brillante  réception,  et  Pierre  le 
Vénérable  envoya  à  sa  rencontre  un  équipage  de  soixante 
chevaux.  Ce  fut  pendant  son  séjour  à  Cluny,  dont  il  con- 
sacra la  célèbre  basilique  (tin  octobre  1130),  que  Suger 
vint  lui  annoncer,  au  nom  du  roi  de  France  et  de  î'épisco- 
pat  français,  la  solennelle  manifestation  du  concile  d'É- 
tampes. Le  souverain  pontife,  cm  témoignage  de  sa  re- 

1)  Bern.  Vita,  lib.  Il,  cap.  i,  n"  3.  Cf.  Chron.  Mauriti.,  Walte- 
lidi,  II,  201  :  Arniilpli.  Sag.,  ibid..  H,  '269;  Hern.,  ep.  12G,  n"  13. 

2)  «  ('unique  se  (rex)  P<;tro  Lconis  ob  sua  et  patri  obscquia  faterc- 
lur  obnoxiuin,  »  etc.  (Arnulpli.  Sag.  Inrcct.,  Wattericli,  II,  '.HiS). 

(3)  Bern.  Vita,  lib.  II,  cap.  i,  n"  3;  cf.  Sugcr,  loc.  cil.:  Chron.  Mau- 
riti., loc.  cit. 

(i)  Il  s'ea  faut  que  la  décision  du  concile  d  Ktampes  ail  élé  acceptée 
partout.  Cf.  Orderic  Vital,  Jlistor.  eccles.,  lib.  XIII,  cap.  m,  ap.  Mi- 
gnc,  CLWWIII,  932-933;  C/iron.  S.  Andrex,  ap.  Mon.  Gerin.,  Vil, 
ôi'.i;  Reiinbaidi  Leoflicns.  Cnrion.  c/iisf.,  ap.  Ilist.  des  C,  .\V,  300- 
308,  fie. 


."iOn  VIE    DE    SAINT    liKR.NARD. 

connaissance,  accorda  à  l'ambassadeur  do  Louis  le  Gros 
un  privilège  en  faveur  de  l'abbaye  de  Sainl-Denis  (1;. 


m 


Innocent  II  à  Chartres,  à  Liège,  à  Clairvaux 
et  à  Reims. 

Quelques  jours  plus  tard,  Innocent  II  prenait  congé  de 
ses  hôtes,  avec  l'intention  de  visiter  les  principaux  dio- 
cèses de  France,  persuadé  que  sa  présence  au  milieu  des 
l)Opulations  achèverait  de  lui  gagner  les  cœurs.  Chacune  de 
ses  démarches  provoqua,  en  elîet ,  une  ovation.  Le  concile 
de  Clermont  qu'il  présida  le  18  novembre  anathématisa  son 
rival  Anaclet  II  (2).  Pour  mettre  le  comble  à  ces  démons- 
trations de  la  piété  catholique,  Louis  le  Gros  se  porta 
au-devant  de  lui  avec  son  épouse  et  ses  enfants  à  Saint- 
Benoit-sur-Loire;  et  là,  tombant  aux  pieds  du  pontife 
exilé ,  le  monarque  inclina  sa  majesté  devant  la  majesté  du 
chef  de  l'Église,  comme  il  eût  fait,  dit  Suger,  «  devant  la 
Confession  de  saint  Pierre  (3).  » 

Ce  beau  mouvement  allait  donner  le  ])ranle  à  la  chré- 
tienté presque  entière.  L'Angleterre  était  demeurée  jus- 
(|ue-là  indécise;  Henri  I"',  mal  conseillé  par  son  clergé  et 
mal  servi  peut-être  par  le  souvenir  de  ses  anciennes  rela- 
tions avec  le  cardinal  Pierre  de  Léon  (4),  semblait  pencher 

(1)  Oïdcric  vital,  loc.  cit.:  Suger,  lac.  cil.;  Railuli)li.,  Pctrl  Ycnc- 
rat).  Vila  (Migne.  CLXXXIX,  20),  en  se  déliant  de  son  énorme  parlia- 
lilé;  JalVé,  lieij.,  I,  |).  8ii,  noter  n"  7426.  Pierre  le  Vénérable  fut. 
après  l'ablté  de  Clairvaux,  l'homme  (lui  rendit  en  France  le  plus  de 
services  à  la  cause  d'Innocent  II.  Cf.  Pétri  Vener.,  epp.  Il,  i,  22,  30. 

(2)  Jafle,  Heg.,  1,  p.  8ii-,^ 

(3)  llist.  des  C,  .\1I,  :,H. 

{■ïj  ('  Ab  episcopis  Ani^li;e  penitus  dissuasum  »  (Ernald.,  Hcni.  Vitii, 


SCHISME  d'anaclet  it.  307 

en  favour  de  l'antipape.  L'abbé  de  Clairvaux  se  rendit  au- 
près du  roi  d'Angleterre.  Le  lieu  précis  et  les  détails  de 
l'entrevue  de  ces  deux  hommes  si  diversement  éminents 
ne  nous  sont  pas  connus.  Nous  savons  seulement  que  la 
double  élection  papale  y  fut  longuement  et  minutieuse- 
ment discutée.  Sur  le  terrain  du  droit  canon,  il  était  na- 
turel que'le  guerrier  fût  vaincu  par  le  moine.  Henri  Beau- 
clerc  hésitait  cependant  à  se  rendre.  Il  se  retranchait 
derrière  les  obscurités  de  la  question  :  il  craignait,  disait-il, 
d'engager  sa  conscience  et  de  commettre  un  crime  en 
suivant  aveuglement  le  conseil  d'autrui.  D'un  mot,  saint 
Bernard  détruisit  ce  vain  prétexte.  «  Songez  aux  autres 
péchés  dont  vous  aurez  à  répondre  devant  Dieu,  s'é- 
cria-t-il.  Quant  à  celui-ci,  je  m'en  charge.  »  Ainsi  poussé 
dans  son  dernier  refuge,  Henri  se  soumit,  et,  sur  le  con- 
seil de  l'humble  moine,  il  alla  déposer,  à  Chartres,  aux 
pieds  du  souverain  Pontife ,  ses  hommages ,  ses  présents , 
son  sceptre  et  son  épée  (1). 

Rassuré  de  ce  côté.  Innocent  II  se  dirigea  ensuite  vers 
Liège,  en  passant  par  Morigny,  Provins,  Chùlons,  Rebais, 
Jouarre,  Saint-Quentin,  Cambrai  et  le  monastère  de  Lob- 
bes;  saint  Bernard  et  onze  cardinaux  l'accompagnaient  (2  . 

Ce  voyage  était  préparé  depuis  plusieurs  mois.  Dés  le 


lib.  II,  cap.  I,  n"  4)  ;  Eadincr.  Hisloria  Sovorum,  lib.  YI,  Mignc,  CLIX, 
."ilO-.^SO;  sur  les  lettres  d'Innocent  11  au  clergé  anglais,  cf.  Jaffé,  lleg.. 
a"'  740r)-7407. 

(1)  Bern.  Vita,  loc.  cit.;  Suger,  Vila  Ludov.,  loc.  cit.;  Orcleric  Vi- 
tal, Ilist.  eccles.,  XIII.  3;  Boso,  VUa  Innoc.  II,  Watterich,  II,  175. 
Innocent  II  séjourna  à  Chartres  du  13  au  17  janvier,  JafTé,  Rey.,  I,  840. 
Labhé  de  Clairvaux  fut  alors  témoin  d'un  contrat  entre  les  religieux 
de  Marnioutiers  et  ceux  de  Saint-Jeancn-Vallée  {Gallia  dirist.,  VIII. 
Irtstr.,  p.  327-8). 

(2)  JafCé,  Rerj.,  I,  84G-847;  Cliron.  Maitrin.,  ap.  Ifisl.  des  (;.,  XII. 
80. 


■;i08  VIE    DE    SAIXT    liEU.VARD. 

milieu  d'octobre  1130  1} ,  en  efïet,  la  question  du  schisme 
avait  été  tranchée  à  la  diète  de  Wurzbourg,  par  le  clergé 
allemand  et  le  roi  Lothaire,  en  faveur  d'Innocent  II.  Il  est 
juste  de  faire  remonter  à  Norbert,  archevêque  de  Magde- 
bourg,  l'honneur  de  cette  décision.  Toutefois  quelques 
historiens  ont  cru  pouvoir  attribuer  à  l'abbé  de  Glairvaux 
nue  part  de  responsabilité  dans  la  résolution  adoptée  par 
la  diète  (:2).  11  nest  pas  invraisemblable,  en  effet,  que  le 
fondateur  de  l'Ordre  des  Prémontrés  ait  pris  conseil  de 
celui  que  la  France  avait  choisi  pour  arbitre?  Norbert,  du 
reste,  fut  éclairé  par  d'autres  voies.  L'archevêque  Gau- 
thier de  Ravenne ,  en  particulier,  lui  fournit  par  écrit  et  de 
vive  voix,  sur  la  double  élection  du  lifévrier,  des  rensei- 
gnements précis  (3).  Bien  que  le  parti  d'Anaclet  II  ne  fût 
pas  mieux  représenté  à  Wurzbourg  qu'à  Étampes ,  on  peut 
dune  croire  que  la  diète  se  prononça  en  connaissance  de 
cause  (i).  Au  mois  de  novembre  1130,  l'archevêque  de 
Salzbourg  et  l'évêque  de  Munster  eurent  mission  de  porter 
à  Innocentll,  qui  se  trouvait  alors  à  Clermont,  le  résultat 
de  l'examen  auquel  on  avait  soumis  son  élection  {6).  Nul 
message  ne  pouvait  être  plus  agré^able  au  Pontife  exilé.  Il 
était  assuré  désormais  que  la  chrétienti''  entière ,  entraînée 

(I)  Cf.  licinliardi.  Lothar,  p.  :>il  ,  note  10. 

{'>)  liernliardi ,  Lothar,  |>.  :>37. 

(3)  Lettres  de  Gauthier  de  Ravenne  ^.Migne,  CLXXIX,  38-39),  de  llu- 
l>Tt  de  Lacques  [ihid.,  40-42);  huiles  d'Innocent  II  iJalle,  Retj., 
n"  T'ill,  7413);  lettre  des  électeurs  d'Innocent  [Codex  Udalrici,  n"  35'?, 
NVallerich,  II,  182-183). 

(1)  Bulles  d'Anaclet  (JaCfé,  lic/j.,  n~  8370-8371,  8388-838>.()  :  noter  ({ue 
rarclievôque  de  Magdebourg,  en  lutte  avec  son  chapitre,  fut  luaiulé  à 
Rome  par  Anaclet,  18  mai  1130  Jaiïé,  Heg.,  n"83yi).  Avant  le  29  août 
1130,  Norbert  s'était  déclaré  contre  Anaclet  (il)id.,  n"  SiOU).  Anaclel 
avait  envoAé  un  nonci'  en  AllcMiai;ne  des  le  2i  février  [ibid.,  \\"  S371 
et  8388). 

(."))  AiinuJ.  Saxo,  Mon.(;erni.,  VI.  707:  Jaffe,  Itcg.,  I,  S'i'k 


SCHISME    D  AXACLET    II.  309 

par  l'exomple  de  la  France  et  de  rAlIemagne,  viendrait  à 
lui.  Mais  pour  ne  pas  perdre  le  fruit  des  bonnes  disposi- 
tions deLothaire,  il  lui  Ht  demander  une  entrevue.  Le 
lieu  lixé  pour  le  rendez-vous  des  deux  souverains  fut  Liège. 
Lorsque  le  ^2  mars  1131,  troisième  dimanche  de  carême, 
Innocent  II  entra  dans  cette  ville,  le  roi,  entouré  de  sa  cour, 
composée  d'un  grand  nombre  de  seigneurs,  de  vingt-cinq 
évêques  ou  archevêques  et  de  cinquante-trois  abbés, 
l'attendait  sur  la  place  de  l'église  épiscopale.  Du  plus  loin 
qu'il  l'aperçut,  il  s'avança  à  sa  rencontre,  saisit  la  bride 
de  son  cheval  blanc,  le  conduisit  ainsi  jusqu'à  la  porte  de 
l'évêché,  à  travers  les  rangs  pressés  d'une  foule  curieuse 
et  enthousiaste  ;  et,  lorsque  le  pontife  voulut  mettre  pied 
à  terre,  il  lui  oH'rit  respectueusement  le  bras,  pour  l'aider 
à  descendre  (1). 

Ces  hommages  et  ces  honneurs  semblaient  garantir  à 
Innocent  II  le  succès  de  sa  démarche.  Le  but  de  son  voyage 
était  manifeste  (2)  :  il  put  s'en  ouvrir  au  roi  sans  préam- 
bule. Bien  que  reconnu  par  la  catholicité  presque  entière, 
il  errait  en  exil  depuis  plus  de  dix  mois  déjà,  et  Rome, 
le  siège  de  la  papauté,  restait  aux  mains  de  son  rival.  Qui 
mieux  que  Lothaire  était  en  mesure  de  porter  remède  à 
cette  situation  intolérable?  A  qui  appartenait-il  d'abattre 
les  derniers  remparts  du  schisme,  si  ce  n'est  au  défenseur 
né  de  l'Église,  à  l'empereur  désigné  des  Romains? 

La  gloire  d'une  pareille  entreprise  avait  de  quoi  tenter 
le  courage  chrétien  de  Lothaire.  L'Église  respirait  sous 
son  règne.  Kn  montant  sur  le  trône,  le  nouveau  roi  avait 
rompu  avec  la  politique  des  Franconiens.  Son  idcction, 

■1;  Suf^cr,  Jlist.  des  C,  XII,  58;  Ilisloria  Compost.,  IJJ,  25  (W'at- 
toricli,  II,  202);  Anselin.  Geinblac,  ap.  Mon.  Cerm.,  VI,  383.  Cf.  IJcrn- 
liardi,  Lolliar,  p.  354,  note  10;  p.  355,  noie  11;  p.  358.  note  17. 

2)  Geslu  abb.  Lobbicns.,  Mon.  (\.,  X.\I,  325. 


310  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

faite,  comme  on  dirait  aujourd'hui,  sur  le  terrain  des  li- 
bertés ecclésiastiques  (1),  fermait  l'ère  des  querelles  du 
Sacerdoce  et  do  l'Empire,  l-^t  la  paix  se  fût  alors  levée  sur 
le  monde,  si  TEmpire  et  TEglise  n'eussent  été  travaillés 
l'un  et  l'autre  par  un  mal  intérieur.  Nous  parlerons  plus 
loin  des  troubles  de  l'Étal.  L'objet  principal  de  l'enlrevue 
des  deux  souverains  était  le  schisme  d'Anaclet  II.  Nul 
doute  que  Lolhaire  ne  fût  personnellement  disposé  à  met- 
tre son  épée  au  service  d'Innocent  II.  Mais  certains  con- 
seillers, selon  loute  probabilité,  lui  suggérèrent  l'idée 
de  mettre  cette  faveur  au  i)lus  haut  prix,  lui  faisant  en- 
tendre que  les  libertés  qu'il  avait  jusque-là  accordées  à 
l'Eglise  affaiblissaient  l'État  -i).  L'embarras  dans  lequel 
se  trouve  aujourd'hui  la  i)apauté,  ajoutèrent-ils  insidieu- 
sement, est  une  occasion  que  la  Providence  vous  a  mé- 
nagée pour  vous  permettre  de  ressaisir  vos  droits,  sans 
user  de  violence.  Lolhaire  prêta  une  oreille  trop  complai- 
sante à  ces  insinuations  perfides;  et,  lorsqu'lnnocent  II 
eut  ouvert  la  bouche  pour  lui  exposer  les  besoins  de  la 
papauté,  il  formula  de  son  côté  en  termes  discrets  sa  de- 
mande exorbitante  ,  dénonçant  le  concordat  do  Worms  et 
réclamant  le  droit  des  inveslilures  par  la  crosse  et  l'an- 
neau, abandonné  par  Henri  V  lui-même,  son  terrible 
prédécesseur. 

Celte  revendication  fit  l'olfet  d'un  coup  de  foudre  dans 
un  ciel  serein  :  le  pape  en  fut  atterré,  et  pendant  un  mo- 

Mi  Voir,  à  ce  sujet,  Vacaiulanl,  Itcvue  des  (^iiesf.  /;(.s7.,  jaiivitT  1888. 
1'.  '.t8-9y,  iiolc  4. 

(2)  «  In  (juaiiliiiu  rei^niiui  ainore  ecclesiarum  aUeiuiaUun  »  (Otto 
Fiis'.n^.,  C/iron.,  VII,  18).  Il  nous  parait  incroyable  que  Lothaire, 
([ui  s'est  montre  si  constamment  favora])Ie  à  l'Église,  ait  songé  de  lui- 
môme  à  ressaisir  le  droit  des  Investitures,  tel  que  l'exerçaient  ses  pré- 
décesseurs. C'est  pourquoi  nous  attribuons  à  son  entourage  la  [iremièrc 
idée  de  celte  revendication. 


SCUISME   D'aNACLET  II.  31 J 

ment,  il  crut  être  tombé  dans  un  guet-apens.  Les  cardi- 
naux, dit  un  chroniqueur,  se  prirent  à  regretter  le  séjour 
de  la  ville  éternelle.  La  consternation,  peinte  sur  tous  les 
visages,  enhardit  encore  Lothaire;  il  pressa,  harcela  son 
hùte,  joignit  aux  paroles  d'insinuation  des  menaces  indi- 
rectes, et  comme  il  vit  que  tous  ses  efforts  étaient  vains, 
il  finit  par  entrer  dans  une  violente  colère.  Il  semblait 
qu'on  fût  sur  le  point  de  voir  se  renouveler  les  scènes 
d"outrage  dont  Pascal  II  avait  été  le  témoin  et  la  victime. 

On  s"étonneraque,  parmi  tant  d'évéques  allemands  qui 
entouraient  Lothaire,  nul  ne  se  soit  levé  pour  défendre 
les  intérêts  de  TÉglise,  qui  étaient  plus  particulièrement 
leurs  intérêts.  Larchevêque  de  Mayence  lui-même,  le 
principal  auteur  de  l'élection  de  Lothaire,  garda,  ce  sem- 
ble, le  silence.  Mais  Bernard  était  là.  Rempli  d'une  géné- 
reuse audace ,  il  prit  la  parole  au  nom  du  souverain  Pon- 
tife,  et,  à  force  de  logique  et  d'éloquence,  parvint  à  faire 
sentir  au  prince  allemand  l'iniquité  de  ses  revendications, 
(jràce  à  cette  courageuse  intervention ,  l'Église  échappa 
encore  une  fois  au  joug  de  l'État  et  conserva  ses  franchises 
électorales    L. 

Pour  sceller  l'union  du  Sacerdoce  et  de  l'Empire,  Inno- 
cent Il  lança  l'excommunication  à  la  fois  contre  les  llo- 
henslauffu  et  contre  Anaclet,  pendant  que  Lothaire,  en 
retour  de  ce  service,  faisait  promettre  aux  princes   qui 


(1)  Bern.  Vila,  Mb.  II,  cap.  i,  n"  5.  Beinhardi  voit  dans  celte  mise 
en  scène  un  eftet  de  rhétorique  {Lothar,  p.  .'500,  noie  20).  Mais  il  ne 
faut  pas  oublier  que  Rernard  s'adressait  à  lnno(ent  II  iui-rnêine.  quand 
il  écrivait  :  «  Sed  nec  Leodii  cervicibus  conqiulit  acquiescere  impor- 
/unis  iinniinens  rnucro  barbaricus  improOmjue  postulai ionibus  ira- 
cuiidi  alque  irascenlis  régis.  «  Ep.  150.  n  2.  Pierre  Diacre  [Citron. 
Cassin.,  IV,  97)  aflirnie  à  tort  que  le  roi  obtint  du  pape  le  droit  aux 
Investitures  par  la  crosse  et  l'anneau. 


312  VIE    DE    SAINT    lîER.NARD. 

l'entouraient  de  le  suivre,  cinq  mois  plus  tard,  dans  une 
expédition  contre  l'antipape  (1). 

Après  les  fêtes  brillantes  qui  marquèreni  Ihcurcuso 
issue  de  la  dièti'  (2),  Innocent  II  se  hâta  de  rentrer  en 
France  et  célébra  à  Saint-Denis  les  solennités  de  la  semaine 
sainte.  Suger  a  raconté  avec  complaisance  la  pompe  dé- 
ployée en  ces  jours  par  la  cour  pontiûcale  (3).  L'abbé  de 
Clairvaux  faisait-il  partie  du  cortège?  On  en  peut  douter. 
Il  aimait  à  passer  la  fête  de  Pâques  au  milieu  des  siens. 
Mais  bient(M  il  dut  (juilter  de  nouveau  sa  cellule.  Les  9  et 
10  mai,  il  reparaît  à  Rouen,  aux  côtés  d'Innocent  II  et  du 
roi  d'.Angleterre.  Henri  l"  se  montra  magni(j({ue;  il  com- 
bla d'honneurs  et  de  présents  le  pontife  exili'  et  lui  promit, 
comme  à  Chartres  ,  son  assistance  pour  les  combats  futurs 
contre  l'antipape  (4).  Innocent  II  regagna  ensuite  la  France 
par  la  vallée  de  l'Andelle,  suivi  de  Bernard  qui  prit  vrai- 
seml)lal)lemenl  congé  de  lui  à  Compiègne  5).  Plus  tard  le 
pape  fixa  sa  résidence  à  .\uxerre.  C'est  alors,  croyons- 


(1)  Hoso,  V'ila  linioc.  Il,  ^^allt■l•i(■ll,  II.  175;  Canon.  Wissegr.,  .Mon. 
('..,  JX,  13():  Ilotiorii  Siuiima,  Mon.  G.,  X,  131  ;  Laurent.,  (lesta  Epis- 
co/).  Virduii.j  ii\\).  29;  Citron.  M'iurin.,  du  Cliesnc,  IV^  377;  Anmil. 
Saxo,  et  Amuil.  Disiljodenben/.,  Wallericli,  II,  203,  olc.  Cf.  Uern- 
liardi,  Lolhar ,  p.  3.")'.),  noie  ir».  ot  |>.  3G1  ,  note  2i. 

(2)  Ansehn.  Gcmlilac,  Mon.  Gorm.,  YI.  383;  /E^idii  Aurcrvallis 
Ccsla  Pont.  Leod.,  aji.  Ilist.  des  C,  XIII,  filO.  Voir,  sur  celle  céré- 
monie du  i'-  dimanche  de  carême,  Ordo  IloiiKin.,  Malùllon,  lier  liai.. 
II,  135. 

(3)  Yila  Luilor.,  ap.  Hist.  des  G.,  XII,  50. 

('ilJaft'é,  Retjesla,  n'' 7472-7473,  7476.  «  Ilenricu.s...  apud  r.otoma- 
jium  non  inodo  suis,  scd  el  o|>timaluin  et  eliani  Jud.eorum  uuinerihns 
enm  diiinalus  est  "  (Wiil.  iMaimesbur.,  Jlist.  Aor.,  I,  3,  ap.  .Migne, 
CLXXIX,  13'.)9).  Cf.  JUille  d'Innocent  JI,  du  IG  février  1131,  Migne, 
iliUL,  p.  70.  La  |)résence  de  Bernard  à  Rouen  nous  est  signalée  pat. 
une  bulle  du  20  mai  [iliid.,  î)6-97). 

(5)  Sur  l'itinéraire  dinnorent.  JaHé,  Iteijesta,  I,  «411. 


SCUISME    d'aNACLET    II.  'M'.i 

nous,  qu'il  conçut  le   dessein  de  visiter  Clairvaux  (1). 

U  y  fut  reçu  avec  une  simplicité  renouvelée  des  pre- 
miers âges  de  l'Église.  Les  pauvres  de  Jésus-Christ,  re- 
marque un  historien  (2),  allèrent  à  sa  rencontre,  non  pas 
sous  la  pourpre  et  la  soie,  ni  avec  des  livres  de  prières 
recouverts  d'or  et  d'argent,  mais  vêtus  de  grosse  hure  et 
précédés  d'une  croix  de  bois.  Leur  joie  n'éclata  pas  en 
bruyantes  acclamations;  elle  perçait  à  peine  sous  les  mo- 
dulations d'une  psalmodie  à  mi-voix.  L'appareil,  si  impo- 
sant et  si  nouveau  pour  eux,  de  la  cour  pontificale  ne  pi- 
([ua  même  pas  leur  curiosité;  leurs  paupières,  gardiennes 
de  leur  recueillement  intérieur,  restèrent  baissées.  Devant 
ce  spectacle  d'austère  pauvreté  et  d'angélique  modestie, 
le  pape  et  les  cardinaux  versèrent  des  larmes  d'attendris- 
sement. 

L'église  et  le  réfectoire  réservaient  encore  aux  augustes 
visiteurs  dos  surprises  du  même  genre.  La  chapelle  de 
Clairvaux,  brillante  de  propreté,  mais  absolument  dé- 
pourvue d'ornements,  soit  sculptés,  soit  peints,  n'était 
remarquable  que  par  son  dénùment.  (Juel  contraste  avec 
la  basilique  de  Cluny  que  le  souverain  pontife  avait  con- 
sacrée six  mois  auparavant!  Au  réfectoire,  les  hôtes  de 
saint  Bernard  durent  se  contenter  de  l'ordinaire  des  moi- 
nes,  «  manger  du  pain  de  son,  et  boire,  au  lieu  de  \u\, 

(1)  Ernaud  Dern.  ViUi,  lii).  H.  ca]).  i,  ir  &)  place  ccUc  visite  ajjrès 
le  voyage  de  Liège.  Gilles  d'Orval  Gcst.  Pont.  Leod.,  ap.  Hist.  des 
(r.,  XIII,  610)  dit  pareiliement  :  »  Rediens  a  Lcodio  Clarainvallcm  di- 
vertit. »  Cela  nous  avait  fait  fi.\er  la  visite  avant  Pâques  {Revxie  des 
Qxicst.  /iis<.,  janvier  1888,  p.  102.)  Mais  l'itinéraire  suivi  vraisemlMa- 
liieinent  par  Innocent  II  ne  se  prête  pas  à  cette  combinaison  (cf.  Jaffé, 
llcg.,  I,  SiS-y).  Le  séjour  du  pape  à  Auxerre,  26  juillet-24  septembre 
(.laffé,  Reg.,  I,  850)  convient  mieux  à  une  excursion  de  ce  genre.  Entre 
Auxerre  et  Clairvaux  Us  communications  élaicnl  fréquonlcs. 

['\]  Ernaud.  loc.  cil. 

18 


314  VIE    DE    SAINT    BERNAHM. 

une  espèce  de  raisiné  ou  jus  d"licrbes.  En  guise  de  lur- 
Ijot  on  leur  servit  des  choux,  auxquels  on  ajouta,  comme 
friandise,  quelques  autres  légumes.  C'est  à  grand'peine 
que  Ton  put  trouver,  pour  la  circonstance,  un  iioisson 
que  Ton  plaça  devant  le  seignettr  jxi/ic  :1a.  communauté 
n'en  eut  que  la  vue.  Tout  le  monde  cependant  était  dans 
l'allégresse.  Cette  fête,  en  etîet,  remarque  pieusement  le 
biographe  de  saint  Bernard,  «  n'était  pas  une  réjouis- 
sance de  table ,  ce  fut  la  fête  des  vertus.  » 

Vers  la  mi-octobre  liîJi,  nous  retrouvons  l'abbé  de 
Clairvaux  aui)rès  d'Innocent  II.  Le  pontife,  voulant  clore 
son  séjour  en  France  par  un  acte  imposant,  avait  con- 
voqué à  Reims  tous  les  évéques  ei  abbés  de  son  obé- 
dience. Treize  archevêques  et  deux  cent  soixante-trois 
évoques,  sans  i)arler  des  abbés  de  tous  Ordres,  répondi- 
rent à  son  appel.  Il  était  juste  que  l'abbé  de  Clairvaux 
figurât  au  premier  rang  parmi  les  membres  de  cette  as- 
semblée. Les  services  qu'il  avait  rendus  à  la  papauté  de- 
puis plus  d'une  année  le  désignaient  d'avance  comme  l'o- 
racle du  concile.  L'humble  moine  était  entré  si  avant 
dans  l'intimité  du  chef  de  l'Église,  que  celui-ci,  dit  un 
historien,  ne  pouvait  souffrir  d'en  être  séparé  (1).  11  se- 
rait cependant  difficile  d'indiquer  avec  précision  la  part 
{(ui  revient  à  saint  Bernard  dans  l'œuvre  du  concile  de 
Heims,  Du  reste,  ce  qui  mérite  de  nous  occuper  ici,  ce 
sont  moins  les  ad'aires  privées  et  les  canons  disciplinaires, 
que  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État. 

Nous  avons  raconté  ailleiu's  le  sacre  de  Louis  le  Jeune, 
par  Innocent  II  (2  .  Le  concile,  qui  s'était  ouvert  sur 

il)  Ernald.,  loc.  cit.,  u  5.  Le  concile  s'ouvrit  le  18  octol)re  [Anna- 
les niundin.,  Mon.  ('..,  V,  2.S  ;  Jaffé,  I,  850). 

(2)  Revue  des  Quesl.  ///.v/o/-.,  janvier  1888,  ji.  lOi-lOG;  cf.  Orderic 
Vital,  Uist.  eecles.,  Xlll,  3;  C/iroit.  Mauvin.,  ap.  Hisl.  des  G.,  XIl, 


SCHISME  d'ana*:let  II.  313 

une  acclamation  du  papo  légitime,  se  termina  au  milieu 
d'une  ovation  plus  éclatante  encore.  Norbert,  archevêque 
de  Magdt'bourg,  et  Hugues,  archevêque  de  Rouen,  re- 
nouvelèrent au  nom  de  leurs  souverains  le  serment  d'o- 
héissance  que  Lothaire  et  Henri  Beauclerc  avaient  déjà 
prêté  au  souverain  pontife.  Cette  protestation  fut  répétée 
fidèlement,  comme  un  écho,  par  les  ambassadeurs  des 
rois  de  Castille  et  d'Aragon.  L'œuvre  du  concile  d'Étam- 
pes  se  trouvait  ainsi  ratifiée  solennellement  à  Reims  par 
TAUemagne,  l'Angleterre  et  l'Espagne,  c'ost-à-dire  par 
toutes  les  grandes  nations  catholiques  de  TOccident  (1  . 
Cependant  un  évêque  français,  Gérard  d'Angoulême,  et 
plusieurs  abbayes  mêlaient  à  ce  concert  une  note  discor- 
dante. L'archevêque  de  Tours  avait  également  hésité 
pendant  de  longs  mois  à  prendre  parti  (2).  De  l'autre 
côté  des  Alpes,  un  grand  nombre  d'églises  et  la  Sicile 
tout  entière  s'agitaient  en  faveur  de  l'antipape.  L'Ecosse 
suivait  le  même  errement,  malgré  l'exemple  contraire 
de  l'Angleterre  (3).  En  Orient  enfin,  les  trois  patriarcats 
d'Antioche,  de  Jérusalem  et  de  Constantinople  n'osaient 
se  prononcer  entro  les  deux  élus  du  14  février  (4).  Le 

81;  Lucliairc,  Louis  le  Gros,  n  i7i,  \>.  21'.).  lîcrnar.l  fut  l'iui  de  ceux 
([ui  conseillèrent  au  loi  de  faire  sacrer  Louis  le  Jeune  à  lleinis  {Vie 
lie  Louis  le-  Gros,  éd.  Molinier,  p.  122,  note  ;). 

(1)  Chron.  Maur.,  loc.  cit. 

(2j  Bern.,  e\).  12i.  Hildebert  avait  fait  sa  soumission  avant  le  17  dé- 
cembre 1131.  Jaffé,  neg.,  n"  7521. 

(3)  15ien  que  rabl)é  de  Clairvaux  compte  le  roi  David  (ep.  125)  au 
nombre  des  partisans  d'Innocent  II,  l'Ecosse  resta  attachée  à  Anaclet 
jusqu'à  la  mort  de  l'antipape  (Pagi,  Critic.  in  Baron.,  Ann.,  1138,  12; 
cf.  Jaffé,  Re(j.,  n"  7.">15;  Migne,  CL.VXIX,  p.  90,  n"  xr.,  et  p.  115, 
n"  i.xxii). 

(4)  «  Omnis  enirn  orientalis  ecclesia,  Ilierosolymitana,  Antiochcna, 
il  Conslantinopolitana  nobiscum  sunt,  »  dit  Anaclet,  septembre  113o 

Jaffé-Loewenfeld,  Reg.,  n"  «413).  Mais  le  2  février  1132  Innocent  écrit 


;]10  VIE    DE    SATNT    ISEU.NARD. 

schisme  n'était  donc  pas  éteint.  Puur  frapper  siiromeut 
ses  ennemis  l't  ramoner  à  l'unité  les  dissidents  de  bonne 
foi,  Innocent  recourut  de  nouveau  aux  armes  spirituelles. 
Fort  do  l'autorité  que  donnait  à  sa  parole  l'assentimenl 
du  clergé  de  trois  grandes  nations,  il  lança  pour  la  qua- 
trième fois  l'excommunication  contre  Pierre  de  Léon  et 
ses  partisans  'l).  Cotte  sentence  était  comme  un  suprême 
coup  de  trompette,  destiné  à  porter  jusqu'aux  extrémités 
do  la  terre  les  déclarations  du  concile  de  Reims. 

au  roi  (le  France  :  «  A  tVatribiis  nostris  iiatiiarchà  JiTosoliinUano  et 
liellilcheniiliae  civilatis  episcopo  litteras  obedientia'  siisceiiiinus  » 
ilihl.,  n"  7541).  Goroh  de  Reichersherg  [ep.  ad  card.,  Archir.,  XLVll, 
o72;i  et  la  Chroni([ia'  de  Heichersberg  (Mon.  Gerni.,  XVII,  45i)  rappor- 
(ent  également  qu'Anliocbe  se  rangea  à  l'obédience  d'Innocent  II.  Il 
est  probable  que  les  Orientaux  sont  demeurés,  pendant  quelque  temps, 
indécis,  à  cause  de  l'insuflisance  de  renseignements  sur  la  double  élec- 
tion du  14  février. 
(1,  Wattericb,  II,  207;  AukuI.  Blaudiii.,  ap.  Mon.  O..  V,  28. 


CHAPITRi:  XI 

BERNARD    EN    AQUITAINE    ET    EN    ITALIE     1131-1133}. 

I 

Bernard  en  Aquitaine. 

I)an<  TAquitaine,  le  schisme  était  l'œuvre  d'un  équivo- 
que et  dangereux  personnage,  Gérard  II,  évèque  d'An- 
goulème,  ancien  légat  des  papes  Pascal  II,  Gélasc  11, 
Calixte  II  et  Honorius  II.  Tracer  1<'  portrait  de  ce  prélat 
n'est  pas  chose  facile.  Nul  homme  du  douzième  siècle  n'a 
été  plus  diversement  jugé.  Pendant  que  quelques-uns 
de  ses  contemporains,  jetant  un  voile  discret  sur  ses  fau- 
tes, exaltent  outre  mesure  ses  qualités,  d'autres  s'achar- 
nent à  ternir  sa  réputation,  et  trop  passionnés  pour 
distinguer  deux  parts  dans  sa  vie,  font  rejaillir  sur  la  pre- 
mière le  discrédit  qui  ne  devrait  atteindre  que  la  seconde. 
Telle  a  été  la  puissance  de  ses  détracteurs,  qu'elle  semble 
avoir  troublé  le  regard,  d'ordinaire  si  pur  et  si  perspi- 
cace, de  Mabillon  lui-mrine  (1). 

[\)  Mabillon,  Bern.  Opéra,  Prœf.  gênerai.,  n-  XLVf,  et  NoUe  ad 
ep.  126.  Lhislorien  des  évéques,  d'Angoulêiiie  [Hist.  des  G.,  .\II,  393- 
-307)  lui  est  exlièrneinent  favorable,  tandis  qu'Arnulphe  de  Sécz  [ibU!., 
XIV,  249-262;  "SVatterich,  11,  258-275;  le  dénigre  à  plaisir.  Orderic  Vi- 
tal [Ilist.  eccles.,  lib.  XIH,  cap.   12,  no  lui  consacre  qu'un  mot,  in;iis 

18. 


318  VIE   DE    SAIXT    BERNARD. 

Normand  d'oriî;ine  et  professeur  de  talent,  Gérard  dut 
au  renom  de  savoir  et  de  prudence  dont  il  jouissait  dans 
les  écoles  du  Poitou  ,  de  monter  sur  le  siège  d'Angoulème. 
Ses  nouvelles  fonctions  mirent  en  pleine  lumière  les  émi- 
nentes  qualités  dont  il  était:  doué.  Son  talent  d'adminis- 
trateur fat  égal  à  sa  science  th('ologique.  11  cultiva  les 
arts  avec  le  même  zèle  qu'il  avait  fait  la  littérature  et  le 
droit  canon.  Son  panégyriste  ne  tarit  i.as  sur  les  mer- 
veilles dont  il  dota  l'église  d'Angoulême,  et  plus  tard  Poi- 
tiers même  et  Bordeaux.  Les  magnificences  de  son  palais, 
les  richesses  mobilières  de  sa  cathédrale,  li-  nombre  et 
la  qualité  des  ouvrages  do  sa  bibliothèque,  tout  révèle  en 
lui  l'homme  de  goût ,  en  même  temps  que  le  protecteur 
éclairé  des  études  [\).  Mais  un  tel  essor  donné  au  travail 
et  aux  arts  entraine  des  frais  extraordinaires;  et  ce  n'était 
que  par  une  contribution  prélevée  sur  s':'s  diocésains 
qu'il  suffisait  à  tant  de  dt'penses.  Il  eût  été  bien  éton- 
nant que  son  peuple,  à  la  fin,  ne  se  lassât  pas  d'un  impùt 
d'ailleurs  admirablement  employi'.  On  alla  même  jusqu'à 
en  suspecter  la  l(\gitimité  et  à  le  qualifier  de  simonie  (2', 
accusation  à  laquelle  une  (''pitrc  de  Geoffroy  de  Vendômi' 
donne  quelque  poids. 

liés  llalteur.  Geoffroy,  prieur  du  Mf^eois,  le  montre  allaclit^  à  Anaclcl, 
sans  lui  eu  faire  un  reproche  {llist.  des  G.,  XII,  433-l:Vi).  Geoffroy  de 
Vendôme,  qui  s'adresse  un  jour  à  lui,  ut  pnvcordiali  amlco  et  honn 
(lomino  (Ep.  I,  20),  dresse  plus  tard  contre  lui  un  terrible  réquisi- 
toire (Ep.  I,  21,  ap.  Ilisf.  des  G.,  XV,  288).  Cf.  Maralu,  Cirard,  écè- 
que  d'Angoulême,  Angoulème,  18C(i. 

(1)  Hlst.  episcop.  et  Comit.  Eiifjolism.,  ap.  Hist.  des  G.,  XII,  3y:j- 
:$'.ii,  396.  Sur  l'élection  de  Gérard,  cf.  Arnulphe  de  Séez,  témoigiiafjiî 
suspect  {ihid.,  XIV,  2."j0).  Cf.  Histoire  littéraire  de  la  France ,  XI. 
5'.»8. 

(2)  Ernaldus,  lieni.  Vifa,  lil».  Il,  cap.  vi,  n'  32;  Arnulpli.  Sagiens., 
toc.  cit.,  p.  2:.l;  Goffred.  Vindoc,  Ep.  1,  21,  ai>.  IHst.  des  G.,  XV, 
288. 


BERNARD    EX    AQUITAI.VE   ET    EN    ITALIi:.  .TIO 

Ces  plaintes  semblent  n'avoir  eu  d'abord  que  peu  de 
retentissement.  Gérard  était  protégé  contre  la  calomnie 
l)ar  son  ancienne  réputation  de  sagesse  et  par  les  hon- 
neurs dont  le  comblait  la  papauté.  Ses  ennemis  comme 
ses  amis  sont  d'accord  pour  reconnaître  et  louer  la 
solidité  de  son  jugement,  la  force  de  son  éloquence,  le 
charme  de  sa  conversation,  la  finesse  de  son  esprit  et 
surtout  l'habileté  qu'il  déployait  dans  les  grandes  affai- 
res (1).  Une  circonstance  particulière  avait  mis  en  relief 
toutes  les  qualités  de  l'ancien  i)rofesseur  de  droit  canon. 
Ce  fut  lui  qui  trouva  au  concile  de  Latran  (4112)  le  moyen 
de  délier  Pascal  II  des  funestes  engagements  qu'il  avait 
contractés  vis-à-vis  de  l'empereur  Henri  V  (2).  Le  pape, 
reconnaissant  de  ce  service,  l'en  récompensa  en  étendant 
aux  provinces  de  Tours,  de  Bordeaux,  de  Bourges  et 
d'Auch  la  légation  qu'il  lui  avait  confiée.  Gérard  s'ac- 
(juitta  de  ses  fonctions  avec  zèle  et  tint  jusqu'à  huit  con- 
ciles dans  l'espace  de  quelques  années  (3)  ;  heureux  s'il 
n'eût  pas  subi  ces  enivrements  du  pouvoir,  (jui  font  par- 
fois tourner  les  meilleures  têtes.  On  lui  a  reproché, 
non  sans  raison,  de  s'être  regardf'  comme  un  pape 
au  petit  pied,  ayant  puissance  de  déposer  les  évéques 
à  son  gré.  C'était,  parait-il,  une   prétention   qu'il  affi- 

(1)  Hisl.  Ponlif.  et  Coin.  EikjoL,  loc.  cit.,  p.  397.  Anuilplie  de  Séez 
lui-inéine  lui  reconnaît  :  circa  res  rjerendas  innata  discrelio,  quam 
l)luriina  sune  litterarum  scientia  confinnarel  et  ntriustjuc  facun- 
ilia  sermoiiis  ornaret  (loc.  cit.,  p.  252). 

(2)  Hist.  Pont,  et  Com.  Engot.,  I.  c,  p.  3'J4. 

(3)  Ibid.  En  présence  de  ce  témoignage  appuyé  par  les  faits  {Uist. 
des  G.,  XIV,  liG-liît),  on  se  demande  conimout  Arnulphe  de  Séez  a 
pu  reprocher  à  Gérard  d'avoir  laissé  périr  la  discipline  dans  son  dio- 
cèse et  dans  sa  province  :  «  NuUam  virlutihiis  gratiam  rependisli, 
nulUim  quoqiie  siipplicium  vitiis  irrogasti,  nemineiu  ad  vil;c  innoccn- 
tiaiii  inloniiasli.  »  Invccdcu,  cap.  ii. 


320  VIE    DE    SAINT    liERNARD. 

chait  publiquement,  même  en  présence  des  laïques  (1 1. 
Le  schisme  le  surprit  dans  ces  sentiments.  Dès  le  mois 
de  mai  1130,  Anaclet  lui  ('crivit  pour  le  confirmer  dans 
ses  fonctions  :2).  Mais,  avant  d'accepter  l'onVe  intéressée 
qui  lui  était  laite,  le  prudent  prélat  voulut  considérera 
loisir  quel  tour  pendrait  la  lutte  engagée  entre  les  deux 
prétendants.  Avec  la  sûreté  de  vues  pratiques  qui  le  dis- 
tinguait, il  pencha  bientôt  en  faveur  d'Innocent  11  et  le 
déclara  sans  d(''tour  dans  une  lettre  qui  l'ut  lue  au  concile 
d'Étampcs.  Dans  sapenst'e,  cette  soumission  adroite  devait 
infailliblement  lui  valoir  comme  récompense  le  renouvel- 
lement de  son  mandat.  Ei  de  peur  sans  doute  qu'on  ne 
comprit  pas  ses  intentions,  il  poussa  l'ingénuité  jusqu'à 
demander  expressi-ment  au  chancelier  Hairaeric  le  titre  de 
h'gat  ;3,i.  Mais  })révenu  par  les  mauvais  bruits  que  des 
ennemis  subtils  avaient  ri'pandus  contre  lui.  Innocent  II 
lui  refusa  ces  fonctions  enviées,  (iu"il  conûa  à  un  prélal 

^1)  «  Ml'  lu'ifsenlt',  dit  Geoflioy  de  Ycndtniie,  ([iiasi  alleriim  Pajuim 
vos  fecislis.  »  E|).  I,  21,  ap.  Hist-  des  G.,  W,  :>8'.i. 

(2)  Jaffé,  aeg.,  ir  8377;  Migne,  CLXXI.X,  (i<.)8. 

(3)  Berii.,  ep.  12(5,  n'  1  el  2;  Aniiilpli.,  Invectira,  cap.  .'>.  loc.  cit., 
p.  250.  Aniulpbe  est  seul  à  ineiilioniier  celte  lettre  au  concile;  mais 
il  est  si  exact  sur  les  événements  de  celte  époque,  qu'il  est  diflicile  de 
rejeter  son  témoignage.  C'est  par  lui  seul  également  que  nous  savons 
iiu'nn  décret  de  saint  Léon  servit  de  règle  au  concile,  et  le  fait  ne 
saurait  être  mis  en  doute.  Sauf  le  caractère  pamphlétaire  de  son  In- 
rectire,  son  ouvrage  est  i)récieux  el  appuyé  sur  les  documents.  Il  s'en 
réfère  évidemment  quelquefois  à  l'épitre  120  de  saint  liernard,  vrai- 
sem!)Ialilement  aussi  à  ré|iitre  21  (livre  P')  de  Gcoflroy  de  Vendôme. 
Peut-être  connaissait-il  les  mauvais  bruits  répandus  par  15ernier,  abbé 
de  Bonneval.  Maralu  [oiiv.  cil,  p.  2Si-29'!)  se  trompe  quand  il  croit 
découvrir  dans  les  relations  d'ArnulpIie  de  Lisieu.v  avec  Ernaud,  l'bis- 
lorlen  de  !  abbé  de  Clairvaux,  une  des  sources  de  {'Invective.  Ce  fut 
plulol  Arnulplie  qui  fui  l'inspirateur  d'Ernaud.  L'Inveclice  fui  com- 
jiosée  du  vivant  même  de  Gérard,  vers  11 3i;  et  l'ouvrage  d'Ernaud  ne 
jiarut  jias  avant  1 155. 


lîERNARD    i:.\    AOUITAINE    ET    EN    ITALIE.  3-il 

absolument  irréprochable,  à  un  ami  de  l'abbé  de  Chiir- 
vaux,  Geoffroy  de  Lèves,  évéque  de  Chartres.  Cette  me- 
sure était  le  plus  cruel  affront  qu'on  pût  infliger  à  l'or- 
gueil de  Gérard.  L'ambitieux  évoque  ne  songea  plus  qu'à 
en  tirer  vengeance.  Et  sa  vengeance  était  aisée.  Il  lui  suf- 
11 1  d'offrir  ses  services  au  rival  d'Innocent,  d'abord  mé- 
connu, à  Anaclet  II,  qui  ne  manqua  pas  d'accueillir  l'il- 
lustre transfuge  avec  empressement  et  reconnaissance.  Il 
lui  renouvela  celte  légation  qu'il  ambitionnait  tant  et  l'a- 
grandit encore  do  plusieurs  provinces  ecclésiastiques.  Le 
cardinal  Gilles  de  Tusculum  fut  charg(''  de  lui  ap})orter 
cette  bonne  nouvelle  et  de  l'aider  à  organiser  le  schisme 
de  ce  côté'  des  Aljtes  (1  . 

Gérard ,  malgré'  son  grand  âge ,  montra  dans  cette  der- 
nière période  do  sou  épiscopat,  une  activité  vraiment 
surprenante.  Pamphlets,  discours,  voyages,  il  n'i'pargna 
rien  pour  abattre  l'autoriti'  d'Iimocent  II,  qui  gagnait  de 
proche  en  proche  tous  les  diocèses  de  France.  Au  moment 
où  il  cherchait  un  moyen  de  l'atteindre ,  au  loin  comme 
de  près,  un  de  ces  rouleaux  des  morts  que  l'on  colportait 
alors  de  monastère  en  monastère  lui  tomba  entre  les  mains. 
Il  n'hésita  pas  à  l'utiliser  comme  un  instrument  de  sa  ran- 
cune, et  y  ré'digea  sur  la  double  élection  du  14  février  un 
rapport  qui  é-tait  un  véritable  plaidoyer  en  faveur  d'Anaclet 
II  et  un  réquisitoire  contre  Innocent  IL  Mais  le  malbeur 
voulut  que  le  rouleau  passât  bientôt  aux  mains  des  Clunis- 
les,  qui  découpèrent  le  dangereux  libelle  et  l'envoyèrent  à 
Innocent  II,  au  vif  regret  des  moines  curieux  ou  indé'cis  (:2). 

1  Ufin.  ViUi,  lib.  Il,  cap.  vi,  iv^  32;  IJein.,  op.  l'.G,  ii"  1-i;  Ar- 
nu]\)h. ,  Invectica,  cap.  5,  loc.  ci/.,  p.  557.  Cf.  Pctri  Veiicrab.,  ep. 
11,4. 

[•>!  Ueimlialdi  Leo(li(;n.s.,  ap.  Hist.  des  G.,  XII,  :5i;f;-3i;8  ;  cf.  Armilpli., 
Invect.,  loc.  cil. 


322  VIE   DE    SAINT    BERXAliD. 

Les  manœuvres  directes  et  personnelles  du  légat  d'A- 
naclet  auprès  du  comte  de  Poitiers,  Guillaume  X,  eurent 
un  succès  bien  autrement  scandaleux  et  inquiétant.  On 
est  peu  surpris  que  ce  prince,  d'un  caractère  faible  et 
violent,  de  mœurs  frivoles  et  d'une  piété  mal  entendue, 
n'ait  pas  résisté  aux  suggestions  du  perfide  et  habile 
prélat.  Les  petits  démêlés  politico-religieux  qu'il  avait 
eus  avec  son  propre  évéque,  Guillaume  Adelelme,  et  Tévè- 
que  de  Limoges,  Eustorge,  le  prédisposaient  à  la  r(';volte 
contre  l'autorité  légitime  (1).  Se  ranger  à  l'obédience 
d'Anaclet,  c'était  pour  lui  s'assurer  le  moyen,  peu  loyal 
mais  facile,  de  combattre  à  découvert,  et  avec  quelque 
apparence  de  droit,  des  adversaires  qui  soutenaient  la 
cause  d'Innocent  IL  Grâce  à  la  force  matérielle  dont  il  dis- 
posait, on  avait  tout  à  craindre  de  sa  colère.  Bernard, 
apprenant  sa  défection  et  prévoyant  les  maux  qu'elle 
entraînerait  pour  l'Église  dans  toute  l'Aquitaine,  lui  fit 
adresser  par  l'entremise  du  duc  de  Bourgogne,  un  pres- 
sant plaidoyer  en  faveur  d'Innocent  II  (2).  Mais  sa  lettre, 
si  éloquente  fùt-clie,  ne  pouvait  avoir  de  prise  sur  une 
conscience  d(''jà  pervertie  par  les  sophismes  complaisants 
de  l'évèque  d'Angouléme.  Une  démarche  que  Pierre  le 
Vénérable  tenta  vers  le  même  temps  auprès  du  prince 
pour  l'arracher  au  schisme  demeura  pareillement  sans 
résultat  (3).  L'abbé  de  Clairvaux,  cependant,  ne  désespéra 
pas  de  venir  à  bout  d'une  telle  obstination.  Sur  le  conseil 
d'Innocent  II,  il  entreprit  avec  l'évèque  de  Soissons  le 
voyage  de  Poitiers,  et  par  la  force  de  sa  dialectique  et 
l'autorité  de  sa  personne,  contre  l'attente  générale,  nous 

(1)  Chron.  Got'fridi  Vosiensis,  ap.  Ilisi.  des  G.,  XII,  i3i. 

(2)  Bern.,  cp.  V>1 . 

'3)  Pétri  Ycnerab.,  ep.  II,  '>'2.  N'oyagc  accompli  entre  le  concile  de 
Reims  et  Noël  1131. 


BERX-Vr.D    EN    AQUITAINE    ET    EN    ITALIE.  323 

dit-il  lui-même,  il  obtint  du  comte  une  véritable  rétrac- 
tation et  rétablit  la  paix  dans  la  cité  (1). 

Mais  cette  victoire,  remportée  sur  une  volonté  qui  (lut- 
tait à  tout  vent  de  passion,  fut  aussi  éphémère  qu'elle 
avait  été  prompte.  A  peine  Bernard  était-il  parti,  que  Gé- 
rard reprit  sur  le  malheureux  comte  son  ascendant  fatal. 
Le  schisme  mal  éteint  se  ralluma  dans  la  cité  avec  une 
violence  extraordinaire.  Plusieurs  membres  du  clergé,  des 
plus  notables,  le  doyen  du  chapitre  et  larchiprêtre  de  la 
cathédrale,  par  exemple,  se  laissèrent  séduire.  Deux  camps 
irréconciliables  se  trouvèrent  bientôt  en  présence  et  en 
hostilité  ouverte.  Dans  leur  rage,  les  partisans  de  Gérard 
s'attaquèrent  même  aux  objets  du  culte  qui  avaient  servi 
à  leurs  adversaires;  et  il  se  trouva  un  prêtre  assez  fana- 
tique pour  briser  l'autel  sur  lequel  l'abbé  de  Clairvaux 
avait  célébré  la  messe  (2). 

Dès  que  le  conflit  s'achevait  dans  les  excès  de  la  vio- 
lence brutale,  le  champ  de  bataille  devait  rester  à  la 
force  mat(''rielle.  Guillaume  Adelelme  eut  les  honneurs  de 
l'expulsion;  et,  après  un  semblant  d'élection,  Gérard  plaça 
sur  le  siège  de  saint  Hilaire  une  de  ses  créatures,  Pierre 
de  Châtellerault.  L'évêque  de  Limoges  partagea  le  sort  de 
révê([ue  de  Poitiers;  on  lui  substitua  un  ambitieux  abbé 
du  Dorât,  du  nom  de  Rainulphc,  qui  d'ailleurs  mourut 
subitement,  peu  d'années  après  son  élévation,  dune 
chute  de  cheval,  on  laquelle  plusieurs  contemporains  vi- 
rent un  châtiment  du  ciel  (3). 

1;  «  Pneler  spoin  iiuilloiiini  rciiorlareia  iihhuui  i)aci'iii  Ecclesitc.  » 
Rern.,  ep.  128;  Beni.  YUa,  lil».  II,  cap.  vi,  w"  30.  Diial  ' llisl.  des  G., 
XV,  G:i(),  note  a)  confond  celte  mission  do  l'abbé  de  Clairvaux  avec 
celle  de  Pierre  le  Vénérable.  Le  vo\age  de  Bernard  à  Poitic-rs  est  vrai- 
semblablement du  commencement  de  l'année  11:52. 

(2;  nern.  Vila.  lib.  il,  cap.  vi,  n"  30. 

(3)  Ibid.,  n''33-,  Bern.,  cp.  12G,  n"3;  Goffr.  Vos.,  Citron.,  ap.  Jlisl. 


324  VIE    DE    SAINT    l'.ERNARD. 

Avant  même  que  tous  ces  lamentables  événements 
lussent  accomplis,  labbé  do  Clairvaiix  avait  appris  la  triste 
rechute  du  comte  de  Poitiers.  Il  s"en  plaignit  aussitôt  h 
lui  dans  une  lettre  où  l'espoir  d'une  seconde  conversion 
perce  encore,  à  côté  des  reproches  les  plus  vifs  :  «  Quelle 
est  cette  merveille,  écrit-il,  et  par  qnel  conseil  s'est  oi)érér 
si  promptement  votre  conversion,  cette  déplorable  con- 
version qui  vous  fait  encourir  de  nouveau,  et  plus  grave- 
ment que  par  le  passt\  la  colère  de  Dieu!  Huel  est  celni 
dont  la  fascination  vous  a  fait  si  t(H  sortir  de  la  voie  de  la 
vérité  et  du  salut?  Certes,  celui-là,  (luel  qu'il  soit,  portera 
la  peine  de  son  crime.  Revenez,  revenez  et  rappelez  à 
leur  poste  ceux  que  vous  avez  chassés  (1).  » 

(iuillaume  .\  resta  sourd  à  cette  prière;  l'évèque  d"An- 
goulême,  qui  continuait  à  le  surveiller  de  près,  cherchait 
en  même  temps  à  répandre  dans  tous  les  évi'chés  et  tous 
les  monastères  voisins  le  m(~'me  esprit  de  rè'volte  contre 
l'autorité  d'Innocent  11.  Aucune  de  c(>s  menées  n'avait 
échai)pé  à  la  diligente  attention  do  l'abbé  de  Clairvaux. 
Déjà  l'infatigable  champion  d'InnoC(mt  s'était  adressé  au 
clergé  do  rA(iuitainc  pour  exciter  son  zèle,  l'i  le  mettre 
en gai'de  contre  révèquo  d'.\ngoul(''mi'.  «  Jus([ues  à  quand, 
écrit-il  à  (ieoffroy  du  Loroux,  le  futur  arcliOV(H|ue  de  Bor- 
deaux, jusqucs  à  quand  votre  prudence  restera-t-elle  en- 
dormie dans  une  fausse  sécurit(!',  près  d'un  serpent  qui 
vous  guette?  Nous  savons  que  rien  ne  saurait  vous  faire 
déserter  l'unité;  mais  cela  ne  suffit  pas,  il  faut  encore 
combattre  de  toutes  ses  forces  ceux  qui  troublent  la  paix 
de  l'Kglisc  (:i;.  » 

Au  libelle  du  pontife  sciiismali({uo  Bernard  opposa  une 

(les  G.,  MI.  'i:!i;  Armil|ili('.  IhkcL,  c;!)!.  vii.  }oc.  cit.,  p.  'l'>^- 
(1)  E|i.  l'iS,  éciilc  cil  113',  avaii!  r('\]iiilsion  tie  lï'vôqiu'  de  roiliers. 
(■>j  Ep.  l-'.5.  l'ciilc  en  n:il-ll:!:!. 


BERNARn    EN    AQUITAINE    ET    EN    ITALIE.  325 

protestation  qui  nous  est  parvenue  sous  forme  de  lettre 
adressée  aux  évoques  de  Limoges,  de  Poitiers,  de  Péri- 
gueux  et  de  Saintes.  C'est  un  réquisitoire  écrasant  contre 
Gérard,  en  môme  temps  qu'une  démonstration  éclatante 
de  la  validité  de  l'élection  du  cardinal  Grégoire.  Il  n'est 
pas  nécessaire  de  rappeler  ici  les  arguments  invoqués 
par  le  saint  abbé  en  faveur  d'Innocent  II.  Nous  les  con- 
naissons déjà.  11  est  bon  de  remarquer  cependant  qu'il  les 
développe  avec  une  nouvelle  vigueur,  en  insistant  princi- 
palement sur  l'infime  minorité  des  partisans  d'Anaclet  II, 
comparée  au  nombre  infini  des  fidèles  ralliés  à  Innocent  IL 
Et  c'est  avec  un  accent  de  triomphe  qu'il  pose  à  ses  ad- 
versaires cette  question  capitale  :  «  De  quel  côté  enfin  se 
trouve  l'Église  catholique?  » 

Pour  les  hommes  de  bonne  foi,  la  réponse  ne  pouvait 
(Hre  douteuse.  Pourquoi  donc  un  évèque  éminent,  tel  que 
(iérard,  est-il  tombé  dans  le  schisme  ?  L'ambition  l'a  perdu. 
Il  était  trop  fier  pour  descendre  des  hauteurs  oiî  l'avait 
placé  la  confiance  de  plusieurs  papes.  »  Il  a  rougi  de  pa- 
raître inférieur  ù  lui-même,  après  avoir  occupé  un  si  haut 
rang  parmi  les  siens.  On  reconnaît  bien  là  la  fausse  honte 
qui  mène  au  péché,  comme  parle  l'Écriture.  C'est  ainsi 
que  cet  homme  a  trahi  le  Saint-Père  Innocent  (pour  me 
servir  de  ses  propres  expressions),  et  s'est  attaché  à  l'au- 
teur du  schisme.  Ils  ont  contracté  alliance  et  sont  unis 
comme  lécaille  est  unie  à  l'écaillé.  Gérard  a  proclamé 
Anaclet  son  pape,  et  celui-ci  en  retour  a  nommé  Gérard 
son  légat,  par  une  sorte  de  comédie  qu'ils  jouent  de  con- 
cert. Ils  se  consolent  entre  eux,  se  protègent  et  se  recom- 
mandent, quoiqu'on  somme  ils  ne  travaillent  pas  l'un 
pour  l'autre,  mais  chacun  pour  soi...  Voici  que  le  légal 
forge  parmi  vous  de  nouveaux  évoques  pour  son  pape ,  afin 
que  ce  pape  ne  soit  pas  pape  pour  lui  seul...  Mais  ne  croyez 

SVINT    BEUNVItti.    —   T.    I.  19 


326  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

pas  qu'un  tel  légat  travaille  gTaluilcmcnt  :  on  a  ajouté  à 
son  ancienne  légation  la  France  et  la  Bourgogne,  et  il  s'en 
vante.  Il  peut  y  joindre,  s'il  veut,  les  Modes  et  les  Perses, 
et  la  moitié  de  la  Décapote;  et  pourquoi  pas  encore,  en 
outre,  les  Sarmates  et  tous  les  lieux  inconnus  oîi  il  posera 
le  pied?  U  homme  sans  pudeur  autant  qu'aveuglé!  Il  s'i- 
magine qu'<»n  ne  le  voit  pas,  et  il  est  la  risée  de  ceux  qui 
l'entourent.  .Mépris  bien  mérité,  du  reste  :  car  n'est-il  pas 
vrai  (in'il  fait  du  sanctuaire  une  place  aux  enchères  ?  Il 
choisit  pour  pape,  —  un  pape  à  sa  guise,  —  celui  qui 
consentira  à  le  faire  légat.  Ainsi,  à  moins  que  tu  ne  sois 
légat,  Rome  ne  pourra  avoir  de  pape?  D'oii  te  vient  ce 
privilège  dans  l'Église  de  Dieu?  Possèdes-tu  le  sanctuaire 
par  héritage?  Tant  que  tu  as  eu  quelque  espoir  d'obtenir 
d'Innocent  la  faveur  que  tu  lui  demandais  d'une  façon  si 
peu  discrète,  Innocent,  tu  l'as  écrit.  Innocent  était  un  saint 
et  le  vrai  pape.  Et  maintenant  tu  l'accuses  d'être  schis- 
matique!  Sa  sainteté  et  sa  légitimité  se  sont  donc  éva- 
nouies avec  ton  espérance?  Hier  il  était  catholique,  saint, 
et  souverain  pontife  ;  aujourd'hui  c'est  un  misérable,  un 
schismatique,  un  séditieux.  Hier  c'était  le  Saint-Père  In- 
nocent; aujourd'hui  c'est  (îrégoire,  diacre  de  Saint-Ang(\ 
C'est  ainsi,  quand  le  cœur  est  double,  que  les  contradic- 
tions sortent  d'une  même  bouche  (1).  » 

Cette  line  satire  que  nous  abrégeons,  nourrie  défaits 
et  de  preuves,  assaisonnée  d'ironie,  et  relevée  par  une 
verve  intarissable ,  devait  ruiner  plus  sûrement  la  politique 
de  Gérard,  que  ne  rcùl  fait  la  force  matérielle.  On  peut 
croire  qu'elle  contribua  à  maintenir  le  clergé  d'Aquitaine 
dans  le  devoir.  Lorsque  (îérard,  en  ell'et,  à  quelque  temps 

(1)  Ep.  l'if),  IV'  '.!-i;  ccrito  après  l'cxinilsion  des  (';vêqiies  de  Poitiers 
el  di-  Liini)g(!-;  (cf.  n"  î)  t-l  avant  la  i)ris(!  do  possession  du  siège;  de 
Bordeaux  par  Gérard. 


BERNARD    E.\    AQUITAINE    ET    EN    ITALIE.  327 

de  là,  osa  s'emparer  du  siège  de  Bordeaux  devenu  vacant 
parla  mort  du  titulaire,  les  évêqucs  de  Saintes,  de  Péri- 
gueux  et  de  Poitiers  n'eurent  qu'une  voix  pour  flétrir  cette 
usurpation,  et  s'adressant  à  leur  métropolitain,  l'arche- 
vêque de  Bourges,  le  conjurèrent  de  casser  la  prétendue 
élection  de  l'ambitieux  légat  d'Anaclet.  «  Excommuniez 
de  nouveau  cet  excommunié,  s'écrient-ils,  et  au  besoin, 
demandez  au  roi  de  France  de  vous  prêter  main-forte 
contre  lui.  »  Vulgrin  promit  à  ses  suffragants  de  leur  don- 
ner satisfaction  dans  la  mesure  de  son  pouvoir  (1).  Mais  il 
était  réservé  à  l'abbé  de  Clairvaux  de  porter  le  dernier 
coup  au  schisme  d'Aquitaine.  En  1134-1135,  nous  le  ver- 
rons à  l'œuvre  à  Parthenay,  près  du  comte  de  Poitiers. 

II 
Bernard  en  Italie. 

Après  le  concile  de  Reims,  rien  ne  retenait  plus  Inno- 
cent II  en  France.  Le  triomphe  de  sa  cause  y  était  assuré. 
Aussi  bien,  les  églises  et  les  monastères  commençaient  à 
se  lasser  de  subvenir  aux  frais  de  son  entretien  (2).  Il 
quitta  donc  Auxerre  au  commencement  de  l'année  1132, 
et  s'achemina  lentement  vers  l'Italie,  où  devaient  se  livrer 
les  derniers  combats  contre  le  schisme. 

Cluny  était  sur  son  passage  (3).  La  somptueuse  hospi- 

(1)  L'évêi[ue  de  IJordeaiix  iiiounit  au  mois  de  mai  vraisemldabie- 
ment  113:>). 

(2)  «  Pnefdlus  paiia  iiiiuieiisaiii  j;ravedinein  ecclesiis  Galliaruiu  in- 
f^essit.  «  Order.  Vital.  Ilisl.  ceci.  XllI,  :}.  Cf.  Suger,  Yi/a  Lud.  VI. 
ap.  Uist.  des  G..  XII,  .j8  E;  Chron.  S.  Andrcx  Camer..  ajt.  Mon.  G., 
XII,  5i9;  ner7i.  Vila.  \\h.  II,  cap.  I,  n"  G. 

(3)  iHiiocent  séjourna  à  Cluny  du  l'-""  au  1'.  février.  Jaffé,  u"  7531- 
:5il. 


328  VIE    DE    SAINT   BERNARD. 

talité  qiiHl  y  reçut  accrut  encore,  par  letlol  du  contraste, 
l'admiration  qu'il  professait  pour  la  pauvreté  des  Cister- 
ciens. Il  nous  reste  un  monument  de  cette  impression. 
C'est  labolilion  d'une  redevance  que  Clairvaux  payait  à 
l'opulente  abbaye  de  Pierre  le  Vénérable.  Par  cet  acte,  le 
souverain  Pontife  croyait  faire  œuvre  de  charité  ;  mais  les 
Clunistes  réclamèrent  contre  sa  décision,  au  nom  de  la 
justice.  Ce  fut  le  point  de  départ  d'une  querelle  qui  dura 
vingt  ans  entre  les  deux  Ordres. 

Le  document  pontifical  est  daté  de  Lyon,  17  février  (1). 
Innocent  II  traversa  Vienne,  Valence,  Avignon,  Gap,  et 
franchit  les  Alpes  par  le  mont  Genévre.  Le  10  avril,  il  cé- 
lébrait à  Asti  la  fête  de  Pâques.  Il  gagna  ensuite  Plaisance, 
où  il  convoqua  un  concile  de  tous  les  évêques  de  la  Lom- 
bardie  (13  juin)  (2  .  Cet  appel,  mal  entendu,  révéla  l'état 
des  esprits  dans  la  haute  Italie.  Anaclet  II  y  avait  de  nom- 
breux partisans.  Il  fallait  à  tout  prix  les  détacher  de  sa 
cause.  Le  succès  de  cette  entreprise  marquerait  glorieuse- 
ment la  première  étape  du  voyage  d'Innocent  à  travers  la 
Péninsule  et  produirait  sur  les  Romains  une  impression 
plus  vive  que  n'avaient  fait  la  décision  du  concile  d'É- 
tampes  ou  les  foudres  du  concile  de  Reims.  Mais  on  ne 
pouvait  espérer  d'obtenir  la  soumission  des  cités  dissi- 
dentes par  un  décret.  Il  fut  décidé  que  le  souverain  pon- 
tife les  visiterait  l'une  après  l'autre  et  essayerait  de  les 
gagner  par  le  i)reslige  même  de  sa  présence.  Cette  me- 
sure avait  réussi  en  France,  où  elle  n'était  pas  nécessaire; 

(1)  Ibid.,  11"'  TS'il;  Migiic.  CLWl.X,  p.  l'>6;  la  bulle  est  datée  dv 
Lyon;  au  lieu  de  ///  l,oL  MarCil.  lire  XIII  kal.  Cf.  Pllugk-HarUuiig, 
Acia  lîom.  Pont.,  I,  140. 

(2)  Boso,  Viia  Innocent.  II.  Duchesnc  [Lih.  Pont-,  II,  :î81,  note  4) 
fait  remarquer  que  Boson  fait  passer  Innucent  de  nouveau  par  Saint- 
Gilles,  vraisemblablement  à  tort.  Cf.  Jaffé,  I,  855-85G. 


BERNARD    EM    AQUITAINE    ET    EN    ITALIE.  3:21) 

les  faveurs  qu'Innocent  II  répandit  sur  les  églises  de  Cré- 
mone, de  Bergamo,  de  Navarre,  de  Guastalla,  de  Ferrare, 
de  Venise,  de  Brescia  (1),  prouvent  qu'elle  eut  un  égal  suc- 
cès en  Italie.  L'évèque  de  Brescia,  Villanus ,  fut  déposé  et 
remplacé  par  son  coadjuteur  Manfred  (2).  Milan  toutefois, 
dont  l'archevêque  s'était  déclaré  en  faveur  de  l'antipape 
Anaclet  et  de  l'antiroi  Conrad  de  Ilohenslaufen,  resta  le 
boulevard  d'une  opiniâtre  opposition.  Soit  défaut  de 
temps,  soit  plutôt  crainte  d'un  échec.  Innocent  s'abstint 
de  tenter,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  l'assaut  de  mé- 
tropole lombarde.  Parti  de  Plaisance  au  commencement 
de  juillet,  il  était  de  retour  en  cette  ville,  dès  les  premiers 
jours  de  novembre  (3),  et  s'apprêtait  à  recevoir  Lothaire, 
qui  venait  de  déboucher  en  Italie  par  la  vallée  de  Trente. 
L'appareil  militaire  du  monarque  n'avait  malheureuse- 
ment rien  d'imposant.  Les  causes,  qui  lui  avaient  fait 
retarder  jusqu'au  mois  d'août  1132  (4)  son  expédition  dans 
la  péninsule,  n'avaient  pas  complètement  disparu  :  le 
parti  des  Hohenstaufen,  toujours  menaçant,  ne  pouvait 
être  contenu  que  par  la  force.  Laissant  donc  ses  meilleurs 
soldats  en  Allemagne,  Lothaire  avait  dû  se  contenter,  pour 
son  entreprise,  d'une  escorte  modeste,  d'une  sorte  de 
garde  du  corps.  Son  armée  ne  dépassait  pas  quinze  cents 
hommes,  renforcés  par  trois  cents  cavaliers  que  lui  avait 
gracieusement  olferts  le  duc  Sobieslas  de  Bohème  (5).  La 
reine  Richinza,  quelques  évêques,  abbés  et  soigneurs  laï- 
ques formaient,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  son  état- 

(I)  Cf.  Jaffé,  Reg.,  p.  857-85,S. 

(■>)  Annal.  Jirix.,  ap.  Mon.  (j..  XVllI,  S12. 

(3)  Le  4  novembre  il  élait  à  Plaisance.  Jaffé,  Keg.,  w"  7000. 

(i)  Cf.  Hernhardi,  Lolhar.  p.  439,  noie  '>. 

(5)  Annal.  Erphesf.,  ap.  Mon.  G.,  VI,  .139.  «  Exercitum...  propler 
discordiatn  regni  parvuta  »  (Ollo  Frising.,  Chron  ,  VII,  18).  «  Tanlil- 
luin  exeiciluni  »  (ikrn.,  ep.  139,  n"  Ij. 


330  VIE    DE    SAINT    UERNARI). 

major.  Peut-être  espérait-il  qu'à  son  apparition  en  Lom- 
bardie,  des  volontaires  nombreux  viendraient  grossir  les 
rangs  de  son  escorle.  Mais  les  peuples  ne  se  laissent  guère 
toucher  qu'aux  grandes  démonstrations  de  la  puissance. 
Les  troupes  de  Lothaire  répondaient  mal  à  la  majesté  de 
l'empire  :  on  s'en  moqua  (1),  disent  les  chroniqueurs.  En 
vain  le  futur  empereur  se  présenta  successivement  aux 
portes  de  Vérone,  de  Milan,  de  Créma,  de  Brescia.  Cré- 
mone et  Plaisance  consentirent  seules  h  le  recevoir  ('2). 

C'est  sous  l'impression  de  ce  mauvais  début  que  Lo- 
thaire rejoignit  Innocent  11  novembre  1132).  Leur  entre- 
vue eut  lieu  près  de  Plaisance,  dans  les  plaines  de  Ron- 
caglia.  Nous  ne  pouvons  qu'en  deviner  l'objet  (3).  Les 
deux  souverains  se  proposèrent  de  soumettre  à  l'obéis- 
sance, par  la  persuasion  et  au  besoin  par  la  force,  quel- 
ques cités  do  l'Est,  telles  que  Reggio,  Bologne,  Farnza, 
dont  la  lîdélité  était  encore  douteuse,  et  fixèrent  au  prin- 
temps suivant  leur  marche  commune  sur  Rome. 

Pendant  quo  Lothaire  exécutait  à  peu  près  sans  succès 
la  première  i)artie  de  ce  plan  (4),  Innocent  II  entrait 
triomphalement  à  Bologne  (5),  et ,  gravissant  les  Apennins, 
se  dirigeai!  sur  Pise  (G) ,  où  nous  le  voyons  séjourner  dé- 
fi) n  Siiljsannalus  et  despcctiis.  »  Otlo  Fiising.,  lov.  cit.  CI',  lïeiii- 
liardi,  Lollxir.  \>.  i'jô,  note  23. 

('2)  Bcniliardi,  ihid..  note  ''.5;  p.  4'i8,  note  3''.;  Jaifé,  Lolliar.  \>.  l'»5, 
noies  15-10. 

(.3)  «  Générale  (•ollo(iiiiatn  de  statu  eccle.sia'  et  iinperii.  »  Boso,  Vila 
Innoc.  Watleiicli,  II,  17G.  CI'.  P.ernhardi,  Lolliar.  p.  ii'.t,  notes  :>i-35. 
D'après  cet  historien  la  diète  aurait  eu  lieu  le  «  noveml)re. 

(i)  Olto  Frisiii"^.,  Chron..  VU,  H);  Jaffé,  Lot/iar.  p.  70,  note  'M; 
p.  r.>f!,  note  19;  Bernliardi,  Lolliar.  p.  150,  note:;?. 

(5)  Mansi,  Concil..  \.\l,  'ilo:  Jat'l'é,  R('(j..  n-^  7GO:!-7(!0i. 

(6)  «  Per  montein  liardonis...  reversas  Pisas.  »  lîoso,  Vila  Innoc. 
Wattericli.,  Il,  170.  Mous  llardonis  =  Apennin  (Otto  Frisinj».,  (lesta 
Frid..  Il,  J3J. 


BERNAHD    EX    AQUITAINE    ET    EN    ITALIE.  331 

puis  le  mois  de  janvier  1133  jusqu'aux  premiers  jours  de 
mars(l). 

C'est  alors ,  qu'en  face  de  difûcultés  imprévues  qui  me- 
naçaient de  retarder  encore  indéfiniment  son  départ  pour 
Rome ,  il  se  souvint  à  propos  de  l'abbé  de  Clairvaux  et  le 
manda  de  nouveau  près  de  lui  (2).  Le  concours  des  flottes 
réunies  de  Pise  et  de  Gênes,  nécessaires  pour  garder  la 
côte  et  protéger  les  bouches  du  Tibre  contre  une  attaque 
possible  du  roi  de  Sicile,  faillit  tout  à  coup  lui  manquer. 
Les  deux  cités  rivales  étaient  depuis  près  de  cinquante 
ans  en  hostilité  perpétuelle  au  sujet  de  leurs  droits  politi- 
ques et  religieux  dans  l'île  de  Corse  (3).  La  trêve  qu'In- 
nocent II  leur  avait  imposée,  lors  de  son  passage  en  1130, 
n'avait  été  observée  que  d'une  façon  équivoque.  Gênes  la 
rompit  en  1132,  en  capturant  près  de  Cagliari  un  navire 
pisan,  et  en  faisant  prisonniers  les  hommes  qui  le  mon- 
taient. C'était  une  déclaration  de  guerre.  Pise  était  tout 
entière  à  ses  armements,  lorsque  le  souverain  Pontife 
rentra  dans  ses  murs. 

Au  fond,  la  solution  du  différend  était  du  ressort  do  la 
cour  romaine:  mais  il  était  extrêmement  difficile  de  trou- 

(1)  Jaf'fé.  lUuj..  Il"  7'>05-7011,  du  10  janvier  au  1'^'  mars. 

(2)  Dans  noire  article  sur  Bernard  et  le  schisme  d'Amclcl  II  en 
Italie  [Revue  des  Qucst.  Iiist..  janvier  188'J,p.  6-11),  nous  avions  dit 
que  liernard  avait  accompagné  Innocent  II  en  Italie.  Il  ne  le  rejoignit 
vraisemblablement  qu'à  Pise  en  janvier-février  1133.  Le  7  août  1132, 
il  était  à  Vaucelles  (Continuât.  ValcelL.  ap.  Mon.  (',..  VI.  45'.t),  où  il 
installait  ses  moines  :  hos  adduxit  healus  Bernardus ,  et  vers  la 
même  époque  sans  doute  à  Cambrai  [Gallia  christ.,  III,  28).  L'épilre 
de  Pierre  le  Vénérable  (H,  0),  qui  est  de  la  fin  de  1132  ou  du  com- 
mencement de  1133,  mentionne  encore  la  présence  de  Bernard  en 
France. 

(3)  Voir,  sur  ce  point,  Dove,  de  Sardinia  insuJu.  1800,  p.  00  et 
suiv.;  Fabre,  U.l)er  Ceusunm.  Paris,  Tiiorin,  ji.  70-71,  note  3;  73-7i, 
note  2;  75-7G,  note  2. 


332  VIE    DE    SAINT    liERN'ARD. 

ver  un  arrangement  qui  satisfit  à  la  fois  les  deux  parties 
intéressées.  Le  conflit  avait  pour  cause  la  suprématie  ac- 
cordée par  les  papes  aux  évêques  de  Pise  sur  les  églises 
de  la  Corse.  En  vertu  de  la  suzeraineté  plus  ou  moins  ef- 
fective que  rÉglise  romaine  exerçait  sur  les  îles  du  lit- 
toral, à  la  suite  de  la  donation  de  Charlemagne  et  de  Pé- 
pin, Grégoire  VII,  par  acte  du  10  septembre  1077,  avait 
notifié  aux  Corses  la  nomination  de  Landolphc  ,  évêque  de 
Pise ,  comme  gouverneur  temporel  et  directeur  spirituel 
de  leur  île.  Un  peu  plus  tard,  Urbain  II  conférait  la  Corse  à 
l'évêque  de  Pise,  moyennant  un  cens  annuel  de  50  livres 
de  Lucques;  puis,  par  une  bulle  du  21  avril  1092,  il  éle- 
vait ce  même  évêque  à  la  dignité  de  métropolitain  de  la 
Corse.  Jusqu'au  pontificat  de  Calixte  II,  les  Génois  ne  son- 
gèrent pas  à  attaquer  ce  privilège;  mais  lorsqu'ils  eurent 
conquis  la  plus  grande  partie  de  la  Corse,  ils  ne  purent 
voir  sans  jalousie  la  puissance  spirituelle  exercée  dans  Tile 
entière  par  Pise ,  leur  rivale  ,  et  ils  réclamèrent  l'abolition 
de  cette  suprématie.  Pour  les  satisfaire,  Calixte  II  rendit 
autonomes  les  évêchôs  corses.  Sous  le  pontificat  d'IIono- 
rius  II,  la  question  fut  portée  à  Home  devant  un  concile; 
et  une  bulle  du  21  juillet  H2G  rétablit  le  privilège  des 
Pisans.  Les  conséquences  de  cette  décision  ne  se  firent 
pas  attendre.  Les  Génois  recommencèrent  la  guerre,  et 
il  fallut  toute  la  diplomatie  d'Innocent  II  et  de  ses  conseil- 
lers pour  obtenir  une  nouvelle  trêve  au  mois  d'août  1130. 
Or,  le  conflit  menaçait  de  renaître  sans  cesse,  si  on  ne 
trouvait  un  accommodement  qui  mît  un  terme  aux  reven- 
dications des  Génois.  A  une  époque  où  l'influence  com- 
merciale était  si  souvent  subordonnée  à  l'influence  reli- 
gieuse, leurs  exigences  avaient  quelque  apparence  de 
justice.  Le  souverain  Pontife  ne  put  en  méconnaître  la 
légitimité.  Ayant  donc  appelé  devant  sa  cour,  à  Pise,  les 


HERNARD    EN    AQUITAINE    ET    EN    ITALIE.  '.IXi 

représentants  de  la  ville  de  Gênes,  voici  par  quels  arran- 
gements il  essaya  de  les  satisfaire,  sans  trop  léser  les  in- 
térêts de  leurs  rivaux.  Gênes  fut,  comme  Pise ,  érigé  en 
archevêché.  Par  cette  mesure  le  siège  de  Milan,  dont  re- 
levait l'évêché  de  Gênes,  reçut  un  premier  châtiment  de 
sa  rébellion.  Innocent  II,  poursuivant  son  œuvre,  détacha 
encore  de  la  métropole  lombarde',  pour  les  unir  à  l'arche- 
vêché de  Gênes,  Tévêché  de  Bobbio,  sur  la  Trébie,  au 
nord-est  de  Gênes,  célèbre  depuis  longtemps  par  le  cou- 
vent de  saint  Colomban,  et  le  monastère  de  Brugnato 
(ju'il  transforma  en  évêché.  Des  six  évêchés  de  la  Corse, 
déjà  existants  ou  créés  pour  la  circonstance ,  trois  furent 
soumis  à  la  nouvelle  métropole  :  ce  furent  Mariana,  Neb- 
bio  et  Acci  ou  Accia. 

Gênes  était  du  même  coup  autorisée  à  jouir  des  droits 
temporels  que  les  Pisans  avaient  jusque-là  exercés  sur 
cette  partie  de  l'ile.  Les  trois  autres  évêchés,  Aleria, 
Ajaccio  et  Sagona  restèrent  sufTragants  de  Pise.  Pour  ne 
pas  mécontenter  cette  ville  amie  dont  il  diminuait  l'im- 
portance ,  —  aussi  bien  moralement  par  l'élévation  d'une 
rivale,  que  matériellement  par  la  perte  d'une  partie  de  la 
Corse,  —  Innocent  II  créait  l'archevêque  de  Pise  primat 
de  Sardaigne  et  lui  assignait,  comme  sufï'ragant  sur  la 
côte,  l'évêché  de  Populonia,  Massa-Mariliina  (1). 

Ces  combinaisons  témoignent  d'une  rare  sagesse  et  d'une 
suprême  habileti''.  Est-il  téméraire  de  penser  que  l'abbé 
de  Clairvaux  n'y  fut  pas  (Hranger?  En  tout  cas,  ce  fut  à 
lui  que  le  souverain  P(jntife  commit  le  soin  de  les  faire 
agréer  du  peuple  génois.  Bernard  se  rendit  à  Gênes  vers 
le  mois  de  février,  probablement  sur  le  navire  qui  rame- 

(1)  Sur  tout  cela,  cf.  l-"abre,  loc.  cit.,  et  IJcruliaidi  [Lolliar,  p.  iG4), 
inexact  sur  quelques  |ioinls  de  détail;  Jaffé,  Reg.,  u"  50i8,  5ii'J,  5'»0i, 
72GG;  Boso,  Vila  Innocent.  Il,  Waltericli,  II,  17G. 

19. 


384  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

liait  les  députés  de  la  république.  Son  arrivée  mit  toute 
la  ville  en  émoi.  Mais  les  esprits  les  plus  rebelles  ne  pu- 
rent résister  à  ce  médiateur,  dont  la  dialectiqut^  avait 
vaincu  le  roi  d'Angleterre  et  l'empereur  d'Allemagne.  En 
quelques  jours,  la  paix  fut  arrêtée  en  principe  sur  les 
bases  déjà  indiquées  à  Pise.  Les  deux  cités  rivales  conclu- 
rent, en  outre,  une  alliance  défensive  et  ofTensive  contre 
Roger  de  Sicile  et  les  partisans  d'Anaclet  11.  Un  an  plus 
tard,  le  souvenir  de  cet  éclatant  succès  inspirait  à  l'am- 
bassadeur d'Innocent  II  ces  lyriques  accents  :  «  0  les  heu- 
reux jours!  mais  trop  courts,  hélas  1  et  trop  tût  écoulés; 
Jamais  je  ne  t'oublierai,  ù  i)euple  pieux,  noble  nation, 
cité  illustre!  Malin,  midi  et  soir,  comme  le  prophète,  je 
prenais  la  parole  :  et  l'avidité  de  mes  auditeurs  était  aussi 
grande  que  leur  charité.  Nous  apportions  une  parole  de 
paix,  et,  comme  nous  avons  rencontré  des  enfants  paci- 
liques,  notre  paix  s'est  reposée  sur  eux.  Avec  quelle  ra- 
pidité cette  merveille  s'est  accomplie  1  Le  même  jour, 
pour  ainsi  dire,  j'ai  semé,  moissonné  et  chargé  sur  mes 
épaules  les  gerbes  de  la  paix  (l).  » 

Le  traité  fut  signé  à  Gorneto ,  entre  le  20  et  le  20  mars  (2). 
Un  tel  résultat,  presque  inespéré,  combla  de  joie  le  cœur 
du  souverain  Pontife.  Rien  désormais  ne  relardait  plus  sa 
marche  sur  Rome.  Lothaire,  ayant  traversé  la  Toscane, 
le  rejoignit  à  Calcinaia  et  à  Yiterbe,  et  alla  camper  à  Valen- 
tano,  près  du  lac  de  Bolséna  (3). 

(1)  Bcrn.,  cp.  l''.9.  Cafaii,  Annal,  .lannnis. .  aft.  Mon.  G...\VI1[,  18. 

(2)  «  Fax  fada  est  inler  Pisauo^  et  .laïuieiises  ad  Cornctum;  et  il)i 
accciiil  (lifj,nitateni  arcliicpiscopaUis  el  pallimn  el  criicoin  Syrus  cpis- 
coims  a  Domino  Innoceiitio  papa.  »  Cafari,  Annal.  Jannens..  loc.  cit. 
Cf.  JaCfé,  Keg..  iV  761:5,  "S'.iO.  De  tout  ceci,  il  résulle  que  l'archevêché 
de  Gènes  ne  fui  pas  olïeil  à  saint  Bernard  coinnie  le  dit  Ernand,  Bern. 
Vlla.  lih.  II,  cap.  n,  n:  ''.G;  cf.  lil).  I,  cap.  xiv,  n"  (>d. 

(.3)  Boso,  VUa  Inuoc,  Wallerich,  II,  176;  cf.  Bernhardi,  Lolhar, 


I5EHNARD    EX    AQUITAINE    Eï    EX    ITALIE.  335 

Aiiaclet  II  était  en  proie  à  une  grande  anxiété.  Depuis 
plusieurs  mois  le  prestige  de  son  autorité  allait  chaque 
semaine  en  déclinant.  Dans  l'Italie  méridionale,  plusieurs 
coups  terribles  avaient  atteint  ses  alliés.  Le  roi  Roger,  qui 
lui  devait  sa  couronne,  battu  une  première  fois  à  Nocera, 
le  24  juillet  i  I3i2,  par  le  duc  Robert  de  Capoue  et  le  comte 
Rainulphe  d'Alife,  avait  été  finalement  contraint  (en  dé- 
cembre) do  se  replier  jusqu'en  Sicile  pour  réparer  ses 
pertes.  La  ville  de  Bénévent,  jusque-là  un  des  principaux 
foyers  du  schisme ,  venait  d'admettre  dans  ses  murs  le 
cardinal  Gérard;  et  une  partie  de  la  population,  recon- 
naissant son  erreur,  avait  pris  résolument  parti  pour  Inno- 
cent II  (1).  A  Rome  même,  le  pouvoir  de  l'antipape  était 
chancelant.  Plusieurs  familles  nobles,  les  Fraiapani,  les 
Gorsi,  Pierre  Latro,  le  préfet  Théobald  lui-même,  fatigués 
de  la  domination  des  Pierleoni ,  appelaient  de  tous  leurs 
vo'ux  l'arrivée  de  Lothaire  et  d'Irmocent  II  ('2). 

Ces  coups  do  la  fortune  et  ces  symptômes  de  défaveur, 
réunis,  alarmèrent  Anaclet;  et,  pour  conjurer  un  mal- 
heur plus  grand  ,  il  se  décida  à  tenter  un  accommodement 
avec  l'empereur.  On  lui  persuadait  que  Lothaire  était  dis- 
posé à  déposer  les  deux  élus,  pour  procéder  à  une  nou- 
velle élection  pontificale  (3,.  Cette  perspective  flattait 
l'amour-propre  de  l'antipape.  N'osant  plus  esi)érer  de 
supplanter  sou  rival,  il  essaya  au  moins  de  l'entraîner  dans 
sa  chute.  Plusieurs  cardinaux  se  présentèrent  donc  en  son 
nom  au  cami)  de  l'empereur  et  demandèrent  qu'on  remit 

p.  4G5-ifiG.  iioti'S  11  cl  1!;  Sorhrrfi  VUa.  cap.  :>1  ,  ap.  Mon.  C,  Ml, 
701. 

(1)  Falco  Benev..  ap.  .Miiialori,  Srriijf..  V,  li'>-115. 

(2)  Vita  liDioc.  11.  Wallericli,  il,  177;  llrrn.  Vlta.  lil).  II,  cap.  ii, 
n"  8. 

(3)  Cf.  Pelri  Vencrab.,  c]).  H,  :!0;  Berii.,  c|).  r>G,  n"  12. 


336  VIE   DE    SAINT    BERNARD. 

en  jugement  la  double  élection  du  li  février.  Ce  n'est  pas 
une  faveur  que  réclame  notre  maître,  insinuaient-ils,  c'est 
la  justice  :  il  est  prêt  à  se  soumettre  à  un  tribunal  régu- 
lièrement établi.  Serait-il  équitable  qu'on  le  condamnât 
sans  l'entendre  et  qu'on  le  traitât  en  ennemi ,  quand  il 
croit  être  dans  son  droit? 

Lothairc  et  la  plupart  de  ses  conseillers,  déjà  enclins 
à  la  conciliation,  se  laissèrent  prendre  à  ces  déclarations 
hypocrites.  Norbert,  archevêque  de  Magdebourg,  d'abord 
hostile  au  projet,  alla  trouver  le  souverain  pontife  à  Vi- 
terbe,  et  osa  l'exhorter  à  entrer  dans  la  voie  des  accom- 
modements (1). 

La  réponse  du  pape  et  des  cardinaux  ne  se  fit  pas  at- 
tendre. Elle  était  indiquée  par  les  canons.  Saint  Bernard 
en  précisa  les  termes  :  «  LÉglise  universelle  a  parlé,  s'é- 
cria-t-il,  elle  s'est  prononcée  contre  Anaclet  et  ses  com- 
plices, la  cause  est  jugée;  il  n'est  pas  permis  de  déférer 
à  un  tribunal  particulier  une  sentence  portée  par  toute  la 
chrétienté  (2).  » 

Lothaire  s'inclina  devant  cette  décision  marquée  au 
coin  du  bon  sens.  Pour  atteindre  Anaclet,  il  ne  lui  restait 
plus  qu'à  prendre  d'assaut  la  ville  éternelle.  Mais  une  let- 
tre de  Bernard  nous  laisse  entendre  que  cette  entreprise 


(1)  Les  détails  de  celte  négociation  sont  diversement  rapportés  par 
l'anteur  de  la  vie  de  saint  Norbert  ^cap.  Mjap.  Mon.  G.,  XII,  701)  et 
jiar  Lothaire  dans  son  manifeste  (Mon.  C,  Leg..  II,  81).  Le  premier 
ne  parle  que  d'une  tentative  de  conciliation  et  le  second  en  indiciue 
expressément  deux.  Nous  admettons  qu'il  y  en  eut  deux.  Voir  les 
motifs  de  cette  opinion,  dans  1"  édit.,  I.  I,  p.  3;i2,  note  i. 

(2)  «  QuoJ  eral  universilalis  non  debere  privatum  (ieri  resjionde- 
runt.  »  Mon.  G.,  Ley..  II,  81.  Nous  trouvons  là  le  langage  particulier 
à  l'abbé  de  Clairvaux  :  «  A'ocant  in  causam  orbem  et  cum  sua  pauci- 
tate  universilatem  llagilant  judicari...  Ecclesia)  universœ  negolium  est, 
non  unius  causa  person.c.  »  Ep.  126,  n"  11. 


BERNARD    EX    AQUITAINE    ET    EN    ITALIE.  337 

n'était  pas  sans  péril.  «  Nous  sommes  aux  portes  de 
Rome,  écrit  le  saint  au  roi  d'Angleterre  (l).  Le  salut  est 
tout  proche;  la  justice  est  avec  nous.  Mais  la  justice  est 
un  aliment  que  la  bourgeoisie  romaine  goûte  fort  peu. 
Cette  justice  nous  rend  Dieu  favorable;  les  armes  seules 
font  trembler  nos  ennemis.  Or,  nous  n'avons  pas  même  de 
({uoi  subvenir  aux  premières  nécessités.  Est-il  besoin  de 
vous  indiquer  ce  que  vous  avez  à  faire  pour  achever  votre 
ouvrage ,  vous  qui  avez  reçu  le  souverain  Pontife  avec 
tant  de  respect  et  de  magnificence?  » 

Cet  appel  discret  ne  fut  pas  entendu.  Lothairc  d'ail- 
leurs n'avait  pas  le  temps  d'attendre  les  secours  de  l'An- 
gleterre. La  moindre  hésitation  pouvait  jeter  le  désarroi 
dans  son  armée,  impatiente  de  combattre.  Le  30  avril,  il 
entra  dans  Rome,  —  sans  rencontrer  du  reste  la  moindre 
résistance,  — parla  porte  Nomentane  au  nord-est,  pen- 
dant que  les  Pisans  ,  les  Génois ,  Robert  de  Gapoue  et 
Rainulphe  d'Alife,  venus  à  son  aide,  y  pénétraient  par  le 
sud.  Le  lendemain,  les  troupes  impériales  campaient 
sur  le  mont  Avenlin,  et  Innocent  11  occupait  le  palais  de 
Latran  (2). 

Après  trois  mois  de  fatigues,  saint  Bernard  était  enfin 
arrivé  au  terme  de  son  voyage  !  Ses  pieds  foulaient  le  sol 
de  la  ville  éternelle.  Mais  comme  la  Rome  des  Césars  et 
des  Papes  était  loin  de  répondre  à  l'idéal  sublime  que  sa 
piété  s'en  était  formé! 

Était-ce  là  cette  cité  reine  que  Constantin,  selon  la 
légende  alors  régnante,  avait  léguée  à  saint  Sylvestre, 

(l)  Ep.  138.  Sur  li!S  |irornesses  failes  à  Iimoceal  II  par  Henri  1',  cf. 
Jaffé,  Reg.,  n'  7ii'J;  Migiie,  CL.\.\1\,  70. 

(•>)  Boso,  Vila  Iiinoc.  II.  Watlerich,  IL  178;  Cafari,  Annal.  Ja- 
Huens.,  loc.  cit.,  avec  nuance  d'cxagératidn  palriolique  ;  Falco  Beni-v., 
ap.  Muralori,  V,  115;  Ep.  Lotliarii,  ap.  Wallerich,  11,  212. 


;J38  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

pour  en  faire  la  capitale  du  catholicisme  ?  Presque  tous 
les  monuments  laissaient  voir  la  trace  des  coups  que  les 
barbares  et  la  noblesse  féodale  leur  avaient  portés.  Le 
Panthéon  seul,  transformé  en  basilique,  restait  debout 
dans  son  intégrité  primitive  et  sa  sereine  majesté.  La 
famille  des  Corsi  avait  son  château  sur  l'emplacement 
même  du  temple  de  Jupiter  Capitolin.  Dans  la  région  du 
Palatin  et  de  TEsquilin  se  retranchaient  les  Fraiapani, 
(jui  en  vinrent  à  occuper  la  voie  Sacrée,  le  Palatin  pres- 
que tout  entier,  le  Grand  Cirque,  le  Septizonium,  le  Coli- 
sée,les  Arcs  de  Titus  et  de  Constantin.  Les  Pierleoni 
s'étaient  assurés  du  Trastevère,  en  fortiûant  le  théâtre 
de  Marcellus  qui  commandait  le  pont  des  Juifs  ou  pont 
Quatlro  Capi,  par  lequel  l'ile  Saint-Barthélémy  se  relie  à 
la  rive  gauche  du  Tibre  (1).  De  véritables  tours  féodales 
abritaient  pareillement  les  autns  membres  de  la  no- 
blesse romaine.  La  ville  se  trouvait  ainsi  hérissée  de  for- 
teresses, près  desquelles  s'élevaient,  plus  humbles  et  non 
moins  tristes  d'aspect,  les  églises  paroissiales,  les  diaco- 
nies  et  les  couvents.  Par  suite  de  la  rivalité  entre  les  Pier- 
leoni et  les  Fraiapani,  toute  communication  était  inter- 
rompue entre  les  deux  rives  du  Tibre,  entre  Saint-Pierre 
et  le  Lalran.  Celte  hostilitt-  perpétuelle,  où  l'intérêt  par- 
ticulier se  couvrait  impudemment  du  prétexte  de  la  reli- 
gion, ne  faisait  qu'aigrir  les  esprits.  VA  le  i)euple  finissait 
de  perdre,  dans  cette  lièvre  de  la  guerre  civile,  le  peu 
qui  lui  restait  de  son  antique  générosité.  Au  douzième 
siècle,  il  est  devenu  une  race  intraitable,  amoureuse  du 
tumulte  et  capable,  pour  de  l'or,  de  ])rêter  main-forte  à 
toutes  les  ambitions.  C'est  ainsi  que  les   Pierleoni  l'a- 


(1;  Diichcsiic,   Liber  Pnnlif.,  H,  '291,  note  28;  295.  note  13;  319, 
noie  15;  Tiibre,  L'tb.  Censman,  p.  7,  note  2. 


BEKNAKD    EN    AOUITAINE    ET    EN    ITALIE.  839 

vaienl  achclé,  pour  le  l'aire  servir  à  leurs  desseins.  De  la 
sorte,  la  capitale  de  la  chrétient(''  était  devenue  une  nou- 
velle cité  de  Mars,  l^tait-ce  là  cette  Jérusalem  céleste  que 
l'abbé  de  Clairvaux  avait  entrevue  dans  ses  rêves  de 
cénobite?  Où  donc  la  citi-  de  Dieu  décrite  par  saint 
Augustin  avait-elle  son  siège  ici-bas,  s'il  n'était  pas  à 
Rome? 

Dans  l'amertume  de  sa  déception,  saint  Bernard  con- 
çut dès  lors  pour  cette  ville  une  sorte  d'horreur,  que  le 
temps  et  les  événements  ne  firent  qu'aviver  encore.  Il  ne 
faudra  pas  s'étonner  si,  plus  tard,  on  l'entend  jeter  à  la 
face  des  Romains  leur  nom  déshonoré  comme  une  su- 
prême injure.  «  Quid  de  populo  loquar?  s'écriait-il.  Po- 
pulus  romanus  est.  Nec  brevius  potui ,  nec  expressius  ta- 
men,  aperire  quod  sentio  (1).  » 

Mais  l'heure  n'était  pas  aux  récriminations,  si  légiti- 
mes fussent-elles  :  elle  était  à  l'action.  Les  Pierleoni 
avaient  jusque-là  jugé  inutile  et  périlleux  de  s'opposer 
à  la  marche  de  l'armée  envahissante.  Retranchés  derrière 
les  murs  de  leurs  forteresses,  ils  étaient  décidés  à  se  dé- 
fendre jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Du  reste,  pour  las- 
ser et  battre  les  assiégeants,  il  leur  suffisait  de  se  tenir 
sur  la  di'fensive.  Aussi  Anaclet  interdit-il  à  ses  soldats  de 
quitter  leur  poste.  I^othaire  soulVrait  de  cette  insolente 
conspiration  du  repos.  11  ne  pouvait  se  dissimuler  que, 
par  cette  tactique,  Saint-Pierre,  où  ses  prédécesseurs 
avaient  <'té  sacrés  empereurs,  serait  imprenable.  Fallait- 
il  qu'il  renonçât  à  l'espoir  de  recevoir  la  couronne  impé- 
riale? Dans  la  perplexité  où  il  était,  il  ne  trouva  d'autre 
moyen,  pour  arriver  à  ses  fins,  que  de  renouer  avec  Ana- 
clet les  négociations  interrompues.  L'antipape  vint,  du 

(l)  De  Consideralionc.  lib.  IV,  cai).  ii.  ii"  2. 


3iO  VIE    DE    SAINT    BEHNAHD. 

reste ,  au-devant  de  ses  désirs ,  en  lui  envoyant  Pierre  de 
Porto  avec  de  pleins  pouvoirs  pour  la  paix.  Le  croirait- 
on?  Il  fut  convenu,  en  principe,  que  la  double  élection 
du  14  février  serait  soumise  au  jugement  d'un  tribunal 
extraordinaire,  à  la  condition  toutefois  que  Pierre  de 
Léon  et  Innocent  II  remettraient  Tun  et  l'autre  à  Lothaire 
des  otages  et  les  châteaux  forts  derrière  lesquels  ils  s'abri- 
taient. Après  coup,  Anaclet  II  vit  sans  doute  dans  cette 
convention  un  guet-apens  et  refusa  de  donner  suite  au  pro- 
jet qu'il  avait  lui-même  le  premier  mis  en  avant.  Le  mo- 
narque fut  exaspéré  de  cette  violation  de  la  parole  don- 
née; mais,  faute  de  ressources  pour  en  tirer  vengeance, 
il  se  borna  à  faire  déclarer  publiquement  Anaclet  et  ses 
complices,  «  fourbes  et  perfldes,  traîtres  à  la  majesté  di- 
vine et  à  la  majesté  royale  il).  » 

Ces  pourparlers  inutiles  avaient  duré  jusqu'à  la  lin  du 
mois  de  mai.  Il  était  cependant  impossible  que  Lothaire 
retournât  en  Allemagne  sans  l'auréole  que  la  couronne 
impériale  mettait  au  front  des  rois.  Sur  l'avis  de  Norbert, 
archevêque  de  Magdebourg,  l'église  Saint-Jean  de  Lalran 
fut  choisie,  à  défaut  de  l'église  Saint-Pierre ,  pour  être  le 
théâtre  de  la  cérémonie  du  couronnement.  Le  dimanclif 
4  juin,  le  prince  se  présenta  avec  sa  suite  à  l'entrée  de 
l'auguste  basilique  et  prononça  entre  les  mains  d'Inno- 
cent II,  en  présence  de  témoins  choisis  à  cet  effet, 
le  serment  qui  suit  :  «  Moi,  Lothaire,  roi,  je  jure  et  pro- 
mets à  vous,  seigneur  pape  Innocent  II,  et  h  vos  succes- 

(1)  C'est  ici  la  seconde  néj^ocialioii  dont  nous  avons  déjà  parlé  plus 
haut  (p.  33(),  note  1).  Les  sources  où  nous  avons  puise  sont  nombreu- 
ses, mais  troubles.  Citons  seulement  la  ]'ita  NorOertl  (ap.  Mon.  G.. 
XII,  701),  la  circulaire  de  Lothaire  [Mon.  G..  Le^.,  II,  81),  Falco  de 
liénévenl  (Muralori,  V,  113)  et  la  Vi(a  Bernardi  iib.  Il ,  tap.  u,  u"  8). 
Cf.  1'"  édit.,  t.  1,  |).  33G,  note. 


BERNARD    EN    AQUITAINE   ET   EN    ITALIE.  341 

seurs,  do  protéger  votre  vie  et  votre  liberté,  vos  droits 
et  voire  dignité  papale,  de  défendre  les  fiefs  de  Saint- 
Pierre  que  vous  possédez,  et  de  vous  aider,  selon  mes 
forces,  à  recouvrer  ceux  que  vous  ne  possédez  plus.  »  La 
procession  entra  ensuite  dans  l'église,  et  le  souverain 
Pontife  couronna  empereur  le  roi  Lothaire  et  impératrice 
la  reine  Richinza,  qui  raccompagnait  (1).  Quelques  jours 
plus  tard,  pour  sceller  à  nouveau  l'union  du  Sacerdoce 
et  de  l'Empire,  Lothaire  et  Innocent  s'engageaient  à  faire 
observer  strictement,  chacun  en  ce  qui  le  concernait,  le 
concordat  de  Worms  [^). 

A  cette  date,  le  séjour  de  Rome  était  devenu  dange- 
reux pour  l'armée  allemande ,  à.  cause  des  fièvres.  Lo- 
thaire reprit  donc  sans  retard  la  roule  du  nord,  traversa 
l'Italie  à  grandes  journées  et  dès  le  23  août  se  reposait  à 
Freisingen  ;3).  Du  double  but  de  son  expédition,  un  seul 
était  atteint  :  il  avait  reçu  la  couronne  impériale;  mais  le 
schisme  durait  toujours.  A  peine ,  en  effet ,  Anaclet  II 
était-il  débarrassé  do  la  présence  des  troupes  étrangères, 
qu'il  prit  l'offensive  et  renouvela  ses  violences  à  main 
armée  (4).  Innocent  dut  s'enfuir  encore  une  fois  de  la 


a)  Boso,  Vita  Innoc.  II.  Wallericli,  II.  177;  Annal.  Magdcburg.. 
Mon.  G.,  XVI,  184;  Anselm.  Gemblac.  Coalin.,  Mon.  G.,  VI,  530;  OUo 
Frising.,  Chron.,  VII,  19.  La  formule  du  serment  de  Lothaire,  dans 
Watterich,  II,  509. 

(2)  Jaffé,  Mou.  Bamhçrfj..  p.  55'.  Selon  la  Vila  Norberll  (loc.  cil.) 
«'Coronatus  imiierator  ad  lionorcm  iinpcrii  ,  ad  firnianicntum  f<pderis 
quod  ciiin  Papa  pepigcrat,  investi  taras  episcopatuuin,  lilteitateni  vidc- 
licet  e(cle>iarum  sihi  a  domino  l'apa  concedi  minus  consulte  postula- 
vit.  >'  Suit  une  scène  dramaliijue  renouvclre  de  Liège.  Sur  l'invrai- 
semblance de  ce  rècil,  cf.  l"'  édition,  t.  I,  p.  i38,  note  1. 

'4j  Cf.  Jaffé,  Lolhar.  p.  laô-lSd. 

(3j  Epp.  Anacl.  et  Innoc.  ad  Didacinn,  Wallcricli,  II,  •>l:î-'Mi;  Bern. 
Vita,  lib.  II,  cap.  ii,  n"  8. 


3 '(2  VIE    DE    SAINT    BERXARD. 

ville  éternelle  et  se  réfugia  à  Pise  (septembre  1133)  (1). 
L'abbé  de  Clairvaux,  rentré  depnis  plusieurs  mois  déj;i 
dans  son  cloitre,  apprit  avec  consternation  ces  désolan- 
tes nouvelles. 

d)  «.  Meuse  soptemlui  mpdiantc  Pisas  t^a^^<f^etavit.  »  Falco  lîene- 
vont.,  a|>.  Wallericli,  II,  'M:}. 


CHAPITRE  XII 


EXTINCTION    DU   SCHISME   EN   FRANCE. 


Élection  de  Tours. 

Dès  la  tin  de  juin,  l'abbé  do  Glairvaux  était  rentré  en 
France;  il  y  revenait,  chargé  par  Innocent  II  d'achever, 
selon  la  mesure  de  son  zèle,  l'œuvre  d'apaisement  com- 
mencée de  concert  en  1130  et  1131.  Durant  son  absence, 
la  situation  de  rÉglise  gallicane,  loin  de  s'amender,  avait 
plutôt  empiré.  Non  seulement  le  schisme  se  perpétuait  en 
Aquitaine,  mais  il  venait  encore  d'éclater  dans  le  dio- 
cèse de  Tours  à  la  suite  de  la  mort  d'IIildebert  de  Lavar- 
din.  C'était  la  conséquence  imprévue  de  la  longue  et 
dangereuse  indécision  do  l'archevêque  défunt.  Une  partie 
du  clergé  avait  été  démoralisée  par  l'attitude  équivoque  de 
son  chef  naturel.  Quand  le  siège  vint  à  vaquer  (février  ou 
mars  1133;  il),  les  passions  un  instant  assoupies  relevè- 
rent la  tête.  Il  suffît  d'une  étincelle  pour  allumer  dans  le 
chapitre  une  funeste  querelle. 

(Il  Une  cliarle,  puifiiilomciil  datée,  du  .">  février  1133,  liidicL  A'/, 
epact.  A'// (doin  Morice,  Prciires  de  l'Hisf.  de  Jiiclagae,  t.  I,  col. 
568),  contient  la  signature  de  llihlebert.  Iliidcbert  mourut  donc  entre 
le  5  février  «t  le  mois  d'avril  ll:î:î,  éi)o<iue  à  la(|uelic  Philippe ,  so:i 
.successeur,  vint  à  Rome.  licni.,  ep.  l."}!.  Cf.  Callia  Cltrhtiana,  XiV. 
81-82. 


844  VIE    ME    SAIXÏ    BERNARD. 

Le  comte  Geodroy  ne  fut  pas  étranger  à  cette  division; 
il  paraît  même  en  avoir  été  la  cause  première  en  expul- 
sant, je  ne  sais  pour  quel  motif,  de  la  ville  de  Tours  les 
archidiacres,  le  doyen  du  chapitre,  le  chantre  ot  la  plupart 
des  membres  du  clergé,  bref  les  principaux  électeurs  du 
successeur  dllildebcrt  (Ij.  Sans  se  laisser  décontenancer 
par  une  telle  violence,  ceux-ci  se  réunirent  dans  une 
ville  voisine  et  convoquèrent  le  reste  de  leurs  collègues 
pour  proC('der  à  Télection  d'un  nouvel  archevêque  Par 
malheur  ces  d(n'niers  formaient  une  coterie  ,  qui  prit  les 
devants  et,  sans  égard  pour  If  droit  canon,  donna  ses  suf- 
frages à  un  neveu  du  prédécesseur  d'Hildebert,  un  diacre 
du  nom  de  Philippe,  bien  connu  et  fort  apprécii'  de  l'abbé 
de  Clairvaux  ["2).  Philippe  appartenait  vraisemblablement 
à  l'église  de  Fontaines-Blanches  qui  devait  plus  tard  saf- 
lîlier  à  Tordre  de  Citeaux  (3).  Tout  fier  de  Fhonneur  inat- 
tendu auquel  il  était  appelé,  le  jeune  diacre  s'empressa 
de  passer  les  Alpes,  pour  faire  ratifier  son  élection  par  le 
pape.  Quel  ne  fut  pas  l'étonnement  de  l'abbé  de  Clairvaux, 
lorsqu'il  apprit  que  l'élu  de  Tours,  au  lieu  de  s'adresser 
à  Innocent  II,  venait  de  se  jeter  dans  les  bras  d'Ânaclet? 
De  Viterbe  où  il  était  alors  (avril  11.33)  (4),  il  lui  adresse 
à  Rome  une  lettre  pleine  de  vives  et  douces  remontrances  : 
«  Philippe  bien  cher,  quel  chagrin  vous  me  causez!  Je 
vous  en  prie,  ne  riez  pas  de  ma  douleur;  elle  ne  vient 
pas  de  la  chair  et  du  sang,  ni  de  la  perte  de  choses  péris- 
sables. C'est  Philippe  qui  est  en  cause,  Philippe  qui  ger- 
mait comme  un  lis  dans  l'Église  et  qui  aujourd'hui  met 


(1)  dcxla  Pontif.  Ceiioin..  ap.  Hisf.  des  G..  Xll,  5.").i;  lîcrii.,  ep.  i3I, 
['}.)  Ep.  151. 

(3)  Gcsia  Abhut.  I.obicnsium .  ap.  llisl.  des  6'.,  XIV,  il'J.  Cf.  Ja- 
nauschek,  Oritjin.  Cisterciens.,  p.  Kio. 
;i)  Cr.  Jaffé,  neg.,  n"  7iilG-,  Bern.,  ep.  l.M. 


EXTINCTION    DU    SCHISME    EN    FRANCE.  3i5 

l'Églisp  en  deuil.  Quelle  déception  pour  la  France  qui  vous 
élevait  avec  orgueil  et  qui  fondait  sur  vous  de  si  grandes 
espérances!  Ah!  si  vous  saviez!  Mais  je  ne  continue  pas, 
de  peur  de  perdre  ma  peine  et  mes  paroles.  Puisse  Dieu 
vous  inspirer  le  dessein  de  venir  nous  entretenir  à  Vi- 
terbe  !  Daignez  au  moins  nous  répondre  afin  que  nous 
sachions  ce  que  vous  pensez  de  cette  lettre,  et  quel  parti 
plus  ou  moins  douloureux  nous  devons  prendre  (1).  » 

Philippe  s'était  trop  avancé  pour  retourner  sur  ses  pas. 
Peut-être  même  à  l'heure  oii  il  recevait  cette  invitation, 
avait-il  déjà  reçu  des  mains  d"Ânaclet  II  l'ordination  sa- 
cerdotale et  la  consécration  épiscopale.  Il  regagna  aussitôt 
la  France  et  prit  hardiment  possession  de  son  siège  (2). 

A  cette  intrusion  coupable,  le  doyen  du  chapitre,  les 
archidiacres  et  les  principaux  membres  du  clergé  Tou- 
rangeau avaient  opposé,  dés  le  premier  jour,  selon  leur 
droit,  par  manière  do  protestation  canonique,  une  seconde 
élection.  Bien  que  leur  élu,  nommé  Hugues,  ne  fût  pas 
encore  dans  les  ordres  majeurs,  il  fut  reconnu  par  les  suf- 
fragants  de  Tours,  qui  s'empressèrent  de  le  sacrer  dans  la 
cathédrale  du  Mans ,  sans  toutefois  observer,  entre  les  di- 
vers degrés  de  l'Ordre,  les  interstices  légaux.  Le  schisme 
était  déclaré.  Philippe  ne  put  longtemps  méconnaître  les 
avantages  qu'assurait  à  son  rival,  outre  les  suffrages  des 
électeurs  légitimes,  la  sympathie  du  haut  clergé  el  de  Fé- 
lile  du  diocèse.  Pris  de  peur,  il  s'enfuit,  emportant  avec 
lui  les  insignes  pontificaux  et  les  ornements  les  plus  pré- 
cieux de  la  cathédrale.  Hugues  fit  ainsi  sans  entrave  son 
entrée  dans  sa  ville  métropolitaine.  Mais  son  triomphe 
fut  mêlé  de  quelque  amertume.  La  foule,  fidèle  au  sou- 


(1)  Ep.  151. 

(2)  Gest.  Pondf.  Ceiioiit.,  ap.  llisi.  des  G.,  XII,  553-5"ii. 


346  VIE    DE    SAINT    lîER.NARD. 

venir  de  Philippe,  raccucillil  avec  des  huées,  lui  repro- 
chant d'être  Fauteur  du  schisme.  Seule  la  partie  saine 
et  intelligente  de  la  population  paraît  avoir  soutenu  ré- 
solument le  candidat  du  chapitre  et  des  suffragants  (1).  Il 
ne  fut  pas  d'ailleurs  autrement  inquiété,  et  nous  avons  la 
preuve  que  dès  le  1"' juillet  il  faisait,  sans  difficulté,  acte 
de  juridiction  (2). 

Son  élection,  à  peine  accomplie,  avait  été  soumise  i\ 
Tapprohation  du  souverain  Pontif<'.  Il  eût  été  diflicilc  à  In- 
nocent II  d'éclaircir  sans  une  enquête  préalable  et  sérieuse 
cette  affaire  scandaleuse  d"un  petit  schisme  local;  aussi  se 
déchargea-t-il  de  ce  soin  sur  labbé  de  Clairvaux  dont  il 
connaissait  le  droit  jugement  et  la  parfaite  loyauté.  C'est 
ainsi  que  Bernard  partit  de  Rome,  muni  de  pleins  pouvoirs 
pour  terminer  le  litige.  Blois  lui  parut  un  sûr  asile  où  les 
intéressés  pourraient  se  rendre  en  toute  liberté;  il  y  con- 
voqua le  chapitre  de  Tours,  les  abbés  du  diocèse,  les 
évê((ues  suffragants,  sans  oublier  les  partisans  de  Philippe. 
On  ignorait  la  retraite  du  pr('lat  fugitif;  mais  bien  que  sa 
présence  importât  peu  au  tribunal,  qui  n'avait  que  faire 
de  son  témoignage  pour  se  prononcer  sur  la  validité  de 
son  élection,  Bernard  l'ayant  rencontré  à  Cambrai  quinze 
jours  avant  la  date  fixée  pour  l'assemblée,  l'invita  officieu- 
sement à  s'y  rendre.  Philippe  se  garda  bien  d'y  compa- 
raitre.  Mais,  au  jour  indiqué,  ses  amis  se  présentèrent  à 
côté  des  électeurs  de  Hugues.  Dès  le  début  de  la  séance 
il  fut  facile  de  prévoir  quelle  en  serait  l'issue.  Les  deux 
principaux  griefs  qu'on  soulevait  contre  l'élection  du  favori 
d'Anaclet  étaient,  au  regard  des  lois  et  des  coutumes  ec- 
clésiastiques, extrêmement  graves.  D'une  part,  il  n'avait 


(1)  Hist.  des  (1.,  XII,  554.  Cf.  Horn.,  op.  i.31. 

(2)  Gallia  Christ.,  \\\,  83. 


EXTINCTION    DU   SCHISME    EN    FRANCE.  04/ 

pas  atteint  l'âge  requis  par  les  canons  pour  l'épiscopat  ;  et, 
d'un  autre  côté,  ses  électeurs  n'étaient  pas  en  nombre  suf- 
fisant ou  n'avaient  pas  qualité  pour  prendre  part  au  vote. 
Troublés  par  cette  argumentation  à  laquelle  ils  n'avaient 
rien  de  sérieux  à  répondre,  les  partisans  de  Philippe  in- 
voquèrent son  absence  pour  demander  qu'on  ajournât  la 
discussion.  Mais  le  doyen  du  chapitre  et  les  archidiacres 
répliquèrent  à  bon  droit  que  la  présence  des  élus  n'inté- 
ressait qu'indirectement  le  débat,  qui  roulait  avant  tout 
sur  la  validité  de  l'élection,  cest-à-dire  sur  la  qualité  des 
électeurs.  Cette  réponse  ne  satisfit  pas  les  membres  de  la 
minorité  ;  et  sur  le  refus  du  tribunal  d'accéder  à  leur  désir, 
ils  interjetèrent  en  désespoir  de  cause ,  un  appel  direct  à 
Rome,  voire  à  Innocent  11.  'Vainement  l'abbé  de  Glairvaux 
leur  montra  les  lettres  apostoliques  qui  l'instituaient  juge 
de  la  querelle;  ils  s'obstinèrent  à  décliner  la  compétence 
du  tribunal  qu'il  présidait  et  quittèrent  sans  retour,  mal- 
gré les  instances  réitérées  de  leurs  adversaires,  la  salle 
des  séances.  Le  procès  n'en  suivit  pas  moins  son  cours. 
Les  témoins  entendus  et  la  cause  élucidée,  Bernard  cassa 
l'élection  de  Philippe.  Mais  pour  ne  pas  outrepasser  son 
mandat,  il  proposa  de  déférer  celle  de  Hugues  au  souverain 
Pontife  lui-même,  à  cause  de  l'irrégularité  qui,  comme 
nous  l'avons  vu,  lavait  entachée  au  Mans  (1). 

Un  procès-verbal  de  la  séance  fut  adressé  à  Innocent  II, 
(■t  l'abbé  de  Glairvaux  y  joignit  une  lettre  particulière  ri], 
destinée  à  déjouer  les  intrigues  que  Philippe  et  ses  parti- 
sans se  proposaient,  selon  la  rumeur  publique,  de  nouer 
à  Rome.  Malgré  l'invraisemblance  de  l'hypothèse,  on  al- 
lait répétant  que  le  rival  de  Hugues  comptait  sur  le  pres- 


(0  Bern.,  ep.  'i31. 
(2)  Ep.  150. 


;J48  VIE   DE   SAINT    BERNARD. 

lige  de  son  nom  et  relficacité  de  son  or  pour  intéresser  le 
souverain  Pontife  à  sa  cause,  désormais  perdue  en  France. 
«  A  Dieu  ne  plaise,  s'écrie  l'abbé  de  Clairvaux,  que  cette 
ambition  cruelle  trouve  un  refuge  auprès  du  défenseur  de 
l'innoconce.  En  Philippe,  à  ce  qu'il  paraît,  revit  l'esprit  de 
(iilbert;  il  est  à  la  fois  son  neveu  et  l'héritier  de  son  am- 
bition. Conlemptour  de  vos  ordres  apostoliques,  deux  fois 
déjà  il  a  échappé  à  la  justice;  quelle  est  son  impudence 
et  sa  témérité  d'oser  maintenant  se  présenter  devant 
vousl  Personne  n'ignore  que,  ne  comptant  plus  sur  la  jus- 
tice, il  médite  de  l'emporter  par  la  vertu  de  Mammon. 
Mais  nous  sommes  tranquilles;  celui  auquel  il  s'attaque, 
c'est  Innocent,  et  le  fils  de  l'iniquité  ne  saurait  lui  nuiro.  » 
La  sécurité  de  l'abbé  de  Clairvaux  pouvait  être  entière. 
11  n'est  pas  vraisemblable  que  Philippe  ait  sérieusement 
songé  à  corrompre  Innocent,  pour  reconquérir  un  diocèse 
oîi  son  crédit  paraissait  ruiné.  Quand  il  reparut  à  Rome,  ce 
fut  pour  raconter  ses  mésaventures  à  son  consécrateur 
Anaclet  II,  qui,  par  manière  de  consolation,  le  créa  arche- 
vêque de  Tarente.  Chassé  encore  une  fois  de  son  siège  en 
1139  par  Innocent  II,  nous  le  retroiwerons  un  peu  plus 
tard  à  Clairvaux,  pénitent  et  simple  diacre  1  .  Hugues 
put  ainsi  jouir  en  paix  de  son  triomphe.  Agréé  par  Inno- 
cent II,  nous  le  voyons  siégeant  dès  la  fin  de  l'année  1133 
parmi  les  membres  du  concile  de  Jouarre  (2i. 

(1)  Gcsla  abb.  Lobiens..  a)i.  Ilist.  des  G..  \\\  ,  419.  Cf.  note  de 
Mabillon  ad  Bern.  cp.  257;  Ilist.  Pcnti/ic,  ap.  Mon.  Oerni.,  XX, 
.■)31. 

(•.'.)  Cf.  Jadr,  Reij.,  n"  7GGG;  Ilisl.  des  G..  \V,  38'^. 


EXTINCTION    DU    SCHISME   EN    FRANCE.  349 


Meurtre  de  Thomas  de  Saint-Victor 
et  d'Archambaud  d'Orléans. 

L'ordre  était  à  peine  rétabli  dans  la  métropole  de 
Tours ,  lorsque  la  nouvelle  de  deux  meurtres ,  accomplis 
au  sein  du  clergé,  vint  jeter  la  désolation  dans  l'Église  de 
France  et  particulièrement  à  Glairvaux.  Les  deux  victimes 
étaient  Archambaud,  sous-doyen  du  chapitre  d'Orléans, 
et  Thomas,  prieur  de  Saint-Victor  de  Paris,  ami  particu- 
lier de  Bernard  et  conseiller  intime  d'Etienne  de  Senlis. 
On  soupçonnait  de  hauts  dignitaires  ecclésiastiques  d'avoir 
trempé  dans  ce  double  assassinat.  La  mort  d'Archambaud 
était  le  terme  d'une  longue  lutte  que  le  sous-doyen  avait 
soutenue  contre  l'ambition  de  Jean ,  archidiacre  d'Or- 
léans (1).  Thibaut  Notier,  archidiacre  de  Paris,  avait  di- 
rigé, dit-on,  le  poignard  qui  avait  frappé  le  prieur  de  Saint- 
Victor.  Ce  dernier  crime,  succédant  au  premier,  à  très  peu 
de  temps  d'intervalle,  eut  un  immense  retentissement. 
Les  circonstances  dans  lesquelles  il  s'accomplit  contri- 
buèrent encore  singulièrement  à  en  augmenter  l'éclat. 

11  y  avait  longtemps,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
que  l'évèque  de  Paris  avait  introduit  dans  son  conseil  les 
Chanoines  réguliers  de  Saint-Victor.  Thomas  y  occupait 
la  première  place.  Son  intégrité  et  son  amour  de  la  justice 
ne  pouvaient  manquer  de  lui  susciter  des  ennemis.  Ce  n'est 
jamais  impunément  qu'on  se  met  en  travers  des  vices 
d'une  administration  tracassière  et  inique,  quand  l'intérêt 

(i;  Cf.  Jafté,  Regesto ,  n"  TGOl;  Uisl.  des  C.  XV,  378-379.  La  dale 
(lu  meurtre  est  circonscrite  entre  juilid  cl  îu  août  1133.  Cf.  1""  édit., 
t.  I,  p.  3iG,  note. 

20 


350  VIE    DE    SAINT    BERXAUD. 

les  alimente.  Parmi  les  dignitaires  atteints  par  les  réformes 
que  proposait  le  prieur  de  Saint-Victor,  était  l'archidiacre 
même  de  Paris ,  Thibaut  Notier.  On  sait  quels  avantages 
financiers  étaient  attachés  alors  à  l'archidiaconat.  Larchi- 
diacre  ne  remplissait  pas  seulement  les  fonctions  de  vi-  1 
caire  général,  comme  nous  dirions  aujourd'hui;  la  juri- 
diction contentieuse  qui  échoit  à  l'official  entrait  aussi 
dans  ses  attributions  :  il  rendait  la  justice,  et  cet  ofUce 
était  une  source  de  revenus  souvent  abondants  (1).  Or,  les 
archidiacres  n'étaient  pas  garantis  contre  la  soif  de  l'or; 
les  curés  de  l'archidiaconé  do  Paris  se  plaignirent  bientôt 
amèrement  des  exactions  de  Thibaut  Notier.  C'est  pour 
remédiera  ces  abus  que  le  prieur  de  Saint-Victor  proi)Osa 
certaines  réformes  administratives  qui  blessèrent  l'archi- 
diacre  au  vif.  Dans  sa  colère,  celui-ci  alla  jusqu'à  proférer 
des  menaces  de  vengeance  qui  furent  recueillies  par  ses 
neveux  (2).  A  quelque  temps  de  là  on  apprenait  la  mort 
de  Thomas,  le  courageux  réformateur. 

Cette  mort  a  quelque  chose  de  tragique.  C'était  le  20  août 
113;},  un  dimanche  (3).  L'évêque  de  Paris  revenait  de 
Chelles,  accompagné  de  l'abbé  et  du  prieur  de  Saint- 
Victor,  de  l'abbé  de  Saint-Magloirc,  du  sous-prieur  de 
Saint-Martin  (^t  d'une  suite  considérable  de  religieux,  de 
chanoines  et  de  clercs;  le  cortège  s'avançait  tranquille-  ] 
ment  et  sans  armes,  par  respect  pour  le  saint  jour,  lors- 
que, arrivé  sur  le  domaine  d'Éti(mne  de  Garlande,  non 
loin  du  château  de  Gournay-sur-Marne ,  il  vit  sortir  d'une     i 

(1)  Voir  sur  l'aulorilé,  les  droits  et  les  revenus  de  l'arcliidiucre  de 
Paris,  Ouérard,  Caiiulaire  de  N.-V.  de  Paris,  t.  I,  p.  cii-civ. 

(!)  I5ern.,  cp.  158,  n"  '2;  cf.  ep.  159,  écrite  au  nom  de  l'évêque  de 
Paris,  et  ep.  Stepli.  Parisiens,  ad  (laufrid.,  ap.  Hist.  des  G..  \\,  335- 
330. 

(3j  Ci',  lierii.  cpp.  15S-15'J  et  noie  de  Mal)iliun. 


EXTINCTION    r>L'    SCHISME    EN    FRANCE.  351 

embuscade  plusieurs  hommes  armés,  les  neveux  même 
de  Thibaut  Nolier,  qui  dun  bond  fondirent  sur  le  prieur  de 
Saint-Victor  et  le  poignardèrent,  avant  même  que  les  té- 
moins du  crime  eussent  le  temps  de  se  reconnaître. 
L"évêque  de  Paris  se  porta  hardiment  au  secours  de  la 
victime  et  parvint  à  l'arracher  des  mains  des  assassins; 
mais  il  était  trop  tard,  Thomas  était  frappé  à  mort.  On 
n'eut  que  le  temps  de  lui  administrer  les  derniers  sacre- 
ments; il  expira  en  disant  :  «  Je  meurs  pour  la  justice  et 
je  pardonne  à  mes  ennemis  (1  .  » 

Etîrayé  de  Taudace  inouïe  d'une  pareille  attaque ,  l'é- 
vêque  de  Paris  n'osa  poursuivre  sa  route;  il  se  réfugia 
à  Clairvaux,  auprès  de  saint  Bernard,  et  de  là  adressa 
au  légat  Geoffroy  de  Chartres  et  à  Innocent  II  lui-même 
une  relation  détaillée  du  meurtre  commis  sous  ses  yeux. 
Il  invitait  l'évêque  de  Chartres  à  venir  le  rejoindre  dans 
lasile  qu'il  s'était  choisi,  alin  de  se  concerter  ensemble 
sur  les  suites  à  donner  à  cette  sanglante  afTairc  et  sur  le 
châtiment  à  infliger  aux  meurtriers  et  à  leurs  complices. 
«  11  suffit  que  je  vous  expose  simplement  le  fait ,  écri- 
vait-il au  souverain  Pontife ,  pour  vous  faire  sentir  le  poids 
de  la  calamité  qui  m'accable...  Ma  force  m'a  abandonné  et 
celui  qui  était  la  lumière  de  mes  yeux  n'est  plus  avec  moi. 
.le  portais  le  nom  d'évêque,  c'était  lui  qui  en  remplissait 
l'office.  L'Église  compatit  à  ma  douleur;  mais  elle  pleure 
aussi  pour  elle-même;  la  perte  est  commune,  commune 
aussi  notre  désolation.  Si  Thibaut  Notier  s'adresse  à  vous, 
qu'il  sente  que  le  Seigneur  a  entendu  la  voix  de  ma  dou- 
leur. Ce  sont  ses  neveux  qui  stjnt  les  auteurs  du  crime, 
lui-même  en  est  la  cause;  l'a-t-il  ordonné?  c'est  du  moins 
une  question  qu'on  peut  se  poser.  N'écoutez  pas  ses  dé- 
fi )  HUl.  des  G..  \V,  335-330. 


332  VIE   DE   SAINT    BERNARD, 

clarations,  jusqu'à  ce  que  je  puisse  vous  fournir  de  plus 
amples  renseignements  (l).  » 

Avant  même  que  l'enquête,  appelée  à  établir,  exacte- 
ment la  part  que  larchidiacre  avait  prise  au  meurtre  du 
prieur  de  Saint-Victor,  fût  achevée,  Bernard  demande 
qu'on  sévisse  contre  lui.  La  nouvelle  de  deux  meurtres 
aussi  rapprochés  lun  de  l'autre  le  consternait  et  l'épou- 
vantait. «  La  voix  du  sang  d'Archarabaud  a  pris  de  la 
force,  écrit-il  au  souverain  Pontife.  Le  sang  se  mêle  au 
sang,  et  de  ce  mélange  il  sort  un  cri  capable  d'ébranlrr 
la  voûte  du  ciel  et  de  toucher  des  cœurs  de  pierre.  Si  la 
vigueur  ecclésiastique  épargne  Jean  d'Orléans  et  Thibaut 
Noticr  qui  ont  consenti  à  ces  forfaits,  ou  peut-être  même 
les  ont  inspirés,  qui  ne  voit  les  conséquences  dune  telle 
impunité?  A  des  maux  nouveaux  de  nouveaux  remèdes. 
Beaucoup  trouvent  infiniment  utile  et  juste  que  la  faux 
apostolique  retranche  aux  coupables  toute  dignité  ecclé- 
siastique, présente  ou  future  (2).  »  Cette  lettre  conserve 
encore  un  ton  assez  modéré  ;  mais  lorsque  labbé  de  Clair- 
vaux  eut  appris  que  Thibaut  Nolier,  à  la  suite  de  Temiuête , 
qui  prenait  pour  lui  une  assez  mauvaise  tournure,  son- 
geait à  aller  plaider  lui-même  sa  cause  à  Borne,  il  fut  en 
quelque  sorte  scandalisé  d'une  telle  démarche  et  éclata 
en  violentes  invectives  :  w  Scélérat,  s'écrie-t-il,  tu  crois 
donc  que  le  siège  de  l'équité  suprême  est  une  caverne  de 
voleurs.  Quoi!  encore  tout  écumant  du  sang  du  fils,  tu 
te  réfugies  dans  le  sein  de  la  mère,  lu  oses  te  présenter 
devant  le  père!...  La  voix  du  sang  de  ton  frère  ne  crie-t-elle 
pas  contre  toi  de  la  terre?  —  Mais  quoi!  est-ce  moi  qui 
suis  l'assassin?  répliques-tu.  —  Non  pas  toi,  mais  les 

(1)  Inler  Bern.,  ep.   159.  Cf.  c[).  1C>0;  Hist.  des  G.,  loc.  cil. 

(2)  Bern.,  ep.  101.  Cf.  epp.  IC'2  et  163. 


EXTINCTION    DU    SCUISME   EN    FRANCE.  'So'S 

tiens  et  à  cause  de  toi.  Dieu  sait  si  tu  n'as  pas  trempé  da- 
vantage dans  le  crime.  »  Et  là-dessus  Bernard  expose  au 
souverain  Pontife  que  Thibaut  est  formellement  accusé 
d'avoir  éU\  l'instigateur  du  meurtre  de  Thomas,  le  géné- 
reux martyr  de  la  justice.  «  S'il  vient  demander  son  par- 
don, dit-il,  il  ne  faut  pas  le  lui  refuser;  mais  s'il  vous 
demande  simplement  audience,  donnez-lui,  je  vous  prie, 
celle  que  Moïse  accorda  au  peuple  qui  courbait  le  genou 
devant  le  veau  d'or,  celle  que  saint  Pierre  accorda  à  Sa- 
phire  et  à  Ananie,  celle  enfin  que  le  Sauveur  accorda  aux 
marchands  du  temple.  Bref,  il  faut  que  la  postérité,  en 
apprenant  le  forfait,  apprenne  aussi  son  châtiment  et 
que  ce  châtiment  serve  à  tous  de  leçon  (1).  » 

A  la  nouvelle  du  double  crime  qui  venait  de  jeter  la 
consternation  dans  l'Eglise  de  France,  l'émotion  et  la  stu- 
peur dlnnocent  II  ne  furent  pas  moindres  que  celles  de 
l'abbé  de  Clairvaux.  11  s'étonne  que,  sous  un  roi  aussi 
sévère  que  Louis  le  Gros,  dans  un  royaume  dont  la  police 
est  si  vigilante,  de  pareilles  atrocités  aient  pu  être  com- 
mises. «  Que  sert,  dit-il,  que  la  Franco  ne  soit  pas  souillée 
par  le  schisme,  si  le  sang  sacerdotal  y  est  ainsi  indigne- 
ment répandu?  Que  les  lois  se  lèvent  donc,  et  que  la  jus- 
tice ecclésiastique  et  la  justice  civile  s'arment  chacune  de 
son  glaive.  »  11  invile  spécialement  l'archevêque  de  Sens, 
l'archevêque  de  Reims  et  leurs  suffragants  à  se  concerter, 
pour  châtier  les  coupables  et  pour  prévenir  le  retour  de 
semblables  monstruosités.  «  Si  votre  zde  s'était  allumé 
contre  le  premier  crime,  dit-il,  un  double  forfait  n'eût 
pas  été  commis  (:2  .  » 

Forts  de  l'appui  du  pape  ,  qui  leur  promettait  de  confir- 

(1)  Ep.  158,  postérieure  à  l'épilre  IGl. 

(2)  Jatïé,  n"  7G30;  llisL  des  G.,  XV,  381. 

20. 


3oi  VIE   DE   SAINT    BEKXARD. 

mer  leurs  décrets,  le  légat  Geoffroy  et  les  archevêques  de 
Sens  et  de  Reims  convoquèrent  dans  le  plus  bref  délai  un 
concile  à  Jouarre.  L'archevêque  de  Rouen  et  l'archevêque 
de  Tours  y  assistèrent  vraisemblablement;  les  Ordres  re- 
ligieux y  étaient  représentés  par  leurs  abbés.  On  y  re- 
marque en  outre  la  présence  de  quelques  princes  laï- 
ques, du  comte  Thibaut  de  Champagne  et  du  comte  de 
Nevers,  Guillaume  II  (1).  Louis  le  Gros  n'y  parut  pas;  il 
affectait ,  ce  semble ,  de  se  tenir  à  l'écart.  Rien  qu'il  ait  eu 
sûrement  horreur  de  la  sanglante  tragédie  qui  venait  de 
se  jouer  a  Orléans  et  à  Gournay ,  on  devine  qu'il  goûtait 
peu  Archambaud  et  Thomas,  deux  ardents  promoteurs  de 
la  ri'forme  ecclésiastique  (2).  Il  n'est  peut-être  pas  témé- 
raire de  penser  que  cette  froideur  significative  exerça 
quelque  influence  sur  les  membres  du  concile.  Malgré  le 
zèle  d'un  Rernard  de  Clairvaux  et  d'un  Pierre  de  Cluny, 
enclins  à  la  sévérité  et  soutenus  par  les  encouragements 
de  l'évêque  de  Grenoble  et  des  Chartreux  (3) ,  on  se  borna 
à  édicter  quelques  peines  assez  légères  contre  les  meur- 
triers du  prieur  de  Saint-Victor,  «  ces  parricides  et  ces 
cléricides,  »  comme  les  appelle  Innocent  IL  Pierre  le 
Vénérable,  d'ordinaire  si  doux,  se  i)laignit  lui-même  au 
pai)e  de  cette  indulgence  dêplact'e  et  inopportune.  Il 
constate  qu'en  cette  circonstance  «  le  glaive  du  roi  s'est 
émoussé,  "  et  demande  que  le  Saint-Siège  ne  se  borne  pas 
;\  conOrmfn*  les  décrets  du  concile,  mais  qu'il  les  sanc- 


(I)  Cf.  Jaffé,  Re(j..  Il"  7GGG;  llis/.  îles  C . .  \V,  3S2  ;  Ep.  llug.  Gra- 
lianopol.  et  Carthusian. .  ap.  llist.  des  G  .  XV,  337-338;  Pétri  Ve- 
nerab.  ep.  17,  lib.  I,  ibid.,  629.  Sur  la  date  de  ce  concile,  probable- 
monl  fin  de  Tannée  1133,  cf.  V  éA\{.,  t.  I,  p.  350,  noie  3. 

('2)  Les  sentiments  que  Louis  VI  lil  i>araîlre  dans  l'affaire  d'Orléans 
(Bern.,  ep.  150)  l'aniinaienl  peul-êlre  encore. 

(3)  //.  (les  G..  \V,  337-338. 


EXTLNCTION    DU   SCHISME    EN    FRANCE.  355 

tioniie  avec  une  aggravation  de  peines  pour  les  coupa- 
bles 1). 

Innocent  II  partagea  cet  avis  et  n'hésita  pas  à  adresser 
aux  archevêques  de  Sens,  de  Reims,  de  Rouen  et  de 
Tours,  le  reproche  de  «  tiédeur  (2).  »  «  Que  les  canons  se 
montrent  donc,  leur  dit-il,  et  que  le  droit  s'arme!  »  Con- 
formément au  désir  de  Pierre  le  Vénérable,  il  déclare  la 
sentence  du  concile  trop  bénigne,  nimis  vernissa,  et  exige 
que  Thibaut  Notier  et  ses  complices  soient  dépouillés  de 
leurs  bénéfices  ecclésiastiques.  En  outre,  dans  tous  les 
lieux  où  ils  se  retireront,  on  suspendra  les  offices  divins, 
jusqu'à  ce  qu'ils  aient  fait  pénitence. 

On  ne  voit  pas  que  cette  sentence  s'applique  aux  meur- 
triers d"Archambaud.  L'issue  de  l'affaire  d'Orléans  est 
restée  assez  obscure.  Dans  la  lettre  que  nous  venons  d'a- 
nalyser, Innocent  II  semble  inviter  le  clergé  français  à 
sévir  contre  les  coupables  et  à  réunir  au  besoin  dans  ce 
but  un  nouveau  concile.  Mais  plus  avisés  que  Thibaut  No- 
tier, les  complices  de  l'archidiacre  Jean  en  appelèrent  au 
Saint-Siège  et  prirent  le  parti  d'aller  cherchera  Pise  même 
leur  pardon.  C'est  ce  qui  explique  le  silence  gardé  sur  eux 
par  le  concile  de  Jouarre.  Le  nombre  des  Orléanais  enga- 
gés dans  le  crime  paraît  avoir  été  très  considérable.  Le 
procès,  difficile  à  instruire,  traîna  inévitablement  en  lon- 
gueur. Aussi  l'abjjé  de  Clairvaux,  prenant  en  pitié  l'état 
de  l'église  d'Orléans,  se  plaignit-il  amèrement  au  souve- 
rain Pontife  du  retard  que  souffrait  la  cause  qui  lui  était 
soumise  (3).  La  sentence  parut  enfin,  vraisemblablement 
le  8  janvier  1135  (4.  La  famille  du  sous-doyen  recevait 

(1)  Hist.  des  G.,  t.  XV,  p.  CB. 

(2)  «  Tepiditate  reinota.  »  //.  des  C.  XV,  38! ;  Jaffé,  Iterj.,  iv  7(JC(J. 

(3)  Ep.  lhr>. 

(4)  Brial  (Hist.  des  G.,  XV,  37'.),  lise  la  l)ull(;  d  Innocent  II  on  1133; 


336  VIE    DE    SAINT    liERNARD. 

pleine  et  entière  justice.  Mais  pour  l'application  de  la 
peine,  prononcée  contre  les  coupables,  Innocent  II  s'en 
rapportait  à  ses  correspondants,  mieux,  en  mesure  d'ap- 
précier l'état  des  esprits  en  France.  Nous  ignorons  la  suite 
de  l'affaire.  L'ordre  ne  parait  avoir  été  délinitivement  ré- 
tabli qu'en  1136  par  l'élection  d'Hélie,  qui  monta  sur  le 
siège  épiscopal  d'Orléans  après  Jean  II   1). 

III 
Second  voyage  de  Bernard  en  Aquitaine. 

A  cette  date ,  le  schisme  était  éteint  en  Aquitaine ,  et  son 
extinction  était  en  grande  partie  l'œuvre  de  l'abbé  de 
Clairvaux. 

Durant  deux  ans  le  légat  d'Anaclct  avait  occupé,  mal- 
gré l'irrégularité  de  son  élection  (2),  le  siège  de  Bordeaux 
avec  celui  d'Angoulême.  Ses  plus  cruels  déboires,  qui 
éprouvèrent  les  dernières  années  de  sa  vie,  lui  vinrent  de 
cette  usurpation.  Ses  sufTragants,  les  évèqucsde  Saintes  et 
d'Agen,  de  Limoges  et  de  Poitiers,  non  contents  de  lui 
dénier  toute  autorité  sur  leurs  diocèses,  soulevèrent  en- 
core contre  lui  la  idus  grande  partie  de  la  population  et 
du  clergé  bordelais.  Il  eut  même  le  malheur  de  tomber 
entre  les  mains  d'un  parent  de  l'évoque  de  Saintes,  Ai- 
mar,  seigneur  d'Archiac,  qui  le  retint  quelque  temps  en 
prison.  L'amitié  du  comte  de  Poitiers  lui  fut  alors  d'un 
grand  secours.  Ce  fut  vraisemblablement  grâce  à  l'inter- 

Jaffé-Lœvenfeld  et  M.  Luchaire  [loc.  cit.)  en  113i.  Coinine  elle  nous 
Iiarail  |iostérieure  à  la  lalilication  du  concile  de  Jouane,  nous  incli- 
nons pour  1135. 

(1)  Cf.  Gallia  Chrisl.,  VIII,   ii48:  Pétri  Vencrab.,  lii).  I,  ep.  11. 

(2)  Contre  cette  élection,  Anuiliiiu'  di;  Séez  (Invcctiv.,  aj).  Uist.  des 
G.,  XIV,  2G0;  cf.  p.  259). 


EVTINCTION    DL"    SCHISME    EN    FRANCE.  357 

vention  de  ce  puissant  protecteur  qu'il  recouvra  la   li- 
berté (1). 

Mais  sou  prestige  alla  toujours  depuis  en  déclinant.  A 
mesure  que  le  parti  dinnocent  II  s'affermissait  dans  toute 
la  France ,  le  schisme  était  frapi)é  de  discrédit.  Gérard  ne 
se  soutenait  plus  dans  l'opinion  de  ses  partisans  que  par 
le  souvenir  de  son  ancienne  réputation;  et  lorsque  les  ra- 
vages de  la  vieillesse  se  flrent  irrémédiablement  sentir 
dans  son  esprit  et  dans  son  courage,  il  devint  évident 
que,  pour  ruiner  son  œuvre  tout  à  fait,  il  suffisait  de  lui 
retirer  l'appui  de  Guillaume  X. 

Le  moment  parut  favorable  à  l'abbé  de  Clairvaux  pour 
«  arracher  l'ivraie  du  champ  du  père  de  famille  (2).  »  II 
entreprit  donc,  vraisemblablement  vers  la  fin  de  Tan- 
née 113i,  sur  la  demande  du  légat  dinnocent  II,  Geoffroy 
de  Chartres,  et  de  concert  avec  lui,  une  seconde  mission 
en  Aquitaine.  Son  itinéraire  fut  tracé  suivant  les  besoins 
particuliers  de  son  Ordre.  Gomme  il  était  alors  en  négo- 
ciation avec  la  duchesse  Ermengarde,  épouse  de  Conan  III, 
pour  la  fondation  d'une  abbaye  en  Bretagne,  il  descendit 
la  Loire  jusqu'à  Nantes.  Son  biographe  raconte  avec  com- 
plaisance le  miracle  étrange  qu'il  opéra  en  cette  ville, 
dans  des  circonstances  extraordinaires  et  avec  un  éclat 
inaccoutumé  (3).  Nous  eussions  mieux  aimé  connaître  les 
détails  de  son  entrevue  avec  la  duchesse  Ermengarde. 
Mais  ce  point  est  resté  dans  l'ombre.  Tout  ce  qu(,'  nous 

(1)  Arnulph.  Sag.,  Invecliv..  i-l  lettres  des  siinVagaiits  de  Bordeaux, 
Hist.  des  G.,  XIV,  25'J-26l.  A  l'époque  où  Arnulplie  rédigeait  son  /«- 
cective.  c'est-à-dire  vers  1133-1134  (cf.  ibid.,  cap.  vu,  p.  '.>5'J),  Gérard 
occupait  encore  le  siège  de  Bordeaux.  Nous  verrons  plus  loin  qu'en 
1135,  peut-être  en  1134,  Geoffroy  du  Loroux  l'avait  supplanté. 

(2J  Arnulph.,  Invectiva,  p.  2GI-262;  Bern.  Vita,  lib.  11,  cap.  vi, 
n"  36. 

(3)  Benu  Vila.  Vû>.  Il,  cap.  \i,  n    34. 


338  VIE    DE    SAINT    lîEKNARD. 

savons,  c'est  qu'à  celte  date  rureni  posées  les  conditions 
do  la  fondation  du  couvent  de  Buzay   1,. 

l^a  conversion  du  duc  d'Aquitaine  était  une  œuvre  plus 
difiicile  à  mener  à  bonne  tin  que  rétablissement  d"un 
monastère.  L'abbé  de  Clairvaux  allait  se  heurter  contre  la 
résistance  i)assive  d'un  prince  retenu  dans  le  schisme  par 
faiblesse  et  par  rancune,  autant  que  par  goût  et  par  con- 
viction. Comme  on  devait  s'y  attendre,  l'évèque  d'An- 
goulême  n'avait  garde  de  courir  les  chances  d'un  débat 
contradictoire  en  public.  Il  essaya  même  de  persuader 
au  comte  de  Poitiers  d'éviter  également  la  rencontre  des 
représentants  d'Innocent  II.  Mais  d'autn^s  conseillers 
mieux  inspirés  firent  entendre  au  prince  qu'il  était  impo- 
litique de  refuser  une  audience  à  deux  personnages  tels 
que  l'abbé  de  Clairvaux  et  l'évoque  de  Chartres.  »  Par  ce 
moyen,  insinuaient-ils,  votre  retour  à  l'unité  devient  aussi 
facile  qu'il  est  avantageux.  »  Suivant  cet  avis,  le  duc  d'A- 
quitaine consentit  ù.  recevoir  Bernard  et  Geoffroy  d(^  Lèves 
en  son  château  de  Parthenay.  L'entrevue  prit  dès  les  pre- 
miers mots  un  caractère  dramatique.  Bernard  représenta 
à  Guillaume  X  le  mal  causé  i)ar  le  schisme  dans  ses  États. 
('  Qu'était-ce  que  l'Aquitaine?  Une  petite  partie  des  pro- 
vinces situées  en  deçà  des  Alpes!  et  elle  était  la  seule  à 
suivre  le  parti  de  l'antipape!  Or  il  n'y  a  qu'une  seule 
Église  :  c'est  l'arche  qui  porte  en  elle  le  salut  du  monde  ;  en 
dehors  d'elle,  par  un  juste  jugement  de  Dieu,  tout  doitpérir 
comme  aux  heures  du  déluge.  L'exem})le  de  Coré,  de  Da- 
Ihan  et  d  Abiron  n'est-il  pas  clans  toutes  les  mémoires? 
Kt  n'est-ce  pas  pour  avoir  introduit  le  schisme  parmi  le 
peu])le  juif,  qu'ils  furent  engloutis  tout  vivants?  Tant  il  est 
vrai  que  Dieu  a  horreur  de  la  division!  » 

(I)  lieni.  Vi(((,  liii.  Il ,  cap.  vi,  ii  '  3i  ;  Janausclici»,  Orirj.  Cist..  I,  35. 


EXTIXCTIÛN    DU    SCHISME    EN    FRANCE.  3ot3 

Le  comte  de  Poitiers,  à  demi  convaincu  par  ce  raison- 
nement, que  relevait  encore  l"action  puissante  de  l'ora- 
teur, déclara  qu'il  était  prêt  à  se  soumettre  au  souverain 
Pontife  Innocent  ;  mais  il  ajouta  qu'ayant  fait  serment  de 
ne  point  accorder  la  paix  à  Tévêque  de  Poitiers,  il  ne  per- 
mettrait pas  qu'il  fût  rétabli  sur  son  siège.  Le  débat,  se 
compliquant  ainsi  d'une  question  de  personne,  ne  pouvait 
se  terminer  en  une  séance.  On  parlementa  pendant  plu- 
sieurs jours,  mais  sans  plus  de  succès.  L'abbé  de  Clair- 
vaux  vit  alors  qu'il  ne  fallait  plus  chercher  de  secours  et 
de  lumière  que  dans  le  ciel.  II  invita  donc  Guillaume  X  à 
une  dernière  entrevue  et  se  prépara  à  offrir  le  saint  sacri- 
fice de  la  messe  à  cette  intention.  Toute  la  ville  était  en 
émoi.  Une  grande  foule  suivit  le  comte  jusqu'à  l'église  de 
la  Couldre  jL.  Bernard  monta  à  l'autel;  les  évèques  de 
Chartres  et  de  Poitiers  siégeaient  dans  le  sanctuaire  ;  les 
fidèles  avaient  pris  place  derrière  les  religieux  dans  la  nef  ; 
mais  le  comte  excommunié  dut  s'arrêter  à  l'entrée  du  saint 
parvis.  Chacun  priait  dans  l'attente  et  l'anxiété.  Or,  au 
moment  de  la  communion,  après  avoir  donné  la  paix  au 
peuple,  l'homme  de  Dieu,  comme  transfiguré  tout  à  coup, 
déposa  l'hostie  sainte  sur  la  patène,  et,  l'emportant  reli- 
gieusement, se  dirigea  vers  la  porte,  le  visage  en  feu,  les 

(1)  Dans  notre  article  de  la  lievue  des  Quest.  hist..  f'' janvier  (888, 
p.  117-118,  nous  avions  suivi  l'opinion  de  l'abbé  Aulier  (BuUelia  de 
la  Société  des  Antiq.  de  l'Ouest.  IX,  .")6'.^  et  année  1802.  p.  22G-227), 
qui  plaçait  la  scène  à  Paithcnay-Ic-Vieux  ;  mais  M.  Ledaiii,  rejetant 
ce  sentiment,  soutient  avec  plus  de  vrais(;inblance  :  1"  que  les  confé- 
rences de  saint  Bernard  et  de  Ouillaiime  ont  eu  lieu  dans  la  ville  de 
Parlhenay;  T  que  le  château  fut  très  probablement  choisi  par  les  émi- 
nents  personnages  pour  le  lieu  de  l'entrevue;  3'  que  l'église  Notre- 
Dame  de  la  Couldre  a  été  le  théâtre  de  la  conversion  du  comte.  » 
Examen  d'une  opinion  nouvelle  sur  l'entrevue  de  saint  Bernard 
et  de  Guillaume  IX  à  Parlhenay  en  1135,  dans  Jhilletin  de  lu  so- 
ciété des  Antiq.  de  l'Ouest,  1X«  série,  1802,  pp.  'i'2-'i88. 


300  VIE    DE    SAINT    lîERNARD. 

yeux  pleins  d'éclairs.  «  Ehbien,  s'écria-t-il  enapostroi)hant 
le  comte,  nous  vous  en  avons  prié  et  vous  nous  avez  mé- 
prisé. Dans  notre  précédent  entretien,  la  multitude  des 
serviteurs  do  Dieu,  rassemblée  autour  de  vous,  vous  a 
supplié  de  son  côté  et  vous  Tavez  méprisée.  Voici  main- 
tenant le  fils  de  la  Vierge  qui  viont  à  vous,  lui,  le  Chef  et 
le  Seigneur  de  l'Eglise  que  vous  persécutez!  Voici  votre 
juge,  au  nom  de  qui  tout  genou  fléchit  dans  le  ciel,  sur  la 
terre  et  dans  les  enfers.  Voici  votre  juge,  aux  mains  de 
qui  votre  àme  tombera  un  jour?  Lui  aussi,  allez-vous  le 
repousser?  Lui  aussi,  allez-vous  le  mépriser,  comme  vous 
avez  méprisé  ses  serviteurs?  » 

Ou'on  s'imagine  l'effet  d'une  pareille  scène  sur  des  spec- 
tateurs animés  tous  d'une  mémo  foi,  vive  et  profonde,  en 
TEucharistie  I  (Ju'on  se  représente  surtout  le  comte  de 
Poitiers,  foudroyé  par  la  démarche  hardie  et  le  geste  sou- 
verain du  prêtre  de  Jésus-Christ!  11  sentit  ses  membres 
défaillir  et  tomba  parterre.  Relevé  par  les  soldats  de  son 
escorte,  il  retomba  encore.  Sa  salive  coulait  sur  sa  barbe, 
sa  respiration  était  entrecoupée  par  de  sourds  gémisse- 
ments :  on  eût  dit  un  homme  épileptique.  Le  serviteur  de 
Dieu  se  rapprocha  encore  de  lui,  et  le  touchant  du  pied, 
il  lui  ordornma  de  se  relever  et  d'écouter  debout  la  sen- 
tence du  ciel.  «  Voici  devant  vous,  lui  dit-il,  l'évèque  de 
Poitiers  que  vous  avez  chassé  de  son  église  :  allez,  récon- 
ciliez-vous avec  lui.  Donnez-lui  le  baiser  de  paix  et  le  re- 
conduisez vous-même  à  son  siège.  Pour  obéir  à  Dieu, 
rétablissez  l'nnion  et  la  paix  dans  votre  État,  et  soumettez- 
vous  au  i>ape  Innocent,  comme  fait  toute  la  chrétienté.  » 
Vaincu  par  l'ascendant  de  saint  Bernard  et  confondu  par  la 
présence  de  Jésus-Christ  vivant  aux  regards  de  sa  foi. 
sous  les  espèces  sacramentelles,  le  comte  nosa  ou  ne  put 
prononcer  une  parole  :  il  s'avança  humblement  au-devant 


EXTINCTION    DU    SCUISMK    EN    FRANCE.  3G1 

de  son  évêque,  lui  donna  le  baiser  de  paix  et  le  recon- 
duisit à  son  siège,  à  la  grande  joie  de  tous  les  assistants  (1). 

La  sainte  audace  de  labbé  de  Glairvaux  venait  de  rem- 
porter une  éclatante  victoire.  La  fondation  du  monastère 
de  la  Grâce-Dieu,  en  Aunis ,  fut  le  prix  de  la  conversion 
du  comte  de  Poitiers  i2).  Avec  lui  l'Aquitaine  tout  en- 
tière 3j  abandonna  le  schisme,  (iuillaume  X  mourut  très 
pieusement  quelques  années  plus  tard  ^le  jour  du  ven- 
dredi saint  1137  dans  un  pèlerinage  à  Saint-Jacques  de 
Compostelle    i  . 

Gérard  l'avait  précédé,  depuis  plus  d'une  année  5i,  dans 
la  tombe.  On  sest  demandé  si  le  vaniteux  prélat  avait  jus- 
qu'à la  fin  conservé  son  attitude  indépendante.  A  en  croire 
le  biographe  de  saint  Bernard,  Gérard  mourut  subitement 
sans  avoir  eu  le  temps  de  témoigner  sa  repentance;  et 
ses  serviteurs  ne  trouvèrent  que  le  lendemain  son  cadavre , 
déjà  refroidi  et  horriblement  tuméfié  16).  D'autres  rap- 
portent, au  contraire,  que  le  pontife,  sentant  venir  sa 
fin,  réunit  autour  de  lui  plusieurs  prêtres  et  leur  dit  que  si, 


(I)  Bem.  Vila.  lib.  Il,  cap.  vi,  n"'  37-38. 

{'!)  Les  Cisterciens  s'iiislallèreiit  à  la  Grâce-Dieu  le  25  mars  1135.  Les 
fondemenls  de  ce  monaslère  furent  vraisemblablement  posés  en  1135. 
Geoffroy  du  Loroux ,  archevê(|uc  de  Hordcaux,  ligure  parmi  les  té- 
moins de  la  donation  faite  |iar  le  comte  in  mami  Bcruardi  abbatis. 
Cf.  Gallia  Christ..  H,  13'.)7,  Insl..  p.  387;  Janauschek,  Orirj.  Ci.st.. 
I,  34. 

(3)  '<  Pace  ilaque  oinni  Aquitanise  reddita,  solus  Gerardus  ()erseve- 
ral  in  inalis.  »  Hem.  Vita,  loc.  cit.,  n"  39. 

(4)  Order.  Vital,  irist.  ceci.,  lib.  .\IIf,  cap.  13. 

[o]  Ordcric  Vilal  [ibid.,  cap.  12)  dit  :  Itoc  unno  bissexidi.  Les  Gcsta 
Episcop.  EiKjolism.  (llist.  den  G.,  XII,  397J  marquent  Die  domiuica. 
unno  1130;  enlin  le  catalogue  des  évéques  d'Angonlème  (Ms.  13108,  fol. 
201  ,  Bibliotb.  nation.)  jirécise  :  anno  1135  i vieux  .stjlej ,  ^«/c'?îy/«.s 
Mur  ta. 

(g;  lient.  Vila.  loc.  cit.,  u"  :W. 

s  VINT   lilCIîNAItl».    —    r.    I.  21 


362  VIE    DE    SAl.NT    BKP.NARD. 

par  ignorance,  il  avait  contre  la  volonté  de  Dieu  soutenu 
le  parti  de  Pierre  de  Léon,  il  s'en  confessait  et  s'en  re- 
pentait. Le  lendemain,  qui  était  un  samedi,  il  célébra 
encore  la  messe  avec  une  grande  dévotion.  Le  dimanche 
il  rendit  pieusement  son  âme  à  Dieu  il\  Laquelle  de  ces 
deux  versions  est  la  plus  véridique?  On  ne  le  saura  jamais. 
Si  l'historien  de  saint  Bernard  est  mal  informé,  son  con- 
tradicteur est  évidemment  partial  en  faveur  de  l'évèque 
d'Angouléme  :  c'est  à  peine  s'il  ose  mentionner  dans  son 
long  récit  l'affaire  du  schisme  (2).  Du  reste,  quand  on  ad- 
mettrait sans  réserve  l'exactitude  de  son  témoignage ,  la 
sincérité  de  la  conversion  de  Gérard,  à  la  dernière  heure, 
n'en  resterait  pas  moins  un  problème.  Le  tour  équivoque 
que  le  malheureux  vieillard  donne  à  son  aveu  et  les  ré- 
serves dont  il  l'entoure  rendent  son  repentir  bien  sus- 
pect 3  :  ce  ne  sont  pas  là  les  sentiments  d'une  contrition 
sincère;  la  véritable  humilité  tient  un  autre  langage.  Mais 
peut-être  son  panégyriste,  par  un  zèle  mal  entendu,  Ta- 
t-il  calomnié  en  donnant  à  sa  confession  une  forme  dubi- 
tative. Peut-être  craignait-il  de  rompre  l'harmonie  et  lu- 
nité  d'une  belle  vie,  en  appuyant  trop  sur  la  chute  et  le 
repentir  de  son  héros.  Nous  aimerions  à  le  penser.  Il  en 
coûte  de  croire  à  l'impénitence  finale  dun  priHat  qui  fut 


(1)  Gest.  Episc.  Enfjol..  tlaiis  IltsI.  des  C  .  Xll,  3'.t7. 

(2)  «  Tainen  circa  vila?  fineni  ad  Pctii  Lconis  scliisinalici  parles 
divertit,  enori  illius  l'avens.  »  IbUl. 

(3)  n  Die  proxima  inorlis  siu'e  accepiinus  (iiioJ  in  coiifpssione  sua 
sacerdolibus  dixerit,  si  par  te  m  Pclri  Lconis  contra  coluntalem  Dei 
irjaoruns  manu  tenucrit,  se  con/iteri  et  ptinitcre.  »  elc.  Ihid.  Geof- 
froy, prieur  du  Vigeois,  donne  une  très  curieuse  raison  [Cliron..  ap. 
Hisl,  des  C.  XH,  43i)  du  sciiisnie  de  Gérard  :  «  Gcrardus.  cuni  fieret 
légal  us,  juraveral  Papœ  (Ilonorioj  (juod  si  forte  post  se  scliisina  orire* 
lur,  iili  procul  dubio  obediret  qui  Aposlolicain  scdem  oblinerel.  Quarc 
ipse  Petro...  parebal.  » 


EXTINCTION    DU   SCHISME    EN    FRANCE.  303 

une  des  gloires  de  l'épiscopat  français  au  douzième  siècle. 
L'amour  qu'il  a  eu,  toute  sa  vie,  pour  les  pauvres  n'a-t-il 
pas  dû  plaider  pour  lui  au  tribunal  de  Dieu?  Sa  charité  l'a 
suivi,  dit-on  (1  ,  jusqu'à  son  heure  dernière.  Espérons 
que  la  prière  d'un  mendiant  puissant  au  ciel  lui  aura  pro- 
curé le  bénéfice  d'une  bonne  mort. 

(1)  Gesla  Episcop.  Engolesm..  loc.  cit..  p.  395  et  397. 


CHAPITRE  XIII 


SECOND  VOYAGE  DE  BERNAPD  EN  ITALIE. 

Cependant  le  nouveau  royaume  de  Sicile,  que  le  saint 
abbé  avait  d'abord  tourné  en  ridicule  1  ,  prenait  corps  et 
devenait  menaçant.  Roger,  en  effet,  n"était  pas  homme  à 
laisser  son  œuvre  inachevée.  «  Hypocrite  raffiné  autant 
qu'habile  politique,  capable  de  tout  entreprendre  et  de 
tout  cacher,  également  actif  dans  la  paix  et  dans  la 
guerre,  il  ne  laissait  rien  à  la  fortune  de  ce  quil  pouvait 
lui  ôter  par  conseil  et  par  prévoyance  ;  mais,  au  reste,  si 
vigilant  et  si  prêt  à  tout,  qu'il  n'a  jamais  manqué  les  oc- 
casions qu'elle  lui  a  présentées.  »  Dès  H33,  il  avait  pris 
sa  revanche  de  la  défaite  de  Nocera.  Son  but  avoué  ou  se- 
cret était  d'étendre  sa  suzeraineté  sur  toute  l'Italie  méri- 
dionale; et,  pour  réaliser  ce  dessein,  il  ne  reculait  devant 
aucune  violence ,  ni  devant  aucune  injustice.  Sa  parole 
même  n'était  pas  pour  ses  nouveaux  sujets  ou  vassaux 
une  garantie  de  sécurité.  Amalfi  et  quelques  autres  villes 
voisines  furent  victimes  de  la  fidélité  qu'elles  lui  avaient 
jurée.  Non  content  de  leur  soumission,  il  confisqua  leur 
liberté,  en  leur  imposant  des  gouverneurs  de  son  choix. 
Toute  auturité  indépendante  de  la  sienne  lui  portait  om- 
brage. La  fortune,  qui  lui  sourit  pendant  plusieurs  années, 

(1)  Born..  e\).  i'.ll. 


•SECOND    VOYAGE    EN    ITALIE.  3(io 

encourageait  son  ambition.  En  1134,  Rainulphe  d'Alife, 
son  gendre,  Sergius  de  Naples,  Robert  de  Capoue  et  la 
ville  de  Bénévent,  qui  lui  avaient  longtemps  résisté  avec 
succès,  durent  se  soumettre  à  son  sceptre.  Tout  le  sud  de 
la  péninsule  tomba  ainsi  en  son  pouvoir.  Et  pendant  que 
le  duc  Robert  de  Capoue  cherchait  des  consolations  à  Pise 
auprès  dTnnocent  II,  lantipape  Anaclet  rentrait  en 
triomphe  à  Bénévent  (1  j. 

Pour  consolider  ses  conquêtes,  le  roi  de  Sicile  usa  de 
tous  les  moyens  que  peut  fournir  une  diplomatie  avisée. 
On  se  rappelle  que  Pise  et  Gênes  s'étaient  déclarées  con- 
tre lui  d'un  commun  accord.  Il  essaya  de  rompre  ce  pacte 
ou  d'en  retarder  au  moins  indéûniment  les  effets,  en  se- 
mant la  division  dans  les  deux  cités.  Ses  émissaires  eurent 
pour  mandat  de  corrompre ,  par  des  présents  et  des  pro- 
messes, les  chefs  des  deu.x.  républiques  et  le  peuple  lui- 
même.  Mais  argent  et  paroles,  tout  fut  dépensé  en  pure 
perte.  Les  Génois  et  les  Pisans,  fidèles  à  leurs  engage- 
ments ,  répondirent  aux  avances  de  l'usurpateur  par  une 
déclaration  de  guerre. 

Le  bruit  de  ces  tentatives  parvint  à  Clairvaux  dans  le 
cours  de  l'année  1134.  Bernard,  tremblant  pour  son 
œuvre,  qu'une  telle  conjuration  aurait  pu  ruiner,  adressa 
aux  habitants  de  Gènes  et  de  Pise  des  lettres  d'encoura- 
gement :  «  0  Génois,  s'écrie-t-il  (2),  conservez  la  paix 
avec  vos  frères  de  Pise,  la  foi  au  seigneur  pape,  la  ûdélité 
à  l'empereur  et  Ihonneur  envers  vous-mêmes.  Nous  avons 
appris  que  le  duc  Roger  vous  avait  envoyé  des  ambas- 

fl)  Alerand.  Telcs.,  lib.  II,  54  cl  suiv.,  a|>.  Muratoii,  V,  «30  et 
suiv.:  Fulco  liener.,  ad  ann.  1134,  ap.  Muralori,  V,  1119  et  suiv.; 
Annal.  Cavens.,  ap.  Mon.  (Jerm..  III,  191.  Cf.  niTiiliardi ,  l.othar. 
p.  'iô'i-'iâS,  493,  G20-624. 

(2)  Ep.  129. 


300  VIF.    DE    SAINT    BERNARD. 

sadcurs.  Qu'apportaient-ils?  Qu'ont-ils  remporté?  je  l'i- 
gnore; mais  pour  ma  part,  comme  le  poète,  j'ai  toujours 
redouté  les  Grecs  et  leurs  i)résents.  Si  quelqu'un  parmi 
vous,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise!  était  surpris  étendant  la 
main  vers  un  gain  honteux ,  observez-le ,  tenez-le  pour 
Fennemi  de  votre  nom,  pour  un  traître  qui  vend  ses  con- 
citoyens, qui  tratique  de  votre  gloire.  Traitez  avec  la 
même  rigueur  celui  qui  murmure  dans  le  peuple,  qui 
sème  la  discorde  etcherche  à  troubler  la  paix...  S'il  vous 
plaît  de  guerroyer,  si  vous  avez  à  cœur  de  montrer  votre 
courage  dans  les  combats,  ne  tournez  pas  vos  armes  contre 
des  voisins  et  des  amis,  mais  attaquez  plutôt  les  ennemis 
de  l'Église  et  défendez  votre  république  contre  l'ambition 
des  Siciliens.  » 

Les  Pisans  se  montraient  en  cette  circonstance  plus 
prom})ts  et  plus  décidés  que  les  (lénois  à  prendre  l'offen- 
sive, Bernard  les  félicite  de  leur  ardeur  en  même  temps 
(ju'il  l(;ur recommande  la  persévérance  :  «  Voici,  di(-il  1  , 
que  Pise  a  été  choisie  pour  remplacer  riome.  Cela  n'est 
pas  l'effet  du  hasard  ni  d'un  conseil  humain,  mais  une  fa- 
veur de  la  Providence  qui  aime  ceux  qui  l'aiment  et  qui  a 
dit  à  son  christ  Innocent  :  «  Choisis  Pise  et  je  répandrai 
«  sur  elle  mes  plus  abondantes  bénédictions.  J'y  demeu- 
«  rerai  moi-même  ;  c'est  par  moi  que  la  fermeté  des  Pi- 
«  sans  résistera  aux  pernicieux  desseins  du  tyran  de  la 
«  Sicile;  ni  les  menaces  ne  l'ébranleront,  ni  les  présents 

(1)  Hein.,  e|i.  I:j0.  Comme  celle  Icllre  fait  allusion  aux  leiilalives 
infriiclueuses  de  Roger,  on  seiait  |iorté  à  croire  qu'elle  a  suivi  de  près 
la  précédenle.  Il  faut  cependant  la  rapporter  au  mois  de  mars  ou  au 
mois  d'avril  113.5,  car  il  y  est  fait  mention  du  marquis  Engelbert, 
nouveau  représentant  de  Lothaire  en  Toscane,  que  Bernard  recom- 
mande à  la  bienveillance  des  Pisans.  L'abbé  de  Clairvaux  n'a  connu  le 
mar(iuis  qu'à  la  diète  de  IJamberg  (17  mars  1135).  Cf.  lïernhardi, 
Lothar.  p.  :>(]'>,  note  13. 


SECOND   VOYAGE   EN    ITALIE.  367 

«  ne  la  corrompront,  ni  les  ruses  ne  parviendront  à  la 
«  circonvenir.  »  0  Pisans,  Pisans,  le  Seigneur  s'est  pro- 
posé de  faire  en  vous  de  grandes  choses.  Je  m'en  réjouis. 
Et  quelle  cité  ne  vous  porterait  envie?  (iardez  le  dépôt 
qui  vous  a  été  confié,  ô  ville  Adèle,  reconnaissez  l'honneur 
qui  vous  est  fait  et  tâchez  de  n'être  pas  indigne  de  vos  pré- 
rogatives :  Stude  prxi'ogativce  fiue  noninveniri  ingrata.  » 
Il  y  a  dans  le  ton  de  cette  lettre  une  sorte  d'accent  de 
triomphe  et  de  confiance  qu'on  retrouve  encore  dans  l'é- 
pître  loO,  adressée  à  Innocent  II  quelques  mois  aupara- 
vant. Il  est  douteux  cependant  que  le  souverain  Pontife , 
qui  résidait  à  Pise ,  c'est-à-dire  au  milieu  même  du  dan- 
ger, ait  partagé  les  sentiments  de  l'abbé  de  Glairvaux  sur 
la  situation  de  l'Église   en  Italie.  La  fidélité  des  Pisans 
n'était  pas  un  rempart  capable  d'arrêter  les  progrès  de 
Roger  en  Apulie,  ni  une  arme  assez  forte  pour  abattre 
dans  Rome  la  puissance  d'Anaclet.  Si  la  papauté  devait 
mettre  son  espoir  dans  un  appui  humain,  c'était  de  l'Al- 
lemagne qu'il  fallait  attendre  le  secours. 

Mais  l'empire  n'était-il  pas  toujours,  aussi  bien  que 
l'Église,  en  proie  à  la  division?  Les  Hohenstaufen,  un  ins- 
tant déconcertés,  avaient  relevé  la  tète  et  agitaient  de  nou- 
veau le  drapeau  de  la  révolte.  Il  eût  été  téméraire  d'espérer 
que  Lothaire  consentît  à  retourner  en  Italie  avant  d'avoir 
assuré  la  paix  de  son  royaume.  Ur,  qui  pouvait  prévoir 
combien  de  temps  encore  devait  durer  la  guerre  civile? 

Le  sort  de  l'Église  semblait  ainsi  attaché  à  celui  de  l'É- 
tat. C'est  dans  cette  conviction  que  l'abbé  de  Glairvaux 
probablement  sur  le  conseil  d'Innocent  II  se  rendit  en 
Allemagne  vers  le  mois  de  février  ou  le  mois  de  mars 
il'So    Ij,  pour  hâter,  s'il  était  possible,  par  la  persua- 

(1)  Les  documents  sur  ce  voyage  sont  :  Oliion  de  Freisingen,  Chron.. 
VII,  19,  et  Jiernardi  V'Ua.  lib.  IV,  ca|i.  m,  n'  n. 


368  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

sion,  la  paix  que  Lolhaire  avait  préparée  par  l'épéo. 
Au  mois  d'août  1134,  Tempereur  et  son  gendre,  Henri 
de  Bavière,  avaient  en  effet  envahi  la  Souabe  de  deux 
côtés  à  la  fois,  dirigeant  leur  marche  vers  Ulm,  dernier 
boulevard  de  la  puissance  des  Hohenstaufen.  Malgré  ses 
préparatifs  de  défense,  la  ville  ne  tint  pas.  Avant  le  siège 
même,  Conrad  et  Frédéric  avaient  pris  la  fuite,  en  pré- 
vision d'un  désastre.  Les  défenseurs  de  leur  cause  res- 
sentirent les  terribles  effets  de  la  colère  impériale.  Ulm  fut 
livrée  aux  flammes.  Lothaire  promena  ensuite  sa  ven- 
geance par  toute  la  Souabe,  mettant  les  villes  à  rançon, 
rasant  les  forteresses,  menaçant  les  rebelles  d'une  com- 
plète extermination.  Le  pays  terrifié  se  soumit  tout  entier. 
Les  seigneurs,  se  rendant  à  merci,  prêtèrent  à  l'empereur 
serment  de  fidélité,  trop  heureux  d'obtenir  à  ce  prix  un 
pardon  sur  lequel  ils  n'osaient  plus  compter  ^1).  Après 
avoir,  par  ces  coups  rapides  et  décisifs,  réduit  en  moins 
de  deux  mois  les  Hohenstaufen  à  un  complet  isolement, 
Lothaire  se  retira  au  monastère  de  Fulda,  pour  y  jouir  en 
paix  de  son  triomphe  (2i. 

Frédéric  l'y  suivit.  Découragé  par  ce  dernier  échec,  il 
se  souvint  à  propos  des  liens  de  parenté  qui  l'unissaient 
à  l'impératrice  Hichinza  et  se  présenta  devant  elle,  pieds 
nus,  dans  l'attitude  d'un  coupable  qui  demande  sa  grâce. 
La  princesse,  touchée  de  tant  d'humiliation,  promit  à 
son  cousin  d'intercéder  pour  lui  auprès  de  l'i'mpereur. 
Mais  Lothaire,  qu'une  lutte  de  dix  années  avait  aigri,  ne 
paraissait  pas  d'abord  disposé  à  la  clémence;  il  finit  ce- 
[lendaiit  par  céder  aux  instances  de  son  épouse  et  autorisa 

(1)  Annal.  Sa.io .  ad  ami.  lliii.  Cf.  Dornhardi,  Lothar.  p.  .-)5;^  et 
suiv. 

(2)  Cf.  diplùino  de  Lothaire,  daté  de  Fulda,  '>G  octobre  113't.  Sluin|if, 
11"  3300. 


SECOND    VOYAGE    E.\    ITALIE.  369 

le  légat  du  pape  à  lever  la  triple  excommunication  qui  pe- 
sait sur  le  frère  de  Conrad.  Frédéric,  toutefois,  ne  fut  pas 
admis  à  paraître  devant  son  vainqueur  (1).  La  cérémonie 
de  la  réconcialilion  officielle  fut  fixée  au  mois  de  mars 
suivant,  à  la  diète  de  Bamberg. 

Cette  dernière  condition  était  une  exigence  qui  heurtait 
de  front  l'orgueil  des  Hohenstaufen ,  et  faillit  tout  perdre. 
Il  ne  fallut  rien  moins ,  ce  semble,  que  la  délicatesse  et  l'au- 
torité  de  l'abbé  de  Clairvaux  pour  la  faire  accepter  des  vain- 
cus. Encore  ne  réussit-il  qu'auprès  de  Frédéric  (2j.  Conrad , 
moins  engagé  que  son  frère  dans  la  voie  de  la  soumission, 
fut  rebuté  d'avance  par  cet  appareil  d'une  réparation  so- 
lennelle; et  les  démarches  que  l'abbé  de  Clairvaux  fit  au- 
près de  lui ,  pour  l'exhorter  au  repentir,  restèrent  sans 
résultat,  au  moins  immédiat. 

L'hiver  touchait  à  sa  On.  Le  17  mars,  la  diète  s'ouvrit  à 
Bamberg  en  présence  des  évèques  et  des  seigneurs  ac- 
courus de  tous  les  points  du  royaume.  Le  lendemain, 
Frédéric  comparut  devant  l'assemblée  et,  selon  le  céré- 
monial convenu,  s'avança  pieds  nus  jusqu'au  trône  de 
l'empereur,  tomba  à  genoux,  implorant  humblement  sa 
grâce  et  priant  les  assistants  de  lui  servir  de  caution.  C'est 
à  ce  prix  qu'il  obtint  son  pardon  déQnilif,  sauf  l'obligation 
de  faire  un  pèlerinage  à  Pise  ou  à  Rome  pour  obtenir  du 
souverain  pontife  «  la  plénitude  de  son  absolution  '3).  » 

Lothaire  triompha  en  digne  successeur  de  Charlema- 

(1)  Ep.  Atlall).  Mo;^.  ad  Ollion.  IJainberf;.,  apuil  Jatïé,  Cod.  Udalr., 
U'  252;  E|i.  Lolh.,  ap.  JaU'é,  Monum.  Bumhcrfj.,  523;  Annal.  Mag- 
deburg.,  ad  ami.  1134.  Cf.  liernhardi,  Lolhar,  p.  555,  562  et  5G3. 

(2)  «  Fredericum...  inlervcntu  heinaidi  recipil  (Lolliarius).  »  Ollo 
Frisinj^.,  Chron..  VII,  19;  Annal.  Magdeburg.  et  Annal.  Saxo,  ad 
ann.  1135  ;  «  Fredericus  dux  cuin  suis,  licct  uluinanidiu  renileretur, 
graliain  inii)Oralons  (apud  Harnberj?)  huinililcr  exquisivil,  »  elc. 

(3)  «  Sul)  liac  condilione  re(C|iiinus  (Fredericum),  "t  plenUudineni 

21. 


370  VIE    DE   SAINT    BERNAUD. 

gnc.  Tout  était  tranquille  à  ses  pieds.  «  Se  voyant  élevé 
par  la  main  de  Dieu  à  une  puissance  que  rien  n"égalait 
dans  l'univers,  il  n'en  connut  pas  de  plus  bel  usage  que 
de  la  faire  servir  à  guérir  les  plaies  de  l'Église.  »  Nul 
doute  que  l'abbé  de  Glairvaux  ne  lui  eût  souvent  déjà  fait 
entendre  que  l'État,  étroitement  uni  à  l'Église,  demeurait 
en  souffrance ,  tant  que  le  schisme  régnait  à  Rome  et  en 
Apulie.  Docile  à  cette  inspiration,  l'empereur,  après  avoir 
proclamé  une  paix  de  dix  années  pour  tout  le  royaume , 
ouvrit  devant  la  diète  l'avis  de  préparer  une  nouvelle  ex- 
pédition en  Italie.  L'assemblée ,  que  la  présence  de  saint 
Bernard  tenait  en  respect,  accueillit  favorablement  cette 
généreuse  proposition  (1). 

Mais  l'obstination  de  Conrad  devait  mettre  pour  quel- 
que temps  encore  un  obstacle  à  l'exécution  du  projet  im- 
périal. Ce  ne  fut  que  vers  la  fin  de  septembre  1135  que 
l'antiroi,  las  de  son  isolement,  se  décida  à  imiter  à  Mul- 
hai'iseii,  en  Thuringe,  la  di^marche  (jue  son  frère  avait 
faite  six  mois  au[)aravant.  Le  C(''r(''monial  de  la  réconcilia- 
tion fut  le  même  qu'à  Bamberg.  L'empereur  fut  gén(''r(Hix 
envers  celui  qui  avait  osé  pendant  sept  ans  lui  disputer  la 
couronne;  il  lui  rendit  toutes  ses  possessions,  le  combla 
de  présents  et  le  nomma  son  porte-enseigne  (:2). 

Nous  ne  saurions  dire  avec  exactitude  à  quelle  époque 
l'abbé  de  Glairvaux  quitta  Bamberg  (3),  ni  indiquer  l'i- 
linéraire  qu'il  suivit  pour  se  rendre  au  Concile  qu'Inno- 

(iltso/iitiouls  sua;  iioniiisi  apiul  luaiii  palernitalein  oljlineat.  »  /;■/>. 
Lodiar.  ad  Innccenliuin ,  ap.  Jail'é,  Mon.  fiainbery..  p.  523. 

(\'j  Fn'(l«Tic  lui-inômc  sVn'gagea  à  faire  partie  de  l'expédition,  ■<  in 
|iroxiino  aiino.  »  Annal.  Sn.ro.  ad  ann.  1135.  Cf.  Hernliardi,  Lothar, 
p.  5(il'^. 

{X)   Vcxillifcr.  Cf.  liernhardi,  Lothar.  p.  578-57U. 

(3)  Sur  la  présence  de  IJernard  à  la  dicte  de  Hainhcrg.  cf.  Hiifler, 
Bernard  von  Glairvaux.  i>.  220. 


SECOND   VOYAGE    EN    ITALIE.  371 

cent  II  avait  convoqué  à  Pise,  «  la  nouvelle  Home  (1).  » 
Prit-il  directement,  dès  la  fin  de  mais  ou  le  commence- 
ment d"avril,  le  chemin  de  Tltalie,  comme  le  veulent  cer- 
tains historiens  (2),  ou  bien  revint-il  en  France,  décidé  à 
ne  franchir  les  Alpes  qu'un  peu  plus  tard,  comme  sem- 
blerait porter  à  le  croire  sa  lettre  à  Louis  le  Gros  (3j?  Ce 
qui  est  sûr,  c'est  qu'au  mois  de  mai  il  traversait  la  Lom- 
bardie,  où  une  ambassade,  composée  de  seigneurs  laï- 
ques, de  prêtres  et  de  religieux,  lui  apporta  la  nouvelle 
d'une  révolution  qui  venait  d'éclater  à  Milan  :  l'arche- 
vêque Anselme  était  expulsé,  ses  amis  déconcertés  et  le 
schisme  en  déroute.  On  priait  le  saint  abbé  de  venir  ache- 
ver par  sa  présence  la  victoire  des  partisans  d'Innocent  IL 

C'était  pour  Bernard  l'occasion  d'un  facile  triomphe; 
mais,  pressé  de  gagner  Pise  où  l'attendait  le  souverain 
Pontife,  il  déclina  l'honneur  qu'on  lui  offrait,  ou  du  moins 
ne  consentit  à  satisfaire  le  désir  des  Milanais  qu'après  la 
clôture  du  Concile  (4). 

Les  nations  catholiques  avaient  répondu  assez  mal  à 
l'appel  d'Innocent  IL  Cinquante-six  évêques  seulement, 
si  l'on  en  croit  un  document  contemporain  (o) ,  se  trou- 
vèrent, à  la  fin  du  mois  de  mai,  réunis  à  Pise.  On  ne  voit 
pas  que  l'Allemagne  ni  l'Angleterre  y  aient  été  représen- 
tées 1^6).  Le  roi  de  France,  sous  un  prétexte  futile  et  en 
réalité  par  mauvaise  humeur  contre  le  pape,  s'était  d'a- 

(1)  Une  bulle  adressé»;  à  rarcliev<'(iiie  de  Dol,  en  daledu  S  novem- 
bre 1134,  nous  apprend  ([ue  l'ouverture  du  concile  était  fixée  au  jour 
de  la  Pentecôte,  i6  mai  1135.  Jatïé,  Ko.fjcsta ,  n"  547G.  Cf.  lioso,  Vita 
Innoc,  ap.  Walterlcli,  II,  177. 

(2)  IJernhardi,  Lothar.  p.  5G5,  note  1.3. 

(3)  Ep.  255. 

(4;  Bern.,  ep.   132,  133,  134. 

(5j  Mansi,  XXI,  489.  Cf..  Bernhardi,  Lolhar,  p.  G3G,  note  7. 

(Gj  L'Angleterre  y  était  représentée  par  l'archevêque  de  Rouen    (  f. 


372  VIE    DE    SAIXT    BERNARD. 

bord  opposé  au  départ  des  évêques  de  son  royaume.  Mais 
<aint  Bernard  lui  adressa,  à  ce  sujet,  une  remontrance 
aussi  ferme  que  respectueuse  (1).  «  Les  droits  des  souve- 
rains, s"écrie-t-il,  ne  sont  respectés  qu'autant  que  les 
souverains  respectent  eux-mêmes  les  règles  et  les  dispo- 
sitions de  Dieu.  Pourquoi  donc  votre  colère  s'attaque-t-elle 
à  l'élu  du  Seigneur,  à  celui  que  vous  avez  choisi  pour  être 
votre  père  et  le  Samuel  de  votre  fils?  Il  n'est  personne  qui 
ne  voie  combien  une  assemblée  des  évêques  de  la  catho- 
licité est  nécessaire  en  ce  moment.  —  La  chaleur  est  ex- 
cessive, dit-on.  —  Comme  si  nous  avions  des  corps  de 
glace!  Ne  serait-ce  pas  plutôt  nos  cœurs  qui  seraient 
glacés?  Soufîrez  que  le  dernier  de  vos  sujets ,  —  le  dernier 
par  la  condition,  mais  non  par  la  fidélité,  —vous  déclare 
qu'il  ne  vous  est  point  avantageux  de  mettre  obstacle  à  un 
bien  si  nécessaire.  Si  vous  avez  quelque  motif  de  vous 
plaindre  d'une  décision  du  souverain  Pontife,  vos  sujets 
s'efforceront  de  la  faire  révoquer  ou  d'en  tempérer  la  ri- 
gueur. Pour  ma  part,  quelque  modeste  que  soit  mon  in- 
fluence ,  je  ne  m'y  épargnerai  pas.  « 

Ces  conseils  tombaient  de  trop  haut  pour  que  Louis  le 
<lros  les  dédaignât.  Il  leva  sa  défense;  et  les  i)rincipaux 
membres  du  clergé  français,  les  archevêques  de  Reims, 
de  Bourges  et  de  Sens,  les  évêques  d'Arras,  de  Chartres, 
de  Rennes,  de  Troyes,  de  Bellay,  d'Embrun,  de  Limoges 
et  de  Périgueux,  et  seize  abbés,  parmi  lesquels  on  distin- 
guait Pierre  le  Vénérable  (2y,  purent  obi'ir  librement  aux 
vœux  du  souverain  Pontife. 

Ortlcric  Vilal,  XllI,  7),  qui,  du  resl(!,  peut  èlie  considéré  comme  évo- 
que français,  à  cause  de  la  partie  française  de  son  diocèse. 

(1)  l$ern.  ep.  55.").  Cf.  V  édition,  t.  I,  p.  36;i,  note  2. 

{'.i)  Landuipli.  Junior,  cap.  60,  ap.  Mon.  G..  XX,  40 ;  Bcrn.  Vito.  lib. 
II,  cap.  Il;  Petr.  Veneral».,  E[).  I,  27. 


SECOND   VOYAGE    EN    ITALIE.  373 

Le  Concilo  dura  huit  jours  du  30  mai  au  6  juin)  '1).  Saint 
Bernard  en  fut  l'àme.  Dans  Tintervalle  des  séances  publi- 
ques, raconte  un  historien  du  temps,  sa  porte  était  as- 
siégée par  ceux  qui  avaient  quelque  affaire  grave  à  traiter. 
Ou  eût  dit  que  cet  humble  moine  possédait  l'autorité  sou- 
veraine et  avait  le  pouvoir  de  trancher,  à  son  gré,  toutes 
les  questions  ecclésiastiques  2). 

11  était  naturel  que  le  double  schisme  religieux  et  po- 
litique qui  désolait  l'Italie  fût  l'objet  principal  des  délibé- 
rations. Le  pape  donna  au  marquis  Engelbert,  représen- 
tant de  Lothaire  pour  la  Toscane,  l'investiture  des  biens 
de  la  comtesse  Mathilde.  Anaclet  et  ses  partisans  furent 
de  nouveau  excommuniés  (3),  et  le  clergé  de  son  obé- 
dience frappé  d'interdit.  Enfin  on  s'occupa  avec  une  parti- 
culière attention  de  l'état  de  l'Église  de  Milan. 

Les  circonstances  dans  lesquelles  s'était  accomplie 
l'expulsion  de  l'archevêque  Anselme  étaient  des  plus  dra- 
matiques (4).  Son  humeur  hautaine  et  ses  exactions  ayant 
affaibli  insensiblement  la  popularité  dont  il  jouissait, 
plusieurs  chanoines  de  la  cathédrale  osèrent  attaquer  sa 
personne,  sans  épargner  ses  protecteurs,  l'antiroi  Conrad 
et  l'antipape  Anaclet.  .\nselme  de  Pusterla  se  vengea  des 
mauvais  propos  en  excommuniant  le  prêtre  Azon,  maître 
de  chajjelle,  et  quelques  autres  médisants.  Mais,  sous 
prétexte  qu'il  avait  été  lui-même  excommunié  par  les  évê- 
ques  de  sa  province ,  ses  victimes  en  appelèrent  de  sa  sen- 

(1)  Sur  la  date  de  ce  concile,  raai-juin  \i-ib  et  non  113'i,  cF.  Vacan- 
dard,  Revue  des  Quest.  hisL.  janvier  18X"J,  p.  32,  note  3. 

■>  Krnaid.,  VUa  Bern..  Il,  u.  Cf.  la  relation  puhliée  en  1881  par 
M.  Bernlieiin  dans  le  ZcHschrifl  fiir  Kirclicnrccht.  t.  XVI,  p.  lis. 

(3)  Ernald.,  VUa  Bern..  II,  ii. 

(4)  Les  éléments  du  récit  qui  va  suivre  sont  empruntés  à  Lamlul- 
phus  Junior  {llist.  Mediolan..  cap.  57  à  GO,  ap.  Monum.  Gertn..  .\.\, 
iâ  et  suiv.);  cf.  Bernhardi  [Lothar,  p.  639  à  641). 


374  VIE   DE    SAINT    BERNARD. 

tencc  aux  tribunaux  civils.  Toute  la  ville  prit  bientôt  part 
au  diiïr-rond.  .\nselme  dut  comparaître  devant  une  assem- 
blée populaire,  pour  répondre  de  sa  conduite  et  défendre 
ses  prérogatives  archiépiscoi)ales.  La  discussion  traînant 
<'n  longueur,  le  doyen  des  chanoines  vicaires,  Etienne, 
surnommé  Ouandeca,  apostroi)ha  tout  à  coup  l'archevê- 
que en  termes  outrageants  :  «  Vous  êtes  un  hérétique,  un 
parjure,  un  sacrilège,  et,  j'en  prends  l'Évangile  à  témoin, 
je  soutiendrai  ce  que  j'avance  devant  le  tribunal  de  l'évo- 
que de  Novare  et  de  l'évéque  d'Albe.  »  Pour  mettre  un 
terme  à  cette  scène  affligeante,  les  consuls  décidèrent  que 
les  suffragants  de  l'archevêque  seraient  appelés  à  juger  le 
conflit.  C'était  retarder  les  conséquences  de  la  crise,  mais 
non  les  conjurer.  Au  jour  fixé,  en  effet,  les  évoques  de  la 
j)rovince  arrivèrent  à  Milan,  amenant  à  leur  suite  des  re- 
ligieux de  plusieurs  Ordres.  Aux  yeux  d'Anselme,  ces 
moines ,  que  le  peuple  prenait  pour  des  messagers  du  ciel , 
étaient  des  suspects.  «  Arrière,  s'écria-t-il,  arrière  toutî 
ces  gens  que  vous  voyez  avec  des  capes  blanches  et  grises  ! 
Ce  sont  des  hérétiques!  »  Cette  exclamation  causa  une 
grande  surprise  et  provoqua  les  murmures  de  la  foule.  Par 
ce  début  de  la  séance,  il  était  aisé  de  prévoir  quelle  en 
serait  l'issue.  Les  esprits  étaient  émus  :  on  en  vint  aux 
mains,  sans  égard  pour  la  majesté  dos  prélats  et  des  ma- 
gistrats présents.  L'archevêque,  s'étant  réfugié  dans  son 
palais,  y  fut  assiégé  pendant  la  nuit  et  contraint  de  cher- 
cher un  asile  dans  l'église  Saint-Ambroise.  Lorsque  l'effer- 
vescence populaire  fut  apaisée ,  le  clergé  et  la  municipalité 
déléguèrent  près  de  lui  l'un  des  consuls,  Jean  de  Uode, 
pour  l'invitera  comparaître  de  nouveau  devant  le  tribunal 
de  ses  suffragants.  Anselme  lit  répondre  par  son  camérier 
<]u'il  était  prêt  à  se  soumettre  au  jugement  de  ses  collè- 
gues, sauf  sur  la  question  politique  et  le  sacre  de  Con- 


SECOND    VOYAGE    EN    ITALIE.  37o 

rad  (1).  Celle  resiriclion  le  perdit.  Le  consul,  rendanl 
comple  de  sa  mission,  rapporta  à  ses  mandataires,  réunis 
sur  la  place  publique,  que  l'accusé  refusait  de  se  justifier 
en  aucune  façon.  Alors  les  cris  de  :  «  A  bas  l'arcbevè- 
que  (-2^1  »  retentirent  de  toutes  paris.  L'assemblée  se  re- 
tira en  désordre.  Anselme  comprit  le  sort  qui  l'attendait: 
il  quitta  clandestinement  xMilan.  L'évêque  d'Albe  fut 
chargé  de  remplir  provisoirement  à  sa  place  les  fonctions 
épiscopales. 

Ces  choses  se  passaient  à  la  lin  du  carême  1133  (3). 
L'abbé  de  Clairvaux,  comme  nous  l'avons  dit,  en  avait  été 
averti  quelques  semaines  plus  tard;  et  ce  fut  probable- 
ment sur  ses  conseils  que  révèque  d'Albe  et  les  principaux 
membres  du  clergé  milanais,  ayant  à  leur  tètel'archiprètre 
Tedaldus  de  Landriano  et  l'archidiacre  Amizon  de  la  Salle , 
vinrent  chercher  au  concile  une  approbation  et  un  encou- 
ragement (4).  L'expulsion  de  l'archevêque  avait,  en  effet, 
tous  les  caractères  d'un  coup  d'État.  Et  c'était  au  souverain 
Pontife  seul  qu'il  appartenait  de  proclamer  canonique  ment 
sa  déposition.  Innocent  II,  qui  trouvait  dans  la  chute 
d'Anselme  de  Pusterla  un  gage ,  pour  l'avenir,  de  l'entière 
soumission  des  Milanais,  n'eut  garde  de  désapprouver 
leur  conduite.  Lorsque  les  délégués  eurent  prononcé  entre 
ses  mains  un  serment  de  fidélité,  il  déclara  vacant,  sans 
autre  procédure,  le  siège  de  la  métropole  lombarde  (3). 

(1)«  Reinola  causa  rcjiis  ("onraJi.  »  Lainluliili.  .Iiin.,  lor.  cit..  cap.  5'.». 
(2)  «  Tune  clainaverunt  :  Ipsc  sil  rcmotus  a  nobis.  »  Ibid. 
i}^)  Comme  l'évcque  d'Albe  resta  à  Milan  pour  les  cérémonies  du 
Jeudi-Saint  :  In  chrisinate  et  in  cxiciis  episcopalibus  of/iciis  Ec- 
clesuc  Meiliolani  snbcenit  (Landulpli.,  loc.  cit.),  nous  en  concluons 
que  la  chute  d'Anselme  de  Pusterla  arriva  pendant  le  carômc  et  avant 
le  4  avril  1135. 

('i;  Landul|>h.,  cap.  01. 
(5)  Landulpli.,  cap.  Gl. 


37G  VIE   DE   SAINT    BERNARD. 

Ce  dénouement,  tout  conforme  qu'il  fût  aux  principes 
du  droit,  n'était  pas  exempt  de  péril.  On  pouvait  toujours 
craindre  qu'une  partie  de  la  population  de  Milan  ne  refu- 
sât de  ratifier  les  engagements  contractés  à  Pise  par  l'ar- 
chidiacre et  les  chanoines.  La  multitude  tient  aux  privi- 
lèges non  moins  qu'à  la  liberté.  Elle  marche  en  aveugle, 
pourvu  qu'elle  en  entende  seulement  le  nom.  Or,  il  suffi- 
sait au  parti  Anselmien  de  faire  sonner  haut  les  anciennes 
prérogatives  de  l'Église  métropolitaine,  sacrifiées  en  prin- 
cipe par  les  délégués  du  chapitre ,  pour  retourner  en  un 
instant  contre  eux  l'opinion  publique.  L'évèque  d'Albe  et 
ses  amis ,  prévoyant  ce  danger,  demandèrent  qu'on  leur 
associât,  pour  leur  retour  à  Milan,  un  orateur  capable  de 
faire  accepter  du  peuple  les  décisions  du  souverain  Pon- 
tife. L'abbé  de  Clairvaux  était  désigné  d'avance  pour  cet 
office.  Ne  l'avait-il  pas,  en  quehiue  sorte,  accepté  déjà, 
lors  de  son  passage  en  Lombardie?  Toutefois,  il  ne  con- 
sentit à  se  charger  d'une  mission  aussi  délicate  qu'à  la 
condition  qu'on  lui  adjoindrait  Geoff'roy ,  évoque  de  Char- 
tres, son  ami.  Les  cardinaux  Guy  de  Pise  et  Mathieu  d'Al- 
bano  furent  en  outre  désignés  pour  l'accompagner,  en  qua- 
lité de  légats  a  lnlere  (1). 

Le  concile  terminé,  Bernard  partit  pour  Milan.  A  la 
nouvelle  de  son  arrivée,  toute  la  ville,  clercs  et  laïques, 
riches  et  pauvres,  nobles  et  plébéiens,  cavaliers  et  pié- 
tons, se  précipitèrent  à  sa  rencontre  jusqu'à  mi-chemin 
de  Pavie.  On  eût  dit  une  véritable  émigration.  Mais  lors- 
(ju'il  apparut,  le  flot  qui  apportait  ce  peuple  enthousiaste 
remonta  vers  sa  source.  Chacun  veut  le  voir,  entendre  le 
son  de  sa  voix,  toucher  ses  v(Hements.  On  l'entoure,  on 
le  i)resse,  on  se  dispute  l'honneur  de  baiser  ses  pieds,  on 

(1]  Landuljtii.,  Ilnd.;  Ernafd.,  \'ita  Bern..  II,  ii. 


SECOND    VOYAGE    EN    ITALIE.  377 

arrache  les  pans  ou  simplement  les  iils  de  sa  robe,  pour 
s'en  servir  comme  de  remèdes  dans  les  maladies,  ou  les 
vénérer  comme  des  reliques. 

L'illustre  abbé  s'arrêta  au  presbytère  de  Saint-Laurent. 
Son  pouvoir  de  thaumaturge  attira  bientôt  en  ce  lieu  pri- 
vilégié tous  les  malades  de  Milan.  Les  chroniqueurs  ne 
tarissent  pas  sur  les  étonnantes  guérisons  qu'il  opéra.  Pa- 
ral3'sies,  maladies  nerveuses,  possessions,  rien  ne  résiste 
à  sa  vertu  surnaturelle.  Mais  le  saint  moine,  loin  de 
s'enorgueillir  de  ces  merveilles ,  les  attribue  à  la  foi  des 
malades  et  en  rapporte  publiquement  la  gloire  à  Dieu, 

Tout  dans  ces  mystères  témoigne  de  son  humilité  au- 
tant que  de  sa  confiance  en  la  vertu  de  Jésus-Christ.  Qu'il 
nous  suffise  d'en  donner  un  exemple  frappant.  Le  troi- 
sième jour  après  son  arrivée,  il  célébrait  la  messe  dans 
l'église  de  Saint-Âmbroise ,  lorsqu'on  lui  amena  une  jeune 
lille  frénétique  et,  selon  toute  apparence,  possédée  du 
démon.  Profondément  ému  de  ce  spectacle,  il  interrompt 
l'œuvre  liturgique,  et  trempant  ses  doigts  dans  le  vin  du 
sacrifice,  en  applique  quelques  gouttes  aux  lèvres  fré- 
missantes de  la  malade.  Au  même  instant  «  le  démon 
s'enfuit,  »  dit  le  chroniqueur,  et  les  convulsions  ces- 
sent (1). 

L'enthousiasme,  accru  par  ce  prodige  et  tant  d'autres 
du  même  genre,  préparait  admirablement  la  voie  à  la 
conclusion  des  affaires  que  l'abbé  de  Glairvaux  avait  mis- 
sion de  traiter.  Il  profita  de  cette  disposition  des  esprits, 
pour  publier  les  actes  du  concile  de  Pise.  Le  devoir  des 
Milanais  était  clair  et  impérieux.  En  délinitive,  de  quoi 
s'agissait-il  pour  eux?  De  suivre  l'exemple  de  la  catholi- 
cité presque  entière,  en  reconnaissant  le  pape  et  l'empereur 

(1)  Bcrn.  Vila.  \\h.  II,  cap.  ii-iv.  Landul|)li.  Junior,  cap.  61. 


378  VIE    DE    SAINT    BEHNARD. 

légitimes.  Le  serment  qui  les  avait  liés  pour  quelque 
temps  à  Pierre  de  Léon  et  à  Conrad,  s'il  fut  jamais  valide, 
était  devenu  caduc.  Après  les  conciles  d'Étampes ,  de 
Wurzbourg,  de  Reims,  de  Plaisance  et  de  Pise,  qui  s'é- 
taient déclarés  authcntiquement  pour  Innocent  II,  était-il 
permis  de  considérer  encore  comme  chef  de  rÉglise  ca- 
tholique un  Pierre  de  Léon,  incapable  de  trouver  dans 
tous  les  évéques  réunis  de  son  obédience  les  éléments  d'un 
conciliabule?  Du  haut  du  ciel,  que  devait  penser  saint 
Ambroise  de  son  peuple  attardé  dans  le  schisme?  Son 
dévouement  bien  connu  à  l'Eglise  romaine  et  son  amour 
de  l'unité  n'avaient-ils  pas  été  jadis  l'honneur  en  même 
temps  que  la  règle  suprême  do  son  épiscopat  ? 

La  politique  de  saint  Ambroise  à  l'égard  des  empereurs 
offrait  également  un  bel  exemple  à  suivre.  S'il  Ot  quelque- 
fois la  loi  aux  princes  et  sut,  à  propos,  leur  donner  de 
grandes  et  terribles  leçons,  en  revanche  n'a-t-il  pas  tou- 
jours servi  leur  cause  avec  une  scrupuleuse  lidélité  et  un 
dévouement  sans  bornes?  L'union  du  Sacerdoce  et  de 
l'Empire  ne  fut-elle  pas  le  rêve  constant  d(>  sa  vie?  N'est-ce 
pas  sur  ce  fondement  qu'il  travaillait  à  asseoir  la  société? 
Sous  les  coups  des  barbares,  il  est  vrai,  l'empire  romain 
.s'est  écroulé  avec  fracas,  mais  Charlemagne  a  ramassé  le 
sceptre  tombé  de  Théodose  et  de  Constantin.  A  cette  heure 
Lothaire  n'est-il  pas  le  légitime  successeur  do  Charlemagne 
en  même  temps  que  le  défenseur  de  la  papauté?  C'est  en 
vain  que  les  Hohenstaufen  lui  ont  disputé  la  couronne. 
Frédéric  a  déjà  confessé  publiquement  sa  faute  à  Bam- 
berg,  et  Conrad,  abandonné  de  tous  ses  partisans,  n'a  plus 
d'autre  ressource  que  de  se  soumettre  à  son  tour.  Demain 
peut-être,  l'Italie  apprendra  la  nouvelle  de  sa  réconciliation 
avec  l'empereur.  En  ces  conjonctures,  la  sagesse  ne  con- 
seille-t-ollo  pas  au  peuiile  milanais  de  reconnaître  son  er- 


SECOND    VOYAGE    EN    ITALIE.  379 

reur  et  de  se  tourner  enfin  vers  Innocent  II  et  Lothaire  III 
qui  lui  tendent  les  bras? 

L'abbé  de  Clairvaux  se  porta  garant  des  sentiments  de 
bienveillance  du  monarque  allemand  et  du  souverain 
Pontife  1  .  Nul  ne  s'étonnera  que  sa  parole  ardente  et 
convaincue  ait  triomphé  de  toutes  les  résistances,  ouvertes 
ou  secrètes.  Pas  un  partisan  de  l'archevêque  Anselme 
n'osa  protester  contre  ses  déclarations.  «  A  sa  voix  tout 
est  souple,  disent  les  chroniqueurs.  Milan,  hier  encore  si 
hautaine  et  si  intraitable,  dépose  sa  fierté,  et  remet  sa 
destinée  aux  mains  dun  humble  moine ,  prête  à  lui  obéir 
en  tout  aveuglément  2  .  » 

Bernard,  qui  savait  combien  les  masses  sont  mobiles 
et  inconstantes,  voulut  s'assurer  de  la  lldélité  des  Milanais 
en  donnant  à  l'acte  de  leur  soumission  un  grand  éclat. 
Dans  ce  but,  il  convoqua  les  consuls  et  le  peuple  à  une 
messe  d'actions  de  grâces  qu'il  célébra  dans  la  basilique 
deSaint-Ambroise.  Là,  devant  les  autels,  les  plus  illustres 
représentants  de  la  cité  prêtèrent  au  nom  de  tous  sur  l'É- 
vangile serment  d'obéissance  au  souverain  Pontife  In- 
nocent II  et  à  l'empereur  Lothaire  III.  Puis,  prêtres  et  fi- 
dèles s'approchèrent  de  la  sainte  table,  comme  pour 
prendre  le  corps  du  Christ  à  témoin  de  l'unanimité  et  de 
la  sincérité  de  leurs  déclarations  3). 

Pouvait-on  souhaiter  un  plus  brillant  succès?  Le  saint 
abbé  s'empressa  den  informer  lempereur  [A].  «  Je  rends 


(1)  Bern.,  Episf.  137. 

(2)  Landul[>h.,  cap.  61;  Beniardi  vilu.  lili.  Il,  cap.  ii,  iv^  i»-I0. 

(3)  Bern.,  epist.  137;  Laiîdulph.,  cap.  Cl  :  «  Per  sacraini'iiUmi  |)anis 
quod  ip.sc  abba.s  y)orrc\it.  » 

(i)  Epist.  137.  D'après  it'S  manuscrits  celle  lettre  fut  adressée  à 
l'empeicur  et  non,  coinimi  on  la  cru  longtemps,  à  limpéralrice  Ri- 
cliinza.  Cf.  Iliiffer,  IJer  lieilir/e  Bernard,  p.  200,  noie  '?. 


380  VIE   DE   SAINT    15ERNARD. 

grâces  à  la  divine  bonté ,  écrit-il ,  de  ce  qu'elle  a  ainsi  con- 
fondu vos  ennemis  sans  combat  périlleux  et  sans  effusion 
de  sang  humain.  Soyez  bienveillant  à  l'égard  des  Mila- 
nais, nous  vous  en  conjurons,  afin  qu'ils  n'aient  pas  à  se 
repentir  d'avoir  suivi  les  salutaires  conseils  que  nous  leur 
avons  donnés.  » 

Mais  si  la  joie  du  négociateur  était  au  comble,  le  zèle 
de  l'apôtre  n'était  pas  satisfait.  Les  novices  qui  s'étaient 
portés  à  sa  rencontre  quelques  mois  auparavant  dans  les 
plaines  de  la  Lombardie  ne  formaient  encore  à  Milan 
qu  une  association  irrégulière  et  imparfaitement  consti- 
tuée. Bernard  désirait  vivement  que  ce  précieux  noyau, 
comme  le  grain  de  sém^vé  de  l'Evangile,  devint  un  grand 
arbre  et  abritât  en  quelque  sorte  la  ville  entière.  Ses  pré- 
dications quotidiennes,  en  tombant  sur  des  âmes  déjà 
préparées  par  l'admiration,  ne  pouvaient  manquer  d'être 
fécondes.  Bientôt,  en  effet,  on  vit  une  multitude  d'hommes 
et  de  femmes,  abjurant  le  luxe  auquel  ils  étaient  accou- 
tumés, se  raser  les  cheveux,  porter  le  cilice  et  des  vête- 
ments de  bure,  se  livrer  sans  réserve  aux  exercices  de 
piété  et  aux  œuvres  de  charité  (1). 

Milan  conserva  deux  monuments  de  cette  soudaine 
transformation  :  le  tiers  ordre  des  Humiliés,  qui  fut  la 
souche  du  premier  et  du  second  ordre  de  cette  congré- 
gation i2),  et  le  couvent  cistercien  de  Chiaravalle,  situé  à 
quelques  kilomètres  de  la  ville  (3i.  Les  riches  Milanais, 


(t)  licin..  Epis(.  134.  Landulpli.,  cai».  61. 

{'}.)  Cf.  Pagi,  ad  ann.  ll.ri,  n"  14. 

(:i)  Annal.  Mediol.  min.,  ap.  Mon.  G.,  XVIII,  393;  cf.  Mahillon, 
lier  /^/i.,- Janauschek,  Orig.  Cist.,  I,  39.  Ce  dernier  auteur  fixe  la 
fondation  au  :>:i  janvier  1130,  d'après  les  nombreuses  tables  qui  la 
marquent  au  >>  janvier  1135.  Il  faut  plutôt  suivre  les  tables  qui  la 
lixenl  au  ;>>  juillet  1135.  La  date  -n  janvier  se  rapporte  à  un  couimen- 


SECOND    VOYAGE    EN    ITALIE.  381 

particulièrement  Guy,  capitaine  de  la  porto  orientale, 
tinrent  à  honneur  de  doter  magnitiquement  la  première 
fdle  de  Glairvaux  en  Italie;  et  dès  le  mois  de  juillet  Ber- 
nard put  bénir  les  fondements,  sinon  les  murs,  du  nou- 
veau monastère. 

Parmi  ces  innovations  qui  témoignent  du  zèle  extraor- 
dinaire de  notre  saint,  il  en  est  une  où  son  austérité  cis- 
tercienne se  fit  peut-être  trop  sentir  :  nous  voulons  parler 
de  la  réforme  qu'il  introduisit  dans  l'église  de  Saint- 
Ambroise.  Il  semble  qu'il  ait  voulu  appliquer  en  une  cer- 
taine mesure,  à  Milan,  les  principes  d'art  qui  régnaient 
dans  son  cloître. 

Dans  le  cours  du  onzième  et  du  douzième  siècle,  le  mo- 
bilier de  la  cathédrale  s'était  considérablement  accru, 
grâce  à  la  munificence  des  particuliers  et  au  goût  du 
clergé.  Tout  cet  éclat,  toute  cette  pomjjc  déployée  dans 
le  lieu  saint  choqua  le  regard  du  pieux  abbé ,  accoutumé 
au  dénuement  de  sa  chapelle.  On  ne  voit  pas  qu'il  ait  cri- 
tiqué les  œuvres  de  sculpture  ou  de  peinture,  et  nous  vou- 
lons croire  que  son  zèle  n'alla  pas  jusqu'à  cet  excès.  Mais 
il  condamna  l'usage  des  ornements  trop  riches,  des  croix, 
en  or  et  en  argent,  etc.;  et  sur  son  désir,  tous  ces  objets 
furent  renfermés  dans  le  trésor  de  la  sacristie  (1). 

Nous  retrouvons  dans  cette  proscription  de  l'orfèvrerie 
et  delà  tapisserie  religieuses  un  commentaire  de  YApologb' 
à  Guillaume  de  Saint-Thierry,  qui  datait  déjà  de  dix  an- 
nées. Les  idées  de  l'abbé  de  Glairvaux  en  matière  d'art 


ceinenl  de  fondation,  antérieur  à  la  venue  de  lîernard;  cf.  Bern.,  c\k 
13'». 

(I)  «  Ad  nuUini  quideiii  iiujns  al)l)ali.s  oinnia  ornanienta  ecclcsias- 
lica.quœ  auroct  arfj;ento  |)aliils<[ue  in  eccicsia  i|).siu.s  civitalis  vidcljan- 
tur,  quasi  ab  ipso  aiibatc  desjucla,  in  scriniis  rcclusa  sunl.  -  Lan- 
duliili.,  cap.  <31. 


382  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

chrétien  n'ont  pus  changé,  à  moins  qu'on  ne  juge  qu'elles 
sont  devenues  plus  sévères  encore.  Dans  sa  critique  de  la 
basilique  clunisienne,  il  avait  admis  deux  genres  d'archi- 
tecture, ou,  si  l'on  veut,  deux  formes  de  l'art,  l'une  qu'il 
appelait  monacale  et  l'autre  épiscopale,  l'une  conforme 
au  génie  de  la  pénitence,  l'autre  en  rapport  avec  le  goût 
du  peuple.  (Jr,  ne  dirait-on  pas  qu'à  Milan  il  ne  tint  plus 
compte  de  celte  distinction?  Tout  ce  fiui  est  appelé  à  frap- 
per par  sa  beauté  l'imagination  populaire  lui  semble  con- 
traire à  l'esprit  évangélique.  La  mitre  même  de  saint 
Ambroise  n'eût  pas  trouvé  grâce  devant  lui  1).  Qu'eût-il 
donc  pensé,  s'il  eût  vécu  au  quinzième  et  au  seizième 
siècle,  au  milieu  des  chefs-d'œuvre  de  l'école  lombarde, 
et  s'il  eût  entendu  le  cardinal  Frédéric  Borromée,  suc- 
cesseur de  saint  Charles,  dire  à  son  clergé  qu'  «  une  trop 
grande  ignorance  des  choses  de  l'art  est  une  honte  pour 
un  ecclésiastique  (2  ?  » 

Comme  nous  l'avons  dit  ailleurs  3,  l'horreur  que  saint 
Bernard  professe  pour  les  richesses  artisticpics  tient  en 
grande  partie  à  son  défaut  d'éducation  esthétique.  Du 
reste,  ce  puritanisme  ne  déplaît  pas  toujours  à  la  multi- 
tude ;  le  peuple  est  sensible  à  l'art  et  à  la  pompe  du  culte, 
mais  il  l'est  plus  encore  à  la  sainteté  du  prêtre.  La  ville 
de  Milan  en  fournit  elle-même  une  preuve  singulière.  Loin 
de  la  scandaliser,  l'intolérance  de  l'austère  réformateur  la 
toucha  profondément;  et  une  heure  vint  où  ce  sentiment 

(1)  Le  grand  évtN[ii('  de  Milan  inntait,  dit  F^nnodius,  une  mitre  élin- 
celanle  de  pierreries  : 

Serta  rcdirnitus  geslabat  liicida  fronlc 
Dislincla  geniinis. 

(•>)  ((  Exlrerna  laliuin  rerurn  iniperilia  ecciesiasticD  liomini  iiulccora 
esscl.  »  Dans  Rio,  T)c  l'Art  chrétien,  in  12,  t.  III,  p.  300. 
(3)  Saint  Bernard  et  l'Art  chrétien,  Rouen,  Cagniard,  1886. 


SECOND    VOYAGE    EN"    ITALIE.  383 

se  fit  jour  par  un  cri  sorti  dos  entrailles  du  peuple  :  «  Ber- 
nard archevêque  !  »  En  quelques  heures  cette  exclamation 
devint  un  mot  d'ordre  et  de  ralliement.  Clergé  et  fidèles, 
se  réunissant  des  divers  points  de  la  cité ,  formèrent  une 
longue  procession  qui  se  rendit  à  l'église  Saint-Laurent , 
sous  les  fenêtres  du  saint  abbé,  en  chantant  des  hymnes 
et  des  litanies  (1  .  Bernard  ne  fut  pas  médiocrement  sur- 
pris de  ces  acclamations  spontanées.  «  L'anneau  et  la  mi- 
tre n'avaient  pas  plus  d"attrait  pour  lui  que  la  bêche  et  le 
râteau,  »  nous  dit  son  biographe  2  .  Déjà  les  habitants  de 
Ghàlons  lui  avaient  offert  la  dignité  épiscopale;  et,  soit  hu- 
milité, soit  sentiment  d'une  mission  différente  3),  il  avait, 
à  leur  grand  désappointement,  repoussé  leurs  proposi- 
tions. Les  Milanais  éprouvèrent  la  même  déception.  ^  De- 
main, dit-il  A  ,  pour  ne  pas  froisser  le  peuple  par  un  re- 
fus trop  direct,  demain,  je  monterai  mon  palefroi;  s'il 
me  conduit  hors  de  vos  murs,  c'est  que  Dieu  n'approuve 
pas  votre  demande.  » 

Le  lendemain,  le  saint  abbé  se  confia  à  son  cheval,  et 
ranimai,  comme  s"il  eût  compris  le  dessein  de  son  maître, 
sortit  de  la  ville  par  la  route  de  Pavie  5). 

Labbé  de  Clairvaux  allait  continuer  sur  un  autre  ter- 
rain son  œuvre  de  pacification.  Si  les  Milanais  jouissaient 
de  la  tranquillité  à  l'intérieur,  ils  étaient  toujours  en  guerre 
avec  leurs  voisins.  Vainement,  ils  avaient  mis  en  liberté, 
selon  le  conseil  du  saint  moim-,  leurs  prisonniers  ma- 


(1)  Landulph.,  cap.  61. 

(2;  «  Nec  rnagis  eurn  deleclahal  tiaia  cl  aiinulus,  quaiii  rastniiii  et 
sarculus-  »  Vita  Jfeni..  H,  cap.  iv,  iv  26. 
(.3)  nern.  Vita,  II,  iv,  n-^  26-'<7. 

(4)  Landulpli.,  cap.  G1. 

(5)  «  Jarn  Paviarn  advenerat...  et...  usque  Ciemonam  prosequiliir.  » 
Ernald.,  Vi(a  Beni.,  II,  iv,  n"  ''.I,  ri. 


38i  VIE    DE    SAINT    BER.NAUD. 

lades  (1  ,  et  donné  ainsi  à  Pavii',  à  Crémone ,  à  Plaisance, 
un  gage  de  leurs  intentions  paciûques;  ni  Plaisance,  ni 
Crémone,  ni  Pavie,  n'avaient  désarmé.  Bernard  consuma 
inutilement  plusieurs  mois  -2)  à  ménager  un  accord  entre 
les  belligérants.  Pavie  et  Crémone  répondirent  à  ses  pro- 
positions en  infligeant  deux  défaites  aux  troupes  mila- 
naises 3).  Plaisance  seule  consentit  à  renvoyer  les  pri- 
sonniers qu'elle  avait  faits  dans  les  combats  antérieurs  (4). 

C'était  là  un  bien  faible  résultat  de  tant  et  de  si  géné- 
reux efforts.  L'abbé  de  Clairvaux  en  fut  profondément  at- 
tristé io:..Il  se  proposait  déjà  d'aller  chercher  en  France 
le  repos  dont  il  avait  besoin  et  l'oubli  de  ces  déboires, 
lorsqu'un  nouveau  conflit,  surgissant  dans  l'église  de  Mi- 
lan, l'obligea  à  retarder  l'exécution  de  son  projet  de  re- 
traite. 

Pendant  son  absence  et  au  lendemain  même  de  son  dé- 
part 6i,  les  Milanais  avaient,  à  son  défaut,  choisi  pour 
archevêque  l'évêque  Robaldo,  qui  fut  sacn''  métropolitain, 
le  4  août,  par  ses  collègues  de  la  Lombardie  et  maintenu 
néanmoins  titulaire  du  siège  d'.Vlbe  (7  .  Cette  translation 


(1)  Landulph.,  Inc.  cit. 

(2)  L'épitre  314,  datée  de  Crémone,  suppose  que  les  Milanais  élaienl 
réconciliés  avec  Innocent  II,  depuis  près  de  trois  mois. 

{:i)  Landuli>h.,  caji.  62  et  6:3. 

(4)  Bern.,  ep.  1:m. 

{5)  «  Abibani  tristis.  »  Ep.  314. 

(6)  Robaldo  fut  élu  le  iO  juillet  1135  et  .sacré  le  i  août  suivant.  Cf. 
Catalog.  archiep.  McdioL,  aj).  Mon.  Gcrm.,  VIII,  10.5;  et  ibid..  .\X, 
M,  note  10. 

(7)  Landulph.,  cap.  G'.^  "  Sublimavcnint  Uobaldum  Albanensern  epis- 
cojjum  in  Modiolancnsem  arcliifpisco|>um,  habita  sccurilate  rctinendi. 
prout  dicilur,  Albanensern  episcopatum.  »  Ce  texte  explique  les  e.v- 
pressions  de  saint  Bernard  (ep.  131)  transJationem  episcopli  in  ar- 
<:hie}nsc<)puluin  .  ruai  comprises  par  Mabillon  {NotiV  in  ep.  131)  et 
JalTé  {Lot/iar,  p.  18:i;,  qui  oui  cru  y  trouver  la  preuve  que  la  métro- 


SECOND    VOYAGE    EN    ITALIE.  385 

et  ce  cumul,  bien  que  contraires  aux  canons,  furent  ap- 
prouvés par  le  souverain  Pontife,  qui  voulut  donner  ainsi 
à  la  cité  récemment  convertie  un  gage  de  sa  particulière 
bienveillance  Ij.  Vers  le  même  temps,  Anselme  de  Pus- 
terla  était  incarcéré  à  Rome  (2).  La  paix  eût  donc  été  dé- 
finitivement rétablie  dans  l'église  de  saint  Ambroise ,  si 
la  misérable  affaire  des  privilèges,  ou,  comme  nous  dirions 
aujourd'hui,  des  libertés  milanaises,  n'eût  remis  tout  en 
question  '3  .  Innocent  11  exigeait  que  le  nouvel  archevêque 
prononçât,  entre  ses  mains  le  serment  de  fidélité  prescrit 
par  ses  prédécesseurs  :  le  pallium  devait  être  le  prix  de 
cet  acte  de  subordination  (4).  Il  est  remarquable  que  Ro- 
baldo,  jadis  partisan  déclaré  des  privilèges  (5  ,  ne  faisait 
plus  maintenant  difficulté  de  se  conformer  au  vœu  du 
souverain  Pontife.  Un  obstacle  l'arrêta  :  le  peuple,  excité 

pôle  de  Milan  avait  élé  réduite  à  la  simple  dignité  d'évêché  en  puni- 
lion  de  sa  désobéissance.  La  vérité  est  qu'on  l'avait  dégradée,  muti- 
lée, comme  parle  saint  Bernard  (ep.  131),  en  lui  ôtant  révêché  de 
Bobbio  pour  le  rattacher  à  l'archevêché  de  Gênes. 

(1)  Bern.,  ep.  131. 

(2)  Comme  il  allait  à  Rome  pour  prendre  conseil  d'AnacIel,  il  fut  pris 
près  de  Ferrare  par  un  partisan  d  Innocent  H,  envoyé  à  Pise  et  de  là 
à  Rome,  où  il  mourut  le  14  août  1136  :  .Srpullus  est  in  Roma  ad 
S.  Joannem  Luteruncnsem  [Caial.  Archiep.  Mecliol.,  ap.  Mouton. 
Gerin..  VIII,  105.  Cf.  Landulph.,  cap.  63;  Mon.  Germ.,  W,  i3, 
note  79. 

3j  Du  texte  de  réi)ilre  131  de  saint  Bernard  :  «  Si  qnis  dixerit  liiii  : 
Parliin  oportcl  oUcdire.  partim  non  oportct .  »  comparé  à  celui  de 
l'épitrc  314  :  «  Quid  faciet  (Robaldus  ?  OOedire  vuft  et  eccc  bestiic 
Ephesi  frondent  in  eum  dentibus,  »  et  aux  vives  réclamations  d'In- 
nocent II  ^Bern.,  ep.  314),  nous  conjectuions  que  l'affaire  des  fran- 
chises était  la  cause  du  conllit.  Tout,  en  effet,  fut  apaisé,  des  que 
Robaido  se  fut  rendu  à  Pise  et  eut  juré  ndêlilé  au  pape.  Landulph., 
cap.  63. 

(4)  Bern.,  ep.  131. 

(5)  Landulphus  junior,  cap.  '>î.  Cf.  Duchcsne,  Liber  Ponlif..  il. 
294,  note  6. 


386  VIK    DE   SAINT    lîEKNARI). 

sans  doute  parles  derniers  survivants  du  parti  Anselmien, 
protesta  contre  sa  démarche  et  sa  soumission.  Ainsi  le 
schisme,  à  peine  éteint,  menaçait  de  renaître  de  ses 
cendres.  Le  malheureu.x  archevêque,  pressé  entre  son 
devoir  et  le  caprice  de  ses  diocésains,  et  ne  sachant  quel 
parti  prendre,  se  renferma  d'ahord  dans  le  silence,  afm  de 
gagner  du  temps,  et  lit  secrètement  avertir  saint  Bernard 
de  sa  triste  situation  (li. 

L'abbé  de  Clairvaux,  retenu  dans  une  des  villes  voisines, 
peut-être  à  Crémone,  par  les  négociations  qu'il  avait  en- 
tamées, se  hâta  d'écrire  aux  Milanais  pour  les  exhorter  à 
l'obéissance  :  «  Dieu  a  été  bon  pour  vous,  s"écrie-t-il  (2), 
l'Église  romaine  a  été  bonne  pour  vous...  En  vérité  qu"a- 
t-elle  dû  faire  pour  vous,  qu'elle  n'ait  pas  fait?  <>  Il  énumère 
ensuite  les  faveurs  d'Innocent  II  :  "  Pour  comble  d'hon- 
neur, ajoute-t-il,  voici  qu'on  vous  prépare  le  pallium. 
Ècoute-moi  donc,  ô  peuple  illustre,  écoule-moi,  car  je 
l'aime  et  je  ne  cherche  que  ton  salut.  L'Eglise  romaine  est 
très  clémente,  mais  elle  est  aussi  très  puissante  :  prends 
garde  que  ,  si  tu  abuses  de  sa  clémence ,  elle  ne  t'écrase  de 
sa  puissance.  Mais,  dira  quelqu'un,  nous  lui  donnerons 
les  témoignages  de  respect  auxquels  elle  adroit  et  rien  de 
plus.  Soit  :  faites  ce  que  vous  dites;  car,  si  vous  lui  témoi- 
gnez le  respect  que  vous  lui  devez,  vous  lui  tihuoignerez 
un  respect  sans  mesure.  Par  un  privilège  singulier,  le  Siège 
Apostolique  a  reçu  la  plénitud<'  du  pouvoir  sur  toutes  les 
églises  de  l'univers.  Quiconque  résiste  à  ce  pouvoir,  résislr 
ù  l'ordre  de  Dieu.  Rome  peut  créer  de  nouveaux  évèchés, 
quand  elle  le  juge  utile.  Ceux  qui  existent,  elle  peut  les 

(Ij  13ern.,  ep.  314.  On  voit  parcelle  épîlre  que  l'abbé  de  Clairvaux 
avait  été  mis  au  courant  de  la  conduite  de  llobaklo,  avant  qu'Inno- 
cent 11  fornuiiàt  ses  plaintes  et  ses  menaces. 

(2)  liern.,  ep.  131.  Celle  épitre  dut  élre  écrite  avant  lépitre  314. 


SECOND   VOYAGE   EN    ITALIE.  387 

abaisser  ou  les  élever  à  son  gré,  selon  les  conseils  de  sa 
sagesse;  elle  peut  changer  les  évèchés  en  archevêchés, et 
les  archevêchés  en  évêchés,  si  cela  lui  paraît  nécessaire; 
elle  peut  appeler  devant  son  tribunal,  des  extrémités  de 
la  terre ,  les  personnes  ecclésiastiques  les  plus  élevées  en 
dignité,  non  pas  une  fois,  mais  autant  de  fois  qu'il  lui 
plaira.  Oui ,  il  lui  appartient  de  châtier  toute  désobéissance 
et  toute  résistance.  Ne  Tavez-vous  pas  éprouvé?  A  quoi 
vous  a  servi  cette  rébellion  à  laquelle  vous  poussaient  ja- 
dis des  prophètes  de  malheur?  Reconnais,  ô  église,  le 
pouvoir  do  celle  qui  ta  si  longtemps  privée  de  tes  suffra- 
gants.  Qui  a  pu  arrêter  le  bras  de  Tautorité  apostolique, 
lorsqu'elle  te  dépouilla  ainsi  de  ta  plus  belle  parure  et  re- 
trancha tes  membres?  Aujourd'hui  encore,  que  serais-tu, 
si  elle  ne  t'avait  regardée  d'un  oeil  de  bienveillance?  Évite 
avec  le  plus  grand  soin  la  récidive.  Si  quelqu'un  te  dit  : 
«  Il  faut  obéir,  mais  seulement  dans  une  certaine  mesure 
«  et  jusqu'à  un  certain  point,  »  ne  l'écoute  pas,  c'est  un 
séducteur.  » 

Cette  déclaration  solennelle  des  droits  de  la  papauté  dut 
refroidir  les  esprits  engagés  de  bonne  foi  dans  le  parti 
Anselmien.  Mais  la  présence  de  l'abbé  de  Clairvaux  était 
seule  capable  d'éteindre  le  feu  de  la  rébellion.  11  s'em- 
pressa donc,  dès  que  son  infructueuse  mission  à  Crémone 
fut  achevée,  de  retourner  à  Milan  (1).  11  était  temps  qu'il 
mit  un  terme  au  conflit  :  car  Innocent  II,  impatient  des 
lenteurs  et  de  lindillérence  apparente  de  l'archevêque, 
menarait  de  sévir  contre  lui.  "  J(.'  j)hiins,  dit  saint  Ber- 
nard 2),  ce  malheureux  pontife  ({ui,  transporté  du  paradis 
d'.Mbe  dans  la  capitale  des  Chaldé(His,  est  devenu  le  com- 
pagnon des  bêtes  fauves.  Que  faire?  il  veut  obéir  et  voici 

(1)  Vi(a  Bern..  \\h.  II,  ciiii.  iv.  iv  \>.'i. 

(2)  Ep.  31'«. 


388  VIE    DE   SALNT    BERNARD. 

quo  les  bêtes  grincent  des  dents  contre  lui.  Il  veut  garder 
prudemment  le  silence  pour  gagner  du  temps  et  il  en- 
court votre  indignation,  plus  redoutable  que  la  rage  de 
ses  ennemis.  Pour  conserver  vos  bonnes  grâces,  faudra- 
t-il  qu'il  abandonne  le  siège  de  Milan?  Épargnez,  Seigneur, 
je  vous  en  prie,  cette  nouvelle  plantation  que  vous  avez 
eu  tant  de  peine  à  acquérir.  Souvenez-vous  du  figuier  de 
l'Évangile,  à  qui  votre  iMaitre  a  accordé  une  quatrième 
année  de  grâce.  C'est  à  peine  s'il  y  a  trois  mois  que  vous 
attendez,  et  déjà  vous  mettez  la  main  à  la  hache.  Accordez 
donc  encore  à  l'Église  de  Milan  une  année  de  répit,  afin  de 
voir  si  celui  à  qui  vous  l'avez  confiée  ne  pourra  pas  enfin 
en  tirer  quelque  fruit.  » 

Saint  Bernard  joue  ici  le  rôle  de  modérateur.  Malgré 
son  caractère  naturellement  rigide  et  absolu,  il  sait,  en 
effet,  quelquefois,  quand  il  le  faut,  tempérer  l'ardeur  de 
son  zèle.  Mais  loin  de  lui  la  pensée  de  sacrifier  par  fausse 
modération  les  droits  imprescriptibles  de  la  justice  et  du 
Saint-Siège.  Dès  qu'il  fut  rentré  à  Milan,  il  alla  droit  aux 
adversaires  de  l'archevêque ,  pour  combattre  leurs  pri'ten- 
tions  et  les  misérables  prétextes  dont  se  couvrait  leur 
amour-propre  provincial.  Parvint-il  à  les  convaincre  de 
l'inutilité  de  leurs  réclamations?  Nous  avons  lieu  de  le 
croire.  Par  cette  nouvelle  victoire  de  son  éloquence,  l'in- 
dépendance de  l'archevêque  fut  assurée.  Hobaldo  se  ren- 
dit à  Pise,  jura  fidélité  au  souverain  Pontife  et  enterra 
pour  toujours  les  fameuses  libertés,  source  de  tant  de 
troubles  (1). 

Rien  ne  retenait  plus  l'abbé  de  Clairvaux  on  Lombardio. 
Ses  biographes  ne  nous  fournissent  aucun  détail  sur  son 

(1)  Landiilpli.,  cap.  O.î.  L'aiiiialisic  milanais  dépioiv  ccUc  conduite  de 
l'arcliovêqiio  :  «  Juravit,  dit-il,  et  juiaiido  lil)ertatein  ccclesiœ  Medio- 
lancnsis  in  conlrariutn  convertit.  " 


SEœND  VOYAGE  EN  italil;.  389 

second  départ  de  Milan.  Il  est  fort  probable  qu'il  en  sortit 
secrètement,  aOn  d'éviter  les  bruyantes  acclamations  de 
la  foule  (1).  Il  gagna  précipitamment  les  Alpes  dont  l'a- 
greste population,  pasteurs  et  chevriers,  accourut  sur  son 
passage  pour  recevoir  sa  bénédiction.  Les  habitants  de 
Besançon  le  conduisirent  en  grande  pompe  jusqu'à  Lan- 
gres.  A  quelques  pas  de  là,  il  rencontra  plusieurs  de  ses 
religieux  qui  se  jetèrent  à  ses  pieds  en  pleurant  ;  le  saint 
abbé  les  releva  et  les  embrassa  avec  effusion.  Son  voyage 
devint  dès  lors  une  ravissante  promenade,  où  le  père  et 
les  enfants  donnèrent  libre  cours  à  leur  joie  (2).  Le  bruit 
de  leur  pieux  entretien  ne  cessa  qu'à  la  porte  du  monas- 
tère. Clairvaux,  en  effet,  était  toujours  et  devait  rester 
longtemps  encore,  même  aux  heures  les  plus  bénies, 
l'inviolable  asile  du  silence.  Le  cloitre  rouvrit  ainsi  à  Ber- 
nard les  sources  d'une  vie  nouvelle ,  toute  de  calme  et  de 
paix.  Il  s'y  plongea  comme  dans  un  fleuve  d'oubli.  Et  bien- 
tôt les  soucis,  les  déboires,  les  triomphes  même  de  ce 
qu'on  pourrait  appeler  sa  double  campagne  d'Allemagne 
et  d'Italie,  ne  furent  plus  pour  lui  qu'un  souvenir  lointain. 

(1)  Si  l'on  suppose  que  le  saint  ahbé  se  rendit  de  Crémone  à  Milan, 
inimédialemenl  après  avoir  écrit  lépilre  31  i,  il  a  dû  y  arriver  vers  la 
lin  d'octobre  et  en  repartir  au  mois  de  novembre.  Il  était  à  Troyes  le 
29  novembre  (Migne,  t.,  CLXX.W,  p.  980). 

(2)  Ernald.,  Vila  Bent.,  lib.  H,  cap.  v,  a"  28. 


22. 


CHAPITRE  XIV 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIRVALX. 


Affluence  de  novices. 

Les  fréquentes  sorties  de  Bernard,  ses  longs  voyages  en 
France  et  à  Tétranger,  n'étaient  pas  sans  profit  pour  son 
œuvre  monastique.  «  Rarement,  remarque  son  liistorien, 
il  rentrait  chez  lui  à  vide  (1).  »  Dans  l'impossibilité  où 
nous  sommes  de  décrire  ou  simplement  d"énumérer  ses 
«  prches  miraculeuses,  »  il  importe  d'indiquer  au  moins 
d'un  trait  les  })riucipales. 

Après  les  riches  captures  de  Chàlons  et  d(^  Reims  qui 
datent  des  premiers  temps  de  son  apostolat,  la  plus  abon- 
dante et  la  plus  fameuse  est  sans  contredit  celle  qiril  lit 
en  Flandre  au  commencement  de  l'année  liîU.  11  accom- 
pagnait alors  Innocent  II,  qui  s'acheminait  vers  Liège  et 
séjourna  à  Saint-Quentin,  puis  à  Cambrai  le  iï  et  le 
1()  mars  (2).  Bernard  prècha-t-il  dans  ces  d(Mix  villes  et 
dans   les    villes  environnantes?  Nous    l'ignorons.    Mais 

(1)  Leni.  Vita.  lil).  I,  cap.  \iii,  n"'  Gl-iia 

[2]  i&ii'é,  Jtcyesia,  a"  7455;  Lambert  Vaterlos,  Citron.,  ap.  Hist.  des 
G.,  .Mil,   i'JS. 


ACCROISSEMENT   DE    CLAIKVAUX.  391 

publics  OU  secrets,  ses  entreliens  exercèrent  une  influence 
prodigieuse  sur  Télite  de  la  population.  Trente  jeunes 
gens  des  plus  grandes  familles  s'engagèrent  à  le  suivre, 
parmi  lesquels  figurent  quelques  noms  appelés  à  la  célé- 
hriU' ,  Geoirroy  de  Péronne,  trésorier  de  Saint-Quentin, 
GeoirroN',  futur  abbé  de  Clairmarais,  Rainierde  Térouenne, 
sixième  prieur  de  Clairvaux,  Alain  de  Lille,  plus  tard 
évèque  dWuxerre,  et  Robert  de  Rruges,  futur  abbé  de 
Dunes  et  de  Clairvaux  1  .  Chez  quelques-uns  de  ces  gen- 
tilshommes l'appel  de  la  grâce  s'était  déjà  fait  entendre  ; 
mais  il  était  réservé  à  Bernard  de  fixer  leurs  pensées  et 
de  mettre  un  terme  à  leur  irrésolution  (2).  Quelques  mois 
plus  tard,  il  adressa  à  Geoffroy  de  Péronne,  qui  semble 
avoir  pris  la  tète  du  mouvement,  une  dernière  somma- 
tion. «  J'espère,  lui  écrit-il,  que  la  croix  ne  sera  pas  inu- 
tile pour  vous,  comme  elle  l'a  été  pour  plusieurs  enfants 
ingrats  qui,  tardant  de  jour  en  jour  à  se  convertir  au  Sei- 
gneur, ont  été  enlevés  par  une  mort  soudaine  et  précipi- 
tés en  un  instant  dans  les  enfers...  Remarquez  que  de 
toutes  les  vertus  la  persévérance  seule  est  couronnée. 
Qu'il  n'y  ait  jias  en  vous  de  oui  et  de  non.  S'il  est  vrai, 
comme  je  l'apprends,  que  j'ai  été  jugé  digne  d'être  choisi 
pour  ministre  des  desseins  de  Dieu  sur  vous,  je  m'en  f('- 
licite  et  je  vous  promets  mon  aide.  Si  vous  m'estimez 
utile,  je  ne  refuse  pas  le  travail,  non  recuso  laborem ,  et 
selon  la  mesure  de  mes  forces,  je  n'y  faillirai  pas.  Bien 

(1,  llenri([uez,  Fascicultn.  lib.  II,  |i.  'il8.  Cf.  lii)U(tphion  Ko/icrli 
Dunensis.  ap.  .Mignc,  l.  CLXX.W,  [t.  1558.  .Selon  .Manriqiie  (ad  ann. 
1131,  cap.  I,  n"  8,  ap.  Migno,  ihUL,  p.  7291,  il  s'ajiit  ici  de  la  captura 
Lcodiensis  dont  jiarlc  Guillaume  de  Saint-Thierry  {Bern.  VlUi.  lib.  I, 
cap.  xui,  n"  6>).  La  présence  de  Rernard  à  .Sainl-Quenlin  en  mars  1131 
nous  fournit  avec  (crtilude  la  date  de  la  conversion  de  Geoffroy  de 
Péronne  et  de  ses  comiiagnons. 

(2)  liern.  Vila,  11b.  IV,  cap.  iii,  n-  U;. 


392  VIE   DE    SATNT    BERNARD. 

que  mes  épaules  soient  déjà  fatigut-rs,  je  les  présente  dé- 
votement à  ce  fardeau  que  le  ciel  m'impose;  et  joyeux, 
je  vous  recevrai,  comme  on  dit,  les  bras  ouverts,  dans  la 
cité  des  saints  et  la  maison  de  Dieu  (1  .  » 

Geoffroy  était  d'une  santé  délicate,  l-'ils  unique,  ses 
parents,  qui  avaient  mis  en  lui  toutes  leurs  complaisan- 
ces, prenaient  prétexte  de  son  frêle  tempérament  pour  le 
dissuader  de  s'engager  dans  l'Ordre  cistercien.  L'abbé  de 
Glairvaux,  informé  de  cette  opposition  dangereuse,  essaya 
d'y  couper  court  par  une  lettre.  «  Si  Dieu,  écrit-il,  de 
votre  fils  fait  aussi  le  sien,  que  perdez-vous,  et  lui-même 
que  perd-il?  Il  n'en  devient  que  plus  riche,  plus  noble  et 
plus  illustre,  et,  ce  qui  vaut  beaucoup  mieux,  de  pécheur 
il  devient  saint.  Ne  faut-il  pas  qu'il  se  prépare  au  royaume 
qui  lui  a  été  destiné  depuis  l'origine  du  monde?  Si  vous 
l'aimez  vraiment,  vous  vous  réjouirez  de  ce  qu'il  va  à 
son  Père.  "Vous  ne  le  perdez  pas;  au  contraire,  vous  ac- 
quérez par  lui  un  grand  nombre  de  fils.  Tous  tant  quf 
nous  sommes  à  Glairvaux  et  de  Glairvaux,  nous  le  prenons 
pour  frère  et  vous  pour  parents.  Est-ce  que  par  hasard 
vous  redouteriez  pour  son  corps  les  àpretés  de  notre  vie? 
Rassurez-vous,  votre  Geoffroy  s'avance  à  la  joie,  non  au 
deuil.  .Je  serai  pour  lui  un  père,  je  serai  une  mère,  je  serai 
un  frère  et  une  sœur.  Je  redresserai  pour  lui  les  choses 
anguleuses,  je  lui  aplanirai  les  chemins  raboteux,  je  tem- 
pérerai tout  pour  lui  avec  une  telle  mesure,  que  son  àme 
en  profitera  sans  que  son  corps  en  défaille  (2).  » 

Comment  résister  à  une  si  touchante  et  si  paternelle 
exhortation?  Geoffroy  de  Péronne  et  ses  compagnons  se 
mirent  en  chemin  pour  Glairvaux.  Un  chronicpieur  nous 
donne  à  entendre  ({ue  Boinard  fit^,  par  on  ne  sait  quelle 

fl)  Bern.,  op.  109. 
(2)  Bern.,  cp.  UO. 


ACCROISSEMIÎNT   DE   CLAIRVAUX.  393 

circonstance,  route  avec  eux  (1).  Geoffroy  nous  apparaît 
sous  les  traits  d'un  gentilhomme  d'une  nature  Une,  ex- 
trêmement vive  et  sensible.  Peut-être,  au  souvenir  de 
son  père  et  de  sa  mère  alarmés,  son  cœur  saignait-il  en- 
core de  la  coupure  qu'il  venait  d'opérer.  Pendant  qu'il 
cheminait  silencieusement,  un  voile  de  tristesse  assombrit 
tout  à  coup  son  visage  :  «  D'où  vous  vient  cet  abattement , 
lui  demande  un  des  frères?  »  «  Je  sens,  répondit  Geoffroy, 
que  dorénavant  je  ne  serai  plus  gai.  »  Le  mot  fut  rapporté 
à  l'abbé  de  Glairvaux  qui,  sans  rien  dire,  entra  dans  la 
première  église  qu'il  rencontra,  afin  d'écarter  ce  funeste 
présage.  Sa  prière  fut  exaucée  :  car  la  joie  reparut  aussi- 
tôt sur  le  front  de  Geoff'roy;  et,  comme  son  confident  en 
profitait  pour  lui  reprocher  amicalement  la  plainte  déses- 
pérée qu'il  avait  laissé  échapper  :  «  C'est  vrai,  reprit-il, 
tout  à  l'heure  je  disais  :  «  Je  ne  serai  plus  gai;  »  mais 
maintenant  je  dis  avec  assurance  :  «  Désormais  je  ne  se- 
«  rai  plus  triste.  » 

Le  seul  point,  en  effet,  qui  troubla  encore  la  sérénité 
de  Geoffroy  pendant  son  noviciat  fut  le  sort  de  ses  parents 
qu'il  avait  laissés  dans  le  monde.  «  Soyez  tranquille,  lui 
dit  alors  Bernard  :  votre  père  sera  moine  et  je  l'enseve- 
lirai de  mes  propres  mains  dans  cetle  Claire-Vallée.  » 
Geoff'roy,  qui  mourut  en  1144,  après  avoir  exercé  quel- 
que temps  les  fonctions  de  prieur  (2),  ne  vit  se  réaliser 

(1)  Gaufiidus,  nern.   Vita.  lil».  IV,  cap.  m,  n    IG. 

(•2)  Après  le  départ  du  piifiir  Geoffroy,  devenu  abbé  de  Clairmarais, 
26  avril  1140  (Janauscbck,  Orif/.  Cistarc.  y.  59;  cf.  Heiiriquez.  Fas- 
ciculus.  lil).  H,  p.  418).  Dès  la  première  année  de  son  prioral,  on  of- 
frit à  Geoffroy  de  Péronne  lévèché  de  Tournay,  qu'il  s'agissait  de 
restaurer.  On  dit  qu'il  lo  refusa  (Petrus  Hlesens.,  ep.  10:i,Migne, 
t.  CLXXXII,  p.  252,  note;  cf.  Henriquez,  loc.  cit.).  Mais  le  fait  est  que 
l'essai  de  restauration,  appuyé  par  l'abbé  de  Glairvaux  (Heriman. 
Tornac,  Ilistor.  Kcclesix  S.  Martini  rcslaur..  a]>.  Hist.  des  G.,  .\I1I, 


394  VIE    DE    SAINT   REHNARD. 

qu'une  partie  de  la  prophétie.  Mais  la  parole  de  Bernard 
devait  recevoir  son  entier  accomplissement.  Le  saint  abbé 
ferma  les  yeux  du  vieillard,  en  cette  même  année  1144; 
et  le  père  et  l'enfant  reposèrent  à  côté  l'un  de  l'autre  dans 
le  cimetière  de  Clairvaux. 

Le  second  voyage  de  Bernard  en  Allemagne  (mars 
1135)  fut  presque  aussi  fécond  que  son  voyage  en  Flandre. 
Nous  trouvons  ici  un  exemple  frappant  de  l'ascendant  ir- 
résistible qu'il  exerçait  parfois  sur  les  âmes.  Adalbert, 
métropolitain  de  Mayence,  averti  de  son  arrivée,  avait 
envoyé  à  sa  rencontre,  pour  lui  souhaiter  la  bienvenue, 
un  de  ses  clercs,  nommé  Mascelin.  Lorsque  celui-ci  eut 
décliné  ses  titres  et  indiqué  l'auteur  de  son  message,  Ber- 
nard le  regarda  un  instant  lixement  et  lui  dit  :  «  C'est  un 
autre  maître  qui  vous  a  envoyé.  »  Étonné  d'une  pareille 
réplique,  le  Teuton  affirma  de  nouveau  avec  insistance 
qu'il  venait  bien  de  la  part  de  son  seigneur,  l'archevêque  de 
Mayence  :  «  Vous  vous  trompez,  repartit  Ihomme  de  Dieu; 
celui  qui  vous  a  envoyé  est  un  plus  grand  seigneur,  c'est 
le  Christ.  »  Le  clerc  comprit  alors  où  Bernard  voulait  en 
venir;  mais,  gardant  obstinément  sa  première  attitude  : 
«Vous  croyez  peut-être,  dit-il,  que  je  veux  me  faire 

4(i7j,  n'alioulit  qu'en  lliO.  M.  d'Arbois  de  Jiiljainville  [les  Mihaijcs 
cistPrcienncs  ,  \k  357),  se  tondant  sur  le  Ms.  n"  140'2  de  la  Hihliolliè- 
que  de  Troyes,  lit  :  «  clectus  in  ciiiscopaiuni  Sannctcnsem,  »  au  lieu 
de  Tornacetisem.  L'évôciié  de  Nantes  était  en  effet  vacant  à  cette 
élioque  [dallia  Christ..  XIV,  Hi:,).  Mais  la  lettre  de  Pierre  de  Hlois, 
contirinant  ia  Icron  Toniaccnsrin  du  Fasciniitts  de  Ilenriqnez,  tran- 
che la  question  dilTércMiinent .  selon  nous.  Geoffroy  mourut  au  jilus 
lard  en  ll4i  :  car  il  était  mort  avant  son  père,  qui  fut  enseveli  par 
l'aldié  di'  Clairvaux  vers  la  (in  du  conllit  entre  Louis  le  Jeune  et  Thi- 
baut de  Champagne  (Caufridi  frarjiii..  ms.  Paris,  p.  1  i''l.  L'apparition 
de  Geoffroy  à  son  père,  dont  parlent  les  Fragmenla  en  cet  endroit, 
supi)ose  que  Geolfroy  était  déjà  mort.  Le  Alénologe  cistercien  célèbre 
sa  mémoire  au  15  janvier. 


ACCROISSEMENT    DE   CLAIRVAUX.  395 

moino.  Loin  de  moi  une  telle  résolution  I  l'idée  ne  m'en 
est  jamais  venue  à  l'esprit.  »  Toute  discussion  sur  ce  point 
était  inutile;  aussi  Bernard,  qui  prenait  ses  conseils  plus 
haut  que  la  terre,  se  contenta  d'ajouter  :  «  Il  faudra  bien 
que  ce  que  Dieu  a  décidé  de  vous  se  réalise.  »  Le  coup 
était  porté  droit.  Mascelin  ne  s'en  releva  pas;  à  cjuclques 
jours  de  là,  il  dit  adieu  au  monde  et  à  son  archevêque,  et 
s'ensevelit  à  Clairvaux,  avec  plusieurs  personnages  de 
marque  que  Bernard  avait  pareillement  convertis  dans  son 
voyage   1  . 

En  Italie,  même  succès.  Nous  l'avons  vu  à  l'œuvre  à 
Pise  et  à  Milan.  Le  nombre  des  recrues  qu'il  ramena  à  sa 
suite ,  après  la  fondation  de  Chiaravalle ,  ne  fut  vraisem- 
blablement pas  fort  considérable.  Les  historiens  ont  né- 
gligé de  nous  l'indiquer.  Parmi  les  nouveaux  venus,  il  en 
est  un  qui  absorbait ,  à  lui  seul ,  toute  l'attention  des  chro- 
niqueurs :  c'i'tait  Bernard ,  vidame  de  la  cathédrale  de 
Pise,  qui  devait  monter  dix  ans  plus  tard  sur  la  chaire  de 
saint  Pierre  sous  le  nom  d"Eugène  lïl  (2). 

Ce  n'était  pas  seulement  par  sa  présence  que  l'abbé  de 
Clairvaux  fascinait  les  esprits  d'élite;  partout  ofi  retentis- 
sait son  nom ,  il  exerçait  un  prestigieux  effet.  Depuis  long- 
temps déjà,  l'Angleterre,  qui  ne  devait  jamais  le  voir, 
subissait  à  distance  le  charme  de  sa  vertu.  Les  maîtres 
les  plus  renommés  de  l'île  sainte,  un  Henri  Murdach,  un 
Thomas  de  Beverley,un  Jean  de  Salisbury,  un  Gilbert 
rUniversel,  tournaient  comme  par  un  instinct  divin  leurs 
regards  vers  la  Claire-Vallée.  Le  même  attrait  s'étendait 
aux  disciples.  Tous  ne  répondaient  pas  à  l'appel  mystérieux 
que  semblait  leur  adresser  la  règle  cistercienne,  mais 


(1)  Jiern.  Vila.  lib.  IV,  ca|).  m,  iv  1  i. 

(2)  Cf.  Bern.,  ep.   '.57,  note,  ap.  Mi^ne,  l.  CLXWIL  p.  Viô-i-iC. 


396  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

tous  étaient  frappés  et  reconnaissaient  en  Bernard  un 
maître.  Deux  disciples  de  Henri  Muidach,  Guillaume  et 
Yves,  quittèrent  un  jour  subitement  l'école  pour  venir 
chercher  sous  la  discipline  de  Clairvaux  des  leçons  plus 
hautes  de  mysticisme  pratique  (i).  Henri  devait  bientôt 
les  y  rejoindre.  Mais,  comme  il  hésitait  à  déserter  sa 
chaire  et  retardait  indéfiniment  son  départ,  par  un  reste 
d'attachement  pour  ses  études  bibliques,  Bernard  voulut 
l'aider  à  rompre  ce  lien  si  difficile  à  dénouer  :  <  Vous, 
mon  frère,  qui  lisez  les  Prophètes,  me  dit-on,  croyez-vous 
comprendre  ce  que  vous  lisez?  Si  vous  le  comprenez, 
vous  sentez  que  le  Christ  est  l'objet  des  leçons  prophéti- 
ques. Mais,  ce  Christ,  si  vous  voulez  le  saisir,  vous  l'at- 
teindrez bien  plus  vile  en  le  suivant  qu'en  le  lisant.  Oh! 
si  vous  saviez  ce  que  je  veux  dire  1  L'œil  n'a  point  vu  ce  que 
Dieu  prépare  à  ceux  qui  l'aiment.  Oh!  si  vous  aviez  une 
fois  goûté  de  ce  froment  savoureux  dont  se  nourrit  Jéru- 
salem, avec  quelle  aisance  vous  laisseriez  aux  littérateurs 
juifs  leurs  croûtes  à  ronger  (2)  !  Que  ne  mérité-je  de  vous 
avoir  jamais  pour  condisciple  à  l'école  de  la  piété  sous  le 
maître  Jésus!  Avec  quel  plaisir  je  vous  oil'rirais  les  pains 
chauds,  tout  fumants,  —  sortant  du  four,  comme  on  dit, 
—  que  le  Christ  dans  sa  bergerie  rompt  à  ses  pauvres. 
Croyez-en  mon  expérience,  vous  trouverez  quelque  chose 
de  plus  dans  les  forêts  que  dans  les  livres;  les  poutres  et 
les  pierres  vous  enseigneront  ce  que  vos  maîtres  ne  vous 
ont  pas  appris.  » 

Soit  attrait  d'une  science  plus  haute  que  la  lettre  morte 
(le  la  Bible,  soit  esprit  de  sacrifice  et  amour  des  rigueurs 
cisterciennes,  soit  pour  ces  deux  motifs  à  la  fois,  Henri 

(1)  Bern.,  ep.  106,  n"  3.  Cf.  epp.  24  et  107. 

(2)  «  Quain  libenicr  suas  crustas  rodendas  lilleralorilnis  judœis  re- 
linqucres!  »  Ej).  l(iG,  n"  2. 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIRVAUX.  397 

Murdach  vint  enfin  expérimenter  à  Clairvaux  la  vie  sévère 
dont  Bernard  lui  avait  vanté  les  douceurs.  Son  attente  ne 
fut  pas  frustrée.  11  se  distingua  bientôt  entre  tous  les  fer- 
vents disciples  du  «  Maître  Jésus.  »  Et  pour  tirer  profit  de 
sa  science  et  de  sa  piété,  Bernard  lui  confia  dès  1134  la 
fondation  de  Vauclair  au  diocèse  de  Laon  (aujourd'hui  do 
Soissons),  où  nous  le  retrouverons  plus  tard. 

Sans  sortir  de  son  cloître,  et  sans  autre  effort  d'élo- 
quence qu'un  simple  mot  du  cœur,  Bernard  gagna  un 
jour  à  la  vie  religieuse  une  cohorte  de  jeunes  gens  venus 
à  Clairvaux  dans  un  but  tout  profane.  (Irands  amateurs  de 
tournois,  ces  gentilshommes,  qui  se  rendaient  gaiement 
à  l'une  de  ces  joutes  périlleuses  où  se  complaisait  tant  la 
jeunesse  féodale,  se  détournèrent  de  leur  chemin,  comme 
par  hasard,  pour  visiter  l'homme  de  Dieu.  Le  carême  qui 
était  proche  allait  mettre  un  terme  aux  combats  de  toutes 
sortes.  Mais,  chose  étonnante,  ces  chevaliers  qui  se  fai- 
saient un  point  d'honneur  d'observer  la  Trcve  de  Dieu ,  ou- 
bliaient que  l'Église  interdisait  les  tournois,  avec  non  moins 
do  rigueur  que  les  guerres  injustes.  En  1131,  le  concile  de 
Reims  avait  formelhMiient  condamné  «  ces  di'testables 
fêtes  ou  foires,  où  les  chevaliers  ont  coutume  de  se  don- 
ner rendez-vous,  et  livrent  des  batailles  pour  faire  montre 
de  leur  foire  et  de  leur  audace  téméraire.  »  Le  canon  ajou- 
tait :  «  Si  qu(l([u"iiii  y  est  frappé  mortellement,  on  pourra 
sur  sa  demande  l'admellre  à  la  pénitence  et  lui  donner  le 
viatique;  mais  la  sépulture  ecclésiastique  lui  sera  refusée.  » 
Celte  règle  devait  être  renouvelée  en  1139,  au  deuxième 
concile  général  de  Lalran  il  .  Un  projet  de  tournoi  était 
donc,  en  principe,  un  projet  de  révolte  contre  l'Église. 
Averti  du  dessein   de  ses  visiteurs,  Bernard  consterné 

(1)  Lablie,  Concil.,  X,  9.S5-980  cl  lOOG. 

SAINT   BEUNAIU).  —   T.    I.  23 


398  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

leur  demanda  en  grâce  de  respecter  les  trois  jours  ijui  les 
séparaient  encore  du  carême  et  de  rester  au  moins  ce 
temps-là  sans  se  battre.  C'était  exiger  de  leur  fiivolité  un 
trop  grand  sacrifice.  Ils  refusèrent  de  prendre  aucun  en- 
gagement. «  Soit,  dit  alors  le  saint  abbé  ;  j"ai  confiance  quo 
Dieu  m'accordera  la  trêve  que  vous  me  refusez.  »  Et  appe- 
lant un  frère ;,  il  lui  fit  apporter  des  tasses,  les  remplit  do 
cervoise  qu'il  bénit ,  et  s'adressant  aux  gentilshommes  : 
«  Allons,  buvez,  dit-il;  à  la  santé  de  vos  àmesl  »  Quelques- 
uns  hésitaient  à  porter  la  coupe  à  leurs  lèvres,  craignant 
qu'elle  ne  contint  quelque  charme  surnaturel.  Néanmoins, 
ils  burent  tous,  Mais  à  peine  étaient-ils  sortis  du  monaslère, 
qu'une  transformation  subite  les  arrêta  court.  Touchés 
après  coup  delà  parole  qui  les  avait  d'abord  laissés  froids, 
ils  retournèrent  sur  leurs  pas  et  s'enrôlèrent  dans  «  la  mi- 
lice spirituelle  »  de  Glairvaux.  Un  an  plus  tard,  ils  revê- 
taient l'habit  cistercien.  L'histoire  ne  nous  a  pas  livré  leurs 
noms;  nous  ne  connaissons  parmi  eux  que  le  seigneur 
Gautliier  ou  \\'alter  de  Montmirail    l  . 


II 

Fondations  en  France  et  à  l'Étranger. 

Toute  cette  affluence  eût  d(''S  longtemps  encombré  et 
débordé  l'étroite  enceinte  de  Glairvaux,  si  le  saint  abbé 
ne  lui  eût  trouvé  une  issue  par  la  fondation  successive 
de  dix-sept  nouveaux  monastères.  Après  l'établissement 
de  Foigny  11  juillet  1121  ,  il  y  eut  un  moment  d'arrêt, 
qui  ne  prit  fin  que  cinq  ou  six  ans  plus  tard  par  l'érec- 
tion d'igny  au  diocèse  de  Reims.  Le  cercle  des  fondations 

(1)  licrn.  Vil'i.  lilj.  1.  caji.  \i,  n'  55-fi;  Gauf.  l'ragin..  ins.  p.  11. 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIHVAUX.  399 

de  Clairvaux  alla  ensuite  s'élargissant  chaque  année, 
embrassant  en  France  les  diocèses  d'Auxerre  (Ileigny), 
de  Noyon  Ourscamp),  de  Besançon  (Cherlieu,  de  Soissons 

Longpont  ,  de  Laon  Vauclair  ,  de  Saintes  ;la  (iràce- 
Dieu  ,  de  Nantes  Buzay; ,  et  atteignant  la  Belgique  i  par 
Vaucelles  au  diocèse  de  Cambrai  ,  les  bords  du  Rhin  et  la 
Prusse  Rhénane  par  I<]berbach  et  Himmerod),  la  Suisse 
et  la  Savoie  par  Bonmont  et  llautecombe,  au  diocèse  de 
(ienéve  ,  enfin  passant  les  monts  et  traversant  les  mers 

Chiaravalle  en  Italie,  Moreruela  en  Espagne,  Rievaulx 
et  Fountains  en  Angleterre'.  Parmi  ces  dix-sept  monas- 
tères, onze  seulement  étaient  de  véritables  créations; 
dans  les  six  autres,  Reigny,  Cherlieu,  Bonmont,  Eberbach, 
Moreruela,  Fountains,  les  fils  de  Bernard  s'étaient  sim- 
plement substitués  à  des  Chanoines  réguliers  ou  à  des 
Bénédictins  en  détresse. 

Igny  doit  son  origine  à  Tarchevêque  de  Reims,  Rai- 
naud  II,  qui  en  scelle  dès  1126  la  charte  d'établissement. 
Il  est  remarquable  que,  malgré  la  famine  qui  désolait 
alors  la  contrée,  Bernard  n'hésita  pas  à  accepter  rempla- 
cement du  nouveau  monastère.  A  la  tète  des  douze  reli- 
gieux qui  allaient  planter  leur  tente  dans  ce  désert,  en- 
touré de  for(Hs,  il  plaça  un  homme  sur,  le  prieur  même 
de  Clairvaux,  le  bienheureux  llumbert   1  . 

Reigny,  ([ui  baigne  la  Cure,  fut  fondé  le  7  septembre 
112H    2  .  Le  10  décembre  1129,  ce  fut  sur  les  bords  de 

(l)  Sur  Igny,  cf.  (iallia  Christ.,  I.\ ,  300;  X,  37-11  ;  Janauschek  , 
orig.  Cislerc.  I,  1'».  Janauschek  ii\e  en  ll'iS  l'inslalliilion  des  reli- 
gieux tl'Igny.  Mais  la  fondation  date  vraisemblablcnient  de  112(3,  avec 
désignation  de  Iluiniiert  jiour  ablié  :  car,  dèslt'iC,  Godei'roid  avait  déjà 
succédé  à  Iluiniiert  coinmi!  prieur  de  Clairvaux;  cf.  la  (  liarte  donnée 
par  Petit,  Histoire.  II,  2'.',0.  n"  259, 

2)  Cf.  C.ultio.  Christ..  .\il ,  45'.i:  Inslruin.,  liKJ-lOT:  Jaiiauscliek , 
01).  cit..  I,  15. 


400  VIE    DE    SAINT    lîERNARD. 

l'Oise,  dans  une  prairie  charmante,  abritée  par  un  bois, 
près  d'une  église  dédiée  ù  saint  Kloi  et  longtemps  desser- 
vie par  des  chanoines,  que  s'installa  sous  la  conduite  de 
l'ancien  abbé  d'Épernay,  Galeran  de  Baudement,  une  au- 
tre colonie  cistercienne.   Le  lieu,  appelé  (3urscamp  de 
temps  immémorial,  donna  son  nom  à  la  sixième  tille  de 
Clairvaux  1).  L'évèque  de  Noyon,  Simon,  gagna  sûrement 
par  cette  fondation  les  bonnes  grâces  de  Bernard.  11  faut 
rattacher  à  cette  date  la  première  rencontre  des  deux 
personnages  et  l'anecdote  racontée  par  Geoffroy  touchant 
la  vocation  de  Hervée,   neveu  de  Simon  et  futur  abljé 
d'Ourscamp.  L'abbé  de  Clairvaux,  ayant  entendu  chanter 
ce  jeune  clerc  pendant  l'office,  fut  ravi  de  sa  voix  et  en 
prit  occasion  pour  entamer  un  discours  sur  les  choses  de 
l'âme  et  du  ciel.  La  nuit  suivante,  il  eut  un  songe  pendant 
lequel  il  croyait  dire  la  messe  ,  ayant  pour  diacre  un  ange, 
qui,  après  avoir  reçu  le  baiser  d(>  paix,  le  transmit  à  l'en- 
fant. Bernard  ne  douta  plus  dès  lors  de  l'avenir  de  Hervée 
et  lui  prédit  son  entrée  dans  le  cloitre.  La  prophétie  se 
réalisa  bientôt  :  l'ango  qui  transmit  à  Hervée  le  baiser  de 
l'homme  de  Dieu  ne  fut  autre  que  «nileran  lui-même  r2  , 
auquel  Hervée,  d'abord  novice,  puis  profès  à  (Jurscamp, 
devait  finalement  succéder. 

A  Cherlieu,  les  disciples  d»'  l'abbé  de  Clairvaux  ayant 
été  appelés  à  remplacer  des  chanoines  réguliers,  Bernard 
dut  visiter  le  monastère  pour  déterminer  la  distribution 
nouvelle  et  diriger  la  construction  des  bâtiments  claus- 
traux. La  chapelle  était  déjà  un  lieu  de  pèlerinage.  On  y 
venait  de  tous  les  villages  dalenlour  i)Our  obtenir  la  gué- 
rison  de  diverses  maladies.  Parmi  les  infirmes  que  l'abbé 

(1)  (killia  ClirisL.  l.\,  ll!>y;  X,  375;  Janaiisciiek,  op.  cit..  I.  17. 
('.>)  Gautridi  Frarjm..  ap.  Migae.  530. 


ACCI501SSEMEXT    DE    CLAIRVALX.  401 

de  Glairvaux  y  rencontra,  se  trouvait  un  enfant,  affligé 
d'une  maladie  des  glandes  lacrymales,  dont  les  yeux  cou- 
laient sans  cesse,  sauf  pendant  les  heures  de  sommeil. 
L'homme  de  Dieu,  l'ayant  aperçu,  fut  touché  de  son  sort 
et  le  prit  à  part,  pour  le  confesser,  dans  la  salle  capitulaire. 
Cette  marque  particulière  de  tendresse  n'échappa  point  à 
l'enfant  qui,  tout  en  faisant  l'aveu  de  ses  fautes,  regarda 
tout  à  coup  fixement  son  confesseur  et  lui  dit  :  «  Si  j'o- 
sais, seigneur,  je  vous  demanderais  de  me  donner  un 
baiser  de  paix.  »  «  Je  veux  bien,  répondit  Bernard,  si  tu 
me  promets  de  ne  plus  pleurer  à  l'avenir.  »  1/enfant  pro- 
mit tout  ce  qu'on  voulut;  il  reçut  le  baiser  désiré  :  ce  fut 
saguérison;  le  baiser  d'un  saint  avait  tari  la  source  de 
<es  larmes   1  . 

L'année  H3i  fut  marquée  par  trois  fondations.  En 
même  temps  qu'il  établissait  ses  religieux  à  Cherlieu, 
l'abbé  de  Glairvaux  envoyait  une  autre  colonie  à  Bonmont 
dans  le  pays  de  Vaud  1 2) ,  et  une  troisième  à  Eberbach , 
de  l'autre  côté  du  Rhin,  non  loin  de  Mayence  (3  . 

En  1132,  quatre  fondations  nouvelles,  Longpont,  Rie- 
vaulx-Abbey,  Moreruela  et  Vaucelles.  Longpont  et  Rie- 
vaulx  prirent  naissance  le  même  jour,  o  mars ,  veille  du 
second  dimanche  de  carême  4j.  Le  1°''  août,  Bernard  ins- 
tallait lui-même,  nous  dit  une  chronique,  ses  religieux  à 

(1)  Gaufridi  Frarjm.  MS.  17(>J'J,  i>.  S''  icf.  Bern.  Vita.  \\U.  I,  ca[i.  xi, 
n'  53,  où  le  fait  est  moins  claireinent  rappoité);  Gallia  Christ.,  XV, 
;>52;  Janaiischek,  op.  cil.,  I,  19-20.  Les  Cisterciens  prirent  possession 
de  ce  monastère  le  17  juin  1131. 

(2)  Sur  Honrnont,  cf.  Gcillia  Vhrisl..  XVI,  i07;  JanauS(  hok,  op.  cil., 
I,  20. 

(3)  Cf.  Oallia  Christ..  V,  054;  Janauscliek,  ibid. 

(4)  Auctarium  Ursicamp..  ap.  Mon.  Genn.,  VI,  47'>;  Chroa.  de 
Mailros.  Edinljurgi,  1835,  p.  69;  Callia  Christ..  l.\,  i73  (erreur  de 
date);  Janauschek ,  op.  cit.,  I,  22-23. 


402  VIE    I>E    SAINT    liERNARD. 

Yaucelles.  Ce  monastère,  dû  aux  libéralités  de  Hugues 
d'Oisy,  seigneur  de  Grèvecœur,  était  situé  dans  un  val  de 
la  forêt  de  Ligescourt,  débouchant  sur  la  rive  droite  de 
l'Escaut,  à  deux  kilomètres  de  Cambrai.  De  toutes  les 
filles  de  Clairvaux,  Yaucelles  parait  avoir  été  l'une  des 
mieux  dotées.  Le  (ils  de  Hugues  devait  ratilier  plus  tard 
en  sa  faveur  les  donations  paternelles.  Sous  la  ferme  et 
intelligente  administration  de  l'abbé  Raoul,  Anglais  de 
race,  le  monastère  atteignit  promptement  le  plus  haut 
degré  de  prospérité.  Au  bout  de  vingt  ans,  il  abritait  cent 
trois  moines,  trois  novices  et  cent  trente  convers.  Une  des 
fonctions  les  plus  délicates  du  couvent,  celle  de  maitre 
des  novices,  avait  été  confiée  dès  le  début  au  dernier  né 
des  fils  de  Tescelin,  au  jeune  Nivard   1). 

Ce  fut  encore  un  Anglais,  Henri  Murdach,  If  futur  ar- 
chevêque d'York,  que  Bernard  établit  abbé  de  Yauclair, 
dans  le  val  de  Gourmemblain  au  diocèse  de  Laon ,  le  23 
mai  113i  (2).  L'année  M33,  toute  consacrée  aux  affaires 
du  schisme  et  aux  troubles  de  Paris  et  d'Orléans,  s'était 
écoulée  sans  fondations  nouvelles.  En  revanche  les  années 
1134  et  1135  furent  fécondes.  Mandés  par  l'archevêque 
Adalbéron  de  Montreuil,  treize  religieux  détachés  de 
Clairvaux  allèrent  planter  leur  tente  i9  mars  1134  d'abord 
à  AYinterbach,  sur  la  Kyll,  rive  gauche  de  la  Moselle,  un 
peu  au  nord  de  Trêves,  puis  (en  1138,  faute  d'espace, 
l)lus  au  nord,  sur  les  bords  de  laSalm,  en  un  lieu  qui  prit 
le  nom  de  Himmerod  3  .  Nous  avons  déjà  raconté  ail- 
leurs les  fondations  de  la  (iràce-Diou  25  mars  1135  et  de 
Chiaravalle  juillet  1135  .  La  même  année  vit  nailrc  en- 

i;  CallUt  Chris/..  111,  ITôlTO:  Bcru.,  op.  18(>;  Janauscliek,  op.  cit.. 
1,  :>i ■:>:,. 

[2)  Gallia  ClirisL.  IX,  G33  ;  X,  li):)-,  Jaiiauschek,  op.  cit..  I,  ■^•.l. 

(3)  Jaiiauschek,  op.  cit.,  I,  31;  Gallia  Christ.,  XIII,  G3i. 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIRVAUX.  103 

core  llaule-Combo,  si  coquettement  posée  au  bord  du  lac 
du  Bourget  en  Savoie  ii  juin  1),  Buzay  en  Bretagne 
;28^juin  et  Fountains  en  Angleterre    l''"  octobre). 

La  fondation  de  Buzay,  due  aux  libéralités  de  Gonan  III, 
duc  de  Bretagne,  et  de  sa  mère  Ermengarde,  fut  particu- 
lièrement pi'uible.  II  semble  cependant  que  les  premiers 
travaux  dinstallation  aient  été  entrepris  sous  les  meil- 
leurs auspices.  Bernard  connaissait  depuis  longtemps 
déjà  la  duchesse  Ermengarde  ;  il  lui  avait  donné  le  voile 
à  Larrey,  près  de  Dijon  (2) ,  et  entretenait  avec  elle  un 
touchant  commerce  épistolaire.  Les  lettres  qu'il  lui  adresse 
sont  peut-être  les  seules,  de  toute  sa  correspondance,  qui 
rappellent  la  correspondance  de  saint  François  de  Sales 
et  de  sainte  Chantai.  Sa  plume,  d'ordinaire  si  réservée 
avec  les  femmes,  y  prend  un  ton  de  franche  confiance ,  et 
son  cœur  déborde  en  témoignages  répétés  de  vive  et  se- 
reine amitié.  «  Ohl  si  vous  pouviez  lire  dans  mon  cœur, 
écrit-il.  si  vous  pouviez  y  lire  quel  amour  pour  vous  Dieu 
a  daigné  y  écrire  de  son  doigt!  Vous  pouvez  cependant, 
je  ne  dis  pas  connaître,  mais  au  moins  conjecturer  d"une 
certaine  façon  ce  que  je  dis.  Entrez  dans  votre  cœ'ur  et 
voyez  le  mien;  accordez-moi  autant  d'amour  pour  vous 
que  vous  sentez  que  vous  en  avez  })our  moi...  Si  vous  êtes 
modeste,  vous  reconnaîtrez  que  celui  qui  vous  adonné  de 
m'aimer  et  de  me  choisir  pour  directeur  spirituel  m'a 
donné  en  retour  de  vous  aimer  d'une  dibiction  pleine  de 
dévouement.  C'est  à  vous  de  voir  (luelle  place  vous  me  gar- 
dez en  vous;  pour  moi,  je  dois  le  dire,  nulle  part  j<,'  ne  suis 
loin  de  vous  sans  vous.  »  Un  mot  d'une  autre  lettre  résume 
ce  sentiment  d'une  si  grande  complexité  et  d'une  tendresse 

(1)  Gallia  Christ..  XV,  346:  \VI,  47'.»;  Janauschek,  1,  34-5.5. 

(2)  Cf.  la  charte  de  Conan  III.  donni'c  \>;\v  Johin,  Sain!  Ilernard  el 
sa  famille,  p.  578-570. 


40  i  VIE    DE    s  AI. NT    liERXARl). 

si  vraie  :  «  Croyez-moi,  écrit  Bernard,  j'en  veux  à  mes 
occupations,  qui  m'empêchent  de  vous  voir,  et  je  me  ré- 
jouis des  occasions  qui  me  permettent  parfois  de  le 
faire  (1).  »  Ermengarde  répondait  sans  doute  à  ces  effusions 
par  des  déclarations  non  moins  émues  ;  et  parmi  les  sou- 
venirs dosa  Bretagne  qui  hantaient  sa  pensée,  plus  d"une 
fois  l'idée  lui  sourit  d'établir  en  son  pays  un  monastère, 
qui  fût  comme  un  gage  de  son  amitié  pour  l'abbé  de 
Glairvaux.  Son  fils  Conan,  qui  vint  la  visiter  à  Larrey,  lui 
offrit  à  cet  effet  en  pur  don  l'île  de  Gaberon  près  de 
Nantes.  Mais  ce  ne  fut  qu'au  commencement  de  l'année 
'113-J,  lors  de  son  premier  voyage  en  Poitou,  que  liernard 
consentit  à  sup[)orter  les  frais  d'un  nouvel  établissement 
dans  la  région  Nantaise.  Le  i28  juin,  l'un  de  ses  frères, 
Nïvard,  rappelé  de  Vaucelles,  reçut  des  mains  de  Conan 
l'investiture  du  domaine  qui  devait  constituer  la  dot  de 
Buzay.  Le  duc  «  faisait  cette  aumône  en  son  nom,  au  nom 
de  sa  mère  et  en  celui  de  sa  femme,  »  qui  paraissent 
comme  donateurs,  sinon  comme  témoins  i2;.  Mais  la  suite 
fit  voir  que  la  véritable  donatrice  était  Ermengarde.  Son 
fils,  qui  ne  se  prêtait,  ce  semble,  à  la  fondation  que  par 
complaisance  pour  elle,  paralysa  peu  à  peu  par  son  mau- 
vais vouloir  l'œuvre  toujours  laborieuse  de  l'installation 
des  religieux.  Bernard,  averti  de  ses  manœuvres  déloyales, 
lui  eu  lit  de  vifs  reproches,  que  le  coupable  enfin  converti 
consigne  lui-même  en  toute  simplicité  dans  une  charte 


(1)  E|i.  iiG  el  117. 

(•'.)  Cl.  charte  citée,  et  Bern.  Vita,  lib.  H,  cap.  vi,  n"  34;  Gallia 
Christ.,  XIV,  8G0:  Jaiiauscliek,  op.  cit.,  I,  35.  Selon  Janaiischek,  Bu- 
zay lut  lUahli  le  KJ  juin  113j  :  .YI7  hd/end.  Julii;  mais  la  charte  de 
Conan  marque  cx]iie.ssément  que  Nivartl,  prieur  et  frère  tle  l'abbé  de 
Clairvaux,  reçut  l'investiture  le  28  juin  :  f'eria  VI,  IV  Kalend.  Julii, 
vigilia  .SS.  Apo.sf.  Pelri  et  Pauli. 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIRVAUX.  405 

qui  confirme  et  accroît  les  donations  premières  ^1  .  Buzay 
n'eût  plus  connu  de  longtemps  d'autre  crise,  si  elle  n'a- 
vait eu  à  déplorer  pour  un  moment  le  départ  de  Jean,  son 
abbé,  follement  entraîné  dans  la  solitude  par  son  goût  de 
la  vie  érémitique  (2). 

Insensiblement  les  frontières  de  l'Ordre  cistercien  se 
reculaient.  On  le  voyait  s'avancer  chaque  jour  en  Allema- 
gne, en  Italie  et  en  Angleterre.  Bernard,  qui  avait  d'abord 
paru  contraire  à  l'idée  d'établir  des  postes  aussi  avancés, 
Unit  par  s'y  rallier.  Vers  1127,  il  avait  empêché  l'abbé  de 
Preuilly,  Artaud,  de  passer  les  Pyrénées  (3).  Mais,  pen- 
dant ce  temps,  l'Ordre  s'apprêtait  à  franchir  le  Rhin,  les 
Alpes  et  la  Manche.  Bernard  dut  céder  à  l'entraînement 
général.  Et,  chose  curieuse,  ce  fut  une  colonie  partie  de 
Glairvaux  qui  s'établit  la  première  en  Espagne.  Sur  un  dé- 
sir d'Alphonse  VII,  roi  de  Castille  et  de  Léon,  Bernard 
consentit  à  recueillir,  au  diocèse  de  Zamora,  la  succession 
d'un  couvent  de  moines  noirs,  tombé  en  d('sh('rence.  Grâce 
à  cette  infusion  d'un  sang  nouveau,  Moreruela,  qui  devait 
à  son  fondateur  saint  Froilan  une  certaine  illustration,  al- 
lait connaître  (mcore  de  longs  jours  de  prospériti;  et  de 
gloire  (4). 

Cette  renaissance  qui  se  faisait  sentir  un  pou  partout 
envahit  l'Angleterre,  où  de  longs  siècles  de  guerre  avaient 
relâché  peut-être  i)lus  qu'ailleurs  les  liens  de  la  disci- 
pline o).  Avec  le  règne  de  Henri  l",  nous  dit  un  chroni- 

(1)  Jobin,  Saint  Bernard  cl  sa  famille,  |>.  590-59'.>.  Celli'  |iii'ce,  (iiii 
mentionne  un  second  voyage  de  Bernard  en  Bretagne,  est  de  1144- 
llï6  (cf.  Galtia  Christ.,  .\IV,  8G1;  S15-816;  T'iO;  9>4  ;  1001). 

(2)  Bern.,  e]».  >3J. 

(3)  Ep.  75,  antérieiii-e  à  la  roiulaliDii  di;  Vaiiliiiiiaiil  AVil-'d). 

(4)  Cf.  Janauscliek,  op.  cit.,  I,  23. 

(.5)  Cf.  Bern.,  ep.  490  (n"  11),  qui  r'^l  de  l'aiclievèiiuc  d'VorU. 

23. 


406  VIE    DE    SAINT    lîEKNARn. 

queur,  on  voit  poindre  en  divers  lieux  un  ardent  désir  de 
réforme  (1).  L'apostolat  de  saint  Anselme  portait  ses  fruits. 
L'ile  fait  appel  à  toutes  les  institutions  régénérées  du  con- 
tinent ;  et  à  la  suite  des  Chanoines  réguliers ,  la  coule  blan- 
che des  Cisterciens  pénètre  dans  quelques  diocèses  du 
royaume  Anglo-Normand.  Dès  1128,  l'abbaye  de  lAumôn*', 
fille  do  Cîtoaux,  envoie  ses  moines  fonder  au  diocèse  de 
Winchester  le  couvent  de  Waveiiey  et,  trois  ans  plus  tard, 
le  monastère  de  Tintern,  sur  la  limite  du  pays  de  dalles, 
dans  le  diocèse  de  Hcrefort  '2). 

Le  Nord  voulut  aussi  connaître  ces  nouveaux,  lils  de 
saint  Benoit,  d'un  aspect  si  étrange  et  d'une  vertu  si  hé- 
roïque. C'est  à  Bernard  lui-même  que  Gauthier  VEspec, 
un  riche  baron  du  diocèse  d'York,  offrit  une  partie  de  son 
domaine,  dans  la  vallée  de  Rie,  prés  de  Blackemoro,  pour 
y  établir  une  colonie  cistercienne.  Los  Bernardins  péné- 
trèrent on  Angleterre  comme  des  messagers  du  ciel  et  pri- 
rent possession  du  sol  en  véritables  conquérants.  «  Ren- 
dez-leur vos  hommages  de  vassal ,  »  écrivait  Bernard  au 
roi  d'Angleterre.  Henri  I",  encore  sous  le  coup  de  l'élo- 
quence du  chamjjion  d'innocent  il,  entendit  sans  surprisi; 
ce  fier  langage,  il  était  capable  de  le  comprendre.  Aussi 
sa  bienveillance  fut-elle  acquise  pour  toujours  aux  moines 
de  Clairvaux.  Les  premiers  travaux  de  construction  ache- 
vés, la  colonie  s'installa  définitivement  à  Rievaulx-Abbey, 
le  o  mars  1132. 

Toute  l'attention  du  diocèse  se  porta  invinciblement  sur 
ces  étrangers,  dont  l'austérité  contrastait  si  fort  avec  le 
relâchement  des  autres  monastères.  L'exemple  dé  leurs 
vertus  inspira  bientôt  dans  le  voisinage  une  salutaire  ému- 


(1)  Monusi.  Aiujlic.  I,  7:î:!. 

(2)  Cf.  Janausclick,  op.  cit.,  I,  lC-17,   1".). 


ACCROISSEMENT   DE    CLAIRVAUX.  40" 

lation.  La  contagion  fut  si  prompte  et  si  irrésistible  au 
couvent  bénédictin  de  Sainte-Marie  d'York,  qu'elle  y  dé- 
termina une  véritable  crise,  qui  eut  pour  résultat  le  dé- 
part de  treize  religieux  des  plus  zélés  et  la  fondation  de 
l'abbaye  de  Fountains,  d'abord  indépendante,  puis  finale- 
ment affiliée  à  Clairvaux. 

Bien  que  cette  affiliation  fût  assez  tardive,  l'interven- 
tion de  Bernard  ne  se  comprendrait  pas,  si  on  ne  remon- 
tait à  l'origine  du  conflit.  Ce  fut  sans  contredit  le  spectacle 
de  la  vie  mortitiée  des  moines  de  Bievaulx  qui  porta  le 
prieur  de  Sainte-Marie,  Bichard,  et  quelques-uns  de  ses 
frères  à  entreprendre  la  restauration  de  la  discipline  du 
monastère.  Sans  prétendre  à  la  sévérité  cistercienne,  ils 
firent  sentir  à  leur  abbé  combien  il  était  urgent  de  réta- 
blir le  silence  dans  le  cloitre,  de  sacrifier  la  richesse  du 
costume;,  de  renoncer  aux  délices  de  la  table,  d'abandonner 
les  dimes  qui  grevaient  d'une  façon  criante  le  paysan.  Ef- 
frayé d'un  tel  programme,  qui  déconcertait  ses  vues  et 
contrariait  ses  goûts ,  l'abbé  Geoffroy  demanda  deux  mois 
de  réflexion.  Durant  ce  temps,  les  esprits  ne  pouvaient 
manquer  de  s'aigrir.  Il  fallait  bien  s'attendre  que  tous  les 
religieux  ne   partageraient  pas  l'avis  des  réformateurs. 
Deux  groupes  bien  tranchés  se  trouvèrent  ainsi  en  pré- 
sence. Les  partisans  du  nouveau  n'-gime,  en  minorité,  fu- 
rent bientôt  en  butte  à  une  persécution  ouverte  et  achar- 
née. On  ne  parlait  de  rien  moins  que  de  les  mettre  en 
prison  ou  de  les  chasser.  Et  tout  porte  à  croire  que  (îeof- 
froy,  sans  favoriser  précisément  la  sédition,  soutenait,  au 
moins  par  son  inertie,  le  parti  des  mutins. 

En  un  tel  péril,  le  prieur  et  s<.'s  amis  se  jetèrent  dans 
les  bras  de  l'archevêque  Turstin,  qui  fit  (•omi)rendre  à 
l'abbé  la  nécessit»'  de  tenir,  à  Saintc-.Marie  même,  un  con- 
seil où  seraient  convoqués  les  personnages  les  plus  émi- 


A08  VIE    UE    SAINT    BERNARD. 

nents  de  rEglisc  d'York,  afin  d'examiner  en  toute  pru- 
dence et  loyauté  la  question  qui  causait  tous  ces  troubles. 
Au  jour  fixé,  l'archevêque  })arut  avec  le  doyen  de  son 
chapitre,  le  prieur  des  clercs  réguliers  de  Cisborne,  un 
archidiacre  et  plusieurs  chanoines.  Mais  à  peine  la  porte 
du  monastère  se  fut-elle  ouverte  pour  lui  livrer  passage, 
qu'elle  se  referma  aussitôt  devant  les  ecclésiastiques  qui 
raccomi)agnaient.  Il  eut  beau  alléguer  leur  impartialité 
et  la  pureté  de  leurs  intentions;  on  lui  répondit  par  des 
injures  et  par  des  menaces.  Nul  doute  que  ce  désordre 
ne  fût  concerté,  et  que  (ieoffroy,  sans  approuver  publi- 
quement les  insulteurs,  ne  fût  d'intelligence  avec  eux. 
Comprenant  qu'il  était  inutile,  impossible  môme  de  parle- 
mentor  davantage,  l'archevêque  répliqua  par  une  sentence 
d'interdit.  Ce  fut  le  signal  d'une  tempête  de  violences.  Les 
factieux  voulaient  se  précipiter  sur  les  réformateurs  pour 
les  jeter  en  prison  :  "  Enlevez-les,  s'écriaient-ils,  prenez 
les  rebelles,  saisissez  les  traîtres.  »  Ceux-ci,  après  s'être 
réfugiés  dans  l'église,  parvinrent  à  s'échapper;  ils  suivi- 
rent l'archevêque  jusque  dans  son  palais,  au  nombre  de 
treize,  douze  i)rêtres  et  un  sous-diacre.  La  rupture  était 
définitivement  consommée. 

Ce  triste  résultat  d'une  tentative  de  conciliation  ne  laissa 
pas  detroubler  la  tranquillili' de  l'archevêque  d'York,  qui, 
par  manière  de  justification,  envoya  à  son  collègue  de  Can- 
terbury  un  récit  détaillé  de  l'affaire.  Dans  sa  lettre,  il  ne 
craint  pas  de  comparer  la  fuite  de  ses  protégés  à  celle  des 
fondateurs  de  Citeaux  échappés  de  Molesme.  Comme  les 
fugitifs  ne  pouvaient  séjourner  indéfiniment  à  l'archevê- 
ché, Turstin  les  installa,  le  2o  décembre  IL'ÎS,  en  un  lieu 
désert,  voisin  d'Y'ork  et  dépendant  de  son  église  cathé- 
drale. Là  devait  commencer  pour  eux  une  série  de  cruelles 
épreuves.  Dénués  do  tout  et  surpris  par  les  rigueurs  de 


ACCROISSEMENT    DE  CLAIRVAU.V.  409 

Ihiver,  ils  avaient  pour  unique  abri  un  ornio  au  vaslo 
branchage,  auquel  ils  accrochèrent  un(?  tente,  qui  leur 
servit  à  la  fois  de  dortoir,  de  réfectoire  et  de  chapelle.  Les 
maigres  aun^mes  qui  leur  venaient  du  dehors  ne  pouvaient 
suffire  à  leurs  besoins.  Plus  d'une  fois,  même  quand  le 
printemps  refleurit,  il  leur  fallut,  pour  ne  pas  mourir  de 
faim,  manger,  comme  autrefois  les  moines  de  Clairvaux, 
des  racines  et  des  feuilles  d'arbres. 

Malgré  ce  dénùment  horrible,  ils  ne  cédèrent  pas  à  la 
tentation  du  découragement,  sauf  deux  d'entre  eux,  Ger- 
vais  et  Raoul,  qui,  trompant  l'espérance  commune,  retour- 
nèrent à  Sainte-Marie.  Ce  qui  désolait  le  plus  les  exilés, 
c'était  le  défaut  de  Règle  officielle  et  canonique.  L'idéal 
cistercien  dont  la  beauté  les  avait  frappés  s'offrait  cons- 
tamment à  leur  pensée  inquiète.  Après  mûre  réflexion,  ils 
conçurent  le  dessein  de  s'affilier  à  Clairvaux.  C'est  alors 
que,  s'adressant  à  Bernard,  ils  sollicitèrent  ses  conseils  et 
son  approbation. 

Déjà  labbé  de  Sainte-Marie  d'York  les  avait  prévenus  et 
s'était  jtlaint  au  même  Bernard  de  leur  sécession  irrégu- 
lière. Le  retour  des  moines  Gervais  et  Raoul  furmait,  dans 
sa  lettre,  l'objet  d'une  consultation  spéciale.  On  devine 
quelle  position  l'abbé  de  Clairvaux  allait  prendre  (1)  dans 
le  débat.  Après  avoir  contesté  toute  particii)ation  directe 
des  Cisterciens  à  l'entreprise  des  fauteurs  de  la  réforme, 
il  loue  expressément  leur  conduite,  engage  l'abbé  (ieotfroy 
;i  les  imiter  dans  la  mesure  du  possible  et  condamne  net- 
tement les  deux  renégats  qui,  par  faiblesse,  avaient  trahi 
leur  vocation  nouvelle  :  '<  Vous  me  demande/,  dit-il,  pour- 


;i)  Berii.,  cp. 'J2;  Moiiasl.  Aiujlic,  I,  727-72'.t;  Chroiiica  de  Mail- 
vos ,  p.  69;  Janausclielv,  op.  cit.,  I,  22-23.  La  donation  de  Guillaume 
Espec  est  de  1131;  pareillement  l'épilre  de  saint  Hcrnard. 


-410  VIE    liE    SAINT    BEHXAHII. 

quoi  je  les  appelle  apostats,  bien  qu'ils  soient  résolus  à  ne 
suivre  que  de  bonnes  coulumes  dans  leur  ancien  cloître. 
Je  ne  dois  pas  les  condamner.  Le  Seigneur  connaît  les 
siens  et  chacun  portera  son  fardeau...  Je  parle  pour  moi. 
Et  bien,  si  moi,  liernard,  par  va^u  et  de  fait,  j'avais  passé 
librement  du  jjien  au  mieux,  d"un  endroit  dangereux:  en 
milieu  sûr,  et  que,  par  l'elTel  d'une  volonté  illicite,  j'eusse 
été  assez  présomptueux  pour  retournera  mon  ancien  état, 
non  seulement  je  craindrais  d'être  apostat,  mais  encore 
je  craindrais  de  devenir  impropre  au  royaume  de  Dieu. 
Tel  est  aussi  le  sentiment  de  saint  Grégoire  :  '  Quiconque, 
«  dit-il,  a  pris  la  résolution  d'accomplir  un  plus  grand 
«  l)ien,  s'est  rendu  par  là  mémo  illicite  un  bien  moindre, 
K  qui  jusque-là  lui  tHait  permis;  car  il  est  écrit  :  Celui 
«  qui  met  la  main  à  la  charrue  et  regarde  en  arrière  n'est 
i'  pas  apte  au  royaume  de  Dieu.  » 

On  peut  croire  que  Gervais  fut  avisé  de  cette  consulta- 
tion; car. bientôt,  pressé  par  le  remords,  il  rejoignit  les 
fugitifs.  Des  encouragements  précieux  parvenaient  en 
même  temps  à  la  nouvelle  colonie.  L'abbé  de  Clairvaux 
ne  lui  marchande  pas  les  éloges.  Il  envie  le  bonheur  de 
ceux  (jui  peuvent  contempler  le  spectacle  qu'elle  olfre  au 
monde  :  "  Qui  me  donnera,  écrit-il  au  prieur  Richard,  de- 
venu abbé  par  le  choix  même  de  ses  frères,  qui  me  don- 
nera d'aller  voir  cette  grande  vision?  »  Non  content  de  le 
soutenir  par  ses  conseils  et  i)ar  des  secours  en  argent,  il 
lui  env(jie  un  de  ses  moines,  un  vétéran  de  Clairvaux, 
Geollroy  d'Ainai,  à  la  fois  architecte  habile  et  chantre  dis- 
tingué, pour  l'initier  à  la  discipline  cistercienne.  Sous  la 
prudente  et  vii^oureuse  direction  de  ce  vieillard,  le  désert 
de  Skedale  prit  en  quelques  années  l'aspect  d'un  monas- 
tère régulier,  l^cs  lettres  d'aflJliation  que  l'abbé  de  Clair- 
vaux accorda  à  la  nouvelle  abbave  datent  de  ll3ï  ou  1135. 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIRVAUX.  'H  1 

Telle  fut  la  noble,  mais  laborieuse  origine  de  Founlains, 
qui,  devenue  enOn  prospère,  donna  un  peu  plus  tard, 
naissance  à  Newminsler  (1). 

III 

Déplacement  du  monastère. 

Malgré  ce  continuel  essaimage,  la  ruche  do  Clairvaux 
demeurait  toujours  pleine.  Il  tallut  bientôt  reconnaître 
que  lencointe  du  monastère  était  devenue  trop  étroite 
pour  contenir  les  novices  qui  ne  cessaient  d'y  affluer.  La 
chapelle  ne  suffisait  même  plus  aux  seuls  moines.  A  la 
fin,  Godefroid,  prieur,  et  les  autres  dignitaires  do  l'ab- 
baye se  préoccupèrent  de  cette  situation;  ot.  lorsque  Ber- 
nard revint  d'Italie  (2)  (H33  ou  113o),  ils  lui  exposèrent 
le  plan  d'agrandissement  qu'ils  avaient  concerté  durant 
son  absence.  Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  recu- 
ler les  limites  du  monastère  jusqu'à  plusieurs  centaines 
de  mètres  à  l'est,  ou  même  d'y  transférer  les  bâtiments 
claustraux.  Ils  représentèrent  humblement  au  saint  fon- 
dateur la  nécessité  de  cette  translation  ,  mettant  en  com- 


(1)  Sur  toute  cette  affaire,  voir  l'épilre  de  Turstin  (inter  P.enianl., 
ep.  490);  les  lettres  y i  et  313  de  Hernard  à  l'abbé  de  Sainte-Otarie 
d'York;  ré|iitre9r)  à  rarclievùiiue  Turstin  ;  l'épitre  96  au  fondateur  de 
Fountains,  l'abbé  Uichard;  Monasl.  anglic,  1,  735-743;  Janauscliek, 
op.  cit..  1,  M,  55.  Lesépitres  94,  95  et  313  de  l'abbé  de  Clairvau.v  sont 
vraiseinblaiilemcnt  postérieures  à  son  voyage  en  Italie,  c'est-à-dir>;  au 
mois  de  mai  ot  même  de  juin  li:i3;  l'épitre  90  de  1133-1134. 

(2)  On  iilace  d'onlinaire  cette  translation  en  1135-1136,  après  le  se- 
cond voyage  de  Bernard  en  Italie;  mais  si  l'on  prend  à  la  lettre  le 
texte  de  Geoffroy  :  apud  Urbeiii  morahulur  [Berii.  Vila,  lib.  IV,  cai». 
I,  n"  4),  il  faut  faire  remonter  le  projet  à  l'été  de  l'année  1133  :  car 
Bernard  ne  séjourna  pas  à  Rome  lors  de  son  second  voyage  en  Italie. 


il2  VIE    liE    SAINT    HERNARD. 

paraison  Texiguïté  de  l'enclos  présent  avec  l'étendue  de 
l'emplacement  futur,  que  le  voisinage  de  TAube  devait 
rendre  si  avantageux.  Ils  ne  manquèrent  pas  de  lui 
faire  observer  qu'on  trouverait  là  un  large  espace  pour 
tontes  les  dépendances  d'une  abbaye  :  moulin,  tannerie, 
jardin,  vergers,  vignes,  prairies  et  granges;  enfin,  di- 
rent-ils, «  si  la  forêt  ne  nous  sert  plus  de  cloître,  nous 
pourrons  facilement  y  suppléer  par  des  murs  en  pier- 
res. » 

Bernard,  surpris  par  ces  propositions,  lit  d"abord  quel- 
que difficulté  de  les  agréer.  «  Considérez,  dit-il  à  ses  re- 
ligieux, combien  celte  maison  a  coûté!  Que  de  frais 
seulement  pour  amener  l'eau  dans  les  divers  offices!  Si 
nous  détruisons  tout  cela,  quelle  triste  opinion  les  gens 
du  monde  auront-ils  de  nous!  Ils  nous  accuseront  de  lé- 
gèreté ou  d'inconstance,  ou  bien  ils  diront  que  les  riches- 
ses nous  font  perdre  la  tèle.  Or,  Dieu  sait  que  nous  n'a- 
vons pas  d'argent;  c'est  pourquoi  rappelons-nous  qu'avant 
d'entreprendre  un  ouvrage,  il  faut,  selon  le  conseil  évan- 
gVtliquc,  en  suppuler  les  frais;  autrement  on  murmure- 
rait bientût  autour  de  nous  :  «  Voyez  ces  insensr-s,  qui 
«  ont  commenc»'  de  construire  et  (jui  n'ont  pu  achever.  » 

'(  Vous  auriez  raison,  lui  r('pondirenl  ses  frères,  si  le 
monastère  que  nous  avons  construit  atteignait  le  but  que 
nous  devons  nous  proposer;  mais  ou  bien  il  faut  renvoyer 
les  novices  que  Dieu  nous  envoie,  ou  bien  il  faut  pourvoir 
à  leur  logement.  Or,  il  n'y  a  pas  de  doute  qu(^  celui  qui 
nous  procure  des  hôtes  ne  veuille  aussi  leur  procurer  une 
demeure.  A  Dieu  ne  plaise  que,  par  crainte  de  la  dé- 
pense, nous  courions  le  risque  de  nous  repentir  un  jour  de 
noire  négligence  (1)1  » 

(1)  Jiern.  Vita,  lil).  Il,  ca]).  v,  W  29-30, 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIRVAU.V.  413 

Ces  représentations  si  sensées  et  si  pleines  do  foi  tou- 
chèrent le  saint  abbé.  Une  vision  qu'il  avait  eue  durant 
sa  première  maladie  lui  revint  alors  en  mémoire.  11  se 
rappela  qu'une  nuit  le  bruit  de  voix  nombreuses  et  mur- 
murantes ,  semblable  à  celui  d'une  grande  troupe  qui 
passe,  lavait  réveillé.  Intrigué  par  ce  chant  insolite,  il 
était  sorti  de  sa  cellule  et  avait  suivi  lentement  les  voix, 
qui  s'arrêtèrent  à  quelques  pas  de  là  sur  un  lieu  couvert 
d'épines  et  de  ronces,  où  elles  formèrent  deux  chœurs 
qui  alternaient  leurs  psalmodies.  Or,  l'endroit  où  le  me- 
nèrent ses  disciples  pour  qu'il  désignât  lui-même,  à  l'en- 
trée de  la  vallée,  l'emplacement  de  la  future  abbaye, 
était  précisément  celui  que  le  mystérieux  concert  avait 
déjà,  pour  ainsi  dire,  consacré  d'avance.  Aussi  voulut-ii 
que  le  nouvel  oratoire  y  fût  bâti,  afin  que  les  moines  con- 
tinuassent le  chant  jadis  entonné  par  les  voix  prophéti- 
ques (1). 

Le  hardi  projet  des  religieux  de  Clairvaux  fut  bientôt 
connu  de  tout  le  voisinage.  Chacun  voulut  seconder  leur 
entreprise.  Le  comte  Thibaut  de  Champagne  contribua 
pour  la  plus  large  part  aux  frais  du  nouvel  établissement. 
Les  évêques  de  plusieurs  diocèses,  les  seigneurs,  les 
marchands,  en  un  mot  toutes  les  classes  de  la  société  ri- 
valisèrent de  zèle  en  cette  occasion  pour  monirer  à  Ber- 
nard en  quelle  estime  ils  tenaient  sa  maison  et  son  œu- 
vre. Encouragé  par  ces  témoignages  de  généreuse  sym- 
pathie, le  saint  abbé  loua  sans  retard  quelques  ouvriers 
(lu  dehors,  et  distribua  à  chacun  de  ses  frères,  moines  ou 

;i)  Bern.  Vita ,  lil».  I,  ca]).  vu,  ii  •  3i;  lili.  II,  n.'iO;  lih.  IV.  fa|).  i, 
n'  4;  Vita  quartu,  lil).  H,  n"  7;  Oaiifridi  Vrarjm.,  uis-,  p.  10.  Selon 
ce  dernier  récit  un  religieux,  du  nom  de  Harlhélemy,  aurait  eu  é^^alc- 
iiient  révélation  de  l'einpiacernenl  (pic  devait  occuper  le  second  ino- 
na.stèrc  de  Clairvaux. 


414  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

convcrs,  la  lâche  qui  leur  incoinljait.  11  serait  difficile  de 
peindre  Tactivité  déployée  par  tout  ce  monde  de  travail- 
leurs. Les  uns  coupaient  le  bois,  d'autres  taillaient  les 
pierres  ou  maçonnaient  les  édifices,  d'autres  enfin  creu- 
saient un  canal  pour  amener  l'Aube  dans  le  monastère  (1). 
Les  murs  d'enceinte,  qui  n'eurent  pas  moins  de  <■  8,050 
pieds  de  roy  (:2),  »  furent  construits  avec  une  rapidité 
inouïe.  Presque  simultanément  s'élevaient  la  chapelle ,  le 
cloître,  le  réfectoire,  le  dortoir,  le  chapitre  et  les  princi- 
paux offices  de  l'abbaye. 

L'église  sortit  du  sol,  dit  un  chroniqueur,  comme  si 
elle  eût  été  animée  d'une  âme  vivante  et  capable  de  se 
mouvoir  (3);  nous  en  connaissons  à  peu  près  exactement 
les  dimensions  (4).  Le  chœur,  d'abord  carré,  fut  détruit, 
quelques  années  plus  tard,  pour  faire  place  à  une  abside 
de  forme  circulaire  avec  neuf  chapelles  rayonnantes  (.j). 

(1)  Bern.  Vita,  lib.  II,  c;ip.  v,  ii"  31. 

(2)  Arch.  hislor.  de  l'Aube,  par  Vallel  de  Virivillc,  ïroyes,  p.  iil. 

(3)  Bern.  Vila,  lib.  H,  n"  31. 

(4)  Les  climonsious  données  à  celle  éi^lise  par  M.  d'Ailjois  do  Jubain- 
ville  les  Abbcijjcs  Cislercieniics ,  p.  36 i  sont  purcincnl  imaginaires. 
L'auleur  conlond  du  reste  l'oraloire  du  premier  monastère  avec  celui 
du  second. 

(5)  Nous  voyons  que  le  moine  Laurent,  envoyé  en  Sicile  par  le  [irieur 
Philippe  en  1153  ou  1154,  reçut  du  roi  Guillaume  P"  une  somme  con- 
sidérable i»our  la  conslruclion  de  la  basilique  de  Clairvaux  ,  ad  xdi- 
Jicalioiiem  novic  basiliav  ClarevaUensis  (Herbert ,  rfc  Miraculis, 
lib.  II.  cap.  30,  ap.  Migne,  l.  CLXX.W,  p.  1341).  Faut  il  croire  que 
l'église,  construite  quinze  ans  plus  lot,  fil  alors  place  à  une  troisième? 
11  est  évident  qu'il  s'agissait  de  facbever,  ou  plutôt  d'en  modifier 
l'abside.  Nous  lisons  en  effet  dans  llcnriquez  {Fasvirnlits  !<(iiic(.  ord. 
Cislerc,  lib.  U,  di.st.  .\LI,  cap.  vi,  ap.  Migne,  t.  CLXXXV,  p.  1.5G0)  : 
(I  Qufe  videlicet  ossa,  i»ropter  œdilicalionem  oratorii  quod  mine  est, 
fuerunt  de  prioribus  suis  tuinulis  bue  translata.  Anle  enini  iedificatio- 
nem  jirimi  oratorii,  unum  in  lioc  loco  fuerat  prius  fabricalum,  in  (ino 
lanlumerant  novem  allaria.  »  Celte  jihrase  n'est  guère  intelligible.  Au 
lieu  de  primi  oratorii,  nous  proposons  de  lire  Iiujiis  oratorii,  et  nous 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIKVAUX.  ilo 

Primitivement,  le  plan  comprenait,  sur  une  longueur 
d'environ  100  mètres  et  une  largeur  de  25  mètres,  une 
triple  nef  divisée  en  onze  travées  et  terminée  à  l'ouest  par 
un  porche,  analogue  au  narthex  des  basiliques  latines. 
Le  chœur,  peu  profond,  qui  terminait  les  lignes  de  la  nef 
principale,  offrait  simplement  un  chevet  ajouré  de  trois 
fenêtres.  C'était  là  une  disposition  du  style  cistercien 
primitif.  Le  transept ,  large  de  54  mètres,  renfermait  huit 
chapelles  carrées,  se  faisant  face  deux  par  deux  dans 
chaque  bras,  et  ayant  leurs  autels  tournés  vers  l'orient. 
On  s'explique  aisément  de  la  sorte  que  la  seconde  église, 
—  ce  que  les  historiens  des  âges  suivants  ont  appelé 
Voivilorvini,  —  ait  possédé  neuf  autels,  un  dans  chaque 
chapelle  et  l'autel  principal  dans  le  sanctuaire  (1). 

|iara|)lirasoiis  ainsi  :  «  Les  restes  (des  moines,  novices  et  convers,  morls 
en  ce  lieu  du  vivant  de  saint  Bernard^  furent  inliumés  près  du  chevet 
de  la  présente  église.  Je  dis  «  la  présente  église,  »  car  avant  cette  épo- 
que existait  déjà  en  cet  endroit,  prius  in  hoc  loco,  un  oratoire  qui  se 
terminait  jiar  un  transept  carré  avec  huit  cha|>elles  et  le  sanctuaire, 
et  ne  renfermait  que  neufs  autels.  »  La  dédicace  de  la  seconde  église 
ainsi  transformée  eut  lieu  en  {ili  {C/iron.  ClaravalL,  ap.  Mif^iie,  t. 
CLWXV,  p.  1248).  En  1178,  le  roi  d'Angleterre,  Henri  II,  fournil 
les  fonds  nécessaires  pour  la  couvrir  en  plomb  {Chron.  Alber.,  ap. 
Hist.  (les  G.,  XIII,  713;  cf.  épitrc  de  Henri,  abbé  de  Clairvaux,  ihid., 
XVI,  G54-G53). 

i'I)  Pour  le  plan  de  l'église,  voir  les  planches  de  i)om  Millev,  (lar- 
ticulièrL>ment  Tabula  /'  (que  nous  reproduisons),  n"  51.  Doni  .Milley, 
jM-ieur  de  Mores,  a  publié  en  1708,  trois  vues  gravées  de  Clairvaux; 
on  les  trouve  à  la  liibliotbèque  nationale  à  Paris  et  à  la  Bibliothèque 
nninici(ialc  de  Troyes.  Des  trois  planches,  la  première  est  la  plus  in- 
téressante pour  le  lecteur.  —  Sur  la  forme  du  chevet  primitif,  com- 
parer le  chevet  de  l'église  de  Fontenay,  près  Montbard.  Les  absides 
circulaires  n'apparaissent  qu'ajjrès  les  chevets  carrés  dans  l'art  cister- 
cien. Faute  d'avoir  sui\i  l'ordre  chronologique  dans  ses  classitications, 
M.  Dion  [Élude  sur  les  CfjUsrs  de  tordre  de  C//eoHX,  Tours,  1889) 
nous  donne  une  idée  vague  lii's  diffi-rents  types  d'églises  cisterciennes. 
—  Pour  le  portail  et  le  porche,  voir  lalmla  /"  et  //■'  de  Milley.  Cf.  le 


416  VIE   DE    SAI.NT    BERNARD. 

Aucun  ornement  architoclural  n'atténuait,  à  lint»'- 
rieur  ou  à  l'extérieur,  la  sévérité  de  l'éditice.  L'imagerie 
figurée  en  était  inexorablement  bannie.  Bernard  avait 
l'âme  trop  repliée  sur  elle-même  pour  comprendre 
qu'une  galerie  de  statues  servît  à  entretenir  la  piété  d'un 
moine;  à  plus  forte  raison  réprouvait -il  dans  le  lieu 
saint  la  présence  de  ces  monstres  grotesques  qui  s'accrou- 
pissent en  culs-de-lampe  sous  les  pieds  des  saints,  sail- 
lissent à  tous  les  angles  en  gargouilles  chimériques,  et 
grimacent  à  travers  les  enroulements  des  chapiteaux  et 
des  frises.  Point  de  sculpture  ornementale  ;  à  peine  un 
feuillage  rudimentaire,  une  feuille  d'acanthe,  comme  à 
Fontenay,  apparaît-elle  aux  chapiteaux.  On  n'aperçoit  que 
les  grandes  lignes  du  monument ,  et  le  regard  se  refroidit 
sur  les  longues  murailles  nues.  La  peinture  et  la  couleur 
sont  également  proscrites.  Point  de  vitraux  peints  aux 
élroites  fenêtres;  il  ne  faut  pas  que  le  soleil ,  projetant  sur 
les  murs  son  spectre  coloré,  attire  l'œil  du  cénobite  et  le 
distraie  de  sa  prière  :  le  temple  cistercien  est  par  essence 
un  lieu  de  recueillement. 

Cependant,  si  simple  et  si  sévère  qu'il  lût,  ce  monu- 
ment n'était  pas  dépourvu  de  caractère  et  de  style.  «  Sa 
simplicité,  nous  dit-on,  avait  quelque  chose  de  grand  (1);  » 
et  au  dix-septième  siècle  Méglinger  en  louait  encore  >>  la 
hauteur  et  les  belles  formes  [i).  »  Pour  s'en  faire  une  idée 
exacte,  il  faudrait  visiter  l'église  de  Fontenay  près  Mont- 

I)orlaiI  cl  le  porclie  do  Ponligny  (Yonne),  conslniils  un  peu  plus  lard. 
—  Pour  la  disposition  des  aulels  dans  le  transepl,  comparez  également 
la  (alniln  /'  de  Milley  et  l'église  de  Ponligny.  l'ne  entrée,  pratiquée 
dans  les  murs  des  nefs  latérales,  donnait  accès  aux  aulels  placés  dans 
les  cha])elles,  appliquées  aux  deux  côlés  ouest  du  transept.  Celle  dis- 
position est  très  visible  dans  la  Tabula,  que  nous  reproduisons. 
(1)  Martène,  Voyu(/c  liltéraire  de  deux  Bénédictins ,  I,  '.i',»- 
(:<)  lier  Cisterciense,  n"'  51-5:5,  ap.  Migne,  t.  CL.\.\.\V,  p.   I.".ii8. 


ACCROISSEMEM    DE   CLAIRVAUX.  417 

bard,  Pontigny  dans  l'Yonne  ou  Norlac  en  Berry,  qui 
sont  à  peu  près  du  même  temps  et,  bien  que  moins  im- 
portantes, olTrent  le  même  caractère  architectural. 

Au  collatéral  sud  de  l'église  était  attenant  le  cloitre, 
qui  formait  vraisemblablement  un  carré  parfait  d'environ 
30  mètres  de  côté.  Ici  encore  une  sévérité  de  style  qui 
n'accorde  rien  au  plaisir  des  yeux.  Pendant  qu'à  la  même 
époque  d'autres  sacrifient  à  la  grâce  et  élèvent  des  cloîtres 
largement  ouverts,  dont  les  arcatures  reposent  sur  de 
fines  colonnetles  aux.  chapiteaux  délicatement  ciselés  (1), 
Bernard  ne  songe  qu'à  construire  une  sombre  et  pesante 
galerie,  dont  la  voûte  courbe  vers  le  pavé  le  promeneur, 
et  l'invite  au  silence  (2). 

Le  réfectoire  y  faisait  suite  au  sud;  c'était  une  salle 
d'environ  2o  mètres  de  long,  divisée  en  deux  nefs  par 
deux  liles  de  quatre  colonnes  (3).  A  droite  fut  aména- 
gée la  cuisine  avec  ses  dépendances;  à  gauche  le  chauf- 
foir  (4). 

A  l'ouest  du  cloitre,  et  perpendiculaire  au  porche  de 
l'église,  fut  construit  le  cellier  ou  grenier.  Cet  édifice  à 
double  étage  était  divisé  en  trois  nefs  d'une  longueur  to- 
tale de  70  mètres  environ.  On  peut  encore  aujourd'hui 
en  mesurer  du  regard  l'étonnante  structure;  c'est  une 

(i;  Voir  11!  cloilrc  d^\  Moissac,  par  exemple. 

(•>)  Voir  le  cloitre  de  Fonleiiay,  qui  est  de  la  même  éiioqiie  l'i  du 
même  sl>Ie.  Le  cloitre  de  Clair  vaux  fui  refait  plus  tard  jiar  Jean  II 
(1286-1291)  :  «  Iste  fecil  duo  claustra  nova  de  lijjiio  pu!(  lierrima,  iii- 
finnilorium...  et  alia  multa  »  fD'Arbois  de  Jubainvillc,  AbOaijes  Cis- 
terc,  p.  Sûfi).  Ce  sont  ces  cloîtres  qui  sont  indiqués  dans  les  plans  do 
Dom  Milley.  Viollct-le-Duc  les  |)n'nd  à  tort  [ouv.  cit.,  I,  2G5)  pour  une 
œuvre  du  douzième  siècle.  Voir  notre  planche,  n°' 54  et  G6. 

(3y  Nous  supposons  que  le  réfecloirc  existait  encore  au  dix-sei)ticm(' 
et  au  dix-huitieme  siècle.  Cf.  Mé^^lingcr,  Iter  Cislcrc,  n"  bc>,  ap. 
Migne,  t.  CL.XXXV,  p.  1000;  Dom  Milley,  (abii/a  I\  n"  5!t. 

(4;  Cf.  Dom  Milley,  ihid.,  n-''  GO  et  5S. 


418  VIE    Dli    SAIM    BERNARD. 

des  rares  reliques  du  Clairvaux  primitif.  Au  dix-septième 
siècle  Méglinger  admirait  (^  ces  greniers  immenses  que 
leurs  voûtes  robustes  mettent  à  l'abri  de  l'incendie,  tan- 
dis que  la  libre  circulation  de  l'air  empêche  le  grain  d'y 
pourrir  (1).  »  Le  rez-de-chaussée  servait  de  cellier  propre- 
ment dit;  aujourd'liui,  il  est  à  l'usage  de  salle  de  bains  et 
d'atelier  pour  le  personnel  de  la  maison  centrale  de  dé- 
tention. 

A  l'est  du  cloitre  ,  et  pour  faire  suite  au  transept,  se 
dressaient  le  chapitre,  la  bibliothèque  et  le  noviciat  sur 
lesquels  régnait  le  dortoir  qui  donnait  accès  à  la  cha- 
pelle (2). 

Plus  à  Test  encore  fut  installée  l'infirmerie,  que  Jean  II 
transforma  en  promenoir,  lorsqu'il  transporta  les  mala- 
des un  peu  plus  loin,  au  centre  du  verger  (3).  Le  verger, 

(1)  lier  Cislcrc,  n"  (i'i;  Dom  Millcy,  tabula  l\  ii"  'lO. 

Ci]  Cr.  Nicolai  ep.  35,  écrite  entre  1 145  et  1151  (ap.  Migne,  t.  CLXXXIII. 
p.  '>7).  Tout  le  cori)S  de  liûtiinent  dont  faisait  partie  la  biliiioliu'uiir 
tut  plus  lard  restauré,  et  la  distribution  en  fut  modifiée.  La  hibiiotlic- 
(lue,  qui  était  établie  entre  le  cliapitre  et  le  noviciat,  fut  alors  pla(éc 
entre  !e  transept  et  la  salle  capiluiaire  (cf.  doin  Milicy,  lalmla  /',  n"  55, 
cclla  lihraria  iiiinor).  Au  sujet  de  cette  reconstruction,  nous  lisons 
en  efl'el  :  «  In  eotlem  daustro  sunt  ossa  pluriuin  iiersonaruni  in  jiriori 
capitulo  scpullarum,  pro  iliius  quod  nunc  extat  dorniitorii  et  novi 
capituli  jodificatione  translata  »  (Ilenriquez,  Fasciculus,  cap.  \,  ap. 
Migne,  t.  CLXX.W,  p.  1558).  A  quelle  époque?  Nous  l'ignorons.  En  tout 
cas  on  ne  saurait  voir  dans  les  planches  de  Dorn  Milley  le  chapitre  et 
le  dortoir  bâtis  par  saint  Bernard.  Le  Itàtiment  indiqué  sur  ce  plan 
sous  le  nom  de  Bibliothèque,  et  décrit  par  Méglinger  {Itcr  Cister- 
cicnce,  a"  GOj  et  par  Dom  Martène  {Voyage  liftrraire,  I,  102),  date 
de  la  lin  du  quinzième  siècle;  commencé  en  14'.i5,  il  fut  achevé  en  150"! 
(Cf.  d'Arbois  de  Jubaiuville,  Ahfiai/cs  Cislerc,  ]).  8>-H:î).  Faut-il  rat- 
taciier  à  cette  date  la  reconstruction  du  cliapitre  et  du  dortoir  ? 

{■>)  Cf.  Méglinger  :  «  Ilinc  regressi  ad  inlirniilorium  velus  perveni- 
mus...,  nunc  pro  and)ulacro  servit  »  {loc.  cil.,  n"  (io).  Voir,  jiour 
reniplaceiiicnt  di'  i'intirmerie  construite  par  Jean  II,  le  plan  d'après 
Dom  .Milley,  n'  (i!). 


ACCROISSEMENT    DE    CLAIRVAUX.  419 

richement  planté,  devait  offrir  aux  inlirmes  un  agréable 
lieu  de  promenade  ou  de  repos  :  le  gazon ,  la  verdure, 
l'ombre  et  le  frais.  «  Oîi  liait  le  verger,  nous  dit  un  visi- 
teur, commence  le  jardin  partagé  en  carreaux  dont  les 
limites  sont  tracées  par  de  petits  ruisseaux  dérivés  de 
r.Vube  1  .  »Aux  heures  du  travail  manuel,  c'était  le  ren- 
dez-vous des  moines  valides;  leur  occupation  consistait  à 
le  bêcher,  à  l'ensemencer,  à  le  sarcler  et  au  besoin  à  l'ar- 
roser. 

Toujours  plus  à  l'est,  d'après  le  plan  de  Dom  Milley, 
Bernard  fit  construire  la  maison  des  hôtes  et  la  porte, 
particulièrement  destinées  au  service  des  pauvres  et  des 
étrangers  (2  :  l'entrée  du  monastère  ne  fut  reportée  à 
l'ouest  que  dans  les  siècles  postérieurs. 

Un  puissant  bras  de  l'Aube,  long  de  plus  dune  lieue, 
fut,  comme  nous  l'avons  dit,  amené  dans  la  vallée  de 
Clairvaux,  le  long  du  coteau  sud,  jusqu'à  l'entrée  du 
Monasterium  vêtus,  où  brusquement  il  fait  coude  et  se 
replie  vers  l'est  pour  desservir,  en  retournant  vers  son 
lit,  les  moulins  à  huile  et  à  farine,  la  tannerie,  en  un  mot 
tous  les  ateliers  nécessaires  à  l'entretien  de  la  commu- 
nauté. Grâce  à  la  description  qu'un  écrivain  ingénieux 
nous  a  laissée  de  son  [larcours,  nous  pouvons  visiter  les 
différentes  constructions  qu'il  aliniculait;  elles  sont  tou- 
tes situées  entre  le  mur  méridional  et  les  lieux  réguliers 
que  nous  avons  décrits.  «  Admis  dans  l'abbaye,  autant 
que  le  mur  "  du  sud,  «  faisiinl  fonction  de  ^lortier,  le  per- 
met, le  fleuve  s'élance  d'abord  avec  impétuosité  dans  le 

(Ij  Descriptio  siluationis  monasieril  ClarxvalleiDiis,  n\)i\d  MiuiU', 
t.  CLXXXV,  p.  569. 

(2)  Voir  les  différentes  planclics  de  Dom  Milley,  cl  particulièrement 
dans  notre  planche  les  n'"  73  et  7i,  Jidcs  ahhatuin  uniiqua,  Ilospi- 
ium  re(jio  velus,  voisins  de  lenlrée  du  mojiaslére. 


420  VIE    DE    SAINT    BERNARU. 

moulin  où  il  est  très  affairé,  et  se  donne  beaucoup  de 
mouvement,  tant  pour  broyer  le  froment  ?;ous  le  poids 
des  meules,  que  pour  agiter  le  crible  fin  qui  srpare  la 
farine  du  son. 

«  Le  voici  déjà  dans  l'i'diûce  voisin;  il  remplit  la  chau- 
dière et  s'abandonne  au  feu  qui  le  cuit  pour  préparer  la 
boisson  des  moines  (la  bière; ,  si  par  hasard  la  vigne  a 
donné  à  l'industrie  du  vigneron  la  mauvaise  réponse  de  la 
stérilité. 

«  Mais  le  fleuve  ne  se  tient  pas  puur  quitte.  Les  fou- 
lons établis  près  du  moulin  rappellent  à  eux.  Dans  le 
moulin,  il  s'est  occupé  de  préparer  la  nuurriture  des 
frères;  on  est  donc  en  droit  d'exiger  que  maintenant  il 
songe  à  leur  habillement.  Il  ne  contredit  pas  et  ne  refuse 
rien  de  ce  qu'on  lui  demande.  11  élève  ou  abaisse  alter- 
nativement ces  lourds  pilons,  ces  maillets  ou.  pour  mieux 
dire,  ces  pieds  do  bois  icar  ce  nom  exprime  plus  exac- 
tement le  travail  sautillant  des  foulons)...  Quand  il  a  fait 
tourner  d'un  tournoiement  accéléré  tant  de  roues  rapides, 
il  sorl  en  écumant;  on  dirait  qu'il  est  moulu  lui-même. 

«  Au  sortir  de  là,  il  entre  dans  la  tannerie,  où,  pour 
préparer  les  matières  nécessaires  à  la  chaussure  dos  frè- 
res, il  montre  autant  d'activité  que  de  soin;  puis  il  se 
partage  en  une  foule  de  petits  bras  et  va  dans  sa  course 
officieuse  visiter  les  différents  services,  cherchant  diligem- 
ment partout  ceux  qui  ont  besoin  de  son  ministère,  pour 
quelque  objet  que  ce  soit,  qu'il  s'agisse  de  cuire,  tamiser, 
tourner,  broyer,  arroser,  laver  ou  moudre,  offrant  son 
concours,  ne  le  refusant  jamais.  Enfin,  pour  qu'il  n'y  ait 
aucun  remerciement  qui  ne  lui  soit  dû,  pour  ne  laisser 
aucune  de  ses  œuvres  incomi)lètes,  il  emporte  les  innnon- 
dices  et  laisse  tout  propre  derrière  lui. 

«  Le  bras  dérivé  dans  l'abbaye  a  donc  rigoureusement 


ACCROISSEMENT    DE   CLAIRVAUX.  421 

terminé  tout  ci'  qu'il  était  venu  faire;  d'un  cours  rapide, 
il  va  regagner  l'Aube  et  verse  dans  son  sein  les  eaux  qu'elle 
nous  avait  fournies  :  le  fleuve,  d'abord  appauvri  et  pares- 
seux dans  son  ancien  lit,  reprend  avec  précipitation  sa 
course  un  instant  ralentie  (1).  » 

Tel  se  présente  à  nous  le  vaste  ensemble  de  construc- 
tions entreprises  par  les  religieux  de  Glairvaux.  Si ,  pour 
achever  cette  description,  nous  ajoutons  que  la  petite  cel- 
lule, occupée  par  le  saint  fondateur  durant  sa  maladie, 
fut  comprise  dans  la  nouvelle  enceinte  au  nord-est  de  l'é- 
glise, et  que  la  place  laissée  libre  au  nord  et  au  chevet  de 
l'église  servit  de  lieu  de  sépulture  pour  les  religieux  et 
les  novices,  nous  aurons  une  idée  suffisamment  exacte  du 
plan  du  second  monastère,  au  temps  de  saint  Bernard  (2). 

Il  resterait  à  déterminer  l'époque  à  laquelle  ces  travaux 
furent  achevés.  A  cet  égard ,  un  seul  point  est  sûr,  c'est 
que  la  dédicace  de  l'église  eut  lieu  avant  l'année  1145  (3), 
probablement  en  1138.  Les  évéques  des  diocèses  voisins 
présidèrent  la  cérémonie;  Bernard,  malade  et  retenu  au 
lit  par  une  fièvre  intense,  eut  la  douleur  de  ne  pouvoir  y 
assister  qu'en  esprit.  Ce  fut  sans  doute  vers  le  même  temps 
que  les  religieux  prirent  possession  des  lieux  réguliers, 
cloilri',  chapitre,  réfectoire  et  dortoir.  A  partir  de  cette 
date ,  le  premier  monastère  devint  la  résidence  à  peu  près 
exclusive  des  convers  et  fut  transformé  en  une  vi'ritable 
grange  du  type  cistercien. 

(ly  Bernardi  Vitu.  \\h.  H,  caj).  v,  n  31.  L'aulcur  de  la  Dcscripiio 
iiionasterii  Clarevallis .  a[).  Migiie,  t.  CL.\X\V,  p.  570-57'i,  n'a  fait 
que  nieUre  de  la  couleur  sur  le  dessin  du  bioj^raphe  de  saint  Bernard. 

'X  Voir,  planche,  n'  Gl  et  i)2.  CI'.  Ilerui(iiiez.  l-'usciriilus.  ap.  Migiic, 
t.  CL.W.W,  p.  15ô'J-60,  cap.  M. 

(3)  Les  Fragmenta  Gaulridi,  qui  sont  de  1145,  mentionnent  celte 
dédicace  {Ms.  Parisicnse,  p.  10''}.  Cf.  F'  édit.,  t.  1 ,  p.  418,  note  4. 


21 


CHAPITRE  Xy 

LE    DOMAINE    DE   CLAIRVAUX  ;    UTILITÉ    SOCIALE 
DE   CE   MONASTÈRE. 


Constitution   du  domaine. 

On  ne  connaîtrait  pas  l'abbti  de  Clairvaux  tout  entier,  si 
on  ne  considérait  en  lui  qu"un  moine,  uniquement  préoc- 
cupé des  choses  du  ciel.  Les  soucis  matériels  de  la  vie 
l'ont  maintes  fois  distrait  de  la  contemplation.  Directeur 
d'àmes,  il  remi)lissait  en  même  temps  l'oiïîce  de  proprié- 
taire ioncier,  de  petit  fermier.  Uien  de  ce  qui  regarde  l'a- 
griculture ne  lui  fut  étranger,  surtout  au  début  de  son  mi- 
nistère abbatial.  Et  jusqu'à  la  lin  de  ses  jours,  on  le  vit  se 
mêler,  soit  comme  arbitre,  soit  conmie  intéressé,  à  des 
(luestions  de  fermage,  de  clôture,  de  restitution  d'argent 
ou  de  bétail.  Une  de  ses  lettres  au  comte  do  Champagne, 
llenii  le  Libi^ral,  n'a  pour  objet  <p\'une  affaire  de  porcs 
volés  (1).  Vers  le  même  temps,  il  écrivait  à  l'archevêque 
de  Houon  au  sujet  de  quatre  acres  de  terre  que  l'évèquc 
de  Bayeux  venait  d'accorder  sur  sa  demande  aux  moines 
de  Savigny  (2,.  Une  autre  fois  il  intervient  pour  la  déli- 

(1)  Ep.  •.^79. 

(2)  Ep.  413. 


LE    DOMAINE   DE    CLAIRVAUX.  423 

mitatioii  d'une  propriété  et  la  plantation  d'une  haie  (1). 
Bref,  il  est  visible  que  les  choses  d'agriculture  et  d'exploi- 
tation rurale  n'ont  rien  qui  déconcertent  sa  piété. 

Pendant  dix  ans,  la  constitution  de  la  propriété  fon- 
cière de  son  abbaye  avait  été  sûrement  l'un  de  ses  plus 
grands  soucis.  On  se  rappelle  que  jusqu'à  l'année  1125  les 
religieux  avaient  été  incapables  de  tirer  de  leur  domaine 
tout  ce  qu'il  leur  fallait  pour  subsister  (2).  Cet  état  de 
choses  n'aurait  pu  durer  indéfiniment  sans  amener  la  fer- 
meture du  couvent.  Clairvaux  n'eût  pas  été  alors  la  seule 
fondation  réduite  à  cette  extrémité.  Bien  d'autres  monas- 
tères furent  ainsi  arrêtés  dans  leur  dt'veloppement  et  sup- 
primés tout  à  coup,  faute  de  dotation  suffisante.  Ce  qui 
permit  aux  religieux  de  Clairvaux  de  traverser  victorieu- 
sement cette  période  embryonnaire,  ce  fut  l'austérité  de 
leur  Règle  et  leurs  habitudes  de  mortification  et  de  so- 
briété. 

x\utant  qu'on  en  peut  juger  par  le  Cariulaire  de  Clair- 
vaux, les  donations  foncières  de  la  première  heure  furent 
rares.  Et  cette  rareté  s'explique  aisément.  Au  moment  où 
Bernard  prit  possession  du  val  d'Absinthe,  les  prieurés 
établis  dans  le  voisinage  avaient  déjà  pratiqué  une  sorte  de 
drainage  dans  tout  le  pays.  Bien  des  donateurs  généreux 
s'étaient  dessaisis  d'une  partie  de  leur  domaine,  en  faveur 
soit  du  prieuré  de  la  Ferté,  dépendant  de  Saint-Oyan, 
soit  du  prieuré  de  Saint-Étiennc  de  Vignory,  soit  de 
Sainte-Germaine  près  de  Bar,  soit  de  la  Maison-Dieu  de 
Bar,  soit  du  prieuré  de  Clémentinpré  (3),  qui  formaient 

(1)  Mignc,  t.  CLXX.VII,  p.  7 17-/ M;  cf.  ep.  37r>  el  4 19. 

(2)  Bern.  Vitu,  lib.  I,  cap.  x,  n"  i9. 

(3)  Nous  n'avons  pu  jusqu'à  présent  drcouvrir  l'cinplaccinonl  de  ce 
l>rieuré.  Il  était  sûrement  voisin  do  Clairvaux  (Bern.,6'p.  iil  :  au  lieu 
de  in  DemenUni  pralo .  lire  ///  Clemenlini  ou  Clemenlino  pralo); 


424  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

autour  de  Glairvaux  un  cercle  d'un  rayon  de  quelques 
lieues  seulement.  L'abbaye  de  Chniy  elle-même  avait  des 
possessions  dans  le  Image  d'Arconville  1).  Les  églises 
paroissiales  constituées  depuis  longtemps  réclamaient, 
en  outre,  des  paysans  et  des  propriétaires  ruraux  une  re- 
devance pour  l'entretien  du  culte  et  la  subsistance  «lu 
clergé.  Or,  ces  églises  étaient  au  moins  aussi  nombreuses 
qu  aujourd'bui  :  autour  de  Clairvaux,  Ville,  Juvencourt, 
Longchamp,  Arconville,  Ghampignol,  Monteville  même, 
étaient  paroisses;  et  pour  décrire  un  cercle  plus  étendu, 
en  partant  de  la  Ferté  pour  y  revenir,  Cirfontaine,  Maran- 
ville,  Rennepont,  Baroville,  Bergères,  Urville,  Vitry, 
Saint-Usage,  Fontette,  Cunfin,  Vilars-en-Azois  avaient 
pareillement  chacune  son  curé.  De  là  des  dîmes  relative- 
ment considérables,  qui  grevaient  le  sol  de  toute  la  con- 
trée. Or,  c'était  aux  propriétaires  de  ces  villages  que 
Bernard  allait  s'adresser  pour  constituer,  au  milieu  même 
do  leurs  domaines,  un  domaine  nouveau,  particulier,  in- 
dépendant. 

Quelques-uns  seulement  comprirent  d'abord  l'avantage 
de  cette  institution.  Bien  que  la  charte  de  Hugues  comte 
de  Troyes  soit  apocryphe,  nous  croyons  pouvoir  compter 
parmi  les  premiers  bienl'aiteurs  de  Clairvaux  le  comte  lui- 
même.  Josbert  de  la  Ferté,  et  liaynaud  de  Perrecin  (-2). 
La  dolalion  de  Geoffroy  Félonie  est  plus  douteuse  à  cette 

ncrn.  Vila  i/uar(a.  lib.  II,  ii"  -i).  Il  M'inlile  que  ce  iirieiiié  relovait 
lie  Sainl-Hénigne  de  Dijon  (cf.  .Johiii,  Soinf  Uernurd  et  sa  fdinilh'. 
p.  r.77;.  Eudes  ou  Odon,  prieur  de  Clémenlinpré,  est  cité  comme  té- 
moin dans  les  deux  volumes  du  Carlulairc  de  Clairvaux  [Carlx  com- 
munes, 1  ;  Frurllle.  I,  p.  123;.  Sur  les  Chartes  utilisées  dans  ce  cha- 
pitre, cf.  1"^  édit.,  l.  I,  p.   i9r)-r,. 

(1)  Cartx  Corn  m.,  1,  p.  3. 

(2)  Les  donations  primitives  de  Josberl  et  de  Raynaud  sont  inscrites 
au  Carlulaire,  Carlx  communes,  I. 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAUX.  425 

date  (V;.  Mais  en  revanche,  la  première  charte  inscrite 
parmi  les  Cart;i'  communes  nous  fournit  d'autres  noms  qui 
doivent  incontestablement  figurer  parmi  les  fondateurs 
de  la  nouvelle  abbaye  :  Frédéric  surnommé  le  Sauveur  ou 
Serveux,  Drogon  le  Gros,  Hugues  de  Yille.  Guy  de  \ï- 
gnory,  Guyard  de  Juvencourt  et  Ancher  de  Bar. 

La  charte  de  donation  de  Josbert  le  Roux,  chevalier  de 
la  Ferté  et  vicomte  de  Dijon ,  servit  de  type  à  beaucoup 
d'autres  (2).  On  y  voit  de  quelle  nature  étaient  les  droits 
dont  le  nouveau  monastère  était  nanti.  Prairies,  terres  de 
labour,  droits  de  pâture  dans  les  bois,  droits  de  pèche 
dans  l'Aube,  droits  d'usage  dans  la  forêt  pour  bois  à 
brûler  ou  bois  à.  bâtir,  droit  de  recueillir  le  miel,  le  gi- 
bier ou  tout  autre  objet  perdu,  tels  étaient  les  biens  dont 
le  parent  de  Bernard  se  dessaisissait  en  faveurde  l'abbaye 
de  Clairvaux  sur  le  territoire  de  Perrecin,  et  tout  cela 
d'une  façon  absolue,  sans  exiger  un  droit  de  terrage,  de 
pâturage,  ni  aucune  autre  redevance  semblable. 

Plus  voisines  du  monastère,  ce  semble,  étaient  les 
terres  dont  Frédéric  le  Serveux,  Drogon  le  Gros,  Hugues 
de  Yille  et  Guy  de  Vignory  dotèrent  la  troisième  fille  de 
Citeaux  (3).  Peu  à  peu  le  domaine  de  Clairvaux  s'accrut 

(1;  Le  nom  de  Geoffroy,  dit  Félonie  ou  Félenie,  ne  se  trouve  pas 
dans  la  charte  de  1135  {Cartx  coiiimiiues.  I).  11  figure  pour  la  pre- 
mière fois  dans  la  charte  générale  de  1147  [CarUe  comm.,  \l.  On  le 
retrouve  dans  une  charte  confirmée  par  l'évèque  de  Langres  en  1172 
[Graïujia  ahbaHee .  XXVi;.  Puis  il  reparait  dans  une  charte  de  1179 
[UUru  Album,  XXIII)  et  une  autre  de  1190  Uhid.,  XLVI);  ce  qui  nous 
fait  penser  qu'il  ne  fut  pas  un  des  donateurs  de  la  première  heure. 

(2)  «  Girardus  de  Giburreio...  et  Evrardus  de  Vacua  silva...  dede- 
runt...  ad  eum  videllcet  modum  ad  qucin  supra  di\lmus  Josberlurn 
intra  finagium  Pelrecinl  contulisse,  »  lisons-nous  dans  Cari.  Comm.,  I. 

(3)  Iliid.  11  s'agit  Ici  du  finagium  Gannispanix  ailleurs  Guudree 
Hispanix.  Migne,  t.  CLXXXV,  p.  987)  dont  nous  n'avons  pu  déter- 
miner l'emplacement. 

24. 


426  VIE   DE    SAINT    BERNARl». 

d'une  partie  de  la  forêt  voisine  et  de  quelques  pièces  de 
terre  situées  dans  la  vallée  de  l'Aube,  entre  Ville  au  sud 
et  Perrecin  au  nord  (1).  En  même  temps  et  dés  H21, 
Adon,  abbé  de  Saint-Oyan  (2),  Pons,  abbé  de  Cluny  (3  , 
Joceran,  évêque  de  Langres  (4  ,  afin  de  provoquer  de 
nouvelles  donations ,  renonçaient  en  faveur  de  la  nais- 
sante abbaye  aux  droits  (ju'ils  possédaient  dans  les  villa- 
ges de  Saint-Usage  (ou  Saint-Eusèbei ,  d'Arconville,  de 
Gevrolles,  etc.  Plus  tard,  Reinier  du  Châtel  et  Anséric  de 
Chacenay  léguaient  à  Bernard  leurs  terres  de  Fraville  et  de 
Fontarce  (5),  appelées  à  devenir  le  centre  de  deux  granges 
fort  prospères.  Nous  arrivons  ainsi  à  l'année  1135,  qui ,  à 
l'occasion  de  la  translation  de  l'abbaye,  ouvrit  pour  Clair- 
vaux  une  ère  de  véritable  richesse  foncière. 

11  n'entre  pas  dans  notre  plan  d'énumérer  ici  toutes  les 
donations  contenues  dans  les  chartes  qui  plus  tard,  de 
113.J  à  1147  (()),  époque  d'une  révision  générale  des  actes 
de  propriété  de  l'abbaye,  ou  même  de  1147  à  1153   7  , 

(1  Perrecin,  village  à  cheval  sur  l'Aube,  entre  les  forges  actuelles 
de  Claiivaux  et  IJaycl.  11  est  aujourd'hui  détruit.  Sur  le  cadastre  de 
Ville-sous-Laferlé,  figure  encore  une  contrée  sous  le  nom  de  «  Pont 
de  Persin  »  (évidemment  le  Perrecin  du  douzième  siècle).  Une  charte 
de  1181)  [Grangia  ahbatix.  XLV)  semble  indi(|uer  qu'une  grande  par- 
tie de  ce  village  aiipartenait  dès  lors  à  Claiivau.v. 

(2)  Fonlarcia,  XXX;  Galliu  Clirisl..  IV,  Inst.,  \k  15. 

(.3)  La  charte  de  Pons  fut  renouvelée  par  Pierre  le  Vénérable  {Fra- 
ville. XX ;  cf.  Cart.  comm.,  I). 

(4)  Migne,  t.  CLXXXV,  p.  977-979.  Mernard  obtint  cette  charte,  en 
se  présentant  lui-même  au  synode  de  Langres.  Nous  voyons,  par  une 
charte  de  Geoffroy  (drangia  alibat.,  V),  que  l'évéque  de  Langres  pos- 
sédait des  droits  à  Gevrolles. 

(5)  CurUc  comm..  \. 

(6)  A  l'occasion  de  la  croisade,  Godefroid,  évtMjue  de  Laiigies,  revit 
et  confirma  toutes  les  chartes  de  Clairvaux. 

(7)  Nous  ne  connaissons  que  quelques  chartes  de  cette  période. 
Charte  de  Henri  comte  de  Troycs,  datée  de  ll'i.S,  Migne,  t.  CLX.XXV, 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAUX.  427 

date  do  ta  mort  du  fondateur,  étendirent  si  prodigieuse- 
ment le  domaine  de  Clairvaux.  Qu'il  nous  suffise  de  faire 
observer  qu'après  s'être  avancé  jusqu'à  l'Aube ,  puis,  outre 
Aube,  autour  du  Periset  ou  Perisel,  ruisseau  qui  porte 
aujourd'hui  le  nom  de  saint  Malachie,  puis  dans  toute  la 
vallée  entre  Juvencourt  etl'Aujon,  le  monastère  finit  par 
prendre  pied  dans  tous  les  villages  environnants,  Ville, 
Maranville,  Longchamps,  Perrecin,  Bayel,  Baroville,  Ar- 
conville,  Cliampignol,  Monteville,  Vitry,  Saint-Eusèbe, 
Fontette,  Cunlin. 

Peut-on  savoir  quels  motifs  inspiraient  les  bienfaiteurs 
du  monastère?  Une  charte  laisse  entendre  qu'elle  fut  ré- 
digée en  vue  de  secourir  les  pauvres  de  Jésus-Christ. 
Quelques  autres  donations  figurent  au  Cartidaire  comme 
une  dot  que  des  nouveaux  convertis  apportaient  à  l'ab- 
baye, en  entrant  au  noviciat  i.  L'intention  d'entrer  avec 
la  communauté  en  union  de  prières  est  rarement  formu- 
lée ,  mais  elle  est  évidemment  au  fond  de  la  pensée  de 
tous  les  donateurs.  Si  le  comte  Thibaut,  par  exemple, 
conûrme  et  amplifie  les  donations  de  son  oncle ,  le  comte 
Hugues,  c'est,  dit-il  expressément,  <<  pour  le  remède  de 
son  âme  2'  et  l'àme  de  ses  prédécesseurs.  »  Ce  sentiment 
de  foi  dominait  tout  le  reste  au  moyen  âge.  Il  faut  y  voir  la 
cause  principale  de  la  prospérité  matérielle  de  Clairvaux. 

Comme  on  l'a  justement  remarqué,  «  c'était  pour  l'ab- 

p.  1750;  charte  inédile  de  Henri  fils  de  TliiJjaiit  IV,  en  dale  de  UûO, 
Coniil.  Camp.,  IX,  p.  l:JG;  charte  inédite  de  Thiljaut,  de  1151,  Comit. 
Campa n  .,  III ,  p.  13i. 

(1)  «  la  finagio  vilhe  Giiiardus  de  .luvencurt...  paitein  ulodii  quain 
haljeljat  pauperlbus  Clarcvallis  liijerain  dédit  »  [Cart.  comm.,  I). 
«  Tescelinus  de  Mundivilla  et  Josbcrlus  filius  ejus,  venienles  ad  con- 
versionem  in  monaslerio  Clarevallensi,  dederunt  eidcm,  »  etc.  {Fra- 
villa,  I). 

(2)  Comitum  Carnpanix,  I,  p.  Wi. 


428  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

baye  un  magnifique  honneur  que  ces  témoignages  de  la 
sympathie  des  peuples...  Toutes  ces  donations  sont  faites 
entre  vifs.  Le  donateur  se  dépouille  immédiatement  lui- 
môme.  »  11  le  fait  «  du  consentement  de  ses  héritiers, 
dont  la  législation  d'alors  exige  le  concours  pour  la  vali- 
dité do  l'acte  (1:.  On  peut  encore  compter  dans  le  Carlit- 
laire  de  Clairiuni.c  ces  suffrages  que  tant  d'hommes,  au 
prix  du  sacrifice  de  leur  fortune  présente  ou  à  venir,  don- 
nèrent il  y  a  sept  siècles  et  demi  »  à  une  institution  qui 
allait  devenir  si  glorieuse...  «  Toutes  les  classes  se  mêlent 
dans  cette  longue  suite  de  donateurs,  souverains  et  ba- 
rons féodaux,  évêques  et  dignitaires  ecclésiastiques,  bour- 
geois, artisans,  modestes  laboureurs,  «  colons,  serfs  même 
ou  hommes  de  corps,  comme  on  disait  alors;  «  tous  con- 
fondent leurs  rangs  pour  venir  porter  au  monastère  de 
saint  Bernard  l'hommage  de  leur  libéralité  ^2).  » 

Le  domaine  de  Clairvaux,  composé  de  la  sorte  et  sans 
cesse  agrandi,  comprenait  des  prairies,  des  terres  arables, 
des  bois,'  des  cours  d'eau,  des  vergers  et  enfin  des  vignes. 
La  culture  de  la  vigne  n'avait  pas  d'abord  été  très  appré- 
ciée des  fondateurs.  Un  moine  nommé  Chrétien,  ayant 
planté  des  ceps  sur  un  coteau  voisin,  Guy  et  Gérard,  frères 
du  saint  abbé,  en  furent  scandalisés.  )  Frère  Chrétien,  a 
quoi  pensez-vous?  lui  dirent-ils.  Vous  oubliez  donc  que, 
selon  l'Ecriture,  le  vin  n'est  pas  pour  les  moines.  »  A 
quoi  celui-ci  répondit  :  «  Vous  (Hcs  des  frères  spirituels 

(1)  D'Arliois  cle  Jubainville,  les  Ah!iai/es  cisterciennes,  p.  'J87.  Voir 
par  oxein|)I('  de  quelle  fanon  fut  légal isi'e  la  donation  de  Josbert .  jia- 
rent  de  l'alibé  de  Clairvanx  [Cartx  comm.,  1). 

{'1}  A/ihai/ex  cislerc  ioc.  cit.  Une  charte  de  l:î26  [Foiilarcid.  XLIII, 
p.  17',))  meiilionne  des  donations  antérieures  faites  par  des  serfs  ;  E- 
vrard  de  Chacenay  donne  <i  pro  reniedio  animie  niea^  et  aniecessorum 
meoruin,  <[uid(|uid  ipsa  (ecclesia  Clarev.)  acquisierat  ab  (h)  n)ninil>iis 
mets  (le  corpore  ubiqiie  in  toto  possc  meo.  » 


LE    nOMAIXE    DE    CLAIRVAUX.  429 

el  vous  ne  buvez  pas  de  vin;  mais  moi  je  suis  un  pécheur 
et  je  veux  en  boire.  »  Cette  réponse  lit  horreur  à  Gé- 
rard (1).  Plus  tard  son  sentiment  devait  être  tout  aulre  : 
en  1135,  le  cellérier  de  Glairvaux,  devenu  gros  fermier, 
ne  dédaignait  plus  la  culture  de  la  vigne  (2i. 

On  remarquera  que  dans  Ténumération  des  biens  de 
Tabbaye,  il  n'est  aucunement  question  d'églises  paroissia- 
les, de  villages  ,  de  colons  ou  de  serfs.  C'est  qu'une  clause 
de  leur  premier  règlement  (S)  interdit  ces  possessions  à 
tous  les  monastères  de  l'Ordre.  Par  là  les  Cisterciens  en- 
tendaient réagir  contre  les  usages  d'un  grand  nombre 
d'abbayes,  particulièrement  de  Gluny,  dont  les  abbés, 
maîtres  de  châteaux,  de  villages  avec  leurs  paysans,  de 
serfs  de  l'un  et  l'autre  sexe,  comptaient  parmi  les  plus 
grands  seigneurs  terriens  de  l'époque.  Le  système  clu- 
niste  peut  historiquement  se  défendre.  Pierre  le  Vénéra- 
ble, l'un  des  hommes  les  plus  modérés  de  son  temps,  a 
essayé  d'en  démontrer  la  légitimité.  «  Personne  n'ignore, 
dit-il,  les  traitements  que  les  seigneurs  laïques  font  subir 
à  leurs  serfs  des  deux  sexes.  Non  contents  du  service  qui 
leur  est  dû,  ils  res'endiquent  sans  pitié  les  biens  et  les 
personnes,  les  personnes  et  les  biens.  Outre  le  cens  accou- 
tumé, trois  ou  quatre  fois  par  an  et  aussi  souvent  ({ue  le 
veut  leur  caprice,  ils  s'emparent  de  leur  avoir,  les  acca- 
blent de  charges  insupportables  et  sans  nombre.  Aussi 
voit-on  ces  malheureux  déserter  le  sol  qui  les  a  vus  naître 


(1)  Bernardi  Vita  quarta,  lib.  II,  n'>  lu. 

(2]  Quand  il  s'agit  de  transférer  l'abbaye  |)liis  à  l'est,  on  mit  en 
avant  tous  les  avantages  qu'on  retirerait  de  cette  nouvelle  situation, 
par  exemple  :  «  iocuin  esse  spatiosum...  ad  virgulta  et  vineas,  »  etc. 
En  lli3,  une  charte  du  comte  Thibaut  a  jKiur  objet  la  donation  d'une 
vigne  près  de  Baroville  (Conill.  Cainpan..  M). 

(3)  Cap.  XV,  ap.  (Juignard,  Monuiaeitls.  p.  71. 


430  YIE   DE    SAINT    BERNARD. 

et  s'enfuir  au  loin.  Mais,  chose  plus  affreuse,  on  trafique 
de  ces  âmes  que  Jésus-Christ  a  rachetées  de  son  sang,  et 
on  les  vend  à  prix  d'argent.  Les  moines ,  exerçant  la 
même  autorité,  en  nsent  tout  autrement.  Ils  n'exigent  des 
colons  que  les  services  légitimes  et  dus;  ils  ne  les  fati- 
guent pas  d'exactions,  ne  leur  imposent  pas  un  joug  ex- 
cessif; s'ils  les  voient  dans  le  besoin,  ils  viennent  à  leur 
secours.  Ce  ne  sont  pas  pour  eux  des  serviteurs,  des  serfs, 
mais  des  frères  et  des  so?urs.  fJt  voilà  pourquoi  les  moines 
possèdent  aussi  légitimement  et  à  meilleur  titre  même  que 
les  laïques  (1'.  »  I^'argumentation  de  Pierre  le  Yènéraijle 
a  trouvé  son  expression  la  plus  piquante  et  sa  plus  haute 
confirmation  dans  un  proverbe  qui  eut  cours  au  moyen 
âge,  non  seulement  en  France  mais  encore  en  Allemagne  : 
«  Il  fait  bon  vivre  sous  la  crosse  i2i.  »  Néanmoins  les  idées 
de  justice  et  d'égalité  naturelle  se  produisaient  déjà  au 
douzième  siècle  sous  une  forme  plus  hardie,  et  on  les  voit 
percer  nettement  jusque  dans  les  chartes  d'affranchisse- 
ment, émanant  de  la  chancellerie  royale  (3  .  lilst-ce  une 

(1)  Pet.  Yen.,  lib.  I,  ep.  2>s.  ap.  Migne,  l.  CLXX.MX,  p.  146.  llestà  re- 
marquer qu'Aljélard  {Senno  de  Joanne  Baplista.  éd.  Cousin.  1,  572} 
soutient  précisément  la  thèse  contraire  :  «  Quis  ignoret  in  ipsos  sub- 
jectos  nostros  exacliones  graviorcs  nos  exercere  et  major!  debaccliari 
tyrannide,  quam  sœculares  l'aciunt  polestales.  »  Si  Pierre  le  Vénérable 
généralise  trop,  Abélard  exagère  sûrement  davantage  encore.  Cf.  Lu- 
chaire,  Manuel  des  Institut,  françaises,  p.  310-313.  Dans  une  bulle 
de  Ul'i,  le  pape  Pascal  II  proclamait  en  principe  «  que  les  serfs  ec- 
clésiastiques sont  improprement  ai>pelés  serfs  et  qu'il  n'est  pas  juste 
qu'ils  soient  assujettis  aux  mêmes  conditions  que  les  serfs  des  la'i- 
qucs  »  (Guérard,  CartuI .  de  N.B.  de  Paris.  I,  223).  Sur  les  exactions 
des  seigneurs  la'iques,  cf.  Flach,  les  Origines  de  l'ancienne  France. 
Paris,  188G,  I,  'il3-'i:ri  et  passiin. 

(2)  «  Unter  dein  Krumiiistal)en  ist  gut  wohnen.  »  Gudenus,  Coder 
diplotn.,  I,  fi93. 

(3)  Cf.  une  charte  de  Louis  le  Jeune  de  1152,  dans  Luchaire,  histit. 
monarcli.,  2"-  éd.,  II,  I3'i. 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAL'X.  431 

illusion,  ou  une  témérité  que  d'interpréter  la  clause  do  la 
charte  de  Charité  cistercienne ,  qui  vise  les  villages  et  les 
serfs,  comme  une  tentative  favorahle  à  l'abolition  ou  du 
moins  à  la  diminution  du  servage  ?  En  n'acceptant  que  des 
hommes  libres  sur  leurs  domaines,  Cîteaux  et  Glairvaux 
invitaient  indirectement  les  seigneurs  à  délivrer  des  char- 
tes d'affranchissement  à  leurs  tenanciers.  On  ne  peut 
douter,  en  effet,  que  les  monastères  cisterciens  n'aient  re- 
cruté principalement  dans  la  classe  des  affranchis  leurs 
convers,  destinés  à  l'exploitation  des  granges.  Une  révo- 
lution lente  s'accomplissait  de  la  sorte  au  sein  des  popu- 
lations rurales,  à  mesure  que  les  filles  de  Citeaux  se  mul- 
tipliaient; et  nul  ne  niera  qu'elle  fût  tout  entière  au  profit 
de  la  liberté  et  du  progrès  social  ilj. 

C'est  dans  un  but  non  moins  élevé  et  libéral  que  les 
Cisterciens  s'engagèrent  à  ne  jamais  tirer  proht  du  travail 
d'autrui.  Un  point  de  leur  Règle  prohibe  absolument  l'ac- 
ceptation de  rentes  foncières  ou  cens,  seules  rentes  alors 
connues.  Les  abbayes  de  l'Ordre  pourront  se  libérer  du 
droit  de  dîme,  mais  jamais  elles  n'exigeront  la  dîme  d'au- 
trui. La  dimo  est  à  leurs  yiîux  une  chose  sacrée,  qui 
revient  de  droit  soit  à  févôque,  soit  au  curé,  soit  à  l'é- 
glise paroissiale,  soit  aux  indigents.  Des  moines  qui  pos- 
sèdent un  domaine  doivent  vivre  en  l'exploitant  et  se 
sufûre  à  eux-mêmes.  S'assurer,  outre  la  propriété  de 
biens  fonciers,  ce  qui  est  nécessaire  ou  utile  puur  une 
exploitation  agricole,  voilà  ce  que  la  llègle  de  saint  lie- 
noît  autorise.  Après,  commence  l'abus  :  tout  ce  qui  est 

(1)  Plus  lard,  Clairvaux  viola  les  statuts  cisterciens.  Eu  1196,  l'é- 
glise de  Bologne  (Haute-Marne)  lui  appartenait  (t/7<ra-l//;«m,  LV);  en 
1231,  elle  possède  trois  villages  entiers  avec  leurs  habitants  {Comit. 
Campait.,  XX);  quelques  années  après,  elle  acquiert  des  serfs  isolé- 
ment (cf.  d'Arbois  de  Jubainvillc,  Al>hayes  cisterc.  p.  295). 


432  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

superflu  est  contraire  à  la  piiroto  de  l'institut  monasti- 
que ^1). 

II 

Personnel  du  domaine. 

En  résumé,  dt'S  hommes  libres  travaillant  librement  et 
en  commun  sur  un  sol  libre  et  vivant  uniquement  de  leur 
travail,  tel  est  le  caractère  particulier  de  l'Ordre  cistercien 
et  par  conséquent  de  l'abbaye  de  Clairvaux. 

A  côté  d'elle  quel  contraste  dans  rexploilaliou  d'un  do- 
maine rural!  Prenons  pour  exemple,  si  l'on  veut,  la  pro- 
priété de  Josbert  de  la  Ferté  ou  du  seigneur  de  Chacenay, 
dont  nous  rencontrons  les  noms  dans  les  chartes  de  Clair- 
vaux  !2).  Leur  domaine  se  compose  de  terres  et  d'hommes. 
Une  partie  de  ces  terres  est  rattachée  à  la  maison  du  sei- 
gneur :  c'est  ce  que  les  textes  appellent  le  dominicum  ,  la 
ierj-a  domhiicata  ou  indomiuxcata.  I^e  reste  est  partagé  en 
lots  de  diverse  étendue,  cultivés  par  des  serfs ,  dos  affran- 
chis, des  colons  ou  des  liùtes,  qui  en  ont  l'usulruil,  moyen- 
nant redevances  plus  ou  moins  lourdes  :  ce  sont  autant  de 
tenuros  soit  servîtes  soit  ingénuiles. 

M.  d'Arbois  de  Jubainville  n'est  pas  loin  d'affirmer  qu'à 
cette  époque  presque  tous  les  habitants  de  la  Champagne 
étaient  serfs  (3;.  Une  toile  opinion  est  selon  nous  exagérée. 

(1)  Exoril.  cislcrc.  cœnohii,  cnj).  \\,  Giiiiiiiard.  \k  71-7'2.  Cf.  Con- 
suel.  seii  InslU.  geiwr.,  cap.  v  cl  ix,  ibicL.  p.  2oO-:!r)2. 

(2)  Beni.  Vila.  lib.  I,  cap.  ix,  n"  43;  Cartx  rommintes,  1;  Vonlar- 
cta,  XLIII;  d'après  cette  dernière  charte  on  voit  que  le  seigneur  de 
Chacenay  possédait  des  serfs  dans  son  «  poté  »  ou  domaine. 

(2)  «  Pres(ine  tous  les  habitants  de  la  Cliampagne  paraissent  avoir 
été  serfs  au  douzième  siècle.  »  Histoire  des  comtes  de  Champ.,  111, 
215;  cf.  IV,  G'J7-700.  Il  nous  semble  que  la  lecture  des  Curtulaires 
de  la  région  donne  une  im|)ression  un  peu  différente.  M.  l.uchaire 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAUX.  433 

Ce  qui  n'est  pas  contestable,  c'est  que,  au  point  de  vue  de 
la  sujétion,  lo  sort  des  affranchis  ou  même  des  colons 
n'était  guère  supérieur  à  celui  des  serfs.  Sauf  le  droit  de 
formariag-e  et  de  mainmorte,  qui  n'atteignait  que  les  serfs, 
tous  les  droits  seigneuriaux,  corvées,  dîmes,  cens, 
tailles,  etc. ,  frappaient  indistinctement  tous  les  hommes 
du  domaine.  On  a  dit  aussi  que,  «  de  droit  commun,  les 
habitants  roturiers  de  la  Champagne  étaient  alors  tail- 
lables  à  merci  il].  »  C'est  encore  une  assertion  qui  veut 
être  corrigée.  Un  usage  déjà  accréditi''  par  le  temps  vou- 
lait que  le  tenancier,  même  serf,  ne  payât  annuellement 
qu'une  redevance  fixe.  Telle  était  par  exemple  la  règle  sur 
les  terres  ecclésiastiques  (2);  et  nul  doute  que  cette  cou- 
tume ne  se  fût  également  introduite  sur  les  domaines  de 
la  féodalité  laïque,  partout  oîi  régnait  ({uelque  sentiment 
de  justice,  inspiré  par  la  raison  ou  par  la  foi  3:.  Ce  qui  est 
malheureusement  vrai ,  c'est  que  l'usage  dont  nous  par- 
lons n'avait  pas,  en  droit  féodal,  force  de  loi  reconnue,  et 
([ue  nombre  de  seigneurs  laïques  abusaient  de  l'antique 
droit  de  propriété  pour  exiger  de  leurs  tenanciers  des  re- 
devances arbitraires  et  injustes.  Le  plus  souvent,  ce  mal 
avait  sa  source,  non  dans  la  rapacité  du  seigneur,  mais 
dans  celle  de  ses  agents.  Les  maires  préposés  ù  la  surveil- 
lions parait  plus  juste,  quand  il  dil  :  «  Au  commencement  du  onziènn' 
siècle,  la  condition  servile  est  celle  de  la  majorité  df  nos  paysans,  et, 
dans  la  plupart  des  provinces  (il  faut  excepter  la  Normandie  et  la  Bre- 
tagne, peut-être  rr.èine  la  Touraine),  une  partie  nol.ahle  de  la  jjojm- 
lation  des  campagnes  restera  soumise,  jusqu'à  la  fin  du  trei/ième 
siècle,  aux  charges  caractéristiques  de  la  servitude.  »  Manuel  des 
Instilii lions  françaises,  p.  2'Ji-295. 
(Ij  D'ArJjois  de  Jubainville,  ouv.  cit..  111,  2I5-''.lfj. 

(2)  Cf.  Pet.  Vener.,  lib.  I,  ep.  28,  loc.  cit. 

(3)  Cf.  Fuslel  de  Coulanges,  l'Alleu  et  le  domaine  rural,  p.  3(J0- 
442. 

SM\r  i;i;uNAiU).  —  t.  i.  25 


434  VIE    DE   SAINT    BERNARD. 

lance  et  à  Texploitation  des  domaines  ruranx,  les  vicomtes 
et  les  prévôts^  chargés  d'exercer  la  justice  ou  de  recueillir 
les  impôts  1)  dans  les  comtés,  n'avaient  pas  toujours 
rimpartialité  et  le  désintéressement  qu'on  est  en  droit 
d'attendre  de  fonctionnaires  loyaux.  Il  leur  arrivait  trop 
fréquemment  do  confondre  le  droit  seigneurial  avec  leur 
propre  intérêt.  Leurs  exactions  ne  profitaient  pas  toutes 
au  maître.  Iv  tenancier  subissait  ainsi  la  double  exigence 
d'un  fisc  déjà  exorbitant  et  d'un  agent  fiscal  abusant  de 
son  autorité.  Cette  plaie,  qui  n'est  pas  particulière  au 
moyen  âge,  frappait  trop  souvent  alors  les  campagnes 
d'une  façon  criante.  Voilà  ce  qui  arrachait  aux  malheureux 
tenanciers  les  plaintes  dont  Pierre  le  Vénérable  et  tant 
d'autres  se  sont  faits  l'écho. 

Une  autre  cause  qui  rendait  leur  sort  vraiment  déplo- 
rable, c'était  l'obligation  où  ils  se  trouvaient  de  se  tenir 
habituellement  aux  ordres  du  propriétaire.  Pondant  <(u'ils 
employaient  le  meilleur  de  leur  temps  et  les  plus  belles 
journées  des  saisons  à  s'acquitter  de  leurs  corvées  sur  le 
dominirum .  leurs  propres  champs,  d'ordinaire  les  moins 
féconds  du  domaine  total,  restaient  en  souffrance.  La  ré- 
colte suivante  s'en  ressentait  inévitablemenL  11  n'en  fal- 
lait pas  moins  payer  toutes  les  autres  redevances.  On 
comprend  dès  lors  qu'il  suffisait  parfois  d'un  hiver  ri- 
goureux comme  celui  de  ll^i-112o,  pour  amener  dans 
les  campagnes  une  lamine  dont  les  petits  fermiers,  serfs 

(1)  Sur  1('S  vicomtes  cl  les  prévôts,  cf.  Luc.Iiaire,  Manuel  des  Insli- 
lut.  françaises,  p.  263-2<)0,  279-28'.>.  Le  vicomte  qui  tenait  le  castrinn 
de  la  Ferté.  Hugues,  est  nommé  dans  le  Caiiiilaire  de  Clairvaux  (£//- 
lia  Allxvn.  1,  p.  41,  etc.).  Le  comte  de  Champagne  avait  un  prévôt  à 
lîar-sur-Aulte  (Hern.,  cp.  39,  a"  3).  Un  officier,  minisler,  du  non)  de 
Constance,  était  prévôt  de  Guy  de  Marcilly,  à  Rennepont  [Ullra  Al- 
liant, ];.  Le  Carlulaire  nomme  pareillement  les  maires  de  Long- 
cliamj»,  de  IJaroville,  d'Urville,  d'Arconviile,  etc. 


LE    DOMAINE    HE    CLAIRVALX.  435 

OU  libres,  étaient  les  premières  victimes.  N'ayant  aucune 
réserve,  ils  étaient  condamnés  à  mourir  de  faim,  si  une 
Providence  visible  ne  venait  à  leur  secours  (Ij. 

En  regard  de  ces  domaines  mal  cultivés  de  la  féodalité 
laïque,  plaçons  Clairvaux.  Ce  monastère  était  aussi  un 
composé  de  terres  et  d'hommes.  Les  terres,  nous  l'avons 
vu,  étaient  enchevêtrées  dans  les  propriétés  elles  villages 
d'alentour.  Pour  l(»s  exploiter,  il  avait  fallu  les  diviser  en 
plusieurs  centres  de  fermage,  nommés  granges.  Six  gran- 
ges, ce  semble,  furent  établies  du  vivant  même  du  fonda- 
teur :  ce  sont ,  avec  la  grange  de  l'abbaye ,  Granrjia  abba- 
/îVe,  rOutre-Âube,  séparée  de  celle-ci  par  l'Aube  comme 
son  nom  l'indique,  Ullra  Albam,  Fraville  dans  le  fmage 
d'Arconville,  Fontarce  à  la  source  de  l'Arce,  Beaumont  et 
Campigni  sur  le  territoire  de  Cunfin  et  de  Riel  les  Eaux  i2j. 

(1)  Sur  ce  point,  cf.  riistel  de  Coiilanges,  our.  cil.,  p.  42:3-ii5:  Lu- 
chaire,  Manuel  des  lastilv.l.  françaises,  p.  297-299. 

(2)  L'existence  des  quatre  premières  granges  au  temps  de  Bernard 
est  hors  de  doute;  elles  sont  citées  comme  telles  dans  les  documents. 
Juxta  Granfjiam  FraviUx,  est-il  dit  dans  une  charte  de  lli7  [Fra- 
villa.  I,  p.  124).  Pour  Fontarce,  cf.  Beni.  Vita,  lib.  VI,  cap.  li,  u"  15. 
Pour  Beaumoiit  et  Campigni,  la  chose  est  moins  claire;  M.  d'Arhois 
de  Jubalnville  Ahhayes  cisterciennes ,  p.  312-31H}  a  cru  qu'il  n'était 
question  pour  la  première  fois  de  la  grange  de  Campigni  qu'en  1210. 
C'est  une  erreur  :  dans  une  charte  de  1159  [Campigni.  X.XXIII,  p.  252) 
on  rencontre  les  expressions  finafjiton  (jrangiœ  Canipaniaci.  Ce  qui 
nous  porteià  croire  que  les  granges  de  Beaumont  cl  de  Campigni  exis- 
taient déjà  en  ll.i7,  c'est  que  les  dotations  qui  les  regardent  ou  qui 
leur  sont  assignées  forment  un  groupe  spécial  et  figurent,  à  cette  date, 
dans  la  revision  générale  des  chartes  de  l'ahhaye,  sous  une  rubrique 
particulière.  Fraville  est  aujourd'hui  une  ferme  de  la  commune  d'Ar- 
conville. Elle  comprend  230  hectares,  dont  3i  faucliées  de  prairies  (la 
fauchée  est  de  31  ares  02  centiares)  et  se  loue  5,000  francs.  Du  tenq)s 
(le  saint  Bernard  il  reste  encore  la  chapelle  et  le  réfectoire,  avec  la 
cave  et  le  dortoir.  La  chapelle,  d'un  style  très  simple,  éclairée  seule- 
ment par  deux  étroites  fenêtres,  est  située  à  droite  de  la  porle  d'en- 
trée qui  donne  accès  dans  la  cour  de  la  ferme. 


/|3(t  VIE    DE    SAINT    HERXAHD. 

On  tomberait  dans  une  grande  erreur,  si  l'on  se  faisait 
de  ces  établissements  l'idée  qu'exprime  aujourd'hui  leur 
nom  usuel.  «  Grange,  selon  la  remarque  do  M.  d'Arbois 
de  Jubainville  (li,  est  un  terme  générique  qui  sert,  au 
moyen  âge,  à  désigner  tout  bâtiment  destiné  à  l'exploita- 
tion agricole.  L'auteur  de  la  description  de  Clairvaux  nous 
dit  que  la  présence  des  instruments  aratoires  dans  les 
granges  d'Outre-Aube  et  de  l'Abbaye,  toutes  doux  atte- 
nant à  Clairvaux,  était  le  seul  signe  auquel  on  put,  au 
premier  coup  d'oeil,  distinguer  ces  granges  d'une  abbaye. 
Les  granges  cisterciennes  étaient  souvent  des  sortes  d'ab- 
bayes au  petit  pied;  elles  avaient  leur  chapelle,  leur  dor- 
toir, leur  réfectoire,  leur  chauffoir.  Elles  différaient  des 
monastères  en  ce  que  les  moines  ne  pouvaient  y  habiter 
à  poste  fixe.  »  Les  convers  seuls  y  résidaient.  «  C'est  ce 
(|ui  constitue  un  des  caractères  de  l'Ordre  de  Cîteaux  et 
([ui  distingue  cet  Ordre  de  celui  de  Gluny  et  des  anciens 
Béni'dictins.  Les  anciens  Bénédictins  et  les  Clunistes  char- 
geaient des  moines  de  radininislration  de  lours  propriétés 
rurales  et  les  envoyaient  y  résider.  De  là  l'origine  des 
prieurés.  Les  prieurés  possédaient  un  couvent,  c'est-à-dire 
une  communaut(''  de  moines  qui  remplissaient  ensemble 
tous  les  devoirs  de  la  vie  monastique.  Mais  l'existence  des 
prieurés  était  prohibée  dans  l'Ordre  de  Citeaux  qui  n'ad- 
mit cette  institution  (juc  dans  les  siècles  de  décadence.  » 
Les  granges  cisterciennes  étaient  rattachées  à  l'abbaye 
par  nn  lien  très  étroit.  Le  domaine  total  vivait  d'une  vie 
unique.  l{ien  ici  de  semblable  au  (lominkum  et  aux  tonures 
serviles  ou  ingénuiles.  La  population  de  Clairvaux  qui, 
après  avoir  commencé  par  treize  personnes,  finit  par  s'é- 
lever, du  vivant  môme  de  saint  Bernard,  à  sept  cents 

(I)  Les  Ahhinjes  cis/crciomes,  p.  :)0i-305. 


LE    DOMAINE    DE   CLAIRVAUX.  ^'61 

âmes,  ne  forma  jamais  une  villa,  un  village,  mais  une 
famille.  Cette  famille,  il  est  vrai,  se  composait  de  deux 
groupes  distincts,  les  moines  et  les  convers;  mais  tous  ses 
membres,  quelle  que  fût  la  diversité  de  leur  origine  ou 
celle  de  leurs  offices,  jouissaient  du  même  privilège  :  la 
liberté,  et  ne  reconnaissaient  d'autre  autorité  que  celle 
de  la  Règle,  à  laquelle  le  supérieur,  Bernard  lui-même, 
était  assujetti. 

Le  supérieur  portait  le  nom  d'abbé,  abba.s,  c'est-à-dire 
«  père.  >)  Ses  subordonnés,  même  les  convers ,  étaient  pour 
lui  des  «  frères,  »  en  même  temps  que  des  fils.  C'est  en 
lui  que  s'incarnait  la  Régie.  Il  avait  charge  de  la  faire  ap- 
pliquer par  tous  et  d'en  punir  les  infractions.  Mais  quoi- 
que son  autorité  fût  absolue,  il  ne  devait  prendre  aucune 
décision,  sans  avoir  consulté  les  anciens  de  la  commu- 
nauté; et  dans  les  circonstances  graves  il  appelait  à  son 
conseil  la  communauté  tout  entière  :  consultation  de  pure 
conscience  et  de  simple  raison,  car  il  n'était  pas  obligé  de 
se  conformer  à  l'avis  de  ses  moines   Ij. 

Malgré  sa  haute  situation,  rien,  pas  même  le  costume, 
ne  distinguait  au  dehors  ce  dominus,  ce  seigneur  d'un 
nouveau  genre  2  .  Comme  le  dernier  des  moines,  il  était 
astreint  au  travail  manuel;  et  les  historiens  nous  montrent 
Bernard,  au  temps  de  la  moisson  ou  do  la  fenaison,  ac- 
compagnant ses  frères  dans  les  prés  ou  dans  la  plaine  (3). 
Sa  nourriture  n'offrait  rien  qui  sentit  la  bonne  chère. 
Quoiquil  eût  une  cuisine  particulière  et  deux  moines, 
choisis  à  tour  de  rôle,  pour  en  faire  le  service,  il  n'était 
pas  mieux  nourri  que  le  reste  de  la  communauté  :  comme 

(1)  BciU'd.  Rerjula.  caj).  2  et  3,  Guif^narJ,  p.  G-9. 

(2)  Cf.  Statnta  Cap.  (jcneral..  I:>.J2,  ap.  Martcne,  Thésaurus  Ancc- 
dot.,  IV,  1399. 

[i)  Bern.  Vila,  lib.  I,  cap.  ix,  n"  44;  cap.  M,  n"  5i,  etc. 


438  VIE   DE   SAINT    BERNARD. 

elle,  il  ne  mangeait  que  des  légumes;  la  seule  raison  qui 
lui  faisait  faire  table  à  part  l'tait  la  nécessité  de  recevoir 
honorablement  les  hôtes,  sans  que  l'ordre  de  la  maison 
eût  à  souffrir  de  leur  présence  il). 

Au-dessous  do  lui ,  et  immédiatement  après  lui ,  venaient 
dans  la  hiérarchi('  monastique  le  prieur  et  le  celléricr.  Ils 
étaiont  ii  la  nomination  de  l'abbé  ;2  .  Le  prieur  était, 
comme  son  nom  l'indique,  le  second  dignitaire  de  l'ab- 
baye. La  Règle  de  saint  Benoit  l'appelle  Pré\ùt,  pr;epo- 
sitiis  {'.-i  .  Il  a  peu  d'attributions  spéciales.  Il  est  à  tous 
égards  le  lieutenant  de  l'abbé  qu'il  supplée  en  cas  d'absence, 
et  dont  il  est  le  premier  auxiliaire  et  le  premier  conseil- 
ler '5  .  De  iM5  à  1121  ce  fut  Gaucher,  futur  abbé  de  Mo- 
rimond,  qui  exerça  à  Glairvaux  le  priorat.  Nous  retrouvons 
ailleurs  le  nom  de  ses  successeurs,  Humbert,  Godefroid 
de  la  Roche,  Geoffroy,  plus  tard  abbé  de  Clairmarais, 
Geoffroy  de  Péronne,  Rainier  de  Térouanne,  et  Philippe 
de  Liège  (5).  Telle  fut  l'importance  de  cette  fonction  au 
temps  de  la  grande  prospérité  de  Glairvaux,  que  Bernard 
fut  obligé  de  créer  un  sous-prieur.  Le  premier  moine  que 
nous  voyons  remplir  cet  office  fut  Odon  ou  Eudes,  dont 
la  mort  précéda  de  ([uelques  mois  seulement  celle  du 
saint  fondateur  (6i. 

Le  cellérier  était  d'une  manière  gém^rale,  sous  l'aulo- 

(I)  Régula  S.  Bened.,  cap.  ."iS  cl  50.  «  Taiituiu  lojiuininis  accipial 
(sepliiiianarius)  ut  al)l)ali  et  supervenienlibus  liosiiilibiis  siifriccrc  pos- 
sit.  »  Cnnsuet.  Anli(/uior.,  cap.  100,  aj).  Gui^nard,  p.  '2'î7. 

{'}.)  I{c(j.  S.  Bened.,  cap.  05,  Oiiignard,  ]>.  .">:!. 

(.'})  Cap.  21  et  G"). 

(4)  Consiieiud.  AtUit/.,  cap.  111.  Giiignard,  p.  230-:!:{l. 

{'->]  Voir  la  liste  des  prieurs  de  Glairvaux,  ap.  IIenri(|uez,  rasciriilus 
sanclorum  Ordin.  Cisler(ieiis.,\\h.  II,  p.  41S;  cf.  dArbois  de  Jubain- 
vilii-,  Ahliai/es  cisterciennes,  p.  ;!r)7. 

(0:  Kxord.  mcirjn.,  disl.  III,  caj».  0,  Mii^ne,  p.  105(;-l(i57. 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAUX.  439 

rite  do  Tabbé,  chargé  de  Tadministration  financière  du 
monastère  (11.  C'était  lui  qui  commandait  les  repas  et 
veillait  à  ce  qu'ils  fussent  servis  à  temps.  C'était  lui  qui 
salait  les  mets  et  faisait  les  parts  de  chaque  religieux 
dans  les  écuelles  destinées  à  cet  usage.  Il  recevait  les  comp- 
tes des  convers,  placés  à  la  tête  des  exploitations  agri- 
coles, des  usines  et  des  divers  corps  de  métiers  de  l'ab- 
baye 2  .  Il  en  avait  l'inspection.  Lauteur  du  Grand 
E .torde  de  l'Ordre  de  CUenux  nous  montre  Gérard,  pre- 
mier cellérier  de  Clairvaux,  parcourant  les  fermes  de 
l'abbaye  pour  remplir  les  obligations  de  sa  charge,  ex  dé- 
bita officii  sui  (3). 

Au  nombre  des  dignitaires  de  Clairvaux,  il  importe  de 
citer  encore  l'hùtelier  et  le  portier.  Nous  aurons  plus  loin 
l'occasion  de  parler  avec  détails  de  leur  humble  et  glo- 
rieux office  4  . 

En  dehors  de  ces  fonctionnaires  spéciaux,  la  besogne 
journalière  était  la  même  pour  tous  les  moines.  Nous 
avons  déjà  dit  en  quoi  elle  consistait.  Elle  paraîtra  bien 
humble,  si  l'on  considère  que  ceux  qui  s'y  étaient  as- 
treints volontairement  sortaient  pour  la  plupart  de  l'une 
ou  l'autre  des  trois  classes  privilégiées  qui  possédaient 
alors  le  monopole  à  peu  près  exclusif  de  la  culture  intel- 
lectuelle :  la  noblesse,  le  clergé  et  la  bourgeoisie.  «  Com- 
bien de  gens  de  lettres,  combien  de  rhéteurs  et  de  philo- 
sophes sont  entrés  dans  les  monastères  de  saint  Bernard  !  » 


(1)  Ben.  s.  liened.,  caj).  31,  Guignard,  \>.  30. 

(2)  Consiietud.  Antiq.,  cap.  70  et  117,  Guignard,  p.  181  et  liO;  /«.$- 
Ht.  Cupit.  gêner.,  cap.  87,  iOid.,  p.  274. 

(3)  Exord.  nififjn.,  dist.  III,  ca[).  •>,  p.  10.î3. 

(4)  Sur  les  fonctionnaires  d'ordre  inférieur,  cf.  Coitsaelad.  Anli'j., 
cap.  105-120,  Guignard,  p.  223->i3,  et  d  Ariiois  de  Juliainville,  les  Ab- 
baye.s  Cisterciennes,  p.  Iy8-2'i3. 


440  VIE    DE    SAINT   BERNARD. 

nous  dit  un  contemporain  (l.  Sur  ce  terrain  nouveau, 
dans  ce  domaine  spécial,  l'aristocratie  de  la  naissance  ou 
de  la  science  n'est  plus  comptée  pour  rien.  Le  savoir  de 
quel(iues-uns  est  utilisé  pour  la  transcription  des  manus- 
crits et  la  réforme  liturgique  entreprise  par  l'Ordre  cis- 
tercien; mais  les  travaux  de  ce  genre  n'étaient  qu'une 
exception  à  Clairvaux.  L'occupation  principale  de  la  com- 
munauté, son  œuvre  par  excellence,  après  la  prière  cano- 
nique, V(i/)us  Dei,  c'est  pour  chaque  jour  ouvrable  le 
travail  manuel.  Quel  spectacle  pour  les  grands  seigneurs 
et  les  riches  bourgeois  du  moyen  âge  que  ces  moines,  qui 
no  le  cédaient  à  personne  en  noblesse,  en  richesse  ou  en 
intelligence,  librement  attachés  à  la  glèbe,  et  occupés  à 
conduire  un  attelage,  à  porter  du  fumier,  à  défricher  un 
sol  ingrat  2  I  Dans  l'intérieur  du  cloître,  leur  ofiice  est  le 
môme,  sinon  jdus  humiliant  encore.  Ils  raccommodent 
eux-mêmes  leurs  vêtements  ;  et  le  port  de  l'aiguille  est  obli- 
gatoire ,  même  pour  l'abbé  Ç-i  .  La  cuisine  les  réclame  à 
tour  de  rôle;  nul  ne  peut  se  dérober  à  ce  service  :  un  fu- 
tur pape;  Bernard  de  Piso,  et  un  fils  de  roi,  Henri  de 
France,  passeront  ainsi  plusieurs  semaines  de  leur  vie  à 
«  laver  des  écuclles  (4  .  »  La  fameuse  chimère  saint- 
simonienne ,  d'après  laquelle  certains  hommes  naissent 
avec  la  charmante  vocation  de  brosser  pour  leur  agré- 
ment, du  matin  au  soir,  les  bottes  de  leurs  frères,  n'était 
pas  encore  inventée.  Chaque  moine  de  Clairvaux  jjrend 

(Ij  Bein.  Viia,  \ïh.  II,  pr.rf. 

(2)  «  Qiialis  rcligio  est  fodere  leirain,  silvam  cxcidcre,  stcrcora  coin- 
poiiare?  »  Bera.,  ep.  1,  n"  4.  Cf.  Pelri  di'  Uoya  cp.  iiitcr  Beiiiardiiias 
49'2,  n"  y. 

(3j  Reg.  S.  Bened.,  cap.  :>:>.  Cf.  Cœsarii  Dialogi  miracul.,  dist.  V), 
cap.  16-17,  ap.  nibl.  Pair,  risterc,  II,  172-17.5. 

(4)  Consuet.  Antiquior.,  cap.  108,  ap.  Guignard,  j).  225-227;  l'ragm. 
hislor..  ap.  Uisl.  des  G.,  -MI,  01  ;  Boni.  Vita  ijuarta,  lil).  IF,  iv  17. 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAUX.  441 

soin  de  ses  chaussures  1.  On  rapporte  qu'un  jour  saint 
Bernard  graissait  ainsi  ses  souliers  dans  le  chaut! uir,  lors- 
que le  démon,  choqué  de  cette  humilité,  y  entra  soudaine- 
ment sous  la  forme  d'un  hôte  et  demanda  où  était  l'abhé. 
Le  saint  leva  les  yeux  et  le  regarda.  «  Quel  abbél  s'écria 
le  démon  :  ne  serait-il  pas  mieux  d'accourir  poliment  au- 
devant  des  hùtes  que  de  faire  honte  à  ses  moines  en  se 
livrant  à  une  occupation  si  malséante?  »  Bernard  reconnut 
aisément  à  quelle  espèce  de  visiteur  il  avait  affaire;  il 
continua  la  besogne  qu'il  avait  commencée,  et  le  démon 
disparut  2i. 

Authentique  ou  légendaire,  ce  récit  nous  montre  en 
quel  honneur  était  à  Clairvaux  le  travail  manuel ,  même 
en  apparence  le  plus  avilissant.  La  leçon  qui  s'en  dégage, 
incomprise  de  la  plupart  des  seigneurs  de  cette  époque, 
n'a  pas  été  perdue.  On  convient  facilement  aujourd'hui 
que  le  travail,  si  grossier  soit-il,  pourvu  qu'il  ait  son  uti- 
lité, réhabilite  l'homme,  et  qu'il  n'est  pas  à  proprement 
parler  de  vil  métier.  Quel  ouvrier  pourrait  dédaigner  son 
outil,  truelle,  pioche,  ou  faucille,  en  songeant  qu'il  a 
pour  ancêtres,  dans  son  labeur  quotidien,  des  bourgeois 
et  des  gentilshommes  tels  que  les  Cisterciens  du  dou- 
zième siècle,  et  pour  compagnon,  pour  frère,  un  saint 
Bernard? 

Cependant  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  moines  de 
Clairvaux  choisissaient,  entre  les  divers  travaux  manuels, 
ceux  auxquels  ils  pouvaient  se  livrer  sans  dommage  pour 
leurs  exercices  claustraux.  A  vrai  dire,  l'exploitation  du 
domaine  retombait  principalement  sur  les  bras  des  con- 
vers;  la  communauté  n'était  tout  entière  aux  chami)S  qu'en 

(1)  «  Fralres  calefacloriuiu  possunl  ini^iedi...  ad  sublalaies  iingcii- 
dos.  »  Consuet.  Anliq.,  cap.  72,  ap.  Guignard,  p.  17i. 

(2)  Bern.  Vita  quarla,  lil).  H,  n"  10. 


442  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

temps  de  presse,  par  exemple  à  l'époque  de  la  moisson 
et  de  la  fenaison.  Du  reste,  les  convers  exécutaiont  tous 
les  travaux  qui  exigeaient  une  résidence  prolongée,  à 
poste  lixe,  hors  de  l'abbaye.  La  plupart  des  arts  mécani- 
ques, nécessaires  à  la  nourriture  et  aux  vêtements,  leur 
étaient  pareillement  dévolus.  Ainsi,  ce  sont  les  convers 
qui  sont,  par  métier,  tisserands,  maçons,  cordonniers, 
tanneurs,  boulangers,  foulons,  forgerons,  valets  de  char- 
rue, vignerons,  charretiers,  bergers  et  bouviers  (1), 

Arrêtons-nous  un  instant  sur  cette  classe  de  travail- 
leurs, si  curieuse  i\  observer  au  douzième  siècle.  Les  con- 
vers soni  des  laïques  et  ils  portent  la  barbe  2'.  Leur  eos- 
tunre  diffère  peu  de  celui  des  moines;  comme  eux  ils  ont 
une  tunique,  des  bas  et  des  souliers;  seulement  ils  rem- 
placent la  coule  par  la  chape,  sorte  de  robe  de  laine, 
probablement  un  peu  plus  courte.  Leur  capuce  ne  doit 
leur  couvrir  que  les  épaules  et  la  poitrine;  les  capuces  de 
plus  grande  dimension  sont  réservés  aux  pâtres,  aux  char- 
retiers et  aux  bouviers.  Les  forgerons  seuls  ont  droit  de 
porter  une  chemise  3).  Leur  lit ,  comme  celui  des  moines , 

(1)  Césaire,  Dialoijl  MiracuL,  disl.  IV,  cap.  7,  ap.  Bihiiolli.  PP. 
VisL,  II,  81;  Exord.  cœuob.  cisferr.,  cap.  xv,  ap.  Guignanl,  |>.  7J; 
Usus  Co'iversontm,  cap.  I,  '>.,  i,  o,  ihid.,  p.  278-282.  Martène  [Thésau- 
rus Anecdot.,  IV,  1647  et  suiv.)  donne  le  texte  d'une  Refile  des  Con- 
vers, iiitiliiléo  Brève  et  memorlale  scriptum  de  conversatioue  lai- 
roriun  fratrum  secunduni  Insti/nla  sancU  Betnardi,  d'après  un 
niaïui.scril  d'Aulne  (diocèse  de  Liègej  et  une  copie  des  Feuillants.  L  ou- 
vrage comprend  Ki  cliaiiilres,  beaucoup  inoins  ex[ilicites  ijue  les  22  cha- 
pitres des  Usus  coHversonuii  édités  par  (Uiignard  et  (|ui  siuil  anté- 
rieurs à  1173-1  lui  (cf.  Guignard,  Monuments,  p.  xxn). 

(2i  «  Conversos  laïcos  Itarbatos.  »  Exord.  cisler.  cu'uoli.,  caj).  x\, 
Guignard,  p.  72.  Cf.  //*.s//7.  Capit.  Gencr.,  cap.  8,  ?7>/c/.,  p.  251.  Césaire 
cite  des  clercs  qui,  jiar  luiuiilile,  feignirent  d'être  la'iques  pour  entrer 
parmi  les  convers.  Dia/oij.  Mirucnl.,  disf.  I,  cap.  39,  ap.  Biblioth. 
PP.  Cist.,  II,  21-22. 

(3)  Usus  Convers.,  Guignard,  cap.  x\i,  |i.  280. 


LE    DOMAINE    DE   CLAIRVAUX.  443 

consiste  en  une  paillasse;  ils  couchent  tout  habillés,  sans 
même  ùter  leurs  chaussures;  et  pour  couvertures,  au  lieu 
de  laine,  ils  se  servent  de  peaux  1  .  Au  temps  de  la  pros- 
périté de  Clairvaux,  il  était  impossible  qu'ils  eussent  un 
dortoir  commun;  les  uns  passaient  la  nuit  dans  l'abbaye, 
les  autres  dans  les  granges;  mais  il  était  de  règle  qu'ils 
fussent  plusieurs  ensemble.  Pourtant  les  bergers  pouvaient 
être  dispensés  de  rentrer  chaque  soir  à  la  ferme,  quand  le 
pâturage  où  ils  conduisaient  leurs  troupeaux  en  était  trop 
éloigné  ;  ils  avaient  alors  leurs  loges  dans  la  plaine ,  comme 
on  en  voit  encore  de  nos  jours  i  . 

La  nourriture  des  convers  était,  pour  la  qualité,  la 
même  que  celle  des  moines;  mais,  h  cause  de  la  nature  de 
leurs  travaux  ordinairement  plus  pénibles,  elle  était  plus 
abondante.  C'est  pour  eux  surtout  que  la  Règle  consacra 
Iff  mLvtuiii  ou  déjeuner,  qui  se  prenait  vers  huit  ou  neuf 
heures  du  matin  et  se  composait  d'une  livre  de  pain  ou 
même  davantage,  selon  le  tempérament  de  chacun.  Les 
convers  résidant  à  l'abbaye  n'avaient  pas  un  droit  strict 
à  cet  adoucissement,  et  leur  mixlum  était  généralement  de 
quantité  moindre.  Mais  ceux  qui  séjournaient  dans  les 
granges  n'étaient  astreints  au  jeune  qu'en  certains  jours 
où  l'Église  l'observe ,  et  pendant  l'Avent,  outre  les  vendre- 
dis, depuis  le  13  septembre  jusqu'au  carême  3  . 

Le  travail  journalier  des  convers  n'était  pas,  on  le  de- 
vine, d'une  durée  uniforme  pendant  tout  le  cours  de  l'an- 
née. En  règle  générale,  et  sauf  les  dimanches  et  les  fêtes, 

(1)  Usus  Convers.,  caj).  wii. 

(2)  Usus  Convers.,  cap.  i  et  it,  p.  278-:>79.  Cf.  Caiiulairi',  Ullra- 
Albam,  XLVI  :  «  ul  ibidem  faccreiil.  logias  qii.epastorilnisct  aniinalilnis 
sunt  necesse  «  (sic);  rracilla ,  XXVIIl. 

(3)  «  Eisilein  cil)is  ve>ccn[ur  (iiiii)iis  et  inonachi ,  »  etc.  Usus  Con- 
vers., cap.  x\  ;  Guignarti,!».  28(i.  Cf.  Coitsueliid.  AiUiq.,  cap.  73,  [>.  175. 


■444  VIE    I>E    SAINT    BERNARIi. 

ils  se  levaient  plus  lard  que  les  moines.  De  Pâques  au 
13  septembre,  époque  des  grands  travaux  agricoles,  ils  se 
levaient  à  Faube.  Du  13  septembre  au  l"'  novembre  et  du 
22  février  à  Pâques ,  il  suffisait  qu'ils  fussent  debout, 
pour  réciter  leurs  prières,  soit  trente  Pater  et  autant  de 
Gloria  Patri,  avant  que  le  jour  parût.  L"biver  était  le 
temps  des  longs  sommes;  du  1"  novembre  au  22  février, 
ils  pouvaient  dormir  les  trois  quarts  de  la  nuit.  En  résumé , 
leur  sort  à  cet  égard  paraîtrait  enviable  à  beaucoup  de 
travailleurs  de  nos  jours,  surtout  si  l'on  considère  qu'à 
ces  heures  de  repos  régulier  il  faut  ajouter  les  dimanches 
ettrente  jours  de  fête  par  an,  où  nos  convers  chômaient  1  . 
Mais  le  convers  n'est  pas  simplement  un  homme  de 
durs  labeurs,  un  ouvrier,  c'est  encore  un  i-eligieux;  c'est 
par  là  surtout  qu'il  se  distingue  du  serf  et  du  colon  de 
son  temps,  aussi  bimi  que  de  l'ouvrier  moderne.  Il  a  fait 
vœu  de  chasteté,  et  la  Règle  lui  interdit  de  parler  à  une 
femme  seul  à  seule  (2  .  L'obéissance  est  devenue  la  loi  de 
toute  sa  vie;  s'il  vient  à  l'enfreindre,  il  exi)iera  sa  faute 
en  prenant  ses  repas  par  terre  devant  ses  frères  dans  le 
réfectoire  commun,  durant  trois  jours  3  .  Par  manière 
de  mortification,  il  devra  se  donner  la  discipline  tous  les 
vendredis  depuis  l'octave  de  la  I^ontecôte  jusqu'à  Noël  et 
de  l'octave  de  l'Epiphanie  jusqu'à  Pâques  \A].  Ses  com- 
munions sont  réglées.  Sauf  exceptions  que  l'abbé  déter- 
mine, les  convers  ne  s'approchent  de  la  sainte  table  que 

(1)  Usus  Convers.,  loc.  cil.,  cap,  ii  cl  m,  p.  279-280. 

(2)  Usus  Convers.,  cap.  vu,  p.  282;  Inst.  Capit.  (jeaeral.,  caj).  vu. 
ap.  Guignanl,  p.  251.  Ce  fut  seulement  en  1493  que  les  abhi's  cister- 
ciens furent  autorisés  à  employer  des  femmes  au  service  de  la  basse- 
cour  :  Articuli  Parisienses,  n'^  Xt,  ap.  Xomasticon  cislcrciense, 
p.  G82. 

(3)  Usus  Coiivers.,  cap.  xviii,  \k  287. 

(4)  Ibid.,  cap.  x,  p.  :>83. 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAUX.  445 

sept  fois  l'an  :  le  jour  de  NoiU,  le  2  février,  le  Jeudi  saint, 
à  Pâques,  à  la  Pentecôte,  le  8  septembre  et  à  la  Tous- 
saint 1).  Tous  les  dimanches,  ils  ont  chapitre  comme 
les  moines,  et  de  plus  que  les  moines  ils  entendent  un 
sermon  que  leur  adresse  l'abbé  ou,  à  son  défaut,  le 
prieur  2).  Pendant  la  semaine,  ils  n'assistent  à  la  messe 
qu'en  certains  jours  déterminés  i3i.  Ils  remplacent  l'of- 
fice canonique  par  des  Pater  noster  et  des  Gloria  Patri, 
vingt  pour  matines  —  ou  quarante  les  jours  de  fêtes  à 
douze  leçons,  — dix  pour  laudes  et  vêpres,  cinq  pour  cha- 
cune des  autres  heures  !41.  La  récitation  quotidienne  de 
telles  prières,  toujours  les  mêmes,  peut  nous  paraître 
monotone  et  fastidieuse.  Mais  un  convers  zélé  y  savait 
mettre  toute  son  âme  et  avec  son  âme  un  accent  de  sincé- 
rité sans  cesse  renouvelée.  De  la  sorte ,  en  les  redisant 
toujours,  il  ne  se  répétait  jamais. 

Le  Grand  Exorde  rapporte  une  anecdote  qui  peut  ser- 
vir de  commentaire  à  cette  pensée.  On  était  à  la  veille  de 
rAssomption  de  la  pure  et  immaculée  vierge  Marie,  mère 
de  Dieu;  et  les  frères  des  granges  de  Clairvaux,  pour  cé- 
lébrer cette  solennité,  se  préparaient  à  regagner  l'abbaye. 
Or,  dans  une  des  granges  les  plus  proches,  —  probable- 
ment Fraville.  —  était  un  convers  qui,  malgré  son  ex- 
trême simplicité  en  matière  de  spiritualité,  professait 
pour  Notre-Dame  un  culte  sincère  et  profond.  Mais  rjuand 
le  maître  de  la  grange  désigna  ceux  qui  se  rendraient  à 
l'abbaye  et  ceux  qui  resteraient  de  garde,  notre  convers 
se  trouva  parmi  ces  derniers  et  il  eut  pour  charge  de  sur- 
veiller les  brebis.  Cette  commission  n'était  pas  pour  lui 

(Ij  Usus  Concers.,  cap.  v,  p.  281. 

(2)  lOid.,  cap.  xi,  p.  283. 

(3)  Ibid.,  cap.  iv,  p.  28o. 

(4)  IbkL,  cap.  i,  p.  278. 


/|46  VIE    DE    SAIXT    BERNARD. 

plaire  :  car  il  désirait  vivement  assister  aux  hymnes  et 
aux  cantiques  que  la  communauté  allait  chanter  si  dévo- 
tement en  rhonneur  de  la  Heine  du  ciel.  Néanmoins  il 
n'osa  réclamer,  et  par  esprit  d'obéissance  exécuta  les 
ordres  qui  lui  étaient  donnés.  Tandis  qu'il  veillait  avec 
sollicitude  sur  son  troupeau,  le  son  de  la  cloche  qui  ap- 
pelait les  frères  à  matines  parvint  à  ses  oreilles,  malgré 
la  distance,  grâce  au  silence  de  la  nuit.  Alors  son  cœur 
s'embrase  à  la  pensée  des  saintes  mélodies  qui  vont  re- 
tentirdansla  cliapelle  en  l'honneur  de  la  très  pieuse  Mère 
de  miséricorde.  Aussitôt  il  se  lève  et,  désireux  de  pren- 
dre part,  dans  la  mesure  de  ses  forces,  à  ces  témoigna- 
ges d'amour,  il  se  tient  debout,  les  yeux  et  le  cœur  fixés 
dans  la  direction  du  monastère.  Lorsqu'il  eut  récité,  avec 
toute  la  dévotion  dont  il  était  capable,  les  prières  d'u- 
sage imposées  aux  convers  pour  matines  ,  il  chercha  dans 
le  pauvre  répertoire  de  ses  connaissances  quelque  prière, 
quelque  louange  ((u'il  pût  offrir  à  Notre-Dame,  pour  s'as- 
socier jusqu'au  bout  aux  longues  vigiles  des  religieux.  Il 
ne  trouva  que  la  Salutation  angélique  qu'il  avait  apprise 
tant  bien  que  mal.  S'en  servant  alors  comme  d'un  parfait 
abrégé  qui  contenait  pour  lui  la  plénitude  de  la  dévotion 
et  levant  les  yeux  au  ciel,  il  ajouta  génuflexions  aux  gé- 
nuflexions, soupirs  aux  soupirs,  salutations  aux  saluta- 
tions ;  et  dans  ce  pieux  commerce  il  passa  sans  lassitude  le 
reste  de  la  nuit  et  une  partie  de  la  matinée.  Le  narrateur 
ajoute  que  l'abbé  de  Clairvaux  eut  révélation  de  cette 
scène  et  proposa  pour  modèle  à  ses  frères  l'humble  et  dé- 
vot convers  ilj. 

Des  scènes  de  ce  genre  n'étaient  pas  rares  au  douzième 

(1)  Exonl.Murjn.,  dist.  IV,  caj».  \iii;  Bcrn.  VlUi,  lib.  VII,  cap.  wiv. 
ap.  Mii^ne,  ]>.  't39. 


LE    DOMAINE    DE   CLAIR  VAUX.  447 

siècle,  cl  plus  d'un  habitant  des  campagnes  en  fut  le  témoin 
attendri.  Quel  touchant  spectacle  que  la  vue  d'un  pauvre 
frère  lai  s'arrêtant  tout  à  coup  au  milieu  de  ses  travaux 
dans  la  plaine ,  dans  les  vignes ,  dans  les  prés  ou  dans  le 
pàquis,  pour  réciter  tout  bas  ses  heures!  On  a  beaucoup 
admiré  de  nos  jours  le  tableau  de  Millet  représentant 
V Angélus.  Le  paysan  de  Millet  reconnaîtrait  dans  le  con- 
vers  de  Glairvaux  son  modèle  et  son  ancêtre.  Le  silence 
qui  règne  dans  l'œuvre  du  peintre  à  l'heure  de  V Angélus 
régnait  en  réalité  dans  le  domaine  cistercien,  à  toutes 
les  heures  du  jour  :  un  silence  plus  profond  encore  s'il 
est  possible,  silence  de  mort,  que  la  question  d'un  passant 
et  la  brève  réponse  du  convers  pouvaient  seules  interrom- 
pre 1  .  Mort  au  monde,  le  convers  vivait  paisiblement 
en  cijmmunion  avec  la  nature  et  son  auteur.  Solitaire  au 
milieu  de  ses  frères,  ou  isolé  dans  les  pâquis,  qu'avait-il 
de  mieux  à  faire,  durant  les  longues  journées  d'été  ou 
les  mystérieuses  soirées  d'automne,  que  de  repasser  dans 
sa  mémoire  le  sermon  qu'il  avait  entendu  le  dimanche 
ou  d'abandonner  son  âme  à  l'admiration  des  œuvres  di- 
vines qu'il  avait  sous  les  yeux  :  ruisseaux  murmurants, 
verts  pâturages,  moissons  dorées,  forêts  ombreuses,  so- 
leil éclatant,  lune  aux  pâles  reilets,  avec  son  cortège 
d'étoiles  étincelantes?  Sa  méditation  s'arrêtait  à  chaque 
instant,  pour  recommencer  sans  cesse,  prenant  un  cours 
nouveau  selon  l'inspiration  du  moment,  sans  nul  ell'ort, 
et  sans  objet  déterminé.  Dénué  de  toute  culture  intellec- 
tuelle, il  était  incapable  d'esprit  de  suite.  C'est  de  lui, 
c'est  du  pâtre  ou  du  bouvier  cistercien  qu'..n  peut  dire, 
en  toute  vérité,  qu'il  avait  pour  maîtres  «  les  chênes  et 

;li  Cf.  Reyulu  Convers.,  ap.  Martèiu',  Tlics.  anccd..  IV,  ]>.  1050. 
Dans  ce  dernier  texte,  la  ré^Ie  du  silence  parait  moins  rigoureuse  que 
dans  VUsvs,  [)our  les  bergers  et  les  valets  de  charrue. 


148  VIE    DE    SAINT    BEKNARl). 

les  brtres.  »  Son  ignorance  native,  sauf  un  don  surnaturel 
spécial,  lui  interdisait  les  hautes  contemplations  mysti- 
ques (1). 

Le  convers,  en  effet,  est  un  religieux  d'ordre  inférieur. 
Il  ne  sait  pas  lire,  et  la  Règle  lui  défend  d'ouvrir  un  livre. 
On  exige  qu'il  sache  par  cœur  le  Pater  noster,  le  Credo, 
le  Miserere  mei,  Deas,  le  BenedicÂle;  et  c'est  tout  i2j. 
Encore  a-t-il  fallu  qu'on  lui  expliquât  ces  prières  :  car  le 
latin  est  pour  lui  un  langage  inintelligible;  il  ne  parle  que 
le  roman,  et  c'est  dans  cet  idiome  nouveau,  encore  mal 
formé  et  divers  selon  les  provinces,  que  l'abbé  doit  lui 
adresser  chaque  dimanche  un  sermon  spécial  il}). 

Cette  infériorité  du  convers  ne  saurait  nous  surpren- 
dre; son  humble  extraction  en  est  la  cause.  Avant  d'en- 
trer à  Clairvaux,  il  n'était  qu'un  affranchi,  peut-être 
un  serf,  tout  au  plus  un  colon,  rarement  un  homme 
jouissant  d'une  liberté  complète.  Nous  voyons  en  11(1  i 
le  comte  de  Cbami)agno,  Henri  le  Libéral,  donner  d'une 
manière  générale  à  ses  hommes  la  i)ermission  d'entrer 
comme  religieux  dans  l'abbaye  cistercienne  du  Re- 
clus (4  .  Nul  doute  (pie  les  convers  de  Clairvaux  ne  se 
soient  recrutés  par  des  faveurs  du  même  genre ,  au 
temps  de  Hugues  de  Vitry  et  de  Thibaut  IV.   Kn  1143, 

(1)  «  l^i"0  iiigenila  eoruin  simplicitate...  simpliciore-s  et  sino  litleris 
esse  noscuntur.  »  Usvs  Convers.,  Prolog.,  ap.  Guignaid.  p.  •J77-278; 
Bern.  V'Ua,  lib.  VII,  cap.  x\v,  ir  47;  cf.  ibid.,  cap.  wiv,  a°  43. 

(2)  Vsus  Convers.,  cap.  i\,  p.  :>H3.  Eii  12io,  VAve  Maria  deviiil  éga- 
lomenl  obligatoire.  Iiisiilntioncs  Cap.  gencr.  cislerc,  ap.  ISoinasti- 
con  Cislerc,  p.  35 'i. 

(3)  «  Facial  sermonem.  »  Usus  Convers.,  cap.  xi,  p.  28i.  Sur  la  di- 
versilé  des  dialectes  romans  à  celte  époque,  voir  épilre  de  saint  Ber- 
nard aux  religieux  de  Flay  iSaiut-Geriner,  Oise)  :  «  dissiuiilihns  linguis 
al)  inviceni  dislanius.  »  Hern.,  ep.  67. 

(il  Gullia  Christ.,  XII,  Instruui..  27(>;  cf.  d'Ariiois  de  Juliainville, 
Histoire  des  comtes  de  Cliampui/ae,  lli,  217. 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAUX.  -449 

pendant  sa  lutte  contre  Louis  le  Jeune,  on  félicitera 
ironiquement  Thibaut  d'avoir  pour  «  chevaliers  des 
moines,  pour  arbalétriers  des  convers  (1).  »  Cette  plai- 
santerie prouve  que  le  comte  de  Champagne  avait,  dès 
longtemps,  octroyé  à  ses  hommes,  affranchis  ou  colons, 
sinon  serfs,  le  droit  de  quitter  ses  terres  pour  entrer  dans 
lecloitre,  cest-à-dire  pour  peupler  les  abbayes,  surtout 
Clairvaux  qu'il  chérissait  particulièrement.  Or,  nous  sa- 
vons que  la  condition  de  ces  divers  tenanciers  ruraux, 
sans  être  toujours  misérable,  était  du  moins  fort  modeste. 
Leur  instruction  était  rudimentaire  i2i.  Il  eût  donc  été 
extrêmement  difficile,  sinon  impossible,  de  les  élever  au 
rang  des  moines  de  choîur. 

Leur  sort  pourtant,  par  cette  transplantation,  se  trou- 
vait amélioré.  La  Règle  cistercienne  voulait  que,  durant 
leur  vie  et  après  leur  mort,  ils  fussent  traités  comme  les 
moines  3).  Une  telle  faveur  n'était  pas  à  dédaigner.  «  Tu 
n'avais  ni  bas  ni  souliers ,  »  disait  Bernard  à  un  convers 
mourant;  «  tu  marchais  à  demi  nu;  la  faim  et  le  froid  te 
torturaient,  lorsque  tu  t'es  réfugié  auprès  de  nous  et  que 
tes  prières  ouvrirent  devant  toi  la  porte  de  l'abbaye.  Nous 
t'avons  reçu  dans  ta  pauvreté  à  cause  de  Dieu  ;  et  dès  lors 
tu  as  été  traité,  en  nourriture,  en  vêtements,  en  toutes 
choses,  comme  l'i-gal  des  savants  et  des  gens  de  haute 
noblesse  qui  sont  avec  nous  {A>.  » 

(1)  Bern.  Vi/a,  lib.  IV,  cai».  m,  n"  12. 

(2)  11  existait  des  écoles  dans  les  églises  rurales;  mais  l'iiisliiiclion 
n'était  pas  oltiii^atoirc  et  il  est  fort  probable  que  le  menu  pfU|ilc  ne 
1rs  fré((uenlail  guère  (Cf.  Irnbart  de  la  Tour,  De  ecclesiis  rusllcanis. 
V.  70-71J. 

(3)  Exord.  Cislcrc.  Cccnob.,  cap.  \v,  Guignard,  p.  72.  Cf.  Inslil. 
Capit.  gênera!.,  cap.  viii,  ap.  Guignard,  p.  2.51;  lisais  Convers.,  Pro- 
log., ibicL,  p.  277-278. 

(4)  Herbert,  de  Mirac,  lib.  I,  cap.  x\ix,  Migne,  p.  1:502. 


450  VIE   DE    SAINT    BERNARD. 

En  entrant  àClairvaux,  le  convers  avait  son  pain  as- 
suré; et  du  même  coup  il  échappait  aux  exactions  in- 
justes qui  accablaient  trop  souvent  ses  pareils  dans  le 
monde.  La  justice  du  comte  ou  du  baron  expirait  au 
seuil  du  monastère.  Bien  que  l'immunilc  ne  fût  pas  ex- 
pressément mentionnée  dans  les  chartes  que  les  comtes 
de  Champagne  et  les  rois  de  France  octroyèrent  à  Clair- 
vaux,  l'abbaye,  en  fait,  fut  toujours  exempte  de  toute 
juridiction  laïque;  et  pour  donner  à  cette  immunité  une 
sorte  de  caractère  sacré,  le  fondateur  ne  manqua  pas 
de  placer  son  domaine  et  ses  hommes  sous  la  protection 
du  souverain  Pontife  (1  .  De  la  sorte ,  les  abus  du  régime 
féodal  ne  purent  pénétrer  dans  l'enceinte  réservée  où 
travaillaient  de  concert  tous  les  membres  de  la  commu- 
nauté; et  les  convers  bénéficiaient,  aussi  bien  que  les 
moines,  de  la  sécurité  que  leur  garantissait  la  profession 
religieuse.  En  un  temps  où  le  contre-coup  des  guerres 
priv(''es  entre  seigneurs  se  faisait  si  durement  sentir  aux 
populations  rurales  par  une  recrudescence  d'impôts  ou 
par  le  ravage  de  leurs  tenures,  une  telle  paix,  un  tel  bien- 
être  étaient  fort  appréciables.  Sans  doute  la  vie  nouvelle 
que  ces  fugitifs  de  la  glèbe  menaient  sous  la  Règle  cis- 
tercienne avait  aussi  ses  rigueurs.  Mais,  à  tout  prendre, 
un  pareil  joug  généreusement  accepté  valait  mieux  que 
le  servage  ou  toute  autre  condition  subalterne  qui,  en 
dépit  des  formules,  n'avait  guère  de  la  liberté  que  le 
nom. 

III 

utilité  sociale  de  Glairvaux. 

Favorable  à  la  tranquillité,  au  bonheur  même  terrestre 
(I)  Jallé,  Uegcsla,  n"  7.jm;  Bitii.,  ej).  35'.>,  du  17  févrior  1132. 


LE    ]>OMAINE   DE   CLAIRVAUX.  loi 

de  rindividu ,  moine  ou  convers,  l'institution  monastique, 
du  type  cistercien,  avait  aussi,  il  serait  injuste  de  l'ou- 
blier, son  utilité  sociale.  Qu'était,  avant  l'arrivée  de  Ber- 
nard en  Champagne,  la  plus  grande  partie  du  domaine 
de  Glairvaux ,  sinon  un  sol  inculte ,  condamné ,  selon  toute 
vraisemblance,  pour  de  longues  années  encore  à  la  stéri- 
lité? Il  n'entrait  pas  dans  l'esprit  des  fils  de  saint  Etienne 
de  recueillir  les  fruits  du  travail  d'autrui.  Les  terres  qu'il's 
prenaient  pour  partage  et  recevaient  en  dotations  étaient 
toujours  écartées  des  centres  urbains  et  ordinairement 
vierges  de  toute  culture  (1).  L'essartement  des  forêts,  le 
défrichement  des  terrains  abandonnés,  tel  est  le  lot  qu'ils 
se  choisissaient  dans  l'œuvre  du  développement  de  la  ri- 
chesse publique.  Et  nul  n'était  capable  de  rivaliser  avec 
eux  ou  de  les  remplacer  dans  une  pareille  entreprise;  car 
ils  étaient  alors  parmi  les  rares  «  agriculteurs  qui  eussent 
des  capitaux  à  leur  disposition  (:2).  » 

Entre  leurs  mains,  le  sol  le  plus  ingrat  ne  pouvait  man- 
quer de  prospérer.  Si  des  convers  ignorants  étaient  les 
bras  de  l'Ordre,  des  moines  souvent  très  instruits  en  étaient 
la  tête  et  dirigeaient  avec  intelligence  le  travail  agricole. 
Sachant  bien  que  l'engrais  est  le  premier  élément  de  la 
bonne  culture,  ils  nourrissaient  des  troupeaux  très  nom- 
breux, comme  le  prouve  la  foule  de  concessions  de  droits 
de  pâture  qu'ils  se  tirent  donner.  Nous  regrettons  de  n'a- 
voir pas  le  dénombrement  de  Icurbé'tail;  mais  une  charte 
de  l'année  1205,  relative  à  la  fondation  d'une  abbayi'  cis- 
tercienne de  la  libation  de  Clairvaux ,  en  Sardaigne  ,  otfrira 
une  idée  de  ce  qu'étaient,  à  la  tin  du  douzième  siècle,  les 
troupeaux  des  monastères  cisterciens  de  second  ordre. 

(1)  ((  In  locis  a  frequciilia  populi  seinotis  cœtiohia  conslnixisse,  »  elc. 
Exoi-d.,  cap.  w,  Guignard,  p.  72. 

(2)  DArbois  de  Jubainville,  les  Abbayes  cisterciennes,  p.  vu. 


/io2  VIE    DE    SAINT    15ER.NAH1). 

On  donne  à  cette  abbaye,  pour  commencer,  dix.  mille  bre- 
bis, mille  chèvres,  deux  mille  porcs,  cinq  cents  vaches, 
deuN.  cents  juments  et  cent  chevaux  (1).  Clairvaux  avait 
commencé  plus  humblement.  De  bonne  heure  ,  cei)endant 
l'élevage  des  bestiaux  y  fut  en  grand  honneur.  Les  disci- 
jjles  de  saint  Bernard,  comprenant  les  avantages  que  peut 
présenter  racclimalalion  des  races  étrangères,  firent  des 
essais  en  ce  genre.  Nous  voyons  par  exemple  que  le  frère 
Laurent,  envoyé  en  Italie  par  le  prieur  Philippe  en  Ho4, 
ramena  de  Rome  dix  magnifiques  buflles  transalpins,  dont 
l'espèce  se  propagea  ensuite  tant  à  l'abbaye  que  dans  les 
environs  (2). 

Cette  entente  de  l'art  de  cultiver  produisit  les  ri-sultats 
qu'on  en  pouvait  attendre,  et  les  i)rivalions  volontaires 
des  moines  augmentèrent  insensiblement  le  capital  du 
monastère.  Est-il  besoin  d'ajouter  que  cette  prospi^rité  ne 
fat  i)as  sansprolit  i)Our  la  contrée?  Aux  yeux  de  Bernard, 
les  richesses  de  son  domaine  étaient  le  patrimoine  des 
pauvres,  des  vieillards,  des  inlirmes,  des  voyageurs. 
Bref,  les  granges  de  Clairvaux  devinrent  en  peu  de  temps 
des  greniers  publics. 

Le  monastère  de  saint  Bernard  faitl'aumnne  sous  toutes 
les  formes.  La  Règle  interdit  la  visite  des  pauvres  à  domi- 
cile, de  peur  ([ue  les  moines  ne  soient  distraits  de  leurs 
devoirs  d'état.  Mais  le  portier  de  l'abbaye  doit  avoir  tou- 
jours dans  sa  cellule  des  pains  tout  préparés  pour  les  dis- 
tribuer aux  passants  besogneux  (3).  En  outre,  les  pauvres 
avaient  droit  au  reste  des  repas,  aux  distributions  fondées 
à  leur  proOt  par  les  bienfaileui's  de  la  maison,  et  enfin  à 
ce  qu'on  ai)pelail />'//»"•';/"  flcfiniriunDii ,  c'est-à-dire  trois 

M)  D'Arbois  de  Jiiijainvillp,  Abbaijes  vislercienncs,  \).  50. 
(•>)  llerlieit,  de  Mirac,  lib.  Il,  cap.  xxx,  Migno,  p.  I3il. 
(:{)  Consuet.  Anilq..  cap.  l'iO,  Guigiiard,  p.  243. 


LE    DOMAINE    DE    CLAIRVAIX.  4o3 

parts  de  moine  par  repas.  Ces  trois  paris  représenlaienl 
la  nourriture  des  derniers  religieux  morts.  Dans  un  grand 
nombre  de  monastères  bénédiclins,  à  Gluny,  par  exemple, 
quand  un  moine  était  déci'dé,  on  donnait  pendant  trente 
jours  sa  nourriture  aux  pauvres  :  cet  usage  remontait  à 
saint  Grégoire  le  Grand.  Dans  l'Ordre  de  Citeaux,  une  au- 
mône fixe  et  quotidienne  remplaça  cette  aumône  variable 
et  accidentelle  (1). 

A  ces  distributions  régulières ,  les  religieux  de  Clairvaux 
en  ajoutaient  d'autres  plus  abondantes,  selon  les  circons- 
tances ou  les  saisons.  Quand  survenaient  les  famines,  si 
désastreuses  à  cette  époque,  —  où  Ion  vit,  par  exemple, 
le  prix  du  grain  varier  dans  la  proportion  d'un  à  trente- 
six  2) ,  —  les  provisions  et  l'argent  amassés  par  les  moines 
sauvaient  la  vie  des  populations  alTamées.  C'est  ainsi  que 
pendant  une  année  de  disette  qui  désola  toute  la  Bourgo- 
gne 11^0  .  l'abbé  de  Clairvaux  adopta,  nous  dit  un  chro- 
niqueur, jusqu'à  deux  mille  pauvres  qu'il  marqua  d'un  si- 
gne particulier  et  s'engagea  à  nourrir  à  ses  frais  (3). 


(1)  Consiiel.  anliq.,  cap.  70  et  120,  y.  181  cl  24:!;  Gilbert,  in  Canl., 
Serin.  X.XIIl ,  n"  3,  ap.  Mignc,  t.  CLXXXIV,  y.  121.  Cf.  d'Arhois  de 
Jubainvillc,  les  Abhayrs  cisleic.,  p.  2o'». 

(2)  Cf.  Césaire,  Dialoyi  miraculorum ,  dist.  X,  caj).  17  et  47,  ap. 
Biblioth.  PP.  Cist.,  II,  207  et  .307. 

(3)  Jieni.  Vila  (juarlu,  lib.  II,  n"  6.  Sur  la  date  de  celle  famine,  cf. 
Sigebert,  Continuât.  Pra monstrat.,  aj».  Mon.  Germ.,  IV,  449;  Rol)ert 
de  Torigny,  éd.  Delisle,  I,  171;  Chron.  'Juron.,  ap.  Hist.  des  G..  .\II, 
472.  La  chronique  de  Morterner  la  place  en  1126  (Hist.  des  (;..  XII, 
782).  Mais  comme  la  famine  provenait  de  la  rigueur  de  l'hiver  1124- 
1125,  on  com|irend  qu'elle  se  lit  seulir  surtout  dans  la  récolte  de  1125 
et  par  suite  jusqu'en  112G.  —  Le  nombre  de  dcnx  mille  pauvres  nous 
parait  suspect.  Quand  Jean  l'Ermile  écrivit  son  ouvrage,  il  avait  sans 
doule  connaissance  de  la  vie  de  saint  Norbert,  —  écrite  avant  llGi, 
—  oii  nous  lisons  que  les  Prémontrés  (/ninr/entos  pauperes  pascendos 
susceperunt    Cf.  Histoire  de  S.  Norbert,  par  Godefroid  Madelaine, 


454  VIE    DE    SAINT    15EHXAHD. 

De  tous  les  besoins  qui  assiégeaient  alors  les  classes  pau- 
vres, il  n'eu  est  pas  auxquels  Clairvaux  n'ait  essayé  de 
subvenir.  Peu  d'auberges  se  dressaient  hors  des  villes  ;  et 
d'autre  part  les  populations  des  campagnes  étaient  sou- 
vent si  misérables,  qu'un  grand  nombre  de  malades  ne 
pouvaient  recevoir  à  domicile  les  soins  réclamés  par  leur 
état.  C'est  pour  renn'-dier  à  ce  double  mal  que  la  charité 
multiplia  les  Maisons-Dieu ,  hôpitaux  et  auberges  gratuites 
à  la  fois.  Toutes  les  abbayes  cisterciennes  avaient  leur  hô- 
tellerie, relia  hospiium,  hospitale,  hospifiunt ,  où  les  voya- 
geurs et  les  malades  recevaient  logement,  nourriture  et, 
au  besoin,  traitement  du  médecin  (1).  Qui  dira  le  nombre 
d'indigents,  pèlerins  ou  malades,  à  qui  le  monastère  de 
saint  Bernard  servit  ainsi  d'asilo  ou  de  refuge? 

Mais  ce  qui  distingue  surtout  la  charité  dos  moines  et 
lui  donne  du  prix,  c'est  la  manière  dont  ils  l'exercent. 
('  Que  l'on  mettf  tous  les  soins  à  Ijien  recevoir  les  pauvres 
et  les  voyageurs,  avait  dit  saint  Benoit,  car  c'est  surtout 
en  eux  ({u'ou  reçoit  Jé-sus-Chrisl.  —  L'abbé'  donnera  aux 
hôtes  dt'  l'eau  pour  se  laver  les  mains;  l'abbé'  et  tous  les 
moines  leur  laveront  les  pieds.  —  Leur  nourriture  sera 
fournie  par  la  cuisine  de  l'abbé.  —  Qu'un  frôre,  craignant 
Dieu,  soit  chargé  de  l'hôtellerie.  Qu'il  s'y  trouve  en  quan- 
tité suftisante  des  lits  garnis  de  matelas.  C'est  la  maison 
de  Dieu:  qu'elle  soit  administrée  sagement  et  par  des 
sages  ['2).  » 

]).  11  ct29tV.  11  n'esl  pas  iinpossil)le  que  Jean,  pour  établir  la  supério- 
rité de  Clairvaux  sur  Préinontré,  ait  donné  au  hasard  le  ciiill're  de 
2O00  pauvres,  "  duo  millia  a(xe|ierunl  sub  sif^naculo.  »  Ce  sKjnacu- 
lum  rappelle  sans  doute  l'album  ou  matriciila  sur  laquelle  cha(|ue 
église  paroissiale  inscrivait  alors  tous  les  pauvres  ([u'elie  uiiuiiissait 
(cf.  linbart  de  la  Tour,  di'  Ecric.siis  ruslicanis,  p.  (;*J-7u  . 

(1;  C'oiisuet.  Aiili(/.,  ca|>.  ll'J.  Guigiiard,  p.  :>i2. 

(2)  Jirrj.  S.  Bvned..  ca|).  53. 


LE   DOMAINE   DE   CLAIRVAIX.  4oo 

Les  religieux  de  Clairvaux  observaient  scrupuieuse- 
ment  ces  touchantes  prescriptions.  Quand  un  voyageur 
frappait  à  la  porte  du  monastère,  le  portier,  en  ouvrant, 
lui  répondait  :  Deo  grattas;  et,  après  lui  avoir  demandé 
sa  bénédiction,  le  faisait  asseoir  dans  sa  cellule.  L'abbé, 
ou,  à  son  défaut,  un  autre  dignitaire  du  couvent,  mandé 
aussitôt,  faisait  à  Tétranger  les  honneurs  de  la  maison.  Il 
le  saluait  en  s'agenouillant  à  ses  pieds,  le  conduisait  à  la 
chapelle,  priait  avec  lui,  puis  l'introduisait  dans  l'hôtel- 
lerie 1  .  C'est  ainsi  que  Bernard  et  ses  disciples  élevaient 
l'hospitalité  à  la  hauteur  d'un  acte  de  religion.  C'est  ainsi 
qu'ils  entendaient  et  pratiquaient,  sans  éclat  et  sans  bruit, 
ce  ([ue  nous  appelons  aujourd'hui  la  fraternité,  nom  pom- 
peux et  un  peu  vain  dont  nous  décorons  nos  bonnes  O'U- 
vres  et  dont  nous  avons  malheureusement  perdu  le  sens 
chrétien. 

On  ne  saurait  méconnaître  sans  injustice  la  grandeur  et 
les  bienfaits  dune  telle  institution.  En  plein  douzième 
sit'cle.  Clairvaux  avait  sa  place  marquée  dans  l'ordre  éco- 
nomique et  social.  Ce  centre  agricole  rend  des  services 
tout  ensemble  k  la  terre  et  aux  personnes.  Grâce  à  lui,  la 
terre  est  d'un  meilleur  rapport;  les  personnes  qu'il  utilise, 
arrachées  pour  la  plupart  au  servage  —  nous  parlons  des 
convers  —  montent  d'un  degré  dans  l'échelle  sociale  et 
prennent  rang  à  côté  de  l'aristocratie  du  sang  et  de  l'in- 
telligence. C'est  un  essai  de  rapprochement  des  classes  et 
la  mise  en  pratique  de  la  théorie  chrétienne  de  la  frater- 
nité. Du  reste,  une  telle  association  ne  ressemble  en  rien 
à  ces  sociétés  économiques  qui  mettent  leurs  intérêts  en 
commun  dans  un  but  de  spéculation  égoïste.  Les  riches- 
ses qu'elle  accumule  forment  un  trésor  destiné  à  soulager 

1  Hegula  S.  Hcaed.,CA\>.  r,.3;  cf.  Pulri  Veni-nili.,  ep.  I,  :!«.  Migiic, 
t.  CL\X.\1.\,  p.  130. 


456  VIE    DE   SAINT    BERNARD. 

toutes  les  misères  du  dehors;  les  pauvres,  les  malades, 
les  vieillards  des  villages  voisins  en  bénéficient.  Quelle 
institution  moderne  de  bienfaisance  pourrait  lui  être 
comparée  et  porte  un  caractère  aussi  nettement  évangé- 
lique  ? 


CIIAPITIIH  \V1 

BERNARD    ORATEUR. 
SES    SOURCES,    SA   MÉTHODE,    SON   STYLE. 

Entre  les  grandes  œuvres  d'apostolat  qui  feront  l'éter- 
nel honneur  de  l'abbé  de  Glairvaux,  il  faut  placer  sa  pré- 
dication qui,  à  la  date  où  nous  sommes,  aborde  un  com- 
mentaire du  Cantique  des  cantiques,  c  Je  consens,  disait-il 
un  jour  devant  ses  frères  assemblés,  à  prier,  lire,  écrire 
et  méditiM'.  à  la  condition  que  cela  ne  vous  cause  aucun 
dommage  i.  '>  Le  travail  manuel  lui  étant  en  ([uelque 
sorte  interdit  par  l'état  toujours  précaire  de  sa  santé,  les  ab- 
bés, ses  supérieurs  et  ses  pairs,  l'engagèrent  à  s'adonner, 
par  manière  d'exercice  et  de  labeur  utile,  à  la  prédication 
dans  l'intérieur  du  cloitre.  C'est  ce  qui  explique  la  fré- 
quence et,  par  suite,  le  grand  nombre  de  ses  discours.  La 
Règle  cistercienne  n'autorisait  l'abbé  à  «  faire  le  sermon  i» 
qu'en  certains  jours  déterminés,  seize  fois  l'an.  Bernard, 
contrairemont  aux  usages  de  l'Ordre,  prêchait inditférem- 
ment  en  toutes  les  saisons  de  l'année,  et  durant  la  se- 
maine aussi  bien  que  les  dimanclies  et  les  fêtes  2  . 

(1;  Jn  Cant.,  Serin.  LI,  n-  3. 

(2)  D'après  les  Co usuel udhics  ciq».  G",  Guignard,  p.  l'il  ,  hdbt'ii- 
tur  sennones  in  capilu/o,  les  jours  o  IValivilatis  Doinini,  Aijparilio- 
nis,  Pasclia'.  Ascensionis,  Pcnlccosles,  oinnium  soleiniiilaluiu  S.  .Mari;e, 

26 


458  VIE    DE    SAINT    BERNAUD. 

Son  œuvre  oratoire  comprend  des  Homélies  pro[»remenl 
dites,  des  Commentaires  et  des  Panégyriques  ou  Oraisons 
funèbres.  Les  sermons  du  temps  sont  au  nombre  de  86, 
y  compris  quatre  homélies  de  Laudibus  Virginis  et  dix- 
sept  homélies  sur  le  psaume  :  Qui  liabitni  il).  Les  pre- 
miers chapitres  du  Cantique  des  cantiques  lui  ont  fourni 
le  thème  de  80  sermons  2).  Cent  vingt-cinq  autres  homé- 
lies nous  sont  parvenus  sous  le  titre  vague  de  Divcrsh; 
elles  commentent  pour  la  plui)art  un  texte  de  l'Ecriture 
sainte  (3).  Nous  possédons  en  outre  plusieurs  sermons  sur 
la  sainte  Vierge  et  la  Toussaint,  les  panégyriques  de  saint 
Jean-Baptiste,  de  saint  Pierre  et  saint  Paul,  de  saint  Be- 
noit, autorisés  par  la  Règle.  En  vertu  de  la  permission 
particulière  qui  lui  était  accordée ,  Bernard  a  célébré  pa- 
reillement plusieurs  autres  confesseurs  ou  martyrs,  les 


Nalivilalis  S.  Johannis  Baptishi',  Natalis  apostoloruin  Pelii  et  Pauli , 
solcinnitalis  S.  lieiioilicli,  oiniiiuin  Saiicloruni,  Dodicalionis  ccclesitc... 
et  pneler  lioc  in  Doiniiiica  prima  ailvciitus  Doinini  ot  in  doininica  Pal- 
iiiarurn.  »  Bernard  (///  psalm.  Qui  iialiilal,  scdh.  X  .  n"  G]  nous  dit  : 
«  Quod  alifiuotics  voliis  loi|uiinur  pr.i'Icr  consuetndincni  Ordinis  nos- 
Iri...,  de  voluntale  veneraljilinm  Iralium  et  coaiiliatuin  nostro- 
luin.  »  etc.  Cf.  (le  Sep/uaij.,  serin.  I,  n'^  ■'.. 

(1)  Le  sermon  V  pour  le  l'^''  diuianclic  de  uovenilne  e-^t  suspect 
comme  étant  une  simple  récapitulation  des  ])récédenls. 

(2)  Ces  80  (dans  certains  manuscrits,  87^  sermons  (et".  Maiiillon.  l'n'- 
face]  n'atteignent  que  le  1°'  verset  du  chapitre  m  du  Canliqiie. 
L'œuvre  fut  continuée  par  Gilbert  de  lloyland.  ablté  de  Swenslied  1  u;.!- 
1172),  dont  le  48^'  sermon*  va  jusqu'au  venset  10  du  chapitre  iv. 

(:})  Le  chiffre  de  125  doit  être  réduit  à  119;  les  (V\  7'  et  2r  sont  de 
Nicolas  de  Clairvau.x;  les  40«  et  41"  sont  allrii)ués  à  Jean,  ahhé  de 
Saint-Victor,  dans  un  Ms.  de  .Saint-^■i(•lor;  le  08''  est  la  reproduction 
du  ;i2'.  Quel(|ues  critiques  attrihuent  le  Se  et  le  28''  à  Gucrric,  abhé 
d'Igny;  mais  iMarténe  déclare  qu'il  les  a  rencontrés  dans  tous  les  bons 
Mss.  des  Sermons  de  saint  Bernard  et  (|u'ils  ne  se  trouvent  |ias  dans 
le  Ms.  d(!  Cologne  des  sermons  de  Guerrit.  Cf.  Bil)l.  Nation.,  Ms.  12::23, 
fonds  latin,  p.  311''  et  318. 


BERNARD    ORATEUR.  459 

saints  Innocents,  saint  Victor,  saint  Martin,  saint  Clé- 
ment, saint  André,  saint  Michel  archange.  Enfin  nous  re- 
trouverons ailleurs  les  oraisons  funèbres  de  son  frère  Gé- 
rard et  de  ses  amis  Humbert  et  Malachie   l'. 

Ces  discours  étaient  prononcés  dans  la  salle  capitulaire , 
d'ordinaire  après  la  messe  matutinale,  quehjuefois  avant 
Totlice  de  vêpres.  Leur  longueur  était  mesurée  sur  le 
temps  dont  pouvait  disposer  l'orateur,  qui  se  gardait  bien 
d'empiéter  sur  les  exercices  réguliers,  de  quelque  nature 
qu'ils  fussent.  On  le  voit  souvent  s'interrompre,  pour  per- 
mettre aux  frères  soit  d'assister  à  la  grand'messe,  soit  de 
vaquer  à  leur  besogne  journalière  :2  . 

Les  auditeurs  forment  deux  groupes  bien  distincts.  Les 
convers  avaient,  comme  nous  l'avons  vu,  chaque  di- 
manche, et  le  lendemain  de  Noël,  le  lundi  de  Pâques,  le 
lundi  de  la  Pentecôte,  chapitre  et  sermon  à  part  (3).  Le 
roman,  dialecte  bourguignon  ou  champenois,  était  le  seul 
idiome  qu'ils  entendissent.  Il  fallait  donc  que  Bernard 
s'accommodât  à  leur  faiblesse  et  parlât  leur  patois  (4). 
Sauf  ces  exceptions,  la  langue  dans  laquelle  furent  pro- 
noncés les  sermons  do  l'abbé  de  Clairvaux  est  le  latin. 
C'est  en  latin  que  nous  est  parvenue  toute  son  œuvre  ora- 
toire. On  a  pu  croire  un  instant  que  le  fameux  manuscrit 
des  Feuillants,  maintenant  à  la  Bibliothèque  nationale, 
contenait  une  édition  française  originale  de  quelques-uns 

(1)  Les  sermons  de  Sanclis  et  paiiégyriques  sont  au  noml)re  de  i3. 

f2)  Coiisiictad.,  cap.  70,  GuignarJ,  [>.  Ifi-;  //;  CanL,  Serm.  I,  12; 
\LVII.  S;  In  Psalm.  Qui  habitat.  Serin.  \,(\;in  Fest.  S.  MirlKiclis, 
Serin.  I,  G;  in  Fest.  Omn.  SS.,  Serm.  1,3;  II,  S;  De  Dicersis,  .W.Wlll, 
3;  De  S.  Malac/iia,  I,  8. 

(3)  Vsus  Coitversoruni,  cap.  xi.  Gui^nard,  p.  283-'28i. 

(4)  Bernard  fait  remarquer  qu'à  la  dislance  de  ')0  lieues  environ,  les 
idiomes  des  provinces  étaient  fort  dllférents  :  dicersis  provinriis  cl 
(lissimililnis  linguis  ad  invirem  dislamiis!  Ep.  67,  n"  1. 


400  VIE    DE    SAINT    BEHNAHI). 

de  ses  sermons.  Mais  la  critique  littéraire  a  fait  justice  de 
cette  erreur.  Il  est  aujourd'hui  prouvé  que  Li  Srrmnn 
saint  Bernarl  sont  une  traduction  en  dialecte  lorrain ,  voire 
messin,  du  texte  latin  que  nous  possédons,  traduction 
qui  date  de  la  fin  du  douzième  siècle   1;. 

Sauf  les  convers,  toute  la  communauté,  novices  com- 
pris, assistait  au  chapitre  et  par  suite  au  sermon  2  .  Un 
tel  auditoire  formait  une  assemblée  d'élite.  Mabillon  ex- 
plique ainsi  le  ton  élevé  des  liomélies  et  discours  de  saint 
Bernard  3  .  Tous  les  auditeurs  comprenaient  le  latin,  et 
nombre  d'entre  eux  étaient  initiés  aux  mystères  de  la  vie 
surnaturelle,  non  moins  qu'au  langage  de  la  Bible  et  des 
l'ères.  Cela  permettait  à  l'orateur  d'aborder  quelquefois, 
])ar  manière  de  digression  ou  même  directement,  les  pro- 
blèmes les  plus  ardus  de  la  grâce  et  du  mysticisme    4  . 

Bernard  était  merveilleusement  préparé  pour  cet  ofOce 
de  docteur.  Xul  mieux  que  lui  ne  sut  mettre  à  profit  les 
heures  d'étude  que  lui  accordait  la  Règle.  Malgré  ses  fré- 
quentes sorties,  la  Bible  lui  était  devenue  extrêmement 
familière.  Pour  saisir  le  sens  du  texle  ou  en  rè-soudre  les 
diflicultés,  il  consulte  rarement  les  commentaires  des 
saints  Pères.  «  Les  choses  goûtées  à  leur  source  ont  plus 
de  saveur  o;,  »  disait-il.  Et  pour  peindre  notre  pensée  par 
un  mot  qu'il  nous  suggère  lui-même,  si  Bernard  s'est  as- 

(I;  Cf.  1"'  éilil.,  t.  1.  p.  i.">5-(;,  noie,  et  /./  sermon  saint  lUrnarl  : 
Alles/e  Vran-usisclic  Vberselzuny  der  luteinisclivn  Pre/ligten 
lievnliard  voit  Clairraux,  nacli  der  FeuUlanlincs  Ilandscinifl  in 
Paris,  zum  erstcn  Mal  vollslaadig  herausgegehcn,  von  Wcndclin 
Foerster,  Erlangen,  Iss",:  Hiblioll).  nation.,  Paris,  Ms.  français, 
n"  24768. 

(2)  Sur  la  présence  des  novices,  cf.  In  Cant.,  serni.  L.MH,  0. 

(3)  Pr.vfat.  ad  Serin.,  n"  '}.. 

(4)  «  .\rcanuiu  lheoric;e  eonlcniplationis.  »  //'  Canl.,  Seiin.  Wlll.  :!. 
(.">)  Bern.  Vita  secunda,  caj».  .\,  n"  '.Vi. 


BERNARD    ORATEUR.  461 

similé  si  parfaitement  les  expressions  de  la  Bible,  c'est  à 
force  de  les  avoir  en  quelque  sorte  «  ruminées  (1).  »  «  Sei- 
gneur, s'écriait-il  un  jour  devant  ses  moines,  durant  celte 
vie  mortelle,  en  ces  lieux  de  mon  pèlerinage,  j'ai  toujours 
eu  la  douce  habitude  de  paître  sous  votre  garde  et  de  me 
nourrir  de  vous  dans  la  Loi,  dans  les  Prophètes  et  dans 
les  Psaumes.  Souvent  aussi  je  me  suis  reposé  dans  les  pâ- 
turages évangéliques  et  aux  pieds  des  apôtres  (2  .  »  La 
Bible  tout  entière  formait  donc  l'objet  habituel  de  ses 
méditations.  Aussi  lui  devint-elle  à  ce  point  familière, 
lui-même  en  fait  l'aveu,  que  durant  son  oraison  elle  se 
déroulait  sous  son  regard  comme  un  livre  immense  dont 
il  pouvait  lire  à  son  gré  toutes  les  pages  3  . 

Sa  science  des  Pères  n'était  guère  inférieure  à  celle  des 
Écritures,  j'entends  sa  science  des  Pères  latins  et  surtout 
de  ceux  que  le  moyen  âge  considérait  à  bon  droit  comme 
les  plus  éminents  docteurs  de  lÉglise  i .  Il  invoque  rare- 
ment l'autorité  de  saint  Jérôme  o  ;  mais  saint  Âmbroise, 
saint  Augustin  et  saint  Grégoire  sont  ses  auteurs  favoris. 
Il  appelle  les  deux  premiers  '<  les  colonnes  de  l'Église,  » 
et  on  l'entendit  un  jour  s'écrier  hardiment,  d'une  façon 
évidemment  oratoire  :  «  Qu'ils  soient  dans  l'erreur  ou 
dans  la  vérité,  je  confesse  que  je  suis  avec  eux  6).  »  Ori- 

i'I)  «  Juciinda  ruininatio  Psalinoriiin.  o  In  fest.  SS.  Pétri  et  Pmili, 
Serm.  II,  iv  2. 

(2)  In  C'ant.,  Serm.  XXXllI,  ir  7. 

(3)  «  Confessas  est  aliquaiido  sibi  inedilanli  vcl  oranli  sacrain  om- 
iiem,  vclut  sul)  se  positam  et  cxpositain,  apparuisse  Scriptuiain.  » 
Bern.  Vita,  lib.  III,  cap.  m,  n"  7. 

(4)  «  Fréquenter  eliain  de  gcstis  saiicloruin  et  verbis  et  scriplis  eo- 
rum,  victuiii  niilii  et  allincntibiis  mcndicavi ,  ut  polui.  »  /((  Caut., 
Sorin.  XWIH,  n-  7. 

{:,]  Hern.,  ep.  -ni. 

[6)  Kpitre  à  Hugues  de  Saint-Victor,  ilc  /Itiplisino,  elc.,  cap.  ii,  ii'  H. 

20. 


462  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

gène  est,  ce  semble,  le  seul  des  Pères  grecs  dont  Texé- 
gèse  lui  ait  été  familière    i  . 

A  ces  sources  de  l'éloquence  de  Bernard,  il  faut  joindre 
la  Vie  des  Pères,  qui  lui  fournit  parfois  un  trait  heureux, 
une  piquante  anecdote  2  ;  il  faut  joindre  surtout  un  écri- 
vain qui  fut  un  grand  penseur,  non  moins  qu'un  grand 
politique,  Cassiudore.  On  ne  s'attendait  guère  à  rencontrer 
les  o'nvres  de  Cassiodore  dans  la  maigre  bibliothèque  de 
Clairs  aux.  Bernard,  à  la  vérité,  ne  le  nomme  jamais: 
mais  il  est  indiscutable  qu'il  connut  au  moins  son  com- 
mentaire sur  les  Psaumes.  Est-ce  nous  abuser  que  de 
prétendre  qu'il  y  a  une  parenté  entre  les  deux  esprits? 
Certains  tours  de  phrase  de  l'un  ont  passé,  sans  détonner, 
dans  le  style  de  l'autre.  Et  plus  d'un  critique  serait  peut- 
être  surpris  d'apprendre  que  telle  brillante  image  ou 
pensée  dont  on  a  coutume  de  faire  honneur  à  l'abbé  de 
Clairvaux  est  de  Cassiodore.  Bernard  paraît  avoir  connu 
de  bonne  heure  le  commentaire  sur  les  Psaumes;  il  y  fait 
des  emprunts  à  toutes  les  époques  de  sa  carrière  oratoire. 
Ses  sermons  de  Landi/jus  l'irijinis  en  portent  déjà  la  mar- 
que; et  les  vestiges  ([u'on  en  retrouve  dans  ses  sermons 
sur  le  Cantique  des  cantiques  sont  plus  frappants  encore  3  . 

Nous  avons  nommé  la  Vie  des  Pères  du  désert;  les  Vies 
des  Saints  ne  lui  sont  pas  moins  familières.  Outre  la  lec- 
ture qu'on  en  fait  régulièrement  devant  lui,  soit  au  réfec- 
toire soit  à  la  collation,  il  se  garde  bien,  s'il  est  appelé  à 
prononcer  l'éloge  d'un  martyr  ou  d'un  confesseur,  d'entre- 

(1)  De  Divcrsis,  Serin.  XXXIV,  ii-  1;  In  Cant.,  Serni.  LIV,  iV  :J. 
IJcrnanl  cite  encore  saint  Allianase  dans  sa  lettre  à  Innocent  II  de 
Ivrrorihus  A bxUinli. 

(2j  «  De  geslis  sancloruni...  mcndicavi  ut  |iiitiii.  »  In  Canl.,  Sorni. 
XXXIIl,  n'  7.  Cf.  Domiii.  in  Oclav.  Epitjli.,  Serrn.  II,  n"  5. 

(.'])  Sur  ce  point  cf.   l'-^  édil.,  t.  I,  p.  459,  note  1. 


BERNARD    ORATEUR.  463 

prendre  son  panégjTique,  sans  avoir  Tait  une  étude  plus 
approfondie  de  son  histoire.  S'il  doit  célébrer  les  vertus 
de  saint  Martin,  par  exemple,  il  lira  non  seulement  la  Vie 
du  grand  thaumaturge ,  mais  encore  les  Lettres  et  les  Dia- 
logues de  Sulplce  Sévère  (1).  Les  Actes  de  saint  Victor, 
patron  du  monastère  de  Moutiéramey,  lui  fourniront  La 
matière  de  deux  discours  (2).  Il  empruntera  aux  Actes  de 
saint  André  les  cris  et  les  paroles  enflammées,  verba  ignea, 
du  courageux  apôtre  (3).  Les  modernes  lui  reprocheront 
peut-être  de  manquer  de  critique  et  de  n'avoir  pas  tou- 
jours su  distinguer  entre  les  Acta  sincera  et  les  légendes. 
On  l'eût  sûrement  bien  étonné,  si  on  lui  eût  fait  observer 
que  les  légendes  de  saint  André  et  de  saint  Clément  étaient 
interpolées.  11  ne  soupçonne  pas  davantageque  le  récit  de 
la  mort  tragique  de  Simon  le  Magicien ,  précipité  du  haut 
des  airs  par  une  prière  du  prince  des  apôtres,  est  une 
anecdote  apocryphe  (4).  11  croit  à  l'authenticité  d'une  let- 
tre de  saint  Ignace  le  Martyr  adressée  à  je  ne  sais  quelle 
Marie  (5;,  qu'il  appelle  Cliristifera.  Mais  ce  sont  là  des  er- 
reurs partagées  par  tous  les.esprits  de  son  temps  ;  et  elles 
tiennent  si  peu  de  place  dans  ses  sermons,  que  la  valeur 
de  son  œuvre  oratoire  n'en  est  guère  affaiblie. 

La  science  biblique,  patristique  et  historique  de  l'abbé 
de  Clairvaux  est  donc  considérable.  Muni  d'une  telle  éru- 
dition, il  pouvait  aborder  les  sujets  les  plus  élevés  et  les 

(1)  Voir  le  pané>;yriqiie  de  saint  Martin. 

(2)  Bern.,  ep.  398,  n"  3. 

[^)  Voir  les  trois  sermons  sur  saint  André.  Une  note  de  Matjilloii 
itabiit  que  les  Actes  de  saint  André  étaient  déjà  cités  au  neuviè;ne 
siècle  en  Occident. 

(i)  'i  Qiiid  polentius  Petro,...  qui  Simonein  niagiiiu  spirilu  oris  sui 
in  aère  attigit  V  »  ///  festo  SU.  Pétri  et  l'aull,  Serni.  1,  a"  2. 

i'5)  la  l'satm.  :  Qui  habitat.  Serin.  VII,  n"  i.  Cf.  note  de  Mahil- 
lon. 


4G4  \IE    ]iE    SAINT    I5EHNAH1). 

genres  les  plus  divers,  homélies,  commentaires,  panégy- 
riques. Cependant  il  ne  le  faisait  jamais  qu'en  tremblant, 
au  témoignage  de  ses  biographes  (i);  et  il  n'eût  pas  osé 
prendre  la  parole  en  public,  sans  avoir  consacré  à  la  pré- 
paration immédiate  de  son  discours  un  temps  plus  ou 
moins  long,  comme  il  nous  l'apprend  lui-même.  Il  lui  fal- 
lait, pour  employer  son  expression ,  «  cuire  son  pain  avant 
de  le  rompre  à  ses  auditeurs;  »  et  il  craignait  toujours 
«  d'èlre  un  mauvais  cuisinier  et  de  faire  de  mauvaise  cui- 
sine. 1'  «  Toute  cette  nuit,  disait-il  un  jour,  mon  cœur  a 
chaulTé  au  dedans  de  moi  et  le  feu  a  brûlé  dans  ma  médi- 
tation pour  préparer  les  plats  que  j'ai  à  vous  servir,  j'en- 
tends le  feu  que  le  Seigneur  Jésus  est  venu  allumer  sur  la 
terre  :  car  pour  une  nourriture  spirituelle  il  faut  nécessai- 
rement une  cuisine  et  un  feu  spirituels.  11  ne  me  reste  plus 
qu'à  vous  distribuer  ce  que  j'ai  préparé.  Mais  considérez 
plutôt  le  Dieu  qui  donne  que  le  ministre  qui  distribue; 
car  je  ne  suis  que  votre  serviteur  qui  mendie,  pour  moi 
comme  pour  vous,  Dieu  le  sait,  le  pain  du  ciel  et  l'ali- 
ment de  vie.  Plaise  à  Dieu  que  je  sois  un  cuisinier  fidèle 
et  mon  âme  une  cuisine  utile  (2)!  » 

Il  ne  faut  pas  s'attendre  à  trouver  dans  ces  entretiens 
monastiques,  fruit  d'une  pieuse  et  fervente  méditation, 
des  discours  composés  selon  le  mode  classique.  Bernard 
n'est  pas  didactique  à  la  manière  des  prédicateurs  du  dix- 
septième  siècle.  11  est  avant  tout  un  apôtre  du  cloître; 
c'est  dire  qu'il  improvise.  Sa  parole  est  toujours  vive,  na- 

(1)  «  Licet  lani  niagnus  esset,  et  oxcelsus  in  verbo  gloria',  min<[iiaii> 
taiiicii  (siciil  sœpe  eiiin  audiviiiuis  i)roU'slaiilciii)  iii  qiiainlil»ct  iuiiiiili 
(U'iu  sine  niolu  el  rcvcrenlia  verbiini  fi'cil.  »  Bern.  Vifa.  iili.  III, 
caj).  VII,  n"  22. 

(2)  In  Festo  SS.  omnium,  Serai.  I.  n"  2-3.  Cf.  lu  Canl..  Seim.  XVI, 
n"  1  :  «  Et  liamire  et  propinare  me  oporlel.  » 


BERNARD    ORATElli.  4()5 

turellc,  spontanée;  on  peut  suivre  dans  ses  sermons  le  (il 
de  sa  pensée  et  le  travail  de  son  intelligence,  ce  travail 
que  les  philosophes  appellent  l'association  des  idées.  Si 
son  i»lan  est  tracé  d'avance,  ce  n'est  pas  dans  des  limites 
trop  précises;  et  son  cadre  devra  se  prêter  à  tous  les  dé- 
veloppements que  lui  suggérera  le  feu  de  l'improvisation. 
D'ordinaire  on  voit  naître  sa  phrase,  on  remarque  le  mot 
qui  éveille  l'idée  et  guide  sa  raison.  Si  ce  mot  l'entraîne 
parfois  à  des  digressions  qu'il  n'a  pas  prévues,  il  ne  s'en 
étonne  pas,  il  s'y  abandonne  même  sans  scrupule.  «  Puis- 
que nous  sommes  tombés  sur  cette  pensée,  disail-il  un 
jour  à  ses  religieux,  arrêtons-nous-y  un  instant;  elle  peut, 
aussi  bien  qu'une  autre,  servir  de  nourriture  à  notre  àme. 
N'arrive-t-il  pas  quelquefois  aux  chiens  et  aux  chasseurs 
d'abandonner  le  gibier  qu'ils  couraient,  pour  en  poursui- 
vre un  autre  ([ui  s'offre  à  eux  à  l'improviste   1).  » 

Cette  habitude  de  l'improvisation  était  incompatible 
avec  la  méthode  de  la  division,  telle  que  l'entendent  les 
classiques  et  surtout  Bourdaloue.  L'abbé  de  Clairvaux 
n'emploie  guère  les  divisions  que  pour  les  sermons  où  il 
célèbre  les  Mystères;  et  Fénelon  observe  avec  raison  qu'il 
ne  les  suit  pas  toujours,  même  après  les  avoir  annoncées. 
D'ailleurs ,  c'est  peut-être  employer  à  tort  le  mot  de  divi- 
sion, que  de  l'appliquer  à  ces  points  de  repère  qui  le  gui- 
dent dans  le  développement  de  son  sujet  et  qu'il  indique 
en  ces  termes  :  quis,  qiiid,  quilms  anxiliis ,  car,  quomodo, 
ijiiando,  ou  par  toute  autre  rubrique  analogue  (2).  Dans 
le  panégyrique  et  l'oraison  funèbre,  son  plan  se  trouve 
généralement  partagé  en  trois  ou  quatre  points,  qui  ne 
sont  pas  toujours  nettement  distingués  entre  eux  et  qui 


(1)  In  C'a  ni.,  Sorin.  WI,  ii"  1. 

(9.)  Cf.  la  Advealu  Dom'uii ,  Seiin.  1. 


466  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

comprennent  :  Texpression  de  sa  douleur  (dans  Toraison 
funèbre),  Téloge  do  quelques  actions  du  héros  qu'il  célèbre, 
la  peinture  de  la  gloire  du  ciel,  et  Texposition  du  dogme 
de  la  communion  des  saints.  Parfois  il  propose  plus  pré- 
cisément à  la  méditation  de  ses  auditeurs  '<  la  doctrine, 
l'exemple  et  l'intercession  »  du  saint.  C'est  là  une  division 
qu'il  semble  affectionner  1  .  Ses  homélies  ou  commen- 
taires échappent  presque  complètement  à  ce  genre  d'or- 
donnance. L'homélie,  comme  on  sait,  et  comme  l'indique 
le  mot  même ,  est  un  entretien  familier  sur  un  texte  ou 
sur  un  passage  de  l'Écriture  sainte.  Aux  premiers  siècles 
de  l'Église,  la  prédication  consistait  dans  l'explication  de 
l'épitre  ou  de  l'évangile  du  jour;  le  sermon  était  le  com- 
mentaire obligé  du  passage  de  la  Bible  qu'on  lisait  aux 
fidèles  :  c'est  l'origine  des  admirables  homélies  de  saint 
Jean  Chrysostome  sur  saint  Matthieu  et  saint  Paul,  et  do 
saint  Augustin  sur  les  Psaumes  et  sur  saint  Jean.  Quoi  di- 
plus  naturel  que  cette  méthode?  Bernard  s'en  empare  à 
son  tour  et  en  fait  la  règle  de  la  plupart  do  ses  œuvres 
oratoires. 

Nous  saisissons  ici  sur  le  vif  son  principal  procédé  de 
développement.  C'est  une  simple  analyse  des  mots  du  texte. 
Pour  nous  en  convaincre,  ouvrons  au  hasard  un  de  ses 
sermons.  La  veille  de  la  Nativité,  il  entreprend  de  com- 
menter les  paroles  du  Martyrologe  :  Jésus  Chrisius,  Fi/ius 
Dci ,  nascAinr  in  Bcthlehcm  Juihc{2';.  Tout  d'abord,  sa  joii^ 
(''date.  Les  mots  ((u'il  vient  de  lire  sont  du  miel  dans  sa 
bouche  et  une  mélodie  pour  son  oreille.  11  ne  se  lasse  pas 

(t)  «  Pascit  vila,  pascil  docliina.  pascil  et  intercessione.  » ///  Xatalt 
S.  lienci/icli,  Serin.,  ii"  8.  «  Exeinplo,  oralione,  doctrina.  «  //(  Couver- 
sioiie  S.  Pauli,  Serm.  I,  n"  1.  Cf.  ///  Pasc/ia,  Senno  I,  ii  •  :î;  ///  Vifji- 
lia  SS.  Pelri  et  Pauli,  Serin.,  u"  2;  Ep.  201,  n"  3. 

(2)  In  Vigilia  ISaliv.  Domini,  Serin.  1.  Cf.  Sermo  VF. 


BERNARD    ORATEUR.  4G7 

de  les  répéter.  Puis,  pour  communiquer  aux  autres  sa  joie 
naïve  et  profonde,  il  se  met  à  expliquer  les  paroles  du 
texte  Tune  après  l'autre.  Tout  le  monde,  dit-il,  doit  se  ré- 
jouir de  Tavènement  du  Verbe;  car  c"est  un  Sauveur  (Jé- 
sus .  bon  et  doux  Cliristus),  puissant  et  glorieux  de  sa 
nature  Filius  Dei).  Nascilur  est  un  mot  que  nous  pouvons 
toujours  redire  en  toute  vérité  :  car  le  Verbe  est  aujour- 
d'hui, il  était  hier,  et  il  sera  dans  tous  les  siècles.  Il  était 
hier,  puisque  Adam,  Abraham,  les  prophètes,  les  apôtres, 
l'ont  vu.  Il  est  encore  aujourd'hui,  et,  qui  plus  est,  il  est 
visible  à  la  foi.  La  foi  est  comme  un  miroir  de  Téternilé, 
dont  la  vaste  étendue  comprend  en  même  temps  le  passé, 
le  présent  et  l'avenir,  sans  que  rien  s'en  échappe,  s'efface 
ou  disparaissi'.  Ainsi  conçue,  la  foi  est  de  ce  monde,  elle 
est  humaine.  Aussi  l'Église  ne  dit  pas  natus  est,  mais 
nascitur;  et  vraiment  ne  semble-t-il  pas  qu'il  naisse  tous 
les  jours,  lorsque,  par  la  foi,  nous  nous  représentons  sa 
nativité?  Videtur  nasci ^  dum  fidelifer  repricsentamus  ejus 
nativUatem.  Le  martyrologe  ajoute  in  liethlehem  Judœ. 
Bernard  donne  l'étymologie  de  ces  deux  mots,  et  on  fait 
une  application  morale  à  ses  auditeurs.  Tel  est  le  rapide, 
mais  fidèle  résumé  de  son  discours.  Il  met,  ce  nous  sem- 
ble, tout  à  fait  en  relief  son  procédé  de  développement. 
Cette  analyse  des  mots,  qu'on  observe  dans  la  plupart 
de  ses  sermons,  devait  infailliblement  le  conduin.'  à  l'é- 
tude de  l'étymologie.  Il  a  pour  mailres  dans  celte  science 
les  Pères  qui  l'ont  pn-cédé,  saint  Jérôme,  ou  plut-H  saint 
Grégoire  le  (jrand  qui  s'inspire  de  saint  Jérôme,  et  vrai- 
semblablement saint  Isidore  de  Séville  dont  les  étymolo- 
gies  étaient  si  répandues  au  moyen  âge.  Bernard  ne  ren- 
contre jamais  un  nom  i)ropre,  sans  lui  demander  le  secret 
qu'il  renferme.  C'est  ainsi  qu'il  expliqua  les  fonctions,  la 
nature,  la  di.nnité  des  neuf  chœurs  des  Anges,  d'après  la 


i()8  VIK    DE    SAINT    I3P:RiNAR1», 

sigiiilication  des  noms  qu'ils  portent.  11  serait  peut-être 
fastidieux  de  résumer  ici  le  sermon  qu'il  a  composé  sur  ce 
sujet  (1);  aussi  bien  les  exemples  ne  nous  manqueront  pas 
pour  montrer  quel  tour  oratoire  il  savait  donner  à  ses 
explications  étymologiques.  Dans  ses  homélies  super  Mis- 
sus  esl ,  il  développe  longuement  et  avec  un  rare  bonheur 
d'expression  le  sens  des  noms  de  Gabriel ,  de  Nazareth,  de 
.luda,  et  surtout  de  Marie.  Nous  ne  nous  arrêterons  que 
sur  ce  dernier.  «  Le  nom  de  la  Vierge  était  Marie,  qui  si- 
gnilie  étoile  de  la  mer.  Est-ce  qu'il  ne  s'applique  pas  très 
justement  à  la  Vierge  Mère?  N'est-ce  pas  avec  beaucoup 
de  raison  qu'on  la  compare  à  une  étoile?  Tel  un  astre  émet 
son  rayon  sans  souffrir  aucune  lésion,  telle  Marie  a  mis 
son  enfant  au  monde  sans  donmiage  pour  sa  virginité.  Le 
rayon  sort  de  l'astre  sans  diminuer  sa  clarté,  et  le  lils  nait 
de  la  Vierge  sans  blesser  son  intégrité.  C'est  cette  noble 
étoile,  issue  de  Jacob,  dont  le  rayonnement  illumine  l'u- 
nivers, dont  la  splendeur  brille  aux  cieux  et  pénètre  jus- 
qu'aux enfers.  Klle  rayonne  sur  la  terre,  réchauffant  les 
âmes  plutôt  que  les  corps,  ranimant  les  vertus  et  consu- 
mant les  vices.  Oui ,  elle  est  cette  biillante  et  merveilleuse 
étoile  ([ui  domine  heureusement  notre  mer  immense, 
étincelante  de  mérites,  éclatante  de  vertus.  0  vous  donc, 
qui  ilottez  sur  le  courant  de  ce  siècle  parmi  les  orages  et 
les  temp<Hes,  plutôt  que  vous  ne  marchez  sur  la  terre, 
tenez  vos  yeux  fixés  sur  celte  étoile,  si  vous  ne  voulez  pas 
sombrer  sous  les  flots.  Ktes-vous  assailli  par  les  vents  des 
tentations,  précipité  sur  les  écueils  des  tribulations  :  re- 
gardez l'étoile,  appelez  Marie.  Ltes-vous  ballotté  par  les 
Ilots  de  l'orgueil,  de  l'ambition,  de  la  médisance  ou  de 
l'envie  :  regardez  l'étoile,  ajtpelez  Marie.  Si  la  colère,  l'a- 

(l)  lu  Canl..  Snnn.  MX. 


BERNARD    ORATEUR.  4G9 

varice  ou  les  sollicitations  de  la  chair  agitent  la  nacelle  de 
votre  âme,  regardez  Marie.  Si,  troublé  par  rénormité  de 
vos  crimes,  confus  de  la  laideur  de  votre  conscience,  ef- 
frayé de  l'horreur  du  jugement,  vous  vous  sentez  descen- 
dre dans  le  gouffre  de  la  tristesse ,  dans  l'abîme  du  déses- 
poir :  pensez  à  Marie.  Dans  les  périls,  dans  les  angoisses, 
dans  les  perplexités,  pensez  à  Marie,  invoquez  Marie. 
Ayez-la  toujours  sur  les  lèvres,  toujours  dans  le  cœur  :  et 
pour  obtenir  le  suffrage  de  sa  prière,  ne  manquez  pas  de 
suivre  l'exemple  de  sa  vie.  Tant  qu'on  la  suit,  on  ne  dé- 
vie pas;  tant  qu'on  la  prie,  on  ne  désespère  pas;  tant  qu'on 
pense  à  elle,  on  n'erre  pas.  Avec  son  appui  on  ne  peut 
choir;  sous  sa  protection,  on  ne  craint  rien;  sous  sa  con- 
duite ,  ou  ne  se  lasse  pas  ;  avec  sa  faveur  on  arrive  ;  el  ainsi 
on  éprouve  en  soi-même  la  vérité  de  cette  parole  :  le  nom 
de  la  Vierge  était  Marie  (1).  » 

Voilà  une  page  admirable.  On  citerait  difficilement  un 
orateur  qui  ait  su  tirer  un  meilleur  parti  de  l'étymologie? 
Bernard  n'a  i)as  été  moins  éloquent,  en  commentant, 
sur  le  nom  du  Christ,  une  belle  pensée  de  Cassiodore,  à 
propos  de  ce  texte  sacré  :  Oleum  cffnxum  nomcn  Inuin  : 
u  Ton  nom  est  une  huile  répandue.  »  Qu'on  relise  son 
quinzième  sermon  sur  le  Canli(jt(e  des  cantiques  i  . 

De  l'étymologie  des  noms  propres  à  l'allégorie  la  tran- 
sition était  facile,  t/allégorie  est  une  sorte  de  personnili- 
cation  des  mots.  J. 'étude  des  mots  joue  un  trop  grand  rôle 
dans  l'éloquence  de  l'abbé  de  Clairvaux,  pour  que  l'allé- 
gorie n'y  ait  pas  trouvé  place.  Le  sermon  qu'il  prononça 
sur  ce  texte  des  Psaumes  :  Misericordia  et  verilas  oOvia- 
verunt  sibi ;  juslilia  et  pax  osculatx  sioit ,  est  vraiment  une 

(1)  Homilia  11,  n"  17. 

(2)  Cf.  Cassiodore,  //(  Psahu.  C.WVlf,  h. 

SAINT    lililîNAUr).    —   T.    I.  27 


470  VIE   DE    SAINT    BERNARD. 

œuvre  remarquable  en  ce  genre  i4  .  Aussi  saint  Bonaven- 
ture  l'a-t-il  reproduite  avec  complaisance  clans  ses  déli- 
cieuses méditations  sur  la  Vie  de  Jésus-Christ:  et  de  nos 
jours  encore,  le  P.  Monsabré  s'en  est  inspiré  dans  sa  con- 
férence sur  les  Trésors  de  l'Église.  Il  y  a  là  de  quoi  tenter 
le  génie  d'un  grand  peintre.  On  rencontre  dans  beaucoup 
de  vitraux  du  moyen  âge  cette  belle  scène  de  la  réconci- 
liation de  la  Justice  et  de  la  Paix  par  Tlncarnation;  mais 
nulle  part,  que  nous  sachions,  elle  n"a  été  traitée  avec 
une  telle  richesse  de  détails.  Le  dessin  à  la  plume  que 
lalibé  de  Clairvaux  en  a  tracé  est  d'un  maître.  Un  litté- 
rateur de  profession  l'eût  travailli'  avec  plus  de  soin  ;  nous 
doutons  qu'il  eût  réussi  à  on  faire  quelque  chose  de  plus 
charmant.  Le  tableau  serait  peut-être  plus  achevé,  plus 
Uni;  il  n'aurait  pas  plus  do  caractère. 

La  méthode  de  développement  oratoire ,  proprement 
fondé  sur  l'étude  des  mots,  lui  a  donc  fourni  d'étonnantes 
ressources.  Mais  il  no  faudrait  pas  croire  qu'elle  fût  sans 
inconvénient.  L'abus  pouvait  aisément  s'y  glisser.  Tous 
ses  essais  dans  le  genre  alh'^gorique  n'ont  pas  la  même  va- 
leur. Sa  parabole  de  PiKjna  spiriinali  manque  d'aisance 
dans  lo  tour  (2),  et  son  sermon  trente-neuvième  sur  le 
('riDliqur  des  canliques,  où  il  personnilie  tous  les  vices 
(ju'il  met  en  branle  à  la  tête  du  char  de  Pharaon,  l'Ava- 
rice, la  Luxure,  la  Malice,  etc.,  est  trop  alambiqué  (3). 
On  pourrait  lui  adresser  un  reproche  analogue  pour  l'em- 


(1)  In  Aununt.  B.  Marix,  Sonn.  I,  n»  G-li. 

(2)  Des  cinq  paraliok'S  allril)iiées  à  l'abbé  de  Clairvaiix,  la  preniicri! 
seule  parait  auUienli(iue.  Dans  les  Mss.  les  plus  autorisés  la  seconde 
ne  se  rencontre  pas.  Du  reste  la  seconde  et  la  troisième  sont  des  inii- 
talions  de  la  première.  Cf.  note  de  Martène,  Bibliolh.  nation.,  Ms. 
12323,  fonds  latin,  ]>.  3U. 

(3)  In  Cunl.,  Serin.  .\XXI.\,  n"  5-',t. 


BERNARD    ORATEUR.  471 

ploi  de  certaines  élymologies  arbitraires  1  .  Son  procédé 
analytique  lui  lit  également  exagérer  le  rôle  des  mots 
dans  la  Sainte  Écriture.  Consacrer,  comme  il  l'a  fait,  la  moi- 
tié d'un  sermon  à  commenter  le  préfixe  ad,  dans  le  verbe 
adspiret  (2^,  est  pour  le  moins  une  faute  de  goût.  Il  serait 
aisé  de  glaner  dans  ses  œuvres  une  petite  gerbe  de  fautes 
semblables  qui  proviennent  plus  ou  moins  directement 
de  sa  méthode.  Mais  ce  ne  sont  là  en  somme  que  des 
taches  assez  rares;  et  en  cela  encore  l'abbé  de  Glairvaux 
imitait  certains  Pères  et  suivait  le  goût  de  son  temps. 

Son  style  est  en  général  de  bon  aloi.  On  en  devine  la 
matière  et  la  substance.  Les  textes  sacrés  se  mêlent  habi- 
tuellement à  la  trame  de  son  discours  et  en  font  un  tissu 
serré  et  continu.  «  Ses  écrits,  a-t-on  dit,  sont  de  vérita- 
bles centons  de  rÉcriture  (3i.  »  Il  serait  plus  vrai  de  dire 
que  si,  par  impossible,  la  Bible  venait  à  périr,  on  pour- 
rait presque  la  recomposer  avec  les  seuls  extraits  des  œu- 
vres do  saint  Bernard.  Quicon([ue  voudrait  avoir  une  idée 
du  tour  biblique  de  son  style ,  n'a  qu'à  lire  la  dernière 
partie  de  son  seizième  sermon  sur  le  Psaume  :  Qui  habi- 
lal  :  sauf  quelques  citations  tirées  des  Pères  et  de  la  litur- 
gie, la  Sainte  Écriture  en  a  fourni  à  peu  près  tous  les  élé- 
ments. Les  termes  si  énergiques  (jui  qualifient  les  démons 
de  voleurs,  médium  iter  IntruncuU  (djaedere,  sont  de  saint 
(jrégoire  le  Grand  'i  ;  la  dernière  phrase  :  si  corde  chime- 
mu-s  jtio,  cerf''  didics  r.r  iiromisso ,  est  extraite  d'une  hymne 


(1)  Oralio  =  oris  rallo,  etc. 

'2)  In  Cant.,  Serin.  LXXII,  «-11.  Pour  justKier  son  procédé,  IJcniard 
(lit  :  «  Ego,  ut  verum  falcar,  jain  olim  mitii  persuasi  in  sacri  pretio- 
sique  elofiuii  lexlu  ntc  inodicain  vacare  parliculain.  »  Ibid.,  w  <;.  CI'. 
Serin.  XL,  n'  1. 

(3)  Sixlc  dL'  Sienne,  cité  par  Mabilion,  Prxf.  Gcnerdl.,  w  2i. 

(i)  In  Malllueuni,  llouiiHa  II. 


472  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

que  l'Église  chante  pendant  le  saint  temps  du  Carùme, 
Tout  le  reste  de  ce  long  paragraphe  est  emprunté  presque 
mot  pour  mot  à  l'Ancien  Testament  et  au  Nouveau  (1). 

Mais  l'abbé  de  Clairvaux.  n'est  pas  à  proprement  parler 
un  faiseur  de  centons.  Son  style,  au  moins  à  l'époque  de 
sa  naturité ,  est  très  personnel.  Qu'on  relise ,  par  exemple , 
parmi  ses  sermons  sur  le  Cantique  des  cantiques, la  belle 
oraison  funèbre  de  son  frère  Gérard  (2  >  :  on  y  remarquera 
quelques  réminiscences  de  saint  Ambroise,  déplorant  la 
mort  de  Satyre,  et  plusieurs  des  accents  de  Job,  abattu 
sous  les  coups  de  la  main  divine;  mais  qui  oserait  dire 
que  c'est  là  l'œuvre  d'un  imitateur  ou  d'un  plagiaire?  Le 
beau  discours  de  saint  Ambroise  et  les  lamentations  de 
Job  sont  évidemment   présents  à  l'esprit  de   Bernard, 
quand  il  pousse  des  cris  de  détresse;  mais  ce  n'est  pas  le 
souvenir  qui  crée  l'émotion  dans  son  âme ,  c'est  plutôt 
son  émotion  même  qui  le  rapproche  de  ses  modèles.  S'il 
les  imite,  s'il  les  cite,  c'est  par  l'entraînement  spontané 
de  son  cœur  qui  déborde.  Imiter  ainsi  c'est  créer;  citer 
ainsi,  ce  n'est  pas  répéter  la  parole  d'un  autre,  mais  la 
rajeunir  par  la  nouveauté  et  la  sincérité  de  l'accent  qu'on 
y  ajoute.   Enchâssées  dans  le  style  de  saint  Bernard,  les 
plaintes  de  saint  Ambroise  et  de  Job  semblent  faites  uni- 
quement pour  déplorer  la  mort  de  Gérard. 

Ce  n'est  donc  pas  l'originalité  qui  manque  ù  l'abbé  de 
Clairvaux.  Le  seul  reproche  grave  qui  atteigne  son  style, 
c'est  qu'il  n'est  pas  toujours  conforme  à  la  bonne  tradition 
littéraire.  Bernard  vivait  dans  un  siècle  où  le  goût  ne  do- 
minait ni  en  littérature  ni  dans  les  arts.  Certes,  il  en  eut 

(1)  Un  AUeinand,  M.  Wuko  Rolieil,  a  relevé  clans  un  seul  sermon,  le 
l>reiiiier  de  la  Vigile  de  la  Nalivilé,  jusqu'à  1(>'2  cilalions;  cf.  Sliidlcn 
und  MiltlieUangeii  ans  dem  Benedictinerortlcn ,  IsS'.t,  i>.  i74-i77. 

(•>;  la  Cant.,  Serin.  XXVI. 


BERNARD   ORATEUR.  473 

le  sentiment,  même  assez  vif;  une  de  ses  lettres  en  fait 
foi  (1).  Mais  il  était  assez  disposé  à  dédaigner  ce  que  nous 
appelons  la  forme  ou  le  style.  Ils  sont  rares ,  les  siècles  oi^i 
le  génie  se  sent  protégé,  par  tout  ce  qui  l'entoure,  contre 
les  écaris  de  son  intelligence  ou,  si  l'on  veut,  de  son  ima- 
gination. C'est  dans  l'histoire  d'un  peuple  ou  d'une  langue 
l'époque  généralement  trop  courte  de  la  maturité  du  goût. 
Or,  dit  justement  un  critique,  «  c'est  le  goût  qui  marque 
l'invisible  limite  où  l'art  dégénère  et  s'écarte  des  lois  qui  le 
protègent;  c'est  lui  qui  règle  et  tempère  les  esprits  les  plus 
ingénieux  et  ne  leur  permet  pas  de  confondre  la  pénétra- 
tion avec  le  rafûnement,  ni  la  profondeur  avec  la  subti- 
lité i^i.  »  Bernard  n'a  pas  échappé  à  co  péril.  Son  style  a 
d'éminentes  qualités;  il  est  substantiel,  précis,  clair  et 
parfois  incisif;  ses  invectives  sont  d'une  extrême  véhé- 
mence. Il  excelle  dans  la  satire  et  le  portrait.  C'est  là  qu'il 
déploie  toute  la  richesse  de  ses  observations  et  toute  la 
vigueur  de  son  pinceau.  Mais  en  général  il  est  sobre  d'i- 
mages. La  nature,  qu'il  aimait  peu,  ne  lui  a  pas  prêté  sa 
palette.  Rien  de  salésien  dans  ses  comparaisons;  pas  de 
description,  pas  de  fleurs,  sauf  les  fleurs  et  les   images 
de  la  Bible.  Sa  phrase  ne  manque  pourtant  pas  de  coloris; 
mais  de  ce  coloris  qui  vient  d'une  fine  sensibilité  et  d'une 
grande  chaleur  d'âme.  Elle  n'est  pas  moins  remarquable 
par  le  relief.  Le  tour  en  est  tantôt  large ,  nombreux  et  tout 
à  fait  oratoire,  le  plus  souvent  vif  et  concis.  Les  maximes 
y  abondent,  et  les  proverbes  s'y  enchâssent  avec  à-propos. 
Malheureusement,  et  c'est  là  le  plus  grand  défaut  dé  son 
style,  les  jeux  de  mots,  les  antithèses  et  les  mêmes  désinen- 
ces en  déparent  la  beauté.  Son  temps  en  est  la  cause.  On  de- 
vine aisément  ce  qu'eût  él(''  l'éloquence  de  l'abbé  de  Clair- 

(1)  Ep.  89. 

{'->.)  Feugère,  Bourdaloiie  el  son  lemps. 


4ii  VIE    DE   SAINT    BERXARIt. 

vaux,  si,  au  lieu  d'éclater  en  plein  douzième  siècle,  où  le 
goût  était  peu  sûr,  elle  eût  pu  s' affiner  à  la  lumière  du  dix- 
septième  siècle,  au  contact  des  Bossuet  et  des  Fénelon. 
Malgré  ces  taches,  les  sermons  du  saint  moine  comptent 
parmi  les  chefs-dVeuvre  de  la  chaire  française.  Ce  qui  fait 
Texcellence  de  l'orateur,  c'est  moins  la  pureté  du  goût  que 
l'élévation  des  id(''es  et  la  flamme  du  zèle.  Or,  à  cet  égard . 
Bernard  ne  craint  pas  de  rivaux.  C'est  de  lui  qu'on  peut 
dire,  comme  il  le  faisait  de  l'apotre  saint  André,  que  «  sa 
parole  était  de  feu.  »  Nous  pourrions  apporter  ici  en 
preuve  maints  passages  de  ses  discours;  on  en  trouvera 
des  extraits  épars  dans  le  cours  de  cet  ouvrage.  Certes,  la 
lave  est  maintenant  refroidie.  Ce  n'est  plus  «  la  parole 
vive  et  efficace  »  qui  allumait  dans  le  conirde  ses  disciples 
la  sainte  pas^^ion  de  la  vertu  ou  parfois  emhrasait  les  fou- 
les. 11  faut  nous  résigner  à  ne  connaître  que  les  effets  de 
cette  éloquence  enflammée.  On  en  cite  des  exemples  mer- 
veilleux. I^orsque  Bernaid  prêchait  la  croisade  sur  les 
bords  du  Rhin,  il  employait  la  langue  romane.  Or,  bien 
que  ses  auditeurs  ne  comprissent  pas  cet  idiome,  ils  fu- 
rent tellement  saisis  par  le  feu  de  son  regard,  par  la  vi- 
gueur de  son  geste,  par  Témotion  de  sa  voix,  qu'ils  se 
frappaient  la  poitrine  en  versant  des  larmes.  Voilà  un  suc- 
cès oratoire  que  Bossuet  lui-môme  avec  tout  son  génie 
n'a  peut-être  jamais  obtenu. 


CHAPITRE  XVII 


SERMONS    SUR   LE    CANTIQUE    DES    CANTIQUES 
MYSTICISME    DE    l'aBBÉ    DE    CLAIlîVAUX. 

Mabillon  place  avec  vraisemblance  la  composition  des 
premiers  sermons  de  Bernard  sur  le  Cantique  des  canti- 
ques au  temps  de  TAvent  1135.  On  était  encore  en  plein 
schisme.  L'explication  calme  et  reposée  des  mystères  les 
plus  délicats  de  la  vie  spirituelle  succédait  ainsi  presque 
sans  transition  à  la  solution  émouvante  des  problèmes  de 
la  diplomatie.  Le  passage  de  la  vie  active  à  la  vie  contem- 
plative n'offrait  rien  qui  pût  dérouter  le  saint  abbé.  Dans 
son  cloître  même  il  retrouvait  ces  deux  formes  de  l'acti- 
vité humaine.  La  Règle  faisait  succéder  à  l'oraison  le  tra- 
vail manuel  ou  les  œuvres  de  charité.  Bernard  s'adon- 
nait avec  une  sainte  indifférence  à  ces  exercices  d'ordre 
divers  ,  en  songeant  que  l'un  et  l'autre  plaisaient  égale- 
ment à  Dieu,  ou,  pour  parler  son  langage,  «  que  Marthe 
est  sœur  de  Marie  il;.  '> 

Quand  il  entreprit  de  commenter  le  Cantique  des  can- 
tiques, il  ne  fit  que  réaliser  un  projet  conçu  depuis  long- 
temps déjà.  Son  couj)  d'essai  remontait  peut-être  à  une 
douzaine  d'années.  Durant  l'une  de  ses  fréquentes  mala- 
dies, il  avait    mandé   à  Clairvaux    Guillaume  de   Saint- 

(!)/«  Caiit..  Serin.  LI .  ii"  '2. 


i"6  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

ThioiTv,  pareillement  malade;  et  au  cours  de  ses  cause- 
ries, qui  valaient  des  sermons,  il  avait  comme  esquissé 
le  tableau  moral  dont  le  Ca)ili(/iic  lui  fournissait  les  li- 
gnes et  qu'il  devait  reprendre  plus  tard  sans  jamais  pou- 
voir Tachever.  Si  It^s  notes  recueillies  au  fur  et  à  mesure 
par  son  auditeur  nous  eussent  été  transmises,  nul  doute 
que  nous  posséderions  là  une  ébauche  de  son  admirable 
commentaire  il). 

Ce  commentaire  fut  improvisé,  comme  tous  les  autres 
discours  de  Bernard  f:2  ,  après  de  fortes  méditations  sur 
le  texte.  Les  questions  préliminaires  qui  arrêtent  aujour- 
d'iiui  tout  commentateur  devant  un  livre  aussi  prodigieux 
que  le  Cantique  des  cantiques,  son  authenticité,  son  ori- 
gine divine ,  n'étaient  pas  pour  embarrasser  Tabbé  de 
Clairvaux;  il  les  tranche  d'un  mot,  en  passant,  sans 
même  les  discuter.  C'est  un  arrêt  sans  phrases,  dont  ses 
auditeurs,  du  reste ^  ne  songeaient  pas  à  lui  demander 
compte.  En  ce  temps  la  critique  historique  n'était  pas  en- 
core n('e.  De  qui  est  ce  livre?  de  Salomon.  Est-il  inspiré? 
Qui  oserait  en  douter,  après  que  l'Église  l'a  inséré  dans 
son  canon  (3)? 

Telle  est  encore,  en  somme,  la  double  réponse  que 


(1)  Jlcrn.  Vitu,  lib.  1,  cap.  xii,  n"  ."l'J.  La  date  île  celle  inalailie  de 
Bernard  ne  peut  être  fixée  qu'apiiroximativenient  entre  11?.2  et  1128- 
Alabillon  avait  cru  d'abord  tenir,  dans  le  commentaire  de  Guillaume 
de  Saint-Thierry  sur  le  Cantique  des  cantiques  {Bern.  Opéra .  MiLiuc, 
t.  CLX.XXIV,  ]).  i07-^;{G'i,  le  résumé  des  conversations  de  saint  15er- 
nard;  mais  il  dut  renoncer  à  cette  illusion.  Cf.  Pidfacc  aux  Sermons 
de  Bernard  sur  le  Cantique  des  cantiques,  n"  •.»,  et  Prrfncc  aux  Ser- 
mons de  Guillaume,  loc.  cit.,  p.  407-'iO.S. 

(2)  «  Excepta  slilo,  sicut  et  sermones  cteteri.  »  In  Gant..  Serm.  LIV, 
n"  !.  Cf.  XVI,  1;  IX,  9;  cf.  Bem.,  ep.  18. 

(:t)  Serm.  I,  u"  7.  «  Constat  hoc  opus  non  humano  ingenio,  sed  Spi- 
ritus  artc  composilum.  »  lliiil.,  5. 


SERMONS    SUR    LE    CANTIQUE    DES    CANTIQUES.  477 

fait  aux  mêmes  questions  la  critique  ortliodoxe.  Elle  ne 
saurait  pourtant  se  dissimuler  qu'elle  se  trouve  ici  en 
présence  d'un  problème  particulier  de  haute  exégèse. 
A  entendre,  en  effet,  l'école  hypercritique,  cest  par 
suite  du  plus  étrange  malentendu ,  et  "  grâce  à  une  mé- 
prise (1),  »  que  le  Cantique  des  cantiques  a  été  inséré 
dans  le  canon  ;  un  chant  d'un  caractère  aussi  nettement 
profane  et  voluptueux  ne  devait  pas  trouver  place  parmi 
les  livres  inspirés.  Celte  opinion  était  déjà  colle  de 
Schammaï  au  temps  de  Notre-Seigneur.  11  est  aisé  de 
répondre  qu'on  n'aurait  pas  joint  ce  livre  aux  Ecritures, 
si  on  ne  lui  avait  prêté  un  sens  qui  justifiait  cette 
place  i'2  .  La  tradition  juive  à  peu  près  universelle,  re- 
présentée par  Hillel  au  commencement  de  notre  ère,, et 
la  tradition  chrétienne  depuis  dix-huit  siècles,  à  deux  ou 
trois  exceptions  près ,  ont  attribué  au  Cantique  des  canti- 
ques la  plus  haute  valeur  morale.  11  faut  évidemment  que 
les  deux  écoles  n'aient  pas  eu  la  même  façon  d'entendre 
l'ouvrage.  Il  y  a  là  un  phénomène  curieux  à  observer. 
Pendant  que  les  rationalistes  s'étonnent  qu'un  pareil  livre 
soit  au  rang  des  livres  saints  et  craignent  qu'il  ne  fasse 
rougir  la  pudeur,  les  moines  du  moyen  âge  et  ceux  des 
temps  modernes  en  ont  fait  leurs  délices.  Les  échos  do 
Clairvaux  en  ont  répété  les  premiers  chants  au  temps  de 
saint  Bernard  ;  et  de  nosjours  encore  les  lèvres  les  plus  pu- 
res en  murmurent  doucement  les  harmonieuses  syllabes. 
«  Quand  je  lus  ce  fameux  Cantique  des  cantiques  que  Vol- 
taire appelait  avec  tant  de  goût  «  une  chanson  de  corps  de 
garde,  "  je  fus  étonné,  dit  Lacurdaire  (3  ,  de  demeurer  si 

(1)  Reuss,  le  CantU/ue  des  canti'jues,  \k  3;  Rouan,  le  Cantiiiue  des 
cantiques,  T  éd.,  p.  iv. 

(2)  Reuss.,  ouv.  cit.,  p.  5. 

(3j  Deuxième  lettre  à  Emmanuel. 

27. 


478  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

froid  devant  une  si  grande  el  si  orientale  nudité  d'expres- 
sion; je  me  demandai  pourquoi,  ne  comprenant  pas  en- 
core que,  s'il  y  a  un  art  de  cacher  le  vice  sous  des  formes 
de  style  savamment  calculées,  il  y  a  aussi  un  art  de  ca- 
cher la  vertu  sous  des  couleurs  qui  sembleraient  celles  de 
la  passion.  Il  en  est  du  Cantique  des  cantiques  comme  du 
crucifix  :  tous  les  deux  soni  nus  impunément,  parce  qu'ils 
sont  divins.  » 

Au  fond,  ce  qui  fait  la  sinL;ularilé  de  cet  écrit,  c'est 
moins  son  caractère  allégorique  que  son  antiquité.  La 
littérature  orientale,  persane  et  indienne  ,  nous  od'rc  des 
all('gories  du  même  style,  où  l'alliance  de  l'homme  avec 
Dieu  est  figurée  par  l'union  d'un  berger  et  d'une  ber- 
gère. Au  sixième  siècle  avant  Jésus-Christ,  Jén'mie  et 
Ézéchiel  représentaient  également  sous  le  symbole  d'un 
mystique  mariage  les  rapports  de  Jéhovah  avec  le  peuple 
dlsraid.  De  là,  à  concevoir  sur  un  même  thème  tout  un 
poème  allégorique,  il  n'y  avait  qu'un  pas;  il  n"y  avait  pas 
du  moins  d'impossibiliti' absolue,  pas  d'abime  à  franchir, 
l^e  vrai  problème,  c'est  que  cette  conception  remonte  à 
Salomon,  c'est-à-dire  à  une  époque  où  la  littérature  hé- 
braïque n'offre  rien  d'analogue.  Mais  est-il  toujours  pos- 
sible de  fixer,  sans  le  secours  de  la  tradition,  la  date  d'un 
livre  inspiré?  l^e  livre  de  Job  ne  déconcerte-t-il  pas 
également  toutes  les  théories  des  hébraïsanls  rationalis- 
tes? Aucun  caractère  interne  ne  le  rattache  à  une  époque 
plutôt  ({u'à  une  autre.  Est-ce  une  raison  pour  le  rayer  du 
canon  des  Hébreux? 

L'abbé  de  Clairvaux,  du  reste,  n'entre  point  dans  ces 
considérations.  Pour  lui,  l'âge  du  Cantique  des  cantiques 
ne  formait  pas  plus  l'objet  d'un  doute  que  sa  canoni- 
cité.  Il  dédaigne  paieillement  de  justiUer  l'interprétation 
qu'il  en  donne.  A  ses  yeux,  le  sens  allégori(pie  et  pure- 


SEKMOXS   SUR    LE    CANTIQUE    DES    CANTIQUES.  470 

ment  spii-ituel  va  de  soi;  il  est  seul  acceptable.  La  lettre 
brutale,  selon  laquelle  on  verrait  dans  le  Cantique  des 
cantiques  un  amour  charnel,  un  reflet  de  la  passion  de 
Salomon  pour  la  Sulamitc,  reine  ou  bergère,  ne  lui  ins- 
pire que  de  Thorreur  1  .  «  Une  telle  conception,  s'écrie- 
t-il,  est  tout  au  plus  bonne  pour  les  Juifs  qui  ont  un  voile 
sur  la  face  2  .  »  L'école  mystique,  si  dignement  repré- 
sentée pourtant  par  Bossuet,  son  compatriote,  et  qui  donne 
pour  base  historique  au  livre  inspiré  l'union  de  Salomon 
avec  la  fille  du  roi  d'Egypte ,  figurant  le  mariage  mystique 
du  Sauveur  avec  son  Église  ,  n'aurait  pas  davantage  trouvé 
grâce  devant  l'abbé  de  Clairvaux.  Tout  cela  lui  parait  trop 
humain  et  indigne  du  Saint-Esprit. 

A  la  suite  d'Origéne  3  ,  il  considère  l'ouvrage  sacré 
comme  un  chant  nuptial  sous  forme  de  drame,  comme 
un  épithalame  où  figurent  tour  à  tour  quelques  interlocu- 
teurs, l'époux,  réponse  et  deux  chœurs,  l'un  composé 
des  compagnes  de  l'épouse,  l'autre  formé  des  amis  de 
l'époux.  Un  nombre  de  jours  indéterminé  est  nécessaire 
l)Our  le  développement  de  la  pièce  mystérieuse;  les  scè- 
nes sont  reliées  les  unes  aux  autres  d'une  façon  un  peu 
vague  et  incohérente.  Mais  ce  dessin,  fait  pour  décon- 
certer les  partisans  du  sens  littéral,  suffit  au  but  que  l'au- 
teur s'est  proposé.  Ce  n'est  là  que  le  cadre  extérieur  du 
véritable   drame  au(|U('l  l'Esprit-Saint  voulait  nous  con- 

(1;  «  Comiiiunem  et  usitaliim  litlcr.i'  seiisuin  al)  liac,  exiilanalione 
lionitus  respuaiiuis,  ulpole  iiit'iiluin  et  insulsum,  iiiiligniiinqiic  plane 
«lui  reciiiiatur  in  Scii|>tura  tain  sancla,  lain  auliienlica.  «  lu  Cttitt., 
Serin.  LXIII,  n"  1.  n  Si  de  cainaliltus  sponsis  et  pudendis  ainoribus 
quœstio  est,  sicul  litteralis  siipeilicies  pnelusisse  videtiir....  niea  non 
inlerest.  »  Serm.  LXXV,  2;  cf.  Serin.  L.\I,  2;  .\\.\1I,  l;  LUI,  ;j. 

(2)  In  Cunt.,  Serin.  L.WIII,  n-  1  et  :>.. 

(3)  Sur  le  commentaire  d'Origéne,  voir  Freppel,  Oiiijène,  t.  H,  p.  1,S'>. 
et  suiv. 


480  VIE    DE    SAINT    ISERNARD. 

vier.  Lépouxdu  Cantique  n'est  autre  que  l'Homme-Dieu  ; 
l'épouse,  l'Église  ou  Tàme  fidèle;  par  les  compagnes  de 
l'épouse,  il  faut  entendre  les  âmes  encore  imparfaites  qui 
aspirent,  elles  aussi,  à  l'union  avec  Dieu;  et  par  les  amis 
de  l'époux,  les  anges  qui  protègent  l'Église  et  se  réjouis- 
sent de  son  triomphe   1). 

Qu'on  ne  s'attende  pas  à  trouver  dans  les  sermons  sur 
le  Cantique  des  cantiques  un  commentaire  suivi  du  texte 
sacré.  Bernard  interrompt  volontiers  ses  explications 
pour  s'abandonner  à  des  épanchements  familiers  que  jus- 
tifie d'ailleurs  son  intimité  avec  l'auditoire.  Cet  auditoire, 
nous  l'avons  dit,  ne  se  compose  pas  seulement  des  âmes 
d'élite  auxquelles  convient  le  titre  d'épouses;  il  s'y  mêle 
des  âmes  plus  faibles  qui  languissent  dans  la  tiédeur  ou 
qui,  n'ayant  pas  encore  subi  toutes  les  épr(Hives  de  l'as- 
cèse, sont  incapables  de  s'élever  jusiju'au  véritable  mys- 
ticisme :  pour  parler  comme  le  saint  abbé,  Marthe  et 
même  Lazare  y  coudoient  Marie  (2).  De  là  pour  l'orateur 
la  nécessité  de  rappeler  les  principes  de  la  mortification 
chrétienne,  avant  de  pénétrer  dans  les  mystères  du  pur 
amour.  11  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  ce  thème  défraie 
bon  nombre  de  sermons.  I^es  vt'térans  du  cloître,  de 
longtemps  assouplis  par  une  rigoureuse  discipline,  initiés 
aux  secrets  de  la  méthode  d'oraison ,  sont  seuls  préparés 
h  entendre  le  mystique  langage  du  Cantique  des  canti- 

(1)  «  EpiUialainii  carnien...,  miitliaic  cariiion,  Chrisli  el  Ecclesia'  lau- 
des et  sacri  amoiis  gratiaiu  et  œterni  coniiuliii  cocinit  sacramenta.  » 
Scrni.  1,  n"  8.  Bernard  ainielle  fiéquenimonl  le  Clnist  :  Homo  Dcus 
(Serm.  X,  8;  LXUI,  5;  XX,  6,  etc.).  Sur  la  façon  do  rattacher  les  scè- 
nes entre  elles,  litterulis  contexlio  schematis  (Serm.  XLII,  n"  1),  voir 
la  i)lnpart  des  sermons.  Pour  la  coniposilion  d'une  scène  el  l'indica- 
tion des  jours,  cf.  Serin.  IX,  I;  LUI,  n"  1  :  «  Heri  et  nudius  torlius.  » 
Sur  le  rùle  des  Anges,  Serui.  VII,  4. 

(2)  ///  Canl.,  Serm.  LYH,  11. 


SERMONS  SUR  LE  CANTIQUE  DES  CANTIQUES.     481 

quos.  «  C'est  là  une  science  toute  particulière ,  remarque 
l'abbé  de  Glairvaux.  L'amour  a  sa  langue  propre  ;  qui- 
conque n'aime  pas  ne  saurait  l'entendre.  De  même  qu'on 
ne  comprend  pas  un  discours  grec  ou  latin  si  on  ne  sait  le 
latin  et  le  grec,  ainsi  pour  celui  qui  n'aime  pas,  le  lan- 
gage de  l'amour  est  un  langage  barbare  (11.  » 

Cette  science,  comme  les  autres,  a  ses  degrés;  on  n'en 
pénètre  pas  tous  les  mystères  d'un  seul  coup.  Avant 
d'être  purement  spirituel,  l'amour  mystique  traverse  une 
phase  que  Bernard  appelle  l'amour  sensible  et  charnel. 
Le  mot  sonne  mal  à  nos  oreilles,  mais  l'orateur  distinguait 
simplement  par  là  l'objet  sensible  du  saint  amour,  la 
chair  ou,  si  l'on  veut,  l'humanité  du  Christ  2).  L'homme 
est  ainsi  fait  qu'il  ne  peut  s'élever  aux  choses  intelligibles 
que  par  le  secours  des  choses  sensibles.  Il  ne  saurait  se 
représenter  Dieu,  ni  l'aimer,  si  ce  n'est  revêtu  d'une 
forme  corporelle.  De  là  l'anthropomorphisme,  de  là  l'ido- 
lâtrie qui  n'est  que  l'altération  de  l'anthropomorphisme. 
Dieu,  qui  connaissait  ce  besoin  irrésistible  de  la  nature 
humaine,  y  pourvut  par  l'Incarnation;  le  "Verbe  se  fit 
chair  :  «  à  ceux  qui  goûtaient  la  chair,  il  oflrit  sa  chair  à 
aimer,  afin  de  les  amener  peu  à  peu  à  goûter  l'esprit  (3).  » 

Bernard  nous  raconte  ingénument  qu'il  a  -passé  lui- 
même  par  cet  apprentissage .  Il  avoue  môme,  à  sa  honte, 
que  parfois  le  souvenir  d'un  être  cher  ou  la  présence  d'une 
àmo  pieuse  le  portait  à  Dieu  plus  etficacoment  que  la  con- 


(1)  «  Frustra  ad  audicndum  Icgcndiinivi'  aiiKiris  cariiicii,  iiui  non 
aiiiat  accedit;  sic  lingua  arnoris,  ci  qui  non  amal,  iiariiara  crit.  »  la 
(mit..  Serin.  LXXIX.  1:  cf.  Serin.  I,  n'    II. 

(2)  «  Nota  arnorein  cordis  quodaniniodo  esse  cariialoin ,  quod  inagis 
erj^a  caruem  Christi,  »  etc.  Serin.  X.\.  c>. 

3}  «  Oijtiilit  cariUMii  sapicntihus  carnem.iH'r  ([iiain  disccrent  sapcre 
et  spirituiii.  »  Serin.  VI,  3.  Cf.  Serin.  XX,  ('>. 


482  VIE    ])E    SA1.\T    HEKNARlt. 

tcmplation  des  mystères  de  la  vie  du  Christ.  Mais  ce  n'é- 
tait là  qu'une  épreuve  passagère.  S'il  la  subit,  c'était  sur- 
tout au  début  de  sa  conversion  il).  La  méditation  du 
mystère  de  l'Incarnation  rémouvait  souvent  jusqu'au  fond 
de?  entrailles.  Il  aimait  à  repasser  ainsi  intérieurement 
toutes  les  scènes  du  pèlerinage  de  l'Homme-Dieu  sur  la 
terre.  Et  lui,  d'ordinaire  si  sobre  dans  l'emploi  des  com- 
paraisons tirées  de  la  nature ,  trouvait  alors ,  pour  expri- 
mer sa  pensée,  les  plus  délicates  images.  C'est  ainsi  que 
l'union  du  Verbe  avec  l'humanité  s'olTre  à  son  imagina- 
tion sous  la  forme  d'un  lis  pur  dont  la  corolle  éclatante 
de  blancheur  forme  une  coupe  gracieuse,  une  couronne 
qui  représente  la  nature  humaine,  et  dont  les  pistils  dorés 
symbolisent  les  rayons  de  la  divinité  (2  . 

Bethléhem  et  le  Calvaire  formaient  le  sujet  le  plus  ha- 
bituel de  sa  méditation.  Un  tableau  qui  provient,  croyons- 
nous,  de  l'ancienne  abbaye  de  Clairvaux  le  représente  en 
contemplation  devant  Tenfant  Jésus.  C'est  vraiment  dans 
cette  attitude  qu'on  aime  à  se  le  figurer.  Son  regard  at- 
tendri, son  maigre  visage  légèrement  coloré  par  la  cha- 
leur intérieure  qui  l'anime,  peignent  son  ineU'able  ten- 
dresse pour  le  divin  Emmanuel;  il  semble  lui  adresser 
ces  touchantes  paroles  de  l'un  de  ses  sermons  :  «  0  petit 
enfant,  désiré  des  petits,  »  <>  jiai'oulc,  parvvlis  deskleratc. 
Mue  d'autres  célèbrent  la  grandeur  et  la  majesté  du  Sei- 
gneur Dieu,  inar/niis  JJtnninus  et  laudahilis  iii)iiis,  Bernard 
excelle  à  louer  «  le  Seigneur  qui  s'est  fait  petit  et  tout  ai- 
mable, le  tout  petit  enfant  qui  nous  est  né,  »  /infcus  Do- 
tniims  ri  ainahilis   DÏniis,   pnrvnlus   ulujm'   i/iii   indus  i'.st 


(Ij  «  l'udel  niiniruin  inagis  ad  Iioiiiiiiis  quain  ad  Dci  moveii  iiieino- 
riain.  »  Serin.  XIV,  d. 
(:>)  Serin.  LXX,  5, 


SERMONS    SUR    LE   CANTIQUE    DES    CANTIQUES.  483 

nofns  il  .  A  défaut  de  ses  historiens  i2j,  ses  sermons  se- 
raient là  pour  attester  combien  le  mystère  do  la  Nativité 
était  familier  à  son  esprit  et  cher  à  son  cœur. 

La  croix  et  les  sonflrances  de  l'Homme-Dieu  l'attiraient 
non  moins  puissamment.  «  Au  commencement  de  ma 
conversion,  dit-il,  en  guise  de  mérites  que  je  n'avais  pas, 
j'eus  soin  de  cueillir  un  bouquet  de  myrrhe  et  de  le  pla- 
cer sur  mon  cœur;  je  le  composai  de  toutes  les  angoisses 
et  de  toutes  les  amertumes  de  mon  Seigneur,  d'abord 
de  ses  soufïrances  d'enfant,  puis  des  labeurs  et  des  fa- 
tigues qu'il  endura  dans  ses  courses  et  ses  prédications, 
de  ses  veilles  dans  la  prière,  de  ses  tentations  dans  le  dé- 
sert, de  ses  larmes  de  compassion,  des  périls  qu'il  a  cou- 
rus parmi  les  faux  frères,  des  injures,  des  crachats,  des 
soufflets,  des  sarcasmes,  des  moqueries,  des  clous..., 
dont  sa  passion  fut  si  abondamment  remplie.  Et  parmi 
toutes  ces  menues  tiges  de  myrrhe  odorante ,  je  n'oubliai 
pas  de  placer  la  myrrhe  dont  il  lut  abreuvé  sur  la  croix, 
ni  celle  dont  il  a  été  oint  pour  sa  sépulture.  Tant  que  je 
vivrai,  je  savourerai  le  souvenir  dont  leur  parfum  m'a  im- 
prégné. Jamais  je  n'oublierai  ers  miséricordes  :  car  c'est 
en  elles  que  jai  trouvé  la  vie...  Ce  faisceau  salutaire,  on 
l'a  conservé  pour  moi;  personne  ne  me  le  ravira,  il  de- 
meurera sur  mon  sein...  C'est  en  ces  mystères  que  rési- 
dent la  perfection  de  la  justice  et  la  plénitude  delà  science, 
les  richesses  du  salut  et  les  trésors  de  mérites.  J'y  puise 
quelquefois  un  breuvage  de  salutaire  amertume,  et  d'au- 
tres fois  j'y  trouve  l'huile  suave  de  la  consolation.  Ils  me 
soutiennent  dans  l'adversité  et  me  modèrent  dans  la  pros- 
périté... C'est  pour  ci'la  que  je  les  ai  souvent  à  la  bouche, 
comme  vous  le  savez;  toujours  dans  le  cœur,  Dieu  le  sai(  ; 

(1)  Serni.  XLVlll,  .i. 

(2)  Bern.  Viia,  \i\>.  1,  cap.  ii,  ir  i. 


AHi  VIE    Dt:    SAINT    BERNARD. 

et  très  fréquemment  au  bout  de  ma  plume,  nul  ne  li- 
gnore.  Savoir  Jésus  et  Jésus  crucifié,  c'est  là  le  résumé 
(le  ma  philosophie  (1).  » 

Les  mystères  de  la  vie  et  de  la  mort  de  l'Homme-Dieu, 
mystères  joyeux  ou  douloureux,  tels  sont  donc  les  spec- 
tacles qui  alimentent  l'amour  charnel  dont  parle  l'abbé  de 
Clairvaux.  «  Quiconque  est  rempli  de  cet  amour  se  laisse 
aisément  émouvoir  par  tout  ce  qui  a  trait  au  Verbe  fait 
chair.  Il  n'est  rien  qu'il  entende  plus  volontiers,  rien  qu'il 
lise  avec  plus  de  goût,  rien  qu'il  aime  davantage  à  se  rap- 
peler, rien  qu'il  médite  avec  plus  de  suavité.  De  là  ces 
holocaustes  de  prières  qui  s'échappent  de  l'abondance  de 
son  cœur.  Quand  il  prie,  l'image  sacrée  de  rilomme-Dieu 
est  debout  devant  lui  :  il  le  voit  naître,  grandir,  ensei- 
gner, mourir,  ressusciter  et  monter  au  ciel;  et  toutes  ces 
images  allument  nécessairement  dans  son  cœur  l'amour 
de  la  vertu  et  apaisent  les  désirs  mauvais.  Aussi  suis-jo 
persuadé  que  la  principale  raison  pour  laquelle  le  Dieu 
invisible  a  voulu  se  montrer  dans  la  chair  et  converser  hu-  -^ 
mainement  avec  les  hommes,  c'était  précisément  d'attirer  ] 
d'abord  sur  sa  chair  les  affections  des  âmes  charnelles, 
qui  ne  savaient  aimer  que  la  chair,  et  de  les  conduire 
ainsi,  insensiblement,  à  l'amour  spirituel  i2).  » 

Dans  cet  état,  il  n'est  pas  besoin  d'une  longue  médita- 
tion pour  émouvoir  l'àme  pieuse;  le  seul  nom  de  Jésus 
la  fait  tressaillir.  Étrange  puissance  d'un  mot,  quand  on 
aime.  Bernard  y  trouve  à  la  fois  lumière^  nourriture  et  re- 
mède à  ses  maux.  «  Est-il  rien,  dit-il,  qui,  à  un  égal  de- 
gré, ranime  les  sens  fatigués,  fortifie  les  vertus,  entre- 
tienne les  bonnes  monirs,  échauffe  les  pures  affections? 
Toute  nourriture  de  l'àme  est  sèche,  si  elle  n'est  arrosée 

(1)  In  Canf.,  Si>rm.  Xf.III,  4. 
{■i)  ScTin.  XX,  C: 


SERMONS   SUR   LE    CANTIQUE   DES   CANTIQUES.  /i85 

de  cette  huile:  insipide,  si  elle  n'est  relevée  par  ce  sel. 
Vos  écrits  n'ont  aucune  saveur  pour  moi,  si  je  n'y  lis  le 
nom  de  Jésus;  vos  discussions  et  vos  conférences  n'en  ont 
pas  davantage,  si  je  n'y  entends  résonner  le  nom  de  Jésus. 
Jésus  est  du  miel  pour  la  bouche,  une  mélodie  pour  l'o- 
reille, une  jubilation  pour  le  cœur   1  .  « 

Il  est  visible  qu'une  âme  qui  tient  un  pareil  langage  et 
qui  éprouve  de  semblables  sentiments  «  a  rççu ,  comme 
parle  l'abbé  de  Clairvaux,  la  grande  et  suave  blessure  de 
l'amour  2  .  »  Le  Christ  est  tout  pour  elle,  elle  ne  respire 
(fue  pour  lui.  Rien  ne  l'empêche  plus  de  contracter  avec 
lui  une  mystique  union  :  elle  est  nubile;  son  afîection  la 
lie  au  Verbe;  par  la  conformité  de  sa  volont(i  avec  la 
sienne  elle  devient  son  épouse  (3). 

Jusque-là  elle  n'avait  chanté  que  les  Cantiques  des  Dc- 
'/rés,  à  mesure  qu'elle  progressait  dans  la  vertu;  mainte- 
nant, arrivée  au  terme  de  ses  désirs,  elle  va  entonner  le 
Cantique  des  cantiques.  «  C'est  le  cantique  de  l'amour; 
nul  ne  saurait  le  chanter,  si  l'onction  ne  le  lui  a  appris; 
ce  n'est  pas  un  frémissement  de  la  bouche,  c'est  un  hymne 
du  cœur;  ce  n'est  pas  un  bruit  des  lèvres,  mais  un  mou- 
vement de  joie  ;  ce  sont  les  volontés  qui  sont  en  harmonie, 
non  les  paroles.  On  ne  l'entend  pas  au  dehors,  il  ne  re- 
tentit pas  en  public;  personne  ne  l'entend  que  celle  qui 
chante  et  celui  à  qui  elle  le  cliante,  l'épouse  et  l'époux. 
C'est  un  chant  nujilial  où  sont  exprimées  les  chastes  et 
délicieuses  étreintes  des  âmes,  l'accord  des  sentiments  et 
la  mutuelle  correspondance  des  all'ections.  I/àme  novice 

(1)  Serm.  XV,  5  et  6.  Cf.  S.  Augustin,  Cnnfess..  lil..  III,  cai..  4. 

(2)  «  Grande  et  suave  vulnus  amoris.  »  Si.M'in.  X.MX,  .s. 

(3)  K  Talis  tonforniitas  marital  animain  Verbo...  Si  peifecle  dilii;!!, 
nupsit.  »  Serm.  LXXXMI,  3.  «  Eo  se  nuhilcni  quo  simili'in  cernons,  "  etc. 
Serm.  LXXXV,  10  et  12.  Cf.  Serin.  XXXI,  <;. 


480  VIE    riE    SAINT    BERNARD. 

ne  le  sait  pas.  Pour  le  chanter,  il  faut  qu'elle  ait  atteint 
l'âge  parfait,  l'âge  nubile  et  que  par  ses  vertus  elle  soit 
devenue  digne  de  l'époux  il).  » 

Nul  n'a  célébré  plus  délicatement  et  plus  hardiment 
que  l'abbé  de  Clairvaux  dans  son  sermon  quatre-vingt- 
troisième  sur  le  Cantique  des  cantiques  les  douceurs  de 
cet  hymen  mystérieux.  C'est  peut-être  le  plus  bel  hymne 
à  l'amour  que  les  échos  d'un  cloitre  aient  jamais  répété. 
«  Ce  qui  marie  l'àme  au  Verbe,  dit-il,  c'est  le  parfait 
amour.  Qu'y  a-t-il  de  plus  délicieux  que  cette  union? 
Qu'y  a-t-il  de  plus  désirable  que  cette  charité  qui  rappro- 
che l'àme  du  Verbe  et  la  rend  si  familière  qu'elle  ose  lui 
exprimer  tous  ses  désirs?  C'est  bien  là  le  lien  du  saint 
mariage;  le  lien,  c'est  peu  dire,  c'en  est  l'intimité,  la  fu- 
sion, une  fusion  où  deux  esprits  ne  font  plus  qu'un,  par 
l'union  même  des  volontés  exaltée  jusqu'à  l'unité.  Et  il  n'y 
a  pas  lieu  de  craindre  que  l'inégalité  des  conditions  ne 
désaccorde  les  volontés  :  car  l'amour  ne  connaît  ])as  les 
égards  dus  aux  personnes.  L'amour  tire  son  nom  d'aimer 
et  non  pas  d'honorer.  On  honore  quand  on  s'étonnc' ,  quand 
on  craint  et  qu'on  admire;  mais  quand  on  aime,  il  n'y  a 
plus  place  pour  tout  cela.  L'amour  se  suffit  pleinement 
à  lui-même;  quan»!  il  entre  dans  un  cœur,  il  absorbe  en 
lui  tous  les  autres  sentiments.  L'àme  qui  aime,  aime 
et  ne  sait  rien  autre  chose.  L'époux,  il  est  vrai,  a  droit  à 
l'honneur;  mais  il  aime  mieux  être  aimé.  11  n'y  a  plus  là 
qu'un  époux  et  une  épouse.  Quel  autre  lien,  quel  autre 
devoir  cherchez-vous  entre  deux  époux  que  celui  d'aimer 
et  d'être  aimé?  Ce  lien  d'amour  est  plus  puissant  que 
le  lien  le  plus  puissant  formé  par  la  nature,  le  lien  qui 
unit   les   parents   à  leurs   enfants   :    car    l'homme    doit 

(Ij  Serin.  I,  ',(,  10  et  11. 


SERMONS    SUR    LE    CANTIQUE    DES    CANTIQUES.  -487 

quitter  ?on  père  et  sa  mère  pour  s'attacher  à  son  épouse. 

«  Ajoutez  à  cela  que  l'époux,  ici,  n'est  pas  seulement 
un  amant,  c'est  l'amour  même.  Quelqu'un  me  dira  peut- 
être  qu'il  est  aussi  l'honneur;  je  ne  l'ai  lu  nulle  part.  J'ai 
hien  lu  que  Dieu  est  Charité,  je  n'ai  jamais  lu  qu'il  fût 
honneur  ou  dignité.  Non  pas  que  Dieu  dédaigne  l'hon- 
neur, ou  le  respect  ;  il  veut  être  redouté  comme  souverain, 
honoré  comme  père  et  aimé  comme  époux.  Lequel  de  ces 
sentiments  doit  dominer  les  autres?  L'amour.  La  crainte 
et  l'honneur  sont  sans  grâce  et  Dieu  les  rejette,  s'ils  ne 
sont  adoucis  par  le  miel  de  l'amour.  L'amour  au  contraire 
se  suffît,  il  plaît  par  lui-même  et  pour  lui-môme,  il  est  à 
lui-même  so:i  mérite,  il  est  à  lui-même  sa  récompense. 
L'amour  ne  cherche  pas  en  dehors  de  soi  sa  raison  d'être 
et  sa  fin.  Le  fruit  de  l'amour,  c'est  l'amour  ;  j'aime  parce 
que  j'aime,  j'aime  pour  aimer.  C'est  une  grande  chose 
que  l'amour.  De  tous  les  mouvements  de  l'àme ,  c'est  le 
seul  par  lequel  une  créature  puisse  agir  pour  ainsi  dire  de 
pair  avec  son  auteur.  Dieu  s'irrite  contre  moi,  puis-je  lui 
répondre  par  une  ire  semblable?  S'il  me  juge,  dois-je  le 
juger?  Quand  il  commande,  il  faut  que  j'obéisse,  et  je 
n'ai  aucun  droit  d'exiger  de  lui,  à  mon  tour,  l'obéissance. 
Mais  voyez  comme  il  en  est  autrement  quand  il  s'agit  d'a- 
mour. Lorsque  Dieu  aime,  il  ne  veut  qu'une  chose  :  être 
aimé;  il  n'aime  que  pour  qu'on  l'aime,  sachant  ([ue  l'a- 
mour rendra  bienheureux  tous  ceux  qui  l'aimeront. 

«  C'est  une  grande  chose  que  l'amour;  mais  il  y  a  dans 
l'amour  des  degrés.  L'épouse  est  au  plus  élevé.  Dans  les 
autres  affections,  il  se  mêle  toujours  quelque  élément 
étranger  à  l'amour  même.  L'unique  affaire  de  l'épouse, 
c'est  l'amour.  Elle  en  surabonde,  et  cela  fait  la  joie  de 
l'époux;  lui  ne  cherche,  elle  ne  possède  rien  autre  chose; 
c'est  ce  qui  fait  l'époux,  c'est  ce  qui  fait  l'épouse. 


488  VIE    DE    >AI.\T    BERNARD. 

«  Est-ce  à  dire  que  rame,  qui  s"est  toute  répandue  en 
amour,  égale  les  torrents  qui  s'échappent  du  sein  de  Dieu  .' 
Non,  certes,  l'abondance  de  lamour  n'est  pas  la  même 
entre  l'époux  et  l'épouse,  entre  le  créateur  et  la  créature; 
il  y  a  la  même  différence  qu'entre  une  source  et  celui  qui 
a  soif.  Mais  quoi  I  l'âme  devra-l-elle  renoncer  à  épouser 
le  'Verbe,  parce  qu'elle  ne  peut  lutter  de  vitesse  avec  un 
géant,  de  suavité  avec  le  miel,  de  douceur  avec  l'agneau, 
do  candeur  avec  le  lis,  de  clarté  avec  le  soleil ,  de  charité 
avec  celui  qui  est  la  charité  même?  Non.  Si  elle  aime 
moins,  parce  qu'elle  est  créature  et  parce  qu'elle  est  moin- 
dre, elle  est  cependant  tout  entière  dans  son  amour;  et  là 
où  il  y  a  tout,  il  ne  manque  rien.  C'est  pourquoi,  comme 
je  l'ai  dit,  aimer  ainsi  c'est  être  épouse  :  car  il  est  impos- 
sible qu'elle  aime  à  ce  point,  sans  être  aimée  pareille- 
ment à  son  tour;  et  c'est  dans  cet  accord  de  deux  amours 
que  consiste  le  plein  et  pariait  mariage  -1  .  » 

Dès  lors  entre  l'âme  et  le  Yerbe  tout  est  commun, 
comme  entre  époux,  la  maison,  la  table,  la  chambre  et 
le  lit  -1  .  Bernard  entend  parla  cette  retraite  mystérieuse 
OLi  l'âme,  recueillie  et  soustraite  au  tumulte  des  sens. 
tantôt  s'abandonne  à  ses  transports  et  tantôt  se  repose 
tranquillement  sous  le  regard  du  bien-aimé.  Ici  nulle 
contrainte.  Lame  jouit  sans  entraves  de  son  bonheur  : 
((  Mon  bien-aimé  est  à  moi,  s'écrie-t-elle,  et  moi  à  lui.  » 
IflkrAus  iiv'iis,  niilii ,  t't  o(jn  illi.  -<  Ouelle  audace!  s'écrie 
saint  Bernard  ;  ou  bien  elle  se  vante  immensément ,  ou 
bien  c'est  lui  qui  aime  sans  mesure.  N'admirez-vous  pas 
(|uc  non  contente  de  se  glorifier  en  disant  :  «  mon  bien- 

(1)  Scrm.  LXXXllI,  ii"^  3-G;  cf.  Serin.  VII,  2. 

(2)  «  Quihiis  oinnia  communia  siint...  Una  donuis,  una  mensa,  iiaiis 
Uiorus.  »  Serin.  VII,  2.  «  Cubiciiliun.  »  Scrni.  XXIII,  12,  15,  IG.  Cf. 
Serm.  XLVI,  ï. 


SERMONS  SUR  LE  CANTIQUE  DES  CANTIQUES.     iS'J 

aimé  est  à  moi,  »  elle  a  la  prétention  de  traiter  avec  lui 
d'égal  à  égal  et  de  le  payer  en  quelque  sorte  de  retour? 
Et  ego  illi  :  «  Et  moi  à  lui ,  »  voilà  un  mot  bien  ambi- 
tieux il).  Celui-ci  ne  l'est  pas  moins  :  «  mon  bien-aimé  est 
«  à  moi.  »  Et  il  y  a  quelque  chose  de  plus  audacieux  en- 
core, c'est  de  joindre  ces  deux  mots  ensemble.  Quelle 
hardiesse  d'un  cœur  pur  et  d'une  conscience  droite  de 
croire  que  celui  à  qui  incombe  le  gouvernement  de  l'u- 
nivers passe  ainsi  du  soin  de  la  création  et  des  siècles  aux 
afîaires,  que  dis-je,  aux  loisirs  de  l'amour,  pour  contenter 
une  àme  (2}  !  » 

Aussi  dans  l'enivrement  de  son  bonheur  l'âme  n'a- 
t-elle  plus  qu'un  désir  :  «  Qu'il  me  baise  d'un  baiser  de 
sa  bouche  »!  A  ce  cri,  on  reconnaît  l'épouse.  «  Elle  ne 
demande  ni  la  liberté,  ni  la  richesse,  ni  la  science;  elle 
demande  un  baiser.  Et  pour  obtenir  une  si  grande  chose 
de  celui  qui  est  si  grand,  elle  ne  voile  pas  sa  pensée,  elle 
n'emploie  pas  de  circonlocution,  elle  n'a  pas  recours  à 
l'exorde;  de  l'abondance  du  cœur,  elle  laisse  échapper 
soudainement  ce  mot  si  nu  et  si  hardi  :  Oscnletur  me  os- 
culo  oris  sui.  Évidemment,  pour  oublier  ainsi  la  majesté 
de  celui  à  qui  elle  s'adresse ,  il  faut  qu'elle  soit  ivre  d'a- 
mour 3\  » 

Bernard  explique  comment  le  Verbe  répond  à  cet  im- 
jtétueux  désir  de  l'âme,  en  lui  communiquant  la  science 
du  salut,  l'amour  du  prochain,  un  accroissement  d'amour 
divin  et  enfin  la  paix,  la  quiétude  '-4). 

Ici  il  nous  fait  [)énétrer  proprement  dans  la  chambre  de 
l'époux.  C'est  un  sanctuaire  fermé  à  tous  les  regards;  c'est 

(1)  '(  Insolens  verbum.  »  Serrn.  LWlll,  1. 

(2)  Serrn.  LXVIII,  n'*  1  et  2. 

(3)  Serm.  VII,  2  et  3;  cf.  IX,  •>.. 

(4)  Scnn.  VII-XIII,  XXIII,  surloul  XLV. 


49U  VIE    DE    SALNT    BERNARD. 

en  quelque  sorte  le  saint  des  saints,  où  réponse,  comme 
autrefois  le  grand  prêtre,  n'a  accès  qu'une  fois  l'an.  Dans 
ce  lieu  tranquille  tout  repose;  «  la  tran(iuillité  de  Dieu 
tranquillise  tout  (  1  .  »  Lui-même  est  assis  dans  son  repos  : 
et  rien  qu'à  le  regarder  l'âme  s'endort  paisiblement.  Mais 
ce  n'est  là  qu'un  sommeil  apparent;  l'âme  vit  et  veille  en- 
core (:2\  Parfois  alors  elle  est  ravie  à  elle-même  :  c'est 
l'extase.  Dans  un  éclair  rapide,  elle  aperçoit  la  Divinité; 
mais  c'est  à  peine  si  elle  a  pu  saisir  l'objet  immatériel 
([ui  lui  est  apparu  :  elle  retombe  aussitôt  dans  les  images 
qui  lui  dérobent  l'essence  même  de  la  beauté  éter- 
nelle (3). 

Bernard  a  connu  par  expérience  ces  douceurs  du  mys- 
tique amour.  Mais  ce  sont  là ,  dit-il,  des  secrets  qu'on  ne 
révêle  que  par  devoir  (41.  Ce  sont  du  reste  des  moments 
bien  rares  dans  sa  vie,  bien  rares  et  bien  courts,  rara 
hoi'(( ,  et  parva  mora;  «  que  ne  duraient-ils  plus  long- 
temps! »  0  si  durasset  {6)1  Son  plus  vif  désir,  au  sortir  de 

(1)  «  Traiifiuillus  Deus  ti'an(|uillat  umnia.  »  Serin.  WIII.  10. 

(2)  «  Yigil  vitalisque  .sopor.  »  Serin.  LU,  3. 

(8)  Serrn.  LU,  3-.").  «  Ciiin  auleni  diviniiis  aliqiiid  raptiin  et  veluli 
in  velocitate  corusci  liiiiiinis  iiiterlii.vcrit,  »  etc.,  Serni.  XLI,  3.  «  Dor- 
iniens  in  conleniplatione  Deiun  soniniat...  Tanien  sic  non  tani  speclali 
quam  conjectali,  idiiiie  raplirn  et  quasi  sub  quoJani  coruscaniine  sein- 
tillulaî  transenntis,  lenuiler  vix  allacti  inanlescit  aniore.  »  Serin.  XVII L 
('..  A  noter  que  l'Ame  ici-bas  ne  voit  pas  Dieu  directement  et  pr(i|>re- 
inenl,  môme  dans  l'extase  :  «  Per  spéculum  si(|uidem  et  in  a'niginate. 
non  autem  facie  ad  facicin,  intérim  intuetur.  »  Serm.  XVJIl,  ibid. 
'<  Xunc  quidem  apparet  quiluis  vnlt,  sed  siculi  vult,  non  sicuti  est; 
non  sapions,  non  sanctus.  non  jirophela  videre  illum,  sicuti  est.  polest 
aut  poluit  in  corpore  hoc  mortali.  »  Serm.  XXXI,  'î.  Cf.  Serm.  XXXIIL 
(i;  X.VXiV,  1;  (Je  Diversis,  L\.  1. 

(4)  «  Dico  ego  oui  ex  ofticio  loqui  est,  »  etc.  Jn  Caiil.,  Serm.  LVIi. 
5;  cl".  LXXXV,  14. 

(5)  Serm.  XXIII,  15;  cf.  LXX.W.  13;  u  Dulce  commercium;  sed  brève 
moinentuio  et  expcrimentum  rarum.  »  Cf.  X.XXII,  :î. 


SKRMOXS    SUK    LE    CANTIQUE    DES    CANÏIOLES.  491 

ces  ravissements,  était  de  voir  son  corps  tomber  en  pou- 
dre, pour  être  perpéluellement  avec  Jésus-Christ,  u  En- 
core un  peu  de  temps,  »  lui  répond  l'Époux.  Ce  délai  fait 
son  tourment;  la  patience  lui  échappe  :  «  Revenez,  re- 
venez, dit-il,  recertere;  il  n'a  qu'un  seul  cri,  qu'un  seul 
mot  à  la  bouche,  c'est  un  continuel  revertere  il).  »  «  En- 
core un  peu  de  temps  et  vous  me  reverrez...  !  0  le  peu  de 
temps  qui  est  bien  long!  Doux  Jésus,  vous  appelez  cela 
un  peu  de  temps.  Sauf  le  respect  que  je  dois  à  la  parole 
de  mon  Seigneur,  je  le  trouve  long  et  bien  long,  oui, 
très  long,  trop  long  même  (2  .  »  Quel  touchant  langage! 
Le  Yerbe  a-t-il  jamais  entendu  un  plus  tendre  et  plus 
amoureux  reproche? 

En  dépit  de  sa  discrétion,  Bernard  a  laissé  échapper 
un  mot  (jui  peut  nous  donner  une  idée  de  l'état  extatique, 
tel  qu'il  le  comprend  et  qu"il  l'a  expérimenté.  C'est  une 
sorte  de  mort  aux  choses  de  ce  monde.  Avec  les  images 
sensibles  qui  se  sont  évanouies,  tout  sentiment  naturel  a 
disparu.  L'àme  alors  n'est  plus  sujette  à  la  tentation  et  au 
péché.  Tout  est  pur  et  spirituel  dans  sa  vue,  comme  dans 
son  amour.  Vous  n'avez  plus  à  redouter  pour  elle  la  luxure 
ou  l'orgueil.  «  C'est  en  vain,  dit-il,  qu'on  jette  un  filet  de- 
vant les  pieds  de  ceux  qui  ont  des  ailes  (3).  » 

11  semble  qu'une  telle  doctrine  soit  bien  voisine  de  celle 
de  Fénelon  et  de  M""=  de  Guyon.  Mais  un  fait  important 
les  sépare.  Bernard  ne  croit  pas  à  un  état  propromcnl  dit 
de  pur  amour.  L'extase  à  ses  yeux  est  chose  passagère  (4  ; 
et  c'est  uniquement  pendant  qu'elle  dure  qu'il  accorde  à 

(1)  Serin.  L.WIV,  2,  7. 

(2)  Ibid.,  î. 

(3)  «  Sponsœ  ccslasitn  voco  inorlein...  Qiiid  cniin  furinidi'Uir  luxii- 
ria,  ubi  nec  vila  sentitur?  «  Serin.  LU,  4. 

(4)  Cf.  Surm.  XLI,  3. 


49-2  VIE    DE    SAINT    BERNARD. 

lame  Fimmunité  du  péché.  Dans  sa  pensée,  l'extase  est 
le  moment  précis  où  lame  est  ravie  à  elle-même  par  le 
consentement  imperceptible  qu'elle  donne  à  l'attrait  de  la 
beauté  du  Verbe.  Il  est  clair  qu'à  cette  heure  la  tentation 
ne  saurait  avoir  de  prise  sur  elle. 

Mais  un  tel  ravissement  esl-il  possible,  est-il  réel?  Cer- 
tains esprits,  peu  au  courant  des  choses  de  l'àme  et  dis- 
posés à  blasphémer  ce  qu'ils  ignorent,  ne  verront  là  que 
l'efi'et  d'une  imagination  en  délire,  qu'un  trouble  céré- 
bral. Prétendre  s'élever  à  ces  sublimités,  disent-ils,  c'est 
vouloir  sortir  des  conditions  de  l'humanité,  c'est  vouloir 
être  un  ange.  Or,  «  qui  veut  faire  l'ange  fait  la  bête.  » 
L'abbé  de  Glairvaux  avait  prévu  ces  étonnements,  sinon 
ces  blasphèmes;  et  il  y  répond  en  affirmant  que  «  même 
dans  un  corps  presque  bestial  l'âme  humaine  peut  faire 
l'ange;  ■>  in  rorpnre  pn'nc  hestkdi  vivere  angelum  1).  En 
pareille  matière,  son  témoignage,  ce  nous  semble,  est  j)!'- 
remptoire  et  vaut  une  preuve. 

On  méconnaîtrait  singulièrement  le  caractère  de  la  con- 
templation mystique  décrite  par  l'abbti  de  (^lairvaux,  si 
on  n'y  voyait  (jue  l'une  des  formes  du  repos  intellectuel. 
C'est  au  contraire  une  véritable  ('cole  d'éloquence  (2). 
«  C'est  là,  dit-il,  que  le  zèle  s'allume  et  que  la  langue  se 
délie.  »  Au  milieu  des  jouissances  du  pur  amour,  «  la  poi- 
trine se  gonlle,  les  mamelles  s'emplissent  d'un  torrent  de 
jiiétô.  On  n'a  qu'à  les  presser,  pour  que  le  lait  exquis  dont 
elles  sont  remplies  coule  en  abondance   :'S).  »  C'est  un 

(1)  Serin.  XXVII,  0;  cf.  Serin.  LU,  5  :  «  Irruenlia  inuli(jiie  phanlas- 
mata  coriiorearuin  siinilitudiiiuiu  Iransvolaie  ineiilis  juiritatc...,  cor- 
poruin  veio  similitudiiiibus  spociilantlo  non  involvi,  angelica'  imiilalis 
est.  »  Cf.  Scrm.  IV,  i  et  :,. 

(2)  «  Sapienliam  ciiin  ('loqucnlia,  liaud  diibiiiin  quin  ad  iniedicalionis 
opus.  »  Serm.  .\LI,  t>. 

(:ij  Serni.  IX,  7. 


SERMONS    SIR    LE    CANTIQUE    DES    CANTIOLE-.  iO.'i 

moment  critique  et  douloureux  pour  l'épouse.  «  La  sua- 
vité du  Verbe  la  retient,  et  le  besoin  du  i)rochain  la  sol- 
licite. Ses  enfants  lui  sont  chers,  mais  les  baisers  de  Té- 
poux  ont  pour  elle  plus  de  délices  (1).  »  Elle  sacrifiera 
cependant  ce  qui  fait  son  plus  grand  charme.  Elle  entend 
une  voix  qui  lui  dit  :  Suvge,  «  Lève-loi.  »  Ce  ne  peut  être 
que  pour  aller  à  la  recherche  des  âmes.  Elle  se  lèvera 
donc  :  car  elle  a  compris  que  ce  qu'elle  a  reçu  n'était  pas 
seulement  pour  son  profit  personnel,  mais  encore  pour 
Tédification  du  prochain  (2  .  Ici-bas,  «  on  ne  vit  pas  pour 
soi,  mais  pour  tous  (3  .  » 

L'abbé  de  Clairvaux  a  insisté  à  plusieurs  reprises  sur  le 
devoir  de  la  prédication,  qui  incombe  aux  directeurs 
d'àmes.  11  en  a  marqué  les  règles  avec  précision  et  avec 
force.  ?s"est  pas  prédicateur,  n'est  pas  maître  qui  veut. 
Cette  vocation  exige  un  sérieux  apprentissage  (4).  11  fait, 
à  la  vérité,  assez  bon  marché  des  sciences  profanes,  des 
arts  dits  libéraux.  «  Le  Christ,  dit-il,  n'a  pas  tiré  ses  apô- 
tres de  l'école  des  rhéteurs  et  des  philosophes  (5).  »  La 
seule  science  absolument  indispensable  à  l'apiMre ,  c'est 
la  science  de  la  contemplation. 

Bernard  ne  conçoit  pas  un  prédicateur  qui  ne  soit  pas 
un  homme  d'oraison.  A  l'entendre  même,  il  faut  être  con- 
sommé dans  cette  science  pour  attirer  les  âmes  à  soi.  Ce 
sujet  lui  tenait  au  cœur;  il  s'en  est  expliqué  longuement, 
un  jour,  devant  ses  disciples  :  «  On  ne  donne  que  de  son 


1    Serin.  LXXXV,  13. 

■\)  Serm.  LVII,  8  et  9. 

,3j  '(  Doceinur  ex  lioc  sane  inlerrnillonda  plcruinque  diilcia  oscula 
propler  laclentia  iilieia;  iiec  cuiqiiain  sibi,  sed  ouiniiuis  esse  vivea- 
dum.  n  Serm.  .\LI,  G. 

'4)  Serm.  X.XIIl,  6,  «. 

r.    Serin.  XXXVK  1. 

28 


494  VIE    DE    SAINT   BERNARD. 

Irop  plein,  disait-il,  vous  répandez  et  perdez  ce  qui  est 
pour  vous,  si  vous  vous  hâtez  de  répandre   votre  semi- 
plénitude,  avant  que  vous  soyez  rempli  vous-même  tout 
entier.  Vous  vous  dérobez  à  vous-même  votre  vie  et  votre 
salut  pour  en  faire  part  à  d'autres,  et  vous  vous  ruinez 
par  vaine  gloire  et  par  orgueil.  Si  vous  voulez  être  sage, 
laites- vous  réservoir  et  non  canal.  Le  canal  répand  tout  ce 
qu'il  reçoit  aussitôt  qu'il  l'a  reçu  ;  le  réservoir  au  contraire 
attend  qu'il  soit  rempli  et  donne  alors  de  son  trop  plein, 
sans  dommage  pour  lui-même ,  comme  s'il  savait  la  malé- 
diction qui  retombe  sur  celui  qui  se  fait   la  part  mau- 
vaise... Hélas!  nous  avons  aujourd'hui  dans  l'Église  beau- 
coup de  canaux  et  fort  peu  de  réservoirs.  Ceux  par  qui 
nous  arrivent  les  eaux  du  ciel  sont  si  charitables  qu'ils 
voudraient  répandre  avant  de   recevoir,  plus  attentifs  à 
parler  qu'à  entendre,  prompts  à  enseigner  ce  qu'ils  n'ont 
pas  appris,  avides  de  commander  aux  autres,  avant  de 
savoir  se  gouverner  eux-mêmes.  Pour  moi  j'estime  qu'il 
faut  commencer  i)ar  le  soin  de  sun  âme,  et  en  cela  je  suis 
l'exemple  de  Celui  qui  n'a  donné  au  monde  que  de  sa  plé- 
nitude. Apprenez  donc  aussi  à  ne  répandre  que  de  votre 
trop-plein  et  ne  prétendez  pas  être  plus  généreux,  plus 
large  que  Dieu.  Que  le  réservoir  imite  la  source.  La  source 
ne  devient  ruisseau  et  ne  prend  la  forme  d'un  lac  qu'a- 
près s'être  rassasiée  de  ses  propres  eaux.  (Jue  le  réservoir 
n'éprouve  pas  de  honte  à  n'être  pas  plus  abondant  que  sa 
[iropre  source.  La  source  de  la  vie  elle-même,  toute  pleine 
qu'elle  était,  n'a  rempli  tout  de  sa  bonté  qu'après  avoir 
rejailli  en  bouillonnant  sur  les  mystérieuses  régions  qui 
l'avoisinaient.  Ce  ne  fut  qu'après  avoir  inondé  les  hauteurs 
du  ciel  qu'elle  s'épancha  sur  la  terre,  et  par  un  excès  de 
miséricorde ,  sauva  de  son  superllu ,  de  superlluo,  les  hom- 
mes et  les  bêtes...  Faites  de  même;  remplissez-vous  d'à- 


SERMONS   SUR   LE    CAMIOUE    DES   CANTIQUES.  495 

bord;  après,  vous  vous  occuperez  à  n'-pandrc.  Une  charité 
bienveillante,  mais  prudente,  a  coutume  de  surabonder, 
mais  non  de  gaspiller  son  trésor.  «  Mon  lîls,  dit  Salomon, 
ne  vous  répandez  pas  à  l'excès,  »  ne  supcrefflnas:  et  l'A- 
pôtre fait  la  même  recommandation.  Ètes-vous  donc  plus 
saint  que  Paul  et  plus  sage  que  Salomon?  Je  ne  voudrais 
pas  m"enricbir  à  vos  dépens.  Aidez-moi,  si  vous  le  pou- 
vez, de  votre  superflu,  de  cumula;  mais  d'abord,  prélevez 
votre  part,  »  parcito  tibi  (1). 

Or,  «  c'est  dans  la  prière  que  l'on  boit  le  vin  enivrant  de 
l'esprit...  Durant  le  sommeil  de  la  contemplation,  on  rêve 
Dieu:  on  ne  le  voit  pas  encore  face  à  face;  mais  au  con- 
tact, si  léger  soit-il,  de  cette  lumière  ou  plutôt  de  cette 
étincelle  rapide  qui  passe  devant  nos  yeux  et  nous  permet 
d'entrevoir  la  Divinité  comme  à  la  dérobée,  le  cœur  s'en- 
flamme d'amour...  C'est  cet  amour  plein  de  zèle  qui  doit 
embraser  le  serviteur  fidèle  et  prudent  que  le  Seigneur  a 
placé  à  la  tête  de  sa  famille.  11  échauffe,  il  bouillonne,  il 
s'échappe  à  flots  pressés  et  fait  dire  :  «  Qui  est-ce  qui 
souffre,  sans  que  je  souffre?  »  Alors  prêchez,  fructifiez, 
renouvelez  les  prodiges,  surpassez  toutes  les  merveilles 
connues.  «  Il  n'y  a  plus  de  place  pour  la  vanité  dans  un 
cœur  occupé  par  la  charité,  »  non  est  quo  se  iininisceal 
vanitas ,  uhi  lotuni  occupai  charilas  (2i. 

La  charité,  fol  est  le  principe  et  le  dernier  mot  de  l'a- 
postolat; tel  est  aussi,  au  sentiment  de  l'abbé  de  Clair- 
vaux,  le  dernier  mot  de  la  science  du  gouvernement  des 
âmes.  Aimez  :  les  co'urs  sont  à  ce  prix.  C'est  par  l'amour 
que  vous  les  gagnerez,  c'est  par  l'amour  que  vous  main- 
tiendrez sur  eux  votre  pouvoir  et  (pie  vous  les  gouver- 
nerez. 

(1)  Serni.  .\VII[,  2-'i. 

(2)  Serin.  XVIII,  n"  0. 


/t96  VIE    DE    SAINT    EERXARD. 

Aimez  Dieu,  d'abord.  «  Il  faut  que  les  pasteurs  soient 
les  amis  de  l'Époux;  amis,  c'est  peu  dire,  il  faut  qu'ils 
soient  ses  grands  amis,  »  amicissimi{i).  Saint  Pierre  reste 
leur  éternel  exemplaire.  Avant  de  préposer  cet  apôtre  à  la 
garde  de  son  troupeau,  le  Seigneur  lui  a  demandé  un 
triple  témoignage  d'amour.  «  Aime-moi,  semblait-il  dire, 
plus  que  tes  biens,  plus  ((ue  tes  proches,  plus  que  toi- 
même,  "  i(t  me  âmes...  plus  quam  tua,  plus  quam  tuos, 
/)lus  quam  etiam  te  (2i.  C'est  aux  pasteurs  surtout  que  s'ap- 
plique la  belle  sentence  de  l'abbé  de  Clairvaux  :  «  La  me- 
sure d'aimer  Dieu,  c'est  de  l'aimer  sans  mesure.  >*  Modus 
(dlifjeudi  Deum  est  diligere  sine  modo  3;.  Quiconque  est 
capable  d'iui  tel  renoncement,  porte  en  soi  la  marque  de 
la  vocation  aux  fonctions  pastorales.  Les  prélaturcs  peu- 
vent impunément  devenir  son  partage. 

Il  est  nécessaire ,  cependant ,  qu'à  l'amour  de  Dieu  les 
prélats  joignent  un  sincère  amour  des  âmes.  N'en  est-il 
pas  qui  oublient  trop  qu'ils  «  sont  des  médecins  et  non 
des  seigneurs,  »  medicl,  non  dominl  ï/!  N'en  est-il  pas 
qui  songent  plus  à  leurs  aises,  à  leur  bien-être  qu'au 
salut  du  troupeau  qui  leur  est  confié  5  ?  N'en  est-il  pas 
qui  abusent  de  leur  pouvoir  pour  terroriser  leurs  subor- 
donnés? «  Instruisez-vous  donc,  arbitres  du  monde.  Ap- 
prenez que  vous  devez  être  les  mères  de  ceux  qui  sont 
au-dessous  de  vous,  et  non  leurs  maîtres.  Travaillez  à 
vous  faire  aimer  plutôt  qu'à  vous  faire  craindre;  et  si  par- 

(1)  Senn.  LXXVI,  S. 

{'>)  Ibrd. 

(3)  Tractai,  de  Dilirjendo  Dca,  cap.  i;  cf.  noie  do  Maliillon. 

(i)  Sci-m.  XXV,  •!. 

(5)  «  Timeant  iiiinistri  Ecclesifc...,  «lui  stipcndiis  non  coiitciili...,  in 
iisiis  .siiœ  su|ierl/uo  atque  lu.xuriœ  viclum  [lauiienini  consuniero  non 
vercntur.  »  Scnn.  XXIII,  12.  Cf.  Scrni.  XXXlll.  15;  LXXYll,  1  cl  '1; 
X,  .3. 


SERMONS  SUR  LE  CANTIQUE  DES  CANTIQUES.     -497 

fois  il  est  besoin  de  sévérité,  que  celte  sévérité  soit  pater- 
nelle et  non  tyrannique.  Montrez-vous  mères  par  les 
caresses,  pères  pour  la  correction.  Adtjucissez-vous,  dé- 
posez toute  fierté,  suspendez  les  coups,  montrez  plutiH 
votre  sein;  que  ce  sein  regorge  de  lait,  que  rien  d'amer 
ne  le  gonfle.  Pourquoi  aggraver  le  joug  de  ceux  dont  vous 
devriez  au  contraire  porter  les  fardeaux?  Pour(iuoi  ce 
petit  enfant  qu'un  serpent  a  mordu  fuit-il  votre  cons- 
cience de  prêtre,  au  lieu  de  s'y  précipiter,  comme  il  ferait 
dans  le  sein  d"une  mère?  Si  vous  êtes  les  hommes  de 
l'Esprit,  spirituales ,  relevez-le,  et  le  recevez  en  esprit  de 
douceur;  autrement  il  mourra  dans  son  péché  et  vous  en- 
tendrez Dieu  vous  réclamer  son  sang  (li.  « 

Tels  étaient  les  principes  qui  dirigeaient  Bernard  dans 
ses  rapports  avec  ses  disciples.  Après  quelques  écarts  de 
sévérité  outrée,  dus  à  son  austérité  première  et  à  son 
inexpérience,  il  trouva  cet  équilibre  de  douceur  et  de  fer- 
meté qui  distingue  tous  les  bons  directeurs,  et  il  ne  s'en 
est  jamais  départi  dans  la  suite.  Aux  premiers  jours  de 
Clairvaux  son  zèle  avait  été  parfois  intempérant;  mais  il 
fui  bientôt  forcé  de  reconnaître  que,  même  dans  un  cloî- 
tre, les  âmes  veulent  être  conduites  avec  modération  et 
patience.  Il  avait  cru  d'abord  n'avoir  affaire  qu'à  des  an- 
ges; quand  il  s'aperçut  que  son  idéal  était  une  illusion, 
il  n'hésita  pas  un  instant  à  le  sacrifier.  Son  expérience  ne 
fut  pas  perdue  ;  il  ne  négligea  aucune  occasion  d'inculquer 
à  ses  moines ,  futurs  abbés  ou  prélats,  les  leçons  de  zèle  et 
de  prudence  qui  lui  avaient  coûté  si  cher.  Un  ne  s'éton- 
nera pas  qu'il  ait  alors  prisé  «  la  discrétion,  »  non  moins 
que  la  chariti'.  11  lui  arrive  même  dt.' la  préconiser  cunmie 

(1)  Serin.  XXIll,  ')..  Fénelon  a  imité  ce  passage  dans  son  lieau  Dis- 
coxirs  pour  le  sacre  de  l'Électeur  de  Cologne. 

28. 


498  VIE    DE    SAINT   BERNARD. 

<■  la  mère  des  vertus,  »  malrem  virtutum  discretionem  (1  : 
et  il  la  juge  si  nécessaire  à  tous,  mais  spécialement  aux 
pasteurs,  que  sans  elle  il  n'y  a  pas  pour  eux  de  vertu,  et 
que  leur  zèle  même  est  un  danger,  un  vice  :  7'oUp  liane, 
fi  vii'lus  cifiura  erit  (2^. 

Bernard  a  trouvé  le  moyen  d'extraire  ces  diverses  le- 
çons, du  Cantique  des  cantiques,  sans  même  dépasser  le 
troisième  chapitre  13).  C'est  assez  dire  que  le  poème  sa- 
cré n'était  pour  lui  qu'un  prétexte  à  sermons.  Son  com- 
mentaire était  surtout  moral.  Des  textes  les  plus  variés  il 
tirait  aisément  les  mêmes  conséquences  pratiques.  Il  eùl 
fallu  que  le  mot  inspiré  fût  bien  rebelle,  pour  qu'il  ne  le 
pliât  pas  à  ses  desseins.  Il  parvenait  presque  toujours,  par 
quelque  détour  ingénieux,  à  lui  faire  exprimer  une  idée, 
un  conseil  qu'il  se  proposait  de  donner  à  ses  moines.  En 
(juatre-vingt-six  sermons ,  il  put  de  la  sorte  parcourir  le 
cercle  des  enseignements  qui  convenaient  au  cloître.  Les 

(1)  Seim.  XXIII,  s.  Le  mot  est  i'in|iruiUé  à  la  Règle  de  saint  Be- 
noît ,  cap.  G4. 

l'i  «  Importaliilis  abscjne  scieiilia  est  zelu.s...  Discretio  ([iiippe  oniiil 
virtuti  orJinem  ponit...  Est  er^o  illscretio  non  lain  virlus  qiiam  quœ- 
(lani  moderalrix  et  aiirii;a  virtuluin.  oidinatrixi|ue  affectniun  et  tnornm 
doclri.x.  Toile  liane,  et  vhius  vitiiini  erit.  «  Serm.  XLIX,  5;  Cf.  Serni. 
XXIII,  S. 

(3;  Dans  le  sermon  LXXXVI,  Bernard  commente  le  premier  verset  du 
troisième  chapitre  :  In  IccluJo  jiieo  per  nortes  i/uxsiri  iji/e»i  dilii/il 
(iiiinta  inea.  Gilbert  de  Hoy  a  continué  le  commentaire  interrompu, 
sans  pouvoir  l'achever  (ap.  Migne,  l.  CLX.\.\IV,  p.  14-252).  Son  (|ua- 
rante-Iiuitième  et  dernier  sermon  s'arrête  au  verset  10  du  cinquième 
chapitre  du  Cantique  des  cantiques.  Comme  l'abbé  de  Clairvaux  na 
prononcé  ses  derniers  sermons  qu'à  la  fin  de  sa  vie,  —  le  sermon  LX.XX 
est  postérieur  au  concile  de  Reims  1148,  —  on  peut  se  demander  pour 
quel  niotif  nous  avons  étudié  et  résumé  son  commentaire  à  la  date  où 
nous  sommes.  C'est  que  sa  théorie  mystique  est  déjà  tout  entière  dans 
.ses  vingt-trois  premiers  sermons,  qui  sont  de  1  i:i.'.-n3r).  Cf.  Serm. 
XXIII  et  Serm.  LX.XXIII. 


SERMONS    SUR   LE    CANTIQUE    DES    CANTIOUES.  49U 

principes  de  l'ascétisme,  les  règlements  de  son  Ordre, 
les  secrets  du  mysticisme ,  la  préparation  à  l'apostolat  et 
au  gouvernement  des  âmes,  devinrent  successivement 
Tobjet  de  sa  méditation  homilétique.  Il  déploya  dans  cette 
œuvre  des  qualités  de  doctrine  et  d'éloquence  qui  le  pla- 
cent au  premier  rang  des  mystiques  et  des  orateurs. 
Comme  exégète  il  a  des  supérieurs;  comme  orateur  mys- 
tique, il  ne  peut  avoir  que  des  inférieurs  ou  des  égaux. 


APPENDICE 

ICONOGRAPHIE  DE  SAIXT  BERNARD 


Nous  devons  quelques  explications  au  lecteur  pour  le  choix 
(lu  portrait  de  saiut  Bernard  qui  lij;nre  eu  tète  de  notre  ou- 
vrage. 

Les  portraits  de  l'abbé  de  Clairvaux  que  nous  ont  légués  les 
peintres  et  les  graveurs  se  divisent  eu  deux  groupes  :  ils  oflVeut 
des  types  de  pure  convention,  ou  bien  ils  représentent,  avec  des 
nuances  diverses,  une  type  réputé  traditionnel  (1). 

Au  premier  groupe  appartient  d'abord  la  belle  tète  que  Fra 
Angeiico  a  donnée  à  saint  IJernard  dans  son  admirai)!e  Fresque 
du  Chapitre  de  Saint-Marc  à  Florence  et  que  la  gravure  a  popu- 
larisée en  notre  siècle,  grâce  aux  soins  de  Montalembert.  Flo- 
rence est,  du  reste,  la  ville  la  plus  riche  en  créations  de  cette 
sorte.  La  fresque  du  Pérugin  dans  la  salle  capitulaire  de;  l'ancien 
couvent  de  Saiute-Mnrie-Madeleiue  de  Pazzi  contient  pareille- 
ment un  saint  Bernard  à  genoux  devant  la  croix ,  dont  les  traits 
sont  dus  à  Timagination  de  l'artiste.  Même  tète  dans  ie  tableau 
de  l'église  San-Spirito,  qui  représente  la  sainte  Vierge,  escortée 
de  deux  autres  saintes,  apparaissant  à  saint  Bernard  :  on  sait 
que  cette  scène  est  une  copie  du  beau  tableau  du  Pérugin  con- 
serve à  la  Pinacothèque  de  Munich.  L'église  de  la  Badia  |)0ssèdc 
également  une  ./p/iar/don  de  la  sainte  Vierge  à  saint  lîernard  , 
œuvre  de  Phiiippino  Lippi;  les  |)iiotographies  et  les  gravures  si 


(I)  Nous  lie  |iarlerons  ici  que  îles  portriiils  pciiils  ou  si'-i^tis.  Notons  ce. 
pcndMiil  <|ue  la  viUe  de  Dijon  posscdo  une  slaUu;  (ty|)e  conventionnel)  de 
saint  lieinard,  depuis  IH'iS,  et  (pie  l'église  de  Fontaines-lès-Dijon  niontic 
un  Imste  en  Icrre  cuite  du  dix-liuilième  siècle  (type  traditionnel). 


ICONOGRAPHIE    DE    SAINT    BERNARD.  oOl 

connues  de  ce  tableau  font  bien  voit-  que  l'artiste,  en  composant 
la  figure  de  l'abbé  de  Clairvaux,  n'avait  aucune  préoccupation 
historique  ou  archéologique.  Nous  eu  dirons  autant  des  deux 
saint  Bernard,  qu'on  voit  à  l'Académie  des  Beaux-Arts  et  aux 
Uffizi.  le  premier  dans  un  tableau  de  Fra  Bartolomeo  :  V. appa- 
rition de  la  sainte  Vierge,  le  second  dans  un  couronnement  de 
la  Vierge  de  Fra  Angelico. 

Après  Florence,  la  ville  qui  possède  le  plus  beau  portrait  de 
saint  Bernard  est  Madrid.  Le  miracle  de  la  Lactation,  que  .Mu- 
rillo  a  peint,  dune  touche  si  pure  et  d'un  coloris  si  chaud,  forme 
certainement  lune  des  principales  richesses  du  Musée  du  Prado. 
Le  saint  y  est  représenté  à  l'âge  d'homme.  Son  air  vénérable,  sa 
barbe,  sa  maigreur,  font  penser  au  type  traditionnel;  mais  la 
pose  de  profil  empêche  de  distinguer  la  ressemblance. 

En  France,  on  ne  voit  pas  que  la  physionomie  de  saint  Ber- 
nard ait  tenté  nos  grands  peintres  de  dix-septième  siècle,  sauf 
Philippe  de  Champaigne;  et  encore  le  portrait  que  celui-ci  nous 
en  a  laisse  est  une  composition  où  l'imagination  joue  le  plus 
grand  rôle  (l). 

Les  recherches  que  Ton  pourrait  faire  dans  le  domaine  de  la 
miniature  aboutiraient  sûrement  au  même  résultat.  Nous  n'en 
citerons  qu'un  exemple.  Le  monastère  de  la  Grande-Trappe  près 
Mortagne  possède  un  (Iradnel  manuscrit  de  1528,  orné  de  mi- 
niatures d'un  éclat  et  d'un  fini  remarquables,  même  pour  l'é- 
poque qui  produisit  tant  de  chefs-d'œuvre  en  ce  genre.  L'artiste, 
voulant  illustrer  la  fête  de  saint  Bernard ,  a  choisi  comme  sujet 
le  Christ  se  détachant  de  la  croix  pour  embrasser  l'abbé  de  Clair- 
vaux.  Un  moine  à  demi  caché  derrière  un  pilier  admire  le  spec- 
tacle. C'est  une  scène  bien  coiuuie,  autorisée  par  la  légende. 
-Mais  ici  encore  la  physionomie  du  saint  s'écarte  du  type  tradi- 
tionnel. 

La  Bibliothèque  nationale,  à  Paris,  possède,  dans  deux  albums 

(I)  l.e  Musée  (lu  Louvre  (galerie  des  Ilaliens  ptiinilU.-»)  possède  deux  ta- 
bleaux représentant  saint  Bernard.  Dans  le  premier  la  sainte  vierge  lui 
apparaît  escortée  d'un  grou|)e  d'anges;  dans  le  second,  il  est  sur  son  lit 
de  mort,  entouré  de  ses  nmines.  I.e  |)rcniier  est  l'œuvre  de  Cosinio  lios- 
selli  (?j  ;  le  second  est  il'un  maître  inconnu,  l.a  galerie  des  croisades  à 
Versailles  renferme  un  tableau  de  Vignol,  représentant  saint  Iternard  pré- 
chant la  seconde  croisade  (dix-neuvième  siècle). 


.j02  me    HE    SAINT    HERNARD. 

(département  des  Estampes),  nombre  de  gravures  et  lithographies 
recueillies  deçà  delà  et  oifTrant  également  divers  portraits  de  fan- 
taisie de  l'abbé  de  Clairvaux. 

Avec  la  célèbre  gravure  de  Brevet  nous  abordons  enfin  le 
groupe  des  portraits  traditionnels.  On  a  raconté  que  cette  œuvre 
reproduisait  les  traits  de  saint  Bernard  d'après  un  tableau  peint 
de  son  vivant  (en  l]ô2i  et  conservé  à  Rome  (1).  L'anecdote  est 
séduisante;  mais  elle  nous  paraît  controuvée.  Ce  qui  est  vrai- 
semblable, c'est  que  Rome  possédait  une  copie  d'un  portrait  de 
saint  Bernard,  considéré  à  Clairvaux  comme  authentique.  Au  dix- 
septième  siècle,  nombre  de  copies  semblables,  soit  peintes,  soit 
gravées,  étaient  répandues  en  Europe.  Trois  d'entre  elles  sont 
aussi  célèbres  que  celle  de  Brevet  :  nous  voulons  parler  de  la 
gravure  de  Puricelii,  sûrement  émanée  de  Clairvaux.  et  repro- 
duite parles  Boliandistes  dans  les  Jeta  Sanctorum  i2),  du  por- 
trait que  Méglinger  a  placé  en  tête  de  son  ouvrage  intitulé  : 
yoca  meJltflui  Ecclesiie  doctorls,  S.  Patrls  Bernard l,  effigiei^. 
BadtT  Helvetiorum,  1070,  et  de  la  gravure  de  Sadeler,  offerte  en 
1020  au  R.  P.  Edmond  de  la  Croix,  abbé  de  Citeaux  (Biblioth. 
nation.,  cabinet  des  Estampes'  (3).  M.  l'abbé  Cliomton,  ayant  à 
choisir  entre  ces  divers  portraits  qui  ont  une  égale  prétention  à 
l'authenticité,  et  qui,  du  reste,  présentent  un  air  de  famille,  a 
donné  la  préférence  à  celui  de  Méglinger.  l^a  raison  de  cette  pré- 
férence se  laisse  aisément  deviner.  Méglinger,  qui  venait  de  visi- 
ter Clairvaux ,  où  il  avait  contemplé  éperdument  et  comme  dans 
l'extase  l'effigie  de  son  vénère  Père,  n'avait  pu  illustrer  son  livre 


(1)  Ce  portrait  se  IroUNC  en  \(-W  ilc  la  Vie  do  saint  Uornard.  par  VlUe- 
fore,  Paris,  1701.  M.  l'abhi-  Chovalier  en  a  paroiileiiient  illustre  son  Histoire 
de  saint  Bernard,  Lille.  1888. 

(-2j  Août.  t.  IV,  p.  2-iV. 

(3j  Dans  une  note  nianiiscrite  de  Muntalemberl  nous  lisons  :  »  M.  Beaiulot 
(le  Dijon  possède  un  liés  ancien  porlrait  de  saint  lîernard  provenant  de 
l'abbaye  de  Fonlcnay,  l'une  des  lilles  de  Clairvaux:  rapports  frappants 
avec  celui  sur  émail  (seizième  siècle)  que  je  possède  et  avec  celui  de  Dre- 
vet  ".  On  voit  èsalement  dans  l'église  de  Ville-sous-la-Kertè  un  portrait 
moderne  de  saint  lîernard  assez  conforme  au  type  traditionnel,  si  l'on  en 
croit  M.  Guignard  {Lettre  à  Monlalembert,  p.  17i3).  Comme  le  tableau  est 
mal  éclairé,  nous  n'avons  pu.  malgré  un  examen  attentif  et  plusieurs  fois 
répété,  nous  former  une  opinion  à  ce  sujet.  Nous  n'en  rcmei'cions  pas 
moins  M.  l'abbé  Cliarvot.  curé  de  Ville,  qui  a  si  gracieusement  facilité  nos 
recherclics. 


ICONOGRAl'HLE    DE    SAINT    r.ERNAHIi.  oOiJ 

d'un  portrait  fantaisiste.  La  gravure  qu'il  nous  donne  offre  donc 
toutes  ies  garanties  d'une  reproduction  à  peu  près  exacte.  Mais 
n'en  pourrait-on  pas  dire  autant  de  la  iiravure  de  Drevet  et  de 
celle  des  BoUandistes,  qui  se  prévalent  d'une  même  oriijine? 
Pour  atteindre  à  la  plus  u;rande  exactitude  possible,  nous  avons 
donc  essayé  de  retrouver  l'original,  dont  ces  copies  sont  dérivées. 
M.  l'abbé  Cheurlin,  aumônier  des  Ursulines  à  ïroyes,  possède 
un  tableau  authentique,  qui  a  longtemps  orné  le  monastère  de 
Clairvaux.  Tout  porte  à  croire  que  c'est  bien  le  type  d'après  le- 
quel ont  été  composés  les  divers  portraits  réputés  traditionnels?  La 
ressemblance  est  surtout  frappante  dans  la  gravure  de  Puricelli 
et  des  BoUandistes.  Ce  qu'on  peut  reprocher  à  ces  copies,  c'est 
d'avoir  atténué  la  maigreur  du  visage.  ]N'e  fiU-ce  que  pour  cette 
raison,  le  portrait  de  Clairvaux  devrait  être  préféré  h  tous  les 
autres.  L'œil  y  est,  en  outre,  plus  vif  et  plus  doux  à  la  fois:  et 
c'est  encore  une  ;i:arantie  d'authenticité  :  «  Et  avait  le  visage  à 
veoir  la  dicte  ymaige  magre  et  ontemplatif,  »  nous  dit  la  reine 
de  Sicile  en  1-517.  On  peut  donc  assurer  que  c'est  là  le  vrai  type 
traditionnel.  Si  les  abbés  du  monastère  ont  souffert  que  cette 
image  fut  reproduite  à  maintes  reprises,  ils  ont  dû*  conserver, 
avec  un  soin  infini,  soit  l'original,  soit  les  copies  qui  s'en  rap- 
prochaient le  plus  (1t. 

Bien  que  notre  tableau  ne  soit  lui-même  qu'une  copie  d'un  ori- 
ginal plus  ancien,  on  remonte  du  moins  par  lui  assez  haut.  Le 
portrait  que  la  reine  de  Sicile  a  vu,  en  1-517,  sppendu  au  tombeau 
de  saint  Bernard .  y  ressemble  évidemment.  Mais  Méglinger  nous 
fournit  une  autre  pierre  de  touche  beaucoup  plus  sure.  Quand 
on  lui  fit  voir,  en  1007,  le  buste  en  argent  (]ui  contenait  la  tête 
de  saint  Bernard,  il  ne  put  retenir  un  cri  d'admiration.  C'était 

(1)  Clairvaux  possédait  au  (li\-liuiticme  sic'-clc  plusieurs  •  reprcsfiita- 
lions  (le  saint  Bernard  :  entre  autres  une  dans  l'église,  une  autre  .i  la  poi  le 
d'entrée  du  grand  cloître.  •  (Ms.  IX  de  l'althc  Malttiieu.  p.  3.3»;  dans  .Mif,'no. 
t.  CI.XXXV.  p.  174(i;.  Le  ial)leau  que  nous  rei)roduisons  provenait,  jiaraii-il. 
du  réfectoire  des  moines.  A  la  Révolution,  il  fut  actpiis  par  l'ahbé  Martinot, 
curé  de  l.anty.  au  diocèse  de  Lan^res.  A[>rés  avoir  passé  par  les  mains  d'un 
autre  abhi-  .Martinr)t.  curé-doyen  de  Itouilly.  an  diocèse  de  fniyes.  il  esl 
aujourd'hui  lu  prupriélc  de  M.  l'ahhe  Cheurlin,  son  paroissien  et  son  eleve. 
actuellement  aumônier  des  Ursulines  de  Troyes,  qui  a  bien  voulu  en  lain.' 
tirer  un  cliclié  spécial  à  notre  intention.  Nous  en  avons  confié  la  reproduc- 
tion à  .M.  Uujardin.  de  Paris. 


504  VIE    liE    SAINT    BERNARD. 

])icn  là  le  portrait  traditionnel  de  son  bienheureux  Père,  vultus 
ex  l'ffigie  passim  obvia  notus,  mais  avec  une  intensité  de  vie 
qui  lui  remit  en  mémoire  la  peinture,  si  délicate  et  saisissante, 
de  Geoffroy.  Or  nous  savons  que  le  buste  est  l'œuvre  de  Jean 
d"Aizanville,qui  fut  abbé  de  Clairvaux  de  1330  à  1348.  Le  type 
que  nous  transmet  le  tableau  échappé,  en  1790,  au  pillage  de 
Clairvaux  remonte  donc  jusqu'à  la  première  moitié  du  quator- 
zième siècle. 

A  ce  point  d'arrivée,  la  nuit  se  fait,  et  nous  ne  saurions  assi- 
gner historiquement  au  portrait  de  saint  Bernard  une  plus  haute 
antiquité.  .Tean  d'Aizanville  a-t-il  créé  de  tontes  pièces,  et  par  un 
ell'ort  d'imagination,  d'après  les  documents  écrits,  la  tête  qui 
émerveillait  ^léglinger?  Ou  bien  Ta-t-il  calquée  sur  un  portrait 
véritablement  authentique  tracé  par  les  contemporains  de  l'abbé 
de  Clairvaux  ?  Sur  ce  point  les  documents  sont  muets. 


TABLE  DES  CHAPITRES 

CONTENUS  DANS  LE  TOME  PREMIER 


Pages. 
Pr.ÉFACE I-IV 

Liste  des  altelks  les  plus  fiîéqi:emmf.nt  cités  dans  le  coins  de 
L'OUVr.ACE v-x 

I^'TRODUCTION 

Critique  des  principaux  documents  originaux. 

Conr.ESPONDANCE  DE  SAINT  liEUNAiiD.  —  NoDibrc  (Ic  SCS  lottrcs.  — 

Leur  valeur  liistorique.  —  La  part  de  la  crili<iue xiii-xix 

La  Vita  prima  ;  acteurs  et  recensions  des  cino  premiers  Livr.Es. 

—  Guillaume  de  Saint-Tliierry,  Ernaud  de  lionncval,  Geolïroy 
d'Auxerre.  auteurs  de  la  ^'i(<i  prima.  —  (iuillaume  et  Ernaud 
utilisent  les  documents  qui  leur  sont  fournis  par  Ceoirroy,  les 
Fragmenla  Gaufridi.  —  Double  rccension  de  la  Vita  prima. 

—  Geoffroy  d"Auxerre.  auteur  de  la  seconde  rccension xix-xxv 

Le  LinER  sentis  de  i.a  Vita  prima  ou  Liber  miracui.orum.  —  Geof- 
froy d'Auxerre  compose  un  premier  recueil  des  miracles  de 
Bernard  dans  le  Toulousain.  —  Miracles  de  Bernard  sur  les 

bords  du  Hliin.  racontés  |)ar  dix  témoins.  —  Valeur  de  ces  té- 
moisnages.  —  Bernard  lui-même  croit  à  son  pouvoir  de  thau- 
maturge   xxv-xxxix 

La  Secunda  Vita  et  i.es  autres  Vit.e  ou  documents  d'un  caracticre 
légendaire.  —  Auteui-  et  date  de  la  Secunda  Vita.  —  La  Vita 
bcrnardi.  de  Jean  l'Ermite.  —  Le  Liber  mi)-aculorum,<]c  Her- 
bert. —  L'Exordium  magnum  Cisterciense.  —  Le  Ckronicon 
Claravallease xxxix-xlix 

Conclusion.  —  Dès  la  fin  du  douzième  siècle  la  \  ie  de  saint 
Bernard  prend  un  caractère  légendaire xlix-lii 

SAINT   nEIlNARD.   —   T.   I.  29 


TAULE   DES   CHAPITRES. 


CHAPITRE  PRKMIKK 

Naissance,  éducation,  vocation  et  premier  apostolat 
de  Bernard. 

I.  —  Fiuitaines-lés-Dijon,  pairie  de  Bernard.  —  Son  père.  Tesce- 
lin.  de  Cliàtillon-snr-Seine:  sa  nu'-rc,  Aleth  de  Monlhard.  — -  Il 

est  le  troisième  de  sept  enfants 1-1» 

II.  —  Il  fait  ses  éludes  à  Cliàtillon-snr-Seine.  —  Sa  iiiOté.  —  l.a 
nuit  de  Noël.  —  Sa  dévotion  à  la  très  sainte  Vier,^e.  —  Mort  de 

sa  mère lois 

III.  —  Portrait  de  Bernard  à  vingt  ans.  —  Ses  tentations.  —  Il 
renonce  an  monde lii-i*! 

IV.  —  Son  premier  apostolat.  —  Conversion  de  son  oncle  Oaudry 
et  de  ses  frères.  —  Séjour  de  six  mois  dans  la  retraite  à  Clià- 
tillon.  —  Il  entre  à  CiteauK  avec  trente  gentiisliommes  hour- 
fîuignons •2i-3'.i 

CHAPITRE  11 

Bernard  à  Cîteaux. 

Les  origines  de  Cileaux.  —  Cérémonial  de  l'admission  au  novi- 
ciat. —  Bernarde,  ad  fjnid  veiiisli?  —  Sa  mortification  s'étend 
au  vêtement,  à  la  nourriture  et  au  sommeil. —  Extraordinaire 
ansléritè  de  Bernard.  —  Emploi  du  temps  :1a  jirière,  le  travail 
des  mains,  l'élude;  recension  de  la  Bihle  par  saint  Etienne 
Ilai'ding,  —  La  (picstion  du  silence  [icrpi-tuel  dans  l'Ordre  cis- 
tercien. —  Bernard  admis  a  faire  profession ;i4-(il 

CHAPITRE  III 

Commencement  de  Clairvaux. 

Pondation  de  Clairvaux  par  Bernard  en  111,'i,  —  Bernard  ordonne 
rêtre  |)ar  (Guillaume  de  Clianipeaux.  —  Description  du  Clair- 
\aux  primitif.  —  Crise  du  monastère.  —  Maladie  de  Bernard; 
son  is(denient  d'une  année.  —  Première  visite  de  Cuillaunie 
de  Saint-Thierr>  à  Clairvaux.  —  AflUicnce  de  novices.  —  En- 
trée de  Mvard  et  de  Tescelin  à  Clairvaux;  visite  de  Hombe- 
line.  —  Les  premières  lilles  de  Clairvaux  :  Troisfonlaines. 
Konteuay  et  Foigny.  —  p.obert,  cousin  de  Bernard,  s'enfuit  à 
Cluiiy.  —  La  lettre  écrite  in  imhre  sine  imbre (i-2-(i(i 

CHAPITRE  IV 

Cisterciens  et  Clunistes. 
La  Constitution  de  l'Ordre  cistercien:  la  Charte  de  Charité.— 


TABLE    DES    CHAITIRES.  507 

Pajcs, 

Mosinlelli^ence  entre  les  Cisterciens  et  les  Clunistes  :  lettre 
(le  Pierre  le  Vénérable  contre  les  Cisterciens.  —  V Apologie  de 
Rernard  adressée  à  Guillaume  de  Saint-Thierry  :  première  par- 
tie dirigée  contre  les  |)liarisiens  de  son  Ordre;  seconde  partie 
contre  les  abus  de  Cluny.  —  Les  théories  arlistitjues  de  Ber- 
nard. —  ElTet  de  l'Apologia .  la  réforme  de  Cluny.  —  Les  Clu- 
nistes se  distinguent  des  Cisterciens  jiar  la  largeur  de  leur 
discii)line.  par  leur  genre  de  travaux,  par  leur  culte  des  beaux- 
:u-ts !>7-1.3-2 

CHAPITRE  V 

Bernard  et  la  réforme  religieuse.  —  La  famille 
cistercienne. 

I.  Idées  générales  de  BEr.NAr.D  sii;  lv  vocation  heligielse.  — 
Deux  sortes  d'âmes  sont  appelées  à  la  vie  religieuse.  —  Cou- 
vents d'hommes  et  de  fenniies.  —  La  vie  érémiti(iue  el  la  vie 
cénobiticjue.  —  Hiérarchie  entre  les  divers  Ordres  religieux. 

—  Obstacles  à  la  vocation 1.13-1  W 

II.  llAPPOr.TS   DE  BEr.NAr.D  AVEC    SES    r.EI.nnELX  NOVICES  ET  PUOFÉS.  — 

Tentations  du  dehors  et  du  dedans  pour  les  novices.  —  Les 
vœux  de  chasteté,  de  jjauvretê  et  d'obéissance.  —  Rigueurs 
de  la  Règle.  —  Les  fautes  et  les  châtiments.  —  .Miséricorde  de 
l'abbé  de  Clairvaux 1  WJ-l.'jd 

III.  Bernard  et  les  premières  filles  de  Clairvalx.  —  Sollicitude 
de  Bernard  pour  les  maisons  qu'il  a  fondées.  —  Ses  rapports 
avec  Guy,  abbé  de  Troisfontaines;  —  avec  Godefroid,  abbé  de 
Fontenay  :  le  Traité  de  VilumUit'';  —  avec  Rainaud,  abbé  de 

Foigny d5(>-l(ii 

IV.  Cr.isE  de  Mi)rimo\d.  —  Fuite  trArnold,  abbé  de  Morimond.  — 
Lettres  de  Bernard.  —  (iauclier,  prieur  de  Clairvaux,  élu  abbé 

de  Morimond liri-l"! 

CH.VPITRE  VI 

La  réforme.  —  Bernard  et  les  divers  ordres  religieux. 

Les  premiers  miracles  de  Bernard.  —  Sa  réputation  d'  «  homme 
de  Dieu.  '  —  Ses  rapports  avec  (Juillaume  de  Saint-Thierry.  — 
11  contribue  à  la  conversion  de  Suger  et  à  la  reforme  de  Saint- 
Denis.  —  Il  stimule  le  zèle  de  jjresque  toutes  les  maisons  bé- 
nédictines du  nord  de  la  France.  —  Ses  rapports  avec  la 
Grande-Chartreuse.  —  Ses  rapports  avec  les  diverses  congré- 
gations de  chanoines  réguliers,  en  particulier  avec  Saint-Vic- 
tor de  l'aris ,  Aroaisc  et  l'réinonlré 17-2-201 

CIIAPITJΠ VII 
La  rétorme.  —  Le  clergé  séculier  et  les  laïques. 
Qualités  que  Bernard  exige  des  cvèques.  —  Sa  lettre  à  l'arche- 


o08  TAIÎLE    DES    CHAPITRES. 

Pages. 

véquc  de  Sens  ou  Traité  de  Officio  episcoporum.  —  Invective 
contre  l'ambition  et  le  luxe.  —  Les  chapitres  calliéciraux  su- 
jets aux  mêmes  re|)roclies.  —  Le  costume  du  haut  clergé.  — 
Les  mauvais  clercs.  — Abus  du  régime  féodal;  le  luxe  féminin. 

—  Bernard  prêche  aux  seigneurs  la  justice  et  la  charité;  aux 
colons  et  aux  serfs,  outre  la  charité  et  la  justice  il  prêche  la 
résignation.  —  Clairvaux,  modèle  de  toutes  ces  vertus -20-Î-2-20 

CHAPITRE  VIII 

Bernard  et  les  templiers.  —  Cancile  de  Troyes  (1128). 

Les  fréquentes  maladies  de  l'abbé  de  Clairvaux.  —  Il  est  appelé 
au  concile  de  Troyes.  —  Quelle  part  a-t-il  prise  à  la  composi- 
tion de  la  Rcr/le  du  Temple?  — n  écrit  le  Traité  de  Lande  novœ 
mililiœ ,  en  l'honneur  des  Templiers.  —  Comparaison  entre 
(I  la  chevalerie  du  siècle  et  la  chevalerie  de  Dieu.  »  —  Défauts 
de  la  noblesse  du  douzième  siècle.—  Qualités  des  Templiers.       -230-233 

CHAPITRE  I.\ 
Premiers  rapports  de  Bernard  avec  le  pouvoir  civil. 

I.  TniRAfT,  COMTE  DE  CiiAMi'AGNE.  —  Caractère  «le  Thibaut.  —  Kap- 

ports  de  Bernard  avec  son  suzeiain i>.'>V-262 

II.  Loris  LE  Gros  et  sa  cour,.  —  Bernard  atta(|ue  Etienne  de  Gar- 
lande  qui  cumule  les  fonctions  d'archidiacre  de  .Notre-Dame 
de  Paris  et  de  sénéchal  du  roi  de  France.  —  Première  rencon- 
tre de  Bernard  et  de  Louis  le  Gros  à  Laon.  —  Condit  entre 
l'évéque  de  Paris  et  Louis  le  Gros.  —  Conllit  entre  l'archevê- 
que de  Sens  et  Louis  le  Gros.  —  Intervention  de  Bernard;  il 

reçoit  de  Itome  des  remontrances ■202--2T0 

CHAPITRE  X 
Bernard  et  le  schisme  d'Anaclet  II  (1130-1131;. 

I.  OiUGiNE  DU  scuisjiE.  —  Droit  des  cardinaux  évê([ucs  dans  les 
élections  papales  d'après  le  décret  authentique  de  .\icolas  II. 

—  Inter|)rétation  erronée  de  ce  texte  par  les  autres  membres 
du  Sacré-Collège.  —  Ambition  de  Pierre  de  Léon.  —  Opposi- 
tion (|ue  lui  fait  le  chancelier  Haimeric.  —  Les  préparatifs  de 
l'élection.  —  Nomination  d'un  comité.  —  Mort  d'Honorius; 
double  élection  du  11  février  1130.  —Les  deux  élu'^,  Ânaclet  II 
et  Innocent  II,  en  appellent  aux  puissances  caliioliques.  —  In- 
nocent II  se  réfugie  en  France 280-294 

II.  Concile  d'Étampes.  —  Le  roi  de  France  réunit  un  concile  à 
Klam|ies.  —  Bernard,  chargé  de  se  iirononi-er  sur  la  validité 
de  la  double  élection,  reconnaît  qu'aucun  des  deux  préten- 
dants n'a  été  élu  ri'gulièrcment.  —  Pour  dos  motifs  d'intérêt 
public,  il  se  déclare  en  faveur  d'Innocent  II.  —  Le  concile  et 


TADLli    DES    CUAl'ITKES.  oU9 

Vilgv.S. 

1.^  roi  de  France  aiioptcnt  son  sentiment -2'Ji-;iO(> 

!.  Innocent  II  A  (;iivr.Ti:r.<,  v  Lirge.  a  Claihv.vlx  et  a  Reims.  — 
innocent  II  rencontre  le  roi  de  France  à  Saint-Benoit-sur- 
Loire  et  le  roi  d'Angleterre  à  Cliarlres.  —  Bernard  l'accompa- 
gne à  Liège.  —  Affaire  des  investitures.  —  Innocent  II  à  Rouen 
et  à  Clairvanx.  —  Concile  de  Reims  :  sacre  de  Louis  le  Jeune: 
excommunication  des  scliismatiques,  en  particulier  de  Gé- 
rard ,  évèqne  d'Angou!è:ne :ioG-.'il(; 

CHAPITRE  -M 
Bernard  en  Aquitaine  et  en  Italie  (1131-1133). 

I.  BEr.xARD  EN  AoiiTAiNE.  —  Portrait  de  (;éiard,  évéque  d'Angou- 
lëme.  —  Il  engage  le  comte  de  Poitiers,  (iuillaume  X,  dans  le 
sciiisme.  —  Bernard  à  Poitiers;  conversion  du  comte  Guil- 
laume. —  Rechute  du  comte:  lettres  de  Bernard  au  comte  et 
aux  évê(iues  de  Limoges,  de  Poitiers,  de  Périgucux  et  de  Sain- 
tes  ' M-M- 

II.  Pi;EMiEii  VOYAGE  DE  Beisnaud  EN  ITALIE.  —  Retour  d'Iiiuoceut  II 
en  Italie.  —  Lolliaire  lll.  empereur  désigné,  va  le  secourir.  — 
Bernard  appelé  par  Innocent  II;  il  oi)ére  la  réconciliation  des 
Génois  et  des  Pisans.  —  Arrivée  à  Rome.  —  État  de  la  ville  de 
Rome.  —  Lolliaire  ne  peut  s'emparer  de  l'église  Saint-Pierre. 

—  Il  est  couronné  à  Saint-,lean-de-Latran.  —  Il  retourne  en 
Allemagne. —  Innocent  H  obligé  de  s'enfuir  de    nouveau  à 

Pise 3-27-;fi-2 

CHAPITRE  XII 

Extinction  du  schisme  en  France. 

I.  ÉLECTION  DE  ToLKs.  —  Mort  de  Hildehert,  arclievéi|ue  de  Tours. 

—  Double  élection  épiscopale  et  schisme.  —  Bernard  fait  pré- 
valoir Hugues  II,  qui  est  reconnu  par  Innoceni  H 3V3-3iS 

II.  MEL'iiTr.E  DE  TnitMAs  DE  Saint-Victok  ET  D'AiicuAMr.ArD  d'Ouléans. 

—  Thomas  de  Saint-Victor  est  tué  par  les  adversaires  de  la 
réforme  religieuse.  —  L'évêque  de  Paris  et  Bernard  en  appel- 
lent à  Rome.  —  Concile  de  Jimarre.  —  Châtiment  de  Thibaut 
Nolier,  archidiacre  de  Paris,  complice  du  meurtre.  —  Le  pro- 
cès des  meurtriers  d'Archîmibaud  d'Orléans  est  jugé  à  Pise.       34'J-3."i4i 

III.  Second  voyage  de  Beunmid  en  Auiitaine.  —  Le  schisme  dé- 
cline en  A(|uitaine.  —  Bernard  à  Nantes.  —  Il  rend  visite  au 
comte  de  Poitieis  à  Parthenay.  —  Il  le  convertit  pendant  le 
sacrilice  de  la  messe.  —  Mort  de  Gérard  d'Angoulcme.  —  Fin 

du  schisme  en  France 3:ii;-3i>3 

CIIAPITRK  XIII 
Second  voyage  de  Bernard  en  Italie  (1135). 
Succès  do  Roger,  roi  de  Sicile;  il  essaie  de  gagner  les  Génois 


olU  TAULE    DES    CHAPITRES. 


et  les  Pisans.  --  lîcrnarfl  écrit  aux  Labitaiits  de  Gênes  et  fie 
Pise.  —  Il  lait  appel  à  reinpereur  f.olliaiic:  il  travaille  à  la  ré- 
ciinciliatin  des  Hoiienstaufen  avec  l'empereur.  —  Diète  de 
Bamberg.  —  Convocation  d'un  concile  à  Pise.  —  Lettre  de 
Bernard  à  Louis  le  Gros  qui  s'oppose  au  départ  des  évêqucs 
français.  —  Uùle  de  Bernard  au  concile.  —  Les  Milanais  chas- 
sent leur  évèque,  partisan  d'Anaclet.  —  Bernard  délégué  à 
>Iilan  par  Innocent  IL  ~  Il  réconcilie  les  Milanais  avec  Inno- 
cent II  et  Lothaire  III.  —  Fondation  d'un  couvent  cistercien 
dans  le  voisinage  de  Milan.  —  Bernard  essaie  de  mettre  un 
ternie  à  la  guerre  que  se  font  les  principales  villes  de  la  Lom- 
bardie.  —  Milan  menace  de  se  révolter  contre  Innocent  II  à 
cause  de  la  tradition  du  pallium.  —  Bernard  apaise  les  Mila- 
nais par  une  lettre  et  par  une  nouvelle  visite.  —  Retour  à 
Clairvaux 


CHAPITRE  XIV 

Accroissement  de  Clairvaux. 

I.  Affli'ence  de  NovfCEs.  —  Bernard  recrute  des  novices  à  Clià- 
lons,  à  Reims  et  dans  la  Flandre.  —  Geoffroy  de  Péronne.  — 
.Novices  des  bords  du  Rliin.  —  Novices  italiens,  Bernard  de 
Pise.  —  Novices  anglais,  Henri  Murdacli.  —  Chevaliers  subite- 
ment convertis  à  Clairvaux 

II.  Fondations  en  France  et  a  i-'étranijei!.  —  Fondations  des  ab- 
bayes de  Reigny,  d'Ourscamp,  de  Cherlieu,  de  Longpont,  de 
Vauclair,  de  la  Gràce-Dieu.  de  Bu/ay,  de  Vaucelles,  en  France; 
d'Eberljach  et  de  Himmerod.  en  Allemagne;  de  Boninont  et  de 
Haulecombe,  en  Suisse  et  en  Savoie;  de  Moreruela,  en  Espa- 
gne; de  Rievaulx  et  Fountains.  en  Angleterre.  —  Laborieux 
commencements  de  Fountains 

III.  Déplacement  di  monastéiie  de  Clairvaux.  —  Les  religieux 
de  Clairvaux  exposent  à  leur  abbé  la  nécessité  de  transférer 
l'abbaye  à  reinbouchure  de  la  vallée. —  Vision  de  Bernard.  — 
construction  rapide  des  nouveaux  bâtiments.  —  Description 
de  la  nouvelle  abbaye.  —  Vers  1138,  le  Monaslcriiun  nius 
devient  une  simi)le  grange 

CHAPITRE  XV 

Le  domaine  de  Clairvaux. 

I.  Constitition  dc  ikimaine.  —  Les  premiers  bienfaiteurs  de 
Clairvaux,  Hugues  de  Champagne,  Josbeit  de  la  Ferté,  Ray- 
naud  de  Perrecin,  Hugues  de  Ville,  Guy  de  Vignory,  (iuyard 
de  .luvcncourt,  Ancher  de  Bar,  etc.  —  Extension  du  domaine 
de  Clairvaux  dans  les  villages  voisins.  —  Les  Cisterciens  ne 
possèdent  ni  châteaux,  ni  villages,  ni  serfs 

II.  Personnel  dc  domaine.  —  En  quoi  le  domaine  de  Clairvaux  se 
distingue  des  domaines  des  seigneurs  du  voisinage.  —Les  six 


TABLE    DES    CllAlMTRES.  O  1 1 

piemières  granges  de  Claiivaiiv.  —  I.e  personnel  de  ral)l)aye 
et  des  grandes.  —  L'al)l)é,  le  prieur,  le  cellorier.  —  I.a  l)eso- 
Sne  des  moines  en  général.  —  Les  convers,  leurs  règlements 
spéciaux.  —  Portrait  d'un  frère  convers.  —  Le  sort  des  frères 

convers  était-il  enviable  au  douzième  siècle  ? V.M-VH) 

III.  Utilité  socialf.  de  Ci.aikvaux.  —  Les  services  (pie  Clairvaux 
rend  à  l'agriculture.  —  Le  service  des  pauvres  et  des  mala- 
des. —  1,'liospitalité.  —  Caractère  chrétien  de  ces  bonnes  œu- 
vres          4:;o-io(i 

CEiAPlTRE  XVI 

Bernard  orateur. 

>;es  solkces.  sa  méthode,  son  stvi.e.  —  Fréquence  des  discours  de 
l'abbé  de  Clairvaux.  —  Ses  divers  auditeurs.  —  Il  prêche  en 
latin  devant  les  religieux  de  choeur,  en  roman  devant  les 
convers.  —  La  Bible  et  les  Pères  sont  ses  sources  habituelles. 
—  Les  Vies  des  saints.  —  Préparation  procliaine  de  ses  dis- 
cours. —  Il  improvise.  —  Son  ]>rincipal  procédé  de  dévelop- 
pement. —  L'étymologie.  —  L'allégorie.  —  Qualités  et  défauts 
(le  S(in  st\le.  —  Sa  llamme  oratoire 4.'>7-i7V 

CHAPITRE  XVII 

Sermons  sur  le  Cantique  (ies  cantiques. 

Bernard  commence  durant  l'Avent  li:i.%  ses  sermons  sur  le  Can- 
tique des  cantiques.  —  La  question  d'autlienticité  de  cet  ou- 
vrage. —  Son  caractère  allégori(]ue.  —  Le  CaDti(iue  des  canti- 
ques est  un  épithalaine  :  l'Époux  est  l'Homme-Dieu;  l'épouse, 
l'àme  humaine.  —  L'amour  sensible  préparation  à  l'amour 
spirituel.  —  Les  mystènjs  de  l'enfance  de  Jésus.  —  La  Pas- 
sion. —  Le  nom  de  J(''sus.  —  Les  Cantiques  des  degrés  et  le 
Cnnlique  de  l'amour.  —  Hymne  à  l'amour.  —  L'extase  et  le  |)ur 
amour.  —  L'oraison  préparati(m  à  l'apostolat.  — -  Qualités  des 
|)rclats  :  l'amour  de  Dieu  et  des  âmes,  la  discrétion.  —  Com- 
mentaire interrompu 4"5-4!)i> 

Appendice.  Iconographie  de  saint  Bernard ."iOO-.'iOi 


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